REVUE
DE PARIS.
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REVUE
DE PARIS,
EDITION AOCJIENTEE
DES PRINCIPAUX ARTICLES
DE LA REVUE DU \l\' SIÈCLE.
TOME 8BC0KD.
FEVRIER 1839.
SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE BELGE.
AD. WAHLE^ ET COMPAGNIE.
1800
UN PÈLERINAGE
A PORT-ROYAL-DES-CHAIIPS.
Il n'y a plus que des ruines à Port-Royal , mais ces ruines
sont vivantes. Pour le jansénisme , on savait bien qu'il n'était
pas mort; mais que dans la vallée où s'élevait, avant 1709, le
monastère de Port-Royal , il se trouve un homme qui conserve
encore la tradition des solitaires; qui , avant de prononcer
leurs noms , hésite un moment et regarde autour de lui ; qui, en
montrant leurs portraits, poserait volontiers un doigt sur sa
bouche; qui, enfin , parle d'eux et dans leur langue , comme
s'il les avait connus , et qu'il eût appris le français de Nicole et
le grec de Lancelot , voilà ce qu'on ne savait guère.
M. Silvy est un ancien auditeur au parlement, un de ces hom-
mes qui , achevant dans le silence d'une studieuse retraite une
longue carrière de vertus , ont le secret de faire que la jeu-
nesse pardonne aux vieilles gens d'être venus au monde avant
elle. Fidèle toute sa vie à la mémoire de ses amis de Port-Royal,
M. Silvy, depuis son jeune âge , n'a pas eu de rêve plus ardent
que de mourir où moururent beaucoup d'entre eux. Il possédait
une fortune assez considérable : il en dépensa la meilleure par-
tie en bonnes œuvres , en fondations pieuses , s'efForçant sur-
tout de donner aux pauvres le pain de l'intelligence , la plus
belle aumône que la charité ait mise dans la main des hommes.
Mais lorsqu'il eut fait ce noble usage de ses richesses , il <;rut
pouvoir permettre à ses vieux jours une douce et louchante fan-
taisie, en achetant ce qui restait de Port-Royal. Depuis douze
ans il est le propriétaire de ces ruines , et aujourd'hui on dirait
(pie lui-même il en fait parlie , comme Vold Mortality de Wal-
2 REVUE DE PARIS,
ter Scott, dont il a plus d'un trait : « Au fond des retraites les
plus solitaires des montagnes, le chasseur a souvent été surpris
de le voir occupé à dépouiller les pierres funéraires de la mousse
qui les couvrait, pour rétablir avec son ciseau les inscriptions
à demi efiFacées et les emblèmes de deuil dont sont ornés les
plus simples monuments. » Si Walter Scott etit connu M. Silvy,
c'est de lui qu'il eût écrit ces lignes.
Peu de personnes aujourd'hui s'inquiètent des opinions du
jansénisme , mais chacun a rapporté des études de sa jeunesse
un religieux souvenir des hommes illustres de Port-Royal. Ils
ont mis la main à tout ce qui fut écrit de grand dans le siècle
de Louis XIV, et après que tant d'autres traditions ont perdu
leur intérêt et leur éclat , celles qui se rattachent aux lettres
partagent la popularité des chefs-d'œuvre que les lettres ont
inspirés , et conservent le privilège d'enchanter aussi les imagi-
nations. La main sur la conscience , me direz-vous si les cinq
propositions étaient, ou non, dans Jansénius ? Pour ma part, je
l'ignore, et je laisse au savant docteur Hermann Reuchlin , qui
bientôt nous le dira, le soin devons l'apprendre; mais Pascal et
les Provinciales , mais Nicole et les Essais de Morale , mais
Racine et ses tragédies , quels noms , quelles œuvres !
Port-Royal est un petit vallon situé à trois lieues de Versailles,
entre Chevreuse et Dampierre. Lorsqu'en 1658 Laubardemont
vint au désert, interroger LemaîLre au nom de Richelieu :
V N'avez-vous jamais eu de visions? demanda-t-il au solitaire. —
Quelquefois, répondit froidement Lemaîlre. Quand j'ouvre cette
fenêtre, je vois Vaumurier , et quand j'ouvre celle-ci, je vois
Saint-Lambert. « Ce mot charmant, où il entre tout juste de ma-
lice ce que peut s'en permettre un saint, définit à merveille la
situation de Port-Royal. Saint-Lambert est tout près de Che-
vreuse, et Vaumurier n'était pas loin de Dampierre. M. Silvy,
en achetant Port-Royal, l'a empêché de redevenir ce qu'il était
du temps de M-^e de Sévigné : « Un désert affreux, tout propre
à inspirer le goût pour faire son salut. » Ce nom de désert qui
lui Put donné, il le mérite encore aujourd'hui. Mais le temps a
répandu sur sa solitude naturelle ce vide immense et cet air de
noblesse déchue que l'histoire laisse après elle sur les lieux où
s'accomplirent de grandes choses. Ce lieu-ci est encaissé et
comme caché entre plusieurs collines boisées; on dirait qu'il
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veut, comme autrefois, se dérober aux regards du siècle, et que
le docteur Arnauld est encore là , écrivant quelque fougueuse
apologie de la fréquente communion.
J'arrivai par un petit sentier, et le bois qu'il traverse ne m'a-
vait laissé rien voir de la vallée; depuis longtemps, je marchais
sur les ruines de Port-Royal , et je ne savais pas que je fusse
arrivé. Un jeune ecclésiastique , qui venait de mon côté avec
un livre à la main , m'apprit que j'étais à Port-Royal. J'avais
sous les yeux tout ce qu'avait épargné la destruction ; c'était à
gauche, dans une cour où j'entrai, un gros colombier à pied , à
droite , et sur la même ligne , les deux ou trois bâtiments dont
se compose une ferme ordinaire. J'avais à peine avancé de quel-
ques pas , cherchant à me reconnaître et à rendre sa date à
chaque chose, quand je me trouvai face à face avec le vénérable
M. Silvy. Je le vois encore , son costume sévère , ses cheveux
blancs, cette lente démarche d'un homme qui ne se presse plus,
assuré qu'il est d'arriver toujours assez tôt, sa calme et sereine
physionomie où se lisait le contentement d'une belle âme , et
qui, participant comme le reste de la poésie de ces lieux, avait
comme eux son reflet de l'histoire. Avec un tel guide, et M. Silvy
voulut bien m'en servir, ma visite devenait une véritable initia-
tion à la foi janséniste. Il me manquait le Manuel des Pèlerins
de Port-Roral , mais je venais de relire Fontaine, et j'avais
encore présent à la mémoire le touchant récit de ce bon soli-
taire. Port-Royal a eu , depuis Racine, de nombreux historiens,
en attendant Sainte-Beuve qui maintenant écrit pour tous ce
qu'il est allé, l'an dernier, raconter à Lausanne. Il n'est peut-
être pas un solitaire qui n'ait voulu rendre témoignage à sa fa-
çon. Tous ces écrits ont leur charme, à part même une cer-
taine éloquence mystique qui leur est commune; mais le plus
heureux , parce qu'il est le plus naïf, est encore celui de Fon-
taine. Fontaine, à Port-Royal , ne passait pas pour un homme
de génie; mais il en est parfois de la gloire littéraire comme du
royaume des cieux : ce sont les humbles qui ont la vie. J'ai
trouvé son livre et bien d'autres chez M. Jérôme, un vieux li-
braire qui demeure sur Saint-Severin , si l'on me permet de
parler la langue de M. Silvy.
Avant de commencer ce pèlerinage des ruines, j'essayai de me
rappeler à moi-même quelle avait été l'histoire de Port-Royal.
•4 REVUE DE PARIS.
Ce n'était d'abord qu'un monastère de religieuses , apparte-
nantà l'ordre de Cîteaux, et qui, au commencement du xviio siè-
cle, avait grand besoin d'une réforme : elle s'accomplit glorieu-
sement par le génie et l'autorité de la célèbre Warie-Angélique
Arnauld. Pour écliapper aux exhalaisons malsaines des étangs
de Chevreuse, la communauté démolit ses cellules et se réfugia
dans une maison du faubourg Saint-Jacques , qui devint Port-
Royal de Paris. Angélique ne put assister de si près au mouve-
ment des esprits, sans y prendre part ; elle écrivit quelques pages
qui, vivement attaquées par les jésuites , trouvèrent un rude
défenseur dans la personne de Sainl-Cyran. Ce dernier, ami de
Jansénius, avait cru remarquer une sorte de parenté entre les
doctrines de la mère Angélique et celle de l'évêque d'Ypres; et
voilà comment le jansénisme entraîna dans sa querelle non-
seulement l'abbé deSaint-Cyran, mais toute la famille des Ar-
nauld, qui, à la cour, à l'armée, dans l'Église, au barreau, par-
tout enfin, tenait un rang élevé. Entre cette famille et les jésui-
tes , la haine datait de loin : sous Henri IV , un Arnauld avait
plaidé contre la société. Richelieu n'aimait pas le bruit, il en-
voya Saint-Cyran à Vincenues. Cette persécution provoqua le
zèle des esprits ardents; au milieu d'un plaidoyer, Lemaître
s'arrête tout à coup , et se sauve du monde dans les cloîtres
abandonnés de Port-Royal. Plusieurs l'y suivirent, et d'abord ,
parmi ses parents, de Sacy, son frère, plus tard son oncle d'An-
dilly, en attendant Nicole, Lancelot et Pascal. A côté de ces
empressements saints, il y en eut de profanes ; se retirer à Port-
Royal fut pour beaucoup une affaire de mode. Les grands du
siècle bâtirent au désert, et vinrent y chercher le repos dont ils
croyaient avoir besoin; il fallut y construire , dans la clôture
même, un château pour la duchesse de Longueville, dernier
caprice de la plus capricieuse des femmes.
Il y avait donc là trois sociétés bien distinctes , mais dont les
solitaires étaient le lien. Les religieuses se placèrent peu à peu
sous la direction de ces messieurs. Bientôt les seigneurs qui
avaient quitté la cour pour abriter leur âme sous la science et
la foi des solitaires , ne voulurent confier qu'à ces derniers le
soin d'élever leurs enfants. Alors fleurirent ces fortes et saines
écoles qui jetèrent un si grand éclat sur Port-Royal; alors fu-
rent écrits tant d'excellents livres ; alors furent éprouvées ces
REVUE DE PARIS. S
belles méthodes d'euscifinement qui , sous beaucoup de rap-
ports , nous gouvernent encore. Ceiiendant la polémique allait
son train. JLibres de tout engagement , les solitaires pouvaient
se porter partout où besoin était; mais le camp était là. De là
partirent, comme la foudre , les trois premières provinciales.
Toutes les réponses allaient droit à Port-Royal, et la fortune du
couvent suivait tous les hasards de la discussion. Plus d'une
•fois, il fallut quitter le désert, et'rentrer dans le monde pour s'y
cacher; heureux encore si, par l'exil, on échappait à la prison !
De Sacy fut mis à la Bastille. Chaque dispersion de la colonie
sainte ouvrait une source de larmes intarrissables , chaque re-
tour était l'occasion d'un triomphe. La querelle des cinq propo-
sitions n'était pas de celles qui se terminent par une bulle ; car
ici, comme dans la plupart des luttes de ce genre, ce n'était pas
la vérité qui étajt aux prises avec l'erreur, c'étaient deux esprits
opposés, deux influences rivales qui se donnaient rendez-vous
dans une question pour s'y combattre , et pour savoir à qui de-
meurerait l'empire. La lutte se continua de la sorte pendant
près d'un siècle , de 1638 à 1710 , que le monastère fut démoli
par arrêt du conseil. L'année suivante les os des solitaires fu-
rent exhumés et dispersés dans les cimetières des environs , à
Magny, à Saint-Lambert, à Palaiseau. Depuis cette époque,
l'histoire du jansénisme cesse de se confondre avec celle de
Port-Royal. Port-Royal est devenu ce que nous le verrons tout
à l'heure , une scène vide , mais où le visiteur retrouve encoie
quelque chose des émotions qui ont agité le drame.
L'Étang , les Prairies , les Bois , les Troupeaux, les Jar-
dins, ce sont les titres de sept petites odes de Racine , dont la
uiédiocrilé est bien faite pour avertir la critique de se tenir en
garde contre ses propres jugements. Ces titres (ne parlons pas
des vers ) résument tout le paysage. Il est tel encore que Racine
l'a vu. Mais il y a de plus les ruines. Celles-ci ont, dans leur
ensemble, une grâce triste, comme toutes les ruines qui sont
faites de main d'homme; mais il faut les visiter : je l'ai fait;
par une de ces belles journées d'automne, dont les teintes do-
rées ajoutent encore à la douce majesté des souvenirs.
La cour où d'abord j'étais entré, était une des cours intérieu-
res du couvent , et les bâtiments qui la fermaient au nord
avaient été exceptés de la destruction de tout le monastère pour
1.
6 REVUE DE PARIS.
être désormais la demeure du chapelain, et celle du fermier ou
du jardinier. On passe de cette cour dans un jardin qui fut au-
trefois le cimetière du dehors. Les Heurs et les melons qu'on y
voit mériteraient, on en conviendra , d'être arrosés par la main
d'un empereur déchu. La saison était trop avancée pour que je
retrouvasse à Port-Royal aucun de ces beaux fruits qu'Arnauld
d'Andilly offrait avec tant de grâce à ses amis de la cour, lors-
qu'ils venaient le visiter; mais ces abricotiers en plein vent,
mais ces pêchers relevés en espalier le long du mur, me fai-
saient souvenir qiu'après avoir servi la France avec distinction ,
d'Andilly s'amusait à tailler des arbres, et consacrait à ce dé-
lassement les rares loisirs que lui laissait l'histoire de Josèphe.
On voit au fond de ce jardin un petit étang qui a la forme
d'une croix. Lorsque Port-Royal n'était encore qu'un simple
couvent, la vallée était couverte d'étangs marécageux qui ,
étant élevés au-dessus du niveau de l'église , ne manquaient
jamais de l'inonder quand les eaux étaient fortes. Le premier
soin des solitaires, et leur premier bienfait, avait été de tarir
ces eaux malfaisantes , et les religieuses avaient pu revenir. Les
eaux s'écoulèrent dans un fossé creusé par ces mains savantes,
ou , resserrées dans des lits étroits , elles se changèrent en sour-
ces jaillissantes dont le murmure éveillait la muse de Racine.
Mais Port-Royal ayant été de nouveau abandonné, il a fallu
que l'héritier des solitaires recommençât l'œuvre de Lemaltre.
.le passai ce fossé, précisément à l'endroit où s'élevait jadis
l'hôtel de Longueville , et je me trouvai au milieu d'un bouquet
de bois qui doit avoir fait partie de la Solitude. C'est dans les
petits sentiers de ce taillis que le jeune Racine aimait à s'égarer,
Sophocle ou Euripide à la main , et que deux fois il se laissa
surprendre lisant le roman de Chariclée. L'anecdote fait re-
chercher le livre. Bléritait-il qu'on s'exposât deux fois aux sévè-
res avertissements de Lancelot? On peut en douter. Mais sous
ces ombrages , quel est le roman dont le cœur de Racine n'eût
pas fait un poème enchanteur? Le grand poète jetait à son insu,
dans ce cadre médiocre, tout un monde éclos de son imagina-
tion de seize ans. Je pris au hasard l'un des sentiers , et, après
quelques détours , je me trouvai au pied d'un bastion â demi
écroulé; un \i(ux lierre qui enveloppait le reste l'empêchait seul
de tomber. D'où venait celte image de la guerre dans un lieu de
REVUE DE PARIS. 7
recueillement et de paix? Ce bastion n'était pas le seul. D'autres
encore s'élevaient de distance en distance aux divers angles du
mur de clôture. Fontaine alors me revint en mémoire. Lors-
qu'en 1655 recommencèrent les troubles de la Fronde , les reli-
gieuses prirent une seconde fois le chemin de Paris. Les solitai-
res qui habitaient au nord , sur la hauteur, une ferme qu'on
appelle encore les Granges, descendirent à Port-Royal, résolus
à le défendre contre les partisans'qui couraient la campagne. Il
y en avait parmi eux qui avaient fait la guerre , de vieux rou-
tiers, comme parlent les Mémoires , qui n'étaient pas fâchés de
trouver une occasion de reprendre le mousquet. On leva des
fusiliers parmi les paysans des environs , on enrôla les solitaires,
et il y eut des heures pour la manœuvre , comme auparavant il
y en avait pour la prière. La position n'était pas des meilleures;
raison de plus pour s'y fortifier. Le duc de Luines amenâtes ou-
vriers qui construisaient son château de Vaumurier, et prit le
commandement de la place. Alors furent élevées ces tours dont
nous voyons encore les ruines. Le duc de Luines allait de l'une
à l'autre , encourageant les travailleurs. Lemaître l'accompa-
gnait partout, semant à propos quelques versets de l'Écriture,
comme pour consoler de Sacy qui ne comprenait rien à la nou-
veauté de ce spectacle, et « qui travaillait toujours, dit Fon-
taine, à faire en sorte que si leurs mains paraisaient être les
mains d'Esau, leur voix au moins fût toujours la voix de Jacob. »
Fontaine nous a laissé une piquante description de ce monas-
tère converti en place de guerre. Au moyen âge , cela s'était vu
souvent , mais , au xvii<= siècle , la chose avait assez vieilli pour
être redevenue nouvelle, et ce ne fut pas un des épisodes les
moins curieux de cette curieuse guerre de la Fronde. Cependant
le prince de Condé ne daigna pas s'apercevoir de tout ce mou-
vement. Ses ennemis auraient bien voulu, sans doute, lui voir
tourner contre quelques moines sa grande épée de Rocroy ; mais
je ne sais trop comment Bossuet, dans son Oraison funèbre ,
se fût tiré du récit de cette campagne.
Hélas ! douze ans plus tard , Port-Royal eut un autre siège à
soutenir, et celte fois malheureusement, c'est à l'ennemi que
servirent les tours. En 1664, les religieuses ayant refusé
de signer le formulaire où les cinq propositions étaient condam-
nées comme se trouvant dans Jausénius , l'archevêque Péréfixe
a REVUE DE PARIS.
se présenta, à la tête d'une compagnie crarchers , devant Port-
Royal de Paris. Les plus anciennes religieuses furent enlevées
et réunies à celles de Port-Royal-des-Champs, Cela fait , on mit
la vallée en état de blocus. Jour et nuit , quelques archers rô-
daient autour de l'enceinte, parfois même dans les jardins, où
les religieuses n'osaient plus descendre , de peur de les y ren-
contrer. Les solitaires étaient en fuite, mais la charité les ren-
dait ingénieux à tromper la vigilance de la garnison , et leurs
lettres passaient à travers les lances. 11 se trouva aussi qu'au lieu
d'un simple médecin, l'archevêque avait laissé dans le monas-
tère un redoutable théologien. Hamon était un de ces bourrus
bienfaisants qui maltraitent leurs malades , mais qui les guéris-
sent, et qui, faisant entrer pour beaucoup dans la science la
connaissance du cœur humain , savent guérir aussi les maladies
de l'âme. Un homme de cette humeur était ce qu'il y avait de
plus propre à entretenir les religieuses dans leur opposition. Il
pouvait, au besoin, leur servir d'aumônier et même de confes-
seur. Cette captivité dura plus de trois ans. Elle exalta à ce point
la douleur des religieuses que , dans leur désespoir , elles adres-
sèrent une requête à Jésus-Christ, et l'ayant rédigée, la dépo-
sèrent entre les mains de l'une d'elles, qui venait de mourir.
Ces mauvais jours aussi passèrent, mais lorsqu'on voit aujour-
d'hui les fortifications qui les rappellent , on ne peut se défendre
d'un sourire triste et d'un retour mélancolique vers cette époque
ofi , pour contraindre de pauvres recluses à confesser ce qu'elles
n'avaient pu lire dans un livre écrit en latin, la théologie faisait
alliance avec le Châtelet, et produisait, pour sa raison dernière,
le lieutenant civil.
En sortant du jardin pour aller du côté des cloîtres et de l'é-
glise , on rencontre un beau noyer ([ui passe pour être le der-
nier contemporain des solitaires. J'aurais voulu croire aussi que
Nicole écrivit sous cet arbre quelques-uns de ses Essais.
M. Silvy souriait en me racontant cette tradition. Pour lui té-
moigner ma reconnaissance de ce précieux renseignement , je
lui appris , à mon tour , qu'il y a quelque part , à Paris , dans la
cour d'une maison où Racine a demeuré , une vigne que l'on dit
plantée par la main de ce grand poète. Elle couvre un mur tout
entier, et embrasse de ses festons les deux fenêtres de la cham-
bre où peut-être fut écrit Mithridale. La tragédie naquit aux
REVUE DE PARIS. 9
fêles de Bacclius, el celte anecdole ne va point mal à la mémoire
d'un poeie tragique.
Je passai donc à moitié convaincu devant le noyer janséniste,
et me voici sur une petite plate forme de gazon fermée d'une
haie vive el plantée de peupliers. La main intelligente qui
planta ces arbres en croix , a voulu conserver par là une image
de l'église qui s'élevait à cette mêYne place. Elle avait cette
forme. Ici les souvenirs se pressaient en foule. Dans cette église,
la célèbre Angélique avait fait profession à l'âge de huit ans ;
là , elle avait reçu les mains de Saint-Cyran ; là , D'Andilly avait
déposé le cœur de ce même Saint-Cyran. Pas une pierre au de-
dans, pas une pierre autour qui ne couvrit les os de quelque
sainte tille , de quelque savant homme. Là , par une nuit où la
neige tombait à flots, avait été furtivement apporté, de Paris,
le corps de Sacy. Les religieuses le voulurent voir une dernière
fois , et son visage ayant été découvert, elles s'approchèrent
tour à tour pour baiser ces tièdes reliques. Un soir , vers la fin
d'octobre 1694, un étranger fait appeler l'abbesse à la grille.
Cet homme venait de Belgique où il avait fermé les yeux du
grand Arnauld , et il apportait le cœur du proscrit à ses chères
filles. Cette nuit-là fut passée en prières , et le lendemain le
cœur fut présenté à la grille de la sainte communion où les re-
ligieuses le reçurent avec des cierges à la main. Que de scènes
touchantes je pourrais rappeler encore ! A la place où était jadis
le chevet de l'église, on voit un petit sanctuaire avec une iii-
scription qui est d'hier, et qu'on dirait retrouvée parmi les ruines
de 1710. Je demandai à M. Silvy pourquoi il ne m'offrait pas
d'entrer dans ce sanctuaire. — « Ah ! me dit-il, avec un fin sou-
rire , ce sourire des vieillards dont la grâce dit tant de choses ,
ceci ne s'ouvre que pour ceux qui le désirent. Il y a là-dedans
des choses qui peuvent ne pas convenir à tout le monde. » Tout
convient à un voyageur comme moi, et j'insislai pour entrer.
Il fallut aller chercher la clef dans la maison. Les murs de cette
petite chapelle sont couverts d'inscriptions , de portraits et de
petits tableaux qui tous doivent venir de l'ancien Port-Royal ,
dont plusieurs retracent les derniers souvenirs. Ces peintures se
distinguent surtout par la naïveté de l'expression. Étonné de ne
pas y voir le portrait de Pascal , j'en fis tout haut l'observation;
une voU répondit à côté de moi : — « Monsieur l'a dans sa
10 REVUE DE PARIS.
chambre , en gravure. « Je me retournai , c'était une servante
qui parlait ainsi. Quand je disais , en commençant , que tout, à
Port-Royal, conserve une teinte du passé! Ne voilà-t-il pas une
paysanne qui sait le nom de Pascal et qui peut-être a lu les
Provinciales. Je remarquai, en sortant, quelques fragments de
tombes scellés dans la muraille. Je relevai aussi sur mon che-
min un petit cippe à demi brisé , sur lequel je lus en vieux ca-
ractères : Tecla. C'est le nom de cette tante de Racine qui fut
abbesse de Port-Royal. Je donne ma découverte pour ce qu'elle
vaut. Mais c'était une harmonie de plus dans l'ensemble, et il y
a ainsi beaucoup de jouissances d'imagination qu'il ne faut pas
approfondir.
Quand on quitte l'enceinte des peupliers, et que l'on traverse
l'emplacement du cloître , dont il ne reste aucune trace , le ter-
rain s'élève, et on arrive à un petit bosquet qui faisait partie
des jardins de l'abbaye. Il y a là une source qui porte encore le
nom de la mère Angélique : l'eau en est pesante et fade au goût;
mais, en revanche , allez, au retour, boire à la fontaine qui est
dans la cour. J'ai visité la fontaine de Jouvence, et je vous as-
sure que l'eau en est moins douce que celle-ci. Les jardins, où
l'on voit la source de la mère Angélique , prenaient tout un côté
delà vallée, et passaient, au midi, sous la terrasse où la du-
chesse de Longueville allait s'entretenir avec les solitaires.
Au delà de ces jardins, que terminait le mur de clôture, j'ai
retrouvé, aussi verts, aussi calmes que jadis , ces beaux prés où
Racine s'oubliait à regarder les combats des taureaux. Quelques
ouvriers, assis à l'ombre ou se levant pour retourner à leur
ouvrage, m'ont rappelé Leraaître. « sciant les blés, dit Fon-
taine , avec les autres ouvriers que l'on prenait à la journée, et
qui étaient surpris de le voir au bout d'un sillon lorsqu'ils n'é-
laient encore qu'au commencement. » Encore un pas , et la
vallée , en s'élargissant, nous laissera voir, sur une des collines
à gauche , les ruines du château de Chevreuse. « Mon père , dit
Louis Racine en ses Mémoires , fut obligé d'aller passer quelque
temps à Chevreuse , où M. Vtiart chargé de faire quelques répa-
rations au château, l'envoya , en lui donnant le soin de ces ré-
parations. » Il ne dit pas si l'on vit se renouveler alors les pro-
diges de la lyre antique ; mais il paraît , pour le dire en passant,
que les réparations n'en valaient guère mieux , car elles n'ont
REVUE DE PARIS. 11
pns empêché le château de tomber en ruines. Racine ne bâtis-
sait pas encore l'inexpugnable monument au pied duquel tom-
bent émoussées toutes les flèches de M. Granier de Cassagnac.
Racine s'ennuyait fort à Chevreuse , et il datait de Babylone
toutes les lettres qu'il y écrivait. On se demande , à voir un lieu
si beau , comment on pouvait ne s'y plaire pas? C'est qu'il est
un âge où le silence et la solitude des champs ne satisfait pas le
cœur de l'homme. La nature est presque toujours ce que nous
la faisons : le jeune homme la voit à travers sa passion, le vieil-
lard derrière ses souvenirs.
Je pris, au départ, la route de Versailles. Cette route serpente
autour de l'enceinte de Port-Royal, et regagne, par de longs
circuits , le haut de la montagne. Je m'arrêtai pour jeter un
dernier regard sur le vallon ; je cherchai au midi quelque trace
du château de Vaumurier, mais il n'en reste plus rien, et je me
rappelai que la mère Angélique , ayant su que le dauphin se
proposait d'y cacher une tille qu'il aimait , envoya des ouvriers
pour disperser les ruines. Au nord , j'apercevais ces granges où
les solitaires tenaient leurs écoles. On y montre encore un gre-
nier qui fut la chambre du grand Arnauld , et dans la cour, on
peut voir, mais il est comblé , un puits dont l'eau montait à
l'aide d'une machine de l'invention de Pascal. Mais je ne sais
quelle séduction irrésistible ramenait sans cesse mes regards sur
le tableau que j'avais à mes pieds. A ce point de vue et pris dans
son ensemble , ce tableau avait un charme dont on ne pouvait
se défendre : je croyais voir Port-Royal sortir de ses ruines , et
ma pensée le reconstruisait pierre à pierre, tel que je l'avais vu
dans les Mémoires, ici l'église, là le cloître, ailleurs l'infirme-
rie, autre part les dortoirs, le chapitre, le parloir, les cours ,
les jardins, et là-bas , tout au fond , l'hôtel de Longueville. Je
voyais les religieuses se promener dans les jardins ou sous les
arcades du cloître. Dans chaque sentier de la solitude , je pla-
çais un de ces grands hommes, Nicole, Racine, Arnauld,
Pascal; j'assistais aux phases diverses de cette destinée où la
gloire seule avait égalé le malheur : et, à part quelques beaux
livres, voilà ce qui restait de Port-Royal ! J'aperçus encore une
fois le bon M. Sihi'; il semblait me plaindre de retourner dans
le monde , et ne pas comprendre comment on pouvait quitter
Port-Royal , quand une fois on y était entré. M. Silvy l'eût
H REVUE DE PARIS.
mieux compris il y a quarante ans . Dans un âge troublé comme
est le nôtre, on se surprend à regretter ces Théb aides, en com-
parant les maux que l'on souffre avec ceux qu'elles ont guéris;
mais la pensée du siècle ne tarde pas à reprendre son empire sur
l'âme. On envie ce repos et cette solitude à ceux qui les ont
achetés par une longue et honorable vie , mais on se dit que la
solitude et le repos n'appartiennent pas à la jeunesse , et que
ceux-là seuls peuvent s'arrêter avant la mort , qui ont maiché
longtemps , et par les chemins les plus rudes.
ÂNTOinS DE LATOtlt.
LE DERNIER
DUC DE GUISE.
DEUXII^aiE PARTIE.
IV.
Le lenips élait fort noir, et la mer menaçante ; mais l'éqni-
page avait le cœur ferme et l)onne confiance dans la fortune du
l)rince. Quand le soleil se leva , les pilotes reconnurent les ro-
chers de Terracine près desquels se tenait une partie de la flotte
espagnole. Le bruit lointain d'un coup de canon avertit son ,tl-
tesse qu'on avait aperçu ses voiles. Deux galères d'Espagne ré-
pondirent au signal et se mirent à la poursuite des felouques ;
mais la violence du vent les rejeta dans le port de Gaieté, et lors-
qu'elles réussirent à reprendre le large , les barques françaises
avaient déjà fait bien du chemin. Cependant ces galères en atti-
rèrent d'autres à leur suite; l'alarme se répandit jusqu'à Napies,
et bientôt les abords de la côte furent entièrement sillonnés par
des chaloupes armées.
M. de Guise , pensant qu'il serait difficile d'achever le voyage
sans une mauvaise rencontre, imagina un stratagème pour dé-
rouler l'ennemi. Il prit les devants avec sa felouque , en com-
mandant aux six autres de former un groupe , afin de donner à
2 2
Il REVUE DE PARIS.
croire , en cas de surprise , qu'il était au ceiilre de la flotille.
Le vieux marin qui conduisnit le prince , senlaiil l'approche du
danger et la corde qui menaçait son cou , nVtait i)lus aussi
tranquille et regardait son altesse fort gravement en récitant ses
prières.
— Est-ce que nous avons peur? demanda M. de Guise.
— Hélas ! répondit le marin , il n'y a que la Vierge et les
saints qui nous puissent garder d'un malheur.
— Cr(iis-tu donc que je me serais mis en celte passe si je ne
savais que le ciel est pour moi ? Va sa crainte. Tu ne peux mou-
rir sans que je sois pris , et je ne dois point l'être.
Le jour baissait, lorsqu'on découvrit une galère sous le vent;
mais on la perdit bientôt de vue , à cause de l'obscurilé. Le
prince ayant fait plier les voiles , ce navire ennemi traversa au
milieu des Français sans les voir. Pendant la seconde nuit , la
mer alla toujours grossissant. Les felouques en souffrirent con-
sidérablement. Celle du prince eut son gouvernail brisé ; on y
suppléa du mieux qu'on put avec une rame , et la marche de la
flotille ne fut pas arrêtée. Vers six heures du matin, on se trouva
devant Ischia , tout près de quatre galères espagnoles.
— Jésus! s'écria le pilote , nous sommes perdus ! qu'allons-
nous faire ?
— Marche tout droit sur la capifane , dit M. de Guise.
Quand ils furent à portée de la voix , une sentinelle leur cria :
— Qui êtes-vous ?
— Un courrier pour le vice-roi ! répondit le prince.
— Avancez sur nous !
La felouque ne changea point de direction pendant le temps
nécessaire pour concerter une manœuvre , puis elle tourna su-
bitement et cingla vers Naples. La sentinelle déch;ugea son
mousquet , une autre l'imita j il y eut un feu général. L'artillerie
des foris joua au hasard. Les quais et les hauteurs se garnirent
de monde et les Napolitains accoururent de toutes parts sur le
rivage. Henri de Lorraine entra dans le port au milieu de la
grêle des balles ennemies. Le |)rince , tenant d'un bras Je mât
de la felou(|ue, agitait de l'autre son chapeau en criant:
— Giiise! Guise! à nioi , braves gens de Naples!
La barque fut bieiilôt hosde d;)n[;er et vint toucher terre
au faubourg do Lorelto où était le peuple. Le lesle de la 0oliUe
REVUE DE PARIS. 15
arriva de inêine sans avoir perdu un seul homme. Les applaii-
dissemenls de la foule ('clatèreut alors .sur une ligne immense,
ce <|ui était un spectacle fort singulier. Don Juan d'Autriche y
a.ssistait de son vaisseau amiral, et dès ce moment il i)rit une
grande estime pour l'ennemi qui venait de lui échapper par tant
d'audace el de courage.
Comme on attendait M. de Guise à Naples depuis trois jours,
on lui avait préparé une espèce de triomphe. On lui amena un
cheval magnifiquement harnaché , sur lequel il fit son entrée
dans la ville. En quelques instants , les rues où il devait passer
furent ornées de tapisseries. Les femmes agitaient leurs mou-
choirs. Des enfants , tenant des branches d'arbres, dansaient
devant le cheval. On brûlait de l'encens à toutes les portes. Il y
eut des rues entières où le pavé se trouva couvert de tapis ou
de feuillages. Les fleurs qui étaient rares en cette saison pleu-
vaient cependant des fenêtres.
On s'embrassait dans les rues en se félicitant d'avoir un prince
très-beau et d'un grand nom. Le cortège marcha jusqu'à l'É-
glise des Carmes où la messe fut célébrée. En quittant l'église ,
Henri de Lorraine trouva les chefs du peuple qui lui firent leurs
soumissions. Il y manquait seulement Gennare Annese , celui
qui avait succédé à Masaniel. Annese envoya prier M. de Guise
de le venir voir au Tourjon des Carmes où il demeurait en-
fermé.
M, de Guise passa bizarrement la matinée dans ce ce tourjon
des Carmes. Il y mangea une cuisine détestable que la femme
d'Annese prépara elle-même , avec des robes magnifiques , des
diamants à son cou el des pendants d'oreilles qui venaient de la
duchesse de Matalone que son mari avait tuée. Les chambres
étaient encombrées de richesses provenant des maisons pillées,
et le prince vit tout cela d'un fort mauvais œil, mais sans té-
moigner son déplaisir.
î'on altesse n'était pas au bout. Un chef populaire, nommé
Louis del Ferro et qui était plus qu'à moitié fou , servit à table
comme un valet , el , se mêlant à la conversation , disait mille
ordures. Le dîner fut interrompu par l'arrivée d'un boucher qui
s'en vint accuser Annese de trahison et qui leva son couteau en
déclarant qu'il le voulait tuer. D'autres bouchers étaient aux
portes , criant qu'on leur jetât sa tète parla fenêtre. Un bandit,
16 REVUE DE PARIS.
appelé Michel do Santis , entra brusquement et demantla pour-
quoi on ne l'avait point invité. Pour le premier jour, M. de
Guise voulut bien supporter ces impertinences ; il fit même en
sorte de mettre tous ces miséral)los d'accord ; mais il sortit du
tourjon des Carmes avec un grand dégoût et le dessein de se
débarrasser bientôt de ces canailles.
Ayant pris possession du palais de l'ancien gouverneur, Henri
de Lorraine se composa un élat-major des nobles qui n'avaient
point encore fui de la ville, et le nombre n'en était pas fort grand.
Il s'informa ensuite de l'état des finances , des provisions et du
nombre des troupes armées. Il trouva les choses bien au-dessous
de ce qu'on lui avait annoncé. Les chefs s'étaient partagé le
trésor ; les marchés ne contenaient guère de vivres ; la plupart
des soldats n'avaient que de méchantes armes et point de poudre.
Quant à la discipline, elle n'existait pas; chacun abandonnait
son poste ou passait à la fantaisie d'une troupe dans l'autre, ou
même s'en retournait chez lui sans demander de permission à
ses chefs.
M. de Guise ne s'aveugla point sur les difficultés qu'il avait à
surmonter. Il vit les Espagnols entourant la place et fermant
les portes ; des vaisseaux gardant la mer ; l'ennemi nombreux
et approvisionné ; la ville menacée d'une disette, et pour lutter
contre tant de dangers , il n'avait qu'une armée en guenilles ,
malaisée ri conduire, point d'argent ni de munitions , un peu-
ple turbulent et extrême dans ses passions , qui l'adorait au-
jourd'hui et pouvait l'abandonner demain; avec cela, pas un
officier intelligent et pas un bataillon régulier. Il comprit que
pour établir sa puissance, il fallait d'abord anéantir celle des
chefs, sans fâcher le peuple, ce (jui demandait de la prudence
et de l'énergie. Il fallait aussi mettre fin au blocus, emplir les
magasins de provisions et obtenir de la France l'envoi d'une
Hotte.
Le premier soin de M. de Guise fut de se faire connaître aux
gens de Naples, de visiter à cheval tous les (juartiers de la ville
<'t de passer en revue les troupes. Il eut quelque plaisir à rece-
voir de si vifs témoignages d'amour qu'on n'aurait pu faire da-
vantage s'il eût été un Dieu. On se jjroslcrnail devant lui sur
son passage en l'accablant de bénédictions ; les malades lui ve-
naient demander de leur imposer les mains. C'était comme une
REVUE DE PARIS. 17
fêle universelle. Annese , qui en sentait de-la jalousie, accom-
pagnait le prince sur un beau cheval noir (pi'il ne savait point
conduire et caracolait en yrande parade , sans vouloir se tenir
au second rang. Il fit tant que sa monture le jeta par terre et
que le peuple se moqua de lui. Louis del Ferro courait à pied ,
en tête du cortège, avec une perruque en crins de cheval ,
comme une furie, et, soit par joie ou par folie, donnait aux
passants des coups d'épée. 11 en blessa plusieurs. M. de Guise,
perdant patience, l'appela sot devant tout le monde en lui com-
mandant de se retirer.
Arrivé sur la place de la Concherie , le prince trouva une
troupe de ces vauriens qu'on appelait lazares. Ils étaient con-
duits par Michel de Sautis. Ce bandit s'avança devant le cheval
du prince :
— Altesse, dit-il à haute voix, je vous demande, au nom du
peuple , pourquoi vous avez donné à un Français la garde de la
porte d'Albe.
La foule du populaire tourna aussitôt les yeux vers M. de Guise
pour voir comment il ferait sa réponse et s'il se laisserait perdre
le respect.
— Maître Michel , répondit le prince , je donnerai ici les com-
mandements comme il me plaira de le faire et à qui bon me
semblera. Ce n'est pas à vous que j'en rendrai compte, mais au
conseil , quand il y en aura un. Si quelqu'un trouve mauvais
ce que j'ordonne , il peut le dire; je l'enverrai pendre tout
droit.
— Je ne suis pas de ceux que l'on envoie pendre. Je suis un
chef du peuple et j'ai là six cents hommes qui m'obéissent.
C'est plutôt moi qui vous couperai la tète , comme à Philippe
CarafFa.
Michelremuaitenl'air un couteau avec des gestes de forcené;
mais le duc l'interrompit dans cet exercice eu poussant sur lui
son cheval et le renversa rudement par terre. Le bandit passa
aussitôt de l'insolence à la prière , avec une soudaineté particu-
lière aux Napolitains.
— Grâce! grâce! altesse, criait-il à genoux. Ne me faites
pas pendre. Je ne dirai plus rien. Je suis votre serviteur.
— Relève-toi , dit M. de Guise. Je te pardonne pour cette fois ;
mais que ce soit la dernière.
2.
18 REVUE DE PARIS.
Puis, se loiirnvnnt vers les lazares :
— Y a-t-il encore ici un drôle qui ait à parler ? denianda-t-il
avec une figure terrible.
Un autre chef, apothicaire de son état et qui était un des plus
féroces de ces bandits , se plaça devant Michel.
— .Moi, dit cet homme j Je ne veux pas que les portes soient
données à des Français.
Avant qu'il eut achevé, le duc lui brisa sa canne sur sa (ête.
— Pardonnez! pardonnez, altesse! cria l'apothicaire; c'était
pour badiner. J'aime votre seigneurie comme les autres, et je
lui veux obéir.
Le vaurien baisait les pieds du prince et pleurait de tous ses
yeux. Le peuple applaudissait et s'émerveillait du courage de
M. de Guise.
Un bourgeois s'avança , et , prenant l'apothicaire au collet ,
déclara que cet homme lui avait pillé , le matin , sa maison avec
six autres lazares qu'il désigna. M. de Guise fit un signe à qua-
tre de ses gentilshommes français qui arrêtèrent les six lazares
et leur prirent leurs armes.
— Que ces scélérats soient pendus avant une heure, dit le
prince.
Et s'adressant à la troupe déguenillée :
— Rendez-vous au quai de Sainte-Lorette , et attendez-y mes
ordres. Le premier de vous qui en bougera sera fusillé.
Les bandits firent retraite, sans murmurer, au milieu des
huées du peuple et des bourgeois , qui étaient charmés de voir
enfin leurs vies et leurs biens à l'abri du pillage. M. de Guise ac-
corda pourtant la grâce des six lazarres et les envoya portera
leurs camarades des paroles moins dures. Les officiers de l'état-
major ne ppuvaient revenir de leur étonnement,
— Savez- vous , altesse, dit l'un d'eux, que vous risquez
beaucoup en traitant ainsi ces êtres sauvages .'*
— Apprenez , répondit le duc , que le ciel , en se donnant la
jteine de faire un homme de ma qualité , a soin de lui mettre
entre les yeux quelque chose que la canaille ne peut soutenir.
— Par le Christ! dirent les Napolitains entre eux, nous avons
justement le maître qu'il nous fallait.
M. de Guise n'ignorait pas à quelles gens il s'adressait. Le
peuple de Naples lui était connu; il savait bien que si on ne ré-
REVUE DE PARIS. , 19
prime pas tout d'abord son insolence , on ne s'en fait plus obéir,
tandis qu avec des coups et de sévères paroles, on le mène coniuie
on veul.
La porte d'Albe avait été confiée au sieur de Cérisantes, gen-
tilhomme donné à M. de Guise par le marquis de Fonlenay. Son
allesse trouva au i)alais un envoyé de Cérisantes qui venait an-
noncer une révolte. Les soldats ne voulaient point se soumettre
à un Français , à moins qu'on ne leur payât l'arriéré de leur
solde. Le duc courut en hâte au lieu du tumulte. L'affaire était
sérieuse. Les mutins, assemblés sur une place, avaient chargé
leurs mousquets et s'allaient répandre dans la ville pour piller.
Du plus loin qu'ils virent le prince et sa suite , ils soufflèrent sui'
leurs mèches et se disposèrent à tirer sur lui. M. de Guise fit
arrêter ses gens et s'approcha seul du groupe des révoltés.
— 11 faut pourtant qu'on m'obéisse, leur dit-il. Le peuple ne
m'a pas appelé de Rome pour que des bélitres comme vous me
donnent du souci. Qu'est-ce que vous demandez ?
— De l'argent! de l'argent! crièrent les soldats.
— Je voulais vous en envoyer aujourd'hui; mais puisque vous
vous êtes mutinés, vous ne l'aurez que demain, et si vous ne
rentrez à vos rangs tout à l'heure, c'est du plomb qu'on vous
mettra dans la tète. Si tout le monde était aussi turbulent que
vous ici , je partirais ce soir pour la France , et quand les Es-
pagnols vous auraient passés au fil de l'épée , je dirais que vous
l'avez méiité.
— De l'argent! de l'argent! répétèrent les mutins.
— J'ai promis que j'en distribuerais demain. Lequel de vous
ne se veut pas fier à ma parole ?
— Moi ! dit un soldat eu s'avançant.
M. de Guise lui asséna sur la tète un coup de canne si violent,
qu'il rétendit au pied de son cheval.
— Qui est-ce encore qui ne veut pas me croire?
— Moi! dit un autre soldat en brandissant un épieu de fer.
Le prince lui déchargea un de ses pistolets dans la poitrine et
le tua sur la place.
— Lequel encore demanda son altesse.
La troupe entière tomba aussitôt à genoux en criant pitié ! à
l'italienne. M. de Guise se montra plus dur cette fois que la pre-
mière. Il s'informa des instigateurs de la révolte et en fit pendre
20 iîEVUE DE PARIS.
sur riieiiie deux des plus coupables. Le reste ouL sa grâce et
tout rentra dans Tordre. Le prince condamna encore plusieurs
pillards ou séditieux ;\ être pendus; mais, leur voulant par-
donner, il passa comme par hasard an lieu du supplice et les
fil relâcher. On loua fort, dans Naples , cette conduite énergi-
»iue , et l'autorité de M. de Guise s'en trouva établie en peu de
jours , de telle façon, que personne n'eût osé lui résister. Les
notables et les chefs du peuple s'assemblèrent solennellement et
nommèrent Henri de Lorraine duc de la république, généralis-
sime de ses armées et défenseur de sa liberté.
Les honnêtes gens, voyant son altesse disposée à les protéger
utilement, lui vinrent offrir leur argent et leurs bras. Ils lui
composèrent une garde nombreuse et fidèle pour sa personne ;
le duc choisit ijarnii eux les officiers dont il avait besoin. Il fit
crier par la ville cju'il recevrait à toute heure du jour les péti-
tions et y donnerait réponse à l'instant même; qu'il accorde-
rait des audiences ù cpii voudrait lui parler, à son palais et en
tous lieux où on le pourrait rencontrer. Dès cinq heures du ma-
tin il était debout. Une foule de solliciteurs assiégeait ses anti-
chambres. Des femmes l'abordaient en pleine rue et jusque dans
les églises, où il allait entendre la messe tous les jours. Son se-
crétaire était sans cesse derrière lui l'écritoire ù la main. Le
prince signait les pétitions sur les balustrades de la nef, sur le
bord de la chaise ou le pommeau de sa selle. Le seul moment
de repos qu'il eût dans la journée était celui du dîner, pendant
lequel on lui jouait une musique, la meilleure qui fût en Eu-
rope, comme dit Saint-Yon dans son mémoire.
M. de Guise avait surtout à cœur de ramener à lui la noblesse,
qui ne s'était retirée de Naples qu'à regret, et voulait des Espa-
gnols comme d'un pis-aller. 11 visitait souvent , dans ce dessein,
le couvent des carmélites où se tenaient les dames de qualité.
II les comblait de soins et leur facilitait les moyens de corres-
pondre avec leurs maris ou leurs frères, bien qu'ils fussent
parmi les Espagnols ; comme il s'était mis le mieux du monde
avec ces dames, elles disaient fi leurs familles tout le bien ima-
ginable sur les qualités aimables , la courtoisie et le beau carac-
tère de son altesse.
La noblesse en émigration éinblit par ce couvent une corres-
pendance avec le prince pour ie reaiercier de la protection ac-
REVUE DE PARIS. • 21
cordée à ces dames. M. de Guise écrivait aux premiers et aux
plus puissants, les priant de revenir dans leurs maisons, de
prendre part à son gouvernement et de lui apporter le secours
de leurs lumières. Sans oser encore se rendre à ses invitations ,
les nobles lui promirent de rentrer bientôt et de'j'avertir en des-
sous main , par le couvent , des projets des Espagnols contre
la ville.
Alin d'être aussi agréable au peuple, M. de Guise fit chercher
la veuve de Masaniel , et lui donna une grosse pension, des ser-
viteurs et un palais , ce qui produisit un excellent effet. Le
prince allait tous les matins voir les travaux des fortifications,
de sorte qu'en peu de jours les bastions et les portes furent à
l'abri de toute surprise. Des bandes s'étaient établies dans les
montagnes et inquiétaient fort les derrières de l'armée espa-
gnole. On citait parmi leurs chefs un peintre nommé Salvator
Rosa qui était un fort batailleur et un artiste habile ,• mais ses
tableaux ne furent en grande estime qu'après sa mort. Le duc
répondit gracieusement aux offres de services que ces brigands
lui firent; mais il n'eût voulu pour rien au monde les recevoir
dans ses murs.
Un matin, après avoir entendu la messe, M. de Guise retour-
nait au palais ducal pour présider une assemblée des chefs no-
tables, lorsqu'une femme, qui vint arrêter sa chaise, l'avertit
qu'on le devait assassiner comme César.
— Ne craignez rien , répondit-il ; je sens que mon heure n'est
point sonnée.
Le prince eut soin, à son retour au palais, de tenir ses gar-
des à portée de la voix , et de mettre derrière lui trois gentils-
hommes français d'un courage et d'un dévouement éprouvés.
C'étaient les chevaliers de Rouvrou , d'Orillac et de la Taillade.
Dès son entrée dans la salle , son altesse aperçut un groupe
de gens à mines mauvaises. Un avocat, nommé Thomas îîasso,
qui était au nombre des conspirateurs, prit la parole. Il fit un
discours adroit et captieux où il déclara que la république
n'avait pas entendu se donner un roi ; que son altesse de-
vait s'expliquer, et que d'abord on devait composer un sénat
pour contrôler les mesures du prince et gouverner d'accord avec
lui. M. de Guise répondit qu'on ne pouvait composer un sénat
sans la noblesse qui était absente; que dans toutes les répub'i-
22 REVUE DE PARIS.
ques il fallait, aux nioraents de crise où l'ennemi élait aux por-
tes , confier l'autoïKé entière à un seul homme ; que pour lui ,
il ne croyait point avoir encore rieu fait qui passât son pouvoir
de généralissime des armées. Son altesse parla le mieux du
monde pendant une heure entière, en déployant son air noble
et loyal qui lui gagna tous les cœurs. L'assemblée applaudit fort
à ses paroles éloquentes et mesurées. Les conspirateurs se levè-
rent alors et dirent que si le prince ne voulait point tromper
le peuple, il ne refuserait pas d'exposer devant le conseil tout
ce qu'il avait dessein d'entreprendre pour le salut de l'État, et
qu'ainsi on lui pourrait donner des avis en attendant la for-
mation du sénat.
— Rien de plus légitime , répondit M. de Guise : vous êtes
mes conseillers jusqu'au moment où la noblesse reviendra, je
veux qu'on vous traite comme si vous étiez des sénateurs.
Le prince appela ses gardes qui se rangèrent le long des
murailles.
— Quand messieurs les notables viendront me voir, leur dit-
il , vous leur rendrez les honneurs militaires.
— Il ne doit pas entrer de soldats ici, crièrent les conjurés;
on nous veut violenter ! à bas le tyran !
M. de Guise , sans s'émouvoir, fit un signe à ses gens qui ar-
mèrent leurs mousquets , et les trois gentilshommes debout à
son fauteuil tirèrent leurs épées. Les turbulents se calmèrent
admirablement à cette simple manœuvre.
Messieurs les notables , reprit le duc avec sa bonne grâce
française , je vous demande pardon d'introduire mes gardes dans
cette enceinte; ce n'est point pour jouer le tyran ni pour usur-
per des titres dont je n'ai pas besoin, mais seulement pour me
garder des poignards de quelques ambitieux qui veulent faire
les tribuns et ne sont au fond que des voleurs. Je savais leurs in-
tentions avant d'entrer ici; ces petits Brutus en veulent à notre
argent; faut-il les appeler par leurs noms? Ce sont maître
Basso l'avocat, Vincent d'Andréa, Pierre Damico; tous gibiers
qui ne peuvent échapper à la potence. Je ne les y enverrai pour-
tant pas encore cette fois ; je leur épargnerai la honte d'être
fouillés et traités comme des assassins. Voyez-les baisser les
yeux et se troubler ! Eh quoi ! vous ne pouvez pas même sup-
porter mes regards, et vous me vouliez tuer autrement que la
RKVUE DE PARIS. • 23
nuit et par derrière! assurément, vous n'y songiez pns. Mes-
sieurs les notables, je vous le dis une fois pour toutes : les Na-
politains m'ont fort honoré en m'appelant pour les tirer du
péril; mais s'ils ont de moi quelque ombrage, demain je piiis
sans regret pour la cour de France ; je ne m'estimerais pas da-
vantage roi de Naples que duc de Guise.
L'assemblée répondit d'une seule voix, qu'elle suppliait le
prince de rester et que lui seul pouvait sauver le pays. Pendant
ce temps-là , le peuple ayant ouï parler de la conspiration, était
accouru devant le palais et demandait à voir M. de Guise.
II sortit avec les notables et fut accueilli par de grandes
démonstrations de joie. La foule l'accompagna partout aux
cris de :
— Vive son altesse ! nous n'obéirons qu'à elle ! mort aux con-
spirateurs !
Le duc , voyant les Napolitains en si belle humeur et son
crédit sur leurs esprits monté au plus haut point, voulut prépa-
rer un coup de main contre les Espagnols. Il envoya un chef
populaire nommé Jacques Rosso, qui était homme de cœur ,
reconnaître les avants-postes ennemis sur la route d'Averse. Au
lieu de suivre ses instructions, Rosso engagea la bataille avec
cJes forces insuffisantes et y pensa laisser tout son monde. M. de
Guise était à dîner quand on lui vint apprendre qu'on entendait
le feu. Son altesse en renversa la table de colère et courut au
combat; quelques minutes plus tard, c'en était fait de Rosso et
de son corps d'armée : on le trouva dans une prairie , cerné i)ar
les ennemis et défendant sa vie intrépidement. M. de Guise l'eut
bientôt dégagé par une charge fort impétueuse. Comme il fai-
sait sa retraite vers la ville , le prince aperçut au loin un gros de
cavalerie qui s'avançait au galop et lui préparait un choc terri-
ble. Il tît cacher dans un fossé tous ses mousquetaires et marcha
au-devant des cavaliers avec ses meilleures troupes. La bataille
y fut rude ; les Napolitains ne purent résister aux Espagnols qui
étaient de vieux soldats fort aguerris ; ils furent culbutés et se
replièrent sur l'arrière-garde en grand désordre. Alors, aux cris
de M. de Guise, les fantassins cachés se montrèrent à l'impro-
viste et firent une décharge sur l'ennemi presque à bout portant.
Ils l'eussent anéanti si la peur ne les eût aveuglés; malheureu-
sement , ils tirèrent en tremblant et le plus maladroitement du
24 REVUE DE PARIS.
monde , car ils pensèrent tuer le prince qui eut à peine le temps
de se baisser pour ne pas recevoir des balles dans la lète. Il eut
même ses i)Iumes et ses cheveux brûlés par la poudre. Après cet
exploit, les Napolitains s'enfuirent vers la ville de toutes leurs
jambes ; mais les Espagnols, croyant (jue c'était une feinte , n'o-
sèreiil risquer un pas de plus , sans quoi ils faisaient son altesse
prisonnière. M. de Guise riait de tout son cœur ; il poussa l'au-
dace jusqu'à défier l'ennemi avec ses trois gentilshommes fran-
çais :
— Holà ! cria-t-il,ne trouverai-je point parmi vous un homme
de bonne maison , qui veuille faire le coup d'épée avec Henri de
Lorraine?
Leduc de la Torella sortit des rangs; mais à dix pas, il
tourna bride et regagna son monde. M. de Guise, qui le con-
naissait , l'appela par son nom et lui dit que ce n'élait pas bien
de refuser une partie d'honneur. Enfin , voyant l'ennemi qui
rechargeait ses armes , il partit au galop avec ses trois gentils-
hommes.
Son altesse eut alors le loisir de remarquer la couardise de
ses Italiens. La moitié des officiers l'avaient abandonné. Les
autres craignant d'avoir encore à se battre, feignaient d'être
blessés. Un ceitain Prignani , qui s'était écorché la main, gé-
missait et voulait courir à la ville. M. de Guise fut obligé de
rester à l'arrière-garde pour repousser les Espagnols qui le har-
celaient, et de faire le métier d'un simple cornette. Gennare,
tout pâle d'effroi, lui vint dire :
— Nous sommes morts ! voici des ennemis devant les portes
de la ville !
— Eh ! répondit le prince. Il faut que ce soit Paul deNaples
avec ses lazares.
— Jésus ! comme ils sont grands!
On envoya M. d'Oriilac en reconnaissance. C'étaient des ar-
bres ! Les honneurs de la journée restèrent pourtant aux Napo-
litains , et ce leur fut d'une grande utilité. M. de Guise fit élever
pendant la nuit des fortifications avancées , de manière à tenir
ouverte la porte d'Averse. On put ainsi communiquer avec la
campagne; des vivres arrivèrent de tous côtés. Depuis ce jour
on eut des volailles et du gibier à toutes les tables et on fit aussi
bonne chère que si l'ennemi n'eût pas été à portée du canon.
REVUE DE PARIS. 25
Durant quinze jours les escarmouches se succédèrent; mais
on garda les positions qu'on avait prises. La face des choses en
changea fort. Les paysans introduisaient leurs bestiaux dans la
ville et ne vendaient plus rien au.x ennemis. Les gens de la flotte
se mutinèrent contre D. Juan d'Autriche, qui avait les fièvres à
J)ord du vaisseau amiral. Les soldats espagnols manquant de
munitions , désertaient. Il y eut de ces transfuges qui vinrent
trouver M. de Guise pour avoir à manger. Le duc d'Arcos élait
au désespoir. 11 fit des tentatives de surprises nocturnes contre
la ville; mais il fut repoussé si vertement, qu'il préféra demeu-
rer en repos en attendant des secours.
C'était au courage , au bon esprit de M. de Guise que Naples
devait tous ces avantages ; et l'on avouera qu'il était malaisé
de reconnaître , à cette conduite habile et à celte prudence , la
tète folle qui avait tant diverti la cour de France. Des courriers
furent dépéchés à Rome, à M. Mazarin et à M"e de Pons. Le
prince demandait au pape sa protection , à M. le cardinal, de
saisir cette belle occasion de ruiner la puissance espagnole en
Italie, et à sa maîtresse de lui conserver un amour dont jamais
héros de chevalerie n'avait été plus digne.
V.
Le lendemain de la fête de Noël , M. de Guise eut avis que
«les vaisseaux français avaient abordé à Sorrenle ; sur l'un d'eux
élait l'abbéBasqui, dépulé par M. le cardinal Mazarin à la ville
de Naples. Son altesse envoya au plus vile un sauf-conduit, et
attendit en grande agitation la visite de l'ambassadeur. Vers
midi, on apprit avec élonnement que Basqui élait entré dans la
ville et s'était rendu au tourjon des Carmes, chez Gennare An-
nese. Après quatre heures d'attente , on vit enfin arriver le dé-
pulé au palais ducal. Basqui parla beaucoup âe la cour et Je
l'admiration qu'on y avait pour la valeur du prince. Voyant
qu'il ne venait pas au fait , M. de Guise l'interrompit pour lui
demander une explication franche et dépourvue d'ambages.
L'abbé répondit qu'il venait faire une simple visite à son altesse,
lui rendre ses devoirs en passant , et qu'il n'avait point assez de
monde pour lui être secourable ; mais qu'assurément M. le car-
dinal allait prendre quelque mesure importante. Le prince ap-
26 REVLE DE PARIS.
pelait la palience à son aide et faisait de gros soupirs. Il peignit
avec de vives couleurs et fort exactement l'état misérable des
Espagnols; il démontra que les Français pouvaient aisément
détruire la Motte ennemie.
— Oh ! s'écria Basqui , nous ne venons point dans l'intention
de guerroyer. Je le voudrais ))our vous être agréable j mais les
instructions de M. le cardinal me l'interdisent tout à ^fait.
— Au moins, reprit son altesse, vous me donnerez de la
poudre ?
— Je n'en ai point apporté.
— De l'argent?
— On ne m'en a pas remis.
— Des hommes ?
— 11 n'y en a pas un de trop sur nos vaisseaux.
— Que diable venez-vous donc faire ici ?
Basqui recommençait les flatteries poussées jusqu'à l'hy-
perbole. M. de Guise, hors de lui , renversa une chaise par
terre :
— Monsieur l'abbé, dit-il avec des yeux étincelants, vous au-
riez mieux fait de rester à Paris et d'aller à la comédie , que de
courir si loin pour vous moquer de moi. Vos belles paroles ne
sauraient m'étourdir. En vérité ! si vous étiez venu pour favo-
riser les Espagnols , vous n'agiriez pas autrement. Je serai plus
franc que vous. J'ai deviné votre pensée. Je suis insîruit de
votre visite à ce drôle d'Annese que je ferai pendre avant qu'il
ait répondu aux lettres que vous lui avez remises. M. le cardinal
se trompe grossièrement s'il doute de mon crédit à Nai)Ies. Les
vieux démêlés des princes de ma maison avec le roi ne sont
plus de saison aujourd'hui. Je suis dévoué à la reine et à Sa Ma-
jesté. Je veux , avant toutes choses, que la France profite de ma
conquête. Si vos instructions vous obligent à m'abandonner,
dites au ministre que je persisterai seul à tenir tète à l'Espagne
entière , parce que mon honneur et l'intérêt de notre jeune roi
le veulent ainsi; mais ajoutez qu'il reconnaîtra bientôt son er-
reur et que je le rends responsable de ma mort et du dommage
que sa politique pourra causer à l'État.
Bas([ui reprit les protestations d'amitié , l'emphase de ses
éloges et les cii'conloculions; mais le prince lui coupa une troi-
sième fois la parole.
REVUE DE PARIS. 27
— Reslons-en là , moiisieiii" l'abbé. Vous nVécbauffez les
oreilles , et il me pourrait arriver de maïKjuer au roi en voire
personne , en vous jetant par cette fenêtre.
l-'abbé fit trois saints, f;agna la porte à reculons et disparut.
Avant que Basqui fût de retour à Sorrente, M. de Guise savait
déjà que l'envoyé avait concerté avec Gennare son arrestation ,
et que M. de Mazarin mettait aux secours de la France la condi-
tion que Henri de Lorraine serait déposé. Un autre eût sans
doute perdu courage à ce coup terrible ; mais M. de Guise ne son-
gea même pas à la honte d'une retraite ; il pensa , bien au con-
traire , à l'amour que lui montrait le peuple napolitain, à la
plus grande gloire qui rejaillirait sur lui , s'il triomphait sans
l'appui d'aucun gouvernement. Il pensa aux applaudissements
de sa maîtresse; puis il leva fièrement la tète et, frappant du
talon par terre, il s'écria :
—Je mourrai plutôt l'épée au poing, que de reculer après un
pareil début.
Le lendemain, on apprit que les Français faisaient voile
sur Marseille ; mais le prince eut du moins une consolation :
les meilleurs oflSciers, indignés de ce lâche abandon, avaient
déserté la flotte; ils accoururent à Na pies se donnera M. de
Guise, et apportèrent avec eux six barils de poudre et tout
ce qu'ils possédaient en argent. C'étaient d'intrépides jeunes
gens, tous de bonnes maisons. Il y avait parmi eux les cheva-
liers de Forbin , de Gent, de Souillac, des Essarts et de Saint-
Maximin ; le marquis de Chaban , les barons du Rang , de
Malletet de Lagarde, et M. de Beauregard, un des plus habiles
otiiciers d'artillerie qui fussent en France. M. de Guise ne tira
rien autre du passage des vaisseaux de M. le cardinal ; mais on
verra que son altesse dut la vie au dévouement de ces gentils-
hommes.
Le o janvier 1648, veille des Rois, sans avoir prévenu ses gens,
M. de Guise les fit sortir de Naples, décidé à frapper un grand
coup. Il laissa dans la ville M. de Forbin , qui était un homme
sûr et d'un caractère ferme ; tous les autres Français accompa-
gnaient son altesse. La troupe n'était pas fort nombreuse parce
qu'on n'y admit point les lazares; mais elle était composée des
plus braves. On partit au petit jour et sans bruit. Un quartier
d'Espagnols, établi à une lieue de Naples, fut surpris et taillé en
28 REVUE DE PARIS.
pit^ces ; avant que l'alarme se fût répandue et que l'armée royale
eût pris ses mesures, un second quartier fut culbuté. M. de Guise
poussa résolument jusqu'aux portes d'Averse ; les sentinelles , ne
s'attendant pas à voir les Napolitains , n'étaient point sur leurs
gardes. La ville fut prise sans résistance. Son altesse y laissa
cinq cents hommes commandés par le baron de Mallet, et s'en
retourna. L'armée royale abandonna la partie et gagna les
hauteurs ; le prince , voyant la route libre , fit demander à
M. de Mallet d'envoyer à Naples les munitions des Espagnols
qui étaient amassées dans Averse. A neuf heures du soir, on
rentra dans la ville avec un convoi de trois cents mulets char-
gés de poudre et de blé; on chanta le lendemain un Te Deum,
et le peuple fut si transporté d'aise, qu'il demanda la permis-
sion de voir son altesse pour l'adorer. Peu de jours après cette
belle victoire , on enleva encore la ville de Noie par un coup de
main; dès lors les Espagnols ne pouvaient plus espérer de re-
prendre Naples autrement que par l'arrivée d'une armée nou-
velle ou par quelque trahison.
Nous ne donnerons point ici les détails des autres exploits de
M. de Guise, qui se succédèrent pendant quarante jours sans re-
lâche. Il y eut dans cette petite guerre des faits d'armes admira •
blés qui composeraient à eux seuls une fort belle histoire et
dont le récit nous mènerait trop loin ; ceux qui les voudraient
connaître les trouveront dans le Mémoire de Saint-Yon. Le
prince et les gentilshommes français firent des prodiges ;
avant la fin de février , les environs de la ville étaient presque
entièrement débarrassés des étrangers , les communications
avec Averse régulièrement établies , et les Espagnols réduits à la
défensive.
Au milieu de ses occupations, le prince écrivit à M. de Maza-
rin, en faveur de M"e de Pons , qui avait eu à souffrir quelques
tracasseries. Il parlait fort peu de son entreprise , afin de lais-
ser comprendre qu'il n'ignorait point les mauvaises disposi-
tions de M. le cardinal ; mais les amis du prince apprirent
en même temps ses succès , et en firent du bruit à la cour.
Les conversations ne roulaient plus à Paris que sur les aven-
tures de M. de Guise; le ministre avait fort à faire pour répon-
dre par des défaites et des politesses A tous ceux qui lui repro-
chaitMit ral>andoii (h; ce jtnine héros. Les gens de guerre et les
REVUE DE PARIS. 29
politiques murmuraient de l'occasion qui pouvait s'envoler bien-
tôt ; ils se plaignaient des limidilés du gouvernement de la ré-
gence , et disaient que le feu roi ou M. de Richelieu , n'auraient
point tenu cette lâche conduite. Les femmes surtout ne cachaient
pas leur indignation , et n'ajiprochaient guère du cardinal sans
lui adresser des sarcasmes ; mais M. de Mazarin lui répondait en
riant :
— M. de Guise a fait mieux qu'un homme sage à force de fo-
lie. Tout est possible à une cervelle brûlée; cependant, si nous
nous mettions en frais pour lui assurer la couronne de Naples,
nos vaisseaux , en arrivant , le trouveraient peut-être empereur
des Turcs.
Un matin M. le cardinal vit arriver à la fois chez lui M"» de
Monlpensier, le duc d'Elbœuf et d'autres princes , qui lui firent
des remontrances et insistèrent pour qu'on secourût leur cousin.
Le ministre para le coup de son mieux , en disant fout le bien
imaginable de M. de Guise : que c'était un jeune homme aima-
ble et né pour les belles choses ; qui avait de l'éloquence et du
courage; que lui particulièrement, il aimait le prince, et le
voulait recommander à la reine ; que le temps prouverait
qu'on n'abandonnait pas des personnes du mérite et de la qua-
lité de Henri de Lorraine ; mais M. le cardinal ne prit au-
cun engagement, et il écrivit à peu près dans le même instant ,
une lettre au marquis de Fontenay pour lui dire ses propo-
.sitions à la ville de Naples. Il fallait, pour qu'on le secourût,
que le peuple voulût renoncer à la république et choisir pour
roi le duc d'Anjou, frère du roi de France, ou bien le prince de
Condé. Sauf le respect que nous pouvons devoir ù la mémoire du
cardinal Mazarin, c'était une sottise que sa proposition. Dans
le moment où le peuple de Naples avait tant d'obligations à
M. de Guise , il ne pouvait commettre envers lui un acte d'in-
gratitude aussi honteux et le rejeter pour appeler un inconnu.
Aussi la lettre de Son Éminence à M. de Fontenay, bien qu'elle
soit restée dans les archives des dépêches politiques, ne donna
lieu à aucune délibération, et doit être regardée comme une
chose nulle en histoire.
La fortune, qui fait mieux et plus que les ministres pour les
gens qu'elle aime, servait Henri de Lorraine d'un autre côté.
La lenteur et les hésitation-; de la cour de France avaient leur
3.
30 REVUE DE PARIS.
peiulant ;"> celle crEspn,<îno. Le duo d'Arcos demandait en vain
une flotte, et don Juan d'Autriche avait l)ien de la peine à se
guérir de ses lièvres. Dans les combats et les sorties, M. de
Guise passait miraculeusement au milieu des feux de l'artillerie;
la mort ne le voulait pas toucher. Plusieurs fois les balles en-
nemies l'atteignirent dans ses vêtements et jusque dans ses che-
veux; mais il n'eut que des égratigoures. Cette faveur et ces
bons services du hasard se prolongèrent ainsi jusqu'au mois de
mars, où la fortune fit pressentir son infidélité par quelques af-
faires désagréables.
Le faubourg des Vierges était habité par des bourgeois mar-
chands qui avaient un commerce étendu. Ces gens qu'on appe-
lait capesnègres , parce qu'ils portaient des bonnets noirs , ne se
mêlaient point de la politique et ne songeaient qu'à leur négoce.
Comme ils avaient de grands biens , les lazares les voulurent
piller. On vint dire un matin à M. de Guise que ces brigands
mettaient le faubourg des Vierges à feu et à sang. Le duc y
courut aussitôt; il trouva le mal fort avancé, les lazares en hu-
meur féroce , et plusieurs maisons au saccage le plus horrible.
Les pillards étaient au nombre de six cents; comme le prince
n'avait amené qu'une douzaine de gentilshommes, son autorité
fut méconnue. En approchant d'une maison où l'on entendait
de grands cris, il vit accourir un bourgeois poursuivi par un
égorgeur, et qui se vint jeter à l'arçon du cheval en deman-
dant secours. M, de Guise fut obligé de tirer l'épée pour défen-
dre cet homme. Un autre capenègre , serré de près par quatre
bandits , reçut des blessures jusque dans les bras de son altesse,
qui était sautée à terre pour le protéger. Le prince tua trois
lazares de sa main et fit pendre le quatrième. Au détour dune
rue , on entendit un coup de mousquet ; une demoiselle accou-
rait fort éplorée ; un lazare venait de tuer son père. On trouva
le meurtrier dont le mousquet fumait encore , et on pendit ce
misérable à une fenêtre. Avant que le chevalier de f orbin eût
amené des troupes , le désordre fut épouvantable. On n'y mil fia
qu'avec beaucoup de peine. On dressa cinq potences et deux
roues au milieu du faubourg, dont les grilles furent closes et
données à la garde de M. de Cent , avec deux pièces de canon
chargées à mitraille. Le peuple de la ville se mit en fureur contre
les lazares, et le sang aurait pu couler de nouveau si le prince
REVUE DE PARIS. 31
n'eût fait de grands efforts et de beaux frais de harangue pour
l'empêcher. Son allesse rentra au palais fort tristement affectée.
On lui trouva tout le reste du jour un visage mélancolique. Un
bandit nommé Paul de Naples l'étant venu voir , le prince lui
tourna le dos sans le vouloir écouter.
Au moment où M. de Guise s'allait mettre à table, on le pria
de venir sur l'heure au couvent des dames ca»'mélites. Là , son
altesse eut avis d'un complot formé par les chefs populaires et
plusieurs prêtres, pour le faire enlever la nuit et le livrer aux
Espagnols. Une conférence à ce sujet devait avoir lieu dans un
aqueduc situé hors de la ville , vers dix heures du soir, entre les
principaux personnages de l'armée ennemie et les conspira-
teurs. M. de Guise prit aussitôt ses mesures, et donna mission
au chevalier de Forbin de cerner cet aqueduc à l'heure mar-
quée. Cependant les chefs populaires, ayant eu soupçon de
la découverte , n'allèrent pas au rendez-vous. On n'y ar-
rêta que le duc de Tursi , un fort puissant seigneur espagnol,
avec don Prosper, son gendre, le prince d'Avella , et un
moine italien nommé Scopa; quelques minutes plus tard , on y
eût trouvé don Juan d'Autriche lui-même qui était en chemin
pour s'y rendre.
Son altesse reçut les prisonniers avec toute sa courtoisie de
prince français ; et comme le duc de Tursi répondait avec des
paroles de mépris et des menaces , M. de Guise lui voulut mon-
trer ses troupes en bon ordre, ses fortifications bien gardées,
ses marchés pourvus de grains en abondance. On se promena
par la ville avec des flambeaux , et son altesse fil galamment
les honneurs en appelant les prisonniers ses hôtes; mais le vieux
seigneur de Tursi , ayant continué ses discours amers et fait
mine de vouloir parler au peuple , M. de Guise le pria de gar-
der le silence , et le mit sous la surveillance du chevalier Des
Essarts.
Au milieu de la nuit, il y eut des cris et du tumulte. C'étaient
Annese et Paul de Naples qui venaient avec leurs lazares de-
mander les têtes des prisonniers. Le prince parut en robe de
chambre , au balcon , et répondit sévèrement :
— Cela était bon du temps de Masaniel. Le règne des égor-
geurs est passé. Si vous voulez du sang, je vous mènerai demain
î> l'ennemi.
32 REVUE DE PARIS.
Les vociférations ayant continué, son altesse cria d'iuie voix
terrible :
— Ce sont vos tètes que je devrais faire tomber! Vous étiez
(lu complot, et vous venez lâchement demander la vie de vos
complices ! Je vous donne cinq minutes pour vous retirer ; passé
ce délai , je vous enverrai mes mousquetaires.
Le piince entendit encore parmi les clameurs plusieurs mots
injurieux pour lui , et rentra dans ses appartements le cœur
plein de chagrin et la bile cruellement remuée. A l'audience du
lever , il reçut une dame , qui arriva , tout en larmes , se plain-
dre que Paul de Naples lui avait enlevé sa fille et la tenait en-
fermée chez lui. Dans l'instant même où M. de Guise promettait
justice à cette mère , Paul de Naples entrait dans le palais avec
tous seslazares, s'emparait des issues, et poignardait plusieurs
sentinelles françaises. 11 parvint ainsi jusqu'à la chambre à
coucher, où il se présenta tout ù coup suivi de douze bandits ar-
més jusqu'aux dents.
— A quel heureux hasard dois-je votre visite , maître Paul ?
dit son altesse avec un air fort poli.
Le brigand , mal habitué aux belles manières , et n'ayant plus
sous les pieds son terrain des ruisseaux, fit d'abord un air ti-
mide , et passa par un grand effort à l'insolence :
— J'ai plusieurs faveurs à réclamer de votre altesse , qu'elle
ne saurait me refuser. Ce sont des choses toutes simples. Il me
faut la vie des prisonniers espagnols.
— On vous la donnera.
— Je veux aussi pour moi les biens du duc d'.\velines.
— Vous les aurez.
— Je demande pour mes hommes la permission de piller le
faubourg des Capes-Nègres pendant trois jours.
— Avec plaisir, maître Paul.
— Je ne comptais pas sur tant de complaisance ; mais on fait
ce qu'on veut de votre altesse quand on a la force de son
côté.
— En effet , c'est la façon de s'y prendre et la grâce des pro-
cédés qui est tout.
— Donnez-moi donc trois écrits signés de votre main.
— Bien volontiers. Entrez avec moi dans mon cabinet.
— Je ue bouge pas d'ici.
REVUE DE PARIS. Ô3
— Comme il vous plaira. Je vais aller écrire ce que vous dé-
sirez.
— Par Bacchus ! ne me quittez pas !
— Je ne puis cependant écrire dans le creux de ma main. Que
craignez-vous ! Amenez vos gardes du corps dans mon cabinet,
si vous voulez.
— Eh bien donc ! entrez , je vous suis.
M. de Guise ouvrit une porte et traversa une galerie; il des-
cendit un escalier, et voyant que les lazares hésitaient :
— Venez, messieurs, leur cria t-i! ; nous voici arrivés au
bout du voyage. C'est ici que vous trouverez ce qui vous est dil.
Ils se hasardèrent juscju'au bas des degrés. Alors le prince
ouvrit la porte de la salle des gardes , où étaient le chevalier
de Forbin avec trente Français. M. de Guise lira un pistolet de
sa ceinture, et le posant sur la poitrine de Paul de Naples ,
s'écria :
— Vous êtes tous morts , si vous remuez un bras seulement.
Livrez vos armes à mes gentilshommes ; je vais réfléchir à ce
qu'on peut faire de vous.
En un instant les lazares furent dépouillés et garottés.
— J'ai suffisamment rétléciii , ajouta le prince ; vous serez
conduits à la vicairie , et jugés comme traîtres à la république ,
pillards et assassins.
Ou emmena Paul de Naples avec les douze bandits dans les
chaises de son altesse , et on les sortit du palais ducal par une
porte de derrière. Au bout d'une heure, ils étaient jugés par nu
tribunal militaire et condamnés ù mort. Cent mousquetaires les
couduisirent aux fossés , oii on les fusilla.
Pendant cette exécution , quatre cents lazares , couchés à
l'ombre , dormaient dans la cour du palais , M. de Guise se pré-
senta sur le perron.
— Que faites-vous là , dit-il aux bandits.
— Nous attendons notre chef.
— Il faudra que je vous en donne un autre, car je viens de
l'envoyer luer. Si vous ne voulez pas finir comme lui , allez
vous joindre aux troupes qui se battront ce matin à la porte de
Capoue.
Les lazares s'esquivèrent sans mot dire, et marchèrent à l'en-
nemi, qui en abattit une bonne moitié, tant l'escarmouche fut
34 REVUE DE PARIS.
ûpre ce jour-là. Il reslait encore deux chefs populaires, dont la
perfidie et les méchantes inlcntions n'étaient pas un mystère
pour son altesse: c'étaient Gennare el Vincent d'Andréa. Ces
misérables ne cherchaient que les désordres, et se cachaient au
moment de tirer l'épée. M. de Guise avait dix fois reçu l'avis
qu'ils le voulaient livrer à don Juan dAutriclie. Un jour qu'il
envoya Gennare avec ses hommes soutenir un bataillon de bra-
ves et fidèles gens commandés par Cerisantes , le prince eut
soupçon que les lazares ne faisaient point leur devoir, et vint
inopinément regarder quelle contenance ils avaient. 11 les trouva
paisiblement assis au pied d'un mur qui les gardait delà raous-
queterie , el mangeant des oranges. M. de Guise entra dans une
furieuse colère, et se mettant à leur tète, il les conduisit en
personne au plus épais de la mêlée, où ils fi rent écharpés. C'est
un vrai miracle que son altesse elle-même n'y ait point laissé
sa vie.
Le soir , Henri de Lorraine, abreuvé d'ennuis, s'en alla dans
la campagne voir le Vésuve , afin de cacher son mépris de cette
lâche population qui n'avait d'ardeur qu'au pillage et à l'incen-
die. L'air était fort doux, le paysage si beau que le prince en
éprouvait du soulagement à ses dégoûts. Il visita les ruisseaux
de lave, s'égara seul dans la montagne el contempla longtemps
ce pays si favorisé de la nature ; où son courage l'avait api)elé
à commander. 11 voulut, à son retour, prendre la collation dans
une villa située au bord de la mer. Les ombres commençaient à
couvrir la plaine, elles dernières clartés du crépuscule rougis-
saient au loin les clochers de la ville, quand M. de Guise, qui avait
des yeux excellents , crut apercevoir, du haut d'une terrasse,
une troupe de cavaliers qui étaient sortis de Naples par le pont
de la Madeleine. Ces gens arrivèrent tout droit à la maison de
plaisance et en cernèient les portes et le jardin; mais le prince
venait d'appeler à lui M. deForbin.
— Chevalier, lui avait dit son altesse, ce doit être Annese
qui accourt ici avec quelque mauvais dessein. Partez à franc-
élrier par un circuit. Ramenez deux cents hommes et lenez-vous
en embuscade à l'entrée du pont. Ne craignez rien pour ma vie;
mes trente gentilshommes suffisent , et d'ailleurs Gennare n'o-
serait lever le bras sur moi. Je vous donne permission de le
tuer comme un chien à son passage.
REVUE DE PARIS. 35
Le chevalier avait saule sur son cheval et gagné la plaine au
galop. Lu quart d'heure après on annonça Gennare.
— Seigneur Annese , lui dit le prince avec son extrême civi-
lité, je suis ravi de vous voir. Nous allons prendre quelque dé-
lassement ensemble. Voici des pistolets que je me disposais à
essayer et qui me viennent tout nouvellement de France. Ils
sont chargés, seigneur Annese.
En parlant de la sorte, M. de Guise tournait les canons vers
la poitrine du bandit.
— Mais pourquoi donc , ajouta son altesse , avez-vous fait
entrer quatre hommes de votre suite sur cette terrasse ? On ne
peut tenir ainsi l'arme haute en ma présence , seigneur Annese.
Commandez-leur de sortir , et venez avec moi dans ces jardins.
Annese , se voyant deviné , pâlit étrangement et donna l'or-
dre à ses gens de s'éloigner. M. de Guise s'appuya familièrement
sur le bras de Gennare et le conduisit au bout de la terrasse.
— Vous êtes fou , reprit-il , d'avoir pensé me prendre au dé-
pourvu. J'ai du monde caché dans une salle, et au bruit d'une
détonnation , vos lazares seraient égorgés à la minute. Je pour-
rais vous traiter comme Paul de Naples , car vous êtes en ma
puissance ; mais j'espère que d'avoir vu ainsi la mort de près
vous sera un salutaire avertissement. Croyez-moi, Gennare, si
vous me vendiez à l'ennemi , son premier soin , en reprenant la
ville , serait de vous faire pendre. Les Espagnols ne gardent
point leur foi avec les princes , et vous vous imaginez qu'ils tien-
draient parole à un bandit de votre espèce ! Assurément , vous
perdez la raison. Votre trahison mériterait ma colère , si elle
n'était si maladroite. Qui m'empêche de vous faire sauter la
cervelle et de vous jeter du haut de ces murs dans la Méditerra-
née? Allez , vous êtes un sol , seigneur Annese. A présent, sortez
avec vos cavaliers . et souvenez-vous de la leçon.
Annese partit en effet, l'oreille fort basse. Le prince le sui-
vit du regard dans la plaine; mais ce misérable avait trop peur
de la mort pour ne point redouter les embûches. Son altesse le
vit prendre un détour et gagner Naples par la porte de Noie.
— Ce n'est pas encore pour cette fois , dit M. de Guise , mais
lu ne m'échapperas pas.
Le lendemain , un prêtre se présenta aux audiences. Cet
homme s'embarrassait et ne pouvait expliquer l'objet de ses de-
36 REVUE DE PARIS.
inaiules. Il avait lic plus le regard faux et (imido , la physiono-
mie fort palihulaire.' Sou allcssc, le voyant fflisser la main
liroite dans sa soutane, eut idée qu'il en voulait tirer un poi-
j;naid. M. de Guise saisit le prêtre d'une main au bras droit ,et
de l'autre ?» la gorge , et le jeta par terre. On trouva sous la sou-
tane un couteau long et affilé. Ce coquin futi)endu; mais son
altesse demeura fort sombre tout le reste du jour, et répéta bien
des fois avec douleur :
— Ce peuple , qui s'agenouillait sur mon passage comme de-
vant un Dieu , il ne m'aime donc déjà plus !
En effet , M. de Guise ne farda pas à remarquer les premiers
signes de l'inconstance populaire. On l'accueillait plus froide-
ment dans les rues , et si on criait encore vive son altesse ! on y
ajoulait quelque autre vœu contraire à ses intérêts , en deman-
dant la paix quand c'étaient des bourgeois , ou le pillage quand
c'étaient des lazares.
Les femmes seules n'avaient rien rabattu de leur estime ni de
leur affection. Elles jetaient encore des fleurs et agitaient leurs
mouchoirs. Toutes les fois que le duc eut des avis secrets sur les
complots, ce fut d'elles qu'il les reçut. Les plus belles l'eussent
bien volontiers consolé de ses ennuis par de l'amour j il y en eut
même qui essayèrent de nouer avec lui un commerce de ga-
lanterie ; mais JI. de Guise restait insensible aux billets doux et
aux œillades , et si l'on pense à quel point ce prince avait tou-
jours été vulnérable , c'est un grand sujet d'étonnement que
celte fidélité prodigieuse pour une maîtresse absente, et qu'il
n'avait pas vue depuis un an bientôt.
Un jour qu'il venait de s'asseoir à son fauteuil dans l'église des
Carmes, M. de Guise s'aperçut qu'il avait oublié son livre de
messe. H allait envoyer un de ses gentilshommes au palais,
lorsqu'une très-jeune fille sortit de la foule, et, faisant une ré-
vérence de l'air le plus séduisant du monde , présenta son livre
d'heures, qui était richement relié. Les assistants virent bien que
celte jeune personne en voulait au cœur de M. de Guise. Comme
dans ce pays-'.à ce n'était point un aussi gros péché qu'en
France, on trouva qu'elle n'avait pas tort de vouloir aimer un
prince beau et galant. La demoiselle avait fait son petit manège
fort gentiment j cependant, au sortir de l'église , ayant encore
trouvé la jeune fille sur son chemin , son altesse lui rendit po-
REVUE DE PAhlS. 57
iimcnl le livre d'Iiciiies , avec un simple romercicinenl, cl s'é-
loigna sans lui parler ilavantage. Une Française se fûl lenii pour
dit que le prince ne désirait pas d'elle aulre chose , et même en
eût senti quelque honte; mais dans ce beau pays de Naples, on
ne s'amusait point alors à des raffinemenls comme à la cour
d'Anne d'Autriche. Quand une tille avait un désir bien vif, elle
s'en allait tout droit au but , et n'y voyait pas d'autre malice. A
ses audiences du soir, le prince reçut la demoiselle au livre
d'heures, accompagnée seulement d'une suivante.
— Que voulez-vous ma mie? lui dit M. de Guise.
