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REVUE
DE PARIS.
#
REVUE
DE PARIS,
EDITION AUGMENTER
DES PRINCIPAUX ARTICLES
DE LA REVUE DU XIX« SIÈCLE.
TOME TROISIÈME.
MARS 1838.
nirirUcô,
SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE BELGE,
ADOLPHE WAHLEN ET COHIP'®.
1858
LE FADA.
I.
Dès qu'elles furent seules, les deux jeunes femmes s'embras-
sèrent avec effusion :
— Que j'étais loin dem'attendre à te voir arriver aujourd'hui
ici! s'écria M^^e de Rambert. Voilà pourtant près de dix ans que
nous avons quitté Tinstilulion de cette bonne M™" Dulaure,
dix ans que nous avons passés à deux cents lieues l'une de l'au-
tre!
— Hélas î c'est toute une vie, répondit M"e de Villejazet ; pen-
dant celte longue absence combien de fois j'ai songé à toi, à
notre bonne amitié d'enfance !
— Moi non plus, Lucie, je ne t'avais pas oubliée, et bien que
notre correspondance ait cessé depuis si longtemps,je sentais que
nous n'étions pas moins bonnes amies ; je savais que nous nous
retrouverions quelque jour, j'y comptais comme sur un de ces
bonheurs que nous doit le hasard. Quel chagrin d'être obligée de
partir au moment où tu arrives ! Nous avons tant de choses à
nous raconter! Pauvre amie! j'ai su indirectement que ton ma-
riage avec M. de Villejazet n'avait pas été heureux. Alors je vou-
lais l'écrire, et puis je n'ai pas osé j il y a des choses qu'une let-
tre dit toujours mal. Ah! si j'eusse été libre, je serais allée te
trouver !
M"^e de Villejazet serra les mains de son amie j ses grands
yeux noirs et tristes se fermèrent un. moment, comme si elle se
fût recueillie dans ses souvenirs. Cette voix aimée venait de lui
rappeler tout à coup ses premières aifectjons et les tranquilles
joies de sou adolescence.
1.
6 RhVLE DE FAKiS.
— Hélas ! dit-elle avec un long soupir, que sont devenues nos
vives espérances d'autrefois? Te rappelles-Ut, Mathilde ? Que
de projets ! comme la vie est belle pour ceux qui ne la savent
pas encore! Pauvres enfants ! nous y allions d'un cœur plein de
confiance : le monde, la liberté, Tavenir; que ces mots sont
}',rands! Quel sens immense ils présentent à Timagination d'une
jeune fille ! ah ! j'avais rêvé trop de bonheur ; Dieu a voulu punir
ce cœur insatiable. J'ai bien souffert seule, toute seule. Moi aussi
je voulais t'écrire alors j mais tu as un mari, je ne savais point s'il
laissait toute liberté à ta correspondance : il fallait te voir pour
le parler avec confiance, pour te tout dire comme autrefois,
quand nous étionsdeux sœurs. Je n'ai pas eu d'amie qui t'ait rem-
l)lacée, chère Mathilde : mon Dieu ! est-il possible que nous ayons
rompu pendant si longtemps des relations qui nous furent si
douces ! combien ta présence me fait de bien ! Mais à mon tour
j'ai besoin de savoir que ton sort a été meilleur que le mien :
dis-moi, Mathilde, es-tu heureuse ?
— Je crois que oui, répondit-elle avec une naïve hésitation ;
j'ai bien de temps en temps quelque chagrin; pourtant M. de
Rambert n'est pas un mauvais mari. J'ai un cruel souci en ce
moment, mais ce n'est pas lui qui le cause ; je te dirai cela plus
tard ; parlons de toi d'abord : tu arrives seule ici?
— Oui. Ma demande en séparation de corps et de biens a eu
un plein succès ; M. de Villejazet a épuisé tous les moyens , il
m'a traînée devant toutes les juridictions; toutes l'ont con-
damné, A présent; je suis libre, il n'y a plus personne autour de
moi.
— Et tu considères cet isolement comme un bonheur ! Il
faut que cet homme t'ait rendue bien malheureuse!
— Oui, il m'a tant fait souffrir, que j'ai failli en perdre la
raison et la vie... il me torturait, il me brisait sans pitié ni mi-
séricorde : que veux-tu? c'est un fou ! A présent que je lui ai
pour toujours échappé, je lui pardonne; j'ai tout oublié. Non,
il ne me i este rien, ni pour ni contre lui ; il m'est indifférent ;
je ne l'ai plus haï du moment que j'ai cessé de le craindre.
— Tu es bonne et généreuse; je vaux moins que toi; à la
place je n'eusse pas si facilement pardonné.
— Pourquoi? reste-t-il quelque chose du mal que me fit M,
de Villejazet ? Non ; l'influence qu'il eut sur ma vie ne fut que
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momentanée ; les blessures qu'il me fit sont guéries, car elles
n'étaient pas profondes , elles n'allaient pas jusqu'au cœur.
Non, ce n'est pas de lui que me sont venues mes plus cruelles
peines.
La jeune femme appuya son front sur l'épaule de son amie,
et ajouta après un silence : Je n'avais déjà plus aucune illusion,
aucun espoir de bonheur ici-bas, quand j'épousai M. de Tille-
jazet.
— Toi ! s'écria Mathilde avec une extrême surprise j toi !
jeune belle et riche à millions...
— Oui, j'ai une grande fortune à présent; mais j'étais pauvre
autrefois.
— L'héritage de ton oncle t'a enrichie avant ton mariage, à
ce qu'on m'avait dit.
— Alors il n'était déjà plus temps.
Elle releva la tête et regarda autour d'elle avec une sombre
tristesse. Tout se taisait dans cette vaste chambre, à peine éclai-
rée par la lampe qui jetait ses lueurs indécises sur une table cou-
verte de livres et de papiers ; le vent faisait frôler les rideaux
derrière les fenêtres entr'ouvertes ; c'était l'heure du recueille-
ment et de ces intimes confidences qui ne doivent pas être inter-
rompues.
— Allons, parle-moi comme autrefois, sous les tilleuls du jar-
din, lorsque nous avions seize ans toutes deux, dit M™^ de Ram-
bert en passant sa main sur le front pâle de Lucie, je connais
bien déjà ce pauvre cœur si fier, si sensible, si ferme dans ses
affections. Allons, ne pleure pas ainsi et dis-moi, dis-moi tout.
Mais il t'est donc arrivé quelque horrible malheur, quelqu'un de
ces événements qui perdent une jeune fille et jettent le déses-
poir dans une famille honorable ?
— Non ! r^ondit-elle avec amertume, non, rien comme cela.
J'ai eu le sort de beaucoup de femmes, j'ai aimé, j'ai cru à un
immense avenir de bonheur et je me suis trompée, voilà tout.
Mais d'autres recommencent à aimer, à espérer, et moi je
n'ai pu avoir qu'un seul amour.
— Pauvre Lucie! et il y a déjà longtemps?...
— Oui, dçs années; mais ce souvenir est toujours vivant au
fond de mon cœur; je n'existe que dans le passé plein de tant
d'émotions, d'amères joies, de pensées ardentes. Oh! oui, j'ai
8 REVUE DE PARIS.
souffert, mais je puis dire aussi que j'ai vécu, j'ai vécu en quel-
ques mois toute une vie.
Te rappelles-tu nos adieux, Malhilde? tu restais à Paris, moi
on m'emmenait en Provence au milieu de ma famille ; en te quit-
tant, j'allais retrouver des personnes qui m'étaient aussi bien,
chères. J'avais appris vaguement que la fortune de mon père
était fort dérangée ; en arrivant je sus que nous étions à peu
près ruinés : les terribles chances du commerce avaient tourné
contre nous, et une banqueroute semblait inévitable. Mon père
était un homme honnête et courageux, il abandonna tout ce
qu'il avait, absolument tout, et ses créanciers furent payés. H
resta pauvre, mais avec du crédit et une haute réputation de
probité ; c'était assez pour recommencer sa fortune. Il demeura
à Marseille et se remit ù travailler. Ma mère ne put supporter-
cette chute, elle alla habiter une petite propriété que nous avions
conservée aux environs d'Hyères
— Et ton frère, interrompit Mathilde, ce pauvre garçon dont
lu m'avais tant parlé ?
— Mon i)ère le garda près de lui ; il était, il est toujours le
même. Je m'en allai donc à la campagne avec ma mère. Nous
vivions dans une solitude absolue, mais quel beau pays ! Notre
maison n'était pas loin de la mer j à l'entour il y avait un jardin
planté d'orangers et fermé par de grandes haies d'arbousiers.
Que de fruits, que de fleurs, que de parfums! Je me trouvais
heureuse dans ce paradis, et pourtant une vague inquiétude me
faisait souvent pleurer ; j'étais tourmentée par une surabondance
de vie et d'activité, par un besoin d'émotions qui tournait aux
larmes dès que je regardais en moi-même. Tu as connu ma mère
quand elle vint me voir à Paris; c'était une femme pleine de
bonté, mais faible, et, Dieu lui pardonne! facile jusquà l'insou-
ciance. Elle m'aimait uniquement, et pourtant elU ne compre-
nait rien, elle ne devinait rien de ce qui se passait en moi; elle
ne connaissait ni mon âme, ni mon caractère, et j'ai souffert à
en mourir sans qu'elle s'en soit doutée. Nous étions à la cam-
pagne depuis six mois lorsque mon père nous annonça que nous
allions avoir un hôte. C'était, écrivait-il à ma mère, un ami qu'il
avait rencontré dix ans auparavant à la Yéra-Cruz, et dont les soins
lui avaient sauvé la vie pendant une épidémie de fièvre jaune.
11 arrivait malade en France, après un long voyage, et les
REVUE DE PARIS. 9
médecins luiayant conseillé de passer l'hiver à Hyères, mon père,
qu'il avait reçu autrefois dans sa maison, lui offrait la nôtre : il
avait accepté.
Je fus contente en apprenant que M. Vasconcellos venait se
mettre en tiers dans notre solitude ; il me sembla que les soirées
d'hiver passeraient plus gaiement au coin du feu, tandis qu'il
ferait le piquet de ma mère et nous raconterait ses voyages. Je
me le figurais déjà d'un certain Age, comme mon père, l'air
grave, les cheveux gris et le teint hàlé.
Le lendemain soir il arriva. Je ne saurais te dire ce que j'é-
prouvai à son aspect; ce fut un étonnement profond, une émo-
tion indicible, un trouble que je n'avais jamais connu. Vascon-
cellos était un homme de trente ans, il avait des cheveux noirs
comme les tiens et une fort belle tournure. Je le saluai tout in-
terdite, et lui, s'adressant à ma mère, s'excusa avec vivacité et
en peu de paroles de tout l'embarras que son séjour allait nous
causer ; puis, encouragé par le bon accueil qu'il rencontrait, il
parut se trouver aussi à l'aise que chez d'anciens amis. J'avais
à peine levé les yeux sur lui, et pourtant ce moment aurait suffi
pour que je n'eusse jamais oublié sa physionomie, son regard
surtout. Il y avait tant de noblesse et d'intelligence sur ce large
front, tant de bonté dans ce calme sourire ! Vasconcellos avait
un laisser-aller plein de tact, une politesse franche et affectueuse,
qui rendaient sa société infiniment agréable et facile. Il était
d'origine espagnole, comme mon père, et on retrouvait en lui la
dignité de sa nation unie aux habitudes d'une éducation toute
française. Dans le monde où j'ai vécu après l'avoir connu, je
n'ai jamais rencontré personne qui, de près ou de loin, lui res-
semblât.
C'est de cette soirée que data ma véritable vie, la vie du cœur
et de l'intelligence. J'étais un enfant et je devins sans transition
une femme ; je compris tout à coup le bonheur et les peines qui
tuent.
J'é[»rouvai d'abord une ardente curiosité pour tout ce qui re-
gardait Vasconcellos. Bien que je n'osasse l'interroger, j'avais
une habileté singulière pour le faire parler de lui. Avec quelle
avidité j'écoutais le récit de ses longs voyages ! Quels battements
de cœur quand il racontait tant de hasards et de dangers ! Sa
famille avait été proscrite au temps i\\\ roi Joseph, et il était
10 REVUE DE PARIS.
venu bien jeune en France ; puis, au bout de quelques années il
partit, et tant que la terre et la mer avaient voulu le porter, il
était allé en avant : il revenait après avoir fait le lour du globe.
Que te dirais-je, Mathilde! je crois que je l'aimai surtout parce
que son existence n'avait pas été comme celle de tout le monde ;
je l'aimai pour sa vie aventureuse, pour les périls effroyables
qu'il avait courus. Tout ce qui lui appartenait était plein d'inté-
rêt pour moi, tout m'était cher, jusqu'à son nègre Pepito, jus-
qu'à la perruche verte qu'il avait donnée à ma mère ; et per-
sonne ne se douta de ce que j'avais au cœur, lui surtout ne
pouvait le deviner. Pendant nos longues promenades, il donnait
le bras à ma mère ; moi, je marchais à l'écart, le regardant, l'é-
coutant parler; c'était assez de bonheur, je n'en désirais, je n'en
voulais pas d'autre. Si par hasard nous nous trouvions seuls un
moment, je fuyais. Souvent, épuisée par de si vives émotions, je
me réfugiais dans ma chambre ; j'y restais des heures entières
pour reprendre la force de supporter mon bonheur. Oui, j'étais
heureuse, si heureuse que je ne formais qu'un vœu, celui de vi-
vre toujours ainsi ; nulle espérance ne me montrait dans l'ave-
nir quelque chose de meilleur que le présent; je regrettais cha-
que jour, chaque heure écoulée; j'eusse voulu en faire mon
éternité.
Vasconcellos était affectueux pour moi, mais saus empresse-
ment. Je m'apercevais bien qu'il n'attachait pas grand iiitérét à
me plaire, et que je passais dans son esprit pour une petite per-
sonne assez médiocre et insignifiante ; mais je l'aimais trop
pour être piquée de son indifférence, et je me disais souvent,
dans l'humilité de mon âme, qu'il n'avait en effet aucune raison
pour m'aimer. Trois mois s'écoulèrent ainsi. Vasconcellos ne
parlait point de son départ; il semblait heureux de cette vie
paisible, tout unie, et qui n'avait, hélas ! d'agitation que pour
moi. Il était comme le fils de la maison, tant ma mère avait pris
d'affection pour lui. Elle était déjà âgée, ma pauvre mère, et
souvent il arrivait qu'elle l'appelait en riant : « Mon enfant. »
Alors il lui baisait la main et disait avec reconnaissance : « Oui,
votre enfant. J'étais biiin malade en arrivant ici ; je croyais n'a-
voir pas une année à vivre, et vos bons soins m'ont ressuscité ;
j'ai trouvé une famille, moi, pauvre étranger, qui m'attendais à
n'être reconnu de personne après une si longue absence. » Alors
KEVUE UE PARIS. 1!
ma mère souriait et répondait doucement : « Eh, bien, il faut
rester avec nous. «
Mou cœur battait alors ; j'éprouvais de mortelles angoisses 5
j'avais peur que Vasconcellos parlât enfin de son départ.
Un soir ma mère m'arrêta, au moment où je traversais sa
chambre pour me retirer dans la mienne : « Lucie, me dit-elle,
assieds-toi là, près de mon litj il faut que je te parle, mon
enfant. «
Un frisson me saisit ; j'eus peur d'avoir été devinée, et je me
laissai aller tout éperdue sur le carreau de soie où ma mère ve-
nait de s'agenouiller pour dire ses prières. «Lucie, reprit-elle
avec effeclion, tu as depuis quelque temps une manière d'être
qui me donne de l'inquiétude; tu es triste, muette; quoi que lu
fasses, on dirait que tu dors dehout : il ne faut pas être ainsi
maussade et indifférente. Tu dois te marier un jour : quel est
l'homme qui se trouvera heureux d'avoir sans cesse devant lui
un visage morne et rechigné ? Ta manière d'être frappe tout le
monde. Hier. M. Vasconcellos m'en parlait, et il en était véri-
tablement affligé. Tu devrais tâcher d'être un peu plus aimable
pour lui ; c'est un ancien ami de ton père, un homme rare, le
plus honnête, le meilleur que je connaisse, et, si tu le voulais,
peut-être i! ne nous quitterait plus. »
Je demeurai immobile de saisissement et de surprise ; je ve-
nais d'entrevoir tout à coup des choses auxquelles je n'avais
jamais osé songer. Dans la crainte de me trahir, je feignis de
n'avoir pas compris le sens de ces derniers mots. « Pardon,
chère maman, dis-je enfin avec effort ; en vérité je ne suis point
triste, m;us j'ai parfois comme cela des envies de pleurer : cela
passera, je vous le promets. Quant à M. Vasconcellos, j'ai de
l'amitié pour lui; mais je n'ose parler en sa présence, j'aime
mieux l'écouter. J'essaierai ; je ferai ce que vous voulez; vous
serez contente de moi. — Bien, mon enfant, dit ma mère en me
congédiant; dors tranquille, et sois prête de bonne heure.
Demain matin nous irons faire une promenade avant le déjeu-
ner. » Je me couchai ; mais, pendant toute cette nuit, je ne fer-
mai pas les yeux : les paroles de ma mère bourdonnaient dans
ma tête. J'eAtrevoyais que je n'étais pas aussi indifférente à
Vasconcellos que je l'avais cru jusqu'alors. Dès ce jour je com-
mençai à donner un sens à ses paroles à ses regards ; je l'ob-
12 UEYUK DE PARIS.
servais avec celte persévérance intelligente que l'amour seul
peut donner à une fille de dix-huit ans, et je vis bien jusqu'au
fond de son âme ; je compris qu'il ne m'aimait pas encore, mais
que je lui plaisais. Alors l'instinct d'une coquetterie adroite et
naïve s'éveilla en moi j je devins tout à coup habile à tirer
parti de mes avantages. Oui, Yasconcellos devait me trouver
belle j j'étais belle en ce temps d'espérances et d'illusions.
Les boutons commençaient à poindre aux branches vertes des
orangers, les premières fleurs du printemps s'épanouissaient,
et je voyais venir avec joie le mois de mai si beau, si beau main-
tenant que j'allais chaque jour parcourir avec Yasconcellos nos
jardins embaumés. Lui paraissait heureux aussi ; il se laissait
aller à ces influences, il semblait arrêté là pour toute sa vie.
Je passais habituellement la matinée seule avec ma mère ;
Yasconcellos restait dans sa chambre à faire des lettres et à lire
les journaux, qu'on apportait d'assez bonne heure de la ville ;
nous ne nous réunissions qu'à midi, pour le déjeuner.
Un matin, le jour de Pâques, oh ! je n'ai pas oublié cette date
fatale! Yasconcellos, qui depuis l'avant-veille me semblait in-
quiet et préoccupé, annonça à ma mère qu'une affaire impor-
tante l'obligeait à partir sur-le-champ pour Bordeaux. A cette
nouvelle, mon cœur cessa de battre, j'eus comme un éblouisse-
ment, je sentis la pâleur me monter au visage; mais je gardai
une attitude calme et une physionomie impassible. Ma mère dit
avec un véritable chagrin :
— Quel vide va laisser ici voire absence ! monsieur Yasconcel-
los. Mais vous reviendrez, vous ne nous quittez que pour peu de
temps, n'est-ce pas ?
Il lui baisa la main avec un geste indécis, qu'elle interpréta
comme une promesse. ISous déjeunâmes en silence, les larmes
me gagnaient ; mais j'affectai un air si serein, que ma mère, qui
m'observait avec quelque inquiétude, ne devina rien. Les che-
vaux de poste étaient déjà commandés pour sept heures du soir.
Yasconcellos remonta dans sa chambre; son nègre Pepito chan-
tait là-haut en faisant les malles; tout le monde autour de moi
était calme et content. Cela me faisait mal ; je ne pus soutenir
la vue de ces préparatifs de départ. Je m'en allai dans la cam-
pagne, et, cachée au fond d'un ravin, je pleurai, je pleurai à en
mourir. C'était ma première douleur; elle fut affreuse. Meslar-
REVUE DE PARIS, 13
mes s'épuisèrent enfin ; un peu d'espoir me revint au cœur. Je
me dis que eelte cruelle absence aurait un terme, et que mon
bonheur n'était pas tout entier perdu. Je m'exhortai au courage,
à la résignaiion, à la dissimulation surtout. Je séchai mes lar-
mes, je relevai mes cheveux épars. et quand toutes les traces de
mon chagrin furent effacées, je repris le chemin de la maison.
Ma mère accourut au-devant de moi dans le jardin.
D'où viens-tu donc, Lucie? me dit-elle avec vivacité; je t'ai
fait chercher partout, j'étais fort inquiète. M. Vasconcellos a
paru bien contrarié; il tenait à te faire ses adieux.
La respiration me manqua, je ne pus proférer une parole; je
fis un geste comme pour dire : Eh bien! me voici; où est-il?
— II est parti depuis un quart d'heure, reprit ma mère. >otie
voisin, M. Julien, allait à Hyères, et il a offert de l'emmener dans sa
voilure. Tout était prêt ; M. Vasconcellos tenait à aller à Toulon
aujourd'hui même; cela lui faisait gagner quatre heures. I! a
accepté; mais il a eu grand regret de ne pouvoir te faire ses
adieux.
J'écoutai celte explication d'un air tranquille. Au moment de
rentrer dans cette maison où n'était plus Vasconcellos, je dis à
ma mère :
— II vous a dit quel jour il reviendrait?
— ^'on, me répondit-elle avec tristesse ; mais certainement il
reviendra.
J'ai été éprouvée par de grandes peines, cl'.ère Mathilde; pour-
tant je n'ai rien souffert qui soit comparable à la tristesse, au
morne abattement dans lequel je tombai alors. Toutes les heu-
res de la journée, les plus insignifiantes circonstances de la vie
me ramenaient quelque souvenir poignant. Dans cette affreuse
solitude où j'étais rentrée, j'entendais toujours comme un écho
de la voix de Vasconcellos; je croyais voir passer encore son
ombre sur les murailles blanches du salon.
D'abord ces souvenirs me furent si douloureux, que je redou-
tais tout ce qui pouvait les raviver. Je n'entrais plus dans le jar-
din; j'éprouvais un serrement de cœur inexprimable sous ces
sombres allées d'orangers où nous nous étions si souvent prome-
nés ensemble, et qui allaient fleurir pour moi seule maintenant.
Puis ai)rès m'élre abîmée dans mes rcjp'ets. je tâchai d'espérer
et de vivre dans l'avenir. Au bout de quelques jours, Vasconccl-
S 2
14 REVUE DE PARIS.
los éciività ma mère; sa lettre était bomie et affectueuse. Elle
me jeta pourtant dans un décoiirajjement profond : elle ne par-
lait point de retour. A force de la commenter, de chercher un
sens à ces paroles simplement amicales, je finis pourtant par me
persuader que tout cela siffnifiait quelque chose de plus. J'espérai
encore et j'attendis. Je recherchai ce que j'avais fui d'abord, je
m'entourai du souvenir de Vasconcellos. Souvent j'allais furtive-
ment passer des heures entières dans sa chambre ; il y restait
quelques vestiges de sa présence. Je m'emparai d'un livre ou-
blié, d'un bouquet d'immortelles sauvages et de romarin que nous
avions cueilli ensemble la veille de son départ. Un jour, en fure-
tant dans le secrétaire, je trouvai quelques morceaux de papiers
déchirés avec intention. J'avais reconnu l'écriture de Vascon-
cellos, et aussitôt je me mis à rassembler ces fragments épars.
Il fallut une incroyable patience pour rajuster ces mots, dont une
moitié manquait ; et après ce grand travail, je ne pus trouver le
sens complet d'une phrase ; seulement, je lus çà et là; Mon
amie 1 je vous crois il m'en coûte.... cette jeune fille...
je pars... à Bordeaux... je ne sais encore...
Je cherchai, je cherchai partout les moindres fragments. Ed.
ouvrant vivement l'un des tiroirs, j'aperçus un papier qui avait
glissé dessous et y était resté caché. Je devins tremblante en
reconnaissant que c'était une lettre à l'adresse de Vasconcellos.
J'hésitai un moment, puis je l'ouvris...
M'»c de Villejazet s'interrompit et passa ses deux mains sur
son front.
— Chaf'ue fois que je me souviens de ceci, reprit-elle, je sens
qu'il y a du sang espagnol de mon père dans mes veines.
— Ah î pauvre enfant, s'écria Mathilde, tu avais une rivale
plus heureuse, mieux aimée?...
— Non, s'il l'avait aimée d'amour, si elle eût été sa maîtresse,
j'aurais pardonné à celle femme, répondit M™^ de Villejazet en
se levant pour prendre le nécessaire de voyage posé sur la table.
Elle l'ouvrit ; dans le double fond fermé par un secret, il y avait
un volume dépareillé, un bouquet flétri et une lettre.
— Voilà ce qui lui a appartenu, tout ce que j'ai de lui, reprit
M'"c de Villejazet, en déployant le papier, et elle lut : «Votre con-
fidence m'effraye, cher Juanito, je vous vois dans un péril immi-
nent, et dont mon amitié ne vous sauvera peut-être pas. car qui
REVUE DE PARIS. 15
sait si ma lettre arrivera à temps. Vous me demandez conseil, à
moi, sur vos projets de mariage!.. Vous médites de sang-froid que
vous avez rencontré une petite personne bien sage, bien élevée,
appartenant à une famille très-honorable, et qu'à force de vous
trouver vis-ù-vis de cette enfant, il vous est venu la pensée de
l'épouser. Mais, vous êtes devenu fou ! Quoi ! pour un caprice,
sans aucun intérêt d'ambition, vous aliéneriez votre liberté,
vous cloueriez là votre avenir, toute votre vie, et vous n'avez
que trente ans ! Encore une fois, vous êtes fou! Je ne vous par-
lerais pas ainsi, mon ami, si vous aviez une grande passion, ou
si vous trouviez là une grande fortune, car, raisonnable ou non,
vous auriez un motif ; mais épouser, sans amour, une fille sans
dot, voilà ce qui me paraît le comble de Tabsurdité, et que je
dois tâcher d'empêcher, puisque je suis votre amie : ce que j'em-
pêcherai, si j'ai conservé sur vous quelque ascendant. Vous êtes
sur une pente effroyable, il faut vous arrêter, ou vous êtes perdu.
Ne me dites pas que vous êtes sûr de votre cœur, maître de
vous-même; peut-être sans vous en apercevoir, ne le seriez-
vous bientôt plus de votre volonté. Vous croyez avoir deviné
que cette jeune fille vous aime : eh bien ! quand cela serait,
est-ce une raison pour l'épouser ? Étes-vous décidé à faire son
bonheur aux dépens du vôtre? Vous, homme d'esi)rit et d'expé-
rience, vous êtes près de vous laisser prendre par une .\gnès !
J'ai déjà eu beaucoup d'amies qui m'ont fait leurs confidences;
je connais mieux que vous le cœur des femmes 5 la plus naïve sait
bien comment on vient à bout des irrésolutions d'un honnête
homme. Je ne vois pour vous qu'un moyen de salut : partez, par-
tez sur-le-champ. De loin vous verrez toutes ces choses avec plus
de sang-froid, et si vous voulez ensuite retourner sur vos pas, il
sera toujours temps; on ne manque pas si aisément l'occasion
de faire une sottise.
» Nous passerons probablement l'été à Bordeaux. J'ai (ends vo-
tre réponse, ou plutôt je vous attends. Adieu. »
tVime de Villejazet laissa retomber cette lettre sur la table, et
appuya dessus ses deux mains jointes. — Voilà pourcjuoi il était
parti, reprit-elle avec une profonde amertume; dès ce moment,
je compris bien qu'il ne reviendrait jamais, et tout fut fini. Je
tombai dans un dégoût com[»let de la vie, dans une indifférence
dont je ne me suisplus relevée, .l'étais bien malheureuse, et pour-
16 REVUE DE PARIS.
tant il me restait une dernière douleur h subir, une douleur plus
afî'reuse peut-être que toutes les autres: Vasconcellos écrivit de
Bordeaux, pour annoncer à ma mère qu'il allait retourner au
Mexicpie; sa lettre était singulif;rement affectueuse; cette fois il
parlait de son retour, et il eu fixait l'époque, hélas ! bien éloi-
gnée. J'eus un éclair de joie et d'espoir; ma mère crut, j'en suis
persuadée, que Vasconcellos voulait revenir pour m'épouser:
liuit mois plus tard, nous apprîmes qu'il était mort delà fièvre
jaune, en arrivant à la Vera-Cruz.
— Mort ! répéta M"'« de Rambert ; oh ! ma pauvre Lucie !
— J'étais riche alors. L'héritage d'un vieux parent me don-
nait un million de dot. Je me laissai marier. Ma pauvre mère
était morte, je perdis aussi mon père, et je restai seule livrée à
cet homine... Mais, je te le répète, tout le mal que m'a fait M. de
Villejazet n'est rien auprès des malheurs qu'a causés cette fa-
tale lettre ! le départ et la mort de Vasconcellos !
— Et tu n'as jamais su quelle était cette femme?
— Je la connaissais sans l'avoir jamais vue : souvent Vas-
concellos parlait d'elle à ma mère. Je soupçonne qu'il l'avait
aimée. Elle était mariée. Que Dieu lui rende le mal qu'elle m'a
fait!
Les grands yeux sombres de M'"^ de Villejazet s'animèrent
d'une expression profonde; elle passa ses mains sur son front
comme pour écarter une pensée importune et reprit après un
silence : — Tu as une jeune sœur, Matliilde, lu lui sers de
mère; prends garde!
— Hélas ! oui, demain je l'emmène.
— Comment! c'est par rapport à elle?...
— Quel autre motif aurait pu me décider à partir quand tu
arrives? Oui, il le faut, cette enfant souffre; je n'ai que trop
tardé i)eut-ètre. ^'ous sommes ici depuis deux mois ; M. Paul
de La Vieville, ce jeune homme qui nous a saluées dans le jar-
din, y était arrivé en même temps que nous. Je m'aperçus bien-
tôt qu'il aimait Élise, et j'avoue que j'en eus une grande joie.
Sa famille est connue de M. de Piambert. elle est fort honorable ;
il a une fortune médiocre, mais indépendante. Tu l'as vu, c'est
un homme qui est parfaitement bien de figure et de manières :
que pouvais-je ambitionner de mieux pour ma sœur ? M. de La
Vieville n'avait encore fait aucune proposition de mariage di-
REVUE DE PAPxIS. 17
recle, et je Iroiivnis tout simple quil différât de me déclarer ses
intentions. Notre séjour dans la même maison, la liberté dont
on jouit aux eaux, autorisait des relations journalières, et il
pouvait èlre avec nous sur un certain pied d'intimité, sans com-
promettre Élise. Je laissai donc aller les choses, à peu pressure
de préparer un heureux mariage à ma sœur. La pauvre enfant
ne me cachait rien, j'étais la confidente de ses scrupules, de ses
frayeurs, de ses joies ; elle me racontait les demi-aveux, les
empressements de M. de La Vieville. Combien de fois j'ai écouté
pendant la moitié de la nuit tous ces grands secrets ! mais l'a-
mour de M. de La Vieville s'est brusquement éteint à l'arrivée
d'une femme qu'il avait connue dans ses voyages j elle n'était
pas libre alors, et j'ai tout lieu de croire qu'il l'aima sans pou-
voir devenir son amant. A présent elle est veuve et elle veut en
faire son mari. Je ne saurais te dire quel art, quelle persévérance
elle a mis en tout ceci. Tout d'abord, elle a pu comprendre que
cet homme aimait Élise, qu'il en était aimé; eh bien ! elle s'est
placée entre eux, elle a employé toutes les ressources de son
expérience et de sa coquetterie pour le détacher de cette enfant.
Elle est belle, spirituelle, habile, elle a réussi. M. de La Vieville
s'est repris d'amour, il l'épousera. Elle ne l'aime pas certaine-
ment ; mais l'intérêt, l'ambition, l'ennui du veuvage, font qu'elle
tient à lui et qu'elle ne s'en dessaisira plus. Élise ne s'aperçoit
de tout cela qu'à demi, elle ne s'avoue pas sa jalousie, ses crain-
tes; mais elle souffre. Je n'ai qu'un parti k i)rendre, c'est de l'em-
mener. J'espère que l'absence finiia par emporter tout ce qu'elle
a au cœur, et d'abord elle sera plus tranquille dès qu'elle n'aura
plus sous les yeux le spectacle de cette intrigue, dès qu'elle ne
verra plus tous les jours M. de La Vieville aux pieds de M™*^ Van-
bergem...
— M'ue Vaiibergem! interrompit Lucie en pâlissant. M™« Hé-
loïse Vanbergem!...
— Tu la connais! d'oii sais-tu son nom?...
M^'e de Villejazet rouvrit la lettre et dit en montrant la signa-
ture : — Tiens, le voilà !
— Oui, c'est elle! c'est bien elle! s'écria Mathilde avec une
amêre surprise ; cette femme aura donc fait le malheur de tout
ce que j'aime au monde !.,. Tu ne resteras pas ici, Lucie, tu ne
voudras pas vivre avec elle, Vois-lu, dans celte maison il rï'y a
là REVUE DE PARIS.
nul moyen de s'isoler, et quand même tu ne sortirais pas, tu ren-
contreras partout M™e Vanbergera. Évite-toi cette amerlurae j
viens, pars avec nous.
— Non, iMalhilde, non ! répondit M^e de Villejazetdevenue pen-
sive. Je veux me trouver en face de cette femme, je veux ven-
ger la sœur, je veux me venger ; va, ce n'est pas impossible...
— Tu es bien belle, et M. de La Vieville pouiiait t'aimer.
— Oh! non, non, elle ne Taime pas, m'as-lu dit; ce serait
une faible vengeance, j'en vois une autre. Cette femme tient
surtout à éj)ouser un homme riche?
— Elle le veut aussi jeune et beau, spirituel surtout ; elle Ta
dit devant moi. Jamais elle n'épousera un homme dont elle ne
pourrait être fière sous tous les rapports ; pour avoir son amour,
il faudra d'abord flatter son orgueil. Vienne un amant plus
jeune, plus riche, mieux placé dans le monde que M. de La
Vieville, et il l'emportera.
— Lh bien ! c'est moi qui la remarierai, s'écria M™» de Ville-
jazet avec un rire amer ; c'est pour cela que je reste. Ma chère
Mathilde, emmène ta sœur, console cette pauvre enfant; qu'elle
ne désespère pas tout à fait du cœur de M. de La Vieville, il lui
reviendra peut-être.
Les deux femmes ne se séparèrent que bien avant dans la
nuit, et M'»e de Villejazet resta levée jusques à l'aube. Avant de
se coucher elle écrivit la lettre suivante à l'homme de confiance
qui gouvernait sa maison en son absence : « Monsieur Vialet,
amenez-moi mon frère sur le champ. Vous viendrez en poste
et vous descendrez à la Maison des Bains, où vous me trouve-
rez. Je désire que Victor soit parfaitement habillé ; s'il lui man-
que quelque chose, donnez vos ordres au tailleur et n'épargnez
rien. Marquez-moi d'avance le jour de votre départ et celui de
votre arrivée. IS'amenez personne avec vous, je ne m'en soucie
pas à cause des bavardages que tout autre que vous ne manque-
rait pas de faire sur la situation de mon frère. Cela me serait
si désagréable, que, pour l'éviter, je renvoie demain à Marseille
Rosalie, ma femme de chambre, et les deux autres domestiques
qui m'ont suivie. Vous ne resterez que vingt-quatre heures, pre-
nez vos mesures en conséquence. Je vous recommande de lire
celte lettre plutôt deux fois (ju'une, afin de la bien comprendre,
cl je compte que vous serez ici dans moins de quinze jours. »
REVUE DE PARIS. 19
II.
— M"e de Villejazet n'a pas paru à la table, elle ne descend
pas ce soir, dit un tout jeune homme en regardant la peudule,
qui venait de marquer dix heures; et il resta accoudé au coin de
la chemiiîée, dans une allilude mélancolique que personne ne
lui fit le plaisir de remarquer. La i)drtie de bouillotte était fort
animée: les demoiselles et les jeunes femmes boudaient, il avait
été impossible d'organiser une contredanse; deux dames anglai-
ses étaient au piano et chantaient intrépidement à travers le
bruit sourd et continu de vingt conversations croisées, interrom-
pues et reprises d'un bout du salon à l'autre.
— Et dire qu'il y a desgeiis qui prétendent qu'on s'amuse aux
eaux! continua le jeune homme entre ses dents j le diable
m'emporte si c'est vrai!
— Fi donc ! cousin, interrompit une petite fille en le mena-
çant de son éventail; voilà qui est bien mal dit pour un jeune
homme qui fait sa philosophie.
Il la regarda de travers; puis, comme il voulait parler n'im-
porte à qui, de ce qu'il appelait ses peines de cœur, il reprit tout
bas :
— Ma parole d'honneur, je suis un homme bien malheureux,
ma petite Camille !
— Est-ce que vous avez été grondé aujourd'hui ?
— Eh! non, non, mademoiselle. Est-ce que je suis un enfant
pour me laisser gronder? Il s'agit bien de cela, vraiment! Déci-
dément M'ne de Villejazet ne descendra pas.
— C'est qu'elle re&le chez elle avec son frère, qui est arrivé ce
matin, un beau jeune homme. Psous l'avons rencontré dans le
jardin, et il nous a regardées comme ça, avec de grands yeuxj
il m'a pris une envie de rire ! M™^ de Villejazet lui donnait le
bras, et ils se promenaient dans la grande allée en parlant tout
bas. Je suis sûre qu'il aime bien sa sœur. Il vient la trouver
peut-être pour toute la saison. Tant mieux! cela fera toujours
un danseur de plus ; je me figure qu'il danse à ravir.
— Je ne le crois pas, dit gravement une demoiselle de quiuze
ans; il a l'air bête.
— Ah ! par exemple ! M"'e Vanbergem lui trouve une tournure
fort distinguée; n'est-ce pas, madame.^
20 REVUE DE PARIS.
— Mais nui, répondit-elle nonchalamment; il ressemble à sa
sœur, et M™<î de Yillejazet me plaît beaucoup.
— Ah ! c'est une bi!:;n jolie femme ! Elle est un peu pâle ; mais
cela lui donne l'air intéressant, n'est-ce pas, mon petit cousin
Gustave ?
— Oh! oui, j'adore cette pâleur, répondit-il avec un profond
soupir et en relevant son jabot de batiste; j'ai fait cette après-
midi ma visite à M™« de Yillejazet, et je l'ai vu, C2 frère. Il ne
dit pas grand'chose; je lui trouve l'air distrait et mèmesauva^îe.
S'il einpêthe comme cela sa sœur de descendre le soir, je le
prendrai en grippe.
Le bruit d'une voiture qui roulait devant le perron attira quel-
ques personnes aux fenêtres.
— Qui est-ce qui arrive? demanda M'"*' Vanberijem.
— Eh! mon Dieu! personne! s'écria la petite fille d'un air
consterné ; c'est le frère de M""" de Viiiejazet qui repart. Voilà
son valet de chambre à la portière; et tenez, le voici lui-même.
On vit alors, à la lueur des flambeaux que portaient quelques
domestiques, le frère et la sœur descendre ensemble le perron.
C'était comme une scène d'opéra-comique; celte berline attelée,
ce groupe éclairé par des clartés vacillantes, faisaient tableau.
Ee jeune homme avait une tournure fort élégante dans son cos-
tume de voyageur ; ses traits étaient d'une beauté mélancolique ;
les grands cheveux blonds qui s'échappaient de sa calotte de
cachemire lui donnaient une certaine physionomie pittoresque,
jjme de Tjllejazet le retint un moment sous les regards de tout
le monde accouru aux fenêtres pour le voir; puis elle l'embrassa
et lui fit un dernier signe d'adieu. Il s'élança dans la berline ; le
postillon fit claquer son fouet, et l'attelage partit au grand trot.
— Ah ! quel dommage! s'écria naïvement la petite fille; j'a-
vais bien cru qu'il resterait, et ces demoiselles aussi.
— Taisez-vous donc, Camille, interrompit tout bas la demoi-
selle de quinze ans ; est-ce qu'on dit ces choses-lâ?
Un quart d'heure après, M^^^iJe YiUezajet descendit au salon,
et raconta que son frère, appelé en Angleterre pour une affaire
importante, s'était détourné de son chemin pour passer quelques
heures avec elle.
— Il est fâcheux pour nous de n'avoir pas eu le temps de faire
sa connaissance, dit M'^'^Y'anbprgem.
REVUE DE PARIS. 2Î
— J'espère vous le présenter dans un mois ou six semaines,
répondit M'ne de Villejazet avec une politesse assez froide j il est
reparti bien à contre-cœur, et je compte qu'il viendra passer ici
la fin de la saison.
Dès ce jour, il fut singulièrement question de M. Victor
d'Ayala dans la société réunie aux eaux d'A... On sut qu'il était
garçon et millionnaire, qu'il avait trente ans, qu'il voulait se
marier; de plus, un certain bruit se répandit qu'ayant entrevu
dans le jardin M™" Vanbergem, il avait été frappé de sa beauté
au point d'être reparti presque amoureux d'elle. C'était Gustave,
le petit soupirant de M'^ede Villejazet, qui rapportait, colportait
et commentait tout cela, en y ajoutant mille détails de son in-
vention. Il avait eu le bonheur de le voir, ce frère ; c'était un
homme extrêmement distingué, un esprit plein de saillies, un
cœur tendre, une imagination brûlante; enfin, il était capable
d'une de ces passions comme on n'en voit que dans les romans.
Toutes ces fadaises furent rapportées à M^^^Vanbergera, et bien
qu'elle eût du tact et de la finesse, elle y fit attention, tant la
vanité d'une coquette est crédule.
M™o Vanbergem était alors une femme d'environ trente ans,
brune, belle, et pleine d'une grâce aisée qui allait au-devant de
tout le monde. Du reste, elle était fausse, égoïste et dissimulée ;
elle avait la tête vive, mais ses passions s'arrêtaient toujours à
temps, et elle mettait même dans leurs écarts une logique im-
pitoyable. La vanité dominait en elle, et dirigeait, peut-être à
son insu, ses sentiments les plus tendres et les plus intimes. Elle
ne pouvait aimer qu'un homme riche, haut placé dans le monde.
Pour elle, il y avait dans le luxe et la grandeur une séduction
plus puissante que les dons de l'esprit et delà figure. Non qu'elle
fût sordidement intéressée; mais son orgueil se passionnait à dé-
faut de son cœur. Feu M. Vanbergem ne l'ayant pas seulement
nommée dans son testament, elle avait une fortune des plus mé-
diocres, et depuis trois ans qu'elle était veuve, elle n'avait pu
parvenir à faire un mariage selon ses vues. Elle se décida en
retrouvant M. de La Vieville, bien qu'il ne fût pas assez riche
pour qu'elle se prît de passion en sa faveur ; c'était une sorte de
pis-aller qu'elle acceptait, soucieuse de l'avenir et peut-être se-
crètement effrayée de ses trente ans. Quand on lui eut dit que
M. Victor d'Ayaia l'avait trouvée l)ellej elle se rapprocha de
22 REVUE DE PARIS.
M™» de Villejazet, qui, sans y mettre pourtant cTafFectation, ne
lui faisait aucune avance.
— Madame, lui dit-elle un jour, seriez-vous alliée à la famille
d'Ayala, de Marseille, qui avait une maison de campagne aux
environs d'Hyères ?
— C'était ma mère, madame, qui possédait ce petit domaine»
répondit la jeune femme avec tranquillité. Pourtant elle avait
changé de couleur.
— Comment, madame, vous seriez mademoiselle Lucie d'Ayala ?
— Oui, madame ; mais je ne puis comprendre comment j'ai eu
l'honneur d'être connue de vous?
— C'est tout simple : j'ai entendu dire tout le bien imaginable
de vous et de votre famille par un ami, mort aujourd'hui, hélas !
Ne vous rappelez-vous doint, madame, un Espagnol nommé
M. Vasconcellos, qui a passé quelque temps à Hyères, il y a huit
ans environ?
— Certainement, madame, je m'en souviens, répliqua M™e de
Villejazet, devenue pâle à ce nom.
M™e Vanbergem rompit aussitôt cet entretien ; elle crut voir
du dépit dans cette réponse brève et prononcée avec un ac-
cent prorond ; mais elle ne soupçonna rien autre. Seulement elle
ne pouvait s'expliquer cette grande fortune chez des gens qu'elle
avait su positivement pauvres, quoique fort honorables. Le même
jour, elle prit le bras de M. Gustave pour aller faire un tour dans
le jardin, et elle n'eut pas besoin de l'interroger beaucoup pour
lui faire dire l'histoire de l'oncle millionnaire, qu'il avait apprise
le matin même.
— M™« de Villejazet a quelque confiance en moi, ajouta-t-il
d'un air suffisant, le plus risible du monde 5 c'est d'elle que je
tiens ces détails, et elle m'a dit encore bien d'autres choses. Ce
pauvre M. Victor lui écrit, presque tous les jours, des lettres
charmantes et où il est question de vous, madame.
— De moi ! il ne me connaît pas.
— C'est vous, madame, qui l'avez oublié... Il vous a rencon-
trée, il vous a vue ici, dans ce jardin 5 vous étiez assise sous les
tilleuls, et ce moment a décidé de son sort.
A cette phrase de comédie, débitée avec un aplomb qui va-
lait le geste et les paroles, M™e Vanbergem répondit en souriant:
— Allons donc ! quelle plaisanterie !
REVUE DE PARIS. 25
— Rien n'est plus sérieux, je vous le jure. Comment, madame,
vous ne croyez donc pas à la puissance de Tamour, à ces pas-
sions nées d'un regard et qui durent toute la vie ? On voit bien
que vous n'avez jamais aimé. Vous ignorez encore ce que c'est
qu'un sentiment, que la sympathie, qui...
Mme Vanbergem savait que Gustave venait d'achever sa rhé-
torique; elle eut peur du discours dont il la menaçait.
— Mon Dieu ! interrompit-elle, vous êtes sans chapeau par ce
grand soleil; rentrez vite, monsieur; c'est fort danîjereux, à ce
que dit le docteur; on peut gagner un rhume.
— Ah ! madame, vous ne prenez pas seulement en pitié le
malheureux qui souffre et languit loin de vous ! s'écria-t-il.
— Voilà une exagération! réj)liqua-t-elle d'un air incrédule.
Pourtant, quand elle fut seule, elle se prit à réfléchir sur tout
cela, et M. de La Vieville lui parut un parti fort mesquin, d'au-
tant plus que le matin même il avait parlé d'habiter sa teire de
Champagiîe, le plus triste endroit du monde. Dès lors M™e Van-
bergem forma le projet d'épouser le millionnaire ; elle calcula
assez habilement ses chances de succès, et d'abord elle se mit
à l'œuvre en essayant de se lier intimement avec iM™^ de Villeja-
zet. Celle-ci reçut ses avances et la laissa faire. Jamais elle ne
lui parlait de son frère ; mais, de temps en temps, elle lisait
quelques fragments de lettres à M. Gustave, qui brodait, ampli-
fiait la chose, et en faisait de longs discours à M^c Vanbergem.
Pourtant elle ne se décidait pas encore à congédier M. de La Vie-
ville ; il t^ait toujours là, inquiet, irrité, ne pouvant s'expliquer
un changement évident; il attendait et il souffrait, car il aimait
véritablement cette femme.
Sur ces entrefaites, il vint aux eaux un M. Touchet, ancien
notaire à Marseille. C'était un vieux bonhomme, grand faiseur
d'embarras, de ces gens qui sont les amis intimes de tous ceux
auxquels ils ont une fois parlé. On sut tout d'abord par lui qui
il était, d'où il venait, et où il comptait aller. Dès que M™e yn-
lejazet eut appris son arrivée, elle descendit en toute hâte auprès
de lui.
— Mon cher monsieur Touchet. lui dit-elle sans préambule,
vous êtes le notaire et l'ami de la famille depuis longtemps; je
viens, au nom de nos bonnes relations, vous demander une
chose : c'est de ne parler à qui que ce soit ici du pauvre Victor. On
24 REVUE DE PARIS.
sait ([ue j'ai un frère, car on l'a vu, et on croit quMl est comme
tout le monde : ne dites le contraire à personne.
— Certainement, madame, vous avez bien fait de me préve-
nir ; j'aurais pu, sans mauvaise intention, raconter ce qui en
est; mais, à i)résent que je suis averti, tout est dit. Je le croyais
ici, ce pauvre enfant....
— Il voyage avec Vialet.
— Ma foi, promettez moi de vous dire que c'est de Tarifent
perdu •• autant vaudrait promener en voiture une tète de bois.
— Hélas ! je le sais bien. J'ai votre parole, monsieur Touchet ;
nous ne parlerons de ceci qu'entre nous ?
Le même jour M™" Vanbergem trouva moyen d'interroger le
notaire sur la famille d'Ayala.
— Il y a là une belle fortune, répondit-il. Qui sait quel en
sera rbéritier?
— Mais ce ne sera pas un collatéral, je pense, iuterrompit
M'"c Yanbergem en riant de cette prévoyance du notaire ; M™" de
Villeja^et est encore jeune, e't d'ailleurs, son frère se mariera.
— 11 n'a pas encore été question de cela.
— C'est un fort bel homme.
— Il ressemble un peu à sa sœur.
— Et puis de bonnes manières, de l'esprit.
— Eh! eh ! il n'a pas inventé la poudre.
— Il écrit des lettres charmantes.
— Ah ! vous les avez lues, madame ?
— Non, monsieur, on me l'a dit. M. d'Ayala s'ennuie fort à
Londres ; il annonce toujours son prochain retour, mais ses af-
faires le retiennent d'une semaine à l'autre. Il s'agit de vendre
une vaste exploitation, une brasserie, je crois. Vous devez sa-
voir cela mieux qui moi, monsieur?
— Oui, madame, jc sais. Une belle propriété, ma foi, qui
donne cinquante mille livres de rente. Et c'est Victor qui s'oc-
cupe de cette vente ? Bon !
— Comment, est-ce que vous le croiriez capable de dépenser,
de faire des folies?..,
— Du tout, du tout, madame. Ah ! ce n'est pas lui qui man-
gera son bien ; il est sage comme une belle tille.
M'«c Yanbergem se mettait en tète des plans immenses, en
écoutant ces détails ; elle comptait les jours de l'absence de
REVUE DE PARIS, âS
Victor, et faisait de profondes combinaisons sur la chance qui
se présentait à elle de faire ce grand mariage. M™^ de Villejazet
continuait de la traiter avec une politesse réservée ; elle parlait
assez rarement de son frère ; c'était M. Gustave qui, sans s'en
douter, lui servait de rapporteur officieux. Elle ne se fût pas
décidée à un rôle plus actif; mais M™e Vanbergem alla au-de-
vant de tout ; les calculs de son égoïsme et de son ambition
firent tous les frais. La saison s'avançait, M™" de Villejazet se
décida à brusquer le dénouement de cette singulière intrigue.
Vn jour elle se rendit chez M™^ Vanbergem, et lui dit simple-
ment :
— Avec une personne moins spirituelle et moins sensée que
vous, madame, je serais embarrassée d'expliquer le motif de
ma visite; mais, avec vous, j'ose parler franchement. Mon
frère. M. Victor d'Ayala, est en Angleterre depuis deux mois,
il espérait revenir, je l'attendais tous les jours ; mais voiri que
ses affaires le retiendront longtemps encore. Vous étiez pour
beaucoup, madame, dans l'extrène désir qu'il avait de revoir
son pays, el aujourd'hui, en m'écrivant pour ra'exprimer ses
regrets, il m'adresse la demande la plus étrange...
M'ï'c Ynnbergem ouvrit de grands yeux, comme si elle ne se
doutait point de quoi il s'agissait ; la jeune femme reprit : —
Vous ne me comprenez pas, madame; eh ! bien, mon frère me
dit de venir vous demander si l'offre de sa main et la persjiec-
tive de passer tout l'hiver prochain en Angleterre ne vous dé-
plairaient pas.
— Madame, je suis très-flattée; mais cette proposition est si
inattendue ; il me faut réfléchir, bulhutia M^e Vanbergem,
qu'une joie profonde lit rougir jusques au blanc des yeux.
— Sans doute, madame, je ne vous demande pas tout de
suite une réponse ; il est juste que vous consultiez vcts amis,
que vous cherchiez à avoir quelques renseignements sur le ca-
ractère et les habitudes de mon frère; je voudrais pourtant
connaître votre détermination sous peu de jours; fixez vous-
même un délai.
— Avant peu... bientôt, sans doute... maintenant, je suis si
troublée... la proposition dont vous venez de me faire part est
tellement inattendue... elle m'honore beaucoup, madame; je
n'ai besoin d'aucun renseignement, votre famille est suffisam-
5 5
26 REVUE DE PARIS.
menl connue ; je ne veux que me consulter avec moi-même.
Avant tout, je dois vous dire que je ne suis pas riche.
— Nous avons plus de cent raille livres de rentes 5 c'est suffi-
sant.
A ce chiffre, M^e Vanbergem fut si émue, que les larmes lui
en vinrent aux yeux.
— Je vous laisse, reprit M^e de Villejazet, et dans quatre
jours je reviendrai savoir ce qu'il faut écrire de votre part à
mon frère.
Le mèmf^ soir, M^e Vanbergem dit au pauvre La Vievilje :
— Mon ami, j'ai sur le cœur quelque chose qui me pèse, et que
je ne sais comment vous déclarer.
Il la regarda, inquiet et le cœur gros de colère; depuis deux
jours ils se boudaient.
— Hélas ! reprit-elle, j'ai réfléchi ; en nous épousant, nous
ferions tous deux un mauvais mariage, car je n'ai presque rien,
et votre fortune aurait besoin d'être augmentée d'une bonne
dot. Je vous parle ici en femme raisonnable, et je souhaiterais
que vous me comprissiez...
— Oui, interrompit-il avec rage, je vous comprends, vous ne
m'aimez plus, vous en aimez un autre...
— Quant à cela, je vous jure que non.
— Vous avez en vue un autre mariage.
— Eh ! quand cela serait? répliqua -t-elle intrépidement.
— Je saurai quel est cet homme ; je ne souffrirai pas qu'il re-
çoive insolemment la parole que vous m'aviez donnée ; je le
provoquerai, et ce sera enire nous un duel à mort.
— Allons, vous êtes fou! réellement, Paul, vous m'atïligez.
Voyons, point de colère, la paix entre nous, au nom de Dieu !
Alors il se jeta à ses genoux, il la supplia, avec la lâche fai-
blesse d'un homme amoureux fou ; mais elle fut inflexible. 11 la
quitta désespéré, jurant de se venger, et du même pas il alla
chez M"e de Villejazet, à laquelle il n'avait jamais fait de visite.
— xMadame, lui dit-il, je sais que vous êtes en correspon-
dance avec M»»» de Rambert, pourriez-vous m'apprendre son
adresse?
Elle l'ccrivit sur une carte et la lui donna, en disant : —
M™e de Rambert doit être de retour à Paris depuis une dizaine
de jours.
REVUE DE PARIS. 27
— Ma première visite sera pour elle j je serais fort heureux,
madame, si vous vouliez me charger de vos commissions, dit
M. de La Vieville d'un certain air résolu, facile à interpréter.
— Dites- lui, s'écria M"^^ de Villejazet avec un sourire de
triomphe et de joie qu'elle ne put réi)rimer, dites-lui que je tien-
drai parole jusques au bout, et que dans un mois j'irai la
trouver.
Le lendemain M™" Vanbergera donna son consentement au
mariage qu'on lui proposait, et dès lors tout fut promptement
résolu. M, Victor d'Ayala, dont la présence à Londres était in-
dispensable, ne pouvait venir que deux jours avant le mariage j
aussitôt après la cérémonie, les nouveaux époux devaient partir.
Il était convenu que tout se ferait sans apparat, sans bruit, en
présence des seuls témoins ; c'était chose facile ; il n'y avait
plus personne aux eaux; M. Touchet. qui s'était en allé le der-
nier, comptait pourtant y passer encore quelques jours au re-
tour de sa tournée en Belgique. M™^ Yanbergem avait cru
devoir proposer de le choisir pour l'un des témoins de son ma-
riage, mais M'"e de Yillejazet s'y était opposée sans donner au-
cun motif, et on l'avait laissé partir sans lui rien dire. M^ie Yan-
bergem ne voyait que le but, et elle n'allait pas trop au fond
des choses ; qnand elle se mettait à considérer son bonheur, elle
n'en revenait pas.
