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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 

DE  PARIS. 


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REVUE 

DE  PARIS, 


EDITION    AOCJIENTEE 


DES  PRINCIPAUX  ARTICLES 
DE    LA   REVUE  DU   \l\'  SIÈCLE. 


TOME  8BC0KD. 


FEVRIER  1839. 


SOCIÉTÉ     TYPOGRAPHIQUE   BELGE. 

AD.  WAHLE^  ET  COMPAGNIE. 
1800 


UN  PÈLERINAGE 

A  PORT-ROYAL-DES-CHAIIPS. 


Il  n'y  a  plus  que  des  ruines  à  Port-Royal ,  mais  ces  ruines 
sont  vivantes.  Pour  le  jansénisme  ,  on  savait  bien  qu'il  n'était 
pas  mort;  mais  que  dans  la  vallée  où  s'élevait,  avant  1709,  le 
monastère  de  Port-Royal ,  il  se  trouve  un  homme  qui  conserve 
encore  la  tradition  des  solitaires;  qui ,  avant  de  prononcer 
leurs  noms ,  hésite  un  moment  et  regarde  autour  de  lui  ;  qui,  en 
montrant  leurs  portraits,  poserait  volontiers  un  doigt  sur  sa 
bouche;  qui,  enfin  ,  parle  d'eux  et  dans  leur  langue  ,  comme 
s'il  les  avait  connus  ,  et  qu'il  eût  appris  le  français  de  Nicole  et 
le  grec  de  Lancelot ,  voilà  ce  qu'on  ne  savait  guère. 

M.  Silvy  est  un  ancien  auditeur  au  parlement,  un  de  ces  hom- 
mes qui ,  achevant  dans  le  silence  d'une  studieuse  retraite  une 
longue  carrière  de  vertus  ,  ont  le  secret  de  faire  que  la  jeu- 
nesse pardonne  aux  vieilles  gens  d'être  venus  au  monde  avant 
elle.  Fidèle  toute  sa  vie  à  la  mémoire  de  ses  amis  de  Port-Royal, 
M.  Silvy,  depuis  son  jeune  âge  ,  n'a  pas  eu  de  rêve  plus  ardent 
que  de  mourir  où  moururent  beaucoup  d'entre  eux.  Il  possédait 
une  fortune  assez  considérable  :  il  en  dépensa  la  meilleure  par- 
tie en  bonnes  œuvres  ,  en  fondations  pieuses ,  s'efForçant  sur- 
tout de  donner  aux  pauvres  le  pain  de  l'intelligence  ,  la  plus 
belle  aumône  que  la  charité  ait  mise  dans  la  main  des  hommes. 
Mais  lorsqu'il  eut  fait  ce  noble  usage  de  ses  richesses ,  il  <;rut 
pouvoir  permettre  à  ses  vieux  jours  une  douce  et  louchante  fan- 
taisie, en  achetant  ce  qui  restait  de  Port-Royal.  Depuis  douze 
ans  il  est  le  propriétaire  de  ces  ruines ,  et  aujourd'hui  on  dirait 
(pie  lui-même  il  en  fait  parlie ,  comme  Vold  Mortality  de  Wal- 


2  REVUE  DE  PARIS, 

ter  Scott,  dont  il  a  plus  d'un  trait  :  «  Au  fond  des  retraites  les 
plus  solitaires  des  montagnes,  le  chasseur  a  souvent  été  surpris 
de  le  voir  occupé  à  dépouiller  les  pierres  funéraires  de  la  mousse 
qui  les  couvrait,  pour  rétablir  avec  son  ciseau  les  inscriptions 
à  demi  efiFacées  et  les  emblèmes  de  deuil  dont  sont  ornés  les 
plus  simples  monuments.  »  Si  Walter  Scott  etit  connu  M.  Silvy, 
c'est  de  lui  qu'il  eût  écrit  ces  lignes. 

Peu  de  personnes  aujourd'hui  s'inquiètent  des  opinions  du 
jansénisme ,  mais  chacun  a  rapporté  des  études  de  sa  jeunesse 
un  religieux  souvenir  des  hommes  illustres  de  Port-Royal.  Ils 
ont  mis  la  main  à  tout  ce  qui  fut  écrit  de  grand  dans  le  siècle 
de  Louis  XIV,  et  après  que  tant  d'autres  traditions  ont  perdu 
leur  intérêt  et  leur  éclat ,  celles  qui  se  rattachent  aux  lettres 
partagent  la  popularité  des  chefs-d'œuvre  que  les  lettres  ont 
inspirés ,  et  conservent  le  privilège  d'enchanter  aussi  les  imagi- 
nations. La  main  sur  la  conscience  ,  me  direz-vous  si  les  cinq 
propositions  étaient,  ou  non,  dans  Jansénius  ?  Pour  ma  part,  je 
l'ignore,  et  je  laisse  au  savant  docteur  Hermann  Reuchlin  ,  qui 
bientôt  nous  le  dira,  le  soin  devons  l'apprendre;  mais  Pascal  et 
les  Provinciales ,  mais  Nicole  et  les  Essais  de  Morale ,  mais 
Racine  et  ses  tragédies  ,  quels  noms  ,  quelles  œuvres  ! 

Port-Royal  est  un  petit  vallon  situé  à  trois  lieues  de  Versailles, 
entre  Chevreuse  et  Dampierre.  Lorsqu'en  1658  Laubardemont 
vint  au  désert,  interroger  LemaîLre  au  nom  de  Richelieu  : 
V  N'avez-vous  jamais  eu  de  visions?  demanda-t-il  au  solitaire. — 
Quelquefois,  répondit  froidement  Lemaîlre.  Quand  j'ouvre  cette 
fenêtre,  je  vois  Vaumurier  ,  et  quand  j'ouvre  celle-ci,  je  vois 
Saint-Lambert.  «  Ce  mot  charmant,  où  il  entre  tout  juste  de  ma- 
lice ce  que  peut  s'en  permettre  un  saint,  définit  à  merveille  la 
situation  de  Port-Royal.  Saint-Lambert  est  tout  près  de  Che- 
vreuse, et  Vaumurier  n'était  pas  loin  de  Dampierre.  M.  Silvy, 
en  achetant  Port-Royal,  l'a  empêché  de  redevenir  ce  qu'il  était 
du  temps  de  M-^e  de  Sévigné  :  «  Un  désert  affreux,  tout  propre 
à  inspirer  le  goût  pour  faire  son  salut.  »  Ce  nom  de  désert  qui 
lui  Put  donné,  il  le  mérite  encore  aujourd'hui.  Mais  le  temps  a 
répandu  sur  sa  solitude  naturelle  ce  vide  immense  et  cet  air  de 
noblesse  déchue  que  l'histoire  laisse  après  elle  sur  les  lieux  où 
s'accomplirent  de  grandes  choses.  Ce  lieu-ci  est  encaissé  et 
comme  caché  entre  plusieurs  collines  boisées;  on  dirait  qu'il 


REVUE  DE  PARIS.  5 

veut,  comme  autrefois,  se  dérober  aux  regards  du  siècle,  et  que 
le  docteur  Arnauld  est  encore  là ,  écrivant  quelque  fougueuse 
apologie  de  la  fréquente  communion. 

J'arrivai  par  un  petit  sentier,  et  le  bois  qu'il  traverse  ne  m'a- 
vait laissé  rien  voir  de  la  vallée;  depuis  longtemps,  je  marchais 
sur  les  ruines  de  Port-Royal ,  et  je  ne  savais  pas  que  je  fusse 
arrivé.  Un  jeune  ecclésiastique  ,  qui  venait  de  mon  côté  avec 
un  livre  à  la  main ,  m'apprit  que  j'étais  à  Port-Royal.  J'avais 
sous  les  yeux  tout  ce  qu'avait  épargné  la  destruction  ;  c'était  à 
gauche,  dans  une  cour  où  j'entrai,  un  gros  colombier  à  pied  ,  à 
droite  ,  et  sur  la  même  ligne  ,  les  deux  ou  trois  bâtiments  dont 
se  compose  une  ferme  ordinaire.  J'avais  à  peine  avancé  de  quel- 
ques pas ,  cherchant  à  me  reconnaître  et  à  rendre  sa  date  à 
chaque  chose,  quand  je  me  trouvai  face  à  face  avec  le  vénérable 
M.  Silvy.  Je  le  vois  encore ,  son  costume  sévère ,  ses  cheveux 
blancs,  cette  lente  démarche  d'un  homme  qui  ne  se  presse  plus, 
assuré  qu'il  est  d'arriver  toujours  assez  tôt,  sa  calme  et  sereine 
physionomie  où  se  lisait  le  contentement  d'une  belle  âme ,  et 
qui,  participant  comme  le  reste  de  la  poésie  de  ces  lieux,  avait 
comme  eux  son  reflet  de  l'histoire.  Avec  un  tel  guide,  et  M.  Silvy 
voulut  bien  m'en  servir,  ma  visite  devenait  une  véritable  initia- 
tion à  la  foi  janséniste.  Il  me  manquait  le  Manuel  des  Pèlerins 
de  Port-Roral ,  mais  je  venais  de  relire  Fontaine,  et  j'avais 
encore  présent  à  la  mémoire  le  touchant  récit  de  ce  bon  soli- 
taire. Port-Royal  a  eu  ,  depuis  Racine,  de  nombreux  historiens, 
en  attendant  Sainte-Beuve  qui  maintenant  écrit  pour  tous  ce 
qu'il  est  allé,  l'an  dernier,  raconter  à  Lausanne.  Il  n'est  peut- 
être  pas  un  solitaire  qui  n'ait  voulu  rendre  témoignage  à  sa  fa- 
çon. Tous  ces  écrits  ont  leur  charme,  à  part  même  une  cer- 
taine éloquence  mystique  qui  leur  est  commune;  mais  le  plus 
heureux  ,  parce  qu'il  est  le  plus  naïf,  est  encore  celui  de  Fon- 
taine. Fontaine,  à  Port-Royal ,  ne  passait  pas  pour  un  homme 
de  génie;  mais  il  en  est  parfois  de  la  gloire  littéraire  comme  du 
royaume  des  cieux  :  ce  sont  les  humbles  qui  ont  la  vie.  J'ai 
trouvé  son  livre  et  bien  d'autres  chez  M.  Jérôme,  un  vieux  li- 
braire qui  demeure  sur  Saint-Severin ,  si  l'on  me  permet  de 
parler  la  langue  de  M.  Silvy. 

Avant  de  commencer  ce  pèlerinage  des  ruines,  j'essayai  de  me 
rappeler  à  moi-même  quelle  avait  été  l'histoire  de  Port-Royal. 


•4  REVUE  DE  PARIS. 

Ce  n'était  d'abord  qu'un  monastère  de  religieuses ,  apparte- 
nantà  l'ordre  de  Cîteaux,  et  qui,  au  commencement  du  xviio  siè- 
cle, avait  grand  besoin  d'une  réforme  :  elle  s'accomplit  glorieu- 
sement par  le  génie  et  l'autorité  de  la  célèbre  Warie-Angélique 
Arnauld.  Pour  écliapper  aux  exhalaisons  malsaines  des  étangs 
de  Chevreuse,  la  communauté  démolit  ses  cellules  et  se  réfugia 
dans  une  maison  du  faubourg  Saint-Jacques ,  qui  devint  Port- 
Royal  de  Paris.  Angélique  ne  put  assister  de  si  près  au  mouve- 
ment des  esprits,  sans  y  prendre  part  ;  elle  écrivit  quelques  pages 
qui,  vivement  attaquées  par  les  jésuites ,  trouvèrent  un  rude 
défenseur  dans  la  personne  de  Sainl-Cyran.  Ce  dernier,  ami  de 
Jansénius,  avait  cru  remarquer  une  sorte  de  parenté  entre  les 
doctrines  de  la  mère  Angélique  et  celle  de  l'évêque  d'Ypres;  et 
voilà  comment  le  jansénisme  entraîna  dans  sa  querelle  non- 
seulement  l'abbé  deSaint-Cyran,  mais  toute  la  famille  des  Ar- 
nauld, qui,  à  la  cour,  à  l'armée,  dans  l'Église,  au  barreau,  par- 
tout enfin,  tenait  un  rang  élevé.  Entre  cette  famille  et  les  jésui- 
tes ,  la  haine  datait  de  loin  :  sous  Henri  IV ,  un  Arnauld  avait 
plaidé  contre  la  société.  Richelieu  n'aimait  pas  le  bruit,  il  en- 
voya Saint-Cyran  à  Vincenues.  Cette  persécution  provoqua  le 
zèle  des  esprits  ardents;  au  milieu  d'un  plaidoyer,  Lemaître 
s'arrête  tout  à  coup  ,  et  se  sauve  du  monde  dans  les  cloîtres 
abandonnés  de  Port-Royal.  Plusieurs  l'y  suivirent,  et  d'abord  , 
parmi  ses  parents,  de  Sacy,  son  frère,  plus  tard  son  oncle  d'An- 
dilly,  en  attendant  Nicole,  Lancelot  et  Pascal.  A  côté  de  ces 
empressements  saints,  il  y  en  eut  de  profanes  ;  se  retirer  à  Port- 
Royal  fut  pour  beaucoup  une  affaire  de  mode.  Les  grands  du 
siècle  bâtirent  au  désert,  et  vinrent  y  chercher  le  repos  dont  ils 
croyaient  avoir  besoin;  il  fallut  y  construire ,  dans  la  clôture 
même,  un  château  pour  la  duchesse  de  Longueville,  dernier 
caprice  de  la  plus  capricieuse  des  femmes. 

Il  y  avait  donc  là  trois  sociétés  bien  distinctes  ,  mais  dont  les 
solitaires  étaient  le  lien.  Les  religieuses  se  placèrent  peu  à  peu 
sous  la  direction  de  ces  messieurs.  Bientôt  les  seigneurs  qui 
avaient  quitté  la  cour  pour  abriter  leur  âme  sous  la  science  et 
la  foi  des  solitaires ,  ne  voulurent  confier  qu'à  ces  derniers  le 
soin  d'élever  leurs  enfants.  Alors  fleurirent  ces  fortes  et  saines 
écoles  qui  jetèrent  un  si  grand  éclat  sur  Port-Royal;  alors  fu- 
rent écrits  tant  d'excellents  livres  ;  alors  furent  éprouvées  ces 


REVUE  DE  PARIS.  S 

belles  méthodes  d'euscifinement  qui ,  sous  beaucoup  de  rap- 
ports ,  nous  gouvernent  encore.  Ceiiendant  la  polémique  allait 
son  train.  JLibres  de  tout  engagement ,  les  solitaires  pouvaient 
se  porter  partout  où  besoin  était;  mais  le  camp  était  là.  De  là 
partirent,  comme  la  foudre  ,  les  trois  premières  provinciales. 
Toutes  les  réponses  allaient  droit  à  Port-Royal,  et  la  fortune  du 
couvent  suivait  tous  les  hasards  de  la  discussion.  Plus  d'une 
•fois,  il  fallut  quitter  le  désert,  et'rentrer  dans  le  monde  pour  s'y 
cacher;  heureux  encore  si,  par  l'exil,  on  échappait  à  la  prison  ! 
De  Sacy  fut  mis  à  la  Bastille.  Chaque  dispersion  de  la  colonie 
sainte  ouvrait  une  source  de  larmes  intarrissables ,  chaque  re- 
tour était  l'occasion  d'un  triomphe.  La  querelle  des  cinq  propo- 
sitions n'était  pas  de  celles  qui  se  terminent  par  une  bulle  ;  car 
ici,  comme  dans  la  plupart  des  luttes  de  ce  genre,  ce  n'était  pas 
la  vérité  qui  étajt  aux  prises  avec  l'erreur,  c'étaient  deux  esprits 
opposés,  deux  influences  rivales  qui  se  donnaient  rendez-vous 
dans  une  question  pour  s'y  combattre  ,  et  pour  savoir  à  qui  de- 
meurerait l'empire.  La  lutte  se  continua  de  la  sorte  pendant 
près  d'un  siècle  ,  de  1638  à  1710  ,  que  le  monastère  fut  démoli 
par  arrêt  du  conseil.  L'année  suivante  les  os  des  solitaires  fu- 
rent exhumés  et  dispersés  dans  les  cimetières  des  environs ,  à 
Magny,  à  Saint-Lambert,  à  Palaiseau.  Depuis  cette  époque, 
l'histoire  du  jansénisme  cesse  de  se  confondre  avec  celle  de 
Port-Royal.  Port-Royal  est  devenu  ce  que  nous  le  verrons  tout 
à  l'heure  ,  une  scène  vide ,  mais  où  le  visiteur  retrouve  encoie 
quelque  chose  des  émotions  qui  ont  agité  le  drame. 

L'Étang ,  les  Prairies ,  les  Bois ,  les  Troupeaux,  les  Jar- 
dins,  ce  sont  les  titres  de  sept  petites  odes  de  Racine  ,  dont  la 
uiédiocrilé  est  bien  faite  pour  avertir  la  critique  de  se  tenir  en 
garde  contre  ses  propres  jugements.  Ces  titres  (ne  parlons  pas 
des  vers  )  résument  tout  le  paysage.  Il  est  tel  encore  que  Racine 
l'a  vu.  Mais  il  y  a  de  plus  les  ruines.  Celles-ci  ont,  dans  leur 
ensemble,  une  grâce  triste,  comme  toutes  les  ruines  qui  sont 
faites  de  main  d'homme;  mais  il  faut  les  visiter  :  je  l'ai  fait; 
par  une  de  ces  belles  journées  d'automne,  dont  les  teintes  do- 
rées ajoutent  encore  à  la  douce  majesté  des  souvenirs. 

La  cour  où  d'abord  j'étais  entré,  était  une  des  cours  intérieu- 
res du  couvent ,  et  les  bâtiments  qui  la  fermaient  au  nord 
avaient  été  exceptés  de  la  destruction  de  tout  le  monastère  pour 

1. 


6  REVUE  DE  PARIS. 

être  désormais  la  demeure  du  chapelain,  et  celle  du  fermier  ou 
du  jardinier.  On  passe  de  cette  cour  dans  un  jardin  qui  fut  au- 
trefois le  cimetière  du  dehors.  Les  Heurs  et  les  melons  qu'on  y 
voit  mériteraient,  on  en  conviendra  ,  d'être  arrosés  par  la  main 
d'un  empereur  déchu.  La  saison  était  trop  avancée  pour  que  je 
retrouvasse  à  Port-Royal  aucun  de  ces  beaux  fruits  qu'Arnauld 
d'Andilly  offrait  avec  tant  de  grâce  à  ses  amis  de  la  cour,  lors- 
qu'ils venaient  le  visiter;  mais  ces  abricotiers  en  plein  vent, 
mais  ces  pêchers  relevés  en  espalier  le  long  du  mur,  me  fai- 
saient souvenir  qiu'après  avoir  servi  la  France  avec  distinction  , 
d'Andilly  s'amusait  à  tailler  des  arbres,  et  consacrait  à  ce  dé- 
lassement les  rares  loisirs  que  lui  laissait  l'histoire  de  Josèphe. 

On  voit  au  fond  de  ce  jardin  un  petit  étang  qui  a  la  forme 
d'une  croix.  Lorsque  Port-Royal  n'était  encore  qu'un  simple 
couvent,  la  vallée  était  couverte  d'étangs  marécageux  qui , 
étant  élevés  au-dessus  du  niveau  de  l'église ,  ne  manquaient 
jamais  de  l'inonder  quand  les  eaux  étaient  fortes.  Le  premier 
soin  des  solitaires,  et  leur  premier  bienfait,  avait  été  de  tarir 
ces  eaux  malfaisantes ,  et  les  religieuses  avaient  pu  revenir.  Les 
eaux  s'écoulèrent  dans  un  fossé  creusé  par  ces  mains  savantes, 
ou ,  resserrées  dans  des  lits  étroits ,  elles  se  changèrent  en  sour- 
ces jaillissantes  dont  le  murmure  éveillait  la  muse  de  Racine. 
Mais  Port-Royal  ayant  été  de  nouveau  abandonné,  il  a  fallu 
que  l'héritier  des  solitaires  recommençât  l'œuvre  de  Lemaltre. 
.le  passai  ce  fossé,  précisément  à  l'endroit  où  s'élevait  jadis 
l'hôtel  de  Longueville  ,  et  je  me  trouvai  au  milieu  d'un  bouquet 
de  bois  qui  doit  avoir  fait  partie  de  la  Solitude.  C'est  dans  les 
petits  sentiers  de  ce  taillis  que  le  jeune  Racine  aimait  à  s'égarer, 
Sophocle  ou  Euripide  à  la  main ,  et  que  deux  fois  il  se  laissa 
surprendre  lisant  le  roman  de  Chariclée.  L'anecdote  fait  re- 
chercher le  livre.  Bléritait-il  qu'on  s'exposât  deux  fois  aux  sévè- 
res avertissements  de  Lancelot?  On  peut  en  douter.  Mais  sous 
ces  ombrages ,  quel  est  le  roman  dont  le  cœur  de  Racine  n'eût 
pas  fait  un  poème  enchanteur?  Le  grand  poète  jetait  à  son  insu, 
dans  ce  cadre  médiocre,  tout  un  monde  éclos  de  son  imagina- 
tion de  seize  ans.  Je  pris  au  hasard  l'un  des  sentiers ,  et,  après 
quelques  détours  ,  je  me  trouvai  au  pied  d'un  bastion  â  demi 
écroulé;  un  \i(ux  lierre  qui  enveloppait  le  reste  l'empêchait  seul 
de  tomber.  D'où  venait  celte  image  de  la  guerre  dans  un  lieu  de 


REVUE  DE  PARIS.  7 

recueillement  et  de  paix?  Ce  bastion  n'était  pas  le  seul.  D'autres 
encore  s'élevaient  de  distance  en  distance  aux  divers  angles  du 
mur  de  clôture.  Fontaine  alors  me  revint  en  mémoire.  Lors- 
qu'en  1655  recommencèrent  les  troubles  de  la  Fronde ,  les  reli- 
gieuses prirent  une  seconde  fois  le  chemin  de  Paris.  Les  solitai- 
res qui  habitaient  au  nord ,  sur  la  hauteur,  une  ferme  qu'on 
appelle  encore  les  Granges,  descendirent  à  Port-Royal,  résolus 
à  le  défendre  contre  les  partisans'qui  couraient  la  campagne.  Il 
y  en  avait  parmi  eux  qui  avaient  fait  la  guerre ,  de  vieux  rou- 
tiers, comme  parlent  les  Mémoires  ,  qui  n'étaient  pas  fâchés  de 
trouver  une  occasion  de  reprendre  le  mousquet.  On  leva  des 
fusiliers  parmi  les  paysans  des  environs ,  on  enrôla  les  solitaires, 
et  il  y  eut  des  heures  pour  la  manœuvre  ,  comme  auparavant  il 
y  en  avait  pour  la  prière.  La  position  n'était  pas  des  meilleures; 
raison  de  plus  pour  s'y  fortifier.  Le  duc  de  Luines  amenâtes  ou- 
vriers qui  construisaient  son  château  de  Vaumurier,  et  prit  le 
commandement  de  la  place.  Alors  furent  élevées  ces  tours  dont 
nous  voyons  encore  les  ruines.  Le  duc  de  Luines  allait  de  l'une 
à  l'autre ,  encourageant  les  travailleurs.  Lemaître  l'accompa- 
gnait partout,  semant  à  propos  quelques  versets  de  l'Écriture, 
comme  pour  consoler  de  Sacy  qui  ne  comprenait  rien  à  la  nou- 
veauté de  ce  spectacle,  et  «  qui  travaillait  toujours,  dit  Fon- 
taine, à  faire  en  sorte  que  si  leurs  mains  paraisaient  être  les 
mains  d'Esau,  leur  voix  au  moins  fût  toujours  la  voix  de  Jacob.  » 
Fontaine  nous  a  laissé  une  piquante  description  de  ce  monas- 
tère converti  en  place  de  guerre.  Au  moyen  âge  ,  cela  s'était  vu 
souvent ,  mais ,  au  xvii<=  siècle ,  la  chose  avait  assez  vieilli  pour 
être  redevenue  nouvelle,  et  ce  ne  fut  pas  un  des  épisodes  les 
moins  curieux  de  cette  curieuse  guerre  de  la  Fronde.  Cependant 
le  prince  de  Condé  ne  daigna  pas  s'apercevoir  de  tout  ce  mou- 
vement. Ses  ennemis  auraient  bien  voulu,  sans  doute,  lui  voir 
tourner  contre  quelques  moines  sa  grande  épée  de  Rocroy  ;  mais 
je  ne  sais  trop  comment  Bossuet,  dans  son  Oraison  funèbre , 
se  fût  tiré  du  récit  de  cette  campagne. 

Hélas  !  douze  ans  plus  tard  ,  Port-Royal  eut  un  autre  siège  à 
soutenir,  et  celte  fois  malheureusement,  c'est  à  l'ennemi  que 
servirent  les  tours.  En  1664,  les  religieuses  ayant  refusé 
de  signer  le  formulaire  où  les  cinq  propositions  étaient  condam- 
nées comme  se  trouvant  dans  Jausénius  ,  l'archevêque  Péréfixe 


a  REVUE  DE  PARIS. 

se  présenta,  à  la  tête  d'une  compagnie  crarchers ,  devant  Port- 
Royal  de  Paris.  Les  plus  anciennes  religieuses  furent  enlevées 
et  réunies  à  celles  de  Port-Royal-des-Champs,  Cela  fait ,  on  mit 
la  vallée  en  état  de  blocus.  Jour  et  nuit ,  quelques  archers  rô- 
daient autour  de  l'enceinte,  parfois  même  dans  les  jardins,  où 
les  religieuses  n'osaient  plus  descendre ,  de  peur  de  les  y  ren- 
contrer. Les  solitaires  étaient  en  fuite,  mais  la  charité  les  ren- 
dait ingénieux  à  tromper  la  vigilance  de  la  garnison ,  et  leurs 
lettres  passaient  à  travers  les  lances.  11  se  trouva  aussi  qu'au  lieu 
d'un  simple  médecin,  l'archevêque  avait  laissé  dans  le  monas- 
tère un  redoutable  théologien.  Hamon  était  un  de  ces  bourrus 
bienfaisants  qui  maltraitent  leurs  malades ,  mais  qui  les  guéris- 
sent, et  qui,  faisant  entrer  pour  beaucoup  dans  la  science  la 
connaissance  du  cœur  humain ,  savent  guérir  aussi  les  maladies 
de  l'âme.  Un  homme  de  cette  humeur  était  ce  qu'il  y  avait  de 
plus  propre  à  entretenir  les  religieuses  dans  leur  opposition.  Il 
pouvait,  au  besoin,  leur  servir  d'aumônier  et  même  de  confes- 
seur. Cette  captivité  dura  plus  de  trois  ans.  Elle  exalta  à  ce  point 
la  douleur  des  religieuses  que  ,  dans  leur  désespoir ,  elles  adres- 
sèrent une  requête  à  Jésus-Christ,  et  l'ayant  rédigée,  la  dépo- 
sèrent entre  les  mains  de  l'une  d'elles,  qui  venait  de  mourir. 
Ces  mauvais  jours  aussi  passèrent,  mais  lorsqu'on  voit  aujour- 
d'hui les  fortifications  qui  les  rappellent ,  on  ne  peut  se  défendre 
d'un  sourire  triste  et  d'un  retour  mélancolique  vers  cette  époque 
ofi ,  pour  contraindre  de  pauvres  recluses  à  confesser  ce  qu'elles 
n'avaient  pu  lire  dans  un  livre  écrit  en  latin,  la  théologie  faisait 
alliance  avec  le  Châtelet,  et  produisait,  pour  sa  raison  dernière, 
le  lieutenant  civil. 

En  sortant  du  jardin  pour  aller  du  côté  des  cloîtres  et  de  l'é- 
glise ,  on  rencontre  un  beau  noyer  ([ui  passe  pour  être  le  der- 
nier contemporain  des  solitaires.  J'aurais  voulu  croire  aussi  que 
Nicole  écrivit  sous  cet  arbre  quelques-uns  de  ses  Essais. 
M.  Silvy  souriait  en  me  racontant  cette  tradition.  Pour  lui  té- 
moigner ma  reconnaissance  de  ce  précieux  renseignement ,  je 
lui  appris  ,  à  mon  tour ,  qu'il  y  a  quelque  part ,  à  Paris ,  dans  la 
cour  d'une  maison  où  Racine  a  demeuré  ,  une  vigne  que  l'on  dit 
plantée  par  la  main  de  ce  grand  poète.  Elle  couvre  un  mur  tout 
entier,  et  embrasse  de  ses  festons  les  deux  fenêtres  de  la  cham- 
bre où  peut-être  fut  écrit  Mithridale.  La  tragédie  naquit  aux 


REVUE  DE  PARIS.  9 

fêles  de  Bacclius,  el  celte  anecdole  ne  va  point  mal  à  la  mémoire 
d'un  poeie  tragique. 

Je  passai  donc  à  moitié  convaincu  devant  le  noyer  janséniste, 
et  me  voici  sur  une  petite  plate  forme  de  gazon  fermée  d'une 
haie  vive  el  plantée  de  peupliers.  La  main  intelligente  qui 
planta  ces  arbres  en  croix  ,  a  voulu  conserver  par  là  une  image 
de  l'église  qui  s'élevait  à  cette  mêYne  place.  Elle  avait  cette 
forme.  Ici  les  souvenirs  se  pressaient  en  foule.  Dans  cette  église, 
la  célèbre  Angélique  avait  fait  profession  à  l'âge  de  huit  ans  ; 
là ,  elle  avait  reçu  les  mains  de  Saint-Cyran  ;  là ,  D'Andilly  avait 
déposé  le  cœur  de  ce  même  Saint-Cyran.  Pas  une  pierre  au  de- 
dans, pas  une  pierre  autour  qui  ne  couvrit  les  os  de  quelque 
sainte  tille  ,  de  quelque  savant  homme.  Là ,  par  une  nuit  où  la 
neige  tombait  à  flots,  avait  été  furtivement  apporté,  de  Paris, 
le  corps  de  Sacy.  Les  religieuses  le  voulurent  voir  une  dernière 
fois ,  et  son  visage  ayant  été  découvert,  elles  s'approchèrent 
tour  à  tour  pour  baiser  ces  tièdes  reliques.  Un  soir ,  vers  la  fin 
d'octobre  1694,  un  étranger  fait  appeler  l'abbesse  à  la  grille. 
Cet  homme  venait  de  Belgique  où  il  avait  fermé  les  yeux  du 
grand  Arnauld  ,  et  il  apportait  le  cœur  du  proscrit  à  ses  chères 
filles.  Cette  nuit-là  fut  passée  en  prières ,  et  le  lendemain  le 
cœur  fut  présenté  à  la  grille  de  la  sainte  communion  où  les  re- 
ligieuses le  reçurent  avec  des  cierges  à  la  main.  Que  de  scènes 
touchantes  je  pourrais  rappeler  encore  !  A  la  place  où  était  jadis 
le  chevet  de  l'église,  on  voit  un  petit  sanctuaire  avec  une  iii- 
scription  qui  est  d'hier,  et  qu'on  dirait  retrouvée  parmi  les  ruines 
de  1710.  Je  demandai  à  M.  Silvy  pourquoi  il  ne  m'offrait  pas 
d'entrer  dans  ce  sanctuaire.  — «  Ah  !  me  dit-il,  avec  un  fin  sou- 
rire ,  ce  sourire  des  vieillards  dont  la  grâce  dit  tant  de  choses  , 
ceci  ne  s'ouvre  que  pour  ceux  qui  le  désirent.  Il  y  a  là-dedans 
des  choses  qui  peuvent  ne  pas  convenir  à  tout  le  monde.  »  Tout 
convient  à  un  voyageur  comme  moi,  et  j'insislai  pour  entrer. 
Il  fallut  aller  chercher  la  clef  dans  la  maison.  Les  murs  de  cette 
petite  chapelle  sont  couverts  d'inscriptions ,  de  portraits  et  de 
petits  tableaux  qui  tous  doivent  venir  de  l'ancien  Port-Royal , 
dont  plusieurs  retracent  les  derniers  souvenirs.  Ces  peintures  se 
distinguent  surtout  par  la  naïveté  de  l'expression.  Étonné  de  ne 
pas  y  voir  le  portrait  de  Pascal ,  j'en  fis  tout  haut  l'observation; 
une  voU  répondit  à  côté  de  moi  :  —  «  Monsieur  l'a  dans  sa 


10  REVUE  DE  PARIS. 

chambre ,  en  gravure.  «  Je  me  retournai ,  c'était  une  servante 
qui  parlait  ainsi.  Quand  je  disais  ,  en  commençant ,  que  tout,  à 
Port-Royal,  conserve  une  teinte  du  passé!  Ne  voilà-t-il  pas  une 
paysanne  qui  sait  le  nom  de  Pascal  et  qui  peut-être  a  lu  les 
Provinciales.  Je  remarquai,  en  sortant,  quelques  fragments  de 
tombes  scellés  dans  la  muraille.  Je  relevai  aussi  sur  mon  che- 
min un  petit  cippe  à  demi  brisé ,  sur  lequel  je  lus  en  vieux  ca- 
ractères :  Tecla.  C'est  le  nom  de  cette  tante  de  Racine  qui  fut 
abbesse  de  Port-Royal.  Je  donne  ma  découverte  pour  ce  qu'elle 
vaut.  Mais  c'était  une  harmonie  de  plus  dans  l'ensemble,  et  il  y 
a  ainsi  beaucoup  de  jouissances  d'imagination  qu'il  ne  faut  pas 
approfondir. 

Quand  on  quitte  l'enceinte  des  peupliers,  et  que  l'on  traverse 
l'emplacement  du  cloître ,  dont  il  ne  reste  aucune  trace  ,  le  ter- 
rain s'élève,  et  on  arrive  à  un  petit  bosquet  qui  faisait  partie 
des  jardins  de  l'abbaye.  Il  y  a  là  une  source  qui  porte  encore  le 
nom  de  la  mère  Angélique  :  l'eau  en  est  pesante  et  fade  au  goût; 
mais,  en  revanche  ,  allez,  au  retour,  boire  à  la  fontaine  qui  est 
dans  la  cour.  J'ai  visité  la  fontaine  de  Jouvence,  et  je  vous  as- 
sure que  l'eau  en  est  moins  douce  que  celle-ci.  Les  jardins,  où 
l'on  voit  la  source  de  la  mère  Angélique  ,  prenaient  tout  un  côté 
delà  vallée,  et  passaient,  au  midi,  sous  la  terrasse  où  la  du- 
chesse de  Longueville  allait  s'entretenir  avec  les  solitaires. 
Au  delà  de  ces  jardins,  que  terminait  le  mur  de  clôture,  j'ai 
retrouvé,  aussi  verts,  aussi  calmes  que  jadis  ,  ces  beaux  prés  où 
Racine  s'oubliait  à  regarder  les  combats  des  taureaux.  Quelques 
ouvriers,  assis  à  l'ombre  ou  se  levant  pour  retourner  à  leur 
ouvrage,  m'ont  rappelé  Leraaître.  «  sciant  les  blés,  dit  Fon- 
taine ,  avec  les  autres  ouvriers  que  l'on  prenait  à  la  journée,  et 
qui  étaient  surpris  de  le  voir  au  bout  d'un  sillon  lorsqu'ils  n'é- 
laient  encore  qu'au  commencement.  »  Encore  un  pas ,  et  la 
vallée  ,  en  s'élargissant,  nous  laissera  voir,  sur  une  des  collines 
à  gauche  ,  les  ruines  du  château  de  Chevreuse.  «  Mon  père  ,  dit 
Louis  Racine  en  ses  Mémoires ,  fut  obligé  d'aller  passer  quelque 
temps  à  Chevreuse  ,  où  M.  Vtiart  chargé  de  faire  quelques  répa- 
rations au  château,  l'envoya  ,  en  lui  donnant  le  soin  de  ces  ré- 
parations. »  Il  ne  dit  pas  si  l'on  vit  se  renouveler  alors  les  pro- 
diges de  la  lyre  antique  ;  mais  il  paraît ,  pour  le  dire  en  passant, 
que  les  réparations  n'en  valaient  guère  mieux ,  car  elles  n'ont 


REVUE  DE  PARIS.  11 

pns  empêché  le  château  de  tomber  en  ruines.  Racine  ne  bâtis- 
sait pas  encore  l'inexpugnable  monument  au  pied  duquel  tom- 
bent émoussées  toutes  les  flèches  de  M.  Granier  de  Cassagnac. 
Racine  s'ennuyait  fort  à  Chevreuse  ,  et  il  datait  de  Babylone 
toutes  les  lettres  qu'il  y  écrivait.  On  se  demande  ,  à  voir  un  lieu 
si  beau  ,  comment  on  pouvait  ne  s'y  plaire  pas?  C'est  qu'il  est 
un  âge  où  le  silence  et  la  solitude  des  champs  ne  satisfait  pas  le 
cœur  de  l'homme.  La  nature  est  presque  toujours  ce  que  nous 
la  faisons  :  le  jeune  homme  la  voit  à  travers  sa  passion,  le  vieil- 
lard derrière  ses  souvenirs. 

Je  pris,  au  départ,  la  route  de  Versailles.  Cette  route  serpente 
autour  de  l'enceinte  de  Port-Royal,  et  regagne,  par  de  longs 
circuits ,  le  haut  de  la  montagne.  Je  m'arrêtai  pour  jeter  un 
dernier  regard  sur  le  vallon  ;  je  cherchai  au  midi  quelque  trace 
du  château  de  Vaumurier,  mais  il  n'en  reste  plus  rien,  et  je  me 
rappelai  que  la  mère  Angélique ,  ayant  su  que  le  dauphin  se 
proposait  d'y  cacher  une  tille  qu'il  aimait ,  envoya  des  ouvriers 
pour  disperser  les  ruines.  Au  nord ,  j'apercevais  ces  granges  où 
les  solitaires  tenaient  leurs  écoles.  On  y  montre  encore  un  gre- 
nier qui  fut  la  chambre  du  grand  Arnauld ,  et  dans  la  cour,  on 
peut  voir,  mais  il  est  comblé ,  un  puits  dont  l'eau  montait  à 
l'aide  d'une  machine  de  l'invention  de  Pascal.  Mais  je  ne  sais 
quelle  séduction  irrésistible  ramenait  sans  cesse  mes  regards  sur 
le  tableau  que  j'avais  à  mes  pieds.  A  ce  point  de  vue  et  pris  dans 
son  ensemble  ,  ce  tableau  avait  un  charme  dont  on  ne  pouvait 
se  défendre  :  je  croyais  voir  Port-Royal  sortir  de  ses  ruines ,  et 
ma  pensée  le  reconstruisait  pierre  à  pierre,  tel  que  je  l'avais  vu 
dans  les  Mémoires,  ici  l'église,  là  le  cloître,  ailleurs  l'infirme- 
rie, autre  part  les  dortoirs,  le  chapitre,  le  parloir,  les  cours  , 
les  jardins,  et  là-bas ,  tout  au  fond  ,  l'hôtel  de  Longueville.  Je 
voyais  les  religieuses  se  promener  dans  les  jardins  ou  sous  les 
arcades  du  cloître.  Dans  chaque  sentier  de  la  solitude ,  je  pla- 
çais un  de  ces  grands  hommes,  Nicole,  Racine,  Arnauld, 
Pascal;  j'assistais  aux  phases  diverses  de  cette  destinée  où  la 
gloire  seule  avait  égalé  le  malheur  :  et,  à  part  quelques  beaux 
livres,  voilà  ce  qui  restait  de  Port-Royal  !  J'aperçus  encore  une 
fois  le  bon  M.  Sihi';  il  semblait  me  plaindre  de  retourner  dans 
le  monde ,  et  ne  pas  comprendre  comment  on  pouvait  quitter 
Port-Royal ,  quand  une  fois  on  y  était  entré.  M.  Silvy  l'eût 


H  REVUE  DE  PARIS. 

mieux  compris  il  y  a  quarante  ans  .  Dans  un  âge  troublé  comme 
est  le  nôtre,  on  se  surprend  à  regretter  ces  Théb aides,  en  com- 
parant les  maux  que  l'on  souffre  avec  ceux  qu'elles  ont  guéris; 
mais  la  pensée  du  siècle  ne  tarde  pas  à  reprendre  son  empire  sur 
l'âme.  On  envie  ce  repos  et  cette  solitude  à  ceux  qui  les  ont 
achetés  par  une  longue  et  honorable  vie  ,  mais  on  se  dit  que  la 
solitude  et  le  repos  n'appartiennent  pas  à  la  jeunesse ,  et  que 
ceux-là  seuls  peuvent  s'arrêter  avant  la  mort ,  qui  ont  maiché 
longtemps ,  et  par  les  chemins  les  plus  rudes. 

ÂNTOinS  DE  LATOtlt. 


LE  DERNIER 


DUC  DE  GUISE. 


DEUXII^aiE  PARTIE. 


IV. 


Le  lenips  élait  fort  noir,  et  la  mer  menaçante  ;  mais  l'éqni- 
page  avait  le  cœur  ferme  et  l)onne  confiance  dans  la  fortune  du 
l)rince.  Quand  le  soleil  se  leva  ,  les  pilotes  reconnurent  les  ro- 
chers de  Terracine  près  desquels  se  tenait  une  partie  de  la  flotte 
espagnole.  Le  bruit  lointain  d'un  coup  de  canon  avertit  son  ,tl- 
tesse  qu'on  avait  aperçu  ses  voiles.  Deux  galères  d'Espagne  ré- 
pondirent au  signal  et  se  mirent  à  la  poursuite  des  felouques  ; 
mais  la  violence  du  vent  les  rejeta  dans  le  port  de  Gaieté,  et  lors- 
qu'elles réussirent  à  reprendre  le  large  ,  les  barques  françaises 
avaient  déjà  fait  bien  du  chemin.  Cependant  ces  galères  en  atti- 
rèrent d'autres  à  leur  suite;  l'alarme  se  répandit  jusqu'à  Napies, 
et  bientôt  les  abords  de  la  côte  furent  entièrement  sillonnés  par 
des  chaloupes  armées. 

M.  de  Guise  ,  pensant  qu'il  serait  difficile  d'achever  le  voyage 
sans  une  mauvaise  rencontre,  imagina  un  stratagème  pour  dé- 
rouler l'ennemi.  Il  prit  les  devants  avec  sa  felouque  ,  en  com- 
mandant aux  six  autres  de  former  un  groupe ,  afin  de  donner  à 
2  2 


Il  REVUE  DE  PARIS. 

croire ,  en  cas  de  surprise  ,  qu'il  était  au  ceiilre  de  la  flotille. 
Le  vieux  marin  qui  conduisnit  le  prince  ,  senlaiil  l'approche  du 
danger  et  la  corde  qui  menaçait  son  cou  ,  nVtait  i)lus  aussi 
tranquille  et  regardait  son  altesse  fort  gravement  en  récitant  ses 
prières. 

—  Est-ce  que  nous  avons  peur?  demanda  M.  de  Guise. 

—  Hélas  !  répondit  le  marin  ,  il  n'y  a  que  la  Vierge  et  les 
saints  qui  nous  puissent  garder  d'un  malheur. 

—  Cr(iis-tu  donc  que  je  me  serais  mis  en  celte  passe  si  je  ne 
savais  que  le  ciel  est  pour  moi  ?  Va  sa  crainte.  Tu  ne  peux  mou- 
rir sans  que  je  sois  pris  ,  et  je  ne  dois  point  l'être. 

Le  jour  baissait,  lorsqu'on  découvrit  une  galère  sous  le  vent; 
mais  on  la  perdit  bientôt  de  vue  ,  à  cause  de  l'obscurilé.  Le 
prince  ayant  fait  plier  les  voiles  ,  ce  navire  ennemi  traversa  au 
milieu  des  Français  sans  les  voir.  Pendant  la  seconde  nuit ,  la 
mer  alla  toujours  grossissant.  Les  felouques  en  souffrirent  con- 
sidérablement. Celle  du  prince  eut  son  gouvernail  brisé  ;  on  y 
suppléa  du  mieux  qu'on  put  avec  une  rame ,  et  la  marche  de  la 
flotille  ne  fut  pas  arrêtée.  Vers  six  heures  du  matin,  on  se  trouva 
devant  Ischia  ,  tout  près  de  quatre  galères  espagnoles. 

—  Jésus!  s'écria  le  pilote  ,  nous  sommes  perdus  !  qu'allons- 
nous  faire  ? 

—  Marche  tout  droit  sur  la  capifane  ,  dit  M.  de  Guise. 
Quand  ils  furent  à  portée  de  la  voix  ,  une  sentinelle  leur  cria  : 

—  Qui  êtes-vous  ? 

—  Un  courrier  pour  le  vice-roi  !  répondit  le  prince. 

—  Avancez  sur  nous  ! 

La  felouque  ne  changea  point  de  direction  pendant  le  temps 
nécessaire  pour  concerter  une  manœuvre ,  puis  elle  tourna  su- 
bitement et  cingla  vers  Naples.  La  sentinelle  déch;ugea  son 
mousquet ,  une  autre  l'imita  j  il  y  eut  un  feu  général.  L'artillerie 
des  foris  joua  au  hasard.  Les  quais  et  les  hauteurs  se  garnirent 
de  monde  et  les  Napolitains  accoururent  de  toutes  parts  sur  le 
rivage.  Henri  de  Lorraine  entra  dans  le  port  au  milieu  de  la 
grêle  des  balles  ennemies.  Le  |)rince  ,  tenant  d'un  bras  Je  mât 
de  la  felou(|ue,  agitait  de  l'autre  son  chapeau  en  criant: 

—  Giiise!  Guise!  à  nioi ,  braves  gens  de  Naples! 

La  barque  fut  bieiilôt  hosde  d;)n[;er  et  vint  toucher  terre 
au  faubourg  do  Lorelto  où  était  le  peuple.  Le  lesle  de  la  0oliUe 


REVUE  DE  PARIS.  15 

arriva  de  inêine  sans  avoir  perdu  un  seul  homme.  Les  applaii- 
dissemenls  de  la  foule  ('clatèreut  alors  .sur  une  ligne  immense, 
ce  <|ui  était  un  spectacle  fort  singulier.  Don  Juan  d'Autriche  y 
a.ssistait  de  son  vaisseau  amiral,  et  dès  ce  moment  il  i)rit  une 
grande  estime  pour  l'ennemi  qui  venait  de  lui  échapper  par  tant 
d'audace  el  de  courage. 

Comme  on  attendait  M.  de  Guise  à  Naples  depuis  trois  jours, 
on  lui  avait  préparé  une  espèce  de  triomphe.  On  lui  amena  un 
cheval  magnifiquement  harnaché  ,  sur  lequel  il  fit  son  entrée 
dans  la  ville.  En  quelques  instants  ,  les  rues  où  il  devait  passer 
furent  ornées  de  tapisseries.  Les  femmes  agitaient  leurs  mou- 
choirs. Des  enfants  ,  tenant  des  branches  d'arbres,  dansaient 
devant  le  cheval.  On  brûlait  de  l'encens  à  toutes  les  portes.  Il  y 
eut  des  rues  entières  où  le  pavé  se  trouva  couvert  de  tapis  ou 
de  feuillages.  Les  fleurs  qui  étaient  rares  en  cette  saison  pleu- 
vaient  cependant  des  fenêtres. 

On  s'embrassait  dans  les  rues  en  se  félicitant  d'avoir  un  prince 
très-beau  et  d'un  grand  nom.  Le  cortège  marcha  jusqu'à  l'É- 
glise des  Carmes  où  la  messe  fut  célébrée.  En  quittant  l'église  , 
Henri  de  Lorraine  trouva  les  chefs  du  peuple  qui  lui  firent  leurs 
soumissions.  Il  y  manquait  seulement  Gennare  Annese ,  celui 
qui  avait  succédé  à  Masaniel.  Annese  envoya  prier  M.  de  Guise 
de  le  venir  voir  au  Tourjon  des  Carmes  où  il  demeurait  en- 
fermé. 

M,  de  Guise  passa  bizarrement  la  matinée  dans  ce  ce  tourjon 
des  Carmes.  Il  y  mangea  une  cuisine  détestable  que  la  femme 
d'Annese  prépara  elle-même ,  avec  des  robes  magnifiques ,  des 
diamants  à  son  cou  el  des  pendants  d'oreilles  qui  venaient  de  la 
duchesse  de  Matalone  que  son  mari  avait  tuée.  Les  chambres 
étaient  encombrées  de  richesses  provenant  des  maisons  pillées, 
et  le  prince  vit  tout  cela  d'un  fort  mauvais  œil,  mais  sans  té- 
moigner son  déplaisir. 

î'on  altesse  n'était  pas  au  bout.  Un  chef  populaire,  nommé 
Louis  del  Ferro  et  qui  était  plus  qu'à  moitié  fou  ,  servit  à  table 
comme  un  valet ,  el ,  se  mêlant  à  la  conversation  ,  disait  mille 
ordures.  Le  dîner  fut  interrompu  par  l'arrivée  d'un  boucher  qui 
s'en  vint  accuser  Annese  de  trahison  et  qui  leva  son  couteau  en 
déclarant  qu'il  le  voulait  tuer.  D'autres  bouchers  étaient  aux 
portes ,  criant  qu'on  leur  jetât  sa  tète  parla  fenêtre.  Un  bandit, 


16  REVUE  DE  PARIS. 

appelé  Michel  do  Santis ,  entra  brusquement  et  demantla  pour- 
quoi on  ne  l'avait  point  invité.  Pour  le  premier  jour,  M.  de 
Guise  voulut  bien  supporter  ces  impertinences  ;  il  fit  même  en 
sorte  de  mettre  tous  ces  miséral)los  d'accord  ;  mais  il  sortit  du 
tourjon  des  Carmes  avec  un  grand  dégoût  et  le  dessein  de  se 
débarrasser  bientôt  de  ces  canailles. 

Ayant  pris  possession  du  palais  de  l'ancien  gouverneur,  Henri 
de  Lorraine  se  composa  un  élat-major  des  nobles  qui  n'avaient 
point  encore  fui  de  la  ville,  et  le  nombre  n'en  était  pas  fort  grand. 
Il  s'informa  ensuite  de  l'état  des  finances  ,  des  provisions  et  du 
nombre  des  troupes  armées.  Il  trouva  les  choses  bien  au-dessous 
de  ce  qu'on  lui  avait  annoncé.  Les  chefs  s'étaient  partagé  le 
trésor  ;  les  marchés  ne  contenaient  guère  de  vivres  ;  la  plupart 
des  soldats  n'avaient  que  de  méchantes  armes  et  point  de  poudre. 
Quant  à  la  discipline,  elle  n'existait  pas;  chacun  abandonnait 
son  poste  ou  passait  à  la  fantaisie  d'une  troupe  dans  l'autre,  ou 
même  s'en  retournait  chez  lui  sans  demander  de  permission  à 
ses  chefs. 

M.  de  Guise  ne  s'aveugla  point  sur  les  difficultés  qu'il  avait  à 
surmonter.  Il  vit  les  Espagnols  entourant  la  place  et  fermant 
les  portes  ;  des  vaisseaux  gardant  la  mer  ;  l'ennemi  nombreux 
et  approvisionné  ;  la  ville  menacée  d'une  disette,  et  pour  lutter 
contre  tant  de  dangers  ,  il  n'avait  qu'une  armée  en  guenilles  , 
malaisée  ri  conduire,  point  d'argent  ni  de  munitions  ,  un  peu- 
ple turbulent  et  extrême  dans  ses  passions ,  qui  l'adorait  au- 
jourd'hui et  pouvait  l'abandonner  demain;  avec  cela,  pas  un 
officier  intelligent  et  pas  un  bataillon  régulier.  Il  comprit  que 
pour  établir  sa  puissance,  il  fallait  d'abord  anéantir  celle  des 
chefs,  sans  fâcher  le  peuple,  ce  (jui  demandait  de  la  prudence 
et  de  l'énergie.  Il  fallait  aussi  mettre  fin  au  blocus,  emplir  les 
magasins  de  provisions  et  obtenir  de  la  France  l'envoi  d'une 
Hotte. 

Le  premier  soin  de  M.  de  Guise  fut  de  se  faire  connaître  aux 
gens  de  Naples,  de  visiter  à  cheval  tous  les  (juartiers  de  la  ville 
<'t  de  passer  en  revue  les  troupes.  Il  eut  quelque  plaisir  à  rece- 
voir de  si  vifs  témoignages  d'amour  qu'on  n'aurait  pu  faire  da- 
vantage s'il  eût  été  un  Dieu.  On  se  jjroslcrnail  devant  lui  sur 
son  passage  en  l'accablant  de  bénédictions  ;  les  malades  lui  ve- 
naient demander  de  leur  imposer  les  mains.  C'était  comme  une 


REVUE  DE  PARIS.  17 

fêle  universelle.  Annese  ,  qui  en  sentait  de-la  jalousie,  accom- 
pagnait le  prince  sur  un  beau  cheval  noir  (pi'il  ne  savait  point 
conduire  et  caracolait  en  yrande  parade  ,  sans  vouloir  se  tenir 
au  second  rang.  Il  fit  tant  que  sa  monture  le  jeta  par  terre  et 
que  le  peuple  se  moqua  de  lui.  Louis  del  Ferro  courait  à  pied  , 
en  tête  du  cortège,  avec  une  perruque  en  crins  de  cheval , 
comme  une  furie,  et,  soit  par  joie  ou  par  folie,  donnait  aux 
passants  des  coups  d'épée.  11  en  blessa  plusieurs.  M.  de  Guise, 
perdant  patience,  l'appela  sot  devant  tout  le  monde  en  lui  com- 
mandant de  se  retirer. 

Arrivé  sur  la  place  de  la  Concherie ,  le  prince  trouva  une 
troupe  de  ces  vauriens  qu'on  appelait  lazares.  Ils  étaient  con- 
duits par  Michel  de  Sautis.  Ce  bandit  s'avança  devant  le  cheval 
du  prince  : 

—  Altesse,  dit-il  à  haute  voix,  je  vous  demande,  au  nom  du 
peuple ,  pourquoi  vous  avez  donné  à  un  Français  la  garde  de  la 
porte  d'Albe. 

La  foule  du  populaire  tourna  aussitôt  les  yeux  vers  M.  de  Guise 
pour  voir  comment  il  ferait  sa  réponse  et  s'il  se  laisserait  perdre 
le  respect. 

—  Maître  Michel ,  répondit  le  prince ,  je  donnerai  ici  les  com- 
mandements comme  il  me  plaira  de  le  faire  et  à  qui  bon  me 
semblera.  Ce  n'est  pas  à  vous  que  j'en  rendrai  compte,  mais  au 
conseil ,  quand  il  y  en  aura  un.  Si  quelqu'un  trouve  mauvais 
ce  que  j'ordonne ,  il  peut  le  dire;  je  l'enverrai  pendre  tout 
droit. 

—  Je  ne  suis  pas  de  ceux  que  l'on  envoie  pendre.  Je  suis  un 
chef  du  peuple  et  j'ai  là  six  cents  hommes  qui  m'obéissent. 
C'est  plutôt  moi  qui  vous  couperai  la  tète ,  comme  à  Philippe 
CarafFa. 

Michelremuaitenl'air  un  couteau  avec  des  gestes  de  forcené; 
mais  le  duc  l'interrompit  dans  cet  exercice  eu  poussant  sur  lui 
son  cheval  et  le  renversa  rudement  par  terre.  Le  bandit  passa 
aussitôt  de  l'insolence  à  la  prière ,  avec  une  soudaineté  particu- 
lière aux  Napolitains. 

—  Grâce!  grâce!  altesse,  criait-il  à  genoux.  Ne  me  faites 
pas  pendre.  Je  ne  dirai  plus  rien.  Je  suis  votre  serviteur. 

—  Relève-toi ,  dit  M.  de  Guise.  Je  te  pardonne  pour  cette  fois  ; 
mais  que  ce  soit  la  dernière. 

2. 


18  REVUE  DE  PARIS. 

Puis,  se  loiirnvnnt  vers  les  lazares  : 

—  Y  a-t-il  encore  ici  un  drôle  qui  ait  à  parler  ?  denianda-t-il 
avec  une  figure  terrible. 

Un  autre  chef,  apothicaire  de  son  état  et  qui  était  un  des  plus 
féroces  de  ces  bandits ,  se  plaça  devant  Michel. 

—  .Moi,  dit  cet  homme  j  Je  ne  veux  pas  que  les  portes  soient 
données  à  des  Français. 

Avant  qu'il  eut  achevé,  le  duc  lui  brisa  sa  canne  sur  sa  (ête. 

—  Pardonnez!  pardonnez,  altesse!  cria  l'apothicaire;  c'était 
pour  badiner.  J'aime  votre  seigneurie  comme  les  autres,  et  je 
lui  veux  obéir. 

Le  vaurien  baisait  les  pieds  du  prince  et  pleurait  de  tous  ses 
yeux.  Le  peuple  applaudissait  et  s'émerveillait  du  courage  de 
M.  de  Guise. 

Un  bourgeois  s'avança ,  et ,  prenant  l'apothicaire  au  collet , 
déclara  que  cet  homme  lui  avait  pillé  ,  le  matin  ,  sa  maison  avec 
six  autres  lazares  qu'il  désigna.  M.  de  Guise  fit  un  signe  à  qua- 
tre de  ses  gentilshommes  français  qui  arrêtèrent  les  six  lazares 
et  leur  prirent  leurs  armes. 

—  Que  ces  scélérats  soient  pendus  avant  une  heure,  dit  le 
prince. 

Et  s'adressant  à  la  troupe  déguenillée  : 

—  Rendez-vous  au  quai  de  Sainte-Lorette  ,  et  attendez-y  mes 
ordres.  Le  premier  de  vous  qui  en  bougera  sera  fusillé. 

Les  bandits  firent  retraite,  sans  murmurer,  au  milieu  des 
huées  du  peuple  et  des  bourgeois ,  qui  étaient  charmés  de  voir 
enfin  leurs  vies  et  leurs  biens  à  l'abri  du  pillage.  M.  de  Guise  ac- 
corda pourtant  la  grâce  des  six  lazarres  et  les  envoya  portera 
leurs  camarades  des  paroles  moins  dures.  Les  officiers  de  l'état- 
major  ne  ppuvaient  revenir  de  leur  étonnement, 

—  Savez- vous ,  altesse,  dit  l'un  d'eux,  que  vous  risquez 
beaucoup  en  traitant  ainsi  ces  êtres  sauvages  .'* 

—  Apprenez ,  répondit  le  duc ,  que  le  ciel ,  en  se  donnant  la 
jteine  de  faire  un  homme  de  ma  qualité ,  a  soin  de  lui  mettre 
entre  les  yeux  quelque  chose  que  la  canaille  ne  peut  soutenir. 

—  Par  le  Christ!  dirent  les  Napolitains  entre  eux,  nous  avons 
justement  le  maître  qu'il  nous  fallait. 

M.  de  Guise  n'ignorait  pas  à  quelles  gens  il  s'adressait.  Le 
peuple  de  Naples  lui  était  connu;  il  savait  bien  que  si  on  ne  ré- 


REVUE  DE  PARIS.  ,  19 

prime  pas  tout  d'abord  son  insolence  ,  on  ne  s'en  fait  plus  obéir, 
tandis  qu  avec  des  coups  et  de  sévères  paroles,  on  le  mène  coniuie 
on  veul. 

La  porte  d'Albe  avait  été  confiée  au  sieur  de  Cérisantes,  gen- 
tilhomme donné  à  M.  de  Guise  par  le  marquis  de  Fonlenay.  Son 
allesse  trouva  au  i)alais  un  envoyé  de  Cérisantes  qui  venait  an- 
noncer une  révolte.  Les  soldats  ne  voulaient  point  se  soumettre 
à  un  Français ,  à  moins  qu'on  ne  leur  payât  l'arriéré  de  leur 
solde.  Le  duc  courut  en  hâte  au  lieu  du  tumulte.  L'affaire  était 
sérieuse.  Les  mutins,  assemblés  sur  une  place,  avaient  chargé 
leurs  mousquets  et  s'allaient  répandre  dans  la  ville  pour  piller. 
Du  plus  loin  qu'ils  virent  le  prince  et  sa  suite  ,  ils  soufflèrent  sui' 
leurs  mèches  et  se  disposèrent  à  tirer  sur  lui.  M.  de  Guise  fit 
arrêter  ses  gens  et  s'approcha  seul  du  groupe  des  révoltés. 

—  11  faut  pourtant  qu'on  m'obéisse,  leur  dit-il.  Le  peuple  ne 
m'a  pas  appelé  de  Rome  pour  que  des  bélitres  comme  vous  me 
donnent  du  souci.  Qu'est-ce  que  vous  demandez  ? 

—  De  l'argent!  de  l'argent!  crièrent  les  soldats. 

—  Je  voulais  vous  en  envoyer  aujourd'hui;  mais  puisque  vous 
vous  êtes  mutinés,  vous  ne  l'aurez  que  demain,  et  si  vous  ne 
rentrez  à  vos  rangs  tout  à  l'heure,  c'est  du  plomb  qu'on  vous 
mettra  dans  la  tète.  Si  tout  le  monde  était  aussi  turbulent  que 
vous  ici ,  je  partirais  ce  soir  pour  la  France ,  et  quand  les  Es- 
pagnols vous  auraient  passés  au  fil  de  l'épée  ,  je  dirais  que  vous 
l'avez  méiité. 

—  De  l'argent!  de  l'argent!  répétèrent  les  mutins. 

—  J'ai  promis  que  j'en  distribuerais  demain.  Lequel  de  vous 
ne  se  veut  pas  fier  à  ma  parole  ? 

—  Moi  !  dit  un  soldat  eu  s'avançant. 

M.  de  Guise  lui  asséna  sur  la  tète  un  coup  de  canne  si  violent, 
qu'il  rétendit  au  pied  de  son  cheval. 

—  Qui  est-ce  encore  qui  ne  veut  pas  me  croire? 

—  Moi!  dit  un  autre  soldat  en  brandissant  un  épieu  de  fer. 
Le  prince  lui  déchargea  un  de  ses  pistolets  dans  la  poitrine  et 

le  tua  sur  la  place. 

—  Lequel  encore  demanda  son  altesse. 

La  troupe  entière  tomba  aussitôt  à  genoux  en  criant  pitié  !  à 
l'italienne.  M.  de  Guise  se  montra  plus  dur  cette  fois  que  la  pre- 
mière. Il  s'informa  des  instigateurs  de  la  révolte  et  en  fit  pendre 


20  iîEVUE  DE  PARIS. 

sur  riieiiie  deux  des  plus  coupables.  Le  reste  ouL  sa  grâce  et 
tout  rentra  dans  Tordre.  Le  prince  condamna  encore  plusieurs 
pillards  ou  séditieux  ;\  être  pendus;  mais,  leur  voulant  par- 
donner, il  passa  comme  par  hasard  an  lieu  du  supplice  et  les 
fil  relâcher.  On  loua  fort,  dans  Naples  ,  cette  conduite  énergi- 
»iue  ,  et  l'autorité  de  M.  de  Guise  s'en  trouva  établie  en  peu  de 
jours ,  de  telle  façon,  que  personne  n'eût  osé  lui  résister.  Les 
notables  et  les  chefs  du  peuple  s'assemblèrent  solennellement  et 
nommèrent  Henri  de  Lorraine  duc  de  la  république,  généralis- 
sime de  ses  armées  et  défenseur  de  sa  liberté. 

Les  honnêtes  gens,  voyant  son  altesse  disposée  à  les  protéger 
utilement,  lui  vinrent  offrir  leur  argent  et  leurs  bras.  Ils  lui 
composèrent  une  garde  nombreuse  et  fidèle  pour  sa  personne  ; 
le  duc  choisit  ijarnii  eux  les  officiers  dont  il  avait  besoin.  Il  fit 
crier  par  la  ville  cju'il  recevrait  à  toute  heure  du  jour  les  péti- 
tions et  y  donnerait  réponse  à  l'instant  même;  qu'il  accorde- 
rait des  audiences  ù  cpii  voudrait  lui  parler,  à  son  palais  et  en 
tous  lieux  où  on  le  pourrait  rencontrer.  Dès  cinq  heures  du  ma- 
tin il  était  debout.  Une  foule  de  solliciteurs  assiégeait  ses  anti- 
chambres. Des  femmes  l'abordaient  en  pleine  rue  et  jusque  dans 
les  églises,  où  il  allait  entendre  la  messe  tous  les  jours.  Son  se- 
crétaire était  sans  cesse  derrière  lui  l'écritoire  ù  la  main.  Le 
prince  signait  les  pétitions  sur  les  balustrades  de  la  nef,  sur  le 
bord  de  la  chaise  ou  le  pommeau  de  sa  selle.  Le  seul  moment 
de  repos  qu'il  eût  dans  la  journée  était  celui  du  dîner,  pendant 
lequel  on  lui  jouait  une  musique,  la  meilleure  qui  fût  en  Eu- 
rope, comme  dit  Saint-Yon  dans  son  mémoire. 

M.  de  Guise  avait  surtout  à  cœur  de  ramener  à  lui  la  noblesse, 
qui  ne  s'était  retirée  de  Naples  qu'à  regret,  et  voulait  des  Espa- 
gnols comme  d'un  pis-aller.  11  visitait  souvent ,  dans  ce  dessein, 
le  couvent  des  carmélites  où  se  tenaient  les  dames  de  qualité. 
II  les  comblait  de  soins  et  leur  facilitait  les  moyens  de  corres- 
pondre avec  leurs  maris  ou  leurs  frères,  bien  qu'ils  fussent 
parmi  les  Espagnols  ;  comme  il  s'était  mis  le  mieux  du  monde 
avec  ces  dames,  elles  disaient  fi  leurs  familles  tout  le  bien  ima- 
ginable sur  les  qualités  aimables ,  la  courtoisie  et  le  beau  carac- 
tère de  son  altesse. 

La  noblesse  en  émigration  éinblit  par  ce  couvent  une  corres- 
pendance  avec  le  prince  pour  ie  reaiercier  de  la  protection  ac- 


REVUE  DE  PARIS.  •  21 

cordée  à  ces  dames.  M.  de  Guise  écrivait  aux  premiers  et  aux 
plus  puissants,  les  priant  de  revenir  dans  leurs  maisons,  de 
prendre  part  à  son  gouvernement  et  de  lui  apporter  le  secours 
de  leurs  lumières.  Sans  oser  encore  se  rendre  à  ses  invitations , 
les  nobles  lui  promirent  de  rentrer  bientôt  et  de'j'avertir  en  des- 
sous main  ,  par  le  couvent ,  des  projets  des  Espagnols  contre 
la  ville. 

Alin  d'être  aussi  agréable  au  peuple,  M.  de  Guise  fit  chercher 
la  veuve  de  Masaniel ,  et  lui  donna  une  grosse  pension,  des  ser- 
viteurs et  un  palais  ,  ce  qui  produisit  un  excellent  effet.  Le 
prince  allait  tous  les  matins  voir  les  travaux  des  fortifications, 
de  sorte  qu'en  peu  de  jours  les  bastions  et  les  portes  furent  à 
l'abri  de  toute  surprise.  Des  bandes  s'étaient  établies  dans  les 
montagnes  et  inquiétaient  fort  les  derrières  de  l'armée  espa- 
gnole. On  citait  parmi  leurs  chefs  un  peintre  nommé  Salvator 
Rosa  qui  était  un  fort  batailleur  et  un  artiste  habile  ,•  mais  ses 
tableaux  ne  furent  en  grande  estime  qu'après  sa  mort.  Le  duc 
répondit  gracieusement  aux  offres  de  services  que  ces  brigands 
lui  firent;  mais  il  n'eût  voulu  pour  rien  au  monde  les  recevoir 
dans  ses  murs. 

Un  matin,  après  avoir  entendu  la  messe,  M.  de  Guise  retour- 
nait au  palais  ducal  pour  présider  une  assemblée  des  chefs  no- 
tables, lorsqu'une  femme,  qui  vint  arrêter  sa  chaise,  l'avertit 
qu'on  le  devait  assassiner  comme  César. 

—  Ne  craignez  rien  ,  répondit-il  ;  je  sens  que  mon  heure  n'est 
point  sonnée. 

Le  prince  eut  soin,  à  son  retour  au  palais,  de  tenir  ses  gar- 
des à  portée  de  la  voix ,  et  de  mettre  derrière  lui  trois  gentils- 
hommes français  d'un  courage  et  d'un  dévouement  éprouvés. 
C'étaient  les  chevaliers  de  Rouvrou  ,  d'Orillac  et  de  la  Taillade. 

Dès  son  entrée  dans  la  salle ,  son  altesse  aperçut  un  groupe 
de  gens  à  mines  mauvaises.  Un  avocat,  nommé  Thomas  îîasso, 
qui  était  au  nombre  des  conspirateurs,  prit  la  parole.  Il  fit  un 
discours  adroit  et  captieux  où  il  déclara  que  la  république 
n'avait  pas  entendu  se  donner  un  roi  ;  que  son  altesse  de- 
vait s'expliquer,  et  que  d'abord  on  devait  composer  un  sénat 
pour  contrôler  les  mesures  du  prince  et  gouverner  d'accord  avec 
lui.  M.  de  Guise  répondit  qu'on  ne  pouvait  composer  un  sénat 
sans  la  noblesse  qui  était  absente;  que  dans  toutes  les  répub'i- 


22  REVUE  DE  PARIS. 

ques  il  fallait,  aux  nioraents  de  crise  où  l'ennemi  élait  aux  por- 
tes ,  confier  l'autoïKé  entière  à  un  seul  homme  ;  que  pour  lui , 
il  ne  croyait  point  avoir  encore  rieu  fait  qui  passât  son  pouvoir 
de  généralissime  des  armées.  Son  altesse  parla  le  mieux  du 
monde  pendant  une  heure  entière,  en  déployant  son  air  noble 
et  loyal  qui  lui  gagna  tous  les  cœurs.  L'assemblée  applaudit  fort 
à  ses  paroles  éloquentes  et  mesurées.  Les  conspirateurs  se  levè- 
rent alors  et  dirent  que  si  le  prince  ne  voulait  point  tromper 
le  peuple,  il  ne  refuserait  pas  d'exposer  devant  le  conseil  tout 
ce  qu'il  avait  dessein  d'entreprendre  pour  le  salut  de  l'État,  et 
qu'ainsi  on  lui  pourrait  donner  des  avis  en  attendant  la  for- 
mation du  sénat. 

—  Rien  de  plus  légitime ,  répondit  M.  de  Guise  :  vous  êtes 
mes  conseillers  jusqu'au  moment  où  la  noblesse  reviendra,  je 
veux  qu'on  vous  traite  comme  si  vous  étiez  des  sénateurs. 

Le  prince  appela  ses  gardes  qui  se  rangèrent  le  long  des 
murailles. 

—  Quand  messieurs  les  notables  viendront  me  voir,  leur  dit- 
il  ,  vous  leur  rendrez  les  honneurs  militaires. 

—  Il  ne  doit  pas  entrer  de  soldats  ici,  crièrent  les  conjurés; 
on  nous  veut  violenter  !  à  bas  le  tyran  ! 

M.  de  Guise ,  sans  s'émouvoir,  fit  un  signe  à  ses  gens  qui  ar- 
mèrent leurs  mousquets ,  et  les  trois  gentilshommes  debout  à 
son  fauteuil  tirèrent  leurs  épées.  Les  turbulents  se  calmèrent 
admirablement  à  cette  simple  manœuvre. 

Messieurs  les  notables ,  reprit  le  duc  avec  sa  bonne  grâce 
française ,  je  vous  demande  pardon  d'introduire  mes  gardes  dans 
cette  enceinte;  ce  n'est  point  pour  jouer  le  tyran  ni  pour  usur- 
per des  titres  dont  je  n'ai  pas  besoin,  mais  seulement  pour  me 
garder  des  poignards  de  quelques  ambitieux  qui  veulent  faire 
les  tribuns  et  ne  sont  au  fond  que  des  voleurs.  Je  savais  leurs  in- 
tentions avant  d'entrer  ici;  ces  petits  Brutus  en  veulent  à  notre 
argent;  faut-il  les  appeler  par  leurs  noms?  Ce  sont  maître 
Basso  l'avocat,  Vincent  d'Andréa,  Pierre  Damico;  tous  gibiers 
qui  ne  peuvent  échapper  à  la  potence.  Je  ne  les  y  enverrai  pour- 
tant pas  encore  cette  fois  ;  je  leur  épargnerai  la  honte  d'être 
fouillés  et  traités  comme  des  assassins.  Voyez-les  baisser  les 
yeux  et  se  troubler  !  Eh  quoi  !  vous  ne  pouvez  pas  même  sup- 
porter mes  regards,  et  vous  me  vouliez  tuer  autrement  que  la 


RKVUE  DE  PARIS.  •  23 

nuit  et  par  derrière!  assurément,  vous  n'y  songiez  pns.  Mes- 
sieurs les  notables,  je  vous  le  dis  une  fois  pour  toutes  :  les  Na- 
politains m'ont  fort  honoré  en  m'appelant  pour  les  tirer  du 
péril;  mais  s'ils  ont  de  moi  quelque  ombrage,  demain  je  piiis 
sans  regret  pour  la  cour  de  France  ;  je  ne  m'estimerais  pas  da- 
vantage roi  de  Naples  que  duc  de  Guise. 

L'assemblée  répondit  d'une  seule  voix,  qu'elle  suppliait  le 
prince  de  rester  et  que  lui  seul  pouvait  sauver  le  pays.  Pendant 
ce  temps-là  ,  le  peuple  ayant  ouï  parler  de  la  conspiration,  était 
accouru  devant  le  palais  et  demandait  à  voir  M.  de  Guise. 

II  sortit  avec  les  notables  et  fut  accueilli  par  de  grandes 
démonstrations  de  joie.  La  foule  l'accompagna  partout  aux 
cris  de  : 

—  Vive  son  altesse  !  nous  n'obéirons  qu'à  elle  !  mort  aux  con- 
spirateurs ! 

Le  duc  ,  voyant  les  Napolitains  en  si  belle  humeur  et  son 
crédit  sur  leurs  esprits  monté  au  plus  haut  point,  voulut  prépa- 
rer un  coup  de  main  contre  les  Espagnols.  Il  envoya  un  chef 
populaire  nommé  Jacques  Rosso,  qui  était  homme  de  cœur , 
reconnaître  les  avants-postes  ennemis  sur  la  route  d'Averse.  Au 
lieu  de  suivre  ses  instructions,  Rosso  engagea  la  bataille  avec 
cJes  forces  insuffisantes  et  y  pensa  laisser  tout  son  monde.  M.  de 
Guise  était  à  dîner  quand  on  lui  vint  apprendre  qu'on  entendait 
le  feu.  Son  altesse  en  renversa  la  table  de  colère  et  courut  au 
combat;  quelques  minutes  plus  tard,  c'en  était  fait  de  Rosso  et 
de  son  corps  d'armée  :  on  le  trouva  dans  une  prairie ,  cerné  i)ar 
les  ennemis  et  défendant  sa  vie  intrépidement.  M.  de  Guise  l'eut 
bientôt  dégagé  par  une  charge  fort  impétueuse.  Comme  il  fai- 
sait sa  retraite  vers  la  ville ,  le  prince  aperçut  au  loin  un  gros  de 
cavalerie  qui  s'avançait  au  galop  et  lui  préparait  un  choc  terri- 
ble. Il  tît  cacher  dans  un  fossé  tous  ses  mousquetaires  et  marcha 
au-devant  des  cavaliers  avec  ses  meilleures  troupes.  La  bataille 
y  fut  rude  ;  les  Napolitains  ne  purent  résister  aux  Espagnols  qui 
étaient  de  vieux  soldats  fort  aguerris  ;  ils  furent  culbutés  et  se 
replièrent  sur  l'arrière-garde  en  grand  désordre.  Alors,  aux  cris 
de  M.  de  Guise,  les  fantassins  cachés  se  montrèrent  à  l'impro- 
viste  et  firent  une  décharge  sur  l'ennemi  presque  à  bout  portant. 
Ils  l'eussent  anéanti  si  la  peur  ne  les  eût  aveuglés;  malheureu- 
sement ,  ils  tirèrent  en  tremblant  et  le  plus  maladroitement  du 


24  REVUE  DE  PARIS. 

monde ,  car  ils  pensèrent  tuer  le  prince  qui  eut  à  peine  le  temps 
de  se  baisser  pour  ne  pas  recevoir  des  balles  dans  la  lète.  Il  eut 
même  ses  i)Iumes  et  ses  cheveux  brûlés  par  la  poudre.  Après  cet 
exploit,  les  Napolitains  s'enfuirent  vers  la  ville  de  toutes  leurs 
jambes  ;  mais  les  Espagnols,  croyant  (jue  c'était  une  feinte  ,  n'o- 
sèreiil  risquer  un  pas  de  plus  ,  sans  quoi  ils  faisaient  son  altesse 
prisonnière.  M.  de  Guise  riait  de  tout  son  cœur  ;  il  poussa  l'au- 
dace jusqu'à  défier  l'ennemi  avec  ses  trois  gentilshommes  fran- 
çais : 

—  Holà  !  cria-t-il,ne  trouverai-je  point  parmi  vous  un  homme 
de  bonne  maison  ,  qui  veuille  faire  le  coup  d'épée  avec  Henri  de 
Lorraine? 

Leduc  de  la  Torella  sortit  des  rangs;  mais  à  dix  pas,  il 
tourna  bride  et  regagna  son  monde.  M.  de  Guise,  qui  le  con- 
naissait ,  l'appela  par  son  nom  et  lui  dit  que  ce  n'élait  pas  bien 
de  refuser  une  partie  d'honneur.  Enfin  ,  voyant  l'ennemi  qui 
rechargeait  ses  armes ,  il  partit  au  galop  avec  ses  trois  gentils- 
hommes. 

Son  altesse  eut  alors  le  loisir  de  remarquer  la  couardise  de 
ses  Italiens.  La  moitié  des  officiers  l'avaient  abandonné.  Les 
autres  craignant  d'avoir  encore  à  se  battre,  feignaient  d'être 
blessés.  Un  ceitain  Prignani ,  qui  s'était  écorché  la  main,  gé- 
missait et  voulait  courir  à  la  ville.  M.  de  Guise  fut  obligé  de 
rester  à  l'arrière-garde  pour  repousser  les  Espagnols  qui  le  har- 
celaient, et  de  faire  le  métier  d'un  simple  cornette.  Gennare, 
tout  pâle  d'effroi,  lui  vint  dire  : 

—  Nous  sommes  morts  !  voici  des  ennemis  devant  les  portes 
de  la  ville  ! 

—  Eh  !  répondit  le  prince.  Il  faut  que  ce  soit  Paul  deNaples 
avec  ses  lazares. 

—  Jésus  !  comme  ils  sont  grands! 

On  envoya  M.  d'Oriilac  en  reconnaissance.  C'étaient  des  ar- 
bres !  Les  honneurs  de  la  journée  restèrent  pourtant  aux  Napo- 
litains ,  et  ce  leur  fut  d'une  grande  utilité.  M.  de  Guise  fit  élever 
pendant  la  nuit  des  fortifications  avancées ,  de  manière  à  tenir 
ouverte  la  porte  d'Averse.  On  put  ainsi  communiquer  avec  la 
campagne;  des  vivres  arrivèrent  de  tous  côtés.  Depuis  ce  jour 
on  eut  des  volailles  et  du  gibier  à  toutes  les  tables  et  on  fit  aussi 
bonne  chère  que  si  l'ennemi  n'eût  pas  été  à  portée  du  canon. 


REVUE  DE  PARIS.  25 

Durant  quinze  jours  les  escarmouches  se  succédèrent;  mais 
on  garda  les  positions  qu'on  avait  prises.  La  face  des  choses  en 
changea  fort.  Les  paysans  introduisaient  leurs  bestiaux  dans  la 
ville  et  ne  vendaient  plus  rien  au.x  ennemis.  Les  gens  de  la  flotte 
se  mutinèrent  contre  D.  Juan  d'Autriche,  qui  avait  les  fièvres  à 
J)ord  du  vaisseau  amiral.  Les  soldats  espagnols  manquant  de 
munitions ,  désertaient.  Il  y  eut  de  ces  transfuges  qui  vinrent 
trouver  M.  de  Guise  pour  avoir  à  manger.  Le  duc  d'Arcos  élait 
au  désespoir.  11  fit  des  tentatives  de  surprises  nocturnes  contre 
la  ville;  mais  il  fut  repoussé  si  vertement,  qu'il  préféra  demeu- 
rer en  repos  en  attendant  des  secours. 

C'était  au  courage ,  au  bon  esprit  de  M.  de  Guise  que  Naples 
devait  tous  ces  avantages  ;  et  l'on  avouera  qu'il  était  malaisé 
de  reconnaître ,  à  cette  conduite  habile  et  à  celte  prudence ,  la 
tète  folle  qui  avait  tant  diverti  la  cour  de  France.  Des  courriers 
furent  dépéchés  à  Rome,  à  M.  Mazarin  et  à  M"e  de  Pons.  Le 
prince  demandait  au  pape  sa  protection ,  à  M.  le  cardinal,  de 
saisir  cette  belle  occasion  de  ruiner  la  puissance  espagnole  en 
Italie,  et  à  sa  maîtresse  de  lui  conserver  un  amour  dont  jamais 
héros  de  chevalerie  n'avait  été  plus  digne. 

V. 

Le  lendemain  de  la  fête  de  Noël ,  M.  de  Guise  eut  avis  que 
«les  vaisseaux  français  avaient  abordé  à  Sorrenle  ;  sur  l'un  d'eux 
élait  l'abbéBasqui,  dépulé  par  M.  le  cardinal  Mazarin  à  la  ville 
de  Naples.  Son  altesse  envoya  au  plus  vile  un  sauf-conduit,  et 
attendit  en  grande  agitation  la  visite  de  l'ambassadeur.  Vers 
midi,  on  apprit  avec  élonnement  que  Basqui  élait  entré  dans  la 
ville  et  s'était  rendu  au  tourjon  des  Carmes,  chez  Gennare  An- 
nese.  Après  quatre  heures  d'attente  ,  on  vit  enfin  arriver  le  dé- 
pulé au  palais  ducal.  Basqui  parla  beaucoup  âe  la  cour  et  Je 
l'admiration  qu'on  y  avait  pour  la  valeur  du  prince.  Voyant 
qu'il  ne  venait  pas  au  fait ,  M.  de  Guise  l'interrompit  pour  lui 
demander  une  explication  franche  et  dépourvue  d'ambages. 
L'abbé  répondit  qu'il  venait  faire  une  simple  visite  à  son  altesse, 
lui  rendre  ses  devoirs  en  passant ,  et  qu'il  n'avait  point  assez  de 
monde  pour  lui  être  secourable  ;  mais  qu'assurément  M.  le  car- 
dinal allait  prendre  quelque  mesure  importante.  Le  prince  ap- 


26  REVLE  DE  PARIS. 

pelait  la  palience  à  son  aide  et  faisait  de  gros  soupirs.  Il  peignit 
avec  de  vives  couleurs  et  fort  exactement  l'état  misérable  des 
Espagnols;  il  démontra  que  les  Français  pouvaient  aisément 
détruire  la  Motte  ennemie. 

—  Oh  !  s'écria  Basqui ,  nous  ne  venons  point  dans  l'intention 
de  guerroyer.  Je  le  voudrais  ))our  vous  être  agréable  j  mais  les 
instructions  de  M.  le  cardinal  me  l'interdisent  tout  à  ^fait. 

—  Au  moins,  reprit  son  altesse,  vous  me  donnerez  de  la 
poudre  ? 

—  Je  n'en  ai  point  apporté. 

—  De  l'argent? 

—  On  ne  m'en  a  pas  remis. 

—  Des  hommes  ? 

—  11  n'y  en  a  pas  un  de  trop  sur  nos  vaisseaux. 

—  Que  diable  venez-vous  donc  faire  ici  ? 

Basqui  recommençait  les  flatteries  poussées  jusqu'à  l'hy- 
perbole. M.  de  Guise,  hors  de  lui ,  renversa  une  chaise  par 
terre  : 

—  Monsieur  l'abbé,  dit-il  avec  des  yeux  étincelants,  vous  au- 
riez mieux  fait  de  rester  à  Paris  et  d'aller  à  la  comédie ,  que  de 
courir  si  loin  pour  vous  moquer  de  moi.  Vos  belles  paroles  ne 
sauraient  m'étourdir.  En  vérité  !  si  vous  étiez  venu  pour  favo- 
riser les  Espagnols ,  vous  n'agiriez  pas  autrement.  Je  serai  plus 
franc  que  vous.  J'ai  deviné  votre  pensée.  Je  suis  insîruit  de 
votre  visite  à  ce  drôle  d'Annese  que  je  ferai  pendre  avant  qu'il 
ait  répondu  aux  lettres  que  vous  lui  avez  remises.  M.  le  cardinal 
se  trompe  grossièrement  s'il  doute  de  mon  crédit  à  Nai)Ies.  Les 
vieux  démêlés  des  princes  de  ma  maison  avec  le  roi  ne  sont 
plus  de  saison  aujourd'hui.  Je  suis  dévoué  à  la  reine  et  à  Sa  Ma- 
jesté. Je  veux  ,  avant  toutes  choses,  que  la  France  profite  de  ma 
conquête.  Si  vos  instructions  vous  obligent  à  m'abandonner, 
dites  au  ministre  que  je  persisterai  seul  à  tenir  tète  à  l'Espagne 
entière ,  parce  que  mon  honneur  et  l'intérêt  de  notre  jeune  roi 
le  veulent  ainsi;  mais  ajoutez  qu'il  reconnaîtra  bientôt  son  er- 
reur et  que  je  le  rends  responsable  de  ma  mort  et  du  dommage 
que  sa  politique  pourra  causer  à  l'État. 

Bas([ui  reprit  les  protestations  d'amitié  ,  l'emphase  de  ses 
éloges  et  les  cii'conloculions;  mais  le  prince  lui  coupa  une  troi- 
sième fois  la  parole. 


REVUE  DE  PARIS.  27 

—  Reslons-en  là ,  moiisieiii"  l'abbé.  Vous  nVécbauffez  les 
oreilles  ,  et  il  me  pourrait  arriver  de  maïKjuer  au  roi  en  voire 
personne  ,  en  vous  jetant  par  cette  fenêtre. 

l-'abbé  fit  trois  saints,  f;agna  la  porte  à  reculons  et  disparut. 
Avant  que  Basqui  fût  de  retour  à  Sorrente,  M.  de  Guise  savait 
déjà  que  l'envoyé  avait  concerté  avec  Gennare  son  arrestation  , 
et  que  M.  de  Mazarin  mettait  aux  secours  de  la  France  la  condi- 
tion que  Henri  de  Lorraine  serait  déposé.  Un  autre  eût  sans 
doute  perdu  courage  à  ce  coup  terrible  ;  mais  M.  de  Guise  ne  son- 
gea même  pas  à  la  honte  d'une  retraite  ;  il  pensa  ,  bien  au  con- 
traire ,  à  l'amour  que  lui  montrait  le  peuple  napolitain,  à  la 
plus  grande  gloire  qui  rejaillirait  sur  lui ,  s'il  triomphait  sans 
l'appui  d'aucun  gouvernement.  Il  pensa  aux  applaudissements 
de  sa  maîtresse;  puis  il  leva  fièrement  la  tète  et,  frappant  du 
talon  par  terre,  il  s'écria  : 

—Je  mourrai  plutôt  l'épée  au  poing,  que  de  reculer  après  un 
pareil  début. 

Le  lendemain,  on  apprit  que  les  Français  faisaient  voile 
sur  Marseille  ;  mais  le  prince  eut  du  moins  une  consolation  : 
les  meilleurs  oflSciers,  indignés  de  ce  lâche  abandon,  avaient 
déserté  la  flotte;  ils  accoururent  à  Na  pies  se  donnera  M.  de 
Guise,  et  apportèrent  avec  eux  six  barils  de  poudre  et  tout 
ce  qu'ils  possédaient  en  argent.  C'étaient  d'intrépides  jeunes 
gens,  tous  de  bonnes  maisons.  Il  y  avait  parmi  eux  les  cheva- 
liers de  Forbin  ,  de  Gent,  de  Souillac,  des  Essarts  et  de  Saint- 
Maximin  ;  le  marquis  de  Chaban ,  les  barons  du  Rang ,  de 
Malletet  de  Lagarde,  et  M.  de  Beauregard,  un  des  plus  habiles 
otiiciers  d'artillerie  qui  fussent  en  France.  M.  de  Guise  ne  tira 
rien  autre  du  passage  des  vaisseaux  de  M.  le  cardinal  ;  mais  on 
verra  que  son  altesse  dut  la  vie  au  dévouement  de  ces  gentils- 
hommes. 

Le  o  janvier  1648,  veille  des  Rois,  sans  avoir  prévenu  ses  gens, 
M.  de  Guise  les  fit  sortir  de  Naples,  décidé  à  frapper  un  grand 
coup.  Il  laissa  dans  la  ville  M.  de  Forbin  ,  qui  était  un  homme 
sûr  et  d'un  caractère  ferme  ;  tous  les  autres  Français  accompa- 
gnaient son  altesse.  La  troupe  n'était  pas  fort  nombreuse  parce 
qu'on  n'y  admit  point  les  lazares;  mais  elle  était  composée  des 
plus  braves.  On  partit  au  petit  jour  et  sans  bruit.  Un  quartier 
d'Espagnols,  établi  à  une  lieue  de  Naples,  fut  surpris  et  taillé  en 


28  REVUE  DE  PARIS. 

pit^ces  ;  avant  que  l'alarme  se  fût  répandue  et  que  l'armée  royale 
eût  pris  ses  mesures,  un  second  quartier  fut  culbuté.  M.  de  Guise 
poussa  résolument  jusqu'aux  portes  d'Averse  ;  les  sentinelles ,  ne 
s'attendant  pas  à  voir  les  Napolitains  ,  n'étaient  point  sur  leurs 
gardes.  La  ville  fut  prise  sans  résistance.  Son  altesse  y  laissa 
cinq  cents  hommes  commandés  par  le  baron  de  Mallet,  et  s'en 
retourna.  L'armée  royale  abandonna  la  partie  et  gagna  les 
hauteurs  ;  le  prince  ,  voyant  la  route  libre  ,  fit  demander  à 
M.  de  Mallet  d'envoyer  à  Naples  les  munitions  des  Espagnols 
qui  étaient  amassées  dans  Averse.  A  neuf  heures  du  soir,  on 
rentra  dans  la  ville  avec  un  convoi  de  trois  cents  mulets  char- 
gés de  poudre  et  de  blé;  on  chanta  le  lendemain  un  Te  Deum, 
et  le  peuple  fut  si  transporté  d'aise,  qu'il  demanda  la  permis- 
sion de  voir  son  altesse  pour  l'adorer.  Peu  de  jours  après  cette 
belle  victoire ,  on  enleva  encore  la  ville  de  Noie  par  un  coup  de 
main;  dès  lors  les  Espagnols  ne  pouvaient  plus  espérer  de  re- 
prendre Naples  autrement  que  par  l'arrivée  d'une  armée  nou- 
velle ou  par  quelque  trahison. 

Nous  ne  donnerons  point  ici  les  détails  des  autres  exploits  de 
M.  de  Guise,  qui  se  succédèrent  pendant  quarante  jours  sans  re- 
lâche. Il  y  eut  dans  cette  petite  guerre  des  faits  d'armes  admira  • 
blés  qui  composeraient  à  eux  seuls  une  fort  belle  histoire  et 
dont  le  récit  nous  mènerait  trop  loin  ;  ceux  qui  les  voudraient 
connaître  les  trouveront  dans  le  Mémoire  de  Saint-Yon.  Le 
prince  et  les  gentilshommes  français  firent  des  prodiges  ; 
avant  la  fin  de  février ,  les  environs  de  la  ville  étaient  presque 
entièrement  débarrassés  des  étrangers ,  les  communications 
avec  Averse  régulièrement  établies  ,  et  les  Espagnols  réduits  à  la 
défensive. 

Au  milieu  de  ses  occupations,  le  prince  écrivit  à  M.  de  Maza- 
rin,  en  faveur  de  M"e  de  Pons  ,  qui  avait  eu  à  souffrir  quelques 
tracasseries.  Il  parlait  fort  peu  de  son  entreprise  ,  afin  de  lais- 
ser comprendre  qu'il  n'ignorait  point  les  mauvaises  disposi- 
tions de  M.  le  cardinal  ;  mais  les  amis  du  prince  apprirent 
en  même  temps  ses  succès  ,  et  en  firent  du  bruit  à  la  cour. 
Les  conversations  ne  roulaient  plus  à  Paris  que  sur  les  aven- 
tures de  M.  de  Guise;  le  ministre  avait  fort  à  faire  pour  répon- 
dre par  des  défaites  et  des  politesses  A  tous  ceux  qui  lui  repro- 
chaitMit  ral>andoii  (h;  ce  jtnine  héros.  Les  gens  de  guerre  et  les 


REVUE  DE  PARIS.  29 

politiques  murmuraient  de  l'occasion  qui  pouvait  s'envoler  bien- 
tôt ;  ils  se  plaignaient  des  limidilés  du  gouvernement  de  la  ré- 
gence ,  et  disaient  que  le  feu  roi  ou  M.  de  Richelieu  ,  n'auraient 
point  tenu  cette  lâche  conduite.  Les  femmes  surtout  ne  cachaient 
pas  leur  indignation  ,  et  n'ajiprochaient  guère  du  cardinal  sans 
lui  adresser  des  sarcasmes  ;  mais  M.  de  Mazarin  lui  répondait  en 
riant  : 

—  M.  de  Guise  a  fait  mieux  qu'un  homme  sage  à  force  de  fo- 
lie. Tout  est  possible  à  une  cervelle  brûlée;  cependant,  si  nous 
nous  mettions  en  frais  pour  lui  assurer  la  couronne  de  Naples, 
nos  vaisseaux ,  en  arrivant ,  le  trouveraient  peut-être  empereur 
des  Turcs. 

Un  matin  M.  le  cardinal  vit  arriver  à  la  fois  chez  lui  M"»  de 
Monlpensier,  le  duc  d'Elbœuf  et  d'autres  princes  ,  qui  lui  firent 
des  remontrances  et  insistèrent  pour  qu'on  secourût  leur  cousin. 
Le  ministre  para  le  coup  de  son  mieux  ,  en  disant  fout  le  bien 
imaginable  de  M.  de  Guise  :  que  c'était  un  jeune  homme  aima- 
ble et  né  pour  les  belles  choses  ;  qui  avait  de  l'éloquence  et  du 
courage;  que  lui  particulièrement,  il  aimait  le  prince,  et  le 
voulait  recommander  à  la  reine  ;  que  le  temps  prouverait 
qu'on  n'abandonnait  pas  des  personnes  du  mérite  et  de  la  qua- 
lité de  Henri  de  Lorraine  ;  mais  M.  le  cardinal  ne  prit  au- 
cun engagement,  et  il  écrivit  à  peu  près  dans  le  même  instant , 
une  lettre  au  marquis  de  Fontenay  pour  lui  dire  ses  propo- 
.sitions  à  la  ville  de  Naples.  Il  fallait,  pour  qu'on  le  secourût, 
que  le  peuple  voulût  renoncer  à  la  république  et  choisir  pour 
roi  le  duc  d'Anjou,  frère  du  roi  de  France,  ou  bien  le  prince  de 
Condé.  Sauf  le  respect  que  nous  pouvons  devoir  ù  la  mémoire  du 
cardinal  Mazarin,  c'était  une  sottise  que  sa  proposition.  Dans 
le  moment  où  le  peuple  de  Naples  avait  tant  d'obligations  à 
M.  de  Guise ,  il  ne  pouvait  commettre  envers  lui  un  acte  d'in- 
gratitude aussi  honteux  et  le  rejeter  pour  appeler  un  inconnu. 
Aussi  la  lettre  de  Son  Éminence  à  M.  de  Fontenay,  bien  qu'elle 
soit  restée  dans  les  archives  des  dépêches  politiques,  ne  donna 
lieu  à  aucune  délibération,  et  doit  être  regardée  comme  une 
chose  nulle  en  histoire. 

La  fortune,  qui  fait  mieux  et  plus  que  les  ministres  pour  les 
gens  qu'elle  aime,  servait  Henri  de  Lorraine  d'un  autre  côté. 
La  lenteur  et  les  hésitation-;  de  la  cour  de  France  avaient  leur 

3. 


30  REVUE  DE  PARIS. 

peiulant  ;">  celle  crEspn,<îno.  Le  duo  d'Arcos  demandait  en  vain 
une  flotte,  et  don  Juan  d'Autriche  avait  l)ien  de  la  peine  à  se 
guérir  de  ses  lièvres.  Dans  les  combats  et  les  sorties,  M.  de 
Guise  passait  miraculeusement  au  milieu  des  feux  de  l'artillerie; 
la  mort  ne  le  voulait  pas  toucher.  Plusieurs  fois  les  balles  en- 
nemies l'atteignirent  dans  ses  vêtements  et  jusque  dans  ses  che- 
veux; mais  il  n'eut  que  des  égratigoures.  Cette  faveur  et  ces 
bons  services  du  hasard  se  prolongèrent  ainsi  jusqu'au  mois  de 
mars,  où  la  fortune  fit  pressentir  son  infidélité  par  quelques  af- 
faires désagréables. 

Le  faubourg  des  Vierges  était  habité  par  des  bourgeois  mar- 
chands qui  avaient  un  commerce  étendu.  Ces  gens  qu'on  appe- 
lait capesnègres  ,  parce  qu'ils  portaient  des  bonnets  noirs ,  ne  se 
mêlaient  point  de  la  politique  et  ne  songeaient  qu'à  leur  négoce. 
Comme  ils  avaient  de  grands  biens ,  les  lazares  les  voulurent 
piller.  On  vint  dire  un  matin  à  M.  de  Guise  que  ces  brigands 
mettaient  le  faubourg  des  Vierges  à  feu  et  à  sang.  Le  duc  y 
courut  aussitôt;  il  trouva  le  mal  fort  avancé,  les  lazares  en  hu- 
meur féroce ,  et  plusieurs  maisons  au  saccage  le  plus  horrible. 
Les  pillards  étaient  au  nombre  de  six  cents;  comme  le  prince 
n'avait  amené  qu'une  douzaine  de  gentilshommes,  son  autorité 
fut  méconnue.  En  approchant  d'une  maison  où  l'on  entendait 
de  grands  cris,  il  vit  accourir  un  bourgeois  poursuivi  par  un 
égorgeur,  et  qui  se  vint  jeter  à  l'arçon  du  cheval  en  deman- 
dant secours.  M,  de  Guise  fut  obligé  de  tirer  l'épée  pour  défen- 
dre cet  homme.  Un  autre  capenègre ,  serré  de  près  par  quatre 
bandits ,  reçut  des  blessures  jusque  dans  les  bras  de  son  altesse, 
qui  était  sautée  à  terre  pour  le  protéger.  Le  prince  tua  trois 
lazares  de  sa  main  et  fit  pendre  le  quatrième.  Au  détour  dune 
rue ,  on  entendit  un  coup  de  mousquet  ;  une  demoiselle  accou- 
rait fort  éplorée  ;  un  lazare  venait  de  tuer  son  père.  On  trouva 
le  meurtrier  dont  le  mousquet  fumait  encore  ,  et  on  pendit  ce 
misérable  à  une  fenêtre.  Avant  que  le  chevalier  de  f  orbin  eût 
amené  des  troupes ,  le  désordre  fut  épouvantable.  On  n'y  mil  fia 
qu'avec  beaucoup  de  peine.  On  dressa  cinq  potences  et  deux 
roues  au  milieu  du  faubourg,  dont  les  grilles  furent  closes  et 
données  à  la  garde  de  M.  de  Cent ,  avec  deux  pièces  de  canon 
chargées  à  mitraille.  Le  peuple  de  la  ville  se  mit  en  fureur  contre 
les  lazares,  et  le  sang  aurait  pu  couler  de  nouveau  si  le  prince 


REVUE  DE  PARIS.  31 

n'eût  fait  de  grands  efforts  et  de  beaux  frais  de  harangue  pour 
l'empêcher.  Son  allesse  rentra  au  palais  fort  tristement  affectée. 
On  lui  trouva  tout  le  reste  du  jour  un  visage  mélancolique.  Un 
bandit  nommé  Paul  de  Naples  l'étant  venu  voir  ,  le  prince  lui 
tourna  le  dos  sans  le  vouloir  écouter. 

Au  moment  où  M.  de  Guise  s'allait  mettre  à  table,  on  le  pria 
de  venir  sur  l'heure  au  couvent  des  dames  ca»'mélites.  Là  ,  son 
altesse  eut  avis  d'un  complot  formé  par  les  chefs  populaires  et 
plusieurs  prêtres,  pour  le  faire  enlever  la  nuit  et  le  livrer  aux 
Espagnols.  Une  conférence  à  ce  sujet  devait  avoir  lieu  dans  un 
aqueduc  situé  hors  de  la  ville ,  vers  dix  heures  du  soir,  entre  les 
principaux  personnages  de  l'armée  ennemie  et  les  conspira- 
teurs. M.  de  Guise  prit  aussitôt  ses  mesures,  et  donna  mission 
au  chevalier  de  Forbin  de  cerner  cet  aqueduc  à  l'heure  mar- 
quée. Cependant  les  chefs  populaires,  ayant  eu  soupçon  de 
la  découverte ,  n'allèrent  pas  au  rendez-vous.  On  n'y  ar- 
rêta que  le  duc  de  Tursi ,  un  fort  puissant  seigneur  espagnol, 
avec  don  Prosper,  son  gendre,  le  prince  d'Avella ,  et  un 
moine  italien  nommé  Scopa;  quelques  minutes  plus  tard  ,  on  y 
eût  trouvé  don  Juan  d'Autriche  lui-même  qui  était  en  chemin 
pour  s'y  rendre. 

Son  altesse  reçut  les  prisonniers  avec  toute  sa  courtoisie  de 
prince  français  ;  et  comme  le  duc  de  Tursi  répondait  avec  des 
paroles  de  mépris  et  des  menaces ,  M.  de  Guise  lui  voulut  mon- 
trer ses  troupes  en  bon  ordre,  ses  fortifications  bien  gardées, 
ses  marchés  pourvus  de  grains  en  abondance.  On  se  promena 
par  la  ville  avec  des  flambeaux ,  et  son  altesse  fil  galamment 
les  honneurs  en  appelant  les  prisonniers  ses  hôtes;  mais  le  vieux 
seigneur  de  Tursi ,  ayant  continué  ses  discours  amers  et  fait 
mine  de  vouloir  parler  au  peuple  ,  M.  de  Guise  le  pria  de  gar- 
der le  silence  ,  et  le  mit  sous  la  surveillance  du  chevalier  Des 
Essarts. 

Au  milieu  de  la  nuit,  il  y  eut  des  cris  et  du  tumulte.  C'étaient 
Annese  et  Paul  de  Naples  qui  venaient  avec  leurs  lazares  de- 
mander les  têtes  des  prisonniers.  Le  prince  parut  en  robe  de 
chambre  ,  au  balcon ,  et  répondit  sévèrement  : 

—  Cela  était  bon  du  temps  de  Masaniel.  Le  règne  des  égor- 
geurs  est  passé.  Si  vous  voulez  du  sang,  je  vous  mènerai  demain 
î>  l'ennemi. 


32  REVUE  DE  PARIS. 

Les  vociférations  ayant  continué,  son  altesse  cria  d'iuie  voix 
terrible  : 

—  Ce  sont  vos  tètes  que  je  devrais  faire  tomber!  Vous  étiez 
(lu  complot,  et  vous  venez  lâchement  demander  la  vie  de  vos 
complices  !  Je  vous  donne  cinq  minutes  pour  vous  retirer  ;  passé 
ce  délai ,  je  vous  enverrai  mes  mousquetaires. 

Le  piince  entendit  encore  parmi  les  clameurs  plusieurs  mots 
injurieux  pour  lui  ,  et  rentra  dans  ses  appartements  le  cœur 
plein  de  chagrin  et  la  bile  cruellement  remuée.  A  l'audience  du 
lever  ,  il  reçut  une  dame ,  qui  arriva  ,  tout  en  larmes  ,  se  plain- 
dre que  Paul  de  Naples  lui  avait  enlevé  sa  fille  et  la  tenait  en- 
fermée chez  lui.  Dans  l'instant  même  où  M.  de  Guise  promettait 
justice  à  cette  mère  ,  Paul  de  Naples  entrait  dans  le  palais  avec 
tous  seslazares,  s'emparait  des  issues,  et  poignardait  plusieurs 
sentinelles  françaises.  11  parvint  ainsi  jusqu'à  la  chambre  à 
coucher,  où  il  se  présenta  tout  ù  coup  suivi  de  douze  bandits  ar- 
més jusqu'aux  dents. 

—  A  quel  heureux  hasard  dois-je  votre  visite  ,  maître  Paul  ? 
dit  son  altesse  avec  un  air  fort  poli. 

Le  brigand  ,  mal  habitué  aux  belles  manières ,  et  n'ayant  plus 
sous  les  pieds  son  terrain  des  ruisseaux,  fit  d'abord  un  air  ti- 
mide ,  et  passa  par  un  grand  effort  à  l'insolence  : 

—  J'ai  plusieurs  faveurs  à  réclamer  de  votre  altesse ,  qu'elle 
ne  saurait  me  refuser.  Ce  sont  des  choses  toutes  simples.  Il  me 
faut  la  vie  des  prisonniers  espagnols. 

—  On  vous  la  donnera. 

—  Je  veux  aussi  pour  moi  les  biens  du  duc  d'.\velines. 

—  Vous  les  aurez. 

—  Je  demande  pour  mes  hommes  la  permission  de  piller  le 
faubourg  des  Capes-Nègres  pendant  trois  jours. 

—  Avec  plaisir,  maître  Paul. 

—  Je  ne  comptais  pas  sur  tant  de  complaisance  ;  mais  on  fait 
ce  qu'on  veut  de  votre  altesse  quand  on  a  la  force  de  son 
côté. 

—  En  effet ,  c'est  la  façon  de  s'y  prendre  et  la  grâce  des  pro- 
cédés qui  est  tout. 

—  Donnez-moi  donc  trois  écrits  signés  de  votre  main. 

—  Bien  volontiers.  Entrez  avec  moi  dans  mon  cabinet. 

—  Je  ue  bouge  pas  d'ici. 


REVUE  DE  PARIS.  Ô3 

—  Comme  il  vous  plaira.  Je  vais  aller  écrire  ce  que  vous  dé- 
sirez. 

—  Par  Bacchus  !  ne  me  quittez  pas  ! 

—  Je  ne  puis  cependant  écrire  dans  le  creux  de  ma  main.  Que 
craignez-vous  !  Amenez  vos  gardes  du  corps  dans  mon  cabinet, 
si  vous  voulez. 

—  Eh  bien  donc  !  entrez  ,  je  vous  suis. 

M.  de  Guise  ouvrit  une  porte  et  traversa  une  galerie;  il  des- 
cendit un  escalier,  et  voyant  que  les  lazares  hésitaient  : 

—  Venez,  messieurs,  leur  cria  t-i!  ;  nous  voici  arrivés  au 
bout  du  voyage.  C'est  ici  que  vous  trouverez  ce  qui  vous  est  dil. 

Ils  se  hasardèrent  juscju'au  bas  des  degrés.  Alors  le  prince 
ouvrit  la  porte  de  la  salle  des  gardes ,  où  étaient  le  chevalier 
de  Forbin  avec  trente  Français.  M.  de  Guise  lira  un  pistolet  de 
sa  ceinture,  et  le  posant  sur  la  poitrine  de  Paul  de  Naples , 
s'écria  : 

—  Vous  êtes  tous  morts  ,  si  vous  remuez  un  bras  seulement. 
Livrez  vos  armes  à  mes  gentilshommes  ;  je  vais  réfléchir  à  ce 
qu'on  peut  faire  de  vous. 

En  un  instant  les  lazares  furent  dépouillés  et  garottés. 

—  J'ai  suffisamment  rétléciii ,  ajouta  le  prince  ;  vous  serez 
conduits  à  la  vicairie ,  et  jugés  comme  traîtres  à  la  république , 
pillards  et  assassins. 

Ou  emmena  Paul  de  Naples  avec  les  douze  bandits  dans  les 
chaises  de  son  altesse  ,  et  on  les  sortit  du  palais  ducal  par  une 
porte  de  derrière.  Au  bout  d'une  heure,  ils  étaient  jugés  par  nu 
tribunal  militaire  et  condamnés  ù  mort.  Cent  mousquetaires  les 
couduisirent  aux  fossés  ,  oii  on  les  fusilla. 

Pendant  cette  exécution ,  quatre  cents  lazares ,  couchés  à 
l'ombre ,  dormaient  dans  la  cour  du  palais ,  M.  de  Guise  se  pré- 
senta sur  le  perron. 

—  Que  faites-vous  là  ,  dit-il  aux  bandits. 

—  Nous  attendons  notre  chef. 

—  Il  faudra  que  je  vous  en  donne  un  autre,  car  je  viens  de 
l'envoyer  luer.  Si  vous  ne  voulez  pas  finir  comme  lui ,  allez 
vous  joindre  aux  troupes  qui  se  battront  ce  matin  à  la  porte  de 
Capoue. 

Les  lazares  s'esquivèrent  sans  mot  dire,  et  marchèrent  à  l'en- 
nemi, qui  en  abattit  une  bonne  moitié,  tant  l'escarmouche  fut 


34  REVUE  DE  PARIS. 

ûpre  ce  jour-là.  Il  reslait  encore  deux  chefs  populaires,  dont  la 
perfidie  et  les  méchantes  inlcntions  n'étaient  pas  un  mystère 
pour  son  altesse:  c'étaient  Gennare  el  Vincent  d'Andréa.  Ces 
misérables  ne  cherchaient  que  les  désordres,  et  se  cachaient  au 
moment  de  tirer  l'épée.  M.  de  Guise  avait  dix  fois  reçu  l'avis 
qu'ils  le  voulaient  livrer  à  don  Juan  dAutriclie.  Un  jour  qu'il 
envoya  Gennare  avec  ses  hommes  soutenir  un  bataillon  de  bra- 
ves et  fidèles  gens  commandés  par  Cerisantes ,  le  prince  eut 
soupçon  que  les  lazares  ne  faisaient  point  leur  devoir,  et  vint 
inopinément  regarder  quelle  contenance  ils  avaient.  11  les  trouva 
paisiblement  assis  au  pied  d'un  mur  qui  les  gardait  delà  raous- 
queterie  ,  el  mangeant  des  oranges.  M.  de  Guise  entra  dans  une 
furieuse  colère,  et  se  mettant  à  leur  tète,  il  les  conduisit  en 
personne  au  plus  épais  de  la  mêlée,  où  ils  fi  rent  écharpés.  C'est 
un  vrai  miracle  que  son  altesse  elle-même  n'y  ait  point  laissé 
sa  vie. 

Le  soir  ,  Henri  de  Lorraine,  abreuvé  d'ennuis,  s'en  alla  dans 
la  campagne  voir  le  Vésuve  ,  afin  de  cacher  son  mépris  de  cette 
lâche  population  qui  n'avait  d'ardeur  qu'au  pillage  et  à  l'incen- 
die. L'air  était  fort  doux,  le  paysage  si  beau  que  le  prince  en 
éprouvait  du  soulagement  à  ses  dégoûts.  Il  visita  les  ruisseaux 
de  lave,  s'égara  seul  dans  la  montagne  el  contempla  longtemps 
ce  pays  si  favorisé  de  la  nature  ;  où  son  courage  l'avait  api)elé 
à  commander.  11  voulut,  à  son  retour,  prendre  la  collation  dans 
une  villa  située  au  bord  de  la  mer.  Les  ombres  commençaient  à 
couvrir  la  plaine,  elles  dernières  clartés  du  crépuscule  rougis- 
saient au  loin  les  clochers  de  la  ville,  quand  M.  de  Guise,  qui  avait 
des  yeux  excellents  ,  crut  apercevoir,  du  haut  d'une  terrasse, 
une  troupe  de  cavaliers  qui  étaient  sortis  de  Naples  par  le  pont 
de  la  Madeleine.  Ces  gens  arrivèrent  tout  droit  à  la  maison  de 
plaisance  et  en  cernèient  les  portes  et  le  jardin;  mais  le  prince 
venait  d'appeler  à  lui  M.  deForbin. 

—  Chevalier,  lui  avait  dit  son  altesse,  ce  doit  être  Annese 
qui  accourt  ici  avec  quelque  mauvais  dessein.  Partez  à  franc- 
élrier  par  un  circuit.  Ramenez  deux  cents  hommes  et  lenez-vous 
en  embuscade  à  l'entrée  du  pont.  Ne  craignez  rien  pour  ma  vie; 
mes  trente  gentilshommes  suffisent ,  et  d'ailleurs  Gennare  n'o- 
serait lever  le  bras  sur  moi.  Je  vous  donne  permission  de  le 
tuer  comme  un  chien  à  son  passage. 


REVUE  DE  PARIS.  35 

Le  chevalier  avait  saule  sur  son  cheval  et  gagné  la  plaine  au 
galop.  Lu  quart  d'heure  après  on  annonça  Gennare. 

—  Seigneur  Annese ,  lui  dit  le  prince  avec  son  extrême  civi- 
lité, je  suis  ravi  de  vous  voir.  Nous  allons  prendre  quelque  dé- 
lassement ensemble.  Voici  des  pistolets  que  je  me  disposais  à 
essayer  et  qui  me  viennent  tout  nouvellement  de  France.  Ils 
sont  chargés,  seigneur  Annese. 

En  parlant  de  la  sorte,  M.  de  Guise  tournait  les  canons  vers 
la  poitrine  du  bandit. 

—  Mais  pourquoi  donc ,  ajouta  son  altesse ,  avez-vous  fait 
entrer  quatre  hommes  de  votre  suite  sur  cette  terrasse  ?  On  ne 
peut  tenir  ainsi  l'arme  haute  en  ma  présence ,  seigneur  Annese. 
Commandez-leur  de  sortir  ,  et  venez  avec  moi  dans  ces  jardins. 

Annese  ,  se  voyant  deviné  ,  pâlit  étrangement  et  donna  l'or- 
dre à  ses  gens  de  s'éloigner.  M.  de  Guise  s'appuya  familièrement 
sur  le  bras  de  Gennare  et  le  conduisit  au  bout  de  la  terrasse. 

—  Vous  êtes  fou ,  reprit-il  ,  d'avoir  pensé  me  prendre  au  dé- 
pourvu. J'ai  du  monde  caché  dans  une  salle,  et  au  bruit  d'une 
détonnation  ,  vos  lazares  seraient  égorgés  à  la  minute.  Je  pour- 
rais vous  traiter  comme  Paul  de  Naples  ,  car  vous  êtes  en  ma 
puissance  ;  mais  j'espère  que  d'avoir  vu  ainsi  la  mort  de  près 
vous  sera  un  salutaire  avertissement.  Croyez-moi,  Gennare,  si 
vous  me  vendiez  à  l'ennemi ,  son  premier  soin  ,  en  reprenant  la 
ville  ,  serait  de  vous  faire  pendre.  Les  Espagnols  ne  gardent 
point  leur  foi  avec  les  princes ,  et  vous  vous  imaginez  qu'ils  tien- 
draient parole  à  un  bandit  de  votre  espèce  !  Assurément ,  vous 
perdez  la  raison.  Votre  trahison  mériterait  ma  colère  ,  si  elle 
n'était  si  maladroite.  Qui  m'empêche  de  vous  faire  sauter  la 
cervelle  et  de  vous  jeter  du  haut  de  ces  murs  dans  la  Méditerra- 
née? Allez  ,  vous  êtes  un  sol ,  seigneur  Annese.  A  présent,  sortez 
avec  vos  cavaliers  .  et  souvenez-vous  de  la  leçon. 

Annese  partit  en  effet,  l'oreille  fort  basse.  Le  prince  le  sui- 
vit du  regard  dans  la  plaine;  mais  ce  misérable  avait  trop  peur 
de  la  mort  pour  ne  point  redouter  les  embûches.  Son  altesse  le 
vit  prendre  un  détour  et  gagner  Naples  par  la  porte  de  Noie. 

—  Ce  n'est  pas  encore  pour  cette  fois ,  dit  M.  de  Guise ,  mais 
lu  ne  m'échapperas  pas. 

Le  lendemain ,  un  prêtre  se  présenta  aux  audiences.  Cet 
homme  s'embarrassait  et  ne  pouvait  expliquer  l'objet  de  ses  de- 


36  REVUE  DE  PARIS. 

inaiules.  Il  avait  lic  plus  le  regard  faux  et  (imido  ,  la  physiono- 
mie fort  palihulaire.' Sou  allcssc,  le  voyant  fflisser  la  main 
liroite  dans  sa  soutane,  eut  idée  qu'il  en  voulait  tirer  un  poi- 
j;naid.  M.  de  Guise  saisit  le  prêtre  d'une  main  au  bras  droit  ,et 
de  l'autre  ?»  la  gorge  ,  et  le  jeta  par  terre.  On  trouva  sous  la  sou- 
tane un  couteau  long  et  affilé.  Ce  coquin  futi)endu;  mais  son 
altesse  demeura  fort  sombre  tout  le  reste  du  jour,  et  répéta  bien 
des  fois  avec  douleur  : 

—  Ce  peuple ,  qui  s'agenouillait  sur  mon  passage  comme  de- 
vant un  Dieu  ,  il  ne  m'aime  donc  déjà  plus  ! 

En  effet ,  M.  de  Guise  ne  farda  pas  à  remarquer  les  premiers 
signes  de  l'inconstance  populaire.  On  l'accueillait  plus  froide- 
ment dans  les  rues ,  et  si  on  criait  encore  vive  son  altesse  !  on  y 
ajoulait  quelque  autre  vœu  contraire  à  ses  intérêts  ,  en  deman- 
dant la  paix  quand  c'étaient  des  bourgeois  ,  ou  le  pillage  quand 
c'étaient  des  lazares. 

Les  femmes  seules  n'avaient  rien  rabattu  de  leur  estime  ni  de 
leur  affection.  Elles  jetaient  encore  des  fleurs  et  agitaient  leurs 
mouchoirs.  Toutes  les  fois  que  le  duc  eut  des  avis  secrets  sur  les 
complots,  ce  fut  d'elles  qu'il  les  reçut.  Les  plus  belles  l'eussent 
bien  volontiers  consolé  de  ses  ennuis  par  de  l'amour  j  il  y  en  eut 
même  qui  essayèrent  de  nouer  avec  lui  un  commerce  de  ga- 
lanterie ;  mais  JI.  de  Guise  restait  insensible  aux  billets  doux  et 
aux  œillades  ,  et  si  l'on  pense  à  quel  point  ce  prince  avait  tou- 
jours été  vulnérable ,  c'est  un  grand  sujet  d'étonnement  que 
celte  fidélité  prodigieuse  pour  une  maîtresse  absente,  et  qu'il 
n'avait  pas  vue  depuis  un  an  bientôt. 

Un  jour  qu'il  venait  de  s'asseoir  à  son  fauteuil  dans  l'église  des 
Carmes,  M.  de  Guise  s'aperçut  qu'il  avait  oublié  son  livre  de 
messe.  H  allait  envoyer  un  de  ses  gentilshommes  au  palais, 
lorsqu'une  très-jeune  fille  sortit  de  la  foule,  et,  faisant  une  ré- 
vérence de  l'air  le  plus  séduisant  du  monde  ,  présenta  son  livre 
d'heures,  qui  était  richement  relié.  Les  assistants  virent  bien  que 
celte  jeune  personne  en  voulait  au  cœur  de  M.  de  Guise.  Comme 
dans  ce  pays-'.à  ce  n'était  point  un  aussi  gros  péché  qu'en 
France,  on  trouva  qu'elle  n'avait  pas  tort  de  vouloir  aimer  un 
prince  beau  et  galant.  La  demoiselle  avait  fait  son  petit  manège 
fort  gentiment  j  cependant,  au  sortir  de  l'église  ,  ayant  encore 
trouvé  la  jeune  fille  sur  son  chemin  ,  son  altesse  lui  rendit  po- 


REVUE  DE  PAhlS.  57 

iimcnl  le  livre  d'Iiciiies  ,  avec  un  simple  romercicinenl,  cl  s'é- 
loigna sans  lui  parler  ilavantage.  Une  Française  se  fûl  lenii  pour 
dit  que  le  prince  ne  désirait  pas  d'elle  aulre  chose  ,  et  même  en 
eût  senti  quelque  honte;  mais  dans  ce  beau  pays  de  Naples,  on 
ne  s'amusait  point  alors  à  des  raffinemenls  comme  à  la  cour 
d'Anne  d'Autriche.  Quand  une  tille  avait  un  désir  bien  vif,  elle 
s'en  allait  tout  droit  au  but ,  et  n'y  voyait  pas  d'autre  malice.  A 
ses  audiences  du  soir,  le  prince  reçut  la  demoiselle  au  livre 
d'heures,  accompagnée  seulement  d'une  suivante. 

