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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 

DE  PARIS. 


# 


REVUE 

DE  PARIS, 


EDITION    AUGMENTER 


DES  PRINCIPAUX  ARTICLES 
DE    LA   REVUE   DU  XIX«  SIÈCLE. 


TOME  TROISIÈME. 


MARS  1838. 


nirirUcô, 


SOCIÉTÉ   TYPOGRAPHIQUE  BELGE, 

ADOLPHE   WAHLEN   ET   COHIP'®. 
1858 


LE  FADA. 


I. 

Dès  qu'elles  furent  seules,  les  deux  jeunes  femmes  s'embras- 
sèrent avec  effusion  : 

—  Que  j'étais  loin  dem'attendre  à  te  voir  arriver  aujourd'hui 
ici!  s'écria  M^^e  de  Rambert.  Voilà  pourtant  près  de  dix  ans  que 
nous  avons  quitté  Tinstilulion  de  cette  bonne  M™"  Dulaure, 
dix  ans  que  nous  avons  passés  à  deux  cents  lieues  l'une  de  l'au- 
tre! 

—  Hélas  î  c'est  toute  une  vie,  répondit  M"e  de  Villejazet  ;  pen- 
dant celte  longue  absence  combien  de  fois  j'ai  songé  à  toi,  à 
notre  bonne  amitié  d'enfance  ! 

—  Moi  non  plus,  Lucie,  je  ne  t'avais  pas  oubliée,  et  bien  que 
notre  correspondance  ait  cessé  depuis  si  longtemps,je  sentais  que 
nous  n'étions  pas  moins  bonnes  amies  ;  je  savais  que  nous  nous 
retrouverions  quelque  jour,  j'y  comptais  comme  sur  un  de  ces 
bonheurs  que  nous  doit  le  hasard.  Quel  chagrin  d'être  obligée  de 
partir  au  moment  où  tu  arrives  !  Nous  avons  tant  de  choses  à 
nous  raconter!  Pauvre  amie!  j'ai  su  indirectement  que  ton  ma- 
riage avec  M.  de  Villejazet  n'avait  pas  été  heureux.  Alors  je  vou- 
lais l'écrire,  et  puis  je  n'ai  pas  osé  j  il  y  a  des  choses  qu'une  let- 
tre dit  toujours  mal.  Ah!  si  j'eusse  été  libre,  je  serais  allée  te 
trouver  ! 

M"^e  de  Villejazet  serra  les  mains  de  son  amie  j  ses  grands 
yeux  noirs  et  tristes  se  fermèrent  un.  moment,  comme  si  elle  se 
fût  recueillie  dans  ses  souvenirs.  Cette  voix  aimée  venait  de  lui 
rappeler  tout  à  coup  ses  premières  aifectjons  et  les  tranquilles 
joies  de  sou  adolescence. 

1. 


6  RhVLE  DE  FAKiS. 

—  Hélas  !  dit-elle  avec  un  long  soupir,  que  sont  devenues  nos 
vives  espérances  d'autrefois?  Te  rappelles-Ut,  Mathilde  ?  Que 
de  projets  !  comme  la  vie  est  belle  pour  ceux  qui  ne  la  savent 
pas  encore!  Pauvres  enfants  !  nous  y  allions  d'un  cœur  plein  de 
confiance  :  le  monde,  la  liberté,  Tavenir;  que  ces  mots  sont 
}',rands!  Quel  sens  immense  ils  présentent  à  Timagination  d'une 
jeune  fille  !  ah  !  j'avais  rêvé  trop  de  bonheur  ;  Dieu  a  voulu  punir 
ce  cœur  insatiable.  J'ai  bien  souffert  seule,  toute  seule.  Moi  aussi 
je  voulais  t'écrire  alors  j  mais  tu  as  un  mari,  je  ne  savais  point  s'il 
laissait  toute  liberté  à  ta  correspondance  :  il  fallait  te  voir  pour 
le  parler  avec  confiance,  pour  te  tout  dire  comme  autrefois, 
quand  nous  étionsdeux  sœurs.  Je  n'ai  pas  eu  d'amie  qui  t'ait  rem- 
l)lacée,  chère  Mathilde  :  mon  Dieu  !  est-il  possible  que  nous  ayons 
rompu  pendant  si  longtemps  des  relations  qui  nous  furent  si 
douces  !  combien  ta  présence  me  fait  de  bien  !  Mais  à  mon  tour 
j'ai  besoin  de  savoir  que  ton  sort  a  été  meilleur  que  le  mien  : 
dis-moi,  Mathilde,  es-tu  heureuse  ? 

—  Je  crois  que  oui,  répondit-elle  avec  une  naïve  hésitation  ; 
j'ai  bien  de  temps  en  temps  quelque  chagrin;  pourtant  M.  de 
Rambert  n'est  pas  un  mauvais  mari.  J'ai  un  cruel  souci  en  ce 
moment,  mais  ce  n'est  pas  lui  qui  le  cause  ;  je  te  dirai  cela  plus 
tard  ;  parlons  de  toi  d'abord  :  tu  arrives  seule  ici? 

—  Oui.  Ma  demande  en  séparation  de  corps  et  de  biens  a  eu 
un  plein  succès  ;  M.  de  Villejazet  a  épuisé  tous  les  moyens  ,  il 
m'a  traînée  devant  toutes  les  juridictions;  toutes  l'ont  con- 
damné, A  présent;  je  suis  libre,  il  n'y  a  plus  personne  autour  de 
moi. 

—  Et  tu  considères  cet  isolement  comme  un  bonheur  !  Il 
faut  que  cet  homme  t'ait  rendue  bien  malheureuse! 

—  Oui,  il  m'a  tant  fait  souffrir,  que  j'ai  failli  en  perdre  la 
raison  et  la  vie...  il  me  torturait,  il  me  brisait  sans  pitié  ni  mi- 
séricorde :  que  veux-tu?  c'est  un  fou  !  A  présent  que  je  lui  ai 
pour  toujours  échappé,  je  lui  pardonne;  j'ai  tout  oublié.  Non, 
il  ne  me  i  este  rien,  ni  pour  ni  contre  lui  ;  il  m'est  indifférent  ; 
je  ne  l'ai  plus  haï  du  moment  que  j'ai  cessé  de  le  craindre. 

—  Tu  es  bonne  et  généreuse;  je  vaux  moins  que  toi;  à  la 
place  je  n'eusse  pas  si  facilement  pardonné. 

—  Pourquoi?  reste-t-il  quelque  chose  du  mal  que  me  fit  M, 
de  Villejazet  ?  Non  ;  l'influence  qu'il  eut  sur  ma  vie  ne  fut  que 


REVUE  DE  PARIS.  7 

momentanée  ;  les  blessures  qu'il  me  fit  sont  guéries,  car  elles 
n'étaient  pas  profondes ,  elles  n'allaient  pas  jusqu'au  cœur. 
Non,  ce  n'est  pas  de  lui  que  me  sont  venues  mes  plus  cruelles 
peines. 

La  jeune  femme  appuya  son  front  sur  l'épaule  de  son  amie, 
et  ajouta  après  un  silence  :  Je  n'avais  déjà  plus  aucune  illusion, 
aucun  espoir  de  bonheur  ici-bas,  quand  j'épousai  M.  de  Tille- 
jazet. 

—  Toi  !  s'écria  Mathilde  avec  une  extrême  surprise  j  toi  ! 
jeune  belle  et  riche  à  millions... 

—  Oui,  j'ai  une  grande  fortune  à  présent;  mais  j'étais  pauvre 
autrefois. 

—  L'héritage  de  ton  oncle  t'a  enrichie  avant  ton  mariage,  à 
ce  qu'on  m'avait  dit. 

—  Alors  il  n'était  déjà  plus  temps. 

Elle  releva  la  tête  et  regarda  autour  d'elle  avec  une  sombre 
tristesse.  Tout  se  taisait  dans  cette  vaste  chambre,  à  peine  éclai- 
rée par  la  lampe  qui  jetait  ses  lueurs  indécises  sur  une  table  cou- 
verte de  livres  et  de  papiers  ;  le  vent  faisait  frôler  les  rideaux 
derrière  les  fenêtres  entr'ouvertes  ;  c'était  l'heure  du  recueille- 
ment et  de  ces  intimes  confidences  qui  ne  doivent  pas  être  inter- 
rompues. 

—  Allons,  parle-moi  comme  autrefois,  sous  les  tilleuls  du  jar- 
din, lorsque  nous  avions  seize  ans  toutes  deux,  dit  M™^  de  Ram- 
bert  en  passant  sa  main  sur  le  front  pâle  de  Lucie,  je  connais 
bien  déjà  ce  pauvre  cœur  si  fier,  si  sensible,  si  ferme  dans  ses 
affections.  Allons,  ne  pleure  pas  ainsi  et  dis-moi,  dis-moi  tout. 
Mais  il  t'est  donc  arrivé  quelque  horrible  malheur,  quelqu'un  de 
ces  événements  qui  perdent  une  jeune  fille  et  jettent  le  déses- 
poir dans  une  famille  honorable  ? 

—  Non  !  r^ondit-elle  avec  amertume,  non,  rien  comme  cela. 
J'ai  eu  le  sort  de  beaucoup  de  femmes,  j'ai  aimé,  j'ai  cru  à  un 
immense  avenir  de  bonheur  et  je  me  suis  trompée,  voilà  tout. 
Mais  d'autres  recommencent  à  aimer,  à  espérer,  et  moi  je 
n'ai  pu  avoir  qu'un  seul  amour. 

—  Pauvre  Lucie!  et  il  y  a  déjà  longtemps?... 

—  Oui,  dçs  années;  mais  ce  souvenir  est  toujours  vivant  au 
fond  de  mon  cœur;  je  n'existe  que  dans  le  passé  plein  de  tant 
d'émotions,  d'amères  joies,  de  pensées  ardentes.  Oh!  oui,  j'ai 


8  REVUE  DE  PARIS. 

souffert,  mais  je  puis  dire  aussi  que  j'ai  vécu,  j'ai  vécu  en  quel- 
ques mois  toute  une  vie. 

Te  rappelles-tu  nos  adieux,  Malhilde?  tu  restais  à  Paris,  moi 
on  m'emmenait  en  Provence  au  milieu  de  ma  famille  ;  en  te  quit- 
tant, j'allais  retrouver  des  personnes  qui  m'étaient  aussi  bien, 
chères.  J'avais  appris  vaguement  que  la  fortune  de  mon  père 
était  fort  dérangée  ;  en  arrivant  je  sus  que  nous  étions  à  peu 
près  ruinés  :  les  terribles  chances  du  commerce  avaient  tourné 
contre  nous,  et  une  banqueroute  semblait  inévitable.  Mon  père 
était  un  homme  honnête  et  courageux,  il  abandonna  tout  ce 
qu'il  avait,  absolument  tout,  et  ses  créanciers  furent  payés.  H 
resta  pauvre,  mais  avec  du  crédit  et  une  haute  réputation  de 
probité  ;  c'était  assez  pour  recommencer  sa  fortune.  Il  demeura 
à  Marseille  et  se  remit  ù  travailler.  Ma  mère  ne  put  supporter- 
cette  chute,  elle  alla  habiter  une  petite  propriété  que  nous  avions 
conservée  aux  environs  d'Hyères 

—  Et  ton  frère,  interrompit  Mathilde,  ce  pauvre  garçon  dont 
lu  m'avais  tant  parlé  ? 

—  Mon  i)ère  le  garda  près  de  lui  ;  il  était,  il  est  toujours  le 
même.  Je  m'en  allai  donc  à  la  campagne  avec  ma  mère.  Nous 
vivions  dans  une  solitude  absolue,  mais  quel  beau  pays  !  Notre 
maison  n'était  pas  loin  de  la  mer  j  à  l'entour  il  y  avait  un  jardin 
planté  d'orangers  et  fermé  par  de  grandes  haies  d'arbousiers. 
Que  de  fruits,  que  de  fleurs,  que  de  parfums!  Je  me  trouvais 
heureuse  dans  ce  paradis,  et  pourtant  une  vague  inquiétude  me 
faisait  souvent  pleurer  ;  j'étais  tourmentée  par  une  surabondance 
de  vie  et  d'activité,  par  un  besoin  d'émotions  qui  tournait  aux 
larmes  dès  que  je  regardais  en  moi-même.  Tu  as  connu  ma  mère 
quand  elle  vint  me  voir  à  Paris;  c'était  une  femme  pleine  de 
bonté,  mais  faible,  et,  Dieu  lui  pardonne!  facile  jusquà l'insou- 
ciance. Elle  m'aimait  uniquement,  et  pourtant  elU  ne  compre- 
nait rien,  elle  ne  devinait  rien  de  ce  qui  se  passait  en  moi;  elle 
ne  connaissait  ni  mon  âme,  ni  mon  caractère,  et  j'ai  souffert  à 
en  mourir  sans  qu'elle  s'en  soit  doutée.  Nous  étions  à  la  cam- 
pagne depuis  six  mois  lorsque  mon  père  nous  annonça  que  nous 
allions  avoir  un  hôte.  C'était,  écrivait-il  à  ma  mère,  un  ami  qu'il 
avait  rencontré  dix  ans  auparavant  à  la  Yéra-Cruz,  et  dont  les  soins 
lui  avaient  sauvé  la  vie  pendant  une  épidémie  de  fièvre  jaune. 
11  arrivait  malade  en  France,  après  un  long  voyage,  et  les 


REVUE  DE  PARIS.  9 

médecins  luiayant  conseillé  de  passer  l'hiver  à  Hyères,  mon  père, 
qu'il  avait  reçu  autrefois  dans  sa  maison,  lui  offrait  la  nôtre  :  il 
avait  accepté. 

Je  fus  contente  en  apprenant  que  M.  Vasconcellos  venait  se 
mettre  en  tiers  dans  notre  solitude  ;  il  me  sembla  que  les  soirées 
d'hiver  passeraient  plus  gaiement  au  coin  du  feu,  tandis  qu'il 
ferait  le  piquet  de  ma  mère  et  nous  raconterait  ses  voyages.  Je 
me  le  figurais  déjà  d'un  certain  Age,  comme  mon  père,  l'air 
grave,  les  cheveux  gris  et  le  teint  hàlé. 

Le  lendemain  soir  il  arriva.  Je  ne  saurais  te  dire  ce  que  j'é- 
prouvai à  son  aspect;  ce  fut  un  étonnement  profond,  une  émo- 
tion indicible,  un  trouble  que  je  n'avais  jamais  connu.  Vascon- 
cellos était  un  homme  de  trente  ans,  il  avait  des  cheveux  noirs 
comme  les  tiens  et  une  fort  belle  tournure.  Je  le  saluai  tout  in- 
terdite, et  lui,  s'adressant  à  ma  mère,  s'excusa  avec  vivacité  et 
en  peu  de  paroles  de  tout  l'embarras  que  son  séjour  allait  nous 
causer  ;  puis,  encouragé  par  le  bon  accueil  qu'il  rencontrait,  il 
parut  se  trouver  aussi  à  l'aise  que  chez  d'anciens  amis.  J'avais 
à  peine  levé  les  yeux  sur  lui,  et  pourtant  ce  moment  aurait  suffi 
pour  que  je  n'eusse  jamais  oublié  sa  physionomie,  son  regard 
surtout.  Il  y  avait  tant  de  noblesse  et  d'intelligence  sur  ce  large 
front,  tant  de  bonté  dans  ce  calme  sourire  !  Vasconcellos  avait 
un  laisser-aller  plein  de  tact,  une  politesse  franche  et  affectueuse, 
qui  rendaient  sa  société  infiniment  agréable  et  facile.  Il  était 
d'origine  espagnole,  comme  mon  père,  et  on  retrouvait  en  lui  la 
dignité  de  sa  nation  unie  aux  habitudes  d'une  éducation  toute 
française.  Dans  le  monde  où  j'ai  vécu  après  l'avoir  connu,  je 
n'ai  jamais  rencontré  personne  qui,  de  près  ou  de  loin,  lui  res- 
semblât. 

C'est  de  cette  soirée  que  data  ma  véritable  vie,  la  vie  du  cœur 
et  de  l'intelligence.  J'étais  un  enfant  et  je  devins  sans  transition 
une  femme  ;  je  compris  tout  à  coup  le  bonheur  et  les  peines  qui 
tuent. 

J'é[»rouvai  d'abord  une  ardente  curiosité  pour  tout  ce  qui  re- 
gardait Vasconcellos.  Bien  que  je  n'osasse  l'interroger,  j'avais 
une  habileté  singulière  pour  le  faire  parler  de  lui.  Avec  quelle 
avidité  j'écoutais  le  récit  de  ses  longs  voyages  !  Quels  battements 
de  cœur  quand  il  racontait  tant  de  hasards  et  de  dangers  !  Sa 
famille  avait  été  proscrite  au  temps  i\\\  roi  Joseph,  et  il  était 


10  REVUE  DE  PARIS. 

venu  bien  jeune  en  France  ;  puis,  au  bout  de  quelques  années  il 
partit,  et  tant  que  la  terre  et  la  mer  avaient  voulu  le  porter,  il 
était  allé  en  avant  :  il  revenait  après  avoir  fait  le  lour  du  globe. 
Que  te  dirais-je,  Mathilde!  je  crois  que  je  l'aimai  surtout  parce 
que  son  existence  n'avait  pas  été  comme  celle  de  tout  le  monde  ; 
je  l'aimai  pour  sa  vie  aventureuse,  pour  les  périls  effroyables 
qu'il  avait  courus.  Tout  ce  qui  lui  appartenait  était  plein  d'inté- 
rêt pour  moi,  tout  m'était  cher,  jusqu'à  son  nègre  Pepito,  jus- 
qu'à la  perruche  verte  qu'il  avait  donnée  à  ma  mère  ;  et  per- 
sonne ne  se  douta  de  ce  que  j'avais  au  cœur,  lui  surtout  ne 
pouvait  le  deviner.  Pendant  nos  longues  promenades,  il  donnait 
le  bras  à  ma  mère  ;  moi,  je  marchais  à  l'écart,  le  regardant,  l'é- 
coutant parler;  c'était  assez  de  bonheur,  je  n'en  désirais,  je  n'en 
voulais  pas  d'autre.  Si  par  hasard  nous  nous  trouvions  seuls  un 
moment,  je  fuyais.  Souvent,  épuisée  par  de  si  vives  émotions,  je 
me  réfugiais  dans  ma  chambre  ;  j'y  restais  des  heures  entières 
pour  reprendre  la  force  de  supporter  mon  bonheur.  Oui,  j'étais 
heureuse,  si  heureuse  que  je  ne  formais  qu'un  vœu,  celui  de  vi- 
vre toujours  ainsi  ;  nulle  espérance  ne  me  montrait  dans  l'ave- 
nir quelque  chose  de  meilleur  que  le  présent;  je  regrettais  cha- 
que jour,  chaque  heure  écoulée;  j'eusse  voulu  en  faire  mon 
éternité. 

Vasconcellos  était  affectueux  pour  moi,  mais  saus  empresse- 
ment. Je  m'apercevais  bien  qu'il  n'attachait  pas  grand  iiitérét  à 
me  plaire,  et  que  je  passais  dans  son  esprit  pour  une  petite  per- 
sonne assez  médiocre  et  insignifiante  ;  mais  je  l'aimais  trop 
pour  être  piquée  de  son  indifférence,  et  je  me  disais  souvent, 
dans  l'humilité  de  mon  âme,  qu'il  n'avait  en  effet  aucune  raison 
pour  m'aimer.  Trois  mois  s'écoulèrent  ainsi.  Vasconcellos  ne 
parlait  point  de  son  départ;  il  semblait  heureux  de  cette  vie 
paisible,  tout  unie,  et  qui  n'avait,  hélas  !  d'agitation  que  pour 
moi.  Il  était  comme  le  fils  de  la  maison,  tant  ma  mère  avait  pris 
d'affection  pour  lui.  Elle  était  déjà  âgée,  ma  pauvre  mère,  et 
souvent  il  arrivait  qu'elle  l'appelait  en  riant  :  «  Mon  enfant.  » 
Alors  il  lui  baisait  la  main  et  disait  avec  reconnaissance  :  «  Oui, 
votre  enfant.  J'étais  biiin  malade  en  arrivant  ici  ;  je  croyais  n'a- 
voir pas  une  année  à  vivre,  et  vos  bons  soins  m'ont  ressuscité  ; 
j'ai  trouvé  une  famille,  moi,  pauvre  étranger,  qui  m'attendais  à 
n'être  reconnu  de  personne  après  une  si  longue  absence.  »  Alors 


KEVUE  UE  PARIS.  1! 

ma  mère  souriait  et  répondait  doucement  :  «  Eh,  bien,  il  faut 
rester  avec  nous.  « 

Mou  cœur  battait  alors  ;  j'éprouvais  de  mortelles  angoisses  5 
j'avais  peur  que  Vasconcellos  parlât  enfin  de  son  départ. 

Un  soir  ma  mère  m'arrêta,  au  moment  où  je  traversais  sa 
chambre  pour  me  retirer  dans  la  mienne  :  «  Lucie,  me  dit-elle, 
assieds-toi  là,  près  de  mon  litj  il  faut  que  je  te  parle,  mon 
enfant.  « 

Un  frisson  me  saisit  ;  j'eus  peur  d'avoir  été  devinée,  et  je  me 
laissai  aller  tout  éperdue  sur  le  carreau  de  soie  où  ma  mère  ve- 
nait de  s'agenouiller  pour  dire  ses  prières.  «Lucie,  reprit-elle 
avec  effeclion,  tu  as  depuis  quelque  temps  une  manière  d'être 
qui  me  donne  de  l'inquiétude;  tu  es  triste,  muette;  quoi  que  lu 
fasses,  on  dirait  que  tu  dors  dehout  :  il  ne  faut  pas  être  ainsi 
maussade  et  indifférente.  Tu  dois  te  marier  un  jour  :  quel  est 
l'homme  qui  se  trouvera  heureux  d'avoir  sans  cesse  devant  lui 
un  visage  morne  et  rechigné  ?  Ta  manière  d'être  frappe  tout  le 
monde.  Hier.  M.  Vasconcellos  m'en  parlait,  et  il  en  était  véri- 
tablement affligé.  Tu  devrais  tâcher  d'être  un  peu  plus  aimable 
pour  lui  ;  c'est  un  ancien  ami  de  ton  père,  un  homme  rare,  le 
plus  honnête,  le  meilleur  que  je  connaisse,  et,  si  tu  le  voulais, 
peut-être  i!  ne  nous  quitterait  plus.  » 

Je  demeurai  immobile  de  saisissement  et  de  surprise  ;  je  ve- 
nais d'entrevoir  tout  à  coup  des  choses  auxquelles  je  n'avais 
jamais  osé  songer.  Dans  la  crainte  de  me  trahir,  je  feignis  de 
n'avoir  pas  compris  le  sens  de  ces  derniers  mots.  «  Pardon, 
chère  maman,  dis-je  enfin  avec  effort  ;  en  vérité  je  ne  suis  point 
triste,  m;us  j'ai  parfois  comme  cela  des  envies  de  pleurer  :  cela 
passera,  je  vous  le  promets.  Quant  à  M.  Vasconcellos,  j'ai  de 
l'amitié  pour  lui;  mais  je  n'ose  parler  en  sa  présence,  j'aime 
mieux  l'écouter.  J'essaierai  ;  je  ferai  ce  que  vous  voulez;  vous 
serez  contente  de  moi.  —  Bien,  mon  enfant,  dit  ma  mère  en  me 
congédiant;  dors  tranquille,  et  sois  prête  de  bonne  heure. 
Demain  matin  nous  irons  faire  une  promenade  avant  le  déjeu- 
ner. »  Je  me  couchai  ;  mais,  pendant  toute  cette  nuit,  je  ne  fer- 
mai pas  les  yeux  :  les  paroles  de  ma  mère  bourdonnaient  dans 
ma  tête.  J'eAtrevoyais  que  je  n'étais  pas  aussi  indifférente  à 
Vasconcellos  que  je  l'avais  cru  jusqu'alors.  Dès  ce  jour  je  com- 
mençai à  donner  un  sens  à  ses  paroles  à  ses  regards  ;  je  l'ob- 


12  UEYUK  DE  PARIS. 

servais  avec  celte  persévérance  intelligente  que  l'amour  seul 
peut  donner  à  une  fille  de  dix-huit  ans,  et  je  vis  bien  jusqu'au 
fond  de  son  âme  ;  je  compris  qu'il  ne  m'aimait  pas  encore,  mais 
que  je  lui  plaisais.  Alors  l'instinct  d'une  coquetterie  adroite  et 
naïve  s'éveilla  en  moi  j  je  devins  tout  à  coup  habile  à  tirer 
parti  de  mes  avantages.  Oui,  Yasconcellos  devait  me  trouver 
belle  j  j'étais  belle  en  ce  temps  d'espérances  et  d'illusions. 

Les  boutons  commençaient  à  poindre  aux  branches  vertes  des 
orangers,  les  premières  fleurs  du  printemps  s'épanouissaient, 
et  je  voyais  venir  avec  joie  le  mois  de  mai  si  beau,  si  beau  main- 
tenant que  j'allais  chaque  jour  parcourir  avec  Yasconcellos  nos 
jardins  embaumés.  Lui  paraissait  heureux  aussi  ;  il  se  laissait 
aller  à  ces  influences,  il  semblait  arrêté  là  pour  toute  sa  vie. 

Je  passais  habituellement  la  matinée  seule  avec  ma  mère  ; 
Yasconcellos  restait  dans  sa  chambre  à  faire  des  lettres  et  à  lire 
les  journaux,  qu'on  apportait  d'assez  bonne  heure  de  la  ville  ; 
nous  ne  nous  réunissions  qu'à  midi,  pour  le  déjeuner. 

Un  matin,  le  jour  de  Pâques,  oh  !  je  n'ai  pas  oublié  cette  date 
fatale!  Yasconcellos,  qui  depuis  l'avant-veille  me  semblait  in- 
quiet et  préoccupé,  annonça  à  ma  mère  qu'une  affaire  impor- 
tante l'obligeait  à  partir  sur-le-champ  pour  Bordeaux.  A  cette 
nouvelle,  mon  cœur  cessa  de  battre,  j'eus  comme  un  éblouisse- 
ment,  je  sentis  la  pâleur  me  monter  au  visage;  mais  je  gardai 
une  attitude  calme  et  une  physionomie  impassible.  Ma  mère  dit 
avec  un  véritable  chagrin  : 

—  Quel  vide  va  laisser  ici  voire  absence  !  monsieur  Yasconcel- 
los. Mais  vous  reviendrez,  vous  ne  nous  quittez  que  pour  peu  de 
temps,  n'est-ce  pas  ? 

Il  lui  baisa  la  main  avec  un  geste  indécis,  qu'elle  interpréta 
comme  une  promesse.  ISous  déjeunâmes  en  silence,  les  larmes 
me  gagnaient  ;  mais  j'affectai  un  air  si  serein,  que  ma  mère,  qui 
m'observait  avec  quelque  inquiétude,  ne  devina  rien.  Les  che- 
vaux de  poste  étaient  déjà  commandés  pour  sept  heures  du  soir. 
Yasconcellos  remonta  dans  sa  chambre;  son  nègre  Pepito  chan- 
tait là-haut  en  faisant  les  malles;  tout  le  monde  autour  de  moi 
était  calme  et  content.  Cela  me  faisait  mal  ;  je  ne  pus  soutenir 
la  vue  de  ces  préparatifs  de  départ.  Je  m'en  allai  dans  la  cam- 
pagne, et,  cachée  au  fond  d'un  ravin,  je  pleurai,  je  pleurai  à  en 
mourir.  C'était  ma  première  douleur;  elle  fut  affreuse.  Meslar- 


REVUE  DE  PARIS,  13 

mes  s'épuisèrent  enfin  ;  un  peu  d'espoir  me  revint  au  cœur.  Je 
me  dis  que  eelte  cruelle  absence  aurait  un  terme,  et  que  mon 
bonheur  n'était  pas  tout  entier  perdu.  Je  m'exhortai  au  courage, 
à  la  résignaiion,  à  la  dissimulation  surtout.  Je  séchai  mes  lar- 
mes, je  relevai  mes  cheveux  épars.  et  quand  toutes  les  traces  de 
mon  chagrin  furent  effacées,  je  repris  le  chemin  de  la  maison. 
Ma  mère  accourut  au-devant  de  moi  dans  le  jardin. 

D'où  viens-tu  donc,  Lucie?  me  dit-elle  avec  vivacité;  je  t'ai 
fait  chercher  partout,  j'étais  fort  inquiète.  M.  Vasconcellos  a 
paru  bien   contrarié;  il  tenait  à  te  faire  ses  adieux. 

La  respiration  me  manqua,  je  ne  pus  proférer  une  parole;  je 
fis  un  geste  comme  pour  dire  :  Eh  bien!  me  voici;  où  est-il? 

—  II  est  parti  depuis  un  quart  d'heure,  reprit  ma  mère.  >otie 
voisin,  M.  Julien,  allait  à  Hyères,  et  il  a  offert  de  l'emmener  dans  sa 
voilure.  Tout  était  prêt  ;  M.  Vasconcellos  tenait  à  aller  à  Toulon 
aujourd'hui  même;  cela  lui  faisait  gagner  quatre  heures.  I!  a 
accepté;  mais  il  a  eu  grand  regret  de  ne  pouvoir  te  faire  ses 
adieux. 

J'écoutai  celte  explication  d'un  air  tranquille.  Au  moment  de 
rentrer  dans  cette  maison  où  n'était  plus  Vasconcellos,  je  dis  à 
ma  mère  : 

—  II  vous  a  dit  quel  jour  il  reviendrait? 

—  ^'on,  me  répondit-elle  avec  tristesse  ;  mais  certainement  il 
reviendra. 

J'ai  été  éprouvée  par  de  grandes  peines,  cl'.ère  Mathilde;  pour- 
tant je  n'ai  rien  souffert  qui  soit  comparable  à  la  tristesse,  au 
morne  abattement  dans  lequel  je  tombai  alors.  Toutes  les  heu- 
res de  la  journée,  les  plus  insignifiantes  circonstances  de  la  vie 
me  ramenaient  quelque  souvenir  poignant.  Dans  cette  affreuse 
solitude  où  j'étais  rentrée,  j'entendais  toujours  comme  un  écho 
de  la  voix  de  Vasconcellos;  je  croyais  voir  passer  encore  son 
ombre  sur  les  murailles  blanches  du  salon. 

D'abord  ces  souvenirs  me  furent  si  douloureux,  que  je  redou- 
tais tout  ce  qui  pouvait  les  raviver.  Je  n'entrais  plus  dans  le  jar- 
din; j'éprouvais  un  serrement  de  cœur  inexprimable  sous  ces 
sombres  allées  d'orangers  où  nous  nous  étions  si  souvent  prome- 
nés ensemble,  et  qui  allaient  fleurir  pour  moi  seule  maintenant. 
Puis  ai)rès  m'élre  abîmée  dans  mes  rcjp'ets.  je  tâchai  d'espérer 
et  de  vivre  dans  l'avenir.  Au  bout  de  quelques  jours,  Vasconccl- 
S  2 


14  REVUE  DE  PARIS. 

los  éciività  ma  mère;  sa  lettre  était  bomie  et  affectueuse.  Elle 
me  jeta  pourtant  dans  un  décoiirajjement  profond  :  elle  ne  par- 
lait point  de  retour.  A  force  de  la  commenter,  de  chercher  un 
sens  à  ces  paroles  simplement  amicales,  je  finis  pourtant  par  me 
persuader  que  tout  cela  siffnifiait  quelque  chose  de  plus.  J'espérai 
encore  et  j'attendis.  Je  recherchai  ce  que  j'avais  fui  d'abord,  je 
m'entourai  du  souvenir  de  Vasconcellos.  Souvent  j'allais  furtive- 
ment passer  des  heures  entières  dans  sa  chambre  ;  il  y  restait 
quelques  vestiges  de  sa  présence.  Je  m'emparai  d'un  livre  ou- 
blié, d'un  bouquet  d'immortelles  sauvages  et  de  romarin  que  nous 
avions  cueilli  ensemble  la  veille  de  son  départ.  Un  jour,  en  fure- 
tant dans  le  secrétaire,  je  trouvai  quelques  morceaux  de  papiers 
déchirés  avec  intention.  J'avais  reconnu  l'écriture  de  Vascon- 
cellos, et  aussitôt  je  me  mis  à  rassembler  ces  fragments  épars. 
Il  fallut  une  incroyable  patience  pour  rajuster  ces  mots,  dont  une 
moitié  manquait  ;  et  après  ce  grand  travail,  je  ne  pus  trouver  le 
sens   complet  d'une  phrase  ;  seulement,  je  lus  çà  et  là;  Mon 

amie  1 je  vous  crois il  m'en  coûte....  cette  jeune  fille... 

je  pars...  à  Bordeaux...  je  ne  sais  encore... 

Je  cherchai,  je  cherchai  partout  les  moindres  fragments.  Ed. 
ouvrant  vivement  l'un  des  tiroirs,  j'aperçus  un  papier  qui  avait 
glissé  dessous  et  y  était  resté  caché.  Je  devins  tremblante  en 
reconnaissant  que  c'était  une  lettre  à  l'adresse  de  Vasconcellos. 
J'hésitai  un  moment,  puis  je  l'ouvris... 

M'»c  de  Villejazet  s'interrompit  et  passa  ses  deux  mains  sur 
son  front. 

—  Chaf'ue  fois  que  je  me  souviens  de  ceci,  reprit-elle,  je  sens 
qu'il  y  a  du  sang  espagnol  de  mon  père  dans  mes  veines. 

—  Ah  î  pauvre  enfant,  s'écria  Mathilde,  tu  avais  une  rivale 
plus  heureuse,  mieux  aimée?... 

—  Non,  s'il  l'avait  aimée  d'amour,  si  elle  eût  été  sa  maîtresse, 
j'aurais  pardonné  à  celle  femme,  répondit  M™^  de  Villejazet  en 
se  levant  pour  prendre  le  nécessaire  de  voyage  posé  sur  la  table. 
Elle  l'ouvrit  ;  dans  le  double  fond  fermé  par  un  secret,  il  y  avait 
un  volume  dépareillé,  un  bouquet  flétri  et  une  lettre. 

—  Voilà  ce  qui  lui  a  appartenu,  tout  ce  que  j'ai  de  lui,  reprit 
M'"c  de  Villejazet,  en  déployant  le  papier,  et  elle  lut  :  «Votre  con- 
fidence m'effraye,  cher  Juanito,  je  vous  vois  dans  un  péril  immi- 
nent, et  dont  mon  amitié  ne  vous  sauvera  peut-être  pas.  car  qui 


REVUE  DE  PARIS.  15 

sait  si  ma  lettre  arrivera  à  temps.  Vous  me  demandez  conseil,  à 
moi,  sur  vos  projets  de  mariage!..  Vous  médites  de  sang-froid  que 
vous  avez  rencontré  une  petite  personne  bien  sage,  bien  élevée, 
appartenant  à  une  famille  très-honorable,  et  qu'à  force  de  vous 
trouver  vis-ù-vis  de  cette  enfant,  il  vous  est  venu  la  pensée  de 
l'épouser.  Mais,  vous  êtes  devenu  fou  !  Quoi  !  pour  un  caprice, 
sans  aucun  intérêt  d'ambition,  vous  aliéneriez  votre  liberté, 
vous  cloueriez  là  votre  avenir,  toute  votre  vie,  et  vous  n'avez 
que  trente  ans  !  Encore  une  fois,  vous  êtes  fou!  Je  ne  vous  par- 
lerais pas  ainsi,  mon  ami,  si  vous  aviez  une  grande  passion,  ou 
si  vous  trouviez  là  une  grande  fortune,  car,  raisonnable  ou  non, 
vous  auriez  un  motif  ;  mais  épouser,  sans  amour,  une  fille  sans 
dot,  voilà  ce  qui  me  paraît  le  comble  de  Tabsurdité,  et  que  je 
dois  tâcher  d'empêcher,  puisque  je  suis  votre  amie  :  ce  que  j'em- 
pêcherai, si  j'ai  conservé  sur  vous  quelque  ascendant.  Vous  êtes 
sur  une  pente  effroyable,  il  faut  vous  arrêter,  ou  vous  êtes  perdu. 
Ne  me  dites  pas  que  vous  êtes  sûr  de  votre  cœur,  maître  de 
vous-même;  peut-être  sans  vous  en  apercevoir,  ne  le  seriez- 
vous  bientôt  plus  de  votre  volonté.  Vous  croyez  avoir  deviné 
que  cette  jeune  fille  vous  aime  :  eh  bien  !  quand  cela  serait, 
est-ce  une  raison  pour  l'épouser  ?  Étes-vous  décidé  à  faire  son 
bonheur  aux  dépens  du  vôtre?  Vous,  homme  d'esi)rit  et  d'expé- 
rience, vous  êtes  près  de  vous  laisser  prendre  par  une  .\gnès  ! 
J'ai  déjà  eu  beaucoup  d'amies  qui  m'ont  fait  leurs  confidences; 
je  connais  mieux  que  vous  le  cœur  des  femmes  5  la  plus  naïve  sait 
bien  comment  on  vient  à  bout  des  irrésolutions  d'un  honnête 
homme.  Je  ne  vois  pour  vous  qu'un  moyen  de  salut  :  partez,  par- 
tez sur-le-champ.  De  loin  vous  verrez  toutes  ces  choses  avec  plus 
de  sang-froid,  et  si  vous  voulez  ensuite  retourner  sur  vos  pas,  il 
sera  toujours  temps;  on  ne  manque  pas  si  aisément  l'occasion 
de  faire  une  sottise. 

»  Nous  passerons  probablement  l'été  à  Bordeaux.  J'ai  (ends  vo- 
tre réponse,  ou  plutôt  je  vous  attends.  Adieu.  » 

tVime  de  Villejazet  laissa  retomber  cette  lettre  sur  la  table,  et 
appuya  dessus  ses  deux  mains  jointes.  —  Voilà  pourcjuoi  il  était 
parti,  reprit-elle  avec  une  profonde  amertume;  dès  ce  moment, 
je  compris  bien  qu'il  ne  reviendrait  jamais,  et  tout  fut  fini.  Je 
tombai  dans  un  dégoût  com[»let  de  la  vie,  dans  une  indifférence 
dont  je  ne  me  suisplus  relevée,  .l'étais  bien  malheureuse,  et  pour- 


16  REVUE  DE  PARIS. 

tant  il  me  restait  une  dernière  douleur  h  subir,  une  douleur  plus 
afî'reuse  peut-être  que  toutes  les  autres:  Vasconcellos  écrivit  de 
Bordeaux,  pour  annoncer  à  ma  mère  qu'il  allait  retourner  au 
Mexicpie;  sa  lettre  était  singulif;rement  affectueuse;  cette  fois  il 
parlait  de  son  retour,  et  il  eu  fixait  l'époque,  hélas  !  bien  éloi- 
gnée. J'eus  un  éclair  de  joie  et  d'espoir;  ma  mère  crut,  j'en  suis 
persuadée,  que  Vasconcellos  voulait  revenir  pour  m'épouser: 
liuit  mois  plus  tard,  nous  apprîmes  qu'il  était  mort  delà  fièvre 
jaune,  en  arrivant  à  la  Vera-Cruz. 

—  Mort  !  répéta  M"'«  de  Rambert  ;  oh  !  ma  pauvre  Lucie  ! 

—  J'étais  riche  alors.  L'héritage  d'un  vieux  parent  me  don- 
nait un  million  de  dot.  Je  me  laissai  marier.  Ma  pauvre  mère 
était  morte,  je  perdis  aussi  mon  père,  et  je  restai  seule  livrée  à 
cet  homine...  Mais,  je  te  le  répète,  tout  le  mal  que  m'a  fait  M.  de 
Villejazet  n'est  rien  auprès  des  malheurs  qu'a  causés  cette  fa- 
tale lettre  !  le  départ  et  la  mort  de  Vasconcellos  ! 

—  Et  tu  n'as  jamais  su  quelle  était  cette  femme? 

—  Je  la  connaissais  sans  l'avoir  jamais  vue  :  souvent  Vas- 
concellos parlait  d'elle  à  ma  mère.  Je  soupçonne  qu'il  l'avait 
aimée.  Elle  était  mariée.  Que  Dieu  lui  rende  le  mal  qu'elle  m'a 
fait! 

Les  grands  yeux  sombres  de  M'"^  de  Villejazet  s'animèrent 
d'une  expression  profonde;  elle  passa  ses  mains  sur  son  front 
comme  pour  écarter  une  pensée  importune  et  reprit  après  un 
silence  :  —  Tu  as  une  jeune  sœur,  Matliilde,  lu  lui  sers  de 
mère;  prends  garde! 

—  Hélas  !  oui,  demain  je  l'emmène. 

—  Comment!  c'est  par  rapport  à  elle?... 

—  Quel  autre  motif  aurait  pu  me  décider  à  partir  quand  tu 
arrives?  Oui,  il  le  faut,  cette  enfant  souffre;  je  n'ai  que  trop 
tardé  i)eut-ètre.  ^'ous  sommes  ici  depuis  deux  mois  ;  M.  Paul 
de  La  Vieville,  ce  jeune  homme  qui  nous  a  saluées  dans  le  jar- 
din, y  était  arrivé  en  même  temps  que  nous.  Je  m'aperçus  bien- 
tôt qu'il  aimait  Élise,  et  j'avoue  que  j'en  eus  une  grande  joie. 
Sa  famille  est  connue  de  M.  de  Piambert.  elle  est  fort  honorable  ; 
il  a  une  fortune  médiocre,  mais  indépendante.  Tu  l'as  vu,  c'est 
un  homme  qui  est  parfaitement  bien  de  figure  et  de  manières  : 
que  pouvais-je  ambitionner  de  mieux  pour  ma  sœur  ?  M.  de  La 
Vieville  n'avait  encore  fait  aucune  proposition  de  mariage  di- 


REVUE  DE  PAPxIS.  17 

recle,  et  je  Iroiivnis  tout  simple  quil  différât  de  me  déclarer  ses 
intentions.  Notre  séjour  dans  la  même  maison,  la  liberté  dont 
on  jouit  aux  eaux,  autorisait  des  relations  journalières,  et  il 
pouvait  èlre  avec  nous  sur  un  certain  pied  d'intimité,  sans  com- 
promettre Élise.  Je  laissai  donc  aller  les  choses,  à  peu  pressure 
de  préparer  un  heureux  mariage  à  ma  sœur.  La  pauvre  enfant 
ne  me  cachait  rien,  j'étais  la  confidente  de  ses  scrupules,  de  ses 
frayeurs,  de  ses  joies  ;  elle  me  racontait  les  demi-aveux,  les 
empressements  de  M.  de  La  Vieville.  Combien  de  fois  j'ai  écouté 
pendant  la  moitié  de  la  nuit  tous  ces  grands  secrets  !  mais  l'a- 
mour de  M.  de  La  Vieville  s'est  brusquement  éteint  à  l'arrivée 
d'une  femme  qu'il  avait  connue  dans  ses  voyages  j  elle  n'était 
pas  libre  alors,  et  j'ai  tout  lieu  de  croire  qu'il  l'aima  sans  pou- 
voir devenir  son  amant.  A  présent  elle  est  veuve  et  elle  veut  en 
faire  son  mari.  Je  ne  saurais  te  dire  quel  art,  quelle  persévérance 
elle  a  mis  en  tout  ceci.  Tout  d'abord,  elle  a  pu  comprendre  que 
cet  homme  aimait  Élise,  qu'il  en  était  aimé;  eh  bien  !  elle  s'est 
placée  entre  eux,  elle  a  employé  toutes  les  ressources  de  son 
expérience  et  de  sa  coquetterie  pour  le  détacher  de  cette  enfant. 
Elle  est  belle,  spirituelle,  habile,  elle  a  réussi.  M.  de  La  Vieville 
s'est  repris  d'amour,  il  l'épousera.  Elle  ne  l'aime  pas  certaine- 
ment ;  mais  l'intérêt,  l'ambition,  l'ennui  du  veuvage,  font  qu'elle 
tient  à  lui  et  qu'elle  ne  s'en  dessaisira  plus.  Élise  ne  s'aperçoit 
de  tout  cela  qu'à  demi,  elle  ne  s'avoue  pas  sa  jalousie,  ses  crain- 
tes; mais  elle  souffre.  Je  n'ai  qu'un  parti  k  i)rendre,  c'est  de  l'em- 
mener. J'espère  que  l'absence  finiia  par  emporter  tout  ce  qu'elle 
a  au  cœur,  et  d'abord  elle  sera  plus  tranquille  dès  qu'elle  n'aura 
plus  sous  les  yeux  le  spectacle  de  cette  intrigue,  dès  qu'elle  ne 
verra  plus  tous  les  jours  M.  de  La  Vieville  aux  pieds  de  M™*^  Van- 
bergem... 

—  M'ue  Vaiibergem!  interrompit  Lucie  en  pâlissant.  M™«  Hé- 
loïse  Vanbergem!... 

—  Tu  la  connais!  d'oii  sais-tu  son  nom?... 

M^'e  de  Villejazet  rouvrit  la  lettre  et  dit  en  montrant  la  signa- 
ture :  —  Tiens,  le  voilà  ! 

—  Oui,  c'est  elle!  c'est  bien  elle!  s'écria  Mathilde  avec  une 
amêre  surprise  ;  cette  femme  aura  donc  fait  le  malheur  de  tout 
ce  que  j'aime  au  monde  !.,.  Tu  ne  resteras  pas  ici,  Lucie,  tu  ne 
voudras  pas  vivre  avec  elle,  Vois-lu,  dans  celte  maison  il  rï'y  a 


là  REVUE  DE  PARIS. 

nul  moyen  de  s'isoler,  et  quand  même  tu  ne  sortirais  pas,  tu  ren- 
contreras partout  M™e  Vanbergera.  Évite-toi  cette  amerlurae  j 
viens,  pars  avec  nous. 

—  Non,  iMalhilde,  non  !  répondit  M^e  de  Villejazetdevenue  pen- 
sive. Je  veux  me  trouver  en  face  de  cette  femme,  je  veux  ven- 
ger la  sœur,  je  veux  me  venger  ;  va,  ce  n'est  pas  impossible... 

—  Tu  es  bien  belle,  et  M.  de  La  Vieville  pouiiait  t'aimer. 

—  Oh!  non,  non,  elle  ne  Taime  pas,  m'as-lu  dit;  ce  serait 
une  faible  vengeance,  j'en  vois  une  autre.  Cette  femme  tient 
surtout  à  éj)ouser  un  homme  riche? 

—  Elle  le  veut  aussi  jeune  et  beau,  spirituel  surtout  ;  elle  Ta 
dit  devant  moi.  Jamais  elle  n'épousera  un  homme  dont  elle  ne 
pourrait  être  fière  sous  tous  les  rapports  ;  pour  avoir  son  amour, 
il  faudra  d'abord  flatter  son  orgueil.  Vienne  un  amant  plus 
jeune,  plus  riche,  mieux  placé  dans  le  monde  que  M.  de  La 
Vieville,  et  il  l'emportera. 

—  Lh  bien  !  c'est  moi  qui  la  remarierai,  s'écria  M™»  de  Ville- 
jazet  avec  un  rire  amer  ;  c'est  pour  cela  que  je  reste.  Ma  chère 
Mathilde,  emmène  ta  sœur,  console  cette  pauvre  enfant;  qu'elle 
ne  désespère  pas  tout  à  fait  du  cœur  de  M.  de  La  Vieville,  il  lui 
reviendra  peut-être. 

Les  deux  femmes  ne  se  séparèrent  que  bien  avant  dans  la 
nuit,  et  M'»e  de  Villejazet  resta  levée  jusques  à  l'aube.  Avant  de 
se  coucher  elle  écrivit  la  lettre  suivante  à  l'homme  de  confiance 
qui  gouvernait  sa  maison  en  son  absence  :  «  Monsieur  Vialet, 
amenez-moi  mon  frère  sur  le  champ.  Vous  viendrez  en  poste 
et  vous  descendrez  à  la  Maison  des  Bains,  où  vous  me  trouve- 
rez. Je  désire  que  Victor  soit  parfaitement  habillé  ;  s'il  lui  man- 
que quelque  chose,  donnez  vos  ordres  au  tailleur  et  n'épargnez 
rien.  Marquez-moi  d'avance  le  jour  de  votre  départ  et  celui  de 
votre  arrivée.  IS'amenez  personne  avec  vous,  je  ne  m'en  soucie 
pas  à  cause  des  bavardages  que  tout  autre  que  vous  ne  manque- 
rait pas  de  faire  sur  la  situation  de  mon  frère.  Cela  me  serait 
si  désagréable,  que,  pour  l'éviter,  je  renvoie  demain  à  Marseille 
Rosalie,  ma  femme  de  chambre,  et  les  deux  autres  domestiques 
qui  m'ont  suivie.  Vous  ne  resterez  que  vingt-quatre  heures,  pre- 
nez vos  mesures  en  conséquence.  Je  vous  recommande  de  lire 
celte  lettre  plutôt  deux  fois  (ju'une,  afin  de  la  bien  comprendre, 
cl  je  compte  que  vous  serez  ici  dans  moins  de  quinze  jours.  » 


REVUE  DE  PARIS.  19 

II. 

—  M"e  de  Villejazet  n'a  pas  paru  à  la  table,  elle  ne  descend 
pas  ce  soir,  dit  un  tout  jeune  homme  en  regardant  la  peudule, 
qui  venait  de  marquer  dix  heures;  et  il  resta  accoudé  au  coin  de 
la  chemiiîée,  dans  une  allilude  mélancolique  que  personne  ne 
lui  fit  le  plaisir  de  remarquer.  La  i)drtie  de  bouillotte  était  fort 
animée:  les  demoiselles  et  les  jeunes  femmes  boudaient,  il  avait 
été  impossible  d'organiser  une  contredanse;  deux  dames  anglai- 
ses étaient  au  piano  et  chantaient  intrépidement  à  travers  le 
bruit  sourd  et  continu  de  vingt  conversations  croisées,  interrom- 
pues et  reprises  d'un  bout  du  salon  à  l'autre. 

—  Et  dire  qu'il  y  a  desgeiis  qui  prétendent  qu'on  s'amuse  aux 
eaux!  continua  le  jeune  homme  entre  ses  dents j  le  diable 
m'emporte  si  c'est  vrai! 

—  Fi  donc  !  cousin,  interrompit  une  petite  fille  en  le  mena- 
çant de  son  éventail;  voilà  qui  est  bien  mal  dit  pour  un  jeune 
homme  qui  fait  sa  philosophie. 

Il  la  regarda  de  travers;  puis,  comme  il  voulait  parler  n'im- 
porte à  qui,  de  ce  qu'il  appelait  ses  peines  de  cœur,  il  reprit  tout 
bas  : 

—  Ma  parole  d'honneur,  je  suis  un  homme  bien  malheureux, 
ma  petite  Camille  ! 

—  Est-ce  que  vous  avez  été  grondé  aujourd'hui  ? 

—  Eh!  non,  non,  mademoiselle.  Est-ce  que  je  suis  un  enfant 
pour  me  laisser  gronder?  Il  s'agit  bien  de  cela,  vraiment!  Déci- 
dément M'ne  de  Villejazet  ne  descendra  pas. 

—  C'est  qu'elle  re&le  chez  elle  avec  son  frère,  qui  est  arrivé  ce 
matin,  un  beau  jeune  homme.  Psous  l'avons  rencontré  dans  le 
jardin,  et  il  nous  a  regardées  comme  ça,  avec  de  grands  yeuxj 
il  m'a  pris  une  envie  de  rire  !  M™^  de  Villejazet  lui  donnait  le 
bras,  et  ils  se  promenaient  dans  la  grande  allée  en  parlant  tout 
bas.  Je  suis  sûre  qu'il  aime  bien  sa  sœur.  Il  vient  la  trouver 
peut-être  pour  toute  la  saison.  Tant  mieux!  cela  fera  toujours 
un  danseur  de  plus  ;  je  me  figure  qu'il  danse  à  ravir. 

—  Je  ne  le  crois  pas,  dit  gravement  une  demoiselle  de  quiuze 
ans;  il  a  l'air  bête. 

—  Ah  !  par  exemple  !  M"'e  Vanbergem  lui  trouve  une  tournure 
fort  distinguée;  n'est-ce  pas,  madame.^ 


20  REVUE  DE  PARIS. 

—  Mais  nui,  répondit-elle  nonchalamment;  il  ressemble  à  sa 
sœur,  et  M™<î  de  Yillejazet  me  plaît  beaucoup. 

—  Ah  !  c'est  une  bi!:;n  jolie  femme  !  Elle  est  un  peu  pâle  ;  mais 
cela  lui  donne  l'air  intéressant,  n'est-ce  pas,  mon  petit  cousin 
Gustave  ? 

—  Oh!  oui,  j'adore  cette  pâleur,  répondit-il  avec  un  profond 
soupir  et  en  relevant  son  jabot  de  batiste;  j'ai  fait  cette  après- 
midi  ma  visite  à  M™«  de  Yillejazet,  et  je  l'ai  vu,  C2  frère.  Il  ne 
dit  pas  grand'chose;  je  lui  trouve  l'air  distrait  et  mèmesauva^îe. 
S'il  einpêthe  comme  cela  sa  sœur  de  descendre  le  soir,  je  le 
prendrai  en  grippe. 

Le  bruit  d'une  voiture  qui  roulait  devant  le  perron  attira  quel- 
ques personnes  aux  fenêtres. 

—  Qui  est-ce  qui  arrive?  demanda  M'"*'  Vanberijem. 

—  Eh!  mon  Dieu!  personne!  s'écria  la  petite  fille  d'un  air 
consterné  ;  c'est  le  frère  de  M"""  de  Viiiejazet  qui  repart.  Voilà 
son  valet  de  chambre  à  la  portière;  et  tenez,  le  voici  lui-même. 

On  vit  alors,  à  la  lueur  des  flambeaux  que  portaient  quelques 
domestiques,  le  frère  et  la  sœur  descendre  ensemble  le  perron. 
C'était  comme  une  scène  d'opéra-comique;  celte  berline  attelée, 
ce  groupe  éclairé  par  des  clartés  vacillantes,  faisaient  tableau. 
Ee  jeune  homme  avait  une  tournure  fort  élégante  dans  son  cos- 
tume de  voyageur  ;  ses  traits  étaient  d'une  beauté  mélancolique  ; 
les  grands  cheveux  blonds  qui  s'échappaient  de  sa  calotte  de 
cachemire  lui  donnaient  une  certaine  physionomie  pittoresque, 
jjme  de  Tjllejazet  le  retint  un  moment  sous  les  regards  de  tout 
le  monde  accouru  aux  fenêtres  pour  le  voir;  puis  elle  l'embrassa 
et  lui  fit  un  dernier  signe  d'adieu.  Il  s'élança  dans  la  berline  ;  le 
postillon  fit  claquer  son  fouet,  et  l'attelage  partit  au  grand  trot. 

—  Ah  !  quel  dommage!  s'écria  naïvement  la  petite  fille;  j'a- 
vais bien  cru  qu'il  resterait,  et  ces  demoiselles  aussi. 

—  Taisez-vous  donc,  Camille,  interrompit  tout  bas  la  demoi- 
selle de  quinze  ans  ;  est-ce  qu'on  dit  ces  choses-lâ? 

Un  quart  d'heure  après,  M^^^iJe  YiUezajet  descendit  au  salon, 
et  raconta  que  son  frère,  appelé  en  Angleterre  pour  une  affaire 
importante,  s'était  détourné  de  son  chemin  pour  passer  quelques 
heures  avec  elle. 

—  Il  est  fâcheux  pour  nous  de  n'avoir  pas  eu  le  temps  de  faire 
sa  connaissance,  dit  M'^'^Y'anbprgem. 


REVUE  DE  PARIS.  2Î 

—  J'espère  vous  le  présenter  dans  un  mois  ou  six  semaines, 
répondit  M'ne  de  Villejazet  avec  une  politesse  assez  froide  j  il  est 
reparti  bien  à  contre-cœur,  et  je  compte  qu'il  viendra  passer  ici 
la  fin  de  la  saison. 

Dès  ce  jour,  il  fut  singulièrement  question  de  M.  Victor 
d'Ayala  dans  la  société  réunie  aux  eaux  d'A...  On  sut  qu'il  était 
garçon  et  millionnaire,  qu'il  avait  trente  ans,  qu'il  voulait  se 
marier;  de  plus,  un  certain  bruit  se  répandit  qu'ayant  entrevu 
dans  le  jardin  M™"  Vanbergem,  il  avait  été  frappé  de  sa  beauté 
au  point  d'être  reparti  presque  amoureux  d'elle.  C'était  Gustave, 
le  petit  soupirant  de  M'^ede  Villejazet,  qui  rapportait,  colportait 
et  commentait  tout  cela,  en  y  ajoutant  mille  détails  de  son  in- 
vention. Il  avait  eu  le  bonheur  de  le  voir,  ce  frère  ;  c'était  un 
homme  extrêmement  distingué,  un  esprit  plein  de  saillies,  un 
cœur  tendre,  une  imagination  brûlante;  enfin,  il  était  capable 
d'une  de  ces  passions  comme  on  n'en  voit  que  dans  les  romans. 
Toutes  ces  fadaises  furent  rapportées  à  M^^^Vanbergera,  et  bien 
qu'elle  eût  du  tact  et  de  la  finesse,  elle  y  fit  attention,  tant  la 
vanité  d'une  coquette  est  crédule. 

M™o  Vanbergem  était  alors  une  femme  d'environ  trente  ans, 
brune,  belle,  et  pleine  d'une  grâce  aisée  qui  allait  au-devant  de 
tout  le  monde.  Du  reste,  elle  était  fausse,  égoïste  et  dissimulée  ; 
elle  avait  la  tête  vive,  mais  ses  passions  s'arrêtaient  toujours  à 
temps,  et  elle  mettait  même  dans  leurs  écarts  une  logique  im- 
pitoyable. La  vanité  dominait  en  elle,  et  dirigeait,  peut-être  à 
son  insu,  ses  sentiments  les  plus  tendres  et  les  plus  intimes.  Elle 
ne  pouvait  aimer  qu'un  homme  riche,  haut  placé  dans  le  monde. 
Pour  elle,  il  y  avait  dans  le  luxe  et  la  grandeur  une  séduction 
plus  puissante  que  les  dons  de  l'esprit  et  delà  figure.  Non  qu'elle 
fût  sordidement  intéressée;  mais  son  orgueil  se  passionnait  à  dé- 
faut de  son  cœur.  Feu  M.  Vanbergem  ne  l'ayant  pas  seulement 
nommée  dans  son  testament,  elle  avait  une  fortune  des  plus  mé- 
diocres, et  depuis  trois  ans  qu'elle  était  veuve,  elle  n'avait  pu 
parvenir  à  faire  un  mariage  selon  ses  vues.  Elle  se  décida  en 
retrouvant  M.  de  La  Vieville,  bien  qu'il  ne  fût  pas  assez  riche 
pour  qu'elle  se  prît  de  passion  en  sa  faveur  ;  c'était  une  sorte  de 
pis-aller  qu'elle  acceptait,  soucieuse  de  l'avenir  et  peut-être  se- 
crètement effrayée  de  ses  trente  ans.  Quand  on  lui  eut  dit  que 
M.  Victor  d'Ayaia  l'avait  trouvée  l)ellej  elle  se  rapprocha  de 


22  REVUE  DE  PARIS. 

M™»  de  Villejazet,  qui,  sans  y  mettre  pourtant  cTafFectation,  ne 
lui  faisait  aucune  avance. 

—  Madame,  lui  dit-elle  un  jour,  seriez-vous  alliée  à  la  famille 
d'Ayala,  de  Marseille,  qui  avait  une  maison  de  campagne  aux 
environs  d'Hyères  ? 

—  C'était  ma  mère,  madame,  qui  possédait  ce  petit  domaine» 
répondit  la  jeune  femme  avec  tranquillité.  Pourtant  elle  avait 
changé  de  couleur. 

—  Comment,  madame,  vous  seriez  mademoiselle  Lucie  d'Ayala  ? 

—  Oui,  madame  ;  mais  je  ne  puis  comprendre  comment  j'ai  eu 
l'honneur  d'être  connue  de  vous? 

—  C'est  tout  simple  :  j'ai  entendu  dire  tout  le  bien  imaginable 
de  vous  et  de  votre  famille  par  un  ami,  mort  aujourd'hui,  hélas  ! 
Ne  vous  rappelez-vous  doint,  madame,  un  Espagnol  nommé 
M.  Vasconcellos,  qui  a  passé  quelque  temps  à  Hyères,  il  y  a  huit 
ans  environ? 

—  Certainement,  madame,  je  m'en  souviens,  répliqua  M™e  de 
Villejazet,  devenue  pâle  à  ce  nom. 

M™e  Vanbergem  rompit  aussitôt  cet  entretien  ;  elle  crut  voir 
du  dépit  dans  cette  réponse  brève  et  prononcée  avec  un  ac- 
cent prorond  ;  mais  elle  ne  soupçonna  rien  autre.  Seulement  elle 
ne  pouvait  s'expliquer  cette  grande  fortune  chez  des  gens  qu'elle 
avait  su  positivement  pauvres,  quoique  fort  honorables.  Le  même 
jour,  elle  prit  le  bras  de  M.  Gustave  pour  aller  faire  un  tour  dans 
le  jardin,  et  elle  n'eut  pas  besoin  de  l'interroger  beaucoup  pour 
lui  faire  dire  l'histoire  de  l'oncle  millionnaire,  qu'il  avait  apprise 
le  matin  même. 

—  M™«  de  Villejazet  a  quelque  confiance  en  moi,  ajouta-t-il 
d'un  air  suffisant,  le  plus  risible  du  monde  5  c'est  d'elle  que  je 
tiens  ces  détails,  et  elle  m'a  dit  encore  bien  d'autres  choses.  Ce 
pauvre  M.  Victor  lui  écrit,  presque  tous  les  jours,  des  lettres 
charmantes  et  où  il  est  question  de  vous,  madame. 

—  De  moi  !  il  ne  me  connaît  pas. 

—  C'est  vous,  madame,  qui  l'avez  oublié...  Il  vous  a  rencon- 
trée, il  vous  a  vue  ici,  dans  ce  jardin  5  vous  étiez  assise  sous  les 
tilleuls,  et  ce  moment  a  décidé  de  son  sort. 

A  cette  phrase  de  comédie,  débitée  avec  un  aplomb  qui  va- 
lait le  geste  et  les  paroles,  M™e  Vanbergem  répondit  en  souriant: 
—  Allons  donc  !  quelle  plaisanterie  ! 


REVUE  DE  PARIS.  25 

—  Rien  n'est  plus  sérieux,  je  vous  le  jure.  Comment,  madame, 
vous  ne  croyez  donc  pas  à  la  puissance  de  Tamour,  à  ces  pas- 
sions nées  d'un  regard  et  qui  durent  toute  la  vie  ?  On  voit  bien 
que  vous  n'avez  jamais  aimé.  Vous  ignorez  encore  ce  que  c'est 
qu'un  sentiment,  que  la  sympathie,  qui... 

Mme  Vanbergem  savait  que  Gustave  venait  d'achever  sa  rhé- 
torique; elle  eut  peur  du  discours  dont  il  la  menaçait. 

—  Mon  Dieu  !  interrompit-elle,  vous  êtes  sans  chapeau  par  ce 
grand  soleil;  rentrez  vite,  monsieur;  c'est  fort  danîjereux,  à  ce 
que  dit  le  docteur;  on  peut  gagner  un  rhume. 

—  Ah  !  madame,  vous  ne  prenez  pas  seulement  en  pitié  le 
malheureux  qui  souffre  et  languit  loin  de  vous  !  s'écria-t-il. 

—  Voilà  une  exagération!  réj)liqua-t-elle  d'un  air  incrédule. 
Pourtant,  quand  elle  fut  seule,  elle  se  prit  à  réfléchir  sur  tout 
cela,  et  M.  de  La  Vieville  lui  parut  un  parti  fort  mesquin,  d'au- 
tant plus  que  le  matin  même  il  avait  parlé  d'habiter  sa  teire  de 
Champagiîe,  le  plus  triste  endroit  du  monde.  Dès  lors  M™e  Van- 
bergem forma  le  projet  d'épouser  le  millionnaire  ;  elle  calcula 
assez  habilement  ses  chances  de  succès,  et  d'abord  elle  se  mit 
à  l'œuvre  en  essayant  de  se  lier  intimement  avec  iM™^  de  Villeja- 
zet.  Celle-ci  reçut  ses  avances  et  la  laissa  faire.  Jamais  elle  ne 
lui  parlait  de  son  frère  ;  mais,  de  temps  en  temps,  elle  lisait 
quelques  fragments  de  lettres  à  M.  Gustave,  qui  brodait,  ampli- 
fiait la  chose,  et  en  faisait  de  longs  discours  à  M^c  Vanbergem. 
Pourtant  elle  ne  se  décidait  pas  encore  à  congédier  M.  de  La  Vie- 
ville  ;  il  t^ait  toujours  là,  inquiet,  irrité,  ne  pouvant  s'expliquer 
un  changement  évident;  il  attendait  et  il  souffrait,  car  il  aimait 
véritablement  cette  femme. 

Sur  ces  entrefaites,  il  vint  aux  eaux  un  M.  Touchet,  ancien 
notaire  à  Marseille.  C'était  un  vieux  bonhomme,  grand  faiseur 
d'embarras,  de  ces  gens  qui  sont  les  amis  intimes  de  tous  ceux 
auxquels  ils  ont  une  fois  parlé.  On  sut  tout  d'abord  par  lui  qui 
il  était,  d'où  il  venait,  et  où  il  comptait  aller.  Dès  que  M™e  yn- 
lejazet  eut  appris  son  arrivée,  elle  descendit  en  toute  hâte  auprès 
de  lui. 

—  Mon  cher  monsieur  Touchet.  lui  dit-elle  sans  préambule, 
vous  êtes  le  notaire  et  l'ami  de  la  famille  depuis  longtemps;  je 
viens,  au  nom  de  nos  bonnes  relations,  vous  demander  une 
chose  :  c'est  de  ne  parler  à  qui  que  ce  soit  ici  du  pauvre  Victor.  On 


24  REVUE  DE  PARIS. 

sait  ([ue  j'ai  un  frère,  car  on  l'a  vu,  et  on  croit  quMl  est  comme 
tout  le  monde  :  ne  dites  le  contraire  à  personne. 

—  Certainement,  madame,  vous  avez  bien  fait  de  me  préve- 
nir ;  j'aurais  pu,  sans  mauvaise  intention,  raconter  ce  qui  en 
est;  mais,  à  i)résent  que  je  suis  averti,  tout  est  dit.  Je  le  croyais 
ici,  ce  pauvre  enfant.... 

—  Il  voyage  avec  Vialet. 

—  Ma  foi,  promettez  moi  de  vous  dire  que  c'est  de  Tarifent 
perdu  ••  autant  vaudrait  promener  en  voiture  une  tète  de  bois. 

—  Hélas  !  je  le  sais  bien.  J'ai  votre  parole,  monsieur  Touchet  ; 
nous  ne  parlerons  de  ceci  qu'entre  nous  ? 

Le  même  jour  M™"  Vanbergem  trouva  moyen  d'interroger  le 
notaire  sur  la  famille  d'Ayala. 

—  Il  y  a  là  une  belle  fortune,  répondit-il.  Qui  sait  quel  en 
sera  rbéritier? 

—  Mais  ce  ne  sera  pas  un  collatéral,  je  pense,  iuterrompit 
M'"c  Yanbergem  en  riant  de  cette  prévoyance  du  notaire  ;  M™"  de 
Villeja^et  est  encore  jeune,  e't  d'ailleurs,  son  frère  se  mariera. 

—  11  n'a  pas  encore  été  question  de  cela. 

—  C'est  un  fort  bel  homme. 

—  Il  ressemble  un  peu  à  sa  sœur. 

—  Et  puis  de  bonnes  manières,  de  l'esprit. 

—  Eh!  eh  !  il  n'a  pas  inventé  la  poudre. 

—  Il  écrit  des  lettres  charmantes. 

—  Ah  !  vous  les  avez  lues,  madame  ? 

—  Non,  monsieur,  on  me  l'a  dit.  M.  d'Ayala  s'ennuie  fort  à 
Londres  ;  il  annonce  toujours  son  prochain  retour,  mais  ses  af- 
faires le  retiennent  d'une  semaine  à  l'autre.  Il  s'agit  de  vendre 
une  vaste  exploitation,  une  brasserie,  je  crois.  Vous  devez  sa- 
voir cela  mieux  qui  moi,  monsieur? 

—  Oui,  madame,  jc  sais.  Une  belle  propriété,  ma  foi,  qui 
donne  cinquante  mille  livres  de  rente.  Et  c'est  Victor  qui  s'oc- 
cupe de  cette  vente  ?  Bon  ! 

—  Comment,  est-ce  que  vous  le  croiriez  capable  de  dépenser, 
de  faire  des  folies?.., 

—  Du  tout,  du  tout,  madame.  Ah  !  ce  n'est  pas  lui  qui  man- 
gera son  bien  ;  il  est  sage  comme  une  belle  tille. 

M'«c  Yanbergem  se  mettait  en  tète  des  plans  immenses,  en 
écoutant  ces  détails  ;  elle  comptait  les  jours  de  l'absence  de 


REVUE  DE  PARIS,  âS 

Victor,  et  faisait  de  profondes  combinaisons  sur  la  chance  qui 
se  présentait  à  elle  de  faire  ce  grand  mariage.  M™^  de  Villejazet 
continuait  de  la  traiter  avec  une  politesse  réservée  ;  elle  parlait 
assez  rarement  de  son  frère  ;  c'était  M.  Gustave  qui,  sans  s'en 
douter,  lui  servait  de  rapporteur  officieux.  Elle  ne  se  fût  pas 
décidée  à  un  rôle  plus  actif;  mais  M™e  Vanbergem  alla  au-de- 
vant de  tout  ;  les  calculs  de  son  égoïsme  et  de  son  ambition 
firent  tous  les  frais.  La  saison  s'avançait,  M™"  de  Villejazet  se 
décida  à  brusquer  le  dénouement  de  cette  singulière  intrigue. 
Vn  jour  elle  se  rendit  chez  M™^  Vanbergem,  et  lui  dit  simple- 
ment : 

—  Avec  une  personne  moins  spirituelle  et  moins  sensée  que 
vous,  madame,  je  serais  embarrassée  d'expliquer  le  motif  de 
ma  visite;  mais,  avec  vous,  j'ose  parler  franchement.  Mon 
frère.  M.  Victor  d'Ayala,  est  en  Angleterre  depuis  deux  mois, 
il  espérait  revenir,  je  l'attendais  tous  les  jours  ;  mais  voiri  que 
ses  affaires  le  retiendront  longtemps  encore.  Vous  étiez  pour 
beaucoup,  madame,  dans  l'extrène  désir  qu'il  avait  de  revoir 
son  pays,  el  aujourd'hui,  en  m'écrivant  pour  ra'exprimer  ses 
regrets,  il  m'adresse  la  demande  la  plus  étrange... 

M'ï'c  Ynnbergem  ouvrit  de  grands  yeux,  comme  si  elle  ne  se 
doutait  point  de  quoi  il  s'agissait  ;  la  jeune  femme  reprit  :  — 
Vous  ne  me  comprenez  pas,  madame;  eh  !  bien,  mon  frère  me 
dit  de  venir  vous  demander  si  l'offre  de  sa  main  et  la  persjiec- 
tive  de  passer  tout  l'hiver  prochain  en  Angleterre  ne  vous  dé- 
plairaient pas. 

—  Madame,  je  suis  très-flattée;  mais  cette  proposition  est  si 
inattendue  ;  il  me  faut  réfléchir,  bulhutia  M^e  Vanbergem, 
qu'une  joie  profonde  lit  rougir  jusques  au  blanc  des  yeux. 

—  Sans  doute,  madame,  je  ne  vous  demande  pas  tout  de 
suite  une  réponse  ;  il  est  juste  que  vous  consultiez  vcts  amis, 
que  vous  cherchiez  à  avoir  quelques  renseignements  sur  le  ca- 
ractère et  les  habitudes  de  mon  frère;  je  voudrais  pourtant 
connaître  votre  détermination  sous  peu  de  jours;  fixez  vous- 
même  un  délai. 

—  Avant  peu...  bientôt,  sans  doute...  maintenant,  je  suis  si 
troublée...  la  proposition  dont  vous  venez  de  me  faire  part  est 
tellement  inattendue...  elle  m'honore  beaucoup,  madame;  je 
n'ai  besoin  d'aucun  renseignement,  votre  famille  est  suffisam- 

5  5 


26  REVUE  DE  PARIS. 

menl  connue  ;  je  ne  veux  que  me  consulter  avec  moi-même. 
Avant  tout,  je  dois  vous  dire  que  je  ne  suis  pas  riche. 

—  Nous  avons  plus  de  cent  raille  livres  de  rentes  5  c'est  suffi- 
sant. 

A  ce  chiffre,  M^e  Vanbergem  fut  si  émue,  que  les  larmes  lui 
en  vinrent  aux  yeux. 

—  Je  vous  laisse,  reprit  M^e  de  Villejazet,  et  dans  quatre 
jours  je  reviendrai  savoir  ce  qu'il  faut  écrire  de  votre  part  à 
mon  frère. 

Le  mèmf^  soir,  M^e  Vanbergem  dit  au  pauvre  La  Vievilje  : 
—  Mon  ami,  j'ai  sur  le  cœur  quelque  chose  qui  me  pèse,  et  que 
je  ne  sais  comment  vous  déclarer. 

Il  la  regarda,  inquiet  et  le  cœur  gros  de  colère;  depuis  deux 
jours  ils  se  boudaient. 

—  Hélas  !  reprit-elle,  j'ai  réfléchi  ;  en  nous  épousant,  nous 
ferions  tous  deux  un  mauvais  mariage,  car  je  n'ai  presque  rien, 
et  votre  fortune  aurait  besoin  d'être  augmentée  d'une  bonne 
dot.  Je  vous  parle  ici  en  femme  raisonnable,  et  je  souhaiterais 
que  vous  me  comprissiez... 

—  Oui,  interrompit-il  avec  rage,  je  vous  comprends,  vous  ne 
m'aimez  plus,  vous  en  aimez  un  autre... 

—  Quant  à  cela,  je  vous  jure  que  non. 

—  Vous  avez  en  vue  un  autre  mariage. 

—  Eh  !  quand  cela  serait?  répliqua -t-elle  intrépidement. 

—  Je  saurai  quel  est  cet  homme  ;  je  ne  souffrirai  pas  qu'il  re- 
çoive insolemment  la  parole  que  vous  m'aviez  donnée  ;  je  le 
provoquerai,  et  ce  sera  enire  nous  un  duel  à  mort. 

—  Allons,  vous  êtes  fou!  réellement,  Paul,  vous  m'atïligez. 
Voyons,  point  de  colère,  la  paix  entre  nous,  au  nom  de  Dieu  ! 

Alors  il  se  jeta  à  ses  genoux,  il  la  supplia,  avec  la  lâche  fai- 
blesse d'un  homme  amoureux  fou  ;  mais  elle  fut  inflexible.  11  la 
quitta  désespéré,  jurant  de  se  venger,  et  du  même  pas  il  alla 
chez  M"e  de  Villejazet,  à  laquelle  il  n'avait  jamais  fait  de  visite. 

—  xMadame,  lui  dit-il,  je  sais  que  vous  êtes  en  correspon- 
dance avec  M»»»  de  Rambert,  pourriez-vous  m'apprendre  son 
adresse? 

Elle  l'ccrivit  sur  une  carte  et  la  lui  donna,  en  disant  :  — 
M™e  de  Rambert  doit  être  de  retour  à  Paris  depuis  une  dizaine 
de  jours. 


REVUE  DE  PARIS.  27 

—  Ma  première  visite  sera  pour  elle  j  je  serais  fort  heureux, 
madame,  si  vous  vouliez  me  charger  de  vos  commissions,  dit 
M.  de  La  Vieville  d'un  certain  air  résolu,  facile  à  interpréter. 

—  Dites- lui,  s'écria  M"^^  de  Villejazet  avec  un  sourire  de 
triomphe  et  de  joie  qu'elle  ne  put  réi)rimer,  dites-lui  que  je  tien- 
drai parole  jusques  au  bout,  et  que  dans  un  mois  j'irai  la 
trouver. 

Le  lendemain  M™"  Vanbergera  donna  son  consentement  au 
mariage  qu'on  lui  proposait,  et  dès  lors  tout  fut  promptement 
résolu.  M,  Victor  d'Ayala,  dont  la  présence  à  Londres  était  in- 
dispensable, ne  pouvait  venir  que  deux  jours  avant  le  mariage  j 
aussitôt  après  la  cérémonie,  les  nouveaux  époux  devaient  partir. 
Il  était  convenu  que  tout  se  ferait  sans  apparat,  sans  bruit,  en 
présence  des  seuls  témoins  ;  c'était  chose  facile  ;  il  n'y  avait 
plus  personne  aux  eaux;  M.  Touchet.  qui  s'était  en  allé  le  der- 
nier, comptait  pourtant  y  passer  encore  quelques  jours  au  re- 
tour de  sa  tournée  en  Belgique.  M™^  Yanbergem  avait  cru 
devoir  proposer  de  le  choisir  pour  l'un  des  témoins  de  son  ma- 
riage, mais  M'"e  de  Yillejazet  s'y  était  opposée  sans  donner  au- 
cun motif,  et  on  l'avait  laissé  partir  sans  lui  rien  dire.  M^ie  Yan- 
bergem ne  voyait  que  le  but,  et  elle  n'allait  pas  trop  au  fond 
des  choses  ;  qnand  elle  se  mettait  à  considérer  son  bonheur,  elle 
n'en  revenait  pas. 

Elle  se  prit  presque  d'amour  pour  cet  homme  qu'elle  avait  à 
peine  entrevu  ;  à  l'aide  de  ses  cent  mille  livres  de  rente,  elle  en 
fit  un  type  de  beauté,  d'élégance,  d'esprit  et  de  bonnes  manières; 
il  lui  écrivit  quelques  lettres  qu'elle  trouva  charmantes,  et  aux- 
quelles elle  répondit  dans  un  style  fort  tendre.  Tout  cela  était 
d'un  romanesque  qui  lui  allait  ;  elle  comprit  très-bien  qu'on  pût 
se  passer  de  connaître  personnellement  quelqu'un  qu'on  va 
épouser,  et  elle  se  fût  volontiers  mariée  comme  les  princesses, 
par  ambassadeur. 

Au  milieu  de  tous  ces  préparatifs,  U^^  de  Villejazet  conser- 
vait, vis-à-vis  de  sa  future  belle-sœur,  une  attitude  fort  réser- 
vée ;  jamais,  dans  leurs  relations,  elle  n'alla  jusqu'à  la  fausseté, 
jamais  elle  n'eut  un  regard  affectueux,  une  parole  d'amilié  sur 
les  lèvres.  M'"**  Yanbergem  expliquait  cette  manière  d'être  selon 
son  caractère  ;  elle  se  figurait  que  M'»e  de  Yillejazet  se  prêtait 
au  mariage  de  son  frère  parce  qu'elle  n'avait  pu  l'empèciier,  et 


2S  REVUE  DE  PARIS. 

qu'il  lui  causait  un  grand  dépit.  L'aversion  que  ces  deux  femmes 
avaient  Tune  pour  Taulre  peiçait  à  travers  toutes  leurs  rela- 
tions. M'^e  Vanbergem  y  mettait  pourtant  une  grande  dissimula- 
tion ;  elle  faisait  semblant  de  ne  pas  s'apercevoir  que  ses  avan- 
ces étaient  constamment  reçues  avec  froideur,  elle  ne  demandait 
point  com])te  de  cette  roideur  étrange  ;  mais  elle  s'en  vengeait 
à  sa  manière.  Elle  avajt  cru  deviner  qu'il  restait  au  cœur  de  la 
jeune  femme  quelque  souvenir  de  Yasconcellos,  et  elle  prenait 
plaisir  à  l'empoisonner.  Elle  se  vanta  imprudemment  que  l'Es- 
pagnol l'avait  aimée,  elle  raconta  longuement  leurs  relations  5 
elle  dit  tout,  excepté  ce  que  M^^e  de  Yillejazet  savait  déjà. 
Celle-ci  écoutait  ces  détails  avec  une  apparente  tranquillité  ; 
son  regard  sombre  et  impassible  ne  se  remplissait  point  de 
larmes  ;  elle  supportait  ce  supplice  avec  la  patience  de  son 
sang  esi)agnol,  en  regardant  venir  le  moment  de  sa  vengeance. 

Cependant  le  dénouement  de  ce  drame  étrange  approchait  ; 
toutes  les  formalités  étaient  remplies,  on  n'attendait  \)\us  que  le 
futur  époux.  Le  mariage  devait  avoir  lieu  le  2o  octobre.  M.  Victor 

d'Ayala  avait  annoncé  qu'il  serait  à  A le  2"  :  tout  était 

prêt,  il  n'avait,  pour  ainsi  dire,  qu'à  descendre  de  voiture 
pour  se  marier;   le  25  à  minuit  il  n'était  pas    encore  arrivé. 

jimc  Vanbergem  passa  ces  deux  jours  dans  une  horrible  in- 
quiétude :  elle  se  figura  que  son  bonheur  l'abandonnait,  que 
quelque  fatale  combinaison  du  destin  allait  rompre  ce  mariage 
qu'un  hasard  si  heureux  avait  fait  ;  elle  pleura  de  regret,  de 
dépit,  de  coière,  contre  son  fiancé  inconnu  ;  à  peine  si  elle  par- 
vint à  garder,  en  présence  de  M'"e  de  Villejazet,  une  altitude 
calme  et  convenable.  La  jeune  femme  prenait  tout  cela  avec  un 
parfait  sang-froid;  le  soir,  avant  de  quitter  sa  future  belle- 
sœur,  elle  lui  dit  : 

—  Voilà  un  fâcheux  retard;  mais  il  n'a  rien  de  surprenant. 
La  mer  est  mauvaise  par  le  vent  qui  règne  depuis  quelques 
jours,  il  doit  être  impossible  de  passer  le  détroit.  Je  me  figure 
l'impatience  de  mon  frère.  Le  temps  va  lui  manquer.  Oui  sait? 
peut-être  sera-t-il  obligé  de  retourner  à  Londres  sans  vous?  Si 
nous  étions  en  Espagne,  tout  cela  pourrait  s'arranger  autre- 
ment; en  ce  pays  là  ce  n'est  i)as  comme  en  France,  la  loi  per- 
met les  mariages  par  procuration  ;  sans  que  mon  frère  quittât 
Londres,  vous  auriez  pu  l'épouser  à  Madrid. 


REVUE  DE  PARIS.  29 

M'"»  Vanbergera  ne  répondit  à  ces  réflexions  que  quelques 
paroles  ambiguës  ;  mais  au  fond  de  son  âme  elle  regretta  fort 
de  ne  pouvoir  agir  à  la  mode  d'Espagne.  Elles  ne  se  couchèrent 
que  passé  minuit:  une  heure  après,  deux  voitures  arrivèrent 
presque  en  même  temps  :  c'étaient  la  diligence,  qui  laissa 
M.  Touchet  devant  la  maison  des  bains,  et  une  chaise  de  poste 
d'oîi  descendirent  Viclor  d'Ayala  et  Vialet. 

—  Holà  !  cria  le  gros  l)onhomme,  c'est  vous?  Eh  !  d'oi!i  venez- 
vous  comme  cela?  Victor  à  l'air  tout  gelé  :  il  fait  bien  froid, 
n'est-ce  pas,  mon  garçon  !  Puisque  vous  voyagez  en  poste,  vous 
auriez  dû  vous  arrêter  pour  la  couchée,  comme  les  princes  et  les 
rouliers. 

—  Ma  sœur  avait  dit  d'arriver,  répondit-il  en  battant  la  se- 
melle dans  le  vestibule.  Certainement...  ah!  le  froid...  mais  de- 
main nous  sommes  de  noce  !  Bonsoir,  monsieur  Touchet. 

A  ces  mots  il  courut  au-devant  de  sa  sœur,  qui  descendait  pour 
le  recevoir. 

—  Que  veut-il  dire  ?  demanda  le  notaire. 

Vialet  haussa  les  épaules.  — Je  ne  sais  pas  s'il  le  comprend  lui  • 
même,  répondit-il  ;  c'est  vrai  pourtant  ;  demain  il  se  marie. 

-—Il  se  marie  !  lui  !...  Victor  !  s'écria  M.  Touchet  stupéfait, 
un  homme  qu'il  faudrait  interdire... 

—  Madame  trouve  qu'il  est  comme  tout  le  monde  ;  elle  n'a  ja- 
mais voulu  entendre  parler  d'interdiction,  vous  le  savez,  mon- 
sieur Touchet. 

—  Je  lui  ai  dit  souvent  que  Victor  sachant  signer  son  nom,  il 
serait  bon  d'empêcher  qu'il  pût  le  mettre  au  bas  d'aucun  acte. 
Et  quelle  est  la  femme  qui  se  décide  à  l'épouser? 

— -  Une  jolie  femme,  une  veuve  ;  vous  la  connaissez  peut-être, 
car  elle  a  passé  ici  toute  la  saison  ;  M"'^  Vanbergem. 

—  M°>«  Vanbergem!  j'aurais  dû  m'en  douter  !  elle  prétendait 
que  Viclor  est  un  garçon  d'esprit  ;  la  pauvre  femme!  elle  ne  le 
connaît  pas.  Tout  cela  est  Incroyable,  Vialet  !  Comment  diable 
a-t-elle  pu  consentir? 

—  Elle  tient  à  la  fortune,  apparemment. 

—  Mais  Victor  n'en  a  point,  tout  appartient  à  sa  sœur. 

—  Certainement.  Enfin  cela  ne  nous  regarde  pas,  monsieur 
Touchet.  Madame  m'a  dit  ses  intenlians,  je  les  ai  remplies  ;  elle 
voulait  marier  M.  Viclor,  elle  en  est  venue  à  bout,  c'est  bien  j 


30  REVUE  DE  PARIS. 

personne  n'a  rien  à  dire  et  je  n'en  sais  pas  davantage,  voilà. 

—  II  y  a  quelque  chose  là-dessous,  c'est  clair,  murmura  le  no- 
taire en  gagnant  sa  chambre;  que  de  mystères!  Mon  ai  rivée  va 
les  gêner,  mais  je  sais  vivre,  je  ne  me  montrerai  pas.  Ça  sera 
curieux,  pourtant,  ce  mariage.  Je  voudrais  bien  savoir  s'il  y  a 

eu  quelque  chose  par-devant  notaire Oh!  non,  non  !  On 

m'aurait  consulté,  ils  s'en  seront  passés;  et  l'on  ne  m'avait  rien 
dit,  rien  !  M^^  de  Yillejazet  aura  eu  peur  qu'il  m'échapjiàl  quel- 
que réflexion  en  présence  de  la  future  épouse....  Commesij  étais 
capable  d'aller  rompre  un  mariage,  moi  qui  ai  passé  en  ma  vie 
tant  de  contrats  !  La  dame  est  majeure,  elle  sait  ce  qu'elle  fait 
en  épousant  ce  pauvre  Victor....  ;  nous  verrons  comment  elle 
s'en  trouvera.  C'est  inutile,  il  y  a  pourtant  quelque  chose  d'ex- 
traordinaire dans  tout  ceci  ;  M™*-'  de  Yillejazet  veut  ce  qu'elle 
veut  :  elle  a  fait  ce  mariage;  mais  pourquoi? 

J\l™o  Vanbergem  avait  entendu  tout  ce  bruit  de  gens  qui  arri- 
vent, et  elle  passa  le  reste  de  la  nuit  dans  une  agitation  extrême. 
Dès  qu'il  fut  jour,  on  vint  frappera  la  porte  de  sa  chambre, 
c'était  M™e  de  Yillejazet. 

—  Eh  !  bien,  madame,  dit-elle  en  entrant,  mon  frère  est  ar- 
rivé, mais  je  ne  sais  vraiment  comment  tout  ceci  va  s'arran- 
ranger.  Yictor  n'a  qu'un  seul  jour  à  passer  ici,  demain  malin  il 
doit  reparlir. 

—  Demain  !  s'écria  M™o  Yanbergem  avec  un  mouvement  d'in- 
quiétude qu'elle  ne  réprima  pas  à  temps. 

—  Oui,  reprit  froidement  la  jeune  femme,  et  je  viens  vous  de- 
mander, madame,  si  vous  consentiriez  à  vous  marier  aujour- 
d'hui, ce  soir  même. 

A  cette  proposition  inouie,  M^^e  Yanbergem  se  troubla  un  peu; 
mais  elle  ne  répondit  pas  non  :  elle  fit  quelques  objections  insi- 
gnifiantes et  finit  par  se  jeter  dans  les  bras  de  sa  future  belle- 
sœur,  en  s'écriant  :  —  Eh  bien  !  puisque  vous  le  voulez,  je  cède. 
Mon  Dieu  !  quel  moment  !  si  vous  saviez  comme  le  cœur  me  bat  ! 
je  tremble  :  c'est  si  téméraire  d'épouser  un  homme  qu'on  ne  con- 
naît point!  J'ai  à  peine  entrevu  votre  frère. 

—  Écoutez,  répondit  sèchement  M"'"  de  Yillejazet,  il  ne  faut 
pas  que  vous  vous  engagiez  à  regret  ;  il  est  temps  encore  de  re- 
venir sur  tout  cela.  Si  vous  avez  quelque  frayeur,  quelque  scru- 
pule, il  faut  attendre.  Votre  mariage  serait  renvoyé  de  quelques 


REVUE  DE  PARIS.  31 

mois,  el  vous  ne  resteriez  pas  engagée.  A  cette  époque,  mon 
frère  pourra  venir  à  Paris,  et  s'il  est  libre  encore,  si  vous  n'avez 
pas  non  plus  changé  d'intention,  vous  aurez  tout  le  temps  de  le 
connaître  avant  de  l'épouser. 

M^c  Yanbergem  craignait  par  dessus  tout  un  délai;  elle  sa- 
vait qu'un  mariage  renvoyé  est  un  mariage  rompu.  Elle  comprit 
qu'avec  une  personne  comme  M'^^«  de  Villejazet,  il  n'y  avait  pas 
moyen  de  faire  valoir  son  consentement,  et  elle  se  hâta  de  le 
donner  simplement  et  sans  restriction. 

—  Mon  trère  attend  la  permission  de  venir  voua  faire  sa  co\ir, 
dit  la  jeune  femme  ;  il  était  horriblement  fatigué  :  je  l'ai  engagé 
à  se  mettre  au  lit;  mais  je  suis  sûre  qu'il  ne  dort  pas;  dans  une 
heure  je  vous  l'amènerai. 

Vers  midi,  M™e  de  Villejazet  revint  seule;  elle  annonça  que 
son  frère,  brisé  par  ce  long  voyage,  dormait  profondément. 

—  Ne  l'éveillez  pas,  dit  M-^e  Vanbergem  avec  quelque  dépit, 
je  ne  veux  le  voir  qu'à  la  mairie;  ce  sera  presque  comme  s'il 
m'épousait  par  procuration;  tenez,  ma  chère,  c'est  fort  bizarre 
tout  cela,  fort  romanesque. 

—  Oh!  je  ne  le  nie  pas,  répliqua  Mn^e  de  Villejazet  avec  un 
certain  sourire;  vous  êtes  pourtant  d'une  prudence  presque 
craintive,  quand  il  s'agit  de  mariage. 

—  11  est  vrai  :  aussi  ne  conseillerais-je  à  personne  ce  que  je 
vais  oser,  répliqua-t-elle  ;  j'ai  empêché  des  mariages  moins  ha- 
sardés que  le  mien;  moi  qui  suis  près  de  renoncer  si  résolument 
à  ma  liberté,  j'ai  su  parfois  défendre  celle  des  autres. 

A  ces  mots,  prononcés  d'un  ton  lier  et  railleur,  la  jeune  femme 
leva  vers  la  pendule  un  sombre  regard,  et  dit  avec  le  sourire 
froid  et  patient  qui  lui  était  habituel  : 

~  Vous  pouvez  maintenant  compter  les  heures  de  liberté  qui 
vous  restent.  Avant  que  celte  aiguille  ait  achevé  le  tour  du  ca- 
dran, vous  serez  M^^  d'Ayala. 

Vers  le  soir  Victor  n'était  pas  encore  sorti  de  sa  chambre, 
]\lnie  Vanbergem,  fort  surprise  de  ce  procédé,  commença  pour- 
tant sa  toilette  de  mariée.  Elle  mit  une  simple  robe  de  cachemire 
blanc,  une  coiffure  blanche  à  laquelle  manquait  la  couronne  de 
fleurs  d'oranger,  et  un  bouquet  de  roses  entre  ses  dentelles.  Elle 
se  trouva  bien  belle  ainsi,  et  elle  s'écria,  dans  l'orgueil  et  Pé- 
goïsme  de  son  cœur  :  —  C'en  est  fait,  dans  une  heure  je  serai 


32  REVUE  DE  PARIS. 

M™»  d'Ayala  !  Ce  pauvre  La  Vieville  est  capable  d'en  mourir  :  il 
m'aimait  pourtant  ! 

Enfin,  à  huit  heures  du  soir,  W°"^  de  Villejazet  entra  céré- 
monieusement avec  son  frère  ;  les  témoins  suivaient,  déjà  les 
voilures  étaient  avancés... 

M.  d'Ayala  était  vêtu  avec  un  luxe  et  un  goût  remarquables, 
rhabit  noir  allait  bien  ù  son  teint  d'une  blancheur  animée;  mais 
il  avait  un  re^jard  vague,  et  quelque  chose  d'étrange  dans  la 
physionomie.  M'»e  Vanbergem  vit  dun  coup  d'œil  qu'il  ne  res- 
semblait pas  beaucoup  de  près  à  l'image  qu'elle  s'était  faite  en 
le  voyant  de  loin.  11  s'inclina  devant  elle  et  baisa  du  bout  des 
lèvres  la  main  qu'elle  lui  donna;  puis  il  recula  brusquement 
derrière  sa  sœur.  M'^^e  Vanbergem  interprêta  ce  geste  et  sourit 
avec  une  orgueilleure  joie  ;  elle  crut  qu'une  émotion  extrême 
avait  coupé  la  parole  à  son  fiancé. 

—  Victor,  dit  tout  bas  M'"^  de  Villejazet  d'un  ton  sévère, 
allons,  fais  ce  que  je  t'ai  dit. 

On  monta  en  voiture.  Victor  s'assit  devant  sa  sœur  et  sa  fian- 
cée ;  il  avait  l'air  tout  stupéfait,  mais  cela  se  passa  presque 
aussitôt  ;  et  tout  à  coup,  avançant  la  main  vers  le  bouquet  que 
portait  M»"»  Vanbergem,  il  sembla  le  lui  demander.  Elle  sourit 
h  cette  bizarrerie,  et  lui  présenta  gracieusement  une  rose. 

—  Merci,  dit-il  en  la  baisant. 

En  moins  d'une  demi-heure  la  cérémonie  eut  lieu  à  la  mairie 
et  à  l'église.  M.  d'Ayala  répondit  o?<z  sans  hésiter  et  si{]na  quand 
on  lui  présenta  la  plume.  On  eût  dit  un  automate,  tant  il  était 
silencieux  et  tout  d'une  pièce.  iM«n<5  de  Villejazet  ne  le  quittait 
pas  du  regard  et  lui  parlait  bas  souvent.  La  nouvelle  mariée 
pensa  qu'elle  venait  d'épouser  un  homme  amoureux  et  timide 
jusqu'au  ridicule. 

Les  chevaux  de  poste  étaient  commandés  pour  trois  heures 
du  matin,  et  il  était  neuf  heures  du  soir,  M"»e  de  Villejazet  retint 
son  frère  un  instant  dans  le  salon,  et  M'^^  d'Ayala  entra  dans  sa 
chambre,  préoccupée  d'un  certain  trouble.  Elle  s'assit  devant  le 
feu,  immobile  et  le  cœur  palpitant;  pour  la  première  fois  de  sa 
vie  peut-être,  elle  éprouvait  une  véritable  émotion.  Sa  femme  de 
chambre  attendait  pour  la  déshabiller;  elle  la  congédia  et  resta 
avec  sa  toilette  de  mariée,  la  tète  couverte  de  sa  mantille  blanche. 
Au  bout  d'un  quart  d'heure  M.  d'Ayala  entra  doucement  et  re- 


REVUE  DE  PARIS.  33 

garda  autour  de  lui  d'un  air  surpris  et  effaré,  qui  fit  sourire  sa 
femme;  puis  il  vint  s'accouder  à  la  cheminée  et  resta  là  debout 
et  immobile. 

—  Monsieur,  dit  enlin  la  mariée,  vous  semblez  singulière- 
ment préoccupé,  et  j'avoue  que  je  suis  troublée  aussi  jus- 
(}u'au  fond  de  Tàme.  Notre  situation  est  si  bizarre!  -Étrangers 
l'un  à  l'autre,  et  cependant  unis  pour  toute  la  vie!  En  vérité, 
ceci  me  semble  un  rêve. 

Comme  il  ne  répondait  pas,  elle  reprit  après  un  silence  :  — 
Oui,  c'est  comme  un  rêve;  car  je  ne  croirais  pas  même  à  votre 
amour,  si  vous  ne  m'en  aviez  parlé  dans  des  lettres  charmantes, 
pleines  de  grâce  et  de  passion.  Nous  les  relirons  ensemble,  mon- 
sieur. 

Celle  phrase  n'obtint  pas  plus  de  réponse  que  la  première; 
M.  d'Ayala  fit  quelques  pas  dans  la  chambre  comme  un  homme 
tout  dépaysé;  puis  il  vint  s'asseoir  sur  un  tabouret  devant  la 
cheminée,  et  il  arrangea  tranquillement  le  feu.  Sa  femme  le 
regarda  en  face  et  s'écria  avec  une  expression  pleine  d'amer- 
tume et  de  dépit  :  11  ])araît,  monsieur,  que  vous  avez  mis  dans 
vos  lettres  tout  ce  (pie  vous  vouliez  me  dire  ? 

Il  tressaillit,  car  s'il  n'avait  pas  compris  ces  paroles,  il  avait 
reconnu  l'accent  d'un  reproche. 

—  Pardon,  pardon  !  dit-il  en  joignant  les  mains  avec  la  naïve 
frayeur  d'un  enfant. 

—  Mais  vous  avez  peur  de  moi  tout  de  bon,  Dieu  me  par- 
donne !  fit  dédaigneusement  M™^  d'Ayala  ;  voyons,  monsieur, 
calmez-vous,  reprenez  vos  sens. 

Elle  croisa  les  bras  et  eut  l'air  d'attendre  qu'il  recommençât 
l'entretien;  mais  il  parut  peu  à  peu  oublier  qu'il  n'était  point 
seul,  et  il  se  mit  à  siffler  tout  bas  en  promenant  ses  mains  sur 
la  Hamme.  La  nouvelle  mariée  stupéfaite  dit  avec  une  colère 
concentrée  :  —  Vous  avez  de  singulières  façons  d'agir,  mon- 
sieur! si  nous  n'avions  pas  fait  ce  soir  une  action  fort  sérieuse, 
je  croirais  que  tout  ceci  est  une  indigne  plaisanterie,  que  vous 
vous  moquez  de  moi  !  Pourquoi  me  regardez-vous  avec  cet  air 
étrange?  avez-vous  oublié  que  depuis  une  heure  je  suis  votre 
femme,  que  vous  êtes  mon  mari-*.,. 

—  Oui,  oui,  répondit-il  d'une  voix  traînante  et  en  reculant 
à  l'autre  coin  de  la  cheminée,  ma  sœur  m'a  mené  à  l'église... 


34  REVUE  DE  PARIS. 

J'ai  dit  om* au  prêtre,  je  sais  bien,  je  sais  bien,  nous  sommes  ma- 
riés.... 

Il  avait  alors  un  aspect  réellement  étrange  ;  sa  haute  taille 
s'était  courbée,  il  se  faisait  petit  en  serrant  ses  coudes  contre  ses 
genoux  5  son  visage,  immobile  comme  un  masqué  de  plâtre,  rou- 
lait des  yeux  d'un  gris  clair  dont  le  regard  terne  était  plein  de 
larmes  j  la  pauvre  créature  tremblait  craintive  et  soumise. 
M'nc  d'Ayala  s'était  levée  :  Cet  homme  est  fou  !  s'écria-t-elle  en 
sonnant  à  casser  les  cordons.  Victor  épouvanté  se  leva  les  mains 
étendues;  alors  elle  eut  peur  de  lui  et  se  précipita  hors  de  la 
chambre  en  appelant  au  secours.  A  ces  cris  les  gens  de  la  maison 
accoururent;  M.  Touciiet,  qui  n'était  pas  encore  couché,  vint 
avec  tout  le  monde.  On  trouva  la  nouvelle  mariée  pâle,  hors 
d'elle-même,  et  Victor  blotti  dans  un  coin. 

—  Monsieur,  dit  M™e  d'Ayala  en  allant  droit  au  notaire  et  en 
désignant  du  doigt  son  mari,  vous  connaissez  la  famille  d'Ayala. 
dites-moi  qu'est-ce  que  cet  homme? 

—  Eh  !  eh  !  c'est  un  fada,  répondit  le  notaire  en  haussant  les 
épaules;  vous  avez  dû  tout  d'abord  vous  en  apercevoir. 

—  Un  fada!  qu'est-ce  qu'un  fada? 

—  Ma  foi,  madame,  c'est  une  pauvre  créature,  innocenle 
comme  l'enfant  qui  vient  de  naître,  et  dont  l'esprit  n'a  pas  grandi 
avec  le  corps.  Dans  notre  pays  il  y  a  beaucoup  de  familles  af- 
fligées d'un  tel  malheur.  \Jnfada  n'est  pas  comme  un  fou,  il  ne 
fait  mal  à  personne,  il  aime  ceux  qui  le  soignent,  il  leur  ohéit. 
Parfois  on  vient  à  bout  de  lui  apprendre  quelque  chose.  Victor 
sait  lire;  à  la  vérité  il  ne  comprend  pas  ce  qu'il  lit  ;  c'est  comme 
un  enfant  de  cinq  ans.  Il  est  doux,  il  est  soigneux  de  sa  per- 
sonne, on  peut  le  mener  partout  et  le  faire  diner  à  table,  il  ne 
vous  rendra  pas  mallieureuse. 

Mrae  d'Ayala  recula  tremblante  de  colère  etd'éfonnem.ent. 

—  Monsieur,  dit-elle,  vous  auriez  dû  me  donner  ces  rensei- 
gnements il  y  a  trois  mois. 

—  Ma  foi!  madame,  quand  vous  m'avez  dit  que  Victor  était 
un  homme  d'esprit,  j'ai  cru  que  vous  le  vouliez  ainsi. 

—  Oui,  répliqua-t-elle  sèchement,  je  n'ai  que  ce  que  j'ai  voulu. 
Monsieur,  je  sais  mon  devoir;  cet  homme  est  mon  mari,  j'en 
prendrai  soin  ;  j'administrerai  sa  fortune,  qu'il  a  sans  douîe  aban- 
donnée aux  mains  de  sa  sœur... 


REVUE  DE  PARIS.  3è 

—  Sa  fortune  !  interrompit  le  notaire;  mais  il  n'a  rien,  abso- 
lument rien  ;  c'est  M™e  de  Tillejazet  qui  a  eu  Théritafîe. 

M'"^  d' Avala  devint  pâle  comme  la  mort,  et  tomba  défaillante 
sur  un  fauteuil;  mais  celte  faiblesse  ne  dura  qu'un  moment. 
Elle  congédia  tous  les  témoins  de  cette  étrange  scène,  et  faisant 
signe  à  Victor  delà  suivre,  elle  alla  chez  sa  belle-sœur.  M^^de 
Villejazel  l'attendait  et  vint  au-devant  d'elle,  comme  pour  braver 
l'explicalion. 

—  Madame,  dit  la  jeune  femme  avec  cet  accent  de  fermeté 
froide  qui  lui  était  particulier,  je  pars  cette  nuit  pour  Paris;  je 
vais  assister  au  mariage  de  M.  de  La  Vieville  avec  la  sœur  de 
M™e  de  Ramberl.  Victor  vient  avec  moi;  vous  êtes  la  maîtresse 
de  nous  accompagner  ou  d'aller  où  bon  vous  semblera. 

JlDif  d'Ayala  regarda  son  mari,  puis  sa  belle-sœur,  en  faisant 
un  geste  violent,  et  dit  d'une  voix  brève  : 

—  Je  partirai  demain,  je  partirai  seule.  J'ai  été  victime  d'une 
trahison  infâme.  Prenez  garde,  madame,  si  quelque  jour  je  peux 

me  venger  .' Mais  que  vous  avais-je  donc  fait?  Pourquoi  me 

haïssez-vous?  pourquoi  m'avez-vous  précipitée  dans  cet  infer- 
nal guet-apens?  Oh!  quel  compte  vous  aurez  à  rendre  peut- 
être!... 

M™p  de  Villejazel  tira  de  son  nécessaire  la  fatale  lettre  qui 
avait  causé  le  départ  et  la  mort  de  Vasconcellos,  et  la  mettant 
sous  les  yeux  de  la  nouvelle  mariée,  elle  lui  répondit  : 

—  De  quoi  voulez-vous  donc  vous  venger  ?  Vous  aviez  rompu 
mou  mariage,  madame,  j'ai  fait  le  vôtre,  rsous  sommes  quittes! 

H.  Ar>ald. 
(M^ie  Ch.vrles  Retbaid.) 


3ÎÉM01RES 

D'UN  TOUKISTEo), 


Les  rives  de  la  Saône,  ù  deux  lieues  au-dessus  de  Lyon,  sont 
pittoresques,  sinjjulière.s,  fort  ai^réables.  Elles  me  rappellent  les 
plus  jolies  collines  d'Italie,  celles  de  Dezinsano,  immortalisées 
par  la  bataille  que  Napoléon  osa  y  livrer  au  maréchal  AYurmser, 
contre  Tavis  de  tous  les  généraux  savants  de  son  armée.  Sur  ces 
collines  de  la  Saône,  les  can7{s  de  Lyon  ont  bâti  des  maisons  de 
plaisance,  ridicules  comme  les  idées  qu'ils  ont  de  la  beauté. 
Dans  tous  les  genres  ils  en  sont  restés  au  grand  goût  du  siècle  de 
Louis  XV;  mais  la  beauté  naturelle  du  pays  remporte  sur  tous 
les  jKivillons  chinois  dont  on  a  prétendu  l'embellir.  Ce  sont  de 
jolis  rochers  couverts  d'arbres  qui,  précipités,  pour  ainsi  dire, 
dans  le  cours  de  la  Saône,  la  forcent  à  des  détours  rapides. 

Un  négociant  d'une  belle  figure  sans  expression,  emphatique 
et  chaud  patriote,  embarqué  avec  nous,  nommait  avec  comidai- 
sance  les  maisons  de  campagne  devant  lesciuelles  nous  passions  : 
la  Sauragbie,  la  Migiioniic,  la  Jolivette,  la  Tour  de  la  belle 
Jllemande^  la  Petite  Claire^  la  Paisib'.e^  etc. 


(1)  Le  fragment  qu'on  va  lire  est  lire  crun  ouvrage  que  doit  bientôt 
publier  rniUciir  de  Bouge  et  Noir.  Les  moeurs  et  les  paysa(jes  de  la 
France  sont  ilécrits  avec  une  rare  finesse  dans  ce  livre,  nui  formera 
un  digne  pendant  aux  Promenades  dans  Rome,  et  qui,  j)our  certains 
lecteurs,  aura  un  attrait  de  plus.  Dans  Pun  et  l'autre  de  ces  récits, 
l'observation  sjiiiituel'.e  ou  profonde  du  voyojeur  est  interprétée  par 
\u\Q  forme  bcuile,  moidantc  et  concise. 


REVUE  DE  PARIS.  S7 

C'est,  je  pense,  dans  les  enviions  de  ce  pays-ci,  qui  probable- 
ment s'appelle  iseuville,  que  la  femme  que. je  respecte  le  plus  au 
monde  avait  un  petit  domaine.  Elle  comptait  y  passer  tranquille- 
ment le  reste  de  ses  jours.  <;uand  la  révolution  ai)pela  aux  affai- 
res tous  les  hommes  capablc-s,  et  les  ministres  comme  Rolland 
remplacèrent  les  minislies  comme  M.  de  Galonné. 

J'ai  passé  deux  heures  fort  agréables,  et  pourquoi  rougir  et 
ne  pas  dire  le  mot?  deux  hi^ures  délicieuses  dans  les  chemins  et 
sentiers  le  long  de  la  Saône;  j'étais  absorbé  dans  la  contempla- 
tion des  temps  héroïques  où  M™<=  Rolland  a  vécu.  Nous  étions 
alors  aussi  grands  que  les  premiers  Romains.  En  allant  à  la  mort, 
elle  embrassa  tous  les  prisonniers  de  sa  chambrée  qui  étaient 
devenus  ses  amis,-  l'un  d'eux,  M.  R...,  qui  me  Ta  raconté,  fon- 
dait en  larmes. 

—  Eh  quoi  !  Reboul,  lui  dit-elle,  vous  pleurez,  mon  ami  ?  quelle 
faiblesse!  Pour  elle,  elle  était  animée,  riante;  le  feu  sacré  bril- 
lait dans  ses  yeux. 

—  Eh  bien  !  mom  ami,  dit-elle  à  un  autre  prisonnier,  je  vais 
mourirpourla  patrie  et  la  liberté;  n'est-ce  pas  ce  que  nous  avons 
toujours  demandé  ? 

11  faudra  du  temps  avant  de  revoir  une  telle  âme  !  Apiès  ce 
grand  caractère  sont  venues  les  dames  de  l'empire,  qui  pleuraient 
dans  leurs  calèches  au  retour  de  Saint-Cloud,  quand  l'empereur 
avait  trouvé  leurs  robes  de  mauvais  goût  ;  ensuite  les  daines 
de  la  restauration,  qui  allaient  entendre  la  masse  au  Sacré- 
Cœur,  pour  faire  leurs  maris  jjréfcts:  enfln  les  dames  du  juste- 
milieu,  modèles  de  naturel  et  d'amabilité. 

Lyon  est  pavé  de  petites  pierres  pointues  qui  oîit  la  forme 
d'une  poire  :  il  m'est  absolument  impossible  de  marclier  là-des- 
sus ;  j'ai  l'air  d'un  goutteux. 

Celte  grande  ville,  la  seconde  de  France,  est  bàîie  au  con- 
fluent de  la  Saône  et  du  Rhône,  dont  le  cours  for;iie  comme  un 
y  majuscule. 

Les  Allobroges  ayant  chassé  de  Vieime  une  partie  des  citoyens 
romains  qui  l'habitaient,  le  sénat  ordonna  au  proconsul  Muna- 
tius  Piancus  de  leur  bâtir  une  ville  ;  celui-ci  les  établi  au  village 
de  Lugduiium.  situé  j.-rès  des  coriIïr.enLs  du  Rhôn^  et  de  la  Saône, 
sur  le  penchant  d'une  colline  qui  borde  la  Saône  au  couchant. 
3  4 


38  REVUE  DE  PARIS. 

C'est  sur  celte  belle  colline  de  Fourvières  qu'était  bâti  le  palais 
d'Auguste,  qui  fit  Lyon  colonie  militaire. 

Lorsque  la  peur  a  cessé  de  régner  exclusivement  dans  le 
monde,  Lyon,  comme  toutes  les  villes,  est  descendu  dans  la  plaine, 
mais  voici  le  mal  :  les  Lyonnais  modernes,  au  lieu  de  bàlir  leur 
ville  sur  le  penchant  de  la  colline  de  la  Croix-Rousse  qui  sépare 
les  deux  rivières  en  Y,  Font  bâtie  trois  cents  toises  plus  loin, 
dans  la  petite  plaine  basse  et  marécageuse,  qui  se  rencontre 
presque  toujours  au  confluent  de  deux  grandes  rivières.  De  là 
vient  que  Lyon  est  le  pays  de  la  boue  noire  et  des  brouillards 
épais,  cent  fois  plus  que  Paris,  dont  le  centre  pourtant  est  bâti 
dans  une  île,  et  qui  se  trouve  plus  avancé  vers  le  nord  de  quatre 
degrés. 

A  sept  lieues  de  Lyon,  Vienne  occupe  une  position  charmante 
sur  le  Rhône,  et  on  la  croirait  de  deux  degrés  plus  au  midi.  A 
Lyon,  le  brouillard  règne  deux  fois  la  semaine  pendant  six  mois  : 
alors  tout  paraît  noirj  on  n'y  voit  pas  à  dix  pas  de  soi  au  fond 
de  ces  rues  étroites  formées  par  des  maisons  de  sept  étages.  Il 
faut  voir  la  tournure  et  le  costume  canu  des  gens  qui  se  démè- 
nent dans  cette  brume  fétide;  c'est  au  point  que  j'accueille  l'o- 
deur du  charbon  de  terre  comme  un  parfum  agréable. 

Mon  devoir  m'a  conduit  à  Saint-Jean,  la  cathédrale  de  Lyon 
commencée  à  la  fin  du  xii«  siècle  et  terminée  par  Louis  XI.  Je 
n'y  ai  trouvé  de  remarquable  que  la  piété  des  fidèles.  C'est  un 
gothique  mêlé  de  rommi,  car  il  faut  observer  que  les  souvenirs 
de  Rome  ne  périrent  jamais  entièrement  dans  le  midi  de  la 
France,  et,  pour  l'architecture,  ce  midi  commence  à  Lyon.  Les 
bas-reliefs  de  la  façade  de  Saint-Jean  m'ont  rappelé  ceux  de  Notre- 
Dame  de  Paris  ;  les  guerriers  sont  revêtus  de  cottes  de  mailles. 

Il  faut  chercher  dans  la  chapelle  de  Bourbon  des  tours  de 
force  en  sculpture.  Ce  sont  des  chardons  ciselés  avec  une  pa- 
tience plus  admirable  pour  le  bourgeois  que  le  génie  de  Michel - 
Ange.  Le  vulgaire  ne  trouve  rien  dans  son  cœur  qui  réponde  au 
génie,  et  la  patience  est  son  mérite  de  tous  les  jours. 

L'église  de  Saint-Nizier  est  du  xiv^  siècle;  le  portail,  beau- 
coup plus  moderne,  est  de  la  renaissance  ;  il  a  été  construt  par 
Philibert  de  Lorme. 

Parmi  les  dévots  qui  fréquentaient  Saint-Kizier,  on  remai- 


REVLE  DE  PARIS.  3?» 

quait  le  comte  Vida,  homme  simple,  bon,  absordé  dans  la  plus 
haute  piété;  chaque  jour  son  valet  de  chambre  mettait  un 
mouchoir  dans  son  habit,  et  le  soir  jamais  le  comte  n'avait  de 
mouchoir. 

—  Mais,  monsieur,  on  vous  vole  vos  mouchoirs,  disait  le  va- 
let de  chambre. 

—  Non,  mon  ami,  je  les  perds,  répondait  le  comte,  qui 
pour  tout  au  monde  n'aurait  pas  voulu  penser  mal  du  pro- 
chain. 

Un  malin  le  valet  de  chambre,  impatienté,  prend  le  parti  de 
coudre  le  mouchoir  de  son  niailre  à  la  poche.  A  peine  le  comte 
est-il  à  vingt  pas  de  son  hôtel,  qu'il  sent  qu'on  tiraille  son 
habit. 

—  Laissez,  laissez,  mon  ami,  dit-il  au  voleur  sans  se  retour- 
ner, aujourd'hui  on  l'a  cousu.  Et  il  court  à  l'église  prier  pour  la 
conversion  du  voleur. 

J'ai  trouvé  mes  amis  de  Lyon  dans  le  chagrin  ;  ils  viennent 
de  perdre  René  (de  Marseille),  l'àme  de  toutes  leurs  parties  de 
plaisir.  Je  l'ai  connu;  c'était  peut-être  le  plus  joli  homme  de 
France,  le  plus  naturel,  le  plus  gai  :  de  l'esprit  sans  doute,  mais 
point  apprêté,  coulant  de  source  ;  une  sorte  d'esprit  naïf  et  char- 
mant, plutôt  que  brillant,  et  qui  enchantait  à  la  première  vue. 
On  ne  pouvait  pas  ne  point  l'aimer  :  aussi  était-il  aimé,  et  de 
deux  dames  à  la  fois,  dont  huit  jours  avant  le  dernier  il  s'est 
débarrassé  d'une  façon  officielle  en  quelque  sorte. 

Malgré  ses  quarante-huit  ans  sonnés,  xM™e  Saint-Moralet  fait 
encore  la  pluie  et  le  beau  temps  dans  la  société  d  une  des  plus 
grandes  villes  du  midi. 

A  mon  dernier  voyage,  elle  montrait  encore  beaucoup  de 
prétentions,  et  il  faut  avouer  qu'elle  avait  une  maison  char- 
mante :  presque  tous  les  jours  de  la  musique  ,  des  diners  , 
des  soupers,  des  parties  sur  l'eau.  On  ne  peut  lui  refuser  beau- 
coup d'en-train,  de  cette  sorte  de  gaieté  qui  n'est  pas  bien  noble, 
mais  qui  se  communique:  de  plus,  M^^e  Saint-Moralet  n'a  ja- 
mais d'humeur,  et  l'on  peut  dire  qu'elle  serait  fort  aimable  si 
elle  ne  songeait  pas  toujours  à  être  aimée. 

Mais  être  aimée!  Même,  sans  parler  de  l'âge,  une  femme  qui 
a  60,000  livres  de  rente.'  cela  se  voit-il  en  18Ô8?  Le  pauvre 
René  n'eut  pas  le  courage  de  résister  à  cette  vie  joyeuse  et 


40  REVUE  DE  PARIS. 

loule  de  fêtes,  lui  qui  n'avait  pour  toute  fortune  qu'une  chétive 
pension  de  1200  francs  mal  payée  par  son  père,  et  une  place 
de  commis  dans  une  maison  de  commerce. 

Il  réj^nait  donc  sur  le  cœur  de  M^^e  Saint-Moralet,  lorsque 
cette  vénérable  douairière  eut  l'imprudence  de  céder  aux  vœux 
de  son  gros  mari,  et  prit  chez  elleM"*^  Horlense  Sessins.  C'est  la 
nièce  du  bonhomme,  belle  comme  le  jour  ;  elle  a  des  yeux  noirs, 
incroyables  d'expression  noble,  mais  si  pauvre,  que  malgré  ses 
vingt  ans  et  sa  rare  beauté,  elle  ne  trouvait  point  de  mari. 
L'oncle  avare  pensa  qu'à  i>''**il  pourrait  la  marier  sans  dot. 

Tous  les  soirs,  à  onze  heures,  René  quittait  le  salon  de 
M™e  Saint-3Ioralet.  Il  sortait  par  la  porte  cochère  de  l'hôtel,  qui 
se  refermait  sur  lui  à  graiid  bruit;  mais  cet  hôtel  avait  un 
jardin  et  ce  jardin  un  mur.  Renémontait  sur  ce  mur,  descendait 
dans  le  jardin,  se  cachait  dans  un  grand  arbre,  et  attendait  que, 
sur  le  minuit,  une  petite  lumière  i)aiùtà  la  fenêtre  de  M^e  Hor- 
lense. Bientôt  on  lui  tendait  une  échelle  de  corde,  et  ce  n'était 
qu'au  petit  jour  qu'il  repassait  le  mur  du  jardin.  Ses  amis  soup- 
çonnaient son  bonheur,  mais  ne  trouvaient  pas  qu'il  en  eût  l'air 
assez  enchanté.  Il  lui  arriva  même  de  dire  une  fois  que  M"e  Ses- 
sins n'était  qu'une  petite  comédienne, 

Or,  une  nuit,  tandis  que  René  était  caché  dans  son  arbre,  il 
voit  tout  à  coup  la  tète  d'un  homme  paraître  au-dessus  du  mur 
du  jardin;  son  arbre  n'était  qu'à  six  pas  du  mur.  Cette  tête 
tourne  de  tous  les  côtés  et  a  l'air  d'examiner  fort  attentivement 
ce  qui  se  passe. 

Cet  homme  est  un  rival,  pensait  René;  il  le  voit  s'élever  snr 
ses  poignets,  se  mettre  à  cheval  sur  le  mur,  et  enfin  se  pendre 
à  une  corde  et  sauter  dans  le  jardin.  Tandis  que,  dans  la  nuit 
sombre,  René  cherche  à  reconnaître  si  cet  homme  est  de  sa 
connaissance,  un  second  saute  du  mur  dans  le  jardin,  et  ensuite 
un  troisième.  C'étaient  des  voleurs  qui  se  mettent  à  dévaliser  un 
pavillon  oîi  M'""  Saint-Moralet  faisait  quelquefois  de  la  musi- 
que. 11  s'y  trouvait  une  pendule,  des  flambeaux  d'argent  et  quel- 
ques meubles. 

René  se  garda  bien  de  troubler  les  voleurs;  le  lendemain  on 
lui  aurait  dit  : 

«  Mais  que  faisiez-vous  là  ?  « 

Le  vol  de  la  pendule,  arrivée  de  Paris  depuis  huit  jours  seu- 


REVUE  DE  PARIS.  41 

lemenl,  piqua  si  fort  M^"°  Saint-Moralet,  quY4le  promit  vinst 
louis  à  un  homme  de  la  police  de  Lyon,  s'il  faisait  prendre  les 
volnirs.  On  les  eut  bienlôt  :  mais  M--  Saint-Moralet  fut  oh\i^,te 
de  paraître  à  la  cour  d'assises,  ce  qui  ne  lui  déplut  pas.  hlle 
y  arriva  chargée  de  tous  ses  autours  ;  et  son  mari  étant  occupe, 
ielle  ne  manqua  pas  de  se  faire  donner  le  bras  par  le  beau  René, 
partie  de  ses  atouis. 

Un  des  voleurs  ne  manquait  pas  d'esprit.  Piqué  d  honneur 
par  la  gloire  de  Lacenaire,  alors  récente,  et  voyant  que,  faute 
de  preuves  directes,  il  ne  serait  pas  condamné,  il  se  mit  a  en- 
treprendre M"-  baint-Moralet  en  pleine  audience,  et  à  la  tour- 
ner en  ridicule.  Il  fit  naître  des  transports  de  bonheur  parmi 
les  femmes  présentes  en  grand  nombre.  Après  avoir  bien  des 
fois  excité  un  rire  fou  aux  dépens  de  la  dame,  il  paria  desbeaux 
garçons  qui,  parmi  tous  les  genres  de  travaux  que  la  société 
présente  à  l'activité  de  la  jeunesse,  savent  choisir  ceux  qui  sont 
les  moins  pénibles,  du  moins  en  apparence. 

—  Tous  êtes  trop  éloquent  et  un  peu  trop  impudent,  dit  tout 
à  coup  René  d'un  grand  sang-froid.  Vous  irez  aux  galères,  et 
c'est  moi  qui  vais  avoir  l'honneur  de  mettre  en  cage  un  oiseau 
si  plaisant.  Messieurs,  dit-il  en  se  tournant  vers  les  juges,  j'ai  vu 
ces  gens  commettre  le  vol  ;  monsieur  a  sauté  le  premier  dans  le 
jardin,  etc.,  etc.  René  raconte  toutes  les  circonstances  ;  les  vo- 
leurs  sont  altérés  et  lui  adressent  des  injures. 

Mais  peu  à  peu  M™*^  Saint-Moralet,  enchantée  d'abord,  com- 
prend que  ce  n'était  pas  pour  elle  que  René  était  caché  dans  un 
arbre-  elle  lui  adresse  des  reproches,  d'abord  à  voix  basse, 
mais  bientôt  tous  les  voisins  sont  dans  la  confidence.  Il  y  a  scène 
publique  René,  d'un  air  fort  poli  et  sans  s'émouvoir  le  moins 
du  monde,  reconduit  la  dame  à  sa  voiture,  et  oncques  depuis 
n'a  revu  son  hôtel  ni  prononcé  son  nom. 

Ce  pauvre  garçon  commençait  à  respirer  et  on  le  voyait  plus 
gai  que  jamais;  mais  quelques  jours  après,  il  est  mort  d'une  pe- 
tite fièvre. 

Voici  des  détails  de  ménage;  mais,  je  le  crains,  je  vais  pas- 
ser pour  un  monstre. 

Les  mauvais  sujets,  amis  de  René,  m'ont  dit  que  M.  R , 

négociant  d;^  Lyon,  passe  lOO  francs  par  mois  à  sa  femme  pour 
los'dépenses du  ménage.  Celte  so-nme  est  payable  le  15  du  mois: 

4. 


42  REVUE  DE  PARIS. 

quand  la  femme,  d'ailleurs  fort  aimée  de  son  mari,  a  besoin  de 

son  argent  le  l",  elle  lui  paye  un  escompte  de  un  pour  cent, 
et  ne  reçoit  que  198  francs.  Ces  messieurs  ont  l'infamie  d'ajou- 
ter que  ce  négociant  a  nombre  d'imitateurs,  mais  je  n'ai  garde 
de  le  croire. 

M.  S***,  Anglais,  bomme  d'esprit,  qui  était  présent  (nous 
étions  quinze  à  souper,  tous  étrangers  à  Lyon),  dit  qu'il  ne 
trouve  rien  d'étonnant  à  cela.  M.  Tompkins,  riche  fournis- 
seur de  l'armée  anglaise,  se  détermina  tout  à  coup,  l'an  passé, 
à  faire  un  cadeau  de  20,000  livres  sterling  (500,000  francs)  à 
son  neveu,  qui  commiMiçait  une  belle  entreprise.  Tompkins 
compte  à  ce  neveu  quinze  ou  vingt  lettres  de  change  acceptées 
par  de  bonnes  maisons  et  payables  à  trois  mois  de  date. 

Tout  en  le  remerciant,  le  neveu  lui  dit  que  de  l'argent  comp- 
tant lui  ferait  faire  une  bien  meilleure  ligure  auprès  de  ses  as- 
sociés. 

—  Eh  bien  !  reprend  l'oncle,  je  puis  vous  escompter  toutes  ces 
traites  au  taux  fort  modéré  de  un  pour  cent.  Et  Tompkins  re- 
prend gravement  les  traites,  et  donne  en  échange,  à  son  neveu, 
un  bon  de  493,000  francs  sur  son  banquier. 

M.  S***  me  demande  quel  est  le  moyen,  pour  un  étranger,  de 
connaître  la  France. 

—  Je  n'en  vois  qu'un  seul  assez  agréable,  lui  dis-je  ;  il  faut 
passer  six  ou  huit  mois  dans  une  ville  de  province  peu  accoutu- 
mée à  voir  des  étrangers.  Et,  ce  qui  est  plus  difficile  pour  un 
Anglais,  il  faut  être  ouvert,  bo7i  enfant,  et  n'établir  de  lutte 
d'aniour-proi)re  avec  personne.  Si  vous  voulez  connaître  la 
France  moderne  et  civilisée,  la  France  des  machines  à  vapeur, 
placez  voire  tente  au  nord  de  la  ligne  de  Besançon  à  Nantes  ; 
si  c'est  la  France  originale  et  spirituelle,  la  France  de  Mon- 
tiiigne  que  vous  vouliez  voir,  allez  au  midi  de  cette  ligne. 

Je  ne  vous  défends  pas  de  venir  tous  les  deux  mois  respirer  à 
Paris  pc-ndant  huit  jours  5  mais  ne  manquez  pas,  au  retour,  de 
dire  à  vos  amis  provinciaux  que  vous  préférez  de  beaucoup  à 
Paris  la  ville  de....  (que  vous  avez  choisie).  Ajoutez  que  vous 
n'allez  à  Paris  que  pour  affaires. 

En  arrivant  dans  cette  petite  ville,  vous  serez  fort  indisposé 
et  choisirez  le  médecin  le  plus  beau  parleur  :  le  sublime  serait 
d'avoir  \\\i  procès  avec  quelqu'un. 


REVUE  DE  PARIS.  iH 

Songez  que  ce  que  les  sots  méprisent  sous  le  nom  de  conwié- 
rage  est  au  contraire  la  seule  histoiie  qui,  dans  ce  siècle  d'affec- 
tation, peigne  bien  un  pays.  Vous  trouverez  toutes  ces  petites 
villes  de  dix  mille  âmes,  surtout  dans  les  pays  pauvres,  animées 
d'une  grande  haine  contre  le  sous-préfet.  Les  gens  que  ce  fonc- 
tionnaire invile  aux  deux  bals  qu'il  donne  chaque  année,  mépri- 
sent fort  les  autres,  qui  les  appellent  serviles.  Il  n'y  a  bataille 
que  tous  les  quatre  ans,  lors  des  élections. 