— Pardonnez , répondit-elle en rougissant , si je viens inter-
rompre mal à propos votre altesse. Je ne suis qu'une fille igno-
rante ; je ne sais pas deviner ce qui arrivera , comme les politi-
ques. On dit que votre altesse ne reçoit pas de secours de son
pays , que la France l'abandonne , et qu'elle ne restera pas à
Naples ?
— Cela vous ferait donc de la peine , si je vous quittais ?
— Plus que je ne saurais le dire.
— Eh bien! rassurez-vous, ma belle , j'ai tout lieu de croire
qu'en effet la cour de France m'abandonne,- mais je n'en reste
pas moins ici, et je persisterai dans mes desseins jusqu'à la mort.
— Si la sainte Vierge écoute mes prières , nous ne perdrons
point votre altesse.
— N'aviez-vous pas d'autre pensée en me venant voir, ma
mie? Dites-le moi franchement. Si je vous parlais un peu d'a-
mour, cela ne vous fâcherait point?
— Ce serait un si grand honneur que je n'ose y prétendre.
— Je neveux rien cacher à une aimable et belle fille comme
vous l'êtes. J'ai laissé dans mon pays une maîtresse que j'aime
avec passion. Elle me garde fidèlement son cœur et je lui dois
aussi garder le mien. Sans cela je vous l'aurais donné plus vo-
lontiers qu'à toute autre.
— J'en aurais été bien heureuse ; mais je pensais qu'un prince
comme Votre Altesse aimait certainement quelque grande dame
plus belle que moi. Je n'en ai jioinl de chagrin et je prierai le
ciel qu'il vous donne bientôt voire maîtresse.
— Tenez-moi du moins pour votre ami , et si vous avez be-
soin de mes services ou de ma protection , ne manquez pas de me
les demander.
58 REVUE DE PARIS.
— L'aniilié de voire altesse me contente extrêmement. Je
n'en espérais pas davantage et je songerai toute ma vie à cette
visite.
— Moi de même , ma belle enfant , car je vais écrire votre
nom sur mes tablettes, et j'ajouterai que cette conversation est
la plus agréable que j'aie encore eue dans mon séjour à Na|)les.
A peine la demoiselle s'était retirée , que M. de Guise fut
averti d'une conspiration qui devait éclater le lendemain. Des
lazares avaient juré de le tuer à coups de mousquets , en pleine
rue , à sa première sortie. En réfléchissant à quel point il était
malaisé d'échapper à la mort, le prince soupira et dit à ses
gentilshommes :
— Si j'étais assuré d'en être à ma dernière nuit , je regret-
terais d'avoir perdu l'occasion qui s'offrait de la passer heureu-
sement.
M. de Guise mangea son souper d'un air distrait. Quand vint
l'instant de se coucher , il parla bas à son secrétaire, qui s'en
alla courir la ville et rentra par les jardins accompagné d'une
dame. Il n'est pas douteux que ce fût la belle tîUe au livre
d'heures.
A trois cents lieues de sa maîtresse, et se croyant à la veille
de mourir , il eût fallu de ces vertus comme on n'en pratiquait
guère en son siècle, pour que le prince se refusât un plaisir
dont bien des amants tîdèles eussent été friands. On l'en absou-
dra sûrement lorsqu'on verra la conduite que tint M"e de Pons
après ses malheurs.
Les amis de M, de Guise se jetèrent le lendemain à ses genoux
pour l'empêcher d'aller entendre la messe en public; mais il
avait retrouvé sa gaieté ; il se mit à rire en disant que , si les
balles espagnoles n'avaient pu l'atteindre, cet honneur n'était
point réservé aux armes de la canaille.
— D'ailleurs , ajouta-t-il , ce serait une honte que de paraître
avoir peur de ces lazares. C'est bien plutôt à eux de trembler
devant moi.
Le prince sortit à l'heure accoutumée par la grande porte. II
traversa les rues et s'en vint à l'Annonciade, ayant idée qu'on
l'attendrait aux carmes. La messe allait commencer , lorsqu'un
tumulte se fit entendre. Une décharge effroyable de mousquete-
rie résonna dans l'égUse. Plusieurs balles vinrent frapper un pi*
REVUE DE PARIS. Sé
lier au-dpssiis de la tfle du prince et rejaillirent au milieu de la
foule. Il y eut du monde blessé. Les gentilshommes français ,
mctiant l'épée ;"^ la main , fermèrent les portes et arrêtèrent les
assassins. Ces bandits furent mis à l'instant au gibet sur une
|)lace. M. de Guise reçut à celte occasion des témoignages d'a-
mour fort vifs de la part du populaire ; mais cette fois il revint
au palais accablé d'horreur et de mélancolie. On le vit tourner
ses yeux remplis de larmes vers la France et s'écrier :
— Cinq conspirations contre ma vie dans une semaine ! El
je ne reçois pas de secours ! Que Dieu protège le nom de Guise !
Sur le soir de ce triste jour , le prince eut un accès de fièvre
et se mit au lit un peu malade.
VI.
On était alors aux premiers jours d'avril de Tan 1648. Dans
le moment où M. de Guise échappait, par une grande faveur du
ciel , aux balles des assassins , on ignorait encore à Paris que
les choses eussent pris une mauvaise tournure. Les derniers
courriers n'avaient aiiporté que des récits de beaux faits
d'armes.
Le prince de Condé , qui donnait, avec sa cabale des petits-
mnîtres, beaucoup d'inquiétude à M. deMazarin, fut prié, un
matin , de venir au Palais-Royal.
— Monsieur le prince , dit le ministre , j'ai dans l'esprit un
petit projet qui vous concerne, Auriez-vous pour agréable d'être
roi de Naples?
— Un royaume n'est jamais à dédaigner, monsieur le cardi-
nal. Est-ce que le peuple m'aurait élu de lui-même, ou bien
M. de Guise aurait- il envie de revenir?
— Les Napolitains connaissent votre grand mérite , et M. de
Guise n'est pas leur affaire. Nous avons à Marseille des vais-
seaux tout prêts à partir; mais ils ne bougeront du port que
pour mener à Naples un roi choisi par nous. Voulez-vous être
celui-là?
— Comment l'entendez-vous? Je m'en irais donc m'imposer
par la force à des gens qui ne m'ont pas demandé? Le pavillon
du roi entrerait donc dans Naples pour en expulser un prinre
français qui a risqué sa vie et donné de son sang pour défendre
40 REVUE DE PARIS.
les Italiens di; l'oppression élrangère ? Eli ! monsieur le cardiaal,
M. de Guise et ses amis baillaient des mains en me voyant, et
s'écrieraient : « La France nous secourt, enfin? » Savez-vous
alors ce qui arriverait? Je déchirerais vos dépêches; j'oublie-
rais voire politique chétive et je meltais Henri de Lorraine sur
le trône. Voyez si cela vous convient.
— Ne nous échauffons pas sans motifs. Ces sentiments sont
d'un noble cœur. Mais il ne s'agit pas déjouer ici une tragédie
de Corneille. Ce que vous appelez une politique chélive, c'est de
la sagesse , monsieur le prince. Depuis M. de Sully, les ministres
du roi ont toujours gardé souvenir des paroles de ce grand
homme : « Ne prêtez jamais les mains à l'élévation des Guise ;
donnez-les toujours à leur abaissement. »
— Quoi ! ce sont des mots d'un vieillard maussade du siècle
passé, qui vous servent de préceptes !
— .le sais bien que M. de Guise n'est pas fort dangereux , f»
cause de sa folie et de sa tète chimérique; mais ce qui fait que
nous le voyons sans crainte , est aussi ce qui nous empêchera
de le soutenir.
— Cependant, monsieur le cardinal, voilà cinq mois que
Henri de Lorraine lutte contre l'Lspagne, avec ses domestiques,
une poignée de gentilshommes et quelques centaines de gens
indisciplinés. Savez-vous que cela commence à devenir fort re-
marquable? L'histoire en fera mention. Ce qu'elle dira n'est pas
obscur à deviner. Il n'y aura qu'une voix si M. de Guise y périt.
Ce sera une mort héroïque, et votre abandon une tache sur le
règne de Sa Majesté.
— Vous ne voulez donc point de la couronne de Naples?
— Non , assurément. Je me contenterai de demeurer ici pre-
mier prince du sang; mais si je n'étais qu'un lieutenant d'in-
fanterie, je n'en voudrais pas davantage à ce prix-là.
— Eh bien ! ce pays retournera donc à l'Espagne.
M. de Gondi, qui aimait à chercher le méchant côté des cho-
ses, ayant ouï le prince de Condé parler avec indignation de la
conduite du ministre, à l'égard de Henri de Lorraine, s'en allait
disant :
— M. le prince veut qu'on secoure les Napolitains, par crainte
que le duc de Guise n'ait trop de mérite à vaincre la fortune à
REVUE DE PARIS. 41
lui tout seul ; ou qu'il n'en vienne, à force de mallieurs , à faire
oublier pour un inoinenl le luirns do Rocroi.
Il serait trop facile , à ce compte , de donner une vilaine ex-
I>licalion aux plus lionorables sentiments , et c'était d'ailleurs le
faible du coadjuleur que la manie de vouloir pénétrer seul les
intentions d'autrui.
Une plaisanterie pensa faire tourner les girouettes et mener le
gonvernement plus loin <|ue cin([ mois d'événements de consé-
quence. On appiit par les lettres de Rome (jue le cardinal Albor-
nos avait dit au pape :
— La Trance agit, avec M. de Guise , comme ces prêteurs
sur gages qui vous refusent de l'argent quand vos affaires sont
en mauvais état et qui vous offrent tout ce qu'ils possèdent silùt
que vous n'en avez plus besoin.
Anne d'Autriche supportait mal les railleries; elle se fâcha et
dit à M. de Mazarin qu'elle voulait tirer vengeance de ce pro-
pos ; mais M. le cardinal n'était point d'humeur colérique ; il
ne voulut pas mettre les vaisseaux et les gens du roi en pleine
mer pour un bon mot.
Bien que nous ne soyons point portés à croire aux sciences oc-
cultes , il nous faut mentionner ici une circonstance bizarre ,
dont parlent des historiens fort sérieux et qui a beaucoup étonné
M. de Guise lui-même. Il y avait alors à Naples un certain Cu-
curuUo, fort versé dans l'astrologie et qui s'était procuré un
renom dans l'Italie entière , par ses prédictions. Le prince , que
nous avons laissé souffrant et chagrin , reçut la visite de cet
homme le lendemain de la conspiration de l'Annonciade. Son
altesse était encore au lit, par ordre du médecin , quoique l'ac-
cès de fièvre fût passé. Cucurullo , vêtu de noir et tout couvert
de broderies cabalistiques, entra dans la chambre à coucher
d'un air fort mystérieux, à la façon de ces devins.
— Votre altesse , dit-il, n'aura point à entendre ce qu'elle
pourrait désirer; mais la science a mission d'avertir les princes
et non de les flatter.
Le duc commença par rire de ce ton prophétique.
— Votre altesse, reprit le sorcier, n'a plus les astres pour elle.
— Voilà une grande finesse ! Tu me viens dire cela quand je
suis au lit, incapable du veiller à mes affaires et abjndonné de
la France!
4.
42 REVIJK DE PARIS.
— Votre allessc; est ;1 la veille de sa perte , et je vais lui dirt
dans quel abîme elle tombera. J'ai passé la iiiiil dernière à exa-
miner le ciel. I! y avait autour de la lune un cercle noir. C'est
un signe qui ne m'a Jamais trompé.
— Un signe de mort !
— Je n'en crois rien, car je n'ai vu aucune tache rouge; mais
un signe de prison.
— La prison ! ce n'est point pour moi.
— Pardonnez, Altesse; je tirais alors votre horoscope. Le
cercle s'est formé à grande peine en se romj)ant à diverses re-
prises , ce qui prouve que votre altesse fera une terrible résis-
tance. Elle succombera enfin.
— Je serai donc pris les armes à la main ?
— Cela me semble probable.
— L'oracle en aura menti. Je me ferai tuer plutôt que de me
rendre à des Espagnols.
— Votre altesse n'échappera pas à la prison , car le sort Ta
résolu.
— Je te croirais si tu me disais que la fièvre me va prendre ;
qu'elle m'ôlera l'usage de mes membres et de ma volonté ; mais
si tu me laisses le champ de bataille et mes armes, le diable ne
m'empêchera point de mourir comme un Guise que je suis.
— Votre altesse ira en prison , aussi vrai que voilà le ciel
où je l'ai lu.
— On me prendra donc si criblé de blessures que je ne pour-
rai plus remuer?
— Altesse , ma science ne va pas jusqu'à connaître ces détails.
Je vous redis pourtant que je n'ai point vu que votre sang dût
couler.
— Ceci me trouble. La prison est ce que je redoute le plus au
monde. Ce malheur est-il encore éloigné ?
— Ce sera fini avant que la révolution lunaire s'achève et
nous sommes au dernier quart.
— Et si je te mettais en prison toi-même , est-ce que l'oracle
ne serait pas accompli.'*
— Cela ne saurait changer en rien la destinée de votre al-
tesse.
Le prince fut rétabli de sa maladie en quelques heures. Les
fdrces cl l'îippi'lit lui rcviiiiiMil (oui à coup. Il voulut visiter les
REVUE DE PARIS. 43
postes importants et voir par lui-même comment le service de
garde se faisait aux remparts. Il trouva toutes choses en bon
état et la vigilance extrême. La porte de Noie était conSée à un
Napolitain fidèle et de grand courage, nommé Mateo d'Amore.
La porte d'Albe était remise à Gennare Annese; mais le marquis
de Chaban y demeurait aussi et ne perdait point de vue le chef
des lazares. D'ailleurs, M. de Guise s'assura, dans une prome-
nade de nuit hors des enceintes, que les ennemis ne songeaient
en aucune façon à surprendre la ville. Ils étaient si fort incom-
modés par les brigands des montagnes , qu'ils semblaient crain-
dre les attaques plutôt que d'en vouloir tenter.
On vit un matin rentrer dans la ville le comte de San-Seve-
rino , qui était de la première famille du pays et fort respecté.
Ce fut un grand sujet de joie pour M. de Guise , car les dames
carmélites eurent des lettres oîi leurs parents disaient qu'ils vou-
laient suivre l'exemple de ce seigneur. Six jours s'écoulèrent
dans une tranquillité parfaite.
Lesoirdu sixièmejour, au moment où le prince s'allait mettre
au lit, son épée, qu'il venait desuspendre à la muraille, tomba
par terre et sortit à demi du fourreau. En la relevant, son al-
tesse toucha de l'épaule à sa cuirasse, et l'armure entière se
détacha du mur pour rouler avec fracas par la chambre.
— Corbleu , s'écria M. Guise, le palais entier me va-t-il donc
tomber sur la tête?
Le chevalier de Forbin entra précipitamment pour savoir ce
(fUi arrivait. En voyant ce désordre dans les armures du prince,
il pensa aussitôt à la prédiction de l'astrologue, dont son al-
tesse lui avait fait confidence , et devint tout pâle de terreur.
— Ceci n'annonce rien de bon , dit-il. C'est demain que finit
la lune. Songez au pronostic de Cucurullo. Croyez-moi, mon-
sieur le duc, ne vous couchez point cette nuit.
— Il me revient à l'esprit un étrange souvenir, chevalier.
J'ai entendu conter à la duchesse , ma mère , que les armes de
François de Guise étaient aussi tombées la veille du jour où Pol-
trot l'avait assassiné.
— N'en doutez pas , altesse , il y a là-dessous un malheur.
Quand le ciel veut bien nous donner des avis, on les doit écouter.
Mettez cette armure sur vous et veillons jusqu'au jour.
M. de Gnise sentait quelque honte à prendre au sérieux ces
44 REVUK DE PARIS.
accid<'nls forluils ; mais il céda aux prières du chevalier et
tous deux moulèrent sur une terrasse du palais pour regarder
la ville.
Les douceurs du printemps se répandaient alors dans les airs.
Un vent tiède soufflait de la mer. Les feux s'éteiynaient l'un après
l'autre, et le calme delà nuit était profond. Cependant le prince
et M, de Fori)in causèrent de ces visions eli)ressentimenls cju'ont
eus souvent certaines personnes à la veille de leur mort. Son
altesse en trouva deux exemples dans sa famille. En discourant
sur ces matières, ils j-îagnèrent ces heures qui précèdent le re-
tour du soleil , et pendant lesquelles la nature entière éprouve
une sorte de malaise et d'horreur.
— Au lieu de nous morfondre , s'écria le prince , il nous faut
faire bonne chère.
Son altesse demanda une collation. Le frisson se dissipa aux
fumées du vin de Chypre; les deux convives étaient en humeur
fort réjouie quand le jour parut. Ils le saluèrent par une der-
nière rasade , et voyant briller au loin les mousquets des senti-
nelles , ils rirent ensemble des frayeurs de la nuit.
Nous avons été de vraies femmes , chevalier, dit le prince.
Allons dormir à présent et que l'astrologie s'arrange comme elle
pourra.
Sur le coup de midi , M. de Guise , en s'éveillanl, fil appeler
Cucurullo et le railla fort de ses sinistres prédictions.
— Il n'y a jamais de temps de perdu pour le mauvais destin,
répondit l'astrologue. La lune d'avril ne finit d'ailleurs que la
nuit prochaine à six heures du matin.
— Cette fois , je ne m'embarrasserai point de tes contes de
nourrices; et pour donner un démenti à ta science , je ferai ce
soir même une expédition contre l'ennemi, où je prétends lui
tailler une rude besogne.
— Votre altesse est libre de voler au-devant du malheur ;
aussi bien , ni les craintes, ni la prudence, ne sauraient l'y
soustraire.
— Et moi , je te dis que ce jour sera heureux , car j'entends
une voix qui me parle un plus clair langage que tes oracles , et
cette voix me crie que je battrai les Espagnols.
— Il n'est pas impossible que vous les battiez , altesse ; mais
comme j'ai la persuasion que les affaires se vont gâter dans Na-
REVUE DE PAIIIS. 45
pies, qu'il y aura encore du désordre et du san,<î versé , ne per-
mellrez-vous pas à un i)auvre homme de science , qui a besoin
de vivre tranquille , de s'en aller ailleurs ?
— Ah ! tu veux faire comme cet ancien que les dieux ont
préservé de la mort en l'averlissaiil que le plafond d'une maison
s'allait écrouler. Moi, je prétends soutenir l'édifice entier sur
mes épaules.
— Je dirais peut-être de même si j'avais l'honneur d'être Henri
de Lorraine.
— Va donc où tu voudras ; voici un passeport. Je sais à pré-
sent ce que vaut ta belle science. Tu présenteras mes civilités à
don Juan et au comte d'Ognale.
Soit que celte assurance intérieure que sentait M. de Guise
lui vînt de sa seule force d'âme, ou que ce fût un effet du vin
de Chypre, elle ne mentait pas, et les gens de sa trempe ne vont
point à l'action résolument sans y périr ou mener à bien leurs
projets.
Il y avait dans l'île de Nisita une forteresse occupée par l'en-
nemi et qui gênait fort la ville; le prince désirait ardemment
s'en rendre maître. Après avoir donné des instructions par écrit
à tous les chefs, et laissé le commandement à MM. de Forbin et
de Chaban , son altesse partit avec ses meilleurs soldats et toute
son artillerie. On traversa la plaine sans voir un Espagnol , et
avant la nuit on dressa les préparatifs du siège de Nisita. M. de
Beauregard conduisit les travaux avec tant d'habileté, que vers
quatre heures du matin la tranchée était finie, et les pièces de
canon prêtes à jouer. Le chevalier de Forbin arriva comme l'at-
taque allait commencer. Ilannonça au prince qu'on répandait
dans la ville le bruit de sa fuite , et que les rumeurs populaires
avaient une fâcheuse apparence.
— Ce n'est rien , répondit son altesse ; au point du jour je
serai sur la place des Carmes. Annoncez cela au peuple, et priez-
le d'écouter le bruit de mes canons.
M. de Guise ne doutant pas du succès , promena ses regards
sur le ciel , qui était brillant et s'écria :
— Je ne sais point laquelle de ces étoiles est la mienne; mais
je gage bien qu'elle donne une aussi belle clarté que les autres.
A vos pièces, mes amis! et commencez le feu !
L'arlilierie mena un bruit terrible. Tons les coups portaient
40 RKVUE DE PARIS.
juste, et ?on allesso, en voyant les pierres sYcrouleret In hn"^-
elie s'onvrir, dis.iit en se frollnnt les mains :
— Voici pourtant riuHire, maître Cucuriillo , où la fortune
selon toi me devait faire un méchant visaye , et jamais elle ne
s'est monirée si gracieiice.
Dans ce moment, la garnison demandait à capituler, le feu
s\urêta, on entendit alors les clocliesqiii sonnaient au loin l'an-
gelus. Le soleil se levait à l'horizon, M. de Guise dirigea sa lor-
gnette vers la ville et aperçut un cavalier qui accourait à toute
bride; c'était M, Des Essarts; il se vint jeter éperdu devant le
prince sans pouvoir parler.
— O'avcz-vous, chevalier? dit son altesse. Pourquoi donc ce
désordre et ces traits bouleversés?
— Ah ! monsieur le duc, nous sommes perdus, trahis! courez
à Naples ! la porte d'Albe est livrée aux Espagnols. Tout est peut-
être fini à cette heure.
— Non, par le diable! tout n'est point fini tant que je suis
vivant ! à cheval, mes amis ! à Naples ! à Naples.
— A Naples ! cria toute la troupe.
Et le prince, enfonçant l'éperon dans le ventre de son cheval,
partit comme la foudre suivi par deux cents cavaliers.
Ou verra dans le chapitre suivant la catastrophe qui mit fin
au règne de M. de Guise , et la suite de ses aventures.
Paul de Musset.
I
PRÉDICATEURS GROTESQUES
DU SEIZIÈME SIÈCLE.
II.
ROBERT MESSIER
ET LE DORMJ SECURE.
Il est facile de reconstruire l'histoire avec des pamphlets ; on
l'a souvent essayé de notre temps. La méthode est piquante , et
elle prête à coup sûr de la vivacité au récit. Mais n'est-il pas
dangereux de se trop fier à des satires que les contemporains
eux-mêmes ont le plus souvent suspectées d'exagération ou de
mensonge ? La liberté de la presse est acquise à nos sociétés
modernes? mais je ne crains pas de dire qu'on n'écrira point,
dans quelques siècles, nos annales avec nos journaux. L'histoire,
dès qu'elle veut devenir une science, et une science sérieuse, n'a
recours qu'avec d'infinies précautions aux témoignages em-
preints des passions contemporaines. Ce serait une grande er-
reur de faire l'histoire d'Athènes avec Aristophane , l'histoire
romaine avec Juvénal, l'histoire de la Ligue avec les pamphlets
des Huguenots , l'histoire de la régence d'Anne d'Autriche avec
les Mazarinades , mais en accordant une large part aux haines
et ava. violences, en rédiusaut à des proportions probables les
48 FŒVUK DE l'AKIS.
assertions absolues tics partis, la vérité se délaye, les événe-
ments el les hommes apparaissent clans leur vrai jour. Nous
avons souvent songé qu'il serait curieux d'emprunter à la chaire
chrétienne, au contrôle sévère et authentique du clergé sur la
société, le tableau des mœurs fiançaises au moyen âge. L'église
a eu une si grande part au développement moral et politique des
civilisations modernes ; son inlluence , dans les siècles de foi
comme dans les siècles d'hérésie, a été si profonde et si directe,
que son témoignage à nos yeux est d'une haute gravité en his-
toire.
L'école grotesque des prédicateurs du wi" siècle, que nous
avons déjà étudiée dans Menot (1), n'a pas sans doute la même
autorité que la parole austère de Bernard ou de Gerson. La ré-
forme , par là même qu'elle est devenue possible, par là même
que des moines révoltés , comme Luther et Calvin, ont la puis-
sance d'enlever une partie de l'Europe au catholicisme, la ré-
forme, disons-nous , montre à quel état d'abaissement moral et
de dégradation intellectuelle était tombé le clergé. Il faudra près
d'un siècle pour que l'Église retrouve un de ces docteurs qui l'a-
vaient illuslrée au moyen âge, et ce n'est que sous Louis XIV
que Dossuet écrira, avec la plume de Pascal et la dialectique de
saint Thomas, V Histoire des yariations. Néanmoins les ser-
mons catholiques du xvi» siècle ont, à nos yeux, une grande
valeur historique , parce qu'ils montrent non seulement quelle
était la situation morale du peuple , mais aussi quelle altitude le
clergé inférieur, le clergé qui prêchait, prit à l'égard de la ré-
forme, comme à l'égard des hauts dignitaires calholicpies, de la
noblesse et des sommités du tiers état. Il serait peut-être de
quelque intérêt d'étudier ces prédicateurs bizarres dont il faut le
plus souvent récuser la valeur littéraire, mais dont il serait in-
juste de contester historicjuement l'importance. Maillard, le vio-
lent adversaire de Louis XI, Barletle, dont le souvenir fut long-
temps proverbial (qui nescit Baiietisare , ncscit predicare) ,
Savonarole, qui expia sur un bûcher ses violentes attaques con-
tre Rome, sont à peu près oubliés de nos jours, et il poiuTait
paraître intéressant de les remettre en lumière. A leur école se
rattachent i\c\}\ livres moindres , tout à fait inconnus, et don
(1) Voir la livraison du mois daoul 1838.
KEVUE DE PARIS. 49
quel(iues rares bihliofîfaplies ont seuls conservé les titres. L'é-
lude (le Mcssier el du Dormi Secure , sans avoir riulérêt poli-
tique de Maillard et de Savonarole, ne sera pas sans quelque
utilité peut-être pour l'histoire des mœurs du wi" siècle.
§ I. — ROBERT MESSIER.
Rabelais fait ainsi parler Grandgousier aux pèlerins que Gar-
gantua avait été sur le point de manger en sallade :
« Qu'alliez vous faire à Sainct Sébastian près de Nantes? —
« Nous allions, dist Lasdaller, leur offrir nos votes contre la
n pesle. — 0 ! dist Grandgousier, paôvres gens, estimez vous
« que la peste vienne de Sainct Sébastian? — Ouy , vrayement ,
« respondit Lasdaller, nos prescheurs nous l'afferment. — Ouy,
» dist Grandgousier, les faulx prophètes vons annuncent-ilz telz
» abus? Blasphèment-iiz en ceste façon les justes et saincls de
n Dieu, qu'ilz les font semblables aux diables, qui ne font que
» mal parmi les humains , comme Homère escript que la peste
« feut mise en l'est des Grégeoys par Apollo, et comme les poêles
» feignent un grand tas de vejoves et dieux malfaisants. Ainsi
» preschoit à Sinays un caphart que sainct Antoine mettoit le
» le feu es jambes, sainct Eutrope faisoit les hydropicques,
« sainct Gildas les folz, sainct Genou les gouttes ; mais je le
« punis en tel exemple , quoyqu'il m'appelast héréctique , que
■n depuis ce temps caphart quiconiiue n'est ausé entrer en nos
i> terres. Et m'esbahys si vostre roy les laisse prescher par son
« royaulme telz scandales ; car plus sont à punir que ceulx qui,
» par art magicque ou aultre engin, auroyent mis la peste par
» le pays ; la peste ne tue que le corps, mais telz importuns em-
» poisonnent les âmes.»
Ces lignes de l'ami du cardinal Du Bellay nous semblent d'au-
tant plus précieuses à recueillir , que l'opinion des contempo-
rains sur les sermonnaires nous échappe, en général, par le
petit nombre ou l'insignifiance des textes qui s'y rapportent. Ce
que Rabelais dit, avec ce ton narquois qui lui va si bien , au su-
jet des prédications superstitieuses, ne peut mieux venir qu'à
propos de Robert Messier, frère de l'ordre des mineurs, provin-
cial de France et commissaire du père général dans le couvent
de Paris; car si Messier, d'après les traditions légendaires de
2 5
50 REVUL DK PARIS.
Jacques de Vorage, \y<\yc- quelquefois Irihul à celle faiblesse po-
pulaire (comme ([uaiicl il parle sérieusement de plusieurs mil-
liers de mouches dévastant une moisson en Angleterre, et por-
tant sur une aile ira et sur l'autre Dei) (1). plus souvent il
immole sous son sarcasme familier et incisif toutes les crédules
aberrations de l'esprit. Messier esl le plus original continuateur
de l'école de Maillard et de Menol, propagée par le Dormi se-
ciire. Il a publié lui-même ses sermons lalins au commencement
du XYF siècle, avec une préface euipreinle d'un insignifiant mys-
ticisme.
On sent à la lecture du livre de Robert Messier, qu'il s'accom-
plit quelcpie chose d'extraordinaire dans 'es esprits. Combien on
est loin déjà du temps oîi saint Bonavenlnre écrivait de longs
traités sur les blessures saignantes du flanc de Jésus! Messier,
il est vrai, s'écrie, en un endroit, avec cette vague effusion qui
fut la poésie des siècles mystiques : «C'est par l'amour qu'on
peut retenir le Christ, le Dieu fort et jouissant. Si l'univers était
de fer ou d'airain , on n'y pourrait fabriquer de chaînes assez
épaisses pour rattacher , mais il ne peut rompre celles de la
charité et de l'amour. C'est là l'indissoluble lien |)ar lequel il a
pu être enlevé du trône de son éternel père jusqu'en ce monde ,
jusque dans le sein de la Vierge, et du sein de Marie au gibet, et
du gibet , lui, lils de Dieu , à travers les clous et les épines , à
l'infernal séjour de la damnation. Et les élus se glorifient d'a-
voir Dieu sous leur empire. Ainsi on dit aux femmes, en parlant
de leurs amants : Vous les avez à vos pieds.» Bizarre rapproche-
ment qui ravale l'extase des amours célestes au niveau des
amours de la terre, après avoir , par un ascétique et surhumain
transport, mis Tinfîni sous le joug du fini, après avoir proclamé
l'absorption de l'être en soi dans l'être contingent, du Dieu dans
la créature ! Mais c'est là chez Messier un de ces rares souvenirs
de foi ardente, auquel son esjirit, singulièrement positif, laissait
d'ordinaire peu de place. Le plus souvent l'histoiiette et l'anec-
dote font les frais de son éloquence naïve. Son procédé habituel
est de ciler en commençaut une phrase de l'Écriture et d'en ap-
(1) l'olio 43, Sennoncs super ephtolas et evangelia quadragcsime.
l'aiisiis, 1551, in-8o. Goth. extrènienient rare. — On en trduve un
exemplaire à lablbliolhèquc de lArseiial ; 6557, T.
REVUE DE PARIS. St
pliqiier allégoriquement chaque mol aux divers étals, aux choses
usuelles de son temps.
Le moyen âge semble tout ii fait mourir avec François !«■■,
dont le règne est rempli par l'avénement tumulliieux des idées
nouvelles. En 1317, le catholicisme, pour lequel le temps des
victorieuses épreuves était arrivé, se divise sous les déclamations
de Luther. En 1324, la chevalerie, (jui bientiM , pour le grand
Cervantes, n'était plus qu'une ridicule tradition, périt avec
Bayard à la défaite de Rebec. Les élections canoniques qui, en
conservant les principes de la démocratie dans l'Église, assu-
raient l'indépendance du clergé de France par rapport au pou-
voir royal et à la papauté, sont abolies avec la pragmatique ; la
magistrature devient vénale sous le chancelier Duprat , et la
royauté arrivant enfin à l'unité, par la destruction de l'organi-
sation féodale et des gouvernements locaux, proclame pour la
première fois dans ses ordonnances la formule du pouvoir ab-
solu : Tel est notre bon plaisir. Nulle part peut-être on ne
trouve plus de traces vivantes de ce singulier mouvement
du xvie siècle, de cette situation étrange et confuse, que dans
les monuments parénéliques de l'époque. On y rencontre par-
tout des témoignages de cet esprit nouveau, inquiet et remuant ,
qui venait de donner l'imprimerie à l'intelliffence, l'Amérique au
commerce, et qui devait se produire avec entraînement dans les
luttes de Charles-Quint et de François Ie% dans les guerres de la
Réforme et de la Ligue , comme dans la renaissance des lettres
et des arts. L'état des mœurs est vivement reproduit dans les
sermons du temps et particulièrement dans ceux de Robert Mes-
sier. Le clergé est surtout l'objet des saillies et delà colère de
ce prédicateur, et le tableau qu'il en trace est encore plus rem-
bruni quecelui de Menot.
Sans doute (et toutes nos citations seront textuelles) , les es-
prits du xvF siècle sont peu disposés à l'indulgence envers les
prêtres. II font des fables à leur sujet, eu disant : maistres pres-
tres , etc.; en nos curez nulz biens y a. On pille les terres sa-
cerdotales comme les biens du peuple, plus vite qu'on ne ferait
d'un territoire ennemi. Les nobles , qui vivent de rapines , ne
mangent pas les autres nobles , mais bien les ecclésiastiques et
les paysans; nobles qui tiennent leur rang, non de la naissance,
mais de la fortune, et qui ont été naguère trésoriers ou clercs
52 REVUE DE PARIS.
de finances. Mais ce mépris qu'on professe pour le clergé, n'est-
il pas le résultat de ses vices? Messier n'hésite i)as à dire la vé-
rité en ce point avec une âpre crudité, et pourtant la vérité est
comme l'eau sainte à laquelle tous tendent le visage quand la
main du prêtre la répand; mais si le goupillon , trop libéral , a
jeté l'eau avec abondance, on se retire en murmurant et en se-
couant la tète. C'est qu'il y a beaucoup d'ecclésiastiques aujour-
d'hui, dit le prêcheur, qui savent les devoirs du peuple envers le
clergé , mais qui ignorent ceux du clergé envers le peuple , et
celte vérité les offense. Quelques docteurs ont prêché autrefois
avec fermeté; mais, à cette heure, chanoines et bénéficiers , ce
sont tous chiens muets, qui ne peuvent plus aboyer, parce qu'on
leur a (jeté ungos en la gueiiUe. Comme ce n'est pas assez d'une
faveur, arrive bientôt le cumul, et alors on oublie le nom qu'on
a reçu au baptême pour se faire appeler monsieur l'abbé , mon-
sieur l'archidiacre , monseigneur l'évêque. Les éperviers aussi ,
«piand ils voient un cadavre, crient fi, fi, et on dirait qu'ils n'en
veulent point, bien qu'ils soient les premiers à s'en repaître. Nos
])rélats, cupides, avares, sans miséricorde, impies et cruels, font
de la sorte. L'épouse du Christ, le Christ lui-même pour son
père, doivent être offensés de se voir ainsi, comme en une halle,
vendus aux plus vils ribauds, tantôt par le pape , tantôt par le
roi, tantôt par quelque puissant seigneur séculier. N'est-ce pas
là un vol sacrilège? Puisqu'on donne ce nom à celui qui enlève
dans une église un missel ou un calice, que sera-ce de celui qui
s'empare de l'église tout entière et de ses biens ? Quel criminel
outrage ne ferait point au monarque celui qui introduirait dans
son royal alcôve des serpents, des crapauds et des vers? Et bien,
ces vendeurs du temple n'ont-ils pas amené dans l'Église de Dieu
(ies flatteurs rami»ants, gonflés du venin du péché, des brigands
(]ui sont plutôt des vers et des reptiles que des hommes. Ainsi
en serait-il encore de l'épouse qui, par art magique et par sorti-
lège, donnerait à son mari pour famille des taupes, des serpents
et des ânes cornus.
Étrange éloiiuence, si on peut donner ce nom à un bizarre
assemblage d'idées incohérentes et barbares ! La croyance à
l'Agla des cabalisles, à l'influence des astres et au grimoire ,
transportée dans la chaire; la nécromancie ainsi mêlée à la fol,
c'est là un bien nouveau spectacle , que seul le xvp siècle pou-
REVUE DE PARIS. 53
vait offrir. Si on en est réduit à appuyer la religion sur Flamel
et Nostradamus , pourquoi ne pas proclamer , coinine va le faire
bientôt Corneille Agrippa , le néant et la vanité de toutes les
sciences ?
Mais revenons au cumul des bénéfices. Quand Lucifer , dit
Messicr s'aidant d'tuie subtile ironie, naturelle chez un prédi-
cateur qui n'a pas encore tout à fait rompu avec les traditions
de la scolastique ; cpiand Lucifer voulait s'élever par son vol
jusqu'aux deux , c'était i)Our chercher l'unité de substance.
Vous faites mieux, messieurs du cumul ; aujourd'hui le premier
ignorant , nouvelle Trinité, établit en lui trois substances : il
est à la fois archidiacre, chanoine et abbé. Et, eu définitive,
se demande le prêcheur avec une incroyable bonhomie, un che-
val ((ui est à Paris , peut-il traîner un char à Amiens? un prélat
peut il avoir à la fois plusieurs bénéfices en divers lieux ? Mes-
sier montre ensuite comment cette pluralité des bénéfices a pour
compagne la débauche et la gourmandise. La conduite des évè-
ques est , dans leurs fréquents dîners , bien contraire à leur
conduite spirituelle. Ils parlent avant de parvenir, et se taisent
quand ils tiennent leur évèché. C'est l'opposé dans leurs repas :
le commencement est silencieux , la fin est un orgie bruyante.
Autrefois les évêques avaient une cloche pour engager les pau-
vres à leur table ; maintenant ce n'est plus qu'une trompe pour
appeler les chiens; car aujourd'hui les prêtres ont des chiens ,
des oiseaux de chasse et des femmes perdues ; l'édifice de l'Église
s'ébranle sur ses bases , et le clergé est plus dissolu que les
mondains, parce qu'il n'a pas devant les yeux la crainte salu-
taire du Seigneur. Naguère on disait des confesseurs : Voilà un
prêlre vénérable ; maintenant on dit : Voyez ce gros prélat. On
ne s'augmente plus que par ia dilatation du ventre; on a des bé-
néfices en Picardie, en Bourgogne, à Tours. S'il y a une va-
cance , on ne demande pas combien il y a d'àmes à régir, mais
combien d'argent à toucher , comme de cent éc7is d'or. Autre-
fois aussi les évêques étaient savants ; à celte heure, ils ne savent
rien, ils veulent seulement faire parler d'eux; ils veulent qu'on
dise : Un tel est abbé ou évêque. Mais tous ces gens-là sont
des idoles qui tiennent seulement la crosse ; ils ressemblent à ces
figures sculptées aux piliers des églises , mannosetis in pila-
ribus, sur lesquelles paraît reposer tout l'édifioe. Encore s'ils
54 REVUE DE PARIS.
résidaient dans leur diocèse ? Mais au lieu d'être au milieu de
leurs ouailles , ils viennent à Paris , sous le prétexte d'étudier ,
comme s'ils n'auraient pas dû s'instruire avant d'accepter des
prélatines. Et ceux qui suivent la cour : «Mon père, répondent-
ils, nous avons de bons chapelains. » Je crois quece sont chape-
lains qui font de la toison du troupeau quelque habit à des
femmes sans !iom. Les chanoines sont-ils meilleurs ? A .Metz , il
avait fallu dés longtemps leur défendre de se servir de bûton
pour s'appuyer durant l'office (1); au temps de Messier , iÛ ne
se tiennent même plus debout dans l'église , ils se contentent de
venir au chœur, où ils ne disent rien et dorment lajmnhe estan-
(iue en hault; ou bien ils viennent dans la nef causer et se pro-
mener. Les vicaires chantent de la langue le menu fa, et quand
leur grand'messe est vite finie, ils disent qu'ils n'ont rien passé.
Mais ils ne répètent que le commencement et la tin de chaque
verset, en supprimant le milieu, semblables à ceux qui volent
des poissons et emportent les troncs, ne laissant que la tête et
la queue. L'âme n'est pour rien dans leurs prières ; ils remuent
les lèvres et disent la patenostre du singe. Seuls les petits en-
fans de cueur sont pieux et recueillis. Et vous , moines, vous
estes tousiours à rien faire, à gaudiret à faire bonne chière.
Quand vous prêchez, en vrais pharisiens, vous ne manquez pas
de parler des indulgences, et vous regardez comme damnés tous
ceux qui ne vont pas baiser les reliques que vous déposez sur la
table des tavernes, où ne sont pourtant jamais entrés, durant
leur vie, les saints dont vous dites que vous possédez les
restes (2).
Le monde ne manque pas d'être docile à ces mauvais exem-
ples du clergé. Comme lui , les laïques sont ignorants j ceux qui
viennent à Paris n'y étudient guère qu'Ovide, Virgile et Té-
rence ; ou bien , quand ils sont savants, ils n'ont pas la sagesse,
qui ne leur est pas plus donnée par l'érudition , que la raison
n'est accordée aux agneaux et aux veaux , sur les peaux des-
(juels les livres de science sont écrits. Cette sortie contre l'igno-
rance du temps me rappelle un sermon du bon Raulin , grand
(1) Grancolas , Traité de la Messe, Paris, 1713, ln-12, page 261.
(2) Tous les textes citéssurleclergése trouvent aux folio 17, 31,47,
24, 114, 57, 122, 64, 15, 23, 46, 109, 71 .
REVUE DE PAI'.IS. 55
maître du collège de Navarre, que Messier avait pu entendre
prêcher dans sa jeunesse. Le tableau que le pieux sermonnaire
trace de l'Universilé semble confirmer cette triste situation in-
tellecluelle. 11 peint les étudiants dans le quartier sale et noir
qui leur servait d'asile ; il les montre tour à tour sur la place
Maubert, où l'on vendait des sacs de charbon , se noircissant
entre eux comme 1 écolier et le maître; sur la place des Halles,
où étaient étalés des poissons dont le nom emblématique pouvait
(rès-bien s'appliquer aux écoliers ; il les montre sur la place de
Grève, où se débitaient des allumeltes et du bois , symboles des
feux impurs de ces intrépides coureurs de clapiers ; il les montre
enfin sur la place aux Baudets , où logeaient les enfants ignares
qui mangeaient l'argent de leurs parents sans rien apprendre (1).
Que de douleurs, hélas! affligeaient le cœur du bon Raulin.
Les solécismes de ses élèves le rendaient triste ; et lui , recteur
de l'Université , conservateur des traditions classiques , lui qui
écrivait marmouseti, s'étonnait d'entendre ses écoliers dire
vir tnea , sponsa meus. Aussi ne manquait-il pas de le leur re-
procher, dans une de ces processions solennelles dont Du Bou-
lay et Crévier nous ont conservé le souvenir. Mais revenons à
Messier.
Le luxe qu'on retrouve chez les femmes des bourreaux et des
cureurs de ruisseau* (2) , l'orgueil qui pousse à traiter les la-
boureurs de vilains , la flatterie qui fait dire je sue , quand le
maître dit il fait chaud, et je tremble , quand le maître dit il
fait froid ; tous les détails enfin de la vie pratique , que nous
avons trouvés dans Menot, se montrent aussi chez Messier. Le
prédicateur toutefois ne s'enferme pas dans ce sombre tableau
de la moralité du xvi" siècle II croit à l'avenir de la religion du
Christ ; et espérant convaincre son auditoire , il se sert souvent
d'apologues et de fables qu'il entremêle de réflexions familières.
Un peintre, dit-il, avait représenté les trois ordres de la so-
ciété , à savoir : l'agriculture qui disait : » Je nourris les deux
autres ; « l'Église qui disait : « Je prie pour eux ; » la noblesse
qui disait : « Je les défends tous deux. » Survint un nouveau
peintre qui ajouta l'image du barreau, et l'avocat disait : « Je
(1) Serm. Dominicales, Paris, 1542, in-4o, folio 115.
(2) Usores torforis et latrinanim curalons. (Folio 44.)
56 REVUE DE PARIS.
les dévorerai lous les trois. » Ailleurs, c'est la fable du lion chas-
sant avec le renard et le loup ; ailleurs encore , c'est une allé-
gorie pleine d'une singulièi e tristesse et d'une naïve poésie : —
Un jour l'eau , le feu , le vent et la vérité se confiaient mutuelle-
ment leurs douleurs : « Tous , disait le feu , m'éleignent en été,
c'est pour cela que je me cache dans les veines du caillou. » Et
l'eau dit : « Quand on a lavé avec moi la boue du fumier, on me
jette , et c'est pour cela que je cherche un asile au pied du jonc
des marais. » Et le vent dit à son tour : « L'hiver , les hommes
me chassent de leur demeure , et je me cache sous la feuille du
tremble. » Et comme la vérité seule n'avait pas parlé, elle dit :
«Tous me poursuivent, je ne sais où me réfugier, je mourrai sans
confession , car personne ne veut me prêter l'oreille, et je fuirai
dans le ciel au-dessus des nuées. » Ad nubes , Domine ^ Veri-
tas tua.
On voit que Robert Messier , sur lequel nous n'avons aucun
détail biographique , est un des types les mieux caractéiisés de
l'éloquence populaire. Comme son contemporain Menot, il fait
souvent allusion aux événements de son temps, par exemple aux'
guerres d'Italie. On croirait même voir dans le passage suivant
une indirecte louange aux tentatives d'organisation militaire de
François l^^ Dans le combat de la vie , dit-il , le Christ a sage-
ment disposé sa divine armée, comme faille roi de France.
Jean-Baptiste fut son grand maîtie , les apôtres ses douze pairs,
Paul son général de bataille ; il eut aussi un maréchal dans
saint Etienne. Et Messier continue de la sorte à donner allégo-
riquement à Jésus une cour.et une armée composées de capitai-
nes , de secrétaires , de chanceliers , de familiers , de fils d'hon-
neur , ainsi que l'était celle du roi très-chrétien. Comme Menot
encore , Messier montre , en termes burlesques et plaisants , la
Madeleine donnant les œullades tantôt à l'un, tantôt à l'autre.
3Iais la première partie de ses sermons est seule dans ce ton et
dans celte manière ; les discours sur la Passion et le sang du
Christ rentrent tout à fait dans le style scolastique, et si toute
cette fin , écrite sagement et sans presque de trivialité , est quel-
quefois bien sentie de cœur, elle n'a plus la force, elle n'a plus
l'âpre crudité des premières pages.
Maillard , Menot , Messier et tous les sermonnaires du même
genre, dont les œuvres nous ont été conservées , ne formaient
HEVUE DE PARIS. 57
pas , à coup sûr, une exception dans l'Église, et c'est là ce qui
donne i» leurs livres une grande importance historique. Le clergé
des plus obscures paroisses . les prédicateurs des ordres men-
diants qui parcouraient les villages , avaient dû céder nécessai-
rement , comme les missionnaires appelés sur un plus grand
théâtre, à l'entrainement général. Celte manière boutfonne,
cynique , était celle de l'école ; tout l'indique. Les sermons gro-
tesques, si souvent réimprimés , s'adressaient au clergé comme
au peuple et lui servaient de manuel. Ce fait est précisé par les
titres ; on lit souvent en tète de ces volumes gothiques : Ser-
mons doctes et admirables, utiles à tous états et surtout aux
trompettes de la parole divine. Nous allons examiner un de
ces curieux recueils , dont le titre indique combien la paresse
du clergé vulgaire se reposait sur ces sommes et ces program-
mes, où il trouvait tout préparés le cadre et le sujet de son
enseignement. Dormi secure , c'est-à-dire rfors e/i paix, ne
te fatigue pas à préparer tes sermons ; tel est le litre bizarre
de ce livre maintenant inconnu, et qu'on n'a guère feuilleté de-
puis Henri Estienne.
§ II. — LE DORMI SECURE.
Vers la fin du xv^ siècle, un théologien de Louvain , dont on
ignore le nom, a colligé, dans le Dormi secxire, comme précé-
demment le pape Grégoire et Jacques de Vorage, les plus singu-
lières légendes de son temps. La scolastique est vivante encore,
et ses formes les plus arides se retrouvent partout dans ce livre
bizarre. Mais en général le récit domine la discussion ; l'auteur
semble pressentir tout ce que la dispute va bientôt enlever de
puissance à la foi. Aussi ne dispute-t-il ])lus : il affirme, îl ef-
fraye, il cite à tous propos de terribles miracles. Chaque sermon
est un drame complet. Satan y joue le principal rôle. C'est là, en
effet, la grande figure dramatique du moyen âge, et Méphisto-
phelès, rajeuni par Gœlhe, a causé moins de terreurs, à coup
sûr , que tous les pieux acteurs des confréries , à qui les villes
votaient une quenne de vin , comme récompense scénique, et
deux sous pour aller se laver aux étuves quand ils avaient re-
présenté le diable.
Homme de foi naïve , le théologien de Louvain semble avoir
58 REVUE DE PARIS.
ressenti quelque chose de celte tristesse que saint Jt^rôme repro-
cliait aux chrétiens de son siècle, et qui les livrait ;i de rêveusos
terreurs. On croirait qu'il a peur de vivro. car pour luiieuionde
n'est peuplé que de démons. Le soir ils s'envoient par essaims < t
vont se percher sur les toits du couvent ; ils tourbillonnent dans
l'air comme des feuilles. Toute ruse convient à leur perfidie; ils
savent les secrets du bohémien et de la cour des Miracles, et le
facile prêcheur raconte coinmeni l'éternel ennemi qui se défjui-
sait en serpent pour séduire la femme, sait aussi se déguiser en
femme pour séduire le prêtre.
Dans une ville d'.\llema[ïne vivait un vieil archevêque dont l.i
vie entière avait été austère et sainte (1). L'ange déchu voulut
avoir son âme; et , se changeant en une fille jeune et belle . il
alla vers le soir trouver le prélat. — Que me voulez-vous? lui
demande l'archevêque. — .le suis la fille d'un grand r(»i. répond
Satan d'une voix molle et insinuante. Mon père veut m'unirmai-
gré moi à l'un des princes voisins de .ses États. Mais j'ai fait vœu
de virginité ; et pour sauver ce précieux trésor, je viens implo-
rer aujourd'hui votre protection sainte. — Soyez la bien-venue,
mon enfant, répond le vieillard ; restez avec moi. Je vous pro-
tégerai,— Satan refuse d'abord. Il craint, dit-il, en habitant
sous le même toit qu'un prèire, d'éveiller des soiqiçons bles-
sants. Mais le prélat insiste, le rassure; l'offre est acceptée, l'in-
timité commence. Déjà l'œil de Satan s'allume, ses traits bril-
lent d'une merveilleuse beaulé. Le vieux prélat sent revivre eu
lui le redoutable aiguillon de la chair.... Le démon va tenir sa
proie ; mais tout ù coup la porte tremble sur ses gonds, vio-
lemment heurtée. — Oui va là? demande l'arc'ievèque. — Ou-
vrez, répond une voix inconnue. — On y va, dit Satan; mais
nous voulons au moins savoir qui vous êtes. — Et se tournant
vers le i)rélat : — 11 faut poser quelques questions à cet étran-
ger. Nous saurons par là à qui nous avons à faire. — Volon-
tiers, dit l'archevêque; mais je vous en laisse le soin, mademoi-
selle, car personne ne parle mieux que vous. — Dites-moi , je
vous prie, demande alors la fausse princesse à l'étranger, dites-
moi quelle est la dislance du ciel à la terre. — Cette distance.
(1) Scrmo primiis de sancto Andréa.
i;evi)E de paris. 59
vous l'avez mesuiée, répond rinconiui d'ui;e voix sévère, le jour
où la colore de Dieu vous précipiia daus l'abîme. — Et s'adres-
saiil à larchevèque : — Imprudenl qui recevez des femmes dans
la demeure épiscopale, savez-vous que celle princesse, dont le
regard vous inspirait des pensées mauvaises, c'était Satan qui
venait pour vous séduire! — A ces mots, le prélat épouvanté lit
le signe de la croix. L'étranger disparut , et Satan, de son côté,
s'abima dans la terre.
La légende, comme l'apologue, a toujours sa moralité, et de
ce récit bizarre, le Ibéologien de Louvain conclut qu'il faut
avoir confiance aux saints, car l'étranger qui avait sauvé le vieux
prélat n'était autre que saint André, son patron.
Ainsi, d'après les croyances chrétiennes , s'incarnaient pour
le mal ou le bien, la perte ou le salut de 1 homme, tous les êtres
du monde invisible. Entre la créature et Dieu, le libre arbitre et
la grâce , il y a l'ange et Satan, qui vont se disputant lésâmes
pour le ciel et l'enfer; ils épient l'homme à son entrée dans la
vie, à son dernier soupir j ils agissent, chacun selon sa puis-
sance, sur ses bons ou ses mauvais instincts. Mais dans la lé-
gende, la ligure de Satan , élément de terreur et de poésie, do-
mine toujours. 11 travaille au mal dans le monde moral comme
dans le monde physique. C'est le démon qui amasse sur les villes
les tempêtes et les contagions. De là, dit le Dormi secure (1),
l'usage de placer des cloches à l'endroit le plus élevé des églises,
afin de mettre en fuite, par la peur et le bruit, les esprits ma-
lins qui planent dans les nuages.
Après la légende vient le drame et le mystère ; après le récit,
l'action. Ainsi, dans le sermon sur la résurrection, Jésus et les
prophètes, le chœur des anges et le chœur des diables, parlent
tour à tour comme sur un ihéâtre ; mais le théâtre, c'est la
chaire, et le prêtre suflit à tous les personnages. Le Christ a
rendu le dernier soupir. Le ciel se voile. La terre tremble. Sa-
tan, roi de l'enfer, dit aux démons : « Malheur à nous ! Jésus,
qui s'annonce comme le fils de Dieu, va descendre dans le
royaume des ténèbres. Je n'ai que trop bien appris à le craindre.
Il a guéri, par sa parole, des aveugles et des lépreux. Ceux que
j'avais amenés morts dans mon empire, il les en a retirés vi-
(1~ Scrmo XXII, de rogationilnis.
60 REVUE DE PARIS.
vanls. n L'enfer alors répond à Satan son prince : « Quel est
tlonc ce Jésus ? Les puissances de la terre sont soumises à ma
puissance, et cependant j'ai éclioué contre lui. Il m'a enlevé le
Lazare. Garde-toi bien, Satan, de le conduire ici; car je sais
qu'il est le Dieu fort. « En ce moment une voix terrible comme
le tonnerre se fait entendre : « Princes des ténèbres, ouvrez vos
portes. « C'était la voix du Christ. Et l'enfer répondit ; « Satan,
tu es le roi des ténèbres, va combattre celui qui se dit le roi de
la lumière. Gardes, fermez les portes d'airain , poussez les ver-
rous de fer. « Mais le chœnr des bienheureux répondit à son
tour à ce cri de l'enfer : « Confessons Dieu, sa miséricorde et les
miracles de son fils. Le Christ a fait sortir le monde des voies de
l'iniquité. « — «Vous souvient-il, dit alors Isaïe en se tournant
vers les ermites . vous souvienl-il de cette parole que j'ai dite
sur la terre des vivants : Les morts qui dorment <ians le monu-
ment, ressusciteront ? et il ajouta -. Enfer, ouvres tes portes, car
tues vaincu.» En ce moment une lumière céleste inonda les lieux
de ténèbres. Les réprouvés élevèrent, en sij^ne de joie, leurs
mains au-dessus des flammes qui les brûlaient. Aux pleurs, aux
{îémissements de l'abîme, succéda un chant d'espérance, et les
âmes des maudits, les antiques sujettes de Satan , remontèrent
comme l'âme du Lazare, vers Dieu leur sauveur (1).
Cette crédulité excessive peut blesser justement la raison sé-
vère des âges modernes , mais elle n'a jamais offensé la plus
stricte morale. En effet, que trouve-t-on dans ces légendes? Le
précepte austère auprès de la rêverie, le sentiment du devoir,
du renoncement, de la pureté chrétienne, l'exemple de la chas-
teté des vierges, du courage dans la souffrance, des joies mys-
tiques de l'extase, des morts résignées. Ici sainte Agnès refuse
de sacrifier aux idoles; le juge païen la fait conduire nue dans
lerei)aire des courtisanes, mais aussitôt sa chevelure grandit et
l'enveloppe d'un pudique réseau qui la défend mieux que tous les
voiles. Ainsi, la femme qui veut rester pure n'a point à redouter
les outrages des hommes. Ailleurs, c'est saint Nicolas qui meurt
en répétant des cantiques ; les anges descendent du ciel pour
chanter avec lui, et ils emportent son âme au bruit d'une musique
céleste. Ainsi doivent mourir les chrétiens, Thymnesur les lèvres.
(1) De ressurrectione Doniini , sernio sssi.
REVUE DE PARIS. «I
Leprècheur veut-il défendre l'immanili'e conception de la Vierge
contre des doutes fréquents dans PËgiise, contre les maîtres de
l'école eux-mêmes, il raconte l'histoire d'un moine qui, venant
chaque nuit prier à l'autel de la Vierge, entendait toujours une
mouche hruire. Lassé de ce murmure, il s'écria : « Je t'adjure
par notre Seigneur Jésus-Christ que tu médises quelle chose
tu es. « Alors une voix répondit : « Je suis Donaventure et je
fais ici mon purgatoire pour avoir soutenu que la Vierge fut
conçue en péché mortel.» Saint Bernard, comme saint Dona-
venture, avait aussi expié cette même opinion, et après sa mort
il apparut avec un taciie noire.
Dans les premières années du xvrsiècle, Maillard elle Dormi
secure avaient fait école; les prédicateurs populaires de l'épo-
que, pour défendre le dogme ou la morale , s'armaient plutôt
de la légende que de l'argument scolastique. Aux impatiences
des moines contre la règle, à l'indifférence des bourgeois , à la
vie molle et bien repue du clergé, ils opposaient d'efîrayanls
exemples de la colère céleste. Ainsi, dans les Très-succulents
Sermons stir le temps et les saints {]) , on lit qu'un moine de
Citeaux, obsédé des souvenirs du monde , résolut de quitter son
cloître; mais à peine avait-il formé ce projet coupable, qu'il fut
conduit en enfer ; et là il eut une vision : des diables présentaient
à Lucifer l'âme d'un riche dont ils venaient de s'emparer.
« Qu'on reçoive dignement cet heureux du monde, dit le prince
des ténèbres à ses esclaves ; je veux qu'il soit traité avec dis-
tinction. Donnez-lui ce fauteuil, c'est la place d'honneur. « Do-
ciles à cet ordre, les démons s'emparent du damné, retendent
sur un lit de fer rouge, et lui versent du feu dans le gosier. —
«Jongleurs, amusez-le comme autrefois. « et deux démons
soufflent à ses oreilles dans des trompes ardentes. — « Il a aimé
les femmes , qu'on amène des femmes, » — et des serpents de
feu s'approchent en rampant , se roulent autour de son cou ,
l'embrassent, tandis que des crapauds lui mangent les lèvres.
Justement effrayé de ces châtiments terribles, le moine de Cî-
leaux ne quitta plus son cloître.
Ainsi, dans la littérature catholique du xvi^ siècle, serenco:i-
(1) Luculenlissimi sermones parati de tempore et de sauctls, Pari-
sis , 1530, in-S", goth.
6
62 REVlli: DE l'AMS.
lienl ç;"» et là, voilées sous une Liiigtie haibare, do poétiques vi-
sions. Le serinonnaiie joue , comme DaiUe, sa divine comédie j
mais déjà s'approchaient les jours du scepticisme. Les mêmes
bourgeois qu'avaient prêches Raulin et l'auteur inconnu du
Dormi secure, laissaient peul-êlre parmi leurs fils plus d'un
fervent disciple aux hérésies. La génération suivante allait re-
procher comme un crime aux hommes croyants des siècles an-
térieurs, la pieuse facilité de leur foi, et la réforme, positive et
sèche, devait proscrire bientôt la légende des saints, comraeelle
brisait leurs reliquaires. Quelques années plus tard , le dévot
conteur eût effacé peut-être de son livre ces merveilleux récits :
les bourgeois de sa paroisse en eussent-ils mieux valu? il est
permis d'en douter.
Ce procédé légendaire du Dormi secure, et surtout ces ten-
tendances satiriques de Messier , eurent longtemps cours au
xvi« siècle. Ayant pris tout leur développement pendant le règne
de Louis XII, le roi populaire, elles se continuèrent nécessaire-
ment durant la prodigue et chevaleresque administration de
François I". D'où provenaient ces sorties violentes, cette ma-
nière cynique et grotesque introduite dans la chaire? Il faut, je
crois, les attribuer non-seulement à ce doute rao<iueur, à ce
doute de Rabelais avec lequel semblait se clore, comme par un
sinistre éclat de rire, le drame splendide du moyen âge, mais
aussi à ces passions remuantes, à ces aspirations vers le pou-
voir, qui se manifestaient dans le clergé inférieur, dorénavant
avide de participer ainsi que le haut sacerdoce, aux affaires de
l'Ëlal, et de remplir, à son tour, le rôle agressif que le tiers état
avait joué à l'égard delà noblesse féodale. Cette intervention de
la chaire dans les événements contemporains se manifestait de-
puis longtemps. Dès 1479, Pie V s'était déjà fait amener vingt-
deux prédicateurs , accusés de se mêler d'affaires d'État, et les
avait envoyés aux galères (l); et , en 1498, Jérôme Savonarole
était publiquement brûlé à Florence. En France, les privilèges
de l'université, auxquels Louis XII porta de si funestes coups ,
ces privilèges qui donnaient aux gradués en théologie le droit de
prédication , favorisèrent singulièrement l'envahissement de la
(1) Chronique de Louis XI, à la suite des Mémoires de Gomines ,
édit. de 1706, tom. H , pag. 245.
REVUE DE PARIS. ^
politique , et amenèrent même plusieurs fois rintervention du
parlement (1). Ainsi, en 1525, le premier président Jean de
Selve fut forcé d'avertir, avant le carême, les prédicateurs de se
tenir dans les limites de l'enseignement catéchétitjue (2). La si-
tuation religieuse, d'ailleurs, pi était par son désordre au désor-
dre de la chaire. Les mœurs relâchées du clergé en étaient la
plus triste cause. Ronsard s'écrie en un endroit de ses œuvres :
Et que diroit saint Paul , s'il revenoit ici.
De nos jeunes prélats qui n'ont point île souci
De leur pauvre troupeau , dont ils prennent la laine
Et quelquefois le cuir, qui tous vivent sans peine.
Sans prêcher, sans prier, sans bon exemple d'eux ;
Parfumés, découpés, courtisans amoureux,
Veneurs et fauconniers et avec la paillarde
Perdent les biens de Dieu dont ils n'ont que la garde.
Ainsi la poésie elle-même vient en aide à la chronique; Ron-
sard s'unit à Brantôme pour déplorer cette corruption générale.
La confusion était au comble : les i)rélats ne prêchaient plus,
ou ils faisaient faire leurs sermons à des la'iques , pour les ré-
citer ensuite dans les églises : l'abbé de Broviler, par exemple, a
recours à la plume sceptique de Corneille Agrippa , dont nous
possédons deux sermons sur les reliques et la vie clauslrale,
sermons fort édifiants sans doute, mais qui font singulière figure
au milieu des œuvres bizarres de ce hardi douleur. Les évèques
et le haut clergé passaient leur temps à la cour, loin des dio-
cèses, et on voit François l^'' assistera Paris à une procession,
oi'i il y avait jusqu'à vingt-deux cardinaux (ô). Le saint minis-
tère de la parole était donc abandonné au clergé inférieur, et
cet abandon ne pouvait produire alors que deux résultats , à
savoir : des prédications violentes et grotesques, cpiand par-
laient des hommes de conviction qui, peu instruits et sortis des
derniers rangs du peuple, voulaient lutter à armes égales contre
le langage brutal de la réforme ; ou un enseignement supersti-
tieux, lorsque montaient en chaire des moines ignorants qui
(l)Crévier, Hîsto'irede V Université , tom. VI, pag. 79.
(2) Longueval , Histoire de l'Eylise gallicane, tom. XVIII, pag. 3.
(3) Branlème, 4.5e discours sur François 1er, édit. de Rastien, V,2S4,
G4 REVUE DE PARIS.
iransformaieiit la foi éclairée des grands siècles chrétiens en
une étroite crédulité. Par exemple, au dire de l'abbé de Choisi,
(l;ins son Histoire ecclésiastique . beaucoup de cordeliers prè-
( liaient que saint François descend chaque année en purgatoire
jour en tirer les âmes de ceux qui sont moris dans l'habit de
son ordre. En 1502, Gilles Dauphin . général des cordeliers, en
considération des bienfaits que son corps avait reçus de mes-
sieurs du parlement de Paris , envoya, en eifet , aux présidents,
conseillers et greffiers, la permission de se faire enterrer en
habit de cordelier. En loOô, selon Saint-I'oix, il gratifia d'un
semblable brevet le prévost des marchands et échevins. On con-
çoit j)ar là que le théâtre, qui avait quitté les cathédrales, et
qui, devenu satirique en ses Moralités et sotties , osait , avec
Pierre Gringoire , i)arodier le pape Jules II dans la pièce du
Prince des Sots^ on conçoit que le théâtre n'ait pas tardé à
lidiculiser ces bizarres traditions. Aussi les prédicateurs, tout
en lui empruntant ses formes et son idiome , ne tardèrent pas à
tonner contre l'art dramaliciue ; on eut même recours à l'auto-
jité civile. En 1541 , dans un réquisitoire du procureur général
du parlement, il était exposé, entre autres griefs contre les
théâtres de la confiérie : « Que tant que les dictz jeux durent,
le commun peuple, dès 8 à 9 heures du matin es jours de festes,
délaisse la messe paroissiale , sermons et vespres . pour aller es
diclz jeux garder sa place et y eslre jusqu'à 5 heures du soir, et
cessent les prédications; car n'auroient les prédicateurs aucuns
auditeurs (1). « Le théâtre était donc pour la chaire un ennemi
nouveau qui , par ses pompes mondaines , détournait la curio-
sité et la foi des pompes solennelles du culte religieux. Les at-
taques de la réforme venaient encore se mêler, avec la déplo-
rable situation morale du clergé, aux embarras de l'Eglise de
France. L'alliance politique de François I"' et des confédérés
protestants de Smalkalden , la contradiction de persécutions iso-
lées à l'intérieur avec l'appui que prêtaient ouvertement à la
léforme, plusieurs grands du royaume, compliquaient aussi
cette situation difficile. On essaya en vain de pallier l'ignorance
par la violence du langage. Si , en 1556 , Noël Béda, principal
du collège de Montaigu, qui s'était déjà fait un nom par soii
(I) Sainte-Beuve, PoeWe française au seizième siècle, pa{j. 247.
REVUE DE PARIS. 65
opposition à Érasme , à Lefebvce d'Élaples et au divorce de
Henri VIII, osa en chaiie accuser le roi de favoriser l'hérésie,
et fit ensuite , avant d'aller mourir dans les prisons du Mont-
Saint-Michel , amende honorable de sa hardiesse devant le por-
tail de Notre-Dame (1), celte condamnation ne put exciter un
bien vif intérêt de sympathie chez les hommes instruits qui sa-
vaient que Béda avait prêché contre l'enseignement public du
grec , cette langue des hérésies, comme il la nommait.
L'église ne tarda pas à voir l'inconvénient de ces prédications
trivales , de ces sorties violentes sur les puissances séculières et
ecclésiastiques. EnloôO, au concile de Cologne, on ordonna
aux prêtres d'enseigner simplement TÉvangile, en s'abstenant
des plaisanteries grotesques , des récits diffus , surnaturels et
apocryphes, des fables légendaires, ainsi que des injures et des
attaques contre la magistrature et le clergé. Cependant cette
réforme fut longue à s'opérer, puisqu'à l'ouverture du concile
de Trente , de cette réunion qui était destinée à rendre sa sévé-
rité à la discipline et à lutter contre l'hérésie, Tévêque de Bi-
tonto donna le plus mauvais exemple aux orateurs de son
temps, en un sermon dont le moins ridicule passage était la
preuve de la nécessité des conciles , par cette raison que dans
V Enéide Jupiter assemble les dieux, et qu'à la création de
l'homme et à la tour de Babel , Dieu s'y prit en forme de con-
cile. Différentes autres réunions sacerdotales, comme celles de
Narbonne , en 1550 , et celle de Cambrai , en 15C3 , effrayées de
cet état de la chaire , ordonnèrent aux prédicateurs de mettre
toujours leurs discours sous l'invocation de la Vierge , et de
s'éloigner des dogmes fabuleux, fabidoso dogmate, dans leurs
discussions avec les schismaliques. Les avertissements vinrent
aussi de la part des laïques, et le spirituel Reuchlin, ainsi qu'É-
rasme, écrivirent sur l'art de la prédication; mais ce fut en
vain. Les j'érées de Bouchel, le Cyvibalum mundi de Des-
perriers , le singulier et fabuleux recueil des Gesta Romano-
rum, le Passavant de Théodore de Bèze, le Baldus de Fo-
lengo , le Moyen de parvenir, que je me garderai , par crainte
de l'ingénieuse érudition bibliographique de M. Nodier, d'attri-
buer à Béroalde de Verville ; tous ces livres satiriques, bizarres,
( 1) Ellies Du Pi» , Seizième siêcff, part , m , paj. 5ôÔ.
6G REVUE DE PARIS.
cyniques , qui npparurent en si {ïrand nombre au xvi« siècle,
ot dont Rabelais devail élre l'admirable et monslrueux couron-
nement , toutes ces débauches de l'esprit influèrent trop direc-
tement sur la chaire pour ne pas lui laisser des traditions de
parole bouffonne, ([ui ne devaient disparaître qu'après les pré-
dications furieuses et sans frein delà Ligue.Quant aux sermon-
naires qui fidèles aux restes mourants d'une scolaslique
barbare, n'empruntaient pas le langage macaronique, et se
bornaient à l'enseignement vulgaire plein de divisions et de
subtilités, ils puisèrent tous dans les Thesauri, les Polyan-
thœa et dans tous ces nombreux recueils d'érudition banale ,
dont la Gemma predicans de Deniise est l'ennuyeux et oublié
modèle. Au commencement du xvie siècle, il y a donc dans la
chaire deux écoles bien diverses : l'école scolastique et l'école
grotesque. Leur durée devait être courte, parce que la première
appartenait à une société finie, parce que la seconde était le
résultat d'un de ces conflits d'idées , heureusement courts pour
les sociétés qui y sont en proie.
Ca. Labitte.
LETTRES
SUR MUNIGH\
DÉCORATION INTÉRIEURE DE LA RÉSIDENCE.
VIII.
D*uii certain abn« de rarl.
La première chose qui frappe , lorsqu'on entre dans les nou-
veaux appartements de la Résidence , c'est qu'il n'y a partout
que de l'art. Il fut des époques, dans l'antiquité et pendant lo
moyen âge , où les ustensiles les plus ordinaires prirent des for-
mes pleines de goût, et furent ornés de ciselures précieuses;
les fouilles de Pompeï , et les cabinets de nos amateurs de vieil-
leries gothiques fournissent des renseignements également inté-
ressants sur cette application de l'art aux produits de l'industrie.
Les travaux qui en portent l'empreinte nous paraissent méritei-
la plus haute attention et les plus grands éloges. C'est en façon-
nant les objets qui sont le plus souvent à la portée des hommes ,
que l'art atteint vraiment son but. (jui est de rappeler sans cesse
un ordre d'idées et de sentiments supérieurs à l'inerte et imbécile
matière. Mais ce n'est pas dans ce sens que l'art règne en maître
absolu dans le palais des rois de Bavière ; il n'y a pas transformé
(1) Voir le premier volume, janvier 1839.
68 r.EVUE DE PARIS.
l'industrie , il l'y a supprimée. Ce despotisme est-il aussi digne
d'approbalion?
Lorsque le roi Louis demanda ù M. de Klenze le plan de ses
nouveaux appartements , il lui manifesta la volonté expresse de
ne voir fifîurer dans leur décoration ni tapis , ni draperies, ni
tentures , ni bois , et de n'y admettre que les nu-ubles dont on ne
pourrait absolument se passeï'. Les marbres ou les stucs , les
peintures et les sculptures, étaient les seuls ornements qui fus-
sent à la disposition de l'architecte. Pour comprendre fout sou
embarras, il faut avoir vu cette immense suite de salles, dont
la décoration était réduite à des ressources si bornées. Dans
l'aile du midi, qui fut commencée la première, le nombre des
salles qui composent les grands appartements du roi et de la
reine ne s'élève guère à moins de vingt ; et quoique l'aile du
nord , destinée aux grandes salles de réception , soit divisée en
moins de compartiments, elle n'est pas moins étendue. Il était
presque impossible de ne pas paraître froid et monotone , en
ayant à fournir une si longue carrière avec des moyens si res-
treints ; cependant M. de Klenze me paraît avoir résolu ce pro-
blème avec un rare bonheur. Il est vrai qu'il a d'abord obtenu
grâce pour certaines boiseries privilégiées qui ont quelques-unes
des qualités des minéraux ; avec leurs vives couleurs naturelles,
et leurs veines dures et résistantes, il a formé des parquets qui
sont comparables aux plus belles mosaïques. 11 a varié de son
mieux la forme des plafonds, qui sont tantôt étendus comme de
grands dais chargés de caissons étincelants , tantôt arrondis, et
couverts de peintures sur les arcs heureux de leurs voûtes. En-
fin , la distribution et l'intérêt des compositions qui décorent les
murailles, en font oublier la nudité; elles empêchent qu'on ne
remarque Texiguité des tissus qui encadrent les fenêtres sans
les voiler, et la médiocrité des meubles déguisée à peine sous
une teinture blafarde que sillonnent de rares filets d'or. Les fres-
ques , dont on a ménagé avec beaucoup d'art les sujets et le
style, courent ordinairement eu frises au-dessus des stucs;
d'autres fois, elles descendent dans le stuc, sous foime de ta-
bleaux ; souvent, comme je l'ai dit, elles envahissent le plafond
et les murs tout enlieis; puis, çù et \h , elles font place aux
sculptures et aux reliefs de gypse blanc qui se détachent admi-
rablement sur des fonds colorés. Vous allez ainsi d'un bout à
REVUE DE PARIS. 69
Taiitre, toujours tenus en haleine par quelque modification
nouvelle et inattendue de ce motif principal de décoration ,
qui semblait d'abord si peu susceptible de fécondité et de cha-
leur.
Mais si l'artiste est sorti avec honneur de cette lutte difficile ,
ce n'est pas une raison pour louer de la même manière l'idée
sous l'influence de laquelle il a agi. Ne vous semble-t-il pas
que , précisément par l'effet de ce culte exclusif et exalté qu'on
professe ici pour les arls, on a man([ué, dans cette circonstance,
à leur véritable destination? En ([uoi le palais, ajusté comme je
viens de vous de le dire, rcssemble-t-il à une demeure humaine?
L'architecture des habitations a aussi sa poésie. Cette poésie a
des modulations différentes , selon les climats et les époques où
elle se fait jour ; mais c'est la méconnaître que de vouloir lui
ôtcr l'accent que lui donnent le mobilier ordinaire et les habitu-
des caractéristiques des hommes dont elle abrite l'existence , et
dont elle doit résumer l'esprit. Que de fois j'ai rêvé qu'on pou-
vait écrire un livre plein de charme , et d'une émotion à la fois
douce et élevée , en faisant l'histoire des formes et des orne-
ments successifs que la maison, cette enveloppe de l'individua-
lité humaine , a revêtus dejjuis le commencement du monde jus-
qu'à nos jours? Avec quel plaisir on suivrait, à travers les
variations de leur toit , et de leur industrie domestique, la civi-
lisation des peuples qui ont laissé de si illustres monuments de
leur vie publique , mais dont la vie privée est si inconnue? Et
cependant c'est le culte des dieux Lares, qui peut seul nous faire
bien comprendre le culte des divinités de la patrie ; c'est de la
famille, comme d'une ruche pleine de parfums et de trésors
cachés , qu'est sorti l'essaim de toutes les vertus politiques et de
tous les grands dévouements qui ont changé la face du monde.
Recevez , heureux amis , l'hommage d'une pensée que vous m'a-
vez inspirée ; c'est dans cette retraite , où vous passez des jours
si calmes et si beaux, que j'ai appris à lier de grandes idées à
des objets qui laisseraient la foule iiiditférente. Oh! dites-moi,
dans les plus petits coins de votre demeure, parée avec une
exquise simplicité , n'y a-t-il pas un écho de vos âmes pures et
fidèles , et ces meubles délicats , que votre main touche chaque
jour, ne réfléchissent-ils pas les charmantes visions de vos
esprits ?
70 REVUE DE PARIS.
Je ne saurais rien lire d'analogue dans ce palais dont je viens
de vous ouvrir le seuil ; mon œil est frappé par un profusion
d'images qu'on retrouverait difficilement dans aucun château
moderne j mais toutes ces peintures habilement ordonnées, que
m'apprennent-elles sur les habitudes des hôles de celte demeure ?
Je sais que je suis chez un prince , mais il m'est impossible de
deviner qui il est. Je puis bien à ces tableaux juger de quelques-
unes des tendances de sa politique ; mais son existence, le corps
de sa pensée, la trace visible de son caractère , de ses mœurs ,
de son esprit , je ne saurais les apercevoir nulle part. Rien de
ce qui est naturel et vrai ne se montre dans ce palais j tout y est
figuré, solennel et d'autrefois ; l'art y a étouffé la vie.
Qu'on ne dise pas que l'industrie n'est point développée en
Bavière comme en France, et que le roi a fait un acte de na-
tionalité en refusant d'emprunter à des peuples étrangers ce luxe
qu'il ne pouvait satisfaire chez lui; car je trouve hors du pa-
lais, dans les perspectives qu'on lui a préparées, cette même
absence de la nature que je viens de signaler dans l'intérieur.
Votre retraite est si complètement entourée d'aspects sublimes
et touchants , que vous avez éprouvé le besoin de tirer un
voile , en certains endroits, entre vous et ces Alpes majestueu-
ses , dont les aiguilles , les neiges, les lacs et les forêts viennent
assaillir votre pensée de tous côtés. Vous savez si j'ai compris
cette réserve et cette sorte de pudeur avec laquelle votre mai-
sonnette s'est envelop|)ée dans son vêtement de feuillage , à la
face de tant de magnificences. Il me semble qu'on aurait dû
ici imiter votre délicatesse et ménager , à l'entour de ce palais
où l'art a tout envahi , des aspects qui pussent soulager les yeux
ou les distraiie; mais lorsque , des appartements du roi, qui
occupent l'aile florentine du midi , le regard tombe sur la ville,
au lieu d'y rencontrer ces découpures libres et originales que
les habilations humaines présentent ordinairement et qui fe-
raient un agréable contraste avec la symétrie intérieure, il y
trouve toujours les mêmes images et les mêmes préoccupations.
De l'autre côlé de la place Max -Joseph , qui forme toute la vue,
et indépendamment de sa statue de bronze et de la colonnade
grecque de son théâtre, s'élève, vis â vis le palais , une façade
qui n'a d'autre destination que d'offrir aux yeux du roi une si-
lhouette architecturale. C'est un portique latin, dont les murs
REVUE DE l'AKlS. 71
intérieurs, facilement visibles à travers leurs minces colonnes,
sont teints de ce cinabre ardent, couleur favorite des anciens,
répandue sur leurs vases et sur leurs peintures. Indifférente à
l'édifice dont elle n'est que le côté, cette façade a , pour les Ba-
varois , un mérite qu'on ne ferait pas facilement apprécier à des
Français. Peut-être avons nous tort de ne trouver un monument
à notre goût que lorsqu'il est blanc et net du haut en bas. Les
anciens , à n'en pas douter , employaient la couleur comme or-
nement accessoire dans l'archilecture et dans la sculpture; et je
veu-Kbien admettre encore que leurs couleurs, plus fondamen-
tales et moins nuancées que les nôtres, pussent choquer à tort
nos yeux habitués à des teintes plus équivoques et plus fondues.
C'est en quelque sorte pour montrer un spécimen des exemples
qu'il a trouvés chez les Grecs , que M. de Klenze a donné A son
portique cette couleur crue et hardie dont il a reproduit l'essai
l.lusieurs fois. Mais était-ce devant les fenêtres de ce palais, qui
n'a d'autre décoration que celle des peintures , qu'il fallait en-
core placer celle-ci ?
Les sensations que donne l'art véritable sont d'une telle fi-
nesse, qu'on ne saurait les concevoir sans une certaine sobriété;
et , pour ne pas rechercher des modèles hors de la France , lors-
que les rois ont prodigué dans leurs habitations le luxe le plus
spleudide et le plus abondant, on a su leur conserver, au de-
hors , des perspectives qui dussent toute leur beauté à un autre
ordre de sentiments. Les forêts de Fontainebleau et de Compiè-
gne, les admirables jardins que Lenôtre a dessinés à Versailles
et aux Tuileries , n'onl-ils pas tempéré la magnificence de ces
demeures, en jetant leurs paysages au milieu des œuvres du
géiîie humain? Vous voyez que c'est un monument d érudition
qui tient la place de la nature devant l'aile du sud de la rési-
dence ; l'aile du nord , qui donne sur le jardin de la cour, offrait
du moins l'occasion de prendre une nvanche; mais , je vous l'ai
dit, c'est une forêt de châtaigniers et une caserne qui occupent,
de ce côté , l'espace oii se dessinait autrefois la villa romaine de
l'électeur Maximilien. Du haut des terrasses du second étage du
palais, on aperçoit, au midi, les sommets du Tyrol. M. de
Klenze, qui a visité Athènes et Corinlhe , a dû souvent deman-
der au ciel pourquoi il n'avait pas rapproché de vingt lieues
cette lointaine ceinture des Alpes , qui courounerait si bien les
72 REVUE DE PARIS.
niDniiments de Miinicli, el qui ajouterait au sentiment élevé de
l'art qu'on y respire , je ne sais (jucl parfum plus frais , plus
libre et plus robuste , le souffle inspirateur des montagnes !
IX.
Siallcsi dos grandost solennités. — llisfoirc du
moyen âge allemand. — l<*lliade.
II est temps de vous dire tout ce que la décoration du palais
contient de choses excellentes et remarquables ; pour y trouver
à louer, il suffit d'en considérer l'exécution. Du reste, celle
analyse n'entamera en rien ce que j'aurai à dire plus tard sur la
valeur générale de l'école de Munich ; préciser son caractf-re ,
apprécier ses principaux maîtres et leurs ouvrages , enlrer dans
le détail de ses divisions . prévoir la part qu'elle pourra prendre
dans le développement ultérieur de l'art européen , ce sera l'af-
faire d'un plus long examen. Je ne prétends vous donner ici
qu'une première vue de cet art dont les monuments les plus cu-
rieux nous échapperont aujourd'hui , et dont il faudra estimer
l'ensemble une autiefois.
L'aile du nord , dont les appartements sont encore en con-
struction , est celle que nous visiterons la première. Elle est
destinée, comme je vous ai dit, aux salles de représentation ;
mais il ne s'y rencontre pas de ces grandes galeries comme on
en trouve dans nos palais où une aristocratie nombreuse se
pressait sans cesse aux jjortes des appartements royaux. Deux
vastes salles, l'une pour le trône , l'autre ponr les bals , séparées
par trois avant-salles qui peuvent alternativement servir d'an-
tichambres à chacune des deux grandes pièces , composent tout
le premier étage des constructions récentes. L'une des extrémi-
tés n'est pas élevée jusqu'au faîte, et de grands pans de brique
n'ont pas encoie reçu l'enduit gris d'ardoise qui doit les faire
ressembler aux pierres toscanes. Cependant, en entrant dans la
salle du trône qui occupe le commencement de cette bâtisse
nouvelle et le centre de toute la façade , vous pouvez voir que
déjà on lui donne les ornements qui exigent le plus de ménage-
ments et de soins. M. Schnorr est déjà installé dans les pièces
suivantes qu'il commence à couvrir de fresques, tandis que les
REVUE DE PARIS. 75
maçons n'onl pas encore couvert la salle de bal qui leur sert
d'issue. Enfin M. Hillensperger exécute déjà les dessins de
M. Schwantlialer sur les murs du rez-de-chaussée, avant qu'on
ait achevé le plancher de l'étage supérieur. Il y a vraiment quel-
que chose de magique dans la promptitude et dans la simulta-
néité de tous ces travaux.
Le nom de M. Jules Schnorrqui est chargé de décorer les trois
salles intermédiaires du premier étage , est à peu près inconnu
en France ; je l'avais pourtant ouï prononcer à Paris, avec le
sentiment de l'admiration , par un homme dont le jugement est
aussi élevé que le talent , et dont le ciseau a popularisé, en
France, la physionomie des artistes les plus remarquables de
l'Europe. Le sujet que M. Schnorr doit traiter est vaste, il com-
prend les trois grandes époques du moyen âge allemand. La
première pièce , en partant de la salle de bal , sera consacrée au
cycle de Charlemagne qui a créé le saint empire romain ; la se-
conde au cycle de Frédéric Barberousse, qui mit aux prises la
tiare et le globe, les deux puissances sur lesquelles reposait la
mystérieuse unité de l'empire ; la troisième retracera la vie de
Rodolphe de Habsbourg qui jeta, au xiii= siècle, les fondemenis
de la maison d'Autriche, et avec lequel on considère ici que le
moyen âge a fini. Pour nous, le moyen âge n'expire guère
qu'aux pieds de Charles-Quint, sur le seuil du xvi" siècle : où
nous ne distinguons que l'aurore, les Allemands voient déjà ie
jour; puisqu'ils savent lire au crépuscule , il ne faut pas s'éton-
ner que nous ayons eu si peu, jusqu'à cette heure, l'intelligence
de leur esprit, nous qui n'avons jamais assez de toutes les lu-
mières du soleil. De ces trois salles, celle qui est la plus voisina
du trône a seule reçu un commencement de décoration. Dans le
peu que j'ai distingué , à travers les préparations de l'esquissa,
je n'ai rien vu d'inférieur à ce que la réputation dont M. Schnorr
jouit ici, me faisait attendre. J'ai trouvé une grande énergie
jointe à la naïveté qui convient aux sujets du moyen âge ; les
proportions colossales des tableaux de mur y sont soutenues
avec une audace tout à fait virile. La frise , composée de génies
symboliques qui dessinent une marche triomphale sur un fond
d'or , m'a paru d'une très-belle couleur.