—  Que  voulez-vous  ma  mie?  lui  dit  M.  de  Guise. 

—  Pardonnez  ,  répondit-elle  en  rougissant ,  si  je  viens  inter- 
rompre mal  à  propos  votre  altesse.  Je  ne  suis  qu'une  fille  igno- 
rante ;  je  ne  sais  pas  deviner  ce  qui  arrivera  ,  comme  les  politi- 
ques. On  dit  que  votre  altesse  ne  reçoit  pas  de  secours  de  son 
pays ,  que  la  France  l'abandonne ,  et  qu'elle  ne  restera  pas  à 
Naples  ? 

—  Cela  vous  ferait  donc  de  la  peine  ,  si  je  vous  quittais  ? 

—  Plus  que  je  ne  saurais  le  dire. 

—  Eh  bien!  rassurez-vous,  ma  belle  ,  j'ai  tout  lieu  de  croire 
qu'en  effet  la  cour  de  France  m'abandonne,-  mais  je  n'en  reste 
pas  moins  ici,  et  je  persisterai  dans  mes  desseins  jusqu'à  la  mort. 

—  Si  la  sainte  Vierge  écoute  mes  prières ,  nous  ne  perdrons 
point  votre  altesse. 

—  N'aviez-vous  pas  d'autre  pensée  en  me  venant  voir,  ma 
mie? Dites-le  moi  franchement.  Si  je  vous  parlais  un  peu  d'a- 
mour, cela  ne  vous  fâcherait  point? 

—  Ce  serait  un  si  grand  honneur  que  je  n'ose  y  prétendre. 

—  Je  neveux  rien  cacher  à  une  aimable  et  belle  fille  comme 
vous  l'êtes.  J'ai  laissé  dans  mon  pays  une  maîtresse  que  j'aime 
avec  passion.  Elle  me  garde  fidèlement  son  cœur  et  je  lui  dois 
aussi  garder  le  mien.  Sans  cela  je  vous  l'aurais  donné  plus  vo- 
lontiers qu'à  toute  autre. 

—  J'en  aurais  été  bien  heureuse  ;  mais  je  pensais  qu'un  prince 
comme  Votre  Altesse  aimait  certainement  quelque  grande  dame 
plus  belle  que  moi.  Je  n'en  ai  jioinl  de  chagrin  et  je  prierai  le 
ciel  qu'il  vous  donne  bientôt  voire  maîtresse. 

—  Tenez-moi  du  moins  pour  votre  ami ,  et  si  vous  avez  be- 
soin de  mes  services  ou  de  ma  protection ,  ne  manquez  pas  de  me 
les  demander. 


58  REVUE  DE  PARIS. 

—  L'aniilié  de  voire  altesse  me  contente  extrêmement.  Je 
n'en  espérais  pas  davantage  et  je  songerai  toute  ma  vie  à  cette 
visite. 

—  Moi  de  même ,  ma  belle  enfant ,  car  je  vais  écrire  votre 
nom  sur  mes  tablettes,  et  j'ajouterai  que  cette  conversation  est 
la  plus  agréable  que  j'aie  encore  eue  dans  mon  séjour  à  Na|)les. 

A  peine  la  demoiselle  s'était  retirée ,  que  M.  de  Guise  fut 
averti  d'une  conspiration  qui  devait  éclater  le  lendemain.  Des 
lazares  avaient  juré  de  le  tuer  à  coups  de  mousquets  ,  en  pleine 
rue ,  à  sa  première  sortie.  En  réfléchissant  à  quel  point  il  était 
malaisé  d'échapper  à  la  mort,  le  prince  soupira  et  dit  à  ses 
gentilshommes  : 

—  Si  j'étais  assuré  d'en  être  à  ma  dernière  nuit ,  je  regret- 
terais d'avoir  perdu  l'occasion  qui  s'offrait  de  la  passer  heureu- 
sement. 

M.  de  Guise  mangea  son  souper  d'un  air  distrait.  Quand  vint 
l'instant  de  se  coucher  ,  il  parla  bas  à  son  secrétaire,  qui  s'en 
alla  courir  la  ville  et  rentra  par  les  jardins  accompagné  d'une 
dame.  Il  n'est  pas  douteux  que  ce  fût  la  belle  tîUe  au  livre 
d'heures. 

A  trois  cents  lieues  de  sa  maîtresse,  et  se  croyant  à  la  veille 
de  mourir  ,  il  eût  fallu  de  ces  vertus  comme  on  n'en  pratiquait 
guère  en  son  siècle,  pour  que  le  prince  se  refusât  un  plaisir 
dont  bien  des  amants  tîdèles  eussent  été  friands.  On  l'en  absou- 
dra sûrement  lorsqu'on  verra  la  conduite  que  tint  M"e  de  Pons 
après  ses  malheurs. 

Les  amis  de  M,  de  Guise  se  jetèrent  le  lendemain  à  ses  genoux 
pour  l'empêcher  d'aller  entendre  la  messe  en  public;  mais  il 
avait  retrouvé  sa  gaieté  ;  il  se  mit  à  rire  en  disant  que ,  si  les 
balles  espagnoles  n'avaient  pu  l'atteindre,  cet  honneur  n'était 
point  réservé  aux  armes  de  la  canaille. 

—  D'ailleurs ,  ajouta-t-il ,  ce  serait  une  honte  que  de  paraître 
avoir  peur  de  ces  lazares.  C'est  bien  plutôt  à  eux  de  trembler 
devant  moi. 

Le  prince  sortit  à  l'heure  accoutumée  par  la  grande  porte.  II 
traversa  les  rues  et  s'en  vint  à  l'Annonciade,  ayant  idée  qu'on 
l'attendrait  aux  carmes.  La  messe  allait  commencer ,  lorsqu'un 
tumulte  se  fit  entendre.  Une  décharge  effroyable  de  mousquete- 
rie  résonna  dans  l'égUse.  Plusieurs  balles  vinrent  frapper  un  pi* 


REVUE  DE  PARIS.  Sé 

lier  au-dpssiis  de  la  tfle  du  prince  et  rejaillirent  au  milieu  de  la 
foule.  Il  y  eut  du  monde  blessé.  Les  gentilshommes  français , 
mctiant  l'épée  ;"^  la  main  ,  fermèrent  les  portes  et  arrêtèrent  les 
assassins.  Ces  bandits  furent  mis  à  l'instant  au  gibet  sur  une 
|)lace.  M.  de  Guise  reçut  à  celte  occasion  des  témoignages  d'a- 
mour fort  vifs  de  la  part  du  populaire  ;  mais  cette  fois  il  revint 
au  palais  accablé  d'horreur  et  de  mélancolie.  On  le  vit  tourner 
ses  yeux  remplis  de  larmes  vers  la  France  et  s'écrier  : 

—  Cinq  conspirations  contre  ma  vie  dans  une  semaine  !  El 
je  ne  reçois  pas  de  secours  !  Que  Dieu  protège  le  nom  de  Guise  ! 

Sur  le  soir  de  ce  triste  jour  ,  le  prince  eut  un  accès  de  fièvre 
et  se  mit  au  lit  un  peu  malade. 

VI. 

On  était  alors  aux  premiers  jours  d'avril  de  Tan  1648.  Dans 
le  moment  où  M.  de  Guise  échappait,  par  une  grande  faveur  du 
ciel ,  aux  balles  des  assassins ,  on  ignorait  encore  à  Paris  que 
les  choses  eussent  pris  une  mauvaise  tournure.  Les  derniers 
courriers  n'avaient  aiiporté  que  des  récits  de  beaux  faits 
d'armes. 

Le  prince  de  Condé ,  qui  donnait,  avec  sa  cabale  des  petits- 
mnîtres,  beaucoup  d'inquiétude  à  M.  deMazarin,  fut  prié,  un 
matin  ,  de  venir  au  Palais-Royal. 

—  Monsieur  le  prince ,  dit  le  ministre ,  j'ai  dans  l'esprit  un 
petit  projet  qui  vous  concerne,  Auriez-vous  pour  agréable  d'être 
roi  de  Naples? 

—  Un  royaume  n'est  jamais  à  dédaigner,  monsieur  le  cardi- 
nal. Est-ce  que  le  peuple  m'aurait  élu  de  lui-même,  ou  bien 
M.  de  Guise  aurait- il  envie  de  revenir? 

—  Les  Napolitains  connaissent  votre  grand  mérite ,  et  M.  de 
Guise  n'est  pas  leur  affaire.  Nous  avons  à  Marseille  des  vais- 
seaux tout  prêts  à  partir;  mais  ils  ne  bougeront  du  port  que 
pour  mener  à  Naples  un  roi  choisi  par  nous.  Voulez-vous  être 
celui-là? 

—  Comment  l'entendez-vous?  Je  m'en  irais  donc  m'imposer 
par  la  force  à  des  gens  qui  ne  m'ont  pas  demandé?  Le  pavillon 
du  roi  entrerait  donc  dans  Naples  pour  en  expulser  un  prinre 
français  qui  a  risqué  sa  vie  et  donné  de  son  sang  pour  défendre 


40  REVUE  DE  PARIS. 

les  Italiens  di;  l'oppression  élrangère  ?  Eli  !  monsieur  le  cardiaal, 
M.  de  Guise  et  ses  amis  baillaient  des  mains  en  me  voyant,  et 
s'écrieraient  :  «  La  France  nous  secourt,  enfin?  »  Savez-vous 
alors  ce  qui  arriverait?  Je  déchirerais  vos  dépêches;  j'oublie- 
rais voire  politique  chétive  et  je  meltais  Henri  de  Lorraine  sur 
le  trône.  Voyez  si  cela  vous  convient. 

—  Ne  nous  échauffons  pas  sans  motifs.  Ces  sentiments  sont 
d'un  noble  cœur.  Mais  il  ne  s'agit  pas  déjouer  ici  une  tragédie 
de  Corneille.  Ce  que  vous  appelez  une  politique  chélive,  c'est  de 
la  sagesse ,  monsieur  le  prince.  Depuis  M.  de  Sully,  les  ministres 
du  roi  ont  toujours  gardé  souvenir  des  paroles  de  ce  grand 
homme  :  «  Ne  prêtez  jamais  les  mains  à  l'élévation  des  Guise  ; 
donnez-les  toujours  à  leur  abaissement.  » 

—  Quoi  !  ce  sont  des  mots  d'un  vieillard  maussade  du  siècle 
passé,  qui  vous  servent  de  préceptes  ! 

—  .le  sais  bien  que  M.  de  Guise  n'est  pas  fort  dangereux ,  f» 
cause  de  sa  folie  et  de  sa  tète  chimérique;  mais  ce  qui  fait  que 
nous  le  voyons  sans  crainte ,  est  aussi  ce  qui  nous  empêchera 
de  le  soutenir. 

—  Cependant,  monsieur  le  cardinal,  voilà  cinq  mois  que 
Henri  de  Lorraine  lutte  contre  l'Lspagne,  avec  ses  domestiques, 
une  poignée  de  gentilshommes  et  quelques  centaines  de  gens 
indisciplinés.  Savez-vous  que  cela  commence  à  devenir  fort  re- 
marquable? L'histoire  en  fera  mention.  Ce  qu'elle  dira  n'est  pas 
obscur  à  deviner.  Il  n'y  aura  qu'une  voix  si  M.  de  Guise  y  périt. 
Ce  sera  une  mort  héroïque,  et  votre  abandon  une  tache  sur  le 
règne  de  Sa  Majesté. 

—  Vous  ne  voulez  donc  point  de  la  couronne  de  Naples? 

—  Non  ,  assurément.  Je  me  contenterai  de  demeurer  ici  pre- 
mier prince  du  sang;  mais  si  je  n'étais  qu'un  lieutenant  d'in- 
fanterie, je  n'en  voudrais  pas  davantage  à  ce  prix-là. 

—  Eh  bien  !  ce  pays  retournera  donc  à  l'Espagne. 

M.  de  Gondi,  qui  aimait  à  chercher  le  méchant  côté  des  cho- 
ses, ayant  ouï  le  prince  de  Condé  parler  avec  indignation  de  la 
conduite  du  ministre,  à  l'égard  de  Henri  de  Lorraine, s'en  allait 
disant  : 

—  M.  le  prince  veut  qu'on  secoure  les  Napolitains,  par  crainte 
que  le  duc  de  Guise  n'ait  trop  de  mérite  à  vaincre  la  fortune  à 


REVUE  DE  PARIS.  41 

lui  tout  seul  ;  ou  qu'il  n'en  vienne,  à  force  de  mallieurs  ,  à  faire 
oublier  pour  un  inoinenl  le  luirns  do  Rocroi. 

Il  serait  trop  facile  ,  à  ce  compte  ,  de  donner  une  vilaine  ex- 
I>licalion  aux  plus  lionorables  sentiments  ,  et  c'était  d'ailleurs  le 
faible  du  coadjuleur  que  la  manie  de  vouloir  pénétrer  seul  les 
intentions  d'autrui. 

Une  plaisanterie  pensa  faire  tourner  les  girouettes  et  mener  le 
gonvernement  plus  loin  <|ue  cin([  mois  d'événements  de  consé- 
quence. On  appiit  par  les  lettres  de  Rome  (jue  le  cardinal  Albor- 
nos  avait  dit  au  pape  : 

—  La  Trance  agit,  avec  M.  de  Guise  ,  comme  ces  prêteurs 
sur  gages  qui  vous  refusent  de  l'argent  quand  vos  affaires  sont 
en  mauvais  état  et  qui  vous  offrent  tout  ce  qu'ils  possèdent  silùt 
que  vous  n'en  avez  plus  besoin. 

Anne  d'Autriche  supportait  mal  les  railleries;  elle  se  fâcha  et 
dit  à  M.  de  Mazarin  qu'elle  voulait  tirer  vengeance  de  ce  pro- 
pos ;  mais  M.  le  cardinal  n'était  point  d'humeur  colérique  ;  il 
ne  voulut  pas  mettre  les  vaisseaux  et  les  gens  du  roi  en  pleine 
mer  pour  un  bon  mot. 

Bien  que  nous  ne  soyons  point  portés  à  croire  aux  sciences  oc- 
cultes ,  il  nous  faut  mentionner  ici  une  circonstance  bizarre , 
dont  parlent  des  historiens  fort  sérieux  et  qui  a  beaucoup  étonné 
M.  de  Guise  lui-même.  Il  y  avait  alors  à  Naples  un  certain  Cu- 
curuUo,  fort  versé  dans  l'astrologie  et  qui  s'était  procuré  un 
renom  dans  l'Italie  entière ,  par  ses  prédictions.  Le  prince ,  que 
nous  avons  laissé  souffrant  et  chagrin ,  reçut  la  visite  de  cet 
homme  le  lendemain  de  la  conspiration  de  l'Annonciade.  Son 
altesse  était  encore  au  lit,  par  ordre  du  médecin  ,  quoique  l'ac- 
cès de  fièvre  fût  passé.  Cucurullo  ,  vêtu  de  noir  et  tout  couvert 
de  broderies  cabalistiques,  entra  dans  la  chambre  à  coucher 
d'un  air  fort  mystérieux,  à  la  façon  de  ces  devins. 

—  Votre  altesse  ,  dit-il,  n'aura  point  à  entendre  ce  qu'elle 
pourrait  désirer;  mais  la  science  a  mission  d'avertir  les  princes 
et  non  de  les  flatter. 

Le  duc  commença  par  rire  de  ce  ton  prophétique. 

—  Votre  altesse,  reprit  le  sorcier,  n'a  plus  les  astres  pour  elle. 

—  Voilà  une  grande  finesse  !  Tu  me  viens  dire  cela  quand  je 
suis  au  lit,  incapable  du  veiller  à  mes  affaires  et  abjndonné  de 
la  France! 

4. 


42  REVIJK  DE  PARIS. 

—  Votre  allessc;  est  ;1  la  veille  de  sa  perte  ,  et  je  vais  lui  dirt 
dans  quel  abîme  elle  tombera.  J'ai  passé  la  iiiiil  dernière  à  exa- 
miner le  ciel.  I!  y  avait  autour  de  la  lune  un  cercle  noir.  C'est 
un  signe  qui  ne  m'a  Jamais  trompé. 

—  Un  signe  de  mort  ! 

—  Je  n'en  crois  rien,  car  je  n'ai  vu  aucune  tache  rouge;  mais 
un  signe  de  prison. 

—  La  prison  !  ce  n'est  point  pour  moi. 

—  Pardonnez,  Altesse;  je  tirais  alors  votre  horoscope.  Le 
cercle  s'est  formé  à  grande  peine  en  se  romj)ant  à  diverses  re- 
prises ,  ce  qui  prouve  que  votre  altesse  fera  une  terrible  résis- 
tance. Elle  succombera  enfin. 

—  Je  serai  donc  pris  les  armes  à  la  main  ? 

—  Cela  me  semble  probable. 

—  L'oracle  en  aura  menti.  Je  me  ferai  tuer  plutôt  que  de  me 
rendre  à  des  Espagnols. 

—  Votre  altesse  n'échappera  pas  à  la  prison ,  car  le  sort  Ta 
résolu. 

—  Je  te  croirais  si  tu  me  disais  que  la  fièvre  me  va  prendre  ; 
qu'elle  m'ôlera  l'usage  de  mes  membres  et  de  ma  volonté  ;  mais 
si  tu  me  laisses  le  champ  de  bataille  et  mes  armes,  le  diable  ne 
m'empêchera  point  de  mourir  comme  un  Guise  que  je  suis. 

—  Votre  altesse  ira  en  prison ,  aussi  vrai  que  voilà  le  ciel 
où  je  l'ai  lu. 

—  On  me  prendra  donc  si  criblé  de  blessures  que  je  ne  pour- 
rai plus  remuer? 

—  Altesse ,  ma  science  ne  va  pas  jusqu'à  connaître  ces  détails. 
Je  vous  redis  pourtant  que  je  n'ai  point  vu  que  votre  sang  dût 
couler. 

—  Ceci  me  trouble.  La  prison  est  ce  que  je  redoute  le  plus  au 
monde.  Ce  malheur  est-il  encore  éloigné  ? 

—  Ce  sera  fini  avant  que  la  révolution  lunaire  s'achève  et 
nous  sommes  au  dernier  quart. 

—  Et  si  je  te  mettais  en  prison  toi-même  ,  est-ce  que  l'oracle 
ne  serait  pas  accompli.'* 

—  Cela  ne  saurait  changer  en  rien  la  destinée  de  votre  al- 
tesse. 

Le  prince  fut  rétabli  de  sa  maladie  en  quelques  heures.  Les 
fdrces  cl  l'îippi'lit  lui  rcviiiiiMil  (oui  à  coup.  Il  voulut  visiter  les 


REVUE  DE  PARIS.  43 

postes  importants  et  voir  par  lui-même  comment  le  service  de 
garde  se  faisait  aux  remparts.  Il  trouva  toutes  choses  en  bon 
état  et  la  vigilance  extrême.  La  porte  de  Noie  était  conSée  à  un 
Napolitain  fidèle  et  de  grand  courage,  nommé  Mateo  d'Amore. 
La  porte  d'Albe  était  remise  à  Gennare  Annese;  mais  le  marquis 
de  Chaban  y  demeurait  aussi  et  ne  perdait  point  de  vue  le  chef 
des  lazares.  D'ailleurs,  M.  de  Guise  s'assura,  dans  une  prome- 
nade de  nuit  hors  des  enceintes,  que  les  ennemis  ne  songeaient 
en  aucune  façon  à  surprendre  la  ville.  Ils  étaient  si  fort  incom- 
modés par  les  brigands  des  montagnes  ,  qu'ils  semblaient  crain- 
dre les  attaques  plutôt  que  d'en  vouloir  tenter. 

On  vit  un  matin  rentrer  dans  la  ville  le  comte  de  San-Seve- 
rino  ,  qui  était  de  la  première  famille  du  pays  et  fort  respecté. 
Ce  fut  un  grand  sujet  de  joie  pour  M.  de  Guise  ,  car  les  dames 
carmélites  eurent  des  lettres  oîi  leurs  parents  disaient  qu'ils  vou- 
laient suivre  l'exemple  de  ce  seigneur.  Six  jours  s'écoulèrent 
dans  une  tranquillité  parfaite. 

Lesoirdu  sixièmejour,  au  moment  où  le  prince  s'allait  mettre 
au  lit,  son  épée,  qu'il  venait  desuspendre  à  la  muraille,  tomba 
par  terre  et  sortit  à  demi  du  fourreau.  En  la  relevant,  son  al- 
tesse toucha  de  l'épaule  à  sa  cuirasse,  et  l'armure  entière  se 
détacha  du  mur  pour  rouler  avec  fracas  par  la  chambre. 

—  Corbleu  ,  s'écria  M.  Guise,  le  palais  entier  me  va-t-il  donc 
tomber  sur  la  tête? 

Le  chevalier  de  Forbin  entra  précipitamment  pour  savoir  ce 
(fUi  arrivait.  En  voyant  ce  désordre  dans  les  armures  du  prince, 
il  pensa  aussitôt  à  la  prédiction  de  l'astrologue,  dont  son  al- 
tesse lui  avait  fait  confidence  ,  et  devint  tout  pâle  de  terreur. 

—  Ceci  n'annonce  rien  de  bon  ,  dit-il.  C'est  demain  que  finit 
la  lune.  Songez  au  pronostic  de  Cucurullo.  Croyez-moi,  mon- 
sieur le  duc,  ne  vous  couchez  point  cette  nuit. 

—  Il  me  revient  à  l'esprit  un  étrange  souvenir,  chevalier. 
J'ai  entendu  conter  à  la  duchesse ,  ma  mère ,  que  les  armes  de 
François  de  Guise  étaient  aussi  tombées  la  veille  du  jour  où  Pol- 
trot  l'avait  assassiné. 

—  N'en  doutez  pas  ,  altesse ,  il  y  a  là-dessous  un  malheur. 
Quand  le  ciel  veut  bien  nous  donner  des  avis,  on  les  doit  écouter. 
Mettez  cette  armure  sur  vous  et  veillons  jusqu'au  jour. 

M.  de  Gnise  sentait  quelque  honte  à  prendre  au  sérieux  ces 


44  REVUK  DE  PARIS. 

accid<'nls  forluils  ;  mais  il  céda  aux  prières  du  chevalier  et 
tous  deux  moulèrent  sur  une  terrasse  du  palais  pour  regarder 
la  ville. 

Les  douceurs  du  printemps  se  répandaient  alors  dans  les  airs. 
Un  vent  tiède  soufflait  de  la  mer.  Les  feux  s'éteiynaient  l'un  après 
l'autre,  et  le  calme  delà  nuit  était  profond.  Cependant  le  prince 
et  M,  de  Fori)in  causèrent  de  ces  visions  eli)ressentimenls  cju'ont 
eus  souvent  certaines  personnes  à  la  veille  de  leur  mort.  Son 
altesse  en  trouva  deux  exemples  dans  sa  famille.  En  discourant 
sur  ces  matières,  ils  j-îagnèrent  ces  heures  qui  précèdent  le  re- 
tour du  soleil ,  et  pendant  lesquelles  la  nature  entière  éprouve 
une  sorte  de  malaise  et  d'horreur. 

—  Au  lieu  de  nous  morfondre ,  s'écria  le  prince ,  il  nous  faut 
faire  bonne  chère. 

Son  altesse  demanda  une  collation.  Le  frisson  se  dissipa  aux 
fumées  du  vin  de  Chypre;  les  deux  convives  étaient  en  humeur 
fort  réjouie  quand  le  jour  parut.  Ils  le  saluèrent  par  une  der- 
nière rasade  ,  et  voyant  briller  au  loin  les  mousquets  des  senti- 
nelles ,  ils  rirent  ensemble  des  frayeurs  de  la  nuit. 

Nous  avons  été  de  vraies  femmes  ,  chevalier,  dit  le  prince. 
Allons  dormir  à  présent  et  que  l'astrologie  s'arrange  comme  elle 
pourra. 

Sur  le  coup  de  midi ,  M.  de  Guise  ,  en  s'éveillanl,  fil  appeler 
Cucurullo  et  le  railla  fort  de  ses  sinistres  prédictions. 

—  Il  n'y  a  jamais  de  temps  de  perdu  pour  le  mauvais  destin, 
répondit  l'astrologue.  La  lune  d'avril  ne  finit  d'ailleurs  que  la 
nuit  prochaine  à  six  heures  du  matin. 

—  Cette  fois ,  je  ne  m'embarrasserai  point  de  tes  contes  de 
nourrices;  et  pour  donner  un  démenti  à  ta  science  ,  je  ferai  ce 
soir  même  une  expédition  contre  l'ennemi,  où  je  prétends  lui 
tailler  une  rude  besogne. 

—  Votre  altesse  est  libre  de  voler  au-devant  du  malheur  ; 
aussi  bien ,  ni  les  craintes,  ni  la  prudence,  ne  sauraient  l'y 
soustraire. 

—  Et  moi ,  je  te  dis  que  ce  jour  sera  heureux ,  car  j'entends 
une  voix  qui  me  parle  un  plus  clair  langage  que  tes  oracles  ,  et 
cette  voix  me  crie  que  je  battrai  les  Espagnols. 

—  Il  n'est  pas  impossible  que  vous  les  battiez  ,  altesse  ;  mais 
comme  j'ai  la  persuasion  que  les  affaires  se  vont  gâter  dans  Na- 


REVUE  DE  PAIIIS.  45 

pies,  qu'il  y  aura  encore  du  désordre  et  du  san,<î  versé  ,  ne  per- 
mellrez-vous  pas  à  un  i)auvre  homme  de  science  ,  qui  a  besoin 
de  vivre  tranquille  ,  de  s'en  aller  ailleurs  ? 

—  Ah  !  tu  veux  faire  comme  cet  ancien  que  les  dieux  ont 
préservé  de  la  mort  en  l'averlissaiil  que  le  plafond  d'une  maison 
s'allait  écrouler.  Moi,  je  prétends  soutenir  l'édifice  entier  sur 
mes  épaules. 

—  Je  dirais  peut-être  de  même  si  j'avais  l'honneur  d'être  Henri 
de  Lorraine. 

—  Va  donc  où  tu  voudras  ;  voici  un  passeport.  Je  sais  à  pré- 
sent ce  que  vaut  ta  belle  science.  Tu  présenteras  mes  civilités  à 
don  Juan  et  au  comte  d'Ognale. 

Soit  que  celte  assurance  intérieure  que  sentait  M.  de  Guise 
lui  vînt  de  sa  seule  force  d'âme,  ou  que  ce  fût  un  effet  du  vin 
de  Chypre,  elle  ne  mentait  pas,  et  les  gens  de  sa  trempe  ne  vont 
point  à  l'action  résolument  sans  y  périr  ou  mener  à  bien  leurs 
projets. 

Il  y  avait  dans  l'île  de  Nisita  une  forteresse  occupée  par  l'en- 
nemi et  qui  gênait  fort  la  ville;  le  prince  désirait  ardemment 
s'en  rendre  maître.  Après  avoir  donné  des  instructions  par  écrit 
à  tous  les  chefs,  et  laissé  le  commandement  à  MM.  de  Forbin  et 
de  Chaban ,  son  altesse  partit  avec  ses  meilleurs  soldats  et  toute 
son  artillerie.  On  traversa  la  plaine  sans  voir  un  Espagnol ,  et 
avant  la  nuit  on  dressa  les  préparatifs  du  siège  de  Nisita.  M.  de 
Beauregard  conduisit  les  travaux  avec  tant  d'habileté,  que  vers 
quatre  heures  du  matin  la  tranchée  était  finie,  et  les  pièces  de 
canon  prêtes  à  jouer.  Le  chevalier  de  Forbin  arriva  comme  l'at- 
taque allait  commencer.  Ilannonça  au  prince  qu'on  répandait 
dans  la  ville  le  bruit  de  sa  fuite ,  et  que  les  rumeurs  populaires 
avaient  une  fâcheuse  apparence. 

—  Ce  n'est  rien ,  répondit  son  altesse  ;  au  point  du  jour  je 
serai  sur  la  place  des  Carmes.  Annoncez  cela  au  peuple,  et  priez- 
le  d'écouter  le  bruit  de  mes  canons. 

M.  de  Guise  ne  doutant  pas  du  succès  ,  promena  ses  regards 
sur  le  ciel ,  qui  était  brillant  et  s'écria  : 

—  Je  ne  sais  point  laquelle  de  ces  étoiles  est  la  mienne;  mais 
je  gage  bien  qu'elle  donne  une  aussi  belle  clarté  que  les  autres. 
A  vos  pièces,  mes  amis!  et  commencez  le  feu  ! 

L'arlilierie  mena  un  bruit  terrible.  Tons  les  coups  portaient 


40  RKVUE  DE  PARIS. 

juste,  et  ?on  allesso,  en  voyant  les  pierres  sYcrouleret  In  hn"^- 
elie  s'onvrir,  dis.iit  en  se  frollnnt  les  mains  : 

—  Voici  pourtant  riuHire,  maître  Cucuriillo  ,  où  la  fortune 
selon  toi  me  devait  faire  un  méchant  visaye  ,  et  jamais  elle  ne 
s'est  monirée  si  gracieiice. 

Dans  ce  moment,  la  garnison  demandait  à  capituler,  le  feu 
s\urêta,  on  entendit  alors  les  clocliesqiii  sonnaient  au  loin  l'an- 
gelus.  Le  soleil  se  levait  à  l'horizon,  M.  de  Guise  dirigea  sa  lor- 
gnette vers  la  ville  et  aperçut  un  cavalier  qui  accourait  à  toute 
bride;  c'était  M,  Des  Essarts;  il  se  vint  jeter  éperdu  devant  le 
prince  sans  pouvoir  parler. 

—  O'avcz-vous,  chevalier?  dit  son  altesse.  Pourquoi  donc  ce 
désordre  et  ces  traits  bouleversés? 

—  Ah  !  monsieur  le  duc,  nous  sommes  perdus,  trahis!  courez 
à  Naples  !  la  porte  d'Albe  est  livrée  aux  Espagnols.  Tout  est  peut- 
être  fini  à  cette  heure. 

—  Non,  par  le  diable!  tout  n'est  point  fini  tant  que  je  suis 
vivant  !  à  cheval,  mes  amis  !  à  Naples  !  à  Naples. 

—  A  Naples  !  cria  toute  la  troupe. 

Et  le  prince,  enfonçant  l'éperon  dans  le  ventre  de  son  cheval, 
partit  comme  la  foudre  suivi  par  deux  cents  cavaliers. 

Ou  verra  dans  le  chapitre  suivant  la  catastrophe  qui  mit  fin 
au  règne  de  M.  de  Guise  ,  et  la  suite  de  ses  aventures. 

Paul  de  Musset. 


I 


PRÉDICATEURS  GROTESQUES 

DU  SEIZIÈME  SIÈCLE. 


II. 

ROBERT    MESSIER 

ET  LE  DORMJ  SECURE. 


Il  est  facile  de  reconstruire  l'histoire  avec  des  pamphlets  ;  on 
l'a  souvent  essayé  de  notre  temps.  La  méthode  est  piquante  ,  et 
elle  prête  à  coup  sûr  de  la  vivacité  au  récit.  Mais  n'est-il  pas 
dangereux  de  se  trop  fier  à  des  satires  que  les  contemporains 
eux-mêmes  ont  le  plus  souvent  suspectées  d'exagération  ou  de 
mensonge  ?  La  liberté  de  la  presse  est  acquise  à  nos  sociétés 
modernes?  mais  je  ne  crains  pas  de  dire  qu'on  n'écrira  point, 
dans  quelques  siècles,  nos  annales  avec  nos  journaux.  L'histoire, 
dès  qu'elle  veut  devenir  une  science,  et  une  science  sérieuse,  n'a 
recours  qu'avec  d'infinies  précautions  aux  témoignages  em- 
preints des  passions  contemporaines.  Ce  serait  une  grande  er- 
reur de  faire  l'histoire  d'Athènes  avec  Aristophane ,  l'histoire 
romaine  avec  Juvénal,  l'histoire  de  la  Ligue  avec  les  pamphlets 
des  Huguenots  ,  l'histoire  de  la  régence  d'Anne  d'Autriche  avec 
les  Mazarinades ,  mais  en  accordant  une  large  part  aux  haines 
et  ava.  violences,  en  rédiusaut  à  des  proportions  probables  les 


48  FŒVUK  DE  l'AKIS. 

assertions  absolues  tics  partis,  la  vérité  se  délaye,  les  événe- 
ments el  les  hommes  apparaissent  clans  leur  vrai  jour.  Nous 
avons  souvent  songé  qu'il  serait  curieux  d'emprunter  à  la  chaire 
chrétienne,  au  contrôle  sévère  et  authentique  du  clergé  sur  la 
société,  le  tableau  des  mœurs  fiançaises  au  moyen  âge.  L'église 
a  eu  une  si  grande  part  au  développement  moral  et  politique  des 
civilisations  modernes  ;  son  inlluence ,  dans  les  siècles  de  foi 
comme  dans  les  siècles  d'hérésie,  a  été  si  profonde  et  si  directe, 
que  son  témoignage  à  nos  yeux  est  d'une  haute  gravité  en  his- 
toire. 

L'école  grotesque  des  prédicateurs  du  wi"  siècle,  que  nous 
avons  déjà  étudiée  dans  Menot  (1),  n'a  pas  sans  doute  la  même 
autorité  que  la  parole  austère  de  Bernard  ou  de  Gerson.  La  ré- 
forme ,  par  là  même  qu'elle  est  devenue  possible,  par  là  même 
que  des  moines  révoltés  ,  comme  Luther  et  Calvin,  ont  la  puis- 
sance d'enlever  une  partie  de  l'Europe  au  catholicisme,  la  ré- 
forme, disons-nous  ,  montre  à  quel  état  d'abaissement  moral  et 
de  dégradation  intellectuelle  était  tombé  le  clergé.  Il  faudra  près 
d'un  siècle  pour  que  l'Église  retrouve  un  de  ces  docteurs  qui  l'a- 
vaient illuslrée  au  moyen  âge,  et  ce  n'est  que  sous  Louis  XIV 
que  Dossuet  écrira,  avec  la  plume  de  Pascal  et  la  dialectique  de 
saint  Thomas,  V Histoire  des  yariations.  Néanmoins  les  ser- 
mons catholiques  du  xvi»  siècle  ont,  à  nos  yeux,  une  grande 
valeur  historique ,  parce  qu'ils  montrent  non  seulement  quelle 
était  la  situation  morale  du  peuple ,  mais  aussi  quelle  altitude  le 
clergé  inférieur,  le  clergé  qui  prêchait,  prit  à  l'égard  de  la  ré- 
forme, comme  à  l'égard  des  hauts  dignitaires  calholicpies,  de  la 
noblesse  et  des  sommités  du  tiers  état.  Il  serait  peut-être  de 
quelque  intérêt  d'étudier  ces  prédicateurs  bizarres  dont  il  faut  le 
plus  souvent  récuser  la  valeur  littéraire,  mais  dont  il  serait  in- 
juste de  contester  historicjuement  l'importance.  Maillard,  le  vio- 
lent adversaire  de  Louis  XI,  Barletle,  dont  le  souvenir  fut  long- 
temps proverbial  (qui  nescit  Baiietisare ,  ncscit predicare) , 
Savonarole,  qui  expia  sur  un  bûcher  ses  violentes  attaques  con- 
tre Rome,  sont  à  peu  près  oubliés  de  nos  jours,  et  il  poiuTait 
paraître  intéressant  de  les  remettre  en  lumière.  A  leur  école  se 
rattachent  i\c\}\  livres  moindres  ,  tout  à  fait  inconnus,  et  don 

(1)  Voir  la  livraison  du  mois  daoul  1838. 


KEVUE  DE  PARIS.  49 

quel(iues  rares  bihliofîfaplies  ont  seuls  conservé  les  titres.  L'é- 
lude (le  Mcssier  el  du  Dormi  Secure ,  sans  avoir  riulérêt  poli- 
tique de  Maillard  et  de  Savonarole,  ne  sera  pas  sans  quelque 
utilité  peut-être  pour  l'histoire  des  mœurs  du  wi"  siècle. 

§  I.  —  ROBERT  MESSIER. 

Rabelais  fait  ainsi  parler  Grandgousier  aux  pèlerins  que  Gar- 
gantua avait  été  sur  le  point  de  manger  en  sallade  : 

«  Qu'alliez  vous  faire  à  Sainct  Sébastian  près  de  Nantes?  — 
«  Nous  allions,  dist  Lasdaller,  leur  offrir  nos  votes  contre  la 
n  pesle.  —  0  !  dist  Grandgousier,  paôvres  gens,  estimez  vous 
«  que  la  peste  vienne  de  Sainct  Sébastian?  —  Ouy ,  vrayement  , 
«  respondit  Lasdaller,  nos  prescheurs  nous  l'afferment.  —  Ouy, 
»  dist  Grandgousier,  les  faulx  prophètes  vons  annuncent-ilz  telz 
»  abus?  Blasphèment-iiz  en  ceste  façon  les  justes  et  saincls  de 
n  Dieu,  qu'ilz  les  font  semblables  aux  diables,  qui  ne  font  que 
»  mal  parmi  les  humains  ,  comme  Homère  escript  que  la  peste 
«  feut  mise  en  l'est  des  Grégeoys  par  Apollo,  et  comme  les  poêles 
»  feignent  un  grand  tas  de  vejoves  et  dieux  malfaisants.  Ainsi 
»  preschoit  à  Sinays  un  caphart  que  sainct  Antoine  mettoit  le 
»  le  feu  es  jambes,  sainct  Eutrope  faisoit  les  hydropicques, 
«  sainct  Gildas  les  folz,  sainct  Genou  les  gouttes  ;  mais  je  le 
«  punis  en  tel  exemple ,  quoyqu'il  m'appelast  héréctique  ,  que 
■n  depuis  ce  temps  caphart  quiconiiue  n'est  ausé  entrer  en  nos 
i>  terres.  Et  m'esbahys  si  vostre  roy  les  laisse  prescher  par  son 
«  royaulme  telz  scandales  ;  car  plus  sont  à  punir  que  ceulx  qui, 
»  par  art  magicque  ou  aultre  engin,  auroyent  mis  la  peste  par 
»  le  pays  ;  la  peste  ne  tue  que  le  corps,  mais  telz  importuns  em- 
»  poisonnent  les  âmes.» 

Ces  lignes  de  l'ami  du  cardinal  Du  Bellay  nous  semblent  d'au- 
tant plus  précieuses  à  recueillir ,  que  l'opinion  des  contempo- 
rains sur  les  sermonnaires  nous  échappe,  en  général,  par  le 
petit  nombre  ou  l'insignifiance  des  textes  qui  s'y  rapportent.  Ce 
que  Rabelais  dit,  avec  ce  ton  narquois  qui  lui  va  si  bien ,  au  su- 
jet des  prédications  superstitieuses,  ne  peut  mieux  venir  qu'à 
propos  de  Robert  Messier,  frère  de  l'ordre  des  mineurs,  provin- 
cial de  France  et  commissaire  du  père  général  dans  le  couvent 
de  Paris;  car  si  Messier,  d'après  les  traditions  légendaires  de 
2  5 


50  REVUL  DK  PARIS. 

Jacques  de  Vorage,  \y<\yc-  quelquefois  Irihul  à  celle  faiblesse  po- 
pulaire (comme  ([uaiicl  il  parle  sérieusement  de  plusieurs  mil- 
liers de  mouches  dévastant  une  moisson  en  Angleterre,  et  por- 
tant sur  une  aile  ira  et  sur  l'autre  Dei)  (1).  plus  souvent  il 
immole  sous  son  sarcasme  familier  et  incisif  toutes  les  crédules 
aberrations  de  l'esprit.  Messier  esl  le  plus  original  continuateur 
de  l'école  de  Maillard  et  de  Menol,  propagée  par  le  Dormi  se- 
ciire.  Il  a  publié  lui-même  ses  sermons  lalins  au  commencement 
du  XYF siècle,  avec  une  préface  euipreinle  d'un  insignifiant  mys- 
ticisme. 

On  sent  à  la  lecture  du  livre  de  Robert  Messier,  qu'il  s'accom- 
plit quelcpie  chose  d'extraordinaire  dans  'es  esprits.  Combien  on 
est  loin  déjà  du  temps  oîi  saint  Bonavenlnre  écrivait  de  longs 
traités  sur  les  blessures  saignantes  du  flanc  de  Jésus!  Messier, 
il  est  vrai,  s'écrie,  en  un  endroit,  avec  cette  vague  effusion  qui 
fut  la  poésie  des  siècles  mystiques  :  «C'est  par  l'amour  qu'on 
peut  retenir  le  Christ,  le  Dieu  fort  et  jouissant.  Si  l'univers  était 
de  fer  ou  d'airain ,  on  n'y  pourrait  fabriquer  de  chaînes  assez 
épaisses  pour  rattacher  ,  mais  il  ne  peut  rompre  celles  de  la 
charité  et  de  l'amour.  C'est  là  l'indissoluble  lien  |)ar  lequel  il  a 
pu  être  enlevé  du  trône  de  son  éternel  père  jusqu'en  ce  monde , 
jusque  dans  le  sein  de  la  Vierge,  et  du  sein  de  Marie  au  gibet,  et 
du  gibet ,  lui,  lils  de  Dieu  ,  à  travers  les  clous  et  les  épines  ,  à 
l'infernal  séjour  de  la  damnation.  Et  les  élus  se  glorifient  d'a- 
voir Dieu  sous  leur  empire.  Ainsi  on  dit  aux  femmes,  en  parlant 
de  leurs  amants  :  Vous  les  avez  à  vos  pieds.»  Bizarre  rapproche- 
ment qui  ravale  l'extase  des  amours  célestes  au  niveau  des 
amours  de  la  terre,  après  avoir  ,  par  un  ascétique  et  surhumain 
transport,  mis  Tinfîni  sous  le  joug  du  fini,  après  avoir  proclamé 
l'absorption  de  l'être  en  soi  dans  l'être  contingent,  du  Dieu  dans 
la  créature  !  Mais  c'est  là  chez  Messier  un  de  ces  rares  souvenirs 
de  foi  ardente,  auquel  son  esjirit,  singulièrement  positif,  laissait 
d'ordinaire  peu  de  place.  Le  plus  souvent  l'histoiiette  et  l'anec- 
dote font  les  frais  de  son  éloquence  naïve.  Son  procédé  habituel 
est  de  ciler  en  commençaut  une  phrase  de  l'Écriture  et  d'en  ap- 

(1)  l'olio  43,  Sennoncs  super  ephtolas  et  evangelia  quadragcsime. 
l'aiisiis,  1551,  in-8o.  Goth.  extrènienient  rare.  —  On  en  trduve  un 
exemplaire  à  lablbliolhèquc  de  lArseiial  ;  6557,  T. 


REVUE  DE  PARIS.  St 

pliqiier  allégoriquement  chaque  mol  aux  divers  étals,  aux  choses 
usuelles  de  son  temps. 

Le  moyen  âge  semble  tout  ii  fait  mourir  avec  François  !«■■, 
dont  le  règne  est  rempli  par  l'avénement  tumulliieux  des  idées 
nouvelles.  En  1317,  le  catholicisme,  pour  lequel  le  temps  des 
victorieuses  épreuves  était  arrivé,  se  divise  sous  les  déclamations 
de  Luther.  En  1324,  la  chevalerie,  (jui  bientiM  ,  pour  le  grand 
Cervantes,  n'était  plus  qu'une  ridicule  tradition,  périt  avec 
Bayard  à  la  défaite  de  Rebec.  Les  élections  canoniques  qui,  en 
conservant  les  principes  de  la  démocratie  dans  l'Église,  assu- 
raient l'indépendance  du  clergé  de  France  par  rapport  au  pou- 
voir royal  et  à  la  papauté,  sont  abolies  avec  la  pragmatique  ;  la 
magistrature  devient  vénale  sous  le  chancelier  Duprat ,  et  la 
royauté  arrivant  enfin  à  l'unité,  par  la  destruction  de  l'organi- 
sation féodale  et  des  gouvernements  locaux,  proclame  pour  la 
première  fois  dans  ses  ordonnances  la  formule  du  pouvoir  ab- 
solu :  Tel  est  notre  bon  plaisir.  Nulle  part  peut-être  on  ne 
trouve  plus  de  traces  vivantes  de  ce  singulier  mouvement 
du  xvie  siècle,  de  cette  situation  étrange  et  confuse,  que  dans 
les  monuments  parénéliques  de  l'époque.  On  y  rencontre  par- 
tout des  témoignages  de  cet  esprit  nouveau,  inquiet  et  remuant , 
qui  venait  de  donner  l'imprimerie  à  l'intelliffence,  l'Amérique  au 
commerce,  et  qui  devait  se  produire  avec  entraînement  dans  les 
luttes  de  Charles-Quint  et  de  François  Ie%  dans  les  guerres  de  la 
Réforme  et  de  la  Ligue  ,  comme  dans  la  renaissance  des  lettres 
et  des  arts.  L'état  des  mœurs  est  vivement  reproduit  dans  les 
sermons  du  temps  et  particulièrement  dans  ceux  de  Robert  Mes- 
sier.  Le  clergé  est  surtout  l'objet  des  saillies  et  delà  colère  de 
ce  prédicateur,  et  le  tableau  qu'il  en  trace  est  encore  plus  rem- 
bruni quecelui  de  Menot. 

Sans  doute  (et  toutes  nos  citations  seront  textuelles) ,  les  es- 
prits du  xvF  siècle  sont  peu  disposés  à  l'indulgence  envers  les 
prêtres.  II  font  des  fables  à  leur  sujet,  eu  disant  :  maistres  pres- 
tres ,  etc.;  en  nos  curez  nulz  biens  y  a.  On  pille  les  terres  sa- 
cerdotales comme  les  biens  du  peuple,  plus  vite  qu'on  ne  ferait 
d'un  territoire  ennemi.  Les  nobles  ,  qui  vivent  de  rapines  ,  ne 
mangent  pas  les  autres  nobles  ,  mais  bien  les  ecclésiastiques  et 
les  paysans;  nobles  qui  tiennent  leur  rang,  non  de  la  naissance, 
mais  de  la  fortune,  et  qui  ont  été  naguère  trésoriers  ou  clercs 


52  REVUE  DE  PARIS. 

de  finances.  Mais  ce  mépris  qu'on  professe  pour  le  clergé, n'est- 
il  pas  le  résultat  de  ses  vices?  Messier  n'hésite  i)as  à  dire  la  vé- 
rité en  ce  point  avec  une  âpre  crudité,  et  pourtant  la  vérité  est 
comme  l'eau  sainte  à  laquelle  tous  tendent  le  visage  quand  la 
main  du  prêtre  la  répand;  mais  si  le  goupillon  ,  trop  libéral ,  a 
jeté  l'eau  avec  abondance,  on  se  retire  en  murmurant  et  en  se- 
couant la  tète.  C'est  qu'il  y  a  beaucoup  d'ecclésiastiques  aujour- 
d'hui, dit  le  prêcheur,  qui  savent  les  devoirs  du  peuple  envers  le 
clergé ,  mais  qui  ignorent  ceux  du  clergé  envers  le  peuple ,  et 
celte  vérité  les  offense.  Quelques  docteurs  ont  prêché  autrefois 
avec  fermeté;  mais,  à  cette  heure,  chanoines  et  bénéficiers  ,  ce 
sont  tous  chiens  muets,  qui  ne  peuvent  plus  aboyer,  parce  qu'on 
leur  a  (jeté  ungos  en  la  gueiiUe.  Comme  ce  n'est  pas  assez  d'une 
faveur,  arrive  bientôt  le  cumul,  et  alors  on  oublie  le  nom  qu'on 
a  reçu  au  baptême  pour  se  faire  appeler  monsieur  l'abbé ,  mon- 
sieur l'archidiacre  ,  monseigneur  l'évêque.  Les  éperviers  aussi , 
«piand  ils  voient  un  cadavre,  crient  fi,  fi,  et  on  dirait  qu'ils  n'en 
veulent  point,  bien  qu'ils  soient  les  premiers  à  s'en  repaître.  Nos 
])rélats,  cupides,  avares,  sans  miséricorde,  impies  et  cruels,  font 
de  la  sorte.  L'épouse  du  Christ,  le  Christ  lui-même  pour  son 
père,  doivent  être  offensés  de  se  voir  ainsi,  comme  en  une  halle, 
vendus  aux  plus  vils  ribauds,  tantôt  par  le  pape ,  tantôt  par  le 
roi,  tantôt  par  quelque  puissant  seigneur  séculier.  N'est-ce  pas 
là  un  vol  sacrilège?  Puisqu'on  donne  ce  nom  à  celui  qui  enlève 
dans  une  église  un  missel  ou  un  calice,  que  sera-ce  de  celui  qui 
s'empare  de  l'église  tout  entière  et  de  ses  biens  ?  Quel  criminel 
outrage  ne  ferait  point  au  monarque  celui  qui  introduirait  dans 
son  royal  alcôve  des  serpents,  des  crapauds  et  des  vers?  Et  bien, 
ces  vendeurs  du  temple  n'ont-ils  pas  amené  dans  l'Église  de  Dieu 
(ies  flatteurs  rami»ants,  gonflés  du  venin  du  péché,  des  brigands 
(]ui  sont  plutôt  des  vers  et  des  reptiles  que  des  hommes.  Ainsi 
en  serait-il  encore  de  l'épouse  qui,  par  art  magique  et  par  sorti- 
lège, donnerait  à  son  mari  pour  famille  des  taupes,  des  serpents 
et  des  ânes  cornus. 

Étrange  éloiiuence,  si  on  peut  donner  ce  nom  à  un  bizarre 
assemblage  d'idées  incohérentes  et  barbares  !  La  croyance  à 
l'Agla  des  cabalisles,  à  l'influence  des  astres  et  au  grimoire  , 
transportée  dans  la  chaire;  la  nécromancie  ainsi  mêlée  à  la  fol, 
c'est  là  un  bien  nouveau  spectacle  ,  que  seul  le  xvp  siècle  pou- 


REVUE  DE  PARIS.  53 

vait  offrir.  Si  on  en  est  réduit  à  appuyer  la  religion  sur  Flamel 
et  Nostradamus ,  pourquoi  ne  pas  proclamer  ,  coinine  va  le  faire 
bientôt  Corneille  Agrippa ,  le  néant  et  la  vanité  de  toutes  les 
sciences  ? 

Mais  revenons  au  cumul  des  bénéfices.  Quand  Lucifer  ,  dit 
Messicr  s'aidant  d'tuie  subtile  ironie,  naturelle  chez  un  prédi- 
cateur qui  n'a  pas  encore  tout  à  fait  rompu  avec  les  traditions 
de  la  scolastique  ;  cpiand  Lucifer  voulait  s'élever  par  son  vol 
jusqu'aux  deux  ,  c'était  i)Our  chercher  l'unité  de  substance. 
Vous  faites  mieux,  messieurs  du  cumul  ;  aujourd'hui  le  premier 
ignorant ,  nouvelle  Trinité,  établit  en  lui  trois  substances  :  il 
est  à  la  fois  archidiacre,  chanoine  et  abbé.  Et,  eu  définitive, 
se  demande  le  prêcheur  avec  une  incroyable  bonhomie,  un  che- 
val ((ui  est  à  Paris ,  peut-il  traîner  un  char  à  Amiens?  un  prélat 
peut  il  avoir  à  la  fois  plusieurs  bénéfices  en  divers  lieux  ?  Mes- 
sier  montre  ensuite  comment  cette  pluralité  des  bénéfices  a  pour 
compagne  la  débauche  et  la  gourmandise.  La  conduite  des  évè- 
ques  est ,  dans  leurs  fréquents  dîners ,  bien  contraire  à  leur 
conduite  spirituelle.  Ils  parlent  avant  de  parvenir,  et  se  taisent 
quand  ils  tiennent  leur  évèché.  C'est  l'opposé  dans  leurs  repas  : 
le  commencement  est  silencieux  ,  la  fin  est  un  orgie  bruyante. 
Autrefois  les  évêques  avaient  une  cloche  pour  engager  les  pau- 
vres à  leur  table  ;  maintenant  ce  n'est  plus  qu'une  trompe  pour 
appeler  les  chiens;  car  aujourd'hui  les  prêtres  ont  des  chiens , 
des  oiseaux  de  chasse  et  des  femmes  perdues  ;  l'édifice  de  l'Église 
s'ébranle  sur  ses  bases ,  et  le  clergé  est  plus  dissolu  que  les 
mondains,  parce  qu'il  n'a  pas  devant  les  yeux  la  crainte  salu- 
taire du  Seigneur.  Naguère  on  disait  des  confesseurs  :  Voilà  un 
prêlre  vénérable  ;  maintenant  on  dit  :  Voyez  ce  gros  prélat.  On 
ne  s'augmente  plus  que  par  ia  dilatation  du  ventre;  on  a  des  bé- 
néfices en  Picardie,  en  Bourgogne,  à  Tours.  S'il  y  a  une  va- 
cance ,  on  ne  demande  pas  combien  il  y  a  d'àmes  à  régir,  mais 
combien  d'argent  à  toucher  ,  comme  de  cent  éc7is  d'or.  Autre- 
fois aussi  les  évêques  étaient  savants  ;  à  celte  heure,  ils  ne  savent 
rien,  ils  veulent  seulement  faire  parler  d'eux;  ils  veulent  qu'on 
dise  :  Un  tel  est  abbé  ou  évêque.  Mais  tous  ces  gens-là  sont 
des  idoles  qui  tiennent  seulement  la  crosse  ;  ils  ressemblent  à  ces 
figures  sculptées  aux  piliers  des  églises ,  mannosetis  in  pila- 
ribus,  sur  lesquelles  paraît  reposer  tout  l'édifioe.  Encore  s'ils 


54  REVUE  DE  PARIS. 

résidaient  dans  leur  diocèse  ?  Mais  au  lieu  d'être  au  milieu  de 
leurs  ouailles ,  ils  viennent  à  Paris  ,  sous  le  prétexte  d'étudier , 
comme  s'ils  n'auraient  pas  dû  s'instruire  avant  d'accepter  des 
prélatines.  Et  ceux  qui  suivent  la  cour  :  «Mon  père,  répondent- 
ils,  nous  avons  de  bons  chapelains.  »  Je  crois  quece  sont  chape- 
lains qui  font  de  la  toison  du  troupeau  quelque  habit  à  des 
femmes  sans  !iom.  Les  chanoines  sont-ils  meilleurs  ?  A  .Metz ,  il 
avait  fallu  dés  longtemps  leur  défendre  de  se  servir  de  bûton 
pour  s'appuyer  durant  l'office  (1);  au  temps  de  Messier  ,  iÛ  ne 
se  tiennent  même  plus  debout  dans  l'église  ,  ils  se  contentent  de 
venir  au  chœur,  où  ils  ne  disent  rien  et  dorment  lajmnhe  estan- 
(iue  en  hault;  ou  bien  ils  viennent  dans  la  nef  causer  et  se  pro- 
mener. Les  vicaires  chantent  de  la  langue  le  menu  fa,  et  quand 
leur  grand'messe  est  vite  finie,  ils  disent  qu'ils  n'ont  rien  passé. 
Mais  ils  ne  répètent  que  le  commencement  et  la  tin  de  chaque 
verset,  en  supprimant  le  milieu,  semblables  à  ceux  qui  volent 
des  poissons  et  emportent  les  troncs,  ne  laissant  que  la  tête  et 
la  queue.  L'âme  n'est  pour  rien  dans  leurs  prières  ;  ils  remuent 
les  lèvres  et  disent  la  patenostre  du  singe.  Seuls  les  petits  en- 
fans  de  cueur  sont  pieux  et  recueillis.  Et  vous  ,  moines,  vous 
estes  tousiours  à  rien  faire,  à  gaudiret  à  faire  bonne  chière. 
Quand  vous  prêchez,  en  vrais  pharisiens,  vous  ne  manquez  pas 
de  parler  des  indulgences,  et  vous  regardez  comme  damnés  tous 
ceux  qui  ne  vont  pas  baiser  les  reliques  que  vous  déposez  sur  la 
table  des  tavernes,  où  ne  sont  pourtant  jamais  entrés,  durant 
leur  vie,  les  saints  dont  vous  dites  que  vous  possédez  les 
restes  (2). 

Le  monde  ne  manque  pas  d'être  docile  à  ces  mauvais  exem- 
ples du  clergé.  Comme  lui ,  les  laïques  sont  ignorants  j  ceux  qui 
viennent  à  Paris  n'y  étudient  guère  qu'Ovide,  Virgile  et  Té- 
rence  ;  ou  bien ,  quand  ils  sont  savants,  ils  n'ont  pas  la  sagesse, 
qui  ne  leur  est  pas  plus  donnée  par  l'érudition ,  que  la  raison 
n'est  accordée  aux  agneaux  et  aux  veaux ,  sur  les  peaux  des- 
(juels  les  livres  de  science  sont  écrits.  Cette  sortie  contre  l'igno- 
rance du  temps  me  rappelle  un  sermon  du  bon  Raulin  ,  grand 

(1)  Grancolas ,  Traité  de  la  Messe,  Paris,  1713,  ln-12,  page  261. 

(2)  Tous  les  textes  citéssurleclergése  trouvent  aux  folio  17,  31,47, 
24,  114,  57,  122,  64,  15,  23,  46,  109,  71 . 


REVUE  DE  PAI'.IS.  55 

maître  du  collège  de  Navarre,  que  Messier  avait  pu  entendre 
prêcher  dans  sa  jeunesse.  Le  tableau  que  le  pieux  sermonnaire 
trace  de  l'Universilé  semble  confirmer  cette  triste  situation  in- 
tellecluelle.  11  peint  les  étudiants  dans  le  quartier  sale  et  noir 
qui  leur  servait  d'asile  ;  il  les  montre  tour  à  tour  sur  la  place 
Maubert,  où  l'on  vendait  des  sacs  de  charbon  ,  se  noircissant 
entre  eux  comme  1  écolier  et  le  maître;  sur  la  place  des  Halles, 
où  étaient  étalés  des  poissons  dont  le  nom  emblématique  pouvait 
(rès-bien  s'appliquer  aux  écoliers  ;  il  les  montre  sur  la  place  de 
Grève,  où  se  débitaient  des  allumeltes  et  du  bois  ,  symboles  des 
feux  impurs  de  ces  intrépides  coureurs  de  clapiers  ;  il  les  montre 
enfin  sur  la  place  aux  Baudets  ,  où  logeaient  les  enfants  ignares 
qui  mangeaient  l'argent  de  leurs  parents  sans  rien  apprendre  (1). 
Que  de  douleurs,  hélas!  affligeaient  le  cœur  du  bon  Raulin. 
Les  solécismes  de  ses  élèves  le  rendaient  triste  ;  et  lui  ,  recteur 
de  l'Université  ,  conservateur  des  traditions  classiques  ,  lui  qui 
écrivait  marmouseti,  s'étonnait  d'entendre  ses  écoliers  dire 
vir  tnea  ,  sponsa  meus.  Aussi  ne  manquait-il  pas  de  le  leur  re- 
procher, dans  une  de  ces  processions  solennelles  dont  Du  Bou- 
lay  et  Crévier  nous  ont  conservé  le  souvenir.  Mais  revenons  à 
Messier. 

Le  luxe  qu'on  retrouve  chez  les  femmes  des  bourreaux  et  des 
cureurs  de  ruisseau*  (2) ,  l'orgueil  qui  pousse  à  traiter  les  la- 
boureurs de  vilains  ,  la  flatterie  qui  fait  dire  je  sue ,  quand  le 
maître  dit  il  fait  chaud,  et  je  tremble ,  quand  le  maître  dit  il 
fait  froid  ;  tous  les  détails  enfin  de  la  vie  pratique  ,  que  nous 
avons  trouvés  dans  Menot,  se  montrent  aussi  chez  Messier.  Le 
prédicateur  toutefois  ne  s'enferme  pas  dans  ce  sombre  tableau 
de  la  moralité  du  xvi"  siècle  II  croit  à  l'avenir  de  la  religion  du 
Christ  ;  et  espérant  convaincre  son  auditoire  ,  il  se  sert  souvent 
d'apologues  et  de  fables  qu'il  entremêle  de  réflexions  familières. 
Un  peintre,  dit-il,  avait  représenté  les  trois  ordres  de  la  so- 
ciété ,  à  savoir  :  l'agriculture  qui  disait  :  »  Je  nourris  les  deux 
autres  ;  «  l'Église  qui  disait  :  «  Je  prie  pour  eux  ;  »  la  noblesse 
qui  disait  :  «  Je  les  défends  tous  deux.  »  Survint  un  nouveau 
peintre  qui  ajouta  l'image  du  barreau,  et  l'avocat  disait  :  «  Je 

(1)  Serm.  Dominicales,  Paris,  1542,  in-4o,  folio  115. 

(2)  Usores  torforis  et  latrinanim  curalons. (Folio  44.) 


56  REVUE  DE  PARIS. 

les  dévorerai  lous  les  trois.  »  Ailleurs,  c'est  la  fable  du  lion  chas- 
sant avec  le  renard  et  le  loup  ;  ailleurs  encore  ,  c'est  une  allé- 
gorie pleine  d'une  singulièi  e  tristesse  et  d'une  naïve  poésie  :  — 
Un  jour  l'eau  ,  le  feu  ,  le  vent  et  la  vérité  se  confiaient  mutuelle- 
ment leurs  douleurs  :  «  Tous  ,  disait  le  feu  ,  m'éleignent  en  été, 
c'est  pour  cela  que  je  me  cache  dans  les  veines  du  caillou.  »  Et 
l'eau  dit  :  «  Quand  on  a  lavé  avec  moi  la  boue  du  fumier,  on  me 
jette  ,  et  c'est  pour  cela  que  je  cherche  un  asile  au  pied  du  jonc 
des  marais.  »  Et  le  vent  dit  à  son  tour  :  «  L'hiver ,  les  hommes 
me  chassent  de  leur  demeure  ,  et  je  me  cache  sous  la  feuille  du 
tremble.  »  Et  comme  la  vérité  seule  n'avait  pas  parlé,  elle  dit  : 
«Tous  me  poursuivent,  je  ne  sais  où  me  réfugier,  je  mourrai  sans 
confession  ,  car  personne  ne  veut  me  prêter  l'oreille,  et  je  fuirai 
dans  le  ciel  au-dessus  des  nuées.  »  Ad  nubes ,  Domine  ^  Veri- 
tas tua. 

On  voit  que  Robert  Messier ,  sur  lequel  nous  n'avons  aucun 
détail  biographique  ,  est  un  des  types  les  mieux  caractéiisés  de 
l'éloquence  populaire.  Comme  son  contemporain  Menot,  il  fait 
souvent  allusion  aux  événements  de  son  temps,  par  exemple  aux' 
guerres  d'Italie.  On  croirait  même  voir  dans  le  passage  suivant 
une  indirecte  louange  aux  tentatives  d'organisation  militaire  de 
François  l^^  Dans  le  combat  de  la  vie  ,  dit-il ,  le  Christ  a  sage- 
ment disposé  sa  divine  armée,  comme  faille  roi  de  France. 
Jean-Baptiste  fut  son  grand  maîtie  ,  les  apôtres  ses  douze  pairs, 
Paul  son  général  de  bataille  ;  il  eut  aussi  un  maréchal  dans 
saint  Etienne.  Et  Messier  continue  de  la  sorte  à  donner  allégo- 
riquement  à  Jésus  une  cour.et  une  armée  composées  de  capitai- 
nes ,  de  secrétaires ,  de  chanceliers  ,  de  familiers ,  de  fils  d'hon- 
neur ,  ainsi  que  l'était  celle  du  roi  très-chrétien.  Comme  Menot 
encore  ,  Messier  montre  ,  en  termes  burlesques  et  plaisants  ,  la 
Madeleine  donnant  les  œullades  tantôt  à  l'un,  tantôt  à  l'autre. 
3Iais  la  première  partie  de  ses  sermons  est  seule  dans  ce  ton  et 
dans  celte  manière  ;  les  discours  sur  la  Passion  et  le  sang  du 
Christ  rentrent  tout  à  fait  dans  le  style  scolastique,  et  si  toute 
cette  fin  ,  écrite  sagement  et  sans  presque  de  trivialité ,  est  quel- 
quefois bien  sentie  de  cœur,  elle  n'a  plus  la  force,  elle  n'a  plus 
l'âpre  crudité  des  premières  pages. 

Maillard  ,  Menot ,  Messier  et  tous  les  sermonnaires  du  même 
genre,  dont  les  œuvres  nous  ont  été  conservées ,  ne  formaient 


HEVUE  DE  PARIS.  57 

pas  ,  à  coup  sûr,  une  exception  dans  l'Église,  et  c'est  là  ce  qui 
donne  i»  leurs  livres  une  grande  importance  historique.  Le  clergé 
des  plus  obscures  paroisses  .  les  prédicateurs  des  ordres  men- 
diants qui  parcouraient  les  villages  ,  avaient  dû  céder  nécessai- 
rement ,  comme  les  missionnaires  appelés  sur  un  plus  grand 
théâtre,  à  l'entrainement  général.  Celte  manière  boutfonne, 
cynique  ,  était  celle  de  l'école  ;  tout  l'indique.  Les  sermons  gro- 
tesques, si  souvent  réimprimés  ,  s'adressaient  au  clergé  comme 
au  peuple  et  lui  servaient  de  manuel.  Ce  fait  est  précisé  par  les 
titres  ;  on  lit  souvent  en  tète  de  ces  volumes  gothiques  :  Ser- 
mons doctes  et  admirables,  utiles  à  tous  états  et  surtout  aux 
trompettes  de  la  parole  divine.  Nous  allons  examiner  un  de 
ces  curieux  recueils  ,  dont  le  titre  indique  combien  la  paresse 
du  clergé  vulgaire  se  reposait  sur  ces  sommes  et  ces  program- 
mes, où  il  trouvait  tout  préparés  le  cadre  et  le  sujet  de  son 
enseignement.  Dormi  secure ,  c'est-à-dire  rfors  e/i  paix,  ne 
te  fatigue  pas  à  préparer  tes  sermons  ;  tel  est  le  litre  bizarre 
de  ce  livre  maintenant  inconnu,  et  qu'on  n'a  guère  feuilleté  de- 
puis Henri  Estienne. 

§  II.  —  LE  DORMI  SECURE. 

Vers  la  fin  du  xv^  siècle,  un  théologien  de  Louvain  ,  dont  on 
ignore  le  nom,  a  colligé,  dans  le  Dormi  secxire,  comme  précé- 
demment le  pape  Grégoire  et  Jacques  de  Vorage,  les  plus  singu- 
lières légendes  de  son  temps.  La  scolastique  est  vivante  encore, 
et  ses  formes  les  plus  arides  se  retrouvent  partout  dans  ce  livre 
bizarre.  Mais  en  général  le  récit  domine  la  discussion  ;  l'auteur 
semble  pressentir  tout  ce  que  la  dispute  va  bientôt  enlever  de 
puissance  à  la  foi.  Aussi  ne  dispute-t-il  ])lus  :  il  affirme,  îl  ef- 
fraye, il  cite  à  tous  propos  de  terribles  miracles.  Chaque  sermon 
est  un  drame  complet.  Satan  y  joue  le  principal  rôle.  C'est  là,  en 
effet,  la  grande  figure  dramatique  du  moyen  âge,  et  Méphisto- 
phelès,  rajeuni  par  Gœlhe,  a  causé  moins  de  terreurs,  à  coup 
sûr ,  que  tous  les  pieux  acteurs  des  confréries ,  à  qui  les  villes 
votaient  une  quenne  de  vin  ,  comme  récompense  scénique,  et 
deux  sous  pour  aller  se  laver  aux  étuves  quand  ils  avaient  re- 
présenté le  diable. 

Homme  de  foi  naïve ,  le  théologien  de  Louvain  semble  avoir 


58  REVUE  DE  PARIS. 

ressenti  quelque  chose  de  celte  tristesse  que  saint  Jt^rôme  repro- 
cliait  aux  chrétiens  de  son  siècle,  et  qui  les  livrait  ;i  de  rêveusos 
terreurs.  On  croirait  qu'il  a  peur  de  vivro.  car  pour  luiieuionde 
n'est  peuplé  que  de  démons.  Le  soir  ils  s'envoient  par  essaims  <  t 
vont  se  percher  sur  les  toits  du  couvent  ;  ils  tourbillonnent  dans 
l'air  comme  des  feuilles.  Toute  ruse  convient  à  leur  perfidie;  ils 
savent  les  secrets  du  bohémien  et  de  la  cour  des  Miracles,  et  le 
facile  prêcheur  raconte  coinmeni  l'éternel  ennemi  qui  se  défjui- 
sait  en  serpent  pour  séduire  la  femme,  sait  aussi  se  déguiser  en 
femme  pour  séduire  le  prêtre. 

Dans  une  ville  d'.\llema[ïne  vivait  un  vieil  archevêque  dont  l.i 
vie  entière  avait  été  austère  et  sainte  (1).  L'ange  déchu  voulut 
avoir  son  âme;  et ,  se  changeant  en  une  fille  jeune  et  belle  .  il 
alla  vers  le  soir  trouver  le  prélat.  —  Que  me  voulez-vous?  lui 
demande  l'archevêque.  —  .le  suis  la  fille  d'un  grand  r(»i.  répond 
Satan  d'une  voix  molle  et  insinuante.  Mon  père  veut  m'unirmai- 
gré  moi  à  l'un  des  princes  voisins  de  .ses  États.  Mais  j'ai  fait  vœu 
de  virginité  ;  et  pour  sauver  ce  précieux  trésor,  je  viens  implo- 
rer aujourd'hui  votre  protection  sainte.  —  Soyez  la  bien-venue, 
mon  enfant,  répond  le  vieillard  ;  restez  avec  moi.  Je  vous  pro- 
tégerai,—  Satan  refuse  d'abord.  Il  craint,  dit-il,  en  habitant 
sous  le  même  toit  qu'un  prèire,  d'éveiller  des  soiqiçons  bles- 
sants. Mais  le  prélat  insiste,  le  rassure;  l'offre  est  acceptée,  l'in- 
timité commence.  Déjà  l'œil  de  Satan  s'allume,  ses  traits  bril- 
lent d'une  merveilleuse  beaulé.  Le  vieux  prélat  sent  revivre  eu 
lui  le  redoutable  aiguillon  de  la  chair....  Le  démon  va  tenir  sa 
proie  ;  mais  tout  ù  coup  la  porte  tremble  sur  ses  gonds,  vio- 
lemment heurtée.  —  Oui  va  là?  demande  l'arc'ievèque.  —  Ou- 
vrez, répond  une  voix  inconnue.  —  On  y  va,  dit  Satan;  mais 
nous  voulons  au  moins  savoir  qui  vous  êtes.  —  Et  se  tournant 
vers  le  i)rélat  :  —  11  faut  poser  quelques  questions  à  cet  étran- 
ger. Nous  saurons  par  là  à  qui  nous  avons  à  faire.  —  Volon- 
tiers, dit  l'archevêque;  mais  je  vous  en  laisse  le  soin, mademoi- 
selle, car  personne  ne  parle  mieux  que  vous.  —  Dites-moi  ,  je 
vous  prie,  demande  alors  la  fausse  princesse  à  l'étranger,  dites- 
moi  quelle  est  la  dislance  du  ciel  à  la  terre.  —  Cette  distance. 


(1)  Scrmo  primiis  de  sancto  Andréa. 


i;evi)E  de  paris.  59 

vous  l'avez  mesuiée,  répond  rinconiui  d'ui;e  voix  sévère,  le  jour 
où  la  colore  de  Dieu  vous  précipiia  daus  l'abîme. —  Et  s'adres- 
saiil  à  larchevèque  :  —  Imprudenl  qui  recevez  des  femmes  dans 
la  demeure  épiscopale,  savez-vous  que  celle  princesse,  dont  le 
regard  vous  inspirait  des  pensées  mauvaises,  c'était  Satan  qui 
venait  pour  vous  séduire!  —  A  ces  mots,  le  prélat  épouvanté  lit 
le  signe  de  la  croix.  L'étranger  disparut ,  et  Satan,  de  son  côté, 
s'abima  dans  la  terre. 

La  légende,  comme  l'apologue,  a  toujours  sa  moralité,  et  de 
ce  récit  bizarre,  le  Ibéologien  de  Louvain  conclut  qu'il  faut 
avoir  confiance  aux  saints,  car  l'étranger  qui  avait  sauvé  le  vieux 
prélat  n'était  autre  que  saint  André,  son  patron. 

Ainsi,  d'après  les  croyances  chrétiennes ,  s'incarnaient  pour 
le  mal  ou  le  bien,  la  perte  ou  le  salut  de  1  homme,  tous  les  êtres 
du  monde  invisible.  Entre  la  créature  et  Dieu,  le  libre  arbitre  et 
la  grâce  ,  il  y  a  l'ange  et  Satan,  qui  vont  se  disputant  lésâmes 
pour  le  ciel  et  l'enfer;  ils  épient  l'homme  à  son  entrée  dans  la 
vie,  à  son  dernier  soupir j  ils  agissent,  chacun  selon  sa  puis- 
sance, sur  ses  bons  ou  ses  mauvais  instincts.  Mais  dans  la  lé- 
gende, la  ligure  de  Satan  ,  élément  de  terreur  et  de  poésie,  do- 
mine toujours.  11  travaille  au  mal  dans  le  monde  moral  comme 
dans  le  monde  physique.  C'est  le  démon  qui  amasse  sur  les  villes 
les  tempêtes  et  les  contagions.  De  là,  dit  le  Dormi  secure  (1), 
l'usage  de  placer  des  cloches  à  l'endroit  le  plus  élevé  des  églises, 
afin  de  mettre  en  fuite,  par  la  peur  et  le  bruit,  les  esprits  ma- 
lins qui  planent  dans  les  nuages. 

Après  la  légende  vient  le  drame  et  le  mystère  ;  après  le  récit, 
l'action.  Ainsi,  dans  le  sermon  sur  la  résurrection,  Jésus  et  les 
prophètes,  le  chœur  des  anges  et  le  chœur  des  diables,  parlent 
tour  à  tour  comme  sur  un  ihéâtre  ;  mais  le  théâtre,  c'est  la 
chaire,  et  le  prêtre  suflit  à  tous  les  personnages.  Le  Christ  a 
rendu  le  dernier  soupir.  Le  ciel  se  voile.  La  terre  tremble.  Sa- 
tan, roi  de  l'enfer,  dit  aux  démons  :  «  Malheur  à  nous  !  Jésus, 
qui  s'annonce  comme  le  fils  de  Dieu,  va  descendre  dans  le 
royaume  des  ténèbres.  Je  n'ai  que  trop  bien  appris  à  le  craindre. 
Il  a  guéri,  par  sa  parole,  des  aveugles  et  des  lépreux.  Ceux  que 
j'avais  amenés  morts  dans  mon  empire,  il  les  en  a  retirés  vi- 

(1~  Scrmo  XXII,  de  rogationilnis. 


60  REVUE  DE  PARIS. 

vanls.  n  L'enfer  alors  répond  à  Satan  son  prince  :  «  Quel  est 
tlonc  ce  Jésus  ?  Les  puissances  de  la  terre  sont  soumises  à  ma 
puissance,  et  cependant  j'ai  éclioué  contre  lui.  Il  m'a  enlevé  le 
Lazare.  Garde-toi  bien,  Satan,  de  le  conduire  ici;  car  je  sais 
qu'il  est  le  Dieu  fort.  «  En  ce  moment  une  voix  terrible  comme 
le  tonnerre  se  fait  entendre  :  «  Princes  des  ténèbres,  ouvrez  vos 
portes.  «  C'était  la  voix  du  Christ.  Et  l'enfer  répondit  ;  «  Satan, 
tu  es  le  roi  des  ténèbres,  va  combattre  celui  qui  se  dit  le  roi  de 
la  lumière.  Gardes,  fermez  les  portes  d'airain  ,  poussez  les  ver- 
rous de  fer.  «  Mais  le  chœnr  des  bienheureux  répondit  à  son 
tour  à  ce  cri  de  l'enfer  :  «  Confessons  Dieu,  sa  miséricorde  et  les 
miracles  de  son  fils.  Le  Christ  a  fait  sortir  le  monde  des  voies  de 
l'iniquité.  «  —  «Vous  souvient-il,  dit  alors  Isaïe  en  se  tournant 
vers  les  ermites  .  vous  souvienl-il  de  cette  parole  que  j'ai  dite 
sur  la  terre  des  vivants  :  Les  morts  qui  dorment  <ians  le  monu- 
ment, ressusciteront  ?  et  il  ajouta  -.  Enfer,  ouvres  tes  portes,  car 
tues  vaincu.»  En  ce  moment  une  lumière  céleste  inonda  les  lieux 
de  ténèbres.  Les  réprouvés  élevèrent,  en  sij^ne  de  joie,  leurs 
mains  au-dessus  des  flammes  qui  les  brûlaient.  Aux  pleurs,  aux 
{îémissements  de  l'abîme,  succéda  un  chant  d'espérance,  et  les 
âmes  des  maudits,  les  antiques  sujettes  de  Satan  ,  remontèrent 
comme  l'âme  du  Lazare,  vers  Dieu  leur  sauveur  (1). 

Cette  crédulité  excessive  peut  blesser  justement  la  raison  sé- 
vère des  âges  modernes ,  mais  elle  n'a  jamais  offensé  la  plus 
stricte  morale.  En  effet,  que  trouve-t-on  dans  ces  légendes?  Le 
précepte  austère  auprès  de  la  rêverie,  le  sentiment  du  devoir, 
du  renoncement,  de  la  pureté  chrétienne,  l'exemple  de  la  chas- 
teté des  vierges,  du  courage  dans  la  souffrance,  des  joies  mys- 
tiques de  l'extase,  des  morts  résignées.  Ici  sainte  Agnès  refuse 
de  sacrifier  aux  idoles;  le  juge  païen  la  fait  conduire  nue  dans 
lerei)aire  des  courtisanes,  mais  aussitôt  sa  chevelure  grandit  et 
l'enveloppe  d'un  pudique  réseau  qui  la  défend  mieux  que  tous  les 
voiles.  Ainsi,  la  femme  qui  veut  rester  pure  n'a  point  à  redouter 
les  outrages  des  hommes.  Ailleurs,  c'est  saint  Nicolas  qui  meurt 
en  répétant  des  cantiques  ;  les  anges  descendent  du  ciel  pour 
chanter  avec  lui,  et  ils  emportent  son  âme  au  bruit  d'une  musique 
céleste.  Ainsi  doivent  mourir  les  chrétiens,  Thymnesur  les  lèvres. 

(1)  De  ressurrectione  Doniini ,  sernio  sssi. 


REVUE  DE  PARIS.  «I 

Leprècheur  veut-il  défendre  l'immanili'e  conception  de  la  Vierge 
contre  des  doutes  fréquents  dans  PËgiise,  contre  les  maîtres  de 
l'école  eux-mêmes,  il  raconte  l'histoire  d'un  moine  qui,  venant 
chaque  nuit  prier  à  l'autel  de  la  Vierge,  entendait  toujours  une 
mouche  hruire.  Lassé  de  ce  murmure,  il  s'écria  :  «  Je  t'adjure 
par  notre  Seigneur  Jésus-Christ  que  tu  médises  quelle  chose 
tu  es.  «  Alors  une  voix  répondit  :  «  Je  suis  Donaventure  et  je 
fais  ici  mon  purgatoire  pour  avoir  soutenu  que  la  Vierge  fut 
conçue  en  péché  mortel.»  Saint  Bernard,  comme  saint  Dona- 
venture, avait  aussi  expié  cette  même  opinion,  et  après  sa  mort 
il  apparut  avec  un  taciie  noire. 

Dans  les  premières  années  du  xvrsiècle,  Maillard  elle  Dormi 
secure  avaient  fait  école;  les  prédicateurs  populaires  de  l'épo- 
que, pour  défendre  le  dogme  ou  la  morale ,  s'armaient  plutôt 
de  la  légende  que  de  l'argument  scolastique.  Aux  impatiences 
des  moines  contre  la  règle,  à  l'indifférence  des  bourgeois ,  à  la 
vie  molle  et  bien  repue  du  clergé,  ils  opposaient  d'efîrayanls 
exemples  de  la  colère  céleste.  Ainsi,  dans  les  Très-succulents 
Sermons  stir  le  temps  et  les  saints  {]) ,  on  lit  qu'un  moine  de 
Citeaux,  obsédé  des  souvenirs  du  monde  ,  résolut  de  quitter  son 
cloître;  mais  à  peine  avait-il  formé  ce  projet  coupable,  qu'il  fut 
conduit  en  enfer  ;  et  là  il  eut  une  vision  :  des  diables  présentaient 
à  Lucifer  l'âme  d'un  riche  dont  ils  venaient  de  s'emparer. 
«  Qu'on  reçoive  dignement  cet  heureux  du  monde,  dit  le  prince 
des  ténèbres  à  ses  esclaves  ;  je  veux  qu'il  soit  traité  avec  dis- 
tinction. Donnez-lui  ce  fauteuil,  c'est  la  place  d'honneur.  «  Do- 
ciles à  cet  ordre,  les  démons  s'emparent  du  damné,  retendent 
sur  un  lit  de  fer  rouge,  et  lui  versent  du  feu  dans  le  gosier.  — 
«Jongleurs,  amusez-le  comme  autrefois.  «  et  deux  démons 
soufflent  à  ses  oreilles  dans  des  trompes  ardentes.  —  «  Il  a  aimé 
les  femmes  ,  qu'on  amène  des  femmes,  »  —  et  des  serpents  de 
feu  s'approchent  en  rampant ,  se  roulent  autour  de  son  cou  , 
l'embrassent,  tandis  que  des  crapauds  lui  mangent  les  lèvres. 
Justement  effrayé  de  ces  châtiments  terribles,  le  moine  de  Cî- 
leaux  ne  quitta  plus  son  cloître. 

Ainsi,  dans  la  littérature  catholique  du  xvi^  siècle,  serenco:i- 

(1)  Luculenlissimi  sermones  parati  de  tempore  et  de  sauctls,  Pari- 
sis  ,  1530,  in-S",  goth. 

6 


62  REVlli:  DE  l'AMS. 

lienl  ç;"»  et  là,  voilées  sous  une  Liiigtie  haibare,  do  poétiques  vi- 
sions. Le  serinonnaiie  joue  ,  comme  DaiUe,  sa  divine  comédie  j 
mais  déjà  s'approchaient  les  jours  du  scepticisme.  Les  mêmes 
bourgeois  qu'avaient  prêches  Raulin  et  l'auteur  inconnu  du 
Dormi  secure,  laissaient  peul-êlre  parmi  leurs  fils  plus  d'un 
fervent  disciple  aux  hérésies.  La  génération  suivante  allait  re- 
procher comme  un  crime  aux  hommes  croyants  des  siècles  an- 
térieurs, la  pieuse  facilité  de  leur  foi,  et  la  réforme,  positive  et 
sèche,  devait  proscrire  bientôt  la  légende  des  saints,  comraeelle 
brisait  leurs  reliquaires.  Quelques  années  plus  tard ,  le  dévot 
conteur  eût  effacé  peut-être  de  son  livre  ces  merveilleux  récits  : 
les  bourgeois  de  sa  paroisse  en  eussent-ils  mieux  valu?  il  est 
permis  d'en  douter. 

Ce  procédé  légendaire  du  Dormi  secure,  et  surtout  ces  ten- 
tendances  satiriques  de  Messier  ,  eurent  longtemps  cours  au 
xvi«  siècle.  Ayant  pris  tout  leur  développement  pendant  le  règne 
de  Louis  XII,  le  roi  populaire,  elles  se  continuèrent  nécessaire- 
ment durant  la  prodigue  et  chevaleresque  administration  de 
François  I".  D'où  provenaient  ces  sorties  violentes,  cette  ma- 
nière cynique  et  grotesque  introduite  dans  la  chaire?  Il  faut,  je 
crois,  les  attribuer  non-seulement  à  ce  doute  rao<iueur,  à  ce 
doute  de  Rabelais  avec  lequel  semblait  se  clore,  comme  par  un 
sinistre  éclat  de  rire,  le  drame  splendide  du  moyen  âge,  mais 
aussi  à  ces  passions  remuantes,  à  ces  aspirations  vers  le  pou- 
voir, qui  se  manifestaient  dans  le  clergé  inférieur,  dorénavant 
avide  de  participer  ainsi  que  le  haut  sacerdoce,  aux  affaires  de 
l'Ëlal,  et  de  remplir,  à  son  tour,  le  rôle  agressif  que  le  tiers  état 
avait  joué  à  l'égard  delà  noblesse  féodale.  Cette  intervention  de 
la  chaire  dans  les  événements  contemporains  se  manifestait  de- 
puis longtemps.  Dès  1479,  Pie  V  s'était  déjà  fait  amener  vingt- 
deux  prédicateurs  ,  accusés  de  se  mêler  d'affaires  d'État,  et  les 
avait  envoyés  aux  galères  (l);  et ,  en  1498,  Jérôme  Savonarole 
était  publiquement  brûlé  à  Florence.  En  France,  les  privilèges 
de  l'université,  auxquels  Louis  XII  porta  de  si  funestes  coups  , 
ces  privilèges  qui  donnaient  aux  gradués  en  théologie  le  droit  de 
prédication  ,  favorisèrent  singulièrement  l'envahissement  de  la 

(1)  Chronique  de  Louis  XI,  à  la  suite  des  Mémoires  de  Gomines , 
édit.  de  1706,  tom.  H  ,  pag.  245. 


REVUE  DE  PARIS.  ^ 

politique  ,  et  amenèrent  même  plusieurs  fois  rintervention  du 
parlement  (1).  Ainsi,  en  1525,  le  premier  président  Jean  de 
Selve  fut  forcé  d'avertir,  avant  le  carême,  les  prédicateurs  de  se 
tenir  dans  les  limites  de  l'enseignement  catéchétitjue  (2).  La  si- 
tuation religieuse,  d'ailleurs,  pi  était  par  son  désordre  au  désor- 
dre de  la  chaire.  Les  mœurs  relâchées  du  clergé  en  étaient  la 
plus  triste  cause.  Ronsard  s'écrie  en  un  endroit  de  ses  œuvres  : 

Et  que  diroit  saint  Paul ,  s'il  revenoit  ici. 

De  nos  jeunes  prélats  qui  n'ont  point  île  souci 

De  leur  pauvre  troupeau  ,  dont  ils  prennent  la  laine 

Et  quelquefois  le  cuir,  qui  tous  vivent  sans  peine. 

Sans  prêcher,  sans  prier,  sans  bon  exemple  d'eux  ; 

Parfumés,  découpés,  courtisans  amoureux, 

Veneurs  et  fauconniers  et  avec  la  paillarde 

Perdent  les  biens  de  Dieu  dont  ils  n'ont  que  la  garde. 

Ainsi  la  poésie  elle-même  vient  en  aide  à  la  chronique;  Ron- 
sard s'unit  à  Brantôme  pour  déplorer  cette  corruption  générale. 
La  confusion  était  au  comble  :  les  i)rélats  ne  prêchaient  plus, 
ou  ils  faisaient  faire  leurs  sermons  à  des  la'iques  ,  pour  les  ré- 
citer ensuite  dans  les  églises  :  l'abbé  de  Broviler,  par  exemple,  a 
recours  à  la  plume  sceptique  de  Corneille  Agrippa  ,  dont  nous 
possédons  deux  sermons  sur  les  reliques  et  la  vie  clauslrale, 
sermons  fort  édifiants  sans  doute,  mais  qui  font  singulière  figure 
au  milieu  des  œuvres  bizarres  de  ce  hardi  douleur.  Les  évèques 
et  le  haut  clergé  passaient  leur  temps  à  la  cour,  loin  des  dio- 
cèses, et  on  voit  François  l^''  assistera  Paris  à  une  procession, 
oi'i  il  y  avait  jusqu'à  vingt-deux  cardinaux  (ô).  Le  saint  minis- 
tère de  la  parole  était  donc  abandonné  au  clergé  inférieur,  et 
cet  abandon  ne  pouvait  produire  alors  que  deux  résultats ,  à 
savoir  :  des  prédications  violentes  et  grotesques,  cpiand  par- 
laient des  hommes  de  conviction  qui,  peu  instruits  et  sortis  des 
derniers  rangs  du  peuple,  voulaient  lutter  à  armes  égales  contre 
le  langage  brutal  de  la  réforme  ;  ou  un  enseignement  supersti- 
tieux, lorsque  montaient  en  chaire  des  moines  ignorants  qui 

(l)Crévier,  Hîsto'irede  V Université ,  tom.  VI,  pag.  79. 

(2)  Longueval ,  Histoire  de  l'Eylise gallicane,  tom.  XVIII,  pag.  3. 

(3)  Branlème,  4.5e  discours  sur  François  1er,  édit.  de  Rastien,  V,2S4, 


G4  REVUE  DE  PARIS. 

iransformaieiit  la  foi  éclairée  des  grands  siècles  chrétiens  en 
une  étroite  crédulité.  Par  exemple,  au  dire  de  l'abbé  de  Choisi, 
(l;ins  son  Histoire  ecclésiastique .  beaucoup  de  cordeliers  prè- 
(  liaient  que  saint  François  descend  chaque  année  en  purgatoire 
jour  en  tirer  les  âmes  de  ceux  qui  sont  moris  dans  l'habit  de 
son  ordre.  En  1502,  Gilles  Dauphin  .  général  des  cordeliers,  en 
considération  des  bienfaits  que  son  corps  avait  reçus  de  mes- 
sieurs du  parlement  de  Paris  ,  envoya,  en  eifet ,  aux  présidents, 
conseillers  et  greffiers,  la  permission  de  se  faire  enterrer  en 
habit  de  cordelier.  En  loOô,  selon  Saint-I'oix,  il  gratifia  d'un 
semblable  brevet  le  prévost  des  marchands  et  échevins.  On  con- 
çoit j)ar  là  que  le  théâtre,  qui  avait  quitté  les  cathédrales,  et 
qui,  devenu  satirique  en  ses  Moralités  et  sotties  ,  osait ,  avec 
Pierre  Gringoire  ,  i)arodier  le  pape  Jules  II  dans  la  pièce  du 
Prince  des  Sots^  on  conçoit  que  le  théâtre  n'ait  pas  tardé  à 
lidiculiser  ces  bizarres  traditions.  Aussi  les  prédicateurs,  tout 
en  lui  empruntant  ses  formes  et  son  idiome  ,  ne  tardèrent  pas  à 
tonner  contre  l'art  dramaliciue  ;  on  eut  même  recours  à  l'auto- 
jité  civile.  En  1541  ,  dans  un  réquisitoire  du  procureur  général 
du  parlement,  il  était  exposé,  entre  autres  griefs  contre  les 
théâtres  de  la  confiérie  :  «  Que  tant  que  les  dictz  jeux  durent, 
le  commun  peuple,  dès  8  à  9  heures  du  matin  es  jours  de  festes, 
délaisse  la  messe  paroissiale ,  sermons  et  vespres .  pour  aller  es 
diclz  jeux  garder  sa  place  et  y  eslre  jusqu'à  5  heures  du  soir,  et 
cessent  les  prédications;  car  n'auroient  les  prédicateurs  aucuns 
auditeurs  (1).  «  Le  théâtre  était  donc  pour  la  chaire  un  ennemi 
nouveau  qui ,  par  ses  pompes  mondaines  ,  détournait  la  curio- 
sité et  la  foi  des  pompes  solennelles  du  culte  religieux.  Les  at- 
taques de  la  réforme  venaient  encore  se  mêler,  avec  la  déplo- 
rable situation  morale  du  clergé,  aux  embarras  de  l'Eglise  de 
France.  L'alliance  politique  de  François  I"'  et  des  confédérés 
protestants  de  Smalkalden ,  la  contradiction  de  persécutions  iso- 
lées à  l'intérieur  avec  l'appui  que  prêtaient  ouvertement  à  la 
léforme,  plusieurs  grands  du  royaume,  compliquaient  aussi 
cette  situation  difficile.  On  essaya  en  vain  de  pallier  l'ignorance 
par  la  violence  du  langage.  Si ,  en  1556  ,  Noël  Béda,  principal 
du  collège  de  Montaigu,  qui  s'était  déjà  fait  un  nom  par  soii 

(I)  Sainte-Beuve, PoeWe  française  au  seizième  siècle,  pa{j.  247. 


REVUE  DE  PARIS.  65 

opposition  à  Érasme ,  à  Lefebvce  d'Élaples  et  au  divorce  de 
Henri  VIII,  osa  en  chaiie  accuser  le  roi  de  favoriser  l'hérésie, 
et  fit  ensuite  ,  avant  d'aller  mourir  dans  les  prisons  du  Mont- 
Saint-Michel  ,  amende  honorable  de  sa  hardiesse  devant  le  por- 
tail de  Notre-Dame  (1),  celte  condamnation  ne  put  exciter  un 
bien  vif  intérêt  de  sympathie  chez  les  hommes  instruits  qui  sa- 
vaient que  Béda  avait  prêché  contre  l'enseignement  public  du 
grec  ,  cette  langue  des  hérésies,  comme  il  la  nommait. 

L'église  ne  tarda  pas  à  voir  l'inconvénient  de  ces  prédications 
trivales  ,  de  ces  sorties  violentes  sur  les  puissances  séculières  et 
ecclésiastiques.  EnloôO,  au  concile  de  Cologne,  on  ordonna 
aux  prêtres  d'enseigner  simplement  TÉvangile,  en  s'abstenant 
des  plaisanteries  grotesques ,  des  récits  diffus ,  surnaturels  et 
apocryphes,  des  fables  légendaires,  ainsi  que  des  injures  et  des 
attaques  contre  la  magistrature  et  le  clergé.  Cependant  cette 
réforme  fut  longue  à  s'opérer,  puisqu'à  l'ouverture  du  concile 
de  Trente  ,  de  cette  réunion  qui  était  destinée  à  rendre  sa  sévé- 
rité à  la  discipline  et  à  lutter  contre  l'hérésie,  Tévêque  de  Bi- 
tonto  donna  le  plus  mauvais  exemple  aux  orateurs  de  son 
temps,  en  un  sermon  dont  le  moins  ridicule  passage  était  la 
preuve  de  la  nécessité  des  conciles  ,  par  cette  raison  que  dans 
V Enéide  Jupiter  assemble  les  dieux,  et  qu'à  la  création  de 
l'homme  et  à  la  tour  de  Babel ,  Dieu  s'y  prit  en  forme  de  con- 
cile. Différentes  autres  réunions  sacerdotales,  comme  celles  de 
Narbonne  ,  en  1550 ,  et  celle  de  Cambrai ,  en  15C3  ,  effrayées  de 
cet  état  de  la  chaire ,  ordonnèrent  aux  prédicateurs  de  mettre 
toujours  leurs  discours  sous  l'invocation  de  la  Vierge ,  et  de 
s'éloigner  des  dogmes  fabuleux,  fabidoso  dogmate,  dans  leurs 
discussions  avec  les  schismaliques.  Les  avertissements  vinrent 
aussi  de  la  part  des  laïques,  et  le  spirituel  Reuchlin,  ainsi  qu'É- 
rasme, écrivirent  sur  l'art  de  la  prédication;  mais  ce  fut  en 
vain.  Les  j'érées  de  Bouchel,  le  Cyvibalum  mundi  de  Des- 
perriers ,  le  singulier  et  fabuleux  recueil  des  Gesta  Romano- 
rum,  le  Passavant  de  Théodore  de  Bèze,  le  Baldus  de  Fo- 
lengo ,  le  Moyen  de  parvenir,  que  je  me  garderai ,  par  crainte 
de  l'ingénieuse  érudition  bibliographique  de  M.  Nodier,  d'attri- 
buer à  Béroalde  de  Verville  ;  tous  ces  livres  satiriques,  bizarres, 

(  1)  Ellies  Du  Pi»  ,  Seizième  siêcff,  part ,  m  ,  paj.  5ôÔ. 


6G  REVUE  DE  PARIS. 

cyniques  ,  qui  npparurent  en  si  {ïrand  nombre  au  xvi«  siècle, 
ot  dont  Rabelais  devail  élre  l'admirable  et  monslrueux  couron- 
nement ,  toutes  ces  débauches  de  l'esprit  influèrent  trop  direc- 
tement sur  la  chaire  pour  ne  pas  lui  laisser  des  traditions  de 
parole  bouffonne,  ([ui  ne  devaient  disparaître  qu'après  les  pré- 
dications furieuses  et  sans  frein  delà  Ligue.Quant  aux  sermon- 
naires  qui  fidèles  aux  restes  mourants  d'une  scolaslique 
barbare,  n'empruntaient  pas  le  langage  macaronique,  et  se 
bornaient  à  l'enseignement  vulgaire  plein  de  divisions  et  de 
subtilités,  ils  puisèrent  tous  dans  les  Thesauri,  les  Polyan- 
thœa  et  dans  tous  ces  nombreux  recueils  d'érudition  banale , 
dont  la  Gemma  predicans  de  Deniise  est  l'ennuyeux  et  oublié 
modèle.  Au  commencement  du  xvie  siècle,  il  y  a  donc  dans  la 
chaire  deux  écoles  bien  diverses  :  l'école  scolastique  et  l'école 
grotesque.  Leur  durée  devait  être  courte,  parce  que  la  première 
appartenait  à  une  société  finie,  parce  que  la  seconde  était  le 
résultat  d'un  de  ces  conflits  d'idées  ,  heureusement  courts  pour 
les  sociétés  qui  y  sont  en  proie. 

Ca.  Labitte. 


LETTRES 

SUR  MUNIGH\ 

DÉCORATION  INTÉRIEURE  DE  LA  RÉSIDENCE. 


VIII. 

D*uii  certain  abn«  de  rarl. 

La  première  chose  qui  frappe ,  lorsqu'on  entre  dans  les  nou- 
veaux appartements  de  la  Résidence ,  c'est  qu'il  n'y  a  partout 
que  de  l'art.  Il  fut  des  époques,  dans  l'antiquité  et  pendant  lo 
moyen  âge  ,  où  les  ustensiles  les  plus  ordinaires  prirent  des  for- 
mes pleines  de  goût,  et  furent  ornés  de  ciselures  précieuses; 
les  fouilles  de  Pompeï ,  et  les  cabinets  de  nos  amateurs  de  vieil- 
leries gothiques  fournissent  des  renseignements  également  inté- 
ressants sur  cette  application  de  l'art  aux  produits  de  l'industrie. 
Les  travaux  qui  en  portent  l'empreinte  nous  paraissent  méritei- 
la  plus  haute  attention  et  les  plus  grands  éloges.  C'est  en  façon- 
nant les  objets  qui  sont  le  plus  souvent  à  la  portée  des  hommes , 
que  l'art  atteint  vraiment  son  but.  (jui  est  de  rappeler  sans  cesse 
un  ordre  d'idées  et  de  sentiments  supérieurs  à  l'inerte  et  imbécile 
matière.  Mais  ce  n'est  pas  dans  ce  sens  que  l'art  règne  en  maître 
absolu  dans  le  palais  des  rois  de  Bavière  ;  il  n'y  a  pas  transformé 

(1)  Voir  le  premier  volume,  janvier  1839. 


68  r.EVUE  DE  PARIS. 

l'industrie ,  il  l'y  a  supprimée.  Ce  despotisme  est-il  aussi  digne 
d'approbalion? 

Lorsque  le  roi  Louis  demanda  ù  M.  de  Klenze  le  plan  de  ses 
nouveaux  appartements  ,  il  lui  manifesta  la  volonté  expresse  de 
ne  voir  fifîurer  dans  leur  décoration  ni  tapis ,  ni  draperies,  ni 
tentures  ,  ni  bois  ,  et  de  n'y  admettre  que  les  nu-ubles  dont  on  ne 
pourrait  absolument  se  passeï'.  Les  marbres  ou  les  stucs  ,  les 
peintures  et  les  sculptures,  étaient  les  seuls  ornements  qui  fus- 
sent à  la  disposition  de  l'architecte.  Pour  comprendre  fout  sou 
embarras,  il  faut  avoir  vu  cette  immense  suite  de  salles,  dont 
la  décoration  était  réduite  à  des  ressources  si  bornées.  Dans 
l'aile  du  midi,  qui  fut  commencée  la  première,  le  nombre  des 
salles  qui  composent  les  grands  appartements  du  roi  et  de  la 
reine  ne  s'élève  guère  à  moins  de  vingt  ;  et  quoique  l'aile  du 
nord  ,  destinée  aux  grandes  salles  de  réception  ,  soit  divisée  en 
moins  de  compartiments,  elle  n'est  pas  moins  étendue.  Il  était 
presque  impossible  de  ne  pas  paraître  froid  et  monotone ,  en 
ayant  à  fournir  une  si  longue  carrière  avec  des  moyens  si  res- 
treints ;  cependant  M.  de  Klenze  me  paraît  avoir  résolu  ce  pro- 
blème avec  un  rare  bonheur.  Il  est  vrai  qu'il  a  d'abord  obtenu 
grâce  pour  certaines  boiseries  privilégiées  qui  ont  quelques-unes 
des  qualités  des  minéraux  ;  avec  leurs  vives  couleurs  naturelles, 
et  leurs  veines  dures  et  résistantes,  il  a  formé  des  parquets  qui 
sont  comparables  aux  plus  belles  mosaïques.  11  a  varié  de  son 
mieux  la  forme  des  plafonds,  qui  sont  tantôt  étendus  comme  de 
grands  dais  chargés  de  caissons  étincelants  ,  tantôt  arrondis,  et 
couverts  de  peintures  sur  les  arcs  heureux  de  leurs  voûtes.  En- 
fin ,  la  distribution  et  l'intérêt  des  compositions  qui  décorent  les 
murailles,  en  font  oublier  la  nudité;  elles  empêchent  qu'on  ne 
remarque  Texiguité  des  tissus  qui  encadrent  les  fenêtres  sans 
les  voiler,  et  la  médiocrité  des  meubles  déguisée  à  peine  sous 
une  teinture  blafarde  que  sillonnent  de  rares  filets  d'or.  Les  fres- 
ques ,  dont  on  a  ménagé  avec  beaucoup  d'art  les  sujets  et  le 
style,  courent  ordinairement  eu  frises  au-dessus  des  stucs; 
d'autres  fois,  elles  descendent  dans  le  stuc,  sous  foime  de  ta- 
bleaux ;  souvent,  comme  je  l'ai  dit,  elles  envahissent  le  plafond 
et  les  murs  tout  enlieis;  puis,  çù  et  \h  ,  elles  font  place  aux 
sculptures  et  aux  reliefs  de  gypse  blanc  qui  se  détachent  admi- 
rablement sur  des  fonds  colorés.  Vous  allez  ainsi  d'un  bout  à 


REVUE  DE  PARIS.  69 

Taiitre,  toujours  tenus  en  haleine  par  quelque  modification 
nouvelle  et  inattendue  de  ce  motif  principal  de  décoration , 
qui  semblait  d'abord  si  peu  susceptible  de  fécondité  et  de  cha- 
leur. 

Mais  si  l'artiste  est  sorti  avec  honneur  de  cette  lutte  difficile , 
ce  n'est  pas  une  raison  pour  louer  de  la  même  manière  l'idée 
sous  l'influence  de  laquelle  il  a  agi.  Ne  vous  semble-t-il  pas 
que  ,  précisément  par  l'effet  de  ce  culte  exclusif  et  exalté  qu'on 
professe  ici  pour  les  arls,  on  a  man([ué,  dans  cette  circonstance, 
à  leur  véritable  destination?  En  ([uoi  le  palais,  ajusté  comme  je 
viens  de  vous  de  le  dire,  rcssemble-t-il  à  une  demeure  humaine? 
L'architecture  des  habitations  a  aussi  sa  poésie.  Cette  poésie  a 
des  modulations  différentes  ,  selon  les  climats  et  les  époques  où 
elle  se  fait  jour  ;  mais  c'est  la  méconnaître  que  de  vouloir  lui 
ôtcr  l'accent  que  lui  donnent  le  mobilier  ordinaire  et  les  habitu- 
des caractéristiques  des  hommes  dont  elle  abrite  l'existence ,  et 
dont  elle  doit  résumer  l'esprit.  Que  de  fois  j'ai  rêvé  qu'on  pou- 
vait écrire  un  livre  plein  de  charme ,  et  d'une  émotion  à  la  fois 
douce  et  élevée ,  en  faisant  l'histoire  des  formes  et  des  orne- 
ments successifs  que  la  maison,  cette  enveloppe  de  l'individua- 
lité humaine  ,  a  revêtus  dejjuis  le  commencement  du  monde  jus- 
qu'à nos  jours?  Avec  quel  plaisir  on  suivrait,  à  travers  les 
variations  de  leur  toit ,  et  de  leur  industrie  domestique,  la  civi- 
lisation des  peuples  qui  ont  laissé  de  si  illustres  monuments  de 
leur  vie  publique ,  mais  dont  la  vie  privée  est  si  inconnue?  Et 
cependant  c'est  le  culte  des  dieux  Lares,  qui  peut  seul  nous  faire 
bien  comprendre  le  culte  des  divinités  de  la  patrie  ;  c'est  de  la 
famille,  comme  d'une  ruche  pleine  de  parfums  et  de  trésors 
cachés  ,  qu'est  sorti  l'essaim  de  toutes  les  vertus  politiques  et  de 
tous  les  grands  dévouements  qui  ont  changé  la  face  du  monde. 
Recevez ,  heureux  amis ,  l'hommage  d'une  pensée  que  vous  m'a- 
vez inspirée  ;  c'est  dans  cette  retraite  ,  où  vous  passez  des  jours 
si  calmes  et  si  beaux,  que  j'ai  appris  à  lier  de  grandes  idées  à 
des  objets  qui  laisseraient  la  foule  iiiditférente.  Oh!  dites-moi, 
dans  les  plus  petits  coins  de  votre  demeure,  parée  avec  une 
exquise  simplicité ,  n'y  a-t-il  pas  un  écho  de  vos  âmes  pures  et 
fidèles  ,  et  ces  meubles  délicats ,  que  votre  main  touche  chaque 
jour,  ne  réfléchissent-ils  pas  les  charmantes  visions  de  vos 
esprits  ? 


70  REVUE  DE  PARIS. 

Je  ne  saurais  rien  lire  d'analogue  dans  ce  palais  dont  je  viens 
de  vous  ouvrir  le  seuil  ;  mon  œil  est  frappé  par  un  profusion 
d'images  qu'on  retrouverait  difficilement  dans  aucun  château 
moderne  j  mais  toutes  ces  peintures  habilement  ordonnées,  que 
m'apprennent-elles  sur  les  habitudes  des  hôles  de  celte  demeure  ? 
Je  sais  que  je  suis  chez  un  prince  ,  mais  il  m'est  impossible  de 
deviner  qui  il  est.  Je  puis  bien  à  ces  tableaux  juger  de  quelques- 
unes  des  tendances  de  sa  politique  ;  mais  son  existence,  le  corps 
de  sa  pensée,  la  trace  visible  de  son  caractère  ,  de  ses  mœurs  , 
de  son  esprit  ,  je  ne  saurais  les  apercevoir  nulle  part.  Rien  de 
ce  qui  est  naturel  et  vrai  ne  se  montre  dans  ce  palais  j  tout  y  est 
figuré,  solennel  et  d'autrefois  ;  l'art  y  a  étouffé  la  vie. 

Qu'on  ne  dise  pas  que  l'industrie  n'est  point  développée  en 
Bavière  comme  en  France,  et  que  le  roi  a  fait  un  acte  de  na- 
tionalité en  refusant  d'emprunter  à  des  peuples  étrangers  ce  luxe 
qu'il  ne  pouvait  satisfaire  chez  lui;  car  je  trouve  hors  du  pa- 
lais, dans  les  perspectives  qu'on  lui  a  préparées,  cette  même 
absence  de  la  nature  que  je  viens  de  signaler  dans  l'intérieur. 
Votre  retraite  est  si  complètement  entourée  d'aspects  sublimes 
et  touchants ,  que  vous  avez  éprouvé  le  besoin  de  tirer  un 
voile  ,  en  certains  endroits,  entre  vous  et  ces  Alpes  majestueu- 
ses ,  dont  les  aiguilles  ,  les  neiges,  les  lacs  et  les  forêts  viennent 
assaillir  votre  pensée  de  tous  côtés.  Vous  savez  si  j'ai  compris 
cette  réserve  et  cette  sorte  de  pudeur  avec  laquelle  votre  mai- 
sonnette s'est  envelop|)ée  dans  son  vêtement  de  feuillage ,  à  la 
face  de  tant  de  magnificences.  Il  me  semble  qu'on  aurait  dû 
ici  imiter  votre  délicatesse  et  ménager  ,  à  l'entour  de  ce  palais 
où  l'art  a  tout  envahi ,  des  aspects  qui  pussent  soulager  les  yeux 
ou  les  distraiie;  mais  lorsque  ,  des  appartements  du  roi,  qui 
occupent  l'aile  florentine  du  midi  ,  le  regard  tombe  sur  la  ville, 
au  lieu  d'y  rencontrer  ces  découpures  libres  et  originales  que 
les  habilations  humaines  présentent  ordinairement  et  qui  fe- 
raient un  agréable  contraste  avec  la  symétrie  intérieure,  il  y 
trouve  toujours  les  mêmes  images  et  les  mêmes  préoccupations. 
De  l'autre  côlé  de  la  place  Max -Joseph  ,  qui  forme  toute  la  vue, 
et  indépendamment  de  sa  statue  de  bronze  et  de  la  colonnade 
grecque  de  son  théâtre,  s'élève,  vis  â  vis  le  palais  ,  une  façade 
qui  n'a  d'autre  destination  que  d'offrir  aux  yeux  du  roi  une  si- 
lhouette architecturale.  C'est  un  portique  latin,  dont  les  murs 


REVUE  DE  l'AKlS.  71 

intérieurs,  facilement  visibles  à  travers  leurs  minces  colonnes, 
sont  teints  de  ce  cinabre  ardent,  couleur  favorite  des  anciens, 
répandue  sur  leurs  vases  et  sur  leurs  peintures.  Indifférente  à 
l'édifice  dont  elle  n'est  que  le  côté,  cette  façade  a ,  pour  les  Ba- 
varois ,  un  mérite  qu'on  ne  ferait  pas  facilement  apprécier  à  des 
Français.  Peut-être  avons  nous  tort  de  ne  trouver  un  monument 
à  notre  goût  que  lorsqu'il  est  blanc  et  net  du  haut  en  bas.  Les 
anciens  ,  à  n'en  pas  douter  ,  employaient  la  couleur  comme  or- 
nement accessoire  dans  l'archilecture  et  dans  la  sculpture;  et  je 
veu-Kbien  admettre  encore  que  leurs  couleurs,  plus  fondamen- 
tales et  moins  nuancées  que  les  nôtres,  pussent  choquer  à  tort 
nos  yeux  habitués  à  des  teintes  plus  équivoques  et  plus  fondues. 
C'est  en  quelque  sorte  pour  montrer  un  spécimen  des  exemples 
qu'il  a  trouvés  chez  les  Grecs  ,  que  M.  de  Klenze  a  donné  A  son 
portique  cette  couleur  crue  et  hardie  dont  il  a  reproduit  l'essai 
l.lusieurs  fois.  Mais  était-ce  devant  les  fenêtres  de  ce  palais,  qui 
n'a  d'autre  décoration  que  celle  des  peintures  ,  qu'il  fallait  en- 
core placer  celle-ci  ? 

Les  sensations  que  donne  l'art  véritable  sont  d'une  telle  fi- 
nesse, qu'on  ne  saurait  les  concevoir  sans  une  certaine  sobriété; 
et ,  pour  ne  pas  rechercher  des  modèles  hors  de  la  France ,  lors- 
que les  rois  ont  prodigué  dans  leurs  habitations  le  luxe  le  plus 
spleudide  et  le  plus  abondant,  on  a  su  leur  conserver,  au  de- 
hors ,  des  perspectives  qui  dussent  toute  leur  beauté  à  un  autre 
ordre  de  sentiments.  Les  forêts  de  Fontainebleau  et  de  Compiè- 
gne,  les  admirables  jardins  que  Lenôtre  a  dessinés  à  Versailles 
et  aux  Tuileries  ,  n'onl-ils  pas  tempéré  la  magnificence  de  ces 
demeures,  en  jetant  leurs  paysages  au  milieu  des  œuvres  du 
géiîie  humain?  Vous  voyez  que  c'est  un  monument  d  érudition 
qui  tient  la  place  de  la  nature  devant  l'aile  du  sud  de  la  rési- 
dence ;  l'aile  du  nord ,  qui  donne  sur  le  jardin  de  la  cour,  offrait 
du  moins  l'occasion  de  prendre  une  nvanche;  mais  ,  je  vous  l'ai 
dit,  c'est  une  forêt  de  châtaigniers  et  une  caserne  qui  occupent, 
de  ce  côté ,  l'espace  oii  se  dessinait  autrefois  la  villa  romaine  de 
l'électeur  Maximilien.  Du  haut  des  terrasses  du  second  étage  du 
palais,  on  aperçoit,  au  midi,  les  sommets  du  Tyrol.  M.  de 
Klenze,  qui  a  visité  Athènes  et  Corinlhe  ,  a  dû  souvent  deman- 
der au  ciel  pourquoi  il  n'avait  pas  rapproché  de  vingt  lieues 
cette  lointaine  ceinture  des  Alpes ,  qui  courounerait  si  bien  les 


72  REVUE  DE  PARIS. 

niDniiments  de  Miinicli,  el  qui  ajouterait  au  sentiment  élevé  de 
l'art  qu'on  y  respire  ,  je  ne  sais  (jucl  parfum  plus  frais  ,  plus 
libre  et  plus  robuste  ,  le  souffle  inspirateur  des  montagnes  ! 

IX. 

Siallcsi  dos  grandost  solennités.  —  llisfoirc  du 
moyen  âge  allemand.  —  l<*lliade. 

II  est  temps  de  vous  dire  tout  ce  que  la  décoration  du  palais 
contient  de  choses  excellentes  et  remarquables  ;  pour  y  trouver 
à  louer,  il  suffit  d'en  considérer  l'exécution.  Du  reste,  celle 
analyse  n'entamera  en  rien  ce  que  j'aurai  à  dire  plus  tard  sur  la 
valeur  générale  de  l'école  de  Munich  ;  préciser  son  caractf-re  , 
apprécier  ses  principaux  maîtres  et  leurs  ouvrages  ,  enlrer  dans 
le  détail  de  ses  divisions .  prévoir  la  part  qu'elle  pourra  prendre 
dans  le  développement  ultérieur  de  l'art  européen  ,  ce  sera  l'af- 
faire d'un  plus  long  examen.  Je  ne  prétends  vous  donner  ici 
qu'une  première  vue  de  cet  art  dont  les  monuments  les  plus  cu- 
rieux nous  échapperont  aujourd'hui ,  et  dont  il  faudra  estimer 
l'ensemble  une  autiefois. 

L'aile  du  nord ,  dont  les  appartements  sont  encore  en  con- 
struction ,  est  celle  que  nous  visiterons  la  première.  Elle  est 
destinée,  comme  je  vous  ai  dit,  aux  salles  de  représentation  ; 
mais  il  ne  s'y  rencontre  pas  de  ces  grandes  galeries  comme  on 
en  trouve  dans  nos  palais  où  une  aristocratie  nombreuse  se 
pressait  sans  cesse  aux  jjortes  des  appartements  royaux.  Deux 
vastes  salles,  l'une  pour  le  trône ,  l'autre  ponr  les  bals ,  séparées 
par  trois  avant-salles  qui  peuvent  alternativement  servir  d'an- 
tichambres à  chacune  des  deux  grandes  pièces  ,  composent  tout 
le  premier  étage  des  constructions  récentes.  L'une  des  extrémi- 
tés n'est  pas  élevée  jusqu'au  faîte,  et  de  grands  pans  de  brique 
n'ont  pas  encoie  reçu  l'enduit  gris  d'ardoise  qui  doit  les  faire 
ressembler  aux  pierres  toscanes.  Cependant,  en  entrant  dans  la 
salle  du  trône  qui  occupe  le  commencement  de  cette  bâtisse 
nouvelle  et  le  centre  de  toute  la  façade  ,  vous  pouvez  voir  que 
déjà  on  lui  donne  les  ornements  qui  exigent  le  plus  de  ménage- 
ments et  de  soins.  M.  Schnorr  est  déjà  installé  dans  les  pièces 
suivantes  qu'il  commence  à  couvrir  de  fresques,  tandis  que  les 


REVUE  DE  PARIS.  75 

maçons  n'onl  pas  encore  couvert  la  salle  de  bal  qui  leur  sert 
d'issue.  Enfin  M.  Hillensperger  exécute  déjà  les  dessins  de 
M.  Schwantlialer  sur  les  murs  du  rez-de-chaussée,  avant  qu'on 
ait  achevé  le  plancher  de  l'étage  supérieur.  Il  y  a  vraiment  quel- 
que chose  de  magique  dans  la  promptitude  et  dans  la  simulta- 
néité de  tous  ces  travaux. 

Le  nom  de  M.  Jules  Schnorrqui  est  chargé  de  décorer  les  trois 
salles  intermédiaires  du  premier  étage ,  est  à  peu  près  inconnu 
en  France  ;  je  l'avais  pourtant  ouï  prononcer  à  Paris,  avec  le 
sentiment  de  l'admiration ,  par  un  homme  dont  le  jugement  est 
aussi  élevé  que  le  talent ,  et  dont  le  ciseau  a  popularisé,  en 
France,  la  physionomie  des  artistes  les  plus  remarquables  de 
l'Europe.  Le  sujet  que  M.  Schnorr  doit  traiter  est  vaste,  il  com- 
prend les  trois  grandes  époques  du  moyen  âge  allemand.  La 
première  pièce  ,  en  partant  de  la  salle  de  bal ,  sera  consacrée  au 
cycle  de  Charlemagne  qui  a  créé  le  saint  empire  romain  ;  la  se- 
conde au  cycle  de  Frédéric  Barberousse,  qui  mit  aux  prises  la 
tiare  et  le  globe,  les  deux  puissances  sur  lesquelles  reposait  la 
mystérieuse  unité  de  l'empire  ;  la  troisième  retracera  la  vie  de 
Rodolphe  de  Habsbourg  qui  jeta,  au  xiii=  siècle,  les  fondemenis 
de  la  maison  d'Autriche,  et  avec  lequel  on  considère  ici  que  le 
moyen  âge  a  fini.  Pour  nous,  le  moyen  âge  n'expire  guère 
qu'aux  pieds  de  Charles-Quint,  sur  le  seuil  du  xvi"  siècle  :  où 
nous  ne  distinguons  que  l'aurore,  les  Allemands  voient  déjà  ie 
jour;  puisqu'ils  savent  lire  au  crépuscule ,  il  ne  faut  pas  s'éton- 
ner que  nous  ayons  eu  si  peu,  jusqu'à  cette  heure,  l'intelligence 
de  leur  esprit,  nous  qui  n'avons  jamais  assez  de  toutes  les  lu- 
mières du  soleil.  De  ces  trois  salles,  celle  qui  est  la  plus  voisina 
du  trône  a  seule  reçu  un  commencement  de  décoration.  Dans  le 
peu  que  j'ai  distingué ,  à  travers  les  préparations  de  l'esquissa, 
je  n'ai  rien  vu  d'inférieur  à  ce  que  la  réputation  dont  M.  Schnorr 
jouit  ici,  me  faisait  attendre.  J'ai  trouvé  une  grande  énergie 
jointe  à  la  naïveté  qui  convient  aux  sujets  du  moyen  âge  ;  les 
proportions  colossales  des  tableaux  de  mur  y  sont  soutenues 
avec  une  audace  tout  à  fait  virile.  La  frise  ,  composée  de  génies 
symboliques  qui  dessinent  une  marche  triomphale  sur  un  fond 
d'or ,  m'a  paru  d'une  très-belle  couleur. 