Vous  passeriez  vingt  ans  à  Paris,  que  vous  ne  connaîtriez  pas 
la  France  :  à  Paris  les  bases  de  tous  les  récits  sont  vagues  ; 
jamais  Ton  n'est  absolument  sûr  d'aucun  ïaW.  (un  peu  délicat), 
d'aucune  anecdote.  Ce  qui  passe  pour  avéré  pendant  six  mois 
est  démenti  le  semestre  suivant.  On  ne  peut  observer  par  soi- 
même  que  la  chambre  des  députés  et  la  bourse;  tout  le  reste  on 
l'apprend  à  travers  le  journal.  Dans  votre  petite  ville  de  dix 
mille  âmes  au  contraire,  vous  pouvez,  si  vous  êtes  adroit,  ac- 
quérir une  certitude  suffisante  à  l'égard  de  la  plupart  des  faits 
sur  lesquels  vous  devez  établir  votre  opinion.  Comme  vous  aurez 
à  réussir,  ce  qui  n'est  pas  facile  pour  un  étranger  ;  comme  vous 
aurez  à  dévorer  vos  nombreux  désappointements,  et  à  ne  pas 
vous  fâcher  contre  les  bruits  absurdes  qui  courront  sur  votre 
compte,  vous  parviendrez  à  ne  pas  trop  vous  ennuyer.  Vous 
pouvez  choisir  au  midi  Niort,  Limoges,  Brives,  Le  Puy,  Tulles, 
Aurillac,  Auch,  Montauban,  ou  bien  au  nord,  Amiens,  Saint- 
duenlin,  Arras,  Rennes,  Langres,  Nancy,  Metz,  Verdun. 

La  grande  difficulté,  c'est  de  trouver  un  prétexte  plausible  au 
séjour.  Beaucoup  d'Anglais  s'étaient  fixés  à  Avranches  par 
amour  pour  la  pèche. 

Un  remords  me  i>rend,  j'oserai  dire  ce  qui  suit  :  c'est  une  des  his- 
toires du  pauvre  René.  Il  y  avait  à  M....,  vers  1827,  un  apothi- 
caire qui  fit  des  spéculations  heureuses  sur  les  drogues,  devint 
riche  en  six  mois,  et  se  montra  plus  fat  qu'il  n'est  permis  de 
l'être,  même  dans  le  midi.  Il  ne  marchait  plus  dans  la  rue  qu'en 
se  donnant  toutes  les  grâces  d'un  tambour-major.  Une  belle  nuit , 
six  deses  amis  (les  amis  d'un  homme  sont  toujours  les  plus  indi- 
gnés de  sa  fortune;  voyez  les  gens  qui  lisent  le  journal  après 
une  promotion),  six  amis  donc  pénètrent  à  deux  heures  du  ma- 
tin dans  la  boutique  de  l'apothicaire,  de  là  ils  montent  â  sa 
chambre,  l'éveillent,  l'attachent,  le  bâillonnent,  le  portent  dans 


44  REVUE  DE  PARIS. 

sa  boutique,  ir»  dansent  autour  de  lui  en  réjouissance  de  sa  for- 
tune, et  finissent,  je  ne  sais  si  j'oserai  le  dire,  par  le  prier  d'ac- 
cepter de  chacun  un  remède  d'eau  tiède.  En  parlant,  ils  i)ro- 
mettentde  recommencer  s'il  continue  à  faire  le  fendant  dans  la 
rue.  Ce  fait  est  parfaitement  vrai  ;  c'est  la  plaisanterie  du 
midi. 

Si  j'avais  quelque  anecdote  d'amour  un  peu  touchante,  comme 
celle  que  Bilon  vient  de  raconter,  je  crois  que  je  ne  la  placerais 
pas  dans  cet  ouvragée  ;  l'amour  n'est  plus  à  la  mode  en  France, 
et  les  femmes  n'ohtiennent  guère  plus,  en  1857,  qu'une  attention 
de  politesse.  Tout  homme  qui  se  marie  autrement  que  par  l'in- 
termédiaire du  notaire  de  sa  famille,  passe  pour  un  sot,  ou  du 
moins  pour  un  fou  qu'il  faut  plaindre,  et  qui  pourrait  bien  vous 
demander  cent  louis  à  emprunter  quand  il  se  réveillera  de  sa 
folie. 

Le  premier  mérite  du  petit  nombre  d'anecdotes  qui  peuvent 
faire  le  saut  du  manuscrit  dans  l'imprimé,  sera  donc  d'être 
exactement  vraies,  c'est  annoncer  qu'elles  ne  seront  pas  fort 
piquantes. 

Je  ne  veux  pas  entrer  dans  le  sérieux  du  commerce  ;  cepen- 
dant je  ne  crois  pas  trop  ennuyer  le  lecteur  en  montrant,  en 
deux  mots,  comment  Lyon  déchoit  depuis  quelques  années.  Les 
négociants  de  cette  ville  avaient  un  moyen  de  prêter  sur  gages 
à  10  et  12  pour  100  l'argent  que  les  particuliers  leur  confient 
(  car  on  ne  place  pas  dans  la  rente  en  province),  et  qui  ne  leur 
coûte,  à  eux,  que  4  ou  5  p^our  100.  Ce  moyen  s'en  va.  Après  la 
récolte  des  cocons  à  Turin,  à  Milan,  à  Parme,  etc.,  ceux  des 
négociants  d'Italie  qui  manquaient  de  fonds  envoyaient  leurs 
soies  non  travaillées  à  Lyon,  et  les  y  mettaient  en  dépôt  comme 
gage  des  sommes  qu'ils  recevaient  en  retour.  L'intérêt  qu'ils 
payaient,  augmenté  des  droits  de  magasinage,  de  la  provision, 
et  enfin  de  tout  ce  que  doit  supporter  celui  qui  emprunte  dans 
le  commerce,  s'élevait  à  11  ou  12  pour  100. 

Lorsque  les  négociants  italiens  virent  l'émeute  à  Lyon,  ils 
eurent  peur  pour  leurs  soies  et  demandèrent  de  l'argent  à  Lon- 
dres ;  bientôt  ils  en  trouvèrent  même  en  Italie.  On  établit  des 
vtonti  <[ui  reçoivent  les  soies  en  gage,  et  où  l'on  prèle  de  l'ar- 
gent à  C  pour  100  à  qui  ai)porte  de  la  soie. 


REVUE  DE  PARIS.  45 

Tous  les  négociants  du  midi  savent  que  le  roi  de  Sardaigne, 
Cliarles-Alhert,  a  ouvert  deux  emprunts  depuis  son  avènement 
au  trône.  Le  raoulaut  du  second,  dit  emprunt  de  Sainte-Hé- 
lène, est  en  entier  dans  ses  coffres,  et  servirait  en  cas  d'exil. 
Un  ministre  des  finances,  qui  se  donne  la  peine  de  penser,  a 
proposé  au  roi  de  prêter  cet  argent  aux  négociants  ses  sujets, 
qui  donneraient  des  soies  en  nantissement. 

Les  Suisses,  dont  le  bon  sens  rêve  sans  cesse  au  moyen  de 
gagner  des  cens  neufs,  se  sont  imjjosé  des  droits  de  douane 
fort  modérés.  Les  Allemands,  moins  éclairés,  et  d'ailleurs  en- 
core infatués  de  leurs  chaînes,  ont  pourtant  un  certain  instinct 
de  nationalité  qui  les  a  conduits  h  l'association  pour  les  douanes  ; 
c'est  encore  un  malheur  pour  les  produits  "de  Lyon. 

11  faut  que  celte  grande  ville  renonce  peu  à  peu  à  fournir  des 
étoffes  de  soie  à  l'étranger.  La  fausse  direction  commerciale 
essayera-t-elle  de  lutter  contre  la  nécessité  ?  Non,  par  paresse, 
elle  ne  fera  rien.  Le  gouvernement  doit  se  borner  à  donner  de 
roccupalion  aux  vieux  ouvriers  en  soie  qui  manquent  d'ouvrage, 
et  h  décourager  les  jeunes  gens  de  seize  ans  qui.  ù  Lyon,  vou- 
draient se  faire  ouvriers  en  soie. 

Le  journal  de  Lyon  devrait  expliquer,  tous  les  quinze  jours, 
comme  quoi,  dans  tous  les  coins  de  l'Europe,  on  a  l'insolence  de 
fabriquer  des  soieries.  Le  très-beau  seul  restera  à  Lyon,  et  en- 
core à  la  condition  de  placer  les  ouvriers  dans  les  villages  en- 
vironnants, hors  de  la  portée  de  l'octroi,  que  l'Europe  ne  veut 
plus  rembourser. 

Mon  cousin  C m'a  mené  à  la  maison  commune.  J'ai  re- 
marqué, sur  sept  à  huit  grandes  tables,  une  foule  de  dessins  fort 
bien  exécutés,  et  représentant  d^i  coupes  de  pierre,  des  voûtes, 
des  ponts,  etc.,  etc.  :  tout  cela  est  presque  aussi  bien  que  les 
dessins  de  l'Ecole  Polytechnique.  Je  demande  d'où  viennent  ces 
dessins  étonnants,  on  m'apprend  qu'ils  sortent  de  l'école  dt^ 
Frères  ignorantins. 

J'ai  supposé  d'aboid  qu'il  y  avait  ici  quelque  ruse,  mais  le 
triomphe  de  ces  messieurs  est  bien  plus  réel.  Un  négociant  de 
Lyon,  qui  avait  le  même  soupçon  que  moi,  a  demandé  la  copie 
d'un  beau  dessin  représentant  un  des  ponts  suspendus  que  les 
frères  Séguin  viPiiiienl  de  construire  sur  le  Rhône.  Un  eniant  de 


^6  PvF.VUE  DE  PARIS. 

quatorze  ans,  élève  des  frères,  a  rendu,  huit  jours  après,  une 
copie  ma^înifique,  et  le  dessin  original  n'a  été  ni  piqué  ni  calqué. 
Le  fait  est  qu'il  y  a  ici  un  frère  ignorantin  qui  enseigne  la  géo- 
métrie descriptive  comme  on  peut  le  faire  dans  les  meilleurs  col- 
lèges de  Paris. 

Pour  6,600  fr.,  on  a  onze  frères,  qui  enseignent  onze  cents 
enfants,  par  conséquent  chaque  enfant  coûte  6  fr.  à  la  ville,  et 
encore  souvent  les  frères  fournissent  l'encre,  le  papier,  'les 
plumes  et  les  livres  aux  plus  pauvres  de  ces  enfants. 

L'école  d'enseignement  mutuel  ne  saurait  lutter  contre  la 
passion  qui  anime  les  Frères,  ni  à  plus  forte  raison  contre  les 
ressources  financières  qui  les  soutiennent.  Je  crois  que  chaque 
enfant  de  l'école  mutuelle  coûte  25  fr.  à  la  ville.  Au  reste,  il  est 
fort  difficile  de  savoir  la  vérité  sur  ces  choses-là,  et  ce  n'est 
point  un  voyageur,  qui  passe  huit  jours  dans  un  pays  et  qui  n'a 
pas  la  mine  grave,  qui  peut  se  flatter  d'arriver  à  ces  profonds 
mystères.  Tout  ce  qui  est  noble,  tout  ce  qui  est  dévot,  tout  ce 
qui  est  enthousiaste  des  journées  de  juillet,  tout  ce  qui  en  a 
peur,  ne  parlent  (] es  frères  qu'avec  passion. 

J'ai  trouvé  toutes  les  femmes  de  Lyon,  même  celles  des  négo- 
ciants les  plus  libéraux,  ennemies  passionnées  des  écoles  d'en- 
seignement mutuel.  Rien  de  plus  simple,  ces  dames  vont  à  con- 
fesse. 

Remarquez  que,  depuis  1850,  toutes  les  jeunes  filles  de 
France,  à  l'exception  des  environs  de  Paris,  sont  élevées  dans 
des  couvents  de  religieuses.  Ici  je  voudrais  bien  trouver  une 
expression  qui  pût  rendre  ma  pensée  et  ne  fût  pas  odieuse  et  peii 
polie  :  mais  enfin  ces  couvents  sont  animés  du  plus  violent  fana- 
tisme contre  la  liberté  de  la  presse.  Sans  doute  leur  chef  invi- 
sible voit  que  c'est  l'ancre  unique  à  laquelle  tiennent  toutes  nos 
libertés.  I,a  première  question  que  l'on  fait  à  une  femme,  dans 
un  certain  tribunal,  est  celle-ci  :  Quelles  sont  les  opinions  de 
votre  mari  ?  On  ajoute  :  Il  faut  pourtant  bien  qu'il  se  conver- 
tisse, et  votre  devoir  est  de  tout  employer  pour  hâter  cet  heu- 
reux moment.  Avez-vous  des  gravures  chez  vous  ?  Que  repré- 
sentent-elles ?  Avez-vous  le  portrait  du  roi?..  Songez  aux  droits 
sacrés  des  princes...  (Je  supprime  deux  pages.)  A  Marseille,  les 
questions  sont  bien  autrement  incisives. 

Une  simple  religieuse,  M™e  Per...  qui,  depuis  1806,  s'occu- 


REVTE  DE  PARIS.  47 

pait  de  l'éducation  des  jeunes  filles,  et  qui  possédait  pour  toute 
fortune  un  mobilier  dont  la  valeur  pouvait  bien  s'élever  à 
20  louis,  a  dépensé,  depuis  ISlo,  400,000  fr. 

jyjme  Per...  a  étonné  la  ville  qu'elle  habite  par  la  construction 
d'un  couvent  fort  considérable,  destiné  à  l'éducation  des  jeunes 
filles.  Lorsqu'elle  commença  à  creuser  les  fondations,  elle  avait 
en  caisse  60.000  fr.  Ses  amis  furent  effrayés,  les  conseils  pru- 
dents lui  arrivaient  de  toutes  parts  ;  en  effet,  les  fondations  ne 
furent  pas  arrivées  à  la  hauteur  du  sol  que  les  60,000  fr.  étaient 
dépensés.  M™"  Per...  calcula  qu'elle  avait  eu  raille  élèves.  Elle 
écrivit  une  circulaire  touchante  par  laquelle  elle  demandait 
50  fr.  au  mari  de  chacune  de  ses  élèves.  En  fort  peu  de  jours 
cette  circulaire  lui  valut  35,000  fr.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire 
que  le  couvent  est  achevé  et  magnifique.  On  m'assure  que  plu- 
sieurs départements  du  midi  possèdent  un  grand  nombre  de 
couvents  payés  par  la  même  bourse,  et  qui  font  l'éducation  des 
mères  de  familles  de  1850. 

Les  hommes  de  cette  époque,  ne  trouvant  pas  de  conversation 
raisonnable  avec  leurs  femmes,  iront  au  club,  ou  choisiront  une 
compagne  dans  le  cercle  de  quarante  lieues  de  diamètre  qui  en- 
vironne Paris.  Que  penseront-ils  des  questions  que  l'on  fait  à 
leurs  femmes,  en  certain  lieu  ?  Ainsi,  se  diront-ils,  toutes  mes 
petites  faiblesses  sont  données  en  spectacle  à  un  homme  souvent 
jeune  et  que  je  rencontre  dans  la  société  ! 

On  dit  que  le  principe  de  cette  éducation,  donnée  par  des  re- 
ligieuses en  1857,  est  de  ne  souffrir  jamais  d'auiitié  inti/iie, 
soit  entre  élèves,  soit  de  maîtresse  à  élève. 

Les  jeunes  filles  ne  doivent  jamais  être  seules  (la  tête  fer- 
mente), ou  être  deux  (on  peut  faire  des  confidences).  On  s'ar- 
range pour  qu'elles  se  trouvent  toujours  trois  ensemble. 

On  va  plus  loin  ;  une  élève  est  toujours  obligée  de  raconter  ce 
qu'a  pu  lui  dire  son  amie  intime,  dès  que  M™^  la  directrice  le 
lui  demande.  On  craint  la  confiance  qu'une  élevé  pourrait  avoir 
dans  une  autre,  et  l'amitié  passionnée  qui  peut-être  en  serait  la 
suite. 

On  veut,  avant  tout^  qu'il  n'y  ait  jamais  </'éwio/?'o;i  vive.  On 
les  combat  par  la  défiance. 

Qu'où  juge  du  ravage  que  doit  faire  le  premier  serrement  de 
main  d'un  jeune  homme  j  et  d'ailleurs  c'est  empoisonner  les 


48  REVUE  DE  PARIS. 

joies  de  la  }>ension,  les  plus  douces  de  la  vie;  c'est  priver  de 
tout  bonheur  les  pauvres  jeunes  filles  qui  meurent  avant  dix- 
huit  ans  ;  c'est  risquer  de  rendre  méchantes  pour  la  vie  celles 
qui  survivent.  Si  à  seize  ans  on  ne  voit  qu'une  espionne  dans 
une  amie  intime,  quelle  sécheresse  d'âme  rfaura-t-on  pas  à 
vingt-cinq,  lorsqu'on  aura  éprouvé  de  véiitahles  trahisons  ! 

Le  réseau  des  établissements  du  Sao'é-Cœur  qui  couvre  la 
France  est  organisé  avec  une  sagesse  et  un  ordre  admirables. 
Une  religieuse  commet-elle  une  faute,  elle  passe  dans  un  cou- 
vent à  cinquante  lieues  du  premier,  et  tout  est  couvert  par  un 
silence  complet. 

L'histoire  des  établissements  religieux  en  France,  de  18-50  à 
1837,  serait  belle,  mais  difficile  à  écrire.  Les  personnes  qui 
agissent  se  sentent  en  présence  du  grand  ennemi  de  la  religion 
catholique  :  la  publicité,  lequel  amène  ajjrès  soi  cet  autre 
monstre  :  l'examen  persG?inel.  Aucune  opération  ne  laisse  de 
traces.  Cette  nouvelle  Gallia  chrisiiaiia  aurait  de  beaux  traits 
à  citer  :  cet  homme  du  département  du  Yar  qui  donne  sa  for- 
tune entière,  700,000  fr.,  à  la  religion. 

Je  ne  connais  qu'une  chose  que  l'on  fasse  très-bien  à  Lyon, 
on  y  mange  admirablement,  et,  selon  moi,  mieux  qu'à  Paris. 
Les  légumes  surtout  y  sont  divinement  apprêtés.  A  Londres,  j'ai 
appris  {pie  l'on  cultive  vingt-deux  espèces  de  pommes  de  terre  ; 
à  Lyon,  j'ai  vu  vingt-deux  manières  différentes  de  les  apprêter, 
et  douze  au  moins  de  ces  manières  sont  inconnues  à  Paris. 

A  l'un  de  mes  voyages,  M.  Robert,  de  Milan,  négociant,  an- 
cien ofiicier,  homme  de  cœur  et  d'esprit,  acquit  des  droits  à  ma 
reconnaissance,  en  me  présentant  à  une  société  de  gens  qui  sa- 
vaient dîn?r.  Ces  messieurs,  au  nombre  de  dix  ou  douze,  se 
donnaient  à  diner  quatre  jours  de  la  semaine,  chacun  à  son  tour. 
Celui  qui  manquait  au  diner  payait  une  amende  de  douze  bou- 
teilles de  vin  de  Bourgogne.  Ces  messieurs  avaient  des  cuisi- 
nières et  non  des  cuisiniers.  A  ces  dîners,  point  de  politique 
passioniiHC,  point  de  littérature,  aucune  j)rétenlion  à  montrer 
de  l'esprit  ;  Tunique  affaire  était  de  bien  dîner.  Un  plat  était-il 
excellent,  on  gardait  un  silence  religieux  en  s'en  occupant  Du 
reste,  cha(iueplat  était  jugé  sévèrement,  et  sans  complaisance 
aucune  pour  le  maître  de  la  maison.  Dans  les  grandes  occasions, 


REVUE  DE  PARIS.  49 

ou  faisait  venir  la  cuisinière  pour  recevoir  les  compliiuenls,  qui 
souvent  n'étaient  pas  unanimes.  J'ai  vu,  spectacle  touchant, 
une  de  ces  filles,  grosse  Maritorne  de  quarante  ans,  pleurer  de 
joie  à  l'occasion  d'un  canard  aux  olives  ;  soyez  convaincus  qu'à 
Paris  nous  ne  connaissons  que  la  copie  de  ce  plat-là. 

Un  tel  dîner,  où  tout  doit  être  parfait,  n'est  pas  une  petite  af- 
faire pour  celui  qui  le  donne,  il  faut  être  en  course  dès  l'avant- 
veille;  mais  aussi  rien  ne  peut  donner  l'idée  d'un  tel  repas.  Ces 
messieurs,  la  plupart  riches  négociants,  font  fort  bien  une  pro- 
menade de  quatre-vingts  lieues  pour  aller  acheter  sur  les  lieux 
tel  vin  célèbre.  J'ai  appris  les  noms  de  trente  sortes  de  vins  de 
Bourgogne,  le  î7m  aristocratique  par  excellence,  comme  di- 
sait l'excellent  Jacquemont.  Ce  qu'il  y  a  d'admirable  dans  ces 
dîners,  c'est  qu'une  heure  après  on  a  la  tête  aussi  fraîche  que  le 
matin,  après  avoir  pris  une  tasse  de  chocolat. 

Lyon  abonde  en  poisson,  en  gibier  de  toute  espèce,  en  vins 
de  Bourgogne;  avec  de  l'argent,  comme  partout,  on  y  a  des 
vins  de  Bordeaux  excellents,  et  enfin  Lyon  a  des  légumes  <iui 
réellement  n'ont  que  le  nom  de  commun  avec  ceux  que  l'on  ose 
nous  servir  à  Paris. 

M.  Robert,  ancien  capitaine  de  1796,  en  Italie,  ne  savait  i)as 
seulement  faire  fortune,  il  inventait  des  idées  plaisantes  ;  par 
exemple,  en  me  présentant  à  ces  hommes  admirables  qui  savent 
si  bien  vibre  au  milieu  de  la  morosité  actuelle,  il  me  donna  un 
rôle  sans  m'en  avoir  prévenu,  et  sut  si  bien  mentir  sur  mou 
compte,  que,  malgré  mon  ignorance,  je  ne  déplus  pas  trop  et  je 
m'amusai  comme  un  fou  en  soutenant  ces  mensonges.  Il  fallait 
vaincre  ou  périr. 

Plusieurs  fois  j'eus  l'honneur  d'être  invité.  Je  dois  à  ces  mes- 
sieurs de  pouvoir  louer  quelque  chose  sans  restriction. 

En  général,  après  dîner,  on  allait  voir  jouer  aux  boules  aux 
Brotteaux  ;  nous  longions  le  quai  Saint-Clair.  Puisque  je  nomme 
ce  quai,  il  faut  que  je  le  loue.  Le  Rhône,  lier,  rapide,  majestueux. 
peut  être  large  comme  deux  fois  la  Seine  au  Pont-^euf,  mais  il 
a  une  toute  autre  tournure.  Une  ligne  de  belles  maisons  à  cinq 
ou  six  étages,  exposées  au  levant,  mais  par  m.alheur  bâties 
sous  Louis  XV,  borde  la  rive  gauche  du  fleuve,  en  laissant  tou- 
tefois un  quai  magnifique  et  garni  en  beaucoup  d'endroits  de 
deux  rangées  d'arbres  ;  l'autre  rive,  du  côté  du  Daui)hiué,  n'a 
i  5 


5U  REVUE  DE  PAPxiS. 

jus(iiiMci  que  quelques  pelites  maisons  toit  basses,  et  dont  les 
jardins  sont  bordés  par  de  grands  peupliers  d'Italie,  arbre  sans 
physionomie.  Ces  maisons  et  ces  arbres  ne  gâtent  point  trop  la 
vue.  Au  delà  on  aperçoit  une  plaine  peu  fertile,  plus  loin  les 
sommets  des  montagnes  du  Dauphiné,  et  5  quarante  lieues,  sur 
la  gauciie.  un  petit  trapèze  couvert  de  neige  :  c'est  le  Mont- 
Blanc.  On  petit  juger  de  la  pureté  de  l'air  qu'on  respire  dans  ces 
maisons,  qui  ont  la  vue  du  Mont-Blanc  !  On  est  tout  à  fait  à  la 
campagne,  et  pourtant  au  centre  de  Lyon. 

Cette  vue  du  quai  Saint-Clair  est  assurément  vaste  et  impo- 
sante. Les  trottoirs  garnis  d'arlires,  qui  courent  le  long  du 
Rhône,  ont  une  lieue  d'étendue.  Pour  trouver  quelque  chose  à 
lui  comparer,  il  faut  songer  à  la  vue  que  l'on  a  des  maisons  si- 
tuées à  Bordeaux,  sur  le  quai  de  la  Garonne  et  dans  les  environs 
des  allées  d'arbres  qui  ont  succédé  au  château  Trompette.  Le 
Rhône  est  un  fleuve  trop  sauvage  pour  avoir  des  bateaux.  La 
Garonne  a  des  vaisseaux  arrivant  tous  les  jours  de  Chine  ou 
d'Amérique  avec  la  marée  ;  et  d'ailleurs,  à  une  lieue  par-di  là  la 
rivière,  on  aperçoit  une  colline  admirable  et  couverte  d'arbres, 
dont  plusieurs  sont  fort  grands.  Nous  avons  passé  en  nous  pro- 
menant devant  un  petit  hôtel,  situé  sur  les  bords  du  Rhône,  près 
de  la  barrière  par  laquelle  on  sort  pour  aller  à  Genève. 

—  Ah  !  c'estia  maison  de  la  pauvre  madame  Girer  de  Loche,  a 
dit  un  de  ces  messieurs.  Curiosité  de  ma  part  en  remarquant 
l'air  attendri  de  celui  qui  parlait  ;  question  :  voici  la  longue  ré- 
ponse : 

M™«  de  Loche  était  une  jeune  veuve,  riche,  jolie,  aimable.  Elle 
avait  perdu  à  dix-neuf  ans  un  mari  qu'elle  avait  épousé  par 
amour.  Elle  en  avait  vingt-cinq  et  résistait  depuis  six  ans  à  tous 
les  hommages,  lorsqu'elle  alla  passer  l'automne  au  fameux  châ- 
teau d'Uriage,  près  de  Grenoble. 

Au  retour,  elle  quitta  son  magnifique  logement  rue  Lafont, 
pour  venir  dans  ce  petit  hôtel,  dans  un  quartier  éloigné,  et  en- 
core elle  ne  le  loua  pas  tout  entier.  Elle  ne  prit  que  le  premier 
étage.  Un  mois  après,  un  jeune  Grenoblois,  qui  avait  un  procès 
à  suivre  à  !-yon,  cherchait  un  logement  à  bon  marché,  et  s'ac- 
commoda du  deuxième  étage  de  la  maison  dont  le  premier  était 
occupé  par  la  belle  veuve.  Il  allait  souvent  à  Grenoble  ;  il  revint 
d'un  de  ces  voyages  avec  deux  ou  trois  domestiques,  qui  appar- 


REVUE  DE  PARIS.  51 

tenaient,  disait-il,  à  sa  mère,  et  qui  avaient  Tair  fort  ffaiiclip. 
Celaient  des  maçons  qui,  en  trois  jours  qu'ils  i*ass(renl  A 
Lyon  dans  l'apparlement  du  jeune  homme,  lui  firent  un  escalier 
commode,  masqué  par  une  armoire,  et  à  Taide  duquel  il  pou- 
vait descendre  incojînito  chez  madame  Girer.  On  remarqua  que, 
par  une  bizarrerie  non  expliquée,  le  jeune  Dauphinois  loua  toute 
la  diligence  pour  ces  trois  domestiques  de  sa  mère,  et  les  ac- 
compagna jusqu'en  Dauphiné  ;  il  ne  revint  que  le  lendemain. 
Le  procès  prétendu  dura  longtemps  ;  ensuite  le  jeune  homme 
trouva  des  prétextes  pour  rester  à  Lyon.  Il  prit  le  goût  de  la  pè- 
che, et  péchait  souvent  dans  le  Rhône  sous  les  fenêtres  de  la 
maison  qu'il  habitait. 

Pendant  les  cinq  premières  années  qu  a  duré  cette  intrigue, 
jamais  elle  ne  fut  soupçonnée.  La  dame  était  ïlevenue  plus  jo- 
lie, mais  en  même  temps  fort  dévoie  ;  puis  elle  s'élalt  plainte  de 
sa  santé,  et  vivait  beaucoup  chez  elle.  Le  monsieur  allait  pré- 
senter ses  devoirs  à  cette  belle  voisine  une  fois  tous  le»  ans,  vers 
Noël.  Lui-même  passait  pour  dévot. 

Cependant  la  dernière  année,  qui  était  la  sixième  de  ce  genre 
de  vie,  on  commença  à  soupçonner  qu'il  pouvait  bien  y  avoir 
quelque  intelligence  entre  les  deux  voisins  ;  on  prétendit,  dans 
la  maison,  que  la  dame  écrivait  souvent  au  jeune  Dauphinois  : 
lui,  si  rangé  autrefois,  ne  rentrait  plus  le  soir  qu'à  des  heures 
indues.  Vers  l'automne,  il  partit  pour  Grenoble,  comme  à  l'or- 
dinaire ;  mais  il  ne  revint  plus,  et  on  apprit  (pi'il  s'était  marié. 
Il  avait  même  épousé  la  fille  d'un  riche  juif,  qui  avait  [in  nom  si 
ridicule,  que  je  n'ose  le  répéter. 

La  dame  fit  venir  des  ouvriers  de  Valence  qui  exécutèrent  de 
grands  changements  dans  son  appartement.  Elle  avait  l'air  fort 
malade.  Elle  se  fit  conseiller  l'air  du  midi,  ets'emi)an[ua  sur  le 
bateau  à  vapeur,  puis  s'établit  à  la  Ciofat  ;  mais  un  mois  environ 
après  son  arrivée  dans  cette  petite  ville,  on  la  trouva  asphyxiée 
dans  sa  chambre.  Elle  avait  brûlé  son  passeport  et  démarqué 
son  linge. 

La  justice  fit  interroger  les  ouvriers  de  Valence  :  ils  déclarè- 
rent que  la  dame  les  avait  employés  à  détruire  un  escalier  qui 
montait  au  second  étage  de, la  maison  qu'elle  habitait,  et  devant 
laquelle  nous  venions  de  passer. 


52  REVUE  DE  PARIS. 

Une  chose  m'attriste  toujours  dans  les  rues  de  Lyon,  c'est  la 
vue  de  ces  malheureux  ouvriers  en  soie  ;  ils  se  marient  en  comp- 
tant sur  des  salaires  qui  tous  les  cinq  ou  six  ans  manquent  tout 
à  coup.  Alors  ils  chantent  dans  les  rues;  c'est  une  manière  hon- 
nête de  demander  l'aumône.  Ce  genre  de  pauvres  dont  j'ai  pitié 
me  gâte  absolument  la  tombée  de  la  nuit,  le  moment  le  plus 
poétique  de  la  journée;  c'est  l'heure  à  laquelle  leur  nombre  re- 
double dans  les  rues.  En  1828  et  29,  je  vis  les  ouvriers  de  Lyon 
aussi  bien  vêtus  que  nous,  ils  ne  travaillaient  que  trois  jours  par 
semaine,  et  passaient  gaiement  leur  temps  dans  les  jeux  de 
boules  et  les  cafés  des  Brulteaux. 

Un  gouvernement  courageux  pourrait  exiger  du  clergé  de 
Lyon  de  ne  pas  pousser  les  ouvriers  au  mariage.  On  agit  dans 
le  sens  contraire,  on  ne  prêche  autre  chose  au  tribunal  de  la  pé- 
nitence. 

Ces  ouvriers  de  Lyon  fabriquent  des  étoffes  admirables  d'éclat 
et  de  fraîcheur,  dans  la  chambre  qu'ils  habitent,  entourés  de 
toute  leur  pauvre  famille.  Toute  la  journée  le  plus  jeune  associé 
des  maisons  de  soierie  de  Lyon  court  de  chambre  en  chambre 
(on  compte  quinze  mille  de  ces  ateliers),  et  paie  ces  ouvriers  selon 
le  degré  d'avancement  de  leur  ouvrage  ;  ce  faisant,  cet  associé  ga- 
gne 6,000  francs  par  an.  Lui,  sa  femme-et  ses  enfants  en  man- 
gent 5,000.  et  ils  mettent  de  côté  1,000  francs,  qui,  après  qua- 
rante ans  de  travail,  deviennent  100,000.  Alors  le  père  de  famille 
se  relire  dans  quelque  maison  de  campagne,  à  quatre  ou  cinq 
lieues  de  sa  patrie.  Mais  si,  au  milieu  de  cette  vie  si  tranquille,  il 
survient  une  émeute,  le  Lyonnais  se  bat  comme  un  lion.  Cette 
vie  douce,  prudente,  égale,  sans  nouveauté  aucune,  qui  me  fe- 
rait mourir  infailliblement  au  bout  d'une  couple  d'années, 
enchante  le  Lyonnais.  Il  est  amoureux  de  sa  ville.  Il  parle  avec 
enthousiasme  de  tout  ce  qu'on  y  voit.  C'est  ainsi  que  l'on  vient 
de  me  conduire  à  une  merveille;  c'est  une  salle  située  quai  Saint- 
Clair,  et  où  six  cents  personnes  boivent  de  la  bière  ensemble 
tous  les  dimanches. 

Sur  la  rive  gauche  du  Rhône,  Lyon  avait  en  Dauphiné  un  petit 
faubourg  qui  s'appelle  la  Guillotière,  et  qui  est  devenu  depuis 
peu  une  ville  de  vingt-quatre  mille  habitants.  Par  malheur  le 
Rhône  tend  à  quitter  Lyon  et  à  se  jeter  sur  la  Guillotière.  Il  est 
question  depuis  vingt  ans  de  faire  une  digue  formidable,  mais 


REVUE  DE  PARIS.  53 

jusqu'ici  on  n'a  pas  réussi;  sous  la  restauration,  les  jésuites  s'é- 
taient emparés  de  la  direction  de  cette  digue.  Ces  messieurs 
étaient  arrivés  à  celte  affaire  comme  dirigeant  celles  de  Thôpilal 
qui  a  des  biens  sur  Tune  et  Taulre  rive  du  Rhône.  Mais  la  diffi- 
culté dépend  de  la  nature,  et  l'intrigue  n'y  peut  rien  :  la  digue 
est  à  faire.  On  raconte  des  menées  curieuses,  mais  qui  prendraient 
six  pages.  Au  reste,  on  m'a  dit  tant  de  choses  contradictoires  et 
singulières  sur  l'histoire  de  la  digue  du  Rhône,  que  j'aime  mieux 
ne  rien  spécifier. 

La  Guillotière  s'appuie  à  de  grandes  fortifications  élevées  sur 
la  rive  gauche  du  Rhône  vis-à-vis  la  Croix-Rousse,  et  la  bravoure 
reconnue  des  habitants  rendrait  ce  faubourg  imprenable,  si  ja- 
mais le  roi  de  Sardaigne  venait  l'assiéger. 

On  ne  s'attendait  guère 
A  voir  le  nom  du  roi  venir  en  cette  affaire. 

Mais  croirait-on  qu'il  y  a  des  gens  à  Lyon  qui  veulent  faire  de 
ce  prince  un  épouvantail  pour  leurs  concitoyens? 

Le  malheur  de  cette  ville  le  voici  :  on  se  marie  beaucoup  trop 
à  la  légère.  Le  mariage  au  xix"?  siècle  est  un  luxe,  et  un  grand 
luxe  ;  il  faut  être  fort  riche  i)our  se  le  permettre.  Et  puis  quelle 
manie  de  créer  des  misérables  !  Car  enfin  le  fils  d'un  bourgeois, 
d'un  monsieur,  comme  on  dit  à  Lyon,  ne  se  fera  jamais  me- 
nuisier ou  bottier.  Tant  que  l'empereur  a  fait  la  guerre,  on  a  pu 
se  livrer  sans  grands  inconvénients  à  ce  goût  patriarcal  d'avoir 
des  enfants.  Mais  depuis  I8I0,  donner  un  état  à  un  jeune  homme 
de  seize  ans  n'est  pasune  petite  affaire,  et  cet  embarras  des  pères 
de  famille  peut  fort  bien  devenir  un  embarras  sérieux  pour  le 
gouvernement. 

Le  plus  simple  serait  d'avoir  des  prêtres  qui  fissent  un  péché 
de  cette  manie  d'appeler  à  l'existence  des  êtres  auxquels  on  ne 
peut  pas  donner  de  pain  ;  mais  ces  messieurs  travaillent  dans  un 
sens  absolument  opposé. 

Aux  États-Unis  on  se  marie  imprudemment;  mais  le  jeune 
Américain  a  toujours  la  ressource  d'acheter  cinquante  arpents 
de  forêt  avec  250  francs,  un  esclave  avec  2,000,  des  ustensiles 
de  culture  et  des  vivres  pour  six  mois,  moyennant  1,000  francs, 
«t  après  celle  petite  dépense,  lui,  sa  femme  et  leurs  enfants  peu- 


54  REVUE  DE  PARIS. 

vent  aller  cacher  leur  misère  dans  la  forêt  vierge  qui  borde  leur 
pays  et  en  fait  toute  la  singularité.  Il  est  vrai  que  le  défricheur 
doit  êli-e  charpentier,  menuisier,  boucher,  et  souvent,  la  première 
année  de  son  établissement,  lui  et  sa  femme  couchent  à  la  belle 
étoile;  mais  il  a  la  perspective  infiniment  prol)able  délaisser  une 
belle  ferme  à  chacun  de  ses  enfants. 

Comparez  à  ce  sort  celui  d'un  malheureuxjeune  homme,  fils 
d'un  négociant  de  Lyon,  fort  pieux,  sachant  le  latin,  ayant  lu 
Racine,  accoutumé  à  porter  un  habit  de  drap  fin,  et  qui,  à  vingt 
ans,  à  la  mort  de  son  père,  se  trouve  lancé  dans  le  monde  avec 
l'habitude  de  ce  que  l'on  appelle /es  plaisirs  et  huit  cents  livres 
de  rente.  Voilà  où  mène  le  mariage  au  xix^  siècle.  En  France, 
le  paysan  seul  peut  se  marier:  sous  d'autres  noms,  il  se  trouve 
dans  le  cas  du  défricheur  américain.  Son  petit  garçon  de  sept 
ans  gagne  déjà  quelque  chose;  c'est  pour  cela  qu'il  ne  veut  pas 
qu'on  le  lui  enlève  pour  lui  apprendre  à  lire. 

Mais  ces  idées  sont  désolantes. 

C'est  par  une  raison  semblable  que  je  ne  parlerai  pas  des  deux 
émenles  de  18ôl  et  1854.  Il  y  eut  des  erreurs  dans  l'esprit  des 
Lyonnais,  mais  ils  firent  preuve  d'une  bravoure  surhumaine. 
On  m"a  prêté  par  grâce  spéciale  un  manuscrit  de  deux  cents 
pages  d'une  petite  écriture  très-fine  ;  c'est  une  histoire  jour  par 
jour  et  fort  détaillée  des  deux  émeutes.  Un  jour  elle  paraîtra  ; 
tout  ce  qu'il  m'est  permis  à^tn  dire,  c'est  qu'elle  contredit  à  peu 
près  tout  ce  qui  a  été  publié  jusqu'ici. 

Lorsqu'on  se  trouve  à  Lyon  avec  un  homme  âgé,  il  faut  le 
mettre  sur  \ft  fameux  siège  de  1795.  Si  les  alliés,  ennemis  de  la 
France,  avaient  eu  Fombre  de  talent  militaire,  ils  pouvaient 
de  Toulon  remonter  le  Rhône,  et  venir  au  secours  des  Lyonnais. 
Heureusement,  à  cette  époque,  les  hommes  de  génie  seuls  sa- 
vaient faire  la  guerre. 

Après  la  piise  de  Lyon ,  on  conduisait  une  cinquantaine  de 
Lyonnais  attachés  par  le  bras,  deux  à  deux,  à  la  plaine  des  Brot- 
teaux  où  on  les  fusillait.  Tout  en  marchant,  un  de  ces  braves 
gens  parvient  à  déliera  moitié  son  bras  droit  lié  au  bras  gauche 
de  son  compagnon  d'infortune. 

—  Achevez  de  vous  délier;,  dit-il  à  voix  J)asse  à  celui-ci,  et  à  la 
premièie  rue  <pie  nous  rencontrerons  à  droite  ou  à  gauche. sau- 
vons-nous à  toutes  jam])es. 


REVUE  DE  PARIS.  55 

—  Que  dites-vous  là?  répond  le  compagnon  indigné,  vous 
allez  me  compromettre  î 

Ce  mot  peint  le  courage  mouton  de  l'époque,  et  la  petite 
quantité  de  présence  d'es[:rit  dans  les  danfïers,  qu'une  civilisa- 
lion  étiolée  avait  laissée  aux  Français,  Ce  n  est  point  ainsi  qu'on 
en  agissait  du  temps  de  la  Ligue;  à  voir  les  naïfs  et  admirables 
journaux  de  Henri  111  et  de  Henri  IV.  on  dirait  un  autre  peui)le. 

Ce  n'est  point  ainsi  qu'il  faudrait  en  agir  si.  par  impossible, 
la  terreur  reparaissait  en  France.  On  doit  se  faire  tuer  en  es- 
sayant de  tuer  riiomme  qui  vous  arrête.  L'n  jmine  homme  ne  se 
laisserait  plus  enlever  de  chez  lui  et  conduire  en  ])rison  par  deux 
vieux  officiers  nuinicipaux.  Chaque  arreslatiim  deviendrait  une 
scène  pathétique,  les  femmes  s'en  mêleraient;  il  y  aur.iit  des 
cris,  etc.,  etc.  La  mode  viendrait  de  faire  sauter  la  cervelle  à 
qui  veut  vous  arrétpp. 


LA  MASCARADE. 


0  Volupté  divine,  ô  fille  de  la  Grèce, 

'Sée  un  jour  dans  le  bois  frais  et  mystérieux 

Où  l'homme  s'endormit  auprès  de  la  déesse, 

Qui,  sur  ton  lit  de  fleurs,  dans  ta  plus  molle  ivresse, 

Quand  (ombent  dénoués  tes  humides  cheveux, 

Lèves  encor  le  front  et  regardes  les  cieux. 

Volupté,  pâle  sœur  de  la  mélancolie. 

Oui  laisses  par  instant  treisbler  sous  ton  cil  blond 

Des  larnies  de  cristal  que  le  plaisir  essuie. 

Et  souvent  de  soucis  te  couronnes  le  front. 

Toi  qui  tiens  dans  tes  mains  le  vin  pur  de  la  vie. 

Et  ne  vides  jamais  la  coupe  jusqu'au  fond. 

Céleste  Volupté,  qu'étais-tu  devenue 

En  ces  jours  de  démence  et  de  folles  clameurs, 

Où  l'orgie  insensée  encombrait  chaque  rue, 

Quel  asile  sacré,  quels  marbres  protecteurs. 

Déesse,  ont  abrité  ta  belle  gorge  nue 

Et  ton  front  plein  de  charme,  et  tes  grands  yeux  en  pleurs? 

C'est  que  jamais  aussi  de  vivante  mémoire 

On  n'avait  vu  torrent  s'épandre  à  plus  grands  flots  5 

Jamais  le  vice  impur  à  ces  beaux  jours  éclos 

.\e  s'était  au  soleil  mis  avec  plus  de  gloire, 

Jamais  sur  les  chemins,  dans  la  nuit  froide  et  noire, 

Plus  de  gestes  hardis  et  d'obscènes  propos. 


REVUE  DE  PARIS.  57 

Ecoutez,  écoutez  ces  cris  que  rien  ne  lasse, 
Ces  étranges  rumeurs,  ces  hurlements  dans  l'air, 
Ces  liouras  à  briser  des  poitrines  de  fer  : 
Frères,  battez  des  mains,  voici  le  char  qui  passe  ; 
La  trompe  retentit  comme  pour  une  chasse. 
Que  mène  dans  la  nuit  le  spectre  de  AVeber. 

0  spectacle!  ô  misère!  ô  triste  comédie  ! 

Que  sont  tous  ces  haillons  tissés  de  pourpre  et  d'or  ; 

Ces  fangeux  oripeaux  qui  peudent  sur  le  bord, 

Et  que  la  roue  effleure  ?  Hélas  !  que  signifie 

Cet  ignoble  manteau  dont  s'affuble  la  Vie, 

Plus  triste  que  le  drap  qui  recouvre  la  Mort? 

Les  voilà  tous,  vêtus  de  loges  purpurines, 
Coiffés  du  diadème,  et  le  fouet  à  la  main  ! 
Les  voilà  tout  repus,  qui  sortent  du  festin. 
Entraînant  sur  leurs  pas,  à  travers  les  bruines, 
Les  filles  de  la  rue,  immondes  héroïnes 
D'un  jour  qui,  Dieu  merci  !  n'a  pas  de  lendemain. 

Voyez  dans  le  brouillard  fuir  la  troupe  rapide  j 
La  raillerie  infâme  et  le  scandale  avide 
Portent  leurs  doigts  flétris  sur  la  pure  beauté, 
Et  souillent  du  venin  de  leur  bouche  livide 
Tout  ce  qu'on  a  béni  de  tout  temps  et  chanté 
Sur  cette  froide  terre  où  vit  l'humanité. 

Ce  vieillard  affublé  de  honteuses  guenilles. 
Qui  se  fait  une  croix  avec  ses  deux  béquilles, 
C'est  le  pape  de  Rome,  entouré  de  sa  cour; 
Voici  des  empereurs,  hélas  !  voici  des  filles, 
Qui  livrent  aux  échos  effrénés  de  ce  jour, 
En  le  prostituant,  le  nom  sacré  d'amour. 

Et  sur  le  plus  haut  point  du  charriot  immense, 
Frères,  voyez  encor,  ô  suprême  démenc2! 
Pâle,  l'œil  hébété,  le  linceul  sur  le  dos. 
Laissant  le  vent  d'hiver  souffler  dans  ses  vieux  os. 


58  REVUE  DE  PARIS. 

Voilà  riiorrible  Mort  qui  sourit  et  balance 
Sur  tous  les  curieux  le  tranchant  de  sa  faux. 

0  jeune  homme  hardi  qui  dans  le  grand  vesliaire 
Où  tes  avides  mains  fouillaient  avec  transport, 
N'as  pour  déguisement  su  trouver  qu'un  suaire, 
Et  qui  peux  à  ce  point  railler  l'iiorrihle  Mort, 
De  quel  nom  t'appeler,  fils  aîné  de  Voltaire, 
Ironique  railleur,  philosophe,  esprit  fort  ? 

Où  va  ce  charriol  que  le  délire  emporte  ? 

Les  chevaux,  l'œil  en  feu,  hennissent  dans  la  nuit. 

Partout  sur  son  passage  on  l'accueille  avec  bruit, 

La  trompe  raccompagne  et  la  flamme  l'escorte, 

Et  l'Usure  boiteuse  en  souriant  le  suit. 

Où  s'arrêtera-t-il  enfin,  à  quelle  porte? 

Où  vont  ces  chœurs  grossiers  de  filles  sans  aveu? 

Où  vont  tous  ces  pierrots  sous  leur  calotte  noire, 

Ces  insensés  vêtus  de  robe  dérisoire. 

Oui  toussent  à  plaisir  et  qui  se  font  un  jeu 

De  nos  infirmités,  et  refusent  d'y  croire, 

Et  vont  niant  le  mal  comme  s'il  était  dieu. 

La  flamme  échevelée,  et  la  trompe  sonore, 
Où  vont-elles.  Seigneur,  à  travers  les  brouillards? 
Et  ces  exténués,  sans  souffle  et  sans  regards, 
Où  vont-ils?  Jeunes  gens  ce  matin  à  l'aurore, 
Ils  s'inclinent  ce  soir  ainsi  que  des  vieillards. 
Où  vont-ils,  où  vont-ils,  les  coursiers  de  Lenore? 

0  toi  qui  sans  trembler  sièges  an  plus  haut  point, 
Dans  ton  linceul,  ô  loi  dont  la  vue  inquiète 
Semble  chercher  sans  cesse  à  pourvoir  à  tout  soin, 
La  station  prochaine  est-elle  encor  bien  loin? 
En  quel  splendide  lieu  finiront-ils  la  fête? 
Or,  voilà  tout  à  coup  que  la  troupe  s'arrête. 

Le  compagnon  vêtu  du  funèbre  manteau, 
Sans  retard  le  premier  quitte  son  empyrée. 


REVUE  DE  PARIS.  59 

Et  d'une  marche  encor  lente  et  mal  assurée, 
S'approche  de  la  porte  et  lève  le  marteau,- 
Et  la  troupe,  de  vin  et  de  joie  enivrée, 
Se  rue  ardente  au  fond  du  splendide  tombeau. 

Car  c'est  là,  sous  les  murs  du  vaste  mausolée, 

Là  que  cent  voix  de  cuivre  entonnent  leurs  accords, 

Ouela  confusion  ardente,  échevelée. 

L'un  sur  l'autre  à  l'envi  précipite  les  corps, 

Et  souiïle  sur  la  i)lace  une  affreuse  mêlée 

Où,  comme  la  vertu,  la  débauche  a  ses  morts. 

Nuits,  lamentables  nuits  de  joie  et  de  démence! 

Où  celte  flamme  pure  et  les  divins  rayons 

Que  Dieu  met  dans  les  cœurs,  pour  nourrir  l'espérance 

Et  pour  alimenter  le  feu  des  i)assions, 

De  lubriques  reflets  enluminent  les  fronts 

Où  la  vie,  au  hasard,  sans  profit  se  dépense! 

0  vous  qui  préférez,  quand  vous  pouvez  choisir, 
Les  honteuses  sueurs  de  ces  fêtes  iascives 
Au  travail  obstiné  qui  tente  l'avenir, 
Jeunes  gens,  de  ces  lieux  ordinaires  convives, 
Fils  de  ce  siècle  impur,  empressés  de  jouir. 
Ne  vous  reste-t-il  plus,  hélas  !  de  places  vives 

Par  où  l'ambition  vous  puisse  mordre  au  cœur? 
Toute  source  d'amour  et  de  joie  et  de  vie, 
Sur  vos  lèvres  déjà  s'est-elle  donc  tarie? 
Avez-vous  épuisé  le  fiel  de  la  douleur. 
Et  dans  l'ombre,  pieds  nus  et  le  front  en  sueur. 
Suivi  trente  ans  la  Gloire  ou  la  Philosophie? 

Le  destin  s'est-il  fait  un  jeu  de  vous  briser? 
Avez-vous  au  tombeau  déjà  mis  vos  familles? 
Les  beaux  lys  du  printemps  que  Dieu  faisait  pousser 
Sont-ils  donc  à  jamais  tombés  sous  les  faucilles? 
K'aimez-vous  plus  les  fleurs,  les  chants,  les  jeunes  filles? 
Ne  respirez-vous  plus  le  ciel  dans  un  baiser? 


60  REVUE  DE  PARIS. 

Que  vous  allez  ainsi,  sans  haine  ni  colère, 
Sur  d'infâmes  tréteaux  souiller  vos  cheveux  blonds, 
Effeuiller  sous  le  vent  de  ces  tristes  maisons 
Vos  nuits,  vos  belles  nuits  d'amour  et  de  prière, 
Et  traîner  dans  le  vin,  la  boue  et  la  poussière, 
Le  lin  encor  si  pur  de  vos  illusions  ! 

Heivri  Blaie. 


SALON    DE    1838. 


M.    DELACROIX.  —M.   GIGOUX. 


PREMIER   ARTICLE. 

Pour  qu'une  œuvre  d'art  soit  complète,  il  faut  deux  conditions  : 
qu'elle  satisfasse  au  goût  des  artistes  et  au  goût  de  tout  le  monde. 
Or,  l'art  de  notre  temi)3  est  loin  d'obtenir  ce  résultat.  Au  con- 
traire, il  est  remarquable  que  le  sentiment  des  vrais  artistes  et 
k  sentiment  du  public  sont  aujourd'hui  en  dissidence.  Ne  serait- 
ce  point  que  nous  assistons  à  quelque  enfantement  d'un  art 
nouveau?  Le  peuple,  agité  parla  crise  sociale,  se  trouve  presque 
indifférent  au  mouvement  poétique.  A  vrai  dire,  l'art  n'a  pas, 
dans  la  société  actuelle,  l'importance  qui  lui  appartient.  La 
préoccupation  politique  absorbe  toutes  les  autres.  La  politique 
est  l'élément  vivace  et  dominateur  de  notre  époque.  Les  masses 
ne  s'intéresseront  vraiment  aux  travaux  de  l'art  que  lorsqu'ils 
seront  inspirés  par  les  désirs  et  les  besoins  de  la  civilisation. 
Mais  l'école  française  contemporaine,  il  faut  bien  en  convenir, 
fait  encore  de  l'art  pour  l'art.  Vienne  donc  l'art  pour  la  pensée. 

Pourquoi,  à  certaines  phases  de  l'histoire,  les  beaux-arts  ont- 
ils  excité  de  si  profondes  sympathies?  C'est  que  l'art  reposait 
alors  sur  une  réalité  populaire  et  générale.  Ainsi,  chez  les 
Grecs,  l'art  était  en  ([uelque  sorte  une  institution  politique.  Ainsi, 
au  moyen  yge,  les  chrétiens  portaient  en  triomphe  les  images 
de  la  Vierge  et  de  Jésus.  Ainsi,  à  la  renaissance,  l'art  contribuant 
à  l'œuvre  révolutionnaire  qui  tourmentait  tous  les  esprits,  et 
surtout  le  peuple,  c'est  à  dire  à  la  transformation  du  spiritua- 

3  6 


62  REVl'E  DE  FARIS. 

lisme  exclusif,  eut  une  importance  fondamentale  et  non  con- 
testée. Mais,  depuis  la  renaissance,  l'art  devenu  fragmentaire 
et  individuel,  s'est  mis  au  service  des  privilégiés.  Pour  ne  parler 
que  de  la  France,  Tari  s'est  fait  grand  seigner  sous  Louis  XIV, 
débauché  sous  Louis  XY,  bourgeois  sous  le  roi-citoyen.  Cepen-  ' 
dant  la  tendance  qui  doit  amener  un  nouvel  art  auquel  le  peuple 
s'intéresse,  s'est  manifesté  véritablement  dans  la  peinture  sévère 
de  David  le  conventionnel.  Mais  David  avait  bien  assez  à  faire 
de  renouveler  la  substance  et  rinsjjiration  de  l'art  sans  créer  la 
forme  du  même  coup.  Dans  ses  tableaux  d'histoire,  Louis  David 
a  indiqué  la  direction  philosophique  et  politique  de  l'art  mo- 
derne. 11  restait  à  rajeunir  la  forme,  et  telle  fut  l'œuvre  de  la 
révolution  romantique,  accomplie  aujourd'hui.  Nous  avons  vu, 
depuis  quinze  ans,  les  artistes,  remués  par  l'inquiétude  et  le 
pressentiment,  interroger  toutes  les  pratiques  et  tenter  toutes  les 
expériences.  Le  93  poétique  est  à  sa  fin,  et  il  en  sortira,  comme 
de  la  révolution  française,  une  féconde  solution.  De  même  qu'en 
politique  il  s'agit  de  concilier  l'autorité  et  la  liberté,  la  société 
et  l'individu,  de  même,  en  matière  d'art,  il  faut  arriver  à  Tin- 
dividualité  de  la  forme,  traduisant  une  inspiration  sociale  et 
commune  à  tous.  Aujourd'hui  la  peinture  ne  réalise  guère  qu'un 
des  deux  termes  du  problème.  C'est  la  raison  de  cette  dissidence 
que  nous  signalions  en  commençant. 

Quel  est,  en  effet,  le  caractère  de  notre  école  contemporaine? 
Elle  se  divise  en  quatre  ou  cinq  groupes  différents,  qui  s'adres- 
sent aux  artistes  ou  aux  bourgeois,  et  non  point  à  la  foule.  Il  y 
a  l'école  résurrectionniste  de  M.  Ingres,  qui.  à  l'imitation  des 
Allemands,  cherche  à  restaurer  le  style  du  XVIe  siècle  ou  même 
du  XVe.  Mais  le  passé  ne  se  redresse  point  à  la  voix  d'un 
honune,  si  puissante  qu'elle  soit.  Les  rares  applaudissements  de 
quelques  enthousiastes  ne  sauraient  dispenser  tout  à  fait  de  te- 
nir à  son  époque  par  des  liens  solides  et  réels.  L'école  de  M.  In- 
gres aura  servi  à  exhumer  plusieurs  éléments  essentiels  de 
l'art,  qu'il  importait  de  remettre  au  jour  ;  mais  il  nous  pa- 
raît qu'elle  est  destinée  à  une  mission  exceptionnelle  et  transi- 
toire. 

Deux  autres  écoles  sont  en  possession  de  la  faveur  pu])lique, 
ou  plutôt  de  la  faveur  bourgeoise  :  l'école  positive  de  M.  Paul 
Delaroche,  et  l'école  qu'on  pourrait  appeler  fashionahle .  repré- 


REVUE  DE  PARIS.  63 

senlée  par  MM.  Camille  Roqueplan,  Clément  Boulanger,  Eugène 
Devéria,  Decaisne,  Winterhaller,  Dedreux  Dorcy,  Lépaulle  et 
Dubiife.  L'école  réaliste  de  M.  Paul  Delaroche  est  la  plus  nom- 
breuse et  la  plus  fêtée.  Elle  a  rallié  uiie  partie  des  débris  de 
Taucienne  école  académique;  elle  trône  en  souveraine  à  Tîn- 
stitut  et  se  partage  les  commandes  des  travaux  publics. 

Mais  au-dessus  de  ces  conventions  éphémères,  il  y  a  un 
groupe  de  peintres  indépendants  qui  poursuivent,  chacun  dans 
la  voie  de  son  originalité,  la  rénovation  de  l'art  contemporain. 
Ceux-ci  ne  reconnaissent  point  de  chef  ni  de  système  exclusif. 
Ils  aiment  Raphaël  comme  Rubens,  et  Rembrandt  comme  le 
Corrége.  ils  acceptent  toutes  les  faces  de  l'existence  universelle, 
et  vont  puiser  aux  sources  éternelles  de  toute  poésie,  la  nature 
et  l'humanité. 

Celte  année,  le  succès  du  Salon  est  pour  les  peintres  indépen- 
dants. La  vieille  école  académique  a  disparu  tout  à  fait.  M.  In- 
gres est  absent.  L'école  réaliste  est  privée  de  son  chef,  M.  Paul 
Delaroche.  Quanta  toutes  ces  grandes  batailles  qui  se  passent 
entre  un  cheval,  deux  ou  trois  armures  de  carton  et  quelques 
chapeaux  empanachés,  la  critique  n'a  rien  à  y  voir.  Nous  avons 
donc  résolu  d'examiner  seulement  les  œuvres  dont  le  caractère 
peut  servir  au  développement  de  l'art  français,  laissant  de  côté 
la  foule  des  imitations. 

La  plus  belle  peinture  de  l'exposition  est  la  Médée  de  M.  Eu- 
gène Delacroix.  Médée,  poursuivie,  est  sur  le  point  de  tuer  ses 
fils.  Elle  serre  convulsivement,  entre  sa  taille  et  son  bras,  un 
de  ces  blonds  enfants  qui  agite  ses  petits  pieds.  Accroupie  der- 
rière un  rocher,  elle  écoute  avec  inquiétude,  et  tout  à  l'heure 
elle  va  user  de  son  poignard.  Ses  cheveux  flottent  en  désordre, 
et  son  œil  lance  des  flammes.  Il  y  a  une  fatalité  terrible  sur  sa 
tète  dressée  comme  une  tête  de  serpent.  La  tournure  de  son 
corps  exprime  la  rapidité  du  mouvement  et  le  tumulte  de  sou 
âme.  Personne  n'a,  au  même  degré  que  M.  Delacroix,  cette  fou- 
gue d'impression,  si  l'on  peut  ainsi  parler.  M.  Delacroix  saisit 
une  image;  juste  au  moment  le  plus  dramatique  et  le  plus  pas- 
sionné. 11  la  jette  sur  la  toile,  toute  palpitante  et  sans  qu'elle  se 
refroidisse  parles  lenteurs  de  Texécution.  Ses  compositions  ont 
ainsi  toute  la  vivacité  d'une  esquisse  et  toute  la  puissance  d'une 
œuvre  terminée. 


64  REVUE  DE  PARIS. 

Mais  ce  qui  place  surtout  31.  Delacroix  au-dessus  des  peintres 
contemporains,  c'est  le  sentiment  de  la  couleur.  Je  dirais  volon- 
tiers que  M.  Delacroix  est  le  seul  coloriste  de  toute  l'école  fran- 
çaise. Sans  imiter  Rubens  ou  Murillo,  ou  les  Vénitiens,  ces 
jjrands  maîtres  de  la  lumière,  M.  Delacroix  est  arrivé  à  une  har- 
monie de  nuances  et  à  une  puissance  de  ton  merveilleuse.  Le 
clair-obscur  des  chairs  est  fin  et  transparent  comme  les  demi- 
teintes  du  Corrége.  Les  étoffes  sont  éclatantes  comme  celles  du 
Véronèse.  avec  plus  de  souplesseet  de  douceur;  et  puis,  c'est  un  air 
chaud  qui  caresse  les  formes  et  qui  joue  sur  toute  la  toile.  Il  y  a 
une  aisance  incomparable  dans  la  touche  et  qui  annonce  un  ar- 
tiste habitué  à  la  grande  peinture.  M.  Delacroix  a  gagné  en- 
core plus  de  sûreté  dans  sa  prati((ue  depuis  ses  guirlandes  de 
fresque  à  la  chambre  des  députés,  outre  qu'il  a  fait  là  un  chef- 
d'œuvre. 

Une  autre  qualité  qu'on  a  contestée  quelquefois  à  l'auteur  du 
Massacre  de  Scio,  et  qui  se  révèle  puissamm.ent  dans  la  Médée, 
c'est  le  sentiment  de  la  beauté,  non  pas  de  la  beauté  froide  et 
immobile,  mais  de  la  beauté  qui  a  sa  source  dans  les  agitations 
du  cœur.  Il  y  a  peut-être  une  beauté  mathématique  et  positive, 
résultant  d'un  certain  rapi)ort  dans  les  proportions,  c'est  la 
beauté  matérialiste.  Mais  ce  magnétisme  inexplicable  qui  vous 
attire  et  vous  étourdit  en  faisant  vibrer  vos  sentiments  les  plus 
intimes,  cette  beauté-là  est  familière  à  M.  Delacroix;  c'est  la 
beauté  idéale,  dont  les  natures  privilégiées  portent  le  type  en 
elles-mêmes.  Elle  réside  plutôt  dans  le  sujet  que  dans  l'objet, 
pour  employer  la  langue  métaphysique  des  Allemands.  Sans 
être  réellement  écrite  dans  la  création  qui  nous  charme,  elle 
éveille  au  fond  de  notre  âme  ces  rêves  mystérieux  de  l'infini  par 
lesquels  l'homme  communique  avec  le  surnaturel. 

M.  Delacroix  a  encore,  au  Salon,  quelques  petites  toiles  fran- 
chement peintes  et  d'une  ardente  couleur.  La  scène  des  Convîil- 
sionnaires  de  Tanger  se  prêtait  bien  à  l'emportement  drama- 
tique de  son  talent.  M.  Delacroix  aime  l'Orient,  et  sa  vive 
lumière,  et  ses  riches  costumes.  11  peut  y  déployer  à  l'aise  toutes 
les  ressources  de  sa  palette  et  les  caprices  de  son  imagination. 
L'Orient  a  déjà  inspiré  à  M.  Delacroix  une  de  ses  plus  fines 
peintures,  les  Femmes  d'Jlger,  qui  sont  maintenant  au  Luxem- 
bourg. Le  Kaïd  et  /'Inférieur  d'uîie  cour  à  Maroc  sont  deux 


REVUE  DE  PARl^i.  65 

petites  compositions  très-pittoresques  et  très -bien  disposées. 

L'œuvre  capitale  du  salon,  et  la  plus  remarquée,  après  la 
Mèdée  d^  M.  Delacroix,  est  la  Cléopâtre  de  M.  Gigoux.  C'est  la 
même  grande  toile  que  le  jury  avait  refusée  l'an  dernier.  Cette 
fois,  messieurs  de  l'Académie  se  sont  résignés  à  l'admettre,  en 
compensation  de  tous  les  papiers  peints  qu'ils  exposent  pour 
leur  compte.  Mais  il  semble  que  par  pudeur  ils  aient  voulu  dis- 
simuler l'injustice  de  leur  précédent  refus.  Ils  ont  eu  soin  de 
faire  placer  cette  belle  composition  sous  un  jour  qui  ne  permet 
pas  de  la  voir.  La  lumière  glisse  de  travers  et  donne  des  reflets 
éblouissants,  si  bien  que  cette  peinture  colorée  paraît  terne  et 
grise. 

Il  nous  est  pénible  de  revenir  chaque  année  sur  les  iniquités 
du  jury  académique  •  mais  la  censure  de  l'Institut  n'a  pas  craint 
de  s'adresser  même  aux  gloires  les  plus  éclatantes  de  l'art  con- 
temporain ;  elle  a  forcé  à  la  dignité  de  la  retraite  des  artistes  de 
premier  ordre,  comme  MM.  Decamps  et  Barye,  qui  ne  veulent 
plus  s'exposer  désormais  à  de  nouveaux  refus.  Le  public  seul  y 
perdra.  Il  y  a  d'autres  exclusions  bien  plus  déplorables,  quand 
elles  portent  sur  des  artistes  dont  le  talent  a  besoin  de  publicité. 
Certains  noms  ont  le  privilège  d'être  constamment  repoussés, 
sans  examen,  je  suppose,  et  assurément  sans  raison.  C'est  un 
droit  exorbitant  attribué  à  ce  tribunal  exceptionnel,  un  droit 
de  vie  et  de  mort,  exercé  en  dehors  de  tout  contrôle  par  une 
douzaine  de  dictateurs  obscurs  et  souvent  malintentionnés. 

Personne  n'a  compris  la  rigueur  du  jury  appliquée  au  tableau 
de  M.  Gigoux.  C'est  une  œuvre  calme  et  consciencieuse,  long- 
temps méditée  et  réussie  en  grand  artiste.  Après  le  Léonard  de 
Vinci,  exposé  en  1836,  M.  Gigoux  résolut  d'entreprendre  quel- 
que autre  immense  composition.  Mais  auparavant,  et  comme 
une  étude  préparatoire,  il  avait  besoin  devoir  l'Italie.  Le  Musée 
du  Louvre  ne  lui  suffisait  plus.  Il  voulait  remonter  à  la  source 
de  ces  trésors.  Il  partit  pour  le  pays  de  l'art  ;  il  visita  Milan, 
Venise,  Rome  et  Florence,  Pise  et  le  Campo-Santo.  11  en  a  rap- 
porté de  magnifiques  dessins  d'après  Benozzo  Gozzoli,  d'ai)rès 
André  del  Sarto,  Raphaël  et  Michel-Ange,  et  des  copies  à  l'huile 
de  quelques  éclatants  moi-ccaiix  des  Vénitiens. 

L'Italie  a  développé  chez  M.  Gigoux  des  ressources  inatten- 
dues. Le  côté  par  où  l'on  pouvait  attaquer  l'auteui-  du  Léonardj 

6. 


66  REVUE  DE  PARIS. 

c'était  une  certaine  pesanteur  de  louche,  quelque  roideur  de 
dessin,  un  peu  de  monotonie  dans  la  couleur,  et  l'aspect  mat  des 
chairs.  Ces  imperfections  qui  tenaient  aux  qualités  opposées, 
c'est-à-dire  à  la  fermeté  du  pinceau,  à  la  gravité  des  lignes,  à  la 
solidité  des  teintes,  ont  disparu  tout  à  fait  dans  V Antoine  et 
Cléopâtre  essayant  des  poisons  sur  leurs  esclaves. 

Le  lieu  de  la  scène  offre  quelque  analogie  avec  le  portique  du 
Bepas  chez  le  Pharisien,  de  Paul  Véronèse.  Plusieurs  colonnes 
de  granit  s'élèvent  de  chaque  côté  au  premier  plan.  Le  milieu 
est  occupé  par  un  trône  couvert  de  coussins  et  de  tapis  on- 
doyants. Antoine  et  Cléopâtre  président  à  la  fête.  La  reine  d'E- 
gypte, drapée  d'étoffes  à  fleurs  d'argent,  le  bras  nonchalam- 
ment appuyé  sur  la  cuisse  de  Marc -Antoine,  regarde  d'un  air 
blasé  l'agonie  de  deux  belles  esclaves  empoisonnées.  Les  coins 
abaissés  de  sa  bouche  expriment  l'insouciance;  maison  sent  sous 
la  chair  comme  un  petit  frémissement  intérieur,  une  titillation 
de  plaisir.  Antoine  regarde  sa  voluptueuse  maîtresse.  Leur  jeune 
fils  avance  sa  tète  curieuse  par-dessus  l'épaule  d'Antoine.  Et  là, 
autour  d'eux,  il  semble  que  tous  les  restes  du  monde  païen  ex- 
pirant se  soient  donné  rendez-vous  ;  il  semble  que  la  civilisation 
romaine  et  la  civilisation  d'Orient  s'embrassent  pour  la  dernière 
fois  et  célèbrent  leur  double  trépas.  Voici  des  Grecs  dégénérés, 
un  peuple  pâle,  usé  comme  une  vieille  coquette,  un  peuple  élé- 
gant, maisfanéj  Apollon  rachitique.  Voici  des  Romain:,  à  la  tête 
large  et  instinctive,  un  type  matériel  et  fort,  comme  la  mission 
politique  qu'il  a  accomplie.  Voici  le  jeune  roi  de  Perse,  Césarion, 
le  fils  de  César  et  de  Cléopâtre,  vêtu  d'étoffes  rouges  à  broderies 
d'or  ;  il  est  adossé  à  une  colonne  et  se  courbe  tranquillement 
pour  mieux  jouir  du  coup  d'oeil.  Voici  des  femmes  jaunes  d'A- 
lexandrie, des  princes  nubiens,  d'un  noir  luisant,  lis  sont  là, 
tous  ennuyés  ou  indifférents,  abrutis  et  blasés,  et  pourtant  avi- 
des d'émotions.  Ils  sont  là,  tous  couronnés  de  fleurs  comme  une 
ronde  de  fantômes  qui  s'évanouiront  au  grand  jour.  Et,  en  effet, 
le  Christ  naissait  vers  ce  temps  là,  dans  l'étable  de  Bethléem. 

Au  coin  de  cette  page  historique,  écrite  avec  l'àpre  vérité  de 
Tacite  et  la  sincérité  de  Plutarque,  l'avenir  est  indiqué  entre 
toutes  ces  gigantesques  ruines  du  passé.  L'avenir,  c'est  un 
grand  et  noble  jeune  homme,  un  Gaulois  des  légions  d'Antoine, 
qui  brise  sa  couronne  et  quitte  la  fête.  11  s'indigne  de  celte  féro- 


REVUE  DE  PARIS.  W 

cité  calme  et  froide  ;  il  proteste  contre  ce  passe-temps  de  rois. 
C'est  cette  race  neuve,  ardente  et  vivace,  qui  est  destinée  à  suc- 
céder aux  derniers  païens  et  à  renouveler  rhumanité. 

Le  fond  est  rempli  de  figures  de  toutes  sortes,  d'Égyptiens, 
de  rois  barbares,  d'esclaves  qui  entretiennent  les  cassolettes 
d'encens,  ou  qui  circulent  portant  des  vases  et  des  parfums.  A 
droite,  on  emporte  les  morts  ;  les  monuments  de  la  ville,  les 
obélisques,  se  dessinent  dans  le  lointain. 

Le  foyer  du  drame  est  au  premier  plan,  sous  les  pieds  d'An- 
toine et  de  Cléopâtre.  Là,  étendue  par  terre,  une  esclave  blan- 
che, à  demi  nue,  se  tord  sur  le  cadavre  d'une  autre  victime.  Sa 
tête  est  renversée  convulsivement;  ses  yeux  sont  ternes  et 
bleuis;  sa  gorge  palpite,  et  les  artères  de  son  beau  col  semblent 
prêtes  à  se  rompre.  Ses  bras  contractés  pressent  ses  flancs  ;  sa  vie 
va  s'envoler.  Le  poison  a  merveilleusement  agi.  Les  princes  doi- 
vent être  contents,  le  bourreau  aussi.  Le  bourreau  joue  très-bien 
son  rôle.  C'est  un  Égyptien  de  la  troisième  caste.  Il  est  accroupi 
sur  le  marbre,  à  deux  pas  de  ses  martyrs.  Il  lève  la  tête  vers  ses 
maîtres  avec  un  air  satisfait,  sollicitant  l'approbation,  comme 
un  chien  qui  demande  une  caresse.  Près  du  bourreau  sont  ses 
instruments  t!e  fête  royale  :  quelques  fioles,  de  petits  serpents, 
et  un  charmant  petit  coutelas,  au  besoin,  pour  ne  pas  laisser 
languir  la  jouissance  des  maîlres  :  car  ils  paraissent  très-pressés 
de  jouir.  Ils  sentent  bien  qu'il  faut  profiter  du  temps  et  que  le 
vieux  monde  va  finir. 

Telle  est  à  peu  près  la  description  de  cette  grande  épopée, 
aussi  exactement  que  la  parole  peut  exprimer  les  richesses  de 
la  peinture.  On  voit  que  l'auteur  comprend  l'époque  de  dissolu- 
tion qui  sépare  l'antiquité  du  monde  moderne.  Chaque  peuple, 
chaque  individu  a  sa  physionomie  originale  et  profondément 
sentie  :  la  vérité  des  allures  et  des  costumes  se  joint  encore  à 
l'intelligence  historique.  C'est  une  pensée  conçue  avec  maturité, 
analysée  dans  ses  moindres  détails,  et  largement  traduite.  L'exé- 
cution ofiFre  de  rares  qualités  à  un  degré  supérieur.  La  lumière 
inonde  toute  la  toile  et  donne  une  transparence  harmonieuse 
aux  tons  les  i)lus  solides  et  les  plus  empâtés  ;  en  même  temps, 
la  touche  est  facile  et  coulante  :  c'est  là  l'incontestable  progrès 
du  talent  de  M.  Gigoux.  Sa  couleur  grasse,  onctueuse,  ferme,  a 
acquis  la  limpidité,  et  surtout  la  légèreté  j  les  tons  mats  ont  pris 


68  REVUE  DE  PARIS. 

un  éclat  éblouissant  ;  les  chairs  ont  pris  du  sang  et  de  la  circu- 
lation ;  les  draperies  sont  devenues  simples,  moelleuses  et  flot- 
tantes. Le  dessin  est  plus  à  Taise,  les  attitudes  plus  mouvemen- 
tées, sans  perdre  de  leur  sévérité  :  on  sent  que  le  peintre  est 
niaitre  de  sa  science  et  qu'il  commence  à  la  dominer.  Jusqu'ici 
M.  Gigoux  a  marché  avec  circonspection,  ne  sacrifiant  jamais 
le  sens  commun  au  caprice,  réprimant  à  dessein  une  verve  dont 
il  a  fait  preuve  dans  le  Gil  Blas,  se  rendant  compte  de  toutes 
choses  par  l'expérience,  comme  un  homme  qui  s'est  formé  tout 
seul.  M.  Gigoux  a  besoin  d'être  sûr  de  lui-même  ;  ce  n'est  point 
une  organisation  de  hasards,  d'aventures  et  de  fantaisies  ;  c'est 
une  nature  carrée  et  logicienne  j  il  procède  plutôt  par  réflexion 
que  par  spontanéité.  Un  tel  homme  ne  fera  jamais  d'écarts  dan- 
gereux ;  son  audace  s'appuie  toujours  sur  la  prudence.  Vous 
pouvez  disséquer  ses  œuvres  ;  vous  y  trouverez  toujours  une 
charpente  forte  et  bien  liée,  des  muscles  solides,  des  vaisseaux 
coulants  et  souples  ;  tout  y  est  bien  en  place  :  seulement  les 
nerfs  n'ont  jamais  l'agilité  de  la  fièvre.  C'est  là  peut-être  ce 
qu'on  pourrait  contester  à  M.  Gigoux,  l'en-train  et  la  palpita- 
tion, la  passion  et  l'élan.  Mais,  si  son  imagination  est  sobre, 
quelque  peu  froide  et  reposée,  il  a  aussi,  par  contre,  les  qualités 
de  ses  défauts,  la  convenance,  la  droiture  du  goût,  une  raison 
irréprochable.  Toutes  les  natures  ont  leurs  faces  spéciales,  par 
où  elles  sont  belles  et  utiles  ;  la  fougue  et  les  emportements 
éclipsent-ils  le  calme  et  la  réflexion  ?  Le  Caravage  ne  saurait 
exclure  le  Dominiquin. 

Et  puis,  la  pratique  de  M.  Gigoux  a  toute  l'audace  et  la  viva- 
cité qui  manquent  peut-êlre  à  ses  conceptions.  Aucun  peintre 
ne  manie  la  brosse  plus  magistralement  que  lui.  Il  couvre  une 
toile  à  plaisir,  de  premier  coup,  sans  hésitation  et  sans  retours. 
Il  est  sûr  de  sa  palette  et  de  sa  couleur.  Aussi,  ce  jeune  homme, 
qui  n'a  jamais  eu  de  maître,  est-il  le  maître  d'une  nombreuse 
école  qui  ne  sait  faire  mieux  que  de  l'imiter  jusque  dans  ses 
Ions  de  prédilection,  dans  ses  demi-teintes  et  ses  lumières  par 
plans  étendus.  Il  y  a,  au  Salon,  plusieurs  tableaux  de  l'école  de 
M.  Gigoux. 

Dans  VAntoine  et  Cléopâtre,  M.  Gigoux  a  donc  concentré 
toute  sa  puissance  de  grand  praticien.  Les  nus  sont  modelés 
avec  une  science  et  une  piofondeur  pleines  de  variété.  Le  torse 


REVUE  DE  PARIS.  69 

vigoureux  du  bourreau  égyptien  est  ferme  comme  l'anatomie 
du  Titien  ou  de  l'école  vénitienne,  tandis  que  les  chairs  de  l'es- 
clave blanche,  qui  se  débat  contre  la  mort,  rappellent  la  peau 
veloutée  des  syrènes  de  Rubens. 

Après  MM.  Delacroix  et  Gigoux,  nous  passerons  en  revue  les 
tableaux  de  MM,  Brune,  Ziegler,  Jeanron,  Riezener,  Henry 
Sclieffer,  Gallait,  Muller,  Roqueplan,  Winterhalter  et  autres.  Ce 
sera  l'objet  du  second  article.  Les  paysagistes  viendront  ensuite, 
et  nous  finirons  par  la  sculpture. 

T.  Thoré. 


LE  SINAI. 


(llBPRESi^îO:^^^  0E  VOYACÎE.) 


I.  —  ALEXANDRIE. 

Le  22  avril  1830,  vers  six  heures  du  soîr,  nous  fûmes  inter- 
rompus au  milieu  de  notre  dîner,  par  le  cri:  terre  !  terre! 
poussé  à  bord  du  brik  le  Lancier,  qui  nous  ct7nduisait,  MM.  Tay- 
ior,  Mayer  et  moi,  en  Egypte.  Nous  montâmes  rapidement  sur 
le  pont,  et,  aux  derniers  rayons  du  soleil  couchant,  nous  sa- 
luâmes l'antique  sol  des  Ptolémées. 

Alexandrie  est  une  plage  de  sable  ;  un  grand  rub:jn  doré, 
étendu  à  fleur  d'eau  :  à  son  extrême  gauche,  ainsi  <{ue  la  corne 
d'un  croissant,  s'avance  la  pointe  de  Canope  ou  d'Aboukir,  selon 
que  l'on  veut  penser  à  la  ds^faite  d'Antoine  ou  à  la  victoire  de 
Murât.  Plus  près  de  la  ville  s'élèvent  la  colonne  de  Pompée  et 
l'aiguille  de  Cléopâtre,  seules  ruines  qui  reslenf,  de  la  cité  du 
Macédonien.  Entre  ces  deux  monuments,  près  d'un  bois  de  pal- 
miers, est  le  palais  du  vice-roi,  mauvais  et  pauvre  édifice  blanc, 
bâti  par  des  architectes  italiens.  Enfin,  de  l'autre  côté  dw  port, 
se  détache  sur  le  ciel  une  tour  carrée,  bâtie  par  les  Arabes,  et  au 
pied  de  laquelle  débarqua  l'armée  française,  conduite  par  Bona- 
parte. Quant  à  Alexandrie,  cette  antique  reine  de  la  Basse- 
Sgypte,  honteuse  sans  doute  de  son  esclavage,  elle  se  cache  der- 
rière les  vagues  du  désert,  au  milieu  desquelles  elle  s'élève 
comme  une  île  de  pierre  sur  une  mer  de  sable. 

Tout  cela  était  sorti  successivement  de  la  mer,  et  comme  par 
magie,  A  mesure  que  nous  approchions  du  rivage;  et  cependant 


REVUE  DE  PARIS.  71 

nous  n'avions  pas  échangé  une  parole,  tant  notre  esprit  était 
plein  de  pensées,  et  notre  cœur  de  joie.  Il  faut  être  artiste,  avoir 
rêvé  longtemps  un  pareil  voyage,  avoir  touché,  comme  nous 
venions  de  le  faire,  à  Palerme  et  à  Malte,  ces  deux  relais  de 
rOrient,  puis  entin,  vers  le  soir  d'un  beau  jour,  par  une  mer 
calme,  aux  cris  joyeux  des  matelots,  dans  un  horizon  éclairé 
comme  par  le  reflet  d'un  incendie,  avoir  vu  apparaître,  nue  et 
ardente,  cette  vieille  terre  d'Egypte,  mystérieuse  aïeule  du 
monde,  aut'uel  elle  a  légué,  comme  une  énigme,  TindéchifFrable 
secret  de  sa  civilisation.  Il  faut  avoir  vu  tout  cela  avec  des  yeux 
fatigués  de  Paris,  pour  comprendre  ce  que  nous  éprouvâmes 
à  l'aspect  de  cette  côte,  qui  ne  ressemble  à  aucun  paysage 
connu. 

Nous  ne  revînmes  à  nous  que  pour  nous  occuper  des  prépa- 
ratifs du  débarquement;  mais  le  capitaine  Bellanger  nous  ar- 
rêta, en  souriant  de  notre  hâte.  La  nuit,  si  rapide  à  descendre 
du  ciel  dans  les  climats  orientaux,  commençait  à  ternir  cet 
horizon  brillant,  et,  aux  dernières  lueurs  du  jour,  on  voyait 
écumer  comme  des  vagues  d'argent,  l'eau  qui  se  brise  contre 
une  chaîne  de  rochers  qui  ferme  presque  entièrement  le  port. 
Il  eût  été  iuîprudent  de  risquer  l'entrée  de  la  rade,  même  avec 
un  pilote  turc^  et  il  était  cent  fois  probable  que,  ne  partageant 
pas  notre  impatience,  aucun  de  ces  guides  marins  ne  se  hasar- 
derait de  nuit  à  venir  à  bord  de  notre  bâtiment. 

Il  fallut  donc  prendre  patience  jusqu'au  lendemain.  Je  ne  sais 
ce  que  tirent  mes  compagnons  de  voyage.  Quant  à  moi,  je  ne 
dormis  pas  une  minute.  Deux  ou  trois  fois  pendant  la  nuit,  je 
montai  sur  le  pont,  espérant  toujours  apercevoir  quelque  chose 
à  la  lueur  des  étoiles  5  mais  pas  une  lumière  ne  s'alluma  sur  le 
rivage,  pas  une  rumeur  ne  nous  arriva  de  la  ville  :  on  eût  cru 
que  nous  étions  à  cent  lieues  de  toute  terre. 

Enfin,  le  jour  parut.  Un  brouillard  jaunâtre  couvrait  tout  le 
littoral,  qu'on  ne  reconnaissait  que  par  une  longue  ligne  de  va- 
peurs d'un  ton  plus  mat.  Nous  n'en  manœuvrâmes  pas  moins 
vers  le  port,  et  peu  à  peu  le  voile  qui  couvrait  cette  mystérieuse 
Isis,  sans  se  lever,  devint  moins  épais,  et,  comme  à  travers  une 
gaze  de  plus  en  plus  transparente,  nous  revîmes  peu  à  peu  le 
paysage  de  la  veille. 

Nous  n'étions  plus  qu'à  quelques  centaines  de  pas  des  brisants, 


72  REVUE  DE  PARIS. 

lorsque  apparut  enfin  notre  pilote.  Il  s'approchait  sur  une  bar- 
que conduite  par  quatre  rameurs,  et  ayant  à  sa  proue  deux 
(jrands  yeux  peints,  dont  le  regard  était  fixé  sur  la  mer,  comme 
pour  y  découvrir  ses  écueils  les  plus  cachés. 

C'était  le  premier  Turc  que  je  voyais,  car  je  ne  considérais 
pas  comme  de  vrais  Turcs  les  marchands  de  dattes  que  j'avais 
rencontrés  sur  les  boulevards,  ni  les  envoyés  de  la  sublime  Porte 
que  j'avais  de  temps  en  temps  a|)erçus  au  spectacle  :  aussi  je 
regardai  s'approcher  ce  digne  musulman  avec  cette  naïve  curio- 
sité du  voyageur  qui,  las  des  choses  et  des  hommes  qu'il  a  vus, 
et  venant  de  faire  huit  cents  lieues  pour  voir  de  nouveaux  hommes 
et  de  nouvelles  choses,  s'accroche  au  pittoresque  aussitôt  qu'il 
le  rencontre,  et  bat  des  main^  d'avoir  enfin  trouvé  cet  étrange 
et  cet  inconnu  qu'il  est  venu  chercher  de  si  loin. 

C'était,  du  reste,  un  digne  fils  du  prophète,  ayant  une  longue 
barbe,  un  habit  ample  et  l)rillant,  des  gestes  lents  et  réfléchis, 
et  des  esclaves  pour  bourrer  sa  pipe  et  porter  son  tabac.  Arrivé 
près  de  notre  vaisseau,  il  monta  gravement  à  l'échelle,  salua, 
en  croisant  les  mains  sur  sa  poitrine,  le  capitaine  qu'il  reconnut 
à  son  uniforme,  et  alla  s'asseoir  au  gouvernail,  à  la  barre  du- 
quel notre  pilote  lui  céda  sa  place.  Comme  je  marchais  à  sa  suite 
et  ne  le  quittais  pas  des  yeux,  au  bout  de  quelques  instants,  je 
vis  sa  figure  se  contracter,  comme  s'il  avait  dans  la  gorge  un 
corps  étranijer  qu'il  ne  pût  ni  rendre  ni  avaler  5  enfin,  après  des 
efforts  inouis,  il  parvint  ù  prononcer  ces  deux  mots  :  à  droite. 
Il  était  ten)ps  ([u'ils  sortissent  :  une  seconde  de  pluS;  ils  l'étran- 
glaient. Après  une  légère  pause,  le  même  paroxisme  le  reprit  5 
mais  cette  fois  ce  fut  pour  dire  :  à  gauche.  Au  reste,  c'étaient 
les  deux  seules  phrases  françaises  qu'il  eût  apprises  :  on  voit 
que  son  éducation  philologique  s'était  bornée  au  strict  néces- 
saire. 

Ce  vocabulaire,  si  restreint  qu'il  fût,  suffit  cependant  pour 
nous  faire  arriver  à  un  excellent  mouillage.  Le  baron  Taylor,  le 
capitaine  Bellanger,  Mayer  et  moi,  nous  nous  élançâmes  dans  la 
chaloupe  et  de  la  chaloupe  à  terre.  Ce  qui  se  passa  en  moi  lors- 
que je  touchai  le  sol,  serait  imj)Ossible  à  décrire  j  d'ailleurs  je 
n'eus  i)as  le  temps  d'approfondir  mes  sensations,  un  incident 
inattendu  vint  me  tirer  de  mon  extase. 

Sur  le  poi  t  même,  ainsi  que  nous  voyons  sur  les  places  de 


REVUE  DE  PARIS.  73 

Paris  nos  condiictours  de  fiacres,  de  cabriolets  et  de  coucous, 
les  âniers  attendent  les  arrivants.  Il  y  en  a  partout  où  un  homme 
peut  mettre  pied  h  terre  :  à  la  tour  Carrée,  à  la  colonne  de  Pom- 
pée, à  Taiguille  de  Cléopâlre.  Mais  il  faut  l'avouer  à  leur  louange, 
ils  dépassent  encore  en  pi-évenance  nos  cochers  de  Sceaux,  de 
Pantin  et  de  Saint-Denis.  Avant  que  je  n'eusse  eu  le  temps  de 
me  reconnaître,  j'avais  été  pris,  enlevé,  rais  à  califourchon  sur 
un  âne,  arraché  de  ma  monture,  transporté  sur  une  autre,  ren- 
versé de  celle-ci  sur  le  sabie,  et  tout  cela  au  milieu  de  cris  et 
de  coups  échangés  si  rapidement,  que  je  n'avais  pas  eu  le  temps 
d'opposer  la  moindre  résistance.  Je  profitai  du  moment  de  répit 
que  me  donnait  le  combat  qui  se  livrait  sur  mon  corps,  pour  re- 
garder autour  de  moi,  et  j'aperçus  Mayer  dans  une  position 
encore  plus  critique  que  la  mienne  :  il  était  tout  à  fait  prison- 
nier, et  malgré  ses  cris,  emmené  au  galop  par  son  àne  et  par 
son  ànier.  Je  courus  à  son  secours,  et  je  parvins  à  le  tirer  des 
mains  de  son  infidèle  ;  nous  nous  élançâmes  aussitôt  dans  la 
première  ruelle  qui  se  présenta  à  nous  pour  échapper  à  cette 
huitième  plaie  de  l'Egypte,  dont  ne  nous  avait  pas  prévenus 
Moïse  5  mais  nous  ne  tardâmes  point  à  être  rejoints  i)ar  nos 
hommes  qui,  pour  plus  grande  diligence,  ayant  enfourché  leurs 
quadrupèdes,  avaient  sur  nous  l'avantage  de  la  cavalerie  sur 
l'infanterie.  Cette  fois  je  ne  sais  pas  comment  la  chose  se  serait 
passée,  si  de  bons  musulmans,  nous  reconnaissant  à  nos  ha- 
bits pour  des  Français,  n'avaient  eu  pitié  de  nous,  et  sans 
nous  adresser  la  parole,  sans  nous  prévenir  par  un  geste  de 
leurs  bons  sentiments  à  notre  égard,  ne  fussent  vernis  à  notre 
secours  en  écartant  nos  officieux  assaillants  à  grands  coups 
de  nerfs  d'hippopotame.  La  chose  faite  à  notre  satisfaction, 
ils  continuèrent  leur  chemin  sans  attendre  nos  remercie- 
ments. 

Psous  pénétrâmes  alors  dans  la  ville,  mais  nous  n'y  eûmes  pas 
fait  cent  pas  que  nous  vîmes  quelle  imprudence  nous  avions 
commise  en  refusant  nos  montures  ;  les  àues  sont  les  cabriolets 
du  pays,  et  il  est  presque  impossible  de  s'en  passer  au  milieu  de 
la  boue.  C'est  qu'à  cause  de  la  chaleur  on  est  obligé  d'arroser 
les  rues  cinq  ou  six  fois  le  jour  :  celte  mesure  de  police  est  con- 
fiée à  des  fellahs,  ([ui  se  promènent,  une  outre  sous  chaque  bras, 
et  les  pressent  l'une  après  l'autre  pour  eu  faire  jaillir  l'eau,  ac- 
3  7 


74  HFVUE  DE  PARIS. 

compagnaiil  celle  éjaculation  allernative  d'une  double  phrase 
arabe  qu'ils  prononcent  d'un  ton  monotone  et  qui  veut  dire, 
prends  r^arde  à  droite ,  prends  garde  à  gauche.  Grâce  à  cette 
irrigation  portative,  qui  donne  à  ces  braves  gens  l'apparence 
de  nos  joueurs  de  musette,  l'eau  et  le  sable  forment  une  espèce 
de  mortier  romain,  dont  les  ânes,  les  chevaux  et  les  dromadaires 
peuvent  seuls  se  tirer  avec  honneur;  quant  aux  chrétiens,  ils 
s'en  défendent  encore  grâce  à  leurs  bottes,  mais  les  Arabes  y 
laissent  leurs  babouches. 

Cependant  nous  n'étions  qu'au  commefleement  de  nos  més- 
aventures ;  en  sortant  de  la  rue  sale  et  étroite  dans  laquelle  nous 
nous  élions  engagés,  nous  tombâmes  au  milieu  d'un  bazar  in- 
fect; c'était  un  de  ces  foyers  méphitiques  dans  lesquels  la  peste 
vient,  une  ou  deux  fois  l'an,  puiser  les  miasmes  putrides  qu'elle 
répand  ensuite  sur  toute  la  ville  :  mais,  quelle  que  fût  notre 
hâte  de  le  traverser,  il  présentait  un  tel  encombrement  de  bal- 
lots, d'ânes,  de  marchands  et  de  dromadaires,  que  pendant 
quelques  instants  nous  fûmes  poussés,  rudoyés,  collés  contre 
les  boutiques  sans  pouvoir  avancer  d'un  pas.  Nous  allions  pren- 
dre le  parti  de  retourner  en  arrière,  lorsque  nous  aperçûmes  le 
kadi,  qui.  comme  dans  les  Mille  et  une  nuits,  faisait  sa  ronde 
à  la  tète  de  ses  kaffas.  A  peine  se  fut-il  aperçu  que  la  voie  pu- 
blique était  obstruée,  qu'il  se  dirigea  du  côté  de  l'engorgement, 
et  qu'avec  une  impartialité  admirable,  il  se  mit,  lui  et  ses  aides, 
à  frapper  à  grands  coups  de  bâton  sur  le  dos  des  bêtes  et  la  tête 
des  gens.  Le  moyen  était  efficace,  une  brèche  fut  pratiquée  ;  le 
kadi  passa  le  premier,  nous  le  suivîmes;  la  circulation  se  réta- 
blit derrière  nous,  comme  un  fleuve  qui  reprend  son  cours.  A 
cent  pas  de  là,  le  kadi  prit  à  droite  et  nous  à  gauche,  lui  pour 
dissiper  un  nouveau  rassemblement,  et  nous  pour  nous  rendre 
chez  le  consul. 

Nous  suivîmes,  pendant  une  demi-heure  à  peu  près,  des  rues 
étroites,  irrégulières  et  tortueuses,  dont  les  maisons  ont  toutes 
des  avant-toits  saillants  qui,  partant  des  premières  fenêtres, 
vont,  en  empiétant  toujours  d'étage  en  étage,  jusqu'au  faîte  du 
bâtiment  ;  ce  qui  resserre  tellement  l'espace  vers  le  haut,  que  le 
jour  est  presque  entièrement  intercepté.  Sur  notre  roule,  nous 
trouvâmes  quelques  mosquées,  en  général  peu  remarquables  ; 
deux  ou  trois  seulement  dans  toute  la  ville  sont  ornées  de  w«- 


REVUE  DE  PARIS.  73 

ilenehs{ï),  mais  peu  élevés  et  n'ayant  qu'une  galerie.  A  leurs 
portes,  que  ne  franchit  jamais  un  giaour,  étaient  assis  de  vrais 
croyants  qui  fumaient  ou  jouaient  au  maugallah  (2),  enfin, 
après  avoir  mis  une  heui'e  à  peu  près  à  venir  du  port,  c'esl- 
à-dire  à  faire  un  quart  de  lieue,  nous  arrivâmes  cliez  le  consul. 

M.  de  Mimaut  nous  accueillit  avec  une  grâce  parfaite.  Homme 
de  lettres  distingué  .  archéologue  infatigable  ,  défenseur  jaloux, 
non-seulement  des  droits,  mais  encore  de  la  dignité  de  notre 
nation,  tout  Français  était  sur  de  trouver  auprès  de  lui  hospi- 
talité comme  voyageur,  protection  comme  compatriote.  Il  nous 
reçut  dans  une  grande  chambre,  qui  avait  autrefois  été  habitée 
par  Bonaparte,  Kleber,  Murât,  Junot.  et  quelques-uns  des  géné- 
raux les  plus  braves  et  les  plus  renommés  de  notre  expédition. 
Presque  tous  avaient  adopLé  en  arrivant  la  vie  orientale  et  l'u- 
sage du  café  et  des  chihouques  qui  en  constituent  les  plus  habi- 
tuelles distractions.  Ils  fumaient  assis  sur  les  larges  divans  qui 
font  le  tour  de  la  chambre,  et  l'cm  nous  montra  sur  le  plancher, 
en  différents  endroits,  les  traces  que  le  feu  de  leurs  longues 
pipes  y  avait  laissées.  Je  cite  ce  détail  pour  prouver  combien  les 
moindres  particularités  de  notre  séjour  en  Egypte  sont  restées 
dans  la  mémoire  de  ses  habitants. 

Après  une  conversation  animée  comme  celle  qui  s'établit  en- 
tre compatriotes  qui  se  retrouvent  à  mille  lieues  de  leur  pays, 
et  pendant  laquelle  M.  Taylor  exposa  les  motifs  de  son  voyage 
et  la  mission  dont  il  était  chargé  près  du  pacha,  nous  fimes  ve- 
nir des  guides  et  des  ânes,  car  cette  fois  nous  étions  guéris  des 
voyages  à  pied,  et  nous  nous  acheminâmes  vers  la  porte  Mah- 
moudié,  qui  conduit  aux  ruines  de  la  vieille  Alexandrie.  Dès 
lors,  à  l'abri  de  la  boue  et  paisiblement  installés  sur  nos  mon- 
tures, nous  pûmes  nous  livrer  à  des  observations  plus  curieuses 
en  Egypte  que  partout  ailleurs.  Tout  était,  pour  nous  autres 
Parisiens,  un  objet  de  surprise,*  Tordre  physique  et  social  nous 


(1)  Espèce  de  clocher  du  haut  duquel  le  muezzin  appelle  les  fidèles 
à  la  prière. 

(2;  Morceau  de  bois  massif,  taillé  en  carré  long,  ordinairement  en 
cèdre  et  en  chêne;  il  est  creusé  de  trous  demi-sphériques,  incrusté  quel- 
quefois de  nacre.  C'est  une  espèce  de  tric-trac  auquel  chnque  partner 
joue  avec  trente-six  coquillages. 


y 6  REVCE  DE  PARIS. 

semblait  bouleversé  ;  c'était  un  ciel  et  une  terre  comme  on  n'en 
voit  nulle  part,  une  langue  qui  n'a  d'analogie  avec  aucune  lan- 
gue, des  mœurs  qui  n'existent  que  là,  un  peuple  qui  semble  avoir 
pris  notre  vie  au  rebours.  Chez  nous,  on  porte  les  cheveux  longs, 
le  menlon  rasé,  les  musulmans  se  rasent  la  tête  et  laissent  pous- 
ser leur  barbe.  Nous  punissons  la  bigamie  et  flétrissons  le  con- 
cubinage, ils  proclament  l'une,  et  ne  mettent  aucune  borne  à 
l'autre.  La  femme  est,  dans  notre  existence,  une  épouse,  une 
amie  ;  dans  la  leur,  ce  n'est  qu'une  esclave,  esclave  plus  malheu- 
reuse que  tous  les  autres  esclaves  ;  sa  vie  est  celle  d'une  prison- 
nière :  nul  que  son  maître  n'approche  de  son  habitation.  Plus 
elle  est  belle,  plus  elle  est  malheureuse,  car  alors  son  exis- 
tence est  suspendue  à  un  fil  :  si  elle  lève  son  voile,  sa  tête 
tombe  ! 

En  sortant  par  la  porte  Mamhoudié,  nous  nous  détournâmes 
de  quelques  pas  pour  voir  un  p'etit  monticule  qui  porte  encore 
aujourd'hui  le  nom  pompeux  de  fort  Bonaparte.  Alexandrie  est 
une  ville  si  basse  que  les  ingénieurs  français  n'eurent  qu'à  amas- 
ser quelques  pelletées  de  terre  et  à  les  couronner  d'une  batterie 
pour  la  forcer  à  se  rendre.  Isos  honneurs  rendus  à  ce  souvenir 
moderne,  nous  nous  jetâmes  tout  entiers  dans  l'antiquité. 

La  vieille  Egypte,  TÉgypte  descendue  de  l'Ethiopie  avec  le  Nil, 
n'existait  plus  que  dans  les  ruines  d'Éléphantine  et  de  Thèbes. 
Memphis  la  Iroyeime  leur  avait  succédé,  et  sous  ses  murs  avait 
vu  tomber  avec  Psararaenit  l'empire  des  Pharaons,  légué  par 
Cambise  à  ses  successeurs.  Darius  régnait  5  sa  monarchie  s'éten- 
dait de  rindus  au  Pont-Euxin  et  du  Jaxarte  à  l'Ethiopie.  Conti- 
nuant l'œuvre  de  ses  prédécesseurs,  qui,  depuis  cent  cinquante 
ans,  tenaient  en  servitude  la  Grèce  d'Asie,  et  attaquaient  la  Grèce 
d'Europe  tantôt  avec  des  millions  d'hommes,  tantôt  avec  de  l'or 
et  des  intrigues,  Darius  rêvait  une  troisième  invasion,  lorsque 
dans  une  province  de  cette  Grèce,  bornée  à  l'orient  parle  mont 
Athos,  au  couchant  par  Tlllyrie,  au  nord  par  THœmus  et  au 
midi  par  l'Olympe,  un  jeune  roi  de  vingt-deux  ans  se  trouva  qui 
résolut  de  renverser  cet  immense  empire,  et  de  faire  ce  que 
Cimon,  Agésilas  et  Philippe  avaient  tenté  vainement.  Ce  jeune 
roi  s'appelait  Alexandre. 

Il  lève  trente  mille  hommes  d'infanterie ,  quatre  mille  cinq 
cents  de  cavalerie,  rassemblf  une  flotte  de  cent  soixante galèj-es. 


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se  munit  de  soixante-dix  talents,  prend  des  vivres  pour  qua- 
rante jours,  part  de  Pella,  lon[îe  les  côtes  d'Amphipopolis,  passe 
le  Strymon,  franchit  rHèlire.  arrive  en  vingt  jours  à  Sestos. 
débarque  sans  opposition  sur  les  rivages  de  l'Asie  mineure,  vi- 
site le  royaume  de  Priam,  couronne  de  fleurs  le  tombeau  d'A- 
chille, son  aïeul  maternel,  traverse  le  Granique,  bat  les  satrapes, 
tue  Mithridate,  soiunet  la  Mysie  et  la  Lydie,  prend  Sardes, 
Milet,  Halicarnasse,  soumet  la  Galatie,  traverse  la  Capadoce, 
subjugue  la  Cilicie,  rencontre  dans  les  plaines  d'Issus  les  Perses 
qu'il  chasse  devant  lui  comme  une  poussière,  monte  jusqu'à 
Damas,  redescend  jusqu'à  Sydon,  prend  et  saccage  Tyr,  fait  trois 
fois  le  tour  des  murailles  de  Gaza,  traînant  à  son  char  son  com- 
mandant Bœtis  comme  fit  autrefois  Achille  à  Hector  ;  va  à  Jéru- 
salem et  à  Memphis.  sacrifie  au  dieu  des  Juifs  et  aux  dieux  des 
Égyptiens,  redescend  le  ISil,  visite  Canope,  fait  le  tour  du  lac 
Mareotis,  et  arrivé  sur  son  bord  septentrional,  frappé  de  la 
beauté  de  celte  plage  et  de  la  force  de  sa  situation,  décide  à 
donner  une  rivale  à  Tyr.  et  charge  l'architecte  Dynocrales  de 
bâtir  une  ville  qui  s'appellera  Alexandrie. 

L'architecte  obéit  :  il  traça  une  enceinte  de  quinze  raille  pas, 
à  laquelle  il  donna  la  forme  d'un  manteau  macédonien,  coupa 
sa  ville  par  deux  rues  principales,  afin  <iue  les  vents  étésiens 
qui  viennent  du  nord  pussent  la  rafraîchir.  La  première  de  ces 
rues  s'étendait  de  la  mer  au  lac  Mareotis,  et  elle  avait  dix  sta- 
des ou  onze  cents  pas  de  longueur  j  la  seconde  traversait  la 
ville  dans  toute  son  étendue,  et  elle  avait  quarante  stades  ou 
cinq  mille  pas  d'une  extrémité  à  l'autre.  Toutes  deux  avaient 
cent  pieds  de  large. 

Et  la  ville  naissante  ne  s'agrandit  pas  peu  à  peu  comme  les 
autres  villes,  mais  se  leva  tout  à  coup.  Alexandre  eu  jeta  les 
fondements,  partit  pour  le  temple  d'Ammon,  se  fit  reconnaître 
pour  le  fils  de  Jupiter,  et  lorsqu'il  revint,  la  nouvelle  Tyr  élaft 
bâtie  et  peuplée.  Alors  le  fondateur  continua  sa  course  victo- 
rieuse. Alexandrie,  couchée  entre  son  lac  et  ses  deux  ports, 
écouta  le  retentissement  de  ses  pas  qui  s'enfonçaient  vers 
l'Euphrate  et  le  Tigre;  une  bouffée  de  vent  d'orient  lui  porta  le 
bruit  de  la  bataille  d'Arbelles  ,•  elle  entendit  comme  un  écho  la 
chute  de  Dabylone  et  de  Suze  ;  elle  vit  rougir  à  l'horizon  l'in- 
cendie de  Persépolisj  puis  enfin,  cette  rumeur  lointaine  se  per- 


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dit  derrière  Ecbatane,  dans  les  déserts  de  la  Médie,  de  l'autre 
côté  du  fleuve  Arius. 

Huit  ans  après,  Alexandrie  vit  rentrer  dans  ses  murs  un  char 
funèbre,  roulant  sur  deux  essieux  autour  desquels  tournaient 
quatre  roues  à  la  persanne,  dont  les  rayons  et  les  jantes  étaient 
dorés.  Des  têtes  de  lion  d'or  massif,  dont  la  gueule  mord.nt  une 
lance,  formaient  l'ornement  des  moyeux.  Il  y  avait  quatre  ti" 
mons,  à  chacun  desquels  était  attaché  un  quadruple  rang  de 
jouffs,  et  quatre  mulets  à  chaque  joug.  Chacun  d'eux  avait  sur 
la  tête  une  couronne  d'or,  des  sonnettes  d'or  aux  deux  côtés  de 
la  mâchoire,  et  autour  du  cou  des  colliers  chargés  de  pierres 
précieuses.  Sur  ce  char  était  une  chambre  d'or  voûtée,  large  de 
huit  coudées  et  longue  de  douze  j  le  dôme  était  orné  de  rubis, 
d'escarboucles  et  d'émeraudes.  Au  devant  de  cette  chambre 
régnait  un  péristyle  d'or,  soutenu  par  des  colonnes  d'ordre 
ionique,  et  dans  ce  péristyle  étaient  appendus  quaire  tableaux. 
Le  piemier  de  ces  tableaux  représentait  un  char  richement  tra- 
vaillé; un  guerrier  y  était  assis  tenant  en  main  un  sceptre  magni- 
fique ;  autour  de  lui  mai  chaient  la  garde  macédonienne  tout 
armée  et  le  bataillon  des  Perses;  l'avant-garde  était  formée  par 
les  oplites.  Le  second  tableau  se  composait  du  train  des  éléphants 
armés  en  guerre,  portant  sur  leur  cou  les  Indiens,  et  en  croupe 
des  Macédoniens  couverts  de  leurs  armes.  On  avait  figuré  dans  le 
troisième  des  corps  de  cavalerie  imitant  les  manœuvres  et  les 
évolutions  de  combat.  Enfin  le  quatrième  représentait  des  vais- 
seaux en  ordre  de  balaille  et  prêts  à  attaquer  une  flotte  que  l'on 
voyait  dans  le  lointain.  Au-dessus  de  cette  chambre,  c'est-à-dire 
entre  le  plafond  et  le  toit,  tout  l'espace  était  occupé  par  un  trône 
d'or  carré,  orné  de  figures  en  relief  doîi  pendaient  des  anneaux 
d'or,  et  dans  ces  anneaux  étaient  passées  des  guirlandes  de 
fleurs  (jue  l'on  renouvelait  les  jours.  Au-dessus  du  faîte  était 
une  couronne  d'or  d'une  assez  grande  dimension  pour  qu'un 
homme  de  haute  taille  pût  se  tenir  debout  dans  le  cercle  qu'elle 
formait,  et  lors(iue  la  lumière  du  soleil  frappait  dessus,  elle 
ri-'uvoyait  au  loin  ses  rayons  en  éclairs.  Enfin  dans  celte  chambre 
il  y  avait  un  cercueil  d'or  massif  dans  lequel,  sur  des  aromates, 
était  couché  le  cadavre  d'Alexandre. 

C'était  un  de  ces  douze  capitaines  que  la  mort  de  leur  géné- 
ral avait  faits  rois^  qui  menait  le  deuil  ;  dans  ce  grand  partage 


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du  monde,  qui  s'était  accompli  autour  du  cercueil,  Ptolémée, 
fils  de  Magus,  avait  pris  pour  lui  l'Egypte,  la  Cyrénaïque,  la 
Palestine,  la  Phénicie  et  TAfrique.  Puis,  comme  un  palladium, 
qui  devait,  pendant  trois  siècles  et  demi,  conserver  i'emjjire  chez 
ses  descendants,  il  avait  détourné  de  sa  route  le  corps  d'Alexan- 
dre j  il  le  ramenait  demander  une  tombe  à  cette  ville  à  laquelle  il 
avait  djuné  un  berceau. 

A  compter  de  ce  jour,  Alexandrie  fut  appelée  reine,  comme 
l'avait  été  Tyr,  comme  l'était  Athènes,  comme  devait  l'être 
Rome  :  ses  seize  rois  et  ses  trois  reines  ajout(rent  chacun  une 
pierre  précieuse  à  sa  couronne.  Ptolémée,  appelé  Soter  ou  Sau- 
veur par  les  Rhodiens,  fit  bâtir  la  tour  du  Phare,  joignit  par  une 
jetée  nie  au  continent,  transporta  de  Sinope  à  Alexandrie  les 
images  du  dieu  Sérapis,  et  fonda  la  fameuse  bibliothèque  qui  fut 
brûlée  par  César.  Ptolémée  II,  surnommé  ironiquement  Phila- 
delphe  à  cause  de  ses  persécutions  contre  les  princes  de  sa 
famille,  recueille,  fait  traduire  en  grec  les  livres  hébreux,  et 
nous  lègue  la  version  des  Septante  j  Ptolémée  III,  dit  le  bienfai- 
sant, va  chercher  jusqu'au  fond  de  la  Bactriane  et  rapporte  aux 
bouches  du  ^'il  les. dieux  de  la  vieille  Egypte,  enlèves  par  Cam- 
bise.  Le  théâtre,  le  musée,  le  gymnase,  le  stade,  le  pannion,  les 
bains,  s'élevèrent  sous  leurs  successeurs.  Six  canaux  furent  per- 
cés à  travers  des  étendues  de  terrains  immenses  j  quatre  se  ren- 
daient du  Nil  au  lac  Mareotis;  le  cin(iuième  conduisait  d'Alexan- 
drie à  Canope  ;  enfin,  le  sixième  traversait  l'isthme  tout  entier, 
coupait  le  quartier  Rhacotis,  et,  parti  du  portKibelos,  allait  se 
jeter  dans  le  lac,  à  côté  de  la  porte  du  Soleil. 

Aujourd'hui  il  ne  reste  plus  de  l'ancienne  île  que  la  jetée, 
agrandie  et  solidifiée  par  desattérissements,  etsur  laquelle  est 
bâtie  la  nouvelle  ville.  Au  milieu  de  ruines  presque  sans  for- 
mes, qu'on  reconnaît  cependant  pour  avoir  été  celles  des  bains, 
de  la  bibliothèque  et  des  théâtres,  il  n'est  resté  debout  ([ue  la 
colonne  de  Pompée  et  l'une  des  aiguilles  de  Cléopàtre,  car  l'au- 
tre est  couchée  et  à  moitié  ensevelie  dans  le  sable.  Toute  la 
partie  qui  était  autrefois  une  île,  au  centre  et  à  l'extrémité  orien- 
tale de  laquelle  s'élevait  la  citadelle,  et  cette  fameuse  tour  du 
Phare,  qui  éclairait  à  trente  mille  pas  de  distance,  n'est  plus 
qu'une  plage  rase  et  aride,  qui  s'avance  en  forme  de  croissant 
pour  ceindre  la  ville. 


80  REVUE  DE  PARIS. 

La  colonne  de  Pompée  est  un  jet  de  marbre  surmonté  d'un 
chapiteau  corinthien,  et  reposant  sur  un  massif  composé  de 
débris  antiques  et  de  fragments  égyptiens.  Le  titre  qu'elle 
porte  et  qui  lui  a  été  donné  par  les  voyageurs  modernes,  n'a 
aucun  rapport  avec  son  origine,  qui,  si  Ton  en  croit  l'inscription 
grecque  qui  en  dépend,  remonterait  seulement  à  Dioclétien  ; 
elle  a  éprouvé  vers  la  partie  du  sud  une  inclinaison  d'environ 
sept  pouces  ;  au  reste,  ni  ce  chapiteau  ni  la  base  n'ont  jamais 
été  achevés.  Quant  à  sa  hauteur,  je  ne  l'ai  pas  mesurée,  mais 
elle  dépasse  de  près  de  deux,  tiers  les  palmiers  qui  poussent  au- 
tour d'elle. 

Quant  aux  aiguilles  de  Cléopâtre,  dont  l'une,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit,  est  encore  debout  et  dont  l'autre  est  couchée,  ce 
sont  des  obélisques  de  granit  rouge  à  trois  colonnes  de  ca- 
ractères sur  chaque  face  ;  ce  fut  le  Pharaon  Mœris  qui,  mille 
ans  avant  le  Christ,  les  tira  des  carrières  de  la  chaîne  libyque, 
ainsi  que  d'un  écrin,  et  les  dressa  de  sa  main  puissante  devant 
le  temple  du  Soleil.  Alexandrie  les  envia,  dit-on,  à  Memphis,  et 
Cléopâtre,  malgré  les  murmures  de  la  vieille  aïeule,  les  lui 
enleva  comme  des  bijoux  qu'elle  n'était  plus  assez  belle  pour 
posséder.  Les  dés  antiques  qui  servaient  de  base  à  ces  obé- 
lisques existent  encore  et  reposent  sur  un  socle  de  trois  mar- 
ches; ils  sont  de  construction  gréco-romaine  et  viennent  appuyer 
par  leur  date  architecturale  la  tradition  populaire ,  qui  fait 
remonter  leur  seconde  érection  à  l'an  38  ou  40  avant  le  Christ. 

Nous  errions  depuis  deux  heures  à  peu  près  au  milieu  de  ces 
ruines,  notre  Slrabon  et  notre  Plutarque  à  la  main,  lorsque  mes 
yeux  tombèrent  par  hasard  sur  le  pantalon  blanc  de  Mayer;  il 
était  noir  depuis  le  dessous  des  pieds  jusqu'au  genou,  et  gris 
depuis  le  genou  jusqu'au  haut  de  la  cuisse.  Je  crus  d'abord  que, 
pressé  de  visiter  les  ruines,  il  avait  gardé  celui  avec  lequel  il 
avait  traversé  les  rues  boueuses  d'Alexandrie,  mais  je  m'aper- 
çus bientôt,  en  prêtant  une  attention  plus  sérieuse  au  phéno- 
mène, que  cette  teinte  sombre,  qui  allait  en  se  dégradant  à 
mesure  qu'elle  s'éloignait  du  sol,  était  mouvante  et  devait  tenir 
à  une  cause  i)articulière.  Je  portai  immédiatement  et  par  ins- 
tinct mon  regard  sur  moi-même^  et  un  seul  coup  d'oeil  me  suffit 
poiu'  reconnaître  l'épouvantable  vérité  :  nous  étions  couverts 
de  puces. 


REVUE  DE  PARIS.  81 

Ce  qu'il  y  avait  de  mieux  à  faire  dans  une  pareille  extrémité, 
c'était  de  nous  rendre  sans  retard  aux  bains,  dont  si  souvent 
nous  avions  entendu  parler  comme  d'un  délicieux  délassement  ; 
aussi  à  peine  l'idée  fut-elle  émise  par  Tun  de  nous,  que  la  cara- 
vane l'adopta  à  Tunanimité.  Nous  finies  signe  à  nos  guides 
d'amener  nos  ânes  ;  nous  les  enfourchâmes  avec  plus  ou  moins 
de  dextérité,  selon  nos  études  sur  î'équitation  et  nos  souvenirs 
de  Montmorency,  et  nous  revînmes  au  galop  vers  la  ville  ; 
mais  à  peine  eûmes-nous  communiqué  à  notre  interprète  Tin- 
tention  qui  nous  ramenait,  que  son  visage  prit  une  expression 
d'effroi  tout  à  fait  inquiétante  :  les  bains  nous  étaient  fermés 
pour  toute  la  journée,  et  il  y  allait  de  notre  tète  de  nous  les  faire 
ouvrir.  Voici  la  cause  de  cette  interdiction. 

Le  vendredi  est  le  dimanche  des  Turcs.  Or,  le  Koran  enjoint 
à  tout  bon  musulman  de  remplir  ses  devoirs  conjugaux  pendant 
la  nuit  du  vendredi  au  samedi,  sous  peine  de  payer  en  entrant 
au  paradis  un  chameau  par  chaque  fois  qu'il  y  aurait  manqué  : 
il  en  résulte  ({ue  le  samedi  est  consacré  aux  ablutions  féminines, 
et  les  bains  exclusivement  réservés  à  la  purification  des  harems. 
En  conséquence,  nous  vîmes  passer  de  véritables  troupeaux  de 
femmes  couvertes  d'une  mante  de  soie  noire  ou  blanche,  chaus- 
sées de  brodequins  jaunes,  le  visage  voilé  d'une  petite  pièce  d'é- 
toffe longue  d'un  pied  et  demi,  et  de  la  largeur  du  visage.  Cette 
espèce  de  barbe,  pareille  à  celle  d'un  masque  de  domino,  et  ter- 
minée comme  elle  en  pointe,  pend  devant  la  figure,  à  partir  des 
yeux,  et  se  rattache  au  voile  qui  couvre  le  front  par  une  chaîne 
d'or,  de  perles  ou  de  coquillage,  selon  la  fortune  ou  le  caprice 
de  celle  qui  le  porte.  Ces  femmes,  qui  ne  sortent  jamais  à  pied, 
étaient  montées  sur  des  ânes  et  conduites  par  un  eunuque,  mar- 
chant en  tète,  un  bâton  à  la  main,  >"ous  vîmes  de  ces  escadrons 
qui  montaient  à  soixante,  à  quatre-vingts,  et  même  à  cent  fem- 
mes :  quelques-uns  étaient  suivis  de  leurs  maîtres,  ce  qui,  vu  la 
circonstance  religieuse  à  laquelle  cette  sortie  faisait  allusion, 
nous  parut,  de  la  part  de  ces  derniers,  le  comble  de  la  fatuité. 

Le  lendemain,  je  me  présentai  aux  bains  dès  qu'ils  furent  ou- 
verts. Les  bains  sont,  après  les  mosquées,  les  plus  beaux  monu- 
ments des  villes  orientales.  Celui  auquel  on  me  conduisit  était 
im  vaste  bâtiment  d'une  architecture  simple  et  recouverte  d'or- 
nements ingénieux  5  on  entre  d'abord  dans  un  grand  vesljbnie. 


82  REVUE  DE  PARIS. 

ayant  h  droite  et  à  gauche  des  chambres  où  l'on  dépose  le  man- 
teau. Au  fond,  et  en  face  de  l'entrée,  est  une  porte  hermétique- 
mentfermée;  on  la  franchiletl'on  se  trouvedans  une  atmosphère 
plus  chaude  que  Fair  extérieur.  Arrivé  là,  il  est  encore  temps  de 
se  relirer,  mais  dès  qu'on  a  mis  le  pied  dans  un  des  cabinets  qui 
sont  conligus  à  cette  chambre,  on  ne  s'appartient  plus.  Deux  do- 
mestiques s'emparent  de  vous,  et  vous  devenez  la  chose  de  l'éta- 
blissement. 

C'est  ce  qui  m'arriva  à  mon  grand  étonnement  ;  à  peine  entré, 
deux  vigoureux  garçons  de  bains  m'appréhendèrent  au  corps, 
en  un  instant  je  me  trouvai  nu  comme  la  mainj  puis  l'un  d'eux 
me  noua  un  chàle  de  lin  autour  de  la  ceinture,  tandis  que  l'autre 
me  bouclait  aux  pieds  une  paire  de  patins  gigantesques,  qui  me 
grandirent  immédiatement  d'un  pied.  Cette  chaussure  insolite 
me  rendit  aussitôt,  non-seulement  toute  fuite  impossible,  mais 
encore,  exhaussé  démesurément  comme  je  l'étais,  je  n'aurais 
pas  même  pu  conserver  mon  centre  de  gravité,  si  mes  deux  es- 
claves ne  m'eussent  soutenu  chacun  sous  une  épaule.  J'était  pris, 
il  n'y  avait  pas  à  reculer,  je  me  laissai  conduire. 

Nous  passâmes  dans  une  autre  chambre  j  mais  là,  quelle  que 
fût  ma  résignation,  la  vapeur  était  si  intense  et  la  chaleur  si 
grande,  que  je  me  sentis  suffoqué.  Je  crus  que  mes  guides  s'é- 
taient trompés  et  étaient  entrés  dans  un  four.  Je  voulus  me  dé- 
battre, mais  ma  résistance  avait  été  prévue  ;  je  n'étais  d'ailleurs 
ni  en  costume  ni  en  situation  favorable  pour  soutenir  la  lutte; 
aussi  m'avouai-je  vaincu.  Il  est  vrai  qu'au  bout  d'un  instant,  je 
fus  moi-même  étonné  de  sentir,  à  mesure  que  la  sueur  me  cou- 
lait le  long  du  corps,  ma  respiration  revenir,  et  mes  poumons  se 
dilater.  Nous  passâmes  ainsi  dans  quatre  ou  cinq  chambres 
dont  la  température  suivait  une  marche  progressive,  si  rapide, 
qu'enfin  je  commençai  à  croire  que  depuis  cinq  mille  ans,  l'homme 
s'était  trompé  d'élément,  et  que  sa  véçitable  vocation  était  d'être 
bouilli  ou  rôti.  Enfin  nous  entrâmes  dans  l'étuve;  là,  le  brouil- 
laid  était  si  épais,  que  je  ne  pus  au  premier  abord  rien  aperce- 
voir à  deux  pas  de  moi,  et  la  chaleur  si  insupportable,  que  je 
me  sentis  défaillir.  Je  fermai  les  yeux  et  me  laissai  aller  à  la 
merci  de  mes  guides,  qui  me  firent  faire  quelques  pas  encore, 
m'enlevèrent  ma  ceinture,  me  dégraffèrent  mes  patins  et  m'é- 
tendirent  à  moitié  évanoui  sur  l'estrade  qui  s'élevait  au  milieu 


REVUE  DE  PARIS.  83 

de  la  diambre,  et  qui  ressemblait  à  une  (able  de  marbre. 
Cependant  cette  fois  encore,  au  l)Out  de  quelques  instants,  je 
commençai  de  m'habituera  cette  température  infernale.  Je  pro- 
fitai du  retour  graduel  de  mes  facultés  pour  jeter  discrètement 
les  yeux  autour  de  moi.  Comme  mes  autres  org  mes,  ma  vue  se 
familiarisait  avec  l'atmosphère  qui  m'enveloppait,  si  bien  que  je 
parvins,  malgré  le  brouillard,  à  voir  assez  distinctement  les  ob- 
jets environnants.  Mes  deux  bourreaux  paraissaient  m'avoir  mo- 
mentanément oublié.  Je  les  voyais  occupés  à  l'autre  bout  de  la 
chambre,  et  je  songeai  à  mettre  à  profit  le  moment  de  relâche 
qu'ils  voulaient  bien  me  donner. 

Je  m'orientai  donc  petit  à  petit,  et  je  parvins  à  me  rendre 
compte  de  ma  situation  :  j'étais  au  centre  d'un  grand  salon 
carré,  incrusté  jusqu'à  hauteur  d'homme  de  marbres  de  diffé- 
rentes couleurs  5  des  robinets  ouverts  versaient  incessamment 
sur  les  dalles  une  eau  fumante  qui  allait,  aux  quatre  coins  de  la 
salle,  se  perdre  dans  quatre  bassins,  pareils  à  des  chaudières,  à 
la  surface  desquels  je  voyais  s'agiter  des  têtes  rasées  qui  expri- 
maient leur  béatitude  par  des  expressions  de  physionomie  des 
plus  grotesques.  J'étais  si  occupé  de  ce  tableau,  que  je  ne  prêtai 
qu'une  attention  médiocre  au  retour  de  mes  deux  garçons  de 
bains.  Ils  revenaient  à  moi,  tenant,  l'un  une  large  sébille  de  bois 
dans  laquelle  il  avait  fait  dissoudre  du  savon,  l'aulre  un  paquet 
de  filasse  fine.  Tout  à  coup  il  me  sembla  que  des  milliers  d'ai- 
guilles m'entraient  dans  la  tète  par  les  yeux,  le  nez  et  la  bou- 
che; c'était  mon  scélérat  de  baigneur  qui  venait  de  ra'inonderla 
figure  avec  cette  préparation,  et  qui.  pendant  que  son  camarade 
me  maintenait  par  les  épaules,  me  frottait  avec  rage  la  figure, 
les  cheveux  et  la  poitrine.  La  douleur  était  si  insupportable^, 
qu'elle  me  rendit  toute  mon  énergie;  il  me  parut  ridicule  de  me 
laisser  ainsi  torturer  sans  me  défendre,  j'écartai  l'un  d'un  coup 
de  pied,  je  culbutai  l'autre  d'un  coup  de  poing,  et  ne  voyant  pas 
d'autre  remède  à  mon  mal  qu'une  immersion  complète,  je  me 
dirigeai  vers  celui  des  quatre  bassins  qui  me  parut  le  mieux 
habile,  et  je  m'y  élançai  hardiment  ;  l'eau  était  bouillante. 
Je  jetai  un  cri  de  bri'dé  ,  et  m'accrochant  à  mes  voisins , 
qui  ne  couîprenaient  rien  à  mon  agitation,  je  remontai  sur 
le  bord  de  la  cuve  presque  aussi  rapidement  que  j'y  élais  des- 
cendu. Cependant  si  courte  qu'eût   été  l'ablution,  elle  avait 


84  REVUE  DE  PARIS. 

produit  son  effet;  j'avais  le  corps  rouge  comme  un  homard. 

Je  restai  un  instant  stupéfait  et  me  crus  sous  Tempii-e  d'un 
cauchemar.  J'avais  sous  les  yeux  des  hommes  qui  cuisaient 
dans  une  esoèce  de  court  bouillon,  et  qui  paraissaient  prendre 
le  plus  grand  plaisir  à  ce  supplice.  Cela  bouleversait  toutes  mes 
idées  sur  le  plaisir  et  sur  la  douleur,  puisque  ce  qui  était  dou- 
leur pour  moi  était  plaisir  pour  eux  ;  aussi  pris-je  la  résolution 
de  ne  plus  m'en  rapporter  à  moi-même,  de  ne  plus  croire  à  mes 
.sensations  et  de  me  laisser  tout  bonnement  faire,  quelque  chose 
qu'on  me  fit;  mes  deux  bourreaux  me  trouvèrent  donc  parfaite- 
ment résigné  lorsqu'ils  revinrent  à  moi,  et  je  les  suivis  sans  ré- 
sistance vers  l'un  des  quatre  bassins.  Arrivé  aux  marches,  ils 
me  firent  signe  de  descendre;  j'obéis  passivement,  et  je  me 
trouvai  dans  une  eau  qui  me  parut  avoir  de  55  à  40  degrés.  Cela 
me  parut  une  chaleur  fort  tempérée. 

De  ce  bassin  je  passai  à  un  autre  d'une  température  plus  éle- 
vée, mais  supportable  encore.  J'y  restai  comme  dans  le  premier 
h  peu  près  trois  minutes.  Au  bout  de  ce  temps,  mes  hommes  me 
conduisirent  dans  un  troisième,  qui  pouvait  avoir  10  ou  12  de- 
grés déplus  que  le  second;  enfin  de  ce  troisième,  ils  me  dirigè- 
rent vers  le  quatrième,  qui  était  celui  où  j'avais  fait  mon  appren- 
tissage de  damné.  Je  m'en  approchai  avec  la  plus  grande 
répugnance,  quelque  résolution  que  j'eusse  prise  de  tout  suppor- 
ter. Aussi,  arrivé  à  la  descente,  je  commençai  par  tàler  l'eau  du 
bout  du  j)ied  ;  elle  me  parut  toujours  chaude,  mais  non  plus  au 
degré  que  je  lui  avais  connu.  Je  risquai  une  jambe,  puis  l'autre, 
enfin  tout  le  corps,  et  je  fus  tout  étonné  de  ne  plus  éprouver  la 
même  cuisson.  C'est  que  cette  fois  j'étais  arrivé  par  gradation, 
et  que  les  autres  bassins  m'avaient  préparé  à  celui-ci.  Au  bout 
de  quelques  secondes,  je  n'y  pensai  plus,  et  cependant  je  crois 
pouvoir  r(-|)ondre  que  l'eau  avait  de  GO  à  65  degrés  de  chaleur; 
seulement  lorsque  je  sortis,  ma  peau  avait  encore  foncé  en  cou- 
leur :  du  ponceau  j'étais  passé  au  cramoisi. 