Voilà donc l'Allemagne qui commence à poindre dans ce pa-
lais allemand, et, bien qu'ébauchée à peine, je n'ai pas été
2 7
74 REVUE DE l'.Vl'.IS.
facile do l'y ï'encoiitrer entlii. Mais conimoiit vous ligurez-v»us
«}u'on va décorer les salles du rez-de-chaussée ? L'endroit est
humide, tourné au nord, dont la délétère intluence est encore
augmentée ici i)ar rincoiistance du climat. N'importe, on y met-
tra ajssi des peintures , j)our se conformer à l'ordre que vous
savez . et non pas des toiles scellées dans les murs , mais bien
des peintures faisant partie des murs eux-mêmes. Il est vrai
qu'en Allemagne on fait usage d'un procédé des anciens, dont
on a retrouvé le secret dans les fouilles de Pompéï et d'Hercula-
num, etquiconsistailà délayer avec le pinceau delà cire fondue
jiour donner à la couleur plus de solidité et d'éclat à la fois. Je
ne sache pas(ju'on ait employé chez nous cette manière dépein-
dre qui s'appelle à l'encaustique , et ([ui convient parfaitement
y nos atmosphères toujours moites auxquelles les fresques or-
dinaires ne sauraient résister. Mais quel est le sujet de ces pein-
tures à l'encaustique du rez-de chaussée? Sous le drame de l'his-
toire allemande, le roi a voulu qu'on peignît l'épopée de la
Grèce; et vingt-quatre parois recevront la traduction de vingt-
quatre chants de V Iliade.
On voit ici ce contraste à chaque pas ; nous avons observé déjà
quelque chose d'analogue. Nous rencontrerons encore cette dou-
])le pensée dans les autres appartements ; nous la poursuivrons
ensuite dans la ville. A côté de l'influence italienne que les
voyages des princes bavarois au delà des monts , et le catholi-
cisme de leurs peuples expliqueraient suffisamment, se rencon-
trent l'influence allemande et l'influence grecque. Si on voulait
chercher la raison de celles-ci, on en pourrait trouver, à la sur-
face, une décisive aux yeux même des personnes qui ne voient
rien au delà des faits de l'ordre matériel. Depuis que la Bavière
a envoyé un roi au pied de l'acropole d'Athènes, elle tient un re-
gard fixé sur la Grèce , tandis que , de l'autre, elle suit, avec
sa défiance héréditaire , le mouvement secret de la vieille Alle-
magne,
Mais si vous êtes étonnés de voir Agamemnon assis dans un
palais germain à côté de Charlemagne, ne le serez-vous point
davantage d'apprendre que M. Schwanlhaler, à qui la peinture
colossale des vingt-quatre chants de VIliaile a été confitîe , est
un sculpteur? Oui, c'est par ses statues déjà presque innom-
brables que ce jeune homme a commencé sa réputation qui , je
REVUE DE PARIS. 75
n'en (loiile pas, s'élendra bientôt d'un bout de l'Europe à l'autre.
Je ne pense pas que la sculpture , qui est un art de maturité et
de réflexion, ait jamais produit une fécondité semblable à celle
de ce talent nouveau dont je tâcherai plus lard de vous présenter
une fidèle analyse. Mais ce prodigieux statuaire est aussi , je ne
dirai pas un grand peintre , nKiis un grand dessinateur. A Mu-
nich, il n'est point rare de voir des peintres qui ne peignent
point. M. Cornélius, par exemple, dont l'Allemagne s'étonne un
peu de voir le nom prononcé par les nations étrangères, comme le
résumé de son art renaissant , doit tout le bruit de sa gloire aux
élèves qui peignent ses ouvrages, et le déclin inévitable de son
talent au peu d'habitude qu'il a de manier lui-même le pinceau.
Je pourrais vous citer d'autres traits du même genre. Louis
Schwanlhaler ne peint pas ; mais son imagination est d'une
verve intarissable , et son crayon est souvent d'une ravissante
pureté.
A tous ces dons il nuit un bonheur plus grand ; il a un ami
d'enfance , même àme dans un autre corps, qui a dévoué à sa
gloire des qualités ((ui auraient pu l'immortaliser lui-même, et
s'est consacré à revêtir des prestiges de la couleur les composi-
tions d'un génie qu'une seule forme ne peut satisfaire. C'est
M. Hillensperger qui peint les dessins de M. Schwanthaler ; il lit
la pensé? de son ami comme la sienne propre, et pourrait y sup-
pléer au besoin. Ces deux artiste jumeaux se complètent et se
ressemblent si parfaitement , qu'on ne saurait distinguer le trait
de l'un de celui de l'autre. Mais quelle touchante abnégation
n'y a-t-il pas dans celui des deux ([ui semble ainsi dérober d'a-
vance à son nom les hommages de la postérité pour augmenter
la renommée de son ami? J'aurais grande envie de promettre
aux pages de Y Iliade qu'il vient d'entreprendre, qu'elles éclip-
seront tout ce qu'on a peint à Munich jusqu'à ce jour ; mais je
veux pas analyser une ébauche. Quant à l'association des deux
talents fraternels , nous en pourrons trouver d'autres exemples
nombreux dans les parties achevées du palais.
La salle du Trône mérite de nous arrêter encore quelques in-
tants dans celle-ci. Elle présente une des plus belles formes de
parallélogramme qu'on puisse voir; mais sa grandeur même of-
frait une difficulté sérieuse , car ici l'architecte était astreint à
se passer non-seulement du secours des draperies, mais encore
76 REVUE DE PARIS.
de celui des peintures. Pour dissimuler la nudité de ses vaste»
murailles, il a dessiné à droite et ù gauche, daus le sens delà
longueur, une double galerie , soutenue par des colonnes co-
rinthiennes. Ces deux tribunes , en rétrécissant pour les yeux la
partie inférieure de la salle, font admirablement valoir l'im-
mense plafond qui s'élend sans obstacle dans tous les sens , et
dont les beaux caissons où l'or enlace le bleu et le blanc , cou-
leurs nationales de la Bavière, produisent, à cette haute dis-
lance , l'effet d'un firmament tout étoile. A l'extrémité orientale,
l'issue a été habilement pratiquée entre de grandes colonnes
corinthiennes , qui rappellent le motif principal de la décoration
et qui encadreront merveilleusement le trône et la salle entière
aux yeux des personnes placées au dehors.
Entre les colonnes qui supportent les deux galeries latérales ,
dans les espaces qui ne sont ])Oii)t occupés par les fenêtres, doi-
vent être placées quatorze statues colossales en bronze doré,
représentant les princes les plus illustres de la Bavière. Louis
Schwanthaler est chargé de les modeler. Une de ces figures est
déjà placée; c'est celle du grand électeur Maximilien, J'ai
éprouvé une sorte d'éblouissement lorsque j'ai aperçu cette masse
de quinze pieds de haut , toute resplendissante d'or La tête et
les mains sont trempées dor mat, pour faire contraste avec
l'éclat des armures et du reste de l'ajustement. Ce n'est qu'à Mu-
nich qu'on a pu dorer, dans les temps modernes , des blocs aussi
considérables; les dangers qui accompagnent le dégagement du
mercure dans lequel on est obligé de mêler l'or qu'on veut atta-
cher au bronze , ont borné jusqu'à ce jour l'application de ce
pi'océdé aux plus petits objets du luxe domcsti(}ue. Mais la fon-
derie royale de bronze . qui est un des établissements les plus
intéressants de celte capitale , doit à M. de Klenze des appareils
nouveaux à l'aide desquels on peut opérer sans crainte l'évapo-
ration d'une énorme quantité de mercure. Grâce à ce résultat ,
qui mérite de fixer l'attention des autres gouvernements , on
peut donner aux grandes œuvres de la sculpture une splendeur
(|ui rivalise avec le luxe de l'antiquité. Plus prodigues que nous,
les peuples anciens appliquaient l'or par feuilles épaisses aux
travauxde la statuaire. En ce point , comme en beaucoup d'au-
tres , nous ne saurions imiter leur magnificence.
J'ai vu à la fonderie royale la plupart des statues qui doivent
REVUK hE PARIS. 77
accompagner celle de l'électeur Maximilieii ; et si c'était aujour-
d'hui mon dessein de déterminer la valeur de M. Schwanthaler,
je trouverais facilement un objet de comparaison fort propre à
faire ressortir le talent du sculpteur bavarois ; car, à côté de
ces mâles figures des princes du moyen âge , dont il a si noble-
ment compris la rudesse, se rencontrait, auprès des mêmes
fourneaux, la statue colossale de Schiller que Thorwaldsen a
modelée pour la ville deStultgard, et(iue le roi de Wurtemberg
a fait fondre à Munich. Schiller avait puisé dans sa conscience
cette force que la barbarie des temps avait seule donnée aux des-
cendants d'Othonde Wittelshach ; l'énergie et la pitié de son âme
rayonnaient tout ensemble sur sou mélancolique visage ; et sa
tête, si pleine de puissancedans son affaisement, était un admi-
rable sujet d'étude. Thorwaldsen n'en a tiré qu'un médiocre
parti; et tandis que la sécheresse des contours de celte statue,
la maladroite négligence de ses draperies, et l'absence totale
de sentiment dans toute sa composition , me conduisaient à de
singuliers retours sur les réputations qui nous arrivent toutes
faites d'Italie, j'admirais avec quel bonheur M. Schwanthaler a
doué d'une vie originale les fantômes de ces princes que l'im-
portance de leurs successeurs a seule tirés de l'oubli.
Mais j'aurais trop à faire si je voulais aujourd'hui m'engager
davantage dans ce sujet. Je ne peux non plus vous parler que
brièvement d'un travail en gypse dont le même artiste a orné le
balcon de la salle du Trône. Au milieu de chacun des huit arcs
qui surmontent ses fenêtres , un génie tient de chaque main un
grand médaillon ; sur chacun de ces médaillons est sculpté, dans
le style antique , un événement de l'un de siècles de l'histoire
de Bavière. Ces petits reliefs, d'une forme très-élégante, se dé
tachent en blanc sur un fond de peinture bleue , dont le motif se
reproduit dans toute l'étendue du balcon, et (jui est un autre
essai des réminiscences historiques de M. de Klenze. Les huit
statues en marbre blanc , qui couronnent la corniche de ce bal-
con , sont encore l'œuvre de Louis Schwanthaler.
78 REVUE DE PARIS.
X.
iippartcmcnt» <lu roi*— ntstoire de la poésie
g;i'ecque»
L'aile du midi est terminée depuis 1856. Les appartements du
roi et ceux de la reine occupent tout le développement du pre-
mier étage. Vous avez vu rAliemagne et la Grèce se disputer les
fresques de l'aile du nord ; dans celle du sud , elles ont fait un
partage égal. La décoration des appartements du roi représente
l'histoire de la poésie grecque ; celle des appartements de la
reine est consacrée à la poésie allemande
Qu'il me soit permis ici de ne faire ressortir que le côté sérieux
et excellent de ces deux sujets : au lieu de remplir ses apparte-
ments de ces images que la vanité commande , et que la flat-
terie est toujours prête à prodiguer, le roi de Bavière a mieux
aimé faire placer sous ses yeux la traduction vivante des poëtes
qui ont reçu la mission élevée de donner des leçons aux peuples
et aux princes. Qui se refuserait à louer une semblable pensée?
En faisant peindre dans ses appartements les œuvres de ces
poëtes grecs qui seront à jamais l'orgueil de la démocratie , le
roi Louis a rendu , ce nous semble, un autre service aux arts.
Si l'on en croyait les écrivains qui se sont placés chez nous à la
tête de la réaction de l'art catholique, les Grecs ne mériteraient
que notre dédain , et les glorieuses ruines du Parlhénon , qui
ont inspiré tant de grands artistes , ne seraient plus qu'une
muette et stérile poussière. En donnant un démenti solennel à
ces misérables blasphèmes, l'école de Munich est d'autant moins
suspecte qu'elle a plus de droits que la nôtre à représenter l'art
du moyen âge. Pour moi , les travaux qu'elle a exécutés dans
les appartements du roi, me semblent jeter un jour tout parti-
culier et tout nouveau sur cette grande question de la Renais-
sance qui agite aujourd'hui l'Europe, et dont je serai ameué à
vous parler par la suite naturelle de mon sujet.
L'ordre qu'on a suivi dans ces peintures est , pour ainsi dire ,
un ordre biograjjhique. A chaque poète, on a consacré une salle,
en commençant par les plus anciens pour arriver à leurs suc-
cesseurs parla chaîne des temps. Le choix, qui était de toute
REVUE DE PARIS. 79
nécessité, a été fiit avec beaucoup de goût ; on a supprimé les
renommées parasites, et les illustrations scandaleuses; parmi
celles-ci , je vous citerai avec i)laisir Euripide , que la France
s'est enfin repentie d'avoir honteusement préféré, pendant deux
siècles, à Eschyle et à Sophocle. Orj)hée et les Argonautes, Hé-
siode et la théogonie , les hymnes d'Homère , les odes de Pin-
dare , les chansons d'Anacréon , les tragédies d'Eschyle , celles
de Sophocle, les comédies d'Aristophane, les pastorales de
Théocrite , tels sont les motifs de la décoration de la première
partie de l'aile du midi. Tous allez juger avec quelle habileté
M. de Klenze , qui a présidé à fous les travaux . a su varier l'as-
pect et la forme de ces peinlines.
La première antichambre , par laquelle nous commencerons
notre visite , est couverte d'un stuc vert qui ne laisse qu'une
assez petite place à la frise dont les quatre murs sont couronnés.
Cette frise est peinte dans le style monochromatique des pre-
miers temps de l'art grec. Les vases étrusques , les fouilles de
Pompeï, quelques rares monuments de l'antiquité précédem-
ment découverts , le texte des auteurs ont démontré que les an-
ciens ont commencé à recouvrir d'une seule couleur le dessin
de leurs admirables figures. Quelquefois cette couleur était
blanche, plus souvent elle était rouge. Eschenburg pense que la
dernière était préférée parce qu'elle rendait mieux le Ion des
chairs, Mais ne faut-il pas se souvenir aussi que le soleil inonde
les golfes de la Grèce. Et doit-on s'étonner que ce soit avec la
pourpre de son manteau que les premiers artistes de ce pays ont
revêtu les créations de leur génie ? La frise raonochromatique de
la première antichambre est peinte avec une teinte un peu
adoucie, je crois , du tnini'um antique.
C'est une heureuse idée d'avoir appliqué le procédé primitif
des Grecs, à l'expédition des Argonautes , qui est leur plus an-
cienne tradition. Comme dans les oeuvres antiques, les épisodes
se suivent ici sans s'enchaîner autrement que par l'habile cor-
respondance des lignes et par l'ordre chronologique. Contraire-
ment à ce qui a lieu dans les bas-reliefs , on y remarque assez
souvent des plans fort différents , leur éloignement est indiqué,
non-seulement par le dessin , mais encore par une légère nuance
de la couleur dominante qui laisse déjà prévoir le développe-
ment ultérieur du coloris,
80 REVUE DE PARIS.
Ce morceau a été peint à rencaustique , d'après les dessins de
Louis Schwanthaler; il porte l'empreinte d'un haut sentiment
de l'art grec , et je l'appellerais volontiers une expression ro-
mantique de l'antiquité , si l'un de ces mots gardait chez nous
le sens qu'il a en Allemagne, et s'il n'avait été corrompu par les
exagérations et les violences de ceux de nos écrivains qui l'ont
inscrit sur leur drapeau. Cependant, outre qu'il y a, comme
j'aurai occasion de vous le faire remarquer, entre une certaine
époque de l'art grec , et l'art du moyen âge , des points de res-
semblance , j'ai trouvé dans plusieurs parties de la frise de
M. Schwanthaler une animation et une réalité qui sortent tout
à fait de l'idée que la routine nous a donnée de l'art antique, et
qui , sans rien enlever à l'élévation des objets représentés , sem-
blent ajouter à leur vie. Je citerai, pour exemple, le groupe des
amis de Jason qui poussent son vaisseau à la mer, et celui qui
nous les montre recevant l'hospitalité du prince des Dolopes. Il
y a dans le premier une énergie de mouvement , et dans le se-
cond , une familiarité naïve, qui à une pureté classique joi-
gnent quelque chose de plus hardi et de plus vrai.
Dans la seconde antichambre , la décoration est plus abon-
dante et plus variée; suivant les progrès de l'art grec, M. Hil-
tensperger a peint cette salle d'après le système polychromati-
que ; mais il n'y a employé que des couleurs fondamentales.
Eschenburg , que je viens de citer , assure d'après Pline , que
le blanc, le jaune, le rouge et le noir, furent les premières
couleurs mêlées par les artistes qui s'acheminèrent ainsi vers
une plus exacte imitation des diversités de la nature. C'est en-
core M. Schwanthaler qui a donné les dessins qui couvrent la
frise et les murs de cette seconde antichambre.
J'aurais de longues rétlexious à faire sur la frise qui repré-
sente , d'après Hésiode, l'histoire des dieux. Je n'imagine pas
qu'il soit possible à un artiste moderne de comprendre la théo-
gonie grecque mieux cjue Louis Schwanthaler n'a fait dans ce
morceau. Suivez-bien la disposition des peintures ; sur le mur,
placé à la droite des fenêtres , est peint l'empire d'Uranus et
de Gaïa (le ciel et la terre); autour de ces plus anciens maî-
tres du monde hellénien , se groupent les éléments dont leur
règne est formé , et les Titans , enfants de leurs entrailles. 11
n'y a pas une seule de ces figures qui n'indique clairement le
REVUE DE PARIS. 81
malérialisrae de l'ère primitive dont elles sont les symboles.
Cependant, bientôt les géants brûlent dans l'abîme; et le jeune
Saturne , révolté contre Uianus , mutile ce père des dieux ; du
sang de l'auguste victime naissent les Euménides et Vénus ,
tout ce qui doit faire le tourment et la vie des mondes posté-
rieurs.
Sur le second mur, Saturne trône à son tour , comme fai-
sait Uranus avant lui; sur sa face brille, avec la gloire du
pouvoir , la maturité de la sagesse. Devant lui sont rassem-
blées toutes les divinités de son époque; ce ne sont plus de sim-
ples éléments, comme tout à Tlieure, dans le cycle d'Uranus ;
ce sont des puissances. Ce progrès est merveilleusement ex-
l)rimé par la figure de Gaïa (la (erre), qui tout à l'heure
rayonnait dans le ciel, et qui apparaît ici sous les pieds de
Saturne, domptée, dépouillée, et recouverte des pâles cou-
leurs du limon. Ainsi , la matière qui était la gloire du système
antérieur, n'est plus que la base du système actuel. Vous fe-
rai-je part d'une autre réflexion qui m'a été inspirée par le
panthéisme qu'on professe dans ce pays-ci ? Le monde, qui est
la première divinité , a produit, en s'élevant vers un état su-
périeur, un ordre nouveau qui s'est considéré, lui aussi,
comme un être nécessaire; mais, victime de sa propre créa-
tion , il ne continue pas moins à la nourrir dans son sein ; et
lorsqu'il ne la domine plus , il lui sert encore de fondement.
Sur le troisième mur , Saturne devenu vieux tombe à son
tour sous le pied des chevaux du jeune Jupiter, qui a conduit
contre lui , nou-seulement toutes les divinités de l'avenir ,
mais encore les divinités du monde primitif qu'il a délivrées.
Aux éléments avaient succédé les puissances ; c'est l'intelli-
gence qui remplace maintenant celle-ci ; elle se manifeste
par deux côtés , par l'absolution du passé et par la discipline
savante et harmonieuse qu'elle imprime à l'ordre nouveau.
C'est surtout sur le quatrième mur , où est peint le tranquille
empire de Jupiter vainqueur , que cette dernière partie du sym-
bole attaché à sa personne se développe. Les divinités qui en-
tourent le sublime cavalier de la foudre, comme Pindare
l'appelle , et qui forme sa cour sur l'Olympe , sont bien évi-
demment de glorieuses personnifications des idées qui gouver-
nent le genre humain. Les héros qui apparaissent dans le
82 REVUK HE PARIS.
lointain , sont les instruments ou les venffeiirs de ces lois
étemelles.
A mesure qu'on avance dans cette épopée tliéologique , la
couleur prend plus de développement et plus d'étendue. Au
temps d'Uranus sont réservées les couleurs fondamentales qui
se rappr oclienl de Tanlique système monochromatique. Mais
pour l'Olympe de Jupiter , l'arlisle a réservé un coloris plus
nuancé, plus fondu, plus lumineux, qui peint pour ainsi dire
aux yeux l'harmonie que son règne a introduite dans le monde
antique. Cette dernière composition , plus calme que toutes
les autres , est du reste relevée par une idée originale ; sous
l'Olympe qui i)orle fous ces dieux, apparaissent les deux mains
colossales du géant chargé de ce glorieux fardeau.
Je ne crois pas inutile de vous faire observer que , sur ces
murailles, l'insurrection de Saturne fait face à celle de Jupi-
ter , comme le triomphe de l'un à celui de l'autre ; ainsi , les
bornes du ciel se déplacent et s'élargissent sans cesse devant la
pensée humaine ; mais c'est par une défaite du passé que notre
faible raison marque chaque pas qu'elle fait vers l'avenir.
L'histoire de toutes les transformations religieuses est écrite
sur celte frise ; et les formes triomphantes peuvent y voir, en
deux exemjjles successifs , la prédiction de leur ruine inévitable.
11 est curieux de trouver cette protestation absolue et hardie
dans le palais des rois de la Bavière catholique. Pour moi , je
me ressouvins , en la voyant ici , que je l'avais lue, il y a quel-
ques mois à peine , dans le poème de Proviéthée qui a plus
d'une analogie avec les peintures dont je vous parle ; mais j'ad-
mire , dans l'œuvre du poëte , une sobriété que j'ai regrettée
dans quelques parties de celle du peintre. M. Quinet a choisi,
parmi les idées antiques qui ont rapport à la métamorphose
des croyances humaines , celles qui s'accordent avec les formes
et le goût des modernes. M. Schwanlhaler, au contraire,
voulant lutter corps à corps avec Hésiode , et ne reculer devant
aucune de ses allégories, est quelquefois tombée dans le bi-
zarre. Je ne doute pas que la symbolique d'Hésiode n'ait pu
produire des œuvres d'un goût irréprochable, alors qu'elle
était soutenue par la croyance, et interprétée par l'ingénieux
esprit des Grecs. Mais aujourd'hui que le sens de la plupart de
ces traditions est perdu , si l'art veut s'en emparer, il est dif-
REVUE DE PAUIS. 8?
ficile qu'il ne crée pas, pour les exprimer , dos figures chimé-
riques et des accouplements impossibles. Néanmoins , la com-
position de M. Sciiwanlhaler mérite les plus grands éloges j
c'est un admiiable effort d'intelligence tt une production au
niveau de la science allemande. Ainsi ont été traduits les plus
hauts résultats de l'érudition de Kreutzer et de tous ses rivaux.
Ce n'est pas la dernière fois que je vous ferai voir , à Munich ,
comment les travaux les plus abstraits sont réalisés par la
main des artistes.
Au-dessous de ce grand drame du ciel helléni(iue se trouvent
des peintures qui représentent l'influence exercée sur la terre
par tous les dieux dont la frise est pleine. C'est Jupiter descen-
dant chez Alcmène ; c'est Pandore apportant aux hommes la
boîte fatale; ce sont les saisons changeantes et les âges décli-
nants auxquels les puissances célestes ont soumis la condition
humaine. La théologie grecque fait des dieux les persécuteurs
des hommes. La théologie chrétienne a pris le parli contraire.
Je veux prévenir une demande que vous ra'allez adresser
sans doute. Je n'ai point oublié cette admirable collection des
gravures de Flaxman que nous avons souvent feuilletée ensem-
ble, et dans laquelle sont traités quelques-uns des sujets dont
je viens de vous parler. Vous voulez savoir s'il y a quelque
rapport entre Flaxman et Louis Schvvanthaler. Tous les deux
ont commencé par être sculpteurs, chose assez remarquable;
tous les deux aussi ont puisé dans l'étude des vases étrusques
cette naïve beauté de ligne qui caractérise leurs dessins. Mais
il y a dans Flaxman je ne sais quelle vision étrange et sublime
<|i,il lui représente les objets sous des formes inconnues ; aussi
a-t-il en général mieux réussi à reproduire les fantômes du
Dante que les dieux d'Hésiode et d'Homère. L'imagination de
M. Schwanthaler est, je crois, plus féconde, mais elle a
moins de fantaisie et moins de précision tout ensemble. Flax-
man n'a jamais enchaîné des groupes nombreux, des masses
abondantes. Un homme en extase devant une forme qui passe ,
une famille pendant comme une belle guirlande entre deux ar-
bres, un dieu enveloppé des signes mystérieux de sa puissance
infinie, telles sont les scènes simples, mais ineffaçables, qu'il
retrace ordinairement. M. Schwanthaler a une fougue «luiaime
les mêlées , qui cherche les combats jusques parmi les dieux ,
84 REVUE DE PARIS.
et qui hasarde dans le ciel le cheval , cet indomptable instru-
ment de guerre. C'est par la rêverie (pie brille Flaxnaan ; c'est
par la vie que M. Schwanthaler se distinf;ue : mais Flaxman
n'est pas seulement plus fantasque , il est aussi plus pur. Il
est vrai qu'une immobilité presque absolue est la condition de
sa pureté. M. Schwanthaler doit admirer Flaxman , mais il ne
l'a point imité : et on peut les citer l'un et l'autre , comme des
exemples différents de l'influence que la Grèce peut encore
avoir sur nos arts qui ont déjà si souvent puisé de nouvelles
forces à son intarissable mamelle.
En passant de la seconde antichambre à la salle de service,
nous allons observer un système différent. M. Schnorr , qui a
été chargé d'y dessiner les hymnes d'Homère, s'est beaucoup
plus familiarisé avec l'art chrétien qu'avec celui du paganisme.
Aussi n'est-ce qu'à travers la renaissance qu'il a pu retrouver
les Grecs : la toilette de Vénus , qui est peinte sur le premier
mur, semble tracée par la main d'HoIbein en un jour oîi il
aurait quilé le portrait d'une des femmes de Henri VIII, pour
s'éprendre de quelque marbre grec. Cette alliance de la naï-
veté propre aux modernes avec la pureté athénienne , pro-
duit un effet curieux. Je citerai encore dans cette salle un
Apollon qui est d'une grande élégance , et une Cérès qui, re-
trouvant sa Proserpine aux portes de l'Érèbe, se précipite vers
elle avec un de ces beaux mouvements qu'Aibrcclit Durer ren-
contrait si souvent. M. Hiltensperger, quia peint la plu|)art
de ces dessins, en a interprété la pensée avec une fidélité scru-
puleuse. Ce que je remarque ici comme dans toutes les autres
œuvres des Allemands , c'est la belle ordonnance philosophi-
que des détails. Le plafond, la frise et les murs de cette salle
se correspondent merveilleusement , et composent , pour ainsi
dire , quatre chants qui représentent les principales directions
du génie humain , la beauté et la poésie , la terre et le com-
merce.
L'ancienne salle du Trône, qui suit immédiatement, est ornée
d'une décoration qui tranche vivement avec les précédentes. Sur
le fond d'or dont les murs sont couverts, se détachent des reliefs
en gypse blanc exécutés par M. Schwanthaler, d'après les
Iiymnes de Pindare. Les encadrements quienlourent ces figures
se détachent eux-mêmes du fond sur lequel ils sont jetés, par
REVUE DE PARIS. 85
le grain mat de leur sable plus épais et plus riche. La frise, qui
est composée de la représentation de tous les jeux célèbres de
l'ancienne Grèce, avait son modèle naturel dans cette admirable
frise du Parthénon , sur laquelle Phidias a représenté les Pana-
thénées. M. Schwanthaler a médité cet immortel exemple avec
une intelligence élevée ; mais il a su résister au danger d'une
servile imitation; il a compris la différence qu'il fallait mettre
entre la gravité calme d'une cérémonie religieuse et la vivacité
des luttes publiques. Entraîné par sa verve naturelle, il a trouvé
encore dans les beaux marbres d'Égine l'indication du point où
le mouvement peut se concilier avec la majesté de l'art. Soutenu
par l'étude de ces deux débris de l'antiquité, il a pris, en les
combinant ensemble, une proportion à laquelle il a dû quelques
effets excellents. L'ardeur des lutteurs y est très-bien rendue, et
j'ai admiré surtout la fougue vraiment inspirée de quelques che-
vaux. Mes éloges ne seront pas sans restriction. On sent que la
main du maître n'a pas passé partout : la composition qui vient
de lui est toujours remarquable ; l'exécution est souvent hâtive,
négligée et incomplète.
Au-dessous de la frise, dans des cadres nombreux, sont re-
présentées de la même manière les principales odes du Thébain.
Jusqu'à présent , nous n'avons guère marché que dans le ciel ;
ici se trouve écrite d'après Pindare toute l'histoire des hommes,
depuis Deucalion et Pyrrha jusqu'aux guerriers qui sont morts
devant Troie. Je veux vous faire une autre observation impor-
tante : dans chacune de ces salles , consacrées à une des
grandes traditions de la poésie grecque, on a eu soin de peindre
le poète avant l'œuvre qui se rattache à son nom. Cette divini-
sation de l'artiste ainsi élevé par la postérité sur le même rang
que les dieux et les héros qu'il a célébrés, ne m'a point déplu ;
on aime à voir Orphée chantant dans le vaisseau des Argo-
nautes, et Hésiode ouvrant lui-même la marche de cette théogo-
nie qu'il avait, pour ainsi dire , créée , en la façonnant au gré
de ses idées morales. Dans la salle du Trône, on a représenté
aussi Pindare lisant ses hymnes au peuple. Mais savez-vous où
on l'a placé? Seul au-dessus du trône. Dans les autres salles, on
voulait honorer les poètes , en les rangeant parmi les dieux. En
mettant ici Pindare au-dessus du roi , vous comprenez que ce
n'est pas au poêle grec qu'on a voulu faire honneur; ce chantre
2 5
85 RKVUE DE PAKIS.
inspire de la démocraiie [îieeque, <iiii avait un sentiment si ab-
solu et si intraitable de sa gloire, ne se doutait pas qu'on l'obli-
gerait un jour à partager ses couronnes avec un roi allemand.
Anacréon a fourni le sujet des tableaux de la salle à manger;
c'est M. Zimmerman, l'un des représentants les plus habiles de
l'école de M. Cornélius , qui les a dessinés et qui les a peints en
grande partie. Le poëte de l'amour et du vin préside lui-même,
du haut de la voûte , à cette traduction choisie de ses œuvres
qui couvre le plafond et les murs. C'est une place convenable
pour l'ami de Pisistrate ; et le parfum de la table royale doit ré-
jouir ses narines aristocratiques. Quant aux peintures dont sa
figure est entourée, je ne m'arrêterai point à analyser leur mé-
rite; si elles ne déparent pas la décoration générale, elles n'y
apportent aucun élément bien particulier.
Tout auprès de la salle du Trône est une petite salle de récep-
tion, ornée de vingt-quatre tableaux tirés des tragédies d'Es-
chyle , et dessinés par Louis Schwanthaler. Jnsqu'à présent ,
dans les appartements du roi, vous avez vu ce jeune artiste
crayonner des frises qui rappellent jdus ou moins le bas-relief
et qui se rapprochent de la sculpture; mais le voici qui trace
sur les murs des sujets où le drame domine , et qui sont de véri-
tables pages de peinture. Il s'est tiré de cette charge nouvelle
d'une manière si brillante, que je conçois que le roi de Bavière
ait dû avoir le désir de lui faire composer une Iliade complète.
Vous savez l'admirable parti qu'Eschyle a pris pour chanter la
victoire de Salamine; il en a peiiU le retentissement au milieu
de la capitale des Perses, pour que le lointain gémissement de
cet écho augmentât encore l'effet du triomphe. Louis Schwan-
thaler a voulu lutter de précision et de grandeur avec le poëte
grec. C'est par une seule barque (ju'il a exprimé tout le mouve-
ment du combat de Salamine; mais il faut voir cette barque
symbolique ! Le retour d'Agamemnon, pressant la tête hypocrite
de Clytemnestre sur sa poitrine qu'elle doit désigner au poi-
gnard , produit une impression saisissante. Plus loin , Clytem-
nestre. debout entre le cadavre d'Agamemnon et celui de Cas-
sandre , est d'un sentiment qui agrandit toutes les proportions
de cette petite page. Mais la perle de ce cabinet, c'est le sacri-
fice d'Oreste et de Pylade sur le tombeau d'Agamemnon ; il me
semble diflScile qu'on puisse donner plus de pureté et plus d'élan
REVUE DE PARIS. 87
à la mélancolie grecque. Trois tableaux de Promélliée, qui cou-
vrent les parties inférieures des murs, sont d'une belle compo-
sition et d'une touche pleine de finesse. Ce dernier éloge s'a-
dresse à M. Schilgen , qui a exécuté à l'encaustique les dessins
faits par M. Scliwanthaler pour cette salle ravissante.
Remarquez l'abondance de tous ces sujets que je ne peux exa-
miner les uns après les autres, et parmi lesquels je suis obligé
de choisir les plus saillants; je voudrais aussi pouvoirvous faire
admirer la convenance parfaite (}u'il y a entre le style des des-
sins et le caractère des œuvres qu'il reproduit. M. Schwanthaler
a donné à toutes ces compositions qu'il a tracées d'après Eschyle,
cette simplicité auguste et cette familiarité élevée qui sont em-
preintes dans les poëmes du père de la tragédie grecque. Chargé
de dessiner les tragédies de Sophocle pour la chambre de tra-
vail du roi, elles comédies d'Aristophane pour le cabinet de toi-
lette , il a su conserver à ces deux poètes la couleur de leur gé-
nie. Pour traduire les œuvres de Sophocle , il a emprunté à
Phidias cette pureté sévère et cette majestueuse douceur que le
sculpteur avait en commun avec le tragique. Mais comment ren-
dre Aristophane? Comment à l'élégance, sans laquelle on ne
saurait concevoir une œuvre grecque, unir l'énorme bouffon-
nerie du poète satirique qui s'est emparé des formes les plus tri-
viales de la vie et des fantaisies les plus bizarres de la pensée?
Comment retrouver la caricature athénienne , s'il exista jamais
rien de semblable? Comment l'inventer? Peut-être vous souve-
nez-vous d'avoir vu dans quelques cathédrales, de vieilles sculp-
tures comiques qui étaient tolérées au xive et au xve siècle, bien
qu'elles osassent s'en prendre aux moines, aux abbés et aux
saints eux-mêmes? Vous en avez vu de pareilles dans les stalles
du chœur de cette église de Constance, où Jean Huss fut con-
damné au feu pour une irrévi rence moindre que celle de l'ar-
tiste qui les a exécutées. 11 m'a semblé que M. Schwanthaler
avait employé avec beaucoup de finesse et d'esprit le style de
ces charges toujours gracieuses et naïves dans leurs grimaces.
Je n'analyserai pas les vingt-sept compositions qu'il a tracées
d'après Aristophane ; par leurs invenlions ingénieuses , par leur
manière élégante et par leur esprit néanmoins grotesque , elles
forment, une collection excessivement intéressante. L'exécution,
qui est tout entière de M. Hiltensperger, est d'une verve entrai-
88 REVUE DE PARIS.
liante et de l'aspect le plus vif. La pensée, qui préside à tous ces
tableaux, a cependant quelque chose d'offensant pour notre or-
gueil populaire ; c'est en voyant la philosophie et la démocratie
raillées , sous le nom d'Aristophane , dans le palais d'un roi , que
j'ai compris l'inexorable rancune que les philosophes du dernier
siècle avaient conçue contre l'auteur des Chevaliers et des
Nuées.
La chambre ii coucher , qui termine l'appartement du roi, est
ornée de peintures qui représentent les principales idylles de
Théocrite. Ici, comme dans la chambre à coucher que Louis XIV
habita pendant sa jeunesse, c'est l'amour qui est le sujet de
toute la décoration. Les dieux, les rois, les nymphes, les ber-
gers, tout aime sur ces voluptueuses murailles; l'effroyable Po-
lyplième lui-même n'est point exempt des ardeurs communes.
La plupart de ces compositions ont été dessinées par M. H. Hess,
l'un des maîtres qui rivalisent à Munich avec la réputation de
Cornélius. Quelques-unes, comme le Défi de chant des Ber-
gers et le Rêve du Pêcheur, sont pleines de cette grâce à la
fois naïve et savante, qui lui ont valu tant de succès. Mais par
son système qui est l'un de ceux que nous considérerons avec le
plus de soin , et par son talent qui est à la hauteur de ses idées ,
M. Hess est, avant tout, un peintre religieux ; c'est dans la cha-
pelle de la cour qu'il veut être jugé.
XI.
Appartemouts ctc la reine. — Histoire de la
lîoêsie aliemaiide*— lje!i( !Vie]>eluug:eii»
De la chambre à coucher du roi on passe immédiatement dans
les appartements de la reine qui sont sur la même ligne; cepen-
dant ceux-ci ont leur entrée particulière, à l'autre extrémité du
palais. C'est dans les antichambres placées en cet endroit, que
commence l'ordre chronologique des peintures qui viennent se
terminer dans les pièces voisines des appartements du roi.
L'histoire de la littérature allemande en est, coramejevousaidit,
le sujet: on aurait, je crois, quelques lacunes considérables à
signaler dans cette nouvelle série. Aucun des Meister-Sœngers
ilii xvi« siècle n'y figure entre les Minne-Sœngers primitifs
REVUE DE PARIS. 89
du xuie siècle, cl les poëfes de l'époque moderne. Je ne peux
passer sous silence , par exemple , romission de Hans Saclise ,
dont Gœthe a si bien vengé la mémoire. Serail-ce parce qu'il fut
cordoniiier à Nuremberg, que le Clément Marot de l'Allemagne
aurait été jugé indigne de figurer dans ce palais? Des chants du
troubadour allemand Wallher von der Vogelvveide, et du Par-
cival de son contemporain Wolfranc von Eschenbach, on passe
sans transition aux ballades de Burger , aux compositions épi-
ques de Klopslock, au féerique Oberon de Wieland, à l'univer-
selle poésie de Goethe , aux romans et aux drames de Schiller ,
aux contes de Louis Tieck, qui décorent les salles principales.
Tel est l'ordre dans lequel ces peintures sont rangées ; mais en
partant de la chambre à coucher du roi , où je vous ai laissés,
je vous les ferai visiter dans le sens inverse. Celui qui leur
a été donné n'a rien d'assez important pour mériter d'être res-
pecté.
Entrons donc aussitôt dans la bibliothèque de la reine; les
murs en sont couverts par des armoires d'un goût excellent ; les
peintures du plafond représentent des scènes tirées des poésies
de Louis Tieck. Ce sont des contes , oîi les fées , les traditions
du moyen âge, et la fantaisie se remplacent tour à tour.
M. H. Schwind, qui a exécuté ces sujets , en a bien rendu la lé-
gèreté et la finesse; mais après lui avoir donné les éloges qui
lui sont dus, je ne peux m'empècher de vous signaler une
étrange illusion qui a été sans doute suggérée à son esprit. Il y
a, dans une des places les plus visibles de son œuvre, un Par-
nasse moderne qui est touché d'une main habile et délicate. Mais
croiriez-vous que, dans l'assemblage de tous les hommes illus-
tres qu'il y a groupés , la France ne compte pas un seul repré-
sentant? Il y a mis Danle, fasse, Arioste, Cervantes, Shake-
speare, Gœthe , Schiller, "NVieland, Herder, Klopslock, et rien
de plus. Malgré sa haine aveugle pour la France, Frédéric
Schlegel n'eût pas osé prononcer contre elle une exclusion aussi
absolue. Les passions politiques sont-elles donc assez insensées
pour rayer ainsi, du nombre des gloires littéraires de l'Europe,
celles qui ont brillé d'une telle lumière qu'elles ont airaché
l'Allemagne elle-même à ses longues léthargies? J'ai lu une
charmante chanson d'UhIand qui dit que la Belle au bois dor-
mant est un symbole de l'interminable sommeil de la poésie al-
8.
00 REVUE DE PARIS.
leinande. II n'y a rien à reprendre à l'image du chansonnier j
mais on peut ajoiiler que le son du cor qui a réveillé la belle
endormie, c'est la grande voix du génie français qui a traversé
les forêts germaniques à la suite des régiments de Turenne, de
Luxembourg, de Villars et de Beile-Isle. Que la Bavière se range
parmi les ennemis de la France, nous n'avons aucun intérêt à
l'en détourner; mais elle devrait s'épargner à elle-même l'in-
jure hypocrite d'un oubli impossible : il n'y a pas de gens qui
aient une meilleure mémoire que les ingrats.
Après la bibliothèque vient le cabiitel à écrire de la reine. Le
plafond et les murs de celte pièce sont ornés de compositions
empruntées aux œuvres de Schiller. MM. Lindenschmilt et FoHz
se sont partagé ce travail , qui est l'un des plus gracieux et des
plus attrayants que le palais renferme ; tous les deux y ont em-
ployé un coloris qui égale en vivacité et en fraîcheur ce que nos
peintres de genre ont pu rencontrer de plus heureux. Quant à
l'invention , elle est souvent de l'originalité la plus élevée; celt<;
qualité se trouve surtout dans la forme fantastique que les Alpes
prennent aux yeux du Chasseur, et dans l'entretien de Wallen-
slein avec Séni son astrologue. Deux scènes de /« Fiancée de
Messine, quelques situations des romans de Schiller, ont
fourni le sujet de compositions charmantes. Dans les trois ta-
bleaux de la Promenade à la Forge, brille une couleur d'une
étrangeté merveilleuse; on ressent, en la voyant, l'espèce de
sensation qu'on éprouve à la lecture des œuvres de Schiller, qui
semblent toujours éclairées par l'intérieure et mystérieuse lu-
mière de la conscience. Cette chambre , peinte avec un extrême
bonheur, est décorée aussi avec un soin particulier; on sent
que la présence de Schiller en a fait un lieu de prédilection.
Ayant pu pénétrer jusque dans les petites pièces qui occupent le
derrière des grands appartements , j'y ai découvert le portrait
de Schiller placé au rang des plus intimes souvenirs , et associé,
pour ainsi dire, à la famille de la reine. Vous partagez le culte
que j'ai pour Schiller; souvent vous m'avez entendu invoquer
son nom , comme l'honneur suprême de la poésie moderne et
comme le plus noble représentant du spiritualisme littéraire; je
vous l'avouerai, je n'ai pu voir sans émotion que cette âme gé-
néreuse, si souvent implorée par nous , recevait aussi les adora-
lions familières d'une reine.
l'.KVUE DE l'AKlS. 91
Gœlhe règne fastueiisement dans la chambre ù coucher qui
précède le cabinet à écrire. Wilhehn Kaulbach , dont le pinceau
a retracé les oeuvres de ce génie souverain, est un des artistes
les plus remarquables de l'école bavaroise. Son nom , qui com-
mence à percer à Paris , est ù Munich l'objet de l'admiration de
toute une jeunesse enthousiaste. Je vous conduirai dans son
atelier , et vous y saluerez avec moi cette haute alliance de l'i-
magination et de la pensée qui forme les grands talents. Mais ,
lorsque vous aurez admiré le ton vigoureux des œuvres qui y
sont exposées , vous serez plus étonnés encore de voir avec quel
bonheur cet énergique crayon a su rendre ici les inspirations les
plus gracieuses et les plus douces de son modèle. Je vous ferai
remarquer surtout son d'Egmont auprès de Clara, composi-
tion d'une éUgance et d'une mélancolie charmantes, que je ne
m'attendais guère à voir sortir de la main du peintre de la Mai-
son des Fous. Dans cette vaste salle , M. Kaulbach a eu plu-
sieurs occasions de montrer d'autres aspects de son talent,
Gcethe a tiré les mélodies les plus contraires de l'instrument
universel que la nature lui avait donné; le scepticisme secret
de son âme, qui l'empêchait de se tixer dans aucune voie, lui a
permis de les tenter toutes. Wilheim Kaulbach était seul peut-
être en état de le suivre dans ces transformations si diverses et
si extraordinaires. Le naturalisme des ballades, le paganisme
des élégies romaines, la naïveté et les superstitions des contes,
la hardiesse des romans, l'élévation et l'incrédulité des tragé-
dies , la Grèce d'Iphigéuie, l'Allemagne de Faust, la Flandre de
d'Egmont, Kaulbach a tout embrassé dans les formes élastiques
d'un slyle toujours fidèle à lui-même. Mais il est un point par
lequel il est resté bien loin des poésies qu'il voulait interpréter ;
la couleur la plus chaude et la plus abondante lumière sont ré-
pandues sur toutes les œuvres de Gœthe ; on regrette trop ces
qualités dans celles de M, Kaulbach. Je savais bien que ce n'é-
tait |)as par le coloris que brillait l'école de Munich, et vous ne
l'ignorez pas vous-même. Aussi m'aurait-il semblé puéril de me
courroucer en voyant mon attente remplie , et de demander
avec le ton du dédain , aux artistes allemands , ce que la nature
ne leur a pas accordé ; il est cependant des circonstances où je
n'ai pu me défendre de désirer qu'ils eussent fait un peu plus
d'efforts pour violenter la nature elle-même.
î)3 REVUE DE PARIS.
Celle impression que j'ai ressentie devant les peintures exé-
cutées d'après les œuvres de Gœlhe , m'a accompagné dans le
salon de la reine , qui suit sa chambre à coucher , et où M. Neu-
reulher a représenté, sur la frise, VOberon de Wieland. Les
dessins de M. Eugène Keureuther sont pleins d'une fantaisie
intarissable et tout à fait sérieuse , qui aurait étonné Albrecht
Duerer lui-même. Mais pourquoi ce jeune artiste , doué d'une
imagination si riche et si féconde, n'a-t-il pas cherché à ravir
au soleil d'Orient quelques-unes des parcelles dont Wieland a
semé son poème ? La plupart des scènes d'Oberon se passent
dans la patrie de la lumière ; pourquoi n'ai-je trouvé qu'un pâle
crépuscule dans les peintures qui les retracent ?
La reine a aussi sa salle du TiOne ; elle a fait céder les pro-
hibitions absolues du roi, pour la tendre d'une étoffe d'or. Au-
dessus de la tenture règue une frise composée de panneaux
coupés par des cannelures ; elle est ornée de peintures de Wil-
helm Kaulbach , qui a choisi dans les poésies de Klopstock
celles qui célèbrent la victoire d'Arminius sur les Romains. Les
moulures qui interrompent la frise défendaient à l'artiste de se
livrer à une grande composition suivie j aussi n'a-l-il peint ,
dans les panneaux dont elle est formée, que des groupes qui
représentent symboliquement les exploits du héros germain. Le
mérite dominant de ces figures , c'est l'expression. Elles por-
tent un haut caractère de douleur et de violence , qui a quelque
chose d'ossianique.
M. Philippe Foltz, dont je vous ai déjà fait remarquer le
coloris dans le cabinet consacré aux poésies de Schiller , a
décoré la chambre de service de la reine de vingt tableaux dont
les sujets sont tirés des poésies de Burger. La ballade de Lénore,
celle du Féroce c/iffsse«r, celle de Lénardo et Elandine , ont
fourni les principales scènes de cet œuvre. Ce qu'il y a de vrai-
ment remarquable dans la manière dont elles sont traitées,
c'est une flexibilité de talent qui passe sans broncher des effets
les plus gracieux aux plus terribles. Par celte souplesse par
l'éclat de la couleur, par l'habileté de la composition, M. Follz
se rapproche évidemment de l'école française : il n'y tiendrait
pas une place inférieure ; car s'il a les qualités brillantes qui
ont fait le succès des Johannot , il en possède aussi de plus
sévères , qui sont propres au génie allemand , et qui le pré-
REVUE DE PARIS. 93
serveraient des éciieils ordinaires de la peinture de genre.
C'est M. Herman qui a peint les scènes du roman de Parcival
par Jrolfranc von E sclienbadi , sur la frise de ranlichami)re
dans laquelle nous entrons. Si l'on est blessé par les teintes
un peu criardes de ces fresques , on ne peut s'empêcher d'ad-
mirer l'ordonnance habile de l'ensemble, et l'ingénieuse com-
position de chaque tableau. L'efîet général de l'invention est
saisissant. La première scène est une bouffonnerie, la dernière
une sorte d'apothéose. On y suit avec étonnement les progrès
d'une vie qui commence dans la folie , que le sérieux prend en
route , et qui finit par l'héroïsme. Cela révèle une intelligence
de maître. Dans la première antichambre , M. Cassen a peint à
fresque les poésies de Walther von der Vogehveide. Il a com-
posé son œuvre de fragments détachés qui correspondent pour-
tant entre eux. Dans le Combat de chant, il a dessiné de ces
têtes de caractère comme on n'en trouve qu'en Allemagne.
L'arrivée du pieux Minn^-Sœnger en face des murs de Jéru-
salem, qu'il a tant souhaitée, son retour dans la malheureuse
Allemagne, que déchirent les discordes du clergé et de la
noblesse, forment deux pendants pleins d'énergie et d'expres-
sion. Les chansons d'amour et de printemps sont aussi rendues
avec beaucoup de grâce.
Là finit l'appartement de la reine , mais non pas la tâche que
jo me suis imposée aujourd'hui. Il nous faut jeter un coup d'oeil
rapide sur la salle de bal et sur les salles de jeu du second étage,
qui sont ornées aussi de peintures et de reliefs. Dans les unes ,
M. Rottman a essayé, sur des sujets de la vie populaire des
Grecs , son spirituel crayon , que nous reverrons ailleurs sous
un jour plus favorable ; dans les autres , Louis Schwanthaler ,
en modelant l'histoire entière de Vénus , a donné une nou-
velle preuve de la merveilleuse abondance de ses idées. Je ne
vous arrêterai pas plus longtemps à admirer ce qu'il faudra
que nous jugions une autre fois. Je ne vous conduirai pas non
plus dans la chapelle de la cour qui fait partie du palais , et
que nous visiterons plus tard avec toute l'attention qu'elle
mérite. Je me hâte de vous faire descendre dans les salles du
rez-de-chaussée , par où nous terminerons ces longues visites
faites au palais.
Cinq grandes salles du rez-de-chaussée, placées sous les
94 KEVUF. DE FAKIS.
appartements de la reine, sont destinées à recevoir des pein-
tures empruntées aux jSiehclnngen. Vous le voyez, Plliade de
l'Allemagne fera ainsi le pendant de celle d'Homère, qui rem-
plira le rez-de-chaussée de fade du nord. Par son sentiment
élevé de l'antiquité, par ses familières études des monuments
primitifs de la sculpture grecque, M. Schwanthaler était
l'homme qui convenait à l'épopée hellénique. Il fallait à l'épopée
germanique un artiste initié aux traditions de la peinture
allemande, et inspiré par le vieux génie fudesque, si sauvage
et si puissant dans son élrangeïé. M. Jules Sclinorr est aujour-
d'hui à Munich le véritable représentant de l'art antique de
l'Allemagne; unissant ci de fortes études des vieux maîtres de
son pays une invention pleine de spontanéité , il était seul capa-
ble de corriger leur bizarrerie par un goût plus pur, sans
perdre de leur caractère.
A ne vous rien cacher, la première fois que je suis entré dans
ces salles, dont il a commencé les peintures, j'y arrivais avec
des préventions défavorables. C'est un si grand , un si terrible
poème que celui des NiebeluHfjen ! Dans ce drame gigantesque ,
l'héroïsme est jjoussé à des projiortions si inusitées , et pour-
tant, à travers toutes ces entreprises colossales et ces luttes
effrénées, brille , du fond même de leurs mêlées les plus féroces,
une lumière morale si étrange, si irrécusable et si aiystériensi',
que je n'imaginais pas que la peinture pût jamais reproduire
l'effet de ces violences sublimes et de ces aspirations infinies.
Cependant, dans la première salle où M. Schnorr a peint,
pour ainsi dire , la préface des Niebelungeii, j'ai reçu une des
plus hautes sensations d'art que j'aieéprouvées de ma vie. Cela
était si différent de tout ce que j'avais vu à Munich et partout
ailleurs , et en même temps si conforme à l'antique esprit ger-
main et au style de l'épopée elle-même . que j'en demeurai tout
saisi. Voici enfin , pensais-je, l'Allemagne que j'ai tant rêvée et
tant cherchée ; la voici , conservant , sous le vêtement de notre
siècle , l'audace de ses vieilles allures et l'enthousiaste énergie
de ses inspirations natives ! Voici un élève de tous les maîtres
de Cologne , de Bruges et de Nuremberg , qui ont posé les fon-
dements d'un art particulier aux nations du Nord ! Voici un
successeur d'Albrecht Duerer, ce grand homme qui, tout en
persévérant dans l'originalité allemande , sentit cependant que
KliVUE DE PAKIS. 95
le temps était venu de n'èlre inférieur par le yoût à aucune
école et à aucun pays ! Oui , RI, Schnorr m'a fait espérer tout
cela; et peut-être parviendra-t-il à réaliser plus que je n'ai
attendu de lui ; car je croirais dépasser la hardiesse permise à
un critique, si j'essayais de tracer des bornes au talent vigou-
reux qui a i)einl la première salle des Niebelungen. Mais quel a
été mon désappointement lorsque je suis entré dans la seconde
salle! à côté d'une œuvre admirable, je trouvais une œuvre
incomplète. Puis la troisième salle , la quatrième et la cinquième
étaient vides; et les murailles , recouvertes à peine de mortier,
attendaient encore les peintures que peut-être elles ne rece-
vront pas.
Laissez-moi vous parler de la première salle. Dans cette
introduction du poëme , M. Schnorr a peint le poète lui-même ,
et le portrait des personnes qui y jouent le principal rôle. Le
poète est représenté sur la porte, assis et écrivant le premier
vers de l'épopée ; à sa gauche sont deux vieillards qui signifient
la Mœhre , ou la narration fabuleuse. Aucun mot ne peut rendre
la caducité de ces deux têtes chauves; le Temps, cette image
classique des peintres de la Mythologie , n'est qu'un jeune bar-
bon auprès des deux figures sur lesquelles M. Schnorr a exprimé
la vieillesse de l'éternité elle-même. A droite, la Saga , ou la
chanson , est peinte sous les traits jeunes et inspirés qui con-
viennent à la muse germaine. Ainsi le poète est entouré des
deux sources oîi son imagination a puisé , de la tradition et de
la poésie.
De chaque côté de la porte , dans toute l'élévation du mur ,
sont tracés les deux groupes principaux du poëme : à gauche ,
le roi Gunther et Brunhild , sa femme , dont les passions attirè-
rent sur sa race les coups de la fatalité; à droite, Siegfried,
l'Achille germanique , et Crierahild , son épouse, dont la ven-
geance rendit aux Niebelungen d'effroyables représailles. Oh !
que le Siegfried est adorablement beau ! quelle mélancolie dans
son courage! quelle sombre et divine fierté dans son regard
levé vers le ciel , où il semble chercher sou berceau et lire le
terme prochain de sa vie! ^v\t voilà bien l'audace inspirée d'un
soldat, prédestiné à connaître la gloire et la mort, avant le
temps fixé pour le commun des hommes !
A gauche , sur le mur latéral , sont représentés les parents de
96 REVUE DE PARIS.
Siegfried, Siegraund et Sigelinde , et la reine iJte, mère de
Giinlher , entourée de ses deux jeunes fils , Gernot et Giselher.
On ne peut se défendre d'une émotion profonde en face de ces
figures, les plus vénérables que j'aie vues. Jamais on n'a peint
la vieillesse avec ces traits augustes et cette simple et naïve
majesté qui fait venir des larmes au bord des paupières. A leur
aspect , on se sent pénétré de l'antique parfum des temps où la
bonne foi était la compagne d'une indomptable énergie. Vis-à-
vis de ces beaux vieillards, le peintre a placé le furieux Hagen,
l'agent brutal de toutes les perfidies, ^(>lner le musicien et
Dankwart le maréchal , qui le suivirent dans la grande émi-
gration des Niebelungen. Le quatrième mur, (jui est en face de
de la porte , est percé d'une grande fenêtre ; de chaque côté de
celte fenêtre sont peints les héros qui dominent dans la der-
nière partie de l'épopée , comme autour de la porte ceux qui eu
ouvrent la marche : ici ce sont , d'une part , Dietrich de Berne
et maître Hildebrand ; de l'autre , le roi Ethel ( Attila ) et son
fidèle vassal Rudiger. Dans l'arc qui surmonte la fenêtre , le
fier Hagen s'élance au-devant des nymphes du Danube qui lui
prédisent les grandes catastrophes dont la fin du poème est
remplie. Cette composition est d'un jet hardi et vigoureux , que
je ne saurais rendre, mais dont la seule pensée me fait frisson-
ner. Au plafond, qui est en forme de voûte, quatre petits
tableaux représentent les passages les plus importants du
poëme : la querelle de Chriemhild et de Brunhild sur la pré-
séance , la mort de Siegfried , la vengeance de Chriemhild et
les lamentations d'Ethel. Ceux-ci sont d'un moindre style; mais
tout le reste offre le plus grand aspect héroïque. Le dessin ,
qui est nerveux , et la couleur , qui a un sombre éclat , en font
des morceaux de la plus haute distinction.
La seconde salle est décorée de quatre grandes pages, qui
représentent les faits les plus importants de la vie de Siegfried :
son retour de la guerre contre les Saxons , l'arrivée de Brun-
hild à Worms , le mariage de Siegfried et de Chriemhild , enfin,
la révélation du secret de la ceinture de Brunhild, d'où dérivent
la haine des deux reines et tous les malheurs qui font le sujet
du poëme. Ces compositions conservent , dans leur grandiose,
un air de simplicité qui charme ; mais on sent que la main qui
les exécutait a manqué de force ou de bonheur pour exprimer
REVUE DE PARIS. 97
toute sa pensée. I.c dessin est indécis , ce qui ne l'empèciie pas
d'être dur; la couleur est d'un rouge cru qui blesse l'œil. Il ne
reste donc à louer que l'invention elle-même, et elle est non-
seulement trahie , mais encore défigurée par l'exécution. Savez-
vous la pensée que j'ai eue ? Je me suis représenté M. Jules
Schnorr arrivant î) Munich avec ses éludes de la vieille Allema-
gne, et entrant dans le palais du roi en invoquant Albrecht
Duerer et les Cranach. Il s'y était à peine établi, que tous les
génies grecs et italiens, qui avaient pris possession de la de-
meure royale , se sont précipités sur ce tudesque qui venait les
y déranger ; il s'est roidi contre leurs attaques , et, penché sur
son ouvrage, comme saint Antoine sur sa Bible, il a délié l'as-
saut de ces lutins étrangers qui éblouissaient ses yeux et qui
bourdonnaient à ses oreilles. Mais , seul contre tous , il a été
lassé et vaincu peu à peu; son esprit a fini par se troubler, et
sa main déconcertée a laissé tomber le pinceau. Qu'elle le re-
prenne donc, et qu'elle couvre de la vigoureuse couleur, qui
est la sienne , les beaux dessins qu'elle a déjà tracés ! Et quand
elle aura achevé de peindre riiistoire de l'Allemagne dans les
grandes salles de réception, qu'elle vienne terminer ici cette
traduction de l'épopée allemande ! Car c'est elle qui représente
l'école vraiment nationale ; si la Bavière doit secouer un jour
le joug des étrangers , c'est elle qui aura donné le signal de
l'affranchissement.
H. FORTOUL.
LE DERNIER
DUC DE GUISE,
D12B]VIERE PARTIE.
VIL
Tandis (jue M. de Guise prenait Nisita . Gennare Aiinese avait
donné avis aux Espagnols de son absence, et leur ouvrait la
j)orte d'Albe. Don Juan d'Autriche et le comte d'Ognate, nou-
veau gouverneur nommé i)ar le roi , entraient avec toutes leurs
troupes à la faveur de la nuit. En quelques heures Naples fut
entièrement reprise. Mateo d'Amore et plusieurs commandants
français se firent (uer à leurs postes. M. de Forbin et quelques
autres coururent au-devant de son altesse à travers les balles
espagnoles. Le prince les rencontra comme ils sortaient par le
faubourg de Chiaia. Un régiment royal les suivait de près. On
lebroussa chemin à la hâte. Des Essarts proposait de gagner le
Pausilippe et de s'embarquer pour Rome.
— Je croj'ais que vous étiez mon ami, répondit M. de
Guise.
Et il ne fut plus question de fuir. On suivit les murs de la ville
au milieu d'un feu terrible , qui abattit beaucoup de monde. En
arrivant à la porte de Kole, son altesse n'avait d'autre escorte
RKVUE DE PARIS. 99
que ses îîentilshommes français. Deux bohémiennes se présen-
tèrent en dansant avec îles contorsions étranges et crièrent :
— Prison ! prison !
Le prince demeura étonné un moment et répondit ensuite :
— Point de prison ! Mais mort ! mort !
II courut à la porte Cai)uane ; elle élail fermée. Une décharj^e
de mousquets répondit aux cris de son allesse. Il fallut se retirer.
On arriva au pont de la Madeleine. M. de Guise laissa ses hom-
mes derrière lui, et s'avança jusqu'à la slalue de saint Janvier.
De là il aperçut au bout d'une rue les troupes royales qui défi-
laient. Il vit son drapeau jeté à bas du lourjon des Carmes et
les couleurs d'Espague qu'on y ai borait. Il entendit les tambours
battre delous côtés, les cloches en branle et la joie du populaire,
qui semblait aussi exlrême pour l'enlrée de don Juan d'Autriche
qu'elle l'avait été cinq mois auparavant à son arrivée. De tristes
pensées roulèrent dans la tète du prince. Il resta longtemps im-
mobile à contempler sa chute précipitée; puis il caressa son
cheval couvert d'écume et lui dit :
— Celui que tu portes n'a plus de royaume , mais c'est encore
Henri de Lorraine; allons chercher une autre fortune.
M. de Guise salua la statue de saint Janvier et s'en fut rejoin-
dre son escorte. Il forma le projet de se rendre aux montagnes
et d'y appeler à lui les partisans ; mais le bruit de la prise de
Naples s'était répandu dans la campagne, et les dangers crois-
saient à chaque pas. On se battait dans les villages. M. de la
Botellerie, qui commandait à Giugliano, arriva suivi de douze
Français, et chassé parla population. M. deMalletfut obligé de
quitter Averse. Les environs de Naples n'étaient pas plus sûrs
que la ville même , et l'on ne savait où traverser à gué le Vul-
turne pour gagner le large. Les paysans qui avaient baisé cent
fois les pieds du prince en l'appelant leur sauveur, s'assem-
blaient pour le tuer au passage , et voulaient porter sa tète à
don Juan; mais la Providence n'aurait eu garde de permettre
une telle horreur, et M. de Guise rencontra de ces misérables
auxquels il montra un si fier visage qu'il n'osèrent approcher.
Le valet de chambre Caillet supplia le duc de changer d'habits
avec lui. Au moment ou il mettait sur sa lête le chapeau de
son altesse , qu'on reconnaissait aisément par le grand nombre
et la beauté de ses plumes , une troupe d'Espagnols parut
100 REVUE DE PARIS.
sur les bords d'un chemin creux où marchaient les Français.
— M. de Guise esl-il parmi vous? demanda le commandant.
— Il n'est pas loio , répondit le prince lui-même.
Ces hommes tirèrent tous à la fois sur Caillet. Le malheureux
tomba , si criblé déballes qu'il n'eut pas le temps de pousser un
soupir.
En traversant la route d'Averse, M. de Guise aperçut un cour-
rier qui venait de cette ville. On l'arrêta au passage , et on lui
prit ses papiers. H était envoyé à don Juan par Philippe Palombe,
l'un des chefs les plus animés contre l'Espaj^ne, et sur le dévoue-
ment desquels son altesse avait le plus compté.
— Que pensez-vous de ces Italiens? dit M. de Guise à ses
amis. Leurs basses façons de sentir n'entrent point dans nos
esprits. Je n'étais pas né pour régner sur un pareil peuple.
Des Essarts voulait tuer ce courrier ; mais le prince le fit seu-
lement liera un arbre et poursuivit sa route. On rencontra un
détachement de Napolitains d'environ deux cents hommes. Celui
qui les menait vint saluer son altesse et faire serment de mourir
avec elle. On mit ces gens à l'arrière-garde, et on se jeta au tra-
vers des champs pour éviter les partis qui battaient les chemins.
Comme on descendait un coteau d'une pente assez rapide , le
prince entendit ces Napolitains crier : « A mort ! à mort les Fran-
çais ! » Au lieu de fuir , M. de Guise lit volte-face et obligea les
traîtres à reculer, puis il partit au galop. Trois fois il exécuta
la même manœuvre et réussit à mettre ces lâches en déroule
complète. On arriva devant un bois épais et marécageux. Le
prince voulut s'y jeter : des fantassins espagnols en gardaient
les bords. On reçut leur décharge presque à bout portant ;
mais ils tirèrent mal , et les Français enfoncèrent le bataillon
entier.
Cependant, aux bruits du combat, l'ennemi s'amassa sur ce
point. Les bois furent cernés de toutes parts. Le tocsin sonnait
dans la campagne, et les paysans se joignaient en grand nom-
bre aux Esj)agnols. On n'avait plus qu'une demi-lieue à parcou-
rir pour atteindre le Vulturne. 11 fallait marcher à découvert ,
et le feu de la mousqueterie devenait effroyable. Le cœur du
prince saignait de voir que tout le monde avait quelque bles-
sure. Le marquis de Chaban portait un bras en écharpe; le che-
valier de Vissecietle avait un trou à la tète: La Hôtellerie fer-
REVUE DE PARIS. loi
mail avec son mouchoir une large plaie par où le sang
ruisselait de son épaule , el ces braves jeunes gens faisaient
encore dos prodiges. Le cheval de M. de Rouvrou eut les reins
cassés.
— Chevalier, lui dit M. de Guise, allez vous rendre aux en-
nemis et les prier de ma part qu'ils vous accordent bon quar-
tier. Vous leur montrerez mon écharpe. Elle est aux couleurs de
M'io de Pons.
— Non , par Dieu ! répondit Rouvrou qui sauta en croupe
derrière Des Essarls. Je ferai comme les dragons; je courrai à
cheval et me battrai à pied.
Le baron de Mallet roula par terre avec sa monture. Des Espa-
gnols s'allaient jeter sur lui. M. de Guise voulait revenir en ar-
rière et le dégager ; mais ne le voyant plus remuer, il le crut
blessé mortellement et continua sa retraite.
Desmarets , aumônier du duc , demanda si son altesse Déju-
geait pas prudent de se confesser tout en marchant.
— C'est inutile , répondit M. de Guise , je ne vois point que je
doive mourir , et j'ai besoin de mon attention pour bien diriger
nos manœuvres.
Le feu allait toujours augmentant. Quatre fois le prince sen-
tit des balles effleurer son visage; il n'en parlait pas au bon-
homme Desmarets qui, ne songeant guère à lui-même, priait
Dieu intérieurement de ne point appeler à lui l'âme de son al-
tesse dans un moment où elle n'était pas préparée. On se trouva,
au détour d'un rocher, en présence de deux cents paysans armés
qui couchèrent enjoué M. de Guise.
— Altesse! s'écria Desmarets, voici voire instant suprême.
Souffrez que je vous donne l'absolution à tous risques.
Mais le prince avait poussé son cheval hors des rangs , et s'a-
vançant seul, à dix pas des mousquets, il cria, en accompa-
gnant sa voix d'un geste impérieux où l'on reconnaissait l'âme
altière de soi! aïeul François :
— Paysans, baissez les armes ! je vous défends de tirer. Je
suis Henri de Lorraine. Vous m'aimiez encore hier et vous vou-
lez me tuer ! Fi ! méchante et vile canaille ! retournez à vos mai-
sons et ne vous mêlez point des affaires des Espagnols.
Les paysans , dominés par l'accent de son altesse , baissèrent
leurs armes et livrèrent le passage. M. de Forbin , racontant
9.
102 RRVUE DE PARIS.
plus lord à la cour celle périlleuse renconlre , disait qu'il ne re-
venait de sa vie uu regard aussi beau que celui du priuce eu ce
moment , et que , pour sa part, il s'était cru déjà dans les bras
de la mort , tant elle lui avait paru inévitable.
A cent pas de là, on trouva des ennemis rangés sur une ligne
fort étendue. M. de Guise, mettant son épée entre ses dents, tua
deux hommes avec ses pistolets et traversa au milieu des Espa-
gnols. La rapidité de ce mouvement ayant mis ces geus en con-
fusion , ils tir'^rent en différents sens et si gauchement , qu'ils
s'entre-tuèrent. Avant qu'ils eussent rechargé leurs mousquets, ce
qui était alors uneopéralion fort longue, lesFrançais étaient loin.
Malgré tous ces efforts , la position ne tarda guère à devenir
fort critique. Les froujies royales entourèrent M. de Guise si
complètement , que la résistance était une folie. Le prince perdit
son cheval. Un officier espagnol lui vint mettre la main sur ses
aiguillettes. M. de Guise le poignarda; mais il comprit bien que
tout était fini.
— C'est le moment de mourir en gens de cœur, mes amis,
dit son altesse à haute voix, non pour les Napolitains qui ne le
méritent point , mais pour notre honneur et celui de la France.
A présent, tirez sur moi, messieurs les Espagnols.
— Ne tirez point ! cria un seigneur fort empanaché. Croyez-
moi , monsieur le duc , il vaut mieux être prisonnier que de
mourir. Si ce n'est pour sauver voire vie, que ce soit au moins
pour celles de vos gentilshommes. Je vous reçois tous à quar-
tier sans vous prendre vos épées. Ce n'est pas d'ailleurs à un
Espagnol que vous vous rendrez ; je suis le duc de Visconti.
— Allons ! répondit le prince , je vois qu'il en faut passer par
cette exlrémit('. Je me rends à cause de votre courtoisie^ sei-
gneur duc. Où m'allez-vous conduire?
— A Capoue. Veuillez accepter un de mes chevaux.
Chemin faisant , le prince et M. de Visconti causèrent fort
nmicaleiuent. Le chevalier de Visscclette les interrompit dans
leur conversation pour pariera voix basse à son altesse.
— Je vous fais mes adieux, dit-il ; ma blessure n'est pas dan-
gereuse ; j'ai une béte dAnglelerre qui court admirablement. Je
vais jouei' la chance de mourir contre celle d'être libre.
— Vous ne le pouvez point sans me compromettre, chevalier :
la parole que j'ai donnée vous engage comme moi.
RRVIJE DE PARIS. 1(13
— Votre altesse a raison. Il faut que je demande à M. de Vis-
conti la permission de m'eiifuir.
Le chevalier s'approcha de Visconti.
— Monsieur le duc , lui dit-il , si l'un de nous essayait de s'é-
chapper , est-ce que vous en feriez reproche à son alttsse?
— Non , assurément. M. de Guise n'en saurait être responsa-
ble ; mais gardez-vous de (enter cette folle entreprise, monsieur,
car mes hommes ont leurs armes chargées et ils vous couche-
raient parterre.
— Je vous remercie , monsieur le duc ; vous pouvez leur
commander le feu , car je vous souhaite bonne vie et santé.
Le chevalier partit comme un trait. On lira plus de vingt coups
de mousquet sur lui sans l'atteindre. Au moment d'entrer dans
un bois qui le mettait à couvert, il agila son chapeau en signe
d'adieu et d'allégresse et disparut.
— Tout est possible à vos Français , dit M. de Visconti. Ce
jeune homme a joué son tour si gentiment , que je n'ai pas re-
gret qu'on l'ait manqué. Puisse-t-il à présent gagner son pays
sans accident !
A Capoue, M. de Guise fut bien joyeux de retrouver le baron
de Maliet, qu'il croyait mort et qui était prisonnier comme lui.
M. de Poderigo, gouverneur de celte ville, mit un genou en
terre devant le prince, et le reçut avec des témoignages d'estime
etd'admiralion.
— Il y a longtemps, dit-il , que je brûle de voir ce héros qui
nous a donné tant de peinra. Je voudrais partager le malheur
de votre altesse à la condition d'avoir aussi la moilié de sa
gloire.
Le prince embrassa ce galant homme, et l'on se mit à table où
l'on fit bonne chère. Pendant une semaine qu'il demeura dans
Capoue , M. de Guise vécut aussi agréablement qu'il fût possible
avec la pensée de sa mauvaise fortune. Un jour qu'on discourait
sur les derniers événements, un officier qui arrivait de Naples
assura que le peuple s'était cru abandonné de son alte-ï^se.
— Pourquoi dire ces choses qui affligent monsieur le duc?
s'écria Poderigo. IN'a-t-ii pas assez de soucis d'être prisonnier?
N'en croyez rit-n, altesse; il se peut faire que le peuple ail eu
cette idée; mais à présent qu'il doit savoir la vérité, je vous ré-
ponds qu'il vous regrelte.
104 REVUE UE PARIS.
L'ordre arriva de Naples d'envoyer le prince à Gaïette avec
un seul de ses genlilsliouinies. On tira au sort pour décider qui
l'accompagncrail et ce fut Des Essarts qui eut ce bonheur. La
séparation ne se fit i)assans bien des larmes.
— Mes amis, dit M. de Guise en eml)rassant ses compagnons,
si je retourne en France avant vous, comptez bien sur moi
pour payer vos rançons , dussé-je vendre pour cela mon argen-
terie.
Une escorte de douze cavaliers conduisit son altesse à Gaïelle.
Avant d'arriver dans cette ville , on s'arrêta au bord de la mer
pendant les heures où la chaleur était trop ardente. Ces hommes
se couchèrent sous des arbres ù la mode de leur pays, et s'en-
dormirent tandis que les deux prisonniers se promenaient sur la
plage. Une felouque aborda ; elle était menée par des Napolitains.
L'occasion de s'enfuir à Rome était belle. Des Essarts fit tout
au monde pour engager le prince à en profiter ; mais M. de Guise
n'y voulut jamais consentir :
— Chevalier , dit-il , c'est une pensée cruelle pour moi que de
savoir les gens de Naples disposés à croire que je les abandon-
nais. Ils en demeureront persuadés si je me tire ainsi des mains
de l'Espagne. Je préfère aller en prison afin qu'on ne doute
point de ma loyauté. S'il doit m'en coûter la vie , l'histoire dira
quelques mots en ma faveur.
Malgré tout ce qu'il eut à souffrir pendant sa captivité, nous
n'avons jamais vu que M. de Guise se fût repenti d'avoir tenu
cette noble conduite , bien qu'on le puisse avec raison trouver
aussi fou en cette occasion que dans le reste de sa vie. On le
connaît d'ailleurs assez pour ne point s'étonner de le voir agir,
sinon mieux , du moins autrement que le reste des hommes.
A Gaïelte , les choses prirent une tournure fort sombre. On
enferma les prisonniers dans la citadelle , et leurs armes leur
furent ôtées. Le commandant do!i Alvardela Tore était un bru-
tal. Il leur donna des chambres froides et étroites oîi le jour
venait par des meurtrières. II eut soin d'avertir M. de Guise que
la sienne était occupée la veille par un cousin de Masaniel qu'on
avait mené pendre tout à l'heure.
— Le lit, dit-il , est encore chaud ; mais on en ciiangera les
draps , quoique je n'aie reçu aucune instruction à ce sujet.
— Ce début promet , répondit le prince , et je vois qu'on ne
REVUE DE PARIS. 105
laisse pas i\ votre seigneurie des pouvoirs fort étendus , puis-
qu'on ne s'en rapporte pointa elle dans ces simples détails. Cà !
dites-moi , don Alvar , est-il besoin d'envoyer à Naples pour sa-
voir si vous pouvez me donner à manger?
Le commandant fit une méchante grimace et sortit. On ap-
porta un dîner exécrable dont les prisonniers jetèrent la moitié
par la fenêtre. Comme ils demandèrent des livres , on leur en-
voya la Préparation à la mort , du savant Érasme, et V His-
toire du prince Conradin avec la relation de son supplice et
de ses derniers moments.
Des Essarls en devint pâle et ne voulait pas ouvrir ces volu-
mes ; mais M. de Guise le rassura du mieux qu'il put , en lui
disant que , si véritablement on avait dessein de les faire mou-
rir, on ne s'amuserait pas ainsi à lâcher de les effrayer. Il prit
ensuite l'histoire de Conradin et en fit lecture à haute voix. Don
Alvar , qui l'écoutait , lui vint demander insolemment s'il ne
pensait point que le trône de Naples lui porterait malheur comme
à celui dont il lisait les aventures.
— Je pense, répondit le prince, que ce sont là des ques-
tions d'État qui ne regardent pas un oflScier d'aussi bas étage
que vous.
Il n'était pas de moyens que ce don Alvar n'employât pour
vexer ou incommoder ses prisonniers. Il entrait ù toute heure
du jour et de la nuit dans leurs chambres et venait voir s'ils ne
cherchaient point à s'évader. M. de Guise avait naturellement
peu de patience; il menaça cet homme de le battre, et lui jeta
un flambeau à la tète, dont il faillit l'assommer. Le résultat de
ces querelles fut que le prince mena une vie fort dure. La chère
devint si mauvaise qu'il ne pouvait presque plus manger.
Henri de Lorraine était en plus grand péril qu'il ne le croyait.
Le conseil de la vice-i'oyauté délibéra sur ce qu'on devait faire
de lui. Le comte d'Ognate et les conseillers collatéraux opinèrent
pour la mort , à l'exception du vieux duc de Tursi , qui se sou-
venait des bons procédés que son altesse avait eus pour lui.
Cependant l'arrêt eiit été prononcé si don Juan d'Autriche ne
s'y fût déclaré contraire. Il représenta qu'on ne devait point
faire tomber la tête d'un prince sans écrire au roi d'Espagne, et
prit sur lui la responsabilité du délai. Tandis qu'on expédiait un
courrier à Madrid, don Juan envova son secrétaire à Gaïette
106 UEVUE DE PARIS.
demander si M. de Guise n'avait j)oint envie de présenter un
mémoire écrit pour sa défense. Son altesse répondit par le billet
suivant :
« Vous êtes prince comme moi , et fort désireux de gloire. Si
l'occasion s'offrait à vous, de faire comme j'ai fait, vous n'hési-
teriez point. Descendez donc en vous-même et me jugez selon
voire !;rand cœur. Ne voulant m'ahaisser jusqu'à demander ia
vie à personne , je ne vous dirai i)as comment j'agirais en votre
place. Je suis absous au tribunal de ma conscience et à celui du
monde ; quelle justification i)ourrais-je donc donner? C'est de la
politique espagnole que mou sort dépend , et je la connais mal ,
ayant l'àme française. Quel que soit l'arrêt du conseil , je vous
prie de croire à l'admiration pourvos belles qualités et àl'estime
particulière de votre affectionné
» HeJÏRI de LoRRAIKE. ))
Un second courrier porta cette épître à Madrid, accompagnée
d'une lettre où don Juan suppliait le roi de prendre en considé-
ration le grand nom , le courage et le caractère aimable du pri-
sonnier. Il ajouta que si on condamnait M. de Guise , il en au-
rait un remords éternel , comme s'il l'eût tué de ses mains. La
réponse fut longtemps à venir de la cour d'Espagne , en sorte
que le prince demeura deux mois à Gaïelte dans une incertitude
qui dut lui être fort pénible.
Lorsqu'on apprit , en France, la chute de Henri de Lorraine ,
un cri général d'indignation s'éleva contre M. de Mazariu. Sou
altesse royale Gaston d'Orléans, qui venait d'épouser en troi-
sièmes noces M'iede Guise, fit des plaintes à la reine et demanda
qu'au moins on ne laissât pas périr son beau-frère. M. le cardi-
nal avait de la répugnance à prendre des partis énergiques ,
mais non pas à mener les affaires par négociations. 11 fit tout
au monde pour secourir dans son malheur celui qu'il avait aban-
donné, puissant et heureux. On pria le pape d'intervenir, et on
écrivit à Philippe IV que, malgré les divisions entre souverains,
la vie d'un prince devait être respectée. L'amiral du Plessis eut
mission d'aller à Kaples avec cette même flotte qui aurait pu
mettre la moitié de l'Italie au pouvoir du roi de France , si elle
REVUE DK l'AHlS. I07
fût partie plus tôt. Le jour de rAsceiision, le prisonnier reçiil la
visite de don Juan, qui lui venait montrer les inslrucUoiis écrites
du roi d'Espagne. Piiilippe IV ordonnait que M. de Guise lût en-
voyé ù Madrid et qu'on le Irailàl selon son mérite et sa qualité.
Dans l'instant même où son altesse quittait Gaïetle, à bord d'un
vaisseau espagnol . Gennare Annesse était décapité sur la place
des Carmes , au milieu des insultes du peuple auquel on donnait
la tête de ce misérable comme un gage de réconciliation. Avant
de partir, le prince avait intercédé en faveur de trois chefs po-
pulaires qui lui étaient demeurés fidèles, et on leur avait par-
donné. Il obtint aussi la permission d'écrire à sa famille et à ses
amis. Nous donnerons ici sa lettre à M"" de Pons. On verra
bientôt pourquoi ce fut la dernière et dans ([uelles dispositions
elle trouva cette maîtresse pour qui notre héros avait accompli
tant de belles choses, couru de si gros risques, et perdu, en der-
nier lieu, sa liberté.
« Ce n'est plus du haut d'un trône que je vous écris, ma chère
àme ; mais du fond d'une prison , et dans l'instant où l'on me va
mener en pays ennemi. Vous qui vivez parmi ceux-là qui m'ont
abandonné honteusement, vous n'aurez point de surprise en ap-
prenant que j'ai perdu la partie après l'avoir eu si belle. Il ne
me reste plus au monde que votre tendresse qui me puisse don-
ner assez de force pour supporter mon malheur. Bien que j'eusse
résolu de mourir l'épée à la main |)lutôt que de me rendre, je ne
regrette point que les choses aient tourné d'autre manière ni
de voir encore le jour si vous me conservez votre afFection. Vo-
tre généreux cœur ne me voudra point quitter alors que j'ai le
plus besoin de savoir que Ton m'aime. Vous verrez sans doute
avec pitié mon infortune comme vous avez vu mes triomphes
avec joie. J'ai f^iit tout ce qui était possible pour conserver celte
couronne que j'espérais mettre sur votre front. Vos vertus et
votre beauté étaient dignes d'un présent plus magnifique, et je
voudrais avoir le trône du monde pour vous l'offrir. Par mal-
heur, le courage seul était à moi et les événements à Dieu. Les
destins contraires se sont joués de mes desseins; je me plais à
penser qu'ils ne sauraient m'atteindre dans mon amour. A pré-
sent que me voici tombé en des périls dont je ne suis point assuré
de sortir vivant , il vaudrait mieux peut-être que je n'eusse ja-
mais bougé d'auprès de vous. C'est une des plus dures conditions
108 REVUE DE PARIS.
de riiomnie que de faliguer et courir beaucoup pour travailler
souvent à sa propre ruine. Je me veux fier pourtant dans la
bonté du ciel et dans votre amitié pour attendre encore des jours
heureux. Tant que vous me saurez vivant, ce sera le signe
<iue je conserve respérauce de vous voir et ma passion pour
vous.
n Je vous baise les mains un million de fois, et dépose mon
cœur à vos genoux.
» Heîvrt de Lorraine.
» P. S. Ma sœur de Guise ayant épousé Monsieur, j'écris à
M'^c la duchesse qu'elle vous donne le collier de perles qui me
vient de ma grand'mère. Acceptez-le et le portez pour Tamour
de moi (1).»
VIII.
Pendant les cinq mois qu'avait duré la puissance de M. de
Guise, Gabrielle de Pons, se croyant assurée d'avoir le trône de
tapies, avait pris des airs tout à fait royaux. Elle était naturel-
lement glorieuse, et les prouesses de son chevalier la jetèrent si
avant dans ce travers, qu'on en plaisantait à la cour. Les offi-
ciers du prince n'avaient point cessé de la servir, et la demoi-
selle avait toujours été redoublant de luxe et d'étalage. Dans un
cœur bien fait , l'ambition eût augmenté la tendresse pour celui
qui prenait tant de soins afin de la satisfaire. Ce fut tout le re-
bours qui arriva dans l'esprit do M"« de Pons. Elle songea si
fort à la couronne , qu'elle en oublia celui qui la devait donner.
Un gentilhomme , nommé Malicorne, qui, sans être très-beau,
avait de l'audace et des succès près des femmes, lui fit une cour
empressée. On les vit beaucoup ensemble courir dans les car-
rosses de son altesse . à des parties de plaisir, et régaler de la
compagnie dans les hôtels et avec la cuisine du prince. M™<= la
duchesse. Monsieur et la princesse de Montpensier n'avaient fait
que rire des grandes manières de Gabrielle de Pons; ils trouvè-
rent bientôt sa conduite indécente. Ils en parlèrent à la reine et
(1) Ce collier ne valait pas nioin* de 200,000 livres, c'est-à-dire
environ 500,000 francs d'aujourd'hui.
REVUE DE PARIS, l09
au cardinal. On obligea la demoiselle à eiilrer au couvent. Elle
poussa la hardiesse jusqu'à se plaindre de la rigueur dont on
usait, et donna dans ses lettres une fausse apparence aux choses.
C'est à ce sujet que son altesse écrivit au ministre pour deman-
der qu'on la laissât en repos. Sur ces entrefaites, arriva la nou-
velle de la catastrophe et de l'emprisonnement de Henri de Lor-
raine. M"e de Pons en i)leura chaudement, mais ce fut par dépit
et par colère; on l'entendit tenir sur le prince des discours
élranges, par oii il fut évident qu'elle ne l'aimait plus. Elle ne
s'en cacha pas longtemps. Tout le monde comprit que M. de
Malicorne en avait su tirer avantage. M'"" la duchesse et S. A. R.
Monsieur lui firent des reproches et lui retirèrent les oflficiers et
la maison de M. de Guise. Elle eut pourtant l'impudence de faire
demander le collier de perles qui lui était annoncé ; mais on ré-
pondit qu'on allait écrire au prince à Madrid et que l'impor-
tance du présent méritait bien que l'ordre fût confirmé.
Henri de Lorraine, habitué de bonne heure à faire tout plier à
ses volontés, n'avait pas la patience et la philosophie qui sou-
tiennent contre le malheur. Il eîit mieux valu pour son âme in-
quiète et pleine d'ardeur, avoir à surmonter mille dangers et
entreprendre l'impossible que de souffrir les ennuis de la capti-
vité, car le besoin du mouvement était depuis cinq généralions
dans le sang des Guise.