Elle se prit presque d'amour pour cet homme qu'elle avait à
peine entrevu ; à l'aide de ses cent mille livres de rente, elle en
fit un type de beauté, d'élégance, d'esprit et de bonnes manières;
il lui écrivit quelques lettres qu'elle trouva charmantes, et aux-
quelles elle répondit dans un style fort tendre. Tout cela était
d'un romanesque qui lui allait ; elle comprit très-bien qu'on pût
se passer de connaître personnellement quelqu'un qu'on va
épouser, et elle se fût volontiers mariée comme les princesses,
par ambassadeur.
Au milieu de tous ces préparatifs, U^^ de Villejazet conser-
vait, vis-à-vis de sa future belle-sœur, une attitude fort réser-
vée ; jamais, dans leurs relations, elle n'alla jusqu'à la fausseté,
jamais elle n'eut un regard affectueux, une parole d'amilié sur
les lèvres. M'"** Yanbergem expliquait cette manière d'être selon
son caractère ; elle se figurait que M'»e de Yillejazet se prêtait
au mariage de son frère parce qu'elle n'avait pu l'empèciier, et
2S REVUE DE PARIS.
qu'il lui causait un grand dépit. L'aversion que ces deux femmes
avaient Tune pour Taulre peiçait à travers toutes leurs rela-
tions. M'^e Vanbergem y mettait pourtant une grande dissimula-
tion ; elle faisait semblant de ne pas s'apercevoir que ses avan-
ces étaient constamment reçues avec froideur, elle ne demandait
point com])te de cette roideur étrange ; mais elle s'en vengeait
à sa manière. Elle avajt cru deviner qu'il restait au cœur de la
jeune femme quelque souvenir de Yasconcellos, et elle prenait
plaisir à l'empoisonner. Elle se vanta imprudemment que l'Es-
pagnol l'avait aimée, elle raconta longuement leurs relations 5
elle dit tout, excepté ce que M^^e de Yillejazet savait déjà.
Celle-ci écoutait ces détails avec une apparente tranquillité ;
son regard sombre et impassible ne se remplissait point de
larmes ; elle supportait ce supplice avec la patience de son
sang esi)agnol, en regardant venir le moment de sa vengeance.
Cependant le dénouement de ce drame étrange approchait ;
toutes les formalités étaient remplies, on n'attendait \)\us que le
futur époux. Le mariage devait avoir lieu le 2o octobre. M. Victor
d'Ayala avait annoncé qu'il serait à A le 2" : tout était
prêt, il n'avait, pour ainsi dire, qu'à descendre de voiture
pour se marier; le 25 à minuit il n'était pas encore arrivé.
jimc Vanbergem passa ces deux jours dans une horrible in-
quiétude : elle se figura que son bonheur l'abandonnait, que
quelque fatale combinaison du destin allait rompre ce mariage
qu'un hasard si heureux avait fait ; elle pleura de regret, de
dépit, de coière, contre son fiancé inconnu ; à peine si elle par-
vint à garder, en présence de M'"e de Villejazet, une altitude
calme et convenable. La jeune femme prenait tout cela avec un
parfait sang-froid; le soir, avant de quitter sa future belle-
sœur, elle lui dit :
— Voilà un fâcheux retard; mais il n'a rien de surprenant.
La mer est mauvaise par le vent qui règne depuis quelques
jours, il doit être impossible de passer le détroit. Je me figure
l'impatience de mon frère. Le temps va lui manquer. Oui sait?
peut-être sera-t-il obligé de retourner à Londres sans vous? Si
nous étions en Espagne, tout cela pourrait s'arranger autre-
ment; en ce pays là ce n'est i)as comme en France, la loi per-
met les mariages par procuration ; sans que mon frère quittât
Londres, vous auriez pu l'épouser à Madrid.
REVUE DE PARIS. 29
M'"» Vanbergera ne répondit à ces réflexions que quelques
paroles ambiguës ; mais au fond de son âme elle regretta fort
de ne pouvoir agir à la mode d'Espagne. Elles ne se couchèrent
que passé minuit: une heure après, deux voitures arrivèrent
presque en même temps : c'étaient la diligence, qui laissa
M. Touchet devant la maison des bains, et une chaise de poste
d'oîi descendirent Viclor d'Ayala et Vialet.
— Holà ! cria le gros l)onhomme, c'est vous? Eh ! d'oi!i venez-
vous comme cela? Victor à l'air tout gelé : il fait bien froid,
n'est-ce pas, mon garçon ! Puisque vous voyagez en poste, vous
auriez dû vous arrêter pour la couchée, comme les princes et les
rouliers.
— Ma sœur avait dit d'arriver, répondit-il en battant la se-
melle dans le vestibule. Certainement... ah! le froid... mais de-
main nous sommes de noce ! Bonsoir, monsieur Touchet.
A ces mots il courut au-devant de sa sœur, qui descendait pour
le recevoir.
— Que veut-il dire ? demanda le notaire.
Vialet haussa les épaules. — Je ne sais pas s'il le comprend lui •
même, répondit-il ; c'est vrai pourtant ; demain il se marie.
-—Il se marie ! lui !... Victor ! s'écria M. Touchet stupéfait,
un homme qu'il faudrait interdire...
— Madame trouve qu'il est comme tout le monde ; elle n'a ja-
mais voulu entendre parler d'interdiction, vous le savez, mon-
sieur Touchet.
— Je lui ai dit souvent que Victor sachant signer son nom, il
serait bon d'empêcher qu'il pût le mettre au bas d'aucun acte.
Et quelle est la femme qui se décide à l'épouser?
— - Une jolie femme, une veuve ; vous la connaissez peut-être,
car elle a passé ici toute la saison ; M"'^ Vanbergem.
— M°>« Vanbergem! j'aurais dû m'en douter ! elle prétendait
que Viclor est un garçon d'esprit ; la pauvre femme! elle ne le
connaît pas. Tout cela est Incroyable, Vialet ! Comment diable
a-t-elle pu consentir?
— Elle tient à la fortune, apparemment.
— Mais Victor n'en a point, tout appartient à sa sœur.
— Certainement. Enfin cela ne nous regarde pas, monsieur
Touchet. Madame m'a dit ses intenlians, je les ai remplies ; elle
voulait marier M. Viclor, elle en est venue à bout, c'est bien j
30 REVUE DE PARIS.
personne n'a rien à dire et je n'en sais pas davantage, voilà.
— II y a quelque chose là-dessous, c'est clair, murmura le no-
taire en gagnant sa chambre; que de mystères! Mon ai rivée va
les gêner, mais je sais vivre, je ne me montrerai pas. Ça sera
curieux, pourtant, ce mariage. Je voudrais bien savoir s'il y a
eu quelque chose par-devant notaire Oh! non, non ! On
m'aurait consulté, ils s'en seront passés; et l'on ne m'avait rien
dit, rien ! M^^ de Yillejazet aura eu peur qu'il m'échapjiàl quel-
que réflexion en présence de la future épouse.... Commesij étais
capable d'aller rompre un mariage, moi qui ai passé en ma vie
tant de contrats ! La dame est majeure, elle sait ce qu'elle fait
en épousant ce pauvre Victor.... ; nous verrons comment elle
s'en trouvera. C'est inutile, il y a pourtant quelque chose d'ex-
traordinaire dans tout ceci ; M™*-' de Yillejazet veut ce qu'elle
veut : elle a fait ce mariage; mais pourquoi?
J\l™o Vanbergem avait entendu tout ce bruit de gens qui arri-
vent, et elle passa le reste de la nuit dans une agitation extrême.
Dès qu'il fut jour, on vint frappera la porte de sa chambre,
c'était M™e de Yillejazet.
— Eh ! bien, madame, dit-elle en entrant, mon frère est ar-
rivé, mais je ne sais vraiment comment tout ceci va s'arran-
ranger. Yictor n'a qu'un seul jour à passer ici, demain malin il
doit reparlir.
— Demain ! s'écria M™o Yanbergem avec un mouvement d'in-
quiétude qu'elle ne réprima pas à temps.
— Oui, reprit froidement la jeune femme, et je viens vous de-
mander, madame, si vous consentiriez à vous marier aujour-
d'hui, ce soir même.
A cette proposition inouie, M^^e Yanbergem se troubla un peu;
mais elle ne répondit pas non : elle fit quelques objections insi-
gnifiantes et finit par se jeter dans les bras de sa future belle-
sœur, en s'écriant : — Eh bien ! puisque vous le voulez, je cède.
Mon Dieu ! quel moment ! si vous saviez comme le cœur me bat !
je tremble : c'est si téméraire d'épouser un homme qu'on ne con-
naît point! J'ai à peine entrevu votre frère.
— Écoutez, répondit sèchement M"'" de Yillejazet, il ne faut
pas que vous vous engagiez à regret ; il est temps encore de re-
venir sur tout cela. Si vous avez quelque frayeur, quelque scru-
pule, il faut attendre. Votre mariage serait renvoyé de quelques
REVUE DE PARIS. 31
mois, el vous ne resteriez pas engagée. A cette époque, mon
frère pourra venir à Paris, et s'il est libre encore, si vous n'avez
pas non plus changé d'intention, vous aurez tout le temps de le
connaître avant de l'épouser.
M^c Yanbergem craignait par dessus tout un délai; elle sa-
vait qu'un mariage renvoyé est un mariage rompu. Elle comprit
qu'avec une personne comme M'^^« de Villejazet, il n'y avait pas
moyen de faire valoir son consentement, et elle se hâta de le
donner simplement et sans restriction.
— Mon trère attend la permission de venir voua faire sa co\ir,
dit la jeune femme ; il était horriblement fatigué : je l'ai engagé
à se mettre au lit; mais je suis sûre qu'il ne dort pas; dans une
heure je vous l'amènerai.
Vers midi, M™e de Villejazet revint seule; elle annonça que
son frère, brisé par ce long voyage, dormait profondément.
— Ne l'éveillez pas, dit M-^e Vanbergem avec quelque dépit,
je ne veux le voir qu'à la mairie; ce sera presque comme s'il
m'épousait par procuration; tenez, ma chère, c'est fort bizarre
tout cela, fort romanesque.
— Oh! je ne le nie pas, répliqua Mn^e de Villejazet avec un
certain sourire; vous êtes pourtant d'une prudence presque
craintive, quand il s'agit de mariage.
— 11 est vrai : aussi ne conseillerais-je à personne ce que je
vais oser, répliqua-t-elle ; j'ai empêché des mariages moins ha-
sardés que le mien; moi qui suis près de renoncer si résolument
à ma liberté, j'ai su parfois défendre celle des autres.
A ces mots, prononcés d'un ton lier et railleur, la jeune femme
leva vers la pendule un sombre regard, et dit avec le sourire
froid et patient qui lui était habituel :
~ Vous pouvez maintenant compter les heures de liberté qui
vous restent. Avant que celte aiguille ait achevé le tour du ca-
dran, vous serez M^^ d'Ayala.
Vers le soir Victor n'était pas encore sorti de sa chambre,
]\lnie Vanbergem, fort surprise de ce procédé, commença pour-
tant sa toilette de mariée. Elle mit une simple robe de cachemire
blanc, une coiffure blanche à laquelle manquait la couronne de
fleurs d'oranger, et un bouquet de roses entre ses dentelles. Elle
se trouva bien belle ainsi, et elle s'écria, dans l'orgueil et Pé-
goïsme de son cœur : — C'en est fait, dans une heure je serai
32 REVUE DE PARIS.
M™» d'Ayala ! Ce pauvre La Vieville est capable d'en mourir : il
m'aimait pourtant !
Enfin, à huit heures du soir, W°"^ de Villejazet entra céré-
monieusement avec son frère ; les témoins suivaient, déjà les
voilures étaient avancés...
M. d'Ayala était vêtu avec un luxe et un goût remarquables,
rhabit noir allait bien ù son teint d'une blancheur animée; mais
il avait un re^jard vague, et quelque chose d'étrange dans la
physionomie. M'»e Vanbergem vit dun coup d'œil qu'il ne res-
semblait pas beaucoup de près à l'image qu'elle s'était faite en
le voyant de loin. 11 s'inclina devant elle et baisa du bout des
lèvres la main qu'elle lui donna; puis il recula brusquement
derrière sa sœur. M'^^e Vanbergem interprêta ce geste et sourit
avec une orgueilleure joie ; elle crut qu'une émotion extrême
avait coupé la parole à son fiancé.
— Victor, dit tout bas M'"^ de Villejazet d'un ton sévère,
allons, fais ce que je t'ai dit.
On monta en voiture. Victor s'assit devant sa sœur et sa fian-
cée ; il avait l'air tout stupéfait, mais cela se passa presque
aussitôt ; et tout à coup, avançant la main vers le bouquet que
portait M»"» Vanbergem, il sembla le lui demander. Elle sourit
h cette bizarrerie, et lui présenta gracieusement une rose.
— Merci, dit-il en la baisant.
En moins d'une demi-heure la cérémonie eut lieu à la mairie
et à l'église. M. d'Ayala répondit o?<z sans hésiter et si{]na quand
on lui présenta la plume. On eût dit un automate, tant il était
silencieux et tout d'une pièce. iM«n<5 de Villejazet ne le quittait
pas du regard et lui parlait bas souvent. La nouvelle mariée
pensa qu'elle venait d'épouser un homme amoureux et timide
jusqu'au ridicule.
Les chevaux de poste étaient commandés pour trois heures
du matin, et il était neuf heures du soir, M"»e de Villejazet retint
son frère un instant dans le salon, et M'^^ d'Ayala entra dans sa
chambre, préoccupée d'un certain trouble. Elle s'assit devant le
feu, immobile et le cœur palpitant; pour la première fois de sa
vie peut-être, elle éprouvait une véritable émotion. Sa femme de
chambre attendait pour la déshabiller; elle la congédia et resta
avec sa toilette de mariée, la tète couverte de sa mantille blanche.
Au bout d'un quart d'heure M. d'Ayala entra doucement et re-
REVUE DE PARIS. 33
garda autour de lui d'un air surpris et effaré, qui fit sourire sa
femme; puis il vint s'accouder à la cheminée et resta là debout
et immobile.
— Monsieur, dit enlin la mariée, vous semblez singulière-
ment préoccupé, et j'avoue que je suis troublée aussi jus-
(}u'au fond de Tàme. Notre situation est si bizarre! -Étrangers
l'un à l'autre, et cependant unis pour toute la vie! En vérité,
ceci me semble un rêve.
Comme il ne répondait pas, elle reprit après un silence : —
Oui, c'est comme un rêve; car je ne croirais pas même à votre
amour, si vous ne m'en aviez parlé dans des lettres charmantes,
pleines de grâce et de passion. Nous les relirons ensemble, mon-
sieur.
Celle phrase n'obtint pas plus de réponse que la première;
M. d'Ayala fit quelques pas dans la chambre comme un homme
tout dépaysé; puis il vint s'asseoir sur un tabouret devant la
cheminée, et il arrangea tranquillement le feu. Sa femme le
regarda en face et s'écria avec une expression pleine d'amer-
tume et de dépit : 11 ])araît, monsieur, que vous avez mis dans
vos lettres tout ce (pie vous vouliez me dire ?
Il tressaillit, car s'il n'avait pas compris ces paroles, il avait
reconnu l'accent d'un reproche.
— Pardon, pardon ! dit-il en joignant les mains avec la naïve
frayeur d'un enfant.
— Mais vous avez peur de moi tout de bon, Dieu me par-
donne ! fit dédaigneusement M™^ d'Ayala ; voyons, monsieur,
calmez-vous, reprenez vos sens.
Elle croisa les bras et eut l'air d'attendre qu'il recommençât
l'entretien; mais il parut peu à peu oublier qu'il n'était point
seul, et il se mit à siffler tout bas en promenant ses mains sur
la Hamme. La nouvelle mariée stupéfaite dit avec une colère
concentrée : — Vous avez de singulières façons d'agir, mon-
sieur! si nous n'avions pas fait ce soir une action fort sérieuse,
je croirais que tout ceci est une indigne plaisanterie, que vous
vous moquez de moi ! Pourquoi me regardez-vous avec cet air
étrange? avez-vous oublié que depuis une heure je suis votre
femme, que vous êtes mon mari-*.,.
— Oui, oui, répondit-il d'une voix traînante et en reculant
à l'autre coin de la cheminée, ma sœur m'a mené à l'église...
34 REVUE DE PARIS.
J'ai dit om* au prêtre, je sais bien, je sais bien, nous sommes ma-
riés....
Il avait alors un aspect réellement étrange ; sa haute taille
s'était courbée, il se faisait petit en serrant ses coudes contre ses
genoux 5 son visage, immobile comme un masqué de plâtre, rou-
lait des yeux d'un gris clair dont le regard terne était plein de
larmes j la pauvre créature tremblait craintive et soumise.
M'nc d'Ayala s'était levée : Cet homme est fou ! s'écria-t-elle en
sonnant à casser les cordons. Victor épouvanté se leva les mains
étendues; alors elle eut peur de lui et se précipita hors de la
chambre en appelant au secours. A ces cris les gens de la maison
accoururent; M. Touciiet, qui n'était pas encore couché, vint
avec tout le monde. On trouva la nouvelle mariée pâle, hors
d'elle-même, et Victor blotti dans un coin.
— Monsieur, dit M™e d'Ayala en allant droit au notaire et en
désignant du doigt son mari, vous connaissez la famille d'Ayala.
dites-moi qu'est-ce que cet homme?
— Eh ! eh ! c'est un fada, répondit le notaire en haussant les
épaules; vous avez dû tout d'abord vous en apercevoir.
— Un fada! qu'est-ce qu'un fada?
— Ma foi, madame, c'est une pauvre créature, innocenle
comme l'enfant qui vient de naître, et dont l'esprit n'a pas grandi
avec le corps. Dans notre pays il y a beaucoup de familles af-
fligées d'un tel malheur. \Jnfada n'est pas comme un fou, il ne
fait mal à personne, il aime ceux qui le soignent, il leur ohéit.
Parfois on vient à bout de lui apprendre quelque chose. Victor
sait lire; à la vérité il ne comprend pas ce qu'il lit ; c'est comme
un enfant de cinq ans. Il est doux, il est soigneux de sa per-
sonne, on peut le mener partout et le faire diner à table, il ne
vous rendra pas mallieureuse.
Mrae d'Ayala recula tremblante de colère etd'éfonnem.ent.
— Monsieur, dit-elle, vous auriez dû me donner ces rensei-
gnements il y a trois mois.
— Ma foi! madame, quand vous m'avez dit que Victor était
un homme d'esprit, j'ai cru que vous le vouliez ainsi.
— Oui, répliqua-t-elle sèchement, je n'ai que ce que j'ai voulu.
Monsieur, je sais mon devoir; cet homme est mon mari, j'en
prendrai soin ; j'administrerai sa fortune, qu'il a sans douîe aban-
donnée aux mains de sa sœur...
REVUE DE PARIS. 3è
— Sa fortune ! interrompit le notaire; mais il n'a rien, abso-
lument rien ; c'est M™e de Tillejazet qui a eu Théritafîe.
M'"^ d' Avala devint pâle comme la mort, et tomba défaillante
sur un fauteuil; mais celte faiblesse ne dura qu'un moment.
Elle congédia tous les témoins de cette étrange scène, et faisant
signe à Victor delà suivre, elle alla chez sa belle-sœur. M^^de
Villejazel l'attendait et vint au-devant d'elle, comme pour braver
l'explicalion.
— Madame, dit la jeune femme avec cet accent de fermeté
froide qui lui était particulier, je pars cette nuit pour Paris; je
vais assister au mariage de M. de La Vieville avec la sœur de
M™e de Ramberl. Victor vient avec moi; vous êtes la maîtresse
de nous accompagner ou d'aller où bon vous semblera.
JlDif d'Ayala regarda son mari, puis sa belle-sœur, en faisant
un geste violent, et dit d'une voix brève :
— Je partirai demain, je partirai seule. J'ai été victime d'une
trahison infâme. Prenez garde, madame, si quelque jour je peux
me venger .' Mais que vous avais-je donc fait? Pourquoi me
haïssez-vous? pourquoi m'avez-vous précipitée dans cet infer-
nal guet-apens? Oh! quel compte vous aurez à rendre peut-
être!...
M™p de Villejazel tira de son nécessaire la fatale lettre qui
avait causé le départ et la mort de Vasconcellos, et la mettant
sous les yeux de la nouvelle mariée, elle lui répondit :
— De quoi voulez-vous donc vous venger ? Vous aviez rompu
mou mariage, madame, j'ai fait le vôtre, rsous sommes quittes!
H. Ar>ald.
(M^ie Ch.vrles Retbaid.)
3ÎÉM01RES
D'UN TOUKISTEo),
Les rives de la Saône, ù deux lieues au-dessus de Lyon, sont
pittoresques, sinjjulière.s, fort ai^réables. Elles me rappellent les
plus jolies collines d'Italie, celles de Dezinsano, immortalisées
par la bataille que Napoléon osa y livrer au maréchal AYurmser,
contre Tavis de tous les généraux savants de son armée. Sur ces
collines de la Saône, les can7{s de Lyon ont bâti des maisons de
plaisance, ridicules comme les idées qu'ils ont de la beauté.
Dans tous les genres ils en sont restés au grand goût du siècle de
Louis XV; mais la beauté naturelle du pays remporte sur tous
les jKivillons chinois dont on a prétendu l'embellir. Ce sont de
jolis rochers couverts d'arbres qui, précipités, pour ainsi dire,
dans le cours de la Saône, la forcent à des détours rapides.
Un négociant d'une belle figure sans expression, emphatique
et chaud patriote, embarqué avec nous, nommait avec comidai-
sance les maisons de campagne devant lesciuelles nous passions :
la Sauragbie, la Migiioniic, la Jolivette, la Tour de la belle
Jllemande^ la Petite Claire^ la Paisib'.e^ etc.
(1) Le fragment qu'on va lire est lire crun ouvrage que doit bientôt
publier rniUciir de Bouge et Noir. Les moeurs et les paysa(jes de la
France sont ilécrits avec une rare finesse dans ce livre, nui formera
un digne pendant aux Promenades dans Rome, et qui, j)our certains
lecteurs, aura un attrait de plus. Dans Pun et l'autre de ces récits,
l'observation sjiiiituel'.e ou profonde du voyojeur est interprétée par
\u\Q forme bcuile, moidantc et concise.
REVUE DE PARIS. S7
C'est, je pense, dans les enviions de ce pays-ci, qui probable-
ment s'appelle iseuville, que la femme que. je respecte le plus au
monde avait un petit domaine. Elle comptait y passer tranquille-
ment le reste de ses jours. <;uand la révolution ai)pela aux affai-
res tous les hommes capablc-s, et les ministres comme Rolland
remplacèrent les minislies comme M. de Galonné.
J'ai passé deux heures fort agréables, et pourquoi rougir et
ne pas dire le mot? deux hi^ures délicieuses dans les chemins et
sentiers le long de la Saône; j'étais absorbé dans la contempla-
tion des temps héroïques où M™<= Rolland a vécu. Nous étions
alors aussi grands que les premiers Romains. En allant à la mort,
elle embrassa tous les prisonniers de sa chambrée qui étaient
devenus ses amis,- l'un d'eux, M. R..., qui me Ta raconté, fon-
dait en larmes.
— Eh quoi ! Reboul, lui dit-elle, vous pleurez, mon ami ? quelle
faiblesse! Pour elle, elle était animée, riante; le feu sacré bril-
lait dans ses yeux.
— Eh bien ! mom ami, dit-elle à un autre prisonnier, je vais
mourirpourla patrie et la liberté; n'est-ce pas ce que nous avons
toujours demandé ?
11 faudra du temps avant de revoir une telle âme ! Apiès ce
grand caractère sont venues les dames de l'empire, qui pleuraient
dans leurs calèches au retour de Saint-Cloud, quand l'empereur
avait trouvé leurs robes de mauvais goût ; ensuite les daines
de la restauration, qui allaient entendre la masse au Sacré-
Cœur, pour faire leurs maris jjréfcts: enfln les dames du juste-
milieu, modèles de naturel et d'amabilité.
Lyon est pavé de petites pierres pointues qui oîit la forme
d'une poire : il m'est absolument impossible de marclier là-des-
sus ; j'ai l'air d'un goutteux.
Celte grande ville, la seconde de France, est bàîie au con-
fluent de la Saône et du Rhône, dont le cours for;iie comme un
y majuscule.
Les Allobroges ayant chassé de Vieime une partie des citoyens
romains qui l'habitaient, le sénat ordonna au proconsul Muna-
tius Piancus de leur bâtir une ville ; celui-ci les établi au village
de Lugduiium. situé j.-rès des coriIïr.enLs du Rhôn^ et de la Saône,
sur le penchant d'une colline qui borde la Saône au couchant.
3 4
38 REVUE DE PARIS.
C'est sur celte belle colline de Fourvières qu'était bâti le palais
d'Auguste, qui fit Lyon colonie militaire.
Lorsque la peur a cessé de régner exclusivement dans le
monde, Lyon, comme toutes les villes, est descendu dans la plaine,
mais voici le mal : les Lyonnais modernes, au lieu de bàlir leur
ville sur le penchant de la colline de la Croix-Rousse qui sépare
les deux rivières en Y, Font bâtie trois cents toises plus loin,
dans la petite plaine basse et marécageuse, qui se rencontre
presque toujours au confluent de deux grandes rivières. De là
vient que Lyon est le pays de la boue noire et des brouillards
épais, cent fois plus que Paris, dont le centre pourtant est bâti
dans une île, et qui se trouve plus avancé vers le nord de quatre
degrés.
A sept lieues de Lyon, Vienne occupe une position charmante
sur le Rhône, et on la croirait de deux degrés plus au midi. A
Lyon, le brouillard règne deux fois la semaine pendant six mois :
alors tout paraît noirj on n'y voit pas à dix pas de soi au fond
de ces rues étroites formées par des maisons de sept étages. Il
faut voir la tournure et le costume canu des gens qui se démè-
nent dans cette brume fétide; c'est au point que j'accueille l'o-
deur du charbon de terre comme un parfum agréable.
Mon devoir m'a conduit à Saint-Jean, la cathédrale de Lyon
commencée à la fin du xii« siècle et terminée par Louis XI. Je
n'y ai trouvé de remarquable que la piété des fidèles. C'est un
gothique mêlé de rommi, car il faut observer que les souvenirs
de Rome ne périrent jamais entièrement dans le midi de la
France, et, pour l'architecture, ce midi commence à Lyon. Les
bas-reliefs de la façade de Saint-Jean m'ont rappelé ceux de Notre-
Dame de Paris ; les guerriers sont revêtus de cottes de mailles.
Il faut chercher dans la chapelle de Bourbon des tours de
force en sculpture. Ce sont des chardons ciselés avec une pa-
tience plus admirable pour le bourgeois que le génie de Michel -
Ange. Le vulgaire ne trouve rien dans son cœur qui réponde au
génie, et la patience est son mérite de tous les jours.
L'église de Saint-Nizier est du xiv^ siècle; le portail, beau-
coup plus moderne, est de la renaissance ; il a été construt par
Philibert de Lorme.
Parmi les dévots qui fréquentaient Saint-Kizier, on remai-
REVLE DE PARIS. 3?»
quait le comte Vida, homme simple, bon, absordé dans la plus
haute piété; chaque jour son valet de chambre mettait un
mouchoir dans son habit, et le soir jamais le comte n'avait de
mouchoir.
— Mais, monsieur, on vous vole vos mouchoirs, disait le va-
let de chambre.
— Non, mon ami, je les perds, répondait le comte, qui
pour tout au monde n'aurait pas voulu penser mal du pro-
chain.
Un malin le valet de chambre, impatienté, prend le parti de
coudre le mouchoir de son niailre à la poche. A peine le comte
est-il à vingt pas de son hôtel, qu'il sent qu'on tiraille son
habit.
— Laissez, laissez, mon ami, dit-il au voleur sans se retour-
ner, aujourd'hui on l'a cousu. Et il court à l'église prier pour la
conversion du voleur.
J'ai trouvé mes amis de Lyon dans le chagrin ; ils viennent
de perdre René (de Marseille), l'àme de toutes leurs parties de
plaisir. Je l'ai connu; c'était peut-être le plus joli homme de
France, le plus naturel, le plus gai : de l'esprit sans doute, mais
point apprêté, coulant de source ; une sorte d'esprit naïf et char-
mant, plutôt que brillant, et qui enchantait à la première vue.
On ne pouvait pas ne point l'aimer : aussi était-il aimé, et de
deux dames à la fois, dont huit jours avant le dernier il s'est
débarrassé d'une façon officielle en quelque sorte.
Malgré ses quarante-huit ans sonnés, xM™e Saint-Moralet fait
encore la pluie et le beau temps dans la société d une des plus
grandes villes du midi.
A mon dernier voyage, elle montrait encore beaucoup de
prétentions, et il faut avouer qu'elle avait une maison char-
mante : presque tous les jours de la musique , des diners ,
des soupers, des parties sur l'eau. On ne peut lui refuser beau-
coup d'en-train, de cette sorte de gaieté qui n'est pas bien noble,
mais qui se communique: de plus, M^^e Saint-Moralet n'a ja-
mais d'humeur, et l'on peut dire qu'elle serait fort aimable si
elle ne songeait pas toujours à être aimée.
Mais être aimée! Même, sans parler de l'âge, une femme qui
a 60,000 livres de rente.' cela se voit-il en 18Ô8? Le pauvre
René n'eut pas le courage de résister à cette vie joyeuse et
40 REVUE DE PARIS.
loule de fêtes, lui qui n'avait pour toute fortune qu'une chétive
pension de 1200 francs mal payée par son père, et une place
de commis dans une maison de commerce.
Il réj^nait donc sur le cœur de M^^e Saint-Moralet, lorsque
cette vénérable douairière eut l'imprudence de céder aux vœux
de son gros mari, et prit chez elleM"*^ Horlense Sessins. C'est la
nièce du bonhomme, belle comme le jour ; elle a des yeux noirs,
incroyables d'expression noble, mais si pauvre, que malgré ses
vingt ans et sa rare beauté, elle ne trouvait point de mari.
L'oncle avare pensa qu'à i>''**il pourrait la marier sans dot.
Tous les soirs, à onze heures, René quittait le salon de
M™e Saint-3Ioralet. Il sortait par la porte cochère de l'hôtel, qui
se refermait sur lui à graiid bruit; mais cet hôtel avait un
jardin et ce jardin un mur. Renémontait sur ce mur, descendait
dans le jardin, se cachait dans un grand arbre, et attendait que,
sur le minuit, une petite lumière i)aiùtà la fenêtre de M^e Hor-
lense. Bientôt on lui tendait une échelle de corde, et ce n'était
qu'au petit jour qu'il repassait le mur du jardin. Ses amis soup-
çonnaient son bonheur, mais ne trouvaient pas qu'il en eût l'air
assez enchanté. Il lui arriva même de dire une fois que M"e Ses-
sins n'était qu'une petite comédienne,
Or, une nuit, tandis que René était caché dans son arbre, il
voit tout à coup la tète d'un homme paraître au-dessus du mur
du jardin; son arbre n'était qu'à six pas du mur. Cette tête
tourne de tous les côtés et a l'air d'examiner fort attentivement
ce qui se passe.
Cet homme est un rival, pensait René; il le voit s'élever snr
ses poignets, se mettre à cheval sur le mur, et enfin se pendre
à une corde et sauter dans le jardin. Tandis que, dans la nuit
sombre, René cherche à reconnaître si cet homme est de sa
connaissance, un second saute du mur dans le jardin, et ensuite
un troisième. C'étaient des voleurs qui se mettent à dévaliser un
pavillon oîi M'"" Saint-Moralet faisait quelquefois de la musi-
que. 11 s'y trouvait une pendule, des flambeaux d'argent et quel-
ques meubles.
René se garda bien de troubler les voleurs; le lendemain on
lui aurait dit :
« Mais que faisiez-vous là ? «
Le vol de la pendule, arrivée de Paris depuis huit jours seu-
REVUE DE PARIS. 41
lemenl, piqua si fort M^"° Saint-Moralet, quY4le promit vinst
louis à un homme de la police de Lyon, s'il faisait prendre les
volnirs. On les eut bienlôt : mais M-- Saint-Moralet fut oh\i^,te
de paraître à la cour d'assises, ce qui ne lui déplut pas. hlle
y arriva chargée de tous ses autours ; et son mari étant occupe,
ielle ne manqua pas de se faire donner le bras par le beau René,
partie de ses atouis.
Un des voleurs ne manquait pas d'esprit. Piqué d honneur
par la gloire de Lacenaire, alors récente, et voyant que, faute
de preuves directes, il ne serait pas condamné, il se mit a en-
treprendre M"- baint-Moralet en pleine audience, et à la tour-
ner en ridicule. Il fit naître des transports de bonheur parmi
les femmes présentes en grand nombre. Après avoir bien des
fois excité un rire fou aux dépens de la dame, il paria desbeaux
garçons qui, parmi tous les genres de travaux que la société
présente à l'activité de la jeunesse, savent choisir ceux qui sont
les moins pénibles, du moins en apparence.
— Tous êtes trop éloquent et un peu trop impudent, dit tout
à coup René d'un grand sang-froid. Vous irez aux galères, et
c'est moi qui vais avoir l'honneur de mettre en cage un oiseau
si plaisant. Messieurs, dit-il en se tournant vers les juges, j'ai vu
ces gens commettre le vol ; monsieur a sauté le premier dans le
jardin, etc., etc. René raconte toutes les circonstances ; les vo-
leurs sont altérés et lui adressent des injures.
Mais peu à peu M™*^ Saint-Moralet, enchantée d'abord, com-
prend que ce n'était pas pour elle que René était caché dans un
arbre- elle lui adresse des reproches, d'abord à voix basse,
mais bientôt tous les voisins sont dans la confidence. Il y a scène
publique René, d'un air fort poli et sans s'émouvoir le moins
du monde, reconduit la dame à sa voiture, et oncques depuis
n'a revu son hôtel ni prononcé son nom.
Ce pauvre garçon commençait à respirer et on le voyait plus
gai que jamais; mais quelques jours après, il est mort d'une pe-
tite fièvre.
Voici des détails de ménage; mais, je le crains, je vais pas-
ser pour un monstre.
Les mauvais sujets, amis de René, m'ont dit que M. R ,
négociant d;^ Lyon, passe lOO francs par mois à sa femme pour
los'dépenses du ménage. Celte so-nme est payable le 15 du mois:
4.
42 REVUE DE PARIS.
quand la femme, d'ailleurs fort aimée de son mari, a besoin de
son argent le l", elle lui paye un escompte de un pour cent,
et ne reçoit que 198 francs. Ces messieurs ont l'infamie d'ajou-
ter que ce négociant a nombre d'imitateurs, mais je n'ai garde
de le croire.
M. S***, Anglais, bomme d'esprit, qui était présent (nous
étions quinze à souper, tous étrangers à Lyon), dit qu'il ne
trouve rien d'étonnant à cela. M. Tompkins, riche fournis-
seur de l'armée anglaise, se détermina tout à coup, l'an passé,
à faire un cadeau de 20,000 livres sterling (500,000 francs) à
son neveu, qui commiMiçait une belle entreprise. Tompkins
compte à ce neveu quinze ou vingt lettres de change acceptées
par de bonnes maisons et payables à trois mois de date.
Tout en le remerciant, le neveu lui dit que de l'argent comp-
tant lui ferait faire une bien meilleure ligure auprès de ses as-
sociés.
— Eh bien ! reprend l'oncle, je puis vous escompter toutes ces
traites au taux fort modéré de un pour cent. Et Tompkins re-
prend gravement les traites, et donne en échange, à son neveu,
un bon de 493,000 francs sur son banquier.
M. S*** me demande quel est le moyen, pour un étranger, de
connaître la France.
— Je n'en vois qu'un seul assez agréable, lui dis-je ; il faut
passer six ou huit mois dans une ville de province peu accoutu-
mée à voir des étrangers. Et, ce qui est plus difficile pour un
Anglais, il faut être ouvert, bo7i enfant, et n'établir de lutte
d'aniour-proi)re avec personne. Si vous voulez connaître la
France moderne et civilisée, la France des machines à vapeur,
placez voire tente au nord de la ligne de Besançon à Nantes ;
si c'est la France originale et spirituelle, la France de Mon-
tiiigne que vous vouliez voir, allez au midi de cette ligne.
Je ne vous défends pas de venir tous les deux mois respirer à
Paris pc-ndant huit jours 5 mais ne manquez pas, au retour, de
dire à vos amis provinciaux que vous préférez de beaucoup à
Paris la ville de.... (que vous avez choisie). Ajoutez que vous
n'allez à Paris que pour affaires.
En arrivant dans cette petite ville, vous serez fort indisposé
et choisirez le médecin le plus beau parleur : le sublime serait
d'avoir \\\i procès avec quelqu'un.
REVUE DE PARIS. iH
Songez que ce que les sots méprisent sous le nom de conwié-
rage est au contraire la seule histoiie qui, dans ce siècle d'affec-
tation, peigne bien un pays. Vous trouverez toutes ces petites
villes de dix mille âmes, surtout dans les pays pauvres, animées
d'une grande haine contre le sous-préfet. Les gens que ce fonc-
tionnaire invile aux deux bals qu'il donne chaque année, mépri-
sent fort les autres, qui les appellent serviles. Il n'y a bataille
que tous les quatre ans, lors des élections.
Vous passeriez vingt ans à Paris, que vous ne connaîtriez pas
la France : à Paris les bases de tous les récits sont vagues ;
jamais Ton n'est absolument sûr d'aucun ïaW. (un peu délicat),
d'aucune anecdote. Ce qui passe pour avéré pendant six mois
est démenti le semestre suivant. On ne peut observer par soi-
même que la chambre des députés et la bourse; tout le reste on
l'apprend à travers le journal. Dans votre petite ville de dix
mille âmes au contraire, vous pouvez, si vous êtes adroit, ac-
quérir une certitude suffisante à l'égard de la plupart des faits
sur lesquels vous devez établir votre opinion. Comme vous aurez
à réussir, ce qui n'est pas facile pour un étranger ; comme vous
aurez à dévorer vos nombreux désappointements, et à ne pas
vous fâcher contre les bruits absurdes qui courront sur votre
compte, vous parviendrez à ne pas trop vous ennuyer. Vous
pouvez choisir au midi Niort, Limoges, Brives, Le Puy, Tulles,
Aurillac, Auch, Montauban, ou bien au nord, Amiens, Saint-
duenlin, Arras, Rennes, Langres, Nancy, Metz, Verdun.
La grande difficulté, c'est de trouver un prétexte plausible au
séjour. Beaucoup d'Anglais s'étaient fixés à Avranches par
amour pour la pèche.
Un remords me i>rend, j'oserai dire ce qui suit : c'est une des his-
toires du pauvre René. Il y avait à M...., vers 1827, un apothi-
caire qui fit des spéculations heureuses sur les drogues, devint
riche en six mois, et se montra plus fat qu'il n'est permis de
l'être, même dans le midi. Il ne marchait plus dans la rue qu'en
se donnant toutes les grâces d'un tambour-major. Une belle nuit ,
six deses amis (les amis d'un homme sont toujours les plus indi-
gnés de sa fortune; voyez les gens qui lisent le journal après
une promotion), six amis donc pénètrent à deux heures du ma-
tin dans la boutique de l'apothicaire, de là ils montent â sa
chambre, l'éveillent, l'attachent, le bâillonnent, le portent dans
44 REVUE DE PARIS.
sa boutique, ir» dansent autour de lui en réjouissance de sa for-
tune, et finissent, je ne sais si j'oserai le dire, par le prier d'ac-
cepter de chacun un remède d'eau tiède. En parlant, ils i)ro-
mettentde recommencer s'il continue à faire le fendant dans la
rue. Ce fait est parfaitement vrai ; c'est la plaisanterie du
midi.
Si j'avais quelque anecdote d'amour un peu touchante, comme
celle que Bilon vient de raconter, je crois que je ne la placerais
pas dans cet ouvragée ; l'amour n'est plus à la mode en France,
et les femmes n'ohtiennent guère plus, en 1857, qu'une attention
de politesse. Tout homme qui se marie autrement que par l'in-
termédiaire du notaire de sa famille, passe pour un sot, ou du
moins pour un fou qu'il faut plaindre, et qui pourrait bien vous
demander cent louis à emprunter quand il se réveillera de sa
folie.
Le premier mérite du petit nombre d'anecdotes qui peuvent
faire le saut du manuscrit dans l'imprimé, sera donc d'être
exactement vraies, c'est annoncer qu'elles ne seront pas fort
piquantes.
Je ne veux pas entrer dans le sérieux du commerce ; cepen-
dant je ne crois pas trop ennuyer le lecteur en montrant, en
deux mots, comment Lyon déchoit depuis quelques années. Les
négociants de cette ville avaient un moyen de prêter sur gages
à 10 et 12 pour 100 l'argent que les particuliers leur confient
( car on ne place pas dans la rente en province), et qui ne leur
coûte, à eux, que 4 ou 5 p^our 100. Ce moyen s'en va. Après la
récolte des cocons à Turin, à Milan, à Parme, etc., ceux des
négociants d'Italie qui manquaient de fonds envoyaient leurs
soies non travaillées à Lyon, et les y mettaient en dépôt comme
gage des sommes qu'ils recevaient en retour. L'intérêt qu'ils
payaient, augmenté des droits de magasinage, de la provision,
et enfin de tout ce que doit supporter celui qui emprunte dans
le commerce, s'élevait à 11 ou 12 pour 100.
Lorsque les négociants italiens virent l'émeute à Lyon, ils
eurent peur pour leurs soies et demandèrent de l'argent à Lon-
dres ; bientôt ils en trouvèrent même en Italie. On établit des
vtonti <[ui reçoivent les soies en gage, et où l'on prèle de l'ar-
gent à C pour 100 à qui ai)porte de la soie.
REVUE DE PARIS. 45
Tous les négociants du midi savent que le roi de Sardaigne,
Cliarles-Alhert, a ouvert deux emprunts depuis son avènement
au trône. Le raoulaut du second, dit emprunt de Sainte-Hé-
lène, est en entier dans ses coffres, et servirait en cas d'exil.
Un ministre des finances, qui se donne la peine de penser, a
proposé au roi de prêter cet argent aux négociants ses sujets,
qui donneraient des soies en nantissement.
Les Suisses, dont le bon sens rêve sans cesse au moyen de
gagner des cens neufs, se sont imjjosé des droits de douane
fort modérés. Les Allemands, moins éclairés, et d'ailleurs en-
core infatués de leurs chaînes, ont pourtant un certain instinct
de nationalité qui les a conduits h l'association pour les douanes ;
c'est encore un malheur pour les produits "de Lyon.
11 faut que celte grande ville renonce peu à peu à fournir des
étoffes de soie à l'étranger. La fausse direction commerciale
essayera-t-elle de lutter contre la nécessité ? Non, par paresse,
elle ne fera rien. Le gouvernement doit se borner à donner de
roccupalion aux vieux ouvriers en soie qui manquent d'ouvrage,
et h décourager les jeunes gens de seize ans qui. ù Lyon, vou-
draient se faire ouvriers en soie.
Le journal de Lyon devrait expliquer, tous les quinze jours,
comme quoi, dans tous les coins de l'Europe, on a l'insolence de
fabriquer des soieries. Le très-beau seul restera à Lyon, et en-
core à la condition de placer les ouvriers dans les villages en-
vironnants, hors de la portée de l'octroi, que l'Europe ne veut
plus rembourser.
Mon cousin C m'a mené à la maison commune. J'ai re-
marqué, sur sept à huit grandes tables, une foule de dessins fort
bien exécutés, et représentant d^i coupes de pierre, des voûtes,
des ponts, etc., etc. : tout cela est presque aussi bien que les
dessins de l'Ecole Polytechnique. Je demande d'où viennent ces
dessins étonnants, on m'apprend qu'ils sortent de l'école dt^
Frères ignorantins.
J'ai supposé d'aboid qu'il y avait ici quelque ruse, mais le
triomphe de ces messieurs est bien plus réel. Un négociant de
Lyon, qui avait le même soupçon que moi, a demandé la copie
d'un beau dessin représentant un des ponts suspendus que les
frères Séguin viPiiiienl de construire sur le Rhône. Un eniant de
^6 PvF.VUE DE PARIS.
quatorze ans, élève des frères, a rendu, huit jours après, une
copie ma^înifique, et le dessin original n'a été ni piqué ni calqué.
Le fait est qu'il y a ici un frère ignorantin qui enseigne la géo-
métrie descriptive comme on peut le faire dans les meilleurs col-
lèges de Paris.
Pour 6,600 fr., on a onze frères, qui enseignent onze cents
enfants, par conséquent chaque enfant coûte 6 fr. à la ville, et
encore souvent les frères fournissent l'encre, le papier, 'les
plumes et les livres aux plus pauvres de ces enfants.
L'école d'enseignement mutuel ne saurait lutter contre la
passion qui anime les Frères, ni à plus forte raison contre les
ressources financières qui les soutiennent. Je crois que chaque
enfant de l'école mutuelle coûte 25 fr. à la ville. Au reste, il est
fort difficile de savoir la vérité sur ces choses-là, et ce n'est
point un voyageur, qui passe huit jours dans un pays et qui n'a
pas la mine grave, qui peut se flatter d'arriver à ces profonds
mystères. Tout ce qui est noble, tout ce qui est dévot, tout ce
qui est enthousiaste des journées de juillet, tout ce qui en a
peur, ne parlent (] es frères qu'avec passion.
J'ai trouvé toutes les femmes de Lyon, même celles des négo-
ciants les plus libéraux, ennemies passionnées des écoles d'en-
seignement mutuel. Rien de plus simple, ces dames vont à con-
fesse.
Remarquez que, depuis 1850, toutes les jeunes filles de
France, à l'exception des environs de Paris, sont élevées dans
des couvents de religieuses. Ici je voudrais bien trouver une
expression qui pût rendre ma pensée et ne fût pas odieuse et peii
polie : mais enfin ces couvents sont animés du plus violent fana-
tisme contre la liberté de la presse. Sans doute leur chef invi-
sible voit que c'est l'ancre unique à laquelle tiennent toutes nos
libertés. I,a première question que l'on fait à une femme, dans
un certain tribunal, est celle-ci : Quelles sont les opinions de
votre mari ? On ajoute : Il faut pourtant bien qu'il se conver-
tisse, et votre devoir est de tout employer pour hâter cet heu-
reux moment. Avez-vous des gravures chez vous ? Que repré-
sentent-elles ? Avez-vous le portrait du roi?.. Songez aux droits
sacrés des princes... (Je supprime deux pages.) A Marseille, les
questions sont bien autrement incisives.
Une simple religieuse, M™e Per... qui, depuis 1806, s'occu-
REVTE DE PARIS. 47
pait de l'éducation des jeunes filles, et qui possédait pour toute
fortune un mobilier dont la valeur pouvait bien s'élever à
20 louis, a dépensé, depuis ISlo, 400,000 fr.
jyjme Per... a étonné la ville qu'elle habite par la construction
d'un couvent fort considérable, destiné à l'éducation des jeunes
filles. Lorsqu'elle commença à creuser les fondations, elle avait
en caisse 60.000 fr. Ses amis furent effrayés, les conseils pru-
dents lui arrivaient de toutes parts ; en effet, les fondations ne
furent pas arrivées à la hauteur du sol que les 60,000 fr. étaient
dépensés. M™" Per... calcula qu'elle avait eu raille élèves. Elle
écrivit une circulaire touchante par laquelle elle demandait
50 fr. au mari de chacune de ses élèves. En fort peu de jours
cette circulaire lui valut 35,000 fr. Je n'ai pas besoin de dire
que le couvent est achevé et magnifique. On m'assure que plu-
sieurs départements du midi possèdent un grand nombre de
couvents payés par la même bourse, et qui font l'éducation des
mères de familles de 1850.
Les hommes de cette époque, ne trouvant pas de conversation
raisonnable avec leurs femmes, iront au club, ou choisiront une
compagne dans le cercle de quarante lieues de diamètre qui en-
vironne Paris. Que penseront-ils des questions que l'on fait à
leurs femmes, en certain lieu ? Ainsi, se diront-ils, toutes mes
petites faiblesses sont données en spectacle à un homme souvent
jeune et que je rencontre dans la société !
On dit que le principe de cette éducation, donnée par des re-
ligieuses en 1857, est de ne souffrir jamais d'auiitié inti/iie,
soit entre élèves, soit de maîtresse à élève.
Les jeunes filles ne doivent jamais être seules (la tête fer-
mente), ou être deux (on peut faire des confidences). On s'ar-
range pour qu'elles se trouvent toujours trois ensemble.
On va plus loin ; une élève est toujours obligée de raconter ce
qu'a pu lui dire son amie intime, dès que M™^ la directrice le
lui demande. On craint la confiance qu'une élevé pourrait avoir
dans une autre, et l'amitié passionnée qui peut-être en serait la
suite.
On veut, avant tout^ qu'il n'y ait jamais </'éwio/?'o;i vive. On
les combat par la défiance.
Qu'où juge du ravage que doit faire le premier serrement de
main d'un jeune homme j et d'ailleurs c'est empoisonner les
48 REVUE DE PARIS.
joies de la }>ension, les plus douces de la vie; c'est priver de
tout bonheur les pauvres jeunes filles qui meurent avant dix-
huit ans ; c'est risquer de rendre méchantes pour la vie celles
qui survivent. Si à seize ans on ne voit qu'une espionne dans
une amie intime, quelle sécheresse d'âme rfaura-t-on pas à
vingt-cinq, lorsqu'on aura éprouvé de véiitahles trahisons !
Le réseau des établissements du Sao'é-Cœur qui couvre la
France est organisé avec une sagesse et un ordre admirables.
Une religieuse commet-elle une faute, elle passe dans un cou-
vent à cinquante lieues du premier, et tout est couvert par un
silence complet.
L'histoire des établissements religieux en France, de 18-50 à
1837, serait belle, mais difficile à écrire. Les personnes qui
agissent se sentent en présence du grand ennemi de la religion
catholique : la publicité, lequel amène ajjrès soi cet autre
monstre : l'examen persG?inel. Aucune opération ne laisse de
traces. Cette nouvelle Gallia chrisiiaiia aurait de beaux traits
à citer : cet homme du département du Yar qui donne sa for-
tune entière, 700,000 fr., à la religion.
Je ne connais qu'une chose que l'on fasse très-bien à Lyon,
on y mange admirablement, et, selon moi, mieux qu'à Paris.
Les légumes surtout y sont divinement apprêtés. A Londres, j'ai
appris {pie l'on cultive vingt-deux espèces de pommes de terre ;
à Lyon, j'ai vu vingt-deux manières différentes de les apprêter,
et douze au moins de ces manières sont inconnues à Paris.
A l'un de mes voyages, M. Robert, de Milan, négociant, an-
cien ofiicier, homme de cœur et d'esprit, acquit des droits à ma
reconnaissance, en me présentant à une société de gens qui sa-
vaient dîn?r. Ces messieurs, au nombre de dix ou douze, se
donnaient à diner quatre jours de la semaine, chacun à son tour.
Celui qui manquait au diner payait une amende de douze bou-
teilles de vin de Bourgogne. Ces messieurs avaient des cuisi-
nières et non des cuisiniers. A ces dîners, point de politique
passioniiHC, point de littérature, aucune j)rétenlion à montrer
de l'esprit ; Tunique affaire était de bien dîner. Un plat était-il
excellent, on gardait un silence religieux en s'en occupant Du
reste, cha(iueplat était jugé sévèrement, et sans complaisance
aucune pour le maître de la maison. Dans les grandes occasions,
REVUE DE PARIS. 49
ou faisait venir la cuisinière pour recevoir les compliiuenls, qui
souvent n'étaient pas unanimes. J'ai vu, spectacle touchant,
une de ces filles, grosse Maritorne de quarante ans, pleurer de
joie à l'occasion d'un canard aux olives ; soyez convaincus qu'à
Paris nous ne connaissons que la copie de ce plat-là.
Un tel dîner, où tout doit être parfait, n'est pas une petite af-
faire pour celui qui le donne, il faut être en course dès l'avant-
veille; mais aussi rien ne peut donner l'idée d'un tel repas. Ces
messieurs, la plupart riches négociants, font fort bien une pro-
menade de quatre-vingts lieues pour aller acheter sur les lieux
tel vin célèbre. J'ai appris les noms de trente sortes de vins de
Bourgogne, le î7m aristocratique par excellence, comme di-
sait l'excellent Jacquemont. Ce qu'il y a d'admirable dans ces
dîners, c'est qu'une heure après on a la tête aussi fraîche que le
matin, après avoir pris une tasse de chocolat.
Lyon abonde en poisson, en gibier de toute espèce, en vins
de Bourgogne; avec de l'argent, comme partout, on y a des
vins de Bordeaux excellents, et enfin Lyon a des légumes <iui
réellement n'ont que le nom de commun avec ceux que l'on ose
nous servir à Paris.
M. Robert, ancien capitaine de 1796, en Italie, ne savait i)as
seulement faire fortune, il inventait des idées plaisantes ; par
exemple, en me présentant à ces hommes admirables qui savent
si bien vibre au milieu de la morosité actuelle, il me donna un
rôle sans m'en avoir prévenu, et sut si bien mentir sur mou
compte, que, malgré mon ignorance, je ne déplus pas trop et je
m'amusai comme un fou en soutenant ces mensonges. Il fallait
vaincre ou périr.
Plusieurs fois j'eus l'honneur d'être invité. Je dois à ces mes-
sieurs de pouvoir louer quelque chose sans restriction.
En général, après dîner, on allait voir jouer aux boules aux
Brotteaux ; nous longions le quai Saint-Clair. Puisque je nomme
ce quai, il faut que je le loue. Le Rhône, lier, rapide, majestueux.
peut être large comme deux fois la Seine au Pont-^euf, mais il
a une toute autre tournure. Une ligne de belles maisons à cinq
ou six étages, exposées au levant, mais par m.alheur bâties
sous Louis XV, borde la rive gauche du fleuve, en laissant tou-
tefois un quai magnifique et garni en beaucoup d'endroits de
deux rangées d'arbres ; l'autre rive, du côté du Daui)hiué, n'a
i 5
5U REVUE DE PAPxiS.
jus(iiiMci que quelques pelites maisons toit basses, et dont les
jardins sont bordés par de grands peupliers d'Italie, arbre sans
physionomie. Ces maisons et ces arbres ne gâtent point trop la
vue. Au delà on aperçoit une plaine peu fertile, plus loin les
sommets des montagnes du Dauphiné, et 5 quarante lieues, sur
la gauciie. un petit trapèze couvert de neige : c'est le Mont-
Blanc. On petit juger de la pureté de l'air qu'on respire dans ces
maisons, qui ont la vue du Mont-Blanc ! On est tout à fait à la
campagne, et pourtant au centre de Lyon.
Cette vue du quai Saint-Clair est assurément vaste et impo-
sante. Les trottoirs garnis d'arlires, qui courent le long du
Rhône, ont une lieue d'étendue. Pour trouver quelque chose à
lui comparer, il faut songer à la vue que l'on a des maisons si-
tuées à Bordeaux, sur le quai de la Garonne et dans les environs
des allées d'arbres qui ont succédé au château Trompette. Le
Rhône est un fleuve trop sauvage pour avoir des bateaux. La
Garonne a des vaisseaux arrivant tous les jours de Chine ou
d'Amérique avec la marée ; et d'ailleurs, à une lieue par-di là la
rivière, on aperçoit une colline admirable et couverte d'arbres,
dont plusieurs sont fort grands. Nous avons passé en nous pro-
menant devant un petit hôtel, situé sur les bords du Rhône, près
de la barrière par laquelle on sort pour aller à Genève.
— Ah ! c'estia maison de la pauvre madame Girer de Loche, a
dit un de ces messieurs. Curiosité de ma part en remarquant
l'air attendri de celui qui parlait ; question : voici la longue ré-
ponse :
M™« de Loche était une jeune veuve, riche, jolie, aimable. Elle
avait perdu à dix-neuf ans un mari qu'elle avait épousé par
amour. Elle en avait vingt-cinq et résistait depuis six ans à tous
les hommages, lorsqu'elle alla passer l'automne au fameux châ-
teau d'Uriage, près de Grenoble.