Mes  deux  traîtres  me  reprirent  et  me  renouèrent  de  nouveau 
une  ceinture  autour  des  reins;  puis  ils  me  roulèrent  un  châle 
autour  de  la  tète,  et  me  ramenèrent  successivement  dans  les 
salles  où  nous  étions  déjà  passés,  ayant  soin,  à  chaque  change- 
ment d'atmosphère,  de  me  mettre  une  nouvelle  ceinture  et  un 
nouveau  lurban.  Enfin  j'arrivai  dans  la  première  chambre  où 


REVUE  bE  PAHiS.  80 

j'avais  laissé  mes  habits.  J'y  trouvai  un  bon  tapis  et  un  oreil- 
ler, on  m'enleva  encore  une  fois  ma  ceinture  et  mon  turban  ponr 
m'envelopper  tout  le  corps  d'un  grand  peignoir  de  laine,  un  me 
coucha  comme  un  enfant,  puis  on  me  laissa  seul. 

J'éprouvai  alors  un  sentiment  de  bien-être  indétinissablc  :  je 
me  sentais  parfaitement  heureux,  mais  d'une  faiblesse  tellf  que, 
lorsqu'on  rouvrit,  une  demi-heure  après,  la  porte  de  ma  cham- 
bre, on  me  retrouva  exactement  dans  la  même  position  où  on 
m'avait  laissé. 

Le  nouveau  personnage  qui  entrait  en  scène,  était  un  jeune 
Arabe  vigoureux  et  bien  découplé  ••  il  s'approcha  de  mon  lit  en 
homme  qui  avait  affaire  à  moi.  Je  le  regardai  s'avancer  avec 
une  espèce  d'effroi,  bien  naturel  à  un  homme  qui  vient  de  passer 
à  travers  de  pareilles  épreuves  ;  mais  j'étais  si  faij)le,  que  je 
n'eus  pas  même  l'idée  de  me  soulever  :  il  commença  par  me 
prendre  la  main  gauche,  dont  il  fit  craquer  toutes  les  articula- 
lions  ;  puis  il  passa  à  la  main  droite,  à  laquelle  il  rendit  le  même 
service.  Après  le  tour  des  mains  vint  celui  des  pieds  et  des  ge- 
noux ;  enfin,  par  un  dernier  effort  habilement  combiné,  il  me 
mit  dans  la  position  d'un  pigeon  à  la  crapaudine.  et  connue  on 
donne  le  coup  de  grâce  à  ui!  patient,  il  me  fil  craquer  l'épine 
dorsale.  Pour  celte  fois  je  jetai  un  véritable  cri  de  terreur,  je 
croyais  avoir  la  colonne  vertébrale  brisée.  Quant  A  mou  mas- 
seur, satisfait  du  résultat  qu'il  avait  obtenu,  il  abandonna  le 
premier  exercice  pour  passer  à  un  autre,  et  se  mit  j\  me  pétrir 
les  bras,  les  jambes  et  les  cuisses,  avec  une  dextérité  admirable  ; 
cela  dura  environ  un  quart  d'heure,  au  bout  duquel  il  me  quitta. 
J'états  plus  faible  encore  qu'auparavant,  de  plus  toutes  les  join- 
tures me  faisaient  mal.  Je  voulus  tirer  mon  tapis  pour  me  re- 
couvrir, je  n'en  eus  i)as  la  force. 

Un  domestique  m'apporta  du  café,  une  chiboucke  et  des  cas- 
solettes; puis,  me  voyant  nu,  il  me  jeta  une  couverture  de  laine 
sur  le  corps,  et  me  laissa  m'enivrer  de  parfums  et  de  tabac.  Je 
passai  ainsi  une  demi-heure  entre  la  veille  et  le  sommeil,  peidu 
dans  les  vagues  méditations  d'une  ivresse  délicieuse,  éprouvant 
un  sentiment  de  bien-être  inconnu  et  dans  une  parfaite  insou- 
ciance des  choses  de  ce  monde.  Je  fus  tiré  de  mon  extase  par 
le  barbier,  qui  commença  par  me  raser,  puis  me  peigna  la  barbr 
et  les  moustaches  et  finit  par  me  proposer  de  ra'épiler  entière- 
5  8 


86  REVUE  DE  PARIS. 

menl  ;  comme  je  n'avais  aucun  goût  pour  ce  genre  de  cérémonie, 
la  proposition  demeura  sans  résultat. 

Le  barbier  fut  remplacé  par  un  enfant  de  quatorze  ou 
quinze  ans,  qui  entra  sous  le  prétexte  de  me  frotter  les  talons 
avec  de  la  pierre  ponce.  Ignorant  complètement  ses  intentions 
ultérieures,  je  lui  livrai  mes  pieds  ;  mais  voyant  que  l'opération 
terminée  il  demeurait  debout  et  comme  attendant  quelque  chose, 
je  lui  demandai  ce  qu'il  voulait  :  il  me  répondit  par  une  phrase 
arabe  dont  je  ne  compris  pas  un  mot.  Je  secouai  la  tète  en  signe 
de  non-intelligence;  il  développa  alors  sa  proposition  par  un 
geste  si  expressif ,  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  s'y  tromper. 
Je  ripostai  par  un  autre,  qui  l'envoya  rouler  à  dix  pas  de  moi. 

Au  biuit  qu'il  lit  en  tombant,  le  masseur  rentra  :  je  lui  fis 
signe  (jne  je  voulais  sortir;  il  m'apporta  mes  habits  et  m'aida  à 
m'en  revêtir,  car  j'étais  si  faible  et  si  disloqué  encore,  qu'à 
peine  si  je  pouvais  me  tenir  debout.  Il  me  reconduisit  alors  dans 
la  chambre  qui  s'ouvre  sur  le  vestibule,  où  je  retrouvai  mon 
manteau  ;  puis  je  payai  pour  ce  bain,  qui  avait  duré  trois  heu- 
res, pour  les  domestiques,  le  masseur,  le  barbier,  la  pipe,  le 
café,  les  parfums,  la  i)roposition  qu'on  m'avait  faite,  et  le  coup 
de  pied  que  j'avais  donné  au  jeune  homme,  une  piastre  et  demie, 
c'est-à-dire  onze  sous  de  notre  monnaie.  —  C'est  merveil- 
leux ! 

Je  trouvai  des  ânes  à  la  porte,  et  cette  fois  je  ne  me  fis  pas 
prier.  J'enfourchai  ma  monture,  et  m'en  allai  tranquillement 
au  pas.  Quoiqu'il  fût  dix  à  onze  heures  du  matin,  il  me  semblait 
que  l'air  était  très-frais.  Cela  tenait  à  la  comparaison,  et  je  com- 
pris dès  lors  le  fanatisme  des  Turcs  pour  ce  délassement,  qui 
m'avait  paru,  à  moi,  une  fatigue  si  intolérable. 

En  rentrant  au  consulat,  j'appris  que  nous  serions  reçus 
le  jour  même  par  Ibrahim-Pacha,  en  l'absence  de  son  père, 
qui  était  dans  le  Delta.  L'audience  était  pour  midi.  J'avais 
deux  heures  devant  moi,  j'en  profilai  pour  me  mettre  au  Ht. 

A  l'heure  indiquée,  un  officier  du  prince  arriva  pour  prendre 
la  conduite  du  cortège,  et  se  plaça  à  sa  tète.  La  caravane  se 
composait  de  M.  deMimaut,  du  baron  Taylor,  du  capitaine  Bel- 
langer,  de  Mayer  et  de  moi.  Elle  était  éclairée  sur  ses  flancs  par 
deux  kaffas,  dont  l'office  était  d'écarter  à  coups  de  bâton  les 
curieux  qui  auraient  pu  gêner  la  marche  de  l'ambassade. 


RK\  TE  DE  PARIS.  »7 

In  grand  changement  somptuaire  venait  (rèlif  fait  par  le 
pacha.  Depuis  six  mois  à  peu  près,  il  avait  répudié  l'ancien  cos- 
tume militaire  et  adopté  le  nouveau,  nommé  nizam-jedid.  Le 
cortège  rencontra  plusieurs  corps  d'infanterie  affublés  de  cet 
uniforme,  qui  consiste  dans  une  calotte  rouge,  une  veste  rouge, 
une  culotte  rouge  et  des  pantouffles  rouges.  Cet  habit  est  scru- 
puleusement adopté,  elles  régiments  présentent  un  ensemble  de 
couleur  assez  satisfaisant.  Il  est  vrai  que  les  figures  des  soldats 
offrent  un  assortiment  de  nuances  les  plus  variées,  depuis  la 
peau  blanche  et  mate  du  Circassien  jusqu'au  teint  d'ébène  de 
l'enfant  de  la  Nubie;  mais  tous  les  efforts  du  pacha  n'ont  en- 
core pu  remédier  à  cet  inconvénient. 

Un  autre,  qui  n'est  pas  moins  grand,  est  celui  que  j'ai  déjà 
signalé.  Ces  régiments,  qui  s'avancent  dans  les  rues  boueuses 
d'Alexandrie  au  son  des  tambours,  qui  battent  des  marches 
françaises,  malgré  toute  la  discipline  qu'essaient  de  maintenir 
les  sergents  placés  en  serre-file,  ne  peuvent  non-seulement 
marquer  le  pas,  mais  encore  conserver  leur  rang.  Cela  lient  à 
ce  que,  de  cinq  minutes  en  cinq  minutes,  les  babouches  rouges 
des  soldats  restent  dans  la  boue,  et  que  leurs  propriétaires  sont 
obligés  de  s'arrêter  pour  ne  pas  les  perdre.  Celte  manœuvre  per- 
pétuelle, qui  n'a  point  été  prévue  par  l'école  du  fantassin,  met 
dans  les  rangs  de  la  milice  égyptienne  un  désordre  qui,  au  pre- 
mier abord,  pourrait  la  faire  prendre  pour  la  garde  nationale 
du  pays.  La  méprise  serait  d'autant  plus  innocente,  que,  sous 
ce  climat  brûlant  où  tout  poids  est  un  fardeau,  chacun  porte 
son  fusil  à  volonté  et  de  la  manière  (iui  lui  est  la  plus  com- 
mode. 

Enfin,  le  cortège  vainquit  tous  les  obstacles  et  arriva  au  pa- 
lais. Dans  la  cour  nous  trouvâmes  un  régiment  des  mêmes  trou- 
pes qui  nous  attendait  sous  les  armes.  Nous  passâmes  cnUe  deux 
haies,  monlàmes  l'escalier,  et  traversâmes  une  suite  de  grandes 
salles  blanches  sans  aucun  ameublement,  au  milieu  de  chacune 
desquelles  s'èlançaitun  jet  d'eau.  Dans  ravant-dernière,M.  Tay- 
Jor  s'arrêta  pour  disposer  les  présenls  destinés  au  prince  Ibra- 
him. Ils  consislaient  en  armures  de  colonels  de  cuirassiers  et  de 
carabiniers,  en  fusils  de  chasse  et  en  pistolets  de  combat.  Cette 
disposition  faite,  nous  entrâmes  dans  la  salle  de  réception. 

Elle  était  en  tout  pareille  aux  précédentes,  et  sans  autre  meuble 


8S  REVUE  DE  PARIS. 

qu'un  énorme  divan,  qui  en  faisait  le  tour.  Dans  l'angle  le  plus 
obscur  (le  nette  salle,  une  peau  de  lion  était  jetée  sur  le  divan, 
sur  cette  peau  de  lion,  accroupi,  une  jambe  pendante  par-des- 
sus l'autre,  était  Ibrahim,  tenant  un  rosaire  de  la  main  gauche  et 
jouant  de  la  droite  avec  les  doigts  de  son  pied. 

M.  Taylor  salua  et  s'assit  à  la  droite  du  prince,  M.  de  Mi- 
niaut  à  sa  gauche,  et  le  reste  du  cortège  ainsi  qu'il  lui  plut.  Pas 
un  mot  ne  fut  échangé  dans  cette  première  partie  de  la  ré- 
ception. Aussitôt  que  chacun  eut  pris  sa  place,  Ibrahim  fit  un 
signe;  on  apporta  des  chibouques  tout  allumées,  et  l'on  fuma. 
Pendant  les  cinq  minutes  que  dura  cette  opération,  nous  eûmes 
le  lemj)s  d'examiner  à  loisir  le  prince  Ibrahim.  Il  était  coiffé  d'un 
bonnet  giec,  portait  le  nouvel  uniforme  militaire  et  paraissait 
avoir  quarante  ans.  Du  reste,  il  était  petit,  trapu,  robuste,  avait 
les  yeux  vifs  et  brillants,  le  visage  rouge,  et  la  moustache  et  la 
barbe  tie  la  couleur  de  la  peau  de  lion  sur  laquelle  il  était 
assis. 

Lorsque  les  pipes  furent  vidées,  on  apporta  le  café.  La  pii^ 
et  le  café  réunis  constituent  les  grands  honneurs.  Dans  les  au- 
diences ordinaires,  on  n'offre  généralement  que  l'un  ou  l'autre. 
Le  café  bu,  Ibrahim  se  leva  bien  lentement,  marcha  vers  la 
porte,  et,  suivi  de  M.  Taylor  et  de  nous  tous,  entra  dans  la  salle 
des  présents.  Il  les  examina  les  uns  après  les  autres  avec  une 
satisfaction  visible;  les  armures  du  carabinier,  ornées  de  leur 
soleil  d'or,  semblèrent  surtout  lui  faire  grand  plaisir.  Cependant, 
l'inspection  finie,  il  parut  encore  cherciier  autre  chose;  mais  ne 
trouvant  pointée  qu'il  cherchait,  il  adressa  quelques  mots  à  son 
interprète,  qui,  se  tournant  vers  M.  Taylor: 

—  Son  altesse,  dit-il,  demandes!  vous  avez  pensé  à  lui  apporter 
du  vin  de  Champagne. 

—  Oui,  dit  le  prince  accompagnant  ces  trois  mots  français 
d'un  geste  expressif  de  la  tète  ;  oui,  du  Champagne!  du  Cham- 
pagne ! 

M.  Taylor  répondit  qu'on  avait  prévenu  les  désirs  de  son  al- 
tesse, et  (jue  plusieurs  caisses  remplies  de  vin  de  Champagne  de- 
vaienl  déjà  être  déposées  au  palais. 

Dès  ce  moment,  II)rahimse  montra  de  l'humeur  la  plus  char- 
mante :  il  rentra  dans  la  salle  de  réception,  parla  beaucoup  de 
la  France  qu'il  regardait,  disait-il,  comme  une  seconde  patrie. 


REVUE  DE  PARIS.  89 

étant  petit-fils  d'une  Française.  Puis  ,  pour  dernière  marque 
d'honneur,  des  esclaves  entrèrent  avec  des  cassolettes  tout  al- 
lumées, et  les  approchant  de  nos  poitrines,  ils  en  parfumèrent 
notre  barbe  et  notre  visage.  Cette  cérémonie  achevée,  M.  Taylor 
se  leva  et  prit  congé  du  prince  en  portant  successivement  sa 
main  droite  au  fiont,  h  la  bouche  et  à  la  poitrine,  ce  qui  veut 
dire,  dans  le  langage  fi^^uré  et  poétique  de  l'Orient  :  Mes  pen- 
sées, mes  paroles  et  mon  cœur  sont  à  toi  ! 

Puis  rambnssade  rentra  au  consulat  dans  le  même  ordre 
qu'elle  en  était  sortie. 

Le  soir,  M.  de  Mimant  nous  offrit  d'aller  au  spectacle.  Il  y 
avait  à  Alexandrie  comédie  bourgeoise  j  l'on  jouait  deux  vaude- 
villes de  Scribe. 

A.  Dàczats.  —  Alex.  Dumas. 


LA 

ESTATUA  DE  PROMETEO, 

Comédie  de  Caldëron. 


Parmi  les  fables  que  la  poésie  antique  nous  a  transmises,  il 
y  en  a  une  qui  a  été  reproduite  par  les  esprits  les  plus  détachés 
de  la  tradition  classique,  et  les  plus  entièrement  dévoués  à  l'or- 
dre d'idées  et  de  sentiments  que  la  civilisation  moderne  a  déve- 
loppés :  c'est  la  fable  de  Promélhée.  Tous  les  poètes  qui  se  sont 
condamnés  à  la  stricte  et  matérielle  imitation  de  l'art  grec,  les 
poètes  du  siècle  d'Auguste,  et  ceux  du  siècle  de  Louis  XIY,  ont 
négligé  cette  tradition,  qui  dépasse,  en  effet,  de  beaucoup  les 
symboles  ordinaires  de  la  Grèce,  et  qui  est  autant  la  prophétie 
d'une  époque  future  que  l'expression  d'une  vie  passée. 

M.  Edgar  Quinet,  qui  s'est  distingué  jusqu'à  présent  par  un 
sentiment  tout  à  fait  nouveau  de  la  vie  et  de  la  littérature  des 
nations  contemporaines,  vient  de  publier  un  poëme  dramatique, 
dans  lequel  sa  pensée,  repliée  tout  à  coup  vers  le  passé,  a  renou- 
velé ce  grand  sujet  de  Promélhée.  oii  l'esprit  des  temps  anciens 
et  celui  des  temps  actuels  se  rencontrent.  ISous  essayerons  de 
donner  une  appréciation  de  ce  bel  ouvrage  qui  caractérise,  se- 
lon nous,  une  transformation  du  talent  de  l'auteur,  et  aussi  de 
notre  poésie.  Mais  en  cherchant  comment  les  poëtes  modernes 
avaient  traité  ce  sujet  avant  lui,  nous  avons  trouvé,  dans  Cal- 
déron,  une  comédie  si  extraordinaire,  si  curieuse,  et  de  tous 
points  si  inconnue,  que  nous  n'avons  pu  nous  empêcher  de  la 
considérer  séparément. 


RKVUR  DE  PARIS.  91 

Caldéron,  aux  yeux  des  Schelegel  et  des  autre*  critiques  de  ce 
siècle,  partage  avec  Shakspeare  la  gloire  d'avoir  donné  les  mo- 
dèles de  la  littérature  romantique.  Voilà  à  peu  près  tout  ce  qu'on 
sait  de  lui  dans  notre  pays  ;  quelques-unes  de  ses  comédies  ont 
été  traduites  dans  noire  langue,  et  imitées  sur  notre  scène; 
mais  elles  ne  sauraient  donner  une  idée  complète  de  cet  esprit 
inépuisable.  Lorsqu'on  a  essayé,  en  France,  de  caractériser 
d'une  manière  plus  générale  les  productions  littéraires  de  l'Es- 
pagne, on  s'est  borné  à  dire  que  le  matérialisme  était  leur  signe 
distinctif.  L'exhibition  récente  des  tableaux  espagnols  confirme 
cette  assertion  j  et  ce  qu'on  connaît  jusqu'ici  de  l'œuvre  im- 
mense de  Caldéron  ne  la  contrarie  pas.  Mais  la  comédie  dont 
nous  voulons  aujourd'hui  essayer  de  faire  l'analyse  nous  montre 
ce  poète  sous  un  tout  autre  jour,  et  donne  lieu  à  de  nouvelles 
conjectures.  Si  on  avait,  nous  ne  disons  pas  traduit,  mais  seu- 
lement publié  chez  nous  les  Autos  Sacramentales,  qui  sont 
l'expression  la  plus  sérieuse  de  son  esprit,  et  dont  l'unique 
édition  est  excessivement  rare,  nous  ne  doutons  pas  qu'on  ne 
pût  arriver  promptement  à  avoir  un  sentiment  vrai  de  l'éléva- 
tion de  son  génie. 

Lope  de  Yéga  est  regardé  comme  le  fondateur  du  théâtre 
espagnol,  bien  que  Miguel  Cervantes  et  d'autres  poètes  eussent 
composé  des  comédies  avant  lui  ;  il  éclipsa  toutes  les  gloires 
rivales  autant  par  sa  miraculeuse  abondance  que  par  sa  supé- 
riorité réelle.  11  prolongea  sa  vie  durant  le  xvif  siècle  ;  mais 
^a  jeunesse  et  son  inspiration  appartiennent  au  xvi"  siècle;  né 
en  1502,  il  était  sur  cette  flotte  formidable,  envoyée  en  1388, 
par  Philippe  li,  pour  écraser  la  résistance  qu'Elisabeth  opposait 
à  ses  projets  de  domination  universelle,  et  pour  commencer  par 
l'Angleterre  la  conquête  du  monde. 

Au  milieu  de  ces  grandes  entreprises,  qui  étaient  la  suite  des 
plans  de  Charles  Quint,  l'Espagne  s'éleva  au  plus  haut  degré  de 
splendeur  qu'elle  ait  jamais  atteint.  Philippe  II,  cherchant  à 
fonder  d'une  manière  durable  la  gloire  de  ce  peuple,  et  ne  trou- 
vant pas  que  l'or  du  JN'ouveau-Monde  fût  une  garantie  suliisante 
de  sa  puissance,  entreprit  d'associer  sa  fortune  à  celle  du  calhu- 
licisme,  et  enracina  si  bien  la  religion  dans  ce  sol,  qu'on  doute 
aujourd'hui  s'il  pourra  recevoir  une  autre  semence.  Cependant 
l'Espagne  ne  semblait  pas  faite  pour  être  le  représentant  du  ca- 


92  RRVX'F.  DE  PARIS. 

tholicisme  :  nalion  sans  unité,  pleine  de  Juifs  el  de  Maures,  elle 
accueillit  avpc  empressement  les  premiers  apôtres  du  luthéra- 
nisme. Mais  Philippe  II  et  l'inquisition  changèrent,  pour  elle, 
Tordre  naturel,  et  lui  firent  une  destinée  contraire  à  la  logique 
de  l'histoire  5  une  volonté  inébranlahle  et  farouche  opéra  ce 
grand  crime.  L'Espagne  ne  s'y  prêta  point  d'abord  avec  complai- 
sance; et  l'ouvrage  qui  domine  toute  sa  littérature,  pendant  le 
xvic  siècle,  c'est  cet  immortel  Don  Quichotte,  satire  audacieuse 
du  passé,  éclose  sur  une  terre  où  le  passé  allait  renaître. 

Aussi,  Lope  de  Véga,  qui  appartient  au  xvi^  siècle,  n'est  pas 
un  poète  catholique,  son  théâtre  n'a  rien  de  religieux;  des  pas- 
sions ardentes  et  heureuses,  des  situations  romanesques,  de 
vives  rencontras,  d'éclatantes  saillies,  voilà  le  fonds  de  toutes 
ses  pièces.  Il  y  a  pourtant  un  côté  par  lequel  on  sent  en  lui  le 
po^te  de  Philippe  II.  Ses  comédies  sont  l'expression  d'une  civi- 
lisation arrêtée,  qui  s'endort  sur  la  foi  des  vieilles  croyances,  et 
dans  laquelle  le  scepticisme  n'est  pas  possible  ou  n'est  pas  to- 
léré. La  fatalité,  le  doute,  les  idées  générales,  les  émotions  sé- 
vères qui  faisaient  le  caractère  du  théâtre  antique,  vous  ne  les 
trouverez  pas  dans  Lope  de  Véga  ;  pour  lui,  chaque  chose  a  sa 
règle  sûre,  respectée  ou  vengée;  pas  d'hésitation  dans  la  con- 
science, pas  d'incertitude  sur  la  nature  des  actions  humaines, 
pas  de  deuil  dans  le  dénoûment;  la  joie  brillante,  continuelle, 
irréfléchie,  de  ses  conceptions,  trahit  à  la  fois  l'influence  du 
climat  méridional  et  l'absence  du  scepticisme.  Pendant  ce  temps- 
là,  Sliakspeare,  le  poète  de  la  reine  Elisabeth,  poëte  plus  élevé 
et  phis  vrai,  se  faisait  l'écho  des  doutes  de  son  siècle,  et  jetait 
au  théâtre,  dans  une  forme  puissante,  le  retentissement  des 
angoisses  par  (rti  passent  les  hommes  aux  grandes  crises  de  ré- 
novation. 

Caldéron  naquit  la  première  année  du  xvrie  siècle  ;  depuis 
deux  ans  Philippe  II  était  mort,  ayant  échoué  dans  tous  les  pro- 
jets qu'il  avait  formés  pour  l'asservissement  de  l'Europe,  mais 
ayant  réussi  à  faire  d'une  nation  héroïque  la  servante  de  toutes 
les  superstitions  et  l'instrument  docile  du  despotisme.  L'antique 
esprit  religieux,  qui  était  impuissant  partout  ailleurs,  se  créa 
alors,  en  Espagne,  des  interprèles  éloquents  ;  tandis  que  l'école 
des  Carraehe,  cpii  avait  ranimé  le  sentiment  de  la  peinture  en 
Italie,  s'éleignaii,  Zurbaran,  \  élasqut-zet  Murillo  reproduisaient 


REVUE  DE  PARIS.  93 

dans  leurs  tableaux  la  foi  des  {grands  maîtres  italiens  ;  tandis 
que  la  poésie  italienne  dégénérait  après  le  Tasse,  le  dernier 
chantre  que  la  religion  ait  inspiré  au  delà  des  Alpes,  et  que  Gua- 
l'ini  ouvrait  la  série  de  tous  les  fades  versificateurs  de  la  déca- 
dence, le  catholicisme  rencontrait  encore  un  grand  poëte  dans 
Caldéron,  au  milieu  de  ce  peuple  que  la  volonté  de  Philippe  II 
avait  pétri,  et  où  le  moyen  âge  refleurissait  sur  le  tombeau  de 
ce  terrible  roi,  malgré  l'imbécillité  de  ses  successeurs. 

Caldéron  fut  le  contemporain  de  Corneille,  ces  deux  grands 
hommes  commencèrent  et  achevèrent  leur  carrière  à  peu  près 
en  même  temps  ;  mais,  à  la  différence  de  leur  génie,  on  jugerait 
qu'ils  sont  séparés  par  des  siècles.  Corneille,  résultat  direct  de 
l'esprit  français  qui,  depuis  Ronsard,  s'était  constitué  en  Europe 
comme  le  plus  fidèle  représentant  de  l'antiquité  et  de  la  philo- 
sophie, était  le  poëte  à  la  fois  de  l'histoire  ancienne  et  de  la  po- 
litique moderne  î  on  trouve  en  lui  ce  mélange  de  la  forme  an- 
tique et  des  idées  récentes,  dont  Montaigne  avait,  avant  lui, 
donné  l'exemple,  et  qui  était,  à  proprement  parler,  le  caractère 
distinctif  de  la  renaissance.  Caldéron  n'est  point  si  ancien,  ni  si 
nouveau  ;  il  n'est  ni  citoyen  romain,  ni  penseur  français  5  il  reste 
tout  entier  plongé  dans  cette  civilisation  catholique,  qui  a  pris 
sa  place  entre  la  philosophie  grecque  et  le  doute  moderne  ;  il  est 
l'expression  dernière  du  moyen  âge.  Chose  étrange  !  Pendant  le 
xviie  siècle,  toutes  les  autres  nations  de  l'Europe  sont  tournées 
vers  l'avenir.  L'Italie  produit  Galilée;  la  France,  Descartes; 
l'Angleterre  voit  briller  Bacon  ;  la  Hollande,  Grotius  :  tous 
hommes  qui  viennent  marquer  le  changement  des  idées  et  faire 
faire  aux  sciences  de  nouveaux  progrès.  L'Espagne  seule  est  re- 
tournée dans  le  passé,  dont,  quelques  années  auparavant,  elle 
s'était  moquée  par  la  bouche  de  Miguel  Cervantes.  Voilà  ce 
qu'avait  fait  Philippe  II  !  voilà  ce  qu'un  homme  peut  faire  de  ses 
semblables  ! 

Caldéron,  pour  dire  en  quelques  mots  tout  ce  que  nous  pen- 
sons de  lui,  est  un  scolastique  comme  il  y  en  avait  dans  ces 
écoles  du  xiii^  et  du  xiv^  siècles,  où  Ton  agitait  la  querelle  des 
réalistes  et  des  nominalistes.  Caldéron  est  un  métaphysicien  du 
moyen  âge;  il  croit  à  l'existence  de  toutes  les  entités  auxquelles 
l'abslraclion  a  donné  naissance,  et  il  emploie  son  admirable  gé- 
nie à  leur  prêter  un  corps  et  une  figure  poéti(iues.  La  lecture  des 


H  REVUE  DE  PARIS. 

Jutos  Saci amentales  ;  dans  lesquels  on  n'a  vu  jusqu'à  présent 
qu'une  imitation  des  Mystères  de  notre  théâtre  naissant,  pour- 
rait seule  donner  une  démonstration  complète  de  cette  vérité. 
Mais  en  l'absence  de  ces  preuves,  que  nous  ne  saurions  trop 
regretter,  la  comédie  de  la  Estatua  de  Prometeo  peut  jeter  sur 
le  véritable  caractère  de  ce  fîénie  étonnant  des  clartés  que  nous 
croyons  précieuses  et  nouvelles.  L'analyse  que  nous  allons  faire 
nous  fournira  l'occasion  de  développer  notre  pensée. 

Comme  toutes  les  comédies  espagnoles,  celle-ci  est  divisée  en 
trois  journées.  Au  commencement  de  la  première  journée  paraît 
Promélhée,  qui  s'écrie  :  »  Habitants  des  hautes  cimes  du  Cau- 
case !  venez  de  la  montagne  !  venez  de  la  vallée  !  »  On  entend 
des  voix  répondre  derrière  le  théâtre  :  «  Qui  nous  appelle  ?  qui 
nous  demande  ?  » 

Prométhée.  —  Je  suis  Prométhée.  Venez,  il  est  temps  que  je 
vous  montre  à  quel  noble  usage  j'ai  employé  les  jours  si  nom- 
breux pendant  lesquels  je  me  suis  tenu  caché  dans  cette  grotte 
sauvage.  \enez^  venez,  en  tirant  de  tous  vos  instruments  gros- 
siers les  harmonies  confuses  dont  vous  honorez  les  divinités. 

Les  voix  extérieures  se  rapprochent.  On  entend  d'abord  Épi- 
méthée,  qui  se  joint  à  Promélhée  pour  appeler  les  habitants  du 
Caucase  ;  puis  Merlin,  le  gracioso  de  la  pièce,  espèce  de  paysan 
bouffon,  qui  est  suivi  de  sa  Libia,  et  qui  prélude  à  ses  facéties. 
Le  chœur  s'avance  toujours.  Enfin,  Épiméthée  entre,  arn^  d'un 
arc  et  de  flèches,  et  après  lui  paraissent  des  troupes  de  jeunes 
bergers  et  de  jeunes  bergères  avec  des  instruments.  Les  voyant 
réunies,  Prométhée  leur  fait  un  long  discours,  dans  lequel  il 
leur  apprend  son  origine  et  sa  destinée  : 

«  Vous  savez  que  de  Japet  et  d'Asia  nous  naquîmes  dans  un 
seul  enfantement,  moi  et  Épiméthée,  pour  montrer  des  natures 
et  des  penchants  tout  à  fait  opposés.  Nous  grandîmes  différents  ; 
il  devint  chasseur,  poursuivant  les  bêtes  à  travers  les  monta- 
gnes; moi,  mon  inclination  me  porta  à  la  tranquillité  de  la  lec- 
ture, et  je  trouvai  que  c'était  faire  injure  à  notre  noble  nature 
que  de  passer  sa  vie  avec  les  brutes.  Voulant  savoir  comment, 
dans  un  même  instant,  un  même  horoscope  avait  pu  produire 
deux  naturels  si  contraires,  je  m'adonnai  à  la  spéculation  des 
causes  et  des  effets,  souveraine  difficulté  sur  laquelle  toute  la 
philosophie  repose.  Pour  m'initier  h  tout  ce  qui  fait  la  gloire  de 


REVUE  DE  PARIS.  95 

rhomme,  je  quittai  ma  patrie  et  j'allai  chercher  ailleurs  des 
maîtres  ;  comme  la  Syrie  est  le  rendez-vous  le  plus  célèbre  des 
arts  et  des  sciences,  et  que  tous  les  plus  beaux  j^énies  de  l'Asie 
y  accourent,  je  m'y  mêlai  à  eux.  La  logique  naturelle  qui  avait 
été  déposée  dans  mon  âme,  à  son  insu,  fut  dévoilée  par  la  claire 
lumière  de  renseignement,  et  je  m'ouvris  des  sentiers  inconnus. 
Une  fois  que  cette  porte  des  sciences  me  fut  ouverte,  je  pus 
m'élever,  à  travers  les  barrières,  aux  principes  de  toutes  les  au- 
tres et  à  la  connaissance  de  chacune  d'elles.  Je  suivis  l'école 
des  Chaldéens,  qui  font  leur  principale  étude  de  l'astrologie,  et 
j'y  appris  le  mouvement  du  soleil,  des  astres,  et  leurs  influences 
sur  nos  destinées.  Je  revins  dans  mon  pays  pour  lui  faire  part 
de  ces  lumières  et  le  tirer  de  la  barbarie  ;  je  voulus  lui  ensei- 
gner la  paix  et  la  justice.  Mais  à  peine  avais-je  essayé  de  les 
faire  connaître,  que  le  peuple  en  fureur,  m'accusant  d'ambition, 
accueillit  mes  bienfaits  par  des  injures.  Voyant  qu'on  me  faisait 
un  crime  de  mon  zèle,  je  me  réduisis  à  vivre  avec  moi-même 
dans  cette  grotte  mélancolique,  n'ayant  d'autre  compagnie  que 
la  solitude.  L^,  non-seulement  je  repassai  ce  que  je  savais  sur  le 
soleil  et  sur  la  lune,  sur  la  succession  du  jour  et  de  la  nuit,  sur 
les  âges  futurs,  sur  la  lumière,  sur  la  qualité  des  plantes  et  des 
fleurs;  non-seulement  j'observai  le  vol  des  oiseaux  qui  fendent 
l'air,  et  j'écoutai  leurs  voix  pour  en  tirer  des  augures,  mais  en- 
core j'élevai  mon  esprit  à  la  haute  connaissance  des  dieux. 
Dans  ces  spéculations,  je  vis  comment  étaient  distribuées  les 
monarchies  du  ciel  et  de  la  terre  ;  à  Jupiter  le  ciel,  la  mer  à 
Neptune,  son  écume  à  Vénus,  la  terre  à  Saturne,  à  Cérès  ses  fé- 
condes moissons,  ses  fleurs  au  Zéphyre,  ses  fruits  à  Pomone, 
les  abîmes  à  Pluton,  les  vents  à  Éole,  le  commerce  à  Mercure,  à 
Apollon  les  Nymphes  et  les  Muses,  à  Mars  et  à  Pallas  les  com- 
bats ;  et,  pour  le  dire  entin,  à  Minerve  l'inspiration  absolue  des 
sciences.  Cherchant  à  rendre  à  cette  divinité  un  culte  particu- 
lier, j'ai  fait  une  statue,  suivant  les  règles  de  la  sculpture,  et  j'ai 
pris  à  toutes  les  fleurs  de  quoi  embellir  sa  figure.  Vous  allez  la 
voir.  Il  me  tarde  de  substituer  devant  son  effigie  des  rites  reli- 
gieux à  vos  règles  politiques.  Votre  zèle  construira  un  autel  et 
un  temple  à  Minerve,  la  sage  et  pure  déesse,  et  vous  la  prierez 
de  diriger  votre  fortune  du  haut  du  trône  sacré  où  elle  vit  et 
triomphe.  « 


Ô6  REVUE  DE  PARIS. 

—  En  achevant  cet  immense  discours,  dont  nous  avons  abr%é 
la  raélaphysique  et  les  descriptions  interminables,  Promélhée 
découvre  dans  sa  grotte  une  statue  qui  a  les  traits  de  Minerve. 
Comme  on  le  voit,  ce  Promélhée  ne  ressemble  guère  à  cohii 
d'Eschyle;  ce  n'est  pas  un  Titan  enchaîné,  c'est  un  homme  qui 
se  donne  la  mission  d'éclairer  ses  semblables.  Le  Causase  n'est 
pas  le  lieu  de  son  supplice  ;  c'est  sa  patrie  ,  et  il  veut  l'arracher 
à  la  barbarie  par  la  religion  et  les  sciences.  11  ne  paraît  pas  non 
plus  que  nous  soyons  dans  une  antiquité  bien  reculée  ;  il  est 
vrai  que  les  compatriotes  de  Prométhée  sont  des  sauvages,  mais 
dans  ce  même  temps  la  Syrie  offre  le  spectacle  de  la  plus  bril- 
lante civilisation.  On  dirait  que  cette  contrée  jouit  de  tous  les 
prodiges  de  la  science  et  des  arts  ,  comme  l'Italie,  par  exemple, 
au  xvi"  siècle,  et  que  c'est  aussi  de  ce  centre  commun  que 
les  lumières  doivent  se  répandre  sur  le  reste  du  monde. 
A  peine  Promélhée  a-t-il  cessé  de  parler,  que  la  foule  s'écrie  :  0 
miracle  ! 

Épiméthée ,  ce  frère  de  Prométhée ,  que  nous  venons  de  voir 
si  différent  de  lui,  et  dont  le  contraste  va  devenir  de  plus  en 
plus  frappant ,  prend  la  parole ,  tout  en  fixant  des  yeux  émus 
sur  la  statue  :  —  Prométhée  ,  dit-il ,  que  ton  génie  soit  grand, 
personne  n'en  doute  5  et  si  quelqu'un  voulait  le  nier,  cette  statue 
le  démentirait.  Si  nous  ne  pouvons  nous  soumettre  à  ton  em- 
pire, c'est  que  nous  sommes  contents  des  deux  lois  que  le  peu- 
ple suit,  lorsqu'il  châtie  celui  qui  lue  et  celui  qui  vole;  mais 
rien  i.e  nous  défend  d'admettre  les  rites  sacrés  par  lesquels  on 
adore  les  dieux  ;  et,  pour  te  prouver  que  ceux-là  même  qui  re- 
poussent ton  pouvoir  politique  sont  prêts  à  accepter  ta  religion, 
je  vote  au  nom  de  tous  pour  qu'onconstiuiseà  Minerve  un  tem- 
ple qui  surpasse  en  richesse  et  en  sculptures  celui  de  notre 
grand  Saturne.  Nous  ne  l'adorerons  pas  dans  ta  grotte  où  le 
soleil  ne  pénètre  pas  ;  mais  nous  élèverons,  dans  une  région 
moins  sauvage ,  un  temple  d'une  grande  architecture,  sur  des 
colonnes  doriques  aux  chapiteaux  dorés,  et  s' élançant  dans  l'air 
sous  la  forme  d'une  aiguille  pyramidale. 

Merlin  et  Libia  donnent  leur  consentement,  au  nom  de  tous, 
aux  paroles  d'Épiméthée.  Puis  Libia  se  met  à  chanter,  en  dan- 
sant, une  sorte  de  chœur  :  —  \enez,  habitants  du  Caucase,  ve- 
nez célébrer  cette  fête  ;  venez  des  monts  et  des  vallées ,  et  vou« 

T 

) 

i 


REVUK  DE  PARIS.  97 

verrez  que,  dans  cette  sculpture  nouvelle,  la  nature  se  joint  à 
Tart.  Tenez  en  tirant  de  vos  grossiers  instruments  des  sons  con- 
fus, auxquels  répondent  les  vents  ! 

Tout  à  coup  un  cri  se  fait  entendre  derrière  le  théâtre,  et 
Promélhée  s'écrie  :  Quels  sons  discordiints  ont  répété  les  échos 
du  Caucase? 

On  voit  alors  paraître  Timanles,  le  vieillard  ,  le  représentant 
de  la  sagesse  :  —  Fuyez ,  bergers,  dit-il  ;  une  bête  féroce  ,  telle 
qu'on  n'en  a  jamais  vu,  s'est  précipitée  à  travers  la  montagne, 
Le  chœur  répète  :  Fuyons;  quel  effroi  !  quelle  calamité  !  Épimé- 
thée  ne  se  trouble  pas  :  Qu'elle  vienne,  dit-il  ;  quelque  venin  qu'elle 
exhale,  je  veux  la  sacrifier  à  Minerve,  pour  que  la  première  vic- 
time soit  de  ma  main,  comme  la  première  statue  est  de  celle  de 
mon  frère. 

Promélhée  sort  avec  lui  ;  Timantes  invite  la  musique, qui  a  le 
don  de  conjurer  les  serpents,  à  le  suivre  en  répétant  ses  fanfares  ; 
tous  ces  personnages  s'en  vont  les  uns  après  les  autres.  Il  ne 
reste  en  scène  que  Merlin  et  Libia. 

Ltbia.  —  Tu  ne  vas  pas  avec  eux,  Merlin. 

Merliiv.  —  Non,  Libia. 

Libia.  —  Pourquoi? 

Merli:î.  —Parce  que  je  n'ai  pas  envie,  pour  voir  sa  férocité, 
de  cesser  de  voir  ta  beauté. 

LiBïA.  —  Tu  trembles  comme  une  poule. 

—  Merlin.  —  Comment?  je  suis  seul  pour  protéger  ta  vie. 
Si  cette  cruelle  bête  vient  ici,  tu  verras  comme  je  te  défendrai. 

Les  voix  qui  ne  cessent  de  crier  au  dehors  du  théâtre,  se  rap- 
prochent. 

Libia.  —  Il  est  temps  de  tenir  ta  promesse.  La  voilà  qui  vient 
de  ce  côté  ! 

Merlin.  Que  dis-tu? 

Libia.  —  Voyons,  défends-moi. 

Merlin.  —  Mets-toi  devant.  Tu  verras  une  action  héroïque  et 
glorieuse. 

Libia.  —  Devant? 

Merlin.  —  Pour  que  je  puisse  te  défendre,  il  faut  bien  que  je 
voie  si  elle  veut  te  dévorer. 

Minerve  paraît  tout  à  coup  sous  la  forme  d'une  bête  fauve. 
Promélhée  la  suit,  en  la  menaçant  de  ses  flèches.  La  bêle  se  met 

5  9 


08  KE\LE  DE  PARIS. 

à  chanter,  et  lui  dit  :  Ne  les  tire  pas  !  —  0  douce  voix,  que  le 
vent  m'apporte  !  s'écrie  Prométhée.  Qui  a  prononcé  ces  paroles? 
—  3Ioi,  dit  Minerve  toujours  en  chantant.  Puis  elle  se  dépouille 
de  sa  toison,  et  paraît  dans  le  même  vêtement  que  la  statue. 
L'admiration  et  la  reconnaissance  de  Prométhée  se  font  jour 
par  une  foule  d'antithèses  poétiques  :  puis  il  finit  par  dire  :  Que 
veux-tu  de  moi  ?  Miuerve  lui  répond  par  une  sorte  d'ode  : 
Je  suis  Minerve,  ô  Prométhée!  Je  t'aime,  non-seulement  parce 
que  tu  emploies  ta  vie  à  l'étude,  mais  encore  parce  que  tu 
m'as  voulu  élever  un  autel;  i)our  venir  le  témoigner  tout 
mon  contentement,  j'ai  pris  ce  déguisement  ;  demande  moi  ce 
que  tu  voudras,  je  te  le  donnerai,  que  l'objet  que  tu  désires  soit 
enfermé  dans  le  centre  avare  de  la  terre,  ou  que  la  république 
du  ciel  le  couvre  de  son  voile. 

Prométhée  lui  répond  que  son  ambition  ne  s'arrête  pas  à  sou- 
haiter ce  qui  est  sous  la  terre  ou  à  sa  surface,  et  qu'elle  s'a- 
dresse au  ciel.  —  Que  veux-tu  de  lui  ?  dit  Minerve.  —  Si  je  savais 
ce  que  les  sphères  supérieures  renferment,  réplique  Prométhée, 
je  te  dirais  ce  que  je  désire.  Dis-moi  ce  qu'il  faut  que  je  de- 
mande, pour  que  je  te  dise  ce  qu'il  faut  que  tu  me  donnes.  — 
Les  merveilles  du  ciel,  dit  Minerve,  sont  si  rares,  si  belles,  que 
tu  ne  pourrais  maintenant  en  connaître  tout  le  prix.  Mais  si  tu 
as  le  courage  de  pénétrer  avec  moi  dans  l'Alcazar  doré,  tu  ver- 
ras ce  qu'il  renferme. 

Le  courage  de  Prométhée  s'enflamme.  —  Puisque  l'u  n'as  pas 
peur,  lui  dit  Minerve,  arrache  cet  arbre  avec  ses  racines  pour 
escalader  le  ciel.  —  Dans  une  si  glorieuse  entreprise,  répond 
Prométhée ,  ta  divinité  rassure  ma  frayeur.  Et  tous  les  deux 
s'envolent  sur  le  tronc  que  Prométhée  vient  de  déraciner. 

Épiméthée,  resté  seul,  tombe  dans  une  grande  mélancolie.  Le 
sort  de  son  frère  l'élonne;  la  beauté  de  la  statue  agit  sur  lui  j 
et,  tout  entier  dominé  par  ses  sens,  il  devient  épris  d'elle  et 
pousse  des  soupirs.  Il  semble  cependant  dédaigner  le  courage, 
qui  a  fait  jusqu'alors  sa  gloire,  pour  désirer  une  vie  plus  élevée, 
plus  spirituelle.  Tout  à  coup  en  entend  une  musique  guerrière 
le  chœur  répète  derrière  le  théâtre  :  Aux  armes  !  aux  armes  ! 
guei-re  !  guerre  !  Cette  musique  militaire,  qui,  en  tout  autre 
temps,  aurait  réveillé  Épiméthée,  lui  fait  éprouver  une  sensatiou 
désagréable. 


REVUE  DE  PARIS.  99 

Alors  paraît  Pallas,  chargée  de  panaches.  Épiraéthée  lui  de- 
mande qui  elle  est.  Elle  répond  en  chantant  : — De  Jupiter  et  de 
Latone,  sœurs  du  Soleil,  Minerve  et  moi  nous  naquîmes.  Pen- 
dant notre  enfance,  nous  étions  tellement  unies  qu'on  ne  pouvait 
nous  distinguer,  et  on  prenait  pour  une  uîéme  personne  Minerve 
et  Pallas.  ÎVous  naquîmes  pareilles  en  valeur,  en  beauté,  en  gran- 
deur et  en  majesté;  nous  grandîmes  différentes  ;  elle  fut  douce 
et  moi  supeibe  ;  j'inspirai  les  combats,  elle  inspira  les  sciences. 
De  même  toi  et  Promélhée  vous  fûtes  dissemblables,  et  vous  re- 
produisîtes la  diversité  qui  était  en  nous,  excellant,  toi  dans  les 
armes,  lui  dans  l'élude.  C'est  pourquoi  ton  inclination  t'a  porté 
à  la  chasse,  qui  est  l'image  de  la  guerre.  Aussi  te  trouvai-je  in- 
grat en  te  voyant  dédier  des  autels  et  sacrifier  des  victimes  à 
une  beauté  inanimée.  Tu  subis  une  influence  étrangère.  Que  les 
trompettes  qui  me  suivent  raniment  ton  courage.  Tandis  que 
Minerve  enlève  son  disciple  au  ciel,  réponds  par  l'injure  à  sa 
flatterie.  Le  héros  que  Pallas  a  choisi  serait-il  l'adorateur  de 
Minerve?  Pallas  y  peut-elle  consentir?  Délruis  son  culte,  dis- 
perse aux  vents  et  réduis  en  poussière  sa  statue,  si  tu  neveuxm'a- 
voir  pour  ennemie.  «  Le  chœur  répète  avec  elle  :  —  Guerre  ! 
guerre  contre  Prométhée?  et  elle  disparaît. 

«  Écoute,  attends,  lui  dit  Épimélhée;  je  ne  peux  te  suivre  à 
travers  ces  racines  qui  arrêtent  mes  pas.  Comment  veux-tu 
que  je  devienne  l'ennemi  de  mon  frère?  Comment  veux-tu  que 
je  brise  cette  statue,  cette  si  belle,  si  parfaite  figure,  à  qui 
j'ofifrirais  ma  vie  et  mon  àme  pour  lui  donner  une  âme  et  une 
vie  et  vivre  ensuite  avec  elle?  Comment  pourrai-je  obéir  à 
Pallas?  Obéir  et  désobéir,  c'est  également  un  sacrilège.  N'y 
a-t-il  pas  quelque  moyen  terme  pour  plaire  à  Pallas  sans  offen- 
ser Minerve?  » 

Dès  ce  moment  on  voit  clairement  le  plan  de  la  pièce,  et  quelle 
méthaphysique  Caldéron  a  cachée  sous  sa  poésie.  Prométhée, 
c'est  la  partie  intelligente  de  notre  nature  ;  Épiméthée,  c'est  la 
partie  animale  et  subalterne.  L'un  est  lame,  l'autre  la  chair  ; 
la  même  dualité  se  continue  dans  le  ciel  et  partage  Minerve  et 
Pallas.  La  guerre  va  s'établir  entre  ces  deux  parties,  entre 
l'esprit  et  la  matière,  entie  l'homme  et  la  bête.  Voilà  certes  une 
grande  pensée,  bien  inattendue  chez  un  poète  dramatique,  et 
surtout  chez  un  poêle  espagnol.  Les  génies  les  plus  spirilualistes 


lOd  REVUE  DE  PARIS. 

ont-ils  jamais  réalisé  une  abstraction  plus  subtile  et  plus  pro- 
fonde que  celle-là?  Nous  allons  voir  avec  quel  éclat,  avec  quelle 
persévérance,  mais  aussi  avec  quelle  bizarrerie,  Caldéron  pour- 
suit son  idée. 

Tandis  qu'Épiflîélhée  se  concerte  avec  Timantes,  pour  échap- 
per à  la  dure  nécessité  de  détruire  la  statue  dont  il  est  amou- 
reux, et  que  Merlin  et  Libia  égaient  la  scène  par  leurs  bouffon- 
neries, on  voit  Apollon  descendre  des  frises  en  chantant  :  — 
Ne  crains  pas,  lumière,  de  disparaître;  si  tout  naît  pour  mourir, 
toi,  tu  meurs  pour  renaître. 

11  est  suivi  de  Minerve  et  de  Prométhée.  Minerve  demande  à  son 
élève  ce  qui  Ta  frappé  dans  ces  transparents  saphirs  qu'il  vient 
d'admirer.  Prométhée,  à  qui  la  science  avait  révélé  toutes  ces 
merveilles,  n'en  a  point  été  étonné.  Il  ne  désire  qu'une  chose, 
d'enlever  un  rayon  au  soleil  pour  appliquer  son  ardeur  à  la  ma- 
tière combustible,  et  produire  une  lumière  qui  éclaire  les  ténèbres 
de  la  nuit,  et  supplée  à  l'absence  du  soleil.  Il  ajoute  qu'il  sera  bien 
de  voir  que  celle  qui  a  donné  la  science  aux  nations  leur  donne 
aussi  la  lumière.  —  Tu  demandes  beaucoup  .  répond  Minerve; 
mais  je  veux  tout  t'accorder.  Tu  peux  dérober  un  rayon  et  le 
donner  à  la  terre.  Prométhée  se  met  alors  à  réciter  un  couplet 
scientifique,  sur  toutes  les  évolulions  du  soleil,  sur  l'écliplique 
et  le  zodiaque.  Pendant  ce  temps-là,  Apollon,  qui  est  toujours 
suspendu  à  l'autre  extrémité  de  la  frise,  continue  à  chanter  ses 
propres  louanges,  dans  un  style  où  la  science  ne  cesse  pas  de  se 
mêler  à  la  poésie.  Enfin  Prométhée  s'avance  vers  lui,  et  prend 
un  rayon  de  son  char  lumineux.  —  Apollon,  dit-il,  pardonne- 
moi  cette  offense  ;  et  toi,  Minerve,  songe  que  c'est  pour  te  con- 
sacrer ce  rayon  que  je  ie  dérobe.  Le  chœur  chante  les  louanges 
du  soleil,  Apollon  disparaît  sur  son  char,  et  Prométhée  avec  sa 
lumière.  Ainsi  finit  la  première  journée.  L'allégorie  ne  saurait 
être  plus  transparente.  C'est  l'intelligence  qui,  avec  l'aide  de  la 
science,  dérobe  au  ciel  la  lumière  de  la  vérité. 

Au  commencement  de  la  seconde  journée,  Épiméthée  et  Mer- 
lin se  glissent  dans  la  grotte  obscure  ;  Épiméthée,  voulant  plaire 
aux  deux  déesses  à  la  fois,  a  pris  le  parti  de  voler  la  statue  et  de 
la  cacher.  Merlin  l'accompagne,  comme  Leporello  accompagne 
don  Juan  aux  pieds  de  la  statue  du  commandeur.  Ses  facéties  et 
sa  peur  interrompent  Épiuiélhée  à  chaque  moment.  Il  lui  fait 


REVUE  DE  PAKIS.  101 

des  objections  et  des  pointes.  Par  un  jeu  de  mots  Intraduisible, 
il  lui  dit  :  --  Crains  la  colère  de  ta  déesse,  prends  garde  que  la 
déesse  Pallas  ne  se  change  en  déesse  Coups-de-Bàlon.  —  Pallas 
l'ignorera,  répond  Épiméliiée,  la  nuit  nous  protège.  — Crois-tu 
donc,  dit  Merlin,  que  les  déesses  puissent  ignorer  quelque  chose? 

—  Ton  objection  est  vaine,  reprend  Épiméthée,  une  déesse  qui 
est  capable  de  jalousie,  est  bien  susceptible  d'ignorance.  Il  s'a- 
vance plein  d'amour  et  de  crainte  vers  la  statue  ;  mais  il  ne  peut 
l'apercevoir,  tant  la  nuit  est  sombre.  Prométhée  survient,  te- 
nant son  rayon  :  la  clarté  qui  en  émane  étonne  Épiméthée  et  son 
compagnon.  Prométhée  entre  sans  être  vu  dans  sa  grotte,  et 
place  son  flambeau  dans  la  main  droite  de  la  statue  :  —  Je  te 
consacre  ce  rayon  de  soleil,  dit-il;  je  veux  qu'on  le  voie  dans  ta 
main,  pour  que  les  habitants  de  ces  campagnes  sentent  leur  foi 
s'accroître,  t'attribuent  ce  bienfait,  et  t'élèvent  un  temple  où  je 
couvrirai  tes  autels  de  sacrifices.  Puis  il  sort.  Épiméthée  et  Mer- 
lin, restés  seuls,  s'approchent  de  la  statue,  que  la  lumière  leur 
permet  d'apercevoir  ;  mais,  au  moment  où  ils  vont  mettre  la 
main  sur  elle,  la  statue  parle  :  —  Arrière,  sacrilèges  !  craignez 
de  me  toucher.  Comme  Leporello,  Merlin  tremble  de  peur;  Épi- 
méthée, plus  surpris  qu'effrayé,  s'écrie  :  —  0  prodige  !  quel 
m)uvel  esprit  l'anime?  quelle  flamme  lui  a  soufflé  la  vie?  Le 
chœur  répète  derrière  le  théâtre  :  Apprenez  par  là  que  qui  donne 
la  science  donne  aussi  la  voix  à  l'argile,  et  la  lumière  à  l'àme. 

—  Qu'est-ce,  Merlin?  dit  Épiméthée. 

—  Ce  que  c'est?  répond  Merlin,  c'est  madame  la  statue,  ma 
maîtresse,  qui  chante  comme  une  véritable  personne,  qui  marche, 
qui  souffle,  qui  respire. 

—  Le  grand  Jupiter  me  protège  !  s'écrie  Épiméthée. 

—  Et  moi,  le  grand  Bacchus,  dit  Merlin  :  et  faisant  encore 
un  jeu  de  mots  intraduisible,  car  cette  divinité  m'est  plus  dé- 
vouée, puisque,  seule  entre  toutes,  elle  est  la  divinité  de  la  bou- 
teille. 

Épiméthée  se  hasarde  alors  à  faire  sa  déclaration  à  la  statue  : 

—  Depuis  le  jour  où  je  te  vis,  lui  dit-il,  lu  es  l'âme  de  ma  vie. 

—  La  statue  ne  comprend  rien  à  sa  galanterie.  —  Si  le  feu  qui 
m'a  donné  la  vie  t'ajjparlient,  répond-elle,  viens  essayer  de 
l'éteindre.— rs'approche  pas,  s'écrie  Épiméthée,  n'approche  pas. 
Éloigne  cette  flamme,  éloigne-la.  Ce  qui  m'éclaire  m'empêche 

9. 


102  REVUE  DE  PARIS. 

de  voir.  —  Puis  il  sort  de  la  grotte,  frappé  de  stupeur,  et  con- 
tinuant à  faire  de  la  métaphysique  sur  ce  feu  qui  unit  les  qua- 
lités contraires,  qui  est  comme  un  glaçon,  et  qui  cependant 
brûle. 

On  entend  au  dehors  la  voix  de  Proraéthée,  qui  appelle  les 
bergers  des  montagnes,  pour  leur  faire  admirer  sa  précieuse 
découverte.  Épimélhée  joint  sa  voix  à  la  sienne,  et  le  chœur  ré- 
pète :  Apprenez  que  qui  donne  la  science,  donne  aussi  la  voix  à 
l'argile  et  la  lumière  à  l'âme. 

La  statue,  qui  s'est  mise  à  marcher,  sort  de  la  grotte,  et  parle  : 
—  Un  bruit  harmonieux,  dit-elle,  trouble  la  terre,  le  feu  et  l'eau. 
Qui  suis-je,  dieux!  moi  qui  jette  une  si  grande  confusion  dans 
le  monde?  » 

Prométhée  accourt:  «  0  ciel,  quelle  merveille!  Quevois-je? 
Minervesacrée!— Qu'entends-je?  répond  la  statue;  moi,  Minerve 
sacrée?— Pourquoi  t'offenses-lu  de  mon  amour?  s'écrie  Promé- 
thée; pourquoi  as-tu  pris  le  rayon  dont  j'avais  fait  présent  à  ton 
image?  —  De  quel  rayon,  de  quelle  image  parles-tu? Qu'est-ce? 
Que  se  passe-t-il  en  moi?—  Je  l'avais  rais  dans  la  main  de  la 
statue  pour  l'honorer.  Pourquoi  l'as-tu  pris  ?  Pourquoi  es-tu  en 
colùre  contre  celui  qui  t'adore  ? 

Tout  ce  passage  est  d'une  poésie  pleine  de  grandeur  et  de 
grâce  tout  ensemble.  Le  feu  que  Prométhée  avait  mis  dans  la 
main  de  la  statue  est  passé  dans  son  sein,  et  lui  a  fait  une  âme  : 
la  statue  s'éveille  à  la  vie  ;  elle  prend  Prométhée  pour  une  illu- 
sion. Proraéthée,  qui  croit  que  c'est  à  Minerve  elle-même  qu'il 
parle,  ne  peut  comprendre  pourquoi  elle  refuse  de  le  recon- 
naître, et  la  supplie  de  lui  être  propice  comme  autrefois.  Enfin, 
éclairée  par  Prométhée,  et  par  une  voix  intérieure  qu'elle  ne  peut 
détînir,  la  statue  s'écrie  avec  le  chœur  —  Qui  donne  les  scien- 
ces, donne  la  voix  à  l'argile  et  la  lumière  à  l'âme,  Proraéthée 
répète  ces  vers  après  elle,  et  s'écrie  :  —  0  moralité  enveloppée 
dans  cet  enseignement  fabuleux,  que  de  choses  tu  me  dis  !  — 
Il  appelle  de  nouveau  les  chœurs,  et  on  entend  Épimélhée  qui 
répète  en  dehors  :  —  Bergers  de  ces  montagnes,  secouez  votre 
doux  sommeil  ;  quittez,  quittez  vos  cabanes;  accourez,  accou- 
rez tous  !  —  Les  voix  répondent  de  toutes  parts  :  —  Qui  nous 
cherche  ?  qui  nous  appelle? 

Épimélhée  entre  suivi  de  Timantes,  de  Libia  et  des  bergers  j 


REME  DE  PARIS.  103 

il  leur  dit  :  —  Épimélhée  peut  vous  montrer  un  plus  grand  pro- 
dige que  celui  pour  lequel  Promélhée  vous  a  appelés.  S'il  vous 
a  invités  à  vt»ir  la  statue  morte,  moi,  je  vous  invite  à  voir  la 
statue  vivante.  Merlin  ajoute  :  —  Venez  tous.  Bien  certainement 
la  Nuit  vous  fait  la  cour,  madame  la  statue,  ma  maîtresse  j  car 
elle  ne  nous  empêche  pas  de  vous  voir.  —  Tout  le  monde  s'é- 
tonne de  voir  pour  la  première  fols  une  clarté  inconnue  briller 
dans  les  ténèbres,  avant  que  naisse  Taurore.  Le  chœur  répète  : 
«  Celle  qui  donne  les  sciences,  donne  la  voix  à  l'argile  et  la  lu- 
mière à  l'àme.  »  Les  bergers  adorent  ce  mystérieux  bienfait  j 
mais  ils  sont  troublés  par  de  nouveaux  cris  :  «  Guerre  !  guerre! 
Aux  armes  !  aux  armes  !  »  Épiméthée  reconnaît  le  cri  de  Pallas, 
et  se  souvient  de  sa  colère.  En  vain  la  statue  le  rassure.  Les  cris 
se  font  entendre  plus  fort  que  jamais  ;  le  chœur  ne  peut  les  cou- 
vrir avec  sa  phrase  religieuse.  La  statue  dit  que  le  feu  est  le 
principe  du  bien  et  du  mal,  le  symbole  de  la  paix  et  de  la 
guerre,  et,  après  avoir  ajouté  que  la  statue  de  Prométhée  est 
l'image  de  la  nature  humaine,  elle  sort.  Le  chœur  veut  inutile- 
ment la  retenir  par  ses  prières  et  en  répétant  son  chant  d'espé- 
rance :  les  cris  contraires  étouffent  sa  voix  et  dispersent  tout  le 
monde. 

Entre  la  Discorde,  chantant  un  récitatif.  Les  dieux  chantent 
dans  cette  pièce,  et  les  hommes  parlent  :  «  Guerre  !  guerre  !  s'é- 
crie la  Discorde.  On  n'a  jamais  vu  la  guerre  sans  la  Discorde.  >» 
Pallas  la  rejoint  bientôt,  et  lui  raconte  qu'Épiméthée  refuse  de 
lui  obéir  et  de  détruire  cette  statue  faite  en  l'honneur  de  Minerve, 
et  qui  est  maintenant  animée  j  que  tout  le  Caucase  va  rendre 
hommage  à  cette  création  merveilleuse  ;  que  déjà  la  foule  la 
salue  du  nom  de  Pandore,  ce  qui  veut  dire  la  providence  du 
temps  (il  ne  paraît  pas  que  Caldéron  eût  une  grande  connais- 
sance de  la  langue  grecque  ).  Pallas  confie  sa  vengeance  à  la 
Discorde,  la  séditieuse  déesse  qui  sème  les  haines  et  les  aver- 
sions. —  Puisque  Minerve  allume  le  feu,  dil  Pallas,  et  que  moi 
je  verse  le  sang,  tu  verras  non-seulement  l'univers,  mais  encore 
le  Caucase  mis  à  feu  et  à  sang.  —  Oui,  répond  la  Discorde,  je 
le  servirai;  je  nie  mêlerai  aux  villageois  qui  vont  adorer  Pan- 
dore, je  joindrai  ma  voix  aux  leurs,  et  je  lui  offrirai  dans  une 
urne  les  présents  de  la  Discorde.  Je  remplirai  l'air  de  vénéneu- 
ses vapeurSj  et  les  âmes  d'une  rivalité  furieuse.  —  Moi,  réplique 


1Ô4  REVUE  DE  PARIS. 

Pallas,  je  vais  dire  à  Apollon  de  compter  ses  rayons,  pour  qu'il 
s'aperçoive  du  vol  qu'on  lui  a  fait  et  qu'il  reprenne  le  feu  à  ceux 
qui  le  lui  ont  dérobé.  —  Les  derniers  cris  de  sa  colère  sont  cou- 
verts par  le  chœur  qui  arrive  en  chantant  :  «  A  la  fête  !  à  la  fêle  ! 
bergers!  bergers,  venez  à  la  fête!  Venez  porter  vos  oflFrandes 
à  la  déesse  de  ces  monlagnes,  pour  la  remeitier  de  nous  avoir 
donné  le  feu  !  Que  la  terre  lui  offre  ses  fleurs,  l'eau  ses  perles, 
l'air  ses  oiseaux,  l'écho  ses  acclamations  !  » 

Les  bergers  et  les  bergères  chantent  et  dansent  en  répétant  ce 
couplet;  ils  sont  suivis  de  Timanles,  de  Merlin,  deLibia  ;  Promé- 
thée,  Épiméthée  et  la  statue  enlrent  d'un  autre  côté.  Merlin  veut 
parler  le  premier  à  la  statue,  dont  il  défigure  le  nom  par  mille 
pointes.  Lihia  le  reprend  ;  le  chœur  redit  son  couplet.  Au  milieu 
de  ses  danses,  survient  la  Discorde,  vêtue  en  villageoise,  et  con- 
fondue dans  la  foule.  Timantes,  qui,  en  sa  qualité  de  vieillard, 
est  le  grand-prêtre,  choisit  pour  autel  un  rocher,  et  chacun 
vient  y  déposer  son  offrande,  en  récitant  des  vers  d'une  poésie 
étincelante.  Libia  offre  des  fleurs-;  une  bergère,  des  perles  ;  une 
autre,  des  oiseaux.  La  Discorde  vient  ù  son  tour  offrir  son  urne, 
dans  laquelle  il  y  a  plus,  dit-elle,  que  dans  l'écho,  l'air,  l'eau  et 
la  terre.  A  chaque  offrande,  le  chœur  recommence  ses  chants. 
La  statue  remercie  les  villageois,  et  se  dit  indigne  de  leur  culte. 
Timantes  répond  que  par  elle  tous  les  hommes  participent  du 
ciel,  que  Minerve  lui  a  donn^  son  corps,  et  Apollon  sou  âme, 
et  que,  si  elle  n'est  pas  déesse,  elle  doit  être  au  moins  comptée 
parmi  les  demi-dieux. 

Mais  alors  s'élève  un  débat  inattendu.  Épiméthée  veut  être 
aimé  par  la  statue;  il  fait  valoir  ses  droits.  La  statue  s'étonne, 
et  croit  que  c'est  à  Prométhée  qu'elle  doit  la  vie.  La  discussion 
s'anime  entre  les  deux  frères  ;  c'est  la  présence  de  la  Discorde 
qui  les  excite  à  leur  insu.  Qui  l'emportera  de  Tesprit  ou  de  la 
matière?  A  qui  sera  cette  statue,  cette  Pandore,  qui  est  l'image 
même  de  l'humanité?  Les  deux  frères  se  détient.  Épiméthée  pro- 
voque Prométhée  au  combat.  —  Je  ne  sais  pas  combattre,  répond 
Prométhée,  je  sais  penser  !  —  La  statue  veut  les  apaiser,  et 
pour  distribuer  ses  dons  à  tout  le  monde,  elle  ouvre  l'urne  do- 
rée qui  a  été  déposée  à  ses  pieds.  Il  en  sort  une  fumée  qui  effraie 
tout  le  monde.  La  Discorde  se  montre  alors  et  dit  :  «  Puisque 
vous  avez  volé  le  feu,  poiirquoi  la  fumée  vous  étonne-t-elle? 


REVUE  DE  PARIS.  105 

Ne  savez-YOus  pas  qu'il  n'y  a  pas  de  feu  sans  fumée?  —  La  co- 
lère que  tu  m'inspires,  s'écrie  Épiméthée,  étouffe  ma  crainte  ! 
—  Je  te  châtierai  le  premier,  répond  Prométhée  que  la  Discorde 
a  mis  hors  de  lui-même.  »  Le  chœur  partage  leur  fureur  instan- 
tanée, et  se  sépare  en  deux  partis.  D'un  côté  on  entend  :  a  Qu'il 
meure  de  tes  mains,  Prométhée!»  De  l'autre:  «Épiméthée, 
qu'il  meure  de  tes  mains.  »  La  Discorde  leur  répond  :  a  Pour 
punir  ce  vol  sacrilège,  et  ce  sacrilège  culte,  je  vous  ai  fait  pré- 
sent de  ces  dissensions,-  toi,  Épiméthée,  tu  aimeras  ce  que  lu 
as  ahhorré  ;  toi,  Prométhée,  tu  abhorreras  ce  que  tu  as  aimé.  » 
Puis  elle  disparaît,  laissant  la  confusion  après  elle.  Un  tremble- 
ment de  terre  se  fait  sentir.  Les  ombres  enveloppent  le  théâtre. 
La  frayeur  gagne  tout  le  monde.  limantes  invite  le  chœur  à  ré- 
péter avec  lui  :  «  Grâce,  dieux  souverains  ;  pitié,  souverains 
cieux!  —  Je  vais  sacrifier  à  Pallas,  dit  Épiméthée.  —  Et  moi  à 
Minerve,  s'écrie  Prométhée,  pour  qu'elle  détourne  la  colère 
d'Apollon  !  —Viens  avec  moi  !  dit  Épiméthée  à  la  statue.  —  Moi 
avec  toi!  répond-elle;  j'aimerais  mieux  me  précipiter  dans  la 
mer  du  haut  de  ce  rocher  élevé.  Je  vais  suivre  Prométhée  aux 
autels  de  Minerve.  Non,  réplique  Prométhée,  dont  la  raison  est 
troublée,  ne  viens  pas  avec  moi,  monstre  redoutable  ;  j'éprouve 
pour  toi  une  telle  horreur,  une  telle  aversion....»  Il  ne  peut 
achever,  tant  il  est  agité,  et  sort  plein  de  désespoir.  —  Tu  vas 
à  lui  qui  te  hait,  dit  Épiméthée  à  la  statue,  et  tu  ne  veux  pas 
venir  avec  moi,  qui  l'aime  !  La  statue  répond  :  «  Forcée  de  choi- 
sir entre  ces  deux  extrémités,  j'aime  mieux  suivre  celui  que 
j'aime  et  qui  me  hait,  que  celui  que  je  hais  et  qui  m'aime!  » 
Le  tremblement  de  terre  recommence  ;  le  chœur  et  la  musique 
implorent  de  nouveau  la  pitié  des  dieux.  Épiméthée,  au  déses- 
poir, cherche  un  moyen  qui  le  venge  de  la  statue  sur  la  per- 
sonne de  Prométhée.  Le  chœur  reprend  :  a  Grâce,  dieux  souve- 
rains! Pitié,  souverains  cieux!  »  C'est  la  fin  de  la  seconde  journée. 
La  troisième  journée  s'ouvre  au  milieu  des  mêmes  cris  qui 
ont  terminé  la  précédente  ;  puis  paraissent  Apollon  et  Pallas  en 
chantant  :  «  Quelle  grâce,  quelle  pitié,  dit  Apollon,  espère  celui 
qui  m'a  offensé  en  usurpant  l'éclat  de  ma  lumière?  Mon  indi- 
gnation est  telle  que  je  veux  que  tous  les  complices  de  ce  vol 

périssent Je  m'armerai  contre  eux  ;  je  veux  être  soldat  pour 

Pallas.  puisque  j'ai  bien  été  pasteur  cî'.ez  Admète  pour  Climène. 


106  REVUE  DE  PARIS. 

—  J'ai  été  horriblement  offensée,  répond  Pallas,  de  voir  que 
Minerve  ait  introduit  ce  traître  dans  ta  sphère.  »  Alors  les  deux 
divinités  conspirent  Textermination  de  tous  les  adorateurs  du 
feu  et  de  Minerve,  et  célèbrent  à  l'avance  leur  vicloire.  Mais 
Minerve  paraît  et  dit  :  «  Non,  leur  fin  n'est  pas  venue  !  —  Pour- 
quoi, méchante,  lui  répond  Apollon,  est-tu  venue  m'enlever  un 
rayon  de  ma  lumière  pour  en  orner  ta  statue?  —  Que  t'importe? 
dit  Minerve,  la  lumière  ne  t'appartient-elle  pas  toujours?  —  Tu 
dis  vrai  ;  il  n'y  a  pas  de  lumière  qui  ne  procède  de  moi.  —  C'est 
une  trahison,  réplique  Pallas,  de  s'attribuer  ce  bienfait  qui  est 
ta  propriété.  —  Tu  dis  vrai  aussi,  répond  Apollon.  »  Le  débat 
se  poursuit  ainsi  ;  et,  au  milieu  des  deux  sœurs  qui  i)laidenl  le 
pour  et  le  contre,  Apollon  est  toujours  de  l'avis  de  celle  qui  a 
parlé  la  dernière.  On  dirait  un  dialogue  de  Lucien,  oii  le  dieu  de 
la  lumière  jouerait  un  rôle  comique.  Les  deux  sœurs  se  défient 
au  combat,  comme  tout  à  l'heure  les  deux  frères,  et  Apollon, 
ne  sachant  comment  les  apaiser,  prend  le  parti  de  s'en  aller 
sans  avoir  rien  résolu. 

On  entend  Épimélhée  convier  les  bergers  au  sacrifice  qu'il 
veut  faire  à  Pallas.  Pallas  va  du  côté  où  la  voix  d'Épiméthée 
l'appelle.  Alors  c'est  la  voix  de  Prométhée  qui  se  fait  entendre 
pour  annoncer  le  sacrifice  en  l'honneur  de  Minerve.  Troublé 
par  la  Discorde,  Prométhée  ne  sait  plus  ce  qu'il  sent,  ni  ce  qu'il 
dit.  Le  désespoir,  le  doute,  le  regret,  l'agitent  tour  à  tour  ;  il 
maudit  le  moment  où  l'idée  de  faire  une  statue  lui  est  venue,  le 
moment  où  Minerve  l'a  enlevé  dans  le  ciel,  le  moment  où  il  a 
ravi  ce  feu  qui  a  animé  la  statue  ;  et  il  ne  demande  plus  au  Cau- 
case qu'à  lui  servir  de  tombeau.  Ce  morceau  est  d'une  admira- 
ble poésie  ;  le  style  et  la  pensée,  tout  en  est  grand.  L'homme  de 
génie  souffre  les  tourments  attachés  à  sa  création  ;  c'est  une 
condition  de  tous  les  esprits  qui  marchent  en  avant  de  l'huma- 
nité de  rencontrer  le  désespoir  et  le  malheur  sur  leur  roule.  En 
Espagne,  plus  que  dans  aucun  autre  pays,  le  génie  a  été  ac- 
cueilli par  la  défiance  des  hommes.  Christophe  Colomb  et  Cortez 
sont  morts  en  exil,  et  Balboa  a  péri  sur  l'échafaud. 

Mais  Minerve  n'abandonne  pas  son  élève  j  elle  chante  :  ^<  At- 
tends, écoute,  espère;  tu  sauras  qu'il  n'y  a  rien  à  craindre  de  la 
colère  d'Apollon  «  Prométhée  ne  reconnaît  plus  la  voix  de  sa 
protectrice.  En  vain  Minerve  lui  dit  :  «  Je  ne  suis  pas  comme  la 


REVUE  DE  PARIS.  107 

Discorde,  cette  divinité  bâtarde,  fille  de  Plutoii,  et  qui  a  appris 
de  lui  à  mentir;  je  ne  peux  te  tromper  !  «  Prométhée  ne  croit 
plus  à  elle.  La  déesse  veut  cependant  le  protéger  maljjré  lui. 
Elle  sort,  et  Prométhée  après  elle. 

Épiméthée,  toujours  accompajîné  de  Merlin,  revient  dans  la 
{ïrotle  pour  séduire  la  statue.  Il  ouvre  la  retraite  où  il  croit 
qu'elle  est  cachée,  et  se  met  à  lui  peindre  sa  violente  passion. 
La  statue  no  répond  pas.  Épiméthée  ne  sait  à  quoi  attribuer  son 
silence;  il  la  supplie  inutilement  de  parler.  Merlin  se  joint  à 
lui,  et  ses  bouffonneries  n'ont  pas  un  meilleur  succès.  Tandis 
qu'Épiméthée  se  consume  à  implorer  celle  qu'il  aime,  il  voit 
une  autre  Minerve  toute  semblable  apparaître  dans  un  autre 
endroit  de  la  ^frotte.  «  Qu'aperçois-je?  s'écrie-t-il  ;  une  ici,  une 
lu?  Qu'est  cela?  —  C'est,  dit  Merlin,  comme  une  dépêche  des 
Indes  dont  on  a  fait  deux  exemplaires.  »  Il  ne  faut  pas  oublier 
que  la  statue  a  été  façonnée  à  l'image  de  Minerve,  si  Ton  veut 
suivre  le  fîl  embrouillé  de  Tintrigue.  La  vraie  Minerve  a  pris  la 
place  de  la  statue  pour  écouter  ce  que  dit  Épiméthée.  Épiméthée 
ne  sait  à  qui  entendre.  Pour  redoubler  sa  perplexité  ,  celle  qu'il 
croit  être  la  statue  disparaît,  et  il  se  trouve  seul  avec  celle  qu'il 
prend  pour  Minerve.  Cependant  celle  qui  reste  est  la  mortelle; 
elle  accable  Épiméthée  de  reproches  et  d'injures  capables  de  lui 
faire  comprendre  qu'elle  n'est  pas  une  divinité.  Mais  Épiméthée, 
interdit  de  tant  de  prodiges,  ne  peut  que  répondre  à  ce  qu'on  lui 
dit  :  «  Je  ne  sais;  «  et  il  s'en  va,  suivi  du  fidèle  Merlin.  La  sta- 
tue pense  alors  à  Prométhée  ;  elle  ne  sait  où  il  s'est  retiré. 

Prométhée  arrive  bientôt  ;  par  une  méprise  toute  semblable  à 
celle  de  son  frère,  il  croit  parler  à  la  déesse  et  lui  demande  par- 
don. La  pauvre  statue,  qui  aime  Prométhée,  est  si  contente 
qu'elle  lui  ouvre  ses  bras.  Reconnaissant  son  erreur  à  ce  signe, 
Prométhée,  sur  qui  les  sortilèges  de  la  Discorde  agissent  tou- 
jours, éprouve  une  horreur  involontaire  pour  sa  bien-aimée;  il 
lui  attribue  tous  ses  malheurs  et  lui  défend  de  l'approcher.  Elle 
lui  demande  la  cause  de  ce  changement  et  de  son  trouble,  Pro- 
méthée dit  comme  Épiméihée  disait  tout  à  l'heure  :  «  Je  ne 
sais.  «  La  statue  continue  à  l'interroger  ;  il  ne  répond  que  par 
le  désespoir  ;  elle  veut  le  calmer,  il  lui  crie  :  «  Arrière  î  »  Elle  ne 
peut  comprendre  ce  qui  l'agite.  «  Je  ne  le  sais  pas  moi-même, 
lui  dit  Prométhée.  Si  je  te  contemple  comme  une  divinité,  je 


103  RtVL'E  DE  PÀKIS. 

Tadore;  j'aime  ta  beauté,  je  vénère  ta  sagesse,  j'admire  tes 
merveilles,  mais  je  liais  la  réunion  de  tous  ces  attributs  ;  il  y  a 
un  autre  moi  qui  sans  moi  commande  en  moi  plus  que  moi- 
même  !  »  Ces  vers  rappellent  ceux  que  Molière  a  prêtés  à  Sosie; 
ils  les  ont  peut-être  inspirés. 

La  Discorde  agite  aussi  les  hommes  au  dehors  du  théâtre,  et 
Ton  entend  les  deux  partis  ennemis  crier  :  Aux  armes  !  Les  uns 
proclament  le  nom  de  Promélhée,  les  autres  celui  d'Épiméthée. 
Prométhée  ju{îe  son  parti  di'sespéré  ;  il  appelle  quelques  fidèles  à 
mourir  avec  lui.  «  Je  veux  mou:ir  avec  toi,  dit  la  statue;  tes 
dédains  ne  m'empêcheront  pas  de  m'associer  à  ta  fortune.  «  Ils 
sortent  tous  deux.  Timanles  prend  le  commandement  du  parti 
de  Prométhée  ;  Épimélhée  s'avance  contre  lui  à  la  tête  des  sien?. 
Timantes  dit  que  la  cause  de  Prométhée  est  celle  de  la  raison 
et  de  rinteHi(;ence  ;  Épimélhée  répond  que  ce  n'est  pas  le  temps 
de  raisonner,  mais  de  combattre.  Il  harangue  ses  troupes.  Pro- 
méthée revient  avec  la  statue.  A  leur  vue,  Timantes  dit  aux 
siens  que,  bien  qu'inférieurs  en  nombre,  ils  sont  sûrs  de  la  vic- 
loire. 

Un  bruit  extraordinaire  suspend  le  combat.  C'est  la  Discorde 
qui  accourt  en  chantant  :  «  Suspendez  vos  épées  ;  la  meilleure 
victoire  est  celle  qu'on  remporte  sans  verser  le  sang.  Je  viens 
vous  parler  au  nom  des  dieux.  Tous  avez,  dans  votre  naissante 
politique,  deux  lois,  l'une  qui  condamne  à  mort  l'humicide, 
l'autre  qui  châtie  le  larron.  Oui  a  commis  un  vol  plus  sacrilège 
que  celui  qui  a  dérobé  le  feu  dans  l'Alcazar  du  soleil?  Jupiter, 
voyant  qu'Apollon  ne  peut  prononcer  entre  Pallas  et  Minerve, 
ses  deux  sœurs,  confie  à  vos  lois  le  soin  de  punir  le  voleur.  En- 
fermez-le dans  une  obscure  prison.  Mais,  pour  satisfaire  complè- 
tement Apollon,  il  faut  sacrifierla  statue.  Elle  a  vécu  de  son  feu, 
que  par  son  feu  la  justice  la  fasse  mourir;  aussi  bien  elle  est 
homicide,  celle  qui  lue  par  l'amour.  Si  vous  n'exécutez  pas  ces 
deux  décrets,  que  les  complices  de  ces  deux  crimes  redoutent  la 
fureur  de  Jupiter!  Il  allumera  l'incendie  au  sein  du  Caucase, 
comme  au  sein  de  l'Etna,  du  Mongibel  ou  du  Vésuve;  il  vous 
réduira  en  cendres  et  dispersera  votre  poussière  dans  l'air. 
Craignez  donc  sa  colère.  » 

Tout  se  soumet  h  cet  ars-èt  divin.  Prométliée  dit  en  montrant 
la  statue  ••  "  Je  ne  refuse  pus  de  donner  ma  vie  pour  racheter 


REVLt  bL  PAHiS.  109 

celle  de  cette  beauté  infortunée  ;  ce  n'est  pas  Taraoup  qui  me  fait 
parler.  Mais  elle  est  femme  ;  je  suis  noble,  et  je  ne  fais  que  mon 
devoir.  Allons,  Timantes.  mourons  des  mains  du  courage  et 
non  de  celles  de  l'infamie  '  '^  Le  vieux  limantes  n'ose  plus  sou- 
tenir Prométhée  que  les  dieux  ont  condamné  par  la  bouche  de 
leur  messagère.  Le  peuple  tout  enlier  se  déclare  contre  lui  et 
contre  la  statue,  et  on  s'empare  d'eux.  —  Il  faut  leur  couvrir 
la  tête,  dit  Épiméthée.  pour  qu'ils  n'excitent  pas  la  compas- 
sion du  peuple.  Conduisez-les  au  temple  de  Saturne,  où  l'on 
préparera  la  prison  et  le  sacrifice.  Mais  non,  revenez;  il 
ne  faut  donner  lieu  à  aucun  tumulte.  Il  vaut  ntieux  qu'ils 
subissent  leur  châtiment  ici  même,  sur  la  crête  de  cette  mon- 
tagne, où  ils  ont  commis  leur  crime.  Et  aussitôt  toute  la  foule 
disparaît. 

Minerve  entre  en  chantant  :  Dieu  tonnant,  comment  permets- 
tu  qu'on  répare  une  faute  i)ar  une  autre  plus  grave?  Le  crime 
delà  Discorde,  qui  vole  ta  voix,  n'est-il  pas  plus  grand  que  celui 
de  Prométhée  qui  a  volé  un  pauvre  rayon  de  soleil  ?  Vn  vol  doit- 
il  être  moins  puni  qu'ime  trahison?  Je  vais  porter  cette  juste 
plainte  à  ton  trône  suprême.  —  Tu  n'y  arriveras  pas  avant  le 
supplice  de  ton  élève,  dit  Pallas  qui  survient  —  Je  saurai  dé- 
jouer tes  trames,  reprend  Minerve.  —  Tu  te  mesurerais  avec 
Pallas,  réplique  celle-ci.  —  Les  deux  divinités  luttent  ensem- 
ble. —  Sais-tu  bien,  dit  Pallas!  que  je  suis,  avec  Mars,  la  di- 
vinité des  armes  !  —  Je  suis  celle  des  lettres,  dit  Minerve;  on 
verra  que  la  force  de  la  raison  remporte  sur  celle  du  bras. 
Lâche-moi.  méchante  !  —  Je  n'ai  pu.  hélas  !  l'empêcher,  s'écria 
Pallas  qui  voit  Minerve  s'envoler  vers  le  ciel.  La  Discorde  vient 
la  consoler  et  lui  faire  espérer  que  le  supplice  sera  con- 
sommé avant  que  Minerve  n'ait  pu  atteindre  la  demeure  de 
Jupiter. 

En  effet,  on  voit  venir  Prométhée  et  la  L^tatue,  la  tète  cou- 
verte d'un  voile,  suivis  d'hommes  et  de  femmes.  Épiméthée, 
Merlin  et  Timantes  entrent  d'im  autre  côté.  —  Qu'ai-je  vu  !  di- 
sent les  deux  victime-!;  le  bien  changé  en  mal.  et  le  mal  en 
pire  !  —  Le  chœur  réi)èle  ce  chant  de  désespoir.  Ejiiméthée  se 
dit  à  lui-même  qu'il  n'est  pas  re'^ponsable  de  leur  mort;  il  en 
rejette  la  chanje  sur  la  Fatalité.  l'allas  et  la  Discorde  se  réjouis- 
sent. Prométhée  et  la  statue  plaignent  réciproquement  leur  in- 
5  10 


110  REVUE  DE  PARIS. 

fortune  ;  le  chœur  se  lamente  avec   eux.  Épiméthée  donne  le 
signal  de  rexécution. 

Mais  tout  à  coup  Apollon  paraît,  et  apporte  le  pardon  que  Mi- 
nerve a  obtenu  de  Jupiter  ;  il  trouve  lui-même  son  plaisir  à 
dissiper  la  fumée  dont  la  Discorde  a  obscurci  la  vérité,  et  il 
engage  le  chœur  à  changer  son  chant  funèbre  en  un  hymne  de 
joie.  Le  chœur  chante  :  —  Heureux  qui  a  vu  le  mal  changé  en 
bien,  et  le  bien  en  mieux!  —  A  travers  les  cris  de  Proraélhée, 
qui  revient  à  la  raison  pour  épouser  Pandore,  à  travers  les  fa- 
céties de  Merlin,  qui  se  marie  avec  Libia,  le  chœur  reproduit 
plusieurs  fois  cette  phrase,  qui  termine  la  comédie. 

Nous  n'avons  pas  de  longues  observations  à  faire  sur  cette 
composition.  Son  étrangeté  pourra  d'abord  étonner  plus  que  le 
reste;  mais  dans  ces  derniers  temps  nous  avons  assez  vu  de  cho- 
ses étranges  qui  n'avaient  aucun  sens,  pour  que  nous  devions 
faire  attention  à  celte  énorme  bizarrerie  de  Caldéron,  qui  a  un 
sens  très-élevé.  Le  poêle  espagnol  a  rapproché  avec  une  grande 
hardiesse  les  fables  différentes  que  Tantiquité  nous  a  laissées, 
ausujetdeProméthée,  d'Épiméthée  et  de  Pandore;  mais,  comme 
cela  devait  être,  il  a  élagué  la  pensée  de  la  révolte  et  du  blas- 
phème qui  domine  dans  toutes  ces  traditions;  il  a  substituée 
cette  idée,  qui  ne  pouvait  venir  à  un  Espagnol  du  xviio  siècle, 
une  idée  évidemment  chrétienne.  Au  lieu  de  faire  sortir  des  ro- 
chers du  Caucase  une  protestation  hautaine  contre  les  dieux 
du  passé,  il  nous  y  a  donné  le  spectacle  de  cette  rivalité  de  l'es- 
prit et  de  la  matière  que  le  christianisme  a  consacré,  il  nous  a 
montré  les  combats  que  le  génie  livre  contre  la  nature  pour 
émanciper  l'homme,  et  la  lutte  que  l'intelligence  soutient  con- 
tre les  sens  pour  s'affranchir  de  leur  empire.  Puissante  par  la 
conception,  cette  œuvre  n'est  pas  moins  surprenante  sous  le 
rapport  de  la  forme;  faire  tenir  une  pensée  si  élevée  dans  un 
cadre  si  étroit,  mêler  les  dieux,  les  hommes,  les  bouffons,  sans 
que  la  poésie  y  perde  un  seul  moment,  est  un  effort  au-dessus 
des  facultés  ordinaires  ;  et  il  ne  faut  pas  moins  qu'un  grand 
génie  pour  y  réussir.  Depuis  quelques  années,  notre  littérature 
a  envié  l'imagination  des  poètes  espagnols  ;  elle  a  pris  un  reflet 
de  leurs  images;  elle  a  voulu  imiter  la  richesse  et  la  couleur  de 
leurs  inventions.  Il  y  a  aujourd'hui  un  nouveau  progrès  à  ac- 
complir dans  l'étude  et  dans  l'imitation  de  ces  beaux  génies  j 


REVUE  DE  PARIS.  111 

il  faut  voir  le  rôle  que  la  raison  joue  dans  cet  art  qu'on  a  ac- 
cusé de  matérialisme,  et  faire  en  sorte  que  la  France,  qui  se 
pique  de  présider  au  développement  de  l'esprit  européen,  ne 
montre  pas  moins  d'intelligence  dans  sa  littérature  que  l'Es- 
pagne, nation  de  tout  temps  arriérée  ,  n'en  a  mis  dans  la 
sienne. 

La  pensée  philosophique  qui  anime  toute  une  génération  nou- 
velle, ne  peut  manquer  d'ajouter  à  l'éclat  et  à  l'élévation  de  no- 
tre littérature.  Parmi  les  hommes  qui  doivent  illustrer  cette 
école  naissante,  M.  Edgar  Ouinet  a  marqué  sa  place  au  pre- 
mier rang.  Le  poëme  de  Proniéthée  avancera,  sans  aucun 
doute,  la  question  qui  se  débat  aujourd'hui  entre  les  artistes  ma- 
térialistes et  ceux  qui  veulent  relever  le  spiritualisme  du  vieil 
esprit  français.  Dans  ce  poème,  M.  Edgar  Quinet  ne  s'est  point 
attaché  aux  traces  de  Caldéron  :  il  a  voulu  rivaliser  avec  lui 
non  pas  de  fantaisie  et  de  caprice,  mais  de  raison  et  de  profon- 
deur ;  négligeant  toutes  les  imitations  modernes,  il  est  remonté 
directement  à  la  source  pure  de  l'art  grec.  Nous  ferons  voir, 
dans  un  prochain  article,  comment  il  a  su  allier  l'auguste 
simplicité  de  cet  art  antique  avec  la  hauteur  des  idées  mo- 
dernes. 

H.   FORTOUL. 


Critiqua  Cittaairf. 


Cliavornay*  —  La  Cliasse  aux  Fantdmest 
lie  tierpeut  sous  ruerlie* 


Il  y  a  eu  à  toutes  les  époques  deux  publics,  l'un  curieux  seu- 
lement de  récils  grotesques  ou  terribles,  lisant  avec  le  même 
amour  Geneviève  de  Brabant  ou  M.  Dupont;  l'autre  cultivé, 
subtil,  passionné  pour  Tart  et  applaudissant,  selon  les  époques,  à 
Érasme,  à  Rousseau  ou  à  George  Sand.  Malheureusement  ce 
dernier  public  ne  fut  jamais  aussi  difficile  à  trouver  que  de  nos 
jours. 

Jusqu'au  xvi^  siècle,  il  suffisait  d'écrire  un  livre  en  latin  pour 
qu'il  eût  des  lecteurs  spéciaux.  L'œuvre  littéraire  se  distinguait 
alors  visiblement  de  l'œuvre  populaire;  l'art  et  la  science 
avaient,  comme  chez  les  Indous,  leur  langue  sacrée;  on  savait 
où  prendre  les  adeptes,  et  l'on  pouvait  se  livrer  à  toutes  les 
finesses  de  la  métaphysique  ou  de  la  poésie  avec  la  certitude  de 
trouver  des  gens  préparés  à  vous  comprendre. 

Plus  tard,  lorsqu'il  n'y  eut  plus  qu'une  langue,  la  littérature 
se  détacha  de  la  science  ;  elle  se  fit  plus  mondaine,  et  perdit  sa 
clientèle  de  docteurs.  Mais  les  classes  privilégiées  les  remplacè- 
rent; car  quoi  qu'on  ait  dit  de  l'ignorance  de  la  noblesse  sous 
notre  monarchie,  il  est  constant  que  les  questions  d'art  la  préoc- 
cupèrent toujours  vivement,  et  qu'elle  forma  un  public  d'élite. 
Ce  ne  fut  point  peut-être  chez  elle  intelligence,  mais  consé- 
quence forcée  de  sa  position.  Il  est  difficile,  ^n  effet,  que  l'es- 
prit ne  se  modifie  point,  comme  le  corps,  dans  le  loisir,  et  ne  de- 


REVUE  DE  PARIS.  113 

vienne  point  plus  délicat,  plus  souple,  plus  impressionnable.  11 
y  a  d'ailleurs  entre  toutes  les  aristocraties  une  sorte  d'aliraclion 
mystérieuse  ;  elles  se  devinent,  se  recherchent,  et  les  grands  sei- 
gneurs protégeaient  les  grands  écrivains  par  instinct  de  conve- 
nance et  de  parenté. 

La  révolution,  en  détruisant  la  noblesse,  fit  disparaître  celte 
protection,  et  ôta  à  la  littérature,  non  de  son  importance,  mais 
de  son  éclat.  Le  temps  des  oisivetés  élégantes  était  passé  sans 
retour;  tout  le  monde  était  descendu  dans  la  vie  pratique;  il 
ne  s'agissait  plus  de  résoudre  des  questions  de  goût  ou  des  pro- 
blèmes de  grammaire;  chacun  combattait  maintenant  pour  ses 
foyers  et  ses  autels. 

L'art  ne  périt  point  dans  cette  lutte  tumultueuse,  parce  que 
l'art  est  impérissable;  mais  il  perdit  son  public  de  gentilshom- 
mes. Les  lumières  avaient  confondu  toutes  les  classes  :  le  rotu- 
rier, à  son  tour,  devint  juge  du  camp  dans  les  tournois  de  l'art  j 
il  put  apprécier  le  bien  dire,  faire  partie  du  tribunal  auquel  s'a- 
dressaient les  œuvres  d'élite,  et  les  deux  publics  dont  nous 
avons  parlé  ne  se  recrutèrent  plus  selon  le  rang,  mais  selon 
l'intelligence. 

Un  tel  changement  dans  la  composition  des  lecteurs  devait 
nécessairement  en  amener  un  dans  les  œuvres  qui  leur  étaient 
destinées.  Tant  que  le  roman  s'était  adressé  à  l'aristocratie,  il 
était  demeuré  cirsconscrit  dans  le  domaine  du  sentiment.  L'é- 
crivain s'était  contenté  de  côtoyer  tous  les  détours  du  fleuve  du 
Tendre,  cueillant  les  fleurs  de  la  rive  etse  mirant  dans  les  eaux. 
11  en  était  résulté  une  littérature  de  femmes  et  de  marquis,  char- 
mante, mais  peu  sérieuse,  et  qui  ne  pouvait  convenir  aux  nou- 
veaux juges.  Il  fallut  donc  élargir  l'horizon  pour  arriver  de  l'ana- 
lyse des  fantaisies  du  cœur  à  la  discussion  des  principes.  Rousseau 
fut  le  premier  qui  ouvrit  au  roman  cette  route  où  Diderot, 
Marmonlel  et  plusieurs  autres  le  suivirent.  Enfin  le  xix*^  siècle 
vint  porter  le  dernier  coup  ù  l'art  grand  seigneur,  en  déplaçant 
tous  les  faits,  toutes  les  idées,  et  remettant  la  société  entière  au 
creuset. 

Aujourd'hui  le  roman  a  perdu  ses  atours  futiles.  Ce  n'est  plus 
guère  que  le  prétexte  d'une  argumentation  poétique,  morale 
ou  philosophique.  11  a  remplacé  la  thèse  du  moyen  âge  et  le 
traité  didactique  des  siècles  suivants;  mais  il  n'a  fallu   rieu 

10. 


114  REVUE  DE  PARIS. 

moins  qu'une  révolution  pour  amener  un  pareil  changement. 

Ceux  qui  ont  suivi  jusqu'à  présenties  travaux  de  31.  Charles 
Didier  doivent  deviner  d'avance  les  tendances  de  ce  dernier 
livre.  Le  collaborateur  de  M.  de  La  Mennais  ne  pouvait  guère 
écrire  que  pour  la  défense  des  idées  démocratiques,  Chavornay 
est  effectivement  la  glorification  des  nobles  instincts  de  l'enfant 
du  peuple;  c'est  la  théorie  du  dévouement  et  du  devoir  opposée 
à  celle  de  la  personnalité  et  du  sensualisme. 

Le  héros  de  M.  Charles  Didier  n'est  autre  qu'un  jeune  paysan 
des  Alpes.  Sa  mère,  qui  a  souffert  toute  sa  vie  de  hautes  facul- 
tés qu'elle  n'a  pu  produire,  veut  lui  éviter  le  supplice  de  l'igno- 
rance et  l'envoie  aux  écoles  :  Charvornay  y  fait  de  rapides 
progrès  ;  mais  il  grandit,  et  l'heure  vient,  pour  lui,  de4)rendre 
un  parti.  H  regarde  toutes  les  routes  qui  s'ouvrent  devant  ses 
yeux,  et  toutes  lui  paraissent  arides  ou  fangeuses.  Saisi  alors 
de  cette  nonchalance  insouciante,  maladie  des  âmes  qui  ont  trop 
espéré  de  la  vie,  il  réalise  son  modeste  héritage  et  part  pour 
étudier  les  hommes  avant  de  choisir  une  place  au  milieu 
d'eux. 

Il  a  déjà  parcouru  la  France  et  la  Suisse,  lorsqu'il  arrive  à 
Pise,  oîi  il  rencontre  la  duchesse  d'Aiberg  dont  il  tombe  amou- 
reux; mais  il  trouve  pour  rival,  près  de  celle-ci,  le  comte  de 
Campomoro,  jeune  Corse  qui  personnifie  les  vices  aristocrati- 
ques, comme  Chavornay  les  vertus  plébéiennes.  Quant  au  duc 
d'Arberg,  i)lacé  entre  eux  dans  la  position  gênante  de  mari,  c'est 
un  de  ces  seigneurs  d'opéra-comique,  avec  lesquels  l'Allemagne 
fa!)rique  depuis  trois  siècles  des  princes  pour  ses  imperceptibles 
Étals  ;  espèce  de  gentilshommes  bourgeois  qui  ont  retranché 
leur  médiocrité  dans  la  politesse  et  plaqué  leur  orgeuil  de  bon- 
homie. 

Trop  sûr  de  son  mérite  pour  craindre  une  trahison,  le  duc 
d'Arberg  laisse  donc  le  champ  libre  aux  deux  rivaux.  Chavornay, 
que  domine  le  sentiment  du  devoir,  résiste;  mais  Campomoro 
emploie  tous  les  moyens  pour  satisfaire  sa  passion.  Élevé  dans  la 
doctrine  des  gens  bien  nés,  qui  exempte  de  toute  probité  à  l'é- 
gard d'une  femme  que  l'on  désire,  il  a  recours  successivement 
aux  ruses  les  plus  coupables,  et  finit  par  compromettre  la  du- 
chesse aux  yeux  de  Chavornay  lui-même.  Une  explication  dé- 
trompe en  partie  ce  dernier,  mais  le  soupçon  renaît  bientôt  dans 


m 


I 


REVUE  DE  PARIS.  115 

ce  cœur  maladif  et  fier.  Dévoré  de  jalousie  et  lassé  d'ailleurs  des 
insolences  de  Campomoro.  qui  affecte  en  sa  présence  les  dédains 
d'un  amant  heureux.  Chavornay  le  provoque  et  reçoit  une  bles- 
sure. Leduc  d'Arberg  le  rencontre  au  moment  où  on  le  rapporte 
tout  sanglant,  le  fait  déposer  au  palais  Lanfranchi,  qu'il  occupe 
avec  Hélène,  et  exige  que  celle-ci  lui  donne  des  soins. 

Cependant  Campomoro.  qui  s'est  rendu  coupable  d'une  tenta- 
tive d'enlèvement  et  de  violence,  après  laquelle  il  ne  peut  se  pré- 
senter devant  la  duchesse,  se  réfugie  en  Corse.  Le  duc  ne  tarde 
pas  à  partir  également  pour  l'Allemagne  où  l'appellent  de  pres- 
santes affaires,  et  Chavornay  reste  ainsi  avec  Hélène,  livré  à 
toutes  les  séductions  de  la  solitude.  11  laisse  alors  échapper  l'a- 
veu de  son  amour  et  apprend  qu'il  est  aimé.  La  lutte  étant  bientôt 
au-dessus  de  ses  forces,  il  fuit  pour  ne  pas  être  vaincu.  Mais  il 
s'enfonce  vainement  dans  les  Apennins,  vainement  il  cherche  le 
fracas  des  cités  de  l'Italie  ;  il  trouve  partout  quelque  chose  qui 
lui  rappelle  Hélène  :  tantôt  c'est  un  conducteur  de  voiturin  qui 
luicrie:  Pisa,  Pi'sa,...  andiamo  subitO]  tantôt  la  vue  de  l'Arno 
dans  lequel  il  jette  des  branches  de  saule,  avec  l'espoir  qu'elles 
passeront  sous  le  balcon  du  palais  Lanfranchi.  Ainsi  poursuivi 
partout  delà  même  pensée,  triste  de  son  courage  et  lassé  de  sa 
vertu,  il  arrive  aux  portes  de  la  Chartreuse  de  Chiusi.. 

Pendant  ce  temps  le  duc  d'Arberg  est  revenu  d'Allemagne. 
Hélène,  qui  veut  chasser  le  souvenir  de  Chavornay  et  qui  suc- 
combe à  cette  tâche,  appelle  le  duc  à  son  secours.  Elle  lui  avoue 
son  amour,  ses  combats,  et  le  supplie  à  genoux  de  l'aider  à  gué- 
rir son  cœur.  Le  duc,  effrayé  un  instant,  retrouve  bientôt  toute 
sa  sécurité  ;  il  ne  comprend  qu'une  chose  dans  l'aveu  de  sa  femme, 
c'est  qu'il  a  échappé  au  ridicule  d'être  un  mari  trompé.  Il  ne 
doute  pas  un  instant  que  l'absence  de  Chavornay  ne  refroidisse 
la  passion  romanesque  d'Hélène,  et  s'en  remet  du  reste  au 
temps. 

Ainsi  abandonnée  à  sa  faiblesse,  la  jeune  femme  se  désespère, 
s'épouvante.  Elle  va  puiser  tour  à  tour  à  toutes  les  sources  d'ou- 
bli, et  toutes  se  dessèchent  sous  ses  lèvres.  Les  prêtres  qu'elle 
interroge  ne  lui  donnent  eux-mêmes  que  des  consolations  vul- 
gaires ;  enfin,  elle  entend  parkr  d'un  jeune  peintre  de  Pise, 
qu'un  désespoir  d'amour  a  conduit  au  couvent  de  l'Alvernia,  et 
qui  y  a,  dit-on  trouvé  la  paix.  —  Celui-là  me  comprendra,  pense- 


116  REVUE  DE  PARIS. 

telle  ;  et  elle  part  pour  lui  confesser  ses  douleurs  et  lui  demander 
le  secret  du  repos. 

Mais  le  couvent  de  rAlvernia  n'est  autre  que  la  Chartreuse 
de  Chiusi.  Hélène  venait  y  chercher  l'oubli  de  son  amour,  et  elle 
y  trouve  Chavornay.  Cette  entrevue  anéantit  les  résolutions  cou- 
rageuses des  deux  amants.  Tous  leurs  efforts  ont  été  vains;  à 
quoi  bon  résister  plus  longtemps  au  courant  de  leurs  desti- 
nées? ...  Hélène  ne  peut  plus  rien  pour  le  bonheur  ni  pour  le 
repos  de  son  mari;  elle  s'en  est  détachée  à  jamais.  En  restant 
près  de  lui,  elle  le  leurre  d'un  espoir  de  retour  qui  ne  peut  se 
réaliser;  elle  fait  inutilement  trois  malheureux.  Cependant  sa 
conscience  murmure  encore  contre  une  rupture  qui  déshonore- 
rait le  duc,  et  Chavornay,  flottant  lui-même  entre  la  passion  et 
le  devoir,  n'ose  lui  dicter  une  résolution.  —  Je  ne  retournerai 
point  à  Pise,  dit  enfin  la  duchesse,  je  pars  pour  le  château  que 
ma  mère  m'a  laissé  en  Allemagne;  quand  j'y  serai  arrivée,  vous 
viendrez  m'y  retrouver,  et  là  je  vous  apprendrai  ce  que  j'aurai 
décidé.  Elle  part  en  effet  ;  mais  tant  d'émotions  ont  brisé  ses  for- 
ces; le  mal  qui  la  dévore  en  secret  depuis  longtemps,  fait,  pen- 
dant le  voyage,  de  rapides  progrès,  et  lorsque  Chavornay  la 
rejoint  sur  la  rive  du  Pô,  elle  meurt  dans  ses  bras. 

Comme  on  a  pu  le  voir  dans  cette  analyse,  trois  personnages 
se  partagent  le  roman  de  M.  Charles  Didier  ;  Hélène,  Chavornay 
et  Campomoro.  Autant  l'auteur  a  su  mettre  de  mesure  et  de  no- 
blesse dans  les  deux  premières  figures,  autant  la  troisième  nous 
semble  forcée.  Nous  voulons  bien  que  Campomoro  personnifie  le 
matérialisme  égoïste  des  classes  élevées,  mais  il  faudrait  au 
moins  qu'il  enveloppât  sa  bassesse  d'élégance  et  de  bonnes  ma- 
nières. Un  gentilhomme  apprend  la  politesse  à  ses  passions  ;  il 
peut  être  lâche,  hypocrite,  calomniateur,  mais  il  n'a  point  re- 
cours à  la  violence  ;  la  violence  est  franche,  courageuse  ;  c'est 
un  moyen  à  l'usage  du  peuple.  Le  grand  seigneur  a  des  vices 
mieux  élevés  ;  il  sait  se  garder  des  entreprises  qui  doivent  avoir 
immanquablement  pour  issue  le  ridicule  ou  le  crime,  car  le  ri-  - 
dicule  lui  fait  peur,  et  le  crime  est  prévu  dans  les  codes.  Qu'es-  . 
père  ,  par  exemple,  le  comte  Campomoro  en  enlevant  Hélène  au 
sortir  du  bal  ?  Compte-t-il  sur  l'amour  de  la  duchesse?  il  sait - 
qu'elle  ne  l'aime  pas  ;  sur  l'occasion,  la  surprise?  pourquoi  alors 
cette  assurance  délibérée,  cette  fatuité  insolente  qui  doivent  hu- 


RFVUE  DE  PARIS.  117 

milier  Hélène  et  l'éloigner  de  lui  ?  Pourquoi  surtout,  après  un 
premier  essai  dont  il  est  sorti  à  sa  honte,  recourir,  encore  à  la 
menace,  pour  ne  pas  être  plus  heureux?  Campomoro  devrait  se 
montrer  moins  inexpérimenté  en  sa  double  qualité  de  grand  sei- 
gneur et  d'homme  à  bonnes  fortunes.  Son  titre  de  Corse  peut 
expliquer  la  violence  de  ses  désirs,  mais  non  la  maladresse  de 
ses  paroles  et  de  ses  actions.  Pour  faire  le  procès  à  l'aristocratie, 
il  n'était  point  nécessaire  de  la  montrer  gauche,  il  valait  mieux 
la  faire  voir  telle  qu'elle  est  :  poliment  corrompue  et  barbare  avec 
convenance. 

Ce  personnage  de  Campomoro  nuit  de  toute  manière  au  roman 
de  M.  Charles  Didier.  Partout  où  il  se  montre,  il  entrave  l'aclion 
et  ternit  de  son  reilet  la  douce  figure  d'Hélène.  Heureusement 
qu'il  ne  fait  que  passer  dans  le  livre,  à  trois  reprises  différen- 
tes, à  la  vérité,  mais  assez  rapidement  chaque  fois.  Chavornay 
et  la  duchesse  d'Arberg  occupent  presque  constamment  la  scène, 
et  partout  où  ils  sont,  l'intérêt  s'éveille. 

Toutes  les  nuances  de  ces  deux  caractères  sont  habilement 
rendues.  M.  Charles  Didier  a  évité,  dans  celui  de  Chavornay, 
celte  perfection  impossible  qui  avertit  perpétuellement  le  lec- 
teur de  ne  pas  croire.  L'amant  d'Hélène  n'est  point  un  grand 
homme  méconnu,  comme  nous  en  avons  tant  eu,  depuis  quel- 
que temps,  dans  les  livres  ;  c'est  une  intelligence  forte,  mais 
hésitanle,  craintive,  inquiète;  en  un  mot,  un  de  ces  enfants  du 
siècle  qui  font  une  grande  maladie  de  l'àme  avant  d'apprendre 
à  vivre. 

Nous  louerons  surtout  l'auteur  d'avoir  renouvelé,  à  plusieurs 
reprises,  les  doutes  de  Chavornay.  Ce  ne  sont  point  les  êtres  cor- 
rompus qui  soupçonnent  lei>lus,  mais  les  êtres  purs.  Ceux-là 
comptent  assez  sur  leur  corruption  pour  se  défendre  ;  c.ux-ci, 
au  contraire,  se  sentent  si  peu  gardés  contre  les  embûches,  que 
des  éclairs  de  crainte  les  troublent  sans  cesse.  Le  soupçon  n'est, 
pour  ainsi  dire,  chez  eux,  que  le  sentiment  de  la  conservation. 
C'est  dans  ces  instants  d'inquiétude  que  leur  bienveillance  ha- 
bituelle se  tourne  en  amertume  et  leur  douceur  en  ciuaiité. 
D'autant  plus  implacables  qu  ils  souffrent  davantage,  ils  trou- 
vent à  torturer  l'objet  aimé,  je  ne  sais  quelle  joie  féroce,  com- 
parable seulement  à  celle  du  malheureux  quise  déchire  lui-même. 
Alors  chacune  de  leurs  paroles  porte  un  coup  sanglant,  mais, 


118  REVUE  DE  PARIS. 

parbonheiip,  peu  dangereux,  car  ces  paroles  ressemblent  à  la 
lance  magique  du  vieux  poète  :  elles  guérissent  elles-mêmes  les 
blessures  qu'elles  ont  faites. 

Toutes  ces  crises,  toutes  ses  variations  d'humeur  sont  heureu- 
sement analysées  dans  Chavornay.  C'est  bien  d'abord  l'irritabi- 
lité contenue  du  plébéien  qui  souffre  dans  son  amour  et  dans 
son  orgueil,  puis  cette  austérité  sombre  s'éclaircit  par  degrés; 
sous  les  regards  d'Hélène,  le  rude  montagnard  tremble,  l'homme 
de  fer  fléchit  et  tombe  à  genoux.  Du  reste,  dès  qu'Hélène  se 
montre  dans  le  livre,  tout  devient  lumière,  parfum  et  harmonie. 
II  y  a  autour  d'elle  comme  une  atmosphère  de  poésie  ;  pourtout 
ce  qui  l'approche,  c'est  le  jour,  et  lorsqu'elle  «  s'éteint  avec  le 
dernier  rayon  du  soir,  au  moment  où  le  soleil  se  couche  der- 
rière les  peupliers  de  la  Lombardie,  «  tout  rentre  dans  l'obscu- 
rité de  soi-même,  et  le  lecteur  ne  cherche  rien  au  delà. 

On  pouvait  craindre,  dans  un  livre  comme  ChavornaX)  con- 
saci'é  tout  entier  à  l'analyse  d'un  amour  fatal,  quelques  tendan- 
ces quiétistes.  La  plupart  de  ces  inspirations,  puisées  dans  nos 
tristesses  intérieures,  découragent  de  l'action.  «  Elles  ressem- 
blent à  ces  sources  que  l'on  entend  sans  les  voir,  qui  donnent 
de  la  mélancolie  et  ne  désaltèrent  personne.  »  M.  Charles  Didier 
a  heureusement  échappé  à  ce  défaut.  Bien  que  la  passion  et  la 
douleur  soient  ses  muses,  il  a  su  leur  garder  quelque  chose  de 
la  noblesse  virile  que  leur  donnait  le  statuaire  antique  ;  toutes 
deux  pleurent  debout  :  aussi  son  livre  n'a-t-il  rien  d'énervant. 
Au  fond  de  toutes  les  agonies  de  Chavornay,  on  sent  que  la  vie 
est  la  plus  forte.  Ses  désespoirs  ont  quelque  chose  de  robuste  qui 
rassure  ;  les  cris  que  la  souffiance  arrache  à  son  cœur  ressem- 
blent aux  battements  sonores  d'un  beffroi  ;  plus  ils  retentissent, 
plus  ils  prouvent  que  le  cœur  est  grand. 

L'expression  elle-même  vient  aider  à  ce  sentiment  de  sérénité 
salutaire  que  laisse  la  lecture  de  Chavornax.  Notre  style  mo- 
derne, hérissé  dépithèles,  de  traits  et  d'exclamations,  présente 
en  général  l'aspect  d'une  ville  vue  à  vol  d'oiseau,  avec  ses  toits 
coui;ants  et  ses  clochers  aigus.  Le  style  de  Chavornax  au  con-' 
traire  rappelle  les  p,randes  lignes  d'horizon  de  l'Italie:  la  phrasé- 
se  développe  à  l'aise  et  sans  cliquetis  de  mots  ;  l'image,  adoucie 
vers  ses  contours,  se  fond  mollement  dans  l'ensemble,  de  sortéï 
que  tout  se  déroule  aux  yeux  avec  harmonie,  et  comme  dan^ 


RtVLE  DE  PARIS.  119 

un  paysage  éclairé  par  le  soleil  couchant.  Seulement  cette  gran- 
deur solennelle  n'est  pas  toujours  exempte  de  monotonie.  L'au- 
teur aurait  parfois  besoin  de  varier  les  longues  ondulations  de 
sa  phraséologie  par  quelques  accidents  de  style,  quelques-unes 
de  ces  brisures  qui  forment  aujourd'hui  tout  l'art  de  tant  d'écri- 
vains à  la  mode.  Par  une  réaction  de  bon  goût  et  de  bon  sens, 
M.  Charles  Didier  tend  au  styie  simple  de  tous  ses  efforts  ;' 
jnais  comme  il  arrive  dans  toutes  les  réactions,  il  exagère 
souvent  son  bon  vouloir.  IS'ous  l'engageons  à  se  montrer  moins 
sobre  de  touches  vives  :  son  étoffe  est  solide  et  belle  ;  mais 
nous  aimerions  à  y  trouver  quelques  plis,  à  y  apercevoir  quel- 
que-unes de  ces  paillettes  qui  égaient  la  trame  et  agacent  le  re- 
gard. E.  SOUVESTRE. 

Le  nouveau  roman  de  M.  Arnould  Frémy  n'est  point,  comme 
son  titre  pourrait  le  faire  croire,  une  œuvre  de  rêverie  et  de 
caprice.  En  nous  racontant  les  amours  d'Angelo  Bagatini  le 
chanteur,  ce  n'est  point  dans  un  monde  surnaturel  que  M.  frémy 
a  prétendu  nous  entraîner  •  ce  n'est  point  notre  imagination 
qu'il  a  voulu  diverlir.  Son  but  a  été  de  présenter,  sous  la  forme 
du  roman,  un  tableau  fidèle  des  mœurs  napolitaines.  C'est  la 
tâche  de  l'historien,  et  non  celle  du  poète,  que  s'est  imposée 
l'auteur  d'Une  Fée  de  Salon.  Sans  doute  l'histoire  n'est  pas 
une  carrière  moins  difficile  à  parcourir  que  la  fantaisie;  M.  Frémy, 
en  acceptant  la  première  de  ces  tâches,  n'a  pas  choisi  une  rouie 
dépourvue  d'écueils  et  d'obstacles.  Mais  le  talent  de  31.  Frémy  le 
porte  davantage  à  l'observation  qu'à  la  rêverie  5  son  choix  a 
donc  été  judicieux.  Il  n'a,  pour  briller  parmi  les  poètes,  ni  une 
forme  assez  parfaite,  ni  une  imagination  assez  supérieure. 
Mais  par  la  distinction.  j)ar  la  finesse  de  son  esjirit,  M.  Frémy 
peut  prétendre  à  de  légitimes  succès,  quand  il  acconiera,  dans 
ses  livres,  la  prédominance  à  l'étude  sur  le  caprice.  Ses  premiers 
livres  relevaient  plus  de  l'imagination  que  de  l'expérience; 
aussi  la  critique  a-l-elle  pu  avec  raison  exprimer  sur  chacune 
de  ces  tentatives  un  blâme  sévère.  Son  nouveau  roman  relève 
entièrement  de  l'observation,  et  on  ne  pourrait  le  confondre 
sans  injustice  parmi  les  essais  plus  ou  moins  heureux  qui  l'ont 
précédé.  Dans  la  Chasse  aux  Fantômes,  M.  Frémy  a  présenté, 
sous  la  forme  d'une  fiction  ingénieuse,  des  tableaux  pleins  de 


12a  REVUE  DE  PARIS. 

vérité,  des  observations  piquantes  ;  à  ce  titre,  il  mérite  que  l'é- 
loge remplace  aujourd'hui  le  blâme. 

M.  Frémy,  une  fois  décidé  à  prendre  l'Italie  pour  sujet  de  ses 
observations,  avait  un  nouveau  choix  à  faire.  L'Italie,  en  effet, 
peut  être  étudiée  de  deux  manières  :  dans  son  histoire,  dans  ses 
paysages,  dans  ses  monuments,  ou  bien  dans  le  côté  intime  et 
familier  de  sa  vie,  M.  Frémy  s'est  décidé  pour  celte  seconde  mé- 
thode ,  et  sa  décision  mérite  encore  d'être  approuvée.  Personne 
ne  demande  plus  si  Rome  ou  Naples  possède  des  monuments 
admirables,  si  la  nature,  autour  de  ces  villes,  a  répandu  avec 
profusion  la  majesté  ou  la  grâce  sur  un  harmonieux  paysage  ; 
mais  on  demande  encore  comment  la  vie  se  passe  dans  cet  heu- 
reux pays,  on  étudie  encore  avec  curiosité  les  mœurs  et  le  ca- 
ractère des  habitants.  Si  l'on  excepte  quelques  livres,  parmi  les-  , 
quels  il  faut  distinguer  les  Mémoires  de  Casanova,  le  voyage  ' 
de  Gœlhe  et  les  spirituels  ouvrages  de  M.  de  Stendhal,  le  côté 
intime  de  la  vie  italienne  ne  nous  a  encore  été  qu'imparfaite- 
ment révélé.  Pour  composer  son  livre,  M.  Frémy  a  étudié  avec 
soin  cette  face  nouvelle  et  attrayante  de  la  question  ;  il  s'est  sou- 
venu de  Casanova  et  de  tous  les  livres  où  respire  la  poétique 
gaieté  de  l'Italie,  et,  en  s'efforçant  de  les  imiter,  il  a  tracé  un 
tableau  qui,  pour  la  plupart  des  lecteurs,  réunira  l'attrait  de  la 
iiouveaulé  à  celui  de  l'exactitude. 

Angelo  Bagatini,  le  héros  du  roman,  n'a  reçu  de  ses  parents 
pour  toute  fortune  que  cintiuanle  ducats  et  une  voix  harmonieuse. 
L'honnéle  Napolitain  trouverait  dans  ce  modeste  héritage  la  sa- 
tisfaclion  de  tous  ses  désirs  ;  mais,  pour  son  malheur,  il  fait 
connaissance  avec  une  chanteuse  célèbre  du  Théâtre-Neuf^  la 
Colombeila.  Il  se  ruine  pour  elle,  et  quand  sa  bourse  ne  contient 
jdus  que  cinquante  carlins,  il  se  voit  abandonné  par  la  Colom-l 
bella,  qui  lui  préfère  un  certain  Pandolfo  Guar.selto.  le  plus 
vieux  et  le  plus  laid  des  chanteurs  de  Naples.  Pressé  par  le  dé- 
nùment,  Angelo  passe  un  contrat  avec  Babeo,  le  directeur  du 
Théâtre-Neuf;  il  entre  dans  la  troupe  dont  la  Colombella  eti 
Guarsello  font  partie.  Un  jeune  professeur  compose  exprès  pour  i 
les  débuts  d'Angelo  une  partition  charmante, /a  Sposa  fedele. 
Le  jour  de  l'épreuve  arrive,  et  la  belle  voix  d'Angelo  excite  l'en- 
thousiasme. Le  pu])lic  en  masse  proclame  Angelo  le  plus  habile  î 
chanteur  du  Théâtre-Neuf,  et  quelques  spectateurs  ravis  raraè 


REVUE  DE  PARIS.  121 

neiit  Tartisle  en  triomphe  à  sa  poudreuse  mansarde  de  Thôtel 
du  Pigeon  d'or. 

Dès  ce  jour  l'ambilion  s'empare  d'Angcîo.  Entièrement  guéri 
de  l'amour  qu'il  éprouvait  pour  la  Colombella,  il  traite  avec  dé- 
dain ses  camarades  ;  il  marche  d'un  pas  orgueilleux  dans  sa 
nouvelle  carrière,  et  chaque  soir,  enivré  dai^ilaudissements,  il 
rêve  de  nouveaux  triomphes.  Sa  folle  vanité  l'égaré:  il  devient 
bourru  et  capricieux  •  il  prend  goût  à  la  parure  5  il  a  des  boinies 
fortunes  ,  et  abandonne  toutes  ses  maîtresses  après  la  première 
enlrevue.  Mais  la  Providence  réserve  à  son  orgueil  et  à  son 
libertinage  un  châtiment  imprévu.  Chaque  fois  qu'on  donne  la 
Sposa  fedele,  Angelo  a  remarqué  dans  une  loge  voisine  de  la 
scène  la  belle  Adelina,  la  femme  du  plus  riche  orfèvre  de  >"aples, 
le  seigneur  Gabrielli.  Un  accès  de  jalousie  emporte  au  tombeau 
le  vieil  orfèvre.  Adelina,  délivrée  de  ce  gardien  fâcheux,  peut  ap- 
partenir sans  réserve  à  l'amant  qu'elle  aura  choisi.  Malheureu- 
sement son  vieux  maître  de  chant,  Burchiello,  l'accompagne 
sans  cesse  et  surveille  la  conduite  de  son  élève  avec  une  tyran- 
nique  sollicitude.  Angelo  se  persuade  que  Burchiello  lui  est  pré- 
féré. Égaré  par  la  haine,  il  entre  chez  le  vieillard,  tire  son  épée, 
le  frappe  et  s'enfuit,  épouvanté  de  son  crime. 

Quelques  jours  se  passent,  et  personne,  dans  la  ville,  ne  s'oc- 
cupe de  la  disparition  de  Burchiello.  Angelo  a  repris  toute  sa 
confiance.  Éperdument  aimé  de  la  Gabrielli,  il  passe  ses  jour- 
nées près  de  cette  femme  charmante  ;  l'ambition  s'unit  à  l'amour 
pour  chasser  de  son  âme  le  souvenir  de  l'infortuné  Burchiello. 
Bientôt  même  il  passe  du  Théàtre-ISeuf  au  théâtre  de  la  cour.  Il 
est  salué  grand  musicien  par  la  plus  brillante  assemblée  de  ZSa- 
ples,  et  le  vieux  Sacchini  lui-même,  transporté  d'enthousiasme, 
couvre  de  larmes  tes  lauriers  d'Angclo.  Peu  à  peu  l'orgueil  rem- 
place tout  autre  sentiment  dans  Tàme  du  chanteur.  Angelo  ou- 
blie Adelina  j  il  adresse  à  une  dame  de  la  cour  des  vœux  témé- 
raires ;  sa  toilette  le  préoccupe  plus  que  jamais.  Vêtu  d'un 
magnifique  habit  rouge,  coitfé  d'un  chapeau  à  plu.mes,  on  Je 
voit  traverser  le  rue  de  Tolède  et  la  rue  de  Ciiiaia  dans  un  élé- 
gant calessino.  Il  feint  de  ne  plus  reconnaître  ses  anciens  amis  , 
ou  bien  répond  à  leurs  saints  par  un  dédaigneux  sourire. 

Mais  le  public  de  .Naples  est  un  iWi  plus  capricieux  de  l'ilalie. 
Angelo  cesse  d'être  le  chanteur  à  la  mode  j  on  se  plaint  de  la  fai- 
3  11 


122  REVUE  DE  PARI5. 

blesse  de  sa  voix,  de  la  monotonie  de  ses  cadences  ;  on  est  fa- 
tigué de  son  orgueil  et  de  ses  caprices.  Landini ,  le  directeur  du 
théâtre  du  roi ,  se  décide  à  faire  venir  à  grands  frais ,  de  la  cour 
de  Vienne,  un  nouveau  chanteur,  Gregorio  Belcampione.  Une 
lutte  s'établit  entre  les  deux  rivaux  5  le  public  estjuge  du  combat, 
et  c'est  Belcampione  qu'il  déclare  vainqueur. 

Le  matin  même  de  ce  jour  mémorable,  Angelo  a  été  appelé 
chez  le  juge  Palpebra.  «  Vous  donnerez,  à  partir  de  demain, 
lui  a  dit  ce  magistrat,  des  leçons  de  musique  à  ma  fille.  Si,  au 
lieu  d'un  })rofesseur  habile,  je  ne  trouve  en  vous  qu'un  musicien 
médiocre,  vous  savez  ce  qui  vous  attend.  «  Angelo  interprète 
mal  les  paroles  du  juge  :  '■<■  Il  sait,  pense-t-il,  que  je  suis  l'as- 
sassin de  Burchiello,  et  il  veut  bien  épargner  le  meurtrier  en  fa- 
veur du  ciianteur.  Si  je  succombe  ce  soir  au  théâtre  du  roi,  de- 
main il  me  livrera  au  gibet  ou  à  la  torture.  «  Une  fois  sa  défaite 
consommée,  Angelo  se  résigne  à  fuir,  car  il  ne  peut  douter 
qu'ayant  perdu  son  titre  de  premier  virtuose  de  tapies,  il  ne  soit 
arrêté  d'un  moment  à  l'autre,  par  le  juge  Palpebra,  comme  as- 
sassin de  Burchiello. 

Les  aventures  les  plus  singulières  précèdent  la  conclusion  du 
roman.  Le  bruit  de  la  mort  d'Angelo  s'est  répandu  dans  toute 
l'Italie;  Belcampione,  au  bout  d'un  mois,  s'est rendu'insupporta- 
ble  au  public  et  se  voit  forcé  de  rompre  son  engagement.  Alors 
les  >'apolitai;is  regrettent  vivement  la  douce  voix  et  la  méthode 
savante  de  leur  chanteur  favori.  Des  recherches  sont  ordonnées; 
les  plus  grauds  honneurs  sont  promis  à  Angelo,  s'il  couocnt  à 
reparaître.  IU\  jour  enfin,  on  annonce  au  roi  qu'il  se  trouve 
dans  les  prisons  un  bandit  qui  prétend  se  nommer  Angelo  Baga- 
lini.  Le  roi  fait  venir  le  bandit;  mais  le  gracieux  visage  d'An- 
gelo (car  c'est  lui-même)  est  défiguré  par  les  fatigues,  et  sa  voix 
est  devenue  rauque  et  dure.  La  cour  éclate  de  rire  aux  premiers 
sons  qu'il  veut  faire  entendre.  Le  malheureux  supplie  alors  le 
roi  de  lui  accorder  une  dernière  faveur;  il  demande  qu'on  fasse 
venir  au  palais  ses  anciennes  maîtresses.  S'il  en  est  une  qui 
Taimc  encore,  ses  regards  seuls  suffiront,  dit-il,  pour  lui  rendre, 
les  accents  harmonieux  qu'il  a  perdus.  C'est  à  l'amour  seul,  eu 
effet,  qu'il  a  é[é  redevable  autrefois  de  son  talent  sublime. 

Cette  demande  est  accordée  à  Angelo  :  on  amène  devant  lui 
la  Teresa,  la  Rosalba,  la  Colombella  ;  mais  aucune  de  ces  femmes 


REVUE  DE  PARIS.  123 

ne  le  reconnaît,  quelques-unes  même  eaclienl  leur  visajye  iIhis 
leurs  mains  pour  ne  j)as  voir  cette  physionomie  repoussante.  On 
remet  donc  les  menottes  au  prisonnier;  on  va  l'emmener  sur  la 
place  des  exécutions,  quand  une  femme  entre  précipitamment  et 
le  serre  dans  ses  bras  :  c'est  la  Gabrielli.  An^elo,  reconnu  par 
elle ,  est  rendu  à  la  liberté  ;  il  coupe  sa  barbe  et  ses  cheveux  ;  il 
reprend  ses  habits  de  grand  seigneur  et  redevient  le  plus  grand 
musicien  de  ISaples.  Il  retrouve  aussi,  chez  Adelina,  le  digne 
professeur  Burchiello  qu'il  a  cru  égorger,  mais  dont  il  n'a  fait 
que  trouer  la  robe  de  chambre  avec  une  rapière  de  fer-blanc. 
Le  lendemain  de  cet  événement,  Burchiello  était  parti  pour 
Turin,  et  sa  disparition  n'avait  paru  extraordinaire  ù  personne, 
car  il  portait  au  grand  théâtre  de  cette  ville  un  opéra  qui  de- 
vait mettre  le  comble  à  sa  gloire.  Averti  par  l'expérience,  Angelo 
oublie  ses  projets  ambitieux;  il  renonce  au  théâtre,  redevient 
l'ami  de  Burchiello,  et  consacre  désormais  son  cœur  et  son  talent 
à  la  seule  femme  qui  l'ait  véritablement  aimé. 