Voilà  donc  l'Allemagne  qui  commence  à  poindre  dans  ce  pa- 
lais allemand,  et,  bien  qu'ébauchée  à  peine,  je  n'ai  pas  été 
2  7 


74  REVUE  DE  l'.Vl'.IS. 

facile  do  l'y  ï'encoiitrer  entlii.  Mais  conimoiit  vous  ligurez-v»us 
«}u'on  va  décorer  les  salles  du  rez-de-chaussée  ?  L'endroit  est 
humide,  tourné  au  nord,  dont  la  délétère  intluence  est  encore 
augmentée  ici  i)ar  rincoiistance  du  climat.  N'importe,  on  y  met- 
tra ajssi  des  peintures  ,  j)our  se  conformer  à  l'ordre  que  vous 
savez .  et  non  pas  des  toiles  scellées  dans  les  murs ,  mais  bien 
des  peintures  faisant  partie  des  murs  eux-mêmes.  Il  est  vrai 
qu'en  Allemagne  on  fait  usage  d'un  procédé  des  anciens,  dont 
on  a  retrouvé  le  secret  dans  les  fouilles  de  Pompéï  et  d'Hercula- 
num,  etquiconsistailà  délayer  avec  le  pinceau  delà  cire  fondue 
jiour  donner  à  la  couleur  plus  de  solidité  et  d'éclat  à  la  fois.  Je 
ne  sache  pas(ju'on  ait  employé  chez  nous  cette  manière  dépein- 
dre qui  s'appelle  à  l'encaustique  ,  et  ([ui  convient  parfaitement 
y  nos  atmosphères  toujours  moites  auxquelles  les  fresques  or- 
dinaires ne  sauraient  résister.  Mais  quel  est  le  sujet  de  ces  pein- 
tures à  l'encaustique  du  rez-de  chaussée?  Sous  le  drame  de  l'his- 
toire allemande,  le  roi  a  voulu  qu'on  peignît  l'épopée  de  la 
Grèce;  et  vingt-quatre  parois  recevront  la  traduction  de  vingt- 
quatre  chants  de  V Iliade. 

On  voit  ici  ce  contraste  à  chaque  pas  ;  nous  avons  observé  déjà 
quelque  chose  d'analogue.  Nous  rencontrerons  encore  cette  dou- 
])le  pensée  dans  les  autres  appartements  ;  nous  la  poursuivrons 
ensuite  dans  la  ville.  A  côté  de  l'influence  italienne  que  les 
voyages  des  princes  bavarois  au  delà  des  monts  ,  et  le  catholi- 
cisme de  leurs  peuples  expliqueraient  suffisamment,  se  rencon- 
trent l'influence  allemande  et  l'influence  grecque.  Si  on  voulait 
chercher  la  raison  de  celles-ci,  on  en  pourrait  trouver,  à  la  sur- 
face, une  décisive  aux  yeux  même  des  personnes  qui  ne  voient 
rien  au  delà  des  faits  de  l'ordre  matériel.  Depuis  que  la  Bavière 
a  envoyé  un  roi  au  pied  de  l'acropole  d'Athènes,  elle  tient  un  re- 
gard fixé  sur  la  Grèce  ,  tandis  que  ,  de  l'autre,  elle  suit,  avec 
sa  défiance  héréditaire  ,  le  mouvement  secret  de  la  vieille  Alle- 
magne, 

Mais  si  vous  êtes  étonnés  de  voir  Agamemnon  assis  dans  un 
palais  germain  à  côté  de  Charlemagne,  ne  le  serez-vous  point 
davantage  d'apprendre  que  M.  Schwanlhaler,  à  qui  la  peinture 
colossale  des  vingt-quatre  chants  de  VIliaile  a  été  confitîe  ,  est 
un  sculpteur?  Oui,  c'est  par  ses  statues  déjà  presque  innom- 
brables que  ce  jeune  homme  a  commencé  sa  réputation  qui ,  je 


REVUE  DE  PARIS.  75 

n'en  (loiile  pas,  s'élendra  bientôt  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre. 
Je  ne  pense  pas  que  la  sculpture ,  qui  est  un  art  de  maturité  et 
de  réflexion,  ait  jamais  produit  une  fécondité  semblable  à  celle 
de  ce  talent  nouveau  dont  je  tâcherai  plus  lard  de  vous  présenter 
une  fidèle  analyse.  Mais  ce  prodigieux  statuaire  est  aussi ,  je  ne 
dirai  pas  un  grand  peintre  ,  nKiis  un  grand  dessinateur.  A  Mu- 
nich, il  n'est  point  rare  de  voir  des  peintres  qui  ne  peignent 
point.  M.  Cornélius,  par  exemple,  dont  l'Allemagne  s'étonne  un 
peu  de  voir  le  nom  prononcé  par  les  nations  étrangères,  comme  le 
résumé  de  son  art  renaissant ,  doit  tout  le  bruit  de  sa  gloire  aux 
élèves  qui  peignent  ses  ouvrages,  et  le  déclin  inévitable  de  son 
talent  au  peu  d'habitude  qu'il  a  de  manier  lui-même  le  pinceau. 
Je  pourrais  vous  citer  d'autres  traits  du  même  genre.  Louis 
Schwanlhaler  ne  peint  pas  ;  mais  son  imagination  est  d'une 
verve  intarissable  ,  et  son  crayon  est  souvent  d'une  ravissante 
pureté. 

A  tous  ces  dons  il  nuit  un  bonheur  plus  grand  ;  il  a  un  ami 
d'enfance ,  même  àme  dans  un  autre  corps,  qui  a  dévoué  à  sa 
gloire  des  qualités  ((ui  auraient  pu  l'immortaliser  lui-même,  et 
s'est  consacré  à  revêtir  des  prestiges  de  la  couleur  les  composi- 
tions d'un  génie  qu'une  seule  forme  ne  peut  satisfaire.  C'est 
M.  Hillensperger  qui  peint  les  dessins  de  M.  Schwanthaler  ;  il  lit 
la  pensé?  de  son  ami  comme  la  sienne  propre,  et  pourrait  y  sup- 
pléer au  besoin.  Ces  deux  artiste  jumeaux  se  complètent  et  se 
ressemblent  si  parfaitement ,  qu'on  ne  saurait  distinguer  le  trait 
de  l'un  de  celui  de  l'autre.  Mais  quelle  touchante  abnégation 
n'y  a-t-il  pas  dans  celui  des  deux  ([ui  semble  ainsi  dérober  d'a- 
vance à  son  nom  les  hommages  de  la  postérité  pour  augmenter 
la  renommée  de  son  ami?  J'aurais  grande  envie  de  promettre 
aux  pages  de  Y  Iliade  qu'il  vient  d'entreprendre,  qu'elles  éclip- 
seront tout  ce  qu'on  a  peint  à  Munich  jusqu'à  ce  jour  ;  mais  je 
veux  pas  analyser  une  ébauche.  Quant  à  l'association  des  deux 
talents  fraternels  ,  nous  en  pourrons  trouver  d'autres  exemples 
nombreux  dans  les  parties  achevées  du  palais. 

La  salle  du  Trône  mérite  de  nous  arrêter  encore  quelques  in- 
tants  dans  celle-ci.  Elle  présente  une  des  plus  belles  formes  de 
parallélogramme  qu'on  puisse  voir;  mais  sa  grandeur  même  of- 
frait une  difficulté  sérieuse  ,  car  ici  l'architecte  était  astreint  à 
se  passer  non-seulement  du  secours  des  draperies,  mais  encore 


76  REVUE  DE  PARIS. 

de  celui  des  peintures.  Pour  dissimuler  la  nudité  de  ses  vaste» 
murailles,  il  a  dessiné  à  droite  et  ù  gauche,  daus  le  sens  delà 
longueur,  une  double  galerie ,  soutenue  par  des  colonnes  co- 
rinthiennes. Ces  deux  tribunes ,  en  rétrécissant  pour  les  yeux  la 
partie  inférieure  de  la  salle,  font  admirablement  valoir  l'im- 
mense plafond  qui  s'élend  sans  obstacle  dans  tous  les  sens  ,  et 
dont  les  beaux  caissons  où  l'or  enlace  le  bleu  et  le  blanc  ,  cou- 
leurs nationales  de  la  Bavière,  produisent,  à  cette  haute  dis- 
lance ,  l'effet  d'un  firmament  tout  étoile.  A  l'extrémité  orientale, 
l'issue  a  été  habilement  pratiquée  entre  de  grandes  colonnes 
corinthiennes  ,  qui  rappellent  le  motif  principal  de  la  décoration 
et  qui  encadreront  merveilleusement  le  trône  et  la  salle  entière 
aux  yeux  des  personnes  placées  au  dehors. 

Entre  les  colonnes  qui  supportent  les  deux  galeries  latérales , 
dans  les  espaces  qui  ne  sont  ])Oii)t  occupés  par  les  fenêtres,  doi- 
vent être  placées  quatorze  statues  colossales  en  bronze  doré, 
représentant  les  princes  les  plus  illustres  de  la  Bavière.  Louis 
Schwanthaler  est  chargé  de  les  modeler.  Une  de  ces  figures  est 
déjà  placée;  c'est  celle  du  grand  électeur  Maximilien,  J'ai 
éprouvé  une  sorte  d'éblouissement  lorsque  j'ai  aperçu  cette  masse 
de  quinze  pieds  de  haut ,  toute  resplendissante  d'or  La  tête  et 
les  mains  sont  trempées  dor  mat,  pour  faire  contraste  avec 
l'éclat  des  armures  et  du  reste  de  l'ajustement.  Ce  n'est  qu'à  Mu- 
nich qu'on  a  pu  dorer,  dans  les  temps  modernes  ,  des  blocs  aussi 
considérables;  les  dangers  qui  accompagnent  le  dégagement  du 
mercure  dans  lequel  on  est  obligé  de  mêler  l'or  qu'on  veut  atta- 
cher au  bronze  ,  ont  borné  jusqu'à  ce  jour  l'application  de  ce 
pi'océdé  aux  plus  petits  objets  du  luxe  domcsti(}ue.  Mais  la  fon- 
derie royale  de  bronze .  qui  est  un  des  établissements  les  plus 
intéressants  de  celte  capitale  ,  doit  à  M.  de  Klenze  des  appareils 
nouveaux  à  l'aide  desquels  on  peut  opérer  sans  crainte  l'évapo- 
ration  d'une  énorme  quantité  de  mercure.  Grâce  à  ce  résultat , 
qui  mérite  de  fixer  l'attention  des  autres  gouvernements ,  on 
peut  donner  aux  grandes  œuvres  de  la  sculpture  une  splendeur 
(|ui  rivalise  avec  le  luxe  de  l'antiquité.  Plus  prodigues  que  nous, 
les  peuples  anciens  appliquaient  l'or  par  feuilles  épaisses  aux 
travauxde  la  statuaire.  En  ce  point ,  comme  en  beaucoup  d'au- 
tres ,  nous  ne  saurions  imiter  leur  magnificence. 

J'ai  vu  à  la  fonderie  royale  la  plupart  des  statues  qui  doivent 


REVUK  hE  PARIS.  77 

accompagner  celle  de  l'électeur  Maximilieii  ;  et  si  c'était  aujour- 
d'hui mon  dessein  de  déterminer  la  valeur  de  M.  Schwanthaler, 
je  trouverais  facilement  un  objet  de  comparaison  fort  propre  à 
faire  ressortir  le  talent  du  sculpteur  bavarois  ;  car,  à  côté  de 
ces  mâles  figures  des  princes  du  moyen  âge ,  dont  il  a  si  noble- 
ment compris  la  rudesse,  se  rencontrait,  auprès  des  mêmes 
fourneaux,  la  statue  colossale  de  Schiller  que  Thorwaldsen  a 
modelée  pour  la  ville  deStultgard,  et(iue  le  roi  de  Wurtemberg 
a  fait  fondre  à  Munich.  Schiller  avait  puisé  dans  sa  conscience 
cette  force  que  la  barbarie  des  temps  avait  seule  donnée  aux  des- 
cendants d'Othonde  Wittelshach  ;  l'énergie  et  la  pitié  de  son  âme 
rayonnaient  tout  ensemble  sur  sou  mélancolique  visage  ;  et  sa 
tête,  si  pleine  de  puissancedans  son  affaisement,  était  un  admi- 
rable sujet  d'étude.  Thorwaldsen  n'en  a  tiré  qu'un  médiocre 
parti;  et  tandis  que  la  sécheresse  des  contours  de  celte  statue, 
la  maladroite  négligence  de  ses  draperies,  et  l'absence  totale 
de  sentiment  dans  toute  sa  composition  ,  me  conduisaient  à  de 
singuliers  retours  sur  les  réputations  qui  nous  arrivent  toutes 
faites  d'Italie,  j'admirais  avec  quel  bonheur  M.  Schwanthaler  a 
doué  d'une  vie  originale  les  fantômes  de  ces  princes  que  l'im- 
portance de  leurs  successeurs  a  seule  tirés  de  l'oubli. 

Mais  j'aurais  trop  à  faire  si  je  voulais  aujourd'hui  m'engager 
davantage  dans  ce  sujet.  Je  ne  peux  non  plus  vous  parler  que 
brièvement  d'un  travail  en  gypse  dont  le  même  artiste  a  orné  le 
balcon  de  la  salle  du  Trône.  Au  milieu  de  chacun  des  huit  arcs 
qui  surmontent  ses  fenêtres ,  un  génie  tient  de  chaque  main  un 
grand  médaillon  ;  sur  chacun  de  ces  médaillons  est  sculpté,  dans 
le  style  antique  ,  un  événement  de  l'un  de  siècles  de  l'histoire 
de  Bavière.  Ces  petits  reliefs,  d'une  forme  très-élégante,  se  dé 
tachent  en  blanc  sur  un  fond  de  peinture  bleue ,  dont  le  motif  se 
reproduit  dans  toute  l'étendue  du  balcon,  et  (jui  est  un  autre 
essai  des  réminiscences  historiques  de  M.  de  Klenze.  Les  huit 
statues  en  marbre  blanc  ,  qui  couronnent  la  corniche  de  ce  bal- 
con ,  sont  encore  l'œuvre  de  Louis  Schwanthaler. 


78  REVUE  DE  PARIS. 

X. 

iippartcmcnt»  <lu  roi*— ntstoire  de  la  poésie 
g;i'ecque» 

L'aile  du  midi  est  terminée  depuis  1856.  Les  appartements  du 
roi  et  ceux  de  la  reine  occupent  tout  le  développement  du  pre- 
mier étage.  Vous  avez  vu  rAliemagne  et  la  Grèce  se  disputer  les 
fresques  de  l'aile  du  nord  ;  dans  celle  du  sud  ,  elles  ont  fait  un 
partage  égal.  La  décoration  des  appartements  du  roi  représente 
l'histoire  de  la  poésie  grecque  ;  celle  des  appartements  de  la 
reine  est  consacrée  à  la  poésie  allemande 

Qu'il  me  soit  permis  ici  de  ne  faire  ressortir  que  le  côté  sérieux 
et  excellent  de  ces  deux  sujets  :  au  lieu  de  remplir  ses  apparte- 
ments de  ces  images  que  la  vanité  commande ,  et  que  la  flat- 
terie est  toujours  prête  à  prodiguer,  le  roi  de  Bavière  a  mieux 
aimé  faire  placer  sous  ses  yeux  la  traduction  vivante  des  poëtes 
qui  ont  reçu  la  mission  élevée  de  donner  des  leçons  aux  peuples 
et  aux  princes.  Qui  se  refuserait  à  louer  une  semblable  pensée? 
En  faisant  peindre  dans  ses  appartements  les  œuvres  de  ces 
poëtes  grecs  qui  seront  à  jamais  l'orgueil  de  la  démocratie  ,  le 
roi  Louis  a  rendu  ,  ce  nous  semble,  un  autre  service  aux  arts. 
Si  l'on  en  croyait  les  écrivains  qui  se  sont  placés  chez  nous  à  la 
tête  de  la  réaction  de  l'art  catholique,  les  Grecs  ne  mériteraient 
que  notre  dédain  ,  et  les  glorieuses  ruines  du  Parlhénon  ,  qui 
ont  inspiré  tant  de  grands  artistes ,  ne  seraient  plus  qu'une 
muette  et  stérile  poussière.  En  donnant  un  démenti  solennel  à 
ces  misérables  blasphèmes,  l'école  de  Munich  est  d'autant  moins 
suspecte  qu'elle  a  plus  de  droits  que  la  nôtre  à  représenter  l'art 
du  moyen  âge.  Pour  moi ,  les  travaux  qu'elle  a  exécutés  dans 
les  appartements  du  roi,  me  semblent  jeter  un  jour  tout  parti- 
culier et  tout  nouveau  sur  cette  grande  question  de  la  Renais- 
sance qui  agite  aujourd'hui  l'Europe,  et  dont  je  serai  ameué  à 
vous  parler  par  la  suite  naturelle  de  mon  sujet. 

L'ordre  qu'on  a  suivi  dans  ces  peintures  est ,  pour  ainsi  dire  , 
un  ordre  biograjjhique.  A  chaque  poète,  on  a  consacré  une  salle, 
en  commençant  par  les  plus  anciens  pour  arriver  à  leurs  suc- 
cesseurs parla  chaîne  des  temps.  Le  choix,  qui  était  de  toute 


REVUE  DE  PARIS.  79 

nécessité,  a  été  fiit  avec  beaucoup  de  goût  ;  on  a  supprimé  les 
renommées  parasites,  et  les  illustrations  scandaleuses;  parmi 
celles-ci ,  je  vous  citerai  avec  i)laisir  Euripide  ,  que  la  France 
s'est  enfin  repentie  d'avoir  honteusement  préféré,  pendant  deux 
siècles,  à  Eschyle  et  à  Sophocle.  Orj)hée  et  les  Argonautes,  Hé- 
siode et  la  théogonie  ,  les  hymnes  d'Homère  ,  les  odes  de  Pin- 
dare  ,  les  chansons  d'Anacréon  ,  les  tragédies  d'Eschyle ,  celles 
de  Sophocle,  les  comédies  d'Aristophane,  les  pastorales  de 
Théocrite  ,  tels  sont  les  motifs  de  la  décoration  de  la  première 
partie  de  l'aile  du  midi.  Tous  allez  juger  avec  quelle  habileté 
M.  de  Klenze  ,  qui  a  présidé  à  fous  les  travaux  .  a  su  varier  l'as- 
pect et  la  forme  de  ces  peinlines. 

La  première  antichambre  ,  par  laquelle  nous  commencerons 
notre  visite ,  est  couverte  d'un  stuc  vert  qui  ne  laisse  qu'une 
assez  petite  place  à  la  frise  dont  les  quatre  murs  sont  couronnés. 
Cette  frise  est  peinte  dans  le  style  monochromatique  des  pre- 
miers temps  de  l'art  grec.  Les  vases  étrusques ,  les  fouilles  de 
Pompeï,  quelques  rares  monuments  de  l'antiquité  précédem- 
ment découverts ,  le  texte  des  auteurs  ont  démontré  que  les  an- 
ciens ont  commencé  à  recouvrir  d'une  seule  couleur  le  dessin 
de  leurs  admirables  figures.  Quelquefois  cette  couleur  était 
blanche,  plus  souvent  elle  était  rouge.  Eschenburg  pense  que  la 
dernière  était  préférée  parce  qu'elle  rendait  mieux  le  Ion  des 
chairs,  Mais  ne  faut-il  pas  se  souvenir  aussi  que  le  soleil  inonde 
les  golfes  de  la  Grèce.  Et  doit-on  s'étonner  que  ce  soit  avec  la 
pourpre  de  son  manteau  que  les  premiers  artistes  de  ce  pays  ont 
revêtu  les  créations  de  leur  génie  ?  La  frise  raonochromatique  de 
la  première  antichambre  est  peinte  avec  une  teinte  un  peu 
adoucie,  je  crois ,  du  tnini'um  antique. 

C'est  une  heureuse  idée  d'avoir  appliqué  le  procédé  primitif 
des  Grecs,  à  l'expédition  des  Argonautes ,  qui  est  leur  plus  an- 
cienne tradition.  Comme  dans  les  oeuvres  antiques,  les  épisodes 
se  suivent  ici  sans  s'enchaîner  autrement  que  par  l'habile  cor- 
respondance des  lignes  et  par  l'ordre  chronologique.  Contraire- 
ment à  ce  qui  a  lieu  dans  les  bas-reliefs ,  on  y  remarque  assez 
souvent  des  plans  fort  différents  ,  leur  éloignement  est  indiqué, 
non-seulement  par  le  dessin ,  mais  encore  par  une  légère  nuance 
de  la  couleur  dominante  qui  laisse  déjà  prévoir  le  développe- 
ment ultérieur  du  coloris, 


80  REVUE  DE  PARIS. 

Ce  morceau  a  été  peint  à  rencaustique  ,  d'après  les  dessins  de 
Louis  Schwanthaler;  il  porte  l'empreinte  d'un  haut  sentiment 
de  l'art  grec  ,  et  je  l'appellerais  volontiers  une  expression  ro- 
mantique de  l'antiquité  ,  si  l'un  de  ces  mots  gardait  chez  nous 
le  sens  qu'il  a  en  Allemagne,  et  s'il  n'avait  été  corrompu  par  les 
exagérations  et  les  violences  de  ceux  de  nos  écrivains  qui  l'ont 
inscrit  sur  leur  drapeau.  Cependant,  outre  qu'il  y  a,  comme 
j'aurai  occasion  de  vous  le  faire  remarquer,  entre  une  certaine 
époque  de  l'art  grec  ,  et  l'art  du  moyen  âge ,  des  points  de  res- 
semblance ,  j'ai  trouvé  dans  plusieurs  parties  de  la  frise  de 
M.  Schwanthaler  une  animation  et  une  réalité  qui  sortent  tout 
à  fait  de  l'idée  que  la  routine  nous  a  donnée  de  l'art  antique,  et 
qui ,  sans  rien  enlever  à  l'élévation  des  objets  représentés ,  sem- 
blent ajouter  à  leur  vie.  Je  citerai,  pour  exemple,  le  groupe  des 
amis  de  Jason  qui  poussent  son  vaisseau  à  la  mer,  et  celui  qui 
nous  les  montre  recevant  l'hospitalité  du  prince  des  Dolopes.  Il 
y  a  dans  le  premier  une  énergie  de  mouvement ,  et  dans  le  se- 
cond ,  une  familiarité  naïve,  qui  à  une  pureté  classique  joi- 
gnent quelque  chose  de  plus  hardi  et  de  plus  vrai. 

Dans  la  seconde  antichambre ,  la  décoration  est  plus  abon- 
dante et  plus  variée;  suivant  les  progrès  de  l'art  grec,  M.  Hil- 
tensperger  a  peint  cette  salle  d'après  le  système  polychromati- 
que  ;  mais  il  n'y  a  employé  que  des  couleurs  fondamentales. 
Eschenburg ,  que  je  viens  de  citer ,  assure  d'après  Pline  ,  que 
le  blanc,  le  jaune,  le  rouge  et  le  noir,  furent  les  premières 
couleurs  mêlées  par  les  artistes  qui  s'acheminèrent  ainsi  vers 
une  plus  exacte  imitation  des  diversités  de  la  nature.  C'est  en- 
core M.  Schwanthaler  qui  a  donné  les  dessins  qui  couvrent  la 
frise  et  les  murs  de  cette  seconde  antichambre. 

J'aurais  de  longues  rétlexious  à  faire  sur  la  frise  qui  repré- 
sente ,  d'après  Hésiode,  l'histoire  des  dieux.  Je  n'imagine  pas 
qu'il  soit  possible  à  un  artiste  moderne  de  comprendre  la  théo- 
gonie grecque  mieux  cjue  Louis  Schwanthaler  n'a  fait  dans  ce 
morceau.  Suivez-bien  la  disposition  des  peintures  ;  sur  le  mur, 
placé  à  la  droite  des  fenêtres ,  est  peint  l'empire  d'Uranus  et 
de  Gaïa  (le  ciel  et  la  terre);  autour  de  ces  plus  anciens  maî- 
tres du  monde  hellénien  ,  se  groupent  les  éléments  dont  leur 
règne  est  formé ,  et  les  Titans  ,  enfants  de  leurs  entrailles.  11 
n'y  a  pas  une  seule  de  ces  figures  qui  n'indique  clairement  le 


REVUE  DE  PARIS.  81 

malérialisrae  de  l'ère  primitive  dont  elles  sont  les  symboles. 
Cependant,  bientôt  les  géants  brûlent  dans  l'abîme;  et  le  jeune 
Saturne  ,  révolté  contre  Uianus  ,  mutile  ce  père  des  dieux  ;  du 
sang  de  l'auguste  victime  naissent  les  Euménides  et  Vénus  , 
tout  ce  qui  doit  faire  le  tourment  et  la  vie  des  mondes  posté- 
rieurs. 

Sur  le  second  mur,  Saturne  trône  à  son  tour  ,  comme  fai- 
sait Uranus  avant  lui;  sur  sa  face  brille,  avec  la  gloire  du 
pouvoir  ,  la  maturité  de  la  sagesse.  Devant  lui  sont  rassem- 
blées toutes  les  divinités  de  son  époque;  ce  ne  sont  plus  de  sim- 
ples éléments,  comme  tout  à  Tlieure,  dans  le  cycle  d'Uranus  ; 
ce  sont  des  puissances.  Ce  progrès  est  merveilleusement  ex- 
l)rimé  par  la  figure  de  Gaïa  (la  (erre),  qui  tout  à  l'heure 
rayonnait  dans  le  ciel,  et  qui  apparaît  ici  sous  les  pieds  de 
Saturne,  domptée,  dépouillée,  et  recouverte  des  pâles  cou- 
leurs du  limon.  Ainsi ,  la  matière  qui  était  la  gloire  du  système 
antérieur,  n'est  plus  que  la  base  du  système  actuel.  Vous  fe- 
rai-je  part  d'une  autre  réflexion  qui  m'a  été  inspirée  par  le 
panthéisme  qu'on  professe  dans  ce  pays-ci  ?  Le  monde,  qui  est 
la  première  divinité  ,  a  produit,  en  s'élevant  vers  un  état  su- 
périeur, un  ordre  nouveau  qui  s'est  considéré,  lui  aussi, 
comme  un  être  nécessaire;  mais,  victime  de  sa  propre  créa- 
tion ,  il  ne  continue  pas  moins  à  la  nourrir  dans  son  sein  ;  et 
lorsqu'il  ne  la  domine  plus  ,   il  lui  sert  encore  de  fondement. 

Sur  le  troisième  mur ,  Saturne  devenu  vieux  tombe  à  son 
tour  sous  le  pied  des  chevaux  du  jeune  Jupiter,  qui  a  conduit 
contre  lui ,  nou-seulement  toutes  les  divinités  de  l'avenir  , 
mais  encore  les  divinités  du  monde  primitif  qu'il  a  délivrées. 
Aux  éléments  avaient  succédé  les  puissances  ;  c'est  l'intelli- 
gence qui  remplace  maintenant  celle-ci  ;  elle  se  manifeste 
par  deux  côtés  ,  par  l'absolution  du  passé  et  par  la  discipline 
savante  et  harmonieuse  qu'elle  imprime  à  l'ordre  nouveau. 

C'est  surtout  sur  le  quatrième  mur ,  où  est  peint  le  tranquille 
empire  de  Jupiter  vainqueur  ,  que  cette  dernière  partie  du  sym- 
bole attaché  à  sa  personne  se  développe.  Les  divinités  qui  en- 
tourent le  sublime  cavalier  de  la  foudre,  comme  Pindare 
l'appelle ,  et  qui  forme  sa  cour  sur  l'Olympe  ,  sont  bien  évi- 
demment de  glorieuses  personnifications  des  idées  qui  gouver- 
nent le  genre  humain.   Les   héros  qui    apparaissent  dans  le 


82  REVUK  HE  PARIS. 

lointain  ,  sont  les  instruments  ou  les  venffeiirs  de  ces  lois 
étemelles. 

A  mesure  qu'on  avance  dans  cette  épopée  tliéologique  ,  la 
couleur  prend  plus  de  développement  et  plus  d'étendue.  Au 
temps  d'Uranus  sont  réservées  les  couleurs  fondamentales  qui 
se  rappr  oclienl  de  Tanlique  système  monochromatique.  Mais 
pour  l'Olympe  de  Jupiter ,  l'arlisle  a  réservé  un  coloris  plus 
nuancé,  plus  fondu,  plus  lumineux,  qui  peint  pour  ainsi  dire 
aux  yeux  l'harmonie  que  son  règne  a  introduite  dans  le  monde 
antique.  Cette  dernière  composition  ,  plus  calme  que  toutes 
les  autres  ,  est  du  reste  relevée  par  une  idée  originale  ;  sous 
l'Olympe  qui  i)orle  fous  ces  dieux,  apparaissent  les  deux  mains 
colossales  du  géant  chargé  de  ce  glorieux  fardeau. 

Je  ne  crois  pas  inutile  de  vous  faire  observer  que  ,  sur  ces 
murailles,  l'insurrection  de  Saturne  fait  face  à  celle  de  Jupi- 
ter ,  comme  le  triomphe  de  l'un  à  celui  de  l'autre  ;  ainsi ,  les 
bornes  du  ciel  se  déplacent  et  s'élargissent  sans  cesse  devant  la 
pensée  humaine  ;  mais  c'est  par  une  défaite  du  passé  que  notre 
faible  raison  marque  chaque  pas  qu'elle  fait  vers  l'avenir. 
L'histoire  de  toutes  les  transformations  religieuses  est  écrite 
sur  celte  frise  ;  et  les  formes  triomphantes  peuvent  y  voir,  en 
deux  exemjjles  successifs  ,  la  prédiction  de  leur  ruine  inévitable. 
11  est  curieux  de  trouver  cette  protestation  absolue  et  hardie 
dans  le  palais  des  rois  de  la  Bavière  catholique.  Pour  moi ,  je 
me  ressouvins ,  en  la  voyant  ici ,  que  je  l'avais  lue,  il  y  a  quel- 
ques mois  à  peine ,  dans  le  poème  de  Proviéthée  qui  a  plus 
d'une  analogie  avec  les  peintures  dont  je  vous  parle  ;  mais  j'ad- 
mire ,  dans  l'œuvre  du  poëte  ,  une  sobriété  que  j'ai  regrettée 
dans  quelques  parties  de  celle  du  peintre.  M.  Quinet  a  choisi, 
parmi  les  idées  antiques  qui  ont  rapport  à  la  métamorphose 
des  croyances  humaines  ,  celles  qui  s'accordent  avec  les  formes 
et  le  goût  des  modernes.  M.  Schwanlhaler,  au  contraire, 
voulant  lutter  corps  à  corps  avec  Hésiode  ,  et  ne  reculer  devant 
aucune  de  ses  allégories,  est  quelquefois  tombée  dans  le  bi- 
zarre. Je  ne  doute  pas  que  la  symbolique  d'Hésiode  n'ait  pu 
produire  des  œuvres  d'un  goût  irréprochable,  alors  qu'elle 
était  soutenue  par  la  croyance,  et  interprétée  par  l'ingénieux 
esprit  des  Grecs.  Mais  aujourd'hui  que  le  sens  de  la  plupart  de 
ces  traditions  est  perdu  ,  si  l'art  veut  s'en  emparer,  il  est  dif- 


REVUE  DE  PAUIS.  8? 

ficile  qu'il  ne  crée  pas,  pour  les  exprimer  ,  dos  figures  chimé- 
riques et  des  accouplements  impossibles.  Néanmoins  ,  la  com- 
position de  M.  Sciiwanlhaler  mérite  les  plus  grands  éloges  j 
c'est  un  admiiable  effort  d'intelligence  tt  une  production  au 
niveau  de  la  science  allemande.  Ainsi  ont  été  traduits  les  plus 
hauts  résultats  de  l'érudition  de  Kreutzer  et  de  tous  ses  rivaux. 
Ce  n'est  pas  la  dernière  fois  que  je  vous  ferai  voir ,  à  Munich  , 
comment  les  travaux  les  plus  abstraits  sont  réalisés  par  la 
main  des  artistes. 

Au-dessous  de  ce  grand  drame  du  ciel  helléni(iue  se  trouvent 
des  peintures  qui  représentent  l'influence  exercée  sur  la  terre 
par  tous  les  dieux  dont  la  frise  est  pleine.  C'est  Jupiter  descen- 
dant chez  Alcmène  ;  c'est  Pandore  apportant  aux  hommes  la 
boîte  fatale;  ce  sont  les  saisons  changeantes  et  les  âges  décli- 
nants auxquels  les  puissances  célestes  ont  soumis  la  condition 
humaine.  La  théologie  grecque  fait  des  dieux  les  persécuteurs 
des  hommes.  La  théologie  chrétienne  a  pris  le  parli  contraire. 

Je  veux  prévenir  une  demande  que  vous  ra'allez  adresser 
sans  doute.  Je  n'ai  point  oublié  cette  admirable  collection  des 
gravures  de  Flaxman  que  nous  avons  souvent  feuilletée  ensem- 
ble, et  dans  laquelle  sont  traités  quelques-uns  des  sujets  dont 
je  viens  de  vous  parler.  Vous  voulez  savoir  s'il  y  a  quelque 
rapport  entre  Flaxman  et  Louis  Schvvanthaler.  Tous  les  deux 
ont  commencé  par  être  sculpteurs,  chose  assez  remarquable; 
tous  les  deux  aussi  ont  puisé  dans  l'étude  des  vases  étrusques 
cette  naïve  beauté  de  ligne  qui  caractérise  leurs  dessins.  Mais 
il  y  a  dans  Flaxman  je  ne  sais  quelle  vision  étrange  et  sublime 
<|i,il  lui  représente  les  objets  sous  des  formes  inconnues  ;  aussi 
a-t-il  en  général  mieux  réussi  à  reproduire  les  fantômes  du 
Dante  que  les  dieux  d'Hésiode  et  d'Homère.  L'imagination  de 
M.  Schwanthaler  est,  je  crois,  plus  féconde,  mais  elle  a 
moins  de  fantaisie  et  moins  de  précision  tout  ensemble.  Flax- 
man n'a  jamais  enchaîné  des  groupes  nombreux,  des  masses 
abondantes.  Un  homme  en  extase  devant  une  forme  qui  passe , 
une  famille  pendant  comme  une  belle  guirlande  entre  deux  ar- 
bres, un  dieu  enveloppé  des  signes  mystérieux  de  sa  puissance 
infinie,  telles  sont  les  scènes  simples,  mais  ineffaçables,  qu'il 
retrace  ordinairement.  M.  Schwanthaler  a  une  fougue  «luiaime 
les  mêlées  ,  qui  cherche  les  combats  jusques  parmi  les  dieux  , 


84  REVUE  DE  PARIS. 

et  qui  hasarde  dans  le  ciel  le  cheval ,  cet  indomptable  instru- 
ment de  guerre.  C'est  par  la  rêverie  (pie  brille  Flaxnaan  ;  c'est 
par  la  vie  que  M.  Schwanthaler  se  distinf;ue  :  mais  Flaxman 
n'est  pas  seulement  plus  fantasque ,  il  est  aussi  plus  pur.  Il 
est  vrai  qu'une  immobilité  presque  absolue  est  la  condition  de 
sa  pureté.  M.  Schwanthaler  doit  admirer  Flaxman  ,  mais  il  ne 
l'a  point  imité  :  et  on  peut  les  citer  l'un  et  l'autre  ,  comme  des 
exemples  différents  de  l'influence  que  la  Grèce  peut  encore 
avoir  sur  nos  arts  qui  ont  déjà  si  souvent  puisé  de  nouvelles 
forces  à  son  intarissable  mamelle. 

En  passant  de  la  seconde  antichambre  à  la  salle  de  service, 
nous  allons  observer  un  système  différent.  M.  Schnorr ,  qui  a 
été  chargé  d'y  dessiner  les  hymnes  d'Homère,  s'est  beaucoup 
plus  familiarisé  avec  l'art  chrétien  qu'avec  celui  du  paganisme. 
Aussi  n'est-ce  qu'à  travers  la  renaissance  qu'il  a  pu  retrouver 
les  Grecs  :  la  toilette  de  Vénus ,  qui  est  peinte  sur  le  premier 
mur,  semble  tracée  par  la  main  d'HoIbein  en  un  jour  oîi  il 
aurait  quilé  le  portrait  d'une  des  femmes  de  Henri  VIII,  pour 
s'éprendre  de  quelque  marbre  grec.  Cette  alliance  de  la  naï- 
veté propre  aux  modernes  avec  la  pureté  athénienne ,  pro- 
duit un  effet  curieux.  Je  citerai  encore  dans  cette  salle  un 
Apollon  qui  est  d'une  grande  élégance  ,  et  une  Cérès  qui,  re- 
trouvant sa  Proserpine  aux  portes  de  l'Érèbe,  se  précipite  vers 
elle  avec  un  de  ces  beaux  mouvements  qu'Aibrcclit  Durer  ren- 
contrait si  souvent.  M.  Hiltensperger,  quia  peint  la  plu|)art 
de  ces  dessins,  en  a  interprété  la  pensée  avec  une  fidélité  scru- 
puleuse. Ce  que  je  remarque  ici  comme  dans  toutes  les  autres 
œuvres  des  Allemands  ,  c'est  la  belle  ordonnance  philosophi- 
que des  détails.  Le  plafond,  la  frise  et  les  murs  de  cette  salle 
se  correspondent  merveilleusement ,  et  composent ,  pour  ainsi 
dire  ,  quatre  chants  qui  représentent  les  principales  directions 
du  génie  humain  ,  la  beauté  et  la  poésie  ,  la  terre  et  le  com- 
merce. 

L'ancienne  salle  du  Trône,  qui  suit  immédiatement,  est  ornée 
d'une  décoration  qui  tranche  vivement  avec  les  précédentes.  Sur 
le  fond  d'or  dont  les  murs  sont  couverts,  se  détachent  des  reliefs 
en  gypse  blanc  exécutés  par  M.  Schwanthaler,  d'après  les 
Iiymnes  de  Pindare.  Les  encadrements  quienlourent  ces  figures 
se  détachent  eux-mêmes  du  fond  sur  lequel  ils  sont  jetés,  par 


REVUE  DE  PARIS.  85 

le  grain  mat  de  leur  sable  plus  épais  et  plus  riche.  La  frise,  qui 
est  composée  de  la  représentation  de  tous  les  jeux  célèbres  de 
l'ancienne  Grèce,  avait  son  modèle  naturel  dans  cette  admirable 
frise  du  Parthénon ,  sur  laquelle  Phidias  a  représenté  les  Pana- 
thénées. M.  Schwanthaler  a  médité  cet  immortel  exemple  avec 
une  intelligence  élevée  ;  mais  il  a  su  résister  au  danger  d'une 
servile  imitation;  il  a  compris  la  différence  qu'il  fallait  mettre 
entre  la  gravité  calme  d'une  cérémonie  religieuse  et  la  vivacité 
des  luttes  publiques.  Entraîné  par  sa  verve  naturelle,  il  a  trouvé 
encore  dans  les  beaux  marbres  d'Égine  l'indication  du  point  où 
le  mouvement  peut  se  concilier  avec  la  majesté  de  l'art.  Soutenu 
par  l'étude  de  ces  deux  débris  de  l'antiquité,  il  a  pris,  en  les 
combinant  ensemble,  une  proportion  à  laquelle  il  a  dû  quelques 
effets  excellents.  L'ardeur  des  lutteurs  y  est  très-bien  rendue,  et 
j'ai  admiré  surtout  la  fougue  vraiment  inspirée  de  quelques  che- 
vaux. Mes  éloges  ne  seront  pas  sans  restriction.  On  sent  que  la 
main  du  maître  n'a  pas  passé  partout  :  la  composition  qui  vient 
de  lui  est  toujours  remarquable  ;  l'exécution  est  souvent  hâtive, 
négligée  et  incomplète. 

Au-dessous  de  la  frise,  dans  des  cadres  nombreux,  sont  re- 
présentées de  la  même  manière  les  principales  odes  du  Thébain. 
Jusqu'à  présent ,  nous  n'avons  guère  marché  que  dans  le  ciel  ; 
ici  se  trouve  écrite  d'après  Pindare  toute  l'histoire  des  hommes, 
depuis  Deucalion  et  Pyrrha  jusqu'aux  guerriers  qui  sont  morts 
devant  Troie.  Je  veux  vous  faire  une  autre  observation  impor- 
tante :  dans  chacune  de  ces  salles ,  consacrées  à  une  des 
grandes  traditions  de  la  poésie  grecque,  on  a  eu  soin  de  peindre 
le  poète  avant  l'œuvre  qui  se  rattache  à  son  nom.  Cette  divini- 
sation de  l'artiste  ainsi  élevé  par  la  postérité  sur  le  même  rang 
que  les  dieux  et  les  héros  qu'il  a  célébrés,  ne  m'a  point  déplu  ; 
on  aime  à  voir  Orphée  chantant  dans  le  vaisseau  des  Argo- 
nautes, et  Hésiode  ouvrant  lui-même  la  marche  de  cette  théogo- 
nie qu'il  avait,  pour  ainsi  dire  ,  créée  ,  en  la  façonnant  au  gré 
de  ses  idées  morales.  Dans  la  salle  du  Trône,  on  a  représenté 
aussi  Pindare  lisant  ses  hymnes  au  peuple.  Mais  savez-vous  où 
on  l'a  placé?  Seul  au-dessus  du  trône.  Dans  les  autres  salles,  on 
voulait  honorer  les  poètes ,  en  les  rangeant  parmi  les  dieux.  En 
mettant  ici  Pindare  au-dessus  du  roi ,  vous  comprenez  que  ce 
n'est  pas  au  poêle  grec  qu'on  a  voulu  faire  honneur;  ce  chantre 
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85  RKVUE  DE  PAKIS. 

inspire  de  la  démocraiie  [îieeque,  <iiii  avait  un  sentiment  si  ab- 
solu et  si  intraitable  de  sa  gloire,  ne  se  doutait  pas  qu'on  l'obli- 
gerait un  jour  à  partager  ses  couronnes  avec  un  roi  allemand. 

Anacréon  a  fourni  le  sujet  des  tableaux  de  la  salle  à  manger; 
c'est  M.  Zimmerman,  l'un  des  représentants  les  plus  habiles  de 
l'école  de  M.  Cornélius  ,  qui  les  a  dessinés  et  qui  les  a  peints  en 
grande  partie.  Le  poëte  de  l'amour  et  du  vin  préside  lui-même, 
du  haut  de  la  voûte ,  à  cette  traduction  choisie  de  ses  œuvres 
qui  couvre  le  plafond  et  les  murs.  C'est  une  place  convenable 
pour  l'ami  de  Pisistrate  ;  et  le  parfum  de  la  table  royale  doit  ré- 
jouir ses  narines  aristocratiques.  Quant  aux  peintures  dont  sa 
figure  est  entourée,  je  ne  m'arrêterai  point  à  analyser  leur  mé- 
rite; si  elles  ne  déparent  pas  la  décoration  générale,  elles  n'y 
apportent  aucun  élément  bien  particulier. 

Tout  auprès  de  la  salle  du  Trône  est  une  petite  salle  de  récep- 
tion, ornée  de  vingt-quatre  tableaux  tirés  des  tragédies  d'Es- 
chyle ,  et  dessinés  par  Louis  Schwanthaler.  Jnsqu'à  présent , 
dans  les  appartements  du  roi,  vous  avez  vu  ce  jeune  artiste 
crayonner  des  frises  qui  rappellent  jdus  ou  moins  le  bas-relief 
et  qui  se  rapprochent  de  la  sculpture;  mais  le  voici  qui  trace 
sur  les  murs  des  sujets  où  le  drame  domine  ,  et  qui  sont  de  véri- 
tables pages  de  peinture.  Il  s'est  tiré  de  cette  charge  nouvelle 
d'une  manière  si  brillante,  que  je  conçois  que  le  roi  de  Bavière 
ait  dû  avoir  le  désir  de  lui  faire  composer  une  Iliade  complète. 
Vous  savez  l'admirable  parti  qu'Eschyle  a  pris  pour  chanter  la 
victoire  de  Salamine;  il  en  a  peiiU  le  retentissement  au  milieu 
de  la  capitale  des  Perses,  pour  que  le  lointain  gémissement  de 
cet  écho  augmentât  encore  l'effet  du  triomphe.  Louis  Schwan- 
thaler a  voulu  lutter  de  précision  et  de  grandeur  avec  le  poëte 
grec.  C'est  par  une  seule  barque  (ju'il  a  exprimé  tout  le  mouve- 
ment du  combat  de  Salamine;  mais  il  faut  voir  cette  barque 
symbolique  !  Le  retour  d'Agamemnon,  pressant  la  tête  hypocrite 
de  Clytemnestre  sur  sa  poitrine  qu'elle  doit  désigner  au  poi- 
gnard ,  produit  une  impression  saisissante.  Plus  loin ,  Clytem- 
nestre. debout  entre  le  cadavre  d'Agamemnon  et  celui  de  Cas- 
sandre  ,  est  d'un  sentiment  qui  agrandit  toutes  les  proportions 
de  cette  petite  page.  Mais  la  perle  de  ce  cabinet,  c'est  le  sacri- 
fice d'Oreste  et  de  Pylade  sur  le  tombeau  d'Agamemnon  ;  il  me 
semble  diflScile  qu'on  puisse  donner  plus  de  pureté  et  plus  d'élan 


REVUE  DE  PARIS.  87 

à  la  mélancolie  grecque.  Trois  tableaux  de  Promélliée,  qui  cou- 
vrent les  parties  inférieures  des  murs,  sont  d'une  belle  compo- 
sition et  d'une  touche  pleine  de  finesse.  Ce  dernier  éloge  s'a- 
dresse à  M.  Schilgen  ,  qui  a  exécuté  à  l'encaustique  les  dessins 
faits  par  M.  Scliwanthaler  pour  cette  salle  ravissante. 

Remarquez  l'abondance  de  tous  ces  sujets  que  je  ne  peux  exa- 
miner les  uns  après  les  autres,  et  parmi  lesquels  je  suis  obligé 
de  choisir  les  plus  saillants;  je  voudrais  aussi  pouvoirvous  faire 
admirer  la  convenance  parfaite  (}u'il  y  a  entre  le  style  des  des- 
sins et  le  caractère  des  œuvres  qu'il  reproduit.  M.  Schwanthaler 
a  donné  à  toutes  ces  compositions  qu'il  a  tracées  d'après  Eschyle, 
cette  simplicité  auguste  et  cette  familiarité  élevée  qui  sont  em- 
preintes dans  les  poëmes  du  père  de  la  tragédie  grecque.  Chargé 
de  dessiner  les  tragédies  de  Sophocle  pour  la  chambre  de  tra- 
vail du  roi,  elles  comédies  d'Aristophane  pour  le  cabinet  de  toi- 
lette ,  il  a  su  conserver  à  ces  deux  poètes  la  couleur  de  leur  gé- 
nie. Pour  traduire  les  œuvres  de  Sophocle ,  il  a  emprunté  à 
Phidias  cette  pureté  sévère  et  cette  majestueuse  douceur  que  le 
sculpteur  avait  en  commun  avec  le  tragique.  Mais  comment  ren- 
dre Aristophane?  Comment  à  l'élégance,  sans  laquelle  on  ne 
saurait  concevoir  une  œuvre  grecque,  unir  l'énorme  bouffon- 
nerie du  poète  satirique  qui  s'est  emparé  des  formes  les  plus  tri- 
viales de  la  vie  et  des  fantaisies  les  plus  bizarres  de  la  pensée? 
Comment  retrouver  la  caricature  athénienne  ,  s'il  exista  jamais 
rien  de  semblable?  Comment  l'inventer?  Peut-être  vous  souve- 
nez-vous d'avoir  vu  dans  quelques  cathédrales,  de  vieilles  sculp- 
tures comiques  qui  étaient  tolérées  au  xive  et  au  xve  siècle,  bien 
qu'elles  osassent  s'en  prendre  aux  moines,  aux  abbés  et  aux 
saints  eux-mêmes?  Vous  en  avez  vu  de  pareilles  dans  les  stalles 
du  chœur  de  cette  église  de  Constance,  où  Jean  Huss  fut  con- 
damné au  feu  pour  une  irrévi  rence  moindre  que  celle  de  l'ar- 
tiste qui  les  a  exécutées.  11  m'a  semblé  que  M.  Schwanthaler 
avait  employé  avec  beaucoup  de  finesse  et  d'esprit  le  style  de 
ces  charges  toujours  gracieuses  et  naïves  dans  leurs  grimaces. 
Je  n'analyserai  pas  les  vingt-sept  compositions  qu'il  a  tracées 
d'après  Aristophane  ;  par  leurs  invenlions  ingénieuses ,  par  leur 
manière  élégante  et  par  leur  esprit  néanmoins  grotesque  ,  elles 
forment,  une  collection  excessivement  intéressante.  L'exécution, 
qui  est  tout  entière  de  M.  Hiltensperger,  est  d'une  verve  entrai- 


88  REVUE  DE  PARIS. 

liante  et  de  l'aspect  le  plus  vif.  La  pensée,  qui  préside  à  tous  ces 
tableaux,  a  cependant  quelque  chose  d'offensant  pour  notre  or- 
gueil populaire  ;  c'est  en  voyant  la  philosophie  et  la  démocratie 
raillées ,  sous  le  nom  d'Aristophane ,  dans  le  palais  d'un  roi ,  que 
j'ai  compris  l'inexorable  rancune  que  les  philosophes  du  dernier 
siècle  avaient  conçue  contre  l'auteur  des  Chevaliers  et  des 
Nuées. 

La  chambre  ii  coucher ,  qui  termine  l'appartement  du  roi,  est 
ornée  de  peintures  qui  représentent  les  principales  idylles  de 
Théocrite.  Ici,  comme  dans  la  chambre  à  coucher  que  Louis  XIV 
habita  pendant  sa  jeunesse,  c'est  l'amour  qui  est  le  sujet  de 
toute  la  décoration.  Les  dieux,  les  rois,  les  nymphes,  les  ber- 
gers, tout  aime  sur  ces  voluptueuses  murailles;  l'effroyable  Po- 
lyplième  lui-même  n'est  point  exempt  des  ardeurs  communes. 
La  plupart  de  ces  compositions  ont  été  dessinées  par  M.  H.  Hess, 
l'un  des  maîtres  qui  rivalisent  à  Munich  avec  la  réputation  de 
Cornélius.  Quelques-unes,  comme  le  Défi  de  chant  des  Ber- 
gers et  le  Rêve  du  Pêcheur,  sont  pleines  de  cette  grâce  à  la 
fois  naïve  et  savante,  qui  lui  ont  valu  tant  de  succès.  Mais  par 
son  système  qui  est  l'un  de  ceux  que  nous  considérerons  avec  le 
plus  de  soin ,  et  par  son  talent  qui  est  à  la  hauteur  de  ses  idées  , 
M.  Hess  est,  avant  tout,  un  peintre  religieux  ;  c'est  dans  la  cha- 
pelle de  la  cour  qu'il  veut  être  jugé. 

XI. 

Appartemouts  ctc  la  reine.  —  Histoire  de  la 
lîoêsie  aliemaiide*— lje!i(  !Vie]>eluug:eii» 

De  la  chambre  à  coucher  du  roi  on  passe  immédiatement  dans 
les  appartements  de  la  reine  qui  sont  sur  la  même  ligne;  cepen- 
dant ceux-ci  ont  leur  entrée  particulière,  à  l'autre  extrémité  du 
palais.  C'est  dans  les  antichambres  placées  en  cet  endroit,  que 
commence  l'ordre  chronologique  des  peintures  qui  viennent  se 
terminer  dans  les  pièces  voisines  des  appartements  du  roi. 
L'histoire  de  la  littérature  allemande  en  est,  coramejevousaidit, 
le  sujet:  on  aurait,  je  crois,  quelques  lacunes  considérables  à 
signaler  dans  cette  nouvelle  série.  Aucun  des  Meister-Sœngers 
ilii  xvi«  siècle  n'y  figure  entre  les  Minne-Sœngers  primitifs 


REVUE  DE  PARIS.  89 

du  xuie  siècle,  cl  les  poëfes  de  l'époque  moderne.  Je  ne  peux 
passer  sous  silence  ,  par  exemple ,  romission  de  Hans  Saclise , 
dont  Gœthe  a  si  bien  vengé  la  mémoire.  Serail-ce  parce  qu'il  fut 
cordoniiier  à  Nuremberg,  que  le  Clément  Marot  de  l'Allemagne 
aurait  été  jugé  indigne  de  figurer  dans  ce  palais?  Des  chants  du 
troubadour  allemand  Wallher  von  der  Vogelvveide,  et  du  Par- 
cival  de  son  contemporain  Wolfranc  von  Eschenbach,  on  passe 
sans  transition  aux  ballades  de  Burger ,  aux  compositions  épi- 
ques de  Klopslock,  au  féerique  Oberon  de  Wieland,  à  l'univer- 
selle poésie  de  Goethe  ,  aux  romans  et  aux  drames  de  Schiller , 
aux  contes  de  Louis  Tieck,  qui  décorent  les  salles  principales. 
Tel  est  l'ordre  dans  lequel  ces  peintures  sont  rangées  ;  mais  en 
partant  de  la  chambre  à  coucher  du  roi ,  où  je  vous  ai  laissés, 
je  vous  les  ferai  visiter  dans  le  sens  inverse.  Celui  qui  leur 
a  été  donné  n'a  rien  d'assez  important  pour  mériter  d'être  res- 
pecté. 

Entrons  donc  aussitôt  dans  la  bibliothèque  de  la  reine;  les 
murs  en  sont  couverts  par  des  armoires  d'un  goût  excellent  ;  les 
peintures  du  plafond  représentent  des  scènes  tirées  des  poésies 
de  Louis  Tieck.  Ce  sont  des  contes ,  oîi  les  fées  ,  les  traditions 
du  moyen  âge,  et  la  fantaisie  se  remplacent  tour  à  tour. 
M.  H.  Schwind,  qui  a  exécuté  ces  sujets  ,  en  a  bien  rendu  la  lé- 
gèreté et  la  finesse;  mais  après  lui  avoir  donné  les  éloges  qui 
lui  sont  dus,  je  ne  peux  m'empècher  de  vous  signaler  une 
étrange  illusion  qui  a  été  sans  doute  suggérée  à  son  esprit.  Il  y 
a,  dans  une  des  places  les  plus  visibles  de  son  œuvre,  un  Par- 
nasse moderne  qui  est  touché  d'une  main  habile  et  délicate.  Mais 
croiriez-vous  que,  dans  l'assemblage  de  tous  les  hommes  illus- 
tres qu'il  y  a  groupés  ,  la  France  ne  compte  pas  un  seul  repré- 
sentant? Il  y  a  mis  Danle,  fasse,  Arioste,  Cervantes,  Shake- 
speare, Gœthe  ,  Schiller,  "NVieland,  Herder,  Klopslock,  et  rien 
de  plus.  Malgré  sa  haine  aveugle  pour  la  France,  Frédéric 
Schlegel  n'eût  pas  osé  prononcer  contre  elle  une  exclusion  aussi 
absolue.  Les  passions  politiques  sont-elles  donc  assez  insensées 
pour  rayer  ainsi,  du  nombre  des  gloires  littéraires  de  l'Europe, 
celles  qui  ont  brillé  d'une  telle  lumière  qu'elles  ont  airaché 
l'Allemagne  elle-même  à  ses  longues  léthargies?  J'ai  lu  une 
charmante  chanson  d'UhIand  qui  dit  que  la  Belle  au  bois  dor- 
mant est  un  symbole  de  l'interminable  sommeil  de  la  poésie  al- 

8. 


00  REVUE  DE  PARIS. 

leinande.  II  n'y  a  rien  à  reprendre  à  l'image  du  chansonnier  j 
mais  on  peut  ajoiiler  que  le  son  du  cor  qui  a  réveillé  la  belle 
endormie,  c'est  la  grande  voix  du  génie  français  qui  a  traversé 
les  forêts  germaniques  à  la  suite  des  régiments  de  Turenne,  de 
Luxembourg,  de  Villars  et  de  Beile-Isle.  Que  la  Bavière  se  range 
parmi  les  ennemis  de  la  France,  nous  n'avons  aucun  intérêt  à 
l'en  détourner;  mais  elle  devrait  s'épargner  à  elle-même  l'in- 
jure hypocrite  d'un  oubli  impossible  :  il  n'y  a  pas  de  gens  qui 
aient  une  meilleure  mémoire  que  les  ingrats. 

Après  la  bibliothèque  vient  le  cabiitel  à  écrire  de  la  reine.  Le 
plafond  et  les  murs  de  celte  pièce  sont  ornés  de  compositions 
empruntées  aux  œuvres  de  Schiller.  MM.  Lindenschmilt  et  FoHz 
se  sont  partagé  ce  travail ,  qui  est  l'un  des  plus  gracieux  et  des 
plus  attrayants  que  le  palais  renferme  ;  tous  les  deux  y  ont  em- 
ployé un  coloris  qui  égale  en  vivacité  et  en  fraîcheur  ce  que  nos 
peintres  de  genre  ont  pu  rencontrer  de  plus  heureux.  Quant  à 
l'invention  ,  elle  est  souvent  de  l'originalité  la  plus  élevée;  celt<; 
qualité  se  trouve  surtout  dans  la  forme  fantastique  que  les  Alpes 
prennent  aux  yeux  du  Chasseur,  et  dans  l'entretien  de  Wallen- 
slein  avec  Séni  son  astrologue.  Deux  scènes  de  /«  Fiancée  de 
Messine,  quelques  situations  des  romans  de  Schiller,  ont 
fourni  le  sujet  de  compositions  charmantes.  Dans  les  trois  ta- 
bleaux de  la  Promenade  à  la  Forge,  brille  une  couleur  d'une 
étrangeté  merveilleuse;  on  ressent,  en  la  voyant,  l'espèce  de 
sensation  qu'on  éprouve  à  la  lecture  des  œuvres  de  Schiller,  qui 
semblent  toujours  éclairées  par  l'intérieure  et  mystérieuse  lu- 
mière de  la  conscience.  Cette  chambre  ,  peinte  avec  un  extrême 
bonheur,  est  décorée  aussi  avec  un  soin  particulier;  on  sent 
que  la  présence  de  Schiller  en  a  fait  un  lieu  de  prédilection. 
Ayant  pu  pénétrer  jusque  dans  les  petites  pièces  qui  occupent  le 
derrière  des  grands  appartements ,  j'y  ai  découvert  le  portrait 
de  Schiller  placé  au  rang  des  plus  intimes  souvenirs ,  et  associé, 
pour  ainsi  dire,  à  la  famille  de  la  reine.  Vous  partagez  le  culte 
que  j'ai  pour  Schiller;  souvent  vous  m'avez  entendu  invoquer 
son  nom ,  comme  l'honneur  suprême  de  la  poésie  moderne  et 
comme  le  plus  noble  représentant  du  spiritualisme  littéraire;  je 
vous  l'avouerai,  je  n'ai  pu  voir  sans  émotion  que  cette  âme  gé- 
néreuse, si  souvent  implorée  par  nous ,  recevait  aussi  les  adora- 
lions  familières  d'une  reine. 


l'.KVUE  DE   l'AKlS.  91 

Gœlhe  règne  fastueiisement  dans  la  chambre  ù  coucher  qui 
précède  le  cabinet  à  écrire.  Wilhehn  Kaulbach  ,  dont  le  pinceau 
a  retracé  les  oeuvres  de  ce  génie  souverain,  est  un  des  artistes 
les  plus  remarquables  de  l'école  bavaroise.  Son  nom  ,  qui  com- 
mence à  percer  à  Paris  ,  est  ù  Munich  l'objet  de  l'admiration  de 
toute  une  jeunesse  enthousiaste.  Je  vous  conduirai  dans  son 
atelier ,  et  vous  y  saluerez  avec  moi  cette  haute  alliance  de  l'i- 
magination et  de  la  pensée  qui  forme  les  grands  talents.  Mais  , 
lorsque  vous  aurez  admiré  le  ton  vigoureux  des  œuvres  qui  y 
sont  exposées ,  vous  serez  plus  étonnés  encore  de  voir  avec  quel 
bonheur  cet  énergique  crayon  a  su  rendre  ici  les  inspirations  les 
plus  gracieuses  et  les  plus  douces  de  son  modèle.  Je  vous  ferai 
remarquer  surtout  son  d'Egmont  auprès  de  Clara,  composi- 
tion d'une  éUgance  et  d'une  mélancolie  charmantes,  que  je  ne 
m'attendais  guère  à  voir  sortir  de  la  main  du  peintre  de  la  Mai- 
son des  Fous.  Dans  cette  vaste  salle  ,  M.  Kaulbach  a  eu  plu- 
sieurs occasions  de  montrer  d'autres  aspects  de  son  talent, 
Gcethe  a  tiré  les  mélodies  les  plus  contraires  de  l'instrument 
universel  que  la  nature  lui  avait  donné;  le  scepticisme  secret 
de  son  âme,  qui  l'empêchait  de  se  tixer  dans  aucune  voie,  lui  a 
permis  de  les  tenter  toutes.  Wilheim  Kaulbach  était  seul  peut- 
être  en  état  de  le  suivre  dans  ces  transformations  si  diverses  et 
si  extraordinaires.  Le  naturalisme  des  ballades,  le  paganisme 
des  élégies  romaines,  la  naïveté  et  les  superstitions  des  contes, 
la  hardiesse  des  romans,  l'élévation  et  l'incrédulité  des  tragé- 
dies ,  la  Grèce  d'Iphigéuie,  l'Allemagne  de  Faust,  la  Flandre  de 
d'Egmont,  Kaulbach  a  tout  embrassé  dans  les  formes  élastiques 
d'un  slyle  toujours  fidèle  à  lui-même.  Mais  il  est  un  point  par 
lequel  il  est  resté  bien  loin  des  poésies  qu'il  voulait  interpréter  ; 
la  couleur  la  plus  chaude  et  la  plus  abondante  lumière  sont  ré- 
pandues sur  toutes  les  œuvres  de  Gœthe  ;  on  regrette  trop  ces 
qualités  dans  celles  de  M,  Kaulbach.  Je  savais  bien  que  ce  n'é- 
tait |)as  par  le  coloris  que  brillait  l'école  de  Munich,  et  vous  ne 
l'ignorez  pas  vous-même.  Aussi  m'aurait-il  semblé  puéril  de  me 
courroucer  en  voyant  mon  attente  remplie ,  et  de  demander 
avec  le  ton  du  dédain ,  aux  artistes  allemands  ,  ce  que  la  nature 
ne  leur  a  pas  accordé  ;  il  est  cependant  des  circonstances  où  je 
n'ai  pu  me  défendre  de  désirer  qu'ils  eussent  fait  un  peu  plus 
d'efforts  pour  violenter  la  nature  elle-même. 


î)3  REVUE  DE  PARIS. 

Celle  impression  que  j'ai  ressentie  devant  les  peintures  exé- 
cutées d'après  les  œuvres  de  Gœlhe  ,  m'a  accompagné  dans  le 
salon  de  la  reine  ,  qui  suit  sa  chambre  à  coucher  ,  et  où  M.  Neu- 
reulher  a  représenté,  sur  la  frise,  VOberon  de  Wieland.  Les 
dessins  de  M.  Eugène  Keureuther  sont  pleins  d'une  fantaisie 
intarissable  et  tout  à  fait  sérieuse  ,  qui  aurait  étonné  Albrecht 
Duerer  lui-même.  Mais  pourquoi  ce  jeune  artiste  ,  doué  d'une 
imagination  si  riche  et  si  féconde,  n'a-t-il  pas  cherché  à  ravir 
au  soleil  d'Orient  quelques-unes  des  parcelles  dont  Wieland  a 
semé  son  poème  ?  La  plupart  des  scènes  d'Oberon  se  passent 
dans  la  patrie  de  la  lumière  ;  pourquoi  n'ai-je  trouvé  qu'un  pâle 
crépuscule  dans  les  peintures  qui  les  retracent  ? 

La  reine  a  aussi  sa  salle  du  TiOne  ;  elle  a  fait  céder  les  pro- 
hibitions absolues  du  roi,  pour  la  tendre  d'une  étoffe  d'or.  Au- 
dessus  de  la  tenture  règue  une  frise  composée  de  panneaux 
coupés  par  des  cannelures  ;  elle  est  ornée  de  peintures  de  Wil- 
helm  Kaulbach ,  qui  a  choisi  dans  les  poésies  de  Klopstock 
celles  qui  célèbrent  la  victoire  d'Arminius  sur  les  Romains.  Les 
moulures  qui  interrompent  la  frise  défendaient  à  l'artiste  de  se 
livrer  à  une  grande  composition  suivie  j  aussi  n'a-l-il  peint , 
dans  les  panneaux  dont  elle  est  formée,  que  des  groupes  qui 
représentent  symboliquement  les  exploits  du  héros  germain.  Le 
mérite  dominant  de  ces  figures ,  c'est  l'expression.  Elles  por- 
tent un  haut  caractère  de  douleur  et  de  violence ,  qui  a  quelque 
chose  d'ossianique. 

M.  Philippe  Foltz,  dont  je  vous  ai  déjà  fait  remarquer  le 
coloris  dans  le  cabinet  consacré  aux  poésies  de  Schiller ,  a 
décoré  la  chambre  de  service  de  la  reine  de  vingt  tableaux  dont 
les  sujets  sont  tirés  des  poésies  de  Burger.  La  ballade  de  Lénore, 
celle  du  Féroce  c/iffsse«r,  celle  de  Lénardo  et  Elandine ,  ont 
fourni  les  principales  scènes  de  cet  œuvre.  Ce  qu'il  y  a  de  vrai- 
ment remarquable  dans  la  manière  dont  elles  sont  traitées, 
c'est  une  flexibilité  de  talent  qui  passe  sans  broncher  des  effets 
les  plus  gracieux  aux  plus  terribles.  Par  celte  souplesse  par 
l'éclat  de  la  couleur,  par  l'habileté  de  la  composition,  M.  Follz 
se  rapproche  évidemment  de  l'école  française  :  il  n'y  tiendrait 
pas  une  place  inférieure  ;  car  s'il  a  les  qualités  brillantes  qui 
ont  fait  le  succès  des  Johannot ,  il  en  possède  aussi  de  plus 
sévères ,  qui  sont  propres  au  génie  allemand ,  et  qui  le  pré- 


REVUE  DE  PARIS.  93 

serveraient  des  éciieils  ordinaires  de  la  peinture  de  genre. 
C'est  M.  Herman  qui  a  peint  les  scènes  du  roman  de  Parcival 
par  Jrolfranc  von  E sclienbadi ,  sur  la  frise  de  ranlichami)re 
dans  laquelle  nous  entrons.  Si  l'on  est  blessé  par  les  teintes 
un  peu  criardes  de  ces  fresques ,  on  ne  peut  s'empêcher  d'ad- 
mirer l'ordonnance  habile  de  l'ensemble,  et  l'ingénieuse  com- 
position de  chaque  tableau.  L'efîet  général  de  l'invention  est 
saisissant.  La  première  scène  est  une  bouffonnerie,  la  dernière 
une  sorte  d'apothéose.  On  y  suit  avec  étonnement  les  progrès 
d'une  vie  qui  commence  dans  la  folie  ,  que  le  sérieux  prend  en 
route  ,  et  qui  finit  par  l'héroïsme.  Cela  révèle  une  intelligence 
de  maître.  Dans  la  première  antichambre  ,  M.  Cassen  a  peint  à 
fresque  les  poésies  de  Walther  von  der  Vogehveide.  Il  a  com- 
posé son  œuvre  de  fragments  détachés  qui  correspondent  pour- 
tant entre  eux.  Dans  le  Combat  de  chant,  il  a  dessiné  de  ces 
têtes  de  caractère  comme  on  n'en  trouve  qu'en  Allemagne. 
L'arrivée  du  pieux  Minn^-Sœnger  en  face  des  murs  de  Jéru- 
salem, qu'il  a  tant  souhaitée,  son  retour  dans  la  malheureuse 
Allemagne,  que  déchirent  les  discordes  du  clergé  et  de  la 
noblesse,  forment  deux  pendants  pleins  d'énergie  et  d'expres- 
sion. Les  chansons  d'amour  et  de  printemps  sont  aussi  rendues 
avec  beaucoup  de  grâce. 

Là  finit  l'appartement  de  la  reine  ,  mais  non  pas  la  tâche  que 
jo  me  suis  imposée  aujourd'hui.  Il  nous  faut  jeter  un  coup  d'oeil 
rapide  sur  la  salle  de  bal  et  sur  les  salles  de  jeu  du  second  étage, 
qui  sont  ornées  aussi  de  peintures  et  de  reliefs.  Dans  les  unes , 
M.  Rottman  a  essayé,  sur  des  sujets  de  la  vie  populaire  des 
Grecs ,  son  spirituel  crayon ,  que  nous  reverrons  ailleurs  sous 
un  jour  plus  favorable  ;  dans  les  autres  ,  Louis  Schwanthaler  , 
en  modelant  l'histoire  entière  de  Vénus ,  a  donné  une  nou- 
velle preuve  de  la  merveilleuse  abondance  de  ses  idées.  Je  ne 
vous  arrêterai  pas  plus  longtemps  à  admirer  ce  qu'il  faudra 
que  nous  jugions  une  autre  fois.  Je  ne  vous  conduirai  pas  non 
plus  dans  la  chapelle  de  la  cour  qui  fait  partie  du  palais ,  et 
que  nous  visiterons  plus  tard  avec  toute  l'attention  qu'elle 
mérite.  Je  me  hâte  de  vous  faire  descendre  dans  les  salles  du 
rez-de-chaussée ,  par  où  nous  terminerons  ces  longues  visites 
faites  au  palais. 
Cinq  grandes  salles  du  rez-de-chaussée,   placées  sous  les 


94  KEVUF.  DE  FAKIS. 

appartements  de  la  reine,  sont  destinées  à  recevoir  des  pein- 
tures empruntées  aux  jSiehclnngen.  Vous  le  voyez,  Plliade  de 
l'Allemagne  fera  ainsi  le  pendant  de  celle  d'Homère,  qui  rem- 
plira le  rez-de-chaussée  de  fade  du  nord.  Par  son  sentiment 
élevé  de  l'antiquité,  par  ses  familières  études  des  monuments 
primitifs  de  la  sculpture  grecque,  M.  Schwanthaler  était 
l'homme  qui  convenait  à  l'épopée  hellénique.  Il  fallait  à  l'épopée 
germanique  un  artiste  initié  aux  traditions  de  la  peinture 
allemande,  et  inspiré  par  le  vieux  génie  fudesque,  si  sauvage 
et  si  puissant  dans  son  élrangeïé.  M.  Jules  Sclinorr  est  aujour- 
d'hui à  Munich  le  véritable  représentant  de  l'art  antique  de 
l'Allemagne;  unissant  ci  de  fortes  études  des  vieux  maîtres  de 
son  pays  une  invention  pleine  de  spontanéité  ,  il  était  seul  capa- 
ble de  corriger  leur  bizarrerie  par  un  goût  plus  pur,  sans 
perdre  de  leur  caractère. 

A  ne  vous  rien  cacher,  la  première  fois  que  je  suis  entré  dans 
ces  salles,  dont  il  a  commencé  les  peintures,  j'y  arrivais  avec 
des  préventions  défavorables.  C'est  un  si  grand  ,  un  si  terrible 
poème  que  celui  des  NiebeluHfjen  !  Dans  ce  drame  gigantesque , 
l'héroïsme  est  jjoussé  à  des  projiortions  si  inusitées  ,  et  pour- 
tant, à  travers  toutes  ces  entreprises  colossales  et  ces  luttes 
effrénées,  brille  ,  du  fond  même  de  leurs  mêlées  les  plus  féroces, 
une  lumière  morale  si  étrange,  si  irrécusable  et  si  aiystériensi', 
que  je  n'imaginais  pas  que  la  peinture  pût  jamais  reproduire 
l'effet  de  ces  violences  sublimes  et  de  ces  aspirations  infinies. 
Cependant,  dans  la  première  salle  où  M.  Schnorr  a  peint, 
pour  ainsi  dire ,  la  préface  des  Niebelungeii,  j'ai  reçu  une  des 
plus  hautes  sensations  d'art  que  j'aieéprouvées  de  ma  vie.  Cela 
était  si  différent  de  tout  ce  que  j'avais  vu  à  Munich  et  partout 
ailleurs ,  et  en  même  temps  si  conforme  à  l'antique  esprit  ger- 
main et  au  style  de  l'épopée  elle-même  .  que  j'en  demeurai  tout 
saisi.  Voici  enfin ,  pensais-je,  l'Allemagne  que  j'ai  tant  rêvée  et 
tant  cherchée  ;  la  voici ,  conservant  ,  sous  le  vêtement  de  notre 
siècle  ,  l'audace  de  ses  vieilles  allures  et  l'enthousiaste  énergie 
de  ses  inspirations  natives  !  Voici  un  élève  de  tous  les  maîtres 
de  Cologne ,  de  Bruges  et  de  Nuremberg  ,  qui  ont  posé  les  fon- 
dements d'un  art  particulier  aux  nations  du  Nord  !  Voici  un 
successeur  d'Albrecht  Duerer,  ce  grand  homme  qui,  tout  en 
persévérant  dans  l'originalité  allemande  ,  sentit  cependant  que 


KliVUE  DE  PAKIS.  95 

le  temps  était  venu  de  n'èlre  inférieur  par  le  yoût  à  aucune 
école  et  à  aucun  pays  !  Oui ,  RI,  Schnorr  m'a  fait  espérer  tout 
cela;  et  peut-être  parviendra-t-il  à  réaliser  plus  que  je  n'ai 
attendu  de  lui  ;  car  je  croirais  dépasser  la  hardiesse  permise  à 
un  critique,  si  j'essayais  de  tracer  des  bornes  au  talent  vigou- 
reux qui  a  i)einl  la  première  salle  des  Niebelungen.  Mais  quel  a 
été  mon  désappointement  lorsque  je  suis  entré  dans  la  seconde 
salle!  à  côté  d'une  œuvre  admirable,  je  trouvais  une  œuvre 
incomplète.  Puis  la  troisième  salle ,  la  quatrième  et  la  cinquième 
étaient  vides;  et  les  murailles  ,  recouvertes  à  peine  de  mortier, 
attendaient  encore  les  peintures  que  peut-être  elles  ne  rece- 
vront pas. 

Laissez-moi  vous  parler  de  la  première  salle.  Dans  cette 
introduction  du  poëme ,  M.  Schnorr  a  peint  le  poète  lui-même  , 
et  le  portrait  des  personnes  qui  y  jouent  le  principal  rôle.  Le 
poète  est  représenté  sur  la  porte,  assis  et  écrivant  le  premier 
vers  de  l'épopée  ;  à  sa  gauche  sont  deux  vieillards  qui  signifient 
la  Mœhre ,  ou  la  narration  fabuleuse.  Aucun  mot  ne  peut  rendre 
la  caducité  de  ces  deux  têtes  chauves;  le  Temps,  cette  image 
classique  des  peintres  de  la  Mythologie  ,  n'est  qu'un  jeune  bar- 
bon auprès  des  deux  figures  sur  lesquelles  M.  Schnorr  a  exprimé 
la  vieillesse  de  l'éternité  elle-même.  A  droite,  la  Saga  ,  ou  la 
chanson  ,  est  peinte  sous  les  traits  jeunes  et  inspirés  qui  con- 
viennent à  la  muse  germaine.  Ainsi  le  poète  est  entouré  des 
deux  sources  oîi  son  imagination  a  puisé  ,  de  la  tradition  et  de 
la  poésie. 

De  chaque  côté  de  la  porte  ,  dans  toute  l'élévation  du  mur , 
sont  tracés  les  deux  groupes  principaux  du  poëme  :  à  gauche , 
le  roi  Gunther  et  Brunhild  ,  sa  femme  ,  dont  les  passions  attirè- 
rent sur  sa  race  les  coups  de  la  fatalité;  à  droite,  Siegfried, 
l'Achille  germanique ,  et  Crierahild ,  son  épouse,  dont  la  ven- 
geance rendit  aux  Niebelungen  d'effroyables  représailles.  Oh  ! 
que  le  Siegfried  est  adorablement  beau  !  quelle  mélancolie  dans 
son  courage!  quelle  sombre  et  divine  fierté  dans  son  regard 
levé  vers  le  ciel ,  où  il  semble  chercher  sou  berceau  et  lire  le 
terme  prochain  de  sa  vie!  ^v\t  voilà  bien  l'audace  inspirée  d'un 
soldat,  prédestiné  à  connaître  la  gloire  et  la  mort,  avant  le 
temps  fixé  pour  le  commun  des  hommes  ! 

A  gauche ,  sur  le  mur  latéral ,  sont  représentés  les  parents  de 


96  REVUE   DE  PARIS. 

Siegfried,  Siegraund  et  Sigelinde ,  et  la  reine  iJte,  mère  de 
Giinlher  ,  entourée  de  ses  deux  jeunes  fils  ,  Gernot  et  Giselher. 
On  ne  peut  se  défendre  d'une  émotion  profonde  en  face  de  ces 
figures,  les  plus  vénérables  que  j'aie  vues.  Jamais  on  n'a  peint 
la  vieillesse  avec  ces  traits  augustes  et  cette  simple  et  naïve 
majesté  qui  fait  venir  des  larmes  au  bord  des  paupières.  A  leur 
aspect ,  on  se  sent  pénétré  de  l'antique  parfum  des  temps  où  la 
bonne  foi  était  la  compagne  d'une  indomptable  énergie.  Vis-à- 
vis  de  ces  beaux  vieillards,  le  peintre  a  placé  le  furieux  Hagen, 
l'agent  brutal  de  toutes  les  perfidies,  ^(>lner  le  musicien  et 
Dankwart  le  maréchal ,  qui  le  suivirent  dans  la  grande  émi- 
gration des  Niebelungen.  Le  quatrième  mur,  (jui  est  en  face  de 
de  la  porte  ,  est  percé  d'une  grande  fenêtre  ;  de  chaque  côté  de 
celte  fenêtre  sont  peints  les  héros  qui  dominent  dans  la  der- 
nière partie  de  l'épopée ,  comme  autour  de  la  porte  ceux  qui  eu 
ouvrent  la  marche  :  ici  ce  sont ,  d'une  part ,  Dietrich  de  Berne 
et  maître  Hildebrand  ;  de  l'autre  ,  le  roi  Ethel  (  Attila  )  et  son 
fidèle  vassal  Rudiger.  Dans  l'arc  qui  surmonte  la  fenêtre ,  le 
fier  Hagen  s'élance  au-devant  des  nymphes  du  Danube  qui  lui 
prédisent  les  grandes  catastrophes  dont  la  fin  du  poème  est 
remplie.  Cette  composition  est  d'un  jet  hardi  et  vigoureux  ,  que 
je  ne  saurais  rendre,  mais  dont  la  seule  pensée  me  fait  frisson- 
ner. Au  plafond,  qui  est  en  forme  de  voûte,  quatre  petits 
tableaux  représentent  les  passages  les  plus  importants  du 
poëme  :  la  querelle  de  Chriemhild  et  de  Brunhild  sur  la  pré- 
séance ,  la  mort  de  Siegfried  ,  la  vengeance  de  Chriemhild  et 
les  lamentations  d'Ethel.  Ceux-ci  sont  d'un  moindre  style;  mais 
tout  le  reste  offre  le  plus  grand  aspect  héroïque.  Le  dessin  , 
qui  est  nerveux ,  et  la  couleur  ,  qui  a  un  sombre  éclat ,  en  font 
des  morceaux  de  la  plus  haute  distinction. 

La  seconde  salle  est  décorée  de  quatre  grandes  pages,  qui 
représentent  les  faits  les  plus  importants  de  la  vie  de  Siegfried  : 
son  retour  de  la  guerre  contre  les  Saxons ,  l'arrivée  de  Brun- 
hild à  Worms  ,  le  mariage  de  Siegfried  et  de  Chriemhild ,  enfin, 
la  révélation  du  secret  de  la  ceinture  de  Brunhild,  d'où  dérivent 
la  haine  des  deux  reines  et  tous  les  malheurs  qui  font  le  sujet 
du  poëme.  Ces  compositions  conservent ,  dans  leur  grandiose, 
un  air  de  simplicité  qui  charme  ;  mais  on  sent  que  la  main  qui 
les  exécutait  a  manqué  de  force  ou  de  bonheur  pour  exprimer 


REVUE  DE  PARIS.  97 

toute  sa  pensée.  I.c  dessin  est  indécis  ,  ce  qui  ne  l'empèciie  pas 
d'être  dur;  la  couleur  est  d'un  rouge  cru  qui  blesse  l'œil.  Il  ne 
reste  donc  à  louer  que  l'invention  elle-même,  et  elle  est  non- 
seulement  trahie ,  mais  encore  défigurée  par  l'exécution.  Savez- 
vous  la  pensée  que  j'ai  eue  ?  Je  me  suis  représenté  M.  Jules 
Schnorr  arrivant  î)  Munich  avec  ses  éludes  de  la  vieille  Allema- 
gne, et  entrant  dans  le  palais  du  roi  en  invoquant  Albrecht 
Duerer  et  les  Cranach.  Il  s'y  était  à  peine  établi,  que  tous  les 
génies  grecs  et  italiens,  qui  avaient  pris  possession  de  la  de- 
meure royale  ,  se  sont  précipités  sur  ce  tudesque  qui  venait  les 
y  déranger  ;  il  s'est  roidi  contre  leurs  attaques ,  et,  penché  sur 
son  ouvrage,  comme  saint  Antoine  sur  sa  Bible,  il  a  délié  l'as- 
saut de  ces  lutins  étrangers  qui  éblouissaient  ses  yeux  et  qui 
bourdonnaient  à  ses  oreilles.  Mais  ,  seul  contre  tous ,  il  a  été 
lassé  et  vaincu  peu  à  peu;  son  esprit  a  fini  par  se  troubler,  et 
sa  main  déconcertée  a  laissé  tomber  le  pinceau.  Qu'elle  le  re- 
prenne donc,  et  qu'elle  couvre  de  la  vigoureuse  couleur,  qui 
est  la  sienne  ,  les  beaux  dessins  qu'elle  a  déjà  tracés  !  Et  quand 
elle  aura  achevé  de  peindre  riiistoire  de  l'Allemagne  dans  les 
grandes  salles  de  réception,  qu'elle  vienne  terminer  ici  cette 
traduction  de  l'épopée  allemande  !  Car  c'est  elle  qui  représente 
l'école  vraiment  nationale  ;  si  la  Bavière  doit  secouer  un  jour 
le  joug  des  étrangers ,  c'est  elle  qui  aura  donné  le  signal  de 
l'affranchissement. 

H.  FORTOUL. 


LE  DERNIER 

DUC  DE  GUISE, 


D12B]VIERE  PARTIE. 


VIL 


Tandis  (jue  M.  de  Guise  prenait  Nisita  .  Gennare  Aiinese  avait 
donné  avis  aux  Espagnols  de  son  absence,  et  leur  ouvrait  la 
j)orte  d'Albe.  Don  Juan  d'Autriche  et  le  comte  d'Ognate,  nou- 
veau gouverneur  nommé  i)ar  le  roi ,  entraient  avec  toutes  leurs 
troupes  à  la  faveur  de  la  nuit.  En  quelques  heures  Naples  fut 
entièrement  reprise.  Mateo  d'Amore  et  plusieurs  commandants 
français  se  firent  (uer  à  leurs  postes.  M.  de  Forbin  et  quelques 
autres  coururent  au-devant  de  son  altesse  à  travers  les  balles 
espagnoles.  Le  prince  les  rencontra  comme  ils  sortaient  par  le 
faubourg  de  Chiaia.  Un  régiment  royal  les  suivait  de  près.  On 
lebroussa  chemin  à  la  hâte.  Des  Essarts  proposait  de  gagner  le 
Pausilippe  et  de  s'embarquer  pour  Rome. 

—  Je  croj'ais  que  vous  étiez  mon  ami,  répondit  M.  de 
Guise. 

Et  il  ne  fut  plus  question  de  fuir.  On  suivit  les  murs  de  la  ville 
au  milieu  d'un  feu  terrible  ,  qui  abattit  beaucoup  de  monde.  En 
arrivant  à  la  porte  de  Kole,  son  altesse  n'avait  d'autre  escorte 


RKVUE  DE  PARIS.  99 

que  ses  îîentilshommes  français.  Deux  bohémiennes  se  présen- 
tèrent en  dansant  avec  îles  contorsions  étranges  et  crièrent  : 

—  Prison  !  prison  ! 

Le  prince  demeura  étonné  un  moment  et  répondit  ensuite  : 

—  Point  de  prison  !  Mais  mort  !  mort  ! 

II  courut  à  la  porte  Cai)uane  ;  elle  élail  fermée.  Une  décharj^e 
de  mousquets  répondit  aux  cris  de  son  allesse.  Il  fallut  se  retirer. 
On  arriva  au  pont  de  la  Madeleine.  M.  de  Guise  laissa  ses  hom- 
mes derrière  lui,  et  s'avança  jusqu'à  la  slalue  de  saint  Janvier. 
De  là  il  aperçut  au  bout  d'une  rue  les  troupes  royales  qui  défi- 
laient. Il  vit  son  drapeau  jeté  à  bas  du  lourjon  des  Carmes  et 
les  couleurs  d'Espague  qu'on  y  ai  borait.  Il  entendit  les  tambours 
battre  delous  côtés,  les  cloches  en  branle  et  la  joie  du  populaire, 
qui  semblait  aussi  exlrême  pour  l'enlrée  de  don  Juan  d'Autriche 
qu'elle  l'avait  été  cinq  mois  auparavant  à  son  arrivée.  De  tristes 
pensées  roulèrent  dans  la  tète  du  prince.  Il  resta  longtemps  im- 
mobile à  contempler  sa  chute  précipitée;  puis  il  caressa  son 
cheval  couvert  d'écume  et  lui  dit  : 

—  Celui  que  tu  portes  n'a  plus  de  royaume ,  mais  c'est  encore 
Henri  de  Lorraine;  allons  chercher  une  autre  fortune. 

M.  de  Guise  salua  la  statue  de  saint  Janvier  et  s'en  fut  rejoin- 
dre son  escorte.  Il  forma  le  projet  de  se  rendre  aux  montagnes 
et  d'y  appeler  à  lui  les  partisans  ;  mais  le  bruit  de  la  prise  de 
Naples  s'était  répandu  dans  la  campagne,  et  les  dangers  crois- 
saient à  chaque  pas.  On  se  battait  dans  les  villages.  M.  de  la 
Botellerie,  qui  commandait  à  Giugliano,  arriva  suivi  de  douze 
Français,  et  chassé  parla  population.  M.  deMalletfut  obligé  de 
quitter  Averse.  Les  environs  de  Naples  n'étaient  pas  plus  sûrs 
que  la  ville  même  ,  et  l'on  ne  savait  où  traverser  à  gué  le  Vul- 
turne  pour  gagner  le  large.  Les  paysans  qui  avaient  baisé  cent 
fois  les  pieds  du  prince  en  l'appelant  leur  sauveur,  s'assem- 
blaient pour  le  tuer  au  passage  ,  et  voulaient  porter  sa  tète  à 
don  Juan;  mais  la  Providence  n'aurait  eu  garde  de  permettre 
une  telle  horreur,  et  M.  de  Guise  rencontra  de  ces  misérables 
auxquels  il  montra  un  si  fier  visage  qu'il  n'osèrent  approcher. 
Le  valet  de  chambre  Caillet  supplia  le  duc  de  changer  d'habits 
avec  lui.  Au  moment  ou  il  mettait  sur  sa  lête  le  chapeau  de 
son  altesse  ,  qu'on  reconnaissait  aisément  par  le  grand  nombre 
et   la  beauté  de  ses   plumes ,  une  troupe   d'Espagnols  parut 


100  REVUE  DE  PARIS. 

sur  les  bords  d'un  chemin  creux  où  marchaient  les  Français. 

—  M.  de  Guise  esl-il  parmi  vous?  demanda  le  commandant. 

—  Il  n'est  pas  loio  ,  répondit  le  prince  lui-même. 

Ces  hommes  tirèrent  tous  à  la  fois  sur  Caillet.  Le  malheureux 
tomba  ,  si  criblé  déballes  qu'il  n'eut  pas  le  temps  de  pousser  un 
soupir. 

En  traversant  la  route  d'Averse,  M.  de  Guise  aperçut  un  cour- 
rier qui  venait  de  cette  ville.  On  l'arrêta  au  passage  ,  et  on  lui 
prit  ses  papiers.  H  était  envoyé  à  don  Juan  par  Philippe  Palombe, 
l'un  des  chefs  les  plus  animés  contre  l'Espaj^ne,  et  sur  le  dévoue- 
ment desquels  son  altesse  avait  le  plus  compté. 

—  Que  pensez-vous  de  ces  Italiens?  dit  M.  de  Guise  à  ses 
amis.  Leurs  basses  façons  de  sentir  n'entrent  point  dans  nos 

esprits.  Je  n'étais  pas  né  pour  régner  sur  un  pareil  peuple. 

Des  Essarts  voulait  tuer  ce  courrier  ;  mais  le  prince  le  fit  seu- 
lement liera  un  arbre  et  poursuivit  sa  route.  On  rencontra  un 
détachement  de  Napolitains  d'environ  deux  cents  hommes.  Celui 
qui  les  menait  vint  saluer  son  altesse  et  faire  serment  de  mourir 
avec  elle.  On  mit  ces  gens  à  l'arrière-garde,  et  on  se  jeta  au  tra- 
vers des  champs  pour  éviter  les  partis  qui  battaient  les  chemins. 
Comme  on  descendait  un  coteau  d'une  pente  assez  rapide  ,  le 
prince  entendit  ces  Napolitains  crier  :  «  A  mort  !  à  mort  les  Fran- 
çais !  »  Au  lieu  de  fuir  ,  M.  de  Guise  lit  volte-face  et  obligea  les 
traîtres  à  reculer,  puis  il  partit  au  galop.  Trois  fois  il  exécuta 
la  même  manœuvre  et  réussit  à  mettre  ces  lâches  en  déroule 
complète.  On  arriva  devant  un  bois  épais  et  marécageux.  Le 
prince  voulut  s'y  jeter  :  des  fantassins  espagnols  en  gardaient 
les  bords.  On  reçut  leur  décharge  presque  à  bout  portant  ; 
mais  ils  tirèrent  mal ,  et  les  Français  enfoncèrent  le  bataillon 
entier. 

Cependant,  aux  bruits  du  combat,  l'ennemi  s'amassa  sur  ce 
point.  Les  bois  furent  cernés  de  toutes  parts.  Le  tocsin  sonnait 
dans  la  campagne,  et  les  paysans  se  joignaient  en  grand  nom- 
bre aux  Esj)agnols.  On  n'avait  plus  qu'une  demi-lieue  à  parcou- 
rir pour  atteindre  le  Vulturne.  11  fallait  marcher  à  découvert , 
et  le  feu  de  la  mousqueterie  devenait  effroyable.  Le  cœur  du 
prince  saignait  de  voir  que  tout  le  monde  avait  quelque  bles- 
sure. Le  marquis  de  Chaban  portait  un  bras  en  écharpe;  le  che- 
valier de  Vissecietle  avait  un  trou  à  la  tète:  La  Hôtellerie  fer- 


REVUE  DE  PARIS.  loi 

mail  avec  son  mouchoir  une  large  plaie  par  où  le  sang 
ruisselait  de  son  épaule  ,  el  ces  braves  jeunes  gens  faisaient 
encore  dos  prodiges.  Le  cheval  de  M.  de  Rouvrou  eut  les  reins 
cassés. 

—  Chevalier,  lui  dit  M.  de  Guise,  allez  vous  rendre  aux  en- 
nemis et  les  prier  de  ma  part  qu'ils  vous  accordent  bon  quar- 
tier. Vous  leur  montrerez  mon  écharpe.  Elle  est  aux  couleurs  de 
M'io  de  Pons. 

—  Non ,  par  Dieu  !  répondit  Rouvrou  qui  sauta  en  croupe 
derrière  Des  Essarls.  Je  ferai  comme  les  dragons;  je  courrai  à 
cheval  et  me  battrai  à  pied. 

Le  baron  de  Mallet  roula  par  terre  avec  sa  monture.  Des  Espa- 
gnols s'allaient  jeter  sur  lui.  M.  de  Guise  voulait  revenir  en  ar- 
rière et  le  dégager  ;  mais  ne  le  voyant  plus  remuer,  il  le  crut 
blessé  mortellement  et  continua  sa  retraite. 

Desmarets  ,  aumônier  du  duc  ,  demanda  si  son  altesse  Déju- 
geait pas  prudent  de  se  confesser  tout  en  marchant. 

—  C'est  inutile ,  répondit  M.  de  Guise ,  je  ne  vois  point  que  je 
doive  mourir ,  et  j'ai  besoin  de  mon  attention  pour  bien  diriger 
nos  manœuvres. 

Le  feu  allait  toujours  augmentant.  Quatre  fois  le  prince  sen- 
tit des  balles  effleurer  son  visage;  il  n'en  parlait  pas  au  bon- 
homme Desmarets  qui,  ne  songeant  guère  à  lui-même,  priait 
Dieu  intérieurement  de  ne  point  appeler  à  lui  l'âme  de  son  al- 
tesse dans  un  moment  où  elle  n'était  pas  préparée.  On  se  trouva, 
au  détour  d'un  rocher,  en  présence  de  deux  cents  paysans  armés 
qui  couchèrent  enjoué  M.  de  Guise. 

—  Altesse!  s'écria  Desmarets,  voici  voire  instant  suprême. 
Souffrez  que  je  vous  donne  l'absolution  à  tous  risques. 

Mais  le  prince  avait  poussé  son  cheval  hors  des  rangs ,  et  s'a- 
vançant  seul,  à  dix  pas  des  mousquets,  il  cria,  en  accompa- 
gnant sa  voix  d'un  geste  impérieux  où  l'on  reconnaissait  l'âme 
altière  de  soi!  aïeul  François  : 

—  Paysans,  baissez  les  armes  !  je  vous  défends  de  tirer.  Je 
suis  Henri  de  Lorraine.  Vous  m'aimiez  encore  hier  et  vous  vou- 
lez me  tuer  !  Fi  !  méchante  et  vile  canaille  !  retournez  à  vos  mai- 
sons et  ne  vous  mêlez  point  des  affaires  des  Espagnols. 

Les  paysans ,  dominés  par  l'accent  de  son  altesse  ,  baissèrent 
leurs  armes  et  livrèrent  le  passage.  M.  de  Forbin ,  racontant 

9. 


102  RRVUE  DE   PARIS. 

plus  lord  à  la  cour  celle  périlleuse  renconlre ,  disait  qu'il  ne  re- 
venait de  sa  vie  uu  regard  aussi  beau  que  celui  du  priuce  eu  ce 
moment ,  et  que  ,  pour  sa  part,  il  s'était  cru  déjà  dans  les  bras 
de  la  mort ,  tant  elle  lui  avait  paru  inévitable. 

A  cent  pas  de  là,  on  trouva  des  ennemis  rangés  sur  une  ligne 
fort  étendue.  M.  de  Guise,  mettant  son  épée  entre  ses  dents,  tua 
deux  hommes  avec  ses  pistolets  et  traversa  au  milieu  des  Espa- 
gnols. La  rapidité  de  ce  mouvement  ayant  mis  ces  geus  en  con- 
fusion ,  ils  tir'^rent  en  différents  sens  et  si  gauchement ,  qu'ils 
s'entre-tuèrent.  Avant  qu'ils  eussent  rechargé  leurs  mousquets,  ce 
qui  était  alors  uneopéralion  fort  longue,  lesFrançais  étaient  loin. 

Malgré  tous  ces  efforts ,  la  position  ne  tarda  guère  à  devenir 
fort  critique.  Les  froujies  royales  entourèrent  M.  de  Guise  si 
complètement ,  que  la  résistance  était  une  folie.  Le  prince  perdit 
son  cheval.  Un  officier  espagnol  lui  vint  mettre  la  main  sur  ses 
aiguillettes.  M.  de  Guise  le  poignarda;  mais  il  comprit  bien  que 
tout  était  fini. 

—  C'est  le  moment  de  mourir  en  gens  de  cœur,  mes  amis, 
dit  son  altesse  à  haute  voix,  non  pour  les  Napolitains  qui  ne  le 
méritent  point ,  mais  pour  notre  honneur  et  celui  de  la  France. 
A  présent,  tirez  sur  moi,  messieurs  les  Espagnols. 

—  Ne  tirez  point  !  cria  un  seigneur  fort  empanaché.  Croyez- 
moi  ,  monsieur  le  duc ,  il  vaut  mieux  être  prisonnier  que  de 
mourir.  Si  ce  n'est  pour  sauver  voire  vie,  que  ce  soit  au  moins 
pour  celles  de  vos  gentilshommes.  Je  vous  reçois  tous  à  quar- 
tier sans  vous  prendre  vos  épées.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  à  un 
Espagnol  que  vous  vous  rendrez  ;  je  suis  le  duc  de  Visconti. 

—  Allons  !  répondit  le  prince  ,  je  vois  qu'il  en  faut  passer  par 
cette  exlrémit('.  Je  me  rends  à  cause  de  votre  courtoisie^  sei- 
gneur duc.  Où  m'allez-vous  conduire? 

—  A  Capoue.  Veuillez  accepter  un  de  mes  chevaux. 
Chemin  faisant ,  le  prince  et  M.  de  Visconti  causèrent  fort 

nmicaleiuent.   Le  chevalier  de  Visscclette  les  interrompit  dans 
leur  conversation  pour  pariera  voix  basse  à  son  altesse. 

—  Je  vous  fais  mes  adieux,  dit-il  ;  ma  blessure  n'est  pas  dan- 
gereuse ;  j'ai  une  béte  dAnglelerre  qui  court  admirablement.  Je 
vais  jouei'  la  chance  de  mourir  contre  celle  d'être  libre. 

—  Vous  ne  le  pouvez  point  sans  me  compromettre,  chevalier  : 
la  parole  que  j'ai  donnée  vous  engage  comme  moi. 


RRVIJE  DE  PARIS.  1(13 

—  Votre  altesse  a  raison.  Il  faut  que  je  demande  à  M.  de  Vis- 
conti  la  permission  de  m'eiifuir. 

Le  chevalier  s'approcha  de  Visconti. 

—  Monsieur  le  duc  ,  lui  dit-il ,  si  l'un  de  nous  essayait  de  s'é- 
chapper ,  est-ce  que  vous  en  feriez  reproche  à  son  alttsse? 

—  Non  ,  assurément.  M.  de  Guise  n'en  saurait  être  responsa- 
ble ;  mais  gardez-vous  de  (enter  cette  folle  entreprise,  monsieur, 
car  mes  hommes  ont  leurs  armes  chargées  et  ils  vous  couche- 
raient parterre. 

—  Je  vous  remercie ,  monsieur  le  duc  ;  vous  pouvez  leur 
commander  le  feu  ,  car  je  vous  souhaite  bonne  vie  et  santé. 

Le  chevalier  partit  comme  un  trait.  On  lira  plus  de  vingt  coups 
de  mousquet  sur  lui  sans  l'atteindre.  Au  moment  d'entrer  dans 
un  bois  qui  le  mettait  à  couvert,  il  agila  son  chapeau  en  signe 
d'adieu  et  d'allégresse  et  disparut. 

—  Tout  est  possible  à  vos  Français ,  dit  M.  de  Visconti.  Ce 
jeune  homme  a  joué  son  tour  si  gentiment ,  que  je  n'ai  pas  re- 
gret qu'on  l'ait  manqué.  Puisse-t-il  à  présent  gagner  son  pays 
sans  accident  ! 

A  Capoue,  M.  de  Guise  fut  bien  joyeux  de  retrouver  le  baron 
de  Maliet,  qu'il  croyait  mort  et  qui  était  prisonnier  comme  lui. 
M.  de  Poderigo,  gouverneur  de  celte  ville,  mit  un  genou  en 
terre  devant  le  prince,  et  le  reçut  avec  des  témoignages  d'estime 
etd'admiralion. 

—  Il  y  a  longtemps,  dit-il ,  que  je  brûle  de  voir  ce  héros  qui 
nous  a  donné  tant  de  peinra.  Je  voudrais  partager  le  malheur 
de  votre  altesse  à  la  condition  d'avoir  aussi  la  moilié  de  sa 
gloire. 

Le  prince  embrassa  ce  galant  homme,  et  l'on  se  mit  à  table  où 
l'on  fit  bonne  chère.  Pendant  une  semaine  qu'il  demeura  dans 
Capoue  ,  M.  de  Guise  vécut  aussi  agréablement  qu'il  fût  possible 
avec  la  pensée  de  sa  mauvaise  fortune.  Un  jour  qu'on  discourait 
sur  les  derniers  événements,  un  officier  qui  arrivait  de  Naples 
assura  que  le  peuple  s'était  cru  abandonné  de  son  alte-ï^se. 

—  Pourquoi  dire  ces  choses  qui  affligent  monsieur  le  duc? 
s'écria  Poderigo.  IN'a-t-ii  pas  assez  de  soucis  d'être  prisonnier? 
N'en  croyez  rit-n,  altesse;  il  se  peut  faire  que  le  peuple  ail  eu 
cette  idée;  mais  à  présent  qu'il  doit  savoir  la  vérité,  je  vous  ré- 
ponds qu'il  vous  regrelte. 


104  REVUE  UE  PARIS. 

L'ordre  arriva  de  Naples  d'envoyer  le  prince  à  Gaïette  avec 
un  seul  de  ses  genlilsliouinies.  On  tira  au  sort  pour  décider  qui 
l'accompagncrail  et  ce  fut  Des  Essarts  qui  eut  ce  bonheur.  La 
séparation  ne  se  fit  i)assans  bien  des  larmes. 

—  Mes  amis,  dit  M.  de  Guise  en  eml)rassant  ses  compagnons, 
si  je  retourne  en  France  avant  vous,  comptez  bien  sur  moi 
pour  payer  vos  rançons ,  dussé-je  vendre  pour  cela  mon  argen- 
terie. 

Une  escorte  de  douze  cavaliers  conduisit  son  altesse  à  Gaïelle. 
Avant  d'arriver  dans  cette  ville  ,  on  s'arrêta  au  bord  de  la  mer 
pendant  les  heures  où  la  chaleur  était  trop  ardente.  Ces  hommes 
se  couchèrent  sous  des  arbres  ù  la  mode  de  leur  pays,  et  s'en- 
dormirent tandis  que  les  deux  prisonniers  se  promenaient  sur  la 
plage.  Une  felouque  aborda  ;  elle  était  menée  par  des  Napolitains. 
L'occasion  de  s'enfuir  à  Rome  était  belle.  Des  Essarts  fit  tout 
au  monde  pour  engager  le  prince  à  en  profiter  ;  mais  M.  de  Guise 
n'y  voulut  jamais  consentir  : 

—  Chevalier ,  dit-il ,  c'est  une  pensée  cruelle  pour  moi  que  de 
savoir  les  gens  de  Naples  disposés  à  croire  que  je  les  abandon- 
nais. Ils  en  demeureront  persuadés  si  je  me  tire  ainsi  des  mains 
de  l'Espagne.  Je  préfère  aller  en  prison  afin  qu'on  ne  doute 
point  de  ma  loyauté.  S'il  doit  m'en  coûter  la  vie  ,  l'histoire  dira 
quelques  mots  en  ma  faveur. 

Malgré  tout  ce  qu'il  eut  à  souffrir  pendant  sa  captivité,  nous 
n'avons  jamais  vu  que  M.  de  Guise  se  fût  repenti  d'avoir  tenu 
cette  noble  conduite  ,  bien  qu'on  le  puisse  avec  raison  trouver 
aussi  fou  en  cette  occasion  que  dans  le  reste  de  sa  vie.  On  le 
connaît  d'ailleurs  assez  pour  ne  point  s'étonner  de  le  voir  agir, 
sinon  mieux  ,  du  moins  autrement  que  le  reste  des  hommes. 

A  Gaïelte  ,  les  choses  prirent  une  tournure  fort  sombre.  On 
enferma  les  prisonniers  dans  la  citadelle  ,  et  leurs  armes  leur 
furent  ôtées.  Le  commandant  do!i  Alvardela  Tore  était  un  bru- 
tal. Il  leur  donna  des  chambres  froides  et  étroites  oîi  le  jour 
venait  par  des  meurtrières.  II  eut  soin  d'avertir  M.  de  Guise  que 
la  sienne  était  occupée  la  veille  par  un  cousin  de  Masaniel  qu'on 
avait  mené  pendre  tout  à  l'heure. 

—  Le  lit,  dit-il  ,  est  encore  chaud  ;  mais  on  en  ciiangera  les 
draps ,  quoique  je  n'aie  reçu  aucune  instruction  à  ce  sujet. 

—  Ce  début  promet ,  répondit  le  prince  ,  et  je  vois  qu'on  ne 


REVUE  DE  PARIS.  105 

laisse  pas  i\  votre  seigneurie  des  pouvoirs  fort  étendus  ,  puis- 
qu'on ne  s'en  rapporte  pointa  elle  dans  ces  simples  détails.  Cà  ! 
dites-moi ,  don  Alvar  ,  est-il  besoin  d'envoyer  à  Naples  pour  sa- 
voir si  vous  pouvez  me  donner  à  manger? 

Le  commandant  fit  une  méchante  grimace  et  sortit.  On  ap- 
porta un  dîner  exécrable  dont  les  prisonniers  jetèrent  la  moitié 
par  la  fenêtre.  Comme  ils  demandèrent  des  livres  ,  on  leur  en- 
voya la  Préparation  à  la  mort ,  du  savant  Érasme,  et  V His- 
toire du  prince  Conradin  avec  la  relation  de  son  supplice  et 
de  ses  derniers  moments. 

Des  Essarls  en  devint  pâle  et  ne  voulait  pas  ouvrir  ces  volu- 
mes ;  mais  M.  de  Guise  le  rassura  du  mieux  qu'il  put ,  en  lui 
disant  que  ,  si  véritablement  on  avait  dessein  de  les  faire  mou- 
rir, on  ne  s'amuserait  pas  ainsi  à  lâcher  de  les  effrayer.  Il  prit 
ensuite  l'histoire  de  Conradin  et  en  fit  lecture  à  haute  voix.  Don 
Alvar ,  qui  l'écoutait ,  lui  vint  demander  insolemment  s'il  ne 
pensait  point  que  le  trône  de  Naples  lui  porterait  malheur  comme 
à  celui  dont  il  lisait  les  aventures. 

—  Je  pense,  répondit  le  prince,  que  ce  sont  là  des  ques- 
tions d'État  qui  ne  regardent  pas  un  oflScier  d'aussi  bas  étage 
que  vous. 

Il  n'était  pas  de  moyens  que  ce  don  Alvar  n'employât  pour 
vexer  ou  incommoder  ses  prisonniers.  Il  entrait  ù  toute  heure 
du  jour  et  de  la  nuit  dans  leurs  chambres  et  venait  voir  s'ils  ne 
cherchaient  point  à  s'évader.  M.  de  Guise  avait  naturellement 
peu  de  patience;  il  menaça  cet  homme  de  le  battre,  et  lui  jeta 
un  flambeau  à  la  tète,  dont  il  faillit  l'assommer.  Le  résultat  de 
ces  querelles  fut  que  le  prince  mena  une  vie  fort  dure.  La  chère 
devint  si  mauvaise  qu'il  ne  pouvait  presque  plus  manger. 

Henri  de  Lorraine  était  en  plus  grand  péril  qu'il  ne  le  croyait. 
Le  conseil  de  la  vice-i'oyauté  délibéra  sur  ce  qu'on  devait  faire 
de  lui.  Le  comte  d'Ognate  et  les  conseillers  collatéraux  opinèrent 
pour  la  mort  ,  à  l'exception  du  vieux  duc  de  Tursi  ,  qui  se  sou- 
venait des  bons  procédés  que  son  altesse  avait  eus  pour  lui. 
Cependant  l'arrêt  eiit  été  prononcé  si  don  Juan  d'Autriche  ne 
s'y  fût  déclaré  contraire.  Il  représenta  qu'on  ne  devait  point 
faire  tomber  la  tête  d'un  prince  sans  écrire  au  roi  d'Espagne,  et 
prit  sur  lui  la  responsabilité  du  délai.  Tandis  qu'on  expédiait  un 
courrier  à  Madrid,  don  Juan  envova  son  secrétaire  à  Gaïette 


106  UEVUE  DE  PARIS. 

demander  si  M.  de  Guise  n'avait  j)oint  envie  de  présenter  un 
mémoire  écrit  pour  sa  défense.  Son  altesse  répondit  par  le  billet 
suivant  : 

«  Vous  êtes  prince  comme  moi ,  et  fort  désireux  de  gloire.  Si 
l'occasion  s'offrait  à  vous,  de  faire  comme  j'ai  fait,  vous  n'hési- 
teriez point.  Descendez  donc  en  vous-même  et  me  jugez  selon 
voire  !;rand  cœur.  Ne  voulant  m'ahaisser  jusqu'à  demander  ia 
vie  à  personne  ,  je  ne  vous  dirai  i)as  comment  j'agirais  en  votre 
place.  Je  suis  absous  au  tribunal  de  ma  conscience  et  à  celui  du 
monde  ;  quelle  justification  i)ourrais-je  donc  donner?  C'est  de  la 
politique  espagnole  que  mou  sort  dépend  ,  et  je  la  connais  mal , 
ayant  l'àme  française.  Quel  que  soit  l'arrêt  du  conseil ,  je  vous 
prie  de  croire  à  l'admiration  pourvos belles  qualités  et  àl'estime 
particulière  de  votre  affectionné 

»  HeJÏRI   de   LoRRAIKE.  )) 

Un  second  courrier  porta  cette  épître  à  Madrid,  accompagnée 
d'une  lettre  où  don  Juan  suppliait  le  roi  de  prendre  en  considé- 
ration le  grand  nom  ,  le  courage  et  le  caractère  aimable  du  pri- 
sonnier. Il  ajouta  que  si  on  condamnait  M.  de  Guise ,  il  en  au- 
rait un  remords  éternel ,  comme  s'il  l'eût  tué  de  ses  mains.  La 
réponse  fut  longtemps  à  venir  de  la  cour  d'Espagne  ,  en  sorte 
que  le  prince  demeura  deux  mois  à  Gaïelte  dans  une  incertitude 
qui  dut  lui  être  fort  pénible. 

Lorsqu'on  apprit ,  en  France,  la  chute  de  Henri  de  Lorraine  , 
un  cri  général  d'indignation  s'éleva  contre  M.  de  Mazariu.  Sou 
altesse  royale  Gaston  d'Orléans,  qui  venait  d'épouser  en  troi- 
sièmes noces  M'iede  Guise,  fit  des  plaintes  à  la  reine  et  demanda 
qu'au  moins  on  ne  laissât  pas  périr  son  beau-frère.  M.  le  cardi- 
nal avait  de  la  répugnance  à  prendre  des  partis  énergiques , 
mais  non  pas  à  mener  les  affaires  par  négociations.  11  fit  tout 
au  monde  pour  secourir  dans  son  malheur  celui  qu'il  avait  aban- 
donné, puissant  et  heureux.  On  pria  le  pape  d'intervenir,  et  on 
écrivit  à  Philippe  IV  que,  malgré  les  divisions  entre  souverains, 
la  vie  d'un  prince  devait  être  respectée.  L'amiral  du  Plessis  eut 
mission  d'aller  à  Kaples  avec  cette  même  flotte  qui  aurait  pu 
mettre  la  moitié  de  l'Italie  au  pouvoir  du  roi  de  France  ,  si  elle 


REVUE  DK  l'AHlS.  I07 

fût  partie  plus  tôt.  Le  jour  de  rAsceiision,  le  prisonnier  reçiil  la 
visite  de  don  Juan,  qui  lui  venait  montrer  les  inslrucUoiis  écrites 
du  roi  d'Espagne.  Piiilippe  IV  ordonnait  que  M.  de  Guise  lût  en- 
voyé ù  Madrid  et  qu'on  le  Irailàl  selon  son  mérite  et  sa  qualité. 
Dans  l'instant  même  où  son  altesse  quittait  Gaïetle,  à  bord  d'un 
vaisseau  espagnol .  Gennare  Annesse  était  décapité  sur  la  place 
des  Carmes ,  au  milieu  des  insultes  du  peuple  auquel  on  donnait 
la  tête  de  ce  misérable  comme  un  gage  de  réconciliation.  Avant 
de  partir,  le  prince  avait  intercédé  en  faveur  de  trois  chefs  po- 
pulaires qui  lui  étaient  demeurés  fidèles,  et  on  leur  avait  par- 
donné. Il  obtint  aussi  la  permission  d'écrire  à  sa  famille  et  à  ses 
amis.  Nous  donnerons  ici  sa  lettre  à  M""  de  Pons.  On  verra 
bientôt  pourquoi  ce  fut  la  dernière  et  dans  ([uelles  dispositions 
elle  trouva  cette  maîtresse  pour  qui  notre  héros  avait  accompli 
tant  de  belles  choses,  couru  de  si  gros  risques,  et  perdu,  en  der- 
nier lieu,  sa  liberté. 

«  Ce  n'est  plus  du  haut  d'un  trône  que  je  vous  écris,  ma  chère 
àme  ;  mais  du  fond  d'une  prison  ,  et  dans  l'instant  où  l'on  me  va 
mener  en  pays  ennemi.  Vous  qui  vivez  parmi  ceux-là  qui  m'ont 
abandonné  honteusement,  vous  n'aurez  point  de  surprise  en  ap- 
prenant que  j'ai  perdu  la  partie  après  l'avoir  eu  si  belle.  Il  ne 
me  reste  plus  au  monde  que  votre  tendresse  qui  me  puisse  don- 
ner assez  de  force  pour  supporter  mon  malheur.  Bien  que  j'eusse 
résolu  de  mourir  l'épée  à  la  main  |)lutôt  que  de  me  rendre,  je  ne 
regrette  point  que  les  choses  aient  tourné  d'autre  manière  ni 
de  voir  encore  le  jour  si  vous  me  conservez  votre  afFection.  Vo- 
tre généreux  cœur  ne  me  voudra  point  quitter  alors  que  j'ai  le 
plus  besoin  de  savoir  que  Ton  m'aime.  Vous  verrez  sans  doute 
avec  pitié  mon  infortune  comme  vous  avez  vu  mes  triomphes 
avec  joie.  J'ai  f^iit  tout  ce  qui  était  possible  pour  conserver  celte 
couronne  que  j'espérais  mettre  sur  votre  front.  Vos  vertus  et 
votre  beauté  étaient  dignes  d'un  présent  plus  magnifique,  et  je 
voudrais  avoir  le  trône  du  monde  pour  vous  l'offrir.  Par  mal- 
heur, le  courage  seul  était  à  moi  et  les  événements  à  Dieu.  Les 
destins  contraires  se  sont  joués  de  mes  desseins;  je  me  plais  à 
penser  qu'ils  ne  sauraient  m'atteindre  dans  mon  amour.  A  pré- 
sent que  me  voici  tombé  en  des  périls  dont  je  ne  suis  point  assuré 
de  sortir  vivant ,  il  vaudrait  mieux  peut-être  que  je  n'eusse  ja- 
mais bougé  d'auprès  de  vous.  C'est  une  des  plus  dures  conditions 


108  REVUE  DE  PARIS. 

de  riiomnie  que  de  faliguer  et  courir  beaucoup  pour  travailler 
souvent  à  sa  propre  ruine.  Je  me  veux  fier  pourtant  dans  la 
bonté  du  ciel  et  dans  votre  amitié  pour  attendre  encore  des  jours 
heureux.  Tant  que  vous  me  saurez  vivant,  ce  sera  le  signe 
<iue  je  conserve  respérauce  de  vous  voir  et  ma  passion  pour 
vous. 

n  Je  vous  baise  les  mains  un  million  de  fois,  et  dépose  mon 
cœur  à  vos  genoux. 

»  Heîvrt  de  Lorraine. 

»  P.  S.  Ma  sœur  de  Guise  ayant  épousé  Monsieur,  j'écris  à 
M'^c  la  duchesse  qu'elle  vous  donne  le  collier  de  perles  qui  me 
vient  de  ma  grand'mère.  Acceptez-le  et  le  portez  pour  Tamour 
de  moi  (1).» 

VIII. 

Pendant  les  cinq  mois  qu'avait  duré  la  puissance  de  M.  de 
Guise,  Gabrielle  de  Pons,  se  croyant  assurée  d'avoir  le  trône  de 
tapies,  avait  pris  des  airs  tout  à  fait  royaux.  Elle  était  naturel- 
lement glorieuse,  et  les  prouesses  de  son  chevalier  la  jetèrent  si 
avant  dans  ce  travers,  qu'on  en  plaisantait  à  la  cour.  Les  offi- 
ciers du  prince  n'avaient  point  cessé  de  la  servir,  et  la  demoi- 
selle avait  toujours  été  redoublant  de  luxe  et  d'étalage.  Dans  un 
cœur  bien  fait ,  l'ambition  eût  augmenté  la  tendresse  pour  celui 
qui  prenait  tant  de  soins  afin  de  la  satisfaire.  Ce  fut  tout  le  re- 
bours qui  arriva  dans  l'esprit  do  M"«  de  Pons.  Elle  songea  si 
fort  à  la  couronne  ,  qu'elle  en  oublia  celui  qui  la  devait  donner. 
Un  gentilhomme  ,  nommé  Malicorne,  qui,  sans  être  très-beau, 
avait  de  l'audace  et  des  succès  près  des  femmes,  lui  fit  une  cour 
empressée.  On  les  vit  beaucoup  ensemble  courir  dans  les  car- 
rosses de  son  altesse  .  à  des  parties  de  plaisir,  et  régaler  de  la 
compagnie  dans  les  hôtels  et  avec  la  cuisine  du  prince.  M™<=  la 
duchesse.  Monsieur  et  la  princesse  de  Montpensier  n'avaient  fait 
que  rire  des  grandes  manières  de  Gabrielle  de  Pons;  ils  trouvè- 
rent bientôt  sa  conduite  indécente.  Ils  en  parlèrent  à  la  reine  et 

(1)  Ce  collier  ne  valait  pas  nioin*  de  200,000  livres,  c'est-à-dire 
environ  500,000  francs  d'aujourd'hui. 


REVUE  DE  PARIS,  l09 

au  cardinal.  On  obligea  la  demoiselle  à  eiilrer  au  couvent.  Elle 
poussa  la  hardiesse  jusqu'à  se  plaindre  de  la  rigueur  dont  on 
usait,  et  donna  dans  ses  lettres  une  fausse  apparence  aux  choses. 
C'est  à  ce  sujet  que  son  altesse  écrivit  au  ministre  pour  deman- 
der qu'on  la  laissât  en  repos.  Sur  ces  entrefaites,  arriva  la  nou- 
velle de  la  catastrophe  et  de  l'emprisonnement  de  Henri  de  Lor- 
raine. M"e  de  Pons  en  i)leura  chaudement,  mais  ce  fut  par  dépit 
et  par  colère;  on  l'entendit  tenir  sur  le  prince  des  discours 
élranges,  par  oii  il  fut  évident  qu'elle  ne  l'aimait  plus.  Elle  ne 
s'en  cacha  pas  longtemps.  Tout  le  monde  comprit  que  M.  de 
Malicorne  en  avait  su  tirer  avantage.  M'""  la  duchesse  et  S.  A.  R. 
Monsieur  lui  firent  des  reproches  et  lui  retirèrent  les  oflficiers  et 
la  maison  de  M.  de  Guise.  Elle  eut  pourtant  l'impudence  de  faire 
demander  le  collier  de  perles  qui  lui  était  annoncé  ;  mais  on  ré- 
pondit qu'on  allait  écrire  au  prince  à  Madrid  et  que  l'impor- 
tance du  présent  méritait  bien  que  l'ordre  fût  confirmé. 

Henri  de  Lorraine,  habitué  de  bonne  heure  à  faire  tout  plier  à 
ses  volontés,  n'avait  pas  la  patience  et  la  philosophie  qui  sou- 
tiennent contre  le  malheur.  Il  eîit  mieux  valu  pour  son  âme  in- 
quiète et  pleine  d'ardeur,  avoir  à  surmonter  mille  dangers  et 
entreprendre  l'impossible  que  de  souffrir  les  ennuis  de  la  capti- 
vité, car  le  besoin  du  mouvement  était  depuis  cinq  généralions 
dans  le  sang  des  Guise. 