Au retour, elle quitta son magnifique logement rue Lafont,
pour venir dans ce petit hôtel, dans un quartier éloigné, et en-
core elle ne le loua pas tout entier. Elle ne prit que le premier
étage. Un mois après, un jeune Grenoblois, qui avait un procès
à suivre à !-yon, cherchait un logement à bon marché, et s'ac-
commoda du deuxième étage de la maison dont le premier était
occupé par la belle veuve. Il allait souvent à Grenoble ; il revint
d'un de ces voyages avec deux ou trois domestiques, qui appar-
REVUE DE PARIS. 51
tenaient, disait-il, à sa mère, et qui avaient Tair fort ffaiiclip.
Celaient des maçons qui, en trois jours qu'ils i*ass(renl A
Lyon dans l'apparlement du jeune homme, lui firent un escalier
commode, masqué par une armoire, et à Taide duquel il pou-
vait descendre incojînito chez madame Girer. On remarqua que,
par une bizarrerie non expliquée, le jeune Dauphinois loua toute
la diligence pour ces trois domestiques de sa mère, et les ac-
compagna jusqu'en Dauphiné ; il ne revint que le lendemain.
Le procès prétendu dura longtemps ; ensuite le jeune homme
trouva des prétextes pour rester à Lyon. Il prit le goût de la pè-
che, et péchait souvent dans le Rhône sous les fenêtres de la
maison qu'il habitait.
Pendant les cinq premières années qu a duré cette intrigue,
jamais elle ne fut soupçonnée. La dame était ïlevenue plus jo-
lie, mais en même temps fort dévoie ; puis elle s'élalt plainte de
sa santé, et vivait beaucoup chez elle. Le monsieur allait pré-
senter ses devoirs à cette belle voisine une fois tous le» ans, vers
Noël. Lui-même passait pour dévot.
Cependant la dernière année, qui était la sixième de ce genre
de vie, on commença à soupçonner qu'il pouvait bien y avoir
quelque intelligence entre les deux voisins ; on prétendit, dans
la maison, que la dame écrivait souvent au jeune Dauphinois :
lui, si rangé autrefois, ne rentrait plus le soir qu'à des heures
indues. Vers l'automne, il partit pour Grenoble, comme à l'or-
dinaire ; mais il ne revint plus, et on apprit (pi'il s'était marié.
Il avait même épousé la fille d'un riche juif, qui avait [in nom si
ridicule, que je n'ose le répéter.
La dame fit venir des ouvriers de Valence qui exécutèrent de
grands changements dans son appartement. Elle avait l'air fort
malade. Elle se fit conseiller l'air du midi, ets'emi)an[ua sur le
bateau à vapeur, puis s'établit à la Ciofat ; mais un mois environ
après son arrivée dans cette petite ville, on la trouva asphyxiée
dans sa chambre. Elle avait brûlé son passeport et démarqué
son linge.
La justice fit interroger les ouvriers de Valence : ils déclarè-
rent que la dame les avait employés à détruire un escalier qui
montait au second étage de, la maison qu'elle habitait, et devant
laquelle nous venions de passer.
52 REVUE DE PARIS.
Une chose m'attriste toujours dans les rues de Lyon, c'est la
vue de ces malheureux ouvriers en soie ; ils se marient en comp-
tant sur des salaires qui tous les cinq ou six ans manquent tout
à coup. Alors ils chantent dans les rues; c'est une manière hon-
nête de demander l'aumône. Ce genre de pauvres dont j'ai pitié
me gâte absolument la tombée de la nuit, le moment le plus
poétique de la journée; c'est l'heure à laquelle leur nombre re-
double dans les rues. En 1828 et 29, je vis les ouvriers de Lyon
aussi bien vêtus que nous, ils ne travaillaient que trois jours par
semaine, et passaient gaiement leur temps dans les jeux de
boules et les cafés des Brulteaux.
Un gouvernement courageux pourrait exiger du clergé de
Lyon de ne pas pousser les ouvriers au mariage. On agit dans
le sens contraire, on ne prêche autre chose au tribunal de la pé-
nitence.
Ces ouvriers de Lyon fabriquent des étoffes admirables d'éclat
et de fraîcheur, dans la chambre qu'ils habitent, entourés de
toute leur pauvre famille. Toute la journée le plus jeune associé
des maisons de soierie de Lyon court de chambre en chambre
(on compte quinze mille de ces ateliers), et paie ces ouvriers selon
le degré d'avancement de leur ouvrage ; ce faisant, cet associé ga-
gne 6,000 francs par an. Lui, sa femme-et ses enfants en man-
gent 5,000. et ils mettent de côté 1,000 francs, qui, après qua-
rante ans de travail, deviennent 100,000. Alors le père de famille
se relire dans quelque maison de campagne, à quatre ou cinq
lieues de sa patrie. Mais si, au milieu de cette vie si tranquille, il
survient une émeute, le Lyonnais se bat comme un lion. Cette
vie douce, prudente, égale, sans nouveauté aucune, qui me fe-
rait mourir infailliblement au bout d'une couple d'années,
enchante le Lyonnais. Il est amoureux de sa ville. Il parle avec
enthousiasme de tout ce qu'on y voit. C'est ainsi que l'on vient
de me conduire à une merveille; c'est une salle située quai Saint-
Clair, et où six cents personnes boivent de la bière ensemble
tous les dimanches.
Sur la rive gauche du Rhône, Lyon avait en Dauphiné un petit
faubourg qui s'appelle la Guillotière, et qui est devenu depuis
peu une ville de vingt-quatre mille habitants. Par malheur le
Rhône tend à quitter Lyon et à se jeter sur la Guillotière. Il est
question depuis vingt ans de faire une digue formidable, mais
REVUE DE PARIS. 53
jusqu'ici on n'a pas réussi; sous la restauration, les jésuites s'é-
taient emparés de la direction de cette digue. Ces messieurs
étaient arrivés à celte affaire comme dirigeant celles de Thôpilal
qui a des biens sur Tune et Taulre rive du Rhône. Mais la diffi-
culté dépend de la nature, et l'intrigue n'y peut rien : la digue
est à faire. On raconte des menées curieuses, mais qui prendraient
six pages. Au reste, on m'a dit tant de choses contradictoires et
singulières sur l'histoire de la digue du Rhône, que j'aime mieux
ne rien spécifier.
La Guillotière s'appuie à de grandes fortifications élevées sur
la rive gauche du Rhône vis-à-vis la Croix-Rousse, et la bravoure
reconnue des habitants rendrait ce faubourg imprenable, si ja-
mais le roi de Sardaigne venait l'assiéger.
On ne s'attendait guère
A voir le nom du roi venir en cette affaire.
Mais croirait-on qu'il y a des gens à Lyon qui veulent faire de
ce prince un épouvantail pour leurs concitoyens?
Le malheur de cette ville le voici : on se marie beaucoup trop
à la légère. Le mariage au xix"? siècle est un luxe, et un grand
luxe ; il faut être fort riche i)our se le permettre. Et puis quelle
manie de créer des misérables ! Car enfin le fils d'un bourgeois,
d'un monsieur, comme on dit à Lyon, ne se fera jamais me-
nuisier ou bottier. Tant que l'empereur a fait la guerre, on a pu
se livrer sans grands inconvénients à ce goût patriarcal d'avoir
des enfants. Mais depuis I8I0, donner un état à un jeune homme
de seize ans n'est pasune petite affaire, et cet embarras des pères
de famille peut fort bien devenir un embarras sérieux pour le
gouvernement.
Le plus simple serait d'avoir des prêtres qui fissent un péché
de cette manie d'appeler à l'existence des êtres auxquels on ne
peut pas donner de pain ; mais ces messieurs travaillent dans un
sens absolument opposé.
Aux États-Unis on se marie imprudemment; mais le jeune
Américain a toujours la ressource d'acheter cinquante arpents
de forêt avec 250 francs, un esclave avec 2,000, des ustensiles
de culture et des vivres pour six mois, moyennant 1,000 francs,
«t après celle petite dépense, lui, sa femme et leurs enfants peu-
54 REVUE DE PARIS.
vent aller cacher leur misère dans la forêt vierge qui borde leur
pays et en fait toute la singularité. Il est vrai que le défricheur
doit êli-e charpentier, menuisier, boucher, et souvent, la première
année de son établissement, lui et sa femme couchent à la belle
étoile; mais il a la perspective infiniment prol)able délaisser une
belle ferme à chacun de ses enfants.
Comparez à ce sort celui d'un malheureuxjeune homme, fils
d'un négociant de Lyon, fort pieux, sachant le latin, ayant lu
Racine, accoutumé à porter un habit de drap fin, et qui, à vingt
ans, à la mort de son père, se trouve lancé dans le monde avec
l'habitude de ce que l'on appelle /es plaisirs et huit cents livres
de rente. Voilà où mène le mariage au xix^ siècle. En France,
le paysan seul peut se marier: sous d'autres noms, il se trouve
dans le cas du défricheur américain. Son petit garçon de sept
ans gagne déjà quelque chose; c'est pour cela qu'il ne veut pas
qu'on le lui enlève pour lui apprendre à lire.
Mais ces idées sont désolantes.
C'est par une raison semblable que je ne parlerai pas des deux
émenles de 18ôl et 1854. Il y eut des erreurs dans l'esprit des
Lyonnais, mais ils firent preuve d'une bravoure surhumaine.
On m"a prêté par grâce spéciale un manuscrit de deux cents
pages d'une petite écriture très-fine ; c'est une histoire jour par
jour et fort détaillée des deux émeutes. Un jour elle paraîtra ;
tout ce qu'il m'est permis à^tn dire, c'est qu'elle contredit à peu
près tout ce qui a été publié jusqu'ici.
Lorsqu'on se trouve à Lyon avec un homme âgé, il faut le
mettre sur \ft fameux siège de 1795. Si les alliés, ennemis de la
France, avaient eu Fombre de talent militaire, ils pouvaient
de Toulon remonter le Rhône, et venir au secours des Lyonnais.
Heureusement, à cette époque, les hommes de génie seuls sa-
vaient faire la guerre.
Après la piise de Lyon , on conduisait une cinquantaine de
Lyonnais attachés par le bras, deux à deux, à la plaine des Brot-
teaux où on les fusillait. Tout en marchant, un de ces braves
gens parvient à déliera moitié son bras droit lié au bras gauche
de son compagnon d'infortune.
— Achevez de vous délier;, dit-il à voix J)asse à celui-ci, et à la
premièie rue <pie nous rencontrerons à droite ou à gauche. sau-
vons-nous à toutes jam])es.
REVUE DE PARIS. 55
— Que dites-vous là? répond le compagnon indigné, vous
allez me compromettre î
Ce mot peint le courage mouton de l'époque, et la petite
quantité de présence d'es[:rit dans les danfïers, qu'une civilisa-
lion étiolée avait laissée aux Français, Ce n est point ainsi qu'on
en agissait du temps de la Ligue; à voir les naïfs et admirables
journaux de Henri 111 et de Henri IV. on dirait un autre peui)le.
Ce n'est point ainsi qu'il faudrait en agir si. par impossible,
la terreur reparaissait en France. On doit se faire tuer en es-
sayant de tuer riiomme qui vous arrête. L'n jmine homme ne se
laisserait plus enlever de chez lui et conduire en ])rison par deux
vieux officiers nuinicipaux. Chaque arreslatiim deviendrait une
scène pathétique, les femmes s'en mêleraient; il y aur.iit des
cris, etc., etc. La mode viendrait de faire sauter la cervelle à
qui veut vous arrétpp.
LA MASCARADE.
0 Volupté divine, ô fille de la Grèce,
'Sée un jour dans le bois frais et mystérieux
Où l'homme s'endormit auprès de la déesse,
Qui, sur ton lit de fleurs, dans ta plus molle ivresse,
Quand (ombent dénoués tes humides cheveux,
Lèves encor le front et regardes les cieux.
Volupté, pâle sœur de la mélancolie.
Oui laisses par instant treisbler sous ton cil blond
Des larnies de cristal que le plaisir essuie.
Et souvent de soucis te couronnes le front.
Toi qui tiens dans tes mains le vin pur de la vie.
Et ne vides jamais la coupe jusqu'au fond.
Céleste Volupté, qu'étais-tu devenue
En ces jours de démence et de folles clameurs,
Où l'orgie insensée encombrait chaque rue,
Quel asile sacré, quels marbres protecteurs.
Déesse, ont abrité ta belle gorge nue
Et ton front plein de charme, et tes grands yeux en pleurs?
C'est que jamais aussi de vivante mémoire
On n'avait vu torrent s'épandre à plus grands flots 5
Jamais le vice impur à ces beaux jours éclos
.\e s'était au soleil mis avec plus de gloire,
Jamais sur les chemins, dans la nuit froide et noire,
Plus de gestes hardis et d'obscènes propos.
REVUE DE PARIS. 57
Ecoutez, écoutez ces cris que rien ne lasse,
Ces étranges rumeurs, ces hurlements dans l'air,
Ces liouras à briser des poitrines de fer :
Frères, battez des mains, voici le char qui passe ;
La trompe retentit comme pour une chasse.
Que mène dans la nuit le spectre de AVeber.
0 spectacle! ô misère! ô triste comédie !
Que sont tous ces haillons tissés de pourpre et d'or ;
Ces fangeux oripeaux qui peudent sur le bord,
Et que la roue effleure ? Hélas ! que signifie
Cet ignoble manteau dont s'affuble la Vie,
Plus triste que le drap qui recouvre la Mort?
Les voilà tous, vêtus de loges purpurines,
Coiffés du diadème, et le fouet à la main !
Les voilà tout repus, qui sortent du festin.
Entraînant sur leurs pas, à travers les bruines,
Les filles de la rue, immondes héroïnes
D'un jour qui, Dieu merci ! n'a pas de lendemain.
Voyez dans le brouillard fuir la troupe rapide j
La raillerie infâme et le scandale avide
Portent leurs doigts flétris sur la pure beauté,
Et souillent du venin de leur bouche livide
Tout ce qu'on a béni de tout temps et chanté
Sur cette froide terre où vit l'humanité.
Ce vieillard affublé de honteuses guenilles.
Qui se fait une croix avec ses deux béquilles,
C'est le pape de Rome, entouré de sa cour;
Voici des empereurs, hélas ! voici des filles,
Qui livrent aux échos effrénés de ce jour,
En le prostituant, le nom sacré d'amour.
Et sur le plus haut point du charriot immense,
Frères, voyez encor, ô suprême démenc2!
Pâle, l'œil hébété, le linceul sur le dos.
Laissant le vent d'hiver souffler dans ses vieux os.
58 REVUE DE PARIS.
Voilà riiorrible Mort qui sourit et balance
Sur tous les curieux le tranchant de sa faux.
0 jeune homme hardi qui dans le grand vesliaire
Où tes avides mains fouillaient avec transport,
N'as pour déguisement su trouver qu'un suaire,
Et qui peux à ce point railler l'iiorrihle Mort,
De quel nom t'appeler, fils aîné de Voltaire,
Ironique railleur, philosophe, esprit fort ?
Où va ce charriol que le délire emporte ?
Les chevaux, l'œil en feu, hennissent dans la nuit.
Partout sur son passage on l'accueille avec bruit,
La trompe raccompagne et la flamme l'escorte,
Et l'Usure boiteuse en souriant le suit.
Où s'arrêtera-t-il enfin, à quelle porte?
Où vont ces chœurs grossiers de filles sans aveu?
Où vont tous ces pierrots sous leur calotte noire,
Ces insensés vêtus de robe dérisoire.
Oui toussent à plaisir et qui se font un jeu
De nos infirmités, et refusent d'y croire,
Et vont niant le mal comme s'il était dieu.
La flamme échevelée, et la trompe sonore,
Où vont-elles. Seigneur, à travers les brouillards?
Et ces exténués, sans souffle et sans regards,
Où vont-ils? Jeunes gens ce matin à l'aurore,
Ils s'inclinent ce soir ainsi que des vieillards.
Où vont-ils, où vont-ils, les coursiers de Lenore?
0 toi qui sans trembler sièges an plus haut point,
Dans ton linceul, ô loi dont la vue inquiète
Semble chercher sans cesse à pourvoir à tout soin,
La station prochaine est-elle encor bien loin?
En quel splendide lieu finiront-ils la fête?
Or, voilà tout à coup que la troupe s'arrête.
Le compagnon vêtu du funèbre manteau,
Sans retard le premier quitte son empyrée.
REVUE DE PARIS. 59
Et d'une marche encor lente et mal assurée,
S'approche de la porte et lève le marteau,-
Et la troupe, de vin et de joie enivrée,
Se rue ardente au fond du splendide tombeau.
Car c'est là, sous les murs du vaste mausolée,
Là que cent voix de cuivre entonnent leurs accords,
Ouela confusion ardente, échevelée.
L'un sur l'autre à l'envi précipite les corps,
Et souiïle sur la i)lace une affreuse mêlée
Où, comme la vertu, la débauche a ses morts.
Nuits, lamentables nuits de joie et de démence!
Où celte flamme pure et les divins rayons
Que Dieu met dans les cœurs, pour nourrir l'espérance
Et pour alimenter le feu des i)assions,
De lubriques reflets enluminent les fronts
Où la vie, au hasard, sans profit se dépense!
0 vous qui préférez, quand vous pouvez choisir,
Les honteuses sueurs de ces fêtes iascives
Au travail obstiné qui tente l'avenir,
Jeunes gens, de ces lieux ordinaires convives,
Fils de ce siècle impur, empressés de jouir.
Ne vous reste-t-il plus, hélas ! de places vives
Par où l'ambition vous puisse mordre au cœur?
Toute source d'amour et de joie et de vie,
Sur vos lèvres déjà s'est-elle donc tarie?
Avez-vous épuisé le fiel de la douleur.
Et dans l'ombre, pieds nus et le front en sueur.
Suivi trente ans la Gloire ou la Philosophie?
Le destin s'est-il fait un jeu de vous briser?
Avez-vous au tombeau déjà mis vos familles?
Les beaux lys du printemps que Dieu faisait pousser
Sont-ils donc à jamais tombés sous les faucilles?
K'aimez-vous plus les fleurs, les chants, les jeunes filles?
Ne respirez-vous plus le ciel dans un baiser?
60 REVUE DE PARIS.
Que vous allez ainsi, sans haine ni colère,
Sur d'infâmes tréteaux souiller vos cheveux blonds,
Effeuiller sous le vent de ces tristes maisons
Vos nuits, vos belles nuits d'amour et de prière,
Et traîner dans le vin, la boue et la poussière,
Le lin encor si pur de vos illusions !
Heivri Blaie.
SALON DE 1838.
M. DELACROIX. —M. GIGOUX.
PREMIER ARTICLE.
Pour qu'une œuvre d'art soit complète, il faut deux conditions :
qu'elle satisfasse au goût des artistes et au goût de tout le monde.
Or, l'art de notre temi)3 est loin d'obtenir ce résultat. Au con-
traire, il est remarquable que le sentiment des vrais artistes et
k sentiment du public sont aujourd'hui en dissidence. Ne serait-
ce point que nous assistons à quelque enfantement d'un art
nouveau? Le peuple, agité parla crise sociale, se trouve presque
indifférent au mouvement poétique. A vrai dire, l'art n'a pas,
dans la société actuelle, l'importance qui lui appartient. La
préoccupation politique absorbe toutes les autres. La politique
est l'élément vivace et dominateur de notre époque. Les masses
ne s'intéresseront vraiment aux travaux de l'art que lorsqu'ils
seront inspirés par les désirs et les besoins de la civilisation.
Mais l'école française contemporaine, il faut bien en convenir,
fait encore de l'art pour l'art. Vienne donc l'art pour la pensée.
Pourquoi, à certaines phases de l'histoire, les beaux-arts ont-
ils excité de si profondes sympathies? C'est que l'art reposait
alors sur une réalité populaire et générale. Ainsi, chez les
Grecs, l'art était en ([uelque sorte une institution politique. Ainsi,
au moyen yge, les chrétiens portaient en triomphe les images
de la Vierge et de Jésus. Ainsi, à la renaissance, l'art contribuant
à l'œuvre révolutionnaire qui tourmentait tous les esprits, et
surtout le peuple, c'est à dire à la transformation du spiritua-
3 6
62 REVl'E DE FARIS.
lisme exclusif, eut une importance fondamentale et non con-
testée. Mais, depuis la renaissance, l'art devenu fragmentaire
et individuel, s'est mis au service des privilégiés. Pour ne parler
que de la France, Tari s'est fait grand seigner sous Louis XIV,
débauché sous Louis XY, bourgeois sous le roi-citoyen. Cepen- '
dant la tendance qui doit amener un nouvel art auquel le peuple
s'intéresse, s'est manifesté véritablement dans la peinture sévère
de David le conventionnel. Mais David avait bien assez à faire
de renouveler la substance et rinsjjiration de l'art sans créer la
forme du même coup. Dans ses tableaux d'histoire, Louis David
a indiqué la direction philosophique et politique de l'art mo-
derne. 11 restait à rajeunir la forme, et telle fut l'œuvre de la
révolution romantique, accomplie aujourd'hui. Nous avons vu,
depuis quinze ans, les artistes, remués par l'inquiétude et le
pressentiment, interroger toutes les pratiques et tenter toutes les
expériences. Le 93 poétique est à sa fin, et il en sortira, comme
de la révolution française, une féconde solution. De même qu'en
politique il s'agit de concilier l'autorité et la liberté, la société
et l'individu, de même, en matière d'art, il faut arriver à Tin-
dividualité de la forme, traduisant une inspiration sociale et
commune à tous. Aujourd'hui la peinture ne réalise guère qu'un
des deux termes du problème. C'est la raison de cette dissidence
que nous signalions en commençant.
Quel est, en effet, le caractère de notre école contemporaine?
Elle se divise en quatre ou cinq groupes différents, qui s'adres-
sent aux artistes ou aux bourgeois, et non point à la foule. Il y
a l'école résurrectionniste de M. Ingres, qui. à l'imitation des
Allemands, cherche à restaurer le style du XVIe siècle ou même
du XVe. Mais le passé ne se redresse point à la voix d'un
honune, si puissante qu'elle soit. Les rares applaudissements de
quelques enthousiastes ne sauraient dispenser tout à fait de te-
nir à son époque par des liens solides et réels. L'école de M. In-
gres aura servi à exhumer plusieurs éléments essentiels de
l'art, qu'il importait de remettre au jour ; mais il nous pa-
raît qu'elle est destinée à une mission exceptionnelle et transi-
toire.
Deux autres écoles sont en possession de la faveur pu])lique,
ou plutôt de la faveur bourgeoise : l'école positive de M. Paul
Delaroche, et l'école qu'on pourrait appeler fashionahle . repré-
REVUE DE PARIS. 63
senlée par MM. Camille Roqueplan, Clément Boulanger, Eugène
Devéria, Decaisne, Winterhaller, Dedreux Dorcy, Lépaulle et
Dubiife. L'école réaliste de M. Paul Delaroche est la plus nom-
breuse et la plus fêtée. Elle a rallié uiie partie des débris de
Taucienne école académique; elle trône en souveraine à Tîn-
stitut et se partage les commandes des travaux publics.
Mais au-dessus de ces conventions éphémères, il y a un
groupe de peintres indépendants qui poursuivent, chacun dans
la voie de son originalité, la rénovation de l'art contemporain.
Ceux-ci ne reconnaissent point de chef ni de système exclusif.
Ils aiment Raphaël comme Rubens, et Rembrandt comme le
Corrége. ils acceptent toutes les faces de l'existence universelle,
et vont puiser aux sources éternelles de toute poésie, la nature
et l'humanité.
Celte année, le succès du Salon est pour les peintres indépen-
dants. La vieille école académique a disparu tout à fait. M. In-
gres est absent. L'école réaliste est privée de son chef, M. Paul
Delaroche. Quanta toutes ces grandes batailles qui se passent
entre un cheval, deux ou trois armures de carton et quelques
chapeaux empanachés, la critique n'a rien à y voir. Nous avons
donc résolu d'examiner seulement les œuvres dont le caractère
peut servir au développement de l'art français, laissant de côté
la foule des imitations.
La plus belle peinture de l'exposition est la Médée de M. Eu-
gène Delacroix. Médée, poursuivie, est sur le point de tuer ses
fils. Elle serre convulsivement, entre sa taille et son bras, un
de ces blonds enfants qui agite ses petits pieds. Accroupie der-
rière un rocher, elle écoute avec inquiétude, et tout à l'heure
elle va user de son poignard. Ses cheveux flottent en désordre,
et son œil lance des flammes. Il y a une fatalité terrible sur sa
tète dressée comme une tête de serpent. La tournure de son
corps exprime la rapidité du mouvement et le tumulte de sou
âme. Personne n'a, au même degré que M. Delacroix, cette fou-
gue d'impression, si l'on peut ainsi parler. M. Delacroix saisit
une image; juste au moment le plus dramatique et le plus pas-
sionné. 11 la jette sur la toile, toute palpitante et sans qu'elle se
refroidisse parles lenteurs de Texécution. Ses compositions ont
ainsi toute la vivacité d'une esquisse et toute la puissance d'une
œuvre terminée.
64 REVUE DE PARIS.
Mais ce qui place surtout 31. Delacroix au-dessus des peintres
contemporains, c'est le sentiment de la couleur. Je dirais volon-
tiers que M. Delacroix est le seul coloriste de toute l'école fran-
çaise. Sans imiter Rubens ou Murillo, ou les Vénitiens, ces
jjrands maîtres de la lumière, M. Delacroix est arrivé à une har-
monie de nuances et à une puissance de ton merveilleuse. Le
clair-obscur des chairs est fin et transparent comme les demi-
teintes du Corrége. Les étoffes sont éclatantes comme celles du
Véronèse. avec plus de souplesseet de douceur; et puis, c'est un air
chaud qui caresse les formes et qui joue sur toute la toile. Il y a
une aisance incomparable dans la touche et qui annonce un ar-
tiste habitué à la grande peinture. M. Delacroix a gagné en-
core plus de sûreté dans sa prati((ue depuis ses guirlandes de
fresque à la chambre des députés, outre qu'il a fait là un chef-
d'œuvre.
Une autre qualité qu'on a contestée quelquefois à l'auteur du
Massacre de Scio, et qui se révèle puissamm.ent dans la Médée,
c'est le sentiment de la beauté, non pas de la beauté froide et
immobile, mais de la beauté qui a sa source dans les agitations
du cœur. Il y a peut-être une beauté mathématique et positive,
résultant d'un certain rapi)ort dans les proportions, c'est la
beauté matérialiste. Mais ce magnétisme inexplicable qui vous
attire et vous étourdit en faisant vibrer vos sentiments les plus
intimes, cette beauté-là est familière à M. Delacroix; c'est la
beauté idéale, dont les natures privilégiées portent le type en
elles-mêmes. Elle réside plutôt dans le sujet que dans l'objet,
pour employer la langue métaphysique des Allemands. Sans
être réellement écrite dans la création qui nous charme, elle
éveille au fond de notre âme ces rêves mystérieux de l'infini par
lesquels l'homme communique avec le surnaturel.
M. Delacroix a encore, au Salon, quelques petites toiles fran-
chement peintes et d'une ardente couleur. La scène des Convîil-
sionnaires de Tanger se prêtait bien à l'emportement drama-
tique de son talent. M. Delacroix aime l'Orient, et sa vive
lumière, et ses riches costumes. 11 peut y déployer à l'aise toutes
les ressources de sa palette et les caprices de son imagination.
L'Orient a déjà inspiré à M. Delacroix une de ses plus fines
peintures, les Femmes d'Jlger, qui sont maintenant au Luxem-
bourg. Le Kaïd et /'Inférieur d'uîie cour à Maroc sont deux
REVUE DE PARl^i. 65
petites compositions très-pittoresques et très -bien disposées.
L'œuvre capitale du salon, et la plus remarquée, après la
Mèdée d^ M. Delacroix, est la Cléopâtre de M. Gigoux. C'est la
même grande toile que le jury avait refusée l'an dernier. Cette
fois, messieurs de l'Académie se sont résignés à l'admettre, en
compensation de tous les papiers peints qu'ils exposent pour
leur compte. Mais il semble que par pudeur ils aient voulu dis-
simuler l'injustice de leur précédent refus. Ils ont eu soin de
faire placer cette belle composition sous un jour qui ne permet
pas de la voir. La lumière glisse de travers et donne des reflets
éblouissants, si bien que cette peinture colorée paraît terne et
grise.
Il nous est pénible de revenir chaque année sur les iniquités
du jury académique • mais la censure de l'Institut n'a pas craint
de s'adresser même aux gloires les plus éclatantes de l'art con-
temporain ; elle a forcé à la dignité de la retraite des artistes de
premier ordre, comme MM. Decamps et Barye, qui ne veulent
plus s'exposer désormais à de nouveaux refus. Le public seul y
perdra. Il y a d'autres exclusions bien plus déplorables, quand
elles portent sur des artistes dont le talent a besoin de publicité.
Certains noms ont le privilège d'être constamment repoussés,
sans examen, je suppose, et assurément sans raison. C'est un
droit exorbitant attribué à ce tribunal exceptionnel, un droit
de vie et de mort, exercé en dehors de tout contrôle par une
douzaine de dictateurs obscurs et souvent malintentionnés.
Personne n'a compris la rigueur du jury appliquée au tableau
de M. Gigoux. C'est une œuvre calme et consciencieuse, long-
temps méditée et réussie en grand artiste. Après le Léonard de
Vinci, exposé en 1836, M. Gigoux résolut d'entreprendre quel-
que autre immense composition. Mais auparavant, et comme
une étude préparatoire, il avait besoin devoir l'Italie. Le Musée
du Louvre ne lui suffisait plus. Il voulait remonter à la source
de ces trésors. Il partit pour le pays de l'art ; il visita Milan,
Venise, Rome et Florence, Pise et le Campo-Santo. 11 en a rap-
porté de magnifiques dessins d'après Benozzo Gozzoli, d'ai)rès
André del Sarto, Raphaël et Michel-Ange, et des copies à l'huile
de quelques éclatants moi-ccaiix des Vénitiens.
L'Italie a développé chez M. Gigoux des ressources inatten-
dues. Le côté par où l'on pouvait attaquer l'auteui- du Léonardj
6.
66 REVUE DE PARIS.
c'était une certaine pesanteur de louche, quelque roideur de
dessin, un peu de monotonie dans la couleur, et l'aspect mat des
chairs. Ces imperfections qui tenaient aux qualités opposées,
c'est-à-dire à la fermeté du pinceau, à la gravité des lignes, à la
solidité des teintes, ont disparu tout à fait dans V Antoine et
Cléopâtre essayant des poisons sur leurs esclaves.
Le lieu de la scène offre quelque analogie avec le portique du
Bepas chez le Pharisien, de Paul Véronèse. Plusieurs colonnes
de granit s'élèvent de chaque côté au premier plan. Le milieu
est occupé par un trône couvert de coussins et de tapis on-
doyants. Antoine et Cléopâtre président à la fête. La reine d'E-
gypte, drapée d'étoffes à fleurs d'argent, le bras nonchalam-
ment appuyé sur la cuisse de Marc -Antoine, regarde d'un air
blasé l'agonie de deux belles esclaves empoisonnées. Les coins
abaissés de sa bouche expriment l'insouciance; maison sent sous
la chair comme un petit frémissement intérieur, une titillation
de plaisir. Antoine regarde sa voluptueuse maîtresse. Leur jeune
fils avance sa tète curieuse par-dessus l'épaule d'Antoine. Et là,
autour d'eux, il semble que tous les restes du monde païen ex-
pirant se soient donné rendez-vous ; il semble que la civilisation
romaine et la civilisation d'Orient s'embrassent pour la dernière
fois et célèbrent leur double trépas. Voici des Grecs dégénérés,
un peuple pâle, usé comme une vieille coquette, un peuple élé-
gant, maisfanéj Apollon rachitique. Voici des Romain:, à la tête
large et instinctive, un type matériel et fort, comme la mission
politique qu'il a accomplie. Voici le jeune roi de Perse, Césarion,
le fils de César et de Cléopâtre, vêtu d'étoffes rouges à broderies
d'or ; il est adossé à une colonne et se courbe tranquillement
pour mieux jouir du coup d'oeil. Voici des femmes jaunes d'A-
lexandrie, des princes nubiens, d'un noir luisant, lis sont là,
tous ennuyés ou indifférents, abrutis et blasés, et pourtant avi-
des d'émotions. Ils sont là, tous couronnés de fleurs comme une
ronde de fantômes qui s'évanouiront au grand jour. Et, en effet,
le Christ naissait vers ce temps là, dans l'étable de Bethléem.
Au coin de cette page historique, écrite avec l'àpre vérité de
Tacite et la sincérité de Plutarque, l'avenir est indiqué entre
toutes ces gigantesques ruines du passé. L'avenir, c'est un
grand et noble jeune homme, un Gaulois des légions d'Antoine,
qui brise sa couronne et quitte la fête. 11 s'indigne de celte féro-
REVUE DE PARIS. W
cité calme et froide ; il proteste contre ce passe-temps de rois.
C'est cette race neuve, ardente et vivace, qui est destinée à suc-
céder aux derniers païens et à renouveler rhumanité.
Le fond est rempli de figures de toutes sortes, d'Égyptiens,
de rois barbares, d'esclaves qui entretiennent les cassolettes
d'encens, ou qui circulent portant des vases et des parfums. A
droite, on emporte les morts ; les monuments de la ville, les
obélisques, se dessinent dans le lointain.
Le foyer du drame est au premier plan, sous les pieds d'An-
toine et de Cléopâtre. Là, étendue par terre, une esclave blan-
che, à demi nue, se tord sur le cadavre d'une autre victime. Sa
tête est renversée convulsivement; ses yeux sont ternes et
bleuis; sa gorge palpite, et les artères de son beau col semblent
prêtes à se rompre. Ses bras contractés pressent ses flancs ; sa vie
va s'envoler. Le poison a merveilleusement agi. Les princes doi-
vent être contents, le bourreau aussi. Le bourreau joue très-bien
son rôle. C'est un Égyptien de la troisième caste. Il est accroupi
sur le marbre, à deux pas de ses martyrs. Il lève la tête vers ses
maîtres avec un air satisfait, sollicitant l'approbation, comme
un chien qui demande une caresse. Près du bourreau sont ses
instruments t!e fête royale : quelques fioles, de petits serpents,
et un charmant petit coutelas, au besoin, pour ne pas laisser
languir la jouissance des maîlres : car ils paraissent très-pressés
de jouir. Ils sentent bien qu'il faut profiter du temps et que le
vieux monde va finir.
Telle est à peu près la description de cette grande épopée,
aussi exactement que la parole peut exprimer les richesses de
la peinture. On voit que l'auteur comprend l'époque de dissolu-
tion qui sépare l'antiquité du monde moderne. Chaque peuple,
chaque individu a sa physionomie originale et profondément
sentie : la vérité des allures et des costumes se joint encore à
l'intelligence historique. C'est une pensée conçue avec maturité,
analysée dans ses moindres détails, et largement traduite. L'exé-
cution ofiFre de rares qualités à un degré supérieur. La lumière
inonde toute la toile et donne une transparence harmonieuse
aux tons les i)lus solides et les plus empâtés ; en même temps,
la touche est facile et coulante : c'est là l'incontestable progrès
du talent de M. Gigoux. Sa couleur grasse, onctueuse, ferme, a
acquis la limpidité, et surtout la légèreté j les tons mats ont pris
68 REVUE DE PARIS.
un éclat éblouissant ; les chairs ont pris du sang et de la circu-
lation ; les draperies sont devenues simples, moelleuses et flot-
tantes. Le dessin est plus à Taise, les attitudes plus mouvemen-
tées, sans perdre de leur sévérité : on sent que le peintre est
niaitre de sa science et qu'il commence à la dominer. Jusqu'ici
M. Gigoux a marché avec circonspection, ne sacrifiant jamais
le sens commun au caprice, réprimant à dessein une verve dont
il a fait preuve dans le Gil Blas, se rendant compte de toutes
choses par l'expérience, comme un homme qui s'est formé tout
seul. M. Gigoux a besoin d'être sûr de lui-même ; ce n'est point
une organisation de hasards, d'aventures et de fantaisies ; c'est
une nature carrée et logicienne j il procède plutôt par réflexion
que par spontanéité. Un tel homme ne fera jamais d'écarts dan-
gereux ; son audace s'appuie toujours sur la prudence. Vous
pouvez disséquer ses œuvres ; vous y trouverez toujours une
charpente forte et bien liée, des muscles solides, des vaisseaux
coulants et souples ; tout y est bien en place : seulement les
nerfs n'ont jamais l'agilité de la fièvre. C'est là peut-être ce
qu'on pourrait contester à M. Gigoux, l'en-train et la palpita-
tion, la passion et l'élan. Mais, si son imagination est sobre,
quelque peu froide et reposée, il a aussi, par contre, les qualités
de ses défauts, la convenance, la droiture du goût, une raison
irréprochable. Toutes les natures ont leurs faces spéciales, par
où elles sont belles et utiles ; la fougue et les emportements
éclipsent-ils le calme et la réflexion ? Le Caravage ne saurait
exclure le Dominiquin.
Et puis, la pratique de M. Gigoux a toute l'audace et la viva-
cité qui manquent peut-êlre à ses conceptions. Aucun peintre
ne manie la brosse plus magistralement que lui. Il couvre une
toile à plaisir, de premier coup, sans hésitation et sans retours.
Il est sûr de sa palette et de sa couleur. Aussi, ce jeune homme,
qui n'a jamais eu de maître, est-il le maître d'une nombreuse
école qui ne sait faire mieux que de l'imiter jusque dans ses
Ions de prédilection, dans ses demi-teintes et ses lumières par
plans étendus. Il y a, au Salon, plusieurs tableaux de l'école de
M. Gigoux.
Dans VAntoine et Cléopâtre, M. Gigoux a donc concentré
toute sa puissance de grand praticien. Les nus sont modelés
avec une science et une piofondeur pleines de variété. Le torse
REVUE DE PARIS. 69
vigoureux du bourreau égyptien est ferme comme l'anatomie
du Titien ou de l'école vénitienne, tandis que les chairs de l'es-
clave blanche, qui se débat contre la mort, rappellent la peau
veloutée des syrènes de Rubens.
Après MM. Delacroix et Gigoux, nous passerons en revue les
tableaux de MM, Brune, Ziegler, Jeanron, Riezener, Henry
Sclieffer, Gallait, Muller, Roqueplan, Winterhalter et autres. Ce
sera l'objet du second article. Les paysagistes viendront ensuite,
et nous finirons par la sculpture.
T. Thoré.
LE SINAI.
(llBPRESi^îO:^^^ 0E VOYACÎE.)
I. — ALEXANDRIE.
Le 22 avril 1830, vers six heures du soîr, nous fûmes inter-
rompus au milieu de notre dîner, par le cri: terre ! terre!
poussé à bord du brik le Lancier, qui nous ct7nduisait, MM. Tay-
ior, Mayer et moi, en Egypte. Nous montâmes rapidement sur
le pont, et, aux derniers rayons du soleil couchant, nous sa-
luâmes l'antique sol des Ptolémées.
Alexandrie est une plage de sable ; un grand rub:jn doré,
étendu à fleur d'eau : à son extrême gauche, ainsi <{ue la corne
d'un croissant, s'avance la pointe de Canope ou d'Aboukir, selon
que l'on veut penser à la ds^faite d'Antoine ou à la victoire de
Murât. Plus près de la ville s'élèvent la colonne de Pompée et
l'aiguille de Cléopâtre, seules ruines qui reslenf, de la cité du
Macédonien. Entre ces deux monuments, près d'un bois de pal-
miers, est le palais du vice-roi, mauvais et pauvre édifice blanc,
bâti par des architectes italiens. Enfin, de l'autre côté dw port,
se détache sur le ciel une tour carrée, bâtie par les Arabes, et au
pied de laquelle débarqua l'armée française, conduite par Bona-
parte. Quant à Alexandrie, cette antique reine de la Basse-
Sgypte, honteuse sans doute de son esclavage, elle se cache der-
rière les vagues du désert, au milieu desquelles elle s'élève
comme une île de pierre sur une mer de sable.
Tout cela était sorti successivement de la mer, et comme par
magie, A mesure que nous approchions du rivage; et cependant
REVUE DE PARIS. 71
nous n'avions pas échangé une parole, tant notre esprit était
plein de pensées, et notre cœur de joie. Il faut être artiste, avoir
rêvé longtemps un pareil voyage, avoir touché, comme nous
venions de le faire, à Palerme et à Malte, ces deux relais de
rOrient, puis entin, vers le soir d'un beau jour, par une mer
calme, aux cris joyeux des matelots, dans un horizon éclairé
comme par le reflet d'un incendie, avoir vu apparaître, nue et
ardente, cette vieille terre d'Egypte, mystérieuse aïeule du
monde, aut'uel elle a légué, comme une énigme, TindéchifFrable
secret de sa civilisation. Il faut avoir vu tout cela avec des yeux
fatigués de Paris, pour comprendre ce que nous éprouvâmes
à l'aspect de cette côte, qui ne ressemble à aucun paysage
connu.
Nous ne revînmes à nous que pour nous occuper des prépa-
ratifs du débarquement; mais le capitaine Bellanger nous ar-
rêta, en souriant de notre hâte. La nuit, si rapide à descendre
du ciel dans les climats orientaux, commençait à ternir cet
horizon brillant, et, aux dernières lueurs du jour, on voyait
écumer comme des vagues d'argent, l'eau qui se brise contre
une chaîne de rochers qui ferme presque entièrement le port.
Il eût été iuîprudent de risquer l'entrée de la rade, même avec
un pilote turc^ et il était cent fois probable que, ne partageant
pas notre impatience, aucun de ces guides marins ne se hasar-
derait de nuit à venir à bord de notre bâtiment.
Il fallut donc prendre patience jusqu'au lendemain. Je ne sais
ce que tirent mes compagnons de voyage. Quant à moi, je ne
dormis pas une minute. Deux ou trois fois pendant la nuit, je
montai sur le pont, espérant toujours apercevoir quelque chose
à la lueur des étoiles 5 mais pas une lumière ne s'alluma sur le
rivage, pas une rumeur ne nous arriva de la ville : on eût cru
que nous étions à cent lieues de toute terre.
Enfin, le jour parut. Un brouillard jaunâtre couvrait tout le
littoral, qu'on ne reconnaissait que par une longue ligne de va-
peurs d'un ton plus mat. Nous n'en manœuvrâmes pas moins
vers le port, et peu à peu le voile qui couvrait cette mystérieuse
Isis, sans se lever, devint moins épais, et, comme à travers une
gaze de plus en plus transparente, nous revîmes peu à peu le
paysage de la veille.
Nous n'étions plus qu'à quelques centaines de pas des brisants,
72 REVUE DE PARIS.
lorsque apparut enfin notre pilote. Il s'approchait sur une bar-
que conduite par quatre rameurs, et ayant à sa proue deux
(jrands yeux peints, dont le regard était fixé sur la mer, comme
pour y découvrir ses écueils les plus cachés.
C'était le premier Turc que je voyais, car je ne considérais
pas comme de vrais Turcs les marchands de dattes que j'avais
rencontrés sur les boulevards, ni les envoyés de la sublime Porte
que j'avais de temps en temps a|)erçus au spectacle : aussi je
regardai s'approcher ce digne musulman avec cette naïve curio-
sité du voyageur qui, las des choses et des hommes qu'il a vus,
et venant de faire huit cents lieues pour voir de nouveaux hommes
et de nouvelles choses, s'accroche au pittoresque aussitôt qu'il
le rencontre, et bat des main^ d'avoir enfin trouvé cet étrange
et cet inconnu qu'il est venu chercher de si loin.
C'était, du reste, un digne fils du prophète, ayant une longue
barbe, un habit ample et l)rillant, des gestes lents et réfléchis,
et des esclaves pour bourrer sa pipe et porter son tabac. Arrivé
près de notre vaisseau, il monta gravement à l'échelle, salua,
en croisant les mains sur sa poitrine, le capitaine qu'il reconnut
à son uniforme, et alla s'asseoir au gouvernail, à la barre du-
quel notre pilote lui céda sa place. Comme je marchais à sa suite
et ne le quittais pas des yeux, au bout de quelques instants, je
vis sa figure se contracter, comme s'il avait dans la gorge un
corps étranijer qu'il ne pût ni rendre ni avaler 5 enfin, après des
efforts inouis, il parvint ù prononcer ces deux mots : à droite.
Il était ten)ps ([u'ils sortissent : une seconde de pluS; ils l'étran-
glaient. Après une légère pause, le même paroxisme le reprit 5
mais cette fois ce fut pour dire : à gauche. Au reste, c'étaient
les deux seules phrases françaises qu'il eût apprises : on voit
que son éducation philologique s'était bornée au strict néces-
saire.
Ce vocabulaire, si restreint qu'il fût, suffit cependant pour
nous faire arriver à un excellent mouillage. Le baron Taylor, le
capitaine Bellanger, Mayer et moi, nous nous élançâmes dans la
chaloupe et de la chaloupe à terre. Ce qui se passa en moi lors-
que je touchai le sol, serait imj)Ossible à décrire j d'ailleurs je
n'eus i)as le temps d'approfondir mes sensations, un incident
inattendu vint me tirer de mon extase.
Sur le poi t même, ainsi que nous voyons sur les places de
REVUE DE PARIS. 73
Paris nos condiictours de fiacres, de cabriolets et de coucous,
les âniers attendent les arrivants. Il y en a partout où un homme
peut mettre pied h terre : à la tour Carrée, à la colonne de Pom-
pée, à Taiguille de Cléopâlre. Mais il faut l'avouer à leur louange,
ils dépassent encore en pi-évenance nos cochers de Sceaux, de
Pantin et de Saint-Denis. Avant que je n'eusse eu le temps de
me reconnaître, j'avais été pris, enlevé, rais à califourchon sur
un âne, arraché de ma monture, transporté sur une autre, ren-
versé de celle-ci sur le sabie, et tout cela au milieu de cris et
de coups échangés si rapidement, que je n'avais pas eu le temps
d'opposer la moindre résistance. Je profitai du moment de répit
que me donnait le combat qui se livrait sur mon corps, pour re-
garder autour de moi, et j'aperçus Mayer dans une position
encore plus critique que la mienne : il était tout à fait prison-
nier, et malgré ses cris, emmené au galop par son àne et par
son ànier. Je courus à son secours, et je parvins à le tirer des
mains de son infidèle ; nous nous élançâmes aussitôt dans la
première ruelle qui se présenta à nous pour échapper à cette
huitième plaie de l'Egypte, dont ne nous avait pas prévenus
Moïse 5 mais nous ne tardâmes point à être rejoints i)ar nos
hommes qui, pour plus grande diligence, ayant enfourché leurs
quadrupèdes, avaient sur nous l'avantage de la cavalerie sur
l'infanterie. Cette fois je ne sais pas comment la chose se serait
passée, si de bons musulmans, nous reconnaissant à nos ha-
bits pour des Français, n'avaient eu pitié de nous, et sans
nous adresser la parole, sans nous prévenir par un geste de
leurs bons sentiments à notre égard, ne fussent vernis à notre
secours en écartant nos officieux assaillants à grands coups
de nerfs d'hippopotame. La chose faite à notre satisfaction,
ils continuèrent leur chemin sans attendre nos remercie-
ments.
Psous pénétrâmes alors dans la ville, mais nous n'y eûmes pas
fait cent pas que nous vîmes quelle imprudence nous avions
commise en refusant nos montures ; les àues sont les cabriolets
du pays, et il est presque impossible de s'en passer au milieu de
la boue. C'est qu'à cause de la chaleur on est obligé d'arroser
les rues cinq ou six fois le jour : celte mesure de police est con-
fiée à des fellahs, ([ui se promènent, une outre sous chaque bras,
et les pressent l'une après l'autre pour eu faire jaillir l'eau, ac-
3 7
74 HFVUE DE PARIS.
compagnaiil celle éjaculation allernative d'une double phrase
arabe qu'ils prononcent d'un ton monotone et qui veut dire,
prends r^arde à droite , prends garde à gauche. Grâce à cette
irrigation portative, qui donne à ces braves gens l'apparence
de nos joueurs de musette, l'eau et le sable forment une espèce
de mortier romain, dont les ânes, les chevaux et les dromadaires
peuvent seuls se tirer avec honneur; quant aux chrétiens, ils
s'en défendent encore grâce à leurs bottes, mais les Arabes y
laissent leurs babouches.
Cependant nous n'étions qu'au commefleement de nos més-
aventures ; en sortant de la rue sale et étroite dans laquelle nous
nous élions engagés, nous tombâmes au milieu d'un bazar in-
fect; c'était un de ces foyers méphitiques dans lesquels la peste
vient, une ou deux fois l'an, puiser les miasmes putrides qu'elle
répand ensuite sur toute la ville : mais, quelle que fût notre
hâte de le traverser, il présentait un tel encombrement de bal-
lots, d'ânes, de marchands et de dromadaires, que pendant
quelques instants nous fûmes poussés, rudoyés, collés contre
les boutiques sans pouvoir avancer d'un pas. Nous allions pren-
dre le parti de retourner en arrière, lorsque nous aperçûmes le
kadi, qui. comme dans les Mille et une nuits, faisait sa ronde
à la tète de ses kaffas. A peine se fut-il aperçu que la voie pu-
blique était obstruée, qu'il se dirigea du côté de l'engorgement,
et qu'avec une impartialité admirable, il se mit, lui et ses aides,
à frapper à grands coups de bâton sur le dos des bêtes et la tête
des gens. Le moyen était efficace, une brèche fut pratiquée ; le
kadi passa le premier, nous le suivîmes; la circulation se réta-
blit derrière nous, comme un fleuve qui reprend son cours. A
cent pas de là, le kadi prit à droite et nous à gauche, lui pour
dissiper un nouveau rassemblement, et nous pour nous rendre
chez le consul.
Nous suivîmes, pendant une demi-heure à peu près, des rues
étroites, irrégulières et tortueuses, dont les maisons ont toutes
des avant-toits saillants qui, partant des premières fenêtres,
vont, en empiétant toujours d'étage en étage, jusqu'au faîte du
bâtiment ; ce qui resserre tellement l'espace vers le haut, que le
jour est presque entièrement intercepté. Sur notre roule, nous
trouvâmes quelques mosquées, en général peu remarquables ;
deux ou trois seulement dans toute la ville sont ornées de w«-
REVUE DE PARIS. 73
ilenehs{ï), mais peu élevés et n'ayant qu'une galerie. A leurs
portes, que ne franchit jamais un giaour, étaient assis de vrais
croyants qui fumaient ou jouaient au maugallah (2), enfin,
après avoir mis une heui'e à peu près à venir du port, c'esl-
à-dire à faire un quart de lieue, nous arrivâmes cliez le consul.
M. de Mimaut nous accueillit avec une grâce parfaite. Homme
de lettres distingué . archéologue infatigable , défenseur jaloux,
non-seulement des droits, mais encore de la dignité de notre
nation, tout Français était sur de trouver auprès de lui hospi-
talité comme voyageur, protection comme compatriote. Il nous
reçut dans une grande chambre, qui avait autrefois été habitée
par Bonaparte, Kleber, Murât, Junot. et quelques-uns des géné-
raux les plus braves et les plus renommés de notre expédition.
Presque tous avaient adopLé en arrivant la vie orientale et l'u-
sage du café et des chihouques qui en constituent les plus habi-
tuelles distractions. Ils fumaient assis sur les larges divans qui
font le tour de la chambre, et l'cm nous montra sur le plancher,
en différents endroits, les traces que le feu de leurs longues
pipes y avait laissées. Je cite ce détail pour prouver combien les
moindres particularités de notre séjour en Egypte sont restées
dans la mémoire de ses habitants.
Après une conversation animée comme celle qui s'établit en-
tre compatriotes qui se retrouvent à mille lieues de leur pays,
et pendant laquelle M. Taylor exposa les motifs de son voyage
et la mission dont il était chargé près du pacha, nous fimes ve-
nir des guides et des ânes, car cette fois nous étions guéris des
voyages à pied, et nous nous acheminâmes vers la porte Mah-
moudié, qui conduit aux ruines de la vieille Alexandrie. Dès
lors, à l'abri de la boue et paisiblement installés sur nos mon-
tures, nous pûmes nous livrer à des observations plus curieuses
en Egypte que partout ailleurs. Tout était, pour nous autres
Parisiens, un objet de surprise,* Tordre physique et social nous
(1) Espèce de clocher du haut duquel le muezzin appelle les fidèles
à la prière.
(2; Morceau de bois massif, taillé en carré long, ordinairement en
cèdre et en chêne; il est creusé de trous demi-sphériques, incrusté quel-
quefois de nacre. C'est une espèce de tric-trac auquel chnque partner
joue avec trente-six coquillages.
y 6 REVCE DE PARIS.
semblait bouleversé ; c'était un ciel et une terre comme on n'en
voit nulle part, une langue qui n'a d'analogie avec aucune lan-
gue, des mœurs qui n'existent que là, un peuple qui semble avoir
pris notre vie au rebours. Chez nous, on porte les cheveux longs,
le menlon rasé, les musulmans se rasent la tête et laissent pous-
ser leur barbe. Nous punissons la bigamie et flétrissons le con-
cubinage, ils proclament l'une, et ne mettent aucune borne à
l'autre. La femme est, dans notre existence, une épouse, une
amie ; dans la leur, ce n'est qu'une esclave, esclave plus malheu-
reuse que tous les autres esclaves ; sa vie est celle d'une prison-
nière : nul que son maître n'approche de son habitation. Plus
elle est belle, plus elle est malheureuse, car alors son exis-
tence est suspendue à un fil : si elle lève son voile, sa tête
tombe !
En sortant par la porte Mamhoudié, nous nous détournâmes
de quelques pas pour voir un p'etit monticule qui porte encore
aujourd'hui le nom pompeux de fort Bonaparte. Alexandrie est
une ville si basse que les ingénieurs français n'eurent qu'à amas-
ser quelques pelletées de terre et à les couronner d'une batterie
pour la forcer à se rendre. Isos honneurs rendus à ce souvenir
moderne, nous nous jetâmes tout entiers dans l'antiquité.
La vieille Egypte, TÉgypte descendue de l'Ethiopie avec le Nil,
n'existait plus que dans les ruines d'Éléphantine et de Thèbes.
Memphis la Iroyeime leur avait succédé, et sous ses murs avait
vu tomber avec Psararaenit l'empire des Pharaons, légué par
Cambise à ses successeurs. Darius régnait 5 sa monarchie s'éten-
dait de rindus au Pont-Euxin et du Jaxarte à l'Ethiopie. Conti-
nuant l'œuvre de ses prédécesseurs, qui, depuis cent cinquante
ans, tenaient en servitude la Grèce d'Asie, et attaquaient la Grèce
d'Europe tantôt avec des millions d'hommes, tantôt avec de l'or
et des intrigues, Darius rêvait une troisième invasion, lorsque
dans une province de cette Grèce, bornée à l'orient parle mont
Athos, au couchant par Tlllyrie, au nord par THœmus et au
midi par l'Olympe, un jeune roi de vingt-deux ans se trouva qui
résolut de renverser cet immense empire, et de faire ce que
Cimon, Agésilas et Philippe avaient tenté vainement. Ce jeune
roi s'appelait Alexandre.
Il lève trente mille hommes d'infanterie , quatre mille cinq
cents de cavalerie, rassemblf une flotte de cent soixante galèj-es.
REVUE DE PARIS. 77
se munit de soixante-dix talents, prend des vivres pour qua-
rante jours, part de Pella, lon[îe les côtes d'Amphipopolis, passe
le Strymon, franchit rHèlire. arrive en vingt jours à Sestos.
débarque sans opposition sur les rivages de l'Asie mineure, vi-
site le royaume de Priam, couronne de fleurs le tombeau d'A-
chille, son aïeul maternel, traverse le Granique, bat les satrapes,
tue Mithridate, soiunet la Mysie et la Lydie, prend Sardes,
Milet, Halicarnasse, soumet la Galatie, traverse la Capadoce,
subjugue la Cilicie, rencontre dans les plaines d'Issus les Perses
qu'il chasse devant lui comme une poussière, monte jusqu'à
Damas, redescend jusqu'à Sydon, prend et saccage Tyr, fait trois
fois le tour des murailles de Gaza, traînant à son char son com-
mandant Bœtis comme fit autrefois Achille à Hector ; va à Jéru-
salem et à Memphis. sacrifie au dieu des Juifs et aux dieux des
Égyptiens, redescend le ISil, visite Canope, fait le tour du lac
Mareotis, et arrivé sur son bord septentrional, frappé de la
beauté de celte plage et de la force de sa situation, décide à
donner une rivale à Tyr. et charge l'architecte Dynocrales de
bâtir une ville qui s'appellera Alexandrie.