Dans  ce  roman,  M.  Frémy  a  donné  l'étude  pour  auxiliaire  à 
sa  fantaisie;  il  a  écrit  un  livre  à  la  fois  plus  simple  et  plus  vrai 
que  les  Detix  Juges  etqu'î^we  Fée  de  Salon.  11  est  entré  dans 
une  voie  nouvelle  où  il  mérite  d'être  encouragé.  La  Chasse 
aux  Fantômes  indique  d'ailleurs  un  progrès  dans  le  style  du 
romancier;  sa  forme  a  cessé  d'être  prétentieuse  :  elle  a  gagn6 
en  correction  et  en  simplicité.  Ce  double  progrès  se  continuerti 
sans  doute,  et  M.  Frémy  arrivera,  par  l'observation  et  le  travail, 
aux  succès  que  l'imagination,  privée  de  cet  appui  austère ,  ne 
saurait  lui  mériter. 

M.  Arsène  Houssaye,  avant  de  publier  le  Serpent  sou  s  V  Herbe  j 
s'est  fait  connaître  au  public  par  trois  romans  où  des  pages  spi- 
rituelles et  même  des  parties  gracieuses  se  détachent  sur  un  en- 
semble prétentieux  et  confus.  Dans  ces  trois  livres,  c'est  l'indé- 
cision surtout  qui  se  révèle,  et  c'est  le  même  défaut  qui  s'allie  à 
une  exécution  plus  soignée  dans  le  Serpent  sous  rilerhe;  dans 
ce  roman,  comme  dans  ceux  qui  l'ont  précédé,  M.  Houssaye  passe 
de  l'idylle  à  la  fantaisie,  et  de  la  fantaisie  à  la  satire.  Des  rémi- 
niscences de  Gessner  et  de  Millevoye  se  croisent  avec  celles  de 
GilBlas.  de  Jacques  le  Fataliste  et  de  Tristram  Shandy.  Au 
lieu  de  choisir  entre  ces  différenfs  modèles,  M.  Houssaye,  qui 


124  REVUE  DE  PARIS. 

vise  à  Toriginalité,  s'attache  à  fondre  dans  une  même  œuvre  les 
candides  tableaux  de  Tidylle  allemande  et  la  verve  comique  ou 
les  teintes  crues  du  roman  de  Lesage  ou  de  Diderot.  Une  saine 
appréciation  des  écrivains  qu'il  imite  devrait  cependant  con- 
vaincre M.  Houssaye  que  Tart  s'oppose  à  de  tels  rapprochements. 
S'il  consultait  ses  forces  ,  il  est  à  croire  aussi  qu'il  renoncerait 
sans  hésiter  à  la  satire  et  à  la  fantaisie.  Faute  d'avoir  assigné  à 
sesprétentions  de  justes  limites,  Vauteur  du  Serpent  sous  l'Het'be 
s'est  épuisé  jusqu'à  présent  en  de  vains  efforts  ;  il  a  écrit  quatre 
œuvres  qui,  sans  doute,  offrent  des  parties  intéressantes,  mais 
qui,  dans  l'ensemble,  manquent  absolument  de  valeur. 

Si  Ton  admettait  un  moment  que  les  lois  de  l'harmonie  pus- 
sent être  librement  violées  par  le  poète,  si  l'on  croyait  par 
exemple  qu'une  œuvre,  sans  manquer  d'unité,  piît  procéder  à  la 
fois  de  Lesage  et  de  Bernardin  de  Saint-Pierre  ,  il  resterait  une 
autre  question  à  résoudre  :  celle  de  savoir  si  les  forces  de  l'écri- 
vain sont  en  rapport  avec  cette  double  tâche.  Cette  seconde  diffi- 
culté ne  saurait  passer  pour  frivole.  L'auteur  de  Gil  Blas  n'em- 
ployait pas  son  temps  sans  doute  à  étudier,  comme  Bernardin 
de  Saint-Pierre,  les  ineffables  harmonies  d'un  paysage  ;  il  ne 
passait  pas  des  heures  à  rêver,  comme  Voss  ou  Goldsmith,  de- 
vant une  chaumière.  Réciproquement  ceux-ci  n'auraient  peut- 
être  vu ,  devant  les  mœurs  bruyantes  de  Madrid  ou  de  Paris, 
qu'un  tableau  indigne  de  leur  attention;  les  tristes  réalités  delà 
vie  active  auraient  provoqué  en  eux  le  dégoût  plutôt  que  la 
curiosité. 

îsous  ne  nions  pas  cependant  qu'un  poëtene  puisse  joindre  à 
l'expérience  et  à  la  finesse  de  Lesage  l'âme  rêveuse  et  tendre  de 
Bernardin  de  Saint-Pierre.  Gœthe  a  pu  écrire  un  jour  ÏVilhelm 
Meister  et  le  lendemain  Hermann  et  Dorothée,  mais  la  gran- 
deur même  de  l'exception  vient  suffisamment  à  l'appui  de  nos 
paroles.  Ce  qu'il  nous  importe  maintenant  de  constater,  c'est 
que  le  talent  de  M.  Houssaye  ne  satisfait  pas  aux  conditions  re- 
quises. Une  partie  de  son  œuvre  est  donc  nécessairement  défec- 
tueuse ;  l'idylle  est  fausse  ou  la  satire  insignifiante. 

Les  lecteurs  de  M.  Houssaye  n'auront  pas  de  peine  à  décider 
s'il  réussit  mieux  dans  l'idylle  que  dans  la  satire.  Pour  nous,  le 
Serpent  sous  l'Herbe  nous  a  prouvé  que  M.  Houssaye  comprend 
mieux  Estelle  que  Tristram  ShanOy  ou  Gil  Blas.  La  partie 


REVUE   DE  PARIS.  125 

ironique  de  son  roman  ne  saurait  exciter  un  sourire,  ni  même 
provoquer  le  blâme.  Elle  ne  peut  avoir  aucun  charme  pour  le 
public  frivole,  et  pour  le  public  sérieux  elle  n'a  aucune  impor- 
tance. Tout  au  contraire ,  dans  la  partie  pastorale  du  livre. 
M.  Houssaye  a  fait  preuve  quelquefois  d'un  talent  facile  et  gra- 
cieux. Bien  qu'il  applique  souvent  à  l'idylle  le  procédé  de  Flo- 
rianj  bien  qu'il  répande  avec  excès  les  fleurs  dans  les  prairies, 
et  l'azur  dans  le  ciel,  on  ne  peut  méconnaître,  dans  ses  descrip- 
tions et  dans  ses  récits,  un  sentiment  vrai  de  la  nature.  C'est 
dans  ce  sentiment,  nous  le  croyons,  et  non  dans  l'ironie  ou  le 
caprice,  qu'est  l'avenir  littéraire  de  M.  Houssaye. 

Une  exposition  diffuse  remplit  les  premières  pages  du  roman. 
Olivier  de  Yermand,  las  de  plaisirs  et  de  fugitives  amours,  dit 
un  jour  adieu  à  Paris  et  va  retrouver  sa  mère,  au  château  de 
Valvert,  en  Normandie.  Une  jeune  orpheline,  une  filie  char- 
mante, Suzanne,  a  été  recueillie  par  M™»  de  Yermand.  Olivier, 
épris  de  Suzanne,  abuse  de  l'amour  qu'il  lui  a  inspiré.  Puis  un 
riche  parti  se  présente  pour  Olivier.  Il  oublie  Suzanne  et  se 
marie  avec  M^'^  de  La  Roche,  dont  la  laideur  est  rachetée,  à  ses 
yeux,  par  une  immense  fortune.  Suzanne  devient  folle.  Les  deux 
enfants  qui  naissent  de  la  liaison  d'Olivier  avec  l'orpheline,  sont 
portés  à  un  hospice.  L'un  d'eux  est  Robert ,  le  héros  du  livre. 
Cette  histoire  banale  prend  une  assez  grande  place  dans  le  ro- 
man de  M.  Houssaye  ;  elle  n'ajoute  pourtant  ni  à  la  clarté,  ni  à 
l'intérêt. 

Robert  est  recueilli  par  un  vieux  maître  d'école,  qui  lui  donne 
plus  de  coups  de  bâton  que  de  bons  conseils.  Un  jour  l'enfant 
s'évade  pour  éviter  un  châtiment.  Après  avoir  couru  quelque 
temps,  il  se  trouve  libre  et  seul  au  milieu  de  la  campagne.  Il 
prend  le  parti  de  courir  les  aventures  et  marche  gaiement ,  avec 
insouciance,  vers  le  gîte  inconnu  que  la  Providence  lui  réserve. 
Là  commence  réellement  le  livre  de  M.  Houssaye.  Sous  le  titre 
du  Serpent  sotis  l'Herbe,  c'est  en  effet  la  vie  errante  d'un 
élève  de  Gusman  d'Alfarache  et  de  Gil  Blas  qu'il  a  voulu  nous 
raconter. 

Robert  se  met  donc  en  marche  ,  les  poches  vides  ,  mais  le 
cœur  plein  d'espérance.  Il  brûle  de  coimaître  le  monde  et  d'é- 
prouver ses  forces  dans  une  lutte  avec  la  vie.  Le  cours  capri- 
cieux d'une  rivière  lui  sert  de  guide.  En  la  côtoyant,  Robert 

11. 


126  REVUE  DE  PARIS. 

arrive  à  un  Village,  et  à  peine  a-t-il  fait  quelques  pas  au  milieu 
des  maisons,  qu'une  enseigne  d'auberge  le  jetle  en  extase.  L'hô- 
tesse de  celte  auberge  se  trouve  être  une  excellente  femme,  que 
la  méprise  de  Robert  fait  sourire,  et  qui  accueille  le  jeune  pèle- 
rin sans  lui  demander  d'écot.  Robert  passe  plusieurs  jours  dans 
cette  merveilleuse  auberge,  buvant  le  meilleur  vin  de  la  cave,  et 
goûtant  les  plus  beaux  fruits  du  verger.  Mais  un  beau  jour,  le 
maître  d'école,  qui  a  élevé  Robert,  paraît  dans  la  salle  com- 
mune, et  Robert  se  sauve  à  toutes  jambes.  11  arrive  sain  et  sauf 
au  bord  de  la  rivière,  s'élance  dans  une  nacelle  abandonnée,  et 
s'abandonne  de  nouveau  aux  caprices  de  la  fortune. 

Nous  ne  suivrons  pas  Robert  dans  toutes  les  aventures  que 
l'imagination  de  M.  Houssaye  multiplie  sur  son  chemin.  Nous 
ne  dirons  rien  du  séjour  de  Robert  chez  les  comédiens,  de  la 
mystérieuse  jeune  fille  qui  lui  apparaît,  comme  un  ange,  parmi 
ces  hommes  débauchés,  et  qui  porte  le  nom  impossible  de  Pres- 
ciosa.  Les  amours  de  Robert  et  de  M"e  Léocadie  ne  méritent  pas 
non  plus  de  nous  occuper.  C'est  un  récit  fort  peu  chaste  et 
contre  lequel  la  critique  peut  réclamer  sans  pruderie.  Évidem- 
ment M.  Houssaye  s'est  trop  confié  dans  ses  forces,  en  voulant 
imiter  le  JFilhelm  Meister,  de  Goethe  :  il  a  taillé  Léocadie  et 
Presciosa  sur  le  patron  de  Mignon  et  de  Philine.  Mais  sous  sa 
main  inhabile ,  la  poétique  effronterie  de  Philine  s'est  changée 
en  une  impudence  triviale ,  et  la  céleste  figure  de  Mignon  a  ri- 
valisé ,  avec  les  amours  de  Dorai ,  en  fadeur  et  en  mignar- 
dise. 

Robert  passe  quatre  ans  chez  les  comédiens.  Ensuite  la 
protection  de  la  bienfaisante  hôtesse,  près  de  laquelle  il  est 
revenu,  le  fait  entrer  comme  clerc,  à  l'étude  de  maître 
Desmasures ,  le  notaire  du  village.  M™e  Desmasures  devient 
amoureuse  du  jeune  clerc ,  qui  est  bien  plus  souvent  dans  le 
jardin,  occupé  à  lui  cueillir  des  fleurs,  que  dans  l'étude, 
à  écrire  les  acles  de  son  mari.  Malheureusement,  un  avis  pru- 
dent donne  l'éveil  à  la  vigilance  de  maître  Desmasures.  Il 
feint  de  partir  pour  un  voyage ,  et  revenant  sur  ses  pas,  sur- 
prend l'effronté  Robert  dans  la  chambre  de  sa  femme.  Cet 
épisode  est  une  maladroite  réminiscence  d'un  proverbe  de  M.  de 
Musset,  intitulé:  le  C/jaw^e/îe;-,  Robert  copie  lourdement  et  sans 
grâce  l'aimable  Fortunio  du  poëtej  quant  à  maître  Desmasures 


REVUE  DE  PARIS.  127 

et  à  sa  femme,  ce  sont  des  imitations  un  peu  plus  habiles  de 
Jacqueline  et  de  maître  André. 

Nous  venons  de  raconter  la  première  partie  du  roman,  qui, 
bien  que  très-défectueuse,  on  le  voit,  est  certainement  la  meil- 
leure. Nous  passerons  très-rapidement  sur  les  événements  qui 
remplissent  tout  le  second  volume  et  les  dernières  pages  du 
premier.— En  quittant  la  maison  de  M"^^  Desmasures,  Robert, 
toujours  sans  argent,  forme  le  projet  d'aller  à  Paris.  11  n'a  pour 
vêtement  qu'une  mauvaise  robe  de  chambre.  Le  hasard  lui  fait 
rencontrer  le  curé  du  village,  qui  va  au  prochain  hameau  con- 
soler une  mourante.  Robert  lui  prend  de  force  sa  soutane  et  son 
chapeau  à  cornes,  et  lui  laisse  en  échange  sa  robe  de  chambre 
etses  pantouffles.  Il  ûine  à  crédit  dans  une  auberge,  grâce  à  ce 
costume.  Au  coucher  du  soleil,  la  fortune,  toujours  favorable  à 
Robert,  envoie  sur  ses  pas  un  poêle  extravagant  qui  s'est  enfui 
de  la  maison  paternelle,  oiî  on  le  battait  pour  ses  élégies.  Gérard 
est  le  nom  de  ce  poëte.  Plus  prévoyant  que  Robert,  il  a  eu  la 
précaution  d'emporter,  pour  aider  sa  fuite ,  une  bourse  bien 
garnie.  Une  conversation  s'engage  entre  les  deux  aventuriers, 
et  bientôt  une  amitié  fraternelle  les  unit.  Le  poêle  partage  sa 
bourse  avec  Robert,  qui  met ,  en  revanche,  sa  gaieté  et  son 
esprit  inventif  au  service  de  Gérard. 

Arrivé  à  Paris.  Robert  cesse  de  personnifier  le  caprice  ;  le  rê- 
veur insouciant  se  change  en  un  charlatan  de  la  plus  triste  es- 
pèce. Le  héros  d'une  pièce  fameuse,  applaudie  au  boulevart  et 
dont  le  nom  est  devenu  populaire,  sert  de  modèle  à  cette  per- 
sonnification triviale  de  l'effronterie  et  de  la  ruse.  Robert  fait 
la  contrebande  ;  il  falsifie  des  eaux  minérales;  il  adresse  aux 
journaux  des  lettres  pour  et  contre  ses  entreprises.  On  ne  sau- 
rait trop  admirer  lemploi  que  Robert  fait  de  l'argent  obtenu  par 
ces  ruses  misérables.  II  le  dépense  à  acheter  des  consciences 
d'avocat  et  des  vertus  de  comédiennes  ;  il  prétend  se  venger 
ainsi  de  la  société  qui  l'a  corrompu.  La  société  s'inquiète  fort 
peu  de  cette  vengeance;  mais  Robert  se  ruine.  Un  jour  il  n'a 
plus  même  la  ressource  de  faire  des  dettes.  Toutefois  la  Provi- 
dence ne  l'abandonne  pas,  et  la  médecine  homœopatbique.  qu'il 
se  met  à  pratiquer  sans  la  connaître,  rétablit  promplement  sa 
fortune. 

(juant  ?i  G.'rar.'l,  il  passe  son  temps  à  rimer  des  ballades,  ou 


128  REVUE  DE  PARIS. 

à  courir  après  des  éditeurs.  L'imbécillité  de  ce  personnage  est 
fort  peu  divertissante,  et  ses  querelles  avec  les  libraires  embar- 
rassent inutilement  le  récit. 

En  passant  un  jour  près  du  Pont-des-Arts,  Robert  rencontre 
un  oiseleur  qui  vend  aux  passants  la  liberté  de  quelques  hiron- 
delles: une  bouquetière  offre,  au  même  moment,  des  roses  à 
une  dame  dont  Robert  ne  dislingue  que  confusément  la  physio- 
nomie à  travers  le  tissu  noir  de  son  voile.  Celle-ci  répond,  en 
s'adressant  à  l'homme  qui  l'accompagne  :  «  J'aimerais  mieux 
voir  s'envoler  ces  hirondelles.  »  Robert  regarde  cette  femme 
avec  reconnaissance,  et  se  dit  à  lui-même  que  celle  qui  prie  pour 
la  liberté  des  oiseaux  est  elle-même  une  esclave  :  il  a(;hète  les 
hirondelles  et  les  rend  à  la  liberté.  Pendant  ce  temps,  la  dame 
au  voile  noir  a  disparu  ;  mais  ses  paroles  et  son  regard  ont 
laissé  dans  le  cœur  de  Robert  une  impression  profonde.  Ce  petit 
épisode,  habilement  raconté,  remplit  un  des  plus  gracieux  cha- 
pitres du  livre. 

A  quelque  temps  de  là,  Gérard  est  reçu,  on  ne  sait  à  quel  titre, 
chez  un  gentilhomme  ruiné,  qui  vit  à  Paris  dans  une  profonde 
solitude,  avec  sa  femme,  dont  il  est  jaloux.  Le  poëte  présente 
son  ami,  en  l'absence  du  mari,  à  M™*'  d'Épinay.  Robert  recon- 
naît en  elle  la  jeune  dame  qu'il  a  vue  sur  le  Pont-des-Arts;  il 
devient  amoureux  de  M™^  d'Épinay,  et  celle-ci  partage  la  pas- 
sion de  Robert.  Un  voyage  imprévu  du  mari  favorise  cette  liai- 
son ;  mais  le  brusque  retour  de  M.  d'Épinay  détruit  bientôt  le 
bonheur  des  amants.  L'infidélité  de  sa  femme  n'est  plus  un  mys- 
tère pour  M.  d'Épinay,  qui  se  livre  envers  elle  à  tous  les  excès 
d'une  colère  brutale.  Clotilde,  c'est  le  nom  de  la  maîtresse  de 
Robert,  s'enferme  dans  un  couvent;  mais  elle  promet  à  son 
amant  de  n'en  sortir  que  pour  lui  ou  la  mort.  L'époque  où  doit 
finir  la  capivité  volontaire  de  M™e  d'Épinay  est  aussi  celle  de  sa 
fête;  elle  supplie  Robert,  dans  une  lettre  tracée  à  la  hâte,  d'ha- 
biter, en  attendant  ce  jour,  le  village  de  Soucy  :  ce  sera  pour 
elle  une  consolation  de  savoir  que  Robert  l'attend  dans  ce  vil- 
lage isolé,  et  partage  pour  ainsi  dire  sa  solitude.  Robert,  qui 
est  très-réellement  amoureux  de  Clotilde,  se  soumet  sans  hési- 
ter au  v(Êu  qu'elle  exprime ,  et  part  pour  la  Normandie.  Il  est 
prêt,  s'il  ne  la  revoyait  plus,  à  chercher  dans  le  suicide  un  re- 
mède à  sa  douleur. 


REVUE  DE  PARIS.  129 

De  loules  les  manières  qui  s'offraient  de  dénouer  le  drame  ar- 
rivé à  ce  point,  M.  Hoiissaye  a  clioisi  la  moins  prévue.  A  Soucy, 
Robert  rencontre  M.  et  M^e  Desmasures,  et  son  ami  Gérard. 
Celui-ci  a  épousé  une  belle  marquise  qu'il  a  rencontrée  chez 
M™<^  d'Épinay.  Robert  devient  amoureux  de  la  femme  de  Gérard. 
Clotilde,  convaincue  delà  perfidie  de  Robert,  redevient  une 
épouse  fidèle  et  la  plus  heureuse  des  mères.  De  son  côté,  Camille, 
la  femme  de  Gérard,  après  avoir  failli  être  sacrifiée  par  la  ja- 
louse Clolilde  à  un  désir  furieux  de  vengeance,  revient  à  la  vie 
pour  se  corriger,  et  goûter,  dans  l'accomplissement  de  ses  de- 
voirs, les  joies  les  plus  pu»cs.  Enfin  Robert  oublie  Camilie  aussi 
bien  que  Clotilde,  et  se  marie  avec  la  veuve  de  maître  Desma- 
sures, son  ancien  patron. 

Cette  seconde  partie  du  roman  est  tout  à  fait  dépourvue  de 
vraisemblance ,  et  la  complication  des  événements  ne  produit 
pas  rinlérèt.  A  partir  de  la  moitié  du  troisième  livre,  le  roman 
de  M.Houssaye,  sauf  quehiues  parties,  n'est  qu'une  insignifiante 
ébauche.  Le  programme  a  remplacé  la  comédie  ;  les  scènes  ne 
sont  qu'indiquées,  et  une  action  triviale  marche  à  la  hâte  vers  un 
dénouement  impossible.  Cette  partie  cependant  exigeait,  plus 
que  la  première,  une  main  calme  et  patiente.  M.  Houssaye  abor- 
dait le  roman  philosophique  après  l'idylle  ;  l'étude  devait  accom- 
pagner l'invention,  et  l'expérience  devait  remplacer  la  rêverie.  Or, 
l'on  voit  aisément  qu'il  ne  s'est  pas  rendu  compte  de  l'importance 
de  sa  nouvelle  tâche.  Il  a  continué  à  rêver,  quand  il  fallait  obser- 
ver ou  se  souvenir.  Son  ironie  n'est  pas  celle  de  l'expérience  ;  elle 
ne  paraîtra  puissante  qu'aux  ignorants.  Qu'un  lecteur  sérieux 
cherche,  dans  cette  dernière  partie  du  livre,  une  satire  ou  un 
drame  !  il  sera  également  trompé.  Les  passions  sont  aussi  mal 
étudiées  que  les  caractères. 

Mais  il  reste  à  M.  Houssaye,  si  on  lui  refuse  le  talent  de  la 
satire  et  du  drame,  un  talent  de  romancier  élégiaque.  facile  et 
gracieux.  En  retranchant  toute  la  partie  ironique  du  roman  et 
les  cent  pages  diffuses  qui  servent  d'introduction,  il  y  aurait 
moyen  de  faire  avec  le  Serpent  sous  l'Herbe  une  idylle  assez 
jolie,  quoique  d'un  style  souvent  prétentieux.  11  n'a  donc  man- 
qué jusqu'à  présent  à  M.  Houssaye  que  de  connaître  la  vraie 
l)orlée  de  son  talent.  Qu'il  renonce  à  fondre  Estelle  avec  Tris- 
tram  Shanily!  Qu'il  proportionne  la  tâche  du  romancier  à  ses 


130  REVUE  DE  PARIS. 

forces!  S'il  hésile,  s'il  essaie  d'un  pas  irrésolu  des  routes  con- 
traires, il  s'expose  à  dépenser  une  ardeur  précieuse  en  des  explo- 
rations stériles.  M.  Houssaye  doit  donc  se  hâter;  le  succès  n'ap- 
partient pas  à  l'indécision ,  au  caprice  ;  c'est  la  volonté  intelligente 
qui  le  mérite,  et  c'est  par  l'unité  qu'elle  y  parvient. 

D.  M. 


MUSIQUE  SONNANTE. 


Mazarin  permeUait  aux  Français  de  chanter;  il  se  plaisait  à 
leur  entendre  fredonner  gaiement  les  refrains  de  Ducauroy, 
de  Frémol,  de  Boesset.  Nos  ministres  sont  plus  aimables  encore; 
ils  veulent  que  la  nation  entière  apprenne  à  chanter.  La  musique 
fait  aujourd'hui  partie  de  Tinstruction  primaire  :  Paris,  Tou- 
louse, Lille,  ont  des  conservatoires  de  musique,  et  la  munici- 
palité de  Lyon  en  a  promis  un  à  ses  administrés.  Il  m'est  venu 
dans  la  tête  de  fournir  en  trois  mois  trente-deux  millions  d'élè- 
ves à  nos  écoles  de  solfège  ;  s'ils  ne  sont  pas  assez  habiles  pour 
attaquer  une  fugue  à  livre  ouvert,  ils  auront  du  moins  l'oreille 
formée  aux  intervalles  de  la  gamme,  ils  sauront  caser  les  demi- 
tons  à  leur  place,  et  ces  avantages,  qui  demandent  quelquefois 
des  mois  d'étude,  seront  appréciés  par  les  maîtres.  C'est  en  plein 
vent  que  j'établis  mon  école  préparatoire.  Mes  élevés  travaille- 
ront à  toute  heure  ;  la  musique,  lancée  au  travers  de  leur  troupe 
nombreuse,  les  saisit  partout ,  à  table  ,  au  lit ,  à  la  promenade; 
assis,  marchant,  courant,  galopant,  la  gamme  les  assiégera  à 
toute  heure  et  les  forcera  d'acquérir  de  la  science,  quand  même 
ils  voudraient  échapper  aux  bienfaits  qu'elle  leur  promet.  La 
machine  à  vapeur,  le  chemin  de  fer.  n'ont  pas  une  allure  plus 
constante  et  plus  rapide.  On  pense  bien  que  je  ne  puis  pas  suf- 
fire à  tant  de  travaux  ,  qu'il  me  faut  absolument  une  armée  de 
répétiteurs  ;  oui  sans  doute,  j'aurai  recours  à  leur  aide  ;  ils  me 
serviront  avec  un  zèle ,  une  exactitude  imperturbables.  Ces  répé- 
titeurs sont  les  horloges,  les  pendules,  les  coucons  même. 

Peut-être  direz-vous  que  je  vais  vous  conter  les  rêves  d'un 
malade  ;  lisez,  et  vous  verrez  que  ce  malade  pouvait  avoir  perdu 


133  REVUE  DE  PARIS. 

l'usage  de  ses  jambes,  mais  que  la  tête  n'avait  pas  tout  à  fait 
déménagé.  Arrivons  au  fait. 

Depuis  trop  longtemps  les  horloges  parlent  pour  ne  rien  dire  ; 
leur  langage  manque  tout  à  fait  de  précision  et  devient  inintelli- 
gible à  deux  époques  de  la  journée.  Trois,  quatre,  cinq,  six 
coups  peuvent  èlre  comptés  aisément,  si  Ton  a  l'attention  portée 
vers  1  horloge,  et  si  l'on  attend  qu'elle  frappe  l'heure.  Mais  si 
une  longue  série  de  dix ,  de  onze  ,  de  douze  coups  arrive  à  l'im- 
proviste,  on  se  trompe  aisément  sur  leur  nombre,  le  moindre 
bruit  dérange  votre  calcul,  et  vous  êtes  fort  étonné  d'arriver  à 
quatorze  ou  de  rester  à  onze  lorsque  le  marteau  a  réellement 
frappé  douze  coups.  11  ne  suffit  pas  de  l)ien  compter,  il  faut  en- 
core en  avoir  la  conviction,  ce  qui  est  très-rare.  Midi  ou  minuit 
et  demi,  une  heure,  une  heure  et  demie  du  matin  ou  du  soir, 
sont  exprimés  chacun  par  un  coup  dont  l'identité  parfaite  ne 
permet  de  faire  aucune  distinction.  Si  un  aveugle  ou  bien  un  ma- 
lade dont  l'état  exige  qu'on  le  préserve  du  contact  de  la  lumière 
s'éveille  après  minuit,  il  restera  dans  une  incertitude  complète 
à  l'égard  de  l'heure  jusqu'au  moment  où  l'horloge  frappera  deux 
coups.  Ils  sauront  bien  que  c'est  deux  heures,  mais  est-ce  deux 
heures  de  nuit  ou  de  jour?  La  cloche  ne  s'explique  point  à  cet 
égard.  Il  est  des  pays  où  le  soleil  reste  sur  l'horizon  pendant 
des  mois  entiers,  et  que  la  nuit  couvre  de  ses  ombres  pendant 
un  aussi  long  temps.  Un  chasseur,  un  courrier,  un  joueur,  un 
médecin  ,  un  malade,  après  de  grandes  fatigues  ou  de  longues 
veilles,  se  livrent  au  sommeil  d'une  manière  très-irrégulière  ; 
que  leur  repos  soit  prolongé  outre  mesure  ou  quil  ait  une  in- 
termittence continuelle,  ces  personnes,  en  s'éveillant,  ne  com- 
prendront rien  à  ce  que  l'horloge  voudra  leur  dire.  Elle  sonnera 
quatre,  cinq  ,  six  heures;  le  jour  pénétrera  dans  leur  chambre 
à  travers  les  rideaux,  et  elles  ne  sauront  point  si  les  heures  frap- 
pées appartiennent  au  soir  ou  au  malin.  Plusieurs  se  lèveront 
à  la  hâte  après  cinq  heures  pour  aller  dîner,  et  trouveront  tout 
le  monde  endormi,  ne  songeant  pas  même  à  faire  les  apprêts 
du  repas  du  matin.  Le  quart,  la  demie ,  le  troisième  quart  de 
chaque  heure,  se  repètent  vingt- quatre  fois  pendant  la  jour- 
née ,  et  ne  présentent  jamais  l'indication  ,  même  incertaine,  du 
moment  auquel  ils  se  rapportent.  Un  quart  sonne;  on  sait  que 
c'est  un  quart ,  voilà  tout.  Mais  est-ce  le  quart  de  deux  heures, 


REVUE  DE  PARIS.  135 

de  trois  heures  du  malin  ou  du  soir?  c'est  ce  que  rhorIo[îe  ne 
peut  vous  dire  au  moyen  de  son  bruit  tout  à  fait  insignifiant. 
Les  géomètres  ont  cherché  vainement  jusqu'à  ce  jour  des  comi)i- 
naisons  variées  pour  rectitier  ce  langage,  dont  ils  ont  toujours 
reconnu  l'imperfection. 

Le  problème  qui  les  occupait  depuis  trois  cents  ans  vient 
d'être  résolu,  dans  son  ensemble  et  dans  tous  ses  détails,  par  un 
musicien.  Le  système  qu'il  a  présenté  à  l'Académie  prévoit  tout, 
répond  à  tout,  et  chaque  fois  que  son  horloge  parle,  ne  fût-ce 
que  pour  sonner  un  quart,  elle  indique  l'instant  précis  delà  jour- 
née que  ce  même  quart  est  appelé  à  marquer. 

Il  y  parvient  en  donnant  une  couleur  sonore  à  chaque  coup 
qui  doit  frapper  l'oreille,  et  celte  différence  fait  reconnaître  à 
l'instant  l'heure  qui  vient  de  sonner,  quand  même  on  se  serait 
trompé  sur  le  nombre  des  coups  qui  auraient  passé.  Il  suffit 
d'entendre  le  dernier  coup  pour  acquérir  la  certitude  que  c'est 
onze  heures  du  matin  ou  de  la  nuit  qui  viennent  de  se  faire  en- 
tendre. Ce  système  présente  quatre-vingt-seize  combinaisons, 
car  la  journée  se  compose  de  vingt-quatre  heures  différentes  et 
non  pas  de  deux  fois  douze  heures,  comme  on  l'a  fait  pour  les 
anciennes  horloges.  Cette  journée  commence  à  une  heure  du 
matin  pour  finir  à  minuit.  L'horloge  marque  celte  première  heure 
en  frappant  un  coup  qui  est  le  la  le  plus  grave  de  la  voix  de 
basse.  Deux  heures  sont  marquées  par  la  répétition  de  ce  même 
la  suivi  du  si.  La  même  marche  diatonique  est  employée  suc- 
cessivement en  montant,  et  donne,  pour  huit  heures  du  matin, 
la,  si,  ut,  réy  mi,  fa,  sol,  la;  pour  midi,  la,  si,  ut,  ré,  mi,  fa, 
sol,  la,  si,  ut,  ré,  mi.  Le  soleil  est  alors  arrivé  à  son  apogée  , 
au  zénith  ;  l'horloge  l'a  suivi  en  montant,  cet  astre  va  descen- 
dre, et  l'horloge  suivra  sa  marche  en  descendant  aussi,  et  la 
douzième  qu'elle  a  montée  par  fragments,  va  être  distribuée  d'a- 
près le  même  système ,  mais  à  l'inverse  ,  pour  marquer  d'une 
manière  pittoresque  et  claire  les  heures  du  soir.  Ainsi  elle  dira 
7>aaigu,  dernier  coup  de  midi  ;  pour  exprimer  une  heure  du 
soir,  mi,  ré,  pour  marquer  deux  heures  du  soir,  et,  suivant 
la  même  marche  rétrograde,  elle  dira  :  7}n,  ré,  ut,  si,  la, 
sol,  fa,  mi,  octaves  pour  frapj)er  huit  heures  du  soir;  et 
enfin,  la  douzième  conq)lète  mi,  ré,  ut,  si,  la,  soi,  fa,  mi, 
ré,  ut,  si,  la,  pour  sonner  minuit.  Voilà  pour  les  heures  de 
3  12 


154  REVUE  DE  PARIS. 

jour  et  de  nuit;  voici  comment  les  quarts  seront  exprimés-. 

Le  premier  quart  appartient  à  l'heure  qui  vient  de  sonner,  il 
la  louche,  pour  ainsi  dire  encore,  avec  la  main.  Ce  quart  sera 
marqué  par  la  même  note  qui  caractérise  celte  heure,  mais  elle 
sera  frappée  à  l'octave  haute.  Le  second  quart  ou  demi-heure 
participe  également  de  l'heure  qui  vient  de  passer  et  de  celle 
que  l'on  attend  ;  il  tient  par  la  main  l'heure  sonnée  et  tend  l'aulre 
main  à  l'heure  qui  va  venir,  il  l'appelle.  Ce  quart  sera  marqué 
par  la  note  déjà  répétée  à  l'octave  pour  le  premier  quart,  la- 
quelle sera  suivie  de  la  note  qui  caractérise  l'heure  suivante. 
Exemple  :  quatre  heures  du  malin  ont  sonné  en  articulant  la 
quarte,  la,  si,  ut,  ré,  le  quart  donnera  un  ré  à  l'octave,  la  demie 
donnera  ce  même  ré,  suivi  d'un  mi,  puisque  c'est  le  7?a*  grave 
qui  doit  ensuite  marquer  la  cinquième  heure.  Cette  demie  de 
quatre  heures  du  matin  a  déjà  appelé  le  coup  de  cinq  heures 
que  l'on  attend  en  frappant  le  petit  mi,  noie  qui  caractérise 
cinq  heures;  le  troisième  quart,  qui  appartient  tout  à  fait  à 
l'heure  à  venir,  l'appellera  avec  plus  d'instance  en  répétant  la 
note  qui  la  caractérise  ;  ce  troisième  quart  sera  sonné  ré;,  nii,  mi 
à  l'octave,-  cinq  heures  sonneront  après  au  grave,  et  seront  ex- 
primées par  la  quinle  la,  si,  ut,  ré,  mi.  Je  vais  citer  un  second 
exemple  pour  les  heures  du  soir.  Deux  heures  ont  sonné.  Le 
marteau  a  frappé  mi,  ré;  le  quart  répétera  ré  à  l'octave,  la 
demie  dira  ré,  ut,  le  troisième  quart  ré,  ut,  ut,  appelant  ainsi 
Yut  qui  va  marquer  la  troisième  heure  du  soir;  laquelle  sera 
exprimée  ensuite  par  cette  tierce  descendante  mi,  ré,  ut. 

Les  quarts  et  la  demie  qui  suivent  minuit  et  raidi,  points  d'ar- 
rivée et  de  départ  de  l'ascension  et  de  la  descente  des  heures, 
présentent  une  exception.  Une  heure  après  midi  répète  le  dou- 
zième coup  de  midi,  qui  est  le  mi.  Par  conséquent  le  î;h*  appe- 
lant le  7ni,  le  quart,  la  demie,  le  troisième  quart  seront  exprimés 
par  cette  même  note  frappée  à  l'octave,  et  Lhorloge  dira  mi,  — 
oni,  mi,  —  7ni,  mi,  mi.  Même  observation  pour  le  la  grave,  qui 
exprime  une  heure  du  matin  après  avoir  frappé  le  douzième 
coup  de  minuit. 

Je  crois  avoir  exposé  ce  système  avec  assez  de  clarté  pour 
être  compris. 

Si  l'on  veut  opposer  que  ce  système  exige,  pour  être  bien  saisi 
dans  les  détails  de  son  exécution,  une  oreille  exercée  aux  inter- 


REVUE  DE  PARIS.  '^  135 

valles  musicaux,  je  répondrai  que  cette  étude,  faite  à  tous  les 
instants,  aura  formé  des  élèves  intelligents  après  le  sixième  jour, 
et  que  les  enfants  démontreront  le  lendemain  aux  gens  raison- 
nables toutes  les  combinaisons  sonores  de  l'horloge  nouvelle.  Le 
gamin  sera  professeur  sur  ce  [)oint ,  dès  que  vingt-qualre  heures 
auront  défilé  devant  son  oreille.  Si,  parmi  le  million  d'individus 
qui  habitent  Paris,  on  en  rencontrait  cinquante  assez  stupides 
pour  ne  rien  comprendre  aux  confidences  de  notre  horloge,  la 
condition  de  ces  idiots  ne  serait  pas  plus  mauvaise  qu'elle  ne  l'est 
aujourd'hui.  Ils  compteraient  par  leurs  doigts,  comme  ils  font  à 
présent  ;  notre  horloge  leur  donne  la  même  somme  de  coups, 
distribuée  de  la  manière  adoptée  pour  les  anciennes  horloges. 

En  choisissant  la  gamme  de  la,  je  me  suis  conformé  au  sys- 
tème des  Grecs;  j'ai  pris  pour  point  de  départ  la  proslanbano- 
mène  des  anciens,  note  que  toutes  les  voix  de  basse  font  sonner 
librement,  et  qui,  par  cette  raison,  a  été  adoptée  pour  diapason. 
Par  ce  moyen,  ceux  qui  voudront  chanter  sans  le  secours  des 
instruments,  pourront,  à  l'instant  même,  prendre  le  diapason  de 
l'horloge,  accorder  leur  violon,  leur  violoncelle  sur  ce  repère 
sonore.  Maintenant  que  l'autorité  fait  de  nobles  efforts  pour  ré- 
pandre la  doctrine  musicale  dans  toutes  les  classes  de  la  société, 
doctrine  qui  fait  partie  de  l'instruction  primaire,  ne  sera-t-il  pas 
très-avantageux  de  trouver,  dans  tous  les  enfants,  une  oreille 
déjà  formée  à  l'intonation  des  intervalles  musicaux?  Cette  pre- 
mière étude,  souvent  hérissée  de  difficultés  pour  certains  sujets, 
sera  faite  sans  travail;  l'horloge  musicale  aura  formé  des  mil- 
lions de  musiciens  en  herbe.  Dès  qu'un  enfant  viendra  s'asseoir 
sur  les  bancs  de  l'école  primaire,  si  le  maître  lui  fait  chanter  la 
gamme  ,  l'élève  va  réunir  admirablement  les  deux  tétracordes, 
placer  les  demi-tons  aux  lieux  où  ils  doivent  être,  sans  hésita- 
tion aucune,  et  tous  les  intervalles  seront  d'une  parfaite  justesse, 
conditions  que  Ton  n'obtient  souvent  qu'après  trois  mois  d'étude. 
Si  le  maître  fait  descendre  la  gamme  à  son  élève,  celui-ci  ne 
montrera  pas  moins  d'aptitude  et  d'intelligence  ;  ce  sera  pour 
lui  la  chose  la  plus  simple  :  il  aura  imité  l'horloge  en  sonnant 
huit  heures  du  matin  et  huit  heures  du  soir.  Même  observation 
pour  la  douzième  de  minuit  et  de  midi. 

Lorsqu'un  domestique  entre  au  service  d'une  grande  maison, 
ne  sait-il  pas,  dès  le  lendemain,  si  c'est  monsieur,  madame,  leur 


156  REVUE  DE  PARIS. 

fils  aîné  ou  cadet  qui  appellent  en  agitant  leurs  sonnettes?  Il 
sait  distinguer  la  voix  de  ces  timbres  différents,  du  bruit  de  la 
sonnette  de  l'escalier,  et  pourtant  les  tons  de  ces  clochettes  sont 
d'autant  moins  ajjpréciables,  qu'ils  ne  sont  point  classés  dans 
des  proportions  régulières,  musicales  et  agréables  à  Toreille.  On 
parviendrait  bien  plus  facilement  à  saisir  toutes  les  nuances 
d'intonation  de  notre  horloge.  Sa  cloche  la  plus  grave,  accordée 
sur  le  ton  du  diapason,  réglé  après  avoir  été  discuté  par  Tin- 
stilut  et  le  Conservatoire,  serait  un  étalon  invariable  qui  fixerait 
à  jamais  ce  méridien  sonore  pour  toute  la  France. 

On  voit  que  je  compte  me  servir  de  douze  cloches  graves  et 
de  douze  cloches  aiguës  pour  composer  le  clavier  de  mon  hor- 
loge. Cependant,  s'il  s'agissait  de  l'établir  dans  un  palais  et  de  la 
faire  cadrer  majestueusement  avec  une  riche  façade,  je  la  ferais 
parler  au  moyen  de  trompettes  animées  par  un  jeu  d'orgue  très- 
puissant.  Ces  trompettes  seraient  embouchées  par  des  statues 
représentant  des  anges,  des  génies,  ou  ,  ce  qui  vaudrait  mieux 
encore,  par  les  douze  heures  personnifiées. 

Un  mécanicien  d'un  talent  éprouvé,  un  artiste  dont  les  chefs- 
d'œuvre  ont  été  déposés  dans  nos  musées ,  termine,  en  ce  mo- 
ment, le  mécanisme  nécessaire  pour  mettre  enjeu  ces  nouvelles 
horloges.  J'espère  pouvoir  bientôt  soumettre  son  travail  à  l'Aca- 
démie. Je  croyais  n'avoir  trouvé  qu'un  badinage  musical,  lorsque, 
il  y  a  six  mois,  je  fis  part  de  mon  idée  à  M.  Arago;  il  m'assura 
que  j'avais  résolu  un  i)roblème  dont  les  géomètres  cherchaient 
la  solution  depuis  des  siècles.  Le  suffrage  d'un  homme  si  haut 
placé  dans  les  sciences  me  fit  concevoir,  pour  ma  découverte, 
une  estime  que  je  n'avais  pas,  et  je  me  décidai,  d'après  sou 
conseil,  à  la  livrer  à  l'examen  de  l'Académie  des  Sciences. 

Castil-Blaze. 


DE 


l'IIÉROÏSlIE  DES  FEMMES 


Pendant  la  Terrenr, 


Les  femmes  conduites  à  l'échafaiid  en  ont  fait  un  trône  de 
gloire  pour  leur  sexe.  C'était  une  effroyable  nouveauté  pour  l'his- 
toire. Les  femmes  ,  jusque  dans  les  peuiilades  cannibales,  ne 
paient  |)oint  tribut  au  tomawack  ni  au  bûcher.  Si  le  polythéisme, 
dans  les  convulsions  de  sa  terrible  agonie,  égorgea  quelques 
jeunes  filles  ou  matrones  chrétiennes  sur  des  autels  qui  tombaient 
de  vétusté,  ou  plutôt  qui  succombaient  sous  l'infamie  de  leurs 
dieux  anciens,  et  surtout  de  leurs  dieux  nouveaux,  ce  ne  fut  du 
moins  qu'à  de  rares  intervalles,  et  non  par  groupes  nombreux. 
L'histoire  de  l'église  rejette  sur  ce  point  les  récits  grossièrement 
exagérés  des  légendes.  Les  guerres  de  religion,  à  commencer 
par  celle  des  Albigeois,  ont  fourni  des  exemples  de  ces  atrocités 
exercées  contre  les  femmes;  mais  c'était  dans  le  sac  des  villes 
et  non  judicairement.  Peu  de  femmes  furent  égorgées  dans  la 
journée  de  la  Saint-Barthélémy.  Le  fanatisme  politique  s'est 
donc  montré  plus  intolérant  et  plus  barbare  que  le  fanatisme 
religieux  dans  ses  plus  épouvantables  excès.  Ce  qu'il  poursuivait 
dans  les  femmes,  c'était  la  pitié,  une  pitié  active,  qui  parvenait 
à  lui  soustraire  encore  plus  de  victimes  qu'il  n'en  frappait.  Pour 
la  régénération  révolutionnaire,  il  fallait  que  la  pitié  fût 
éteinte.  L'assemblée  constituante  régnait  encore  et  suspendait, 
par  sa  grandeur  plutôt  que  par  une  autorité  sévère  ,  le  cours 
de  barbarie  trop  tôt  commencé,  lorsque  la  rage  populaire,  diri- 

12. 


133  REVUE  DK  PARIS. 

gée  par  des  clubistes  ,  opprobre  et  fléau  de  la  philosophie  qu'ils 
invoquaient,  se  porta  sur  les  sœurs  de  la  charité.  Ces  chi^stes 
filles  de  saint  Vincent  de  Paul  furent  flagellées  publiquement;  et 
par  qui  !  par  des  vagabonds  et  des  vagabondes  dont  leurs  mains 
avaient  plus  d'une  fois  soigné  les  maladies  et  pansé  les  ulcères. 
En  outrageant  si  cruellement  la  pudeur,  on  leur  avait  laissé  la  vie  : 
ce  n'était  qu'un  coup  d'essai,  qu'un  i)remier  pas  de  la  férocité. 

Il  y  avait  loin  de  là  encore  au  massacre  des  prêtres  dans  l'é- 
glise des  Carmes  ,  à  l'épouvantable  supplice  de  l'aimable  prin- 
cesse de  Lamballe,  qui  ne  put  consentir  à  se  racheter  des  hor- 
reurs dont  elle  voyait  les  apprêts ,  en  proférant  une  parole  de 
blâme  ou  de  mépris  pour  la  reine  dont  elle  avait  possédé  l'amitié. 
A  chaque  coup  qui  lui  était  porté,  les  barbares  croyaient  frapper 
par  anticipation  la  reine,  objet  d'une  haine  aussi  atroce  qu'im- 
méritée, et  réservaient  à  l'auguste  prisonnière  du  Temple  le 
spectacle  de  la  tête  sanglante  de  son  amie.  C'est  quand  les 
membres  de  la  princesse  sont  dépecés  et  sa  tête  portée  en  triom- 
phe, c'est  à  travers  de  longs  ruisseaux  de  sang,  c'est  sous  une 
voûte  de  sabres,  de  piques  et  de  haches,  qui  ne  cessent  de  frap- 
per, que  deux  jeunes  filles,  M^^"  de  Sombreuil  et  Cazotte,  osent 
se  présenter  pour  sauver  leur  père  du  massacre.  La  première 
est  soumise  à  une  épreuve  telle  que  Phalaris  eût  pu  seul  l'in- 
venter :  boire  un  verre  du  sang  qui  vient  d'être  versé.  Elles 
triomphent  toutes  deux  ,  et  leur  père  est  sauvé.  L'intrépidité 
humaine  ne  peut  aller  plus  loin  que  ce  sublime  efifort  de  la  pitié 
filiale. 

Tandis  que  le  sang  coule  par  torrents  dans  Paris  et  dans  quel- 
ques autres  villes,  qui  osera  recueillir  et  cacher  pour  longtemps 
les  innombrables  proscrits  du  10  août,  et  s'associer  à  leur  sort? 
Cette  hospitalité,  regardée  comme  le  privilège  des  mœurs  anti- 
ques et  patriarcales,  devient  une  vertu  familière  en  France,  dès 
que  la  mort  en  est  le  prix.  Mais  que  les  femmes  en  reçoivent  le 
principal  honneur!  Nous  pouvons  lutter  avec  elles  de  constance 
et  de  résolution,  mais  leur  cœur  est  plus  tôt  déterminé  que  le 
nôtre  :  souvent  elles  ont  déjà  ouvert  la  porte  hospitalière  quand 
leur  mari  délibère  encore.  Leur  esprit  est  plus  vigilant  et  plus 
inventif  en  précautions  ,  en  expédients  ,  en  pièges  ,  qui  défient 
l'art  des  inquisiteurs;  elles  savent  mieux,  dans  une  visite  domi- 
ciliaire, feindre  la  sécurité,  l'indifférence,  se  plaindre  avec  fierté 


REVUE  DE  PARIS.  139 

de  Timportunité  qu'on  leur  cause,  démêler  d'un  coup  d'œil,  dans 
une  troupe  de  sicaires  ,  ceux  qui  sont  susceptibles  de  quelque 
émotion,  et  s'en  faire  des  appuis  secrets.  Jamais  une  femme 
n'est  plus  éloquente  ou  plus  belle  que  lorsqu'elle  accomplit  une 
bonne  et  grande  action. 

Voyez  Mn»e  de  Staël  veiller,  depuis  le  10  août  jusqu'aux  jours 
de  septembre,  sur  les  illustres  vaincus  du  10  août,  tels  que  les 
Narbonne,  les  Mathieu  de  Montmorency,  les  Jaucourt  et  plu- 
sieurs autres.  Tout  son  génie,  comme  toute  sa  fortune,  est 
maintenant  consacré  au  service  de  Tamitié  et  de  la  pitié.  A  la 
manière  dont  elle  fait  sonner,  dans  les  moments  les  plus  péril- 
leux, son  titre  d'ambassadrice,  vous  croiriez  que  son  mari  re- 
présente le  potentat  le  plus  puissant  de  l'Europe,  et  le  plus  ami 
de  la  France.  Jusque  dans  le  château  de  Coppet,  tout  peuplé  des 
amis  qu'elle  a  sauvés,  elle  veille  encore  sur  ceux  qui  sont  restés 
dans  le  gouffre.  Elle  connaît  des  asiles  qu'elle  leur  a  procurés, 
leur  envoie  des  guides  pour  leur  faire  traverser  la  France,  au 
milieu  de  la  ligne  continue  des  comités  révolutionnaires.  Celle 
qui  devait  s'élever  à  une  hauteur  de  métaphysique  connue  de 
peu  d'hommes,  n'étudiait  plus  qu'un  seul  art,  celui  de  faire, 
contre  le  crime,  la  plus  noble  et  la  plus  salutaire  des  contreban- 
des. Coppet  est  devenu  l'hospice  commun  des  émigrés  volontai- 
res ou  involontaires.  Ni  elle  ,  ni  son  père  ,  ne  s'informent  des 
opinions  en  présence  du  malheur. 

Ah  !  l'histoire  n'est  pas  assez  large  pour  consacrer  tant  de 
dévouements  hospitaliers.  Souvent  ils  furent  accomplis  par  des 
femmes  de  charge  ,  par  des  fruitières ,  qui  renonçaient  tout  à 
coup  et  pour  longtemps  à  la  sécurité  que  leur  pauvreté  leur 
donnait ,  et ,  ce  qui  est  plus  héroïque  encore  ,  par  des  mères  de 
famille,  qui  enveloppaient  dans  leurs  dangers  et  leur  mari  et 
leurs  filles.  L'histoire,  dans  sa  cruelle  rapidité,  est  condamnée 
à  des  omissions  ingrates  de  mille  faits  qui  jetteraient  un  beau 
jour  sur  le  cœur  humain ,  et  couvriraient  de  confusion  ses  dé- 
tracteurs. Oh  !  quel  concert  s'établissait  entre  une  mère  et  ses 
filles,  lorsqu'elles  prenaient  ensemble  la  tutelle  d'un  proscrit, 
qui  souvent  leur  était  presque  inconnu  la  veille  !  Que  de  con- 
solations habiles  ajoutées  à  leurs  soins  courageux,  par  une 
conversation  pleine  d'intérêt  et  de  charme ,  par  les  accords  de 
leur  harpe  et  les  sons  de  leurs  voix  mélodieuses,  par  des  lec- 


140  REVUE  DE  PARIS. 

tures  attachantes  qui  souvent  leur  servaient  de  texte  pour  rani- 
mer le  courage  et  les  espérances  du  proscrit! 

Lorsqu'après  le  9  lliermidor,  nous  nous  sommes  revus,  tout 
étonnés  de  survivre,  il  semblait  que  nous  eussions  tous  à  ra- 
conter une  même  histoire  de  notre  salut.  C'était  un  chœur  de 
bénédictions  pour  les  femmes.  L'amour  en  avait  inspiré  plu- 
sieurs, et  l'on  sait  de  quel  héroïsme  cette  passion  est  capable  ; 
mais  le  plus  grand  nombre  avait  obéi  aux  sentiments  de  famille 
ou  aux  élans  d'une  pitié  subite  et  sublime.  Jusque  dans  l'hé- 
roïsme ,  la  pudeur  gardait  ses  droits. 

Ce  fut  une  femme,  M™^  Rolland,  qui,  après  les  journées  de 
septembre,  se  plaça,  en  quelque  sorte,  sous  les  roues  du  char 
ensanglanté  de  la  révolution,  pour  en  arrêter  l'exécrable  course, 
et  qui  réussit  au  moins  à  la  modérer,  à  la  suspendre,  pendant 
huit  mois,  sauf  la  grande  et  cruelle  immolation  du  21  janvier. 
Elle  était  l'âme,  non-seulement  de  son  mari,  ministre  alors  et 
collègue  du  terrible  Danton,  mais  de  tout  le  parti  de  la  Gironde, 
si  fécond  en  orateurs  brillants  ou  ingénieux,  et  en  hommes  d'état 
inexpérimentés  et  présomptueux.  Elle  ne  le  cédait  qu'à  Ver- 
gniaud  en  éloquence,  et  qui  sait  jusqu'où  l'aurait  élevée  la 
tribune,  s'il  lui  avait  été  permis  d'y  monter?  Une  seule  fois  elle 
parut  à  la  barre  de  la  convention,  et  en  accusée;  chacune  de 
ses  paroles,  dans  l'interrogatoire  qu'on  lui  ût  subir,  était  une 
flèche  lancée  contre  ses  tyrans  de  la  montagne  :  Danton,  Robes- 
pierre et  Marat  semblaient  subir  le  supplice  de  la  question.  Ils 
se  sentaient  perdus,  si  cette  journée  triomphante  avait  eu  un 
lendemain.  Le  talent,  aussi  bien  que  les  grâces  et  la  beauté,  ne 
semblaient  que  des  qualités  secondaires  dans  M™e  Rolland,  tant 
son  caractère  dominait  tout.  C'était  une  Romaine,  mais  une 
Romaine  élève  du  Portique,  que  Caton  eût  consultée,  et  qui  eût 
défié  l'ambition  et  la  fortune  de  César,  aussi  bien  que  les  crimes 
de  Claudius  et  de  Calilina.  A  celte  époque  où  l'on  ne  parlait  que 
d'énergie,  on  voyait  beaucoup  de  caractères  sombres,  violents, 
les  uns  fanatiques,  les  autres  odieusement  calculateurs  ;  d'un 
autre  côté,  on  voyait  beaucoup  de  caractères  plus  honorables, 
fidèles  à  leurs  principes,  et  marchandant  peu  leur  vie,  quand 
le  devoir  ou  l'honneur  parlait.  Mais  un  grand  caractère ,  c'est- 
à-dire  une  volonté  forte  et  permanente,  était  un  phénomène. 
Il  semblait  que  le  xviiie  siècle  eût  épuisé  ce  qui  lui  restait  de 


REVUE  DE  PARIS.  141 

vigueur  pour  former  l'âme  de  M™°  Rolland.  Ses  mémoires , 
écrits  sous  les  guichets  de  la  Conciergerie,  et  dans  lesquels  on 
ne  peut  trop  admirer  la  pureté,  la  fraîcheur  de  ses  souvenirs  de 
jeunesse  elles  libres  explosions  de  sa  haine  contre  les  bourreaux 
de  ses  amis,  sa  défense  devant  le  tribunal  révolutionnaire,  aussi 
aitière,  aussi  éloquente  qne  sa  défense  devant  la  convention,  sa 
sérénité,  je  dirai  presque  sa  gaieté  stoïque  en  marchant  à  Técha- 
faud ,  semblent  au-dessus  des  forces ,  non-seulement  de  son 
sexe,  mais  de  Thumanilé. 

Il  y  eut  en  France  deux  Romaines,  tandis  que  nous  ne  comp- 
tions pas  un  Romain  parmi  ceux  qui  prenaient  ce  titre  et  qui 
étaient  dignes  seulement  de  figurer  parmi  ces  sica-res  que  Cicé- 
ron  appelait  la  lie  de  Romiilus.  Celle  seconde  Romaine,  c'est 
Charlotte  Corday.  Sans  doute,  la  plume  du  moraliste  et  de  This- 
lorien  doit  s'arrêter  avec  effroi  devant  son  magnanime  attentat  5 
mais  pouvait-elle  voir  un  homme  dans  cet  atroce  et  ignoble 
décimateur  de  l'espèce  humaine,  qui  n'écrivait  pas  une  ligne  et 
n'ouvrait  pas  la  bouche  sans  demander  la  tête  de  500,000  Fran- 
çais? Trop  remplie  de  lïdée  qu'il  ne  pouvait  exister  en  France 
et  sur  le  globe  qu'un  seul  monstre  de  cette  espèce ,  elle  croit , 
en  le  frappant,  délivrer  sa  patrie.  Mais  elle  ne  veut  le  frapper 
qu'en  se  dévouant  au  supplice.  Ce  n'est  pas  l'action,  c'est  la 
fuite  qui  lui  ferait  horreur.  C'est  ainsi  qu'elle  renonce  à  une  vie 
paisible,  aux  soins  domestiques  qu'elle  remplit  avec  un  cœur  si 
pur,  aux  hommages  enivrants  que  lui  assurent  sa  jeunesse,  sa 
rare  beauté  et  sa  parole  éloquente.  C'est  la  seule  victime  que 
j'aie  voulu  voir  conduire  au  supplice  ,  et  c'est  là  que  j'ai  jamais 
le  mieux  reçu  l'impression  du  sublime.  Tout  cet  appareil 
d'ignominie  dont  on  avait  voulu  la  couvrir  prétait  un  nouveau 
lustre  à  ses  charmes  et  à  sa  grande  action.  Jamais  de  plus  beaux 
yeux  ne  s'élevèrent  au  ciel  et  avec  une  expression  plus  divine. 
Le  signe  du  parricide,  la  chemise  rouge,  ajoutait  une  pourpre 
éclatante  à  ses  couleurs  virginales,  La  malédiction  s'arrêtait 
dans  la  bouche  des  plus  vils,  des  plus  fervents  adorateurs  du 
dieu  de  sang  qui  allait  infecter  le  Panthéon,  Du  haut  de  cette 
charrette,  qui  était  devenue  pour  elle  un  char  de  triomphe,  elle 
jetait  ses  regards  sur  la  foule  comme  une  reine  qui  jouit  en  son 
cœur  d'avoir  délivré  son  i)euple. 

Eh  bien!  Charlotte  Corday,  par  son  aveugle  dévouement,  n'a 


142  REVUE  DE  PARIS. 

fait  que  précipiter  et  multiplier  à  l'intîni  les  coups  du  terrible 
tranchant.  Chacun  des  tyrans  du  jour  voit  une  Charlotte  Corday 
dans  toute  femme ,  dans  toute  jeune  fille  qui  doit  à  son  éduca- 
tion, à  son  rang,  des  principes  d  honneur,  d'humanité  ,  de  re- 
ligion. Aucun  acte  politique  ne  peut  leur  être  reproché.  Elles 
sont  suspectes  de  pitié  ,  suspectes  d'amour  pour  leurs  parents, 
pour  leurs  frères.  Elles  peuplent  les  prisons  de  suspects.  En  y 
entrant ,  elles  font  luire  comme  un  rayon  du  jour  dans  les 
fatales  demeures  qui  seront  bientôt  autant  de  vestibules  de  la 
mort. 

Ce  n'est  pas  seulement  leur  malheur,  c'est  leur  sérénité  cou- 
'  rageuse  qui  ajoute  à  leurs  charmes.  Chacun  porte  plus  légère- 
ment le  poids  de  ses  souffrances,  de  ses  alarmes,  de  ses  terreurs. 
11  y  aurait  de  l'abjection  à  se  montrer  pusillanime,  lorsqu'on  les 
voit  sourire  ;  la  vieille  France  revit  sous  de  jeunes  attraits  et 
ose  encore  reproduire  dans  les  prisons  sa  politesse,  sa  galante- 
rie ,  j'ai  presque  dit  son  enjouement.  Plusieurs  ,  avec  une  per- 
suasion touchante-,  y  sèment  la  parole  de  Dieu  et  font  lire  l'É- 
vangile à  des  philosophes  qui  ne  peuvent  plus  prendre  goût  aux 
gaietés  incrédules.  D'un  autre  côté,  l'amour  dans  une  prison 
prend  des  teintes  plus  profondes.  Le  plus  souvent  on  l'écarté 
pour  ne  plus  se  préparer  des  regrets  trop  déchirants  ou  pour  ne 
pas  mêler  le  repentir  et  des  reproches  mérités  aux  malheurs 
trop  réels  d'une  telle  vie  ,  aux  malheurs  qui  s'annoncent  plus 
terribles.  Avec  quel  saint  respect  n'y  voit-on  pas  rhéroine  de  la 
piété  filiale,  Mi^"  de  Sombreuil?  Chaque  femme  s'en  approche 
pour  se  teindre  de  sa  vertu  ,  de  son  héroïque  courage.  Comme 
on  jouit  du  charme  pur  de  ses  regards  et  de  sa  conversation, 
tantôt  naïve  et  tantôt  éloquente!  Pourquoi  l'a-t-on  eniermée? 
Ah  !  le  voici  :  c'est  pour  frapper  plus  sûrement  son  père  qu'elle 
a  sauvé  au  2  septembre;  car  les  décemvirs  n'ont  point  ratifié  la 
clémence  de  ses  juges  de  sang,  et  déjà  le  tribunal  révolution- 
naire s'est  hâté  d'immoler  le  père  oclogénaire  d'Elisabeth  Ca- 
zotte,  vieillard  si  agréablement  enjoué  et  dont  la  raison  s'était 
affaiblie.  Ah  !  ces  juges-ci  sont  trop  aguerris  pour  céder  à  l'in-  . 
tervention  de  la  beauté,  à  l'héroïsme  de  l'amour  filial.  La  jeune 
et  charmante  M™^  de  Custine  n'a  pu  que  les  tenir  quelque 
temps  en  balance,  en  s'établissant  en  quelque  sorte  le  défen- 
seur officieux    du  général ,  son  beau-père.  Prisonnière  main- 


KEVUE  DE  l^AKIS.  143 

tenant,  elle  ne  pourra  servir  d'égide  à  son  jeune  et  digne  époux. 

En  voyant  dans  une  prison  les  jeunes  filles  de  Verdun,  leurs 
grâces  naïves,  leur  sécurité,  leurs  doux  jeux,  chacune  croit  res- 
pirer encore  la  fraîcheur  du  printemps.  Quel  est  leur  crime,  en 
effet?  c'est  d'avoir  dansé  dans  un  bal  donné  par  les  Prussiens. 
Personne  ne  peut  le  croire  sérieux.  Quel  jour  d'horreur  que  celui 
où  l'on  apprend  qu'elles  n'ont  pu  trouver  grâce  devant  les  tigres 
du  tribunal,  et  qu'ils  n'ont  pas  été  fléchis  en  les  voyant  s'occuper 
non  de  leur  propre  défense,  mais  de  celle  de  leurs  compagnes, 
de  leurs  sœurs  ,  et  prendre  pour  elles  seules  le  crime  d'avoir 
dansé  ! 

Les  jours  néfastes  se  succèdent  et  ne  forment  plus  qu'une 
nuit  sombre,  qu'une  nuit  de  dix  mois  qui  n'est  plus  éclairée  que 
par  la  couli^ur  du  sang.  Une  reine  de  France  longtemps  adorée, 
et  parvenue  à  peine  à  l'âge  mûr,  dont  les  malheurs  devaient 
surpasser  ceux  de  la  vieillesse  d'Hécube,  a  vainement  surpris, 
pour  quelques  minutes,  l'intérêt  des  mégères  mêmes  du  tribunal, 
par  la  réponse  aussi  noble  que  pathétique  qu'elle  a  faite  à  la 
plus  atroce  et  la  plus  cynique  accusation  :  j'en  appelle  aux  mères 
qui  m'entendent  !  Elle  est  conduite  à  l'échafaud  avec  de  nou- 
velles et  vaines  recherches  d'ignominie.  Mais  il  reste  encore  un 
plus  grand  crime  à  commettre,  le  martyre  de  M^e  Elisabeth,  la 
sainte  du  xviiic  siècle.  Robespierre  a  reculé,  pour  la  première  et 
dernière  fois,  devant  un  attentat.  Il  voudrait,  et,  malgré  sa 
toute-puissance,  il  n'ose  et  ne  peut  la  sauver.  L'empire  est  à  qui 
montrera  la  férocité  la  plus  aguerrie.  Elle  ne  peut  désavouer, 
devant  le  tribunal  révolutionnaire,  le  crime  qui  lui  était  re- 
proché, ceFui  davoir  envoyé  ses  diamants  à  son  frère  le  comte 
d'Artois,  tombé  dans  les  détresses  de  l'émigration.  Elle  fut  con- 
duite à  réchafaud  avec  une  élite  de  nobles  victimes,  d'opinions 
fort  diverses,  qui  toutes  semblaient  fières  et  consolées  de  lui 
servir  d'escorte ,  ne  voyaient  plus  que  ce  grand  crime ,  et 
croyaient,  sous  sa  protection,  marcher  vers  le  ciel.  M"»c  Elisa- 
beth avait  voulu  se  dévouer  pour  la  reine,  lorsque,  dans  l'inva- 
sion igno];le  et  furieuse  du  palais  des  Tuileries,  elle  s'est  gardée 
de  dissiper  l'erreur  de  ceux  qui,  la  prenant  pour  Marie-Antoi- 
nette, semblaient  disposés  à  l'égorger;  et  voilà  la  seule  dissi- 
mulation *iue  se  soit  permise  celte  âme  sublime  !  Un  crime,  non 
moins  odieux,  avait  précédé  ;  de  quelques  jours ,  le  supplice  de 


144  REVUE  DE  PARIS. 

la  reine,  c'était  celui  de  Malesherbes.  M°'°  de  Rosambeau  y  ac- 
compagne son  père.  Qui  ne  connaît  ces  nobles  paroles  qu'elle 
adressa  en  parlant  à  M"''deSombreuil  :  «Vous  avez  eu  la  gloire 
et  le  bonheur  de  sauver  votre  père ,  mais  j'ai  du  moins  la  con- 
solation d'accompagner  le  mien.  » 

Les  mains  me  tombent,  les  forces  me  manquent  en  parcou- 
rant de  la  pensée  cet  effroyable  martyrologe.  Il  semble  que  les 
tyrans  se  soient  dit  :  «  A  force  d'horreurs,  nous  tarirons  les 
sources  de  la  pitié.  Personne  n'osera  lire  ces  pages  de  notre 
règne  ;  on  refusera  de  croire,  on  calomniera  nos  victimes  pour 
se  dispenser  de  les  plaindre.  On  accusera  tout  au  moins  d'im- 
prudence celles  dont  l'héroïsme  nous  a  étonnés  sans  faire  chan- 
celer notre  glaive.  » 

J'avais  fait  vœu  de  leur  arracher  celte  espérance,  et  voilà  ce 
qui  m'a  rendu  historien.  Moraliste  aujourd'hui,  si  j'ai  le  regret 
de  ne  pouvoir  acquitter  tant  de  tributs  funèbres  et  de  ne  pouvoir 
consacrer  nombre  de  faits  également  beaux  et  touchants  qui 
pourraient  reposer  l'historien,  mais  encombrer  l'histoire,  je  m'en 
fais  les  armes  les  plus  nobles  et  les  plus  sûres  pour  terrasser 
l'égoïsme,  la  philosophie  de  la  sensation  et  la  doctrine  de  l'inté- 
rêt personnel  bien  entendu.  Il  me  semble  que  les  femmes,  par 
une  telle  conduite,  ont  abattu  plus  d'une  tète  de  l'hydre  maté- 
rialiste et  percé  de  nouvelles  flèches  le  Python  qui  s'obstine  à 
nous  entraîner  dans  sa  fange.  Voyez  donc  ce  que  la  sensation 
commandait  ici  à  M™^  Elisabeth,  à  M'i^  de  Sombreuil  et  à  toutes 
leurs  compagnes  de  gloire  ou  de  martyre  ;  la  sensalion  leur 
prescrivait  ce  qu'elle  prescrivait  à  Léonidas  et  à  ses  trois  cents, 
à  Régulus  ,  à  Décius  ,  à  tous  les  héros  de  la  pairie;  et  encore 
pour  ceux-ci,  si  j'en  excepte  Régulus,  il  n'y  avait  qu'une  mort  à 
subir  dans  tout  l'enivrement  du  courage.  Mais  pour  noscontem- 
l)orains  et  conlemporaines,  quelle  longue  succession  de  tortures! 
L'intérêt  bien  entendu  dans  le  sens  malérialisle,  disait,  à  cha- 
cun :  c  Plie  sous  la  force,  même  lorsqu'elle  est  le  crime.  Fuis 
ou  cache-loi  ;  cache  du  moins  tes  larmes  et  ton  indignation  ;  re- 
fuse et  ta  porte  et  tes  secours  au  malheur  qui  te  supplie  ou  de' 
près  ou  de  loin,  vis  en  paix  avec  la  tyrannie  ou  tâche  d'en  être 
oublié.  Tu  n'as  qu'un  moyen  d'échapper  à  l'égoïsme  furieux, 
c'est  delui  opi)oser  un  égoïsme  tranquille,  sournois  etflatteur.  » 
Il  y  a  dans  le  cœur  et  dans  la  conscience  humaine  une  protes- 


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lation  si  habituelle  et  si  véhémente  contre  de  si  lâches  maximes, 
que  la  plupart  des  philosophes  matérialistes  les  ont  démenties 
au  moins  par  le  fait ,  et  ont  réfuté  leur  doctrine  par  leur  con- 
duite. Souvenez-vous  de  ces  admirables  vers  du  proscrit  Con- 
dorcet : 

Ils  m'ont  dit  :  choisis  ;  être  ou  tyran  ou  victime. 
J'embrassai  le  malheur  et  leur  laissai  le  crime. 

On  sait  que  ces  deux  vers,  les  seuls  qu'il  ait  faits  de  sa  vie,  lui 
échappèrent  dans  un  asile  que,  déjà  proscrit,  il  recevait  chez 
une  digne  amie  de  l'éloquente  et  bonne  M™o  Cottin.  Quelques 
mois  après,  il  fut  mis  hors  la  loi,  et  vint  trouver  sa  généreuse 
hôtesse  en  lui  disant  :  Je  vous  quitte  en  pleurant,  mais  je  suis 
forcé  de  me  séparer  d'unebienfaitricedont  je  causerais  la  mortj 
je  suis  mis  hors  la  loi  !  Eh  bien  !  reprit  ce  noble  cœur,  vous 
n'êtes  pas  hors  l'humanité.  Les  scrupules  de  Condorcet  l'em- 
portèrent. 11  tenta  une  fuite  qui  fut  suivie  de  sa  mort. 

Mais  l'esprit  n'abandonne  pas  facilement  des  maximes  haute- 
ment professées.  Saint-Lambert  était  un  des  ennemis  les  plus 
opiniâtres  de  la  révolution.  Peu  de  temps  après  la  cessation  des 
plus  grands  fléaux  ,  il  lisait  devant  des  dames  fort  distinguées 
son  déplorable  catéchisme  de  morale  et  surtout  un  chapitre  où 
il  soumettait  les  femmes  à  la  plus  desséchante  analyse.  Chacune 
de  s'écrier  :  c'était  à  qui  lui  rapporterait  des  faits  d'un  dévoue- 
ment admirable.  Le  philosophe  semblait  à  la  torture.  £h  bien! 
mesdames,  dit-il  en  pinçant  ses  lèvres  d'une  façon  voUairienne, 
j'ajouterai  à  ce  chapitre  que  les  femmes  se  sont  dévouées 
quand  c'était  lamode  !  Voilà  donc  à  quel  point  l'c-sprit  dégradé 
par  le  sophisme  peut  profaner  tout  ce  qui  remplit  le  cœur  d'ad- 
miration et  les  yeux  de  larmes;  la  mode!...  Sans  doute  aux 
jours  de  Dioctétien  et  de  Galère,  les  vierges  de  Rome,  de  Lyon, 
d'Anliocheetde  Carthage,  qui  bravaient  le  martyre,  sacrifiaient 
aussi  à  la  mode! 

Le  tribunal  révolutionnaire  vient  de  prononcer  l'arrêt  de 
mort  d'un  vieux  militaire,  M.  de  La  Vergue.  On  eutend  re- 
tentir dans  l'enceinte  le  cri  de  rire  le  roi!  Quel  étonnement  ! 
quelle  épouvante!  quel  frisson  court  dans  toutes  les  veines  ! 
Chacun  tremble  d'être  pris  pour  le  coupable.  Le  même  crise  ré- 
•  13 


146  REVL'E  DE  PARIS. 

pète,  et  une  jeune  femme  de  Taspect  le  plus  noble  se  présente, 
se  dénonce  5  ses  vœux  sont  bientôt  exaucés,-  elle  reçoit  son  arrêt 
de  mort. 

Vous  êtes  ému,  transporté,  soyez-le  encore  davantage.  M™^  de 
La  Vergue  ,  jeune  femme  d'un  vieux  mari,  et  douée,  m'a-t-on 
dit.  d'une  beauté  éclatante,  après  avoir  signalé  l'amour  conju- 
gal, n'oublie  point  l'amour  maternel.  Elle  tenait  dans  ses  bras 
une  jeune  tille  de  six  mois  destinée  à  fléchir  les  juges  les  plus 
inflexibles.  Y  a-t-il,  s'écria-t-elle,  dans  cet  auditoire  une  mère 
qui  veuille  se  charger  du  sort  de  mon  enfant?  Moi,  répondit  une 
femme  du  peuple.  Heureusement  celle-ci  ne  fut  pas  condamnée 
pour  cet  acte  de  pitié;  elle  remplit  sa  promesse,  et  la  fille  de 
M™e  de  La  Vergue  existe  et  se  montre  digne  d'une  telle  mère. 
L'héroïne  accompagne  son  mari  au  supplice;  elle  pourra  lui  dire 
comme  Arrie,  en  se  présentant  la  première  au  couteau  :  Tiens, 
Pœhis,  il  ne  fait  pas  de  mal.  Quelques  jours  après  ,  la  sœur 
du  libraire  Gastey  pousse  le  même  cri ,  après  avoir  entendu 
la  condamnation  de  son  frère ,  et  meurt  avec  lui  tranquille 
et  fière. 

Si  je  fuis  les  murs  sanglants  de  Paris,  je  me  trouve  arrêté  par 
de  plus  grandes  horreurs,  par  les  plus  effroyables  supplices  sous 
les  murs  de  l'héroïque  Lyon  et  de  Toulon.  Quoi  !  des  femmes  ont 
été  posées  en  but  avec  leurs  pères,  leurs  fils,  leurs  frères,  leurs 
époux  aux  décharges  de  l'artillerie  !  La  mitraille  a  déchiré  leurs 
flancs  de  mère  !  Blessées  ou  mutilées  par  une  première,  par  une 
seconde  décharge,  elles  ne  sont  arrivées  à  la  mort  que  de  bles- 
sure en  blessure,  et  qu'au  milieu  du  cri  de  leurs  enfants  ;  et  pen- 
dant ces  épouvantables  exécutions,  d'autres  femmes  cachaient 
dans  leurs  maisons  ou  guidaient,  à  travers  champs,  sous  la  faux 
de  paysans  inhumains,  deux  ou  trois  mille  proscrits,  reste  de 
ces  glorieux  et  infortunés  combattants.  Et  une  si  barbare  inven- 
tion peut  encore  être  surpassée  sur  les  rives  de  la  Loire. 

Invention,  ai-je  dit  :  non,  l'idée  première  en  était  empruntée 
au  bateau  du  parricide  Néron.  Mais  quels  effroyables  accessoi- 
res! et  que  le  tyran  de  Rome  est  vaincu  en  cruauté  !  Voici  sans 
doute  ce  qui  avait  stimulé  la  férocité  du  proconsul.  Vingt-neuf 
femmes  ou  nobles  ou  religieuses  avaient  été  exécutées  sur  la 
place  publique  de  Nantes.  A  leur  tête  marchait  un  ange  de  beauté 
et  de  bonté,  M™e  la  comtesse  de  La  Rochefoucauld.  Pendant  la 


REVUE  DE  PARIS.  147 

longue  durée  du  supplice  (car  le  bourreau  lui-même  frémissait 
et  semblait  ne  pouvoir  plus  continuer  sa  tâche  ),  les  saintes  vic- 
times entonnèrent  une  hymne  à  la  Vierge,  et  celles  qui  restaient 
chantaient  encore  pendant  que  le  martyre  des  autres  se  con- 
sommait. On  peut  croire  que  c'est  le  récit  de  plusieurs  scènes 
semblables  qui  a  inspiré  à  l'auteur  des  Templiers  ce  mot  de- 
venu un  proverbe  sublime  de  notre  langue  :  Les  chants  avaient 
cessé.  La  multitude  avait  été  trop  vivement  émue  de  ce  specta- 
cle pour  qu'on  pût  le  lui  offrir  encore.  Des  filles,  des  veuves,  des 
héros  nobles  ou  paysans,  et  parmi  elles  des  sœurs  delà  charité, 
sont  lentement  balancées  sur  les  flots  avec  de  longs  éclats  de 
rire,  jusqu'à  ce  que  s'ouvre  la  perfide  soupape.  On  les  a  liées  deux 
à  deux ,  mais  non  avec  des  personnes  de  leur  sexe  ;  et  cette 
union  forcée ,  impudique,  on  l'appelle  mariage  républicain.  La 
soupape  s'ouvre  et  le  gouffre  les  reçoit. 

Eh  bien  !  la  perspective  d'un  tel  supplice  n'arrête  pas  de  no- 
bles fermières  qui  reçoivent  dans  leurs  maisons,  cachent  pendant 
six  mois,  un  an,  dans  leurs  étables  ou  dans  le  creux  des  chênes, 
les  admirables  compagnes  et  maintenant  les  veuves  des  cheva- 
liers vendéens.  Parmi  elles  se  trouvent  M^^es  de  Lescure  et  de 
Bonchamp,  à  qui  nous  devons  les  mémoires  les  plus  intéressants 
de  notre  âge  et  peut-être  de  notre  langue.  Elles  avaient  suivi  leurs 
époux  dans  ces  courses  guerrières,  dans  celte  longue  série  de 
victoires  brillantes  et  stériles  ,  suivies  de  l'épouvantable  désas- 
tre du  Mans.  Elles  partagent  avec  ces  généreux  chevaliers  la 
gloire  d'avoir  soustrait  vingt  ou  trente  mille  soldats  républicains 
prisonniers  à  des  représailles  qu'une  guerre  civile  de  celte  nature 
devait  faire  craindre. 

Cependant  l'horreur  des  tyrans  pour  les  femmes  ne  cessait 
de  s'accroître:  ils  étaient  des  maudits  qui  frissonnaient  ù  l'as- 
pect de  ces  anges  mortels.  Dans  chacun  de  leurs  regards  ils 
croyaient  lire  le  mépris  allier  de  M»"^  Rolland.  Si  le  cri  de  rite 
le  ?-oi  !  avait  deux  fois  retenti  sous  les  voûtes  du  tribunal  révo- 
lutionnaire, ne  pouvait-il  pas  être  proféré  à  leur  chevet  par  une 
femme  armée  d'un  poignard?  Une  jeune  fille,  Sophie  Renaud, 
que  rindignation  dévore,  a  cédé  à  la  fatale  envie  de  regarder 
Robespierre  en  face  et  de  jouir  un  moment  de  sa  terreur.  Arrê- 
tée sur  le  seuil  de  sa  porte,  elle  est  livrée  ù  la  vengeance  du  tyran 
qu'elle  n'a  pas  même  vu.  Quelle  vengeance!  «  Les  femmes,  s'est 


148  REVUE  DE  PARIS. 

dit  Robespierre,  sont  arrivées  à  un  mépris  de  la  mort  qui  les 
rend  maîtresses  de  nos  jours.  Il  faut  multiplier  leur  supplice  par 
celui  de  tout  ce  qui  leur  est  cher,  de  toute  leur  famille.  C'est  les 
frapper  vingt  fois  au  cœur,  ft  Tous  les  parents  delà  jeune  fillesont 
arrélés  et  condamnés.  Il  y  manque  ses  ^eux  jeunes  frères  qui 
combattent  sur  la  frontière.  On  les  arrache  derarmée,et  c'est  le 
bourreau  qui  les  punit  du  crime  d'avoir  une  sœur. 

Les  ordonnateurs  en  chef  de  ces  massacres  ne  se  voyaient  plus 
guère  entre  eux  sans  se  dire  :  c'est  une  femme  qui  renversera 
notre  ouvrage  en  vain  cimenté  par  le  sang.  Aussi  se  hâtaient- 
ils  d'envoyer  à  la  mort  ceux  même  des  hommes  de  la  montagne, 
ceux  de  leurs  complices, qui  avaient  pu  s'attendrir  aux  pleurs 
d'une  femme,  ceux  sur  qui  la  beauté  exerçait  un  subit  empire, 
et  qu'elle  pouvait  faire  chanceler  dans  leur  foi  révolutionnaire, 
c'est-à-dire,  dans  le  crime.  Leurs  pressentiments  étaient  justes. 
Une  femme  en  effet  fut  l'inspiration^du  9  thermidor  :  une 
femme  résolut  le  problème  si  difficile  défaire  cesser  une  tyran- 
nie à  cent  mille  tètes  par  la  chute  de  quelques-uns  des  tyrans. 

La  mort  nous  a  ravi  depuis  peu  celte  belle  princesse  de  Chi- 
may,  qui  porta  auparavant  le  nom  deM™e  Tallien,  que  notre  re- 
connaissance a  consacré.  Elle  n'est  plus;  un  silence  ingrat  a 
régné  et  pèse  encore,  comme  la  plus  froide  pierre,  sur  la  tombe 
d'une  femme  qui  fut  adorée  d'un  peuple  entier,  ressuscité  par 
elle.  Est-ce  notre  futilité  oublieuse,  est-ce  un  rigorisme  ombra- 
geux qu'il  faut  accuser  de  ce  silence?  Certes  ce  rigorisme  serait 
armé  de  tout  ce  que  le  chêne  et  l'airain  ont  de  plus  dur,  s'il 
pouvait  faire  oublier  l'immensité  du  bienfait,  la  constance,  l'art 
prodigieux  et  le  courage  avec  lesquels  une  femme  fit  de  la 
chute  d'un  tyran  la  chute  d'une  tyrannie  encore  représentée  par 
tous  ses  fondateurs,  moins  trois  hommes,  et  par  cinq  cent  mille 
formidables  suppôts.  Tout  lui  appartient  dans  les  six  mois  qui 
virent  se  prolonger  et  renaître  presque  chaque  jour  le  combat 
contre  l'hydre  révolutionnaire.  Une  bonté  et  un  discernement 
également  admirables  ont  remplacé  ici  la  force  d'Hercule.  Ah  ! 
si  des  faiblesses  ont  pu  se  mêler  ou  survivre  à  ces  jours  de  gloire, 
le  ciel  sans  doute  aura  été  miséricordieux  5  elle  n'aura  manqué 
ni  d'escorte  ni  d'intercesseurs  auprès  du  trône  céleste.  Vous  lui 
en  aurez  servi,  jeunes  filles  qui  maintenant  êtes  entrées  dans  le 
chœur  des  anges,  vous  qu'elle  arracha  au  sort  des  vierges  de 


REVUE  DE  PARIS.  149 

Verdun  et  de  M™e  Elisabeth.  Vous  lui  en  aurez  servi  vous- 
même,  Elisabeth,  et  vous  aurez  dit:  «  C'est  elle  qui  sauva  la  fille 
de  LouisXVI,  à  l'âge  où  l'échafaud  de  son  père,  de  sa  mère,  et  la- 
mien,  allaient  la  réclamer.  « 

Est-ce  que  la  bonté,  dans  son  activité  la  plus  secourable,  la 
plus  intrépide,  n'est  pas  la  voie  la  plus  assurée  pour  arriver  peut- 
être  par  divers  degrés,  peut-être  encore  par  de  nouvelles  épreu- 
ves, jusqu'à  Dieu,  qui  a  de  grands  desseins  sur  la  société  hu- 
maine, puisqu'il  nous  commande  sa  conservation,  et  que,  de 
siècle  en  siècle,  il  nous  fait  voir  et  seconde  sa  perfectibilité?  est- 
ce  qu'elle  n'est  pas  une  communication  anticipée  avec  Dieu  ? 
3Xme  Tallien  eut  la  gloire  de  rendre  à  l'humanité  des  hommes 
trop  enivrés  du  fanatisme  révolutionnaire,  et  leur  fit  oublier  le 
sang  qu'ils  avaient  fait  ou  laissé  verser,  en  les  altérant  du  plaisir 
de  délivrer  beaucoupplus  de  victimes  qu'ils  n'en  avaient  pu  con- 
damner. Elle  était  éloquente  avec  tout  son  esprit  et  son  cœur  de 
femme;  elle  avait  de  ces  mots  qui  entrent  subitement  au  cœur  : 
sans  paraître  avoir  un  but,  elle  y  marchait  toujours.  On  pou- 
vait, jusque  dans  ses  caprices  les  plus  gais,  reconnaître  en  elle 
une  missionnaire  d'humanité.  Sa  coquetterie  tenait  de  l'inspira- 
tion. Il  me  semblait  alors  que  sa  beauté,  la  plus  parfaite  et  la 
plus  séduisante  que  mes  yeux  aient  rencontrée,  était  un  moyen 
providentiel.  A  l'âge  où  la  jeunesse  s'avance  vers  l'âge  mûr.  lors- 
que je  revenais  des  camps,  où  je  m'étais  réfugié  pendant  la  ter- 
reur, et  qui  m'affranchirent  du  sort  d'André  Chénier  et  de  tant 
d'autres  amis  dont  j'ai  secondé  la  voix,  j'ai  écrit  sous  l'inspira- 
tion de  M"^e  Tallien,  j'ai  combattu  sous  cet  oriflamme  qu'elle 
agitait  pour  le  salut  de  la  France  et  de  la  société  humaine.  Les 
dangers  étaient  grands  encore  .  car  il  fallait  repousser  l'effort 
furieux  des  faubourgs  vainqueurs  au  10  août,  et  qui.  depuis  le9 
thermidor,  s'étaient  rendus  deux  fois  maîtres  de  la  convention. 
Elle  savait  à  la  fois  exciter  et  retenir  notre  ardeur.  Jamais,  à 
Paris,  le  véritable  siège  du  combat,  ce  que  l'on  appelle  la  réac- 
tion, et  ce  que  j'appelle  la  résurrection,  n'eut  à  se  reprocher  un 
meurtre,  tandis  que  la  vengeance,  dans  le  midi,  exerçait  d'atro- 
ces représailles  ,  contre  lesquelles   nous  tonnions   vainement. 
Manquait- elle  du  courage  d'action,  la  femme  qui.  la  première, 
,  ferma  le  club  des  jacobins ,  trop  vainement    menacé   par  le 
général  Lafayelte  lui-même,  la  femme  qui   en  emporta  les 

13. 


150  REVUE  DE  PARIS. 

clés,  en  disant  :  f^oits  voyez  que  cela  n'était  pas  difficile. 

Oh  !  que  je  la  vis  éloquente  un  jour  où ,  dans  un  petit  comité , 
un  membre  de  la  convention,  qui  n'était  pas  son  mari,  en  par- 
lant du  fils  de  Louis  XVI ,  qui  lanj^uissait  encore  au  Temple, 
prononça  ces  horribles  paroles  :  Il  est  bien  malheureux  que 
Robespierre  flous  ait  laissé  ce  crime  à  commettre  !  Je  ne  crois 
J)as]que  M^^  de  Staël  elle-même  eût  trouvé  des  accents  plus  éner- 
giques pour  combattre  cette  pensée  dont  elle  obtint  un  désaveu 
qui  lui  parut  sincère. 

Du  reste,  le  député  se  trompait,  le  comité  de  salut  public  n'a- 
vait pas  manqué  d'une  prévoyance  homicide  :  il  n'existait  plus 
du  fils  de  Louis  XVI  qu'un  spectre,  qu'un  enfant  torturé,  mutilé 
par  les  coups  de  son  geôlier,  de  son  bourreau ,  le  cordonnier 
Simon  ;  un  enfant  empoisonné  par  l'eau-de-vie  ,  dont  on  l'avait 
forcé  de  faire  son  breuvage.  On  était  alors  savant  dans  le  crime. 
Je  me  souviens  d'un  jour  où  Tallien  avait  parlé  assez  éloquera- 
ment  pour  faire  restituer  aux  familles  les  biens  des  condamnés. 
Au  sortir  de  la  séance  je  m'avançai  vers  M™«  Tallien,  dans  les 
longs  et  sombres  corridors  du  palais  des  Tuileries,  où  la  con- 
vention siégeait  encore  :  Laissez-moi  respirer,  me  dit-elle  , 
je  suis  ivre  de  gloire  et  de  bonheur.  Il  me  sembla  que  tout 
'illuminait  autour  d'elle  ,  et  que  chacun  était  ébloui  par  les 
éclairs  de  ses  regards. 

Elle  avait  quelquefois  à  combattre  ,  dans  les  thermidoriens  , 
des  remords  bien  différents  de  ceux  qui  devaient  les  travailler. 
Je  fus  témoin  d'une  convulsion  presque  épileptique  qu'éprouva 
son  mari  à  la  suite  d'un  dîner?  II  ne  prononçait  pas  un  mot  qui 
ne  parût  un  regret  sur  la  carrière  nouvelle  où  il  était  entré;  je 
distinguai  ceux-ci  :  Danton  ,  en  marchant  à  l'échafaud,  a  dit  : 
«  J'entraîne  Robespierre  ,  et  maintenant  c'est  Robespierre  qui 
m'entraîne  à  son  tour;  le  voyez-vous,  comme  il  tord  sa  bouche 
livide,  que  son  sourire  est  affreux,  et  j'entends  qu'il  me  dit  :  «  Mes 
amis  ont  aussi  des  poignards!  »  Un  jour  elle  nous  lut  en  petit 
comité  la  correspondance  que,  du  fond  du  cachot  où  elle  atten- 
dait la  mort,  elle  avait  su  entretenir  avec  Tallien,  Toute  la  pen- 
sée du  9  thermidor  est  écrite  dans  ces  lettres  ardentes. 

J'ai  vu  les  triomphes  de  Bonaparte  ,  à  différents  théâtres  , 
lorsqu'il  revenait  de  quelqu'une  de  ses  victoires  de  géant  ;  j'avais 
vu  dans  les  mêmes  lieux  les  triomphes  de  M™«  Tallien  ,  lors- 


REVUE  DE  PARIS.  151 

qu'elle  revenait  de  faire  ouvrir  les  portes  d'une  prison,  ou  qu'elle 
avait  fait  rendre  un  décret  bienfaisant  !  Ah  !  qut'lle  différence 
d'émotion  !  Il  est  vrai  que  les  premiers  hommages  pouvaient  pa- 
railre  d'abord  s'adresser  à  sa  beauté,  à  l'élégance  de  son  cos- 
tume grec  si  favorable  à  ses  charmes,  mais  bientôt  un  profond 
attendrissement  remplissait  toutes  les  âmes.  Le  jeune  homme 
disait  en  versant  des  pleurs  :  «.  Je  lui  dois  la  liberté,  le  salut  de 
toute  ma  famille.  »  Chacun,  en  l'applaudissant,  s'acquittait 
d'une  dette  personnelle. 

Après  le  spectacle ,  on  se  réunissait  dans  divers  cercles  (car 
on  soupait  encore).  M™^  Tallien  y  paraissait  plus  attendrie 
qu'enivrée  du  triomphe  qu'elle  venait  de  recevoir  et  se  hâtait  de 
le  faire  oublier  par  une  grâce  familière.  Si  elle  était  préoccu- 
pée, c'était  du  bien  qu'il  y  avait  à  faire  pour  les  jours  suivants. 
Que  de  prières,  quels  récits  déchirants  il  lui  fallait  écouler  dans 
les  mêmes  soirées  qui  paraissaient  consacrées  au  plaisir  !  Toute 
grande  et  solennelle  infortune  la  guettait  au  passage.  Parmi  les 
conviés,  on  avait  toujours  soin  de  placer  des  femmes  qui  avaient 
une  grâce  difficile  à  demander.  Nulle  reine  ne  fut  jamais  plus 
implorée,  et  ne  se  montra  plus  active,  plus  gracieuse,  plus  per- 
sévérante dans  le  bienfait.  Il- est  vrai  qu'elle  était  admirablement 
secondée  par  plusieurs  femmes  qui  se  vouaient  à  la  même  tâche, 
et  parmi  lesquelles  je  nommerai  la  veuve  de  l'aimable  et  infor- 
tuné général  Beauharnais ,  depuis  l'impératrice  Joséphine. 
Celle-ci  paraissait  heureuse  et  fière  de  tenir  le  second  rang  ;  c'é- 
tait à  sa  bonté  et  à  sa  grâce  qu'elle  le  devait.  Qui  de  nous  se  fût 
douté  qu'elle  marchait  vers  le  plus  beau  trône  de  l'univers  !  Ah  ! 
si  ce  trône  de  femme  eût  été  électif,  une  voix  unanime  l'eût 
alors  décerné  à  M'ne  Tallien. 

N'est-il  pas  juste  que  Thistoire  et  les  lettres  déposent  aujour- 
d'hui une  couronne  civique  sur  la  tombe  d'une  femme  qui,  par 
une  pitié  intrépide  et  de  bienfaisantes  séductions,  contribua  tant 
à  sauver  ce  qui  restait  de  l'élite  de  la  France? 

Ch.  Lacretelle, 

de  L' Académie  j'rança'ue. 


BUCHAREST  ET  JASSï. 


Le  \4  octobre  1857,  j'allais  de  Vienne  à  Constantinople,  par 
la  voie  du  Danube.  Mon  intention  avait  été  d'abord  de  ne  pas 
m'arrêter  en  route  ;  mais  en  approchant  de  Giurgevo  ,  qui  n'est 
qu'à  vingt  lieues  de  Bucharest,  j'eus  comme  un  remords  de  con- 
science de  passer  si  près  de  cette  dernière  ville  sans  la  visiter. 
L'exemple  d'un  docteur  allemand  ,  jeune  homme  fort  instruit  et 
fort  aimable,  qui  allait  y  chercher  des  clients  et  la  fortune, 
acheva  de  rendre  la  tentation  irrésistible,  et  je  me  décidai  ù 
l'accompagner.  Il  était  nuit  lorsque  nous  débarquâmes  à  Giur- 
gevo ,  et  notre  début  en  Valachie  ne  fut  pas  encourageant.  Il 
nous  fut  impossible  de  trouver  un  gîte  ,  et  nous  aurions  passé  la 
nuit  h  la  belle  étoile  ,  si  l'agent  de  la  compagnie  des  bateaux, 
pharmacien  de  son  métier,  voyant  notre  détresse,  ne  nous  eût 
offert  un  matelats  dans  son  grenier.  Nous  l'acceptâmes  avec 
reconnaissance,  et  nous  nous  y  endormîmes  en  bénissant  le  pro- 
priétaire. Il  avait  eu,  de  plus  ,  l'obligeance  de  nous  arrêter  une 
charrette ,  dont  le  conducteur  vint  nous  réveiller  à  quatre 
heures.  Nous  nous  y  installâmes  de  notre  mieux,  enfoncés  dans 
le  foin ,  et  nous  partîmes  traînés  par  six  maigres  chevaux,  que 
conduisait  un  postillon  de  l'extérieur  le  plus  sauvage.  Nous 
étions  arrivés  de  nuit  â  Giurgevo,  nous  en  partions  â  quatre 
heures  du  matin;  il  me  fut  donc  impossible  de  voir  la  ville. 
Les  Turcs  ont  été  obligés  de  la  céder  à  la  Valachie,  par  suite  de  • 
la  dernière  guerre  contre  la  Russie.  Ils  n'y  ont  cependant  con- 
senti qu'à  condition  qu'elle  serait  démantelée.  Je  ne  crois  pas, 
du  reste,  que  l'obscurité  nous  ait  fait  perdre  beaucoup;  par  les 
effroyables  secousses  éprouvées  à  chaque  inslant,  nous  jugions 


REVUE  DE  PARIS.  155 

assez  quel  devait  être  l'état  des  rues.  Nous  cheminâmes  fort  len- 
tement toute  la  journée,  malgré  les  contorsions  et  les  vociféra- 
lions  continuelles  de  notre  conducteur.  Nous  rencontrâmes  quel- 
ques villages  d'une  misère  que  rien  de  ce  que  j'avais  vu  n'égalait. 
A  peine  si,  dans  celui  où  nous  fîmes  halte  pour  déjeuner,  nous 
pûmes  trouver  du  feu  pour  faire  cuire  des  œufs  que  nous  de- 
vions encore  à  la  munificence  et  à  la  prudence  de  notre  phar- 
macien. Nous  lui  rendîmes  de  nouvelles  actions  de  grâces  :  cap 
sans  lui  nous  nous  serions  passé  de  déjeuner  comme  de  male- 
lats.  Le  paysage  était  tout  à  fait  en  harmonie  avec  la  tristesse 
et  la  misère  des  habitations.  Du  côté  du  Danube,  on  voyait  des 
marécages  s'étendre  à  perte  de  vue  ,  et  dans  la  direction  de 
Bucharest ,  une  immense  plaine  inculte  et  déserte.  Nous  la  tra- 
versâmes lentement  en  suivant  une  route  tracée  uniquement  par 
des  ornières  et  suivant  le  bon  plaisir  de  ceux  qui  conduisent  les 
voitures.  Ces  chemins  sont  d'une  largeur  indéterminée;  si  la 
partie  déjà  frayée  est  un  peu  trop  raboteuse,  on  prend  à  côté 
sur  le  gazon.  Tant  qu'il  fait  beau,  on  peut  avancer;  mais  nous 
pûmes  connaître  bientôt  ce  que  tout  cela  devient  par  le  mauvais 
temps.  Une  averse  qui  survint  menaça  de  nous  retarder  indéfi- 
niment. Il  était  déjà  lard  lorsque  nous  entrâmes  dans  Bucharest  ; 
et  je  n'oublierai  jamais  l'impression  que  me  firent  éprouver  la 
boue  que  j'y  trouvais  ,  l'espèce  de  caravansérail  où  l'on  nous 
conduisit,  le  taudis  qu'on  me  donna  pour  chambre,  et  le  grabat 
où  je  fus  obligé  de  me  coucher.  Je  commençais  à  me  repentir 
d'avoir  quitté  le  bateau,  mais  il  était  trop  tard,  et  il  fallut  recou- 
rir à  la  philosophie,  souvent  nécessaire  au  voya-;eur. 

Bucharest  n'a  que  quatre-vingt  mille  habitarils,  mais  comme 
presque  chaque  maison  a  son  jardin,  et  que  des  terrains  consi- 
dérables sont  vacants  dans  l'intérieur  de  la  ville,  au  premier 
coup  d'œil,  cette  capitale  paraît  immense  et  aussi  étendue  que 
la  moitié  de  Paris.  Ses  innombrables  églises,  les  belvédères  nom- 
breux des  principales  maisons,  présentent  un  bel  ensemble,  et 
quelqu'un  qui  ne  la  verrait  qu'extérieurement  en  emi)orterait 
une  idée  ravissante;  mais  lorsqu'on  en  vient  à  l'examen,  c'est 
tout  autre  chose.  Vous  trouvez  un  labyrinthe  de  rues  étroites, 
de  ruelles,  d'impasses  dans  lesquels  on  voit  quel([ues  maisons  de 
belle  apparence,  au  milieu  d'habitations  pauvres  et  mal  con- 
struites. La  boue  est  telle  partout,  ([ue  moi.  habitant  de  Paris-, 


154  REVUE  DE  PARIS. 

je  n'aurais  pu  en  avoir  une  idée.  Il  est  réellement  impossible  de 
faire  un  pas  à  pied.  Une  voiture  est  un  objet  de  première  néces- 
sité, et  bien  des  gens  s'imposent  de  dures  privations  pour  avoir 
un  éqiiipage,  qui,  d'ailleurs,  est  encore  ici  une  affaire  d'amour- 
propre  ;  sans  l'équipage,  un  homme  n'est  présentable  nulle  part. 
C'était  chose  plaisante  de  voir  la  figure  de  mon  compagnon  le 
docteur,  lorsqu'il  me  contait  ses  tribulations  à  ce  sujet.  —  Je 
commencerai  donc  par  où  les  autres  finissent,  disait-il  ;  je  n'ai 
pour  toute  fortune  que  800  florins  ,  et  il  faut  que  j'en  dépense  la 
moitié  pour  acheter  une  voiture  et  des  chevaux.  Tout  le  monde 
me  dit  ici  que  je  ne  peux  faire  autrement  si  je  veux  me  faire  une 
clientelle.  Il  faudra  bien  que  je  m'exécute  j  mais  vous  m'avoue- 
rez que  c'est  un  drôle  de  pays. 

On  ne  voit  à  Bucharest  ni  places  publiques  ni  promenades. 
Les  seuls  monuments  qu'on  y  rencontre,  sont  une  prodigieuse 
quantité  d'églises  grecques  que  les  boyards  ont  fait  élever  pour 
racheter  leurs  iniquités,  à  peu  près  comme  dans  le  moyen  âge 
nos  princes  et  nos  seigneurs  fondaient  des  couvents.  Elles  n'ont 
absolument  rien  de  remarquable.  La  salle  de  spectacle  est  une 
ignoble  barraque  en  planches,  où  une  mauvaise  troupe  allemande 
écorche  quelques  opéras.  La  gloire  de  Robert  le  Diable  est  par- 
venue jusqu'à  ces  confins  du  monde  civilisé.  J'ai  entendu  exé- 
cuter cet  opéra  sur  le  théâtre  de  Bucharest ,  mais  avec  tant  de 
coupures  ,  de  ch  uigements  ,  de  transpositions  ,  que  je  ne  m'y 
reconnaissais  plus.  Après  la  distraction  du  spectacle,  la  seule 
que  les  habitants  connaissent  est  celle  de  la  promenade.  Ils  se 
font  traîner  dans  une  rue  étroite  et  raboteuse,  qui  aboutit  à  une 
route  d'une  tristesse  ,  d'une  aridité  effrayantes.  C'est  là  leurs 
Champs-Elysées,  leur  bois,  et  tous  les  jours,  dans  l'après-midi, 
on  y  rencontre  un  assez  grand  nombre  de  promeneurs  enve- 
loppés dans  de  larges  pelisses,  car  dans  ce  climat  malsain  le 
moindre  refroidissement  est  funeste.  Les  fièvres  y  sont  géné- 
rales ;  l'on  est  obligé  de  prendre  les  plus  grandes  précautions 
pour  s'en  garantir.  Le  manteau  est  d'obligation  par  le  chaud 
comme  par  le  froid  ;  et  ce  n'était  pas  un  de  mes  moindres  désa- 
gréments que  de  ne  pouvoir  sortir  sans  avoir  le  mien  sur  les 
épaules. 

Depuis  quelques  années  ,  la  physionomie  de  la  population  a 
bien  changé  à  Bucharest.  Il  y  a  peu  de  temps  encore ,  les  sujet» 


REVUE  DE  PARIS.  15o 

de  iMahmoud  y  étaient  tout  puissants ,  et  nécessairement  leur 
influence  et  celle  des  hospodars.  Grecs  fanariotes  qu'ils  y  en- 
voyaient, devaient  y  faire  dominer  les  mœurs  et  les  liabitudes 
de  la  Turquie.  Les  hommes  et  les  femmes  étaient  vêtus  à  l'orien- 
tale, et  la  façon  de  vivre  était,  chez  eux.  en  rapport  avec  le 
costume.  Mais  là  comme  partout  l'action  envahissante  de  l'Occi- 
dent s'est  fait  sentir,  et  d'autant  plus  fortement  que  la  puis- 
sance des  Turcs  a  diminué,  que  leur  influence  est  nulle  ,  leur 
suzeraineté  purement  nominale,  et  que  le  sort  de  la  Valachie 
dépend  plus  directement  de  l'Europe.  Les  femmes  onl  adopté  les 
modes  de  Paris;  le  français  est  devenu  presque  partout  la  langue 
usuelle  j  les  familles  riches  ont  envoyé  leurs  enfants  dans  nos 
pensionnats;  tout  a  pris  un  caractère  européen,  et  on  ne  rencon- 
tre plus  que  rarement  un  boyard  encore  affublé  de  sa  large  robe, 
avec  sa  longue  barbeet  son  immense  bonnet  rond.  Encore  quel- 
que temps ,  et  il  sera  difficile,  je  crois ,  de  trouver  ici  quelques 
vestiges  de  l'Orient.  Aujourd'hui  la  fusion  n'est  pas  complète  et 
les  mœurs  ont  encore  un  caractère  indéterminé.  Ainsi,  dans  les 
classes  inférieures  ,  on  rencontre  autant  d'habits  orientaux  que 
de  francs.  Les  uniques  abris  offerts  à  l'étranger  sont  d'anciens 
kans  qui  ont  conservé  leur  nom  et  leur  extérieur,  et  dont  on  a 
tâché  d'européaniser  le  service  ;  mais  Dieu  sait  de  quelle  façon  ! 
Vous  entrerez  dans  une  maison  de  belle  apparence,  on  vous  y 
recevra  à  la  française ,  dans  des  appartements  meublés  à  la 
turque,  enfumés  de  tabac,  et  on  vous  offrira  le  chibouk  et  les 
confitures.  Vous  trouverez  quL^ques  jeunes  gens  qui  ont  pro- 
fité de  leur  éducation  et  que  vous  prendrez  pour  des  compa- 
triotes ;  mais  beaucoup  d'entre  eux  ont  un  goût  de  terroir  que 
leurs  habits  taillés  à  la  mode  ne  peuvent  dissimuler. 

En  Valachie  comme  en  Hongrie,  la  population  est  divisée  eu 
deux  castes  :  les  nobles  ou  les  boyards  et  les  paysans.  Les 
boyards  forment  eux-mêmes  trois  classes  suivant  leur  naissance 
ou  les  charges  qu'ils  occupent.  Les  grands  boyards  constiluenl 
la  haute  aristocratie.  C'est  parmi  eux  que  sont  choisis  les 
principaux  fonctionnaires;  eux  seuls  ont  de  l'influence,  et  géné- 
ralement leurs  possessions  sont  immenses.  Leurs  revenus  le  se- 
raient également,  si  la  plus  grande  partie  de  leurs  terres  ne  res- 
taient incultes  par  incurie  ou  défaut  d'habitants.  La  deuxième 
et  la  troisième   classes  sont  à  une  grande  distance  de  la  pre. 


156  REVUE  DE  PARIS. 

mièie,et  sont  formées  de  fonctionnaires  d'un  rang  inférieur  et 
de  propriétaires  plus  modestes.  Cette  noblesse  a  seule  une  exis- 
tence civile  et  politique  ;  ses  privilèges  sont  immenses  et  rui- 
neux pour  le  pays.  Elle  possède  le  sol  entier,  elle  est  exempte  de 
toute  espèce  de  charges.  Dans  aucun  cas,  ses  membres  ne  peu- 
vent être  mis  en  arrestation.  On  ne  peut  les  exproprier.  Tout 
leur  est  permis.  Au-dessous  de  cette  noblesse,  mais  séparés  d'elle 
par  une  distance  infranchissable,  viennent  les  paysans,  vérita- 
bles parias  dont  la  servitude  est  complète  en  fait,  si  elle  ne  Test 
en  droit.  Ceux-ci  ne  possédant  rien,  sont  les  seuls  imposés.  Au- 
dessous  des  paysans  ,  on  trouve  encore  une  classe  d'individus, 
qui,  pour  être  placés  plus  bas,  sont  plongés  nécessairement  dans 
la  plus  complète  servitude.  Ces  malheureux  sont  ce  que  nous 
appelons  des  Bohémiens  5  ils  portent  ici  le  nom  de  Zigeunes. 
Le  nombre  de  ces  zigeunes  est  considérable  dans  les  principautés, 
et  leur  état  légal  est  l'esclavage.  La  plupart  appartiennent  à  des 
boyards  qui  disposent  d'eux  d'une  manière  absolue.  Le  reste  est 
la  propriété  an  gouvernement.  Ici ,  comme  partout ,  cette  race 
est  le  type  de  l'abjection. 

La  Valachie  est  un  exemple  frappant  de  ce  que  peuvent  faire 
souffrir  à  un  pays  les  maux  de  la  guerre  et  une  mauvaise  admi- 
nistration. Une  chaîne  de  montagnes,  riche  en  forêts,  en  mines 
de  toute  espèce,  la  ferme  d'une  part.  De  l'autre,  le  Danube  lui 
servirait  de  débouché  comme  de  frontière.  Mais  c'est  en  vain 
qu'elle  possède  tous  les  éléments  de  la  prospérité  et  de  la  ri- 
chesse. Les  sites  variés  et  boisés  qu'on  trouve  vers  le  nord  sont 
presque  déserts,  et  les  plaines  qui  s'étendent  dans  le  bas  du  pays, 
couvertes  d'un  terreau  noir  et  très-fertile,  au  lieu  de  donner  les 
riches  produits  qu'on  peut  en  attendre,  ne  sont  que  des  steppes 
incultes  et  insalubres.  De  loin  en  loin  on  rencontre  quelques  pe- 
tites villes,  de  pauvres  villages  dont  on  ne  peut  se  figurer  la  mi- 
sère si  on  ne  les  a  vus  5  quelques  champs  de  mais  et  des  trou- 
peaux en  indiquent  ordinairement  l'approche.  Cet  état  déplorable 
s'explique  par  la  situation  même  de  la  province  5  placée  entre 
deux  puissants  voisins,  elle  a  été  le  théâtre  de  la  lutte  si  souvent' 
renouvelée  entre  la  Russie  et  la  Turquie.  La  campagne  com-- 
mençait-elle?  Lue  armée  entrait  en  Moldavie ,  l'autre  en  Vala- 
chie, Amis  ou  ennemis,  chacun  vivait  de  pillage,-  puis,  lorsque 
la  guerre  était  finie,  un  fléau  d'un  autre  genre  venait  enlever  à 


HEVUE  DE  PARIS.  157 

ces  malheureux  pays  ses  dernières  ressources.  Les  hospodars 
achetaient  fort  cher .  à  Conslantinople  ,  le  pouvoir  de  venir  ty- 
ranniser les  Valaques  et  s'enrichir  à  leurs  dépens.  Ces  magis- 
trats n'étaient  nommés  que  pour  sept  ans,  et  rarement  ils  arri- 
vaient au  terme  de  celte  espèce  de  bail,  sans  être  décajjités  ou 
rappelés  par  leur  gouvernement,  qui  avait  hâte  de  procéder  à 
de  nouvelles  enchères.  Les  hospodars  n'avaient  donc  point  de 
temps  à  perdre.  Dans  le  but  d'accroître  plus  rapidement  leur  for- 
tune, ils  employaient  tous  les  moyens.  Aussi,  rarement  l'art 
des  avanies,  des  extorsions,  a-t-il  été  poussé  plus  loin  que  par  ces 
hospodars .  types  de  la  vanité,  de  la  rapacité  et  de  la  bassesse. 

La  large  série  de  calamités  éprouvées  par  la  Valachie  n'a  pas 
été  seulement  fatale  à  l'état  matériel  de  cette  province  ;  le 
moral  des  habitants  s'en  est  profondément  ressenti.  Il  serait 
difficile  de  trouver  des  hommes  plus  apathiques,  plus  abrutis 
que  les  paysans  valaques.  IVe  pouvant  garder  avec  sécurité 
une  fortune  acquise  par  le  travail,  ils  bornent  leur  ambition 
à  ne  posséder  que  juste  ce  qu'il  leur  faut  pour  soutenir  une  vie 
misérable  ;  un  pain  grossier  de  maïs  est  leur  unique  nourri- 
ture ;  leurs  habitations  sont,  pour  la  plupart,  creusées  dans  la 
terre  ou  bien  bâties  avec  de  la  boue  et  des  branches  d'arbre  ; 
toutes  présentent  le  spectacle  de  la  misère  la  plus  affreuse,  et 
l'aspect  de  ces  tanières  est  si  repoussant,  que,  malgré  le 
désir  et  quelquefois  le  besoin  que  j'avais  d'y  entrer,  je  n'ai  pu 
vaincre  le  dégoût  ([u'elles  m'inspiraient.  Ce  qui  étdit  calcul 
et  découragement  pendant  les  guerres  et  le  bon  temps  des  hos- 
podars, est  aujourd'hui  passé  dans  les  mœurs.  L'insouciance  et 
la  paresse  régnent  partout,  et  l'habitude  de  ces  vices  est  trop 
enracinée  pour  que  de  longtemps  les  Valaques  puissent  s'en 
corriger. 

Pendant  ces  années  d'oppression,  les  boyards  n'étaient  guère 
plus  heureux  que  les  paysans.  La  tyrannie  et  ia  dévastation  pe- 
saient aussi  sur  la  noblesse,  et  le  caractère  des  boyards  était 
peu  fait  pour  remédier  à  tous  ces  maux.  Ces  nobles  n'ont  ja- 
mais été  connus  dans  l'histoire  que  par  leur  faiblesse  et  leur 
immoralité.  Leur  vie  se  passait,  à  la  cour  des  hospodars,  eu 
intrigues  et  en  luttes  frivoles.  Ont-ils  changé  de  caractère  en 
changeant  d'habits  ?  C'est  ce  dont  il  est  rarement  permis  de 
douter,  lorsqu'on  entend  les  plaintes  unanimes  qu'élèvent,  contre 
S  14 


15S  REVUE  DE  PARIS. 

leur  mauvaise  foi,  tous  ceux  qui  ont  affaire  à  eux.  Aujour- 
d'hui, comme  jadis,  payer  ses  detles,  remplir  ses  engagements, 
est  chose  tout  à  fait  exceptionnelle  à  Bucharest.  Le  désordre  et 
le  manque  d'argent  se  font  sentir  partout,  dans  r.idministralioii 
comme  dans  les  fortunes  privées.  On  cite  bien  des  exemples  de 
gens  qui  n'ont  jamais  vu  leurs  terres,  et  qui  savent  à  peine  dans 
quels  districts  elles  sont  situées  ;  généralement  des  Grecs  en  ont 
le  fermage,  et  l'obtiennent  à  bon  marché,  pourvu  qu'ils  payent 
comptant  quelques  années  d'avance  dont  le  revenu  est  bientôt 
dissipé  par  anticipation.  Aussi  le  rapport  et  la  valeur  des  biens 
sont-ils  incroyablement  bas,  en  proportion  de  retendue.  On  ne 
compte  guère  ici  que  par  lieue  et  on  peut  avoir  une  idée  du  prix 
qu'on  attache  à  la  terre,  parla  méthode  employée  pour  l'arpen- 
tage. On  ne  mesure  que  la  largeur,  sans  jamais  s'occuper  de  la  lon- 
gueur. On  sent  combien  de  difficultés  doit  engendrer  un  pareil 
système  ;  et  cette  source  de  procès  est  d'autant  plus  fâcheuse, 
que  les  Valaques  sont  peu  conciliants,  que  les  titres  ne  sont  rien 
moins  que  certains,  et  qu'une  des  plaies  les  plus  profondes  et 
les  plus  désastreuses  pour  le  pays  est  sans  doute  la  corruption 
honteuse  où  est  tombée  l'administration  de  la  justice.  La  pré- 
varication des  juges  est  générale,  publiquement  connue,  et  cha- 
cun sait,  en  commençant  un  procès,  que  c'est  le  plus  offrant  ou 
le  plus  puissant  qui  l'emportera.  Est-il  permis  de  croire  à  une 
régénération  prochaine  avec  de  tels  éléments  ?  Je  pense  qu'on 
aurait  tort  de  l'espérer;  il  faut  du  temps  pour  opérer  une 
réforme  complète  dans  une  nation  d'ailleurs  très-peu  suscepti- 
ble d'élan,  où  le  patriotisme  est  rare,  où  l'égoïsmeesl  tout  puis- 
sant, dans  une  nation  enfin  qui  manque  de  foi  en  elle-même  et 
dans  l'avenir. 

Depuis  la  dernière  guerre  entre  la  Russie  et  la  Turquie,  la  Va- 
lachie  jouit  cependant  d'une  paix  et  d'une  tranquillité  fort  nou- 
velles pour  ses  habitants.  Si,  dejjuis  le  triomphe  définiîif  de  la 
Russie,  elle  n'a  fait  que  changer  de  patronage  effectif,  au  moins 
elle  â  gagné  beaucoup  en  calme  et  en  sécurité.  Lors  du  dernier 
traité  qui  intervint  en  1829,  on  statua  sur  le  sort  des  deux 
principautés.  La  Porte  a  conservé  une  suzeraineté  nominale, 
reçoit  un  tribut  de  500,000  fr.  pour  la  Valachie,  de  250,000  po^u- 
la  Moldavie.  Elle  nomme  à  vie  les  deux  hospodars  sur  une  liste 
présentée  par  la  Russie,  qui  choisit  en  réalité,  et  gouverne  par  ses 


REVUE  DE  FARIS.  159 

conseils.  LVitipereiir  a  fait  rédiger  im  règlement  :i  peu  près 
identique  pour  les  deux  provinces  et  le  leur  a  donné  comme  loi  po- 
litique. D'après  cet  acte,  les  listes  civiles  sont  fixées  à  600,000  fr. 
et  à  qOO.OOO  fr.  ;  la  Valachie  ne  peut  avoir  que  cinq  mille  liom- 
mes  de  troupes,  et  la  Moldavie  trois  mille,  nombre  plus  que 
suffisant  d'ailleurs  pour  leurs  faibles  ressources,  et  [larfailement 
inutile  en  cas  de  guerre.  Ce  simulacre  d'armée,  organisé  et  vêtu 
à  la  russe,  n'existe  guère  que  pour  la  parade.  Le  nombre  des 
officiers  est  presque  égale  à  celui  des  soldats,  et  la  création  de 
cette  garde  inoffensive  a  eu  i)Our  principal  résitUat  de  méta- 
morphoser la  plupart  des  oisifs  de  Bucharest  et  de  Jassy  en 
Iraîneurs  de  sabre  de  l'espèce  la  moins  redoutable.  Les  boyards, 
assemblés  par  districts,  doivent  nommer  vingt-quatre  députés, 
et  les  hauts  dignitaires,  conjointement  avec  les  grands  boyards, 
douze  autres.  Les  attributions  de  ces  représentants  sont  exces- 
sivement restreintes,  et  toutes  les  précautions  ont  été  prises  pour 
que  leur  assemblée  tût  sans  inconvénient  pour  le  bon  plaisir 
du  pouvoir  exécutif.  Néanmoins  une  velléité  dindépcndance 
est  venue  s'y  faire  jour,  il  y  a  peu  de  temiis.  Le  règlement  russe 
devait  être  approuvé  par  les  représentants  ;  tous  les  articles 
avaient  passé  sans  discussion  j  mais  le  dernier,  portant  qu'au- 
cune mesure  législative  ou  administrative  ne  pourrait  être  mise 
à  exécution  sans  l'autorisation  préalable  de  remi)ereur,  ména- 
geait trop  peu  la  dignité  de  l'assemblée;  on  le  rejeta.  Le  consul 
russe  se  transporta  immédiatement  chez  Thospodar  5  il  fulmina, 
et  MM.  les  députés  furent  renvoyés  dans  leurs  foyers.  Les  cho- 
ses en  sont  restées  h>,  et  personne  ne  sait  ce  qu'il  en  adviendra. 
Telle  qu'elle  est,  cette  administration  vaut  cependant  beaucoup 
mieux  que  tous  les  régimes  qu'a  subis  la  Yalachie.  d'autant 
plus  que  le  prince  Gika,  choisi  comme  hospodar,  est  réputé 
honnête  homme  et  passe  pour  avoir  d'excellentes  intentions. 
Malheureusement  ce  bon  vouloir  n'est  appuyé  ni  sur  le  savoir 
ni  sur  la  capacité,  et  les  meilleures  intentions  ne  suffisent  pas 
pour  guérir  des  maux  profondément  enracinés.  I>es  habitants 
de  Bucharest  croient  avoir  atteint  le  plus  haut  degré  de  civilisa- 
tion, parce  qu'ils  ont  inutilement  un  ministre  de  l'intérieur  pour 
administrer  de  vastes  déserts,  un  ministre  des  finances  pour 
régler  un  véritable  chaos,  et  un  budget  qui  peut  bien  s'élever 
à  4  millions;  un  autre  pour  la  justice  dont  les  fonctionnaires 


160  REVUE  DE  PARIS. 

sont  la  honte  de  la  nation  ;  un  ministre  de  Tinstruction  publi- 
que, qui  préside  à  quelques  écoles  où  tout  est  à  faire  et  les 
mœurs  surtout  à  corriger  ;  enfin  un  ministre  de  la  guerre  (  le 
grand  spathar),  qui  commande  à  deux  régiments.  Ils  se  trom- 
pent :  si  on  veut  avancer  réellement,  obtenir  des  résultats,  il 
faut  sortir  tout  de  bon  de  la  parodie,  et  combattre  les  abus  par 
de  sérieux  efforts.  Les  deux  grands  obstacles  qui  s'opposent  au 
développement  de  la  civilisation  en  Valachie,  sont  le  manque 
de  bras  et  la  faiblesse  des  ressources  pécuniaires.  Les  ravages 
de  la  guerre  et  l'incapacité  des  administrateurs  ne  sont  pas  les 
seules  causes  de  cette  situation  déplorable. 

Tout  acquisition  dans  le  pays  étant  interdite  aux  étrangers, 
ceux-ci  ne  peuvent  par  conséquent  s'y  fixer  que  momentané- 
ment j  les  boyards,  les  maîtres  du  sol,  sont  exempts  de  toute 
charge,  et  la  capitation  imposée  aux  paysans  est  presque  la 
seule  ressource  de  l'État.  De  tels  abus  doivent  prolonger  indéfi- 
niment la  misère  des  provinces  valaques. 

Dans  une  conversation  que  j'avais  avec  quelques  jeunes  gens 
comme  il  serait  à  désirer  que  la  Valachie  en  eût  beaucoup,  ils 
étaient  forcés  de  convenir  que  l'égale  répartition  de  l'impôt  dé- 
cuplerait les  revenus,  fournirait  les  moyens  d'ouvrir  des  com- 
munications qui  manquent  entièrement,  et,  augmentant  par  ce 
moyen  la  valeur  des  biens  fonds,  indemniserait  largement  le 
propriétaire  de  ce  qu'il  aurait  payé  à  l'État.  Ils  convenaient  aussi 
que  l'admission  des  étrangers  augmenterait  le  nombre  des  tra- 
vailleurs, introduirait  des  lumières  et  des  capitaux,  donnerait  de 
l'impulsion  à  l'agriculture,  et  faciliterait  à  une  foule  de  boyards 
endettés  les  moyens  de  trouver  des  acquéreurs  pour  une  multi- 
tude de  propriétés  en  vente  qui  restent  sans  offre  et  sans  valeur 
entre  leurs  mains  inhabiles  et  impuissantes.  Mais,  me  disaient- 
ils,  quand  même,  ce  qui  est  douteux,  on  adopterait  ces  mesures, 
qui  nous  assurerait  que  l'argent  tiré  de  nos  mains  serait  utile- 
ment employé,  et  dans  nos  intérêts?  Savons-nous  d'ailleurs  pour 
qui  nous  travaillerons?  Nous  avons  une  ombre  d'indépendance 
aujourd'hui,  et  peut-être  demain  nous  serons  Russes.  Il  est  dur 
pour  de  bons  citoyens  d'avoir  à  faire  de  pareilles  réflexions,  sur- 
tout quand  de  grandes  probabilités  viennent  à  l'appui  de  leur  lan- 
gage :  car  on  ne  peut  se  dissimuler  qu'à  la  première  occasion 
la  Russie  n'aura  qu'à  envoyer  dans  les  principautés  quelques 


REVUE  DE  PARIS.  161 

bataillons  pour  s'en  emparer  sans  coup  férir,  à  moins  que  l'Au- 
triche ne  juge  qu'il  lui  soit  plus  utile  d'agir  selon  ses  véritables 
intérêts  que  de  continuer  une  alliance  de  principes.  Dans  le  pays, 
la  prévision  de  l'envahissement  de  la  Russie  est  générale,  et  la 
sympathie  n'est  pas  pour  les  futurs  occupants,  car  quelque  fai- 
ble que  soit  la  nationalité  des  Yalaques,  encore  tiennent-ils  à  la 
conserver.  Dans  l'incertitude  de  l'avenir,  ils  évitent  d(»nc  de  four- 
nir à  leurs  redoutables  voisins  l'occasion  de  s'ériger,  à  leur 
égard,  en  maîtres  tout-puissants.  On  voit  du  reste  que,  si  la  Rus- 
sie ne  trouvait  un  grand  intérêt  à  asseoir  ses  frontières  sur  le 
Danube  et  à  se  rapprocher  du  midi,  elle  ne  ferait  pas,  en  occu- 
pant la  Valachie  ,  une  brillante  acquisition. 

J'avais  quelquefois  entendu  parler  de  Bucharest  comme  d'une 
ville  dont  le  séjour  était  agréable.  C'est  encore  une  illusion  que 
je  perdis  bientôt.  Sous  le  rapport  matériel,  on  peut  se  faire  une 
idée  du  plaisir  qu'on  doit  éprouver  dans  une  ville  dont  on  ne 
peut  traverser  les  rues  à  pied  ,  où  par  le  chaud  comme  par  le 
froid,  on  ne  peut  sortir  sans  être  affublé  d'un  manteau,  où  il 
n'existe  pas  une  promenade,  même  dans  les  environs,  véritables 
déserts  arides  en  été  et  fangeux  en  hiver.  Tous  les  objets  qui  ne 
sont  pas  de  première  nécessité  sont  hors  de  prix  ;  on  ne  fabrique 
rien  en  Valachie  ,  il  faut  tout  y  importer,  et  payer  fort  cher  une 
foule  de  bagatelles  qui  sont  à  très-bon  marché  dans  nos  gran- 
des villes.  Une  personne  seule  a  besoin  de  quatre  à  cinq  domes- 
tiques, et  n'en  est  pas  mieux  servie,  car  ces  messieurs  n'aiment 
pas  la  confusion  dans  les  fonctions,  et  ne  font  absolument  que 
l'ouvrage  pour  lequel  vous  les  aurez  pris.  Il  faut  huit  à  dix  mille 
francs  au  moins  pour  vivre,  non  pas  largement,  mais  décem- 
ment. Si  l'on  excepte  les  principales  maisons  de  la  ville,  il 
n'existe  pas  de  société  à  Bucharest;  veut-on  se  faire  présenter 
dans  ces  maisons  peu  nombreuses?  on  le  peut  facilement;  tout 
étranger  reçoit  bon  accueil  dans  ce  pays  encore  peu  fréquenté 
par  les  voyageurs.  Vous  serez  enchanté  d'abord  ;  mais  restez 
quelque  temps,  examinez, et  vous  changerez  bientôt  d'avis.  Vous 
vous  convaincrez  qu'ici  surtout  les  apparences  sont  Irompeuses. 
L'intérieur  de  ces  hôtels,  dont  l'extérieur  est  si  beau,  vous  pa- 
raîtra négligé,  mal  meublé,  incommode.  Cette  armée  de  domes- 
tiques déguenillés,  de  zigeunes  sales  et  dégoûtants,  n'est  si  nom- 
breuse que  parce  qu'elle  est  composée  d'esclaves  qui  ne  coûtent 

14. 