Le prince ne souffrit pourtant aucun mauvais traitement de
ceux qui le menaient en Espagne. On eut pour lui tous les égards
et la considération qu'il méritait; mais la seule pensée de sa po-
sition suffisait à lui mettre du noir dans l'àme. En arrivant à
Madrid, il descendit chez don André de Brignol, un vieux sei-
gneur fort versé dans la politique, et dont on lui donna le logis
pour prison. Ce n'était pas un séjour déplaisaiit, car don André
avait une famille aimable, une table excellente, un intérieur
d'un luxe honnête, et de plus un jardin oii son altesse avait le
loisir de se promener. Un autre aurait pu prendre le temps en
patience et s'arranger d'une vie assez douce ; mais la surveil-
lance, pour se déguiser sous les couleurs d'une politesse minu-
tieuse, n'en était pas moins insupportable. Le prince ne pouvait
faire un pas sans que des valets lui vinssent demander ce qu'il
désirait. On le suivait dans les jardins, et il n'avait de solitude
que la nuit. Une fois qu'on se met à s'irriter des petites choses ,
2 10
110 REVUE DE PAKIS.
i'iiuii^iiialiou les grandit bientôt et les change en grosses con-
trariétés. M. de Gnise devint mélancolique; il perdit l'appélit et
le sommeil. La pâleur lui gagna le visage, et l'on aurait diffici-
lement reconnu à son air morne cet liomme si célèbre par son
humeur remuante. 11 pria plusieurs fois le roi de lui accorder
une entrevue; mais on lui répondit que les affaires d'État ne
donnaient aucun loisir à Sa Majesté pour le présent et qu'il fal-
lait attendre.
Pour surcroît de malheur, le prince reçut une lettre de sa
mère qui lui apprenait la vilaine conduite et l'infidélité de
M"" de Pons. Ce fut un coup terrible auquel on doit s'étonner
qu'il ait résisté. Lui qui avait souvent changé dans ses passions,
il était plus éloigné qu'un autre de penser qu'une maîtresse lui
pût manquer de foi. La vivacité qu'il mettait à sentir toutes
choses , il l'appliqua uniquement à ôon désespoir amoureux. 11
tomba malade et fut à deux doigts de la mort. Cependant sa
jeunesse et sa vigueur triomphèrent encore de la destruction. Il
se rétablit à la longue; mais le chagrin étant un mauvais com-
pagnon pour un convalescent , il demeura dans un état de lan-
gueur qui faisait peine à voir.
Bien qu'il n'eût pas l'habitude de rélléchir beaucoup sur les
intentions d'autrui, à cause de sa franchise naturelle , Henri de
Lorraine eut soupçon qu'on le voyait avec plaisir s'éteindre len-
tement. La sombre politique de l'Espagne s'épargnait peut-être
ainsi l'odieux d'un emprisonnement ou d'un supplice. Il résolut
de ne point donner ce beau jeu à ses ennemis et fît de louables
efforts pour surmonter le mal qui le dévorait ; il répara le dés-
ordre qui s'était introduit dans sa toilette, affecta plus de gaieté
qu'il n'eu pouvait avoir, et se mit à chercher dans les livres une
occupation pour son esprit.
Un jour qu'il lui échappa, en présence de don André de Brl-
gnol, de s'écrier que ce n'était point la peine de vivre ni de se
démener comme il l'avait fait pour une cour ingrate et une maî-
tresse infidèle, M. de Guise surprit un sourire sur les lèvres de
son hôte.
— La Franco, répondit don André, c'est le pays des incon-
stants; ce n'est pas le roi notre maître qui eût agi comme M. de
Mazarin pour un serviteur aussi utile que votre altesse. Je ne
me porterais pas garant ([u'une maîtresse d'Espagne vous eût
REVUE DE PARIS. 111
mieux tenu parole que M"" de Pons ; mais du moins elle vous
aurait pu quitter par amour pour un autre, et non par d'aussi
bas motifs qu'une ambition déçue.
Le prince , ayant redoublé d'amertume dans son lanfîajje,
acquit la persuasion que , s'il se voulait détacher de la France,
la cour d'Espaj^ne n'en serait pas fâchée. En effet, peu de jours
après, M. de Guise fut mandé de l'Escurial. Il s'y rendit tout
plein de joie , avec l'idée que sa captivité pourrait finir par suite
de son entretien avec le roi; mais il était loin de compte en
croyant que les choses marchaient en Espagne aussi vivement
qu'à Paris. Sa Majesté Philippe iV reçut le prince avec politesse,
s'informa obligeamment de sa santé, lui montra les travaux de
la grande chapelle de l'Escurial où l'on dépensait des millions,
et ne lui parla en aucune façon ni de la cour de France , ni des
affaires de Naples , ni du sort qu'il réservait à son prisonnier.
11 fallut attendre un mois entier la seconde entrevue; cette fois,
voyant que la conversation ne tournait pas encore au sérieux ,
M. de Guise résolut d'entrer le premier en matière.
— Je demande pardon à Voire Majesté, dit-il, si je lui parle
de ce qu'elle n'avait peut-être pas dessein d'aborder avec moi ;
si elle veut bien tourner sa pensée sur ma triste condition , elle
comprendra mon impatience. Votre Jlajeslé désire-t-elle ma
mort? elle n'a pour cela nulle peine à prendre , car je m'en vais
mourant d'ennui et de douleur.
— Je sais , répondit le roi, que vous souffrez beaucoup, mon-
sieur le duc, et je désire apporter quelque remède à vos tour-
ments , autant que le permettront les intérêts de lÉtat. Si j'étais
bien assuré
Le roi Philippe IV avait de l'indécision dans le caractère et
craignait toujours d'en trop dire ; c'était d'ailleurs une vieille
règle traditionnelle, en usage depuis son grand-père Philippe II,
que la réserve dans le langage. M. de Guise entreprit hardiment
d'achever la phrase du roi.
— Si Votre Majesté était bien assurée que je la dusse servir
fidèlement, elle m'offrirai! peut-être de m'attacher à l'Espagne?
— Sans doute, reprit le roi, ce serait une précieuse acquisi-
tion pour moi qu'un prince tel que vous, mais
— Mais c'est du sang de France qui coule dans mes veines.
Il est vrai , sire , que j'éprouverais de la répugnance 5 renoncer
112 REVUE DE PARIS-
à mon pays; Votre Majesté ne me voudrait point forcer de por-
ter les armes contre lui. Malheureusement il sera longtemps
l'ennemi naturel do l'Espagne.
— La cour de France vous a vilainement abandonné, mon-
sieur le duc , votre cœur en doit être
— Profondément blessé , sire ; cela n'est pas douteux. Ce-
pendant, mon ressentiment n'ira pas jusqu'à faire de moi un
rebelle ; le connétable de Bourbon n'a jamais eu la confiance de
votre aïeul Charles V. Pourriez-vous m'accorder la vôtre si je
l'imitais :' M. le cardinal avait de moi une mauvaise opinion; il
a cru agir sagement en me refusant du secours; j'aime notre
jeune roi comme vous i)ouvez désirer (pie les princes d'Espagne
vous aiment. Je demande à votre générosité du soulagement à
mes peines , mais je ne voudrais point me déshonorer.
-^ Nous ferons quekpie chose pour vous, monsieur le duc.
— Ne tardez pas trop, sire , car je me sens dépérir par le
manque d'air et de mouvement; la santé me quitte.
— Eh bien! si je vous donnais notre capitale pour prison,
sans surveillance ?
— Votre Majesté peut se iier à ma parole. Je fais serment de
ne point chercher à m'enfuir.
— C'est accordé; vivez à Madrid comme il vous plaira; je
vous invile à venir à ma cour. 11 faut que vous preniez part
à nos plaisirs. Allez , monsieur le duc, et bannissez la tris-
tesse.
Le prince mit un genou en ferre pour baiser la main du roi ,
et sortit le cœur tout palpitant d'aise. Son naturel ouvert l'avait
bien servi cette fois , car il avyit tiré de Sa Majesté plus de dis-
cours et de concessions que Philippe IV n'en eût fait en six mois
à un autre qui se fût montré discret ou timide.
Pendant cet heureux jour, M. de Guise parcourut la ville avec
une joie d'écolier, en compagnie de Des Essarts, Il se récriait à
chaque pas sur les agréments, le luxe et les ressources de ce
riche pays. Les femmes surtout lui donnèrent dans la vue, car
il n'avait regardé depuis longtemps que la vieille comtesse de
Brignol. Les filles de Madrid avaient de ces tournures coquettes
et de ces yeux agaçants qui enlèvent le sang-froid aux gens d'a-
moureuses manières , comme l'était le prince.
— Chevalier, disait-il ;i Des Essarts . je ne sais^ce qui arrive
FIF.VUF. DE PVRIS. 113
en moi, mais il me semble que je n'ai plus aulanl de chagrin
d'avoir élé trompé par M''^ de Pons.
— Votre altesse, répondit Des Essarts , a passé bien du temps
à soupirer pour une personne qui ne méritait guère cet hon-
neur.
— A. coup sûr elle ne le méritait point; mais hier encore, je
ne pouvais prononcer le nom de cette ingrate sans avoir comme
une lame de poignard qui me traversait le cœur. A présent , je
le dirais cent fois que cela ne me causerait aucune peine.
Et M. de Guise se mit à répéter le nom de son infidèle avec
des tons différents.
— Il est clair, reprit-il, que me voilà guéri. Le bandeau me
tombe des yeux , chevalier. Je me rappelle à cette heure qu'elle
avait la main un peu forte , ce qui est fort laid pour une femme
de qualité.
— Votre altesse fera bien de se tenir en garde à l'avenir con-
tre les pièges de ce sexe trompeur.
— Assurément, je le ferai. Je ne veux plus être amoureux de
ma vie , chevalier. Songeons désormais à la gloire et aux choses
sérieuses.
Ils s'en allèrent , en discourant ainsi , au Prado , où venait la
belle société. Il y avait là des dames en grand nombre , et tou-
tes les plus jolies de la cour, avec des toilettes un peu étranges
pour des yeux français , mais bien agréables à voir.
— Vive Dieu! s'écriait M. de Guise , voici furieusement de
doux visages et de pieds mignons , chevalier. C'est dommage de
n'en pas connaître. Je me meurs d'envie de parler à ces beautés ;
je me sens ébloui.
— Calmez-vous, altesse, ou bien vous n'irez pas jusqu'au
bout de la promenade sans être amoureux , et manquer à vos
engagements.
De son côté , le prince , ayant des habits des meilleurs faiseurs
de Paris , était examiné curieusement de ces étrangers , et l'on
peut dire qu'il surpassait de beaucoup en bonne raine et en élé-
gance de manières les jeunes cavaliers de Madrid. Comme on le
devait bien prévoir, il se trouva parmi les dames une personne
plus belle que les autres et qui perça le cœur de M. de Guise
d'un seul regard. C'était une demoiselle d'une taille divine , avec
!es plus grands yeux noirs du monde entier j elle marchait fort
10.
m REVUE DE PARIS.
environnée de jouncr, gens , de dnfïffnes et de valets. En passant
le prince , elle le désifîna du bout de son éventail , d'un air où
il démêla qu'elle s'informait qui il était. Son altesse s'approcha
d'elle aussitôt, et , la saluant avec sa grâce chevaleresque, lui
dit:
— Henri de Lorraine, duc de Guise, madame, pour vous
servir, celui qui vient de Naples , i»risonnier du roi d'Espagne,
et qui , n'ayant point d'amis à Madrid , serait charmé de con-
naître nne aussi belle dame que vous.
— Cela n'est point difficile pour nne personne du rang de
votre altesse; je suis la nièce du ministre don Louis de Haro.
Mon oncle m'a souvent parlé de vous , et je sais que nous vous
verrons bientôt à la cour. Si vous voulez m'accompagner jusque
chez moi, je vous présenterai don Louis et nos amis.
Les jeunes gens saluèrent respectueusement M. de Guise, qui
prit le bras de la dame , et la reconduisit à son logis. Le prince
avait eu le loisir de s'instruire assez pour faire la conversation
en espagnol ; il conta des histoires sur son expédition qui amu-
sèrent toute la compagnie. Le ministre lui fit bon accueil et le
voulut retenir à souper. En rentrant chez lui le soir, M. de Guise
déclara nettement à Des Essarls qu'il était amoureux de doua
Elvire à en perdre la raison , et qu'il fallait qu'il en mourût ou
qu'il réussît à lui plaire.
Henri de Lorraine, tout consolé de sa captivité, fit venir de
Paris une somme d'argent considérable, prit un hôtel à Madrid,
monta sa maison et ses équipages sur un pied magnifique , et
ne tarda pas à faire une figure à écraser les premiers person-
nages de la cour d'Espagne. On l'y aima moins qu'ailleurs ,
parce que les gens de ce pays, étant volontiers jaloux, en-
viaient ses dehors séduisants; mais en revanche on le craignait
davantage. 11 était d'ailleurs fort civil , comme on sait ; il avait
aussi le cœur très-haut, et maniait l'épée de telle sorte qu'on
lui montrait prudemment bon visage. L'étiquette avait atteint à
l'Escurial un degré de perfection qu'elle n'eut jamais en France.
M. de Guise en connut bientôt les moindres détails; il se con-
duisit en véritable prince et comme s'il n'eût jamais été ailleurs
qu'à Madrid.
La galanterie ne le cédait en rien dans ce pays à celle de la
cour d'Anne d'Autriche. Hormis les filles d'honneur et la maison
RRVUE DE l'ARIS. 115
de la reine, qui inonaienl une vie assez sévère, les dames ne se
donnaient pas beniicoiij) de falijiie pour cacher leurs amours.
C'était forl heureux pour notre héros, qui se fût trouvé bien
empêché de mettre une gaze sur soji cœiu". Quoique celle sincé-
rité soit furieusement éloignée de nus mœurs, nous devons re-
connnilre qu'elle donnait aux faihles de nos pères un air de
grandeur et de loyauté près duquel nos délicatesses ne sont que
de misérables comédies.
M. de Guise ne fit pas trois visites chez don Louis de Haro,
sans qu'on le vît soupirer pour ia nièce du ministre-
— Prenez garde à vous, altesse, lui dit un vieux gentilhomme;
dona Elvire est une beauté dangereuse , qui connaît sa puis-
sance et prend plaisir à en abuser. Elle a déjà tourné la cer-
velle à deux cavaliers. L'un est parti de désespoir pour les
Indes , et l'autre , entièrement fou , demeure caché par sa fa-
mille.
— On ne peut échapper aux volontés du ciel, répondit le
prince. Je ne m'en irai point tout seul aux Indes; mais pour ce
qui csl de ma raison , il pourrait m'arriver de la perdre , car je
la sens prête à s'envoler quand je regarde les traits divins de
cette aimable personne. Voyez un peu combien le sort me veut
de mal ! Elle a justement une fossette comme BI"e de Pons,
hors que c'est au menton au lieu d'être à la joue, ce qui est in-
finiment plus joli.
— Il faut . en effet, que votre altesse ait bien du malheur.
— C'est ù en mourir.
Dona Elvire savait la musique et jouait très-bien de la man-
doline. Un jour ([u'elle faisait entendre à la compagnie un air
de sa composition , le prince était si ravi de plaisir qu'il en res-
tait comme en extase devant ia demoiselle. Don Louis de Haro
lui voyant les yeux au ciel vint lui dire :
— Votre altesse aime prodigieusement la musique à ce qu'il
me semble.
— Ce n'est point cela, répondit M. de Guise; des notes ne
suffiraient pas à me mettre en l'élat où je suis. C'est la musi-
cienne qui me tourne l'esprit avec ses doigts d'ivoire et sa grâce
enchanteresse. Voilà le motif de mon trouble, seigneur don
Louis. Je suis amoureux de votre nièce.
— Eh bien ! altesse, faites lui votre cour.
116 REVUE DE PAtUS.
— Je vais de ce pas lui peindre ma flamme. Croyez-vous qu*elle
m'écoutora favorablement ?
— Hélas ! monsieur le duc , vous savez comment est le beau
sexe. Ma nièce a l'humeur capricieuse et mal aisée à conduire ;
cependant je vous promets de parler en votre faveur.
— Vous me rendrez un service signalé.
Le prince aborda la demorselle et lui déclara son amour avec
ces expressions ardentes qui lui étaient particulières et que les
femmes écoutent toujours volontiers , lors même qu'elles n'ont
pas dessein de se rendre. Notre héros avait un avantage sur la
plupart des hommes , c'est qu'il n'éprouvait point d'hésitation
à dire ce que la passion lui inspirait ; nulle fausse honte ne pou-
vait le retenir. Dona Elvire était une grande et belle brune de
vingt ans , dont les yeux parlaient trop savamment pour qu'elle
n'eût point déjà deviné le ravage où elle avait mis le cœur du
prince. Elle feignit pourtant la surprise suivant l'usage de ses
pareilles. Si M. de Guise n'eût pas été aussi préoccupé de son
propre état, il eût bien démêlé que la déclaration ne causait pas
de chagrin à sa belle, malgré les airs d'insensibilité qu'elle vou-
lait prendre.
— J'engage votre altesse à réfléchir, disait-elle , avant de se
ranger sous ma loi.
— C'est comme si vous m'engagiez à réfléchir avant de me
décider à prendre la fièvre. Le mal est à un point d'où je ne puis
espérer de revenir autrement que par vos bontés.
— Je vous avertis que j'ai le cœur enveloppé d'une armure.
Si toutes vos prouesses de Naples eussent été faites en mon
honneur, ce ne serait pas assez pour m'obliger à déposer les
armes,
— Faut-il entreprendre mieux encore pour vous plaire? Par-
lez , et indiquez-moi les dangers que je dois courir.
— Vous avez concpiis un royaume , afin de l'offrir à M''<= de
Pons; mais pour moi, il faudrait escalader le ciel et devenir
maître de la lune et des étoiles.
— Ce n'est point facile . en effet ; mais il suffit que vous le
désiriez j je verrai comme je pourrai m'y prendre pour vous sa-
tisfaire.
La demoiselle se mit à rire du sérieux de M. de Guise.
— En vérité, dit-elle, vous me feriez croire que j'ai commis
REVUE DE PARIS. 117
une imprudence et que l'épreuve est trop aisée à surmonter.
— Ah ! n'allez pas revenir sur votre parole. Ce ne serait pas
de bonne guerre. Je me le tiens pour dit : la lune et les étoiles ,
cela suffira.
Dona Elvire regarda le prince avec plus de douceur :
— Je suis trop généreuse pour retirer ma parole donnée.
Faites cette belle conquête et mon cœur est à vous.
En retournant chez lui , dans son carrosse , M. de Guise disait
à Des Essarts :
— Comment donc escalader le ciel? Je vois que je me suis
beaucoup engagé. N'importe ! Puisque je l'ai promis , il faut ab-
solument en venir à bout.
Et puis il secouait la tète d'un air inquiet en tenant ses yeux
fixés sur la lune.
— Est-ce que son altesse aurait un dérangement de cervelle ?
pensait M. Des Essarts.
On verra tout à l'heure que le prince n'était pas si fou qu'il
le paraissait. En attendant qu'il partit pour son expédition, il
porta des aiguillettes aux couleurs de dona Elvire, et s'en alla
partout disant , son amour et ses engagements , dont on s'amu-
sait beaucoup. Le premier jour qu'il y eut danse à la cour , il
brilla fort dans les quadrilles et figura le mieux du monde par
une courante française , qu'il avait enseignée à sa maîtresse. Le
roi prit plaisir à le voir et lui adressa des compliments.
— Ce que j'aurais voulu faire avec ma politique, lui dit Sa
Majesté , ce sera l'amour qui l'achèvera. Vous vous fixerez à Ma-
drid pour les appâts de dona Elvire de Haro. Mais vous allez
être encore arrêté dans vos projets par le besoin d'une dis-
pense.
— Oh ! cette fois , s'écria le prince , je dois me passer de Sa
Sainteté. On m'a donné pour épreuve d'escalader le ciel , tt
comme j'y entrerai en pays conquis , si je réussis , je ferai à ma
volonté, sans avoir recours aux bulles. Ce sera plutôt au pape
à demander mon appui.
Le roi riait de ces discours extravagants ; mais il dit tout bas
à don Louis :
— Veillez sur votre nièce , car ce jeune Guise est capable de
vous la mener ù mal.
— Ma nièce est maîtresse de ses actions, répondit le minisire,
118 REVUE DE PARIS.
sa fortune est indépendante de celle de mes enfants ; mais s'il
lui arrivait de faillir, j'aurais recours à Votre Majesté pour obli-
ger le prince à ré|)Ouser.
Avant de quitter les ballets, M. de Guise s'approcha de sa
IiC'Ilo , et lui dit gravement :
— J'ai dressé les plans de mon entreprise ; si je m'emparais
du soleil , ne serait-ce point suffisant à vous contenter?
— J'aurais désiré que ce fût la lune; mais je veux bien vous
laisser le champ libre pour conquérir celui des astres qui vous
conviendra le mieux.
Le lendemain soir vers minuit . son altesse conduisit sous les
f'.'nèlresde dona Elvire une grande quantité de musiciens. C'é-
tait un usage reçu alors que de donner des sérénades aux dames
qu'on aimait. On ne faisait pas bien sa cour sans cela , et celles
qui avaient pour agréables les recherches de leur galant , té-
moignaient de leur plaisir en se montrant à la fenêtre. M. de
Guise avait amené les i)lus belles voix de Madrid et les plus ha-
biles violons. Les vers étaient du meilleur faiseur. Cette musi-
que ayant joué délicieusement durant un gros quart d'heure ,
dona Elvire , en habits de chambre , vint sur le balcon , et fit un
signe d'amitié en agitant son mouchoir. Elle se retira ensuite,
mais elle laissa la fenêtre ouverte pour entendre la fin du con-
cert ; M. de Guise saisissant l'occasion , dressa contre le mur
une échelle qu'on lui tenait prête , et s'élança dans l'apparte-
mont.
— Voici le ciel escaladé , dit-il; avouez, madame, que j'ai
pénétré par surprise au milieu du paradis , qui est pour moi
cette chambre où vous couchez. L'astre dont je m'empare en cet
instant , c'est vous , et que je meure s'il n'efface pas en éclat le
soleil lui-même !
On ne sait point ce que répondit dona Elvire ; mais on doit
penser qu'elle prit l'affaire sans trop de colère , puisqu'elle n'ap-
pela personne à l'aide. Il est vrai que violons et guitares me-
naient à dessein un bruit d'enfer. M. Des Essarts , voyant la
fenêtre se fermer, jugea que la paix était signée; il s'en alla
doucement avec la musique . en rétléchissaut à part lui que les
raisonnements du prince étaient admirablement ingénieux, et
que la dame n'avait dû rien trouver de bon à leur opposer.
11 ne s'écoula pas trois jours sans que l'aventure fût connue.
KtVUii DE PAHIS. MS)
On se vit généralement forcé de convenir que M. de (juise avait
la saine logique de son côté. 11 y eut des esprits courts qui ne
saisissaient pas bien le sens de l'explication donnée par l'amant
à samaitresse pour justifier sa surprise nocturne ; mais les gens
profonds leur firent comprendre la fin de la chose, et tout le
monde tomba d'accord que le tour était galamment joué. Pour
y trouver le mot à redire , il fallait être de mauvaise foi. Cela
n'empêcha point don Louis de monter sur ses grands chevaux.
11 courut fort animé chez M. de Guise , le prier de réparer, au
moyen d'un bon mariage , le tort fait à son nom.
— C'est le vœu le plus ardent de mon cœur, répondit son al-
tesse. Puisse le pape consentir à briser mes liens ! je deviens
aussitôt le plus heureux des époux , et je passe mes jours dans
le sein de votre famille.
— Parlez-vous sérieusement? demanda le ministre j dois-je
supplier le roi d'intervenir en votre faveur auprès de Sa Sain-
teté?
— Je ne plaisante jamais sur le mariage et ne donne pas en
vain ma parole , seigneur don Louis. Obtenez ces bulles que j'ai
sollicitées de notre saint-père pendant deux ans , et votre
belle nièce deviendi'a aussitôt ma femme.
Le moyen de se fâcher, après cette déclaration ! don Louis
rendit son amitié à M. de Guise, et annonça les noces comme
devant être prochames j mais le roi montra la sourde oreille
lorsqu'il s'agit d'envoyer U Rome , et l'affaire traînait en lon-
gueur. Pendant ce temps-là^ son altesse continua de vivre fort
doucement dans les bonnes grâces de dona Elvire qui l'aimait
de tout son cœur. Il n'y eut qu'une seule voix pour dire que ces
amanls étaient dignes l'un de l'autre. Un jeune et beau prince
ne pouvait pas vivre éternellement dans le célibat à cause des
scrupules de la Rota, et la nièce du ministre devait assurément
s'estimer heureuse d'avoir pu choisir un aussi grand personnage
que Henri de Lorraine.
On disait à Paris, de toutes ces aventures, que M. de Guise
jouait ses folies d'Espagne, et personne ne le plaignait de sa
joyeuse captivité.
120 REVUE DE PARIS.
IX.
L'année 1G48 était alors avancée. On apprit à Madrid , au mi-
lieu de ces romans , les premiers troubles de la Fronde. Le par-
lement de Paris était en querelle ouverte avec le ministre. La
reine se fâchait contre le tiers état, et la discorde gagnait la
cour elle-même. S. A. R. Monsieur, le duc de Beaufort et le
coadjuteur flattaient le populaire. On avait tendu les chaînes
comme aux barricades, et les enfants avaient été conduits à
Saint-Germain. Ce fut un sujet d'allégresse pour le roi Phi-
lippe IV. 11 tint conseil, et résolut d'alimenter les dissensions
autant qu'il le pourrait. Des agents furent dépêchés secrètement
en France aux chefs du parti opposé à la cour, avec des instruc-
tions ténébreuses. Mais il y avait cela de remarquable dans cette
fronderie , que les rebelles les plus animés combattaient le gou-
vernement de la régence sans avoir bien envie de le renverser.
C'était pour le plaisir de se remuer, de se battre et de faire des
cabales qu'on jouait cette révolte. Lorsque M. Bachaumont com-
parait ces querelles aux tumultes des écoliers qui se jetaient des
pierres aux fossés de la ville , on ne savait pas bien toute la
vérité de cette image d'oil la guerre tira son nom. Hors une ou
deux batailles meurtrières, il y eut plus de chansons rimées
que de sang répandu. Cependant, vus de la distance où était
Madrid, les événements prenaient une apparence de gravité.
Tant que le grand Condé resta au parti de la cour, on pensa
qu'il serait le plus fort ; mais une fois que ce prince eut aban-
donné la reine , on n'imaginait plus comment la guerre civile
pourrait finir.
Les vieux politiques de l'Escurial se frottaient les mains en
disant que cette France, qui avait prétendu mener l'Europe,
mourrait de sa propre turbulence et se couperait la gorge à elle-
même. On lisait à Madrid > avec des éclats de rire , la fameuse
lettre impertinente de M. le prince : A l'illustrissime faquin
Mazarin. Les figures changèrent lorsqu'on apprit que le grand
Condéétait enfermé au donjon de Vincennes.
Un jour qu'on parlait de ces affaires au coucher du roi , où
assistait M. de Guise , Sa Majesté demanda de quel côté se jet-
terait son altesse si elle était à Paris.
REVUE !>:•: PAIilS. 121
— Je nVnsais troi) rien . répondit lo prince ; mais il est pro-
bable que ce ne serait pas du côté de M. le cardinal.
— Il est vrai , reprit le roi , que vous avez des comptes à ré-
gler avec lui. M. d'Orléans , dont vous êtes le beau-frère, paraît
d'ailleurs vouloir se prononcer contre la reine.
— Oh ! son altesse royale mon beau-frère ne se prononce ja-
mais qu'en paroles. Lorsqu'il s'agit d'en venir aux actions, on
ne trouve plus personne.
— Il manque au parli de la Fronde un chef qui soit jeune et
entreprenant . et qui possède les trois grandes qualités néces-
saires en ces occasions : le courage . l'éloquence et la généro-
sité. Ce sont des dons que vous tenez de famille , monsieur le
duc.
— Votre Majesté me fait bien de l'honneur 5 cependant je
pense que le peuple de Paris me verrait à sa tête plus volontieis
que M. de Beaufort , qui est un important et un fat.
— II n'y a pas longiemps que le duc Charles, votre père, a
prétendu à la couronne de France.
— Si Votre Majesté veut dire par lu qu'elle aurait la bonlé de
me prêter son appui , je dois lui avouer , avant d'aller plus loin,
la répugnance que j'éprouverais à me présenter sous la pro-
tection d'une cour ennemie. Ce serait peut-être le moyen de
mettre fin à la guerre en réunissant tous les partis contre moi.
— Je vois , reprit le roi en riant, que les demi-mots ne valent
rien avec vous. Puisqu'il faut s'expliquer, je vous dirai que je
n'ai point de projet sur cette matière ; mais que , si je voulais
vous soutenir , je saurais m'y prendre assez habilement pour ne
pas donner ombrage à vos amis. Pensez-y , monsieur le duc ; j'y
vais réfléchir aussi , et nous en reparlerons.
M. de Guise sortit de l'Escurial , agité par des idées contrai-
res. D'un côté était le désir de revoir son pays et de recou-
vrer sa liberté ; de l'autre était son amour pour dona Elvire ,
dont il n'osait songer à se séparer. La balance demeura ainsi
en équilibre pendant quelques jours; mais la violencede l'amour
se calmait par la satisfaction. L'inconstance naturelle du prince
lui faisait adopter avec plaisir ce qui offrait les apparences d'une
grande nouveauté. En outre , il commençait à entrer dans cet
âge où les passions se modifient. Bien que les ardeurs du sang
ne se soient jamais apaisées remarquablement chez Henri de
2 It
122 REVUE DE PARIS,
Lorraine , pourtant Tambition parlait plus haut que le reste à
certains moments. Les ouvertures du roi d'Espagne le touchè-
rent profondément à l'endroit de son faible pour le chevaleres-
que. L'esprit des Guise lui souffla aux oreilles qu'il pourrait se
plongera son aise dans le bruit et les batailles , s'il retournait
en France. 11 se reprocha comme une chose honteuse de perdre
sa jeunesse dans les délices , tandis que ses parents et ses amis
maniaient leurs épées en pleine rue au milieu de Paris. 11 ne rêva
bientôt plus que guerre , et , dans son sommeil , il se voyait
couvert de la cuirasse du grand Balafré, distribuant des horions
de paladin, menaçant du fer de sa lance le trône chancelant, et
faisant trembler la reine-mère au fond de son palais.
Le loisir de délibérer ne lui manqua point , car les choses al-
laient avec une lenteur incroyable à la cour d'Espagne. La tem-
porisation y était poussée jusqu'à la manie. L'opinion du roi
était qu'on devait appuyer M. de Guise pour donner un surcroit
d'embarras à M. de Mazarin; mais don Louis de Haro ne parta-
geait pas cet avis. Il ne croyait point que la royauté fût sérieu-
sement menacée en France. Il rappela que les tentatives de ce
genre n'avaient servi , dans les siècles précédents , qu'à mettre
le gouvernement en frais , sans amener aucun résultat. Le roi
fut obligé d'en demeurer d'accord ; cependant il insista pour que
le prisonnier fût lâché sur la France comme un nouveau bran-
don de discorde. Don Louis fit la grimace en pensant que sa
nièce avait tout l'air de n'être jamais duchesse de Guise. Il cacha
son déplaisir , et redoubla ses lenteurs , dans l'espoir que les
événements tourneraient ce projet en fumée. Philippe IV s'oc-
cupait davantage de bâtir son église que de la politique; le mi-
nistre pria bien fort Sa Majesté de lui laisser le soin de mener
cette affaire , et se promit de payer M. de Guise avec des leurres
et de la politesse. Henri de Lorraine une fois ému , on ne s'en
débarrassait pas à si bon marché. Notre héros ne laissa ni paix
ni trêve au roi jusqu'à ce qu'il eût une promesse.
Un soir qu'il suppliait Sa Majesté de le sortir d'incertitude ,
Philippe IV déclara que la liberté lui serait rendue à une condi-
tion.
— Laquelle ? demanda le prince avec empressement ; si l'hon-
neur me permet de l'accepter, j'y souscris à l'instant.
— II faut me jurer que vous prendrez parti pour la fronderie
REVUE DE PARIS. 120
et que vous y sorez le plus ardeiU et le plus acliariié contre M.
de Mazarin. Voilà toute la rançon que j'exige de vous.
— J'en fais le serment, siie. Donnez-moi un passe-port et je
quille Madrid sur l'heure.
— Attendez à demain ; je dois en causer avec don Louis.
Le lendemain il y eut contre-ordre. Le ministre avait obligé
le roi de revenir sur sa parole. Trois autres fois encore M. de
Guise arracha le consentement de Philippe IV, et vit les girouet-
tes se retourner dans l'espace d'une nuit. 11 perdit patience et
résolut d'en finir. II acheta vingt-quatre chevaux de selle , les
meilleurs coureurs qu'il put trouver, elles envoya, deux à
deux,par relais échelonnés, jusqu'aux Pyrénées. Un matin, son
altesse écrivit à don Louis de Haro le billet suivant :
« Le roi m'a si souvent donné ma liberté , pour s'en dédire
après, que je ne sais plus au juste si je suis ou non prisonnier.
Dans le doute, je choisis d'être libre comme étant plus à mon
avantage. Ne vous attendez pas à me voir servir la cour d'Espa-
gne contre la France; je ne voudrais pas vous le promettre,
n'en ayant pas le dessein. Lorsque vous recevrez ceci, je serai à
vingt lieues devons, et votre grandesse m'excusera de n'avoir
pas pris congé d'elle en considération du péril que je cours en
m'échappant. »
Cette lettre fut remise trois heures après que M. de Guise se
fut enfui en compagnie de Des Essarts.Don Louis envoya aussitôt
à leur poursuite; mais il était trop tard , et on trouva qu'ils
avaient tué leurs chevaux à chaque relai , de peur qu'on ne s'en
servît pour les atteindre. Les deux prisonniers franchirent la
frontière dans la nuit et arrivèrent sains et saufs en Béarn où
M. de Grammonl les reçut dans un de ses châteaux.
S'il fût revenu en d'autres temps , après ses aventures , ses
batailles et sa fuite, Henri de Lorraine eût fait parler de lui la
cour et la ville; mais il trouva Paris assiégé, le peuple en émo-
tion, ses amis divisés et les querelle»' politiques emplissant les
esprits. Avant de s'informer des causes de tout le bruit qu'on
faisait , notre héros se remit avec quelque plaisir en possession
de sa fortune. 11 remonta sa maison , et appela autour de lui les
gentilshommes qui étaient dévoués à sa famille. Ayant ensuite
réfléchi sur les questions du jour , il se résolut à se mettre dans
le parti du duc d'Orléans et de la grande Mademoiselle , qui te-
124 REVUE DE PARIS.
naienl les Louis de la fronde , comme on disait alors. Il sorlit
donc en bon équipage un matin , ixnii- aller au Palais du Luxem-
bourg, où demeurait Monsieur. Sur le Pont-Neuf, il aperçut
deux dames iju'on menait dans une chaise à porteurs et qui
riaient de toutes leurs forces.
— Excusez-moi , mesdames . de vous interrompre, dit-il en
«'approchant de la chaise. Je suis M. de Guise et j'arrive d'Es-
pagne, où l'on ne rit pas d'aussi bon cœur (|ue vous le faites ;
vous plairait-il me dire ce (}ui vous cause tant de joie, afin que
je me divertisse avec vous ?
— Bien volontiers, monsieur le duc, répondit la plus belle
des deux personnes. Je contais à M"" Lambert qu'on me veut
chasser de Paris et m'excommunier pour avoir mangé de la
viande un vendredi. M. de Miossens déjeunait avec moi ; il jela
par la fenêtre une cuisse de poulet, qui tomba sur le nez du curé
de Saint-Germain l'Auxerrois. Le digne homme mit la pièce dans
sa poche, et s'en alla faire vacarme chez tous les premiers bon-
nets ecclésiastiques en criant au scandale. Voilà le sujet de nos
rires; mais au fond, je suis fort embarrassée ; car n'étant pas
en odeur de sainteté, l'on me pourrait donner bien du tourment.
Je suis 3I"e de Lenclos, monsieur le duc.
— C'est le ciel qui m'envoie pour vous protéger , belle Ninon.
Souffrez que je vous accompagne chez vous , et ne craignez
rien. Je ferai en sorte qu'on vous laisse en repos.
Le prince, au lieu d'aller au Luxembourg, suivit M"e de Len-
clos à la Place-Royale, où elle demeurait. Il y trouva des beaux
esprits et des poètes , une liberté agréable , et la conversation la
plus charmante qu'il eût ouïe depuis deux ans. Molière y vint,
qui travaillait alors à sa comédie de rLtourdi,ei n'était encore
qu'un jeune homme. M. de Guise y demeura tout le jour.
Comme Ninon se mit en frais de gentillesse , il en tomba aussi-
tôt amoureux ù la fureur, et s'écriait à chaque bon mot qu'elle
disait '-
— Il n'y a que les Françaises au monde ! Les autres femmes
sont des emplâtres aupiès d'elles.
Le soir, M. de Guise voulut manger sa part du souper, dont
la demoiselle lit admirablement les honneurs. Vers minuit , les
convives s'élaieiit retirés; mais le prince , animé par la bonne
chère , disait qu'il ne pourrait jamais se résoudre à sortir.
REVUE DE PARIS. 125
— Demeurez autant qu'il vous plaira, répondit Ninon; je
tiendrai compagnie à voire altesse. Je dois pourtant l'avertir que
nous aurons tout à l'heure la visite d'un tiers.
— Voire amant , sans doute ? Et qui est-il , je vous prie ?
— M. de Viliandry.
Dans ce moment un carrosse s'arrêta devant la maison. M. de
Guise ouvrit la fenêtre.
— Est-ce vous , Viliandry ? s'écria son altesse.
— C'est moi-même, répondit-on.
— Vous venez coucher ici ^
— Je me berçais de cet espoir ; mais je vois qu'il en faut
rabattre.
— Comme vous le dites , chevalier : la place est prise ; c'est
à chacun son tour.
— Rien de plus juste. Puis-je au moins savoir qui est l'heu-
reux mortel ?
— Henri de Lorraine.
— Le conquérant de Naples ! je baisse pavillon et vous sou-
haite bonne nuit.
— Adieu, chevalier! venez déjeuner avec nous demain.
M"": de Lenclos riait de la plaisanterie. Suivant la mode des
personnes galantes , il suffisait d'un tour comique et bien joué
pour lui inspirer un caprice. M. de Guise profita de la bonne
humeur où elle était , et demeura une semaine entière chez elle.
Au bout de ce temps , Ninon ayant parlé d'une envie qu'elle
avait de visiter Rouen , ils y allèrent ensemble. La mer n'était
plus loin, ils la voulurent voir et gagnèrent le Havre-de-Gràce;
le prince eut une fantaisie de pousser jusqu'à Nantes. Deux mois
s'écoulèrent ainsi , pendant lesquels Henri de Lorraine oublia
l'ambition, les guerres et la fronderie.
Cependant , un jour que M. de Guise trouva par hasard un
pamphlet du coadjuteur , sur les affaires du moment, il résolut
de prendre iiarti et de tirer l'épée contre la cour. En revenant à
Paris dans ce dessein, il rencontra au Bourg-la-Reine des mous-
quetaires de l'armée. Il y avait parmi les officiers plusieurs gen-
tilshommes qui le reconnurent et le vinrent embrasser.
— Où donc allez-vous ? lui dirent-ils.
— Au Luxembourg, pour m'unir à Monsieur contre vous.
— U est trop lard, M. de TurenJie a battu les rebelles et re-
U.
126 REVUE DE PARIS.
pris la capitale. M. de Mazarin rentre ce matin en triomphe au
Palais-Royal ; venez avec nous lui faire votre cour.
C'était le lendemain de la bataille du faubourg Saint-Antoine,
où la fronderie avait reçu le dernier coup. M. de Gondi était
prisonnier ; Gaston d'Orléans et Mademoiselle avaient fait leur
soumission. M. de Guise arriva au moment de la réconciliation
générale ; on le reçut à bras ouverts , et la reine lui fit conter
ses aventures ; comme il parlait très-bien , on prit un grand
plaisir à l'écouter.
— Savez-vous , dit Monsieur au cardinal, que vous n'avez pas
apprécié les mérites de mon frère de Guise?
Le ministre posa les mains sur ses yeux, et s'écria comme un
vrai Italien :
— Je suis un fou , un ingrat , un méchant ! monsieur de
Guise , pardonnez-moi mes injustices. Il faut qu'on m'ait ensor-
celé ; c'est aujourd'hui seulement que je vois briller vos vertus ,
votre courage et votre héroïsme. J'ai une dette à vous payer ,
et je veux m'aequitter dès que nous aurons mis ordre à nos af-
faires ; ne seriez-vous pas en goût de faire un nouvel essai pour
reprendre Naples?
— Je ferai tout ce que voudra Votre Éminence.
— Eh bien ! je vous donnerai une flotte et des troupes. Vous
retournerez en Italie , et nous vous soutiendrons de toute notre
puissance.
M. de Mazarin parlait sérieusement cette fois où l'on devait
croire cependant qu'il poursuivait son système de menteries et
de fausses promesses. Des préparatifs considérables se firent à
Marseille pour une expédition par mer. On ne regarda pas aux
frais , et M. de Guise eut mission de reprendre Naples pour le
compte de la France, avec le titre de vice-roi , dans le cas où il
réussirait.
Nous ne raconterons pas ici cette expédition , qui n'eut point
de succès. On peut la connaître par un petit livre que Saint- Yon
a écrit sur ce sujet (1). Avec des forces dix fois plus grandes
qu'il n'eût fallu pour empêcher la chute du prince en 1648, on
échoua cinq ans plus tard , parce que ce n'est rien que d'entre-
(1) Mémoires sur la seconde entreprise contre Naples', par son al-
tesse Henri de Lorraine, duc de Guise ; 1 vol. )n-13, 1665.
REVUE DE PARIS. 127
prendre les choses avec de grands moyens, si l'on ne saisit le
lemps opportun. Les Napolitains avaient oublié Henri de Lor-
raine. Le gouvernement espagnol avait accordé au peuple ce
qu'il désirait, et pris de telles précautions que c'eût été folie de
persister. Le commandant des forces de mer, M. de Flosville ,
se mit d'ailleurs eu querelle avec son altesse dès le jour du dé-
part, et ne visa qu'aux moyens de lui nuire, ayant d'autres projets
en tête qu'il voulait faire adopter au cardinal. 11 fallut revenir
comme on était parti , sans avoir livré bataille. L'Espagne ne
s'effraya point, et l'on disait a Madrid que la France, reconnais-
sant enfin le mérite de M. de Guise , remployai! à donner glo-
rieusement un grand coupd'épée dans l'eau.
Avant de quitter l'Italie pour la seconde fois , Henri de Lor-
raine entendit un jour la messe à Sorrente 5 et comme son au-
mônier était malade , il fit venir un vieux prêtre du pays pour
se confesser à lui. Quand il eut récité ses prières , il commença
ses aveux de la sorte :
— Mon ami , j'ai fait couler bien du sang dans ma vie....
— Par Bacchus ! interrompit le bonhomme , n'allez-vous pas
vous accuser d'avoir été trop cruel pendant votre séjour à Na-
ples ! Moi, je vous dis que vous étiez trop doux pour ces ca-
nailles ; si vous les eussiez traités comme ils le méritaient , on
en aurait pendu les trois quarts , et nous ne serions point sous
la tyrannie espagnole. Allez , altesse , votre belle âme n'a pas
besoin de s'humilier à demander pardon. Je vous absous sans
vous écouter davantage.
— Mais, mon ami, j'ai d'autres péchés dont il faut que je
vous entretienne.
— Des bagatelles , des amourettes ! Qu'est-ce que cela ? Un
héros comme vous , et un Guise , ne va pas en enfer. Pour qui
donc serait fait le paradis ? Je vous dis que vos fautes vous sont
remises. N'y pensez plus ; je prends cela sur moi. Si le ciel le
trouve mauvais , qu'il m'en punisse.
Le vieux curé donna l'absolution au prince, et causa politique
avec lui ; après quoi il lui baisa les mains en lui souhaitant tou-
tes sortes de prospérités.
M. de Guise revint à Paris fort piqué au jeu par son mauvais
succès. Il le voulait réparer dans une autre entreprise contre les
provinces de Flandres. Il s'emplissait l'imagination de plans de
128 RF.VLE DE PARIS.
eanipîifjne , cî [.assait les joiirnées . étendu sur des caries géo-
Ifiaphiciues. En dernier lieu , il songeait à une expédition har-
die , i)Our transporter le théâtre de la {guerre au cœur de l'Espa-
gne en j)énétrant jusqu'à Madrid, lorsque la paix avec Phi-
lippe IV et le mariage du jeune roi Louis XIV vinrent l'arrêter
dans ses rêves ambitieux. II voyait souvent alors Monsieur et la
princesse de Montpensier ; il leur contait ses projets. La seconde
fille de son altesse royale , qu'on appelait la petite Made-
moiselle , se prit d'une admiration extrême pour notre héros.
H l'épousa, et l'on voit, par les mémoires de sa belle-sœur,
qu'il eut une fort grosse dot avec la moitié du palais du Luxem-
bourg.
Le roi cherchait alors à rétablir l'ordre à la cour , qui avait
été troublée au point que l'étiquette n'y avait plus de force.
Chacun se livrait à des prétentions ridicules et cherchait à usur-
per sur les droits de son voisin. Sa Majesté apprit que M. de
Guise donnait lui-même la serviette à sa femme et lui portait le
couvert avant de se mettre à table, parce qu'elle était plus prin-
cesse que lui. Le roi en conçut une estime particulière pour
Henri de Lorraine , et témoigna publiquement le plaisir que lui
causait ce sentiment profond des devoirs et du respect pour le
sang royal. Il en résulta que . le jour du grand Carrousel de
1662, son altesse eut l'honneur de commander le quadrille des
Mores. M. le prince de Condé figurait à la tête des Turcs, et
l'on sait ce que dirent les courtisans :
— Voilà les deux héros de la fable et de l'histoire.
Il est certain que si la chevalerie n'eût pas été passée de mode,
nous ne savons lequel de ces deux grands personnages eût
effacé l'autre. Par ses brillantes aventures, ses prodigalités, ses
amours et ses prouesses de paladin , M. de Guise était le plus
beau modèle que pût trouver un faiseur d'.\madis. La Calpre-
nède en aurait bien écrit douze volumes.
Pendant les longues années de paix qui suivirent le mariage
du roi, la France jouissait d'une prospérité qu'elle n'avait pas
connue depuis plusieurs siècles. On pourrait croire que Henri
de Lorraine . placé à la cour au premier rang avec l'amitié du
mouar(|ue. devait goûler les douceurs du repos. Persécuté par
Richelieu ou abantlonné (;ar Mazcrin, il n'avait i»as adressé au
ciel une plainte ; mais au sein dus honneurs, ciu calme et de la
REVUE DE PARIS. 129
richesse, il éprouvait de l'ennui. Dévoré par un étrange be-
soin de mouvement, il allait et venait sans cesse, changeant
tous les jours de résidence sans se trouver à l'aise nulle part.
Le médecin Vallot lui conseilla les bains de mer et le croyait
hypocondriaque ; cependant le prince ne tournait jamais sa
mauvaise humeur contre les autres.
On parlait alors de cette expédition contre Candie, qui
eut un si mauvais résultat. C'était bien la guerre la i)lus
aventureuse qu'on pût imaginer. La jeunesse du roi doit seule
expliquer cette entreprise folle , car il n'était pas autrement be-
soin de prendre souci des affaires du Turc. Ce fui un reste des
idées de croisades, qui jetaient leur dernier feu. La turbulence
naturelle aux Français y entrait aussi pour quelque chose ; la
maladie qui tourmentait notre héros est assez commune en
notre pays.
Dès qu'il eut connaissance du projet , Henri de Lorraine cou-
rut chez le roi.
— 11 faut , dit-il , que j'avoue à Votre Majesté une faiblesse
de mon caractère. Depuis quatre ans que nous demeurons en
paix, je me sens tout rongé par l'ennui. Les délices de la pUis
belle cour du monde entier ne suflSsent point à occuper mes
esprits. Si Votre Majesté doit faire tirer du fourreau quelque
épée, je la supplie que ce soit la mienne. Je ne voudrais point
finir comme feu mon oncle le chevalier de Guise , qui se tua
lui-même par oisiveté.
— Prenez patience, mon cousin, répondit le roi. Je vous
piomets que votre bras ne sera pas longtemps au repos. Je ne
dors guère plus tranquillement que vous , en songeant que la
Franche-Comté nous manque et que le Rhin n'est pas notre
frontière. L'expédition contre Candie n'est pas encore tout à
fait résolue ; mais je vous en donnerai le commandement si
elle a lieu.
— Votre Majesté me rend la vie. Pour lui témoigner ma re-
connaissance , je la conjure de souffrir que je mette du mien
aux dépenses de la guerre , en équipant à mes frais une com-
pagnie de gentilshommes.
— Comme il vous plaira, monsieur le duc. Je vous laisse la carte
blanche, et je voudrais voir tous ceux qui ont de grands biens
comme vous, employer leur argent d'une aussi belle manière.
130 REVUE DE PARIS.
Henri de Lorraine acheta aussitôt trois cents chevaux ex-
cellents , avec les armes et l'équipement complet d'une com-
pagnie légère ; puis il s'en alla partout, recrutant les jeunes
gens qui avaient réputation d'être braves. Il fit les choses avec
une magnificence poussée à la profusion , donnant de grosses
sommes à ceux qui avaient des dettes et tenant table ouverte.
La plupart des gentilshommes qui l'avaient si bien servi à Na-
ples le vinrent rejoindre. Des Essarts et M. de Forbin étaient du
nombre. Son altesse y dépensa quatre cent mille écus d'or. Le
roi , qui savait bien juger les hommes , n'eût point d'ombrage
de la suite énorme qui accompagnait le prince , et disait aux
courtisans :
— Avec trente personnes aussi libérales que M. de Guise ,
je n'aurais pas besoin d'autre armée pour envoyer prendre
Candie.
Au milieu de ces préparatifs , Henri de Lorraine avait re-
trouvé et la joie et la santé. L'embonpoint lui était revenu au vi-
sage. Cependant s'il avait pu consulter l'astrologue de Naples, il
aurait appris que l'étoile des Guise était à son déclin. On doit
regretter , pour l'honneur de ce beau nom , qu'il n'ait point fini
sur un champ de bataille comme le permettait l'ordre naturel
des choses , puisque le sort avait décidé que l'expédition de
Candie serait le tombeau de tous ceux qui l'entreprenaient.
Un jour qu'il s'était fort échauffé à des exercices militaires ,
notre héros commit l'imprudence de boire de l'eau glacée. C'é-
tait une habitude qu'il avait gardée de son séjour en ItaUe. En
rentrant à son palais du Luxembourg, un grand frisson le prit,
et , comme il se coucha sans vouloir appeler son médecin , on
le trouva mort dans son lit le lendemain. Le livre de la guerre ,
de Machiavel , était sur ses genoux , et sa lampe de nuit brû-
lait encore , ce qui prouve qu'il avait passé de vie à trépas su-
bitement, sans beaucoup souffrir. Ses affaires étaient dans un
ordre parfait , et , d'avance , il avait préparé son testament
par lequel il laissait à ses gentilshommes une année de leur
solde avec les chevaux et bagages qu'il leur avait fournis.
Après la mort de son altesse , on sait que le duc de Beaufort
eut le commandement de l'expédition contre les Turcs , et qu'il
y périt avec tout son monde , sans que l'ennemi lui-même pût
le trouver parmi les cadavres. Il est évident par là que Henri
REVUE DE PARIS. 131
de Lorraine était marqué par un arrêt suprême comme une vic-
time livrée à la destruction. Il était dans la quarante-neuvième
année de son âge.
En jetant un coup d'oeil sur la vie étrange de notre héros , on
peut se demander à quoi bon ces nobles qualités , cette beauté
d'âme et ce courage , unis au plus glorieux nom de notre his-
toire, pour qu'une destinée capricieuse et des faiblesses dé-
plorables vinssent tourner tant de grandeurs en petites choses ,
et faire en sorte que ce fussent des trésors perdus. Si la foi ne
nous obligeait à baisser la tête devant les volontés célestes ,
l'homme se pourrait croire abandonné sur la terre à un aveu-
gle hasard , et ces exemples par lesquels la Providence impé-
nétrable se plaît à dérouter nos intelligences , serviront plus
d'une fois d'aliment aux réflexions du doute et de l'impiété.
On voit, par l'avant-propos du gros mémoire de Saint-Yon
sur la première expédition de Naples , que M. de Guise lais-
sait un fils âgé de cinq ans , et qui promettait de ressembler
fort à son père. Cet enfant mourut dans sa septième année,
d'une rougeole pourprée qui courait en France.
Les autres personnages de cette histoire sont tous de si haute
volée qu'il n'est pas besoin de dire ce qu'ils sont devenus.
M"e de Pons, après avoir fait mal parler d'elle par ses galan-
teries étant lille d'honneur , attira les regards du jeune roi
Louis XIV , et fut un moment rivale de M^'o de La Vallière.
Mais si elle pouvait entrer en balance avec cette aimable femme
pour la beauté , il n'y avait nulle comparaison à faire pour l'es-
prit et les qualités du cœur ; elle devait perdre la partie , et la
perdit en effet.
M, de Guise la revit à la cour , dans le temps qu'elle intri-
guait pour devenir favorite , et n'eut jamais le moindre retour
de sa faiblesse pour elle. On a vu que l'amour avait assez d'é-
nergie quand il prenait possession de son altesse ; mais aussi,
quand une fois il s'envolait, c'était pour tout de bon.
Gabrielle de Pons épousa le marquis d'Heudicourt , et vécut
confondue parmi ces dames qui jouaient au château le rôle
d'ornements. Elle serait moins ignorée si elle fût restée lidèle ù
notre héros et qu'elle eût été la dernière duchesse de Guise.
Paul de Musset,
Critique littcrairr.
UNE LARME DU DIABLE.
Parmi les sources d'inspiration que les poëtes ont trop né-
gligées en France , il faut assurément compter la fantaisie. Les
œuvres qui peuvent être regardées comme des hommages ren-
dus à cetle muse divine, ont des litres incontestables à l'indul-
ijence de la critique, et c'est avec regret que nous exprimons
un blâme sévère sur le recueil que vient de publier M. Théo-
phile Gautier sous le titre d'Une Larme du Diable. C'est à la
fantaisie évidemment que s'adresse le culte de l'auteur de For-
tîinio; mais ce culte est aussi aveugle qu'il est ardent ; et si le
r(Y,\w de riraaginntion pure devait marquer , après le règne de
l'intelligence et celui des passiop.s politiques , une nouvelle épo-
que de noire littérature , des livres comme Fortunio , comme
Une Larme du Diable, tendraient plutôt . on peut l'affirmer
sans crainte, à retarder ce règne qu'à en hâter la venue. La
fantaisie, comprise comme elle l'est par l'auteur de ces livres ,
ne rallierait, en effet , à son culte que des enthousiasmes fri-
voles, et le dédain des admirateurs du Pol d'or et du Songe
d'une nuit d'été, protesterait toujours contre de tels hom-
mages rendus à la muse sacrée d'Hoffmann et de Shakespeare.
Faire consister la fantaisie dans une folle adoration de la ma-
tière , c'est méconnaître l'origine céleste de l'imagination. Il y
a dans cette facultédeux tendances dont l'équilibre harmonieux
doit être le but du poêle. L'imagination luiuiaine réfléchit avec
REVUE DE l'ARlS. 15S
complaisance la beauté matérielle; mais elle leiul avec non
moins d'ardeur vers la beauté suprême, vers l'infini. Sansl'ac-
cord de ces deux tendances, le poiite ne peut produire qu'une
ceuvre incomplète. Il se perd dans le mysticisme ou dans la
sensualité. Mais les divines créations qui transportent la
pensée aux régions les plus sereines de l'art, sont dues à un
concours harmonieux de ces forces rivales et reflètent pour
ainsi dire à la fois dans leur double beauté le ciel et la terre.
Outre le mystère dont le titre est donné au volume, le recueil
de M. Gautier contient plusieurs récits dont l'invention n'est pas
moins variée que la forme. Une anecdote de boudoir succède à
un conte fantastique. Les cathédrales du Nord s'élèvent en re-
gard des nécropoles égyptiennes. On passe d'une imitation d'Jn-
gola, d'un pastiche de Watteau, à un laborieux essai de sculp-
ture antique. Toutes les parties de cette ordonnance bizarre ne
sont pas également heureuses , et M. Gautier, en essayant tant
de roules diverses, s'est trop confié dans la souplesse de son ta-
lent. Nous aurions préféré une gerbe moins touffue, moins va-
riée, mais dont l'arrangement modeste eût révélé un goût déli-
cat et une main patiente.
Il est difficile de découvrir quelle intention a dicté le drame
placé en tète du volume. Faut-il voir dans cette œuvre une sa-
tire dirigée contre la mythologie chrétienne? Est-ce le supplice
de Satan privé d'amour que M. Gautier a voulu peindre ? Le re-
gard doit-il s'arrêter sur la faiblesse de la femme que personni-
fient Alix et Blancheflnr ? La lecture la plus attentive du drame
de M. Gautier ne donne pas la clef de ce problème. La satire,
le monologue et le drame se déroulent avec une égale ampleur
sous la main du poëte, et nous ne nous hasarderons pas à déci-
der vers lequel de ces trois buts il a de préférence dirigé ses
efforts.
Alix et Blancheflor vivent dans la retraite, et leurs anges gar-
diens ne peuvent découvrir dans leurs âmes une pensée coupa-
ble. Salan parie qu'il détournera de la route du ciel Alix et Blan-
cheflor, et Dieu lui accorde deux jours pour consommer la
tentation. Le terme fatal approche, et Satan est près de triom-
pher, quand une larme coule de sa paupière sur l'ange qu'il
veut séduire. Le temps fixé pour la tentation expire à cet instant,
et les âmes d'Alix et de Blancheflor sont sauvées. Nous ne sa-
2 12
134 REVUE DE PARIS,
vons ce que celte donnée eût pu devenir entre des mains poétiques,
mais il est probable que le sens qu'elle renferme ne fût pas resté
un mystère pour le lecteur. Dans l'œuvre qui nous occupe , il
est impossible de décider si M. Gautier a voulu célébrer ou in-
sulter le christianisme. La réconciliation de Satan avec Dieu,
dont les dernières paroles du drame nous laissent prévoir la
possibilité, n'est pas conforme, sans doute, aux idées chré-
tiennes ; mais elle place du moins la supériorité du côté de
Dieu. Dans le reste du drame, au contraire, Dieu est placé au-
dessous de Satan, les élus sont tournés en ridicule , le ciel est
constamment sacrifié à l'enfer. Pour que l'esprit céleste eût le
droit d'accorder à la volupté son pardon, il ne fallait pas l'avilir
devant elle. La conception de Satan n'est pas une énigme moins
obscure. Les ressouvenirs du ciel, déchirant le cœur de l'ange
déchu, ne sont qu'une réminiscence de Klopstock; mais nous ne
serions pas difficiles pour la nouveauté de l'invention , si l'em-
prunt fait à Klopstock, était racheté par l'habileté de la mise eu
œuvre. Il n'en est rien malheureusement ; car l'ange rêveur de
Klopstock est transformé, dans une scène importante du drame,
en un railleur cynique, qui est une autre réminiscence , une ré-
miniscence de Gœthe. Pour peu que M. Gautier eût médité sé-
rieusement son œuvre , il n'eût pas jeté ainsi le manteau de
Méphistophélès sur les ailes d'Abbadonna. L'indulgence que mé-
rite la fantaisie, ne saurait aller jusqu'à tolérer de semblables
licences. On permet au poëte de disposer à son gré de la nature,
de l'humanité, du monde visible et invisible; on lui livre sans
hésiter, la terre, le ciel et les étoiles, mais c'est à condition
qu'il reproduira l'univers dans son harmonie , et qu'il ne sub-
stituera pas le chaos de sa pensée à l'œuvre sublime du créa-
teur.
L'imitation de Gœthe n'a pas, d'ailleurs, mieux réussi à
M. Gautier que l'imitation de Klopstock. Dans le prologue de
Faust , Gœthe a tracé , on le sait, avec une merveilleuse puis-
sance, la figure cynique de l'esprit malin rampant aux pieds de
l'Éternel, comme le valet aux pieds du maître. M. Gautier a
essayé ses forces après Gœthe sur ce magnifique thème. 11 a
transformé Dieu en un despote imbécile ; il a placé dans la bou-
che des vierges et des anges le langage des mauvais lieux; il a
peuplé le ciel chrétien , ce ciel chanté par Dante , de vieillards
REVUE DE PARIS. 155
ioBrines et hébétés. Ici, encore, Télan de la fantaisie a emporté
récrivain au delà des bornes qu'il devait respecter. C'est pous-
ser, en effet, le caprice un peu loin, que de placer, dans le cadre
majestueux emprunté à Faust, une esquisse licencieuse dans le
goût de la Guerre des Dieux. Passer par Gœthe pour arriver
à Parny , est une erreur bien grande ; mais celte erreur ne mé-
rite pas un blâme sérieux; car l'insouciance la plus complète
explique seule ce rapprochement bizarre.
Le récit qui succède à ce mystère montre le talent de M. Gau-
tier sous une face plus originale. La Chaîne d'or est une es-
quisse des mœurs antiques dont quelques détails ne manquent
pas de charme. Toutefois la donnée de ce récit ne saurait être
acceptée par le lecteur le moins délicat. C'est encore l'amour
sensuel qui est glorifié dans cette histoire avec la verve intem-
pérante qu'on a déjà blâmée dans Fortunio. On ne saurait ad-
mettre d'abord que l'art antique se résume dans un culte désor-
donné de la matière. Ensuite la poésie n'est plus aujourd'hui
dans les conditions oh elle sc trouvait au siècle de Périclès. Elle
ne s'adresse plus à ces générations heureuses dont le poétique
matérialisme a marqué la jeunesse de l'humanité. Si les créa-
tions païennes restent chastes dans leur nudité, c'est que le
ciseau du sculpteur, la lyre du poëte, ont obéi à une inspira-
tion naïve. Aujourd'ui, un zèle éclairé doit guider l'artiste qui
veut s'inspirer de ces créations , ou le public aura raison de
protester contre des œuvres dictées par un aveugle enthou-
siasme.
Omphale et le Nid de Rossignols n'ont aucun titre à l'atten-
tion de la critique. Il y a dans chacun de ces récits la matière
d'une fantaisie gracieuse; mais l'exécution a fait défaut à l'in-
vention, et le thème attend encore le musicien. Trois récits plus
développés complètent le volume et méritent d'être examinés
plus sérieusement.
Si dans le Petit Chien de la Marquise, M. Gautier a voulu
surpasser les écrivains les plus maniérés duxvni« siècle, il peut
s'applaudir, car ses efforts ont pleinement réussi. Auprès de
cette esquisse, les poèmes de Dorât, les contes de Voisenon, sont
des modèles de simplicité. Toutefois, ce badinage ne doit pas
être confondu avec les essais malheureux qui viennent de nous
occuper. La comtesse Eliante est un curieux pastiche où l'on
136 REVUE DE PARIS.
retrouve la grâce mignarde qui distingue quelques sonnets de
la Comédie de la Mort. Le portrait du l)i(;hon Fanfreluche mé-
rite le même élofje. Malgré ces détails d'une heureuse coquette-
rie, nous ne saurions approuver cette laborieuse imitation d'un
art frivole désormais oublié. Nous ne sommes pas assez près de
retrouver l'amour de la beauté simple et pure , pour qu'il soit
bon de mettre sous nos yeux de semblables réminiscences. Les
emprunts faits au xyiii» siècle ne doivent pas dépasser, nous le
croyons, le cercle des fantaisies de la mode. Introduire ces em-
prunts dans la littérature , c'est accomplir , tout au moins, une
tâche inutile; car l'inventaire des cabinets de curiosités ne sau-
rait exercer sur notre i)oésie une influence plus sérieuse que l'in-
ventaire des salles d'armes du moyen âge, rais en honneur il y a
quelques années.
11 y a dans la Morte amoureuse une qualité qu'il est fort
rare de rencontrer chez M. Gautier. Cette qualité, c'est l'intérêt
dramatique. L'invention de ce récit ne se distingue pas, sans
doute, par la nouveauté. Mais il intéresse vivement, et la curio-
sité du lecteur est satisfaite. Nous ne reprocherons pas à la
Morte amoureuse de rappeler la donné du Moine de Lewis ;
de surprendre l'intérêt par des moyens analogues à ceux qu'em-
ploie le mélodrame. Cette nouvelle marque dans la manière de
M. Gautier un changement heureux qui demande grâce pour les
défauts que nous signalons. La description , en effet , n'y rem-
place pas constamment le récit ; le tableau du monde extérieur
n'y détourne pasl'écrivain de l'élude attentivedel'âmehumaine.
Nous ne savons si ce progrès doit se consolider, et nous n'osons
trop le croire; car de tous les récils contenus dans le nouveau
volume de M. Gautier, la Morte amoureuse est le seul qui le
révèle. Mais, s'il en était ainsi, M. Gautier devrait s'appliquer à
concilier la nouveauté de l'invention avec la richesse de la
forme. La donnée de la Morte amoureuse rappelle un grand
nombre de contes allemands et anglais. Pour rajeunir cette
donnée, il fallait une puissance d'exécution que l'on cherche en
vain dans cette nouvelle. Il serait injuste pourtant de ne pas
excepter de ce blâme quelques détails par lesquels la souffrance
du moine Romuald est énergifiueniput rendue. Qnelques pas-
sages, celui suitout 011 Clarimonde supplie Romuald qui hésite
REVUE DE PARIS. 137
à la suivre vers les îles inconnues, éveillent aussi dans Tàuie
une tristesse mystérieuse, une émotion élevée.
Après avoir exploité tour à tour , clans les récits que nous ve-
nons d'examiner, le mysticisme du moyen âge, les créations
païennes, les fantaisies du xvni" siècle, M. Gautier a voulu,
dans Une Nuit de Cléopâtre , compléter l'ordonnance de son
recueil par une perspective de l'ancienue Egypte. On ne saurait
guère encourager cette tendance vers la diversité , cette inquié-
tude maladive qui excite certains écrivains à varier sans cesse
l'horizon de leurs rêveries. Sans prétendre enfermer la pensée
du poëte dans un cercle monotone , la critique peut blâmer un
tel abus du caprice , car des tentatives sans cesse renouvelées ,
énervent un esprit qui eût puisé dans la persévérance les forces
nécessaires pour produire une œuvre durable. L'exemple de
quelques intelligences prédestinées, Voltaire ou Gœthe, ne sau-
rait être invoqué ici à l'appui de l'opinion contraire. Les esprits
étendus, qui embrassent le domaine de l'art dans sa plénitude,
ne font qu'obéir aux lois de leur nature. Si cts lois étaient con-
sultées par les talents secondaires, c'est vers l'unité, au con-
traire, ce n'est pas vers la diversité qu'ils dirigeraient leurs
efforts.
11 est aisé de voir, à la lecture à' Une Nuit de Cléopâtre, que
les pompes sensuelles d'Alexandrie vont mieux à l'imagination
de M. Gautier, que les austères douleurs du moine catholique,
esquissées dans la Morte amoureuse. S'il nous fallai t consul-
ter, non pas nos sympathies, mais celles de l'auteur du livre ,
c'est assurément cette vive esquisse que nous placerion:» au pre-
mier rang parmi les autres morceaux du recueil. Tous les dé-
fauts qui caractérisent Fortunio s'y retrouvent , il est vrai ;
mais, au moins, l'inspiration qui a dicté cette fantaisie, est sin-
cère. L'auteur n'a pas été préoccupé par les souvenirs de ses
lectures ; la mémoire n'a pas joué ici le rôle de l'imfigination.
Ce mérite une fois reconnu , il n'est pas plus possible d'approu-
ver la forme A' Une Nuit de Cléopâtre, que la fornrie de For-
tunio. L'auteur arrive sans doute à satisfaire les yeu;i; les tem-
ples de granit inondés de lumière, les sphinx accroupis dans les
sables, les dieux gigantesques, les vêtements splendit les , les or-
nements bizarres , fournissent à son talent des mo lifs variés.
18.
138 REVUE DE PARIS.
Mais la pensée reste indifft'renle à l'effet que produit celte pro-
fusion d'éclatantes perspectives. L'œil se fatigue , mais , en re-
vanche, le cœur et l'esprit sont plongés dans un assoupissement
profond. Le style qui doit reproduire les lignes précises des
sculptures, et lutter d'éclat avec les couleurs les plus riches, a
perdu, dans cette lutte opiniâtre, les qualités qui sont le prix de
la sensibilité ou de la réflexion. Les paroles ne s'enchaînent plus
au commandement de l'âme émue ou de l'esprit qui raisonne.
L'émotion sensuelle guide seule l'écrivain, et le style porte l'em-
preinte de cette servitude. Il est sonore, éclatant, d'une consis-
tance bizarre, mais il n'a plus ni l'élévation qui distingue l'intel-
ligence, ni l'abandon qui trahit le sentiment.
Dans Une Larme du Diable, on le voit , M. Gautier a conti-
nué de pratiquer le système qui a déjà dicté la Comédie de la
Mort et Fortunio. 11 n'a pas fait un pas vers le culte de la beauté
morale, et le drame dont le titre est donné à son nouveau recueil
est, au contraire , une insulte à cette beauté, sans laquelle il
n'est point de poésie. Malgré les passages émouvants qu'on re-
marque dans la Morte amoureuse , on ne saurait espérer de
voir un changement s'accomplir dans la manière de M. Gautier.
Après avoir poussé à de telles conséquences les théoiies litté-
raires de M. Hugo, l'auteur d'i/we Larme du Diable aurait
trop à faire pour pratiquer l'art selon les lois éternelles qu'il a
méconnues jusqu'à présent. Un talent supérieur pourrait seul
résister à une pareille épreuve, et il n'y a trace que d'une imagi-
nation vive et facile dans la Comédie de la Mort et dans For-
tunio. H'atlachement opiniâtre voué à une théorie , révèle d'ail-
leurs, même dans le disciple, une certaine force , nous nous
plaison;! à le reconnaître. La recherche de l'éclat, la préoccupa-
tion de l'effet , ont pris , dans la littérature actuelle , un carac-
tère qui mérite de fixer l'attention. Plusieurs écrivains obéissent
à ces teiadances, et si la route qu'ils suivent est mauvaise, au
moins y persévèrent-ils avec une ardeur qu'il est rare de ren-
contrer .aujourd'hui. Heureusement , ceux qui s'intéressent à la
grandeur , à la dignité de l'art , ne sauraient s'effrayer de cet
enlhousia sme inspiré par la matière. La pensée seule offre à la
poésie un appui solide, et ceux qui la dédaignent épuiseront vite
les frivoles trésors qui les ont séduits. Il faudra choisir alors en-
REVUE DE PARIS. 139
Ire les citernes bourbeuses et les sources limpides où ont puisé
avant nous les poctes de l'intelligence, du sentiment, de la rêve-
rie, les seuls vrais poètes.
D. M.
LES CORBEAUX.
Un soir d'hiver, en l'année 17,., deux vieilles femmes traver-
saient le port de Marseille pour regagner la rue Saint-Laurent
où elles demeuraient. Le temps était rude , une brise glacée sif-
flait entre les raille cordages des navires , et faisait vaciller les
lanternes qui jetaient leurs clailés douteuses le long du quai;
les deux femmes se cachaient le visage sous le capuchon de leur
mantelet d'indienne , et elles se réchauffaient alternativement
les mains à une petite lanterne de corne dont la lueur rougeàtre
jetaient sur leurs visages de sinistres reflets. Le batelier ramait
de toute la vigueur de ses bras, en chantonnant d'un air effaré
comme s'il voulait dominer une impression de terreur involon-
taire, et de temps en temps il se hasardait à jeter les yeux sur
ces deux ombres noires assises devant lui. Ces trois personnages
ne dirent mot pendant le trajet du quai de Rive-Neuve au fort
Saint-Jean. En abordant , le batelier sauta à terre et amarra sa
barque ; puis il resta debout et immobile , n'osant tendre sa
large main calleuse aux passagères qui descendirent sans aide
sur le quai.
— Tenez , Patron Tounin , dit l'une d'elles , en tirant un gros
sou.
— Non , répondit-il en reculant, faites-en l'aumône à quelque
pauvre demain malin.
— Il paraît que vous vous trouvez assez riche et que vous
ramez pour voire plaisir, dit aigrement l'autre vieille ; feu votre
REVUE DE PARIS. 141
père ne (ravaillail pas d'une façon si glorieuse , il se faisait
l'aumône à lui-même, et ce n'était pas de trop dans la maison.
— Je ne suis pas plus riche que lui , répliqua le batelier; mais,
par Notre-Dame de la Garde ! je puis faire cette bonne œuvre
sans me counlier à jeun ce soir.
— Alors , faites-la par vos mains, patron Touniii , cela vous
portera plus de bonheur, dit la vieille en lui tendant le gros sou
d'un certain air mécontent et renfrogné,
— Arrière ! s'écria-t-il avec une colère mêlée d'effroi; voire
argent me porterait malheur ; par le saint nom du Christ ! je
n'en veux pas, reprenez-le ! c'est l'argent des morts !
— Oh ! oh ! dit la vieille irritée , prenez garde que nous ne
gagnions bientôt de quoi faire une bonne œuvre en vous cou-
sant dans un vieux drap de lit !
A cette espèce de menace, le batelier devint pâle et tremblant;
puis , reprenant courage, il s'avança la main levée en criant :
Vieille sorcière ! servante du diable ! tu ne me toucheras ni
mort ni vivant !.., Ton âme ira en enfer avant la mienne!...
A ces paroles , et surtout à ce geste, les deux vieilles voulu-
rent s'éloigner; mais le patron Tounin se mit devant elles en
continuant ses malédictions. Un jeune homme remontait en ce
moment le quai désert ; il dégagea son bras droit de dessous son
manteau , et mettant la main ù la garde de son épée , il vint voir
de quoi il s'agissait.
— Ah! mon bon monsieur! s'écrièrent ensemble les deux
vieilles, faites retirer cet homme qui nous insulte, qui ne veut
pas nous laisser rentrer tranquillement chez nous.
— Patron , dit le jeune homme , qui reconnut la profession
de Tounin à son bonnet rouge et à son caban de drap brun, ce
ce n'est pas beau d'insulter ainsi de pauvres femmes et de leur
faire peur; si vous n'apparteniez pas à l'honorable corporation
des bateliers du port, je vous aurais pris peut-être pour un va-
leur, et traité comme tel.
— Monseigneur, dit le patron, s'apercevant qu'il avait affaire
à une personne de qualité , ces femmes m'ont menacé parce que
je n'ai pas voulu prendre leur argent.
— Cela n'est guère croyable, répondit le jeune homme.
— C'est la vérité , dit l'une des vieilles en s'animant; le p.i-
tron Tounin nous a mépriséts par celte façon d'agir; notre ar-
143 REVUE DE PARIS.
gent vaut celui que sa révérence l'abbé de $aint-Victor distribue
aux pauvres la semaine sainte : un argent bénit:
— Oui, oui , l'argent des morts , interrompit le patron Tou-
nin; monseigneur, ne les reconnaissez -vous pas? ce sont deux
vieilles sorcières. J'attacherai demain une branche de buis béni
à mon mât , afin de me préserver des malheurs qui pourraient
m'arriver pour les avoir passées de ce,côté-ci ce soir.
A ces mots , il repoussa du pied , avec um espèce de ricane-
ment, le gros sou que la vieille avait laissé tomber devant lui ,
et il se jeta dans sa barque.
— Qu'est-ce que cela signifie ? dit le jeune homme un peu
étonné j ce brave garçon me semble fou j pourquoi donc croit-il
que votre présence va lui porter malheur?
— Sainte Vierge, Notre-Dame ! Je n'en sais rien : nous n'a-
vons jamais fait de mal à personne , dit la vieille en se baissant
pour chercher le gros sou ; mon bon monsieur, vous êtes venu
bien à propos à notre secours : que Dieu vous le rende !
— Que Dieu vous le rende ! monsieur, répéta l'autre. Jésus
Maria ! la lanterne s'éteint ! et il fait nuit ici comme dans un
four! ma sœur, il ne nous arriva plus de nous attarder ainsi.
Il n'y a pas loin d'ici chez nous; mais tantde malfaiteurs rôdent
la nuit !
— Vous avez peur? dit le jeune homme touché de compas-
sion en voyant ces pauvres femmes se serrer l'une contre l'au-
tre et regarder de tous côtés d'un air effrayé ; eh bien ! je vais
marcher à côté de vous jusqu'à la porte de votre maison.
— Que Dieu et sa sainte mère vous bénissent s'écrièrent-elles
ensemble.
Il y avait à cette époque , à l'entrée de la rue Saint-Laurent ,
une petite maison dont la façade borgne n'avait pas été reblan-
chie depuis cinquante ans; c'est laque s'arrêtèrent les deux
vieilles. Tandis que l'une d'elles ouvrait avec son passe-par-
tout, l'autre se tourna vers le jeune homme et lui dit avec une
humble révérence :
— Mon bon monsieur, je voudrais bien savoir votre nom ;
certainement je ne l'oublierai pas dans mes prières le malin et
le soir.
— Je m'appelle le chevalier Gaspard de Gréoulx, répondit-il ;
maintenant vous voilà chez vous : bonsoir et Dieu vous garde !
REVUE DE PARIS. 143
Il s'éloigna d'un pas rapide, et les vieilles, arrêtées sur le
seuil de la porte, le suivirent du regard jusqu'au détour de la
rue. Toutes deux avaient tressailli en entendant son nom; mais
elles ne se dirent rien , et, au bout d'un moment, elles rentrèrent
ensemble dans la maison.
Il y avait au rez-de-chaussée une assez grande chambre dont
la cheminée eût fait l'admiration d'un amateur de curiosités.
Deux colonnettes accouplées soutenaient le chambranle sculpté
avec un art et une patience infinis. Les murs étaient ornés de
boiseries d'un assez bon goût ; mais ces traces de luxe dataient
d'un siècle au moins , et le mobilier, plus moderne , était d'une
simplicité presque pauvre. Un lit, garni de méchants rideaux
verts, servait aux deux sœurs, et l'on pouvait voir du premier
coup d'oeil qu'il ne venait pas grande compagnie chez elles, car
il n'y avait d'autres sièges que les deux chaises où elles s'as-
seyaient au coin de la cheminée. Une grande armoire de noyer
et une espèce de dressoir où figurait une vaisselle ébréchée.
complétaient l'ameublement de cette pièce qui servait tout à la
fois de chambre à coucher, de salon et de salle à manger. Le
reste de la maison était vide , entièrement démeublé et aban-
donné aux rats qu'on y entendait trotter toute la nuit. Cela
était ainsi depuis une trentaine d'années. Le plus pauvre pé-
cheur du quartier Saint-Laurent, celui qui vivait avec sa famille
dans une petite chambre enfumée dont la fenêtre n'avait pas une
vitre , et qu'il payait assez chèrement , n'aurait pas voulu venir
demeurer pour rien dans cette maison.
Les deux femmes qui l'habitaient seules étaient bien connues
dans la ville de Marseille , et jamais on n'avait élevé aucun doute
sur l'honnètelé de leur vie et sur leur entière probité ; cepen-
dant elles inspiraient à tout le monde une espèce de terreur et
d'éloignement II y avait une cinquante d'années qu'elles étaient
arrivées dans le pays , pauvres et sans personne pour les aider.
Ne sachant aucun travail qui pût les faire vivre , elles se mirent
à garder des malades , et comme elles étaient intelligentes , soi-
gneuses et zélées , leur clientèle devint fort nombreuse ; on les
appelait dans toutes les bonnes maisons dès que quelqu'un était
à la mort , et elles avaient vu trépasser tout ce qu'il y avait eu
de gens considérables dans la ville, depuis un demi-siècle. De-
venues vieilles , elles quittèrent leur premier métier de garde-
114 RKVUli m l'AKIS.
malades, el oa lU' les appela plus ((ue pour ensevelir et veiller
les morts. Dès (ju'oii les voyait entrer dans une maison, on sa-
vait qu'il y avait un malheur. Elles arrivaient toujours propre-
ment vêtues de sergette noire , l'air attristé et im cierge bénit à
la main. Leur deuil éternel , leur visage maigre et d'une pâleur
livide, leur grande taille fluette, avaient quelque chose de saisis-
sant et de lugubre ; le peuple qui traduit si facilement ces im-
pressions par une figure énergique, les avait surnommées les
Corbeaux , et l'on oublia peu à peu leurs noms patronymiques
de Véronique et de Suzanne , pour les appeler comme ces oi-
seaux de mauvais augure.
En rentrant ce soir-là, elles s'assirent machinalement devant
le foyer où il n'y avait que des cendres froides, et Véronique dit
d'une voix troublée : Vous avez entendu , ma sœur, ce jeune
homme s'appelle Gaspard de Gréoulx!
— Eh bien ! qu'est-ce que cela nous fait? répliqua Suzanne en
branlant la tête.
lly eut un silence. Véronique alluma une poignée de brous-
snilîes el mit sur table du pain , une cruche d'eau et une assiette
de fruits secs.
— C'est aujourd'hui Ouatre-Temps , dit-elle , et , eu vérité ,
nous n'avons pas rompu le jeûne ; il n'y a jamais de feu à la
cuisine, dans les maisons où nous allons.
— Avec deux doigts de café on passe la journée j demain,
nous en prendrons avant de sortir. J'ai dans l'idée qu'on ne nous
Inissera pas chez nous ; on sonne une agonie à Saint-Laurent.
En effet, de lugubres tintements se mêlaient au bruit du vent
(pli grondait dans le tuyau de la haute cheminée. Véronique
se signa en marmottant quelques prières.
— Faisons collation et dépêchons-nous d'aller dormir, dit Su-
zanne , cela ne nous arrive pas si souvent, de passer une nuit
dans notre lit.
— J'aime autant veiller un peu , répondit Véronique ; il me
semble que nous ne dormirons pas 5 nous avons perdu l'habi-
tude de nous coucher. Chauffons-nous.
Elles se rapprochèrent du foyer et promenèrent sur la flamme
leurs longues mains ridées, d'un air de paresseuse satisfaction.
— On est pourtant bien chez soi , surtout quand on vient sur
l'âge , dit Suzanne; savez-vous, ma sœur, que vous n'êtes plus
jeune et que j'iii qiiairo ans de plus que vous? U oCic^it leinpj de
nous reposer un peu.
— .le ne dis pas non, répondit Véronique; mais je ne pour-
rais pas perdre comme cela tout à coup Thabiludede travailler j
il faudrait nous retirer peu à peu , ma sœur.
— Malheureusement , la beso[;ne va en augmentant; jamais
nous n'avions tant cousu que celte semaine.
Il y eut encore un silence ; puis Véronique dit, comme en se
ravisant :
— Ma sœur, qu'avez-vous donc fait de celte lettre que nous
n'avons pas encore eu le temps de lire? Elle contient, sans
doute , le mandat de trois cents livres pour la pension de Ga-
biielle.
— C'est vrai. Nous aurions pourtant pu la perdre! répondit
Suzanne en fouillant dans ses poches ; la voici.
Véronique avança la lampe et mit ses lunettes pour lire la
lettre suivante :
a Barcelone, ce 6 janvier 17..
n Mes respectables demoiselles i
» J'ai la douleur de vous annoncer la perte que nous venons
de faire en la personne du sieur Gabriel de Lescale , négociant
français, établi en celte ville. La veille de sa mort , il me fit ap-
peler pour me confier le mauvais état de ses affaiies et ses der-
nières volontés. Le pauvre homme n'a jamais été riche , et par
suite d'une faillite qui lui a emporté quarante mille livres, il est
mort insolvable. Sa fille unique étant restée en France , il avait
jusqu'ici pourvu à son éducation en vous faisant passer chaque
année une somme de trois cents livres. Par suite de tous ces
malheurs , la jeune demoiselle va se trouver sans aucune res-
source, et monsieur son père m'a expressément chargé delà
recommander à vos bontés. N'ayant pas le moyen de lui écrire
directement, je vous prie de lui annoncer la triste nouvelle.
» Je finis, mes respectables demoiselles , en recommandant
le défunt à vos prières , et je vous supplie de me tenir pour votre
plus humble et obéissant serviteur.
1) François Lepage. »
2 13
146 REVUE DE PARIS.
— Voilà une mauvaise nouvelle ! dit Véronique en laissant
tomber la lettre ; ce pauvre M. de Lescale n'a jamais pu pros-
pérer en rien ; il aurait porté malheur à un vaisseau chargé de
reliques ! Je lui ai prédit son mauvais sort quand nous avons as-
sisté sa défunte femme à ses derniers moments.
— Il faudra faire dire quelques messes pour le repos de son
âme. Mais , ma sœur, qu'allons-nous faire de Gabrielle ?
— Nous ne pouvons pas la tenir au couvent.
— Et quand même nous le pourrions , ce n'est plus sa place.
Elle fera comme nous avons fait; elle travaillera pour vivre. 11
faudra la retirer près de nous , d'abord.
Suzanne hocha la tête d'un air d'assentiment et dit après ré-
flexion :
— II me semble que cette enfant pourra nous aider à faire
notre besogne ; tandis que l'une de nous deux prendra un peu
de repos , l'autre la mènera veiller. Peut-être qu'elle aura d'a-
bord un peu de répugnance à toucher les morts; mais cela pas-
sera.
— On l'a élevée comme une demoiselle au couvent de la Vi-
sitation, dit Véronique; qui sait si elle s'habituera docilement
à faire ce que nous voudrons ?
— Est-ce qu'elle pourra faire autrement? On ne la gardera
pas pour rien à la Visitation ; si elle voulait se faire religieuse ,
il lui faudrait une dot. En sortant du couvent , que deviendrait-
elle si nous l'abandonnions? Certainement, son pauvre père à
bien fait de compter sur nous : nous ne la laisserons pas sur le
pavé des rues; mais il faudra bien qu'elle travaille pour gagner
son pain avec nous.
— Demain , nous irons entendre la messe à la Visitation, et
après nous irons parler à madame l'abbesse, dit Véronique en
ramassant la lettre. Sainte Vierge! cette pauvre enfant ne se
doute pas de la nouvelle que nous allons lui porter cette année !
Il y a un an, ma sœur, que nous ne l'avons vue, depuis que
nous allâmes , pour les fêtes de Noël, payer sa pension.
— Un an et deux mois, c'est vrai! grommela Suzanne, et
ces deux derniers mois il faudra les payer de notre argent.
Jésus Maria ! cela va faire une belle poignée d'écus,
— Une grosse poignée d'écus ! dit Véronique avec un soupir ;
depuis deux mois nous dépensions presque vingt sous par jour,
REVUE DE PARIS; 147
saus nous en douter ; il faut couper court à cela dès demain.