L'architecte obéit : il traça une enceinte de quinze raille pas,
à laquelle il donna la forme d'un manteau macédonien, coupa
sa ville par deux rues principales, afin <iue les vents étésiens
qui viennent du nord pussent la rafraîchir. La première de ces
rues s'étendait de la mer au lac Mareotis, et elle avait dix sta-
des ou onze cents pas de longueur j la seconde traversait la
ville dans toute son étendue, et elle avait quarante stades ou
cinq mille pas d'une extrémité à l'autre. Toutes deux avaient
cent pieds de large.
Et la ville naissante ne s'agrandit pas peu à peu comme les
autres villes, mais se leva tout à coup. Alexandre eu jeta les
fondements, partit pour le temple d'Ammon, se fit reconnaître
pour le fils de Jupiter, et lorsqu'il revint, la nouvelle Tyr élaft
bâtie et peuplée. Alors le fondateur continua sa course victo-
rieuse. Alexandrie, couchée entre son lac et ses deux ports,
écouta le retentissement de ses pas qui s'enfonçaient vers
l'Euphrate et le Tigre; une bouffée de vent d'orient lui porta le
bruit de la bataille d'Arbelles ,• elle entendit comme un écho la
chute de Dabylone et de Suze ; elle vit rougir à l'horizon l'in-
cendie de Persépolisj puis enfin, cette rumeur lointaine se per-
78 REVUE DE PARIS.
dit derrière Ecbatane, dans les déserts de la Médie, de l'autre
côté du fleuve Arius.
Huit ans après, Alexandrie vit rentrer dans ses murs un char
funèbre, roulant sur deux essieux autour desquels tournaient
quatre roues à la persanne, dont les rayons et les jantes étaient
dorés. Des têtes de lion d'or massif, dont la gueule mord.nt une
lance, formaient l'ornement des moyeux. Il y avait quatre ti"
mons, à chacun desquels était attaché un quadruple rang de
jouffs, et quatre mulets à chaque joug. Chacun d'eux avait sur
la tête une couronne d'or, des sonnettes d'or aux deux côtés de
la mâchoire, et autour du cou des colliers chargés de pierres
précieuses. Sur ce char était une chambre d'or voûtée, large de
huit coudées et longue de douze j le dôme était orné de rubis,
d'escarboucles et d'émeraudes. Au devant de cette chambre
régnait un péristyle d'or, soutenu par des colonnes d'ordre
ionique, et dans ce péristyle étaient appendus quaire tableaux.
Le piemier de ces tableaux représentait un char richement tra-
vaillé; un guerrier y était assis tenant en main un sceptre magni-
fique ; autour de lui mai chaient la garde macédonienne tout
armée et le bataillon des Perses; l'avant-garde était formée par
les oplites. Le second tableau se composait du train des éléphants
armés en guerre, portant sur leur cou les Indiens, et en croupe
des Macédoniens couverts de leurs armes. On avait figuré dans le
troisième des corps de cavalerie imitant les manœuvres et les
évolutions de combat. Enfin le quatrième représentait des vais-
seaux en ordre de balaille et prêts à attaquer une flotte que l'on
voyait dans le lointain. Au-dessus de cette chambre, c'est-à-dire
entre le plafond et le toit, tout l'espace était occupé par un trône
d'or carré, orné de figures en relief doîi pendaient des anneaux
d'or, et dans ces anneaux étaient passées des guirlandes de
fleurs (jue l'on renouvelait les jours. Au-dessus du faîte était
une couronne d'or d'une assez grande dimension pour qu'un
homme de haute taille pût se tenir debout dans le cercle qu'elle
formait, et lors(iue la lumière du soleil frappait dessus, elle
ri-'uvoyait au loin ses rayons en éclairs. Enfin dans celte chambre
il y avait un cercueil d'or massif dans lequel, sur des aromates,
était couché le cadavre d'Alexandre.
C'était un de ces douze capitaines que la mort de leur géné-
ral avait faits rois^ qui menait le deuil ; dans ce grand partage
REVUE DE PARIS. 79
du monde, qui s'était accompli autour du cercueil, Ptolémée,
fils de Magus, avait pris pour lui l'Egypte, la Cyrénaïque, la
Palestine, la Phénicie et TAfrique. Puis, comme un palladium,
qui devait, pendant trois siècles et demi, conserver i'emjjire chez
ses descendants, il avait détourné de sa route le corps d'Alexan-
dre j il le ramenait demander une tombe à cette ville à laquelle il
avait djuné un berceau.
A compter de ce jour, Alexandrie fut appelée reine, comme
l'avait été Tyr, comme l'était Athènes, comme devait l'être
Rome : ses seize rois et ses trois reines ajout(rent chacun une
pierre précieuse à sa couronne. Ptolémée, appelé Soter ou Sau-
veur par les Rhodiens, fit bâtir la tour du Phare, joignit par une
jetée nie au continent, transporta de Sinope à Alexandrie les
images du dieu Sérapis, et fonda la fameuse bibliothèque qui fut
brûlée par César. Ptolémée II, surnommé ironiquement Phila-
delphe à cause de ses persécutions contre les princes de sa
famille, recueille, fait traduire en grec les livres hébreux, et
nous lègue la version des Septante j Ptolémée III, dit le bienfai-
sant, va chercher jusqu'au fond de la Bactriane et rapporte aux
bouches du ^'il les. dieux de la vieille Egypte, enlèves par Cam-
bise. Le théâtre, le musée, le gymnase, le stade, le pannion, les
bains, s'élevèrent sous leurs successeurs. Six canaux furent per-
cés à travers des étendues de terrains immenses j quatre se ren-
daient du Nil au lac Mareotis; le cin(iuième conduisait d'Alexan-
drie à Canope ; enfin, le sixième traversait l'isthme tout entier,
coupait le quartier Rhacotis, et, parti du portKibelos, allait se
jeter dans le lac, à côté de la porte du Soleil.
Aujourd'hui il ne reste plus de l'ancienne île que la jetée,
agrandie et solidifiée par desattérissements, etsur laquelle est
bâtie la nouvelle ville. Au milieu de ruines presque sans for-
mes, qu'on reconnaît cependant pour avoir été celles des bains,
de la bibliothèque et des théâtres, il n'est resté debout ([ue la
colonne de Pompée et l'une des aiguilles de Cléopàtre, car l'au-
tre est couchée et à moitié ensevelie dans le sable. Toute la
partie qui était autrefois une île, au centre et à l'extrémité orien-
tale de laquelle s'élevait la citadelle, et cette fameuse tour du
Phare, qui éclairait à trente mille pas de distance, n'est plus
qu'une plage rase et aride, qui s'avance en forme de croissant
pour ceindre la ville.
80 REVUE DE PARIS.
La colonne de Pompée est un jet de marbre surmonté d'un
chapiteau corinthien, et reposant sur un massif composé de
débris antiques et de fragments égyptiens. Le titre qu'elle
porte et qui lui a été donné par les voyageurs modernes, n'a
aucun rapport avec son origine, qui, si Ton en croit l'inscription
grecque qui en dépend, remonterait seulement à Dioclétien ;
elle a éprouvé vers la partie du sud une inclinaison d'environ
sept pouces ; au reste, ni ce chapiteau ni la base n'ont jamais
été achevés. Quant à sa hauteur, je ne l'ai pas mesurée, mais
elle dépasse de près de deux, tiers les palmiers qui poussent au-
tour d'elle.
Quant aux aiguilles de Cléopâtre, dont l'une, ainsi que nous
l'avons dit, est encore debout et dont l'autre est couchée, ce
sont des obélisques de granit rouge à trois colonnes de ca-
ractères sur chaque face ; ce fut le Pharaon Mœris qui, mille
ans avant le Christ, les tira des carrières de la chaîne libyque,
ainsi que d'un écrin, et les dressa de sa main puissante devant
le temple du Soleil. Alexandrie les envia, dit-on, à Memphis, et
Cléopâtre, malgré les murmures de la vieille aïeule, les lui
enleva comme des bijoux qu'elle n'était plus assez belle pour
posséder. Les dés antiques qui servaient de base à ces obé-
lisques existent encore et reposent sur un socle de trois mar-
ches; ils sont de construction gréco-romaine et viennent appuyer
par leur date architecturale la tradition populaire , qui fait
remonter leur seconde érection à l'an 38 ou 40 avant le Christ.
Nous errions depuis deux heures à peu près au milieu de ces
ruines, notre Slrabon et notre Plutarque à la main, lorsque mes
yeux tombèrent par hasard sur le pantalon blanc de Mayer; il
était noir depuis le dessous des pieds jusqu'au genou, et gris
depuis le genou jusqu'au haut de la cuisse. Je crus d'abord que,
pressé de visiter les ruines, il avait gardé celui avec lequel il
avait traversé les rues boueuses d'Alexandrie, mais je m'aper-
çus bientôt, en prêtant une attention plus sérieuse au phéno-
mène, que cette teinte sombre, qui allait en se dégradant à
mesure qu'elle s'éloignait du sol, était mouvante et devait tenir
à une cause i)articulière. Je portai immédiatement et par ins-
tinct mon regard sur moi-même^ et un seul coup d'oeil me suffit
poiu' reconnaître l'épouvantable vérité : nous étions couverts
de puces.
REVUE DE PARIS. 81
Ce qu'il y avait de mieux à faire dans une pareille extrémité,
c'était de nous rendre sans retard aux bains, dont si souvent
nous avions entendu parler comme d'un délicieux délassement ;
aussi à peine l'idée fut-elle émise par Tun de nous, que la cara-
vane l'adopta à Tunanimité. Nous finies signe à nos guides
d'amener nos ânes ; nous les enfourchâmes avec plus ou moins
de dextérité, selon nos études sur î'équitation et nos souvenirs
de Montmorency, et nous revînmes au galop vers la ville ;
mais à peine eûmes-nous communiqué à notre interprète Tin-
tention qui nous ramenait, que son visage prit une expression
d'effroi tout à fait inquiétante : les bains nous étaient fermés
pour toute la journée, et il y allait de notre tète de nous les faire
ouvrir. Voici la cause de cette interdiction.
Le vendredi est le dimanche des Turcs. Or, le Koran enjoint
à tout bon musulman de remplir ses devoirs conjugaux pendant
la nuit du vendredi au samedi, sous peine de payer en entrant
au paradis un chameau par chaque fois qu'il y aurait manqué :
il en résulte ({ue le samedi est consacré aux ablutions féminines,
et les bains exclusivement réservés à la purification des harems.
En conséquence, nous vîmes passer de véritables troupeaux de
femmes couvertes d'une mante de soie noire ou blanche, chaus-
sées de brodequins jaunes, le visage voilé d'une petite pièce d'é-
toffe longue d'un pied et demi, et de la largeur du visage. Cette
espèce de barbe, pareille à celle d'un masque de domino, et ter-
minée comme elle en pointe, pend devant la figure, à partir des
yeux, et se rattache au voile qui couvre le front par une chaîne
d'or, de perles ou de coquillage, selon la fortune ou le caprice
de celle qui le porte. Ces femmes, qui ne sortent jamais à pied,
étaient montées sur des ânes et conduites par un eunuque, mar-
chant en tète, un bâton à la main, >"ous vîmes de ces escadrons
qui montaient à soixante, à quatre-vingts, et même à cent fem-
mes : quelques-uns étaient suivis de leurs maîtres, ce qui, vu la
circonstance religieuse à laquelle cette sortie faisait allusion,
nous parut, de la part de ces derniers, le comble de la fatuité.
Le lendemain, je me présentai aux bains dès qu'ils furent ou-
verts. Les bains sont, après les mosquées, les plus beaux monu-
ments des villes orientales. Celui auquel on me conduisit était
im vaste bâtiment d'une architecture simple et recouverte d'or-
nements ingénieux 5 on entre d'abord dans un grand vesljbnie.
82 REVUE DE PARIS.
ayant h droite et à gauche des chambres où l'on dépose le man-
teau. Au fond, et en face de l'entrée, est une porte hermétique-
mentfermée; on la franchiletl'on se trouvedans une atmosphère
plus chaude que Fair extérieur. Arrivé là, il est encore temps de
se relirer, mais dès qu'on a mis le pied dans un des cabinets qui
sont conligus à cette chambre, on ne s'appartient plus. Deux do-
mestiques s'emparent de vous, et vous devenez la chose de l'éta-
blissement.
C'est ce qui m'arriva à mon grand étonnement ; à peine entré,
deux vigoureux garçons de bains m'appréhendèrent au corps,
en un instant je me trouvai nu comme la mainj puis l'un d'eux
me noua un chàle de lin autour de la ceinture, tandis que l'autre
me bouclait aux pieds une paire de patins gigantesques, qui me
grandirent immédiatement d'un pied. Cette chaussure insolite
me rendit aussitôt, non-seulement toute fuite impossible, mais
encore, exhaussé démesurément comme je l'étais, je n'aurais
pas même pu conserver mon centre de gravité, si mes deux es-
claves ne m'eussent soutenu chacun sous une épaule. J'était pris,
il n'y avait pas à reculer, je me laissai conduire.
Nous passâmes dans une autre chambre j mais là, quelle que
fût ma résignation, la vapeur était si intense et la chaleur si
grande, que je me sentis suffoqué. Je crus que mes guides s'é-
taient trompés et étaient entrés dans un four. Je voulus me dé-
battre, mais ma résistance avait été prévue ; je n'étais d'ailleurs
ni en costume ni en situation favorable pour soutenir la lutte;
aussi m'avouai-je vaincu. Il est vrai qu'au bout d'un instant, je
fus moi-même étonné de sentir, à mesure que la sueur me cou-
lait le long du corps, ma respiration revenir, et mes poumons se
dilater. Nous passâmes ainsi dans quatre ou cinq chambres
dont la température suivait une marche progressive, si rapide,
qu'enfin je commençai à croire que depuis cinq mille ans, l'homme
s'était trompé d'élément, et que sa véçitable vocation était d'être
bouilli ou rôti. Enfin nous entrâmes dans l'étuve; là, le brouil-
laid était si épais, que je ne pus au premier abord rien aperce-
voir à deux pas de moi, et la chaleur si insupportable, que je
me sentis défaillir. Je fermai les yeux et me laissai aller à la
merci de mes guides, qui me firent faire quelques pas encore,
m'enlevèrent ma ceinture, me dégraffèrent mes patins et m'é-
tendirent à moitié évanoui sur l'estrade qui s'élevait au milieu
REVUE DE PARIS. 83
de la diambre, et qui ressemblait à une (able de marbre.
Cependant cette fois encore, au l)Out de quelques instants, je
commençai de m'habituera cette température infernale. Je pro-
fitai du retour graduel de mes facultés pour jeter discrètement
les yeux autour de moi. Comme mes autres org mes, ma vue se
familiarisait avec l'atmosphère qui m'enveloppait, si bien que je
parvins, malgré le brouillard, à voir assez distinctement les ob-
jets environnants. Mes deux bourreaux paraissaient m'avoir mo-
mentanément oublié. Je les voyais occupés à l'autre bout de la
chambre, et je songeai à mettre à profit le moment de relâche
qu'ils voulaient bien me donner.
Je m'orientai donc petit à petit, et je parvins à me rendre
compte de ma situation : j'étais au centre d'un grand salon
carré, incrusté jusqu'à hauteur d'homme de marbres de diffé-
rentes couleurs 5 des robinets ouverts versaient incessamment
sur les dalles une eau fumante qui allait, aux quatre coins de la
salle, se perdre dans quatre bassins, pareils à des chaudières, à
la surface desquels je voyais s'agiter des têtes rasées qui expri-
maient leur béatitude par des expressions de physionomie des
plus grotesques. J'étais si occupé de ce tableau, que je ne prêtai
qu'une attention médiocre au retour de mes deux garçons de
bains. Ils revenaient à moi, tenant, l'un une large sébille de bois
dans laquelle il avait fait dissoudre du savon, l'aulre un paquet
de filasse fine. Tout à coup il me sembla que des milliers d'ai-
guilles m'entraient dans la tète par les yeux, le nez et la bou-
che; c'était mon scélérat de baigneur qui venait de ra'inonderla
figure avec cette préparation, et qui. pendant que son camarade
me maintenait par les épaules, me frottait avec rage la figure,
les cheveux et la poitrine. La douleur était si insupportable^,
qu'elle me rendit toute mon énergie; il me parut ridicule de me
laisser ainsi torturer sans me défendre, j'écartai l'un d'un coup
de pied, je culbutai l'autre d'un coup de poing, et ne voyant pas
d'autre remède à mon mal qu'une immersion complète, je me
dirigeai vers celui des quatre bassins qui me parut le mieux
habile, et je m'y élançai hardiment ; l'eau était bouillante.
Je jetai un cri de bri'dé , et m'accrochant à mes voisins ,
qui ne couîprenaient rien à mon agitation, je remontai sur
le bord de la cuve presque aussi rapidement que j'y élais des-
cendu. Cependant si courte qu'eût été l'ablution, elle avait
84 REVUE DE PARIS.
produit son effet; j'avais le corps rouge comme un homard.
Je restai un instant stupéfait et me crus sous Tempii-e d'un
cauchemar. J'avais sous les yeux des hommes qui cuisaient
dans une esoèce de court bouillon, et qui paraissaient prendre
le plus grand plaisir à ce supplice. Cela bouleversait toutes mes
idées sur le plaisir et sur la douleur, puisque ce qui était dou-
leur pour moi était plaisir pour eux ; aussi pris-je la résolution
de ne plus m'en rapporter à moi-même, de ne plus croire à mes
.sensations et de me laisser tout bonnement faire, quelque chose
qu'on me fit; mes deux bourreaux me trouvèrent donc parfaite-
ment résigné lorsqu'ils revinrent à moi, et je les suivis sans ré-
sistance vers l'un des quatre bassins. Arrivé aux marches, ils
me firent signe de descendre; j'obéis passivement, et je me
trouvai dans une eau qui me parut avoir de 55 à 40 degrés. Cela
me parut une chaleur fort tempérée.
De ce bassin je passai à un autre d'une température plus éle-
vée, mais supportable encore. J'y restai comme dans le premier
h peu près trois minutes. Au bout de ce temps, mes hommes me
conduisirent dans un troisième, qui pouvait avoir 10 ou 12 de-
grés déplus que le second; enfin de ce troisième, ils me dirigè-
rent vers le quatrième, qui était celui où j'avais fait mon appren-
tissage de damné. Je m'en approchai avec la plus grande
répugnance, quelque résolution que j'eusse prise de tout suppor-
ter. Aussi, arrivé à la descente, je commençai par tàler l'eau du
bout du j)ied ; elle me parut toujours chaude, mais non plus au
degré que je lui avais connu. Je risquai une jambe, puis l'autre,
enfin tout le corps, et je fus tout étonné de ne plus éprouver la
même cuisson. C'est que cette fois j'étais arrivé par gradation,
et que les autres bassins m'avaient préparé à celui-ci. Au bout
de quelques secondes, je n'y pensai plus, et cependant je crois
pouvoir r(-|)ondre que l'eau avait de GO à 65 degrés de chaleur;
seulement lorsque je sortis, ma peau avait encore foncé en cou-
leur : du ponceau j'étais passé au cramoisi.
Mes deux traîtres me reprirent et me renouèrent de nouveau
une ceinture autour des reins; puis ils me roulèrent un châle
autour de la tète, et me ramenèrent successivement dans les
salles où nous étions déjà passés, ayant soin, à chaque change-
ment d'atmosphère, de me mettre une nouvelle ceinture et un
nouveau lurban. Enfin j'arrivai dans la première chambre où
REVUE bE PAHiS. 80
j'avais laissé mes habits. J'y trouvai un bon tapis et un oreil-
ler, on m'enleva encore une fois ma ceinture et mon turban ponr
m'envelopper tout le corps d'un grand peignoir de laine, un me
coucha comme un enfant, puis on me laissa seul.
J'éprouvai alors un sentiment de bien-être indétinissablc : je
me sentais parfaitement heureux, mais d'une faiblesse tellf que,
lorsqu'on rouvrit, une demi-heure après, la porte de ma cham-
bre, on me retrouva exactement dans la même position où on
m'avait laissé.
Le nouveau personnage qui entrait en scène, était un jeune
Arabe vigoureux et bien découplé •• il s'approcha de mon lit en
homme qui avait affaire à moi. Je le regardai s'avancer avec
une espèce d'effroi, bien naturel à un homme qui vient de passer
à travers de pareilles épreuves ; mais j'étais si faij)le, que je
n'eus pas même l'idée de me soulever : il commença par me
prendre la main gauche, dont il fit craquer toutes les articula-
lions ; puis il passa à la main droite, à laquelle il rendit le même
service. Après le tour des mains vint celui des pieds et des ge-
noux ; enfin, par un dernier effort habilement combiné, il me
mit dans la position d'un pigeon à la crapaudine. et connue on
donne le coup de grâce à ui! patient, il me fil craquer l'épine
dorsale. Pour celte fois je jetai un véritable cri de terreur, je
croyais avoir la colonne vertébrale brisée. Quant A mou mas-
seur, satisfait du résultat qu'il avait obtenu, il abandonna le
premier exercice pour passer à un autre, et se mit j\ me pétrir
les bras, les jambes et les cuisses, avec une dextérité admirable ;
cela dura environ un quart d'heure, au bout duquel il me quitta.
J'états plus faible encore qu'auparavant, de plus toutes les join-
tures me faisaient mal. Je voulus tirer mon tapis pour me re-
couvrir, je n'en eus i)as la force.
Un domestique m'apporta du café, une chiboucke et des cas-
solettes; puis, me voyant nu, il me jeta une couverture de laine
sur le corps, et me laissa m'enivrer de parfums et de tabac. Je
passai ainsi une demi-heure entre la veille et le sommeil, peidu
dans les vagues méditations d'une ivresse délicieuse, éprouvant
un sentiment de bien-être inconnu et dans une parfaite insou-
ciance des choses de ce monde. Je fus tiré de mon extase par
le barbier, qui commença par me raser, puis me peigna la barbr
et les moustaches et finit par me proposer de ra'épiler entière-
5 8
86 REVUE DE PARIS.
menl ; comme je n'avais aucun goût pour ce genre de cérémonie,
la proposition demeura sans résultat.
Le barbier fut remplacé par un enfant de quatorze ou
quinze ans, qui entra sous le prétexte de me frotter les talons
avec de la pierre ponce. Ignorant complètement ses intentions
ultérieures, je lui livrai mes pieds ; mais voyant que l'opération
terminée il demeurait debout et comme attendant quelque chose,
je lui demandai ce qu'il voulait : il me répondit par une phrase
arabe dont je ne compris pas un mot. Je secouai la tète en signe
de non-intelligence; il développa alors sa proposition par un
geste si expressif , qu'il n'y avait pas moyen de s'y tromper.
Je ripostai par un autre, qui l'envoya rouler à dix pas de moi.
Au biuit qu'il lit en tombant, le masseur rentra : je lui fis
signe (jne je voulais sortir; il m'apporta mes habits et m'aida à
m'en revêtir, car j'étais si faible et si disloqué encore, qu'à
peine si je pouvais me tenir debout. Il me reconduisit alors dans
la chambre qui s'ouvre sur le vestibule, où je retrouvai mon
manteau ; puis je payai pour ce bain, qui avait duré trois heu-
res, pour les domestiques, le masseur, le barbier, la pipe, le
café, les parfums, la i)roposition qu'on m'avait faite, et le coup
de pied que j'avais donné au jeune homme, une piastre et demie,
c'est-à-dire onze sous de notre monnaie. — C'est merveil-
leux !
Je trouvai des ânes à la porte, et cette fois je ne me fis pas
prier. J'enfourchai ma monture, et m'en allai tranquillement
au pas. Quoiqu'il fût dix à onze heures du matin, il me semblait
que l'air était très-frais. Cela tenait à la comparaison, et je com-
pris dès lors le fanatisme des Turcs pour ce délassement, qui
m'avait paru, à moi, une fatigue si intolérable.
En rentrant au consulat, j'appris que nous serions reçus
le jour même par Ibrahim-Pacha, en l'absence de son père,
qui était dans le Delta. L'audience était pour midi. J'avais
deux heures devant moi, j'en profilai pour me mettre au Ht.
A l'heure indiquée, un officier du prince arriva pour prendre
la conduite du cortège, et se plaça à sa tète. La caravane se
composait de M. deMimaut, du baron Taylor, du capitaine Bel-
langer, de Mayer et de moi. Elle était éclairée sur ses flancs par
deux kaffas, dont l'office était d'écarter à coups de bâton les
curieux qui auraient pu gêner la marche de l'ambassade.
RK\ TE DE PARIS. »7
In grand changement somptuaire venait (rèlif fait par le
pacha. Depuis six mois à peu près, il avait répudié l'ancien cos-
tume militaire et adopté le nouveau, nommé nizam-jedid. Le
cortège rencontra plusieurs corps d'infanterie affublés de cet
uniforme, qui consiste dans une calotte rouge, une veste rouge,
une culotte rouge et des pantouffles rouges. Cet habit est scru-
puleusement adopté, elles régiments présentent un ensemble de
couleur assez satisfaisant. Il est vrai que les figures des soldats
offrent un assortiment de nuances les plus variées, depuis la
peau blanche et mate du Circassien jusqu'au teint d'ébène de
l'enfant de la Nubie; mais tous les efforts du pacha n'ont en-
core pu remédier à cet inconvénient.
Un autre, qui n'est pas moins grand, est celui que j'ai déjà
signalé. Ces régiments, qui s'avancent dans les rues boueuses
d'Alexandrie au son des tambours, qui battent des marches
françaises, malgré toute la discipline qu'essaient de maintenir
les sergents placés en serre-file, ne peuvent non-seulement
marquer le pas, mais encore conserver leur rang. Cela lient à
ce que, de cinq minutes en cinq minutes, les babouches rouges
des soldats restent dans la boue, et que leurs propriétaires sont
obligés de s'arrêter pour ne pas les perdre. Celte manœuvre per-
pétuelle, qui n'a point été prévue par l'école du fantassin, met
dans les rangs de la milice égyptienne un désordre qui, au pre-
mier abord, pourrait la faire prendre pour la garde nationale
du pays. La méprise serait d'autant plus innocente, que, sous
ce climat brûlant où tout poids est un fardeau, chacun porte
son fusil à volonté et de la manière (iui lui est la plus com-
mode.
Enfin, le cortège vainquit tous les obstacles et arriva au pa-
lais. Dans la cour nous trouvâmes un régiment des mêmes trou-
pes qui nous attendait sous les armes. Nous passâmes cnUe deux
haies, monlàmes l'escalier, et traversâmes une suite de grandes
salles blanches sans aucun ameublement, au milieu de chacune
desquelles s'èlançaitun jet d'eau. Dans ravant-dernière,M. Tay-
Jor s'arrêta pour disposer les présenls destinés au prince Ibra-
him. Ils consislaient en armures de colonels de cuirassiers et de
carabiniers, en fusils de chasse et en pistolets de combat. Cette
disposition faite, nous entrâmes dans la salle de réception.
Elle était en tout pareille aux précédentes, et sans autre meuble
8S REVUE DE PARIS.
qu'un énorme divan, qui en faisait le tour. Dans l'angle le plus
obscur (le nette salle, une peau de lion était jetée sur le divan,
sur cette peau de lion, accroupi, une jambe pendante par-des-
sus l'autre, était Ibrahim, tenant un rosaire de la main gauche et
jouant de la droite avec les doigts de son pied.
M. Taylor salua et s'assit à la droite du prince, M. de Mi-
niaut à sa gauche, et le reste du cortège ainsi qu'il lui plut. Pas
un mot ne fut échangé dans cette première partie de la ré-
ception. Aussitôt que chacun eut pris sa place, Ibrahim fit un
signe; on apporta des chibouques tout allumées, et l'on fuma.
Pendant les cinq minutes que dura cette opération, nous eûmes
le lemj)s d'examiner à loisir le prince Ibrahim. Il était coiffé d'un
bonnet giec, portait le nouvel uniforme militaire et paraissait
avoir quarante ans. Du reste, il était petit, trapu, robuste, avait
les yeux vifs et brillants, le visage rouge, et la moustache et la
barbe tie la couleur de la peau de lion sur laquelle il était
assis.
Lorsque les pipes furent vidées, on apporta le café. La pii^
et le café réunis constituent les grands honneurs. Dans les au-
diences ordinaires, on n'offre généralement que l'un ou l'autre.
Le café bu, Ibrahim se leva bien lentement, marcha vers la
porte, et, suivi de M. Taylor et de nous tous, entra dans la salle
des présents. Il les examina les uns après les autres avec une
satisfaction visible; les armures du carabinier, ornées de leur
soleil d'or, semblèrent surtout lui faire grand plaisir. Cependant,
l'inspection finie, il parut encore cherciier autre chose; mais ne
trouvant pointée qu'il cherchait, il adressa quelques mots à son
interprète, qui, se tournant vers M. Taylor:
— Son altesse, dit-il, demandes! vous avez pensé à lui apporter
du vin de Champagne.
— Oui, dit le prince accompagnant ces trois mots français
d'un geste expressif de la tète ; oui, du Champagne! du Cham-
pagne !
M. Taylor répondit qu'on avait prévenu les désirs de son al-
tesse, et (jue plusieurs caisses remplies de vin de Champagne de-
vaienl déjà être déposées au palais.
Dès ce moment, II)rahimse montra de l'humeur la plus char-
mante : il rentra dans la salle de réception, parla beaucoup de
la France qu'il regardait, disait-il, comme une seconde patrie.
REVUE DE PARIS. 89
étant petit-fils d'une Française. Puis , pour dernière marque
d'honneur, des esclaves entrèrent avec des cassolettes tout al-
lumées, et les approchant de nos poitrines, ils en parfumèrent
notre barbe et notre visage. Cette cérémonie achevée, M. Taylor
se leva et prit congé du prince en portant successivement sa
main droite au fiont, h la bouche et à la poitrine, ce qui veut
dire, dans le langage fi^^uré et poétique de l'Orient : Mes pen-
sées, mes paroles et mon cœur sont à toi !
Puis rambnssade rentra au consulat dans le même ordre
qu'elle en était sortie.
Le soir, M. de Mimant nous offrit d'aller au spectacle. Il y
avait à Alexandrie comédie bourgeoise j l'on jouait deux vaude-
villes de Scribe.
A. Dàczats. — Alex. Dumas.
LA
ESTATUA DE PROMETEO,
Comédie de Caldëron.
Parmi les fables que la poésie antique nous a transmises, il
y en a une qui a été reproduite par les esprits les plus détachés
de la tradition classique, et les plus entièrement dévoués à l'or-
dre d'idées et de sentiments que la civilisation moderne a déve-
loppés : c'est la fable de Promélhée. Tous les poètes qui se sont
condamnés à la stricte et matérielle imitation de l'art grec, les
poètes du siècle d'Auguste, et ceux du siècle de Louis XIY, ont
négligé cette tradition, qui dépasse, en effet, de beaucoup les
symboles ordinaires de la Grèce, et qui est autant la prophétie
d'une époque future que l'expression d'une vie passée.
M. Edgar Quinet, qui s'est distingué jusqu'à présent par un
sentiment tout à fait nouveau de la vie et de la littérature des
nations contemporaines, vient de publier un poëme dramatique,
dans lequel sa pensée, repliée tout à coup vers le passé, a renou-
velé ce grand sujet de Promélhée. oii l'esprit des temps anciens
et celui des temps actuels se rencontrent. ISous essayerons de
donner une appréciation de ce bel ouvrage qui caractérise, se-
lon nous, une transformation du talent de l'auteur, et aussi de
notre poésie. Mais en cherchant comment les poëtes modernes
avaient traité ce sujet avant lui, nous avons trouvé, dans Cal-
déron, une comédie si extraordinaire, si curieuse, et de tous
points si inconnue, que nous n'avons pu nous empêcher de la
considérer séparément.
RKVUR DE PARIS. 91
Caldéron, aux yeux des Schelegel et des autre* critiques de ce
siècle, partage avec Shakspeare la gloire d'avoir donné les mo-
dèles de la littérature romantique. Voilà à peu près tout ce qu'on
sait de lui dans notre pays ; quelques-unes de ses comédies ont
été traduites dans noire langue, et imitées sur notre scène;
mais elles ne sauraient donner une idée complète de cet esprit
inépuisable. Lorsqu'on a essayé, en France, de caractériser
d'une manière plus générale les productions littéraires de l'Es-
pagne, on s'est borné à dire que le matérialisme était leur signe
distinctif. L'exhibition récente des tableaux espagnols confirme
cette assertion j et ce qu'on connaît jusqu'ici de l'œuvre im-
mense de Caldéron ne la contrarie pas. Mais la comédie dont
nous voulons aujourd'hui essayer de faire l'analyse nous montre
ce poète sous un tout autre jour, et donne lieu à de nouvelles
conjectures. Si on avait, nous ne disons pas traduit, mais seu-
lement publié chez nous les Autos Sacramentales, qui sont
l'expression la plus sérieuse de son esprit, et dont l'unique
édition est excessivement rare, nous ne doutons pas qu'on ne
pût arriver promptement à avoir un sentiment vrai de l'éléva-
tion de son génie.
Lope de Yéga est regardé comme le fondateur du théâtre
espagnol, bien que Miguel Cervantes et d'autres poètes eussent
composé des comédies avant lui ; il éclipsa toutes les gloires
rivales autant par sa miraculeuse abondance que par sa supé-
riorité réelle. 11 prolongea sa vie durant le xvif siècle ; mais
^a jeunesse et son inspiration appartiennent au xvi" siècle; né
en 1502, il était sur cette flotte formidable, envoyée en 1388,
par Philippe li, pour écraser la résistance qu'Elisabeth opposait
à ses projets de domination universelle, et pour commencer par
l'Angleterre la conquête du monde.
Au milieu de ces grandes entreprises, qui étaient la suite des
plans de Charles Quint, l'Espagne s'éleva au plus haut degré de
splendeur qu'elle ait jamais atteint. Philippe II, cherchant à
fonder d'une manière durable la gloire de ce peuple, et ne trou-
vant pas que l'or du JN'ouveau-Monde fût une garantie suliisante
de sa puissance, entreprit d'associer sa fortune à celle du calhu-
licisme, et enracina si bien la religion dans ce sol, qu'on doute
aujourd'hui s'il pourra recevoir une autre semence. Cependant
l'Espagne ne semblait pas faite pour être le représentant du ca-
92 RRVX'F. DE PARIS.
tholicisme : nalion sans unité, pleine de Juifs el de Maures, elle
accueillit avpc empressement les premiers apôtres du luthéra-
nisme. Mais Philippe II et l'inquisition changèrent, pour elle,
Tordre naturel, et lui firent une destinée contraire à la logique
de l'histoire 5 une volonté inébranlahle et farouche opéra ce
grand crime. L'Espagne ne s'y prêta point d'abord avec complai-
sance; et l'ouvrage qui domine toute sa littérature, pendant le
xvic siècle, c'est cet immortel Don Quichotte, satire audacieuse
du passé, éclose sur une terre où le passé allait renaître.
Aussi, Lope de Véga, qui appartient au xvi^ siècle, n'est pas
un poète catholique, son théâtre n'a rien de religieux; des pas-
sions ardentes et heureuses, des situations romanesques, de
vives rencontras, d'éclatantes saillies, voilà le fonds de toutes
ses pièces. Il y a pourtant un côté par lequel on sent en lui le
po^te de Philippe II. Ses comédies sont l'expression d'une civi-
lisation arrêtée, qui s'endort sur la foi des vieilles croyances, et
dans laquelle le scepticisme n'est pas possible ou n'est pas to-
léré. La fatalité, le doute, les idées générales, les émotions sé-
vères qui faisaient le caractère du théâtre antique, vous ne les
trouverez pas dans Lope de Véga ; pour lui, chaque chose a sa
règle sûre, respectée ou vengée; pas d'hésitation dans la con-
science, pas d'incertitude sur la nature des actions humaines,
pas de deuil dans le dénoûment; la joie brillante, continuelle,
irréfléchie, de ses conceptions, trahit à la fois l'influence du
climat méridional et l'absence du scepticisme. Pendant ce temps-
là, Sliakspeare, le poète de la reine Elisabeth, poëte plus élevé
et phis vrai, se faisait l'écho des doutes de son siècle, et jetait
au théâtre, dans une forme puissante, le retentissement des
angoisses par (rti passent les hommes aux grandes crises de ré-
novation.
Caldéron naquit la première année du xvrie siècle ; depuis
deux ans Philippe II était mort, ayant échoué dans tous les pro-
jets qu'il avait formés pour l'asservissement de l'Europe, mais
ayant réussi à faire d'une nation héroïque la servante de toutes
les superstitions et l'instrument docile du despotisme. L'antique
esprit religieux, qui était impuissant partout ailleurs, se créa
alors, en Espagne, des interprèles éloquents ; tandis que l'école
des Carraehe, cpii avait ranimé le sentiment de la peinture en
Italie, s'éleignaii, Zurbaran, \ élasqut-zet Murillo reproduisaient
REVUE DE PARIS. 93
dans leurs tableaux la foi des {grands maîtres italiens ; tandis
que la poésie italienne dégénérait après le Tasse, le dernier
chantre que la religion ait inspiré au delà des Alpes, et que Gua-
l'ini ouvrait la série de tous les fades versificateurs de la déca-
dence, le catholicisme rencontrait encore un grand poëte dans
Caldéron, au milieu de ce peuple que la volonté de Philippe II
avait pétri, et où le moyen âge refleurissait sur le tombeau de
ce terrible roi, malgré l'imbécillité de ses successeurs.
Caldéron fut le contemporain de Corneille, ces deux grands
hommes commencèrent et achevèrent leur carrière à peu près
en même temps ; mais, à la différence de leur génie, on jugerait
qu'ils sont séparés par des siècles. Corneille, résultat direct de
l'esprit français qui, depuis Ronsard, s'était constitué en Europe
comme le plus fidèle représentant de l'antiquité et de la philo-
sophie, était le poëte à la fois de l'histoire ancienne et de la po-
litique moderne î on trouve en lui ce mélange de la forme an-
tique et des idées récentes, dont Montaigne avait, avant lui,
donné l'exemple, et qui était, à proprement parler, le caractère
distinctif de la renaissance. Caldéron n'est point si ancien, ni si
nouveau ; il n'est ni citoyen romain, ni penseur français 5 il reste
tout entier plongé dans cette civilisation catholique, qui a pris
sa place entre la philosophie grecque et le doute moderne ; il est
l'expression dernière du moyen âge. Chose étrange ! Pendant le
xviie siècle, toutes les autres nations de l'Europe sont tournées
vers l'avenir. L'Italie produit Galilée; la France, Descartes;
l'Angleterre voit briller Bacon ; la Hollande, Grotius : tous
hommes qui viennent marquer le changement des idées et faire
faire aux sciences de nouveaux progrès. L'Espagne seule est re-
tournée dans le passé, dont, quelques années auparavant, elle
s'était moquée par la bouche de Miguel Cervantes. Voilà ce
qu'avait fait Philippe II ! voilà ce qu'un homme peut faire de ses
semblables !
Caldéron, pour dire en quelques mots tout ce que nous pen-
sons de lui, est un scolastique comme il y en avait dans ces
écoles du xiii^ et du xiv^ siècles, où Ton agitait la querelle des
réalistes et des nominalistes. Caldéron est un métaphysicien du
moyen âge; il croit à l'existence de toutes les entités auxquelles
l'abslraclion a donné naissance, et il emploie son admirable gé-
nie à leur prêter un corps et une figure poéti(iues. La lecture des
H REVUE DE PARIS.
Jutos Saci amentales ; dans lesquels on n'a vu jusqu'à présent
qu'une imitation des Mystères de notre théâtre naissant, pour-
rait seule donner une démonstration complète de cette vérité.
Mais en l'absence de ces preuves, que nous ne saurions trop
regretter, la comédie de la Estatua de Prometeo peut jeter sur
le véritable caractère de ce fîénie étonnant des clartés que nous
croyons précieuses et nouvelles. L'analyse que nous allons faire
nous fournira l'occasion de développer notre pensée.
Comme toutes les comédies espagnoles, celle-ci est divisée en
trois journées. Au commencement de la première journée paraît
Promélhée, qui s'écrie : » Habitants des hautes cimes du Cau-
case ! venez de la montagne ! venez de la vallée ! » On entend
des voix répondre derrière le théâtre : « Qui nous appelle ? qui
nous demande ? »
Prométhée. — Je suis Prométhée. Venez, il est temps que je
vous montre à quel noble usage j'ai employé les jours si nom-
breux pendant lesquels je me suis tenu caché dans cette grotte
sauvage. \enez^ venez, en tirant de tous vos instruments gros-
siers les harmonies confuses dont vous honorez les divinités.
Les voix extérieures se rapprochent. On entend d'abord Épi-
méthée, qui se joint à Promélhée pour appeler les habitants du
Caucase ; puis Merlin, le gracioso de la pièce, espèce de paysan
bouffon, qui est suivi de sa Libia, et qui prélude à ses facéties.
Le chœur s'avance toujours. Enfin, Épiméthée entre, arn^ d'un
arc et de flèches, et après lui paraissent des troupes de jeunes
bergers et de jeunes bergères avec des instruments. Les voyant
réunies, Prométhée leur fait un long discours, dans lequel il
leur apprend son origine et sa destinée :
« Vous savez que de Japet et d'Asia nous naquîmes dans un
seul enfantement, moi et Épiméthée, pour montrer des natures
et des penchants tout à fait opposés. Nous grandîmes différents ;
il devint chasseur, poursuivant les bêtes à travers les monta-
gnes; moi, mon inclination me porta à la tranquillité de la lec-
ture, et je trouvai que c'était faire injure à notre noble nature
que de passer sa vie avec les brutes. Voulant savoir comment,
dans un même instant, un même horoscope avait pu produire
deux naturels si contraires, je m'adonnai à la spéculation des
causes et des effets, souveraine difficulté sur laquelle toute la
philosophie repose. Pour m'initier h tout ce qui fait la gloire de
REVUE DE PARIS. 95
rhomme, je quittai ma patrie et j'allai chercher ailleurs des
maîtres ; comme la Syrie est le rendez-vous le plus célèbre des
arts et des sciences, et que tous les plus beaux j^énies de l'Asie
y accourent, je m'y mêlai à eux. La logique naturelle qui avait
été déposée dans mon âme, à son insu, fut dévoilée par la claire
lumière de renseignement, et je m'ouvris des sentiers inconnus.
Une fois que cette porte des sciences me fut ouverte, je pus
m'élever, à travers les barrières, aux principes de toutes les au-
tres et à la connaissance de chacune d'elles. Je suivis l'école
des Chaldéens, qui font leur principale étude de l'astrologie, et
j'y appris le mouvement du soleil, des astres, et leurs influences
sur nos destinées. Je revins dans mon pays pour lui faire part
de ces lumières et le tirer de la barbarie ; je voulus lui ensei-
gner la paix et la justice. Mais à peine avais-je essayé de les
faire connaître, que le peuple en fureur, m'accusant d'ambition,
accueillit mes bienfaits par des injures. Voyant qu'on me faisait
un crime de mon zèle, je me réduisis à vivre avec moi-même
dans cette grotte mélancolique, n'ayant d'autre compagnie que
la solitude. L^, non-seulement je repassai ce que je savais sur le
soleil et sur la lune, sur la succession du jour et de la nuit, sur
les âges futurs, sur la lumière, sur la qualité des plantes et des
fleurs; non-seulement j'observai le vol des oiseaux qui fendent
l'air, et j'écoutai leurs voix pour en tirer des augures, mais en-
core j'élevai mon esprit à la haute connaissance des dieux.
Dans ces spéculations, je vis comment étaient distribuées les
monarchies du ciel et de la terre ; à Jupiter le ciel, la mer à
Neptune, son écume à Vénus, la terre à Saturne, à Cérès ses fé-
condes moissons, ses fleurs au Zéphyre, ses fruits à Pomone,
les abîmes à Pluton, les vents à Éole, le commerce à Mercure, à
Apollon les Nymphes et les Muses, à Mars et à Pallas les com-
bats ; et, pour le dire entin, à Minerve l'inspiration absolue des
sciences. Cherchant à rendre à cette divinité un culte particu-
lier, j'ai fait une statue, suivant les règles de la sculpture, et j'ai
pris à toutes les fleurs de quoi embellir sa figure. Vous allez la
voir. Il me tarde de substituer devant son effigie des rites reli-
gieux à vos règles politiques. Votre zèle construira un autel et
un temple à Minerve, la sage et pure déesse, et vous la prierez
de diriger votre fortune du haut du trône sacré où elle vit et
triomphe. «
Ô6 REVUE DE PARIS.
— En achevant cet immense discours, dont nous avons abr%é
la raélaphysique et les descriptions interminables, Promélhée
découvre dans sa grotte une statue qui a les traits de Minerve.
Comme on le voit, ce Promélhée ne ressemble guère à cohii
d'Eschyle; ce n'est pas un Titan enchaîné, c'est un homme qui
se donne la mission d'éclairer ses semblables. Le Causase n'est
pas le lieu de son supplice ; c'est sa patrie , et il veut l'arracher
à la barbarie par la religion et les sciences. 11 ne paraît pas non
plus que nous soyons dans une antiquité bien reculée ; il est
vrai que les compatriotes de Prométhée sont des sauvages, mais
dans ce même temps la Syrie offre le spectacle de la plus bril-
lante civilisation. On dirait que cette contrée jouit de tous les
prodiges de la science et des arts , comme l'Italie, par exemple,
au xvi" siècle, et que c'est aussi de ce centre commun que
les lumières doivent se répandre sur le reste du monde.
A peine Promélhée a-t-il cessé de parler, que la foule s'écrie : 0
miracle !
Épiméthée , ce frère de Prométhée , que nous venons de voir
si différent de lui, et dont le contraste va devenir de plus en
plus frappant , prend la parole , tout en fixant des yeux émus
sur la statue : — Prométhée , dit-il , que ton génie soit grand,
personne n'en doute 5 et si quelqu'un voulait le nier, cette statue
le démentirait. Si nous ne pouvons nous soumettre à ton em-
pire, c'est que nous sommes contents des deux lois que le peu-
ple suit, lorsqu'il châtie celui qui lue et celui qui vole; mais
rien i.e nous défend d'admettre les rites sacrés par lesquels on
adore les dieux ; et, pour te prouver que ceux-là même qui re-
poussent ton pouvoir politique sont prêts à accepter ta religion,
je vote au nom de tous pour qu'onconstiuiseà Minerve un tem-
ple qui surpasse en richesse et en sculptures celui de notre
grand Saturne. Nous ne l'adorerons pas dans ta grotte où le
soleil ne pénètre pas ; mais nous élèverons, dans une région
moins sauvage , un temple d'une grande architecture, sur des
colonnes doriques aux chapiteaux dorés, et s' élançant dans l'air
sous la forme d'une aiguille pyramidale.
Merlin et Libia donnent leur consentement, au nom de tous,
aux paroles d'Épiméthée. Puis Libia se met à chanter, en dan-
sant, une sorte de chœur : — \enez, habitants du Caucase, ve-
nez célébrer cette fête ; venez des monts et des vallées , et vou«
T
)
i
REVUK DE PARIS. 97
verrez que, dans cette sculpture nouvelle, la nature se joint à
Tart. Tenez en tirant de vos grossiers instruments des sons con-
fus, auxquels répondent les vents !
Tout à coup un cri se fait entendre derrière le théâtre, et
Promélhée s'écrie : Quels sons discordiints ont répété les échos
du Caucase?
On voit alors paraître Timanles, le vieillard , le représentant
de la sagesse : — Fuyez , bergers, dit-il ; une bête féroce , telle
qu'on n'en a jamais vu, s'est précipitée à travers la montagne,
Le chœur répète : Fuyons; quel effroi ! quelle calamité ! Épimé-
thée ne se trouble pas : Qu'elle vienne, dit-il ; quelque venin qu'elle
exhale, je veux la sacrifier à Minerve, pour que la première vic-
time soit de ma main, comme la première statue est de celle de
mon frère.
Promélhée sort avec lui ; Timantes invite la musique, qui a le
don de conjurer les serpents, à le suivre en répétant ses fanfares ;
tous ces personnages s'en vont les uns après les autres. Il ne
reste en scène que Merlin et Libia.
Ltbia. — Tu ne vas pas avec eux, Merlin.
Merliiv. — Non, Libia.
Libia. — Pourquoi?
Merli:î. —Parce que je n'ai pas envie, pour voir sa férocité,
de cesser de voir ta beauté.
LiBïA. — Tu trembles comme une poule.
— Merlin. — Comment? je suis seul pour protéger ta vie.
Si cette cruelle bête vient ici, tu verras comme je te défendrai.
Les voix qui ne cessent de crier au dehors du théâtre, se rap-
prochent.
Libia. — Il est temps de tenir ta promesse. La voilà qui vient
de ce côté !
Merlin. Que dis-tu?
Libia. — Voyons, défends-moi.
Merlin. — Mets-toi devant. Tu verras une action héroïque et
glorieuse.
Libia. — Devant?
Merlin. — Pour que je puisse te défendre, il faut bien que je
voie si elle veut te dévorer.
Minerve paraît tout à coup sous la forme d'une bête fauve.
Promélhée la suit, en la menaçant de ses flèches. La bêle se met
5 9
08 KE\LE DE PARIS.
à chanter, et lui dit : Ne les tire pas ! — 0 douce voix, que le
vent m'apporte ! s'écrie Prométhée. Qui a prononcé ces paroles?
— 3Ioi, dit Minerve toujours en chantant. Puis elle se dépouille
de sa toison, et paraît dans le même vêtement que la statue.
L'admiration et la reconnaissance de Prométhée se font jour
par une foule d'antithèses poétiques : puis il finit par dire : Que
veux-tu de moi ? Miuerve lui répond par une sorte d'ode :
Je suis Minerve, ô Prométhée! Je t'aime, non-seulement parce
que tu emploies ta vie à l'étude, mais encore parce que tu
m'as voulu élever un autel; i)our venir le témoigner tout
mon contentement, j'ai pris ce déguisement ; demande moi ce
que tu voudras, je te le donnerai, que l'objet que tu désires soit
enfermé dans le centre avare de la terre, ou que la république
du ciel le couvre de son voile.
Prométhée lui répond que son ambition ne s'arrête pas à sou-
haiter ce qui est sous la terre ou à sa surface, et qu'elle s'a-
dresse au ciel. — Que veux-tu de lui ? dit Minerve. — Si je savais
ce que les sphères supérieures renferment, réplique Prométhée,
je te dirais ce que je désire. Dis-moi ce qu'il faut que je de-
mande, pour que je te dise ce qu'il faut que tu me donnes. —
Les merveilles du ciel, dit Minerve, sont si rares, si belles, que
tu ne pourrais maintenant en connaître tout le prix. Mais si tu
as le courage de pénétrer avec moi dans l'Alcazar doré, tu ver-
ras ce qu'il renferme.
Le courage de Prométhée s'enflamme. — Puisque l'u n'as pas
peur, lui dit Minerve, arrache cet arbre avec ses racines pour
escalader le ciel. — Dans une si glorieuse entreprise, répond
Prométhée , ta divinité rassure ma frayeur. Et tous les deux
s'envolent sur le tronc que Prométhée vient de déraciner.
Épiméthée, resté seul, tombe dans une grande mélancolie. Le
sort de son frère l'élonne; la beauté de la statue agit sur lui j
et, tout entier dominé par ses sens, il devient épris d'elle et
pousse des soupirs. Il semble cependant dédaigner le courage,
qui a fait jusqu'alors sa gloire, pour désirer une vie plus élevée,
plus spirituelle. Tout à coup en entend une musique guerrière
le chœur répète derrière le théâtre : Aux armes ! aux armes !
guei-re ! guerre ! Cette musique militaire, qui, en tout autre
temps, aurait réveillé Épiméthée, lui fait éprouver une sensatiou
désagréable.
REVUE DE PARIS. 99
Alors paraît Pallas, chargée de panaches. Épiraéthée lui de-
mande qui elle est. Elle répond en chantant : — De Jupiter et de
Latone, sœurs du Soleil, Minerve et moi nous naquîmes. Pen-
dant notre enfance, nous étions tellement unies qu'on ne pouvait
nous distinguer, et on prenait pour une uîéme personne Minerve
et Pallas. ÎVous naquîmes pareilles en valeur, en beauté, en gran-
deur et en majesté; nous grandîmes différentes ; elle fut douce
et moi supeibe ; j'inspirai les combats, elle inspira les sciences.
De même toi et Promélhée vous fûtes dissemblables, et vous re-
produisîtes la diversité qui était en nous, excellant, toi dans les
armes, lui dans l'élude. C'est pourquoi ton inclination t'a porté
à la chasse, qui est l'image de la guerre. Aussi te trouvai-je in-
grat en te voyant dédier des autels et sacrifier des victimes à
une beauté inanimée. Tu subis une influence étrangère. Que les
trompettes qui me suivent raniment ton courage. Tandis que
Minerve enlève son disciple au ciel, réponds par l'injure à sa
flatterie. Le héros que Pallas a choisi serait-il l'adorateur de
Minerve? Pallas y peut-elle consentir? Délruis son culte, dis-
perse aux vents et réduis en poussière sa statue, si tu neveuxm'a-
voir pour ennemie. « Le chœur répète avec elle : — Guerre !
guerre contre Prométhée? et elle disparaît.
« Écoute, attends, lui dit Épimélhée; je ne peux te suivre à
travers ces racines qui arrêtent mes pas. Comment veux-tu
que je devienne l'ennemi de mon frère? Comment veux-tu que
je brise cette statue, cette si belle, si parfaite figure, à qui
j'ofifrirais ma vie et mon àme pour lui donner une âme et une
vie et vivre ensuite avec elle? Comment pourrai-je obéir à
Pallas? Obéir et désobéir, c'est également un sacrilège. N'y
a-t-il pas quelque moyen terme pour plaire à Pallas sans offen-
ser Minerve? »
Dès ce moment on voit clairement le plan de la pièce, et quelle
méthaphysique Caldéron a cachée sous sa poésie. Prométhée,
c'est la partie intelligente de notre nature ; Épiméthée, c'est la
partie animale et subalterne. L'un est lame, l'autre la chair ;
la même dualité se continue dans le ciel et partage Minerve et
Pallas. La guerre va s'établir entre ces deux parties, entre
l'esprit et la matière, entie l'homme et la bête. Voilà certes une
grande pensée, bien inattendue chez un poète dramatique, et
surtout chez un poêle espagnol. Les génies les plus spirilualistes
lOd REVUE DE PARIS.
ont-ils jamais réalisé une abstraction plus subtile et plus pro-
fonde que celle-là? Nous allons voir avec quel éclat, avec quelle
persévérance, mais aussi avec quelle bizarrerie, Caldéron pour-
suit son idée.
Tandis qu'Épiflîélhée se concerte avec Timantes, pour échap-
per à la dure nécessité de détruire la statue dont il est amou-
reux, et que Merlin et Libia égaient la scène par leurs bouffon-
neries, on voit Apollon descendre des frises en chantant : —
Ne crains pas, lumière, de disparaître; si tout naît pour mourir,
toi, tu meurs pour renaître.
11 est suivi de Minerve et de Prométhée. Minerve demande à son
élève ce qui Ta frappé dans ces transparents saphirs qu'il vient
d'admirer. Prométhée, à qui la science avait révélé toutes ces
merveilles, n'en a point été étonné. Il ne désire qu'une chose,
d'enlever un rayon au soleil pour appliquer son ardeur à la ma-
tière combustible, et produire une lumière qui éclaire les ténèbres
de la nuit, et supplée à l'absence du soleil. Il ajoute qu'il sera bien
de voir que celle qui a donné la science aux nations leur donne
aussi la lumière. — Tu demandes beaucoup . répond Minerve;
mais je veux tout t'accorder. Tu peux dérober un rayon et le
donner à la terre. Prométhée se met alors à réciter un couplet
scientifique, sur toutes les évolulions du soleil, sur l'écliplique
et le zodiaque. Pendant ce temps-là, Apollon, qui est toujours
suspendu à l'autre extrémité de la frise, continue à chanter ses
propres louanges, dans un style où la science ne cesse pas de se
mêler à la poésie. Enfin Prométhée s'avance vers lui, et prend
un rayon de son char lumineux. — Apollon, dit-il, pardonne-
moi cette offense ; et toi, Minerve, songe que c'est pour te con-
sacrer ce rayon que je ie dérobe. Le chœur chante les louanges
du soleil, Apollon disparaît sur son char, et Prométhée avec sa
lumière. Ainsi finit la première journée. L'allégorie ne saurait
être plus transparente. C'est l'intelligence qui, avec l'aide de la
science, dérobe au ciel la lumière de la vérité.