162  REVUE  DE  PARIS. 

rien.  Au  milieu  de  son  palais,  souvent  le  propriétaire  n'aura  pas 
dix  ducats  disponibles,  et  se  retranchera  dans  sa  qualité  de 
boyard  pour  ne  pas  payer  les  dettes  les  plus  criardes.  Comme 
les  hommes,  en  politique,  les  femmes  ont  cru  avoir  tout  fait 
lorsqu'elles  ont  changé  de  costume.  11  n'est  pas  une  d'entre  elles 
qui  ne  pense  avoir  le  ton,  les  manières  et  l'élégance  d'une  Pa- 
risienne, parce  qu'elle  aura  ruiné  son  mari  à  faire  venir  des 
parures  de  France  ou  de  Vienne.  Beaucoup  parlent  plusieurs 
langues.  C'est,  il  faut  le  dire,  un  genre  d'instruction  tiès-ré- 
pandu;  chose  naturelle,  d'ailleurs,  dans  un  pays  sans  caractère. 
Mais  réducalion,  dans  ses  autres  parties,  est  plus  que  négligée  j 
et  comme  me  le  disait  quelqu'un  très-compétent,  telle  femme 
qui  vous  parlera  français  ,  anglais  et  allemand  ,  ne  pourra  pas 
vous  dire  où  est  Constantinople.  La  vie  de  ces  dames  se  passe 
dans  une  oisiveté  presque  absolue,  et,  s'il  faut  en  croire  la  chro- 
nique scandaleuse,  riche  en  anecdotes,  les  intrigues  amoureuses 
sont  le  principal  remède  invoqué  contre  l'ennui.  J'ai  entendu 
bien  des  récits  sur  ce  chapitre,  et,  pendant  mon  séjour,  une  de 
ces  histoires  défrayait  particulièrement  les  causeries  du  monde. 
Les  aventures  d'une  grande  dame  avaient  eu  tant  d'éclat,  que  le 
mari,  tout  débonnaire  qu'il  était,  avait  dû  sévir  et  reléguer  sa 
femme  à  quelques  lieues  de  Bucharest,  où  les  nombreuses  vi- 
sites qu'elle  recevait  montraient  combien  de  sympathie  excitaient 
ses  infortunes.  On  rencontre  peu  de  femmes  de  trente  ans  qui 
n'aient  eu  au  moins  deux  maris.  Le  divorce  est  permis  et  on  en 
use  largement.  On  entend  raconter  à  cet  égard  les  choses  les 
moins  édifiantes,  et  de  tout  cet  amalgame  naissent  quelquefois, 
dans  une  société  restreinte,  les  rencontres  les  plus  bizarres.  Ce 
n'est  pas  dans  la  haute  société  seulement  que  les  mœurs  sont 
aussi  faciles  5  le  plus  grand  relâchement  se  fait  sentir  également 
dans  les  classes  inférieures  de  la  population.  Des  maladies  af- 
freuses sont  généralement  répandues.  Des  villages  entiers  vivent 
et  meurent  dans  l'infection.  Celte  cause  et  la  fréquence  des  fiè- 
vres ont  agi  sur  la  population  d'une  manière  fâcheuse.  Le  sang 
n'est  pas  beau  à  Bucharest;  je  n'ai  pas  vu  de  jolies  femmes.  Les 
hommes  ont  un  air  faible  et  maladif,  et  l'on  remarque  généra- 
lement l'absence  de  toute  expression  dans  leur  physionomie. 

Mes  observations  sembleront  peut-être   un  peu  sévères.  Je 
crois  cependant  n'avoir  rien  exagéré  et  n'avoir  dit  que  la  vérité. 


REVUE  DE  PARIS.  163 

Du  reste,  elles  ne  sont  pas  seulement  le  résultat  de  ce  que  j'ai  pu 
voir  ou  apprendre  par  moi-même,  mais  encore  le  résumé  des 
conversalions  nombreuses  que  j'ai  eues  avec  des  personnes  de- 
puis longlemps  fixées  dans  le  pays  et  parfaitement  à  même  de  le 
juger,  il  est  possible  que  d'autres  voyageurs  soient  moins  pessi- 
mistes. Lors(iu'on  ne  fait  que  passer,  on  peut  se  laisser  séduire 
par  un  accueil  i)ienveiilant,  ou  éblouir  par  un  simulacre  de  ci- 
vilisation. Ln  Français  surtout  i)ourra  se  laisser  aller  à  l'indul- 
gence en  voyant  les  efforts  qu'on  fait  pour  nous  copier,  et  en 
retrouvant  dans  une  viile  si  lointaine  le  costume  et  la  langue  de 
son  pays.  Mais  qu'on  reste  quelque  temps,  l'illusion  ne  tarde 
pas  à  disparaître  ;  le  tuf  se  montre  bientôt,  et  il  n'y  a  pas  d'op- 
timiste qui  puisse  fermer  les  yeux  sur  les  maux  nombreux  qui 
longlemps  encore  pèseront  sur  ce  malheureux  pays. 

Pendant  que  je  visitais  la  ville  de  Bucharest  et  que  j'observais 
les  mœurs  valaques,  le  docteur  E.,  mon  compagnon  de  voyage, 
n'était  pas  oisif,  et  prenait  aussi  ses  informations,  quoique  dans 
un  autre  but.  Les  observations  du  docteur  étaient  toutes  d'ac- 
cord avec  les  miennes.  Il  avait  bien  l'espoir  de  se  faire  une 
clientèle,  et  déjà  il  avait  ordonné  je  ne  sais  combien  de  pilules 
et  de  quina.  iMalheureuseaient  il  n'était  rien  moins  que  ceitain 
d'être  payé.  On  lui  avait  parlé  avec  tant  d  unanimité  sur  cet  ar- 
ticle, qu'il  résolut  de  laisser  Bucharest  et  de  pousser  jusqu'à 
Jassy.  ville  encore  plus  malsaine  et  véritable  Dorado  pour  un 
médecin.  On  lui  avait  assuré  de  plus  qu'il  y  trouverait  peu  de 
concurrents ,  et  que  le  boyard  moldave  traitait  un  peu  mieux  ses 
créanciers  que  le  valaque.  Il  vint  me  faire  part  de  sa  résolution 
dans  un  moment  où  je  commençais  à  avoir  bien  assez  de  mon 
séjour  à  Bucharest,  et  où  la  perspective  d'y  passer  encore  une 
quinzaine  de  jours  ne  me  souriait  que  médiocrement.  L'occasion 
était  trop  belle  :  je  n'hésitai  pas  un  instant,  je  dis  au  docteur  de 
compter  sur  moi,  et  tout  de  suite  nous  pensâmes  à  nos  prépara- 
tifs de  départ,  qui  ne  se  bornent  pas  ici  comme  ailleurs  à  faire 
retenir  tout  simplement  une  place  à  la  diligence.  En  Valachie  et 
en  Moldavie,  il  n'existe  pas  de  voitures  publiques  :  l'unique 
moyen  de  transport  et  de  communication  est  la  poste,  entre- 
prise soumissionnée  pour  la  principauté  entière  et  subventionnée 
par  le  gouvernement  ;  car  sans  cet  appui  les  entrepreneurs  ne 
pourraient  paj»  faire  leurs  ùim .  el  le  pays  se  trouverait  sans 


164  REVUE  DE  PARIS. 

correspondance  et  sans  communication.  Des  lignes  sont  établies 
sur  les  routes  ou  plutôt  sur  les  directions  les  plus  fréquentées. 
En  partant,  on  paye  pour  tout  le  chemin  qu'on  veut  parcourir  ; 
on  reçoit  une  quittance  portant  le  nombre  de  chevaux  payés  ;  et 
à  chaque  poste,  qui  est,  terme  moyen,  de  cinq  à  six  lieues,  on 
n'a  qu'à  la  montrer  au  capitaine  pour  avoir  ses  relais.  C'est  une 
méthode  très-commode  et  qui  dispense  d'avoir  toujours  l'argent 
à  la  main.  Le  voyage  est  du  reste,  à  très-bon  marché  et  à  la  portée 
de  tout  le  monde.  Je  calculai  que  huit  chevaux,  nombre  qu'on  at- 
telé habituellement  à  une  voiture,  ne  coûtaient  ensemble  que  1  fr. 
oO  c.  par  lieue.  Il  ne  faut  pas  s'étonner  de  voir  un  pareil  attelage 
pour  un  si  faible  poids.  Ces  chevaux  sont  extrêmement  petits  ,  et 
ressemblent  beaucoup  sans  doute  aux  chevaux  de  la  Russie.  Ils 
sont  de  plus  très-mal  attelés,  et  vont  avec  tant  de  rapidité,  qu'il 
fautbienquele  poids  traîné  par  chacun  d'eux  ne  soit  pas  considé- 
rable. On  voit,  du  reste,  que  le  prix  n'est  pas  ruineux,  cardeux  en 
Fiance  coûtent  autant  que  huit  ici,  sans  compter  qu'un  postillon 
valaque  se  trouve  très-satisfait  d'un  pour  boire  de  dix  sous.  Les 
voyageurs  qui  n'ont  pas  de  voiture  trouvent  à  chaque  relai  de 
petits  chariots  à  quatre  roues,  non  suspendus  et  traînés  par  qua- 
tre chevaux.  Il  faut  être  d'un  triple  airain  pour  résister  aux  se- 
cousses et  à  la  fatigue  qu'on  y  éprouve  :  la  vue  seule  m'en  fit 
peur,  et  nous  achetâmes  pour  100  fr.  une  autre  voiture  indigène, 
qui  n'était  pas  mieux  suspendue,  il  est  vrai,  mais  dans  laquelle 
nous  pouvions  mettre  une  grande  quantité  de  foin  et  nous  éten- 
dre à  l'aise.  J'ai  fait ,  de  cette  manière,  bien  du  chemin  sans  être 
trop  fatigué. 

Le  22,  nous  montâmes  dans  notre  équipage  et  partîmes  à  une 
heure  du  malin,  car  nous  voulions  aller  coucher  à  cinquante 
lieues  de  Bucharest,  dans  une  petite  ville  située  sur  la  frontière 
des  deux  principautés.  jN'ous  eûmes  d'abord  assez  de  peine  à 
nous  installer,  et  à  la  rigueur  nous  aurions  pu  être  plus  commo- 
dément ;  le  foin  n'amortissait  pas  tous  les  cahots,  et  nous  n'a- 
vions pas  très-chaud.  Mais  la  nouveauté  du  paysage,  la  rapidité 
de  la  course, nous  faisaient  oublier  tous  ces  inconvénients.  Les 
cris  sauvages  et  prolongés  de  notre  postillon  excitaient  nos  six 
chevaux  et  les  maintenaient  constamment  au  galop.  Une  poste 
est  bientôt  parcourue  de  cette  manière,  et  on  voyagerait  avec 
la  plus  grande  rapidité,  si  on  ne  perdait  aux  relais  un  temps 


REVUE  DE  PARIS.  165 

considérable.  Lorsque  le  hasard  des  distances  l'a  permis,  on  a 
établi  la  poste  dans  les  villages  situés  sur  la  route.  On  trouve 
alors  des  hangards  assez  grands  (]ui,  pendant  la  nuit,  abritent 
les  chevaux,  et  une  maison  qui,  relativement  aux  autres,  peut 
passer  pour  confortable  ;  mais  le  plus  souvent  les  villages  se 
sont  trouvés  trop  éloignés,  et  il  a  fallu  établir  des  relais  dans 
l'intervalle.  Les  frais  d'installation  nont  pas  été  considérables. 
On  a  élevé;  avec  des  branches  d'arbres,  une  simple  cabane  où 
s'abritent  le  capitaine  de  poste  et  ses  acolytes.  Les  chariots  sont 
rangés  autour,  et  les  chevaux  sont  parqués  la  nuit  dans  un  mi- 
sérable enclos.  Leurs  provisions  de  bouche  se  trouvent  sur  les 
lieux  même  ;  pour  toute  réfection  ,  leurs  gardiens  les  laissent 
paître  en  liberté  l'herbe  abondante  qui  croît  partout,  et  quand 
ils  viennent  de  parcourir  au  galop  une  poste  et  le  retour,  c'est-à- 
dire  dix  ou  douze  lieues  ,  on  leur  donne  une  poignée  d'orge  de 
supplément.  Lorsqu'une  voiture  arrive ,  le  voyageur  présente 
sa  qu'ûtùnce  (poderoïc s na)]  un  postillon  se  détache  aussitôt, 
va  chercher  le  nombre  de  chevaux  nécessaires  et  revient  en  les 
chassant  devant  lui  comme  des  moutons.  Quelquefois  il  est  bien- 
tôt de  retour;  le  plus  souvent  ce  n'est  qu'au  bout  d'une  demi- 
heure  qu'on  le  voit  revenir  avec  ses  coursiers  maigres  et  chétifs, 
mais  dociles  et  infatigables.  Leur  toilette  de  voyage  est  bientôt 
faite  :  on  les  prend  par  l'oreille,  on  les  mène  à  leur  place,  on 
leur  passe  au  col  un  morceau  de  sangle  en  manière  de  collier  ; 
des  cordes  servent  de  traits  et  y  sont  adaptées;  le  postillon 
grimpe  sur  son  énorme  selle  ,  et  l'attelage  sans  bride  et  dans  le 
plus  simple  appareil,  vous  emporte  sans  prendre  haleine  jus- 
qu'au relai  prochain.  Tant  qu'il  fait  beau,  cette  manière  de  voya- 
ger est  agréable.  Mais  vienne  le  mauvais  temps,  et  cette  pelouse 
sur  laquelle  on  roulait  presque  mollement,  même  en  charrette, 
devient  une  fondrière  d'où  ne  peuvent  vous  tirer  des  convois 
entiers  de  chevaux.  Si  on  veut  suivre  les  parties  tracées  du  che- 
min, on  y  trouve  des  ornières  encore  plus  profondes.  A  chaque 
instant  il  faut  s'aventurer  dans  des  rivières  vraiment  dangereu- 
ses à  traverser,  et  dont  les  abords  sont  impraticables.  Le  voyage 
devient  d'une  longueur  désespérante.  Vos  provisions  peuvent 
finir,  votre  voiture  peut  casser,  et  alors  malheur  à  vous. 
Vous  ne  découvrirez  ni  hôtel,  ni  cabaret;  vous  ne  trouverez 
pas  seulement  du  pain  à  acheter,  et  pour   rencontrer  un  ou- 


166  REVUE  DE  PARIS. 

vrier,  vous  serez  peut-être  obligé  de  marcher  tout  un  jour. 

Heureusement  aucun  de  ces  accidents  ne  nous  arriva.  Nous 
eûmes  un  temps  superbe,  quoique  déjà  très-froid.  Nous  avions 
pris  des  provisions  suffisantes  ;  notre  voiture  sortit  victorieuse- 
ment des  épreuves  qu'elle  eut  à  subir,  épreuves  terribles,  à  en 
juger  par  les  secousses  que  nous  ressentions  quelquefois;  et  le 
soir,  à  7  heures,  nous  arrivâmes  à  Jokschani,  ville  frontière 
dont  une  moitié  est  valaque  et  Tautre  moldave.  J'avais  une  re- 
commandation pressante  pour  Vispraunik  ou  administrateur 
du  district,  dont  les  fondions  correspondent  à  celles  de  préfet. 
U  y  fit  honneur  de  la  manière  la  plus  obligeante,  et  ce  lut  pour 
nous  une  agréable  surprise  de  lui  entendre  parler  très-bon  fran- 
çais. Que  Dieu  lui  rende  au  centule  le  souper  excellent  et  le  ca- 
napé un  peu  dur  qu'il  nous  donna,  car  jamais  pareille  hospi- 
talité ne  vint  plus  à  propros  et  ne  fut  reçue  de  meilleur  cœur  ! 

Pendant  les  cinquante  lieues  que  nous  avions  parcourues 
depuis  Bucharest,  nous  avions  traversé  quelques  rivières  assez 
considérables,  qui  coupent  la  plaine  de  l'ouest  à  l'est.  Même  aux 
environs  de  quelques  pauvres  villages  et  de  trois  petites  villes, 
nous  n'avions  vu  d'autre  culture  que  celle  d'un  peu  de  maïs.  Les 
endroits  que  nous  traversions  n'avaient  certainement  rien  de 
remarquable,  si  ce  n'est  un  aspect  sale  et  triste.  Mais  je  les  exa- 
minais avec  intérêt,  parce  que  j'y  trouvais  la  véritable  popula- 
tion valaque.  Dans  la  capitale,  la  noblesse  et  les  classes  infé- 
rieures perdent  chaque  jour  leur  physionomie  originale.  11  faut 
aller  dans  les  campagnes  pour  retrouver  ces  espèces  de  sau- 
vages, qui  portent  encore  aujourd'hui  l'énorme  coiffure,  le  sur- 
tout grossier  et  la  ceinture  de  corde,  costume  des  anciens  Daces 
qu'on  voit  sur  la  colonne  Trajane.  On  est  confondu  lorsqu'on 
trouve  parmi  ces  paysans  les  souvenirs  encore  vivants  de  la 
domination  romaine,  on  reste  surpris  en  présence  des  monu- 
ments nombreux  qu'elle  a  laissés  dans  la  partie  méridionale  du 
pays.  Ces  paysans  si  misérables,  si  abrutis  ,  se  disent  encore 
avec  orgueil  Romains  {Routnoitni),  et  on  serait  tenté  de  les 
croire  lorsqu'on  les  entend  parler  leur  langue,  formée  de  latin 
plus  que  de  slave.  Je  me  faisais  souvent  comprendre  en  leur  par- 
lant italien. 

Le  23,  nous  remerciâmes  cordialement  l'ispraunik,  et  nous 
entrâmes  en  Moldavie.  Ce  pays  est  d'abord  en  tout  semblable  à 


REVUE  DE  FAKIS.  Iti7 

celui  que  nous  quittions.  Ce  n'est  qu'après  avoii*  parcouru  quel- 
ques postes  que  nous  rencontrâmes  des  troupeaux  plus  nom- 
breux et  des  vilIaîTfes  un  peu  moins  rares,  où  la  chaux  prenait 
assez  souvent  la  place  de  la  boue  et  des  branches  d'arbre.  La 
plaine  éternelle  avait  cessé,  et  nous  commencions  à  trouver 
quelques  coteaux.  Nous  traversâmes  encore  ce  jour-lâ  trois  ou 
quatre  petites  villes,  où  les  juifs  étaient  en  majorité;  et  nous 
arrivâmes  si  tard  à  Warlin,  où  nous  devions  coucher,  que  nous 
ne  pûmes  décemment  aller  frapper  chez  le  gouverneur.  Il  était 
inutile  de  chercher  quelque  chose  qui  ressemblât  à  une  au- 
berge, et  force  nous  fut  de  passer  le  reste  de  la  nuit  dans 
notre  voiture,  où  nous  souffrîmes  beaucoup  de  la  rigueur  pré- 
coce du  climat. 

Le  24,  nous  continuâmes  notre  route  sans  plus  d'incidents 
que  la  veille.  En  approchant  de  notre  destination,  le  pays  de- 
vint de  plus  en  plus  varié  ;  nous  eûmes  même  à  gravir  une  col- 
line fort  élevée  d'où  la  vue  s'étend  au  loin  sur  une  suile  de  ma- 
melons nus  et  arides.  De  là  nous  n'avions  plus  qu'une  poste 
pour  arriver  à  Jassy.  Nous  la  franchîmes  aussi  rapidement  que 
les  aulres,  quoique  par  des  chemins  affreux,  et  nous  arrivâmes 
à  une  vallée  au  delà  de  laquelle  celte  ville  se  découvre  entière- 
ment, sur  un  coteau  doucement  incliné.  La  situation  en  est 
charmante,  et  les  grandes  maisons  blanches  des  boyards  tran- 
chent <ie  la  manière  la  plus  i)ittoresque  sur  les  autres  maisons 
de  la  ville  d'une  couleur  plus  sombre.  A  une  certaine  distance, 
Jassy  paraît  un  agréable  séjour;  mais  sur  ce  point  comme  sur 
beaucoup  d'autres,  elle  a  le  malheur  de  ressembler  à  Bucharest. 
Pour  conserver  d'elle  une  impression  favorable,  il  faudrait  ne 
la  voir  que  de  loin,  ne  pas  y  entrer,  et  surtout  ne  pas  y  séjour- 
ner. Ces  épreuves  ne  me  furent  pas  même  nécessaires,  et  en 
voyant  déserts  et  incuiltes  de=;  environs  qui  pourraient  être  déli- 
cieux, et  une  plaine  qui,  partout  ailleurs,  â  la  porte  d'une 
grande  ville,  serait  un  jardin,  n'être  ici  qu'un  marais  infect  et 
fiévreux,  je  cessai  bientôt  de  regarder  Jassy  comme  un  séjour 
attrayant.  Nous  sûmes  d'ailleurs  bientôt  â  quoi  nous  en  tenir. 
Après  avoir  traversé  un  assez  long  f;uibourg  de  chaumières  en 
bois,  nous  entrâmes  dans  une  rue  qui  traverse  la  ville  dans  toute 
sa  longueur.  Cette  rue  est  le  siège  du  commerce  ;  on  y  trouve 
les  plus  beaux  magasins  et  le  plus  grand  mouvemenl  ;  on  Taj»- 


168  REVUE  DE  PARIS. 

pelle  par  excellence  la  grande  rue,  ce  qui  n'empêche  pas  que  tout 
n'y  soit  repoussant  de  mesquinerie,  de  saleté  et  de  misère.  Mais 
tout  est  relatif  sans  doute,  et  le  peu  d'accord  que  nous  trouvions 
entre  le  nom  et  l'objet,  nous  permettait  de  juger  à  fortiori  le 
reste  de  la  ville,  et  de  conclure  qu'en  Moldavie  comme  en  Yala- 
chie,  les  lointains  sont  trompeurs.  Je  fus  agréablement  surpris 
de  trouver  pour  logement  autre  chose  qu'un  kan,  et  de  me  voir 
conduire  à  un  hôtel  d'assez  bonne  apparence.  Je  crus  avoir 
trouvé  le  nec  plus  ultra  du  confortable  lorsqu'on  me  donna 
une  chambre  assez  propre,  où  je  fus  émerveillé  et  ravi  d'aper- 
cevoir un  lit,  meuble  dont  je  commençais  à  perdre  le  souvenir  ; 
j'appréciai  d'autant  mieux  cette  heureuse  trouvaille,  qu'une 
course  de  cent  lieues  en  charrette  m'avait  singulièrement  disposé 
au  sommeil. 

D'intimes  relations  ont  toujours  existé  entre  les  deux  princi- 
pautés. La  langue  des  habitants  diffère  à  peine;  elles  ont  une 
constitution  civile  et  politique  semblable.  Soumises  aux  mêmes 
calamités  les  mêmes  causes  y  ont  amené  les  mêmes  effets.  La 
Valachie  a  cependant  conservé  ses  frontières,  tandis  que  l'in- 
famie d'un  de  ses  hospodars  a  fait  éprouver  à  la  Moldavie  une 
perte  irréparable.  Cette  province  s'étendait,  avant  1812,  jusqu'à 
la  mer  Noire  et  aux  bouches  du  Danube.  A  cette  époque,  dans 
un  moment  où,  pressée  par  Napoléon,  la  Russie  aurait  au  con- 
traire acheté  bien  cher  l'alliance  de  la  Porte,  Fhospodar  Mou- 
rouri  lui  vendit  ce  qui  comprend  aujourd'hui  presque  toute  la 
Bessarabie.  Ce  misérable  ne  jouit  pas  longtemps  du  fruit  de  son 
crime,  car  il  fut  décapité  peu  après  par  ordre  du  sultan  ;  mais 
cette  trahison  n'en  fut  pas  moins  utile  k  ceux  qui  l'avaient 
payée  :  elle  leur  donna  un  littoral  considérable,  et  leur  fit  ac- 
(fuérir  la  position  importante  des  bouches  du  Danube.  La  Mol- 
davie n'a  donc  pas  la  moitié  de  l'importance  qu'elle  avait 
autrefois  ;  ce  n'est  plus  qu'une  province  insignifiante  qui  s'avance 
mince  et  allongée  entre  la  Transylvanie  et  la  Bessarabie,  et  sem- 
ble n'attendre,  pour  cesser  d'exister,  que  l'accord  de  ses  puis- 
sants voisins.  Malgré  cette  circonstance  désastreuse,  grâce  à 
leurs  relations  plus  fréquentes  avec  les  peuples  européens,  'les 
Moldaves  l'emportent  sur  les  Talaques  en  industrie  et  en  activité. 
Le  sol  de  la  Moldavie,  moins  négligé  que  celui  de  la  principauté 
voisine,  fournit  quelques  produits  à  Texporlation,  et  ses  boyards 


REVUE  DE  PARIS.  169 

moins  iudolents  apportent  plus  de  surveillance  à  leurs  affaires 
et  à  la  gestion  de  leurs  terres.  Jassy  se  ressent  naturellement  de 
cette  différence,  et.  quoiqu'on  y  retrouve  les  traits  généraux 
qui  caractérisent  Bucharest,  il  ne  faut  pas  y  rester  longtemps 
pour  voir  que  la  ressemblance  n'est  pas  entière.  D'abord  son 
aspect  donne  une  idée  plus  exacte  de  la  société  valaque  et  mol- 
dave. Bucharest  est  beaucoup  plus  considérable,  et  contient  un 
grand  nombre  d'étrangers  de  toutes  les  nations  et  de  tous  les 
cultes,  qui  viennent  y  exercer  le  commerce  et  diverses  profes- 
sions. Leur  présence  efface  en  partie  les  différences  si  tranchées 
de  la  population  indigène.  Entre  le  palais  du  boyard  et  la  chau- 
mière du  paysan,  on  trouve  la  maison  du  négociant.  A  Jassy 
cette  transition  n'existe  pas.  Tout  y  est  hôtel,  palais,  ou  réduit 
pauvre  et  sale.  On  n'y  rencontre  que  le  boyard  ou  le  paysan,  le 
riche  ou  le  pauvre;  ce  qui  est  ailleurs  la  classe  intermédiaire  est 
remplacé  ici  i)ar  des  juifs,  dont  le  nombre  s'élève  à  12  ou  13 
mille  sur  40.000  habitants.  Tout  le  commerce,  tous  les  métiers, 
sont  entre  leurs  mains  ;  mais  leurs  hauts  bonnets  et  leurs  lon- 
gues robes  noires,  costume  obligé  et  uniforme,  en  font  pour  les 
yeux  une  classe  bien  distincte,  comme  leurs  mœurs,  leur  reli- 
gion et  le  mépris  que  grands  et  petits  leur  prodiguent,  les  sépa- 
rent radicalement  du  reste  de  la  population.  En  général,  on 
trouve  aussi  à  Jassy  moins  d'apathie  et  de  frivolité  qu'à  Bucha- 
rest, on  s'y  occupe  de  ses  affaires,  le  goût  de  la  dissipation  est 
beaucoup  moindre  :  on  donnerait  même  plutôt  dans  le  défaut 
contraire,  et  plusieurs  particuliers  des  plus  riches,  passent  pour 
n'être  rien  moins  que  généreux.  Aussi  les  fortunes  sont-elles 
plus  liquides  et  plus  communes.  On  en  cite  plusieurs  très-consi- 
dérables de  130.  200,  ôOO  mille  francs  de  rente  en  terres  dont 
une  faible  partie  est  en  rapport.  Qu'on  juge  où  ce  revenu  s'élè- 
verait si  le  fonds  était  convenablement  exploité.  La  société  de 
Jassy  l'emporte  aussi  sur  celle  de  Bucharest  par  les  manières; 
on  y  remarque  plus  de  distinction  chez  les  femmes;  quehpies 
salons  rappelleraient  même  parfaitement  les  nôtres  si  la  copie 
j^  péchait  1)38  trop  souvent  par  la  roideur  et  l'aFFectafion.  Le 
français  est  la  langue  usitée  dans  le  monde,  et  quelques  dames 
ignorent  même  le  moldave.  Il  est  fâcheux  que  la  division  se  soit 
introduite  dans  la  société  de  Jassy.  Il  y  a  quelques  années,  lors- 
qu'il fut  question  de  choisir  un  hospodar,  comme  de  raison,  la 
S  15 


170  KEVL'E  m  PARIS. 

liste  des  prétendants  fut  nombreuse.  Le  prince  Stourdza  fut 
l'heureux  mortel  que  les  Russes  indiquèrent  au  sultan.  Cette 
élection,  en  réveillant  toutes  les  ambitions  de  Jassy,  a  amené 
une  scission  profonde  entre  plusieurs  familles.  Le  prince  cepen- 
dant est  un  homme  instruit  et  capable,  dit-on,  M.  Duclos,  gé- 
rant du  consulat,  eut  la  bonté  de  me  présenter  à  lui,  et  je  pus 
juger  du  moins  qu'il  connaissait  bien  notre  histoire,  dont  il  me 
parla  beaucoup.  Malheureusement,  s'il  faut  en  croire  une  opi- 
nion trop  bien  établie  dans  le  pays,  ces  qualités  sont  obscurcies 
par  la  plus  sordide  avarice.  Quoique  en  possession  d'une  liste 
civile  de  -500,000  francs  et  d'un  revenu  privé  au  moins  égal,  le 
bien  de  TÉlat  n'est  qu'une  chose  secondaire  pour  lui,  et  l'amour 
de  l'argent  détermine  toutes  ses  actions.  Je  ne  rapporterai 
même  pas  à  ce  sujet  les  bruits  répandus  dans  le  public  relative- 
ment à  la  ratification  des  arrêts  des  tribunaux,  qui  ne  peuvent, 
sans  son  approbation,  être  exécutoires.  Le  fait  est  qu'il  vit  sans 
la  moindre  représentation  et  comme  ne  devrait  pas  le  faire  un 
homme  si  haut  placé. 

On  entend  ici  moins  de  ces  histoires,  de  ces  anecdotes,  qui  à 
Bucharest,  alimentent  la  plupart  des  causeries  ;  le  divorce  y  est 
cei)endant  assez  fréquent.  Je  me  rappelle  même  à  ce  sujet  mètre 
trouvé  dans  un  salon  avec  cinq  dames  encore  assez  jeunes,  et 
qui  toutes  en  étaient  au  moins  à  leur  second  mari;  je  me  faisais 
mettre  au  courant  de  ces  nombreux  divorces,  et  j'étais  obligé  de 
prêter  la  plus  grande  attention  pour  ne  pas  perdre  le  fil  de  ces 
migrations  matrimoniales. 

Jassy  est  la  ville  des  titres.  Nulle  part,  je  crois,  il  n'y  a  autant 
de  princes  et  de  princesses.  Plusieurs  affichent  même  les  préten- 
tions les  plus  ridicules.  C'est  parmi  les  empereurs  grecs  que 
quel(|ues-uns  sont  allés  chercher  leurs  ancêtres.  Si  leurs  pi-éten- 
tions  étaient  fondées,  de  toutes  les  dynasties,  celle  desCantacu- 
zènes  serait  la  plus  heureuse  et  celle  qui  aurait  laissé  le  plus  de 
descendants.  Il  est  fâcheux  que  chacun  renie  son  homonyme  et 
quon  s'anathémalise  mutuellement  comme  imposteur.  Outre 
c'.îs  princes  de  si  haute  et  si  respectable  lignée,  Jassy  en  possède 
d'autres  qui,  pour  être  de  date  beaucoup  })lus  fraîche,  n'en  ont 
pas  moins  de  prétentions.  11  n'est  pas  si  maigre  descendant  d'un 
hospodar  qui  ne  s'intitule  prince  avec  autant  d'assurance  que 
le  ferait  un  Haspbourg,  et  Louis  XIV  n'était  pas  plus  sévère  sur 


REVUE  DE  PAKIS.  171 

rétiquette  que  ne  le  sont  ces  messieurs  sur  les  honneurs  et  le 
respect  dû  à  leur  personne.  J'ai  vu  un  vieux  boyard,  à  belle 
barbe  blanche,  ne  parler  jamais  à  son  gendre  sans  l'appeler  res- 
pectueusement jnon  prince,  et  chaque  fois  celui-ci  se  rengor- 
geait majestueusement.  Beaucoup  sont  dans  une  position  très- 
médiocre,  et  ne  sont  guère  riches  que  d'une  excessive  vanité, 
fonds  qui  ne  manque  jamais  à  un  Fanariole,  et  qui  n'est  pas 
toujours  l'unique  défaut  de  ces  messieurs.  J'en  avais  rencontré 
un  sur  les  bateaux  à  vapeur  du  Danube,  qui  parlait  à  son  do- 
mestique et  lui  demandait  sa  pipe  d'une  façon  si  imposante,  que 
nous  l'avions  baptisé  le  prince  Chibouk.  Je  le  retrouvai  depuis  à 
Jassy,  où  il  ne  m'attendait  guère,  et  je  pus  juger  de  combien  de 
mensonges  et  de  fanfaronnades  il  avait  semé  ses  récils.  Jusque-là 
il  n'y  avait  que  de  la  vanité  ;  mais  dernièrement,  quand  je  passai 
à  Conslantinople,  le  hasard  me  fit  apprendre  que  M.  le  prince 
Chibouk  y  avait  laissé  les  dettes  les  plus  criardes.  Une  telle 
conduite  est  peu  digne,  sans  doute,  d'un  aussi  noble  seigneur, 
mais  à  Jassy,  elle  n"a  pas  de  suites  plus  désagréables  qu'à  Bu- 
charest  ;  on  n'y  trouve  pas  un  moindre  égoisme  et  une  moindre 
insouciance  dans  les  questions  de  loyauté.  Dans  l'administration, 
l'incurie  et  le  désordre  sont  aussi  grands.  Les  juges  apportent 
même  moins  de  retenue  dans  leurs  prévarications;,  et  il  est  impos- 
sible de  faiie  exécuter  un  jugement  contre  un  boyard.  Dans  l'une 
etl'aulre  principauté,  le  gouvernement  n'est  qu'une  triste  parodie. 
En  fait  d'établissements  ou  de  monuments  puLilics,  on  ne  voit 
que  l'ancien  palais  des  hospodars,  dont  il  ne  reste  que  des  rui- 
nes; la  ville  est  tout  à  fait  impraticable  ,  et  dans  quelques  rues 
qui  ne  sont  pas  pavées,  on  ne  peut  pénétrer,  même  en  voiture. 
Ces  rues  sont  de  véritables  foyers  pesLilenliels,  dont  rinlluence. 
jointe  à  celle  d'un  marais  que,  par  une  négligence  inconcevable, 
on  laisse  croupir  à  la  porte  de  Jassy,  rend  la  ville  extrêmement 
malsaine;  il  n'y  est  question  que  de  fièvres  et  de  maladies.  Le 
manleau  est  encore  plus  de  rigueur  qu'à  Bucharesl,  l'équipage 
encore  plus  nécessaire  ;  et  ceux  qui  ne  peuvent  avoir  de  voiture 
sont  condamnés,  pendant  des  mois  entiers,  à  ne  pouvoir  sortir. 
Toutes  ces  causes  font  de  Jassy  un  fort  triste  séjour.  On  y  dé- 
pense beaucoup,  pour  n'avoir  aucune  espèce  d'agrément.  Pour 
s'en  convaincre,  il  ne  faudrait  qu'entendre  sur  ce  chapitre  les 
vœux  que  font  pour  un  changement  de  résidence  les  personnes 


172  REVUE  DE  PARIS. 

attachées  au  consulat.  Pour  les  médecins,  au  contraire,  c'est  un 
véritable  pays  de  cocagne.  Aussi  le  docteur  E.  était-il  enchanté 
de  son  voyage  j  les  maladies  et  les  consultations  abondaient,  et 
l'espérance  venait  rendre  moins  pénible  l'achat  toujours  indis- 
pensable de  la  voiture  et  des  chevaux,  lorsqu'un  beau  malin, 
sans  respect  aucun  pour  sa  qualiié,  une  fièvre  terrible  le  saisit 
et  ne  le  quitta  que  pour  venir  le  visiter  régulièrement  tous  les 
deux  jours.  Il  avait  eu,  je  crois,  l'imprudence  de  sortir  une  fois 
le  soir  sans  manteau.  Cet  accident  me  fit  beaucoup  de  peine,  car 
j'avais  une  véritable  amitié  pour  lui.  Je  le  soignai  de  mon  mieux  ; 
mais  j'avoue  que  la  crainte  de  recevoir  la  même  visite  et  la  per- 
spective de  rester  quelques  mois  à  trembler  et  à  prendre  du  quina 
dans  un  endroit  où  je  n'aurais  pas  voulu  rester  bien  portant, 
me  faisaient  désirer  vivement  d'abréger  mon  séjour,  qui  jusqu'a- 
lors avait  été  fort  agréable,  grâce  aux  bontés  et  à  la  complai- 
sance de  M.  Duclos,  et  à  la  manière  dont  ses  collègues  m'avaient 
accueilli.  J'avais  été  présenté  partout.  J'avais  visité  la  ville  et  les 
salons.  Connaissant  le  pays  et  ne  voulant  pas  pousser  plus  loin 
l'expérience  du  climat,  Je  résolus  de  partir.  Je  dis  adieu  avec  le 
plus  grand  regret  à  mon  pauvre  docteur,  lui  achetai  sa  part 
dans  notre  équipage,  dont  je  fis  renouveler  les  coussins,  c'est-à- 
dire  le  foin,  et  le  V  novembre^  je  partis  pour  Galatz  sur  le 
Danube,  à  cinquante  lieues  de  distance.  C'était  là  que  je  devais 
trouver  le  bateau  de  Constantinople.  Je  repris  la  route  que  nous 
avions  suivie  en  venant.  Je  courus  toute  la  nuit  au  milieu  de  ces 
déserts,  sans  le  moindre  accident,  et  le  2,  j'arrivai  de  bonne 
heure  à  ma  destination,  où  le  vice-consul  anglais  à  qui  j'étais 
recommandé,  voulut  bien  m'offrir  une  hospitalité  que  je  n'eus 
l)as  la  force  de  refuser.  Je  dois  à  sa  complaisance  de  n'avoir  pas 
trouvé  trop  longs  les  trois  jours  qu'il  me  fallut  passer  à  Galatz 
pour  attendre  le  départ  du  Ijàtiment.  Cette  ville  est  le  seul  port 
de  la  Moldavie.  D'assez  nombreux  bâtiments  viennent  y  charger 
du  blé,  du  maïs  et  du  suif,  et  sa  position  pourrait  lui  donner  de 
l'importance  si  le  pays  prenait  de  l'accroissement.  En  attendant 
ces  hautes  destinées,  Galatz  croupit  dans  la  fange,  et  je  ne  pus 
m'empècher  de  faire  à  mon  hôte  un  compliment  de  condoléance 
sur  la  nécessité  où  il  est  d'y  résider.  Le  5,  j'entrai  dans  la  mer 
Noire,  et  le  7,  la  vue  du  Bosphore  et  de  Constantinople  me  fit 
tout  oublier.  Acg.  Labatct. 


LE  SINAL 


(iHPREii^IOXS  DE  VOYAGE,) 


II.  -  DAMA^HOUR.  -  ROSETTE. 

Cependant  pour  que  nous  ne  perdissions  pas  à  Alexandrie, 
où  il  élait  forcé  d'attendre  le  pacha,  un  temps  précieux,  M.  Taylor 
nous  envoya  d'avance,  Mayer  et  moi,  dessiner  les  mosquées  de 
cette  ville  des  Mille  et  une  yuits,  que  les  Arabes  nomment 
elMars,  et  les  Français  le  Kaire.  Le  '2  mai  au  matin,  nous  quit- 
tâmes Alexandrie,  montés  chacun  sur  un  âne  et  suivis  de  nos  deux 
âniers  et  de  notre  domestique  Mohammed,  qui  marchait  à  pied. 
Ce  dernier  était  un  Nubien,  jeune,  vigoureux,  alerte  et  intel- 
ligent, parlant  un  peu  le  français  et  portant  le  costume  de  son 
pays  :  ce  costume,  des  plus  simples  et  en  même  temps  des  plus 
pittoresques .  consistait  en  un  caleçon  blanc  et  une  tunique 
bleue,  dont  les  larges  manches  étaient  relevées  et  retenues  par 
un  cordon  de  soie  qui  formait  une  croix  au  milieu  du  dos.  Sa  tète 
était  couverte  du  tarbouch  et  entourée  d'un  turban  blanc  j  il 
portait  sur  ses  épaules  le  manteau  noir,  appelé  abbaye,  et  sa 
taille  était  serrée  par  une  ceinture  qui  soutenait  un  poignard  à 
manche  d'ivoire  ;  sa  tète,  pleine  d'expression  et  de  tinesse,  était 
I  encadrée  par  des  cheveux  noirs,  longs  et  ondoyants;  sa  mous- 
I  tache  retombait  aux  deux  côtés  de  sa  bouche  parfaitement  des- 
I  sinée,  et  sa  barbe,  rare  sur  les  faces,  se  réunissait  plus  touffue 
i:  au  menton,  où  elle  se  terminait  en  pointe. 

Outre  nos  deux  âniers  et  nutre  Nubien,  notre  escorte  était  eii- 

du  corps 
15. 


174  REVUE  DE   PARIS. 

appartenant  à  la  milice  de  la  ville,  et  que  le  gouverneur  d'Alexan- 
drie nous  avait  donnés  pour  nous  faciliter  les  débuts  du  voyage  : 
ils  portaient  un  uniforme  particulier,  ressemblant  à  celui  des 
anciens  mamelucks,  et  avaient  mission  d'obtenir  pour  nous  aide 
et  protection  de  la  part  des  autorités  turques.  Nous  ne  tardâmes 
point  à  avoir  besoin  de  leurs  bons  offices. 

Nous  suivions  depuis  quelques  beures  le  chemin  qui  conduit 
d'Alexandrie  à  Damanhour,  lorsque  nous  rencontrâmes  le  canal 
Mahmoudié,  qui  pourrait  bien  n'être  autre  queTancienne  Fossa, 
qui  conduisait  les  eaux  du  Nil,  de  Schedia  à  Alexandrie  ;  le  dé- 
lilé  était  gardé  par  des  troupes  turques  auxquelles  nous  justifiâ- 
mes de  nos  tekeriks  ou  passeports.  Le  chef  s'inclina  devant  les 
hiéroglyphes  dont  ils  étaient  ornés,  et  nous  déclara  que  nous 
étions  parfaitement  libres  de  continuer  notre  route,  mais  à  pied 
et  sans  suite.  Nous  demandâmes  l'explication  de  cette  étrange 
décision,  et  nous  présentâmes  de  nouveau  nos  passeports.  A  cette 
seconde  exhibition,  le  chef  répondit,  en  s'ineiinant  toujours,  que 
nos  laissez-passer  étaient  parfaitement  en  règle,  iiortaient  à 
leur  centre,  il  est  vrai,  le  plan  et  l'élévation  du  temple  de  Salo- 
mon,  et  à  leurs  quatre  angles,  le  sceau  de  Saladin,  le  cachet  de 
Solyman,  le  sabre  et  la  main  de  justice  de  Mahomet,  mais  rien 
qui  concernât  notre  domestique,  nos  ânes,  ni  nos  àniers.  Nous 
appelâmes  alors  nos  cavas  à  notre  aide,  mais  nous  les  trouvâmes 
.sans  aucune  opinion  sur  la  question  qui  nous  divisait.  Cepen- 
dant ils  nous  donnèrent  un  avis,  c'était  d'offrir  une  dizaine  de 
piastres  au  chef  du  poste.  Comme  la  piastre  égyptienne  vaut  à 
l)eine  sept  ou  huit  sous  de  notre  monnaie,  nous  ne  vimes  aucun 
inconvénient  à  suivre  leur  conseil.  Au  reste,  nous  ne  tardâmes 
pas  à  nous  apercevoir  qu'il  était  le  meilleur.  Les  barrières  du 
canal  s'ouvrirent,  et  nous  passâmes  triomphalement,  nous,  nos 
bêtes  et  nos  gens.  Quant  aux  cavas,  ils  n'allèrent  pas  plus  avant, 
leur  mission  se  bornant  à  devoir  nous  faire  ouvrir  les  barrières 
du  canal.  On  vient  de  voir  comment  ils  l'avaient  remplie.  Nous 
ne  leur  en  donnâmes  pas  moins  le  batchis,  qui  est  le  pour-boire 
de  France,  la  trenkgeld  des  Allemands,  la  bonne  main  d'Espa- 
gne, la  clé  d'or  de  tous  les  pays. 

Nous  suivîmes  les  bords  du  canal,  et,  après  deux  heures  de 
marche  par  un  pays  monotone  et  plat,  nous  fîmes  halte  à  la 
porte  d'un  Grec  nommé  Tuiza,  qui  nous  reçut  dans  sa  petite 


î 


REVUE  DE  PARIS.  175 

maison  carrée,  et  nous  donna  l'autorisation  de  manger  à  l'om- 
bre, à  condition  que  nous  fournirions  notre  déjeuner  et  qu'il 
en  prendrait  sa  part.  Cette  hospitalité  me  rappela  celle  de 
Sicile,  où  ce  sont  les  voyageurs  qui  nourrissent  les  aubergistes. 

Le  repas  terminé,  nous  primes  congé  de  notre  hôte,  et  nous 
nous  remîmes  en  route.  Le  chemin  d'Alexandrie  à  Damanhour 
n'a  de  remarquable  que  sa  stérilité  :  nous  marchions  dans  une 
mer  de  sable  où  nos  ânes  et  nos  hommes  enfonçaient  jusqu'aux 
genoux.  De  temps  à  autre  quelque  brûlante  rafale  de  vent,  mêlée 
dépoussière,  nous  aveuglait  en  passant,  et  nous  reconnaissions  à 
l'oppression  momentanée  de  notre  poitrine,  que  nous  venions  de 
respirer  la  chaude  haleine  du  désert.  Parfois,  à  notre  droite  et  à 
notre  gauche,  nous  apercevions  sur  des  points  élevés,  qui,  lors  des 
débordements  du  fleuve,  deviennent  des  lies,  des  villages  ronds, 
dont  les  maisons,  de  forme  conique,  bâties  de  briques  et  de 
terre,  étaient  percées  de  petits  trous  carrés  destinés  à  laisser 
pénétrer  dans  l'intérieur  la  lumière  strictement  nécessaire,  et  le 
moins  de  chaleur  possible.  Enfin,  à  des  intervalles  inégaux, 
mais  assez  rapprochés,  nous  rencontrions  aux  bords  de  la  route, 
quelques  tombeaux  isolés  de  solitaires  ou  de  derviches,  om- 
bragés par  un  palmier,  religieux  ami  du  sépulcre,  et  au-dessus 
duquel  tournait  avec  des  cris  aigus  une  nuée  rapide  d'éperviers. 

11  était  trois  heures  à  peu  près  quand  nous  aperçûmes  de 
loin  Damanhour  5  c'était  la  première  ville  franchement  arabe 
que  nous  allions  visiter,  car  Alexandrie,  avec  sa  population  cos- 
mopolite, n'est  qu'un  mélange  de  peuples  divers,  dont  le  carac- 
tère et  l'originalité  s'effacent  peu  à  peu  par  le  frottement. 

Le  mirage  nous  montrait  la  ville  comme  une  île  entourée 
d'eau  et  débrouillards  5  à  mesure  que  nous  approchions,  les  va- 
peurs de  ce  lac  factice  s'évaporaient  peu  à  peu,  et  les  objets 
nous  apparaissaient  sous  leur  véritable  forme  ;  nos  ombres  s'al- 
longeaient aux  derniers  rayons  du  soleil  couchant,  les  palmiers 
balançaient  gracieusement  leur  parasol  de  verdure  au  vent  frais 
du  soir,  lorsque  nous  mîmes  pied  à  terre  aux  portes  de  la  ville, 
dont  les  élégants  madenehs  s'élançaient  au-dessus  des  murailles 
des  mosquées,  i)eintes  alternativement  débandes  rouges  et  blan- 
ches. 

Nous  nous  arrêtâmes  un  instant  avant  de  franchir  les  portes, 
pour  contempler  ce  paysage  si  nouveau  pour  nous.  In  ciel  pur. 


176  REVUE  DE  PARIS. 

transparent,  et  d'une  finesse  de  ton  dont  aucun  pinceau  ne  pour- 
rait donner  ridée,  des  étangs  qui  bordent  réellement  un  côté 
de  la  cilé  et  qui  reflètent  ses  murailles  dans  leurs  eaux  dor- 
mantes, de  longues  files  de  chameaux  conduites  parles  paysans 
arabes,  et  se  glissant  lentement  dans  la  ville,  tout  donnait  à  ce 
merveilleux  tableau  un  air  de  vie,  de  calme  et  de  bonheur  ,  plus 
remarquable  encore  après  cette  préface  du  désert  que  nous  ve- 
nions de  traverser. 

Damanhour  ne  possède  qu'une  auberge,  quoique  sa  popula- 
tion soit  de  huit  mille  âmes.  Mohammed,  après  nous  avoir  fait 
traverser  des  rues  d'une  sauvage  originalité,  nous  conduisit  à 
ce  bienheureux  caravansérail,  dont  nous  nous  faisions  d'avance, 
et  d'après  les  descriptions  des  Mille  et  une  Nuits,  une  idée 
tout  à  fait  féerique.  Malheureusement  nous  ne  fûmes  point  à 
même  de  comparer  la  poésie  à  la  réalité  :  rhôtellcrie  était  pleine 
à  n'y  pas  loger  une  souris,  et,  quoi  que  nous  pussions  dire,  et 
quelque  offre  que  nous  fissions,  il  nous  fallut  retourner  sur  nos 
pas.  Quoique  déjà  désappointé  sur  bien  des  choses,  le  souvenir 
de  l'hospilalit^  arabe,  si  souvent  vantée  par  les  voyageurs  et  cé- 
lébrée par  les  poètes,  me  revint  à  l'esprit,  et  j'invitai  Mohammed 
à  faire  quelques  tentatives  auprès  des  propriétaires  des  maisons 
les  plus  comfortables  que  nous  rencontrâmes  sur  notre  route  j 
mais  toutes  furent  inutiles  :  nous  en  fumes  pour  nos  avances, 
et,  fort  humiliés  des  refus  dont  nous  étions  l'objet,  force  nous 
fut  de  rejoindre  nos  amis,  qui,  plus  prudents  que  nous,  et  ne 
voulant  pas  faire  des  pas  inutiles,  nous  attendaient  à  la  porte  de 
Damanhour.  Il  n'y  avait  pas  deux  partis  à  prendre  :  je  regardai 
autour  de  nous  pour  chercher  un  endroit  favorable  à  notre 
campement,  et,  ayant  avisé  un  massif  de  dattiers,  je  fis  étendre 
nos  tapissons  leur  feuillage  ;  puis  je  donnai  le  premier  l'exem- 
ple de  la  résignalion  aux  décrets  de  la  Providence,  en  serrant 
la  ceinture  de  mon  pantalon,  et  en  me  couchant  le  dos  tourné 
à  la  ville  inhospitalière  qui  nous  avait  repoussés  de  son  sein. 

Malheureusement,  du  côté  opposé  à  la  ville,  et  juste  dans  le 
cercle  qu'embrassait  mon  rayon  visuel,  s'élevait  une  charmante 
maison  arabe,  dont  les  murs  blancs  se  détachaient  sur  un  bos- 
quet de  mimosas  d'un  vert  délicieux.  Je  ne  pus  résister  au  désir 
de  faire  une  dernière  tentative,  et  j'envoyai  Mohammed  en  am- 
bassade au  propriétaire  de  cette  oasis.  Il  était  à  la  ville,  et  en 


REVUE  DE  PARIS.  177 

son  absence  ses  serviteurs  n'osaient  prendre  sur  eux  de  recevoir 
un  étranger. 

Une  demi-heure  après,  je  vis  sortir  de  Damanhour,  et  s'avan- 
cer vers  nous,  un  cavalier  riciiement  vêtu,  monté  sur  un  magni- 
fique clieval  blanc  et  suivi  d'une  escorte  nombreuse  ;  je  présumai 
que  c'était  notrehomme,  et  je  fis  ranger  notre  petite  caravane,  en 
lui  recommandant  de  prendre  l'air  le  plus  piteux  possible,  sur 
le  bord  de  la  route  où  il  devait  passer.  Lorsqu'il  fut  à  dix  pas 
de  nous,  nous  le  saluâmes,  il  nous  rendit  notre  salut,  et  nous 
reconnaissant  ù  nos  habits  pour  des  voyageurs  francs,  il  s'in- 
forma du  motif  qui  nous  retenait  hors  delà  ville  à  une  heure 
aussi  avancée.  Nous  lui  racontâmes  alors  notre  mésaventure 
dans  les  termes  les  plus  propres  â  l'attendrir.  Notre  récit  fit 
un  effet  merveilleux ,  et  quoique  la  traduction  eût  dû  lui  faire 
perdre  de  son  intérêt,  il  ne  nous  en  invita  pas  moins  à  le  sui- 
vre et  à  venir  passer  la  nuit  dans  cette  petite  maison  blan- 
che, aux  mimosas  verts,  qui  était  depuis  une  heure  l'objet  de 
tous  nos  désirs. 

On  nous  conduisit  d'abord  dans  une  grand  chambre,  autour 
de  laquelle  régnait  un  large  divan  recouvert  de  nattes.  Nous 
étendîmes  nos  tapis  par-dessus,  ce  qui,  malgré  cette  précaution, 
n'en  faisait  pas  un  matelas  bien  moelleux.  A  peine  avions-nous 
achevé  ces  préparatifs  nocturnes,  que  trois  domestiques  entrè- 
rent, portant  chacun  un  plat  de  porcelaine  recouvert  d'un  dôme 
d'argent  d'un  joli  travail  :  l'un  contenait  une  espèce  de  ragoût 
de  mouton,  l'autre  du  riz,  et  le  troisième  des  légumes  ;  ils  posè- 
rent ce  service  à  terre.  Nous  nous  accroupîmes,  Mayer  et  moi, 
en  face  l'un  de  l'autre.  Un  esclave  nous  apporta  un  bassin  à 
laver  les  mains,  et  nous  commençâmes  notre  apprentissage  de 
gastronomes  orientaux,  en  nous  servant  chacun  avec  nos 
doigts;  ce  qui,  malgré  notre  appétit  ôta  un  peu  de  charme  à 
notre  repas.  Quant  à  notre  boisson,  c'était  tout  bonnement  de 
l'eau  de  citerne,  dans  une  gargoulette  â  bouchon  d'argent.  Le 
souper  terminé,  le  même  esclave  nous  donna  de  nouveau  de 
quoi  nous  laver  les  mains  et  la  bouche,  puis  on  apporta  le  café 
et  les  chibouques,  et  on  nous  laissa  libres  de  veiller  ou  de 
dormir. 

Nous  nous  regardâmes  quelque  temps  encore,  ù  travers  la  fu- 
mée de  nos  pipes,  puis,  après  avoir  rendu  grâce  à  1  hospitalité 


178  REVUE  DE  PARIS. 

de  notre  hôte,  nous  fermâmes  les  yeux  en  le  recommandant  au 
prophète. 

Le  lendemain,  je  me  réveillai  avec  le  jour;  en  deux  sauts  je 
fus  sur  pied  et  hors  de  la  maison.  Je  fis  le  tour  de  la  ville,  pour 
en  trouver  le  meilleur  aspect,  puis,  après  eu  avoir  dessiné  une 
vue  générale,  je  fis  deux  ou  trois  croquis  de  mosquées,  et  je  re- 
vins tout  courant  retrouver  ma  caravane  et  donner  Tordre  du 
départ.  Avant  de  quitter  la  maison,  je  voulus  remercier  le  maî- 
tre ;  mais  notre  sage  musulman  était  dans  son  harem,  il  n'y  eut 
donc  pas  moyen  de  le  voir  ;  je  demandai  son  nom,  afin  de  le 
transmettre  à  la  postérité  :  il  s'appelait  Rustum-Effendi.  Je 
donnai  le  batchis  aux  esclaves,  nous  enfourchâmes  nos  mon- 
tures, et  à  cinq  cents  pas  de  Damanhour  nous  nous  retrou^ànles 
au  milieu  du  désert. 

Nous  marchâmes  six  à  sept  heures  dans  le  sable,  puis  enfin 
nous  arrivâmes  sur  une  crête  peu  élevée,  du  sommet  de  la- 
quelle nous  aperçûmes,,  tout  à  coup  et  sans  préparation,  le  Nil. 

Aux  plaines  arides  succédaient  des  paysages  délicieux  :  au 
lieu  de  quelques  palmiers  rares  et  perdus  dans  un  horizon  bi  û- 
lant,  nous  rencontrions  des  forêts  d'arbres  chargés  de  fruits,  et 
des  champs  couverts  de  maïs.  L'Egypte  est  une  vallée,  au  fond 
de  laquelle  coule  un  fleuve,  dont  les  bords  sont  un  immense  jar- 
din que  des  deux  côtés  le  désert  ronge  ,*  au  milieu  de  ces  bos- 
quets de  mimosas  et  de  dallas,  au-dessus  de  ces  plaines  de  maïs 
et  de  riz,  voltigeaient  des  oiseaux  inconnus,  au  chant  brillant, 
au  plumage  de  rubis  et  d'emeraude.  De  grands  troupeaux  de  buf- 
fles et  de  moutons,  conduits  par  des  pasteurs  maigres  et  nus, 
suivaient  le  cours  du  Nil,  que  nous  ren\onlions.  Deux  énormes 
loups,  attirés  sans  doute  par  l'odeur  du  bétail,  sortirent  d'un 
massif  d'arbres  à  cinquante  pas  devant  nous,  s'arrêtèrent  sur  la 
roule,  comme  pour  nous,  barrer  le  passage,  et  ne  prirent  la  fuite 
que  lorsque  nos  àniers  leur  jetèrent, des  pierres.  La  nuit  descen- 
dait rapidement,  et  le  chemin,  coupé  par  les  canaux  nécessaires 
à  l'irrigation,  devenait  de  plus  en  plus  difficile;  quelquefois  il 
était  détrempé,  au  point  que  nos  ânes  enfonçaient  jusqu'aux, 
genoux  et  s'arrélaient  court.  Malgré  notre  répugnance  à  marcher  , 
dans  ces  espèces  de  marécages,  nous  lûmes  forcés  de  mettre  pied  à 
terre;  bientôt  ce  fut  de  véritables  torrents  que  nous  fûmes  for- 
cés de  traverser;  nous  étions  mouillés  jusque  sous  les  aisselles, 


I 
Ê 


REVUE  DE. PARIS.  179 

el  ces  bains,  quoique  plus  rafraîchissants  que  ceux  d'Alexandrie, 
étaient  infiniment  moins  aj^réables.  Alors  la  lune  se  leva,  et, 
tout  en  éclairant  quelque  peu  notre  route,  donna  à  ce  paysage 
merveilleux  un  nouveau  caractère.  Malgré  les  difficultés  du 
chemin,  nous  ne  pouvions  rester  insensibles  aux  beautés  des 
sites  que  nous  traversions;  au  sommet  des  monticules  qui  sépa- 
rent la  vallée  du  désert,  nous  voyions  se  balancer  gracieusement 
des  palmiers  qui  se  détachaient  en  vigueur  sur  le  ciel,  tandis 
qu'il  chaque  pas  nous  rencontrions  des  mosquées  dont  le  Ml 
baignait  la  base,  et  qu'entouraient  d'ombre  et  de  verdure  des 
sycomores  aux  branches  longues  et  inclinées  vers  le  sable.  Mal- 
heureusement, de  cinq  minutes  en  cinq  minutes  nous  étions  ar- 
rachés à  notre  extase  par  quelque  canal  où  nous  devions  des- 
cendre, ou  par  quelque  marécage  où  il  nous  fallait  enfoncer,  de 
sorte  que  lorsque  nous  aperçûmes  Rosette,  nous  étions  si  parfai- 
tement trempés,  que  nos  souliers,  comme  ceux  de  Panurge, 
prenaient  Teau  par  le  col  de  nos  chemises. 

A  mesure  (jue  nous  approchions  de  la  ville,  nos  idées  reflé- 
taient une  teinte  plus  riante  ;  nous  nous  voyions  d'avance  dans 
une  chambre  bien  close,  où  nous  troquions  nos  habits  mouillés 
contre  ceux  de  quelque  bon  musulman,  car  nos  malles  étaient 
restées  à  Alexandrie,  et  notre  garde-robe  se  bornait  à  ce  que 
nous  avions  sur  le  corps.  Lestomac.  de  son  côté,  commençait  à 
crier  famine  ;  nous  nous  rappelions  avec  délices  notre  souper 
de  la  veille,  et  nous  en  demandions  un  semblable,  dussions-nous 
le  manger  avec  nos  doigts  ;  quant  au  lit.  nous  étions  si  horrible- 
ment fatigues,  que  le  premier  divan  venu  eût  fait  parfailement 
notre  affaire.  ÎVous  étions,  comme  on  le  voit,  on  ne  peut  plus 
accommodants.  Ce  fut  dans  ces  dispositions  que  nous  arrivâmes 
aux  portes  de  Rosette.  Elles  étaient  fermées  ! 

Ce  fut  un  coup  de  foudre  :  de  toutes  les  possibilités,  cette  fer- 
meture éiait  ia  seule  qui  ne, se  fût  pas  présentée  à  notre  esprit; 
nous  frappâmes  en  désespérés,  mais  les  gardes  ne  voulurent 
rien  entendre.  ISous  parlâmes  de  balchis.  ce  grand  moyen  de 
conciliation;  malheureusement  les  fentes  de  la  porte  n'étaient 
point  assez  larges  jtour  introduire  une  pièce  de  cinq  francs.  Mo- 
hammeil  pria,  sujjplia.  menaça;  tout  lut  inutile.  Alors  il  se  re- 
tourna et  nous  dit  avec  la  tranquillité  de  la  conviction  qu'il  n'y 
avait  pas  moyen  pour  ce  soir-là  d'entrer  à  Rosette  ;  au  reste. 


180  REVUE  JOE  PARIS. 

nous  vîmes  qu'il  disait  la  vérité,  à  la  résignation  vraiment  mu- 
sulmane de  Mohammed  et  de  nos  âniers.qui  regardèrent  immé- 
diatement autour  d'eux  afin  de  chercher  l'endroit  le  plus  favo- 
rable à  un  campement.  Quant  à  nous,  nous  étions  si  furieux, 
que  nous  restâmes  seuls  à  la  porte  encore  plus  d'un  quart 
d'heure.  Enfin  Mohammed  revint  nous  annoncer  qu'il  avait  dé- 
couvert un  bivouac  parfaitement  convenable,  il  n'y  avait  pas 
d'autre  parti  à  prendre  que  de  le  suivre;  nous  nous  y  décidâmes 
en  jurant.  Il  nous  conduisit  près  d'une  mosquée  entourée  de 
lilas  en  fleurs,  où  nous  trouvâmes  nos  tapis  étendus  sous  lieux. 
magnifi(iues  palmiers  ;  nous  nous  y  couchâmes  l'estomac  vide 
et  le  corps  mouillé  :  mais  nous  étions  si  fatigués,  qu'après  avoir 
grelotté  quelque  temps,  puis  frissonné,  nous  finîmes  par  tomber 
dans  un  engourdissement  qui,  pour  ceux  qui  nous  auraient  vus 
étendus  et  sans  mouvement,  ressemblait  assez  au  sommeil.  Le 
lendemain,  quand  nous  ouvrîmes  les  yeux,  la  rosée  du  matin 
était  venue  en  aide  à  l'eau  de  la  veille,  de  sorte  que  nous  étions 
roides  de  froid  5  nous  voulûmes  nous  lever,  mais  pas  une  join- 
ture ne  jdiait  5  nous  étions  rouilles  dans  nos  habits  comme  des 
couteaux  dans  leurs  gaines.  Nous  api)elâmes  Mohammed  et  les 
âniersà  notre  secours  ;  plus  familiarisés  que  nous  avec  les  nuits 
passées  à  la  belle  étoile,  ils  se  secouèrent  et  accoururent.  Nous 
étions  toute  une  pièce  :  ils  nous  relevèrent  par  les  épaules  comme 
Paillasse  relève  Arlequin,  et  ils  nous  posèrent  contre  nos  pal- 
miers, le  visage  tourné  vers  le  soleil  levant;  au  bout  de  quel* 
ques  minutes,  nous  éprouvâmes  la  bienfaisante  influence  de  ses 
rayons,  la  vie  revenait  avec  la  chaleur  ;  petit  à  petit  nous  dége- 
lâmes ;  enfin,  vers  les  huit  heures  du  matin,  nous  nous  trouvâ- 
mes assez  ingambes  de  corps  et  assez  secs  de  vêtements  pour 
faire  notre  entrée  dans  la  ville. 

Les  maisons  de  Rosette  sont  en  brique,  plusieurs  ont  quatre 
ou  cinq  étages;  les  arcades  du  bas  sont  supportées  par  des 
colonnes  de  granit  rose,  de  dimensions  variées,  qui  provien- 
nent toutes  des  ruines  de  l'ancienne  Alexandrie.  Le  Nil  qui 
passe  aux  pieds  de  la  ville,  où  il  forme  un  port  commode,  est' 
encaissé  dans  de  belles  et  larges  rizières,  dont  la  couleur  d'un 
vert  tendre  contraste  gracieusement  avec  les  masses  sombres 
des  noirs  sycomores  et  les  palmiers  élancés  qui  se  perdent  à 
l'horizon. 


REVUE  DE  PARIS.  181 

L'agent  consulaire  français,  M.  Camps,  nous  reçut  avec  em- 
pressement, et  nous  présenta  à  sa  femme  et  à  sa  fille.  Nous 
trouvâmes  auprès  deces  dames  un  compatriote  nommé  M.  Amon; 
c'était  un  artiste  vétérinaire,  élève  de  Técole  d'Alfort,  et  engajjé 
depuis  cinq  ou  six  ans  au  service  du  pacha  dÉîïype  ;  il  s'était 
marié  à  Rosette  et  avait  épousé  une  jeune  fille  cophte.  Les 
Coi)htes,  comme  on  le  sait,  sont  chrétiens,  de  sorte  que  cette 
union  n'engageait  en  rien  sa  conscience;  cependant  il  y  avait 
eu  quelque  peu  d'étrangeté  dans  la  manière  dont  elle  s'était  ac- 
complie. Lorsque  M.  Amon  avait  été  bien  décidé  à  prendre 
femme,  il  s'était  informé  s'il  y  avait  dans  le  pays  quelque  jeune 
fille  à  marier.  La  personne  à  qui  il  s'était  adressé  et  qui  faisait 
la  commission  dans  ce  geiwe,  s'était  alors  mise  en  quête,  et 
deux  ou  trois  jours  après,  était  revenue  avec  une  réponse  sa- 
tisfaisante. Elle  avait  découvert  une  Cophte,  jeune,  jolie  et  âgée 
de  quatoze  ans.  M.  Amon  demanda  à  la  voir.  Comme  cette  de- 
mande était  contre  tous  les  usages,  on  lui  répondit  que  la  chose 
était  impossible,  mais  qu'au  reste  il  pouvait  interroger,  et  qu'on 
répondrait  fidèlement  à  toutes  ses  questions,  même  à  celles  qui, 
au  premier  abord,  i)araitraientles  plus  indiscrètes.  Il  paraît  que 
les  renseignements  furent  parfairtement  favorables  à  la  future, 
car  le  lendemain  une  dot  convenable  fut  offerte  aux  parents, 
et  acceptée  par  eux.  En  conséquence  le  jour  fut  pris  pour  la 
cérémonie,  et  au  moment  fixé,  M.  Amon  d'un  côté  et  les  parents 
et  la  future  de  l'autre  se  réunirent  chez  le  cadi.  La  somme  fut 
comptée,  la  jeune  fille  servit  de  quittance,  et  l'époux  emmena 
son  épouse.  Ce  ne  fut  que  chez  lui  qu'il  enleva  le  voile.  On  lui 
avait  tenu  parole  sur  tous  les  points,  et  M.  Amon  se  félicite  en- 
core aujourd'hui  de  ce  mariage  à  la  Colin  Maillard. 

Cependant  que  l'on  ne  croie  pas  qu'il  en  est  toujours  ainsi. 
Il  arrive  parfois  de  cruels  désappointements.  Dans  ce  cas,  le 
mari  trompé  renvoie  tout  bonnement  l'épouse  chez  ses  parents 
en  lui  donnant  une  seconde  dot  de  la  même  valeur  que  la  pre- 
mière. H  conserve  ce  droit  lorsque  la  déception  est  |)urement 
morale,  et  qu'au  bout  d'un  certain  temps  les  deux  conjoints 
s'aperçoivent  que  leurs  caractères  ne  peuvent  symi)athiser. 
Alors  les  mariés  redeviennent  libres,  et  le  lendemain  de  ce 
divorce  par  consentement  mutuel,  ils  sont  libres  de  convoler 
en  deuxièmes,  troisièmes  ou  quatrièmes  noces. 

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182  REVUE  DE  PARIS. 

M.  Anion  nous  donnait  ces  détails  en  nous  menant  voir,  hors 
de  Roselle,  la  mosquée  d'Abou-Mandour,  qui  s'élève  au  bord  du 
Nil,  Cet  édifice,  tout  oriental  et  placé  au  milien  d'un  paysaffc 
charmant,  s'avance  dans  le  fleuve,  en  laissant  un  étroit  passage 
entre  sa  base  et  l'autre  rive,  couverte  de  petites  maisons  entou- 
rées de  rizières.  Un  dôme  en  forme  de  cœur  renversé,  surmonté 
d'un  croissant,  domine  les  murailles  blanches  et  festonnées  ;  un 
madeneh  d'une  rare  élégance  élève  à  l'un  des  angles  ses  galeries 
aux  parapets  découpés  comme  une  dentelle,  tandis  que  la  partie 
opposée  semble  soutenir  une  masse  énorme  de  sable  disposée  en 
monticule  sur  la  déclivité  de  la  montagne,-  tout  autour  s'élan- 
cent d'un  seul  jet  de  hauts  palmiers,  dont  quelques-uns  traver- 
sent en  le  couronnant  comme  d'une  aigrette,  le  dôme  plat  et 
sombre  d'un  large  sycomore. 

Les  vrais  croyants  disent  que  c'est  le  saint  derviche  Abou- 
Mandour  qui  soutient,  avec  ses  épaules,  les  montagnes  de  sable 
qui  semblent  prêtes  à  engloutir  la  mosquée  et  à  combler  le  ISil. 

Un  spectacle  curieux  pour  des  Européens  nous  attendait  en 
rentrant  à  Rosette  :  sur  les  marches  et  à  l'ombre  d'une  mosquée, 
un  santon,  absolument  nu,  était  indolemment  couché;  il  atten- 
dait, dans  ce  costume  et  dans  cette  position  qui  lui  étaient 
habituels,  que  les  dévotes  du  quartier  lui  apportassent  sa  nour- 
riture; lorsque  parmi  ses  pourvoyeuses  il  en  distinguait  par 
hasard  une  qui  lui  plaisait,  il  l'honorait  à  l'instant  de  ses  ca- 
resses que  ceile-ci  tenait  toujours  à  honneur  de  recevoir.  Ce 
spectacle  étrange  ne  choquait  personne,  et  l'on  citait,  comme 
d'une  susceptibilité  tout  à  fait  exagérée,  un  honnête  musulman 
qui,  quelques  jours  auparavant,  avait  jeté  son  manteau  sur  un 
groupe  qui  rappelait  celui  du  cynique  Cratès  et  de  sa  femme 
Hypparchie. 

M.  Camps  et  M.  Amon  nous  avaient  offert  tous  deux  l'hospita- 
lité; mais,  de  peur  de  les  gêner,  nous  n'acceptâmes  point,  et 
nous  allâmes  nous  établir  dans  une  ancienne  maison  de  capu- 
cins, édifice  vaste  et  délabré,  où  il  ne  restait  plus  qu'un  moine 
de  cet  ordre,  ruine  vivante  au  milieu  de  ces  ruines  mortes.  Le 
pauvre  vieillard  avait  mangé,  comme  les  soldats  d'Ulysse,  les 
fruits  du  lotos  qui  font  perdre  la  mémoire;  depuis  vingt  ans, 
aucun  bruit  du  monde,  qui  l'avait  oublié,  n'était  parvenu  jus- 
qu'à lui,  et  il  rendait  à  l'Europe  indifférence  pour  indifférence. 


REVUE  DE  PARIS.  183 

Ses  mœurs  régulières,  son  vêtement  ample,  coupé  à  la  manière 
orientale,  lui  avaient  attiré  la  considération  des  Arabes;  j'ou- 
bliais sa  barbe  qui  n'y  avait  pas  peu  contribué. 

rsous  allâmes  passer  la  soirée  chez  un  des  amis  de  M.  Amon, 
estimable  Turc  qui  avait  sacrifié  le  précepte  le  plus  connu  du 
Koran  à  son  amour  pour  le  vin.  L'appartement  où  il  nous  reçut 
était  simple,  comme  presque  tous  les  salons  orientaux;  selon 
les  habitudes  de  l'ameublement,  un  grand  divan  régnait  tout 
autour;  un  jet  d'eau,  placé  au  milieu,  retombait  d'une  belle 
fontaine  de  marbre  blanc,  dans  un  bassin  octogone;  quelques 
fleurs  rares  et  brillantes,  toutes  couvertes  de  perles  liquides. 
comme  si  la  rosée  du  matin  vînt  de  s'abaisser  sur  elles,  étaient 
disposées  avec  goût  autour  de  ce  bassin  et  donnaient  un  aspect 
joyeux  et  charmant  à  cet  immense  salon.  Le  Turc  nous  y  reçut 
au  milieu  de  ses  amis,  nous  tit  prendre  place  dans  le  cercle  et 
nous  présenta  la  pipe  et  le  café.  Une  demi-heure  après  on  nous 
servit  une  limonade  préparée  par  ses  femmes;  cela  ne  réchauffa 
que  médiocrement  la  conversation  qui  était  des  plus  languis- 
santes, car  il  fallait  que  l'on  traduisît  ce  que  nous  disions  et  ce 
que  l'on  nous  répondait.  Il  n'y  a  pas  de  dialogue,  si  spirituel 
qu'il  soit  qui  tienne  à  cette  éi>reuve;  aussi  ce  travail  d'esprit 
finit  par  tellement  ennuyer  interlocuteurs  et  interprèles,  que 
nous  nous  levâmes  d'un  commun  accord  et  nous  retirâmes.  Le 
Turc,  de  son  côté,  il  faut  lui  rendre  cette  justice,  ne  fit  aucun 
eifort  pour  nous  retenir. 

Le  lendemain,  nous  vîmes  arriver  d'Alexandrie  M.  Taylor, 
le  commandant  Bellanger,  et  M.  Eydoux,  le  chirurgien-major. 
Ce  dernier  était  venu  moins  par  curiosité  que  par  un  sentiment 
philanlropique,  qui  lui  fit  auprès  de  nous  le  plus  grand  honneur. 
II  avait  entendu  parler  d'une  manière  eiFrayanledeso])hthalmies 
d'Egypte,  et  il  exposait  ses  yeux  pour  sauver  les  nôtres. 

Comme  rien  ne  nous  retenait  à  Abou-Mandour,  et  que  nous 
avions  hâte  de  voir  le  Caire,  le  lendemain,  C  mai,  nous  nolisà- 
mes  une  djerme  de  la  plus  grande  dimension;  celle  que  nous 
choisîmes  pouvait  avoir  quarante  pieds  de  long  et  portait  deux 
voiles  latines  et  triangulaires  d'une  effroyable  dimension.  Au 
moment  du  départ,  et  quand  tout  fut  préparé,  il  se  trouva  que 
le  vent  était  coniraiie  :  nous  primes  patience  en  allant  au  bain. 
Comme  ù  Alexandrie,  c'était  le  plus  vaste  et  le   plus  beau 


184  REVUE  DE  PARIS. 

monument  de  la  ville  ;  comme  à  Alexandrie,  je  repassai  par  les 
épreuves  de  la  vapeur  condensée  el  de  l'eau  bouillante  ;  mais 
soit  que  mes  poumons  se  fussent  dilatés  à  respirer  du  sable, 
soit  que  ma  peau  se  fût  endurcie  aux  rayons  du  soleil  égyptien, 
je  n'éprouvai  plus  aucune  souffrance  :  l'opération  du  massage 
elle-même  se  passa  à  ma  plus  grande  satisfaction,  et  je  pris  sans 
effort,  entre  les  mains  de  mon  baigneur,  des  positions  qui  au- 
raient fait  honneur  à  Mazurier  et  à  Auriol. 

Le  7  mai  au  matin,  on  vint  nous  réveiller  en  nous  annonçant 
que  le  vent  avait  changé  :  c'était  une  bonne  nouvelle  à  nous 
apprendre.  Nous  commencions  à  ne  pas  nous  amuser  d'une 
manière  fougueuse  à  Abou-Mandour,  et,  quelle  que  fût  mainte- 
nant ma  sympathie  pour  le  bain,  je  ne  pouvais  cependant  pas 
renoncer  à  l'élément  qui  m'est  naturel;  il  en  résulta  que  nous 
nous  mîmes  en  route  avec  une  vive  satisfaction.  Le  jour  était 
magnifique  :  le  vent  soufflait  comme  s'il  eût  été  à  nos  ordres,  et 
nos  mariniers,  en  exécutant  leur  manœuvre,  chantaient  pour  se 
donner  du  courage  et  pour  opérer  en  mesure.  Nous  nous  fîmes 
traduire  deux  de  ces  chansons;  la  première  était  composée  de 
quelques  versets  à  la  louange  de  Dieu  ;  la  seconde  était  un  as- 
semblage de  sentences  et  de  réflexions  philosophiques  cousues 
les  unes  aux  autres,  et  dont  la  plus  neuve  et  la  plus  saillante 
nous  parut  être  celle-ci  :  «  La  terre  n'est  rien,  et  tout  est  misère 
dans  ce  monde.  » 

Comme  nous  étions  en  gaieté  et  que  ces  vérités  nous  parurent 
trop  sérieuses  pour  notre  disposition  d'esprit,  nous  invitâmes 
nos  Arabes  à  nous  chanter  quelque  chose  de  plus  jovial.  Ils  allè- 
rent aussitôt  chercher  les  deux  instruments  nécessaires  à  l'ac- 
compagnement; l'un  était  une  sorte  de  pipeau  rappelant  la  flûte 
antique,  l'autre  un  simple  tambour  dont  la  caisse  en  terre  cuite 
s'évasait  par  le  haut;  la  partie  la  plus  développée  était  recou- 
verte d'une  peau  très-fine  que  l'on  fit  tendre  en  l'approchant  du 
feu.  Alors  commença  un  charivari  qui  absorba  tellement  notre 
attention  par  sa  sauvage  étrangeté,  que  nous  ne  pensâmes  point 
à  demander  le  sens  des  paroles,  tout  occupés  que  nous  étions  à 
tâcher  de  démêler,  au  milieu  de  ce  sabbat,  une  phrase  musicale 
quelconque.  Bientôt  notre  curiosité  fut  distraite  de  la  poésie  et 
de  son  accompagnement  par  un  gros  Turc  à  turban  vert,  des- 
cendant de  Mahomet,  qui,  excité  par  cette  mélodie,  se  leva 


REVUE  DE  PARIS.  585 

lentement,  se  balança  alternativement  et  en  cadence  sur  cha- 
cune de  ses  jambes  j  puis  enfin,  prenant  son  parti,  se  mil  déoi- 
dément  à  exécuter  une  danse  {grossière  et  lascive.  Onaïul  il  eut 
fini,  nous  lui  adressâmes  des  compliments  sur  le  plaisir  inattendu 
qu'il  nous  avait  procuré  ;  il  nous  répondit  d'un  air  dé^jagé  «pie 
c'était  ainsi  que  les  aimées  dansaient  sur  les  places  publiques 
du  Caire  :  heureusement,  en  notre  qualité  de  Parisiens,  nous 
n'avions  pas  grande  foi  dans  les  prospectus,  et  nous  prenions 
le  sien  pour  ce  qu'il  valait. 

La  journée  se  passa  au  milieu  de  ces  récréations  mélodiques 
et  chorégraphiques.  Pendant  toute  notre  navigation,  le  ÎNil  nous 
avait  offert  gracieusement  ses  deux  rives  bordées  de  chaque  côté 
d'une  verdure  merveilleuse  ;  le  soir  le  soleil  s'abaissa  rapidement, 
et  ses  derniers  rayons  éclairèrent  de  leur  chaude  teinte  un 
charmant  village  tout  couronné  de  palmiers. 

Nous  nous  retirâmes  à  l'arrière  de  la  djerme  ;  nos  matelots  y 
avaient  construit  une  tente,  ou  plutôt  une  espèce  d'arche  de 
pont  en  toile,  soutenue  par  des  roseaux  flexibles  et  arrondis,- 
nous  y  étendîmes  nos  tapis,  sur  lesquels  nous  ne  fîmes  qu'un 
somme. 

Lorsque  nous  nous  réveillâmes,  le  paysage  avait  le  même 
aspect  que  la  veille;  seulement,  à  mesure  que  nous  remontions 
le  fleuve,  les  villages  devenaient  moins  considérables  et  moins 
Dorabreux.  La  journée  se  passa  au  milieu  des  mêmes  amuse- 
ments, mais  le  descendant  de  Mahomet  nous  parut  moins  amu- 
sant que  la  veille  :  nous  nous  familiarisions  avec  le  grotesque. 

Le  lendemain,  les  chants  étaient  commencés  que  nous  dor- 
mions encore,-  nous  crûmes ,  en  ouvrant  les  yeux  ,  que  c'était 
une  sérénade  que  nous  donnait  notre  équipage;  point,  le  vent 
était  devenu  contraire,  ce  qui  forçait  les  matelots  à  travailler 
rudement  pour  vaincre  le  courant.  Le  patron  delà  barque  chan- 
tait de  toute  sa  force  une  litanie,  â  tous  les  versets  de  laquelle 
les  Arabes  répondaient  :  Eleyson.  A  chaque  refrain  nous  avions 
reculé  de  cinquante  pas  ! 

Comme  le  patron  jugea  qu'à  ce  train-là  nous  serions  relour- 
nés  à  Abou-Mandour,  la  nuit  suivante  ou  le  lendemain  matin  au 
plus  tard,  il  donna  Tordre  d'amarrer  près  d'un  village  devant 
lequel  nous  passions  à  reculons.  A  peine  la  barque  fut-elle 
fixée,  que  je  sautai  à  terre  et  me  dirigeai  vers  la  maison  la  plus 

16. 


186  REVUE  DE  PARIS. 

proche;  j'y  obtins  à  grand'peine  un  peu  de  lait  dans  une  jatte; 
nous  nous  abritâmes  derrière  une  muraille  de  terre,  pour  échap- 
per aux  tourbillons  de  poussière  ardente  que  le  vent  soulevait, 
et  nous  nous  mimes  à  déjeuner. 

Une  abominable  santone  s'approcha  de  nous  dans  un  costume 
exactement  pareil  a  celui  de  son  confrère  de  Daraanhour  :  si 
l'homme  nous  avait  paru  médiocrement  gracieux,  la  vieille  nous 
parut  atroce.  A  mesure  qu'elle  s'avançait,  une  crainte  affreuse 
s'emparait  de  mon  esprit,  c'est  qu'il  ne  lui  prît  envie,  en  notre 
qualité d'étiangers,  de  nous  honorer  de  ses  caresses  ;  je  me  hâtai 
de  communiquer  cette  idée  à  la  société,  qui  en  frissonna  de  tout 
son  corps.  Heureusement  nous  en  fûmes  quittes  pour  la  peur  : 
la  vieille  se  contenta  de  nous  demander  l'aumône  j  nous  nous 
hâtâmes  de  lui  donner  du  pain,  des  dattes  et  quelques  pièces  de 
monnaie.  Moyennant  cette  rançon,  elle  s'éloigna  de  nous,  et 
nous  laissa  achever  notre  repas.  Deux  heures  après,  le  vent 
s'étant  abaissé,  nous  nous  remîmes  en  voyage. 

Nous  avancions  lentement  :  à  l'inconvénient  du  vent  contraire 
avait  succédé  celui  des  bas-fonds,  et  quoique  nous  tirassions  à 
peine  trois  pieds  d'eau,  nous  touchions  parfois  le  sable.  Nous 
fîmes  ainsi  deux  ou  trois  lieues  en  quatre  ou  cinq  heures,  et 
avec  imt  grande  fatigue.  Vers  le  soir,  nous  vîmes  lentement 
s'élever,  sur  un  horizon  rougeâtre,  trois  monts  symétriques 
dont  les  contours  se  dentelaient  sur  le  ciel  :  c'étaient  les  pyra- 
mides !  les  pyramides  qui  grandissaient  à  vue  d'œil,  tandis  qu'à 
notre  gauche  les  premiers  mamelons  de  la  chaîne  libyque  en- 
caissaient le  Nil  dans  ces  flancs  de  granit. 

Nous  restâmes  immobiles  ;  nos  yeux  ne  pouvaient  se  détacher 
de  ces  constructions  gigantesques,  auxquelles  se  rattachaient 
un  souvenir  antique  si  grand  et  un  souvenir  moderne  si  glo- 
rieux !  Là  aussi,  le  moderne  Cambyse  avait  eu  son  champ  de 
batailles,  oii  nous  pouvions,  comme  Hérodote  avait  vu  les  ca- 
davres des  Perses  et  des  Égyptiens,  retrouver  à  notre  tour  les 
ossements  de  nos  pères  !  A  mesure  que  le  soleil  descendait,  son 
reflet  montait  sur  les  flancs  des  Pyramides,  dont  la  base  se  cou- 
vrait d'ombre  ;  bientôt  le  sommet  seul  étincela  comme  un  coin 
rougi  ;  iJuis  un  dernier  rayon  sembla  flotter  à  l'extrémité  du 
sommet  aigu,  pareil  à  la  flamme  qui  brûle  à  la  pointe  d'uu 
phare.  Enfin  cette  flamme  elle-même  se  détacha,  comme  si  elle 


REVUE  DE  PARIS.  187 

fût  remontée  au  ciel  pour  allumer  les  étoiles,  qui,  un  instant 

après,  commencèrent  à  briller. 

iSotre  enthousiasme  tenait  de  la  folie,  nous  battions  des  mains 
et  nous  applaudissions  à  cette  décoration  magnifique.  Nous  ap- 
pelâmes le  patron,  pour  lui  demander  de  ne  pas  avancer  d'un 
pas  pendant  la  nuit,  afin  que  nous  ne  perdissions  rien,  le  lende- 
main, du  paysage  grandiose  qui  allait  se  dérouler  devant  nous. 
Cela  tomba  à  merveille  :  il  venait,  de  son  côté,  nous  dii  e  que  la 
difficulté  de  la  navigation  exigeait  que  nous  jetassions  l'ancre. 
Nous  restâmes  longtemps  encore  sur  le  pont,  regardant  du  côté 
des  pyramides,  quoique  l'obscurité  ne  nous  permit  plus  de  les 
distinguer  ;  puis  nous  nous  retirâmes  dans  notre  tente  pour  en 
parler  encore,  ne  pouvant  plus  les  voir. 

Le  lendemain,  je  m'éveillai  le  premier  et  m'étonnai,  quoiqu'il 
fit  grand  jour,  que  tout  le  monde  dormit  encore.  J'éprouvais 
un  malaise  pareil  à  un  chauchemar;  le  malaise  avait  atteint 
tout  le  monde;  nous  sortîmes  de  notre  tente  :  i'air  était  lourd 
et  suffocant,  le  soleil  s'élevait  triste  et  blafard  derrière  un  ri- 
deau de  sable  ardent  enlevé  par  le  vent  du  désert.  ISouo  nous 
sentîmes  oppressés,  comme  lorsqu'on  descend  dans  une  atmo- 
sphère trop  épaisse.  L'air  que  nous  respirions  brûlait  notre  poi- 
trine. Ne  comprenant  rien  à  ce  phénomène,  nous  regardâmes 
autour  de  nous  :  nos  matelots  et  notre  patron  étaient  assis  im- 
mobiles sur  le  pont  de  la  djerme,  enveloppés  de  leurs  manteaux 
dont  un  des  plis,  en  leur  couvrant  la  bouche,  leur  donnait  l'ap- 
parence de  ces  figures  dantesque,  dessinées  par  Flaxman.  Leurs 
yeux  seuls  semblaient  vivants,  ils  étaient  fixés  sur  l'horizon 
qu'ils  interrogeaient  avec  anxiété.  Notre  arrivée  sur  le  pont  ne 
parut  nullement  les  distraire  de  leur  préoccupation.  Nous  leur 
adressâmes  la  parole,  mais  ils  restèrent  muets  ;  enfin  je  m'en- 
quis  près  du  patron  lui-même  de  la  cause  de  cet  abattement; 
alors  il  étendit  la  main  vers  l'horizon,  et  sans  découvrir  sa  bou- 
che :  —  Le  kramsin,  dit-il. 

Ce  mot  fut  à  peine  prononcé  que  nous  reconnûmes,  en  eiîel^ 
tous  les  signes  de  ce  vent  désastreux  si  fort  redouté  des  Arabes. 
Les  palmiers,  mus  par  des  souffles  capricieux,  se  balançaient 
dans  des  directions  différentes,  de  sorte  qu'on  eût  cru  que  des 
courants  se  croisaient  dans  le  ciel  ;  le  sable  soulevé  fouettait 
notre  visage,  el  chaque  grain  nous  biùlail  comme  uw  étincelle 


188  REVUE  DE  PARIS. 

sortie  d'une  fournaise.  Les  oiseaux, 'inquiets,  quittaient  les  ré- 
gions élevées  et  rasaient  la  terre,  pour  finterroger  sur  le  mal 
qui  la  tourmentait.  Des  nuées  d'éperviers  aux  ailes  longit€s  et 
étroites,  tournaient  avec  des  cris  aigus,  puis  tout  à  coup  s'abat- 
taient sur  la  cime  des  mimosas,  d'où  ils  s'élançaient  de  nou- 
veau vers  le  ciel,  rapides  et  perpendiculaires  comme  des  flèches, 
car  ils  sentaient  les  arbres  frissonner  eux-mêmes,  comme  s'ils 
avaient  partagé  la  terreur  des  êtres  vivants.  Aucun  de  ces  symp- 
tômes visibles  pour  nous  n'échappait  à  nos  Arabes  ;  mais  dans 
leurs  yeux  impassibles  et  tixes,  et  sur  leur  physionomie  impéné- 
trable, il  était  impossible  de  distinguer  s'ils  étaient  propices  ou 
inquiétants. 

Comme,  à  une  forte  oppression  près,  le  kramsin  ne  paraissait 
pas  devoir  amener  de  malheurs  bien  terribles,  nous  descendîmes 
à  terre  avec  nos  fusils,  et  nous  nous  mîmes  en  quête  :  nous  lon- 
geâmes les  bords  du  fleuve,  comme  de  véritables  chasseurs  de 
la  plaine  Saint-Denis,  habitués  à  suivre  le  canal;  seulement  la 
contrée  était  plus  giboyeuse.  Nous  tuâmes  quelques  hérons ,  et 
une  quantité  d'alouettes  et  de  tourterelles. 

Vers  le  soir,  un  cri  de  rappel  suivi  de  chants  nous  ramena 
vers  la  cange,  où  nous  trouvâmes  notre  équipage  dans  la  jubi- 
lation. Nous  étions  à  la  lin  du  kramsin,  et  nos  matelots  sau- 
taient de  joie  et  se  trempaient  la  figure  et  les  bras  dans  le  Nil 
pour  se  rafraîchir.  Cette  manière  de  se  baigner  à  l'européenne 
rentrait  dans  ma  spécialité;  aussi  je  ne  voulus  pas  que  la  fêle 
se  terminât  sans  que  j'en  prisse  ma  part.  En  un  tour  de  main  je 
me  mis  en  costume  de  santon,  et,  prenant  mon  élan  de  la  cange, 
je  piquai,  par-dessus  le  bord,  une  tête  â  la  hussarde,  qui  dé- 
nonçait du  premier  coup  son  caleçon  rouge.  Lorsque  je  revins 
sur  l'eau,  je  vis  tout  Téquipage  occupé  à  me  regarder  avec  la 
plus  grande  attention;  je  savais  qu'il  n'y  avait  dp  crocodiles 
dans  le  Nil  qu'au-dessus  de  la  première  cataracte,  de  sorte  que, 
ne  concevant  aucune  crainte,  je  ne  pus  m'expliquer  l'intérêt  de 
la  galerie  que  d'une  manière  tout  à  fait  flatteuse  pour  mon 
amour-propre.  Mon  agilité  et  mon  adresse  en  redoublèrent  :  tout 
ce  que  le  répertoire  de  la  natation  contient,  depuis  la  simple 
brasse  jusqu'à  la  double  culbute,  fut  exécuté,  avec  un  succès 
croissant,  sous  les  yeux  de  mes  spectateurs  basanés.  J'en  étais  à 
la  planche  roide  lorsque  tout  à  coup  je  reçus,  à  la  cuisse  droite, 


REVUE  DE  PARIS.  189 

une  espèce  de  décharge  ékclrique  si  violente,  que  je  me  sentis 
toute  la  moitié  du  corps  paralysée  ;  je  me  retournai  aussitôt  sur 
le  ventre  pour  nager  vers  la  cange  ;  mais  je  vis  à  l'instant  que 
je  ne  pourrais,  sans  aide,  regagner  le  bâtiment.  Moitié  riant, 
moitié  buvant,  je  demandai  la  perche,  tendant  le  bras  droit  hors 
de  l'eau  et  essayant  de  me  soutenir  avec  le  bras  gauche  :  quant 
à  la  jambe  droite,  elle  était  sans  aucune  connaissance,  et  refu- 
sait tout  mouvement.  Heureusement  xMohammed.  comme  s'il  eût 
prévu  l'accident  qui  venait  de  m'arriver,  se  tenait  sur  le  bord 
de  la  djerme  avec  une  corde  qu'il  me  lança  ;  j'en  atlrajjai  un 
bout,  il  me  tira  par  l'autre,  et  j'abordai  le  bâtiment  d'une  ma- 
manière  beaucoup  moins  triomphante  que  je  ne  l'avais  quitté. 
Cependant,  à  Tinsouciance  presque  goguenarde  avec  laquelle 
nos  Arabes  m'entourèrent,  je  jugeai  que  l'aventure  navait  rien 
de  bien  inquiétant.  Je  ne  désirai  pas  moins  en  connaître  la  cause, 
ne  fût-ce  que  pour  m'en  garantir  désormais.  .Mohammed  m'ap- 
prit qu'outre  une  foule  de  poissons  fort  agréables  au  goût,  et 
fort  curieux  à  étudier,  on  trouvait  dans  le  Nil  une  espèce  de 
torpille  dont  la  vertu  électrique  était  si  bien  connue  de  nos 
Arabes,  que,  redoutant  la  sensation  douloureuse  que  j'avais 
éprouvée,  ils  s'étaient  contenlés,  comme  je  l'avais  vu,  de  se  laver 
avec  précaution  la  figure  et  les  mains  dans  le  fleuve.  Ce  qui  me 
parut  le  plus  clair  dans  tout  cela,  c'est  que.  si  l'électricité  leur 
était  désagréable  pour  eux-mêmes,  ils  ne  répugnaient  j)as  ù  étu- 
dier ses  effets  sur  l'Européen.  Au  reste,  l'explication  n'était  pas 
terminée  que  la  douleur  avait  cessé  ;  ma  jambe  et  mon  bras 
avaient  repi-is  leur  service  accoutumé. 

Le  vent  était  tout  à  fait  tombé.  Nous  pensâmes  à  dîner  du 
produit  de  notre  chasse,  ce  que  nous  fimes  à  bord  de  la  djerme, 
pour  nous  soustraire  plus  certainement  à  la  visite  de  quelque 
nouvelle  sanlone  ;  puis  nous  aliàmes  visiter  nos  tapis,  de  peur 
qu'il  ne  prit  à  quelque  i:corpion  l'envie  de  renouveler  la  facétie 
de  la  torpille,  ce  qui  aurait  été  infiniment  moins  drôle  :  aussi, 
cette  fois,  ce  furent  nos  Arabes  qui  nous  invitèrent  à  prendre 
cette  précaution.  Ce  soin  accomj)li,  nous  nous  endormimes  dans 
le  gracieux  espoir  de  voir  le  lendemain  le  Caire,  dont  nous  n'é- 
tions plus  qu'à  sept  ou  huit  lieues. 

A.    DaIZ.\TS.  —  AlE\.    DlMAS. 


L'ANCIENNE  MÉTHODE 


Le  lundi  de  Pâques  de  Tannée  1711,  il  y  avait  grande  récep- 
tion à  Versailles.  Le  roi,  qui  était  demeuré  une  partie  de  l'hiver 
à  Marly.  oi:i  l'on  sait  qu'il  vivait  en  quelque  sorte  comme  dans 
ses  particuliers,  avait  annoncé  qu'il  serait  bien  aise  de  voir  ce 
soir-là  toute  sa  cour,  et  Dieu  sait  si  les  courtisans  se  seraient 
donné  de  garde  de  manquer  à  un  tel  appel.  Aussi,  grande  était 
la  foule  dans  les  appartements,  en  attendant  que  Sa  Majesté  pa- 
rût. L'assemblée,  composée  de  toutes  les  antiquités  du  règne, 
vieux  seigneurs  émérites,  jadis  compagnons  de  plaisir  de  Vardes 
et  de  Lauzun,  aujourd'hui  sulpciens  ou  même  jansénistes,  et  de 
femmes  à  l'avenant,  présentait  assez  uniformément  l'empreinte 
de  l'étiquette  et  de  l'ennui. 

Cependant,  entre  tous  ces  visages  ridés,  digne  cortège  d'un 
monarque  et  d'une  favorite  septuagénaire,  on  pouvait  distin- 
guer, à  l'angle  septentrional  du  grand  salon,  ainsi  qu'une  ra- 
dieuse auréole  au  sein  des  nuages,  un  groupe  déjeunes  femmes 
dont  le  reflet  des  bougies  illuminait  d'un  vif  éclat  les  traits 
pleins  de  fraîcheur  et  en  ce  moment  animés  par  la  plus  franche 
gaieté. 

Celle  qui  occupait  le  centre  de  ce  groupe  et  qui  par  son  écla- 
tante beauté  attirait  le  plus  les  regards,  était  M™c  de  Saint- 
Cerets,  veuve  à  vingt  ans  du  vieux  duc  de  ce  nom,  une  belle 
brune  avec  un  port  de  reine  et  qui  montrait,  en  riant,  les  plus 
jolies  dents  du  monde.  Un  colloque  des  mieux  soutenus  parais- 
sait engagé  entre  elle  et  ses  compagnes  qui.  comme  elle,  étaient , 


KfcVUE  DE  PAKIS.  191 

pour  la  plupart,  attachée^,  au  service  de  M^^c  la  duchesse  de 
Bourgogne.  Quel  pouvait  efre  roi)jet  de  ce  colloque? 

A  un  mouvement  que  fit  la  jeune  duchesse  de  Saint-Ccrest,  on 
vit  surgir  à  ses  côtés  une  nouvelle  tète  non  moins  charmante, 
qu'on  n'avait  pas  encore  remarquée,  une  tête  rosée  avec  deux 
grands  yeux  bleus  remplis  d'une  indéfinissable  expression  de 
fierté  et  de  malice,  et  merveilleusement  encadré  par  les  boucles 
gracieuses  d'une  ondoyante  chevelure  blonde.  A  un  certain  air 
de  famille  qu'on  put  remar([uer  alors  entre  cette  nouvelle  phy- 
sionomie et  celle  de  la  jeune  duchesse,  à  je  ne  sais  quoi  de  ten- 
dre dans  le  rapide  regard  qu'elles  échangèrent  ensemble,  on  put 
croire  un  instant  que  c'étaient  les  deux  sœurs.  Il  n'en  était  rien 
pourtant,  et  si  quelque  courtisan  eut  cette  idée,  il  fut  bien  vite 
détrompé  par  l'arrivée  d'un  page  qui,  accourant  tout  effaré,  s'ar- 
rêta devant  le  groupe  de  jeunes  femmes  et  s'écria  à  haute  voie  : 

—Venez  donc  vite,  monsieur  le  marquis  de  BoufÏÏers  !  Que  fai- 
tes-vous là  ?  Voilà  le  roi  qui  va  paraître,  et  M.  le  maréchal  votre 
père  vous  cherche  de  tous  les  côtés ,  pour  vous  présentera  lui. 

En  même  temps,  le  groupe,  s'étant  ouvert  donna  passage  à 
un  gentilhomme  d'environ  quinze  ans,  vêtu  avec  une  rare  élé- 
gance et  qui  avait  bien  de  la  peine  à  dissimuler,  sous  des  airs 
de  mousquetaire,  toutes  les  grâces  féminines  dont  la  nature 
semblait  s'être  plu  à  le  doter.  Avant  de  suivre  le  page,  il  s'in- 
clina galamment,  saisit  la  main  de  la  duchesse  de  Saint-Cerest 
qu'il  porta  à  ses  lèvres,  et  après  y  avoir  déposé  un  bruyant  bai- 
ser, il  s'échappa  en  lui  jetant  pour  adieu  ces  mots  : 

—  Au  revoir,  ma  belle  cousine,  vous  vous  êtes  bien  amusée 
à  mes  dépens  ce  soir  ;  mais  sur  mon  honneur,  je  saurai  vous 
prouver,  avant  peu,  que  je  suis  un  homme  maintenant. 

Quelques  rires  accueillirent  ces  paroles,  et  un  gentilhomme 
d'environ  trente-cinq  ans,  grand,  bien  fait,  aux  manières  tant 
soit  peu  dédaigneuses,  et  qui  s'était  constamment  tenu  depuis 
le  commencement  delà  soirée  à  peu  de  distance  du  groupe  des 
jeunes  femmes,  s'écria  assez  haut  pour  être  entendu  dans  une 
partie  du  grand  salon  : 

Tête-bleu!  voilà  un  plaisant  petit  masque  qui  tranche  déjà  du 
bel  air  et  de  la  galanterie  !  11  faut  le  renvoyer  à  son  gouverneur, 
qui  lui  fera  donner  le  fouet. 

Le  jeune  Boufflers  allait  passer  le  stuil  du  grand  salon  et  eu- 


192  REVUE  DE  PAKIS. 

trer  dans  la  {galerie  ;  mais,  en  entendant  retentir  ces  cruelles 
paroles,  qui  furent  suivies  de  nouveaux  rires  dans  la  foule  des 
courtisans,  il  s'arrêta  tout  court,  fit  volte-face,  en  posant  résolu- 
ment son  feutre  emi)anaché  sur  sa  tête,  il  lança  aux  rieurs  un 
regard  de  défi  ;  déjà  même  il  portait  la  main  sur  la  garde  de  son 
inofiFensive  épée  de  bal,  lorsque  la  voix  solennelle  de  l'huissier,  qui 
retentit  à  cet  instant,  annonça  rentrée  du  roi.  A  cet  avertisse- 
ment redoutable,  tout  le  monde  devint  muet  comme  par  enchan- 
tement, même  les  belles  dames  de  la  compagnie  de  M™c  Je  Saint- 
Cerest,  et  en  moins  de  quelques  secondes,  une  double  haie  de 
fronts  inclinés  s'était  formée  sur  les  quatre  côtés  du  salon.  Le 
jeune  Boufïlers,  qui,  dans  le  transport  de  sa  colère,  n'avait  donné 
nulle  attention  à  ce  qui  venait  de  se  passer,  était  demeuré  seul  au 
milieu  d'un  vaste  espace  vide,  le  chapeau  sur  la  tête  en  gardant 
toujours  son  attidude  de  menace,  pendant  que  chacun  lui  faisait 
signe  de  se  découvrir. 

Le  roi  s'en  apei-çut,  et  fronça  le  sourcil.  C'était  le  signe  pré- 
curseur d'un  orage.  Aussi,  dans  ce  moment,  on  eût  entendu  une 
mouche  voler  dans  le  grand  salon  de  Versailles.  Sa  Majesté 
marcha  droit  vers  l'enfant,  et  d'une  voix  sévère  s'écria  : 

—  Ou'est-ce  ?  Oui  êtes-vous  ?  Que  faites -vous  là  ?  Chapeau  bas, 
monsieur,  chapeau  bas  ! 

L'enfant,  qui  se  trouvait  pour  la  première  fois  en  présence  de 
ce  monarque  devant  lequel  les  plus  grands  seigneurs  du  royaume 
et  ses  proches  eux-mêmes  osaient  à  peine  élever  la  voix,  ne  put 
d'abord  maîtriser  son  trouble  ;  il  rougit  jusqu'au  blanc  des 
yeux,  el  s'empressa  de  déférer  à  l'injonction  royale  j  puis,  trem- 
blant et  interdit,  il  balbutia  quelques  mots  inarticulés,  cherchant 
de  tous  côtés  un  appui  ;  mais  nul  des  courtisans  ne  paraissait 
disposé  à  s'offrir  en  holocauste  à  la  terrible  colère  de  Louis  XIV, 
en  déclarant  que  le  coupable  était  de  sa  connaissance;  et  il  est 
hors  de  doute  que,  s'il  eût  été  donné  alors  à  chacun  des  assis- 
tants d'exprimer  sa  pensée  sur  cet  incident,  tous  se  seraient 
écriés  d'une  voix  unanime  :  Voilà  un  jeune  gentilhomme  qui  ne 
fera  jamais  son  chemin,  tant  que  le  roi  vivra. 

Les  choses  en  étaient  là,  lorsque  le  maréchal  de  BoufRers,  qui 
avait  vainement  attendu  son  fils  dans  la  galerie  ,  et  qui  venait 
d'apprendre  ce  qui  se  passait,  se  fit  jour  à  travers  la  foule,  et 
s'api)rochant  du  roi  : 


REVUE  DE  PARIS.  193 

—  Sire,  dit-il,  veuillez  excuser  cet  enfant...  c'est  mon  fils... 
11  est  encore  au  collège  chez  les  révérends  pères  jésuites,  et  n'a 
pu  apprendre  les  usa^jes  de  la  cour.  Ah  !  sire,  je  suis  au  déses- 
poir, moi  qui,  confiant  dans  les  bontés  de  votre  majesté,  vou- 
lais vous  présenter  mon  fils  aujourd'hui  même.  Pardon,  sire, 
pardon  pour  lui. 

—  Ah  !  c'est  là  votre  fils,  reprit  le  roi  un  peu  adouci  ,•  allons, 
monsieur  le  maréchal,  je  prierai  le  père  ïeilier  de  gronder,  en 
mon  nom,  les  révérends  qui  n'apprennent  point  l'étiquette  à 
leurs  écoliers. 

Puis,  contemplant  fixement  le  jeune  Bou/fiers,  il  ajouta  ; 

—  Savez-vous,  monsieur  le  maréchal,  que  votre  fils  a  quel- 
que chose  dans  les  traits  qui  me  rappelle  M.  de  Lauzun?  11  me 
semble  le  voir  encore  chez  M^e  de  Soissons,  où  il  me  fut  pré- 
senté pour  la  première  fois,  il  y  a  quelque  cinquante  ans  de 
cela. 

—  Ah  !  sire,  s'écria  le  jeune  Boutïlers  avec  une  grande  vivacité, 
je  veux  du  moins  ressembler  à  M.  de  Lauzun  dans  son  dévoue- 
ment pour  la  personne  de  votre  majesté. 

Le  roi,  qui  déjà  avait  déposé  toute  sa  colère,  parut  charmé 
de  cette  repartie. 

—  Déjà  flatteur  !  dit-il  en  souriant  et  en  frappant  légèrement 
l'enfant  sur  la  joue  ;  allons,  je  vois  que  les  révérends  pères  jé- 
suites n'ont  pas  négligé  son  éducation,  autant  que  je  le  croyais. 
Mon  enfant,  ajoula-t-il  ensuite  avec  bonté,  vous  avez  assez  de 
beaux  exemples  dans  votre  famille,  pour  ne  pas  être  obligé  d'en 
emprunter  aux  autres,  et  je  suis  sûr  que  vous  les  suivrez.  Pour 
ma  part,  je  prie  Dieu  de  donner  à  M.  le  maréchal  ainsi  qu'à  moi 
assez  d'années,  pour  être  tous  les  deux  témoins  de  vos  premiers 
pas  dans  la  carrière.  Il  est  facile  de  voir  que  le  sang  de  Gram- 
mont  coule  dans  vos  veines,  car  vous  êtes  beau... 

Ici  plusieurs  regards  se  tournèrent  sur  la  jolie  duchesse  de 
Saint-Cerest,  qui  éiait  aussi  une  Grammoiit,  et  qui  rougit  beau- 
coup. 

—  Mais  ce  n'est  pas  tout,  reprit  le  roi,  il  faut  être  aussi  fidèle 
et  brave.  Me  promettez-vous  d'être  l'un  et  l'autre  ! 

—  Sire,  articula  l'enfant  d'une  voix  ferme,  je  me  nomme 
Boufflers. 

Cette  noble  réponse  produisit  une  vive  impression  parmi  tous 
S  17 


194  REVUE  DE  PARIS. 

les  assistants;  le  vieux  maréchal  baissa  les  yeux,  mais  il  était 
aisé  devoir  combien  dans  cet  instant  il  était  fier  de  son  fils.  De 
grosses  larmes  roulaient  le  lon^  de  ses  joues  martiales.  Il  y  eut 
un  silence;  le  roi  semblait  réfléchir;  tout  à  coup  il  éleva  la 
voix  : 

Messieurs,  dit-il,  il  y  a  trois  ans,  M.  le  maréchal  de  Boufïlers 
a  défendu  Lille  pendant  quatre  mois  contre  le  prince  Eugène  ;  il 
y  a  deux  ans,  il  a  sauvé  l'armée  à  3îalplaquet.  Pour  tout  cela,  je 
l'ai  fait  duc  et  pair  de  France  et  gouverneur-général  de  la  pro- 
vince de  Flandre.  Aujourd'hui,  le  temps  du  repos  est  venu  pour 
lui  comme  pour  moi,  car  le  service  des  armées  ne  convient  plus 
guère  à  notre  âge.  Je  sais  qu'il  en  est  plus  d'un  parmi  vous 
digne  de  remplacer  M.  le  maréchal,  mais  je  crois  qu'il  y  a  des 
noms  qui  portent  bonheur  :  moi  j'ai  foi  dans  le  nom  de  Boufflers. 
C'est  pourquoi  je  nomme  gouverneur-général  de  Flandre,  el: 
gouverneur  particulier  de  Lille,  en  survivance  de  M.  le  maré- 
chal de  Boufïlers,  M.  le  marquis  de  Boulïlers.  son  fils. 

A  ces  mots,  il  y  eut  dans  toute  l'assemblée  au  long  frémisse- 
ment de  suri)rise.  Une  telle  faveur  était  sans  exemple  depuis  les 
commencements  du  règne,  tant  le  roi  s'était  attaché  avec  soin  à 
rester  lidèle  à  rengagement  qu'il  avait  pris  de  ne  plus  accorder 
de  survivances.  Les  courtisans  demeuraient  ébahis,  et  comme  le 
vieux  maréchal  de  Boufïlers.  hors  d'état  lui-même  de  prononcer 
une  parole,  après  une  marque  de  bienveillance  aussi  inouie, 
s'inclinait,  le  roi,  lui  tendant  affectueusement  la  main,  s'em- 
pressa d'ajouter  : 

—  Oh  !  ne  me  remerciez  pas,  monsieur  le  maréchal,  car  c'est 
un  service  que  je  me  rends  à  moi-même.  J'étais  bien  sûr,  en 
faisant  choix  de  cet  enfant,  que  vous  ne  voudriez  pas  quitter 
votre  gouvernement,  avant  qu'il  soit  en  état  de  vous  y  rem- 
placer. 

Ayant  ainsi  parlé,  le  roi  baisa  au  front  le  jeune  Boufflers,  et 
continua  sa  marche  en  s'entrelenant  tout  bas  avec  le  vieux  ma-, 
réchal.  qui.  depuis  le  célèbre  camp  deCompiègne  de  1697,  où  il; 
avait  eu  l'insigne  honneur  de  se  ruiner  pour  mieux  recevoir  la- 
famille  royale,  n'avait  jamais  paru  en  si  haute  faveur  à  la  cour... 
On  juije  si  son  fils  fut.  dès  ce  m.oment.  l'objet  des  prévenances' 
de  tous  les  courtisans  réunis  dans  le  grand  salon  de  Versailles;' 
les  hommes  le  regardaient  avec  admiration,  les  femmes  chucho- 


REVUE  DE  PARIS.  195 

talent  entre  elles  et  n'avaient  de  sourires  que  pour  lui  :  ce  nY- 
tail  plus  un  enfant  ai)pelé  à  subir,  le  lendemain  même,  les  re-* 
montrances  de  quelque  pédagogue  de  la  compagnie  de  Jésus  ; 
c "était  un  jeune  gentilhomme  de  haute  espérance,  et  il  avait 
acquis  en  quelques  secondes  la  taille  des  héros  d'Homère  ;  car  il 
avait  été  baisé  au  front  par  Louis  XIV  !.... 

Il  faut  tout  dire.  Le  petit  masque,  comme  Tavait  impertinem- 
ment  appelé  je  ne  sais  quel  gentilhomme,  n'avait  pu,  sans 
éprouver  un  gi-and  accès  d'orgueil,  recevoir  un  témoignage  si 
éclatant  de  la  bienveillance  royale,  dans  un  moment  où  Ton 
venait  de  rire  si  bien  à  ses  dépens  ;  et  ses  narines  gonflées,  et 
l'expression  à  la  fois  rayonnante  et  dédaigneuse  de  ses  grands 
yeux  bleus,  et  le  redressement  soudain  de  tout  son  buste,  par- 
laient assez  éloquemment  dans  cette  circonstance. 

Dès  que  le  roi  fut  sorti  du  grand  salon,  le  jeune  Boufflers 
jeta  un  rapide  coup  d'oeil  sur  l'assistance ,  puis  on  le  vit  se 
porter  lestement  à  la  rencontre  d'un  beau  seigneur  de  riche 
taille,  auquel  il  toucha  le  bas  de  la  manciie  :  c'était  tout  ce  qu'il 
avait  pu  faire  en  se  haussant  sur  la  pointe  des  pieds. 

—  Monsieur  le  duc  de  Coigny,  s'écria-t-il,  j'aurais  deux  mots 
à  vous  dire. 

—  Que  puis-je  pour  votre  service,  monsieur  le  marquis  de 
Boufflers?  répondit  le  duc  avec  un  grand  sang-froid,  et  en  af- 
fectant d'appuyer  sur  chacune  des  syllabes  qu'il  prononça. 

—  Beaucoup,  monsieur  le  duc.  reprit  l'enfant.  Vtuillez  seu- 
lement me  suivre  là-bas  à  l'écart,  dans  cette  embrasure  de 
fenêtre. 

—  Très-volontiers. 

—  Monsieur  le  duc  ,  pensez-vous  qu'un  gouverneur-général 
de  province  soit  à  la  taille  d'un  mestre-de-camp? 

—  Quelle  question  !  repartit  le  duc  avec  le  même  sang-froid  j 
le  premier  est  bien  au-dessus  de  l'autre. 

—  Il  suffit.  Rien  ne  s'oppose  donc  ù  ce  que  vous  me 
fassiez  l'honneur  de  vous  cauper  la  gorge  avec  moi,  demain 
matin. 

—  Oh!  s'écria  le  duc  avec  la  plus  insultante  impassibilité,  je 
sais  trop  ce  que  je  vous  dois,  monsieur  le  marquis  de  Boutïlersj 
vous  êtes  mon  supérieur. 

—  Et  s'il  me  plaît  à  moi  de  l'oublier?  dit  vivement  l'enfant. 


19S  REVUE  DE  PARIS. 

—  Permettez;  il  faudrait  pour  cela  quelque  motif  d'une  haute 
gravité.... 

—  Rassurez-vous  donc  ;  j'en  ai  plus  d'un. 

—  Et  lesquels,  bon  dieu  !  reprit  avec  une  apparente  bonhomie 
le  beau  duc  de  Coigny,  qui  ne  cherchait  évidemment  qu'à  s'a- 
muser de  l'état  d'irritation  toujours  croissant  de  son  jeune 
adversaire. 

—  Vous  avez  tout  à  l'heure  prononcé  sur  mon  compte  des 
paroles  insultantes.... 

—  Et...,  après?... 

—  Après!....  monsieur!  après...  Vous  aimez  ma  cousine, 
M"»e  de  Saint-Cerest. 

—  Est-ce  tout  ? 

—  Palsembleu!  monsieur  le  duc,  je  crois  que  vous  cherchez 
encore  h  me  railler....  Prenez-y  garde  ! 

—  Que  le  ciel  m'en  préserve! 

—  A  demain  donc;  j'irai  vous  prendre  à  votre  hôtel,  à  la 
pointe  du  jour. 

—  Oh!  pardonnez-moi;  je  suis  fort  paresseux,  je  n'ai  pas 
l'habitude,  moi,  de  me  lever  à  la  cloche....  vous  comprenez.... 
et,  si  cela  vous  était  indifférent,  nous  remettrions  la  partie  vers 
dix  ou  onze  heures,  je  suppose,  ou  même  après  le  diner. 

Toutes  ces  paroles  étaient  autant  de  coups  de  poignard  pour 
le  jeune  Boufflers,  qui  savait  qu'il  fallait  être  rentré  le  lendemain 
matin  à  huit  heures  au  collège  des  jésuites  et  dont  l'amour-pro- 
pre  eût  trop  souffert  de  rendre  compte  d'un  pareil  obstacle  à 
son  orgueilleux  adversaire  ;  il  suait  sang  et  eau  pour  trouver 
un  prétexte  suffisant,  afin  de  forcer  Coigny  à  avancer  l'heure 
du  duel  ,  et  s'il  avait  pensé  qu'un  soufflet  pût  lui  rendre  ce  ser- 
vice: il  y  a  tout  à  parier  qu'il  serait  au  besoin  monté  sur  un 
pliant,  pour  atteindre  la  joue  du  beau  mestre-de-camp.  Ce  der- 
nier, sans  pitié  pour  son  embarras,  vint  encore  le  compliquer  en 
lui  disant  : 

—  Ah  ça  !  vous  n'oublierez  par  d'amener  vos  seconds. 

—  Mes  seconds  !  balbutia  l'enfant. 

Et  le  dilemme  le  plus  désespérant  vint  traverser  son  esprit  : 
où  trouver  des  seconds?...  Des  camarades  de  classe?  Fi  donc! 
c'est  pour  le  couj)  qu'il  deviendrait  la  fable  de  toute  la  cour. 
Des  amis  du  maréchal  de  Boufflers?  Mais  n'était-il  pas  à  crain- 


REVUE  DE  PARIS.  197 

dre  que  le  premier  soin  de  ces  officieux  amis  ne  fût  d'aller  pré- 
venir son  père?  C'était  à  en  perdre  la  raison.  Tout  à  coup  une 
idée  lui  vint,  une  idée  dont  il  fui  fier  comme  du  plus  beau  thème 
qu'il  eût  fait  pendant  tout  le  cours  de  ses  classes. 

—  Monsieur,  dit-il  avec  dignité,  vos  témoins  seront  les  miens, 
et  je  serai  à  dix  heures  précises  à  votre  hôtel  ;  puis  il  murmura 
tout  bas  entre  ses  dents  :  Oh  !  je  trouverai  bien  le  moyen  de  ne 
pas  rentrer  demain  matin  au  collé(je. 

M.  de  Coigny  s'inclina  le  plus  cérémonieusement  du  monde, 
puis  il  s'écria  avec  un  imperceptible  sourire  : 

—  A  la  bonne  heure  !  A  demain  donc,  monsieur  le  marquis  de 
Boufflers  ! 

A  cet  instant,  passait  non  loin  de  là  la  belle  et  rieuse  duchesse 
de  Saint-Cerest  qui,  apercevant  son  jeune  cousin  avec  M.  de  Coi- 
gny,  s'arrêta  devant  eux  en  disant  : 

—  Le  roi  vient  de  rentrer  dans  ses  particuliers.  Oui  m'offre 
la  main  pour  regagner  mon  carrosse  ? 

Les  deux  rivaux  se  précipitèrent  à  la  fois;  mais  la  victoire 
resta  àCoigny.  le  pauvre  Couftlers  s'étant,  à  raison  de  sa  petite 
taille,  trouvé  arrêté  dans  les  grandes  manches  d'un  seigneur 
d'une  remarquable  obésité  qui  vint  à  passer  en  même  temps  de 
ce  côté.  Ce  seigneur  était  M.  le  maréchal  de  Boufïlers.  Il  se 
baissa,  et  ayant  reconnu  son  fils,  le  prit  par  la  main  : 

—  Venez  donc,  Henri,  lui  dit-il  assez  haut  pour  ajouter  à  la 
mortification  de  l'enfant;  songez  que  nous  retoui-nons  ù  Paris 
et  qu'il  faut  vous  lever  de  grand  matin  pour  rentrer  h  votre 
collège. 

II. 

Il  était  environ  onze  heures  de  la  matinée.  M^^  la  duchesse 
de  saint-Cerest,  qui  venait  de  sortir  de  son  lit,  était  ù  sa  toi- 
lette, lorsqu'on  vint  la  prévenir  que  son  jeune  cousin,  M.  le  mar- 
quis de  BoutHers,  demandait  à  la  voir.  La  duchesse  donna 
l'ordre  de  l'introduire.  Boufflers  entra,  il  paraissait  fort  troublé 
et  suait  à  grosses  gouttes. 

—  Qu'est-ce  donc?  lui  dit-elle;  que  se  passe-t-il? 

—  Faites  retirer  vos  femmes,  s'écria  l'enfant  presque  hors 
d'haleine  ,  j'ai  à  vous  parler  en  particulier. 

17. 


198  REVUE  DE  PARIS. 

La  duchesse  sourit  et  fit  signe  à  ses  femmes  de  sortir  de  la 
cliambre.  Dès  que  la  porte  se  fut  refermée,  Boufflers  lui  dit 
avec  vivacité  •• 

—  Sauvez-moi,  ma  cousine,  sauvez -moi. 

—  Et  de  quel  danger,  bon  Dieu  ?  reprit  la  duchesse  en  faisant 
asseoir  son  cousin  auprès  d'elle  sur  un  sofa,  pendant  qu'elle  lui 
prenait  les  deux  mains  entre  les  siennes  avec  une  amicale  fami- 
liarité. Voyons.  Henri,  contez-moi  cela.  Aussi  bien  je  ne  puis 
concevoir  quel  motif  vous  amène  ici,  seul,  sans  votre  gouver- 
neur, à  une  pareille  heure  de  la  matinée.  Je  vous  croyais  rentré 
depuis  longtemps  au  collège. 

—  Il  est  bien  question  de  collège i)Our  moi,  ce  matin!  Sachez 
d'abord  que  M.  de  Coigny  est  le  plus  déloyal  gentilhomme  qui  se 
puisse  rencontrer. 

—  En  vérité?.,  qu'a-t-il  donc  fait. 

—  Ce  qu'il  a  fait,  le  traître  !  apprenez  que  je  devais  me  cou- 
per la  gorge  avec  lui,  ce  matin  à  dix  heures;  c'étriit  chose  con- 
venue entre  nojis  :  j'avais  rendez-vous  à  son  hôtel!  Eh  bien  ! 
croiriez-vous,  ma  cousine,  qu'il  a  osé  manquer  à  ce  rendez- 
vous  ? 

—  Est-il  bien  possible? 

—  C'est  une  infamie,  n'est-ce  pas?  et  vous  êtes  révoltée 
comme  moi  d'un  si  odieux  procédé.  Aussi,  je  crierai  partout 
que  M.  de  Coigny  est  un  lâche,  et  j'irai  l'inscrire  moi-même 
sur  la  porte  de  son  hôtel,  afin  que  tout  le  monde  le  sache  dans 
la  ville,  et  je  signerai  mon  nom,  afin  qu'il  soit  obligé  de  me 
faire  raison. 

—  Et  ce  sera  bien  fait,  répondit  la  duchesse  en  s'efforçant 
de  retenir  son  sérieux.  Vous  lui  en  voulez  donc  bien,  à  ce  pau- 
vre duc? 

—  A  la  mort. 

—  Mais  de  quel  crime  est-il  coupable  envers  vous? 

—  Comment!  n'a-t-il  pas  l'audace  de  vous  aimer? 

—  Il  vous  l'a  dit? 

—  Oh!  non,  mais  je  l'ai  deviné  et  je  vous  l'apprends. 

—  Eh  bien!  Henri,  je  ne  vois,  dans  tout  cela,  aucune  raison 
pour  tuer  ^J.  de  Coigny,  et  surtout  pour  arriver  ici  comme  si 
vous  aviez  à  vos  trousses  tous  les  apothicaires  du  ballet  de  Pour- 
ceaugnac. 


REVUE  DE  PARIS.  lf)9 

—  C'est  que  vous  ne  savez  pas  que,  pour  aller  me  battre  avec 
ce  méchant  duc,  j'ai  été  obligé  de  me  sauver  de  l'hôtel  de  mon 
père,  pendant  que  mon  gouverneur  était  encore  endormi,  et 
qu'à  cette  heure  on  me  cherche  de  tous  les  côtés, 

—  Oh  !  ceci  devient  sérieux. 

—  En  sortant  de  Ihôtel  de  Coigny,  où  j'avais  vainement  at- 
tendu, pendant  une  demi-heure,  qu'il  plût  au  duc  de  revenir,  de- 
vinez quelle  est  la  première  personne  que  je  rencontre...  mon 
gouverneur  ! 

—  Vous  a-l-il  vu? 

—  Ma  foi,  je  l'ignore,  car  je  n'ai  eu  que  le  temps  de  prendre 
mes  jambes  à  mon  cou,  et  comme  je  les  ai  meilleures  que  lui.  je 
le  défie  bien  de  me  rattraper. 

—  Tête  folle  !  mais  que  diront  les  révérends  pères  jésuites, 
en  ne  vous  voyant  pas  rentrer  ? 

—  Ma  foi,  tout  ce  qu'ils  voudront;  au  fait,  je  ne  suis  plus  un 
enfant,  maintenant;  je  suis  un  homme,  et  un  des  i)remiers  di- 
gnitaires du  royaume,  encore  !  j'aurai  quinze  ans  le  mois  pro- 
chain... Ah  çà,  ma  belle  cousine,  je  compte  sur  vous  pour  me 
donner  asile,  et  pour  me  bien  cacher. 

—  Je  le  voudrais  de  grand  cc^ur,  Henri,  mais  ne  craignez-vous 
point  de  me  compromettre  ?  Songez  donc  à  votre  âge...  Un  gou- 
verneur de  province...  Le  soin  de  ma  réputation... 

—  Vous  croyez,...  balbutia  l'enfant  le  plus  naïvement  du 
monde,  et  il  devint  tout  pensif. 

Cette  fois,  la  belle  duchesse  de  .Sainl-Cerest,  en  voyant  le 
front  de  son  jeune  cousin  s'obscurcir  graduellement,  sous  l'in- 
fluence des  appréhensions  qu'elle  venait  de  lui  exjtrinier,  n'eut 
pas  la  foice  de  soutenir  davantage  le  rôle  qu'elle  avait  entrepris 
et  elle  fut  prise  d'un  fou  rire.  Boufflers  demeura  tout  interdit, 
ne  sachant  trop  s'il  devait  se  fâcher  de  cet  accès  de  gaieté.  Ce- 
pendant, comme  la  jeune  duchesse  se  livrait  avec  d'autant  plus 
d'abandon  à  son  hilarité,  qu'elle  avait  eu  plus  de  peine  à  se 
contenir  jusque  là,  il  sentit  se  soulever  dans  son  cœur  tout  ce 
qu'il  avait  de  dépit  et  de  fierté,  et  se  levant  brusquement  du  sofa, 
il  s'en  alla,  en  frappent  du  pied,  à  l'autre  bout  de  la  chambre. 
Là,  il  proposition  dans  l'embrasure  d'une  croisée,  déterminé  à 
ne  point  bouger  de  ce  poste,  et  surtout  à  ne  plus  regarder  sa 
jolie  et  impertinente  cousine.  Témoin  de  son  chagrin,  celle-ci 


200  REVUE  DE  PARIS. 

en  eut  pitié,  et  après  l'avoir  inutilement  rappelé  de  sa  voix  la 
plus  tendre,  elle  se  leva,  et  s'étant  approchée  de  lui,  en  mar- 
chant sur  la  pointe  du  pied,  elle  s'empara  vivement  d'une  main 
qu'on  cherchait  à  dé^jager  de  la  sienne. 

—  Mon  pauvre  Henri,  dit-elle,  vous  m'en  voulez  donc  beau- 
coup? 

Dans  le  premier  moment,  Boufflers  ne  répondit  pas  ,  car  il 
était  fort  ému,  et  de  grosses  larmes  roulaient  dans  ses  yeux, 
larmes  de  dépit  et  d'amour,  peut-être,  et  qu'à  ce  double  litre  il 
craignait  de  faire  voir  à  sa  belle  cousine;  mais  bientôt,  maî- 
trisé par  celte  main  charmante  qui  l'attirait  doucement,  il  se 
retourna  plein  de  confusion,  et  souriant  à  travers  ses  pleurs,  il 
ai  licula  timidement  ces  mots  : 

Oh  !  non,  je  ne  vous  en  veux  pas. 

—  Mauvaise  tète  !  dit  M™e  de  Saint-Cerest,  en  le  frappant  lé- 
gèrement sur  la  joue,  et  le  baisant  en  même  temps  au  front. 

Les  fenêtres  de  la  chambre,  qui  donnaient  sur  le  jardin,  étaient 
entr'ouvertes  ;  c'était  une  délicieuse  matinée  d'avril  ;  un  vague 
parfum  de  printemps  pénétrait  avec  le  chant  desoiseaux  et  avec 
les  premières  senteurs  des  lilas.  Soit  qu'il  y  eût  dans  cette  at- 
mosphère embaumée  je  ne  sais  quelle  mystérieuse  influence, 
merveilleusement  propre,  avec  les  baisers  des  belles  dames,  à 
exalter  le  cerveau;  soit  que  Boufflers  eût  résolu  ce  jour-là  de 
mener  de  front  la  guerre  et  la  galanterie,  persuadé  sans  doute 
qu'il  ne  lui  manquait  puisqu'une  intrigue  amoureuse  pour  être 
désormais  un  gentilhomme  accompli,  il  se  précipita  aux  genoux 
de  la  jeune  duchesse,  et  du  ton  le  plus  pathétique,  il  avait  déjà 
commencé  une  déclaration  d'amour,  dans  toutes  les  règles, 
lorsque  la  porte  s'ouvrit  avec  fracas,  et  un  homme  d'un  âge 
mûr.  en  costume  d'abbé,  i)àle,  les  traits  en  désordre,  la  perru- 
que mal  peignée,  se  précipita  dans  la  chambre  en  s'écriant  : 

—  Enfin,  je  le  tiens;  cette  fois  !  monsieur  le  marquis,  vous 
ne  m'échapperez  pas. 