— Dès demain ! répéta l'autre Corbeau. Disons vite un De Pro-
funilis pour l'âme du défunt, et allons dormir.
II.
Le lendemain soir, à la même heure, il y avait trois person-
nes devant l'antique cheminée , où les Corbeaux se chauffaient
en tcle-à-lête depuis trente ans. Entre ces deux visages pointus
et parcheminés , dont les yeux éraillés étaient armés de grosses
lunettes , apparaissait la tète blonde d'une jeune fille d'environ
seize ans. Elle avait de grands yeux d'un bleu mourant , un
petit nez fin et retroussé , une bouche étroite , et dont l'expres-
sion naturelle était le sourire; c'était enfin une de ces ravis-
santes figures dontGreuze a reproduit le type dans ses tableaux.
Mais en ce moment cette jolie bouche ne souriait plus, et de
grosses larmes roulaient lentement sur ces joues rondes et fraî-
ches. La pauvre petite tenait entre ses mains la fatale lettre, et
elle murmurait entre ses sanglots :
— Mon Dieu ! c'est donc fini ! mon père est mort ! Mon pau-
vre père, qui m'aimait tant!... 11 m'avait écrit qu'il viendrait
me chercher, que j'irais avec lui, je l'attendais.... Et mainte-
nant , il ne viendra jamais! jamais !
Les deux Corbeaux écoutaient sans rien dire ces plaintes d'un
cœur désolé ; elles savaient qu'il faut laisser de telles douleurs
s'épuiser d'elles-mêmes , et que toutes les consolations sont im-
puissantes dans de pareils moments. Elles réfléchissaient tran-
quillement à ce qu'elles allaient faire de Gabrielle , et calcu-
laient les moyens de lui faire du bien avec le moins de dépense
possible. Ces femmes n'avaient cependant pas l'âme méchante
et dure j mais elles avaient tant vu de funérailles , elles avaient
assisté à de si terribles scènes de désolation et de deuil , qu'elles
étaient blasées sur l'expression de toutes les douleurs humaines.
— Allons, mon enfant, dit Véronique , il faut se résigner à
la volonté de Dieu. Depuis la résurrection de Lazare , on n'a vu
aucun trépassé revenir au monde ; la mort est un malheur sans
remède, et c'est pour cela qn'on s'en console plus vile que de
tout autre. Essuyez vos yeux , et tâchez de tremper une croûte
148 REVUE DE PARIS.
de pain dans ce demi-verre de vin ciiil; cela vous fera dormir
celte nuit, certainement.
— Merci! merci ! ma bonne demoiselle , dit Gahrielle en pre-
nant le verre sans le porter à sa bouche, je ne puis... j'ai là
comme un poids qui m'étouffe....
— Ne m'appelez |)as mademoiselle , interrompit la vieille avec
une espèce de sourire grondeur, dites w;/sé Véronique, comme
quand vous parlez aux gens du commun.
— Nous sommes de pauvres tilles qui travaillons pour vivre .
et non pas des demoiselles , ajouta l'autre ; chacun doit garder
son rang; retenez ceci.
— Oui, viisé Suzanne, répondit docilement Gabrielle.
— Si vous êtes obéissante et bonne tille , reprit Véronique ,
vous ne serez pas mal avec nous , et même je puis dire que vous
y serez bien. Nous n'allions pas vous voir au couvent, parce
que nous savions que vous n'aviez pas besoin de nousj mais
cela n'empêchait pas que l'on s'intéressât h ce qui vous regar-
dait. Nous vous avons vue toute petite.
Gabrielle leva la tète, et dit avec une grande émotion :
— Je le sais ! Je me souviens encore du jour où vous m'avez
menée au couvent dont je ne suis sortie que ce matin. Il y a
douze ans de cela. Mais avant , je ne me rappelle rien ; je ne
me rappelle ni ma mère , ni mon bon père , que je viens de
perdre : vous les avez connus , vous !
— Oui, mon enfant, répondit Suzanne, c'étaient des gens
bien à plaindre.
— Sainte Vierge ! ils eurent des malheurs?
— Le plus grand de tous : ils étaient nobles comme le roi et
pauvres comme Job.
— Je croyais que la noblesse était un avantage , et que l'on
pouvait élre heureux, quoique pauvre.
— Oui , quand on peut travailler. Mais votre père s'appelait
le vicomte de Lescale , pour son malheur; que vouliez-vous
qu'il fît? Il vivait tant bien que mal des revenus d'une petite
terre . lorsqu'un procès le ruina de fond en comble. Alors il vint
à Marseille pour essayer de faire quelque chose; mais un Lescale
négociant, commis, cela était-il possible? On lui avait promis
une charge . il ne l'eut pas ; et comme il ne faisait pas bonne
ligure dans le monde . loiiti' sa imhie pai'en!.- r.UTucjIlait avec
REVUE DR l'AP.IS. 149
des airs de pilié , pireà que totil le reste jjoui' un lioiiimc do ccsur.
Voire mère , qiii était tière , ne put supporter ces cli.'igriiis-lù ;
elle tomba malade j et, comme nous demeurions dans le voisi-
nage, nousaliàmesla soigner, sur la fin.... Pauvre dame ! elle
mourut le beau jour de Pâques. Votre père , qui l'aimait uni-
quement, en eut une grande douleur j il i)assa plusieurs jours
enfermé , ne voulant plus se montrer au monde , et le monde le
laissa et l'oublia dans son malheur. Il disait qu'il voulait mou-
rir ; mais , en attendant , il fallait vivre , et il n'avait pas de
quoi. Alors il nous dit qu'il voulait aller travailler pour lui
et pour vous en pays étranger, avec des gens qui , ignorant sa
qualité , n'auraient pas à lui reprocher d'avoir dérogé. Celait
un assez mauvais parti à prendre , d'autant plus que le digne
homme n'entendait pas grand' chose au négoce , et qu'il n'avait
pas de fonds pour entreprendre des affaires en grand. Nous lui
conseillâmes , au contraire , de rester ici , de mettre tout or-
gueil sous ses pitds, et de prendre une boutique. Mais il n'en
eut pas le courage; il partit en vous laissant cliez nous. Ouehiue
temps après . nous vous avons menée au couvent de la Visitation
par son ordre; et pendant douze ans , il nous a fort exactement
envoyé de <iuoi payer votre pension. Je croyais qu'il prospérait,
et voilà qu'il meurt absolument ruiné. On ne peut compter sur
rien en ce monde. Dieu n'y envoie que des afflictions. Que sa
volonté soit faite !
Gabrielle avait écouté ce récit avec une morne attention. C'é-
tait la première fois qu'elle entendait parler des malheurs de sa
famille; jusque-là elle s'était cru la fille d'un bon négociant
dont la position modeste et heureuse ne pouvait être sujette à
aucun revers. Elle n'avait eu d'autre chagrin que celui d'être
séparée de son père depuis tant d'années, et elle atteiulait avec
un espoir impatient le moment oîi il l'appellerait enfin près de
lui. Quand elle apprit qu'il était mort loin d'elle , après une vie
dure et misérable ; quand elle se vit ainsi seule au monde , et
sans autre appui que ces deux femmes , qui étaient bonnes pour
elle, mais dont l'âge, la physionomie et les manières lui cau-
saient un sentiment secret de répulsion et d'effroi, elle tomba
dans une douleur passive et muette qui ressemblait à la rési-
gnation.
— Çà , venez près de moi , lui dit Suziinne en la voyant plus
15.
150 REVUE DE PARIS.
calme; nous allons aviser ù vous faire un petit déshabillé de
deuil qui ne nous revienne pas trop cher. Ma sœur a déjà cher-
ché dans nos meilleures nippes; nous voulons que vous ne man-
quiez de rien.
Véronique jeta sur la table un paquet de bardes à peu près
neuves et toutes différentes de taille et de façon ; c'étaient les
dépouilles des morts, que, selon l'usage , on abandonnait aux
deux Corbeaux. Gabrielle regardait d'un œil indifférent ce pèle-
mèle d'étoffes et de dentelles, tandis que Susanne en faisait la
revue pièce à pièce , en grommelant :
— C'est du fin , c'est du beau , cela 1 Voici une jupe de satin
qui a bien coûté dix écus ; elle est neuve , mais la soie est petit
deuil; ça ne convient pas. Voilà un gros de Tours broché noir
sur noir ; c'est trop riche ! Voyons un peu , ma sœur, cette robe
d'étamine que nous avons eue ces jours derniers.
C'était un vêtement de grand deuil à queue traînante , avec
de grandes manches ouvertes qui ressemblaient à des ailes de
chauve-souris.
— Nous allons vous arranger cela, petite, dit Véronique; il
n'y aura pas grand' chose à faire. La pauvre marquise de Flas-
sans était à peu près de votre taille.
— Tout à fait de votre taille , répéta Suzanne en jetant ce
lugubre vêtement sur les épaules de la jeune fille.
Gabrielle frisonna ; il lui sembla qu'on la couvrait d'un lin-
ceul.
— Ah! misé Suzanne, s'écria-l-elle , c'est peut-être la robe
d'une morte !
— Certainement ! Mais qu'est-ce que cela vous fait ? La mar-
quise n'est pas morte de la peste , répliqua sèchement le Cor-
beau.
La jeune fille se hâta de ramasser la robe , qu'elle avait reje-
tée , et Véronique , gagnée par sa docilité , lui dit doucement :
— Nous arrangerons tout cela demain. Je vous ai dressé un
bon petit lit au pied du nôtre; dites-vos prières et couchez-
vous.
III.
Gabrielle passa une semaine dans la maison des deux vieilles
REVUE DE PARIS. 151
femmes sans se douter de l'industrie qu'elles exerçaient. Elle
ne sortait pas de celte grande chambre où , pendant les plu-
vieuses journées d'hiver, il faisait sombre en plein midi. Les
fenêtres de cette espèce de prison donnaient sur une cour envi-
ronnée de murs si hauts, qu'il fallait relever la tête pour aper-
cevoir un coin du ciel. La pauvre jeune fille travaillait silen-
cieusement, assise devant les carreaux de vitres opaques, qui
laissaient tomber une lueur douteuse sur son ouvrage. Sans
doute alors il lui arriva de regretter le couvent comme un sé-
jour de joie et de plaisance. Les Corbeaux la laissaient seule au
logis presque toutes les nuits, sans lui dire le motif de leur
absence.
Le dimanche suivant , on la mena à la messe de grand matin,
et , en rentrant , Véronique lui dit sans autre explication :
— Gabrielle, mon enfant, cette semaine vous viendrez avec
nous.
Le même jour, dans l'après-midi, on vint frapper à la porte
de ce logis où il n'entrait jamais personne , et , comme de cou-
tume , Véronique alla ouvrir la porte. Elle revint aussitôt, et dit
avec une certaine émotion dans la voix :
— Jésus Maria ! savez-vous pour qui l'on nous demande , ma
sœur? C'est pour ce brave jeune homme qui , un soir , nous a
défendues, pour Gaspard de Gréoulx !... 11 est mort !... Si jeune!
Seigneur , mon Dieu !
— La malédiction du ciel est donc sur cette famille ? murmura
Suzanne. Eh bien! nous irons veiller ce pauvre corps.
— Ah ! ma sœur , s'écria Véronique , je ne sais pas si j'en
aurai la force; nous avons beaucoup veillé cette semaine....
Seigneur, mon Dieu ! Gaspard de Gréoulx ! nous , chez Gaspard
de Gréoulx !
— Que nous importe ce nom? Qu'y a-t-il de commun entre
nous et celte famille ? interrompit Suzanne en regardant fixe-
ment sa sœur. Il faut aller partout où l'on nous appelle;
c'est notre métier... Avez vous demandé où est mort ce jeune
homme?
— Il est mort comme un homme qui n'aurait eu ni feu ni
lieu, dans l'hôtellerie du Coq iV Argent, entouré d'étrangers....
Mais il n'avait donc plus ni père, ni mère, personne pour l'as-
sister ?
152 REVUE OF. PARIS.
— Allons! iiilcrronipil Suzanne avec impaliencc.
— Écoutez , dit Véronique après réflexion , j'irai vous aider;
ensuite , quand nous aurons tout arrangé, Gabrielie veillera
avec vous. Sur mon âme , je ne me sens pas la force de rester là
jusqu'à demain.
La jeune tille avait écouté ce colloque dans un muet saisisse-
ment ; à ces derniers mots ; elle s'écria :
— Jésus ! mon Dieu , près de qui passerons-nous la nuit ? qui
allons-nous veiller?
— Vous l'avez bien entendu , répondit Iranquillement Su-
zanne, nous allons veiller un mort.
La pauvre enfant devint blanche comme le fichu de linon
qu'elle avait au cou , et elle sappuya tremblante au dossier
d'une chaise.
— Cela n'est rien, reprit Suzanne avec son effroyable clignote-
ment d'yeux, il faut un peu de bonne volonté; on s'habitue à
tout, mon enfant ; est-ce que vous avez peur?
— Oh ! oui , j'ai peur ! répondit-elle d'une voix éteinte.
— Cela passera au bout d'un moment dès que vous aurez en-
visagé un mort. Allez , ma fîlle , les vivants seuls sont à crain-
dre , et les trépassés ne font mal à personne. 11 n'en est jamais
revenu de l'autre monde, et tout ce qu'on en dit, ce sont des
contes. Prenez votre mante , votre livre d'heures, votre chape-
let, et partons.
Gabrielie obéit. Un sentiment profond de fierté vainquit ses
répugnances : elle devait tout maintenant à ces femmes qui tra-
vaillaient pour vivre, et le seul moyen de ne pas leur être à
charge, c'était de les aider dans leur industrie. Elle s'arma de
courage et suivit les Coibeaux , en priant Dieu pendant tout le
chemin.
L'hôtellerie du Coq-d'Argent était un logis d'assez belle appa-
rence . situé derrière le port. C'était là que s'arrêtaient les
gens comme il faut , tout à fait étrangers dans le pays. On n'y
voyait jamais grand monde ; car, à cette époque-là, il y avait
des habitudes plus hospitalières que les nôtres. On s'hébergeait
mutuellement , et le moindre degré de parenté suffisait pour être
cordialement accueilli dans une maison. Il fallait que Gaspard
de Gréoulx n'eût à Marseille aucune relation de famille pour
s'èlre arrêté dans celle auberge oii il venait de mourir.
RFVUE ItE PAHIS. 15'
Les Corbeaux trouvèrent In porte toiiîe jfrnnde oiivorle ; une»
sppvanfe qui (lescendnit l'escnlier leur dit, en se rangeant d'nn
air effaré : « Entrez lA, au premier, dans la seconde chambre.
On va vous appoiter les cierges , l'eau bénite et les Meurs.»
Elle s'enfuit à ces mots. Un peu plus baut il y avait une autre
servante qui tit le signe de la croix, en s'éeriant :
— Jésus-Maria ! les voici , je ne les avais jamais vues ! On di-
sait qu'elles n'étaient que deux, et en voilà trois.
Elle s'enfuyait aussi , mais Suzanne l'arrêta.
— Ma mie, lui dit-elle avec un sang-froid railleur, ne cou-
rez pas ainsi, l'escalier est sombre, vous pourriez vous rompre
le cou , et puis on dirait que c'est nous qui vous avons [)orté
malheur.
Et comme la servante restait clouée devant elle en ouvrant de
grands yeux effrayés, la vieille ajouta :
— Ma mie, faites-moi le plaisir de me dire comment est mort
ce jeune bomme,
— Sainte Marie-Madelaine , est-ce que je sais? répondit-elle
brusquement. Il s'est mis au lit avant-hier, les médecins n'ont
pas connu son mal, et ce matin il est trépassé.
— On vient toujours nous chercher Iroji tard ! murmura le
Corbeau ; il doit être déjà refroidi.
Et fouillant dans ses larges poches pour chercher son aiguille
et ses grands ciseaux , elle se remit à monter. Il n'y avait per-
sonne dans la première chambre. Les deux vieilles fermèrent la
porte, et, faisant signe à Gabrielle de rester là , elles entrèrent
dans la seconde pièce.
La jeune ûïle s'accouda sur la cheminée et cacha son visage
dans ses mains ; elle frissonnait , dominée par une invincible
terreur. Ses préjugés d'enfance n'étaient pour rien dans ses im-
pressions ; elle n'avait pas peur de voir quelque apparition sur-
naturelle se dresser devant elle; mais elle éprouvait au plus haut
degré cette horreur instinctive que tous les êtres animés ressen-
tent à l'aspect de la mort. Sa raison luttait inutilement contre
ses frayeurs ; elle savait bien qu'elle n'avait à craindre aucun
danger, et pourtant elle éi)rouvail de plus terribles angoisses
que si sa vie eût été en péril. Elle écoutait avec, des tressaille-
ments involontaires les pas des Corbeaux qui allaient et venaient
dans la seconde rhaml)ri' . et à mesure ([ui: le '\onv b:?i sait , elle
164 REVUE DE PARIS.
sentait augmenter celte terrible peur. Vingt fois elle fut sur le
point d'ouvrir la porte, de s'enfuir, d'aller se réfugier pour
une nuit au couvent de la Visitation ; mais le sentiment de ce
qu'elle devait A ces deux femmes qui l'avaient recueillie , la
retint.
Au bout d'une heure , Véronique ouvrit à deux battants la
porte de la seconde chambre et dit à Gabrielle :
— C'est fini , nous l'avons certainement bien arrangé. Mon
enfant, ouvrez votre livre d'heures à l'office des morts et venez.
Elle essaya de chercher dans son Missel ; mais sa vue obscur-
cie ne distinguait plus les caractères , et ses mains tremblantes
ne pouvaient tourner les pages.
— Allons ! reprit Véronique en la poussant doucement.
— J'y vais ! répondit Gabrielle ; et , faisant sur elle-même un
effort désespéré, elle se précipita dans la chambre.
D'abord elle ne vit rien ; un nuage était sur ses yeux, un bruit
douloureux bourdonnait à ses oreilles, ellese sentait près de s'é-
vanouir.
— 11 n'y a cependant pas de quoi avoir peur' dit aigrement
Suzanne en la faisant asseoir sur un fauteuil près de la porte.
Sainte Vierge ! ce n'est pas là un vilain mort !
Gabrielle essaya de dominer ses terreurs; elle releva la tête et
parcourut la chambre du regard. En effet, ce qu'elle vit était
un spectacle plus triste qu'effrayant. Quatre cierges brûlaient
aux coins du lit, dont les rideaux étaient relevés, et il y avait
à côté un bénitier dans lequel trempait une branche de buis qui
servait de goupillon. Au milieu de cet appareil funèbre reposait
une figure immobile et blanche comme les belles statues de
marbre qui dorment sur les tombeaux. Elle était ensevelie jus-
qu'aux épaules dans un linceul , ses mains , ramenées sur la
poitrine , tenaient une croix ; une couronne d'immortelles et
d'oeillets blancs lui ceignait le front.
Peu à peu la terreur de Gabrielle fit place à un profond sen-
timent de tristesse ; l'instinct fut dominé par la réflexion , et la
jeune fille s'agenouilla pour commencer l'office des morts. Su-
zanne se mit à côté d'elle et lui dit avec satisfaction :
— Vous voilà tranquille à présent. Vous voyez que ça n'est
pas plus terrible qu'autre chose. Allons, petite, dépêchez-vous
de lii'i' l'office, Ji* vous ferai les répons : ensuite je vous don-
REVUE DE l'AKIS. 155
lierai un peu de café , cela vous liendra éveillée cette nuit.
— Merci , misé Suzanne , répondit la jeune lîlle à voix basse,
je ne prendrai rien jusqu'à demain. Prions pour cette pauvre
àme !
Elle se mit à réciter avec ferveur le De Profundis , et Su-
zanne répéta machinalement les versets en roulant son chapelet
entre ses doigts. Gabrielle n'avait jamais prié d'un cœur si triste
et si détaché du monde. Un retour vers ses propres malheurs
l'avait saisie en face de cette image du néant j elle pensait à son
père mort aussi , mort comme ce jeune homme loin de sa fa-
mille, dans une maison où ses derniers regards n'avaient ren-
contré que des étrangers. Elle n'avait jamais réfléchi sur ce
terrible mystère qui finit les destinées humaines : jusqu'alors
elle n'y avait pas songé , parce qu'elle était pleine de vie et d'a-
venir ; mais en présence de cette haute leçon elle courbait la
tête dans une crainte profonde et répétait en son cœur : Mon
Dieu ! nous ne sommes que cendre et poussière ! Vous seul êtes
au-dessus de la mort !
Suzanne suivit exactement l'office jusqu'au dernier Requiem;
puis, satisfaite d'avoir accompli ce devoir pieux, elle dit en
s'installant dans un grand fauteuil devant la cheminée :
— On n'est pas trop mal ici , les pieds sur les chenets j Ga-
brielle , mon enfant, mettez-vous làj vous avez froid! Sainte
mère de Dieu, quel temps ! Le feu du purgatoire ne serait pas
de trop ce soir !
En effet, le vent nord-ouest faisait pressentir son âpre in-
fluence, la flamme pétillait plus vive dans le foyer, et le ther-
momètre avait baissé à zéro dans cette grande chambre.
— Voici la nuit , reprit le Corbeau ; certainement ils sont tous
transis de peur là-bas ; les servantes vont rêver qu'elles voient
des revenants, et demain l'on en fera des histoires dans tout le
quartier. Vous n'avez plus peur, Gabrielle?
— Non , misé Suzanne , répondit-elle d'une voix triste et
calme.
Elles restèrent là longtemps sans échanger une parole ; l'une
était livrée à ses tristes méditations , l'autre marmottait ses
patenôtres en attisant le feu. Peu à peu les bruits de la rue ces-
sèrent, un profond silence régnait au dehors comme dans la
chambre mortuaire ; on n'entendait pluô que la voix des crieurs
J33 nKVLt bh l'AKlS.
tlo miil fini aiuioiiçaioiiL l'iiciire el l'iappiiiciil ic itavé de leur
l)àloii ferré.
La vieille femme s'était assoupie. Gabiielle se rapprocha d'elle
avec un léger frisson ; il lui sem])lail qu'elle était seule ainsi, et
ses frayeurs lui revenaient. Un invincible malaise s'empara
d'elle ; le cœur transi, pâle, et le front couvert d'une sueur
froide, elle cachait son visage contre le chambranle de la che-
minée pour ne plus rien voir. Alors son imagination peupla la
chambre de fantômes; il lui sembla sentir sur ses épaules leur
soufîle glacé. Cet étal violent ne dura que quelques minutes ;
Cabrielle passa ses deux mains sur ses yeux , comme pourclias-
ser ces horribles visions , et , se retournant brusquement , elle
parcourut la chambre du regard. Tout ce qui avait appartenu
au défunt était encore pêle-mêle; sa montre, accrochée au che-
vet du lit, marchait encore , son épée était sur un fauteuil avec
sou chapeau , et ses boucles de jarretières reluisaient sur la
commode. Selon l'usage, on avait couvert les glaces, atinque la
ligure du mort ne pût s'y réfléchir. Les cierges brûlaient lente-
ment autour du lit, et jetaient une lumière blafarde, plus lugu-
bre que les ténèbres.
Gabrielle considéra d'un œil fixe ce pâle visage , et pour la
srconde fois ses terreurs s'évanouirent. Elle n'éprouva plus
qu'inie mélancoliciue pitié, et elle pleura. Celui que la mort ve-
nait de prendre était jeune, et ses traits n'avaient rien perdu de
leur mâle beauté. Sa bouche paraissait enlr'ouvcrte par un fai-
ble sourire; l'ombre de ses longues paupières semblait cacher
un regard ; on eût dit qu'il dormait , tant il y avait de repos et
de sérénité sur son front.
— Mourir ! mourir si jeune ! est-ce possible? pensa Gabri«lle;
pourquoi l'âme a-t-elle quitté ce corps ? S'il n'était ([u'endormi !
Le sommeil ressemble à la mort. Oh ! mon Dieu ! votre toute-
|)uissance pourrait le réveiller ! Il ne lui manque que voire souf-
île pour se relever ! Et pourtant, demain , on va le jeter dans la
fosse; il disparaîtra de ce monde pour toujours ! Demain il sera
ccuché dans la terre, sous les pieds des vivants. Oh ! mon Dieu !
mon Dieu ! que la mort est affreuse !
La jeune tille , immobile et pâle comme celui dont elle déplo-
rait la fin i)rém;)turée, ne détourna plus ses regards du lit mor-
tuaire ; des larmes muettes coulaient le long de ses joues ; elle
REVUE DE PARIS. 157
était comme perdue dans la conteinplalion de ciUte scène funè-
bre. Mais l'empire des idées religieuses se réveilla bientôt en
elle ; ses pensées se tournèrent vers l'autre vie ; elle songea que
l'àme n'était point morte comme le corps, et que celui pour le-
quel elle priait la regardait d'en haut avec reconnaissance. Une
foi vive, une soudaine espérance, la ranimèrent. Il lui sembla
qu'au delà de ce monde elle le reverrail sons sa forme hu-
maine, plein de force et de jeunesse pour l'éternité. Elle leva les
yeux au ciel, comme s'il allait s'ouvrir devant elle et lui mon-
trer la fin de ce mystère dont elle voyait ici-bas le commence-
ment.
En ce moment le crieur de nuit passa , et sa voix monotone
répéta sous les fenêtres : Il est minuit ! Le regard de Gabrielle
s'abaissa de nouveau vers le lit, et aussitôt elle s'écria , en se
rejetant violemment en arrière :
— Oh ! mon Dieu ! le mort a bougé !!
Suzanne s'éveilla en sursaut :
— Qu'est-ce donc? dit-elle, qu'avez -vous? Sainte Vierge!
qu'avez-vous ?
Gabrielle, droite, le regard tîxe, les lèvres tremblantes, mon-
tra le lit du doigt, en répétant :
— Le mort a bougé !
En effet, les mains qui tenaient la croix s'étendaient avec un
faible mouvement.
— Cet homme n'est pas mort! s'écria Suzanne en se précipi-
tant vers le lit.
Cette voix sembla réveiller le trépassé ; il se dressa de lui-
même et promena autour de lui un regard lent et comme égaré.
Gabrielle se jeta à genoux près du lit, les mains étendues vers
cet homme qui ressuscitait. Elle était sous l'influence de celle
joie pleine de terreur que dut éprouver la Madeleine en voyant
son frère Lazare sortir du tombeau. La vieille femme n'était pas
sans une certaine émotion; mais elle ne perdit pas la tête.
— C'était une léthargie ! dit-elle , en renversant d'un coup
de pied l'appareil funèbre , et en jetant au loin la couronne
d'immortelles ; c'est la seconde fois que je vois cela depuis cin-
quante ans. Allons, monsieur, courage ; reprenez vos sens !
— lia froid! s'écria Gabrielle en osant toucher les mains qui
retombaient inertes aux côtés du lit.
2 14
15S REVUE DE PARIS.
— AiTière, petite fille! laissez-moi faire, s'écria Suzanne en
déchirant le linceul et en soulevant ce corps inerte d'un bras
encore vigoureux. Monsieur, venez vers la cheminée, je vous
aiderai ; le feu va vous ranimer... Gabrielle , mon enfant , son-
nez à tout rompre; appelez du monde... Faites-moi monter un
peu de bon vin... 11 faudra peut-être une saignée : qu'on aille
éveiller le médecin et le barbier. Monsieur, vous voilà plus
chaudement... Mettez les pieds dans le feu, si vous avez bien
froid ; cela ne vous fera pas de mal !
— Que m'est-il donc arrivé? murmura le jeune homme en
refermant les yeux ; oîi suis-je?
— Dans votre chambre, d'où vous n'êtes pas sorti. Souffrez-
vous ?
— Non ; je sens seulement une grande fatigue , répondit-il en
laissant aller sa tête sur l'épaule de la vieille femme.
Gabrielle avait ouvert toutes les portes en appelant du se-
cours; les servantes, qui veillaient encore dans la cuisine, ac-
coururent jusque» au bas de l'escalier ; mais personne ne voulut
monter. — Au nom du ciel! cria Gabrielle , apportez un peu
de vin , cela sauvera la vie à ce pauvre jeune homme.
— C'est le Corbeau qui veut nous faire monter pour nous
faire peur ! dit une vieille servante.
— J'aimerais mieuxvoir les cornes du diable que son visage !
ajouta une autre.
— Ceux qui passent par ses mains sont bien morts, et s'ils re-
viennent, c'est pour tourmenter les vivants , reprit la vieille;
c'est l'àrae de M. Gaspard de Gréoulx qui revient !
— Allez du moins chercher un médecin , s'écria Gabrielle
désespérée.
— Nous irons plutôt à la paroisse chercher un prèlre.
— Gabrielle ! Gabrielle ! cria le Corbeau.
— Jésus ! mon Dieu ! l'entendez-vous ! s'écrièrent les servan-
tes en s'enfuyant ; c'est le diable qui lui tord le cou là-haut î
— Personne ne veut venir! dit Gabrielle haletante et en re-
gardant avec une craintive joie le ressuscité.
— C'est égal , mon enfant , répondit Suzanne avec le plus
grand sang-froid , donnez-moi les couvertures, les oreillers.
Bien ! je vais arranger notre malade devant le feu, il sera mieux
là que dans son lit; je lui ferai prendre le bouillon que j'avais
REVUE DE PARIS. 15 '.)
apporté pour moi. Demain il sera en élal de recevoir les visites
et (le remercier ceux qui viendront pour son enterrement.
— Sainte Vierge , c'est un miracle ! s'écria Gabrieile en s'ap-
prochant doucement et les mains jointes. Elle fut cependant ef-
l'rayée en voyant la pâleur et l'immobilité de cette tête renversée
sur le bras de Suzanne.
— Hélas ! reprit-elle en retenant sa respiration , il ne donne
pas signe de vie !
— Vous ne savez pas ce que vous dites, répliqua brusquement
le Corbeau ; le pouls qui était presque insensible , il n'y a qu'un
moment, s'est relevé, la peau devient d'une chaleur moite , la
lespiration s'est tout à fait rétablie j il est sauvé, je le sais bien.
Voyons, ne me regardez pas comme cela avec des yeux pleu-
reurs , et tâchez de m'aider un peu. Je pense que vous n'avez
plus peur à présent ! Tenez çà et soutenez l'oreiller.
Gabrieile obéit , mais dans ce mouvement la tête du jeune
homme retomba sur sou bras et y resta appuyée. Ce contact la
rassura entièrement.
— Ah! dit-elle à voix basse , il dort à présent! Je sens son
souffle sur mes mains. Alors il ouvrit les yeux et la regarda.
— Je ne dors pas, dit-il avec un long soupir, je me repose...
Ma tête est bien faible; je ne me souviens plus... 11 me semble
que j'ai été bien malade et que j'ai eu grand froid...
— Taisez-vous , monsieur , interrompit Suzanne , cela vous
fatigue de parler ; demain vous ferez la conversation : à pré-
sent, dormez , ou si vous ne pouvez pas dormir, pensez à tous
les bonheurs qui doivent vous arriver : il faut avoir l'esprit con-
tent pour que le corps soit en santé.
— Si je ne dois guérir que quand il m'arrivera quelque bon-
heur, je mourrai bientôt, murmura le jeune homme avec un
soupir encore plus profond.
Puis fatigué, il referma les yeux, et le souffle plus lent
qui soulevait sa poitrine , annonça qu'il allait se rendormir.
Suzanne le replaça doucement sur l'oreiller , et s'assit à côté
de lui.
La jeune fille se retira un peu à l'écart ; elle éprouvait à la
fois une vive surexcitation morale et un anéantissement physi-
que qui donnaient à toutes ses sensations l'apparence d'un rêve ;
toutes ses facultés étaient absorbées dans une espèce d'extase
160 REVUE DE PARIS.
mélancolique; courbée sur elle-même , les yeux à demi fermés,
les mains jointes , elle ne bonseait plus. Suzanne crut qu'elle
dormait ; la nuit s'acheva ainsi.
Vers le malin, deux figures de femmes curieuses et épouvan-
tées parurent à la porte de la chambre, et la maîtresse de l'au-
berge du Coq il' Argent s'écria en voyant le lit mortuaire vide et
le trépassé couché devant la cheminée :
— Jésus ! qu'est-il arrivé ? Seigneur mon Dieu ! est-ce qu'il
est encore vivant?
— Comme vous et moi, répondit le Corbeau; allez deman-
der pour lui une messe d'actions de grâce au lieu d'une messe
de mort.
L'hôtesse se signa; puis, les bras levés au ciel , elle se mil à
appeler du monde.
—Oui, oui, reprit Suzanne avec sa grimace froide et ironi-
que, faites monter vos coquines de servantes qui se sont enfuies
quand on leur a demandé secours ! Qu'elles viennent voir si le
revenant m'a tordu le cou! Faites-les donc monter, misé
Bouin.
A ce bruit le malade s'éveilla ; plusieurs heures de repos et le
peu d'aliments que lui avait fait prendre Suzanne lui avaient
rendu ses forces ; il se releva de lui-même et dit vivement :
— Ah ! je me sens bien à présent ! Quel désordre il y a ici !
Pourquoi ne suis je pas couché dans mou lit?
Puis apercevant Gabrielle, il ajouta en lui souriant :
— Vous étiez là cette nuit, vous avez pris soin de moi, je l'ai
bien vu, mais j'étais trop faible pour pouvoir vous remercier. Qui
étes-vous, mademoiselle?
— Votre garde-malade ainsi que moi, monsieur, répondit
brusquement le Corbeau. Petile fille, reprenez votre mante,
baissez vos coiffes et retournez à la maison. Vous direz à ma
sœur de venir, et vous vous coucherez jusqu'à ce soir.
Gabrielle se leva et obéit lentement ; en passant au pied du
lit, elle ramassa la couronne d'immortelles que Suzanne avait
jetée là au moment où le mort s'était relevé, et elle la cacha sous
sa robe. Elle allait sortir; mais en passant le seuil, elle s'appuya
défailhmle an chambranle de la porte , et murmura en portant
une main à sa tète : Mon Dieu ! que je me sens mal !
La vieille femme accourut et la reçut inanimée dans ses bras.
HEVUE DE PARIS. 161
— Jésus ! dit-elle avec iiKiiiiélude , celle enfant a cpioiivé un
grand saisissement , cela peut avoir de mauvaises suites ; misé
Bouin, tâchez de faire venir une chaise à porteurs pour la rame-
ner à la maison.
IV.
Environ quinze jours plus tard , Gabrielle était couchée dans
le grand lit , sous les rideaux de serge verte ; elle reposait trop
faible encore pour pouvoir se lever : une fièvre nerveuse avait
failli la mettre au tombeau, et depuis la veille seulement , elle
était hors de danger; les deux Corbeaux s'entretenaient à voix
basse près de la cheminée.
— Nous ne pouvons plus la mener avec nous , disait Véroni-
que en hochant la tête j elle est trop jeune pour le mélier que
nous faisons.
— Certainement, je suis de votre avis, répondait Suzanne;
pourtant, si elle reste ici sans rien faire, cela va nous coûter
gros,
— A la rigueur, nous pouvons faire cette dépense, nous ga-
gnons assez, sans compter...
— Voilà , voilà comme vous êtes ! interrompit Suzanne ; à
vous entendre ; on pourrait croire que nous roulons ici sur l'or,
et les voleurs n'auraient qu'à venir.
— Ne diles donc pas cela si haut ! répliqua Véronique, est-ce
que je parle d'argent, moi? Jésus ! les voleurs savent bien qu'il
n'y a chez nous que de rouges liards. Mais eiilin , il faut bien
que nous fassions quelque chose pour celte petite.
— Je ne dis pas le contraire, ma sœur.
— Nous irons toujours bien au bout de l'année, et si nous ve-
nions à manquer, eh bien ! nous ferions une visite à M. Vincent.
En prononçant ce nom , Véronique avait un certain air, et ses
yeux rouges et clignotants achevaient sa pensée mieux que des
paroles.
— Nous n'aurons pas besoin de cela , dit Suzanne ; tout bien
calculé, nous n'en aurons pas besoin. Gabrielle est très-sobre,
et nous avons de quoi l'habiller pendant longtemps, sans qu'il
nous en coûte une pièce de douze sous. Elle gardera la maison
quand nous serons dehors ; elle travaillera. Grâce à Dieu . la
14.
162 REVUE nE PARIS.
voilà mieux à présent ; elle va reprendre ses forces à vue d'œil :
la santé revient vite quand on est jeune; mais aussi les mala-
dies sont plus violentes. Si cette enfant n'avait pas été entre nos
mains , je crois bien qu'elle serait morte. Cela m'aurait affligée.
— Et moi aussi. Je ne regrette pas l'argent que sa maladie
nous a coûté , et nous pouvons dire que rien n'a été épargné.
Il faut que j'aille encore ce soir chez l'apothicaire pour des pi-
lules d'opium J'en donnerai deux à Gabrielle; autrement la
nuit ne serait peut-être pas tout à fait bonne.
Un coup légèrement frappé à la porte lit tressaillir la malade,
et interrompit l'entretien des deux vieilles femmes. Suzanne alla
ouvrir.
— Sainte Vierge ! c'est vous , monsieur ! dit-elle en faisant la
révérence; vous avez peut-être eu tort de quitter sitôt la cham-
bre... Comment allez-vous maintenant?
— Assez bien , quoique encore faible, répondit M. de Gréoulx ;
mais j'étais impatient de vous voir et de venir vous remercier.
— Entrez , entrez , monsieur, s'écria Véronique en venant à
la rencontre du jeune homme. Ma sœur, apportez une poignée
de broussailles , qu'on voie luire le feu... Monsieur, je suis cer-
tainement bien contente de vous voir... Jésus! vous voilà remis
à présent... Je vous trouve tout à fait bonne mine.
— Je l'avais si mauvaise quand vous m'avez vu pour la pre-
mière fois, que vous devez à peine me reconnaître , dit le jeune
homme avec un triste sourire
En effet, il avait maintenant fort bel air; ses cheveux, légè-
rement poudrés , selon la mode du temps , devaient être d'un
beau noir, à en juger par la couleur de ses yeux et de ses sour-
cils. A sa façon de saluer et de parler aux gens , on reconnais-
sait tout d'abord un gentilhomme; l'aisance et la dignité de
ses manières donnaient encore plus de relief à sa physionomie
douce et un peu triste. Il s'assit devant la cheminée , entre les
deux Corbeaux, et reprit, regardant autour de lui : Comment
va cette jeune fille? J'ai envoyé chaque jour savoir de ses nou-
velles , et quand elle était si mal , j'en ai éprouvé une grande
peine...
— Elle est très-bien à présent , interrompit Suzanne en met-
tant un doigt sur sa bouche et en tournant les yeux vers le lit;
elle est tout à fait hors de danger.
REVUE DE PARIS. 163
— Que Dieu en soit loué ! Je me reprochais d'élre la cause
involontaire de son mal : c'est le saisissement , la frayeur qui
l'ont jetée dans cet état ; pauvre enfant ! Je me figure ce qu'elle
a dû éprouver pendant cette terrible nuit!... Moi qui suis un
homme , j'aurais eu peur.
— Oui, cela se conçoit , dit Suzanne j il faut être habitué
comme nous à ces veillées-là pour conserver son sang-froid
en entendant parler un trépassé.
— Vous m'avez sauvé la vie ; sans votre présence d'esprit ,
sans vos soins , je serais mort de froid dans mon suaire, s'écria
M. de Gréoulx en frissonnant à ce souvenir... Je ne l'oublierai
jamais. Quelque jour j'espère pouvoir m'acquilter envers vous.
En attendant, prenez ceci.
A ces mots , il posa sur les genoux de Suzanne une bourse
assez ronde.
— C'est beaucoup d'argent ! s'écrièrent les deux Corbeaux,
— Et cette jeune fille ? je voudrais faire quelque chose pour
elle, reprit M. de Gréoulx ; sans doute elle appartient à des pa-
rents pauvres et je pourrais la bien placer près de quelque dame
de ma famille.
— Grand merci pour elle, monsieur, répondit Suzanne en se
redressant d'un certain air qui dut paraître étrange au jeune
gentilhomme ; cette jeune fille est pauvre , il est vrai , mais elle
s'appelle mademoiselle Gabrielle de Lescale....
— Que dites-vous là! interrompit M. de Gréoulx, la maison
de Lescale est des meilleures du pays ; elle a des alliances avec
toute la noblesse provençale.
— C'est précisément ce qui a obligé le dernier de celte fa-
mille à s'expatrier pour gagner tranquillement sa vie , répliqua
Suzanne; le digne homme a eu du malheur, il est mort à la
peine.
Elle raconta brièvement et à voix basse les malheurs de M. de
Lescale et la position de Gabrielle; le jeune homme écouta ce
récit avec un étonnement plein de tristesse.
— Est-il possible ! dit-il , une fille noble réduite presque à
l'aumône !
— Mais nous sommes là , répliqua Véronique avec une cer-
taine fierté ; elle restera avec nous et elle n'aura jamais besoin
de personne. Dieu la garde qu'un jour quelque parent par al-
164 REVUE DE PARIS.
liance s'avise de vouloir lui faire du bien; il n'y a rien de plus
dur que la compassion des gens riches auxquels la misère d'un
parent fait honte !
M. de Gréoulx regarda vers le lit avec inquiétude et fil signe
ù la vieille femme de parler plus bas.
— Si elle vous entendait , dit-il , elle pourrait s'afHiger qu'un
étranger fût dans la confidence de sa position.
— Elle dort , répondit Suzanne, sans cela elle nous aurait
déjà demandé qui est ici avec nous.
Il y eut un silence ; les Corbeaux ne délournaient pas leur
regard louche du jeune homme, (jui semblait absorbé dans une
triste rêverie. S'il avait cru à la puissance du mauvais œil, sans
doute dès ce moment il aurait pu se considérer comme ensor-
celé. Pourtant la physionomie des deux vieilles femmes n'avait
rien de menaçant; elle exprimait, au contraire , un certain de-
gré de bienveillance.
— Monsieur, dit tout à coup Véronique , vous demeurez or-
dinairement au château de Gréoulx?
— Oui , avec le baron de Gréoulx , mon grand-père...
— Ah! il vit encore! murmura Suzanne , Je le croyais mort
depuis longtemps.
— Vous le connaissez? demanda Gaspard avec quelque sur-
prise.
— Oui , je l'ai vu , pour la dernière fois , il y a une cinquan-
taine d'années, répondit-elle froidement; c'étail un bel homme!
et son fils , le chevalier, comme on l'appelait déjà?
— Mon père?
— C'était un joli enfant blond comme sa mère et qui échap-
pait souvent à M. l'abbé Jollivet , son précepteur, pour aller
courir avec les petits paysans du village.
— Hélas ! il est mort depuis près de vingt ans, je l'ai à peine
connu ; ma mère aussi est morte , je suis resté orphelin sous la
tutelle de mon grand-père.
— Vous êtes ainsi le seul héritier du nom et de la fortune des
barons de Gréoulx ?
— Oui, j'ai été fils unique comme mon père , répondit le jeune
gentilhomme avec un accent presque douloureux; je n'ai plus
d'autres i)roches parents que mon aïeul.
— Alors il doit avoir mis en vous toute son ambition , il doit
REVUE DE PARIS. 165
se complaire A vous donner tout ce qui peut satisfaire la vanité
d'un gentilhomme?
— Oui , jusqu'ici j'ai mené la vie d'un grand seigneur. M. le
baron ne quitte jamais le château de Gréouix; mais il y reçoit
magnifiquement toute la noblesse de Provence. L'an dernier, Je
suis allé, par son ordre, à Paris, et il m'a fourni de quoi y
faire fort bonne figure. Un de nos parents par alliance , M. le
duo de R., est genlilhomme de la chambre. J'ai été présenté par
lui à Versailles et j'y ai passé deux mois pour prendre, comme
on dit , l'air de la cour. Me voici de retour depuis les dernières
fêles de Noël seulement , et je n'ai passé que huit jours au châ-
teau de Gréouix.
— Ah ! dit Véronique, ce voyage vous avait mis en goût de
liberté , et quand il a fallu reprendre le joug, vous n'avez pas
pu plier?
— Il est vrai , répondit-il avec une expression pleine d'abat-
tement et de fierté, j'ai eu tort ; mais cette vie m'était insuppor-
table. Mon aïeul m'a déclaré des projets, des volontés qui ne
s'accordaient pas avec les miennes. Je liens de lui un carac-
tère ferme, opiniâtre peut-être. J'ai résisté. Alors il m'a traité
comme un enfant indocile, il m'a accablé de ses reproches, de
ses menaces. Pour ne pas manquer au respect que je lui dois ,
je suis parti, je suis venu ici...
— Sans argent? interrompit Véronique.
— J'avais une cinquantaine de louis , c'était suffisant pour
vivre comme un mince bourgeois , sans carrosse , sans laquais.
D'ailleurs je songeais à prendre du service j mais je suis tombé
subitement malade....
— Malade de chagrin ? interrompit encore le Corbeau.
— Oui, c'est encore vrai, répondit le genlilhomme avec un
soupir. Je suis jeune, je suis noble, je suis l'unique héritier
d'une grande fortune , et pourtant j'ai mené une vie dure, mi-
sérable.
— Comme tous ceux qui sont sous la dépendance du baron
de Gréouix, dit Suzanne avec l'accent d'une amère compassion j
allez, vous pouvez tout nous dire , nous connaissons de longue
main votre famille.
— Vous avez donc vécu autrefois dans le château de Gréouix?
— Oui , répondit assez brusquement Suzanne ; il est inutile
166 REVUE DE PARIS.
que je vous raconte tout cela. Sachez seulement que nous avons
vu (le près votre famille ; ceux qui sont morts , celui qui reste ,
nous les avons tous connus , et vous pouvez avoir confiance en
nous.
Le jeune homme pensa que ces deux femmes avaient
sans doute servi feu M^^e la baronne de Gréoulx , sa
grand-mère , morte depuis près d'un demi-siècle ; et bien
qu'elles fussent à ses yeux de si bas étage, il ne dédaigna
pas les marques d'intérêt qu'elles lui donnaient à leur ma-
nière.
— Si vous connaissez mon aïeul , dit-il, vous devez compren-
dre ce que j'ai dû souffrir eu vivant sous sa dépendance. C'est
un homme dont les volontés absolues et violentes n'ont jamais
éprouvé de contradiction. Il a toutes les qualités qui donnent
du renom dans le monde; il est généreux, magnifique , plein de
grâce dans ses manières; tous ceux qui viennent le visiter trou-
vent chez lui l'hospitalité d'un prince , et s'en retournent char-
més de ses politesses ; pour quiconque ne l'approche pas autre-
ment, il paraît , malgré son âge , d'une humeur égale et d'une
amabilité parfaite; mais pour moi , pour tous les siens, il a été
dur, inflexible jusqu'à la cruauté. Quand j'étais enfant, je trem-
blais à son moindre signe ; je savais que la plus légère étourde-
rie . un manque d'exactitude à mes devoirs , un oubli , m'atti-
raient les plus sévères punitions , et je vivais dans des terreurs
continuelles de sa colère. Plus tard, il a fallu plier mes goûts,
mes idées , mon caractère ; toute contradiction lui eût semblé
une offense , toute observation un manque de respect ; j'étais
comme les moines qui font vœu d'obéissance passive , et n'ont
rien à eux, pas même la volonté. D'année en année, cette con-
trainte me devenait plus insupportable ; vingt fois j'ai été sur le
point de m'enfuir , de renoncer à tout. Ce voyage à Paris me
donna un peu de répit ; mais il me fit comprendre encore mieux
ce que le despotisme permanent de mon grand-père avait d'in-
tolérable. Je revins avec des idées de résistance , même de ré-
volte. Le soir de mon arrivée, M. le baron me retint après sou-
per, et me dit avec son accent bref : — Gaspard , je vous marie
avec M"« Louise de la Verrière ; c'est le plus grand parti qu'il y
ait actuellement en Provence. Depuis la semaine dernière , je
travaille avec des gens de loi pour rédiger les clauses du con-
REVUE DE PARIS. 167
tiat; le jour de la signature, vous saurez ce que je fais pour
vous. Maintenant, vous pouvez vous retirer.
— Voilà comment il a toujours parlé ! s'écria Véronique ; vous
aviez entendu sa volonté, et alors ?
— Alors je le saluai profondément, et je m'en allai. M"c delà
Verrière est une petite personne boiteuse des deux jambes cl fort
laide dévisage ; elle passe pour une sotte , et sa physionomie
n'annonce pas la bonté. Je fus pendant quelques jours dans des
perplexités affreuses. M. le baron me parlait de ce mariage
comme d'une chose entièrement conclue. J'essayais de me rési-
gner à lui obéir, mais tout en moi se révoltait contre celte
union ; je crois que j'aurais mieux aimé me faire capucin que
d'épouser M"e de la Verrière. Un jour, je pris brusquement mon
parti, j'allai trouver mon grand-père, et je lui déclarai mon
refus en termes positifs et respectueux. A dire la vérité, j'étais
tremblant.. ..
— Jésus ! je le crois bien , dit Véronique, et ensuite?
— Ensuite... je ne peux pas dire ce qui s'est passé; j'étais
hors de moi , car le premier mot que j'avais entendu était la
menace de me faire enfermer. Le même soir je quittai le châ-
teau; j'avais peur de me laisser aller à quelque violence, et je
pris au hasard le chemin de Marseille. Depuis, je n'ai eu au(;une
nouvelle de M. le baron; je le connais bien , il ne me pardon-
nera jamais ; il mourra en me laissant pour tout héritage sa
malédiction !
— Tout cela peut encore s'arranger, dit Suzanne en hochant
la tête, il n'y a qu'une chose sans remède en ce monde , c'est la
mort, et encore on en revient, puisque vous voilà.
— Nous tâcherons de vous être utiles selon nos petits moyens ,
ajouta Véronique; si vous vous trouviez sans argent, nous
pourrions vous en prèler un peu; cela vaudrait mieux que de
recourir à des usuriers.
— Et d'abord , voici une somme que nous ne voulons pas ac-
cepter , reprit Suzanne en mettant entre les mains du jeune
homme la bourse -qu'elle avait gardée sur ses genoux ; non ,
certainement, nous n'en voulons pas. Tant d'argent pour une
nuit ! Si nous le prenions , on aurait raison de nous appeler les
oiseaux de proie ! les Corbeaux !
16S REVUE DE PARIS.
— Vous savez qu'on vous a surnominéos ainsi ? dit Gaspard
avec undemi-souiire.
— Sans doute; mais qu'est-ce que cela nous fait ! On a peur
de nous, on nous montre au doi^jt ; patience! nous savons bien
que nous n'avons jamais fait de mal et nous vivons tranquilles,
en attendant que Dieu nous mette dans son saint paradis.
M. de Gréoulx fut louché de ces paroles d'une philosophie si
simj)Ie et si pleine de foi.
— Je reviendrai, dit-il en touchant la main aux deux Cor-
beaux, je reviendrai souvent vous voir. Gardez cet argent ; vou«
me le prêterez si j'en ai besoin plus lard.
En disant ces mots . il remit la bourse dans le tablier de
Suzanne , qui lui dit : Ceci n'est pas à nous, nous vous le gar-
dons.
— Vous avez du reconnaître notre porte, dit Véronique : ua
soir nous étions seules sur le quai, un batelier nous menaçait,
vous nous avez défendues et ramenées chez nous.
— Oui, je m'en souviens , c'était le jour de mon arrivée , ré-
pondit-il avec distraction , car il avait cru voir un léger mou-
vement derrière les rideaux du lit.
— Elle dort toujours, dit Véronique en devinant sa pensée.
Alors il se leva et partit promettant de revenir bientôt. Tan-
dis que les deux vieilles le reconduisaient , G.ibrielle entr'ouvrit
les rideaux et avança la tète; elle s'était agenouillée sur son
lit, et depuis une heure elle écoutait et regardait le beau Gas-
pard de Gréoulx. Quand les Corbeaux revinrent , elle se recou-
cha et lit semblant de dormir.
— Ma sœur, dit vivement Véronique, ce jeune homme aura
besoin d'argent i)eul-èlre bientôt ; il ne faut pas attendre qu'il
nous en demande : nous lui rendrons d'abord ceci ; mais qu'est-
ce qu'une cinquantaine d'écus? Il faudra joindre à cela tout ce
qui est dans le petit sac de toile bleue.
— J'y avais pensé ; il y a quelques bons écus au fond de l'ar-
moire, et, s'il le faut, nous irons chez M. Vincent.
— Comme il est beau, comme il a l'air bon gentilhomme, un
air de famille, dit Véronique en soupirant.
— Allons, allons, interrompit Suzanne, vous prenez trop à
cœur tout cela ! Que nous importe la famille de Gréoulx? Qu'y
a-t-il maintenant de commun entre elle et nous ? Quant à Gas-
REVUE DE PARIS. 16»
parti, c'est différent ; il ne nous a pas méprisées parce que nous
sommes de pauvres femmes ; il a le cœur reconnaissant ; je veux
que quelque jour il puisse dire : Les Corlieaux m'ont fait du
Lien !
M™« Charles Reybauo.
SAINT-LAZARE
LA SALPÊTRIÈRE.
I.
Saiul-Lazare esl une prison de femmes et la Salpêlrière un
hospice de femmes ; bien que ces deux établissements ne puis-
sent guère se confondre , ils ont néanmoins certains traits de
rapprochement et se tiennent par un lieu commun, qui est celui
de l'infortune et de la pénitence. Il forment les deux extrémités
de la vie de la femme prise dans ce qu'elle a de misérable et de
dégradé. A Saint-Lazare , une femme incarcérée , souvent fort
jeune encore, débute en quelque sorte dans le repentir , et ré-
pand sa première larme sur la route maudite où elle s'est jetée j
à la Salpêlrière , elle vient s'éteindre, infirme, paralytique,
aliénée ou incurable, elle verse sa dernière larme et pousse son
dernier gémissement. On rapporte de ces deux visites de lugu-
bres images et de pénibles réflexions sur la position que le
monde assigne à un grand nombre de femmes et sur l'origine
et les suites de leur avilissement.
Beaucoup de gens seraient peut-être fort embarrassés de dire
où est située la prison de Saint-Lazare; car il est assez dans
l'habitude des habitants des grandes villes dépasser devant les
monuments publics sans y faire attention , ou sans s'informer
de l'usage auquel on les consacre. C'est au sommet du faubourg
Saint-Denis, dans un des quartiers de Paris les plus populeux,
REVUE DE PARIS. 171
qu'est située cette prison. L'extérieur du bûtinient a quelque
chose (le sombre qui semble bien convenir au caractère d'une
maison de détention; car on ne peut guère approuver ces pri-
sons modernes qui, loin de porter à l'effroi , ressemblent à des
maisons de plaisance , et forment uu contraste injurieux avec
les taudis habités par la plus grande partie des journaliers et des
artisans. L'aspect d'une prison doit toujours éveiller dans l'âme
une sorte de terreur et de tristesse, et, sous ce rapport , on
peut dire que la maison de Saint-Lazare remplit parfaitement
son but.
Saint-Lazare fut prieuré avant d'être prison; cette destinée
lui est commune avec un grand nombre de lieux de détention
qui ont été dans l'origine châteaux forts ou monastères. On
l'acheva de bâtir vers 1460 , à la place de l'ancienne basilique
de Saint-Laurent. Elle était en même temps un de ces lieux que
l'on nommait alors Léproseries, c'est-à-dire lieux de refuge des
personnes atteintes de la lèpre. Plus tard, en 1052, quand la
don.ition en fut faite à saint Vincent de Paule, qui devait y éta-
blir le chef-lieu de la congrégation des missions , on lui imposa
Tobligation d'y recevoir des lépreux, comme par le passé. Au
xviF siècle, le couvent devint maison de correction : on y en-
fermait les jeunes gens de mauvaises mœurs. Saint-Lazare con-
serva cette destination pendant le siècle suivant; il en est parlé
dans le roman de Manon Lescaut. En 93, ce ne fut plus que
la maison Lazare; Riouffe a fidèlement décrit, dans ses mé-
moires , ce qu'était alors celte prison ; il a donné la liste des
personnes qui s'y trouvaient enfermées et qui en partirent pour
être exécutées le 6 et le 7 thermidor par un décret du tribunal
révolutionnaire. On lit sur cette liste funèbre le nom du poète
Roucher, celui d'André Chénier, qui composa à Saint-Lazare ,
pour M"e de Coigny, son ode intitulée la Jeune Captive, les
noms de l'abbesse de Montmartre , âgée de soixante-douze ans,
du duc de Saint-Aignan , de la duchesse, alors enceinte, etc.
Du reste , un poëte de notre temps , l'auteur de Stella, a raconté
ce qu'était la prison de Saint-Lazare à cette époque , et a écrit
sur ce sujet des pages dictées par un sentiment si noble , ornées
d'un si beau langage qu'on ne saurait mieux faire que de ren-
voyer le lecteur à son livre.
Aujourd'hui , tout ce que Paris contient de femmes perdues ,
17i REVUE DE PARIS.
prévenues, condamnées ou malades, forme la population de
Saint-Lazare. Les femmes qui se trouvaient autrefois réparties
entre les prisons de la Pelile-Force ou des Madelonnelles, et les
hospices de Saint-Lazare et du Midi , sont maintenant toutes
réunies dans une même prison et dans un même hospice. Bien
qu'il y ait en apparence une certaine immoralité à enfermer
sous la même clef des condamnées et des femmes qui ne sont que
malades, il faut songer néanmoins que ces malades n'a|)par-
tiennent qu'à la classe des prostituées proprement dites, ce qui
diminue les inconvénients d'un pareil rapprocliement. D'ailleurs,
les maisons propres à recevoir ce genre de destination sont
rares , et c'est assurément déjù un grand pas de fait que d'avoir
pu réunir sur un même point et coloniser, en quelque sorte, des
vices, des délits et une classe de femmes dont la dispersion of-
frait de si grandes difficultés de répression et de surveillance.
Le nombre des femmes enfermées à Saint-Lazare, se monte,
terme moyen, à mille. La totalité des malades et des recluses
jteut se diviser et se divise effectivement dans l'intérieur de la
prison en quatre classes, savoir :
1° Les condamnées civiles à un an de prison et au-dessous,
environ deux cents ;
2" Les prévenues , deux cents ;
3° Les prostituées condamnées et malades, cinq cents ;
4° Les jeunes prostituées et détenues au-dessous de dix-huit
ans , de cent à cent cinquante.
Ces quatre quartiers de femmes forment dans la maison
comme autant de peuplades diverses qui n'ont entre elles au-
cune communication et ne se voient absolument que le di-
manche, à la messe, et encore dans ce moment sont-elles sou-
mises à la plus active surveillance. Chaque quartier occupe à la
chapelle des places séparées. Les repas , les promenades dans
les préaux, le coucher, se font à des heures différentes. Ces
précautions pallient, comme on le voit, si elles ne détruisent
pas entièrement l'inconvénient de la réunion de ces diverses
classes de prisonnières dans un même local. Afin de rendre la
distinction encore plus sensible, on a eu soin aussi d'assigner à
chaque quartier un habillement d'une couleur distincte. Ainsi,
les prosliluées portent la blouse on laine bleue , sabots , bon-
nets de laine 5 les condamnées ont la camisole et la jupe en
REVUE DE PARIS. 173
drap gris ; les jeunes recluses el les jeunes prostitU(''es ont éga-
lement un costume particulier qui les dislingue des autres quar-
tiers. On voit d'après cela que l'uniforme est généralement
adopté à la prison de Saint-Lnzare j c'est U(ie amélioration qu'on
ne saurait trop encourager; car on conçoit la nécessité d'un
costume uniforme dans toutes les prisons , mais surlout dans
une prison de femmes où la coquetterie qui ne perd jamais ses
'droits , ne manquerait pas d'établir entre les prisonnières des
rivalités d'habillement tout ù fait contraires il l'esprit d'un lieu
de correction. On n'est pas exposé ainsi à voir telle recluse cou-
verte de haillons, et telle autre étaler le luxe insolent des bijoux
et de la soie ; et puis il semble que ce mot seul d'uni forme
doive produire une réaction salutaire sur la masse des condam-
nées et leur inspirer quelques-unes de ces idées de discipline et
de bon ordre qui tiennent au régime ordinaire des armées et
des maisons d'éducation.
11 faut avoir soin de se reporter, en visitant Saint-Lazare, à
la destination de la maison el au degré qu'elle occupe dans
l'ordre hiérarchique des lieux de détention. Elle porte le nom de
prison départementale, maison dite de correction. Toute con-
damnée à plus d'un an , est dirigée sur la maison centrale de
Clermont. Saint-Lazare est donc principalement destiné au châ-
timent de ces myriades de petits délits , de ces contraventions
journalières qui pullulent sur le i)avé de Paris, comme des lé-
gions de fourmis. Les délits les plus ordinaires sont la mendi-
cité, le vagabondage, les vols passibles de la police correction-
nelle, et pour les prostituées, l'infraction aux ordonnances de
police. Le mouvement annuel des femmes enfermées à Saint-
Lazare, est de dix mille; en 1837 il s'est élevé jusqu'à onze
mille soixante-lrois, chiffre énorme, duquel il faut déduire
toutefois les femmes incarcérées pour cause de maladie. Ce
chiffre indique assez la position précaire de ces malheureuses
qui, se trouvant exclues une fois de la société, privées de sou-
tien et de relations honnêtes , n'ont plus guère d'autre res-
source , en sortant de prison , que le vagabondage , le vol ou la
prostitution. Il en est qui reviennent à Saint-Lazare jusqu'à
soixante et soixante-dix fois , et lorsqu'on leur fait des remon-
trances sur le nombre de ces récidives , elles répondent : « Que
voulez-vous que nous fassions, une fois libérées? Toutes les
15.
1T4 REVUE DE PARIS.
maisons nous sont fermées, chacun nous repousse, nous nous
trouvons sans pain, sans asile, il faul bien que nous nous ré-
signions à mendier ou à voler de nouveau. » Et, en effet, elles
disent vrai pour la plupart. Quel est l'homme qui consentirait
à prendre chez lui , je ne dis pas seulement à titre de domes-
tique de confiance , mais même pour remplir les fonctions les
moins relevées de sa maison , une femme qu'il saurait avoir fait
un temps de réclusion à Saint-Lazare ? 11 faut dire cependant
que c'est là une prévention quelquefois injuste , car plusieurs
détenues libérées , ayant été secrètement placées dans des ate-
liers ou dans des maisons particulières , s'y sont conduites de
manière à ne faire soupçonner en rien leur origine. La réci-
dive est donc presque une nécessité attachée à la position de
libérée, surtout si l'on répète ici ce qui a déjà été dit tant de
fois, qu'une ouvrière des villes, honnête, active, appliquée,
gagne à peine , souvent en travaillant douze ou quinze heures
par jour, de quoi suffire à ses premiers besoins. Que sera-ce donc
lorsque les difficultés de sa condition viendront se compliquer
des obstacles terribles que lui suscite ce seul nom de libérée 1
C'est alors que l'on conçoit l'importance d'une société de pa-
tronage instituée en faveur des malheureuses que le besoin a
précipitées dans le libertinage. H existe bien , pour les femmes
de cette classe , une sorte d'asile protecteur, la maison du Bon
Pasteur, où l'on recueille les filles repentantes qui veulent faire
profession; mais celte maison est fondée dans un but de prosé-
lytisme religieux et non de protection sociale. Un des premiers
sacrifices qu'on impose aux femmes qui y entrent, est de laisser
couper leurs cheveux; or on sait que pour la plus grande
partie d'entre elles , c'est là un supplice véritable et contre le-
quel viennent échouer les plus sincères conversions. D'ailleurs ,
de ce qu'une femme n'est point douée de cet esprit particulier de
mysticisme et de foi qui constitue une vocation claustrale ,
faut-il pour cela renoncer à cultiver en elle les vertus et les
qualités qui font la mère de famille et l'honnête femme , selon
le monde? Disons-le : la plus grande partie des prostituées et,
comme on dit , le commun des martyrs, se trouve, à son élar-
gissement, entièrement isolé, privé de ressources et d'appui. Ce
fait seul explique , s'il ne justifie pas toujours , le nombre consi-
dérable des récidives.
REVUE DE PARIS. 175
Le régime de Saint-Lazare , si on le compare à celui des au-
tres prisons , a quelque chose de doux et d'indulgent qui s'ac-
corde avec la nature des délits et surtout le sexe des détenues ;
car enfin , ce titre de femmes ne peut être entièrement abjuré,
même au point de vue pénitentiaire. Les femmes, comme on l'a
foit bien dit, sont, à 1 égard des hommes, dans un état perpé-
tuel de minorité , et , s'il est vrai que la pénalité confonde trop
souvent les deux sexes dans un même ordre de châtiments , ne
convient-il pas qu'à l'égard du sexe mineur il y ait dans l'ap-
plication de la peine une certaine douceur, un peu de relâche-
ment et de modération qui lui rappelle, même sous les verroux,
les titres et les prérogatives qu'il lui est permis peut-être de re-
conquérir par la conversion et l'amendement?
Les prisonnières de Saint-Lazare se couchent à la nuit et se
lèvent avec le jour ; elles font deux repas par jour et mangent de
la viande deux fois par semaine. On est en train de construire
au rez-de-chaussée delà maison un fort beau réfectoire oui toutes
les détenues pourront manger , réunies par quartier , et seront
assises commodément, de façon qu'elles ne seront plus dans la
nécessité de se tenir debout dans les corridors ou dans les cours,
leur pitance à la main , comme cela se fait encore à présent.
Leur coucher est bon; il se compose d'un matelas, d'une pail-
lasse, d'un traversin, de deux couvertures en hiver et d'une seule
en été ; tous les lits sont en fer. Une chaleur de dix ou douze
degrés règne constamment depuis le mois d'octobre jusqu'au
mois de mars dans les ateliers et les corridors des dortoirs ; il y
a même des chauffoirs spéciaux dans toutes les parties de la
maison. Sans nul doute, ce sont là des détails que l'on peut qua-
lifier de soins et d'égards, si on les compare à ce qu'était le ré-
gime des prisons il y a dix ans seulement, et même à ce qu'il est
encore aujourd'hui dans la plupart de nos provinces. Maisquelle
que soit la douceur du règlement actuel de Saint-Lazare , on
n'éprouve pas pour cela moins de tristesse et de pitié en rap-
prochant la position de luxe et de splendeur qu'ont occupée
quelques-unes des recluses , de la vie qu'elles mènent mainte-
nant. Au milieu de ces femmes aux traits décolorés par le cha-
grin ou la maladie, le regard s'arrête sur quelques figures vrai-
ment gracieuses, et cette vue provoque de bien pénibles impres-
sions. C'est surtout sous ce point de vue que cette prison mérite
176 REVUE DE PARIS.
d'être atlcnlivemeiu observée ; elle représente la partie doulou-
reuse et lamentable de l'existence de la femme, telle que la font
les besoins , la misère , les pièges , les pertidies, les séductions
de toutes sortes «jni entourent son inexpérience. Si ces murs ve-
naient à parler, ils feraient, je crois, d'étranges révélations ; ils
pourraient fort bien se convertir en un tribunal redoutable où
se verrait traduite une partie de la société, et ce ne serait peut-
être ni la moins brillante, ni la moins éclairée.
Autrefois les détenues avaient des hommes pour geôliers.
C'était un abus grave et dont le moindre effet était d'éteindre en
elles les derniers instincts de la pudeur sans lesquels il n'est
guère permis d'espérer de réhabilitation ni d'amendement chez
une femme. Cet abus n'existe plus aujourd'hui. La surveillance
entière de la prison est confiée à des femmes , et ce n'est que
dans les cas urgents de rébellion ouverte que l'intervention des
hommes est requise à titre de force armée. Cette substitution de
surveillance ne peut manquer d'exercer une grande influence
sur la moralité des détenues ; il existe d'ailleurs entre les per-
sonnes chargées de les garder un certain ordre hiérarchique
qui donne du poids et de l'autorité à cette institution nouvelle.
On a nommé d'abord des gardiennes en chef, avec le litre
à^ inspectrices. On exige que ces inspectrices aient reçu une
certaine éducation, et c'est même à la classe distinguée qu'elles
appartiennent généralement ; de celte façon, elles peuvent exer-
cer sur les recluses un ascendant intellectuel et moral , les in-
struire, les ramener vers le bien. L'usage de la prison est de
faire plusieurs fois par jour des leclures religieuses et morales
dans les ateliers ; on a déjà obtenu de ces lectures , de bons ré-
sultats. On choisit pour les places d'inspeclrices des personnes
sans maris, sans enfants, de façon qu'elles ne soient point dé-
tournées de leurs fonctions par des relations de famille. Les
inspectrices sont payées mille francs ; elles ont la haute main
sur les autres employées , et ne relèvent que du directeur même
de la prison; elles portent un costume uniforme, la robe noire
et sur la poitrine une médaille attachée au cou par un ruban
bleu. Bien que ces places imposent à celles qui les remplissent
une vie toute d'esclavage et de réclusion , elles ne laissent pas
d'être fort recherchées. Deux places se trouvent vacantes en ce
moment, et il y a plus de quarante demandes. Une femme peut,
REVUE DE PARIS. 177
il est vrai, ne pas voir dans ces fonctions une tâche purement
mécanique; elle peut s'y proposer aussi un but honorable et
pieux à remplir, elle peut y voir un moyen d'exercer sa charité,
son intelligence et son cœur ; car on conçoit que les occasions
de faire le bien ne manquent pas dans une maison de ce genre.
Après les inspectrices, viennent les surveillantes; elles ont
huit cent francs, et portent le même costume que les inspec-
trices, si ce n'est que leur médaille est placée différemment.
Elles sont chargées surtout de surveiller les ateliers, d'y main-
tenir le bon ordre et le silence. Enliii, après les inspectrices et
les surveillantes , viennent les <70/'^/e««es, qui sont payées six
cents francs , et sont chargées de l'inspection des dortoirs, des
corridors et des préaux.
Cette subslilution des femmes aux hommes , dans la surveil-
lance de la prison, n'est en vigueur à Saint-Lazare que depuis
le mois de juillet seulement, et déjù on se plaît à reconnaitre les
services rendus par cette innovation. 11 serait à souhaiter qu'une
pareille mesure pût être également appliquée dans les maisons
centrales, car c'est là surtout que l'on peut espérer agir sur les
recluses par voie d'amendement. Les détentions prolongées per-
mettent d'adopter à leur égard un système d'éducation complet ;
cependant on ne saurait nier qu'il ne faille du temps pour opé-
rer cette réforme, et plier le caractère des femmes aux difficiles
fonctions de geôlière el de guichet iè re . La maison de correction
de Saint-Lazare, avec sa population flottante , passagère et plus
habituellement inconséquente que pervertie, était du reste celui
de tous les lieux de détention qui devait se prêter le mieux à ce
genre d'essais. La première difficulté est vaincue, il ne s'agit
plus maintenant que d'en étendre l'application.
A Saint-Lazare, comme partout ailleurs , le travail joue un
grand rôle et remplit les trois quarts des journées. Les recluses
s'y occupent aux travaux ordinaires des femmes : couture, car-
tonnage, dévidage de cachemires, fleurs artificielles; les jeunes
recluses au-dessous de seize ans ont la broderie pour principale
occupation. Le prix moyen des journées est de quarante à
soixante centimes, que l'on emploie de la manière suivante : un
tiers reste à l'entreprise , un tiers ù l'ouvrière comme quolilé
disponible, et un demi-tiers est déposé entre les mains du direc-
teur, pour être remis à chaque détenue à sa sortie Le silence le
178 REVUE DE PARIS.
plus absolu est imposé dans les ateliers ; le châtiment employé à
réyard des rebelles et des délinquantes est rinearcéralion pour
un temps plus ou moins long dans une cellule, avec une nourri-
ture de privation. Il existe même des cachots grillés, où il ne
se trouve absolument que les quatre mins, un lit de paille, et un
soupirail donnant sur une de ces cages en bois placées devant
les fenêtres, et appelées abat-jour. Mais il est bien rare que
l'on en vienne à de pareilles mesures de rigueur, car ces ca-
chots sont humides, malsains et à peine habitables.
Le temps que les détenues passent à Saint-Lazare est trop
court pour qu'on puisse arriver à des conséciuences bien appro-
fondies sur leurs mœurs elleur caractère. Ou peut établir cepen-
d;inl des distinctions de moralité assez tranchées entre les di-
vers quartiers dont la prison secompose. Ainsi, il est à remarquer
que les prévenues forment en général une espèce indocile, dan-
gereuse et qu'il est fort difficile de contenir; cela tient peut-être
au fait même de la prévention qui excite toujours une certaine
révolte dans le cœur de l'individu qui peut se croire innocent
on détenu injustement, tant que son jugement n'est pas pro-
noncé. Ensuite, il existe à Saint-Lazare un usage qu'il serait
bon, je crois, de modifier : on accorde indistinctement à tout le
monde l'autorisation de visiter les prévenues tant que dure l'in-
struction. 11 suffit pour cela d'adresser au juge d'instruction
une demande à laquelle il fait toujours droit. Il s'en suit que
souvent les prévenues sont exposées à recevoir d'étranges vi-
sites : les voleurs viennent publiquement au parloir de la prison
pour avoir des conférences avec elles, et souvent pour y orga-
niser de nouveaux coups qui s'exécutent à leur sortie. On pour-
rait, je crois, remédier à ce scandale en prenant quelques infor-
mations sur la position sociale et les antécédents des personnes
qui demandent à visiter les prévenues. A Dieu ne plaise qu'il
faille imprimer à la prévention un caractère d'anticipation péni-
tentiaire et répressive entièrement contraire à son esprit ; mais
il me semble qu'en i)urifiant en quelque sorte les relations des
prévenues, on ne peut qu'agir même dans l'intérêt de leur in-
nocence et offrir une garantie morale à leur acquittement.
Les condamnées , proprement dites, appartiennent presque
toutes aux dernières classes du peuple ; elles ont été amenées à
Saint-Lazare par de petits vols, des délits correctionnels. S0U5
REVUE DE PARIS. 179
le rapport des qualités du caractère et du cœur, on remarque
une grande différence entre les condamnées et les prostituées ,
et ce qui surprendra sans doute beaucoup de personnes, c'est
que cette différence est à l'avantage des dernières. Les condam-
nées sont généralement possédées d'un esprit de rapine, de
fraude et de corruption invétérée qu'il est bien difficile de déra-
ciner et de combattre ; les prostituées au contraire, plus fran-
ches, plusexpansives, douées d'un cœur plus simple, sont rela-
tivement plus morales, si l'on prend ce mot de moralité dans un
sens de conversion et de repentir. Le défaut d'éducation, la né-
cessité, une intelligence des plus bornées, une légèreté d'enfant,
tels sont les traits généraux et presque constants du caractère de
ces malheureuses. Elles se feraient un grand scrupule souvent
de commettre une action qui ressemblât à un vol ou à aucun des
délits qui sont devenus chez les condamnées une affaire de per-
sévérance et d'habitude. Ces femmes ont été perdues de bonne
heure ;' entretenues dans la honte par la pauvreté , elles vou-
draient en sortir et y retombent malgré leurs efforts.
Mais parmi les divers quartiers des détenues de Saint-Lazare,
il en est un qui mérite de fixer plus particulièrement que tous
les autres l'intérêt et l'attention. Je veux parler des jeunes déte-
nues au-dessous de dix-huit ans ; on a introduit dans ce quar-
tier deux classifications ; la première comprend les petites va-
gabondes, les petites mendiantes , les petites voleuses que nous
voyons sans cesse errer dans les rues de Paris et que les tribu-
naux acquittent en raison de leur âge. La deuxième catégorie
comprend les jeunes prostituées, celles qui ont été livrées au li-
bertinage par leurs parents , ou s'y sont livrées d'elles-mêmes
avant l'âge prescrit par les règlements de police. Lorsqu'elles
■ se présentent pour se faire inscrire, l'usage est de leur deman-
der leur nom, leur domicile et de les renvoyer à leurs parents.
Si les parents refusent de s'en charger, on les place alors à la
prison de Saint-Lazare , où elles reçoivent, ainsi que les jeunes
détenues, des leçons de lecture, d'écriture , de calcul , de géo-
graphie, d'histoire, de couture et de catéchisme, enfin à peu près
l'instruction d'un externat ordinaire.
La différence qui existe entre les condamnées et les prosti-
tuées se reproduit entre les jeunes condamnées et les jeunes
prostituées. Les premières ont déjàl'inslinct du vice et de la dis-
180 REVUE DE PARIS.
simulai ion porté ;i un certain degré, elles mealenl sans cesse, se
cachent, se détournent et se montrent rebelles aux exhortations
qu'on leur adresse; les autres sont . au contraire, plus conlian-
tes,plus naïves, plusieurs d'entre elles ont même conservé ce
charme de la douceur et de l'ingénuité qui donne tant de grâce
à l'adolescence de la femne. Elles méritent d'ailleurs d'être ju-
gées avec indulgence, car elles ont été pour la plupart vendues
à l'ignominie sans participation directe de leur intelligence et de
leur volonté.
C'est un tableau touchant que cette troupe déjeune filles tra-
versant le préau en se tenant la main deux par deux, riant et
causant entre elles. On se sent pris de tristesse et Ton médite
malgré soi sur la destinée humaine, en songeant îi ces virginités
orphelines, à ces jeunesses dépouillées de leur printemps, à ces
liges fragiles qui ont subi l'attaque de cruels orages, au moment
où elles allaient fleurir. Comment ne pas être pénétré à la fois
dedouleur et d'indignationen songeant que sur ces figures, cou-
vertes encore d'un chaste duvet et colorées des doux rayons de
la jeunesse, sur ces fronts enfantins et fraîchement épanouis, un
hideux stigmate se trouva déjà gravé? C'est alors qu'on se re-
tourne avec un juste sentiment de révolte vers le monde, pour
lui demander compte de ces enfants qu'il a laissé se flétrir pré-
maturément, qu'il a abandonnées sans protection, sans surveil-
lance, exposées à toutes les embûches du vice et de la dé-
bauche, lien est parmi ces pauvres petites qui n'ont guère plus
de onze ans à douze ans. Se peut-il qu'une femme ait le pouvoir
de se vendre à cet âge, que chez elle le déshonneur puisse devan-
cer l'âge de raison, qu'elle se trouve émancipée par un avilisse-
ment précoce , et que son acte social doive être entaché d'une
souillure indélébile , lorsque la candeur et l'ignorance habitent
encore son cœur?
On éprouve quelque soulagement quand on songe qu'il y a là
d'une part un reste de barbarie des temps anciens qui ne résistera
pas, sans doute, aux idées nouvelles, et que, d'ailleurs, il existe,
sinon un remède efficace, du moins un palliatif à de si tristes
maux. En effet, s'il est vrai que ce mot seul de prostituée ex-
cite dans le monde un juste sentiment de répulsion, il faut dire
que le monde ne juge guère cette classe de femmes que par
ouï dire ou sur son déplorable Ihéàtre de honte et d'effron-
HliVUE DE PARIS. 181
(crie. Mais dans la prison , le masque loini>e, et l'un (isl alors
à même de démêler les pensées , les instincis de ces malheii-
Mises , de lire dans leur cœur et d'apprécier les ressources
morales qu'une vie dépravée ne leur a pas entièrement ravies.
Si donc quelqu'un nous adressait cette question : Les prosti-
tuées sont-elles susceptibles d'amélioration? Peut-on espérer de
retirer quelques-unes d'entre elles de l'état honteux où elles se
trouvent, et de les ramener au bien ? IS'ous répondrions sans hé-
siter : Oui, ces femmes sont susceptibles d'être améliorées, et
même beaucoup plus qu'on ne le croit généralement. Il n'en est
presque pas une, même parmi les plus corrompues, qui n'ait au
fond du cœur quelque bon germe qui n'est qu'étouffé et qu'il ne
s'agit que de faire revivre sous l'influence delà charité, du par-
don et des bons conseils. C'est un tort de les considérer comme
un vaste corps intégralement gangrené duquel il n'y a plus qu'à
désespérer ; il n'est point vrai que la souillure de la condition in-
fecte tout l'individu, le mal n'est souvent qu'à la superficie des
choses. Il est bien rare qu'en creusant on ne trouve pas de bonnes
natures qui ne sont qu'égarées, des repentirs sincères, des de-
mandes de recours en grâce qu'il est du devoir de la société
d'encourager et d'accueillir. Comment veut-on que ces femmes ne
persévèrent pas dans leur métier? Elis n'ont absolument rien
au monde, point de ressources, et elles sont si pauvres pour la
plupart, que les habits qu'elles portent ne leur appartiennent
même pas.
Plusieurs d'entre elles se montrent charitables, compatissan-
tes; on sent que si elles n'étaient point enrôlées forcément et
dès leur jeune âge dans la prostitution (car c'est un enrôlement
véritable que cet afFreu.x métier) elles eussent pu faire d'honnêtes
femmes, de bonnes mères de famille. Lorsque l'une d'elles vient
A accoucher, c'est une fêle dans la prison, on dirait un jour ds
IS'oêl, elles se pressent autour de la crèche du nouveau-né, c'est à
qui l'entourera, le caressera, lechoyera, il est leur tils atonies ;
il semble qur ces pauvres femmesveuillent par leurs démonstra-
tions et leurs signes de tendresse, consoler cet enfant d'être
venu au monde au milieu d'elles. Ce sont là de bons sentiments
et dont on peut assurément tirer parti. Il paraît constant et il
est établi d'après les rapports de tous les inspecteurs, que, de-
puis dix ou quinze ans, la prison de Saint-Lazare n'est pas re-
16
18S REVUE DE PARIS.
connaissable. Autrefois, la conduite et le langage des i)rosti-
tuées offraient un perpétuel scandale ; l'aspect des cours et des
dortoirs représentait les tableaux de corruption de Sodoine et de
Gomorrhe. Dulaure dans son Histoire de Paris, appelle les dé-
tenues de Saint-Lazare, des bacchantes enivrées. Aujourd'hui
tout a changé de face. Plus de discours obscènes, de regards
effrontés; chaque jour, à force de douceur, d'attentions, on ob-
tient de la part de ces femmes des preuves de repentir et de sou-
mission qui font bien voir qu'elles ne demandent souvent qu'ù se
réconcilier sincèrement avec le bien; mais pour cela, il faut
qu'on les seconde. Presque toutes détestent leur métier et témoi-
moignent un vif désir d'en sortir, : » Aii ! maudite vie ! quand
donc pourrai-je la quitter ! Quel malheur d'être obligée d'y
rentrer! » Telles sont les exclamations qui leur échappent sans
cesse. N'est-il pas cruel de penser qu'elles n'ont presque toutes
en sortant de prison, d'autre ressource que de se livrer de nou-
veau à ce métier dont elles comprennent la honte ? Pour appré-
cier le malheur d'une alternative pareille, il ne faut qu'avoir
assisté aux scènes de larmes, de désespoir et de contrition
qu'excitent souvent en elles les exhortations religieuses qui
leur sont adressées ou les retours qu'elles font sur elles-mêmes.
Mais pour bien les juger, pour connaître au juste l'action que
l'on peut exercer sur ces cœurs égarés , c'est surtout à la cha-
pelle qu'il faut les voir, car elles se montrent là en quelque sorte
sous leur bon côté et, sinon entièrement telles qu'elles
sont, du moins telles qu'elles pourraient devenir. On a pris
à Saint-Lazare une mesure qui, je crois, est adoptée aujour-
d'hui dans toute les prisons, c'est de rendre le culte entièrement
volontaire ; les détenues n'assistent à la messe que lorsqu'elles
le veulent bien ; c'est le moyen le plus sûr de maintenir parmi
elles le bon ordre et la décence que le service divin réclame. Un
étranger qui assisterait le dimanche à la messe que l'on dit à
Saint-Lazare, ne croirait jamais se trouver au milieu de jH-osli-
luées détenues, tant elles se montrent attentives, pieuses et ani-
mées d'un zèle véritable pour les pratiques de la religion. Il n'y
a point d'hypocrisie dans leur fait : quel serait leur but en affi-
chant des sentiments qu'elles n'éprouveraient pas ? Le temps n'est
plus où le bigotisme devenait même dans les prisons un titre
aux faveurs et aux gi âces ; on sait d'ailleurs qu'en général les
REVUE DE PARIS. 183
femmes de celte classe ne se donnent guôre la peine de dis-
simuler.
L'an dernier, l'archevêque de Paris est venu leur donner la
confirmation, et il a été surpris et presque édifié des sentiments
de ferveur qu'elles ont montrés en recevant ce sacrement. Il a dé-
claré en sortant n'avoir point rencontré, dans un grand nombre
de paroisses, plus de zèle ni de pieux recueillement. Elles com-
munient, se confessent volontiers. Le dimanche, à la messe, on
chante des cantiques à la chapelle, mais non pas des cantiques de
missions arrangés sur des airs vulgaires; on a soin de choisir
des morceaux tirés des bons maîtres, de Palestrina , de Léo, de
Pergolèse. Les chanteuses, ou pour mieux dire les chantres, sont
prises dans le quartier des jeunes prostituées ; une des inspec-
trices,- qui est bonne musicienne, se charge de les discipliner et
de les faire chanter en parties. Il n'est point difficile de trou-
ver, sur cent ou cent cinquante jeunes filles , douze ou quinze
jolies voix. Or n'est-il pas touchant d'entendre, sous la voûte de
cette chapelle impure, s'élever ces voix douces qui semblent im-
plorer l'oubli des premiers égarements dont le cœnr n'a pas en-
core été complice? On croit entendre l'écho des tendres plaintes
de la fille de Jephté, mêlées aux accents des anges qui demandent
grâce pour elles.
C'est en pareil lieu que la religion triomphe ; c'est quand le
monde ne peut plus rien pour soulager et consoler des créatures
qu'il a flétries , puis rejelées , c'est alors que la religion, cette
tïlle du ciel que rien ne rebute, accourt pour leur offrir les se-
cours de la sublime miséricorde. Elle seule peut-être a le pou-
voir de faire revivre ces cœurs qui n'ont plus d'autres espérances
et d'autres illusions que celles delà foi. Il existe à Saint-Lazare
un fonctionnaire dont nous nous sommes réservé de parler en
dernier lieu, car il est, suivant nous , le plus important de tous
par la mission à la fois apostolique et morale dont il est revêtu,
et les bienfaits qu'il est à même de répandre; ce fonctionnaire,
on l'a nommé déjà sans doute, c'est l'aumônier.