Au commencement de la seconde journée, Épiméthée et Mer-
lin se glissent dans la grotte obscure ; Épiméthée, voulant plaire
aux deux déesses à la fois, a pris le parti de voler la statue et de
la cacher. Merlin l'accompagne, comme Leporello accompagne
don Juan aux pieds de la statue du commandeur. Ses facéties et
sa peur interrompent Épiuiélhée à chaque moment. Il lui fait
REVUE DE PAKIS. 101
des objections et des pointes. Par un jeu de mots Intraduisible,
il lui dit : -- Crains la colère de ta déesse, prends garde que la
déesse Pallas ne se change en déesse Coups-de-Bàlon. — Pallas
l'ignorera, répond Épiméliiée, la nuit nous protège. — Crois-tu
donc, dit Merlin, que les déesses puissent ignorer quelque chose?
— Ton objection est vaine, reprend Épiméthée, une déesse qui
est capable de jalousie, est bien susceptible d'ignorance. Il s'a-
vance plein d'amour et de crainte vers la statue ; mais il ne peut
l'apercevoir, tant la nuit est sombre. Prométhée survient, te-
nant son rayon : la clarté qui en émane étonne Épiméthée et son
compagnon. Prométhée entre sans être vu dans sa grotte, et
place son flambeau dans la main droite de la statue : — Je te
consacre ce rayon de soleil, dit-il; je veux qu'on le voie dans ta
main, pour que les habitants de ces campagnes sentent leur foi
s'accroître, t'attribuent ce bienfait, et t'élèvent un temple où je
couvrirai tes autels de sacrifices. Puis il sort. Épiméthée et Mer-
lin, restés seuls, s'approchent de la statue, que la lumière leur
permet d'apercevoir ; mais, au moment où ils vont mettre la
main sur elle, la statue parle : — Arrière, sacrilèges ! craignez
de me toucher. Comme Leporello, Merlin tremble de peur; Épi-
méthée, plus surpris qu'effrayé, s'écrie : — 0 prodige ! quel
m)uvel esprit l'anime? quelle flamme lui a soufflé la vie? Le
chœur répète derrière le théâtre : Apprenez par là que qui donne
la science donne aussi la voix à l'argile, et la lumière à l'àme.
— Qu'est-ce, Merlin? dit Épiméthée.
— Ce que c'est? répond Merlin, c'est madame la statue, ma
maîtresse, qui chante comme une véritable personne, qui marche,
qui souffle, qui respire.
— Le grand Jupiter me protège ! s'écrie Épiméthée.
— Et moi, le grand Bacchus, dit Merlin : et faisant encore
un jeu de mots intraduisible, car cette divinité m'est plus dé-
vouée, puisque, seule entre toutes, elle est la divinité de la bou-
teille.
Épiméthée se hasarde alors à faire sa déclaration à la statue :
— Depuis le jour où je te vis, lui dit-il, lu es l'âme de ma vie.
— La statue ne comprend rien à sa galanterie. — Si le feu qui
m'a donné la vie t'ajjparlient, répond-elle, viens essayer de
l'éteindre.— rs'approche pas, s'écrie Épiméthée, n'approche pas.
Éloigne cette flamme, éloigne-la. Ce qui m'éclaire m'empêche
9.
102 REVUE DE PARIS.
de voir. — Puis il sort de la grotte, frappé de stupeur, et con-
tinuant à faire de la métaphysique sur ce feu qui unit les qua-
lités contraires, qui est comme un glaçon, et qui cependant
brûle.
On entend au dehors la voix de Proraéthée, qui appelle les
bergers des montagnes, pour leur faire admirer sa précieuse
découverte. Épimélhée joint sa voix à la sienne, et le chœur ré-
pète : Apprenez que qui donne la science, donne aussi la voix à
l'argile et la lumière à l'âme.
La statue, qui s'est mise à marcher, sort de la grotte, et parle :
— Un bruit harmonieux, dit-elle, trouble la terre, le feu et l'eau.
Qui suis-je, dieux! moi qui jette une si grande confusion dans
le monde? »
Prométhée accourt: « 0 ciel, quelle merveille! Quevois-je?
Minervesacrée!— Qu'entends-je? répond la statue; moi, Minerve
sacrée?— Pourquoi t'offenses-lu de mon amour? s'écrie Promé-
thée; pourquoi as-tu pris le rayon dont j'avais fait présent à ton
image? — De quel rayon, de quelle image parles-tu? Qu'est-ce?
Que se passe-t-il en moi?— Je l'avais rais dans la main de la
statue pour l'honorer. Pourquoi l'as-tu pris ? Pourquoi es-tu en
colùre contre celui qui t'adore ?
Tout ce passage est d'une poésie pleine de grandeur et de
grâce tout ensemble. Le feu que Prométhée avait mis dans la
main de la statue est passé dans son sein, et lui a fait une âme :
la statue s'éveille à la vie ; elle prend Prométhée pour une illu-
sion. Proraéthée, qui croit que c'est à Minerve elle-même qu'il
parle, ne peut comprendre pourquoi elle refuse de le recon-
naître, et la supplie de lui être propice comme autrefois. Enfin,
éclairée par Prométhée, et par une voix intérieure qu'elle ne peut
détînir, la statue s'écrie avec le chœur — Qui donne les scien-
ces, donne la voix à l'argile et la lumière à l'âme, Proraéthée
répète ces vers après elle, et s'écrie : — 0 moralité enveloppée
dans cet enseignement fabuleux, que de choses tu me dis ! —
Il appelle de nouveau les chœurs, et on entend Épimélhée qui
répète en dehors : — Bergers de ces montagnes, secouez votre
doux sommeil ; quittez, quittez vos cabanes; accourez, accou-
rez tous ! — Les voix répondent de toutes parts : — Qui nous
cherche ? qui nous appelle?
Épimélhée entre suivi de Timantes, de Libia et des bergers j
REME DE PARIS. 103
il leur dit : — Épimélhée peut vous montrer un plus grand pro-
dige que celui pour lequel Promélhée vous a appelés. S'il vous
a invités à vt»ir la statue morte, moi, je vous invite à voir la
statue vivante. Merlin ajoute : — Venez tous. Bien certainement
la Nuit vous fait la cour, madame la statue, ma maîtresse j car
elle ne nous empêche pas de vous voir. — Tout le monde s'é-
tonne de voir pour la première fols une clarté inconnue briller
dans les ténèbres, avant que naisse Taurore. Le chœur répète :
« Celle qui donne les sciences, donne la voix à l'argile et la lu-
mière à l'àme. » Les bergers adorent ce mystérieux bienfait j
mais ils sont troublés par de nouveaux cris : « Guerre ! guerre!
Aux armes ! aux armes ! » Épiméthée reconnaît le cri de Pallas,
et se souvient de sa colère. En vain la statue le rassure. Les cris
se font entendre plus fort que jamais ; le chœur ne peut les cou-
vrir avec sa phrase religieuse. La statue dit que le feu est le
principe du bien et du mal, le symbole de la paix et de la
guerre, et, après avoir ajouté que la statue de Prométhée est
l'image de la nature humaine, elle sort. Le chœur veut inutile-
ment la retenir par ses prières et en répétant son chant d'espé-
rance : les cris contraires étouffent sa voix et dispersent tout le
monde.
Entre la Discorde, chantant un récitatif. Les dieux chantent
dans cette pièce, et les hommes parlent : « Guerre ! guerre ! s'é-
crie la Discorde. On n'a jamais vu la guerre sans la Discorde. >»
Pallas la rejoint bientôt, et lui raconte qu'Épiméthée refuse de
lui obéir et de détruire cette statue faite en l'honneur de Minerve,
et qui est maintenant animée j que tout le Caucase va rendre
hommage à cette création merveilleuse ; que déjà la foule la
salue du nom de Pandore, ce qui veut dire la providence du
temps (il ne paraît pas que Caldéron eût une grande connais-
sance de la langue grecque ). Pallas confie sa vengeance à la
Discorde, la séditieuse déesse qui sème les haines et les aver-
sions. — Puisque Minerve allume le feu, dil Pallas, et que moi
je verse le sang, tu verras non-seulement l'univers, mais encore
le Caucase mis à feu et à sang. — Oui, répond la Discorde, je
le servirai; je nie mêlerai aux villageois qui vont adorer Pan-
dore, je joindrai ma voix aux leurs, et je lui offrirai dans une
urne les présents de la Discorde. Je remplirai l'air de vénéneu-
ses vapeurSj et les âmes d'une rivalité furieuse. — Moi, réplique
1Ô4 REVUE DE PARIS.
Pallas, je vais dire à Apollon de compter ses rayons, pour qu'il
s'aperçoive du vol qu'on lui a fait et qu'il reprenne le feu à ceux
qui le lui ont dérobé. — Les derniers cris de sa colère sont cou-
verts par le chœur qui arrive en chantant : « A la fête ! à la fêle !
bergers! bergers, venez à la fête! Venez porter vos oflFrandes
à la déesse de ces monlagnes, pour la remeitier de nous avoir
donné le feu ! Que la terre lui offre ses fleurs, l'eau ses perles,
l'air ses oiseaux, l'écho ses acclamations ! »
Les bergers et les bergères chantent et dansent en répétant ce
couplet; ils sont suivis de Timanles, de Merlin, deLibia ; Promé-
thée, Épiméthée et la statue enlrent d'un autre côté. Merlin veut
parler le premier à la statue, dont il défigure le nom par mille
pointes. Lihia le reprend ; le chœur redit son couplet. Au milieu
de ses danses, survient la Discorde, vêtue en villageoise, et con-
fondue dans la foule. Timantes, qui, en sa qualité de vieillard,
est le grand-prêtre, choisit pour autel un rocher, et chacun
vient y déposer son offrande, en récitant des vers d'une poésie
étincelante. Libia offre des fleurs-; une bergère, des perles ; une
autre, des oiseaux. La Discorde vient ù son tour offrir son urne,
dans laquelle il y a plus, dit-elle, que dans l'écho, l'air, l'eau et
la terre. A chaque offrande, le chœur recommence ses chants.
La statue remercie les villageois, et se dit indigne de leur culte.
Timantes répond que par elle tous les hommes participent du
ciel, que Minerve lui a donn^ son corps, et Apollon sou âme,
et que, si elle n'est pas déesse, elle doit être au moins comptée
parmi les demi-dieux.
Mais alors s'élève un débat inattendu. Épiméthée veut être
aimé par la statue; il fait valoir ses droits. La statue s'étonne,
et croit que c'est à Prométhée qu'elle doit la vie. La discussion
s'anime entre les deux frères ; c'est la présence de la Discorde
qui les excite à leur insu. Qui l'emportera de Tesprit ou de la
matière? A qui sera cette statue, cette Pandore, qui est l'image
même de l'humanité? Les deux frères se détient. Épiméthée pro-
voque Prométhée au combat. — Je ne sais pas combattre, répond
Prométhée, je sais penser ! — La statue veut les apaiser, et
pour distribuer ses dons à tout le monde, elle ouvre l'urne do-
rée qui a été déposée à ses pieds. Il en sort une fumée qui effraie
tout le monde. La Discorde se montre alors et dit : « Puisque
vous avez volé le feu, poiirquoi la fumée vous étonne-t-elle?
REVUE DE PARIS. 105
Ne savez-YOus pas qu'il n'y a pas de feu sans fumée? — La co-
lère que tu m'inspires, s'écrie Épiméthée, étouffe ma crainte !
— Je te châtierai le premier, répond Prométhée que la Discorde
a mis hors de lui-même. » Le chœur partage leur fureur instan-
tanée, et se sépare en deux partis. D'un côté on entend : a Qu'il
meure de tes mains, Prométhée!» De l'autre: «Épiméthée,
qu'il meure de tes mains. » La Discorde leur répond : a Pour
punir ce vol sacrilège, et ce sacrilège culte, je vous ai fait pré-
sent de ces dissensions,- toi, Épiméthée, tu aimeras ce que lu
as ahhorré ; toi, Prométhée, tu abhorreras ce que tu as aimé. »
Puis elle disparaît, laissant la confusion après elle. Un tremble-
ment de terre se fait sentir. Les ombres enveloppent le théâtre.
La frayeur gagne tout le monde. limantes invite le chœur à ré-
péter avec lui : « Grâce, dieux souverains ; pitié, souverains
cieux! — Je vais sacrifier à Pallas, dit Épiméthée. — Et moi à
Minerve, s'écrie Prométhée, pour qu'elle détourne la colère
d'Apollon ! —Viens avec moi ! dit Épiméthée à la statue. — Moi
avec toi! répond-elle; j'aimerais mieux me précipiter dans la
mer du haut de ce rocher élevé. Je vais suivre Prométhée aux
autels de Minerve. Non, réplique Prométhée, dont la raison est
troublée, ne viens pas avec moi, monstre redoutable ; j'éprouve
pour toi une telle horreur, une telle aversion....» Il ne peut
achever, tant il est agité, et sort plein de désespoir. — Tu vas
à lui qui te hait, dit Épiméthée à la statue, et tu ne veux pas
venir avec moi, qui l'aime ! La statue répond : « Forcée de choi-
sir entre ces deux extrémités, j'aime mieux suivre celui que
j'aime et qui me hait, que celui que je hais et qui m'aime! »
Le tremblement de terre recommence ; le chœur et la musique
implorent de nouveau la pitié des dieux. Épiméthée, au déses-
poir, cherche un moyen qui le venge de la statue sur la per-
sonne de Prométhée. Le chœur reprend : a Grâce, dieux souve-
rains! Pitié, souverains cieux! » C'est la fin de la seconde journée.
La troisième journée s'ouvre au milieu des mêmes cris qui
ont terminé la précédente ; puis paraissent Apollon et Pallas en
chantant : « Quelle grâce, quelle pitié, dit Apollon, espère celui
qui m'a offensé en usurpant l'éclat de ma lumière? Mon indi-
gnation est telle que je veux que tous les complices de ce vol
périssent Je m'armerai contre eux ; je veux être soldat pour
Pallas. puisque j'ai bien été pasteur cî'.ez Admète pour Climène.
106 REVUE DE PARIS.
— J'ai été horriblement offensée, répond Pallas, de voir que
Minerve ait introduit ce traître dans ta sphère. » Alors les deux
divinités conspirent Textermination de tous les adorateurs du
feu et de Minerve, et célèbrent à l'avance leur vicloire. Mais
Minerve paraît et dit : « Non, leur fin n'est pas venue ! — Pour-
quoi, méchante, lui répond Apollon, est-tu venue m'enlever un
rayon de ma lumière pour en orner ta statue? — Que t'importe?
dit Minerve, la lumière ne t'appartient-elle pas toujours? — Tu
dis vrai ; il n'y a pas de lumière qui ne procède de moi. — C'est
une trahison, réplique Pallas, de s'attribuer ce bienfait qui est
ta propriété. — Tu dis vrai aussi, répond Apollon. » Le débat
se poursuit ainsi ; et, au milieu des deux sœurs qui i)laidenl le
pour et le contre, Apollon est toujours de l'avis de celle qui a
parlé la dernière. On dirait un dialogue de Lucien, oii le dieu de
la lumière jouerait un rôle comique. Les deux sœurs se défient
au combat, comme tout à l'heure les deux frères, et Apollon,
ne sachant comment les apaiser, prend le parti de s'en aller
sans avoir rien résolu.
On entend Épimélhée convier les bergers au sacrifice qu'il
veut faire à Pallas. Pallas va du côté où la voix d'Épiméthée
l'appelle. Alors c'est la voix de Prométhée qui se fait entendre
pour annoncer le sacrifice en l'honneur de Minerve. Troublé
par la Discorde, Prométhée ne sait plus ce qu'il sent, ni ce qu'il
dit. Le désespoir, le doute, le regret, l'agitent tour à tour ; il
maudit le moment où l'idée de faire une statue lui est venue, le
moment où Minerve l'a enlevé dans le ciel, le moment où il a
ravi ce feu qui a animé la statue ; et il ne demande plus au Cau-
case qu'à lui servir de tombeau. Ce morceau est d'une admira-
ble poésie ; le style et la pensée, tout en est grand. L'homme de
génie souffre les tourments attachés à sa création ; c'est une
condition de tous les esprits qui marchent en avant de l'huma-
nité de rencontrer le désespoir et le malheur sur leur roule. En
Espagne, plus que dans aucun autre pays, le génie a été ac-
cueilli par la défiance des hommes. Christophe Colomb et Cortez
sont morts en exil, et Balboa a péri sur l'échafaud.
Mais Minerve n'abandonne pas son élève j elle chante : ^< At-
tends, écoute, espère; tu sauras qu'il n'y a rien à craindre de la
colère d'Apollon « Prométhée ne reconnaît plus la voix de sa
protectrice. En vain Minerve lui dit : « Je ne suis pas comme la
REVUE DE PARIS. 107
Discorde, cette divinité bâtarde, fille de Plutoii, et qui a appris
de lui à mentir; je ne peux te tromper ! « Prométhée ne croit
plus à elle. La déesse veut cependant le protéger maljjré lui.
Elle sort, et Prométhée après elle.
Épiméthée, toujours accompajîné de Merlin, revient dans la
{ïrotle pour séduire la statue. Il ouvre la retraite où il croit
qu'elle est cachée, et se met à lui peindre sa violente passion.
La statue no répond pas. Épiméthée ne sait à quoi attribuer son
silence; il la supplie inutilement de parler. Merlin se joint à
lui, et ses bouffonneries n'ont pas un meilleur succès. Tandis
qu'Épiméthée se consume à implorer celle qu'il aime, il voit
une autre Minerve toute semblable apparaître dans un autre
endroit de la ^frotte. « Qu'aperçois-je? s'écrie-t-il ; une ici, une
lu? Qu'est cela? — C'est, dit Merlin, comme une dépêche des
Indes dont on a fait deux exemplaires. » Il ne faut pas oublier
que la statue a été façonnée à l'image de Minerve, si Ton veut
suivre le fîl embrouillé de Tintrigue. La vraie Minerve a pris la
place de la statue pour écouter ce que dit Épiméthée. Épiméthée
ne sait à qui entendre. Pour redoubler sa perplexité , celle qu'il
croit être la statue disparaît, et il se trouve seul avec celle qu'il
prend pour Minerve. Cependant celle qui reste est la mortelle;
elle accable Épiméthée de reproches et d'injures capables de lui
faire comprendre qu'elle n'est pas une divinité. Mais Épiméthée,
interdit de tant de prodiges, ne peut que répondre à ce qu'on lui
dit : « Je ne sais; « et il s'en va, suivi du fidèle Merlin. La sta-
tue pense alors à Prométhée ; elle ne sait où il s'est retiré.
Prométhée arrive bientôt ; par une méprise toute semblable à
celle de son frère, il croit parler à la déesse et lui demande par-
don. La pauvre statue, qui aime Prométhée, est si contente
qu'elle lui ouvre ses bras. Reconnaissant son erreur à ce signe,
Prométhée, sur qui les sortilèges de la Discorde agissent tou-
jours, éprouve une horreur involontaire pour sa bien-aimée; il
lui attribue tous ses malheurs et lui défend de l'approcher. Elle
lui demande la cause de ce changement et de son trouble, Pro-
méthée dit comme Épiméihée disait tout à l'heure : « Je ne
sais. « La statue continue à l'interroger ; il ne répond que par
le désespoir ; elle veut le calmer, il lui crie : « Arrière î » Elle ne
peut comprendre ce qui l'agite. « Je ne le sais pas moi-même,
lui dit Prométhée. Si je te contemple comme une divinité, je
103 RtVL'E DE PÀKIS.
Tadore; j'aime ta beauté, je vénère ta sagesse, j'admire tes
merveilles, mais je liais la réunion de tous ces attributs ; il y a
un autre moi qui sans moi commande en moi plus que moi-
même ! » Ces vers rappellent ceux que Molière a prêtés à Sosie;
ils les ont peut-être inspirés.
La Discorde agite aussi les hommes au dehors du théâtre, et
Ton entend les deux partis ennemis crier : Aux armes ! Les uns
proclament le nom de Promélhée, les autres celui d'Épiméthée.
Prométhée ju{îe son parti di'sespéré ; il appelle quelques fidèles à
mourir avec lui. « Je veux mou:ir avec toi, dit la statue; tes
dédains ne m'empêcheront pas de m'associer à ta fortune. « Ils
sortent tous deux. Timanles prend le commandement du parti
de Prométhée ; Épimélhée s'avance contre lui à la tête des sien?.
Timantes dit que la cause de Prométhée est celle de la raison
et de rinteHi(;ence ; Épimélhée répond que ce n'est pas le temps
de raisonner, mais de combattre. Il harangue ses troupes. Pro-
méthée revient avec la statue. A leur vue, Timantes dit aux
siens que, bien qu'inférieurs en nombre, ils sont sûrs de la vic-
loire.
Un bruit extraordinaire suspend le combat. C'est la Discorde
qui accourt en chantant : « Suspendez vos épées ; la meilleure
victoire est celle qu'on remporte sans verser le sang. Je viens
vous parler au nom des dieux. Tous avez, dans votre naissante
politique, deux lois, l'une qui condamne à mort l'humicide,
l'autre qui châtie le larron. Oui a commis un vol plus sacrilège
que celui qui a dérobé le feu dans l'Alcazar du soleil? Jupiter,
voyant qu'Apollon ne peut prononcer entre Pallas et Minerve,
ses deux sœurs, confie à vos lois le soin de punir le voleur. En-
fermez-le dans une obscure prison. Mais, pour satisfaire complè-
tement Apollon, il faut sacrifierla statue. Elle a vécu de son feu,
que par son feu la justice la fasse mourir; aussi bien elle est
homicide, celle qui lue par l'amour. Si vous n'exécutez pas ces
deux décrets, que les complices de ces deux crimes redoutent la
fureur de Jupiter! Il allumera l'incendie au sein du Caucase,
comme au sein de l'Etna, du Mongibel ou du Vésuve; il vous
réduira en cendres et dispersera votre poussière dans l'air.
Craignez donc sa colère. »
Tout se soumet h cet ars-èt divin. Prométliée dit en montrant
la statue •• " Je ne refuse pus de donner ma vie pour racheter
REVLt bL PAHiS. 109
celle de cette beauté infortunée ; ce n'est pas Taraoup qui me fait
parler. Mais elle est femme ; je suis noble, et je ne fais que mon
devoir. Allons, Timantes. mourons des mains du courage et
non de celles de l'infamie ' '^ Le vieux limantes n'ose plus sou-
tenir Prométhée que les dieux ont condamné par la bouche de
leur messagère. Le peuple tout enlier se déclare contre lui et
contre la statue, et on s'empare d'eux. — Il faut leur couvrir
la tête, dit Épiméthée. pour qu'ils n'excitent pas la compas-
sion du peuple. Conduisez-les au temple de Saturne, où l'on
préparera la prison et le sacrifice. Mais non, revenez; il
ne faut donner lieu à aucun tumulte. Il vaut ntieux qu'ils
subissent leur châtiment ici même, sur la crête de cette mon-
tagne, où ils ont commis leur crime. Et aussitôt toute la foule
disparaît.
Minerve entre en chantant : Dieu tonnant, comment permets-
tu qu'on répare une faute i)ar une autre plus grave? Le crime
delà Discorde, qui vole ta voix, n'est-il pas plus grand que celui
de Prométhée qui a volé un pauvre rayon de soleil ? Vn vol doit-
il être moins puni qu'ime trahison? Je vais porter cette juste
plainte à ton trône suprême. — Tu n'y arriveras pas avant le
supplice de ton élève, dit Pallas qui survient — Je saurai dé-
jouer tes trames, reprend Minerve. — Tu te mesurerais avec
Pallas, réplique celle-ci. — Les deux divinités luttent ensem-
ble. — Sais-tu bien, dit Pallas! que je suis, avec Mars, la di-
vinité des armes ! — Je suis celle des lettres, dit Minerve; on
verra que la force de la raison remporte sur celle du bras.
Lâche-moi. méchante ! — Je n'ai pu. hélas ! l'empêcher, s'écria
Pallas qui voit Minerve s'envoler vers le ciel. La Discorde vient
la consoler et lui faire espérer que le supplice sera con-
sommé avant que Minerve n'ait pu atteindre la demeure de
Jupiter.
En effet, on voit venir Prométhée et la L^tatue, la tète cou-
verte d'un voile, suivis d'hommes et de femmes. Épiméthée,
Merlin et Timantes entrent d'im autre côté. — Qu'ai-je vu ! di-
sent les deux victime-!; le bien changé en mal. et le mal en
pire ! — Le chœur réi)èle ce chant de désespoir. Ejiiméthée se
dit à lui-même qu'il n'est pas re'^ponsable de leur mort; il en
rejette la chanje sur la Fatalité. l'allas et la Discorde se réjouis-
sent. Prométhée et la statue plaignent réciproquement leur in-
5 10
110 REVUE DE PARIS.
fortune ; le chœur se lamente avec eux. Épiméthée donne le
signal de rexécution.
Mais tout à coup Apollon paraît, et apporte le pardon que Mi-
nerve a obtenu de Jupiter ; il trouve lui-même son plaisir à
dissiper la fumée dont la Discorde a obscurci la vérité, et il
engage le chœur à changer son chant funèbre en un hymne de
joie. Le chœur chante : — Heureux qui a vu le mal changé en
bien, et le bien en mieux! — A travers les cris de Proraélhée,
qui revient à la raison pour épouser Pandore, à travers les fa-
céties de Merlin, qui se marie avec Libia, le chœur reproduit
plusieurs fois cette phrase, qui termine la comédie.
Nous n'avons pas de longues observations à faire sur cette
composition. Son étrangeté pourra d'abord étonner plus que le
reste; mais dans ces derniers temps nous avons assez vu de cho-
ses étranges qui n'avaient aucun sens, pour que nous devions
faire attention à celte énorme bizarrerie de Caldéron, qui a un
sens très-élevé. Le poêle espagnol a rapproché avec une grande
hardiesse les fables différentes que Tantiquité nous a laissées,
ausujetdeProméthée, d'Épiméthée et de Pandore; mais, comme
cela devait être, il a élagué la pensée de la révolte et du blas-
phème qui domine dans toutes ces traditions; il a substituée
cette idée, qui ne pouvait venir à un Espagnol du xviio siècle,
une idée évidemment chrétienne. Au lieu de faire sortir des ro-
chers du Caucase une protestation hautaine contre les dieux
du passé, il nous y a donné le spectacle de cette rivalité de l'es-
prit et de la matière que le christianisme a consacré, il nous a
montré les combats que le génie livre contre la nature pour
émanciper l'homme, et la lutte que l'intelligence soutient con-
tre les sens pour s'affranchir de leur empire. Puissante par la
conception, cette œuvre n'est pas moins surprenante sous le
rapport de la forme; faire tenir une pensée si élevée dans un
cadre si étroit, mêler les dieux, les hommes, les bouffons, sans
que la poésie y perde un seul moment, est un effort au-dessus
des facultés ordinaires ; et il ne faut pas moins qu'un grand
génie pour y réussir. Depuis quelques années, notre littérature
a envié l'imagination des poètes espagnols ; elle a pris un reflet
de leurs images; elle a voulu imiter la richesse et la couleur de
leurs inventions. Il y a aujourd'hui un nouveau progrès à ac-
complir dans l'étude et dans l'imitation de ces beaux génies j
REVUE DE PARIS. 111
il faut voir le rôle que la raison joue dans cet art qu'on a ac-
cusé de matérialisme, et faire en sorte que la France, qui se
pique de présider au développement de l'esprit européen, ne
montre pas moins d'intelligence dans sa littérature que l'Es-
pagne, nation de tout temps arriérée , n'en a mis dans la
sienne.
La pensée philosophique qui anime toute une génération nou-
velle, ne peut manquer d'ajouter à l'éclat et à l'élévation de no-
tre littérature. Parmi les hommes qui doivent illustrer cette
école naissante, M. Edgar Ouinet a marqué sa place au pre-
mier rang. Le poëme de Proniéthée avancera, sans aucun
doute, la question qui se débat aujourd'hui entre les artistes ma-
térialistes et ceux qui veulent relever le spiritualisme du vieil
esprit français. Dans ce poème, M. Edgar Quinet ne s'est point
attaché aux traces de Caldéron : il a voulu rivaliser avec lui
non pas de fantaisie et de caprice, mais de raison et de profon-
deur ; négligeant toutes les imitations modernes, il est remonté
directement à la source pure de l'art grec. Nous ferons voir,
dans un prochain article, comment il a su allier l'auguste
simplicité de cet art antique avec la hauteur des idées mo-
dernes.
H. FORTOUL.
Critiqua Cittaairf.
Cliavornay* — La Cliasse aux Fantdmest
lie tierpeut sous ruerlie*
Il y a eu à toutes les époques deux publics, l'un curieux seu-
lement de récils grotesques ou terribles, lisant avec le même
amour Geneviève de Brabant ou M. Dupont; l'autre cultivé,
subtil, passionné pour Tart et applaudissant, selon les époques, à
Érasme, à Rousseau ou à George Sand. Malheureusement ce
dernier public ne fut jamais aussi difficile à trouver que de nos
jours.
Jusqu'au xvi^ siècle, il suffisait d'écrire un livre en latin pour
qu'il eût des lecteurs spéciaux. L'œuvre littéraire se distinguait
alors visiblement de l'œuvre populaire; l'art et la science
avaient, comme chez les Indous, leur langue sacrée; on savait
où prendre les adeptes, et l'on pouvait se livrer à toutes les
finesses de la métaphysique ou de la poésie avec la certitude de
trouver des gens préparés à vous comprendre.
Plus tard, lorsqu'il n'y eut plus qu'une langue, la littérature
se détacha de la science ; elle se fit plus mondaine, et perdit sa
clientèle de docteurs. Mais les classes privilégiées les remplacè-
rent; car quoi qu'on ait dit de l'ignorance de la noblesse sous
notre monarchie, il est constant que les questions d'art la préoc-
cupèrent toujours vivement, et qu'elle forma un public d'élite.
Ce ne fut point peut-être chez elle intelligence, mais consé-
quence forcée de sa position. Il est difficile, ^n effet, que l'es-
prit ne se modifie point, comme le corps, dans le loisir, et ne de-
REVUE DE PARIS. 113
vienne point plus délicat, plus souple, plus impressionnable. 11
y a d'ailleurs entre toutes les aristocraties une sorte d'aliraclion
mystérieuse ; elles se devinent, se recherchent, et les grands sei-
gneurs protégeaient les grands écrivains par instinct de conve-
nance et de parenté.
La révolution, en détruisant la noblesse, fit disparaître celte
protection, et ôta à la littérature, non de son importance, mais
de son éclat. Le temps des oisivetés élégantes était passé sans
retour; tout le monde était descendu dans la vie pratique; il
ne s'agissait plus de résoudre des questions de goût ou des pro-
blèmes de grammaire; chacun combattait maintenant pour ses
foyers et ses autels.
L'art ne périt point dans cette lutte tumultueuse, parce que
l'art est impérissable; mais il perdit son public de gentilshom-
mes. Les lumières avaient confondu toutes les classes : le rotu-
rier, à son tour, devint juge du camp dans les tournois de l'art j
il put apprécier le bien dire, faire partie du tribunal auquel s'a-
dressaient les œuvres d'élite, et les deux publics dont nous
avons parlé ne se recrutèrent plus selon le rang, mais selon
l'intelligence.
Un tel changement dans la composition des lecteurs devait
nécessairement en amener un dans les œuvres qui leur étaient
destinées. Tant que le roman s'était adressé à l'aristocratie, il
était demeuré cirsconscrit dans le domaine du sentiment. L'é-
crivain s'était contenté de côtoyer tous les détours du fleuve du
Tendre, cueillant les fleurs de la rive etse mirant dans les eaux.
11 en était résulté une littérature de femmes et de marquis, char-
mante, mais peu sérieuse, et qui ne pouvait convenir aux nou-
veaux juges. Il fallut donc élargir l'horizon pour arriver de l'ana-
lyse des fantaisies du cœur à la discussion des principes. Rousseau
fut le premier qui ouvrit au roman cette route où Diderot,
Marmonlel et plusieurs autres le suivirent. Enfin le xix*^ siècle
vint porter le dernier coup ù l'art grand seigneur, en déplaçant
tous les faits, toutes les idées, et remettant la société entière au
creuset.
Aujourd'hui le roman a perdu ses atours futiles. Ce n'est plus
guère que le prétexte d'une argumentation poétique, morale
ou philosophique. 11 a remplacé la thèse du moyen âge et le
traité didactique des siècles suivants; mais il n'a fallu rieu
10.
114 REVUE DE PARIS.
moins qu'une révolution pour amener un pareil changement.
Ceux qui ont suivi jusqu'à présenties travaux de 31. Charles
Didier doivent deviner d'avance les tendances de ce dernier
livre. Le collaborateur de M. de La Mennais ne pouvait guère
écrire que pour la défense des idées démocratiques, Chavornay
est effectivement la glorification des nobles instincts de l'enfant
du peuple; c'est la théorie du dévouement et du devoir opposée
à celle de la personnalité et du sensualisme.
Le héros de M. Charles Didier n'est autre qu'un jeune paysan
des Alpes. Sa mère, qui a souffert toute sa vie de hautes facul-
tés qu'elle n'a pu produire, veut lui éviter le supplice de l'igno-
rance et l'envoie aux écoles : Charvornay y fait de rapides
progrès ; mais il grandit, et l'heure vient, pour lui, de4)rendre
un parti. H regarde toutes les routes qui s'ouvrent devant ses
yeux, et toutes lui paraissent arides ou fangeuses. Saisi alors
de cette nonchalance insouciante, maladie des âmes qui ont trop
espéré de la vie, il réalise son modeste héritage et part pour
étudier les hommes avant de choisir une place au milieu
d'eux.
Il a déjà parcouru la France et la Suisse, lorsqu'il arrive à
Pise, oîi il rencontre la duchesse d'Aiberg dont il tombe amou-
reux; mais il trouve pour rival, près de celle-ci, le comte de
Campomoro, jeune Corse qui personnifie les vices aristocrati-
ques, comme Chavornay les vertus plébéiennes. Quant au duc
d'Arberg, i)lacé entre eux dans la position gênante de mari, c'est
un de ces seigneurs d'opéra-comique, avec lesquels l'Allemagne
fa!)rique depuis trois siècles des princes pour ses imperceptibles
Étals ; espèce de gentilshommes bourgeois qui ont retranché
leur médiocrité dans la politesse et plaqué leur orgeuil de bon-
homie.
Trop sûr de son mérite pour craindre une trahison, le duc
d'Arberg laisse donc le champ libre aux deux rivaux. Chavornay,
que domine le sentiment du devoir, résiste; mais Campomoro
emploie tous les moyens pour satisfaire sa passion. Élevé dans la
doctrine des gens bien nés, qui exempte de toute probité à l'é-
gard d'une femme que l'on désire, il a recours successivement
aux ruses les plus coupables, et finit par compromettre la du-
chesse aux yeux de Chavornay lui-même. Une explication dé-
trompe en partie ce dernier, mais le soupçon renaît bientôt dans
m
I
REVUE DE PARIS. 115
ce cœur maladif et fier. Dévoré de jalousie et lassé d'ailleurs des
insolences de Campomoro. qui affecte en sa présence les dédains
d'un amant heureux. Chavornay le provoque et reçoit une bles-
sure. Leduc d'Arberg le rencontre au moment où on le rapporte
tout sanglant, le fait déposer au palais Lanfranchi, qu'il occupe
avec Hélène, et exige que celle-ci lui donne des soins.
Cependant Campomoro. qui s'est rendu coupable d'une tenta-
tive d'enlèvement et de violence, après laquelle il ne peut se pré-
senter devant la duchesse, se réfugie en Corse. Le duc ne tarde
pas à partir également pour l'Allemagne où l'appellent de pres-
santes affaires, et Chavornay reste ainsi avec Hélène, livré à
toutes les séductions de la solitude. 11 laisse alors échapper l'a-
veu de son amour et apprend qu'il est aimé. La lutte étant bientôt
au-dessus de ses forces, il fuit pour ne pas être vaincu. Mais il
s'enfonce vainement dans les Apennins, vainement il cherche le
fracas des cités de l'Italie ; il trouve partout quelque chose qui
lui rappelle Hélène : tantôt c'est un conducteur de voiturin qui
luicrie: Pisa, Pi'sa,... andiamo subitO] tantôt la vue de l'Arno
dans lequel il jette des branches de saule, avec l'espoir qu'elles
passeront sous le balcon du palais Lanfranchi. Ainsi poursuivi
partout delà même pensée, triste de son courage et lassé de sa
vertu, il arrive aux portes de la Chartreuse de Chiusi..
Pendant ce temps le duc d'Arberg est revenu d'Allemagne.
Hélène, qui veut chasser le souvenir de Chavornay et qui suc-
combe à cette tâche, appelle le duc à son secours. Elle lui avoue
son amour, ses combats, et le supplie à genoux de l'aider à gué-
rir son cœur. Le duc, effrayé un instant, retrouve bientôt toute
sa sécurité ; il ne comprend qu'une chose dans l'aveu de sa femme,
c'est qu'il a échappé au ridicule d'être un mari trompé. Il ne
doute pas un instant que l'absence de Chavornay ne refroidisse
la passion romanesque d'Hélène, et s'en remet du reste au
temps.
Ainsi abandonnée à sa faiblesse, la jeune femme se désespère,
s'épouvante. Elle va puiser tour à tour à toutes les sources d'ou-
bli, et toutes se dessèchent sous ses lèvres. Les prêtres qu'elle
interroge ne lui donnent eux-mêmes que des consolations vul-
gaires ; enfin, elle entend parkr d'un jeune peintre de Pise,
qu'un désespoir d'amour a conduit au couvent de l'Alvernia, et
qui y a, dit-on trouvé la paix. — Celui-là me comprendra, pense-
116 REVUE DE PARIS.
telle ; et elle part pour lui confesser ses douleurs et lui demander
le secret du repos.
Mais le couvent de rAlvernia n'est autre que la Chartreuse
de Chiusi. Hélène venait y chercher l'oubli de son amour, et elle
y trouve Chavornay. Cette entrevue anéantit les résolutions cou-
rageuses des deux amants. Tous leurs efforts ont été vains; à
quoi bon résister plus longtemps au courant de leurs desti-
nées? ... Hélène ne peut plus rien pour le bonheur ni pour le
repos de son mari; elle s'en est détachée à jamais. En restant
près de lui, elle le leurre d'un espoir de retour qui ne peut se
réaliser; elle fait inutilement trois malheureux. Cependant sa
conscience murmure encore contre une rupture qui déshonore-
rait le duc, et Chavornay, flottant lui-même entre la passion et
le devoir, n'ose lui dicter une résolution. — Je ne retournerai
point à Pise, dit enfin la duchesse, je pars pour le château que
ma mère m'a laissé en Allemagne; quand j'y serai arrivée, vous
viendrez m'y retrouver, et là je vous apprendrai ce que j'aurai
décidé. Elle part en effet ; mais tant d'émotions ont brisé ses for-
ces; le mal qui la dévore en secret depuis longtemps, fait, pen-
dant le voyage, de rapides progrès, et lorsque Chavornay la
rejoint sur la rive du Pô, elle meurt dans ses bras.
Comme on a pu le voir dans cette analyse, trois personnages
se partagent le roman de M. Charles Didier ; Hélène, Chavornay
et Campomoro. Autant l'auteur a su mettre de mesure et de no-
blesse dans les deux premières figures, autant la troisième nous
semble forcée. Nous voulons bien que Campomoro personnifie le
matérialisme égoïste des classes élevées, mais il faudrait au
moins qu'il enveloppât sa bassesse d'élégance et de bonnes ma-
nières. Un gentilhomme apprend la politesse à ses passions ; il
peut être lâche, hypocrite, calomniateur, mais il n'a point re-
cours à la violence ; la violence est franche, courageuse ; c'est
un moyen à l'usage du peuple. Le grand seigneur a des vices
mieux élevés ; il sait se garder des entreprises qui doivent avoir
immanquablement pour issue le ridicule ou le crime, car le ri- -
dicule lui fait peur, et le crime est prévu dans les codes. Qu'es- .
père , par exemple, le comte Campomoro en enlevant Hélène au
sortir du bal ? Compte-t-il sur l'amour de la duchesse? il sait -
qu'elle ne l'aime pas ; sur l'occasion, la surprise? pourquoi alors
cette assurance délibérée, cette fatuité insolente qui doivent hu-
RFVUE DE PARIS. 117
milier Hélène et l'éloigner de lui ? Pourquoi surtout, après un
premier essai dont il est sorti à sa honte, recourir, encore à la
menace, pour ne pas être plus heureux? Campomoro devrait se
montrer moins inexpérimenté en sa double qualité de grand sei-
gneur et d'homme à bonnes fortunes. Son titre de Corse peut
expliquer la violence de ses désirs, mais non la maladresse de
ses paroles et de ses actions. Pour faire le procès à l'aristocratie,
il n'était point nécessaire de la montrer gauche, il valait mieux
la faire voir telle qu'elle est : poliment corrompue et barbare avec
convenance.
Ce personnage de Campomoro nuit de toute manière au roman
de M. Charles Didier. Partout où il se montre, il entrave l'aclion
et ternit de son reilet la douce figure d'Hélène. Heureusement
qu'il ne fait que passer dans le livre, à trois reprises différen-
tes, à la vérité, mais assez rapidement chaque fois. Chavornay
et la duchesse d'Arberg occupent presque constamment la scène,
et partout où ils sont, l'intérêt s'éveille.
Toutes les nuances de ces deux caractères sont habilement
rendues. M. Charles Didier a évité, dans celui de Chavornay,
celte perfection impossible qui avertit perpétuellement le lec-
teur de ne pas croire. L'amant d'Hélène n'est point un grand
homme méconnu, comme nous en avons tant eu, depuis quel-
que temps, dans les livres ; c'est une intelligence forte, mais
hésitanle, craintive, inquiète; en un mot, un de ces enfants du
siècle qui font une grande maladie de l'àme avant d'apprendre
à vivre.
Nous louerons surtout l'auteur d'avoir renouvelé, à plusieurs
reprises, les doutes de Chavornay. Ce ne sont point les êtres cor-
rompus qui soupçonnent lei>lus, mais les êtres purs. Ceux-là
comptent assez sur leur corruption pour se défendre ; c.ux-ci,
au contraire, se sentent si peu gardés contre les embûches, que
des éclairs de crainte les troublent sans cesse. Le soupçon n'est,
pour ainsi dire, chez eux, que le sentiment de la conservation.
C'est dans ces instants d'inquiétude que leur bienveillance ha-
bituelle se tourne en amertume et leur douceur en ciuaiité.
D'autant plus implacables qu ils souffrent davantage, ils trou-
vent à torturer l'objet aimé, je ne sais quelle joie féroce, com-
parable seulement à celle du malheureux quise déchire lui-même.
Alors chacune de leurs paroles porte un coup sanglant, mais,
118 REVUE DE PARIS.
parbonheiip, peu dangereux, car ces paroles ressemblent à la
lance magique du vieux poète : elles guérissent elles-mêmes les
blessures qu'elles ont faites.
Toutes ces crises, toutes ses variations d'humeur sont heureu-
sement analysées dans Chavornay. C'est bien d'abord l'irritabi-
lité contenue du plébéien qui souffre dans son amour et dans
son orgueil, puis cette austérité sombre s'éclaircit par degrés;
sous les regards d'Hélène, le rude montagnard tremble, l'homme
de fer fléchit et tombe à genoux. Du reste, dès qu'Hélène se
montre dans le livre, tout devient lumière, parfum et harmonie.
II y a autour d'elle comme une atmosphère de poésie ; pourtout
ce qui l'approche, c'est le jour, et lorsqu'elle « s'éteint avec le
dernier rayon du soir, au moment où le soleil se couche der-
rière les peupliers de la Lombardie, « tout rentre dans l'obscu-
rité de soi-même, et le lecteur ne cherche rien au delà.
On pouvait craindre, dans un livre comme ChavornaX) con-
saci'é tout entier à l'analyse d'un amour fatal, quelques tendan-
ces quiétistes. La plupart de ces inspirations, puisées dans nos
tristesses intérieures, découragent de l'action. « Elles ressem-
blent à ces sources que l'on entend sans les voir, qui donnent
de la mélancolie et ne désaltèrent personne. » M. Charles Didier
a heureusement échappé à ce défaut. Bien que la passion et la
douleur soient ses muses, il a su leur garder quelque chose de
la noblesse virile que leur donnait le statuaire antique ; toutes
deux pleurent debout : aussi son livre n'a-t-il rien d'énervant.
Au fond de toutes les agonies de Chavornay, on sent que la vie
est la plus forte. Ses désespoirs ont quelque chose de robuste qui
rassure ; les cris que la souffiance arrache à son cœur ressem-
blent aux battements sonores d'un beffroi ; plus ils retentissent,
plus ils prouvent que le cœur est grand.
L'expression elle-même vient aider à ce sentiment de sérénité
salutaire que laisse la lecture de Chavornax. Notre style mo-
derne, hérissé dépithèles, de traits et d'exclamations, présente
en général l'aspect d'une ville vue à vol d'oiseau, avec ses toits
coui;ants et ses clochers aigus. Le style de Chavornax au con-'
traire rappelle les p,randes lignes d'horizon de l'Italie: la phrasé-
se développe à l'aise et sans cliquetis de mots ; l'image, adoucie
vers ses contours, se fond mollement dans l'ensemble, de sortéï
que tout se déroule aux yeux avec harmonie, et comme dan^
RtVLE DE PARIS. 119
un paysage éclairé par le soleil couchant. Seulement cette gran-
deur solennelle n'est pas toujours exempte de monotonie. L'au-
teur aurait parfois besoin de varier les longues ondulations de
sa phraséologie par quelques accidents de style, quelques-unes
de ces brisures qui forment aujourd'hui tout l'art de tant d'écri-
vains à la mode. Par une réaction de bon goût et de bon sens,
M. Charles Didier tend au styie simple de tous ses efforts ;'
jnais comme il arrive dans toutes les réactions, il exagère
souvent son bon vouloir. IS'ous l'engageons à se montrer moins
sobre de touches vives : son étoffe est solide et belle ; mais
nous aimerions à y trouver quelques plis, à y apercevoir quel-
que-unes de ces paillettes qui égaient la trame et agacent le re-
gard. E. SOUVESTRE.
Le nouveau roman de M. Arnould Frémy n'est point, comme
son titre pourrait le faire croire, une œuvre de rêverie et de
caprice. En nous racontant les amours d'Angelo Bagatini le
chanteur, ce n'est point dans un monde surnaturel que M. frémy
a prétendu nous entraîner • ce n'est point notre imagination
qu'il a voulu diverlir. Son but a été de présenter, sous la forme
du roman, un tableau fidèle des mœurs napolitaines. C'est la
tâche de l'historien, et non celle du poète, que s'est imposée
l'auteur d'Une Fée de Salon. Sans doute l'histoire n'est pas
une carrière moins difficile à parcourir que la fantaisie; M. Frémy,
en acceptant la première de ces tâches, n'a pas choisi une rouie
dépourvue d'écueils et d'obstacles. Mais le talent de 31. Frémy le
porte davantage à l'observation qu'à la rêverie 5 son choix a
donc été judicieux. Il n'a, pour briller parmi les poètes, ni une
forme assez parfaite, ni une imagination assez supérieure.
Mais par la distinction. j)ar la finesse de son esjirit, M. Frémy
peut prétendre à de légitimes succès, quand il acconiera, dans
ses livres, la prédominance à l'étude sur le caprice. Ses premiers
livres relevaient plus de l'imagination que de l'expérience;
aussi la critique a-l-elle pu avec raison exprimer sur chacune
de ces tentatives un blâme sévère. Son nouveau roman relève
entièrement de l'observation, et on ne pourrait le confondre
sans injustice parmi les essais plus ou moins heureux qui l'ont
précédé. Dans la Chasse aux Fantômes, M. Frémy a présenté,
sous la forme d'une fiction ingénieuse, des tableaux pleins de
12a REVUE DE PARIS.
vérité, des observations piquantes ; à ce titre, il mérite que l'é-
loge remplace aujourd'hui le blâme.
M. Frémy, une fois décidé à prendre l'Italie pour sujet de ses
observations, avait un nouveau choix à faire. L'Italie, en effet,
peut être étudiée de deux manières : dans son histoire, dans ses
paysages, dans ses monuments, ou bien dans le côté intime et
familier de sa vie, M. Frémy s'est décidé pour celte seconde mé-
thode , et sa décision mérite encore d'être approuvée. Personne
ne demande plus si Rome ou Naples possède des monuments
admirables, si la nature, autour de ces villes, a répandu avec
profusion la majesté ou la grâce sur un harmonieux paysage ;
mais on demande encore comment la vie se passe dans cet heu-
reux pays, on étudie encore avec curiosité les mœurs et le ca-
ractère des habitants. Si l'on excepte quelques livres, parmi les- ,
quels il faut distinguer les Mémoires de Casanova, le voyage '
de Gœlhe et les spirituels ouvrages de M. de Stendhal, le côté
intime de la vie italienne ne nous a encore été qu'imparfaite-
ment révélé. Pour composer son livre, M. Frémy a étudié avec
soin cette face nouvelle et attrayante de la question ; il s'est sou-
venu de Casanova et de tous les livres où respire la poétique
gaieté de l'Italie, et, en s'efforçant de les imiter, il a tracé un
tableau qui, pour la plupart des lecteurs, réunira l'attrait de la
iiouveaulé à celui de l'exactitude.
Angelo Bagatini, le héros du roman, n'a reçu de ses parents
pour toute fortune que cintiuanle ducats et une voix harmonieuse.
L'honnéle Napolitain trouverait dans ce modeste héritage la sa-
tisfaclion de tous ses désirs ; mais, pour son malheur, il fait
connaissance avec une chanteuse célèbre du Théâtre-Neuf^ la
Colombeila. Il se ruine pour elle, et quand sa bourse ne contient
jdus que cinquante carlins, il se voit abandonné par la Colom-l
bella, qui lui préfère un certain Pandolfo Guar.selto. le plus
vieux et le plus laid des chanteurs de Naples. Pressé par le dé-
nùment, Angelo passe un contrat avec Babeo, le directeur du
Théâtre-Neuf; il entre dans la troupe dont la Colombella eti
Guarsello font partie. Un jeune professeur compose exprès pour i
les débuts d'Angelo une partition charmante, /a Sposa fedele.
Le jour de l'épreuve arrive, et la belle voix d'Angelo excite l'en-
thousiasme. Le pu])lic en masse proclame Angelo le plus habile î
chanteur du Théâtre-Neuf, et quelques spectateurs ravis raraè
REVUE DE PARIS. 121
neiit Tartisle en triomphe à sa poudreuse mansarde de Thôtel
du Pigeon d'or.
Dès ce jour l'ambilion s'empare d'Angcîo. Entièrement guéri
de l'amour qu'il éprouvait pour la Colombella, il traite avec dé-
dain ses camarades ; il marche d'un pas orgueilleux dans sa
nouvelle carrière, et chaque soir, enivré dai^ilaudissements, il
rêve de nouveaux triomphes. Sa folle vanité l'égaré: il devient
bourru et capricieux • il prend goût à la parure 5 il a des boinies
fortunes , et abandonne toutes ses maîtresses après la première
enlrevue. Mais la Providence réserve à son orgueil et à son
libertinage un châtiment imprévu. Chaque fois qu'on donne la
Sposa fedele, Angelo a remarqué dans une loge voisine de la
scène la belle Adelina, la femme du plus riche orfèvre de >"aples,
le seigneur Gabrielli. Un accès de jalousie emporte au tombeau
le vieil orfèvre. Adelina, délivrée de ce gardien fâcheux, peut ap-
partenir sans réserve à l'amant qu'elle aura choisi. Malheureu-
sement son vieux maître de chant, Burchiello, l'accompagne
sans cesse et surveille la conduite de son élève avec une tyran-
nique sollicitude. Angelo se persuade que Burchiello lui est pré-
féré. Égaré par la haine, il entre chez le vieillard, tire son épée,
le frappe et s'enfuit, épouvanté de son crime.
Quelques jours se passent, et personne, dans la ville, ne s'oc-
cupe de la disparition de Burchiello. Angelo a repris toute sa
confiance. Éperdument aimé de la Gabrielli, il passe ses jour-
nées près de cette femme charmante ; l'ambition s'unit à l'amour
pour chasser de son âme le souvenir de l'infortuné Burchiello.
Bientôt même il passe du Théàtre-ISeuf au théâtre de la cour. Il
est salué grand musicien par la plus brillante assemblée de ZSa-
ples, et le vieux Sacchini lui-même, transporté d'enthousiasme,
couvre de larmes tes lauriers d'Angclo. Peu à peu l'orgueil rem-
place tout autre sentiment dans Tàme du chanteur. Angelo ou-
blie Adelina j il adresse à une dame de la cour des vœux témé-
raires ; sa toilette le préoccupe plus que jamais. Vêtu d'un
magnifique habit rouge, coitfé d'un chapeau à plu.mes, on Je
voit traverser le rue de Tolède et la rue de Ciiiaia dans un élé-
gant calessino. Il feint de ne plus reconnaître ses anciens amis ,
ou bien répond à leurs saints par un dédaigneux sourire.
Mais le public de .Naples est un iWi plus capricieux de l'ilalie.
Angelo cesse d'être le chanteur à la mode j on se plaint de la fai-
3 11
122 REVUE DE PARI5.
blesse de sa voix, de la monotonie de ses cadences ; on est fa-
tigué de son orgueil et de ses caprices. Landini , le directeur du
théâtre du roi , se décide à faire venir à grands frais , de la cour
de Vienne, un nouveau chanteur, Gregorio Belcampione. Une
lutte s'établit entre les deux rivaux 5 le public estjuge du combat,
et c'est Belcampione qu'il déclare vainqueur.
Le matin même de ce jour mémorable, Angelo a été appelé
chez le juge Palpebra. « Vous donnerez, à partir de demain,
lui a dit ce magistrat, des leçons de musique à ma fille. Si, au
lieu d'un })rofesseur habile, je ne trouve en vous qu'un musicien
médiocre, vous savez ce qui vous attend. « Angelo interprète
mal les paroles du juge : '■<■ Il sait, pense-t-il, que je suis l'as-
sassin de Burchiello, et il veut bien épargner le meurtrier en fa-
veur du ciianteur. Si je succombe ce soir au théâtre du roi, de-
main il me livrera au gibet ou à la torture. « Une fois sa défaite
consommée, Angelo se résigne à fuir, car il ne peut douter
qu'ayant perdu son titre de premier virtuose de tapies, il ne soit
arrêté d'un moment à l'autre, par le juge Palpebra, comme as-
sassin de Burchiello.
Les aventures les plus singulières précèdent la conclusion du
roman. Le bruit de la mort d'Angelo s'est répandu dans toute
l'Italie; Belcampione, au bout d'un mois, s'est rendu'insupporta-
ble au public et se voit forcé de rompre son engagement. Alors
les >'apolitai;is regrettent vivement la douce voix et la méthode
savante de leur chanteur favori. Des recherches sont ordonnées;
les plus grauds honneurs sont promis à Angelo, s'il couocnt à
reparaître. IU\ jour enfin, on annonce au roi qu'il se trouve
dans les prisons un bandit qui prétend se nommer Angelo Baga-
lini. Le roi fait venir le bandit; mais le gracieux visage d'An-
gelo (car c'est lui-même) est défiguré par les fatigues, et sa voix
est devenue rauque et dure. La cour éclate de rire aux premiers
sons qu'il veut faire entendre. Le malheureux supplie alors le
roi de lui accorder une dernière faveur; il demande qu'on fasse
venir au palais ses anciennes maîtresses. S'il en est une qui
Taimc encore, ses regards seuls suffiront, dit-il, pour lui rendre,
les accents harmonieux qu'il a perdus. C'est à l'amour seul, eu
effet, qu'il a é[é redevable autrefois de son talent sublime.