Le  prince  ne  souffrit  pourtant  aucun  mauvais  traitement  de 
ceux  qui  le  menaient  en  Espagne.  On  eut  pour  lui  tous  les  égards 
et  la  considération  qu'il  méritait;  mais  la  seule  pensée  de  sa  po- 
sition suffisait  à  lui  mettre  du  noir  dans  l'àme.  En  arrivant  à 
Madrid,  il  descendit  chez  don  André  de  Brignol,  un  vieux  sei- 
gneur fort  versé  dans  la  politique,  et  dont  on  lui  donna  le  logis 
pour  prison.  Ce  n'était  pas  un  séjour  déplaisaiit,  car  don  André 
avait  une  famille  aimable,  une  table  excellente,  un  intérieur 
d'un  luxe  honnête,  et  de  plus  un  jardin  oii  son  altesse  avait  le 
loisir  de  se  promener.  Un  autre  aurait  pu  prendre  le  temps  en 
patience  et  s'arranger  d'une  vie  assez  douce  ;  mais  la  surveil- 
lance, pour  se  déguiser  sous  les  couleurs  d'une  politesse  minu- 
tieuse, n'en  était  pas  moins  insupportable.  Le  prince  ne  pouvait 
faire  un  pas  sans  que  des  valets  lui  vinssent  demander  ce  qu'il 
désirait.  On  le  suivait  dans  les  jardins,  et  il  n'avait  de  solitude 
que  la  nuit.  Une  fois  qu'on  se  met  à  s'irriter  des  petites  choses , 
2  10 


110  REVUE  DE  PAKIS. 

i'iiuii^iiialiou  les  grandit  bientôt  et  les  change  en  grosses  con- 
trariétés. M.  de  Gnise  devint  mélancolique;  il  perdit  l'appélit  et 
le  sommeil.  La  pâleur  lui  gagna  le  visage,  et  l'on  aurait  diffici- 
lement reconnu  à  son  air  morne  cet  liomme  si  célèbre  par  son 
humeur  remuante.  11  pria  plusieurs  fois  le  roi  de  lui  accorder 
une  entrevue;  mais  on  lui  répondit  que  les  affaires  d'État  ne 
donnaient  aucun  loisir  à  Sa  Majesté  pour  le  présent  et  qu'il  fal- 
lait attendre. 

Pour  surcroît  de  malheur,  le  prince  reçut  une  lettre  de  sa 
mère  qui  lui  apprenait  la  vilaine  conduite  et  l'infidélité  de 
M""  de  Pons.  Ce  fut  un  coup  terrible  auquel  on  doit  s'étonner 
qu'il  ait  résisté.  Lui  qui  avait  souvent  changé  dans  ses  passions, 
il  était  plus  éloigné  qu'un  autre  de  penser  qu'une  maîtresse  lui 
pût  manquer  de  foi.  La  vivacité  qu'il  mettait  à  sentir  toutes 
choses ,  il  l'appliqua  uniquement  à  ôon  désespoir  amoureux.  11 
tomba  malade  et  fut  à  deux  doigts  de  la  mort.  Cependant  sa 
jeunesse  et  sa  vigueur  triomphèrent  encore  de  la  destruction.  Il 
se  rétablit  à  la  longue;  mais  le  chagrin  étant  un  mauvais  com- 
pagnon pour  un  convalescent ,  il  demeura  dans  un  état  de  lan- 
gueur qui  faisait  peine  à  voir. 

Bien  qu'il  n'eût  pas  l'habitude  de  rélléchir  beaucoup  sur  les 
intentions  d'autrui,  à  cause  de  sa  franchise  naturelle  ,  Henri  de 
Lorraine  eut  soupçon  qu'on  le  voyait  avec  plaisir  s'éteindre  len- 
tement. La  sombre  politique  de  l'Espagne  s'épargnait  peut-être 
ainsi  l'odieux  d'un  emprisonnement  ou  d'un  supplice.  Il  résolut 
de  ne  point  donner  ce  beau  jeu  à  ses  ennemis  et  fît  de  louables 
efforts  pour  surmonter  le  mal  qui  le  dévorait  ;  il  répara  le  dés- 
ordre qui  s'était  introduit  dans  sa  toilette,  affecta  plus  de  gaieté 
qu'il  n'eu  pouvait  avoir,  et  se  mit  à  chercher  dans  les  livres  une 
occupation  pour  son  esprit. 

Un  jour  qu'il  lui  échappa,  en  présence  de  don  André  de  Brl- 
gnol,  de  s'écrier  que  ce  n'était  point  la  peine  de  vivre  ni  de  se 
démener  comme  il  l'avait  fait  pour  une  cour  ingrate  et  une  maî- 
tresse infidèle,  M.  de  Guise  surprit  un  sourire  sur  les  lèvres  de 
son  hôte. 

—  La  Franco,  répondit  don  André,  c'est  le  pays  des  incon- 
stants; ce  n'est  pas  le  roi  notre  maître  qui  eût  agi  comme  M.  de 
Mazarin  pour  un  serviteur  aussi  utile  que  votre  altesse.  Je  ne 
me  porterais  pas  garant  ([u'une  maîtresse  d'Espagne  vous  eût 


REVUE  DE  PARIS.  111 

mieux  tenu  parole  que  M""  de  Pons  ;  mais  du  moins  elle  vous 
aurait  pu  quitter  par  amour  pour  un  autre,  et  non  par  d'aussi 
bas  motifs  qu'une  ambition  déçue. 

Le  prince ,  ayant  redoublé  d'amertume  dans  son  lanfîajje, 
acquit  la  persuasion  que  ,  s'il  se  voulait  détacher  de  la  France, 
la  cour  d'Espaj^ne  n'en  serait  pas  fâchée.  En  effet,  peu  de  jours 
après,  M.  de  Guise  fut  mandé  de  l'Escurial.  Il  s'y  rendit  tout 
plein  de  joie ,  avec  l'idée  que  sa  captivité  pourrait  finir  par  suite 
de  son  entretien  avec  le  roi;  mais  il  était  loin  de  compte  en 
croyant  que  les  choses  marchaient  en  Espagne  aussi  vivement 
qu'à  Paris.  Sa  Majesté  Philippe  iV  reçut  le  prince  avec  politesse, 
s'informa  obligeamment  de  sa  santé,  lui  montra  les  travaux  de 
la  grande  chapelle  de  l'Escurial  où  l'on  dépensait  des  millions, 
et  ne  lui  parla  en  aucune  façon  ni  de  la  cour  de  France ,  ni  des 
affaires  de  Naples ,  ni  du  sort  qu'il  réservait  à  son  prisonnier. 
11  fallut  attendre  un  mois  entier  la  seconde  entrevue;  cette  fois, 
voyant  que  la  conversation  ne  tournait  pas  encore  au  sérieux , 
M.  de  Guise  résolut  d'entrer  le  premier  en  matière. 

—  Je  demande  pardon  à  Voire  Majesté,  dit-il,  si  je  lui  parle 
de  ce  qu'elle  n'avait  peut-être  pas  dessein  d'aborder  avec  moi  ; 
si  elle  veut  bien  tourner  sa  pensée  sur  ma  triste  condition ,  elle 
comprendra  mon  impatience.  Votre  Jlajeslé  désire-t-elle  ma 
mort?  elle  n'a  pour  cela  nulle  peine  à  prendre ,  car  je  m'en  vais 
mourant  d'ennui  et  de  douleur. 

—  Je  sais  ,  répondit  le  roi,  que  vous  souffrez  beaucoup,  mon- 
sieur le  duc,  et  je  désire  apporter  quelque  remède  à  vos  tour- 
ments ,  autant  que  le  permettront  les  intérêts  de  lÉtat.  Si  j'étais 
bien  assuré 

Le  roi  Philippe  IV  avait  de  l'indécision  dans  le  caractère  et 
craignait  toujours  d'en  trop  dire  ;  c'était  d'ailleurs  une  vieille 
règle  traditionnelle,  en  usage  depuis  son  grand-père  Philippe  II, 
que  la  réserve  dans  le  langage.  M.  de  Guise  entreprit  hardiment 
d'achever  la  phrase  du  roi. 

—  Si  Votre  Majesté  était  bien  assurée  que  je  la  dusse  servir 
fidèlement,  elle  m'offrirai!  peut-être  de  m'attacher  à  l'Espagne? 

—  Sans  doute,  reprit  le  roi,  ce  serait  une  précieuse  acquisi- 
tion pour  moi  qu'un  prince  tel  que  vous,  mais 

—  Mais  c'est  du  sang  de  France  qui  coule  dans  mes  veines. 
Il  est  vrai ,  sire  ,  que  j'éprouverais  de  la  répugnance  5  renoncer 


112  REVUE  DE  PARIS- 

à  mon  pays;  Votre  Majesté  ne  me  voudrait  point  forcer  de  por- 
ter les  armes  contre  lui.  Malheureusement  il  sera  longtemps 
l'ennemi  naturel  do  l'Espagne. 

—  La  cour  de  France  vous  a  vilainement  abandonné,  mon- 
sieur le  duc ,  votre  cœur  en  doit  être 

—  Profondément  blessé ,  sire  ;  cela  n'est  pas  douteux.  Ce- 
pendant, mon  ressentiment  n'ira  pas  jusqu'à  faire  de  moi  un 
rebelle  ;  le  connétable  de  Bourbon  n'a  jamais  eu  la  confiance  de 
votre  aïeul  Charles  V.  Pourriez-vous  m'accorder  la  vôtre  si  je 
l'imitais  :'  M.  le  cardinal  avait  de  moi  une  mauvaise  opinion;  il 
a  cru  agir  sagement  en  me  refusant  du  secours;  j'aime  notre 
jeune  roi  comme  vous  i)ouvez  désirer  (pie  les  princes  d'Espagne 
vous  aiment.  Je  demande  à  votre  générosité  du  soulagement  à 
mes  peines  ,  mais  je  ne  voudrais  point  me  déshonorer. 

-^  Nous  ferons  quekpie  chose  pour  vous,  monsieur  le  duc. 

—  Ne  tardez  pas  trop,  sire ,  car  je  me  sens  dépérir  par  le 
manque  d'air  et  de  mouvement;  la  santé  me  quitte. 

—  Eh  bien!  si  je  vous  donnais  notre  capitale  pour  prison, 
sans  surveillance  ? 

—  Votre  Majesté  peut  se  iier  à  ma  parole.  Je  fais  serment  de 
ne  point  chercher  à  m'enfuir. 

—  C'est  accordé;  vivez  à  Madrid  comme  il  vous  plaira;  je 
vous  invile  à  venir  à  ma  cour.  11  faut  que  vous  preniez  part 
à  nos  plaisirs.  Allez ,  monsieur  le  duc,  et  bannissez  la  tris- 
tesse. 

Le  prince  mit  un  genou  en  ferre  pour  baiser  la  main  du  roi , 
et  sortit  le  cœur  tout  palpitant  d'aise.  Son  naturel  ouvert  l'avait 
bien  servi  cette  fois ,  car  il  avyit  tiré  de  Sa  Majesté  plus  de  dis- 
cours et  de  concessions  que  Philippe  IV  n'en  eût  fait  en  six  mois 
à  un  autre  qui  se  fût  montré  discret  ou  timide. 

Pendant  cet  heureux  jour,  M.  de  Guise  parcourut  la  ville  avec 
une  joie  d'écolier,  en  compagnie  de  Des  Essarts,  Il  se  récriait  à 
chaque  pas  sur  les  agréments,  le  luxe  et  les  ressources  de  ce 
riche  pays.  Les  femmes  surtout  lui  donnèrent  dans  la  vue,  car 
il  n'avait  regardé  depuis  longtemps  que  la  vieille  comtesse  de 
Brignol.  Les  filles  de  Madrid  avaient  de  ces  tournures  coquettes 
et  de  ces  yeux  agaçants  qui  enlèvent  le  sang-froid  aux  gens  d'a- 
moureuses manières  ,  comme  l'était  le  prince. 

—  Chevalier,  disait-il  ;i  Des  Essarts  .  je  ne  sais^ce  qui  arrive 


FIF.VUF.  DE  PVRIS.  113 

en  moi,  mais  il  me  semble  que  je  n'ai  plus  aulanl  de  chagrin 
d'avoir  élé  trompé  par  M''^  de  Pons. 

—  Votre  altesse,  répondit  Des  Essarts  ,  a  passé  bien  du  temps 
à  soupirer  pour  une  personne  qui  ne  méritait  guère  cet  hon- 
neur. 

—  A.  coup  sûr  elle  ne  le  méritait  point;  mais  hier  encore,  je 
ne  pouvais  prononcer  le  nom  de  cette  ingrate  sans  avoir  comme 
une  lame  de  poignard  qui  me  traversait  le  cœur.  A  présent ,  je 
le  dirais  cent  fois  que  cela  ne  me  causerait  aucune  peine. 

Et  M.  de  Guise  se  mit  à  répéter  le  nom  de  son  infidèle  avec 
des  tons  différents. 

—  Il  est  clair,  reprit-il,  que  me  voilà  guéri.  Le  bandeau  me 
tombe  des  yeux  ,  chevalier.  Je  me  rappelle  à  cette  heure  qu'elle 
avait  la  main  un  peu  forte  ,  ce  qui  est  fort  laid  pour  une  femme 
de  qualité. 

—  Votre  altesse  fera  bien  de  se  tenir  en  garde  à  l'avenir  con- 
tre les  pièges  de  ce  sexe  trompeur. 

—  Assurément,  je  le  ferai.  Je  ne  veux  plus  être  amoureux  de 
ma  vie ,  chevalier.  Songeons  désormais  à  la  gloire  et  aux  choses 
sérieuses. 

Ils  s'en  allèrent ,  en  discourant  ainsi ,  au  Prado ,  où  venait  la 
belle  société.  Il  y  avait  là  des  dames  en  grand  nombre  ,  et  tou- 
tes les  plus  jolies  de  la  cour,  avec  des  toilettes  un  peu  étranges 
pour  des  yeux  français  ,  mais  bien  agréables  à  voir. 

—  Vive  Dieu!  s'écriait  M.  de  Guise ,  voici  furieusement  de 
doux  visages  et  de  pieds  mignons  ,  chevalier.  C'est  dommage  de 
n'en  pas  connaître.  Je  me  meurs  d'envie  de  parler  à  ces  beautés  ; 
je  me  sens  ébloui. 

—  Calmez-vous,  altesse,  ou  bien  vous  n'irez  pas  jusqu'au 
bout  de  la  promenade  sans  être  amoureux  ,  et  manquer  à  vos 
engagements. 

De  son  côté ,  le  prince  ,  ayant  des  habits  des  meilleurs  faiseurs 
de  Paris ,  était  examiné  curieusement  de  ces  étrangers ,  et  l'on 
peut  dire  qu'il  surpassait  de  beaucoup  en  bonne  raine  et  en  élé- 
gance de  manières  les  jeunes  cavaliers  de  Madrid.  Comme  on  le 
devait  bien  prévoir,  il  se  trouva  parmi  les  dames  une  personne 
plus  belle  que  les  autres  et  qui  perça  le  cœur  de  M.  de  Guise 
d'un  seul  regard.  C'était  une  demoiselle  d'une  taille  divine ,  avec 
!es  plus  grands  yeux  noirs  du  monde  entier  j  elle  marchait  fort 

10. 


m  REVUE  DE  PARIS. 

environnée  de  jouncr,  gens  ,  de  dnfïffnes  et  de  valets.  En  passant 
le  prince ,  elle  le  désifîna  du  bout  de  son  éventail ,  d'un  air  où 
il  démêla  qu'elle  s'informait  qui  il  était.  Son  altesse  s'approcha 
d'elle  aussitôt,  et ,  la  saluant  avec  sa  grâce  chevaleresque,  lui 
dit: 

—  Henri  de  Lorraine,  duc  de  Guise,  madame,  pour  vous 
servir,  celui  qui  vient  de  Naples  ,  i»risonnier  du  roi  d'Espagne, 
et  qui ,  n'ayant  point  d'amis  à  Madrid ,  serait  charmé  de  con- 
naître nne  aussi  belle  dame  que  vous. 

—  Cela  n'est  point  difficile  pour  nne  personne  du  rang  de 
votre  altesse;  je  suis  la  nièce  du  ministre  don  Louis  de  Haro. 
Mon  oncle  m'a  souvent  parlé  de  vous ,  et  je  sais  que  nous  vous 
verrons  bientôt  à  la  cour.  Si  vous  voulez  m'accompagner  jusque 
chez  moi,  je  vous  présenterai  don  Louis  et  nos  amis. 

Les  jeunes  gens  saluèrent  respectueusement  M.  de  Guise,  qui 
prit  le  bras  de  la  dame  ,  et  la  reconduisit  à  son  logis.  Le  prince 
avait  eu  le  loisir  de  s'instruire  assez  pour  faire  la  conversation 
en  espagnol  ;  il  conta  des  histoires  sur  son  expédition  qui  amu- 
sèrent toute  la  compagnie.  Le  ministre  lui  fit  bon  accueil  et  le 
voulut  retenir  à  souper.  En  rentrant  chez  lui  le  soir,  M.  de  Guise 
déclara  nettement  à  Des  Essarls  qu'il  était  amoureux  de  doua 
Elvire  à  en  perdre  la  raison  ,  et  qu'il  fallait  qu'il  en  mourût  ou 
qu'il  réussît  à  lui  plaire. 

Henri  de  Lorraine,  tout  consolé  de  sa  captivité,  fit  venir  de 
Paris  une  somme  d'argent  considérable,  prit  un  hôtel  à  Madrid, 
monta  sa  maison  et  ses  équipages  sur  un  pied  magnifique ,  et 
ne  tarda  pas  à  faire  une  figure  à  écraser  les  premiers  person- 
nages de  la  cour  d'Espagne.  On  l'y  aima  moins  qu'ailleurs , 
parce  que  les  gens  de  ce  pays,  étant  volontiers  jaloux,  en- 
viaient ses  dehors  séduisants;  mais  en  revanche  on  le  craignait 
davantage.  11  était  d'ailleurs  fort  civil ,  comme  on  sait  ;  il  avait 
aussi  le  cœur  très-haut,  et  maniait  l'épée  de  telle  sorte  qu'on 
lui  montrait  prudemment  bon  visage.  L'étiquette  avait  atteint  à 
l'Escurial  un  degré  de  perfection  qu'elle  n'eut  jamais  en  France. 
M.  de  Guise  en  connut  bientôt  les  moindres  détails;  il  se  con- 
duisit en  véritable  prince  et  comme  s'il  n'eût  jamais  été  ailleurs 
qu'à  Madrid. 

La  galanterie  ne  le  cédait  en  rien  dans  ce  pays  à  celle  de  la 
cour  d'Anne  d'Autriche.  Hormis  les  filles  d'honneur  et  la  maison 


RRVUE  DE  l'ARIS.  115 

de  la  reine,  qui  inonaienl  une  vie  assez  sévère,  les  dames  ne  se 
donnaient  pas  beniicoiij)  de  falijiie  pour  cacher  leurs  amours. 
C'était  forl  heureux  pour  notre  héros,  qui  se  fût  trouvé  bien 
empêché  de  mettre  une  gaze  sur  soji  cœiu".  Quoique  celle  sincé- 
rité soit  furieusement  éloignée  de  nus  mœurs,  nous  devons  re- 
connnilre  qu'elle  donnait  aux  faihles  de  nos  pères  un  air  de 
grandeur  et  de  loyauté  près  duquel  nos  délicatesses  ne  sont  que 
de  misérables  comédies. 

M.  de  Guise  ne  fit  pas  trois  visites  chez  don  Louis  de  Haro, 
sans  qu'on  le  vît  soupirer  pour  ia  nièce  du  ministre- 

—  Prenez  garde  à  vous,  altesse,  lui  dit  un  vieux  gentilhomme; 
dona  Elvire  est  une  beauté  dangereuse ,  qui  connaît  sa  puis- 
sance et  prend  plaisir  à  en  abuser.  Elle  a  déjà  tourné  la  cer- 
velle à  deux  cavaliers.  L'un  est  parti  de  désespoir  pour  les 
Indes  ,  et  l'autre  ,  entièrement  fou  ,  demeure  caché  par  sa  fa- 
mille. 

—  On  ne  peut  échapper  aux  volontés  du  ciel,  répondit  le 
prince.  Je  ne  m'en  irai  point  tout  seul  aux  Indes;  mais  pour  ce 
qui  csl  de  ma  raison ,  il  pourrait  m'arriver  de  la  perdre  ,  car  je 
la  sens  prête  à  s'envoler  quand  je  regarde  les  traits  divins  de 
cette  aimable  personne.  Voyez  un  peu  combien  le  sort  me  veut 
de  mal  !  Elle  a  justement  une  fossette  comme  BI"e  de  Pons, 
hors  que  c'est  au  menton  au  lieu  d'être  à  la  joue,  ce  qui  est  in- 
finiment plus  joli. 

—  Il  faut .  en  effet,  que  votre  altesse  ait  bien  du  malheur. 

—  C'est  ù  en  mourir. 

Dona  Elvire  savait  la  musique  et  jouait  très-bien  de  la  man- 
doline. Un  jour  ([u'elle  faisait  entendre  à  la  compagnie  un  air 
de  sa  composition ,  le  prince  était  si  ravi  de  plaisir  qu'il  en  res- 
tait comme  en  extase  devant  ia  demoiselle.  Don  Louis  de  Haro 
lui  voyant  les  yeux  au  ciel  vint  lui  dire  : 

—  Votre  altesse  aime  prodigieusement  la  musique  à  ce  qu'il 
me  semble. 

—  Ce  n'est  point  cela,  répondit  M.  de  Guise;  des  notes  ne 
suffiraient  pas  à  me  mettre  en  l'élat  où  je  suis.  C'est  la  musi- 
cienne qui  me  tourne  l'esprit  avec  ses  doigts  d'ivoire  et  sa  grâce 
enchanteresse.  Voilà  le  motif  de  mon  trouble,  seigneur  don 
Louis.  Je  suis  amoureux  de  votre  nièce. 

—  Eh  bien  !  altesse,  faites  lui  votre  cour. 


116  REVUE  DE  PAtUS. 

—  Je  vais  de  ce  pas  lui  peindre  ma  flamme.  Croyez-vous  qu*elle 
m'écoutora  favorablement  ? 

—  Hélas  !  monsieur  le  duc  ,  vous  savez  comment  est  le  beau 
sexe.  Ma  nièce  a  l'humeur  capricieuse  et  mal  aisée  à  conduire  ; 
cependant  je  vous  promets  de  parler  en  votre  faveur. 

—  Vous  me  rendrez  un  service  signalé. 

Le  prince  aborda  la  demorselle  et  lui  déclara  son  amour  avec 
ces  expressions  ardentes  qui  lui  étaient  particulières  et  que  les 
femmes  écoutent  toujours  volontiers  ,  lors  même  qu'elles  n'ont 
pas  dessein  de  se  rendre.  Notre  héros  avait  un  avantage  sur  la 
plupart  des  hommes  ,  c'est  qu'il  n'éprouvait  point  d'hésitation 
à  dire  ce  que  la  passion  lui  inspirait  ;  nulle  fausse  honte  ne  pou- 
vait le  retenir.  Dona  Elvire  était  une  grande  et  belle  brune  de 
vingt  ans  ,  dont  les  yeux  parlaient  trop  savamment  pour  qu'elle 
n'eût  point  déjà  deviné  le  ravage  où  elle  avait  mis  le  cœur  du 
prince.  Elle  feignit  pourtant  la  surprise  suivant  l'usage  de  ses 
pareilles.  Si  M.  de  Guise  n'eût  pas  été  aussi  préoccupé  de  son 
propre  état,  il  eût  bien  démêlé  que  la  déclaration  ne  causait  pas 
de  chagrin  à  sa  belle,  malgré  les  airs  d'insensibilité  qu'elle  vou- 
lait prendre. 

—  J'engage  votre  altesse  à  réfléchir,  disait-elle  ,  avant  de  se 
ranger  sous  ma  loi. 

—  C'est  comme  si  vous  m'engagiez  à  réfléchir  avant  de  me 
décider  à  prendre  la  fièvre.  Le  mal  est  à  un  point  d'où  je  ne  puis 
espérer  de  revenir  autrement  que  par  vos  bontés. 

—  Je  vous  avertis  que  j'ai  le  cœur  enveloppé  d'une  armure. 
Si  toutes  vos  prouesses  de  Naples  eussent  été  faites  en  mon 
honneur,  ce  ne  serait  pas  assez  pour  m'obliger  à  déposer  les 
armes, 

—  Faut-il  entreprendre  mieux  encore  pour  vous  plaire?  Par- 
lez ,  et  indiquez-moi  les  dangers  que  je  dois  courir. 

—  Vous  avez  concpiis  un  royaume  ,  afin  de  l'offrir  à  M''<=  de 
Pons;  mais  pour  moi,  il  faudrait  escalader  le  ciel  et  devenir 
maître  de  la  lune  et  des  étoiles. 

—  Ce  n'est  point  facile .  en  effet  ;  mais  il  suffit  que  vous  le 
désiriez  j  je  verrai  comme  je  pourrai  m'y  prendre  pour  vous  sa- 
tisfaire. 

La  demoiselle  se  mit  à  rire  du  sérieux  de  M.  de  Guise. 

—  En  vérité,  dit-elle,  vous  me  feriez  croire  que  j'ai  commis 


REVUE  DE  PARIS.  117 

une  imprudence  et  que  l'épreuve  est  trop  aisée  à  surmonter. 

—  Ah  !  n'allez  pas  revenir  sur  votre  parole.  Ce  ne  serait  pas 
de  bonne  guerre.  Je  me  le  tiens  pour  dit  :  la  lune  et  les  étoiles  , 
cela  suffira. 

Dona  Elvire  regarda  le  prince  avec  plus  de  douceur  : 

—  Je  suis  trop  généreuse  pour  retirer  ma  parole  donnée. 
Faites  cette  belle  conquête  et  mon  cœur  est  à  vous. 

En  retournant  chez  lui ,  dans  son  carrosse  ,  M.  de  Guise  disait 
à  Des  Essarts  : 

—  Comment  donc  escalader  le  ciel?  Je  vois  que  je  me  suis 
beaucoup  engagé.  N'importe  !  Puisque  je  l'ai  promis  ,  il  faut  ab- 
solument en  venir  à  bout. 

Et  puis  il  secouait  la  tète  d'un  air  inquiet  en  tenant  ses  yeux 
fixés  sur  la  lune. 

—  Est-ce  que  son  altesse  aurait  un  dérangement  de  cervelle  ? 
pensait  M.  Des  Essarts. 

On  verra  tout  à  l'heure  que  le  prince  n'était  pas  si  fou  qu'il 
le  paraissait.  En  attendant  qu'il  partit  pour  son  expédition,  il 
porta  des  aiguillettes  aux  couleurs  de  dona  Elvire,  et  s'en  alla 
partout  disant ,  son  amour  et  ses  engagements  ,  dont  on  s'amu- 
sait beaucoup.  Le  premier  jour  qu'il  y  eut  danse  à  la  cour  ,  il 
brilla  fort  dans  les  quadrilles  et  figura  le  mieux  du  monde  par 
une  courante  française  ,  qu'il  avait  enseignée  à  sa  maîtresse.  Le 
roi  prit  plaisir  à  le  voir  et  lui  adressa  des  compliments. 

—  Ce  que  j'aurais  voulu  faire  avec  ma  politique,  lui  dit  Sa 
Majesté ,  ce  sera  l'amour  qui  l'achèvera.  Vous  vous  fixerez  à  Ma- 
drid pour  les  appâts  de  dona  Elvire  de  Haro.  Mais  vous  allez 
être  encore  arrêté  dans  vos  projets  par  le  besoin  d'une  dis- 
pense. 

—  Oh  !  cette  fois ,  s'écria  le  prince ,  je  dois  me  passer  de  Sa 
Sainteté.  On  m'a  donné  pour  épreuve  d'escalader  le  ciel ,  tt 
comme  j'y  entrerai  en  pays  conquis ,  si  je  réussis  ,  je  ferai  à  ma 
volonté,  sans  avoir  recours  aux  bulles.  Ce  sera  plutôt  au  pape 
à  demander  mon  appui. 

Le  roi  riait  de  ces  discours  extravagants  ;  mais  il  dit  tout  bas 
à  don  Louis  : 

— Veillez  sur  votre  nièce  ,  car  ce  jeune  Guise  est  capable  de 
vous  la  mener  ù  mal. 

—  Ma  nièce  est  maîtresse  de  ses  actions,  répondit  le  minisire, 


118  REVUE  DE  PARIS. 

sa  fortune  est  indépendante  de  celle  de  mes  enfants  ;  mais  s'il 
lui  arrivait  de  faillir,  j'aurais  recours  à  Votre  Majesté  pour  obli- 
ger le  prince  à  ré|)Ouser. 

Avant  de  quitter  les  ballets,  M.  de  Guise  s'approcha  de  sa 
IiC'Ilo ,  et  lui  dit  gravement  : 

—  J'ai  dressé  les  plans  de  mon  entreprise  ;  si  je  m'emparais 
du  soleil ,  ne  serait-ce  point  suffisant  à  vous  contenter? 

—  J'aurais  désiré  que  ce  fût  la  lune;  mais  je  veux  bien  vous 
laisser  le  champ  libre  pour  conquérir  celui  des  astres  qui  vous 
conviendra  le  mieux. 

Le  lendemain  soir  vers  minuit .  son  altesse  conduisit  sous  les 
f'.'nèlresde  dona  Elvire  une  grande  quantité  de  musiciens.  C'é- 
tait un  usage  reçu  alors  que  de  donner  des  sérénades  aux  dames 
qu'on  aimait.  On  ne  faisait  pas  bien  sa  cour  sans  cela ,  et  celles 
qui  avaient  pour  agréables  les  recherches  de  leur  galant ,  té- 
moignaient de  leur  plaisir  en  se  montrant  à  la  fenêtre.  M.  de 
Guise  avait  amené  les  i)lus  belles  voix  de  Madrid  et  les  plus  ha- 
biles violons.  Les  vers  étaient  du  meilleur  faiseur.  Cette  musi- 
que ayant  joué  délicieusement  durant  un  gros  quart  d'heure  , 
dona  Elvire ,  en  habits  de  chambre ,  vint  sur  le  balcon ,  et  fit  un 
signe  d'amitié  en  agitant  son  mouchoir.  Elle  se  retira  ensuite, 
mais  elle  laissa  la  fenêtre  ouverte  pour  entendre  la  fin  du  con- 
cert ;  M.  de  Guise  saisissant  l'occasion ,  dressa  contre  le  mur 
une  échelle  qu'on  lui  tenait  prête ,  et  s'élança  dans  l'apparte- 
mont. 

—  Voici  le  ciel  escaladé ,  dit-il;  avouez,  madame,  que  j'ai 
pénétré  par  surprise  au  milieu  du  paradis  ,  qui  est  pour  moi 
cette  chambre  où  vous  couchez.  L'astre  dont  je  m'empare  en  cet 
instant ,  c'est  vous  ,  et  que  je  meure  s'il  n'efface  pas  en  éclat  le 
soleil  lui-même  ! 

On  ne  sait  point  ce  que  répondit  dona  Elvire  ;  mais  on  doit 
penser  qu'elle  prit  l'affaire  sans  trop  de  colère  ,  puisqu'elle  n'ap- 
pela personne  à  l'aide.  Il  est  vrai  que  violons  et  guitares  me- 
naient à  dessein  un  bruit  d'enfer.  M.  Des  Essarts ,  voyant  la 
fenêtre  se  fermer,  jugea  que  la  paix  était  signée;  il  s'en  alla 
doucement  avec  la  musique  .  en  rétléchissaut  à  part  lui  que  les 
raisonnements  du  prince  étaient  admirablement  ingénieux,  et 
que  la  dame  n'avait  dû  rien  trouver  de  bon  à  leur  opposer. 

11  ne  s'écoula  pas  trois  jours  sans  que  l'aventure  fût  connue. 


KtVUii  DE  PAHIS.  MS) 

On  se  vit  généralement  forcé  de  convenir  que  M.  de  (juise  avait 
la  saine  logique  de  son  côté.  11  y  eut  des  esprits  courts  qui  ne 
saisissaient  pas  bien  le  sens  de  l'explication  donnée  par  l'amant 
à  samaitresse  pour  justifier  sa  surprise  nocturne  ;  mais  les  gens 
profonds  leur  firent  comprendre  la  fin  de  la  chose,  et  tout  le 
monde  tomba  d'accord  que  le  tour  était  galamment  joué.  Pour 
y  trouver  le  mot  à  redire  ,  il  fallait  être  de  mauvaise  foi.  Cela 
n'empêcha  point  don  Louis  de  monter  sur  ses  grands  chevaux. 
11  courut  fort  animé  chez  M.  de  Guise  ,  le  prier  de  réparer,  au 
moyen  d'un  bon  mariage  ,  le  tort  fait  à  son  nom. 

—  C'est  le  vœu  le  plus  ardent  de  mon  cœur,  répondit  son  al- 
tesse. Puisse  le  pape  consentir  à  briser  mes  liens  !  je  deviens 
aussitôt  le  plus  heureux  des  époux ,  et  je  passe  mes  jours  dans 
le  sein  de  votre  famille. 

—  Parlez-vous  sérieusement?  demanda  le  ministre  j  dois-je 
supplier  le  roi  d'intervenir  en  votre  faveur  auprès  de  Sa  Sain- 
teté? 

—  Je  ne  plaisante  jamais  sur  le  mariage  et  ne  donne  pas  en 
vain  ma  parole  ,  seigneur  don  Louis.  Obtenez  ces  bulles  que  j'ai 
sollicitées  de  notre  saint-père  pendant  deux  ans  ,  et  votre 
belle  nièce  deviendi'a  aussitôt  ma  femme. 

Le  moyen  de  se  fâcher,  après  cette  déclaration  !  don  Louis 
rendit  son  amitié  à  M.  de  Guise,  et  annonça  les  noces  comme 
devant  être  prochames  j  mais  le  roi  montra  la  sourde  oreille 
lorsqu'il  s'agit  d'envoyer  U  Rome ,  et  l'affaire  traînait  en  lon- 
gueur. Pendant  ce  temps-là^  son  altesse  continua  de  vivre  fort 
doucement  dans  les  bonnes  grâces  de  dona  Elvire  qui  l'aimait 
de  tout  son  cœur.  Il  n'y  eut  qu'une  seule  voix  pour  dire  que  ces 
amanls  étaient  dignes  l'un  de  l'autre.  Un  jeune  et  beau  prince 
ne  pouvait  pas  vivre  éternellement  dans  le  célibat  à  cause  des 
scrupules  de  la  Rota,  et  la  nièce  du  ministre  devait  assurément 
s'estimer  heureuse  d'avoir  pu  choisir  un  aussi  grand  personnage 
que  Henri  de  Lorraine. 

On  disait  à  Paris,  de  toutes  ces  aventures,  que  M.  de  Guise 
jouait  ses  folies  d'Espagne,  et  personne  ne  le  plaignait  de  sa 
joyeuse  captivité. 


120  REVUE  DE  PARIS. 


IX. 


L'année  1G48  était  alors  avancée.  On  apprit  à  Madrid ,  au  mi- 
lieu de  ces  romans  ,  les  premiers  troubles  de  la  Fronde.  Le  par- 
lement de  Paris  était  en  querelle  ouverte  avec  le  ministre.  La 
reine  se  fâchait  contre  le  tiers  état,  et  la  discorde  gagnait  la 
cour  elle-même.  S.  A.  R.  Monsieur,  le  duc  de  Beaufort  et  le 
coadjuteur  flattaient  le  populaire.  On  avait  tendu  les  chaînes 
comme  aux  barricades,  et  les  enfants  avaient  été  conduits  à 
Saint-Germain.  Ce  fut  un  sujet  d'allégresse  pour  le  roi  Phi- 
lippe IV.  11  tint  conseil,  et  résolut  d'alimenter  les  dissensions 
autant  qu'il  le  pourrait.  Des  agents  furent  dépêchés  secrètement 
en  France  aux  chefs  du  parti  opposé  à  la  cour,  avec  des  instruc- 
tions ténébreuses.  Mais  il  y  avait  cela  de  remarquable  dans  cette 
fronderie ,  que  les  rebelles  les  plus  animés  combattaient  le  gou- 
vernement de  la  régence  sans  avoir  bien  envie  de  le  renverser. 
C'était  pour  le  plaisir  de  se  remuer,  de  se  battre  et  de  faire  des 
cabales  qu'on  jouait  cette  révolte.  Lorsque  M.  Bachaumont  com- 
parait ces  querelles  aux  tumultes  des  écoliers  qui  se  jetaient  des 
pierres  aux  fossés  de  la  ville ,  on  ne  savait  pas  bien  toute  la 
vérité  de  cette  image  d'oil  la  guerre  tira  son  nom.  Hors  une  ou 
deux  batailles  meurtrières,  il  y  eut  plus  de  chansons  rimées 
que  de  sang  répandu.  Cependant,  vus  de  la  distance  où  était 
Madrid,  les  événements  prenaient  une  apparence  de  gravité. 
Tant  que  le  grand  Condé  resta  au  parti  de  la  cour,  on  pensa 
qu'il  serait  le  plus  fort  ;  mais  une  fois  que  ce  prince  eut  aban- 
donné la  reine ,  on  n'imaginait  plus  comment  la  guerre  civile 
pourrait  finir. 

Les  vieux  politiques  de  l'Escurial  se  frottaient  les  mains  en 
disant  que  cette  France,  qui  avait  prétendu  mener  l'Europe, 
mourrait  de  sa  propre  turbulence  et  se  couperait  la  gorge  à  elle- 
même.  On  lisait  à  Madrid  >  avec  des  éclats  de  rire ,  la  fameuse 
lettre  impertinente  de  M.  le  prince  :  A  l'illustrissime  faquin 
Mazarin.  Les  figures  changèrent  lorsqu'on  apprit  que  le  grand 
Condéétait  enfermé  au  donjon  de  Vincennes. 

Un  jour  qu'on  parlait  de  ces  affaires  au  coucher  du  roi ,  où 
assistait  M.  de  Guise ,  Sa  Majesté  demanda  de  quel  côté  se  jet- 
terait son  altesse  si  elle  était  à  Paris. 


REVUE  !>:•:  PAIilS.  121 

—  Je  nVnsais  troi)  rien  .  répondit  lo  prince  ;  mais  il  est  pro- 
bable que  ce  ne  serait  pas  du  côté  de  M.  le  cardinal. 

—  Il  est  vrai ,  reprit  le  roi ,  que  vous  avez  des  comptes  à  ré- 
gler avec  lui.  M.  d'Orléans  ,  dont  vous  êtes  le  beau-frère,  paraît 
d'ailleurs  vouloir  se  prononcer  contre  la  reine. 

—  Oh  !  son  altesse  royale  mon  beau-frère  ne  se  prononce  ja- 
mais qu'en  paroles.  Lorsqu'il  s'agit  d'en  venir  aux  actions,  on 
ne  trouve  plus  personne. 

—  Il  manque  au  parli  de  la  Fronde  un  chef  qui  soit  jeune  et 
entreprenant .  et  qui  possède  les  trois  grandes  qualités  néces- 
saires en  ces  occasions  :  le  courage .  l'éloquence  et  la  généro- 
sité. Ce  sont  des  dons  que  vous  tenez  de  famille  ,  monsieur  le 
duc. 

—  Votre  Majesté  me  fait  bien  de  l'honneur  5  cependant  je 
pense  que  le  peuple  de  Paris  me  verrait  à  sa  tête  plus  volontieis 
que  M.  de  Beaufort ,  qui  est  un  important  et  un  fat. 

—  II  n'y  a  pas  longiemps  que  le  duc  Charles,  votre  père,  a 
prétendu  à  la  couronne  de  France. 

—  Si  Votre  Majesté  veut  dire  par  lu  qu'elle  aurait  la  bonlé  de 
me  prêter  son  appui ,  je  dois  lui  avouer  ,  avant  d'aller  plus  loin, 
la  répugnance  que  j'éprouverais  à  me  présenter  sous  la  pro- 
tection d'une  cour  ennemie.  Ce  serait  peut-être  le  moyen  de 
mettre  fin  à  la  guerre  en  réunissant  tous  les  partis  contre  moi. 

—  Je  vois  ,  reprit  le  roi  en  riant,  que  les  demi-mots  ne  valent 
rien  avec  vous.  Puisqu'il  faut  s'expliquer,  je  vous  dirai  que  je 
n'ai  point  de  projet  sur  cette  matière  ;  mais  que  ,  si  je  voulais 
vous  soutenir ,  je  saurais  m'y  prendre  assez  habilement  pour  ne 
pas  donner  ombrage  à  vos  amis.  Pensez-y  ,  monsieur  le  duc  ;  j'y 
vais  réfléchir  aussi ,  et  nous  en  reparlerons. 

M.  de  Guise  sortit  de  l'Escurial ,  agité  par  des  idées  contrai- 
res. D'un  côté  était  le  désir  de  revoir  son  pays  et  de  recou- 
vrer sa  liberté  ;  de  l'autre  était  son  amour  pour  dona  Elvire , 
dont  il  n'osait  songer  à  se  séparer.  La  balance  demeura  ainsi 
en  équilibre  pendant  quelques  jours;  mais  la  violencede  l'amour 
se  calmait  par  la  satisfaction.  L'inconstance  naturelle  du  prince 
lui  faisait  adopter  avec  plaisir  ce  qui  offrait  les  apparences  d'une 
grande  nouveauté.  En  outre ,  il  commençait  à  entrer  dans  cet 
âge  où  les  passions  se  modifient.  Bien  que  les  ardeurs  du  sang 
ne  se  soient  jamais  apaisées  remarquablement  chez  Henri  de 
2  It 


122  REVUE  DE  PARIS, 

Lorraine ,  pourtant  Tambition  parlait  plus  haut  que  le  reste  à 
certains  moments.  Les  ouvertures  du  roi  d'Espagne  le  touchè- 
rent profondément  à  l'endroit  de  son  faible  pour  le  chevaleres- 
que. L'esprit  des  Guise  lui  souffla  aux  oreilles  qu'il  pourrait  se 
plongera  son  aise  dans  le  bruit  et  les  batailles  ,  s'il  retournait 
en  France.  11  se  reprocha  comme  une  chose  honteuse  de  perdre 
sa  jeunesse  dans  les  délices  ,  tandis  que  ses  parents  et  ses  amis 
maniaient  leurs  épées  en  pleine  rue  au  milieu  de  Paris.  11  ne  rêva 
bientôt  plus  que  guerre ,  et ,  dans  son  sommeil ,  il  se  voyait 
couvert  de  la  cuirasse  du  grand  Balafré,  distribuant  des  horions 
de  paladin,  menaçant  du  fer  de  sa  lance  le  trône  chancelant,  et 
faisant  trembler  la  reine-mère  au  fond  de  son  palais. 

Le  loisir  de  délibérer  ne  lui  manqua  point  ,  car  les  choses  al- 
laient avec  une  lenteur  incroyable  à  la  cour  d'Espagne.  La  tem- 
porisation y  était  poussée  jusqu'à  la  manie.  L'opinion  du  roi 
était  qu'on  devait  appuyer  M.  de  Guise  pour  donner  un  surcroit 
d'embarras  à  M.  de  Mazarin;  mais  don  Louis  de  Haro  ne  parta- 
geait pas  cet  avis.  Il  ne  croyait  point  que  la  royauté  fût  sérieu- 
sement menacée  en  France.  Il  rappela  que  les  tentatives  de  ce 
genre  n'avaient  servi ,  dans  les  siècles  précédents  ,  qu'à  mettre 
le  gouvernement  en  frais  ,  sans  amener  aucun  résultat.  Le  roi 
fut  obligé  d'en  demeurer  d'accord  ;  cependant  il  insista  pour  que 
le  prisonnier  fût  lâché  sur  la  France  comme  un  nouveau  bran- 
don de  discorde.  Don  Louis  fit  la  grimace  en  pensant  que  sa 
nièce  avait  tout  l'air  de  n'être  jamais  duchesse  de  Guise.  Il  cacha 
son  déplaisir  ,  et  redoubla  ses  lenteurs  ,  dans  l'espoir  que  les 
événements  tourneraient  ce  projet  en  fumée.  Philippe  IV  s'oc- 
cupait davantage  de  bâtir  son  église  que  de  la  politique;  le  mi- 
nistre pria  bien  fort  Sa  Majesté  de  lui  laisser  le  soin  de  mener 
cette  affaire  ,  et  se  promit  de  payer  M.  de  Guise  avec  des  leurres 
et  de  la  politesse.  Henri  de  Lorraine  une  fois  ému ,  on  ne  s'en 
débarrassait  pas  à  si  bon  marché.  Notre  héros  ne  laissa  ni  paix 
ni  trêve  au  roi  jusqu'à  ce  qu'il  eût  une  promesse. 

Un  soir  qu'il  suppliait  Sa  Majesté  de  le  sortir  d'incertitude , 
Philippe  IV  déclara  que  la  liberté  lui  serait  rendue  à  une  condi- 
tion. 

—  Laquelle  ?  demanda  le  prince  avec  empressement  ;  si  l'hon- 
neur me  permet  de  l'accepter,  j'y  souscris  à  l'instant. 

—  II  faut  me  jurer  que  vous  prendrez  parti  pour  la  fronderie 


REVUE  DE  PARIS.  120 

et  que  vous  y  sorez  le  plus  ardeiU  et  le  plus  acliariié  contre  M. 
de  Mazarin.  Voilà  toute  la  rançon  que  j'exige  de  vous. 

—  J'en  fais  le  serment,  siie.  Donnez-moi  un  passe-port  et  je 
quille  Madrid  sur  l'heure. 

—  Attendez  à  demain  ;  je  dois  en  causer  avec  don  Louis. 

Le  lendemain  il  y  eut  contre-ordre.  Le  ministre  avait  obligé 
le  roi  de  revenir  sur  sa  parole.  Trois  autres  fois  encore  M.  de 
Guise  arracha  le  consentement  de  Philippe  IV,  et  vit  les  girouet- 
tes se  retourner  dans  l'espace  d'une  nuit.  11  perdit  patience  et 
résolut  d'en  finir.  II  acheta  vingt-quatre  chevaux  de  selle  ,  les 
meilleurs  coureurs  qu'il  put  trouver,  elles  envoya,  deux  à 
deux,par  relais  échelonnés,  jusqu'aux  Pyrénées.  Un  matin,  son 
altesse  écrivit  à  don  Louis  de  Haro  le  billet  suivant  : 

«  Le  roi  m'a  si  souvent  donné  ma  liberté ,  pour  s'en  dédire 
après,  que  je  ne  sais  plus  au  juste  si  je  suis  ou  non  prisonnier. 
Dans  le  doute,  je  choisis  d'être  libre  comme  étant  plus  à  mon 
avantage.  Ne  vous  attendez  pas  à  me  voir  servir  la  cour  d'Espa- 
gne contre  la  France;  je  ne  voudrais  pas  vous  le  promettre, 
n'en  ayant  pas  le  dessein.  Lorsque  vous  recevrez  ceci,  je  serai  à 
vingt  lieues  devons,  et  votre  grandesse  m'excusera  de  n'avoir 
pas  pris  congé  d'elle  en  considération  du  péril  que  je  cours  en 
m'échappant.  » 

Cette  lettre  fut  remise  trois  heures  après  que  M.  de  Guise  se 
fut  enfui  en  compagnie  de  Des  Essarts.Don  Louis  envoya  aussitôt 
à  leur  poursuite;  mais  il  était  trop  tard ,  et  on  trouva  qu'ils 
avaient  tué  leurs  chevaux  à  chaque  relai ,  de  peur  qu'on  ne  s'en 
servît  pour  les  atteindre.  Les  deux  prisonniers  franchirent  la 
frontière  dans  la  nuit  et  arrivèrent  sains  et  saufs  en  Béarn  où 
M.  de  Grammonl  les  reçut  dans  un  de  ses  châteaux. 

S'il  fût  revenu  en  d'autres  temps  ,  après  ses  aventures ,  ses 
batailles  et  sa  fuite,  Henri  de  Lorraine  eût  fait  parler  de  lui  la 
cour  et  la  ville;  mais  il  trouva  Paris  assiégé,  le  peuple  en  émo- 
tion, ses  amis  divisés  et  les  querelle»'  politiques  emplissant  les 
esprits.  Avant  de  s'informer  des  causes  de  tout  le  bruit  qu'on 
faisait ,  notre  héros  se  remit  avec  quelque  plaisir  en  possession 
de  sa  fortune.  11  remonta  sa  maison  ,  et  appela  autour  de  lui  les 
gentilshommes  qui  étaient  dévoués  à  sa  famille.  Ayant  ensuite 
réfléchi  sur  les  questions  du  jour ,  il  se  résolut  à  se  mettre  dans 
le  parti  du  duc  d'Orléans  et  de  la  grande  Mademoiselle ,  qui  te- 


124  REVUE  DE  PARIS. 

naienl  les  Louis  de  la  fronde ,  comme  on  disait  alors.  Il  sorlit 
donc  en  bon  équipage  un  matin ,  ixnii-  aller  au  Palais  du  Luxem- 
bourg, où  demeurait  Monsieur.  Sur  le  Pont-Neuf,  il  aperçut 
deux  dames  iju'on  menait  dans  une  chaise  à  porteurs  et  qui 
riaient  de  toutes  leurs  forces. 

—  Excusez-moi ,  mesdames  .  de  vous  interrompre,  dit-il  en 
«'approchant  de  la  chaise.  Je  suis  M.  de  Guise  et  j'arrive  d'Es- 
pagne, où  l'on  ne  rit  pas  d'aussi  bon  cœur  (|ue  vous  le  faites  ; 
vous  plairait-il  me  dire  ce  (}ui  vous  cause  tant  de  joie,  afin  que 
je  me  divertisse  avec  vous  ? 

—  Bien  volontiers,  monsieur  le  duc,  répondit  la  plus  belle 
des  deux  personnes.  Je  contais  à  M""  Lambert  qu'on  me  veut 
chasser  de  Paris  et  m'excommunier  pour  avoir  mangé  de  la 
viande  un  vendredi.  M.  de  Miossens  déjeunait  avec  moi  ;  il  jela 
par  la  fenêtre  une  cuisse  de  poulet,  qui  tomba  sur  le  nez  du  curé 
de  Saint-Germain  l'Auxerrois.  Le  digne  homme  mit  la  pièce  dans 
sa  poche,  et  s'en  alla  faire  vacarme  chez  tous  les  premiers  bon- 
nets ecclésiastiques  en  criant  au  scandale.  Voilà  le  sujet  de  nos 
rires;  mais  au  fond,  je  suis  fort  embarrassée  ;  car  n'étant  pas 
en  odeur  de  sainteté,  l'on  me  pourrait  donner  bien  du  tourment. 
Je  suis  3I"e  de  Lenclos,  monsieur  le  duc. 

—  C'est  le  ciel  qui  m'envoie  pour  vous  protéger ,  belle  Ninon. 
Souffrez  que  je  vous  accompagne  chez  vous ,  et  ne  craignez 
rien.  Je  ferai  en  sorte  qu'on  vous  laisse  en  repos. 

Le  prince,  au  lieu  d'aller  au  Luxembourg,  suivit  M"e  de  Len- 
clos à  la  Place-Royale,  où  elle  demeurait.  Il  y  trouva  des  beaux 
esprits  et  des  poètes  ,  une  liberté  agréable  ,  et  la  conversation  la 
plus  charmante  qu'il  eût  ouïe  depuis  deux  ans.  Molière  y  vint, 
qui  travaillait  alors  à  sa  comédie  de  rLtourdi,ei  n'était  encore 
qu'un  jeune  homme.  M.  de  Guise  y  demeura  tout  le  jour. 
Comme  Ninon  se  mit  en  frais  de  gentillesse  ,  il  en  tomba  aussi- 
tôt amoureux  ù  la  fureur,  et  s'écriait  à  chaque  bon  mot  qu'elle 
disait  '- 

—  Il  n'y  a  que  les  Françaises  au  monde  !  Les  autres  femmes 
sont  des  emplâtres  aupiès  d'elles. 

Le  soir,  M.  de  Guise  voulut  manger  sa  part  du  souper,  dont 
la  demoiselle  lit  admirablement  les  honneurs.  Vers  minuit  ,  les 
convives  s'élaieiit  retirés;  mais  le  prince  ,  animé  par  la  bonne 
chère  ,  disait  qu'il  ne  pourrait  jamais  se  résoudre  à  sortir. 


REVUE  DE  PARIS.  125 

—  Demeurez  autant  qu'il  vous  plaira,  répondit  Ninon;  je 
tiendrai  compagnie  à  voire  altesse.  Je  dois  pourtant  l'avertir  que 
nous  aurons  tout  à  l'heure  la  visite  d'un  tiers. 

—  Voire  amant ,  sans  doute  ?  Et  qui  est-il ,  je  vous  prie  ? 

—  M.  de  Viliandry. 

Dans  ce  moment  un  carrosse  s'arrêta  devant  la  maison.  M.  de 
Guise  ouvrit  la  fenêtre. 

—  Est-ce  vous ,  Viliandry  ?  s'écria  son  altesse. 

—  C'est  moi-même,  répondit-on. 

—  Vous  venez  coucher  ici  ^ 

—  Je  me  berçais  de  cet  espoir  ;  mais  je  vois  qu'il  en  faut 
rabattre. 

—  Comme  vous  le  dites ,  chevalier  :  la  place  est  prise  ;  c'est 
à  chacun  son  tour. 

—  Rien  de  plus  juste.  Puis-je  au  moins  savoir  qui  est  l'heu- 
reux mortel  ? 

—  Henri  de  Lorraine. 

—  Le  conquérant  de  Naples  !  je  baisse  pavillon  et  vous  sou- 
haite bonne  nuit. 

—  Adieu,  chevalier!  venez  déjeuner  avec  nous  demain. 

M"":  de  Lenclos  riait  de  la  plaisanterie.  Suivant  la  mode  des 
personnes  galantes  ,  il  suffisait  d'un  tour  comique  et  bien  joué 
pour  lui  inspirer  un  caprice.  M.  de  Guise  profita  de  la  bonne 
humeur  où  elle  était ,  et  demeura  une  semaine  entière  chez  elle. 
Au  bout  de  ce  temps ,  Ninon  ayant  parlé  d'une  envie  qu'elle 
avait  de  visiter  Rouen ,  ils  y  allèrent  ensemble.  La  mer  n'était 
plus  loin,  ils  la  voulurent  voir  et  gagnèrent  le  Havre-de-Gràce; 
le  prince  eut  une  fantaisie  de  pousser  jusqu'à  Nantes.  Deux  mois 
s'écoulèrent  ainsi ,  pendant  lesquels  Henri  de  Lorraine  oublia 
l'ambition,  les  guerres  et  la  fronderie. 

Cependant ,  un  jour  que  M.  de  Guise  trouva  par  hasard  un 
pamphlet  du  coadjuteur  ,  sur  les  affaires  du  moment,  il  résolut 
de  prendre  iiarti  et  de  tirer  l'épée  contre  la  cour.  En  revenant  à 
Paris  dans  ce  dessein,  il  rencontra  au  Bourg-la-Reine  des  mous- 
quetaires de  l'armée.  Il  y  avait  parmi  les  officiers  plusieurs  gen- 
tilshommes qui  le  reconnurent  et  le  vinrent  embrasser. 

—  Où  donc  allez-vous  ?  lui  dirent-ils. 

—  Au  Luxembourg,  pour  m'unir  à  Monsieur  contre  vous. 

—  U  est  trop  lard,  M.  de  TurenJie  a  battu  les  rebelles  et  re- 

U. 


126  REVUE  DE  PARIS. 

pris  la  capitale.  M.  de  Mazarin  rentre  ce  matin  en  triomphe  au 
Palais-Royal  ;  venez  avec  nous  lui  faire  votre  cour. 

C'était  le  lendemain  de  la  bataille  du  faubourg  Saint-Antoine, 
où  la  fronderie  avait  reçu  le  dernier  coup.  M.  de  Gondi  était 
prisonnier  ;  Gaston  d'Orléans  et  Mademoiselle  avaient  fait  leur 
soumission.  M.  de  Guise  arriva  au  moment  de  la  réconciliation 
générale  ;  on  le  reçut  à  bras  ouverts  ,  et  la  reine  lui  fit  conter 
ses  aventures  ;  comme  il  parlait  très-bien  ,  on  prit  un  grand 
plaisir  à  l'écouter. 

—  Savez-vous ,  dit  Monsieur  au  cardinal,  que  vous  n'avez  pas 
apprécié  les  mérites  de  mon  frère  de  Guise? 

Le  ministre  posa  les  mains  sur  ses  yeux,  et  s'écria  comme  un 
vrai  Italien  : 

—  Je  suis  un  fou ,  un  ingrat ,  un  méchant  !  monsieur  de 
Guise  ,  pardonnez-moi  mes  injustices.  Il  faut  qu'on  m'ait  ensor- 
celé ;  c'est  aujourd'hui  seulement  que  je  vois  briller  vos  vertus , 
votre  courage  et  votre  héroïsme.  J'ai  une  dette  à  vous  payer , 
et  je  veux  m'aequitter  dès  que  nous  aurons  mis  ordre  à  nos  af- 
faires ;  ne  seriez-vous  pas  en  goût  de  faire  un  nouvel  essai  pour 
reprendre  Naples? 

—  Je  ferai  tout  ce  que  voudra  Votre  Éminence. 

—  Eh  bien  !  je  vous  donnerai  une  flotte  et  des  troupes.  Vous 
retournerez  en  Italie ,  et  nous  vous  soutiendrons  de  toute  notre 
puissance. 

M.  de  Mazarin  parlait  sérieusement  cette  fois  où  l'on  devait 
croire  cependant  qu'il  poursuivait  son  système  de  menteries  et 
de  fausses  promesses.  Des  préparatifs  considérables  se  firent  à 
Marseille  pour  une  expédition  par  mer.  On  ne  regarda  pas  aux 
frais ,  et  M.  de  Guise  eut  mission  de  reprendre  Naples  pour  le 
compte  de  la  France,  avec  le  titre  de  vice-roi ,  dans  le  cas  où  il 
réussirait. 

Nous  ne  raconterons  pas  ici  cette  expédition  ,  qui  n'eut  point 
de  succès.  On  peut  la  connaître  par  un  petit  livre  que  Saint- Yon 
a  écrit  sur  ce  sujet  (1).  Avec  des  forces  dix  fois  plus  grandes 
qu'il  n'eût  fallu  pour  empêcher  la  chute  du  prince  en  1648,  on 
échoua  cinq  ans  plus  tard ,  parce  que  ce  n'est  rien  que  d'entre- 

(1)  Mémoires  sur  la  seconde  entreprise  contre  Naples',  par  son  al- 
tesse Henri  de  Lorraine,  duc  de  Guise  ;  1  vol.  )n-13, 1665. 


REVUE  DE  PARIS.  127 

prendre  les  choses  avec  de  grands  moyens,  si  l'on  ne  saisit  le 
lemps  opportun.  Les  Napolitains  avaient  oublié  Henri  de  Lor- 
raine. Le  gouvernement  espagnol  avait  accordé  au  peuple  ce 
qu'il  désirait,  et  pris  de  telles  précautions  que  c'eût  été  folie  de 
persister.  Le  commandant  des  forces  de  mer,  M.  de  Flosville  , 
se  mit  d'ailleurs  eu  querelle  avec  son  altesse  dès  le  jour  du  dé- 
part, et  ne  visa  qu'aux  moyens  de  lui  nuire,  ayant  d'autres  projets 
en  tête  qu'il  voulait  faire  adopter  au  cardinal.  11  fallut  revenir 
comme  on  était  parti ,  sans  avoir  livré  bataille.  L'Espagne  ne 
s'effraya  point,  et  l'on  disait  a  Madrid  que  la  France,  reconnais- 
sant enfin  le  mérite  de  M.  de  Guise ,  remployai!  à  donner  glo- 
rieusement un  grand  coupd'épée  dans  l'eau. 

Avant  de  quitter  l'Italie  pour  la  seconde  fois ,  Henri  de  Lor- 
raine entendit  un  jour  la  messe  à  Sorrente  5  et  comme  son  au- 
mônier était  malade  ,  il  fit  venir  un  vieux  prêtre  du  pays  pour 
se  confesser  à  lui.  Quand  il  eut  récité  ses  prières  ,  il  commença 
ses  aveux  de  la  sorte  : 

—  Mon  ami ,  j'ai  fait  couler  bien  du  sang  dans  ma  vie.... 

—  Par  Bacchus  !  interrompit  le  bonhomme  ,  n'allez-vous  pas 
vous  accuser  d'avoir  été  trop  cruel  pendant  votre  séjour  à  Na- 
ples  !  Moi,  je  vous  dis  que  vous  étiez  trop  doux  pour  ces  ca- 
nailles ;  si  vous  les  eussiez  traités  comme  ils  le  méritaient ,  on 
en  aurait  pendu  les  trois  quarts  ,  et  nous  ne  serions  point  sous 
la  tyrannie  espagnole.  Allez  ,  altesse  ,  votre  belle  âme  n'a  pas 
besoin  de  s'humilier  à  demander  pardon.  Je  vous  absous  sans 
vous  écouter  davantage. 

—  Mais,  mon  ami,  j'ai  d'autres  péchés  dont  il  faut  que  je 
vous  entretienne. 

—  Des  bagatelles ,  des  amourettes  !  Qu'est-ce  que  cela  ?  Un 
héros  comme  vous ,  et  un  Guise  ,  ne  va  pas  en  enfer.  Pour  qui 
donc  serait  fait  le  paradis  ?  Je  vous  dis  que  vos  fautes  vous  sont 
remises.  N'y  pensez  plus  ;  je  prends  cela  sur  moi.  Si  le  ciel  le 
trouve  mauvais  ,  qu'il  m'en  punisse. 

Le  vieux  curé  donna  l'absolution  au  prince,  et  causa  politique 
avec  lui  ;  après  quoi  il  lui  baisa  les  mains  en  lui  souhaitant  tou- 
tes sortes  de  prospérités. 

M.  de  Guise  revint  à  Paris  fort  piqué  au  jeu  par  son  mauvais 
succès.  Il  le  voulait  réparer  dans  une  autre  entreprise  contre  les 
provinces  de  Flandres.  Il  s'emplissait  l'imagination  de  plans  de 


128  RF.VLE  DE  PARIS. 

eanipîifjne  ,  cî  [.assait  les  joiirnées  .  étendu  sur  des  caries  géo- 
Ifiaphiciues.  En  dernier  lieu  ,  il  songeait  à  une  expédition  har- 
die ,  i)Our  transporter  le  théâtre  de  la  {guerre  au  cœur  de  l'Espa- 
gne en  j)énétrant  jusqu'à  Madrid,  lorsque  la  paix  avec  Phi- 
lippe IV  et  le  mariage  du  jeune  roi  Louis  XIV  vinrent  l'arrêter 
dans  ses  rêves  ambitieux.  II  voyait  souvent  alors  Monsieur  et  la 
princesse  de  Montpensier  ;  il  leur  contait  ses  projets.  La  seconde 
fille  de  son  altesse  royale  ,  qu'on  appelait  la  petite  Made- 
moiselle ,  se  prit  d'une  admiration  extrême  pour  notre  héros. 
H  l'épousa,  et  l'on  voit,  par  les  mémoires  de  sa  belle-sœur, 
qu'il  eut  une  fort  grosse  dot  avec  la  moitié  du  palais  du  Luxem- 
bourg. 

Le  roi  cherchait  alors  à  rétablir  l'ordre  à  la  cour  ,  qui  avait 
été  troublée  au  point  que  l'étiquette  n'y  avait  plus  de  force. 
Chacun  se  livrait  à  des  prétentions  ridicules  et  cherchait  à  usur- 
per sur  les  droits  de  son  voisin.  Sa  Majesté  apprit  que  M.  de 
Guise  donnait  lui-même  la  serviette  à  sa  femme  et  lui  portait  le 
couvert  avant  de  se  mettre  à  table,  parce  qu'elle  était  plus  prin- 
cesse que  lui.  Le  roi  en  conçut  une  estime  particulière  pour 
Henri  de  Lorraine  ,  et  témoigna  publiquement  le  plaisir  que  lui 
causait  ce  sentiment  profond  des  devoirs  et  du  respect  pour  le 
sang  royal.  Il  en  résulta  que .  le  jour  du  grand  Carrousel  de 
1662,  son  altesse  eut  l'honneur  de  commander  le  quadrille  des 
Mores.  M.  le  prince  de  Condé  figurait  à  la  tête  des  Turcs,  et 
l'on  sait  ce  que  dirent  les  courtisans  : 

—  Voilà  les  deux  héros  de  la  fable  et  de  l'histoire. 

Il  est  certain  que  si  la  chevalerie  n'eût  pas  été  passée  de  mode, 
nous  ne  savons  lequel  de  ces  deux  grands  personnages  eût 
effacé  l'autre.  Par  ses  brillantes  aventures,  ses  prodigalités,  ses 
amours  et  ses  prouesses  de  paladin  ,  M.  de  Guise  était  le  plus 
beau  modèle  que  pût  trouver  un  faiseur  d'.\madis.  La  Calpre- 
nède  en  aurait  bien  écrit  douze  volumes. 

Pendant  les  longues  années  de  paix  qui  suivirent  le  mariage 
du  roi,  la  France  jouissait  d'une  prospérité  qu'elle  n'avait  pas 
connue  depuis  plusieurs  siècles.  On  pourrait  croire  que  Henri 
de  Lorraine  .  placé  à  la  cour  au  premier  rang  avec  l'amitié  du 
mouar(|ue.  devait  goûler  les  douceurs  du  repos.  Persécuté  par 
Richelieu  ou  abantlonné  (;ar  Mazcrin,  il  n'avait  i»as  adressé  au 
ciel  une  plainte  ;  mais  au  sein  dus  honneurs,  ciu  calme  et  de  la 


REVUE  DE  PARIS.  129 

richesse,  il  éprouvait  de  l'ennui.  Dévoré  par  un  étrange  be- 
soin de  mouvement,  il  allait  et  venait  sans  cesse,  changeant 
tous  les  jours  de  résidence  sans  se  trouver  à  l'aise  nulle  part. 
Le  médecin  Vallot  lui  conseilla  les  bains  de  mer  et  le  croyait 
hypocondriaque  ;  cependant  le  prince  ne  tournait  jamais  sa 
mauvaise  humeur  contre  les  autres. 

On  parlait  alors  de  cette  expédition  contre  Candie,  qui 
eut  un  si  mauvais  résultat.  C'était  bien  la  guerre  la  i)lus 
aventureuse  qu'on  pût  imaginer.  La  jeunesse  du  roi  doit  seule 
expliquer  cette  entreprise  folle  ,  car  il  n'était  pas  autrement  be- 
soin de  prendre  souci  des  affaires  du  Turc.  Ce  fui  un  reste  des 
idées  de  croisades,  qui  jetaient  leur  dernier  feu.  La  turbulence 
naturelle  aux  Français  y  entrait  aussi  pour  quelque  chose  ;  la 
maladie  qui  tourmentait  notre  héros  est  assez  commune  en 
notre  pays. 

Dès  qu'il  eut  connaissance  du  projet ,  Henri  de  Lorraine  cou- 
rut chez  le  roi. 

—  11  faut ,  dit-il ,  que  j'avoue  à  Votre  Majesté  une  faiblesse 
de  mon  caractère.  Depuis  quatre  ans  que  nous  demeurons  en 
paix,  je  me  sens  tout  rongé  par  l'ennui.  Les  délices  de  la  pUis 
belle  cour  du  monde  entier  ne  suflSsent  point  à  occuper  mes 
esprits.  Si  Votre  Majesté  doit  faire  tirer  du  fourreau  quelque 
épée,  je  la  supplie  que  ce  soit  la  mienne.  Je  ne  voudrais  point 
finir  comme  feu  mon  oncle  le  chevalier  de  Guise ,  qui  se  tua 
lui-même  par  oisiveté. 

—  Prenez  patience,  mon  cousin,  répondit  le  roi.  Je  vous 
piomets  que  votre  bras  ne  sera  pas  longtemps  au  repos.  Je  ne 
dors  guère  plus  tranquillement  que  vous  ,  en  songeant  que  la 
Franche-Comté  nous  manque  et  que  le  Rhin  n'est  pas  notre 
frontière.  L'expédition  contre  Candie  n'est  pas  encore  tout  à 
fait  résolue  ;  mais  je  vous  en  donnerai  le  commandement  si 
elle  a  lieu. 

—  Votre  Majesté  me  rend  la  vie.  Pour  lui  témoigner  ma  re- 
connaissance ,  je  la  conjure  de  souffrir  que  je  mette  du  mien 
aux  dépenses  de  la  guerre  ,  en  équipant  à  mes  frais  une  com- 
pagnie de  gentilshommes. 

—  Comme  il  vous  plaira,  monsieur  le  duc.  Je  vous  laisse  la  carte 
blanche,  et  je  voudrais  voir  tous  ceux  qui  ont  de  grands  biens 
comme  vous,  employer  leur  argent  d'une  aussi  belle  manière. 


130  REVUE  DE  PARIS. 

Henri  de  Lorraine  acheta  aussitôt  trois  cents  chevaux  ex- 
cellents ,  avec  les  armes  et  l'équipement  complet  d'une  com- 
pagnie légère  ;  puis  il  s'en  alla  partout,  recrutant  les  jeunes 
gens  qui  avaient  réputation  d'être  braves.  Il  fit  les  choses  avec 
une  magnificence  poussée  à  la  profusion  ,  donnant  de  grosses 
sommes  à  ceux  qui  avaient  des  dettes  et  tenant  table  ouverte. 
La  plupart  des  gentilshommes  qui  l'avaient  si  bien  servi  à  Na- 
ples  le  vinrent  rejoindre.  Des  Essarts  et  M.  de  Forbin  étaient  du 
nombre.  Son  altesse  y  dépensa  quatre  cent  mille  écus  d'or.  Le 
roi ,  qui  savait  bien  juger  les  hommes  ,  n'eût  point  d'ombrage 
de  la  suite  énorme  qui  accompagnait  le  prince ,  et  disait  aux 
courtisans  : 

—  Avec  trente  personnes  aussi  libérales  que  M.  de  Guise , 
je  n'aurais  pas  besoin  d'autre  armée  pour  envoyer  prendre 
Candie. 

Au  milieu  de  ces  préparatifs ,  Henri  de  Lorraine  avait  re- 
trouvé et  la  joie  et  la  santé.  L'embonpoint  lui  était  revenu  au  vi- 
sage. Cependant  s'il  avait  pu  consulter  l'astrologue  de  Naples,  il 
aurait  appris  que  l'étoile  des  Guise  était  à  son  déclin.  On  doit 
regretter  ,  pour  l'honneur  de  ce  beau  nom ,  qu'il  n'ait  point  fini 
sur  un  champ  de  bataille  comme  le  permettait  l'ordre  naturel 
des  choses ,  puisque  le  sort  avait  décidé  que  l'expédition  de 
Candie  serait  le  tombeau  de  tous  ceux  qui  l'entreprenaient. 

Un  jour  qu'il  s'était  fort  échauffé  à  des  exercices  militaires , 
notre  héros  commit  l'imprudence  de  boire  de  l'eau  glacée.  C'é- 
tait une  habitude  qu'il  avait  gardée  de  son  séjour  en  ItaUe.  En 
rentrant  à  son  palais  du  Luxembourg,  un  grand  frisson  le  prit, 
et ,  comme  il  se  coucha  sans  vouloir  appeler  son  médecin ,  on 
le  trouva  mort  dans  son  lit  le  lendemain.  Le  livre  de  la  guerre , 
de  Machiavel ,  était  sur  ses  genoux  ,  et  sa  lampe  de  nuit  brû- 
lait encore ,  ce  qui  prouve  qu'il  avait  passé  de  vie  à  trépas  su- 
bitement, sans  beaucoup  souffrir.  Ses  affaires  étaient  dans  un 
ordre  parfait ,  et ,  d'avance ,  il  avait  préparé  son  testament 
par  lequel  il  laissait  à  ses  gentilshommes  une  année  de  leur 
solde  avec  les  chevaux  et  bagages  qu'il  leur  avait  fournis. 

Après  la  mort  de  son  altesse  ,  on  sait  que  le  duc  de  Beaufort 
eut  le  commandement  de  l'expédition  contre  les  Turcs  ,  et  qu'il 
y  périt  avec  tout  son  monde  ,  sans  que  l'ennemi  lui-même  pût 
le  trouver  parmi  les  cadavres.  Il  est  évident  par  là  que  Henri 


REVUE  DE  PARIS.  131 

de  Lorraine  était  marqué  par  un  arrêt  suprême  comme  une  vic- 
time livrée  à  la  destruction.  Il  était  dans  la  quarante-neuvième 
année  de  son  âge. 

En  jetant  un  coup  d'oeil  sur  la  vie  étrange  de  notre  héros ,  on 
peut  se  demander  à  quoi  bon  ces  nobles  qualités ,  cette  beauté 
d'âme  et  ce  courage  ,  unis  au  plus  glorieux  nom  de  notre  his- 
toire, pour  qu'une  destinée  capricieuse  et  des  faiblesses  dé- 
plorables vinssent  tourner  tant  de  grandeurs  en  petites  choses  , 
et  faire  en  sorte  que  ce  fussent  des  trésors  perdus.  Si  la  foi  ne 
nous  obligeait  à  baisser  la  tête  devant  les  volontés  célestes , 
l'homme  se  pourrait  croire  abandonné  sur  la  terre  à  un  aveu- 
gle hasard  ,  et  ces  exemples  par  lesquels  la  Providence  impé- 
nétrable se  plaît  à  dérouter  nos  intelligences ,  serviront  plus 
d'une  fois  d'aliment  aux  réflexions  du  doute  et  de  l'impiété. 

On  voit,  par  l'avant-propos  du  gros  mémoire  de  Saint-Yon 
sur  la  première  expédition  de  Naples ,  que  M.  de  Guise  lais- 
sait un  fils  âgé  de  cinq  ans ,  et  qui  promettait  de  ressembler 
fort  à  son  père.  Cet  enfant  mourut  dans  sa  septième  année, 
d'une  rougeole  pourprée  qui  courait  en  France. 

Les  autres  personnages  de  cette  histoire  sont  tous  de  si  haute 
volée  qu'il  n'est  pas  besoin  de  dire  ce  qu'ils  sont  devenus. 
M"e  de  Pons,  après  avoir  fait  mal  parler  d'elle  par  ses  galan- 
teries étant  lille  d'honneur ,  attira  les  regards  du  jeune  roi 
Louis  XIV ,  et  fut  un  moment  rivale  de  M^'o  de  La  Vallière. 
Mais  si  elle  pouvait  entrer  en  balance  avec  cette  aimable  femme 
pour  la  beauté  ,  il  n'y  avait  nulle  comparaison  à  faire  pour  l'es- 
prit et  les  qualités  du  cœur  ;  elle  devait  perdre  la  partie ,  et  la 
perdit  en  effet. 

M,  de  Guise  la  revit  à  la  cour ,  dans  le  temps  qu'elle  intri- 
guait pour  devenir  favorite ,  et  n'eut  jamais  le  moindre  retour 
de  sa  faiblesse  pour  elle.  On  a  vu  que  l'amour  avait  assez  d'é- 
nergie quand  il  prenait  possession  de  son  altesse  ;  mais  aussi, 
quand  une  fois  il  s'envolait,  c'était  pour  tout  de  bon. 

Gabrielle  de  Pons  épousa  le  marquis  d'Heudicourt ,  et  vécut 
confondue  parmi  ces  dames  qui  jouaient  au  château  le  rôle 
d'ornements.  Elle  serait  moins  ignorée  si  elle  fût  restée  lidèle  ù 
notre  héros  et  qu'elle  eût  été  la  dernière  duchesse  de  Guise. 

Paul  de  Musset, 


Critique    littcrairr. 


UNE  LARME  DU  DIABLE. 


Parmi  les  sources  d'inspiration  que  les  poëtes  ont  trop  né- 
gligées en  France ,  il  faut  assurément  compter  la  fantaisie.  Les 
œuvres  qui  peuvent  être  regardées  comme  des  hommages  ren- 
dus à  cetle  muse  divine,  ont  des  litres  incontestables  à  l'indul- 
ijence  de  la  critique,  et  c'est  avec  regret  que  nous  exprimons 
un  blâme  sévère  sur  le  recueil  que  vient  de  publier  M.  Théo- 
phile Gautier  sous  le  titre  d'Une  Larme  du  Diable.  C'est  à  la 
fantaisie  évidemment  que  s'adresse  le  culte  de  l'auteur  de  For- 
tîinio;  mais  ce  culte  est  aussi  aveugle  qu'il  est  ardent  ;  et  si  le 
r(Y,\w  de  riraaginntion  pure  devait  marquer  ,  après  le  règne  de 
l'intelligence  et  celui  des  passiop.s  politiques  ,  une  nouvelle  épo- 
que de  noire  littérature  ,  des  livres  comme  Fortunio ,  comme 
Une  Larme  du  Diable,  tendraient  plutôt .  on  peut  l'affirmer 
sans  crainte,  à  retarder  ce  règne  qu'à  en  hâter  la  venue.  La 
fantaisie,  comprise  comme  elle  l'est  par  l'auteur  de  ces  livres  , 
ne  rallierait,  en  effet ,  à  son  culte  que  des  enthousiasmes  fri- 
voles, et  le  dédain  des  admirateurs  du  Pol  d'or  et  du  Songe 
d'une  nuit  d'été,  protesterait  toujours  contre  de  tels  hom- 
mages rendus  à  la  muse  sacrée  d'Hoffmann  et  de  Shakespeare. 

Faire  consister  la  fantaisie  dans  une  folle  adoration  de  la  ma- 
tière ,  c'est  méconnaître  l'origine  céleste  de  l'imagination.  Il  y 
a  dans  cette  facultédeux  tendances  dont  l'équilibre  harmonieux 
doit  être  le  but  du  poêle.  L'imagination  luiuiaine  réfléchit  avec 


REVUE  DE  l'ARlS.  15S 

complaisance  la  beauté  matérielle;  mais  elle  leiul  avec  non 
moins  d'ardeur  vers  la  beauté  suprême,  vers  l'infini.  Sansl'ac- 
cord  de  ces  deux  tendances,  le  poiite  ne  peut  produire  qu'une 
ceuvre  incomplète.  Il  se  perd  dans  le  mysticisme  ou  dans  la 
sensualité.  Mais  les  divines  créations  qui  transportent  la 
pensée  aux  régions  les  plus  sereines  de  l'art,  sont  dues  à  un 
concours  harmonieux  de  ces  forces  rivales  et  reflètent  pour 
ainsi  dire  à  la  fois  dans  leur  double  beauté  le  ciel  et  la  terre. 

Outre  le  mystère  dont  le  titre  est  donné  au  volume,  le  recueil 
de  M.  Gautier  contient  plusieurs  récits  dont  l'invention  n'est  pas 
moins  variée  que  la  forme.  Une  anecdote  de  boudoir  succède  à 
un  conte  fantastique.  Les  cathédrales  du  Nord  s'élèvent  en  re- 
gard des  nécropoles  égyptiennes.  On  passe  d'une  imitation  d'Jn- 
gola,  d'un  pastiche  de  Watteau,  à  un  laborieux  essai  de  sculp- 
ture antique.  Toutes  les  parties  de  cette  ordonnance  bizarre  ne 
sont  pas  également  heureuses  ,  et  M.  Gautier,  en  essayant  tant 
de  roules  diverses,  s'est  trop  confié  dans  la  souplesse  de  son  ta- 
lent. Nous  aurions  préféré  une  gerbe  moins  touffue,  moins  va- 
riée, mais  dont  l'arrangement  modeste  eût  révélé  un  goût  déli- 
cat et  une  main  patiente. 

Il  est  difficile  de  découvrir  quelle  intention  a  dicté  le  drame 
placé  en  tète  du  volume.  Faut-il  voir  dans  cette  œuvre  une  sa- 
tire dirigée  contre  la  mythologie  chrétienne?  Est-ce  le  supplice 
de  Satan  privé  d'amour  que  M.  Gautier  a  voulu  peindre  ?  Le  re- 
gard doit-il  s'arrêter  sur  la  faiblesse  de  la  femme  que  personni- 
fient Alix  et  Blancheflnr  ?  La  lecture  la  plus  attentive  du  drame 
de  M.  Gautier  ne  donne  pas  la  clef  de  ce  problème.  La  satire, 
le  monologue  et  le  drame  se  déroulent  avec  une  égale  ampleur 
sous  la  main  du  poëte,  et  nous  ne  nous  hasarderons  pas  à  déci- 
der vers  lequel  de  ces  trois  buts  il  a  de  préférence  dirigé  ses 
efforts. 

Alix  et  Blancheflor  vivent  dans  la  retraite,  et  leurs  anges  gar- 
diens ne  peuvent  découvrir  dans  leurs  âmes  une  pensée  coupa- 
ble. Salan  parie  qu'il  détournera  de  la  route  du  ciel  Alix  et  Blan- 
cheflor, et  Dieu  lui  accorde  deux  jours  pour  consommer  la 
tentation.  Le  terme  fatal  approche,  et  Satan  est  près  de  triom- 
pher, quand  une  larme  coule  de  sa  paupière  sur  l'ange  qu'il 
veut  séduire.  Le  temps  fixé  pour  la  tentation  expire  à  cet  instant, 
et  les  âmes  d'Alix  et  de  Blancheflor  sont  sauvées.  Nous  ne  sa- 
2  12 


134  REVUE  DE  PARIS, 

vons  ce  que  celte  donnée  eût  pu  devenir  entre  des  mains  poétiques, 
mais  il  est  probable  que  le  sens  qu'elle  renferme  ne  fût  pas  resté 
un  mystère  pour  le  lecteur.  Dans  l'œuvre  qui  nous  occupe  ,  il 
est  impossible  de  décider  si  M.  Gautier  a  voulu  célébrer  ou  in- 
sulter le  christianisme.  La  réconciliation  de  Satan  avec  Dieu, 
dont  les  dernières  paroles  du  drame  nous  laissent  prévoir  la 
possibilité,  n'est  pas  conforme,  sans  doute,  aux  idées  chré- 
tiennes ;  mais  elle  place  du  moins  la  supériorité  du  côté  de 
Dieu.  Dans  le  reste  du  drame,  au  contraire,  Dieu  est  placé  au- 
dessous  de  Satan,  les  élus  sont  tournés  en  ridicule  ,  le  ciel  est 
constamment  sacrifié  à  l'enfer.  Pour  que  l'esprit  céleste  eût  le 
droit  d'accorder  à  la  volupté  son  pardon,  il  ne  fallait  pas  l'avilir 
devant  elle.  La  conception  de  Satan  n'est  pas  une  énigme  moins 
obscure.  Les  ressouvenirs  du  ciel,  déchirant  le  cœur  de  l'ange 
déchu,  ne  sont  qu'une  réminiscence  de  Klopstock;  mais  nous  ne 
serions  pas  difficiles  pour  la  nouveauté  de  l'invention ,  si  l'em- 
prunt fait  à  Klopstock,  était  racheté  par  l'habileté  de  la  mise  eu 
œuvre.  Il  n'en  est  rien  malheureusement  ;  car  l'ange  rêveur  de 
Klopstock  est  transformé,  dans  une  scène  importante  du  drame, 
en  un  railleur  cynique,  qui  est  une  autre  réminiscence ,  une  ré- 
miniscence de  Gœthe.  Pour  peu  que  M.  Gautier  eût  médité  sé- 
rieusement son  œuvre ,  il  n'eût  pas  jeté  ainsi  le  manteau  de 
Méphistophélès  sur  les  ailes  d'Abbadonna.  L'indulgence  que  mé- 
rite la  fantaisie,  ne  saurait  aller  jusqu'à  tolérer  de  semblables 
licences.  On  permet  au  poëte  de  disposer  à  son  gré  de  la  nature, 
de  l'humanité,  du  monde  visible  et  invisible;  on  lui  livre  sans 
hésiter,  la  terre,  le  ciel  et  les  étoiles,  mais  c'est  à  condition 
qu'il  reproduira  l'univers  dans  son  harmonie ,  et  qu'il  ne  sub- 
stituera pas  le  chaos  de  sa  pensée  à  l'œuvre  sublime  du  créa- 
teur. 

L'imitation  de  Gœthe  n'a  pas,  d'ailleurs,  mieux  réussi  à 
M.  Gautier  que  l'imitation  de  Klopstock.  Dans  le  prologue  de 
Faust ,  Gœthe  a  tracé  ,  on  le  sait,  avec  une  merveilleuse  puis- 
sance, la  figure  cynique  de  l'esprit  malin  rampant  aux  pieds  de 
l'Éternel,  comme  le  valet  aux  pieds  du  maître.  M.  Gautier  a 
essayé  ses  forces  après  Gœthe  sur  ce  magnifique  thème.  11  a 
transformé  Dieu  en  un  despote  imbécile  ;  il  a  placé  dans  la  bou- 
che des  vierges  et  des  anges  le  langage  des  mauvais  lieux;  il  a 
peuplé  le  ciel  chrétien  ,  ce  ciel  chanté  par  Dante ,  de  vieillards 


REVUE  DE  PARIS.  155 

ioBrines  et  hébétés.  Ici,  encore,  Télan  de  la  fantaisie  a  emporté 
récrivain  au  delà  des  bornes  qu'il  devait  respecter.  C'est  pous- 
ser, en  effet,  le  caprice  un  peu  loin,  que  de  placer,  dans  le  cadre 
majestueux  emprunté  à  Faust,  une  esquisse  licencieuse  dans  le 
goût  de  la  Guerre  des  Dieux.  Passer  par  Gœthe  pour  arriver 
à  Parny ,  est  une  erreur  bien  grande  ;  mais  celte  erreur  ne  mé- 
rite pas  un  blâme  sérieux;  car  l'insouciance  la  plus  complète 
explique  seule  ce  rapprochement  bizarre. 

Le  récit  qui  succède  à  ce  mystère  montre  le  talent  de  M.  Gau- 
tier sous  une  face  plus  originale.  La  Chaîne  d'or  est  une  es- 
quisse des  mœurs  antiques  dont  quelques  détails  ne  manquent 
pas  de  charme.  Toutefois  la  donnée  de  ce  récit  ne  saurait  être 
acceptée  par  le  lecteur  le  moins  délicat.  C'est  encore  l'amour 
sensuel  qui  est  glorifié  dans  cette  histoire  avec  la  verve  intem- 
pérante qu'on  a  déjà  blâmée  dans  Fortunio.  On  ne  saurait  ad- 
mettre d'abord  que  l'art  antique  se  résume  dans  un  culte  désor- 
donné de  la  matière.  Ensuite  la  poésie  n'est  plus  aujourd'hui 
dans  les  conditions  oh  elle  sc  trouvait  au  siècle  de  Périclès.  Elle 
ne  s'adresse  plus  à  ces  générations  heureuses  dont  le  poétique 
matérialisme  a  marqué  la  jeunesse  de  l'humanité.  Si  les  créa- 
tions païennes  restent  chastes  dans  leur  nudité,  c'est  que  le 
ciseau  du  sculpteur,  la  lyre  du  poëte,  ont  obéi  à  une  inspira- 
tion naïve.  Aujourd'ui,  un  zèle  éclairé  doit  guider  l'artiste  qui 
veut  s'inspirer  de  ces  créations ,  ou  le  public  aura  raison  de 
protester  contre  des  œuvres  dictées  par  un  aveugle  enthou- 
siasme. 

Omphale  et  le  Nid  de  Rossignols  n'ont  aucun  titre  à  l'atten- 
tion de  la  critique.  Il  y  a  dans  chacun  de  ces  récits  la  matière 
d'une  fantaisie  gracieuse;  mais  l'exécution  a  fait  défaut  à  l'in- 
vention, et  le  thème  attend  encore  le  musicien.  Trois  récits  plus 
développés  complètent  le  volume  et  méritent  d'être  examinés 
plus  sérieusement. 

Si  dans  le  Petit  Chien  de  la  Marquise,  M.  Gautier  a  voulu 
surpasser  les  écrivains  les  plus  maniérés  duxvni«  siècle,  il  peut 
s'applaudir,  car  ses  efforts  ont  pleinement  réussi.  Auprès  de 
cette  esquisse,  les  poèmes  de  Dorât,  les  contes  de  Voisenon,  sont 
des  modèles  de  simplicité.  Toutefois,  ce  badinage  ne  doit  pas 
être  confondu  avec  les  essais  malheureux  qui  viennent  de  nous 
occuper.  La  comtesse  Eliante  est  un  curieux  pastiche  où  l'on 


136  REVUE  DE  PARIS. 

retrouve  la  grâce  mignarde  qui  distingue  quelques  sonnets  de 
la  Comédie  de  la  Mort.  Le  portrait  du  l)i(;hon  Fanfreluche  mé- 
rite le  même  élofje.  Malgré  ces  détails  d'une  heureuse  coquette- 
rie, nous  ne  saurions  approuver  cette  laborieuse  imitation  d'un 
art  frivole  désormais  oublié.  Nous  ne  sommes  pas  assez  près  de 
retrouver  l'amour  de  la  beauté  simple  et  pure  ,  pour  qu'il  soit 
bon  de  mettre  sous  nos  yeux  de  semblables  réminiscences.  Les 
emprunts  faits  au  xyiii»  siècle  ne  doivent  pas  dépasser,  nous  le 
croyons,  le  cercle  des  fantaisies  de  la  mode.  Introduire  ces  em- 
prunts dans  la  littérature  ,  c'est  accomplir  ,  tout  au  moins,  une 
tâche  inutile;  car  l'inventaire  des  cabinets  de  curiosités  ne  sau- 
rait exercer  sur  notre  i)oésie  une  influence  plus  sérieuse  que  l'in- 
ventaire des  salles  d'armes  du  moyen  âge,  rais  en  honneur  il  y  a 
quelques  années. 

11  y  a  dans  la  Morte  amoureuse  une  qualité  qu'il  est  fort 
rare  de  rencontrer  chez  M.  Gautier.  Cette  qualité,  c'est  l'intérêt 
dramatique.  L'invention  de  ce  récit  ne  se  distingue  pas,  sans 
doute,  par  la  nouveauté.  Mais  il  intéresse  vivement,  et  la  curio- 
sité du  lecteur  est  satisfaite.  Nous  ne  reprocherons  pas  à  la 
Morte  amoureuse  de  rappeler  la  donné  du  Moine  de  Lewis  ; 
de  surprendre  l'intérêt  par  des  moyens  analogues  à  ceux  qu'em- 
ploie le  mélodrame.  Cette  nouvelle  marque  dans  la  manière  de 
M.  Gautier  un  changement  heureux  qui  demande  grâce  pour  les 
défauts  que  nous  signalons.  La  description  ,  en  effet ,  n'y  rem- 
place pas  constamment  le  récit  ;  le  tableau  du  monde  extérieur 
n'y  détourne  pasl'écrivain  de  l'élude  attentivedel'âmehumaine. 
Nous  ne  savons  si  ce  progrès  doit  se  consolider,  et  nous  n'osons 
trop  le  croire;  car  de  tous  les  récils  contenus  dans  le  nouveau 
volume  de  M.  Gautier,  la  Morte  amoureuse  est  le  seul  qui  le 
révèle.  Mais,  s'il  en  était  ainsi,  M.  Gautier  devrait  s'appliquer  à 
concilier  la  nouveauté  de  l'invention  avec  la  richesse  de  la 
forme.  La  donnée  de  la  Morte  amoureuse  rappelle  un  grand 
nombre  de  contes  allemands  et  anglais.  Pour  rajeunir  cette 
donnée,  il  fallait  une  puissance  d'exécution  que  l'on  cherche  en 
vain  dans  cette  nouvelle.  Il  serait  injuste  pourtant  de  ne  pas 
excepter  de  ce  blâme  quelques  détails  par  lesquels  la  souffrance 
du  moine  Romuald  est  énergifiueniput  rendue.  Qnelques  pas- 
sages, celui  suitout  011  Clarimonde  supplie  Romuald  qui  hésite 


REVUE  DE  PARIS.  137 

à  la  suivre  vers  les  îles  inconnues,  éveillent  aussi  dans  Tàuie 
une  tristesse  mystérieuse,  une  émotion  élevée. 

Après  avoir  exploité  tour  à  tour  ,  clans  les  récits  que  nous  ve- 
nons d'examiner,  le  mysticisme  du  moyen  âge,  les  créations 
païennes,  les  fantaisies  du  xvni"  siècle,  M.  Gautier  a  voulu, 
dans  Une  Nuit  de  Cléopâtre ,  compléter  l'ordonnance  de  son 
recueil  par  une  perspective  de  l'ancienue  Egypte.  On  ne  saurait 
guère  encourager  cette  tendance  vers  la  diversité ,  cette  inquié- 
tude maladive  qui  excite  certains  écrivains  à  varier  sans  cesse 
l'horizon  de  leurs  rêveries.  Sans  prétendre  enfermer  la  pensée 
du  poëte  dans  un  cercle  monotone ,  la  critique  peut  blâmer  un 
tel  abus  du  caprice ,  car  des  tentatives  sans  cesse  renouvelées , 
énervent  un  esprit  qui  eût  puisé  dans  la  persévérance  les  forces 
nécessaires  pour  produire  une  œuvre  durable.  L'exemple  de 
quelques  intelligences  prédestinées,  Voltaire  ou  Gœthe,  ne  sau- 
rait être  invoqué  ici  à  l'appui  de  l'opinion  contraire.  Les  esprits 
étendus,  qui  embrassent  le  domaine  de  l'art  dans  sa  plénitude, 
ne  font  qu'obéir  aux  lois  de  leur  nature.  Si  cts  lois  étaient  con- 
sultées par  les  talents  secondaires,  c'est  vers  l'unité,  au  con- 
traire, ce  n'est  pas  vers  la  diversité  qu'ils  dirigeraient  leurs 
efforts. 

11  est  aisé  de  voir,  à  la  lecture  à' Une  Nuit  de  Cléopâtre,  que 
les  pompes  sensuelles  d'Alexandrie  vont  mieux  à  l'imagination 
de  M.  Gautier,  que  les  austères  douleurs  du  moine  catholique, 
esquissées  dans  la  Morte  amoureuse.  S'il  nous  fallai  t  consul- 
ter, non  pas  nos  sympathies,  mais  celles  de  l'auteur  du  livre  , 
c'est  assurément  cette  vive  esquisse  que  nous  placerion:»  au  pre- 
mier rang  parmi  les  autres  morceaux  du  recueil.  Tous  les  dé- 
fauts qui  caractérisent  Fortunio  s'y  retrouvent ,  il  est  vrai  ; 
mais,  au  moins,  l'inspiration  qui  a  dicté  cette  fantaisie,  est  sin- 
cère. L'auteur  n'a  pas  été  préoccupé  par  les  souvenirs  de  ses 
lectures  ;  la  mémoire  n'a  pas  joué  ici  le  rôle  de  l'imfigination. 
Ce  mérite  une  fois  reconnu  ,  il  n'est  pas  plus  possible  d'approu- 
ver la  forme  A' Une  Nuit  de  Cléopâtre,  que  la  fornrie  de  For- 
tunio.  L'auteur  arrive  sans  doute  à  satisfaire  les  yeu;i;  les  tem- 
ples de  granit  inondés  de  lumière,  les  sphinx  accroupis  dans  les 
sables,  les  dieux  gigantesques,  les  vêtements  splendit  les  ,  les  or- 
nements bizarres ,  fournissent  à  son  talent  des  mo  lifs  variés. 

18. 


138  REVUE  DE  PARIS. 

Mais  la  pensée  reste  indifft'renle  à  l'effet  que  produit  celte  pro- 
fusion d'éclatantes  perspectives.  L'œil  se  fatigue  ,  mais  ,  en  re- 
vanche, le  cœur  et  l'esprit  sont  plongés  dans  un  assoupissement 
profond.  Le  style  qui  doit  reproduire  les  lignes  précises  des 
sculptures,  et  lutter  d'éclat  avec  les  couleurs  les  plus  riches,  a 
perdu,  dans  cette  lutte  opiniâtre,  les  qualités  qui  sont  le  prix  de 
la  sensibilité  ou  de  la  réflexion.  Les  paroles  ne  s'enchaînent  plus 
au  commandement  de  l'âme  émue  ou  de  l'esprit  qui  raisonne. 
L'émotion  sensuelle  guide  seule  l'écrivain,  et  le  style  porte  l'em- 
preinte de  cette  servitude.  Il  est  sonore,  éclatant,  d'une  consis- 
tance bizarre,  mais  il  n'a  plus  ni  l'élévation  qui  distingue  l'intel- 
ligence, ni  l'abandon  qui  trahit  le  sentiment. 

Dans  Une  Larme  du  Diable,  on  le  voit ,  M.  Gautier  a  conti- 
nué de  pratiquer  le  système  qui  a  déjà  dicté  la  Comédie  de  la 
Mort  et  Fortunio.  11  n'a  pas  fait  un  pas  vers  le  culte  de  la  beauté 
morale,  et  le  drame  dont  le  titre  est  donné  à  son  nouveau  recueil 
est,  au  contraire  ,  une  insulte  à  cette  beauté,  sans  laquelle  il 
n'est  point  de  poésie.  Malgré  les  passages  émouvants  qu'on  re- 
marque dans  la  Morte  amoureuse ,  on  ne  saurait  espérer  de 
voir  un  changement  s'accomplir  dans  la  manière  de  M.  Gautier. 
Après  avoir  poussé  à  de  telles  conséquences  les  théoiies  litté- 
raires de  M.  Hugo,  l'auteur  d'i/we  Larme  du  Diable  aurait 
trop  à  faire  pour  pratiquer  l'art  selon  les  lois  éternelles  qu'il  a 
méconnues  jusqu'à  présent.  Un  talent  supérieur  pourrait  seul 
résister  à  une  pareille  épreuve,  et  il  n'y  a  trace  que  d'une  imagi- 
nation vive  et  facile  dans  la  Comédie  de  la  Mort  et  dans  For- 
tunio. H'atlachement  opiniâtre  voué  à  une  théorie  ,  révèle  d'ail- 
leurs, même  dans  le  disciple,  une  certaine  force ,  nous  nous 
plaison;!  à  le  reconnaître.  La  recherche  de  l'éclat,  la  préoccupa- 
tion de  l'effet ,  ont  pris  ,  dans  la  littérature  actuelle  ,  un  carac- 
tère qui  mérite  de  fixer  l'attention.  Plusieurs  écrivains  obéissent 
à  ces  teiadances,  et  si  la  route  qu'ils  suivent  est  mauvaise,  au 
moins  y  persévèrent-ils  avec  une  ardeur  qu'il  est  rare  de  ren- 
contrer .aujourd'hui.  Heureusement ,  ceux  qui  s'intéressent  à  la 
grandeur  ,  à  la  dignité  de  l'art ,  ne  sauraient  s'effrayer  de  cet 
enlhousia  sme  inspiré  par  la  matière.  La  pensée  seule  offre  à  la 
poésie  un  appui  solide,  et  ceux  qui  la  dédaignent  épuiseront  vite 
les  frivoles  trésors  qui  les  ont  séduits.  Il  faudra  choisir  alors  en- 


REVUE  DE  PARIS.  139 

Ire  les  citernes  bourbeuses  et  les  sources  limpides  où  ont  puisé 
avant  nous  les  poctes  de  l'intelligence,  du  sentiment,  de  la  rêve- 
rie, les  seuls  vrais  poètes. 

D.  M. 


LES   CORBEAUX. 


Un  soir  d'hiver,  en  l'année  17,.,  deux  vieilles  femmes  traver- 
saient le  port  de  Marseille  pour  regagner  la  rue  Saint-Laurent 
où  elles  demeuraient.  Le  temps  était  rude ,  une  brise  glacée  sif- 
flait entre  les  raille  cordages  des  navires ,  et  faisait  vaciller  les 
lanternes  qui  jetaient  leurs  clailés  douteuses  le  long  du  quai; 
les  deux  femmes  se  cachaient  le  visage  sous  le  capuchon  de  leur 
mantelet  d'indienne  ,  et  elles  se  réchauffaient  alternativement 
les  mains  à  une  petite  lanterne  de  corne  dont  la  lueur  rougeàtre 
jetaient  sur  leurs  visages  de  sinistres  reflets.  Le  batelier  ramait 
de  toute  la  vigueur  de  ses  bras,  en  chantonnant  d'un  air  effaré 
comme  s'il  voulait  dominer  une  impression  de  terreur  involon- 
taire, et  de  temps  en  temps  il  se  hasardait  à  jeter  les  yeux  sur 
ces  deux  ombres  noires  assises  devant  lui.  Ces  trois  personnages 
ne  dirent  mot  pendant  le  trajet  du  quai  de  Rive-Neuve  au  fort 
Saint-Jean.  En  abordant ,  le  batelier  sauta  à  terre  et  amarra  sa 
barque  ;  puis  il  resta  debout  et  immobile ,  n'osant  tendre  sa 
large  main  calleuse  aux  passagères  qui  descendirent  sans  aide 
sur  le  quai. 

—  Tenez  ,  Patron  Tounin  ,  dit  l'une  d'elles ,  en  tirant  un  gros 
sou. 

—  Non ,  répondit-il  en  reculant,  faites-en  l'aumône  à  quelque 
pauvre  demain  malin. 

—  Il  paraît  que  vous  vous  trouvez  assez  riche  et  que  vous 
ramez  pour  voire  plaisir,  dit  aigrement  l'autre  vieille  ;  feu  votre 


REVUE  DE  PARIS.  141 

père  ne  (ravaillail  pas  d'une  façon  si  glorieuse ,   il  se  faisait 
l'aumône  à  lui-même,  et  ce  n'était  pas  de  trop  dans  la  maison. 

—  Je  ne  suis  pas  plus  riche  que  lui ,  répliqua  le  batelier;  mais, 
par  Notre-Dame  de  la  Garde  !  je  puis  faire  cette  bonne  œuvre 
sans  me  counlier  à  jeun  ce  soir. 

—  Alors  ,  faites-la  par  vos  mains,  patron  Touniii ,  cela  vous 
portera  plus  de  bonheur,  dit  la  vieille  en  lui  tendant  le  gros  sou 
d'un  certain  air  mécontent  et  renfrogné, 

—  Arrière  !  s'écria-t-il  avec  une  colère  mêlée  d'effroi;  voire 
argent  me  porterait  malheur  ;  par  le  saint  nom  du  Christ  !  je 
n'en  veux  pas,  reprenez-le  !  c'est  l'argent  des  morts  ! 

—  Oh  !  oh  !  dit  la  vieille  irritée  ,  prenez  garde  que  nous  ne 
gagnions  bientôt  de  quoi  faire  une  bonne  œuvre  en  vous  cou- 
sant dans  un  vieux  drap  de  lit  ! 

A  cette  espèce  de  menace,  le  batelier  devint  pâle  et  tremblant; 
puis  ,  reprenant  courage,  il  s'avança  la  main  levée  en  criant  : 
Vieille  sorcière  !  servante  du  diable  !  tu  ne  me  toucheras  ni 
mort  ni  vivant  !..,   Ton  âme  ira  en  enfer  avant  la  mienne!... 

A  ces  paroles  ,  et  surtout  à  ce  geste,  les  deux  vieilles  voulu- 
rent s'éloigner;  mais  le  patron  Tounin  se  mit  devant  elles  en 
continuant  ses  malédictions.  Un  jeune  homme  remontait  en  ce 
moment  le  quai  désert  ;  il  dégagea  son  bras  droit  de  dessous  son 
manteau ,  et  mettant  la  main  ù  la  garde  de  son  épée  ,  il  vint  voir 
de  quoi  il  s'agissait. 

—  Ah!  mon  bon  monsieur!  s'écrièrent  ensemble  les  deux 
vieilles,  faites  retirer  cet  homme  qui  nous  insulte,  qui  ne  veut 
pas  nous  laisser  rentrer  tranquillement  chez  nous. 

—  Patron ,  dit  le  jeune  homme  ,  qui  reconnut  la  profession 
de  Tounin  à  son  bonnet  rouge  et  à  son  caban  de  drap  brun,  ce 
ce  n'est  pas  beau  d'insulter  ainsi  de  pauvres  femmes  et  de  leur 
faire  peur;  si  vous  n'apparteniez  pas  à  l'honorable  corporation 
des  bateliers  du  port,  je  vous  aurais  pris  peut-être  pour  un  va- 
leur, et  traité  comme  tel. 

—  Monseigneur,  dit  le  patron,  s'apercevant  qu'il  avait  affaire 
à  une  personne  de  qualité  ,  ces  femmes  m'ont  menacé  parce  que 
je  n'ai  pas  voulu  prendre  leur  argent. 

—  Cela  n'est  guère  croyable,  répondit  le  jeune  homme. 

—  C'est  la  vérité ,  dit  l'une  des  vieilles  en  s'animant;  le  p.i- 
tron  Tounin  nous  a  mépriséts  par  celte  façon  d'agir;  notre  ar- 


143  REVUE  DE  PARIS. 

gent  vaut  celui  que  sa  révérence  l'abbé  de  $aint-Victor  distribue 
aux  pauvres  la  semaine  sainte  :  un  argent  bénit: 

—  Oui,  oui ,  l'argent  des  morts  ,  interrompit  le  patron  Tou- 
nin;  monseigneur,  ne  les  reconnaissez -vous  pas?  ce  sont  deux 
vieilles  sorcières.  J'attacherai  demain  une  branche  de  buis  béni 
à  mon  mât ,  afin  de  me  préserver  des  malheurs  qui  pourraient 
m'arriver  pour  les  avoir  passées  de  ce,côté-ci  ce  soir. 

A  ces  mots ,  il  repoussa  du  pied ,  avec  um  espèce  de  ricane- 
ment, le  gros  sou  que  la  vieille  avait  laissé  tomber  devant  lui , 
et  il  se  jeta  dans  sa  barque. 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie  ?  dit  le  jeune  homme  un  peu 
étonné  j  ce  brave  garçon  me  semble  fou  j  pourquoi  donc  croit-il 
que  votre  présence  va  lui  porter  malheur? 

—  Sainte  Vierge,  Notre-Dame  !  Je  n'en  sais  rien  :  nous  n'a- 
vons jamais  fait  de  mal  à  personne  ,  dit  la  vieille  en  se  baissant 
pour  chercher  le  gros  sou  ;  mon  bon  monsieur,  vous  êtes  venu 
bien  à  propos  à  notre  secours  :  que  Dieu  vous  le  rende  ! 

—  Que  Dieu  vous  le  rende  !  monsieur,  répéta  l'autre.  Jésus 
Maria  !  la  lanterne  s'éteint  !  et  il  fait  nuit  ici  comme  dans  un 
four!  ma  sœur,  il  ne  nous  arriva  plus  de  nous  attarder  ainsi. 
Il  n'y  a  pas  loin  d'ici  chez  nous;  mais  tantde  malfaiteurs  rôdent 
la  nuit  ! 

—  Vous  avez  peur?  dit  le  jeune  homme  touché  de  compas- 
sion en  voyant  ces  pauvres  femmes  se  serrer  l'une  contre  l'au- 
tre et  regarder  de  tous  côtés  d'un  air  effrayé  ;  eh  bien  !  je  vais 
marcher  à  côté  de  vous  jusqu'à  la  porte  de  votre  maison. 

—  Que  Dieu  et  sa  sainte  mère  vous  bénissent  s'écrièrent-elles 
ensemble. 

Il  y  avait  à  cette  époque ,  à  l'entrée  de  la  rue  Saint-Laurent , 
une  petite  maison  dont  la  façade  borgne  n'avait  pas  été  reblan- 
chie depuis  cinquante  ans;  c'est  laque  s'arrêtèrent  les  deux 
vieilles.  Tandis  que  l'une  d'elles  ouvrait  avec  son  passe-par- 
tout,  l'autre  se  tourna  vers  le  jeune  homme  et  lui  dit  avec  une 
humble  révérence  : 

—  Mon  bon  monsieur,  je  voudrais  bien  savoir  votre  nom  ; 
certainement  je  ne  l'oublierai  pas  dans  mes  prières  le  malin  et 
le  soir. 

—  Je  m'appelle  le  chevalier  Gaspard  de  Gréoulx,  répondit-il  ; 
maintenant  vous  voilà  chez  vous  :  bonsoir  et  Dieu  vous  garde  ! 


REVUE  DE  PARIS.  143 

Il  s'éloigna  d'un  pas  rapide,  et  les  vieilles,  arrêtées  sur  le 
seuil  de  la  porte,  le  suivirent  du  regard  jusqu'au  détour  de  la 
rue.  Toutes  deux  avaient  tressailli  en  entendant  son  nom;  mais 
elles  ne  se  dirent  rien ,  et,  au  bout  d'un  moment,  elles  rentrèrent 
ensemble  dans  la  maison. 

Il  y  avait  au  rez-de-chaussée  une  assez  grande  chambre  dont 
la  cheminée  eût  fait  l'admiration  d'un  amateur  de  curiosités. 
Deux  colonnettes  accouplées  soutenaient  le  chambranle  sculpté 
avec  un  art  et  une  patience  infinis.  Les  murs  étaient  ornés  de 
boiseries  d'un  assez  bon  goût  ;  mais  ces  traces  de  luxe  dataient 
d'un  siècle  au  moins  ,  et  le  mobilier,  plus  moderne  ,  était  d'une 
simplicité  presque  pauvre.  Un  lit,  garni  de  méchants  rideaux 
verts,  servait  aux  deux  sœurs,  et  l'on  pouvait  voir  du  premier 
coup  d'oeil  qu'il  ne  venait  pas  grande  compagnie  chez  elles,  car 
il  n'y  avait  d'autres  sièges  que  les  deux  chaises  où  elles  s'as- 
seyaient au  coin  de  la  cheminée.  Une  grande  armoire  de  noyer 
et  une  espèce  de  dressoir  où  figurait  une  vaisselle  ébréchée. 
complétaient  l'ameublement  de  cette  pièce  qui  servait  tout  à  la 
fois  de  chambre  à  coucher,  de  salon  et  de  salle  à  manger.  Le 
reste  de  la  maison  était  vide  ,  entièrement  démeublé  et  aban- 
donné aux  rats  qu'on  y  entendait  trotter  toute  la  nuit.  Cela 
était  ainsi  depuis  une  trentaine  d'années.  Le  plus  pauvre  pé- 
cheur du  quartier  Saint-Laurent,  celui  qui  vivait  avec  sa  famille 
dans  une  petite  chambre  enfumée  dont  la  fenêtre  n'avait  pas  une 
vitre  ,  et  qu'il  payait  assez  chèrement ,  n'aurait  pas  voulu  venir 
demeurer  pour  rien  dans  cette  maison. 

Les  deux  femmes  qui  l'habitaient  seules  étaient  bien  connues 
dans  la  ville  de  Marseille ,  et  jamais  on  n'avait  élevé  aucun  doute 
sur  l'honnètelé  de  leur  vie  et  sur  leur  entière  probité  ;  cepen- 
dant elles  inspiraient  à  tout  le  monde  une  espèce  de  terreur  et 
d'éloignement  II  y  avait  une  cinquante  d'années  qu'elles  étaient 
arrivées  dans  le  pays ,  pauvres  et  sans  personne  pour  les  aider. 
Ne  sachant  aucun  travail  qui  pût  les  faire  vivre ,  elles  se  mirent 
à  garder  des  malades  ,  et  comme  elles  étaient  intelligentes ,  soi- 
gneuses et  zélées  ,  leur  clientèle  devint  fort  nombreuse  ;  on  les 
appelait  dans  toutes  les  bonnes  maisons  dès  que  quelqu'un  était 
à  la  mort ,  et  elles  avaient  vu  trépasser  tout  ce  qu'il  y  avait  eu 
de  gens  considérables  dans  la  ville,  depuis  un  demi-siècle.  De- 
venues vieilles ,  elles  quittèrent  leur  premier  métier  de  garde- 


114  RKVUli  m  l'AKIS. 

malades,  el  oa  lU'  les  appela  plus  ((ue  pour  ensevelir  et  veiller 
les  morts.  Dès  (ju'oii  les  voyait  entrer  dans  une  maison,  on  sa- 
vait qu'il  y  avait  un  malheur.  Elles  arrivaient  toujours  propre- 
ment vêtues  de  sergette  noire  ,  l'air  attristé  et  im  cierge  bénit  à 
la  main.  Leur  deuil  éternel ,  leur  visage  maigre  et  d'une  pâleur 
livide,  leur  grande  taille  fluette,  avaient  quelque  chose  de  saisis- 
sant et  de  lugubre  ;  le  peuple  qui  traduit  si  facilement  ces  im- 
pressions par  une  figure  énergique,  les  avait  surnommées  les 
Corbeaux ,  et  l'on  oublia  peu  à  peu  leurs  noms  patronymiques 
de  Véronique  et  de  Suzanne ,  pour  les  appeler  comme  ces  oi- 
seaux de  mauvais  augure. 

En  rentrant  ce  soir-là,  elles  s'assirent  machinalement  devant 
le  foyer  où  il  n'y  avait  que  des  cendres  froides,  et  Véronique  dit 
d'une  voix  troublée  :  Vous  avez  entendu  ,  ma  sœur,  ce  jeune 
homme  s'appelle  Gaspard  de  Gréoulx! 

—  Eh  bien  !  qu'est-ce  que  cela  nous  fait?  répliqua  Suzanne  en 
branlant  la  tête. 

lly  eut  un  silence.  Véronique  alluma  une  poignée  de  brous- 
snilîes  el  mit  sur  table  du  pain  ,  une  cruche  d'eau  et  une  assiette 
de  fruits  secs. 

—  C'est  aujourd'hui  Ouatre-Temps ,  dit-elle  ,  et ,  eu  vérité  , 
nous  n'avons  pas  rompu  le  jeûne  ;  il  n'y  a  jamais  de  feu  à  la 
cuisine,  dans  les  maisons  où  nous  allons. 

—  Avec  deux  doigts  de  café  on  passe  la  journée  j  demain, 
nous  en  prendrons  avant  de  sortir.  J'ai  dans  l'idée  qu'on  ne  nous 
Inissera  pas  chez  nous  ;  on  sonne  une  agonie  à  Saint-Laurent. 

En  effet,  de  lugubres  tintements  se  mêlaient  au  bruit  du  vent 
(pli  grondait  dans  le  tuyau  de  la  haute  cheminée.  Véronique 
se  signa  en  marmottant  quelques  prières. 

—  Faisons  collation  et  dépêchons-nous  d'aller  dormir,  dit  Su- 
zanne ,  cela  ne  nous  arrive  pas  si  souvent,  de  passer  une  nuit 
dans  notre  lit. 

—  J'aime  autant  veiller  un  peu  ,  répondit  Véronique  ;  il  me 
semble  que  nous  ne  dormirons  pas  5  nous  avons  perdu  l'habi- 
tude de  nous  coucher.  Chauffons-nous. 

Elles  se  rapprochèrent  du  foyer  et  promenèrent  sur  la  flamme 
leurs  longues  mains  ridées,  d'un  air  de  paresseuse  satisfaction. 

—  On  est  pourtant  bien  chez  soi ,  surtout  quand  on  vient  sur 
l'âge  ,  dit  Suzanne;  savez-vous,  ma  sœur,  que  vous  n'êtes  plus 


jeune  et  que  j'iii  qiiairo  ans  de  plus  que  vous?  U  oCic^it  leinpj  de 
nous  reposer  un  peu. 

—  .le  ne  dis  pas  non,  répondit  Véronique;  mais  je  ne  pour- 
rais pas  perdre  comme  cela  tout  à  coup  Thabiludede  travailler  j 
il  faudrait  nous  retirer  peu  à  peu  ,  ma  sœur. 

—  Malheureusement ,  la  beso[;ne  va  en  augmentant;  jamais 
nous  n'avions  tant  cousu  que  celte  semaine. 

Il  y  eut  encore  un  silence  ;  puis  Véronique  dit,  comme  en  se 
ravisant  : 

—  Ma  sœur,  qu'avez-vous  donc  fait  de  celte  lettre  que  nous 
n'avons  pas  encore  eu  le  temps  de  lire?  Elle  contient,  sans 
doute  ,  le  mandat  de  trois  cents  livres  pour  la  pension  de  Ga- 
biielle. 

—  C'est  vrai.  Nous  aurions  pourtant  pu  la  perdre!  répondit 
Suzanne  en  fouillant  dans  ses  poches  ;  la  voici. 

Véronique  avança  la  lampe  et  mit  ses  lunettes  pour  lire  la 
lettre  suivante  : 

a  Barcelone,  ce  6  janvier  17.. 

n  Mes  respectables  demoiselles i 

»  J'ai  la  douleur  de  vous  annoncer  la  perte  que  nous  venons 
de  faire  en  la  personne  du  sieur  Gabriel  de  Lescale  ,  négociant 
français,  établi  en  celte  ville.  La  veille  de  sa  mort ,  il  me  fit  ap- 
peler pour  me  confier  le  mauvais  état  de  ses  affaiies  et  ses  der- 
nières volontés.  Le  pauvre  homme  n'a  jamais  été  riche  ,  et  par 
suite  d'une  faillite  qui  lui  a  emporté  quarante  mille  livres,  il  est 
mort  insolvable.  Sa  fille  unique  étant  restée  en  France  ,  il  avait 
jusqu'ici  pourvu  à  son  éducation  en  vous  faisant  passer  chaque 
année  une  somme  de  trois  cents  livres.  Par  suite  de  tous  ces 
malheurs ,  la  jeune  demoiselle  va  se  trouver  sans  aucune  res- 
source, et  monsieur  son  père  m'a  expressément  chargé  delà 
recommander  à  vos  bontés.  N'ayant  pas  le  moyen  de  lui  écrire 
directement,  je  vous  prie  de  lui  annoncer  la  triste  nouvelle. 

»  Je  finis,  mes  respectables  demoiselles ,  en  recommandant 
le  défunt  à  vos  prières  ,  et  je  vous  supplie  de  me  tenir  pour  votre 
plus  humble  et  obéissant  serviteur. 

1)  François  Lepage.  » 
2  13 


146  REVUE  DE  PARIS. 

—  Voilà  une  mauvaise  nouvelle  !  dit  Véronique  en  laissant 
tomber  la  lettre  ;  ce  pauvre  M.  de  Lescale  n'a  jamais  pu  pros- 
pérer en  rien  ;  il  aurait  porté  malheur  à  un  vaisseau  chargé  de 
reliques  !  Je  lui  ai  prédit  son  mauvais  sort  quand  nous  avons  as- 
sisté sa  défunte  femme  à  ses  derniers  moments. 

—  Il  faudra  faire  dire  quelques  messes  pour  le  repos  de  son 
âme.  Mais  ,  ma  sœur,  qu'allons-nous  faire  de  Gabrielle  ? 

—  Nous  ne  pouvons  pas  la  tenir  au  couvent. 

—  Et  quand  même  nous  le  pourrions ,  ce  n'est  plus  sa  place. 
Elle  fera  comme  nous  avons  fait;  elle  travaillera  pour  vivre.  11 
faudra  la  retirer  près  de  nous ,  d'abord. 

Suzanne  hocha  la  tête  d'un  air  d'assentiment  et  dit  après  ré- 
flexion : 

—  II  me  semble  que  cette  enfant  pourra  nous  aider  à  faire 
notre  besogne  ;  tandis  que  l'une  de  nous  deux  prendra  un  peu 
de  repos  ,  l'autre  la  mènera  veiller.  Peut-être  qu'elle  aura  d'a- 
bord un  peu  de  répugnance  à  toucher  les  morts;  mais  cela  pas- 
sera. 

—  On  l'a  élevée  comme  une  demoiselle  au  couvent  de  la  Vi- 
sitation, dit  Véronique;  qui  sait  si  elle  s'habituera  docilement 
à  faire  ce  que  nous  voudrons  ? 

—  Est-ce  qu'elle  pourra  faire  autrement?  On  ne  la  gardera 
pas  pour  rien  à  la  Visitation  ;  si  elle  voulait  se  faire  religieuse  , 
il  lui  faudrait  une  dot.  En  sortant  du  couvent ,  que  deviendrait- 
elle  si  nous  l'abandonnions?  Certainement,  son  pauvre  père  à 
bien  fait  de  compter  sur  nous  :  nous  ne  la  laisserons  pas  sur  le 
pavé  des  rues;  mais  il  faudra  bien  qu'elle  travaille  pour  gagner 
son  pain  avec  nous. 

—  Demain  ,  nous  irons  entendre  la  messe  à  la  Visitation,  et 
après  nous  irons  parler  à  madame  l'abbesse,  dit  Véronique  en 
ramassant  la  lettre.  Sainte  Vierge!  cette  pauvre  enfant  ne  se 
doute  pas  de  la  nouvelle  que  nous  allons  lui  porter  cette  année  ! 
Il  y  a  un  an,  ma  sœur,  que  nous  ne  l'avons  vue,  depuis  que 
nous  allâmes  ,  pour  les  fêtes  de  Noël,  payer  sa  pension. 