Ce n'est pas sans raison que nous employons , pour le dési-
gner, ce mot de /bnc^îonnaire qui ne s'accorde guère, en appa-
rence, avec le titre et le caractère du prêtre; mais c'est que,
dans l'aumônier d'une prison comme Saint-Lazare, il faut qu'il
y ait, non-seulement du prèlre et de l'apôtre, mais aussi de
184 REVUE DE PARIS.
l'homme, du père de famille, du consohileur, du bienfaiteur, de
l'ami. Il ne s'adresse point à des fidèles ordinaires , ce sonl des
paroissiennes, des pénitentes , des communiantes d'un nouveau
genre. Il est souvent beaucoup plus nécessaire de consoler et
d'instruire que de prêcher et de catéchiser. La religion bien en-
tendue sait parlera chacun le langage qui lui convient, c'est
une bonne mère qui ne désespère jamais de ses enfants égarés :
die sait que si elle parvient à adoucir leurs cœurs, ù les rame-
ner à elle, elle peut compter sur leur attachement et leur pieuse
gratitude.
L'aumônier actuel de la prison de Saint-Lazare est parfaite-
ment dans ses fonctions. C'est un homme d'un caractère doux ,
conciliant, qui comprend les devoirs et les exigences de sa mis-
sion. Il connaît assez le monde pour être au fait de ses égare-
ments et de ses abus ; il est doué surtout de cette qualité qui est,
chez un prêtre , la plus essentielle de toutes peut-être : la tolé-
rance. Il a su se faire aimer des femmes qu'il est chargé d'éclai-
rer et d'instruire, gagner leur confiance en se mettant à la por-
tée de leurs sentiments et de leur position; aucun péché, au-
cune confession ne l'épouvante ; l'oubli du passé est d'avance
gravé en tête de son Évangile. Autrefois, l'aumônerie de Saint-
Lazare était une place de corvée et de rebut; les prêtres qui la
remplissaient n'y apportaient qu'un esprit de dégoût et d'intolé-
rance; l'un d'eux allait même jusqu'à taxer d'animaux' ùn-
inondes les détenues confiées à sa tutelle. Plus intelligent et plus
charitable que ses prédécesseurs , l'aumônier actuel a compris
qu'il y avait du bien à faire dans cette place, des consolations et
des paroles de paix à apporter dans une enceinte qui réunit sou-
vent plus de pénitentes et de victimes que de vraies coupables. Il
s'est dit que le ministre de Dieu triomphe comme l'opérateur
dans les cures les plus difficiles , que son premier devoir est de
s'attacher surtout à répandre le baume sur les plaies de l'huma-
nité les plus vives. Il ne nomme jamais les prisonnières autre-
ment que : « Mes enfants, mes tilles, mes amies. » Il compte peu,
comme il le dit, sur les instructions solennelles du prône, il pré-
fère prendre les détenues en particulier , leur adresser des re-
montrances , des exhortations faites spécialement pour elles :
« Allons ! mes filles, leur dit-il ; du courage ! revenez au bien, il
en est temps encore, la route qui doit vous y ramener vous est
REVUE r»E PAP.I.-^. IS.»
ouverte. Vous avez mené, diles-voiis, mu; mauvaise vie? Eli bien !
c'est un malheur ((ui j)eutse réparer avec une l)onne conduite,
de la persévérance et de la bonne volonté. Le bon Dieu n'aban-
donne jamais ses enfants, le bon Dieu (il n'emploie jamais le
Dom duClirist afin d'élre mieux compris) est venu sur la terre ,
non pas pour visiter les riclies, les bienheureux et les grandes
dames de ce monde, c'est pour les pauvres, les malheureux qu'il
est venu. Madeleine n'était pas antre chose qu'une pauvre femme
comme vous, elle avait péché, elle s'était égarée; mais elle s'est
lepentie de bonne foi et elle est devenue, par la suite, une
grande sainte. Allons, mes filles, travaillez à vous corriger ; en
sortant de la prison, devenez honnêtes femmes et on vous tien-
dra bon compte de vos efforts. Vous verrez combien il est doux
de jouir de l'amour de Dieu , du contentement de soi-même et
de l'estime de son prochain; tout cela , mes enfants, peut vous
être rendu si vous le voulez bien. »
Ordinairement ces petits sermons i)roduisenl un très-bon effet;
ils sont accueillis par des soupirs, des larmes, des protestations
de retour au bien , des promesses de bonne conduite qui s'ac-
compliront s'il plaît à Dieu , ou, pour mieux dire , s'il plaît aux
hommes.
Un vicaire de paroisse qui n'a guère que quelques messes à
dire , à escorter les convois et à prononcer de loin en loin quel-
ques sermons, c'est-à-dire huit ou dix heures de travail par se-
maine au plus, est payé de quatre à cinq mille francs par an.
Un aumônier de prison (|ui fait, comme on dit, ses preuves jour-
nalières, puisqu'il est en rapport continuel avec mille ou douze
cents détenus , n'est payé que 2,000 francs. Il a déjà , lien que
d'aumônes à distribuer dans la prison, près de cinq cents francs
ù dépenser par an. Restent donc quinze cents francs , somme in •
suffisante et qui d'ailleurs ne s'accorde pas avec les fonctions
d'un homme chargé d'assainir moralement et d'améliorer la par-
lie de la population regardée généralement comme la plus cor-
rompue. Il existe dans le clergé des fonctions de pure représen-
tation, d'autres au contraire toutes sociales, toutes militantes;
ne pourrait-on pas retrancher le superflu aux unes pour accor-
der aux autres le nécessaire? Ce serait , je crois , une bonne ré-
forme ù introduire. Les aumôniers de prisons et de régiments
ressemblent aux soldats. Quand ils font bien bur devoir, il ne
16.
186 REVUE DE PARIS.
faut pas lésiner sur leur salaire. Ils payent à la fois de leur
personne et de leur croyance j ils se trouvent tous les jours sur
le champ de bataille , et il serait injuste de ne pas leur tenir
compte de leurs états de service.
S'il est vrai qu'on rencontre en visitant la prison de Saint-
Lazare de bien tristes tableaux, on peut du moins en rapporter
cette vérité consolante : c'est que si Paris voulait, il n'y aurait
point de ville en Europe où la prostitution serait plus circon-
scrite, plus amortie, réduite enfin à ce qu'elle devrait être, l'uni-
que ressource et le pis aller clandestin du libertinage et de la
débauche. S'il est vrai qu'il n'y ait point de population où le
vice et la corruption s'insinuent plus facilement que dans celle
de Paris, il n'en est pas non plus dont la guérison morale s'opère
plus aisément j car elle est douée de beaucoup d'instinct, de
franchise, et même, dans ses plus vicieuses exceptions, d'un
certain point d'honneur vivace qui ne la quitte jamais. Anéantir
la prostitution est une utopie dont l'accomplissement immédiat
serait, non-seulement impossible, mais probablement dangereux.
II s'agit seulement de la cerner, de la circonvenir, de l'arracher
des classes pauvres pour la confiner uniquement dans les classes
vicieuses ; et quel progrès, quel beau trophée de civilisation et
de morale à étaler aux yeux des autres nations qu'une prostitu-
tion purement volontaire, sans taxe forcée de nécessité ni de
misère ! C'est en France, sur cette terre où, par suite du carac-
tère national, la destinée de la femme se développe le plus com-
plètement dans ses splendeurs et ses infortunes, qu'une pareille
réforme doit prendre l'initiative. Mais, pour arriver là, il ne faut
point que cette tâche reste seulement confiée aux soins de quel-
ques philanthropes ou de quelques publicisîes ; il faut que chacun
y coopère individuellement dans son commerce et sa vie privée.
Il ne suffit pas d'agir sur les masses, si les efforts particuliers ne
viennent pas en aide au concours général ; il faut considérer
cela comme une dette onéreuse que la société a contracté vis à
vis d'elle-même j chacun de ses membres doit; suivant son pou-
voir, contribuer à l'acquitter.
A. Fremy.
Critique SitUvaiu.
L'HOMME ET L'ARGENT,
PAR M. EMILE SOCVESTRK.
■ Après la lecture du nouveau roman de M. Emile Souveslre, il
nous semble qu'il est possible de déterminer rigoureusement le
caractère du talent de l'auteur. Ce n'est pas que nous voulions
assigner des bornes infranchissables à ce talent si vrai, si parti-
culier et si fécond ; mais nous pensons que , d'après les preuves
qu'il a faites jusqu'à ce jour, on peut dire avec quelque certi-
tude dans quel cercle on aura désormais à constater ses progrès,
et vers quel idéal il s'avancera de plus en plus dans le cours
d'une carrière commencée avec tant de succès.
A voir au fond des choses, un poëte n'a jamais qu'une idéej
ce qui , aux yeux des gens superficiels , paraîtrait constituer sa
faiblesse, est peut-être ce qui fait sa force. Être poëte, c'est avoir
une certaine manière persévérante de sentir et de comprendre la
vie. Cette constance que le poëte garde à sa muse, n'implique
point la monotonie. Les événements sont infinis, les passions
diverses, les phénomènes changeants, et la poésie doit repro-
duire celte variété incessamment renouvelée des faits extérieurs;
mais considérer le mobile spectacle du monde d'un point de vue
original , et partout retrouver les reflets d'un moi toujours le
même, voilà le secret de l'art. Si nous voulions citer des exem-
ples à l'appui de celle assertion^ notre époque nous en offrirait
188 REVUE r>E PARIS.
d'irrécusables. Depuis la Méditation sur la montagne jusqu'à
la Chute d'un Amje , ne suit-on pas , dans l'œuvre de M. de
Lamartine, l'unité d'une pensée qui se développe sans s'inter-
rompre? Ne voit-on pas la cliaîne qui joint RtiyBlas à Han
d^ Islande ? Mais, à ne considérer que les plus grands poètes des
plus grandes époques, et ceux dont la lyre est à toutes cordes, je
montrerais volontiers que leur instrument complet a toujours
reproduit une mélodie dominante et fidèle ù elle-même. Sliak-
speare, dont le génie n'a guère été admiré, jusqu'à ce jour, qu'à
cause de sa diversité, a aussi une identité jirofonde et soutenue.
Hamlet donne la clef de son tliéàtre, qui, depuis Roméo et Ju'
/ie//e jusqu'au Roi Lear, poursuit, à travers tous les âges et
toutes les passions de la vie humaine, la pensée constante du
doute. La reine Elisabeth fut, avant le prince d'Orange et
Henri IV, le champion de la révolution religieuse et politique
qui changea , au \.\\<^ siècle , la face de l'Europe ; et c'est par
l'esprit, plus encore que par sa date, que Shakspearefut le petite
d'Elisabeth.
Pourquoi n'en serait-il pas des romanciers comme des poëtes?
Faut-il établir entre eux une ligne de démarcation absolue? Le
roman , dit-on , est l'expression exclusive de la réalité ; pour
soutenir cette définition, il faudrait prouver qu'il y a un ordre
complet de sentiments dans lesquels la réalité n'a rien à faire.
Mais l'homme voit toutes choses à travers les événements de sa
vie ; et, comme le roman, la poésie emprunte d'eux sa donnée
el sa forme. René n'est-il pas aussi idéal que Lara ? et Lara n'a-
t-il pas , comme René , un pied posé sur la terre réelle de ce
monde? Quand même on contesterait la fraternité de ces deux
chefs-d'œuvre et des deux genres auxquels ils appartiennent,
nous trouverions encore dans les faits de l'histoire littéraire des
preuves à l'appui de l'assertion que j'ai avancée. Si on faisait
avec soin l'analyse et en quelque sorte la physiologie des con-
ceptions de Walter Scott , ne trouverait-on |)as dans son œuvre,
toute considérable qu'elle est, et malgré la variété irrécusable
de physionomies qu'on y admire , un motif fondamental qui se
reproduit sans cesse sous des rhythmes différents?
Avant d'être romancier, M. Emile Souvestre a commencé par
être poète; des vers , pleins de ce sentiment élégiaque qui carac-
térise les Bretons, lui ont valu les i»remières amitiés qui ont
REVUE DE PARIS. 189
décid»^ (le sa carrière. Cependant il esl un des écrivains qui , au
premier regard , sembleraient avoir le plus respecté cette an-
cienne division de la poésie et du roman , universellement adop-
tée, avant que Rousseau n'eût donné de nouveaux exemples
imités par notre siècle. La prose de M. Souvestre est simple, sa
pensée est tournée vers les applications positives , son imagina-
tion paraît s'être imposé le devoir de traiter de préférence des
questions d'économie politique. Mais, même au milieu de ce
cercle tout industriel dans lequel on dirait qu'il veut désormais
retrancher sa pensée, on sentie retentissement de ses vers d'au-
trefois; ses romans ne sont qu'une transformation de sa poésie,
el il ne sera pas, je pense, diiïicile de mettre en lumière l'unité
de l'œuvre qu'il a accomplie jusqu'à ce jour.
C'est dans le caractère breton que je trouve la source de cette
unité. Ce n'est pas par une vaine ostentation de provincialisnte
que M. Souvestre a placé en Bretagne la scène de tous ses ou-
vrages; le légitime amour de la terre natale ne justifierait pas sa
persévérance en ce point, s'il n'y avait entre ce pays el lui de
plus fortes attaches que celle du sang. Sa pensée n'a pas de
moins profondes racines que sa vie, dans cette terre mélanco-
lique de ses ancêtres.
Paris nourrit une véritable pléiade de poëtes bretons; il faut
leur rendre celte justice qu'ils ont entre eux , sinon des amitiés
plus vives , du moins des analogies plus grandes que celles qui
unissent les écrivains des autres provinces. Le Midi, par
exemple, compte dans la jeune littérature parisienne des repré-
sentants aussi nombreux que ceux de la Bretagne ; mais quelles
affinités décisives pourrait-on constater parmi ceux-là? Terre
foulée par toutes les invasions du monde antique et du monde
moderne, la Provence a gardé la trace de toutes les nations de
l'Europe : la rudesse des Ligures, l'inccmstance des Grecs, la
vigueur romaine, la souplesse italienne, la gravité espagnole;
tels sont les dons (lu'elle a reçus des aïeux, et le soleil de ses
rivages exalte tour à tour toutes ces qualités chez les descen-
dants de toutes ces races. La Bretagne, au contraire, est une
arène dans laquelle les plus anciennes populations de l'Occident
ont su faire respecter leur défaite; les transformations qui ont
changé la religion et modifié les mœurs des Kimris n'ont pas
altéré l'essence réelle de leui' sang.
190 REVUE DE PARIS.
Quel est donc le signe particulier du caractère breton? On a
recueilli en Angl(!lerre des chants allribués aux vieux Armori-
cains : ce sont des modulations simples , courtes , tristes, et
dont la fréquente réi)étition imprime fortement dans l'àme
l'image d'une désolation indicible. Soit que ces cantilènes re-
produisent le deuil d'un dernier Druide , soit qu'elles rendent
le dernier cri de guerre du dernier chef, soit qu'elles peignent
la transmigralion des âmes à travers les plaines brumeuses de
l'Océan breton, elles sont toutes marquées du sceau de cette
douleur profonde , qui est avare d'expansion, et dont la plainte
est f'U quelque sorte muette. La nature du pays qui a vu naître
ces chants ne suffit pas pour les expliquer. Sans doute les
bruyères et les aulnaies, que 31. Souvestre a si bien fait gémir
dans sou dernier roman , ne devaient pas enfanter une poésie
capricieuse, passionnée et sensuelle; mais dans l'esprit breton
on sent encore plus la voix d'un peuple en souffrance que le vent
de l'Océan du Nord et l'écho de ses plages arides. Il faut remon-
ter jusqu'aux temps reculés pour surprendre le secret de cette
tristesse native des habitants de l'Ouest ; débris des plus antiques
races qui couvraient le sol primitif de la Gaule, ils ont conservé,
en face des vainqueurs de leurs pères, je ne sais quelle atti-
tude dolente et réservée où se cache l'héréditaire ressentiment
de leur déchéance.
Ce caractère plaintif et douloureux a deux aspects , dont l'un
est la conséquence de l'autre. Dans son premier état , que j'ap-
pellerai élémentaire , le Breton se réfugie dans une sorte d'en-
veloppement et de tristesse voilée , où il semble chercher l'oubli
des maux que les siècles en s'écoulant n'ont pas effacés de sa
fidèle mémoire. Cette situation de son âme se trouve parfaite-
ment rendue dans la plupart des monuments originaux de la
poésie bretonne que le premier livre de M. Souvestre nous a ré-
vélés ; elle a produit aussi les chants les plus purs de ces jeunes
enfants de l'Armorique , déserteurs de sa vieille langue, mais
non pas de son génie , et qui ont enrichi la littérature française,
tout en paraissant exprimer le regret d'avoir subi sa civilisa-
tion. Mais s'il arrive à l'esprit breton de rompre la solitaire
inaction de sa tristesse , alors il éclate en protestations hardies
contre le présent ; il descend de ses bruyères , comme autrefois
le sublime paysan vint des bords du Danube pour faire entendre.
REVUE DE fARIS. IJI
au milieu des conui»Uoiis de Roint', la voix de son iioiinèlelé
indignée, el de son bon sens longteini)s condamné au silence.
Quelquefois même il reprend la robe prophélique des Druides et
sort de ses forêts pour ramener dans le monde la notion de
l'ordre et le culte mystérieux de l'infini qui semblent s'y éteindre
chaque jour. Deux bretons, dans notre siècle, se sont attribué
celte grande mission : M. de Chateaubriand et M. de La Men-
nais ont voulu restaurer parmi nous le sentiment de la religion
dont la tradition semble s'être conservée plus vivace aux pieds
de leurs chênes antiques.
M. Emile Souvestre ne prétend point aux honneurs d'un si
haut sacerdoce. Mais ce qui le caractérise , c'est la protestation
naturelle de l'humeur bretonne. Ce Kimri , au parler nef et
sobre, à la pensée pleine de justice, de tristesse et d'énergie
tout ensemble, semble s'être chargé des vengeances que ses an-
cêtres avaient à exercer contre les Romains , contre les Ger-
mains, contre les Francs, contre tous les hommes venus du
Midi ou du Nord pour les refouler sur les rives de leur sombre
Océan. Il leur demande compte de la légitimité de leur con-
quête , de l'usage qu'ils ont fait de la force , et de leur organisa-
tion non moins violente que leurs victoires; il se sent prédestiné
par sa naissance et par l'histoire de son pays, à être le frère de
tous les opprimés, et le défenseur de toutes les intelligences qui
ont subi , comme ses aïeux , la loi de l'invasion et le joug inévi-
table du présent. Tout ce que M. Augustin Thierry et ses élèves
ont dit sur la transmission et la solidarité des races , je le trouve
parfaitement vérifié dans le talent de M. Souvestre.
Mais l'auteur des Derniers Bretons est trop homme de sens
pour prendre la question dans ses profondeurs historiques, ainsi
que nous la présentons. Il sait trop jusqu'où le public d'aujour-
d'hui peut suivre la rêverie des poètes et l'éloquence des tribuns j
etila, ce dont personne ne l'admire plus que moi, assez d'empire
sur lui-même pour mesurer aux lecteurs la juste portion d'en-
thousiasme ou d'amertume qu'il faut leur donner. Après avoir
rassemblé , pour son début , les traditions les plus originales et
les plus élevées de son pays natal , et avoir ainsi fixé son point
de départ en pleine poésie, il s'est hâté de se mettre à la portée
des préoccupations actuelles et des goûts positifs du public. II
n'a point sevré ses lèvres et soti cœur des sources pures où U les
192 FiEVUE DE PAliiS.
avait iioiims ; mais il en a méiiayé le Hol à sos lecteurs, et il
Ta fait couler au milieu de leurs habitudes les plus familières et
les plus réelles.
Son premier essai dans ce genre fut l'Échelle de Femmes, re-
cueil de petits romans où il avait voulu esquisser les différentes
fortunes que Porganisalion sociale avait faites aux femmes de
noire temps. Il n'y avait dans ce livre aucune de ces questions
qu'on soulève aujourd'hui sur les changements qui pourraient
s'introduire dans les relations de la vie privée; une pareille in-
novation serait trop contraire à l'esprit des saintes et vieilles
mœurs que tous les écrivains bretons défendent comme une
partie de l'héritage de leurs pères. Montrer l'inégalité des con-
dilions, en peignant le sort que les femmes rencontrent selon
qu'elles soni placées en haut ou au bas de l'échelle sociale;
telle avait été, si je ne me trompe, la pensée de M. Souvestre.
La même idée se développa sous une autre forme , et d'une
manière plus large à la fois et plus précise, dans le roman de
Biche et pauvre. Le double succès de ce livre, qui a eu la
contre-épreuve du théâtre, a sans doute déterminé la carrière
de l'auîeur; il a exercé une telle influence sur les productions
])os(érieures de son talent , que celles-ci ne semblent être que
les conséquences naturelles d'un principe une fois posé. Les
nouvelles nombreuses qui sont sorties de la plume de M. Sou-
vestre, les pièces qu'il a fait applaudir au théâtre, et le nouveau
roman que nous allons examiner, relèvent d'une pensée com-
mune dont renchaînemenl n'est pas difficile à saisir.
Dans Riche et Pauvre, la thèse de l'opprimé et de l'oppres-
seur, du conquérant et de l'homme contiuis, se déi)at dans
toute sa netteté. Mais ce n'est pas, comme Waller-Scolt en a
donné l'exemple, dans son roman d'/roM/ioë, sous la forme à
demi épique de l'histoire , que M. Souvestre pose cette question ;
il en comprend, sans nul doute, toute l'élévation; il en sonde,
dans son propre cœur et dans celui de son pays , les racines
mystérieuses. Cependant, de ce qui serait un rappel ù des sou-
venirs trop solennels, à des éludes trop particulières, il n'en
trahit pas le roleutissement ; et , traduisant sa pensée jilus qu'il
ne l'exprime, il montre au public, dans l'oppresseur et l'op-
primé, non pas le Romain et le Kimri, mais un homme riche
de noire temps dont l'oisiveté déveloitpe toutes les qualités c(
BEVUE DE PARIS. 193
loiis les vices , cl un homme pauvre que l'ombre de son puis-
sant voisin étouffe, et qui ne peut trouver dans le tiavail une
issue honorai)le A i'éneryie de son àine. Ainsi un sentiment poé-
tique est passé à rélat de réalité populaire; et, grâce à cette
transformation, nous avons un romancier de plus.
Le riche, c'est le conquérant romain ou Franck, possesseur de
la terre, délt'uteur de la fortune publique , alîranchi du labeur,
voluptueux, insolent; le pauvre, c'est le Kimri soumis, serf de
la j;lèbe , dépouillé de la j)ropriété et de l'argent qui en est le
signe, condamné au travail éternel, à une vie dure, humble,
consternée. Le riche a des liens au dehors , il s'appuie sur toute
une hiérarchie extérieure; le pauvre, c'est l'homme du .sol; il
n'a de rapports qu'avec le champ où il est né, qu'il laboure sans
le posséder, où il mourra. Un esprit cultivé ne saurait niécon-
naitre ces similitudes , et il en tire un genre d'intérêt qui a de la
grandeur. Cependant , à prendre le roman au pied de la lettre ,
que renferme-t-i! , sinon la peinture vraie , éloquente , amère
quelquefois, de la lutte de deux classes de la société? Ce tableau
suffit pour attacher bien des gens, même parmi les plus diffi-
ciles ; et pour ne pas rester inaccessible aux lecteurs les plus
incultes et les plus nombreux, l'auteur a soin d'environner ses
personnages de tout l'attirail de la réalité la plus solide et la
plus pesante; en sorte que ceux-ci ne voyent i)lus que des clercs
de procureur, des avocats , des marchands, des grisettes, des
articles du code, une mansarde et un réchaud, là où je cher-
chais tout à l'heure la prêtresse Velléda, les brumes de l'Océan,
les pierres druidiques, et la séculaire protestation de toute une
race décimée par l'épée civilisatrice de César et des Mérovin-
giens. H faut estimer la fortune des écrivains qui peuvent four-
nir matière à des interprétations aussi variées.
Les deux pièces que M. Souveslre a fait représenter au Gym-
nase, sont évidemment conçues d'après le même sentiment.
Dans V Interdiction, un protestant à qui on a ôté sa liberté , à
qui on tente de ravir encore sa fortune et sa raison même , de-
vient l'expression de cette critique du droit de conquête, pour-
suivie sous toutes les formes par iU. Souveslre. Henri Hamelin
n'est-il pas esclave du comptoir, comme l'Armoricain était es-
clave de la glèbe ? Son esprit n'est-il pas enveloppé dans les li-
sières du travail, comme le génie breton demeurait muet dans
1 17
194 REVUE DE PARIS.
les chaînes de la servitude? Sa force cachée n'éclale-t-elle pas
enfin par sa vertu, pour protester aussi contre la supériorité
mal acquise d'une intelligence dépravée par l'oisiveté? Je borne-
rai à ces exemples une analyse qui deviendrait trop minutieuse
en s'étendant davantage.
Je retrouve l'unité du talent de M. Souvestre , non-seulement
dans le sentiment excellent et soutenu de ses compositions, mais
encore dans la forme qu'il a l'habitude de leur donner. Son es-
prit, dont la logique, la clarté , l'observation , sont les qualités
les plus apparentes , sait prêter un vif intérêt de drame et d'ac-
tion à toutes les questions qu'il agite. Si j'ai pénétré le secret de
ces conceptions que le public accueille avec tant d'empresse-
ment, je ne craindrai pas de le divulguer; je m'en fie à la fé-
conde imagination de M. Souvestre , du soin de déguiser celte
identité inévitable , qu'un esprit habitué aux comparaisons peut
Lien découvrir, mais qui , aux yeux du public, constitue l'unité
du talent , et non pas son uniformité.
Entre les deux lutteurs que M. Souvestre introduit en scène,
entre le Romain et le Kimri, il place ordinairement un person-
nage qui est chargé de porter le poids des malheurs qu'enfante
leur rencontre. Les hommes sont d'une nature énergique et per-
sévérante dans les romans de M. Souvestre; si le vainqueur et le
vaincu sont inégalement partagés par le sort, ils sont également
doués par la nature. L'un des deux plie nécessairement, mais
il ne rompt pas ; après sa défaite , il se survit encore; et l'on
sent qu'en touchant la terre , il a reçu des forces nouvelles qu'il
tient en réserve pour reprendre plus tard et perpétuer le combat.
Cette observation me paraît très-importante ; le Romain est fort
parce qu'il triomphe; le Kimri ne l'est pas moins, puisqu'il doit
succomber et protester toujours. Placés en face l'un de l'autre,
et sans intermédiaire , ces deux types seraient donc invulné-
rables par la raison qu'ils sont absolus et éternels ; il leur faut
une victime dont les douleur s expriment la victoire de l'un et la
chute de l'autre; un être faible, accessible aux blessures, aux an-
goisses, à la mort, peut seul remplir la cruelle mission d'être la
mesure de leurpuissance. Une femme occupe toujours cet emploi
dans les concei)lions de M. Souvestre; attachée au plusfaiblepar
une naturelle sympathie, c'est en elle que celui-ci est immolé.
Il y a , dans ce sacritice , quelque chose de profondément lou-
REVUE DE PARIS. i96
chanl ; et je iip crois pas m'avancer beaucoup eu disant que cVsl
une des sources de palliétique les plus naturelles et les plus sûres
qui aient été découvertes par notie époque. Mais, pour être fidèle
à la réalité des faits, ce symbole ne manquerait-il pas à celle des
sentiments ? Peindre la femme essentiellement faible, entre deux
hommes essentiellement forts, c'est venger notre sexe des élo-
quentes attaques dont il a été l'objet de nos jours; mais ne
faut-il pas prendre garde aussi d'exagérer, par cette image con-
stamment reproduite, la débilité de ce sexe en révolte? Je ne
crois pas non plus qu'il soit inutile de faire observer ici que
cette peinture de l'infériorité décisive de la femme est d'un sen-
timent tout à fait breton. Entre le Romain et le Kimri qui lut-
tent, la femme tremblante et oisive auprès du foyer, n'est que la
proie du vainqueur.
Après avoir donné une définition rigoureuse de la pensée et
do la manière de M. Souvestre , il nous sera aisé de constater le
progrès que son dernier livre marque dans la marche de son
talent. L'Homme et l'Argent tsi une nouvelle transformation
de cette lutte sociale qui fait l'objet de toutes les études et de
toutes les conceptions de l'auteur. Son idée dominante s'y pré-
cise de plus en plus; les moyens mis en œuvre pour l'exprimer
deviennent de plus en plus simples, mais aussi de plus en plus
positifs. Pour la forme , il m'a semblé y sentir l'influence de ce
répertoire du Gymnase , que M. Souvestre est destiné à enrichir
encore, et qui n'agit qu'avec une grande économie de person-
nages et d'incidents. Pour le fond, l'antique génie breton s'y
résout de plus en plus en applications présentes; et l'histoire y
abdique en faveur de l'économie politique. Sous ce rapport , on
dirait que les romans industriels que l'Angleterre nous a en-
voyés , dans ces dernières années , ont achevé de révéler
M. Souvestre à lui-même. Puisque cette place devait être occu-
pée chez nous , je ne sache pas d'esprit qui pût la remplir plus
dignement , ni en tirer un plus honorable parti pour le soulage-
ment des misères du peuple.
Mais ne croyez pas que M. Souvestre puisse être infidèle à la
donnée poétique qui forme la base de toutes ses inventions. L'a-
nalyse de son nouvel ouvrage montrera suffisamment qu'il ne
s'en est jamais moins écarté. Au début du roman , la diligence
de Paris amène au fond de la Bretagne , près de Morlaix , parmi
196 REVUE DE PARIS.
d'autres voyageurs, trois hommes, qui jouent des rôles impor-
tants dans la suite de la ooraposilioii. Deux sont Bretons, le
troisième est Parisien ; celui-ci, encore mystérieux , brille dans
la conversation par une aptitude universelle et pai' une élégance
qui n'exclut j)as la profondeur. Mais (|ue vient-il faire à Mor-
laix? Celte question préoccupe vivement M. Dubois, médecin de
la vallée , argus de village , dont la manie est de prendre le
diagnostic complet de tous les commérages et de tous les secrets
de ses clients. L'autre Breton est une i)hysionomie i)lus austère;
directeur d'une usine de papeterie dans le vallon de Penboàt , il
n'annonce encore qu'un bon sens plein de réserve et de fermeté.
Séverin . c'est son nom . dit adieu , ;^ Morlaix , à ses compagnons
de voyage, et prend à pied la route de son moulin. Anna , sa
fille, accourt au devant de lui; et. au bonheur avec lequel il
la serre dans ses bras, on sent qu'elle est toute .sa famille et
oute sa joie.
Quelques jours ai)rès , Séverin et Anna, surpris par l'orage
dans la campagne , renconirent le mystérieux Parisien, qui leur
offre son cabriolet et <iui les force à l'accepter. 11 ne peut, à son
tour, refuser l'hospitalité qu'ils le prient de recevoir au moulin.
Voilà une liaison commencée sous des auspices qui ne laissent
|)as de place à la défiance. Ce jeune Parisien s'a|)pelle Élie de
Beaucourt, Mais M. Dubois, (jui l'a revu chez Séverin, se de-
mande toujours quel est le but de son voyage. Le rusé médecin
finit par découvrir qu'Élie est le neveu de M. Caillot, riche ban-
quier de Paris, qui se propose de fonder ù Penhoàt un établis-
sement rival de celui de Séverin. Élie est-il donc un espion
envoyé par son oncle? Conçue par Dubois , cette pensée n'é-
chappe point à Anna. La communi(juera-t-elle à son père? Déjà
éprise d'Elie à son insu, elle trouve l'occasion de l'inlerroger.
Cette explication lui ù!e toutes ses craintes et redouble sou afifec-
tion. 11 est vrai qu'Élie est venu avec la commission expresse
de calculer, sur les lieux, toutes les chances de succès d'une
entreprise industrielle ; mais il a été tellement touché du bon-
heur de Séverin et de sa fille, et il est si bien convaincu de l'ir-
réparable piéjudice <iue leur causerait une concurrence, qu'il
s'est rangé de leur coté, et qu'il écrit à Paris pour rendre inu-
tiles tous les i)rojels de son oncle.
L'orage, que la bonté d'Élie voulait conjuier. accable pour-
BEVUE DE PARIS. 197
lanl le moulin de Penhoât. M. Gaillol, le banquier, avait une
femme quis'ajjpelait Eulalie, et que M. Souveslre, faisant allu-
sion à ces révoltes domestiques dont nous avons parlé, a classée
dans la caléjîorie des femmes incomprises. Créature dolente,
nerveuse, et en insurrection contre l'esprit positif de son mari,
ce n'est pas seulement par des rêveries poéliques quEulalie s'est
vengée de la jirose de son ménage; son dernier scandale a été
plus bruyant que les autres. Il faut qu'elle quille Paris , qu'elle
rompe avec ses connaissances, qu'elle se dérobe, non pas à
leur indignalion , mais à leur ironie; pour faciliter son départ,
elle abandonne une parlie de sa dol à son mari; et avec cet
argent, M. Gaillot va pouvoir poursuivre les projets que les
mesures prises par Élie auprès de ses préteurs, n'avaient que
suspendus.
Déjù, vous le voyez, se déroule nettement la pensée familière
de M. Souvestre. Séverin , c'est toujours le Breton, propriétaire
primitif du sol , c'est la race originelle, forte de son droit et de
sa conscience; Gaillot, c'est l'homme de race moderne et étran-
gère; il va quitter Paris, emportant avec lui les armes qu'une
civilisation nouvelle a forgées , et qui, dans les mains de l'injus-
tice . vont faire plier une volonté plus énergique, plus morale
et plus légitime que la sienne. Voilà donc ce grand fait histo-
rique de l'invasion qui se reproduit ici sous des formes transpa-
rentes. Quelle sera la victime destinée aux traits du conquérant?
Vous l'avez déjà nommée. C'est Anna.
Surpris par l'arrivée inattendue de son oncle en Bretagne,
Elle compte sur sa lante pour déjouer ses plans encore une fois.
Eulalie éprouve une naturelle sympathie pour tous les oppri-
més ; elle entre dans les vues de son neveu ; mais M. Gaillot ,
qui découvre leur conspiration , s'en fait un moyen d'arracher à
sa femme les derniers lambeaux de sa fortune. Quant à son
neveu , il le destine à un grand mariage qui doit assurer à sa
f.nnille la protection de l'aristocratie, et pour lequel il compte
sur le consentement d'Élie. Puis, tout cela réglé, il va trouver
Séverin. Avant que d'engager la lutte, il veut mettre de son côté
toutes les apparences de la justice. Il demande à Séverin de lui
vendre son moulin ; autant aurait valu demander la vie à cet
homme, dont toutes les affections, tous les souvenirs et toutes
les espérances, reposaient dnns ce lieu. Séverin ne j)eut pas
17,
198 REVUE DE PARIS.
renoncer à son usine ; alors le combat commence. Caillot a plus
de capitaux que Séverin ; il le ruinera. C'est une grande question
d'économie politique qui se débat dans la concurrence de ces
deux ennemis; cest la question des banques et des capitaux.
Déjà la papeterie Gaillot s'élève, et le vallon, autrefois si pai-
sible, est dévasté par les ouvriers qui l'ont changé en atelier.
Les avantages paraissent d'abord balancés; il n'est pas facile de
créer une entreprise , même lorsqu'on a un trésor inépuisable.
Les machines de Gaillot vont d'abord très-difficilement ; le pays
murmure et prend parti pour Séverin. Mais le malheur se range
enfin de son côté. Le feu prend à son usine ; c'est Éiie qui
l'éteint; son oncle se fait de la générosité de son neveu un bou-
clier contre toutes les attaques. Dès lors Gaillot poursuit sa
lutte avec moins de gêne et plus de hardiesse ; il embauche les
principaux ouvriers de Séverin, et lui enlève ses meilleurs bras;
d'un autre côté, il réunit dans ses mains tous les papiers signés
par Séverin. Il est sûr de la ruine de son rival , en devenant son
créancier. Élie , que M. Gaillot a souvent forcé à de lointains
voyages pour se débarrasser d'un surveillant incommode, arrive
à temps pour prévenir Séverin de ce nouveau danger; mais le
Breton, en courant chercher, loin de son pays, le crédit dont il
a besoin pour se sauver, laisse sa fille exposée aux involontaires
séductions d'une nature aussi généreuse que celle d'Élie. De-
meurées seules, à l'improviste , dans un moment décisif , ces
deux jeunes âmes s'enlr'ouvrent l'une à l'autre, et elles font des
serments de bonheur, au moment même où l'orage redouble
autour d'elles. Élie tombe malade; Anna expose son secret,
pour veiller même de loin sur l'état de son amant. Enfin, la
convalescence étant venue , elle peut le voir de ses yeux ; mais
la tante d'Élie survient , Anna se cache dans un pavillon ; de cet
endroit, elle peut entendre Eulalie blâmer la passion de son
neveu , que des confidents indiscrets lui ont révélée ; la pauvre
enfant se croit perdue, déshonorée. Élie la rassure en l'appelant
sa femme à l'avance. Malheureusement M. Gaillot est instruit
de tout ; sous de faux prétextes il éloigne son neveu ; il inter-
cepte sa correspondance; et Anna a le droit de se croire trahie.
Dans son lointain voyage, Séverin s'est adressé en vain à tons
ses banquiers, à tous ses amis; il revient à Penhoàt, sans autre
ressource que celle de se livrer à la discrétion de Gaillot. Il va
REVUE DE PARIS. 199
droit à l'usine tle son heureux rival; il inlerroinpt ses fêles,
pour lui demander ses conditions. Un esclave n'en reçut jamais
de plus dures de son maître : abandonner non-seulement son
moulin , mais son pays, et la France même; s'engager à passer
en Amérique, et à n'en pas sortir avant dix ans, voilà ce que
M. Caillot exige. Pour se faire obéir, il n'a qu'à rappeler à Sé-
verin qu'il a une fille. Que deviendrait Anna après la ruine que
le banquier tient suspendue sur la tète de son père? Celui-ci
consent donc; et lorsqu'il rentre au moulin pour apprendre à
Anna la nouvelle de leur défaite , il en reçoit une confidence
plus cruelle encore que celle qu'il lui apporte. La pauvre enfant
ne peut plus cacher à son père l'amour qu'il a ignoré jusqu'à ce
jour; et, trompée par sa propre innocence et par les paroles
d'EuIalie entendues au dernier rendez-vous , elle s'écrie à ge-
noux qu'elle est perdue. Sans pouvoir, ni demander, ni attendre
l'explication de ce fatal aveu , Séverin vole de nouveau chez
Caillot; cette fois il n'implore plus, il ne se courbe plus; il se
dresse , au contraire , au nom de son honneur ravi , et demande
à l'oncle d'Élie la seule réparation qui puisse sauver la réputation
de sa fille. Peu maître de lui lorsqu'on la lui refuse , aigri par
une lutte si longue et par cette péripétie imprévue , il s'emporte
au delà des menaces; M. Caillot a été tout juste assez effrayé
pour accuser son rival d'une tentative de meurtre. Séverin est
arrêté, et sa fille tombe malade. Au bout de quelque temps , on
déclare qu'il n'y a pas lieu à poursuivre Séverin et on le rend à
la liberté. Il court au moulin; il trouve sa fille défigurée par
une maladie qui a failli l'enlever, et dont la convalescence n'est
point encore arrivée. Mais il n'est pas au bout de ses épreuves,
et voici venir, sans contredit, la plus belle scène du livre.
Un jour, pendant qu'Anna dort, les huissiers envahissent
l'usine , au nom de M. Caillot qui fait exécuter les anciens ju-
gements obtenus contre son débiteur; il faut que Séverin sorte
à l'instant de sa maison ; mais il ne peut emmener sa fille , dont
le moindre déplacement compromettrait la vie. Cependant ,
poussé à bout par la basse cruauté des agents de son persécuteur,
et, dans un moment de désespoir stoïque, préférant même la
mort de son enfant à la honte de supplier ces âmes viles, il leur
déclare qu'ils peuvent faire leur devoir sans qu'il y mette au-
cune opposition. Alors les huissiers reculent et demandent le
200 REVUE DE PARIS.
lemps d'aller clierchei' de nouveaux ordres. Gaitlot reparaît
hieiilùl à leur télé ; il avait espéré ([ue celte démonstration
aciieverait de vaincre Séverin qui seinl)lait avoir envie de se re-
dresser encore du fond de sa ruine. Séverin n'avait pas attendu
sa présence pour se reprocher d'avoir été cruel envers Anna;
aussi , dès qu'il le voit i)araUre , il lui déclare qu'il est prêt à
tout. Mais la cham!)re d'Anna s'ouvre ; et la jeune fille paraît à
demi vêtue; elle a tout entendu ; mourante, elle s'est levée ; elle
n'a pas voulu exposer son père à une dernière humiliation; et
soutenue un moment par l'énergie de son indignation, elle dé-
clare qu'elle veut sortir à l'heure même. « Vous le vojez, mon-
sieur, s'écrie Séverin , les mourants aiuient mieux se lever de
lein- couclie, que de recevoir votre hospitalité !... Maintenant ,
prenez ce qui reste ici; j'emporte tout le honlicur de cette de-
meure, car l'ange ([ui la gardait, me suit. » Tandis que le père
H la fille s'éloignent, Élie de Beaucourt arrive en grande hâte
de Paris.
Eloigné du théâtre de sa tyrannie par les artifices de Caillot,
Élie y est rappelé par les nouvelles indirectes que la vanité
blessée du médecin Dubois lui a fait parvenir. Arrivé trop tard
pour s'interposer entre l'oppresseur et les opprimés , c'est h
ceux-ci qu'il consacre tous ses soins. Bientôt non-seulement
Caillot met fin à ses persécutions , mais encore il demande une
entrevue à Séverin et à Élie, et leur propose le traité de paix le
plus inattendu ; son neveu épousera Anna , et il recevra pour
dot les deux usines réunies; il ne pose qu'une condition : on
ajournera le mariage au printemps. Au printemps la fille de Sé-
verin était morte ; le banquier en avait d'avance reçu l'assurance
du médecin. Élie veut s'attacher à Séverin ; mais il ne peut lui
faire agréer son projet; privé de sa fille, dépouillé rie sa for-
tune, de son honneur, de toute sa joie et de tout son être, ne
tenant plus à la terre par aucun lien , au ciel par aucune espé-
rance , Séverin est encore debout; il va partir, mais seul.
Rendu avare par tant de calamités, il ne partagera avec per-
sonne sa douleur qui est sou dernier trésor ; il veut creuser
solitairement sa tombe dans son désespoir. Élie est jeune; et en
faisant du bien à ses semblables , il peut encore se consoler du
regret de n'avoir pu sauver ses amis. Caillot a toujours donné
à ses violences les formes d'une légalité irréprochable; et il re-
REVUE DE PARIS. ' 201
paraîtra dans le monde , sans qu'on puisse l'accuser d'aulre
chose que d'avoir rais quelque enlèlement à chercher son intérêl
au détriment d'autrui.
Celte analyse, je le sens, ne saurait donner qu'une idée iii-
complète du nouveau roman de M. Souvestre. Elle n'a pu rendre
compte, ni de la coupe de son invention, ni des mille petits
événements réels qui y tiennent lieu de ces grandes scènes
toujours faciles à faire . parce qu'elles ne sont pas dans la na-
ture , ni des horizons finement sentis, décrits sans faste, rame-
nés à propos, dans lesquels tous ces faits se déroulent, ni du
style dégagé de toute affectation, coulant, comme une eau
claire , sur la pensée sans la voiler jamais, et laissant voir, çii
et ià , dans son cours, quelques-uns de ces diamants bruts ,
comme on en trouve dans les vrais écrivains, et qui font oublier
bien des répétitions. Si la pensée du romancier reste la même ,
im sent que son goût devient plus exigeant; l'auteur semble,
par ce juste retour de la maturité qui ne saurait consentir,
comme la jeunesse , à se duper elle-même, aspirer de plus en
plus à l'état sérieux et vraiment viril, où c'est aux choses et
non aux mots qu'on suppose le pouvoir d'intéresser les hommes,
IN'ous n'avons que des éloges à donner à une pareille tendance ;
mais nous croyons qu'il est de notre devoir de critique, tout en
félicitant M. Souvestre de chercher à se rapprocher de cette
sobriété précieuse, de lui rappeler que, de toutes les méthodes
d'écrire, celle qu'il a adoptée exige le plus de patience, de
vigilance et de scrupules.
11 y a deux classes de romanciers , les uns peignent le monde
comme ils le rêvent, les autres tel qu'il est. Les premiers font
subir à la nature la transformation qui est l'objet de leurs
désirs ; et ce n'est pas seulement pour en tirer des conclusions
nouvelles , mais pour lui prêter des couleurs plus voisines de
l'idéal, qu'ils la façonnent au gré de leur pensée. Avides du
mieux en toutes choses , ils emploient toute leur force à l'at-
teindre; mais, en sortant du cercle ordinaire de l'observation,
ils se créent une route périlleuse où ils ne sont suivis que par
les gens qui ont le mérite ou le délaut d'être, comme eux , dé-
tachés des illusions inférieures du monde sensible. Les seconds,
au contraire, rÈ{',nent sur la matière, et dans cet ordre de sen-
sations circonscriles et d'apparences fugitives qu'on a l'iinhitude
20S REVUE DE PARIS.
d'appeler la réalité ; ils ne regrellent et ne souliailent ordinai-
ment aucun changement; pour eux le passé et l'avenir sont
comme s'ils n'élaienL pus; le présent suflil à leur enlliousiasme
et à leur esprit ; toute leur curiosité se réduit à étudier ses
travers et ses qualités , et ils ont assez de l'admiration ou de la
moquerie qu'il leur inspire. Copiant un modèle qui est sous les
yeux de tout le monde, ils sont facilement compris ; et plus ils
liornent leur ambition , plus ils voient croître leur gloire.
Par un bonheur vraiment singulier, M. Souvestre tient de
chacune de ces deux classes de romanciers. Placé entre les deux
écoles qui partagent la littérature contemporaine , il a pris f>
la dernière sa réalité , à la première ses désirs, et il a su acqué-
rir la popularité de l'une, sans renoncer à la moralité de l'autre.
Il n'a pas d'autre costume que celui du présent, et il ne semble
pas afficher d'autres mœurs que celles de la foule qu'il se fait
un plaisir de coudoyer; mais sa pensée plane sur elle , devance
les temps et interroge des horizons plus élevés. La foule vante
la vérité, le philosophe estime la portée de son esprit, le
rêveur même suit à travers sa réalité et sa logique l'écho lointain
d'un idéal plus poétique ; en se rangeant dans cette dernière
catégorie, on pourrait regretter quelquefois que M. Souvestre
n'ait pas ouvert plus largement son âme aux vagues et sombres
harmonies que les harpes druidiques font encore entendre dans
les brumes de l'Armorique. Mais former des vœux pour que
M. Souvestre donne un peu plus à la poésie, et un peu moins à
la réalité, c'est souhaiter peut-être qu'il mette lui-même une
limite à ses succès. Peut-on désirer de voir restreindre le cercle
des lecteurs d'un écrivain qui a de si excellentes leçons à faire
et de si nobles convictions à propager ?
H, FORTOUl-.
LES CORBEAUX.
DERNIERE PARTIE.
V.
Lorsque M. de Gréoulx revint quelques jours plus tard dans
cetlH maison dont personne autre n'aurait volontiers passé le
seuil , il trouva Galjrielle assise près du feu avec les deux Cor-
beaux. Véronique l'avait affublée d'une grande robe noire qui
paraissait avoir servi à quelque docteur ; ses mains blanches et
délicates ressortaient d'une paire de manches d'une ampleur
énorme ; sa tète blonde était perdue dans un immense capuchon
de soie, et une espèce de rocheten velours lui couvrait les épau-
les. Cet étrange costume de malade avait été tiré de la garde-
robe des Corbeaux , qui depuis longtemps entassaient toutes
les défroques de leurs morts. C'était à faire peur; mais la douce
et charmante figure de Gabrielle se détachait du milieu de ces
noires draperies , comme une fleur dans son feuillage obscur j
elle était tournée vers le foyer , et la flamme jetait de fugitives
rougeurs sur ses joues pâlies ; elle était ainsi d'une beauté
calme et souffrante qui frappa vivement M. de Gréoulx.
— Elle va mieux , n'est-ce pas? dit-il tout bas à Véronique;
et, comme elle tournait lentement les yeux vers lui , il ajoula
en s'approchant avec autant de respect que s'il l'eût abordée
dans le salon d'une duchesse : Je savais, mademoiselle , que
vous étiez en pleine convalescence, et personne n'a ressenti plus
de joie que moi de votre rétablissement.
204 PvliVLE DE PARIS.
A CCS i)aroles , au sou de ceLlc voix , Gabi ielle devint encore
pins pâle , lanl son éniolion fui vive ; mais elle ne savait encore
si c'était de joie ou d'épouvante que son cœur liatlait si violem-
ment. Depuis trois semaines , elle n'avait eu qu'un souvenir ,
qu'une pensée, c'était celle de cet homme qu'elle avait vu mort
et qui était revenu à la vie , comme si ses pleurs , ses ardentes
l)rières l'eussent rappelé du tombeau ; elle vivait avec celte idée
fixe, elle s'y complaisait par un besoin naturel d'émotions. Les
paroles lui manquèrent pour répondre à M. de Gréoulx ; elle
s'inclina en lui souriant faiblement, et se renfonça dans l'espèce
de fauteuil où Véronicpie l'avait assise.
— Elle est un peu fatiguée, dit Suzanne en donnant son propre
siège au jeune gentilhomme; cela va plus lentement que nous ne
croyions. L'autre soir, quand vous nous avez quittées , elle re-
posait ; eh bien ! la nuit a été mauvaise , la fièvre est revenue ,
nous avons été sur pied jusqu'au jour; enfin , avec l'aide de
J)ieu , elle s'est tirée de cette rechute , la voilà rétablie , et je
crois que dimanche prochain nous pourrons la mener à la
messe ; mais c'est le contentement d'esprit qui ne vient pas, elle
n'a point de courage, on dirait qu'elle est toujours dans les
limbes. Allons , mon enfant , ranimez-vous un peu et parlez
à M. le chevalier, il a envoyé tous les jours savoir de vos nou-
velles.
— Monsieur, je suis bien reconnaissante , dit Gabrielle d'une
voix faible, je suis mieux, je suis guérie... On a eu pour moi
tant de soins... Oh ! jamais , jamais je n'oublierai cela !... Misé
Véronique et misé Suzanne m'ont sauvé la vie !...
En disant ces mots, les larmes la gagnèrent; mais ce n'était
pas seulement une émotion de reconnaissance qui remuait si
l)rofondément son cœur ; elle avait besoin d'un prétexte pour
pleurer.
— Çà ! taisez-vous donc ! je vous défends de vous attendrir
ainsi, s'écria Véronique avec une bonté grondeuse , cela vous
fait mal ; et puis ne voilik-t-il pas un bel accueil i)Our M. le che-
valier ! Voyons, séchez vite vos yeux , et ne |)arlons plus de ce
qui fait peine : une année de mal passé est moins pénible qu'une
minute de mal à venir, dit le proverbe. Songez que dimanche
prochain, s'il fait beau temps, vous viendrez avec nous à la
dernière messe pour remercier Dieu de votre guérison.
REVUE DE l'ARIS. 205
A ces mots , elle passa sa longue main devant le front de la
jeune fille comme pour en écarler un nuajje de tristesse, et elle
l'arrangea plus commodément dans son fauteuil. M. de Gréoulx
la regardait avec un singulier intérêt ; jamais femme ne s'était
montrée à lui environiu e de si puissants contrastes ; cette têle
d'une beauté si Juvénile ap|)araissait entre les visages parche-
minés des deux Corbeaux , comme une fleur au milieu de brous-
sailles épineuses ; son aspect semblait éclairer cette demeure où
tout avait l'apparence d'une pauvreté si sombre. M. de Gréoulx
soupira en détournant les yeux de Gabrielle, et son regard se
leva par hasard sur une couronne d'immortelles et d'œillels flé-
tris, suspendue au-dessus de la cheminée.
— C'est Gabrielle qui a apporté cela ici , dit Véronique; j'ai
trouvé celte couronne passée à son bras quand on l'a ramenée ;
voyez un peu celte fantaisie...
— On dit que cela porte bonheur d'avoir les fleurs d'un mort!
interrompit vivement la jeune fille ; j'ai cru pouvoir prendre
sans permission...
— Vraiment ! vous avez eu là une idée !... dit Suzanne avec
une raillerie pleine de bonne humeur; mais la chose aurait dû
vous paraître sans vertu , 31. le chevalier étant redevenu vi-
vant.
— Oui, c'est que..., il m'est venu alors une autre pensée...
— Voyons, dites-nous ce que c'est.
— C'est que..., reprit-elle en hésitant , c'est que je me sen-
tais fort malade, et... je pensais que la couronne servirait pour
moi...
— Si j'avais su cela , je l'aurais jetée au feu ! interrompit Vé-
ronique en faisant un mouvement.
— ^'on, non , je vous en prie ! s'écria Gabrielle; je voudrais
garder celte couronne pour..., cela ne fait pas mourir de son-
ger à cela ! Eh bien ! quelque jour, dans longtemps, je voudrais
qu'elle me servît...
— Mais, mon enfant, vous comptez donc mourir fille? répli-
qua Véronique ; voilà une résolution fort prématurée.
Gabrielle baissa la vue et ne répondit pas ;^nais le mouvement
léger de ses sourcils , l'expression de sa bouche , indiquèrent
une affirmation.
— Elle a raison ! pensa JM. de Gréoulx; si belle, si distinguée
2 18
206 REVUE DE PARIS.
et si pauvre ! une famille noble la dédaignera , elle ne voudra
pas épouser un manant, et la voilà seule pour toute sa vie.
La jeune fille ferma les yeux comme si cet entretien l'eût fati-
guée, et les Corbeaux se mirent à parler tout bas avec M. de
Gréoulx.
— Eh bien ! lui demanda Véronique , ayez-vous tenté quel-
(lue démarche auprès de M. le baron?
— Aucune ; le seul moyen d'obtenir mon pardon, ce serait de
lui annoncer que je suis prêt à épouser Mi'« de la Verrière , et à
ce prix je ne le désire pas.
— Pourtant les choses ne peuvent demeurer ainsi...
— Je le sais, répondit-il avec une triste décision ; je prendrai
mon parti , j'écrirai à M. le baron une lettre qui ne servira de
rien , je le sais. Il ne m'en déshéritera pas moins ; mais je veux
l'assurer qu'en toute autre circonstance j'aurais fait sa volonté,
que je suis toujours plein de respect pour lui , et que mon plus
grand désir est que sa vieillesse soit longue et heureuse. Ensuite,
je partirai, j'irai servir le roi, et peut-être je ferai mon chemin
par les armes ; si une balle m'arrête court , eh bien ! je m'en irai
sans regret, car il n'y a personne à qui ma vie soit nécessaire.
Gabrielle abaissa son capuchon comme si la lumière l'eût fati-
guée, et resta ainsi le visage à demi caché , les mains jointes et
serrées sur sa poitrine.
— Voilà quelle est ma résolution , continua M. de Gréoulx ;
je n'ai pas d'autre parti à prendre.
— Mais M. le baron ne peut pas vous déshériter entièrement ,
dit Véronique; vous êtes son unique descendant en ligne directe,
et, selon la coutume de Provence, aucun autre parent ne peut
être substitué à vos droits...
— 11 est vrai , répondit le gentilhomme un peu étonné d'en-
tendre cette vieille femme lui parler de la coutume de la Pro-
vence ; mais nos fiefs nobles ne sont pas inaliénables.
— Et vous croyez qu'il irait jusqu'à dénaturer sa fortune, jus-
qu'à vendre ses biens pour vous déshériter,
— Vous ne le connaissez guère si vous en douiez; il n'a ja-
mais manqué d'accomplir aucune menace; je lui ai résisté, je
lui ai désobéi ; il n'y a qu'un moyen de rentrer en grâce, et je le
refuse ; allez , je sais bien après tout cela ce que je dois attendre
de lui.
REVUE DE PARIS. 907
— Il faudrait pourtant ne rien précipiter , dit Suzanne après
réflexion j M. le baron vous laisse tranquille ici, restez-y, et
puis on verra ; nous vous aiderons de tous nos petits moyens ;
le chevalier de Gréoulx ne peut pas vivre comme un clerc de
procureur : nous vous prêterons de l'argent.,.
— Mais qui sait si je pourrai jamais m'acquitter? interrompit
le chevalier ; songez que mon avenir est fort incertain , et que
je puis mourir sans avoir de quoi me faire enterrer; alors, qui
payerait mes dettes?
— Ne vous inquiétez pas de ça ! répliqua brusquement le Cor-
beau , vous pouvez accepter nos offres sans scrupule ; c'est moi
qui vous le dis.
Gabrielle écoutait la tête baissée, le visage caché sous son
oapjichon ; la peine qu'elle éprouvait s'était tout à coup calmée ;
elle aurait voulu pouvoir embrasser ces deux vieilles pauvres
femmes qui venaient de détourner M. de Gréoulx de ses projets.
Elle ne dit mot tant que dura sa visite ; mais , quand il fut parti,
elle se leva , et s'écria avec un doux sourire en prenant la main
de Véronique :
— Que vous êtes bonne ! je me sens très-bien ; qu'il me tarde
d'être entièrement rétablie ! Je vous ai donné tant de peine !
comme je serai contente de travailler pour vous maintenant, de
vous être utile à quelque chose !
A dater de ce jour , M. de Gréoulx retourna souvent chez les
Corbeaux. Il n'y avait pas grande mortalité dans la ville , les
deux vieilles avaient du temps de reste pour recevoir ses visites;
il venait ordinairement le soir ; Véronique avait soin alors de
faire bon feu et d'avancer une table boiteuse sur laquelle on
étendait un tablier de serge en guise de tapis. Suzanne tirait de
l'armoire un vieux jeu de cartes , et Gabrielle apportait une
grosse bourse de peau où il n'y avait que de rouges liards. Les
Corbeaux avaient le goût de battre les cartes ; c'était une inno-
cente distraction qui , les jours de veine , leur faisait gagner à
M. de Gréoulx quelques gros sous. Le jeune gentilhomme faisait
de fort bonne grâce leur partie , et Gabrielle , assise à l'angle de
la table où était la lampe , l'écoutait parler et le regardait sans
cependant lever les yeux de dessus son ouvrage.
M. de Gréoulx ne tarda pas à éprouver un attrait très-vif pour
ces soirées : il trouvait que la partie était fort amusante , et
208 REVUE DE PARIS.
c'était toujours ;> regret qu'il entendait l'horloge de Saint-Lau-
rent sonner neuf heures. Gabrieiie était si belle, et quand il arri-
vait, elle levait sur lui ses grands yeux modestes avec une si douce
expression ! 11 avait aussi pour les deux vieilles femmes un sen-
timent de reconnaissance et d'affection qui lui faisait aimer leur
société ; elles avaient , à travers leurs formes bizarres et sou-
vent vulgaires , un sens fort droit et une bonté de cœur vérita-
])Ie. Parfois même elles semblaient retrouver un langage au-
dessus de leur éducation et de leur état, et elles exprimaient des
idées qui contrastaient singulièrement avec les habitudes mes-
quines de leur vie ; elles ne manquaient ni d'esprit ni de finesse ;
pourtant , elles ne se doutèrent pas que ce beau jeune homme ,
cette charmante jeune tille , qui se parlaient à peine, qui se re-
gardaient souvent , et qui semblaient si heureux tandis qu'elles
jouaient aux cartes , pouvaient s'aimer d'amour. Elles ne pou-
vaient pas s'en douter parce qu'elles n'avaient aucune expérience
des passions, parce que personne ne les avait aimées.
M. de Gréoulx se laissait aller à cette vie obscure et paisible
sans s'inquiéter du passé ni de l'avenir. Jamais il n'avait été si
heureux , car il commençait à éprouver, pour la première fois,
une de ces passions qui absorbent complètement les facultés de
l'âme, et à travers lesquelles passent toutes les impressions de
joie ou de peine. Son aïeul n'avait fait aucune réponse k la lettre
très-respectueuse qu'il lui a\ait écrite, et ce silence ne l'inquié-
tait pas ; il lui semblait une preuve que son indépendance était
à jamais conquise, et il ne regrettait pas le prix auquel il l'avait
achetée. Les Corbeaux s'en inquiétaient plus que lui, et alors il
leur disait :
— Quand je serai sûr que M. le baron m'a déshérité, eh bien !
je prendrai mon parti, je travaillerai, tout gentilhomme que je
suis, et certainement je serai plus heureux que si j'eusse épousé
M"« de la Verrière.
Un dimanche , les Corbeaux revenaient avec Gabrieiie d'en-
lendre vêpres à la Major. La journée avait été magnilique; on
sentait dans l'air comme un parfum de printemps mêlé à l'odeur
salée des jilantes marines. Les trois femmes traversaient lenle-
menl la i)lac.; iirégulièn; (jui s'étend entre le fort Saint-Jean et
la Major. Celte promenade est une terrasse immense soutenue
par les remparts dont la mer baigne le pied. Pendant les temps
REVUE DE PARIS. 209
calmes, on entend le murmure profond de la v,i{ïiie, qui se brise
faiblement contre les récifs , et les cris joyeux des enfants as-
semblés sur le rivage. Mais , quand le vent souffle du larpe, la
mer bat ces hautes murailles avec un bruit furieux, et ses flots
d'écume , blancs comme la neige des montagnes , lavent les
pierres rongées par l'air salin. Les voiles blanches des bateaux
pêcheurs sortent du port dés que le temps est beau , et sillon-
nent la rade au fond de laquelle sont assises tant de jolies bas-
tides couronnées de pins. Un groupe de rochers grisâtres et
pelés forme une île en face du port de Marseille; c'est sur ces
écueils qu'est bàli le château d'If, antique prison d'État plus
sûre que la Bastille ; ou aperçoit du rivage ses bastions et ses
fours percées de rares fenêtres ; puis , à l'horizon, le phare de
Planier s'élève comme un mât, et souvent cette forme indécise,
suspendue entre le ciel et l'eau, s'efface sous le regard.
— Oh! dit Gabrielle en s'appuyant au parapet et en parcou-
rant des yeux cette magnifique scène , c'est beau !
— Oui , voilà un beau temps pour la pêche, dit Véronique, le
poisson ne sera pas cher demain.
La jeune lille soupira et regarda encore le ciel , la mer d'un
bleu calme, et le soleil couchant voilé de nuages.
— N'est-ce pas M. de Gréoulx que je vois là bas , assis sur le
parapet? dit Suzanne; regardez un peu , petite ; mes mauvais
yeux peuvent me tromper.
^ Gabrielle tressaillit , et se retourna vivement :
— Oui, c'est M. le chevalier, dit-elle; il ne nous voit pas.
— Jésus ! que contemple-t-il donc ainsi ? Il est là droit comme
un saint dans sa niche , dit Véronique.
Elles s'approchèrent du jeune gentilhomme; en les aperce-
vant, il s'écria :
— Je viens de chez vous; j'ai reçu une lettre... une lettre de
M. le baron.
— Enfin ! s'écrièrent ensemble les deux Corbeaux.
Puis, s'apercevantque M. de Gréoulx avait une physionomie
fort triste , elles ajoutèrent avec inquiétude :
— C'est donc une mauvaise nouvelle ?
— Vous allez voir , répondit-il en leur donnant la lettre.
Elle était ainsi conçue :
18.
210 REVUE DE PARIS.
Au chàleau de Gréoulx , ce 16 avril 17,..
« Moî^SIBUR ,
» Vous n'épouserez pas M"" Louise de la Verrière. Je vous
ordonne de revenir sur-le-champ près de moi. C'est à celle seule
condilion que je puis pardonner votre conduite. Je compte qu'à
l'avenir votre soumission réparera vos torts, et sur ce, je prie
Dieu qu'il vous garde.
» G., baron de Gréouix. »
— Eh bien ! il faut partir , partir sur-le-champ, s'écria Vé-
ronique. La chose tourne à bonne fin : pour la première fois de
sa vie, M. le baron renonce à sa volonté.
— Il est bien changé ! dit Suzanne.
— Allons , tout va pour le mieux , reprit Véronique , rentrons
à la maison, nous parlerons plus tranquillement qu'ici. Jésus !
M. le baron a cédé ; il renonce à ce mariage ! C'est comme un
miracle, et je ne le croirais pas, s'il ne l'avait écrit et signé de
sa main.
Gabrielle s'était enveloppée de sa mante ; elle marchait un
peu à l'écart et sans rien dire. En arrivant à la porte, M. de
Gréoulx resta un moment en arrière avec elle, et il lui dit à voix
basse, avec l'accent d'un triste reproche :
— Mademoiselle , vous seule ne prenez point part à ce qui
m'arrive !....
— Elle écarta samante, et leva sur lui un regard plein de larmes .
— Ah ! dit-il avec une expression indicible de tendresse et de
joie, ma chère Gabrielle !
— Qu'est-ce donc , petite ? dit Véronique en revenant ; vous
êtes toute pâle ! C'est la fraîcheur du soir qui vous a saisie. Ren-
trez bien vite.
La soirée s'écoula tristement. Les Corbeaux ne voulurent pas
jouer aux cartes, ces adieux les affligeant. Les deux amants
étaient recueillis dans le bonheur amer de ces derniers mo-
ments. Ils écoutaient avec terreur chaque coup de l'horloge, et
lorsque neuf heures sonnèrent à Saint-Laurent , tous deux fris-
sonnèrent ; l'instant fatal de leurs adieux était venu.
Le lendemain, M. de Gréoul.\ partit. Le même soir, on vint
REVUE DE PARIS. 211
chercher les Corbeaux pour veiller un mort , et la pauvre Ga-
brielle resta seule au logis. Alors elle fui saisie de celle horrible
Irislesse , de cel abalteraenl profond que laisse la perle de tout
ce qui intéresse et anime la vie. La nécessité de contraindre sa
douleur l'avait soutenue; pendant tout le jour, elle avait agi el
parlé comme la veille, quand elle était heureuse, quand elle at-
tendait le soir M. de Gréoulx ; mais lorsqu'elle fut seule , elle
s'assit à la place où il était ordinairement , et la tête baissée ,
les bras pendants , morne et éplorée , elle resta là jusqu'au
matin.
VI.
Quatre jours plus tard , la jeune fille et les Corbeaux veil-
laient tristement autour de la table. Les deux vieilles mêlaient
machinalement les cartes , et ne commençaient pas leur partie.
Un grand coup frappé à la porte les fit toutes trois tressaillir.
— C'est la manière de frapper du chevalier ! s'écria Véro-
nique.
— C'est lui ! murmura Gabrielle devenue pâle.
En effet , il était de retour.
— Ah ! mon Dieu, vous voici ! s'écria Suzanne d'un air plein
de crainte et de joie. Jésus ! Qu'est-ce que cela veut dire?
— Cela veut dire que M. le baron m'a chassé, déshérité , ré-
pondit-il avec un contentement qui contrastait singulièrement
avec ses paroles ; à présent , je n'ai plus ni famille , ni fortune ,
ni rien : je suis libre !
— Sainte Vierge.' mère de Dieu; eh ! comment? Que s'est-il
donc passé ?
M. de Gréoulx regardait Gabrielle, qui, muette et tremblante
de joie , n'osait lever la vue.
— Mais que s'est-il passé? répéta Suzanne; vous voilà triom-
phant comme saint Mitre , quand il se promenait avec sa tète à
la main ; il n'y a pourtant pas de quoi. Asseyez-vous , et racon-
tez-nous comment tout cela s'est passé.
— Quand je suis arrivé au château, dit Gaspard , M. le baron
m'attendait dans la grande salle qui est près de sa chambre.
— La salle des portraits? dit Véronique.
— Oui, c'est cela même, 31. le baron était assis sur son grand
212 REVrE DE PARIS.
f;iu(eiiil de cuir noir, comme quand il reçoit ses vassaux et te-
naiicitTS , et le jifre Josepli, son aumônier, était assis à ses
côtés. Je ni'ai)i)rocliai le cœur un peu troublé, et je restai de-
bout devant lui, attendant qu'il me donnât la main ; mais il n'en
fit rien. — Monsieur, me dit-il en fionçant ses longs sourcils
blancs , il était temps que vous revinssiez faire acte de soumis-
sion. — .le me rends à vos ordres, monsieur, lui répondis-je;
croyez que je sens vivement la condescendance dont vous venez
d'user à mon égard en renonçant à ce mariage... — Certaine-
ment, interrompit-il avec lui certain ai!' de fière ironie; j'y ai
renoncé parce qu'il ne pouvait plus se faire, M"<' Louise delà
Verrière étant morte d'une fièvre maligne.
— Ah ! s'écria Suzanne, Dieu seul est au-dessus des volontés
de M. le baron ! C'est heureux qu'il ait mis dans son saint para-
dis cette pauvre demoiselle de la Verrière.
— Elle serait encore de ce monde . que je ne me trouverais
ni plus heureux, ni plus A i)laindre . reprit le chevalier; car je
ne l'aurais pas épousée. Après m'avoir ainsi annoncé cette nou-
velle , M. le baron me congédia ; mais je vis bien à son air qu'il
lui restait quelque chose à me dire. Effectivement, le lendemain,
après la messe, il me fit appeler ; le révérend père Joseph élait
encore là.
— Gaspard, me dit M. le baron d'un air assez gracieux, j'ai
résolu de vous marier avant la fin de l'année, et, pour la seconde
fois, je vous ai choisi une femme. Vous épouserez M^^ de Chà-
teauredou ; feu son mari lui a laissé un bien immense ; c'est un
très-grand parti. Remerciez sa révérence qui a fait la demande
et donné parole en mon nom et au vôtre.
Je restai tout stupéfait el consterné....
— Cette M"»" de Chàteauredou et donc une personne mal plai-
sante et laide ? demanda Véronique.
— Au contraire, c'est une belle brune, d'humeur vive et
agréable. Le nom qu'elle porte n'est pas fort beau, feu son mari
ayant acheté, i)0ur l'anoblir, une de ces charges qu'on appelle
savonnettes à vilain ; pourtant les meilleurs gentilshommes du
pays se sont mis sur les rangs; il ne tiendrait qu'à elle d'épouser
un Siame, un Ponlevcz...
— Eh ! pourquoi pas vous .'' interrompit Suzanne étonnée.
— Parce (jueje n'ai jjoinl d'inclinalion pour elle.
REVUE DE PARIS. 213
— Voilà qui ne me paraît guère raisonnal)Ie, dit Suzanne en
clignoltant et en secouant la tête; mais voyons aprùs : comment
avez-vous répomlu à 31. le baron?
— J'ai répondu que je ne voulais pa.s nie marier encore ; j'ai
supplié mon grand-père de me laisser encore un ou deux ans de
liberté. Alors... Mais je n'ai pas besoin de vous dire ce qui s'est
passé, puisque vous connaissez M. le baron. 11 m'a donné sa
malédiction, il m'a chassé de sa présence. .le lui ai obéi, je me
suis retiré, et me voici.
— Jésus ! mon Dieu ! s'écrièrent les Corbeaux ; perdre un si
bel héritage ! un titre si ancien ! Cela ne se peut pas !
— Cela sera pourtant, j'en ai grand'peur, dit tranquillement
le chevalier.
— 11 n'y a pas apparence que celte belle M'"<^ de Châteaure-
dou vous fasse le plaisir de mourir aussi.
— A Dieu ne plaise que je le désire î
— Cette fois vous feriez peut-être bien d'obéir à M. le baron,
car enfin , il n'y a pas grand'raison dans votre refus ; vous n'ai-
mez pas cette belle veuve : eh bien ! cela viendra plus tard ,
quand vous serez marié...
— .Tamais, répondit M. de Gréoulx en regardant Gabrielle;
d'ailleurs, j'ai un autre motif, qui ne m'est pas personnel, pour
refuser ce mariage. Paul de Gillaret , mon ami d'enfance , est
amoureux de M™e de Châteauredou , il en est aimé peut-être, et
vous sentez que je ne puis pas aller sur ses brisées après avoir
reçu toute la confidence de ses sentiments ; je ne pouvais pas
dire cela à M. le baron.
— Oui , oui , j'entends, dit la vieille femme , qui ne compre-
nait rien à tous ces raffinements ; ne pas trahir un ami, même
quand il s'agit de perdre le litre et les revenus de la baronnie
de Gréoulx, c'est d'un bon gentilhomme comme vous ; cepen-
dant...
— Allez , je ne regrette rien ! interrompit le jeune homme
avec une joie impétueuse ; jamais je ne me suis trouvé aussi
plein d'espoir et de courage. Oh ! que la liberté est une belle et
douce chose ! qu'il fait bon vivre ainsi , content et maître de
soi-même! si vous saviez quelle triste jeunesse j'ai eue au mi-
lieu de toutes ces prospérités ! eh ! que m'importe de travailler,
d'être pauvre ! je sens que je vais être heureux !... Vous avoue-
214 REVUE DE PARIS.
rai-je tous mes tourments depuis bien des années ? J'étais
comme un captif qui soupire après sa délivrance ; je ne pouvais
pas m'empêclier de penser que la mort de M, le baron me ren-
drait libre : certainement, je ne l'eusse pas pleuré, et j'en avais
de grands remords de conscience ! que Dieu lui donne longue
vie à présent !
— Il a soixante-quinze ans , dit Véronique, et feu M. le ba-
ron son père, qui lui ressemblait fort, est allé à quatre-vingt-dix-
luiit ans. C'était aussi un terrible homme, et qui avait fait
mourir ses trois femmes de chagrin.
— Est-ce que vous l'avez connu aussi? demanda M. de Gréoulx
étonné.
— Certainement, répondit Suzanne d'un ton sec, et comme si
elle ne se fût pas souciée de répondre à d'autres questions.
— J'ai du courage et bon espoir, reprit le jeune gentilhomme,
j'ai gagné vingt années peut-être d'indépendance et de bonheur !
misé Suzanne, tnisé Véronique, plus tard , je vous dirai tout ce
que j'ai dans le cœur; à présent, il faut songer d'abord à ce que
je vais entreprendre pour gagner honorablement ma vie ; j'irai
servir dans les armées du roi.
Gabrielle changea de couleur à ces paroles , et les Corbeaux
s'écrièrent ensemble : — Ne songez pas à cela , monsieur le
chevalier ; la guerre est un mauvais métier.
— Il faut pourtant bien faire quelque chose; ce n'est pas avec
une centaine de louis que pourra me rendre la vente de (juel-
ques bijoux superflus, qu'on peut vivre longtemps, même
sans carrosse et sans laquais.
— Ne vous inquiétez pas de cela , répondit Véronique, et sur-
tout n'allez pas vendre vos bijoux à quelque juif qui vous en
donnera moitié prix. Restez tranquillement à votre hôtellerie du
Coq d'Argent...
— Mais, interrompit-il, je ne puis pourtant plus vivre tout à
fait en gentilhomme , et je ne veux pas attendre d'être forcé
d'accepter les offres que vous me fîtes si généreusement ; je
n'aime pas les dettes.
— Quand je vous dis de ne pas vous inquiéter de cela ! répéta
le Corbeau ; un de ces jours nous reparlerons de vos affaires ,
et, Dieu aidant, elles pourront bientôt prospérer mieux que
vous ne pensez, n'est-ce pas, ma sœur?
REVUE DE PARIS. 21o
— C'est mon avis , répondit l'autre Corbeau.
— Que je vous remercie de l'intérêt que vous prenez à moi !
dit M. de Gréoulx en souriant de la confiance avec laquelle ces
deux vieilles pauvres femmes lui prédisaient qu'il ferait for-
lune , et touché jusqu'au fond de Târae du désintéressement
avec lequel elles mettaient à sa disposition leurs petites res-
sources.
Gabrielle se taisait; mais , en ce moment, elle eût volontiers
baisé ces grandes mains ridées qui, le premier jour, lui faisaient
horreur.
Quand le jeune gentilhomme s'en fut allé et que Véronique
eut fermé toutes les portes, la jeune fille se relira au fond delà
chambre pour dire ses prières à côté du petit lit qu'on lui avait
dressé derrière le grand lit de serge verle; les Corbeaux reslè-
rent devant la cheminée où l'on ne faisait plus de feu , quoique
les soirées fussent encore fraîches.
— Ma sœur, dit Véronique , ne pensez-vous pas que Gaspard
de Gréoulx peut encore faire aussi grande figure dans le monde
que si M. le baron ne l'eût pas déshérité?
— Si fait, répondit tranquillement Suzanne; c'est une idée
qui m'est venue ce soir. Nous irons voir M. Vincent , et puis...
— Chut ! interrompit Véronique eu tournant la tête ; cette
enfant pourrait nous entendre.
M. de Gréoulx revint les jours suivants, et tout se passait
comme avant son départ. Seulement la partie durait quelquefois
jusqu'à dix heures , et le gentilhomme avait des distractions qui
lui faisaient perdre beaucoup de rouges liards,que les Corbeaux
enfermaient joyeusement dans leur grande bourse.
Un malin , les vieilles femmes sortirent de très-bonne heure
pour aller chez ce M. Vincent dont elles parlaient quelquefois.
Quand elles rentrèrent pour dîner , vers midi , elles trouvèrent
le feu éteint, la table nue, et Gabrielle tout en larmes.
— Sainte mère de Dieu ! qu'est-il arrivé ici ? s'écria Véroni-
que ; pourquoi pleurez-vous ainsi, mon enfant?
— Il est perdu, et moi aussi, mon Dieu! je vais tout vous
dire.... Misé Véronique, misé Suzanne, me pardonnerez-vous !
répondit Gabrielle en se jetant impétueusement à leurs genoux.
Ah ! je suis si malheureuse !...
— Pour l'amour de Dieu ! parlez , mon enfant ! interrompi-
216 r.tVUt DE l'AHlS.
leiil les Corbeaux; nous vous pardonnons . nous vous pardon-
nons (ont; raais qu'avez-vons fail?
— llélas ! lien , rien de mal , et i)Ourlanl Mais ce n'est
pas de moi qu'il s'agit, c'est de M. de Gréoulx. 11 est en prison ;
il est au château d'If.
— Comment! comment! que diles-vous?
— Oui, par ordre du roi.... Une lettre de cachet.
— C'est M. le baron qui l'a obtenue, s'écrièrent ensemble les
Corbeaux. Jésus ! mon Dieu ! quel malheur !
Il y eut un silence ; les deux vieilles femmes étaient conster-
nées. Gabrielle , à genoux devant elles , leur serrait les mains
avec de muels sanglots.
— Jésus ! Marie ! calmez-vous donc, mon enfant, dit Véroni-
que en la relevant. Voyons , dites-nous comment vous avez
appris cette mauvaise nouvelle?
— Je l'ai apprise par quelqu'un qui est venu ici de la part de
M. le baron.
— Ici! Et pourquoi? interrompirent les Corbeaux avec une
surprise extrême. Que nous voulait-on?
— C'était à moi qu'on voulait parler.
— ,i vous? s'écriérent-elles , de plus en plus étonnées. Et quel
était cet envoyé ?
— C'était un laquais, répondit la jeune fille avec une amère
fierté. Il a exécuté les ordres de son maitre; c'est bien, c'est son
devoir.
Elle passa son mouchoir sur ses yeux , et reprit d'une voix
brève :
— Cet homme est entré, il s'est assis là , il m'a dit, en regar-
dant autour de lui d'un air insolent : « Où sont vos tantes , vos
cousines, ces femmes avec qui vous vivez?» Et comme j'ai ré-
pondu que vous étiez sorties . il a ajouté: «Tant pis! J'ai à
vous parler, et je n'aurais pas été fâché qu'elles fussent présen-
tes. Depuis tantôt deux mois , M. le chevalier de Gréoulx vient
ici tous les jours ; vous ne pouvez i)as le nier , je l'ai vu. M. le
baron de Gréoulx, son grand-père, fâché de ces visites , a solli-
cité une lettre de cachet en vertu de laquelle M. le chevalier a
été arrêté ce malin. Quant à vous , ma mignonne, M% le baron ,
au service duquel j'ai l'honneur d'être, m'envoie pour vous faire
savoir ses intentions....
REVUE M l'ARlS. -217
l'iijfrariti coup fraind'; à \;\ porte coupa la p;iroie à Gabiicllc.
— C'est cet homme «jui revient , s'écria-t-el!o ; sans doute il
va répéter devant vous ses abominables menaces!...
Elle se réfugia tremblante au fond de la chambre. Véronique
alla tranquillement ouvrir la porte, tandis que Suzanne , qui
n'avait pas comi)ris grand'chose A tout cela, disait :
— Ne craignez rien, mon enfant! Vrai Dieu ! nous allons voie
(le quoi on ose vous menacer !
Le personnage qui entra était un grand drôle portant livrée ;
il avait l'air insolent et bête d'un laquais de bonne maison.
— Voyons un peu, commères , s'il y aura moyen de s'enten-
dre avec vous , dit-il d'un ton de boniionije et en s'asseyant en
face des Corbeaux; tantôt cette petite m'a presque jeté à la
porte. Je ne lui ai pourtant rien dit de trop décousu...
— Voyons, que nous voulez-vous? interrompit Suzanne avec
cet accent sec et cassé qui lui était particulier.
— D'abord ce n'est pas de mon chef que je viens ; c'est par
Tordre de M. le baron de Gréoulx. Il m'a envoyé ici pour ni'in-
former de la vie que menait M. le chevalier son petit-fils, et je
lui ai fidèlement rapporté ce qui se passe. D'après cela , M. le
baron a tout de suite compris d'oîi venait la rébellion de M. le
chevalier à ses volontés , et il m'a ordonné de venir vous trou-
ver pour vous dire ses intentions. Je le sers depuis cinq ans...
— Après, après, interrompit Suzanne; nous n'avons pas
besoin de vos certificats , venons au fait; que nous veut W. le
baron?
— Il veut que celte petite quille le pays et ne revoie jamais
monsieur son petit-fils . sinon il la fera enfermer aux filles du
I5on-Pasteur. Comme monseigneur sait qu'il faut de l'argent
pour voyager , Il m'a chargé pour elle d'une cinciuantaine d'é-
cus; les voici. ^ ous voyezqn'il n'y a pas de quoi jeler les luuils
cris.
Gabrielle s'était rapprochée, le regard animé, la rougeur au
front; elle ne pleurait plus.
— Eh bien! dit-elle en se tournant vers les Corbeaux,
vous entendez !
— Est-ce tout ce que vous aviez à dire ? demanda Suzanne en
se tournant vers l'envoyé.
— îsoii. je veux de mon '-hef vous faire une autre proposi-
2 19
âl8 REVUE DE PARIS.
tioii, répondil-il d'un air prolecleiii' cl empicssé j loule cette
histoire peut finir autrement. 11 m'est venu une idée. Cette pe-
tite raignonne-ià me plaît infiniment. Cordieu! je suis un brave
garçon et j'ai des économies ,• que veut M. le baron ? ôter cette
chimère de la tète de son petit-fils. Eh bien ! il sera satisfait, si
j'épouse la maîtresse de M. le chevalier....
A ce mot , Suzanne se redressa avec un geste inexprimable
d'indignation et de grandeur ; son vieux visage prit une expres-
sion singulière de hauteur et d'autorité :
— Hors d'ici, faquin, dit-elle en montrant la porte, hors d'ici!
Tu viens d'insulter Mi'" Gabrielle de Lescale ; je te défends de
jamais reparaître en sa présence! Hors d'ici , te dis-je !
Le laquais obéit sans réplique à cet ordre impérieux ; le nom
de Lescale, cette colère hautaine comme celle d'une grande
dame , l'avaient jeté dans une extrême confusion. Il s'en alla à
reculons en faisant la révérence. Gabrielle s'assit en cachant
son visage de ses mains.
— Voilà donc pourquoi vous pleuriez, mon enfant? dit
Suzanne; mais je ne comprends pas de quoi vous nous deman-
diez pardon.
La jeune fille lui prit les mains et répondit d'une voix profon-
dément émue :
— Je vous ai demandé pardon, parce que , dans ce que vient
de dire cet homme , il y a quelque chose de vrai • j'aime M. le
chevalier et il m'aime aussi....
— Est-il possible ! s'écrièrent les Corbeaux avec uu grand
étonnement.
— Oui, nous nous sommes aimés, reprit la jeune fille avec
plus de calme ; nous nous sommes aimés sans le vouloir , sans
le savoir, sans songera ce qu'il pouvait en arriver.... A présent
je vois.... je comprends.... il faut que cet amour finisse.... Je
veux entrer dans un couvent... on me recevra sans dot comme
sœur converse.... Oh! misé Suzanne, misé Véronique, je n'ou-
blierai jamais vos bontés ! Je prierai Dieu pour vous tous les
jours.... Vous seules m'avez fait du bien en ce monde!... M. de
Gréoulx obéira, il le faut... autrement il resterait dans sa pri-
son.... Qu'il soit heureux, mon Dieu ! moi, je m'en vais, je m'en
vais.... Que ferais-je dans le monde où les méchantes gens me
méprisent et m'insultent? Demain vous me ramènerez à la Visi-
REVUE DE PARIS. 219
talion... et vous ferez savoir à M. le baron que je ne reverrai ja-
mais M. de Gréoulx, que je suis comme morte; que je suis re-
ligieuse!....
Ce désespoir, cette fierté d'àme, ces résolutions touchèrent au
cœur les deux vieilles femmes ; pour la première fois depuis
bien des années les larmes leur vinrent aux yeux.
— Ma fille , s'écria Suzanne avec une subite détermination ,
laisse-nous faire ! On t'a insultée , tu auras réparation ! M. le
ciievalier est prisonnier , bientôt il sera libre ! Demain je pars
avec ma sœur pour le château de Gréoulx ?
VII.
Le château de Gréoulx est un antique édifice situé dans les
montagnes de la haute Provence. Il fut bâti par les Templiers au
commencement du xiii^ siècle , et , lors de la destruction de
l'ordre, cette seigneurie passa dans la famille dont le chevalier
Gaspard de Gréoulx était le dernier descendant. Le château avait
l'aspect extérieur de toutes les forteresses du moyen âge. Ses
remparts, qui dominaient les misérables maisons du bourg ,
étaient liés à chaque angle par des tours crénelées , et au milieu
de ces constructions irrégulières s'élevait le donjon où l'on gar-
dait les archives et le trésor. Mais les seigneurs de Gréoulx
avaient arrangé l'intérieur avec un luxe plus moderne. L'ensem-
ble avait toujours le caractère religieux des constructions pri-
mitives ; le cloître subsistait encore autour du vaste préau où se
promenaient jadis les chevaliers du Temple ; mais , au-dessus
de ces sombres arcades s'ouvraient de larges fenêtres à corni-
ches sculptées , et derrière lesquelles retombaient de lourds ri-
deaux de soie. Le premier étage, entièrement rebâti sous
Louis XIV , était meublé avec toute la magnificence de cette
époque, et depuis cinquante ans on n'y avait rien changé.