Cette demande est accordée à Angelo : on amène devant lui
la Teresa, la Rosalba, la Colombella ; mais aucune de ces femmes
REVUE DE PARIS. 123
ne le reconnaît, quelques-unes même eaclienl leur visajye iIhis
leurs mains pour ne j)as voir cette physionomie repoussante. On
remet donc les menottes au prisonnier; on va l'emmener sur la
place des exécutions, quand une femme entre précipitamment et
le serre dans ses bras : c'est la Gabrielli. An^elo, reconnu par
elle , est rendu à la liberté ; il coupe sa barbe et ses cheveux ; il
reprend ses habits de grand seigneur et redevient le plus grand
musicien de ISaples. Il retrouve aussi, chez Adelina, le digne
professeur Burchiello qu'il a cru égorger, mais dont il n'a fait
que trouer la robe de chambre avec une rapière de fer-blanc.
Le lendemain de cet événement, Burchiello était parti pour
Turin, et sa disparition n'avait paru extraordinaire ù personne,
car il portait au grand théâtre de cette ville un opéra qui de-
vait mettre le comble à sa gloire. Averti par l'expérience, Angelo
oublie ses projets ambitieux; il renonce au théâtre, redevient
l'ami de Burchiello, et consacre désormais son cœur et son talent
à la seule femme qui l'ait véritablement aimé.
Dans ce roman, M. Frémy a donné l'étude pour auxiliaire à
sa fantaisie; il a écrit un livre à la fois plus simple et plus vrai
que les Detix Juges etqu'î^we Fée de Salon. 11 est entré dans
une voie nouvelle où il mérite d'être encouragé. La Chasse
aux Fantômes indique d'ailleurs un progrès dans le style du
romancier; sa forme a cessé d'être prétentieuse : elle a gagn6
en correction et en simplicité. Ce double progrès se continuerti
sans doute, et M. Frémy arrivera, par l'observation et le travail,
aux succès que l'imagination, privée de cet appui austère , ne
saurait lui mériter.
M. Arsène Houssaye, avant de publier le Serpent sou s V Herbe j
s'est fait connaître au public par trois romans où des pages spi-
rituelles et même des parties gracieuses se détachent sur un en-
semble prétentieux et confus. Dans ces trois livres, c'est l'indé-
cision surtout qui se révèle, et c'est le même défaut qui s'allie à
une exécution plus soignée dans le Serpent sous rilerhe; dans
ce roman, comme dans ceux qui l'ont précédé, M. Houssaye passe
de l'idylle à la fantaisie, et de la fantaisie à la satire. Des rémi-
niscences de Gessner et de Millevoye se croisent avec celles de
GilBlas. de Jacques le Fataliste et de Tristram Shandy. Au
lieu de choisir entre ces différenfs modèles, M. Houssaye, qui
124 REVUE DE PARIS.
vise à Toriginalité, s'attache à fondre dans une même œuvre les
candides tableaux de Tidylle allemande et la verve comique ou
les teintes crues du roman de Lesage ou de Diderot. Une saine
appréciation des écrivains qu'il imite devrait cependant con-
vaincre M. Houssaye que Tart s'oppose à de tels rapprochements.
S'il consultait ses forces , il est à croire aussi qu'il renoncerait
sans hésiter à la satire et à la fantaisie. Faute d'avoir assigné à
sesprétentions de justes limites, Vauteur du Serpent sous l'Het'be
s'est épuisé jusqu'à présent en de vains efforts ; il a écrit quatre
œuvres qui, sans doute, offrent des parties intéressantes, mais
qui, dans l'ensemble, manquent absolument de valeur.
Si Ton admettait un moment que les lois de l'harmonie pus-
sent être librement violées par le poète, si l'on croyait par
exemple qu'une œuvre, sans manquer d'unité, piît procéder à la
fois de Lesage et de Bernardin de Saint-Pierre , il resterait une
autre question à résoudre : celle de savoir si les forces de l'écri-
vain sont en rapport avec cette double tâche. Cette seconde diffi-
culté ne saurait passer pour frivole. L'auteur de Gil Blas n'em-
ployait pas son temps sans doute à étudier, comme Bernardin
de Saint-Pierre, les ineffables harmonies d'un paysage ; il ne
passait pas des heures à rêver, comme Voss ou Goldsmith, de-
vant une chaumière. Réciproquement ceux-ci n'auraient peut-
être vu , devant les mœurs bruyantes de Madrid ou de Paris,
qu'un tableau indigne de leur attention; les tristes réalités delà
vie active auraient provoqué en eux le dégoût plutôt que la
curiosité.
îsous ne nions pas cependant qu'un poëtene puisse joindre à
l'expérience et à la finesse de Lesage l'âme rêveuse et tendre de
Bernardin de Saint-Pierre. Gœthe a pu écrire un jour ÏVilhelm
Meister et le lendemain Hermann et Dorothée, mais la gran-
deur même de l'exception vient suffisamment à l'appui de nos
paroles. Ce qu'il nous importe maintenant de constater, c'est
que le talent de M. Houssaye ne satisfait pas aux conditions re-
quises. Une partie de son œuvre est donc nécessairement défec-
tueuse ; l'idylle est fausse ou la satire insignifiante.
Les lecteurs de M. Houssaye n'auront pas de peine à décider
s'il réussit mieux dans l'idylle que dans la satire. Pour nous, le
Serpent sous l'Herbe nous a prouvé que M. Houssaye comprend
mieux Estelle que Tristram ShanOy ou Gil Blas. La partie
REVUE DE PARIS. 125
ironique de son roman ne saurait exciter un sourire, ni même
provoquer le blâme. Elle ne peut avoir aucun charme pour le
public frivole, et pour le public sérieux elle n'a aucune impor-
tance. Tout au contraire , dans la partie pastorale du livre.
M. Houssaye a fait preuve quelquefois d'un talent facile et gra-
cieux. Bien qu'il applique souvent à l'idylle le procédé de Flo-
rianj bien qu'il répande avec excès les fleurs dans les prairies,
et l'azur dans le ciel, on ne peut méconnaître, dans ses descrip-
tions et dans ses récits, un sentiment vrai de la nature. C'est
dans ce sentiment, nous le croyons, et non dans l'ironie ou le
caprice, qu'est l'avenir littéraire de M. Houssaye.
Une exposition diffuse remplit les premières pages du roman.
Olivier de Yermand, las de plaisirs et de fugitives amours, dit
un jour adieu à Paris et va retrouver sa mère, au château de
Valvert, en Normandie. Une jeune orpheline, une filie char-
mante, Suzanne, a été recueillie par M™» de Yermand. Olivier,
épris de Suzanne, abuse de l'amour qu'il lui a inspiré. Puis un
riche parti se présente pour Olivier. Il oublie Suzanne et se
marie avec M^'^ de La Roche, dont la laideur est rachetée, à ses
yeux, par une immense fortune. Suzanne devient folle. Les deux
enfants qui naissent de la liaison d'Olivier avec l'orpheline, sont
portés à un hospice. L'un d'eux est Robert , le héros du livre.
Cette histoire banale prend une assez grande place dans le ro-
man de M. Houssaye ; elle n'ajoute pourtant ni à la clarté, ni à
l'intérêt.
Robert est recueilli par un vieux maître d'école, qui lui donne
plus de coups de bâton que de bons conseils. Un jour l'enfant
s'évade pour éviter un châtiment. Après avoir couru quelque
temps, il se trouve libre et seul au milieu de la campagne. Il
prend le parti de courir les aventures et marche gaiement , avec
insouciance, vers le gîte inconnu que la Providence lui réserve.
Là commence réellement le livre de M. Houssaye. Sous le titre
du Serpent sotis l'Herbe, c'est en effet la vie errante d'un
élève de Gusman d'Alfarache et de Gil Blas qu'il a voulu nous
raconter.
Robert se met donc en marche , les poches vides , mais le
cœur plein d'espérance. Il brûle de coimaître le monde et d'é-
prouver ses forces dans une lutte avec la vie. Le cours capri-
cieux d'une rivière lui sert de guide. En la côtoyant, Robert
11.
126 REVUE DE PARIS.
arrive à un Village, et à peine a-t-il fait quelques pas au milieu
des maisons, qu'une enseigne d'auberge le jetle en extase. L'hô-
tesse de celte auberge se trouve être une excellente femme, que
la méprise de Robert fait sourire, et qui accueille le jeune pèle-
rin sans lui demander d'écot. Robert passe plusieurs jours dans
cette merveilleuse auberge, buvant le meilleur vin de la cave, et
goûtant les plus beaux fruits du verger. Mais un beau jour, le
maître d'école, qui a élevé Robert, paraît dans la salle com-
mune, et Robert se sauve à toutes jambes. 11 arrive sain et sauf
au bord de la rivière, s'élance dans une nacelle abandonnée, et
s'abandonne de nouveau aux caprices de la fortune.
Nous ne suivrons pas Robert dans toutes les aventures que
l'imagination de M. Houssaye multiplie sur son chemin. Nous
ne dirons rien du séjour de Robert chez les comédiens, de la
mystérieuse jeune fille qui lui apparaît, comme un ange, parmi
ces hommes débauchés, et qui porte le nom impossible de Pres-
ciosa. Les amours de Robert et de M"e Léocadie ne méritent pas
non plus de nous occuper. C'est un récit fort peu chaste et
contre lequel la critique peut réclamer sans pruderie. Évidem-
ment M. Houssaye s'est trop confié dans ses forces, en voulant
imiter le JFilhelm Meister, de Goethe : il a taillé Léocadie et
Presciosa sur le patron de Mignon et de Philine. Mais sous sa
main inhabile , la poétique effronterie de Philine s'est changée
en une impudence triviale , et la céleste figure de Mignon a ri-
valisé , avec les amours de Dorai , en fadeur et en mignar-
dise.
Robert passe quatre ans chez les comédiens. Ensuite la
protection de la bienfaisante hôtesse, près de laquelle il est
revenu, le fait entrer comme clerc, à l'étude de maître
Desmasures , le notaire du village. M™e Desmasures devient
amoureuse du jeune clerc , qui est bien plus souvent dans le
jardin, occupé à lui cueillir des fleurs, que dans l'étude,
à écrire les acles de son mari. Malheureusement, un avis pru-
dent donne l'éveil à la vigilance de maître Desmasures. Il
feint de partir pour un voyage , et revenant sur ses pas, sur-
prend l'effronté Robert dans la chambre de sa femme. Cet
épisode est une maladroite réminiscence d'un proverbe de M. de
Musset, intitulé: le C/jaw^e/îe;-, Robert copie lourdement et sans
grâce l'aimable Fortunio du poëtej quant à maître Desmasures
REVUE DE PARIS. 127
et à sa femme, ce sont des imitations un peu plus habiles de
Jacqueline et de maître André.
Nous venons de raconter la première partie du roman, qui,
bien que très-défectueuse, on le voit, est certainement la meil-
leure. Nous passerons très-rapidement sur les événements qui
remplissent tout le second volume et les dernières pages du
premier.— En quittant la maison de M"^^ Desmasures, Robert,
toujours sans argent, forme le projet d'aller à Paris. 11 n'a pour
vêtement qu'une mauvaise robe de chambre. Le hasard lui fait
rencontrer le curé du village, qui va au prochain hameau con-
soler une mourante. Robert lui prend de force sa soutane et son
chapeau à cornes, et lui laisse en échange sa robe de chambre
etses pantouffles. Il ûine à crédit dans une auberge, grâce à ce
costume. Au coucher du soleil, la fortune, toujours favorable à
Robert, envoie sur ses pas un poêle extravagant qui s'est enfui
de la maison paternelle, oiî on le battait pour ses élégies. Gérard
est le nom de ce poëte. Plus prévoyant que Robert, il a eu la
précaution d'emporter, pour aider sa fuite , une bourse bien
garnie. Une conversation s'engage entre les deux aventuriers,
et bientôt une amitié fraternelle les unit. Le poêle partage sa
bourse avec Robert, qui met , en revanche, sa gaieté et son
esprit inventif au service de Gérard.
Arrivé à Paris. Robert cesse de personnifier le caprice ; le rê-
veur insouciant se change en un charlatan de la plus triste es-
pèce. Le héros d'une pièce fameuse, applaudie au boulevart et
dont le nom est devenu populaire, sert de modèle à cette per-
sonnification triviale de l'effronterie et de la ruse. Robert fait
la contrebande ; il falsifie des eaux minérales; il adresse aux
journaux des lettres pour et contre ses entreprises. On ne sau-
rait trop admirer lemploi que Robert fait de l'argent obtenu par
ces ruses misérables. II le dépense à acheter des consciences
d'avocat et des vertus de comédiennes ; il prétend se venger
ainsi de la société qui l'a corrompu. La société s'inquiète fort
peu de cette vengeance; mais Robert se ruine. Un jour il n'a
plus même la ressource de faire des dettes. Toutefois la Provi-
dence ne l'abandonne pas, et la médecine homœopatbique. qu'il
se met à pratiquer sans la connaître, rétablit promplement sa
fortune.
(juant ?i G.'rar.'l, il passe son temps à rimer des ballades, ou
128 REVUE DE PARIS.
à courir après des éditeurs. L'imbécillité de ce personnage est
fort peu divertissante, et ses querelles avec les libraires embar-
rassent inutilement le récit.
En passant un jour près du Pont-des-Arts, Robert rencontre
un oiseleur qui vend aux passants la liberté de quelques hiron-
delles: une bouquetière offre, au même moment, des roses à
une dame dont Robert ne dislingue que confusément la physio-
nomie à travers le tissu noir de son voile. Celle-ci répond, en
s'adressant à l'homme qui l'accompagne : « J'aimerais mieux
voir s'envoler ces hirondelles. » Robert regarde cette femme
avec reconnaissance, et se dit à lui-même que celle qui prie pour
la liberté des oiseaux est elle-même une esclave : il a(;hète les
hirondelles et les rend à la liberté. Pendant ce temps, la dame
au voile noir a disparu ; mais ses paroles et son regard ont
laissé dans le cœur de Robert une impression profonde. Ce petit
épisode, habilement raconté, remplit un des plus gracieux cha-
pitres du livre.
A quelque temps de là, Gérard est reçu, on ne sait à quel titre,
chez un gentilhomme ruiné, qui vit à Paris dans une profonde
solitude, avec sa femme, dont il est jaloux. Le poëte présente
son ami, en l'absence du mari, à M™*' d'Épinay. Robert recon-
naît en elle la jeune dame qu'il a vue sur le Pont-des-Arts; il
devient amoureux de M™^ d'Épinay, et celle-ci partage la pas-
sion de Robert. Un voyage imprévu du mari favorise cette liai-
son ; mais le brusque retour de M. d'Épinay détruit bientôt le
bonheur des amants. L'infidélité de sa femme n'est plus un mys-
tère pour M. d'Épinay, qui se livre envers elle à tous les excès
d'une colère brutale. Clotilde, c'est le nom de la maîtresse de
Robert, s'enferme dans un couvent; mais elle promet à son
amant de n'en sortir que pour lui ou la mort. L'époque où doit
finir la capivité volontaire de M™e d'Épinay est aussi celle de sa
fête; elle supplie Robert, dans une lettre tracée à la hâte, d'ha-
biter, en attendant ce jour, le village de Soucy : ce sera pour
elle une consolation de savoir que Robert l'attend dans ce vil-
lage isolé, et partage pour ainsi dire sa solitude. Robert, qui
est très-réellement amoureux de Clotilde, se soumet sans hési-
ter au v(Êu qu'elle exprime , et part pour la Normandie. Il est
prêt, s'il ne la revoyait plus, à chercher dans le suicide un re-
mède à sa douleur.
REVUE DE PARIS. 129
De loules les manières qui s'offraient de dénouer le drame ar-
rivé à ce point, M. Hoiissaye a clioisi la moins prévue. A Soucy,
Robert rencontre M. et M^e Desmasures, et son ami Gérard.
Celui-ci a épousé une belle marquise qu'il a rencontrée chez
M™<^ d'Épinay. Robert devient amoureux de la femme de Gérard.
Clotilde, convaincue delà perfidie de Robert, redevient une
épouse fidèle et la plus heureuse des mères. De son côté, Camille,
la femme de Gérard, après avoir failli être sacrifiée par la ja-
louse Clolilde à un désir furieux de vengeance, revient à la vie
pour se corriger, et goûter, dans l'accomplissement de ses de-
voirs, les joies les plus pu»cs. Enfin Robert oublie Camilie aussi
bien que Clotilde, et se marie avec la veuve de maître Desma-
sures, son ancien patron.
Cette seconde partie du roman est tout à fait dépourvue de
vraisemblance , et la complication des événements ne produit
pas rinlérèt. A partir de la moitié du troisième livre, le roman
de M.Houssaye, sauf quehiues parties, n'est qu'une insignifiante
ébauche. Le programme a remplacé la comédie ; les scènes ne
sont qu'indiquées, et une action triviale marche à la hâte vers un
dénouement impossible. Cette partie cependant exigeait, plus
que la première, une main calme et patiente. M. Houssaye abor-
dait le roman philosophique après l'idylle ; l'étude devait accom-
pagner l'invention, et l'expérience devait remplacer la rêverie. Or,
l'on voit aisément qu'il ne s'est pas rendu compte de l'importance
de sa nouvelle tâche. Il a continué à rêver, quand il fallait obser-
ver ou se souvenir. Son ironie n'est pas celle de l'expérience ; elle
ne paraîtra puissante qu'aux ignorants. Qu'un lecteur sérieux
cherche, dans cette dernière partie du livre, une satire ou un
drame ! il sera également trompé. Les passions sont aussi mal
étudiées que les caractères.
Mais il reste à M. Houssaye, si on lui refuse le talent de la
satire et du drame, un talent de romancier élégiaque. facile et
gracieux. En retranchant toute la partie ironique du roman et
les cent pages diffuses qui servent d'introduction, il y aurait
moyen de faire avec le Serpent sous l'Herbe une idylle assez
jolie, quoique d'un style souvent prétentieux. 11 n'a donc man-
qué jusqu'à présent à M. Houssaye que de connaître la vraie
l)orlée de son talent. Qu'il renonce à fondre Estelle avec Tris-
tram Shanily! Qu'il proportionne la tâche du romancier à ses
130 REVUE DE PARIS.
forces! S'il hésile, s'il essaie d'un pas irrésolu des routes con-
traires, il s'expose à dépenser une ardeur précieuse en des explo-
rations stériles. M. Houssaye doit donc se hâter; le succès n'ap-
partient pas à l'indécision , au caprice ; c'est la volonté intelligente
qui le mérite, et c'est par l'unité qu'elle y parvient.
D. M.
MUSIQUE SONNANTE.
Mazarin permeUait aux Français de chanter; il se plaisait à
leur entendre fredonner gaiement les refrains de Ducauroy,
de Frémol, de Boesset. Nos ministres sont plus aimables encore;
ils veulent que la nation entière apprenne à chanter. La musique
fait aujourd'hui partie de Tinstruction primaire : Paris, Tou-
louse, Lille, ont des conservatoires de musique, et la munici-
palité de Lyon en a promis un à ses administrés. Il m'est venu
dans la tête de fournir en trois mois trente-deux millions d'élè-
ves à nos écoles de solfège ; s'ils ne sont pas assez habiles pour
attaquer une fugue à livre ouvert, ils auront du moins l'oreille
formée aux intervalles de la gamme, ils sauront caser les demi-
tons à leur place, et ces avantages, qui demandent quelquefois
des mois d'étude, seront appréciés par les maîtres. C'est en plein
vent que j'établis mon école préparatoire. Mes élevés travaille-
ront à toute heure ; la musique, lancée au travers de leur troupe
nombreuse, les saisit partout , à table , au lit , à la promenade;
assis, marchant, courant, galopant, la gamme les assiégera à
toute heure et les forcera d'acquérir de la science, quand même
ils voudraient échapper aux bienfaits qu'elle leur promet. La
machine à vapeur, le chemin de fer. n'ont pas une allure plus
constante et plus rapide. On pense bien que je ne puis pas suf-
fire à tant de travaux , qu'il me faut absolument une armée de
répétiteurs ; oui sans doute, j'aurai recours à leur aide ; ils me
serviront avec un zèle , une exactitude imperturbables. Ces répé-
titeurs sont les horloges, les pendules, les coucons même.
Peut-être direz-vous que je vais vous conter les rêves d'un
malade ; lisez, et vous verrez que ce malade pouvait avoir perdu
133 REVUE DE PARIS.
l'usage de ses jambes, mais que la tête n'avait pas tout à fait
déménagé. Arrivons au fait.
Depuis trop longtemps les horloges parlent pour ne rien dire ;
leur langage manque tout à fait de précision et devient inintelli-
gible à deux époques de la journée. Trois, quatre, cinq, six
coups peuvent èlre comptés aisément, si Ton a l'attention portée
vers 1 horloge, et si l'on attend qu'elle frappe l'heure. Mais si
une longue série de dix , de onze , de douze coups arrive à l'im-
proviste, on se trompe aisément sur leur nombre, le moindre
bruit dérange votre calcul, et vous êtes fort étonné d'arriver à
quatorze ou de rester à onze lorsque le marteau a réellement
frappé douze coups. 11 ne suffit pas de l)ien compter, il faut en-
core en avoir la conviction, ce qui est très-rare. Midi ou minuit
et demi, une heure, une heure et demie du matin ou du soir,
sont exprimés chacun par un coup dont l'identité parfaite ne
permet de faire aucune distinction. Si un aveugle ou bien un ma-
lade dont l'état exige qu'on le préserve du contact de la lumière
s'éveille après minuit, il restera dans une incertitude complète
à l'égard de l'heure jusqu'au moment où l'horloge frappera deux
coups. Ils sauront bien que c'est deux heures, mais est-ce deux
heures de nuit ou de jour? La cloche ne s'explique point à cet
égard. Il est des pays où le soleil reste sur l'horizon pendant
des mois entiers, et que la nuit couvre de ses ombres pendant
un aussi long temps. Un chasseur, un courrier, un joueur, un
médecin , un malade, après de grandes fatigues ou de longues
veilles, se livrent au sommeil d'une manière très-irrégulière ;
que leur repos soit prolongé outre mesure ou quil ait une in-
termittence continuelle, ces personnes, en s'éveillant, ne com-
prendront rien à ce que l'horloge voudra leur dire. Elle sonnera
quatre, cinq , six heures; le jour pénétrera dans leur chambre
à travers les rideaux, et elles ne sauront point si les heures frap-
pées appartiennent au soir ou au malin. Plusieurs se lèveront
à la hâte après cinq heures pour aller dîner, et trouveront tout
le monde endormi, ne songeant pas même à faire les apprêts
du repas du matin. Le quart, la demie , le troisième quart de
chaque heure, se repètent vingt- quatre fois pendant la jour-
née , et ne présentent jamais l'indication , même incertaine, du
moment auquel ils se rapportent. Un quart sonne; on sait que
c'est un quart , voilà tout. Mais est-ce le quart de deux heures,
REVUE DE PARIS. 135
de trois heures du malin ou du soir? c'est ce que rhorIo[îe ne
peut vous dire au moyen de son bruit tout à fait insignifiant.
Les géomètres ont cherché vainement jusqu'à ce jour des comi)i-
naisons variées pour rectitier ce langage, dont ils ont toujours
reconnu l'imperfection.
Le problème qui les occupait depuis trois cents ans vient
d'être résolu, dans son ensemble et dans tous ses détails, par un
musicien. Le système qu'il a présenté à l'Académie prévoit tout,
répond à tout, et chaque fois que son horloge parle, ne fût-ce
que pour sonner un quart, elle indique l'instant précis delà jour-
née que ce même quart est appelé à marquer.
Il y parvient en donnant une couleur sonore à chaque coup
qui doit frapper l'oreille, et celte différence fait reconnaître à
l'instant l'heure qui vient de sonner, quand même on se serait
trompé sur le nombre des coups qui auraient passé. Il suffit
d'entendre le dernier coup pour acquérir la certitude que c'est
onze heures du matin ou de la nuit qui viennent de se faire en-
tendre. Ce système présente quatre-vingt-seize combinaisons,
car la journée se compose de vingt-quatre heures différentes et
non pas de deux fois douze heures, comme on l'a fait pour les
anciennes horloges. Cette journée commence à une heure du
matin pour finir à minuit. L'horloge marque celte première heure
en frappant un coup qui est le la le plus grave de la voix de
basse. Deux heures sont marquées par la répétition de ce même
la suivi du si. La même marche diatonique est employée suc-
cessivement en montant, et donne, pour huit heures du matin,
la, si, ut, réy mi, fa, sol, la; pour midi, la, si, ut, ré, mi, fa,
sol, la, si, ut, ré, mi. Le soleil est alors arrivé à son apogée ,
au zénith ; l'horloge l'a suivi en montant, cet astre va descen-
dre, et l'horloge suivra sa marche en descendant aussi, et la
douzième qu'elle a montée par fragments, va être distribuée d'a-
près le même système , mais à l'inverse , pour marquer d'une
manière pittoresque et claire les heures du soir. Ainsi elle dira
7>aaigu, dernier coup de midi ; pour exprimer une heure du
soir, mi, ré, pour marquer deux heures du soir, et, suivant
la même marche rétrograde, elle dira : 7}n, ré, ut, si, la,
sol, fa, mi, octaves pour frapj)er huit heures du soir; et
enfin, la douzième conq)lète mi, ré, ut, si, la, soi, fa, mi,
ré, ut, si, la, pour sonner minuit. Voilà pour les heures de
3 12
154 REVUE DE PARIS.
jour et de nuit; voici comment les quarts seront exprimés-.
Le premier quart appartient à l'heure qui vient de sonner, il
la louche, pour ainsi dire encore, avec la main. Ce quart sera
marqué par la même note qui caractérise celte heure, mais elle
sera frappée à l'octave haute. Le second quart ou demi-heure
participe également de l'heure qui vient de passer et de celle
que l'on attend ; il tient par la main l'heure sonnée et tend l'aulre
main à l'heure qui va venir, il l'appelle. Ce quart sera marqué
par la note déjà répétée à l'octave pour le premier quart, la-
quelle sera suivie de la note qui caractérise l'heure suivante.
Exemple : quatre heures du malin ont sonné en articulant la
quarte, la, si, ut, ré, le quart donnera un ré à l'octave, la demie
donnera ce même ré, suivi d'un mi, puisque c'est le 7?a* grave
qui doit ensuite marquer la cinquième heure. Cette demie de
quatre heures du matin a déjà appelé le coup de cinq heures
que l'on attend en frappant le petit mi, noie qui caractérise
cinq heures; le troisième quart, qui appartient tout à fait à
l'heure à venir, l'appellera avec plus d'instance en répétant la
note qui la caractérise ; ce troisième quart sera sonné ré;, nii, mi
à l'octave,- cinq heures sonneront après au grave, et seront ex-
primées par la quinle la, si, ut, ré, mi. Je vais citer un second
exemple pour les heures du soir. Deux heures ont sonné. Le
marteau a frappé mi, ré; le quart répétera ré à l'octave, la
demie dira ré, ut, le troisième quart ré, ut, ut, appelant ainsi
Yut qui va marquer la troisième heure du soir; laquelle sera
exprimée ensuite par cette tierce descendante mi, ré, ut.
Les quarts et la demie qui suivent minuit et raidi, points d'ar-
rivée et de départ de l'ascension et de la descente des heures,
présentent une exception. Une heure après midi répète le dou-
zième coup de midi, qui est le mi. Par conséquent le î;h* appe-
lant le 7ni, le quart, la demie, le troisième quart seront exprimés
par cette même note frappée à l'octave, et Lhorloge dira mi, —
oni, mi, — 7ni, mi, mi. Même observation pour le la grave, qui
exprime une heure du matin après avoir frappé le douzième
coup de minuit.
Je crois avoir exposé ce système avec assez de clarté pour
être compris.
Si l'on veut opposer que ce système exige, pour être bien saisi
dans les détails de son exécution, une oreille exercée aux inter-
REVUE DE PARIS. '^ 135
valles musicaux, je répondrai que cette étude, faite à tous les
instants, aura formé des élèves intelligents après le sixième jour,
et que les enfants démontreront le lendemain aux gens raison-
nables toutes les combinaisons sonores de l'horloge nouvelle. Le
gamin sera professeur sur ce [)oint , dès que vingt-qualre heures
auront défilé devant son oreille. Si, parmi le million d'individus
qui habitent Paris, on en rencontrait cinquante assez stupides
pour ne rien comprendre aux confidences de notre horloge, la
condition de ces idiots ne serait pas plus mauvaise qu'elle ne l'est
aujourd'hui. Ils compteraient par leurs doigts, comme ils font à
présent ; notre horloge leur donne la même somme de coups,
distribuée de la manière adoptée pour les anciennes horloges.
En choisissant la gamme de la, je me suis conformé au sys-
tème des Grecs; j'ai pris pour point de départ la proslanbano-
mène des anciens, note que toutes les voix de basse font sonner
librement, et qui, par cette raison, a été adoptée pour diapason.
Par ce moyen, ceux qui voudront chanter sans le secours des
instruments, pourront, à l'instant même, prendre le diapason de
l'horloge, accorder leur violon, leur violoncelle sur ce repère
sonore. Maintenant que l'autorité fait de nobles efforts pour ré-
pandre la doctrine musicale dans toutes les classes de la société,
doctrine qui fait partie de l'instruction primaire, ne sera-t-il pas
très-avantageux de trouver, dans tous les enfants, une oreille
déjà formée à l'intonation des intervalles musicaux? Cette pre-
mière étude, souvent hérissée de difficultés pour certains sujets,
sera faite sans travail; l'horloge musicale aura formé des mil-
lions de musiciens en herbe. Dès qu'un enfant viendra s'asseoir
sur les bancs de l'école primaire, si le maître lui fait chanter la
gamme , l'élève va réunir admirablement les deux tétracordes,
placer les demi-tons aux lieux où ils doivent être, sans hésita-
tion aucune, et tous les intervalles seront d'une parfaite justesse,
conditions que Ton n'obtient souvent qu'après trois mois d'étude.
Si le maître fait descendre la gamme à son élève, celui-ci ne
montrera pas moins d'aptitude et d'intelligence ; ce sera pour
lui la chose la plus simple : il aura imité l'horloge en sonnant
huit heures du matin et huit heures du soir. Même observation
pour la douzième de minuit et de midi.
Lorsqu'un domestique entre au service d'une grande maison,
ne sait-il pas, dès le lendemain, si c'est monsieur, madame, leur
156 REVUE DE PARIS.
fils aîné ou cadet qui appellent en agitant leurs sonnettes? Il
sait distinguer la voix de ces timbres différents, du bruit de la
sonnette de l'escalier, et pourtant les tons de ces clochettes sont
d'autant moins ajjpréciables, qu'ils ne sont point classés dans
des proportions régulières, musicales et agréables à Toreille. On
parviendrait bien plus facilement à saisir toutes les nuances
d'intonation de notre horloge. Sa cloche la plus grave, accordée
sur le ton du diapason, réglé après avoir été discuté par Tin-
stilut et le Conservatoire, serait un étalon invariable qui fixerait
à jamais ce méridien sonore pour toute la France.
On voit que je compte me servir de douze cloches graves et
de douze cloches aiguës pour composer le clavier de mon hor-
loge. Cependant, s'il s'agissait de l'établir dans un palais et de la
faire cadrer majestueusement avec une riche façade, je la ferais
parler au moyen de trompettes animées par un jeu d'orgue très-
puissant. Ces trompettes seraient embouchées par des statues
représentant des anges, des génies, ou , ce qui vaudrait mieux
encore, par les douze heures personnifiées.
Un mécanicien d'un talent éprouvé, un artiste dont les chefs-
d'œuvre ont été déposés dans nos musées , termine, en ce mo-
ment, le mécanisme nécessaire pour mettre enjeu ces nouvelles
horloges. J'espère pouvoir bientôt soumettre son travail à l'Aca-
démie. Je croyais n'avoir trouvé qu'un badinage musical, lorsque,
il y a six mois, je fis part de mon idée à M. Arago; il m'assura
que j'avais résolu un i)roblème dont les géomètres cherchaient
la solution depuis des siècles. Le suffrage d'un homme si haut
placé dans les sciences me fit concevoir, pour ma découverte,
une estime que je n'avais pas, et je me décidai, d'après sou
conseil, à la livrer à l'examen de l'Académie des Sciences.
Castil-Blaze.
DE
l'IIÉROÏSlIE DES FEMMES
Pendant la Terrenr,
Les femmes conduites à l'échafaiid en ont fait un trône de
gloire pour leur sexe. C'était une effroyable nouveauté pour l'his-
toire. Les femmes , jusque dans les peuiilades cannibales, ne
paient |)oint tribut au tomawack ni au bûcher. Si le polythéisme,
dans les convulsions de sa terrible agonie, égorgea quelques
jeunes filles ou matrones chrétiennes sur des autels qui tombaient
de vétusté, ou plutôt qui succombaient sous l'infamie de leurs
dieux anciens, et surtout de leurs dieux nouveaux, ce ne fut du
moins qu'à de rares intervalles, et non par groupes nombreux.
L'histoire de l'église rejette sur ce point les récits grossièrement
exagérés des légendes. Les guerres de religion, à commencer
par celle des Albigeois, ont fourni des exemples de ces atrocités
exercées contre les femmes; mais c'était dans le sac des villes
et non judicairement. Peu de femmes furent égorgées dans la
journée de la Saint-Barthélémy. Le fanatisme politique s'est
donc montré plus intolérant et plus barbare que le fanatisme
religieux dans ses plus épouvantables excès. Ce qu'il poursuivait
dans les femmes, c'était la pitié, une pitié active, qui parvenait
à lui soustraire encore plus de victimes qu'il n'en frappait. Pour
la régénération révolutionnaire, il fallait que la pitié fût
éteinte. L'assemblée constituante régnait encore et suspendait,
par sa grandeur plutôt que par une autorité sévère , le cours
de barbarie trop tôt commencé, lorsque la rage populaire, diri-
12.
133 REVUE DK PARIS.
gée par des clubistes , opprobre et fléau de la philosophie qu'ils
invoquaient, se porta sur les sœurs de la charité. Ces chi^stes
filles de saint Vincent de Paul furent flagellées publiquement; et
par qui ! par des vagabonds et des vagabondes dont leurs mains
avaient plus d'une fois soigné les maladies et pansé les ulcères.
En outrageant si cruellement la pudeur, on leur avait laissé la vie :
ce n'était qu'un coup d'essai, qu'un i)remier pas de la férocité.
Il y avait loin de là encore au massacre des prêtres dans l'é-
glise des Carmes , à l'épouvantable supplice de l'aimable prin-
cesse de Lamballe, qui ne put consentir à se racheter des hor-
reurs dont elle voyait les apprêts , en proférant une parole de
blâme ou de mépris pour la reine dont elle avait possédé l'amitié.
A chaque coup qui lui était porté, les barbares croyaient frapper
par anticipation la reine, objet d'une haine aussi atroce qu'im-
méritée, et réservaient à l'auguste prisonnière du Temple le
spectacle de la tête sanglante de son amie. C'est quand les
membres de la princesse sont dépecés et sa tête portée en triom-
phe, c'est à travers de longs ruisseaux de sang, c'est sous une
voûte de sabres, de piques et de haches, qui ne cessent de frap-
per, que deux jeunes filles, M^^" de Sombreuil et Cazotte, osent
se présenter pour sauver leur père du massacre. La première
est soumise à une épreuve telle que Phalaris eût pu seul l'in-
venter : boire un verre du sang qui vient d'être versé. Elles
triomphent toutes deux , et leur père est sauvé. L'intrépidité
humaine ne peut aller plus loin que ce sublime efifort de la pitié
filiale.
Tandis que le sang coule par torrents dans Paris et dans quel-
ques autres villes, qui osera recueillir et cacher pour longtemps
les innombrables proscrits du 10 août, et s'associer à leur sort?
Cette hospitalité, regardée comme le privilège des mœurs anti-
ques et patriarcales, devient une vertu familière en France, dès
que la mort en est le prix. Mais que les femmes en reçoivent le
principal honneur! Nous pouvons lutter avec elles de constance
et de résolution, mais leur cœur est plus tôt déterminé que le
nôtre : souvent elles ont déjà ouvert la porte hospitalière quand
leur mari délibère encore. Leur esprit est plus vigilant et plus
inventif en précautions , en expédients , en pièges , qui défient
l'art des inquisiteurs; elles savent mieux, dans une visite domi-
ciliaire, feindre la sécurité, l'indifférence, se plaindre avec fierté
REVUE DE PARIS. 139
de Timportunité qu'on leur cause, démêler d'un coup d'œil, dans
une troupe de sicaires , ceux qui sont susceptibles de quelque
émotion, et s'en faire des appuis secrets. Jamais une femme
n'est plus éloquente ou plus belle que lorsqu'elle accomplit une
bonne et grande action.
Voyez Mn»e de Staël veiller, depuis le 10 août jusqu'aux jours
de septembre, sur les illustres vaincus du 10 août, tels que les
Narbonne, les Mathieu de Montmorency, les Jaucourt et plu-
sieurs autres. Tout son génie, comme toute sa fortune, est
maintenant consacré au service de Tamitié et de la pitié. A la
manière dont elle fait sonner, dans les moments les plus péril-
leux, son titre d'ambassadrice, vous croiriez que son mari re-
présente le potentat le plus puissant de l'Europe, et le plus ami
de la France. Jusque dans le château de Coppet, tout peuplé des
amis qu'elle a sauvés, elle veille encore sur ceux qui sont restés
dans le gouffre. Elle connaît des asiles qu'elle leur a procurés,
leur envoie des guides pour leur faire traverser la France, au
milieu de la ligne continue des comités révolutionnaires. Celle
qui devait s'élever à une hauteur de métaphysique connue de
peu d'hommes, n'étudiait plus qu'un seul art, celui de faire,
contre le crime, la plus noble et la plus salutaire des contreban-
des. Coppet est devenu l'hospice commun des émigrés volontai-
res ou involontaires. Ni elle , ni son père , ne s'informent des
opinions en présence du malheur.
Ah ! l'histoire n'est pas assez large pour consacrer tant de
dévouements hospitaliers. Souvent ils furent accomplis par des
femmes de charge , par des fruitières , qui renonçaient tout à
coup et pour longtemps à la sécurité que leur pauvreté leur
donnait , et , ce qui est plus héroïque encore , par des mères de
famille, qui enveloppaient dans leurs dangers et leur mari et
leurs filles. L'histoire, dans sa cruelle rapidité, est condamnée
à des omissions ingrates de mille faits qui jetteraient un beau
jour sur le cœur humain , et couvriraient de confusion ses dé-
tracteurs. Oh ! quel concert s'établissait entre une mère et ses
filles, lorsqu'elles prenaient ensemble la tutelle d'un proscrit,
qui souvent leur était presque inconnu la veille ! Que de con-
solations habiles ajoutées à leurs soins courageux, par une
conversation pleine d'intérêt et de charme , par les accords de
leur harpe et les sons de leurs voix mélodieuses, par des lec-
140 REVUE DE PARIS.
tures attachantes qui souvent leur servaient de texte pour rani-
mer le courage et les espérances du proscrit!
Lorsqu'après le 9 lliermidor, nous nous sommes revus, tout
étonnés de survivre, il semblait que nous eussions tous à ra-
conter une même histoire de notre salut. C'était un chœur de
bénédictions pour les femmes. L'amour en avait inspiré plu-
sieurs, et l'on sait de quel héroïsme cette passion est capable ;
mais le plus grand nombre avait obéi aux sentiments de famille
ou aux élans d'une pitié subite et sublime. Jusque dans l'hé-
roïsme , la pudeur gardait ses droits.
Ce fut une femme, M™^ Rolland, qui, après les journées de
septembre, se plaça, en quelque sorte, sous les roues du char
ensanglanté de la révolution, pour en arrêter l'exécrable course,
et qui réussit au moins à la modérer, à la suspendre, pendant
huit mois, sauf la grande et cruelle immolation du 21 janvier.
Elle était l'âme, non-seulement de son mari, ministre alors et
collègue du terrible Danton, mais de tout le parti de la Gironde,
si fécond en orateurs brillants ou ingénieux, et en hommes d'état
inexpérimentés et présomptueux. Elle ne le cédait qu'à Ver-
gniaud en éloquence, et qui sait jusqu'où l'aurait élevée la
tribune, s'il lui avait été permis d'y monter? Une seule fois elle
parut à la barre de la convention, et en accusée; chacune de
ses paroles, dans l'interrogatoire qu'on lui ût subir, était une
flèche lancée contre ses tyrans de la montagne : Danton, Robes-
pierre et Marat semblaient subir le supplice de la question. Ils
se sentaient perdus, si cette journée triomphante avait eu un
lendemain. Le talent, aussi bien que les grâces et la beauté, ne
semblaient que des qualités secondaires dans M™e Rolland, tant
son caractère dominait tout. C'était une Romaine, mais une
Romaine élève du Portique, que Caton eût consultée, et qui eût
défié l'ambition et la fortune de César, aussi bien que les crimes
de Claudius et de Calilina. A celte époque où l'on ne parlait que
d'énergie, on voyait beaucoup de caractères sombres, violents,
les uns fanatiques, les autres odieusement calculateurs ; d'un
autre côté, on voyait beaucoup de caractères plus honorables,
fidèles à leurs principes, et marchandant peu leur vie, quand
le devoir ou l'honneur parlait. Mais un grand caractère , c'est-
à-dire une volonté forte et permanente, était un phénomène.
Il semblait que le xviiie siècle eût épuisé ce qui lui restait de
REVUE DE PARIS. 141
vigueur pour former l'âme de M™° Rolland. Ses mémoires ,
écrits sous les guichets de la Conciergerie, et dans lesquels on
ne peut trop admirer la pureté, la fraîcheur de ses souvenirs de
jeunesse elles libres explosions de sa haine contre les bourreaux
de ses amis, sa défense devant le tribunal révolutionnaire, aussi
aitière, aussi éloquente qne sa défense devant la convention, sa
sérénité, je dirai presque sa gaieté stoïque en marchant à Técha-
faud , semblent au-dessus des forces , non-seulement de son
sexe, mais de Thumanilé.
Il y eut en France deux Romaines, tandis que nous ne comp-
tions pas un Romain parmi ceux qui prenaient ce titre et qui
étaient dignes seulement de figurer parmi ces sica-res que Cicé-
ron appelait la lie de Romiilus. Celle seconde Romaine, c'est
Charlotte Corday. Sans doute, la plume du moraliste et de This-
lorien doit s'arrêter avec effroi devant son magnanime attentat 5
mais pouvait-elle voir un homme dans cet atroce et ignoble
décimateur de l'espèce humaine, qui n'écrivait pas une ligne et
n'ouvrait pas la bouche sans demander la tête de 500,000 Fran-
çais? Trop remplie de lïdée qu'il ne pouvait exister en France
et sur le globe qu'un seul monstre de cette espèce , elle croit ,
en le frappant, délivrer sa patrie. Mais elle ne veut le frapper
qu'en se dévouant au supplice. Ce n'est pas l'action, c'est la
fuite qui lui ferait horreur. C'est ainsi qu'elle renonce à une vie
paisible, aux soins domestiques qu'elle remplit avec un cœur si
pur, aux hommages enivrants que lui assurent sa jeunesse, sa
rare beauté et sa parole éloquente. C'est la seule victime que
j'aie voulu voir conduire au supplice , et c'est là que j'ai jamais
le mieux reçu l'impression du sublime. Tout cet appareil
d'ignominie dont on avait voulu la couvrir prétait un nouveau
lustre à ses charmes et à sa grande action. Jamais de plus beaux
yeux ne s'élevèrent au ciel et avec une expression plus divine.
Le signe du parricide, la chemise rouge, ajoutait une pourpre
éclatante à ses couleurs virginales, La malédiction s'arrêtait
dans la bouche des plus vils, des plus fervents adorateurs du
dieu de sang qui allait infecter le Panthéon, Du haut de cette
charrette, qui était devenue pour elle un char de triomphe, elle
jetait ses regards sur la foule comme une reine qui jouit en son
cœur d'avoir délivré son i)euple.
Eh bien! Charlotte Corday, par son aveugle dévouement, n'a
142 REVUE DE PARIS.
fait que précipiter et multiplier à l'intîni les coups du terrible
tranchant. Chacun des tyrans du jour voit une Charlotte Corday
dans toute femme , dans toute jeune fille qui doit à son éduca-
tion, à son rang, des principes d honneur, d'humanité , de re-
ligion. Aucun acte politique ne peut leur être reproché. Elles
sont suspectes de pitié , suspectes d'amour pour leurs parents,
pour leurs frères. Elles peuplent les prisons de suspects. En y
entrant , elles font luire comme un rayon du jour dans les
fatales demeures qui seront bientôt autant de vestibules de la
mort.
Ce n'est pas seulement leur malheur, c'est leur sérénité cou-
' rageuse qui ajoute à leurs charmes. Chacun porte plus légère-
ment le poids de ses souffrances, de ses alarmes, de ses terreurs.
11 y aurait de l'abjection à se montrer pusillanime, lorsqu'on les
voit sourire ; la vieille France revit sous de jeunes attraits et
ose encore reproduire dans les prisons sa politesse, sa galante-
rie , j'ai presque dit son enjouement. Plusieurs , avec une per-
suasion touchante-, y sèment la parole de Dieu et font lire l'É-
vangile à des philosophes qui ne peuvent plus prendre goût aux
gaietés incrédules. D'un autre côté, l'amour dans une prison
prend des teintes plus profondes. Le plus souvent on l'écarté
pour ne plus se préparer des regrets trop déchirants ou pour ne
pas mêler le repentir et des reproches mérités aux malheurs
trop réels d'une telle vie , aux malheurs qui s'annoncent plus
terribles. Avec quel saint respect n'y voit-on pas rhéroine de la
piété filiale, Mi^" de Sombreuil? Chaque femme s'en approche
pour se teindre de sa vertu , de son héroïque courage. Comme
on jouit du charme pur de ses regards et de sa conversation,
tantôt naïve et tantôt éloquente! Pourquoi l'a-t-on eniermée?
Ah ! le voici : c'est pour frapper plus sûrement son père qu'elle
a sauvé au 2 septembre; car les décemvirs n'ont point ratifié la
clémence de ses juges de sang, et déjà le tribunal révolution-
naire s'est hâté d'immoler le père oclogénaire d'Elisabeth Ca-
zotte, vieillard si agréablement enjoué et dont la raison s'était
affaiblie. Ah ! ces juges-ci sont trop aguerris pour céder à l'in- .
tervention de la beauté, à l'héroïsme de l'amour filial. La jeune
et charmante M™^ de Custine n'a pu que les tenir quelque
temps en balance, en s'établissant en quelque sorte le défen-
seur officieux du général , son beau-père. Prisonnière main-
KEVUE DE l^AKIS. 143
tenant, elle ne pourra servir d'égide à son jeune et digne époux.
En voyant dans une prison les jeunes filles de Verdun, leurs
grâces naïves, leur sécurité, leurs doux jeux, chacune croit res-
pirer encore la fraîcheur du printemps. Quel est leur crime, en
effet? c'est d'avoir dansé dans un bal donné par les Prussiens.
Personne ne peut le croire sérieux. Quel jour d'horreur que celui
où l'on apprend qu'elles n'ont pu trouver grâce devant les tigres
du tribunal, et qu'ils n'ont pas été fléchis en les voyant s'occuper
non de leur propre défense, mais de celle de leurs compagnes,
de leurs sœurs , et prendre pour elles seules le crime d'avoir
dansé !
Les jours néfastes se succèdent et ne forment plus qu'une
nuit sombre, qu'une nuit de dix mois qui n'est plus éclairée que
par la couli^ur du sang. Une reine de France longtemps adorée,
et parvenue à peine à l'âge mûr, dont les malheurs devaient
surpasser ceux de la vieillesse d'Hécube, a vainement surpris,
pour quelques minutes, l'intérêt des mégères mêmes du tribunal,
par la réponse aussi noble que pathétique qu'elle a faite à la
plus atroce et la plus cynique accusation : j'en appelle aux mères
qui m'entendent ! Elle est conduite à l'échafaud avec de nou-
velles et vaines recherches d'ignominie. Mais il reste encore un
plus grand crime à commettre, le martyre de M^e Elisabeth, la
sainte du xviiic siècle. Robespierre a reculé, pour la première et
dernière fois, devant un attentat. Il voudrait, et, malgré sa
toute-puissance, il n'ose et ne peut la sauver. L'empire est à qui
montrera la férocité la plus aguerrie. Elle ne peut désavouer,
devant le tribunal révolutionnaire, le crime qui lui était re-
proché, ceFui davoir envoyé ses diamants à son frère le comte
d'Artois, tombé dans les détresses de l'émigration. Elle fut con-
duite à réchafaud avec une élite de nobles victimes, d'opinions
fort diverses, qui toutes semblaient fières et consolées de lui
servir d'escorte , ne voyaient plus que ce grand crime , et
croyaient, sous sa protection, marcher vers le ciel. M"»c Elisa-
beth avait voulu se dévouer pour la reine, lorsque, dans l'inva-
sion igno];le et furieuse du palais des Tuileries, elle s'est gardée
de dissiper l'erreur de ceux qui, la prenant pour Marie-Antoi-
nette, semblaient disposés à l'égorger; et voilà la seule dissi-
mulation *iue se soit permise celte âme sublime ! Un crime, non
moins odieux, avait précédé ; de quelques jours , le supplice de
144 REVUE DE PARIS.
la reine, c'était celui de Malesherbes. M°'° de Rosambeau y ac-
compagne son père. Qui ne connaît ces nobles paroles qu'elle
adressa en parlant à M"''deSombreuil : «Vous avez eu la gloire
et le bonheur de sauver votre père , mais j'ai du moins la con-
solation d'accompagner le mien. »
Les mains me tombent, les forces me manquent en parcou-
rant de la pensée cet effroyable martyrologe. Il semble que les
tyrans se soient dit : « A force d'horreurs, nous tarirons les
sources de la pitié. Personne n'osera lire ces pages de notre
règne ; on refusera de croire, on calomniera nos victimes pour
se dispenser de les plaindre. On accusera tout au moins d'im-
prudence celles dont l'héroïsme nous a étonnés sans faire chan-
celer notre glaive. »
J'avais fait vœu de leur arracher celte espérance, et voilà ce
qui m'a rendu historien. Moraliste aujourd'hui, si j'ai le regret
de ne pouvoir acquitter tant de tributs funèbres et de ne pouvoir
consacrer nombre de faits également beaux et touchants qui
pourraient reposer l'historien, mais encombrer l'histoire, je m'en
fais les armes les plus nobles et les plus sûres pour terrasser
l'égoïsme, la philosophie de la sensation et la doctrine de l'inté-
rêt personnel bien entendu. Il me semble que les femmes, par
une telle conduite, ont abattu plus d'une tète de l'hydre maté-
rialiste et percé de nouvelles flèches le Python qui s'obstine à
nous entraîner dans sa fange. Voyez donc ce que la sensation
commandait ici à M™^ Elisabeth, à M'i^ de Sombreuil et à toutes
leurs compagnes de gloire ou de martyre ; la sensalion leur
prescrivait ce qu'elle prescrivait à Léonidas et à ses trois cents,
à Régulus , à Décius , à tous les héros de la pairie; et encore
pour ceux-ci, si j'en excepte Régulus, il n'y avait qu'une mort à
subir dans tout l'enivrement du courage. Mais pour noscontem-
l)orains et conlemporaines, quelle longue succession de tortures!
L'intérêt bien entendu dans le sens malérialisle, disait, à cha-
cun : c Plie sous la force, même lorsqu'elle est le crime. Fuis
ou cache-loi ; cache du moins tes larmes et ton indignation ; re-
fuse et ta porte et tes secours au malheur qui te supplie ou de'
près ou de loin, vis en paix avec la tyrannie ou tâche d'en être
oublié. Tu n'as qu'un moyen d'échapper à l'égoïsme furieux,
c'est delui opi)oser un égoïsme tranquille, sournois etflatteur. »
Il y a dans le cœur et dans la conscience humaine une protes-
REVUE DE PARIS. l45
lation si habituelle et si véhémente contre de si lâches maximes,
que la plupart des philosophes matérialistes les ont démenties
au moins par le fait , et ont réfuté leur doctrine par leur con-
duite. Souvenez-vous de ces admirables vers du proscrit Con-
dorcet :
Ils m'ont dit : choisis ; être ou tyran ou victime.
J'embrassai le malheur et leur laissai le crime.
On sait que ces deux vers, les seuls qu'il ait faits de sa vie, lui
échappèrent dans un asile que, déjà proscrit, il recevait chez
une digne amie de l'éloquente et bonne M™o Cottin. Quelques
mois après, il fut mis hors la loi, et vint trouver sa généreuse
hôtesse en lui disant : Je vous quitte en pleurant, mais je suis
forcé de me séparer d'unebienfaitricedont je causerais la mortj
je suis mis hors la loi ! Eh bien ! reprit ce noble cœur, vous
n'êtes pas hors l'humanité. Les scrupules de Condorcet l'em-
portèrent. 11 tenta une fuite qui fut suivie de sa mort.
Mais l'esprit n'abandonne pas facilement des maximes haute-
ment professées. Saint-Lambert était un des ennemis les plus
opiniâtres de la révolution. Peu de temps après la cessation des
plus grands fléaux , il lisait devant des dames fort distinguées
son déplorable catéchisme de morale et surtout un chapitre où
il soumettait les femmes à la plus desséchante analyse. Chacune
de s'écrier : c'était à qui lui rapporterait des faits d'un dévoue-
ment admirable. Le philosophe semblait à la torture. £h bien!
mesdames, dit-il en pinçant ses lèvres d'une façon voUairienne,
j'ajouterai à ce chapitre que les femmes se sont dévouées
quand c'était lamode ! Voilà donc à quel point l'c-sprit dégradé
par le sophisme peut profaner tout ce qui remplit le cœur d'ad-
miration et les yeux de larmes; la mode!... Sans doute aux
jours de Dioctétien et de Galère, les vierges de Rome, de Lyon,
d'Anliocheetde Carthage, qui bravaient le martyre, sacrifiaient
aussi à la mode!
Le tribunal révolutionnaire vient de prononcer l'arrêt de
mort d'un vieux militaire, M. de La Vergue. On eutend re-
tentir dans l'enceinte le cri de rire le roi! Quel étonnement !
quelle épouvante! quel frisson court dans toutes les veines !
Chacun tremble d'être pris pour le coupable. Le même crise ré-
• 13
146 REVL'E DE PARIS.
pète, et une jeune femme de Taspect le plus noble se présente,
se dénonce 5 ses vœux sont bientôt exaucés,- elle reçoit son arrêt
de mort.
Vous êtes ému, transporté, soyez-le encore davantage. M™^ de
La Vergue , jeune femme d'un vieux mari, et douée, m'a-t-on
dit. d'une beauté éclatante, après avoir signalé l'amour conju-
gal, n'oublie point l'amour maternel. Elle tenait dans ses bras
une jeune tille de six mois destinée à fléchir les juges les plus
inflexibles. Y a-t-il, s'écria-t-elle, dans cet auditoire une mère
qui veuille se charger du sort de mon enfant? Moi, répondit une
femme du peuple. Heureusement celle-ci ne fut pas condamnée
pour cet acte de pitié; elle remplit sa promesse, et la fille de
M™e de La Vergue existe et se montre digne d'une telle mère.
L'héroïne accompagne son mari au supplice; elle pourra lui dire
comme Arrie, en se présentant la première au couteau : Tiens,
Pœhis, il ne fait pas de mal. Quelques jours après , la sœur
du libraire Gastey pousse le même cri , après avoir entendu
la condamnation de son frère , et meurt avec lui tranquille
et fière.
Si je fuis les murs sanglants de Paris, je me trouve arrêté par
de plus grandes horreurs, par les plus effroyables supplices sous
les murs de l'héroïque Lyon et de Toulon. Quoi ! des femmes ont
été posées en but avec leurs pères, leurs fils, leurs frères, leurs
époux aux décharges de l'artillerie ! La mitraille a déchiré leurs
flancs de mère ! Blessées ou mutilées par une première, par une
seconde décharge, elles ne sont arrivées à la mort que de bles-
sure en blessure, et qu'au milieu du cri de leurs enfants ; et pen-
dant ces épouvantables exécutions, d'autres femmes cachaient
dans leurs maisons ou guidaient, à travers champs, sous la faux
de paysans inhumains, deux ou trois mille proscrits, reste de
ces glorieux et infortunés combattants. Et une si barbare inven-
tion peut encore être surpassée sur les rives de la Loire.