—  Un  an  et  deux  mois,  c'est  vrai!  grommela  Suzanne,  et 
ces  deux  derniers  mois  il  faudra  les  payer  de  notre  argent. 
Jésus  Maria  !  cela  va  faire  une  belle  poignée  d'écus, 

—  Une  grosse  poignée  d'écus  !  dit  Véronique  avec  un  soupir  ; 
depuis  deux  mois  nous  dépensions  presque  vingt  sous  par  jour, 


REVUE  DE  PARIS;  147 

saus  nous  en  douter  ;  il  faut  couper  court  à  cela  dès  demain. 

—  Dès  demain  !  répéta  l'autre  Corbeau.  Disons  vite  un  De  Pro- 
funilis  pour  l'âme  du  défunt,  et  allons  dormir. 


II. 


Le  lendemain  soir,  à  la  même  heure,  il  y  avait  trois  person- 
nes devant  l'antique  cheminée  ,  où  les  Corbeaux  se  chauffaient 
en  tcle-à-lête  depuis  trente  ans.  Entre  ces  deux  visages  pointus 
et  parcheminés ,  dont  les  yeux  éraillés  étaient  armés  de  grosses 
lunettes  ,  apparaissait  la  tète  blonde  d'une  jeune  fille  d'environ 
seize  ans.  Elle  avait  de  grands  yeux  d'un  bleu  mourant ,  un 
petit  nez  fin  et  retroussé  ,  une  bouche  étroite ,  et  dont  l'expres- 
sion naturelle  était  le  sourire;  c'était  enfin  une  de  ces  ravis- 
santes figures  dontGreuze  a  reproduit  le  type  dans  ses  tableaux. 
Mais  en  ce  moment  cette  jolie  bouche  ne  souriait  plus,  et  de 
grosses  larmes  roulaient  lentement  sur  ces  joues  rondes  et  fraî- 
ches. La  pauvre  petite  tenait  entre  ses  mains  la  fatale  lettre,  et 
elle  murmurait  entre  ses  sanglots  : 

—  Mon  Dieu  !  c'est  donc  fini  !  mon  père  est  mort  !  Mon  pau- 
vre père,  qui  m'aimait  tant!...  11  m'avait  écrit  qu'il  viendrait 
me  chercher,  que  j'irais  avec  lui,  je  l'attendais....  Et  mainte- 
nant ,  il  ne  viendra  jamais!  jamais  ! 

Les  deux  Corbeaux  écoutaient  sans  rien  dire  ces  plaintes  d'un 
cœur  désolé  ;  elles  savaient  qu'il  faut  laisser  de  telles  douleurs 
s'épuiser  d'elles-mêmes  ,  et  que  toutes  les  consolations  sont  im- 
puissantes dans  de  pareils  moments.  Elles  réfléchissaient  tran- 
quillement à  ce  qu'elles  allaient  faire  de  Gabrielle ,  et  calcu- 
laient les  moyens  de  lui  faire  du  bien  avec  le  moins  de  dépense 
possible.  Ces  femmes  n'avaient  cependant  pas  l'âme  méchante 
et  dure  j  mais  elles  avaient  tant  vu  de  funérailles  ,  elles  avaient 
assisté  à  de  si  terribles  scènes  de  désolation  et  de  deuil ,  qu'elles 
étaient  blasées  sur  l'expression  de  toutes  les  douleurs  humaines. 

—  Allons,  mon  enfant,  dit  Véronique ,  il  faut  se  résigner  à 
la  volonté  de  Dieu.  Depuis  la  résurrection  de  Lazare ,  on  n'a  vu 
aucun  trépassé  revenir  au  monde  ;  la  mort  est  un  malheur  sans 
remède,  et  c'est  pour  cela  qn'on  s'en  console  plus  vile  que  de 
tout  autre.  Essuyez  vos  yeux  ,  et  tâchez  de  tremper  une  croûte 


148  REVUE  DE  PARIS. 

de  pain  dans  ce  demi-verre  de  vin  ciiil;  cela  vous  fera  dormir 
celte  nuit,  certainement. 

—  Merci!  merci  !  ma  bonne  demoiselle  ,  dit  Gahrielle  en  pre- 
nant le  verre  sans  le  porter  à  sa  bouche,  je  ne  puis...  j'ai  là 
comme  un  poids  qui  m'étouffe.... 

—  Ne  m'appelez  |)as  mademoiselle  ,  interrompit  la  vieille  avec 
une  espèce  de  sourire  grondeur,  dites  w;/sé  Véronique,  comme 
quand  vous  parlez  aux  gens  du  commun. 

—  Nous  sommes  de  pauvres  tilles  qui  travaillons  pour  vivre  . 
et  non  pas  des  demoiselles ,  ajouta  l'autre  ;  chacun  doit  garder 
son  rang;  retenez  ceci. 

—  Oui,  viisé  Suzanne,  répondit  docilement  Gabrielle. 

—  Si  vous  êtes  obéissante  et  bonne  tille  ,  reprit  Véronique , 
vous  ne  serez  pas  mal  avec  nous  ,  et  même  je  puis  dire  que  vous 
y  serez  bien.  Nous  n'allions  pas  vous  voir  au  couvent,  parce 
que  nous  savions  que  vous  n'aviez  pas  besoin  de  nousj  mais 
cela  n'empêchait  pas  que  l'on  s'intéressât  h  ce  qui  vous  regar- 
dait. Nous  vous  avons  vue  toute  petite. 

Gabrielle  leva  la  tète,  et  dit  avec  une  grande  émotion  : 

—  Je  le  sais  !  Je  me  souviens  encore  du  jour  où  vous  m'avez 
menée  au  couvent  dont  je  ne  suis  sortie  que  ce  matin.  Il  y  a 
douze  ans  de  cela.  Mais  avant ,  je  ne  me  rappelle  rien  ;  je  ne 
me  rappelle  ni  ma  mère  ,  ni  mon  bon  père  ,  que  je  viens  de 
perdre  :  vous  les  avez  connus  ,  vous  ! 

—  Oui,  mon  enfant,  répondit  Suzanne,  c'étaient  des  gens 
bien  à  plaindre. 

—  Sainte  Vierge  !  ils  eurent  des  malheurs? 

—  Le  plus  grand  de  tous  :  ils  étaient  nobles  comme  le  roi  et 
pauvres  comme  Job. 

—  Je  croyais  que  la  noblesse  était  un  avantage ,  et  que  l'on 
pouvait  élre heureux,  quoique  pauvre. 

—  Oui ,  quand  on  peut  travailler.  Mais  votre  père  s'appelait 
le  vicomte  de  Lescale  ,  pour  son  malheur;  que  vouliez-vous 
qu'il  fît?  Il  vivait  tant  bien  que  mal  des  revenus  d'une  petite 
terre .  lorsqu'un  procès  le  ruina  de  fond  en  comble.  Alors  il  vint 
à  Marseille  pour  essayer  de  faire  quelque  chose;  mais  un  Lescale 
négociant,  commis,  cela  était-il  possible?  On  lui  avait  promis 
une  charge  .  il  ne  l'eut  pas  ;  et  comme  il  ne  faisait  pas  bonne 
ligure  dans  le  monde  .  loiiti'  sa  imhie  pai'en!.-  r.UTucjIlait  avec 


REVUE  DR  l'AP.IS.  149 

des  airs  de  pilié  ,  pireà  que  totil  le  reste  jjoui'  un  lioiiimc  do  ccsur. 
Voire  mère  ,  qiii  était  tière  ,  ne  put  supporter  ces  cli.'igriiis-lù  ; 
elle  tomba  malade  j  et,  comme  nous  demeurions  dans  le  voisi- 
nage, nousaliàmesla  soigner,  sur  la  fin....  Pauvre  dame  !  elle 
mourut  le  beau  jour  de  Pâques.  Votre  père  ,  qui  l'aimait  uni- 
quement, en  eut  une  grande  douleur  j  il  i)assa  plusieurs  jours 
enfermé  ,  ne  voulant  plus  se  montrer  au  monde ,  et  le  monde  le 
laissa  et  l'oublia  dans  son  malheur.  Il  disait  qu'il  voulait  mou- 
rir ;  mais  ,  en  attendant ,  il  fallait  vivre  ,  et  il  n'avait  pas  de 
quoi.  Alors  il  nous  dit  qu'il  voulait  aller  travailler  pour  lui 
et  pour  vous  en  pays  étranger,  avec  des  gens  qui ,  ignorant  sa 
qualité  ,  n'auraient  pas  à  lui  reprocher  d'avoir  dérogé.  Celait 
un  assez  mauvais  parti  à  prendre  ,  d'autant  plus  que  le  digne 
homme  n'entendait  pas  grand'  chose  au  négoce  ,  et  qu'il  n'avait 
pas  de  fonds  pour  entreprendre  des  affaires  en  grand.  Nous  lui 
conseillâmes  ,  au  contraire  ,  de  rester  ici ,  de  mettre  tout  or- 
gueil sous  ses  pitds,  et  de  prendre  une  boutique.  Mais  il  n'en 
eut  pas  le  courage;  il  partit  en  vous  laissant  cliez  nous.  Ouehiue 
temps  après  .  nous  vous  avons  menée  au  couvent  de  la  Visitation 
par  son  ordre;  et  pendant  douze  ans  ,  il  nous  a  fort  exactement 
envoyé  de  <iuoi  payer  votre  pension.  Je  croyais  qu'il  prospérait, 
et  voilà  qu'il  meurt  absolument  ruiné.  On  ne  peut  compter  sur 
rien  en  ce  monde.  Dieu  n'y  envoie  que  des  afflictions.  Que  sa 
volonté  soit  faite  ! 

Gabrielle  avait  écouté  ce  récit  avec  une  morne  attention.  C'é- 
tait la  première  fois  qu'elle  entendait  parler  des  malheurs  de  sa 
famille;  jusque-là  elle  s'était  cru  la  fille  d'un  bon  négociant 
dont  la  position  modeste  et  heureuse  ne  pouvait  être  sujette  à 
aucun  revers.  Elle  n'avait  eu  d'autre  chagrin  que  celui  d'être 
séparée  de  son  père  depuis  tant  d'années,  et  elle  atteiulait  avec 
un  espoir  impatient  le  moment  oîi  il  l'appellerait  enfin  près  de 
lui.  Quand  elle  apprit  qu'il  était  mort  loin  d'elle  ,  après  une  vie 
dure  et  misérable  ;  quand  elle  se  vit  ainsi  seule  au  monde  ,  et 
sans  autre  appui  que  ces  deux  femmes ,  qui  étaient  bonnes  pour 
elle,  mais  dont  l'âge,  la  physionomie  et  les  manières  lui  cau- 
saient un  sentiment  secret  de  répulsion  et  d'effroi,  elle  tomba 
dans  une  douleur  passive  et  muette  qui  ressemblait  à  la  rési- 
gnation. 

—  Çà ,  venez  près  de  moi ,  lui  dit  Suziinne  en  la  voyant  plus 

15. 


150  REVUE  DE  PARIS. 

calme;  nous  allons  aviser  ù  vous  faire  un  petit  déshabillé  de 
deuil  qui  ne  nous  revienne  pas  trop  cher.  Ma  sœur  a  déjà  cher- 
ché dans  nos  meilleures  nippes;  nous  voulons  que  vous  ne  man- 
quiez de  rien. 

Véronique  jeta  sur  la  table  un  paquet  de  bardes  à  peu  près 
neuves  et  toutes  différentes  de  taille  et  de  façon  ;  c'étaient  les 
dépouilles  des  morts,  que,  selon  l'usage  ,  on  abandonnait  aux 
deux  Corbeaux.  Gabrielle  regardait  d'un  œil  indifférent  ce  pèle- 
mèle  d'étoffes  et  de  dentelles,  tandis  que  Susanne  en  faisait  la 
revue  pièce  à  pièce ,  en  grommelant  : 

—  C'est  du  fin ,  c'est  du  beau ,  cela  1  Voici  une  jupe  de  satin 
qui  a  bien  coûté  dix  écus  ;  elle  est  neuve  ,  mais  la  soie  est  petit 
deuil;  ça  ne  convient  pas.  Voilà  un  gros  de  Tours  broché  noir 
sur  noir  ;  c'est  trop  riche  !  Voyons  un  peu  ,  ma  sœur,  cette  robe 
d'étamine  que  nous  avons  eue  ces  jours  derniers. 

C'était  un  vêtement  de  grand  deuil  à  queue  traînante ,  avec 
de  grandes  manches  ouvertes  qui  ressemblaient  à  des  ailes  de 
chauve-souris. 

—  Nous  allons  vous  arranger  cela,  petite,  dit  Véronique;  il 
n'y  aura  pas  grand'  chose  à  faire.  La  pauvre  marquise  de  Flas- 
sans  était  à  peu  près  de  votre  taille. 

—  Tout  à  fait  de  votre  taille  ,  répéta  Suzanne  en  jetant  ce 
lugubre  vêtement  sur  les  épaules  de  la  jeune  fille. 

Gabrielle  frisonna  ;  il  lui  sembla  qu'on  la  couvrait  d'un  lin- 
ceul. 

—  Ah!  misé  Suzanne,  s'écria-l-elle ,  c'est  peut-être  la  robe 
d'une  morte  ! 

—  Certainement  !  Mais  qu'est-ce  que  cela  vous  fait  ?  La  mar- 
quise n'est  pas  morte  de  la  peste  ,  répliqua  sèchement  le  Cor- 
beau. 

La  jeune  fille  se  hâta  de  ramasser  la  robe ,  qu'elle  avait  reje- 
tée ,  et  Véronique ,  gagnée  par  sa  docilité  ,  lui  dit  doucement  : 

—  Nous  arrangerons  tout  cela  demain.  Je  vous  ai  dressé  un 
bon  petit  lit  au  pied  du  nôtre;  dites-vos  prières  et  couchez- 
vous. 

III. 

Gabrielle  passa  une  semaine  dans  la  maison  des  deux  vieilles 


REVUE  DE  PARIS.  151 

femmes  sans  se  douter  de  l'industrie  qu'elles  exerçaient.  Elle 
ne  sortait  pas  de  celte  grande  chambre  où  ,  pendant  les  plu- 
vieuses journées  d'hiver,  il  faisait  sombre  en  plein  midi.  Les 
fenêtres  de  cette  espèce  de  prison  donnaient  sur  une  cour  envi- 
ronnée de  murs  si  hauts,  qu'il  fallait  relever  la  tête  pour  aper- 
cevoir un  coin  du  ciel.  La  pauvre  jeune  fille  travaillait  silen- 
cieusement, assise  devant  les  carreaux  de  vitres  opaques,  qui 
laissaient  tomber  une  lueur  douteuse  sur  son  ouvrage.  Sans 
doute  alors  il  lui  arriva  de  regretter  le  couvent  comme  un  sé- 
jour de  joie  et  de  plaisance.  Les  Corbeaux  la  laissaient  seule  au 
logis  presque  toutes  les  nuits,  sans  lui  dire  le  motif  de  leur 
absence. 

Le  dimanche  suivant ,  on  la  mena  à  la  messe  de  grand  matin, 
et ,  en  rentrant ,  Véronique  lui  dit  sans  autre  explication  : 

—  Gabrielle,  mon  enfant,  cette  semaine  vous  viendrez  avec 
nous. 

Le  même  jour,  dans  l'après-midi,  on  vint  frapper  à  la  porte 
de  ce  logis  où  il  n'entrait  jamais  personne  ,  et ,  comme  de  cou- 
tume ,  Véronique  alla  ouvrir  la  porte.  Elle  revint  aussitôt,  et  dit 
avec  une  certaine  émotion  dans  la  voix  : 

—  Jésus  Maria  !  savez-vous  pour  qui  l'on  nous  demande ,  ma 
sœur?  C'est  pour  ce  brave  jeune  homme  qui ,  un  soir  ,  nous  a 
défendues,  pour  Gaspard  de  Gréoulx  !...  11  est  mort  !...  Si  jeune! 
Seigneur ,  mon  Dieu  ! 

—  La  malédiction  du  ciel  est  donc  sur  cette  famille  ?  murmura 
Suzanne.  Eh  bien!  nous  irons  veiller  ce  pauvre  corps. 

—  Ah  !  ma  sœur ,  s'écria  Véronique ,  je  ne  sais  pas  si  j'en 
aurai  la  force;  nous  avons  beaucoup  veillé  cette  semaine.... 
Seigneur,  mon  Dieu  !  Gaspard  de  Gréoulx  !  nous ,  chez  Gaspard 
de  Gréoulx  ! 

—  Que  nous  importe  ce  nom?  Qu'y  a-t-il  de  commun  entre 
nous  et  celte  famille  ?  interrompit  Suzanne  en  regardant  fixe- 
ment sa  sœur.  Il  faut  aller  partout  où  l'on  nous  appelle; 
c'est  notre  métier...  Avez  vous  demandé  où  est  mort  ce  jeune 
homme? 

—  Il  est  mort  comme  un  homme  qui  n'aurait  eu  ni  feu  ni 
lieu,  dans  l'hôtellerie  du  Coq  iV Argent,  entouré  d'étrangers.... 
Mais  il  n'avait  donc  plus  ni  père,  ni  mère,  personne  pour  l'as- 
sister ? 


152  REVUE  OF.  PARIS. 

—  Allons!  iiilcrronipil  Suzanne  avec  impaliencc. 

—  Écoutez ,  dit  Véronique  après  réflexion  ,  j'irai  vous  aider; 
ensuite  ,  quand  nous  aurons  tout  arrangé,  Gabrielie  veillera 
avec  vous.  Sur  mon  âme ,  je  ne  me  sens  pas  la  force  de  rester  là 
jusqu'à  demain. 

La  jeune  tille  avait  écouté  ce  colloque  dans  un  muet  saisisse- 
ment ;  à  ces  derniers  mots  ;  elle  s'écria  : 

—  Jésus  !  mon  Dieu  ,  près  de  qui  passerons-nous  la  nuit  ?  qui 
allons-nous  veiller? 

—  Vous  l'avez  bien  entendu  ,  répondit  Iranquillement  Su- 
zanne, nous  allons  veiller  un  mort. 

La  pauvre  enfant  devint  blanche  comme  le  fichu  de  linon 
qu'elle  avait  au  cou ,  et  elle  sappuya  tremblante  au  dossier 
d'une  chaise. 

— Cela  n'est  rien,  reprit  Suzanne  avec  son  effroyable  clignote- 
ment d'yeux,  il  faut  un  peu  de  bonne  volonté;  on  s'habitue  à 
tout,  mon  enfant  ;  est-ce  que  vous  avez  peur? 

—  Oh  !  oui ,  j'ai  peur  !  répondit-elle  d'une  voix  éteinte. 

—  Cela  passera  au  bout  d'un  moment  dès  que  vous  aurez  en- 
visagé un  mort.  Allez ,  ma  fîlle ,  les  vivants  seuls  sont  à  crain- 
dre ,  et  les  trépassés  ne  font  mal  à  personne.  11  n'en  est  jamais 
revenu  de  l'autre  monde,  et  tout  ce  qu'on  en  dit,  ce  sont  des 
contes.  Prenez  votre  mante  ,  votre  livre  d'heures,  votre  chape- 
let, et  partons. 

Gabrielie  obéit.  Un  sentiment  profond  de  fierté  vainquit  ses 
répugnances  :  elle  devait  tout  maintenant  à  ces  femmes  qui  tra- 
vaillaient pour  vivre,  et  le  seul  moyen  de  ne  pas  leur  être  à 
charge,  c'était  de  les  aider  dans  leur  industrie.  Elle  s'arma  de 
courage  et  suivit  les  Coibeaux ,  en  priant  Dieu  pendant  tout  le 
chemin. 

L'hôtellerie  du  Coq-d'Argent  était  un  logis  d'assez  belle  appa- 
rence .  situé  derrière  le  port.  C'était  là  que  s'arrêtaient  les 
gens  comme  il  faut ,  tout  à  fait  étrangers  dans  le  pays.  On  n'y 
voyait  jamais  grand  monde  ;  car,  à  cette  époque-là,  il  y  avait 
des  habitudes  plus  hospitalières  que  les  nôtres.  On  s'hébergeait 
mutuellement ,  et  le  moindre  degré  de  parenté  suffisait  pour  être 
cordialement  accueilli  dans  une  maison.  Il  fallait  que  Gaspard 
de  Gréoulx  n'eût  à  Marseille  aucune  relation  de  famille  pour 
s'èlre  arrêté  dans  celle  auberge  oii  il  venait  de  mourir. 


RFVUE  ItE  PAHIS.  15' 

Les  Corbeaux  trouvèrent  In  porte  toiiîe  jfrnnde  oiivorle  ;  une» 
sppvanfe  qui  (lescendnit  l'escnlier  leur  dit,  en  se  rangeant  d'nn 
air  effaré  :  «  Entrez  lA,  au  premier,  dans  la  seconde  chambre. 
On  va  vous  appoiter  les  cierges  ,  l'eau  bénite  et  les  Meurs.» 

Elle  s'enfuit  à  ces  mots.  Un  peu  plus  baut  il  y  avait  une  autre 
servante  qui  tit  le  signe  de  la  croix,  en  s'éeriant  : 

—  Jésus-Maria  !  les  voici ,  je  ne  les  avais  jamais  vues  !  On  di- 
sait qu'elles  n'étaient  que  deux,  et  en  voilà  trois. 

Elle  s'enfuyait  aussi ,  mais  Suzanne  l'arrêta. 

—  Ma  mie,  lui  dit-elle  avec  un  sang-froid  railleur,  ne  cou- 
rez pas  ainsi,  l'escalier  est  sombre,  vous  pourriez  vous  rompre 
le  cou ,  et  puis  on  dirait  que  c'est  nous  qui  vous  avons  [)orté 
malheur. 

Et  comme  la  servante  restait  clouée  devant  elle  en  ouvrant  de 
grands  yeux  effrayés,  la  vieille  ajouta  : 

—  Ma  mie,  faites-moi  le  plaisir  de  me  dire  comment  est  mort 
ce  jeune  bomme, 

—  Sainte  Marie-Madelaine  ,  est-ce  que  je  sais?  répondit-elle 
brusquement.  Il  s'est  mis  au  lit  avant-hier,  les  médecins  n'ont 
pas  connu  son  mal,  et  ce  matin  il  est  trépassé. 

—  On  vient  toujours  nous  chercher  Iroji  tard  !  murmura  le 
Corbeau  ;  il  doit  être  déjà  refroidi. 

Et  fouillant  dans  ses  larges  poches  pour  chercher  son  aiguille 
et  ses  grands  ciseaux  ,  elle  se  remit  à  monter.  Il  n'y  avait  per- 
sonne dans  la  première  chambre.  Les  deux  vieilles  fermèrent  la 
porte,  et,  faisant  signe  à  Gabrielle  de  rester  là  ,  elles  entrèrent 
dans  la  seconde  pièce. 

La  jeune  ûïle  s'accouda  sur  la  cheminée  et  cacha  son  visage 
dans  ses  mains  ;  elle  frissonnait ,  dominée  par  une  invincible 
terreur.  Ses  préjugés  d'enfance  n'étaient  pour  rien  dans  ses  im- 
pressions ;  elle  n'avait  pas  peur  de  voir  quelque  apparition  sur- 
naturelle se  dresser  devant  elle;  mais  elle  éprouvait  au  plus  haut 
degré  cette  horreur  instinctive  que  tous  les  êtres  animés  ressen- 
tent à  l'aspect  de  la  mort.  Sa  raison  luttait  inutilement  contre 
ses  frayeurs  ;  elle  savait  bien  qu'elle  n'avait  à  craindre  aucun 
danger,  et  pourtant  elle  éi)rouvail  de  plus  terribles  angoisses 
que  si  sa  vie  eût  été  en  péril.  Elle  écoutait  avec,  des  tressaille- 
ments involontaires  les  pas  des  Corbeaux  qui  allaient  et  venaient 
dans  la  seconde  rhaml)ri' .  et  à  mesure  ([ui:  le  '\onv  b:?i  sait ,  elle 


164  REVUE  DE  PARIS. 

sentait  augmenter  celte  terrible  peur.  Vingt  fois  elle  fut  sur  le 
point  d'ouvrir  la  porte,  de  s'enfuir,  d'aller  se  réfugier  pour 
une  nuit  au  couvent  de  la  Visitation  ;  mais  le  sentiment  de  ce 
qu'elle  devait  A  ces  deux  femmes  qui  l'avaient  recueillie ,  la 
retint. 

Au  bout  d'une  heure ,  Véronique  ouvrit  à  deux  battants  la 
porte  de  la  seconde  chambre  et  dit  à  Gabrielle  : 

—  C'est  fini ,  nous  l'avons  certainement  bien  arrangé.  Mon 
enfant,  ouvrez  votre  livre  d'heures  à  l'office  des  morts  et  venez. 

Elle  essaya  de  chercher  dans  son  Missel  ;  mais  sa  vue  obscur- 
cie ne  distinguait  plus  les  caractères  ,  et  ses  mains  tremblantes 
ne  pouvaient  tourner  les  pages. 

—  Allons  !  reprit  Véronique  en  la  poussant  doucement. 

—  J'y  vais  !  répondit  Gabrielle  ;  et ,  faisant  sur  elle-même  un 
effort  désespéré,  elle  se  précipita  dans  la  chambre. 

D'abord  elle  ne  vit  rien  ;  un  nuage  était  sur  ses  yeux,  un  bruit 
douloureux  bourdonnait  à  ses  oreilles, ellese sentait  près  de  s'é- 
vanouir. 

—  11  n'y  a  cependant  pas  de  quoi  avoir  peur'  dit  aigrement 
Suzanne  en  la  faisant  asseoir  sur  un  fauteuil  près  de  la  porte. 
Sainte  Vierge  !  ce  n'est  pas  là  un  vilain  mort  ! 

Gabrielle  essaya  de  dominer  ses  terreurs;  elle  releva  la  tête  et 
parcourut  la  chambre  du  regard.  En  effet,  ce  qu'elle  vit  était 
un  spectacle  plus  triste  qu'effrayant.  Quatre  cierges  brûlaient 
aux  coins  du  lit,  dont  les  rideaux  étaient  relevés,  et  il  y  avait 
à  côté  un  bénitier  dans  lequel  trempait  une  branche  de  buis  qui 
servait  de  goupillon.  Au  milieu  de  cet  appareil  funèbre  reposait 
une  figure  immobile  et  blanche  comme  les  belles  statues  de 
marbre  qui  dorment  sur  les  tombeaux.  Elle  était  ensevelie  jus- 
qu'aux épaules  dans  un  linceul ,  ses  mains ,  ramenées  sur  la 
poitrine ,  tenaient  une  croix  ;  une  couronne  d'immortelles  et 
d'oeillets  blancs  lui  ceignait  le  front. 

Peu  à  peu  la  terreur  de  Gabrielle  fit  place  à  un  profond  sen- 
timent de  tristesse  ;  l'instinct  fut  dominé  par  la  réflexion  ,  et  la 
jeune  fille  s'agenouilla  pour  commencer  l'office  des  morts.  Su- 
zanne se  mit  à  côté  d'elle  et  lui  dit  avec  satisfaction  : 

—  Vous  voilà  tranquille  à  présent.  Vous  voyez  que  ça  n'est 
pas  plus  terrible  qu'autre  chose.  Allons,  petite,  dépêchez-vous 
de  lii'i' l'office,  Ji*  vous  ferai  les  répons  :  ensuite  je  vous  don- 


REVUE  DE  l'AKIS.  155 

lierai  un  peu  de  café ,  cela  vous   liendra  éveillée  cette  nuit. 

—  Merci ,  misé  Suzanne ,  répondit  la  jeune  lîlle  à  voix  basse, 
je  ne  prendrai  rien  jusqu'à  demain.  Prions  pour  cette  pauvre 
àme  ! 

Elle  se  mit  à  réciter  avec  ferveur  le  De  Profundis ,  et  Su- 
zanne répéta  machinalement  les  versets  en  roulant  son  chapelet 
entre  ses  doigts.  Gabrielle  n'avait  jamais  prié  d'un  cœur  si  triste 
et  si  détaché  du  monde.  Un  retour  vers  ses  propres  malheurs 
l'avait  saisie  en  face  de  cette  image  du  néant  j  elle  pensait  à  son 
père  mort  aussi ,  mort  comme  ce  jeune  homme  loin  de  sa  fa- 
mille, dans  une  maison  où  ses  derniers  regards  n'avaient  ren- 
contré que  des  étrangers.  Elle  n'avait  jamais  réfléchi  sur  ce 
terrible  mystère  qui  finit  les  destinées  humaines  :  jusqu'alors 
elle  n'y  avait  pas  songé ,  parce  qu'elle  était  pleine  de  vie  et  d'a- 
venir ;  mais  en  présence  de  cette  haute  leçon  elle  courbait  la 
tête  dans  une  crainte  profonde  et  répétait  en  son  cœur  :  Mon 
Dieu  !  nous  ne  sommes  que  cendre  et  poussière  !  Vous  seul  êtes 
au-dessus  de  la  mort  ! 

Suzanne  suivit  exactement  l'office  jusqu'au  dernier  Requiem; 
puis,  satisfaite  d'avoir  accompli  ce  devoir  pieux,  elle  dit  en 
s'installant  dans  un  grand  fauteuil  devant  la  cheminée  : 

—  On  n'est  pas  trop  mal  ici ,  les  pieds  sur  les  chenets  j  Ga- 
brielle ,  mon  enfant,  mettez-vous  làj  vous  avez  froid!  Sainte 
mère  de  Dieu,  quel  temps  !  Le  feu  du  purgatoire  ne  serait  pas 
de  trop  ce  soir  ! 

En  effet,  le  vent  nord-ouest  faisait  pressentir  son  âpre  in- 
fluence, la  flamme  pétillait  plus  vive  dans  le  foyer,  et  le  ther- 
momètre avait  baissé  à  zéro  dans  cette  grande  chambre. 

—  Voici  la  nuit ,  reprit  le  Corbeau  ;  certainement  ils  sont  tous 
transis  de  peur  là-bas  ;  les  servantes  vont  rêver  qu'elles  voient 
des  revenants,  et  demain  l'on  en  fera  des  histoires  dans  tout  le 
quartier.  Vous  n'avez  plus  peur,  Gabrielle? 

—  Non ,  misé  Suzanne ,  répondit-elle  d'une  voix  triste  et 
calme. 

Elles  restèrent  là  longtemps  sans  échanger  une  parole  ;  l'une 
était  livrée  à  ses  tristes  méditations ,  l'autre  marmottait  ses 
patenôtres  en  attisant  le  feu.  Peu  à  peu  les  bruits  de  la  rue  ces- 
sèrent, un  profond  silence  régnait  au  dehors  comme  dans  la 
chambre  mortuaire  ;  on  n'entendait  pluô  que  la  voix  des  crieurs 


J33  nKVLt  bh  l'AKlS. 

tlo  miil  fini  aiuioiiçaioiiL  l'iiciire  el  l'iappiiiciil  ic  itavé  de  leur 
l)àloii  ferré. 

La  vieille  femme  s'était  assoupie.  Gabiielle  se  rapprocha  d'elle 
avec  un  léger  frisson  ;  il  lui  sem])lail  qu'elle  était  seule  ainsi,  et 
ses  frayeurs  lui  revenaient.  Un  invincible  malaise  s'empara 
d'elle  ;  le  cœur  transi,  pâle,  et  le  front  couvert  d'une  sueur 
froide,  elle  cachait  son  visage  contre  le  chambranle  de  la  che- 
minée pour  ne  plus  rien  voir.  Alors  son  imagination  peupla  la 
chambre  de  fantômes;  il  lui  sembla  sentir  sur  ses  épaules  leur 
soufîle  glacé.  Cet  étal  violent  ne  dura  que  quelques  minutes  ; 
Cabrielle  passa  ses  deux  mains  sur  ses  yeux  ,  comme  pourclias- 
ser  ces  horribles  visions ,  et ,  se  retournant  brusquement ,  elle 
parcourut  la  chambre  du  regard.  Tout  ce  qui  avait  appartenu 
au  défunt  était  encore  pêle-mêle;  sa  montre,  accrochée  au  che- 
vet du  lit,  marchait  encore  ,  son  épée  était  sur  un  fauteuil  avec 
sou  chapeau  ,  et  ses  boucles  de  jarretières  reluisaient  sur  la 
commode.  Selon  l'usage,  on  avait  couvert  les  glaces,  atinque  la 
ligure  du  mort  ne  pût  s'y  réfléchir.  Les  cierges  brûlaient  lente- 
ment autour  du  lit,  et  jetaient  une  lumière  blafarde,  plus  lugu- 
bre que  les  ténèbres. 

Gabrielle  considéra  d'un  œil  fixe  ce  pâle  visage ,  et  pour  la 
srconde  fois  ses  terreurs  s'évanouirent.  Elle  n'éprouva  plus 
qu'inie  mélancoliciue  pitié,  et  elle  pleura.  Celui  que  la  mort  ve- 
nait de  prendre  était  jeune,  et  ses  traits  n'avaient  rien  perdu  de 
leur  mâle  beauté.  Sa  bouche  paraissait  enlr'ouvcrte  par  un  fai- 
ble sourire;  l'ombre  de  ses  longues  paupières  semblait  cacher 
un  regard  ;  on  eût  dit  qu'il  dormait ,  tant  il  y  avait  de  repos  et 
de  sérénité  sur  son  front. 

—  Mourir  !  mourir  si  jeune  !  est-ce  possible?  pensa  Gabri«lle; 
pourquoi  l'âme  a-t-elle  quitté  ce  corps  ?  S'il  n'était  ([u'endormi  ! 
Le  sommeil  ressemble  à  la  mort.  Oh  !  mon  Dieu  !  votre  toute- 
|)uissance  pourrait  le  réveiller  !  Il  ne  lui  manque  que  voire  souf- 
île pour  se  relever  !  Et  pourtant,  demain ,  on  va  le  jeter  dans  la 
fosse;  il  disparaîtra  de  ce  monde  pour  toujours  !  Demain  il  sera 
ccuché  dans  la  terre,  sous  les  pieds  des  vivants.  Oh  !  mon  Dieu  ! 
mon  Dieu  !  que  la  mort  est  affreuse  ! 

La  jeune  tille  ,  immobile  et  pâle  comme  celui  dont  elle  déplo- 
rait la  fin  i)rém;)turée,  ne  détourna  plus  ses  regards  du  lit  mor- 
tuaire ;  des  larmes  muettes  coulaient  le  long  de  ses  joues  ;  elle 


REVUE  DE  PARIS.  157 

était  comme  perdue  dans  la  conteinplalion  de  ciUte  scène  funè- 
bre. Mais  l'empire  des  idées  religieuses  se  réveilla  bientôt  en 
elle  ;  ses  pensées  se  tournèrent  vers  l'autre  vie  ;  elle  songea  que 
l'àme  n'était  point  morte  comme  le  corps,  et  que  celui  pour  le- 
quel elle  priait  la  regardait  d'en  haut  avec  reconnaissance.  Une 
foi  vive,  une  soudaine  espérance,  la  ranimèrent.  Il  lui  sembla 
qu'au  delà  de  ce  monde  elle  le  reverrail  sons  sa  forme  hu- 
maine, plein  de  force  et  de  jeunesse  pour  l'éternité.  Elle  leva  les 
yeux  au  ciel,  comme  s'il  allait  s'ouvrir  devant  elle  et  lui  mon- 
trer la  fin  de  ce  mystère  dont  elle  voyait  ici-bas  le  commence- 
ment. 

En  ce  moment  le  crieur  de  nuit  passa  ,  et  sa  voix  monotone 
répéta  sous  les  fenêtres  :  Il  est  minuit  !  Le  regard  de  Gabrielle 
s'abaissa  de  nouveau  vers  le  lit,  et  aussitôt  elle  s'écria  ,  en  se 
rejetant  violemment  en  arrière  : 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  le  mort  a  bougé  !! 
Suzanne  s'éveilla  en  sursaut  : 

—  Qu'est-ce  donc?  dit-elle,  qu'avez -vous?  Sainte  Vierge! 
qu'avez-vous  ? 

Gabrielle,  droite,  le  regard  tîxe,  les  lèvres  tremblantes,  mon- 
tra le  lit  du  doigt,  en  répétant  : 

—  Le  mort  a  bougé  ! 

En  effet,  les  mains  qui  tenaient  la  croix  s'étendaient  avec  un 
faible  mouvement. 

—  Cet homme  n'est  pas  mort!  s'écria  Suzanne  en  se  précipi- 
tant vers  le  lit. 

Cette  voix  sembla  réveiller  le  trépassé  ;  il  se  dressa  de  lui- 
même  et  promena  autour  de  lui  un  regard  lent  et  comme  égaré. 
Gabrielle  se  jeta  à  genoux  près  du  lit,  les  mains  étendues  vers 
cet  homme  qui  ressuscitait.  Elle  était  sous  l'influence  de  celle 
joie  pleine  de  terreur  que  dut  éprouver  la  Madeleine  en  voyant 
son  frère  Lazare  sortir  du  tombeau.  La  vieille  femme  n'était  pas 
sans  une  certaine  émotion;  mais  elle  ne  perdit  pas  la  tête. 

—  C'était  une  léthargie  !  dit-elle  ,  en  renversant  d'un  coup 
de  pied  l'appareil  funèbre ,  et  en  jetant  au  loin  la  couronne 
d'immortelles  ;  c'est  la  seconde  fois  que  je  vois  cela  depuis  cin- 
quante ans.  Allons,  monsieur,  courage  ;  reprenez  vos  sens  ! 

—  lia  froid!  s'écria  Gabrielle  en  osant  toucher  les  mains  qui 
retombaient  inertes  aux  côtés  du  lit. 

2  14 


15S  REVUE  DE  PARIS. 

—  AiTière,  petite  fille!  laissez-moi  faire,  s'écria  Suzanne  en 
déchirant  le  linceul  et  en  soulevant  ce  corps  inerte  d'un  bras 
encore  vigoureux.  Monsieur,  venez  vers  la  cheminée,  je  vous 
aiderai  ;  le  feu  va  vous  ranimer...  Gabrielle  ,  mon  enfant ,  son- 
nez à  tout  rompre;  appelez  du  monde...  Faites-moi  monter  un 
peu  de  bon  vin...  11  faudra  peut-être  une  saignée  :  qu'on  aille 
éveiller  le  médecin  et  le  barbier.  Monsieur,  vous  voilà  plus 
chaudement...  Mettez  les  pieds  dans  le  feu,  si  vous  avez  bien 
froid  ;  cela  ne  vous  fera  pas  de  mal  ! 

—  Que  m'est-il  donc  arrivé?  murmura  le  jeune  homme  en 
refermant  les  yeux  ;  oîi  suis-je? 

—  Dans  votre  chambre,  d'où  vous  n'êtes  pas  sorti.  Souffrez- 
vous  ? 

—  Non  ;  je  sens  seulement  une  grande  fatigue  ,  répondit-il  en 
laissant  aller  sa  tête  sur  l'épaule  de  la  vieille  femme. 

Gabrielle  avait  ouvert  toutes  les  portes  en  appelant  du  se- 
cours; les  servantes,  qui  veillaient  encore  dans  la  cuisine,  ac- 
coururent jusque»  au  bas  de  l'escalier  ;  mais  personne  ne  voulut 
monter.  —  Au  nom  du  ciel!  cria  Gabrielle  ,  apportez  un  peu 
de  vin  ,  cela  sauvera  la  vie  à  ce  pauvre  jeune  homme. 

—  C'est  le  Corbeau  qui  veut  nous  faire  monter  pour  nous 
faire  peur  !  dit  une  vieille  servante. 

—  J'aimerais  mieuxvoir  les  cornes  du  diable  que  son  visage  ! 
ajouta  une  autre. 

—  Ceux  qui  passent  par  ses  mains  sont  bien  morts,  et  s'ils  re- 
viennent,  c'est  pour  tourmenter  les  vivants  ,  reprit  la  vieille; 
c'est  l'àrae  de  M.  Gaspard  de  Gréoulx  qui  revient  ! 

—  Allez  du  moins  chercher  un  médecin ,  s'écria  Gabrielle 
désespérée. 

—  Nous  irons  plutôt  à  la  paroisse  chercher  un  prèlre. 

—  Gabrielle  !  Gabrielle  !  cria  le  Corbeau. 

—  Jésus  !  mon  Dieu  !  l'entendez-vous  !  s'écrièrent  les  servan- 
tes en  s'enfuyant  ;  c'est  le  diable  qui  lui  tord  le  cou  là-haut  î 

—  Personne  ne  veut  venir!  dit  Gabrielle  haletante  et  en  re- 
gardant avec  une  craintive  joie  le  ressuscité. 

—  C'est  égal ,  mon  enfant ,  répondit  Suzanne  avec  le  plus 
grand  sang-froid ,  donnez-moi  les  couvertures,  les  oreillers. 
Bien  !  je  vais  arranger  notre  malade  devant  le  feu,  il  sera  mieux 
là  que  dans  son  lit;  je  lui  ferai  prendre  le  bouillon  que  j'avais 


REVUE  DE  PARIS.  15  '.) 

apporté  pour  moi.  Demain  il  sera  en  élal  de  recevoir  les  visites 
et  (le  remercier  ceux  qui  viendront  pour  son  enterrement. 

—  Sainte  Vierge  ,  c'est  un  miracle  !  s'écria  Gabrieile  en  s'ap- 
prochant  doucement  et  les  mains  jointes.  Elle  fut  cependant  ef- 
l'rayée  en  voyant  la  pâleur  et  l'immobilité  de  cette  tête  renversée 
sur  le  bras  de  Suzanne. 

—  Hélas  !  reprit-elle  en  retenant  sa  respiration ,  il  ne  donne 
pas  signe  de  vie  ! 

—  Vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  dites,  répliqua  brusquement 
le  Corbeau  ;  le  pouls  qui  était  presque  insensible  ,  il  n'y  a  qu'un 
moment,  s'est  relevé,  la  peau  devient  d'une  chaleur  moite  ,  la 
lespiration  s'est  tout  à  fait  rétablie  j  il  est  sauvé,  je  le  sais  bien. 
Voyons,  ne  me  regardez  pas  comme  cela  avec  des  yeux  pleu- 
reurs ,  et  tâchez  de  m'aider  un  peu.  Je  pense  que  vous  n'avez 
plus  peur  à  présent  !  Tenez  çà  et  soutenez  l'oreiller. 

Gabrieile  obéit ,  mais  dans  ce  mouvement  la  tête  du  jeune 
homme  retomba  sur  sou  bras  et  y  resta  appuyée.  Ce  contact  la 
rassura  entièrement. 

—  Ah!  dit-elle  à  voix  basse  ,  il  dort  à  présent!  Je  sens  son 
souffle  sur  mes  mains.  Alors  il  ouvrit  les  yeux  et  la  regarda. 

—  Je  ne  dors  pas,  dit-il  avec  un  long  soupir,  je  me  repose... 
Ma  tête  est  bien  faible;  je  ne  me  souviens  plus...  11  me  semble 
que  j'ai  été  bien  malade  et  que  j'ai  eu  grand  froid... 

—  Taisez-vous  ,  monsieur  ,  interrompit  Suzanne ,  cela  vous 
fatigue  de  parler  ;  demain  vous  ferez  la  conversation  :  à  pré- 
sent, dormez ,  ou  si  vous  ne  pouvez  pas  dormir,  pensez  à  tous 
les  bonheurs  qui  doivent  vous  arriver  :  il  faut  avoir  l'esprit  con- 
tent pour  que  le  corps  soit  en  santé. 

—  Si  je  ne  dois  guérir  que  quand  il  m'arrivera  quelque  bon- 
heur, je  mourrai  bientôt,  murmura  le  jeune  homme  avec  un 
soupir  encore  plus  profond. 

Puis  fatigué,  il  referma  les  yeux,  et  le  souffle  plus  lent 
qui  soulevait  sa  poitrine ,  annonça  qu'il  allait  se  rendormir. 
Suzanne  le  replaça  doucement  sur  l'oreiller ,  et  s'assit  à  côté 
de  lui. 

La  jeune  fille  se  retira  un  peu  à  l'écart  ;  elle  éprouvait  à  la 
fois  une  vive  surexcitation  morale  et  un  anéantissement  physi- 
que qui  donnaient  à  toutes  ses  sensations  l'apparence  d'un  rêve  ; 
toutes  ses  facultés  étaient  absorbées  dans  une  espèce  d'extase 


160  REVUE  DE  PARIS. 

mélancolique;  courbée  sur  elle-même  ,  les  yeux  à  demi  fermés, 
les  mains  jointes ,  elle  ne  bonseait  plus.  Suzanne  crut  qu'elle 
dormait  ;  la  nuit  s'acheva  ainsi. 

Vers  le  malin,  deux  figures  de  femmes  curieuses  et  épouvan- 
tées parurent  à  la  porte  de  la  chambre,  et  la  maîtresse  de  l'au- 
berge du  Coq  il' Argent  s'écria  en  voyant  le  lit  mortuaire  vide  et 
le  trépassé  couché  devant  la  cheminée  : 

—  Jésus  !  qu'est-il  arrivé  ?  Seigneur  mon  Dieu  !  est-ce  qu'il 
est  encore  vivant? 

—  Comme  vous  et  moi,  répondit  le  Corbeau;  allez  deman- 
der pour  lui  une  messe  d'actions  de  grâce  au  lieu  d'une  messe 
de  mort. 

L'hôtesse  se  signa;  puis,  les  bras  levés  au  ciel ,  elle  se  mil  à 
appeler  du  monde. 

—Oui,  oui,  reprit  Suzanne  avec  sa  grimace  froide  et  ironi- 
que, faites  monter  vos  coquines  de  servantes  qui  se  sont  enfuies 
quand  on  leur  a  demandé  secours  !  Qu'elles  viennent  voir  si  le 
revenant  m'a  tordu  le  cou!  Faites-les  donc  monter,  misé 
Bouin. 

A  ce  bruit  le  malade  s'éveilla  ;  plusieurs  heures  de  repos  et  le 
peu  d'aliments  que  lui  avait  fait  prendre  Suzanne  lui  avaient 
rendu  ses  forces  ;  il  se  releva  de  lui-même  et  dit  vivement  : 

—  Ah  !  je  me  sens  bien  à  présent  !  Quel  désordre  il  y  a  ici  ! 
Pourquoi  ne  suis  je  pas  couché  dans  mou  lit? 

Puis  apercevant  Gabrielle,  il  ajouta  en  lui  souriant  : 

—  Vous  étiez  là  cette  nuit,  vous  avez  pris  soin  de  moi,  je  l'ai 
bien  vu,  mais  j'étais  trop  faible  pour  pouvoir  vous  remercier.  Qui 
étes-vous,  mademoiselle? 

—  Votre  garde-malade  ainsi  que  moi,  monsieur,  répondit 
brusquement  le  Corbeau.  Petile  fille,  reprenez  votre  mante, 
baissez  vos  coiffes  et  retournez  à  la  maison.  Vous  direz  à  ma 
sœur  de  venir,  et  vous  vous  coucherez  jusqu'à  ce  soir. 

Gabrielle  se  leva  et  obéit  lentement  ;  en  passant  au  pied  du 
lit,  elle  ramassa  la  couronne  d'immortelles  que  Suzanne  avait 
jetée  là  au  moment  où  le  mort  s'était  relevé,  et  elle  la  cacha  sous 
sa  robe.  Elle  allait  sortir;  mais  en  passant  le  seuil,  elle  s'appuya 
défailhmle  an  chambranle  de  la  porte  ,  et  murmura  en  portant 
une  main  à  sa  tète  :  Mon  Dieu  !  que  je  me  sens  mal  ! 

La  vieille  femme  accourut  et  la  reçut  inanimée  dans  ses  bras. 


HEVUE  DE  PARIS.  161 

—  Jésus  !  dit-elle  avec  iiKiiiiélude  ,  celle  enfant  a  cpioiivé  un 
grand  saisissement ,  cela  peut  avoir  de  mauvaises  suites  ;  misé 
Bouin,  tâchez  de  faire  venir  une  chaise  à  porteurs  pour  la  rame- 
ner à  la  maison. 

IV. 

Environ  quinze  jours  plus  tard  ,  Gabrielle  était  couchée  dans 
le  grand  lit ,  sous  les  rideaux  de  serge  verte  ;  elle  reposait  trop 
faible  encore  pour  pouvoir  se  lever  :  une  fièvre  nerveuse  avait 
failli  la  mettre  au  tombeau,  et  depuis  la  veille  seulement ,  elle 
était  hors  de  danger;  les  deux  Corbeaux  s'entretenaient  à  voix 
basse  près  de  la  cheminée. 

—  Nous  ne  pouvons  plus  la  mener  avec  nous ,  disait  Véroni- 
que en  hochant  la  tête  j  elle  est  trop  jeune  pour  le  mélier  que 
nous  faisons. 

—  Certainement, je  suis  de  votre  avis,  répondait  Suzanne; 
pourtant,  si  elle  reste  ici  sans  rien  faire,  cela  va  nous  coûter 
gros, 

—  A  la  rigueur,  nous  pouvons  faire  cette  dépense,  nous  ga- 
gnons assez,  sans  compter... 

—  Voilà  ,  voilà  comme  vous  êtes  !  interrompit  Suzanne  ;  à 
vous  entendre  ;  on  pourrait  croire  que  nous  roulons  ici  sur  l'or, 
et  les  voleurs  n'auraient  qu'à  venir. 

—  Ne  diles  donc  pas  cela  si  haut  !  répliqua  Véronique,  est-ce 
que  je  parle  d'argent,  moi?  Jésus  !  les  voleurs  savent  bien  qu'il 
n'y  a  chez  nous  que  de  rouges  liards.  Mais  eiilin  ,  il  faut  bien 
que  nous  fassions  quelque  chose  pour  celte  petite. 

—  Je  ne  dis  pas  le  contraire,  ma  sœur. 

—  Nous  irons  toujours  bien  au  bout  de  l'année,  et  si  nous  ve- 
nions à  manquer,  eh  bien  !  nous  ferions  une  visite  à  M.  Vincent. 

En  prononçant  ce  nom ,  Véronique  avait  un  certain  air,  et  ses 
yeux  rouges  et  clignotants  achevaient  sa  pensée  mieux  que  des 
paroles. 

—  Nous  n'aurons  pas  besoin  de  cela ,  dit  Suzanne  ;  tout  bien 
calculé,  nous  n'en  aurons  pas  besoin.  Gabrielle  est  très-sobre, 
et  nous  avons  de  quoi  l'habiller  pendant  longtemps,  sans  qu'il 
nous  en  coûte  une  pièce  de  douze  sous.  Elle  gardera  la  maison 
quand  nous  serons  dehors  ;  elle  travaillera.  Grâce  à  Dieu  .  la 

14. 


162  REVUE  nE  PARIS. 

voilà  mieux  à  présent  ;  elle  va  reprendre  ses  forces  à  vue  d'œil  : 
la  santé  revient  vite  quand  on  est  jeune;  mais  aussi  les  mala- 
dies sont  plus  violentes.  Si  cette  enfant  n'avait  pas  été  entre  nos 
mains  ,  je  crois  bien  qu'elle  serait  morte.  Cela  m'aurait  affligée. 

—  Et  moi  aussi.  Je  ne  regrette  pas  l'argent  que  sa  maladie 
nous  a  coûté ,  et  nous  pouvons  dire  que  rien  n'a  été  épargné. 
Il  faut  que  j'aille  encore  ce  soir  chez  l'apothicaire  pour  des  pi- 
lules d'opium J'en  donnerai  deux  à  Gabrielle;  autrement  la 

nuit  ne  serait  peut-être  pas  tout  à  fait  bonne. 

Un  coup  légèrement  frappé  à  la  porte  lit  tressaillir  la  malade, 
et  interrompit  l'entretien  des  deux  vieilles  femmes.  Suzanne  alla 
ouvrir. 

—  Sainte  Vierge  !  c'est  vous ,  monsieur  !  dit-elle  en  faisant  la 
révérence;  vous  avez  peut-être  eu  tort  de  quitter  sitôt  la  cham- 
bre... Comment  allez-vous  maintenant? 

—  Assez  bien ,  quoique  encore  faible,  répondit  M.  de  Gréoulx  ; 
mais  j'étais  impatient  de  vous  voir  et  de  venir  vous  remercier. 

—  Entrez ,  entrez ,  monsieur,  s'écria  Véronique  en  venant  à 
la  rencontre  du  jeune  homme.  Ma  sœur,  apportez  une  poignée 
de  broussailles ,  qu'on  voie  luire  le  feu...  Monsieur,  je  suis  cer- 
tainement bien  contente  de  vous  voir...  Jésus!  vous  voilà  remis 
à  présent...  Je  vous  trouve  tout  à  fait  bonne  mine. 

—  Je  l'avais  si  mauvaise  quand  vous  m'avez  vu  pour  la  pre- 
mière fois,  que  vous  devez  à  peine  me  reconnaître  ,  dit  le  jeune 
homme  avec  un  triste  sourire 

En  effet,  il  avait  maintenant  fort  bel  air;  ses  cheveux,  légè- 
rement poudrés ,  selon  la  mode  du  temps ,  devaient  être  d'un 
beau  noir,  à  en  juger  par  la  couleur  de  ses  yeux  et  de  ses  sour- 
cils. A  sa  façon  de  saluer  et  de  parler  aux  gens ,  on  reconnais- 
sait tout  d'abord  un  gentilhomme;  l'aisance  et  la  dignité  de 
ses  manières  donnaient  encore  plus  de  relief  à  sa  physionomie 
douce  et  un  peu  triste.  Il  s'assit  devant  la  cheminée  ,  entre  les 
deux  Corbeaux,  et  reprit,  regardant  autour  de  lui  :  Comment 
va  cette  jeune  fille?  J'ai  envoyé  chaque  jour  savoir  de  ses  nou- 
velles ,  et  quand  elle  était  si  mal ,  j'en  ai  éprouvé  une  grande 
peine... 

—  Elle  est  très-bien  à  présent ,  interrompit  Suzanne  en  met- 
tant un  doigt  sur  sa  bouche  et  en  tournant  les  yeux  vers  le  lit; 
elle  est  tout  à  fait  hors  de  danger. 


REVUE  DE  PARIS.  163 

—  Que  Dieu  en  soit  loué  !  Je  me  reprochais  d'élre  la  cause 
involontaire  de  son  mal  :  c'est  le  saisissement ,  la  frayeur  qui 
l'ont  jetée  dans  cet  état  ;  pauvre  enfant  !  Je  me  figure  ce  qu'elle 
a  dû  éprouver  pendant  cette  terrible  nuit!...  Moi  qui  suis  un 
homme ,  j'aurais  eu  peur. 

—  Oui,  cela  se  conçoit ,  dit  Suzanne j  il  faut  être  habitué 
comme  nous  à  ces  veillées-là  pour  conserver  son  sang-froid 
en  entendant  parler  un  trépassé. 

—  Vous  m'avez  sauvé  la  vie  ;  sans  votre  présence  d'esprit , 
sans  vos  soins  ,  je  serais  mort  de  froid  dans  mon  suaire,  s'écria 
M.  de  Gréoulx  en  frissonnant  à  ce  souvenir...  Je  ne  l'oublierai 
jamais.  Quelque  jour  j'espère  pouvoir  m'acquilter  envers  vous. 
En  attendant,  prenez  ceci. 

A  ces  mots ,  il  posa  sur  les  genoux  de  Suzanne  une  bourse 
assez  ronde. 

—  C'est  beaucoup  d'argent  !  s'écrièrent  les  deux  Corbeaux, 

—  Et  cette  jeune  fille  ?  je  voudrais  faire  quelque  chose  pour 
elle,  reprit  M.  de  Gréoulx  ;  sans  doute  elle  appartient  à  des  pa- 
rents pauvres  et  je  pourrais  la  bien  placer  près  de  quelque  dame 
de  ma  famille. 

—  Grand  merci  pour  elle,  monsieur,  répondit  Suzanne  en  se 
redressant  d'un  certain  air  qui  dut  paraître  étrange  au  jeune 
gentilhomme  ;  cette  jeune  fille  est  pauvre ,  il  est  vrai ,  mais  elle 
s'appelle  mademoiselle  Gabrielle  de  Lescale.... 

—  Que  dites-vous  là!  interrompit  M.  de  Gréoulx,  la  maison 
de  Lescale  est  des  meilleures  du  pays  ;  elle  a  des  alliances  avec 
toute  la  noblesse  provençale. 

—  C'est  précisément  ce  qui  a  obligé  le  dernier  de  celte  fa- 
mille à  s'expatrier  pour  gagner  tranquillement  sa  vie ,  répliqua 
Suzanne;  le  digne  homme  a  eu  du  malheur,  il  est  mort  à  la 
peine. 

Elle  raconta  brièvement  et  à  voix  basse  les  malheurs  de  M.  de 
Lescale  et  la  position  de  Gabrielle;  le  jeune  homme  écouta  ce 
récit  avec  un  étonnement  plein  de  tristesse. 

—  Est-il  possible  !  dit-il ,  une  fille  noble  réduite  presque  à 
l'aumône  ! 

—  Mais  nous  sommes  là ,  répliqua  Véronique  avec  une  cer- 
taine fierté  ;  elle  restera  avec  nous  et  elle  n'aura  jamais  besoin 
de  personne.  Dieu  la  garde  qu'un  jour  quelque  parent  par  al- 


164  REVUE  DE  PARIS. 

liance  s'avise  de  vouloir  lui  faire  du  bien;  il  n'y  a  rien  de  plus 
dur  que  la  compassion  des  gens  riches  auxquels  la  misère  d'un 
parent  fait  honte  ! 

M.  de  Gréoulx  regarda  vers  le  lit  avec  inquiétude  et  fil  signe 
ù  la  vieille  femme  de  parler  plus  bas. 

—  Si  elle  vous  entendait ,  dit-il ,  elle  pourrait  s'afHiger  qu'un 
étranger  fût  dans  la  confidence  de  sa  position. 

—  Elle  dort ,  répondit  Suzanne,  sans  cela  elle  nous  aurait 
déjà  demandé  qui  est  ici  avec  nous. 

Il  y  eut  un  silence  ;  les  Corbeaux  ne  délournaient  pas  leur 
regard  louche  du  jeune  homme,  (jui  semblait  absorbé  dans  une 
triste  rêverie.  S'il  avait  cru  à  la  puissance  du  mauvais  œil,  sans 
doute  dès  ce  moment  il  aurait  pu  se  considérer  comme  ensor- 
celé. Pourtant  la  physionomie  des  deux  vieilles  femmes  n'avait 
rien  de  menaçant;  elle  exprimait,  au  contraire  ,  un  certain  de- 
gré de  bienveillance. 

—  Monsieur,  dit  tout  à  coup  Véronique  ,  vous  demeurez  or- 
dinairement au  château  de  Gréoulx? 

—  Oui ,  avec  le  baron  de  Gréoulx  ,  mon  grand-père... 

—  Ah!  il  vit  encore!  murmura  Suzanne  ,  Je  le  croyais  mort 
depuis  longtemps. 

—  Vous  le  connaissez?  demanda  Gaspard  avec  quelque  sur- 
prise. 

—  Oui ,  je  l'ai  vu  ,  pour  la  dernière  fois ,  il  y  a  une  cinquan- 
taine d'années,  répondit-elle  froidement;  c'étail  un  bel  homme! 
et  son  fils  ,  le  chevalier,  comme  on  l'appelait  déjà? 

—  Mon  père? 

—  C'était  un  joli  enfant  blond  comme  sa  mère  et  qui  échap- 
pait souvent  à  M.  l'abbé  Jollivet ,  son  précepteur,  pour  aller 
courir  avec  les  petits  paysans  du  village. 

—  Hélas  !  il  est  mort  depuis  près  de  vingt  ans,  je  l'ai  à  peine 
connu  ;  ma  mère  aussi  est  morte  ,  je  suis  resté  orphelin  sous  la 
tutelle  de  mon  grand-père. 

—  Vous  êtes  ainsi  le  seul  héritier  du  nom  et  de  la  fortune  des 
barons  de  Gréoulx  ? 

—  Oui,  j'ai  été  fils  unique  comme  mon  père ,  répondit  le  jeune 
gentilhomme  avec  un  accent  presque  douloureux;  je  n'ai  plus 
d'autres  i)roches  parents  que  mon  aïeul. 

—  Alors  il  doit  avoir  mis  en  vous  toute  son  ambition ,  il  doit 


REVUE  DE  PARIS.  165 

se  complaire  A  vous  donner  tout  ce  qui  peut  satisfaire  la  vanité 
d'un  gentilhomme? 

—  Oui ,  jusqu'ici  j'ai  mené  la  vie  d'un  grand  seigneur.  M.  le 
baron  ne  quitte  jamais  le  château  de  Gréouix;  mais  il  y  reçoit 
magnifiquement  toute  la  noblesse  de  Provence.  L'an  dernier,  Je 
suis  allé,  par  son  ordre,  à  Paris,  et  il  m'a  fourni  de  quoi  y 
faire  fort  bonne  figure.  Un  de  nos  parents  par  alliance  ,  M.  le 
duo  de  R.,  est  genlilhomme  de  la  chambre.  J'ai  été  présenté  par 
lui  à  Versailles  et  j'y  ai  passé  deux  mois  pour  prendre,  comme 
on  dit ,  l'air  de  la  cour.  Me  voici  de  retour  depuis  les  dernières 
fêles  de  Noël  seulement ,  et  je  n'ai  passé  que  huit  jours  au  châ- 
teau de  Gréouix. 

—  Ah  !  dit  Véronique,  ce  voyage  vous  avait  mis  en  goût  de 
liberté  ,  et  quand  il  a  fallu  reprendre  le  joug,  vous  n'avez  pas 
pu  plier? 

—  Il  est  vrai ,  répondit-il  avec  une  expression  pleine  d'abat- 
tement et  de  fierté,  j'ai  eu  tort  ;  mais  cette  vie  m'était  insuppor- 
table. Mon  aïeul  m'a  déclaré  des  projets,  des  volontés  qui  ne 
s'accordaient  pas  avec  les  miennes.  Je  liens  de  lui  un  carac- 
tère ferme,  opiniâtre  peut-être.  J'ai  résisté.  Alors  il  m'a  traité 
comme  un  enfant  indocile,  il  m'a  accablé  de  ses  reproches,  de 
ses  menaces.  Pour  ne  pas  manquer  au  respect  que  je  lui  dois , 
je  suis  parti,  je  suis  venu  ici... 

—  Sans  argent?  interrompit  Véronique. 

—  J'avais  une  cinquantaine  de  louis ,  c'était  suffisant  pour 
vivre  comme  un  mince  bourgeois ,  sans  carrosse  ,  sans  laquais. 
D'ailleurs  je  songeais  à  prendre  du  service  j  mais  je  suis  tombé 
subitement  malade.... 

—  Malade  de  chagrin  ?  interrompit  encore  le  Corbeau. 

—  Oui,  c'est  encore  vrai,  répondit  le  genlilhomme  avec  un 
soupir.  Je  suis  jeune,  je  suis  noble,  je  suis  l'unique  héritier 
d'une  grande  fortune  ,  et  pourtant  j'ai  mené  une  vie  dure,  mi- 
sérable. 

—  Comme  tous  ceux  qui  sont  sous  la  dépendance  du  baron 
de  Gréouix,  dit  Suzanne  avec  l'accent  d'une  amère  compassion  j 
allez,  vous  pouvez  tout  nous  dire ,  nous  connaissons  de  longue 
main  votre  famille. 

—  Vous  avez  donc  vécu  autrefois  dans  le  château  de  Gréouix? 

—  Oui ,  répondit  assez  brusquement  Suzanne  ;  il  est  inutile 


166  REVUE  DE  PARIS. 

que  je  vous  raconte  tout  cela.  Sachez  seulement  que  nous  avons 
vu  (le  près  votre  famille  ;  ceux  qui  sont  morts  ,  celui  qui  reste , 
nous  les  avons  tous  connus ,  et  vous  pouvez  avoir  confiance  en 
nous. 

Le  jeune  homme  pensa  que  ces  deux  femmes  avaient 
sans  doute  servi  feu  M^^e  la  baronne  de  Gréoulx ,  sa 
grand-mère ,  morte  depuis  près  d'un  demi-siècle  ;  et  bien 
qu'elles  fussent  à  ses  yeux  de  si  bas  étage,  il  ne  dédaigna 
pas  les  marques  d'intérêt  qu'elles  lui  donnaient  à  leur  ma- 
nière. 

—  Si  vous  connaissez  mon  aïeul ,  dit-il,  vous  devez  compren- 
dre ce  que  j'ai  dû  souffrir  eu  vivant  sous  sa  dépendance.  C'est 
un  homme  dont  les  volontés  absolues  et  violentes  n'ont  jamais 
éprouvé  de  contradiction.  Il  a  toutes  les  qualités  qui  donnent 
du  renom  dans  le  monde;  il  est  généreux,  magnifique  ,  plein  de 
grâce  dans  ses  manières;  tous  ceux  qui  viennent  le  visiter  trou- 
vent chez  lui  l'hospitalité  d'un  prince  ,  et  s'en  retournent  char- 
més de  ses  politesses  ;  pour  quiconque  ne  l'approche  pas  autre- 
ment, il  paraît ,  malgré  son  âge ,  d'une  humeur  égale  et  d'une 
amabilité  parfaite;  mais  pour  moi ,  pour  tous  les  siens,  il  a  été 
dur,  inflexible  jusqu'à  la  cruauté.  Quand  j'étais  enfant,  je  trem- 
blais à  son  moindre  signe  ;  je  savais  que  la  plus  légère  étourde- 
rie  .  un  manque  d'exactitude  à  mes  devoirs ,  un  oubli ,  m'atti- 
raient les  plus  sévères  punitions  ,  et  je  vivais  dans  des  terreurs 
continuelles  de  sa  colère.  Plus  tard,  il  a  fallu  plier  mes  goûts, 
mes  idées  ,  mon  caractère  ;  toute  contradiction  lui  eût  semblé 
une  offense  ,  toute  observation  un  manque  de  respect  ;  j'étais 
comme  les  moines  qui  font  vœu  d'obéissance  passive  ,  et  n'ont 
rien  à  eux,  pas  même  la  volonté.  D'année  en  année,  cette  con- 
trainte me  devenait  plus  insupportable  ;  vingt  fois  j'ai  été  sur  le 
point  de  m'enfuir ,  de  renoncer  à  tout.  Ce  voyage  à  Paris  me 
donna  un  peu  de  répit  ;  mais  il  me  fit  comprendre  encore  mieux 
ce  que  le  despotisme  permanent  de  mon  grand-père  avait  d'in- 
tolérable. Je  revins  avec  des  idées  de  résistance  ,  même  de  ré- 
volte. Le  soir  de  mon  arrivée,  M.  le  baron  me  retint  après  sou- 
per, et  me  dit  avec  son  accent  bref  :  —  Gaspard  ,  je  vous  marie 
avec  M"«  Louise  de  la  Verrière  ;  c'est  le  plus  grand  parti  qu'il  y 
ait  actuellement  en  Provence.  Depuis  la  semaine  dernière  ,  je 
travaille  avec  des  gens  de  loi  pour  rédiger  les  clauses  du  con- 


REVUE  DE  PARIS.  167 

tiat;  le  jour  de  la  signature,  vous  saurez  ce  que  je  fais  pour 
vous.  Maintenant,  vous  pouvez  vous  retirer. 

—  Voilà  comment  il  a  toujours  parlé  !  s'écria  Véronique  ;  vous 
aviez  entendu  sa  volonté,  et  alors  ? 

—  Alors  je  le  saluai  profondément,  et  je  m'en  allai.  M"c  delà 
Verrière  est  une  petite  personne  boiteuse  des  deux  jambes  cl  fort 
laide  dévisage  ;  elle  passe  pour  une  sotte  ,  et  sa  physionomie 
n'annonce  pas  la  bonté.  Je  fus  pendant  quelques  jours  dans  des 
perplexités  affreuses.  M.  le  baron  me  parlait  de  ce  mariage 
comme  d'une  chose  entièrement  conclue.  J'essayais  de  me  rési- 
gner à  lui  obéir,  mais  tout  en  moi  se  révoltait  contre  celte 
union  ;  je  crois  que  j'aurais  mieux  aimé  me  faire  capucin  que 
d'épouser  M"e  de  la  Verrière.  Un  jour,  je  pris  brusquement  mon 
parti,  j'allai  trouver  mon  grand-père,  et  je  lui  déclarai  mon 
refus  en  termes  positifs  et  respectueux.  A  dire  la  vérité,  j'étais 
tremblant.. .. 

—  Jésus  !  je  le  crois  bien ,  dit  Véronique,  et  ensuite? 

—  Ensuite...  je  ne  peux  pas  dire  ce  qui  s'est  passé;  j'étais 
hors  de  moi ,  car  le  premier  mot  que  j'avais  entendu  était  la 
menace  de  me  faire  enfermer.  Le  même  soir  je  quittai  le  châ- 
teau; j'avais  peur  de  me  laisser  aller  à  quelque  violence,  et  je 
pris  au  hasard  le  chemin  de  Marseille.  Depuis,  je  n'ai  eu  au(;une 
nouvelle  de  M.  le  baron;  je  le  connais  bien ,  il  ne  me  pardon- 
nera jamais  ;  il  mourra  en  me  laissant  pour  tout  héritage  sa 
malédiction  ! 

—  Tout  cela  peut  encore  s'arranger,  dit  Suzanne  en  hochant 
la  tête,  il  n'y  a  qu'une  chose  sans  remède  en  ce  monde ,  c'est  la 
mort,  et  encore  on  en  revient,  puisque  vous  voilà. 

—  Nous  tâcherons  de  vous  être  utiles  selon  nos  petits  moyens , 
ajouta  Véronique;  si  vous  vous  trouviez  sans  argent,  nous 
pourrions  vous  en  prèler  un  peu;  cela  vaudrait  mieux  que  de 
recourir  à  des  usuriers. 

—  Et  d'abord ,  voici  une  somme  que  nous  ne  voulons  pas  ac- 
cepter ,  reprit  Suzanne  en  mettant  entre  les  mains  du  jeune 
homme  la  bourse -qu'elle  avait  gardée  sur  ses  genoux  ;  non , 
certainement,  nous  n'en  voulons  pas.  Tant  d'argent  pour  une 
nuit  !  Si  nous  le  prenions  ,  on  aurait  raison  de  nous  appeler  les 
oiseaux  de  proie  !  les  Corbeaux  ! 


16S  REVUE  DE  PARIS. 

—  Vous  savez  qu'on  vous  a  surnominéos  ainsi  ?  dit  Gaspard 
avec  undemi-souiire. 

—  Sans  doute;  mais  qu'est-ce  que  cela  nous  fait  !  On  a  peur 
de  nous,  on  nous  montre  au  doi^jt  ;  patience!  nous  savons  bien 
que  nous  n'avons  jamais  fait  de  mal  et  nous  vivons  tranquilles, 
en  attendant  que  Dieu  nous  mette  dans  son  saint  paradis. 

M.  de  Gréoulx  fut  louché  de  ces  paroles  d'une  philosophie  si 
simj)Ie  et  si  pleine  de  foi. 

—  Je  reviendrai,  dit-il  en  touchant  la  main  aux  deux  Cor- 
beaux, je  reviendrai  souvent  vous  voir.  Gardez  cet  argent  ;  vou« 
me  le  prêterez  si  j'en  ai  besoin  plus  lard. 

En  disant  ces  mots  .  il  remit  la  bourse  dans  le  tablier  de 
Suzanne  ,  qui  lui  dit  :  Ceci  n'est  pas  à  nous,  nous  vous  le  gar- 
dons. 

—  Vous  avez  du  reconnaître  notre  porte,  dit  Véronique  :  ua 
soir  nous  étions  seules  sur  le  quai,  un  batelier  nous  menaçait, 
vous  nous  avez  défendues  et  ramenées  chez  nous. 

—  Oui,  je  m'en  souviens  ,  c'était  le  jour  de  mon  arrivée  ,  ré- 
pondit-il avec  distraction ,  car  il  avait  cru  voir  un  léger  mou- 
vement derrière  les  rideaux  du  lit. 

—  Elle  dort  toujours,  dit  Véronique  en  devinant  sa  pensée. 

Alors  il  se  leva  et  partit  promettant  de  revenir  bientôt.  Tan- 
dis que  les  deux  vieilles  le  reconduisaient  ,  G.ibrielle  entr'ouvrit 
les  rideaux  et  avança  la  tète;  elle  s'était  agenouillée  sur  son 
lit,  et  depuis  une  heure  elle  écoutait  et  regardait  le  beau  Gas- 
pard de  Gréoulx.  Quand  les  Corbeaux  revinrent ,  elle  se  recou- 
cha et  lit  semblant  de  dormir. 

—  Ma  sœur,  dit  vivement  Véronique,  ce  jeune  homme  aura 
besoin  d'argent  i)eul-èlre  bientôt  ;  il  ne  faut  pas  attendre  qu'il 
nous  en  demande  :  nous  lui  rendrons  d'abord  ceci  ;  mais  qu'est- 
ce  qu'une  cinquantaine  d'écus?  Il  faudra  joindre  à  cela  tout  ce 
qui  est  dans  le  petit  sac  de  toile  bleue. 

—  J'y  avais  pensé  ;  il  y  a  quelques  bons  écus  au  fond  de  l'ar- 
moire, et,  s'il  le  faut,  nous  irons  chez  M.  Vincent. 

—  Comme  il  est  beau,  comme  il  a  l'air  bon  gentilhomme,  un 
air  de  famille,  dit  Véronique  en  soupirant. 

—  Allons,  allons,  interrompit  Suzanne,  vous  prenez  trop  à 
cœur  tout  cela  !  Que  nous  importe  la  famille  de  Gréoulx?  Qu'y 
a-t-il  maintenant  de  commun  entre  elle  et  nous  ?  Quant  à  Gas- 


REVUE  DE  PARIS.  16» 

parti,  c'est  différent  ;  il  ne  nous  a  pas  méprisées  parce  que  nous 
sommes  de  pauvres  femmes  ;  il  a  le  cœur  reconnaissant  ;  je  veux 
que  quelque  jour  il  puisse  dire  :  Les  Corlieaux  m'ont  fait  du 
Lien  ! 

M™«  Charles  Reybauo. 


SAINT-LAZARE 


LA  SALPÊTRIÈRE. 


I. 

Saiul-Lazare  esl  une  prison  de  femmes  et  la  Salpêlrière  un 
hospice  de  femmes  ;  bien  que  ces  deux  établissements  ne  puis- 
sent guère  se  confondre  ,  ils  ont  néanmoins  certains  traits  de 
rapprochement  et  se  tiennent  par  un  lieu  commun,  qui  est  celui 
de  l'infortune  et  de  la  pénitence.  Il  forment  les  deux  extrémités 
de  la  vie  de  la  femme  prise  dans  ce  qu'elle  a  de  misérable  et  de 
dégradé.  A  Saint-Lazare ,  une  femme  incarcérée ,  souvent  fort 
jeune  encore,  débute  en  quelque  sorte  dans  le  repentir  ,  et  ré- 
pand sa  première  larme  sur  la  route  maudite  où  elle  s'est  jetée  j 
à  la  Salpêlrière ,  elle  vient  s'éteindre,  infirme,  paralytique, 
aliénée  ou  incurable,  elle  verse  sa  dernière  larme  et  pousse  son 
dernier  gémissement.  On  rapporte  de  ces  deux  visites  de  lugu- 
bres images  et  de  pénibles  réflexions  sur  la  position  que  le 
monde  assigne  à  un  grand  nombre  de  femmes  et  sur  l'origine 
et  les  suites  de  leur  avilissement. 

Beaucoup  de  gens  seraient  peut-être  fort  embarrassés  de  dire 
où  est  située  la  prison  de  Saint-Lazare;  car  il  est  assez  dans 
l'habitude  des  habitants  des  grandes  villes  dépasser  devant  les 
monuments  publics  sans  y  faire  attention  ,  ou  sans  s'informer 
de  l'usage  auquel  on  les  consacre.  C'est  au  sommet  du  faubourg 
Saint-Denis,  dans  un  des  quartiers  de  Paris  les  plus  populeux, 


REVUE  DE  PARIS.  171 

qu'est  située  cette  prison.  L'extérieur  du  bûtinient  a  quelque 
chose  (le  sombre  qui  semble  bien  convenir  au  caractère  d'une 
maison  de  détention;  car  on  ne  peut  guère  approuver  ces  pri- 
sons modernes  qui,  loin  de  porter  à  l'effroi ,  ressemblent  à  des 
maisons  de  plaisance  ,  et  forment  uu  contraste  injurieux  avec 
les  taudis  habités  par  la  plus  grande  partie  des  journaliers  et  des 
artisans.  L'aspect  d'une  prison  doit  toujours  éveiller  dans  l'âme 
une  sorte  de  terreur  et  de  tristesse,  et,  sous  ce  rapport ,  on 
peut  dire  que  la  maison  de  Saint-Lazare  remplit  parfaitement 
son  but. 

Saint-Lazare  fut  prieuré  avant  d'être  prison;  cette  destinée 
lui  est  commune  avec  un  grand  nombre  de  lieux  de  détention 
qui  ont  été  dans  l'origine  châteaux  forts  ou  monastères.  On 
l'acheva  de  bâtir  vers  1460 ,  à  la  place  de  l'ancienne  basilique 
de  Saint-Laurent.  Elle  était  en  même  temps  un  de  ces  lieux  que 
l'on  nommait  alors  Léproseries,  c'est-à-dire  lieux  de  refuge  des 
personnes  atteintes  de  la  lèpre.  Plus  tard,  en  1052,  quand  la 
don.ition  en  fut  faite  à  saint  Vincent  de  Paule,  qui  devait  y  éta- 
blir le  chef-lieu  de  la  congrégation  des  missions  ,  on  lui  imposa 
Tobligation  d'y  recevoir  des  lépreux,  comme  par  le  passé.  Au 
xviF  siècle,  le  couvent  devint  maison  de  correction  :  on  y  en- 
fermait les  jeunes  gens  de  mauvaises  mœurs.  Saint-Lazare  con- 
serva cette  destination  pendant  le  siècle  suivant;  il  en  est  parlé 
dans  le  roman  de  Manon  Lescaut.  En  93,  ce  ne  fut  plus  que 
la  maison  Lazare;  Riouffe  a  fidèlement  décrit,  dans  ses  mé- 
moires ,  ce  qu'était  alors  celte  prison  ;  il  a  donné  la  liste  des 
personnes  qui  s'y  trouvaient  enfermées  et  qui  en  partirent  pour 
être  exécutées  le  6  et  le  7  thermidor  par  un  décret  du  tribunal 
révolutionnaire.  On  lit  sur  cette  liste  funèbre  le  nom  du  poète 
Roucher,  celui  d'André  Chénier,  qui  composa  à  Saint-Lazare  , 
pour  M"e  de  Coigny,  son  ode  intitulée  la  Jeune  Captive,  les 
noms  de  l'abbesse  de  Montmartre ,  âgée  de  soixante-douze  ans, 
du  duc  de  Saint-Aignan ,  de  la  duchesse,  alors  enceinte,  etc. 
Du  reste ,  un  poëte  de  notre  temps ,  l'auteur  de  Stella,  a  raconté 
ce  qu'était  la  prison  de  Saint-Lazare  à  cette  époque ,  et  a  écrit 
sur  ce  sujet  des  pages  dictées  par  un  sentiment  si  noble  ,  ornées 
d'un  si  beau  langage  qu'on  ne  saurait  mieux  faire  que  de  ren- 
voyer le  lecteur  à  son  livre. 

Aujourd'hui ,  tout  ce  que  Paris  contient  de  femmes  perdues , 


17i  REVUE  DE  PARIS. 

prévenues,  condamnées  ou  malades,  forme  la  population  de 
Saint-Lazare.  Les  femmes  qui  se  trouvaient  autrefois  réparties 
entre  les  prisons  de  la  Pelile-Force  ou  des  Madelonnelles,  et  les 
hospices  de  Saint-Lazare  et  du  Midi ,  sont  maintenant  toutes 
réunies  dans  une  même  prison  et  dans  un  même  hospice.  Bien 
qu'il  y  ait  en  apparence  une  certaine  immoralité  à  enfermer 
sous  la  même  clef  des  condamnées  et  des  femmes  qui  ne  sont  que 
malades,  il  faut  songer  néanmoins  que  ces  malades  n'a|)par- 
tiennent  qu'à  la  classe  des  prostituées  proprement  dites,  ce  qui 
diminue  les  inconvénients  d'un  pareil  rapprocliement.  D'ailleurs, 
les  maisons  propres  à  recevoir  ce  genre  de  destination  sont 
rares  ,  et  c'est  assurément  déjù  un  grand  pas  de  fait  que  d'avoir 
pu  réunir  sur  un  même  point  et  coloniser,  en  quelque  sorte,  des 
vices,  des  délits  et  une  classe  de  femmes  dont  la  dispersion  of- 
frait de  si  grandes  difficultés  de  répression  et  de  surveillance. 

Le  nombre  des  femmes  enfermées  à  Saint-Lazare,  se  monte, 
terme  moyen,  à  mille.  La  totalité  des  malades  et  des  recluses 
jteut  se  diviser  et  se  divise  effectivement  dans  l'intérieur  de  la 
prison  en  quatre  classes,  savoir  : 

1°  Les  condamnées  civiles  à  un  an  de  prison  et  au-dessous, 
environ  deux  cents  ; 

2"  Les  prévenues  ,  deux  cents  ; 

3°  Les  prostituées  condamnées  et  malades,  cinq  cents  ; 

4°  Les  jeunes  prostituées  et  détenues  au-dessous  de  dix-huit 
ans  ,  de  cent  à  cent  cinquante. 

Ces  quatre  quartiers  de  femmes  forment  dans  la  maison 
comme  autant  de  peuplades  diverses  qui  n'ont  entre  elles  au- 
cune communication  et  ne  se  voient  absolument  que  le  di- 
manche, à  la  messe,  et  encore  dans  ce  moment  sont-elles  sou- 
mises à  la  plus  active  surveillance.  Chaque  quartier  occupe  à  la 
chapelle  des  places  séparées.  Les  repas ,  les  promenades  dans 
les  préaux,  le  coucher,  se  font  à  des  heures  différentes.  Ces 
précautions  pallient,  comme  on  le  voit,  si  elles  ne  détruisent 
pas  entièrement  l'inconvénient  de  la  réunion  de  ces  diverses 
classes  de  prisonnières  dans  un  même  local.  Afin  de  rendre  la 
distinction  encore  plus  sensible,  on  a  eu  soin  aussi  d'assigner  à 
chaque  quartier  un  habillement  d'une  couleur  distincte.  Ainsi, 
les  prosliluées  portent  la  blouse  on  laine  bleue ,  sabots ,  bon- 
nets de  laine 5  les  condamnées   ont  la  camisole  et  la  jupe  en 


REVUE  DE  PARIS.  173 

drap  gris  ;  les  jeunes  recluses  el  les  jeunes  prostitU(''es  ont  éga- 
lement un  costume  particulier  qui  les  dislingue  des  autres  quar- 
tiers. On  voit  d'après  cela  que  l'uniforme  est  généralement 
adopté  à  la  prison  de  Saint-Lnzare  j  c'est  U(ie  amélioration  qu'on 
ne  saurait  trop  encourager;  car  on  conçoit  la  nécessité  d'un 
costume  uniforme  dans  toutes  les  prisons ,  mais  surlout  dans 
une  prison  de  femmes  où  la  coquetterie  qui  ne  perd  jamais  ses 
'droits  ,  ne  manquerait  pas  d'établir  entre  les  prisonnières  des 
rivalités  d'habillement  tout  ù  fait  contraires  il  l'esprit  d'un  lieu 
de  correction.  On  n'est  pas  exposé  ainsi  à  voir  telle  recluse  cou- 
verte de  haillons,  et  telle  autre  étaler  le  luxe  insolent  des  bijoux 
et  de  la  soie  ;  et  puis  il  semble  que  ce  mot  seul  d'uni  forme 
doive  produire  une  réaction  salutaire  sur  la  masse  des  condam- 
nées et  leur  inspirer  quelques-unes  de  ces  idées  de  discipline  et 
de  bon  ordre  qui  tiennent  au  régime  ordinaire  des  armées  et 
des  maisons  d'éducation. 

11  faut  avoir  soin  de  se  reporter,  en  visitant  Saint-Lazare,  à 
la  destination  de  la  maison  el  au  degré  qu'elle  occupe  dans 
l'ordre  hiérarchique  des  lieux  de  détention.  Elle  porte  le  nom  de 
prison  départementale,  maison  dite  de  correction.  Toute  con- 
damnée à  plus  d'un  an  ,  est  dirigée  sur  la  maison  centrale  de 
Clermont.  Saint-Lazare  est  donc  principalement  destiné  au  châ- 
timent de  ces  myriades  de  petits  délits ,  de  ces  contraventions 
journalières  qui  pullulent  sur  le  i)avé  de  Paris,  comme  des  lé- 
gions de  fourmis.  Les  délits  les  plus  ordinaires  sont  la  mendi- 
cité, le  vagabondage,  les  vols  passibles  de  la  police  correction- 
nelle, et  pour  les  prostituées,  l'infraction  aux  ordonnances  de 
police.  Le  mouvement  annuel  des  femmes  enfermées  à  Saint- 
Lazare,  est  de  dix  mille;  en  1837  il  s'est  élevé  jusqu'à  onze 
mille  soixante-lrois,  chiffre  énorme,  duquel  il  faut  déduire 
toutefois  les  femmes  incarcérées  pour  cause  de  maladie.  Ce 
chiffre  indique  assez  la  position  précaire  de  ces  malheureuses 
qui,  se  trouvant  exclues  une  fois  de  la  société,  privées  de  sou- 
tien et  de  relations  honnêtes ,  n'ont  plus  guère  d'autre  res- 
source ,  en  sortant  de  prison  ,  que  le  vagabondage  ,  le  vol  ou  la 
prostitution.  Il  en  est  qui  reviennent  à  Saint-Lazare  jusqu'à 
soixante  et  soixante-dix  fois  ,  et  lorsqu'on  leur  fait  des  remon- 
trances sur  le  nombre  de  ces  récidives  ,  elles  répondent  :  «  Que 
voulez-vous  que  nous  fassions,  une  fois  libérées?  Toutes  les 

15. 


1T4  REVUE  DE  PARIS. 

maisons  nous  sont  fermées,  chacun  nous  repousse,  nous  nous 
trouvons  sans  pain,  sans  asile,  il  faul  bien  que  nous  nous  ré- 
signions à  mendier  ou  à  voler  de  nouveau.  »  Et,  en  effet,  elles 
disent  vrai  pour  la  plupart.  Quel  est  l'homme  qui  consentirait 
à  prendre  chez  lui ,  je  ne  dis  pas  seulement  à  titre  de  domes- 
tique de  confiance ,  mais  même  pour  remplir  les  fonctions  les 
moins  relevées  de  sa  maison ,  une  femme  qu'il  saurait  avoir  fait 
un  temps  de  réclusion  à  Saint-Lazare  ?  11  faut  dire  cependant 
que  c'est  là  une  prévention  quelquefois  injuste ,  car  plusieurs 
détenues  libérées ,  ayant  été  secrètement  placées  dans  des  ate- 
liers ou  dans  des  maisons  particulières  ,  s'y  sont  conduites  de 
manière  à  ne  faire  soupçonner  en  rien  leur  origine.  La  réci- 
dive est  donc  presque  une  nécessité  attachée  à  la  position  de 
libérée,  surtout  si  l'on  répète  ici  ce  qui  a  déjà  été  dit  tant  de 
fois,  qu'une  ouvrière  des  villes,  honnête,  active,  appliquée, 
gagne  à  peine  ,  souvent  en  travaillant  douze  ou  quinze  heures 
par  jour,  de  quoi  suffire  à  ses  premiers  besoins.  Que  sera-ce  donc 
lorsque  les  difficultés  de  sa  condition  viendront  se  compliquer 
des  obstacles  terribles  que  lui  suscite  ce  seul  nom  de  libérée  1 
C'est  alors  que  l'on  conçoit  l'importance  d'une  société  de  pa- 
tronage instituée  en  faveur  des  malheureuses  que  le  besoin  a 
précipitées  dans  le  libertinage.  H  existe  bien ,  pour  les  femmes 
de  cette  classe ,  une  sorte  d'asile  protecteur,  la  maison  du  Bon 
Pasteur,  où  l'on  recueille  les  filles  repentantes  qui  veulent  faire 
profession;  mais  celte  maison  est  fondée  dans  un  but  de  prosé- 
lytisme religieux  et  non  de  protection  sociale.  Un  des  premiers 
sacrifices  qu'on  impose  aux  femmes  qui  y  entrent,  est  de  laisser 
couper  leurs  cheveux;  or  on  sait  que  pour  la  plus  grande 
partie  d'entre  elles  ,  c'est  là  un  supplice  véritable  et  contre  le- 
quel viennent  échouer  les  plus  sincères  conversions.  D'ailleurs  , 
de  ce  qu'une  femme  n'est  point  douée  de  cet  esprit  particulier  de 
mysticisme  et  de  foi  qui  constitue  une  vocation  claustrale , 
faut-il  pour  cela  renoncer  à  cultiver  en  elle  les  vertus  et  les 
qualités  qui  font  la  mère  de  famille  et  l'honnête  femme ,  selon 
le  monde?  Disons-le  :  la  plus  grande  partie  des  prostituées  et, 
comme  on  dit ,  le  commun  des  martyrs,  se  trouve,  à  son  élar- 
gissement, entièrement  isolé,  privé  de  ressources  et  d'appui.  Ce 
fait  seul  explique ,  s'il  ne  justifie  pas  toujours ,  le  nombre  consi- 
dérable des  récidives. 


REVUE  DE  PARIS.  175 

Le  régime  de  Saint-Lazare ,  si  on  le  compare  à  celui  des  au- 
tres prisons ,  a  quelque  chose  de  doux  et  d'indulgent  qui  s'ac- 
corde avec  la  nature  des  délits  et  surtout  le  sexe  des  détenues  ; 
car  enfin  ,  ce  titre  de  femmes  ne  peut  être  entièrement  abjuré, 
même  au  point  de  vue  pénitentiaire.  Les  femmes,  comme  on  l'a 
foit  bien  dit,  sont,  à  1  égard  des  hommes,  dans  un  état  perpé- 
tuel de  minorité  ,  et ,  s'il  est  vrai  que  la  pénalité  confonde  trop 
souvent  les  deux  sexes  dans  un  même  ordre  de  châtiments  ,  ne 
convient-il  pas  qu'à  l'égard  du  sexe  mineur  il  y  ait  dans  l'ap- 
plication de  la  peine  une  certaine  douceur,  un  peu  de  relâche- 
ment et  de  modération  qui  lui  rappelle,  même  sous  les  verroux, 
les  titres  et  les  prérogatives  qu'il  lui  est  permis  peut-être  de  re- 
conquérir par  la  conversion  et  l'amendement? 

Les  prisonnières  de  Saint-Lazare  se  couchent  à  la  nuit  et  se 
lèvent  avec  le  jour  ;  elles  font  deux  repas  par  jour  et  mangent  de 
la  viande  deux  fois  par  semaine.  On  est  en  train  de  construire 
au  rez-de-chaussée  delà  maison  un  fort  beau  réfectoire  oui  toutes 
les  détenues  pourront  manger  ,  réunies  par  quartier ,  et  seront 
assises  commodément,  de  façon  qu'elles  ne  seront  plus  dans  la 
nécessité  de  se  tenir  debout  dans  les  corridors  ou  dans  les  cours, 
leur  pitance  à  la  main ,  comme  cela  se  fait  encore  à  présent. 
Leur  coucher  est  bon;  il  se  compose  d'un  matelas,  d'une  pail- 
lasse, d'un  traversin,  de  deux  couvertures  en  hiver  et  d'une  seule 
en  été  ;  tous  les  lits  sont  en  fer.  Une  chaleur  de  dix  ou  douze 
degrés  règne  constamment  depuis  le  mois  d'octobre  jusqu'au 
mois  de  mars  dans  les  ateliers  et  les  corridors  des  dortoirs  ;  il  y 
a  même  des  chauffoirs  spéciaux  dans  toutes  les  parties  de  la 
maison.  Sans  nul  doute,  ce  sont  là  des  détails  que  l'on  peut  qua- 
lifier de  soins  et  d'égards,  si  on  les  compare  à  ce  qu'était  le  ré- 
gime des  prisons  il  y  a  dix  ans  seulement,  et  même  à  ce  qu'il  est 
encore  aujourd'hui  dans  la  plupart  de  nos  provinces.  Maisquelle 
que  soit  la  douceur  du  règlement  actuel  de  Saint-Lazare  ,  on 
n'éprouve  pas  pour  cela  moins  de  tristesse  et  de  pitié  en  rap- 
prochant la  position  de  luxe  et  de  splendeur  qu'ont  occupée 
quelques-unes  des  recluses ,  de  la  vie  qu'elles  mènent  mainte- 
nant. Au  milieu  de  ces  femmes  aux  traits  décolorés  par  le  cha- 
grin ou  la  maladie,  le  regard  s'arrête  sur  quelques  figures  vrai- 
ment gracieuses,  et  cette  vue  provoque  de  bien  pénibles  impres- 
sions. C'est  surtout  sous  ce  point  de  vue  que  cette  prison  mérite 


176  REVUE  DE  PARIS. 

d'être  atlcnlivemeiu  observée  ;  elle  représente  la  partie  doulou- 
reuse et  lamentable  de  l'existence  de  la  femme,  telle  que  la  font 
les  besoins  ,  la  misère  ,  les  pièges  ,  les  pertidies,  les  séductions 
de  toutes  sortes  «jni  entourent  son  inexpérience.  Si  ces  murs  ve- 
naient à  parler,  ils  feraient,  je  crois,  d'étranges  révélations  ;  ils 
pourraient  fort  bien  se  convertir  en  un  tribunal  redoutable  où 
se  verrait  traduite  une  partie  de  la  société,  et  ce  ne  serait  peut- 
être  ni  la  moins  brillante,  ni  la  moins  éclairée. 

Autrefois  les  détenues  avaient  des  hommes  pour  geôliers. 
C'était  un  abus  grave  et  dont  le  moindre  effet  était  d'éteindre  en 
elles  les  derniers  instincts  de  la  pudeur  sans  lesquels  il  n'est 
guère  permis  d'espérer  de  réhabilitation  ni  d'amendement  chez 
une  femme.  Cet  abus  n'existe  plus  aujourd'hui.  La  surveillance 
entière  de  la  prison  est  confiée  à  des  femmes ,  et  ce  n'est  que 
dans  les  cas  urgents  de  rébellion  ouverte  que  l'intervention  des 
hommes  est  requise  à  titre  de  force  armée.  Cette  substitution  de 
surveillance  ne  peut  manquer  d'exercer  une  grande  influence 
sur  la  moralité  des  détenues  ;  il  existe  d'ailleurs  entre  les  per- 
sonnes chargées  de  les  garder  un  certain  ordre  hiérarchique 
qui  donne  du  poids  et  de  l'autorité  à  cette  institution  nouvelle. 

On  a  nommé  d'abord  des  gardiennes  en  chef,  avec  le  litre 
à^ inspectrices.  On  exige  que  ces  inspectrices  aient  reçu  une 
certaine  éducation,  et  c'est  même  à  la  classe  distinguée  qu'elles 
appartiennent  généralement  ;  de  celte  façon,  elles  peuvent  exer- 
cer sur  les  recluses  un  ascendant  intellectuel  et  moral ,  les  in- 
struire, les  ramener  vers  le  bien.  L'usage  de  la  prison  est  de 
faire  plusieurs  fois  par  jour  des  leclures  religieuses  et  morales 
dans  les  ateliers  ;  on  a  déjà  obtenu  de  ces  lectures ,  de  bons  ré- 
sultats. On  choisit  pour  les  places  d'inspeclrices  des  personnes 
sans  maris,  sans  enfants,  de  façon  qu'elles  ne  soient  point  dé- 
tournées de  leurs  fonctions  par  des  relations  de  famille.  Les 
inspectrices  sont  payées  mille  francs  ;  elles  ont  la  haute  main 
sur  les  autres  employées  ,  et  ne  relèvent  que  du  directeur  même 
de  la  prison;  elles  portent  un  costume  uniforme,  la  robe  noire 
et  sur  la  poitrine  une  médaille  attachée  au  cou  par  un  ruban 
bleu.  Bien  que  ces  places  imposent  à  celles  qui  les  remplissent 
une  vie  toute  d'esclavage  et  de  réclusion  ,  elles  ne  laissent  pas 
d'être  fort  recherchées.  Deux  places  se  trouvent  vacantes  en  ce 
moment,  et  il  y  a  plus  de  quarante  demandes.  Une  femme  peut, 


REVUE  DE  PARIS.  177 

il  est  vrai,  ne  pas  voir  dans  ces  fonctions  une  tâche  purement 
mécanique;  elle  peut  s'y  proposer  aussi  un  but  honorable  et 
pieux  à  remplir,  elle  peut  y  voir  un  moyen  d'exercer  sa  charité, 
son  intelligence  et  son  cœur  ;  car  on  conçoit  que  les  occasions 
de  faire  le  bien  ne  manquent  pas  dans  une  maison  de  ce  genre. 

Après  les  inspectrices,  viennent  les  surveillantes;  elles  ont 
huit  cent  francs,  et  portent  le  même  costume  que  les  inspec- 
trices, si  ce  n'est  que  leur  médaille  est  placée  différemment. 
Elles  sont  chargées  surtout  de  surveiller  les  ateliers,  d'y  main- 
tenir le  bon  ordre  et  le  silence.  Enliii,  après  les  inspectrices  et 
les  surveillantes  ,  viennent  les  <70/'^/e««es,  qui  sont  payées  six 
cents  francs ,  et  sont  chargées  de  l'inspection  des  dortoirs,  des 
corridors  et  des  préaux. 

Cette  subslilution  des  femmes  aux  hommes  ,  dans  la  surveil- 
lance de  la  prison,  n'est  en  vigueur  à  Saint-Lazare  que  depuis 
le  mois  de  juillet  seulement,  et  déjù  on  se  plaît  à  reconnaitre  les 
services  rendus  par  cette  innovation.  11  serait  à  souhaiter  qu'une 
pareille  mesure  pût  être  également  appliquée  dans  les  maisons 
centrales,  car  c'est  là  surtout  que  l'on  peut  espérer  agir  sur  les 
recluses  par  voie  d'amendement.  Les  détentions  prolongées  per- 
mettent d'adopter  à  leur  égard  un  système  d'éducation  complet  ; 
cependant  on  ne  saurait  nier  qu'il  ne  faille  du  temps  pour  opé- 
rer cette  réforme,  et  plier  le  caractère  des  femmes  aux  difficiles 
fonctions  de  geôlière  el  de  guichet iè re .  La  maison  de  correction 
de  Saint-Lazare,  avec  sa  population  flottante  ,  passagère  et  plus 
habituellement  inconséquente  que  pervertie,  était  du  reste  celui 
de  tous  les  lieux  de  détention  qui  devait  se  prêter  le  mieux  à  ce 
genre  d'essais.  La  première  difficulté  est  vaincue,  il  ne  s'agit 
plus  maintenant  que  d'en  étendre  l'application. 

A  Saint-Lazare,  comme  partout  ailleurs  ,  le  travail  joue  un 
grand  rôle  et  remplit  les  trois  quarts  des  journées.  Les  recluses 
s'y  occupent  aux  travaux  ordinaires  des  femmes  :  couture,  car- 
tonnage, dévidage  de  cachemires,  fleurs  artificielles;  les  jeunes 
recluses  au-dessous  de  seize  ans  ont  la  broderie  pour  principale 
occupation.  Le  prix  moyen  des  journées  est  de  quarante  à 
soixante  centimes,  que  l'on  emploie  de  la  manière  suivante  :  un 
tiers  reste  à  l'entreprise ,  un  tiers  ù  l'ouvrière  comme  quolilé 
disponible,  et  un  demi-tiers  est  déposé  entre  les  mains  du  direc- 
teur, pour  être  remis  à  chaque  détenue  à  sa  sortie  Le  silence  le 


178  REVUE  DE  PARIS. 

plus  absolu  est  imposé  dans  les  ateliers  ;  le  châtiment  employé  à 

réyard  des  rebelles  et  des  délinquantes  est  rinearcéralion  pour 
un  temps  plus  ou  moins  long  dans  une  cellule,  avec  une  nourri- 
ture de  privation.  Il  existe  même  des  cachots  grillés,  où  il  ne 
se  trouve  absolument  que  les  quatre  mins,  un  lit  de  paille,  et  un 
soupirail  donnant  sur  une  de  ces  cages  en  bois  placées  devant 
les  fenêtres,  et  appelées  abat-jour.  Mais  il  est  bien  rare  que 
l'on  en  vienne  à  de  pareilles  mesures  de  rigueur,  car  ces  ca- 
chots sont  humides,  malsains  et  à  peine  habitables. 

Le  temps  que  les  détenues  passent  à  Saint-Lazare  est  trop 
court  pour  qu'on  puisse  arriver  à  des  conséciuences  bien  appro- 
fondies sur  leurs  mœurs  elleur  caractère.  Ou  peut  établir  cepen- 
d;inl  des  distinctions  de  moralité  assez  tranchées  entre  les  di- 
vers quartiers  dont  la  prison  secompose.  Ainsi,  il  est  à  remarquer 
que  les  prévenues  forment  en  général  une  espèce  indocile,  dan- 
gereuse et  qu'il  est  fort  difficile  de  contenir;  cela  tient  peut-être 
au  fait  même  de  la  prévention  qui  excite  toujours  une  certaine 
révolte  dans  le  cœur  de  l'individu  qui  peut  se  croire  innocent 
on  détenu  injustement,  tant  que  son  jugement  n'est  pas  pro- 
noncé. Ensuite,  il  existe  à  Saint-Lazare  un  usage  qu'il  serait 
bon,  je  crois,  de  modifier  :  on  accorde  indistinctement  à  tout  le 
monde  l'autorisation  de  visiter  les  prévenues  tant  que  dure  l'in- 
struction. 11  suffit  pour  cela  d'adresser  au  juge  d'instruction 
une  demande  à  laquelle  il  fait  toujours  droit.  Il  s'en  suit  que 
souvent  les  prévenues  sont  exposées  à  recevoir  d'étranges  vi- 
sites :  les  voleurs  viennent  publiquement  au  parloir  de  la  prison 
pour  avoir  des  conférences  avec  elles,  et  souvent  pour  y  orga- 
niser de  nouveaux  coups  qui  s'exécutent  à  leur  sortie.  On  pour- 
rait, je  crois,  remédier  à  ce  scandale  en  prenant  quelques  infor- 
mations sur  la  position  sociale  et  les  antécédents  des  personnes 
qui  demandent  à  visiter  les  prévenues.  A  Dieu  ne  plaise  qu'il 
faille  imprimer  à  la  prévention  un  caractère  d'anticipation  péni- 
tentiaire et  répressive  entièrement  contraire  à  son  esprit  ;  mais 
il  me  semble  qu'en  i)urifiant  en  quelque  sorte  les  relations  des 
prévenues,  on  ne  peut  qu'agir  même  dans  l'intérêt  de  leur  in- 
nocence et  offrir  une  garantie  morale  à  leur  acquittement. 

Les  condamnées  ,  proprement  dites,  appartiennent  presque 
toutes  aux  dernières  classes  du  peuple  ;  elles  ont  été  amenées  à 
Saint-Lazare  par  de  petits  vols,  des  délits  correctionnels.  S0U5 


REVUE  DE  PARIS.  179 

le  rapport  des  qualités  du  caractère  et  du  cœur,  on  remarque 
une  grande  différence  entre  les  condamnées  et  les  prostituées  , 
et  ce  qui  surprendra  sans  doute  beaucoup  de  personnes,  c'est 
que  cette  différence  est  à  l'avantage  des  dernières.  Les  condam- 
nées sont  généralement  possédées  d'un  esprit  de  rapine,  de 
fraude  et  de  corruption  invétérée  qu'il  est  bien  difficile  de  déra- 
ciner et  de  combattre  ;  les  prostituées  au  contraire,  plus  fran- 
ches, plusexpansives,  douées  d'un  cœur  plus  simple,  sont  rela- 
tivement plus  morales,  si  l'on  prend  ce  mot  de  moralité  dans  un 
sens  de  conversion  et  de  repentir.  Le  défaut  d'éducation,  la  né- 
cessité, une  intelligence  des  plus  bornées,  une  légèreté  d'enfant, 
tels  sont  les  traits  généraux  et  presque  constants  du  caractère  de 
ces  malheureuses.  Elles  se  feraient  un  grand  scrupule  souvent 
de  commettre  une  action  qui  ressemblât  à  un  vol  ou  à  aucun  des 
délits  qui  sont  devenus  chez  les  condamnées  une  affaire  de  per- 
sévérance et  d'habitude.  Ces  femmes  ont  été  perdues  de  bonne 
heure  ;'  entretenues  dans  la  honte  par  la  pauvreté ,  elles  vou- 
draient en  sortir  et  y  retombent  malgré  leurs  efforts. 

Mais  parmi  les  divers  quartiers  des  détenues  de  Saint-Lazare, 
il  en  est  un  qui  mérite  de  fixer  plus  particulièrement  que  tous 
les  autres  l'intérêt  et  l'attention.  Je  veux  parler  des  jeunes  déte- 
nues au-dessous  de  dix-huit  ans  ;  on  a  introduit  dans  ce  quar- 
tier deux  classifications  ;  la  première  comprend  les  petites  va- 
gabondes, les  petites  mendiantes  ,  les  petites  voleuses  que  nous 
voyons  sans  cesse  errer  dans  les  rues  de  Paris  et  que  les  tribu- 
naux acquittent  en  raison  de  leur  âge.  La  deuxième  catégorie 
comprend  les  jeunes  prostituées,  celles  qui  ont  été  livrées  au  li- 
bertinage par  leurs  parents  ,  ou  s'y  sont  livrées  d'elles-mêmes 
avant  l'âge  prescrit  par  les  règlements  de  police.  Lorsqu'elles 
■  se  présentent  pour  se  faire  inscrire,  l'usage  est  de  leur  deman- 
der leur  nom,  leur  domicile  et  de  les  renvoyer  à  leurs  parents. 
Si  les  parents  refusent  de  s'en  charger,  on  les  place  alors  à  la 
prison  de  Saint-Lazare  ,  où  elles  reçoivent,  ainsi  que  les  jeunes 
détenues,  des  leçons  de  lecture,  d'écriture  ,  de  calcul ,  de  géo- 
graphie, d'histoire,  de  couture  et  de  catéchisme,  enfin  à  peu  près 
l'instruction  d'un  externat  ordinaire. 

La  différence  qui  existe  entre  les  condamnées  et  les  prosti- 
tuées se  reproduit  entre  les  jeunes  condamnées  et  les  jeunes 
prostituées.  Les  premières  ont  déjàl'inslinct  du  vice  et  de  la  dis- 


180  REVUE  DE  PARIS. 

simulai  ion  porté  ;i  un  certain  degré,  elles  mealenl  sans  cesse,  se 
cachent,  se  détournent  et  se  montrent  rebelles  aux  exhortations 
qu'on  leur  adresse;  les  autres  sont .  au  contraire,  plus  conlian- 
tes,plus  naïves,  plusieurs  d'entre  elles  ont  même  conservé  ce 
charme  de  la  douceur  et  de  l'ingénuité  qui  donne  tant  de  grâce 
à  l'adolescence  de  la  femne.  Elles  méritent  d'ailleurs  d'être  ju- 
gées avec  indulgence,  car  elles  ont  été  pour  la  plupart  vendues 
à  l'ignominie  sans  participation  directe  de  leur  intelligence  et  de 
leur  volonté. 

C'est  un  tableau  touchant  que  cette  troupe  déjeune  filles  tra- 
versant le  préau  en  se  tenant  la  main  deux  par  deux,  riant  et 
causant  entre  elles.  On  se  sent  pris  de  tristesse  et  Ton  médite 
malgré  soi  sur  la  destinée  humaine,  en  songeant  îi  ces  virginités 
orphelines,  à  ces  jeunesses  dépouillées  de  leur  printemps,  à  ces 
liges  fragiles  qui  ont  subi  l'attaque  de  cruels  orages,  au  moment 
où  elles  allaient  fleurir.  Comment  ne  pas  être  pénétré  à  la  fois 
dedouleur  et  d'indignationen  songeant  que  sur  ces  figures, cou- 
vertes encore  d'un  chaste  duvet  et  colorées  des  doux  rayons  de 
la  jeunesse,  sur  ces  fronts  enfantins  et  fraîchement  épanouis,  un 
hideux  stigmate  se  trouva  déjà  gravé?  C'est  alors  qu'on  se  re- 
tourne avec  un  juste  sentiment  de  révolte  vers  le  monde,  pour 
lui  demander  compte  de  ces  enfants  qu'il  a  laissé  se  flétrir  pré- 
maturément, qu'il  a  abandonnées  sans  protection,  sans  surveil- 
lance, exposées  à  toutes  les  embûches  du  vice  et  de  la  dé- 
bauche, lien  est  parmi  ces  pauvres  petites  qui  n'ont  guère  plus 
de  onze  ans  à  douze  ans.  Se  peut-il  qu'une  femme  ait  le  pouvoir 
de  se  vendre  à  cet  âge,  que  chez  elle  le  déshonneur  puisse  devan- 
cer l'âge  de  raison,  qu'elle  se  trouve  émancipée  par  un  avilisse- 
ment précoce ,  et  que  son  acte  social  doive  être  entaché  d'une 
souillure  indélébile  ,  lorsque  la  candeur  et  l'ignorance  habitent 
encore  son  cœur? 

On  éprouve  quelque  soulagement  quand  on  songe  qu'il  y  a  là 
d'une  part  un  reste  de  barbarie  des  temps  anciens  qui  ne  résistera 
pas,  sans  doute,  aux  idées  nouvelles,  et  que,  d'ailleurs,  il  existe, 
sinon  un  remède  efficace,  du  moins  un  palliatif  à  de  si  tristes 
maux.  En  effet,  s'il  est  vrai  que  ce  mot  seul  de  prostituée  ex- 
cite dans  le  monde  un  juste  sentiment  de  répulsion,  il  faut  dire 
que  le  monde  ne  juge  guère  cette  classe  de  femmes  que  par 
ouï  dire  ou  sur  son  déplorable  Ihéàtre  de  honte  et  d'effron- 


HliVUE  DE  PARIS.  181 

(crie.  Mais  dans  la  prison ,  le  masque  loini>e,  et  l'un  (isl  alors 
à  même  de  démêler  les  pensées ,  les  instincis  de  ces  malheii- 
Mises  ,  de  lire  dans  leur  cœur  et  d'apprécier  les  ressources 
morales  qu'une  vie  dépravée  ne  leur  a  pas  entièrement  ravies. 
Si  donc  quelqu'un  nous  adressait  cette  question  :  Les  prosti- 
tuées sont-elles  susceptibles  d'amélioration?  Peut-on  espérer  de 
retirer  quelques-unes  d'entre  elles  de  l'état  honteux  où  elles  se 
trouvent,  et  de  les  ramener  au  bien  ?  IS'ous  répondrions  sans  hé- 
siter :  Oui,  ces  femmes  sont  susceptibles  d'être  améliorées,  et 
même  beaucoup  plus  qu'on  ne  le  croit  généralement.  Il  n'en  est 
presque  pas  une,  même  parmi  les  plus  corrompues,  qui  n'ait  au 
fond  du  cœur  quelque  bon  germe  qui  n'est  qu'étouffé  et  qu'il  ne 
s'agit  que  de  faire  revivre  sous  l'influence  delà  charité,  du  par- 
don et  des  bons  conseils.  C'est  un  tort  de  les  considérer  comme 
un  vaste  corps  intégralement  gangrené  duquel  il  n'y  a  plus  qu'à 
désespérer  ;  il  n'est  point  vrai  que  la  souillure  de  la  condition  in- 
fecte tout  l'individu,  le  mal  n'est  souvent  qu'à  la  superficie  des 
choses.  Il  est  bien  rare  qu'en  creusant  on  ne  trouve  pas  de  bonnes 
natures  qui  ne  sont  qu'égarées,  des  repentirs  sincères,  des  de- 
mandes de  recours  en  grâce  qu'il  est  du  devoir  de  la  société 
d'encourager  et  d'accueillir.  Comment  veut-on  que  ces  femmes  ne 
persévèrent  pas  dans  leur  métier?  Elis  n'ont  absolument  rien 
au  monde,  point  de  ressources,  et  elles  sont  si  pauvres  pour  la 
plupart,  que  les  habits  qu'elles  portent  ne  leur  appartiennent 
même  pas. 

Plusieurs  d'entre  elles  se  montrent  charitables,  compatissan- 
tes; on  sent  que  si  elles  n'étaient  point  enrôlées  forcément  et 
dès  leur  jeune  âge  dans  la  prostitution  (car  c'est  un  enrôlement 
véritable  que  cet  afFreu.x  métier)  elles  eussent  pu  faire  d'honnêtes 
femmes,  de  bonnes  mères  de  famille.  Lorsque  l'une  d'elles  vient 
A  accoucher,  c'est  une  fêle  dans  la  prison,  on  dirait  un  jour  ds 
IS'oêl,  elles  se  pressent  autour  de  la  crèche  du  nouveau-né,  c'est  à 
qui  l'entourera,  le  caressera,  lechoyera,  il  est  leur  tils  atonies  ; 
il  semble  qur  ces  pauvres  femmesveuillent  par  leurs  démonstra- 
tions et  leurs  signes  de  tendresse,  consoler  cet  enfant  d'être 
venu  au  monde  au  milieu  d'elles.  Ce  sont  là  de  bons  sentiments 
et  dont  on  peut  assurément  tirer  parti.  Il  paraît  constant  et  il 
est  établi  d'après  les  rapports  de  tous  les  inspecteurs,  que,  de- 
puis dix  ou  quinze  ans,  la  prison  de  Saint-Lazare  n'est  pas  re- 

16 


18S  REVUE  DE  PARIS. 

connaissable.  Autrefois,  la  conduite  et  le  langage  des  i)rosti- 
tuées  offraient  un  perpétuel  scandale  ;  l'aspect  des  cours  et  des 
dortoirs  représentait  les  tableaux  de  corruption  de  Sodoine  et  de 
Gomorrhe.  Dulaure  dans  son  Histoire  de  Paris,  appelle  les  dé- 
tenues de  Saint-Lazare,  des  bacchantes  enivrées.  Aujourd'hui 
tout  a  changé  de  face.  Plus  de  discours  obscènes,  de  regards 
effrontés;  chaque  jour,  à  force  de  douceur,  d'attentions,  on  ob- 
tient de  la  part  de  ces  femmes  des  preuves  de  repentir  et  de  sou- 
mission qui  font  bien  voir  qu'elles  ne  demandent  souvent qu'ù  se 
réconcilier  sincèrement  avec  le  bien;  mais  pour  cela,  il  faut 
qu'on  les  seconde.  Presque  toutes  détestent  leur  métier  et  témoi- 
moignent  un  vif  désir  d'en  sortir,  :  »  Aii  !  maudite  vie  !  quand 
donc  pourrai-je  la  quitter  !  Quel  malheur  d'être  obligée  d'y 
rentrer!  »  Telles  sont  les  exclamations  qui  leur  échappent  sans 
cesse.  N'est-il  pas  cruel  de  penser  qu'elles  n'ont  presque  toutes 
en  sortant  de  prison,  d'autre  ressource  que  de  se  livrer  de  nou- 
veau à  ce  métier  dont  elles  comprennent  la  honte  ?  Pour  appré- 
cier le  malheur  d'une  alternative  pareille,  il  ne  faut  qu'avoir 
assisté  aux  scènes  de  larmes,  de  désespoir  et  de  contrition 
qu'excitent  souvent  en  elles  les  exhortations  religieuses  qui 
leur  sont  adressées  ou  les  retours  qu'elles  font  sur  elles-mêmes. 
Mais  pour  bien  les  juger,  pour  connaître  au  juste  l'action  que 
l'on  peut  exercer  sur  ces  cœurs  égarés  ,  c'est  surtout  à  la  cha- 
pelle qu'il  faut  les  voir,  car  elles  se  montrent  là  en  quelque  sorte 
sous  leur  bon  côté  et,  sinon  entièrement  telles  qu'elles 
sont,  du  moins  telles  qu'elles  pourraient  devenir.  On  a  pris 
à  Saint-Lazare  une  mesure  qui,  je  crois,  est  adoptée  aujour- 
d'hui dans  toute  les  prisons,  c'est  de  rendre  le  culte  entièrement 
volontaire  ;  les  détenues  n'assistent  à  la  messe  que  lorsqu'elles 
le  veulent  bien  ;  c'est  le  moyen  le  plus  sûr  de  maintenir  parmi 
elles  le  bon  ordre  et  la  décence  que  le  service  divin  réclame.  Un 
étranger  qui  assisterait  le  dimanche  à  la  messe  que  l'on  dit  à 
Saint-Lazare,  ne  croirait  jamais  se  trouver  au  milieu  de  jH-osli- 
luées  détenues,  tant  elles  se  montrent  attentives,  pieuses  et  ani- 
mées d'un  zèle  véritable  pour  les  pratiques  de  la  religion.  Il  n'y 
a  point  d'hypocrisie  dans  leur  fait  :  quel  serait  leur  but  en  affi- 
chant des  sentiments  qu'elles  n'éprouveraient  pas  ?  Le  temps  n'est 
plus  où  le  bigotisme  devenait  même  dans  les  prisons  un  titre 
aux  faveurs  et  aux  gi  âces  ;  on  sait  d'ailleurs  qu'en  général  les 


REVUE  DE  PARIS.  183 

femmes  de  celte  classe  ne  se  donnent  guôre  la  peine  de  dis- 
simuler. 

L'an  dernier,  l'archevêque  de  Paris  est  venu  leur  donner  la 
confirmation,  et  il  a  été  surpris  et  presque  édifié  des  sentiments 
de  ferveur  qu'elles  ont  montrés  en  recevant  ce  sacrement.  Il  a  dé- 
claré en  sortant  n'avoir  point  rencontré,  dans  un  grand  nombre 
de  paroisses,  plus  de  zèle  ni  de  pieux  recueillement.  Elles  com- 
munient, se  confessent  volontiers.  Le  dimanche,  à  la  messe,  on 
chante  des  cantiques  à  la  chapelle,  mais  non  pas  des  cantiques  de 
missions  arrangés  sur  des  airs  vulgaires;  on  a  soin  de  choisir 
des  morceaux  tirés  des  bons  maîtres,  de  Palestrina ,  de  Léo,  de 
Pergolèse.  Les  chanteuses,  ou  pour  mieux  dire  les  chantres,  sont 
prises  dans  le  quartier  des  jeunes  prostituées  ;  une  des  inspec- 
trices,- qui  est  bonne  musicienne,  se  charge  de  les  discipliner  et 
de  les  faire  chanter  en  parties.  Il  n'est  point  difficile  de  trou- 
ver, sur  cent  ou  cent  cinquante  jeunes  filles  ,  douze  ou  quinze 
jolies  voix.  Or  n'est-il  pas  touchant  d'entendre,  sous  la  voûte  de 
cette  chapelle  impure,  s'élever  ces  voix  douces  qui  semblent  im- 
plorer l'oubli  des  premiers  égarements  dont  le  cœnr  n'a  pas  en- 
core été  complice?  On  croit  entendre  l'écho  des  tendres  plaintes 
de  la  fille  de  Jephté,  mêlées  aux  accents  des  anges  qui  demandent 
grâce  pour  elles. 