Cet  homme  était  tout  simplement  le  gouverneur  du  jeune 
Boufflers,  qui,  depuis  le  matin,  avait  parcouru  tous  les  quartiers 
de  Paris  à  la  recherche  de  son  élève.  Dès  qu'il  l'eut  aperçu, 
craignant  sans  doute  qu'il  ne  lui  échappât  de  nouveau,  il  s'em- 
pressa de  le  saisir  par  le  bras  et  se  mit  en  devoir  de  l'emmener 
hors  de  la  chambre. 


REVUE  DE  PARIS.  ÎOl 

—  Allons,  monsieur  le  naarquis,  lui  disait-il  d'un  ton  moitié 
suppliant,  moitié  impératif,  le  carrosse  est  en-bas  qui  nous  attend 
pour  nous  ramener  chez  les  révérends  pères.  Tenez  vite ,  si  vous 
ne  veniez  manquer  le  cours  de  grec  qui  commence  à  une  heure 
très-précise,  vous  le  savez.  0  mon  dieu  !  que  vont  dire  les  révé- 
rends pères  en  nous  voyant  rentrer  si  lard?  Madame  la  du- 
chesse, veuillez  vous  joindre  à  moi,  je  vous  en  supplie,  pour 
que  M.  le  marquis  arriva  encore  assez  à  temps  pour  le  cours  de 
grec. 

Malheureusement  pour  le  pauvre  abbé,  la  belle  auxiliaire 
dont  il  réclamait  l'assistance  avait  en  ce  moment  trop  de  peine 
à  comprimer  la  violente  envie  de  rire  que  ce  nouvel  incident 
venait  de  lui  inspirer,  pour  se  hasarder  à  desserrer  les  dents, 
si  bien  que,  jugeant  le  cas  désespéré,  en  raison  de  la  force  d'i- 
nertie que  son  élève  opposait  de  son  côté  à  tous  ses  efforts,  il  se 
résolut  à  appeler  un  grand  et  vigoureux  laquais  qu'il  avait  fait 
monter  avec  lui,  par  mesure  de  précaution. 

—  Hola  !  dit-il .  saisissez-vous  de  la  personne  de  M.  le  marquis 
avec  tous  les  égards  qui  lui  sont  dus  et  emportez -le  dans  le  car- 
rosse. 

Quand  le  pauvre  Boufflers  Vit  que  les  choses  en  étaient  ve- 
nues là,  il  commença  à  prendre  l'alarme. 

—  Mon  cher  abl>é,  s'écria-t-il,  je  vous  en  supplie,  accordez- 
moi  encore  une  heure  et  je  ferai  ensuite  tout  ce  que  vous  voudrez, 
je  vous  le  promets.  Allons,  vous  êtes  si  bon  pour  moi,  vous  ne 
sauriez  me  refuser  cela. 

L'abbé  se  boucha  impitoyablement  les  oreilles,  et  Henri,  qui 
voyait  s'envoler  à  la  fois  tous  ses  rêves  de  guerre  et  d'amour, 
commença  à  frapper  du  pied  ,  en  s'arrachant  lestheveux  ;  puis 
se  ravisant  : 

—  Eh  bien!  dit-il,  puisque  vous  êtes  inexorables,  laissez-moi 
du  moins  le  temps  d'écrire  un  billet,  que  ma  cousine  aura  la 
bonté  d'envoyer  tout  à  l'heure  par  son  coureur.  Cela  ne  sera 
pas  long.  N'est-ce  pas,  ma  belle  cousine?  je  vais  écrire  au  duc 
que  ce  sera  pour  ma  première  sortie  ,  sans  faute...  Oh  '  quelle 
humiliation  !  vous  êtes  un  méchant  homme,  monsieur  l'abbé. 

Mais  l'abbé  venait  de  contempler  avec  effroi  l'horlo-je  dont 
l'aiguille  marquait  en  ce  moment  midi  et  demi,  et  il  avait  fait 
un  signe  au  grand  laquais.  Quelques  secondes  après  ce  signe  fu- 


202  REVX^E  DE  PARJS. 

iieste,  l'infortuné  Boiifflers  emporté  comme  une  plume  dans  les 
bras  (le  cet  homme,  se  trouvait,  presque  sans  s'èire  aperçu  de 
cette  révolution,  soigneusement  installé  au  fond  d'un  carrosse, 
aux  côtés  de  son  gouverneur,  et  il  entendait  un  valet  de  pied 
dire  tranquillement  au  cocher  :  «  Maintenant  aux  jésuites  !  » 

Les  chevaux  partirent  au  grand  trot.  Au  moment  où,  après 
avoir  traversé  la  cour  de  l'hôtel,  ils  allaient  en  franchir  le  seuil, 
un  autre  carrosse,  venant  du  dehors,  déboucha  avec  rapidité 
dans  la  cour,  en  sorte  que  les  deux  attelages  se  croisèrent.  L'abbé, 
qui  avait  eu  le  temps  de  jeter  sur  le  nouvel  arrivant  un  rapide 
regard  à  travers  la  portière,  croyant  faire  diversion  à  la  dou- 
leur de  son  élève,  s'écria  : 

—  Eh  !  mais,  c'est  M.  le  duc  de  Coigny. 

—  Boufïlers  fit  un  bond  terrible  et  se  serait  sans  doute  élancé 
hors  du  carrosse,  si  son  gouverneur  ne  l'avait  retenu. 

Environ  une  demi-heure  après,  la  carrosse  s'arrêta  devant  le 
collège  des  jésuites  ;  lorsque  le  jeune  Boufïlers  en  fut  descendu 
et  qu'il  eut  passé  cette  redoutable  porte  sur  le  seuil  de  laquelle 
il  déposait,  en  entrant,  tous  les  privilèges  du  rang  et  de  la  for- 
tune, toutes  ses  illusions  et  en  quelque  sorte  toutes  ses  espé- 
rances, pour  redevenir  l'égal  de  trois  cents  écoliers  pris  dans 
tous  les  rangs  delà  société,  il  se  sentit  prêt  à  défaillir;  car  l'hor- 
loge du  collège  venait  de  sonner  une  heure  et  demie,  et  une  voix 
cruelle  avait  murmuré  en  même  temps  à  son  oreille  ces  paroles 
terribles  : 

—  Monsieur  de  Boufïlers,  vous  êtes  en  retard  de  plus  de  cinq 
heures,  et  31.  leprieurvous  demande. 

A  cet  avertissement  solennel, l'enrant  oublia  son  ressentiment 
contre  son  gouverneur,  il  oublia  même  un  instant  M.  de  Coigny 
et  sa  belle  cousine,  et  promena  avec  inquiétude  ses  regards  au- 
tour de  lui,  pour  implorer  l'assistance  de  l'abbé  ;  mais,  soit  que 
s'étant  trouvé  en  faute  dans  sa  surveillance,  le  digne  homme 
redoutât  également  une  réprimande  de  la  part  des  révérends 
pères,  soit  plutôt  qu'il  reculât  devant  Tobligation  de  s'associer  à 
quelque  monsonge  de  sou  élève,  il  s'était  prudemment  esquivé. 
Ainsi,  le  jeune  BoufElers  se  voyait  réduit  à  affronter  l'orage  seul 
et  sans  secours. 

Il  eut  un  moment  de  perplexité;  mais  ejjfin  retrempant  son 
courage  dans  ses  souvenirs  de  la  veille,  il  pensa  que  lafaveur  de 


REVUE  DE  PAhIS.  203 

Louis  XIV  était  comme  le  laurier  qui  écarte  la  foudre,  et  ce  fut 
avec  une  contenance  presque  assurée  qu'il  se  présenta  devant  le 
prieur.  Celui-ci,  qui  était  occupé  à  écrire  avec  plusieurs  autres 
religieux  assis  ainsi  que  lui  autour  d'une  table,  ne  parut  pas 
d'abord  donner  la  moindre  attention  à  l'entrée  du  nouveau 
venu,  ce  qui  fut  un  grand  sujet  demortitication  pour  Boufflers. 
Ouclques  minutes  se  passèrent  ainsi;  à  la  fin,  sans  lever  les  yeux 
sur  le  délinquant,  le  prieur  s'écria  : 

—  Ah  !  c'est  monsieur  de  Bouiïlers,  je  crois.  Monsieur  de 
Boufflers  m'apprendra  sans  doute  pour  quel  motif  il  n'est  point 
rentré,  ce  matin,  à  la  même  heure  que  tous  ses  camarades. 

Henri,  qui  s'était  attendu  à  une  explosion  de  reproches ,  se 
trouva  fort  embarrassé  pour  répondre  à  une  question  faite  avec 
la  plus  grande  tranquillité  et  (l'une  manière  si  précise.  A  tout 
homme  qui  l'aurait  interrogé,  ii  eût  répondu  fièrement  qu'il 
n'avait  pas  à  rendre  compte  de  ses  actions,  ou  bien  même  qu'il 
avait  un  duel  avec  un  mestre-de-camp;  que  d'aiiieurs  il  avait 
passé  la  matinée  dans  la  compagnie  d'une  belle  dame,  et  enfin 
qu'il  était  gouverneur-général  de  la  province  de  Flandre  ,  qu'à 
ce  titre,  il  ne  reconnaissait  d'autres  camarades  que  les  maré- 
chaux de  France  ou  tout  au  moins  les  lieutenants-généraux  , 
les(piels  rentraient  vulgairement  à  leur  hôtel,  quand  bon  leur 
semblait.  Mais  comment  aller  raconter  tout  cela  à  un  religieux 
pour  qui  le  duel  et  la  conversation  des  jeunes  femmes  n'étaient 
rien  moins  que  i)échés  mortels  et  qui  avait  la  déplorable  habi- 
tude d'infliger  bien  des  pensums  à  monseigneur  le  gouverneur- 
général?  Préoccupé  de  toutes  ces  pensées,  Boufflers  ne  put 
que  balbutier  quelques  monosyllabes  dépourvus  de  sens. 

—  Je  n'entends  pas,  reprit  le  prieur  avec  beaucoup  de  sang- 
froid.  Faut-il  répéter  ma  question? 

Cette  fois,  Bouiïlers  eut  honte  de  la  situation  où  il  se  trou- 
vait, et  il  répondit  assez  résolument  : 

—  Mon  père,  je  reconnais  que  je  suis  en  faute;  mais  comme 
je  ne  saurais  répondre  à  la  question  que  vous  m'adressez  qu'en 
faisant  un  mensonge,  je  vous  prie  de  m'excuser,  si  je  préfère 
garder  le  silence. 

Ce  n'était  point  là  une  réponse  d'écolier,  c'était  une  réponse  de 
gentilhomme,  et  Boufflers  fut  tout  émerveillé  de  l'avoir  trouvée. 
Le  prieur  leva  les  yeux  sur  lui  avec  une  expression  singulière: 


204  REVUE  DE  PARIS. 

puis  il  agita  une  sonnette  qu'il  avait  auprès  de  lui  sur  la  table. 
Un  frère  lai  parut  à  la  porte  de  la  salle. 

—  Est-ce  là  votre  dernier  mot?  dil-il  à  Henri. 
L'enfant  baissa  la  tête  en  signe  d'affirmation. 

—  Faites  bien  vos  réflexions,  ajouta  le  prieur  ;  vous  avez  cinq 
minutes  pour  vous  décider. 

En  même  temps,  le  prieur  désigna  du  doigt  à  Henri  une  grande 
horloge  de  Boule  placée  au  centre  de  la  salle,  et  se  remit  en- 
suite à  écrire.  Les  religieux  qui  l'entouraient  étaient  demeurés 
impassibles  depuis  l'arrivée  du  Boufïlers,  sans  paraître  même 
entendre  un  seul  mot  de  ce  qui  se  passait.  Ce  silence  prolongé, 
cet  appareil  piesque  solennel,  ces  religieux  à  tête  chauve  et 
chenue  accroupis  autour  de  celte  table,  tous  muets,  tous  immo- 
biles comme  des  statues,  tout  cela  finit  par  inspirer  à  Henri  je 
ne  sais  quel  vague  sentiment  de  frayeur.  11  regardait  machina- 
lement marcher  l'aiguille  sur  le  cadran  de  l'horloge,  en  se  de- 
mandant ce  qui  pouvait  arriver  après  ces  cinq  minutes  écoulées, 
et  Use  perdait  à  ce  sujet  en  toutes  sortes  de  conjectures,  lors- 
qu'une voix  sonore,  celle  du  prieur  qui  s'adressait  au  frère  lai, 
vint  toul-à  coup  y  mettre  un  terme  en  s'écriant  ; 

—  Les  cinq  minutes  sont  écoulées  ;  faites  monter  le  père  Ar- 
sène! 

Le  père  Arsène  exerçait  au  collège  des  jésuites  les  terribles 
fonctions  de  père  fouetleur.  A  ce  nom  redouté,  vous  eussiez  vu 
les  blonds  cheveux  du  jeune  Boufflers  se  dresser  sur  sa  tète,  ses 
joues  pâlir,  ses  joues  que  tout  à  Vheure  colorait  un  si  vif  incar- 
nat, et  tout  son  corps  trembler. 

—  Mes  pères,  s'écria-t-il  avec  une  émotion  difficile  à  décrire, 
ce  n'est  pas  pour  moi  que  vous  demandez  le  père  Arsène,  n'est-ce 
pas?...  Je  ne  suis  plus  un  enfant,  vous  le  savez,  j'ai  quinze  ans... 
Un  tel  châtiment  n'est  plus  de  mon  âge;  infligez-moi  telle  pu- 
nition que  vous  voudrez,  je  la  supporterai  sans  murmurer.  Mais 
par  pitié,  mes  pères,  épargnez-moi  celle-là  ! 

A  peine  il  avait  prononcé  ces  paroles,  que  déjà  apparaissait 
sur  le  seuil  un  homme  au  regard  dur,  aux  formes  athlétiques, 
et  tenant  en  main  l'instrument  ordinaire  du  supplice.  C'était  le 
père  Arsène.  Boufflers  poussa  un  cri  et  se  cacha  le  visage  dans 
ses  deux  mains  ;  puis,  rappelé  par  l'imminence  du  danger  à  la 
nécessité  de  la  conjurer, 


REVUE  DE  PARIS.  205 

—  Grâce!  grâce!  dit-il,  mes  pères j  eh  bien  !  puisque  M^  le 
prieur  le  veut  ainsi,  je  confesserai  tout....  mais  faites  éloigner 
cet  homme  ! 

—  II  est  trop  tard,  répondit  le  prieur  d'une  voix  sourde. 

—  Trop  tard  !  oh  !  non,  monsieur  le  prieur,  si  vous  le  voulez 
bien  ;  écoutez-moi  seulement  quelques  instants  ;  je  vous  en  sup- 
plie. C'est  que  vous  ne  savez  pas  ce  qui  m'est  arrivé  depuis 
hier  :  vous  ne  savez  pas  que  je  suis  maintenant  gouverneur- 
général  de  la  province  de  Flandre,  que  je  suis  gouverneur  par- 
ticulier de  Lille  j  vous  voyez  bien  que  je  ne  puis  recevoir  le 
fouet.  Ce  serait  déshonorer  ces  litres  glorieux  que  je  porte,  ce 
serait  offenser  le  roi.  Je  vous  demande  gràce^  mais  je  vous  de- 
mande aussi  justice,  monsieur  le  prieur.  Vous  comprenez  tout 
cela,  n'est-ce  pas  ^...  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  vous  ne  me  répondez 
pas....  Mes  pères,  mes  bons  pères,  aidez-moi  donc  à  fléchir  M.  le 
prieur  ! 

En  parlant  ainsi,  l'enfant,  en  proie  à  la  plus  vive  agitation, 
parcourait  la  salle  à  grands  pas,  adjurant  parleur  nom  chacun 
des  révérends  avec  un  accent  et  un  regard  à  fendre  le  cœur  le 
plus  endurci.  Il  priait,  il  pleurait,  il  menaçait  j  enfin,  suffoqué 
par  ses  sanglots  et  abjurant  en  ce  moment  suprême  tous  ses 
rêves  d'orgueil,  il  vint  tomber  sans  haleine  et  sans  voix  aux  ge- 
noux de  son  juge.  Quelque  habitués  que  pussent  être  les  juges, 
quelque  habitués  que  pussent  être  les  jésuites  à  de  pareils  spec- 
tacles, un  désespoir  à  la  fois  si  profond  et  si  naïf  les  avait  émus, 
et  on  dit  que  le  père  Arsène  lui-même  laissa  tomber  l'instru- 
ment du  supplice  ;  mais,  sur  un  signe  de  linexorable  prieur,  il 
le  ramassa  vivement,  et  en  même  temps  ses  mains  cruelles  saisi- 
rent la  victime.  Par  un  dernier  effort,  l'infortuné  essaya  de  se  dé- 
gager; ce  fut  en  vain  :  déjà  sifflaient  les  redoutables  lanières.... 

Pendant  que  le  père  Arsène  s'acquittait  de  son  rigoureux  of- 
fice, on  entendit  à  i)lusieurs  reprises  une  voix  faible  s'écrier 
comme  du  fond  d'une  tombe  :  «  Je  suis  gouverneur  particulier 
de  Lille.  «  Pauvre  enfant  !  ce  cri  n'était-il  pas  comme  un  écho 
affaibli  de  cette  parole  sublime  dont  l'anticiuité  nous  a  légué 
le  souvenir,  et  l'enfant  ne  rapi)elait-il  pas  l'homme  libre  (pii, 
condamné  jadis  par  le  proconsul  à  la  mort  des  esclaves,  s'écriait 
en  expirant  sous  les  verges  du  licteur  :  «  Je  suis  citoyen  ro- 
main. » 

S  18 


206  REVUE  DE  PARIS. 

Au  moment  où  le  bras  lassé  de  Texécuteur  s'arrêta,  un  léger 
coup  retentit  à  la  porte. 

—  Qu'est-ce?  que  veut-on?  dit  le  prieur. 

—  Est-ce  fini  ?  répondit  une  voix  du  dehors. 
-—Oui;  vous  pouvez  entrer. 

La  porte  s'étant  ouverte,  un  frère  lai  parut,  et,  s'approchant 
avec  précaution  du  prieur,  lui  dit  à  mi-voix. 

—  Il  y  a  au  parloir  deux  personnes  qui  demandent  à  voir 
M.  deBoufïïers. 

—  Vous  ont-elles  dit  leur  nom  ? 

—  C'est  M.  le  duc  de  Coigny  et  et  M°»e  la  duchesse  de  Saint- 
Cerest. 

Si  bas  que  ces  deux  noms  eussent  été  prononcés,  ils  n'échap- 
pèrent point  à  l'oreille  du  jeune  Boufflers,  qui  tomba  évanoui. 
Hélas!  ces  deux  noms  qui  avaient  retenti  dans  son  àme  comme 
un  double  éclat  de  rire,  venaient  de  porter  le  coup  de  la  mort 
à  son  orgueil  et  à  son  amour,  et  son  âme  s'était  brisée. 

Le  surlendemain  de  celte  catastrophe,  un  carrosse  aux  armes 
de  France  entra  dans  la  cour  de  Thôtel  de  BoufHers  :  un  gentil- 
homme en  descendit  et  demanda  à  parler  au  maréchal  de  la  part 
du  roi.  Introduit  devant  le  vieux  capitaine,  ce  gentilhonune 
lui  dit  : 

—'Monsieur  le  maréchal,  le  roi  a  appris  la  maladie  de  vo(re 
fils  et  la  cause  qui  l'avait  déterminée.  Sa  Majesté  a  décidé 
qu'une  remontrance  sévère  serait  adressée  aux  révérends  pères 
jésuites  et  m'a  chargé,  en  vous  exj)rimant  tout  l'intérêt  qu'elle 
porte  à  votre  fils,  de  venir  vous  en  demander  des  nouvelles. 

Pour  toute  réponse,  le  maréchal  se  mit  à  pleurer  et,  prenant 
le  gentilhomme  par  la  main,  il  l'inlroduisit  dans  une  chambre 
voisine  où  un  seigneur  de  la  cour  et  une  belle  jeune  femme  se 
tenaient  tristement  assis  au  chevet  du  lit  d'un  mort.  Le  seigneur 
était  M.  de  Coigny,  la  jeune  femme  était  M™^  la  duchesse  de 
Saint-Cerest  ;  le  mort...  est-il  besoin  de  le  nommer?.. 

—  Monsieur,  balbutia  le  malheureux  père,  veuillez  offrir  au 
roi  mes  remerciements  et  lui  dire  qu'il  peut  disposer  maintenant 
des  deux  charges  de  gouverneur-général  de  la  province  de 
Flandre  et  de  gouverneur  particulier  de  la  ville  de  Lille.  Celui 
qui  devait  les  occuper  après  moi  n'existe  plus,  et  moi,  monsieur, 
je  ne  tarderai  pas  à  le  rejoindre. 


REVUE  DE  PARIS.  207 

Au  mois  d'août  suivant,  pendant  que  la  cour  était  à  Fontaine- 
bleau, il  s'y  passa  deux  événements  assez  notables,  un  mariage 
et  une  mort.  Le  mariage  fut  celui  du  beau  duc  de  Coigny  avec  la 
jolie  M™^  deSaint-Cerest;  la  mort  fut  celle  du  maréchal  duc  de 
BoufHers. 

Alexandre  de  Laverg?«e. 


LE  SINAL 


(IHPRK^SilO^^S  DE  VOYAGEfli.) 


III.  —  LE  CAIRE. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  on  leva  l'ancre,  et  nous  ap- 
prochâmes rapidement  des  pyramides  ,  qui ,  de  leur  côté  ,  sem- 
blaient venir  au  devant  de  nous  et  s'incliner  sur  nos  têtes.  Au 
bas  de  la  chaîne  libyque ,  nue  et  stérile  ,  à  travers  les  vapeurs 
sablonneuses  qui  épaississaient  l'atmosphère,  nous  commencions 
à  apercevoir  les  tours  et  les  dômes  des  mosquées,  surmontés  de 
leurs  croissants  de  bronze.  Peu  à  peu  ce  rideau,  chassé  devant 
nous  par  le  vent  du  nord  ,  qui  poussait  notre  barque ,  s'éleva  en 
fuyant  au-dessus  du  grand  Caire  ,  et  nous  découvrit  les  hautes 
dentelures  de  la  ville  ,  dont  la  base  était  encore  cachée  par  les 
rives  exhaussées  du  fleuve.  Nous  avancions  à  grands  pas,  et 
nous  étions  déjà  presque  à  la  hauteur  des  pyramides  de  Ghyzé. 
Plus  loin,  et  sur  la  même  rive,  se  balançait  gracieusement  la 
forêt  de  palmiers  qui  s'élève  sur  l'emplacement  où  fut  autrefois 
Memphis,  et  longe  le  rivage  où  se  promenait  la  fille  de  Pharaon 
lorsqu'elle  sauva  Moïse  des  eaux;  et  au-dessus  de  ces  palmiers^, 
dans  une  brume  ,  non  pas  de  brouillards,  mais  de  sable,  nous 
distinguions  les  sommets  rougeàtres  des  pyramides  de  Sakkara, 
ces  vieilles  aïeules  des  pyramides  de  Ghyzé.  Un  moment  nous 
croisâmes  plusieurs  bateaux  chargés  d'esclaves  :  l'un  d'eux  con- 
tenait des  femmes.  Aussitôt  que  le  patron  les  vit,  il  planta  un 
couteau  dans  le  grand  màt  et  jeta  du  sel  dans  le  feu  :  celte 


REVUE  DK  PARIS.  209 

double  opération  avait  pour  but  de  neutraliser  le  mauvais  œil. 
La  conjuration  fut  efficace  :  um  heure  après  nous  débarquâmes 
à  Schoubra,  sur  la  rive  droite  du  ISil.  On  nous  montra  à  quelque 
distance  ,  la  maison  de  campagne  du  pacha  :  c'était  une  char- 
mante habitation  ,  entourée  de  fraîcheur  et  de  verdure. 

ÎN'ous  retrouvâmes  là  les  ânes  et  les  àniers,  les  uns  plus  beaux 
et  plus  grands  que  ceux  d'Alexandrie,  les  autres  plus  empressés 
et  i)lus  batailleurs  encore  ,  s'il  est  possible,  que  leurs  confrères 
du  bord  de  la  mer.  Cette  fois  ,  instruits  par  l'expérience  ,  nous 
nous  gardâmes  bien  de  faire  les  difficiles  ,  et ,  prenant  une  dé- 
licieuse allée  de  sycomores  dont  le  dôme  sombre  interceptait  les 
rayons  du  soleil ,  nous  nous  mimes  en  mesure  de  franchir  rapi- 
dement la  lieue  qui  nous  restait  encore  à  faire. 

Toute  la  différence  que  le  débarquement  avait  produite  dans 
notre  manière  de  voyager  était  qu'au  lieu  de  remonter  le  Nil  en 
bateau,  nous  suivions  sa  rive  à  âne.  Au  reste,  comme  nous  nous 
étions  élevés  d'une  trentaine  de  pieds,  l'horizon  était  plus  étendu, 
nous  voyions  en  face  de  nous  l'ile  de  Roudah  ,  base  du  monu- 
ment où  l'on  conserve  le  nilomètre,  instrument  destiné  à  mesurer 
la  hauteur  des  inondations  du  ISil  :  des  lignes  tracées  indiquent 
les  années  où  la  crue  du  fleuve  ,  atteignant  un  niveau  inaccou- 
tumé, amena  des  époques  d'une  fertilité  mémorable.  C'est  là 
que,  chaque  année,  les  cheiks  des  mosquées  donnent ,  en  pu- 
bliant l'élévation  des  eaux  ,  la  mesure  des  réjouissances  aux- 
quelles on  peut  se  livrer,  ou,  en  musulmans  résignés,  annoncent 
la  stérilité  prochaine,  le  jeûne  et  la  famine  auxquels  la  crue  in- 
suffisante du  fleuve  condamne  les  habitants  de  ses  rives.  Alors 
nous  avions  à  notre  droite  les  pyramides  de  Ghyzé  ,  que  nous 
découvrions  de  leur  cime  à  leur  base,  ainsi  que  le  monticule 
formé  par  le  grand  sphinx  qui  les  garde  depuis  trois  mille  ans, 
et  qui  tourne  vers  la  tombe  des  Pharaons  son  visage  de  granit , 
mutilé  par  les  soldats  de  Cambyse.  Enfin  notre  vue  s'étendait, 
à  gauche ,  sur  le  champ  de  bataille  dlléliopolis ,  illustré  par 
Kléber  ,  et  dont  l'immense  solitude ,  qui  s'étend  à  perte  de  vue  , 
n'est  animée  que  par  un  seul  sycomore  ,  qui  verdit  au  milieu  du 
sable  ardent  du  désert.  Nos  guides  nous  le  tirent  remarquer; 
car  una  tradition  arabe  rai)porte  que  ce  fut  sous  cet  arbre  que  se 
reposa  Marie  lorsque,  fuyant  le  courroux  d'Hérode,  Joseph, 
dit  saint  Matthieu  .  prit  de  nuit  le  petit  enfant  et  sa  mère,  et 

18. 


210  REVUE  DE  PARIS. 

se  retira  eh  Egypte.  C'est  donc  ,  selon  les  Mahométans  eux- 
mêmes,  à  l'abri  qu'il  prêta  à  la  mère  du  Christ  que  cet  arbre 
sacré  doit  sa  longévité  miraculeuse  et  sa  verdure  éternelle. 

Cependant  nous  étions  arrivés  à  Boulak,  espèce  de  faubourg 
du  Caire  ,  sentinelle  de  la  ville  chargée  de  garder  le  port.  Nous 
n'avions  plus  qu'une  demi-lieue  à  faire  :  nous  jetâmes  un  coup 
d'oeil  sur  la  rade  animée  par  une  multitude  de  canges  et  de 
djermes  ,  qui  apportent ,  en  remontant  le  Nil  ,  les  récoltes  de 
ses  jardins  ,  ou  en  le  descendant,  les  fruits  plus  savoureux  de  la 
Haule-Égypte  ,  que  ne  peut  mûrir  le  soleil  trop  pâle  du  Délia. 
Dans  le  village  ,  la  population  ,  par  son  nombre  et  son  activité, 
dénotait  l'approche  d'une  grande  ville  ;  je  montrai  les  murailles 
à  Mohammed  :  il  comprit  mon  désir.  El  Masr ,  s'écria-t-il ,  et 
lançant  son  âne  au  galop ,  il  nous  invita  du  geste  h  le  suivre. 
Nous  ne  nous  fîmes  pas  répéter  l'invitation ,  et  nos  montures  , 
qui  sentaient  qu'elles  retournaient  chez  elles,  secondèrent  de  leur 
mieux  notre  impatience.  Bientôt  nous  aperçûmes  le  Caire  par- 
faitement isolé  ,  dans  un  océan  de  sable  ,  dont  les  vagues  brû- 
lantes viennent  battre  sans  cesse  ses  flancs  de  granit ,  où  fini- 
raient par  faire  brèche,  si ,  ^eux  fois  l'an,  le  Nil,  puissant 
auxiliaire,  ne  délivrait  momentanément  la  ville  de  cet  incom- 
mode assiégeant.  A  mesure  que  nous  approchions ,  nous  distin- 
guions les  teintes  alternées  des  édifices  et  les  dessins  élégants 
des  coupoles  ,  puis  au-dessus  des  dents  coloriées  qui  couronnent 
les  remparts  ,  s'élançant  pareils  aux  pièces  d'un  immense  jeu 
d'échec,  les  madenehs  de  trois  cents  mosquées;  enfin,  nous 
atteignîmes  la  porte  de  la  Victoire ,  la  plus  belle  des  soixante- 
onze  qui  entourent  le  Caire,  et  par  laquelle  Bonaparte  entra  le 
lendemain  de  la  bataille  des  Pyramides  ,  le  29  juillet  1708. 

A  peine  entré  dans  la  ville  ,  M.  Taylor,  qui  savait  l'inconvé- 
nient de  se  promener  au  Caire  comme  un  provincial  arrivant  à 
Paris ,  enfila  au  galop  une  des  rues  qui  se  présentait  â  nous  : 
force  nous  fut  de  le  suivre ,  de  peur  de  nous  perdre  ;  etfective- 
ment  nous  voyions  que  nos  habits  à  l'européenne  attiraient  sur 
nous  l'attention  d'une  manière  peu  favorable  ;  il  y  a  des  moments 
où  l'on  devine  le  danger  sans  le  voir,  par  instinct  et  comme  par 
pressentiment.  L'uniforme  des  officiers  de  marine  surtout  préoc- 
cupait singulièrement  les  serviteurs  du  prophète.  Nous  redou- 
blâmes donc  de  vitesse,  coudoyant  Turcs  et  Arabes  qui  passaient 


REVUE  DE  PARIS.  311 

avec  leurs  brillants  costumes  devant  nos  yeux  éblouis ,  et  nous 
criaient  -xamin  ou  chemal,  c'est-à-dire,  à  droite  ou  à  gauche, 
selon  que  celle  manœuvre  leur  paraissait  nécessaire  de  noire 
part,  pour  ne  pas  les  déranger  dans  la  ligne  droite  et  invariable 
qu'ils  suivaient  gravement  soit  à  pied  soit  à  cheval.  Entin,  après 
une  de  ces  courses  comme  on  en  fait  en  songe,  au  milieu  d'êtres 
fantastiques  et  inconnus,  à  travers  les  rues  étroites  et  tortueuses 
que  M.  Taylor  nous  faisait  prendre,  parce  que  c'était  le  chemin 
le  plus  court,  nous  arrivâmes  au  milieu  du  quartier  franc,  et 
nous  descendîmes  à  la  porte  d'une  auberge  italienne. 

Notre  premier  soin  fut  de  faire  demander  un  tailleur;  notre 
aubergiste  nous  en  procura  un  aussitôt  :  c'était  un  Turc  pur 
sang.  11  nous  fît  choisir  des  étoffes,  puis  tirant  de  la  poche  de 
son  panlalon  un  fil  auquel  pendait  un  plomb,  il  susi)endit  ce 
plomb  de  manière  à  ce  quil  se  trouvât  au  niveau  de  mon  coude- 
pied,  appuya  le  iîl  sur  mon  épaule,  lut  le  degré  qui  était  marqué 
sur  le  fil;  en  fit  autant  à  chacun  de  nous  et  sortit  :  la  mesure 
était  prise. 

Cette  opération  achevée,  nous  songeâmes  à  une  autre  non 
moins  urgente  :  la  préoccupation  des  grands  souvenirs  qui  se 
présentaient  à  notre  esprit,  l'aspect  grandiose  du  paysage,  le 
désir  immodéré  d'arriver  au  Caire,  nous  avaient  fait  oublier  le 
déjeuner  ;  mais  à  peine  fûmes-nous  dans  nos  chambres,  où  le 
défaut  de  vêtements  nous  consignait  jusqu'au  soir  ,  que  notre 
estomac  réclama  d'une  manière  piessante  la  double  ration  qui 
lui  était  due.  La  chose  était  trop  juste  pour  que  nous  ne  nous 
empressassions  pas  de  le  satisfaire.  Nous  rappelâmes  notre  hôte, 
tous  enchantés  de  trouver  à  qui  parler  sans  interprète,  et  nous 
lui  commandâmes  à  diner.  Une  demi-heure  après  un  couvert  à 
l'européenne  se  dressait  dans  notre  chambre  ;  j'avoue  (jue  ce  ne 
fut  pas  une  médiocre  satisfaction  pour  moi,  que  de  m'asseoir 
chrétiennement  à  une  table.  Cependant  notre  préoccupation 
gastronomique  ne  nous  fit  pas  oublier  Mohammed;  nous  l'appe- 
lâmes par  la  fenêtre  de  la  cour,  et,  sur  notre  invitation,  il  prit 
place  par  terre  près  de  nous. 

Si  nous  l'avions  amusé  au  commencement  de  notre  voyage, 
lorsqu'il  nous  avait  fallu  remplacer  par  nos  doigts  seulement, 
la  cuillère,  la  fourchette  et  le  couteau,  c'étaient  nous,  à  cette 
heure,  qui  triomphions  j  le  pauvre  diable  était  tout  ébahi  de  nous 


212  REVUE  DE  PARIS. 

voir  jongler  aussi  adroitement  avec  des  instruments  qui  lui 
étaient  inconnus.  Il  n'essaya  pas  moins  de  nous  imiter;  mais 
après  s'être  piqué  les  gencives  deux  ou  trois  fois,  il  revint  au 
système  naturel,  et  destitua  cuillère,  fourchette  et  couteau.  La 
somptuosité  de  notre  repas  n'avait  pas  non  plus  médiocrement 
étonné  sa  frugalité  arabe;  mais,  sur  ce  deuxième  point,  il  fut 
plus  accommodant  que  sur  le  premier  :  il  mangea  de  tout  et 
trouva  tout  parfaitement  bon. 

Le  soir  venu,  nous  profitâmes  de  l'obscurité  pour  parcourir 
les  rues  qui  conduisaient  au  consulat  de  France.  Le  vice-consul, 
enchanté  de  voir  des  compalriotes,  voulut  nous  donner  une  pe- 
tite fête  :  une  demi-douzaine  de  musiciens  du  pays,  arrivèrent, 
s'accroupirent  en  rond  en  face  du  divan  sur  lequel  nous  étions 
assis,  accordèrent  leurs  instruments  avec  un  sérieux  imperturba- 
ble ,  et  commencèrent  à  jouer  des  airs  nationaux  interrompus 
par  des  chants.  Il  faut  avoir  entendu  la  music^ue  turque  ou  arabe 
pour  se  faire  une  idée  du  degré  où  peut  être  porté  le  charivari  ; 
le  nôtre  était  des  jjIus  complets,  et  sans  la  précaution  que  les 
musiciens  avaient  prise  de  nous  bloquer,  je  crois  que  mes  souve- 
nirs des  Italiens  l'emportant  sur  ma  politesse  naturelle,  j'aurais 
pris  la  fuite  à  la  quatrième  mesure.  Après  deux  heures  des  plus 
atroces  que  j'aie  passées  de  ma  vie,  les  exécutants  se  levèrent 
enfin,  toujours  graves  et  raides.  malgré  la  mauvaise  plaisanterie 
qu'ils  venaient  de  nous  faire,  et  sortirent.  Le  vice-amiral  nous 
dit  alors  que,  pour  nous  rendre  les  honneurs  qui  nous  étaient 
dus,  ils  nous  avaient  joué  leurs  airs  les  plus  graves,  mais  qu'une 
autre  fois  nous  entendrions  des  cavatines  plus  vives  et  plus 
gaies. 

Nous  revînmes  à  l'hôtel,  conduits  par  un  kaffa,  qui  marchait 
devant  nous  en  nous  éclairant  avec  une  lanterne  de  papier  collé 
sur  une  spirale  en  fils  de  fer  ;  les  rues  étaient  parfaitement  dé- 
sertes, nous  rentrâmes  sans  rencontrer  âme  qui  vive,  et  nous 
nous  couchâmes  dans  des  lits  :  c'était  la  première  fois  depuis 
Alexandrie. 

Cependant  quelque  supériorité  qu'eussent  les  couchettes  sur 
les  divans,  et  les  matelas  sur  les  tapis,  j'avais  les  nerfs  si  prodi- 
gieusement agacés  par  la  musique  infernale  dont  nous  avions 
été  régalés,  que  je  ne  pus  dormir.  Bientôt  une  cause  étrangère  et 
physique  vint  se  joindre  à  Tirrifalion  nerveuse  qui  me  tenait 


REVUE  DR  PARIS.  213 

éveillé  :  je  sentis  sauter  et  courir  sur  mon  lit  des  animaux  que 
je  ne  pouvais  distinguer  dans  Tobscurité,  et  qui,  malgré  ma 
pronipUtude  à  les  poursuivre  de  la  main,  aussitôt  que  je  les  sen- 
tais peser  sur  quelque  partie  de  mon  corps,  m'échappaient  avec 
une  adresse  et  une  sagacité  qui  dénonçaient  de  leur  part  une 
grande  pratique  de  ce  genre  d'exercice  ;  pendant  uu  moment  de 
repos,  où  je  me  tenais  à  Taffût,  j'entendis  Mayer,  couché  à 
l'autre  bout  de  la  chambre,  faire  la  même  chasse.  Dès-lors  il 
n'y  eut  plus  de  doute,  c'était  une  attaque  en  régie  et  combinée  j 
nous  nous  ralliâmes  aussitôt  par  la  parole,  et  nous  étant  infor- 
més mutuellement  de  la  situation  critique  dans  laquelle  nous 
nous  trouvions,  nous  nous  appuyâmes  aux  dossiers  de  nos  lits 
pour  n'être  point  surpris  par  derrière,  et  nous  commençâmes 
une  défense  en  règle.  Mais,  le  geste  et  la  parole  étaient  impuis- 
sants j  comme  le  mamelouck, 

Qui  charge,  corabaf,  fuit,  et  revient  fuir  encore, 

nos  ennemis  étaient  insaisissables  ;  je  pris  le  parti  de  faire,  ma 
chandelle  éteinte  à  la  main,  une  sortie  jusque  dans  l'anticham- 
bre, où  brûlait  une  lampe,  et  je  rentrai  immédiatement  avec  de 
la  lumière.  Celte  fois,  si  nous  n'avions  pas  pu  toucher  nos  anta- 
gonistes, nous  pûmes  au  moins  les  voir  c'étaient  d'énormes  rats, 
vieux  et  gras  comme  des  patriarches  ;  à  l'aspect  de  la  cliandelle 
allumée,  ils  opérèrent  leur  retraite  dans  le  plus  grand  désordre 
et  avec  des  cris  d'effroi,  par-dessous  la  porte,  qui  joignait  le 
plancher  à  quatre  pouces  près.  Nous  nous  ingéniâmes  alors  â 
qui  mieux  mieux  pour  leur  fermer  cette  issue;  après  plusieurs 
moyens  proposés  sans  résultats  acceptables,  je  vis  que  l'heure 
était  venue  d'un  grand  dévouement,  et,  nouveau  Curlius,  je  sa- 
crifiai ma  redingote  que  je  roulai  comme  un  bourrelet,  et  avec 
laquelle  je  calfeutrai  la  porte.  A  peine  recouchés  et  la  lumière 
éteinie,  le  siège  recommença;  mais  cette  fois  les  issues  étaient 
bouchées,  et  nous  nous  endormîmes  dans  la  certitude  que  ma 
tactique  avait  réussi. 

J'avais  mis,  le  soir,  une  redingole  sous  la  i)orte.  le  lendemain 
j'en  relirai  une  veste  ronde,  irrégulièrement  rongée  :  les  pans 
avaient  disparu  ;  c'étaient  les  dépouilles  opimes. 

Ce  déficit  dans  ma  loiletl<',  joint  à  l'impossibilité  de  sortir 


214  REVUE  DE  PARIS. 

sans  avanie  du  quartier  franc  où  il  n'y  a  rien  de  bien  curieux  à 
voir,  me  retint  à  l'hôfel.  Je  profilai  de  ce  jour  de  quarantaine, 
pour  jeter  sur  le  papier  quelques  réflexions  architecturales, 
résultat  des  anciennes  études  que  j'avais  faites  avec  31,  Taylor 
dans  le  Nord  et  des  nouvelles  que  je  venais  de  commencer  avec 
lui  en  Orient. 

L'architecture  arabe,  présente,  au  premier  abord,  un  carac- 
tère d'étrangeté  individuelle  qui  la  ferait  regarder,  ainsi  que  cer- 
taines plantes  indigènes  poussées  sur  le  sol,  comme  appartenant 
essentiellement  à  la  terre,  et  sans  analogue  au-delà  d'un  certain 
rayon  oriental.  Cependant,  si  mystérieusement  que  cetle  fille 
ingrate  s'abrite  sous  sa  coupole  d'or,  ceigne  sa  tète  de  versets, 
écrits  dans  une  langue  inconnue,  qui  lui  serrent  le  front  comme 
les  bandelettes  hiéroglyphiques  d'une  momie  égyptienne,  et  en- 
veloppe sa  taille  de  son  manteau  de  marbre  aux  mille  couleurs, 
une  fois  que  l'œil  de  l'archéologue,  familiarisé  avec  l'ébioins- 
sante  richesse  de  son  ornementation,  descend  des  détails  parti- 
culiers au  plan  général,  une  fois  qu'on  a  enlevé  la  première 
couche,  une  fois  enfin  que  le  sujet  est  écorché,  on  reconnaît  aux 
muscles,  aux  organes,  la  famille  antique,  l'origine  commune, 
la  source  fraternelle,  où  le  Nord  et  l'Orient,  le  christianisme  et 
le  mahométisme,  ont  été  chercher  ce  qui  leur  manquait  à  cha- 
cun en  propre,  c'est-à-dire  la  main  qui  devrait  tracer  le  plan 
des  mosquées  du  Caire  et  des  basiliques  de  Venise. 

Car  voilà  en  quelques  mots  l'histoire  complète  de  l'architec- 
ture. Née  avec  la  civilisation  antique  de  l'Inde,  elle  commença 
par  creuser  des  cavernes  avant  d'élever  des  palais  ;  elle  eut  des 
temples  monolithes  avant  d'avoir  des  cathédrales  aériennes  ;  puis, 
peu  à  peu,  ce  qui  était  dessous  monta  à  la  surlace,  et  ce  jour-là 
apparut  à  la  lumière  l'art  des  grandes  nations  et  des  grandes 
époques. 

L'architecture  indienne  traversa  l-elle  la  mer  Rouge  pour  pas- 
ser en  Ethiopie?  C'est  ce  que  l'on  ignore.  L'égyptienne  fut-elle  sa 
sœur  ou  seulement  sa  fille?  On  ne  sait.  Seulement  elle  partit  de 
Méroé,  grave  et  puissante,  comme  leur  aieule,  elle  bàlit  Philœ, 
Éléphantine,  Thèbes  et  Tentyra,  puis  s'arrêta  regardant  les 
remparts  de  Memphis  s'élever  sous  les  mains  d'hommes  étran- 
gers, qui  remontaient  le  Nil  qu'elle  descendait.  C'est  la  seconde 
époque.  C'est  l'époque  du  progrès  qui  précède  l'épocpie  de  l'art  ; 


REVUE  DE  PAKIS.  215 

c'est  réijoque  où  l'on  élève,  par  des  moyens  dynamiques  incon- 
nus de  nos  jours,  des  masses  gi^jantesques  sur  des  fùls  monoli- 
thes 5  c'esl  ré])oque  où  rarchilrave  d'un  seul  bloc,  se  rejoignant 
sur  le  centre  du  chapiteau,  forme  la  voûle  carrée  plate  et  mas- 
sive ,•  c'est  répoque,  enfin,  où  tous  les  monuments,  quelle  que 
soit  leur  destination,  auront  Tair  d'avoir  été  bâlis  pour  des 
géants,  car  le  mot  grandeur  est  l'idée  dominante  de  cette  époque, 
et  il  est  écrit  de  Babylone  à  Palanqué,  et  d'Éléphantine  aux 
murs  de  Sparte,  non  pas  avec  des  pierres,  mais  avec  des  ro- 
chers. 

La  Grèce  succède  à  l'Egypte;  la  fille  gracieuse  et  coquette,  à 
la  mère  silencieuse  et  voilée j  l'art,  à  l'idéalité,  le  beau,  à  la 
grandeur.  Alors  naissent  des  mots  inconnus,  la  pureté,  la  pro- 
portion, l'élégance;  Athènes,  Corinlhe,  Alexandrie,  éparpillent 
un  peuple  joyeux  de  nymphes  sous  quatre  ordres  de  colonnes  ; 
la  construction  reste  stationnaire,  l'ornementation  s'élève  à  son 
apogée. 

Puis  vient  Rome  la  laborieuse,  avec  son  monde  de  laboureurs 
et  de  soldats,  pour  qui  déjik  le  granit,  le  porphire  et  le  marbre 
sont  rares,  à  cause  de  la  dépense  qu'en  ont  faite  ses  aînées,  et 
qui  ne  possèdeque  son  travertin.  Il  faut  que  les  petits  matériaux 
succèdent  aux  grands  ;  mais  la  science  vient  au  secours.de  la 
pauvreté,  et  elle  invente  la  voûte  semi-circulaire.  Le  plein  cintre 
forme  dès-lors  le  principal  caractère  de  l'art  romain,  car  il  l'ap- 
plique à  tout,  à  ses  temples,  à  ses  aqueducs,  à  ses  arcs  de  triom- 
phe ;  seulement,  aux  extrémités  et  sur  les  limites  de  son  empire, 
il  reflète  les  pays  qui  l'avoisinent.  A  Petra,  il  creuse  des  palais 
monolithes  comme  dans  l'Inde;  à  Persépclis,  il  remplace  le 
chapiteau  toscan  ou  corinthien  par  la  tête  des  éléphants  de  Da- 
rius ou  des  chevaux  de  Xerxès. 

Tout  à  coup  cette  immense  Babel  est  interrompue  ;  l'Orient 
pousse  le  nord  sur  le  couchant,  et  tous  deux  viennent  rouler 
ensemble  à  travers  le  vieux  monde  qu'ils  enveloppent  comme 
un  serpent,  qu'ils  inondent  comme  une  mer,  qu'ils  dévorent 
comme  un  incemlie.  P\ome,  la  reine  du  monde,  prépare  à  la  hâte 
son  arche  saiiUe,  qui  aborde  à  Byzance  avec  la  semence  de 
chaque  art,  comme  INoé  aborde  au  mont  Ararat  avec  la  semence 
de  chaque  race. 

Cependcint,  non-seulemtiut  un  monde  a  succédé  à  un  autre, 


216  KEVUE  DE  PARIS. 

mais,  au  milieu  de  ce  cataclysme,  une  voix  du  ciel  s'est  fait  efi- 
tendre,  une  idée  nouvelle  a  été  formulée,  un  symbole  inconnu  a 
resplendi  ;  il  faut  des  monuments  qui  représentent  cette  idée, 
une  base  va  élever  ce  symbole;  les  Barbares  tournent  les 
yeux  vers  Byzance.  et  ils  reconnaissent  la  croix  sur  la  coupole 
de  Sainte-Sophie  :  le  symbole  et  le  monument  sont  réunis,  Tidée 
chrétienne  est  complète. 

Mais,  si  la  foi  est  partout,  là  est  l'art,  là  est  la  lumière;  c'est 
là  que  le  chrétien  doit  aller  chercher  ses  artistes,  et  l'Arabe  ses 
architectes  ;  car  l'arabe  est  ignorant,  barbare  et  fervent  coiiime 
le  chrétien.  Byzance  est  donc  la  source  commune;  ses  fils,  ap- 
pelés à  la  réédification  du  monde,  viennent,  descendants  dégé- 
nérés de  leurs  i)ères,  avec  leurs  souvenirs  antiques  et  leur  inha- 
bileté présente;  ils  essaient,  ils  tâtonnent,  ils  copient;  dans 
cette  première  période,  la  basilique  du  Christ  et  la  mosquée  de 
Mahomet  sont  sœurs,  et  ce  n'est  que  lorsque  les  exigences  de 
l'Évangile  et  du  Koran  ont  parlé  assez  haut  pour  que  les  pierres, 
le  granit  et  le  marbre  leur  obéissent,  que  les  deux  filles  de  la 
même  mère  se  séparent  pour  ne  plus  se  rapprocher. 

Alors  les  deux  pensées  en  travail  réunissent  autour  de  leur 
symbole  visible  tout  ce  qui  peut  le  compléter;  la  basilique 
prend  d'abord  la  forme  de  la  croix  grecque,  puis  bientôt  celle 
de  la  croix  latine,  qui  est  la  croix  du  Christ  ;  elle  élève  un  clocher 
auprès  de  son  porche  pour  y  montrer  de  son  doigt  de  pierre  le 
ciel  à  ceux([ue  ses  cloches  appellent  :  elle  bâtit  douze  chapelles 
en  mémoire  de  ses  douze  apôtres,  elle  incline  le  chœur  à  droite, 
parce  que  Jésus  a  incliné  la  tête  sur  l'épaule  droite  en  mourant, 
et  elle  perce  dans  ce  chœur  trois  fenêtres,  parce  que  Dieu  est 
triple  et  que  toute  lumière  vient  de  Dieu  :  maintenant  viennent 
les  vitraux  aux  mille  couleurs,  qui,  brisant  les  rayons  du  jour, 
feront  à  toute  heure  un  crépuscule  pour  la  méditation  et  la 
prière  ;  maintenant  vient  l'orgue,  cette  grande  voix  de  cathé- 
drale qui  i)arle  toutes  les  langues,  depuis  celle  de  la  vengeance 
jusqu'à  celle  de  la  miséricorde,  et  la  pensée  chrétienne  tout  en- 
tière sera  arrivée  à  son  plus  haut  degré  de  perfection  dans  la 
cathédrale  gothique  du  xv*^  siècle. 

Chez  le  musulman  au  contraire,  où  tout  doit  s'adresser  à  la 
matière  f4rien  à  l'àrae,  oiila  récompense  des  vrais  croyans,  après 
le  plaisir  dau;j  ce  monde,  sera  la  volupté  du  paradis,  le  monu- 


REVLK  DE  PARIS.  217 

ment  religieux  prend  un  tout  autre  caractère.  Son  j»reniier  soin 
est  d'ouvrir  la  voûte  au  sourire  éternel  de  son  ciel  :  il  fait  jaillir, 
sous  le  prétexte  de  ses  ablutions,  des  fontaines  d'argent  liquide 
dont  le  murmure  seul  rafraîchit  ;  il  les  entoure  d'arbres  touffus 
et  odoriférants,  sous  roinbrrip,e  desquels  il  appelle  ses  rossignols 
et  ses  poètes,  ne  réservant  qu'un  espace  étroit  ou  carré,  où  re- 
posera le  coi'ps  du  saint  musulman  abrité  par  un  dôme  enrichi 
d'ingénieuses  arabesques,  et  près  duquel  s'élèvera  le  raadeneh, 
tour  à  plusieurs  étages,  d'où  le  muezzin  appellera  trois  fois  par 
jour  les  fidèles  à  la  prière,  en  leur  rappelant  les  maximes  fonda- 
mentales de  leur  foi  5  puis  après  l'influence  religieuse  viendra 
l'intiluence  locale.  L'art  mahométan,  quoique  fils  de  Byzance,  ne 
passera  pas  impunément  si  près  de  Persépolis  et  de  Delhy  ;  ses 
arcs,  élargis  à  leur  centre,  se  refermeront  à  leur  base  avec  une 
grâce  persane,  et  l'Inde  lui  fournira  des  combinaisons  légères  et 
déliées  avec  lesquelles  il  recouvrira  ses  murs  d'une  dentelle  de 
pierre.  Alors,  à  son  tour,  la  pensée  raahométaue  sera  complète 
et  se  résumera  dans  sa  mosquée,  ainsi  que  la  pensée  chrétienne 
en  sa  cathédrale. 

Au  reste,  les  architectes  des  deux  pensées  ont  eu  cela  de  com- 
mun que  chacun  de  son  côté  ils  ont  détruit  pour  construire. 
Tous  ont  rebâti  leur  nouveau  monde  avec  les  débris  de  l'ancien. 
Ils  ont  trouvé  le  squelette  étendu  sur  le  sable,  et  ils  lui  ont  volé 
ses  ossements  les  plus  forts,  ses  merveilles  les  plus  élégantes; 
aux  chrétiens  le  Parlhénon,  le  Colysée,  le  temple  de  Jupiter 
Stator,  la  maison  dorée  de  ]\éron,  les  thermes  de  Caracalla,  les 
amphithéâtres  de  Titus  ;  aux  Arabesles pyramides,  Thèbes,  Mem- 
phis,  le  temple  de  Salomon,  les  obélisques  de  Karnac  et  les  co- 
lonnes de  Sérapis.  Et  cela,  par  ceite  volonlé  immuable  qui  ne 
permet  pas  que  rien  se  crée  de  nouveau,  mais  qui  veut  que  tout 
s'enchaîne,  et  qui,  par  cet  cncliaîncment,  a  donné  aux  hommes 
l'explication  de  l'éternité. 

Parmi  tous  ces  architectes  et  ces  faiseurs  de  villes,  ce  fut 
Ahmed-Ebn-Tayloun,  dont  le  père  était  chef  delà  garde  des  ca- 
lifes à  Bagdad,  qui  fonda  le  Yicux-Caire.  Ce  conquérant  nomade 
l'appela  Fosiat,  ou  la  tente,  et  y  fit  bâtir  la  mosciuée  de  Tay- 
loun.  Le  Fatimite  Djouîiaar  s'om;)ara,  en  9C9,  de  ce  campement 
de  pierres,  traça  l'emplacement  de  la  nouvelle  ville,  et  l'appela 
Maur-el-Kakirah,  la  ricturkuse.  Au  commencement  du  \u* 

3  Id 


218  REVUE  DE  PAKIS. 

siècle,  Salah-Eddin,  lieutenant  de  Nour-Eddin,  conquit  TÉgypte, 
et  enveloppa  la  P'ictorieuse  dans  sa  conquête.  Ce  fut  sous  lui 
que  Karacoush,  son  capitaine,  fit  bâtir  la  citadelle  et  les  murail- 
les d'enceinte.  Quelques  années  plus  tard,  Beybar,  le  chef  des 
mamelouks,  poignarda  le  visir  et  régna  à  sa  place  ;  enfin  ses 
descendants  possédèrent  tranquillement  le  Caire  jusqu'à  ce  qu'en 
1517  Sélim  fit  de  l'Egypte  une  province  turque.  Ce  fut  pendant 
le  cours  de  ces  différents  règnes  que,  tandis  que  tombait  la  ville 
d'Ahmed-Ebn-Tayloun ,  celle  de  Djouhaar  vit  successivement 
s'élever  ses  splendides  édifices. 

Le  Caire,  qui  occupe  une  immense  étendue  de  terrain,  et  dont 
la  population  s'élève  à  trois  cent  mille  âmes,  est  divisé  en  plu- 
sieurs quartiers,^comme  les  villes  européennes  du  moyen-âge,  le 
quartier  des  Arabes,  des  Grecs,  des  Juifs  et  des  chrétiens;  seule- 
ment chaque  quartier  est  séparé  par  des  portes  auxquelles  veil- 
lent la  nuit  des  gardes.  Nous  étions  comme  nous  l'avons  dit, 
dans  le  quartier  des  chrétiens,  qu'on  appelle  le  quartier  franc, 
et  dont  il  est  dangereux  de  sortir  avec  son  costume  à  l'euro- 
péenne, danger  auquel  le  lecteur  doit  cette  longue  discussion 
archéologique  et  chronologique,  dont  nous  lui  demandons  hum- 
blement excuse,  mais  que  nous  avons  crue  nécessaire  une  fois 
pour  toutes  dans  un  ouvrage  de  ce  genre. 

Le  lendemain,  à  l'heure  dite,  notre  marchand  d'habits  ai'riva. 
C'est  encore  à  celte  exactitude  que  je  fus  forcé,  comme  sur  beau- 
coup d'autres  choses,  de  reconnaître  la  supériorité  du  tailleur 
turc  sur  le  tailleur  français.  Quelques  compatriotes,  attirés  par 
la  curiosité  de  l'opération,  étaient  venus  pour  assister  à  notre 
métamorjjhose.  Le  tailleur  avait  amené  avec  lui  un  barbier, 
entre  les  mains,  ou  plutôt  entre  les  jambes  duquel  il  nous  fallut 
passer  avant  d'arriver  à  lui.  La  cérémonie  commença  par  moi  ; 
M.  Taylor,  qui  avait  à  traiter  de  sa  mission,  s'était  rendu  chez 
le  consul,  et  nous  avait  laissés  aux  soins  de  notre  toilette. 

Le  barbier  se  plaça  sur  une  chaise  et  me  fit  asseoir  à  terre. 
Puis,  il  tira  de  sa  ceinture  un  petit  instrument  de  fer  que  je  re- 
connus pour  un  rasoir,  en  le  lui  voyant  frotter  sur  la  paume  de 
la  main.  L'idée  que  cette  espèce  de  scie  allait  me  courir  sur  la 
léte,  me  fit  dresser  les  cheveux,  mais  presque  aussitôt  je  me 
trouvai  le  front  pris  entre  les  genoux  démon  adversaire,  comme 
dans  uu  élau,  et  je  compris  que  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  à  faire 


REVUE  DE  PARIS.  219 

était  de  ne  pas  bouger.  En  effet,  je  sentis  courir  successivement 
sur  toutes  les  parties  de  ma  tète ,  ce  petit  morceau  de  fer  si 
méprisé,  avec  une  douceur,  une  adresse  et  un  velouté  qui  m'al- 
lèrent  à  Tàme.  Au  bout  de  cinq  minutes,  le  barbier  déserra  les 
jambes,  je  relevai  le  front,  j'entendis  tout  le  monde  rire  ;  je  me 
regardai  dans  une  glace,  j'étais  complètement  rasé,  et  sur  tout 
le  crâne,  il  ne  me  restait  de  ma  chevelure  que  cette  charmante 
teinte  bleuâtre  qui  décore  le  menton  à  la  suite  des  barbes  bien 
faites.  J'élais  stupéfiant  de  celte  promptitude;  puis  je  ne  m'étais 
jamais  vu  ainsi,  et  j'avais  quelque  peine  à  me  reconnaître.  Je 
cherchai,  au-dessus  de  la  bosse  de  la  théosophie,  la  mèche  par 
laquelle  l'ange  Gabriel  enlève  les  musulmans  au  ciel,  elle  n'y 
était  même  pas.  Je  crus  que  j'avais  le  droit  de  réclamer;  mais 
au  premier  mot  que  j'en  dis,  le  barbier  me  répondit  que  cet  or- 
nement n'était  adopté  que  par  une  secte  dissidente,  peu  vénérée 
parmi  les  autres  à  cause  de  l'irrégularité  de  ses  mœurs.  Je  l'ar- 
rêtai au  milieu  de  sa  phrase  en  l'assurant  que  j'avais  à  cœur  de 
n'appartenir  qu'à  une  secte  parfaitement  pure,  attendu  que  mes 
mœurs  avaient  toujours  été,  en  Europe,  l'objet  de  l'admiration. 
Ce  point  arrêté,  je  passai  sans  regret  entre  les  mains  du  tailleur 
qui  commença  par  mettre  sur  ma  tète  rase  une  calotte  blanche, 
sur  cette  calotte  blanche  un  tarbouch  rouge,  et  sur  le  tarbouch 
un  chàle  roulé,  qui  me  transformait  presque  en  vrai  croyant.  On 
me  passa  ensuite  ma  robe  et  mon  abbaye  ;  la  taille  comme  la 
lête,  fut  serrée  avec  un  chàle,  et  dans  ce  chàle,  auquel  je  sus- 
pendis fièrement  un  sabre,  je  passai  un  poignard,  des  crayons, 
du  papier  et  de  la  mie  de  pain.  Dans  cet  accoutrement,  qui  ne 
me  faisait  pas  un  pli  sur  le  corps,  mon  tailleur  m'assura  que  je 
pouvais  me  présenter  partout.  Je  n'en  fis  aucun  doute;  aussi  at- 
lendis-je  avec  la  plus  grande  impatience  et  comme  un  acieur 
qui  va  entrer  en  scène,  que  le  travestissement  de  mes  compa- 
gnons fût  opéré.  11  leur  fallut,  à  leur  tour,  subir  sous  mes  yeux, 
l'opération  que  j'avais  subie  sous  les  leurs;  et  décidément,  ce 
n'était  point  encore  moi  qui  avais  la  plus  drôle  de  tète.  Enfin,  la 
toilette  achevée,  nous  descendîmes  l'escalier,  nous  franchîmes 
le  seuil  de  la  porte  et  nous  débutâmes. 

J'étais  assez  embarrassé  de  ma  personne  :  mon  front  était 
alourdi  par  mon  turban,  les  plis  de  ma  robe  et  de  mon  manteau 
embarrassaient  ma  marche,  mes  babouches  et  mes  pieds,  encore 


220  REVUE  DE  PARIS. 

mal  habitués  l'un  à  l'autre,  éprouvaient  de  fréquentes  solutions 
de  continuité.  Mohammed  marchait  sur  nos  flancs,  marquant  le 
pas  avec  les  mots  :  doucement,  doucement.  Enfin,  lorsque  la  pé- 
tulance française  fut  un  peu  calmée;  qu'un  peu  plus  de  lenteur 
cadencée  nous  eut  permis  dobserver  le  balancement  du  corps, 
nécessaire  pour  donner  la  grâce  arabe  à  notre  allure,  tout  alla 
pour  le  mieux.  En  somme,  ce  costume  parfaitement  approprié 
au  climat,  est  infiniment  plus  commode  que  le  nôtre,  en  ce  qu'il 
ne  serre  que  la  taille  et  laisse  toutes  les  articulations  parfaite- 
ment libres.  Quant  au  turban,  il  forme  autour  de  la  tète  une  es- 
pèce de  muraille,  à  l'aide  de  laquelle  celle-là  transpire  à  son 
aise,  sans  que  le  reste  du  corps  ait  à  s'en  inquiéter;  ce  qui  ne 
laisse  pas  que  d'être  fort  satisfaisant. 

Une  demi-heure  passée  à  nous  mahométaniser,  nous  commen- 
çâmes nos  investigations.  Notre  première  visite  fut  pour  le  palais 
du  pacha  ;  le  chemin  qui  y  conduit  était  rempli  de  fragments 
d'un  goût  exquis  à  la  contemplation  desquels  il  fallait  que  Mo- 
hammed nous  arrachât  à  toute  minute  ;  rien  ne  peut  donner  une 
idée  de  la  finesse  et  de  l'ingéniosité  de  l'ornementation  arabe  ; 
c'est  qu'aussi  partout  le  Caire  est  grand  par  ses  détails  comme 
par  son  ensemble,  lorsqu'il  laisse  seulement  apercevoir  le  bout 
d'une  rue  ou  le  coin  d'une  mosquée,  comme  lorsqu'il  découvre 
dans  une  vue  générale  ses  trois  cents  madenehs,  ses  soixante- 
douze  portes,  sa  ceinture  de  murailles,  ses  tombeaux  des  califes, 
ses  pyramides,  son  jNil  et  son  désert. 

Nous  traversâmes  rapidement  des  bazars  somptueux  et  des 
rues  couvertes  de  tentes,  puis  nous  arrivâmes  à  la  mosquée 
géante  du  sultan  Hassan,  séparée  par  une  place  de  la  citadelle, 
vers  laquelle  est  tournée  sa  principale  façade.  Nous  prîmes  le 
chemin  escarpé  qui  conduit  au  Divan  de  Joseph,  près  duquel 
était  u-ii  fameux  puits  que  M.  Taylor  nous  avait  désigné.  C'est 
un  édifice  quadrangulaire  destiné  à  fournir  de  l'eau  à  la  cita- 
delle, et  dont  la  profondeur  est,  dit-on,  égale  à  celle  du  fleuve  : 
il  est  creusé  dans  le  roc,  et  on  y  descend  par  des  degrés,  qu'é- 
clairent d'abord  des  jours  ménagés  dans  laçage  du  milieu  ;  mais, 
arrivé  à  une  certaine  profondeur,  il  est  indispensable  d'allumer 
des  flambeaux. 

Quant  à  la  mosquée  connue  sous  le  nom  du  Divan  de  Joseph, 
elle  est  soutenue  sur  des  colonnes  monolithes  d'un  marbre  ad- 


REVUE  DE  PARIS.  221 

mirable,qui  supportent  au-dessus  de  leurs  chapiLeaii\coîiihhi*ns 
des  arcs  un  peu  rentrants,  dont  le  coHtcnir  est  orné  de  lel:r;'S 
arabes,  indiquant  des  versets  particuliers  du  Koran.  En  conti- 
nuant de  gravir,  on  arrive  à  la  plate-forme;  c'est  sur  ce  peint 
culminant  que  s'élève  le  palais  du  pacha,  amas  de  i^ierres.  de 
colonnes  en  bois  et  de  peintures  italiennes  d'un  goût  détestable  ; 
le  tout  fort  mal  approprié  aux  exigences  du  climat. 

Ce  fut  Karacoush,  capitaine  et  premier  ministre  de  Saint- 
Eddin,  qui,  comme  nous  l'avons  dit,  fit  bâtir  la  titadelle,  creu- 
ser le  puits  et  tracer  les  murailles  de  la  nouvelle  ville;  aussi 
son  souvenir  est-il  des  plus  i)0pulaires,  et  comme  il  était  petit 
et  bossu,  on  donna  son  nom  à  une  espèce  de  polichinelle, 
qui  jouit  de  la  plus  grande  liberté  dans  les  rues  du  Caire,  où  il 
débite  en  gestes  et  en  paroles  les  obscénités  les  plus  prodigieuses. 
La  célébrité  de  leur  nom  a  valu  chez  nous  quelque  chose  de  pa- 
reil à  MM.  de  Malborough  et  de  La  Palisse. 

Nous  étions  accompagnés  dans  notre  excursion  par  M.  Msara, 
interprète  du  consulat,  ancien  drogman  des  mamelouks  de  la 
garde,  que  nous  avions,  en  arrivant,  trouvé  établi  à  notre 
hôtel  ;  il  joignait  à  cette  antique  recommandalion  une  industrie 
nouvelle,  celle  du  commerce  des  anliciuités  ;  il  possédait  en 
outre  une  foule  d'anecdotes  qui  le  rendait  un  cicérone  des  plus 
intéressants.  Ce  fut  lui  qui  nous  expliqua  le  magnifique  pano- 
rama que  nous  avions  sous  les  yeux,  du  point  élevé  où  nous 
étions  parvenus. 

La  citadelle  domine  tout  le  Caire.  En  tournant  la  face  à  l'o- 
rient et  le  dos  au  fleuve,  on  a  à  sa  droite  le  midi,  à  sa  gauche 
le  nord,  et  l'on  embrasse  un  demi-cercle  immense  ;  sur  les  ailes 
à  nos  pieds,  s'élevaient  les  tombeaux  des  kalifes,  ville  morte,  si- 
lencieuse et  inhabitée,  mais  debout  comme  une  ville  vivante. 
C'est  la  nécropolis  des  géants.  Chaque  sépulcre  est  grand  comme 
une  mosquée,  et  chaque  monument  a  son  gardien,  muet  comme 
le  sépulcre.  Nous  irons  la  visiter  plus  tard  avec  des  flambeaux, 
évoquer  ses  spectres  et  effrayer  ses  oiseaux  de  proie.  qiH.  tout 
le  jour,  se  tiennent  sur  les  flèches  qui  la  surmontent,  et  la  nuit 
rentrent  dans  les  tombeaux,  comme  pour  dire  aux  âmes  des  ca- 
lifes que  c'est  ù  leur  tour  de  sortir.  Dtn-rière  cette  viile  monu- 
mentale et  mortuaire  passe  la  chaîne  lu  Mokattan,  rocher  h  pic 
et  aride,  qui  reflète  jusqu'au  Caire  les  rayons  ardents  du  soleil. 

19. 


222  REVUE  DE  PARIS. 

Eu  faisant  volte-face,  on  a  sous  ses  pieds  la  ville  vivante  au 
lieu  de  la  ville  morte  ;  en  plongeant  dans  les  rues  emmêlées  et 
tortueuses,  au  fond  desquelles  on  voit  circuler  lentement  et 
gravement  quelques  Arabes  à  pied,  vêtus  de  leur  magnifique 
msaliaii,  ou  quelques  Turcs  à  ânej  puis  des  encombrements 
d'où  partent  des  cris  de  chameaux  et  de  marchands,  et  qui  sont 
des  bazars  ;  un  toit  de  coupoles,  qui  semblent  des  boucliers  de 
géants,  une  forêt  de  madenehs  pareils  à  des  mâts  ou  à  des  pal- 
miers; à  gauche,  le  Vieux-Caire  ou  la  tente  de  Tayloun;  à 
droite,  Boulak,  le  désert.  Héliopolis  ;  en  face,  au-delà  de  la 
ville,  le  Nil,  avec  son  île  de  Roudah,  et  sur  son  autre  rive  le 
champ  de  bataille  d'Embabeh  5  au-delà,  le  désert  ;  au  sud-ouest, 
Ghyzé,  le  sphynx,  les  pyramides,  une  forêt  de  palmiers  im- 
mense, oii  dort  le  colosse  et  oii  fut  Memphis  ;  au-dessus  de  leurs 
cimes,  des  pyramides  encore;  puis  le  désert,  le  désert  à  tous 
ces  horizons  :  un  occéan  de  sable  immense  comme  l'océan 
d'eau,  avec  son  tlux  et  son  reflux;  ses  caravanes  qui  le  fendent 
comme  des  flottes  ;  ses  dromadaires  qui  le  sillonnent  comme  des 
barques  ;  son  simoun  qui  l'agite  comme  un  ouragan. 

C'est  sur  la  plate-forme  oiî  nous  étions  que  le  pacha  d'Egypte 
fit  mitrailler,  en  1818,  je  crois,  toute  cette  vieille  milice  de  ma- 
melouks qu'il  avait  fait  appeler  comme  pour  une  fête;  elle  était 
venue,  ainsi  que  d'habitude,  revêtue  de  ses  plus  beaux  costu- 
mes, armée  de  ses  plus  belles  armes,  portant  avec  elle  toutes  ses 
richesses.  A  un  sigîial  donné  par  le  pacha,  la  mort  éclata  de 
tous  côtés;  les  bouches  des  canons  croisèrent  leur  flamme  et 
leur  fer,  et  chevaux  et  hommes  roulèrent  dans  le  sang.  Alors 
toute  cette  troupe  éperdue  se  dispersa  heurtant  du  front  les  mu- 
railles, avec  des  cris  insensés  de  vengeance  et  de  fureur,  se 
mêlant  en  tourbillons,  se  divisant  en  groupes,  s'éparpillant 
comme  les  feuilles  que  le  vent  chasse,  se  réunissant  tout  à  coup, 
et  revenant  dans  un  dernier  effort  briser  le  poitrail  de  ses  che- 
vaux aux  embouchures  grondantes  des  canons,  puis  repartant 
comme  des  volées  d'oiseaux  efi^arouchés,  poursuivis  dans  leur 
course  par  la  pluie  de  bronze  qui  les  suivait.  Plusieurs  alors 
se  précii)itèrent  du  sommet  de  la  citadelle,  et  s'abîmèrent  eux  et 
leurs  montures;  cependant,  parmi  ceux-ci,  deux  se  relevèrent; 
chevaux  et  cavaliers,  étourdis,  frémirent  un  instant  comme  des 
statues  équestres  dont  un  tremblement  de  terre  secoue  la  base  j 


REVUE  DE  PARIS.  223 

puis  les  deux  cavaliers  et  les  deux  chevaux  repartirent  avec  la 
rapidité  de  l'éclair,  traversèrent  la  porte  de  la  ville,  qui  n'était 
pas  fermée,  et  se  trouvèrent  hors  du  Caire.  Ils  se  dirigèrent 
aussitôt  vers  la  ville  des  califes,  traversèrent  la  cité  silencieuse, 
qui  retentit  comme  une  catacombe.  puis  arrivèrent  au  pied  de 
la  chaîne  du  Mokattan,  au  moment  où  une  troupe  de  cavaliers 
de  la  garde  du  pacha  sortait  de  la  ville  pour  les  poursuivre  ;  l'un 
prit  le  chemin  d'El-Arich,  l'autre  s'enfonça  dans  la  montagne; 
l'escorte  se  partagea  et  les  poursuivit. 

Ce  fut  quelque  chose  de  merveilleux  que  cette  course  de  vie 
et  de  mort  et  que  ces  chevaux  du  désert,  lâchés  à  travers  la 
montagne,  bondissant  par-dessus  les  rochers,  franchissant  les 
torrents,  côtoyant  les  précipices.  Trois  fois  le  cheval  d'un  des 
mamelouks  tomba,  au  bout  de  son  haleine,  et  presque  à  la  fin 
de  sa  vie  ;  trois  fois,  en  entendant  le  galop  qui  le  poursuivait,  il 
se  releva  et  reprit  sa  course  ;  enfin,  il  s'abattit  pour  ne  plus  se 
relever.  L'homme  alors  donna  un  louchant  exemple  de  récii)ro- 
que  fidélité  ;  au  lieu  de  se  laisser  glisser  de  quelque  rocher  dans 
quelque  gorge,  et  de  gagner  des  pics  inacressibles  aux  chevaux, 
il  s'assit  auprès  de  son  coursier,  la  bride  au  bras,  et  il  attendit,- 
les  soldats  le  tuèrent  sans  qu'il  proférât  une  plainte,  sans  qu'il 
poussât  un  soupir.  Quant  à  l'autre  mamelouk,  plus  heureux  que 
son  camarade,  il  traversa  El-Arich,  gagna  le  désert,  et  devint 
gouverneur  de  Jérusalem,  oîi  nous  l'avons  vu  seul  et  dernier 
débris  de  ce  corps  redoutable  qui  trente  ans  auparavant  rivalisait 
de  courage  avec  l'élite  de  notre  jeune  armée. 

Ce  que  nous  remarquâmes  surtout  dans  cette  première  course, 
c'est  la  quantité  d'oreilles  et  de  nez  qui  manquait  aux  visages 
que  nous  rencontrions,  et  qui  donnait  aux  braves  gens  mutilés 
de  cette  façon  l'aspect  le  plus  fantastique.  J'interrogeai  Moham- 
med sur  cet  étrange  phénomène  ;  il  me  répondit  que  ces  hono- 
rables invalides  étaient  tout  bonnement  des  pratiques  du  tribu- 
nal correctionnel  du  Caire.  Cela  demandait  une  explication  : 
M,  Msara,  toujours  officieux  et  causeur,  nous  la  donna  à  l'in- 
stant. 

Au  Caire,  pays  primitif,  et  qui  n'a  pas  encore  eu  le  temps 
d'arriver  à  notre  civilisation,  il  n'y  a  pas  une  armée  de  mou- 
chards pour  surveiller  l'armée  des  voleurs  ;  d'ailleurs  les  plus 
minutieuses  recherches,  la  surveillance  la  plus  exacte,  seraient 


224  REVUE  DE  PARIS. 

facilement  déçues.  Le  surveillé  franchit  les  murs  du  Caire,  et  il 
est  dans  le  désert.  Or  la  justice  a  horreur  du  sable  comme  de 
l'eau;  toute  mer  répouvante;  il  fallait  remédier  à  cet  inconvé- 
nient. Les  kadis,  que  cela  regardait  particulièrement,  cherchè- 
rent dans  leur  tête,  et  trouvèrent  un  moyen  ingénieux  de  distin- 
guer les  voleurs  des  honnêtes  gens. 

Quand  un  vol  a  été  commis  et  que  le  voleur  est  pris,  ce  qui 
arrive  quelquefois,  le  kadi  fait  venir  l'accusé,  l'interroge,  dresse 
sa  procédure,  et  quand  sa  conviction  est  établie,  ce  qui  est  vite 
fait,  il  prend  d'une  main  l'oreille  du  voleur,  de  l'autre  un  rasoir, 
et  passe  adroitement  l'insUument  entre  sa  main  et  la  tête  du 
prévenu  ;  assez  habituellement  le  résultat  de  celte  manœuvre  est 
que  le  morceau  lui  reste  entre  les  doigts,  et  que  le  prévenu  s'en 
va  déferré  d'une  oreille. 

On  comprend  combien  un  pareil  procédé  simplifie  l'action  de 
la  police.  Si  un  voleur  déjà  repris  de  justice  commet  un  second 
vol,  il  n'y  a  pas  de  dénégation  possilile,  à  moins  que  l'oreille 
n'ait  repoussé,  ce  qui  est  rare.  Alors  on  coupe  l'autre,  en  vertu 
de  cet  axiome  de  droit,  no}i  bis  in  idem.  Si  le  voleur  est  incor- 
rigible, et  qu'il  retombe  une  troisième  fois  dans  la  même  faute, 
le  kadi  s'en  prend  alors  au  milieu  du  visage  et  coupe  le  nez 
comme  il  a  coupé  les  oreilles.  C'est  alors  aux  bourgeois  du 
Caire  de  se  tenir  pour  avertis,  quand  ils  voient  s'approcher  d'eux 
une  tête  qui  manque  de  quelques-uns  de  ses  accessoires,  car 
les  propriétaires  ont  le  ridicule  de  tant  les  regretter,  qu'ils  les 
cherchent  dans  toutes  les  poches  qu'ils  trouvent  sur  leurs 
routes.  Au  reste,  si  vous  sentez  au  Caire  une  main  dans  votre 
poche,  tirez  votre  poignard,  coupez-la,  et  allez-vous-en  avec; 
s'il  y  a  des  bagues  aux  doigts,  tant  mieux  pour  vous  :  vous 
pouvez  être  tranquille,  le  propriétaire  ne  la  réclamera  pas. 

M.  Msara  finissait  de  nous  donner  cette  explication,  lorsque 
nous  vîmes  le  kadi  en  exercice.  Le  kadi  sort  le  matin,  sans  pré- 
venir où  il  doit  se  rendre  ;  il  prend  son  vol  à  travers  la  ville,  et, 
suivi  de  ses  exécuteurs,  s'abat  sur  le  premier  bazar  qu'il  ren- 
contre; là,  il  s'assied  au  hasard  dans  une  boutique,  vérifie  les 
poids,  les  mesures  et  les  marchandises,  écoule  la  clameur  publi- 
que, interroge  le  marchand  pris  en  conlravenllon,  puis,  sans 
avocat,  sans  juge  et  surtout  sans  retard,  prononce  l'arrêt,  ap- 
plique le  châtiment,  et  se  remet  en  quête  d'un  nouveau  délin- 


REM'E  DE  PARIS.  225 

quant.  Les  peines  alors  changent  de  caractère  :  on  ne  peut  pas , 
maljjré  la  ressemblance,  traiter  les  marchands  ccnnme  les  vo- 
leurs, cela  ôterait  la  confiance  au  commerce  ;  aussi  les  condiim- 
nations  sont-elles  ordinairement,  les  plus  douces  :  la  conîlsca- 
tion;  les  modérées,  la  fermeture  des  boutiques  ;  et  les  sévères, 
l'exposition.  Cette  exposition  se  fait  d'une  manière  toute  ])arli- 
culière  ;  on  adosse  le  patient  contre  sa  boutique,  on  lui  fait 
lever  les  talons  de  manière  à  ce  que  tout  le  poids  de  son  corps 
porte  sur  la  pointe  des  pieds,  puis  on  lui  cloue  l'oreille  contre  sa 
porte  ou  contre  son  volet,  ce  qui  lui  donne  l'air  de  faire  des 
pointes  à  la  manière  d'ElssIer  ou  de  la  Brugnoli.  Ce  suj)piice 
ingénieux  dure  deux,  quatre  ou  six  heures.  Il  est  inutile  de  dire 
que  le  patient  peut  l'abréger  en  pratiquant  une  déchirure; 
mais  cela  arrive  rarement.  Les  marchands  turcs  tiennent  à 
leur  honneur,  et  pour  rien  au  monde,  ils  ne  voudraient  res- 
sembler à  un  voleur  par  l'absence  du  plus  petit  morceau  d'o- 
reille. 

Je  m'arrêtai  devant  un  de  ces  malheureux  qui  venait  d'être 
cloué  à  l'instant  même  ;  j'allais  m'apitoyer  sur  son  sort,  lorsque 
Mohammed  me  dit  que  c'était  un  habitué,  et  que,  si  je  regaidais 
ses  oreilles  de  près,  je  les  trouverais  comme  des  écumoires.  Cela 
changea  complètement  mes  dispositions  à  son  égard;  il  en  avait 
encore  pour  sept  quarts  d'heure  :  c'était  beaucoup  plus  qu'il  ne 
m'en  fallait  pour  faire  son  portrait.  J'invitai  le  reste  de  la  so- 
ciété à  continuer  son  chemin  avec  M.  Msara,  et  à  me  laisser 
Mohammed,  avec  qui  je  me  tirerais  d'affaire;  mais  mon  fidèle 
Mayer  ne  voulut  pas  m'abandonner.  Nous  restâmes  donc  tous 
les  trois  :  les  autres  continuèrent  leur  route. 

Le  tableau  était  tout  composé.  Le  boulanger,  cloué  pai'  l'o- 
reille, se  tenait  debout  raide  et  tout  d'une  pièce  sur  l'exlrémilé 
des  gros  orteils,  et  près  de  lui  assis,  sur  le  seuil,  le  garde  chargé 
de  l'exécution,  fumait  une  chibouque,  dont  la  charge  paraissait 
avoir  été  calculée  sur  le  temps  du  supplice.  Autour  des  deux 
personnages,  un  demi  cercle  de  curieux  s'élargissait  ou  se  ré- 
trécissait, selon  que  de  nouveaux  venus  arrivaient,  ou  (pie  d'an- 
ciens arrivés  s'en  allaient,  Nous  prîmes  place  sur  une  ûqs  ailes, 
et  je  commençai  mon  travail. 

Au  bout  de  dix  minutes,  le  boulanger  ,  voyant  (pi'il  n'y 
avait  aucune  pitié  à  attendre  du  publir.    i)arnii  lequ;!  d'ail- 


226  REVUE  DE  PARIS. 

leurs  il  reconnaissait  peut-être  quelques-unes  de  ses  pratiques, 
se  hasarda  :>  adresser  la  parole  à  son  gardien  : 

—  Frère,  lui  dil-il,  une  loi  de  notre  saint  prophète  est  que  les 
hommes  doivent  s'entr'aider. 

Le  gardien  ne  parut  avoir  rien  à  objecter  contre  ce  précepte, 
et  continua  tranquillement  de  fumer. 

—  Frère,  reprit  le  patient,  m'as-tu  entendu? 

Le  gardien  ne  donna  d'autre  signe  d'adhésion  qu'une  large 
bouffée  de  fumée  qui  monta  au  nez  de  son  voisin. 

—  Frère,  ajouta  celui-ci,  l'un  de  nous  deux  pourrait  aider 
l'autre,  et  être  agréable  à  Mahomet. 

Les  bouffées  de  fumée  se  succédaient  avec  une  régularité 
désespérante  pour  le  malheureux  qui  demandait  autre  chose. 

—  Frère,  continua-t-il  d'une  voix  dolente,  —  mets  une  pierre 
sous  mes  talons,  et  je  te  donnerai  une  piastre,  —  silence  ab- 
solu, —  deux  piastres,  —  pause,  —  trois  piastres,  —  fumée,  — 
quatre  piastres. 

—  Dix  piastres  (1),  dit  le  gardien. 

L'oreille  et  la  bourse  du  boulanger  se  livrèrent  un  combat 
qui  se  refléta  sur  sa  physionomie  ;  entîn  la  douleur  l'emporta,  et 
les  dix  piastres  tombèrent  aux  pieds  du  gardien,  qui  les  ra- 
massa, les  compta  les  unes  après  les  autres,  les  mit  dans  sa 
bourse,  posa  sa  chibouque  contre  le  mur,  se  leva,  alla  chercher 
un  caillou  gros  comme  un  œuf  de  mésange,,  et  le  plaça  délicate- 
ment sous  les  pieds  de  son  voisin. 

—  Frère  ,  dit  le  patient,  je  ne  sens  rien  sous  mes  pieds. 

—  Il  y  a  cependant  une  pierre,  dit  le  gardien  en  reprenant  sa 
place  et  sa  chibouque,  et  en  se  mettant  à  fumer;  seulement  je 
l'ai  choisie  proportionnée  à  la  somme.  Donne-moi  un  talari 
(cinq  francs),  et  je  te  mettrai  sous  les  pieds  une  pierre  si  belle 
et  si  bien  appropriée  à  ta  situation,  que  tu  regretteras  dans 
le  paradis  la  place  que  tu  avais  à  la  porte  de  la  boutique. 

Le  résultat  de  tout  cela  fut  que  le  gardien  eut  ses  cinq  francs 
et  le  boulanger  sa  pierre.  Je  ne  sais  pas,  au  reste,  comment  la 
séance  se  termina,  mon  dessein  ayant  été  achevé  au  bout  d'une 
demi-heure. 

(1)  11  est  bien  entendu  que  la  piastre  dont  nous  parlons  est  toujours 
la  piastre  égyptienne,  qui  vaut  6  ou  7  sous  de  France. 


REVLE  DE  PARIS.  2i7 

Comme  la  chaleur  commençait  à  être  fatigante  et  que  notre 
tournée  était  loin  d'être  achevée.  Mohammed  fit  un  signe  et 
deux  ânes  magnifiquement  caparaçonnés  nous  furent  amenés. 
C'étaient  bien  les  bêtes  les  plus  pétulantes  que  nous  eussions  en- 
core rencontrées  ;  mais  nous  sortions  pour  dessiner  et  non  pour 
gagner  le  prix  de  Chantilly.  Nous  les  forçâmes  donc  de  marcher 
à  notre  allure,  ce  qui  ne  fut  pas  chose  facile,  surtout  pour 
Mayer,  qui,  en  sa  qualité  d'officier  jde  marine,  n'avait  pas  le 
moindre  goût  pour  l'équitation.  Mohammet  nous  assura  qu'a- 
vant l'arrivée  des  Français  au  Caire,  jamais  on  n'avait  vu  un 
âne  galopper  jmaisles  pacifiques  quadrupèdes  n'eurent  pas  plus 
tôt  tâté  des  moyens  ingénieux  qu'employaient  les  nouveaux 
venus,  tels  que  la  pointe  de  la  baïonnette  ou  les  mèches  d'ama- 
dou allumées  sous  la  queue,  qu'ils  adoi)tèrent  ce  galop  éternel 
qui  s'est  perpétué  de  génération.  Cependant  Mohammed  pi'éten- 
dait  qu'en  général  ils  avaient  l'intelligence  de  sentir  à  quelle 
race  appartenait  leur  cavalier.  En  effet,  j'ai  vu  des  animaux, 
que  je  reconnaissais  pour  avoir  eu  toutes  les  peines  du  monde 
à  les  dompter  la  veille,  marcher  tranquillement  sous  la  con- 
duite d'un  grave  Turc,  ou  trotter  convenablement  entre  les 
jambes  d'un  marchand  cophte  :  quant  à  ceux  que  j'ai  vus  h  la 
solde  des  voyageurs  français,  c'étaient  toujours  de  véritables 
Bucéphales. 

Nous  visitâmes  successivement  plusieurs  bazars.  Chaque  ba- 
zar est  presque  toujours  affecté  à  un  seul  genre  de  marchan- 
dises, comme  chaque  commerçant  à  un  seul  genre  de  com- 
merce, et  chaque  esclave  à  un  seul  genre  de  service,  Nous 
commençâmes  par  le  bazardes  comestibles  :  il  y  avait  d'abord, 
et  surtout,  du  riz,  qui  est  la  denrée  la  plus  facile  à  iransporler, 
et  la  principale  nourriture  de  la  population  ;  puis  de  la  pâte 
d'abricot  roulée  comme  des  tapis  et  dont  chaque  pièce  avait  de 
vingt-cinq  à  trente  pieds  de  longueur  sur  (rois  ou  quatre  de 
large;  puis  des  dattes  choisies,  puis  des  dattes  trop  mûres  et 
des  dattes  trop  vertes  pilées  ensemble  et  agglomérées  en  cubes 
qui  pèsent  de  cent  à  cent  cinquante  livres  :  c'est,  avec  le  riz,  la 
principale  nourriture  du  peuple  ;  seulement  l'un  est  considéré 
comme  dîner  et  l'autre  comme  dessert  :  celte  pâle,  au  reste,  lui 
est  vendue  à  vil  prix. 

Les  bazars  de  costumes  sont  riches  j  les  chàlts  des  Indes  y 


2:28  HE  VUE  DE  PARiS. 

soiU  en  {îrande  quantilé  ;  leur  prix  m'a  paru  coté  à  peu  près  à 
la  moitié  de  ce  qu'ils  coûtent  en  France.  Le  bazar  des  armes  est 
somptueux  ;  les  armes  blanches  surtout  sont  matOfnifiques,  mais 
rares  et  recherchées.  Presque  jamais  on  n'y  trouve  ni  poignards 
ni  sabres  tout  montés;  il  faut  acheter  la  lame,  la  faire  emman- 
cher chez  un  armurier,  la  porter  ensuite  chez  le  gaînier  pour 
qu'il  y  fasse  un  fourreau,  puis  chez  Targentier  pour  qu'il  la  gar- 
nisse, puis  chez  le  passementier  pour  qu'il  y  suspende  les  cor- 
dons, puis  enfin  chez  le  vérificateur  pour  qu'il  y  applique  le 
poinçon,  Quelques  lames  sont  d'un  prix  exorbitant  ;  elles  valent 
jusqu'à  2.000,  2,o00et  5,000  francs. 

Pour  faciliter  les  achats,  les  juifs  parcourent  les  bazars,  et 
proposent  de  changer  l'or  et  l'argent,  ou  de  prêter  des  fonds 
aux  personnes  connues  qui  auraient  besoin  d'une  somme  plus 
forte  que  celle  qu'elles  auraient  apportée  :  on  les  reconnaît, 
au  premier  coup  d'œil,  à  leurs  costumes  noirs,  les  lois  somp- 
tuaires  du  Caire  leur  interdisant  toute  autre  couleur. 

Pour  terminer  la  journée,  nous  allâmes  au  bazar  des  femmes. 
Le  bâtiment  qui  les  renferme  est  divisé  en  misérables  cours  car- 
rées, contre  les  murs  desquelles  sont  appliquées  des  cages;  au 
milieu  de  chaque  cour  passe  une  cloison  qui  la  sépare  en  deux  : 
le  premier  étage  est  occupé  par  des  appartements  un  peu  plus 
comfortables  réservés  aux  esclaves  de  prix. 

Nous  entrâmes  dans  les  cours,  et  nous  trouvâmes  la  marchan- 
dise que  nous  venions  visiter  parfaitement  nue,  afin  que  nous 
puissions  d'abord  apprécier  sa  qualité,  puis  ensuite,  assortie 
l)ar  couleur,  par  nation  et  par  âge  :  il  y  avait  des  juives  aux 
traits  graves,  au  nez  droit,  aux  yeux  longs  et  noirs  ;  des  Arabes 
à  la  teinte  basanée,  avec  des  anneaux  d'or  aux  jambes  et  aux 
bras;  des  Nubiennes  avec  leurs  cheveux  nattés  en  tresses,  d'une 
finesse  extrême,  et  qui  se  partagent  sur  le  milieu  de  la  tète,  pour 
retomber-  à  droite  et  à  gauche;  parmi  celles-ci,  qui  toutes 
étaient  noires,  il  y  avait  cependant  deux  classes  et  deux  tarifs  ; 
c'est  ([ue  qiielques-unes  appartenaient  à  une  race  qui  a  le  pri- 
vilège, quelle  que  soit  la  chaleur,  de  conserver  une  peau  froide 
comme  celle  d'une  couleuvre,  ce  qui  est  d'un  prix  inapjii'éciable 
jiour  le  maître,  dans  ce  climat  ardent,  où  tout  ce  qui  respire 
passe  dix  heures  par  jour  à  chercher  la  fraîcheur;  enfin,  il  y 
avait  de  jeunes  Grecques,  élevées  à  Scio,  à  iXaxos  et  à  Melo,  et 


I 


KEVUfc:  DE  FArxiS.  2j9 

parmi  celles-ci  une  jeune  enfant  ravissante  de  giàce  et  de 
beauté,  dont  je  demandai  le  prix,  et  que  Ton  me  fit  ôOO  fr. 

Toules  ces  esclaves  sont  toujours  joyeuses  en  ai)parence,  car, 
horriblement  nourries  par  leurs  marchands,  battues  à  la  moin- 
di-e  fauîe  ou  plutôt  au  moindre  caprice,  aucune  condition  n'est 
pire  jtour  elles  que  cel'e  de  rester  au  magasin.  Aussi  n'y  a-t-il 
pas  de  mines,  de  sourires,  de  promesses  muettes  et  lascives  que 
ces  malheureuses  ne  fassent  aux  acheteurs  qui  les  visitent.  Les 
marchands  les  traitent  absolument  comme  du  bétail,  et  il  n'y  a 
pas  de  cheval  au  marché,  sur  lequel  la  curiosité  de  l'amateur 
puisse  s'exercer  d'une  manière  i)lus  naïve  et  plus  étendue  que 
sur  ces  malheureuses  créatures.  Au  reste,  sous  ce  climat  de  feu, 
une  femme  n'est  plus  jeune  à  vingt  ans. 

Dans  ces  derniers  bazars,  on  retrouve  encore  les  juifs;  mais 
là  ils  vendent  des  costumes.  Comme  la  livraison  se  fait  au  mo- 
ment même  de  l'achat,  et  que  la  marchandise  est  complètement 
nue,  l'acheteur  ne  peut  pas  l'emmener  sans  la  couvrir  au  moins 
d'une  couverture. 

Il  y  a  aux  environs  de  cliaque  bazar  de  magnifiques  fontaines  : 
ce  sont  de  beaux  et  somptueux  monuments  presque  toujours 
isolés,  et  dont  un  grillage  en  bronze  ferme  les  ouvertures. 
A  chaque  fenêtre  un  bol  en  cuivre  est  suspendu  par  une  chaîne; 
on  passe  le  bras  à  travers  les  grillages,  on  puise  de  l'eau,  on 
boit,  et  on  laisse  retomber  le  bol  qu'attend  presque  toujours  une 
autre  bouche  altérée.  11  y  a  éternellement,  près  de  chaque  fon- 
taine, une  douzaine  d'Arabes  assis  :  ils  tournent  autour  du  mo- 
nument avec  le  soleil,  de  sorte  qu'ils  ont  toujours  les  deux 
choses  les  plus  précieuses  dans  ce  climat ,  de  l'eau  et  de 
l'ombre. 

Nous  sortions  du  bazar  si  préoccupés  de  ce  que  nous  venions 
de  voir,  que  nous  laissions  nos  ânes  maîtres  de  nous  conduire, 
lorsque  nous  nous  trouvâmes,  en  |trenanl  une  rue  qui  nous 
conduisait  au  quartier  franc,  marcher  au-devant  d'une  troupe 
de  femmes  qui  allaient  au  bain  ;  elles  étaient  toules  mi)nlé(;3  sur 
des  mules,  couvertes  de  manies  de  soie  blanche,  et  s'avançaient 
conduites  par  un  eunuque  aux  armes  du  pacha.  Chacun  se  ran- 
geait sur  le  chemin  qu'elles  allaient  |)arcourir,  les  hommes  se 
jetant  le  visage  contre  lerre.  ou  se  collant  la  ligure  le  long  des 
murailles,  de  sorte  qu'il  n'y  avait  que  Mayer  et  moi  au  milieu 
S  fi9 


330  RliVL'K  UE  PARI?*. 

de  la  rue.  Moiiamined,  qui  vit  le  danger,  saisit  aussitôt  mon  ànc 
parle  licol,  et  le  tira  dans  un  rentrant  de  maison,  criant  à 
Mayer,  à  [rjuche!  à  gauche!  seigneur  Français!  à  gauche! 
Mais  le  conseil  à  ce  qu'il  paraît,  était  plus  facile  à  donner  qu'à 
suivre  :  Mayer,  en  sa  qualité  de  marin  n'entendait  que  lorsqu'on 
lui  parlait  par  tribord  et  bâbord  :  aussi,  de  peur  de  commettre 
une  faute,  tira-t-il  les  deux  côtés  delà  bride  en  même  temps, 
de  sorte  que  son  âne  s'arrêta  court,  comme  celui  de  Balaam.  En 
ce  moment  il  se  trouvait  face  à  face  avec  l'eunuque  ;  celui-ci, 
habitué  à  écarter  tous  les  obstacles  d'un  signe,  leva  son  bâton, 
et  en  frappa  la  tête  de  l'âne.  L'âne  se  cabra,  Mayer  perdit  les 
arçons,  ei  manqua  tomber;  mais  se  rattrapant  moitié  au  pom- 
meau de  la  seliC;  moitié  au  cou  de  la  bêle,  il  reprit  son  aplomb, 
et  marchant  à  son  tour  à  l'eunuque,  qui  ne  pensait  à  rien,  il 
retendit  à  terre  du  plus  beau  coup  de  poing  que  jamais  face 
d'eunuque  ait  reçu;  puis  en  véritable  Parisien,  il  (ira  sa  carte, 
qu'il  avait  fait  passer  de  la  poche  de  son  f;ilet  dans  celle  de  son 
abbaye,  afin,  que  si  l'euniupie  n'était  pas  content,  il  sût  où  le 
retrouver.  Mais  celui-ci  effrayé  d'un  traitement  auquel  il  était 
si  peu  habitué,  se  releva  sur  les  deux  genoux,  et  voyant  que 
Mayer  lui  présentait  un  papier,  il  le  baisa  humblement.  Mayer, 
satisfait  de  celte  démonstration,  opéra  enfin  la  manœuvre  indi- 
quée par  Mohammed,  et,  prennanl  à  gauche,  vint  nous  rejoin- 
dre, tandis  que  le  cortège,  un  instant  arrêté  contiimait  sa  route 
vers  le  bain. 

A  peine  Meyer  nous  eut-il  rejoints,  que  Mohammed,  sans  dire 
un  seul  mot,  saisit  de  chaque  main  une  bride  de  nos  ânes,  et 
prenant  le  galop  nous  entraîna  dans  un  millier  de  petites  rues 
au  bout  d.'scpielles  nous  entrâmes  toujours  courant  dans  la  cour 
du  consulat  de  France.  Là,  nous  lui  demaiidâmes  la  raison  de 
cette  course  muette  et  forcenée,  mais  il  ne  nous  répondit  pas 
autre  chose  que  ces  mots  :  Dis  au  consul,  dis  au  consul. 

En  effet,  c'était  le  plus  court  pour  savoir  à  quoi  nous  en 
tenir  ;  nous  montâmes  chez  le  vice-consul  pour  lui  dire  ce  qui 
s'était  passé:  il  nous  écouta  avec  terreur,  puis,  le  récit  achevé  : 
—  Allons,  dit-il.  tout  a  lini  pour  le  mieux;  mais  si  l'eunuque 
vous  avait  fait  poignarder  sur  la  place,  je  n'aurais  pas  même 
osé  redemander  vos  cadavres. 

Ce  qui  nous  avait  sauvé,  c'est  que  l'imbécilei  en  se  sentant 


KEVUE  W.  HA  lus.  231 

châtié  (le  In  sorte,  avait  pensi?  que  nous  ne  pninioiis  êiit.' que 
deux  fçiands  personnages,  et  avait  piis  la  carte  de  ?Jayer  pour 
notre  (irman. 

iXoiis  restâmes  cachés  au  consulat  jusqu'au  soir,  et  lorsque  la 
nuit  fui  venue,  on  nous  fit  directement  reconduire  à  noire 
quartier. 

Alex.  Dlmas.  —  A.  Dauzits. 


PROllÉTHÉE, 


FAR  M.  Ë»GAR  QUllîET* 


Les  grands  événemenls  qui  ont  signalé  les  premières  aimée» 
dn  xi\e  siècle  ont  vivement  ébranlé  les  imaginations,  et  ont  fait 
éclore  dans  les  âmes  un  véritable  sentiment  poélique.  Tant 
d'idées  nouvelles,  tant  de  passions  violentes,  tant  de  gloire,  de 
si  rares  calaslrophes,  n  ont  pas  vainement  ému  les  peuples  de 
l'Europe;  et  nous  avons  vu  les  poêles  eux-mêmes,  se  faisant  les 
interprètes  de  leurs  propres  ouvrages,  reconnaître  dans  leur 
génie  Férho  des  agitations  et  des  tempêtes  au  milieu  desquelles 
notre  génération  est  yenue  au  monde. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  noire  temps  que  Tbistoire  a  eu 
une  si  grande  inHuencesurla  poésie.  Les  quatre  siècles  poétiques 
qu'on  a  l'habitude  de  compter  dans  le  passé  n'ont  pas  été,  comme 
on  l'a  dit  quelquefois,  le  résultat  du  loisir  et  de  la  paix,  mais 
au  contraire  de  Taclion  et  du  mouvement.  Les  guerres  persiques 
avaient  préparé  répn(}ue  de  Périclés  ;  les  guerres  du  Péloponèse 
la  couronnèrent.  Jules  César  annonça  par  ses  conquêtes  et  i>ar 
ses  guerres  civiles  le  siècle  d'Auguste,  lequel  fut  aussi  fécond  en 
péripéties  |)olitiques  qu'en  illustrations  littéraires.  L'ambition 
fougueuse  de  Jules  II  ouvrit  le  siècle  de  Léon  X;  et  c'est  au 
milieu  des  guerres  béroïques  du  xvi^  siècle  que  l'Ilalie,  l'Espagne 
et  l'Angleterre  virent  éclater  leurs  plus  beaux  génies.  Enfin  le 
siècle  <le  Louis  XIV,  précédé  par  les  troubles  de  la  Fronde,  fut 
rempli  par  des  exploits  qui  ne  permirent  pas  à  la  France  de 
respirer  un  seul  moment,  et  il  semble  que  dans  cette  glorieuse 
époque  notre  nation  n'ait  été  la  plus  éclairée  et  la  plus  intelli- 


RFAUE  DE  PAHIS.  353 

gente  que  parce  qu'elle  fut  aussi  la  plus  entreprenante  et  la 
plus  guerrière. 

La  révolution  française  et  Napoléon  ont  fait  une  impression 
si  forte  sur  l'esprit  de  TOccident,  que  les  poules  sortis  de  ce 
mouvement  sont  arrivés  à  nier  la  poésie  de  toutes  les  époques 
antérieures;  estimant  que  les  événements,  au  milieu  desquels 
ils  se  sont  élevés,  dépassaient  tout  ce  que  l'histoire  avait  produit 
déplus  merveilleux,  ils  ont  été  conduits  à  se  regarder  comme  la 
plus  haute  expression  du  génie  humain.  Cet  orgueil  insensé 
n'était  pas  tout  à  fait  sans  motif  et  sans  excuse  :  et  il  y  a  au  fond 
de  notre  époque  tant  de  chaleur  réelle,  et  dans  la  tendance  des 
esprits  supérieurs  tant  d'élévation,  qu'on  ne  saurait  trop  espérer 
des  poètes  qui  seraient  véritablement  insj»irés  par  les  passions 
et  par-  les  idées  qui  font,  à  cette  heure,  la  vie  de  l'Europe. 

En  aucun  lemi)s  sans  doute,  le  mot  de  poésie  n'a  été  plus  pro- 
noncé que  dans  celui-ci  ;  l'art  est  devenu  une  sorte  de  culte  qui 
a  eu  non-seulement  ses  fidèles,  mais  encore  ses  fanatiques.  Les 
termes  du  langage  poétique  sont  devenus  familiers  et  ont  telle- 
ment entamé  l'esprit  positif  et  l'antique  bon  sens  de  notre  lan- 
gue, qu'on  a  été  réduir  à  regretter  la  simplicité  et  la  bonhomie 
des  écrivains  d'autrefois  ;  le  vertige  s'est  emparé  de  toutes  les 
létes  et  l'emphase  a  goutté  toutes  les  bouches.  La  prose  et  la 
poésie  se  sont  si  bien  mêlées,  qu'il  faut  être  doué  d'une  netteté 
particulière  d'intelligence  pour  les  dislin;;uer.  On  abuse  de  la 
poésie  pour  ampouler  notre  langue,  comme  au  siècle  dernier  on 
abusa  de  l'analyse  pour  la  dessécher. 

Cependant  nous  voulons  faire  remarquer  une  chose  singulière, 
et  qui  semble  d'abord  inexplicable.  Comment  se  fait-il  (jue  le 
sentiment  i-oétique,  qui  est  dévelopi)é  i)armi  nous  jusqu'ù  l'exa- 
gération, n'ait  pas  encore  j)rnduit  un  seul  ouvrage  d'une  con- 
struction solide  et  d'une  architeclure  durable^  Pourquoi  fait-on 
tant  de  i)oésies  et  si  peu  de  poèmes?  La  question  mérite  d'être 
examinée. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  chefs  avoués  du  romantisme  qui 
ont  fondé  leur  réputation  sur  le  genre  lyrique;  toute  la  poésie 
contemporaine  s'est  réduite,  jusqu'à  ce  jour,  ù  la  foime  de 
l'ode.  Béranger,  qui  a  peut-être  plus  qu'aucun  autre  poète  de  ce 
temps-ci  la  faculté  de  composer  et  de  construire,  n'a  pourtant 
fait  que  des  chanson*;  et  c'est  dans  la  courte  et  rapide  durée  de 


254  KEVUE  DE  PARIâ. 

la  stance  qu'il  a  enfermé  le  sentiment  épique  qui  l'anime.  La- 
marline  doit  toute  sa  gloire  à  ses  admirables  élégies.  S'il  a  réussi 
lorsqu'il  a  voulu  se  donner  un  cadre  plus  large,  c'est  qu'il  est 
resté  dans  son  premier  sentiment  et  qu'il  n'a  point  sensiblement 
modifié  sa  forme.  Je  viens  de  citer  nos  deux  plus  grands  i)Oétcs, 
ceux  qui  résument  les  deux  grandes  tendances  de  notre  époque  ; 
l'un  s'est  inspiré  des  passions  politiques  el  des  glorieux  souvenirs 
de  son  temps;  l'autre  des  grandes  tristesses  morales,  des  re- 
giets,  des  aspirations  religieuses  que  l'Europe  entretient  devant 
l'autel  abandonné  de  ses  anciens  dieux.  JXe  ^emble-t-il  pas  (jue 
chacun  de  ces  deux  partis  et  de  ces  àtux  sentiments  devrait 
fournir  la  matière  d'une  véritable  épopée?  Pourquoi  se  snnt-ils 
exprimés  en  odes  et  non  pas  en  poëmes?  Pourquoi  en  refrains 
et  en  soupirs  et  non  pas  en  imaginations  puissantes  et  savamment 
ordonnées?  ^■avons-nous  pas  vu  de  nos  jours  tout  ce  qu'a  vu 
Dante?  rs'avons-nous  pas  assisté  comme  lui  aux  luttes  politiques 
de  la  démocratie  et  à  une  rénovation  de  la  pensée  humaine?  Pour- 
quoi ne  savons-nous  traduire  en  poèmes  ni  le  passé  ni  l'avenir? 

M.  Hugo  semblait  annoncer  une  disposilion  plus  particulière 
pour  les  œuvres  d'imagination.  On  pensait  qu'après  avoir  essayé 
de  renouveler  la  laiigue  poétique,  il  se  donnerait  le  temps  d'as- 
s.  inbler,  dans  un  poëme,  tous  les  aspects  différents  de  l'esprit 
contemporain,  de  manière  à  présenter,  sous  une  forme  animée 
et  durable,  la  physionomie  de  notre  temps.  Lorsque  Ronsard 
eut  fait  violence  à  la  langue  française  i)0ur  y  introduire  les 
débris  des  langues  anciennes  do:it  la  renaissance  avait  rajeuni 
la  culture,  il  ne  crut  pas  que  son  œuvre  fût  encoie  complète,  et 
il  jugea  qu'il  n'avait  rien  fait,  s'il  ne  laissait,  dans  un  poëme, 
l'exemple  de  la  litiérature  qu'il  voulait  inaugurer,  et  un  témoi- 
gnage des  idées  qui  l'animaient.  M.  Hugo,  qui  a  un  si  grand 
nombre  de  points  de  ressemblance  avec  Ronsard,  n'a  point  tant 
de  confiance  que  son  maître,  et  il  se  condamne  lui-même  en 
reculant  devant  l'épopée. 

Mais  nous  avons  tort  de  nous  plaindre  de  son  défaut  de  cou- 
rage. S'il  osait  plus,  peut-être  serait-il  moins  î  son  épopée  aurait- 
elle  un  sort  plus  brillant  que  le  Francus  de  Ronsard?  La  desti- 
née de  -M.  Hugo  n'est-elle  pas,  au  contraire,  de  montrer,  dans 
tout  son  éclat  et  dans  toute  son  insufTasance,  le  vague  sentiment 
poétique  de  notre  temps.  Une  rêverie  sans  dessein  arrêté,  sans 


REVIE  DE  PARIS.  235 

but  déterminé,  errante,  ambitieuse,  souvent  bi/aire.  souvent 
jirofonde.  n'est-ce  i)'jiiU  tout  ce  que  peut  essayer  de  plus  élevé 
la  [ïénérallon  quil  repiésenle?  Une  iiislinclive  lumière  que  tout 
poêle  a  dsns  son  àme,  un  sourd  retentissement  des  temiêles  à 
peines  dissipées,  la  confusion  et  les  éclaiis  du  vtrlif^e,  voilà  ce 
que  nous  offrent  les  volumes  de  poésie  dans  lesquels  il  rassemble 
les  sentiments  que  chaque  année  nouvelle  lui  apporte.  L'inquié- 
tude de  la  rechetcln' ,  le  tourment  de  la  pouisuile  ,  sont  les  ca- 
ractères i)rincipaux  di-  cet  incontestable  génie,  il  nous  semble 
toujours  le  voir  sous  les  ombres  du  crépuscule,  interrogeant  les 
formes  indécises  des  nuages  et  adorant,  dans  les  Jwumes  du 
ciel,  une  chimère  insaisissai)le;  son  esi)rit  ne  se  lasse  pas  de 
courir  npiès  ce  fantôme  ,  qui  se  dérobe  sans  cesse  à  sou  étieinle, 
et  (pii  tiace  ça  et  là  des  sillons  de  lumière  dans  les  ténèbres  où 
il  s'enfuit. 

Si  la  poésie  s'exhale  en  soupirs  éj)ars  et  en  mélodies  isolées, 
ce  n'est  sans  doute  pas  la  faute  des  poètes,  mais  celle  du  temps, 
.lusqu'à  ce  jour,  les  esprits  se  sont  beaucoup  plus  appliqués  à 
analyser  la  nature,  à  critiquer  la  société,  à  ajouter  des  ruines 
à  toutes  celles  dont  les  derniers  siècles  ont  couvert  le  sol  de 
l'Europe ,  qu'à  se  composer  un  idéal  nouveau  de  la  vie  et  à  ré- 
parer l'absence  de  la  foi;  les  grands  monuments  de  la  poésie, 
comme  ceux  de  l'architecture .  veulent  re{)Oser  sur  des  croyances 
solides.  Le  doute  peut  faire  vibrer  Timagination  ;  on  peut ,  en 
son  nom,  évoquer  de  sombres  fantômes,  comme  Byron  en  a 
donné  l'exemple;  mais  il  ne  saurait  être  un  élément  épique. 
L'épOi)ée  est  toujours  le  récit  de  quelque  fondation  considérable, 
de  quebjue  illustre  commencement  destiné  à  une  haute  fortune  ; 
au  contiaire  de  la  tragédie  qui  est  la  forme  essentielle  du  dé- 
nouement des  grandeurs  d'ici-bas  ,  l'épopée  remonte  à  leur 
origine  et  montre,  dans  leur  berceau  ,  le  germe  de  leur  avenir. 
Pour  être  poêle  épitiue  ,  il  faut  donc  avoir  l  espérance  (lue  donne 
une  conviction  ferme,  et  poiter  en  soi  le  sentiment  d'un  ordre 
durable. 

Il  suffit  de  jeter  un  regard  sur  la  société  pour  se  persuader 
que  la  foi  est  aujourd'hui  une  chose  rare.  Quel  est  le  parti ,  même 
parmi  les  victorieux,  ou  parmi  ceux  qui  sont  sur  le  point  de 
triompher ,  qui  puisse  dire  qu'il  existera  encore  dans  dix  années? 
î^'avon^-nous  pas  vu,  depuis  trente   ans,  trois  générations 


356  REVUE  DE  PARfS. 

d'iiommes  et  d'idées  ,  qui  se  sont  crues  imortelles ,  et  qui  ont  tré- 
buché Tune  après  l'autre  dans  le  tombeau  où  le  temps  les  a  réu- 
nies ?  Pourrait-on  renouveler  les  mêmes  naïvetés  et  s'exposer 
aux  mêmes  déceptions?  Toutes  ces  illusions  sont  tombées;  la 
foule,  déseitantde  plus  en  plus  les  agitations  politiques,  se 
(ourne  vers  les  intérêts  privés,  et  s'absorbe  dans  les  soins  de  la 
fortune  matérielle.  Les  grossiers  instincts  d'un  individualisme 
égoïste  sont  les  seules  passions  qui  l'animent  et  qui  entretien- 
nent sa  vie.  On  dirait  que  le  siècle  est  fatigué  par  les  grands 
enfantements  qui  ont  marqué  ses  premières  années ,  que  sa  fé- 
condité est  épuisée,  et  qu'il  recueille  ses  forces  dans  un  repos 
nécessaire. 

Ce  repos  est  un  temps  accordé  à  l'esprit  humain,  pour  réflé- 
chir sur  les  révolutions  qu'il  vient  de  subir,  et  sur  les  transfor- 
mations auxijuplles  il  faut  qu'il  se  prépare.  Tandis  que  la  foule 
s'empresse  autour  de  ses  comptoirs  ,  et  se  berce  dans  son  insou- 
ciant athéisme  ;  tandis  que  les  partis  politiques  aiguisent  les 
vieilles  pointes  de  leurs  armes  ébréchées ,  et  répètent  par  habitude 
des  mots  vides  qui  ne  servent  plus  de  ralliement  à  personne ,  la 
pensée  fait,  sans  bruit,  son  œuvre  solitaire,  et  voyant  la  nuit 
des  sens  redoubler  chaque  jour  .  se  tient  prête  à  allumer  le  flam- 
beau dont  la  clarté  guide  les  nations.  Voilà  la  double  physio- 
nomie de  notre  temps  :  à  l'extérieur  un  grand  mouvement  ma- 
tériel ,  un  grand  désordre  moral ,  un  complet  oubli  des  principes 
qui  font  la  vie  des  sociétés  ;  au  fond  une  haute  intelligence  des 
choses  accomplies  et  des  choses  j)ossibles  ,  un  sentiment  philo- 
sophique aussi  élevé  qu'il  l'ait  jamais  été  .  une  raisonnable  espé- 
rance ,  une  vive  croyance  aux  grandes  lois  de  l'humanité,  qui  se 
dégagent  de  renveloi>i»e  des  anciennes  formes  ,  et  qui  prennent 
le  costume  des  temps  nouveaux  ,  mais  qui  demeurent  inébranla- 
bles et  qui  jettent  une  lumière  de  plus  en  plus  vive  et  pénétrante. 
Ainsi ,  nous  l'osons  dire,  il  y  a  de  la  foi  dans  notre  société;  mais 
celte  foi  ne  se  rencontre  pas  à  la  sinface,  ni  dans  la  multitude, 
ni  dans  les  mœurs  générales  de  notre  temps  :  elle  s'alimente  aux 
sources  de  la  méditation  et  de  la  philosophie;  elle  ne  restera  pas 
toujours  cachée  dans  la  solitude ,  elle  en  sortira  pour  vivifier  le 
monde,  et  pour  le  renouveler. 

L'indifférence  elle  doute  qui  existent  dans  la  foule  expliquent 
bien  comment  la  poésie  ne  s'est  eucore  produite,  chez  nous. 


REVUE  DE  PARIS.  237 

que  sous  la  forme  de  Pode  et  de  réléffie.  I/individualisme  de  notre 
époque  selraliit  tout  entier  dans  cette  absolue  domination  du  mo- 
nologue lyrique  ;  des  rêves  hasardés,  des  désirs  perdus,  des  voix 
isolées ,  la  lumière  entrevue  ,  voilà  tout  ce  que  peut  comporter 
réfat  général  des  esprits;  c'est  aussi  tout  ce  qu'on  trouve  dans 
les  poésies  lyriques  de  notre  temps.  Nous  pensons ,  cependant, 
qu'il  y  a  lieu  de  franchir  les  limites  que  la  poésie  s'est  tracées 
jusqu'à  ce  jour  ;  mais  s'il  se  rencontre  quelque  poêle  assez  au- 
dacieux pour  l'essayer,  on  doit  s'attendre  à  le  voir  puiser  ses 
inspirations  dans  la  philosophie,-  d'elle  seule  peut  aujourd'hui 
émaner  la  foi  qui  est  nécessaire  à  la  construction  d'un  monument 
épique;  elle  seule  peut  prêter  à  l'invention  l'appui  que  l'hé- 
roïsme et  la  religion  ne  lui  fournissent  plus. 

M.  Edgar  Quinet  a  tenté  de  réaliser,  dans  une  suites  d'oeu- 
vres épiques,  le  sentiment  poétique  de  notre  siècle,  et  d'élever 
notre  lilléralure  nouvelle  de  la  forme  de  l'ode  à  celle  du  poëme. 
C'est  déjà  un  mérite  que  d'avoir  voulu  donner  ce  complément 
nécessaire  à  l'art  contemporain.  La  tâche  est  rude  .  et  nous  ne 
craignons  pas  de  dire  que  c'est  l'entreprise  la  plus  difficile  qu'un 
poète  puisse  embrasser  aujourd'hui.  Cependant  M.  Quinet  a  an- 
noncé, dès  son  début,  qu'il  s'y  dévouait  tout  entier;  il  savait, 
dès  le  premier  jour,  tout  le  poids  du  fardeau  qu'il  s'imposait. 
Personne ,  mieux  que  lui ,  ne  connaît  les  épopées  qui  ont  si- 
gnalé les  grandes  phases  de  l'humanité;  personne  ne  sait  mieux 
à  quelles  conditions  le  poète  éi)ique  est  possible;  personne  n'ap- 
précie plus  justement  la  rare  et  divine  mission  de  ces  hommes 
qui  sont  chargés  d'écrire,  dans  la  langue  de  la  poésie,  les 
gr^indes  pensées  des  siècles  ,  et  de  donner  la  figure  et  la  vie  à 
cette  histoire  mystérieuse  des  sentiments  humains  ,  dont  l'his- 
toire politique  n'est  que  l'enveloppe  et  l'écorce. 

La  raison  est,  chez  M.  Edgar  Quinet ,  au  moins  au  niveau  de 
l'imagination  ;  mais  loin  de  le  détourner  de  l'œuvre  à  laquelle 
ses  secrets  instincts  l'entraînaient ,  c'est  elle  qui  l'a  encouragé  h 
l'aborder ,  et  qui  l'y  a  fait  persévérer.  Les  travaux  de  haute 
critique  auxquels  il  s'était  livré ,  l'élude  profonde  de  l'antiquité 
et  de  l'Allemagne  qu'il  avait  faite ,  l'inlelligence  élevée  de  la 
philosophie  qu'il  possédait,  n'ont  servi  (pi'à  confirmer  sa  voca- 
tion. Son  esprit,  partagé  entre  la  réilexion  et  l'inspiration,  et 
no  vouhiu!  renoncer  ni  à  l'une  ni  à  l'autre,  a  pris  rénergi<iue 


2."8  P.EVL-E  DE  PARIS. 

résolution  de  les  associer  ensemble ,  el  de  tirer  de  leur  réunion 
une  originalité  puissante. 

Jhasrériis  fut  le  premier  effet  de  cette  détermination.  On 
vit,  dans  ce  grand  poëme  en  prose,  l'épanouissement  vigou- 
reux d'une  imagination  longtemps  contenue ,  et  qui  s'était  donné 
de  nouvelles  forces  en  faisant  alliance  avec  la  raison.  Ces  deux 
facultés  y  étaient  intimement  unies  j  mais  dans  leur  empresse- 
ment à  se  confondre  ,  elles  n'avaient  peut-être  pas  assez  con- 
servé leur  intégritéj  l'imagination  avait  été  emportée  parTau- 
dace  de  la  raison  ,  au  delà  de  sa  sphère,  et  dans  des  mondes  où 
elle  se  débattait  contre  l'impossible;  la  raison,  à  son  tour 
enivrée  par  rimaginalion  ,  nélait  pas  toujours  restée  maîtresse, 
de  manière  à  jeter  une  lumière  sûre  dans  les  sentiers  qu'elle  tra- 
versait. Mais  l'audace  de  M.  Edgar  Quinet  eut  tous  les  fruits 
qu'elle  avait  pu  se  promettre;  elle  donna  un  grand  éclat  à  son 
début,  et  découvrit  en  lui  des  qualités  précieuses  qu'on  cherche- 
rait vainement  dans  les  poètes  plus  accrédités  par  la  renommée. 
Qui  a  uni ,  de  nos  jours,  à  m\  aussi  haut  degré,  le  sentiment  de 
la  nature  à  celui  de  l'histoire  ?  Qui  a  montré  un  esprit  plus  large 
et  plus  universellement  intelligent?  Oui  a  vu  plus  de  choses, 
remué  plus  de  sensations  ,  résumé  jjIus  d'idées? 

On  agita  alors  une  grande  question  :  on  se  demanda  si  la 
prose  pouvait  raisonnablement  servir  d'instrument  à  cette  ima- 
gination pleine  de  luxe  et  d'audace.  M.  Edgar  Quinet  se  posa 
lui-même  ce  problème,  et  il  arriva  à  conclure  que  la  versifica- 
tion était  l'expression  indispensable  de  sa  pensée.  Sa  volonté 
l'avait  déjà  conduit  de  l'étude  de  la  philosophie  à  l'invention 
poétique;  elle  lamena  à  la  nécessité  de  renoncer  à  une  langue 
dont  il  connaissait  toutes  les  ressources ,  pour  s'en  créer  une 
dont  il  fallait  affronter  la  nouveauté.  Ces  exemples  ne  sont  pas 
rares  dans  Thistoire  de  Tart  moderne.  Comme  M.  Quinet ,  Schiller 
passa  de  la  prose  aux  vers  par  un  effort  de  sa  volonté.  Dans  un 
temps  où  rintelligence  joue  un  si  grand  rôle  ,  faut-il  s'étonner 
beaucoup  qu'elle  puisse  ainsi  se  modifier  elle-même  par  l'exer- 
cice de  sa  liberté? 

Le  sujet  que  M.  Quinet  choisit  pour  faire  l'essai  du  rhythme 
poétique  était  moins  vaste  et  inoins  infini  q{\\' Ahasvérus,  Après 
avoir  considéré  l'humanité  ,  pour  ainsi  dire  ,  au  point  de  vue.de 
son  étendue  et  de  son  immensité .  le  poète  voulait  l'envisager 


REVUE  DE  HAKIS.  239 

dans  une  personnification  nette  et  décidée;  il  .s'arrêta  à  la  vie 
de  Napoléon,  sujet  [grandement  épique  et  dans  lequel  il  était 
soutenu  par  un  amour  ardent  et  éclairé  de  la  (gloire  de  notre  i)a- 
trie.  Mais  ce  n'est  pas  vn  l'acile  travail  que  celui  de  s'initier  aux 
secrets  de  la  versification  française  ;  les  {jénies  les  plus  naturel- 
lement disposés  n'ont  jamais  surmonté  sans  peine  les  difficultés 
de  cette  lauîîue  bornée  et  exigeante  :  il  faut  une  longue  patience 
et  un  grand  bonheur  pour  plier  ce  métal  difficile  au  gré  de  la 
pensée.  M.  Oiiinet  ne  put  se  dissimuler  qu'il  perdait  de  sa  force  , 
et  qu'il  hasardait  son  talent  dans  cette  entreprise  périlleuse.  Mais 
il  subit  sans  crainte  les  conséquences  de  son  inflexible  raison. 
Heureux  dans  sa  témérité,  il  s'empara  du  mètre  poélicpie,  fit 
sur  la  langue  une  conquête  dont  on  avait  pu  désespérer  .  et  ac- 
complit ainsi  un  nouveau  progrès  dans  sa  carrière. 

Il  nous  apporte  aujourd'hui  une  œuvre  nouvelle  dans  laquelle 
il  a  perfectionné  d'une  manière  notable  l'instrument  dont  il  a  pris 
possession.  L'apparition  du  poème  de  Prométhée  nous  semble 
être  un  grand  événement  littéraire;  c'est  l'annonce  de  tout  un 
ordre  nouveau  de  compositions  ])oétiques.  L'auteur  se  détache 
entièrement,  par  cette  production,  de  tous  les  poêles  de  notre 
époque  ,  dont ,  jus([u'à  présent ,  il  avait  plus  ou  moins  emprunté 
les  formes  pour  vêtir  ses  idées.  Il  a  renouvelé  le  culte  des  grands 
modèles  de  la  poésie;  mais  ,  tout  en  essayant  de  restaurer,  au 
sein  même  de  l'innovation  ,  la  tradition  des  maîtres  ûix  langage  , 
il  a  suffisamment  conservé  la  liberté  de  son  intelligence  pour 
faire  des  ouveitures  imprévues  dans  le  monde  de  la  pensée,  et 
pour  donner  l'exemple  si  longtemps  attendu  d'une  poésie  véri- 
tablement philosoj)hique. 

La  fable  de  Prométhée,  que  M.  Quinct  a  rajeunie  par  une  in- 
vention pleine  d'audace  et  de  nouveauté,  se  lie  à  tout  cet 
ensemble  de  traditions  qui  précédèrent,  chez  les  Grecs,  la 
constitution  définitive  de  la  religion  de  Jupiter.  Débris  d'un 
monde  antérieur,  elle  fut  obscurcie  par  l'oubli  et  par  l'inter- 
prétation (lue  les  j)Oètes  et  les  philosojjhes  lui  donnèrent  selon 
leur  fantaisie  ou  leur  raisoj).  Dans  Tétat  où  elle  nous  est  parve- 
nue ,  elle  ofFre  une  multitude  de  contradictions;  mais  on  ne 
sauia't  douter  du  sens  qu'elle  présente,  et  qui  se  retrouve 
toujours  le  même  au  fond  des  diverses  transformations  qu'elle  a 
subies. 


2i0  REVUE  DE  PARIS. 

Le  nom  de  Proinétliée  se  trouve  dans  Homère  ;  ce  Titan  y  est 
désigné  comme  fils  d'Eiirymédon  et  de  Junon.  D'après  cette  tra- 
dition, ce  serait  pour  se  venger  de  Tatlentat  fait  à  son  honneur, 
que  Jupiter  aurait  enchaîné  le  fils  de  Tadultère  sur  le  Caucase. 
Si  on  s'arrêtait  à  celte  opinion ,  il  ne  serait  pas  besoin  d'avoir 
recours  à  un  monde  antérieur  pour  expliquer  la  fable  de  Pro- 
mélhée  ;  mais,  bien  qu'Homère  soit  le  plus  ancien  poète  grec 
dont  les  œuvres  soient  parvenues  jusqu'à  nous  ,  on  sait  que  ses 
poèmes  furent  plus  ou  moins  altérés  par  les  rhapsodes  ,  et ,  sans 
aucun  doute ,  remaniés  à  l'époque  où  ils  furent  définitivement 
rassemblés.  Il  ne  faudrait  donc  voir  dans  l'assertion  d'Homère 
qu'un  témoignage  de  l'efîort  que  faisaient  les  Grecs  civilisés 
pour  ramener  toutes  les  traditions  à  l'unité  en  leur  donnant 
pour  source  commune  la  mythologie  olympienne  ,  et  en  effaçant 
les  vestiges  de  l'époque  de  Saturne. 