Invention, ai-je dit : non, l'idée première en était empruntée
au bateau du parricide Néron. Mais quels effroyables accessoi-
res! et que le tyran de Rome est vaincu en cruauté ! Voici sans
doute ce qui avait stimulé la férocité du proconsul. Vingt-neuf
femmes ou nobles ou religieuses avaient été exécutées sur la
place publique de Nantes. A leur tête marchait un ange de beauté
et de bonté, M™e la comtesse de La Rochefoucauld. Pendant la
REVUE DE PARIS. 147
longue durée du supplice (car le bourreau lui-même frémissait
et semblait ne pouvoir plus continuer sa tâche ), les saintes vic-
times entonnèrent une hymne à la Vierge, et celles qui restaient
chantaient encore pendant que le martyre des autres se con-
sommait. On peut croire que c'est le récit de plusieurs scènes
semblables qui a inspiré à l'auteur des Templiers ce mot de-
venu un proverbe sublime de notre langue : Les chants avaient
cessé. La multitude avait été trop vivement émue de ce specta-
cle pour qu'on pût le lui offrir encore. Des filles, des veuves, des
héros nobles ou paysans, et parmi elles des sœurs delà charité,
sont lentement balancées sur les flots avec de longs éclats de
rire, jusqu'à ce que s'ouvre la perfide soupape. On les a liées deux
à deux , mais non avec des personnes de leur sexe ; et cette
union forcée , impudique, on l'appelle mariage républicain. La
soupape s'ouvre et le gouffre les reçoit.
Eh bien ! la perspective d'un tel supplice n'arrête pas de no-
bles fermières qui reçoivent dans leurs maisons, cachent pendant
six mois, un an, dans leurs étables ou dans le creux des chênes,
les admirables compagnes et maintenant les veuves des cheva-
liers vendéens. Parmi elles se trouvent M^^es de Lescure et de
Bonchamp, à qui nous devons les mémoires les plus intéressants
de notre âge et peut-être de notre langue. Elles avaient suivi leurs
époux dans ces courses guerrières, dans celte longue série de
victoires brillantes et stériles , suivies de l'épouvantable désas-
tre du Mans. Elles partagent avec ces généreux chevaliers la
gloire d'avoir soustrait vingt ou trente mille soldats républicains
prisonniers à des représailles qu'une guerre civile de celte nature
devait faire craindre.
Cependant l'horreur des tyrans pour les femmes ne cessait
de s'accroître: ils étaient des maudits qui frissonnaient ù l'as-
pect de ces anges mortels. Dans chacun de leurs regards ils
croyaient lire le mépris allier de M»"^ Rolland. Si le cri de rite
le ?-oi ! avait deux fois retenti sous les voûtes du tribunal révo-
lutionnaire, ne pouvait-il pas être proféré à leur chevet par une
femme armée d'un poignard? Une jeune fille, Sophie Renaud,
que rindignation dévore, a cédé à la fatale envie de regarder
Robespierre en face et de jouir un moment de sa terreur. Arrê-
tée sur le seuil de sa porte, elle est livrée ù la vengeance du tyran
qu'elle n'a pas même vu. Quelle vengeance! « Les femmes, s'est
148 REVUE DE PARIS.
dit Robespierre, sont arrivées à un mépris de la mort qui les
rend maîtresses de nos jours. Il faut multiplier leur supplice par
celui de tout ce qui leur est cher, de toute leur famille. C'est les
frapper vingt fois au cœur, ft Tous les parents delà jeune fillesont
arrélés et condamnés. Il y manque ses ^eux jeunes frères qui
combattent sur la frontière. On les arrache derarmée,et c'est le
bourreau qui les punit du crime d'avoir une sœur.
Les ordonnateurs en chef de ces massacres ne se voyaient plus
guère entre eux sans se dire : c'est une femme qui renversera
notre ouvrage en vain cimenté par le sang. Aussi se hâtaient-
ils d'envoyer à la mort ceux même des hommes de la montagne,
ceux de leurs complices, qui avaient pu s'attendrir aux pleurs
d'une femme, ceux sur qui la beauté exerçait un subit empire,
et qu'elle pouvait faire chanceler dans leur foi révolutionnaire,
c'est-à-dire, dans le crime. Leurs pressentiments étaient justes.
Une femme en effet fut l'inspiration^du 9 thermidor : une
femme résolut le problème si difficile défaire cesser une tyran-
nie à cent mille tètes par la chute de quelques-uns des tyrans.
La mort nous a ravi depuis peu celte belle princesse de Chi-
may, qui porta auparavant le nom deM™e Tallien, que notre re-
connaissance a consacré. Elle n'est plus; un silence ingrat a
régné et pèse encore, comme la plus froide pierre, sur la tombe
d'une femme qui fut adorée d'un peuple entier, ressuscité par
elle. Est-ce notre futilité oublieuse, est-ce un rigorisme ombra-
geux qu'il faut accuser de ce silence? Certes ce rigorisme serait
armé de tout ce que le chêne et l'airain ont de plus dur, s'il
pouvait faire oublier l'immensité du bienfait, la constance, l'art
prodigieux et le courage avec lesquels une femme fit de la
chute d'un tyran la chute d'une tyrannie encore représentée par
tous ses fondateurs, moins trois hommes, et par cinq cent mille
formidables suppôts. Tout lui appartient dans les six mois qui
virent se prolonger et renaître presque chaque jour le combat
contre l'hydre révolutionnaire. Une bonté et un discernement
également admirables ont remplacé ici la force d'Hercule. Ah !
si des faiblesses ont pu se mêler ou survivre à ces jours de gloire,
le ciel sans doute aura été miséricordieux 5 elle n'aura manqué
ni d'escorte ni d'intercesseurs auprès du trône céleste. Vous lui
en aurez servi, jeunes filles qui maintenant êtes entrées dans le
chœur des anges, vous qu'elle arracha au sort des vierges de
REVUE DE PARIS. 149
Verdun et de M™e Elisabeth. Vous lui en aurez servi vous-
même, Elisabeth, et vous aurez dit: « C'est elle qui sauva la fille
de LouisXVI, à l'âge où l'échafaud de son père, de sa mère, et la-
mien, allaient la réclamer. «
Est-ce que la bonté, dans son activité la plus secourable, la
plus intrépide, n'est pas la voie la plus assurée pour arriver peut-
être par divers degrés, peut-être encore par de nouvelles épreu-
ves, jusqu'à Dieu, qui a de grands desseins sur la société hu-
maine, puisqu'il nous commande sa conservation, et que, de
siècle en siècle, il nous fait voir et seconde sa perfectibilité? est-
ce qu'elle n'est pas une communication anticipée avec Dieu ?
3Xme Tallien eut la gloire de rendre à l'humanité des hommes
trop enivrés du fanatisme révolutionnaire, et leur fit oublier le
sang qu'ils avaient fait ou laissé verser, en les altérant du plaisir
de délivrer beaucoupplus de victimes qu'ils n'en avaient pu con-
damner. Elle était éloquente avec tout son esprit et son cœur de
femme; elle avait de ces mots qui entrent subitement au cœur :
sans paraître avoir un but, elle y marchait toujours. On pou-
vait, jusque dans ses caprices les plus gais, reconnaître en elle
une missionnaire d'humanité. Sa coquetterie tenait de l'inspira-
tion. Il me semblait alors que sa beauté, la plus parfaite et la
plus séduisante que mes yeux aient rencontrée, était un moyen
providentiel. A l'âge où la jeunesse s'avance vers l'âge mûr. lors-
que je revenais des camps, où je m'étais réfugié pendant la ter-
reur, et qui m'affranchirent du sort d'André Chénier et de tant
d'autres amis dont j'ai secondé la voix, j'ai écrit sous l'inspira-
tion de M"^e Tallien, j'ai combattu sous cet oriflamme qu'elle
agitait pour le salut de la France et de la société humaine. Les
dangers étaient grands encore . car il fallait repousser l'effort
furieux des faubourgs vainqueurs au 10 août, et qui. depuis le9
thermidor, s'étaient rendus deux fois maîtres de la convention.
Elle savait à la fois exciter et retenir notre ardeur. Jamais, à
Paris, le véritable siège du combat, ce que l'on appelle la réac-
tion, et ce que j'appelle la résurrection, n'eut à se reprocher un
meurtre, tandis que la vengeance, dans le midi, exerçait d'atro-
ces représailles , contre lesquelles nous tonnions vainement.
Manquait- elle du courage d'action, la femme qui. la première,
, ferma le club des jacobins , trop vainement menacé par le
général Lafayelte lui-même, la femme qui en emporta les
13.
150 REVUE DE PARIS.
clés, en disant : f^oits voyez que cela n'était pas difficile.
Oh ! que je la vis éloquente un jour où , dans un petit comité ,
un membre de la convention, qui n'était pas son mari, en par-
lant du fils de Louis XVI , qui lanj^uissait encore au Temple,
prononça ces horribles paroles : Il est bien malheureux que
Robespierre flous ait laissé ce crime à commettre ! Je ne crois
J)as]que M^^ de Staël elle-même eût trouvé des accents plus éner-
giques pour combattre cette pensée dont elle obtint un désaveu
qui lui parut sincère.
Du reste, le député se trompait, le comité de salut public n'a-
vait pas manqué d'une prévoyance homicide : il n'existait plus
du fils de Louis XVI qu'un spectre, qu'un enfant torturé, mutilé
par les coups de son geôlier, de son bourreau , le cordonnier
Simon ; un enfant empoisonné par l'eau-de-vie , dont on l'avait
forcé de faire son breuvage. On était alors savant dans le crime.
Je me souviens d'un jour où Tallien avait parlé assez éloquera-
ment pour faire restituer aux familles les biens des condamnés.
Au sortir de la séance je m'avançai vers M™« Tallien, dans les
longs et sombres corridors du palais des Tuileries, où la con-
vention siégeait encore : Laissez-moi respirer, me dit-elle ,
je suis ivre de gloire et de bonheur. Il me sembla que tout
'illuminait autour d'elle , et que chacun était ébloui par les
éclairs de ses regards.
Elle avait quelquefois à combattre , dans les thermidoriens ,
des remords bien différents de ceux qui devaient les travailler.
Je fus témoin d'une convulsion presque épileptique qu'éprouva
son mari à la suite d'un dîner? II ne prononçait pas un mot qui
ne parût un regret sur la carrière nouvelle où il était entré; je
distinguai ceux-ci : Danton , en marchant à l'échafaud, a dit :
« J'entraîne Robespierre , et maintenant c'est Robespierre qui
m'entraîne à son tour; le voyez-vous, comme il tord sa bouche
livide, que son sourire est affreux, et j'entends qu'il me dit : « Mes
amis ont aussi des poignards! » Un jour elle nous lut en petit
comité la correspondance que, du fond du cachot où elle atten-
dait la mort, elle avait su entretenir avec Tallien, Toute la pen-
sée du 9 thermidor est écrite dans ces lettres ardentes.
J'ai vu les triomphes de Bonaparte , à différents théâtres ,
lorsqu'il revenait de quelqu'une de ses victoires de géant ; j'avais
vu dans les mêmes lieux les triomphes de M™« Tallien , lors-
REVUE DE PARIS. 151
qu'elle revenait de faire ouvrir les portes d'une prison, ou qu'elle
avait fait rendre un décret bienfaisant ! Ah ! qut'lle différence
d'émotion ! Il est vrai que les premiers hommages pouvaient pa-
railre d'abord s'adresser à sa beauté, à l'élégance de son cos-
tume grec si favorable à ses charmes, mais bientôt un profond
attendrissement remplissait toutes les âmes. Le jeune homme
disait en versant des pleurs : «. Je lui dois la liberté, le salut de
toute ma famille. » Chacun, en l'applaudissant, s'acquittait
d'une dette personnelle.
Après le spectacle , on se réunissait dans divers cercles (car
on soupait encore). M™^ Tallien y paraissait plus attendrie
qu'enivrée du triomphe qu'elle venait de recevoir et se hâtait de
le faire oublier par une grâce familière. Si elle était préoccu-
pée, c'était du bien qu'il y avait à faire pour les jours suivants.
Que de prières, quels récits déchirants il lui fallait écouler dans
les mêmes soirées qui paraissaient consacrées au plaisir ! Toute
grande et solennelle infortune la guettait au passage. Parmi les
conviés, on avait toujours soin de placer des femmes qui avaient
une grâce difficile à demander. Nulle reine ne fut jamais plus
implorée, et ne se montra plus active, plus gracieuse, plus per-
sévérante dans le bienfait. Il- est vrai qu'elle était admirablement
secondée par plusieurs femmes qui se vouaient à la même tâche,
et parmi lesquelles je nommerai la veuve de l'aimable et infor-
tuné général Beauharnais , depuis l'impératrice Joséphine.
Celle-ci paraissait heureuse et fière de tenir le second rang ; c'é-
tait à sa bonté et à sa grâce qu'elle le devait. Qui de nous se fût
douté qu'elle marchait vers le plus beau trône de l'univers ! Ah !
si ce trône de femme eût été électif, une voix unanime l'eût
alors décerné à M'ne Tallien.
N'est-il pas juste que Thistoire et les lettres déposent aujour-
d'hui une couronne civique sur la tombe d'une femme qui, par
une pitié intrépide et de bienfaisantes séductions, contribua tant
à sauver ce qui restait de l'élite de la France?
Ch. Lacretelle,
de L' Académie j'rança'ue.
BUCHAREST ET JASSï.
Le \4 octobre 1857, j'allais de Vienne à Constantinople, par
la voie du Danube. Mon intention avait été d'abord de ne pas
m'arrêter en route ; mais en approchant de Giurgevo , qui n'est
qu'à vingt lieues de Bucharest, j'eus comme un remords de con-
science de passer si près de cette dernière ville sans la visiter.
L'exemple d'un docteur allemand , jeune homme fort instruit et
fort aimable, qui allait y chercher des clients et la fortune,
acheva de rendre la tentation irrésistible, et je me décidai ù
l'accompagner. Il était nuit lorsque nous débarquâmes à Giur-
gevo , et notre début en Valachie ne fut pas encourageant. Il
nous fut impossible de trouver un gîte , et nous aurions passé la
nuit h la belle étoile , si l'agent de la compagnie des bateaux,
pharmacien de son métier, voyant notre détresse, ne nous eût
offert un matelats dans son grenier. Nous l'acceptâmes avec
reconnaissance, et nous nous y endormîmes en bénissant le pro-
priétaire. Il avait eu, de plus , l'obligeance de nous arrêter une
charrette , dont le conducteur vint nous réveiller à quatre
heures. Nous nous y installâmes de notre mieux, enfoncés dans
le foin , et nous partîmes traînés par six maigres chevaux, que
conduisait un postillon de l'extérieur le plus sauvage. Nous
étions arrivés de nuit â Giurgevo, nous en partions â quatre
heures du matin; il me fut donc impossible de voir la ville.
Les Turcs ont été obligés de la céder à la Valachie, par suite de •
la dernière guerre contre la Russie. Ils n'y ont cependant con-
senti qu'à condition qu'elle serait démantelée. Je ne crois pas,
du reste, que l'obscurité nous ait fait perdre beaucoup; par les
effroyables secousses éprouvées à chaque inslant, nous jugions
REVUE DE PARIS. 155
assez quel devait être l'état des rues. Nous cheminâmes fort len-
tement toute la journée, malgré les contorsions et les vociféra-
lions continuelles de notre conducteur. Nous rencontrâmes quel-
ques villages d'une misère que rien de ce que j'avais vu n'égalait.
A peine si, dans celui où nous fîmes halte pour déjeuner, nous
pûmes trouver du feu pour faire cuire des œufs que nous de-
vions encore à la munificence et à la prudence de notre phar-
macien. Nous lui rendîmes de nouvelles actions de grâces : cap
sans lui nous nous serions passé de déjeuner comme de male-
lats. Le paysage était tout à fait en harmonie avec la tristesse
et la misère des habitations. Du côté du Danube, on voyait des
marécages s'étendre à perte de vue , et dans la direction de
Bucharest , une immense plaine inculte et déserte. Nous la tra-
versâmes lentement en suivant une route tracée uniquement par
des ornières et suivant le bon plaisir de ceux qui conduisent les
voitures. Ces chemins sont d'une largeur indéterminée; si la
partie déjà frayée est un peu trop raboteuse, on prend à côté
sur le gazon. Tant qu'il fait beau, on peut avancer; mais nous
pûmes connaître bientôt ce que tout cela devient par le mauvais
temps. Une averse qui survint menaça de nous retarder indéfi-
niment. Il était déjà lard lorsque nous entrâmes dans Bucharest ;
et je n'oublierai jamais l'impression que me firent éprouver la
boue que j'y trouvais , l'espèce de caravansérail où l'on nous
conduisit, le taudis qu'on me donna pour chambre, et le grabat
où je fus obligé de me coucher. Je commençais à me repentir
d'avoir quitté le bateau, mais il était trop tard, et il fallut recou-
rir à la philosophie, souvent nécessaire au voya-;eur.
Bucharest n'a que quatre-vingt mille habitarils, mais comme
presque chaque maison a son jardin, et que des terrains consi-
dérables sont vacants dans l'intérieur de la ville, au premier
coup d'œil, cette capitale paraît immense et aussi étendue que
la moitié de Paris. Ses innombrables églises, les belvédères nom-
breux des principales maisons, présentent un bel ensemble, et
quelqu'un qui ne la verrait qu'extérieurement en emi)orterait
une idée ravissante; mais lorsqu'on en vient à l'examen, c'est
tout autre chose. Vous trouvez un labyrinthe de rues étroites,
de ruelles, d'impasses dans lesquels on voit quel([ues maisons de
belle apparence, au milieu d'habitations pauvres et mal con-
struites. La boue est telle partout, ([ue moi. habitant de Paris-,
154 REVUE DE PARIS.
je n'aurais pu en avoir une idée. Il est réellement impossible de
faire un pas à pied. Une voiture est un objet de première néces-
sité, et bien des gens s'imposent de dures privations pour avoir
un éqiiipage, qui, d'ailleurs, est encore ici une affaire d'amour-
propre ; sans l'équipage, un homme n'est présentable nulle part.
C'était chose plaisante de voir la figure de mon compagnon le
docteur, lorsqu'il me contait ses tribulations à ce sujet. — Je
commencerai donc par où les autres finissent, disait-il ; je n'ai
pour toute fortune que 800 florins , et il faut que j'en dépense la
moitié pour acheter une voiture et des chevaux. Tout le monde
me dit ici que je ne peux faire autrement si je veux me faire une
clientelle. Il faudra bien que je m'exécute j mais vous m'avoue-
rez que c'est un drôle de pays.
On ne voit à Bucharest ni places publiques ni promenades.
Les seuls monuments qu'on y rencontre, sont une prodigieuse
quantité d'églises grecques que les boyards ont fait élever pour
racheter leurs iniquités, à peu près comme dans le moyen âge
nos princes et nos seigneurs fondaient des couvents. Elles n'ont
absolument rien de remarquable. La salle de spectacle est une
ignoble barraque en planches, où une mauvaise troupe allemande
écorche quelques opéras. La gloire de Robert le Diable est par-
venue jusqu'à ces confins du monde civilisé. J'ai entendu exé-
cuter cet opéra sur le théâtre de Bucharest , mais avec tant de
coupures , de ch uigements , de transpositions , que je ne m'y
reconnaissais plus. Après la distraction du spectacle, la seule
que les habitants connaissent est celle de la promenade. Ils se
font traîner dans une rue étroite et raboteuse, qui aboutit à une
route d'une tristesse , d'une aridité effrayantes. C'est là leurs
Champs-Elysées, leur bois, et tous les jours, dans l'après-midi,
on y rencontre un assez grand nombre de promeneurs enve-
loppés dans de larges pelisses, car dans ce climat malsain le
moindre refroidissement est funeste. Les fièvres y sont géné-
rales ; l'on est obligé de prendre les plus grandes précautions
pour s'en garantir. Le manteau est d'obligation par le chaud
comme par le froid ; et ce n'était pas un de mes moindres désa-
gréments que de ne pouvoir sortir sans avoir le mien sur les
épaules.
Depuis quelques années , la physionomie de la population a
bien changé à Bucharest. Il y a peu de temps encore , les sujet»
REVUE DE PARIS. 15o
de iMahmoud y étaient tout puissants , et nécessairement leur
influence et celle des hospodars. Grecs fanariotes qu'ils y en-
voyaient, devaient y faire dominer les mœurs et les liabitudes
de la Turquie. Les hommes et les femmes étaient vêtus à l'orien-
tale, et la façon de vivre était, chez eux. en rapport avec le
costume. Mais là comme partout l'action envahissante de l'Occi-
dent s'est fait sentir, et d'autant plus fortement que la puis-
sance des Turcs a diminué, que leur influence est nulle , leur
suzeraineté purement nominale, et que le sort de la Valachie
dépend plus directement de l'Europe. Les femmes onl adopté les
modes de Paris; le français est devenu presque partout la langue
usuelle j les familles riches ont envoyé leurs enfants dans nos
pensionnats; tout a pris un caractère européen, et on ne rencon-
tre plus que rarement un boyard encore affublé de sa large robe,
avec sa longue barbeet son immense bonnet rond. Encore quel-
que temps , et il sera difficile, je crois , de trouver ici quelques
vestiges de l'Orient. Aujourd'hui la fusion n'est pas complète et
les mœurs ont encore un caractère indéterminé. Ainsi, dans les
classes inférieures , on rencontre autant d'habits orientaux que
de francs. Les uniques abris offerts à l'étranger sont d'anciens
kans qui ont conservé leur nom et leur extérieur, et dont on a
tâché d'européaniser le service ; mais Dieu sait de quelle façon !
Vous entrerez dans une maison de belle apparence, on vous y
recevra à la française , dans des appartements meublés à la
turque, enfumés de tabac, et on vous offrira le chibouk et les
confitures. Vous trouverez quL^ques jeunes gens qui ont pro-
fité de leur éducation et que vous prendrez pour des compa-
triotes ; mais beaucoup d'entre eux ont un goût de terroir que
leurs habits taillés à la mode ne peuvent dissimuler.
En Valachie comme en Hongrie, la population est divisée eu
deux castes : les nobles ou les boyards et les paysans. Les
boyards forment eux-mêmes trois classes suivant leur naissance
ou les charges qu'ils occupent. Les grands boyards constiluenl
la haute aristocratie. C'est parmi eux que sont choisis les
principaux fonctionnaires; eux seuls ont de l'influence, et géné-
ralement leurs possessions sont immenses. Leurs revenus le se-
raient également, si la plus grande partie de leurs terres ne res-
taient incultes par incurie ou défaut d'habitants. La deuxième
et la troisième classes sont à une grande distance de la pre.
156 REVUE DE PARIS.
mièie,et sont formées de fonctionnaires d'un rang inférieur et
de propriétaires plus modestes. Cette noblesse a seule une exis-
tence civile et politique ; ses privilèges sont immenses et rui-
neux pour le pays. Elle possède le sol entier, elle est exempte de
toute espèce de charges. Dans aucun cas, ses membres ne peu-
vent être mis en arrestation. On ne peut les exproprier. Tout
leur est permis. Au-dessous de cette noblesse, mais séparés d'elle
par une distance infranchissable, viennent les paysans, vérita-
bles parias dont la servitude est complète en fait, si elle ne Test
en droit. Ceux-ci ne possédant rien, sont les seuls imposés. Au-
dessous des paysans , on trouve encore une classe d'individus,
qui, pour être placés plus bas, sont plongés nécessairement dans
la plus complète servitude. Ces malheureux sont ce que nous
appelons des Bohémiens 5 ils portent ici le nom de Zigeunes.
Le nombre de ces zigeunes est considérable dans les principautés,
et leur état légal est l'esclavage. La plupart appartiennent à des
boyards qui disposent d'eux d'une manière absolue. Le reste est
la propriété an gouvernement. Ici , comme partout , cette race
est le type de l'abjection.
La Valachie est un exemple frappant de ce que peuvent faire
souffrir à un pays les maux de la guerre et une mauvaise admi-
nistration. Une chaîne de montagnes, riche en forêts, en mines
de toute espèce, la ferme d'une part. De l'autre, le Danube lui
servirait de débouché comme de frontière. Mais c'est en vain
qu'elle possède tous les éléments de la prospérité et de la ri-
chesse. Les sites variés et boisés qu'on trouve vers le nord sont
presque déserts, et les plaines qui s'étendent dans le bas du pays,
couvertes d'un terreau noir et très-fertile, au lieu de donner les
riches produits qu'on peut en attendre, ne sont que des steppes
incultes et insalubres. De loin en loin on rencontre quelques pe-
tites villes, de pauvres villages dont on ne peut se figurer la mi-
sère si on ne les a vus 5 quelques champs de mais et des trou-
peaux en indiquent ordinairement l'approche. Cet état déplorable
s'explique par la situation même de la province 5 placée entre
deux puissants voisins, elle a été le théâtre de la lutte si souvent'
renouvelée entre la Russie et la Turquie. La campagne com--
mençait-elle? Lue armée entrait en Moldavie , l'autre en Vala-
chie, Amis ou ennemis, chacun vivait de pillage,- puis, lorsque
la guerre était finie, un fléau d'un autre genre venait enlever à
HEVUE DE PARIS. 157
ces malheureux pays ses dernières ressources. Les hospodars
achetaient fort cher . à Conslantinople , le pouvoir de venir ty-
ranniser les Valaques et s'enrichir à leurs dépens. Ces magis-
trats n'étaient nommés que pour sept ans, et rarement ils arri-
vaient au terme de celte espèce de bail, sans être décajjités ou
rappelés par leur gouvernement, qui avait hâte de procéder à
de nouvelles enchères. Les hospodars n'avaient donc point de
temps à perdre. Dans le but d'accroître plus rapidement leur for-
tune, ils employaient tous les moyens. Aussi, rarement l'art
des avanies, des extorsions, a-t-il été poussé plus loin que par ces
hospodars . types de la vanité, de la rapacité et de la bassesse.
La large série de calamités éprouvées par la Valachie n'a pas
été seulement fatale à l'état matériel de cette province ; le
moral des habitants s'en est profondément ressenti. Il serait
difficile de trouver des hommes plus apathiques, plus abrutis
que les paysans valaques. IVe pouvant garder avec sécurité
une fortune acquise par le travail, ils bornent leur ambition
à ne posséder que juste ce qu'il leur faut pour soutenir une vie
misérable ; un pain grossier de maïs est leur unique nourri-
ture ; leurs habitations sont, pour la plupart, creusées dans la
terre ou bien bâties avec de la boue et des branches d'arbre ;
toutes présentent le spectacle de la misère la plus affreuse, et
l'aspect de ces tanières est si repoussant, que, malgré le
désir et quelquefois le besoin que j'avais d'y entrer, je n'ai pu
vaincre le dégoût ([u'elles m'inspiraient. Ce qui étdit calcul
et découragement pendant les guerres et le bon temps des hos-
podars, est aujourd'hui passé dans les mœurs. L'insouciance et
la paresse régnent partout, et l'habitude de ces vices est trop
enracinée pour que de longtemps les Valaques puissent s'en
corriger.
Pendant ces années d'oppression, les boyards n'étaient guère
plus heureux que les paysans. La tyrannie et ia dévastation pe-
saient aussi sur la noblesse, et le caractère des boyards était
peu fait pour remédier à tous ces maux. Ces nobles n'ont ja-
mais été connus dans l'histoire que par leur faiblesse et leur
immoralité. Leur vie se passait, à la cour des hospodars, eu
intrigues et en luttes frivoles. Ont-ils changé de caractère en
changeant d'habits ? C'est ce dont il est rarement permis de
douter, lorsqu'on entend les plaintes unanimes qu'élèvent, contre
S 14
15S REVUE DE PARIS.
leur mauvaise foi, tous ceux qui ont affaire à eux. Aujour-
d'hui, comme jadis, payer ses detles, remplir ses engagements,
est chose tout à fait exceptionnelle à Bucharest. Le désordre et
le manque d'argent se font sentir partout, dans r.idministralioii
comme dans les fortunes privées. On cite bien des exemples de
gens qui n'ont jamais vu leurs terres, et qui savent à peine dans
quels districts elles sont situées ; généralement des Grecs en ont
le fermage, et l'obtiennent à bon marché, pourvu qu'ils payent
comptant quelques années d'avance dont le revenu est bientôt
dissipé par anticipation. Aussi le rapport et la valeur des biens
sont-ils incroyablement bas, en proportion de retendue. On ne
compte guère ici que par lieue et on peut avoir une idée du prix
qu'on attache à la terre, parla méthode employée pour l'arpen-
tage. On ne mesure que la largeur, sans jamais s'occuper de la lon-
gueur. On sent combien de difficultés doit engendrer un pareil
système ; et cette source de procès est d'autant plus fâcheuse,
que les Valaques sont peu conciliants, que les titres ne sont rien
moins que certains, et qu'une des plaies les plus profondes et
les plus désastreuses pour le pays est sans doute la corruption
honteuse où est tombée l'administration de la justice. La pré-
varication des juges est générale, publiquement connue, et cha-
cun sait, en commençant un procès, que c'est le plus offrant ou
le plus puissant qui l'emportera. Est-il permis de croire à une
régénération prochaine avec de tels éléments ? Je pense qu'on
aurait tort de l'espérer; il faut du temps pour opérer une
réforme complète dans une nation d'ailleurs très-peu suscepti-
ble d'élan, où le patriotisme est rare, où l'égoïsmeesl tout puis-
sant, dans une nation enfin qui manque de foi en elle-même et
dans l'avenir.
Depuis la dernière guerre entre la Russie et la Turquie, la Va-
lachie jouit cependant d'une paix et d'une tranquillité fort nou-
velles pour ses habitants. Si, dejjuis le triomphe définiîif de la
Russie, elle n'a fait que changer de patronage effectif, au moins
elle â gagné beaucoup en calme et en sécurité. Lors du dernier
traité qui intervint en 1829, on statua sur le sort des deux
principautés. La Porte a conservé une suzeraineté nominale,
reçoit un tribut de 500,000 fr. pour la Valachie, de 250,000 po^u-
la Moldavie. Elle nomme à vie les deux hospodars sur une liste
présentée par la Russie, qui choisit en réalité, et gouverne par ses
REVUE DE FARIS. 159
conseils. LVitipereiir a fait rédiger im règlement :i peu près
identique pour les deux provinces et le leur a donné comme loi po-
litique. D'après cet acte, les listes civiles sont fixées à 600,000 fr.
et à qOO.OOO fr. ; la Valachie ne peut avoir que cinq mille liom-
mes de troupes, et la Moldavie trois mille, nombre plus que
suffisant d'ailleurs pour leurs faibles ressources, et [larfailement
inutile en cas de guerre. Ce simulacre d'armée, organisé et vêtu
à la russe, n'existe guère que pour la parade. Le nombre des
officiers est presque égale à celui des soldats, et la création de
cette garde inoffensive a eu i)Our principal résitUat de méta-
morphoser la plupart des oisifs de Bucharest et de Jassy en
Iraîneurs de sabre de l'espèce la moins redoutable. Les boyards,
assemblés par districts, doivent nommer vingt-quatre députés,
et les hauts dignitaires, conjointement avec les grands boyards,
douze autres. Les attributions de ces représentants sont exces-
sivement restreintes, et toutes les précautions ont été prises pour
que leur assemblée tût sans inconvénient pour le bon plaisir
du pouvoir exécutif. Néanmoins une velléité dindépcndance
est venue s'y faire jour, il y a peu de temiis. Le règlement russe
devait être approuvé par les représentants ; tous les articles
avaient passé sans discussion j mais le dernier, portant qu'au-
cune mesure législative ou administrative ne pourrait être mise
à exécution sans l'autorisation préalable de remi)ereur, ména-
geait trop peu la dignité de l'assemblée; on le rejeta. Le consul
russe se transporta immédiatement chez Thospodar 5 il fulmina,
et MM. les députés furent renvoyés dans leurs foyers. Les cho-
ses en sont restées h>, et personne ne sait ce qu'il en adviendra.
Telle qu'elle est, cette administration vaut cependant beaucoup
mieux que tous les régimes qu'a subis la Yalachie. d'autant
plus que le prince Gika, choisi comme hospodar, est réputé
honnête homme et passe pour avoir d'excellentes intentions.
Malheureusement ce bon vouloir n'est appuyé ni sur le savoir
ni sur la capacité, et les meilleures intentions ne suffisent pas
pour guérir des maux profondément enracinés. I>es habitants
de Bucharest croient avoir atteint le plus haut degré de civilisa-
tion, parce qu'ils ont inutilement un ministre de l'intérieur pour
administrer de vastes déserts, un ministre des finances pour
régler un véritable chaos, et un budget qui peut bien s'élever
à 4 millions; un autre pour la justice dont les fonctionnaires
160 REVUE DE PARIS.
sont la honte de la nation ; un ministre de Tinstruction publi-
que, qui préside à quelques écoles où tout est à faire et les
mœurs surtout à corriger ; enfin un ministre de la guerre ( le
grand spathar), qui commande à deux régiments. Ils se trom-
pent : si on veut avancer réellement, obtenir des résultats, il
faut sortir tout de bon de la parodie, et combattre les abus par
de sérieux efforts. Les deux grands obstacles qui s'opposent au
développement de la civilisation en Valachie, sont le manque
de bras et la faiblesse des ressources pécuniaires. Les ravages
de la guerre et l'incapacité des administrateurs ne sont pas les
seules causes de cette situation déplorable.
Tout acquisition dans le pays étant interdite aux étrangers,
ceux-ci ne peuvent par conséquent s'y fixer que momentané-
ment j les boyards, les maîtres du sol, sont exempts de toute
charge, et la capitation imposée aux paysans est presque la
seule ressource de l'État. De tels abus doivent prolonger indéfi-
niment la misère des provinces valaques.
Dans une conversation que j'avais avec quelques jeunes gens
comme il serait à désirer que la Valachie en eût beaucoup, ils
étaient forcés de convenir que l'égale répartition de l'impôt dé-
cuplerait les revenus, fournirait les moyens d'ouvrir des com-
munications qui manquent entièrement, et, augmentant par ce
moyen la valeur des biens fonds, indemniserait largement le
propriétaire de ce qu'il aurait payé à l'État. Ils convenaient aussi
que l'admission des étrangers augmenterait le nombre des tra-
vailleurs, introduirait des lumières et des capitaux, donnerait de
l'impulsion à l'agriculture, et faciliterait à une foule de boyards
endettés les moyens de trouver des acquéreurs pour une multi-
tude de propriétés en vente qui restent sans offre et sans valeur
entre leurs mains inhabiles et impuissantes. Mais, me disaient-
ils, quand même, ce qui est douteux, on adopterait ces mesures,
qui nous assurerait que l'argent tiré de nos mains serait utile-
ment employé, et dans nos intérêts? Savons-nous d'ailleurs pour
qui nous travaillerons? Nous avons une ombre d'indépendance
aujourd'hui, et peut-être demain nous serons Russes. Il est dur
pour de bons citoyens d'avoir à faire de pareilles réflexions, sur-
tout quand de grandes probabilités viennent à l'appui de leur lan-
gage : car on ne peut se dissimuler qu'à la première occasion
la Russie n'aura qu'à envoyer dans les principautés quelques
REVUE DE PARIS. 161
bataillons pour s'en emparer sans coup férir, à moins que l'Au-
triche ne juge qu'il lui soit plus utile d'agir selon ses véritables
intérêts que de continuer une alliance de principes. Dans le pays,
la prévision de l'envahissement de la Russie est générale, et la
sympathie n'est pas pour les futurs occupants, car quelque fai-
ble que soit la nationalité des Yalaques, encore tiennent-ils à la
conserver. Dans l'incertitude de l'avenir, ils évitent d(»nc de four-
nir à leurs redoutables voisins l'occasion de s'ériger, à leur
égard, en maîtres tout-puissants. On voit du reste que, si la Rus-
sie ne trouvait un grand intérêt à asseoir ses frontières sur le
Danube et à se rapprocher du midi, elle ne ferait pas, en occu-
pant la Valachie , une brillante acquisition.
J'avais quelquefois entendu parler de Bucharest comme d'une
ville dont le séjour était agréable. C'est encore une illusion que
je perdis bientôt. Sous le rapport matériel, on peut se faire une
idée du plaisir qu'on doit éprouver dans une ville dont on ne
peut traverser les rues à pied , où par le chaud comme par le
froid, on ne peut sortir sans être affublé d'un manteau, où il
n'existe pas une promenade, même dans les environs, véritables
déserts arides en été et fangeux en hiver. Tous les objets qui ne
sont pas de première nécessité sont hors de prix ; on ne fabrique
rien en Valachie , il faut tout y importer, et payer fort cher une
foule de bagatelles qui sont à très-bon marché dans nos gran-
des villes. Une personne seule a besoin de quatre à cinq domes-
tiques, et n'en est pas mieux servie, car ces messieurs n'aiment
pas la confusion dans les fonctions, et ne font absolument que
l'ouvrage pour lequel vous les aurez pris. Il faut huit à dix mille
francs au moins pour vivre, non pas largement, mais décem-
ment. Si l'on excepte les principales maisons de la ville, il
n'existe pas de société à Bucharest; veut-on se faire présenter
dans ces maisons peu nombreuses? on le peut facilement; tout
étranger reçoit bon accueil dans ce pays encore peu fréquenté
par les voyageurs. Vous serez enchanté d'abord ; mais restez
quelque temps, examinez, et vous changerez bientôt d'avis. Vous
vous convaincrez qu'ici surtout les apparences sont Irompeuses.
L'intérieur de ces hôtels, dont l'extérieur est si beau, vous pa-
raîtra négligé, mal meublé, incommode. Cette armée de domes-
tiques déguenillés, de zigeunes sales et dégoûtants, n'est si nom-
breuse que parce qu'elle est composée d'esclaves qui ne coûtent
14.
162 REVUE DE PARIS.
rien. Au milieu de son palais, souvent le propriétaire n'aura pas
dix ducats disponibles, et se retranchera dans sa qualité de
boyard pour ne pas payer les dettes les plus criardes. Comme
les hommes, en politique, les femmes ont cru avoir tout fait
lorsqu'elles ont changé de costume. 11 n'est pas une d'entre elles
qui ne pense avoir le ton, les manières et l'élégance d'une Pa-
risienne, parce qu'elle aura ruiné son mari à faire venir des
parures de France ou de Vienne. Beaucoup parlent plusieurs
langues. C'est, il faut le dire, un genre d'instruction tiès-ré-
pandu; chose naturelle, d'ailleurs, dans un pays sans caractère.
Mais réducalion, dans ses autres parties, est plus que négligée j
et comme me le disait quelqu'un très-compétent, telle femme
qui vous parlera français , anglais et allemand , ne pourra pas
vous dire où est Constantinople. La vie de ces dames se passe
dans une oisiveté presque absolue, et, s'il faut en croire la chro-
nique scandaleuse, riche en anecdotes, les intrigues amoureuses
sont le principal remède invoqué contre l'ennui. J'ai entendu
bien des récits sur ce chapitre, et, pendant mon séjour, une de
ces histoires défrayait particulièrement les causeries du monde.
Les aventures d'une grande dame avaient eu tant d'éclat, que le
mari, tout débonnaire qu'il était, avait dû sévir et reléguer sa
femme à quelques lieues de Bucharest, où les nombreuses vi-
sites qu'elle recevait montraient combien de sympathie excitaient
ses infortunes. On rencontre peu de femmes de trente ans qui
n'aient eu au moins deux maris. Le divorce est permis et on en
use largement. On entend raconter à cet égard les choses les
moins édifiantes, et de tout cet amalgame naissent quelquefois,
dans une société restreinte, les rencontres les plus bizarres. Ce
n'est pas dans la haute société seulement que les mœurs sont
aussi faciles 5 le plus grand relâchement se fait sentir également
dans les classes inférieures de la population. Des maladies af-
freuses sont généralement répandues. Des villages entiers vivent
et meurent dans l'infection. Celte cause et la fréquence des fiè-
vres ont agi sur la population d'une manière fâcheuse. Le sang
n'est pas beau à Bucharest; je n'ai pas vu de jolies femmes. Les
hommes ont un air faible et maladif, et l'on remarque généra-
lement l'absence de toute expression dans leur physionomie.
Mes observations sembleront peut-être un peu sévères. Je
crois cependant n'avoir rien exagéré et n'avoir dit que la vérité.
REVUE DE PARIS. 163
Du reste, elles ne sont pas seulement le résultat de ce que j'ai pu
voir ou apprendre par moi-même, mais encore le résumé des
conversalions nombreuses que j'ai eues avec des personnes de-
puis longlemps fixées dans le pays et parfaitement à même de le
juger, il est possible que d'autres voyageurs soient moins pessi-
mistes. Lors(iu'on ne fait que passer, on peut se laisser séduire
par un accueil i)ienveiilant, ou éblouir par un simulacre de ci-
vilisation. Ln Français surtout i)ourra se laisser aller à l'indul-
gence en voyant les efforts qu'on fait pour nous copier, et en
retrouvant dans une viile si lointaine le costume et la langue de
son pays. Mais qu'on reste quelque temps, l'illusion ne tarde
pas à disparaître ; le tuf se montre bientôt, et il n'y a pas d'op-
timiste qui puisse fermer les yeux sur les maux nombreux qui
longlemps encore pèseront sur ce malheureux pays.
Pendant que je visitais la ville de Bucharest et que j'observais
les mœurs valaques, le docteur E., mon compagnon de voyage,
n'était pas oisif, et prenait aussi ses informations, quoique dans
un autre but. Les observations du docteur étaient toutes d'ac-
cord avec les miennes. Il avait bien l'espoir de se faire une
clientèle, et déjà il avait ordonné je ne sais combien de pilules
et de quina. iMalheureuseaient il n'était rien moins que ceitain
d'être payé. On lui avait parlé avec tant d unanimité sur cet ar-
ticle, qu'il résolut de laisser Bucharest et de pousser jusqu'à
Jassy. ville encore plus malsaine et véritable Dorado pour un
médecin. On lui avait assuré de plus qu'il y trouverait peu de
concurrents , et que le boyard moldave traitait un peu mieux ses
créanciers que le valaque. Il vint me faire part de sa résolution
dans un moment où je commençais à avoir bien assez de mon
séjour à Bucharest, et où la perspective d'y passer encore une
quinzaine de jours ne me souriait que médiocrement. L'occasion
était trop belle : je n'hésitai pas un instant, je dis au docteur de
compter sur moi, et tout de suite nous pensâmes à nos prépara-
tifs de départ, qui ne se bornent pas ici comme ailleurs à faire
retenir tout simplement une place à la diligence. En Valachie et
en Moldavie, il n'existe pas de voitures publiques : l'unique
moyen de transport et de communication est la poste, entre-
prise soumissionnée pour la principauté entière et subventionnée
par le gouvernement ; car sans cet appui les entrepreneurs ne
pourraient paj» faire leurs ùim . el le pays se trouverait sans
164 REVUE DE PARIS.
correspondance et sans communication. Des lignes sont établies
sur les routes ou plutôt sur les directions les plus fréquentées.
En partant, on paye pour tout le chemin qu'on veut parcourir ;
on reçoit une quittance portant le nombre de chevaux payés ; et
à chaque poste, qui est, terme moyen, de cinq à six lieues, on
n'a qu'à la montrer au capitaine pour avoir ses relais. C'est une
méthode très-commode et qui dispense d'avoir toujours l'argent
à la main. Le voyage est du reste, à très-bon marché et à la portée
de tout le monde. Je calculai que huit chevaux, nombre qu'on at-
telé habituellement à une voiture, ne coûtaient ensemble que 1 fr.
oO c. par lieue. Il ne faut pas s'étonner de voir un pareil attelage
pour un si faible poids. Ces chevaux sont extrêmement petits , et
ressemblent beaucoup sans doute aux chevaux de la Russie. Ils
sont de plus très-mal attelés, et vont avec tant de rapidité, qu'il
fautbienquele poids traîné par chacun d'eux ne soit pas considé-
rable. On voit, du reste, que le prix n'est pas ruineux, cardeux en
Fiance coûtent autant que huit ici, sans compter qu'un postillon
valaque se trouve très-satisfait d'un pour boire de dix sous. Les
voyageurs qui n'ont pas de voiture trouvent à chaque relai de
petits chariots à quatre roues, non suspendus et traînés par qua-
tre chevaux. Il faut être d'un triple airain pour résister aux se-
cousses et à la fatigue qu'on y éprouve : la vue seule m'en fit
peur, et nous achetâmes pour 100 fr. une autre voiture indigène,
qui n'était pas mieux suspendue, il est vrai, mais dans laquelle
nous pouvions mettre une grande quantité de foin et nous éten-
dre à l'aise. J'ai fait , de cette manière, bien du chemin sans être
trop fatigué.
Le 22, nous montâmes dans notre équipage et partîmes à une
heure du malin, car nous voulions aller coucher à cinquante
lieues de Bucharest, dans une petite ville située sur la frontière
des deux principautés. jN'ous eûmes d'abord assez de peine à
nous installer, et à la rigueur nous aurions pu être plus commo-
dément ; le foin n'amortissait pas tous les cahots, et nous n'a-
vions pas très-chaud. Mais la nouveauté du paysage, la rapidité
de la course, nous faisaient oublier tous ces inconvénients. Les
cris sauvages et prolongés de notre postillon excitaient nos six
chevaux et les maintenaient constamment au galop. Une poste
est bientôt parcourue de cette manière, et on voyagerait avec
la plus grande rapidité, si on ne perdait aux relais un temps
REVUE DE PARIS. 165
considérable. Lorsque le hasard des distances l'a permis, on a
établi la poste dans les villages situés sur la route. On trouve
alors des hangards assez grands (]ui, pendant la nuit, abritent
les chevaux, et une maison qui, relativement aux autres, peut
passer pour confortable ; mais le plus souvent les villages se
sont trouvés trop éloignés, et il a fallu établir des relais dans
l'intervalle. Les frais d'installation nont pas été considérables.
On a élevé; avec des branches d'arbres, une simple cabane où
s'abritent le capitaine de poste et ses acolytes. Les chariots sont
rangés autour, et les chevaux sont parqués la nuit dans un mi-
sérable enclos. Leurs provisions de bouche se trouvent sur les
lieux même ; pour toute réfection , leurs gardiens les laissent
paître en liberté l'herbe abondante qui croît partout, et quand
ils viennent de parcourir au galop une poste et le retour, c'est-à-
dire dix ou douze lieues , on leur donne une poignée d'orge de
supplément. Lorsqu'une voiture arrive , le voyageur présente
sa qu'ûtùnce (poderoïc s na)] un postillon se détache aussitôt,
va chercher le nombre de chevaux nécessaires et revient en les
chassant devant lui comme des moutons. Quelquefois il est bien-
tôt de retour; le plus souvent ce n'est qu'au bout d'une demi-
heure qu'on le voit revenir avec ses coursiers maigres et chétifs,
mais dociles et infatigables. Leur toilette de voyage est bientôt
faite : on les prend par l'oreille, on les mène à leur place, on
leur passe au col un morceau de sangle en manière de collier ;
des cordes servent de traits et y sont adaptées; le postillon
grimpe sur son énorme selle , et l'attelage sans bride et dans le
plus simple appareil, vous emporte sans prendre haleine jus-
qu'au relai prochain. Tant qu'il fait beau, cette manière de voya-
ger est agréable. Mais vienne le mauvais temps, et cette pelouse
sur laquelle on roulait presque mollement, même en charrette,
devient une fondrière d'où ne peuvent vous tirer des convois
entiers de chevaux. Si on veut suivre les parties tracées du che-
min, on y trouve des ornières encore plus profondes. A chaque
instant il faut s'aventurer dans des rivières vraiment dangereu-
ses à traverser, et dont les abords sont impraticables. Le voyage
devient d'une longueur désespérante. Vos provisions peuvent
finir, votre voiture peut casser, et alors malheur à vous.
Vous ne découvrirez ni hôtel, ni cabaret; vous ne trouverez
pas seulement du pain à acheter, et pour rencontrer un ou-
166 REVUE DE PARIS.
vrier, vous serez peut-être obligé de marcher tout un jour.
Heureusement aucun de ces accidents ne nous arriva. Nous
eûmes un temps superbe, quoique déjà très-froid. Nous avions
pris des provisions suffisantes ; notre voiture sortit victorieuse-
ment des épreuves qu'elle eut à subir, épreuves terribles, à en
juger par les secousses que nous ressentions quelquefois; et le
soir, à 7 heures, nous arrivâmes à Jokschani, ville frontière
dont une moitié est valaque et Tautre moldave. J'avais une re-
commandation pressante pour Vispraunik ou administrateur
du district, dont les fondions correspondent à celles de préfet.
U y fit honneur de la manière la plus obligeante, et ce lut pour
nous une agréable surprise de lui entendre parler très-bon fran-
çais. Que Dieu lui rende au centule le souper excellent et le ca-
napé un peu dur qu'il nous donna, car jamais pareille hospi-
talité ne vint plus à propros et ne fut reçue de meilleur cœur !
Pendant les cinquante lieues que nous avions parcourues
depuis Bucharest, nous avions traversé quelques rivières assez
considérables, qui coupent la plaine de l'ouest à l'est. Même aux
environs de quelques pauvres villages et de trois petites villes,
nous n'avions vu d'autre culture que celle d'un peu de maïs. Les
endroits que nous traversions n'avaient certainement rien de
remarquable, si ce n'est un aspect sale et triste. Mais je les exa-
minais avec intérêt, parce que j'y trouvais la véritable popula-
tion valaque. Dans la capitale, la noblesse et les classes infé-
rieures perdent chaque jour leur physionomie originale. 11 faut
aller dans les campagnes pour retrouver ces espèces de sau-
vages, qui portent encore aujourd'hui l'énorme coiffure, le sur-
tout grossier et la ceinture de corde, costume des anciens Daces
qu'on voit sur la colonne Trajane. On est confondu lorsqu'on
trouve parmi ces paysans les souvenirs encore vivants de la
domination romaine, on reste surpris en présence des monu-
ments nombreux qu'elle a laissés dans la partie méridionale du
pays. Ces paysans si misérables, si abrutis , se disent encore
avec orgueil Romains {Routnoitni), et on serait tenté de les
croire lorsqu'on les entend parler leur langue, formée de latin
plus que de slave. Je me faisais souvent comprendre en leur par-
lant italien.
Le 23, nous remerciâmes cordialement l'ispraunik, et nous
entrâmes en Moldavie. Ce pays est d'abord en tout semblable à
REVUE DE FAKIS. Iti7
celui que nous quittions. Ce n'est qu'après avoii* parcouru quel-
ques postes que nous rencontrâmes des troupeaux plus nom-
breux et des vilIaîTfes un peu moins rares, où la chaux prenait
assez souvent la place de la boue et des branches d'arbre. La
plaine éternelle avait cessé, et nous commencions à trouver
quelques coteaux. Nous traversâmes encore ce jour-lâ trois ou
quatre petites villes, où les juifs étaient en majorité; et nous
arrivâmes si tard à Warlin, où nous devions coucher, que nous
ne pûmes décemment aller frapper chez le gouverneur. Il était
inutile de chercher quelque chose qui ressemblât à une au-
berge, et force nous fut de passer le reste de la nuit dans
notre voiture, où nous souffrîmes beaucoup de la rigueur pré-
coce du climat.
Le 24, nous continuâmes notre route sans plus d'incidents
que la veille. En approchant de notre destination, le pays de-
vint de plus en plus varié ; nous eûmes même à gravir une col-
line fort élevée d'où la vue s'étend au loin sur une suile de ma-
melons nus et arides. De là nous n'avions plus qu'une poste
pour arriver à Jassy. Nous la franchîmes aussi rapidement que
les aulres, quoique par des chemins affreux, et nous arrivâmes
à une vallée au delà de laquelle celte ville se découvre entière-
ment, sur un coteau doucement incliné. La situation en est
charmante, et les grandes maisons blanches des boyards tran-
chent <ie la manière la plus i)ittoresque sur les autres maisons
de la ville d'une couleur plus sombre. A une certaine distance,
Jassy paraît un agréable séjour; mais sur ce point comme sur
beaucoup d'autres, elle a le malheur de ressembler à Bucharest.
Pour conserver d'elle une impression favorable, il faudrait ne
la voir que de loin, ne pas y entrer, et surtout ne pas y séjour-
ner. Ces épreuves ne me furent pas même nécessaires, et en
voyant déserts et incuiltes de=; environs qui pourraient être déli-
cieux, et une plaine qui, partout ailleurs, â la porte d'une
grande ville, serait un jardin, n'être ici qu'un marais infect et
fiévreux, je cessai bientôt de regarder Jassy comme un séjour
attrayant. Nous sûmes d'ailleurs bientôt â quoi nous en tenir.
Après avoir traversé un assez long f;uibourg de chaumières en
bois, nous entrâmes dans une rue qui traverse la ville dans toute
sa longueur. Cette rue est le siège du commerce ; on y trouve
les plus beaux magasins et le plus grand mouvemenl ; on Taj»-
168 REVUE DE PARIS.
pelle par excellence la grande rue, ce qui n'empêche pas que tout
n'y soit repoussant de mesquinerie, de saleté et de misère. Mais
tout est relatif sans doute, et le peu d'accord que nous trouvions
entre le nom et l'objet, nous permettait de juger à fortiori le
reste de la ville, et de conclure qu'en Moldavie comme en Yala-
chie, les lointains sont trompeurs. Je fus agréablement surpris
de trouver pour logement autre chose qu'un kan, et de me voir
conduire à un hôtel d'assez bonne apparence. Je crus avoir
trouvé le nec plus ultra du confortable lorsqu'on me donna
une chambre assez propre, où je fus émerveillé et ravi d'aper-
cevoir un lit, meuble dont je commençais à perdre le souvenir ;
j'appréciai d'autant mieux cette heureuse trouvaille, qu'une
course de cent lieues en charrette m'avait singulièrement disposé
au sommeil.
D'intimes relations ont toujours existé entre les deux princi-
pautés. La langue des habitants diffère à peine; elles ont une
constitution civile et politique semblable. Soumises aux mêmes
calamités les mêmes causes y ont amené les mêmes effets. La
Valachie a cependant conservé ses frontières, tandis que l'in-
famie d'un de ses hospodars a fait éprouver à la Moldavie une
perte irréparable. Cette province s'étendait, avant 1812, jusqu'à
la mer Noire et aux bouches du Danube. A cette époque, dans
un moment où, pressée par Napoléon, la Russie aurait au con-
traire acheté bien cher l'alliance de la Porte, Fhospodar Mou-
rouri lui vendit ce qui comprend aujourd'hui presque toute la
Bessarabie. Ce misérable ne jouit pas longtemps du fruit de son
crime, car il fut décapité peu après par ordre du sultan ; mais
cette trahison n'en fut pas moins utile k ceux qui l'avaient
payée : elle leur donna un littoral considérable, et leur fit ac-
(fuérir la position importante des bouches du Danube. La Mol-
davie n'a donc pas la moitié de l'importance qu'elle avait
autrefois ; ce n'est plus qu'une province insignifiante qui s'avance
mince et allongée entre la Transylvanie et la Bessarabie, et sem-
ble n'attendre, pour cesser d'exister, que l'accord de ses puis-
sants voisins. Malgré cette circonstance désastreuse, grâce à
leurs relations plus fréquentes avec les peuples européens, 'les
Moldaves l'emportent sur les Talaques en industrie et en activité.