C'est  en  pareil  lieu  que  la  religion  triomphe  ;  c'est  quand  le 
monde  ne  peut  plus  rien  pour  soulager  et  consoler  des  créatures 
qu'il  a  flétries  ,  puis  rejelées ,  c'est  alors  que  la  religion,  cette 
tïlle  du  ciel  que  rien  ne  rebute,  accourt  pour  leur  offrir  les  se- 
cours de  la  sublime  miséricorde.  Elle  seule  peut-être  a  le  pou- 
voir de  faire  revivre  ces  cœurs  qui  n'ont  plus  d'autres  espérances 
et  d'autres  illusions  que  celles  delà  foi.  Il  existe  à  Saint-Lazare 
un  fonctionnaire  dont  nous  nous  sommes  réservé  de  parler  en 
dernier  lieu,  car  il  est,  suivant  nous  ,  le  plus  important  de  tous 
par  la  mission  à  la  fois  apostolique  et  morale  dont  il  est  revêtu, 
et  les  bienfaits  qu'il  est  à  même  de  répandre;  ce  fonctionnaire, 
on  l'a  nommé  déjà  sans  doute,  c'est  l'aumônier. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  nous  employons ,  pour  le  dési- 
gner, ce  mot  de /bnc^îonnaire  qui  ne  s'accorde  guère,  en  appa- 
rence, avec  le  titre  et  le  caractère  du  prêtre;  mais  c'est  que, 
dans  l'aumônier  d'une  prison  comme  Saint-Lazare,  il  faut  qu'il 
y  ait,  non-seulement  du  prèlre  et  de  l'apôtre,  mais  aussi  de 


184  REVUE  DE  PARIS. 

l'homme,  du  père  de  famille,  du  consohileur,  du  bienfaiteur,  de 
l'ami.  Il  ne  s'adresse  point  à  des  fidèles  ordinaires ,  ce  sonl  des 
paroissiennes,  des  pénitentes  ,  des  communiantes  d'un  nouveau 
genre.  Il  est  souvent  beaucoup  plus  nécessaire  de  consoler  et 
d'instruire  que  de  prêcher  et  de  catéchiser.  La  religion  bien  en- 
tendue sait  parlera  chacun  le  langage  qui  lui  convient,  c'est 
une  bonne  mère  qui  ne  désespère  jamais  de  ses  enfants  égarés  : 
die  sait  que  si  elle  parvient  à  adoucir  leurs  cœurs,  ù  les  rame- 
ner à  elle,  elle  peut  compter  sur  leur  attachement  et  leur  pieuse 
gratitude. 

L'aumônier  actuel  de  la  prison  de  Saint-Lazare  est  parfaite- 
ment dans  ses  fonctions.  C'est  un  homme  d'un  caractère  doux , 
conciliant,  qui  comprend  les  devoirs  et  les  exigences  de  sa  mis- 
sion. Il  connaît  assez  le  monde  pour  être  au  fait  de  ses  égare- 
ments et  de  ses  abus  ;  il  est  doué  surtout  de  cette  qualité  qui  est, 
chez  un  prêtre ,  la  plus  essentielle  de  toutes  peut-être  :  la  tolé- 
rance. Il  a  su  se  faire  aimer  des  femmes  qu'il  est  chargé  d'éclai- 
rer et  d'instruire,  gagner  leur  confiance  en  se  mettant  à  la  por- 
tée de  leurs  sentiments  et  de  leur  position;  aucun  péché,  au- 
cune confession  ne  l'épouvante  ;  l'oubli  du  passé  est  d'avance 
gravé  en  tête  de  son  Évangile.  Autrefois,  l'aumônerie  de  Saint- 
Lazare  était  une  place  de  corvée  et  de  rebut;  les  prêtres  qui  la 
remplissaient  n'y  apportaient  qu'un  esprit  de  dégoût  et  d'intolé- 
rance; l'un  d'eux  allait  même  jusqu'à  taxer  d'animaux'  ùn- 
inondes  les  détenues  confiées  à  sa  tutelle.  Plus  intelligent  et  plus 
charitable  que  ses  prédécesseurs  ,  l'aumônier  actuel  a  compris 
qu'il  y  avait  du  bien  à  faire  dans  cette  place,  des  consolations  et 
des  paroles  de  paix  à  apporter  dans  une  enceinte  qui  réunit  sou- 
vent plus  de  pénitentes  et  de  victimes  que  de  vraies  coupables.  Il 
s'est  dit  que  le  ministre  de  Dieu  triomphe  comme  l'opérateur 
dans  les  cures  les  plus  difficiles  ,  que  son  premier  devoir  est  de 
s'attacher  surtout  à  répandre  le  baume  sur  les  plaies  de  l'huma- 
nité les  plus  vives.  Il  ne  nomme  jamais  les  prisonnières  autre- 
ment que  :  «  Mes  enfants,  mes  tilles,  mes  amies.  »  Il  compte  peu, 
comme  il  le  dit,  sur  les  instructions  solennelles  du  prône,  il  pré- 
fère prendre  les  détenues  en  particulier  ,  leur  adresser  des  re- 
montrances ,  des  exhortations  faites  spécialement  pour  elles  : 
«  Allons  !  mes  filles,  leur  dit-il  ;  du  courage  !  revenez  au  bien,  il 
en  est  temps  encore,  la  route  qui  doit  vous  y  ramener  vous  est 


REVUE     r»E  PAP.I.-^.  IS.» 

ouverte.  Vous  avez  mené,  diles-voiis,  mu;  mauvaise  vie?  Eli  bien  ! 
c'est  un  malheur  ((ui  j)eutse  réparer  avec  une  l)onne  conduite, 
de  la  persévérance  et  de  la  bonne  volonté.  Le  bon  Dieu  n'aban- 
donne jamais  ses  enfants,  le  bon  Dieu  (il  n'emploie  jamais  le 
Dom  duClirist  afin  d'élre  mieux  compris)  est  venu  sur  la  terre  , 
non  pas  pour  visiter  les  riclies,  les  bienheureux  et  les  grandes 
dames  de  ce  monde,  c'est  pour  les  pauvres,  les  malheureux  qu'il 
est  venu.  Madeleine  n'était  pas  antre  chose  qu'une  pauvre  femme 
comme  vous,  elle  avait  péché,  elle  s'était  égarée;  mais  elle  s'est 
lepentie  de  bonne  foi  et  elle  est  devenue,  par  la  suite,  une 
grande  sainte.  Allons,  mes  filles,  travaillez  à  vous  corriger  ;  en 
sortant  de  la  prison,  devenez  honnêtes  femmes  et  on  vous  tien- 
dra bon  compte  de  vos  efforts.  Vous  verrez  combien  il  est  doux 
de  jouir  de  l'amour  de  Dieu  ,  du  contentement  de  soi-même  et 
de  l'estime  de  son  prochain;  tout  cela  ,  mes  enfants,  peut  vous 
être  rendu  si  vous  le  voulez  bien.  » 

Ordinairement  ces  petits  sermons  i)roduisenl  un  très-bon  effet; 
ils  sont  accueillis  par  des  soupirs,  des  larmes,  des  protestations 
de  retour  au  bien  ,  des  promesses  de  bonne  conduite  qui  s'ac- 
compliront s'il  plaît  à  Dieu  ,  ou,  pour  mieux  dire  ,  s'il  plaît  aux 
hommes. 

Un  vicaire  de  paroisse  qui  n'a  guère  que  quelques  messes  à 
dire ,  à  escorter  les  convois  et  à  prononcer  de  loin  en  loin  quel- 
ques sermons,  c'est-à-dire  huit  ou  dix  heures  de  travail  par  se- 
maine au  plus,  est  payé  de  quatre  à  cinq  mille  francs  par  an. 
Un  aumônier  de  prison  (|ui  fait,  comme  on  dit,  ses  preuves  jour- 
nalières, puisqu'il  est  en  rapport  continuel  avec  mille  ou  douze 
cents  détenus  ,  n'est  payé  que  2,000  francs.  Il  a  déjà  ,  lien  que 
d'aumônes  à  distribuer  dans  la  prison,  près  de  cinq  cents  francs 
ù  dépenser  par  an.  Restent  donc  quinze  cents  francs  ,  somme  in  • 
suffisante  et  qui  d'ailleurs  ne  s'accorde  pas  avec  les  fonctions 
d'un  homme  chargé  d'assainir  moralement  et  d'améliorer  la  par- 
lie  de  la  population  regardée  généralement  comme  la  plus  cor- 
rompue. Il  existe  dans  le  clergé  des  fonctions  de  pure  représen- 
tation, d'autres  au  contraire  toutes  sociales,  toutes  militantes; 
ne  pourrait-on  pas  retrancher  le  superflu  aux  unes  pour  accor- 
der aux  autres  le  nécessaire?  Ce  serait ,  je  crois ,  une  bonne  ré- 
forme ù  introduire.  Les  aumôniers  de  prisons  et  de  régiments 
ressemblent  aux  soldats.  Quand  ils  font  bien  bur  devoir,  il  ne 

16. 


186  REVUE  DE  PARIS. 

faut  pas  lésiner  sur  leur  salaire.  Ils  payent  à  la  fois  de  leur 
personne  et  de  leur  croyance  j  ils  se  trouvent  tous  les  jours  sur 
le  champ  de  bataille ,  et  il  serait  injuste  de  ne  pas  leur  tenir 
compte  de  leurs  états  de  service. 

S'il  est  vrai  qu'on  rencontre  en  visitant  la  prison  de  Saint- 
Lazare  de  bien  tristes  tableaux,  on  peut  du  moins  en  rapporter 
cette  vérité  consolante  :  c'est  que  si  Paris  voulait,  il  n'y  aurait 
point  de  ville  en  Europe  où  la  prostitution  serait  plus  circon- 
scrite, plus  amortie,  réduite  enfin  à  ce  qu'elle  devrait  être,  l'uni- 
que ressource  et  le  pis  aller  clandestin  du  libertinage  et  de  la 
débauche.  S'il  est  vrai  qu'il  n'y  ait  point  de  population  où  le 
vice  et  la  corruption  s'insinuent  plus  facilement  que  dans  celle 
de  Paris,  il  n'en  est  pas  non  plus  dont  la  guérison  morale  s'opère 
plus  aisément  j  car  elle  est  douée  de  beaucoup  d'instinct,  de 
franchise,  et  même,  dans  ses  plus  vicieuses  exceptions,  d'un 
certain  point  d'honneur  vivace  qui  ne  la  quitte  jamais.  Anéantir 
la  prostitution  est  une  utopie  dont  l'accomplissement  immédiat 
serait,  non-seulement  impossible,  mais  probablement  dangereux. 
II  s'agit  seulement  de  la  cerner,  de  la  circonvenir,  de  l'arracher 
des  classes  pauvres  pour  la  confiner  uniquement  dans  les  classes 
vicieuses  ;  et  quel  progrès,  quel  beau  trophée  de  civilisation  et 
de  morale  à  étaler  aux  yeux  des  autres  nations  qu'une  prostitu- 
tion purement  volontaire,  sans  taxe  forcée  de  nécessité  ni  de 
misère  !  C'est  en  France,  sur  cette  terre  où,  par  suite  du  carac- 
tère national,  la  destinée  de  la  femme  se  développe  le  plus  com- 
plètement dans  ses  splendeurs  et  ses  infortunes,  qu'une  pareille 
réforme  doit  prendre  l'initiative.  Mais,  pour  arriver  là,  il  ne  faut 
point  que  cette  tâche  reste  seulement  confiée  aux  soins  de  quel- 
ques philanthropes  ou  de  quelques  publicisîes  ;  il  faut  que  chacun 
y  coopère  individuellement  dans  son  commerce  et  sa  vie  privée. 
Il  ne  suffit  pas  d'agir  sur  les  masses,  si  les  efforts  particuliers  ne 
viennent  pas  en  aide  au  concours  général  ;  il  faut  considérer 
cela  comme  une  dette  onéreuse  que  la  société  a  contracté  vis  à 
vis  d'elle-même  j  chacun  de  ses  membres  doit;  suivant  son  pou- 
voir, contribuer  à  l'acquitter. 

A.  Fremy. 


Critique  SitUvaiu. 


L'HOMME  ET  L'ARGENT, 

PAR   M.   EMILE   SOCVESTRK. 


■  Après  la  lecture  du  nouveau  roman  de  M.  Emile  Souveslre,  il 
nous  semble  qu'il  est  possible  de  déterminer  rigoureusement  le 
caractère  du  talent  de  l'auteur.  Ce  n'est  pas  que  nous  voulions 
assigner  des  bornes  infranchissables  à  ce  talent  si  vrai,  si  parti- 
culier et  si  fécond  ;  mais  nous  pensons  que ,  d'après  les  preuves 
qu'il  a  faites  jusqu'à  ce  jour,  on  peut  dire  avec  quelque  certi- 
tude dans  quel  cercle  on  aura  désormais  à  constater  ses  progrès, 
et  vers  quel  idéal  il  s'avancera  de  plus  en  plus  dans  le  cours 
d'une  carrière  commencée  avec  tant  de  succès. 

A  voir  au  fond  des  choses,  un  poëte  n'a  jamais  qu'une  idéej 
ce  qui ,  aux  yeux  des  gens  superficiels  ,  paraîtrait  constituer  sa 
faiblesse,  est  peut-être  ce  qui  fait  sa  force.  Être  poëte,  c'est  avoir 
une  certaine  manière  persévérante  de  sentir  et  de  comprendre  la 
vie.  Cette  constance  que  le  poëte  garde  à  sa  muse,  n'implique 
point  la  monotonie.  Les  événements  sont  infinis,  les  passions 
diverses,  les  phénomènes  changeants,  et  la  poésie  doit  repro- 
duire celte  variété  incessamment  renouvelée  des  faits  extérieurs; 
mais  considérer  le  mobile  spectacle  du  monde  d'un  point  de  vue 
original ,  et  partout  retrouver  les  reflets  d'un  moi  toujours  le 
même,  voilà  le  secret  de  l'art.  Si  nous  voulions  citer  des  exem- 
ples à  l'appui  de  celle  assertion^  notre  époque  nous  en  offrirait 


188  REVUE  r>E  PARIS. 

d'irrécusables.  Depuis  la  Méditation  sur  la  montagne  jusqu'à 
la  Chute  d'un  Amje ,  ne  suit-on  pas ,  dans  l'œuvre  de  M.  de 
Lamartine,  l'unité  d'une  pensée  qui  se  développe  sans  s'inter- 
rompre? Ne  voit-on  pas  la  cliaîne  qui  joint  RtiyBlas  à  Han 
d^ Islande  ?  Mais,  à  ne  considérer  que  les  plus  grands  poètes  des 
plus  grandes  époques,  et  ceux  dont  la  lyre  est  à  toutes  cordes,  je 
montrerais  volontiers  que  leur  instrument  complet  a  toujours 
reproduit  une  mélodie  dominante  et  fidèle  ù  elle-même.  Sliak- 
speare,  dont  le  génie  n'a  guère  été  admiré,  jusqu'à  ce  jour,  qu'à 
cause  de  sa  diversité,  a  aussi  une  identité  jirofonde  et  soutenue. 
Hamlet  donne  la  clef  de  son  tliéàtre,  qui,  depuis  Roméo  et  Ju' 
/ie//e  jusqu'au  Roi  Lear,  poursuit,  à  travers  tous  les  âges  et 
toutes  les  passions  de  la  vie  humaine,  la  pensée  constante  du 
doute.  La  reine  Elisabeth  fut,  avant  le  prince  d'Orange  et 
Henri  IV,  le  champion  de  la  révolution  religieuse  et  politique 
qui  changea  ,  au  \.\\<^  siècle ,  la  face  de  l'Europe  ;  et  c'est  par 
l'esprit,  plus  encore  que  par  sa  date,  que  Shakspearefut  le  petite 
d'Elisabeth. 

Pourquoi  n'en  serait-il  pas  des  romanciers  comme  des  poëtes? 
Faut-il  établir  entre  eux  une  ligne  de  démarcation  absolue?  Le 
roman  ,  dit-on  ,  est  l'expression  exclusive  de  la  réalité  ;  pour 
soutenir  cette  définition,  il  faudrait  prouver  qu'il  y  a  un  ordre 
complet  de  sentiments  dans  lesquels  la  réalité  n'a  rien  à  faire. 
Mais  l'homme  voit  toutes  choses  à  travers  les  événements  de  sa 
vie  ;  et,  comme  le  roman,  la  poésie  emprunte  d'eux  sa  donnée 
el  sa  forme.  René  n'est-il  pas  aussi  idéal  que  Lara  ?  et  Lara  n'a- 
t-il  pas ,  comme  René ,  un  pied  posé  sur  la  terre  réelle  de  ce 
monde? Quand  même  on  contesterait  la  fraternité  de  ces  deux 
chefs-d'œuvre  et  des  deux  genres  auxquels  ils  appartiennent, 
nous  trouverions  encore  dans  les  faits  de  l'histoire  littéraire  des 
preuves  à  l'appui  de  l'assertion  que  j'ai  avancée.  Si  on  faisait 
avec  soin  l'analyse  et  en  quelque  sorte  la  physiologie  des  con- 
ceptions  de  Walter  Scott ,  ne  trouverait-on  |)as  dans  son  œuvre, 
toute  considérable  qu'elle  est,  et  malgré  la  variété  irrécusable 
de  physionomies  qu'on  y  admire  ,  un  motif  fondamental  qui  se 
reproduit  sans  cesse  sous  des  rhythmes  différents? 

Avant  d'être  romancier,  M.  Emile  Souvestre  a  commencé  par 
être  poète;  des  vers ,  pleins  de  ce  sentiment  élégiaque  qui  carac- 
térise les  Bretons,  lui  ont  valu  les  i»remières  amitiés  qui  ont 


REVUE  DE  PARIS.  189 

décid»^  (le  sa  carrière.  Cependant  il  esl  un  des  écrivains  qui ,  au 
premier  regard ,  sembleraient  avoir  le  plus  respecté  cette  an- 
cienne division  de  la  poésie  et  du  roman  ,  universellement  adop- 
tée, avant  que  Rousseau  n'eût  donné  de  nouveaux  exemples 
imités  par  notre  siècle.  La  prose  de  M.  Souvestre  est  simple,  sa 
pensée  est  tournée  vers  les  applications  positives  ,  son  imagina- 
tion paraît  s'être  imposé  le  devoir  de  traiter  de  préférence  des 
questions  d'économie  politique.  Mais,  même  au  milieu  de  ce 
cercle  tout  industriel  dans  lequel  on  dirait  qu'il  veut  désormais 
retrancher  sa  pensée,  on  sentie  retentissement  de  ses  vers  d'au- 
trefois; ses  romans  ne  sont  qu'une  transformation  de  sa  poésie, 
el  il  ne  sera  pas,  je  pense,  diiïicile  de  mettre  en  lumière  l'unité 
de  l'œuvre  qu'il  a  accomplie  jusqu'à  ce  jour. 

C'est  dans  le  caractère  breton  que  je  trouve  la  source  de  cette 
unité.  Ce  n'est  pas  par  une  vaine  ostentation  de  provincialisnte 
que  M.  Souvestre  a  placé  en  Bretagne  la  scène  de  tous  ses  ou- 
vrages; le  légitime  amour  de  la  terre  natale  ne  justifierait  pas  sa 
persévérance  en  ce  point,  s'il  n'y  avait  entre  ce  pays  el  lui  de 
plus  fortes  attaches  que  celle  du  sang.  Sa  pensée  n'a  pas  de 
moins  profondes  racines  que  sa  vie,  dans  cette  terre  mélanco- 
lique de  ses  ancêtres. 

Paris  nourrit  une  véritable  pléiade  de  poëtes  bretons;  il  faut 
leur  rendre  celte  justice  qu'ils  ont  entre  eux  ,  sinon  des  amitiés 
plus  vives  ,  du  moins  des  analogies  plus  grandes  que  celles  qui 
unissent  les  écrivains  des  autres  provinces.  Le  Midi,  par 
exemple,  compte  dans  la  jeune  littérature  parisienne  des  repré- 
sentants aussi  nombreux  que  ceux  de  la  Bretagne  ;  mais  quelles 
affinités  décisives  pourrait-on  constater  parmi  ceux-là?  Terre 
foulée  par  toutes  les  invasions  du  monde  antique  et  du  monde 
moderne,  la  Provence  a  gardé  la  trace  de  toutes  les  nations  de 
l'Europe  :  la  rudesse  des  Ligures,  l'inccmstance  des  Grecs,  la 
vigueur  romaine,  la  souplesse  italienne,  la  gravité  espagnole; 
tels  sont  les  dons  (lu'elle  a  reçus  des  aïeux,  et  le  soleil  de  ses 
rivages  exalte  tour  à  tour  toutes  ces  qualités  chez  les  descen- 
dants de  toutes  ces  races.  La  Bretagne,  au  contraire,  est  une 
arène  dans  laquelle  les  plus  anciennes  populations  de  l'Occident 
ont  su  faire  respecter  leur  défaite;  les  transformations  qui  ont 
changé  la  religion  et  modifié  les  mœurs  des  Kimris  n'ont  pas 
altéré  l'essence  réelle  de  leui'  sang. 


190  REVUE  DE  PARIS. 

Quel  est  donc  le  signe  particulier  du  caractère  breton?  On  a 
recueilli  en  Angl(!lerre  des  chants  allribués  aux  vieux  Armori- 
cains :  ce  sont  des  modulations  simples ,  courtes ,  tristes,  et 
dont  la  fréquente  réi)étition  imprime  fortement  dans  l'àme 
l'image  d'une  désolation  indicible.  Soit  que  ces  cantilènes  re- 
produisent le  deuil  d'un  dernier  Druide  ,  soit  qu'elles  rendent 
le  dernier  cri  de  guerre  du  dernier  chef,  soit  qu'elles  peignent 
la  transmigralion  des  âmes  à  travers  les  plaines  brumeuses  de 
l'Océan  breton,  elles  sont  toutes  marquées  du  sceau  de  cette 
douleur  profonde  ,  qui  est  avare  d'expansion,  et  dont  la  plainte 
est  f'U  quelque  sorte  muette.  La  nature  du  pays  qui  a  vu  naître 
ces  chants  ne  suffit  pas  pour  les  expliquer.  Sans  doute  les 
bruyères  et  les  aulnaies,  que  31.  Souvestre  a  si  bien  fait  gémir 
dans  sou  dernier  roman  ,  ne  devaient  pas  enfanter  une  poésie 
capricieuse,  passionnée  et  sensuelle;  mais  dans  l'esprit  breton 
on  sent  encore  plus  la  voix  d'un  peuple  en  souffrance  que  le  vent 
de  l'Océan  du  Nord  et  l'écho  de  ses  plages  arides.  Il  faut  remon- 
ter jusqu'aux  temps  reculés  pour  surprendre  le  secret  de  cette 
tristesse  native  des  habitants  de  l'Ouest  ;  débris  des  plus  antiques 
races  qui  couvraient  le  sol  primitif  de  la  Gaule,  ils  ont  conservé, 
en  face  des  vainqueurs  de  leurs  pères,  je  ne  sais  quelle  atti- 
tude dolente  et  réservée  où  se  cache  l'héréditaire  ressentiment 
de  leur  déchéance. 

Ce  caractère  plaintif  et  douloureux  a  deux  aspects ,  dont  l'un 
est  la  conséquence  de  l'autre.  Dans  son  premier  état ,  que  j'ap- 
pellerai élémentaire  ,  le  Breton  se  réfugie  dans  une  sorte  d'en- 
veloppement et  de  tristesse  voilée  ,  où  il  semble  chercher  l'oubli 
des  maux  que  les  siècles  en  s'écoulant  n'ont  pas  effacés  de  sa 
fidèle  mémoire.  Cette  situation  de  son  âme  se  trouve  parfaite- 
ment rendue  dans  la  plupart  des  monuments  originaux  de  la 
poésie  bretonne  que  le  premier  livre  de  M.  Souvestre  nous  a  ré- 
vélés ;  elle  a  produit  aussi  les  chants  les  plus  purs  de  ces  jeunes 
enfants  de  l'Armorique ,  déserteurs  de  sa  vieille  langue,  mais 
non  pas  de  son  génie  ,  et  qui  ont  enrichi  la  littérature  française, 
tout  en  paraissant  exprimer  le  regret  d'avoir  subi  sa  civilisa- 
tion. Mais  s'il  arrive  à  l'esprit  breton  de  rompre  la  solitaire 
inaction  de  sa  tristesse ,  alors  il  éclate  en  protestations  hardies 
contre  le  présent  ;  il  descend  de  ses  bruyères ,  comme  autrefois 
le  sublime  paysan  vint  des  bords  du  Danube  pour  faire  entendre. 


REVUE  DE  fARIS.  IJI 

au  milieu  des  conui»Uoiis  de  Roint',  la  voix  de  son  iioiinèlelé 
indignée,  el  de  son  bon  sens  longteini)s  condamné  au  silence. 
Quelquefois  même  il  reprend  la  robe  prophélique  des  Druides  et 
sort  de  ses  forêts  pour  ramener  dans  le  monde  la  notion  de 
l'ordre  et  le  culte  mystérieux  de  l'infini  qui  semblent  s'y  éteindre 
chaque  jour.  Deux  bretons,  dans  notre  siècle,  se  sont  attribué 
celte  grande  mission  :  M.  de  Chateaubriand  et  M.  de  La  Men- 
nais  ont  voulu  restaurer  parmi  nous  le  sentiment  de  la  religion 
dont  la  tradition  semble  s'être  conservée  plus  vivace  aux  pieds 
de  leurs  chênes  antiques. 

M.  Emile  Souvestre  ne  prétend  point  aux  honneurs  d'un  si 
haut  sacerdoce.  Mais  ce  qui  le  caractérise  ,  c'est  la  protestation 
naturelle  de  l'humeur  bretonne.  Ce  Kimri ,  au  parler  nef  et 
sobre,  à  la  pensée  pleine  de  justice,  de  tristesse  et  d'énergie 
tout  ensemble,  semble  s'être  chargé  des  vengeances  que  ses  an- 
cêtres avaient  à  exercer  contre  les  Romains ,  contre  les  Ger- 
mains, contre  les  Francs,  contre  tous  les  hommes  venus  du 
Midi  ou  du  Nord  pour  les  refouler  sur  les  rives  de  leur  sombre 
Océan.  Il  leur  demande  compte  de  la  légitimité  de  leur  con- 
quête ,  de  l'usage  qu'ils  ont  fait  de  la  force  ,  et  de  leur  organisa- 
tion non  moins  violente  que  leurs  victoires;  il  se  sent  prédestiné 
par  sa  naissance  et  par  l'histoire  de  son  pays,  à  être  le  frère  de 
tous  les  opprimés,  et  le  défenseur  de  toutes  les  intelligences  qui 
ont  subi ,  comme  ses  aïeux ,  la  loi  de  l'invasion  et  le  joug  inévi- 
table du  présent.  Tout  ce  que  M.  Augustin  Thierry  et  ses  élèves 
ont  dit  sur  la  transmission  et  la  solidarité  des  races ,  je  le  trouve 
parfaitement  vérifié  dans  le  talent  de  M.  Souvestre. 

Mais  l'auteur  des  Derniers  Bretons  est  trop  homme  de  sens 
pour  prendre  la  question  dans  ses  profondeurs  historiques,  ainsi 
que  nous  la  présentons.  Il  sait  trop  jusqu'où  le  public  d'aujour- 
d'hui peut  suivre  la  rêverie  des  poètes  et  l'éloquence  des  tribuns  j 
etila,  ce  dont  personne  ne  l'admire  plus  que  moi,  assez  d'empire 
sur  lui-même  pour  mesurer  aux  lecteurs  la  juste  portion  d'en- 
thousiasme ou  d'amertume  qu'il  faut  leur  donner.  Après  avoir 
rassemblé ,  pour  son  début ,  les  traditions  les  plus  originales  et 
les  plus  élevées  de  son  pays  natal ,  et  avoir  ainsi  fixé  son  point 
de  départ  en  pleine  poésie,  il  s'est  hâté  de  se  mettre  à  la  portée 
des  préoccupations  actuelles  et  des  goûts  positifs  du  public.  II 
n'a  point  sevré  ses  lèvres  et  soti  cœur  des  sources  pures  où  U  les 


192  FiEVUE  DE  PAliiS. 

avait  iioiims  ;  mais  il  en  a  méiiayé  le  Hol  à  sos  lecteurs,  et  il 
Ta  fait  couler  au  milieu  de  leurs  habitudes  les  plus  familières  et 
les  plus  réelles. 

Son  premier  essai  dans  ce  genre  fut  l'Échelle  de  Femmes,  re- 
cueil de  petits  romans  où  il  avait  voulu  esquisser  les  différentes 
fortunes  que  Porganisalion  sociale  avait  faites  aux  femmes  de 
noire  temps.  Il  n'y  avait  dans  ce  livre  aucune  de  ces  questions 
qu'on  soulève  aujourd'hui  sur  les  changements  qui  pourraient 
s'introduire  dans  les  relations  de  la  vie  privée;  une  pareille  in- 
novation serait  trop  contraire  à  l'esprit  des  saintes  et  vieilles 
mœurs  que  tous  les  écrivains  bretons  défendent  comme  une 
partie  de  l'héritage  de  leurs  pères.  Montrer  l'inégalité  des  con- 
dilions,  en  peignant  le  sort  que  les  femmes  rencontrent  selon 
qu'elles  soni  placées  en  haut  ou  au  bas  de  l'échelle  sociale; 
telle  avait  été,  si  je  ne  me  trompe,  la  pensée  de  M.  Souvestre. 

La  même  idée  se  développa  sous  une  autre  forme ,  et  d'une 
manière  plus  large  à  la  fois  et  plus  précise,  dans  le  roman  de 
Biche  et  pauvre.  Le  double  succès  de  ce  livre,  qui  a  eu  la 
contre-épreuve  du  théâtre,  a  sans  doute  déterminé  la  carrière 
de  l'auîeur;  il  a  exercé  une  telle  influence  sur  les  productions 
])os(érieures  de  son  talent ,  que  celles-ci  ne  semblent  être  que 
les  conséquences  naturelles  d'un  principe  une  fois  posé.  Les 
nouvelles  nombreuses  qui  sont  sorties  de  la  plume  de  M.  Sou- 
vestre, les  pièces  qu'il  a  fait  applaudir  au  théâtre,  et  le  nouveau 
roman  que  nous  allons  examiner,  relèvent  d'une  pensée  com- 
mune dont  renchaînemenl  n'est  pas  difficile  à  saisir. 

Dans  Riche  et  Pauvre,  la  thèse  de  l'opprimé  et  de  l'oppres- 
seur, du  conquérant  et  de  l'homme  contiuis,  se  déi)at  dans 
toute  sa  netteté.  Mais  ce  n'est  pas,  comme  Waller-Scolt  en  a 
donné  l'exemple,  dans  son  roman  d'/roM/ioë,  sous  la  forme  à 
demi  épique  de  l'histoire ,  que  M.  Souvestre  pose  cette  question  ; 
il  en  comprend,  sans  nul  doute,  toute  l'élévation;  il  en  sonde, 
dans  son  propre  cœur  et  dans  celui  de  son  pays ,  les  racines 
mystérieuses.  Cependant,  de  ce  qui  serait  un  rappel  ù  des  sou- 
venirs trop  solennels,  à  des  éludes  trop  particulières,  il  n'en 
trahit  pas  le  roleutissement  ;  et ,  traduisant  sa  pensée  jilus  qu'il 
ne  l'exprime,  il  montre  au  public,  dans  l'oppresseur  et  l'op- 
primé, non  pas  le  Romain  et  le  Kimri,  mais  un  homme  riche 
de  noire  temps  dont  l'oisiveté  déveloitpe  toutes  les  qualités  c( 


BEVUE  DE  PARIS.  193 

loiis  les  vices  ,  cl  un  homme  pauvre  que  l'ombre  de  son  puis- 
sant voisin  étouffe,  et  qui  ne  peut  trouver  dans  le  tiavail  une 
issue  honorai)le  A  i'éneryie  de  son  àine.  Ainsi  un  sentiment  poé- 
tique est  passé  à  rélat  de  réalité  populaire;  et,  grâce  à  cette 
transformation,  nous  avons  un  romancier  de  plus. 

Le  riche,  c'est  le  conquérant  romain  ou  Franck,  possesseur  de 
la  terre,  délt'uteur  de  la  fortune  publique  ,  alîranchi  du  labeur, 
voluptueux,  insolent;  le  pauvre,  c'est  le  Kimri  soumis,  serf  de 
la  j;lèbe  ,  dépouillé  de  la  j)ropriété  et  de  l'argent  qui  en  est  le 
signe,  condamné  au  travail  éternel,  à  une  vie  dure,  humble, 
consternée.  Le  riche  a  des  liens  au  dehors  ,  il  s'appuie  sur  toute 
une  hiérarchie  extérieure;  le  pauvre,  c'est  l'homme  du  .sol;  il 
n'a  de  rapports  qu'avec  le  champ  où  il  est  né,  qu'il  laboure  sans 
le  posséder,  où  il  mourra.  Un  esprit  cultivé  ne  saurait  niécon- 
naitre  ces  similitudes  ,  et  il  en  tire  un  genre  d'intérêt  qui  a  de  la 
grandeur.  Cependant ,  à  prendre  le  roman  au  pied  de  la  lettre , 
que  renferme-t-i! ,  sinon  la  peinture  vraie  ,  éloquente  ,  amère 
quelquefois,  de  la  lutte  de  deux  classes  de  la  société?  Ce  tableau 
suffit  pour  attacher  bien  des  gens,  même  parmi  les  plus  diffi- 
ciles ;  et  pour  ne  pas  rester  inaccessible  aux  lecteurs  les  plus 
incultes  et  les  plus  nombreux, l'auteur  a  soin  d'environner  ses 
personnages  de  tout  l'attirail  de  la  réalité  la  plus  solide  et  la 
plus  pesante;  en  sorte  que  ceux-ci  ne  voyent  i)lus  que  des  clercs 
de  procureur,  des  avocats  ,  des  marchands,  des  grisettes,  des 
articles  du  code,  une  mansarde  et  un  réchaud,  là  où  je  cher- 
chais tout  à  l'heure  la  prêtresse  Velléda,  les  brumes  de  l'Océan, 
les  pierres  druidiques,  et  la  séculaire  protestation  de  toute  une 
race  décimée  par  l'épée  civilisatrice  de  César  et  des  Mérovin- 
giens. H  faut  estimer  la  fortune  des  écrivains  qui  peuvent  four- 
nir matière  à  des  interprétations  aussi  variées. 

Les  deux  pièces  que  M.  Souveslre  a  fait  représenter  au  Gym- 
nase, sont  évidemment  conçues  d'après  le  même  sentiment. 
Dans  V Interdiction,  un  protestant  à  qui  on  a  ôté  sa  liberté  ,  à 
qui  on  tente  de  ravir  encore  sa  fortune  et  sa  raison  même  ,  de- 
vient l'expression  de  cette  critique  du  droit  de  conquête,  pour- 
suivie sous  toutes  les  formes  par  iU.  Souveslre.  Henri  Hamelin 
n'est-il  pas  esclave  du  comptoir,  comme  l'Armoricain  était  es- 
clave de  la  glèbe  ?  Son  esprit  n'est-il  pas  enveloppé  dans  les  li- 
sières du  travail,  comme  le  génie  breton  demeurait  muet  dans 

1  17 


194  REVUE  DE  PARIS. 

les  chaînes  de  la  servitude?  Sa  force  cachée  n'éclale-t-elle  pas 
enfin  par  sa  vertu,  pour  protester  aussi  contre  la  supériorité 
mal  acquise  d'une  intelligence  dépravée  par  l'oisiveté?  Je  borne- 
rai à  ces  exemples  une  analyse  qui  deviendrait  trop  minutieuse 
en  s'étendant  davantage. 

Je  retrouve  l'unité  du  talent  de  M.  Souvestre  ,  non-seulement 
dans  le  sentiment  excellent  et  soutenu  de  ses  compositions,  mais 
encore  dans  la  forme  qu'il  a  l'habitude  de  leur  donner.  Son  es- 
prit, dont  la  logique,  la  clarté ,  l'observation  ,  sont  les  qualités 
les  plus  apparentes ,  sait  prêter  un  vif  intérêt  de  drame  et  d'ac- 
tion à  toutes  les  questions  qu'il  agite.  Si  j'ai  pénétré  le  secret  de 
ces  conceptions  que  le  public  accueille  avec  tant  d'empresse- 
ment, je  ne  craindrai  pas  de  le  divulguer;  je  m'en  fie  à  la  fé- 
conde imagination  de  M.  Souvestre ,  du  soin  de  déguiser  celte 
identité  inévitable ,  qu'un  esprit  habitué  aux  comparaisons  peut 
Lien  découvrir,  mais  qui ,  aux  yeux  du  public,  constitue  l'unité 
du  talent ,  et  non  pas  son  uniformité. 

Entre  les  deux  lutteurs  que  M.  Souvestre  introduit  en  scène, 
entre  le  Romain  et  le  Kimri,  il  place  ordinairement  un  person- 
nage qui  est  chargé  de  porter  le  poids  des  malheurs  qu'enfante 
leur  rencontre.  Les  hommes  sont  d'une  nature  énergique  et  per- 
sévérante dans  les  romans  de  M.  Souvestre;  si  le  vainqueur  et  le 
vaincu  sont  inégalement  partagés  par  le  sort,  ils  sont  également 
doués  par  la  nature.  L'un  des  deux  plie  nécessairement,  mais 
il  ne  rompt  pas  ;  après  sa  défaite  ,  il  se  survit  encore;  et  l'on 
sent  qu'en  touchant  la  terre  ,  il  a  reçu  des  forces  nouvelles  qu'il 
tient  en  réserve  pour  reprendre  plus  tard  et  perpétuer  le  combat. 
Cette  observation  me  paraît  très-importante  ;  le  Romain  est  fort 
parce  qu'il  triomphe;  le  Kimri  ne  l'est  pas  moins,  puisqu'il  doit 
succomber  et  protester  toujours.  Placés  en  face  l'un  de  l'autre, 
et  sans  intermédiaire ,  ces  deux  types  seraient  donc  invulné- 
rables par  la  raison  qu'ils  sont  absolus  et  éternels  ;  il  leur  faut 
une  victime  dont  les  douleur  s  expriment  la  victoire  de  l'un  et  la 
chute  de  l'autre;  un  être  faible,  accessible  aux  blessures,  aux  an- 
goisses, à  la  mort,  peut  seul  remplir  la  cruelle  mission  d'être  la 
mesure  de  leurpuissance.  Une  femme  occupe  toujours  cet  emploi 
dans  les  concei)lions  de  M.  Souvestre;  attachée  au  plusfaiblepar 
une  naturelle  sympathie,  c'est  en  elle  que  celui-ci  est  immolé. 
Il  y  a ,  dans  ce  sacritice ,  quelque  chose  de  profondément  lou- 


REVUE  DE  PARIS.  i96 

chanl  ;  et  je  iip  crois  pas  m'avancer  beaucoup  eu  disant  que  cVsl 
une  des  sources  de  palliétique  les  plus  naturelles  et  les  plus  sûres 
qui  aient  été  découvertes  par  notie  époque.  Mais,  pour  être  fidèle 
à  la  réalité  des  faits,  ce  symbole  ne  manquerait-il  pas  à  celle  des 
sentiments  ?  Peindre  la  femme  essentiellement  faible,  entre  deux 
hommes  essentiellement  forts,  c'est  venger  notre  sexe  des  élo- 
quentes attaques  dont  il  a  été  l'objet  de  nos  jours;  mais  ne 
faut-il  pas  prendre  garde  aussi  d'exagérer,  par  cette  image  con- 
stamment reproduite,  la  débilité  de  ce  sexe  en  révolte?  Je  ne 
crois  pas  non  plus  qu'il  soit  inutile  de  faire  observer  ici  que 
cette  peinture  de  l'infériorité  décisive  de  la  femme  est  d'un  sen- 
timent tout  à  fait  breton.  Entre  le  Romain  et  le  Kimri  qui  lut- 
tent, la  femme  tremblante  et  oisive  auprès  du  foyer,  n'est  que  la 
proie  du  vainqueur. 

Après  avoir  donné  une  définition  rigoureuse  de  la  pensée  et 
do  la  manière  de  M.  Souvestre ,  il  nous  sera  aisé  de  constater  le 
progrès  que  son  dernier  livre  marque  dans  la  marche  de  son 
talent.  L'Homme  et  l'Argent  tsi  une  nouvelle  transformation 
de  cette  lutte  sociale  qui  fait  l'objet  de  toutes  les  études  et  de 
toutes  les  conceptions  de  l'auteur.  Son  idée  dominante  s'y  pré- 
cise de  plus  en  plus;  les  moyens  mis  en  œuvre  pour  l'exprimer 
deviennent  de  plus  en  plus  simples,  mais  aussi  de  plus  en  plus 
positifs.  Pour  la  forme  ,  il  m'a  semblé  y  sentir  l'influence  de  ce 
répertoire  du  Gymnase  ,  que  M.  Souvestre  est  destiné  à  enrichir 
encore,  et  qui  n'agit  qu'avec  une  grande  économie  de  person- 
nages et  d'incidents.  Pour  le  fond,  l'antique  génie  breton  s'y 
résout  de  plus  en  plus  en  applications  présentes;  et  l'histoire  y 
abdique  en  faveur  de  l'économie  politique.  Sous  ce  rapport ,  on 
dirait  que  les  romans  industriels  que  l'Angleterre  nous  a  en- 
voyés ,  dans  ces  dernières  années  ,  ont  achevé  de  révéler 
M.  Souvestre  à  lui-même.  Puisque  cette  place  devait  être  occu- 
pée chez  nous ,  je  ne  sache  pas  d'esprit  qui  pût  la  remplir  plus 
dignement ,  ni  en  tirer  un  plus  honorable  parti  pour  le  soulage- 
ment des  misères  du  peuple. 

Mais  ne  croyez  pas  que  M.  Souvestre  puisse  être  infidèle  à  la 
donnée  poétique  qui  forme  la  base  de  toutes  ses  inventions.  L'a- 
nalyse de  son  nouvel  ouvrage  montrera  suffisamment  qu'il  ne 
s'en  est  jamais  moins  écarté.  Au  début  du  roman  ,  la  diligence 
de  Paris  amène  au  fond  de  la  Bretagne  ,  près  de  Morlaix ,  parmi 


196  REVUE  DE  PARIS. 

d'autres  voyageurs,  trois  hommes,  qui  jouent  des  rôles  impor- 
tants dans  la  suite  de  la  ooraposilioii.  Deux  sont  Bretons,  le 
troisième  est  Parisien  ;  celui-ci,  encore  mystérieux  ,  brille  dans 
la  conversation  par  une  aptitude  universelle  et  pai'  une  élégance 
qui  n'exclut  j)as  la  profondeur.  Mais  (|ue  vient-il  faire  à  Mor- 
laix?  Celte  question  préoccupe  vivement  M.  Dubois,  médecin  de 
la  vallée  ,  argus  de  village ,  dont  la  manie  est  de  prendre  le 
diagnostic  complet  de  tous  les  commérages  et  de  tous  les  secrets 
de  ses  clients.  L'autre  Breton  est  une  i)hysionomie  i)lus austère; 
directeur  d'une  usine  de  papeterie  dans  le  vallon  de  Penboàt ,  il 
n'annonce  encore  qu'un  bon  sens  plein  de  réserve  et  de  fermeté. 
Séverin .  c'est  son  nom .  dit  adieu ,  ;^  Morlaix  ,  à  ses  compagnons 
de  voyage,  et  prend  à  pied  la  route  de  son  moulin.  Anna  ,  sa 
fille,  accourt  au  devant  de  lui;  et.  au  bonheur  avec  lequel  il 
la  serre  dans  ses  bras,  on  sent  qu'elle  est  toute  .sa  famille  et 
oute  sa  joie. 

Quelques  jours  ai)rès ,  Séverin  et  Anna,  surpris  par  l'orage 
dans  la  campagne  ,  renconirent  le  mystérieux  Parisien,  qui  leur 
offre  son  cabriolet  et  <iui  les  force  à  l'accepter.  11  ne  peut,  à  son 
tour,  refuser  l'hospitalité  qu'ils  le  prient  de  recevoir  au  moulin. 
Voilà  une  liaison  commencée  sous  des  auspices  qui  ne  laissent 
|)as  de  place  à  la  défiance.  Ce  jeune  Parisien  s'a|)pelle  Élie  de 
Beaucourt,  Mais  M.  Dubois,  (jui  l'a  revu  chez  Séverin,  se  de- 
mande toujours  quel  est  le  but  de  son  voyage.  Le  rusé  médecin 
finit  par  découvrir  qu'Élie  est  le  neveu  de  M.  Caillot,  riche  ban- 
quier de  Paris,  qui  se  propose  de  fonder  ù  Penhoàt  un  établis- 
sement rival  de  celui  de  Séverin.  Élie  est-il  donc  un  espion 
envoyé  par  son  oncle?  Conçue  par  Dubois ,  cette  pensée  n'é- 
chappe point  à  Anna.  La  communi(juera-t-elle  à  son  père?  Déjà 
éprise  d'Elie  à  son  insu,  elle  trouve  l'occasion  de  l'inlerroger. 
Cette  explication  lui  ù!e  toutes  ses  craintes  et  redouble  sou  afifec- 
tion.  11  est  vrai  qu'Élie  est  venu  avec  la  commission  expresse 
de  calculer,  sur  les  lieux,  toutes  les  chances  de  succès  d'une 
entreprise  industrielle  ;  mais  il  a  été  tellement  touché  du  bon- 
heur de  Séverin  et  de  sa  fille,  et  il  est  si  bien  convaincu  de  l'ir- 
réparable piéjudice  <iue  leur  causerait  une  concurrence,  qu'il 
s'est  rangé  de  leur  coté,  et  qu'il  écrit  à  Paris  pour  rendre  inu- 
tiles tous  les  i)rojels  de  son  oncle. 

L'orage,  que  la  bonté  d'Élie  voulait  conjuier.  accable  pour- 


BEVUE  DE  PARIS.  197 

lanl  le  moulin  de  Penhoât.  M.  Gaillol,  le  banquier,  avait  une 
femme  quis'ajjpelait  Eulalie,  et  que  M.  Souveslre,  faisant  allu- 
sion à  ces  révoltes  domestiques  dont  nous  avons  parlé,  a  classée 
dans  la  caléjîorie  des  femmes  incomprises.  Créature  dolente, 
nerveuse,  et  en  insurrection  contre  l'esprit  positif  de  son  mari, 
ce  n'est  pas  seulement  par  des  rêveries  poéliques  quEulalie  s'est 
vengée  de  la  jirose  de  son  ménage;  son  dernier  scandale  a  été 
plus  bruyant  que  les  autres.  Il  faut  qu'elle  quille  Paris  ,  qu'elle 
rompe  avec  ses  connaissances,  qu'elle  se  dérobe,  non  pas  à 
leur  indignalion  ,  mais  à  leur  ironie;  pour  faciliter  son  départ, 
elle  abandonne  une  parlie  de  sa  dol  à  son  mari;  et  avec  cet 
argent,  M.  Gaillot  va  pouvoir  poursuivre  les  projets  que  les 
mesures  prises  par  Élie  auprès  de  ses  préteurs,  n'avaient  que 
suspendus. 

Déjù,  vous  le  voyez,  se  déroule  nettement  la  pensée  familière 
de  M.  Souvestre.  Séverin  ,  c'est  toujours  le  Breton,  propriétaire 
primitif  du  sol ,  c'est  la  race  originelle,  forte  de  son  droit  et  de 
sa  conscience;  Gaillot,  c'est  l'homme  de  race  moderne  et  étran- 
gère; il  va  quitter  Paris,  emportant  avec  lui  les  armes  qu'une 
civilisation  nouvelle  a  forgées ,  et  qui,  dans  les  mains  de  l'injus- 
tice .  vont  faire  plier  une  volonté  plus  énergique,  plus  morale 
et  plus  légitime  que  la  sienne.  Voilà  donc  ce  grand  fait  histo- 
rique de  l'invasion  qui  se  reproduit  ici  sous  des  formes  transpa- 
rentes. Quelle  sera  la  victime  destinée  aux  traits  du  conquérant? 
Vous  l'avez  déjà  nommée.  C'est  Anna. 

Surpris  par  l'arrivée  inattendue  de  son  oncle  en  Bretagne, 
Elle  compte  sur  sa  lante  pour  déjouer  ses  plans  encore  une  fois. 
Eulalie  éprouve  une  naturelle  sympathie  pour  tous  les  oppri- 
més ;  elle  entre  dans  les  vues  de  son  neveu  ;  mais  M.  Gaillot , 
qui  découvre  leur  conspiration  ,  s'en  fait  un  moyen  d'arracher  à 
sa  femme  les  derniers  lambeaux  de  sa  fortune.  Quant  à  son 
neveu  ,  il  le  destine  à  un  grand  mariage  qui  doit  assurer  à  sa 
f.nnille  la  protection  de  l'aristocratie,  et  pour  lequel  il  compte 
sur  le  consentement  d'Élie.  Puis,  tout  cela  réglé,  il  va  trouver 
Séverin.  Avant  que  d'engager  la  lutte,  il  veut  mettre  de  son  côté 
toutes  les  apparences  de  la  justice.  Il  demande  à  Séverin  de  lui 
vendre  son  moulin  ;  autant  aurait  valu  demander  la  vie  à  cet 
homme,  dont  toutes  les  affections,  tous  les  souvenirs  et  toutes 
les  espérances,  reposaient  dnns  ce  lieu.  Séverin  ne  j)eut  pas 

17, 


198  REVUE  DE  PARIS. 

renoncer  à  son  usine  ;  alors  le  combat  commence.  Caillot  a  plus 
de  capitaux  que  Séverin  ;  il  le  ruinera.  C'est  une  grande  question 
d'économie  politique  qui  se  débat  dans  la  concurrence  de  ces 
deux  ennemis;  cest  la  question  des  banques  et  des  capitaux. 

Déjà  la  papeterie  Gaillot  s'élève,  et  le  vallon,  autrefois  si  pai- 
sible, est  dévasté  par  les  ouvriers  qui  l'ont  changé  en  atelier. 
Les  avantages  paraissent  d'abord  balancés;  il  n'est  pas  facile  de 
créer  une  entreprise ,  même  lorsqu'on  a  un  trésor  inépuisable. 
Les  machines  de  Gaillot  vont  d'abord  très-difficilement  ;  le  pays 
murmure  et  prend  parti  pour  Séverin.  Mais  le  malheur  se  range 
enfin  de  son  côté.  Le  feu  prend  à  son  usine  ;  c'est  Éiie  qui 
l'éteint;  son  oncle  se  fait  de  la  générosité  de  son  neveu  un  bou- 
clier contre  toutes  les  attaques.  Dès  lors  Gaillot  poursuit  sa 
lutte  avec  moins  de  gêne  et  plus  de  hardiesse  ;  il  embauche  les 
principaux  ouvriers  de  Séverin,  et  lui  enlève  ses  meilleurs  bras; 
d'un  autre  côté,  il  réunit  dans  ses  mains  tous  les  papiers  signés 
par  Séverin.  Il  est  sûr  de  la  ruine  de  son  rival ,  en  devenant  son 
créancier.  Élie ,  que  M.  Gaillot  a  souvent  forcé  à  de  lointains 
voyages  pour  se  débarrasser  d'un  surveillant  incommode,  arrive 
à  temps  pour  prévenir  Séverin  de  ce  nouveau  danger;  mais  le 
Breton,  en  courant  chercher,  loin  de  son  pays,  le  crédit  dont  il 
a  besoin  pour  se  sauver,  laisse  sa  fille  exposée  aux  involontaires 
séductions  d'une  nature  aussi  généreuse  que  celle  d'Élie.  De- 
meurées seules,  à  l'improviste ,  dans  un  moment  décisif ,  ces 
deux  jeunes  âmes  s'enlr'ouvrent  l'une  à  l'autre,  et  elles  font  des 
serments  de  bonheur,  au  moment  même  où  l'orage  redouble 
autour  d'elles.  Élie  tombe  malade;  Anna  expose  son  secret, 
pour  veiller  même  de  loin  sur  l'état  de  son  amant.  Enfin,  la 
convalescence  étant  venue  ,  elle  peut  le  voir  de  ses  yeux  ;  mais 
la  tante  d'Élie  survient ,  Anna  se  cache  dans  un  pavillon  ;  de  cet 
endroit,  elle  peut  entendre  Eulalie  blâmer  la  passion  de  son 
neveu  ,  que  des  confidents  indiscrets  lui  ont  révélée  ;  la  pauvre 
enfant  se  croit  perdue,  déshonorée.  Élie  la  rassure  en  l'appelant 
sa  femme  à  l'avance.  Malheureusement  M.  Gaillot  est  instruit 
de  tout  ;  sous  de  faux  prétextes  il  éloigne  son  neveu  ;  il  inter- 
cepte sa  correspondance;  et  Anna  a  le  droit  de  se  croire  trahie. 

Dans  son  lointain  voyage,  Séverin  s'est  adressé  en  vain  à  tons 
ses  banquiers,  à  tous  ses  amis;  il  revient  à  Penhoàt,  sans  autre 
ressource  que  celle  de  se  livrer  à  la  discrétion  de  Gaillot.  Il  va 


REVUE  DE  PARIS.  199 

droit  à  l'usine  tle  son  heureux  rival;  il  inlerroinpt  ses  fêles, 
pour  lui  demander  ses  conditions.  Un  esclave  n'en  reçut  jamais 
de  plus  dures  de  son  maître  :  abandonner  non-seulement  son 
moulin ,  mais  son  pays,  et  la  France  même;  s'engager  à  passer 
en  Amérique,  et  à  n'en  pas  sortir  avant  dix  ans,  voilà  ce  que 
M.  Caillot  exige.  Pour  se  faire  obéir,  il  n'a  qu'à  rappeler  à  Sé- 
verin  qu'il  a  une  fille.  Que  deviendrait  Anna  après  la  ruine  que 
le  banquier  tient  suspendue  sur  la  tète  de  son  père?  Celui-ci 
consent  donc;  et  lorsqu'il  rentre  au  moulin  pour  apprendre  à 
Anna  la  nouvelle  de  leur  défaite  ,  il  en  reçoit  une  confidence 
plus  cruelle  encore  que  celle  qu'il  lui  apporte.  La  pauvre  enfant 
ne  peut  plus  cacher  à  son  père  l'amour  qu'il  a  ignoré  jusqu'à  ce 
jour;  et,  trompée  par  sa  propre  innocence  et  par  les  paroles 
d'EuIalie  entendues  au  dernier  rendez-vous ,  elle  s'écrie  à  ge- 
noux qu'elle  est  perdue.  Sans  pouvoir,  ni  demander,  ni  attendre 
l'explication  de  ce  fatal  aveu ,  Séverin  vole  de  nouveau  chez 
Caillot;  cette  fois  il  n'implore  plus,  il  ne  se  courbe  plus;  il  se 
dresse ,  au  contraire  ,  au  nom  de  son  honneur  ravi ,  et  demande 
à  l'oncle  d'Élie  la  seule  réparation  qui  puisse  sauver  la  réputation 
de  sa  fille.  Peu  maître  de  lui  lorsqu'on  la  lui  refuse  ,  aigri  par 
une  lutte  si  longue  et  par  cette  péripétie  imprévue  ,  il  s'emporte 
au  delà  des  menaces;  M.  Caillot  a  été  tout  juste  assez  effrayé 
pour  accuser  son  rival  d'une  tentative  de  meurtre.  Séverin  est 
arrêté,  et  sa  fille  tombe  malade.  Au  bout  de  quelque  temps  ,  on 
déclare  qu'il  n'y  a  pas  lieu  à  poursuivre  Séverin  et  on  le  rend  à 
la  liberté.  Il  court  au  moulin;  il  trouve  sa  fille  défigurée  par 
une  maladie  qui  a  failli  l'enlever,  et  dont  la  convalescence  n'est 
point  encore  arrivée.  Mais  il  n'est  pas  au  bout  de  ses  épreuves, 
et  voici  venir,  sans  contredit,  la  plus  belle  scène  du  livre. 

Un  jour,  pendant  qu'Anna  dort,  les  huissiers  envahissent 
l'usine  ,  au  nom  de  M.  Caillot  qui  fait  exécuter  les  anciens  ju- 
gements obtenus  contre  son  débiteur;  il  faut  que  Séverin  sorte 
à  l'instant  de  sa  maison  ;  mais  il  ne  peut  emmener  sa  fille ,  dont 
le  moindre  déplacement  compromettrait  la  vie.  Cependant , 
poussé  à  bout  par  la  basse  cruauté  des  agents  de  son  persécuteur, 
et,  dans  un  moment  de  désespoir  stoïque,  préférant  même  la 
mort  de  son  enfant  à  la  honte  de  supplier  ces  âmes  viles,  il  leur 
déclare  qu'ils  peuvent  faire  leur  devoir  sans  qu'il  y  mette  au- 
cune opposition.  Alors  les  huissiers  reculent  et  demandent  le 


200  REVUE  DE  PARIS. 

lemps  d'aller  clierchei'  de  nouveaux  ordres.  Gaitlot  reparaît 
hieiilùl  à  leur  télé  ;  il  avait  espéré  ([ue  celte  démonstration 
aciieverait  de  vaincre  Séverin  qui  seinl)lait  avoir  envie  de  se  re- 
dresser encore  du  fond  de  sa  ruine.  Séverin  n'avait  pas  attendu 
sa  présence  pour  se  reprocher  d'avoir  été  cruel  envers  Anna; 
aussi ,  dès  qu'il  le  voit  i)araUre ,  il  lui  déclare  qu'il  est  prêt  à 
tout.  Mais  la  cham!)re  d'Anna  s'ouvre  ;  et  la  jeune  fille  paraît  à 
demi  vêtue;  elle  a  tout  entendu  ;  mourante,  elle  s'est  levée  ;  elle 
n'a  pas  voulu  exposer  son  père  à  une  dernière  humiliation;  et 
soutenue  un  moment  par  l'énergie  de  son  indignation,  elle  dé- 
clare qu'elle  veut  sortir  à  l'heure  même.  «  Vous  le  vojez,  mon- 
sieur, s'écrie  Séverin  ,  les  mourants  aiuient  mieux  se  lever  de 
lein- couclie,  que  de  recevoir  votre  hospitalité  !...  Maintenant , 
prenez  ce  qui  reste  ici;  j'emporte  tout  le  honlicur  de  cette  de- 
meure, car  l'ange  ([ui  la  gardait,  me  suit.  »  Tandis  que  le  père 
H  la  fille  s'éloignent,  Élie  de  Beaucourt  arrive  en  grande  hâte 
de  Paris. 

Eloigné  du  théâtre  de  sa  tyrannie  par  les  artifices  de  Caillot, 
Élie  y  est  rappelé  par  les  nouvelles  indirectes  que  la  vanité 
blessée  du  médecin  Dubois  lui  a  fait  parvenir.  Arrivé  trop  tard 
pour  s'interposer  entre  l'oppresseur  et  les  opprimés ,  c'est  h 
ceux-ci  qu'il  consacre  tous  ses  soins.  Bientôt  non-seulement 
Caillot  met  fin  à  ses  persécutions  ,  mais  encore  il  demande  une 
entrevue  à  Séverin  et  à  Élie,  et  leur  propose  le  traité  de  paix  le 
plus  inattendu  ;  son  neveu  épousera  Anna ,  et  il  recevra  pour 
dot  les  deux  usines  réunies;  il  ne  pose  qu'une  condition  :  on 
ajournera  le  mariage  au  printemps.  Au  printemps  la  fille  de  Sé- 
verin était  morte  ;  le  banquier  en  avait  d'avance  reçu  l'assurance 
du  médecin.  Élie  veut  s'attacher  à  Séverin  ;  mais  il  ne  peut  lui 
faire  agréer  son  projet;  privé  de  sa  fille,  dépouillé  rie  sa  for- 
tune, de  son  honneur,  de  toute  sa  joie  et  de  tout  son  être,  ne 
tenant  plus  à  la  terre  par  aucun  lien  ,  au  ciel  par  aucune  espé- 
rance ,  Séverin  est  encore  debout;  il  va  partir,  mais  seul. 
Rendu  avare  par  tant  de  calamités,  il  ne  partagera  avec  per- 
sonne sa  douleur  qui  est  sou  dernier  trésor  ;  il  veut  creuser 
solitairement  sa  tombe  dans  son  désespoir.  Élie  est  jeune;  et  en 
faisant  du  bien  à  ses  semblables  ,  il  peut  encore  se  consoler  du 
regret  de  n'avoir  pu  sauver  ses  amis.  Caillot  a  toujours  donné 
à  ses  violences  les  formes  d'une  légalité  irréprochable;  et  il  re- 


REVUE  DE  PARIS.  '  201 

paraîtra  dans  le  monde ,  sans  qu'on  puisse  l'accuser  d'aulre 
chose  que  d'avoir  rais  quelque  enlèlement  à  chercher  son  intérêl 
au  détriment  d'autrui. 

Celte  analyse,  je  le  sens,  ne  saurait  donner  qu'une  idée  iii- 
complète  du  nouveau  roman  de  M.  Souvestre.  Elle  n'a  pu  rendre 
compte,  ni  de  la  coupe  de  son  invention,  ni  des  mille  petits 
événements  réels  qui  y  tiennent  lieu  de  ces  grandes  scènes 
toujours  faciles  à  faire .  parce  qu'elles  ne  sont  pas  dans  la  na- 
ture ,  ni  des  horizons  finement  sentis,  décrits  sans  faste,  rame- 
nés à  propos,  dans  lesquels  tous  ces  faits  se  déroulent,  ni  du 
style  dégagé  de  toute  affectation,  coulant,  comme  une  eau 
claire  ,  sur  la  pensée  sans  la  voiler  jamais,  et  laissant  voir,  çii 
et  ià  ,  dans  son  cours,  quelques-uns  de  ces  diamants  bruts  , 
comme  on  en  trouve  dans  les  vrais  écrivains,  et  qui  font  oublier 
bien  des  répétitions.  Si  la  pensée  du  romancier  reste  la  même , 
im  sent  que  son  goût  devient  plus  exigeant;  l'auteur  semble, 
par  ce  juste  retour  de  la  maturité  qui  ne  saurait  consentir, 
comme  la  jeunesse ,  à  se  duper  elle-même,  aspirer  de  plus  en 
plus  à  l'état  sérieux  et  vraiment  viril,  où  c'est  aux  choses  et 
non  aux  mots  qu'on  suppose  le  pouvoir  d'intéresser  les  hommes, 
IN'ous  n'avons  que  des  éloges  à  donner  à  une  pareille  tendance  ; 
mais  nous  croyons  qu'il  est  de  notre  devoir  de  critique,  tout  en 
félicitant  M.  Souvestre  de  chercher  à  se  rapprocher  de  cette 
sobriété  précieuse,  de  lui  rappeler  que,  de  toutes  les  méthodes 
d'écrire,  celle  qu'il  a  adoptée  exige  le  plus  de  patience,  de 
vigilance  et  de  scrupules. 

11  y  a  deux  classes  de  romanciers  ,  les  uns  peignent  le  monde 
comme  ils  le  rêvent,  les  autres  tel  qu'il  est.  Les  premiers  font 
subir  à  la  nature  la  transformation  qui  est  l'objet  de  leurs 
désirs  ;  et  ce  n'est  pas  seulement  pour  en  tirer  des  conclusions 
nouvelles ,  mais  pour  lui  prêter  des  couleurs  plus  voisines  de 
l'idéal,  qu'ils  la  façonnent  au  gré  de  leur  pensée.  Avides  du 
mieux  en  toutes  choses ,  ils  emploient  toute  leur  force  à  l'at- 
teindre; mais,  en  sortant  du  cercle  ordinaire  de  l'observation, 
ils  se  créent  une  route  périlleuse  où  ils  ne  sont  suivis  que  par 
les  gens  qui  ont  le  mérite  ou  le  délaut  d'être,  comme  eux ,  dé- 
tachés des  illusions  inférieures  du  monde  sensible.  Les  seconds, 
au  contraire,  rÈ{',nent  sur  la  matière,  et  dans  cet  ordre  de  sen- 
sations circonscriles  et  d'apparences  fugitives  qu'on  a  l'iinhitude 


20S  REVUE  DE  PARIS. 

d'appeler  la  réalité  ;  ils  ne  regrellent  et  ne  souliailent  ordinai- 
ment  aucun  changement;  pour  eux  le  passé  et  l'avenir  sont 
comme  s'ils  n'élaienL  pus;  le  présent  suflil  à  leur  enlliousiasme 
et  à  leur  esprit  ;  toute  leur  curiosité  se  réduit  à  étudier  ses 
travers  et  ses  qualités  ,  et  ils  ont  assez  de  l'admiration  ou  de  la 
moquerie  qu'il  leur  inspire.  Copiant  un  modèle  qui  est  sous  les 
yeux  de  tout  le  monde,  ils  sont  facilement  compris  ;  et  plus  ils 
liornent  leur  ambition  ,  plus  ils  voient  croître  leur  gloire. 

Par  un  bonheur  vraiment  singulier,  M.  Souvestre  tient  de 
chacune  de  ces  deux  classes  de  romanciers.  Placé  entre  les  deux 
écoles  qui  partagent  la  littérature  contemporaine ,  il  a  pris  f> 
la  dernière  sa  réalité ,  à  la  première  ses  désirs,  et  il  a  su  acqué- 
rir la  popularité  de  l'une,  sans  renoncer  à  la  moralité  de  l'autre. 
Il  n'a  pas  d'autre  costume  que  celui  du  présent,  et  il  ne  semble 
pas  afficher  d'autres  mœurs  que  celles  de  la  foule  qu'il  se  fait 
un  plaisir  de  coudoyer;  mais  sa  pensée  plane  sur  elle  ,  devance 
les  temps  et  interroge  des  horizons  plus  élevés.  La  foule  vante 
la  vérité,  le  philosophe  estime  la  portée  de  son  esprit,  le 
rêveur  même  suit  à  travers  sa  réalité  et  sa  logique  l'écho  lointain 
d'un  idéal  plus  poétique  ;  en  se  rangeant  dans  cette  dernière 
catégorie,  on  pourrait  regretter  quelquefois  que  M.  Souvestre 
n'ait  pas  ouvert  plus  largement  son  âme  aux  vagues  et  sombres 
harmonies  que  les  harpes  druidiques  font  encore  entendre  dans 
les  brumes  de  l'Armorique.  Mais  former  des  vœux  pour  que 
M.  Souvestre  donne  un  peu  plus  à  la  poésie,  et  un  peu  moins  à 
la  réalité,  c'est  souhaiter  peut-être  qu'il  mette  lui-même  une 
limite  à  ses  succès.  Peut-on  désirer  de  voir  restreindre  le  cercle 
des  lecteurs  d'un  écrivain  qui  a  de  si  excellentes  leçons  à  faire 
et  de  si  nobles  convictions  à  propager  ? 

H,   FORTOUl-. 


LES  CORBEAUX. 


DERNIERE  PARTIE. 


V. 

Lorsque  M.  de  Gréoulx  revint  quelques  jours  plus  tard  dans 
cetlH  maison  dont  personne  autre  n'aurait  volontiers  passé  le 
seuil ,  il  trouva  Galjrielle  assise  près  du  feu  avec  les  deux  Cor- 
beaux. Véronique  l'avait  affublée  d'une  grande  robe  noire  qui 
paraissait  avoir  servi  à  quelque  docteur  ;  ses  mains  blanches  et 
délicates  ressortaient  d'une  paire  de  manches  d'une  ampleur 
énorme  ;  sa  tète  blonde  était  perdue  dans  un  immense  capuchon 
de  soie,  et  une  espèce  de  rocheten  velours  lui  couvrait  les  épau- 
les. Cet  étrange  costume  de  malade  avait  été  tiré  de  la  garde- 
robe  des  Corbeaux  ,  qui  depuis  longtemps  entassaient  toutes 
les  défroques  de  leurs  morts.  C'était  à  faire  peur;  mais  la  douce 
et  charmante  figure  de  Gabrielle  se  détachait  du  milieu  de  ces 
noires  draperies  ,  comme  une  fleur  dans  son  feuillage  obscur  j 
elle  était  tournée  vers  le  foyer  ,  et  la  flamme  jetait  de  fugitives 
rougeurs  sur  ses  joues  pâlies  ;  elle  était  ainsi  d'une  beauté 
calme  et  souffrante  qui  frappa  vivement  M.  de  Gréoulx. 

—  Elle  va  mieux  ,  n'est-ce  pas?  dit-il  tout  bas  à  Véronique; 
et,  comme  elle  tournait  lentement  les  yeux  vers  lui ,  il  ajoula 
en  s'approchant  avec  autant  de  respect  que  s'il  l'eût  abordée 
dans  le  salon  d'une  duchesse  :  Je  savais,  mademoiselle  ,  que 
vous  étiez  en  pleine  convalescence,  et  personne  n'a  ressenti  plus 
de  joie  que  moi  de  votre  rétablissement. 


204  PvliVLE  DE  PARIS. 

A  CCS  i)aroles ,  au  sou  de  ceLlc  voix  ,  Gabi  ielle  devint  encore 
pins  pâle ,  lanl  son  éniolion  fui  vive  ;  mais  elle  ne  savait  encore 
si  c'était  de  joie  ou  d'épouvante  que  son  cœur  liatlait  si  violem- 
ment. Depuis  trois  semaines  ,  elle  n'avait  eu  qu'un  souvenir , 
qu'une  pensée,  c'était  celle  de  cet  homme  qu'elle  avait  vu  mort 
et  qui  était  revenu  à  la  vie  ,  comme  si  ses  pleurs  ,  ses  ardentes 
l)rières  l'eussent  rappelé  du  tombeau  ;  elle  vivait  avec  celte  idée 
fixe,  elle  s'y  complaisait  par  un  besoin  naturel  d'émotions.  Les 
paroles  lui  manquèrent  pour  répondre  à  M.  de  Gréoulx  ;  elle 
s'inclina  en  lui  souriant  faiblement,  et  se  renfonça  dans  l'espèce 
de  fauteuil  où  Véronicpie  l'avait  assise. 

—  Elle  est  un  peu  fatiguée,  dit  Suzanne  en  donnant  son  propre 
siège  au  jeune  gentilhomme;  cela  va  plus  lentement  que  nous  ne 
croyions.  L'autre  soir,  quand  vous  nous  avez  quittées  ,  elle  re- 
posait ;  eh  bien  !  la  nuit  a  été  mauvaise  ,  la  fièvre  est  revenue  , 
nous  avons  été  sur  pied  jusqu'au  jour;  enfin  ,  avec  l'aide  de 
J)ieu  ,  elle  s'est  tirée  de  cette  rechute  ,  la  voilà  rétablie  ,  et  je 
crois  que  dimanche  prochain  nous  pourrons  la  mener  à  la 
messe  ;  mais  c'est  le  contentement  d'esprit  qui  ne  vient  pas,  elle 
n'a  point  de  courage,  on  dirait  qu'elle  est  toujours  dans  les 
limbes.  Allons ,  mon  enfant ,  ranimez-vous  un  peu  et  parlez 
à  M.  le  chevalier,  il  a  envoyé  tous  les  jours  savoir  de  vos  nou- 
velles. 

—  Monsieur,  je  suis  bien  reconnaissante  ,  dit  Gabrielle  d'une 
voix  faible,  je  suis  mieux,  je  suis  guérie...  On  a  eu  pour  moi 
tant  de  soins...  Oh  !  jamais  ,  jamais  je  n'oublierai  cela  !...  Misé 
Véronique  et  misé  Suzanne  m'ont  sauvé  la  vie  !... 

En  disant  ces  mots,  les  larmes  la  gagnèrent;  mais  ce  n'était 
pas  seulement  une  émotion  de  reconnaissance  qui  remuait  si 
l)rofondément  son  cœur  ;  elle  avait  besoin  d'un  prétexte  pour 
pleurer. 

—  Çà  !  taisez-vous  donc  !  je  vous  défends  de  vous  attendrir 
ainsi,  s'écria  Véronique  avec  une  bonté  grondeuse  ,  cela  vous 
fait  mal  ;  et  puis  ne  voilik-t-il  pas  un  bel  accueil  i)Our  M.  le  che- 
valier !  Voyons,  séchez  vite  vos  yeux  ,  et  ne  |)arlons  plus  de  ce 
qui  fait  peine  :  une  année  de  mal  passé  est  moins  pénible  qu'une 
minute  de  mal  à  venir,  dit  le  proverbe.  Songez  que  dimanche 
prochain,  s'il  fait  beau  temps,  vous  viendrez  avec  nous  à  la 
dernière  messe  pour  remercier  Dieu  de  votre  guérison. 


REVUE  DE  l'ARIS.  205 

A  ces  mots  ,  elle  passa  sa  longue  main  devant  le  front  de  la 
jeune  fille  comme  pour  en  écarler  un  nuajje  de  tristesse,  et  elle 
l'arrangea  plus  commodément  dans  son  fauteuil.  M.  de  Gréoulx 
la  regardait  avec  un  singulier  intérêt  ;  jamais  femme  ne  s'était 
montrée  à  lui  environiu  e  de  si  puissants  contrastes  ;  cette  têle 
d'une  beauté  si  Juvénile  ap|)araissait  entre  les  visages  parche- 
minés des  deux  Corbeaux ,  comme  une  fleur  au  milieu  de  brous- 
sailles épineuses  ;  son  aspect  semblait  éclairer  cette  demeure  où 
tout  avait  l'apparence  d'une  pauvreté  si  sombre.  M.  de  Gréoulx 
soupira  en  détournant  les  yeux  de  Gabrielle,  et  son  regard  se 
leva  par  hasard  sur  une  couronne  d'immortelles  et  d'œillels  flé- 
tris, suspendue  au-dessus  de  la  cheminée. 

—  C'est  Gabrielle  qui  a  apporté  cela  ici ,  dit  Véronique;  j'ai 
trouvé  celte  couronne  passée  à  son  bras  quand  on  l'a  ramenée  ; 
voyez  un  peu  celte  fantaisie... 

—  On  dit  que  cela  porte  bonheur  d'avoir  les  fleurs  d'un  mort! 
interrompit  vivement  la  jeune  fille  ;  j'ai  cru  pouvoir  prendre 
sans  permission... 

—  Vraiment  !  vous  avez  eu  là  une  idée  !...  dit  Suzanne  avec 
une  raillerie  pleine  de  bonne  humeur;  mais  la  chose  aurait  dû 
vous  paraître  sans  vertu ,  31.  le  chevalier  étant  redevenu  vi- 
vant. 

—  Oui,  c'est  que...,  il  m'est  venu  alors  une  autre  pensée... 

—  Voyons,  dites-nous  ce  que  c'est. 

—  C'est  que...,  reprit-elle  en  hésitant ,  c'est  que  je  me  sen- 
tais fort  malade,  et...  je  pensais  que  la  couronne  servirait  pour 
moi... 

—  Si  j'avais  su  cela  ,  je  l'aurais  jetée  au  feu  !  interrompit  Vé- 
ronique en  faisant  un  mouvement. 

—  ^'on,  non  ,  je  vous  en  prie  !  s'écria  Gabrielle;  je  voudrais 
garder  celte  couronne  pour...,  cela  ne  fait  pas  mourir  de  son- 
ger à  cela  !  Eh  bien  !  quelque  jour,  dans  longtemps,  je  voudrais 
qu'elle  me  servît... 

—  Mais,  mon  enfant,  vous  comptez  donc  mourir  fille? répli- 
qua Véronique  ;  voilà  une  résolution  fort  prématurée. 

Gabrielle  baissa  la  vue  et  ne  répondit  pas  ;^nais  le  mouvement 
léger  de  ses  sourcils  ,  l'expression  de  sa  bouche  ,  indiquèrent 
une  affirmation. 

—  Elle  a  raison  !  pensa  JM.  de  Gréoulx;  si  belle,  si  distinguée 

2  18 


206  REVUE  DE  PARIS. 

et  si  pauvre  !  une  famille  noble  la  dédaignera  ,  elle  ne  voudra 
pas  épouser  un  manant,  et  la  voilà  seule  pour  toute  sa  vie. 

La  jeune  fille  ferma  les  yeux  comme  si  cet  entretien  l'eût  fati- 
guée, et  les  Corbeaux  se  mirent  à  parler  tout  bas  avec  M.  de 
Gréoulx. 

—  Eh  bien  !  lui  demanda  Véronique  ,  ayez-vous  tenté  quel- 
(lue  démarche  auprès  de  M.  le  baron? 

—  Aucune  ;  le  seul  moyen  d'obtenir  mon  pardon,  ce  serait  de 
lui  annoncer  que  je  suis  prêt  à  épouser  Mi'«  de  la  Verrière  ,  et  à 
ce  prix  je  ne  le  désire  pas. 

—  Pourtant  les  choses  ne  peuvent  demeurer  ainsi... 

—  Je  le  sais,  répondit-il  avec  une  triste  décision  ;  je  prendrai 
mon  parti ,  j'écrirai  à  M.  le  baron  une  lettre  qui  ne  servira  de 
rien  ,  je  le  sais.  Il  ne  m'en  déshéritera  pas  moins  ;  mais  je  veux 
l'assurer  qu'en  toute  autre  circonstance  j'aurais  fait  sa  volonté, 
que  je  suis  toujours  plein  de  respect  pour  lui ,  et  que  mon  plus 
grand  désir  est  que  sa  vieillesse  soit  longue  et  heureuse.  Ensuite, 
je  partirai,  j'irai  servir  le  roi,  et  peut-être  je  ferai  mon  chemin 
par  les  armes  ;  si  une  balle  m'arrête  court ,  eh  bien  !  je  m'en  irai 
sans  regret,  car  il  n'y  a  personne  à  qui  ma  vie  soit  nécessaire. 

Gabrielle  abaissa  son  capuchon  comme  si  la  lumière  l'eût  fati- 
guée, et  resta  ainsi  le  visage  à  demi  caché  ,  les  mains  jointes  et 
serrées  sur  sa  poitrine. 

—  Voilà  quelle  est  ma  résolution  ,  continua  M.  de  Gréoulx  ; 
je  n'ai  pas  d'autre  parti  à  prendre. 

—  Mais  M.  le  baron  ne  peut  pas  vous  déshériter  entièrement , 
dit  Véronique;  vous  êtes  son  unique  descendant  en  ligne  directe, 
et,  selon  la  coutume  de  Provence,  aucun  autre  parent  ne  peut 
être  substitué  à  vos  droits... 

—  11  est  vrai ,  répondit  le  gentilhomme  un  peu  étonné  d'en- 
tendre cette  vieille  femme  lui  parler  de  la  coutume  de  la  Pro- 
vence ;  mais  nos  fiefs  nobles  ne  sont  pas  inaliénables. 

—  Et  vous  croyez  qu'il  irait  jusqu'à  dénaturer  sa  fortune,  jus- 
qu'à vendre  ses  biens  pour  vous  déshériter, 

—  Vous  ne  le  connaissez  guère  si  vous  en  douiez;  il  n'a  ja- 
mais manqué  d'accomplir  aucune  menace;  je  lui  ai  résisté,  je 
lui  ai  désobéi  ;  il  n'y  a  qu'un  moyen  de  rentrer  en  grâce,  et  je  le 
refuse  ;  allez  ,  je  sais  bien  après  tout  cela  ce  que  je  dois  attendre 
de  lui. 


REVUE  DE  PARIS.  907 

—  Il  faudrait  pourtant  ne  rien  précipiter  ,  dit  Suzanne  après 
réflexion j  M.  le  baron  vous  laisse  tranquille  ici,  restez-y,  et 
puis  on  verra  ;  nous  vous  aiderons  de  tous  nos  petits  moyens  ; 
le  chevalier  de  Gréoulx  ne  peut  pas  vivre  comme  un  clerc  de 
procureur  :  nous  vous  prêterons  de  l'argent.,. 

—  Mais  qui  sait  si  je  pourrai  jamais  m'acquitter?  interrompit 
le  chevalier  ;  songez  que  mon  avenir  est  fort  incertain  ,  et  que 
je  puis  mourir  sans  avoir  de  quoi  me  faire  enterrer;  alors,  qui 
payerait  mes  dettes? 

—  Ne  vous  inquiétez  pas  de  ça  !  répliqua  brusquement  le  Cor- 
beau ,  vous  pouvez  accepter  nos  offres  sans  scrupule  ;  c'est  moi 
qui  vous  le  dis. 

Gabrielle  écoutait  la  tête  baissée,  le  visage  caché  sous  son 
oapjichon  ;  la  peine  qu'elle  éprouvait  s'était  tout  à  coup  calmée  ; 
elle  aurait  voulu  pouvoir  embrasser  ces  deux  vieilles  pauvres 
femmes  qui  venaient  de  détourner  M.  de  Gréoulx  de  ses  projets. 
Elle  ne  dit  mot  tant  que  dura  sa  visite  ;  mais ,  quand  il  fut  parti, 
elle  se  leva  ,  et  s'écria  avec  un  doux  sourire  en  prenant  la  main 
de  Véronique  : 

—  Que  vous  êtes  bonne  !  je  me  sens  très-bien  ;  qu'il  me  tarde 
d'être  entièrement  rétablie  !  Je  vous  ai  donné  tant  de  peine  ! 
comme  je  serai  contente  de  travailler  pour  vous  maintenant,  de 
vous  être  utile  à  quelque  chose  ! 

A  dater  de  ce  jour  ,  M.  de  Gréoulx  retourna  souvent  chez  les 
Corbeaux.  Il  n'y  avait  pas  grande  mortalité  dans  la  ville  ,  les 
deux  vieilles  avaient  du  temps  de  reste  pour  recevoir  ses  visites; 
il  venait  ordinairement  le  soir  ;  Véronique  avait  soin  alors  de 
faire  bon  feu  et  d'avancer  une  table  boiteuse  sur  laquelle  on 
étendait  un  tablier  de  serge  en  guise  de  tapis.  Suzanne  tirait  de 
l'armoire  un  vieux  jeu  de  cartes  ,  et  Gabrielle  apportait  une 
grosse  bourse  de  peau  où  il  n'y  avait  que  de  rouges  liards.  Les 
Corbeaux  avaient  le  goût  de  battre  les  cartes  ;  c'était  une  inno- 
cente distraction  qui ,  les  jours  de  veine  ,  leur  faisait  gagner  à 
M.  de  Gréoulx  quelques  gros  sous.  Le  jeune  gentilhomme  faisait 
de  fort  bonne  grâce  leur  partie  ,  et  Gabrielle ,  assise  à  l'angle  de 
la  table  où  était  la  lampe  ,  l'écoutait  parler  et  le  regardait  sans 
cependant  lever  les  yeux  de  dessus  son  ouvrage. 

M.  de  Gréoulx  ne  tarda  pas  à  éprouver  un  attrait  très-vif  pour 
ces  soirées  :  il  trouvait  que  la  partie  était  fort  amusante ,  et 


208  REVUE  DE  PARIS. 

c'était  toujours  ;>  regret  qu'il  entendait  l'horloge  de  Saint-Lau- 
rent sonner  neuf  heures.  Gabrieiie  était  si  belle,  et  quand  il  arri- 
vait, elle  levait  sur  lui  ses  grands  yeux  modestes  avec  une  si  douce 
expression  !  11  avait  aussi  pour  les  deux  vieilles  femmes  un  sen- 
timent de  reconnaissance  et  d'affection  qui  lui  faisait  aimer  leur 
société  ;  elles  avaient ,  à  travers  leurs  formes  bizarres  et  sou- 
vent vulgaires ,  un  sens  fort  droit  et  une  bonté  de  cœur  vérita- 
])Ie.  Parfois  même  elles  semblaient  retrouver  un  langage  au- 
dessus  de  leur  éducation  et  de  leur  état,  et  elles  exprimaient  des 
idées  qui  contrastaient  singulièrement  avec  les  habitudes  mes- 
quines de  leur  vie  ;  elles  ne  manquaient  ni  d'esprit  ni  de  finesse  ; 
pourtant ,  elles  ne  se  doutèrent  pas  que  ce  beau  jeune  homme  , 
cette  charmante  jeune  tille  ,  qui  se  parlaient  à  peine,  qui  se  re- 
gardaient souvent ,  et  qui  semblaient  si  heureux  tandis  qu'elles 
jouaient  aux  cartes  ,  pouvaient  s'aimer  d'amour.  Elles  ne  pou- 
vaient pas  s'en  douter  parce  qu'elles  n'avaient  aucune  expérience 
des  passions,  parce  que  personne  ne  les  avait  aimées. 

M.  de  Gréoulx  se  laissait  aller  à  cette  vie  obscure  et  paisible 
sans  s'inquiéter  du  passé  ni  de  l'avenir.  Jamais  il  n'avait  été  si 
heureux  ,  car  il  commençait  à  éprouver,  pour  la  première  fois, 
une  de  ces  passions  qui  absorbent  complètement  les  facultés  de 
l'âme,  et  à  travers  lesquelles  passent  toutes  les  impressions  de 
joie  ou  de  peine.  Son  aïeul  n'avait  fait  aucune  réponse  k  la  lettre 
très-respectueuse  qu'il  lui  a\ait  écrite,  et  ce  silence  ne  l'inquié- 
tait pas  ;  il  lui  semblait  une  preuve  que  son  indépendance  était 
à  jamais  conquise,  et  il  ne  regrettait  pas  le  prix  auquel  il  l'avait 
achetée.  Les  Corbeaux  s'en  inquiétaient  plus  que  lui,  et  alors  il 
leur  disait  : 

—  Quand  je  serai  sûr  que  M.  le  baron  m'a  déshérité,  eh  bien  ! 
je  prendrai  mon  parti,  je  travaillerai,  tout  gentilhomme  que  je 
suis,  et  certainement  je  serai  plus  heureux  que  si  j'eusse  épousé 
M"«  de  la  Verrière. 

Un  dimanche  ,  les  Corbeaux  revenaient  avec  Gabrieiie  d'en- 
lendre  vêpres  à  la  Major.  La  journée  avait  été  magnilique;  on 
sentait  dans  l'air  comme  un  parfum  de  printemps  mêlé  à  l'odeur 
salée  des  jilantes  marines.  Les  trois  femmes  traversaient  lenle- 
menl  la  i)lac.;  iirégulièn;  (jui  s'étend  entre  le  fort  Saint-Jean  et 
la  Major.  Celte  promenade  est  une  terrasse  immense  soutenue 
par  les  remparts  dont  la  mer  baigne  le  pied.  Pendant  les  temps 


REVUE  DE  PARIS.  209 

calmes,  on  entend  le  murmure  profond  de  la  v,i{ïiie,  qui  se  brise 
faiblement  contre  les  récifs  ,  et  les  cris  joyeux  des  enfants  as- 
semblés sur  le  rivage.  Mais ,  quand  le  vent  souffle  du  larpe,  la 
mer  bat  ces  hautes  murailles  avec  un  bruit  furieux,  et  ses  flots 
d'écume ,  blancs  comme  la  neige  des  montagnes ,  lavent  les 
pierres  rongées  par  l'air  salin.  Les  voiles  blanches  des  bateaux 
pêcheurs  sortent  du  port  dés  que  le  temps  est  beau  ,  et  sillon- 
nent la  rade  au  fond  de  laquelle  sont  assises  tant  de  jolies  bas- 
tides couronnées  de  pins.  Un  groupe  de  rochers  grisâtres  et 
pelés  forme  une  île  en  face  du  port  de  Marseille;  c'est  sur  ces 
écueils  qu'est  bàli  le  château  d'If,  antique  prison  d'État  plus 
sûre  que  la  Bastille  ;  ou  aperçoit  du  rivage  ses  bastions  et  ses 
fours  percées  de  rares  fenêtres  ;  puis  ,  à  l'horizon,  le  phare  de 
Planier  s'élève  comme  un  mât,  et  souvent  cette  forme  indécise, 
suspendue  entre  le  ciel  et  l'eau,  s'efface  sous  le  regard. 

—  Oh!  dit  Gabrielle  en  s'appuyant  au  parapet  et  en  parcou- 
rant des  yeux  cette  magnifique  scène  ,  c'est  beau  ! 

—  Oui ,  voilà  un  beau  temps  pour  la  pêche,  dit  Véronique,  le 
poisson  ne  sera  pas  cher  demain. 

La  jeune  lille  soupira  et  regarda  encore  le  ciel ,  la  mer  d'un 
bleu  calme,  et  le  soleil  couchant  voilé  de  nuages. 

—  N'est-ce  pas  M.  de  Gréoulx  que  je  vois  là  bas  ,  assis  sur  le 
parapet?  dit  Suzanne;  regardez  un  peu  ,  petite  ;  mes  mauvais 
yeux  peuvent  me  tromper. 

^  Gabrielle  tressaillit ,  et  se  retourna  vivement  : 

—  Oui,  c'est  M.  le  chevalier,  dit-elle;  il  ne  nous  voit  pas. 

—  Jésus  !  que  contemple-t-il  donc  ainsi  ?  Il  est  là  droit  comme 
un  saint  dans  sa  niche  ,  dit  Véronique. 

Elles  s'approchèrent  du  jeune  gentilhomme;  en  les  aperce- 
vant, il  s'écria  : 

—  Je  viens  de  chez  vous;  j'ai  reçu  une  lettre...  une  lettre  de 
M.  le  baron. 

—  Enfin  !  s'écrièrent  ensemble  les  deux  Corbeaux. 

Puis,  s'apercevantque  M.  de  Gréoulx  avait  une  physionomie 
fort  triste ,  elles  ajoutèrent  avec  inquiétude  : 

—  C'est  donc  une  mauvaise  nouvelle  ? 

—  Vous  allez  voir ,  répondit-il  en  leur  donnant  la  lettre. 
Elle  était  ainsi  conçue  : 


18. 


210  REVUE  DE  PARIS. 

Au  chàleau  de  Gréoulx  ,  ce  16  avril  17,.. 
«  Moî^SIBUR , 

»  Vous  n'épouserez  pas  M""  Louise  de  la  Verrière.  Je  vous 
ordonne  de  revenir  sur-le-champ  près  de  moi.  C'est  à  celle  seule 
condilion  que  je  puis  pardonner  votre  conduite.  Je  compte  qu'à 
l'avenir  votre  soumission  réparera  vos  torts,  et  sur  ce, je  prie 
Dieu  qu'il  vous  garde. 

»  G.,  baron  de  Gréouix.  » 

—  Eh  bien  !  il  faut  partir ,  partir  sur-le-champ,  s'écria  Vé- 
ronique. La  chose  tourne  à  bonne  fin  :  pour  la  première  fois  de 
sa  vie,  M.  le  baron  renonce  à  sa  volonté. 

—  Il  est  bien  changé  !  dit  Suzanne. 

—  Allons ,  tout  va  pour  le  mieux ,  reprit  Véronique ,  rentrons 
à  la  maison,  nous  parlerons  plus  tranquillement  qu'ici.  Jésus  ! 
M.  le  baron  a  cédé  ;  il  renonce  à  ce  mariage  !  C'est  comme  un 
miracle,  et  je  ne  le  croirais  pas,  s'il  ne  l'avait  écrit  et  signé  de 
sa  main. 

Gabrielle  s'était  enveloppée  de  sa  mante  ;  elle  marchait  un 
peu  à  l'écart  et  sans  rien  dire.  En  arrivant  à  la  porte,  M.  de 
Gréoulx  resta  un  moment  en  arrière  avec  elle,  et  il  lui  dit  à  voix 
basse,  avec  l'accent  d'un  triste  reproche  : 

—  Mademoiselle  ,  vous  seule  ne  prenez  point  part  à  ce  qui 
m'arrive  !.... 

— Elle  écarta  samante,  et  leva  sur  lui  un  regard  plein  de  larmes . 

—  Ah  !  dit-il  avec  une  expression  indicible  de  tendresse  et  de 
joie,  ma  chère  Gabrielle  ! 

—  Qu'est-ce  donc  ,  petite  ?  dit  Véronique  en  revenant  ;  vous 
êtes  toute  pâle  !  C'est  la  fraîcheur  du  soir  qui  vous  a  saisie.  Ren- 
trez bien  vite. 

La  soirée  s'écoula  tristement.  Les  Corbeaux  ne  voulurent  pas 
jouer  aux  cartes,  ces  adieux  les  affligeant.  Les  deux  amants 
étaient  recueillis  dans  le  bonheur  amer  de  ces  derniers  mo- 
ments. Ils  écoutaient  avec  terreur  chaque  coup  de  l'horloge,  et 
lorsque  neuf  heures  sonnèrent  à  Saint-Laurent ,  tous  deux  fris- 
sonnèrent ;  l'instant  fatal  de  leurs  adieux  était  venu. 

Le  lendemain,  M.  de  Gréoul.\  partit.  Le  même  soir,  on  vint 


REVUE  DE  PARIS.  211 

chercher  les  Corbeaux  pour  veiller  un  mort ,  et  la  pauvre  Ga- 

brielle  resta  seule  au  logis.  Alors  elle  fui  saisie  de  celle  horrible 
Irislesse  ,  de  cel  abalteraenl  profond  que  laisse  la  perle  de  tout 
ce  qui  intéresse  et  anime  la  vie.  La  nécessité  de  contraindre  sa 
douleur  l'avait  soutenue;  pendant  tout  le  jour,  elle  avait  agi  el 
parlé  comme  la  veille,  quand  elle  était  heureuse,  quand  elle  at- 
tendait le  soir  M.  de  Gréoulx  ;  mais  lorsqu'elle  fut  seule  ,  elle 
s'assit  à  la  place  où  il  était  ordinairement ,  et  la  tête  baissée , 
les  bras  pendants ,  morne  et  éplorée ,  elle  resta  là  jusqu'au 
matin. 

VI. 

Quatre  jours  plus  tard  ,  la  jeune  fille  et  les  Corbeaux  veil- 
laient tristement  autour  de  la  table.  Les  deux  vieilles  mêlaient 
machinalement  les  cartes  ,  et  ne  commençaient  pas  leur  partie. 
Un  grand  coup  frappé  à  la  porte  les  fit  toutes  trois  tressaillir. 

—  C'est  la  manière  de  frapper  du  chevalier  !  s'écria  Véro- 
nique. 

—  C'est  lui  !  murmura  Gabrielle  devenue  pâle. 
En  effet ,  il  était  de  retour. 

—  Ah  !  mon  Dieu,  vous  voici  !  s'écria  Suzanne  d'un  air  plein 
de  crainte  et  de  joie.  Jésus  !  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 

—  Cela  veut  dire  que  M.  le  baron  m'a  chassé,  déshérité ,  ré- 
pondit-il avec  un  contentement  qui  contrastait  singulièrement 
avec  ses  paroles  ;  à  présent ,  je  n'ai  plus  ni  famille ,  ni  fortune , 
ni  rien  :  je  suis  libre  ! 

—  Sainte  Vierge.'  mère  de  Dieu;  eh  !  comment?  Que  s'est-il 
donc  passé  ? 

M.  de  Gréoulx  regardait  Gabrielle,  qui,  muette  et  tremblante 
de  joie  ,  n'osait  lever  la  vue. 

—  Mais  que  s'est-il  passé?  répéta  Suzanne;  vous  voilà  triom- 
phant comme  saint  Mitre  ,  quand  il  se  promenait  avec  sa  tète  à 
la  main  ;  il  n'y  a  pourtant  pas  de  quoi.  Asseyez-vous ,  et  racon- 
tez-nous comment  tout  cela  s'est  passé. 

—  Quand  je  suis  arrivé  au  château,  dit  Gaspard  ,  M.  le  baron 
m'attendait  dans  la  grande  salle  qui  est  près  de  sa  chambre. 

—  La  salle  des  portraits?  dit  Véronique. 

—  Oui,  c'est  cela  même,  31.  le  baron  était  assis  sur  son  grand 


212  REVrE  DE  PARIS. 

f;iu(eiiil  de  cuir  noir,  comme  quand  il  reçoit  ses  vassaux  et  te- 
naiicitTS ,  et  le  jifre  Josepli,  son  aumônier,  était  assis  à  ses 
côtés.  Je  ni'ai)i)rocliai  le  cœur  un  peu  troublé,  et  je  restai  de- 
bout devant  lui,  attendant  qu'il  me  donnât  la  main  ;  mais  il  n'en 
fit  rien.  —  Monsieur,  me  dit-il  en  fionçant  ses  longs  sourcils 
blancs  ,  il  était  temps  que  vous  revinssiez  faire  acte  de  soumis- 
sion. —  .le  me  rends  à  vos  ordres,  monsieur,  lui  répondis-je; 
croyez  que  je  sens  vivement  la  condescendance  dont  vous  venez 
d'user  à  mon  égard  en  renonçant  à  ce  mariage...  —  Certaine- 
ment, interrompit-il  avec  lui  certain  ai!'  de  fière  ironie;  j'y  ai 
renoncé  parce  qu'il  ne  pouvait  plus  se  faire,  M"<' Louise  delà 
Verrière  étant  morte  d'une  fièvre  maligne. 

—  Ah  !  s'écria  Suzanne,  Dieu  seul  est  au-dessus  des  volontés 
de  M.  le  baron  !  C'est  heureux  qu'il  ait  mis  dans  son  saint  para- 
dis cette  pauvre  demoiselle  de  la  Verrière. 

—  Elle  serait  encore  de  ce  monde .  que  je  ne  me  trouverais 
ni  plus  heureux,  ni  plus  A  i)laindre  .  reprit  le  chevalier;  car  je 
ne  l'aurais  pas  épousée.  Après  m'avoir  ainsi  annoncé  cette  nou- 
velle ,  M.  le  baron  me  congédia  ;  mais  je  vis  bien  à  son  air  qu'il 
lui  restait  quelque  chose  à  me  dire.  Effectivement,  le  lendemain, 
après  la  messe,  il  me  fit  appeler  ;  le  révérend  père  Joseph  élait 
encore  là. 

—  Gaspard,  me  dit  M.  le  baron  d'un  air  assez  gracieux,  j'ai 
résolu  de  vous  marier  avant  la  fin  de  l'année,  et,  pour  la  seconde 
fois,  je  vous  ai  choisi  une  femme.  Vous  épouserez  M^^  de  Chà- 
teauredou  ;  feu  son  mari  lui  a  laissé  un  bien  immense  ;  c'est  un 
très-grand  parti.  Remerciez  sa  révérence  qui  a  fait  la  demande 
et  donné  parole  en  mon  nom  et  au  vôtre. 

Je  restai  tout  stupéfait  el  consterné.... 

—  Cette  M"»"  de  Chàteauredou  et  donc  une  personne  mal  plai- 
sante et  laide  ?  demanda  Véronique. 

—  Au  contraire,  c'est  une  belle  brune,  d'humeur  vive  et 
agréable.  Le  nom  qu'elle  porte  n'est  pas  fort  beau,  feu  son  mari 
ayant  acheté,  i)0ur  l'anoblir,  une  de  ces  charges  qu'on  appelle 
savonnettes  à  vilain  ;  pourtant  les  meilleurs  gentilshommes  du 
pays  se  sont  mis  sur  les  rangs;  il  ne  tiendrait  qu'à  elle  d'épouser 
un  Siame,  un  Ponlevcz... 

—  Eh  !  pourquoi  pas  vous .''  interrompit  Suzanne  étonnée. 

—  Parce  (jueje  n'ai  jjoinl  d'inclinalion  pour  elle. 


REVUE  DE  PARIS.  213 

—  Voilà  qui  ne  me  paraît  guère  raisonnal)Ie,  dit  Suzanne  en 
clignoltant  et  en  secouant  la  tête;  mais  voyons  aprùs  :  comment 
avez-vous  répomlu  à  31.  le  baron? 

—  J'ai  répondu  que  je  ne  voulais  pa.s  nie  marier  encore  ;  j'ai 
supplié  mon  grand-père  de  me  laisser  encore  un  ou  deux  ans  de 
liberté.  Alors...  Mais  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  ce  qui  s'est 
passé,  puisque  vous  connaissez  M.  le  baron.  11  m'a  donné  sa 
malédiction,  il  m'a  chassé  de  sa  présence.  .le  lui  ai  obéi,  je  me 
suis  retiré,  et  me  voici. 

—  Jésus  !  mon  Dieu  !  s'écrièrent  les  Corbeaux  ;  perdre  un  si 
bel  héritage  !  un  titre  si  ancien  !  Cela  ne  se  peut  pas  ! 

—  Cela  sera  pourtant,  j'en  ai  grand'peur,  dit  tranquillement 
le  chevalier. 

—  11  n'y  a  pas  apparence  que  celte  belle  M'"<^  de  Châteaure- 
dou  vous  fasse  le  plaisir  de  mourir  aussi. 

—  A  Dieu  ne  plaise  que  je  le  désire  î 

—  Cette  fois  vous  feriez  peut-être  bien  d'obéir  à  M.  le  baron, 
car  enfin  ,  il  n'y  a  pas  grand'raison  dans  votre  refus  ;  vous  n'ai- 
mez pas  cette  belle  veuve  :  eh  bien  !  cela  viendra  plus  tard  , 
quand  vous  serez  marié... 

—  .Tamais,  répondit  M.  de  Gréoulx  en  regardant  Gabrielle; 
d'ailleurs,  j'ai  un  autre  motif,  qui  ne  m'est  pas  personnel,  pour 
refuser  ce  mariage.  Paul  de  Gillaret ,  mon  ami  d'enfance ,  est 
amoureux  de  M™e  de  Châteauredou  ,  il  en  est  aimé  peut-être,  et 
vous  sentez  que  je  ne  puis  pas  aller  sur  ses  brisées  après  avoir 
reçu  toute  la  confidence  de  ses  sentiments  ;  je  ne  pouvais  pas 
dire  cela  à  M.  le  baron. 

—  Oui ,  oui ,  j'entends,  dit  la  vieille  femme  ,  qui  ne  compre- 
nait rien  à  tous  ces  raffinements  ;  ne  pas  trahir  un  ami,  même 
quand  il  s'agit  de  perdre  le  litre  et  les  revenus  de  la  baronnie 
de  Gréoulx,  c'est  d'un  bon  gentilhomme  comme  vous  ;  cepen- 
dant... 

—  Allez  ,  je  ne  regrette  rien  !  interrompit  le  jeune  homme 
avec  une  joie  impétueuse  ;  jamais  je  ne  me  suis  trouvé  aussi 
plein  d'espoir  et  de  courage.  Oh  !  que  la  liberté  est  une  belle  et 
douce  chose  !  qu'il  fait  bon  vivre  ainsi  ,  content  et  maître  de 
soi-même!  si  vous  saviez  quelle  triste  jeunesse  j'ai  eue  au  mi- 
lieu de  toutes  ces  prospérités  !  eh  !  que  m'importe  de  travailler, 
d'être  pauvre  !  je  sens  que  je  vais  être  heureux  !...  Vous  avoue- 


214  REVUE  DE  PARIS. 

rai-je  tous  mes  tourments  depuis  bien  des  années  ?  J'étais 
comme  un  captif  qui  soupire  après  sa  délivrance  ;  je  ne  pouvais 
pas  m'empêclier  de  penser  que  la  mort  de  M,  le  baron  me  ren- 
drait libre  :  certainement,  je  ne  l'eusse  pas  pleuré,  et  j'en  avais 
de  grands  remords  de  conscience  !  que  Dieu  lui  donne  longue 
vie  à  présent  ! 

—  Il  a  soixante-quinze  ans ,  dit  Véronique,  et  feu  M.  le  ba- 
ron son  père,  qui  lui  ressemblait  fort,  est  allé  à  quatre-vingt-dix- 
luiit  ans.  C'était  aussi  un  terrible  homme,  et  qui  avait  fait 
mourir  ses  trois  femmes  de  chagrin. 

—  Est-ce  que  vous  l'avez  connu  aussi?  demanda  M.  de  Gréoulx 
étonné. 

—  Certainement,  répondit  Suzanne  d'un  ton  sec,  et  comme  si 
elle  ne  se  fût  pas  souciée  de  répondre  à  d'autres  questions. 

—  J'ai  du  courage  et  bon  espoir,  reprit  le  jeune  gentilhomme, 
j'ai  gagné  vingt  années  peut-être  d'indépendance  et  de  bonheur  ! 
misé  Suzanne,  tnisé  Véronique,  plus  tard  ,  je  vous  dirai  tout  ce 
que  j'ai  dans  le  cœur;  à  présent,  il  faut  songer  d'abord  à  ce  que 
je  vais  entreprendre  pour  gagner  honorablement  ma  vie  ;  j'irai 
servir  dans  les  armées  du  roi. 

Gabrielle  changea  de  couleur  à  ces  paroles  ,  et  les  Corbeaux 
s'écrièrent  ensemble  :  —  Ne  songez  pas  à  cela ,  monsieur  le 
chevalier  ;  la  guerre  est  un  mauvais  métier. 

—  Il  faut  pourtant  bien  faire  quelque  chose;  ce  n'est  pas  avec 
une  centaine  de  louis  que  pourra  me  rendre  la  vente  de  (juel- 
ques  bijoux  superflus,  qu'on  peut  vivre  longtemps,  même 
sans  carrosse  et  sans  laquais. 

—  Ne  vous  inquiétez  pas  de  cela  ,  répondit  Véronique,  et  sur- 
tout n'allez  pas  vendre  vos  bijoux  à  quelque  juif  qui  vous  en 
donnera  moitié  prix.  Restez  tranquillement  à  votre  hôtellerie  du 
Coq  d'Argent... 

—  Mais,  interrompit-il,  je  ne  puis  pourtant  plus  vivre  tout  à 
fait  en  gentilhomme ,  et  je  ne  veux  pas  attendre  d'être  forcé 
d'accepter  les  offres  que  vous  me  fîtes  si  généreusement  ;  je 
n'aime  pas  les  dettes. 

—  Quand  je  vous  dis  de  ne  pas  vous  inquiéter  de  cela  !  répéta 
le  Corbeau  ;  un  de  ces  jours  nous  reparlerons  de  vos  affaires , 
et,  Dieu  aidant,  elles  pourront  bientôt  prospérer  mieux  que 
vous  ne  pensez,  n'est-ce  pas,  ma  sœur? 


REVUE  DE  PARIS.  21o 

—  C'est  mon  avis ,  répondit  l'autre  Corbeau. 

—  Que  je  vous  remercie  de  l'intérêt  que  vous  prenez  à  moi  ! 
dit  M.  de  Gréoulx  en  souriant  de  la  confiance  avec  laquelle  ces 
deux  vieilles  pauvres  femmes  lui  prédisaient  qu'il  ferait  for- 
lune ,  et  touché  jusqu'au  fond  de  Târae  du  désintéressement 
avec  lequel  elles  mettaient  à  sa  disposition  leurs  petites  res- 
sources. 

Gabrielle  se  taisait;  mais  ,  en  ce  moment,  elle  eût  volontiers 
baisé  ces  grandes  mains  ridées  qui,  le  premier  jour,  lui  faisaient 
horreur. 

Quand  le  jeune  gentilhomme  s'en  fut  allé  et  que  Véronique 
eut  fermé  toutes  les  portes,  la  jeune  fille  se  relira  au  fond  delà 
chambre  pour  dire  ses  prières  à  côté  du  petit  lit  qu'on  lui  avait 
dressé  derrière  le  grand  lit  de  serge  verle;  les  Corbeaux  reslè- 
rent  devant  la  cheminée  où  l'on  ne  faisait  plus  de  feu  ,  quoique 
les  soirées  fussent  encore  fraîches. 

—  Ma  sœur,  dit  Véronique  ,  ne  pensez-vous  pas  que  Gaspard 
de  Gréoulx  peut  encore  faire  aussi  grande  figure  dans  le  monde 
que  si  M.  le  baron  ne  l'eût  pas  déshérité? 

—  Si  fait,  répondit  tranquillement  Suzanne;  c'est  une  idée 
qui  m'est  venue  ce  soir.  Nous  irons  voir  M.  Vincent ,  et  puis... 

—  Chut  !  interrompit  Véronique  eu  tournant  la  tête  ;  cette 
enfant  pourrait  nous  entendre. 

M.  de  Gréoulx  revint  les  jours  suivants,  et  tout  se  passait 
comme  avant  son  départ.  Seulement  la  partie  durait  quelquefois 
jusqu'à  dix  heures ,  et  le  gentilhomme  avait  des  distractions  qui 
lui  faisaient  perdre  beaucoup  de  rouges  liards,que  les  Corbeaux 
enfermaient  joyeusement  dans  leur  grande  bourse. 

Un  malin  ,  les  vieilles  femmes  sortirent  de  très-bonne  heure 
pour  aller  chez  ce  M.  Vincent  dont  elles  parlaient  quelquefois. 
Quand  elles  rentrèrent  pour  dîner  ,  vers  midi ,  elles  trouvèrent 
le  feu  éteint,  la  table  nue,  et  Gabrielle  tout  en  larmes. 

—  Sainte  mère  de  Dieu  !  qu'est-il  arrivé  ici  ?  s'écria  Véroni- 
que ;  pourquoi  pleurez-vous  ainsi,  mon  enfant? 

—  Il  est  perdu,  et  moi  aussi,  mon  Dieu!  je  vais  tout  vous 
dire....  Misé  Véronique,  misé  Suzanne,  me  pardonnerez-vous  ! 
répondit  Gabrielle  en  se  jetant  impétueusement  à  leurs  genoux. 
Ah  !  je  suis  si  malheureuse  !... 

—  Pour  l'amour  de  Dieu  !  parlez  ,  mon  enfant  !  interrompi- 


216  r.tVUt  DE  l'AHlS. 

leiil  les  Corbeaux;  nous  vous  pardonnons  .  nous  vous  pardon- 
nons (ont;  raais  qu'avez-vons  fail? 

—  llélas  !  lien  ,  rien  de  mal ,  et  i)Ourlanl Mais  ce  n'est 

pas  de  moi  qu'il  s'agit,  c'est  de  M.  de  Gréoulx.  11  est  en  prison  ; 
il  est  au  château  d'If. 

—  Comment!  comment!  que  diles-vous? 

—  Oui,  par  ordre  du  roi....  Une  lettre  de  cachet. 

—  C'est  M.  le  baron  qui  l'a  obtenue,  s'écrièrent  ensemble  les 
Corbeaux.  Jésus  !  mon  Dieu  !  quel  malheur  ! 

Il  y  eut  un  silence  ;  les  deux  vieilles  femmes  étaient  conster- 
nées. Gabrielle  ,  à  genoux  devant  elles  ,  leur  serrait  les  mains 
avec  de  muels  sanglots. 

—  Jésus  !  Marie  !  calmez-vous  donc,  mon  enfant,  dit  Véroni- 
que en  la  relevant.  Voyons ,  dites-nous  comment  vous  avez 
appris  cette  mauvaise  nouvelle? 

—  Je  l'ai  apprise  par  quelqu'un  qui  est  venu  ici  de  la  part  de 
M.  le  baron. 

—  Ici!  Et  pourquoi?  interrompirent  les  Corbeaux  avec  une 
surprise  extrême.  Que  nous  voulait-on? 

—  C'était  à  moi  qu'on  voulait  parler. 

—  ,i  vous?  s'écriérent-elles ,  de  plus  en  plus  étonnées.  Et  quel 
était  cet  envoyé  ? 

—  C'était  un  laquais,  répondit  la  jeune  fille  avec  une  amère 
fierté.  Il  a  exécuté  les  ordres  de  son  maitre;  c'est  bien,  c'est  son 
devoir. 

Elle  passa  son  mouchoir  sur  ses  yeux ,  et  reprit  d'une  voix 
brève  : 

—  Cet  homme  est  entré,  il  s'est  assis  là  ,  il  m'a  dit,  en  regar- 
dant autour  de  lui  d'un  air  insolent  :  «  Où  sont  vos  tantes ,  vos 
cousines,  ces  femmes  avec  qui  vous  vivez?»  Et  comme  j'ai  ré- 
pondu que  vous  étiez  sorties  .  il  a  ajouté:  «Tant  pis!  J'ai  à 
vous  parler,  et  je  n'aurais  pas  été  fâché  qu'elles  fussent  présen- 
tes. Depuis  tantôt  deux  mois  ,  M.  le  chevalier  de  Gréoulx  vient 
ici  tous  les  jours  ;  vous  ne  pouvez  i)as  le  nier ,  je  l'ai  vu.  M.  le 
baron  de  Gréoulx,  son  grand-père,  fâché  de  ces  visites ,  a  solli- 
cité une  lettre  de  cachet  en  vertu  de  laquelle  M.  le  chevalier  a 
été  arrêté  ce  malin.  Quant  à  vous  ,  ma  mignonne,  M%  le  baron  , 
au  service  duquel  j'ai  l'honneur  d'être,  m'envoie  pour  vous  faire 
savoir  ses  intentions.... 


REVUE  M  l'ARlS.  -217 

l'iijfrariti  coup  fraind';  à  \;\  porte  coupa  la  p;iroie  à  Gabiicllc. 

—  C'est  cet  homme  «jui  revient ,  s'écria-t-el!o  ;  sans  doute  il 
va  répéter  devant  vous  ses  abominables  menaces!... 

Elle  se  réfugia  tremblante  au  fond  de  la  chambre.  Véronique 
alla  tranquillement  ouvrir  la  porte,  tandis  que  Suzanne  ,  qui 
n'avait  pas  comi)ris  grand'chose  A  tout  cela,  disait  : 

—  Ne  craignez  rien,  mon  enfant!  Vrai  Dieu  !  nous  allons  voie 
(le  quoi  on  ose  vous  menacer  ! 

Le  personnage  qui  entra  était  un  grand  drôle  portant  livrée  ; 
il  avait  l'air  insolent  et  bête  d'un  laquais  de  bonne  maison. 

—  Voyons  un  peu,  commères  ,  s'il  y  aura  moyen  de  s'enten- 
dre avec  vous ,  dit-il  d'un  ton  de  boniionije  et  en  s'asseyant  en 
face  des  Corbeaux;  tantôt  cette  petite  m'a  presque  jeté  à  la 
porte.  Je  ne  lui  ai  pourtant  rien  dit  de  trop  décousu... 

—  Voyons,  que  nous  voulez-vous?  interrompit  Suzanne  avec 
cet  accent  sec  et  cassé  qui  lui  était  particulier. 

—  D'abord  ce  n'est  pas  de  mon  chef  que  je  viens  ;  c'est  par 
Tordre  de  M.  le  baron  de  Gréoulx.  Il  m'a  envoyé  ici  pour  ni'in- 
former  de  la  vie  que  menait  M.  le  chevalier  son  petit-fils,  et  je 
lui  ai  fidèlement  rapporté  ce  qui  se  passe.  D'après  cela  ,  M.  le 
baron  a  tout  de  suite  compris  d'oîi  venait  la  rébellion  de  M.  le 
chevalier  à  ses  volontés  ,  et  il  m'a  ordonné  de  venir  vous  trou- 
ver pour  vous  dire  ses  intentions.  Je  le  sers  depuis  cinq  ans... 

—  Après,  après,  interrompit  Suzanne;  nous  n'avons  pas 
besoin  de  vos  certificats  ,  venons  au  fait;  que  nous  veut  W.  le 
baron? 

—  Il  veut  que  celte  petite  quille  le  pays  et  ne  revoie  jamais 
monsieur  son  petit-fils  .  sinon  il  la  fera  enfermer  aux  filles  du 
I5on-Pasteur.  Comme  monseigneur  sait  qu'il  faut  de  l'argent 
pour  voyager  ,  Il  m'a  chargé  pour  elle  d'une  cinciuantaine  d'é- 
cus;  les  voici.  ^  ous  voyezqn'il  n'y  a  pas  de  quoi  jeler  les  luuils 
cris. 

Gabrielle  s'était  rapprochée,  le  regard  animé,  la  rougeur  au 
front;  elle  ne  pleurait  plus. 

—  Eh  bien!  dit-elle  en  se  tournant  vers  les  Corbeaux, 
vous  entendez  ! 

—  Est-ce  tout  ce  que  vous  aviez  à  dire  ?  demanda  Suzanne  en 
se  tournant  vers  l'envoyé. 

—  îsoii.  je  veux  de  mon '-hef  vous  faire  une  autre  proposi- 

2  19 


âl8  REVUE  DE  PARIS. 

tioii,  répondil-il  d'un  air  prolecleiii'  cl  empicssé  j  loule  cette 
histoire  peut  finir  autrement.  11  m'est  venu  une  idée.  Cette  pe- 
tite raignonne-ià  me  plaît  infiniment.  Cordieu!  je  suis  un  brave 
garçon  et  j'ai  des  économies  ,•  que  veut  M.  le  baron  ?  ôter  cette 
chimère  de  la  tète  de  son  petit-fils.  Eh  bien  !  il  sera  satisfait,  si 
j'épouse  la  maîtresse  de  M.  le  chevalier.... 

A  ce  mot ,  Suzanne  se  redressa  avec  un  geste  inexprimable 
d'indignation  et  de  grandeur  ;  son  vieux  visage  prit  une  expres- 
sion singulière  de  hauteur  et  d'autorité  : 

—  Hors  d'ici,  faquin,  dit-elle  en  montrant  la  porte,  hors  d'ici! 
Tu  viens  d'insulter  Mi'"  Gabrielle  de  Lescale  ;  je  te  défends  de 
jamais  reparaître  en  sa  présence!  Hors  d'ici ,  te  dis-je  ! 

Le  laquais  obéit  sans  réplique  à  cet  ordre  impérieux  ;  le  nom 
de  Lescale,  cette  colère  hautaine  comme  celle  d'une  grande 
dame  ,  l'avaient  jeté  dans  une  extrême  confusion.  Il  s'en  alla  à 
reculons  en  faisant  la  révérence.  Gabrielle  s'assit  en  cachant 
son  visage  de  ses  mains. 

—  Voilà  donc  pourquoi  vous  pleuriez,  mon  enfant?  dit 
Suzanne;  mais  je  ne  comprends  pas  de  quoi  vous  nous  deman- 
diez pardon. 

La  jeune  fille  lui  prit  les  mains  et  répondit  d'une  voix  profon- 
dément émue  : 

—  Je  vous  ai  demandé  pardon,  parce  que  ,  dans  ce  que  vient 
de  dire  cet  homme ,  il  y  a  quelque  chose  de  vrai  •  j'aime  M.  le 
chevalier  et  il  m'aime  aussi.... 

—  Est-il  possible  !  s'écrièrent  les  Corbeaux  avec  uu  grand 
étonnement. 

—  Oui,  nous  nous  sommes  aimés,  reprit  la  jeune  fille  avec 
plus  de  calme  ;  nous  nous  sommes  aimés  sans  le  vouloir  ,  sans 
le  savoir,  sans  songera  ce  qu'il  pouvait  en  arriver....  A  présent 
je  vois....  je  comprends....  il  faut  que  cet  amour  finisse....  Je 
veux  entrer  dans  un  couvent...  on  me  recevra  sans  dot  comme 
sœur  converse....  Oh!  misé  Suzanne,  misé  Véronique,  je  n'ou- 
blierai jamais  vos  bontés  !  Je  prierai  Dieu  pour  vous  tous  les 
jours....  Vous  seules  m'avez  fait  du  bien  en  ce  monde!...  M.  de 
Gréoulx  obéira,  il  le  faut...  autrement  il  resterait  dans  sa  pri- 
son.... Qu'il  soit  heureux,  mon  Dieu  !  moi,  je  m'en  vais,  je  m'en 
vais....  Que  ferais-je  dans  le  monde  où  les  méchantes  gens  me 
méprisent  et  m'insultent?  Demain  vous  me  ramènerez  à  la  Visi- 


REVUE  DE  PARIS.  219 

talion...  et  vous  ferez  savoir  à  M.  le  baron  que  je  ne  reverrai  ja- 
mais M.  de  Gréoulx,  que  je  suis  comme  morte;  que  je  suis  re- 
ligieuse!.... 

Ce  désespoir,  cette  fierté  d'àme,  ces  résolutions  touchèrent  au 
cœur  les  deux  vieilles  femmes  ;  pour  la  première  fois  depuis 
bien  des  années  les  larmes  leur  vinrent  aux  yeux. 

—  Ma  fille ,  s'écria  Suzanne  avec  une  subite  détermination , 
laisse-nous  faire  !  On  t'a  insultée  ,  tu  auras  réparation  !  M.  le 
ciievalier  est  prisonnier  ,  bientôt  il  sera  libre  !  Demain  je  pars 
avec  ma  sœur  pour  le  château  de  Gréoulx  ? 


VII. 


Le  château  de  Gréoulx  est  un  antique  édifice  situé  dans  les 
montagnes  de  la  haute  Provence.  Il  fut  bâti  par  les  Templiers  au 
commencement  du  xiii^  siècle  ,  et ,  lors  de  la  destruction  de 
l'ordre,  cette  seigneurie  passa  dans  la  famille  dont  le  chevalier 
Gaspard  de  Gréoulx  était  le  dernier  descendant.  Le  château  avait 
l'aspect  extérieur  de  toutes  les  forteresses  du  moyen  âge.  Ses 
remparts,  qui  dominaient  les  misérables  maisons  du  bourg  , 
étaient  liés  à  chaque  angle  par  des  tours  crénelées  ,  et  au  milieu 
de  ces  constructions  irrégulières  s'élevait  le  donjon  où  l'on  gar- 
dait les  archives  et  le  trésor.  Mais  les  seigneurs  de  Gréoulx 
avaient  arrangé  l'intérieur  avec  un  luxe  plus  moderne.  L'ensem- 
ble avait  toujours  le  caractère  religieux  des  constructions  pri- 
mitives ;  le  cloître  subsistait  encore  autour  du  vaste  préau  où  se 
promenaient  jadis  les  chevaliers  du  Temple  ;  mais ,  au-dessus 
de  ces  sombres  arcades  s'ouvraient  de  larges  fenêtres  à  corni- 
ches sculptées ,  et  derrière  lesquelles  retombaient  de  lourds  ri- 
deaux de  soie.  Le  premier  étage,  entièrement  rebâti  sous 
Louis  XIV ,  était  meublé  avec  toute  la  magnificence  de  cette 
époque,  et  depuis  cinquante  ans  on  n'y  avait  rien  changé. 