Hésiode ,  qui  a  longtemps  passé  pour  être  le  contemporain 
d'Homère,  attribue  une  autre  origine  à  Promélhée.  Dans  les  frag- 
ments qui  nous  ont  été  conservés  ,  il  s'explique  longuement  sur  ce 
sujet  ;  mais  nous  croyons  qu'il  est  de  la  plus  grande  importance 
de  faire  connaître  comment  il  y  est  amené.  La  poésie  d'Hésiode  est 
une  poésie  toute  morale  ;  si  elle  parle  des  dieux,  c'est  toujours  pour 
ai)prendre  aux  hommes  à  être  meilleurs.  On  sent  que,  pour  arri- 
ver à  ce  but,  elle  invente  fort  souvent.  L'allégorie  est  sa  forme 
habituelle,  aussi  faut-il  bien  prendre  garde  de  s'arrêter  à  la 
forme  ,  qui  est  toujours  comme  un  ingénieux  mensonge  jeté  sur 
la  vérité  que  le  poète  se  propose  d'enseigner. 

Dans  le  poème  Des  Travaux  et  des  Jours,  Hésiode  com- 
mence par  s'adresser  à  son  frère  Persée  ,  qui ,  par  le  moyen  d'un 
faux  serment ,  lui  avait  arraché  la  moitié  de  la  succession  de 
son  père,  mais  qui ,  ruiné  bientôt  par  ses  débauches  ,  trouva 
un  appui  dans  ce  frère  qu'il  avait  dépouillé.  Hésiode  raconte  les 
ruses  de  son  frère,  et  ses  projires  bienfaits,  avec  une  naïveté 
charmante  ;  il  en  lire  des  leçons  pour  la  conduite  des  autres  hom- 
mes. Puis  venant  à  regretter  le  temps  où  l'inlérét  et  l'avarice  ne 
régnaient  pas  sur  le  monde,  il  dit  tout  à  coup  que  c'est  Promé- 
lhée, le  plus  rusé  des  mortels,  qui  est  le  principe  de  tous  les 
maux  dont  la  terre  est  affligée.  H  personnifie  en  lui  la  chute 
originelle  du  genre  humain  5  il  raconte  que,  pour  punir  cet  homme 
audacieux  d'avoir  dérobé  le  feu  du  ciel  dans  une  urne,  Jupiter 


I 


RE\TE  DE  PARIS.  211 

ordonna  à  Vuîcain  de  mélanger  la  terre  avec  l'eau ,  et  de  faire 
avec  celte  argile  une  femme  à  qui  chacun  des  dieux  donna  une 
qualité  ,  et  que  ,  pour  celle  cause  .  on  nomma  Pandore  xMercure 
fut  chargé  d'apporter  Pandore  à  Epimélhéo,  Promélhée ,  qui , 
selon  le  poète,  était  le  père  d'Éi)imélhée,  lui  avait  recommandé 
de  se  métier  des  présents  de  Jupiter.  Mais  Épimélhée  ,  qui  avait 
rintelligence  bornée  ,  ne  se  souvint  pas  des  paroles  de  son  pèrej 
il  accueillit  Pandore  ,  qui  lui  apportait  dans  une  urne  mille  dons 
cachés.  A  peine  eut  il  soulevé  le  couvercle  de  l'urne  ,  que  tous 
les  vices  en  sortirent  pour  se  répandre  à  la  surface  du  monde,- 
l'Espérance  resta  au  fond  du  vase.  Ainsi  Jupiter  se  vengea  sur 
les  hommes  des  inventions  de  Promélhée. 

Il  est  difficilede  voir  dans  ce  récit  autre  chose  qu'un  symbole. 
Hésiode  a  voulu  dire  que  la  civilisation,  qui  avait  amené  beau- 
coup de  biens,  avait  aussi  fait  naître  beaucoup  de  maux.  Pour 
exprimer  celte  pensée,  il  change  à  son  gré  les  relations  que  la 
fable  élablit  enlre  les  divers  acteurs  qu'il  met  en  scène.  Il  nous 
offre  lui-même  la  preuve  de  celle  assertion.  Dans  sa  Théogonie  ^ 
préoccupé  d'une  autre  pensée  morale,  il  explique  différemment 
la  filiation  des  mêmes  personnages.  Voulant  peindre  dans  ce 
poème  la  victoire  de  la  révélation  religieuse  sur  les  penchants 
matériels  de  l'homme,  il  raconte  que  du  titan  Japet,  frère  de 
Saturne  et  de  Clymène,  fiiie  de  l'Océan  ,  étaient  nés  le  fort  Atlas, 
l'orgueilleux  Ménélius,  l'industrieux  Promélhée  et  le  stupide 
Epimélhée.  Jupiter  foudroya  Ménélius  et  le  précipita  aux  abî- 
mes; il  ordonna  à  Allas  de  porter  le  monde  sur  ses  épaules. 
Pour  Promélhée,  il  le  surjjrit  un  jour,  cherchant  à  tromp'  r  le 
mailre  des  dieux,  à  propos  d'un  bœuf  monstrueux  qu'il  s'agis- 
sait de  partager  enlre  les  dieux  et  les  hommes  j  Promélhée  avait 
fait  la  part  des  hommes  plus  grosse,  et  celle  des  dieux  i)lus  pe- 
tite. Jupiter  le  punit  de  sa  ruse  en  enlevant  le  feu  à  la  terre. 
Promélhée,  toujours  habile  à  jouer  Jupiter,  prit  les  rayons  du 
soleil  dans  une  urne  et  rendit  ainsi  le  feu  aux  hommes.  Alors  Ju- 
piter entra  dans  une  violeiUe  colère,  et  envoya  Pandore  sur  la 
terre  pour  y  répandre  tous  les  maux.  Il  voulut  punir  Promélhée 
d'une  manière  j)arliculière;  il  l'enchaîna  à  une  colonne,  cl  at- 
tacha un  aigle  à  ses  lianes  qui  lenaissaienl  sans  cesse  pour  lui 
servir  de  pâture.  Mais  eniin  Hercule  tua  cet  aigle  et  délivra  Pro- 
mélhée. 


u 


24-!  revue:  de  PARIS. 

Il  est  facille  de  voir,  dans  les  réflexions  dont  Hésiode  fait  sui- 
vre ce  rénit.  qu'il  ne  regarde  toutes  ces  traditions  que  comme 
des  symboles  sous  lesquels  sont  cachées  des  véiités  morales. 
Commentant  lui  même  la  tradition  de  Pandore,  il  dit  que  le  com- 
merce des  femmes  amollit  les  hommes  et  les  perd,  et  il  finit  j)ar 
faire  entendre  que  les  chaînes  de  Prométhée  ne  sont  que  des 
liens  mystiques  et  signifient  la  d.qjendance  à  laquelle  l'amour  a 
assujetti  les  hommes. 

D'après  les  calculs  les  plus   pro])ables ,    Eschyle  vivait  cinq 
siècles  après  Hésiode.  Dans  l'intervalle  qui  sépara  ces  deux  poè- 
tes, la  fable  de  Prométhée  dut  subir  des  modifications  comme 
toutes  les  autres.  Fondateur  du  théâtre  grec,  Eschyle  y  développa 
cette  tradition  dans  une  trilogie.  La   première  j)artie  de  cette 
grande  composition  avait  pour  titre  :  Proméfliée  inventeur  du 
feu;  la  seconde  :  Prométhée  enchaîné  ;  la  troisième  :  Promé- 
thée délivré.  La  seconde  partie  nous  est  seule  parvenue  dans  son 
intégrité-  il  est  resté  un  vers  de  la  première,  et  une  quaran- 
Iciin  •  de  la  troisième.  Il  est  difficile  de  se  faire  une  idée  des  deux 
parties  perdues;  la  dernière,  toutefois,  est  plus  facile  à  imaginer 
que  la  première;  il  y  a  dans  la  partie  que  nous  conservons  une 
préparation  évidente  pour  l'apparition   d'Hercule  dans  la  troi- 
sième. Un  des  plus  savants  professeurs  de  l'université  de  Bonn, 
M.  Welker,  a  publié  une  dissertation  curieuse,  dans  laquelle  il 
a  essayé  de  récomposer  le  j)lan  des  parties  perdues  de  cette  tri- 
logie; mais  il  était  difficile  de  montrer,  dans  ce  travail ,  autre 
chose  qu'une  grande  érudition  et  une  ingénieuse  lutte  d'esprit. 
Le  Prom.étiiée  etichainé,  d'Eschyle,  mérite  une  sérieuse  alten- 
lion.Ce  drame  est  le  plus  grand,  sans  aucun  doute,  et  le  plus 
élevé  que  l'antiquité  nous  ait  transmis.  C'est  aussi  le  renseigne- 
ment le  plus  étendu  que  nous  ayons  sur  la  fable  de  Prométhée. 
Pandore  et  Épimélhée  jouaient-ils  un  rôle  dans  la  première 
partie  de  la  trilogie  d'Eschyle?  Rien  ne  le  prouve.  Dans  la  se- 
conde partie  où  leur  nom  n'est  point  prononcé,  on  trouve  même 
une  indication  qui  ferait  présumer  le  contraire.  Le  chœur,  plai- 
gnant les  douleurs  de  Prométhée,  lui  rappelle  qu'avant  de  gémif 
avec  lui,  il  avait  autrefois  chanté  des  chants  joyeux  pour  célé- 
brer son  union  avec  Hésione.  Il  est  donc  probable  que  les  noces 
de  Prométhée  et  d'Hésione  avaient,  dans  la  première  partie,  une 
importance  qui  excluait  tout  autre  développement  capital. 


BEVUE  DE  PARIS.  Î43 

A.U  coiiimenceineiit  de  la  seconde  partie,  Vulcaio ,  accompagné 
de  la  Force  et  delà  Violence,  attache,  malgré  lui,  Prnmélhée 
sur  un  rocher.  Lorsque  ces  exécuteurs  de  la  volonté  de  Jupiter 
se  sont  éloignés,  Proinélhée,  qui  n'a  pas  prononcé  un  mot  en 
leur  présence  ,  se  plaint  à  l'univers  de  son  supplice.  Il  parle  du 
dieu  qui  le  persécute  comme  d'un  dieu  nouveau  ;  il  dit  que  c'est 
pour  avoir  donné  le  feu  aux  hommes  qu'il  est  puni,  et  qu  il  s'at 
tendait  à  tous  les  maux  qui  Taccablent.  Tout  à  coup,  du  seia 
de  l'Océan  ,  s'élance  une  troupe  de  nymphes  qui  viennent  s'a- 
baltre  auprès  de  lui,  et  déplorer  ses  tourments  et  la  chute  du 
monde  anlérieur  dont  Jupiter  a  triomphé.  Prométhée  leur  ra- 
conte sa  destinée  :  il  s'est  élevé  une  sédition  dans  le  ciel.  Pro- 
méthée ,  fils  de  Thémis,  qui  s'appelle  aussi  la  Terre ,  a  prêté 
appui  à  Jupiter  pour  s'emparer  du  souverain  pouvoir.  iMais,  au 
lieu  di^  lui  savoir  gré  de  ses  bienfaits ,  Jupiter  l'a  accablé  de 
maux.  Jupiter  a  voulu  consolider  son  autorité  en  détruisant  le 
genre  humain  ,  pour  en  créer  un  nouveau  ;  Prométhée  seul  s'est 
oppo;sé  à  ce  dessein,  et  a  sauvé  les  hommes.  C'est  pour  cette 
raison  qu'il  est  puni. 

L'Océan  vient  lui-même  se  joindre  à  ses  filles  pour  plaindre  le 
malheur  de  Prométhée.  11  lui  conseille  de  ne  pas  accuser  Jupiter, 
et  de  le  supplier  au  contraire  de  mettre  fin  à  ses  peines;  il  lui 
cite  d'autres  exemples  de  la  colère  et  de  la  redoutable-puissance 
de  Jupiter.  Prométhée  ne  veut  pas  l'écouter,  et  lui  déclare  qu'il 
ne  s'humiliera  pas  sous  la  main  de  son  persécuteur.  L'Océan , 
qui  est  un  dieu  prudent,  se  retire;  le  chœur  des  nymphes  re- 
commence sa  plainte.  Prométhée,  pour  se  consoler  de  ses  souf- 
frances, leur  fait  le  récit  des  bienfaits  dont  il  a  comblé  les  hom- 
mes. C'est  lui  qui  leur  a  appris  à  se  servir  de  leurs  sens,  et  à 
croire  à  la  réalité  des  images  qu'ils  leur  offrent;  c'est  lui  qui 
les  a  mis  en  possession  de  la  nature;  c'est  lui  qui  a  leur  a  en- 
seigné à  façonner  le  bois,  à  se  construire  des  maisons,  à  faire 
la  différence  des  saisons  ,  à  connaître  le  mouvement  des  astres , 
à  former  les  lettres  pour  fixer  le  souvenir  de  toutes  choses  ;  c'est 
lui  qui  leur  a  assujeili  les  animaux ,  qui  a  attelé  les  chevaux  aux 
ciiars,qui  a  inventé  les  vaisseaux  et  leurs  voiles;  c'est  lui  qui 
leur  a  donné  les  médicaments  et  les  principes  de  la  médecine  j 
c'est  lui  (jui  les  a  initiés  aux  secrets  de  la  divination  et  des  pré- 
sages; enfin  c'est  lui  qui  a  fait  présent  aux  hommes  de    tous 


244  RFATR  HR  PARIS. 

leurs  arts.  Après  avoir  achevé  ce  grand  récit,  il  commence  à 
prédire  la  chute  de  Jupiter.  Le  chœur  continue  à  déplorer  Tin- 
fortune  de  ce  bienfaiteur  des  hommes. 

Tout  à  coup  une  autre  victime  de  Jupiter  traverse  la  scène; 
c'est  lo,  pour  laquelle  le  maître  des  dieux  a  éprouvé  un  adul- 
tère amour.  Changée  en  génisse,  elle  a  été  condamnée  à  errer 
sans  cesse.  Elle  demande  à  Promélhée  quand  finira  celte  course 
involontaire ,  et  elle  raconte  longuement  ses  malheurs ,  qui  sont 
une  nouvelle  accusation  portée  contre  Jupiter.  Tromélhée  lui 
prédit  par  quelles  contrées  il  faudra  qu'elle  passe,  avant  d'ar- 
river en  Egypte  ,  oîi  elle  doit  trouver  la  fin  de  son  supplice. 

Cette  partie  du  discours  de  Prométhée  est  fort  curieuse  ;  elle 
fournit  des  renseignements  précieux  sur  l'état  de  la  géographie 
chez  les  Grecs,  au  temps  d'Eschyle;  l'ignorance  profonde  de  ce 
peuple  civilisé,  sur  la  situation  des  pays  étrangers  ,  a  de  quoi 
confondre.  Promélhée  dit  à  lo  :  Tu  te  tourneras  d'abord  du 
côté  de  l'orient,  et  tu  prendras  ton  essor  ù  travers  des  champs 
incultes;  tu  arriveras  chez  les  Scytiies  errants;  tu  passeras  à 
gauche,  au-dessus  du  pays  des  Chalybes;  tu  rencontreras  le 
fleuve  Hybristes  ,  très-dangereux  à  passer;  pour  le  guéer,  re- 
monte jusqu'A  sa  source  sur  la  crête  du  Caucase,  la  plus  élevée 
des  montagnes.  (Prométhée  n'est  donc  pas  sur  le  Caucase?  Où 
est-il?)  De  là  tu  tedirifjerasvers  le  midi,  où  le  peuple  des  Ama- 
zones habite  sur  les  bords  de  la  mer  Saimydessienne;  tu  par- 
viendras ensuite  facilement  à  l'isthme  Cimniérien  ,et  tu  passeras 
le  détroit  Méoti{[ue,  qui,  pour  garder  la  mémoire  de  ton  pas- 
sage ,  s'appellera  le  Bosphore.  Là  ,  tu  quitteras  le  sol  de  l'Eu- 
rope, et  tu  mettras  le  pied  sur  le  continent  de  l'Asie.  «  11  est  inu- 
tile de  faire  remarquer  que  si  lo  avait  suivi  fidèlement  l'itinéraire 
tracé  par  Prométhée,  elle  serait  arrivée  au  résultat  précisément 
contraire;  au  lieu  de  la  conduire  d'Européen  Asie,  ce  chemin 
devait  la  mener  d'Asie  en  Europe. 

Nous  ne  prolongerons  pas  davantage  cette  digression.  Pro- 
mélhée, après  avoir  ajouté  quelques  autres  erreurs  de  géogra- 
phie à  celles-là,  en  vient  à  annoncer  sa  propre  délivrance  qu'un 
descendant  d'io  doit  opérer.  Il  fait  une  autre  prophétie  |)lus 
audacieuse  ;  il  prédit  d'une  manière  claire  la  chute  de  Jupiter. 
Le  chœur  s'épouvante  de  ce  blasphème  ;  Promélhée  redouble 
d'assurance  et  il  répète  son  menaçant  oracle. 


REVUE  DE  PARIS.  S 15 

Jupiter,  effrayé  ,  envoie  Mercure  pour  ordonner  à  Prométhée 
de  s'expliquer.  Proméliice  répond  (pi'il  a  déjà  vu  descendre  du 
ciel  deux  maîlres,  que  Jupiter  sera  le  troisième  qui  en  tombera 
à  ses  yeux.  Son  audace  s'accroît  sans  cesse ,  et  monte  de  la  me- 
n;ice  à  l'injure;  il  défie  Jupiter  et  son  messager.  r\]ercure  veut 
l'épouvanter  par  la  peinture  de  tous  les  maux  que  Jupiter  lui 
réserve;  il  lui  annonce  l'aigle  qui  doit  déchirrr  son  nanc,les 
tonnerres  qui  doivent  foudroyer  sa  tête,  les  abîmes  de  feu  qui 
doivent  engloutir  son  corps.  Rien  n'émeut  Prométhée.  qui  a  le 
sentiment  de  son  éternité.  Alors  Mercure  ordonne  au  chœur  de 
se  retirer,  i)0ur  ne  pas  attirer  sur  lui  la  colère  du  ciel.  Le  chœur 
refuse  d'abandonner  le  malheureux  Prométhée.  Au  même  in- 
stant, tous  les  maux  effroyables  que  Mercure  a  piédils  à  Pro- 
méthée fondent  sur  lui.  Mais  au  milieu  du  fracas  du  tonnerre  et 
des  venis  qui  remuent  la  terre  jusque  dans  ses  entrailles, 
Prométhée  proleste  contre  la  colère  et  contre  la  puissance  de 
Jupiter. 

Tel  est  ce  drame  auguste  ,  éternel  témoignage  de  la  liberté  de 
la  pensée  humaine,  par  lequel  le  poète  grec  annonçait  en 
face  même  des  superstitions  de  son  temps,  et  au  milieu  des  fêles 
des  dieux,  la  fin  de  toute  la  mythologie  menteuse  qui  recevait 
les  adorations  de  la  multitude.  C'était  une  œuvre  digne  du  génie 
d'Eschyle  ;  et  il  convenait  à  cet  homme  héroïque,  qui  avait  cé- 
lébré l'indépendance  de  son  pays ,  et  les  victoires  de  la  Grèce 
sur  l'Orient,  de  chanter  aussi  l'émancipation  des  esprits,  et  Té  - 
lernelle  progression  de  l'humanité.  Sophocle  avait  aussi  abordé 
ce  grand  sujet  ;  et  il  paraît  quEuripide  lui-même  l'avait  traité 
après  eux;  mais  il  n'est  rien  resté  des  deux  trilogies  de  ces  poètes. 

Les  Athéniens  étaient  particulièrement  disposés  à  comprendre 
la  fable  de  Prométhée  et  à  en  sentir  la  profondeur.  La  ville  de 
Minerve  devait  honorer  la  mémoire  de  l'inventeur  des  arts.  A 
Athènes  on  donnait  le  nom  de  i'rométhée  aux  sculpteurs,  aux  po- 
tiers, à  tous  les  gens  qui  pétrissaient  1  argile  ;  on  avait  aussi 
institué,  en  rhoiineur  de  ce  grand  civilisateur,  une  fê;e  parti- 
culière ;  il  fallait  que  ceux  qui  la  cékbraieut  courussent  du 
temple  à  la  ville  sans  éteindre  les  lïambeaux  qu'ils  tenaient  à  la 
main,  et  qui  rappelaient  le  principal  b. entait  de  Proméihèe, 

La  philosoj)hie  grecque  s'empara  de  la  fable  de  Prométhée  et 
la  modifia  encore.  Platon,  dans  son  dialogue  de  Protagoras, 

SI. 


S'iS  REVUE  DE  PARIS. 

dit ,  que  lorsque  la  Terre  eut  été  créée ,  il  fallut  y  placer  des 

éties  vivants;  Proinélhée  se  charj^ea  d'en  modeler  les  formes 
avec  J'argile  ,  et  de  leur  donner  la  vie.  Epimélhée  son  frère,  vou- 
lut l'aider  dans  ce  travail  ;  ProméUiée  l'ayant  laissé  faire,  il 
commença  par  donner  aux  animaux  toutes  les  qualités  qui  leur 
étaient  nécessaires;  il  épuisa  sur  eux  toute  sa  science,  et,  ar- 
rivé à  l'homme,  il  se  trouva  dans  l'impuissance  de  IV^ever  au- 
dessus  de  la  condition  des  animaux.  Alors  Prométhée  intervint, 
et.  donnant  à  Thomme  son  âme  immortelle,  il  compléta  lœu- 
vre  de  son  frère.  Ce  mythe  n'est  pas  tout  entier  de  l'inventioa 
de  Platon  ,  il  est  comj)lélement  d'accord  avec  la  tradition  qui 
représente  Épiméthée  comme  le  génie  subalterne  de  Thumanité, 
et  Prométhée,  comme  le  représentant  de  son  principe  le  plus 
élevé  et  le  plus  pur. 

Apollodore ,  qui  était  maître  de  langues  à  Athènes,  environ 
cent  cinquante  ans  avant  notre  ère,  et  qui  avait  accueilli  toutes 
les  traditions  mythologiques  dans  un  long  ouvrage  dont  il  ne 
nous  reste  que  trois  livres,  nous  servira  à  compléter  la  fable  de 
Prométhée.  Ce  Titan  est ,  d'ajirès  lui,  fils  de  Japet  et  d'Asia  ,  fille 
de  l'Océan;  comme  l'indique  son  nom,  il  joue,  au  milieu  des 
dieux  et  des  hommes  ,  le  rôle  de  la  prévoyance  ;  il  donne  des 
conseils  au  ciel  et  à  la  terre;  il  avertit  Jupiter  de  ne  pas  épou- 
ser Théiis,  et  Hercule  d'envoyer  Allas,  à  sa  place,  au  jardin  des 
Hespérides.  11  est  délivré  par  Hercule,  et,  en  signe  de  son  sup- 
plice, il  conserve  des  liens  d'oliviers.  Suivant  Athénée,  il  porta 
une  couronne  de  saule.  Suivant  d'autres  traditions  plus  obscu- 
res, il  garda  aux  pieds  et  aux  mains  des  fragments  du  rocher 
sur  lequel  il  avait  été  attaché.  Ainsi  le  voulait  l'honneur  de  Ju- 
piter, qui,  après  avoir  juré  que  Prométhée  serait  éternellement 
enchaîné,  avait  fini  par  consentir  à  sa  délivrance.  On  trouve, 
dans  un  bas-relief  antique,  la  preuve  irrécusable  que  les  poètes 
avaient  imaginé  de  faire  terminer  le  supplice  de  Prométhée; 
Hercule  y  est  représenté  tuant  l'aigle  qui  dévore  le  foie  du 
Titan. 

Il  nous  semble  impossible,  après  tant  de  preuves,  de  douter 
que  les  Grecs  n'aient  voulu  persoimifierdans  Prométhée  le  génie 
impérissable  de  l'espèce  humaine,  ils  lui  ont  attribué  la  forma- 
tion du  premier  homme,  et  ils  ont  mêlé  son  nom  à  toutes  les 
ijraiides  cfises  par  lesquelles  ils  oat  supposé  que  le  moude  nais- 


REVUE  DK  PARIS.  247 

sant  avail  passé.  Deucalion,  qui  repeupla  la  terre  après  le  dé- 
hifïe,  est  fils  de  Proméliiée;  Pyrrha,  sa  femme,  est  fille  d'Épi- 
mélhée  et  de  Pandore.  Ces!  Promélhée  qui  conseille  à  JDeucylion 
de  construire  le  coffre  dans  lequel  il  se  soustrait  à  linondalioa 
qui  engloutit  les  autres  hommes.  On  trouve  dans  Euripide  que 
c'est  Proméliiée  qui  fendit  le  crâne  de  Jupiter  pour  en  faiie  sor- 
tir Minerve,  cet  emblème  de  la  civilisation.  Enfin  Duris  de  Sa- 
mos  rapportait  que  Prométhée  avait  osé  devenir  amoureux  de 
MiniM've,  et  que  c'élait  la  raison  pour  laquelle  il  avait  été  en- 
chaîné. Ainsi,  on  n'en  pourrait  douter,  ce  grand  nom  de  Promé- 
thée, qui  était  un  débris  d'un  monde  antérieur,  avait  fini  par 
n'être,  aux  yeux  des  Grecs,  qu'une  allégorie  et  par  représenter 
l'esprit  humain  lui-même. 

ISous  ne  voulons  pas  soulever  toutes  les  importantes  questions 
qui  se  rattachent  à  cette  fable;  nous  n'essaierons  pas  d'accorder 
ensemble  tous  les  récils  que  les  mythologues  en  ont  faits  ;  nous 
ne  chercherons  pas  à  éclairer  le  problème  de  ce  monde  antérieur 
au  monde  de  Jupiter,  et  auquel  il  semble  que  Prométhée  appar- 
tenait. INous  avons  recueilli  aux  sources  mêmes  les  traditions 
qui  ont  été  conservées  à  ce  sujet  ;  nous  nous  bornerons  à  cet 
exposé  qui  a  déjà  pu  paraître  bien  long. 

La  fable  de  Prométhée  est  profondément  grecque ,  on  en 
trouve  cependant  des  traces  dans  la  mythologie  des  autres  peu- 
ples. Il  y  a  une  sorte  de  Prométhée  dans  la  poésie  de  l'orient. 
Il  y  en  a  une  aussi  dans  la  poésie  du  nord.  De  quoi  est-il  question 
dans  la  plupart  des  Sagas  qui  ont  servi  de  point  de  départ  aux 
Niebelungen?  Ce  héros  qui  va  dérober  le  secret  de  la  métallur- 
gie au  dragon,  sur  la  montagne  de  feu,  n'est-il  pas  le  Prométhée 
Scandinave?  Les  Romains  prirent  aux  Grecs  tout  ce  qui  conve- 
nait à  leur  civilisation  militaire  et  matérialiste;  aussi  ont-ils 
peu  compris  Prométhée  et  en  ont-ils  peu  fait  menlion.  On  re- 
trouve cependant  son  nom  dans  Ovide ,  dans  Horace  et  dans 
Catulle. 

Lorsque  le  christianisme  se  fut  répandu  dans  le  monde  grec 
etlalin,  les  premiers  pères  de  l'Église,  cherchant  des  preuves  de 
la  vérité  de  leur  religion,  dans  c;'lle  qu'ils  venaient  combattre  et 
remplacer,  s'emparèrent  du  mythe  de  Prométhée  et  Tinterpré- 
tèrent  en  faveur  de  leur  nouvelle  croyance.  Laclanceet  Terluiliea 
ont  présenlé  ce  Tilan  conune  le  précurseur  et  l'iniage  Uu  Christ  j 


248  REV[T.  DE  P\RIS. 

ils  Irouvaient  en  effet ,  entre  eux ,  cette  ressemblance  que  tous 
les  deux  avaient  souffert  pour  le  bonheur  du  genre  humain. 
Tandis  que  les  chrétiens  rajeunissaient  la  fable  de  Promélhée 
par  ses  pieuses  comparaisons .  un  païen,  animé  par  le  génie  de 
la  satire  ,  s'en  servait  pour  faire  une  dernière  critique  des  dieux 
qui  descendaient  rapidement  les  pentes  de  l'Olympe  ;  je  veux 
parler  de  Lucien  ,  qui  a  consacré  au  fils  de  Japet  un  de  ces  ad- 
mirables dialogues  dans  lesquels  il  a  si  spirituellement  célébré 
les  funérailles  du  paganisme. 

Dans  les  temps  modernes,  Prométhée  a  été  un  sujet  d'inspi- 
ration pour  de  grands  poètes.  Déjà  nous  avons  essayé  de  mon- 
trer comment  il  avait  été  mis  en  scène  par  Caldéron  ;  ce  n'est 
pas  pour  peindre  la  révolte  de  l'homme  contre  les  liens  du  passé, 
que  Caldéion  a  composé  sa  comédie  de  la  Estatua  de  Prouie- 
teo;  il  n'a  rien  emprunté  à  l'audacieuse  impiété  d'Eschyle  j  au 
lieu  de  prendre  la  partie  de  celte  fable  qui  est  consacrée  au  blas- 
phème et  à  la  prophétie,  il  s'est  arrêté  à  la  première  pailie, 
dans  laquelle  il  n'est  question  que  des  bienfaits  dont  Pi  omélhée 
a  comblé  les  hommes.  Interprétant  avec  un  rare  bonheur  cette 
différence  de  nature  et  d'instinct,  que  la  tradition  avait  déjà 
confusément  donnée  à  Promélhée  et  à  Éj)imélhée ,  et  que  Platon 
avait  surtout  signalée,  il  a  fait  de  ces  deux  Titans  la  personni- 
fication de  deux  idées  ciiréticnnes,  et  de  leur  histoire  l'image  du 
triomphe  de  l'intelligence  sur  la  matière.  Dans  une  nation  reli- 
gieuse et  soumise,  comme  était  l'Espagne  au  xvip  siècle,  il 
était  impossible  qu'on  donnât  un  autre  sens  à  la  fable  de  Pro- 
mélhée. 

Mais  à  mesure  qu'on  approche  de  notre  époque  ;  agitée  par 
le  doute  et  par  tous  les  déchirements  qui  accompagnent  les 
grandes  rénovations  de  resi)èce  humaine,  la  figure  de  Promé- 
thée reprend  toute  son  audace  et  toute  sa  véritable  grandeur. 
Dès  lors  ce  ne  sont  i)Ius  les  récits  moraux  d  Hésiode  sur  l'in- 
venlion  du  feu  et  la  création  de  Pandore,  ce  sont  les  pro])héli- 
ques  blasphèmes  d'Eschyle  qui  occupent  les  méditations  des 
poètes.  Ce  grand  drame  du  poète  athénien  n'a  pas  seulement 
inspiré  des  œuvres  remarquables,  il  a  nourri,  à  lui  seul ,  et 
peut-être  créé,  le  plus  grand  génie  de  no:re  siècle.  Qu'est-ce 
que  Byron  ,  sinon  l'écho  de  Promélhée?  Quels  personnages 
a-l-il  imagiués,  sinon  des  èlreç  qui  sont  les  fils  de  Promélhée? 


REVUE  DE  PARIS.  2iS 

Nous  avons  un  précieux  témoignage  de  cette  vérité.  Lorsque 
Man/red  [tarut,  la  Revue  d' EdiNibourg  le  compara  au  drame 
d'Eschyle  ;  Byron  s'empressa  de  reconnaître  leur  ressemblance, 
et  il  écrivit  à  JMurray  :  «  J'éiais  admirateur  j)assionné  du  Pro- 
mélliée  d'Eschyle  dans  ma  première  jeunesse  ;  c'était  une  des 
pièces  du  ihéâlre  grec  que  nous  lisions  trois  fois  par  an  à  Har- 
j*o\v...Le  Promélhée  m'est  toujours  tellement  resté  dans  la  tête, 
que  je  conçois  facilement  Tinfluence  qu'il  a  sur  tous  mes 
écrits.  » 

Le  Faust  de  Gœlhc,  au(iuel  on  a  aussi  comparé  le  Manfretl 
de  Byron,  a  des  analogies  évidentes  avec  Prométhée.  Ne  sont-ils 
pas  tous  les  deux  les  représentants  de  la  science  humaine?  Il  y 
a  pourtant  cetle  différence  nolable.  que  Prométliée  dupe  le  ciel, 
tandis  que  Faust  est  dupé  i)ar  lui.  Pour  qu'on  pût  moins  douter 
de  Timporlance  qu'il  allacliait  à  ce  symbole  grec,  Gœlhe  a  pris 
soin  d'en  faire  le  sujet  d'une  de  ses  odes. 

Un  des  amis  de  lord  Byron,  (|ui  avait  un  génie  moins  brillant, 
mais  non  pas  moins  élevé,  Siielley,  entreprit  de  lutter  ouverte- 
ment avec  Eschyle,  et  composa  un  drame  en  qualre  actes  pour 
expliquer  à  sa  façon  le  supplice  et  la  délivrance  de  Promélhée. 
Esprit  essentiellement  métaphysique,  il  était,  plus  encore  que 
Byron,  en  proie  à  tous  les  doutes  de  notre  siècle.  Tourné  cepen- 
dant vers  l'avenir,  et  croyant  à  une  prochaine  transformation 
i\^5  sociétés  européennes,  il  avait  cherché  à  devancer  les  progrès 
de  son  temps  et  à  deviner  les  idées  qui  devaient  prévaloir  plus 
tard  ;  il  s'était  arrêté  à  un  système  où  le  matérialisme  du  dix- 
liuitième  siècle  se  mêlait  aux  prcvisioiis  |)lus  avancées  qu'il  tirait 
de  son  propre  sein;  il  avait  une  sorte  d'alhéisme  mystique  qui 
divinisait  le  monde  visible,  pour  pouvoir  nier  l'invisible  dieu. 
Ce  système  devait  le  prédisposer  singulièrement  à  comprendre 
le  Promélhée  antique;  la  haine  de  la  religion,  la  négation  du 
dieu  du  passé,  lespérance  vague  de  l'avenir,  le  sentiment  des 
forces  de  la  nature,  et  l'animation  que  sa  pensée  prétait  à  l'u- 
nivers, tout  cela  trouvait  vm  aliment  naturel  dans  le  drame 
d'Eschyle. 

Shelley  représente  d'abord  Promélhée  enchaîné  sur  les  rochers 
neigeux  du  Caucase  indien,  invoquant .  au  milieu  de  la  nuit ,  un 
dieu  supérieur  à  tous  les  dieux  .  à  tous  les  démons  et  à  tous  les 
esprits:  un  dieu  un  .  dont  la  puissance  est  le  piinci()al  altribul. 


?S0  REVUE  DE  PARIS. 

pes  voix  répondent  à  celle  du  Titan  ,  du  sein  de  l'air  ,  des  mon- 
tagnes ,  des  eaux  et  des  abîmes;  puis  la  Terre,  mère  de  Promé- 
Ihée  ,  vienl  plaindre  son  tils  et  le  consoler.  Le  Tilan  est  troublé 
perdes  visions  odieuses  :  l'image  de  Jupiter  plane  sur  le  lieu  de 
son  supplice  ;  Mercure  et  les  furies  se  joignent  à  cette  appari- 
tion pour  le  tourmenter.  Les  filles  de  LOcéan  ,  Asia ,  Panlhéa 
et  lone,  s'etforcent  d'adoucir  ses  douleurs  et  de  conjurer  la 
colère  du  maître  des  dieux.  Les  esprits  accourent  de  toutes 
paris,  et  mêlent  leurs  chants  d'espérance  aux  chants  de  désola- 
ion  des  furies. 

Shelley  a  donné  au  chœur  des  développements  immenses. 
Voulant  prêter  une  voix  à  toutes  les  puissances  de  la  nature  ,  il 
a  été  conduit  à  faire  usage  d'une  sorte  de  fantasmagorie  méta- 
physique ,  et  à  inventer  une  mythologie  beaucoup  plus  compli- 
quée que  celle  des  Grecs  :  aussi  les  Océanides  jouent-elles  dans 
son  drame  un  rôle  beaucoup  plus  grand  que  dans  celui  d'Es- 
chyle. Deux  d'entre  elles  ,  Panlhéa  et  Asia  ,  occupent  le  second 
acte  presque  tout  enlier  par  leurs  conversations  sur  le  principe 
du  monde.  Au  milieu  des  chants  des  esprits,  elles  prennent  la 
résolution  d'aller  chercher  au  sein  de  la  terre  le  véritable  dieu 
de  l'univers,  et  de  le  prier  de  venir  au  secours  de  Prométhée. 
Ce  dieu,  Shelley  Ta  fait  de  ses  mains,  et,  après  lui  avoir  donné 
l'être ,  il  lui  a  aussi  donné  un  nom  ;  il  l'a  appelé  Démogorgon  , 
ce  qui  veut  dire  ouvrier  de  l'univers.  Cette  puissance  aveugle  et 
souveraine  se  rend  aux  désirs  des  Océanides  ,  qui  célèbrent  par 
avance  le  changement  des  temps  et  l'âge  nouveau  qui  va  se 
lever  pour  le  monde. 

Au  commencement  du  troisième  acte ,  Jupiter  est  assis  au 
plus  haut  des  cieux,  sur  son  trône  ,  au  milieu  des  dieux  ;  il  s'e- 
nivre de  sa  puissance  ,  et  chante  lui-même  ses  proi)res  louanges. 
Tout  à  coup  Démogorgon  arrive,  porté  sur  le  char  des  Heu- 
res ;  il  en  descend  et  ébranle  le  trône  de  Jupiter.  Le  roi  de  l'o- 
lympe ,  effrayé,  s'écrie  :  «  Forme  redoutable  ,  qui  es-tu  ?  Parle. 
—  Je  suis  l'éternité  ,  »  répond  Démogorgon  :  et  il  le  précipite 
aux  abîmes.  Jupiter  essaie  en  vain  de  le  fléchir  -,  il  est  englouti 
dans  rOcéan.  Une  fois  que  Jupiter  est  détrôné,  Hercule  ,  selon 
la  tradition  antique,  délivre  Prométhée,  qui  est  rendu  à  la 
Terre  sa  mère,  et  qui  rentre  dans  son  sein.  Le  quatrième  acte, 
qui  est  le  dernier ,  est  rempli  tout  entier  par  les  chœurs,  qui 

j 


BENl'E  1>E  PAKI3.  ÛM 

chantent  la  transformation  que  le  monde  vient  de  subir,  et 
celles  qu'il  doit  éprouver  dans  la  suite  des  siècles.  C'est  une  vé- 
ritable encyclopédie  métaphysique  et  poétique  à  la  fois,  où  le 
poêle  a  développé  toutes  les  idées  de  son  naturalisme  mystit|ue. 
La  pensée  qui  a  inspiré  ce  drame  est  d'une  jjrande  hardiesse  ; 
l'invention  en  est  bizarre  et  d'une  simplicité  trop  nue  ;  l'expres- 
sion est  riche  en  ima[îes  et  plus  encore  en  idées  élevées  ;  mais  la 
couleur  métaphysique  qui  est  répandue  sur  tout  l'ouvraj^e  a 
empèi'hé  qu'il  ait  jamais  eu  un  grand  succès.  H  est  bien-cjne  la 
poésie  s'inspire  de  la  philosophie  5  mais ,  si  elle  peut  emprunter 
sa  substance  aux  abstractions  même  les  plus  subtiles  .  il  est  né- 
cessaire qu'elle  prenne  sa  forme  dans  la  réalité.  Shelley  a  violé 
cette  grande  loi  ;  il  a  construit  un  monument  qui  n'a  pas  fonde- 
ment dans  les  croyances  générales  des  hommes,  et  qui  repose 
tout  entier  sur  les  spéculations  solitaires  de  son  esprit.  C'est 
l'effort  d'un  rare  génie  ;  mais  la  société  n'a  pas  reconnu  dans  ce 
rêve  ses  jjrojjres  opinions,  et  elle  ne  lui  a  accordé  qu'une  de  ces 
stériles  admirations  qui  ne  remuent  pas  la  multitude. 

M.  Edgar  Quinet  a  traité  le  même  sujet  d'une  manière  plus 
heureuse.  Fidèle  au  génie  j)Ositif  de  notre  pays  ,  il  est  constam- 
ment appuyé  sur  la  tradition  ;  lorsqu'il  a  été  obligé  d"y  suppléer  , 
c'est  à  rhisloire  même  du  genre  humain  et  aux  formes  réelles 
du  passé  qu'il  a  emprunté  l'action  et  les  images  de  son  poëme. 
Non-seulement  il  a  été  plus  vrai  et  plus  sage  que  Shelley  ;  mais 
il  nous  semble  qu'il  a  été  plus  profond.  En  effet ,  Shelley  a  peint 
dans  son  Prométhée  une  crise  générale  de  l  humanité  ,  mais  il 
a  donné,  à  la  partie  lyrique  de  son  oeuvre  .  un  déveloi)pemcnl  qui 
prouve  combien  peu  il  a  attaché  de  réalité ,  de  puissance  et  de 
vie  propre  aux  personnages  qu'il  a  mis  en  scène  \  de  la  sorte  ,  il 
s'est  privé  de  tout  le  secours  que  les  passions  peuvent  prêtera 
la  poésie  ;  il  n'a  mis  que  des  idées  et  des  images  dans  son  drame 
qui  est  une  haute  abstraction  splendidement  velue.  M.  Quinet 
ne  s'est  pas  borné,  comme  lui,  à  exploiter  la  métaphysique  de 
son  sujet,  il  a  voulu  en  dévelo))per  les  passions.  Aussi  n'a-t-il 
pas  envisagé  seulement  Prométhée  comme  le  représentant  de 
l'esprit  humain;  il  lui  a  fait  jouer  un  rôle  personnel  et  l'a  con- 
sidéré comme  un  homme  de  génie  se  débattant  contre  les  obsta- 
cles que  la  nature  lui  oppose;  il  a  vu  en  lui  l'individu  d'abord, 


2o2  REVUK  bb  PAK'.S, 

rhuraanité  eiisnile  j  ainsi  il  a'composé  son  œuvre  de  deux  cer- 
cles concentritfues  qui  tiennent  l'un  dans  l'autre.  Il  ne  faut  pas 
perdre  de  vue  cette  idée  ,  si  l'on  veut  se  rendre  un  compte  fidèle 
de  son  poème. 

A  l'imitation  des  Grecs ,  M.  Quinet  a  divisé  son  œuvre  en  trois 
parties;  il  leur  a  donné  les  titres  qu'Eschyle  avait  donnés  à 
celles  de  sa  trilogie.  Il  a  donc  emi)rassé  l'existence  entière  de 
Prométhée  et  la  plénitude  des  (juestions  qui  se  rattachent  à  celte 
grande  figure.  Prométhée  inventeur  du  feu,  Prométhée  en- 
chaîné ,  Prométhée  délivré,  telles  sont  les  trois  époques  de  la 
vie  du  Titan,  et  les  divisions  de  la  trilogie  de  M.  Quinet.  La 
forme  adoptée  est  celle  du  drame  dans  sa  haute  acception  ;  se 
restreindre  à  celte  forme  sévère  du  dialogue,  c'était  se  priver 
des  ressources  infinies  de  la  description  .  et  renoncer  à  tous  les 
riches  travaux  que  pouvaient  fournir  le  monde  primitif  et  le 
inonde  antique.  M.  Quinet  avait  devant  lui  rexem|)le  de  Milton  , 
qui  a  fait  aussi  de  son  Satan  une  sorte  de  Prométhée  chrétien  ; 
mais  il  a  résisté  aux  tentations  que  son  imagination  lui  offrait 
sans  doute ,  et  c'est  dans  le  moule  précis  et  austère  du  drame 
qu'il  a  jeté  répoi)ée  de  l  humanité.  Le  drame  est ,  en  effet ,  une 
forme  parliculièrement  destinée  à  présenter  l'image  et  l'idée  de 
la  lutte.  Lt  (juelle  lutte  plus  grande  peut-on  concevoir  que  celle 
dont  Prométhée  est  l'incarnation  ,  et  qui  soulevait  la  terre  contre 
le  ciel? 

Au  commencement  de  la  première  partie  ,  Prométhée  pétrit 
le  limon  primitif,  sur  les  bords  de  l'Océan  ;  seul  vivant  sur  la 
terre  ,  il  est  entouré  de  peuples  d'argile  qui  n'ont  pas  encore 
reçu  la  vie.  H  forme  ainsi  l'homme  en  dépit  des  dieux  qui , 

A  leur  création,  portant  eu:^ -mêmes  envie, 
TS'entr'ouvrent  qu'à  moilié  les  portes  de  la  vie. 

îl  achève  de  modeler  la  figure  d'une  géante  ;  il  l'anime  en  parta- 
geant son  souffle  avec  elle. 

Liuion,  que  Prométliée  a  formé  ne  ses  doigts, 
Reçois  encor  son  àme  et  tressaille  à  sa  voix  ! 
Pnisses-îu,  quand  du  jour  tu  verras  la  lumière, 
JNe  regretter  jamais  la  terre  nourricière 
Où;  caché  loin  de  moi,  sous  le  pied  des  ormeaux, 
Tu  dormais  sans  penser,  dans  le?  flanc?  du  chaos! 


REVUE  DE  T'ARIS.  2o3 

La  géante  s'éveille  à  la  vie.  Elle  sera  la  compagne  de  Pioinélhée , 
la  mère  des  nations;  elle  s'appelle  Ilésione  de  ce  nom  qu'Eschyle 
a  consacré,  mais  qu'on  ne  retrouve  pas  dans  les  mythologues. 
Prométhée  lui  prédit  toutes  les  douleurs  qui  Taltendent;  mais 
Hésione  n'en  accepte  pas  moins  la  vie  avec  reconnaissance  .  et 
elle  salue  avec  ivresse  l'univers  qui  lui  sourit. 

Alors  Prométhée  va  puiser  au  volcan  de  Lemnos  le  feu  qui 
doit  animer  les  hommes  donl  il  a  formé  les  corps  avec  l'argile. 
Les  Cyclopes  y  forgent  la  foudre  au  milieu  des  tlots  de  lave  qui 
s'épanchent , 

Comme  un  dragon  qui  va  hoirc 
Dans  le  calice  des  mer». 

Prométhée  les  voit  s'endormir  ;  il  monte  sur  la  cime  du  volcan 
et  puise  la  flamme  divine  dans  un  vase  ,  il  l'apporte  à  Hésione  qui 
construit  le  premier  foyer;  puis  il  appelle  les  humains  à  son 
feu.  Les  hommes  s'avancent  de  toutes  parts  en  murmurant  des 
sons  confus.  Ainsi  passent  devant  Hésione,  les  femmes,  les  en- 
fants ,  les  vieillards ,  les  rois ,  les  prophètes,  toule  la  multitude 
des  vivants.  Prométhée  leur  demande  : 

Que  vous  faul-il  encore  ? 
Le  chœur  des  hommes  répond  : 

Ah  '.  donnez-nous  des  dieux  ! 

Ainsi  ces  peuples  courent  au-devant  de  la  servitude  à  laquelle 
Prométhée  s'est  soustrait.  Voilà  la  première  douleur  du  créa- 
teur; il  voit  sa  création  dégénérer  en  ses  mains  dès  le  premier 
jour ,  et  détruire  toute  son  espérance  et  tout  le  fruit  de  son  génie. 
La  première  i)artie  est  terminée  par  un  chann-  de  cyclopes  té- 
moins des  prodiges  delà  civilisation  naissante  donl  Proméllié  a 
fait  i)résent  aux  hommes  après  leur  avoir  donné  la  vie  et  le  feu. 
Dans  celte  partie  .  on  voit  que  M.  Ouinet  ne  s'est  point  arrêté  à 
mettre  d'accord  les  traditions  diverses  qui  existent  sur  la  pre- 
mière époque  de  Prométhée  ;  poussé  par  cet  auiour  des  choses 
naïves  et  piimordiales  qu'il  a  porté  dans  tous  ses  précédents  ou- 
vrages ,  il  a  rejeté  les  faldes  accessoires  et  les  allégories  mo- 
5  n 


éM  HE  VUE  !»K  PArxiS. 

raies  qui ,  clans  Hésiode  et  dans  les  poêles  postérieurs ,  accom- 
pafTuent  la  création  de  1  homme  et  riiivention  du  feu  ;  il  a  écarté 
les  personna;îes  d'Épiméliiée  et  de  Pandore  dont  nous  avons  vu 
que  Calderon  avait  tiré  tous  les  effets  de  sa  comédie  et  qui  sem- 
blent être  des  inventions  d'une  épocjue  déjà  infjénieuse  et  d'une 
civilisation  av;incée;  il  a  voulu  raconter  les  premiers  mystères 
de  la  vie  humaine,  avec  l'austère  simplicité  d'un  contemporain 
du  monde  anlé-olympien. 

Dans  la  seconde  partie,  les  cyclopes  entraînent  Prométhée  sur 
le  sommet  du  Caucase.  C'est  Némésis  ,  la  déesse  de  la  vengeance, 
qui  veille  à  rexécution  de  Tarrêt  de  Jupiter.  Elle  voudrait  qu'on 
enchaînât  l'àme  de  Prométiiée.  Mais  tout  ce  que  les  cyclopes 
peuvent  faire,  c'est  de  lier  le  corps  du  Titan;  encore  murmu- 
rent-ils contre  la  barbarie  des  dieux  nouveaux  qui  ordonnent 
celte  cruauté.  Némésis  punit  leur  compassion  en  les  faisant  à 
jamais  disparaître  dans  les  entrailles  de  la  terre.  Prométhée  resté 
seul,  se  plaît  dans  son  supplice,  et  ne  songe  qu'aux  grandes 
choses  qu'il  a  faites.  Comme  dans  le  drame  d'Eschyle  ,  l'Océan 
vient  plaindre  Prométhée;  mais  i)our  Eschyle ,  l'Océan  n'était 
qu'un  dieu  plus  compatissant  que  les  autres;  c'était  un  Titan 
qui  pleurait  sur  le  sort  d'un  Titan.  M.  Quinet  a  élargi  le  senti- 
ment du  poëte  grec ,  en  faisant  de  cet  interlocuteur  le  représen- 
tant de  tous  les  aveugles  instincts  de  la  lourde  et  imbécile  ma- 
tière. L'Océan  ne  voit  (jue  la  souffrance  physique  de  Prométhée. 
Celui-ci  lui  répond  avec  un  rire  amer  que  le  véritable  vautour, 
c'est  la  tristesse  intérieure  qui  ronge  son  cœur.  L'Océan  ne  com- 
prend par  ce  supplice  de  l'àme.  Prométhée  lui  demande  des 
nouvelles  du  monde  ;  ])lein  de  tendresse  pour  sa  création ,  il 
veut  savoir  ce  que  les  hommes  sont  devenus  et  s'ils  songent  à 
lui.  L'Océan  n'a  que  de  tristes  choses  à  lui  apprendre.  Promé- 
thée écoute  avec  une  douleur  muette  le  récit  de  l'ingratitude  des 
hommes.  Puis  il  continue  ses  questions  : 

Mais  les  dieux  que  font-ils?  dans  leurs  apothéoses, 
IN  "a-t-on  pas  sur  leurs  fronts  vu  s'effeuiller  les  roses? 
Sont-ils  ce  qu'ils  étaient?  plus  jeunes  ou  plus  vieux? 
Et  le  ver  du  sépulcre  entre-t-il  dans  les  cieux? 
Dis  !  parle  !  de  leur  chute  est-il  quelque  présage? 
Les  douze  olympiens  changent-ils  de  visage  ? 


REVUE  DE  PAKii.  256 

l'océa^s. 

Heureux  qui  sur  les  dieux  a  fondé  son  appui  1 
Ce  qu'ils  étaient  hier,  ils  le  sont  aujourd'hui. 
Pendant  que  sur  ton  roc  ce  vautour  te  d«'vore, 
Ils  recueillent  en  paix  les  roses  de  l'aurore  ; 

De  l'aveugle  avenir  enfin  qu'espères-tu? 
Les  dieux  possèdent  tout. 

^      _       ^  „  PROilÉTBÉE. 

Excepté  l'inconnu. 

L'Océan  l'exhorte  à  prier  les  dieux;  et  comme  Pro:oé(héô 
s'indigne  contre  cette  pensée  ,  il  s'écrie  : 

Insensé!  comme  une  eau  qui  se  perd  dans  les  sable»^ 
Sa  raison  s'est  perdue  au  milieu  de  ses  maux. 

PR03IÉTHÉE. 

Conserve  ta  pitié  pour  tes  frêles  roseaux. 
Ce  que  tu  n'entends  pas,  tu  le  nommes  folie  ; 
Caressant  sous  la  vague  une  ombre  ensevelie. 
Adore,  sans  penser,  les  dieux  que  tu  connais. 
Us  plaisent  au  limon,  le  limon  les  a  faits. 

Prométhée  et  l'Océan  ne  peuvent  s'entendre.  Celui-ci  est  l'i- 
mage du  chaos  ;  Taulre  est  au  contraire  l'esprit  de  Tordre  ,  et  le 
prophète  de  l'avenir-  Prométhée  reste  donc  seul  après  avoir 
elfrayé  l'Océan ,  par  la  prédiction  de  la  chute  de  ces  dieux 
de  la  matière  aux  pieds  desquels  l'univers  est  prosterné.  Mais 
avant  que  sa  prophétie  s'accu;ni)lisse,  il  va  subir  un  déluge  de 
maux.  D'abord  c'est  Hésione  .  l'épouse  qu'il  s'est  donnée,  qui, 
saisie  par  la  mort ,  appelle  en  vain  son  créateur  à  son  Sf^cours  , 
du  fond  de  la  vallée  où  elle  se  traine  vers  lui.  Prométhée  ne 
peut  la  secourir  ;  du  sommet  où  il  est  enchaîné  ,  il  entend  les 
derniers  soupirs  qu'elle  rend  avec  la  vie.  Alors  les  sibylles 
accourent  vers  lui;  ii  les  interroge,  à  leur  tour,  sur  le  sort  du 
monde.  Les  sibylles  répondent  : 

Comme  toi  dévoré  par  la  haine  ou  l'amour, 

Cliaqne  iiomuie  a  son  Caiicase  et  nourrit  son  vautour. 


256  REVUE  DE  PARIS. 

Inhabiles  à  expliquer  les  présages  qui  se  font  voir  au  milieu  des 
désolations  de  l'espèce  humaine  ,  elles  en  viennent  demander  le 
sens  à  Prométhée  qui  leur  apprend  que  c'est  le  signe  de  la  mort 
des  dieux. 

LE  CHOEUR. 
Blasphème  !  est-il  donc  vrai  qu'en  secret,  Promélhée, 
Le  prophète  chez  toi  ne  cache  que  l'athée  ? 


PROMÉTHÉE. 

Tous  vos  dieux  vont  mourir. 
Mes  yeux  ont  déjà  vu  deux  races  immortelles, 
Tour  à  tour  usurper  les  voûtes  éternelles. 
Au  noir  Chaos  j"ai  vu  Saturne  succéder  ; 
Saturne  à  Jupiîer  à  son  tour  doit  céder. 
A  qui  va  Jupiter  céder  Taisle  suprême? 
Je  le  demande  aux  cieux.  Est-ce  là  mon  blasphème  ? 

lE  CHOELR. 

Malheur  à  qui  prévoit  l'avenir  de  trop  loin  î 
Le  Temps,  au  pas  tardif,  est  sourd  à  son  génie. 
En  vain  il  prend  d'ahord  l'avenir  à  témoin. 
En  sursaut  éveillé,  l'univers  le  renie. 

Promélhée  prédit  un  dieu  nouveau  ;  comme  preuve  de  l'éter- 
nité de  Jupiter,  les  sibylles  lui  montrent  son  messager  ailé  qui 
descend  du  ciel  sur  le  Caucase.  C'est  Mercure  ;  il  presse  Promé- 
thée de  déclarer  nettement  quel  est  ce  dieu  qu'il  annonce ,  et 
dont  Jupiter  est  effrayé;  il  emploie  inutilement  la  ruse  et  la 
terreur  5  Promélhée  se  révolte  contre  ses  séductions  .  rit  de  ses 
menaces ,  et  demeure  inflexible.  Comme  à  la  lin  du  drame  d'Es- 
chyle ,  l'univers  s'enllamme  et  tremble  sous  les  foudres  de  Ju- 
piter ;  les  dieux  se  précipitent  sur  leur  victime.  Promélhée  va 
éprouver  un  mal  plus  affreux  encore  que  tous  ceux  qu'il  en- 
dure ;  vaincu  par  la  douleur,  il  commence  à  douter  de  lui- 
même  et  de  l'avenir  :  il  se  met  à  célébrer  le  néant.  Mais  les 
sibylles,  qui  entretenu  ses  oracles,  les  lui  répètent  pour  le 
consoler.  Ainsi ,  la  seconde  partie  du  poème  se  termine  par  un 
chœur  de  sibylles  qui  marquent  la  transition  du  monde  antique 


REVUK  DE  PARIS.  2:7 

au  monde  nouveau  qui  va  éclore.  Prêtresses  du  pa^janisme  .  on 
sait  qu'elles  furent  adoptées  par  le  culte  chrétien,  qui  leur  a 
témoigné  son  respect  dans  ses  chants  et  dans  les  peinluresde 
ses  temples.  Elles  célèiirent  donc  tout  ensemble  la  fin  du  paga- 
nisme et  Taurore  d'une  religion  nouvelle.  Les  défaillanci-s  du 
doute  et  les  pressentiments  de  la  foi  se  mêlent  dans  leur  bou- 
che 5  leur  sein  rempli  du  passé  et  de  l'avenir  ,  se  livre  éperdu- 
ment  aux  inspirations  qui  le  partagent.  Leur  hymne  vagabond 
se  détache  cependant  peu  à  peu  du  vieux  monde,  et  finit  par 
une  prière  aumaitre  inconnu  du  monde  nouveau. 

On  a  pu  voir,  dans  les  scènes  que  nous  venons  d'analyser, 
que  M.  Edgar  Quinet  ne  s'est  pas  contenté  d'imiter  le  drame 
d'Eschyle  ,  mais  qu'il  Ta  transformé  ,  en  quelque  sorte  ,  et  com- 
plété. Livré  désormais  à  lui-même,  il  a  négligé  les  hypothèses 
par  Ies((uelles  l'érudition  a  essayé  de  refaire  le  dénouement  de 
la  trilogie  du  poète  grec  ;  et  il  a  puisé  entièrement  danj  son 
imagination  l'idée  qu'il  a  dévelo])pée  dans  la  troisième  partie  de 
sonœuvre.  La  délivrance  de  Prométhée  par  Hercule  ,  telle  qu'elle 
a  été  imaginée  par  les  poètes  grecs ,  lui  a  paru  une  invention 
incomplète,  et  aujourd'hui  inadmissible.  En  effet,  ainsi  que 
l'auteur  l'a  dit  lui-même,  dans  la  préface  pleine  de  vues  élevées, 
qui  précède  son  {)()ème,  comment  les  dieux  païens  pouvaient-ils 
délier,  sans  se  mentir  à  eux-mêmes,  le  grand  blasphémateur 
dont  ils  avaient  juré  l'éternel  supplice?  Une  solution  plus  rai- 
sonnable ,  plus  vraie  ,  plus  hardie  .  en  même  temps  ,  s'est  pré- 
sentée à  l'esprit  de  M.  Quinet.  Prométhée  a  prédit  la  chute  de 
Jupiter;  ce  n'est  donc  qu'apr's  la  chule  de  Jupiter  qu'il  pourra 
être  délivré.  Mais  quel  est  le  dieu  rédemp'eur  annoncé  par  les 
poêles  anti(iues  qui  nous  ont  transmis  celte  fable?  Sou  nom  est 
écrit  dans  l'histoire.  Qui  a  détrôné  Jupiter?  C'est  Jehovah.  Qui 
a  délivré  l'humanité  des  chaînes  du  matérialisme  où  le  paga- 
nisme la  tenait  prisonnière?  C'est  le  Christ.  Qu'est-ce  que  c'est 
que  Prométhée,  si  ce  n'est  limage  de  l'iiumanité  elle-même? 
Pourquoi  donc  ne  supposerait-on  pas  (jue  le  dieu  qui  a  afifranchi 
l'humanité  .  a  biisé  aussi  les  liens  de  Prométhée? 

Celle  conclusion  une  fois  admise,  res'ait  la  difficulté  de  fon- 
dre les  idées  païennes ,  qui  sont  empreintes  dans  les  ôvus.  pre- 
mières parties,  avec  celles  du  chrislianisme  qui  devaient  do- 
minei'  la  dernière.  MaU  celte  difficulté  u'esl  point  si  grande  qu'on 

S3. 


258  REVUE  DE  PAKIS. 

pourrait  se  le  figurer  d'abord.  Le  christianisme  ii'est-il  pas  sorti 
du  sein  du  paganisme?  N'a-l-il  pas  hérité  d'une  foule  d'idées 
développées  sous  son  empire?  ^''a-l-iI  pas  approj)iié  à  son  culte 
des  cérémonies  de  ce  culte  qu'il  venait  remplacer?  Aussi  les 
poêles  de  la  renaissance,  depuis  Dante  et  Boccace  jusqu'au 
Tas.-^e  et  au  Camoëns  ,  ont-ils  mêlé  avec  plus  ou  moins  de  bon- 
heur ,  selon  la  force  de  leur  géine ,  la  mytholor^ie  de  ces  deux 
religions  qui  ont  commencé  par  exister  ensemble,  et  qui  sont 
encore  associées  ensemble  ,  dans  le  respect  que  les  intelligences 
élevées  professent  pour  les  grandes  insliUUions  du  passé. 
M.  Quinet  n'a  donc  pas  reculé  devant  l'idée  de  faire  un  poème 
mixte  ,  semblable  à  ceux  de  la  renaissance.  11  avait  du  reste,  de 
nos  jours ,  l'exemple  d'une  audace  toule  semblable  ;  dans  les 
premières  années  de  ce  siècle,  M,  de  Chateaubriand  a  tenté, 
dans  son  ouvrage  des  Martyrs^  de  rapprocher  la  poésie  païenne 
et  la  poésie  chrétienne. 

La  troisième  partie  du  poëme  de  M.  Quinet  nous  montre  deuîç 
archanges  descendant  du  ciel  avec  l'aurore.  Le  premier  est 
l'archange  Michel ,  représentant  de  l'esprit  biblique}  l'autre, 
Tarchange  Raphaël  ,  incarnation  du  sentiment  évangélique  ;  ils 
s'entretiennent  dans  Timmensité.  Leurs  discours  reflètent  toute 
la  différence  de  leurs  natures  ;  la  pensée  de  Michel  est  pleine  de 
force  et  d'énergie  ,  celle  de  Raphaël  pleine  de  mansuétude  et  de 
douceur.  Apportant  la  vie  nouvelle  au  monde,  ils  touchent  la 
cime  du  Caucase  ;  ils  y  aperçoivent  Promélhée  enchaîné,  et  l'in- 
terrogent. A  leur  voix,  Prométhée  s'émeut,  comqje  si  de  loin- 
tains et  vagues  souvenirs  s'éveillaient  dans  son  âmej  puis  il 
leur  adresse  lui-même  des  questions  : 

Où  donc  êtes-vous  nés?  de  cette  chaste  armure 
Qui  donc  a  revêtu  vos  flancs  et  votre  sein? 
Quelle  vierge  a  filé  votre  robe  de  lin? 
Peut-être  hal>itez-vous  les  grottes  de  Pénée  ; 
Où  plutôt  retirés  sur  le  mont  Cyanée  , 
De  rOlympe  inconnus  et  de  tout  luniver», 
Votre  toit  se  marie  au  troue  des  myrtes  verts. 

Pressé  de  nouveau  de  dire  qui  il  est,  il  leur  raconte  sa  lon- 
gue histoire  ,  avec  une  naivelé  pleine  à  la  fois  de  grandeur  et 
de  charme  :  au  milieu  de  lobscurité  complète  des  premiers  sou- 


REVUE  DE  PARIS.  25» 

venirs  de  son  enfiance ,  il  a  conservé  la  pensée  à  demi  voilée  d  un 
dieu  invisil)l6,  universel,  uni(iue  et  vrai ,  qui  était  so:i  père  ; 
mais  à  une  époque  qull  ne  peut  préciser,  tout  ce  monde  anté- 
rieur s'effaça  : 

Comme  un  aiglon  tombé  de  l'aire  paternelle  , 
Sans  refuge  ,  orphelin  ,  j'errai  dans  Tunivcrs. 
Alors  je  commençai  dadorer  les  enfers. 

Hlpenconlra,  sur  un  mont,  des  dieux  qui  s'enivraient  de  tou- 
tes les  délices  inférieures  de  la  malière:  il  aurait  jm  i)arlager 
leur  banquet ,  et  se  faire  ,  comme  eux  ,  des  idoles  j  mais  il  prit 
toutes  ces  vanités  en  pilié  , 

Et  toujours  affame  d'un  plaisir  immortel , 
Je  quittai  tous  les  dieux  par  un  éclat  de  rire. 
De  l'abîme  bientôt  je  visitai  l'empire. 
Le  monde  était  désert .-  l'homme  n'était  pas  né. 

L'univers  était  sans  voix;  Prométliée  songeait  à  lui  en  donner 
une  ,  et  à  tirer  de  l'argile  une  forme  plus  belle  que  toutes  celles 
que  les  dieux  avaient  façonnées  ;  chaque  jour  il  attendait  la  réa- 
lisation de  son  rêve. 

Ainsi  mesjours  j.'assaient...  si  c'étaient  là  des  jours. 

Un  soir  (celte  heure  est  triste  et  me  navre  toujours) 

Dans  la  mer  je  voyais  se  mirer  l'astre  blême  ; 

Mais  l'orage  éternel  ne  grondait  qu'en  moi  même. 

Tout  dormait  :  j'enviais  les  songes  ties  roseaux  , 

Et  mon  ombre,  comme  eux  ,  dormant  au  fond  des  eaux. 

Un  penser  (d'où  me  vint  cette  lueur  sublime?) 

Tout  dabord  méclaira.  Sur  le  bord  de  l'abîme  , 

D'un  vil  et  noir  limon  recueilli  par  hasard  , 

Je  fis  un  demi-dieu  ,  fragile  enfant  de  lart. 

Ainsi  il  forma  l'homme;  il  l'anima,  puis  il  lui  apprit  les 
sciences  et  les  arts,  il  lui  donna  la  civilisation  ;  et  c'est  pour 
celle  raison  que  JujJiler  l'a  crucidé.  A  ce  iioai  do  Jupiter,  l'ar- 
change Michel  s'indigne,  et  lui  apprend  que  Jupiter  est  déchu 
de  rOhmpe.  Promélhée  ne  le  veut  pas  croire.  L'archange  lui 
ïaconle  les  chauijemculs  du  ciel  et  tie  la  terre  j  mois  Prouiothé* 


260  REVUE  DE  PARIS. 

a  trop  souffert  pour  se  laisser  persuader  facilement  ;  on  sent  que 
la  douleur  a  desséché  son  àme,  et  lui  a  fait  une  irréparable  vieil- 
lesse. 

Pardunnez  aux  soupçons  ;  ils  sont  fils  des  tristesses. 
Mais  tous  les  dieux  nouveaux  sont  féconds  en  promesses. 
Avares  du  présent,  prodigues  d'avenir, 
Par  le  même  chemin  on  les  voit  tous  venir. 

Le  blasphème  erre  encore  sur  la  bouche  du  vieux  ProméLhée  ; 
mais  un  miracle  va  changer  son  àme.  Par  un  mot  Raphaël  brise 
ses  chaînes,  et  Michel  tue  le  vautour  qui  le  dévore.  L'âme  de 
Prométhée  ne  peut  cependant  se  livrer  si  entièrement  à  la  joie 
de  sa  délivrance  qu'elle  ne  conserve  une  sourde  défiance. 
Comme  pour  achever  de  dissiper  ses  doutes  ,  les  dieux  bannis  de 
rOlymiie  passent  devant  lui;  ils  sui'plieut  les  archanges  de  les 
laisser  vivre  dans  quehiue  coin  ignoré  de  la  terre  ,  et ,  ne  trou- 
vant aucune  pitié,  ils  blasj)hèment  à  leur  tour  contre  la  dureté 
des  maîtres  du  ciel  ;  les  archanges  les  précipitent  dans  le  néant. 
En  se  dispersant ,  les  dieux  anciens  annoncent  au  dieu  qui  les 
écrase  une  chute  semblable  à  la  leur.  Quand  ils  ont  cessé  de 
faire  entendre  leurs  imprécations,  les  archanges  enlèvent  Pro- 
méthée dans  le  ciel  ;  le  Titan  y  conserve  encore  la  morsure  de 
la  douleur,  qui  est  comme  un  secret  avertissement  des  nouveaux 
tourments  qui  attendent  Thumanité  dans  son  infatigable  voyage 
h  travers  des  cieux  toujours  nouveaux.  Un  chœur  de  séraphins  , 
au  milieu  desquels  Hésione  ,  rendue  ù  la  vie  ,  fait  entendre  sa 
voix ,  célèbre  l'avènement  de  la  foi  nouvelle  et  couronne  tout  le 
poëme. 

L'analyse  de  cet  ouvrage  en  a  suffisamment  éclairé  la  pensée. 
Considéré  sous  son  aspect  le  plus  général ,  il  offre  le  tableau  du 
développement  entier  de  l'humanité;  c'est  un  abrégé  des  croyan- 
ces du  monde.  En  regardant  plus  au  fond,  on  voit  clairement 
qu'il  présente  riiisloire  des  douleurs  que  le  doute  fait  souffrir  i\ 
l'homme,  mais  aussi  des  progrès  qu'il  lui  fait  accomplir.  Jusqu'à 
ce  jour  les  i)0étes  qui  s'étaient  inspirés  du  l'romélhée  antique 
n'avaient  jeté  au  milieu  de  notre  société  pleine  de  trouble  que 
des  angoisses  nouvelles.  Byron  ,  ce  Promélliée  que  l'Europe  a 
vu  vivant ,  a  rempli  l'air  des  cris  de  son  désespoir  ,  qui  retentis- 
sent encore  à  no§  oreilles.  11  apparlenail  à  notre  nation  de  pro- 


REVUE  DE  PARIS.  Î6t 

duire  un  poète  qui  vint  venger  l'avenir  des  blasphèmes  qui  s'a- 
dressent au  passé  ,  et  de  montrer  comment  le  mal  est  une  épreuve 
qui  mène  au  bien  .  comment  le  scepticisme  est  la  transition  né- 
cessaire qui  conduit  d'une  foi  à  une  autre  foi. 

Il  y  a  aussi  dans  la  société  actuelle  un  vice  plus  terrible  que 
le  blasi)hème  :  mieux  vaut  maudire  ie  ciel  et  le  nier  que  de  rester 
indifféreirt  A  ses  merveilles,  et  que  de  vivre  tout  entier  dans  les 
horizons  inférieurs  de  la  terre.  L'oubli'de  Cieu  est  un  mal  plus 
honteux  que  l'athéisme.  Cependant ,  à  Theuie  qu'il  est.  tandis 
que  quelques  esprits  égarés  entre  la  lumière  et  la  nuit .  se  tour- 
mentent dans  le  vide .  et,  jileins  de  riiorreîir  que  leur  inspire 
l'obscure  solitude  où  nous  marchons  .jettent  leurs  analhîmes  à 
la  face  du  ciel .  la  foule  s'appesantit  dans  uti  sensualisme  impur, 
auquel  les  arts  eux-mêmes  prodiguent  leurs  ornements  et  leurs 
voiles.  Celte  insolente  ivresse  de  la  boue  est  odieuse  aux  hommes 
qui  poursuivent,  dans  leur  isolement,  les  |)résages  d'un  meil- 
leur avenir,  et  bien  souvent  elle  i)orle  le  découragement  dans 
leur  cœur.  A  tous  ces  esprits  purs  et  élevés  le  poème  de  M.  Edgar 
Quinet  apparaîtra  comme  un  rafiaichissement  salutaire;  ils  y 
pourront  voir  l'incapable  protestation  de  l'esprit  humain  contre 
toutes  les  puissances  matérialistes  ;  ils  espéreront  que  la  série 
des  hymnes  du  doute  étant  définitivement  close  par  ce  chant 
d'espérance  .  toutes  les  facultés  i>oétiques  dispersées  juscpj'à  ce 
jour  dans  des  œuvres  fra:;meritaires  se  concentreront  dans  la 
méditation  des  grandes  choses  que  notre  nation  a  accomi)Iies,  et 
songeront  à  élever  des  monuments  dignes  de  sa  gloire. 

Il  y  a  dans  la  forme  de  ce  |)oeme  autant  de  sérénité  et  d'éléva- 
tion que  dans  la  pensée  qui  l'a  inspiré  ;  comme  l'idée  est  entière- 
ment étiaiigèi'e  aux  créations  sans  espoir  et  sans  loi  avec  les- 
quelles on  berce  aujourd'hui  rindifîérence  i)ubli(iue.  le  style 
aussi  est  exempt  des  bizarreries  et  des  prétentions  pénibles  par 
lesquelles  on  tourmente  notre  langue.  M.  Quinet  a  visité  la 
Grèce  .  et  il  a  voué  aux  débris  de  si  littérature  et  de  ses  arts  un 
culte  pieux,  qui  a  donné  au  poème  <iue  nous  venons  d'analyser 
un  délicieux  i>arfum  de  calme  et  de  simplicité.  Plein  d'admira- 
tion pour  les  beaux  monuments  de  notre  littérature,  il  a  trouvé 
en  eux  le  secret  de  cette  alliance  du  génie  antique  et  du  génie 
moderne  qu'il  voulait  réaliser.  La  lifléralure  française,  quoi 
qu'on  fasse,  devra  toujours  si  plus  b^'lle  gloire  à  ce  vrai  s:>nli- 


$62  RK\Cr.  DE  PARIS. 

ment  de  l'antiquité  dont  elle  est ,  depuis  la  renaissauce  ,  le 
plus  fidèle  représentant.  L'esprit  philosophique  qui  est  la  vérila- 
b!e  source  de  sa  vie  ,  et  qui  préside  aux  destinées  de  notre  na- 
tion ,  établit  entre  elle  et  les  siècles  philosophiques  de  l'ancien 
monde  dus  liens  qu'on  ne  détruira  jamais.  Le  mérite  de  ce  Ron- 
sard ,  dont  on  a  pris  le  nom  dans  ces  dernières  années  comme 
le  symbole  de  la  révolte  conti  e  les  anciens  ,  consiste  au  c(mtraire 
dans  la  dévotion  qu'il  avait  pour  eux;  et  c'est  lui  qui  le  premier 
a  renoué  chez  nous  cette  chaîne  de  la  grande  tradition  littéraire 
qu'on  a  vainement  essayé  de  briser  de  nos  jours. 

La  vertifiration  de  M.  Ouinet  ne  ressemble  donc  en  rien  au 
procédé  des  poëtes  de  notre  époque,  qui,  ne  trouvant  pas  la 
lumière  dans  leur  esprit,  entrechoquent  péniblement  les  mots 
pour  voir  s'ils  n'en  pourront  pas  faire  jaillir  Létincelle  sacrée  j 
elle  est  paisible,  simple,  je  dirai  même  élémentaire,  comme 
cette  belle  et  naïve  civilisation  gn  cque  ,  dont  elle  a  voulu  faire 
renaître  les  sonj^es  parmi  nous;  elle  laisse  parler  la  pensée  toute 
vraie  et  toute  nue.  C'est  par  une  grande  élude  et  par  un  labeur 
dont  il  faut(iu'on  tienne  compte,  qu'un  poëte,  d'une  imagina- 
lion  aussi  brillante  et  aussi  prodigue,  s'est  restreint  à  cette 
grande  sobriété;  ayant  à  sa  disposition  l'or,  l'argent,  l'ivoire, 
et  tous  les  métaux  les  plus  riches ,  sachons-lui  gré  d'avoir  fait 
sa  statue  d'un  marbre  i)ur  et  uniforme. 

Sans  doute  les  Grecs  lui  ont  été  fort  utiles;  Homère  et  Eschyle 
lui  ont  donné  l'exemple  de  cette  i)rimillve  simplicité  de  contour 
dont  il  a  fait  un  usage  si  inattendu.  Mais  il  a  trouvé  aussi  dans 
nos  auteurs  d'excellents  modèles,  qu'il  n'a  pas  vainement  étu- 
diés ,  et  dont  il  a  rajeuni  le  style.  Dans  toutes  les  parties  de  sou 
poëme  où  le  dialogue  domine,  on  sent  l'influence  de  Corneille,- 
c'est  ce  vers  plein ,  concis ,  grand  et  simple  à  la  fois ,  empreint 
d'une  noble  rudesse,  et  ijrofondément  martelé  par  la  pensée. 
Les  récils  nous  onl  rappelé  une  forme  plus  souple  et  plus  naïve, 
ils  ont  été  écrits  avec  le  grand  vers  de  La  Fontaine,  ce  beau 
vers  de  Philémon  et  Beaucis ,  si  grave  et  si  facile  dans  son 
allure,  et  où  revivent  toute  la  grâce  et  toute  la  simplicité  de  la 
poésie  antique.  Pour  les  chœurs,  M.  Quinet  en  a  pris  la  forme 
dans  Jean-Baptiste  Rousseau;  mais  il  a  imité  les  cantates  plus 
que  les  odes  de  son  modèle ,  et  il  a  beaucoup  moins  cherché  à 
prendre  un  Ion   général   d'harmonie  <pi*à   exprimer,  par  des 


RLVUE  Dh  PAKIS.  263 

coupes  inventées,  des  idées  et  des  situations  différentes.  De  toutes 
ces  formes,  la  première  lui  est  jjIus  familière  que  la  seconde, 
et  la  seconde  plus  naturelle  que  la  dernière;  il  s'est  fait  avec 
ces  trois  manières  une  sorte  de  style  composite  dont  il  a  su 
ramener  les  nuances  diverses  à  Tunilé. 

Nous  avons  la  conviction  que  lœuvre  que  nous  venons  d'ap- 
précier n'est  pas  faite  pour  la  vie  éphémère  des  choses  qui  brillent 
et  qui  passent  ;  elle  tranche  si  complètement  avec  tout  ce  que  l'on 
fait  aujourd'hui ,  que  nous  ne  saurions  prévoir  l'accueil  (ju'elle 
recevra  du  temps  présent.  La  pensée  profonde  qui  l'anime  lui 
garantirait  l'avenir,  quand  même  la  forme  dont  elle  est  revêtue 
ne  trouverait  pas  les  esjjrils  bien  disposés;  dans  le  temps  où 
nous  sommes  ,  c'est  une  chose  rare  qu'une  idée  de  la  portée  et  de 
la  taille  de  celle  que  nous  venons  d'examiner,  Y  a-t-il  beaucoup 
d'ouvrages  qui  forcent  la  critique  à  agiter  toutes  les  questions 
que  nous  avons  du  soulever  à  propos  de  celui-ci,  et  qui  l'obli- 
gent à  remonter  ainsi  le  cours  des  âges  et  la  série  des  créations 
poétiques?  Un  poëme  dont  l'enfantement  remue  tant  de  souve- 
nirs dans  le  passé,  n'éveillerait-il  pas  les  échos  de  l'avenir? 
Nous  ne  le  croyons  pas.  Oui ,  l'avenir  ignorera  beaucoup  de 
noms  aujourd'hui  célèbres;  mais  il  connaîtra  celui  de  ce  naïf  et 
hardi  poète,  qui,  chaque  année,  emporte  dans  ses  foréls  l'é- 
molion  de  tous  les  tressaillements  de  notre  grande  ville  ,  et  qui . 
chaque  année,  nous  rapporte  de  sa  solitude  l'œuvre  conscien- 
cieuse éclose  au  milieu  du  calme  de  la  nature  ,  loin  de  toutes  les 
passions  impures  et  tumultueuses.  Le  ver  qui  ronge  les  idoles 
que  la  foule  adore,  finira  par  les  réduire  en  poussière,  et  l'œu- 
vre de  la  corruption  retournera  à  la  corruption.  Mais  les 
grandes  idées  nées  d'un  noble  cœur  sont  assurées  de  ne  pas 
périr;  la  postérité  ne  se  paye  pas  de  vains  sons  :  c'est  dans  l'élé- 
vation de  l'àrae  et  de  la  pensée  qu'elle  reconnaît  la  marque  du 
vrai  génie. 

H.  FOUTQCI. 


DU 

COMITÉ  HISTORIQUE 

DES  ARTS  ET  DES  MONUMENTS 

ÉTABLI  AU  MIÎÎISTÈRE  DE  l'INSTRUCTION  PUBLIQUE. 


Nous  avons  déjà  parlé  de  ïa  nouvelle  or,'îanisation  des  comités 
historiques  par  M.  de  Salvandy.  D'après  l'arrêté  ministériel ,  la 
commission  entière  se  partage  en  cinq  comités  dont  l'un ,  celui 
des  arts  et  d(  s  monuments  ,  est  chargé  de  diriger  des  recherches 
sur  toutes  les  œuvres  de  l'art,  d'interroger  l'architecture,  la 
sculpture,  la  peinture  ,  et  de  leur  demander  tout  ce  qu'elles 
peuvent  fournir  de  renseignements  historiques.  L'archéologie 
enfin  ,  dans  le  sens  restreint  el  usuel  du  mot,  est  dans  les  atlri- 
hulions  de  ce  comité,  comme  la  paléographie  dans  celles  du 
comité  des  inscriptions,  ^'ous  allons  en  conséquence  dire  un 
mot  de  l'archéologie  avant  d'indiquer  la  série  de  travaux  que  le 
comité  des  arts  doit  faire  ou  diriger,  et  les  résultats  que  ces 
travaux  obtiendront  nécessairement. 

L'archéologie  fait  de  l'histoire,  ou  plutôt  prépare  des  maté- 
riaux à  l'histoire  en  observant  les  diverses  formes  que  l'art  im- 
prime aux  divers  métaux,  comme  la  paléographie  fait  de  l'his- 
toire en  s'en([uérant  des  mots  et  des  phrases.  L'une  étudie  la 
langue  qui  se  parle  avec  des  lignes  et  des  couleurs  ,  l'autre  la 
langue  <pii  s'exi)rime  par  des  lettres.  Toutes  deux  aboutissent 
nu  même  but ,  i)arce  que  toutes  deux  étudient  les  deux  faces 
d'une  même  question. 

Je  ne  contesterai  rien  à  la  paléographie,  je  la  déclarerai  même 


REVUE  DE  PARIS.  265 

une  science  bien  faite ,  fort  avancée,  une  science  à  qui  ni  les 
Linnée  ni  les  Lavoisier  n'ont  manqué  pour  lui  donnerune  classifi- 
cation et  une  lermiïiologie,  ni  les  Cuvier  pour  la  parier  à  l'aide 
de  mots  ordonnés  par  une  syntaxe. 

Il  est  vrai  qu'on  serait  fort  embarrassé  de  citer  un  paléo^jra- 
phe  qui  fût  de  la  taille  des  savants  qu'on  vient  de  nommer  ; 
mais  ce  que  les  individus  ont  fait  dans  les  sciences  physiques , 
ce  sont  les  corporations  qui  l'ont  accompli  dans  cette  science 
historique  ;  on  ne  trouve  pas  un  homme  .  mais  une  société  de 
génie.  L'Académie  des  inscriptions  aurait  à  raison  droit  de  se 
fâcher  si  on  lui  contestait  sa  gloire;  elle  écraserait  le  détracteur 
avec  les  grands  travaux  qu'elle  a  accomplis  et  ceux  qu'elle  tient 
en  ce  moment  sur  le  chantier.  Je  m'incline  donc  devant  les 
paléographes  de  l'Institut.  —  Mais  l'archéologie  est  loin  d'avoir 
eu  le  même  bonheur.  Ici ,  point  d'hommes  ,  point  de  corps  à 
grande  capacité.  L'archéologie  grecque,  romaine,  et  surtout  l'ar- 
chéologie égyptienne,  auraient  sans  doute  à  citer  quelques 
noms  éclatants,  étrangers  à  la  France,  ou  nos  concitoyens  d'un 
âge  antérieur,  ou  nos  contemporains  ;  mais  ces  noms  eux-mêmes 
sont  ternes  sur  plus  d'un  point.  Au  surplus,  j'abandonne  l'ap- 
préciation des  érudits  qui  se  livrent  aux  antiquités  étrangères, 
parce  que  j'ai  à  parler  seulement  de  nos  antiquités  nationales 
et  du  comité  qui  les  étudie  exclusivement. 

L'archéologie  française  ,  qui  sera,  il  faut  l'espérer  une  grande 
et  belle  science  dans  quelques  années,  est  aujourd'hui  si  miséra- 
ble, que  tous  les  hommes  intelligents  s'en  mo!j[uent  et  ont  le  droit 
de  s'en  moquer. 

C'est  que  d'abord  elle  n'est  pas  faite  et  n'existe  qu'en  germe  ; 
car  elle  n'a  ni  terminologie  j)Our  dénommer  les  objets  dont 
elle  s'occupe,  ni  ciassitication  pour  disposer  ces  objets  dans  un 
ordre  quelconque.  Comme  l'enfant  qui  ne  sait  pas  encore  par- 
ler, elle  en  est  réduite  à  se  faire  comprendre  par  des  gestes, 
pour  ainsi  dire  ,  plutôt  que  par  des  mots. 

L'archéologie  est  donc  une  science  en  enfance  et  qui  ne  parle 
pas  encore. 

Mais,  et  ce  fait  est  bien  autrement  déploréible,  les  hommes  qui 

se  sont  occupés  d'arcb.éologie  en  France,  sont  peu  sensés  jjour 

la  plupart.  Je  ne  j)arlerai  par  des  phases  diverses  par  lesquelles 

l'archéologie  a  passé  depuis  le  xvo  siècle  jusqu'à  nos  jours  :  elles 

S  23 


266  REVL'E  DE  PARIS. 

sont  si  nombreuses  et  tellement  chargées  de  faits  ,  qu'il  y  a 
matière  pour  un  curieux  volume  qui  se  fera  un  jour  et  avec 
avantage  pour  la  science.  Je  me  contenterai  de  dire  que  les 
obJ»?(s  d'art,  les  statues  et  les  figures  particulièrement,  n'ont 
jamais  été  vues  en  eux-mêmes  .  mais  toujours  au  travers  de  pré- 
jugés et  de  systèmes  religieux,  scientifiques  et  historiques.  Les 
alchimistes  du  xv»  siècle  voyaient  dans  le  sacrifice  d'Abraham 
la  transmutation  des  métaux.  Les  astrologues  du  wiii^  expli- 
quaient l'absence  ou  la  présence  de  la  Vierge  Marie  dans  un 
zodia(iue  par  une  intention  astronomique  ;  ils  appelaient  Jésus- 
Christ  le  soleil ,  saint  Pierre  le  taureau  ,  saint  Jean  les  gémeaux. 
Les  mystiques  de  nos  jours  vous  donnent  le  sens  allégorique 
d'une  ogive,  d'un  chardon,  d'un  escargot;  les  historiens  vous 
expliquent  par  les  croisades  la  provenance  du  système  gothique 
que  les  poètes  font  venir  de  la  Forêt-Noire  ou  des  Ardennes. 
Mon  Dieu  !  pourquoi  se  torturer  ainsi  l'intelligence  ou  la  mé- 
moire !  Qu'on  fiisse  donc  de  l'archéologie  tout  bonnement,  tout 
simplement  comme  on  fait  de  la  botanique  :  avec  les  seules 
plantes  et  les  seuls  monuments  sous  les  yeux.  L'archéologie  est 
une  science  naUirelle  aussi,  puisque  les  objets  qu'elle  étudie 
sont  physiques  et  palpables.  Cuvier  a  mis  la  Bible  de  côté  pour 
faire  de  la  géologie  ,  et  a  créé  celte  science  qui  s'est  trouvée 
ensuite  parfaitement  d'accord  avec  la  Genèse;  pour  le  moment, 
renvoyez  les  textes,  et  l'histoire,  et  les  systèmes,  pour  étudier 
les  monumenls  de  l'art,  et  vous  verrez  en  peu  d'années  que 
votre  science  ne  sera  pas  contredite  par  l'histoire,  comme  elle 
l'a  été  jus(|u'alors.  mais  au  contraire,  confirmée  par  elle  et  avec 
beaucoup  d'éclat.  C'est  pour  avoir  négligé  les  monuments  et  ne 
les  avoir  vus  que  les  livres  à  la  main,  qu'on  a  fait,  jusqu'à  cette 
heure. 'une  besogne  archéologique  si  déplorable.  Ajoutez,  et  je 
reviens  à  mon  dire  de  tout  à  l'heure,  que  cette  perpétuelle  con- 
tradiction entre  l'histoire  et  les  monuments,  que  cette  continuelle 
torture  à  laquelle  les  antiquaires  ont  soumis  leur  esprit  pour 
interpréter  l'art  par  l'histoire,  au  lieu  de  l'interpréter  par  lui- 
même,  ont  entraîné  dans  de  graves  erreurs  la  plupart  des  ar- 
chéologues. 

Certains  antiquaires,  par  exemple,  ont  pris  pour  spécialité  les 
antiquités  qu'on  appelle  gauloises,  ou  celtiques,  ou  druidiques, 
ou  ibériennes.  à  tort  ou  à  raison,  peu  importe.  Ils  ont  lu  Stra- 


REVUE  DE  PARIS.  267 

hon,  CHcii  el  Tacite.  avaiU  d'avoir  étudié  les  monuments  :  il  eût 
mieux  valu  les  lire  après,  car  ils  ne  rêvent  que  roches  druidi- 
ques, que  tombelles  gauloises.  Ces  panthéistes  en  archéologie 
déifient  toute  pierre  naturelle  et  font  des  dieux  avec  les  cailloux 
des  champs.  Ils  ne  peuvent  rencontrer  une  roche  dans  les  bois 
ou  les  prés,  sans  l'adorer,  la  proclamer  un  monument  de  la 
religion  druidique,  et  faire  remarquer,  avec  une  horreur  toute 
philanthropique,  une  rigole  encore  tachée  du  sang  des  victimes 
humaines  immolées  au  dieu  Tentâtes.  —  Par  malheur,  la  rigole 
est  une  fente  de  la  pierre,  et  le  sang  est  une  plaque  de  mousses 
desséchées  et  rougies  par  l'automne,  comme  celles  qui  tapissent, 
dans  toute  sa  hauteur,  l'aiguille  du  mont  Saint-Michel,  au  Puy 
en  Yelay,  où  l'on  n'immole  pourtant  que  les  blanches  hosties  de 
l'eucharistie. 

Pour  eux,  tout  monticule  qui  s'élève  sur  un  terrain  plat  ne 
peut  être  qu'un  tumulus  gaulois  ou  franc  qui  a  servi  de  sépul- 
ture à  Brennus.  k  Mérovée.  à  Clodion-le-r.hevclu  5  tout  ossement 
fossile,  trouvé  dans  une  caverne  géologique,  a  dû  aj»parlenir  à 
quelque  géant  historique  des  Cimbres  ou  des  Teutons.  Mais  exa- 
minés de  près  par  la  science,  les  os  du  géai  t  Tentobochus  ont 
été  reconnus,  il  y  a  bientôt  un  an.  pour  être  ceux  d'un  masto- 
donte ;  M.  de  iilainville  en  a  même  dit  Tespèce.  —  C'est  ainsi 
qu'on  montre  au  musée  de  Dijon  une  pierre  creuse  qu'on  avait 
prise,  pendant  cent  cinquante  ans,  pour  un  peulvan  et  un  tau- 
robole  antique,  et  qui  n'est  qu'un  tronc  chrétien  où  les  bonnes 
femmes  jetaient  liards  et  deniers  pour  l'entretien  de  l'église  et 
les  pauvres  de  la  paroisse. 

Quant  aux  antiquaires  qui  étudient  nos  antiquités  romaines, 
même  chose  à  dire  :  l'histoire  leur  trouble  la  tête.  Je  ne  nie  pas 
que  sur  notre  sol  les  Romains  n'aient  jeté  quelques  monuments 
de  distance  en  distance  ;  mais  qu'ils  les  aient  semés  avec  profu- 
sion, comme  on  le  dit,  qu'ils  en  aient  eu  le  temps  el  la  luiissance, 
cela  n'est  pas  croyable. 

D  ici  à  dix  ans,  il  faut  espérer  que  nous  aurons  rendu  à 
nos  pères  la  plupart  de  ces  monuments  qu'on  attribue  aux 
Romains.  Déjà  les  archéologues  sceptiques  demandent  d'au- 
tres |)reuves  (|ue  celles  données  jusqu'à  ce  jour  pour  déclarer 
qu'un  monument  n'est  pas  français.  L'appareil  ne  suffit  pas 
pour  caractériser  un  édilke .  et  c'est  par  l'appareil  seulement 


268  REVUE  DE  PARIS. 

qu'on  a  reconnu  jusqu'alors  les  constructions  romaines. 
Pour  les  antiquaires  cliréliens ,  à  part  une  dizaine  que  tous 
nous  proclamons  nos  savants  ,  nos  intelligents ,  nos  honorables 
Tnailres,ils  tombent  dans  les  mêmes  erreurs  que  les  autres; 
aveuglés  par  l'histoire,  par  le  mysticisme  ,  par  les  systèmes  ,  ils 
veulent  rendre  compte  de  Tart  chrétien ,  oii  ils  ne  voient ,  ne 
sentent  et  ne  comprennent  rien.  J'en  connais  un  malheureux 
que  le  mysticisme  a  rendu  complètement  fou.— On  voyait  à 
Charenton  ,  il  y  a  quelques  années,  un  homme  qui  se  croyait  le 
carillon  de  Dunkerque.  Le  pauvre  fou  allait  et  venait  nuit  et 
jour  dans  sa  cabane,  de  seconde  en  seconde,  comme  le  balancier 
d'une  horloge;  il  sonnait  les  heures,  les  quarts  ,  les  demies , 
les  trois  quarts;  avant  chaque  heure,  il  carillonnait  des  pieds  , 
des  mains  et  de  la  tète  ,  l'air  si  connu  de  tout  le  monde.  Il  ne  put 
tenir  longtemps  à  pareille  fatigue ,  car  il  ne  s'arrêtait  pas  plus 
qu'une  horloge  bien  montée.  Une  nuit ,  après  avoir  sonné  le 
dernier  coup  de  onze  heures,  il  tomba  mort  d'épuisement.— 
L'antiquaire  dont  je  vous  parle  est  passé  à  l'état  de  ce  carillon 
humain.  Persuadé  qu'une  cathédrale  est  un  mythe  de  pierre,  un 
système  moral  bâli,  il  cherche  et  trouve  une  intention  dans  les 
proportions  d'une  église,  une  idée  dans  sa  direction,  une  pensée 
dans  sa  forme ,  toui  un  traité  de  théologie  dans  les  assises  qui 
montent  des  fondations  à  la  pointe  des  clochers.  Puis,  renouve- 
lant la  magnifique  légende  de  Je  ne  sais  plus  quelle  sainte  ,  qui, 
inie  nuit ,  vit  son  cœur  se  dilater  et  se  modeler  en  forme  de 
sanctuaire  où  Jésus-Christ  lui-même  disait  la  messe,  il  s'est  cru 
pélrifié  et  transfiguré  en  cathédrale.  On  rencontre  dans  les  rues 
un  homme  long,  maigre,  pâle  défigure,  à  l'œil  cave,  étendant 
SOS  bras  en  croix  comme  la  nef  transversale  d'une  église,  incli- 
nant la  tête  sur  l'épaule  gauche ,  comme  on  s'imagine  que 
îS'otre-Dame  de  Paris  penche  son  chevet  vers  le  nord,  parce  que 
Jésus-Christ  mourant  laissa  tomber  douloureusement  sa  tête; 
cet  homme,  c'est  notre  antiquaire  chrétien,  à  qui  l'exagération 
du  mysticisme  archéologique  a  troublé  la  raison.  Il  se  croit  ca- 
thédrale. C'est  déplorable  de  voir  une  intelligence,  remarquable 
assurément,  ainsi  ruinée  par  une  erreur.  Et  malheureusement 
cette  maladie  est  contagieuse,  car  tous  les  antiquaires  chrétiens 
en  sont  plus  ou  moins  sérieusement  atteints.  Faut-il  parler 
encore  de  ces  antiquaires  si  nombreux  qui  vont  recueillir  les 


REVUE  DE  PARIS.  269 

traditions  plus  absurdes  Tuue  que  l'autre  pour  faire  de  rareh(''0- 
lof^ie.  et  qui ,  voyant  à  IS'otre-Dame  de  TÉpine  des  anneaux  de 
fer  scellés  contre  une  muraille,  du  xv^  siècle  pour  attacher  les 
ânes  le  jour  de  la  fête,  croient,  sur  la  foi  des  traditions,  (jue 
ces  anneaux  ont  été  placés  là  pour  attacher  les  chevaux  d'Attila, 
le  grand  héros  épique  de  la  Champagne  ;  qui ,  voyant  sur  la 
route  de  Châions  à  Troyes  de  la  pierre  calcaire  cylindrique 
comme  un  humérus  et  veinée  de  silex  noirâtre,  croient  que  ce 
sont  les  os  calcinés  de  ces  milliers  de  Huns  tués  par  les  Romains  ; 
qui,  sur  le  plan  d'une  abbaye,  voyant  indiquée  par  le  nom  de 
salle  des  morts  une  pièce  oontij^ué  à  l'église,  et  où  les  cadavres 
encore  chauds  étaient  apportés  comme  cela  se  i)ratique  à  l'Hôlel- 
Dieu  de  Paris  ,  où  il  y  a  un  refroidissoir  pour  un  pareil  usage, 
lisent  salle  des  Maures,  préoccupés  qu'ils  sont  parles  tradi- 
tions orientales,  et  i)ensent  que  cette  pièce  était  en  ogive  comme 
l'Alhambra  et  les  Alcazars  mauresques?— Quelques  antiquaires, 
enfin,  usent  leur  vie  sur  des  vétilles,  et  passent  leurs  plus  belles 
années  à  disserter  sur  des  niaiseries,  comme  autrefois  les  anti- 
quaires païens  sur  les  cornes  de  la  biche  chasseresse  ,  sur  les 
yeux  sans  prunelles  du  bel  Antinous ,  sur  les  sandales  de  Jason  j 
ils  dessinent  et  mesurent  pour  la  millième  fois  deux  ou  trois 
colonnes  d'un  monument  ruiné,  tandis  que  des  édifices  immenses, 
solides,  entiers,  n'appellent  pas  une  minute  leur  attention.  Ils 
s'obstinent  à  déchiffrer  le  seul  mot  qui  reste  d'un  manuscrit 
complètement  etîacé,  et  détournent  les  yeux  d'un  grand  ouvrage 
auquel  pas  une  lettre  ne  manque. 

Ce  sont  toutes  ces  causes  réunies  qui  ont  jeté  de  la  déconsidé- 
ration sur  l'archéologie  ;  car  on  rend  une  doctrine,  une  science, 
une  institution,  responsable  des  vices  et  des  folies  de  ceux  qui 
la  prêchent,  Téludient  ou  la  fondent.  Mais  ces  causes  diminuent 
chaque  jour  en  nombre  et  en  intensité.  L'archéologie  bégaie 
déjà,  si  elle  ne  parle  pas  encore,  et  certains  archéologues  com- 
mencent à  oublier  l'histoire  et  les  traditions  ;  ils  renoncent  aux 
systèmes  et  aux  mythes  ,  ramassent  des  monuments  importants 
et  non  des  miettes  archéologiques  ,  et  veulent  faire  de  l'archéo- 
logie une  science  aussi  rigoureuse,  aussi  positive  qu'une  science 
naturelle.  C'est  alors  qu'elle  rendra  d'immenses  services  et  qu'on 
ne  lui  contestera  plus  son  utilité. 
On  peut  indiquer  d'avance  les  services  qu'elle  est  appelée  à 

23, 


S70  REVUE  DE  PARIS. 

rendre ,  et  signaler  son  imporlaace ,  surtout  sous  le  rapport 
historique. 

Prise  de  haut,  rarchéologie  est  une  noble  science,  qui  fournit 
à  l'histoire  morale  et  politique  ,  à  Thisloire  des  arts  libéraux  et 
des  arts  industriels ,  à  Thisloire  physique  et  à  l'histoire  intel- 
lectuelle, la  plupart  des  matériaux  où  elles  vont  puiser  leurs 
faits.  Comme  on  a  contesté,  comme  des  historiens  contestent 
encore  ces  résultats ,  qu'on  me  permette  de  m'y  arrêter  quel- 
ques instants. 

Sans  l'archéologie,  que  saurait-on  de  l'histoire  de  l'Egypte, 
si  ce  n'est  les  fables  racontées  par  Hérodote  et  les  hiéroglyphes 
burinés  par  Sanchoniaton?  Avec  l'archéologie  on  a  refait  une 
grande  partie  de  l'histoire  des  Égyptiens  ;  on  connaît  déjà  les 
mœurs  de  ce  peuple,  on  est  au  courant  de  son  industrie,  on 
])Ossède  rectifiée  la  liste  de  ses  rois,  et  cependant  nous  ne  sommes 
encore  qu'au  bord  de  la  science ,  nous  avons  k  peine  étudié  les 
obé!is;|ues  et  les  pylônes  qui  en  gardent  l'entrée.  Il  en  sera  de 
même  et  mieux  encore  ,  assurément ,  pour  l'archéologie  chré- 
tienne; car  on  n'aura  pas  affaire,  comme  en  Egypte,  à  des 
liiéroglyphes  qu'on  peut  craindre  de  ne  pouvoir  jamais  déchif- 
frer. D'abord  elle  donnera  à  l'histoire  politique  ou  extérieure  des 
faits  d'un  haut  intérêt.  Ainsi  dans  la  cathédrale  de  Sens  et  dans 
celle  de  Chartres  ,  un  vitrail  raconte  la  vie  de  saint  Thomas 
Becket,  depuis  sa  nomination  à  l'archevêché  de  Cantorbery 
jusqu'à  sa  mort.  La  verrière  de  Sens,  particulièrement,  est 
d'une  extrême  importance  ;  car,  presque  contemporaine  de  Bec- 
ket,  elle  est  encore  chaude,  pour  ainsi  dire  ,  des  passions  poli- 
tiques et  religieuses  que  ce  grand  homme  avait  soulevées;  puis 
elle  est  dans  une  ville  habitée  par  le  saint,  où  il  a  prêché  {un 
médaillon  de  ce  vitrail  le  représente  en  chaire  parlant  au  peuple, 
avec  cette  légende  :  Prœdicai pojmlum).  où  il  a  laissé  sa  mitre, 
son  aube  etsa  chasuble,  qu'on  garde  précieusement  dans  le  trésor, 
et  qu'on  montre  aujourd'hui  encore  aux  voyageurs.  Cette  ver- 
rière est  un  pamphlet  contemporain  en  faveur  de  Becket  contre 
le  roi  d'Angleterre.  Je  ne  connais  pas  beaucoup  de  manuscrits 
historiques  qui  aient  cette  importance  ;  aussi  M.  Augustin 
Thierry,  qui,  dans  sa  Conquête  des  Normands,  a  reproduit 
avec  tant  de  chaleur  ce  drame  tragique  qui  se  noua  en  France 
et  se  dénoua  en  Angleterre  par  la  mort  affreuse  du  héros,  va-t-il 


REVIE  DK  PAKH.  271 

illustrer  la  nouvelle  édition  de  son  bel  ouvrage  par  quel<jiips  ta- 
bleaux empruntés  à  ce  vitrail.  A  Troyes  ,  cette  ville  si  riche  en 
peintures  sur  verre  de  toutes  les  époques  du  xin«  au  xyii^  siècle, 
car  ses  dix  églises  en  sont  remplies,  une  autre  fenêtre  rriconle 
la  jeunesse  de  saint  Louis  et  la  régence  de  la  reine  Blanche.  Ce 
n'est  pas  sans  intérêt  qu'on  voit ,  dans  la  ville  du  comte  Thibaut 
de  Champagne  ,  la  révolte,  puis  la  soumission  de  ce  noble  trou- 
badour, de  ce  turbulent  amoureux  de  Blanche  de  Castille.  Sur 
un  autre  vitrail  de  la  cathédrale  est  peinte  toute  léducation  de 
saint  Louis  par  sa  mère  ,  qui,  en  vraie  bourgeoise,  lui  apprend 
h  lire ,  comme  autrefois  sainte  Anne  à  la  Vierge.  Une  des  fenê- 
tres de  la  Sainte-Chapelle  de  Paris  rfqirésente  la  translation  de 
la  couronne  d'épines  achetée  par  saint  Louis  aux  Conslanlinopo- 
litains.  On  voit  les  différentes  stations  que  la  précieuse  relique 
fît  de  Sens  à  Paris  ,  et  Téchafaud  de  la  porte  Saint-Antoine  d'où 
révêque  la  montra  au  peuple.  De  Suger,  ce  grand  abbé  qui  ne 
tît  pas  de  miracles  comme  saint  Bernard,  qui  ne  l'ut  pas  canonisé 
comme  lui ,  mais  qui  aimait  les  arts  ({ue  Bernard  détestait,  qui 
décora  comme  un  jjalais  céleste  la  grande  basilique  de  Saint- 
Denis  ,  tandis  qu'il  s'était  réservé  pour  lui  une  pauvre  cellule 
longue  de  six  pieds  et  large  de  quatre  ,  qui  déconseilla  la  mal- 
heureuse croisade  dont  Bernard  fut  le  boute-feu ,  qui  gouverna 
la  France  avec  tant  de  fermeté  et  de  sagesse  en  l'absence  de 
Louis  Vil  ;  de  Suger  nous  n'avons  d'autre  portrait  qu'une  petite 
figure  en  pied  ,  où  il  s'est  fait  représenter  à  genoux  ,  priant  la 
Vierge  ,  a\^.c  cette  légende  :  SiKjerius  abbas.  Je  ne  parle  pas 
de  la  taj)isserie  de  Baveux  connue  de  tous  ,  et  où  la  conquête 
d'Angleterre  est  brodée  avec  des  détails  si  intéressants.  A  Car- 
cassonne  ,  dans  l'église  de  Saint-Nazaire,  un  bas-relief  repré- 
sente l'un  des  pins  tragiques  épisodes  militaires  de  la  gneire  des 
Albigeois.  A  Notre-Dame  de  Reims,  tous  les  vitraux  de  la  nef 
représentent  superposés  les  rois  de  France  et  les  archevêques 
qui  les  ont  sacrés.  L'un  de  ces  rois  tient  un  glaive  ,  tandis  que 
les  autres  ont  un  sceptie  à  la  main.  C'est  Charlemagne  (son  nom 
y  est  :  Karolus),  et  ce  glaive,  c'est  la  Joyeuse  qui  coupa  ou 
ordonna  de  couper  la  tête  à  qualie  mille  cinq  cents  Saxons  en 
un  seul  jour,  et  qui  prend  ici  une  terrible  signification.  Celte 
série  d'archevêques  irest-elle  pas  plus  intéressante  que  ces  froides 
listes  écrites  sur  i)archemin,  renfermées  dans  des  dii>tyques  que 


272  REVUE  DE  PARIS. 

Ton  ouvrait  sur  l'autel  au  moment  du  canon  de  la  messe,  et  dont 
])lu.sieurs  sont  conservés  à  la  Bibliothèque  royale  ? 

Et  les  tombeaux ,  si  nombreux  en  France ,  ne  sont-ils  pas 
chacun  une  feuille  importante  de  notre  histoire,  depuis  les 
8imi)les  dalles  tumulaires  qui  couvrent ,  comme  à  Notre-Dame 
de  Rouen  et  Saint-Uemi  de  Reims,  des  cendres  royales,  jus- 
qu'aux monuments  de  Saint-Denis  ,  où  quelquefois  ,  comme  aux 
tombeaux  de  Louis  XII  et  de  François  I^r ,  c'est  une  portion 
entière  de  la  vie  du  prince,  qui  est  sculptée  en  relief  ou  en  bosse 
sur  toutes  les  parois?  Il  n'y  a  pas  que  des  tombes  royales: 
chaque  ordre  de  l'État ,  les  nobles  ,  les  clercs  et  les  plébéiens  , 
faisait  sculpter  son  histoire  sur  un  monument  qui  abritait  ses 
restes.  Et  tant  d'édifice  écussonnés  du  blason  des  rois  et  des  sei- 
gneurs ecclésiastiques  et  séculiers  ,  ou  même  des  bourgeois  par- 
venus, comme  on  en  voit  en  si  grand  nombre  à  Saint-Nizier  de 
Lyon  ,  ne  sont-ils  pas  autant  de  sources  où  l'on  devrait  puiser 
pour  refaire  au  complet  le  grand  armoriai  de  France  et  redresser 
de  nombreuses  généalogies? 

Je  ne  donne  que  des  indications  ,  je  ne  rappelle  que  peu  de 
monuments  ;  mais  ce  que  je  viens  de  dire  prouvera  suffisamment 
que  nos  édifices  chrétiens  regorgent  de  faits  de  l'histoire  pro- 
prement dite,  de  l'histoire  extérieure  et  politique.— Mais  encore 
et  surtout  l'histoire  morale,  intellectuelle,  industrielle,  coule  à 
pleins  bords  dans  les  églises  de  toutes  les  époques,  dans  les  châ- 
teaux féodaux,  dans  les  constructions  civiles  du  xv^  et  xvi^  siè- 
cles. Un  monument  raconte  aussi  bien  que  les  livres  imprimés 
ou  manuscrits  des  faits  en  grand  nombre  et  de  toute  nature. 

Par  exemple,  l'histoire  de  France,  depuis  les  premiers  siècles 
chrétiens  jusqu'au  xv^,  se  partage,  quant  aux  personnes  qui  en 
ont  occupé  la  scène  et  quant  aux  idées  qui  ont  fait  ou  modifié  les 
événements,  en  quatre  pi^riodes  très-distinctes.  A  la  première, 
c'est  le  clergé,  c'est  le  pouvoir  sacerdotal  qui  domine.  C'est  lui 
qui,  du  cadavre  de  la  puissance  romaine,  fait  sortir  la  nouvelle 
civilisation  chrétienne.  Les  grands  hommes  d'abord  sont  les 
évè(|ues,  et  ces  évéques  sont,  pour  ainsi  dire,  des  chefs  de  dy- 
nastie, car  l'un,  saint  Martin,  fait  de  Tours  la  capitale  des  pre- 
miers Mérovingiens  ;  l'autre,  saint  Rémi,  fait  de  Reims  et  deLaon 
le  siège  des  derniers  Mérovingiens  et  des  premiers  Carlovingiens. 
Le  clergé  opp;).ie  à  la  fureur  d'Attila,  ici  sainte  Geneviève,  là 


REVUE  DE  PARIS.  273 

l'évêque  d'Orléans,  ailleurs  celui  de  Troyes,  et  AUila  recule. 
Après  avoir  chassé  les  barbares,  après  avoir  organisé  la  Gaule, 
le  clergé  appelle  les  Francs  pour  leur  faire  administrer  le  pays 
qu'il  vient  de  convertir;  il  baptise  Clovis,  il  canonise  Clotilde. 
Il  ne  remet  pas.  cependant  toutes  les  affaires  temporelles  aux 
leudes,  il  n'abdique  pas  au  profit  des  séculiers;  car  il  s'introduit 
dans  les  assemblées  politiques,  et  reste  ainsi  maître  de  la  Gaule, 
dont  il  a  fait  les  idées  et  dont  il  règle  les  actions.  Mais  sa  puis- 
sance se  coucha  après  une  course  triomphale  qui  dura  près 
de  cinq  cents  ans.  Quand  Charles  Martel  eut  dépouillé  les  prêtres 
pour  enrichir  les  soldats,  et  que  le  guerrier  chanta  la  messe  en 
mettant  la  chasuble  par-dessus  la  cuirasse  ,  le  clergé,  qui  avait 
fait  son  temps,  céda  la  place  à  la  noblesse.  Ébroïii  blessa  la 
puissance  hiératique  à  mort  en  tuant  saint  Léger,  son  rival. 

C'est  à  Charlemagne  que  commence  ce  second  acte  du  drame 
de  notre  histoire.  Les  Carlovingiens  sont  de  souche  ecclésiasti- 
que :  leur  ancêtre  est  un  évèque  de  Melz,  c'est  vrai;  mais 
Charles  Martel  d'un  côté,  et  Charlemagne  de  l'autre,  parais- 
sent ,  l'un  dans  sa  vie  publique  ,  l'autre  dans  ses  mœurs  privées , 
oublier  leur  origine.  Le  prêtre  régnera  encore,  mais  ne  gouver- 
nera plus  ;  il  se  fera  renvoyer  dans  ses  cloîtres,  comme  un  in- 
trigant, avec  Adalhard  et  Wala,  lorsqu'il  voudra  retremper  ses 
mains  aux  affaires  publiques  ;  tandis  que  le  pouvoir  militaire  , 
la  noblesse,  s'organisera  par  la  féodalité,  deviendra  puissante 
par  la  hiérarchie,  imposera  des  lois  même  à  l'autorité  sacerdo- 
tale. Quelques  grands  hommes  de  cette  époque  sont  encore  des 
saints  ,  comme  Guillaume  ,  le  grand  saint  du  Midi ,  comme  An- 
gilbert,  le  saint  du  Ts'ord  :  mais  ils  seront  saints  après  coup  , 
subsidiairement  et  après  avoir  été  d'abord  et  surtout  des  héros 
laïques.  Et  même,  en  leur  qualité  de  saints,  ils  inspirent  quelque 
peu  de  pitié  :  voyez  leurs  légendes  ;  tandis  que  ,  comme  héros , 
ils  sont  redoutables  et  magnifiques  :  voyez  les  poèmes  qui  par- 
lent d'eux.  Louis  le  Débonnaire  est  forcé  d'abandonner  aux  no- 
bles toutes  ses  propriétés,  et  de  se  ruiner  pour  les  enrichir. 
L'hérédité  des  fîefs  se  constitue  ;  Charles  le  Chauve  signe  celle 
des  comtes.  La  noblesse  s'organise,  se  rive  au  sol,  s'attache  à 
la  terre  ,  s'incorpore  au  pays.  Llle  impose  son  organisation 
même  aux  ecclésiastiques  ,  car  saint  Benoit  d'Aniane  hiérarchise 
ses  moines  comme  la  noblesse  ses  vassaux,  car  Grégoire  Vil 


274  REVUE  DE  PARIS. 

soumet  tout  le  clerf^é  à  une  sorte  de  discipline  militaire.  La 
noblesse ,  dans  l'apogée  de  sa  force ,  conquiert  l'Angleterre  à 
la  tête  d'un  bâlard,  elle  conquiert  la  Sicile,  et  donne  asile 
au  terrible  Hildebrand  ,  qui  fut  lieureux  d'être  recueilli  par 
elle. 

Mais  la  noblesse  devait  finir  comme  avait  fini  le  clergé  ;  elle 
devait  laisser  la  place  à  un  autre  personnage.  Déjà  ce  nouvel 
acteur  se  fait  pressentir  dans  les  chefs  des  deux  grands  pays 
européens  :  les  Planlagenels  qui  sont  rois  d'Angleterre,  et  les 
Capets  rois  de  France ,  descendant  les  uns  d'un  bourgeois  de 
Rennes,  les  autres,  selon  Dante ,  d'un  boucher  de  Paris.  Le 
bourgeois  va  régner. 

Les  croisades  furent  plutôt  un  mouvement  communal  qu'un 
mouvement  féodal  :  les  bourgeois  s'enrôlèrent  sous  Pierre  l'Her- 
mite  et  sous  Gautier  sans  Avoir,  et  ce  fut  après  réflexion  que 
les  nobles  voulurent  prendre  part  à  cette  grand  impulsion.  Mais 
quand  même  on  laisserait  les  croisades  à  la  féodalilé,  d'autres 
symptômes  n'annonceraient  pas  moins  la  puissance  imminente 
du  bourgeois. 

D'abord  les  villes  se  soulèvent  contre  le  brigandage  des  sei- 
gneurs et  réclament  la  liberté;  les  unes  achètent,  les  autres 
emportent  des  droits.  Les  curés  des  communes  et  les  bourgeois 
des  villes,  bannière  en  tête,  accompagnent  le  roi  dans  ses  cour- 
ses contre  les  tyrans  féodaux.  Saint  Louis  proiiiulgue  ses  éta- 
blissements contre  la  féodalité  et  oppose  au  pape  la  Pragmati- 
que-sanction 5  le  clergé  et  le  noblesse  ,  solidaires  l'un  de  l'autre, 
à  cause  de  leur  puissance  passée,  sont  souffletés  sur  la  joue  de 
Boniface  YIII  et  brûlés  avec  les  Templiers  ;  tandis  que  le  bour- 
geois se  fait  instruire  à  l'université  de  Paris,  apprend  le  droit 
romain ,  traduit  la  Bible  et  les  Instilules  dans  sa  langue  vul- 
gaire, et  chasse  le  latin  sacerdotal  et  féodal  avec  cette  langue 
française,  honnie  jusqu'alors,  et  qu'aujourd'hui  il  impose  à  tous. 
Il  réclame  la  liberté  de  la  pensée  par  la  bouche  d'Abeilard ,  et 
par  ses  légistes  s'empare  de  toute  Ladministralion  financière  et 
politique  du  pays. 

Le  clergé  recula  devant  la  noblesse  ;  la  noblesse  céda  au 
bourgeois  ;  le  bourgeois  s'écarta  pour  laisser  passer  le  peuple 
qui,  à  son  tour,  prit  en  main  l'autorité  politique.  Il  annonça  sa 
pri.se  de  possession   par  des  actes  atroces  .  par  le  ma-ssacre  des 


REVLE  DE  PARIS.  275 

juifs  et  des  lépreux,  accusés  d'empoisonnemeul ,  comme  à  l'épo- 
que du  choléra  furent  accusés  et  massacrés  plusieurs  malheu- 
reux. Jean  le  Bon,  roi  populaire,  défjrade  les  petits  seiî^neurs 
et  les  bourgeois  en  leur  offrant  de  l'argent  pour  le  service  de 
sou  armée  i)ermanente5  il  en  fait  des  valets  à  ses  gages.  Au 
contraire  .  il  élève  le  peuple  en  le  poussant  dans  les  états  géné- 
raux de  1530.  Le  peuple,  de  moitié  dans  les  affaires  politiques 
(sur  hOO  membres  il  y  était  pour  400),  s'empara  bientôt  de  la 
totalité  de  ces  affaires,  car  toute  la  noblesse  se  relira  des  Étals. 
Alors  31arcel  est  roi  de  Paris,  roi  du  peuple.  Marcel  tué.  le  peu- 
ple de  Paris  est  paralysé  pour  un  moment .  mais  celui  des  cam- 
pagnes s'agite;  le  Jacques  Bonhomme  s'arme  de  socs  de  char- 
rue, de  pioches  et  de  boyaux,  et  fend  la  tète  de  ses  tyrans.  Il 
est  bienlôt  forcé  de  rentrer  chez  lui.  m.ais  il  en  sortira  une  autre 
fois  plus  énergique  et  plus  violent  encore  dans  les  sanglantes 
querelles  des  Bourguignons  et  des  Armagnacs.  Il  saisit  le  cou- 
peret du  bourreau  Capeluche,  le  couteau  de  l'égorgeur  Caboche, 
le  rasoir  du  barbier  Jean  de  Troyes ,  pour  écorcher.  égorger, 
dépecer  ce  «jui  reste  encore  de  noblions  ;  la  populace  massacre 
les  Armagnacs  dans  les  prisons.  Puis  vient  Louis  XI,  qui  s'ha- 
bille pauvrement,  qui  aime  les  petites  gens  ,  qui  d'un  laquais 
fait  son  héraut,  et  d'un  barbier  son  favori;  qui  saigne  à  blanc 
la  veine  des  nobles.  Puis  vient  l'imprimerie  ,  qui  reproduit  et 
muliiplie  à  bon  marché  pour  le  peuple  ces  riches  manuscrits 
réservés  aux  riches  jusqu'à  présent,  aux  nobles  et  aux  clercs;  puis 
le  canon  qui  perce  les  cuirasses  et  les  poitrails  bardés  de  fer  du 
chevalier  et  de  sa  noble  monture.  Enfin  Louis  Xll ,  le  père  du 
peuple,  ferma  cette  période  que  Jean  le  Bon  ,  si  cher  au  peuple, 
avait  ouverte.  Il  semble  que  les  noms  aient  ici  une  signification  : 
Charles  est  nommé  le  grand  par  la  féodalité,  Louis  est  ap- 
pelé le  gros  par  les  gras  bourgeois  de  son  temps ,  Jean  est 
appelé  le  bon  par  les  plébéiens  qui  retrouvent  un  père  dans 
Louis  XII;  Charlemagne  ouvre  l'ère  des  nobles,  comme  Louis 
le  Gros  celle  des  bourgeois ,  comme  Jean  le  Bon  celle  du 
peuple. 

Voilù  ce  qu'on  lit  dans  les  livres  ;  voici  maintenant  ce  qu'on 
lit  dans  les  œuvres  d'art. 

L'art  de  la  période  qui  court  des  premiers  àiies  chrétiens  à 
Charlemagne  se  distingue  par  trois  caractères  :  le  choix  austère 


276  REVUE  DE  PARIS. 

des  sujets  et  des  physionomies ,  la  prédilection  pour  rallégorie , 
et  le  mépris  de  la  réalité. 

De  cet  art,  peu  de  monuments  nous  restent  en  France;  mais 
par  ceux  que  possède  la  Provence,  surtout  Arles,  Marseille  et 
Saint-Maximin;  par  les  vestiges  qui  se  voient  encore  dans  l'Au- 
vergne et  même  dans  la  Champagne ,  il  est  certain  que  cet  art 
était  identique  à  celui  qui  décorait  les  catacombes  et  qui  rem- 
plit aujourd'hui  le  musée  chrétien  du  Vatican,  identique  à  celui 
des  plus  anciennes  basiliques  de  l'Italie,  de  Rome  particulière- 
ment. Or  là,  toutes  les  scènes  peintes  et  sculptées  sont  tirées  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament.  C'est  toujours  Dieu  qui  est 
en  scène;  l'homme  n'y  apparaît  que  comme  un  accessoire  ou 
comme  un  instrument  dont  la  Divinité  se  sert  pour  prouver  ua 
fait  ou  un  dogme.  Ce  dogme,  c'est  celui  de  l'immortalité  de 
l'âme,  l'espérance  d'une  vie  meilleure,  la  foi  dans  la  résurrec- 
tion. Ainsi  Noé  sort  à  mi-corps  de  son  arche  et  reçoit  la  branche 
verte  que  la  colombe  apporte  à  son  bec,  symbole  de  la  vie  ren- 
due à  la  terre.  Abraham  va  sacrifier  Isaac  que  Dieu  rappelle  à 
la  vie,  en  quelque  sorte,  par  la  voix  d'un  ange.  Moïse  fraie  le 
passage  de  l'Egypte  ennemie  ù  la  terre  promise  par  la  mer 
Rouge,  ou  bien  tire  l'eau  d'un  rocher  comme  Dieu  fait  sortir  la 
vie  de  la  mort,  et  enlève  l'homme  à  la  terre  pour  lui  faire  échan- 
ger les  pleurs  de  ce  monde  contre  les  joies  du  paradis.  Daniel 
dans  la  fosse,  les  trois  enfants  dans  la  fournaise,  sont  respectas 
l'un  par  les  lions,  l'autre  par  les  flammes,  comme  le  chrétien 
par  la  mort.  Le  Christ  ressuscite  Lazare,  rend  la  vue  à  l'a- 
veugle-né,  guérit  le  paralytique  et  l'hémorroisse,  change  l'eau 
en  vin ,  comme  Dieu  la  mort  en  vie ,  la  maladie  du  corps  en 
santé  de  l'âme.  Du  reste ,  peu  ou  pas  de  représentations  de 
saints ,  la  Vierge  elle-même  se  montre  assez  rarement  ;  aucune 
pensée  terrestre,  aucun  portrait  dans  cet  art  :  on  ne  voit  que 
des  symboles  et  que  des  choses  du  ciel.  Le  Christ ,  qui  sera  plus 
tard  représenté  sous  la  figure  d'un  homme  ayant  un  âge  hu- 
main et  mu  par  les  passions  humaines,  triste,  mélancolique, 
imjjitoyable  dans  le  jugement  dernier;  le  Christ  est  là  le  plus 
souvent  représenté  sous  une  forme  idéalisée  ,  à  la  façon  dont  les 
artistes  grecs  traitaient  leurs  divinités  ;  Jésus  est  comme  une 
jeune  divinité  païenne,  un  bel  Antinous  après  l'apothéose,  un 
adorable  Apollon  après  son  retour  dans  le  ciel.  C'est  un  bel 


REVUE  DE  PARIS.  277 

adolescent  de  dix-huit  à  vingt  ans ,  imberbe  ,  à  la  figure  douce , 
rayonnante,  aux  cheveux  blonds,  bouclés,  répandus  sur  les 
épaules;  il  est  souvent  debout  sur  un  monticule  d'oxi  s'échap- 
pent les  quatre  sources  du  paradis  terrestre  et  où  viennent 
boire  les  cerfs  et  les  agneaux. 

A  ce  point  commence  l'allégorie,  si  chérie  des  premiers  chré- 
tiens, qu'ils  en  abusèrent,  et  qu'un  concile  de  Constantinoj)Ie, 
tenu  en  G92,  l'interdit  formellement.  Non-seulement  Dieu,  mais 
les  hommes  eux-mêmes  ,  étaient  allégorisés  à  cette  époque.  Les 
acteurs  des  faits  bibliques  ont  été,  à  la  façon  de  certaines  fables 
d'Ésope  ,  transformés  en  animaux.  Ainsi  au  fameux  tombeau 
de  Bassus  ,  le  principal  acteur  d'un  fait  est  représenté  sous  la 
forme  d'un  gros  mouton  entouré  de  petits  agneaux  :  une  ba- 
guette à  la  patte  droite,  ce  mouton  frappe  l'eau  du  rocher,  mul- 
tiplie le  pain  et  les  poissons ,  change  l'eau  en  vin,  ressuscite 
Lazare.  Ailleurs,  ce  gros  mouton  est  saint  Jean-Baptiste,  qui  met 
sa  patte  de  devant  sur  la  tête  d'un  petit  agneau  plongé  dans  les 
eaux  du  Jourdain,  et  qui  est  Jésus-Christ.  Ailleurs,  c'est  Moïse 
qui,  avec  ses  deux  pattes  de  devant,  prend  de  la  main  de  Dieu 
les  tables  delà  loi. 

C'était  un  tel  besoin  d'allégorie,  que  les  chrétiens  empruntè- 
rent même  aux  païens,  qui  les  martyrisaient  alors,  une  partie 
de  leur  système  symbolique.  Le  fleuve  du  Jourdain  est  souvent 
représenté  comme  un  fleuve  antique,  en  vieillard  couronné  de 
plantes  aquatiques,  à  barbe  limoneuse,  armé  d'un  sceptre  de 
jonc,  et  accoudé  sur  son  urne,  d'où  s'épanche  la  source.  Le  so- 
leil est  un  homme  ailé^  la  tête  ceinte  de  rayons;  la  lune  est  une 
femme  en  buste,  posée  sur  un  croissant  ;  le  ciel  est  tantôt  uii 
vieillard,  tantôt  un  beau  jeune  homme  nu,  étendant  en  arc-en- 
ciel  ou  en  forme  d'horizon  un  voile  azuré.  La  lune,  c'est  Diane  ; 
le  ciel,  Uranus;  le  soleil,  Apollon. —Voilà  donc  tout  un  art 
austère  qui  ne  représente  que  des  sujets  religieux,  et  les  habille 
de  la  forme  allégorique  la  plus  opposée  il  la  réalité  ;  il  se  moque 
de  la  réalité  historique  et  de  la  réalité  naturelle.  De  la  nature, 
presque  pas  de  traces,  ou  bien  elle  est  empruntée  à  l'art  du  paga- 
nisme, comme  les  oiseaux,  les  couroiuies,  les  palmes,  les  arbres, 
les  fruits,  les  feuilles  de  lieire,  les  rinceaux  de  vigne,  les  dau- 
lihins;  ou  bien  elle  est  absurde.  Ainsi  l'arche  d"où  JNoé  sort  le  haut 
du  corps  est  un  baquet  tantôt  carré,  tantôt  rond,  où  il  a  bien  de 
S  24 


278  REVL'E  DE  PARIS. 

la  peine  à  trouver  de  la  place  même  pour  lui  seul.  Les  person-» 
nages  qui  ne  sont  ni  Jésus,  ni  les  apôtres,  ni  les  principaux  ac- 
teurs des  scènes,  mais  ceux  pour  lesquels  Jésus  fait  des  mira- 
cles, sont  bien  au-dessous  de  la  grandeur  naluj-elle,  comme  le 
paralytique  ou  le  Lazare  qui.  pour  un  Christ  ou  un  apôtre  de  six 
pieds,  auraient  à  peine  un  pied  et  demi. 

De  l'histoire  on  n'a  pas  le  plus  mince  souci,  ou  plutôt  on  la 
regarde  avec  un  mépris  profond.  L'Évangile  dit  positivement 
que  les  mages  offrirent  au  petit  Jésus  de  l'or,  de  la  myrrhe  et  de 
l'encens;  eh  bien  !  sur  les  sarcophages  antiques,  sur  les  vieilles 
mosaïques  ou  fresques,  l'un  de  ces  rois  apporte  une  couronne 
de  roses,  Lautre  une  corbeille  de  gâteaux,  l'autre  des  colombes  ! 
Le  lierre  sous  lequel  Jonas  se  mit  à  l'abri  du  soleil  s'est,  dans 
cet  art,  changé  eu  cucurbitacée,  et  des  melons  d'eau  pendent  sur 
la  tête  du  prophète,  ordinairement  tout  nu.  On  cherche  inutile- 
ment sur  le  front  de  Moïse  les  cornes  lumineuses  que  les  âges 
postérieurs,  plus  amis  de  l'histoire,  n'ont  eu  garde  d'oubiier. 
Elisée  lui-même,  dont  la  calvitie  fut  si  fatale  à  tant  de  pauvres 
petits  enfants,  est  représenté  chevelu.  L'idée  est  la  seule  chose 
qui  préoccupe;  on  lui  sacrifie  l'histoire  jusque  dans  la  disposi- 
tion des  sujets,  car  la  Bible  s'enchevêtre  dans  l'Évangile,  comme 
l'Évangile  dans  la  Bible. 