En arrivant à Gréoulx , les deux Corbeaux s'arrêtèrent dans
l'unique auberge du village pour se rhabiller proprement avec
leurs robes de sergette et leurs grandes coiffes bien blanches et
bien plissées ; puis elle prirent lentement le chemin du château.
A mesure qu'elles gravissaient cette pente roide, au bord de la-
quelle étaient échelonnés de vieux ormes rabougris, elles recon-
2J0 RF.VUE DF, PARIS.
naissaient avec une certaine émotion chaque site , chaque dt-
lour, chaque arbre, chaque pierre.
— Voyez-vous Ifi-bas le grand noyer qui fut frappé du ton-
nerre le jour de l'.\ssomption de Notre-Dame, à l'heure de vê-
pres? dit Véronique; il fait toujours un bel omhiage.
— Et ici la sainte Vierge dans sa niche de pierre . enfer-
mée sous le grillage où nous attachions de si l)eanx bouqiiel.s
blancs ?
— Et le petit .jardin entre les tours? Comme les vignes qui
tapissent la min-aille sont vigoureuses ! Que de roses, que de
belles fleurs ! c'est comme autrefois !
— Et là-bas, les bois, les prairies, comme tout cela est vert ,
comme tout cela est encore jeune et beau !
Elles se regardèrent en soiijtirant et dirent ensemble :
— Mais nous !...
Il y avait à Tenlrée du chàleau un garde en livrée auquel s'a-
dressa Véronique ; il ne daigna pas se lever pour répondre h ces
deux femmes qui arrivaient à pied , et dit en croisant les bras
d'un air bourru :
— Vous venez pour une (luèle , penl-è(re? Tous les jours on
importune comme cela M. le baron! C'est une procession à l'é-
poque des bonnes fêtes ! Je ne sais pas si vous pourrez parler à
monseigneur. Montez par le grand escalier ; il y a du monde
dans l'antichambre, on vous répondra...
— Il nous prend pour des mendiantes ! murmura Suzanne
avec une espèce de sourire et en jetant autour d'elle un long
regard.
— Le grand escalier est là-bas au bout du cloître , ajouta le
garde.
— Nous le savons, dit sèchement Suzanne ; allons , ma sœur.
Elles arrivaient heureusement après le dîner à l'heure où le
baron de Gréoulx donnait ses audiences. Un valet les introduisit
dans la grande salle après avoir été prendre les ordres de son
niaîlre. Le terrible vieillard était assis dans son grand fauteuil
à dossier armorié. 11 était vêtu, à la mode de l'autre siècle , d'un
pourpoint galonné et d'une veste de dessous sur le devant de
laquelle retombait un rabat de dentelles. Une ample perruque,
H frisure étagée, encadrait dans ses boucles symétriques un vi-
sage dont les grands traits rappelaient ceux de Louis XIV dans
f'.FVIJE DE l'AlUS. 2-21
sa vieillesse j o était le même a-il noir cl couvert <le larges sour-
cils , la même houclie rculiée , le même port de tête; mais il
manquait à la physionomie du baron l'expression de noblesse et
de bonté sévère qu'avait celle du feu roi. 11 y avait une sombre
fierté dans son attitude et uiw sorte d'emportement dans ses
moindres gestes ; on devinait au premier aspect un homme de-
vant lequel toutes les volontés pliaient.
Les Corbeaux s'avancèrent d'un air calme et firent la révé-
rence en jetant un coup d'oeil autour de la salle.
— Qui ètes-vous , et que me voulez-vous? demanda le baron
en les regardant avec une hauteur dédaigneuse, car il les trou-
vait horriblement vieilles et laides.
— Je m'appelle Suzanne.
— Et moi Véronique, répondirent simplement les deux vieilles
femmes.
Le baron fit un mouvement ; puis, se remettant presque aus-
sitôt, comme quelqu'un qui revient , après un moment de ré-
Hexion , d'une frayeur chimérique , il dit d'un ton sec : .\près?
qu'avez-vous à me dire ?
— C'est une longue histoire qui. pour l'honneur de la famille
deGréoulx, doit être racontée devant vous seul, monsieur le
baron, réponditSuzanne : faites ferraerles portes,- que personne
ne vienne écouter ou nous interrompre.
Il les regardait sans répondre et comme frappé de quelque
terrible apparition. Suzanne prit la clochette posée sur la table
et sonna. Un valet parut.
— Ne laisse entrer personne ici, lui cria le baron , et va-t-en
dans la première antichambre.
Quand il se fut retiré, les deux Corbeaux s'assirent.
. — Monsieur, dit Suzanne, il y a cinquante ans passés que
deux jeunes filles sortirent par force de cette maison où elles
étaient nées. Vous étiez devenu le chef delà famille par la mort
de feu M. le baron de Gréoulx, leur père et le vôtre, vous vou-
liez être son unique héritier, et, pour cela, il fallait que vos
sœurs fussent religieuses. Elles étaient jeunes , elles avaient été
élevées dans la crainte et la soumission, cependant elles osèrent
vous résister : elles refusèrent de prendre le voile au couvent des
bénédictines d'Aix où vous les aviez enfermées. Alors vous eûtes
recours à la violence. Elles furent conduites dans une autre
19.
322 REVUE DE PARIS.
maison religieuse, chez les carmélites d'Arles, et là il se passa
des choses qui, si elles avaient été divulguées, eussent fait citer
la prieure devant les tribunaux ecclésiastiques , et vous devant
le lieutenant criminel. Les deux jeunes filles passèrent l'année
de leur noviciat dans une cellule murée ; on leur donnait à peine
assez de pain et d'eau pour qu'elles ne mourussent pas de faim ;
on les menaça de les laisser dans celte prison toute leur vie.
Elles feignirent de se soumettre , et alors elles furent traitées
plus doucement. On crut à leur vocation , vous en répandiez le
bruit dans le monde ; elles allaient prononcer leurs vœux. Mais
un jour, on ne les trouva plus dans leurs cellules; elles s'étaient
évadées, et depuis, personne n'en a plus entendu parler.
— Elles sont mortes, murmura sourdement le baron, qui était
devenu pâle à ce récit ; elle sont mortes depuis longtemps.
— Elles vivent, répondit Suzanne, elles vivent toutes deux....
— Je ne vous crois pas ! interrompit violemment le baron ;
après tant d'années , d'où reviendraient-elles ? Où sont les preu-
ves? Ces malheureuses filles sont mortes! vousdis-je.
— Mon frère, s'écria Suzanne en le regardant en face d'un
air de fière ironie, vous ne voulez donc pas nous reconnaître !...
Et comme le baron détournait la vue avec un geste de confu-
sion et de rage, elle ajouta : En effet, nous ne sommes plus les
belles demoiselles de Gréoulx ; le travail , les soucis nous ont
donné, de bonne heure , des rides. Vous aussi, vous avez vieilli
dans le bonheur et l'oisiveté; mon frère, je vous ai reconnu
pourtant !...
— Taisez-vous ! sur le salut de votre âme , taisez-vous ! in-
terrompit le baron hors de lui.
— Je n'ai pas achevé noire histoire , reprit froidement Su-
zanne en se rasseyant. Il est cependant à propos que vous la sa-
chiez tout entière. Après nous être ainsi sauvées du couvent,
nous ne savions que devenir. Nous aurions pu vous traîner en
cour de parlement , et nous faire rendre justice; mais nous son-
geâmes à l'honneur de notre maison , et c'est ce qui nous arrêta.
Tandis que vous espériez peut-être que nous nous serions noyées
dans le Rhône , nous marchions à travers champs, habillées en
paysannes , et avec un écu de trois livres dans la poche pour
toute ressource. Nous avions été élevées à ne rien faire, comme
les demoiselles de grande maison ; nous ne possédions aucune
REVUE DE PARIS, 223
industrie qui pût nous faire vivre, comme tant d'autres femmes,
en exerçant un métier; mais le pain ne manque jamais à qui
veut travailler. Nous prîmes le chemin de Marseille ; c'est une
grande ville où nous ne connaissions personne, et où l'on se perd
aisément dans la foule. En arrivant, ma sœur eut l'idée de se
faire garde-malade ; il ne faut point d'apprentissage pour cet
état-là ; il suffit d'avoir du courage , de la force , de la patience,
de la discrétion et de l'honnêteté, pour réussir : nous réussîmes.
Depuis cinquante ans, nous sommes connues dans la ville de
Marseille ; mais personne n'a jamais su de quelle famille nous
sortons. Notre réputation est faite. 11 n'y a point de maison dont
on ne nous confiât volontiers toutes les clefs , tant on est sûr de
notre probité. A pj-ésent nous n'avons plus assez de vigueur pour
servir les malades ; mais nous ensevelissons les morts. Le peuple
nous a surnommées les Corbeaux , et les petits enfants ont peur
de nous; cela ne nous empêche pas de continuer notre métier et
de travailler à notre salut par de bonnes œuvres; c'est ainsi que
nous avons été veiller notre petit-neveu, Gaspard de Gréoulx....
— Gaspard sait qui vous êtes? interrompit le baron avec
terreur.
— Il n'en a pas le moindre soupçon ; il croit, comme tout le
monde , que nous sommes de basse origine , les filles d'un la-
quais de votre maison peut-être , car il sait que nous vous avons
autrefois connu. Lui, savoir qui nous sommes ! non, non, ni
Gaspard , ni personne n'y songe. Qui pourrait se douter que les
Corbeaux sont de la noble famille de Gréoulx , et que vous êtes
leur frère , monsieur le baron ?
— Vous avez déshonoré votre nom ! s'écria-t-il violemment ,
je vous renie... Mais que venez-vous faire ici? par le sang de
Dieu , est-ce pour me demander de vous reconnaître?
— Nous le pourrions , répondit tranquillement Suzanne, nous
pourrions aussi réclamer notre légitime avec les intérêts depuis
cinquante ans , ce qui triplerait à peu près la somme ; mais nous
renonçons à tout sous une condition , c'est que Gaspard de
Gréoulx soit libre et que vous le laissiez lui-même choisir une
femme...
— Vous êtes folles ! interrompit le baron avec une explosion
de colère ; sachez que le chevalier s'est épris d'une petite péron-
nelle , d'une fille sans nom , sans fortune...
224 RF.VUE DE PARIS,
— Vous VOUS trompez , sa noblesse vaut la vôl.e, répliqua
fiùremenl Véronique ; elle s'appelle Gabrielle de Lescale; elle est
orpheline, nous l'avons adoptée...
— Par le corps du Christ ! c'est donc chez vous que j'ai en-
voyé Saint-Jean? s'écria le baron stupéfait.
— Oui , mon frère , un laquais qui a menacé Mi'e de Lescale
de votre part , en lui disant que vous la feriez mettre au cou-
vent des Filles-Repenties, ((ui , l'a insultée par une proposition
de mariage. Sur mon salut^ il lui faut une réparation ; je la lui
ai promise , elle l'aura !
Il y eut un silence : le baron s'était levé d'un air qui eût inti-
midé des femmes moins résolues que ses sœurs; la colère lui
avait fait reuionlerle sang au visage; il se promenait à grands
pas dans la salle comme un homme hors de lui ; les deux vieilles
femmes , roides et impassibles , le suivaient du regard.
— Mon frère , dit tout à coup Suzanne avec une fermeté
calme , décidez-vous , décidez-vous sur-le-champ ; nous ne pou-
vons pas, nous ne voulons pas attendre...
— En effet , interrompit-il avec une sombre ironie, vous êtes
là pensant me tenir le pistolet sur la gorge !... Vous me faites
des conditions , des menaces. Allez, vous êtes folles!... Je ne
vous crains pas !...
Il avait peur pourtant, en son àmc : il reconnaissait son sang,
il comprenait qu'il luttait contre des volontés aussi fermes ,
aussi hautes que la sienne , et il baissa la vue lorsque Suzanne,
«avançant vers lui avec une froide résolution , lui dit lente-
ment : Vous refusez? vous nous refusez justice et satisfaction
pour M"» de Lescale et pour Gaspard ? Eh bien , nous la leur fe-
rons rendre nous-mêmes! Mon frère, vous vous repentirez de
ceci dans ce monde et dans l'autre ! les hommes vous mépriseront,
Dieu vous punira ! Oui , mon frère , dans huit jours , vous serez
cité à comparaître devant des juges , pour reconnaître vos
sœurs , les Corbeaux, comme on les appelle dans tout Marseille;
nous fournirons nos preuves devant messieurs du parlement ?
Ah! vous voulez nous traîner jusque-là, nous irons!... Nous
rentrerons ici , monsieur, non pas comme aujourd'hui, hum-
bles et méprisées , mais sous notre véritable nom. Adieu , mon
frère , nous nous reverrons bientôt !
Il se mit devant la porte avec un geste violent, et fit signe
aux Corbeaux de se rasseoir.
BRVDK DE PARIS. "2'i5
— Écoutez , «lit-il en essayant de reprendre un peu de sanp-
froid , et de plier son orgueil aux nécessités de cette lerrihle
situation ; écoutez , ce n'est pas moi qui veux déshonorer notre
maison par un si grand scandale... mais je ne puis pas vous
satisfaire , non, je ne le puis pas, vous ne savez pas tout... ni
Gaspard non plus...
Elles le regardèrent d'un air déliant et surpris ; il restait de-
bout , morne, les bras croisés , et comme torturé par la néces-
sité d'en venir à d'autres explications.
— Parlez! s'écria Suzanne avec impatience, parlez; sinon,
nous allons nous retirer.
Alors , pour la première fois de sa vie , le baron de Gréoulx
humilia son orgueil et sa volonté.
— Vous voulez que cette jeune fille , M''^ de Lescale , de-
vienne une grande dame? dit-il amèrement; vous voulez qu'elle
soit riche? Eh bien! sachez que je suis ruiné , que si Gaspard ne
relève pas sa fortune par quelque grand mariage, mes créan-
ciers vendront la baronnie de Gréoulx.
— Nous la rachèterons ! répliqua froidement Suzanne.
— Vous ! s'écria le baron , croyant qu'elle avait perdu l'es-
prit; par la vraie croix ! où auriez-vous gagné cet argent? ù
servir les malades et à coudre les morts dans leur suaire ?
Il s'interrompit avec un éclat de rire convulsif , et en haus-
sant les épaules d'un air de pitié.
— Je vais vous raconter encore cette histoire , dit Suzanne
sans s'émouvoir. Il y a trente ans environ , nous fûmes appelées
pour soigner un négociant qui avait tenté de s'ôter la vie en
s'empoisonnant; le pauvre homme était fort mal et refusait
toute espèce de secours; comme nous lui représentions qu'il se
perdait ainsi corps et âme , il nous avoua qu'il voulait mourir,
ne pouvant supporter le déshonneur de voir protester sa signa-
ture. II s'agissait de 10,000 livres, nous les avions en réunis-
sant toutes nos économies ; nous les lui prêtâmes , cela lui porta
bonheur; nous avons laissé cette somme dans son commerce ,
nous avons participé A ses bénéfices. Aujourd'hui, la maison
Vincent est l'une des plus riches de Marseille, et nous avons
près de quatre cent mille écus ; ce sera la dot de Gabrielle si elle
épouse notre petit-neveu ; ne croyez-vous pas qu'elle suftise
pour racheter la baronnie?
83$ REVUE DE PARIS.
— Elle suffira cerlaiiieraent, répondit le vieux baron suffoqué
d'élomiemenl et prts d'en perdre la tète.
— Il faut remercier Dieu qui a conduit à bien tout ceci , re-
prit Suzanne. Jusqu'au moment où nous avons connu Gaspard,
uotre intention avait élé de laisser celte fortune aux pauvres ;
nous n'en aurions jamais joui, elle est trop au-dessus de l'état
où nous avons vécu si longtemps. Elle relèvera les affaires de la
famille. Monsieur le baron , ces enfants ne doivent rien savoir
de tout ceci. Vous donnerez par contrat de mariage la seigneu-
rie de Gréoulx à Gaspard.
Le baron fit un mouvement.
— Aimez-vous mieux qu'il la rachète ? reprit Suzanne ; je crois
qu'il serait plus convenable de vous éviter cet affront. Vous réu-
nirez vos créanciers; nous les payerons , et le monde ne saura
pas que vous aviez dissipé l'héritage de notre père.
Le baron demeurait confondu. On devinait en lui lui les souf-
france d'une âme orgueilleuse, forcée de choisir entre deux hu-
miliations ; cependant il ne pouvait hésiter longtemps.
— Je consens à tout, dit-il; mais je ne veux me mêler de
rien. Que ce mariage se fasse , que Gaspard amène ici sa femme :
elle y sera la bien-venue , elle y sera dame et maîtresse. Je suis
vieux , et je ne veux plus m'occuper que de mon salut.
Les Corbeaux se levèrent.
— Adieu , mon frère, dit Véronique en lui tendant la main ,
nous ne nous reverrons plus ; nous allons rentrer pour toujours
dans notre petite maison de la rue Saint-Laurent. Ces enfants
ignoreront qu'ils nous appartiennent de si près ; mais je les
connais, ils ont bon cœur, ils sont reconnaissants, ils ne nous
oublieront pas dans le bonheur, et nous les reverrons quelque-
fois.
Les deux vieilles femmes semblèrent adresser aussi un muet
adieu à tout ce qui les environnait ; elles parcoururent une der-
nière fois du regard cette vaste salle où chaque place , chaque
meuble leur offrait un souvenir. Leurs yeux suivirent lente-
ment la série de portraits suspendus à la muraille, et s'arrêtè-
rent sur celui de leur mère morte à la fleur de l'âge. La noble
dame était représentée tenant dans ses bras deux belles petites
filles toutes roses et pomponnées de rubans :
— Nous voilà poiirtanl! murmura Suzanne avec un soupir.
KEVUE DK HAKIS. •il!
— Allons, allons, ma sœur ! dit ^ éioniquu en essuyant une
laime.
Le baron s'était levé aussi. II avait l'air impatient et les yeux
secs.
— Adieu! mon frère, répéta Suzanne; tout est dit entre
nous ; monsieur le baron , vous pouvez laisser entrer vos gens ;
il n'y a plus ici que deux vieilles femmes étrangères,
A ces mots , les Corbeaux firent une humble révérence et
s'éloignèrent lentement.
Le baron avait sonné.
— Bourguignon , dit-il au laquais, accompagne jusques en
bas ces demoiselles
Trois semaines plus tard , le mariage de Gaspard de Gréoulx
et de Gabrielle de Lescale fut célébré à l'église de Saint-Lau-
rent sans aucune pompe ni cérémonie. Les Corbeaux assistè-
rent à la messe, et ramenèrent ensuite les nouveaux époux dans
leur maison. Le carrosse qui devait les conduire au château de
Gréoulx , était déjà à la porte. La mariée quitta ses belles coif-
fes de dentelles blanches , pour prendre un mantelet de voyage ;
et, avant de partir, elle détacha la couronne d'immortelle, sus-
pendue à la cheminée , pour la mettre avec son bouquet de
noce.
La jeune femme embrassa les Corbeaux en pleurant j elle
les aimait de toute son âme , et c'était maintenant un grand
chagrin pour elle de les quitter. Gaspard leur serra les mains
en disant :
— Je vous dois fout ! Vous m'avez sauvé de la mort; vous
avez fléchi la volonté de M. le baron ; vous m'avez donné Ga-
brielle.... Comment pourrais-je jamais reconnaître de si grands
bienfaits?... Vous ne me deviez rien; et vous avez plus
fait pour mon bonheur que de proches parentes, qu'une
mère....
— C'est que nous vous aimons comme si vous nous apparte-
niez , répondit Suzanne avec un certain attendrissement , tandis
que Véronique pleurait tout à fait ; soyez heureux, mes enfants ;
i-'8 RtVLit UE PARIS.
revenez nous voir queltiiiefois. Ouand nous seron» mortes , sou-
venez vous de nous , cl dites au milieu de votre bonheur : Ces
pauvres vieilles femmes , qu'on appelait les Corbeaux , nous oui
pourtant fait du bicu !
M«e Charles Retbaiu.
LES
BOIS DU NIVERNAIS
ET
liES FORÊTS» DE l,\ IVOBWECiE.
Dans toutes les maisons anciennes , aux murs bâtis solide-
ment de pierres et de briques , aux planchers recouverts de car-
reaux rouges à quatre , six ou huit faces , dans ces maisons ofi
les parquets étaient un luxe dispendieux et rare , s'il vous eut
pris fantaisie d'interroger les matériaux de l'édifice sur leur ori-
gine et leur histoire , la réponse eût été brève et uniforme. Les
pierres venaient de la carrière voisine, les briques et les car-
reaux , de la tuilerie , et les i)arquets , de nos forêts de chênes.
L'imagination d'un Parisien d'autrefois n'eût pu aller au delà
des catacombes de Montrouge, des tuileries que Médicis rem-
plaça par un palais , et du bois de Vincennes. Mais aujourd'hui
que le sapin joue un si grand rôle dans la construction de nos
demeures , aujourd'hui qu'il forme la moitié des murs et toutes
les boiseries , qu'il multiplie les parquets depuis le rez-de-chaus-
sée jusqu'aux mansardes , et entreprend de reléguer le carre-
lage dans les chaumières; si vous voulez bien demander i\ celle
humble planche que vous foulez aux pieds, sa naissance et son
histoire, elle a tout un roman à vous dire , plein de souvenirs
orgueilleux et de vicissitudes étranges, Née sur les Alpes de Kor-
2 20
230 REVUE DE PARIS,
wége , elle fut un arbre qui bravait la tempête ; dressée aux
flancs des monts, ou penchée sur un abîme, ses branchages
rendaient au souffle du vent un murmure semblable à celui du
torrent qu'elle couvrait de son ombre; elle recevait sur ses ra-
meaux pendants la poussière humide des cascades , et, du-
rant les hivers , voilait sa noire verdure sous des masses écla-
tantes de neige. Depuis , abattue parle vent, ou par la main
des hommes , livrée au torrent, heurtée à tous les rochers de
ses bords , jetée sous les dents grinçantes de la scie , emprison-
née dans les flancs d'un vaisseau qui longtemps l'a ballottée sur
les mers , elle a passé par mille mains pour venir se faire meu-
ble , muraille , plancher, parquet et lambris ; car telle est l'his-
toire de la plus grande partie des sapins qui servent à nos usa-
ges. Qui n'aimerait à suivre celte histoire dans ses détails ; à
s'attacher aux traces de ce commerce qui va aux solitudes les
plus reculées prendre un arbre parmi ses frères , le marque de
son timbre , l'envoie à la mer, le recueille sur le rivage , le di-
rige vers une lointaine contrée de l'Europe , et là le façonne ,
le divise et l'éparpillé à sa guise? On aurait à se transporter au
milieu des montagnes et des forêts immenses, au bord des fleu-
ves et des lacs , où s'élève le bruit criard des scieries mêlé au
bruit solennel de la chute des eaux , et sur les flots bondissants
des mers de la Norwége. On recueillerait çà et là, dans ce poé-
tique voyage , des particularités curieuses sur ces simples plan-
ches dont la destinée a tant de phases , et des notions générales
sur le commerce du bois dans le Kord, sur sa nature, ses moyens
et son étendue ; notions intéressantes pour nous, car ce com-
merce est fait en grande partie avec la France. Cette pensée ,
je l'ai réalisée. J'ai parcouru les forêts de Norwége et de Suède,
des rives du Cattégat et de la Baltique, où l'arbre puissant
étreint les rochers dans ses racines, comme un aigle qui com-
prime sa proie, jusqu'aux pleines marécageuses et aux mon-
tagnes de Laponie, où le pin disparait , où le bouleau nain et
rabougri se traîne sur le sol humide , et rampe parmi le lichen
des rennes. J'ai vu les torrents où bondissent les troncs dépouil-
lés de leur écorce , les lacs où ils flottent; j'ai visité les tra-
vaux, souvent immenses, que le flottage des bois a rendus néces-
saires; j'ai mélangé dans ma pensée ce ([ui se mélange dans la
réalité , les scieries et les cascades, le commerce et les paysages,
REVUE DE PARIS. 231
les notions techniques du négoce et les sensations que donne
l'aspect d'une admirable nature, et dans cette observation dou-
ble du pays et de son commerce , il y avait , pour moi , plus
qu'un intérêt ordinaire de plaisir et de curiosité; j'y trouvais
tout un intérêt de comparaisons et de souvenirs.
Il est, vers le centre de la France , un pays riche en forêts ,
en aspects solitaires, en graves et verdoyants paysages. Des mon-
tagnes couvertes de bouleaux , de hêtres et de chênes , ombra-
gent leurs sommets arrondis sous d'immenses dômes de feuilles.
Des ruisseaux coulent avec rapidité sur toutes les pentes, sans
cesse alimentés par les nuages et les rosées que le feuillage at-
tire ; ils forment, au fond de chaque vallon, des étangs entourés
d'ombres et de silence. Les doux reflets qu'envoient dans l'eau
les aulnes et les trembles, le calme qui vous environne, le bruit
des ruisseaux qui courent sur le gravier en froissant les herbes
de leurs bords, les chants multipliés des oiseaux , les clochettes
des bestiaux qui errent dans les bois et paissent l'herbe humide
des vallées; tout a une simplicité sévère, une rêveuse mélan-
colie, le charme de la fraîcheur, le parfum de la solitude. Ce
pays, c'est le Nivernais. Il offre, en quelques endroits, des cam-
pagnes riantes, des coteaux chargés de vignobles et de villages
qui s'étendentle long des rives de la Loire. Mais ailleurs, et sur-
tout dans le Morvan, sa partie montagneuse, on trouve une con-
trée austère, boisée, peu habitée , semée d'étangs et de rochers,
coupée, en tout sens, de ruisseaux, de ravins, de vallons retirés
et sauvages ; Norwége en miniature, où nous allons trouver plus
d'un sujet de parallèle.
Tout Parisien a quelquefois regardé du haut des ponts ces
étroits et longs radeaux de bûches liées ensemble, qui descen-
dent la Seine. L'adresse des deux hommes qui dirigent le radeau
et l'empêchent de se rompre en se heurtant aux piles , attire
d'ordinaire l'attention des passants. Ces radeaux , on le sait,
amènent du Nivernais à Paris les bois qui, sous le nom de bois
flottés, fournissent plus de la moitié de la consommation de la
ville. On n'a pas oublié qu'il y a quelque temps un discours de
M. Dupin et une fêle publique inauguraient, sur le pont de Cla-
raecy, la statue de Jean Rouvet , inventeur ou plutôt introduc-
teur du flottage ; mais les détails de ce commerce ne sont peut-
être pas bien connus, et on trouvera curieux les rapprochements
232 REVUE DE PARIS.
qui , d'un canton de France, transportent la pensée aux vastes
solitudes du Nord.
Un élraiiffer, éf;aré dans les bois du Nivernais, rencontre un
chemin où la boue profonde et délayée, et des ornières presque
impraticables, attestent le passa^je de nombreuspsvoitures.il
suit ce chemin, tout en le maudissant, assuré qu'il aboutit à un
village. Mais, après avoir tournoyé dans la forêt, il aperçoit
dans un fond un étang, puis un vaste emplacement couvert de
bois empilés, alignés, rangés comme des bûchers funéraires.
Au delà, le voyageur cherche sa roule : elle n'existe plus ; elle
venait là, et pas plus loin, et tout autour s'étend un cercle im-
pénétrable, un sombre amphithéâtre ; la forêt ne présente pas
une issue. Ct-t endroit se nomme un port. De tous les environs ,
le bois coupé y vient et s'y accumule. Les bœufs du Morvan l'y
conduisent. Comme toutes les races de montagne, races petites
mais infatigables , attelés par couples à i\\\g charrette, on les
voit s'avancer processioiinellement luttant avec patience contre
les ornières, mettant invariablement le pied à la même place où
l'ont mis ceux qui les précèdent, tandis que le bouvier chante
sans lin le chant des bœufs. Cependant le bois a été coupé, on
l'a divisé en charbonnages pour les forges du pays, en moules
pour Paris; il est entassé sur le port. Voilà la première phase
de son histoire.
Deux fois par an, vers avril et novembre, lorsque la neige
fondue et les pluies abondantes ont remiili les étangs et gonflé
les ruisseaux, le silence des forêts est troublé par de grandes
rumeurs, des cris, des chansons, des appels de voix qui se mê-
lent et se répondent. Chaque sentier est parcouru par des pay-
sans à pied, cl)a<ine chemin par des propriétaires et des mar-
chands à cheval. Il y a peu de femmes. C'est le dimanche, c'est
les jours de foire que vous rencontrez les femmes parées de
leurs plus beaux atours pour se rendre à la ville. iMais ici ce
sont des hommes armés de longs épieux terminés par un crochet
de fer; ce sont tous les gardes forestiers du pays, grands digni-
taires de la circonstance ; ce sont les marchands de bois de Paris
ou de la province, revêtus d'une blouse bleue et d'une casiiuetle
de peau de loutre. Ces i)Otentats, élevtrs d'autant plus haut dans
l'estime publique qu'ils comptent sur le port pus de bois qui
leur appartienne, ont une coui' nombreuse à leur suite et voient
REVUR DE PARIS. 233
devant eux chapeaux et bonnets de paysans se l)aisser en signe
de profond respect. Ils distribuent Télttge, le blAme , les encou-
raî^ements, circulent parmi le labyrinthe de leurs cordes de bols,
comme des généraux parmi les rangs immobiles d'une armée,
et les gardes, leurs aides de camp, vont porter leurs ordres sur
toute la ligne. Le flottage va commencer. On lève la bonde des
étangs, l'eau sort avec force, et les bûches sont précipitées pêle-
mêle dans cette rivière improvisée. L'air affairé des gardes qui
pressent les travailleurs et courent de tous cotés voir si chacun
est à son poste; les cris des hommes qui , placés de distance en
distance, s'avertissent (jue tout va bien ou réclament de l'aide;
les enfants qui guettent les petits poissons que le courant em-
mène ; les femmes qui apportent le repas de midi; le bruit du
ruisseau sur une pente rapide; l'aspect de ces bîlches en désor-
dre qui courent sur les ondes : tout cela, tantôt dans les forets,
tantôt dans les prairies, forme une scène animée, bizarre, agréa-
ble et gaie d'ordinaire, mais qui peut avoir ses moments drama-
tiques. 11 est des aqueducs en bois qui transportentd'une colline
A l'autre le ruisseau du flottage; il est des ravins profonds où
ce ruisseau n'a qu'un lit très-étroit; il est des rochers qui le
barrent en partie. Des hommes sont placés là pour surveiller le
passage du bois, mais toutefois une bûche peut s'arrêter , et
soudain les autres viennent et s'amoncellent : la digue se forme
plus rapidement qu'on ne peut la détruire. L'eau surmonte ses
bords ; l'inondation menaçante fait fuir tout le monde, mugit
entre les arbres, couvre au loin les prés , et ne cesse que si la
digue s'écroule ou si tous les étangs sont fermés à la hâte. Une
fois on vit ainsi dans un de ces ravins nommé la f^'aux-Cieuse,
où le courant s'encaisse entre deux rochers , le bois s'arrêter,
s'amasser à plus de cinquante pieds de hauteur, des hommes ne
l)as fuir assez vite, et des bestiaux, dans les campagnes voisines,,
périr emportés par les eaux. Si la digue vient enfin à céder, un
bruit horrible annonce au loin sa chute , et malheur à qui se
trouverait sur le passage de cet amas de bûches roulées par un
torrent.
Tous les ruisseaux, où se fait le flottage, aboutissent à deux
rivières, qui viennent à leur tour se confondre. Ce sont les deux
grandes artères, où se rendent les petites veines ; et le point dé-
finitif de réunion, le cœur, est la ville de Cianiecy. Là, au con-
•20.
S54 REVUE DE PARIS.
fluent (lu Beuvron et de l'Yonne, un barrage est établi dans les
eaux. Sortis des ruisseaux oîi s'est brisée leur écorce,et flottant
doucement sur les deux rivières, les bois arrivent au barrage ,
des hommes descendent à mi-coips dans ces eaux froides du
printemps et de l'automne, et jettent chaque bûche sur le ri-
vage, d'autres les divisent suivant la marque du marchand, d'au-
tres les empilent à la hâte; et de tous ces chantiers dispersés
dans les forêts, il se forme au port de C'.amecy un chantier uni-
([ue, immense, de vingt, de trente mille cordes de bois. Enfin,
on dispose les radeaux, et sept à huit mille trains de bois sont
dirigés vers Paris.
Le commerce des bois occupe une partie des habitants du Ni-
vernais. Ciamecy a une population de flotteurs , dont l'état est
de passer à peu près leur vie dans l'eau. Les paysans, dans le
reste de la province , sont agriculteurs l'été , mais bûcherons
l'hiver; et même durant la bonne saison , le charroiement em-
ploie une partie des habitants et des bœufs. Tous les bois ne
viennent pas à Paris. Beaucoup sont trop éloignés des ruisseaux
où se fait le flottage , et servent aux nombreuses forges que le
pays possède. Mais voulez-vous d'un seul coup d'oeil embrasser
les forêts qui alimentent la capitale? A quelques lieues de Cia-
mecy , vous trouverez une éminence abrupte que domine une
vieille tour en ruines. Là, vous aurez à vos pieds les deux ri-
vières du flottage ; le Beuvron dans un val étroit et tranquille ;
l'Yonne dans une vallée semée de nombreux villages, de vieux
châteaux, de champs fertiles, de pâturages, qui le disputeraient
à ceux de la Normandie. Puis vos regards découvriront toute la
chaîne du Morvan, dont les sommets s'élèvent et se creusent en
s'arrondissant comme des flots. Les défrichements ont changé la
face des autres contrées; mais ces montagnes qui naissent à
Sept-Fonts et finissent à Vezelay , ainsi placées entre deux sou-
venirs de saint Bernard , vous les verrez comme elles étaient
alors, comme le moyen âge les a vues, avec leurs bois, leurs
aspects sauvages et leur solitude.
Passons maintenant à la Norwége. Aucun de ces détails ne lui
est étranger. Seulement , au lieu des éminences du Nivernais,
on rencontre ici de colossales montagnes. Les ruisseaux se chan-
gent en torrents; les étangs, en lacs de dix à vingt-cinq lieues,
d'une profondeur que la sonde n'a pu connaître ; les bûches sont
REVUE DE PARIS. 235
des sapins entiers ; un flottage de deux ou trois cents lieues , à
travers mille obstacles, remplace le trajet du Nivernais à Paris;
au lieu de radeaux , le bois est confié à des floltes que la mer
porte à toutes les régions de l'Europe ; car les bois sont la grande
richesse du Nord. Partout on voit des forêts; partout des pins
flottants; partout des scieries ; partout des vaisseaux occupés
à charger les poutres et les planches. Ouvriers qui s'emploient
aux différents travaux que l'exploitation des bois exige, proprié-
taires de bois, marchands de bois , cela forme presque la popu-
lation entière. Le bois , c'est en grande partie la propriété fon-
cière et l'industrie de la Norwége. Arrivé à ces proportions, ce
commerce intéresse par sa grandeur, sa généralité, de même
que l'immensité des forêts prend un caractère dont un taillis de
quelques arpents ne peut donner l'idée.
La nature a divisé la Norwége en deux parties bien distinctes,
et assigné à chacune d'elles invariablement son commerce et
son caractère. Sur ces rivages étranges de la mer du Nord , où
des golfes sinueux et profonds s'avancent à quarante et cin-
quante lieues dans l'intérieur des montagnes, où se développent
quatre à cinq cents lieues de côtes jusqu'au voisinage du pôle,
où la mer fourmille de harengs et de morues , les peuples sont
pêcheurs, et la pêche forme un commerce aussi étendu que celui
des bois, mais bien plus curieux encore. Sur ces bords, tout
n'est que granit aride et rochers basaltiques. Les monts gigan-
tesques ne portent que de misérables bouleaux battus par les
vents, des bruyères, des neiges et des glaces éternelles. C'est
dans les bassins intérieurs formés par la grande chaîne des
Dofrines, sur les pentes de ces montagnes, le long des torrents
qu'elles envoient à la mer, dans les deux provinces de Christiania
et de Christiansand, un peu dans le nord vers Trondhiem, nul-
lement à l'ouest dans le sauvage Bergen, que les arbres couvrent
le sol, et que le commerce des bois occupe toute la contrée. On
sait la terreur secrète , la religieuse horreur qu'inspiraient aux
peuples celtiques l'ombre des grands chênes , sanctuaires du
culte des druides. Ou'était-ce pourtant , comparé à ces forêts du
Nord ? Les feuillages variés des bois de la Gaule et de la Ger-
manie sont plus gracieux que sévères ; la fraîcheur de leur ver-
dure plaît au regard et ne l'attriste pas ; les bras lourds et mas-
sifs des hêtres et des chênes ne sont même que faiblement agités
236 REVUE DE PARIS.
par les orages ; dans leurs feuilles, le vent soupire plutôt qu'il
m; mugit, et se plaint plulôt qu'il ne gronde. A leurs pieds cou-
lent, avec un léger bruit, de faibles ruisseaux, et les rivières ne
sont que de paisib'es méandres. Mais en ÎSorwége, voyez le noir
feuillage des sajiins, leurs bras pendanis et Uexiblcs, toujours
prêts à s'agiter au moindre souffle, à s'entrechoquer avec un
bruit lugubre ; voyez ces brumes épaisses qui cachent la tète
des arbres, et semblent les faire communiquer avec la nue.
Écoutez celte bise du nord qui court parmi ces forêts téné-
breuses, comme une voix solennelle et terrible, et. sous la voûte
ries i)ins, le retentissement continu de ces eaux, qui. parmi les
rochers et les précipices, ne cessent de bondir, d'écumer, de
tonner, de rugir; voilà vraiment où régnent l'horreur et la
majesté; voilà vraiment des sanctuaires pour des divinités fa-
rouches, et là, saisi d'un etîroi involontaire, d'une tristesse pro-
fonde, le voyageur comprend toute la mythologie Scandinave.
A peine venu des champs plats et sablonneux du Danemark,
la mer vous a-t-elle porté au golfe de Christiania , que vous êtes
initié à ces aspects solitaires , à cette nature rude et grave , mé-
lancolique et sublime ; parcourez toute cette côte méridionale :
les mêmes aspects, les mêmes impressions vous suivront par-
tout. Ce ne sont là pourtant que les buissons et les collines ; mais
avancez : autour de vous tout va bientôt grandir. .le ne décrirai
point ces mille horizons qui viendront déployer successivement
à vos yeux des chaînes de montagnes et des provinces de forêts.
Je suis resté bien des heures à les contempler, soit au malin ,
quand , les vapeurs s'élevant des vallées , les arbres des hau-
teurs semblaient portés sur les nuages ; soit au déclin du jour,
quand le soleil colorait le dôme obscur des sapins dune teinte
lumineuse; mais je parlerai seulement des cantons de AValders
et de rOsterdal. où le commerce des bois se fait avec une acti-
vité particulière. Là, comme dans toute la ÎVorwége, des lacs
sinueux , longs et étroits , occupent les vallons, reçoivent les
ruisseaux des montagnes environnantes , et par le lit d'un tor-
rent déchargent la surabondance des eaux descendues des hau-
teurs jusqu'au bord de ces lacs. Les pins, les sapins se marient
aux bouleaux, et dans celte agréable union de couleur tendre
et foncée, d'écorce blanche, polie, et d'écorce rude et brune,
de formes souples . Hexihles , et de formes roides et allières . il
REVUE DE PARIS. 237
semble voir l'image des guerriers chevelus et de leurs blondes
compagnes. Mais ce qui caractérise Osterdal et Waiders , c'est
l'immensité, le sauvage, le grandiose des perspectives. Ou con-
temple avec effroi ces vallées où il semble qu'on ira se perdre
dans le désert des bois ; on compte avec stupeur vingt gradins
de montagnes qui se coupent , s'entrecroisent , se dominent
l'une l'autre , et toutes sont recouvertes de forêts à perte de vue.
Il y a une beauté lugubre , une majesté effrayante dans l'étendue
de ce bleu somI)re qui va se dégradant jusqu'aux derniers hori-
zons. Puis couronnant tout cela d'une blanche auréole, les plus
hauts sommets do ces Alpes, les Fillefields en Waiders, les
Dovrefields en Osterdal , font briller dans les cieux l'éternel
éclat de leurs neiges.
Les bois de pins , comme on sait . ne se coupent pas en masse,
mais par éclaircies. On choisit çà et là un arbre suivant la
grosseur qu'on désire ; comme le tronc des arbres verts ne re-
donne pas de nouvelles liges , ainsi que le tronc des arbres de
nos bois, raser une forêt, ce serait la détruire. Une partie des
arbres demeure, les pommes de pin tombent à terre et repeu-
plent le sol : la forêt est donc de tous les âges. Les pygméessont
à côté des géants , les jeunes arbres , à l'ombre et sons la pro-
tection des vieux , les espérances de l'avenir mêlées aux richesses
du présent , aux débris du passé. Dans ces pays le corps de
l'arbre a seul de la valeur ; on prend la tige , on laisse le bran-
chage. Que de fermes isolées, que de rares villages entassent le
b()is dans les foyers durant les longs hivers. Avec les débris des
arbres que le marchand de bois dédaigne, on établit , autour de
chaque champ, le long de chaque sentier, ces haies débranches
sèches qu'on trouve dans tous les pays de montagnes. Des ra-
meaux accumulés n'en encombrent pas moins la forêt, jusqu'à
ce que, pourris sous les pluies et les neiges, ils recouvrent le
rocher d'une légère couche formée par le détritus du bois et du
feuillage.
Dans ces bois de Norwége , il est pourtant un genre de beauté
dont on remarque l'absence quand on songe à ces forêts d'Amé-
rique , forêts vierges , où n'a point passé la hache , et dont les
descriptions de la poésie ont rendu si célèbres les vieux troncs
centenaires. Ici manquent les siècles ; ici la main avide des
hommes ne permet pas auv arbres de vieillir; on calcule avec
2Ô8 REVUE DE PARIS.
impatience le moment ofi l'arbre sera assez fort pour fournir des
planches de tant de pouces de largeur, et des poutres de tant
d'équarrissage. On ne laisse même point venir de ces beaux ar-
bres que l'œil, en les voyant , se figure déjà dressés sur le pont
d'un vaisseau , et portant dans les nues leur élégant édifice de
cordes et de voiles , car ces mâts ne pourraient être transportés
à la mer : le cours sinueux des torrents , les rochers semés sur
la route les auraient bientôt brisés. 11 faut dire toutefois que si
même les hommes respectaient la nature le sol de la Norvvége
ne produirait pas en grand nombre de très-beaux et de très-
vieux arbres. Né sur le rocher, le pin croit et prospère quelque
temps ; ses racines, longues et tortueuses , vont chercher, dans
chaque fente du roc , la terre végétale qu'elle recèle, mais, de-
venu plus fort, il ne trouve pas à alimenter sa sève, il languit,
sa cime se dessèche, et il n'a point atteint sa pleine croissance,
qu'il porte déjà les signes de la faiblesse et de la décrépitude.
Le Norwégien a tracé avec peine des sentiers parmi ces monts
abruptes. Trois ou quatre routes pour des voilures, bien que
leurs pentes soient souvent fort roides , ont coûté des soins et
des travaux persévérants. Mais pour les bois , si reculés qu'ils
soient dans l'intérieur des terres, à cinquante, cent, cent cin-
quante, deux cents lieues , la nature a creusé des routes rapides
et pittoresques , mais parfois d'une effrayante rudesse. Ce sont
les torrents et les lacs. Au fond de chaque vallon un lac, entre
la vallée supérieure et la vallée inférieure un torrent, voilà les
grands chemins parcourus chaque année par des raillions d'ar-
bres.
C'est du mois d'août aux derniers jours de novembre que les
pins et les sapins tombent sous cette hache dont l'image forme ,
avec autant de raison aujourd'hui que jadis , les armoiries sym-
boliques de la Norwége , aujourd'hui arme pacifique d'un peuple
de bûcherons , jadis arme guerrière de ces Normands qui rava-
gèrent le monde. L'hiver, les arbres abattus glissent avec facilité
sur la neige, et sont amenés au bord des rivières et des lacs.
Viennent les crues subites du printemps , ces ravins où plonge
le regard , l'eau les comble ; ces rochers que toutes les forces de
la mécanique ne feraient pas mouvoir, l'eau les roule comme de
faibles cailloux ; ces abîmes de granit que semble avoir creusés
un tremblement de terre, l'eau , plus puissante que l'acier et la
REVUE DE PARIS. 239
poudre , les mine el les approfondit sans cesse, il faut se %urer
cinq cents lieues de montagnes où le sol est couvert de six mois
de neige , où cha([ue sapin en soutient sur ses branches un amas
qui les fait plier et rompre; il faut se figurer tout cela cédant
en quelques jours aux rayons du soleil ! 11 est des cours d'eau
où le flottage ne se fait ainsi qu'à la fonte des neiges , d'autres
où il se continue toute l'année. Du haut des monts . sur des
pentes de mille à quinze cents pieds, redoutables modèles de nos
montagnes russes de trente pieds , les arbres sont lancés, glis-
sent et roulent, laissant à chaque pierre un débris de leur
écorce. Nus et dépouillés , ils tombent dans les flots. Quelle route
bizarre à parcourir ! Tantôt le torrent s'engouffre et disparaît
sous une voùle de rochers , tantôt des rocs isolés obstruent son
cours , tantôt les deux parois qui forment ses bords se rappro-
chent et ne laissent entre elles qu'un passage étroit, tortueux ,
où l'eau se ploie et se reploie comme un serpent. C'est là que les
troncs s'arrêtent et s'amoncellent. Des hommes ne sont pas pla-
cés tout le long de cette rivière au long cours ; la population
norwégienne n'y pourrait suffire. Cependant on ne tarde pas-à
connaître l'amoncellement , et il faut le détruire. Ouvrage dif-
ficile; car, ici , ce n'est point un ruisseau qu'on arrête et qu'on
détourne. L'eau monte toujours , toujours de nouveaux pins
arrivent. Quelques intrépides , une corde autour du corps , et
tenus par leurs compagnons restés sur la rive, vont démolir
l'échafaudage. Qu'il se fasse quelque travail dans cette pile , que
l'eau emporte une poutre inférieure, et soudain tout s'écroule.
C'est en vain quelquefois que la corde relient l'ouvrier. Emporté
par ces bois qui fuient sous ses pieds , par ce torrent un moment
contenu , mais dont on a brisé la chaîne , le malheureux est en-
traîné dans l'immense ruine. Son corps disparaît , mutilé , brisé^
mis en pièces. C'est aux pointes des rocs semés sous les ondes
qu'il faut demander ses lambeaux.
Les passes de rochers arrêtent les bois; les cascades les bri-
sent. Je ne sais vraiment si ce n'est pas être au-dessous de la
réalité , que d'évaluer, en Norwége , par lieue , une chute d'eau
qui parfois est de neuf cents à mille pieds. C'est chose ordinaire
que les cascades de cent, deux cents, trois cents pieds. Celles
de neuf cents sont dans la province de Bergen. Les plus hautes,
dans les provinces de Christiania et Cluistiansand , ne dépassent
2iO REVUE DE PARIS.
pas six cenls. Oii'on se iransporle en idée devant ces effroyables
cliutes au niomenl où les troncs flottants des sai)ins apparaissent
à leurs sommets. Perdus dans des tourbillons d'écume et d'eau
vaporisée , engloutis dans le gouffre , avec un bruit épouvan-
table et une rapidité que rien n'égale, ils ressortent, bien loin
de là , en bondissant parmi les vagues.
Après avoir subi ces commotions violentes , les pins viennent
se rei)Oser sur l'eau tranquille des lacs. Us s'amassent en si grand
nombre sur les rives , que de loin , l'œil, abusé par la couleur
de ces troncs jaunis, croit voir des plages sablonneuses. Le lac
n'a-t-il que deux, trois, quatre lieues de longueur, la force du
courant se fait assez sentir pour entraîner les arbres. Mais sur
les grands lacs , le cours d'eau n'a |)lus de puissance , et le vent
imprime sans cesse à la vague une direction contraire. Former
des radeaux que plus loin il faudrait défaire, serait trop coûteux
et trop pénible. On a simplifié. Une chaîne de sapins . attachés
les uns aux autres, forme un cercle où plusieurs douzaines
d'arbres se trouvent emprisonnées. Bien qu'on les enferme ainsi
pèle-mèle , cette forme circulaire finit par les faire rayonner du
centre à la circonférence, ainsi qu'un parquet arrangé avec
goût dans une salle ronde. On ne peut marcher sur ce plancher
mobile où chaque arbre roule sous le pied et s'enfonce, mais j'ai
vu des flotteurs le traverser en courant, l'arbre effleuré n'ayant
pas le temps de se couvrir d'eau. Ainsi disposés, les pins sont
remorqués par un radeau porteur d'une ou deux voiles. Parfois
plusieurs radeaux rangés sur une ligne ont chacun leur suite et
voguent de conserve. C'est un singulier spectacle que de voir
ces voiles déployées , qui semblent ne porter sur rien , et .s'élever
du sein même de l'onde, car le radeau disparaît dans les rides
du lac. Un jour, je remarquai , debout et ses vêtements colorés
se détachant sur une blanche voile , une jeune fille telle qu'on
s'étonne de les voir dans les pays froids , le cou tout découvert
et ses blonds cheveux épars. Deux flotteurs , placés près d'elle ,
se mirent à bêler quelques-uns de leurs camarades , avec une
corne de bœuf recourbée et sonore. Pour peu qu'on eût souvenir
de Fénelon ou de Raphaël , ce ne pouvait être moins que Gala-
lée , les tritons et leurs conques. Mais le paysage de Norvvége ,
et la bise glacée du nord, avaient bientôt dissipé l'illusion. —
Souvent il arrive que le vent et la vague poussent les bois dans
REVUE DE PARIS. 241
quel(|ue baie abritée. Il faut alors traîner les sapins un à un
près du bord , jusqu'à ce que les ayant tous amenés au delà des
promontoires , et sous la prise du vent , on puisse de nouveau
tendre les voiles.
Au mois d'août de cette année , deux lacs ont vu avec stupeur
une machine inconnue refouler et sillonner leurs eaux. Rien ne
peut mieux faire juger de la grandeur et de l'aclivilé du com-
merce des bois. Un bateau à vapeur, sur un lac, pour remor-
quer des arbres , et des arbres en telle quantité que le bateau à
vapeur n'y peut suffire. C'est sur les deux magnifiques bassins
du Tyre-Fiord, long de douze lieues , et du Randes-Fiord , de
vingt-quatre , que M. le comte de Wedel-Jarlsberg, vice-roi de
la Norwége , et M. Thorne , riche marchand de Drammen, ont
fait en commun construire deux bateaux à vapeur. C'est une
belle idée, digne, au point de vue civilisateur, de l'esprit émi-
nent du vice-roi; au point de vue commercial, de l'intelligence
active de M. Thorne. Les bords du Cattégat, peuplés de villes
sans cesse en relation avec le reste de l'Europe , sont les foyers
de la richesse et de l'industrie norwégienne. Ces bateaux à va-
peur y conduiront les rudes montagnards qui, auparavant, ne
quittaient guère le sombre horizon de leurs vallées ; et de la mer
aux cantons reculés , ils transporteront , je ne dirai pas des ob-
jets de luxe , mais le pain , mais le vin , qu'on trouve dans tous
les ports , et que l'intérieur du pays ne connaît pas ; le vin que
le paysan remplace par la pernicieuse liqueur du genièvre ou de
l'orge fermentée ; le pain auquel il substitue un triste mélange
d'avoine non mûrie et d'écorce d'arbres mise en poudre. Quant
au point de vue commercial , qui est ici le |)lus vital , puisque
ces bateaux à vapeur sont faits pour remorquer les bois , les
arbres séjourneront moins longtemps dans l'eau , qui les pénètre
et en gale toujours une partie. Us ni; seront plus confinés dans
quelque crique abritée ; on gagnera du temps, ce qui déjà est
un gain. Toutefois , la vapeur ne déblaye pas le lac aussi vite
qu'on pourrait le croire. Les arbres flottants déplacent sur leur
passage une telle masse d'eau, que la machine a bientôt atteint
la limite de sa puissance. C'est donc tout au plus si le bateau ,
employé la saison d'été sans relâche , suffira à la quantité de
bois que les torrents de l'Etnédal, de Torpen et de Walders,
amènent aux eaux du Randes-Fiord. Peut-être faudra-t-il se
2 21
242 REVUE DE PARIS.
servir encore des radeaux à voiles , remorqués par le bateau -.
la vapeur et le vent, deux grandes forces ; la constance de l'une
dirigeant et maîtrisant l'inconstance de l'autre.
Enfin les bois arrivent à des barrages où chacun les recon-
naît à sa marque. Là sont les chantiers. Le plus célèbre est celui
de Bingen , non loin de Christiania. Si le port de Clamecy, en
Nivernais , contient vingt mille cordes de bois , sur le port de
Bingen, en Norwége , on peut voir jusqu'à cent mille douzaines
de sapins.
Parvenus au terme de leur course , ces arbres ont laissé bien
des frères en route. L'évaluation en est faite , mais diflFère par-
tout suivant la nature des torrents , le nombre des chutes d'eau,
et les dépenses faites pour leur amélioration. Dans le tracé de
ses routes aquatiques, la nature n'a pas pris de soins minutieux.
Ses déblais et remblais sont fort gigantesques, mais peu com-
modes; ses pavés solides, mais terriblement inégaux; et ses
pentes sont souvent perpendiculaires. Aussi n'était-ce pas à la
nature à faire seule tous les frais , et l'intérêt du commerce l'a
bien compris depuis quelques années. On a brisé des rochers ,
ou a creusé certains endroits, on en a élargi d'autres. Durant la
saison des eaux basses , on a détourné des cascades et construit
des pentes en bois, sur lesquelles la rivière est venu glisser , au
lieu de se précipiter sur des rochers à pic. Ailleurs , des aque-
ducs prennent les bois au-dessus de la chute , et ne les rendent
au torrent que bien loin au-dessous. Par là , telle ville qui
jadis éprouvait un quart de perte dans le cours du flottage , ne
perd maintenant qu'un dixième. Dans ces quarante années, il
en a coûté à la seule fortune du comte de Jarlsberg plus de
600,000 francs pour faciliter l'arrivage des bois. Mais devant
cette furie des torrents, à laquelle s'oppose en vain la masse des
rocs les plus durs , que peuvent être les ouvrages de main
d'homme ? Une fonte de neige arrive , et des dépenses les mieux
faites, des plus solides travaux , il ne reste pas un vestige.
Tel est le flottage des bois en Korwége. Il me resterait à parler
des scieries , des marchands . de Thistoire du commerce des
bois , des populations et des vaisseaux qu'il emploie , entin des
forêts de la Suède comparées à celles de la Norwége ; mais je
m'arrête, car ce sujet m'entraînerait au delà des limites que je
me suis imposées pour aujourd'hui.
A. DE SaINTE-MaR1£,
SAINT-LAZARE
ET
LA SALPÊTMÈRE.
IL
L'hospice de la Salpêtrière est vaste, bien construit, et situé
dans le fond d'une beJle place bien aérée. Une grande tranquil-
lité règne à l'entour ; le jardin des plantes est à deux pas de la
Salpêtrière ; la Seine est à la fois assez rapprochée de cet hospice
pour être à la portée du service et en même temps assez éloignée
pour ne point faire redouter de malsaines influences. Bien que
le boulevard sur lequel l'hospice est situé porte un nom d'assez
mauvais augure (le boulevard de l'Hôpital), les gens qu'on y
rencontre, habitants pour la plupart du faubourg Saint-Antoine
et du Marais, paraissent en général sains et bien portants; ils
doivent leur bonne constitution à l'air pur que l'on respire dans
un quartier éloigné du centre de Paris. L'entrée de l'hôpital de
la Salpêtrière a d'ailleurs quelque chose d'imposant , de gran-
diose et de conforme à la destination d'un établissement de
charité sur le fronton duquel on lit : « Hospice de la Vieil-
lesse. »
Ce nom de Salpêtrière vient de ce qu'on fabriquait autrefois
le salpêtre dans ce quartier. La maison fut fondée en 1650 par
ordre du président du parlement de Paris qui obtint du roi un
édit pour faire construire un hôpital général qui servirait de
lieu de refuge à tous les mendiants répandus dans Paris, ù la
244 REVUE DE PARIS.
suite des désordres de la ligue et delà fronde. Depuis ce temps,
le bâtiment de la Salpètrière a changé plusieurs fois de destina-
lion : il a été tour à tour dépôt de mendicité , maison de refuge
pour les enfants en bas âge, maison de force pour les filles pu-
bliques. Aujourd'hui il est l'hospice spécial de la vieillesse; les
femmes seules y sont admises.
L'hôpital de la Salpètrière est le plus vaste de l'Europe : on a
dit avec raison qu'il y avait beaucoup de villes qui n'occupaient
pas un aussi grand emplacement en superficie et comptaient un
moins grand nombre d'habitants. Les cours , les salles, les jar-
dins, tout est vaste, commode et fort bien distribué. La moyenne
des femmes qui sont admises chaque année à la Salpètrière se
monte environ à six mille. On y reçoit des malades de toutes
sortes : des fiévreuses , des paralytiques , des épileptiques , des
aveugles , etc.... Mais, au milieu de cette ville uniqueuient habi-
tée par les malades et les personnes chargées de les garder, il
est un quartier qui se recommande à l'attention plus particuliè-
rement que tous les autres : c'est la portion de bâtiment que
l'on appelle la cinquième division , celle où sont enfermées
les aliénées. Les émotions, la singularité, les observations philo-
sophiques et morales que semble promettre l'idée dun pareil
spectacle, suffisent pour attirer les visiteurs et les étrangers vers
ce quartier de l'hospice. Mais , depuis quelque temps . l'on ob-
tient difficilement la permission de visiter les aliénées de la Sal-
pètrière. De trop fréquentes visites et la présence de personnes
étrangères au service augmentaient l'exaltation des aliénées,
nuisaient à la règle et à la discipline qu'il est nécessaire de
maintenir au milieu d'elles. Souvent même, quelques gens in-
considérés, comme il s'en trouve presque toujours parmi les
oisifs, ne se faisaient point scrupule de les exciter, de les effa-
roucher , de s'amuser à leurs dépens ; ces diverses raisons ont
fait supprimer les permissions, et cela d'après la demande même
des médecins attachés spécialement au service de la cinquième
division.
Quiconque entre à la Salpètrière pour la ])remière fois , ne
peut guère se défendre d'un sentiment de vague tristesse, en
traversant cette cour d'hôpital si vaste, si calme, et où l'on ne
rencontre de loin en loin que quelques pauvres vieilles femmes
loiite.-! malades et loules cassées, qui se traînent sur d(^s béquilles
REVUE DE PARIS. 215
pt s'asseoient de temps en temps sur les bancs de pierre placés
dans la cour, de distance en dislance. L'aveugle vient là aspirer
un peu d'air et dire adieu à la douce chaleur du jour ; la paraly-
tique essaye encore de marcher, et les pas qu'elle fait maintenant
seront peut-être ses derniers ; tristes et languissants débris
d'existences qui s'avancent péniblement vers la fosse, et dont on
se surprend parfois à souhaiter le terme en soi-même. Mais il
est d'autres images plus affligeantes encore et mieux faites pour
exciter l'intérêt et la pilié , c'est le spectacle étalé par les com-
bats et l'agonie de l'intelligence aux prises avec un mal qui dé-
possède l'humanité de ses plus beaux titres, et la range au niveau
de la brute.
A la Salpétrière comme dans tous les établissements publics ,
la journée commence de fort bonne heure. Dès le point du jour,
on voit les employés circuler dans les cours j les médecins n'ar-
rivent guère que de huit à neuf beures du matin. Trois méde-
cins sont attachés spécialement à la section des aliénées. Autre-
fois, chacun d'euxavaitàvisiler une certaine partie des malades,
qui se divisaient en trois quartiers ; 1° aliénées en traitement j
2" incurables 5 ô" idiotes. Aujourd'hui, chaque médecin visite
des malades prises dans les trois catégories , ce qui donne moins
d'uniformité à la visite. Lorsque l'un d'eux traverse la cour pour
sortir de l'hôpital ou pour y entrer, il lui arrive souvent d'être
accosté par quelque parent d'aliénée qui lui demande, les larmes
aux yeux, des nouvelles d'une sœur, d'une mère ou d'une fille en
traitement; pieux et triste devoir qui montre bien que rien ne
décourage ni ne rebute les affections du cœur, même lorsqu'elles
n'ont plus d'échange à espérer. Lorsqu'on adresse à l'uu des
médecins quelque question de ce genre : « Comment est-elle ?
Serable-t-elle plus calme? Peut-on espérer bientôt l'emmener?»
Ces demandes obtiennent de lui toujours à peu près la même ré-
ponse : — Elle est mieux. Ce qui peut le plus souvent se traduire
par cette autre phrase : — Elle est plus mal , — ou , pour mieux
dire , elle ne va ni bien ni mal, car on sait que l'état des aliénés
est presque toujours stalionnaire. Les guérisons sont plus fré-
quemment fortuites que prévues ; elles appartiennent autant à
l'empirisme qu'à la thérapeutique proprement dite ; tout est
obscur, incertain dans les maladies mentales; point de causes
sensibles le plus souvent , de lésions organi<iUPs; conformation
21 .
246 REVUE DE PARIS.
parfaite du cerveau , de la lête el des autres organes. Il semble
que rinlelligence, dont les secrets et les sublimes opérations nous
échappent, veuille se dérober aux investigations humaines,
même dans ses convulsions et ses désordres. Aussi , lorsqu'un
parent demande à emmener une aliénée enfermée depuis quel-
(jue temps dans la maison , sans qu'on ait obtenu de bien nota-
bles améliorations , il est rare qu'on ne cède pas à son désir. II
sutfit quelquefois d'un déplacement , d'une autre atmosphère .
d'un ordre différent d'objets, d'impressions et d'idées, pour pro-
duire une révolution salutaire dans l'état des aliénés. On en a vu
par le fait seul d'une translation d'un dortoir dans un autre,
manifester des signes subits de rétablissement. Une folle retrou-
vera la raison le lendemain même du jour où elle sera entrée à
la Salpètrière; la conduite, le langage, la vue seule des aliénées
((ui l'entourent, produira en elle une réaction favorable et la
piéchera, en quelque sorte, d'exemple. Souvent aussi, lorsqu'on
retire une aliénée de l'hospice , le retour dans sa famille produit
un effet tout contraire; car les rechutes sont toujours à crain-
dre, et rien n'est plus commun que de voir revenir à la Salpè-
trière une aliénée qui a passé un mois ou deux hors de l'hospice,
et a joui, pendant ce temps, de l'exercice complet de sa raison.
Cependant , quelles que soient les impressions de tristesse et
d'effroi qu'éveille la pensée de pénétrer dans les cours , les cel-
lules et les dortoirs habités par des êtres privés de raison, il ne faut
pas trop se préparer d'avance à ce spectacle, sous peine de trouver
la réalité au-dessous del'image qu'on s'en était faite. Je dois même
dire que la premièreimpression que l'on ressent est une impression
de surprise, quand on se trouve au milieu d'êtres enfermés pour
cause d'aliénation et qui se montrent si calmes et si raisonnables.
On se croirait au milieu de malades ordinaires. Chaque aliénée
est assise dans l'espace qui sépare son lit de celui de sa voisine ;
celle-ci tricolte, celle-là coud , une troisième travaille avec les
filles de service. Ce n'est qu'en pénétrant plus avant et en s'ar-
rêtant quelque temps au milieu d'elles , que l'on se trouve en
quelque sorte face à face avec leur maladie, et que par suite on
assiste à ces scènes d'agitation et de fureur qui ne sont que les
cas les plus rares et même souvent les crises accidentelles de
l'aliénation.
Les dortoirs forment de longues galeries très-claires, dispo-
REVUE DE PARIS. 247
sées les unes à la suite des autres , de façon que l'on marche
quelquefois une heure ou deux en ne rencontrant sur son che-
min absolument que des aliénées qui vous saluent, vous font des
révérences, vous sourient, vous adressent quelques paroles pres-
que toujours relatives à l'idée qu'elles poursuivent; car il est à
remarquer que rarement il leur vient à l'esprit des idées appli-
cables à la situation du moment ; elles ne parlent presque jamais
que d'après leurs souvenirs ou ce qu'elles prennent pour leurs
souvenirs. Elles sont douces en général , et leurs ruses , sauf
<iuelques exceptions , ne révèlent pas une méchanceté bien pro-
fonde. Avec quelque habitude, il est aisé de les pénétrer. Une
grande monotonie d'actions, de pensées, de gestes et d'attitudes,
peu ou point d'activité, une apathie presque invincible, tels sont
les signes les plus communs qui les caractérisent. Celles qui
travaillent obéissent bien moins à une impulsion spontanée qu'à
un mouvement presque passif qu'on leur imprime. Le travail est
un pli qu'on leur fait prendre; ce sont des automates que l'on
organise, dont on monte les rouages et qui accomplissent leur
mouvement. Les travaux qu'elles exécutent n'exigent point d'ail-
leurs de grands frais d'intelligence ni d'attention ; ce qu'on
cherche surtout à prévenir en elles , ce sont les funestes effets
de l'oisiveté. 11 en est d'ailleurs toujours un certain nombre qui
se refusent à toute espèce de travail. Celles-là restent toute la
journée assises près de leur lit, ou rangées autour des poêles
des chauffoirs, la tête inclinée, ne donnant souvent pas signe de
vie; elles ne répondent que par oui ou par non aux questions
qu'on leur fait, et il est rare que le bruit des pas, le mouvement,
les paroles des allants et des venants , les arrachent à leur si-
lence et à leur immobilité.
Les folles de la Salpètrière appartiennent surtout à la classe
populaire. Le prix de la pension est de 400 francs par an; celles
qui se trouvent posséder une somme supérieure à cette renie,
jouissent du surplus et l'emploient en achats de tabac, de frian-
dises ou de divers objets qui peuvent flatter leur fantaisie; car
on sait que les aliénées ont, en grande partie , des goûts et des
caprices d'enfants. L'argent qui leur appartient passe entre les
mains de surveillantes qui préviennent, en ne le leur remettant
que par petites sommes, le mauvais usage qu'elles en pourraient
faire.
248 RF.VUE HE PARIS.
Parmi les folles , le noaibre des vieilles ou de celles qui ont
atleiiU déjà l'âge mûr l'emporte de beaucoup sur celui des
Jeunes. Dans ces dernières, on en citerait difficilement de jolies;
l'affaissement généra! des traits ou les contractions musculaires
qui accompagnent presque toujours l'aliénation , suffisent pour
ôter à une physionomie tout son agrément. D'ailleurs, en France,
les femmes sont plus généralement jolies et agréables que belles;
on y remarque bien i)eu de ces types de beauté arrêtés et précis,
(|ui constituent le caractère national des femmes d'Italie , d'Es-
pagne, ou même d'.'Vnglelerre. Les Françaises ne sont peut-être
plus réellement gracieuses que les femmes des autres peuples ,
que parce qu'elles veulent, parce qu'elles savent être jolies;
chez elles le charme résulte autant de la volonté de plaire et de
l'attention qu'elles attachent sur elles-mêmes, que de la correc-
tion même et de la pureté nalurelle des lignes de leur visage.
On conçoit donc que les aliénées qui n'ont plus en elles les
images de l'agrément et de la grâce , n'aient plus la faculté de
les retracer sur leur physionomie. Elles ont , pour la plupart,
les traits mornes ou effarés, les regards immobiles ou furibonds,
point d'expression tixe ni de sentiment saisissable. On peut re-
marquer que le goût de la coquetterie, qui est comme inné dans
le cœur de la femme . est chez les folles entièrement perverti.
Elles se placeront un bouchon de paille au côté, en guise de
bouquet de fleur d'oranger . sur la tète quelques brins d'herbe ,
croyant se mettre une guirlande; elles n'ont plus la connais-
sance de ce qui leur sied ; ce sont ordinairement les objets les
plus ridicules et les plus vulgaires qu'elles choisissent pour se
parer. On remarque même qu'en grande partie elles se mon-
trent tout à fait indifférentes à ce qui concerne leurs ajuste-
ments. Elles ont cela de commun avec les aveugles qui vivent
aussi dans une sorte de négligence et d'abandon de leur exté-
rieur ; mais cette négligence ne part point d'une même cause ;
ici, ce sont les yeux du corps qui sont éteints ; et là, les yeux de
l'intelligence.
On peut noter, en parcourant les dortoirs, les variétés de phy-
sionomie qui caractérisent les diverses espèces d'aliénation men-
tale. Ici , la maniaque attache sur vous ses yeux sanglants ,
qu'elle roule dans leur orbite avec une effrayante vivacité ; plus
loin, la mélancolique attriste pai son air d'abattement, son atti-
REVUE DE PARIS. 240
tilde presque toujours immobile, ses regards liébétés, sa lèvre
molle et pendante; ailleurs , vous reconnaissez l'idiote au mur-
mure inintelligible qu'elle fait entendre, et à la gloutonnerie
toute bestiale avec laquelle elle engloutit les aliments qu'on lui
présente. Outre ces classifications génériques, chaque aliénéL' a
ensuite certains traits de caractère qui la distinguent. L'orgueil-
leuse, par exemple, se reproduit à l'infini dans les hospices d'a-
liénées ] car on sait que l'orgueil est un des traits les plus com-
muns de l'aliénation, et souvent même une des causes qui la
rendent incurable. L'orgueilleuse s'annonce d'elle-même par
l'air de contentement qui se manifeste sur ses traits et l'affecta-
tion qu'elle meta se pavaner, à se rengorger, lorsqu'on passe
devant elle. Les médecins ont grand soin de recommander aux
visileurs ou aux gens de service de n'attacher jamais que des
regards d'indifférence, et, s'il se peut même, de dédain , sur les
folles de ce caractère.
Il en est qui se montrent tour à (our taciturnes ou démons-
tratives; elles vous examinent avec confiance et colère, ou bien
elles vous prennent les mains , les embrassent , vous caressent,
vous entourent de cris de joie, de transports que rien n'ex-
plique. Il est cependant un sens, un goût qu'elles ne perdent ja-
mais, c'est celui de l'argent ; il est bien rare que la vue d'une
pièce de monnaie ne les fasse pas tressaillir d'aise. Ce mot
argent se reproduit sans cesse dans leurs plaintes, leurs dis-
cours, et elles emploient pour y revenir les routes souvent les
plus détournées. Une aliénée adressera, par exemple, à toutes
les personnes qu'elle verra, la phrase suivante : — Monsieur
ou madame , comment se porte M. le docteur Richerand ? — Ti
(m lui demande le motif de cette question qu'elle répète sans
cesse et à tous propos, elle répond : C'est qu'il est de mon pays,
et que je lui ai déjà écrit plusieurs fois pour qu'il m'envoyât de
l'argent, car je manque de tout; on me refuse mon néces-
saire , etc....
On remarque, et cela est pénible à dire , que les aliénées ne
sont plus guère susceptibles de sentiments ni d'affection. Quel-
quefois la vue d'un parent, d'un frère, d'un mari, les fera sauter
de joie, s'agiter comme si elles éprouvaient un bonheur véritable;
mais une autre fois elle resteront enfermées en elles-mêmes gar-
deront un silence obstiné, cl ne témnigiieront point ((iie celle
:>50 REVUE DE PARIS.
visite leur cause ni plaisir ni peine. Le meilleur moyen de se les
atlacher est de leur faire de temps à autres quelques petits ca-
deaux. Un chef de service avait l'habitude de remettre tous les
jours un sou ou deux à une aliénée, et il en était résulté de la
part de celle-ci de si vifs sentiments de reconnaissance que, lors-
qu'il paraissait dans les cours, sa favorite, qui y remplissait les
fonctions de balayeuse, lui faisait faire place avec son balai ,
marchait devant lui comme pour lui servir d'avant-garde, et im-
posait en sa présence , aux autres folles, des actes extérieurs de
délérence et de respect.
Souvent aussi, on risque fort d'être la dupe des sentiments que
ces malheureuses expriment, et qui ne sont en elles que le ré-
sultat même de leur manie. Une aliénée ne cessait, l'année der-
nière, de parler de ses enfants, se plaignait de ce qu'on les
laissait mourir de faim, demandait à tout le monde du pain, du
lait, des fruits pour les nourrir. Ces cris étaient d'autant plus
incompréhensibles qu'on savait dans l'hospice, du mari même
de cette femme, qu'elle n'avait jamais eu d'enfants. Lorsqu'on
voulait faire son lit, elle opposait la plus vive résistance, mon-
trait le poing ou se tordait les bras avec désespoir. Enfin , au
bout d'un mois, on se décida à l'arracher de son matelas, et
l'on eut alors l'explication de ces prétendus enfants pour lesquels
elle montrait tant de tendresse et d'anxiété. On découvrit dans
sa paillasse huit ou dix poupées qu'elle avait fabriquées avec du
linge, et que probablement elle se tîgurait avoir à nourrir. Pour
calmer l'agitation de cette folle, on prit le parti de lui laisser
ses chères poupées qu'elle soignait avec une sollicitude et une
tendresse vraiment maternelles.
Du reste, ces cas de folie attachée ainsi à un même objet sont
plus rares qu'on ne le croit généralement; on a fort bien désigné
les aliénés en disant qu'ils jouissent de toutes leiu's facultés
moins une] ou peut dire aussi que souvent ils sont doués de
toutes leurs facultés plus une, mais qui suffit pour obscurcir'et
dénaturer toutes les autres. Les ligures que l'on rencontre dans
les dortoirs de la Salpêlrière, annoncent assez fréquemment la
santé; on remarque que l'aliénation, qui exerce dans l'intelli-
gence de si cruels désastres, respecte presque toujours le corps
et produit même cet embonpoint qui est l'indice d'une excellente
santé. Triste et illusoire indemnité que le destin des aliénés
REVUE DE PARIS. 251
semble leur offrir en échange des prérogatives morales dont il
les dépouille.
Les incurables et les folles en traitement forment les deux
grandes divisions des aliénées enfermées à laSalpélrière.Les in-
curables, de même que les aliénées en traitement, habitent les
dortoirs ou les cellules isolées, suivantleur état de calme ou d'a-
gitation. Du reste, ce serait à tort que l'on croirait rencontrer
dans le quartier des incurables, des aliénées plus furieuses et
plus agitées que dans les autres quartiers. L'incurabilité d'une
folle est prononcée d'après des symptômes qui ne tiennent le plus
souvent en rien à sa manière d'être extérieure. La caducité, l'i-
dioslisme et surtout la paralysie rendent l'aliénation presque
toujours inguérissable, mais la paralysie qui accompagne la fo-
lie porte un caractère tout particulier. Elle se se manifeste or-
dinairement par un embarras de prononciation presque
insensible, et une certaine pesanteur de langue qu'il est quel-
quefois fort difficile de distinguer. Elle se propage et finit par
envahir progressivement toutes les parties du corps. Mais il
arrive souvent qne, lorsqu'on fait l'autopsie des aliénés para-
lytiques, on ne découvre en eux aucun des signes ni des symptô-
mes qui indiquent la paralysie ordinaire.
C'est, du reste, un bien triste coup d'œil que de contempler
cette double rangée de malades privées à la fois de la faculté de
raisonner et de se remuer, que l'on pourrait comparer A un
peuple de momies qui n'ont plus conservé que la forme et l'as-
pect de l'enveloppe humaine , muets témoins d'un monde dont
elles ne font déjà plus partie. 11 semble, en traversant ces salies
peuplées d'hôtes immobiles, que l'on assiste à quelque scène de
pélrilication ; quelles pénibles réflexions n'inspirent pas ces sta-
tues qui vivent et respirent encore , ces âmes éteintes enchaî-
nées dans des corps engourdis et qui offrent une si frappante
ima^e de la mort et du néant !
Des dortoirs on passe dans les cours où se trouvent les cel-
lules destinées à recevoir les folles agitées. C'est là que l'on
commence à avoir sous les yeux des tableaux de folie tels que
l'imagination a l'habitude de se les figurer. Les folles en plein air
sont en général plus bruyantes que celles qui sont enfermées ;
elles courent, elles chantent, elles poussent des cris sauvages ;
mais le grand air, en même temps qu'il produit en elles une cer-
26i REVlt liK l'AKlS.
laine affilatiun. semble lamener l'activité au milieu de leurs fa-
cultés. Il est bleu rare que l'on retrouve dans les cours ces êtres
engourdis, abattus, que l'on a vus dans les dortoirs. On sait,
d'ailleurs , que les folies accompagnées d'accès de fureur et de
grands mouvements ne sont point les plus difficiles à guérii'; les
aliénations aloniques et inertes se montrent presque toujours
rebelles à toute espèce de traitement.
Pour essayer de la double influence du grand air et de l'iso-
lement sur l'état des aliénées en traitement, on a fait récemment
construire dans une des cours de la Salpèlrière plusieurs petites
cabanes en bois, séparées les unes des autres, et ([ue l'on a sur-
nommées les loges suisses. On ne paraît pas, jusqu'à présent ,
avoir obtenu rien de bien satisfaisant de cette innovation ; il en
est résulté souvent plus d'obstacles dans le service, attendu que
les loges sont situées dans une cour non pavée quil est difficile
de traverser dans un temps de neige ou de pluie. Les aliénées
(|u'on y a confinées, sont, d'ailleurs, restées à peu près dans le
même état que lorsqu'elles habitaient les dortoirs ou les cellules
ordinaires.
Mais, pour connaître au juste le degré d'abrutissement ou de
fureur où peut tomber un èlre atteint d'aliénation mentale.il
faut entrer dans ces loges, et j'avoue qu'on a besoin d"une cer-
taine résolution pour y pénétrer. L'aliénée à demi nue est ordi-
nairement couchée sur un lit scellé à la muraille; ce lit ne se
compose guère que d'une paillasse sur laquelle la malade se
roule, se démène, jette par instants des cris aussi terribles que
ceux d'une bête féroce. On a soin de lui couper les cheveux, et
il est aisé de deviner l'efFel de ces cheveux hérissés, de ces yeux
ttincelants, de cette bouche béante, de ces traits renversés qui
I eprésentent l'image que les anciens nous ont laissée de la tète
lie la Gorgone. Il se trouve parmi les aliénées de la Salpè-
lrière plusieurs campagnardes, et c'est toujours dans le patois
de leur pays qu'elles expriment leurs plaintes et leurs blas|>Iiè-
mes. Ces phrases inintelligibles ajoutent à l'horreur de la scène ;
on dirait des damnées qui parlent d'avance le langage de
l'enfer.
Que l'on rapproche l'état d'une femme tombée dans cet excès
d'infortune, des instant heureux et des jours calmes qui, sans
doute, ont été le partage de sa jeunesse ; <iue l'on replace sur
r,i;v( [•: he pakis. 'i5S
celle lèU; tlo duiiioiiiuqiie la (ciicire yiiirlaiidi! de la jmme époiiso
ou de la jeune mère, ou même les fleurs trompeuses de la dissi-
pation et du plaisir, et Ton se pardonnera peut-être d'avoir cédé,
en visitant ces loges, à un sentiment de simple curiosité; car il
est impossible que la pensée ne s'élance pas au delà de ce triste
asile pour rechercher dans le monde les causes et les jiréludes
de semblables tortures. Malheureusement, lorsqu'on vient à s'in-
former delà vie antérieure des aliénées et des causes qui ont pu
amener la perte de leur raison, on n'obtient guère que des ren-
seignements vagues et qui se résument presque toujours eu
quelques circonstances indifférentes.
Cequ'onsailseulement, c'est qu'à la Salpêfrièreon comi)te sur
la totalité des aliénées un vingtième de filles publiques. Les au-
tres folles ont été amenées là par des pertes d'argent , des excès
de table, des chagrins domestiques, mais le plus grand nombre
par àes peines de cœur. Quelles sont ces peines de cœur? En
quoi consistent-elles ? Voilà ce qu'on ignore et ce que sans doute
on ignorera toujours , car lorsqu'une femme se laisse dominer
par une \mne de ce genre au point d'en perdre la raison, il est
bien rare qu'elle n'ensevelisse pas ce secret en elle-même par nu
sentiment de pudeur dont rien ne peut triompher. Lorsqu'une
fois elle atteint le degré d'aliénation qui nécessite la léclusion ,
il est trop tard pour l'interroger. Il existe d'aillesiis chez la plu-
part des aliénées une si grande différence entre ce qu'elles sont
mainlenantet ce qu'elles ont été, qu'il est bien difficile de rien
conclure de i)récis, des l'.aroies ou des nclions (jui leur échappent
dans l'intérieur de l'hôidtal.
Quant à leur condition, aux diverses espèces d(! folies dont
elles sont atteintes, on retrouve àla Salpêlrièrelcs h'pes généraux
d'aliénation que l'on cite et (jue Ton est babilué à renconlrci-
dans les maisons de ce genre. Là, comme partout ailleurs , o.i
voit des duchesses imaginaires, des marquises, des reines, des
impératrices, des saintes, et puis les manies qui varient suivant
les individus : les craintes d'assassinat , d'empoisonnement, de
vol, les aliénées qui ont peur du soleil, d'autres de leur ombre;
celle-ci qui se croit millionnaire et demande à tous lesgens qu'elle
voit un sou pour acheter du tabac ; celle-là qui écrit , compose
des vers , rédige des pélilions pour solliciter sa sortie. Enfin les
diverses formes ((ue peut [uendre l'aliénation mentale sont
2 22
i54 REVUE DE PARIS.
Iropconmies ou trop nombreuses pour <iu'il soit nécessaire de les
énumérer ; mais ce qui paraît avéré, c'est qu'en France le nom-
bre des aliénées femmes est constamment supérieur d'un quart
à celui des aliénés hommes. Si l'on pense que les causes d'aliér
nation , telles qu'abus des liqueurs fortes, revers de fortune ,
calculs ambitieux , sciences exactes, etc. , sont infiniment plus
fréquentes chez les hommes que chez les femmes, on a tout
lieu de s'étonner que le chiffre des folles l'emporte ainsi sur celui
des fous, et l'on se voit forcé d'attribuer cette disproportion à
la destinée même de la femme, aux circonstances si sou-
vent fausses et malheureuses où elle se trouve placée au milieu
du monde.
Si maintenant on interroge les médecins sur le nombre d'a-
liénées qui sortent radicalement guéries de la Salpêtrière, on
obtient des réponses différentes suivant le caractère et la fran-
chise des hommes qui les traitent. Les médecins exempts de char-
latanisme , et qui aiment mieux confesser sur certains points
l'insuffisance de leur art que de porter atteinte à la vérité,
déclarent que le chiffre moyen des guérisons que l'on obtient ne
s'élève guère à plus du tiers ou du quart. Les guérisons sont
souvent chancelantes , incertaines, et exigent les plus grands
ménagements; il est nécessaire d'éloigner de l'esprit de la con-
valescente les objets qui pourraient toucher, même de (rès-ioin,
aux idées el aux impressions de sa folie. Les moyens curatifs
que l'on emploie sont ou très simples, ou très-compliqués, sui-
vant les systèmes; les calmants, les réfrigérants réussissent
quelquefois et souvent ne produisent point d'effet ; les douches
ne s'emploient guère que comme moyen de punition. Les dis-
tractions telles que la musique, la campagne, les spectacles,
peuvent aussi quelquefois opérer d'heureuses diversions dans
les idées des aliénées, mais il n'y a rien de fixe à ce sujet. On a
essayé, il y a déjà quelques années, à Charenton, de faire assis-
fer les aliénées à un spectacle et l'on a pu se convaincre de l'in-
utilité d'un pareil essai. Les aliénées en traitement n'ont pu se
figurer assister à un spectacle véritable et sont restées dans le
cercle de leurs préoccupations habituelles. Celles qui entraient
en convalescence ont déclaré éprouver une agitation , des mou-
vements intérieurs, qu'elles regardaient comme les précurseurs
infaillibles d'une rechute. On conçoit du reste que l'influence de
REVUE DE PARIS. 255
pareilles jouissances ne puisse guère se faire sentir sur un cer-
veau dérangé que d'une façon en général fort imparfaite et
purement accidentelle, car le goût et le sentiment des beaux-
arts exigent une sensation très-fine et Irôs-développée, et lors-
que la sensation se trouve pervertie au point de ne pouvoir
même se créer une idée nette des objets, il paraît difficile qu'elle
se place au point de vue de fiction et d'isolement nécessaire pour
goûter un beau morceau de peinture, de musique ou de poésie.
C'est pourquoi les gens qui ont l'habitude d'établir de certains
rapprochements entre la manière d'être des musiciens, des
pointes , des grands artistes en général , et celle des aliénés, se
trompent. Rien n'est plus éloigné de l'aliénation, et rien n'exige
des combinaisons d'idées plus fortes à la fois et plus sûres que
l'état d'un cerveau enfantant de grandes conceptions et de bel-
les images. Il est vrai qu'il arrive souvent que les gens adon-
nés ù la culture des arts finissent par l'aliénation, ou donnent
dans le courant de leur vie des signes non équivoques de folie;
mais cela tient non pas tant à une excitation intellectuelle, qu'à
des excès de régime, et à une existence presque toujours mal or-
donnée à laquelle, il faut le dire, les artistes s'abandonnent assez
fréquemment.
S'il est vrai que l'on ne rapporte, en sortant de la Salpêtrière,
que peu d'illusions et peu d'espérances sur le compte des alié-
nées qui y sont enfermées, du moins on éprouve quelque soula-
gement lorsqu'on songe à la salubrité du lieu, à la beauté des
cours, à la commodité des dortoirs, aux soins, aux attentions de
toutes sortes dont on entoure ces pauvres êtres qui ne peuvent
plus, hélas ! se montrer sensibles qu'à des secours purement
matériels. Dans le régime de douceur, qui est aujourd'hui la base
du traitement des aliénées de la Salpêtrière, on reconnaît l'heu-
reux effet du passage, dans cette maison , de l'homme que l'on
peut appeler à bon droit, le bienfaiteur des fous, du médeciif
Pinel, qui, le premier, a délivré ces inforlunésdes chaînes et des
menottes dont on les accablait autrefois. Bien que le traitement
de l'aliénation mentale ne soit guère, encore aujourd'hui, qu'un
problème qui se résout éventuellement et sans système arrêté,
c'est avec raison cependant qu'on entoure ceux qui sont atteints
de cette maladie, de tous les secours de la médecine. En effet,
un temps viendra peut-être où l'expérience médicale pourra
05G REVLE DE PARIS,
rendre à la société ces parias de riiUelli^ïenoe, rallumer le flam-
beau de ces raisons éteintes , ressusciter des âmes, et avec elles
les sentiments, les affections des autres âmes qui les i)leurenl,
et sont éteintes comme elles. Quel beau résultat des efforts et des
recherches de la médecine ! Ne peut-on i)as dire (ju'à ce point de
vue cet art prend un rôle vraiment divin ? En présence de pa-
reilles pensées, on oublie ce qu'il peut y avoir de restreint, de
stérile et même, disons-le, de peu scientifique dans le traitement
des maladies mentales; la grandeur de la mission en relève la
simplicité, et l'on se voit forcé de payer un tribut particulier
d'hommages et d'actions de gi Aces aux hommes qui consacrent
à de pareilles cures les efforts de leur intelligence et de leur
zt'Ie.