En  arrivant  à  Gréoulx ,  les  deux  Corbeaux  s'arrêtèrent  dans 
l'unique  auberge  du  village  pour  se  rhabiller  proprement  avec 
leurs  robes  de  sergette  et  leurs  grandes  coiffes  bien  blanches  et 
bien  plissées  ;  puis  elle  prirent  lentement  le  chemin  du  château. 
A  mesure  qu'elles  gravissaient  cette  pente  roide,  au  bord  de  la- 
quelle étaient  échelonnés  de  vieux  ormes  rabougris,  elles  recon- 


2J0  RF.VUE  DF,  PARIS. 

naissaient  avec  une  certaine  émotion  chaque  site ,  chaque  dt- 
lour,  chaque  arbre,  chaque  pierre. 

—  Voyez-vous  Ifi-bas  le  grand  noyer  qui  fut  frappé  du  ton- 
nerre le  jour  de  l'.\ssomption  de  Notre-Dame,  à  l'heure  de  vê- 
pres? dit  Véronique;  il  fait  toujours  un  bel  omhiage. 

—  Et  ici  la  sainte  Vierge  dans  sa  niche  de  pierre .  enfer- 
mée sous  le  grillage  où  nous  attachions  de  si  l)eanx  bouqiiel.s 
blancs  ? 

—  Et  le  petit  .jardin  entre  les  tours?  Comme  les  vignes  qui 
tapissent  la  min-aille  sont  vigoureuses  !  Que  de  roses,  que  de 
belles  fleurs  !  c'est  comme  autrefois  ! 

—  Et  là-bas,  les  bois,  les  prairies,  comme  tout  cela  est  vert  , 
comme  tout  cela  est  encore  jeune  et  beau  ! 

Elles  se  regardèrent  en  soiijtirant  et  dirent  ensemble  : 

—  Mais  nous  !... 

Il  y  avait  à  Tenlrée  du  chàleau  un  garde  en  livrée  auquel  s'a- 
dressa Véronique  ;  il  ne  daigna  pas  se  lever  pour  répondre  h  ces 
deux  femmes  qui  arrivaient  à  pied  ,  et  dit  en  croisant  les  bras 
d'un  air  bourru  : 

—  Vous  venez  pour  une  (luèle  ,  penl-è(re?  Tous  les  jours  on 
importune  comme  cela  M.  le  baron!  C'est  une  procession  à  l'é- 
poque des  bonnes  fêtes  !  Je  ne  sais  pas  si  vous  pourrez  parler  à 
monseigneur.  Montez  par  le  grand  escalier  ;  il  y  a  du  monde 
dans  l'antichambre,  on  vous  répondra... 

—  Il  nous  prend  pour  des  mendiantes  !  murmura  Suzanne 
avec  une  espèce  de  sourire  et  en  jetant  autour  d'elle  un  long 
regard. 

—  Le  grand  escalier  est  là-bas  au  bout  du  cloître  ,  ajouta  le 
garde. 

—  Nous  le  savons,  dit  sèchement  Suzanne  ;  allons ,  ma  sœur. 
Elles  arrivaient  heureusement  après  le  dîner  à  l'heure  où  le 

baron  de  Gréoulx  donnait  ses  audiences.  Un  valet  les  introduisit 
dans  la  grande  salle  après  avoir  été  prendre  les  ordres  de  son 
niaîlre.  Le  terrible  vieillard  était  assis  dans  son  grand  fauteuil 
à  dossier  armorié.  11  était  vêtu,  à  la  mode  de  l'autre  siècle ,  d'un 
pourpoint  galonné  et  d'une  veste  de  dessous  sur  le  devant  de 
laquelle  retombait  un  rabat  de  dentelles.  Une  ample  perruque, 
H  frisure  étagée,  encadrait  dans  ses  boucles  symétriques  un  vi- 
sage dont  les  grands  traits  rappelaient  ceux  de  Louis  XIV  dans 


f'.FVIJE  DE  l'AlUS.  2-21 

sa  vieillesse  j  o  était  le  même  a-il  noir  cl  couvert  <le  larges  sour- 
cils ,  la  même  houclie  rculiée  ,  le  même  port  de  tête;  mais  il 
manquait  à  la  physionomie  du  baron  l'expression  de  noblesse  et 
de  bonté  sévère  qu'avait  celle  du  feu  roi.  11  y  avait  une  sombre 
fierté  dans  son  attitude  et  uiw  sorte  d'emportement  dans  ses 
moindres  gestes  ;  on  devinait  au  premier  aspect  un  homme  de- 
vant lequel  toutes  les  volontés  pliaient. 

Les  Corbeaux  s'avancèrent  d'un  air  calme  et  firent  la  révé- 
rence en  jetant  un  coup  d'oeil  autour  de  la  salle. 

—  Qui  ètes-vous  ,  et  que  me  voulez-vous?  demanda  le  baron 
en  les  regardant  avec  une  hauteur  dédaigneuse,  car  il  les  trou- 
vait horriblement  vieilles  et  laides. 

—  Je  m'appelle  Suzanne. 

—  Et  moi  Véronique,  répondirent  simplement  les  deux  vieilles 
femmes. 

Le  baron  fit  un  mouvement  ;  puis,  se  remettant  presque  aus- 
sitôt, comme  quelqu'un  qui  revient ,  après  un  moment  de  ré- 
Hexion  ,  d'une  frayeur  chimérique  ,  il  dit  d'un  ton  sec  :  .\près? 
qu'avez-vous  à  me  dire  ? 

—  C'est  une  longue  histoire  qui.  pour  l'honneur  de  la  famille 
deGréoulx,  doit  être  racontée  devant  vous  seul,  monsieur  le 
baron,  réponditSuzanne  :  faites  ferraerles  portes,-  que  personne 
ne  vienne  écouter  ou  nous  interrompre. 

Il  les  regardait  sans  répondre  et  comme  frappé  de  quelque 
terrible  apparition.  Suzanne  prit  la  clochette  posée  sur  la  table 
et  sonna.  Un  valet  parut. 

—  Ne  laisse  entrer  personne  ici,  lui  cria  le  baron  ,  et  va-t-en 
dans  la  première  antichambre. 

Quand  il  se  fut  retiré,  les  deux  Corbeaux  s'assirent. 
.  —  Monsieur,  dit  Suzanne,  il  y  a  cinquante  ans  passés  que 
deux  jeunes  filles  sortirent  par  force  de  cette  maison  où  elles 
étaient  nées.  Vous  étiez  devenu  le  chef  delà  famille  par  la  mort 
de  feu  M.  le  baron  de  Gréoulx,  leur  père  et  le  vôtre,  vous  vou- 
liez être  son  unique  héritier,  et,  pour  cela,  il  fallait  que  vos 
sœurs  fussent  religieuses.  Elles  étaient  jeunes  ,  elles  avaient  été 
élevées  dans  la  crainte  et  la  soumission,  cependant  elles  osèrent 
vous  résister  :  elles  refusèrent  de  prendre  le  voile  au  couvent  des 
bénédictines  d'Aix  où  vous  les  aviez  enfermées.  Alors  vous  eûtes 
recours  à  la  violence.  Elles  furent  conduites  dans  une  autre 

19. 


322  REVUE  DE  PARIS. 

maison  religieuse,  chez  les  carmélites  d'Arles,  et  là  il  se  passa 
des  choses  qui,  si  elles  avaient  été  divulguées,  eussent  fait  citer 
la  prieure  devant  les  tribunaux  ecclésiastiques  ,  et  vous  devant 
le  lieutenant  criminel.  Les  deux  jeunes  filles  passèrent  l'année 
de  leur  noviciat  dans  une  cellule  murée  ;  on  leur  donnait  à  peine 
assez  de  pain  et  d'eau  pour  qu'elles  ne  mourussent  pas  de  faim  ; 
on  les  menaça  de  les  laisser  dans  celte  prison  toute  leur  vie. 
Elles  feignirent  de  se  soumettre ,  et  alors  elles  furent  traitées 
plus  doucement.  On  crut  à  leur  vocation  ,  vous  en  répandiez  le 
bruit  dans  le  monde  ;  elles  allaient  prononcer  leurs  vœux.  Mais 
un  jour,  on  ne  les  trouva  plus  dans  leurs  cellules;  elles  s'étaient 
évadées,  et  depuis,  personne  n'en  a  plus  entendu  parler. 

—  Elles  sont  mortes,  murmura  sourdement  le  baron,  qui  était 
devenu  pâle  à  ce  récit  ;  elle  sont  mortes  depuis  longtemps. 

—  Elles  vivent,  répondit  Suzanne,  elles  vivent  toutes  deux.... 

—  Je  ne  vous  crois  pas  !  interrompit  violemment  le  baron  ; 
après  tant  d'années ,  d'où  reviendraient-elles  ?  Où  sont  les  preu- 
ves? Ces  malheureuses  filles  sont  mortes!  vousdis-je. 

—  Mon  frère,  s'écria  Suzanne  en  le  regardant  en  face  d'un 
air  de  fière  ironie,  vous  ne  voulez  donc  pas  nous  reconnaître  !... 

Et  comme  le  baron  détournait  la  vue  avec  un  geste  de  confu- 
sion et  de  rage,  elle  ajouta  :  En  effet,  nous  ne  sommes  plus  les 
belles  demoiselles  de  Gréoulx  ;  le  travail ,  les  soucis  nous  ont 
donné,  de  bonne  heure  ,  des  rides.  Vous  aussi,  vous  avez  vieilli 
dans  le  bonheur  et  l'oisiveté;  mon  frère,  je  vous  ai  reconnu 
pourtant  !... 

—  Taisez-vous  !  sur  le  salut  de  votre  âme  ,  taisez-vous  !  in- 
terrompit le  baron  hors  de  lui. 

—  Je  n'ai  pas  achevé  noire  histoire ,  reprit  froidement  Su- 
zanne en  se  rasseyant.  Il  est  cependant  à  propos  que  vous  la  sa- 
chiez tout  entière.  Après  nous  être  ainsi  sauvées  du  couvent, 
nous  ne  savions  que  devenir.  Nous  aurions  pu  vous  traîner  en 
cour  de  parlement ,  et  nous  faire  rendre  justice;  mais  nous  son- 
geâmes à  l'honneur  de  notre  maison ,  et  c'est  ce  qui  nous  arrêta. 
Tandis  que  vous  espériez  peut-être  que  nous  nous  serions  noyées 
dans  le  Rhône  ,  nous  marchions  à  travers  champs,  habillées  en 
paysannes  ,  et  avec  un  écu  de  trois  livres  dans  la  poche  pour 
toute  ressource.  Nous  avions  été  élevées  à  ne  rien  faire,  comme 
les  demoiselles  de  grande  maison  ;  nous  ne  possédions  aucune 


REVUE  DE  PARIS,  223 

industrie  qui  pût  nous  faire  vivre,  comme  tant  d'autres  femmes, 
en  exerçant  un  métier;  mais  le  pain  ne  manque  jamais  à  qui 
veut  travailler.  Nous  prîmes  le  chemin  de  Marseille  ;  c'est  une 
grande  ville  où  nous  ne  connaissions  personne,  et  où  l'on  se  perd 
aisément  dans  la  foule.  En  arrivant,  ma  sœur  eut  l'idée  de  se 
faire  garde-malade  ;  il  ne  faut  point  d'apprentissage  pour  cet 
état-là  ;  il  suffit  d'avoir  du  courage  ,  de  la  force  ,  de  la  patience, 
de  la  discrétion  et  de  l'honnêteté,  pour  réussir  :  nous  réussîmes. 
Depuis  cinquante  ans,  nous  sommes  connues  dans  la  ville  de 
Marseille  ;  mais  personne  n'a  jamais  su  de  quelle  famille  nous 
sortons.  Notre  réputation  est  faite.  11  n'y  a  point  de  maison  dont 
on  ne  nous  confiât  volontiers  toutes  les  clefs ,  tant  on  est  sûr  de 
notre  probité.  A  pj-ésent  nous  n'avons  plus  assez  de  vigueur  pour 
servir  les  malades  ;  mais  nous  ensevelissons  les  morts.  Le  peuple 
nous  a  surnommées  les  Corbeaux  ,  et  les  petits  enfants  ont  peur 
de  nous;  cela  ne  nous  empêche  pas  de  continuer  notre  métier  et 
de  travailler  à  notre  salut  par  de  bonnes  œuvres;  c'est  ainsi  que 
nous  avons  été  veiller  notre  petit-neveu,  Gaspard  de  Gréoulx.... 

—  Gaspard  sait  qui  vous  êtes?  interrompit  le  baron  avec 
terreur. 

—  Il  n'en  a  pas  le  moindre  soupçon  ;  il  croit,  comme  tout  le 
monde ,  que  nous  sommes  de  basse  origine ,  les  filles  d'un  la- 
quais de  votre  maison  peut-être  ,  car  il  sait  que  nous  vous  avons 
autrefois  connu.  Lui,  savoir  qui  nous  sommes  !  non,  non,  ni 
Gaspard  ,  ni  personne  n'y  songe.  Qui  pourrait  se  douter  que  les 
Corbeaux  sont  de  la  noble  famille  de  Gréoulx  ,  et  que  vous  êtes 
leur  frère  ,  monsieur  le  baron  ? 

—  Vous  avez  déshonoré  votre  nom  !  s'écria-t-il  violemment , 
je  vous  renie...  Mais  que  venez-vous  faire  ici?  par  le  sang  de 
Dieu  ,  est-ce  pour  me  demander  de  vous  reconnaître? 

—  Nous  le  pourrions ,  répondit  tranquillement  Suzanne,  nous 
pourrions  aussi  réclamer  notre  légitime  avec  les  intérêts  depuis 
cinquante  ans ,  ce  qui  triplerait  à  peu  près  la  somme  ;  mais  nous 
renonçons  à  tout  sous  une  condition ,  c'est  que  Gaspard  de 
Gréoulx  soit  libre  et  que  vous  le  laissiez  lui-même  choisir  une 
femme... 

—  Vous  êtes  folles  !  interrompit  le  baron  avec  une  explosion 
de  colère  ;  sachez  que  le  chevalier  s'est  épris  d'une  petite  péron- 
nelle ,  d'une  fille  sans  nom ,  sans  fortune... 


224  RF.VUE  DE  PARIS, 

—  Vous  VOUS  trompez  ,  sa  noblesse  vaut  la  vôl.e,  répliqua 
fiùremenl  Véronique  ;  elle  s'appelle  Gabrielle  de  Lescale;  elle  est 
orpheline,  nous  l'avons  adoptée... 

—  Par  le  corps  du  Christ  !  c'est  donc  chez  vous  que  j'ai  en- 
voyé Saint-Jean?  s'écria  le  baron  stupéfait. 

—  Oui ,  mon  frère  ,  un  laquais  qui  a  menacé  Mi'e  de  Lescale 
de  votre  part ,  en  lui  disant  que  vous  la  feriez  mettre  au  cou- 
vent des  Filles-Repenties,  ((ui ,  l'a  insultée  par  une  proposition 
de  mariage.  Sur  mon  salut^  il  lui  faut  une  réparation  ;  je  la  lui 
ai  promise  ,  elle  l'aura  ! 

Il  y  eut  un  silence  :  le  baron  s'était  levé  d'un  air  qui  eût  inti- 
midé des  femmes  moins  résolues  que  ses  sœurs;  la  colère  lui 
avait  fait  reuionlerle  sang  au  visage;  il  se  promenait  à  grands 
pas  dans  la  salle  comme  un  homme  hors  de  lui  ;  les  deux  vieilles 
femmes  ,  roides  et  impassibles  ,  le  suivaient  du  regard. 

—  Mon  frère ,  dit  tout  à  coup  Suzanne  avec  une  fermeté 
calme  ,  décidez-vous  ,  décidez-vous  sur-le-champ  ;  nous  ne  pou- 
vons pas,  nous  ne  voulons  pas  attendre... 

—  En  effet ,  interrompit-il  avec  une  sombre  ironie,  vous  êtes 
là  pensant  me  tenir  le  pistolet  sur  la  gorge  !...  Vous  me  faites 
des  conditions ,  des  menaces.  Allez,  vous  êtes  folles!...  Je  ne 
vous  crains  pas  !... 

Il  avait  peur  pourtant,  en  son  àmc  :  il  reconnaissait  son  sang, 
il  comprenait  qu'il  luttait  contre  des  volontés  aussi  fermes , 
aussi  hautes  que  la  sienne ,  et  il  baissa  la  vue  lorsque  Suzanne, 
«avançant  vers  lui  avec  une  froide  résolution  ,  lui  dit  lente- 
ment :  Vous  refusez?  vous  nous  refusez  justice  et  satisfaction 
pour  M"»  de  Lescale  et  pour  Gaspard  ?  Eh  bien  ,  nous  la  leur  fe- 
rons rendre  nous-mêmes!  Mon  frère,  vous  vous  repentirez  de 
ceci  dans  ce  monde  et  dans  l'autre  !  les  hommes  vous  mépriseront, 
Dieu  vous  punira  !  Oui ,  mon  frère ,  dans  huit  jours ,  vous  serez 
cité  à  comparaître  devant  des  juges ,  pour  reconnaître  vos 
sœurs ,  les  Corbeaux,  comme  on  les  appelle  dans  tout  Marseille; 
nous  fournirons  nos  preuves  devant  messieurs  du  parlement  ? 
Ah!  vous  voulez  nous  traîner  jusque-là,  nous  irons!...  Nous 
rentrerons  ici  ,  monsieur,  non  pas  comme  aujourd'hui,  hum- 
bles et  méprisées  ,  mais  sous  notre  véritable  nom.  Adieu ,  mon 
frère ,  nous  nous  reverrons  bientôt  ! 

Il  se  mit  devant  la  porte  avec  un  geste  violent,  et  fit  signe 
aux  Corbeaux  de  se  rasseoir. 


BRVDK  DE  PARIS.  "2'i5 

—  Écoutez  ,  «lit-il  en  essayant  de  reprendre  un  peu  de  sanp- 
froid ,  et  de  plier  son  orgueil  aux  nécessités  de  cette  lerrihle 
situation  ;  écoutez  ,  ce  n'est  pas  moi  qui  veux  déshonorer  notre 
maison  par  un  si  grand  scandale...  mais  je  ne  puis  pas  vous 
satisfaire  ,  non,  je  ne  le  puis  pas,  vous  ne  savez  pas  tout...  ni 
Gaspard  non  plus... 

Elles  le  regardèrent  d'un  air  déliant  et  surpris  ;  il  restait  de- 
bout ,  morne,  les  bras  croisés  ,  et  comme  torturé  par  la  néces- 
sité d'en  venir  à  d'autres  explications. 

—  Parlez!  s'écria  Suzanne  avec  impatience,  parlez;  sinon, 
nous  allons  nous  retirer. 

Alors ,  pour  la  première  fois  de  sa  vie  ,  le  baron  de  Gréoulx 
humilia  son  orgueil  et  sa  volonté. 

—  Vous  voulez  que  cette  jeune  fille  ,  M''^  de  Lescale  ,  de- 
vienne une  grande  dame?  dit-il  amèrement;  vous  voulez  qu'elle 
soit  riche?  Eh  bien!  sachez  que  je  suis  ruiné  ,  que  si  Gaspard  ne 
relève  pas  sa  fortune  par  quelque  grand  mariage,  mes  créan- 
ciers vendront  la  baronnie  de  Gréoulx. 

—  Nous  la  rachèterons  !  répliqua  froidement  Suzanne. 

—  Vous  !  s'écria  le  baron  ,  croyant  qu'elle  avait  perdu  l'es- 
prit; par  la  vraie  croix  !  où  auriez-vous  gagné  cet  argent?  ù 
servir  les  malades  et  à  coudre  les  morts  dans  leur  suaire  ? 

Il  s'interrompit  avec  un  éclat  de  rire  convulsif ,  et  en  haus- 
sant les  épaules  d'un  air  de  pitié. 

—  Je  vais  vous  raconter  encore  cette  histoire ,  dit  Suzanne 
sans  s'émouvoir.  Il  y  a  trente  ans  environ  ,  nous  fûmes  appelées 
pour  soigner  un  négociant  qui  avait  tenté  de  s'ôter  la  vie  en 
s'empoisonnant;  le  pauvre  homme  était  fort  mal  et  refusait 
toute  espèce  de  secours;  comme  nous  lui  représentions  qu'il  se 
perdait  ainsi  corps  et  âme  ,  il  nous  avoua  qu'il  voulait  mourir, 
ne  pouvant  supporter  le  déshonneur  de  voir  protester  sa  signa- 
ture. II  s'agissait  de  10,000  livres,  nous  les  avions  en  réunis- 
sant toutes  nos  économies  ;  nous  les  lui  prêtâmes  ,  cela  lui  porta 
bonheur;  nous  avons  laissé  cette  somme  dans  son  commerce  , 
nous  avons  participé  A  ses  bénéfices.  Aujourd'hui,  la  maison 
Vincent  est  l'une  des  plus  riches  de  Marseille,  et  nous  avons 
près  de  quatre  cent  mille  écus  ;  ce  sera  la  dot  de  Gabrielle  si  elle 
épouse  notre  petit-neveu  ;  ne  croyez-vous  pas  qu'elle  suftise 
pour  racheter  la  baronnie? 


83$  REVUE  DE  PARIS. 

—  Elle  suffira  cerlaiiieraent,  répondit  le  vieux  baron  suffoqué 
d'élomiemenl  et  prts  d'en  perdre  la  tète. 

—  Il  faut  remercier  Dieu  qui  a  conduit  à  bien  tout  ceci ,  re- 
prit Suzanne.  Jusqu'au  moment  où  nous  avons  connu  Gaspard, 
uotre  intention  avait  élé  de  laisser  celte  fortune  aux  pauvres  ; 
nous  n'en  aurions  jamais  joui,  elle  est  trop  au-dessus  de  l'état 
où  nous  avons  vécu  si  longtemps.  Elle  relèvera  les  affaires  de  la 
famille.  Monsieur  le  baron ,  ces  enfants  ne  doivent  rien  savoir 
de  tout  ceci.  Vous  donnerez  par  contrat  de  mariage  la  seigneu- 
rie de  Gréoulx  à  Gaspard. 

Le  baron  fit  un  mouvement. 

—  Aimez-vous  mieux  qu'il  la  rachète  ?  reprit  Suzanne  ;  je  crois 
qu'il  serait  plus  convenable  de  vous  éviter  cet  affront.  Vous  réu- 
nirez vos  créanciers;  nous  les  payerons  ,  et  le  monde  ne  saura 
pas  que  vous  aviez  dissipé  l'héritage  de  notre  père. 

Le  baron  demeurait  confondu.  On  devinait  en  lui  lui  les  souf- 
france d'une  âme  orgueilleuse,  forcée  de  choisir  entre  deux  hu- 
miliations ;  cependant  il  ne  pouvait  hésiter  longtemps. 

—  Je  consens  à  tout,  dit-il;  mais  je  ne  veux  me  mêler  de 
rien.  Que  ce  mariage  se  fasse ,  que  Gaspard  amène  ici  sa  femme  : 
elle  y  sera  la  bien-venue ,  elle  y  sera  dame  et  maîtresse.  Je  suis 
vieux ,  et  je  ne  veux  plus  m'occuper  que  de  mon  salut. 

Les  Corbeaux  se  levèrent. 

—  Adieu  ,  mon  frère,  dit  Véronique  en  lui  tendant  la  main  , 
nous  ne  nous  reverrons  plus  ;  nous  allons  rentrer  pour  toujours 
dans  notre  petite  maison  de  la  rue  Saint-Laurent.  Ces  enfants 
ignoreront  qu'ils  nous  appartiennent  de  si  près  ;  mais  je  les 
connais,  ils  ont  bon  cœur,  ils  sont  reconnaissants,  ils  ne  nous 
oublieront  pas  dans  le  bonheur,  et  nous  les  reverrons  quelque- 
fois. 

Les  deux  vieilles  femmes  semblèrent  adresser  aussi  un  muet 
adieu  à  tout  ce  qui  les  environnait  ;  elles  parcoururent  une  der- 
nière fois  du  regard  cette  vaste  salle  où  chaque  place ,  chaque 
meuble  leur  offrait  un  souvenir.  Leurs  yeux  suivirent  lente- 
ment la  série  de  portraits  suspendus  à  la  muraille,  et  s'arrêtè- 
rent sur  celui  de  leur  mère  morte  à  la  fleur  de  l'âge.  La  noble 
dame  était  représentée  tenant  dans  ses  bras  deux  belles  petites 
filles  toutes  roses  et  pomponnées  de  rubans  : 

—  Nous  voilà  poiirtanl!  murmura  Suzanne  avec  un  soupir. 


KEVUE  DK  HAKIS.  •il! 

—  Allons,  allons,  ma  sœur  !  dit  ^  éioniquu  en  essuyant  une 
laime. 

Le  baron  s'était  levé  aussi.  II  avait  l'air  impatient  et  les  yeux 
secs. 

—  Adieu!  mon  frère,  répéta  Suzanne;  tout  est  dit  entre 
nous  ;  monsieur  le  baron  ,  vous  pouvez  laisser  entrer  vos  gens  ; 
il  n'y  a  plus  ici  que  deux  vieilles  femmes  étrangères, 

A  ces  mots ,  les  Corbeaux  firent  une  humble  révérence  et 
s'éloignèrent  lentement. 
Le  baron  avait  sonné. 

—  Bourguignon  ,  dit-il  au  laquais,  accompagne  jusques  en 
bas  ces  demoiselles 


Trois  semaines  plus  tard  ,  le  mariage  de  Gaspard  de  Gréoulx 
et  de  Gabrielle  de  Lescale  fut  célébré  à  l'église  de  Saint-Lau- 
rent sans  aucune  pompe  ni  cérémonie.  Les  Corbeaux  assistè- 
rent à  la  messe,  et  ramenèrent  ensuite  les  nouveaux  époux  dans 
leur  maison.  Le  carrosse  qui  devait  les  conduire  au  château  de 
Gréoulx ,  était  déjà  à  la  porte.  La  mariée  quitta  ses  belles  coif- 
fes de  dentelles  blanches ,  pour  prendre  un  mantelet  de  voyage  ; 
et,  avant  de  partir,  elle  détacha  la  couronne  d'immortelle,  sus- 
pendue à  la  cheminée ,  pour  la  mettre  avec  son  bouquet  de 
noce. 

La  jeune  femme  embrassa  les  Corbeaux  en  pleurant  j  elle 
les  aimait  de  toute  son  âme ,  et  c'était  maintenant  un  grand 
chagrin  pour  elle  de  les  quitter.  Gaspard  leur  serra  les  mains 
en  disant  : 

—  Je  vous  dois  fout  !  Vous  m'avez  sauvé  de  la  mort;  vous 
avez  fléchi  la  volonté  de  M.  le  baron  ;  vous  m'avez  donné  Ga- 
brielle.... Comment  pourrais-je  jamais  reconnaître  de  si  grands 
bienfaits?...  Vous  ne  me  deviez  rien;  et  vous  avez  plus 
fait  pour  mon  bonheur  que  de  proches  parentes,  qu'une 
mère.... 

—  C'est  que  nous  vous  aimons  comme  si  vous  nous  apparte- 
niez ,  répondit  Suzanne  avec  un  certain  attendrissement ,  tandis 
que  Véronique  pleurait  tout  à  fait  ;  soyez  heureux,  mes  enfants  ; 


i-'8  RtVLit  UE  PARIS. 

revenez  nous  voir  queltiiiefois.  Ouand  nous  seron»  mortes  ,  sou- 
venez vous  de  nous ,  cl  dites  au  milieu  de  votre  bonheur  :  Ces 
pauvres  vieilles  femmes ,  qu'on  appelait  les  Corbeaux ,  nous  oui 
pourtant  fait  du  bicu  ! 

M«e  Charles  Retbaiu. 


LES 


BOIS  DU  NIVERNAIS 


ET 


liES  FORÊTS»  DE  l,\  IVOBWECiE. 


Dans  toutes  les  maisons  anciennes ,  aux  murs  bâtis  solide- 
ment de  pierres  et  de  briques ,  aux  planchers  recouverts  de  car- 
reaux rouges  à  quatre  ,  six  ou  huit  faces ,  dans  ces  maisons  ofi 
les  parquets  étaient  un  luxe  dispendieux  et  rare  ,  s'il  vous  eut 
pris  fantaisie  d'interroger  les  matériaux  de  l'édifice  sur  leur  ori- 
gine et  leur  histoire  ,  la  réponse  eût  été  brève  et  uniforme.  Les 
pierres  venaient  de  la  carrière  voisine,  les  briques  et  les  car- 
reaux ,  de  la  tuilerie  ,  et  les  i)arquets ,  de  nos  forêts  de  chênes. 
L'imagination  d'un  Parisien  d'autrefois  n'eût  pu  aller  au  delà 
des  catacombes  de  Montrouge,  des  tuileries  que  Médicis  rem- 
plaça par  un  palais  ,  et  du  bois  de  Vincennes.  Mais  aujourd'hui 
que  le  sapin  joue  un  si  grand  rôle  dans  la  construction  de  nos 
demeures  ,  aujourd'hui  qu'il  forme  la  moitié  des  murs  et  toutes 
les  boiseries  ,  qu'il  multiplie  les  parquets  depuis  le  rez-de-chaus- 
sée jusqu'aux  mansardes  ,  et  entreprend  de  reléguer  le  carre- 
lage dans  les  chaumières;  si  vous  voulez  bien  demander  i\  celle 
humble  planche  que  vous  foulez  aux  pieds,  sa  naissance  et  son 
histoire,  elle  a  tout  un  roman  à  vous  dire  ,  plein  de  souvenirs 
orgueilleux  et  de  vicissitudes  étranges,  Née  sur  les  Alpes  de  Kor- 
2  20 


230  REVUE  DE  PARIS, 

wége  ,  elle  fut  un  arbre  qui  bravait  la  tempête  ;  dressée  aux 
flancs  des  monts,  ou  penchée  sur  un  abîme,  ses  branchages 
rendaient  au  souffle  du  vent  un  murmure  semblable  à  celui  du 
torrent  qu'elle  couvrait  de  son  ombre;  elle  recevait  sur  ses  ra- 
meaux pendants  la  poussière  humide  des  cascades ,  et,  du- 
rant les  hivers  ,  voilait  sa  noire  verdure  sous  des  masses  écla- 
tantes de  neige.  Depuis  ,  abattue  parle  vent,  ou  par  la  main 
des  hommes  ,  livrée  au  torrent,  heurtée  à  tous  les  rochers  de 
ses  bords  ,  jetée  sous  les  dents  grinçantes  de  la  scie  ,  emprison- 
née dans  les  flancs  d'un  vaisseau  qui  longtemps  l'a  ballottée  sur 
les  mers  ,  elle  a  passé  par  mille  mains  pour  venir  se  faire  meu- 
ble ,  muraille  ,  plancher,  parquet  et  lambris  ;  car  telle  est  l'his- 
toire de  la  plus  grande  partie  des  sapins  qui  servent  à  nos  usa- 
ges. Qui  n'aimerait  à  suivre  celte  histoire  dans  ses  détails  ;  à 
s'attacher  aux  traces  de  ce  commerce  qui  va  aux  solitudes  les 
plus  reculées  prendre  un  arbre  parmi  ses  frères  ,  le  marque  de 
son  timbre  ,  l'envoie  à  la  mer,  le  recueille  sur  le  rivage  ,  le  di- 
rige vers  une  lointaine  contrée  de  l'Europe  ,  et  là  le  façonne  , 
le  divise  et  l'éparpillé  à  sa  guise?  On  aurait  à  se  transporter  au 
milieu  des  montagnes  et  des  forêts  immenses,  au  bord  des  fleu- 
ves et  des  lacs ,  où  s'élève  le  bruit  criard  des  scieries  mêlé  au 
bruit  solennel  de  la  chute  des  eaux  ,  et  sur  les  flots  bondissants 
des  mers  de  la  Norwége.  On  recueillerait  çà  et  là,  dans  ce  poé- 
tique voyage  ,  des  particularités  curieuses  sur  ces  simples  plan- 
ches dont  la  destinée  a  tant  de  phases ,  et  des  notions  générales 
sur  le  commerce  du  bois  dans  le  Kord,  sur  sa  nature,  ses  moyens 
et  son  étendue  ;  notions  intéressantes  pour  nous,  car  ce  com- 
merce est  fait  en  grande  partie  avec  la  France.  Cette  pensée , 
je  l'ai  réalisée.  J'ai  parcouru  les  forêts  de  Norwége  et  de  Suède, 
des  rives  du  Cattégat  et  de  la  Baltique,  où  l'arbre  puissant 
étreint  les  rochers  dans  ses  racines,  comme  un  aigle  qui  com- 
prime sa  proie,  jusqu'aux  pleines  marécageuses  et  aux  mon- 
tagnes de  Laponie,  où  le  pin  disparait ,  où  le  bouleau  nain  et 
rabougri  se  traîne  sur  le  sol  humide  ,  et  rampe  parmi  le  lichen 
des  rennes.  J'ai  vu  les  torrents  où  bondissent  les  troncs  dépouil- 
lés de  leur  écorce  ,  les  lacs  où  ils  flottent;  j'ai  visité  les  tra- 
vaux, souvent  immenses,  que  le  flottage  des  bois  a  rendus  néces- 
saires; j'ai  mélangé  dans  ma  pensée  ce  ([ui  se  mélange  dans  la 
réalité ,  les  scieries  et  les  cascades,  le  commerce  et  les  paysages, 


REVUE  DE  PARIS.  231 

les  notions  techniques  du  négoce  et  les  sensations  que  donne 
l'aspect  d'une  admirable  nature,  et  dans  cette  observation  dou- 
ble du  pays  et  de  son  commerce ,  il  y  avait ,  pour  moi ,  plus 
qu'un  intérêt  ordinaire  de  plaisir  et  de  curiosité;  j'y  trouvais 
tout  un  intérêt  de  comparaisons  et  de  souvenirs. 

Il  est,  vers  le  centre  de  la  France ,  un  pays  riche  en  forêts  , 
en  aspects  solitaires,  en  graves  et  verdoyants  paysages.  Des  mon- 
tagnes couvertes  de  bouleaux ,  de  hêtres  et  de  chênes ,  ombra- 
gent leurs  sommets  arrondis  sous  d'immenses  dômes  de  feuilles. 
Des  ruisseaux  coulent  avec  rapidité  sur  toutes  les  pentes,  sans 
cesse  alimentés  par  les  nuages  et  les  rosées  que  le  feuillage  at- 
tire ;  ils  forment,  au  fond  de  chaque  vallon,  des  étangs  entourés 
d'ombres  et  de  silence.  Les  doux  reflets  qu'envoient  dans  l'eau 
les  aulnes  et  les  trembles,  le  calme  qui  vous  environne,  le  bruit 
des  ruisseaux  qui  courent  sur  le  gravier  en  froissant  les  herbes 
de  leurs  bords,  les  chants  multipliés  des  oiseaux  ,  les  clochettes 
des  bestiaux  qui  errent  dans  les  bois  et  paissent  l'herbe  humide 
des  vallées;  tout  a  une  simplicité  sévère,  une  rêveuse  mélan- 
colie, le  charme  de  la  fraîcheur,  le  parfum  de  la  solitude.  Ce 
pays,  c'est  le  Nivernais.  Il  offre,  en  quelques  endroits,  des  cam- 
pagnes riantes,  des  coteaux  chargés  de  vignobles  et  de  villages 
qui  s'étendentle  long  des  rives  de  la  Loire.  Mais  ailleurs,  et  sur- 
tout dans  le  Morvan,  sa  partie  montagneuse,  on  trouve  une  con- 
trée austère,  boisée,  peu  habitée  ,  semée  d'étangs  et  de  rochers, 
coupée,  en  tout  sens,  de  ruisseaux,  de  ravins,  de  vallons  retirés 
et  sauvages  ;  Norwége  en  miniature,  où  nous  allons  trouver  plus 
d'un  sujet  de  parallèle. 

Tout  Parisien  a  quelquefois  regardé  du  haut  des  ponts  ces 
étroits  et  longs  radeaux  de  bûches  liées  ensemble,  qui  descen- 
dent la  Seine.  L'adresse  des  deux  hommes  qui  dirigent  le  radeau 
et  l'empêchent  de  se  rompre  en  se  heurtant  aux  piles ,  attire 
d'ordinaire  l'attention  des  passants.  Ces  radeaux ,  on  le  sait, 
amènent  du  Nivernais  à  Paris  les  bois  qui,  sous  le  nom  de  bois 
flottés,  fournissent  plus  de  la  moitié  de  la  consommation  de  la 
ville.  On  n'a  pas  oublié  qu'il  y  a  quelque  temps  un  discours  de 
M.  Dupin  et  une  fêle  publique  inauguraient,  sur  le  pont  de  Cla- 
raecy,  la  statue  de  Jean  Rouvet ,  inventeur  ou  plutôt  introduc- 
teur du  flottage  ;  mais  les  détails  de  ce  commerce  ne  sont  peut- 
être  pas  bien  connus,  et  on  trouvera  curieux  les  rapprochements 


232  REVUE  DE  PARIS. 

qui ,  d'un  canton  de  France,  transportent  la  pensée  aux  vastes 
solitudes  du  Nord. 

Un  élraiiffer,  éf;aré  dans  les  bois  du  Nivernais,  rencontre  un 
chemin  où  la  boue  profonde  et  délayée,  et  des  ornières  presque 
impraticables,  attestent  le  passa^je  de  nombreuspsvoitures.il 
suit  ce  chemin,  tout  en  le  maudissant,  assuré  qu'il  aboutit  à  un 
village.  Mais,  après  avoir  tournoyé  dans  la  forêt,  il  aperçoit 
dans  un  fond  un  étang,  puis  un  vaste  emplacement  couvert  de 
bois  empilés,  alignés,  rangés  comme  des  bûchers  funéraires. 
Au  delà,  le  voyageur  cherche  sa  roule  :  elle  n'existe  plus  ;  elle 
venait  là,  et  pas  plus  loin,  et  tout  autour  s'étend  un  cercle  im- 
pénétrable, un  sombre  amphithéâtre  ;  la  forêt  ne  présente  pas 
une  issue.  Ct-t  endroit  se  nomme  un  port.  De  tous  les  environs , 
le  bois  coupé  y  vient  et  s'y  accumule.  Les  bœufs  du  Morvan  l'y 
conduisent.  Comme  toutes  les  races  de  montagne,  races  petites 
mais  infatigables  ,  attelés  par  couples  à  i\\\g  charrette,  on  les 
voit  s'avancer  processioiinellement  luttant  avec  patience  contre 
les  ornières,  mettant  invariablement  le  pied  à  la  même  place  où 
l'ont  mis  ceux  qui  les  précèdent,  tandis  que  le  bouvier  chante 
sans  lin  le  chant  des  bœufs.  Cependant  le  bois  a  été  coupé,  on 
l'a  divisé  en  charbonnages  pour  les  forges  du  pays,  en  moules 
pour  Paris;  il  est  entassé  sur  le  port.  Voilà  la  première  phase 
de  son  histoire. 

Deux  fois  par  an,  vers  avril  et  novembre,  lorsque  la  neige 
fondue  et  les  pluies  abondantes  ont  remiili  les  étangs  et  gonflé 
les  ruisseaux,  le  silence  des  forêts  est  troublé  par  de  grandes 
rumeurs,  des  cris,  des  chansons,  des  appels  de  voix  qui  se  mê- 
lent et  se  répondent.  Chaque  sentier  est  parcouru  par  des  pay- 
sans à  pied,  cl)a<ine  chemin  par  des  propriétaires  et  des  mar- 
chands à  cheval.  Il  y  a  peu  de  femmes.  C'est  le  dimanche,  c'est 
les  jours  de  foire  que  vous  rencontrez  les  femmes  parées  de 
leurs  plus  beaux  atours  pour  se  rendre  à  la  ville.  iMais  ici  ce 
sont  des  hommes  armés  de  longs  épieux  terminés  par  un  crochet 
de  fer;  ce  sont  tous  les  gardes  forestiers  du  pays,  grands  digni- 
taires de  la  circonstance  ;  ce  sont  les  marchands  de  bois  de  Paris 
ou  de  la  province,  revêtus  d'une  blouse  bleue  et  d'une  casiiuetle 
de  peau  de  loutre.  Ces  i)Otentats,  élevtrs  d'autant  plus  haut  dans 
l'estime  publique  qu'ils  comptent  sur  le  port  pus  de  bois  qui 
leur  appartienne,  ont  une  coui' nombreuse  à  leur  suite  et  voient 


REVUR  DE  PARIS.  233 

devant  eux  chapeaux  et  bonnets  de  paysans  se  l)aisser  en  signe 
de  profond  respect.  Ils  distribuent  Télttge,  le  blAme  ,  les  encou- 
raî^ements,  circulent  parmi  le  labyrinthe  de  leurs  cordes  de  bols, 
comme  des  généraux  parmi  les  rangs  immobiles  d'une  armée, 
et  les  gardes,  leurs  aides  de  camp,  vont  porter  leurs  ordres  sur 
toute  la  ligne.  Le  flottage  va  commencer.  On  lève  la  bonde  des 
étangs,  l'eau  sort  avec  force,  et  les  bûches  sont  précipitées  pêle- 
mêle  dans  cette  rivière  improvisée.  L'air  affairé  des  gardes  qui 
pressent  les  travailleurs  et  courent  de  tous  cotés  voir  si  chacun 
est  à  son  poste;  les  cris  des  hommes  qui ,  placés  de  distance  en 
distance,  s'avertissent  (jue  tout  va  bien  ou  réclament  de  l'aide; 
les  enfants  qui  guettent  les  petits  poissons  que  le  courant  em- 
mène ;  les  femmes  qui  apportent  le  repas  de  midi;  le  bruit  du 
ruisseau  sur  une  pente  rapide;  l'aspect  de  ces  bîlches  en  désor- 
dre qui  courent  sur  les  ondes  :  tout  cela,  tantôt  dans  les  forets, 
tantôt  dans  les  prairies,  forme  une  scène  animée,  bizarre,  agréa- 
ble et  gaie  d'ordinaire,  mais  qui  peut  avoir  ses  moments  drama- 
tiques. 11  est  des  aqueducs  en  bois  qui  transportentd'une  colline 
A  l'autre  le  ruisseau  du  flottage;  il  est  des  ravins  profonds  où 
ce  ruisseau  n'a  qu'un  lit  très-étroit;  il  est  des  rochers  qui  le 
barrent  en  partie.  Des  hommes  sont  placés  là  pour  surveiller  le 
passage  du  bois,  mais  toutefois  une  bûche  peut  s'arrêter  ,  et 
soudain  les  autres  viennent  et  s'amoncellent  :  la  digue  se  forme 
plus  rapidement  qu'on  ne  peut  la  détruire.  L'eau  surmonte  ses 
bords  ;  l'inondation  menaçante  fait  fuir  tout  le  monde,  mugit 
entre  les  arbres,  couvre  au  loin  les  prés ,  et  ne  cesse  que  si  la 
digue  s'écroule  ou  si  tous  les  étangs  sont  fermés  à  la  hâte.  Une 
fois  on  vit  ainsi  dans  un  de  ces  ravins  nommé  la  f^'aux-Cieuse, 
où  le  courant  s'encaisse  entre  deux  rochers ,  le  bois  s'arrêter, 
s'amasser  à  plus  de  cinquante  pieds  de  hauteur,  des  hommes  ne 
l)as  fuir  assez  vite,  et  des  bestiaux,  dans  les  campagnes  voisines,, 
périr  emportés  par  les  eaux.  Si  la  digue  vient  enfin  à  céder,  un 
bruit  horrible  annonce  au  loin  sa  chute ,  et  malheur  à  qui  se 
trouverait  sur  le  passage  de  cet  amas  de  bûches  roulées  par  un 
torrent. 

Tous  les  ruisseaux,  où  se  fait  le  flottage,  aboutissent  à  deux 
rivières,  qui  viennent  à  leur  tour  se  confondre.  Ce  sont  les  deux 
grandes  artères,  où  se  rendent  les  petites  veines  ;  et  le  point  dé- 
finitif de  réunion,  le  cœur,  est  la  ville  de  Cianiecy.  Là,  au  con- 

•20. 


S54  REVUE  DE  PARIS. 

fluent  (lu  Beuvron  et  de  l'Yonne,  un  barrage  est  établi  dans  les 
eaux.  Sortis  des  ruisseaux  oîi  s'est  brisée  leur  écorce,et  flottant 
doucement  sur  les  deux  rivières,  les  bois  arrivent  au  barrage , 
des  hommes  descendent  à  mi-coips  dans  ces  eaux  froides  du 
printemps  et  de  l'automne,  et  jettent  chaque  bûche  sur  le  ri- 
vage, d'autres  les  divisent  suivant  la  marque  du  marchand,  d'au- 
tres les  empilent  à  la  hâte;  et  de  tous  ces  chantiers  dispersés 
dans  les  forêts,  il  se  forme  au  port  de  C'.amecy  un  chantier  uni- 
([ue,  immense,  de  vingt,  de  trente  mille  cordes  de  bois.  Enfin, 
on  dispose  les  radeaux,  et  sept  à  huit  mille  trains  de  bois  sont 
dirigés  vers  Paris. 

Le  commerce  des  bois  occupe  une  partie  des  habitants  du  Ni- 
vernais. Ciamecy  a  une  population  de  flotteurs  ,  dont  l'état  est 
de  passer  à  peu  près  leur  vie  dans  l'eau.  Les  paysans,  dans  le 
reste  de  la  province  ,  sont  agriculteurs  l'été  ,  mais  bûcherons 
l'hiver;  et  même  durant  la  bonne  saison  ,  le  charroiement  em- 
ploie une  partie  des  habitants  et  des  bœufs.  Tous  les  bois  ne 
viennent  pas  à  Paris.  Beaucoup  sont  trop  éloignés  des  ruisseaux 
où  se  fait  le  flottage  ,  et  servent  aux  nombreuses  forges  que  le 
pays  possède.  Mais  voulez-vous  d'un  seul  coup  d'oeil  embrasser 
les  forêts  qui  alimentent  la  capitale?  A  quelques  lieues  de  Cia- 
mecy ,  vous  trouverez  une  éminence  abrupte  que  domine  une 
vieille  tour  en  ruines.  Là,  vous  aurez  à  vos  pieds  les  deux  ri- 
vières du  flottage  ;  le  Beuvron  dans  un  val  étroit  et  tranquille  ; 
l'Yonne  dans  une  vallée  semée  de  nombreux  villages,  de  vieux 
châteaux,  de  champs  fertiles,  de  pâturages,  qui  le  disputeraient 
à  ceux  de  la  Normandie.  Puis  vos  regards  découvriront  toute  la 
chaîne  du  Morvan,  dont  les  sommets  s'élèvent  et  se  creusent  en 
s'arrondissant  comme  des  flots.  Les  défrichements  ont  changé  la 
face  des  autres  contrées;  mais  ces  montagnes  qui  naissent  à 
Sept-Fonts  et  finissent  à  Vezelay  ,  ainsi  placées  entre  deux  sou- 
venirs de  saint  Bernard ,  vous  les  verrez  comme  elles  étaient 
alors,  comme  le  moyen  âge  les  a  vues,  avec  leurs  bois,  leurs 
aspects  sauvages  et  leur  solitude. 

Passons  maintenant  à  la  Norwége.  Aucun  de  ces  détails  ne  lui 
est  étranger.  Seulement ,  au  lieu  des  éminences  du  Nivernais, 
on  rencontre  ici  de  colossales  montagnes.  Les  ruisseaux  se  chan- 
gent en  torrents;  les  étangs,  en  lacs  de  dix  à  vingt-cinq  lieues, 
d'une  profondeur  que  la  sonde  n'a  pu  connaître  ;  les  bûches  sont 


REVUE  DE  PARIS.  235 

des  sapins  entiers  ;  un  flottage  de  deux  ou  trois  cents  lieues  ,  à 
travers  mille  obstacles,  remplace  le  trajet  du  Nivernais  à  Paris; 
au  lieu  de  radeaux ,  le  bois  est  confié  à  des  floltes  que  la  mer 
porte  à  toutes  les  régions  de  l'Europe  ;  car  les  bois  sont  la  grande 
richesse  du  Nord.  Partout  on  voit  des  forêts;  partout  des  pins 
flottants;  partout  des  scieries  ;  partout  des  vaisseaux  occupés 
à  charger  les  poutres  et  les  planches.  Ouvriers  qui  s'emploient 
aux  différents  travaux  que  l'exploitation  des  bois  exige,  proprié- 
taires de  bois,  marchands  de  bois  ,  cela  forme  presque  la  popu- 
lation entière.  Le  bois  ,  c'est  en  grande  partie  la  propriété  fon- 
cière et  l'industrie  de  la  Norwége.  Arrivé  à  ces  proportions,  ce 
commerce  intéresse  par  sa  grandeur,  sa  généralité,  de  même 
que  l'immensité  des  forêts  prend  un  caractère  dont  un  taillis  de 
quelques  arpents  ne  peut  donner  l'idée. 

La  nature  a  divisé  la  Norwége  en  deux  parties  bien  distinctes, 
et  assigné  à  chacune  d'elles  invariablement  son  commerce  et 
son  caractère.  Sur  ces  rivages  étranges  de  la  mer  du  Nord  ,  où 
des  golfes  sinueux  et  profonds  s'avancent  à  quarante  et  cin- 
quante lieues  dans  l'intérieur  des  montagnes,  où  se  développent 
quatre  à  cinq  cents  lieues  de  côtes  jusqu'au  voisinage  du  pôle, 
où  la  mer  fourmille  de  harengs  et  de  morues  ,  les  peuples  sont 
pêcheurs,  et  la  pêche  forme  un  commerce  aussi  étendu  que  celui 
des  bois,  mais  bien  plus  curieux  encore.  Sur  ces  bords,  tout 
n'est  que  granit  aride  et  rochers  basaltiques.  Les  monts  gigan- 
tesques ne  portent  que  de  misérables  bouleaux  battus  par  les 
vents,  des  bruyères,  des  neiges  et  des  glaces  éternelles.  C'est 
dans  les  bassins  intérieurs  formés  par  la  grande  chaîne  des 
Dofrines,  sur  les  pentes  de  ces  montagnes,  le  long  des  torrents 
qu'elles  envoient  à  la  mer,  dans  les  deux  provinces  de  Christiania 
et  de  Christiansand,  un  peu  dans  le  nord  vers  Trondhiem,  nul- 
lement à  l'ouest  dans  le  sauvage  Bergen,  que  les  arbres  couvrent 
le  sol,  et  que  le  commerce  des  bois  occupe  toute  la  contrée.  On 
sait  la  terreur  secrète  ,  la  religieuse  horreur  qu'inspiraient  aux 
peuples  celtiques  l'ombre  des  grands  chênes ,  sanctuaires  du 
culte  des  druides.  Ou'était-ce  pourtant ,  comparé  à  ces  forêts  du 
Nord  ?  Les  feuillages  variés  des  bois  de  la  Gaule  et  de  la  Ger- 
manie sont  plus  gracieux  que  sévères  ;  la  fraîcheur  de  leur  ver- 
dure plaît  au  regard  et  ne  l'attriste  pas  ;  les  bras  lourds  et  mas- 
sifs des  hêtres  et  des  chênes  ne  sont  même  que  faiblement  agités 


236  REVUE  DE  PARIS. 

par  les  orages  ;  dans  leurs  feuilles,  le  vent  soupire  plutôt  qu'il 
m;  mugit,  et  se  plaint  plulôt  qu'il  ne  gronde.  A  leurs  pieds  cou- 
lent, avec  un  léger  bruit,  de  faibles  ruisseaux,  et  les  rivières  ne 
sont  que  de  paisib'es  méandres.  Mais  en  ÎSorwége,  voyez  le  noir 
feuillage  des  sajiins,  leurs  bras  pendanis  et  Uexiblcs,  toujours 
prêts  à  s'agiter  au  moindre  souffle,  à  s'entrechoquer  avec  un 
bruit  lugubre  ;  voyez  ces  brumes  épaisses  qui  cachent  la  tète 
des  arbres,  et  semblent  les  faire  communiquer  avec  la  nue. 
Écoutez  celte  bise  du  nord  qui  court  parmi  ces  forêts  téné- 
breuses, comme  une  voix  solennelle  et  terrible,  et.  sous  la  voûte 
ries  i)ins,  le  retentissement  continu  de  ces  eaux,  qui.  parmi  les 
rochers  et  les  précipices,  ne  cessent  de  bondir,  d'écumer,  de 
tonner,  de  rugir;  voilà  vraiment  où  régnent  l'horreur  et  la 
majesté;  voilà  vraiment  des  sanctuaires  pour  des  divinités  fa- 
rouches, et  là,  saisi  d'un  etîroi  involontaire,  d'une  tristesse  pro- 
fonde, le  voyageur  comprend  toute  la  mythologie  Scandinave. 
A  peine  venu  des  champs  plats  et  sablonneux  du  Danemark, 
la  mer  vous  a-t-elle  porté  au  golfe  de  Christiania ,  que  vous  êtes 
initié  à  ces  aspects  solitaires  ,  à  cette  nature  rude  et  grave ,  mé- 
lancolique et  sublime  ;  parcourez  toute  cette  côte  méridionale  : 
les  mêmes  aspects,  les  mêmes  impressions  vous  suivront  par- 
tout. Ce  ne  sont  là  pourtant  que  les  buissons  et  les  collines  ;  mais 
avancez  :  autour  de  vous  tout  va  bientôt  grandir.  .le  ne  décrirai 
point  ces  mille  horizons  qui  viendront  déployer  successivement 
à  vos  yeux  des  chaînes  de  montagnes  et  des  provinces  de  forêts. 
Je  suis  resté  bien  des  heures  à  les  contempler,  soit  au  malin  , 
quand  ,  les  vapeurs  s'élevant  des  vallées ,  les  arbres  des  hau- 
teurs semblaient  portés  sur  les  nuages  ;  soit  au  déclin  du  jour, 
quand  le  soleil  colorait  le  dôme  obscur  des  sapins  dune  teinte 
lumineuse;  mais  je  parlerai  seulement  des  cantons  de  AValders 
et  de  rOsterdal.  où  le  commerce  des  bois  se  fait  avec  une  acti- 
vité particulière.  Là,  comme  dans  toute  la  ÎVorwége,  des  lacs 
sinueux  ,  longs  et  étroits  ,  occupent  les  vallons,  reçoivent  les 
ruisseaux  des  montagnes  environnantes  ,  et  par  le  lit  d'un  tor- 
rent déchargent  la  surabondance  des  eaux  descendues  des  hau- 
teurs jusqu'au  bord  de  ces  lacs.  Les  pins,  les  sapins  se  marient 
aux  bouleaux,  et  dans  celte  agréable  union  de  couleur  tendre 
et  foncée,  d'écorce  blanche,  polie,  et  d'écorce  rude  et  brune, 
de  formes  souples  .  Hexihles  ,  et  de  formes  roides  et  allières  .  il 


REVUE  DE  PARIS.  237 

semble  voir  l'image  des  guerriers  chevelus  et  de  leurs  blondes 
compagnes.  Mais  ce  qui  caractérise  Osterdal  et  Waiders  ,  c'est 
l'immensité,  le  sauvage,  le  grandiose  des  perspectives.  Ou  con- 
temple avec  effroi  ces  vallées  où  il  semble  qu'on  ira  se  perdre 
dans  le  désert  des  bois  ;  on  compte  avec  stupeur  vingt  gradins 
de  montagnes  qui  se  coupent ,  s'entrecroisent ,  se  dominent 
l'une  l'autre  ,  et  toutes  sont  recouvertes  de  forêts  à  perte  de  vue. 
Il  y  a  une  beauté  lugubre ,  une  majesté  effrayante  dans  l'étendue 
de  ce  bleu  somI)re  qui  va  se  dégradant  jusqu'aux  derniers  hori- 
zons. Puis  couronnant  tout  cela  d'une  blanche  auréole,  les  plus 
hauts  sommets  do  ces  Alpes,  les  Fillefields  en  Waiders,  les 
Dovrefields  en  Osterdal ,  font  briller  dans  les  cieux  l'éternel 
éclat  de  leurs  neiges. 

Les  bois  de  pins  ,  comme  on  sait .  ne  se  coupent  pas  en  masse, 
mais  par  éclaircies.  On  choisit  çà  et  là  un  arbre  suivant  la 
grosseur  qu'on  désire  ;  comme  le  tronc  des  arbres  verts  ne  re- 
donne pas  de  nouvelles  liges ,  ainsi  que  le  tronc  des  arbres  de 
nos  bois,  raser  une  forêt,  ce  serait  la  détruire.  Une  partie  des 
arbres  demeure,  les  pommes  de  pin  tombent  à  terre  et  repeu- 
plent le  sol  :  la  forêt  est  donc  de  tous  les  âges.  Les  pygméessont 
à  côté  des  géants  ,  les  jeunes  arbres  ,  à  l'ombre  et  sons  la  pro- 
tection des  vieux ,  les  espérances  de  l'avenir  mêlées  aux  richesses 
du  présent ,  aux  débris  du  passé.  Dans  ces  pays  le  corps  de 
l'arbre  a  seul  de  la  valeur  ;  on  prend  la  tige ,  on  laisse  le  bran- 
chage. Que  de  fermes  isolées,  que  de  rares  villages  entassent  le 
b()is  dans  les  foyers  durant  les  longs  hivers.  Avec  les  débris  des 
arbres  que  le  marchand  de  bois  dédaigne,  on  établit ,  autour  de 
chaque  champ,  le  long  de  chaque  sentier,  ces  haies  débranches 
sèches  qu'on  trouve  dans  tous  les  pays  de  montagnes.  Des  ra- 
meaux accumulés  n'en  encombrent  pas  moins  la  forêt,  jusqu'à 
ce  que,  pourris  sous  les  pluies  et  les  neiges,  ils  recouvrent  le 
rocher  d'une  légère  couche  formée  par  le  détritus  du  bois  et  du 
feuillage. 

Dans  ces  bois  de  Norwége ,  il  est  pourtant  un  genre  de  beauté 
dont  on  remarque  l'absence  quand  on  songe  à  ces  forêts  d'Amé- 
rique ,  forêts  vierges  ,  où  n'a  point  passé  la  hache ,  et  dont  les 
descriptions  de  la  poésie  ont  rendu  si  célèbres  les  vieux  troncs 
centenaires.  Ici  manquent  les  siècles  ;  ici  la  main  avide  des 
hommes  ne  permet  pas  auv  arbres  de  vieillir;  on  calcule  avec 


2Ô8  REVUE  DE  PARIS. 

impatience  le  moment  ofi  l'arbre  sera  assez  fort  pour  fournir  des 
planches  de  tant  de  pouces  de  largeur,  et  des  poutres  de  tant 
d'équarrissage.  On  ne  laisse  même  point  venir  de  ces  beaux  ar- 
bres que  l'œil,  en  les  voyant ,  se  figure  déjà  dressés  sur  le  pont 
d'un  vaisseau  ,  et  portant  dans  les  nues  leur  élégant  édifice  de 
cordes  et  de  voiles  ,  car  ces  mâts  ne  pourraient  être  transportés 
à  la  mer  :  le  cours  sinueux  des  torrents  ,  les  rochers  semés  sur 
la  route  les  auraient  bientôt  brisés.  11  faut  dire  toutefois  que  si 
même  les  hommes  respectaient  la  nature  le  sol  de  la  Norvvége 
ne  produirait  pas  en  grand  nombre  de  très-beaux  et  de  très- 
vieux  arbres.  Né  sur  le  rocher,  le  pin  croit  et  prospère  quelque 
temps  ;  ses  racines,  longues  et  tortueuses  ,  vont  chercher,  dans 
chaque  fente  du  roc  ,  la  terre  végétale  qu'elle  recèle,  mais,  de- 
venu plus  fort,  il  ne  trouve  pas  à  alimenter  sa  sève,  il  languit, 
sa  cime  se  dessèche,  et  il  n'a  point  atteint  sa  pleine  croissance, 
qu'il  porte  déjà  les  signes  de  la  faiblesse  et  de  la  décrépitude. 

Le  Norwégien  a  tracé  avec  peine  des  sentiers  parmi  ces  monts 
abruptes.  Trois  ou  quatre  routes  pour  des  voilures,  bien  que 
leurs  pentes  soient  souvent  fort  roides ,  ont  coûté  des  soins  et 
des  travaux  persévérants.  Mais  pour  les  bois ,  si  reculés  qu'ils 
soient  dans  l'intérieur  des  terres,  à  cinquante,  cent,  cent  cin- 
quante, deux  cents  lieues  ,  la  nature  a  creusé  des  routes  rapides 
et  pittoresques  ,  mais  parfois  d'une  effrayante  rudesse.  Ce  sont 
les  torrents  et  les  lacs.  Au  fond  de  chaque  vallon  un  lac,  entre 
la  vallée  supérieure  et  la  vallée  inférieure  un  torrent,  voilà  les 
grands  chemins  parcourus  chaque  année  par  des  raillions  d'ar- 
bres. 

C'est  du  mois  d'août  aux  derniers  jours  de  novembre  que  les 
pins  et  les  sapins  tombent  sous  cette  hache  dont  l'image  forme , 
avec  autant  de  raison  aujourd'hui  que  jadis  ,  les  armoiries  sym- 
boliques de  la  Norwége ,  aujourd'hui  arme  pacifique  d'un  peuple 
de  bûcherons ,  jadis  arme  guerrière  de  ces  Normands  qui  rava- 
gèrent le  monde.  L'hiver,  les  arbres  abattus  glissent  avec  facilité 
sur  la  neige,  et  sont  amenés  au  bord  des  rivières  et  des  lacs. 
Viennent  les  crues  subites  du  printemps  ,  ces  ravins  où  plonge 
le  regard  ,  l'eau  les  comble  ;  ces  rochers  que  toutes  les  forces  de 
la  mécanique  ne  feraient  pas  mouvoir,  l'eau  les  roule  comme  de 
faibles  cailloux  ;  ces  abîmes  de  granit  que  semble  avoir  creusés 
un  tremblement  de  terre,  l'eau ,  plus  puissante  que  l'acier  et  la 


REVUE  DE  PARIS.  239 

poudre ,  les  mine  el  les  approfondit  sans  cesse,  il  faut  se  %urer 
cinq  cents  lieues  de  montagnes  où  le  sol  est  couvert  de  six  mois 
de  neige  ,  où  cha([ue  sapin  en  soutient  sur  ses  branches  un  amas 
qui  les  fait  plier  et  rompre;  il  faut  se  figurer  tout  cela  cédant 
en  quelques  jours  aux  rayons  du  soleil  !  11  est  des  cours  d'eau 
où  le  flottage  ne  se  fait  ainsi  qu'à  la  fonte  des  neiges ,  d'autres 
où  il  se  continue  toute  l'année.  Du  haut  des  monts .  sur  des 
pentes  de  mille  à  quinze  cents  pieds,  redoutables  modèles  de  nos 
montagnes  russes  de  trente  pieds  ,  les  arbres  sont  lancés,  glis- 
sent et  roulent,  laissant  à  chaque  pierre  un  débris  de  leur 
écorce.  Nus  et  dépouillés ,  ils  tombent  dans  les  flots.  Quelle  route 
bizarre  à  parcourir  !  Tantôt  le  torrent  s'engouffre  et  disparaît 
sous  une  voùle  de  rochers ,  tantôt  des  rocs  isolés  obstruent  son 
cours ,  tantôt  les  deux  parois  qui  forment  ses  bords  se  rappro- 
chent et  ne  laissent  entre  elles  qu'un  passage  étroit,  tortueux  , 
où  l'eau  se  ploie  et  se  reploie  comme  un  serpent.  C'est  là  que  les 
troncs  s'arrêtent  et  s'amoncellent.  Des  hommes  ne  sont  pas  pla- 
cés tout  le  long  de  cette  rivière  au  long  cours  ;  la  population 
norwégienne  n'y  pourrait  suffire.  Cependant  on  ne  tarde  pas-à 
connaître  l'amoncellement ,  et  il  faut  le  détruire.  Ouvrage  dif- 
ficile; car,  ici ,  ce  n'est  point  un  ruisseau  qu'on  arrête  et  qu'on 
détourne.  L'eau  monte  toujours ,  toujours  de  nouveaux  pins 
arrivent.  Quelques  intrépides  ,  une  corde  autour  du  corps  ,  et 
tenus  par  leurs  compagnons  restés  sur  la  rive,  vont  démolir 
l'échafaudage.  Qu'il  se  fasse  quelque  travail  dans  cette  pile  ,  que 
l'eau  emporte  une  poutre  inférieure,  et  soudain  tout  s'écroule. 
C'est  en  vain  quelquefois  que  la  corde  relient  l'ouvrier.  Emporté 
par  ces  bois  qui  fuient  sous  ses  pieds  ,  par  ce  torrent  un  moment 
contenu  ,  mais  dont  on  a  brisé  la  chaîne  ,  le  malheureux  est  en- 
traîné dans  l'immense  ruine.  Son  corps  disparaît ,  mutilé ,  brisé^ 
mis  en  pièces.  C'est  aux  pointes  des  rocs  semés  sous  les  ondes 
qu'il  faut  demander  ses  lambeaux. 

Les  passes  de  rochers  arrêtent  les  bois;  les  cascades  les  bri- 
sent. Je  ne  sais  vraiment  si  ce  n'est  pas  être  au-dessous  de  la 
réalité  ,  que  d'évaluer,  en  Norwége ,  par  lieue  ,  une  chute  d'eau 
qui  parfois  est  de  neuf  cents  à  mille  pieds.  C'est  chose  ordinaire 
que  les  cascades  de  cent,  deux  cents,  trois  cents  pieds.  Celles 
de  neuf  cents  sont  dans  la  province  de  Bergen.  Les  plus  hautes, 
dans  les  provinces  de  Christiania  et  Cluistiansand ,  ne  dépassent 


2iO  REVUE  DE  PARIS. 

pas  six  cenls.  Oii'on  se  iransporle  en  idée  devant  ces  effroyables 
cliutes  au  niomenl  où  les  troncs  flottants  des  sai)ins  apparaissent 
à  leurs  sommets.  Perdus  dans  des  tourbillons  d'écume  et  d'eau 
vaporisée ,  engloutis  dans  le  gouffre  ,  avec  un  bruit  épouvan- 
table et  une  rapidité  que  rien  n'égale,  ils  ressortent,  bien  loin 
de  là  ,  en  bondissant  parmi  les  vagues. 

Après  avoir  subi  ces  commotions  violentes  ,  les  pins  viennent 
se  rei)Oser  sur  l'eau  tranquille  des  lacs.  Us  s'amassent  en  si  grand 
nombre  sur  les  rives  ,  que  de  loin  ,  l'œil,  abusé  par  la  couleur 
de  ces  troncs  jaunis,  croit  voir  des  plages  sablonneuses.  Le  lac 
n'a-t-il  que  deux,  trois,  quatre  lieues  de  longueur,  la  force  du 
courant  se  fait  assez  sentir  pour  entraîner  les  arbres.  Mais  sur 
les  grands  lacs ,  le  cours  d'eau  n'a  |)lus  de  puissance  ,  et  le  vent 
imprime  sans  cesse  à  la  vague  une  direction  contraire.  Former 
des  radeaux  que  plus  loin  il  faudrait  défaire,  serait  trop  coûteux 
et  trop  pénible.  On  a  simplifié.  Une  chaîne  de  sapins  .  attachés 
les  uns  aux  autres,  forme  un  cercle  où  plusieurs  douzaines 
d'arbres  se  trouvent  emprisonnées.  Bien  qu'on  les  enferme  ainsi 
pèle-mèle  ,  cette  forme  circulaire  finit  par  les  faire  rayonner  du 
centre  à  la  circonférence,  ainsi  qu'un  parquet  arrangé  avec 
goût  dans  une  salle  ronde.  On  ne  peut  marcher  sur  ce  plancher 
mobile  où  chaque  arbre  roule  sous  le  pied  et  s'enfonce,  mais  j'ai 
vu  des  flotteurs  le  traverser  en  courant,  l'arbre  effleuré  n'ayant 
pas  le  temps  de  se  couvrir  d'eau.  Ainsi  disposés,  les  pins  sont 
remorqués  par  un  radeau  porteur  d'une  ou  deux  voiles.  Parfois 
plusieurs  radeaux  rangés  sur  une  ligne  ont  chacun  leur  suite  et 
voguent  de  conserve.  C'est  un  singulier  spectacle  que  de  voir 
ces  voiles  déployées ,  qui  semblent  ne  porter  sur  rien  ,  et  .s'élever 
du  sein  même  de  l'onde,  car  le  radeau  disparaît  dans  les  rides 
du  lac.  Un  jour,  je  remarquai ,  debout  et  ses  vêtements  colorés 
se  détachant  sur  une  blanche  voile  ,  une  jeune  fille  telle  qu'on 
s'étonne  de  les  voir  dans  les  pays  froids  ,  le  cou  tout  découvert 
et  ses  blonds  cheveux  épars.  Deux  flotteurs  ,  placés  près  d'elle , 
se  mirent  à  bêler  quelques-uns  de  leurs  camarades ,  avec  une 
corne  de  bœuf  recourbée  et  sonore.  Pour  peu  qu'on  eût  souvenir 
de  Fénelon  ou  de  Raphaël ,  ce  ne  pouvait  être  moins  que  Gala- 
lée  ,  les  tritons  et  leurs  conques.  Mais  le  paysage  de  Norvvége , 
et  la  bise  glacée  du  nord,  avaient  bientôt  dissipé  l'illusion. — 
Souvent  il  arrive  que  le  vent  et  la  vague  poussent  les  bois  dans 


REVUE  DE  PARIS.  241 

quel(|ue  baie  abritée.  Il  faut  alors  traîner  les  sapins  un  à  un 
près  du  bord  ,  jusqu'à  ce  que  les  ayant  tous  amenés  au  delà  des 
promontoires ,  et  sous  la  prise  du  vent ,  on  puisse  de  nouveau 
tendre  les  voiles. 

Au  mois  d'août  de  cette  année  ,  deux  lacs  ont  vu  avec  stupeur 
une  machine  inconnue  refouler  et  sillonner  leurs  eaux.  Rien  ne 
peut  mieux  faire  juger  de  la  grandeur  et  de  l'aclivilé  du  com- 
merce des  bois.  Un  bateau  à  vapeur,  sur  un  lac,  pour  remor- 
quer des  arbres ,  et  des  arbres  en  telle  quantité  que  le  bateau  à 
vapeur  n'y  peut  suffire.  C'est  sur  les  deux  magnifiques  bassins 
du  Tyre-Fiord,  long  de  douze  lieues  ,  et  du  Randes-Fiord  ,  de 
vingt-quatre  ,  que  M.  le  comte  de  Wedel-Jarlsberg,  vice-roi  de 
la  Norwége  ,  et  M.  Thorne  ,  riche  marchand  de  Drammen,  ont 
fait  en  commun  construire  deux  bateaux  à  vapeur.  C'est  une 
belle  idée,  digne,  au  point  de  vue  civilisateur,  de  l'esprit  émi- 
nent  du  vice-roi;  au  point  de  vue  commercial,  de  l'intelligence 
active  de  M.  Thorne.  Les  bords  du  Cattégat,  peuplés  de  villes 
sans  cesse  en  relation  avec  le  reste  de  l'Europe ,  sont  les  foyers 
de  la  richesse  et  de  l'industrie  norwégienne.  Ces  bateaux  à  va- 
peur y  conduiront  les  rudes  montagnards  qui,  auparavant,  ne 
quittaient  guère  le  sombre  horizon  de  leurs  vallées  ;  et  de  la  mer 
aux  cantons  reculés  ,  ils  transporteront ,  je  ne  dirai  pas  des  ob- 
jets de  luxe  ,  mais  le  pain  ,  mais  le  vin  ,  qu'on  trouve  dans  tous 
les  ports ,  et  que  l'intérieur  du  pays  ne  connaît  pas  ;  le  vin  que 
le  paysan  remplace  par  la  pernicieuse  liqueur  du  genièvre  ou  de 
l'orge  fermentée  ;  le  pain  auquel  il  substitue  un  triste  mélange 
d'avoine  non  mûrie  et  d'écorce  d'arbres  mise  en  poudre.  Quant 
au  point  de  vue  commercial ,  qui  est  ici  le  |)lus  vital ,  puisque 
ces  bateaux  à  vapeur  sont  faits  pour  remorquer  les  bois ,  les 
arbres  séjourneront  moins  longtemps  dans  l'eau  ,  qui  les  pénètre 
et  en  gale  toujours  une  partie.  Us  ni;  seront  plus  confinés  dans 
quelque  crique  abritée  ;  on  gagnera  du  temps,  ce  qui  déjà  est 
un  gain.  Toutefois  ,  la  vapeur  ne  déblaye  pas  le  lac  aussi  vite 
qu'on  pourrait  le  croire.  Les  arbres  flottants  déplacent  sur  leur 
passage  une  telle  masse  d'eau,  que  la  machine  a  bientôt  atteint 
la  limite  de  sa  puissance.  C'est  donc  tout  au  plus  si  le  bateau  , 
employé  la  saison  d'été  sans  relâche ,  suffira  à  la  quantité  de 
bois  que  les  torrents  de  l'Etnédal,  de  Torpen  et  de  Walders, 
amènent  aux  eaux  du  Randes-Fiord.  Peut-être  faudra-t-il  se 
2  21 


242  REVUE  DE   PARIS. 

servir  encore  des  radeaux  à  voiles ,  remorqués  par  le  bateau  -. 
la  vapeur  et  le  vent,  deux  grandes  forces  ;  la  constance  de  l'une 
dirigeant  et  maîtrisant  l'inconstance  de  l'autre. 

Enfin  les  bois  arrivent  à  des  barrages  où  chacun  les  recon- 
naît à  sa  marque.  Là  sont  les  chantiers.  Le  plus  célèbre  est  celui 
de  Bingen  ,  non  loin  de  Christiania.  Si  le  port  de  Clamecy,  en 
Nivernais ,  contient  vingt  mille  cordes  de  bois  ,  sur  le  port  de 
Bingen,  en  Norwége  ,  on  peut  voir  jusqu'à  cent  mille  douzaines 
de  sapins. 

Parvenus  au  terme  de  leur  course ,  ces  arbres  ont  laissé  bien 
des  frères  en  route.  L'évaluation  en  est  faite ,  mais  diflFère  par- 
tout suivant  la  nature  des  torrents  ,  le  nombre  des  chutes  d'eau, 
et  les  dépenses  faites  pour  leur  amélioration.  Dans  le  tracé  de 
ses  routes  aquatiques,  la  nature  n'a  pas  pris  de  soins  minutieux. 
Ses  déblais  et  remblais  sont  fort  gigantesques,  mais  peu  com- 
modes; ses  pavés  solides,  mais  terriblement  inégaux;  et  ses 
pentes  sont  souvent  perpendiculaires.  Aussi  n'était-ce  pas  à  la 
nature  à  faire  seule  tous  les  frais  ,  et  l'intérêt  du  commerce  l'a 
bien  compris  depuis  quelques  années.  On  a  brisé  des  rochers  , 
ou  a  creusé  certains  endroits,  on  en  a  élargi  d'autres.  Durant  la 
saison  des  eaux  basses  ,  on  a  détourné  des  cascades  et  construit 
des  pentes  en  bois,  sur  lesquelles  la  rivière  est  venu  glisser  ,  au 
lieu  de  se  précipiter  sur  des  rochers  à  pic.  Ailleurs  ,  des  aque- 
ducs prennent  les  bois  au-dessus  de  la  chute  ,  et  ne  les  rendent 
au  torrent  que  bien  loin  au-dessous.  Par  là ,  telle  ville  qui 
jadis  éprouvait  un  quart  de  perte  dans  le  cours  du  flottage  ,  ne 
perd  maintenant  qu'un  dixième.  Dans  ces  quarante  années,  il 
en  a  coûté  à  la  seule  fortune  du  comte  de  Jarlsberg  plus  de 
600,000  francs  pour  faciliter  l'arrivage  des  bois.  Mais  devant 
cette  furie  des  torrents,  à  laquelle  s'oppose  en  vain  la  masse  des 
rocs  les  plus  durs  ,  que  peuvent  être  les  ouvrages  de  main 
d'homme  ?  Une  fonte  de  neige  arrive ,  et  des  dépenses  les  mieux 
faites,  des  plus  solides  travaux  ,  il  ne  reste  pas  un  vestige. 

Tel  est  le  flottage  des  bois  en  Korwége.  Il  me  resterait  à  parler 
des  scieries ,  des  marchands .  de  Thistoire  du  commerce  des 
bois ,  des  populations  et  des  vaisseaux  qu'il  emploie ,  entin  des 
forêts  de  la  Suède  comparées  à  celles  de  la  Norwége  ;  mais  je 
m'arrête,  car  ce  sujet  m'entraînerait  au  delà  des  limites  que  je 
me  suis  imposées  pour  aujourd'hui. 

A.  DE  SaINTE-MaR1£, 


SAINT-LAZARE 


ET 


LA  SALPÊTMÈRE. 


IL 


L'hospice  de  la  Salpêtrière  est  vaste,  bien  construit,  et  situé 
dans  le  fond  d'une  beJle  place  bien  aérée.  Une  grande  tranquil- 
lité règne  à  l'entour  ;  le  jardin  des  plantes  est  à  deux  pas  de  la 
Salpêtrière  ;  la  Seine  est  à  la  fois  assez  rapprochée  de  cet  hospice 
pour  être  à  la  portée  du  service  et  en  même  temps  assez  éloignée 
pour  ne  point  faire  redouter  de  malsaines  influences.  Bien  que 
le  boulevard  sur  lequel  l'hospice  est  situé  porte  un  nom  d'assez 
mauvais  augure  (le  boulevard  de  l'Hôpital),  les  gens  qu'on  y 
rencontre,  habitants  pour  la  plupart  du  faubourg  Saint-Antoine 
et  du  Marais,  paraissent  en  général  sains  et  bien  portants;  ils 
doivent  leur  bonne  constitution  à  l'air  pur  que  l'on  respire  dans 
un  quartier  éloigné  du  centre  de  Paris.  L'entrée  de  l'hôpital  de 
la  Salpêtrière  a  d'ailleurs  quelque  chose  d'imposant ,  de  gran- 
diose et  de  conforme  à  la  destination  d'un  établissement  de 
charité  sur  le  fronton  duquel  on  lit  :  «  Hospice  de  la  Vieil- 
lesse. » 

Ce  nom  de  Salpêtrière  vient  de  ce  qu'on  fabriquait  autrefois 
le  salpêtre  dans  ce  quartier.  La  maison  fut  fondée  en  1650  par 
ordre  du  président  du  parlement  de  Paris  qui  obtint  du  roi  un 
édit  pour  faire  construire  un  hôpital  général  qui  servirait  de 
lieu  de  refuge  à  tous  les  mendiants  répandus  dans  Paris,  ù  la 


244  REVUE  DE  PARIS. 

suite  des  désordres  de  la  ligue  et  delà  fronde.  Depuis  ce  temps, 
le  bâtiment  de  la  Salpètrière  a  changé  plusieurs  fois  de  destina- 
lion  :  il  a  été  tour  à  tour  dépôt  de  mendicité ,  maison  de  refuge 
pour  les  enfants  en  bas  âge,  maison  de  force  pour  les  filles  pu- 
bliques. Aujourd'hui  il  est  l'hospice  spécial  de  la  vieillesse;  les 
femmes  seules  y  sont  admises. 

L'hôpital  de  la  Salpètrière  est  le  plus  vaste  de  l'Europe  :  on  a 
dit  avec  raison  qu'il  y  avait  beaucoup  de  villes  qui  n'occupaient 
pas  un  aussi  grand  emplacement  en  superficie  et  comptaient  un 
moins  grand  nombre  d'habitants.  Les  cours ,  les  salles,  les  jar- 
dins, tout  est  vaste,  commode  et  fort  bien  distribué.  La  moyenne 
des  femmes  qui  sont  admises  chaque  année  à  la  Salpètrière  se 
monte  environ  à  six  mille.  On  y  reçoit  des  malades  de  toutes 
sortes  :  des  fiévreuses  ,  des  paralytiques  ,  des  épileptiques ,  des 
aveugles ,  etc....  Mais,  au  milieu  de  cette  ville  uniqueuient  habi- 
tée par  les  malades  et  les  personnes  chargées  de  les  garder,  il 
est  un  quartier  qui  se  recommande  à  l'attention  plus  particuliè- 
rement que  tous  les  autres  :  c'est  la  portion  de  bâtiment  que 
l'on  appelle  la  cinquième  division  ,  celle  où  sont  enfermées 
les  aliénées.  Les  émotions,  la  singularité,  les  observations  philo- 
sophiques et  morales  que  semble  promettre  l'idée  dun  pareil 
spectacle,  suffisent  pour  attirer  les  visiteurs  et  les  étrangers  vers 
ce  quartier  de  l'hospice.  Mais  ,  depuis  quelque  temps  .  l'on  ob- 
tient difficilement  la  permission  de  visiter  les  aliénées  de  la  Sal- 
pètrière. De  trop  fréquentes  visites  et  la  présence  de  personnes 
étrangères  au  service  augmentaient  l'exaltation  des  aliénées, 
nuisaient  à  la  règle  et  à  la  discipline  qu'il  est  nécessaire  de 
maintenir  au  milieu  d'elles.  Souvent  même,  quelques  gens  in- 
considérés, comme  il  s'en  trouve  presque  toujours  parmi  les 
oisifs,  ne  se  faisaient  point  scrupule  de  les  exciter,  de  les  effa- 
roucher ,  de  s'amuser  à  leurs  dépens  ;  ces  diverses  raisons  ont 
fait  supprimer  les  permissions,  et  cela  d'après  la  demande  même 
des  médecins  attachés  spécialement  au  service  de  la  cinquième 
division. 

Quiconque  entre  à  la  Salpètrière  pour  la  ])remière  fois ,  ne 
peut  guère  se  défendre  d'un  sentiment  de  vague  tristesse,  en 
traversant  cette  cour  d'hôpital  si  vaste,  si  calme,  et  où  l'on  ne 
rencontre  de  loin  en  loin  que  quelques  pauvres  vieilles  femmes 
loiite.-!  malades  et  loules  cassées,  qui  se  traînent  sur  d(^s  béquilles 


REVUE  DE  PARIS.  215 

pt  s'asseoient  de  temps  en  temps  sur  les  bancs  de  pierre  placés 
dans  la  cour,  de  distance  en  dislance.  L'aveugle  vient  là  aspirer 
un  peu  d'air  et  dire  adieu  à  la  douce  chaleur  du  jour  ;  la  paraly- 
tique essaye  encore  de  marcher,  et  les  pas  qu'elle  fait  maintenant 
seront  peut-être  ses  derniers  ;  tristes  et  languissants  débris 
d'existences  qui  s'avancent  péniblement  vers  la  fosse,  et  dont  on 
se  surprend  parfois  à  souhaiter  le  terme  en  soi-même.  Mais  il 
est  d'autres  images  plus  affligeantes  encore  et  mieux  faites  pour 
exciter  l'intérêt  et  la  pilié  ,  c'est  le  spectacle  étalé  par  les  com- 
bats et  l'agonie  de  l'intelligence  aux  prises  avec  un  mal  qui  dé- 
possède l'humanité  de  ses  plus  beaux  titres,  et  la  range  au  niveau 
de  la  brute. 

A  la  Salpétrière  comme  dans  tous  les  établissements  publics  , 
la  journée  commence  de  fort  bonne  heure.  Dès  le  point  du  jour, 
on  voit  les  employés  circuler  dans  les  cours  j  les  médecins  n'ar- 
rivent guère  que  de  huit  à  neuf  beures  du  matin.  Trois  méde- 
cins sont  attachés  spécialement  à  la  section  des  aliénées.  Autre- 
fois, chacun  d'euxavaitàvisiler  une  certaine  partie  des  malades, 
qui  se  divisaient  en  trois  quartiers  ;  1°  aliénées  en  traitement  j 
2"  incurables 5  ô"  idiotes.  Aujourd'hui,  chaque  médecin  visite 
des  malades  prises  dans  les  trois  catégories  ,  ce  qui  donne  moins 
d'uniformité  à  la  visite.  Lorsque  l'un  d'eux  traverse  la  cour  pour 
sortir  de  l'hôpital  ou  pour  y  entrer,  il  lui  arrive  souvent  d'être 
accosté  par  quelque  parent  d'aliénée  qui  lui  demande,  les  larmes 
aux  yeux,  des  nouvelles  d'une  sœur,  d'une  mère  ou  d'une  fille  en 
traitement;  pieux  et  triste  devoir  qui  montre  bien  que  rien  ne 
décourage  ni  ne  rebute  les  affections  du  cœur,  même  lorsqu'elles 
n'ont  plus  d'échange  à  espérer.  Lorsqu'on  adresse  à  l'uu  des 
médecins  quelque  question  de  ce  genre  :  «  Comment  est-elle  ? 
Serable-t-elle  plus  calme?  Peut-on  espérer  bientôt  l'emmener?» 
Ces  demandes  obtiennent  de  lui  toujours  à  peu  près  la  même  ré- 
ponse :  —  Elle  est  mieux.  Ce  qui  peut  le  plus  souvent  se  traduire 
par  cette  autre  phrase  :  —  Elle  est  plus  mal ,  —  ou ,  pour  mieux 
dire ,  elle  ne  va  ni  bien  ni  mal,  car  on  sait  que  l'état  des  aliénés 
est  presque  toujours  stalionnaire.  Les  guérisons  sont  plus  fré- 
quemment fortuites  que  prévues  ;  elles  appartiennent  autant  à 
l'empirisme  qu'à  la  thérapeutique  proprement  dite  ;  tout  est 
obscur,  incertain  dans  les  maladies  mentales;  point  de  causes 
sensibles  le  plus  souvent ,  de  lésions  organi<iUPs;  conformation 

21 . 


246  REVUE  DE  PARIS. 

parfaite  du  cerveau  ,  de  la  lête  el  des  autres  organes.  Il  semble 
que  rinlelligence,  dont  les  secrets  et  les  sublimes  opérations  nous 
échappent,  veuille  se  dérober  aux  investigations  humaines, 
même  dans  ses  convulsions  et  ses  désordres.  Aussi ,  lorsqu'un 
parent  demande  à  emmener  une  aliénée  enfermée  depuis  quel- 
(jue  temps  dans  la  maison  ,  sans  qu'on  ait  obtenu  de  bien  nota- 
bles améliorations  ,  il  est  rare  qu'on  ne  cède  pas  à  son  désir.  II 
sutfit  quelquefois  d'un  déplacement ,  d'une  autre  atmosphère  . 
d'un  ordre  différent  d'objets,  d'impressions  et  d'idées,  pour  pro- 
duire une  révolution  salutaire  dans  l'état  des  aliénés.  On  en  a  vu 
par  le  fait  seul  d'une  translation  d'un  dortoir  dans  un  autre, 
manifester  des  signes  subits  de  rétablissement.  Une  folle  retrou- 
vera la  raison  le  lendemain  même  du  jour  où  elle  sera  entrée  à 
la  Salpètrière;  la  conduite,  le  langage,  la  vue  seule  des  aliénées 
((ui  l'entourent,  produira  en  elle  une  réaction  favorable  et  la 
piéchera,  en  quelque  sorte,  d'exemple.  Souvent  aussi,  lorsqu'on 
retire  une  aliénée  de  l'hospice ,  le  retour  dans  sa  famille  produit 
un  effet  tout  contraire;  car  les  rechutes  sont  toujours  à  crain- 
dre, et  rien  n'est  plus  commun  que  de  voir  revenir  à  la  Salpè- 
trière une  aliénée  qui  a  passé  un  mois  ou  deux  hors  de  l'hospice, 
et  a  joui,  pendant  ce  temps,  de  l'exercice  complet  de  sa  raison. 

Cependant ,  quelles  que  soient  les  impressions  de  tristesse  et 
d'effroi  qu'éveille  la  pensée  de  pénétrer  dans  les  cours  ,  les  cel- 
lules et  les  dortoirs  habités  par  des  êtres  privés  de  raison,  il  ne  faut 
pas  trop  se  préparer  d'avance  à  ce  spectacle,  sous  peine  de  trouver 
la  réalité  au-dessous  del'image  qu'on  s'en  était  faite.  Je  dois  même 
dire  que  la  premièreimpression  que  l'on  ressent  est  une  impression 
de  surprise,  quand  on  se  trouve  au  milieu  d'êtres  enfermés  pour 
cause  d'aliénation  et  qui  se  montrent  si  calmes  et  si  raisonnables. 
On  se  croirait  au  milieu  de  malades  ordinaires.  Chaque  aliénée 
est  assise  dans  l'espace  qui  sépare  son  lit  de  celui  de  sa  voisine  ; 
celle-ci  tricolte,  celle-là  coud  ,  une  troisième  travaille  avec  les 
filles  de  service.  Ce  n'est  qu'en  pénétrant  plus  avant  et  en  s'ar- 
rêtant  quelque  temps  au  milieu  d'elles  ,  que  l'on  se  trouve  en 
quelque  sorte  face  à  face  avec  leur  maladie,  et  que  par  suite  on 
assiste  à  ces  scènes  d'agitation  et  de  fureur  qui  ne  sont  que  les 
cas  les  plus  rares  et  même  souvent  les  crises  accidentelles  de 
l'aliénation. 

Les  dortoirs  forment  de  longues  galeries  très-claires,  dispo- 


REVUE  DE  PARIS.  247 

sées  les  unes  à  la  suite  des  autres  ,  de  façon  que  l'on  marche 
quelquefois  une  heure  ou  deux  en  ne  rencontrant  sur  son  che- 
min absolument  que  des  aliénées  qui  vous  saluent,  vous  font  des 
révérences,  vous  sourient,  vous  adressent  quelques  paroles  pres- 
que toujours  relatives  à  l'idée  qu'elles  poursuivent;  car  il  est  à 
remarquer  que  rarement  il  leur  vient  à  l'esprit  des  idées  appli- 
cables à  la  situation  du  moment  ;  elles  ne  parlent  presque  jamais 
que  d'après  leurs  souvenirs  ou  ce  qu'elles  prennent  pour  leurs 
souvenirs.  Elles  sont  douces  en  général ,  et  leurs  ruses  ,  sauf 
<iuelques  exceptions  ,  ne  révèlent  pas  une  méchanceté  bien  pro- 
fonde. Avec  quelque  habitude,  il  est  aisé  de  les  pénétrer.  Une 
grande  monotonie  d'actions,  de  pensées,  de  gestes  et  d'attitudes, 
peu  ou  point  d'activité,  une  apathie  presque  invincible,  tels  sont 
les  signes  les  plus  communs  qui  les  caractérisent.  Celles  qui 
travaillent  obéissent  bien  moins  à  une  impulsion  spontanée  qu'à 
un  mouvement  presque  passif  qu'on  leur  imprime.  Le  travail  est 
un  pli  qu'on  leur  fait  prendre;  ce  sont  des  automates  que  l'on 
organise,  dont  on  monte  les  rouages  et  qui  accomplissent  leur 
mouvement.  Les  travaux  qu'elles  exécutent  n'exigent  point  d'ail- 
leurs de  grands  frais  d'intelligence  ni  d'attention  ;  ce  qu'on 
cherche  surtout  à  prévenir  en  elles ,  ce  sont  les  funestes  effets 
de  l'oisiveté.  11  en  est  d'ailleurs  toujours  un  certain  nombre  qui 
se  refusent  à  toute  espèce  de  travail.  Celles-là  restent  toute  la 
journée  assises  près  de  leur  lit,  ou  rangées  autour  des  poêles 
des  chauffoirs,  la  tête  inclinée,  ne  donnant  souvent  pas  signe  de 
vie;  elles  ne  répondent  que  par  oui  ou  par  non  aux  questions 
qu'on  leur  fait,  et  il  est  rare  que  le  bruit  des  pas,  le  mouvement, 
les  paroles  des  allants  et  des  venants ,  les  arrachent  à  leur  si- 
lence et  à  leur  immobilité. 

Les  folles  de  la  Salpètrière  appartiennent  surtout  à  la  classe 
populaire.  Le  prix  de  la  pension  est  de  400  francs  par  an;  celles 
qui  se  trouvent  posséder  une  somme  supérieure  à  cette  renie, 
jouissent  du  surplus  et  l'emploient  en  achats  de  tabac,  de  frian- 
dises ou  de  divers  objets  qui  peuvent  flatter  leur  fantaisie;  car 
on  sait  que  les  aliénées  ont,  en  grande  partie  ,  des  goûts  et  des 
caprices  d'enfants.  L'argent  qui  leur  appartient  passe  entre  les 
mains  de  surveillantes  qui  préviennent,  en  ne  le  leur  remettant 
que  par  petites  sommes,  le  mauvais  usage  qu'elles  en  pourraient 
faire. 


248  RF.VUE  HE  PARIS. 

Parmi  les  folles  ,  le  noaibre  des  vieilles  ou  de  celles  qui  ont 
atleiiU  déjà  l'âge  mûr  l'emporte  de  beaucoup  sur  celui  des 
Jeunes.  Dans  ces  dernières,  on  en  citerait  difficilement  de  jolies; 
l'affaissement  généra!  des  traits  ou  les  contractions  musculaires 
qui  accompagnent  presque  toujours  l'aliénation  ,  suffisent  pour 
ôter  à  une  physionomie  tout  son  agrément.  D'ailleurs,  en  France, 
les  femmes  sont  plus  généralement  jolies  et  agréables  que  belles; 
on  y  remarque  bien  i)eu  de  ces  types  de  beauté  arrêtés  et  précis, 
(|ui  constituent  le  caractère  national  des  femmes  d'Italie  ,  d'Es- 
pagne, ou  même  d'.'Vnglelerre.  Les  Françaises  ne  sont  peut-être 
plus  réellement  gracieuses  que  les  femmes  des  autres  peuples  , 
que  parce  qu'elles  veulent,  parce  qu'elles  savent  être  jolies; 
chez  elles  le  charme  résulte  autant  de  la  volonté  de  plaire  et  de 
l'attention  qu'elles  attachent  sur  elles-mêmes,  que  de  la  correc- 
tion même  et  de  la  pureté  nalurelle  des  lignes  de  leur  visage. 
On  conçoit  donc  que  les  aliénées  qui  n'ont  plus  en  elles  les 
images  de  l'agrément  et  de  la  grâce  ,  n'aient  plus  la  faculté  de 
les  retracer  sur  leur  physionomie.  Elles  ont ,  pour  la  plupart, 
les  traits  mornes  ou  effarés,  les  regards  immobiles  ou  furibonds, 
point  d'expression  tixe  ni  de  sentiment  saisissable.  On  peut  re- 
marquer que  le  goût  de  la  coquetterie,  qui  est  comme  inné  dans 
le  cœur  de  la  femme .  est  chez  les  folles  entièrement  perverti. 
Elles  se  placeront  un  bouchon  de  paille  au  côté,  en  guise  de 
bouquet  de  fleur  d'oranger  .  sur  la  tète  quelques  brins  d'herbe , 
croyant  se  mettre  une  guirlande;  elles  n'ont  plus  la  connais- 
sance de  ce  qui  leur  sied  ;  ce  sont  ordinairement  les  objets  les 
plus  ridicules  et  les  plus  vulgaires  qu'elles  choisissent  pour  se 
parer.  On  remarque  même  qu'en  grande  partie  elles  se  mon- 
trent tout  à  fait  indifférentes  à  ce  qui  concerne  leurs  ajuste- 
ments. Elles  ont  cela  de  commun  avec  les  aveugles  qui  vivent 
aussi  dans  une  sorte  de  négligence  et  d'abandon  de  leur  exté- 
rieur ;  mais  cette  négligence  ne  part  point  d'une  même  cause  ; 
ici,  ce  sont  les  yeux  du  corps  qui  sont  éteints  ;  et  là,  les  yeux  de 
l'intelligence. 

On  peut  noter,  en  parcourant  les  dortoirs,  les  variétés  de  phy- 
sionomie qui  caractérisent  les  diverses  espèces  d'aliénation  men- 
tale. Ici ,  la  maniaque  attache  sur  vous  ses  yeux  sanglants , 
qu'elle  roule  dans  leur  orbite  avec  une  effrayante  vivacité  ;  plus 
loin,  la  mélancolique  attriste  pai  son  air  d'abattement,  son  atti- 


REVUE  DE  PARIS.  240 

tilde  presque  toujours  immobile,  ses  regards  liébétés,  sa  lèvre 
molle  et  pendante;  ailleurs ,  vous  reconnaissez  l'idiote  au  mur- 
mure inintelligible  qu'elle  fait  entendre,  et  à  la  gloutonnerie 
toute  bestiale  avec  laquelle  elle  engloutit  les  aliments  qu'on  lui 
présente.  Outre  ces  classifications  génériques,  chaque  aliénéL'  a 
ensuite  certains  traits  de  caractère  qui  la  distinguent.  L'orgueil- 
leuse, par  exemple,  se  reproduit  à  l'infini  dans  les  hospices  d'a- 
liénées ]  car  on  sait  que  l'orgueil  est  un  des  traits  les  plus  com- 
muns de  l'aliénation,  et  souvent  même  une  des  causes  qui  la 
rendent  incurable.  L'orgueilleuse  s'annonce  d'elle-même  par 
l'air  de  contentement  qui  se  manifeste  sur  ses  traits  et  l'affecta- 
tion qu'elle  meta  se  pavaner,  à  se  rengorger,  lorsqu'on  passe 
devant  elle.  Les  médecins  ont  grand  soin  de  recommander  aux 
visileurs  ou  aux  gens  de  service  de  n'attacher  jamais  que  des 
regards  d'indifférence,  et,  s'il  se  peut  même,  de  dédain  ,  sur  les 
folles  de  ce  caractère. 

Il  en  est  qui  se  montrent  tour  à  (our  taciturnes  ou  démons- 
tratives; elles  vous  examinent  avec  confiance  et  colère,  ou  bien 
elles  vous  prennent  les  mains  ,  les  embrassent ,  vous  caressent, 
vous  entourent  de  cris  de  joie,  de  transports  que  rien  n'ex- 
plique. Il  est  cependant  un  sens,  un  goût  qu'elles  ne  perdent  ja- 
mais, c'est  celui  de  l'argent  ;  il  est  bien  rare  que  la  vue  d'une 
pièce  de  monnaie  ne  les  fasse  pas  tressaillir  d'aise.  Ce  mot 
argent  se  reproduit  sans  cesse  dans  leurs  plaintes,  leurs  dis- 
cours, et  elles  emploient  pour  y  revenir  les  routes  souvent  les 
plus  détournées.  Une  aliénée  adressera,  par  exemple,  à  toutes 
les  personnes  qu'elle  verra,  la  phrase  suivante  :  —  Monsieur 
ou  madame  ,  comment  se  porte  M.  le  docteur  Richerand  ?  —  Ti 
(m  lui  demande  le  motif  de  cette  question  qu'elle  répète  sans 
cesse  et  à  tous  propos,  elle  répond  :  C'est  qu'il  est  de  mon  pays, 
et  que  je  lui  ai  déjà  écrit  plusieurs  fois  pour  qu'il  m'envoyât  de 
l'argent,  car  je  manque  de  tout;  on  me  refuse  mon  néces- 
saire ,  etc.... 

On  remarque,  et  cela  est  pénible  à  dire  ,  que  les  aliénées  ne 
sont  plus  guère  susceptibles  de  sentiments  ni  d'affection.  Quel- 
quefois la  vue  d'un  parent,  d'un  frère,  d'un  mari,  les  fera  sauter 
de  joie,  s'agiter  comme  si  elles  éprouvaient  un  bonheur  véritable; 
mais  une  autre  fois  elle  resteront  enfermées  en  elles-mêmes  gar- 
deront un  silence  obstiné,  cl  ne  témnigiieront   point  ((iie  celle 


:>50  REVUE  DE  PARIS. 

visite  leur  cause  ni  plaisir  ni  peine.  Le  meilleur  moyen  de  se  les 
atlacher  est  de  leur  faire  de  temps  à  autres  quelques  petits  ca- 
deaux. Un  chef  de  service  avait  l'habitude  de  remettre  tous  les 
jours  un  sou  ou  deux  à  une  aliénée,  et  il  en  était  résulté  de  la 
part  de  celle-ci  de  si  vifs  sentiments  de  reconnaissance  que,  lors- 
qu'il paraissait  dans  les  cours,  sa  favorite,  qui  y  remplissait  les 
fonctions  de  balayeuse,  lui  faisait  faire  place  avec  son  balai , 
marchait  devant  lui  comme  pour  lui  servir  d'avant-garde,  et  im- 
posait en  sa  présence ,  aux  autres  folles,  des  actes  extérieurs  de 
délérence  et  de  respect. 

Souvent  aussi,  on  risque  fort  d'être  la  dupe  des  sentiments  que 
ces  malheureuses  expriment,  et  qui  ne  sont  en  elles  que  le  ré- 
sultat même  de  leur  manie.  Une  aliénée  ne  cessait,  l'année  der- 
nière, de  parler  de  ses  enfants,  se  plaignait  de  ce  qu'on  les 
laissait  mourir  de  faim,  demandait  à  tout  le  monde  du  pain,  du 
lait,  des  fruits  pour  les  nourrir.  Ces  cris  étaient  d'autant  plus 
incompréhensibles  qu'on  savait  dans  l'hospice,  du  mari  même 
de  cette  femme,  qu'elle  n'avait  jamais  eu  d'enfants.  Lorsqu'on 
voulait  faire  son  lit,  elle  opposait  la  plus  vive  résistance,  mon- 
trait le  poing  ou  se  tordait  les  bras  avec  désespoir.  Enfin  ,  au 
bout  d'un  mois,  on  se  décida  à  l'arracher  de  son  matelas,  et 
l'on  eut  alors  l'explication  de  ces  prétendus  enfants  pour  lesquels 
elle  montrait  tant  de  tendresse  et  d'anxiété.  On  découvrit  dans 
sa  paillasse  huit  ou  dix  poupées  qu'elle  avait  fabriquées  avec  du 
linge,  et  que  probablement  elle  se  tîgurait  avoir  à  nourrir.  Pour 
calmer  l'agitation  de  cette  folle,  on  prit  le  parti  de  lui  laisser 
ses  chères  poupées  qu'elle  soignait  avec  une  sollicitude  et  une 
tendresse  vraiment  maternelles. 

Du  reste,  ces  cas  de  folie  attachée  ainsi  à  un  même  objet  sont 
plus  rares  qu'on  ne  le  croit  généralement;  on  a  fort  bien  désigné 
les  aliénés  en  disant  qu'ils  jouissent  de  toutes  leiu's  facultés 
moins  une]  ou  peut  dire  aussi  que  souvent  ils  sont  doués  de 
toutes  leurs  facultés  plus  une,  mais  qui  suffit  pour  obscurcir'et 
dénaturer  toutes  les  autres.  Les  ligures  que  l'on  rencontre  dans 
les  dortoirs  de  la  Salpêlrière,  annoncent  assez  fréquemment  la 
santé;  on  remarque  que  l'aliénation,  qui  exerce  dans  l'intelli- 
gence de  si  cruels  désastres,  respecte  presque  toujours  le  corps 
et  produit  même  cet  embonpoint  qui  est  l'indice  d'une  excellente 
santé.  Triste  et  illusoire  indemnité  que  le  destin  des  aliénés 


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semble  leur  offrir  en  échange  des  prérogatives  morales  dont  il 
les  dépouille. 

Les  incurables  et  les  folles  en  traitement  forment  les  deux 
grandes  divisions  des  aliénées  enfermées  à  laSalpélrière.Les  in- 
curables, de  même  que  les  aliénées  en  traitement,  habitent  les 
dortoirs  ou  les  cellules  isolées,  suivantleur  état  de  calme  ou  d'a- 
gitation. Du  reste,  ce  serait  à  tort  que  l'on  croirait  rencontrer 
dans  le  quartier  des  incurables,  des  aliénées  plus  furieuses  et 
plus  agitées  que  dans  les  autres  quartiers.  L'incurabilité  d'une 
folle  est  prononcée  d'après  des  symptômes  qui  ne  tiennent  le  plus 
souvent  en  rien  à  sa  manière  d'être  extérieure.  La  caducité,  l'i- 
dioslisme  et  surtout  la  paralysie  rendent  l'aliénation  presque 
toujours  inguérissable,  mais  la  paralysie  qui  accompagne  la  fo- 
lie porte  un  caractère  tout  particulier.  Elle  se  se  manifeste  or- 
dinairement par  un  embarras  de  prononciation  presque 
insensible,  et  une  certaine  pesanteur  de  langue  qu'il  est  quel- 
quefois fort  difficile  de  distinguer.  Elle  se  propage  et  finit  par 
envahir  progressivement  toutes  les  parties  du  corps.  Mais  il 
arrive  souvent  qne,  lorsqu'on  fait  l'autopsie  des  aliénés  para- 
lytiques, on  ne  découvre  en  eux  aucun  des  signes  ni  des  symptô- 
mes qui  indiquent  la  paralysie  ordinaire. 

C'est,  du  reste,  un  bien  triste  coup  d'œil  que  de  contempler 
cette  double  rangée  de  malades  privées  à  la  fois  de  la  faculté  de 
raisonner  et  de  se  remuer,  que  l'on  pourrait  comparer  A  un 
peuple  de  momies  qui  n'ont  plus  conservé  que  la  forme  et  l'as- 
pect de  l'enveloppe  humaine ,  muets  témoins  d'un  monde  dont 
elles  ne  font  déjà  plus  partie.  11  semble,  en  traversant  ces  salies 
peuplées  d'hôtes  immobiles,  que  l'on  assiste  à  quelque  scène  de 
pélrilication  ;  quelles  pénibles  réflexions  n'inspirent  pas  ces  sta- 
tues qui  vivent  et  respirent  encore  ,  ces  âmes  éteintes  enchaî- 
nées dans  des  corps  engourdis  et  qui  offrent  une  si  frappante 
ima^e  de  la  mort  et  du  néant  ! 

Des  dortoirs  on  passe  dans  les  cours  où  se  trouvent  les  cel- 
lules destinées  à  recevoir  les  folles  agitées.  C'est  là  que  l'on 
commence  à  avoir  sous  les  yeux  des  tableaux  de  folie  tels  que 
l'imagination  a  l'habitude  de  se  les  figurer.  Les  folles  en  plein  air 
sont  en  général  plus  bruyantes  que  celles  qui  sont  enfermées  ; 
elles  courent,  elles  chantent,  elles  poussent  des  cris  sauvages  ; 
mais  le  grand  air,  en  même  temps  qu'il  produit  en  elles  une  cer- 


26i  REVlt  liK  l'AKlS. 

laine  affilatiun.  semble  lamener  l'activité  au  milieu  de  leurs  fa- 
cultés. Il  est  bleu  rare  que  l'on  retrouve  dans  les  cours  ces  êtres 
engourdis,  abattus,  que  l'on  a  vus  dans  les  dortoirs.  On  sait, 
d'ailleurs  ,  que  les  folies  accompagnées  d'accès  de  fureur  et  de 
grands  mouvements  ne  sont  point  les  plus  difficiles  à  guérii';  les 
aliénations  aloniques  et  inertes  se  montrent  presque  toujours 
rebelles  à  toute  espèce  de  traitement. 

Pour  essayer  de  la  double  influence  du  grand  air  et  de  l'iso- 
lement sur  l'état  des  aliénées  en  traitement,  on  a  fait  récemment 
construire  dans  une  des  cours  de  la  Salpèlrière  plusieurs  petites 
cabanes  en  bois,  séparées  les  unes  des  autres,  et  ([ue  l'on  a  sur- 
nommées les  loges  suisses.  On  ne  paraît  pas,  jusqu'à  présent , 
avoir  obtenu  rien  de  bien  satisfaisant  de  cette  innovation  ;  il  en 
est  résulté  souvent  plus  d'obstacles  dans  le  service,  attendu  que 
les  loges  sont  situées  dans  une  cour  non  pavée  quil  est  difficile 
de  traverser  dans  un  temps  de  neige  ou  de  pluie.  Les  aliénées 
(|u'on  y  a  confinées,  sont,  d'ailleurs,  restées  à  peu  près  dans  le 
même  état  que  lorsqu'elles  habitaient  les  dortoirs  ou  les  cellules 
ordinaires. 

Mais,  pour  connaître  au  juste  le  degré  d'abrutissement  ou  de 
fureur  où  peut  tomber  un  èlre  atteint  d'aliénation  mentale.il 
faut  entrer  dans  ces  loges,  et  j'avoue  qu'on  a  besoin  d"une  cer- 
taine résolution  pour  y  pénétrer.  L'aliénée  à  demi  nue  est  ordi- 
nairement couchée  sur  un  lit  scellé  à  la  muraille;  ce  lit  ne  se 
compose  guère  que  d'une  paillasse  sur  laquelle  la  malade  se 
roule,  se  démène,  jette  par  instants  des  cris  aussi  terribles  que 
ceux  d'une  bête  féroce.  On  a  soin  de  lui  couper  les  cheveux,  et 
il  est  aisé  de  deviner  l'efFel  de  ces  cheveux  hérissés,  de  ces  yeux 
ttincelants,  de  cette  bouche  béante,  de  ces  traits  renversés  qui 
I  eprésentent  l'image  que  les  anciens  nous  ont  laissée  de  la  tète 
lie  la  Gorgone.  Il  se  trouve  parmi  les  aliénées  de  la  Salpè- 
lrière plusieurs  campagnardes,  et  c'est  toujours  dans  le  patois 
de  leur  pays  qu'elles  expriment  leurs  plaintes  et  leurs  blas|>Iiè- 
mes.  Ces  phrases  inintelligibles  ajoutent  à  l'horreur  de  la  scène  ; 
on  dirait  des  damnées  qui  parlent  d'avance  le  langage  de 
l'enfer. 

Que  l'on  rapproche  l'état  d'une  femme  tombée  dans  cet  excès 
d'infortune,  des  instant  heureux  et  des  jours  calmes  qui,  sans 
doute,  ont  été  le  partage  de  sa  jeunesse  ;  <iue  l'on  replace  sur 


r,i;v(  [•:  he  pakis.  'i5S 

celle  lèU;  tlo  duiiioiiiuqiie  la  (ciicire  yiiirlaiidi!  de  la  jmme  époiiso 
ou  de  la  jeune  mère,  ou  même  les  fleurs  trompeuses  de  la  dissi- 
pation et  du  plaisir,  et  Ton  se  pardonnera  peut-être  d'avoir  cédé, 
en  visitant  ces  loges,  à  un  sentiment  de  simple  curiosité;  car  il 
est  impossible  que  la  pensée  ne  s'élance  pas  au  delà  de  ce  triste 
asile  pour  rechercher  dans  le  monde  les  causes  et  les  jiréludes 
de  semblables  tortures.  Malheureusement,  lorsqu'on  vient  à  s'in- 
former delà  vie  antérieure  des  aliénées  et  des  causes  qui  ont  pu 
amener  la  perte  de  leur  raison,  on  n'obtient  guère  que  des  ren- 
seignements vagues  et  qui  se  résument  presque  toujours  eu 
quelques  circonstances  indifférentes. 

Cequ'onsailseulement,  c'est  qu'à  la  Salpêfrièreon  comi)te  sur 
la  totalité  des  aliénées  un  vingtième  de  filles  publiques.  Les  au- 
tres folles  ont  été  amenées  là  par  des  pertes  d'argent ,  des  excès 
de  table,  des  chagrins  domestiques,  mais  le  plus  grand  nombre 
par  àes peines  de  cœur.  Quelles  sont  ces  peines  de  cœur?  En 
quoi  consistent-elles  ?  Voilà  ce  qu'on  ignore  et  ce  que  sans  doute 
on  ignorera  toujours  ,  car  lorsqu'une  femme  se  laisse  dominer 
par  une  \mne  de  ce  genre  au  point  d'en  perdre  la  raison,  il  est 
bien  rare  qu'elle  n'ensevelisse  pas  ce  secret  en  elle-même  par  nu 
sentiment  de  pudeur  dont  rien  ne  peut  triompher.  Lorsqu'une 
fois  elle  atteint  le  degré  d'aliénation  qui  nécessite  la  léclusion  , 
il  est  trop  tard  pour  l'interroger.  Il  existe  d'aillesiis  chez  la  plu- 
part des  aliénées  une  si  grande  différence  entre  ce  qu'elles  sont 
mainlenantet  ce  qu'elles  ont  été,  qu'il  est  bien  difficile  de  rien 
conclure  de  i)récis,  des  l'.aroies  ou  des  nclions  (jui  leur  échappent 
dans  l'intérieur  de  l'hôidtal. 

Quant  à  leur  condition,  aux  diverses  espèces  d(!  folies  dont 
elles  sont  atteintes,  on  retrouve  àla  Salpêlrièrelcs  h'pes  généraux 
d'aliénation  que  l'on  cite  et  (jue  Ton  est  babilué  à  renconlrci- 
dans  les  maisons  de  ce  genre.  Là,  comme  partout  ailleurs ,  o.i 
voit  des  duchesses  imaginaires,  des  marquises,  des  reines,  des 
impératrices,  des  saintes,  et  puis  les  manies  qui  varient  suivant 
les  individus  :  les  craintes  d'assassinat ,  d'empoisonnement,  de 
vol,  les  aliénées  qui  ont  peur  du  soleil,  d'autres  de  leur  ombre; 
celle-ci  qui  se  croit  millionnaire  et  demande  à  tous  lesgens  qu'elle 
voit  un  sou  pour  acheter  du  tabac  ;  celle-là  qui  écrit ,  compose 
des  vers  ,  rédige  des  pélilions  pour  solliciter  sa  sortie.  Enfin  les 
diverses  formes  ((ue  peut  [uendre  l'aliénation  mentale  sont 
2  22 


i54  REVUE  DE  PARIS. 

Iropconmies  ou  trop  nombreuses  pour  <iu'il  soit  nécessaire  de  les 
énumérer  ;  mais  ce  qui  paraît  avéré,  c'est  qu'en  France  le  nom- 
bre des  aliénées  femmes  est  constamment  supérieur  d'un  quart 
à  celui  des  aliénés  hommes.  Si  l'on  pense  que  les  causes  d'aliér 
nation ,  telles  qu'abus  des  liqueurs  fortes,  revers  de  fortune , 
calculs  ambitieux  ,  sciences  exactes,  etc. ,  sont  infiniment  plus 
fréquentes  chez  les  hommes  que  chez  les  femmes,  on  a  tout 
lieu  de  s'étonner  que  le  chiffre  des  folles  l'emporte  ainsi  sur  celui 
des  fous,  et  l'on  se  voit  forcé  d'attribuer  cette  disproportion  à 
la  destinée  même  de  la  femme,  aux  circonstances  si  sou- 
vent fausses  et  malheureuses  où  elle  se  trouve  placée  au  milieu 
du  monde. 

Si  maintenant  on  interroge  les  médecins  sur  le  nombre  d'a- 
liénées qui  sortent  radicalement  guéries  de  la  Salpêtrière,  on 
obtient  des  réponses  différentes  suivant  le  caractère  et  la  fran- 
chise des  hommes  qui  les  traitent.  Les  médecins  exempts  de  char- 
latanisme ,  et  qui  aiment  mieux  confesser  sur  certains  points 
l'insuffisance  de  leur  art  que  de  porter  atteinte  à  la  vérité, 
déclarent  que  le  chiffre  moyen  des  guérisons  que  l'on  obtient  ne 
s'élève  guère  à  plus  du  tiers  ou  du  quart.  Les  guérisons  sont 
souvent  chancelantes  ,  incertaines,  et  exigent  les  plus  grands 
ménagements;  il  est  nécessaire  d'éloigner  de  l'esprit  de  la  con- 
valescente les  objets  qui  pourraient  toucher,  même  de  (rès-ioin, 
aux  idées  el  aux  impressions  de  sa  folie.  Les  moyens  curatifs 
que  l'on  emploie  sont  ou  très  simples,  ou  très-compliqués,  sui- 
vant les  systèmes;  les  calmants,  les  réfrigérants  réussissent 
quelquefois  et  souvent  ne  produisent  point  d'effet  ;  les  douches 
ne  s'emploient  guère  que  comme  moyen  de  punition.  Les  dis- 
tractions telles  que  la  musique,  la  campagne,  les  spectacles, 
peuvent  aussi  quelquefois  opérer  d'heureuses  diversions  dans 
les  idées  des  aliénées,  mais  il  n'y  a  rien  de  fixe  à  ce  sujet.  On  a 
essayé,  il  y  a  déjà  quelques  années,  à  Charenton,  de  faire  assis- 
fer  les  aliénées  à  un  spectacle  et  l'on  a  pu  se  convaincre  de  l'in- 
utilité d'un  pareil  essai.  Les  aliénées  en  traitement  n'ont  pu  se 
figurer  assister  à  un  spectacle  véritable  et  sont  restées  dans  le 
cercle  de  leurs  préoccupations  habituelles.  Celles  qui  entraient 
en  convalescence  ont  déclaré  éprouver  une  agitation  ,  des  mou- 
vements intérieurs,  qu'elles  regardaient  comme  les  précurseurs 
infaillibles  d'une  rechute.  On  conçoit  du  reste  que  l'influence  de 


REVUE  DE  PARIS.  255 

pareilles  jouissances  ne  puisse  guère  se  faire  sentir  sur  un  cer- 
veau dérangé  que  d'une  façon  en  général  fort  imparfaite  et 
purement  accidentelle,  car  le  goût  et  le  sentiment  des  beaux- 
arts  exigent  une  sensation  très-fine  et  Irôs-développée,  et  lors- 
que la  sensation  se  trouve  pervertie  au  point  de  ne  pouvoir 
même  se  créer  une  idée  nette  des  objets,  il  paraît  difficile  qu'elle 
se  place  au  point  de  vue  de  fiction  et  d'isolement  nécessaire  pour 
goûter  un  beau  morceau  de  peinture,  de  musique  ou  de  poésie. 
C'est  pourquoi  les  gens  qui  ont  l'habitude  d'établir  de  certains 
rapprochements  entre  la  manière  d'être  des  musiciens,  des 
pointes  ,  des  grands  artistes  en  général ,  et  celle  des  aliénés,  se 
trompent.  Rien  n'est  plus  éloigné  de  l'aliénation,  et  rien  n'exige 
des  combinaisons  d'idées  plus  fortes  à  la  fois  et  plus  sûres  que 
l'état  d'un  cerveau  enfantant  de  grandes  conceptions  et  de  bel- 
les images.  Il  est  vrai  qu'il  arrive  souvent  que  les  gens  adon- 
nés ù  la  culture  des  arts  finissent  par  l'aliénation,  ou  donnent 
dans  le  courant  de  leur  vie  des  signes  non  équivoques  de  folie; 
mais  cela  tient  non  pas  tant  à  une  excitation  intellectuelle,  qu'à 
des  excès  de  régime,  et  à  une  existence  presque  toujours  mal  or- 
donnée à  laquelle,  il  faut  le  dire,  les  artistes  s'abandonnent  assez 
fréquemment. 

S'il  est  vrai  que  l'on  ne  rapporte,  en  sortant  de  la  Salpêtrière, 
que  peu  d'illusions  et  peu  d'espérances  sur  le  compte  des  alié- 
nées qui  y  sont  enfermées,  du  moins  on  éprouve  quelque  soula- 
gement lorsqu'on  songe  à  la  salubrité  du  lieu,  à  la  beauté  des 
cours,  à  la  commodité  des  dortoirs,  aux  soins,  aux  attentions  de 
toutes  sortes  dont  on  entoure  ces  pauvres  êtres  qui  ne  peuvent 
plus,  hélas  !  se  montrer  sensibles  qu'à  des  secours  purement 
matériels.  Dans  le  régime  de  douceur,  qui  est  aujourd'hui  la  base 
du  traitement  des  aliénées  de  la  Salpêtrière,  on  reconnaît  l'heu- 
reux effet  du  passage,  dans  cette  maison  ,  de  l'homme  que  l'on 
peut  appeler  à  bon  droit,  le  bienfaiteur  des  fous,  du  médeciif 
Pinel,  qui,  le  premier,  a  délivré  ces  inforlunésdes  chaînes  et  des 
menottes  dont  on  les  accablait  autrefois.  Bien  que  le  traitement 
de  l'aliénation  mentale  ne  soit  guère,  encore  aujourd'hui,  qu'un 
problème  qui  se  résout  éventuellement  et  sans  système  arrêté, 
c'est  avec  raison  cependant  qu'on  entoure  ceux  qui  sont  atteints 
de  cette  maladie,  de  tous  les  secours  de  la  médecine.  En  effet, 
un  temps  viendra  peut-être  où  l'expérience  médicale  pourra 


05G  REVLE  DE  PARIS, 

rendre  à  la  société  ces  parias  de  riiUelli^ïenoe,  rallumer  le  flam- 
beau de  ces  raisons  éteintes ,  ressusciter  des  âmes,  et  avec  elles 
les  sentiments,  les  affections  des  autres  âmes  qui  les  i)leurenl, 
et  sont  éteintes  comme  elles.  Quel  beau  résultat  des  efforts  et  des 
recherches  de  la  médecine  !  Ne  peut-on  i)as  dire  (ju'à  ce  point  de 
vue  cet  art  prend  un  rôle  vraiment  divin  ?  En  présence  de  pa- 
reilles pensées,  on  oublie  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  restreint,  de 
stérile  et  même,  disons-le,  de  peu  scientifique  dans  le  traitement 
des  maladies  mentales;  la  grandeur  de  la  mission  en  relève  la 
simplicité,  et  l'on  se  voit  forcé  de  payer  un  tribut  particulier 
d'hommages  et  d'actions  de  gi  Aces  aux  hommes  qui  consacrent 
à  de  pareilles  cures  les  efforts  de  leur  intelligence  et  de  leur 
zt'Ie. 