Enfin,  et  le  type  des  figures,  et  le  choix  des  sujets,  et  la  ma- 
nière de  les  représenter,  indiquent  une  époque  grave,  austère, 
où  tout  parle  de  Dieu,  où  l'intelligence  exercée  du  prêtre  et  du 
chrétien  va  plus  loin  que  la  réalité  qu'elle  méprise  ou  qu'elle 
transfigure. 

Mais  bientôt  l'allégorie  se  sauva  devant  cette  réalité  si  dédai- 
gnée. De  tous  ces  agneaux  représentant  les  fidèles  et  les  apô- 
tres, le  seul  affueau  de  Dieu  ne  disparut  pas  totalement,  et 
encore  Jésus-Christ  se  montra  plus  souvent  en  homme ,  et  eu 
homme  réel,  non  en  homme  dieu,  que  sous  la  forme  de  l'ani- 
mal qui  symbolise  la  douceur.  Ou  est  à  l'époque  féodale  où  l'on 
songeait  plus  aux  choses  de  la  terre  qu'à  celle  du  ciel ,  où  l'in- 
telligence était  soumise  par  la  force  ,  le  prêtre  par  le  noble  ; 
aussi  l'homme  se  fait  peindre  et  sculpter  à  côté  de  Dieu ,  et 
la  hiérarchie  qui  classe  seigneurs,  vassaux,  vavassaux  et 
serfs  dans  la  société ,  se  lit  parfaitement  dans  les  œuvres  figu- 
rées. 


REVUE  DE  PARIS.  579 

Une  curieuse  peinture  du  cimetière  souterrain  de  Saint-Va- 
lenlin  à  Rome  repn'^sente  la  Visitation,  Jésus  emmailloté  dans 
la  cièclie  ,  Jésus  en  croix,  ayant  sa  mère  et  le  soleil  à  sa  di-oite, 
saint  Jean  et  la  lune  à  sa  gauche.  Certes,  les  premières  époques 
chrétienne^  n'auraient  pas  vouhi  humaniser  leur  Dieu  jusqu'à 
Temmailloter  dans  la  crèche,  et  rattacher  à  la  croix  pour  qu'il 
y  mourût  entre  sa  mère  et  son  ami,  devant  le  soleil  et  la  lune, 
les  flambeaux  de  la  nature;  la  Visitation  aussi  était  une  scène 
par  trop  domestique  pour  l'époque  sacerdotale.  Le  père  éternel, 
qui ,  dans  les  catacombes  ,  montre  seulement  sa  main  hors  des 
nuajîes ,  sort  le  bras  ,  quelquefois  même  le  buste  ,  à  la  deuxième 
époque  :  il  faut  attendre  Tépoque  bourgeoise  ,  et  surtout  l'épo- 
que plébéienne  ,  pour  voir  Dieu  tout  entier  en  chair  et  en  os, 
habillé  en  pape  ou  en  empeieur. 

L'époque  féodale  hiérarchise  dans  l'art  comme  dans  la  so- 
ciété. A  la  période  précédente,  les  personnages  sont  assez  con- 
fondus,  peu  distincts  les  uns  des  autres;  l'époque  féodale  met 
un  nimbe  autour  de  la  léte  pour  distinguer  les  saints  ;  elle  le 
croise  pour  faire  reconnaître  Dieu  ;  elle  orne  de  perles  ceux  de 
la  Vierge  et  des  anges  pour  les  séparer  des  autres  personnages. 
Le  nimbe  est  pour  le  saint  ce  que  l'épaulette  est  pour  le  soldat  : 
c'est  à  l'épaulette  qu'ondistingue  le  général  du  colonel,  le  chef  de 
bataillon  du  capitaine:  c'est  au  nimbe  qu'on  reconnaît  Dieu, 
la  Vierge  et  les  autres  saints.  On  met  les  pieds  nus  aux  apôtres 
pour  les  distinguer  de  la  foule  des  saints  (lui  sont  toujours 
chaussés.  Cette  époque  traduit,  commente  ,  sculpte  sur  la  pierre 
la  hiérarchie  des  anges  de  saint  Denis  l'Aréopagite;  et  l'ordre 
politique  qui  s'établit  sur  la  terre  s'introduit  môme  dans  le  ciel. 
Non-seulement  le  nimbe  est  un  moyen  de  hiérarchie,  non-seule- 
ment les  apôtres,  confondus  jusqu  alors,  au  moins  dix  sur 
douze,  se  distinguent  par  leurs  attributs;  mais  les  diverses  clas- 
ses de  la  société  ont  des  costumes  dilférents  :  la  religieuse  dif- 
fère de  la  séculière  pour  le  vêtement  ;  la  tiare  n'appartient 
qu'aux  papes,  le  pallium  qu'aux  archevêques,  le  manipule  est 
surtout  réservé  aux  diacres,  et  les  textes  même  vont  jusqu'à 
dire  que  le  chevalier  porte  son  épée  autrement  que  le  soldat. 
Hincmar  combat  toute  sa  vie  pour  établir  la  suprématie  du  mé- 
tropolitain sur  les  suffraganls,  et  le  pape  se  déclare  alors  le  chef 
de  l'Église.    Le    blason   aussi  va  désigner   invariablement  h's 


280  REVUE  DÉ  PARIS. 

familles ,  nomme  i)liis  tard  les  bannières  désigneront  les  corpo- 
rations. 

Puis  les  monuments  ,  si  sobres  de  portraits  et  de  figures  hu- 
maines à  l'époque  romane  ,  se  chargent  d'êtres  humains  à  Tépo- 
que  où  nous  sommes.  Ainsi ,  sur  les  portes  de  bronze  de  la  ca- 
thédrale de  Bénévent,  est  ciselé  le  portrait  de  l'archevêque 
métropolitain ,  entouré  de  ses  vingt-quatre  suffragants  :  ainsi 
une  mosaïque  du  Triclinium.  au  palais  de  Latran.  et  qui  date 
de  797,  montre  d'un  côté  Jésus-Christ  donnant  à  Constantin  un 
étendard  ,  et  de  l'autre  ,  saint  Pierre  remettant  une  bannière  à 
Ciiarlemagne. 

Le  noble  se  fait  donc  porlraire  par  l'art  chrétien  ,  mais  il  fait 
représenter  aussi  ses  mœurs  dans  toute  leur  brutalité.  A  étu- 
dier l'art  figuré  de  cette  époque  ,  on  voit  bien  qu'on  est  sous  le 
règne  de  la  force. 

A  la  cathédrale  d'Autun  ,  l'archivolte  du  grand  portail  repré- 
sente les  signes  du  zodiaque  et  les  travaux  de  chaque  mois  ;  en 
mai  les  gémeaux  ne  se  montrent  pas  sous  la  figure  de  ces  deux 
petits  enfants  tout  nus  qui  s'embrassent  ou  jouent  dans  la  prai- 
rie, au  milieu  des  fleurs  ,  comme  nous  les  voyons  d'ordinaire, 
mais  sous  celles  de  deux  adolescents,  âgés  de  dix-huit  ans,  dans 
toute  la  vigueur  physique,  dans  toute  l'humeur  guerrière  ,  et  te- 
nant chacun  une  lance  où  flotte  superbement  un  étendard. 

L'art  anima  les  chapiteaux  et  les  modillons ,  qui  ne  s'étaient 
encore  revêtus  (pie  d'ornements  végétaux.  Les  artistes,  inspirés 
par  les  mœurs  féodales  ,  donnèrent  carrière  à  leur  imagination 
brutale  :  ils  ciselèrent ,  sur  ces  modillons  et  chapiteaux ,  mille 
formes  bizarres  ,  mille  figures  grimaçantes  ,  humaines  ,  bestia- 
les ou  composées  de  Thomme  et  delà  bête,  quelques-unes  sérieu- 
ses .  le  plus  grand  nombre  satiriques  ou  grotesques  ,  et  plusieurs 
indécentes.  C'est  d'alors  que  date  cette  sculpture  populaire  et 
dévergondée  ,  interrompue  durant  les  xiii^  et  xiv^  siècles  ,  mais 
reprise  aux  xv^  et  xvi^  avec  de  nombreuses  amplifications.  On 
voit  déjà  des  singes  racler  du  violon,  des  truies  pincer  de  la  gui- 
tare ,  des  ânes  souffler  dans  des  flûtes  de  Pan.  Pour  pendant  à 
ces  bouffonnes  imaginations  ,  un  évèque  à  figure  hébétée  ,  coiffé 
burlesquement  de  sa  mitre  ,  est  pilorié  à  un  modillon  entre  une 
femme  qui  lui  fait  des  mines  et  un  singe  qui  lui  racine  au  nez. 
La  bai'barie  morale  se  trachiit  par  l'art.  Des  églises  de  cette 


REVUE  DE  PARIS.  281 

époque,  historiées  à  plus  de  cent  ou  cent  cinquante  chapiteaux  , 
ne  présentent  souvent  pas  une  seule  scène  de  douceur  ,  pas  un 
seul  Christ  faisant  quelque  miracle  de  compassion  comme  tous 
ces  beaux  et  jeunes  Jésus  des  Catacombes  de  Rome  et  des  Alis- 
camps  d'Arles.  Partout  ce  sont  des  démons  effroyables  qui  tour- 
mentent, rôtissent  ou  font  bctuillirdes  damnés  ;  qui.  en  ricanant, 
traînent  péclieurs  et  pécheresses  devant  Dieu  ou  devant  des  moi- 
nes, pour  qu'ils  soient  jugés  impitoyablement.  Des  serpents  ron- 
gent les  parties  génitales  à  des  damnés  .  ou  tètent  les  seins  d'une 
femme  libertine  ;  des  démons  étranglent  des  hommes  en  riant , 
ou  les  cassent  en  deux  par  le  ventre  comme  un  bâton  de  fagot. 
Quand  Satan  n'est  pas  triomphant,  il  est  terrassé  par  saint  Mi- 
chel et  fijuaillé  par  des  anges  inférieurs.  On  ne  voit  partout  que 
scènes  de  violence  .  de  mort  et  de  carnage  :  ce  sont  des  oiseaux 
qui  tuent  des  reptiles  ,  des  oiseaux  qui  se  battent  entre  eux  et  se 
dévorent  les  yeux .  des  hommes  qui  se  tirent  aux  cheveux  ,  s'as- 
somment à  coups  de  poing  ou  de  bâton  ,  des  armées  qui  s'exter- 
minent. 

Quand  les  sujets  sont  empruntés  à  l'histoire,  c'est  David  qui 
scie  le  cou  à  Goliath  ,  c'est  Absalon  ,  les  cheveux  pris  dans  les 
branches  d'un  arbre  et  tué  par  Joab.  Sur  près  de  six  cents  figu- 
res —  377  — quihistorient  les  chapiteaux  de  la  grande  église  de 
Tezelay  ,  il  n'y  a  qu'une  scène  de  compassion  :  un  moine  s'a- 
dresse à  un  malheureux  qui  subit  l'éjjreuve  du  feu  et  lui  dit  : 
Spera;  mais  pour  balancer  ce  mol.  un  autre  moine  lui  crie: 
Pave. 

Il  y  a  plus .  la  même  brutalité  envahit  jusqu'aux  sujets  bibli- 
ques,  et  l'ange  ministre  de  Dieu,  Dieu  lui-même,  qui  devrait 
toujours  être  impassible  ,  s'abaisse  jusqu'à  la  passion  la  plus 
grossière.  Ainsi  ÎS"otre-Dame-du-Port .  à  Clermont.  dont  lascul- 
ture  est  au  moins  contemporaine  de  la  tapisserie  de  Bayeux ,  si 
elle  ne  lui  est  antérieure,  montre  sur  un  chapiteau  du  sanc- 
tuaire la  désobéissance  d'Adam  et  d'Eve,  Le  serpent,  monstre 
gonflé  de  nourriture  ,  s'enroule  autour  d'un  grand  cep  de  vigne  ,- 
dans  sa  gueule,  il  tient  une  branche  charriée  de  trois  raisins 
qu'il  présente  à  Eve.  Eve ,  vieille  et  laide  femme  à  seins  pendants, 
prend  ces  raisins  et  en  donne  ù  son  mari  qui  en  a  déjà  plein  la 
bouche  5  —  on  dirait  que  la  grandeur  du  péché  s'évalue  par  le 
nombre  de  raisins  mangés.  —  Le  péché  commis ,  lui  ange,  tenant 

24. 


2S2  REVUE  DE  PARIS. 

à  la  main  gauche  un  cep  de  vigne ,  témoin  et  cause  du  crime, 
prend  de  la  main  droite  Adam  par  la  barbe  pour  l'amener  de- 
vant la  vigne  et  le  convaincre  de  sa  faute.  Adam  fait  la  i)ius 
laide  grimace  du  monde;  car,  d'un  côté  ,  l'ange  lui  arrache  la 
barbe,  et  de  l'autre,  Dieu  le  saisit  à  l'épaule  avec  violence  et  lui 
présente  un  livre  ouvert  où  sa  condamnation  est  écrite  pour 
l'éternité.  Adam  ,  ainsi  arrêté  par  Dieu  et  par  l'ange ,  comme 
par  deux  gendarmes,  met  brutalement  le  pied  gauciie  sur  la 
cuisse  d'Eve,  et  de  la  main  gauche  l'empoigne  aux  cheveux  en 
ouvrant  la  bouche  pour  crier  que  le  coupable ,  ce  n'est  i)as  lui , 
mais  sa  femme.  La  pauvre  femme  cache  sa  nudité  de  la  main 
droite,  elle  porte  la  gauche  à  sa  tête  en  signe  de  la  douleur  que 
lui  cause  la  violence  d'Adam,  et,  ne  pouvant  y  résister  ,  tombe 
abîmée  sur  ses  genoux.  Je  ne  connais  pas  de  scène  plus  brutale , 
plus  populacière.  Les  figures  ignobles  ,  les  chairs  grasses  et 
flasques  répondent  complètement  au  tableau  moral.  Du  reste, 
c'est  bien  entendu  d'exécution  et  très-adroitement  groupé. 

Avec  la  période  suivante  ,  les  mœurs  s'adoucirent  un  peu  ,  le 
bourgeois  ne  frappait  pas  toujours  d'estoc  et  de  taille  comme  le 
chevalierj  dans  la  boutique  il  faut  être  affable  aux  chalands 
pour  les  engager  à  acheter  ;  puis  le  bourgeois  reste  cliez  lui ,  au 
lieu  de  courir  les  aventures  par  monts  et  par  vaux  comme  le 
chevalier;  par  conséquent  il  vit  en  famille,  avec  sa  femme  et 
ses  enfants,  et  cette  vie  profite  à  ceux-ci  et  à  celle-là.  Aussi 
M.  de  Montalembert  dans  son  introduction  à  l'admirable  Légende 
de  sainte  Elisabeth  ^  et  M.  Michelet  dans  le  deuxième  volume 
de  son  Histoire  de  France ,  ont-ils  remarqué  qu'au  xiii^  siècle 
la  femme  règne  sur  les  trônes  avec  Blanche  de  Castille  ,  et  dans 
le  cœur  avec  Héloïse  et  la  Vierge  Marie.  Mais  le  bourgeois  fut 
arrogant  contre  les  seigneurs  ,  il  eut  l'insolence  du  parvenu  vis- 
à-vis  de  ceux  qui  ne  l'avaient  pas  remarqué  ou  qui  l'avaient  mé- 
prisé. Au  lieu  de  courir  d'un  monument  à  un  autre  pour  cher- 
cher des  preuves  de  cette  assertion  ,  nous  resterons  dans  la 
cathédrale  de  Chartres,  le  plus  complet  monument  de  l'époque 
communale  en  France.  D'abord  celte  église  est  véritablement 
dédiée  à  la  femme ,  car  elle  est  d'une  tendresse  adorable  pour 
elle  et  pour  les  enfants.  Un  Massacre  des  Innocents ,  sculpté 
au  portail  occidental ,  représente  le  drame  le  plus  pathétique  de 
l'amour  d'une  mère  pour  i'enfanl  qu'elle  a  misa»  monde  \  c'est, 


REVUE  DE  PARIS.  28Ô 

en  pierre ,  le  cri  sublime  de  Rachel  qui  refuse  toute  consolation  , 
parce  que  ses  enfants  ne  sont  plus.  Puis  à  toutes  les  hauteurs  et 
dans  toute  la  longueur,  au  dedans  et  au  dehors  ,  Marie  est  re- 
présentée douze  fois  tenant  et  embrassant  son  enfant  divin  5 
puis  les  arts  libéraux  du  portail  occidental,  les  vertus  cardinales 
et  théologales ,  les  vertus  publiques  ,  les  vertus  domestiques,  les 
vertus  méditatives  du  portail  du  nord  sont  toutes  représentées 
sous  la  forme  de  femmes  ,  de  femmes  fortes  et  triomphantes  dont 
plusieurs  sont  couronnées  comme  des  reines,  sont  protégées  du 
bouclier  qui  pare  les  coups ,  sont  armées  de  la  pique  qui  tue 
l'adversaire  ,  et  de  l'étendard  flottant  au  vent  et  faisant  peur  à 
l'ennemi  qu'il  met  en  fuite  ,  comme  dans  les  jardins  on  chasse  , 
avec  des  épouvantails  de  paille  ou  de  toile  ,  ces  nuées  d'oiseaux 
qui  viennent  s'abattre  sur  les  plus  beaux  fruits. 

Regardez  ,  à  ce  même  portail  du  nord  ,  trois  statuettes  sculp- 
tées au  piédestal  d'une  statue  colossale  de  saint ,  et  vous  verrez 
que  le  bourgeois  est  plus  fort  que  le  prêtre ,  comme  tout  à 
l'heure,  au  dedans  ,  je  vous  le  montrerai  plus  fort  que  le  noi)le. 
Ces  statuettes  sont  la  personnification  de  trois  sciences  :  l'une 
représente  l'architecte,  l'autre  l'orateur  ,  la  troisième  le  philo- 
sopiie. 

Le  bourgeois  de  Chartres  sécularise  la  science.  Voyez,  en  effet, 
ces  jolies  iigures  ,  toutes  au  regard  éveillé  :  la  tête  est  tout  che- 
veux, le  rasoir  du  tonsureur  n'a  point  passé  par  là;  les  habits 
sont  courts  ou  mi-longs,  comme  les  portaient  les  laïques,  et  non 
pas  longs  ou  traînants  comme  les  habits  du  clergé.  Il  n'y  a  là  ni 
crosse  d'évêque ,  ni  bâton  d'a])bé,  ni  chasuble,  ni  étole ,  ni 
visage  macéré  par  le  jeûne,  ni  œil  abaissé  par  l'humilité.  La 
science  est  sortie  du  sanctuaire  où  elle  gisait  à  l'étroit,  pour  se 
répandre  à  son  aise  dans  le  monde. 

L'évèque,  devant  la  construction  d'une  église,  comme  il  est 
représenté  sur  un  vitrail  du  xiv^  siècle  ,  à  Saint-Pierre  de 
Troyes,  remet  aux  mains  du  laïque  et  du  franc-maçon  le  plomb  et 
réquerre.  Regardez  la  statuette  de  Chartres  :  le  glorieux  archi- 
tecte est  barbu  ,  plein  de  cette  force  qu'il  fallait  pour  ériger  les 
édifices  gigantes(iues  du  moyen  âge;  sa  robe  et  son  manteau 
lui  tombent  aux  mollets  ,  comme  à  un  noble  ,  car  il  gagné  ses 
quartiers  de  noblesse  à  bâtir  cette  multitude  de  chefs-d'œuvre 
qui  couvrent  le  monde  chrélien.  Un  fragment  d'architecture  à 


28i  HFVrE  DE  P\RÎS, 

la  main  droite,  réqiierre  à  la  main  gauche,  il  rêve  à  des  con-' 
structions  plus  belles  encore  que  celles  qu'il  a  faites  déjà. 

Certes,  c'était  beaucoup  que  d'avoir  abandonné  aux  laïques  Tart 
souverain  d'où  les  autres  dépendent,  l'art  principal  dont  les 
autres  ne  sont  que  Taccessoire  et  la  broderie,  que  d'avoir  fait 
passer  cet  art  admirable  des  frères  aux  confrères  ,  du  monas- 
tère à  la  loge.  Mais  le  bourgeois  ût  plus  encore  en  sécularisant 
l'éloquence  qui  dorénavant  ue  s'amusera  plus  à  commenter  des 
patenôtres  ,  à  redire  pour  la  millième  fois  les  mêmes  paroles 
sur  le  dogme  et  la  morale  du  christianisme  ,  mais  qui  va  défen- 
dre les  droits  politiques  de  la  bourgeoisie ,  rédiger  et  traduire 
les  lois  civiles ,  rendre  des  arrêts  de  jurisi)rudence  ,  et  consti- 
tuer les  parlements  en  rivalité  des  conciles.  Elle  est  là  toute 
verte,  cette  éloquence,  sous  la  forme  d'un  jeune  homme  de 
vingt-cinq  ans ,  entourée  de  Heurs  et  de  rinceaux  de  vigne  qui 
tapissent  les  colonnettes  de  l'arcade  trilobée  où  elle  est  debout. 
Ses  pieds  foulent  l'herbe  des  champs ,  et  en  ravivant  ces  petites 
fleurs  que  le  tem|)s  a  rongées ,  on  serait  en  pleine  prairie  de 
poésie,  semée  de  belles  fleurs  de  métaphores.  Cette  éloquence, 
au  fond  de  sa  niche  embaumée,  rappelle  involontairement  l'os-: 
tensoir  de  la  Fête-Dieu  rayonnant  à  travers  les  pétales  qui  jon- 
chent le  chemin  ,  et  les  vapeurs  de  l'encens  qui  parfument  l'air. 
L'orateur,  en  effet,  est  un  dieu  dans  son  genre ,  car  il  crée  à 
celte  époque  les  droits  de  la  bourgeoisie. 

Les  bourgeois  de  Chartres  furent  plus  hardis  encore  dans 
leur  insurrection  contre  le  clergé,  car  ils  sécularisèrent  la  philo- 
sophie. La  philosophie  ,  en  effet ,  c'est ,  au  xiii^  siècle ,  la  science 
universelle,  c'est  l'encyclopédie  de  toutes  les  connaissances. 
Parcourez  le  cadre  de  la  philosophie  d'alors ,  tel  par  exemple 
qu'il  est  tracé  dans  la  Légende  dorée,  à  la  vie  de  sainte  Catherine 
d'Alexandrie  ,  la  patronne  des  philosophes  ,  et  vous  verrez  que  ce 
cadre  vraiment  encyclopédique  embrasse  toutes  les  sciences  ma- 
thématiques ,  })hysiques ,  naturelles ,  psychologiques  ,  morales  et 
politiques.  Ainsi,  la  philosophie  personnifiée  à  Chartres  dans  un 
l)Ourgeois,dansun  laïque,  annonce  que  l'explication  delà  science 
universelle  n'est  plus  donnée  par  le  pouvoir  du  clergé ,  mais  par 
la  puissance  naissante  du  peuple,  puisque  la  philosophie  du 
xiiF  siècle ,  contemporaine  de  la  sculpture  de  ce  portail ,  ex- 
prime l'idée  de  tout  fait  et  donne  la  raison  de  toutes  choses. 


REVUE  DE  PARIS.  285 

Voyez  donc  cette  statuette  si  bien  prise  dans  ses  dimensions  et 
d'expression  si  énergique  ;  lisez  aux  pieds  de  cet  homme  de- 
bout ,  vêtu  d'Iiabits  laïques  ,  sans  tonsure ,  sans  soutane ,  sans 
aube  ni  étole  ,  comme  je  vous  ai  dit  j  de  cet  homme  qui  a  la 
tète  pesante  de  réflexions  et  le  corps  un  peu  incliné  par  la  mé- 
ditation ,  lisez  ces  quelques  lettres ,  aussi  entières  que  le  jour 
où  le  sculpteur  laïque  les  a  gravées,  tant  il  a  mordu  profondé- 
ment la, pierre,  tant  il  avait  à  cœur  de  laisser  ineffaçable  à 
jamais  ce  fait  énorme  ;  épelez  une  à  une  ces  lettres  gothiques  et 
vous  en  composerez  ce  beau  nom  :  Philosophns.  Maintenant 
redressez-vous ,  et  vous  verrez  ,  en  effet ,  que  c'est  bien  là  le 
])iiilosophe  du  xiii'^  siècle  ,  pensant  malgré  TÉglise  ,  se  moquant 
des  échafauds  et  des  anathèmes ,  parce  qu'il  sait  que  l'avenir 
est  à  lui ,  et  que  l'avenir  est  plus  fort  que  le  présent. 

Le  bourgeois  règne  sur  le  clergé,  c'est  prouvé;  entrons 
maintenant  dans  l'intérieur  de  la  cathédrale  ,  et  nous  le  verrons 
régner  sur  la  noblesse.  La  place  d'honneur  dans  une  église , 
c'est  le  sanctuaire;  la  nef,  la  croisée,  le  chœur  lui-même, 
sont  inférieurs  en  dignité  à  ce  saint  des  saints  où  Dieu  descend 
tous  les  jours  dans  l'eucharistie,  et  où  se  dresse  le  maitre,  le 
grand-autel.  Eh  bien!  tandis  que  les  nobles,  harnachés  d'ar- 
moiries ,  se  pavanent  sous  leurs  riches  habits  ,  et  caracolent  à 
cheval  sur  les  verrières  peintes  de  la  croisée  et  du  chœur,  les 
bourgeois  les  narguent  d'une  façon  comique ,  du  haut  des  ver- 
rières du  sanctuaire,  car  ils  s'y  sont  fait  représenter  dans  les 
plus  humbles  attitudes  .  dans  le  plus  pauvre  costume  ,  dans  les 
plus  avilissantes  occupations.  Là  ce  sont  deux  garçons  boulan- 
gers qui  portent  leurs  pains  dans  une  corbeille;  ailleurs,  c'est 
un  boucher  dans  sa  tuerie,  qui  vient  de  pendre  au  croc  un  veau 
dépouillé  et  vidé ,  taudis  qu'il  se  i)répare  à  tuer ,  du  dos  de  sa 
hache,  un  bœuf  qui  est  à  ses  pieds.  Et  au-dessus  de  ces  personnages 
si  peu  relevés  ,  sont  la  Vierge  tenant  l'enfant  divin ,  des  archan- 
ges vêtus  d'ailes ,  des  prophètes  de  l'Ancien  Testament ,  des  apô- 
tres nimbés.  C'est  qu'en  effet  c'est  la  place  illustre ,  la  i)lace 
d'honneur,  réservée  à  Dieu  el  aux  personnages  qui  le  touchent 
de  plus  près.  Le  bourgeois  de  Chartres  a  donc  le  pas  sur  la  no- 
blesse ;  sans  vergogne  ,  il  se  met  dans  le  sanctuaire  à  côté  de 
Dieu  lui-même. 

A  l'époque  suivante  ce  n'est  pas  seulement  le  bourgeois,  mais 


286  RKVUE  DR  PARIS. 

le  serf  et  le  plus  humble  prolétaire,  qui  marchent  la  tête  haute, 
et  qui  expriment  par  l'art  de  ce  temps  qu'ils  sont  arrivés  à  Texis- 
tence  sociale,  qu'ils  ont  conquis  la  vie  politique.  On  pourrait, 
comme  pour  l'époque  communale,  prendre  une  ép,lise  modèle, 
et  décrire  l'art  dont  le  peuple  Va  ornée  pour  montrer  qu'il  n'y 
a  là  plus  rien  de  sacerdotal,  de  féodal,  ni  même  de  l)ourge()is  j 
l'église  la  plus  complète  en  ce  genre,  c'est  Notre-Dame-de-l'É- 
pine,  près  de  Châîons-sur-Marne.  Les  mœurs  du  peuple  détei- 
gnent partout  en  ce  moment,  et  tout  l'art,  la  sculpture  comme 
la  peinture,  l'architecture  comme  la  poéSie,  se  salit  à  leur 
contact.  Lisez  les  fabliaux  publiés  par  Méon  et  Bari)azan,  et 
vous  verrez  combien  de  mots  ces  honnêtes  paléofçraphes  ont  été 
forcés  de  laisser  en  blanc  pour  ne  pas  effaroucher  la  pudeur. 
C'est  vraiment  d'une  crudité  révoltante,  d'un  matérialisme  qui 
dégoûte.  Aujourd'hui  les  plus  sales  chansons  n'approchent  pas 
de  cette  poésie  obscène.  Vraiment,  lorsque  sans  distinguer  les 
époques,  on  parle  de  la  pureté  et  du  spiritualisme  de  l'art  chré- 
tien, de  ces  temps  d'innocence  et  de  chaste  naïveté,  il  y  a  de 
quoi  hausser  les  épaules.  C'est  d'une  telle  innocence,  en  effet, 
que  si  de  nos  jours  un  artiste,  poêle  ou  sculpteur,  s'avisait  de 
publier  et  d'exposer  les  fabliaux  et  les  groupes  qui  rem{)Iissent 
les  manuscrits  et  les  églises  du  xv"  siècle  particulièrement,  les 
tribunaux  seraient  forcés  d'intervenir  et  de  le  condamner  à  la 
prison.  Et  encore  si  ces  saletés  avaient  été  reléguées  dans  un 
coin  obscur,  ou  appendues  aux  murailles  de  la  nef;  mais  non, 
comme  à  l'Épine,  c'est  au  sanctuaire  que  Tartisle  les  a  intro- 
nisées, c'est  au  grand  jour  qu'il  les  a  étalées,  à  ce  point  qu'un 
honnête  curé  s'est  cru  obligé   d'en  mutiler  plusieurs,    parce 
qu'elles  allumaient  le  sang  des  jeunes  Champenoises  de  son 
village.  Je  ne  puis  vraiment  décrire  en  détail  cet  art  libertin, 
car  le  musée  secret  de  Naples,  car  plusieurs  bas-nliefs  anti(iues 
aujourd'hui  réunis  dans  la  maison  carrée  de  iSimes  ne  sont 
guère  plus  obscènes.  J'en  dirai  un  mot  cependant;  mais  on  me 
permettra  d'en  agir  comme  Méon  et  Barbazan,  et  de  laisser 
beaucoup  de  blancs  dans  mon  énumération.  Une  gargouille  de 
l'hôtel  Cluny,  quelques  consoles  et  gargouilles  de   Saint-Ger- 
main-l'Auxerrois,  plusieurs  mascarons  de  la  tour  neuve  à  la  ca- 
thédrale de  Bourges,  l'hôtel  de  Jacques  Cœur,  les  stalles  de 
Gaillon  qui  décorent  aujourd'hui  Saint-Denis,  celles  de  Notre- 


REVUE  DE  PARIS.  287 

Dame  de  Brôu,  presque  toute  la  sculpture  de  Thôtel  de  ville  de 
Saint-Quentin,  les  stalles  de  la  cathédrale  d'Auch.  donnent  des 
échantillons  assez  croustilleux  de  cet  art  obscène,  très  à  la  mode 
depuis  Jean  le  Bon  jusqu'à  François  le^. 

Si  tout  n'est  pas  libertin,  tout  est  vulgaire  et  grossier.  A 
Saint-Quentin,  une  vieille  femme  vous  rit  à  la  figure  et  vous 
regarde  avec  des  lunettes  qui  lui  pincent  le  nez  j  un  singe  file, 
une  quenouille  en  mainj  un  plébéien,  le  bonnet  de  fou  sur  la 
tête,  joue  de  la  musette,  tandis  qu'une  femme  toute  nue  racle 
du  violon  ;  un  chat  remue  des  morceaux  de  bois  et  paraît  tirer 
les  marrons  du  feu  ;  un  fou  tient  un  petit  fou  dans  ses  bras, 
comme  un  père  son  enfant  ;  une  femme  nue  bat  son  mari,  qui 
n'en  peut  mais  :  elle  le  frappe  après  l'avoir  déshonoré  ;  un  loup 
portant  des  ailes  de  chauve-souris  est  en  admiration  devant  une 
figure  du  Christ  ;  un  cochon  mange  des  glands;  une  chèvre  tetée 
par  son  petit  mange  quelques  feuilles  d'arbres  ;  un  prédicateur 
à  figure  de  lapin,  et  posant  les  deux  mains  sur  une  chaire, 
apostrophe  deux  coqs  qui  se  battent  sur  un  fumier  \  un  chien, 
capuchon  baissé,  monte  en  chaire  aussi  et  compte  sur  ses  doigts 
les  points  de  son  discours.  Là  les  chiens  sont  d'un  cynisme  dé- 
goûtant, et  les  hommes  et  les  femmes  agissent  comme  les 
chiens.  L'exécution  de  celte  sculpture  est  aussi  lourde,  aussi 
triviale  que  les  sujets  sont  licencieux;  elle  est  ronde,  molle, 
opaque,  trapue.  Dans  l'ornementation  même,  le  i)euple  préfère 
des  clious,  des  salades,  des  chardons  dont  les  cochons,  les  lapins 
ou  lui  font  leur  nourriture,  aux  nobles  feuilles  d'acanthe,  de 
laurier,  de  saule  ou  de  châtaignier.  La  feuille  de  vigne  se  dé- 
forme sous  sa  main,  et  très-souvent,  à  son  épaisseur,  on  la 
prendrait  pour  une  feuille  de  chou.  On  aime  à  représenter  des 
escargots  montrant  les  cornes  et  bavant  sur  des  plantes,  et  on 
sculpte  alors  des  cadavres  hideux  rongés  de  vers,  comme  on  en 
voit  un  à  Notre-Dame  de  Paris.  On  décore  un  tombeau  non  plus 
de  fieurs,  non  plus  de  palmes  ou  de  cordons  de  perles,  comme 
à  l'époque  des  catacombes,  mais  de  chapelets  d'ossements  ;  des 
tibias  et  des  humérus  se  croisent  en  sautoir,  des  létes  de  mort 
vous  font  la  grimace:  on  reproduit  plusieurs  fois  les  danses 
macabres,  où  la  Mort  se  présente  à  tous,  dei)uis  la  forme  d'un 
squelette  jusquà  celle  d'un  cadavre  <iui  est  encore  revêtu  de  sa 
chair.  » 


288  REVUE  DE  PARIS. 

Quand  le  peuple  n'a  pu  être  sale  à  sa  guise,  il  s'est  montré 
sous  un  aspect  commun  et  trivial.  Il  a  enlaidi  la  Vierge  et  le 
Christ  de  celte  époque,  en  donnant  à  Tune  la  figure  de  sa  ména- 
gère et  à  l'autre  son  propre  visage  ;  il  a  dégradé  les  apôtres  en 
les  montrant  sousdes  formes  vulgaires.  II  a  matérialisé  jusqu'aux 
objets  les  plus  immatériels.  Ainsi  le  nimbe,  cette  auréole  élec- 
trique, cette  lueur  céleste  qui  sort  de  la  tète  de  Dieu  et  d'un 
saint,  comme  les  deux  terribles  flammes  qui  rayonnaient  à  la 
tète  de  Moïse;  le  nimbe  se  dégrade,  s'avilit,  se  dépouille  de  sa 
lumière,  se  matérialise,  et  n'est  plus,  à  la  fin  du  xve  siècle,  ainsi 
qu'on  le  voit  particulièrement  sur  un  vitrail  de  Saint-Alpin  de 
Cliàlons  et  de  Notre-B?me  de  Brou,  qu'un  chapeau  sans  ailes 
qui  se  pose  sur  l'oreille  comme  les  élégants  des  campagnes  af- 
fectent de  porter  leur  coiffure.  Ceci  est  d'autant  plus  piquant  à 
Brou,  que  les  Bressannes  et  les  Mâconnaises  se  coiffent  précisé- 
ment d'un  chapeau  de  velours  et  de  dentelle  analogue  à  ces 
nimbes  du  xve  siècle. 

Mais,  toute  dégradée  qu'elle  soit  en  morale  et  en  esthétique, 
cette  é})0(ine  n'est  pas  moins  digne  du  i)lus  grand  intérêt.  D'a- 
bord tout  fait  est  histoire,  et  ces  obscénités  et  grossièretés  sont 
aussi  historiques  que  les  plus  adorables  délicatesses  sculptées  et 
peintes  dans  les  catacombes.  Puis  à  cette  époque  on  voit  fré- 
quemment représentés  sur  des  vilraux  ou  des  bas-reliefs  l'indus- 
trie et  le  commerce  du  temps  :  ainsi  un  pilier  qui  se  dresse 
dans  l'église  de  Gisors  ;  ainsi  des  verrières  qui  colorent  celles  de 
Semur,  de  Troyes  et  de  Chàlons  ;  ainsi  de  rondes  bosses  qui 
décorent  Saint-Pantaléon  de  Troyes  et  l'église  de  rÉj)ine,  mon- 
trent des  tisserands,  des  cordonniers,  des  cardeurs,  des  ton- 
deurs de  draps,  des  bouchers  assommant  des  bœufs,  des  bou- 
chers dépeçant  la  viande,  des  foulons,  des  corroyeurs,  des 
charpentiers,  des  forgerons,  des  scribes,  des  tailleurs  de  pierre, 
des  maçons,  des  épiciers,  des  changeurs,  des  poissonniers,  des 
marchands  de  draps  et  de  fourrures.  Avec  les  nombreuses  figures 
des  aris  et  métiers  dont  plusieurs  édifices  publics  des  \\°  et  xvi« 
siècles  nous  montrent  la  représentation,  on  pourrait  refaire  toute 
la  technologie  d'alors  et  remonter  ainsi  de  siècle  en  siècle  à  cette 
complète  tech]iologie  peinte  au  xiiie  dans  la  cathédrale  de 
Chartres. 

Je  m'ai  i  été  à  la  renaissance,  parce  qu'on  ne  conteste  pas  k 


REVUE  DE  PARIS.  289 

cette  époque  la  valeur  historique  de  son  art  ;  au  surplus  la  mai- 
son de  François  I-"-,  le  château  de  Gaillon,  Chamhord,  Saint- 
Germain,  les  tombeaux  de  IN'anîes,  de  Tours,  de  Brou,  de 
Rouen,  de  Saint-Denis,  seraient  là  pour  répondre  à  qui  voudrait 
nier. 

Après  tous  les  faits  qui  viennent  de  passer  sous  les  yeux,  il  ne 
restera  probablement  pas  de  doutes  sur  cette  projjosition,  qu'il 
y  a  autant  d'histoire  dans  Tart  «{ue  dans  l'histoire  même,  et  que 
cette  histoire,  inconnue  et  négligée  jusqu'à  présent,  est  des  plus 
intéressantes.  Onendant  il  n'est  i)eut-étre  pas  inutile  de  faire  la 
preuve  de  la  règle  posée  plus  haut  au  moyen  d'une  série  de  mo- 
numents qui  se  montrent  dans  les  quatre  divisions  historiques 
que  nous  avons  indiquées.  —  Les  tomlieaux  forment  une  classe 
de  monuments  sur  lesquels  l'homme  appose  le  sceau  de  sa  per- 
sonnalité plus  énergiquement  que  sur  les  autres,  et  qui  par  con- 
séquent laissent  percer  plus  clairement  la  pensée  humaine.  Je 
laisserai  de  côté  les  sarcoj)liages,  les  tombeaux  proprement  dits, 
parce  qu'il  en  a  déjà  été  «luestion  ;  je  ne  parlerai  que  des  dalles 
sépulcrales  qui  pavent  encore  plusieurs  de  nos  églises.  C'est  à 
trois  églises,  les  seules,  à  ma  connaissance,  où  le  dallage,  sauf 
de  légères  perturbations  postérieures,  soit  réellement  ancien, 
que  nous  allons  nous  arrêter,  et  demander  quelques  renseigne- 
ments historiques  puisés  dans  l'ordre  où  furent  disposées  les 
dalles  lumulaires.  Avant  le  xi^  siècle,  on  n'enterrait  guère  dans 
les  églises  que  les  saints,  les  évècjues  et  les  rois.  Avec  la  féoda- 
lité et  Grégoire  Vil,  qui  hiérarchisèrent  tout  le  personnel  ecclé- 
siastique et  laïque,  les  places  funéraires,  au  dedans  et  au  dehors 
de  l'église,  furent  assignées  à  telle  ou  telle  classe  de  la  société. 
Le  bas  peuple  n'a  jamais  élé  enterré  dans  l'intérieur,  mais  tou- 
jours dans  le  cimetière  commun,  en  plein  air,  à  la  pluie.  Au 
xiiie  siècle,  le  bourgeois  ne  pouvait  encore  avoir  de  tombe  que 
sous  le  porche,  et  tout  au  plus  dans  les  nefs  latérales;  à  la  pe- 
tite noblesse  et  au  clergé  inférieur  appartenaient  la  grande  nef 
et  les  bras  de  la  croix  ;  le  haut  clergé  se  faisait  enterrer  dans  le 
chœur  ;  les  grands  dignitaires  ecclésiastiques  et  la  grande  no- 
blesse militaire  s'étaient  rései-vé  le  sanctuaire  et  les  chapelles 
apsidales.  Cette  hiérarchie  funéraire  n'a  pas  duré  longtemj)S, 
pas  plus  longtemps  que  la  hiérarchie  politique.  Les  bourgeois 
qui  étaient  entrés  dans  l'histoire,  ainsi  que  nous  avons  vu, 
3  26 


290  RLVUE  DE  PARIS. 

tirent  bientôt  irruption  du  porche  et  des  nefs  latérales  dans  la 
nef  centrale.  Un  peu  plus  tard,  le  peuple  lui-même  qui  n'avait 
encore  été  qu'à  la  porte,  glissa  quelques-uns  des  siens  dans 
l'intérieur  de  l'église.  La  foule  du  peuple  poussant  devant  elle 
les  plus  petits  de  la  noblesse  et  du  clergé,  ceux-ci  furent  obli- 
gés, à  leur  grand  plaisir  du  reste,  d'envahir  les  places  réservées 
aux  évéques  et  archevêques,  aux  barons,  aux  princes  et  aux 
rois.  Aux  xve  et  xvi^  siècles,  le  scandale  fut  à  son  comble  et  le 
désordre  complet.  Il  n'y  eut  plus  de  places  réservées,  plus 
d'endroit  privilégié.  Pourvu  que  le  mort  payât,  on  ne  lui  de- 
manda plus  sa  qualité,  on  le  mit  partout  où  il  avait  le  moyen 
d'aller. 

C'est  cette  curieuse  histoire  qu'on  lit  tout  à  son  aise  dans  les 
cathédrales  de  Laon  et  de  Noyon ,  et  dans  Notre-Dame  de  Châlons- 
sur-Marne.  On  voit  à  quelle  époque  a  commencé  le  trouble, 
quelle  direction  ,  quel  progrès  il  a  suivis. 

On  voit  jusqu'à  quel  siècle  aussi  on  a  enferré  invariablement 
les  pieds  à  l'orient,  et  à  quelle  époque  ,  pour  faire  de  la  place, 
cet  usage  s"est  oblitéré  ,  au  point  qu'on  mit  les  pieds  à  l'occident 
et  même  au  midi.  A  qui  saura  le  lire  ,  ces  dalles,  considérées 
même  uniquement  dans  leur  disposition  ,  apprendront  beaucoup. 

Ce  n'est  pas  tout.  Jésus-Christ  ordonna  bien  aux  apôtres  qui 
les  écartaient,  de  laisser  venir  les  enfants  à  lui.  Échauffés  par 
cette  tendresse  du  Christ,  et  surtout,  il  faut  bien  le  dire,  par 
la  coutume  des  Romains  ,  si  tendre  aux  enfants ,  les  premiers 
chrétiens,  ceux  des  catacombes ,  élevèrent  des  monuments  fu- 
néraires avec  la  plus  touchante  pitié  à  de  pauvres  enfants  morts 
tout  jeunes.  Une  des  inscriptions  funéraires,  relevée  dans  les  ca- 
tacombes par  Bosio^voyezla  Rome  sowYerra?;îe),  annonce  la  plus 
touciianle  douleur  ,  il  est  dit  :  A  notre  fils  plein  iVinnocence  et 
de  douceur,  bon  et  sage,  qui  vécut  six  ans  sept  mois  quatorze 
jours  et  neuf  heures  ,  Socratianus .  son  père ,  et  Irénée ,  sa 
mère.  Qu'il  repose  en  paix.  On  voit  bien  là  le  chagrin  d'une 
mère  qui  va  jusqu'à  compter  les  heures  que  son  enfant  a  vécues. 
Ailleurs,  c'est  une  femme  qui  fait  graver  une  inscription  ,  avec 
sa  douleur  (  insculpi  jussit  cum  dolore  suo),  à  son  mari  qui 
mérita  bien  d'elle,  comme  il  est  dit,  et  vécut  avec  elle  beaucoup 
d'années  ,  sans  la  moindre  querelle.  Ailleurs  et  partout  ce  sont 
des  frères,  des  sœurs,  des  enfants,  de»  amis,  qui  élèvent  des  raonu- 


REVUE  DE  PARIS.  Î9I 

ments  à  l^urs  parents ,  à  leurs  frères .  à  leurs  sœurs .  à  leurs 
amis.  On  respire  une  tendresse  ineffable  dans  ces  vieilles  entrail- 
les de  Rome,  où  il  n'y  a  pas  une  plainte  contre  les  bourreaux , 
pas  un  cri  contre  les  persécuteurs. 

Mais  ce  ne  fut  pas  de  longue  durée ,  les  paroles  du  Christ  s'ef- 
facèrent promptement  de  la  mémoire ,  la  charité  se  refroidit  et 
se  glaça  bientôt .  les  sentiments  humains  ,  les  affections  de  la 
famille  se  figèrent,  et,  à  partir  des  v^  et  vi^  siècles,  le  chris- 
tianisme fut  bien  loin  de  caresser  les  petits  enfants  comme  avait 
fait  son  divin  auteur.  Aussi  il  n'existe  pas,  que  je  sache,  un 
seul  tombeau  chrétien  élevé  à  un  enfant ,  depuis  Tépoque  dont 
nous  parlons  jusqu'au  xiv^  siècle  .  tandis  que  chez  les  Romains, 
à  toutes  les  époques,  depuis  la  république  jusqu'à  la  décadence 
de  l'empire  ,  il  y  a  de  très-nombreux  et  très-touchants  monu- 
ments de  la  piété  des  parents  envers  leurs  enfants  morts  en  bas 
âge.  Je  ne  rappelerai  que  le  commencement  de  cette  épitaphe 
du  Bas-Empire  ,  que  j'ai  copiée  au  Musée  de  Lyon  :  Egopaier 
f^italinus  et  mater  Martina  scribsiums  non  grandem  glo- 
riam,  seddolitni  fiUontni:tres  filios  in  diebus  XX f^ II hic 

posuintus —Rien  de  cela  chez  les  chrétiens  ,•  on  dirait  qu'ils 

n'ont  jamais  perdu  d'enfants.  Mais  à  la  fin  du  xive  siècle,  au 
fort  de  l'époque  bourgeoise  ,  les  sentiments  de  famille  se  réveil- 
lent, et  à  Chàlons,  une  tombe  de  cette  époque  montre  un  père 
enterré  entre  ses  deux  filles  ,  jeunes  et  belles  personnes  ciselées 
avec  lui  sur  une  seule  dalle  ,  l'une  à  sa  droite  ,  l'autre  à  sa  gau- 
che ;  une  autre  dalle  montre  une  mère  entre  ses  deux  filles  aussi, 
dont  Tune  est  en  costume  de  religieuse  et  l'autre  en  coslume  de 
séculière. Sur  une  autre  est  ciselée  une  mire  à  côté  de  son  fils  ; 
sur  une  autre,  un  père  tient  à  son  côté  gauche,  côté  du  cœur, 
son  jeune  fils  de  quinze  ans.— La  femme  elle-même ,  à  moins 
qu'elle  ne  fût  reine  ou  abbesse  ,  n'est  entrée  que  très-tard  dans 
l'église,  pour  s'y  faire  enterrer.  D'abord  elle  a  passé  à  l'aide  de 
son  mari  et  sous  sa  protection  .  et  plusieurs  tombes  de  Chàlons 
nous  la  montrent  ainsi  sur  la  même  dalleque  le  chevalier  auquel 
elle  était  mariée,  et  comme  s'abritaiit  sous  son  armure;  puis  on 
a  laissé  passer  la  mère  et  le  fils,  la  mère  et  la  fille,  et  enfin  la 
femme  seule.  Alors  la  femme  a  pu  se  faire  graver  ,  pour  elle  .  une 
grande  dalle  funéraire.  A  Chàlons,  il  existe  plusieurs  de"  ces 
dalles  de  femmes  seules .  nobles  et  même  bourgeoises  ;  jV  ai  vu  , 


292  REVUE  DE  PARIS. 

à  Téglise  de  Saint-Alpin ,  une  dalle  ou  la  moitié  est  occupée  par 
un  homme  qui  mourut  du  vivant  de  sa  femme  ,  à  laquelle  Tautre 
moitié  de  la  dalle  était  destinée;  mais  cette  partie  est  restée  lisse 
aujourd'hui ,  et  je  soupçonne  que  la  dame  ne  voulut  pas  se  faire 
enterrer  et  ciseler  à  côté  de  son  mari.  C'était  bien  assez ,  suivant 
elle,  d'avoir  vécu  beaucoup  d'années  avec  lui  sur  terre,  sans  se 
condamner  à  passer  sa  mort  toujours  avec  lui  et  sous  terre.  Elle 
a  dû  se  faire  enterrer  à  part^  dans  la  même  église  probablement, 
avec  une  dalle  pour  elle  seule.  Je  n'ai  pas  eu  le  temps  d'aller  à 
la  recherche  de  cette  dalle  si  curieuse. 

Voilà  comme  un  même  sujet,  traité  à  différentes  époques, 
réfléchit  le  caractère  de  ces  époques  ;  l'art  est  comme  l'eau , 
incolore  en  soi,  il  reflète  le  ciel  qui  est  au-dessus  de  lui,  la  terre 
sur  laquelle  il  roule  ,  et  les  rives  qui  l'encadrent. 

On  serait  mal  venu  ,  j'espère,  après  tous  ces  faits,  à  dire  que 
l'art  n'est  pas  une  mine  inépuisable  de  renseignements  historiques 
de  toute  nature.  M  Villemain  disait  autrefois  des  romans  de  Wal- 
ler  Scott  qu'ils  étaient  plus  historiques  et  plus  vrais  que  l'histoire 
même;  je  dirais  volontiers  aussi  que  l'art  est  plus  vrai  et  plus 
historique  que  l'histoire.  M.  Michelet  a  rassemblé ,  à  grande 
peine,  plusieurs  textes  épars  pour  prouver  que  le  doute  com- 
mençait à  saisir  les  âmes,  même  les  plus  saintes,  duxiii'-'  siècle, 
et  que  saint  Louis  adressait  d'inquiètes  questions  à  son  ami 
Joinville.  Ces  textes  ne  reçoivent-ils  pas  une  éclatante  confir- 
mation et  ne  s'éclairent-ils  pas  de  plusieurs  œuvres  d'art  de 
cette  époque?  Avant  le  xiii*^  siècle  ,  en  effet  les  sculptures  et  les 
peintures  représentent  Jésus-Christ  sortant  du  tombeau  pendant 
que  les  soldats  qui  le  gardaient  dorment  profondément.  Comme 
la  foi  d'alors  était  robuste,  on  n'avait  pas  besoin,  pour 
croire,  que  des  témoins  eussent  constaté  la  résurrection.  Mais 
quand  la  foi  s^affaiblit ,  quand  la  raison  humaine,  émancipée 
par  Abeilard  ,  demanda  des  preuves  ,  les  artistes  désormais  ne 
firent  plus  ressusciter  le  Christ  à  l'insu  de  tous,  mais  en  pré- 
sence de  quelques  soldats  bien  éveillés ,  et  qui  i)urent  témoigner 
de  ce  qu'ils  avaient  vu.  Sur  un  vitrail  de  Saint-Bonnet,  à  Bour- 
ges ,  Jésus-Christ  ressuscite  devant  cinq  soldats  qui  tous  cinq 
sont  éveillés  ;  deux  sont  comme  éblouis  ,  un  autre  médite  sur  ce 
qui  se  passe  ,  un  quatrième  est  en  admiration  devant  le  Christ 
qui  s'envole,  et  le  cinquième,  plus  dur  que  les  autres,  plus 


REVUE  DE  PARIS.  293 

* 

sceptique ,  celui  qui  plus  tard  témoignera  plus  vivement  d(3  ce 
qu'il  a  vu  de  ses  yeux  ,  saisit  une  pique  et  menace  d'en  percer 
Jésus  qui  lui  échappe  en  montant. 

C'est  à  parLir  du  xiii"  siècle  aussi  que  l'on  représente  fré- 
quemment l'incrédulité  de  saint  Thomas,  Paris,  la  viile  de  la 
raison,  et  du  doute  par  conséquent,  montre  à  ce  qui  reste  de 
la  clôture  qui  ferme  le  chœur  de  Notre-Dame  et  aux  vitraux  de 
Saint-Étienne-du-Mont ,  les  nomhreuses  apparitions  de  Jésus  à 
Madeleine,  à  sa  mère,  aux  trois  Maries,  aux  pèlerins  d'Em- 
maiis ,  à  saint  Pierre  ,  aux  apôtres  réunis,  à  tous  les  disciples 
assemblés,  à  saint  Thomas,  afin  de  bien  constater  la  résurrec- 
tion. 

Le  doute  seul  ne  s'était  pas  emparé  du  xiir«  siècle  ,  car  déjà 
même  commençait  à  poindre  un  germe  d'athéisme,  et  si  les 
textes  historiques  se  taisent  à  ce  sujet,  les  monuments  de  l'art 
parlent  très-haut.  Il  n'y  a  pas  de  grandes  cathédrales  où  parmi 
les  vices  on  n'ait  peint  ou  sculpté  l'athée.  L'athée  à  Paris ,  à 
Chartres,  Amiens,  Reims  et  Rouen,  l'athée  dans  plusieurs  ma- 
nuscrits des  xiiie  et  xiv  siècles  ,  est  représenté  sous  la  forme 
d'un  homme  rai-nu  ,  battant  l'air  avec  un  bâton  ,  ou  moi  danl  la 
queue  d'un  chien.  On  l'avilit ,  on  le  caricature,  parce  qu'on  en 
a  peur.  On  le  craint ,  car  un  manuscrit  de  la  bibliothèque  de 
l'Arsenal  le  représente  redoutable ,  homme  à  tète  puissante ,  et 
tenant  en  main  la  boule  du  monde  qu'il  voudrait  bien  avaler  : 
le  monde  ôté,  à  quoi  sert  Dieu?  Cette  curieuse  miniature  est 
dans  une  bible  de  la  fin  du  kiii^  siècle,  elle  illustre  le  psaume 
de  David  qui  commence  i)ar  ces  mots.  L'insensé  a  dit  dans 
son  cœur  :  Il  ny  apas  de  Dieu. 

Enfin  le  sic  et  non  d'Abeilard ,  tout  important  qu'il  soit , 
éclairé  et  annoté  surtout  par  M.  Cousin  ,  ne  vaut  pas  i>lus  à  nos 
yeux  que  la  statuette  du  philosophe  de  Chartres.  Cette  sculp- 
ture me  révèle  l'état  des  intelligences  de  l'époque ,  tout  aussi 
sûrement,  tout  aussi  complètement  que  le  volume  in-4«  publié 
il  y  a  quelque  mois.  Dans  l'art,  il  y  a  de  Thistoire  politique, 
morale,  intellectuelle,  industrielle,  ù  prendre  à  pleines  mains. 
On  aura  beau  fouiller  archives  et  bibliothèques ,  il  n'est  pas 
probable  qu'on  trouve  jamais  une  encyclopédie  analogue  au 
vaste  et  admirable  travail  de  Vincent  de  Beauvais.  Eh  bien  ! 
Notre-Dame  de  Cliarties  et  Notre-Dame  de  Reims ,  la  première 

25. 


294  REVUE  DE  PARIS. 

surtout,  nous  donuent  chacune  une  encyclopédie  de  pierre,  dis- 
tribuée absolument  comme  celle  de  Vincent  de  Beauvais  et  tout 
aussi  étendue  qu'elle,  et  ces  deux  encyclopédies  qui  renferment 
la  personnification  caractérisée  par  des  attributs  divers  de  tou- 
tes les  sciences  humaines  connues  alors  ,  sont  encore  ignorées 
presque  de  tous! 

Après  ce  qui  vient  d'être  dit,  ou  plutôt  montré,  pour  parler 
plus  juste  ,  il  faut  conclure  que  le  comité  des  arts  et  des  monu- 
ments n'est  pas  le  moins  intéressant  des  cinq ,  car  c'est  celui 
qui  révélera  le  |)lus  grand  nombre  de  faits  importants  et  nou- 
veaux ;  il  y  a  toute  une  science  à  fonder ,  l'archéologie  natio- 
nale ,  et  sa  tâche  est  des  plus  belles. 

Cette  tâche,  il  la  comprend.  Sachant  qu'il  a  beaucoup  à  faire, 
il  travaille  avec  ardeur  ;  il  se  réunit  toutes  les  semaines.  Com- 
posé d'hommes  homogènes,  jeunes  ou  nouveaux,  car  tous  sont 
actifs  ,  et  aucun  ne  tient  aux  vieilles  idées  qui  ôlent  aux  autres 
antiquaires  la  faculté  de  faire  un  pas  en  avant,  il  marche  déli- 
bérément à  la  conquête  des  idées  nouvelles  et  des  faits  natio- 
naux. Sa  mission  est  de  conserver  et  d'étudier  les  monuments 
de  lout  âge  et  de  toute  nature  qui  ont  poussé  sur  le  sol  de  la 
France,  depuis  les  monuments  religieux  jusqu'aux  construc- 
tions civiles  et  militaires. 

La  conservation  des  monuments ,  il  l'obtiendra  directement 
par  des  réclamations  énergiques.  Le  comité  ne  s'en  tiendra  pas 
d'ailleurs  à  des  réclamations  auprès  les  autorités  municipales 
et  administratives  ,  locales  et  générales,  pour  conserveries  mo- 
numents menacés;  il  veut  encore  les  proléger  et  les  illustrer 
tous  .  sans  aucune  distinction.  Son  plus  jeune  membre  ,  et  l'un 
des  j)Ius  zélés,  M.  Léon  Delaborde  ,  chez  qui  l'amour  des  arts 
est  héréditaire,  a  récemment  apporté  au  comité  plusieurs  in- 
sci'iptions  en  relief  sui  des  plaques  de  métal.  Pour  dix  ou  douze 
francs  ,  on  a  une  inscription  monumentale  indestructible,  et 
qui  contient  la  valeur  de  deux  pages  in-8°.  M,  Delaborde  a  pro- 
posé d'employer  ces  plaques  pour  sauver  les  monument  de  l'in- 
différence des  passants.  On  choisirait  d'abord  ceux  qui  sont  ex- 
posés aux  dégradations;  on  rédigerait  une  notice  détaillée  qui 
ferait  ressortir  tous  les  renseignements  historiques,  toutes  les 
traditions  locales  propres  à  donner  de  l'intérêt  à  un  édifice,  et 
l'on  ferait  sceller  ces  notices  ,  fondues  en  bronze ,  dans  l'endroit 


REVri  DE  PARIS.  Î95 

le  plus  apparent  du  monument.  Alors  l'habitant  le  plus  igno- 
rani  sera  saisi  de  respect  pour  l'édifice  qu'on  lui  recomniandery 
de  celle  manière,  et  le  voyageur  ne  sera  plus  forcé  d'accueillir 
les  contes  archéologiques  que  débitent  les  antiquaires  de  pro- 
vince sur  rage  et  le  caractère  des  œuvres  d'art.  En  peu  de  temps 
on  ferait  ainsi  de  tous  les  monuments  de  la  France  un  musée 
numéroté  et  annoté,  comme  les  galeries  du  Louvre.  Le  roi  se 
propose  ,  dil-on  ,  d'employer  ce  moyen  pour  éclairer  de  légen- 
des les  statues  des  Tuileries  et  les  tableaux  de  Versailles. 

Une  pareille  proposition,  si  utile  aux  monuments  et  à  la 
science  archéologique,  ne  pouvait  être  adoptée  qu'avec  entraî- 
nement par  le  comité. 

Mais  quand  un  monument  ne  pourra  être  conservé,  soit  que 
le  propriétaire,  conseil  municipal  ou  individu,  s'acharne  par 
ignorance,  par  cupidité  ou  nécessité,  à  sa  destruction,  soit  qu'il 
tombe  de  vétusté,  le  comité  des  arts  enverra  un  architecte  et  un 
artiste  relever  le  plan,  mesurer  les  élévations,  dessiner  les  dé- 
tails du  monument  encore  debout  ou  gisant  à  terre;  ne  pouvant 
conserver  l'édifice  lui-même,  il  en  gardera  au  moins  le  portrait, 
comme  on  fait  mouler  la  tête  d'un  être  chéi'i  avant  qu'il  ne  soit 
enfermé  dans  la  tombe.  C'est  ce  que  le  comité  vient  de  faire  pour 
la  vieille  église  de  Saint-Sauveur,  à  Nevers,  qui  s'est  écroulée 
dernièrement.  Il  a  chargé  un  architecte,  qui  est  antiquaire  en 
même  temps,  et  qui  restaure  avec  intelligence  la  cathédrale  de 
Nevers  et  la  cathédrale  de  Sens,  M.  Robelin,  de  relever  en  dessin 
Saint-Sauveur  et  de  faire  un  rajjport  sur  la  cause  de  l'écroule- 
ment, pour  préserver  à  l'avenir  les  édifices  qui  seraient  menacés 
d'un  pareil  accident.  Il  est  question  aussi  de  faire  calquer  les 
rares  et  belles  fresques  qui  décorent  encore  aujourd'hui  plusieurs 
de  nos  édifices,  et  qui  se  détériorent  de  jour  eu  jour,  telles  que 
celles  de  Saint-Savin,  près  de  Poitiers,  de  Saint-Savin,  au  pied 
des  Pyrénées,  de  Saint-Julien,  à  Brioude,  etc. 

Mais  tout  ceci  n'est  qu'un  accessoire,  en  quel((ue  sorte,  aux 
travaux  du  comité,  et  cette  sollicitude  dont  il  entoure  les  monu- 
ments de  l'art  ressortirait  plutôt  du  minist.re  de  l'intérieur,  où 
est  établie  une  inspection  cénérale  des  monuments  historiques, 
que  du  ministère  de  l'inslruclion  publique.  Son  travail  j)rinci- 
pal,  essentiel,  celui  de  tous  les  jours  et  qu'il  poursuit  sans 
relâche,  c'est  d'inventorier,  de  cataloguer,  de  décrire  et  de 


296  REVUE  DE  PARIS. 

dessiner  tous  les  monuments  de  la  France,  sans  aucune  excep- 
tion. Il  n'y  aura  pas  une  pierre  où  la  main  de  Tartisle  aura  posé 
son  cachet,  pas  un  morceau  de  bois  où  le  ciseau  aura  mordu, 
pas  une  plaque  de  métal  où  le  burin  se  sera  promené,  qui  ne  soit 
noté  dans  ce  catalogue,  écrit  et  quelquefois  dessiné. 

Là  il  y  a  deux  séries  de  travaux  à  faire  :  Tune  de  statistiques, 
l'autre  de  monographies*  monumentales.  Dans  les  statisti(iues 
qui  se  publieront  par  départements,  peut-être  même,  et  ce  serait 
préférable,  par  arrondissements,  tous  les  édifices  seront  décrits, 
plusieurs  seront  dessinés,  tous  seront  classés.  Ramenées  à  un 
même  format,  à  une  même  échelle,  pour  les  plans  et  les  éléva- 
tions, ces  statistiques  d'où  sera  banni  le  pittoresque,  car  c'e^t  de 
la  science  exacte  et  sévère  qu'on  veut,  seront  un  répertoire  im- 
mense où  s'amasseront,  pour  les  historiens  futurs  de  l'art  fran- 
çais, les  matériaux  les  plus  précieux.  C'est  une  œuvre  colossale, 
incomparablement  plus  grande  que  ce  qui  s'est  fait  jusqu'alors, 
analogue,  mais  supérieure  encore  au  grand  travail  sur  l'Egypte. 
Il  n'est  pas  douteux  que  l'Angleterre,  l'Allemagne  et  les  autres 
pays  européens  n'envient  cette  idée  à  la  France,  et  ne  veuillent 
tôt  ou  tard  la  réaliser  chez  eux.  —  Les  statistiques  noteront 
tous  les  monuments,  et  par  conséquent  ne  pourront  donner 
beaucoup  de  détails;  alors  à  côté  d'elles,  et  parallèlement,  se 
feront,  pour  cent  cinquante  h  deux  cents  des  i)lus  grands  et  des 
plus  complets  monuments  de  France,  des  monographies  dont  le 
format  et  l'importance,  quant  au  texte  et  aux  dessins,  seront 
déterminés  par  ces  monuments  eux-mêmes.  On  conçoit  que  les 
cathédrales  de  Paris,  d'Amiens,  de  Reims,  de  Bourges,  méritent 
un  travail  spécial,  et  ne  puissent  tenir  à  l'aise  dans  une  statis- 
tique. 

Deux  statistiques  et  deux  monographies  sont  sur  le  chantier  : 
la  statistique  de  Paris  et  celle  du  département  de  la  Marne, 
dont  l'arrondissement  de  Reims  sera  bientôt  prêt  pour  la  publi- 
cation. Paris  servira  de  modèle  aux  grandes  villes  comme  Lyon 
et  Rouen,  et  la  Marne  aux  autres  départements. 

Comme  type  de  monographies,  on  a  choisi  la  cathédrale  la 
plus  simple  et  la  plus  oiiginale  à  la  fois,  celle  de  Aoyon,  qui  est 
toute  en  architecture,  qui  arrondit  en  forme  d'abside,  au  nord 
et  au  sud,  les  bras  de  sa  croisée;  et  la  cathédrale  de  Chartres, 
où  il  y  a  de  tout,  la  plus  complexe  et  la  plus  complète  de  celles 


REVUE  DE  PARIS.  297 

qui  existent  en  France  et  hors  de  France.  Mais  ce  n'est  pas  avec 
25  ou  30,000  francs  seulement  qu'on  exécutera  ces  nombreux 
et  importants  travaux  :  à  elle  seule,  et  pendant  plusieurs  an- 
nées, la  monographie  de  Chartres  emporterait  tout  cet  argent. 
Il  faut  que  les  chambres  comprennent  ce  qu'il  y  aura  de  glo- 
rieux pour  l'avenir  dans  la  pensée  de  M.  Guizot  comi)létée  par 
celle  de  M.  de  Salvandy.  Il  ne  faut  pas  qu'elles  marchandent 
ni  qu'elles  fassent  exécuter  au  rabais  un  travail  général  sur 
toute  la  France,  quand  elles  se  sont  montrées  si  généreuses  pour 
des  voyages  archéologiques  de  longs  cours,  et  pour  des  expé- 
ditions scientifiques  qui  ont  rendu  très-peu  jusqu'ici. 

On  a  crili(iué  avec  amertume  la  disposition  du  dernier  arrêté 
qui  partage  en  portions  égales  le  budget  de  chaque  comité,  et 
l'on  a  demandé  s'il  était  juste  que  le  comité  des  sciences,  par 
exemple,  qui  ne  pourra  faire  qu'un  petit  nombre  de  jjublica- 
tions,  eût  à  sa  disposition  une  somme  exactement  égale  ù  celle 
du  comité  des  arts,  qui  a  de  si  nombreux  travaux  à  faire  et  à 
provoquer,  qui  doit  faire  dessiner  tous  les  monuments  menacés 
de  ruine,  qui  fera  sillonner  la  France  archéologique  par  plu- 
sieurs voyageurs,  et  dont  toutes  les  publications  seront  accom- 
pagnées de  dessins  considérables  et  importants  qui  coûteront 
non-seulement  à  relever,  mais  à  graver,  à  lilhographier,  et 
quelquefois  à  colorier,  quand  il  s'agira  de  fresques  et  de  vitraux 
particulièrement;  qui  aura  enfin  des  artistes  dessinateurs,  des 
artistes  graveurs  et  lithographes,  des  voyageurs ,  des  antiquai- 
res et  des  historiens  à  indem.niser. 

En  droit,  la  critique  est  fondée  ;  en  fait,  elle  se  réfute  par  une 
explication.  Lorsque  M.  Guizot  créa  une  commission  histoi-iqiie, 
cette  commission  ne  dut  rechercher  que  les  monuments  écrits, 
et  le  crédit  demandé  pour  ces  recherches  lui  fut  alloué  tout 
entier,  et  tout  entier  fut  dépensé  jiar  elle.  Mais  bientôt  M.  Guizot 
sentit  la  nécessité  d'ordonner  des  travaux  sur  nos  antiquités 
nationales,  et  dès  lors,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  fut  créé  un  comité 
spécial  dans  ce  but.  Mais  ce  comité  dernier  venu  ne  trouva  rien 
en  caisse,  car  des  travaux  considérables  que  le  premier  comité 
faisait  exécuter  à  Paris  aux  manuscrits  de  la  Bibliothèque  royale 
particulièrement,  et  en  province,  surtout  à  Besançon,  des  pu- 
blications immenses  et  de  suprême  valeur  confiées  à  MM.  .\u- 
guslin  Thierry  et  Guérard,  d'autres  pnl)li<\Uions  plus  restreintes. 


29S  REVUE  DR  PARIS. 

mais  coûteuses  aussi,  dont  MM.  Mignet.  Pelet  et  Fauriel  s'é- 
taient chargés,  absorbaient  les  fonds  et  devaient  les  absorber 
indéfiniment.  Comme  sur  le  budget  total,  deux  parts  n'avaient 
pas  été  faites,  l'une  pour  le  premier,  l'autre  pour  le  deuxième 
comité,  le  comité  des  inscriptions  coupait,  et  coupait  à  jamais, 
les  vivres  au  comité  des  arts,  qui  fut  contraint,  ne  pouvant  rien 
publier,  à  préparer  des  publications.  Il  était  donc  urgent  d'as- 
signer à  chaque  comité  une  somme  spéciale  dont  il  disposerait 
entièrement.  C'est  ce  que  vient  de  faire  M.  de  Salvandy.  Le  co- 
mité des  arts,  qui  n'a  pas  eu  un  sou  en  propre  jusqu'à  présent, 
est  riche  aujourd'hui  de  50,000  francs  à  peu  près.  C'est  un  grand 
point,  mais  ce  n'est  qu'un  premier  pas  de  fait,  et  il  n'est  pas 
douteux  que  plus  tard  le  comité  des  arts,  vu  la  nécessité  de  ses 
besoins,  non-seulement  ne  puise  abondamment  au  fonds  com- 
mun de  réserve  établit  par  le  dernier  arrêté,  mais  encore  ne 
soit  plus  largement  doté  que  les  autres  comités,  lorsqu'on  dé- 
posera sur  le  bureau  des  chambres  ces  beaux  spécimens  de  sta- 
tistiques et  de  monographies  qui  se  gravent  et  se  lithographient 
à  l'heure  qu'il  est,  et  qui  seront  la  tète  de  ce  grand  travail  qui 
s'organise  par  toute  la  France. 

.  Les  deux  statistiques  et  les  deux  monographies  terminées  se- 
ront répandues  avec  profusion  pour  exciter  le  zèle  des  anti- 
quaires et  des  historiens  des  provinces  et  provoquer  des  travaux 
analogues  de  leur  part.  C'est  qu'en  effet  le  comité  ne  peut  ni  ne 
veut  exécuter  par  lui-même  toutes  les  statistiques  et  toutes  les 
monographies  ;  il  donne  des  modèles  à  suivre  pour  tracer  une 
voie  bonne  et  uniforme  ;  mais  il  fait  appel  à  tous  les  gens  in- 
struits, et  il  recueillera  tous  les  travaux  sérieux  qui  voudront 
s'associer  à  ses  travaux  et  à  sa  pensée.  C'est  la  France  entière, 
pour  ainsi  dire,  qui,  sous  la  direction  du  comité,  et  d'après  ses 
conseils,  dressera  le  cadastre  de  ses  monuments.  Dans  quelques 
années  d'ici,  cet  inventaire  descri|)tif,  raisonné  et  graphique, 
pourra  être  rédigé,  car  les  conseils  d'arrondissement  et  de  dé- 
partement, et  probablement  aussi  des  souscriptions  volontaires, 
viendront  en  aide  à  tous  les  antiquaires,  artistes,  historiens,  qui 
voudront  faire  un  travail  complet  sur  les  monuments  de  l'art 
d'une  contrée  limitée. 

Mais  le  comité  sait  bien  que  la  bonne  science  n'est  pas  com- 
mune en  France  ;  il   sait  bien  que  les  erreurs  et  les  contes  ar- 


REVUE  DE  FAKIS.  Î99 

cbéologiques  foisonnent  dans  tous  nos  départements,  que  les 
traditions  les  plus  ffrotesques,  les  plus  hérissées  d'anachronismes 
Toltigent  autour  des  monuments  et  aveuglent  ceux  qui  cher- 
chent à  les  étudier  ;  il  a  donc  voulu  relever  les  erreurs  et  ar- 
rêter les  fluctuations  de  la  science  en  établissant  une  langue 
uniforme  et  raisonnée.  En  conséquence,  depuis  deux  ans,  il 
rédige  une  série  d'instructions  qui  constitueront  un  travail  con* 
sidérable. 

M.  Albert  Lenoir,  qui,  à  TÉcole  des  Beaux-Arts,  a  étudié  l'art 
antique,  et  à  Rome,  Athènes,  Smyrne  et  Constantinople,  les  ori- 
gines de  l'art  chrétien,  traite  dans  ses  instructions  tout  ce  qui 
concerne  les  monuments  publics  gaulois,  grecs,  romains  et 
chrétiens,  jusqu'au  xi»  siècle. 

M.  Auguste  Leprévost,  à  qui  rarchéologie  du  moyen  âge  a 
tant  d'obligations,  s'est  chargé  des  monuments  religieux,  de- 
puis le  xie  siècle  jusqu'à  nos  jours. 

M.  Mérimée,  que  son  goût  et  ses  fonctions  ont  conduit  en 
Alsace,  en  Auvergne  et  dans  tout  le  midi  de  la  France,  où  des 
enceintes  de  villes  et  des  châteaux  de  tout  âge  sont  si  nombreux 
et  si  variés,  a  choisi  l'architecture  militaire  à  toutes  les  éjjoques, 
en  y  faisant  rentrer  les  routes  qui,  dans  l'origine,  appartenaient 
au  service  de  la  guerre. 

A  M.  Yitet,  qui  connaît  à  fond  tout  notre  art  national,  reve- 
nait une  des  branches  les  plus  inléressantes  de  cet  art,  l'archi- 
teelure  civile,  dont  les  constructions  peu  nombreuses,' peu  du- 
rables, et  partant  peu  anciennes,  ont  pourtant  le  plus  piquant 
intérêt. 

M.  Lenormant,  qui  surveille  la  belle  édition  du  Trésor  de 
Numismatique^  traite  de  tous  les  monuments  meubles,  aux 
divers  âges,  des  médailles,  des  vases  et  ornements. 

M.  y.  Hugo,  qui  a  déclaré  dans  sa  Notre-Dame  que  l'his- 
toire de  la  deuxième  moitié  du  moyen  âge  se  lisait  tout  au 
long  dans  les  armoiries,  s'est  réservé  les  instructions  sur  le 
blason. 

.  Enfin,  le  secrétaire  traitera  de  la  sculpture  et  de  la  peinture 
chrétienne  à  tontes  les  épofpies. 

De  ces  instructions,  toute  la  partie  antérieure  au  christia- 
nisme est  rédigée  et  sous  presse  ;  la  partie  chrétienne  s'élabore 
en  ce  moment  sous  les  yeux  de  M.  de  Gasparin,  ancien  ministre 


300  REVUE  DE  PARIS. 

de  l'inférieui\  président  du  comité,  qu'il  éclaire  de  ses  vastes 
connaissances,  et  qu'il  échauffe  de  son  activité.  Des  dessins  gravés 
sur  bois  seront  dispersés  dans  le  texte  pour  rendre  la  descrip- 
tion d'ime  intelligence  plus  nette  et  plus  facile.  Cette  masse 
d'instructions  formera  une  série  de  petits  manuels  archéologi- 
ques, analogues  en  disposition  aux  manuels  de  botanique,  par 
exemple,  et  qui  mettront  à  la  disposition  de  tous  ceux  qui  s'oc- 
cupent ou  voudront  s'occuper  de  nos  antiquités  monumentales, 
la  science  à  son  état  le  plus  avancé. 

La  seule  promesse  de  ces  instructions,  attendues  depuis  dix- 
huit-mois  ,  a  déjà  fait  éclore  au  moins  trois  antiquaires  dans 
chaque  département.  L'archéologie,  en  effet,  marche  avec  ra- 
pidité, et  les  sciences  naturelles,  la  géologie  particulièrement, 
font  tous  les  jours  des  pertes  à  son  profit;  on  abandonne  les 
monuments  fossiles  pour  étudier  ceux  de  l'art,  et,  en  voyage, 
on  ne  rencontre  que  des  géologues  qui  se  font  antiquaires. 
Attendez  que  les  instructions  soient  éparpillées  dans  toute  la 
France,  et  nous  aurons  autant  d'archéologues  que  de  monu- 
ments. 

Ces  instructions  elles-mêmes ,  malgré  leur  étendue ,  seront 
cependant  assez  brèves  encore;  le  comité,  sur  la  demande  de 
M.  Albert  Lenoir  et  du  secrétaire  ,  a  voulu  leur  donner  un  com- 
mentaire oral.  Il  a  prié  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique 
d'accorder  à  ces  deux  membres  un  local  convenable  pour  faire 
deux  cours  d'archéologie  chrétienne.  Dans  l'un  sciait  traitée 
l'histoire  de  l'architecture,  depuis  ses  origines  à  Constantinople 
et  à  Rome  jusqu'à  nos  jours  ;  dans  l'autre,  on  parlerait  de  la  sculp- 
ture et  (le  la  peinture  à  toutes  les  époques.  Ainsi,  tout  l'art  figuré 
du  christianisme  y  serait  étudié  et  enseigné;  et  tandis  que  les 
instructions  du  comité  montreraient  la  lumière  dans  les  provin- 
ces, ces  dGU\  cours  la  dissémineraient  dans  Paris.  Une  foule  de 
jeunes  gens  ne  demandent  qu'à  étudier  les  antiquités  chrétiennes. 
Les  livres  et  les  traités  manquent;  les  cours  en  tiendront  lieu, 
au  moins  j)Our  le  moment,  et  multiplieront  le  nombre  de  ceux 
qui  parlent  ou  écrivent  pour  la  conservation  des  édifices.  Ils 
.seront  h'  comj)lément  de  la  pensée  qui  a  fondé  les  comités  et  de 
celle  qui  les  a  réorganisés.  En  attendant,  ce  qui  est  inévitable  et 
prochain ,  que  l'archéologie  nationale  s'enseigne  à  l'École  des 
Beaux-Arts,  à  la  Sorbonne  et  au  Collège  de  France,  il  est  bon  de 


REVUE  DE  PARIS.  301 

faire  voir  au  préalable  ce  qu'elle  peut  offrir  d'intérêt  à  la  science 
liislorique. 

Un  seul  mode  très-efficace  d'action  manque  jusqu'à  présent  au 
comité  pour  a])pliquer  la  science  qu'il  possède,  c'est  celui  d'une 
restauration  monumentale.  A  Paris,  en  province,  on  restaure 
les  édifices  chrétiens  ;  mais  on  le  fait  idatement  et  sans  aucune 
connaissance  archéologique.  Le  seul  moyen  d'arrêter  ces  tra- 
vaux ignorants  et  scandaleux  qui  déshonorent  notre  pays  et 
tant  d'architectes  auxquels  on  avait  cru  du  mérite,  serait  de 
confier  au  comité,  pour  le  restaurer,  un  édifice  important,  mais 
de  petites  dimensions,  afin  que  la  restauration  fût  prompte  et  ne 
demandât  pas  au  comité  plus  de  temps  qu'il  ne  peut  y  donner. 
La  Sainte-Chapelle  de  Paris  était  parfaiîement  approj)riée  à  ce 
but;  il  faut  regretter  que  le  ministère  de  l'intérieur  et  la  ville 
ne  veuillent  pas  s'en  dessaisir  pour  un  moment  au  profit  de  la 
science  et  de  l'art.  Mais  un  temps  viendra  ptut-étrc  où  le  comité 
aura  une  action  puissante,  immédiate  non  pas,  mais  au  moins 
indirecte  dans  la  restauration  d'un  édifice  beaucoup  plus  impor 
tant  que  la  Sainte-Chapelle. 

Au  point  oîi  nous  sommes  ,  il  serait  très-superflu  de  montrer 
l'influence  que  les  travaux  du  comité  des  arts  auront  sur  tous 
les  architectes  en  général ,  sur  les  architectes  restaurateurs  eu 
particuliers  et  sur  les  propriétaires  de  monuments.  Désormais 
nos  édifices  seront  environnés  de  sollicitude  ;  on  n'y  touchera 
plus  à  la  légère,  ainsi  qu'on  a  fait  jusqu'à  présent,  ou  ne  les 
détruira  plus  sous  les  prétextes  les  plus  insignifiants  ,  les  plus 
honteux  ou  les  plus  passionnés. 

Pour  l'aider  dans  son  zèle  de  conservation  et  dans  l'acîivilé 
de  ses  explorations,  le  comité  a  désigné,  pour  être  notinués  par 
le  ministre,  de  nombreux  membres  non  résidants,  et  des  mem- 
bres corresi)ondants  plus  nom])reux  eiicore,  en  sorte  que  nos 
édifices  nationaux  ont  maintenant  des  tuteurs  ofiiciels  dans  cha- 
que département. 

Comme  les  édifices  religieux  sont  les  plus  nombreux  et  les 
plus  intéressants,  le  comité  s'est  associé  plusieurs  membres 
du  clergé,  et  à  leur  tête  Tévèque  de  Belly,  le  possesseur  de  la 
charmante  église  de  Brou,  et  qui  a  consacré  tout  un  volume  du 
rituel  en  usage  dans  son  diocèse,  aux  dessins  et  à  la  description 
des  plus  beaux  monuments  élevés  durant  les  époques  chrétiennes 
3  se 


302  REVUE  DE  PARIS. 

par  toute  la  terre.  Ce  rituel  feuilleté,  lu,  appris  par  les  prêtres, 
nous  fait  espérer  qu'enfin  le  clergé  ne  se  mettra  plus  à  la  tête  de 
ces  mutilations,  de  ces  dégradations,  de  ces  badigeonnages 
ignobles,  (lui  depuis  trois  cents  ans  déshonorent  et  travestissent 
nos  plus  belles  églises.  Le  clergé,  au  contraire,  va  seconder  les 
hommes  inleiilgents  et  instruits  qui  provoquent  des  restaurations 
archéologiques  et  consciencieuses.  Déjà  M.  le  curé  de  Saint- 
Germain-l'Auxerrois  se  débat  contre  les  pitoyables  travaux  qu'on 
voudrait  exécuter  dans  son  église,  et  se  met  à  étudier  cet  édifice 
pierre  à  pierre,  nuit  et  jour,  pour  s'en  faire  lui-même  le  restau- 
rateur. Déjà  le  grand-vicaire  administrateur  du  diocèse  de 
Reims,  M.  l'abbé  Gros,  a  demandé  à  celui  qui  écrit  ces  lignes  la 
liste  de  toutes  les  églises  intéressantes  de  son  diocèse  et  de  tous 
les  objets  curieux  qui  les  meublent  ou  les  décorent  pour  les 
signaler  à  l'attention  des  curés,  et  empêcher  qu'ils  ne  soient  dé- 
placés, vendus  ou  détériorés,  M.  de  Montalerabert  a  signalé, 
dans  un  bel  et  chaleureux  article,  inséré  dernièrement  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  toutes  les  tentatives  du  clergé  fran- 
çais, curés  et  évéques,  pour  étudier  et  conserver  nos  monuments 
religieux. 

La  révolution  archéologique  est  donc  commencée,  et  c'est  au 
comité  des  arts  et  des  monuments  qu'on  en  devra  la  consom- 
mation. 

DlDROJî. 


LA  DESTITUTION 


I. 


Jean  Fresnaut  était  capitaine  dans  une  des  douze  colonnes 
qui  furent  condamnées,  sous  peine  de  mort,  à  tout  incendier  et 
à  tout  tuer  dans  la  Vendée  en  1794.  Le  paysan  du  Bocage  ne  les 
connaît  que  sous  le  nom  expressil"  à'armée  brtUense. 

Le  capitaine  était  un  homme  de  taille  moyenne ,  bien  pris , 
carré  des  épaules,  et  haut  en  couleur,  quoiqu'il  ne  s'enivrât  ja- 
mais, ce  qui  toutefois  n'était  pas  une  vertu  à  cette  éj)oque  d'hé- 
roïque abstinence.  En  i)renant  l'uniforme,  il  n'avait  point  obéi  à 
cet  enlraînement  (jui  fournit  tout  ù  coup  (piatorze  armées  à  la 
France;  il  avait  attendu  qu'on  l'appelât.  Probe,  intellijïent.  cou- 
rageux, mais  sans  enthousiasme,  Jean  Fresnaut  avait  réguliè- 
rement gagné  tous  ses  grades,  et  s'il  exécutait  strictement,  sans 
en  discuter  la  moralité,  les  ordres  qu'on  lui  donnait,  ses  bulle- 
tins n'étaient  jamais  empreints  de  l'exagération  ridicule  du  temps. 
Ils  anonçaient  seulement  que  la  besogne  était  faite.  Jean  Fres- 
naut semblait  la  personnification  du  devoir. 

Un  soir,  ai)rès  un  combat  sanglant  livré  par  les  républicains 
aux  royalistes  dans  le  chAteau  de  Long-Pré,  le  capitaine  fumait 
paisiblement  en  face  de  la  cheminée  d'inie  des  chan.bres  dévas- 
tées qui  avaient  servi  de  champ  de  bataille,  lorsqu'on  frappa  à 
la  porte  brusquement. 

—  Qui  est-là  ?  demanda-t-il. 

Trois  soldats  entrèrent  et  dirent  en  même  temps  : 

—  C'est  un  homme  que  nous  avons  appréhendé  dans  la  cave 
du  château,  caché  sous  les  décombres. 

Le  visage  du  capitaine  prit  une  expression  chagrine  qui  vou- 


304  REVUE  DE  PARIS. 

lait  à'ivo.  :  pourquoi  ne  Tavoir  pas  tué  comme  les  autres,  sans  me 
forcer  à  vous  en  donner  l'ordre  ? 

Les  soldais  comi)rirent  si  bienla  penséede  Jean  Fresnaut  qu'ils 
ajoutèrent  aussitôt  : 

—  11  nous  a  suppliés  de  le  conduire  devant  toi. 

—  Ou'alliez-vous  faire  à  cette  heure  dans  les  caves  du  château, 
dit  le  capitaine  aux  soldats  avec  dureté?  Il  cherchait  à  se  mettre 
en  colère. 

—  Mais...  capitaine...  chercher...  voir  s'il  y  était. 

—  Vous  uii-ntez,  ivrognes. 

—  Mais... 

—  Taisez-vous  !...  Et  toi,  que  faisais-tu  dans  cette  cave,  sous 
ces  décombres?  murmura-t-il  en  tournant  le  dos  au  prisonnier, 
comme  s'il  avait  craint  de  le  voir  en  face. 

—  Capitaine ,  je  vous  le  dirai. 

—  Parle,  j'écoute. 

—  C'est  au  capitaine  seul. 

Le  capitaine  fit  un  hum!  de  mauvaise  humeur  assez  semblable 
au  grojjnement  d'un  chien,  et  qui  témoignait  de  sa  répugnance 
pour  ce  téte-à-téte.  Cependant  il  dit  aux  soldats  : 

—  Laissez-nous.  Si  j'ai  besoin  de  vous,  j'appellerai. 

Il  régnait  dans  la  personne  du  prisonnier  je  ne  sais  quoi  de 
calme  et  de  résigné  qui  intéressait.  Sa  voix  était  ferme,  mais  af- 
fectueuse... Il  avait  au  front  une  blessure  toute  fraîche  et  le  bras 
gauche  en  écharpe.  Sa  santé  paraissait  délicate,  mais  son  regard, 
dont  l'expression  ordinaire  devait  être  la  bienveillance  et  le  sou- 
rire, avait  aussi  des  étincelles  involontaires  qui  annonçaient  la 
force,  l'énergie,  la  volonté  persévérante,  et  ce  noble  courage 
qui  consiste  plus  à  mépriser  la  mort  qu'à  la  donner.  Il  se  nom- 
mait Henri  Naels. 

Le  capitaine  l'examina  avec  une  grande  attention  ;  Henri  sou- 
tint (;et  examen  avec  assurance,  mais  sans  effronterie  ;  il  ne  crai- 
gnait point  son  ennemi,  mais  il  ne  le  bravait  pas.  C'était  de  la 
fierté,  ou  de  l'insulte,  ou  de  la  forfanterie. 

—  Assieds-toi,  dit  Jean  Fresnaut  en  lui  présentant  une  mau- 
vaise chaise  qu'il  approcha  du  feu. 

Sans  paraître  surpris  de  cette  prévenance  à  laquelle  il  ne  de- 
vait pas  s'attendre,  Henri  s'assit. 

—  Voyons,  ({ue  te  faut-il  ?  demanda  le  capitaine. 


^    REVUE  DE  PARIS,  305 

—  Ma  liberté. 

—  Ta  liberté? 

—  Oui. 

—  Tu  n'es  pas  dégoûté,  murmura  Jean  Fresnaut.  Fuis  il 
ajouta  en  haussant  les  épaules  :  —  Est-ce  que  je  puis  te  la 
donner? 

II  fit  deux  fois  le  tour  de  la  chambre,  se  parlant  à  lui-même  ; 
et  revenant  près  du  prisonnier  : 

—  Est-ce  que  tu  as  peur  de  la  mort?  lui  dit-il  d'un  ton 
l)ref. 

—  Si  cela  était ,  capitaine,  je  ne  serais  pas  ici. 

— ;C'est  juste...  Mais  sais-tu  que  ta  liberté  c'est  ma  vie  ? 

—  Je  le  sais. 

—  Alors  qui  diable  a  pu  te  faire  penser  que  je  me  laisserais 
fusiller  à  ta  place  ? 

Henri  se  levant  tout  à  coup: 

—  Votre  mère  vit-elle  encore,  demanda-t-il  ? 

-—  Oui  sans  doute...,  répondit  le  capitaineétonné...;  mais  qu'a 
de  commun?... 

—  Eh  bien,  si  ses  jours  étaient  en  danger,  que  feriez  vous  pour 
la  sauver? 

— ^  Tout,  morbleu. 

—  Vous  me  comprendrez  alors...,  écoutez-moi...  Je  suis  vo- 
tre prisonnier;  votre  consigne  est  de  me  tuer,  et  si  vous  n'y 
obéissez  pas  on  vous  tuera.  Mais  vingt-quatre  heures  de  retard 
dans  mon  supplice  vous  coûteraient-elles  votre  tête. 

—  Que  veut-il  dire?... 

—  Ma  mère  est  à  onze  lieues  d'ici...,  à  la  métairie  de  S^-Lau- 
rent.  Elle  m'attend  demain  ;  en  ne  me  voyant  pas  venir,  elle 
viendra,  elle,  et  on  regorgera.  Vingt-quatre  heures  de  libertéme 
suffisent  pour  la  mettre  en  sûreté  derrière  votre  ligne.  Cela  fait, 
je  me  représente  ici,  et  vous  commandez  le  feu  aux  soldats  qui 
m'ont  amené  devant  vous. 

—  Et  qui  me  sera  garant  de  votre  parole?  demanda  le  capi- 
taine qui  oubliait  le  tu  civique. 

—  Ma  parole  seule. 

—  C'est  assez, mon  brave,  répondit  le  capitaine  sanshésiter...; 
mais  il  me  faut  l'autorisation  de  mon  général...  Je  l'ai  retiré 
blessé  des  mains  des  vôtres,  qui  sajis  moi,  hier,  l'auraient  achevé,- 

26. 


306  REVUE  DE  PARIS. 

il  me  doit  quelque  reconnaissance,  j'espère  qu'il  m'accordera 
votre  liberté  provisoire  sur  ma  responsabilité  personnelle. 

Jean  Fresnaut  sortit,  et  Henri  resta  seul  debout  en  face  du 
foyer,  la  têle  penchée  sur  sa  poitrine,  dans  l'attitude  d'un 
homme  qui,  attendant  un  arrêt  suprême,  ne  veut  ni  l'espérer,  ni 
le  craindre. 

L'absence  du  capitaine  ne  dura  que  quehpies  minutes  5  il  re- 
vint bientôt  annoncer  à  Henri  qu'il  était  libre. 

—  Si  demain  avant  minuit  vous  n'êtes  pas  de  retour,  dit-il, 
je  suis  fusillé  à  votre  place.  Cependant,  prenez  votre  temps  , 
jeune  homme  !  Veillez  bien  à  la  sûreté  de  votre  bonne  femme 
de  mère,  et  si  par  hasard  il  vous  était  impossible  de  vous  re- 
présenter ici  à  l'heure  dite ,  retenez  bien  cette  adresse  :  veuve 
Fresnaut.  h  Alençon,  rue  du  Cours,  2i2,  parce  que  si  cette 
cliienne  de  guerre  finit  quelque  jour,  et  qu'elle  vous  laisse  vi- 
vant dans  votre  peau,  je  vous  recommande  la  citoyenne...  Elle 
est  pauvre  etpresqu'aveugle...  Et  maintenant,  en  route  !  ajoula- 
t-il  en  grossissant  sa  voix,  qui  s'était  un  peu  attendrie.  Couvrez- 
vous  de  ce  manteau;  bien.  Suivez-moi,  je  répondrai  aux  senti- 
nelles. 

Ils  traversèrent  trois  petits  postes  qui  étaient  distribués  au 
milieu  des  ruines,  et  lorsqu'ils  en  furent  éloignés  de  deux  cents 
pas,  Henri  dit  à  Jean  Fresnaut  : 

—  Capitaine,  je  vous  remercie.  A  présent,  je  puis  aller  seul, 
je  connais  tous  les  sentiers.  J'arriverai  à  Saint-Laurent  sans  ob- 
stacle. A  demain  :  comptez  sur  moi. 

Et  après  s'être  serré  la  main,  mais  sans  aucune  protestation 
de  reconnaissance,  ils  se  séparèrent. 

—  Sacrebleu  !  pensait  le  capitaine  en  regagnant  sa  chambre, 
je  crois,  ma  conscience,  que  vous  devez  être  satisfaite,  si  le  gé- 
néral en  chef  et  le  comité  de  salut  public  forcent  un  peu  votre 
consigne....  Allons,  allons,  vous  en  prenez  aujourd'hui  une 
bonne  revanche,  car  si  ce  diable  de  blondin...  Ah!  je  suis  bien 
sûr  que  je  le  reverrai  et  que  j'aurai  encore  la  corvée  d'ordonner 
sa  mort! 

II. 

Pour  marcher  plus  vite,  Henri  Naels  avait  repoussé  toutes  les 
pensées  qui,  comme  un  lourd  bagage,  auraient  pu  le  retarder 


REVUE  i)E  PARIS.  "07 

pn  pesant  sur  son  cœiif;  il  n'avait  voulu  sp  rappeler  ni  sa  niTie, 
ni  l'intrépide  confiance  du  capitaine,  ni  le  sort  qni  rallendaitle 
hndemain.  Cuiirii  !  courir!  sauver  madame  Naels  ;  après,  Dieu 
ordonnerait. 

Lorsqu'il  entra  dans  le  petit  chemin  couvert  de  Saint-Laurent, 
la  nuit  était  déjà  bien  avancée.  Aucune  lumière  ne  brillait  aux 
fenêtres  de  la  métairie  j  les  pas  de  Henri,  en  retentissant  dans  la 
coUr,  ne  réveillèrent  pas  le  chien  vigilant  dont  l'enfant  de  la 
maison  aime  l'aboiement,  qui  s'apaise  à  son  approche.  La  mé- 
tairie lui  parut  silencieuse  comme  une  ruine. 

La  porte  était  ouverte;  mais  Henri  frappa  pour  avertir  de  sa 
présence;  on  ne  répondit  pas.  11  fiappa  une  seconde,  une  troi- 
sième fois,  personne  ne  se  présenta.  11  franchit  le  seuil  alors, 
mais  le  cœur  envahi  par  un  sentiment  le  plus  cruel  de  tous  ceux 
qui  l'avaient  fait  battre  durant  celle  journée. 

Dans  le  foyer  brûlaient  quelques  tisons  écartés,  sur  la  table 
étaient  épars  les  débris  d'un  repas  commencé  et  bruscjucment 
interrompu...  il  semblait  qu'une  terreur  panique  eût  fait  tout 
â  coup  déserter  celte  maison.  Le  sang  de  Henri  s'était  glacé  dans 
ses  veines,  car  il  entrevoyait  confusément  un  malheur  immense. 
Les  bleus  étaient-ils  venus  à  Saint-Laurent  !  Mais  non  sans 
doute...,  ils  laissaient  de  leur  passage  des  traces  qni  n'existaient 
point  ici. 

Henri  alluma  une  lampe  en  tremblant,  et  monta  l'escalier  avec 
une  sueur  froide  au  front.  Arrivé  à  la  chambre  de  sa  mère,  il 
s'arrêta,  respirant  à  peine,  écoutant  avec  une  affreuse  angoisse... 
il  n'entendit  que  le  bruit  monotone  et  régulier  d'une  g!  osse  hor- 
loge de  ferme.  C'était  le  seul  signe  de  vie  qui  restât  à  Saint- 
Laurent. 

Préparé  à  supporter  sans  mourir  un  de  ces  spectacles  dont 
l'horreur  doit  tuer  subitement,— il  avait  besoin  de  vivre  encore 
un  jour  et  une  nuit!  —  il  entre,  s'approche  du  lit  de  sa  mère, 
les  rideaux  sont  fermés  ;  il  ouvre  les  rideauxi.,,  la  couche  était 
Vide. 

0  mon  Dieu,  s*écria-t-il  en  lotnbant  à  genoux,  la  tête  cachée 
dans  ses  deux  mains,  mon  Dieu!  secourez-moi. 

Autour  de  Saint-Laurent  tout  avait  été  incendié  pdr  les  af- 
freuses nécessités  de  la  guerre.  Dans  un  rayon  de  deux  lieues,  il 
ne  restait  debout  aucune  habitation,..  Où  pouvait  il  all-jr  cher- 


308  REVUE  DE  PARIS. 

cher  madame  Naels?  et  crailleurs  on  avait-il  le  droit?  Pris  par 
les  républicains  et  fusillé,  comment  tenir  sa  parole  au  brave  ca- 
pitaine qui  s'en  était  fait  garant  sur  sa  vie  ?  Pour  lui  ne  valait-il 
donc  pas  mieux  trouver  sa  mère  morte  que  de  ne  la  trouver 
pas? 

II  descend  l'escalier  comme  on  monte  les  degrés  de  Téchafaud, 
et  s'assied  près  du  foyer.  Mais  les  fatigues  de  la  journée  Tont 
épuisé,  il  a  faim,  il  a  soif,  il  a  soif  surtout;  il  boit,  il  boit,  il 
mange,  et  ce  repas  qu'il  fait  entre  deux  cercueils,  celui  de  sa 
mère  et  le  sien,  il  le  fait  avec  une  sensation  de  plaisir.  La  main 
brûlée  de  Scœvola  et  le  martyre  de  Goatimozin  ne  prouvent  rien 
contre  certaine  volonté  invincible  de  la  nature  5  mais  aussi,  cette 
volonté  satisfaite,  l'irritation  morale  qu'elle  a  pu  dompter  un 
instant  s'éveille,  s'augmente,  et  de  la  paix  du  corps  l'àme  lire 
une  plus  grande  force  pour  souffrir. 

Cette  maison  abandonnée  accable  Henri  de  tout  son  poids.  Il 
n'y  peut  plus  demeurer.  A  une  lieue  de  Saint-Laurent,  au  milieu 
d'un  petit  bois  où  il  s'était  promené  si  heureux  dans  son  en- 
fance, conduit  par  madame  Naels,  s'élève  un  pavillon  que  les 
arbres  cachent  presqu'entièrement.  Henri  ira  à  ce  pavillon.  Sa 
mère  n'y  est  pas  sans  doute,  mais  il  est  bien  sûr  qu'elle  n'est  pas 
non  plus  à  Saint-Laurent;  il  a  sur  cent  mille  une  chance  de  l'y 
rencontrer,  cela  lui  suffit. 

Les  pieds  sanglants,  mais  insensible  à  la  douleur,  il  part.  Au- 
paravant il  a  écrit  ces  mots  : 

—  Ma  mère,  si  vous  rentrez,  attendez-moi,  je  vous  cherche. 

Le  froid  était  vif.  Le  vent  du  nord  foulait  en  sifflant  la  neige 
contre  la  terre  gelée.  Mais  la  neige  commençait  seulement  à 
tomber.  Sa  mate  blancheur  n'éclairait  point  encore  l'obscurité 
d'une  nuit  sans  lune.  Henri  ne  courait  aucun  danger  d'être 
aperçu,  cependant  il  s'arrêtait  de  temps  en  temps,  comme  si  son 
oreille  exercée  eût  pu  reconnaître  de  loin  le  pas  de  l'ennemi  dont 
il  avait  doublement  à  se  défendre.  Mais  le  silence  n'était  troublé 
que  par  le  sourd  gémissement  des  branches  dépouillées,  qui 
semblaient  se  plaindre  sous  leur  couche  de  frimas. 

Cette  nécessité  peut-être  inévitable  de  tuer  un  homme  qui 
avait  confié  sa  vie  à  son  honneur  ou  sa  mère,  en  délivrant  cet 
homme,  jetait  Henri  dans  une  perplexité  sans  issue,  qui  l'en- 
traînait comme  un  tourbillon;  tout  se  résumait  pour  lui  dans 


REVUE  DE  PARIS.  309 

une  question  de  temps  :  comme  s'il  avait  aussi  précipité  les  heu- 
res ,  il  précipitait  sa  marche  pour  que  tout  se  décidât  plus  vite. 

Il  était  auprès  du  pavillon.  Mais  dans  son  cœur  une  voix  s'é- 
levait, et  criait  :  —  elle  n'y  est  pas. 

Cependant.  lorsqu'il  ouvrit  la  porte,  il  entendit  un  bruit  léger, 
semblable  au  faible  soupir  d'un  mourant. 

—  Qui  est  là?  demanda-t-il  avec  éjjarement. 

—  Est-ce  vous,  monsieur  Henri?  répondit  une  voie  défail- 
lante. 

—  C'est  loi.  mon  pauvre  père,  reprit  Henri. 

Ils  se  touchaient,  mais  l'obscurité,  qui  était  profonde,  les  em- 
pêchait de  se  voir. 

—  Sais-tu  où  est  ma  mère,  Septier? 

—  A  Saint-Laurent  sans  doute,  monsieur  Henri,  les  bleus  n'y 
sont  pas  encore  venus. 

—  Non,  elle  n'y  est  pas...,  mais  demain  peut-être  les  bleus  y 
seront...  Où  est-elle? 

—  Avant-hier  elle  y  était  encore,  monsieur  Henri.  Je  suis  ici 
depuis  hier.  J'ai  une  balle  dans  la  cuisse...  Les  nôtres  m'ont 
abandonné...  Je  remercie  le  Seigneur  qui  vous  a  envoyé  près  de 
moi,  monsieur  Henri...  J'ai  soif...  Vous  m'emmènerez... 

— Tu  ne  peux  marcher,  Septier,  et  moi  qui  n'ai  qu'un  bras,  je 
ne  peux  te  porter. 

—  Monsieur  Henri,  lorsque  le  feu  prit  à  Saint-Laurent,  vous 
étiez  encore  tout  petit,  dans  votre  berceau...,  je  passai  au  milieu 
de  la  flamme  qui  gagnait  votre  chambre  où  on  n'osait  entrer,  et 
je  vous  emportai. 

Ce  reproche  irrita  Henri. 

—  Est-ce  que  nous  ne  sommes  pas  tous  condamnés  à  mort?  il 
s'agit  seulement  de  sauver  les  femmes  et  les  enfants...  Tes  deux 
fils  ont  été  tués  hier  à  côté  de  moi...  De  cinq  cents  que  nous 
étions,  je  survis  seul...,  et  demain  on  me  passe  par  les  armes... 
Toi  tu  vas  mourir  ici,  car  je  n'ai  ni  pain  ni  eau  à  te  donner. 

—  Oue  la  volonté  de  Dieu  soit  faite,  il  a  pris  nos  enfants. 
Henri  sortit  brusquement  du  pavillon;  mais  il  se  repentit  de 

sa  dureté;  et,  revenant  auprès  du  vieillard  avec  de  la  neige 
qu'il  avait  recueillie  dans  sa  main,  il  rajjprocha  de  ses  lèvres. 

—  Que  le  ciel  vous  le  rende,  répondit  le  blessé,  en  bai-.ant 
celle  main.  Partez  maintenant,  laissez-moi. 


510  REVUE  DE  PARIS. 

Henri  retourne  à  Saint-Laurent.  Il  semblait  que,  près  de  la 
quitter,  il  avait  obtenu  de  la  vie  une  force  surnaturelle...  Il  était 
blessé,  il  avait  marché  toute  la  nuit,  et  il  sentait  bien  qu'il  re^^a- 
gnerait  facilement  le  château  de  Long-Pré,  où  Jean  Fresnaut 
l'attendait. 

Henri  retrouva  la  métairie  dans  l'état  d'abandon  oij  il  l'avait 
laissée;  mais  le  feu  s'était  éteint  ;  le  froid  avait  augmenté...  Le 
crépuscule  jetait  une  teinte  plus  triste  encore  sur  la  maison  dé- 
serte... Un  sommeil  indomptable  commençait  à  peser  sur  les 

yeux  de  Henri;  ses  jambes  se  roidissaient,  il  était  accablé 

Il  se  sentit  tomber  sur  le  banc  où  il  était  assis,  et  s'endormit 
malgré  lui,  comme  on  dort  dans  un  tombeau. 

III. 

Lorsqu'Henri  se  réveilla,  la  nuit  était  revenue. 

—  Déjà  !  s'écria-t-il....  Mais,  quelle  heure  est-il?...  Ah  !  peut- 
être  que  ce  brave  officier....  Et  ma  mère  qui  n'est  pas  de  re- 
tour.... Eh  !  s'il  était  trop  tard  pour  me  présenter  ti  Long-Pré... 
jVon  !  que  je  l'ignore....  Partons;  ma  mort  dût-elle  être  mainte- 
nant inutile,  je  ne  pourrais  plus  supporter  le  poids  d'une  vie 
déshonorée. 

Henri  arriva  avant  minuit  ;  il  avait  fait  onze  lieues  en  six  heu- 
res. Le  capitaine  était  assis  à  la  place  où  il  l'avait  trouvé  la  veille; 
il  reçut  le  prisonnier  avec  un  sourire. 

—  Vous  êtes  exact,  lui  dit-il;  c'est  bien.  Prenez  cette  chaise 
et  ce  verre  de  vin  ,  deux  choses  dont  vous  devez  avoir  besoin. 

En  effet,  Henri,  qui  ne  sentait  plus  la  nécessité  d'aucune  éner- 
gie, s'était  abandonné  à  toute  sa  douleur,  et  se  soutenait  à 
peine;  il  ne  refusa  ni  n'accepta  l'offre  du  capitaine;  mais  ce- 
lui-ci porta,  avec  autorité,  le  verre  à  ses  lèvres. 

—  Votre  bonne  femme  de  mère  est  donc  enfin  en  sûreté?  lui 
dit-il  avec  cet  air  satisfait  d'une  conscience  contente  d'elle- 
même. 

—  Je  ne  l'ai  pas  trouvée,  répondit  Henri.  Demain  elle  sera 
sans  doute  en  votre  pouvoir;  car,  je  vous  l'ai  dit,  ne  me  voyant 
pas  revenir,  elle  se  livrera.  Capitaine,  que  les  soldats  qui  vont 
tuer  le  fils  tuent  aussi  la  mère  si  elU;  doit  périr,  et  qu'on  leur 
donne  à  tous  deux  le  même  tombeau. 


REVUE  DE  PARIS.  311 

—  Jeime  homme ,  vous  extravaguez;  cela  peuL  encore  s'ar- 
ranger   Le  lendemain  n'est-il  pas  là Si  vous  étiez  li- 
bre  Hein! 

—  Ahl  monsieur... 

—  Chut,  répondit  Jean  Fresnaut  à  voix  basse.  Pas  d'exalta- 
tion! On  pourrait  nous  entendre.  Écoutez,  citoyen...  Votre  nom  ? 

—  Henri  IS'aels. 

—  Vous  n'êtes  pas  un  ci-devant,  tant  mieux!  Voici  ce  que 
j'ai  à  vous  dire.  PrùnOy  le  général  est  mort;  secundo,  les  trois 
soldais  qui  vous  ont  appréhendé  sont  à  Pourange  avec  pres- 
que toute  la  division;  je  sais  donc  seul  ici  maintenant  que  vous 
êtes  prisonnier...  Votre  vie  est  donc  à  moi.  C'est  clair  ça,  n'est- 
ce  pas?  Eh!  bien,  je  vous  la  donne.  Frappez  là,  monsieur,  et 
partez. 

Mais  comme  le  capitaine  achevait  ce  discours  débité  avec  un 
respect  parfait  pour  l'impassibilité  militaire,  il  entendit  la  voix 
aigre  de  Turreau  qui  arrivait  inopinément. 

—  Vite  dans  ce  cabinet  et  ne  soufïlez  pas!  Voici  le  général 
en  chef;  autant  vaudrait  le  diable  en  personne  pour  vous  et 
pour  moi,  murmura  Jean  Fresnaut  en  poussant  Henri  avec  un 
empressement  qui  décelait  son  embarras. 

Tout  ce  qui  était  pouvoir  alors  était  si  fort  et  si  impitoyable, 
qu'on  était  convaincu  de  la  m  cessité  d'y  obéir  comme  à  la  vo- 
lonté du  destin.  Turreau,  généralhai  et  méprisé,  mais  représen- 
tant du  comité  de  salut  pul)Iic,  était  devenu  une  de  ces  divinités 
terribles  de  la  patrie  devant  lesquelles  il  fallait  plier  les  genoux; 
une  femme  dans  ce  temi>s  avec  une  écharpe  tricolore  et  une  let- 
tre de  Robespierre  aurait  décimé  dix  régiments. 

—  Tu  veillais,  capitaine,  dit  Turreau  à  Jean  Fresnaut,  eu  se 
plaçant  en  face  du  feu  dont  il  parut  recevoir  le  chaleur  avec 
reconnaissance.  Le  sommeil  n'est  pas  fait  pour  les  républi- 
cains, tant  que  ce  pays  ne  sera  pas  purgé  des  brigands  qui  l'in- 
fectent encore.  Tu  es  un  fidèle,  Jean  Fresnaut,  ton  affaire  est 
sûre. 

Jean  Fresnaut,  ce  brave  soldat  qui  risquait  tous  les  jours  sa 
vie  avec  indifférence,  qui  venait  de  la  livrer  à  la  parole  d'un  in- 
connu, écoutait  Turreau,  qui  s'élait  assis,  debout,  tète  nue  et 
courbé,  comme  jamais  courtisan  ne  le  fut  devant  la  majesté  hé- 
réditaire la  plus  exigeante. 


512  REVUE  DE  PARIS. 

—  Général,  tu  me  donnes  des  louantes  qui  ne  m'appartiennent 
pas,  répondit-il  en  baissant  les  yeux. 

—  Et  cela  t'appartient-il  ?  reprit  Turreau  en  lui  présentant 
une  lettre  ou.erteavec  un  air  qu'il  s'efforça  de  rendre  agréable. 

Jean  Fresnaut,  qui  connaissait  les  procédés  du  général  en  chef, 
pâlit  un  peu  à  cette  question  5  cependant  il  prit  bravement  la 
lettre  et  la  lut. 

—  Général,  c'est  à  toi  que  je  dois... 

—  Tout  à  toi  !  rôijondit  Turreau  en  donnant  à  sa  voix  un  ton 
déclamatoire,  tout  à  ton  civisme.  Ton  chef  de  brigade  est  mort, 
quoi  de  plus  naturel  que  de  lui  nommer  pour  successeur  son 
meilleur  officier?  Personne  n'a  mieux  exécuté  que  toi  les  ordres 
de  la  république...  Tu  as  brûlé  et  tué  avec  une  incontestable  su- 
périorité sans  colère  et  sans  faiblesse,  en  homme  qui  comprend 
que  le  corps  social ,  quand  il  réclame  une  amputation ,  exige 
aussi  qu'on  la  fasse  avec  sang-froid . 

Jean  Fresnaut,  pendant  que  Turreau  lui  tenait  ce  discours  , 
tournait  malgré  lui  vers  le  cabinet  ses  yeux  qui  semblaient  vou- 
loir en  murer  la  porte,  te  général  passera-t-il  la  nuit  dans  celte 
chambre?  Comment  faire  évader  le  prisonnier?  Et  si  le  général 
le  découvrait,  s'il  l'interrogeait.... 

De  son  côté,  Henri,  qui  entendait  toute  celte  conversali(m, 
s'oubliant  lui-même,  s'effrayait  pour  le  capitaine;  il  savait  que 
le  général  Turreau  était  une  hache  à  deux  tranchants  qui  frap- 
pait également  amis  et  ennemis. 

Tout  parut  sauvé  un  instant. 

—  Est-ce  que  vous  êtes  souffrant,  général  ?  dit  avec  intention 
le  capitaine,  qui  n'ignorait  pas  les  soins  que  Turreau  prenait  de 
sa  personne  et  sa  facilité  à  s'inquiéter. 

—  Cette  guerre  est  si  fatigante!  répondit  Turreau  d'un  ton 
douloureux. 

—  Oui,  il  faut  une  santé  de  cheval  pour  y  résister,  et  encore 
la  cavalerie  est-elle  presque  toute  démontée. 

—  J'ai  eu  froid  cette  nuit;  mon  manteau  était  humide  sur 
mes  épaules....  Le  vent  du  nord  souille  par  celle  fenêtre  brisée, 
ajoula-l-il  en  ai)prothanl  davantage  sa  chaise  du  feu. 

—  Ou  n'est  guère  mieux  ici  qu'au  bivouac.  Mais....  (le  capi- 
taine prit  un  ton  affectueux)  mais  il  y  aurait  dans  le  chàleau 
une  pièce  beaucoup  plus  conveuable. 


REVUE  DE  PARIS.  313 

—  Hein? 

"  —  Il  ne  faut  pas  non  plus  trop  se  forcer,  général,  dit  Jean 
Fresnaut,  évitant  de  répondre  avec  un  empressement  qui  eût 
trahi  sa  pensée,  au  hein!  interrogateur  de  Turreau.  — Est-ce 
que  vous  avez  la  fièvre?  lui  demanda-t-il  avec  un  air  d'in- 
térêt. 

—  Moi?...  mais  je  ne  pense  pas. 
Turreau  commençait  à  s'alarmer. 

—  Je  n'en  serais  pas  surpris,  rien  n'est  plus  pernicieux  que 
ces  changements  subits  de  température.  Le  major  dit  que  c'est 
ce  qui  a  achevé  mon  chef  de  brigade. 

—  Ah!  le  major  dit  ça? 

~1I  y  a  deux  jours,  on  croyait  le  printemps  arrivé....  Re- 
gardez donc,  la  neige  pénètre  jusque  dans  le  milieu  de  cette 
chambre. 

—  Effectivement....  tu  me  trouves  donc  mauvaise  mine. 

.  — Vous  n'avez  pas  votre  physionomie  ordinaire,  ce  beau 
teint  qui  désole  vos  ennemis. 

—  C'est  le  besoin  de  repos. 

—  Le  lit  vous  ferait  du  bien. 

—  Le  lit  ?  dis-tu...  mais  où  avoir  un  lit 

—  Certainement,  c'est  lu  le  difficile,  où  avoir  un  lit? 

Jean  Fresnaut  garda  que^iues  instants  le  silence  ;  puis,  comme 
éclairé  par  une  inspiration  subite,  il  s'écria  : 

—  Mais  attendez  donc...  il  reste  un  lit  dans  la  chambre  là- 
bas....  un  bon  lit  même...  d'excellents  oreillers.  Un  édredoii 
aussi....  oui,  il  y  a  un  édredon  et  des  contrevents  aux  croisées. 

—  Oh  !  mais  c'est  très-bien...  ce  n'est  pas  au  moins  dans  ce  lit 
là  que  le  chef  de  brigade... 

—  Non  sans  doute...  ça  ne  se  ressemble  même  point. 

—  Je  n'y  tiendrais  pas  le  moins  du  monde c'était  seule- 
ment pour  m'informer. 

—  Je  comprends. 

—  Eh  bien  !  cher  capitaine,  si  lu  veux  nous  allons  nous  ache- 
miner. Il  yieni  cfjecti'remeiit  \mv  cette  fenêtre  des  raffales  dont 
je  me  moquerais  dans  toute  autre  circonstance^  mais  mal  eu 
train  comme  je  suis...  toi  tu  ris,  tu  es  solido  comme  une  jjarrc 
d'acier. 

—  Général,  suivez-moi  ;  je  vous  conduis... 

3  27 


314  REVUE  DE  PARIS. 

Turreaii  s'était  levé;  mais  au  moment  où  Jean  Fresnaiit  mon- 
tait avec  lui  l'escalier,  il  entendit  une  voix  de  femme  qui  criait  : 
—  Par  pitié  laissez-moi  voir  votre  chef,  je  veux  lui  parlez  !  et  à 
laquelle  plusieurs  voix  répondaient,  les  unes  :  —  Non  !  non  ! 
tuons-la  sans  réveiller  le  capitaine!  — les  autres  :  —  oui  !  oui  ! 
conduisons-la  au  capitaine. 

Dix  soldats  se  présentèrent  devant  Jean  Fcesnaut,  tenant  au 
milieu  d'eux  la  femme  qui  implorait  la  grâce  de  l'approcher.  C'é- 
tait une  noble  tète  à  cheveux  gris,  éloquente  de  douleur,  et  qui 
s'embellissait  de  l'expression  sublime  du  désespoir. 

Turreau  s'avança  : 

—  Que  veut  cette  femme  ? 

—  Mon  fils,  mon  Henri  que  vous  avez  fait  prisonnier,  et  que 
Yous  allez  tuer. 

—  Sais-tu  où  il  est,  capitaine,  demanda  Turreau  avec  un  air 
de  bonhomie  qui  trompa  Jean  Fresnaul. 

—  Mais  il  serait...  il  est  ditficile. 

—  Oui  sans  doute,  reprit  vivement  Turreau,  cela  est  impos- 
sible. On  ne  peut  faire  droit  à  la  réclamation  de  la  citoyenne, 
attendu  que  les  prisonniers  ont  tous  été  passés  au  fil  de  la  baïon- 
nette. 

—  Mon  Henri  est  mort  !  s'écria-t-elle  en  tombant  sur  le  pavé 
de  la  chambre. 

Jean  Fresnaut  la  releva  et  la  soutint  dans  ses  bras. 

—  Que  signifie  cette  prévenance,  murmura  Turreau  en  le  re- 
gardant avec  un  sourire  qui  le  pétrifia...  Eh!  bien,  capitaine,  tu 
ne  dis  rien  ;  est-ce  qu'il  faut  que  je  commande  à  ta  place  ? 

Jean  Fresnaut  était  muet. 

—  Soldats,  emmenez  cette  femme,  dit  Turreau  d'un  ton  dur, 
mais  sans  colère. 

—  Et  moi  avec  elle  !  s'écria  Henri  en  sortant  du  cabinet.  Tur- 
reau recula  effrayé  de  cette  apparition. 

—  Capitaine,  dit  Henri,  ne  comptez  plus  sur  la  révélation  que 
je  vous  avais  promise. 

Le  capitaine  comprit  l'intention  généreuse  du  jeune  homme 
qui  craignait  de  le  compromettre...  Mais  il  n'eut  pas  le  courage 
de  le  défendre...  Il  ne  pouvait  pas  le  sauver,  même  en  se  per- 
dant. 

Henri  était  dans  les  bras  de  sa  mère...  Tout  à  la  joie  de  se 


REVUE  DE  PARIS.  ôlo 

retrouver,  ils  semblaient  oublier  de  quelle  douleur  elle  allait 
être  suivie. 

—  Mon  pauvre  enfant,  dès  que  j'ai  appris  que  tu  étais  prison- 
nier, je  suis  partie...  Mais  je  me  suis  égarée  en  route...  nous 
n'avons  plus  de  chevaux...  j'ai  fait  vingt  lieues  à  pied...  j'ai 
marché  bien  vile...  j'avais  tant  de  peur  d'arriver  trop  tard... 
Embrasse  donc  ta  mère,  mon  Henri,  je  suis  si  contente  de  te  ré- 
voir ! 

—  0  ma  mère,  pourqoui  êtes-vous  venue  ? 

—  Pour  mourir  avec  toi!  répondit-elle  en  se  rappelant  tout 
à  coup  la  réalité  de  leur  position. 

Turreau,  voyant  Henri  blessé  et  sans  armes,  s'était  rap- 
proché. 

—  Tu  donnes  donc  dans  les  révélations,  toi,  capitaine  !  mur- 
mura-t-il. 

—  Mais  quelquefois  le  salut  de  la  république balbtitia 

Jean  Fresnaut  sans  pouvoir  achever  sa  phrase. 

—  Ne  te  trouble  pas,  dit  Turreau  avec  un  regard  de  protec- 
tion; ce  n'est  point  un  crime.  Soldats,  que  faites-vous  là  ?  Em- 
menez les  !  ajouta-l-il  en  montrant  la  mère  et  le  fils. 

Madame  Naels  marcha  d'abord  résolument  vers  la  porte  ; 
mais  comme  on  l'ouvrait,  elle  revint  subitement  se  jeter  aux 
pieds  de  Turreau. 

—  0  monsieur  ?  s'écria-t-elle,  est-ce  qu'il  est  impossible  de 
faire  grâce,  non  pas  à  moi ,  mais  à  lui  ?  —  Henri ,  laisse-moi 
parler.  —  Qu'importe  que  je  meure,  moi  qui  suis  vieille  !  mais 
Henri  !  si  vous  saviez  quel  crime  c'est  de  le  tuer.  Il  a  le  courage 
d'un  héros  et  la  bonté  d'un  ange...  Oui,  monsieur  ;  il  n'a  jamais 
fait  mourir  un  prisonnier.  Vous  qui  ordonnez  sa  mort,  si  vous 
étiez  à  sa  place  et  lui  à  vôtre,  il  se  laisserait  massacrer  plutôt 
que  de  souffrir  qu'on  vous  arrachât  un  cheveu  de  la  tète.  Oh  ! 
c'est  bien  beau,  allez,  d'être  généreux!  que  vous  en  coûterait-il 
pour  cela  ?  rien  qu'un  mot.  11  doit  vous  être  si  facile  de  le  pro- 
noncer. Que  craignez-vous  de  lui  ?  il  est  blessé  à  la  tête  et  au 
bras.  Il  demeurera  près  de  vous  si  vous  le  voulez...  0  écoutez 
donc...  une  mère  qui  prie  pour  son  enfant,  c'est  sacré  ! 

Turreau  restait  impassible. 

—  Mais  aidez-moi  donc,  monsieur,  ajouta-t-elle  en  se  tour- 
nant vers  le  capitaine  ;  il  me  semble  que  vous  essuyez  une  larme, 


316  REVUE  DE  PARIS. 

ce  que  je  dis  là  vous  touche,  n'est-ce  pas  ?  Vous  êtes  bon,  vous 
avez  pitié...  aidez-nous,  monsieur  ! 

A  cette  interpellation,  Jean  Fresnaut,  qui  sentait  sa  main  ser- 
rer involontairement  le  pommeau  de  son  épée,  dont  le  regard 
faisant  appel  à  Henri  se  reportait  sur  la  poitrine  de  Turreau 
comme  s'il  avait  voulu  la  déchirer,  Jean  Fresnaut  ne  put  répon- 
dre. Si  madame  Naels  lui  eût  dit,  en  montrant  Terreau  :  a  Ca- 
pitaine, au  nom  de  votre  mère,  tuez-moi  ce  lâche  !...  peut-être 
se  serait-il  précipité  sur  le  général  ;  il  semblait  n'attendre  qu'un 
signe,  qu'un  encouragement....  Mais  madame  Naels  le  priait  de 
parler  pour  Henri,  et  il  s'effraya  plus  d'une  parole  courageuse 
que  d'un  acte  de  révolte  à  main  armée. 

Son  silence  ne  pouvait  être  compris  de  cette  manière  par  la 
malheureuse  mère  j  aussi,  malgré  les  efforts  de  Henri  qui  cher- 
chait à  l'éloigner  : 

—  Non,  s'écria-t-elle,  laisse-moi  dire  à  ces  deux  hommes 
qu'ils  sont  indignes  de  porter  une  épée,  et  que  leur  place  est  au- 
près du  bourreau,  sur  le  plancher  de  la  guillotine. 

—  Capitaine,  c'est  ainsi  que  tu  permets  qu'on  insulte  la  ré- 
publique, répondit  froidement  Turreau.  Soldats,  faites  votre 
devoir. 

C'étaient  des  soldats  de  la  compagnie  de  Jean  Fresnaut.  Ils 
hésitèrent  un  instant  ;  mais,  voyant  le  général  tirer  une  hste  , 
ils  craignirent  que  leurs  noms  n'y  fussent  inscrits,  et  entraînè- 
rent Henri  et  sa  mère. 

Turreau  ouvrit  la  fenêtre  à  moitié  brisée  de  la  chambre.  Il 
vit  Henri  et  madame  Naels  marcher  entourés  du  détachement. 
Madame  Naels  s'appuyait  sur  le  bras  de  son  fils  et  lui  montrait 
le  ciel.  Son  geste  disait  qu'ils  allaient  y  monter  ensemble. 

—  N'attendez  pas  à  demain,  cria  Turreau  aux  soldats!  Qu'on 
leur  mette  cette  lanterne  au  cou  et  qu'on  les  place  au  pied  de  ce 
mur  !  Vos  armes  sont-elles  chargées? 

—  Oui,  répondirent  quelques  voix. 

—  C'est  bien  !  dit-il  en  refermant  la  fenêtre. 

Un  instant  ai)rès  on  entendit  le  bruit  d'une  décharge. 

—  On  dirait  que  c'est  un  feu  de  peleton,  fit  Turreau. 

—  Sacrebleu  !  général,  nous  faisons  là  un  f.,..  métier  !  mur- 
mura Jean  Fresnaut  en  passant  la  main  sur  ses  yeux, 

—  Vous  êtes  trop  poule-mouillée  pour  ujî  chef  de  brigade, 


REVUE  DE  PARIS.  517 

monsieur  ;  je  vous  retire  voire  brevet,  vous  resterez    capi- 
taine. 

Edouard  Bergocrioux. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


LeFada,par  H.  ÀRNAiD  (M™e  Cearles  Reydaud.)    .     .        5 

Mémoires  d'un  Touriste 36 

La  Mascarade,  par  Henri  Blaze 56 

Salon  de  1858.   —  M.  Delacroix.  —  M.   Gigoux ,  par 

T.  Thoré 61 

Le  Sinaï.  —  (Impressions  de  Voyage.)  —  I.  —  Alexandrie, 

par  A.  Daîîzats  —  Alex.  Dcmas 70 

LaEslalua  de  Prometeo,  comédie  deCaldéron,parH.FoR- 

TOCL • 90 

Critique  Littéraire.  —  Chavornay.  —  La  Chasse  aux  Fan- 
tômes. —  Le  Serpent  sous  l'Herbe,  par  E.  Sodvestre. 

—  D.M.     .     .    ^ 112 

Musique  Sonnante,  par  Castil  Blaze 131 

De   l'Héroïsme  des  Femmes   pendant  la    Terreur,    par 

Ch.  Lacretelle,  de  l'Académie  française 157 

Bucharest  et  Jassy,  par  Aig.  Labatut 152 

Le  Sinaï— (Impressions  de  Voyage)  —  II.  —  Damanliour. 

—  Rosette,  par  A.  Danzats  —  Alex.  Dcmas.  .  .  .  173 
L'Ancienne  Méthode,  par  Alexa^ïdre  de  LAVERGr«E.  .  .  190 
Le  Sinaï.  —  (Impressions  de  Voyage.)  —  III.  —  Le  Caire, 

par  A.  Da>'zats  —  Alex.  Dumas 208 

Promélhée,  deM.  Edgar.  Quinet,  par  H.  FoRTODL.  .  .  232 
Du  Comité  Historique  des  Arts  et  des  Monuments  établi  au 

Ministère  de  l'Instruction  publique,  par  Didron.  .  .  204 
La  Destitution,  par  Édooard  Bergocwioux.  {Chroîiique  de 

Paris) 303