Une visite à la Salpètrière n'est donc pas seulement un acte
d'étude et d'observation, c'est aussi, disons-le, une œuvre de mi-
séricorde et de charité sociale. S'il est vrai que le temps des
pérégrinations religieuses soit passé et qu'on n'aille plus guère
aujourd'hui faire de visites à Sainte-Geneviève de Nanterre, il
est d'autres pèlerinages plus profitables, et peut-être , au fond,
plus conformes ;\ l'esprit de la religion. Visiter une ou deux fois
j)ar mois certains établissements de charité et certains hospices,
est-ce donc une trop forte tâche? Ce n'est qu'en pénétrant dans
ces asiles de misère que l'on peut se rendre un compte exact
des plaies qui affligent l'humanité ., remonter à leur source et
coopérer à leur soulagement en les contemplant dans leurs tris-
tes effets. C'est ainsi qu'en sortant de l'hospice de la Salpètrière
on apprend à envisager la destinée des femmes , sous un point
de vue qui n'est plus seulement celui de l'égoïsme ou de l'indif-
férence. L'esprit sort de lu retrempé ainsi que le cœur, et dés-
ormais on ne verra plus avec indifférence tant d'existences in-
conséquentes, éphémères, briller et céder aux i)ompes et aux
séductions du monde; on aura devant les yeux le terme troj)
souvent inévitable où elles aboutissent : une cellule de correc-
tion à Saint-Lazare ou une loge suisse à la Salpètrière.
Ar?îoci.i> Fuemy.
îl une 3func SiHc |)octe ^^\
Quand assise le soir au bord de la fenêtre
Devant un coin du ciel (jui brille entre les toits.
L'aiguille matinale a fatifjué tes doigts ,
Et (|ue ton front comprime une âme qui veut naître;
Ta main laisse échapjjer le lin brodé de fleurs
Qui doit parer le front d'heureuses fiancées ,
Et de peur de tacher ses teintes nuancées
Tes beaux yeux retiennent leurs pleurs.
Sur les murs blancs et nus de ton modeste asile ,
Pauvre enfant ! d'un coup d'œil tout ton destin se lit.
Un crucifix de bois au-dessus de ton lit ,
Un réséda jauni dans un vase d'argile ,
Sous tes pieds délicats la terre en froids carreaux ,
Et près du pain du jour que la balance pèse
Pour ton festin du soir le raisin ou la fraise
Que partagent tes passereaux.
Tes mains sur tes genoux un moment se délassent ,
Puis tu vas t'accouder sur le fer du balcon
Où le pampre grimpant , le lierre au noir tlocon ,
A tes cheveux épars, amoureux s'entrelacent;
Tu verses l'eau de source à ton pâle rosier.
Tu gazouilles son air à ton oiseau fidèle
Qui béquète ta lèvre en palpitant de l'aile
A travers les barreaux d'osier.
(1) Cette belle élégie, adressée par l'illustre auteur des Mèdilationt
à une jeune fille de Dijon, qui lui avait envoyé plusieurs pièces de vers,
fait partie d"un nouveau volume du grand poète, publié par la Société
Typographique Belge, sous le titre de ; liecueillement.v poéliques.
22.
258 REVUE DE PARIS.
Tu contemples le ciel que le soir décolore ,
Quelque dôme lointain de lumière écumant,
Ou plus haut, seule au fond du vide firmament
L'étoile comme toi que Dieu seul voit éclore ;
L'odeur des champs en fleurs monte à ton haut séjour ,
Le vent fait ondoyer tes boucles sur ta tempe ,
La nuit ferme le ciel , lu rallumes ta lampe ,
Et le passé t'efface un Jour.
Cependant le bruit monte et la ville respire.
L'heure sonne appelant tout un monde au plaisir,
Dans chaque son confus que ton cœur croit saisir
C'est le bonheur qui vibre ou l'amour qui respire.
Les chars grondent en bas et font frissonner l'air ;
Comme des flots pressés dans le lit des tempêtes ,
Us passent emportant les heureux à leurs fêles ,
Laissant sous la roue un éclair.
Ceux-là versent au seuil de la scène ravie
Celle foule attirée aux vents des passions
Et qui veut aspirer d'autres sensations
Pour oublier le jour et pour doubler la vie ;
Ceux-là rentrent des champs, sur de pliants aciers,
Berçant leurs maîtres las d'ombrage et de murmure j
Des fleurs sur les coussins , des festons de verdure
Enlacés aux crins des coursiers.
La musique du bal sort des salles sonores ,
Sous les pas des danseurs l'air ébranlé frémit ,
Dans des milliers de voix le cœur chante ou gémit,
La ville aspire et rend le bruit par tous les pores.
Le long des murs , dans l'ombre, on entend retentir
Des pas aussi nombreux que des gouttes de pluie ,
Pas indécis d'amant où l'amante s'appuie
Et pèse pour le ralentir.
Le front dans tes deux mains, pensive, tu te penches.
L'imagination te peint de verts coteaux
REVUE DE PARIS, 259
Tout résonnants du bruit des forêts et des eaux,
Où s'éteint un beau soir sur des chaumières blanches ,
Des sources aux flots bleus voilés de liserons,
Des prés où quand le pied dans la grande herbenage ,
Chaque pas aux genoux fait monter un nuage
D'étamine et de moucherons.
Des vents sur les guérets ces immenses coups d*ailcs ,
Qui donnent aux épis leurs sonores frissons ,
L'aubépine neigeant sur le nid des buissons ,
Les verts étangs rasés du vol des hirondelles ;
Les vergers allongeant leur grande ombre du soir.
Les foyers des hameaux ravivant leurs lumières ,
Les arbres morts couchés près du seuil des chaumières
Où les couples viennent s'asseoir ;
Ces conversations à voix que l'amour brise,
Où le mot commencé s'arrête et se repeut,
Où l'avide bonheur que le doute suspend
S'envole après l'aveu que lui ravit la brise ;
Ces danses où l'amant prenant l'amante au vol.
Dans le ciel qui s'entr'ouvre elle croit fuir en rêve
Entre le bond léger qui du gazon l'enlève ,
Et son pied qui retombe au sol !
Sous ta lente de soie ou dans ton nid de feuille
Tu vois rentrer le soir, altéré de tes yeux,
Un jeune homme au front mâle, au regard studieux j
Votre bonheur tardif dans l'ombre se recueille.
Ton épaule s'appuie à celle de l'époux ,
Sous son front déridé ton front nu se renverse,
Son œil luit dans ton œil pendant que ton pied berce .
Un enfant blond sur tes genoux !
De les yeux dessillés quand ce voile retombe ,
Tu sens ta joie humide et tes mains pleines d'eau ;
Les murs de ce réduit où flottait ce tableau
Semblent se rapprocher pour voûter une tombe j
260 REVUE DE PAIUS.
Ta lampe y Jette j'» peine un reste de clarté,
Sous tes beaux pieds d'enfant tes parures s'écoulent
Et les cheveux épars et les ombres déroulent
Leurs ténèbres sur ta beauté.
Cependant le temps fuit , la jeunesse s'écoule,
Tes beaux yeux sont cernés d'un rayon de pâleur,
Des roses sans soleil ton teint prend la couleur,
Sur ton cœur amaigri ton visage se moule,
Ta lèvre a replié le sourire , ta voix
A perdu celte note oii le bonheur tressaille ;
Des airs lents et plaintifs mesurent maille ù maille
Le lin qui grandit sous tes doigts.
Eh ! quoi ! ces jours passés dans un labeur vulgaire
A gagner miette à miette un pain trempé de fiel.
Cet espace sans air, cet horizon sans ciel ,
Ces amours s'envolant au son d'un vil salaire,
Ces désirs refoulés dans un sein étouffant.
Ces baisers, de Ion front chassés comme la mouche
Oui bourdonne l'été sur les coins de ta bouche ,
C'est donc là vivre , ô belle enfant !
Nul ne verra briller celte étoile nocturne !
Nul n'entendra chanter ce muet rossignol !
Nul ne respirera ces haleines du sol
Que la fleur du désert laisse mourir dans l'urne?
Non , Dieu ne brise pas sous ses fruits immortels
L'arbre dont le génie a fait courber la tige ;
Ce qu'oublia le temps , ce que l'homme néglige ,
11 le réserve à ses autels !
Ce qui meurt dans les airs , c'est le ciel qui l'aspire.
Les anges amoureux recueillent flots à flots ,
Cette vie écoulée en stériles sanglots.
Leur aile emporte ailleurs ce que la voix soupire,
RKVL'K DE PARIS. 561
El ces lanfîiieiirs de l'àme où {gérait Ion dcsdii.
Et les iiU'urs sur la .joue, liélas ! jamais cueillits
El ces espoirs trompés, et ces mélancolies ,
Qui pâlissent ion pur malin.
lis composent tes chants, mélodieux murmure,
Qui s'échappe du cœur par le cœur répondu ,
Comme l'arbre d'encens que le fer a fendu
Verse eu baume odorant le sanfj de sa blessure.
Aux accords du {jéuie , à ces divins concerts,
Ils mêlent étonnés ces pleurs de jeune tille
Qui tombent de ses yeux et baiffnenl sou aiguille ,
Et tous les soupirs sont des vers !
Savent-ils seulement si le monde l'écoulé?
Si l'indiffence énerve un génie inconnu?
Si le céleste encens au foyer contenu
Avec l'eau de ses yeux dans l'argile s'égoutte?
Qu'importe aux vois du ciel l'humble écho d'ici-bas'
Les plus divins accords qui montent de la terre,
Sont les élans muets de lame solitaire
Que le vent même n'entend pas.
Non , je n'ai jamais vu la pâle giroflée ,
Fleurissant au sommet de quelque vieille tour
Que balle vent du nord ou l'aile du vautour,
Incliner sur le mur sa lige échevelée;
Non ; je n'ai jamais vu la stérile beauté ,
Pâlissant sous ses pleurs sa fleur décolorée.
S'exhaler sans amour et mourir ignorée ,
Sans croire à l'immortalilé !
Passe donc les doigts blancs sur les yeux, jeune fille,
Et laisse évaporer ta vie avec leschanls;
Le soiifîledu Très-Haut sur chaque hei Ite des champs
Cueille la perle d'nr où l'auroie àcinlille;
262 REVUE DE PARIS.
Toute vie est un flot de la mer de douleurs ;
Leur amertume un jour sera ton ambroisie ;
Car l'urne de la gloire et de la poésie
Ne se remplit que de nos pleurs!
Alphonse de Lamartine.
Saint-Point, 27 août 1838.
1
Critique Cittcrairc-
ARTHUR,
PAR EUGÈNE SUE (I).
Peu de livres aujourd'hui paraissent sans l'exposition des
principes qui tourmentent intérieurement la conscience de l'au-
teur. Ce sont les préoccupations sérieuses de notre époque qui
semblent imposer une telle exigence aux esprits les plus irré-
fléchis, et M. Eugène Sue , quoique romancier, n'est pas de ce
nombre; il possède naturellement, au contraire, une certaine
humeur philosophique qui ajoute quelque portée de plus à ses
meilleures inspirations de verve dramatique , à ses peintures
les plus animées des mœurs de la société contemporaine. Tou-
tefois , les préfaces de M. Sue, d'ordinaire, sont moins heureuses
que ses romans. Celle A' Arthur, sous prétexte de nous donner
l'explication historique du sujet, s'est laissée entraînera des
considérations qui ne seront pas du goût de bien des moralistes.
Pour le public aussi, et M. Sue lui-même le prévoit , ce sera
chose difficile d'admettre celte vérité éternelle ^ que la vertu
est malheureuse et le vice heureux ici-bas. Mais s'il n'a pu
jusqu'ici prouver efficacement à ses lecteurs la logique essen-
(1) 2 vol, in-18, Société Typographique belge, Ad. Wahlcn et com-
pagnie
264 l\LVLi'; 1>E l'AKlS.
(iclk de tons ses livres , railleur s'en console du moins par
l'exemple de Galilée , s'écriant dans son cacliol : E pur si
m Hove !
Il ne doit pas être permis à la critique de douter que la fable
principale à'Jrthnr ne soit un essai biographique. M. Sue
consacre d'abord quelques lignes de sa préface à l'aftinner, et
quelques chapitres de sa publication à nous raconter comment
il est devenu possesseur du Journal d'un inconnu. Nous pou-
vons avouer néanmoins que son récit , tel qu'il le livre au lec-
teur, contient des détails assez romanesques pour que celle
histoire ait les apparences d'une invention d'ailleurs ingé-
nieuse.
C'est un notaire qui entre en scène avec l'écrivain. L'auteur
cherchait ù acquérir une propriété dans un de nos départe-
ments du Midi ; un homme de loi lui apprend qu'il y a un bien
(le campagne à vendre , sur le littoral de la Méditerranée.
Ce n'est pas un presbytère , quoiqu'il faille s'adresser, sur les
lieux, à un curé; mais, du reste, on i)0urra s'arranger à l'a-
miable cl avantageusement , car il s'agit d'une vente par suilo
de mort subite, et l'on a fait dans cette maison des dépenses
folles. Ces renseignements piquent la curiosité du romancier
«|ui monte en chaise de poste et trouve un nouvel inlerloculeur
dans son postillon.
Cet homme est allé , deux fois en sa vie , au village ignoré
de ***. Les deux voyageurs ne se ressemblaient guère, dit-il.
La première fois , cent sous de guide ; six chevaux à une ber-
line dont les stores étaient soigneusement baissés; un homme et
une femme de confiance, sur le siège de derrière ; un courrier
muet , mais {fénéreux , qui payait tout avec de l'or ! Cependant ,
( liose étrange, la berline n'a jamais repassé , de|)uis bientôt
deux ans , quoi(|u'il n'y ait aucune autre issue à ce défilé reculé
contre la mer. Le second voyage a été bien différent. Il n'y a
que trois mois, dans une mauvaise calèche à rideaux de cuir et
couverte de boue , le postillon a conduit un faux vieillard qui
lutoyait chacun et nommait chacun son ami, mais (jui ne payait
les guides qu'îi vingt-cinq sous; (|ui faisait l'agonisant et qui
défendait d'aller trop vite , mais qui n'était pas fâché d'arriver
plus vite encore, seulement avec économie! Ce même vieillard
por>îait une boile de pistolets , (juand il descendit au terme fataL
REVUE DE PARIS. 96S
Il a disparu tout A coup à travers les bois, en abandonnant sa
calèche pour ne plus revenir, car personne ne revient de ce vil-
lage de*"* ! Telle est la contre-partie du premier voyage; telles
sont les mystérieuses confidences que M. Eugène Sue reçoit avant
de se rendre au presbytère , où le reste de ce grand secret va se
faire connaître.
Le curé d'abord est absent, et jugez comme le visiteur s'im-
patiente. La sœur du jeune abbé soupire et manque de se trou-
ver mal , dès que M. Sue s'informe de la propriété à vendre. Le
prêtre, à son tour, pAle et défait, n'aborde le seuil de la pro-
priété qu'en tremblant, et ne pénètre dans les appartements que
les larmes aux yeux. Si toutes ces préparations étaient présen-
tées dans un style moins prolixe , elles seraient assurément très-
intéressantes ; mais le romancier manque peut-être de réserve
en sa manière d'écrire et surtout de raconter.
Des meubles de femme, une harpe, un volume A'Obermaim
encore ouvert , le portrait d'un enfant , la miniature d'un homme
de la plus parfaite physionomie : un autre portrait , celui d'une
femme semblable à un ange et de la beauté la plus ravissante
arrachent enfin au curé , longtemps discret , l'aveu d'une pro-
fonde douleur et d'un secret terrible. Aussitôt , comme il fait
une grande tempête au dehors, le romancier profite de l'hospita-
lité du presbytère. Nous arrivons enfin à Thistoire du comte
Arthur, qui ne s'interrompt plus qu'à la tin des deux volumes déjà
publiés, et dont le dénoûment définitif est promis dans une
seconde livraison.
Lors de ce complément de l'œuvre, nous reviendrons sans
doute nous-même à notre tâche. Mais s'il est inutile de déflorer
ici , par l'analyse, une intrigue dont le mystère est une des plus
attachantes qualités , nous pouvons du moins apprécier, en ce
qu'elle est déjà , cette première partie, si importante. La don-
née , après tout, s'en détache avec une suffisante évidence, et
les combinaisons, qui nous ont ému jusqu'à présent, doivent
être, dans leur cadre relatif, indépendantes de l'ensemble.
Quant aux caractères des personnai;es avec lesquels l'auteur
semble, il est vrai , n'en avoir pas encore fini , ce n'est pas une
injustice cependant de les soumettre, dès ce moment, à l'examen
de la critique.
La donnée du roman CC Arthur est désolante par l'équivoque
2 23
265 REVUE DE PARIS.
qu'elle renferme. Nous le sentons à regret , les faits y dessinent
l'idée dans un jour douteux, et sous des conditions artificielles
de ressemblance avec la réalité. Le comte Arthur, dont personne
ne sait l'autre nom , se confesse ainsi dans un journal qui rend
compte , non pas de tous les faits , mais de tous les sentiments
de son existence :
A vingt ans , le comte revient d'un long voyage en Espagne et
en Angleterre , pour revoir son père devenu vieux et malade ,
qui s'est retiré dans une de ses terres. Les gens du château por-
tent le deuil de ia mère du comte, morte avant l'âge durant son
absence , et une grande désolation plane encore dans tous les
souvenirs. A l'arrivée de son fils, le père, tout à fait mécon-
naissable , ne peut se lever de son siège pour l'embrasser, et le
comte Arthur frémit d'une crainte instinctive devant lui. Un
jugement droit et infaillible, longtemps appliqué aux hommes
et aux choses, a développé dans ce vieillard une insensibilité
stoïque , et , par logique d'égoïsme humain , il n'a jamais lutté
contre cette seconde nature. Il aimait son fils; mais , à la veille
de mourir, il se contente de lui faire récapituler sa fortune , de
l'engager à vivre toujours seul , et il lui donne pour souverain
conseil , de se rappeler sans cesse que tout est dans l'or, hon-
neur et bonheur. Après quoi , le comte fondant en pleurs et
jurant des sentiments de piété éternelle , l'inexorable vieillard
va plus loin : il répète qu'il sera oublié tout à l'heure lui-même ,
qu'il le sait et ne s'en afflige pas , car l'unique morale , supé-
rieure aux préjugés de là société , est de tout pardonner et de
tout comprendre. Or ces mots expirent à peine sur ses lèvres,
qu'il s'éteint; et cette triste expérience est recueillie par Arthur
avec le dernier soupir de son père. Fatalité bien autrement ino-
culée aux veines du jeune homme que ne le serait, pour nos
imaginations , celle de la destinée antique ! Cette donnée nous
paraît heureusement conçue au point de vue dramatique; mais
nous la trouvons monstrueuse , à vrai dire. Aussi prenons-nous
nos réserves contre cet arrangement , où l'intervention de la
volonté du romancier est trop évidente. Une semblable péripétie,
qu'on peut supposer sans doute , répugne toutefois aux convic-
tions les plus profondes de l'âme du lecteur. Si un père existait,
par hasard , capable de léguer à son fils des révélations aussi
meurtrières, ce mauque de i)rcYoyauce serait expliqué par la
REVUE DE PARIS. ÎÊ89
dégradation morale ,et le fils, à qui l'on ferait des adieux , se
consolant d'une si funeste leçon , pourrait l'entendre impuné-
ment. Mais il n'«n est pas ainsi du comte Arthur.
Durant quelques mois , celte impression des paroles du mou-
rant paraît s'elFaoer dans l'esprit du fils. Il s'éprend d'amour
pour sa cousine Hélène , qui est la plus sainte des femmes.
Il la voit si affectueuse pour lui , il est témoin de tant d'actes
secrets de dévouement , que , bien loin de la soupçonner d'a-
bord de quelque vil intérêt , il croit , en l'aimant , ne lui
payer qu'une dette de reconnaissance. Mais le doute fatal qu'il
a hérité de son père se réveille. Dès lors la passion d'Hélène
ne devient plus , à ses yeux , qu'une comédie jouée par la
convoitise. Cependant il chérit sincèrement sa cousine j mais
il la tourmente , il la maltraite , et il finit par l'humilier telle-
ment qu'elle arrive avec lui au mépris , à la haine et à une
rupture décisive.
Le comte Arthur vient à Paris. Il y promène fastueusement
sa coquette mélancolie. On le regarde , on veut le connaître , on
cherche à le séduire. Les élégants, aux sympathies rares et
difficiles, se disputent son intimité. M. de Carnay, un des
hommes les plus distingués de la bonne compagnie , l'emporte
sur tous les autres. M. de Carnay le conduit à une course qui
va faire scandale dans le monde. On se raconte à l'oreille que
deux élégants ont fait un pari à se casser le cou, pour les beaux
yeux de la marquise de Penafiel. La marquise assistera à ce
charmant spectacle , et le soir, elle se montrera encore dans sa
loge de l'Opéra , quelle que soit l'issue de la lutte. Et , en effet ,
les choses se passent comme elles ont été prédites. Seulement la
marquise a eu l'impertinence, ajoute-t-on, de s'amouracher
d'un certain Ismaïl , Arabe de bonne mine. Heureusement le
comte Arthur est le seul à ne pas croire ces calomnies, ou du
moins à faire semblant de les démentir. Sa protégée le sait à la
longue et veut lui en témoigner sa gratitude. Ils se rencontrent
par un hasard prévu. Tout à coup, dès les premières explications
de la marquise , c'est une grande passion qui se déclare de la
part d'Arthur lui-même. Il renonce à ses plus chers caprices
pour celte adorable M^e de Penafiel , qui a été si longtemps et
si indignement calomniée. Il lui sacrifie tout, ses amis et même
ses chevaux. 11 se fâche avec M. de Carnay, qui voulait épouser
268 REVUE DE PARIS.
la marquise , et ne la détériorait ainsi dans le public que pour
chasser les concurrents. Arthur va donc être heureux ! Mais que
deviendrait la fatalité de l'expérience paternelle?
Mille incidents surviennent , tous très-bien développés par
l'auteur, dans un style plein de chaleur, et racontés avec le tact
d'un homme qui sait le monde. A la fin , le doute s'empare de
nouveau d'Arthur, qui rompt avec M"'^ de Penafiel. Et là-dessus,
Hélène reparait sur le chemin du comte ; mais un de ses amis,
étrange original qui voyage à tous les bouts de la terre pour
éviter l'ennui, lord Falmoulh, emmène Arthur ù Marseille; ils
doivent s'y embarquer ensemble vers un pays dont le jeune lord
cache le nom. Le roman se clôt donc sur un secret de plus.
Toute celle première intrigue A^Artlmr est vraiment filée
avec un art particulier. L'épisode de la marquise de Penafiel
mérite surtout de réussir. U serait à désirer seulement que le
style de M. Sue perdît un peu de sa verbosité.
L.-Y.
LE PAGE
D'ARTHUR DE BRETAGNE.
I.
Au treizième siècle , la bonne ville de Rouen , capitale de la
Normandie, ce joyau brillant delà couronne d'Angleterre , n'é-
tait pas comme aujourd'hui une ville commerçante et riche ,
paisible et mollement étendue sur la rive du fleuve qui lui ceint
amoureusement la taille. Les ondes vertes et capricieuses de la
Seine ne disparaissaient pas sous une multitude de bâtiments de
toutes sortes, sloops, cutters, trois-mâts, gabarres hollandaises,
ou chasse-marées bretons ; le port n'était pas animé par cette
fbule de marins et de carruyers qui transportent les produits
des deux mondes des magasins mobiles et chanceux qui les ont
apportés dans de vastes et obscurs magasins dont les voûtes éle-
vées résonnaient autrefois des chants imposants du catholicisme.
Rouen n'était pas la sœur cadette de Paris , l'anneau intermé-
diaire qui la rattache au Havre de manière à ne former qu'une
seule ville dont le fleuve est la grande rue. Rouen avait de hautes
et solides murailles flanquées ça et là de grosses tours sur les-
quelles la bannière anglaise flottait sans humilier l'orgueil des
habitants ; car celte bannière n'était pas le signe d'une conquête
oppressive, car Guillaume le Conquérant était parti de sa capi-
tale, duc de Normandie, y était rentré roi d'Angleterre et avait
rapporté son drapeau humide encore des brouillards de la
Tamise. Les habitants n'étaient ni Anglais ni Français, ils étaient
sujets du duc de Normandie, roi d'Angleterre, vassal des rois de
France. La ville avait une physionomie toute guerrière, et, outre
son enceinte de granit, elle s'était encore bâti des forteresses sur
les points culminants, surtout une qui, debout sur la côte Sainte-
Catherine, semblait une sentinelle avancée placée là pour sur-
veiller les approches de l'ennemi.
25.
270 REVUE DE PARIS.
Ce n^esl pas tout encore ; du milieu même du fleuve une noire
et sombre tour se dressait comme un bras décharné prêt à
maudire. Cette tour avait une garnison particulière, commandée
par un chevalier anglais dévoué à Jean sans Terre, qui disputait
alors, à Arthur de Bretagne, son neveu, l'Angleterre et ses dé-
pendances sur le continent. Arthur, fils deGeoffroi, frère aîné
de Jean, et de Constance de Bretagne, avait des droits incontes-
tables au trône, et prouva, par la manière dont il se servait
d'une épée , qu'un sceptre ne serait pas trop lourd à son
bras.
Philippe-Auguste, le roi de France, était un politique trop ha-
bile pour ne pas sentir que la guerre entre les Anglais laisserait
reposer la France et affaiblirait son ennemie j en conséquence il
accorda à Arthur assez de secours pour rendre la lutte égale en-
tre les deux rivaux, et attendit patiemment le jour oii il pourrait
consolider son trône des débris échappés des mains défaillantes
de l'oncle et du neveu.
Arthur jeta dans la balance ses bandes redoutables de fidèles
Bretons et sa lourde épée ; Jean sans Terre se servit contre son
neveu d'une arme empoisonnée qui lui était familière, de la per-
fidie. La Normandie fut l'arène où se mesurèrent les deux rivaux;
Jean perdait l'un après l'autre ses châteaux et ses villes , lors-
qu'Arthur , surpris dans une embuscade, tomba entre les mains
de son oncle.
Dès ce jour la guerre fut terminée. Jean demanda pour ran-
çon de son neveu la cession absolue de tous ses droits. Arthur
refusa ; trop jeune encore et trop novice en politique pour savoir
que les traités que l'on scelle avec l'écrou d'une chaîne se dé-
chirent avec la pointe d'une épée. Jean essaya, mais en vain, de
briser par une dure captivité la ferme volonté d'Arthur, il le pro-
mena de cachots en cachots, mais l'âme du jeune homme se re-
trempait dans l'adversité. En l'an 1201 , le roi anglais donna
l'ordre de transporter son prisonnier dans la tour de Rouen, iso-
lée au milieu du fleuve, et le peuple, qui s'intéresse toujours à
la jeunesse, au malheur, au courage réunis dans le même homme,
s'habitua dès lors à regarder la sombre tour comme une prison
qui serait bientôt ensanglantée.
Les bateliers mêmes osaient à peine pendant le jour passer au-
près de la tour silencieuse ; et ceux qui s'étaient hasardés ù s'en
REVUE DE PARIS. 271
approcher le plus près avaiont raconté qu'un homme au visage
sinistré, se montrant à la seule ouverture qui pût mériter le nom
de fenêtre, leur avait d'un geste ordonné de s'éloigner, et que le
mot de mort était venu frapper leurs oreilles comme un mur-
mure lugubre. Outre cette fenêtre il y avait à la tour quelques
ouvertures bien étroites mais tellement garnies de barreaux de
fer que le regard même ne pouvait s'y glisser, et que jamais per-
sonne n'avait vu par laquelle de ces meurtrières le prisonnier
recevait un peu d'air et de soleil.
Une seule fois un pêcheur en train de retirer ses fîlels vit tom-
ber au fond de sa barque une pièce d'argent enveloppée d'une
feuille de parchemin, et se baissa vivement pour la ramasser;
presqu'aussitôt un coup de hache lui fendit la tête , la Seine
roula dans ses ondes un cadavre de plus , et deux barques , de
l'une desquelles sortit un homme bardé de fer qui disparut
dans la tour, furent amarées côte à côte à un anneau scellé dans
la pierre.
Depuis cette terrible exécution , la curiosité des habitants de
Rouen et des pêcheurs établis sur l'autre rive respecta la mysté-
rieuse horreur de la tour.
Mais la toute-puissance de l'écrivain ouvre de force ces livres
de granit auxquels les rois confient souvent des épisodes digues
de l'Enfer du Dante.
Dans une chambre obscure, humide, située au haut de la tour
au-dessous de la plate-forme sur laquelle résonnaient les pas
monotones d'une sentinelle anglaise, un homme jeune et beau,
assis sur une lourde escabelle de chêne, auprès de l'étroite em-
brasure, regardait d'un œil triste la Seine qui se déroulait au
pied de la tour, calme et unie comme un miroir. Un rayon du
soleil se glissant furtivement entre les barreaux alla se briser à
l'angle opposé de la chambre et jeta une lueur incertaine et va-
cillante sur une masse confuse qui s'agita d'abord, se dressa peu
à peu , et devint enfin un homme d'une taille athlétique. Après
avoir étendu en tous sens ses longs bras rausculeux, cet homme
parvint en deux enjambées auprès de son jeune compagnon, et
le voyant abimé dans sa rêverie secoua la tête, tandis que ses
traits durs et sauvages prenaient une singulière expression de
respect et d'amour qu'on ne les aurait pas crus susceptibles d'ex-
primer.
373 REVUE DE PARIS.
— Oui.,.! oui! monseigneur, dit-il d'une voix basse, je con-
çois voire Irislesse , je comprends que la perte de tant de do-
maines qui étaient à vous puissent vous arracher une larme ,
quoique le vieil Yvon, le ménestrel de Ploërmel, dise souvent :
Oue des larmes déshonorent la barbe d'un homme. Je sais bien
qu'Arthur de Bretagne peut pleurer des sujets qui l'aiment
Mais tout est perdu, vous n'êtes plus roi que dans cette chambre
et de tous vos sujets , de tous vos soldats il ne vous reste que
votre écuyer Kerdolle, dont Jean sans Terre a rasé le château...
Vos regrets ne vous rendront rien, il faut vous résigner et at-
tendre.
Après ces consolations qu'il croyait propres à calmer la dou-
leur de son maître, le fidèle écuyer se tut comme fatigué du pro-
digieux effort de son éloquence; Arthur sourit amèrement en
montrant ù Kerdolle une barque qui se laissait dériver au cou-
rant du fleuve.
— Vois , Kerdolle, dit-il d'une voix douce , à l'une des extré-
mités de cette barque est un pécheur qui jette son lîiet, sa femme
ou sa maîtresse tient les rames, tout à heure le pêcheur l'a em-
brassée , je l'ai vu , et cette pensée m'est venue : Que ne suis-je
né pêcheur?
— Jamais cette pensée ne me viendrait à moi , répondit
brusquement l'écuyer, vous oubliez, monseigneur, que c'est
un noble sang , que c'est le sang des rois qui coule dans vos
veines.
— Et tu oublies , toi , Kerdolle , que si le sang des rois est
plus pur que celui du manant, il y a bien des ennemis sur cette
terre qui désirent en ouvrir les sources avec la lame d'un poi-
gnard.
Par un reste d'habitude, le Breton fit un brusque mouvement
comme pour saisir la garde de son épée.
— Oh ! tu n'as plus d'épée, mon brave, dit Arthur , mon oncle
sait trop bien que si le fer enchaîne, le fer délivre aussi, et qu'un
noble cœur craint plus le déshonneur que la morl... Son nom
lui pèse, vois-tu, il ne veut plus être Jean sans Terre, il veut
que je lui vende mon royaume pour un peu de soleil, dont une
prison étroite fait sentir tout le prix... Oh! Kerdolle, Kerdolle!
si ce qu'il me demande n'était pas une lâcheté flagrante , une
rébellion conlre la volonté de Dieu qui lient dans sa main les
I
REVUE DE PARIS. 273
destins des rois, si je ne craignais pas que mon peuple ne me
maudît un jour de l'avoir volontairement livré aux appétits de
bête fauve de Jean sans Terre, je donnerais l'Angleterre et la
Normandie qui m'appartiennent par mon père Geoffroi, la Bre-
tagne que me garde Constance ma mère, pour pouvoir vivre ne
fût-ce qu'une heure dans la barque de ce pêcheur et me laisser
bercer par le fleuve... Kerdolle, c'est quelque chose d'horrible
que celle prison ; l'eau ruisselle sur le mur, et ces barreaux, ces
horribles barreaux ne me laissent pas apercevoir le ciel.... Je
donnerais dix ans de ma vie pour les voir se détacher et tomber
dans le fleuve.
En disant cela Arthur frappa de son poing fermé les barreaux
de l'embrasure jusqu'à ce que la douleur l'obligeât à laisser
tomber sans force sa main meurtrie et ensanglantée. Kerdolle
stupéfait de la violence pétulante de son mailre l'avait laissé
faire, et le vit retomber accablé sur son siège , les deux mains
appuyées sur son front. Alors il s'avança, se mit à examiner at-
tentivement les barreaux , secouant en même temps la tête d'un
air de doute. Peu à peu cependant il mit plus d'intérêt dans sa
recherche, et un éclair de joie brilla dans ses yeux, lorsqu'il re-
connut que la pierre supérieure, dans laquelle étaient scellés les
barreaux, avait été déjà ébranlée par les efforts continus d'un
ancien prisonnier, que la mort ou un changement de cachot
avait sans doute interrompus. Kerdolle se débarrassa de son
pourpoint qu'il jeta à l'autre bout de la prison, promena un re-
gard de satisfaction sur ses bras velus , le long desquels se des-
sinaient en relief des muscles puissants , empoigna les bar-
reaux , les secoua rudement et poussa un cri rauque en les
sentant trembler.
Ce cri lit lever la tête à Arthur, il posa la main sur les bras de
Kerdolle et murmura le mot : impossible.
— Peut-être, fit Kerdolle.
H traîna au milieu de la chambre le lit d'Arthur pour en faire
un point d'appui à son pied , ensuite il saisit les barreaux de ses
deux larges mains ; bientôt ses muscles se roidirent, craquèrent
avec bruit ; les veines du front se gonflèrent au point de se briser,
tandis que de larges gouttes de sueur tombaient une à une de
son visage sur ses bras. Arthur regardait avec un intérêt mêlé
de crainte , il lui semblait à tous moments que les bras de Ker-
274 REVUE DE PARIS.
dolle allaient se biiser ; mais la pierre céda , se détacha entière-
ment du mur , et , son poids se joignant aux efforts de Kerdolte,
trois des barreaux se brisèrent, le quatrième ploya et la pierre
resta suspendue à Textrémilé de ce barreau au-dessus du fleuve.
Une vive lumière inonda toute la chambre, l'air j)énélra , et
Arthur, se penchant à demi en dehors de l'embrasure , attacha
ses regards sur les belles campagnes de Rouen, et ne vit pas que
Kerdolle épuisé était tombé sans forces sur le lit.
— Viens, viens près de moi, mon bon Kerdolle, criait Arthur,
ivre de joie , viens , j'aime voir flotter sur la tour de Rouen la
bannière anglaise quoique ce ne soit pas la mienne; peut-être
pourrons nous fuir par ici ; peut-être que le ciel nous réserve
encore de glorieux périls ! Comme ces campagnes sont riches ,
comme le ciel est beau avec ces nuages légers que la brise pousse
devant elle! Je vois là-bas la barque de tout à l'heure; voici
deux autres barques qui se détachent du rivage, l'une d'elles
vient de ce côté, il me semble même que l'on agite un mouchoir
en signe d'amitié.,.. Mais ce n'est pas au prisonnier de Jean que
ce signal s'adresse.
Étonné de ne pas recevoir de réponse , Arthur se retourna et
s'aperçut alors que Kerdolle était sans connaissance. Une pâleur
mortelle s'était répandue sur tous ses traits , et ses bras, parse-
més de taches livides, pendaient de chaque côté du lit; les yeux
étaient fermés, les lèvres étaient blanches.
— Ah ! dit Arthur à demi voix, faut-il qu'un caprice d'enfant
ait coûté la vie à mon dernier ami... Non, son cœur bat encore...
Kerdolle !...
Naturellement la pensée vint à Arthur d'appeler du secours ;
mais il se dit que si le geôlier apercevait les barreaux brisés de
la croisée, le gouverneur de la tour ferait transférer son prison-
nier dans un autre cachot , et il ne voulut pas détruire le bon-
heur dont il avait si peu de temps à jouir... Il jeta de l'eau au
visage de Kerdolle , lui frappa dans les mains , lui frotta les
tempes avec un peu de vin , et respira avec force, soulagé d'un
fardeau qui lui écrasait la poitrine , lorsqu'il vit le fidèle Breton
ouvrir les yeux, sourire, et se précipiter avec ardeur à l'embra-
sure débarrassée de ses horribles défenses.
— Kerdolle , dit Arthur , si nous pouvions cacher celle
brèche jusqu'à ce soir , dès que la nuit sera venue , nous nous
REVUE DE PARIS. 275
précipiterons dans la Seine, et nous nagerons jusqu'à Tautre
bord.
— Nous nous briserons sur les masses de pierre et de bois qui
portent la tour....
Ces mots, prononcés d'une voix calme et ferme, étouffèrent
dans l'âme d'Arthur toute lueur d'espoir, et n'y laissèrent que le
découragement. L'imagination avait pour un moment créé (ont
un avenir de gloire et de puissance au jeune duc déchu , et la
réalité revint à son tour sous des couleurs rendues plus sombies
encore par le contraste.
— Pourquoi donc as-tu brisé ces barreaux , dit-il à Ker-
doUe?
— Vous auriez donné dix ans de votre vie pour voir un instant
le ciel et la terre de Normandie...
— Et, maintenan, je voudrais mourir !
— Parce que vous avez vu par cette ouverture une couronne
royale au bout de l'horizon?
— Tu n'espères donc plus, Kerdolle?
— Votre rival se nomme Jean sans Terre.
— Et j'ai en vain souhaité de le trouver au bout de ma lance
sur le champ de bataille.
— Richard Cœur de Lion l'avait bien jugé; c'est un lâche qui
n'ose tenir une épée , mais le poignard est moins lourd. Dieu
vous garde de la présence de votre oncle. Il viendra encore vous
solliciter ici de renoncer à vos droits.
— Jamais... Je mourrai roi d'Angleterre.
Kerdolle ne répondit plus rien , et Arthur se laissa aller à de
pénibles réflexions dont il fut bientôt tiré par un chant mono-
tone et lent qui troubla le silence de la prison. L'étonnement se
peignit sur les visages des captifs; ils étendirent tous deux la
main en même temps pour commander Tattention , et enten-
dirent alors distinctement les paroles naïves d'un lai breton.
C'était une chanson d'amour, et la voix qui la faisait entendre
semblait être une voix de femme ou d'enfant... Le dernier mot
de la chanson était : espoir !
— Espoir ! répéta machinalement Arthnr , en faisant signe à
Kerdolle de regarder sur le fleuve.
Mais la voix s'était tue, et Kerdolle ne vit rien.
— Ce u'est pas un hasard, Kerdolle, qui a fait retentir ici«
276 REVUE DE PARIS.
dans ce pays où notre lanfîue est inconnue , un des lais de nos
ménestrels?... Nous avons un ami.
— C'est un enfant ou une femme, dit Kerdolic.
Presque aussitôt un bruit de pas retentit sur l'escalier de
pierre de la tour , et le verrou extérieur fit entendre sa voix
rauque.
Kerdolle, se jetant alors du côté de l'embrasure, .s'y appuya
de manière A la masquer entièrement; mais la précaution était
inutile, car la porte s'ouvrit à peine. Une forme svelte se glissa
dans la cbambre, et la porte se referma.
— Un page de la duchesse de Bretagne, s'écria Kerdolle...
— Non , Kerdolle , dit le prétendu page en se jetant dans les
bras d'Arthur.
— C'est elle, cria celui-ci, c'est elle!... Yseult, Yseult.... Je
l'attendais!
II.
Ce fui un roman bien simple et malheureusement trop court
que l'histoire des amours d'Yseult et d'Arthur. 11 n'y avait eu
dans leur liaison ni obstacles à vaincre, ni jalousie, ni rivalités
à craindre. Trois mois environ avant de tomber dans les pièges
de son oncle , Arthur, dans une rencontre avec un parti d'An-
glais , allait être tué par deux hommes d'armes qui s'achar-
naient après sa personne ; quoique renversé de cheval, il se dé-
fendait avec toute l'énergie d'un homme qui, sûr de périr, veut
au moins vendre sa vie cher, lorsqu'un chevalier breton se jeta
entre Arthur et les assaillants , fit mordre la poussière à celui
qui pressait le jeune duc de plus près, força l'autre à reculer,
donna au prince le temps de se dégager, mais paya de sa vie ce
Irait de force et de courage. Le gentilhomme breton laissait une
fille unique, pauvre et seule au monde ; Arthur jura de l'adop-
ter. Il se rendit au manoir solitaire du chevalier, vit Yseult,
l'aima et ne lui cacha pas son amour. Arthur était beau, brave,
loyal, et de jilus prince et presque roi. C'était plus qu'il n'en
fallait pour réussir auprès d'une jeune fille orpheline, dont le
cœur ne pouvait rester vide. Elle accepta Arthur pour son che-
valier, et ne compta plus parmi ses jours de jours heureux que
ceux qu'Arlhur venait passer auprès d'elle dans le manoir soli-
REVUE DE t'ARlS. 289
(aii'C. Là , tous deux oubliaient le monde cl ses sanglantes que-
relles; dans le cœur d'Arllnir, l'amour était assez puissant pour
étouffer l'ambition et la soif des combats; Yseult , de son côté,
se livrait tout entière à cette science du bonheur que les femmes
comprennent mieux que nous , et à laquelle elles savent nous
initier. Mais ce n'était pas Arthur qui voulait une couronne, c'é-
tait un peuple entier qui voulait un roi ; la guerre civile était
debout, et les mille voix de ceux qu'elle entrainail à sa suite ar-
rachaient Arthur à ses extases, à son délicieux égoïsme. Pen-
dant son absence, Yseult, retirée dans une petite tourelle confi-
dente de tous ses secrets, passait le temps à rêver de son cheva-
lier, à soupirer doucement des lais d'amour que lui avait appris
Arthur. Jamais les absences n'étaient bien longues, et Arthur
savait les adoucir par de fréquents messages qu'il adressait à
Yseult. Souvent ce n'était qu'une fleur sauvage en échange de
laquelle elle envoyait une rose, une violette, un ruban, et les
lettres des deux amants n'avaient quelquefois que deux mots :
je /a/wie; quelquefois un seul, Arthur ou Yseult. Quediredeplus!
11 arriva pourtant qu'une de ces absences fut plus longue
que de coutume et plus triste aussi. Arthur n'avait envoyé per-
sonne , Yseult pleura beaucoup d'abord, puis elle ne pleura
plus : elle souffrait trop. L'idée d'un lâche abandon ne vint pas
à la candide jeune fille, elle crut qu'Arthur était mort; et,
comme il lui avait souvent parlé de sa mère Constance, Yseult
alla trouver la duchesse à Rennes pour parler de lui. Ce fut
alors qu'elle apprit sa captivité. Yseult ne concevait pas la vie
sans Arthur, elle ne s'occupa plus que de le rejoindre pour
souffrir avec lui , pour l'aider à porter ses chaînes. Elle frappa
à la porte de toutes les prisons, et fut partout repoussée; mais
la vie l'eût abandonnée avant le courage.
Dans ses courses elle apprit le véritable motif de la dure dé-
tention d'Arthur. Son projet fut bientôt arrêté. Elle jirit les babils
d'un page à la livrée des ducs de Bretagne, et se présenta au
gouverneur de la tour comme un messager chargé de trans-
mettre des paroles de paix à Arthur de la part de sa mère.
Le monarque anglais comptait, pour vaincre la fermeté de
son neveu , sur toutes les affect ons qui le rallachaient à la vie,
et l'ordre avait été donné au gouverneur de la tour de laisser
parvenir Jusqu'au prisonnier tout envoyé de sa mère.
2 24
290 REVUE DE PARIS.
YsenU pénétra donc facilement dans l'api^aitemenl, ou plu-
tôt dans l'antre du gouverneur ; elle vit auprès de lui un homme
d'une physionomie à la fois doucereuse et cruelle. YseuU se
sentit glacée lorsque cet homme , la couvant de ses regards de
chat, lui demanda à voix basse :
— Que venez-vous lui dire de la part de sa mère ?
— Qu'il renonce à la couronne d'Angleterre , et qu'il vive pour
ceux qui l'aiment.
— Craint-on donc réellement que son oncle le tue?... Tu le
vois , dit tout bas cet homme au gouverneur, elle a bien com-
pris que cela devait être, notre sœur Constance. Elle sait comme
nous que les morts seuls ne reviennent pas.
Yseult chancela en entendant parler de meurtre, ce n'était
pas là le sens qu'elle avait attaché à ces mots :
— Qu'il vive pour ceux qui l'aiment. Sa pensée était : « Qu'il
oublie tout excepté ceux-là... »
— Enfant , quand dois-tu retourner à la cour de la duchesse?
dit le chat-tigre à face d'homme qui avait déjà parlé.
— Dès qu'Arthur aura consenti.
— Dis-lui donc qu'il se hâte..., car d'autres que Constance de
Bretagne attendent sa réponse... et sont las de l'attendre.
Il fit un signe, un geôlier prit une clef parmi plusieurs qui
étaient sur la table , et, suivi d'Yseult , gravit lentement l'esca-
lier de la tour.
— Eh bien , Percy, dit au gouverneur son lugubre compa-
gnon dès qu'Yseult fut sortie , cette bourse d'or te semble-t-elle
assez lourde.
— Je la refuse , dit froidement Percy, Votre Majesté peut , si
bon lui semble , faire un geôlier d'un capitaine des gardes...,
mais non pas un bourreau....
— Veux-tu que je double cette somme?
— Je ne me vends pas...
— Je veux pourtant...
— Je ne veux pas , moi, dit Percy en redressant fièrement la
tête, si le prisonnier cherchait à s'évader de force je lui barre-
rais le passage avec mon épée; mais l'assassiner sans dé-
fense....
— Il faudra doue que je cherche quelqu'un de moins scrupu-
leux que toi.
REVUE DE PARIS. 991
— Dans ces sortes d'affaires, murmura Percy, les rois font
bien de ne s'en rapporter qu'ù eux-mêmes.
Jean entendit sans doute ces paroles, car son front se rem-
brunit, ses yeux lancèrent de sombres éclairs, et sa main se
crispa plusieurs fois sur la garde de son épée. Percy jetait sur
le roi des regards de mépris et de dégoût.
— Lâche et cruel..., pensa-t-il.
— Qu'une barque soit prête à la nuit tombante , dit le roi , je
veux que le prisonnier soit transféré secrètement ailleurs;
Arthur a des partisans nombreux et entreprenants.... Mais que
peuvent-ils se dire? le message de Constance doit être rempli.
Alors il se leva brusquement, monta sans bruit l'escalier,
colla son oreille à la porte de la prison d'Arthur et écouta :
— Pauvre Yseult, disait Arthur, la même année lu seras or-
pheline et veuve..., nous avons été trop heureux pendant quel-
ques jours. Dieu n'en accorde pas tant à tous les hommes; si
j'ai désiré le trône , mon Yseult , c'était pour te voir reine
aussi....
— Une femme! c'était une femme ! pensa Jean. Ah! beau
neveu , vous étiez trop amoureux pour un compétiteur au trône.
Vos rêvereries vous ont nui.
— Et que lui as-tu dit, pour pénétrer ici....
— Que ta mère m'envoyait vers toi avec des paroles de
paix...
— Yseult, ma mère aimera mieux apprendre ma mort qu'une
lâcheté.
•Tean souriait en écoutant toujours , mais les amants parlaient
trop bas , le bruit d'un baiser parvint seulement aux oreilles de
l'Anglais.
— Qu'as-lu donc à tressaillir, reprit Arthur après quelques
instants de silence.
— Je me souviens , dit Yseult.... A côté du gouverneur il y
avait un homme couvert d'une cotte de mailles ; la figure de
cet homme était basse et féroce... Il me dit en me parlant de
toi : Dis-lui que d'autres que Constance, sa mère, attendent
une réponse.... et sont las de l'attendre.... Ta vie est en danger.
— Peut-être ; Yseult , tu retourneras dès ce soir auprès de
ma mère....
— Oh ! pas encore..., pas encore , dit Yseult.
292 REVUE DE PARIS.
— Tout à l'heure ifs viendront t'arracher de mes bras..., tu
porteras à ma mère cette boucle de mes cheveux; tu garderas
celle-ci pour loi.... Si mon oncle m'assassine, et cela est pro-
bable , il se lassera d'attendre ; que ma mère aille demander jus-
tice à Philippe-Auguste, et justice sera faite.
Kerdolle , pendant tout ce temps , était resté immobile dans
un coin de la prison....
— La nuit sera sombre, dit-il à Arthur, l'orage est au ciel,
Jean n'osera pas défier la foudre. Yseult, revenez demain matin
chercher la réponse d'.irlhur; vous direz au gouverneur qu'une
nuit n'est pas trop longue pour rétléchir à la perle d'un trône.
— La barque est-elle prête? dit Jean Sans-Terre en reparais-
sant pâle, mais calme , dans la chambre du gonverneur.
— J'y ai fait placer deux rameurs....
— Vous m'accompagnerez, Percy....
— Le prisonnier sera-t-il transféré seul à Rouen?...
— Seul , oui, seul..., dit vivement le roi.
— Que fera-t-on de l'écuyer qui est avec lui et du page...
Le roi réfléchit un instant et dit enfin :
— Qu'ils partent ! désormais Arthur mon neveu restera seul
jusqu'à ce que je le traîne en Angleterre.... Vous avez deux bar-
ques , l'une servira pour Arthur et nous..., l'autre pour Técuyer
et le page.... Patrick les attend , conlinua-t-il tout bas avec un
sourire de tigre, Patrick les attend...
— Tout est prêt..., dit le gouverneur.
— Faites-les venir, dit le roi , et il se mit à marcher à grands
pas dans la chambre.
Arthur , Kerdolle et Yseult entrèrent. Arthur fut entraîné au
bout de la chambre , et le gouverneur montra silencieusement
la porte au page et à l'écuyer.
— Souvenez-vous ! leur cria Arthur.
Une barque se détacha de la tour et commença à descendre le
courant, Arlhur tint son regard attaché sur cette barque tant
qu'il put apercevoir ceux qu'elle emportait, enfin lorsqu'elle
disparut dans l'ombre épaisse d'une nuit d'orage , il fit quel-
ques pas et se trouva face à face avec son oncle.
La tempête grondait au dehors, le tonnerre faisait entendre
h de courts intervalles sa voix menaçante , et de fréquents
éclairs, illuminant la chambre et ceux qui s'y trouvaient de
REVUE DE PARIS. 2^3
lueurs fantasliques cl rapides , semblaient la peupler de dé-
mons... Les Hols de la Seine se soulevaient, se couronnaient
d'écume et se heurtaient contre les parois de la tour avec un
bruit sourd et plaintif qu'on eût dit formé des soupû-s lugubres
des victimes que l'onde avait englouties.
La lueur d'un éclair se refléta sur le visage du roi , il était
pâle et agité , ses lèvres laissaient échapper des cris inarticulés ;
Arthur était calme ^ et un sourire de mépris errait sur ses lèvres.
— Des torches , dit le roi d'une voix faible.
Aussitôt qu'elles furent apportées , il commença la lecture
d'un acte de cessation qu'il avait fait rédiger d'avance , mais il
ne put achever, et il le donna à lire à Percy....
— Puis-je examiner si cet acte est en bonne forme , dit Arthur
froidement en prenant le parchemin que le gouverneur avait
posé sur la table.
— Sans doute , dit le roi.
— Rien n'y manque , dit Arthur , que ma signature , et quel
serait le prix de ma lâcheté?...
— La liberté..., dit le roi , et plus bas il ajouta : Et la vie....
— Voici ma réponse, cria Arthur d'une voix forle, et déchi-
rant le parchemin il en jeta les morceaux au visage de son
oncle. Cet outrage devant témoins fit monter la rougeur au front
du roi, mais le sang retJua vers le cœur, une pâleur livide suc-
céda au feu de la colère. Jean porta la main à son épée et la fit
sortir à demi du fourreau....
— Frappe si tu l'oses , dit Arthur en s' avançant aussi près
que possible , et fixant sur son oncle un regard fier et hautain
que celui-ci ne soutint pas.
— Qu'on lie les mains de ce fou..., dit Jean j mes ordres sont-
ils exécutés..., Percy ?
— Les rameurs attendent....
— Entraînez le prisonnier.
— Mais la rivière est houleuse, il y a du danger pour une
barque aussi légère....
— C'est bien..., laissez-moi seul. Dès que la tempête sera un
peu calmée , prévenez-moi..,. Envoyez ici les deux rameurs que
vous avez choisis....
Percy se relira avec Arthur, et les deux soldats entrèrent d'un
pas lourd dans la prison. Jean affçcla de compter l'or que le
24.
294 REVUE DE PARIS.
gouverneur avait rejeté sur la table , et sourit en voyant les
deux soudards dévorer du regard le précieux métal.
— Pourcet or, frapperiez-vous chacun un bon coup'dehache?...
— Deux , votre honneur..., dit le plus hardi des soudards
avec un rire féroce..,.
— Le prisonnier me gêne....
— Ah ! c'est pour assassiner le jeune homme....
— Tu hésites....
— Je refuse..., il ne fait pas bon verser le sang royal, il re-
tombe toujours sur la tête du meurtrier....
— Maudits soient leurs sots scrupules, se dit Jean..., il fau-
dra que moi-même....
— La tempête se calme , dit Percy en entr'ouvrant la porte.
— Allez donc, dit le roi,... Attendez! vous êtes Anglais tous
deux?
— Du comté de Derby, votre honneur....
— Prenez cet or..., et si vous voulez en gagner le double ,
vous serez aveugles toute cette nuit.
En un clin d'oeil, l'or disparut dans les poches des soldats, et
ils se retirèrent avec un grognement qu'un peu de bonne vo-
lonté pouvait faire prendre pour un remercîment. Le roi les
suivit.
— Où allons-nous, dit Percy?,..
— Descendez le courant , dit le roi , quand il sera temps de
gagner le rivage je vous le dirai ; puis il tira son épée, la plaça
nue auprès de lui , et ramassant une corde qui était au fond de
la barque , il s'occupa machinalement à l'attacher autour d'une
grosse pierre qui servait de lest.
Abandonnons un instant cette barque , et revenons à celle qui ,
malgré la tempête, emportait Kerdolle et Yseult sous les poi-
gnards de Patrick. Deux hommes seulement avaient à lutter
contre l'orage alors dans toute sa violence , et la barque ne fai-
sait que tournoyer sans avancer. Kerdolle semblait abîmé dans
ses réflexions , et prenait , en apparence , peu d'intérêt à ce qui
se passait autour de lui. Cependant son regard étincelant était
fixé sur les deux soldais , et ne se détachait d'eux que pour se
porter rapidement sur Yseult dont on entendait les sanglots.
Kerdolle chercha la main du page et la serra doucement,
— Ayez bon courage ! murmina-t-il bien bas....
REVUE DE PARIS, 295
— S'il meurt , je veux mourir, dit Yseult.
— Et croyez-vûus donc que Jean veuille nous laisser vivre?
On nous mène à la mort..., reprit tout bas Téouyer....
— Qu'ils se hâtent alors.
— Qui vengerait Arthur, dit Kerdolle d'une voix sombre ?]
— Holà , camarade , cria en ce moment un des soldats , vous
me semblez homme à tenir un aviron j le courant nous emporte
si vous êtes pressé d'arriver, prenez une rame, l'un de nous
pourra se reposer un instant...,
— Il fallait le dire plus tôt , cria Kerdolle ; que le plus fa-
tigué me cède sa place....
Un des soldats se leva.
— Cette rame est mal placée, dit Kerdolle en la faisant sor-
tir du taquet et la brandissant comme une baguette de saule.
— Ne perdez pas le temps en discours , l'ami , dit le soldat
appuyé sur l'autre rame.
— Tu as raison, cria Kerdolle.
D'un revers de son bras , il précipita dans l'eau le soldat qui
s'était levé ; l'autre fit un mouvement , mais la rame de Ker-
dolle descendit sur sa tête avec une telle violence , que le mal-
heureux tomba assommé sur son banc... Kerdolle l'envoya re-
joindre son compagnon , et se saisissant aussitôt des rames ,
malgré la violence du courant, il fit voler la barque avec la ra-
pidité d'une flèche. En quelques minutes il atteignit la rive op-
posée à celle où attendait Patrick.
En ce moment un épouvantable cri résonna dans les airs , et
le nom d'Yseult fut prononcé deux fois. Yseult reconnut la voix
d'Arthur, et tomba sans force entre les bras de Kerdolle. Pour
lui , il essuya deux grosses larmes , et plaçant ensuite ses mains
aux côtés de sa bouche en guise de porte-voix , il cria de toute
sa force :
— Kerdolle pour Arthur de Bretagne.
Jean , lorsque celte voix éclata , achevait de pousser hors de
la barque le corps de son neveu qu'il avait assassiné lui-même ,
après avoir mis une pierre au col du cadavre ; il se releva con-
vulsivement, tomba à genoux malgré lui, et, joignant les mains,
répéta le nom d'Arthur d'une voix altérée...
La barque toucha le rivage , Patrick interrogé répondit qu'il
n'avait rien vu....
296 REVUE DE PARIS.
Jean rentra dans son palais suivi de Percy et de Patrick , et se
jeta sur son lit en proie à un délire terrible.
Percy le montrant à Patrick lui dit :
— Fais comme moi , Patrick, quitte dès demain le service de
cet homme, car Dieu l'a maudit....
Et il sortit du palais , tandis que le roi , fou et furieux , criait
avec des accents de rage et de frayeur :
— Kerdolle.... pour Arthur de Bretagne.
III.
Le dernier cri d'Arthur n'éveilla pas seulement la colère et la
soif de vengeance dans l'âme de Kerdolle. Repercuté d'abord par
les rives de la Seine , il résonna bientôt de châteaux en châ-
teaux ; les bannières furent arborées , les glaives sortirent du
fourreau, et cette même année 1201 , vit tous les vassaux bre-
tons d'Arthur se lever à la voix de Kerdolle , et fondre sur la
Normandie , comme un torrent impétueux destiné à purger le
sol de France des hordes de Jean sans Terre.
Par crainte ou par haine de leur roi tout sanglant , bien des
barons normands tendirent la main aux Bretons ; Jean vint en
Normandie avec une armée presque entièrement composée de
hordes mercenaires ramassées en Flandre j mais il apprit bientôt
à ses dépens tout le poids d'un seul homme dans la balance des
nations. Retiré derrière ces bandes flamandes , Jean vit cent fois
la lance de Kerdolle trouer les rangs épais pour arriver jusqu'à
lui , et les Bretons , qui s'étaient associés à la vengeance d'un
simple écuyer, eurent cent fois la joie de voir le roi anglais fuir
éperdu , lorsque retentissait le cri de guerre de Kerdolle.
Mais ce n'était pas assez contre le meurtrier, de celte guerre
d'extermination que lui livraient les Bretons : Constance, mère
d'Arthur, porta ses plaintes au pied du trône; la cour des pairs
fut assemblée pour juger Jean sans Terre. Celui-ci ne comparut
pas , sa conscience lui avait sans doute déjà dit tout bas quelle
serait la sentence des juges; un Montmorency, arbitre de l'hon-
neur, déclara au nom des pairs, Jean , duc de Normandie , vas-
sal de Philippe II, roi de France, coupable de foi mentie, traître,
parjurée! assassin , et comme tel condamné à mort. La Nor-
REVUE DE PARIS. 297
roandie fut confisquée , réunie à la couronne , et les armées de
Philippe envahirent le duché.
Le jour même du prononcé de ce jugement mémorable, qui
consolidait le pouvoir royal , Philippe, monté sur un cheval
gris , suivi de plusieurs seigneurs du royaume , visitait les nom-
breux ouvriers occupés à construire la nouvelle enceinte de
Paris , que ses accroissements continuels mettaient trop ù l'étroit
dans son armure primitive. Une joie secrète , tempérée cepen-
dant par de profondes réflexions , se peignait dans les yeux du
monarque ; il avançait lentement , sans faire attention à ce qui
Pentourait. L'agrandissement de la France causait la joie du roi,
jaloux d'avoir sa place dans Phistoire , mais il était plus facile
de prononcer la sentence que de Pexéculer, et Philippe méditait
sur les moyens de réaliser sa conquête. 11 était arrivé devant la
grosse tour du Louvre , autour de laquelle il faisait élever un
palais , lorsque son cheval, au lieu de passer outre , s'arrêta
tout à fait et se cabra un peu. Philippe , brusquement tiré de
sa rêverie , aperçut alors un homme couvert d'une armure , qui
tenait la bride du cheval, tandis que devant lui , à quelques pas,
un page était à genoux. Le premier mouvement du roi fut de
porter la main à son épée ; mais voyant le page à genoux et son
compagnon immobile , incapable d'ailleurs d'éprouver la crainte,
il se contenta de dire :
— Hé , l'ami ! le roi vous écoute ; par ainsi lâchez la bride de
notre palefroi. Qui êles-vous? Que veut ce gentil page aux
traits de femme ?
— Sire , je suis le dernier serviteur d'Arthur, cet enfant est
un de ses pages. Nous étions tous deux dans la tour de Rouen ,
nous avons vécu avec Arthur, tout son dernier jour.
— Que me demandez-vous ?
— Justice !
— Justice a été faite. Notre cour des pairs a prononcé.
— Je sais tout cela. Je sais que le roi de France veut avoir sa
part de l'héritage d'Arthur, je sais que le lion veut arracher au
léopard un lambeau de sa proie sanglante. Mais ce n'est pas
assez.
— Jean a été condamné A mort.
— Qui est chargé d'exécuter celte sentence?
Le roi ne répondit rien ; cf 11*^ clause du jugement était roai-
29» REVUE UE PARIS.
plétement illusoire, puisque Jean était à la tèle d'une armée,
puisque la tour du Louvre était vide ; Kerdolle continua.
— Celle sentence est exécutable en tous lieux, et je me charge,
moi, de l'exécuter. J'ai poursuivi Jean dans les combats, mais
il fuit toujours. S'il retourne en Angleterre, j'irai en Angleterre,
si je ne peux pas le renverser sur un cliamp de bataille, je l'as-
sassinerai. Mais je ne suis qu'un pauvre gentilhomme du comté
de Bretagne . je voudrais, sire, être admis parmi vos hommes
d'armes, car je ne puis faire la guerre à mes dépens. Et comme
dernière grâce je vous supplie, monseigneur le roi, de m'autoriser
à ne respecter ni trêve, ni capitulation, afin que partout, à toute
heure, en tous lieux , fût-ce au pied d'un autel , fût-ce sur les
marches du trône , je puisse tuer le roi Jean.
— Je t'accorderai tout ce que je puis accorder, et si l'Église
te poursuivait un jour pour n'avoir pas respecté l'asile inviolable
d'un temple du Très-Haut, je te défendrai contre l'Église. — Et
loi . beau page... Tu es bien jeune pour être admis dans les
gardes du roi.... Que me demandes-tu ?
— D'être associé à la vengeance de Kerdolle.
— Ton bras est bien faible , enfant.
— Sire , il n'y a pas que le fer qui tue.
Le roi , se tournant alors vers un capitaine d'armes de sa suite,
lui donna rapidement quelques ordres à voix basse, et congédia
Kerdolle et le page en leur disant avec bonté :
— Allez, et maintenant plus que jamais, je veux punir le
meurtrier d'Arthur, car ce devait être un bon maître celui dont
la mémoire est gardée par de tels serviteurs.
Et le roi ne se repentit pas de sa nouvelle acquisition , Ker-
dolle était , il est vrai , moins noble que les autres gardes , il ne
se mêlait pas à leurs jeux , il ne cherchait pas à briller dans les
fêtes ; mais dans les intervalles de repos que laissait la guerre ,
on le voyait partir seul suivi d'un page , cherchant toujours à
s'ap|)rocher des avant-postes ennemis , et rapportant au camp
des nouvelles certaines de l'endroit où l'on trouverait Jean
sans Terre. A tous les sièges il était le premier à l'assaut , son
âme était sans pitié, sou bras était infatigable, et son épée se
brisa vingt fois à force de frapper avant que son ardeur se ra-
lentît. Avec ses camarades , il était sombre , peu communicatif ,
toujours triste, excepté les jours où on rencontrait les bandes
REVUE DE PARIS. 299
de Jean. Alors une joie sauvage animait ses traits , il se plaçait
au premier rang , enfonçait ses éperons dans le ventre de soa
cheval , et sans que rien pût résister à son élan impétueux , à
sa force prodigieuse, il volait droit à la bannière royale. On sa-
vait où combattait KerdoUe au bruit des coups , au cri des mou-
rants, et on jugeait qu'il avait pénétré jusqu'au roi lorsque les
bandes brisées se convertissaient en nuées de fuyards. Lorsqu'il
attaquait des troupes que Jean ne commandait pas , KerdoUe
n'était plus qu'un guerrier ordinaire , mais cela était rare , car
il jouissait du privilège de choisir son poste de combat ; aussi
son indomptable énergie le fît bientôt sortir de la foule : les
deux partis le surnommèrent le fléau ; et jamais surnom ne fut
mieux mérité , car KerdoUe était un terrible moissonneur qui
dispersait comme des fétus de paille les bandes sur lesquelles
tombait sa masse de fer.
En 1205, Jean perdit la Normandie, et retourna en Angle-
terre cacher son humiliation ; il devint un tyran soupçonneux
et cruel, rêvant toujours de poignards suspendus sur sa tète ,
réveillé dans son sommeil par le nom d'Arthur de Bretagne , que
prononçait un spectre évoqué par le remords.
Peu de temps après que Jean eut quitté le sol de France, Ker-
doUe et le page disparurent , et quoique le page ne se mêlât
jamais aux combats de KerdoUe , on crut que tous deux avaient
péri dans une escarmouche, et le peuple, toujours supersti-
tieux, expliqua tout naturellement cette disparition, en disant
que la mission de KerdoUe était remplie et que le fléau devenait
inutile lorsque la moisson était faite.
Jusqu'en 1214 on n'entendit parler ni de l'un ni de l'autre.
Mais à cette époque les grands feudataires de la couronne
s'aperçurent que le pouvoir royal s'agrandissait chaque jour
aux dépens de la féodalité. Les communes formaient ligue avec
le roi contre les grands vassaux ; les terres réunies à la couronne
par la conquête et la confiscation lui donnaient une suprématie
dangereuse sur les comtes et ducs déjà mal à l'aise sous les
chaînes bien légères pourtant de leur hommage au suzerain.
L'appel à l'étranger retentit , l'Allemagne et les Flandres , l'An-
gleterre et les comtes de Bar et de Boulogne se levèrent ensemble,
et se firent à Valenciennes un partage de la France. Ferrand
prenait l'île de France et Paris sa capitale j Renaud de Bou-
Soe REVUE DE PARIS.
logne , le Vermandois; Jean, les pays d'outre-Loire 5 Olhou,
l'empereur d'Allemagne , tout le reste. Les provinces ainsi par-
tafiées, il n'en coulait pas plus de distribuer les châteaux aux
chefs de bandes flamandes et de routiers de tout pays ; pour
Philippe-Auguste et ses chevaliers, on prépara des fers , on
creusa d'avance des cachots et des tombes. Mais on ne coupe
pas ainsi par lambeaux un empire rivé par l'épée de Clovis et de
Charlemagne, Philippe le savait bien. Les communes prouvèrent
alors qu'elles aussi avaient de l'or comme le roi anglais . et du
fer comme l'empereur d'Allemagne; dès que le roi eut déployé
l'oriflamme , elles remplirent les coffres du trésor et les cadres
des armées. La noblesse l'ailla ces soldats d'un jour, qui mar-
chaient au combat contre l'aristocratie en armure , tête et poi-
trine nues , bien décidés à faire respecter l'intégrité du lerri-
Coirc. On vit alors trois puissances debout sur le sol : le roi , la
noblesse . les communes; le roi et les communes liguées contre
Parislocratie pour lui livrer un combat à outrance.
Olhon pénétra en France par l'est , Jean par l'ouest. Mais
tous deux furent arrêtés dans leur marche, le premier à Dou-
vines , par Philippe-Auguste , roi de France ; le second à Chinon ,
par Louis , qui devait l'être , et le roi et son fils commandaient
chacun une armée dont la mission était de vaincre ou de mourir.
Comme nous l'avons dit, Kerdolle, depuis que Jean sans
Terre était sorti de France , avait disparu. Lorsque l'Anglais
reparut dans le Poitou, quelques gardes à la suite du prince
Louis, qui avaient connu Kerdolle, ne manquèrent pas de dire
que sans doute le ^éo?< ne manquerait pas à la moisson nouvelle.
Louis ayant entendu ces propos résolut de se les faire expli-
quer, et manda auprès de lui deux chevaliers qui le mirent
bientôt au courant.
C'était le 2î juillet 1214. Quatre armées étaient en présence
le même jour : deux à Bouvines , deux à Chinon.
Lorsque le prince eut entendu le récit des deux chevaliers, il
les congédia en leur disant :
— Alors il est temps qu'il se hâte , car j'epère que demain le
fléau n'aura plus rien à faire.
Comme il achevait ces mots , un chevalier se présenta à l'en-
trée de la tente ,plia le genou et présenta à Louis un parchemin
scellé du sceau royal.
REVUE DE PARIS. SOI
•— Vive-Dieu! s'écria le prince ; ceci est de bon augure. Mes-
sires , voici le fléau. Notre victoire est assurée. Mais où é(ais-lu
donc , Kerdolle?
— En Angleterre. Je faisais la guerre à Jean quand ses barons
se révoltaient contre sa tyrannie. Je le suivais seul quand le
royaume haletant reprenait haleine. Mais le palais du tyran est
inabordable.
— On m'avait aussi parlé d'un page.
— Il est resté en Angleterre. Moi , je poursuis ma proie.... il
l'attend , lui.
Les deux batailles de Bouvines et de Chinon se donnèrent le
même jour. Le même jour, l'Angleterre écrivit deux désastres
dans ses annales , la France deux victoires. A Bouvines , Othon
prit la fuite; Jean prit la fuite à Chinon , et l'on trouva dans les
deux camps des chaînes et des cordes pour les prisonniers.
Après l'action , Kerdolle fut mandé auprès de Louis. Il se
présenta couvert de sang. Son épée était ébréchée dans toute sa
longueur, son armure était faussée en deux endroits.
— Une grande joie pour vous , Kerdolle , dit Louis.
L'écuyer secoua la tète.
— Non, non , dit-il , ce roi a trouvé encore deux sujets dé-
voués qui se sont jetés entre lui et moi. Us sont morts, et Jean
est vivant. Il se rembarquera demain pour l'Angleterre, je vais
me rembarquer aussi. Kerdolle pour Arthur de Bretagne !
— Tu ne veux pas t'embarquer avant d'avoir porté à mon
père la nouvelle de ma victoire ; tu ne laisseras pas à ton roi le
regret de ta perle.... D ailleurs , continua Louis en baissant la
voix tu ne partiras peut-être pas seul pour l'Angleterre. Moi
aussi je veux aller à Londres.
Kerdolle leva la tète , et un vif étonnement se peignit dans
tous ses traits ; Louis mit le doigt sur ses lèvres , puis il prit une
bourse pleine d'or sur sa table , et la donnant à Kerdolle , lui
présenta sa main à baiser, et lui dit :
— Le roi t'attend. Tu le trouveras à Tournay.
En effet , le 23 juillet le roi devait passer à Tournay une revue
de ses troupes, mais craignant d'être entouré par les deux cent
raille hommes des confédérés, il recula jusqu'à Bouvines . petit vil-
lage ignoré, perdu dans un coin du territoire de Lille, sur les bords
de la Marque, et qui fut immortalisé par une victoire éclatante,
2 2ù
502 REVUE DE PARIS.
Sans prendre le temps de se reposer, Kerdolle partit pour se
rendre auprès du roi, espérant sans doute pouvoir, là aussi,
donner quelques bons coups d'épée. Aux portes de Senlis , Ker-
dolle rencontra un courrier qui en sortait.
— Victoire ! cria ce courrier, en passant rapidement.
— Victoire ! cria Kerdolle de son côté.
Tous les deux s'arrêtèrent , et la même question sortit en
même temps de leurs bouches : Quelle nouvelle ?
— Le roi Philippe a été vainqueur à Bouvines , Ferrand est
prisonnier, ainsi que Renaud de Boulogne et vingt-cinq gentils-
hommes bannerets , outre une multitude de chevaliers et bache-
liers.
— Le prince Louis a vaincu à Chinon. L'armée anglaise a été
dispersée comme les feuilles d'automne par l'ouragan. Le roi
Jean ne s'est arrêté dans sa fuite que sur les bords de la mer oit
ses vaisseaux l'attendaient.
— Dieu soit loué , vive le roi ! vive France ! crièrent en même
temps les deux courriers , et chacun continua sa route.
A l'heure où nous écrivons , à l'endroit même où les deux
courriers se rencontrèrent , le voyageur contemple tristement
les ruines d'une abbaye fondée en ce lieu en commémoration
des deux batailles , et nommée l'abbaye de la Victoire. Le temps
de sa faulx meurtrière a jonché le sol de débris , des générations
ont passé, la tombe s'est refermée sur Philippe et Louis et
beaucoup de leurs descendants ; des moissons ont germé sur les
deux sanglants champs de bataille ; et de tous ces hommes , de
tous ces monuments , il n'est resté que des noms et des ruines.
Tout est soumis à la destruction , excepté le burin de l'histoire.
Lorsque Jean reparut en Angleterre en fugitif, les barons,
mécontents et opprimés, se rappelèrent que ce tyran , qui ne sa-
vait manier que le poignard , leur avait ravi leurs droits et pri-
vilèges ; ils les réclamèrent à main armée , et appelèrent à leur
tête Louis , vainqueur de Chinon et fils du juge souverain de l'as-
sassin d'Arthur.
Louis se rendit aux vœux des Anglais et descendit en Angle-
terre à la tête d'une armée portée par sept cents vaisseaux , Jean
fut battu à la première rencontre, chassé de Londres où son
rival fut salué roi , et comme si Dieu l'eût condamné à justifier
toujours son nom de Jean sans Terre , il ne lui resta plus riea
I
REVUE DE PARIS. 303
de tout ce royaume qu'il avait acheté au prix d'une infâme tra-
hison.
Tous ses barons l'abandonnèrent , le peuple lui ferma ses
villes 5 mais lâche et cruel jusqu'au bout, il s'enfuit de places en
places, marquant son passage par des dévastations, ne laissant
derrière lui que des ruines calcinées et sanglantes. Mais un
homme s'était attaché à ses pas , le premier jour de sa fuite ,
Jean avait entendu le cri de Kerdolle , et souvent au moment où
il se croyait hors d'atteinte et libre de respirer quelques heures,
le cri retentissait , et Jean recommençait à fuir.
Chaque jour la troupe des sicaires, ou plutôt des complices
du tyran, diminuait en marquant par des cadavres la route du fu-
gitif. Dieu avait marqué dans le comté de Norfolk la place où de-
vait éclater son courroux , mais la lance de Kerdolle n'en de-
vait pas être l'instrument.
Un soir, harassé de fatigue, mais heureux pourtant d'avoir
passé tout un jour sans entendre les menaces du châtiment in-
carné qui s'attachait à ses pas , Jean , suivi seulement de quel-
ques lances flamandes , frappa à la porte d'un monastère que
les rayons de la lune revêtaient d'un manteau d'argent, et dont
les larges portes semblaient prêtes à s'ouvrir au moindre appel
que transmettrait aux moines une cloche dont la chaîne pendait
le long d'un pilier de pierre grise. Jean se pendit à la chaîne et
la cloche résonna avec violence, Presqu'aussltôt le pas lent et
mal assuré du moine-portier retentit sur les dalles sonores du
cloitre , et la lueur d'un flambeau se montra comme un rayon
d'espoir à travers les fentes de la porte.
— Ouvrez, cria Jean impatient, ouvrez au roi d'Angleterre
poursuivi par la rage de ses ennemis.
— Quel roi ? dit la voix aigre du moine.
— Le seul légitime , Jean d'Angleterre , frère et successeur de
Richard,
— Le roi d'Angleterre se nomme Louis, fils de Philippe de
France , notre asile est ouvert aux malheureux, mais point aux
meurtriers , répondit le moine.
Puis les pas résonnèrent de nouveau sous les basses voûtes ,
la lueur s'éteignit tout à coup, et le silence le plus profond ré-
pondit aux tintements de la cloche agitée avec violence par le
304 REVUE DE PARIS.
— Plus d'asile, plus d'asile..., dit-il avec un sombre déses-
poir....
— Si la cabane d'un paire peut convenir pour une nuit à ce-
lui qui commanda dans un palais , je vous offre la mienne , dit
en s'avançant un paysan dont les traits étaient cachés par un
chapeau à larges bords.
— Est-elle loin , ta cabane?
— Dans ce bourg dont l'abbé du monastère est le seigneur.
— .\llons-y donc, peut-être un jour, enfant, pourrai-je me
rappeler et récompenser ; en ce moment je ne puis ([ue punir.
Il fit un signe, deux de ses gens s'éloignèrent, allèrent frapper
aux premières maisons du bourg , et en revinrent presque aus-
sitôt; un instant après, des nappes de flamme et de fumée s'é-
tendirent en roulant avec des mugissements sinistres, sur la
vieille abbaye , et le lugubre éclat de l'incendie éclaira la fuite
de Jean.
— Vous avez eu tort, dit le pâtre ; si on vous poursuit on vous
reconnaîtra à votre aigrette.
— .l'ai un jour d'avance sur mes ennemis , que je puisse re-
poser une nuit , et demain je serai hors de leurs atteintes.
— Il était temps , murmura le pâtre à voix basse.
A la dernière maison du bourg , le pâtre s'arrêta.
— C'est ici, dit-il , mais ma chaumière ne peut contenir tant
de monde ; les gens de votre suite trouveront un abri dans ces
masures abandonnées ; pour moi, je n'ai rien à vous offrir que
de l'eau, du pain noir et quelques fruits.
— Avec l'aide de saint Michel, nous trouverons bien quelques
brebis égarées pour la dent des loups, dit un Flamand ; quant
au reste, il y a longtemps que nous avons la terre pour lit et le
ciel pour rideaux.... Jean et le pâtre entrèrent seuls dans la ca-
bane, mais toujours soupçonneux et défiant, le roi promena ses
regards sur les murs dépouillés et nus de l'unique chambre,
fouilla dans la paille où le jiâtre sans doute s'étendait pour dor-
mir, posa la table contre la porte , et se laissant tomber sur un
banc, il demanda d'uire voix altérée : \ boire !
Le pâtre ne répondit rien, il priait prosterné le front dans
la poussière. Jean nitera sa demande. Le pâtre se leva alors,
et le roi fut éloimé de trouver sous un habit grossier des traits
pâles, réguliers et si délicats qu'on eût dit des traits de femme.
REVUE DE PARIS. 305
— Vous êtes bien jeune , dit le roi, et pourtant le chagrin a
laissé des traces sur votre front.
— C'est que j'ai connu le malheur en entrant dans la vie ,
c'est que tous ceux que j'aimais m'ont été cruellement en-
levés.
— Par la guerre?
— Et par l'assassinat.
Ces mots furent prononcés d'une voix si vibrante, que Jean eut
peur et balbutia:
— Priez Dieu qu'il fasse grâce au meurtrier.
— Non ! j'ai prié jour et nuit pour que le meurtrier fût puni,
et pour que Dieu me fit l'instrument de sa justice.
— Et Dieu vous a exaucé.
— Pas encore, dit le pâtre en souriant amèrement.
Jean respira et essuya avec sa main une sueur froide qui cou-
lait de son front. Ses lèvres s'agitèrent convulsivement, ses yeux
hagards suivirent avec terreur un objet invisible qu'il cher-
chait à écarter de ses mains ; et plusieurs fois le mot grâce
sortit de sa bouche.
— Pas de grâce! dit le jeune paysan bien bas.
Peu à peu l'accès du roi se calma, mais sa soif, devenue
plus impérieuse, le tourmentant de nouveau, il demanda à
boire !
Aussitôt l'enfant plaça devant lui une coupe qu'il emplit d'eau
jusqu'au bord. Le roi la saisit et la porta à ses lèvres , mais ses
yeux recontrant les yeux de son hôte qui élincelaient d'une
joie étrange, il se leva en criant : Tu veux m'empoisonner !Le
pâtre sourit, prit la coupe, la vida à moitié et la remplit de nou-
veau, sans cesser de regarder leroiavec calme et dédain. Celui-
ci perdant alors tout soupçon prit la coupe à son tour et la vida
d'un seul trait. Le pâtre s'était laissé tomber à genoux, et priait
en pressant sur ses lèvres une boucle de cheveux. Jean ne put
s'empêcher de regarder attentivement les traits pâles de son
compagnon, et tout à coup d'une voix altérée il lui demanda ?
— Où vous ai-je vu ?
— A la tour de Rouen.
Kerdolle pour Arthur de Bretagne ! ! cria en ce moment une
voix bien connue, le cliquetis des épées retentit et fut cou-
vert aussitôt par des clameurs et des imprécations. Jean en-
7.
306 REVUE DE PARIS.
lendit une seconde fois , mais plus près de lui , le terrible aver-
tissement
— 11 est venu trop tard.. , dit le paysan se laissant tomber et
se soulevant avec effort sur un coude.
— Il faut combattre encore, dit Jean.
— Il faut recommander tonàme à Dieu, dit le pâtre... Assas-
sin, tues...
Il ne put, achever et tomba étendu sur le sol, mais ses yeux
iL'Mies restèrent fixés sur le roi
— Empoisonné..., dit Jean tout bas!... Empoisonné, repéta-t-
il en criant.... Puis il se leva..., fit un pas en avant..., chancela
et tomba à côté du pâtre, se tordant dans d'horribles convul-
sions. Cependant le cliquetis des épées cesse, la porte de la ca-
bine est enfoncée, une troupe d'hommes armés se précipite dans
la chambre; à leur tète est Kerdolle, qui brandissant sonépée,
cria une troisième fois : Pour Arthur de Bretagne !
Mais à la vue de cesdeux corpsétendus auprès l'un de l'autre,
il s'arrêta stupéfait; il saisit d'un bras nerveux le roi Jean, le
souleva de terre, le montra à ses compagnons en s'écriant : C'est
lui. Puis il le rejeta sur le sol, la tête frapa lourdement la mu-
raille. Jean était mort.
— Le pâtre qui l'avait conduit ici l'a empoisonné sans doute,
dit un soldat....
— Un pâtre ! dit Kerdolle, et saisissant une torche, il l'appro-
cha de la figure déjà livide et décomposée du second cadavre, et
poussa un cri terrible ; il venait de reconnaître Yseult.
— Oh ! tu n'avais qu'une vie à me donner, misérable Jean... ,
dit-il en appuyant son talon ferré sur le front de l'Anglais....
Que ne puis-je te ranimer pour te tuer une seconde fois !
Puis, il se fit apporter un boyau et une pelle, creusa une
fosse profonde dans le sol même de la chaumière.
Deux soldats avaient déjà pris le corps du roi pour l'y dépo-
ser, mais Kerdolle, relevant son visage sillonné de grosses lar-
mes, les repoussa violemment, prit seul le cadavre d'YseuIt, le
descendit au moyen de cordes dans la fosse, y jeta son épée et la
combla aussitôt
— Vous connaissez donc ce manant? dit un soldat.
— Ce manant, dit Kerdolle ce manant était.... 11 hésita un
REVUE DE PARIS. 307
un instant avant de terminer sa phrase, enfin il dit : J'ai connu
cfi manant à la tour de Rouen, c'était alors le page d'Arthur de
Bretagne.
Georges Jarétt.
TABLE DES MATÈRES.
Pages.
Un pèlerinage à Porl-Royal-des-Champs. par M. Antoine
de Lalour 1
Le dernier duc de Guise, deuxième parlie, par M. Paul de
Musset lô
Prédicateurs grotesques du seizième siècle. — II. Robert
Messier et le DorwusecMre; par M. Ch. Labitfe. . . 47
Lettres sur Munich, par H. Fortoul. — Décoration infé-
rieure de la résidence. — VIII. D'un certain abus
de l'art 67
IX. Salles des grandes solennités. —Histoire du moyen
âge allemand. — L'Iliade 72
X. Appartements du roi. — Histoire de la poésie
grecque 78
XI. Appartements de la reine. — Histoire de la poésie
allemande. — Les Niebelungen 88
Le dernier duc de Guise, dernière partie, par M. Paul de
Musset 98
Critique littéraire. — Une larme du Diable, par M, D. M. 131
Les Corbeaux, par M'"o Charles Reybaud 140
Saint-Lazare et la Salpêlrière, par M. A. Fremy. . . 1C9
Critique littéraire. — L'Homme et l'Argent, par M. Emile
Souvestre;par M. H. Fortoul 187
Les Corbeaux, suite et fin, par M™e Charles Reybaud. . 203
Les bois de Nivernais et les forêts de la Norwége , par
M. A. Fremy 229
•A une jeune fille poète, par M. Alphonse de Lamartine. 257
Critique littéraire. — Arthur, par M. Eugène Sue ; par
M. L.-Y 265
Le Page d'Arthur de Bretagne, par3L Georgea Janély. 281