Une  visite  à  la  Salpètrière  n'est  donc  pas  seulement  un  acte 
d'étude  et  d'observation,  c'est  aussi,  disons-le,  une  œuvre  de  mi- 
séricorde et  de  charité  sociale.  S'il  est  vrai  que  le  temps  des 
pérégrinations  religieuses  soit  passé  et  qu'on  n'aille  plus  guère 
aujourd'hui  faire  de  visites  à  Sainte-Geneviève  de  Nanterre,  il 
est  d'autres  pèlerinages  plus  profitables,  et  peut-être  ,  au  fond, 
plus  conformes  ;\  l'esprit  de  la  religion.  Visiter  une  ou  deux  fois 
j)ar  mois  certains  établissements  de  charité  et  certains  hospices, 
est-ce  donc  une  trop  forte  tâche?  Ce  n'est  qu'en  pénétrant  dans 
ces  asiles  de  misère  que  l'on  peut  se  rendre  un  compte  exact 
des  plaies  qui  affligent  l'humanité  .,  remonter  à  leur  source  et 
coopérer  à  leur  soulagement  en  les  contemplant  dans  leurs  tris- 
tes effets.  C'est  ainsi  qu'en  sortant  de  l'hospice  de  la  Salpètrière 
on  apprend  à  envisager  la  destinée  des  femmes ,  sous  un  point 
de  vue  qui  n'est  plus  seulement  celui  de  l'égoïsme  ou  de  l'indif- 
férence. L'esprit  sort  de  lu  retrempé  ainsi  que  le  cœur,  et  dés- 
ormais on  ne  verra  plus  avec  indifférence  tant  d'existences  in- 
conséquentes, éphémères,  briller  et  céder  aux  i)ompes  et  aux 
séductions  du  monde;  on  aura  devant  les  yeux  le  terme  troj) 
souvent  inévitable  où  elles  aboutissent  :  une  cellule  de  correc- 
tion à  Saint-Lazare  ou  une  loge  suisse  à  la  Salpètrière. 

Ar?îoci.i>  Fuemy. 


îl  une  3func  SiHc  |)octe  ^^\ 


Quand  assise  le  soir  au  bord  de  la  fenêtre 
Devant  un  coin  du  ciel  (jui  brille  entre  les  toits. 
L'aiguille  matinale  a  fatifjué  tes  doigts  , 
Et  (|ue  ton  front  comprime  une  âme  qui  veut  naître; 
Ta  main  laisse  échapjjer  le  lin  brodé  de  fleurs 
Qui  doit  parer  le  front  d'heureuses  fiancées  , 
Et  de  peur  de  tacher  ses  teintes  nuancées 
Tes  beaux  yeux  retiennent  leurs  pleurs. 

Sur  les  murs  blancs  et  nus  de  ton  modeste  asile  , 
Pauvre  enfant  !  d'un  coup  d'œil  tout  ton  destin  se  lit. 
Un  crucifix  de  bois  au-dessus  de  ton  lit , 
Un  réséda  jauni  dans  un  vase  d'argile  , 
Sous  tes  pieds  délicats  la  terre  en  froids  carreaux , 
Et  près  du  pain  du  jour  que  la  balance  pèse 
Pour  ton  festin  du  soir  le  raisin  ou  la  fraise 
Que  partagent  tes  passereaux. 

Tes  mains  sur  tes  genoux  un  moment  se  délassent , 
Puis  tu  vas  t'accouder  sur  le  fer  du  balcon 
Où  le  pampre  grimpant ,  le  lierre  au  noir  tlocon  , 
A  tes  cheveux  épars,  amoureux  s'entrelacent; 
Tu  verses  l'eau  de  source  à  ton  pâle  rosier. 
Tu  gazouilles  son  air  à  ton  oiseau  fidèle 
Qui  béquète  ta  lèvre  en  palpitant  de  l'aile 
A  travers  les  barreaux  d'osier. 

(1)  Cette  belle  élégie,  adressée  par  l'illustre  auteur  des  Mèdilationt 
à  une  jeune  fille  de  Dijon,  qui  lui  avait  envoyé  plusieurs  pièces  de  vers, 
fait  partie  d"un  nouveau  volume  du  grand  poète,  publié  par  la  Société 
Typographique  Belge,  sous  le  titre  de  ;  liecueillement.v  poéliques. 

22. 


258  REVUE  DE  PARIS. 

Tu  contemples  le  ciel  que  le  soir  décolore  , 
Quelque  dôme  lointain  de  lumière  écumant, 
Ou  plus  haut,  seule  au  fond  du  vide  firmament 
L'étoile  comme  toi  que  Dieu  seul  voit  éclore  ; 
L'odeur  des  champs  en  fleurs  monte  à  ton  haut  séjour , 
Le  vent  fait  ondoyer  tes  boucles  sur  ta  tempe  , 
La  nuit  ferme  le  ciel ,  lu  rallumes  ta  lampe , 
Et  le  passé  t'efface  un  Jour. 

Cependant  le  bruit  monte  et  la  ville  respire. 
L'heure  sonne  appelant  tout  un  monde  au  plaisir, 
Dans  chaque  son  confus  que  ton  cœur  croit  saisir 
C'est  le  bonheur  qui  vibre  ou  l'amour  qui  respire. 
Les  chars  grondent  en  bas  et  font  frissonner  l'air  ; 
Comme  des  flots  pressés  dans  le  lit  des  tempêtes  , 
Us  passent  emportant  les  heureux  à  leurs  fêles , 
Laissant  sous  la  roue  un  éclair. 

Ceux-là  versent  au  seuil  de  la  scène  ravie 
Celle  foule  attirée  aux  vents  des  passions 
Et  qui  veut  aspirer  d'autres  sensations 
Pour  oublier  le  jour  et  pour  doubler  la  vie  ; 
Ceux-là  rentrent  des  champs,  sur  de  pliants  aciers, 
Berçant  leurs  maîtres  las  d'ombrage  et  de  murmure  j 
Des  fleurs  sur  les  coussins ,  des  festons  de  verdure 
Enlacés  aux  crins  des  coursiers. 

La  musique  du  bal  sort  des  salles  sonores , 
Sous  les  pas  des  danseurs  l'air  ébranlé  frémit , 
Dans  des  milliers  de  voix  le  cœur  chante  ou  gémit, 
La  ville  aspire  et  rend  le  bruit  par  tous  les  pores. 
Le  long  des  murs  ,  dans  l'ombre,  on  entend  retentir 
Des  pas  aussi  nombreux  que  des  gouttes  de  pluie  , 
Pas  indécis  d'amant  où  l'amante  s'appuie 
Et  pèse  pour  le  ralentir. 

Le  front  dans  tes  deux  mains,  pensive,  tu  te  penches. 
L'imagination  te  peint  de  verts  coteaux 


REVUE  DE  PARIS,  259 

Tout  résonnants  du  bruit  des  forêts  et  des  eaux, 
Où  s'éteint  un  beau  soir  sur  des  chaumières  blanches , 
Des  sources  aux  flots  bleus  voilés  de  liserons, 
Des  prés  où  quand  le  pied  dans  la  grande  herbenage  , 
Chaque  pas  aux  genoux  fait  monter  un  nuage 
D'étamine  et  de  moucherons. 

Des  vents  sur  les  guérets  ces  immenses  coups  d*ailcs , 
Qui  donnent  aux  épis  leurs  sonores  frissons  , 
L'aubépine  neigeant  sur  le  nid  des  buissons  , 
Les  verts  étangs  rasés  du  vol  des  hirondelles  ; 
Les  vergers  allongeant  leur  grande  ombre  du  soir. 
Les  foyers  des  hameaux  ravivant  leurs  lumières , 
Les  arbres  morts  couchés  près  du  seuil  des  chaumières 
Où  les  couples  viennent  s'asseoir  ; 

Ces  conversations  à  voix  que  l'amour  brise, 
Où  le  mot  commencé  s'arrête  et  se  repeut, 
Où  l'avide  bonheur  que  le  doute  suspend 
S'envole  après  l'aveu  que  lui  ravit  la  brise  ; 
Ces  danses  où  l'amant  prenant  l'amante  au  vol. 
Dans  le  ciel  qui  s'entr'ouvre  elle  croit  fuir  en  rêve 
Entre  le  bond  léger  qui  du  gazon  l'enlève , 
Et  son  pied  qui  retombe  au  sol  ! 

Sous  ta  lente  de  soie  ou  dans  ton  nid  de  feuille 
Tu  vois  rentrer  le  soir,  altéré  de  tes  yeux, 
Un  jeune  homme  au  front  mâle,  au  regard  studieux  j 
Votre  bonheur  tardif  dans  l'ombre  se  recueille. 
Ton  épaule  s'appuie  à  celle  de  l'époux , 
Sous  son  front  déridé  ton  front  nu  se  renverse, 
Son  œil  luit  dans  ton  œil  pendant  que  ton  pied  berce  . 
Un  enfant  blond  sur  tes  genoux  ! 

De  les  yeux  dessillés  quand  ce  voile  retombe , 
Tu  sens  ta  joie  humide  et  tes  mains  pleines  d'eau  ; 
Les  murs  de  ce  réduit  où  flottait  ce  tableau 
Semblent  se  rapprocher  pour  voûter  une  tombe  j 


260  REVUE  DE  PAIUS. 

Ta  lampe  y  Jette  j'»  peine  un  reste  de  clarté, 
Sous  tes  beaux  pieds  d'enfant  tes  parures  s'écoulent 
Et  les  cheveux  épars  et  les  ombres  déroulent 
Leurs  ténèbres  sur  ta  beauté. 


Cependant  le  temps  fuit ,  la  jeunesse  s'écoule, 
Tes  beaux  yeux  sont  cernés  d'un  rayon  de  pâleur, 
Des  roses  sans  soleil  ton  teint  prend  la  couleur, 
Sur  ton  cœur  amaigri  ton  visage  se  moule, 
Ta  lèvre  a  replié  le  sourire  ,  ta  voix 
A  perdu  celte  note  oii  le  bonheur  tressaille  ; 
Des  airs  lents  et  plaintifs  mesurent  maille  ù  maille 
Le  lin  qui  grandit  sous  tes  doigts. 

Eh  !  quoi  !  ces  jours  passés  dans  un  labeur  vulgaire 
A  gagner  miette  à  miette  un  pain  trempé  de  fiel. 
Cet  espace  sans  air,  cet  horizon  sans  ciel , 
Ces  amours  s'envolant  au  son  d'un  vil  salaire, 
Ces  désirs  refoulés  dans  un  sein  étouffant. 
Ces  baisers,  de  Ion  front  chassés  comme  la  mouche 
Oui  bourdonne  l'été  sur  les  coins  de  ta  bouche , 
C'est  donc  là  vivre  ,  ô  belle  enfant  ! 

Nul  ne  verra  briller  celte  étoile  nocturne  ! 
Nul  n'entendra  chanter  ce  muet  rossignol  ! 
Nul  ne  respirera  ces  haleines  du  sol 
Que  la  fleur  du  désert  laisse  mourir  dans  l'urne? 
Non ,  Dieu  ne  brise  pas  sous  ses  fruits  immortels 
L'arbre  dont  le  génie  a  fait  courber  la  tige  ; 
Ce  qu'oublia  le  temps ,  ce  que  l'homme  néglige  , 
11  le  réserve  à  ses  autels  ! 


Ce  qui  meurt  dans  les  airs  ,  c'est  le  ciel  qui  l'aspire. 
Les  anges  amoureux  recueillent  flots  à  flots , 
Cette  vie  écoulée  en  stériles  sanglots. 
Leur  aile  emporte  ailleurs  ce  que  la  voix  soupire, 


RKVL'K  DE  PARIS.  561 


El  ces  lanfîiieiirs  de  l'àme  où  {gérait  Ion  dcsdii. 
Et  les  iiU'urs  sur  la  .joue,  liélas  !  jamais  cueillits 
El  ces  espoirs  trompés,  et  ces  mélancolies  , 
Qui  pâlissent  ion  pur  malin. 


lis  composent  tes  chants,  mélodieux  murmure, 
Qui  s'échappe  du  cœur  par  le  cœur  répondu  , 
Comme  l'arbre  d'encens  que  le  fer  a  fendu 
Verse  eu  baume  odorant  le  sanfj  de  sa  blessure. 
Aux  accords  du  {jéuie  ,  à  ces  divins  concerts, 
Ils  mêlent  étonnés  ces  pleurs  de  jeune  tille 
Qui  tombent  de  ses  yeux  et  baiffnenl  sou  aiguille  , 
Et  tous  les  soupirs  sont  des  vers  ! 

Savent-ils  seulement  si  le  monde  l'écoulé? 
Si  l'indiffence  énerve  un  génie  inconnu? 
Si  le  céleste  encens  au  foyer  contenu 
Avec  l'eau  de  ses  yeux  dans  l'argile  s'égoutte? 
Qu'importe  aux  vois  du  ciel  l'humble  écho  d'ici-bas' 
Les  plus  divins  accords  qui  montent  de  la  terre, 
Sont  les  élans  muets  de  lame  solitaire 
Que  le  vent  même  n'entend  pas. 


Non  ,  je  n'ai  jamais  vu  la  pâle  giroflée , 
Fleurissant  au  sommet  de  quelque  vieille  tour 
Que  balle  vent  du  nord  ou  l'aile  du  vautour, 
Incliner  sur  le  mur  sa  lige  échevelée; 
Non  ;  je  n'ai  jamais  vu  la  stérile  beauté  , 
Pâlissant  sous  ses  pleurs  sa  fleur  décolorée. 
S'exhaler  sans  amour  et  mourir  ignorée  , 
Sans  croire  à  l'immortalilé  ! 


Passe  donc  les  doigts  blancs  sur  les  yeux,  jeune  fille, 
Et  laisse  évaporer  ta  vie  avec  leschanls; 
Le  soiifîledu  Très-Haut  sur  chaque  hei  Ite  des  champs 
Cueille  la  perle  d'nr  où  l'auroie  àcinlille; 


262  REVUE  DE  PARIS. 

Toute  vie  est  un  flot  de  la  mer  de  douleurs  ; 
Leur  amertume  un  jour  sera  ton  ambroisie  ; 
Car  l'urne  de  la  gloire  et  de  la  poésie 
Ne  se  remplit  que  de  nos  pleurs! 


Alphonse  de  Lamartine. 

Saint-Point,  27  août  1838. 


1 


Critique  Cittcrairc- 


ARTHUR, 

PAR   EUGÈNE  SUE   (I). 


Peu  de  livres  aujourd'hui  paraissent  sans  l'exposition  des 
principes  qui  tourmentent  intérieurement  la  conscience  de  l'au- 
teur. Ce  sont  les  préoccupations  sérieuses  de  notre  époque  qui 
semblent  imposer  une  telle  exigence  aux  esprits  les  plus  irré- 
fléchis, et  M.  Eugène  Sue  ,  quoique  romancier,  n'est  pas  de  ce 
nombre;  il  possède  naturellement,  au  contraire,  une  certaine 
humeur  philosophique  qui  ajoute  quelque  portée  de  plus  à  ses 
meilleures  inspirations  de  verve  dramatique ,  à  ses  peintures 
les  plus  animées  des  mœurs  de  la  société  contemporaine.  Tou- 
tefois ,  les  préfaces  de  M.  Sue,  d'ordinaire,  sont  moins  heureuses 
que  ses  romans.  Celle  A' Arthur,  sous  prétexte  de  nous  donner 
l'explication  historique  du  sujet,  s'est  laissée  entraînera  des 
considérations  qui  ne  seront  pas  du  goût  de  bien  des  moralistes. 
Pour  le  public  aussi,  et  M.  Sue  lui-même  le  prévoit ,  ce  sera 
chose  difficile  d'admettre  celte  vérité  éternelle  ^  que  la  vertu 
est  malheureuse  et  le  vice  heureux  ici-bas.  Mais  s'il  n'a  pu 
jusqu'ici  prouver  efficacement  à  ses  lecteurs  la  logique  essen- 

(1)  2  vol,  in-18,  Société  Typographique  belge,  Ad.  Wahlcn  et  com- 
pagnie 


264  l\LVLi';  1>E  l'AKlS. 

(iclk  de  tons  ses  livres ,  railleur  s'en  console  du  moins  par 
l'exemple  de  Galilée ,  s'écriant  dans  son  cacliol  :  E  pur  si 
m Hove  ! 

Il  ne  doit  pas  être  permis  à  la  critique  de  douter  que  la  fable 
principale  à'Jrthnr  ne  soit  un  essai  biographique.  M.  Sue 
consacre  d'abord  quelques  lignes  de  sa  préface  à  l'aftinner,  et 
quelques  chapitres  de  sa  publication  à  nous  raconter  comment 
il  est  devenu  possesseur  du  Journal  d'un  inconnu.  Nous  pou- 
vons avouer  néanmoins  que  son  récit ,  tel  qu'il  le  livre  au  lec- 
teur, contient  des  détails  assez  romanesques  pour  que  celle 
histoire  ait  les  apparences  d'une  invention  d'ailleurs  ingé- 
nieuse. 

C'est  un  notaire  qui  entre  en  scène  avec  l'écrivain.  L'auteur 
cherchait  ù  acquérir  une  propriété  dans  un  de  nos  départe- 
ments du  Midi  ;  un  homme  de  loi  lui  apprend  qu'il  y  a  un  bien 
(le  campagne  à  vendre  ,  sur  le  littoral  de  la  Méditerranée. 
Ce  n'est  pas  un  presbytère  ,  quoiqu'il  faille  s'adresser,  sur  les 
lieux,  à  un  curé;  mais,  du  reste,  on  i)0urra  s'arranger  à  l'a- 
miable cl  avantageusement ,  car  il  s'agit  d'une  vente  par  suilo 
de  mort  subite,  et  l'on  a  fait  dans  cette  maison  des  dépenses 
folles.  Ces  renseignements  piquent  la  curiosité  du  romancier 
«|ui  monte  en  chaise  de  poste  et  trouve  un  nouvel  inlerloculeur 
dans  son  postillon. 

Cet  homme  est  allé  ,  deux  fois  en  sa  vie ,  au  village  ignoré 
de  ***.  Les  deux  voyageurs  ne  se  ressemblaient  guère,  dit-il. 
La  première  fois  ,  cent  sous  de  guide  ;  six  chevaux  à  une  ber- 
line dont  les  stores  étaient  soigneusement  baissés;  un  homme  et 
une  femme  de  confiance,  sur  le  siège  de  derrière  ;  un  courrier 
muet ,  mais  {fénéreux  ,  qui  payait  tout  avec  de  l'or  !  Cependant , 
(  liose  étrange,  la  berline  n'a  jamais  repassé ,  de|)uis  bientôt 
deux  ans  ,  quoi(|u'il  n'y  ait  aucune  autre  issue  à  ce  défilé  reculé 
contre  la  mer.  Le  second  voyage  a  été  bien  différent.  Il  n'y  a 
que  trois  mois,  dans  une  mauvaise  calèche  à  rideaux  de  cuir  et 
couverte  de  boue  ,  le  postillon  a  conduit  un  faux  vieillard  qui 
lutoyait  chacun  et  nommait  chacun  son  ami,  mais  (jui  ne  payait 
les  guides  qu'îi  vingt-cinq  sous;  (|ui  faisait  l'agonisant  et  qui 
défendait  d'aller  trop  vite  ,  mais  qui  n'était  pas  fâché  d'arriver 
plus  vite  encore,  seulement  avec  économie!  Ce  même  vieillard 
por>îait  une  boile  de  pistolets ,  (juand  il  descendit  au  terme  fataL 


REVUE  DE  PARIS.  96S 

Il  a  disparu  tout  A  coup  à  travers  les  bois,  en  abandonnant  sa 
calèche  pour  ne  plus  revenir,  car  personne  ne  revient  de  ce  vil- 
lage de*"*  !  Telle  est  la  contre-partie  du  premier  voyage;  telles 
sont  les  mystérieuses  confidences  que  M.  Eugène  Sue  reçoit  avant 
de  se  rendre  au  presbytère ,  où  le  reste  de  ce  grand  secret  va  se 
faire  connaître. 

Le  curé  d'abord  est  absent,  et  jugez  comme  le  visiteur  s'im- 
patiente. La  sœur  du  jeune  abbé  soupire  et  manque  de  se  trou- 
ver mal ,  dès  que  M.  Sue  s'informe  de  la  propriété  à  vendre.  Le 
prêtre,  à  son  tour,  pAle  et  défait,  n'aborde  le  seuil  de  la  pro- 
priété qu'en  tremblant,  et  ne  pénètre  dans  les  appartements  que 
les  larmes  aux  yeux.  Si  toutes  ces  préparations  étaient  présen- 
tées dans  un  style  moins  prolixe  ,  elles  seraient  assurément  très- 
intéressantes  ;  mais  le  romancier  manque  peut-être  de  réserve 
en  sa  manière  d'écrire  et  surtout  de  raconter. 

Des  meubles  de  femme,  une  harpe,  un  volume  A'Obermaim 
encore  ouvert ,  le  portrait  d'un  enfant ,  la  miniature  d'un  homme 
de  la  plus  parfaite  physionomie  :  un  autre  portrait ,  celui  d'une 
femme  semblable  à  un  ange  et  de  la  beauté  la  plus  ravissante 
arrachent  enfin  au  curé ,  longtemps  discret ,  l'aveu  d'une  pro- 
fonde douleur  et  d'un  secret  terrible.  Aussitôt ,  comme  il  fait 
une  grande  tempête  au  dehors,  le  romancier  profite  de  l'hospita- 
lité du  presbytère.  Nous  arrivons  enfin  à  Thistoire  du  comte 
Arthur,  qui  ne  s'interrompt  plus  qu'à  la  tin  des  deux  volumes  déjà 
publiés,  et  dont  le  dénoûment  définitif  est  promis  dans  une 
seconde  livraison. 

Lors  de  ce  complément  de  l'œuvre,  nous  reviendrons  sans 
doute  nous-même  à  notre  tâche.  Mais  s'il  est  inutile  de  déflorer 
ici ,  par  l'analyse,  une  intrigue  dont  le  mystère  est  une  des  plus 
attachantes  qualités ,  nous  pouvons  du  moins  apprécier,  en  ce 
qu'elle  est  déjà  ,  cette  première  partie,  si  importante.  La  don- 
née ,  après  tout,  s'en  détache  avec  une  suffisante  évidence,  et 
les  combinaisons,  qui  nous  ont  ému  jusqu'à  présent,  doivent 
être,  dans  leur  cadre  relatif,  indépendantes  de  l'ensemble. 
Quant  aux  caractères  des  personnai;es  avec  lesquels  l'auteur 
semble,  il  est  vrai ,  n'en  avoir  pas  encore  fini ,  ce  n'est  pas  une 
injustice  cependant  de  les  soumettre,  dès  ce  moment,  à  l'examen 
de  la  critique. 

La  donnée  du  roman  CC Arthur  est  désolante  par  l'équivoque 
2  23 


265  REVUE  DE  PARIS. 

qu'elle  renferme.  Nous  le  sentons  à  regret ,  les  faits  y  dessinent 
l'idée  dans  un  jour  douteux,  et  sous  des  conditions  artificielles 
de  ressemblance  avec  la  réalité.  Le  comte  Arthur,  dont  personne 
ne  sait  l'autre  nom ,  se  confesse  ainsi  dans  un  journal  qui  rend 
compte ,  non  pas  de  tous  les  faits ,  mais  de  tous  les  sentiments 
de  son  existence  : 

A  vingt  ans ,  le  comte  revient  d'un  long  voyage  en  Espagne  et 
en  Angleterre  ,  pour  revoir  son  père  devenu  vieux  et  malade , 
qui  s'est  retiré  dans  une  de  ses  terres.  Les  gens  du  château  por- 
tent le  deuil  de  ia  mère  du  comte,  morte  avant  l'âge  durant  son 
absence ,  et  une  grande  désolation  plane  encore  dans  tous  les 
souvenirs.  A  l'arrivée  de  son  fils,  le  père,  tout  à  fait  mécon- 
naissable ,  ne  peut  se  lever  de  son  siège  pour  l'embrasser,  et  le 
comte  Arthur  frémit  d'une  crainte  instinctive  devant  lui.  Un 
jugement  droit  et  infaillible,  longtemps  appliqué  aux  hommes 
et  aux  choses,  a  développé  dans  ce  vieillard  une  insensibilité 
stoïque ,  et ,  par  logique  d'égoïsme  humain ,  il  n'a  jamais  lutté 
contre  cette  seconde  nature.  Il  aimait  son  fils;  mais  ,  à  la  veille 
de  mourir,  il  se  contente  de  lui  faire  récapituler  sa  fortune  ,  de 
l'engager  à  vivre  toujours  seul ,  et  il  lui  donne  pour  souverain 
conseil ,  de  se  rappeler  sans  cesse  que  tout  est  dans  l'or,  hon- 
neur et  bonheur.  Après  quoi ,  le  comte  fondant  en  pleurs  et 
jurant  des  sentiments  de  piété  éternelle ,  l'inexorable  vieillard 
va  plus  loin  :  il  répète  qu'il  sera  oublié  tout  à  l'heure  lui-même , 
qu'il  le  sait  et  ne  s'en  afflige  pas ,  car  l'unique  morale ,  supé- 
rieure aux  préjugés  de  là  société  ,  est  de  tout  pardonner  et  de 
tout  comprendre.  Or  ces  mots  expirent  à  peine  sur  ses  lèvres, 
qu'il  s'éteint;  et  cette  triste  expérience  est  recueillie  par  Arthur 
avec  le  dernier  soupir  de  son  père.  Fatalité  bien  autrement  ino- 
culée aux  veines  du  jeune  homme  que  ne  le  serait,  pour  nos 
imaginations  ,  celle  de  la  destinée  antique  !  Cette  donnée  nous 
paraît  heureusement  conçue  au  point  de  vue  dramatique;  mais 
nous  la  trouvons  monstrueuse ,  à  vrai  dire.  Aussi  prenons-nous 
nos  réserves  contre  cet  arrangement  ,  où  l'intervention  de  la 
volonté  du  romancier  est  trop  évidente.  Une  semblable  péripétie, 
qu'on  peut  supposer  sans  doute ,  répugne  toutefois  aux  convic- 
tions les  plus  profondes  de  l'âme  du  lecteur.  Si  un  père  existait, 
par  hasard  ,  capable  de  léguer  à  son  fils  des  révélations  aussi 
meurtrières,  ce  mauque  de  i)rcYoyauce  serait  expliqué  par  la 


REVUE  DE  PARIS.  ÎÊ89 

dégradation  morale  ,et  le  fils,  à  qui  l'on  ferait  des  adieux  ,  se 
consolant  d'une  si  funeste  leçon  ,  pourrait  l'entendre  impuné- 
ment. Mais  il  n'«n  est  pas  ainsi  du  comte  Arthur. 

Durant  quelques  mois  ,  celte  impression  des  paroles  du  mou- 
rant paraît  s'elFaoer  dans  l'esprit  du  fils.  Il  s'éprend  d'amour 
pour  sa  cousine  Hélène ,  qui  est  la  plus  sainte  des  femmes. 
Il  la  voit  si  affectueuse  pour  lui ,  il  est  témoin  de  tant  d'actes 
secrets  de  dévouement ,  que  ,  bien  loin  de  la  soupçonner  d'a- 
bord de  quelque  vil  intérêt ,  il  croit ,  en  l'aimant ,  ne  lui 
payer  qu'une  dette  de  reconnaissance.  Mais  le  doute  fatal  qu'il 
a  hérité  de  son  père  se  réveille.  Dès  lors  la  passion  d'Hélène 
ne  devient  plus ,  à  ses  yeux ,  qu'une  comédie  jouée  par  la 
convoitise.  Cependant  il  chérit  sincèrement  sa  cousine  j  mais 
il  la  tourmente  ,  il  la  maltraite  ,  et  il  finit  par  l'humilier  telle- 
ment qu'elle  arrive  avec  lui  au  mépris ,  à  la  haine  et  à  une 
rupture  décisive. 

Le  comte  Arthur  vient  à  Paris.  Il  y  promène  fastueusement 
sa  coquette  mélancolie.  On  le  regarde ,  on  veut  le  connaître ,  on 
cherche  à  le  séduire.  Les  élégants,  aux  sympathies  rares  et 
difficiles,  se  disputent  son  intimité.  M.  de  Carnay,  un  des 
hommes  les  plus  distingués  de  la  bonne  compagnie ,  l'emporte 
sur  tous  les  autres.  M.  de  Carnay  le  conduit  à  une  course  qui 
va  faire  scandale  dans  le  monde.  On  se  raconte  à  l'oreille  que 
deux  élégants  ont  fait  un  pari  à  se  casser  le  cou,  pour  les  beaux 
yeux  de  la  marquise  de  Penafiel.  La  marquise  assistera  à  ce 
charmant  spectacle  ,  et  le  soir,  elle  se  montrera  encore  dans  sa 
loge  de  l'Opéra ,  quelle  que  soit  l'issue  de  la  lutte.  Et ,  en  effet , 
les  choses  se  passent  comme  elles  ont  été  prédites.  Seulement  la 
marquise  a  eu  l'impertinence,  ajoute-t-on,  de  s'amouracher 
d'un  certain  Ismaïl ,  Arabe  de  bonne  mine.  Heureusement  le 
comte  Arthur  est  le  seul  à  ne  pas  croire  ces  calomnies,  ou  du 
moins  à  faire  semblant  de  les  démentir.  Sa  protégée  le  sait  à  la 
longue  et  veut  lui  en  témoigner  sa  gratitude.  Ils  se  rencontrent 
par  un  hasard  prévu.  Tout  à  coup,  dès  les  premières  explications 
de  la  marquise  ,  c'est  une  grande  passion  qui  se  déclare  de  la 
part  d'Arthur  lui-même.  Il  renonce  à  ses  plus  chers  caprices 
pour  celte  adorable  M^e  de  Penafiel ,  qui  a  été  si  longtemps  et 
si  indignement  calomniée.  Il  lui  sacrifie  tout,  ses  amis  et  même 
ses  chevaux.  11  se  fâche  avec  M.  de  Carnay,  qui  voulait  épouser 


268  REVUE  DE  PARIS. 

la  marquise ,  et  ne  la  détériorait  ainsi  dans  le  public  que  pour 
chasser  les  concurrents.  Arthur  va  donc  être  heureux  !  Mais  que 
deviendrait  la  fatalité  de  l'expérience  paternelle? 

Mille  incidents  surviennent ,  tous  très-bien  développés  par 
l'auteur,  dans  un  style  plein  de  chaleur,  et  racontés  avec  le  tact 
d'un  homme  qui  sait  le  monde.  A  la  fin  ,  le  doute  s'empare  de 
nouveau  d'Arthur,  qui  rompt  avec  M"'^  de  Penafiel.  Et  là-dessus, 
Hélène  reparait  sur  le  chemin  du  comte  ;  mais  un  de  ses  amis, 
étrange  original  qui  voyage  à  tous  les  bouts  de  la  terre  pour 
éviter  l'ennui,  lord  Falmoulh,  emmène  Arthur  ù  Marseille;  ils 
doivent  s'y  embarquer  ensemble  vers  un  pays  dont  le  jeune  lord 
cache  le  nom.  Le  roman  se  clôt  donc  sur  un  secret  de  plus. 

Toute  celle  première  intrigue  A^Artlmr  est  vraiment  filée 
avec  un  art  particulier.  L'épisode  de  la  marquise  de  Penafiel 
mérite  surtout  de  réussir.  U  serait  à  désirer  seulement  que  le 
style  de  M.  Sue  perdît  un  peu  de  sa  verbosité. 

L.-Y. 


LE  PAGE 

D'ARTHUR  DE  BRETAGNE. 


I. 

Au  treizième  siècle ,  la  bonne  ville  de  Rouen ,  capitale  de  la 
Normandie,  ce  joyau  brillant  delà  couronne  d'Angleterre  ,  n'é- 
tait pas  comme  aujourd'hui  une  ville  commerçante  et  riche , 
paisible  et  mollement  étendue  sur  la  rive  du  fleuve  qui  lui  ceint 
amoureusement  la  taille.  Les  ondes  vertes  et  capricieuses  de  la 
Seine  ne  disparaissaient  pas  sous  une  multitude  de  bâtiments  de 
toutes  sortes,  sloops,  cutters,  trois-mâts,  gabarres  hollandaises, 
ou  chasse-marées  bretons  ;  le  port  n'était  pas  animé  par  cette 
fbule  de  marins  et  de  carruyers  qui  transportent  les  produits 
des  deux  mondes  des  magasins  mobiles  et  chanceux  qui  les  ont 
apportés  dans  de  vastes  et  obscurs  magasins  dont  les  voûtes  éle- 
vées résonnaient  autrefois  des  chants  imposants  du  catholicisme. 
Rouen  n'était  pas  la  sœur  cadette  de  Paris ,  l'anneau  intermé- 
diaire qui  la  rattache  au  Havre  de  manière  à  ne  former  qu'une 
seule  ville  dont  le  fleuve  est  la  grande  rue.  Rouen  avait  de  hautes 
et  solides  murailles  flanquées  ça  et  là  de  grosses  tours  sur  les- 
quelles la  bannière  anglaise  flottait  sans  humilier  l'orgueil  des 
habitants  ;  car  celte  bannière  n'était  pas  le  signe  d'une  conquête 
oppressive,  car  Guillaume  le  Conquérant  était  parti  de  sa  capi- 
tale, duc  de  Normandie,  y  était  rentré  roi  d'Angleterre  et  avait 
rapporté  son  drapeau  humide  encore  des  brouillards  de  la 
Tamise.  Les  habitants  n'étaient  ni  Anglais  ni  Français,  ils  étaient 
sujets  du  duc  de  Normandie,  roi  d'Angleterre,  vassal  des  rois  de 
France.  La  ville  avait  une  physionomie  toute  guerrière,  et,  outre 
son  enceinte  de  granit,  elle  s'était  encore  bâti  des  forteresses  sur 
les  points  culminants,  surtout  une  qui,  debout  sur  la  côte  Sainte- 
Catherine,  semblait  une  sentinelle  avancée  placée  là  pour  sur- 
veiller les  approches  de  l'ennemi. 

25. 


270  REVUE  DE  PARIS. 

Ce  n^esl  pas  tout  encore  ;  du  milieu  même  du  fleuve  une  noire 
et  sombre  tour  se  dressait  comme  un  bras  décharné  prêt  à 
maudire.  Cette  tour  avait  une  garnison  particulière,  commandée 
par  un  chevalier  anglais  dévoué  à  Jean  sans  Terre,  qui  disputait 
alors,  à  Arthur  de  Bretagne,  son  neveu,  l'Angleterre  et  ses  dé- 
pendances sur  le  continent.  Arthur,  fils  deGeoffroi,  frère  aîné 
de  Jean,  et  de  Constance  de  Bretagne,  avait  des  droits  incontes- 
tables au  trône,  et  prouva,  par  la  manière  dont  il  se  servait 
d'une  épée ,  qu'un  sceptre  ne  serait  pas  trop  lourd  à  son 
bras. 

Philippe-Auguste,  le  roi  de  France,  était  un  politique  trop  ha- 
bile pour  ne  pas  sentir  que  la  guerre  entre  les  Anglais  laisserait 
reposer  la  France  et  affaiblirait  son  ennemie  j  en  conséquence  il 
accorda  à  Arthur  assez  de  secours  pour  rendre  la  lutte  égale  en- 
tre les  deux  rivaux,  et  attendit  patiemment  le  jour  oii  il  pourrait 
consolider  son  trône  des  débris  échappés  des  mains  défaillantes 
de  l'oncle  et  du  neveu. 

Arthur  jeta  dans  la  balance  ses  bandes  redoutables  de  fidèles 
Bretons  et  sa  lourde  épée  ;  Jean  sans  Terre  se  servit  contre  son 
neveu  d'une  arme  empoisonnée  qui  lui  était  familière,  de  la  per- 
fidie. La  Normandie  fut  l'arène  où  se  mesurèrent  les  deux  rivaux; 
Jean  perdait  l'un  après  l'autre  ses  châteaux  et  ses  villes ,  lors- 
qu'Arthur  ,  surpris  dans  une  embuscade,  tomba  entre  les  mains 
de  son  oncle. 

Dès  ce  jour  la  guerre  fut  terminée.  Jean  demanda  pour  ran- 
çon de  son  neveu  la  cession  absolue  de  tous  ses  droits.  Arthur 
refusa  ;  trop  jeune  encore  et  trop  novice  en  politique  pour  savoir 
que  les  traités  que  l'on  scelle  avec  l'écrou  d'une  chaîne  se  dé- 
chirent avec  la  pointe  d'une  épée.  Jean  essaya,  mais  en  vain,  de 
briser  par  une  dure  captivité  la  ferme  volonté  d'Arthur,  il  le  pro- 
mena de  cachots  en  cachots,  mais  l'âme  du  jeune  homme  se  re- 
trempait dans  l'adversité.  En  l'an  1201 ,  le  roi  anglais  donna 
l'ordre  de  transporter  son  prisonnier  dans  la  tour  de  Rouen,  iso- 
lée au  milieu  du  fleuve,  et  le  peuple,  qui  s'intéresse  toujours  à 
la  jeunesse,  au  malheur,  au  courage  réunis  dans  le  même  homme, 
s'habitua  dès  lors  à  regarder  la  sombre  tour  comme  une  prison 
qui  serait  bientôt  ensanglantée. 

Les  bateliers  mêmes  osaient  à  peine  pendant  le  jour  passer  au- 
près de  la  tour  silencieuse  ;  et  ceux  qui  s'étaient  hasardés  ù  s'en 


REVUE  DE  PARIS.  271 

approcher  le  plus  près  avaiont  raconté  qu'un  homme  au  visage 
sinistré,  se  montrant  à  la  seule  ouverture  qui  pût  mériter  le  nom 
de  fenêtre,  leur  avait  d'un  geste  ordonné  de  s'éloigner,  et  que  le 
mot  de  mort  était  venu  frapper  leurs  oreilles  comme  un  mur- 
mure lugubre.  Outre  cette  fenêtre  il  y  avait  à  la  tour  quelques 
ouvertures  bien  étroites  mais  tellement  garnies  de  barreaux  de 
fer  que  le  regard  même  ne  pouvait  s'y  glisser,  et  que  jamais  per- 
sonne n'avait  vu  par  laquelle  de  ces  meurtrières  le  prisonnier 
recevait  un  peu  d'air  et  de  soleil. 

Une  seule  fois  un  pêcheur  en  train  de  retirer  ses  fîlels  vit  tom- 
ber au  fond  de  sa  barque  une  pièce  d'argent  enveloppée  d'une 
feuille  de  parchemin,  et  se  baissa  vivement  pour  la  ramasser; 
presqu'aussitôt  un  coup  de  hache  lui  fendit  la  tête ,  la  Seine 
roula  dans  ses  ondes  un  cadavre  de  plus  ,  et  deux  barques ,  de 
l'une  desquelles  sortit  un  homme  bardé  de  fer  qui  disparut 
dans  la  tour,  furent  amarées  côte  à  côte  à  un  anneau  scellé  dans 
la  pierre. 

Depuis  cette  terrible  exécution ,  la  curiosité  des  habitants  de 
Rouen  et  des  pêcheurs  établis  sur  l'autre  rive  respecta  la  mysté- 
rieuse horreur  de  la  tour. 

Mais  la  toute-puissance  de  l'écrivain  ouvre  de  force  ces  livres 
de  granit  auxquels  les  rois  confient  souvent  des  épisodes  digues 
de  l'Enfer  du  Dante. 

Dans  une  chambre  obscure,  humide,  située  au  haut  de  la  tour 
au-dessous  de  la  plate-forme  sur  laquelle  résonnaient  les  pas 
monotones  d'une  sentinelle  anglaise,  un  homme  jeune  et  beau, 
assis  sur  une  lourde  escabelle  de  chêne,  auprès  de  l'étroite  em- 
brasure, regardait  d'un  œil  triste  la  Seine  qui  se  déroulait  au 
pied  de  la  tour,  calme  et  unie  comme  un  miroir.  Un  rayon  du 
soleil  se  glissant  furtivement  entre  les  barreaux  alla  se  briser  à 
l'angle  opposé  de  la  chambre  et  jeta  une  lueur  incertaine  et  va- 
cillante sur  une  masse  confuse  qui  s'agita  d'abord,  se  dressa  peu 
à  peu ,  et  devint  enfin  un  homme  d'une  taille  athlétique.  Après 
avoir  étendu  en  tous  sens  ses  longs  bras  rausculeux,  cet  homme 
parvint  en  deux  enjambées  auprès  de  son  jeune  compagnon,  et 
le  voyant  abimé  dans  sa  rêverie  secoua  la  tête,  tandis  que  ses 
traits  durs  et  sauvages  prenaient  une  singulière  expression  de 
respect  et  d'amour  qu'on  ne  les  aurait  pas  crus  susceptibles  d'ex- 
primer. 


373  REVUE  DE  PARIS. 

—  Oui.,.!  oui!  monseigneur,  dit-il  d'une  voix  basse,  je  con- 
çois voire  Irislesse ,  je  comprends  que  la  perte  de  tant  de  do- 
maines qui  étaient  à  vous  puissent  vous  arracher  une  larme  , 
quoique  le  vieil  Yvon,  le  ménestrel  de  Ploërmel,  dise  souvent  : 
Oue  des  larmes  déshonorent  la  barbe  d'un  homme.  Je  sais  bien 

qu'Arthur  de  Bretagne  peut  pleurer  des  sujets  qui  l'aiment 

Mais  tout  est  perdu,  vous  n'êtes  plus  roi  que  dans  cette  chambre 
et  de  tous  vos  sujets ,  de  tous  vos  soldats  il  ne  vous  reste  que 
votre  écuyer  Kerdolle,  dont  Jean  sans  Terre  a  rasé  le  château... 
Vos  regrets  ne  vous  rendront  rien,  il  faut  vous  résigner  et  at- 
tendre. 

Après  ces  consolations  qu'il  croyait  propres  à  calmer  la  dou- 
leur de  son  maître,  le  fidèle  écuyer  se  tut  comme  fatigué  du  pro- 
digieux effort  de  son  éloquence;  Arthur  sourit  amèrement  en 
montrant  ù  Kerdolle  une  barque  qui  se  laissait  dériver  au  cou- 
rant du  fleuve. 

—  Vois ,  Kerdolle,  dit-il  d'une  voix  douce ,  à  l'une  des  extré- 
mités de  cette  barque  est  un  pécheur  qui  jette  son  lîiet,  sa  femme 
ou  sa  maîtresse  tient  les  rames,  tout  à  heure  le  pêcheur  l'a  em- 
brassée ,  je  l'ai  vu ,  et  cette  pensée  m'est  venue  :  Que  ne  suis-je 
né  pêcheur? 

—  Jamais  cette  pensée  ne  me  viendrait  à  moi ,  répondit 
brusquement  l'écuyer,  vous  oubliez,  monseigneur,  que  c'est 
un  noble  sang ,  que  c'est  le  sang  des  rois  qui  coule  dans  vos 
veines. 

—  Et  tu  oublies  ,  toi ,  Kerdolle ,  que  si  le  sang  des  rois  est 
plus  pur  que  celui  du  manant,  il  y  a  bien  des  ennemis  sur  cette 
terre  qui  désirent  en  ouvrir  les  sources  avec  la  lame  d'un  poi- 
gnard. 

Par  un  reste  d'habitude,  le  Breton  fit  un  brusque  mouvement 
comme  pour  saisir  la  garde  de  son  épée. 

—  Oh  !  tu  n'as  plus  d'épée,  mon  brave,  dit  Arthur ,  mon  oncle 
sait  trop  bien  que  si  le  fer  enchaîne,  le  fer  délivre  aussi,  et  qu'un 
noble  cœur  craint  plus  le  déshonneur  que  la  morl...  Son  nom 
lui  pèse,  vois-tu,  il  ne  veut  plus  être  Jean  sans  Terre,  il  veut 
que  je  lui  vende  mon  royaume  pour  un  peu  de  soleil,  dont  une 
prison  étroite  fait  sentir  tout  le  prix...  Oh!  Kerdolle,  Kerdolle! 
si  ce  qu'il  me  demande  n'était  pas  une  lâcheté  flagrante  ,  une 
rébellion  conlre  la  volonté  de  Dieu  qui  lient  dans  sa  main  les 


I 


REVUE  DE  PARIS.  273 

destins  des  rois,  si  je  ne  craignais  pas  que  mon  peuple  ne  me 
maudît  un  jour  de  l'avoir  volontairement  livré  aux  appétits  de 
bête  fauve  de  Jean  sans  Terre,  je  donnerais  l'Angleterre  et  la 
Normandie  qui  m'appartiennent  par  mon  père  Geoffroi,  la  Bre- 
tagne que  me  garde  Constance  ma  mère,  pour  pouvoir  vivre  ne 
fût-ce  qu'une  heure  dans  la  barque  de  ce  pêcheur  et  me  laisser 
bercer  par  le  fleuve...  Kerdolle,  c'est  quelque  chose  d'horrible 
que  celle  prison  ;  l'eau  ruisselle  sur  le  mur,  et  ces  barreaux,  ces 
horribles  barreaux  ne  me  laissent  pas  apercevoir  le  ciel....  Je 
donnerais  dix  ans  de  ma  vie  pour  les  voir  se  détacher  et  tomber 
dans  le  fleuve. 

En  disant  cela  Arthur  frappa  de  son  poing  fermé  les  barreaux 
de  l'embrasure  jusqu'à  ce  que  la  douleur  l'obligeât  à  laisser 
tomber  sans  force  sa  main  meurtrie  et  ensanglantée.  Kerdolle 
stupéfait  de  la  violence  pétulante  de  son  mailre  l'avait  laissé 
faire,  et  le  vit  retomber  accablé  sur  son  siège  ,  les  deux  mains 
appuyées  sur  son  front.  Alors  il  s'avança,  se  mit  à  examiner  at- 
tentivement les  barreaux ,  secouant  en  même  temps  la  tête  d'un 
air  de  doute.  Peu  à  peu  cependant  il  mit  plus  d'intérêt  dans  sa 
recherche,  et  un  éclair  de  joie  brilla  dans  ses  yeux,  lorsqu'il  re- 
connut que  la  pierre  supérieure,  dans  laquelle  étaient  scellés  les 
barreaux,  avait  été  déjà  ébranlée  par  les  efforts  continus  d'un 
ancien  prisonnier,  que  la  mort  ou  un  changement  de  cachot 
avait  sans  doute  interrompus.  Kerdolle  se  débarrassa  de  son 
pourpoint  qu'il  jeta  à  l'autre  bout  de  la  prison,  promena  un  re- 
gard de  satisfaction  sur  ses  bras  velus  ,  le  long  desquels  se  des- 
sinaient en  relief  des  muscles  puissants ,  empoigna  les  bar- 
reaux ,  les  secoua  rudement  et  poussa  un  cri  rauque  en  les 
sentant  trembler. 

Ce  cri  lit  lever  la  tête  à  Arthur,  il  posa  la  main  sur  les  bras  de 
Kerdolle  et  murmura  le  mot  :  impossible. 

—  Peut-être,  fit  Kerdolle. 

H  traîna  au  milieu  de  la  chambre  le  lit  d'Arthur  pour  en  faire 
un  point  d'appui  à  son  pied  ,  ensuite  il  saisit  les  barreaux  de  ses 
deux  larges  mains  ;  bientôt  ses  muscles  se  roidirent,  craquèrent 
avec  bruit  ;  les  veines  du  front  se  gonflèrent  au  point  de  se  briser, 
tandis  que  de  larges  gouttes  de  sueur  tombaient  une  à  une  de 
son  visage  sur  ses  bras.  Arthur  regardait  avec  un  intérêt  mêlé 
de  crainte  ,  il  lui  semblait  à  tous  moments  que  les  bras  de  Ker- 


274  REVUE  DE  PARIS. 

dolle  allaient  se  biiser  ;  mais  la  pierre  céda ,  se  détacha  entière- 
ment du  mur ,  et ,  son  poids  se  joignant  aux  efforts  de  Kerdolte, 
trois  des  barreaux  se  brisèrent,  le  quatrième  ploya  et  la  pierre 
resta  suspendue  à  Textrémilé  de  ce  barreau  au-dessus  du  fleuve. 
Une  vive  lumière  inonda  toute  la  chambre,  l'air  j)énélra ,  et 
Arthur,  se  penchant  à  demi  en  dehors  de  l'embrasure  ,  attacha 
ses  regards  sur  les  belles  campagnes  de  Rouen,  et  ne  vit  pas  que 
Kerdolle  épuisé  était  tombé  sans  forces  sur  le  lit. 

—  Viens,  viens  près  de  moi,  mon  bon  Kerdolle,  criait  Arthur, 
ivre  de  joie ,  viens  ,  j'aime  voir  flotter  sur  la  tour  de  Rouen  la 
bannière  anglaise  quoique  ce  ne  soit  pas  la  mienne;  peut-être 
pourrons  nous  fuir  par  ici  ;  peut-être  que  le  ciel  nous  réserve 
encore  de  glorieux  périls  !  Comme  ces  campagnes  sont  riches  , 
comme  le  ciel  est  beau  avec  ces  nuages  légers  que  la  brise  pousse 
devant  elle!  Je  vois  là-bas  la  barque  de  tout  à  l'heure;  voici 
deux  autres  barques  qui  se  détachent  du  rivage,  l'une  d'elles 
vient  de  ce  côté,  il  me  semble  même  que  l'on  agite  un  mouchoir 
en  signe  d'amitié.,..  Mais  ce  n'est  pas  au  prisonnier  de  Jean  que 
ce  signal  s'adresse. 

Étonné  de  ne  pas  recevoir  de  réponse ,  Arthur  se  retourna  et 
s'aperçut  alors  que  Kerdolle  était  sans  connaissance.  Une  pâleur 
mortelle  s'était  répandue  sur  tous  ses  traits ,  et  ses  bras,  parse- 
més de  taches  livides,  pendaient  de  chaque  côté  du  lit;  les  yeux 
étaient  fermés,  les  lèvres  étaient  blanches. 

—  Ah  !  dit  Arthur  à  demi  voix,  faut-il  qu'un  caprice  d'enfant 
ait  coûté  la  vie  à  mon  dernier  ami...  Non,  son  cœur  bat  encore... 
Kerdolle  !... 

Naturellement  la  pensée  vint  à  Arthur  d'appeler  du  secours  ; 
mais  il  se  dit  que  si  le  geôlier  apercevait  les  barreaux  brisés  de 
la  croisée,  le  gouverneur  de  la  tour  ferait  transférer  son  prison- 
nier dans  un  autre  cachot ,  et  il  ne  voulut  pas  détruire  le  bon- 
heur dont  il  avait  si  peu  de  temps  à  jouir...  Il  jeta  de  l'eau  au 
visage  de  Kerdolle ,  lui  frappa  dans  les  mains  ,  lui  frotta  les 
tempes  avec  un  peu  de  vin  ,  et  respira  avec  force,  soulagé  d'un 
fardeau  qui  lui  écrasait  la  poitrine  ,  lorsqu'il  vit  le  fidèle  Breton 
ouvrir  les  yeux,  sourire,  et  se  précipiter  avec  ardeur  à  l'embra- 
sure débarrassée  de  ses  horribles  défenses. 

—  Kerdolle ,  dit  Arthur ,  si  nous  pouvions  cacher  celle 
brèche  jusqu'à  ce  soir ,  dès  que  la  nuit  sera  venue ,  nous  nous 


REVUE  DE  PARIS.  275 

précipiterons  dans  la  Seine,  et  nous  nagerons  jusqu'à  Tautre 
bord. 

—  Nous  nous  briserons  sur  les  masses  de  pierre  et  de  bois  qui 
portent  la  tour.... 

Ces  mots,  prononcés  d'une  voix  calme  et  ferme,  étouffèrent 
dans  l'âme  d'Arthur  toute  lueur  d'espoir,  et  n'y  laissèrent  que  le 
découragement.  L'imagination  avait  pour  un  moment  créé  (ont 
un  avenir  de  gloire  et  de  puissance  au  jeune  duc  déchu  ,  et  la 
réalité  revint  à  son  tour  sous  des  couleurs  rendues  plus  sombies 
encore  par  le  contraste. 

—  Pourquoi  donc  as-tu  brisé  ces  barreaux ,  dit-il  à  Ker- 
doUe? 

—  Vous  auriez  donné  dix  ans  de  votre  vie  pour  voir  un  instant 
le  ciel  et  la  terre  de  Normandie... 

—  Et,  maintenan,  je  voudrais  mourir  ! 

—  Parce  que  vous  avez  vu  par  cette  ouverture  une  couronne 
royale  au  bout  de  l'horizon? 

—  Tu  n'espères  donc  plus,  Kerdolle? 

—  Votre  rival  se  nomme  Jean  sans  Terre. 

—  Et  j'ai  en  vain  souhaité  de  le  trouver  au  bout  de  ma  lance 
sur  le  champ  de  bataille. 

—  Richard  Cœur  de  Lion  l'avait  bien  jugé;  c'est  un  lâche  qui 
n'ose  tenir  une  épée ,  mais  le  poignard  est  moins  lourd.  Dieu 
vous  garde  de  la  présence  de  votre  oncle.  Il  viendra  encore  vous 
solliciter  ici  de  renoncer  à  vos  droits. 

—  Jamais...  Je  mourrai  roi  d'Angleterre. 

Kerdolle  ne  répondit  plus  rien  ,  et  Arthur  se  laissa  aller  à  de 
pénibles  réflexions  dont  il  fut  bientôt  tiré  par  un  chant  mono- 
tone et  lent  qui  troubla  le  silence  de  la  prison.  L'étonnement  se 
peignit  sur  les  visages  des  captifs;  ils  étendirent  tous  deux  la 
main  en  même  temps  pour  commander  Tattention ,  et  enten- 
dirent alors  distinctement  les  paroles  naïves  d'un  lai  breton. 

C'était  une  chanson  d'amour,  et  la  voix  qui  la  faisait  entendre 
semblait  être  une  voix  de  femme  ou  d'enfant...  Le  dernier  mot 
de  la  chanson  était  :  espoir  ! 

—  Espoir  !  répéta  machinalement  Arthnr  ,  en  faisant  signe  à 
Kerdolle  de  regarder  sur  le  fleuve. 

Mais  la  voix  s'était  tue,  et  Kerdolle  ne  vit  rien. 

—  Ce  u'est  pas  un  hasard,  Kerdolle,  qui  a  fait  retentir  ici« 


276  REVUE  DE  PARIS. 

dans  ce  pays  où  notre  lanfîue  est  inconnue ,  un  des  lais  de  nos 
ménestrels?...  Nous  avons  un  ami. 

—  C'est  un  enfant  ou  une  femme,  dit  Kerdolic. 

Presque  aussitôt  un  bruit  de  pas  retentit  sur  l'escalier  de 
pierre  de  la  tour ,  et  le  verrou  extérieur  fit  entendre  sa  voix 
rauque. 

Kerdolle,  se  jetant  alors  du  côté  de  l'embrasure,  .s'y  appuya 
de  manière  A  la  masquer  entièrement;  mais  la  précaution  était 
inutile,  car  la  porte  s'ouvrit  à  peine.  Une  forme  svelte  se  glissa 
dans  la  cbambre,  et  la  porte  se  referma. 

—  Un  page  de  la  duchesse  de  Bretagne,  s'écria  Kerdolle... 

—  Non  ,  Kerdolle ,  dit  le  prétendu  page  en  se  jetant  dans  les 
bras  d'Arthur. 

—  C'est  elle,  cria  celui-ci,  c'est  elle!...  Yseult,  Yseult....  Je 
l'attendais! 

II. 

Ce  fui  un  roman  bien  simple  et  malheureusement  trop  court 
que  l'histoire  des  amours  d'Yseult  et  d'Arthur.  11  n'y  avait  eu 
dans  leur  liaison  ni  obstacles  à  vaincre,  ni  jalousie,  ni  rivalités 
à  craindre.  Trois  mois  environ  avant  de  tomber  dans  les  pièges 
de  son  oncle  ,  Arthur,  dans  une  rencontre  avec  un  parti  d'An- 
glais ,  allait  être  tué  par  deux  hommes  d'armes  qui  s'achar- 
naient après  sa  personne  ;  quoique  renversé  de  cheval,  il  se  dé- 
fendait avec  toute  l'énergie  d'un  homme  qui,  sûr  de  périr,  veut 
au  moins  vendre  sa  vie  cher,  lorsqu'un  chevalier  breton  se  jeta 
entre  Arthur  et  les  assaillants ,  fit  mordre  la  poussière  à  celui 
qui  pressait  le  jeune  duc  de  plus  près,  força  l'autre  à  reculer, 
donna  au  prince  le  temps  de  se  dégager,  mais  paya  de  sa  vie  ce 
Irait  de  force  et  de  courage.  Le  gentilhomme  breton  laissait  une 
fille  unique,  pauvre  et  seule  au  monde  ;  Arthur  jura  de  l'adop- 
ter. Il  se  rendit  au  manoir  solitaire  du  chevalier,  vit  Yseult, 
l'aima  et  ne  lui  cacha  pas  son  amour.  Arthur  était  beau,  brave, 
loyal,  et  de  jilus  prince  et  presque  roi.  C'était  plus  qu'il  n'en 
fallait  pour  réussir  auprès  d'une  jeune  fille  orpheline,  dont  le 
cœur  ne  pouvait  rester  vide.  Elle  accepta  Arthur  pour  son  che- 
valier,  et  ne  compta  plus  parmi  ses  jours  de  jours  heureux  que 
ceux  qu'Arlhur  venait  passer  auprès  d'elle  dans  le  manoir  soli- 


REVUE  DE  t'ARlS.  289 

(aii'C.  Là  ,  tous  deux  oubliaient  le  monde  cl  ses  sanglantes  que- 
relles; dans  le  cœur  d'Arllnir,  l'amour  était  assez  puissant  pour 
étouffer  l'ambition  et  la  soif  des  combats;  Yseult ,  de  son  côté, 
se  livrait  tout  entière  à  cette  science  du  bonheur  que  les  femmes 
comprennent  mieux  que  nous ,  et  à  laquelle  elles  savent  nous 
initier.  Mais  ce  n'était  pas  Arthur  qui  voulait  une  couronne,  c'é- 
tait un  peuple  entier  qui  voulait  un  roi  ;  la  guerre  civile  était 
debout,  et  les  mille  voix  de  ceux  qu'elle  entrainail  à  sa  suite  ar- 
rachaient Arthur  à  ses  extases,  à  son  délicieux  égoïsme.  Pen- 
dant son  absence,  Yseult,  retirée  dans  une  petite  tourelle  confi- 
dente de  tous  ses  secrets,  passait  le  temps  à  rêver  de  son  cheva- 
lier, à  soupirer  doucement  des  lais  d'amour  que  lui  avait  appris 
Arthur.  Jamais    les  absences  n'étaient  bien  longues,  et  Arthur 
savait  les  adoucir  par  de  fréquents  messages  qu'il  adressait  à 
Yseult.  Souvent  ce  n'était  qu'une  fleur  sauvage  en  échange  de 
laquelle  elle  envoyait  une  rose,  une  violette,  un  ruban,  et  les 
lettres  des  deux  amants  n'avaient  quelquefois  que  deux  mots  : 
je /a/wie;  quelquefois  un  seul,  Arthur  ou  Yseult.  Quediredeplus! 
11    arriva  pourtant  qu'une  de  ces  absences  fut  plus  longue 
que  de  coutume  et  plus  triste  aussi.  Arthur  n'avait  envoyé  per- 
sonne ,  Yseult  pleura  beaucoup  d'abord,  puis  elle  ne   pleura 
plus  :  elle  souffrait  trop.  L'idée  d'un  lâche  abandon  ne  vint  pas 
à  la  candide  jeune  fille,  elle  crut  qu'Arthur  était  mort;  et, 
comme  il  lui  avait  souvent  parlé  de  sa  mère  Constance,  Yseult 
alla  trouver  la  duchesse  à  Rennes  pour  parler  de  lui.  Ce  fut 
alors  qu'elle  apprit  sa  captivité.  Yseult  ne  concevait  pas  la  vie 
sans  Arthur,  elle  ne  s'occupa  plus  que  de  le  rejoindre  pour 
souffrir  avec  lui ,  pour  l'aider  à  porter  ses  chaînes.  Elle  frappa 
à  la  porte  de  toutes  les  prisons,  et  fut  partout  repoussée;  mais 
la  vie  l'eût  abandonnée  avant  le  courage. 

Dans  ses  courses  elle  apprit  le  véritable  motif  de  la  dure  dé- 
tention d'Arthur.  Son  projet  fut  bientôt  arrêté.  Elle  jirit  les  babils 
d'un  page  à  la  livrée  des  ducs  de  Bretagne,  et  se  présenta  au 
gouverneur  de  la  tour  comme  un  messager  chargé  de  trans- 
mettre des  paroles  de  paix  à  Arthur  de  la  part  de  sa  mère. 

Le  monarque  anglais  comptait,  pour  vaincre  la  fermeté  de 
son  neveu  ,  sur  toutes  les  affect  ons  qui  le  rallachaient  à  la  vie, 
et  l'ordre  avait  été  donné  au  gouverneur  de  la  tour  de  laisser 
parvenir  Jusqu'au  prisonnier  tout  envoyé  de  sa  mère. 

2  24 


290  REVUE  DE  PARIS. 

YsenU  pénétra  donc  facilement  dans  l'api^aitemenl,  ou  plu- 
tôt dans  l'antre  du  gouverneur  ;  elle  vit  auprès  de  lui  un  homme 
d'une  physionomie  à  la  fois  doucereuse  et  cruelle.  YseuU  se 
sentit  glacée  lorsque  cet  homme  ,  la  couvant  de  ses  regards  de 
chat,  lui  demanda  à  voix  basse  : 

—  Que  venez-vous  lui  dire  de  la  part  de  sa  mère  ? 

—  Qu'il  renonce  à  la  couronne  d'Angleterre ,  et  qu'il  vive  pour 
ceux  qui  l'aiment. 

—  Craint-on  donc  réellement  que  son  oncle  le  tue?...  Tu  le 
vois  ,  dit  tout  bas  cet  homme  au  gouverneur,  elle  a  bien  com- 
pris que  cela  devait  être,  notre  sœur  Constance.  Elle  sait  comme 
nous  que  les  morts  seuls  ne  reviennent  pas. 

Yseult  chancela  en  entendant  parler  de  meurtre,  ce  n'était 
pas  là  le  sens  qu'elle  avait  attaché  à  ces  mots  : 

—  Qu'il  vive  pour  ceux  qui  l'aiment.  Sa  pensée  était  :  «  Qu'il 
oublie  tout  excepté  ceux-là...  » 

—  Enfant ,  quand  dois-tu  retourner  à  la  cour  de  la  duchesse? 
dit  le  chat-tigre  à  face  d'homme  qui  avait  déjà  parlé. 

—  Dès  qu'Arthur  aura  consenti. 

—  Dis-lui  donc  qu'il  se  hâte...,  car  d'autres  que  Constance  de 
Bretagne  attendent  sa  réponse...  et  sont  las  de  l'attendre. 

Il  fit  un  signe,  un  geôlier  prit  une  clef  parmi  plusieurs  qui 
étaient  sur  la  table  ,  et,  suivi  d'Yseult ,  gravit  lentement  l'esca- 
lier de  la  tour. 

—  Eh  bien ,  Percy,  dit  au  gouverneur  son  lugubre  compa- 
gnon dès  qu'Yseult  fut  sortie ,  cette  bourse  d'or  te  semble-t-elle 
assez  lourde. 

—  Je  la  refuse ,  dit  froidement  Percy,  Votre  Majesté  peut ,  si 
bon  lui  semble  ,  faire  un  geôlier  d'un  capitaine  des  gardes..., 
mais  non  pas  un  bourreau.... 

—  Veux-tu  que  je  double  cette  somme? 

—  Je  ne  me  vends  pas... 

—  Je  veux  pourtant... 

—  Je  ne  veux  pas ,  moi,  dit  Percy  en  redressant  fièrement  la 
tête,  si  le  prisonnier  cherchait  à  s'évader  de  force  je  lui  barre- 
rais le  passage  avec  mon  épée;  mais  l'assassiner  sans  dé- 
fense.... 

—  Il  faudra  doue  que  je  cherche  quelqu'un  de  moins  scrupu- 
leux que  toi. 


REVUE  DE  PARIS.  991 

—  Dans  ces  sortes  d'affaires,  murmura  Percy,  les  rois  font 
bien  de  ne  s'en  rapporter  qu'ù  eux-mêmes. 

Jean  entendit  sans  doute  ces  paroles,  car  son  front  se  rem- 
brunit, ses  yeux  lancèrent  de  sombres  éclairs,  et  sa  main  se 
crispa  plusieurs  fois  sur  la  garde  de  son  épée.  Percy  jetait  sur 
le  roi  des  regards  de  mépris  et  de  dégoût. 

—  Lâche  et  cruel...,  pensa-t-il. 

—  Qu'une  barque  soit  prête  à  la  nuit  tombante ,  dit  le  roi ,  je 
veux  que  le  prisonnier  soit  transféré  secrètement  ailleurs; 
Arthur  a  des  partisans  nombreux  et  entreprenants....  Mais  que 
peuvent-ils  se  dire?  le  message  de  Constance  doit  être  rempli. 

Alors  il  se  leva  brusquement,  monta  sans  bruit  l'escalier, 
colla  son  oreille  à  la  porte  de  la  prison  d'Arthur  et  écouta  : 

—  Pauvre  Yseult,  disait  Arthur,  la  même  année  lu  seras  or- 
pheline et  veuve...,  nous  avons  été  trop  heureux  pendant  quel- 
ques jours.  Dieu  n'en  accorde  pas  tant  à  tous  les  hommes;  si 
j'ai  désiré  le  trône ,  mon  Yseult ,  c'était  pour  te  voir  reine 
aussi.... 

—  Une  femme!  c'était  une  femme  !  pensa  Jean.  Ah!  beau 
neveu  ,  vous  étiez  trop  amoureux  pour  un  compétiteur  au  trône. 
Vos  rêvereries  vous  ont  nui. 

—  Et  que  lui  as-tu  dit,  pour  pénétrer  ici.... 

—  Que  ta  mère  m'envoyait  vers  toi  avec  des  paroles  de 
paix... 

—  Yseult,  ma  mère  aimera  mieux  apprendre  ma  mort  qu'une 
lâcheté. 

•Tean  souriait  en  écoutant  toujours  ,  mais  les  amants  parlaient 
trop  bas  ,  le  bruit  d'un  baiser  parvint  seulement  aux  oreilles  de 
l'Anglais. 

—  Qu'as-lu  donc  à  tressaillir,  reprit  Arthur  après  quelques 
instants  de  silence. 

—  Je  me  souviens ,  dit  Yseult....  A  côté  du  gouverneur  il  y 
avait  un  homme  couvert  d'une  cotte  de  mailles  ;  la  figure  de 
cet  homme  était  basse  et  féroce...  Il  me  dit  en  me  parlant  de 
toi  :  Dis-lui  que  d'autres  que  Constance,  sa  mère,  attendent 
une  réponse....  et  sont  las  de  l'attendre....  Ta  vie  est  en  danger. 

—  Peut-être  ;  Yseult ,  tu  retourneras  dès  ce  soir  auprès  de 
ma  mère.... 

—  Oh  !  pas  encore...,  pas  encore  ,  dit  Yseult. 


292  REVUE  DE  PARIS. 

—  Tout  à  l'heure  ifs  viendront  t'arracher  de  mes  bras...,  tu 
porteras  à  ma  mère  cette  boucle  de  mes  cheveux;  tu  garderas 
celle-ci  pour  loi....  Si  mon  oncle  m'assassine,  et  cela  est  pro- 
bable ,  il  se  lassera  d'attendre  ;  que  ma  mère  aille  demander  jus- 
tice à  Philippe-Auguste,  et  justice  sera  faite. 

Kerdolle  ,  pendant  tout  ce  temps  ,  était  resté  immobile  dans 
un  coin  de  la  prison.... 

—  La  nuit  sera  sombre,  dit-il  à  Arthur,  l'orage  est  au  ciel, 
Jean  n'osera  pas  défier  la  foudre.  Yseult,  revenez  demain  matin 
chercher  la  réponse  d'.irlhur;  vous  direz  au  gouverneur  qu'une 
nuit  n'est  pas  trop  longue  pour  rétléchir  à  la  perle  d'un  trône. 

—  La  barque  est-elle  prête?  dit  Jean  Sans-Terre  en  reparais- 
sant pâle,  mais  calme  ,  dans  la  chambre  du  gonverneur. 

—  J'y  ai  fait  placer  deux  rameurs.... 

—  Vous  m'accompagnerez,  Percy.... 

—  Le  prisonnier sera-t-il  transféré  seul  à  Rouen?... 

—  Seul ,  oui,  seul...,  dit  vivement  le  roi. 

—  Que  fera-t-on  de  l'écuyer  qui  est  avec  lui  et  du  page... 
Le  roi  réfléchit  un  instant  et  dit  enfin  : 

—  Qu'ils  partent  !  désormais  Arthur  mon  neveu  restera  seul 
jusqu'à  ce  que  je  le  traîne  en  Angleterre....  Vous  avez  deux  bar- 
ques ,  l'une  servira  pour  Arthur  et  nous...,  l'autre  pour  Técuyer 
et  le  page....  Patrick  les  attend  ,  conlinua-t-il  tout  bas  avec  un 
sourire  de  tigre,  Patrick  les  attend... 

—  Tout  est  prêt...,  dit  le  gouverneur. 

—  Faites-les  venir,  dit  le  roi ,  et  il  se  mit  à  marcher  à  grands 
pas  dans  la  chambre. 

Arthur  ,  Kerdolle  et  Yseult  entrèrent.  Arthur  fut  entraîné  au 
bout  de  la  chambre ,  et  le  gouverneur  montra  silencieusement 
la  porte  au  page  et  à  l'écuyer. 

—  Souvenez-vous  !  leur  cria  Arthur. 

Une  barque  se  détacha  de  la  tour  et  commença  à  descendre  le 
courant,  Arlhur  tint  son  regard  attaché  sur  cette  barque  tant 
qu'il  put  apercevoir  ceux  qu'elle  emportait,  enfin  lorsqu'elle 
disparut  dans  l'ombre  épaisse  d'une  nuit  d'orage ,  il  fit  quel- 
ques pas  et  se  trouva  face  à  face  avec  son  oncle. 

La  tempête  grondait  au  dehors,  le  tonnerre  faisait  entendre 
h  de  courts  intervalles  sa  voix  menaçante ,  et  de  fréquents 
éclairs,  illuminant  la  chambre  et  ceux  qui  s'y  trouvaient  de 


REVUE  DE  PARIS.  2^3 

lueurs  fantasliques  cl  rapides  ,  semblaient  la  peupler  de  dé- 
mons... Les  Hols  de  la  Seine  se  soulevaient,  se  couronnaient 
d'écume  et  se  heurtaient  contre  les  parois  de  la  tour  avec  un 
bruit  sourd  et  plaintif  qu'on  eût  dit  formé  des  soupû-s  lugubres 
des  victimes  que  l'onde  avait  englouties. 

La  lueur  d'un  éclair  se  refléta  sur  le  visage  du  roi ,  il  était 
pâle  et  agité  ,  ses  lèvres  laissaient  échapper  des  cris  inarticulés  ; 
Arthur  était  calme  ^  et  un  sourire  de  mépris  errait  sur  ses  lèvres. 

—  Des  torches  ,  dit  le  roi  d'une  voix  faible. 

Aussitôt  qu'elles  furent  apportées ,  il  commença  la  lecture 
d'un  acte  de  cessation  qu'il  avait  fait  rédiger  d'avance  ,  mais  il 
ne  put  achever,  et  il  le  donna  à  lire  à  Percy.... 

—  Puis-je  examiner  si  cet  acte  est  en  bonne  forme  ,  dit  Arthur 
froidement  en  prenant  le  parchemin  que  le  gouverneur  avait 
posé  sur  la  table. 

—  Sans  doute ,  dit  le  roi. 

—  Rien  n'y  manque ,  dit  Arthur ,  que  ma  signature ,  et  quel 
serait  le  prix  de  ma  lâcheté?... 

—  La  liberté...,  dit  le  roi ,  et  plus  bas  il  ajouta  :  Et  la  vie.... 

—  Voici  ma  réponse,  cria  Arthur  d'une  voix  forle,  et  déchi- 
rant le  parchemin  il  en  jeta  les  morceaux  au  visage  de  son 
oncle.  Cet  outrage  devant  témoins  fit  monter  la  rougeur  au  front 
du  roi,  mais  le  sang  retJua  vers  le  cœur,  une  pâleur  livide  suc- 
céda au  feu  de  la  colère.  Jean  porta  la  main  à  son  épée  et  la  fit 
sortir  à  demi  du  fourreau.... 

—  Frappe  si  tu  l'oses ,  dit  Arthur  en  s' avançant  aussi  près 
que  possible  ,  et  fixant  sur  son  oncle  un  regard  fier  et  hautain 
que  celui-ci  ne  soutint  pas. 

—  Qu'on  lie  les  mains  de  ce  fou...,  dit  Jean  j  mes  ordres  sont- 
ils  exécutés...,  Percy  ? 

—  Les  rameurs  attendent.... 

—  Entraînez  le  prisonnier. 

—  Mais  la  rivière  est  houleuse,  il  y  a  du  danger  pour  une 
barque  aussi  légère.... 

—  C'est  bien...,  laissez-moi  seul.  Dès  que  la  tempête  sera  un 
peu  calmée  ,  prévenez-moi..,.  Envoyez  ici  les  deux  rameurs  que 
vous  avez  choisis.... 

Percy  se  relira  avec  Arthur,  et  les  deux  soldats  entrèrent  d'un 
pas  lourd  dans  la  prison.  Jean  affçcla  de  compter  l'or  que  le 

24. 


294  REVUE  DE  PARIS. 

gouverneur  avait  rejeté  sur  la  table ,  et  sourit  en  voyant  les 
deux  soudards  dévorer  du  regard  le  précieux  métal. 
— Pourcet  or,  frapperiez-vous  chacun  un  bon  coup'dehache?... 

—  Deux  ,  votre  honneur...,  dit  le  plus  hardi  des  soudards 
avec  un  rire  féroce..,. 

—  Le  prisonnier  me  gêne.... 

—  Ah  !  c'est  pour  assassiner  le  jeune  homme.... 

—  Tu  hésites.... 

—  Je  refuse...,  il  ne  fait  pas  bon  verser  le  sang  royal,  il  re- 
tombe toujours  sur  la  tête  du  meurtrier.... 

—  Maudits  soient  leurs  sots  scrupules,  se  dit  Jean...,  il  fau- 
dra que  moi-même.... 

—  La  tempête  se  calme ,  dit  Percy  en  entr'ouvrant  la  porte. 

—  Allez  donc,  dit  le  roi,...  Attendez!  vous  êtes  Anglais  tous 
deux? 

—  Du  comté  de  Derby,  votre  honneur.... 

—  Prenez  cet  or...,  et  si  vous  voulez  en  gagner  le  double , 
vous  serez  aveugles  toute  cette  nuit. 

En  un  clin  d'oeil,  l'or  disparut  dans  les  poches  des  soldats,  et 
ils  se  retirèrent  avec  un  grognement  qu'un  peu  de  bonne  vo- 
lonté pouvait  faire  prendre  pour  un  remercîment.  Le  roi  les 
suivit. 

—  Où  allons-nous,  dit  Percy?,.. 

—  Descendez  le  courant ,  dit  le  roi ,  quand  il  sera  temps  de 
gagner  le  rivage  je  vous  le  dirai  ;  puis  il  tira  son  épée,  la  plaça 
nue  auprès  de  lui ,  et  ramassant  une  corde  qui  était  au  fond  de 
la  barque  ,  il  s'occupa  machinalement  à  l'attacher  autour  d'une 
grosse  pierre  qui  servait  de  lest. 

Abandonnons  un  instant  cette  barque ,  et  revenons  à  celle  qui , 
malgré  la  tempête,  emportait  Kerdolle  et  Yseult  sous  les  poi- 
gnards de  Patrick.  Deux  hommes  seulement  avaient  à  lutter 
contre  l'orage  alors  dans  toute  sa  violence ,  et  la  barque  ne  fai- 
sait que  tournoyer  sans  avancer.  Kerdolle  semblait  abîmé  dans 
ses  réflexions  ,  et  prenait ,  en  apparence ,  peu  d'intérêt  à  ce  qui 
se  passait  autour  de  lui.  Cependant  son  regard  étincelant  était 
fixé  sur  les  deux  soldais  ,  et  ne  se  détachait  d'eux  que  pour  se 
porter  rapidement  sur  Yseult  dont  on  entendait  les  sanglots. 
Kerdolle  chercha  la  main  du  page  et  la  serra  doucement, 

—  Ayez  bon  courage  !  murmina-t-il  bien  bas.... 


REVUE  DE  PARIS,  295 

—  S'il  meurt ,  je  veux  mourir,  dit  Yseult. 

—  Et  croyez-vûus  donc  que  Jean  veuille  nous  laisser  vivre? 
On  nous  mène  à  la  mort...,  reprit  tout  bas  Téouyer.... 

—  Qu'ils  se  hâtent  alors. 

—  Qui  vengerait  Arthur,  dit  Kerdolle  d'une  voix  sombre  ?] 

—  Holà  ,  camarade  ,  cria  en  ce  moment  un  des  soldats ,  vous 
me  semblez  homme  à  tenir  un  aviron  j  le  courant  nous  emporte 
si  vous  êtes  pressé  d'arriver,  prenez  une  rame,  l'un  de  nous 
pourra  se  reposer  un  instant..., 

—  Il  fallait  le  dire  plus  tôt ,  cria  Kerdolle  ;  que  le  plus  fa- 
tigué me  cède  sa  place.... 

Un  des  soldats  se  leva. 

—  Cette  rame  est  mal  placée,  dit  Kerdolle  en  la  faisant  sor- 
tir du  taquet  et  la  brandissant  comme  une  baguette  de  saule. 

—  Ne  perdez  pas  le  temps  en  discours ,  l'ami ,  dit  le  soldat 
appuyé  sur  l'autre  rame. 

—  Tu  as  raison,  cria  Kerdolle. 

D'un  revers  de  son  bras ,  il  précipita  dans  l'eau  le  soldat  qui 
s'était  levé  ;  l'autre  fit  un  mouvement ,  mais  la  rame  de  Ker- 
dolle descendit  sur  sa  tête  avec  une  telle  violence  ,  que  le  mal- 
heureux tomba  assommé  sur  son  banc...  Kerdolle  l'envoya  re- 
joindre son  compagnon  ,  et  se  saisissant  aussitôt  des  rames , 
malgré  la  violence  du  courant,  il  fit  voler  la  barque  avec  la  ra- 
pidité d'une  flèche.  En  quelques  minutes  il  atteignit  la  rive  op- 
posée à  celle  où  attendait  Patrick. 

En  ce  moment  un  épouvantable  cri  résonna  dans  les  airs  ,  et 
le  nom  d'Yseult  fut  prononcé  deux  fois.  Yseult  reconnut  la  voix 
d'Arthur,  et  tomba  sans  force  entre  les  bras  de  Kerdolle.  Pour 
lui ,  il  essuya  deux  grosses  larmes ,  et  plaçant  ensuite  ses  mains 
aux  côtés  de  sa  bouche  en  guise  de  porte-voix ,  il  cria  de  toute 
sa  force  : 

—  Kerdolle  pour  Arthur  de  Bretagne. 

Jean ,  lorsque  celte  voix  éclata  ,  achevait  de  pousser  hors  de 
la  barque  le  corps  de  son  neveu  qu'il  avait  assassiné  lui-même , 
après  avoir  mis  une  pierre  au  col  du  cadavre  ;  il  se  releva  con- 
vulsivement, tomba  à  genoux  malgré  lui,  et,  joignant  les  mains, 
répéta  le  nom  d'Arthur  d'une  voix  altérée... 

La  barque  toucha  le  rivage  ,  Patrick  interrogé  répondit  qu'il 
n'avait  rien  vu.... 


296  REVUE  DE  PARIS. 

Jean  rentra  dans  son  palais  suivi  de  Percy  et  de  Patrick ,  et  se 
jeta  sur  son  lit  en  proie  à  un  délire  terrible. 
Percy  le  montrant  à  Patrick  lui  dit  : 

—  Fais  comme  moi ,  Patrick,  quitte  dès  demain  le  service  de 
cet  homme,  car  Dieu  l'a  maudit.... 

Et  il  sortit  du  palais ,  tandis  que  le  roi ,  fou  et  furieux  ,  criait 
avec  des  accents  de  rage  et  de  frayeur  : 

—  Kerdolle....  pour  Arthur  de  Bretagne. 


III. 


Le  dernier  cri  d'Arthur  n'éveilla  pas  seulement  la  colère  et  la 
soif  de  vengeance  dans  l'âme  de  Kerdolle.  Repercuté  d'abord  par 
les  rives  de  la  Seine ,  il  résonna  bientôt  de  châteaux  en  châ- 
teaux ;  les  bannières  furent  arborées ,  les  glaives  sortirent  du 
fourreau,  et  cette  même  année  1201 ,  vit  tous  les  vassaux  bre- 
tons d'Arthur  se  lever  à  la  voix  de  Kerdolle  ,  et  fondre  sur  la 
Normandie ,  comme  un  torrent  impétueux  destiné  à  purger  le 
sol  de  France  des  hordes  de  Jean  sans  Terre. 

Par  crainte  ou  par  haine  de  leur  roi  tout  sanglant ,  bien  des 
barons  normands  tendirent  la  main  aux  Bretons  ;  Jean  vint  en 
Normandie  avec  une  armée  presque  entièrement  composée  de 
hordes  mercenaires  ramassées  en  Flandre  j  mais  il  apprit  bientôt 
à  ses  dépens  tout  le  poids  d'un  seul  homme  dans  la  balance  des 
nations.  Retiré  derrière  ces  bandes  flamandes  ,  Jean  vit  cent  fois 
la  lance  de  Kerdolle  trouer  les  rangs  épais  pour  arriver  jusqu'à 
lui ,  et  les  Bretons ,  qui  s'étaient  associés  à  la  vengeance  d'un 
simple  écuyer,  eurent  cent  fois  la  joie  de  voir  le  roi  anglais  fuir 
éperdu ,  lorsque  retentissait  le  cri  de  guerre  de  Kerdolle. 

Mais  ce  n'était  pas  assez  contre  le  meurtrier,  de  celte  guerre 
d'extermination  que  lui  livraient  les  Bretons  :  Constance,  mère 
d'Arthur,  porta  ses  plaintes  au  pied  du  trône;  la  cour  des  pairs 
fut  assemblée  pour  juger  Jean  sans  Terre.  Celui-ci  ne  comparut 
pas  ,  sa  conscience  lui  avait  sans  doute  déjà  dit  tout  bas  quelle 
serait  la  sentence  des  juges;  un  Montmorency,  arbitre  de  l'hon- 
neur, déclara  au  nom  des  pairs,  Jean ,  duc  de  Normandie  ,  vas- 
sal de  Philippe  II,  roi  de  France,  coupable  de  foi  mentie,  traître, 
parjurée!  assassin ,  et  comme  tel  condamné  à  mort.  La  Nor- 


REVUE  DE  PARIS.  297 

roandie  fut  confisquée  ,  réunie  à  la  couronne ,  et  les  armées  de 
Philippe  envahirent  le  duché. 

Le  jour  même  du  prononcé  de  ce  jugement  mémorable,  qui 
consolidait  le  pouvoir  royal ,  Philippe,  monté  sur  un  cheval 
gris ,  suivi  de  plusieurs  seigneurs  du  royaume  ,  visitait  les  nom- 
breux ouvriers  occupés  à  construire  la  nouvelle  enceinte  de 
Paris ,  que  ses  accroissements  continuels  mettaient  trop  ù  l'étroit 
dans  son  armure  primitive.  Une  joie  secrète ,  tempérée  cepen- 
dant par  de  profondes  réflexions ,  se  peignait  dans  les  yeux  du 
monarque  ;  il  avançait  lentement ,  sans  faire  attention  à  ce  qui 
Pentourait.  L'agrandissement  de  la  France  causait  la  joie  du  roi, 
jaloux  d'avoir  sa  place  dans  Phistoire ,  mais  il  était  plus  facile 
de  prononcer  la  sentence  que  de  Pexéculer,  et  Philippe  méditait 
sur  les  moyens  de  réaliser  sa  conquête.  11  était  arrivé  devant  la 
grosse  tour  du  Louvre  ,  autour  de  laquelle  il  faisait  élever  un 
palais  ,  lorsque  son  cheval,  au  lieu  de  passer  outre  ,  s'arrêta 
tout  à  fait  et  se  cabra  un  peu.  Philippe  ,  brusquement  tiré  de 
sa  rêverie  ,  aperçut  alors  un  homme  couvert  d'une  armure ,  qui 
tenait  la  bride  du  cheval,  tandis  que  devant  lui ,  à  quelques  pas, 
un  page  était  à  genoux.  Le  premier  mouvement  du  roi  fut  de 
porter  la  main  à  son  épée  ;  mais  voyant  le  page  à  genoux  et  son 
compagnon  immobile ,  incapable  d'ailleurs  d'éprouver  la  crainte, 
il  se  contenta  de  dire  : 

—  Hé  ,  l'ami  !  le  roi  vous  écoute  ;  par  ainsi  lâchez  la  bride  de 
notre  palefroi.  Qui  êles-vous?  Que  veut  ce  gentil  page  aux 
traits  de  femme  ? 

—  Sire  ,  je  suis  le  dernier  serviteur  d'Arthur,  cet  enfant  est 
un  de  ses  pages.  Nous  étions  tous  deux  dans  la  tour  de  Rouen  , 
nous  avons  vécu  avec  Arthur,  tout  son  dernier  jour. 

—  Que  me  demandez-vous  ? 

—  Justice  ! 

—  Justice  a  été  faite.  Notre  cour  des  pairs  a  prononcé. 

—  Je  sais  tout  cela.  Je  sais  que  le  roi  de  France  veut  avoir  sa 
part  de  l'héritage  d'Arthur,  je  sais  que  le  lion  veut  arracher  au 
léopard  un  lambeau  de  sa  proie  sanglante.  Mais  ce  n'est  pas 
assez. 

—  Jean  a  été  condamné  A  mort. 

—  Qui  est  chargé  d'exécuter  celte  sentence? 

Le  roi  ne  répondit  rien  ;  cf  11*^  clause  du  jugement  était  roai- 


29»  REVUE  UE  PARIS. 

plétement  illusoire,  puisque  Jean  était  à  la  tèle  d'une  armée, 
puisque  la  tour  du  Louvre  était  vide  ;  Kerdolle  continua. 

—  Celle  sentence  est  exécutable  en  tous  lieux,  et  je  me  charge, 
moi,  de  l'exécuter.  J'ai  poursuivi  Jean  dans  les  combats,  mais 
il  fuit  toujours.  S'il  retourne  en  Angleterre,  j'irai  en  Angleterre, 
si  je  ne  peux  pas  le  renverser  sur  un  cliamp  de  bataille,  je  l'as- 
sassinerai. Mais  je  ne  suis  qu'un  pauvre  gentilhomme  du  comté 
de  Bretagne  .  je  voudrais,  sire,  être  admis  parmi  vos  hommes 
d'armes,  car  je  ne  puis  faire  la  guerre  à  mes  dépens.  Et  comme 
dernière  grâce  je  vous  supplie,  monseigneur  le  roi,  de  m'autoriser 
à  ne  respecter  ni  trêve,  ni  capitulation,  afin  que  partout,  à  toute 
heure,  en  tous  lieux  ,  fût-ce  au  pied  d'un  autel ,  fût-ce  sur  les 
marches  du  trône  ,  je  puisse  tuer  le  roi  Jean. 

—  Je  t'accorderai  tout  ce  que  je  puis  accorder,  et  si  l'Église 
te  poursuivait  un  jour  pour  n'avoir  pas  respecté  l'asile  inviolable 
d'un  temple  du  Très-Haut,  je  te  défendrai  contre  l'Église.  — Et 
loi  .  beau  page...  Tu  es  bien  jeune  pour  être  admis  dans  les 
gardes  du  roi....  Que  me  demandes-tu  ? 

—  D'être  associé  à  la  vengeance  de  Kerdolle. 

—  Ton  bras  est  bien  faible ,  enfant. 

—  Sire ,  il  n'y  a  pas  que  le  fer  qui  tue. 

Le  roi ,  se  tournant  alors  vers  un  capitaine  d'armes  de  sa  suite, 
lui  donna  rapidement  quelques  ordres  à  voix  basse,  et  congédia 
Kerdolle  et  le  page  en  leur  disant  avec  bonté  : 

—  Allez,  et  maintenant  plus  que  jamais,  je  veux  punir  le 
meurtrier  d'Arthur,  car  ce  devait  être  un  bon  maître  celui  dont 
la  mémoire  est  gardée  par  de  tels  serviteurs. 

Et  le  roi  ne  se  repentit  pas  de  sa  nouvelle  acquisition ,  Ker- 
dolle était ,  il  est  vrai ,  moins  noble  que  les  autres  gardes  ,  il  ne 
se  mêlait  pas  à  leurs  jeux ,  il  ne  cherchait  pas  à  briller  dans  les 
fêtes  ;  mais  dans  les  intervalles  de  repos  que  laissait  la  guerre  , 
on  le  voyait  partir  seul  suivi  d'un  page  ,  cherchant  toujours  à 
s'ap|)rocher  des  avant-postes  ennemis  ,  et  rapportant  au  camp 
des  nouvelles  certaines  de  l'endroit  où  l'on  trouverait  Jean 
sans  Terre.  A  tous  les  sièges  il  était  le  premier  à  l'assaut ,  son 
âme  était  sans  pitié,  sou  bras  était  infatigable,  et  son  épée  se 
brisa  vingt  fois  à  force  de  frapper  avant  que  son  ardeur  se  ra- 
lentît. Avec  ses  camarades  ,  il  était  sombre  ,  peu  communicatif , 
toujours  triste,  excepté  les  jours  où  on  rencontrait  les  bandes 


REVUE  DE  PARIS.  299 

de  Jean.  Alors  une  joie  sauvage  animait  ses  traits  ,  il  se  plaçait 
au  premier  rang ,  enfonçait  ses  éperons  dans  le  ventre  de  soa 
cheval ,  et  sans  que  rien  pût  résister  à  son  élan  impétueux  ,  à 
sa  force  prodigieuse,  il  volait  droit  à  la  bannière  royale.  On  sa- 
vait où  combattait  KerdoUe  au  bruit  des  coups  ,  au  cri  des  mou- 
rants, et  on  jugeait  qu'il  avait  pénétré  jusqu'au  roi  lorsque  les 
bandes  brisées  se  convertissaient  en  nuées  de  fuyards.  Lorsqu'il 
attaquait  des  troupes  que  Jean  ne  commandait  pas ,  KerdoUe 
n'était  plus  qu'un  guerrier  ordinaire  ,  mais  cela  était  rare  ,  car 
il  jouissait  du  privilège  de  choisir  son  poste  de  combat  ;  aussi 
son  indomptable  énergie  le  fît  bientôt  sortir  de  la  foule  :  les 
deux  partis  le  surnommèrent  le  fléau  ;  et  jamais  surnom  ne  fut 
mieux  mérité ,  car  KerdoUe  était  un  terrible  moissonneur  qui 
dispersait  comme  des  fétus  de  paille  les  bandes  sur  lesquelles 
tombait  sa  masse  de  fer. 

En  1205,  Jean  perdit  la  Normandie,  et  retourna  en  Angle- 
terre cacher  son  humiliation  ;  il  devint  un  tyran  soupçonneux 
et  cruel,  rêvant  toujours  de  poignards  suspendus  sur  sa  tète  , 
réveillé  dans  son  sommeil  par  le  nom  d'Arthur  de  Bretagne ,  que 
prononçait  un  spectre  évoqué  par  le  remords. 

Peu  de  temps  après  que  Jean  eut  quitté  le  sol  de  France,  Ker- 
doUe et  le  page  disparurent ,  et  quoique  le  page  ne  se  mêlât 
jamais  aux  combats  de  KerdoUe  ,  on  crut  que  tous  deux  avaient 
péri  dans  une  escarmouche,  et  le  peuple,  toujours  supersti- 
tieux, expliqua  tout  naturellement  cette  disparition,  en  disant 
que  la  mission  de  KerdoUe  était  remplie  et  que  le  fléau  devenait 
inutile  lorsque  la  moisson  était  faite. 

Jusqu'en  1214  on  n'entendit  parler  ni  de  l'un  ni  de  l'autre. 

Mais  à  cette  époque  les  grands  feudataires  de  la  couronne 
s'aperçurent  que  le  pouvoir  royal  s'agrandissait  chaque  jour 
aux  dépens  de  la  féodalité.  Les  communes  formaient  ligue  avec 
le  roi  contre  les  grands  vassaux  ;  les  terres  réunies  à  la  couronne 
par  la  conquête  et  la  confiscation  lui  donnaient  une  suprématie 
dangereuse  sur  les  comtes  et  ducs  déjà  mal  à  l'aise  sous  les 
chaînes  bien  légères  pourtant  de  leur  hommage  au  suzerain. 
L'appel  à  l'étranger  retentit ,  l'Allemagne  et  les  Flandres ,  l'An- 
gleterre et  les  comtes  de  Bar  et  de  Boulogne  se  levèrent  ensemble, 
et  se  firent  à  Valenciennes  un  partage  de  la  France.  Ferrand 
prenait  l'île  de  France  et  Paris  sa  capitale  j  Renaud  de  Bou- 


Soe  REVUE  DE  PARIS. 

logne  ,  le  Vermandois;  Jean,  les  pays  d'outre-Loire 5  Olhou, 
l'empereur  d'Allemagne  ,  tout  le  reste.  Les  provinces  ainsi  par- 
tafiées,  il  n'en  coulait  pas  plus  de  distribuer  les  châteaux  aux 
chefs  de  bandes  flamandes  et  de  routiers  de  tout  pays  ;  pour 
Philippe-Auguste  et  ses  chevaliers,  on  prépara  des  fers ,  on 
creusa  d'avance  des  cachots  et  des  tombes.  Mais  on  ne  coupe 
pas  ainsi  par  lambeaux  un  empire  rivé  par  l'épée  de  Clovis  et  de 
Charlemagne,  Philippe  le  savait  bien.  Les  communes  prouvèrent 
alors  qu'elles  aussi  avaient  de  l'or  comme  le  roi  anglais  .  et  du 
fer  comme  l'empereur  d'Allemagne;  dès  que  le  roi  eut  déployé 
l'oriflamme  ,  elles  remplirent  les  coffres  du  trésor  et  les  cadres 
des  armées.  La  noblesse  l'ailla  ces  soldats  d'un  jour,  qui  mar- 
chaient au  combat  contre  l'aristocratie  en  armure  ,  tête  et  poi- 
trine nues ,  bien  décidés  à  faire  respecter  l'intégrité  du  lerri- 
Coirc.  On  vit  alors  trois  puissances  debout  sur  le  sol  :  le  roi ,  la 
noblesse  .  les  communes;  le  roi  et  les  communes  liguées  contre 
Parislocratie  pour  lui  livrer  un  combat  à  outrance. 

Olhon  pénétra  en  France  par  l'est ,  Jean  par  l'ouest.  Mais 
tous  deux  furent  arrêtés  dans  leur  marche,  le  premier  à  Dou- 
vines ,  par  Philippe-Auguste ,  roi  de  France  ;  le  second  à  Chinon , 
par  Louis  ,  qui  devait  l'être ,  et  le  roi  et  son  fils  commandaient 
chacun  une  armée  dont  la  mission  était  de  vaincre  ou  de  mourir. 

Comme  nous  l'avons  dit,  Kerdolle,  depuis  que  Jean  sans 
Terre  était  sorti  de  France ,  avait  disparu.  Lorsque  l'Anglais 
reparut  dans  le  Poitou,  quelques  gardes  à  la  suite  du  prince 
Louis,  qui  avaient  connu  Kerdolle,  ne  manquèrent  pas  de  dire 
que  sans  doute  le  ^éo?<  ne  manquerait  pas  à  la  moisson  nouvelle. 

Louis  ayant  entendu  ces  propos  résolut  de  se  les  faire  expli- 
quer, et  manda  auprès  de  lui  deux  chevaliers  qui  le  mirent 
bientôt  au  courant. 

C'était  le  2î  juillet  1214.  Quatre  armées  étaient  en  présence 
le  même  jour  :  deux  à  Bouvines  ,  deux  à  Chinon. 

Lorsque  le  prince  eut  entendu  le  récit  des  deux  chevaliers,  il 
les  congédia  en  leur  disant  : 

—  Alors  il  est  temps  qu'il  se  hâte  ,  car  j'epère  que  demain  le 
fléau  n'aura  plus  rien  à  faire. 

Comme  il  achevait  ces  mots  ,  un  chevalier  se  présenta  à  l'en- 
trée de  la  tente  ,plia  le  genou  et  présenta  à  Louis  un  parchemin 
scellé  du  sceau  royal. 


REVUE  DE  PARIS.  SOI 

•—  Vive-Dieu!  s'écria  le  prince  ;  ceci  est  de  bon  augure.  Mes- 
sires  ,  voici  le  fléau.  Notre  victoire  est  assurée.  Mais  où  é(ais-lu 
donc  ,  Kerdolle? 

—  En  Angleterre.  Je  faisais  la  guerre  à  Jean  quand  ses  barons 
se  révoltaient  contre  sa  tyrannie.  Je  le  suivais  seul  quand  le 
royaume  haletant  reprenait  haleine.  Mais  le  palais  du  tyran  est 
inabordable. 

—  On  m'avait  aussi  parlé  d'un  page. 

—  Il  est  resté  en  Angleterre.  Moi ,  je  poursuis  ma  proie....  il 
l'attend ,  lui. 

Les  deux  batailles  de  Bouvines  et  de  Chinon  se  donnèrent  le 
même  jour.  Le  même  jour,  l'Angleterre  écrivit  deux  désastres 
dans  ses  annales  ,  la  France  deux  victoires.  A  Bouvines  ,  Othon 
prit  la  fuite;  Jean  prit  la  fuite  à  Chinon ,  et  l'on  trouva  dans  les 
deux  camps  des  chaînes  et  des  cordes  pour  les  prisonniers. 

Après  l'action ,  Kerdolle  fut  mandé  auprès  de  Louis.  Il  se 
présenta  couvert  de  sang.  Son  épée  était  ébréchée  dans  toute  sa 
longueur,  son  armure  était  faussée  en  deux  endroits. 

—  Une  grande  joie  pour  vous  ,  Kerdolle  ,  dit  Louis. 
L'écuyer  secoua  la  tète. 

—  Non,  non  ,  dit-il ,  ce  roi  a  trouvé  encore  deux  sujets  dé- 
voués qui  se  sont  jetés  entre  lui  et  moi.  Us  sont  morts,  et  Jean 
est  vivant.  Il  se  rembarquera  demain  pour  l'Angleterre,  je  vais 
me  rembarquer  aussi.  Kerdolle  pour  Arthur  de  Bretagne  ! 

—  Tu  ne  veux  pas  t'embarquer  avant  d'avoir  porté  à  mon 
père  la  nouvelle  de  ma  victoire  ;  tu  ne  laisseras  pas  à  ton  roi  le 
regret  de  ta  perle....  D  ailleurs  ,  continua  Louis  en  baissant  la 
voix  tu  ne  partiras  peut-être  pas  seul  pour  l'Angleterre.  Moi 
aussi  je  veux  aller  à  Londres. 

Kerdolle  leva  la  tète ,  et  un  vif  étonnement  se  peignit  dans 
tous  ses  traits  ;  Louis  mit  le  doigt  sur  ses  lèvres ,  puis  il  prit  une 
bourse  pleine  d'or  sur  sa  table  ,  et  la  donnant  à  Kerdolle  ,  lui 
présenta  sa  main  à  baiser,  et  lui  dit  : 

—  Le  roi  t'attend.  Tu  le  trouveras  à  Tournay. 

En  effet ,  le  23  juillet  le  roi  devait  passer  à  Tournay  une  revue 
de  ses  troupes,  mais  craignant  d'être  entouré  par  les  deux  cent 
raille  hommes  des  confédérés,  il  recula  jusqu'à  Bouvines .  petit  vil- 
lage ignoré,  perdu  dans  un  coin  du  territoire  de  Lille,  sur  les  bords 
de  la  Marque,  et  qui  fut  immortalisé  par  une  victoire  éclatante, 
2  2ù 


502  REVUE  DE  PARIS. 

Sans  prendre  le  temps  de  se  reposer,  Kerdolle  partit  pour  se 
rendre  auprès  du  roi,  espérant  sans  doute  pouvoir,  là  aussi, 
donner  quelques  bons  coups  d'épée.  Aux  portes  de  Senlis  ,  Ker- 
dolle rencontra  un  courrier  qui  en  sortait. 

—  Victoire  !  cria  ce  courrier,  en  passant  rapidement. 

—  Victoire  !  cria  Kerdolle  de  son  côté. 

Tous  les  deux  s'arrêtèrent ,  et  la  même  question  sortit  en 
même  temps  de  leurs  bouches  :  Quelle  nouvelle  ? 

—  Le  roi  Philippe  a  été  vainqueur  à  Bouvines  ,  Ferrand  est 
prisonnier,  ainsi  que  Renaud  de  Boulogne  et  vingt-cinq  gentils- 
hommes bannerets ,  outre  une  multitude  de  chevaliers  et  bache- 
liers. 

—  Le  prince  Louis  a  vaincu  à  Chinon.  L'armée  anglaise  a  été 
dispersée  comme  les  feuilles  d'automne  par  l'ouragan.  Le  roi 
Jean  ne  s'est  arrêté  dans  sa  fuite  que  sur  les  bords  de  la  mer  oit 
ses  vaisseaux  l'attendaient. 

—  Dieu  soit  loué ,  vive  le  roi  !  vive  France  !  crièrent  en  même 
temps  les  deux  courriers ,  et  chacun  continua  sa  route. 

A  l'heure  où  nous  écrivons ,  à  l'endroit  même  où  les  deux 
courriers  se  rencontrèrent ,  le  voyageur  contemple  tristement 
les  ruines  d'une  abbaye  fondée  en  ce  lieu  en  commémoration 
des  deux  batailles ,  et  nommée  l'abbaye  de  la  Victoire.  Le  temps 
de  sa  faulx  meurtrière  a  jonché  le  sol  de  débris  ,  des  générations 
ont  passé,  la  tombe  s'est  refermée  sur  Philippe  et  Louis  et 
beaucoup  de  leurs  descendants  ;  des  moissons  ont  germé  sur  les 
deux  sanglants  champs  de  bataille  ;  et  de  tous  ces  hommes  ,  de 
tous  ces  monuments  ,  il  n'est  resté  que  des  noms  et  des  ruines. 
Tout  est  soumis  à  la  destruction  ,  excepté  le  burin  de  l'histoire. 

Lorsque  Jean  reparut  en  Angleterre  en  fugitif,  les  barons, 
mécontents  et  opprimés,  se  rappelèrent  que  ce  tyran ,  qui  ne  sa- 
vait manier  que  le  poignard ,  leur  avait  ravi  leurs  droits  et  pri- 
vilèges ;  ils  les  réclamèrent  à  main  armée ,  et  appelèrent  à  leur 
tête  Louis ,  vainqueur  de  Chinon  et  fils  du  juge  souverain  de  l'as- 
sassin d'Arthur. 

Louis  se  rendit  aux  vœux  des  Anglais  et  descendit  en  Angle- 
terre à  la  tête  d'une  armée  portée  par  sept  cents  vaisseaux ,  Jean 
fut  battu  à  la  première  rencontre,  chassé  de  Londres  où  son 
rival  fut  salué  roi ,  et  comme  si  Dieu  l'eût  condamné  à  justifier 
toujours  son  nom  de  Jean  sans  Terre ,  il  ne  lui  resta  plus  riea 


I 


REVUE  DE  PARIS.  303 

de  tout  ce  royaume  qu'il  avait  acheté  au  prix  d'une  infâme  tra- 
hison. 

Tous  ses  barons  l'abandonnèrent ,  le  peuple  lui  ferma  ses 
villes  5  mais  lâche  et  cruel  jusqu'au  bout,  il  s'enfuit  de  places  en 
places,  marquant  son  passage  par  des  dévastations,  ne  laissant 
derrière  lui  que  des  ruines  calcinées  et  sanglantes.  Mais  un 
homme  s'était  attaché  à  ses  pas ,  le  premier  jour  de  sa  fuite  , 
Jean  avait  entendu  le  cri  de  Kerdolle  ,  et  souvent  au  moment  où 
il  se  croyait  hors  d'atteinte  et  libre  de  respirer  quelques  heures, 
le  cri  retentissait ,  et  Jean  recommençait  à  fuir. 

Chaque  jour  la  troupe  des  sicaires,  ou  plutôt  des  complices 
du  tyran,  diminuait  en  marquant  par  des  cadavres  la  route  du  fu- 
gitif. Dieu  avait  marqué  dans  le  comté  de  Norfolk  la  place  où  de- 
vait éclater  son  courroux ,  mais  la  lance  de  Kerdolle  n'en  de- 
vait pas  être  l'instrument. 

Un  soir,  harassé  de  fatigue,  mais  heureux  pourtant  d'avoir 
passé  tout  un  jour  sans  entendre  les  menaces  du  châtiment  in- 
carné qui  s'attachait  à  ses  pas ,  Jean  ,  suivi  seulement  de  quel- 
ques lances  flamandes ,  frappa  à  la  porte  d'un  monastère  que 
les  rayons  de  la  lune  revêtaient  d'un  manteau  d'argent,  et  dont 
les  larges  portes  semblaient  prêtes  à  s'ouvrir  au  moindre  appel 
que  transmettrait  aux  moines  une  cloche  dont  la  chaîne  pendait 
le  long  d'un  pilier  de  pierre  grise.  Jean  se  pendit  à  la  chaîne  et 
la  cloche  résonna  avec  violence,  Presqu'aussltôt  le  pas  lent  et 
mal  assuré  du  moine-portier  retentit  sur  les  dalles  sonores  du 
cloitre ,  et  la  lueur  d'un  flambeau  se  montra  comme  un  rayon 
d'espoir  à  travers  les  fentes  de  la  porte. 

—  Ouvrez,  cria  Jean  impatient,  ouvrez  au  roi  d'Angleterre 
poursuivi  par  la  rage  de  ses  ennemis. 

—  Quel  roi  ?  dit  la  voix  aigre  du  moine. 

—  Le  seul  légitime ,  Jean  d'Angleterre ,  frère  et  successeur  de 
Richard, 

—  Le  roi  d'Angleterre  se  nomme  Louis,  fils  de  Philippe  de 
France  ,  notre  asile  est  ouvert  aux  malheureux,  mais  point  aux 
meurtriers  ,  répondit  le  moine. 

Puis  les  pas  résonnèrent  de  nouveau  sous  les  basses  voûtes  , 
la  lueur  s'éteignit  tout  à  coup,  et  le  silence  le  plus  profond  ré- 
pondit aux  tintements  de  la  cloche  agitée  avec  violence  par  le 


304  REVUE  DE  PARIS. 

—  Plus  d'asile,  plus  d'asile...,  dit-il  avec  un  sombre  déses- 
poir.... 

—  Si  la  cabane  d'un  paire  peut  convenir  pour  une  nuit  à  ce- 
lui qui  commanda  dans  un  palais  ,  je  vous  offre  la  mienne ,  dit 
en  s'avançant  un  paysan  dont  les  traits  étaient  cachés  par  un 
chapeau  à  larges  bords. 

—  Est-elle  loin  ,  ta  cabane? 

—  Dans  ce  bourg  dont  l'abbé  du  monastère  est  le  seigneur. 

—  .\llons-y  donc,  peut-être  un  jour,  enfant,  pourrai-je  me 
rappeler  et  récompenser  ;  en  ce  moment  je  ne  puis  ([ue  punir. 

Il  fit  un  signe,  deux  de  ses  gens  s'éloignèrent,  allèrent  frapper 
aux  premières  maisons  du  bourg  ,  et  en  revinrent  presque  aus- 
sitôt; un  instant  après,  des  nappes  de  flamme  et  de  fumée  s'é- 
tendirent en  roulant  avec  des  mugissements  sinistres,  sur  la 
vieille  abbaye  ,  et  le  lugubre  éclat  de  l'incendie  éclaira  la  fuite 
de  Jean. 

—  Vous  avez  eu  tort,  dit  le  pâtre  ;  si  on  vous  poursuit  on  vous 
reconnaîtra  à  votre  aigrette. 

—  .l'ai  un  jour  d'avance  sur  mes  ennemis ,  que  je  puisse  re- 
poser une  nuit ,  et  demain  je  serai  hors  de  leurs  atteintes. 

—  Il  était  temps ,  murmura  le  pâtre  à  voix  basse. 
A  la  dernière  maison  du  bourg  ,  le  pâtre  s'arrêta. 

—  C'est  ici,  dit-il ,  mais  ma  chaumière  ne  peut  contenir  tant 
de  monde  ;  les  gens  de  votre  suite  trouveront  un  abri  dans  ces 
masures  abandonnées  ;  pour  moi,  je  n'ai  rien  à  vous  offrir  que 
de  l'eau,  du  pain  noir  et  quelques  fruits. 

—  Avec  l'aide  de  saint  Michel,  nous  trouverons  bien  quelques 
brebis  égarées  pour  la  dent  des  loups,  dit  un  Flamand  ;  quant 
au  reste,  il  y  a  longtemps  que  nous  avons  la  terre  pour  lit  et  le 
ciel  pour  rideaux....  Jean  et  le  pâtre  entrèrent  seuls  dans  la  ca- 
bane, mais  toujours  soupçonneux  et  défiant,  le  roi  promena  ses 
regards  sur  les  murs  dépouillés  et  nus  de  l'unique  chambre, 
fouilla  dans  la  paille  où  le  jiâtre  sans  doute  s'étendait  pour  dor- 
mir, posa  la  table  contre  la  porte  ,  et  se  laissant  tomber  sur  un 
banc,  il  demanda  d'uire  voix  altérée  :  \  boire  ! 

Le  pâtre  ne  répondit  rien,  il  priait  prosterné  le  front  dans 
la  poussière.  Jean  nitera  sa  demande.  Le  pâtre  se  leva  alors, 
et  le  roi  fut  éloimé  de  trouver  sous  un  habit  grossier  des  traits 
pâles,  réguliers  et  si  délicats  qu'on  eût  dit  des  traits  de  femme. 


REVUE  DE  PARIS.  305 

—  Vous  êtes  bien  jeune  ,  dit  le  roi,  et  pourtant  le  chagrin  a 
laissé  des  traces  sur  votre  front. 

—  C'est  que  j'ai  connu  le  malheur  en  entrant  dans  la  vie , 
c'est  que  tous  ceux  que  j'aimais  m'ont  été  cruellement  en- 
levés. 

—  Par  la  guerre? 

—  Et  par  l'assassinat. 

Ces  mots  furent  prononcés  d'une  voix  si  vibrante,  que  Jean  eut 
peur  et  balbutia: 

—  Priez  Dieu  qu'il  fasse  grâce  au  meurtrier. 

—  Non  !  j'ai  prié  jour  et  nuit  pour  que  le  meurtrier  fût  puni, 
et  pour  que  Dieu  me  fit  l'instrument  de  sa  justice. 

—  Et  Dieu  vous  a  exaucé. 

—  Pas  encore,  dit  le  pâtre  en  souriant  amèrement. 

Jean  respira  et  essuya  avec  sa  main  une  sueur  froide  qui  cou- 
lait de  son  front.  Ses  lèvres  s'agitèrent  convulsivement,  ses  yeux 
hagards  suivirent  avec  terreur  un  objet  invisible  qu'il  cher- 
chait à  écarter  de  ses  mains  ;  et  plusieurs  fois  le  mot  grâce 
sortit  de  sa  bouche. 

—  Pas  de  grâce!  dit  le  jeune  paysan  bien  bas. 

Peu  à  peu  l'accès  du  roi  se  calma,  mais  sa  soif,  devenue 
plus  impérieuse,  le  tourmentant  de  nouveau,  il  demanda  à 
boire  ! 

Aussitôt  l'enfant  plaça  devant  lui  une  coupe  qu'il  emplit  d'eau 
jusqu'au  bord.  Le  roi  la  saisit  et  la  porta  à  ses  lèvres ,  mais  ses 
yeux  recontrant  les  yeux  de  son  hôte  qui  élincelaient  d'une 
joie  étrange,  il  se  leva  en  criant  :  Tu  veux  m'empoisonner  !Le 
pâtre  sourit,  prit  la  coupe,  la  vida  à  moitié  et  la  remplit  de  nou- 
veau, sans  cesser  de  regarder  leroiavec  calme  et  dédain.  Celui- 
ci  perdant  alors  tout  soupçon  prit  la  coupe  à  son  tour  et  la  vida 
d'un  seul  trait.  Le  pâtre  s'était  laissé  tomber  à  genoux,  et  priait 
en  pressant  sur  ses  lèvres  une  boucle  de  cheveux.  Jean  ne  put 
s'empêcher  de  regarder  attentivement  les  traits  pâles  de  son 
compagnon,  et  tout  à  coup  d'une  voix  altérée  il  lui  demanda  ? 

—  Où  vous  ai-je  vu  ? 

—  A  la  tour  de  Rouen. 

Kerdolle  pour  Arthur  de  Bretagne  !  !  cria  en  ce  moment  une 
voix  bien  connue,  le  cliquetis  des  épées  retentit  et  fut  cou- 
vert aussitôt  par  des  clameurs  et  des  imprécations.  Jean  en- 

7. 


306  REVUE  DE  PARIS. 

lendit  une  seconde  fois  ,  mais  plus  près  de  lui ,  le  terrible  aver- 
tissement 

—  11  est  venu  trop  tard.. ,  dit  le  paysan  se  laissant  tomber  et 
se  soulevant  avec  effort  sur  un  coude. 

—  Il  faut  combattre  encore,  dit  Jean. 

—  Il  faut  recommander  tonàme  à  Dieu,  dit  le  pâtre...  Assas- 
sin, tues... 

Il  ne  put,  achever  et  tomba  étendu  sur  le  sol,  mais  ses  yeux 
iL'Mies  restèrent  fixés  sur  le  roi 

—  Empoisonné...,  dit  Jean  tout  bas!...  Empoisonné,  repéta-t- 
il  en  criant....  Puis  il  se  leva...,  fit  un  pas  en  avant...,  chancela 
et  tomba  à  côté  du  pâtre,  se  tordant  dans  d'horribles  convul- 
sions. Cependant  le  cliquetis  des  épées  cesse,  la  porte  de  la  ca- 
bine est  enfoncée,  une  troupe  d'hommes  armés  se  précipite  dans 
la  chambre;  à  leur  tète  est  Kerdolle,  qui  brandissant  sonépée, 
cria  une  troisième  fois  :  Pour  Arthur  de  Bretagne  ! 

Mais  à  la  vue  de  cesdeux  corpsétendus  auprès  l'un  de  l'autre, 
il  s'arrêta  stupéfait;  il  saisit  d'un  bras  nerveux  le  roi  Jean,  le 
souleva  de  terre,  le  montra  à  ses  compagnons  en  s'écriant  :  C'est 
lui.  Puis  il  le  rejeta  sur  le  sol,  la  tête  frapa  lourdement  la  mu- 
raille. Jean  était  mort. 

—  Le  pâtre  qui  l'avait  conduit  ici  l'a  empoisonné  sans  doute, 
dit  un  soldat.... 

—  Un  pâtre  !  dit  Kerdolle,  et  saisissant  une  torche,  il  l'appro- 
cha de  la  figure  déjà  livide  et  décomposée  du  second  cadavre,  et 
poussa  un  cri  terrible  ;  il  venait  de  reconnaître  Yseult. 

—  Oh  !  tu  n'avais  qu'une  vie  à  me  donner,  misérable  Jean... , 
dit-il  en  appuyant  son  talon  ferré  sur  le  front  de  l'Anglais.... 
Que  ne  puis-je  te  ranimer  pour  te  tuer  une  seconde  fois  ! 

Puis,  il  se  fit  apporter  un  boyau  et  une  pelle,  creusa  une 
fosse  profonde  dans  le  sol  même  de  la  chaumière. 

Deux  soldats  avaient  déjà  pris  le  corps  du  roi  pour  l'y  dépo- 
ser, mais  Kerdolle,  relevant  son  visage  sillonné  de  grosses  lar- 
mes, les  repoussa  violemment,  prit  seul  le  cadavre  d'YseuIt,  le 
descendit  au  moyen  de  cordes  dans  la  fosse,  y  jeta  son  épée  et  la 
combla  aussitôt 

—  Vous  connaissez  donc  ce  manant?  dit  un  soldat. 

—  Ce  manant,  dit  Kerdolle  ce  manant  était....  11  hésita  un 


REVUE  DE  PARIS.  307 

un  instant  avant  de  terminer  sa  phrase,  enfin  il  dit  :  J'ai  connu 
cfi  manant  à  la  tour  de  Rouen,  c'était  alors  le  page  d'Arthur  de 

Bretagne. 

Georges  Jarétt. 


TABLE  DES  MATÈRES. 


Pages. 
Un  pèlerinage  à  Porl-Royal-des-Champs.  par  M.  Antoine 

de  Lalour 1 

Le  dernier  duc  de  Guise,  deuxième  parlie,  par  M.  Paul  de 

Musset lô 

Prédicateurs  grotesques  du  seizième  siècle.  —  II.  Robert 
Messier  et  le DorwusecMre;  par  M.  Ch.  Labitfe.     .     .         47 
Lettres  sur  Munich,  par  H.  Fortoul. — Décoration  infé- 
rieure de  la  résidence.  —  VIII.  D'un  certain  abus 
de  l'art 67 

IX.  Salles  des  grandes  solennités. —Histoire  du  moyen 

âge  allemand.  —  L'Iliade 72 

X.  Appartements  du   roi.  —   Histoire  de  la  poésie 
grecque 78 

XI.  Appartements  de  la  reine.  —  Histoire  de  la  poésie 
allemande.  —  Les  Niebelungen 88 

Le  dernier  duc  de  Guise,  dernière  partie,  par  M.  Paul  de 

Musset 98 

Critique  littéraire.  —  Une  larme  du  Diable,  par  M,  D.  M.      131 

Les  Corbeaux,  par  M'"o  Charles  Reybaud 140 

Saint-Lazare  et  la  Salpêlrière,  par  M.  A.  Fremy.  .  .  1C9 
Critique  littéraire.  —  L'Homme  et  l'Argent,  par  M.  Emile 

Souvestre;par  M.  H.  Fortoul 187 

Les  Corbeaux,  suite  et  fin,  par  M™e  Charles  Reybaud.  .  203 
Les  bois  de  Nivernais  et  les  forêts  de  la  Norwége ,  par 

M.  A.  Fremy 229 

•A  une  jeune  fille  poète,  par  M.  Alphonse  de  Lamartine.  257 
Critique  littéraire.  —  Arthur,  par  M.  Eugène  Sue  ;  par 

M.  L.-Y 265 

Le  Page  d'Arthur  de  Bretagne,  par3L  Georgea  Janély.      281