Le sol de la Moldavie, moins négligé que celui de la principauté
voisine, fournit quelques produits à Texporlation, et ses boyards
REVUE DE PARIS. 169
moins iudolents apportent plus de surveillance à leurs affaires
et à la gestion de leurs terres. Jassy se ressent naturellement de
cette différence, et. quoiqu'on y retrouve les traits généraux
qui caractérisent Bucharest, il ne faut pas y rester longtemps
pour voir que la ressemblance n'est pas entière. D'abord son
aspect donne une idée plus exacte de la société valaque et mol-
dave. Bucharest est beaucoup plus considérable, et contient un
grand nombre d'étrangers de toutes les nations et de tous les
cultes, qui viennent y exercer le commerce et diverses profes-
sions. Leur présence efface en partie les différences si tranchées
de la population indigène. Entre le palais du boyard et la chau-
mière du paysan, on trouve la maison du négociant. A Jassy
cette transition n'existe pas. Tout y est hôtel, palais, ou réduit
pauvre et sale. On n'y rencontre que le boyard ou le paysan, le
riche ou le pauvre; ce qui est ailleurs la classe intermédiaire est
remplacé ici i)ar des juifs, dont le nombre s'élève à 12 ou 13
mille sur 40.000 habitants. Tout le commerce, tous les métiers,
sont entre leurs mains ; mais leurs hauts bonnets et leurs lon-
gues robes noires, costume obligé et uniforme, en font pour les
yeux une classe bien distincte, comme leurs mœurs, leur reli-
gion et le mépris que grands et petits leur prodiguent, les sépa-
rent radicalement du reste de la population. En général, on
trouve aussi à Jassy moins d'apathie et de frivolité qu'à Bucha-
rest, on s'y occupe de ses affaires, le goût de la dissipation est
beaucoup moindre : on donnerait même plutôt dans le défaut
contraire, et plusieurs particuliers des plus riches, passent pour
n'être rien moins que généreux. Aussi les fortunes sont-elles
plus liquides et plus communes. On en cite plusieurs très-consi-
dérables de 130. 200, ôOO mille francs de rente en terres dont
une faible partie est en rapport. Qu'on juge où ce revenu s'élè-
verait si le fonds était convenablement exploité. La société de
Jassy l'emporte aussi sur celle de Bucharest par les manières;
on y remarque plus de distinction chez les femmes; quehpies
salons rappelleraient même parfaitement les nôtres si la copie
j^ péchait 1)38 trop souvent par la roideur et l'aFFectafion. Le
français est la langue usitée dans le monde, et quelques dames
ignorent même le moldave. Il est fâcheux que la division se soit
introduite dans la société de Jassy. Il y a quelques années, lors-
qu'il fut question de choisir un hospodar, comme de raison, la
S 15
170 KEVL'E m PARIS.
liste des prétendants fut nombreuse. Le prince Stourdza fut
l'heureux mortel que les Russes indiquèrent au sultan. Cette
élection, en réveillant toutes les ambitions de Jassy, a amené
une scission profonde entre plusieurs familles. Le prince cepen-
dant est un homme instruit et capable, dit-on, M. Duclos, gé-
rant du consulat, eut la bonté de me présenter à lui, et je pus
juger du moins qu'il connaissait bien notre histoire, dont il me
parla beaucoup. Malheureusement, s'il faut en croire une opi-
nion trop bien établie dans le pays, ces qualités sont obscurcies
par la plus sordide avarice. Quoique en possession d'une liste
civile de -500,000 francs et d'un revenu privé au moins égal, le
bien de TÉlat n'est qu'une chose secondaire pour lui, et l'amour
de l'argent détermine toutes ses actions. Je ne rapporterai
même pas à ce sujet les bruits répandus dans le public relative-
ment à la ratification des arrêts des tribunaux, qui ne peuvent,
sans son approbation, être exécutoires. Le fait est qu'il vit sans
la moindre représentation et comme ne devrait pas le faire un
homme si haut placé.
On entend ici moins de ces histoires, de ces anecdotes, qui à
Bucharest, alimentent la plupart des causeries ; le divorce y est
cei)endant assez fréquent. Je me rappelle même à ce sujet mètre
trouvé dans un salon avec cinq dames encore assez jeunes, et
qui toutes en étaient au moins à leur second mari; je me faisais
mettre au courant de ces nombreux divorces, et j'étais obligé de
prêter la plus grande attention pour ne pas perdre le fil de ces
migrations matrimoniales.
Jassy est la ville des titres. Nulle part, je crois, il n'y a autant
de princes et de princesses. Plusieurs affichent même les préten-
tions les plus ridicules. C'est parmi les empereurs grecs que
quel(|ues-uns sont allés chercher leurs ancêtres. Si leurs pi-éten-
tions étaient fondées, de toutes les dynasties, celle desCantacu-
zènes serait la plus heureuse et celle qui aurait laissé le plus de
descendants. Il est fâcheux que chacun renie son homonyme et
quon s'anathémalise mutuellement comme imposteur. Outre
c'.îs princes de si haute et si respectable lignée, Jassy en possède
d'autres qui, pour être de date beaucoup })lus fraîche, n'en ont
pas moins de prétentions. 11 n'est pas si maigre descendant d'un
hospodar qui ne s'intitule prince avec autant d'assurance que
le ferait un Haspbourg, et Louis XIV n'était pas plus sévère sur
REVUE DE PAKIS. 171
rétiquette que ne le sont ces messieurs sur les honneurs et le
respect dû à leur personne. J'ai vu un vieux boyard, à belle
barbe blanche, ne parler jamais à son gendre sans l'appeler res-
pectueusement jnon prince, et chaque fois celui-ci se rengor-
geait majestueusement. Beaucoup sont dans une position très-
médiocre, et ne sont guère riches que d'une excessive vanité,
fonds qui ne manque jamais à un Fanariole, et qui n'est pas
toujours l'unique défaut de ces messieurs. J'en avais rencontré
un sur les bateaux à vapeur du Danube, qui parlait à son do-
mestique et lui demandait sa pipe d'une façon si imposante, que
nous l'avions baptisé le prince Chibouk. Je le retrouvai depuis à
Jassy, où il ne m'attendait guère, et je pus juger de combien de
mensonges et de fanfaronnades il avait semé ses récils. Jusque-là
il n'y avait que de la vanité ; mais dernièrement, quand je passai
à Conslantinople, le hasard me fit apprendre que M. le prince
Chibouk y avait laissé les dettes les plus criardes. Une telle
conduite est peu digne, sans doute, d'un aussi noble seigneur,
mais à Jassy, elle n"a pas de suites plus désagréables qu'à Bu-
charest ; on n'y trouve pas un moindre égoisme et une moindre
insouciance dans les questions de loyauté. Dans l'administration,
l'incurie et le désordre sont aussi grands. Les juges apportent
même moins de retenue dans leurs prévarications;, et il est impos-
sible de faiie exécuter un jugement contre un boyard. Dans l'une
etl'aulre principauté, le gouvernement n'est qu'une triste parodie.
En fait d'établissements ou de monuments puLilics, on ne voit
que l'ancien palais des hospodars, dont il ne reste que des rui-
nes; la ville est tout à fait impraticable , et dans quelques rues
qui ne sont pas pavées, on ne peut pénétrer, même en voiture.
Ces rues sont de véritables foyers pesLilenliels, dont rinlluence.
jointe à celle d'un marais que, par une négligence inconcevable,
on laisse croupir à la porte de Jassy, rend la ville extrêmement
malsaine; il n'y est question que de fièvres et de maladies. Le
manleau est encore plus de rigueur qu'à Bucharesl, l'équipage
encore plus nécessaire ; et ceux qui ne peuvent avoir de voiture
sont condamnés, pendant des mois entiers, à ne pouvoir sortir.
Toutes ces causes font de Jassy un fort triste séjour. On y dé-
pense beaucoup, pour n'avoir aucune espèce d'agrément. Pour
s'en convaincre, il ne faudrait qu'entendre sur ce chapitre les
vœux que font pour un changement de résidence les personnes
172 REVUE DE PARIS.
attachées au consulat. Pour les médecins, au contraire, c'est un
véritable pays de cocagne. Aussi le docteur E. était-il enchanté
de son voyage j les maladies et les consultations abondaient, et
l'espérance venait rendre moins pénible l'achat toujours indis-
pensable de la voiture et des chevaux, lorsqu'un beau malin,
sans respect aucun pour sa qualiié, une fièvre terrible le saisit
et ne le quitta que pour venir le visiter régulièrement tous les
deux jours. Il avait eu, je crois, l'imprudence de sortir une fois
le soir sans manteau. Cet accident me fit beaucoup de peine, car
j'avais une véritable amitié pour lui. Je le soignai de mon mieux ;
mais j'avoue que la crainte de recevoir la même visite et la per-
spective de rester quelques mois à trembler et à prendre du quina
dans un endroit où je n'aurais pas voulu rester bien portant,
me faisaient désirer vivement d'abréger mon séjour, qui jusqu'a-
lors avait été fort agréable, grâce aux bontés et à la complai-
sance de M. Duclos, et à la manière dont ses collègues m'avaient
accueilli. J'avais été présenté partout. J'avais visité la ville et les
salons. Connaissant le pays et ne voulant pas pousser plus loin
l'expérience du climat, Je résolus de partir. Je dis adieu avec le
plus grand regret à mon pauvre docteur, lui achetai sa part
dans notre équipage, dont je fis renouveler les coussins, c'est-à-
dire le foin, et le V novembre^ je partis pour Galatz sur le
Danube, à cinquante lieues de distance. C'était là que je devais
trouver le bateau de Constantinople. Je repris la route que nous
avions suivie en venant. Je courus toute la nuit au milieu de ces
déserts, sans le moindre accident, et le 2, j'arrivai de bonne
heure à ma destination, où le vice-consul anglais à qui j'étais
recommandé, voulut bien m'offrir une hospitalité que je n'eus
l)as la force de refuser. Je dois à sa complaisance de n'avoir pas
trouvé trop longs les trois jours qu'il me fallut passer à Galatz
pour attendre le départ du Ijàtiment. Cette ville est le seul port
de la Moldavie. D'assez nombreux bâtiments viennent y charger
du blé, du maïs et du suif, et sa position pourrait lui donner de
l'importance si le pays prenait de l'accroissement. En attendant
ces hautes destinées, Galatz croupit dans la fange, et je ne pus
m'empècher de faire à mon hôte un compliment de condoléance
sur la nécessité où il est d'y résider. Le 5, j'entrai dans la mer
Noire, et le 7, la vue du Bosphore et de Constantinople me fit
tout oublier. Acg. Labatct.
LE SINAL
(iHPREii^IOXS DE VOYAGE,)
II. - DAMA^HOUR. - ROSETTE.
Cependant pour que nous ne perdissions pas à Alexandrie,
où il élait forcé d'attendre le pacha, un temps précieux, M. Taylor
nous envoya d'avance, Mayer et moi, dessiner les mosquées de
cette ville des Mille et une yuits, que les Arabes nomment
elMars, et les Français le Kaire. Le '2 mai au matin, nous quit-
tâmes Alexandrie, montés chacun sur un âne et suivis de nos deux
âniers et de notre domestique Mohammed, qui marchait à pied.
Ce dernier était un Nubien, jeune, vigoureux, alerte et intel-
ligent, parlant un peu le français et portant le costume de son
pays : ce costume, des plus simples et en même temps des plus
pittoresques . consistait en un caleçon blanc et une tunique
bleue, dont les larges manches étaient relevées et retenues par
un cordon de soie qui formait une croix au milieu du dos. Sa tète
était couverte du tarbouch et entourée d'un turban blanc j il
portait sur ses épaules le manteau noir, appelé abbaye, et sa
taille était serrée par une ceinture qui soutenait un poignard à
manche d'ivoire ; sa tète, pleine d'expression et de tinesse, était
I encadrée par des cheveux noirs, longs et ondoyants; sa mous-
I tache retombait aux deux côtés de sa bouche parfaitement des-
I sinée, et sa barbe, rare sur les faces, se réunissait plus touffue
i: au menton, où elle se terminait en pointe.
Outre nos deux âniers et nutre Nubien, notre escorte était eii-
du corps
15.
174 REVUE DE PARIS.
appartenant à la milice de la ville, et que le gouverneur d'Alexan-
drie nous avait donnés pour nous faciliter les débuts du voyage :
ils portaient un uniforme particulier, ressemblant à celui des
anciens mamelucks, et avaient mission d'obtenir pour nous aide
et protection de la part des autorités turques. Nous ne tardâmes
point à avoir besoin de leurs bons offices.
Nous suivions depuis quelques beures le chemin qui conduit
d'Alexandrie à Damanhour, lorsque nous rencontrâmes le canal
Mahmoudié, qui pourrait bien n'être autre queTancienne Fossa,
qui conduisait les eaux du Nil, de Schedia à Alexandrie ; le dé-
lilé était gardé par des troupes turques auxquelles nous justifiâ-
mes de nos tekeriks ou passeports. Le chef s'inclina devant les
hiéroglyphes dont ils étaient ornés, et nous déclara que nous
étions parfaitement libres de continuer notre route, mais à pied
et sans suite. Nous demandâmes l'explication de cette étrange
décision, et nous présentâmes de nouveau nos passeports. A cette
seconde exhibition, le chef répondit, en s'ineiinant toujours, que
nos laissez-passer étaient parfaitement en règle, iiortaient à
leur centre, il est vrai, le plan et l'élévation du temple de Salo-
mon, et à leurs quatre angles, le sceau de Saladin, le cachet de
Solyman, le sabre et la main de justice de Mahomet, mais rien
qui concernât notre domestique, nos ânes, ni nos àniers. Nous
appelâmes alors nos cavas à notre aide, mais nous les trouvâmes
.sans aucune opinion sur la question qui nous divisait. Cepen-
dant ils nous donnèrent un avis, c'était d'offrir une dizaine de
piastres au chef du poste. Comme la piastre égyptienne vaut à
l)eine sept ou huit sous de notre monnaie, nous ne vimes aucun
inconvénient à suivre leur conseil. Au reste, nous ne tardâmes
pas à nous apercevoir qu'il était le meilleur. Les barrières du
canal s'ouvrirent, et nous passâmes triomphalement, nous, nos
bêtes et nos gens. Quant aux cavas, ils n'allèrent pas plus avant,
leur mission se bornant à devoir nous faire ouvrir les barrières
du canal. On vient de voir comment ils l'avaient remplie. Nous
ne leur en donnâmes pas moins le batchis, qui est le pour-boire
de France, la trenkgeld des Allemands, la bonne main d'Espa-
gne, la clé d'or de tous les pays.
Nous suivîmes les bords du canal, et, après deux heures de
marche par un pays monotone et plat, nous fîmes halte à la
porte d'un Grec nommé Tuiza, qui nous reçut dans sa petite
î
REVUE DE PARIS. 175
maison carrée, et nous donna l'autorisation de manger à l'om-
bre, à condition que nous fournirions notre déjeuner et qu'il
en prendrait sa part. Cette hospitalité me rappela celle de
Sicile, où ce sont les voyageurs qui nourrissent les aubergistes.
Le repas terminé, nous primes congé de notre hôte, et nous
nous remîmes en route. Le chemin d'Alexandrie à Damanhour
n'a de remarquable que sa stérilité : nous marchions dans une
mer de sable où nos ânes et nos hommes enfonçaient jusqu'aux
genoux. De temps à autre quelque brûlante rafale de vent, mêlée
dépoussière, nous aveuglait en passant, et nous reconnaissions à
l'oppression momentanée de notre poitrine, que nous venions de
respirer la chaude haleine du désert. Parfois, à notre droite et à
notre gauche, nous apercevions sur des points élevés, qui, lors des
débordements du fleuve, deviennent des lies, des villages ronds,
dont les maisons, de forme conique, bâties de briques et de
terre, étaient percées de petits trous carrés destinés à laisser
pénétrer dans l'intérieur la lumière strictement nécessaire, et le
moins de chaleur possible. Enfin, à des intervalles inégaux,
mais assez rapprochés, nous rencontrions aux bords de la route,
quelques tombeaux isolés de solitaires ou de derviches, om-
bragés par un palmier, religieux ami du sépulcre, et au-dessus
duquel tournait avec des cris aigus une nuée rapide d'éperviers.
11 était trois heures à peu près quand nous aperçûmes de
loin Damanhour 5 c'était la première ville franchement arabe
que nous allions visiter, car Alexandrie, avec sa population cos-
mopolite, n'est qu'un mélange de peuples divers, dont le carac-
tère et l'originalité s'effacent peu à peu par le frottement.
Le mirage nous montrait la ville comme une île entourée
d'eau et débrouillards 5 à mesure que nous approchions, les va-
peurs de ce lac factice s'évaporaient peu à peu, et les objets
nous apparaissaient sous leur véritable forme ; nos ombres s'al-
longeaient aux derniers rayons du soleil couchant, les palmiers
balançaient gracieusement leur parasol de verdure au vent frais
du soir, lorsque nous mîmes pied à terre aux portes de la ville,
dont les élégants madenehs s'élançaient au-dessus des murailles
des mosquées, i)eintes alternativement débandes rouges et blan-
ches.
Nous nous arrêtâmes un instant avant de franchir les portes,
pour contempler ce paysage si nouveau pour nous. In ciel pur.
176 REVUE DE PARIS.
transparent, et d'une finesse de ton dont aucun pinceau ne pour-
rait donner ridée, des étangs qui bordent réellement un côté
de la cilé et qui reflètent ses murailles dans leurs eaux dor-
mantes, de longues files de chameaux conduites parles paysans
arabes, et se glissant lentement dans la ville, tout donnait à ce
merveilleux tableau un air de vie, de calme et de bonheur , plus
remarquable encore après cette préface du désert que nous ve-
nions de traverser.
Damanhour ne possède qu'une auberge, quoique sa popula-
tion soit de huit mille âmes. Mohammed, après nous avoir fait
traverser des rues d'une sauvage originalité, nous conduisit à
ce bienheureux caravansérail, dont nous nous faisions d'avance,
et d'après les descriptions des Mille et une Nuits, une idée
tout à fait féerique. Malheureusement nous ne fûmes point à
même de comparer la poésie à la réalité : rhôtellcrie était pleine
à n'y pas loger une souris, et, quoi que nous pussions dire, et
quelque offre que nous fissions, il nous fallut retourner sur nos
pas. Quoique déjà désappointé sur bien des choses, le souvenir
de l'hospilalit^ arabe, si souvent vantée par les voyageurs et cé-
lébrée par les poètes, me revint à l'esprit, et j'invitai Mohammed
à faire quelques tentatives auprès des propriétaires des maisons
les plus comfortables que nous rencontrâmes sur notre route j
mais toutes furent inutiles : nous en fumes pour nos avances,
et, fort humiliés des refus dont nous étions l'objet, force nous
fut de rejoindre nos amis, qui, plus prudents que nous, et ne
voulant pas faire des pas inutiles, nous attendaient à la porte de
Damanhour. Il n'y avait pas deux partis à prendre : je regardai
autour de nous pour chercher un endroit favorable à notre
campement, et, ayant avisé un massif de dattiers, je fis étendre
nos tapissons leur feuillage ; puis je donnai le premier l'exem-
ple de la résignalion aux décrets de la Providence, en serrant
la ceinture de mon pantalon, et en me couchant le dos tourné
à la ville inhospitalière qui nous avait repoussés de son sein.
Malheureusement, du côté opposé à la ville, et juste dans le
cercle qu'embrassait mon rayon visuel, s'élevait une charmante
maison arabe, dont les murs blancs se détachaient sur un bos-
quet de mimosas d'un vert délicieux. Je ne pus résister au désir
de faire une dernière tentative, et j'envoyai Mohammed en am-
bassade au propriétaire de cette oasis. Il était à la ville, et en
REVUE DE PARIS. 177
son absence ses serviteurs n'osaient prendre sur eux de recevoir
un étranger.
Une demi-heure après, je vis sortir de Damanhour, et s'avan-
cer vers nous, un cavalier riciiement vêtu, monté sur un magni-
fique clieval blanc et suivi d'une escorte nombreuse ; je présumai
que c'était notrehomme, et je fis ranger notre petite caravane, en
lui recommandant de prendre l'air le plus piteux possible, sur
le bord de la route où il devait passer. Lorsqu'il fut à dix pas
de nous, nous le saluâmes, il nous rendit notre salut, et nous
reconnaissant ù nos habits pour des voyageurs francs, il s'in-
forma du motif qui nous retenait hors delà ville à une heure
aussi avancée. Nous lui racontâmes alors notre mésaventure
dans les termes les plus propres â l'attendrir. Notre récit fit
un effet merveilleux , et quoique la traduction eût dû lui faire
perdre de son intérêt, il ne nous en invita pas moins à le sui-
vre et à venir passer la nuit dans cette petite maison blan-
che, aux mimosas verts, qui était depuis une heure l'objet de
tous nos désirs.
On nous conduisit d'abord dans une grand chambre, autour
de laquelle régnait un large divan recouvert de nattes. Nous
étendîmes nos tapis par-dessus, ce qui, malgré cette précaution,
n'en faisait pas un matelas bien moelleux. A peine avions-nous
achevé ces préparatifs nocturnes, que trois domestiques entrè-
rent, portant chacun un plat de porcelaine recouvert d'un dôme
d'argent d'un joli travail : l'un contenait une espèce de ragoût
de mouton, l'autre du riz, et le troisième des légumes ; ils posè-
rent ce service à terre. Nous nous accroupîmes, Mayer et moi,
en face l'un de l'autre. Un esclave nous apporta un bassin à
laver les mains, et nous commençâmes notre apprentissage de
gastronomes orientaux, en nous servant chacun avec nos
doigts; ce qui, malgré notre appétit ôta un peu de charme à
notre repas. Quant à notre boisson, c'était tout bonnement de
l'eau de citerne, dans une gargoulette â bouchon d'argent. Le
souper terminé, le même esclave nous donna de nouveau de
quoi nous laver les mains et la bouche, puis on apporta le café
et les chibouques, et on nous laissa libres de veiller ou de
dormir.
Nous nous regardâmes quelque temps encore, ù travers la fu-
mée de nos pipes, puis, après avoir rendu grâce à 1 hospitalité
178 REVUE DE PARIS.
de notre hôte, nous fermâmes les yeux en le recommandant au
prophète.
Le lendemain, je me réveillai avec le jour; en deux sauts je
fus sur pied et hors de la maison. Je fis le tour de la ville, pour
en trouver le meilleur aspect, puis, après eu avoir dessiné une
vue générale, je fis deux ou trois croquis de mosquées, et je re-
vins tout courant retrouver ma caravane et donner Tordre du
départ. Avant de quitter la maison, je voulus remercier le maî-
tre ; mais notre sage musulman était dans son harem, il n'y eut
donc pas moyen de le voir ; je demandai son nom, afin de le
transmettre à la postérité : il s'appelait Rustum-Effendi. Je
donnai le batchis aux esclaves, nous enfourchâmes nos mon-
tures, et à cinq cents pas de Damanhour nous nous retrou^ànles
au milieu du désert.
Nous marchâmes six à sept heures dans le sable, puis enfin
nous arrivâmes sur une crête peu élevée, du sommet de la-
quelle nous aperçûmes,, tout à coup et sans préparation, le Nil.
Aux plaines arides succédaient des paysages délicieux : au
lieu de quelques palmiers rares et perdus dans un horizon bi û-
lant, nous rencontrions des forêts d'arbres chargés de fruits, et
des champs couverts de maïs. L'Egypte est une vallée, au fond
de laquelle coule un fleuve, dont les bords sont un immense jar-
din que des deux côtés le désert ronge ,* au milieu de ces bos-
quets de mimosas et de dallas, au-dessus de ces plaines de maïs
et de riz, voltigeaient des oiseaux inconnus, au chant brillant,
au plumage de rubis et d'emeraude. De grands troupeaux de buf-
fles et de moutons, conduits par des pasteurs maigres et nus,
suivaient le cours du Nil, que nous ren\onlions. Deux énormes
loups, attirés sans doute par l'odeur du bétail, sortirent d'un
massif d'arbres à cinquante pas devant nous, s'arrêtèrent sur la
roule, comme pour nous, barrer le passage, et ne prirent la fuite
que lorsque nos àniers leur jetèrent, des pierres. La nuit descen-
dait rapidement, et le chemin, coupé par les canaux nécessaires
à l'irrigation, devenait de plus en plus difficile; quelquefois il
était détrempé, au point que nos ânes enfonçaient jusqu'aux,
genoux et s'arrélaient court. Malgré notre répugnance à marcher ,
dans ces espèces de marécages, nous lûmes forcés de mettre pied à
terre; bientôt ce fut de véritables torrents que nous fûmes for-
cés de traverser; nous étions mouillés jusque sous les aisselles,
I
Ê
REVUE DE. PARIS. 179
el ces bains, quoique plus rafraîchissants que ceux d'Alexandrie,
étaient infiniment moins aj^réables. Alors la lune se leva, et,
tout en éclairant quelque peu notre route, donna à ce paysage
merveilleux un nouveau caractère. Malgré les difficultés du
chemin, nous ne pouvions rester insensibles aux beautés des
sites que nous traversions; au sommet des monticules qui sépa-
rent la vallée du désert, nous voyions se balancer gracieusement
des palmiers qui se détachaient en vigueur sur le ciel, tandis
qu'il chaque pas nous rencontrions des mosquées dont le Ml
baignait la base, et qu'entouraient d'ombre et de verdure des
sycomores aux branches longues et inclinées vers le sable. Mal-
heureusement, de cinq minutes en cinq minutes nous étions ar-
rachés à notre extase par quelque canal où nous devions des-
cendre, ou par quelque marécage où il nous fallait enfoncer, de
sorte que lorsque nous aperçûmes Rosette, nous étions si parfai-
tement trempés, que nos souliers, comme ceux de Panurge,
prenaient Teau par le col de nos chemises.
A mesure (jue nous approchions de la ville, nos idées reflé-
taient une teinte plus riante ; nous nous voyions d'avance dans
une chambre bien close, où nous troquions nos habits mouillés
contre ceux de quelque bon musulman, car nos malles étaient
restées à Alexandrie, et notre garde-robe se bornait à ce que
nous avions sur le corps. Lestomac. de son côté, commençait à
crier famine ; nous nous rappelions avec délices notre souper
de la veille, et nous en demandions un semblable, dussions-nous
le manger avec nos doigts ; quant au lit. nous étions si horrible-
ment fatigues, que le premier divan venu eût fait parfailement
notre affaire. ÎVous étions, comme on le voit, on ne peut plus
accommodants. Ce fut dans ces dispositions que nous arrivâmes
aux portes de Rosette. Elles étaient fermées !
Ce fut un coup de foudre : de toutes les possibilités, cette fer-
meture éiait ia seule qui ne, se fût pas présentée à notre esprit;
nous frappâmes en désespérés, mais les gardes ne voulurent
rien entendre. ISous parlâmes de balchis. ce grand moyen de
conciliation; malheureusement les fentes de la porte n'étaient
point assez larges jtour introduire une pièce de cinq francs. Mo-
hammeil pria, sujjplia. menaça; tout lut inutile. Alors il se re-
tourna et nous dit avec la tranquillité de la conviction qu'il n'y
avait pas moyen pour ce soir-là d'entrer à Rosette ; au reste.
180 REVUE JOE PARIS.
nous vîmes qu'il disait la vérité, à la résignation vraiment mu-
sulmane de Mohammed et de nos âniers.qui regardèrent immé-
diatement autour d'eux afin de chercher l'endroit le plus favo-
rable à un campement. Quant à nous, nous étions si furieux,
que nous restâmes seuls à la porte encore plus d'un quart
d'heure. Enfin Mohammed revint nous annoncer qu'il avait dé-
couvert un bivouac parfaitement convenable, il n'y avait pas
d'autre parti à prendre que de le suivre; nous nous y décidâmes
en jurant. Il nous conduisit près d'une mosquée entourée de
lilas en fleurs, où nous trouvâmes nos tapis étendus sous lieux.
magnifi(iues palmiers ; nous nous y couchâmes l'estomac vide
et le corps mouillé : mais nous étions si fatigués, qu'après avoir
grelotté quelque temps, puis frissonné, nous finîmes par tomber
dans un engourdissement qui, pour ceux qui nous auraient vus
étendus et sans mouvement, ressemblait assez au sommeil. Le
lendemain, quand nous ouvrîmes les yeux, la rosée du matin
était venue en aide à l'eau de la veille, de sorte que nous étions
roides de froid 5 nous voulûmes nous lever, mais pas une join-
ture ne jdiait 5 nous étions rouilles dans nos habits comme des
couteaux dans leurs gaines. Nous api)elâmes Mohammed et les
âniersà notre secours ; plus familiarisés que nous avec les nuits
passées à la belle étoile, ils se secouèrent et accoururent. Nous
étions toute une pièce : ils nous relevèrent par les épaules comme
Paillasse relève Arlequin, et ils nous posèrent contre nos pal-
miers, le visage tourné vers le soleil levant; au bout de quel*
ques minutes, nous éprouvâmes la bienfaisante influence de ses
rayons, la vie revenait avec la chaleur ; petit à petit nous dége-
lâmes ; enfin, vers les huit heures du matin, nous nous trouvâ-
mes assez ingambes de corps et assez secs de vêtements pour
faire notre entrée dans la ville.
Les maisons de Rosette sont en brique, plusieurs ont quatre
ou cinq étages; les arcades du bas sont supportées par des
colonnes de granit rose, de dimensions variées, qui provien-
nent toutes des ruines de l'ancienne Alexandrie. Le Nil qui
passe aux pieds de la ville, où il forme un port commode, est'
encaissé dans de belles et larges rizières, dont la couleur d'un
vert tendre contraste gracieusement avec les masses sombres
des noirs sycomores et les palmiers élancés qui se perdent à
l'horizon.
REVUE DE PARIS. 181
L'agent consulaire français, M. Camps, nous reçut avec em-
pressement, et nous présenta à sa femme et à sa fille. Nous
trouvâmes auprès deces dames un compatriote nommé M. Amon;
c'était un artiste vétérinaire, élève de Técole d'Alfort, et engajjé
depuis cinq ou six ans au service du pacha dÉîïype ; il s'était
marié à Rosette et avait épousé une jeune fille cophte. Les
Coi)htes, comme on le sait, sont chrétiens, de sorte que cette
union n'engageait en rien sa conscience; cependant il y avait
eu quelque peu d'étrangeté dans la manière dont elle s'était ac-
complie. Lorsque M. Amon avait été bien décidé à prendre
femme, il s'était informé s'il y avait dans le pays quelque jeune
fille à marier. La personne à qui il s'était adressé et qui faisait
la commission dans ce geiwe, s'était alors mise en quête, et
deux ou trois jours après, était revenue avec une réponse sa-
tisfaisante. Elle avait découvert une Cophte, jeune, jolie et âgée
de quatoze ans. M. Amon demanda à la voir. Comme cette de-
mande était contre tous les usages, on lui répondit que la chose
était impossible, mais qu'au reste il pouvait interroger, et qu'on
répondrait fidèlement à toutes ses questions, même à celles qui,
au premier abord, i)araitraientles plus indiscrètes. Il paraît que
les renseignements furent parfairtement favorables à la future,
car le lendemain une dot convenable fut offerte aux parents,
et acceptée par eux. En conséquence le jour fut pris pour la
cérémonie, et au moment fixé, M. Amon d'un côté et les parents
et la future de l'autre se réunirent chez le cadi. La somme fut
comptée, la jeune fille servit de quittance, et l'époux emmena
son épouse. Ce ne fut que chez lui qu'il enleva le voile. On lui
avait tenu parole sur tous les points, et M. Amon se félicite en-
core aujourd'hui de ce mariage à la Colin Maillard.
Cependant que l'on ne croie pas qu'il en est toujours ainsi.
Il arrive parfois de cruels désappointements. Dans ce cas, le
mari trompé renvoie tout bonnement l'épouse chez ses parents
en lui donnant une seconde dot de la même valeur que la pre-
mière. H conserve ce droit lorsque la déception est |)urement
morale, et qu'au bout d'un certain temps les deux conjoints
s'aperçoivent que leurs caractères ne peuvent symi)athiser.
Alors les mariés redeviennent libres, et le lendemain de ce
divorce par consentement mutuel, ils sont libres de convoler
en deuxièmes, troisièmes ou quatrièmes noces.
3 16
182 REVUE DE PARIS.
M. Anion nous donnait ces détails en nous menant voir, hors
de Roselle, la mosquée d'Abou-Mandour, qui s'élève au bord du
Nil, Cet édifice, tout oriental et placé au milien d'un paysaffc
charmant, s'avance dans le fleuve, en laissant un étroit passage
entre sa base et l'autre rive, couverte de petites maisons entou-
rées de rizières. Un dôme en forme de cœur renversé, surmonté
d'un croissant, domine les murailles blanches et festonnées ; un
madeneh d'une rare élégance élève à l'un des angles ses galeries
aux parapets découpés comme une dentelle, tandis que la partie
opposée semble soutenir une masse énorme de sable disposée en
monticule sur la déclivité de la montagne,- tout autour s'élan-
cent d'un seul jet de hauts palmiers, dont quelques-uns traver-
sent en le couronnant comme d'une aigrette, le dôme plat et
sombre d'un large sycomore.
Les vrais croyants disent que c'est le saint derviche Abou-
Mandour qui soutient, avec ses épaules, les montagnes de sable
qui semblent prêtes à engloutir la mosquée et à combler le ISil.
Un spectacle curieux pour des Européens nous attendait en
rentrant à Rosette : sur les marches et à l'ombre d'une mosquée,
un santon, absolument nu, était indolemment couché; il atten-
dait, dans ce costume et dans cette position qui lui étaient
habituels, que les dévotes du quartier lui apportassent sa nour-
riture; lorsque parmi ses pourvoyeuses il en distinguait par
hasard une qui lui plaisait, il l'honorait à l'instant de ses ca-
resses que ceile-ci tenait toujours à honneur de recevoir. Ce
spectacle étrange ne choquait personne, et l'on citait, comme
d'une susceptibilité tout à fait exagérée, un honnête musulman
qui, quelques jours auparavant, avait jeté son manteau sur un
groupe qui rappelait celui du cynique Cratès et de sa femme
Hypparchie.
M. Camps et M. Amon nous avaient offert tous deux l'hospita-
lité; mais, de peur de les gêner, nous n'acceptâmes point, et
nous allâmes nous établir dans une ancienne maison de capu-
cins, édifice vaste et délabré, où il ne restait plus qu'un moine
de cet ordre, ruine vivante au milieu de ces ruines mortes. Le
pauvre vieillard avait mangé, comme les soldats d'Ulysse, les
fruits du lotos qui font perdre la mémoire; depuis vingt ans,
aucun bruit du monde, qui l'avait oublié, n'était parvenu jus-
qu'à lui, et il rendait à l'Europe indifférence pour indifférence.
REVUE DE PARIS. 183
Ses mœurs régulières, son vêtement ample, coupé à la manière
orientale, lui avaient attiré la considération des Arabes; j'ou-
bliais sa barbe qui n'y avait pas peu contribué.
rsous allâmes passer la soirée chez un des amis de M. Amon,
estimable Turc qui avait sacrifié le précepte le plus connu du
Koran à son amour pour le vin. L'appartement où il nous reçut
était simple, comme presque tous les salons orientaux; selon
les habitudes de l'ameublement, un grand divan régnait tout
autour; un jet d'eau, placé au milieu, retombait d'une belle
fontaine de marbre blanc, dans un bassin octogone; quelques
fleurs rares et brillantes, toutes couvertes de perles liquides.
comme si la rosée du matin vînt de s'abaisser sur elles, étaient
disposées avec goût autour de ce bassin et donnaient un aspect
joyeux et charmant à cet immense salon. Le Turc nous y reçut
au milieu de ses amis, nous tit prendre place dans le cercle et
nous présenta la pipe et le café. Une demi-heure après on nous
servit une limonade préparée par ses femmes; cela ne réchauffa
que médiocrement la conversation qui était des plus languis-
santes, car il fallait que l'on traduisît ce que nous disions et ce
que l'on nous répondait. Il n'y a pas de dialogue, si spirituel
qu'il soit qui tienne à cette éi>reuve; aussi ce travail d'esprit
finit par tellement ennuyer interlocuteurs et interprèles, que
nous nous levâmes d'un commun accord et nous retirâmes. Le
Turc, de son côté, il faut lui rendre cette justice, ne fit aucun
eifort pour nous retenir.
Le lendemain, nous vîmes arriver d'Alexandrie M. Taylor,
le commandant Bellanger, et M. Eydoux, le chirurgien-major.
Ce dernier était venu moins par curiosité que par un sentiment
philanlropique, qui lui fit auprès de nous le plus grand honneur.
II avait entendu parler d'une manière eiFrayanledeso])hthalmies
d'Egypte, et il exposait ses yeux pour sauver les nôtres.
Comme rien ne nous retenait à Abou-Mandour, et que nous
avions hâte de voir le Caire, le lendemain, C mai, nous nolisà-
mes une djerme de la plus grande dimension; celle que nous
choisîmes pouvait avoir quarante pieds de long et portait deux
voiles latines et triangulaires d'une effroyable dimension. Au
moment du départ, et quand tout fut préparé, il se trouva que
le vent était coniraiie : nous primes patience en allant au bain.
Comme ù Alexandrie, c'était le plus vaste et le plus beau
184 REVUE DE PARIS.
monument de la ville ; comme à Alexandrie, je repassai par les
épreuves de la vapeur condensée el de l'eau bouillante ; mais
soit que mes poumons se fussent dilatés à respirer du sable,
soit que ma peau se fût endurcie aux rayons du soleil égyptien,
je n'éprouvai plus aucune souffrance : l'opération du massage
elle-même se passa à ma plus grande satisfaction, et je pris sans
effort, entre les mains de mon baigneur, des positions qui au-
raient fait honneur à Mazurier et à Auriol.
Le 7 mai au matin, on vint nous réveiller en nous annonçant
que le vent avait changé : c'était une bonne nouvelle à nous
apprendre. Nous commencions à ne pas nous amuser d'une
manière fougueuse à Abou-Mandour, et, quelle que fût mainte-
nant ma sympathie pour le bain, je ne pouvais cependant pas
renoncer à l'élément qui m'est naturel; il en résulta que nous
nous mîmes en route avec une vive satisfaction. Le jour était
magnifique : le vent soufflait comme s'il eût été à nos ordres, et
nos mariniers, en exécutant leur manœuvre, chantaient pour se
donner du courage et pour opérer en mesure. Nous nous fîmes
traduire deux de ces chansons; la première était composée de
quelques versets à la louange de Dieu ; la seconde était un as-
semblage de sentences et de réflexions philosophiques cousues
les unes aux autres, et dont la plus neuve et la plus saillante
nous parut être celle-ci : « La terre n'est rien, et tout est misère
dans ce monde. »
Comme nous étions en gaieté et que ces vérités nous parurent
trop sérieuses pour notre disposition d'esprit, nous invitâmes
nos Arabes à nous chanter quelque chose de plus jovial. Ils allè-
rent aussitôt chercher les deux instruments nécessaires à l'ac-
compagnement; l'un était une sorte de pipeau rappelant la flûte
antique, l'autre un simple tambour dont la caisse en terre cuite
s'évasait par le haut; la partie la plus développée était recou-
verte d'une peau très-fine que l'on fit tendre en l'approchant du
feu. Alors commença un charivari qui absorba tellement notre
attention par sa sauvage étrangeté, que nous ne pensâmes point
à demander le sens des paroles, tout occupés que nous étions à
tâcher de démêler, au milieu de ce sabbat, une phrase musicale
quelconque. Bientôt notre curiosité fut distraite de la poésie et
de son accompagnement par un gros Turc à turban vert, des-
cendant de Mahomet, qui, excité par cette mélodie, se leva
REVUE DE PARIS. 585
lentement, se balança alternativement et en cadence sur cha-
cune de ses jambes j puis enfin, prenant son parti, se mil déoi-
dément à exécuter une danse {grossière et lascive. Onaïul il eut
fini, nous lui adressâmes des compliments sur le plaisir inattendu
qu'il nous avait procuré ; il nous répondit d'un air dé^jagé «pie
c'était ainsi que les aimées dansaient sur les places publiques
du Caire : heureusement, en notre qualité de Parisiens, nous
n'avions pas grande foi dans les prospectus, et nous prenions
le sien pour ce qu'il valait.
La journée se passa au milieu de ces récréations mélodiques
et chorégraphiques. Pendant toute notre navigation, le ÎNil nous
avait offert gracieusement ses deux rives bordées de chaque côté
d'une verdure merveilleuse ; le soir le soleil s'abaissa rapidement,
et ses derniers rayons éclairèrent de leur chaude teinte un
charmant village tout couronné de palmiers.
Nous nous retirâmes à l'arrière de la djerme ; nos matelots y
avaient construit une tente, ou plutôt une espèce d'arche de
pont en toile, soutenue par des roseaux flexibles et arrondis,-
nous y étendîmes nos tapis, sur lesquels nous ne fîmes qu'un
somme.
Lorsque nous nous réveillâmes, le paysage avait le même
aspect que la veille; seulement, à mesure que nous remontions
le fleuve, les villages devenaient moins considérables et moins
Dorabreux. La journée se passa au milieu des mêmes amuse-
ments, mais le descendant de Mahomet nous parut moins amu-
sant que la veille : nous nous familiarisions avec le grotesque.
Le lendemain, les chants étaient commencés que nous dor-
mions encore,- nous crûmes , en ouvrant les yeux , que c'était
une sérénade que nous donnait notre équipage; point, le vent
était devenu contraire, ce qui forçait les matelots à travailler
rudement pour vaincre le courant. Le patron delà barque chan-
tait de toute sa force une litanie, â tous les versets de laquelle
les Arabes répondaient : Eleyson. A chaque refrain nous avions
reculé de cinquante pas !
Comme le patron jugea qu'à ce train-là nous serions relour-
nés à Abou-Mandour, la nuit suivante ou le lendemain matin au
plus tard, il donna Tordre d'amarrer près d'un village devant
lequel nous passions à reculons. A peine la barque fut-elle
fixée, que je sautai à terre et me dirigeai vers la maison la plus
16.
186 REVUE DE PARIS.
proche; j'y obtins à grand'peine un peu de lait dans une jatte;
nous nous abritâmes derrière une muraille de terre, pour échap-
per aux tourbillons de poussière ardente que le vent soulevait,
et nous nous mimes à déjeuner.
Une abominable santone s'approcha de nous dans un costume
exactement pareil a celui de son confrère de Daraanhour : si
l'homme nous avait paru médiocrement gracieux, la vieille nous
parut atroce. A mesure qu'elle s'avançait, une crainte affreuse
s'emparait de mon esprit, c'est qu'il ne lui prît envie, en notre
qualité d'étiangers, de nous honorer de ses caresses ; je me hâtai
de communiquer cette idée à la société, qui en frissonna de tout
son corps. Heureusement nous en fûmes quittes pour la peur :
la vieille se contenta de nous demander l'aumône j nous nous
hâtâmes de lui donner du pain, des dattes et quelques pièces de
monnaie. Moyennant cette rançon, elle s'éloigna de nous, et
nous laissa achever notre repas. Deux heures après, le vent
s'étant abaissé, nous nous remîmes en voyage.
Nous avancions lentement : à l'inconvénient du vent contraire
avait succédé celui des bas-fonds, et quoique nous tirassions à
peine trois pieds d'eau, nous touchions parfois le sable. Nous
fîmes ainsi deux ou trois lieues en quatre ou cinq heures, et
avec imt grande fatigue. Vers le soir, nous vîmes lentement
s'élever, sur un horizon rougeâtre, trois monts symétriques
dont les contours se dentelaient sur le ciel : c'étaient les pyra-
mides ! les pyramides qui grandissaient à vue d'œil, tandis qu'à
notre gauche les premiers mamelons de la chaîne libyque en-
caissaient le Nil dans ces flancs de granit.
Nous restâmes immobiles ; nos yeux ne pouvaient se détacher
de ces constructions gigantesques, auxquelles se rattachaient
un souvenir antique si grand et un souvenir moderne si glo-
rieux ! Là aussi, le moderne Cambyse avait eu son champ de
batailles, oii nous pouvions, comme Hérodote avait vu les ca-
davres des Perses et des Égyptiens, retrouver à notre tour les
ossements de nos pères ! A mesure que le soleil descendait, son
reflet montait sur les flancs des Pyramides, dont la base se cou-
vrait d'ombre ; bientôt le sommet seul étincela comme un coin
rougi ; iJuis un dernier rayon sembla flotter à l'extrémité du
sommet aigu, pareil à la flamme qui brûle à la pointe d'uu
phare. Enfin cette flamme elle-même se détacha, comme si elle
REVUE DE PARIS. 187
fût remontée au ciel pour allumer les étoiles, qui, un instant
après, commencèrent à briller.
iSotre enthousiasme tenait de la folie, nous battions des mains
et nous applaudissions à cette décoration magnifique. Nous ap-
pelâmes le patron, pour lui demander de ne pas avancer d'un
pas pendant la nuit, afin que nous ne perdissions rien, le lende-
main, du paysage grandiose qui allait se dérouler devant nous.
Cela tomba à merveille : il venait, de son côté, nous dii e que la
difficulté de la navigation exigeait que nous jetassions l'ancre.
Nous restâmes longtemps encore sur le pont, regardant du côté
des pyramides, quoique l'obscurité ne nous permit plus de les
distinguer ; puis nous nous retirâmes dans notre tente pour en
parler encore, ne pouvant plus les voir.
Le lendemain, je m'éveillai le premier et m'étonnai, quoiqu'il
fit grand jour, que tout le monde dormit encore. J'éprouvais
un malaise pareil à un chauchemar; le malaise avait atteint
tout le monde; nous sortîmes de notre tente : i'air était lourd
et suffocant, le soleil s'élevait triste et blafard derrière un ri-
deau de sable ardent enlevé par le vent du désert. ISouo nous
sentîmes oppressés, comme lorsqu'on descend dans une atmo-
sphère trop épaisse. L'air que nous respirions brûlait notre poi-
trine. Ne comprenant rien à ce phénomène, nous regardâmes
autour de nous : nos matelots et notre patron étaient assis im-
mobiles sur le pont de la djerme, enveloppés de leurs manteaux
dont un des plis, en leur couvrant la bouche, leur donnait l'ap-
parence de ces figures dantesque, dessinées par Flaxman. Leurs
yeux seuls semblaient vivants, ils étaient fixés sur l'horizon
qu'ils interrogeaient avec anxiété. Notre arrivée sur le pont ne
parut nullement les distraire de leur préoccupation. Nous leur
adressâmes la parole, mais ils restèrent muets ; enfin je m'en-
quis près du patron lui-même de la cause de cet abattement;
alors il étendit la main vers l'horizon, et sans découvrir sa bou-
che : — Le kramsin, dit-il.
Ce mot fut à peine prononcé que nous reconnûmes, en eiîel^
tous les signes de ce vent désastreux si fort redouté des Arabes.
Les palmiers, mus par des souffles capricieux, se balançaient
dans des directions différentes, de sorte qu'on eût cru que des
courants se croisaient dans le ciel ; le sable soulevé fouettait
notre visage, el chaque grain nous biùlail comme uw étincelle
188 REVUE DE PARIS.
sortie d'une fournaise. Les oiseaux, 'inquiets, quittaient les ré-
gions élevées et rasaient la terre, pour finterroger sur le mal
qui la tourmentait. Des nuées d'éperviers aux ailes longit€s et
étroites, tournaient avec des cris aigus, puis tout à coup s'abat-
taient sur la cime des mimosas, d'où ils s'élançaient de nou-
veau vers le ciel, rapides et perpendiculaires comme des flèches,
car ils sentaient les arbres frissonner eux-mêmes, comme s'ils
avaient partagé la terreur des êtres vivants. Aucun de ces symp-
tômes visibles pour nous n'échappait à nos Arabes ; mais dans
leurs yeux impassibles et tixes, et sur leur physionomie impéné-
trable, il était impossible de distinguer s'ils étaient propices ou
inquiétants.
Comme, à une forte oppression près, le kramsin ne paraissait
pas devoir amener de malheurs bien terribles, nous descendîmes
à terre avec nos fusils, et nous nous mîmes en quête : nous lon-
geâmes les bords du fleuve, comme de véritables chasseurs de
la plaine Saint-Denis, habitués à suivre le canal; seulement la
contrée était plus giboyeuse. Nous tuâmes quelques hérons , et
une quantité d'alouettes et de tourterelles.
Vers le soir, un cri de rappel suivi de chants nous ramena
vers la cange, où nous trouvâmes notre équipage dans la jubi-
lation. Nous étions à la lin du kramsin, et nos matelots sau-
taient de joie et se trempaient la figure et les bras dans le Nil
pour se rafraîchir. Cette manière de se baigner à l'européenne
rentrait dans ma spécialité; aussi je ne voulus pas que la fêle
se terminât sans que j'en prisse ma part. En un tour de main je
me mis en costume de santon, et, prenant mon élan de la cange,
je piquai, par-dessus le bord, une tête â la hussarde, qui dé-
nonçait du premier coup son caleçon rouge. Lorsque je revins
sur l'eau, je vis tout Téquipage occupé à me regarder avec la
plus grande attention; je savais qu'il n'y avait dp crocodiles
dans le Nil qu'au-dessus de la première cataracte, de sorte que,
ne concevant aucune crainte, je ne pus m'expliquer l'intérêt de
la galerie que d'une manière tout à fait flatteuse pour mon
amour-propre. Mon agilité et mon adresse en redoublèrent : tout
ce que le répertoire de la natation contient, depuis la simple
brasse jusqu'à la double culbute, fut exécuté, avec un succès
croissant, sous les yeux de mes spectateurs basanés. J'en étais à
la planche roide lorsque tout à coup je reçus, à la cuisse droite,
REVUE DE PARIS. 189
une espèce de décharge ékclrique si violente, que je me sentis
toute la moitié du corps paralysée ; je me retournai aussitôt sur
le ventre pour nager vers la cange ; mais je vis à l'instant que
je ne pourrais, sans aide, regagner le bâtiment. Moitié riant,
moitié buvant, je demandai la perche, tendant le bras droit hors
de l'eau et essayant de me soutenir avec le bras gauche : quant
à la jambe droite, elle était sans aucune connaissance, et refu-
sait tout mouvement. Heureusement xMohammed. comme s'il eût
prévu l'accident qui venait de m'arriver, se tenait sur le bord
de la djerme avec une corde qu'il me lança ; j'en atlrajjai un
bout, il me tira par l'autre, et j'abordai le bâtiment d'une ma-
manière beaucoup moins triomphante que je ne l'avais quitté.
Cependant, à Tinsouciance presque goguenarde avec laquelle
nos Arabes m'entourèrent, je jugeai que l'aventure navait rien
de bien inquiétant. Je ne désirai pas moins en connaître la cause,
ne fût-ce que pour m'en garantir désormais. .Mohammed m'ap-
prit qu'outre une foule de poissons fort agréables au goût, et
fort curieux à étudier, on trouvait dans le Nil une espèce de
torpille dont la vertu électrique était si bien connue de nos
Arabes, que, redoutant la sensation douloureuse que j'avais
éprouvée, ils s'étaient contenlés, comme je l'avais vu, de se laver
avec précaution la figure et les mains dans le fleuve. Ce qui me
parut le plus clair dans tout cela, c'est que. si l'électricité leur
était désagréable pour eux-mêmes, ils ne répugnaient j)as ù étu-
dier ses effets sur l'Européen. Au reste, l'explication n'était pas
terminée que la douleur avait cessé ; ma jambe et mon bras
avaient repi-is leur service accoutumé.
Le vent était tout à fait tombé. Nous pensâmes à dîner du
produit de notre chasse, ce que nous fimes à bord de la djerme,
pour nous soustraire plus certainement à la visite de quelque
nouvelle sanlone ; puis nous aliàmes visiter nos tapis, de peur
qu'il ne prit à quelque i:corpion l'envie de renouveler la facétie
de la torpille, ce qui aurait été infiniment moins drôle : aussi,
cette fois, ce furent nos Arabes qui nous invitèrent à prendre
cette précaution. Ce soin accomj)li, nous nous endormimes dans
le gracieux espoir de voir le lendemain le Caire, dont nous n'é-
tions plus qu'à sept ou huit lieues.
A. DaIZ.\TS. — AlE\. DlMAS.
L'ANCIENNE MÉTHODE
Le lundi de Pâques de Tannée 1711, il y avait grande récep-
tion à Versailles. Le roi, qui était demeuré une partie de l'hiver
à Marly. oi:i l'on sait qu'il vivait en quelque sorte comme dans
ses particuliers, avait annoncé qu'il serait bien aise de voir ce
soir-là toute sa cour, et Dieu sait si les courtisans se seraient
donné de garde de manquer à un tel appel. Aussi, grande était
la foule dans les appartements, en attendant que Sa Majesté pa-
rût. L'assemblée, composée de toutes les antiquités du règne,
vieux seigneurs émérites, jadis compagnons de plaisir de Vardes
et de Lauzun, aujourd'hui sulpciens ou même jansénistes, et de
femmes à l'avenant, présentait assez uniformément l'empreinte
de l'étiquette et de l'ennui.
Cependant, entre tous ces visages ridés, digne cortège d'un
monarque et d'une favorite septuagénaire, on pouvait distin-
guer, à l'angle septentrional du grand salon, ainsi qu'une ra-
dieuse auréole au sein des nuages, un groupe déjeunes femmes
dont le reflet des bougies illuminait d'un vif éclat les traits
pleins de fraîcheur et en ce moment animés par la plus franche
gaieté.
Celle qui occupait le centre de ce groupe et qui par son écla-
tante beauté attirait le plus les regards, était M™c de Saint-
Cerets, veuve à vingt ans du vieux duc de ce nom, une belle
brune avec un port de reine et qui montrait, en riant, les plus
jolies dents du monde. Un colloque des mieux soutenus parais-
sait engagé entre elle et ses compagnes qui. comme elle, étaient ,
KfcVUE DE PAKIS. 191
pour la plupart, attachée^, au service de M^^c la duchesse de
Bourgogne. Quel pouvait efre roi)jet de ce colloque?
A un mouvement que fit la jeune duchesse de Saint-Ccrest, on
vit surgir à ses côtés une nouvelle tète non moins charmante,
qu'on n'avait pas encore remarquée, une tête rosée avec deux
grands yeux bleus remplis d'une indéfinissable expression de
fierté et de malice, et merveilleusement encadré par les boucles
gracieuses d'une ondoyante chevelure blonde. A un certain air
de famille qu'on put remar([uer alors entre cette nouvelle phy-
sionomie et celle de la jeune duchesse, à je ne sais quoi de ten-
dre dans le rapide regard qu'elles échangèrent ensemble, on put
croire un instant que c'étaient les deux sœurs. Il n'en était rien
pourtant, et si quelque courtisan eut cette idée, il fut bien vite
détrompé par l'arrivée d'un page qui, accourant tout effaré, s'ar-
rêta devant le groupe de jeunes femmes et s'écria à haute voie :
—Venez donc vite, monsieur le marquis de BoufÏÏers ! Que fai-
tes-vous là ? Voilà le roi qui va paraître, et M. le maréchal votre
père vous cherche de tous les côtés , pour vous présentera lui.
En même temps, le groupe, s'étant ouvert donna passage à
un gentilhomme d'environ quinze ans, vêtu avec une rare élé-
gance et qui avait bien de la peine à dissimuler, sous des airs
de mousquetaire, toutes les grâces féminines dont la nature
semblait s'être plu à le doter. Avant de suivre le page, il s'in-
clina galamment, saisit la main de la duchesse de Saint-Cerest
qu'il porta à ses lèvres, et après y avoir déposé un bruyant bai-
ser, il s'échappa en lui jetant pour adieu ces mots :
— Au revoir, ma belle cousine, vous vous êtes bien amusée
à mes dépens ce soir ; mais sur mon honneur, je saurai vous
prouver, avant peu, que je suis un homme maintenant.
Quelques rires accueillirent ces paroles, et un gentilhomme
d'environ trente-cinq ans, grand, bien fait, aux manières tant
soit peu dédaigneuses, et qui s'était constamment tenu depuis
le commencement delà soirée à peu de distance du groupe des
jeunes femmes, s'écria assez haut pour être entendu dans une
partie du grand salon :
Tête-bleu! voilà un plaisant petit masque qui tranche déjà du
bel air et de la galanterie ! 11 faut le renvoyer à son gouverneur,
qui lui fera donner le fouet.
Le jeune Boufflers allait passer le stuil du grand salon et eu-
192 REVUE DE PAKIS.
trer dans la {galerie ; mais, en entendant retentir ces cruelles
paroles, qui furent suivies de nouveaux rires dans la foule des
courtisans, il s'arrêta tout court, fit volte-face, en posant résolu-
ment son feutre emi)anaché sur sa tête, il lança aux rieurs un
regard de défi ; déjà même il portait la main sur la garde de son
inofiFensive épée de bal, lorsque la voix solennelle de l'huissier, qui
retentit à cet instant, annonça rentrée du roi. A cet avertisse-
ment redoutable, tout le monde devint muet comme par enchan-
tement, même les belles dames de la compagnie de M™c Je Saint-
Cerest, et en moins de quelques secondes, une double haie de
fronts inclinés s'était formée sur les quatre côtés du salon. Le
jeune Boufïlers, qui, dans le transport de sa colère, n'avait donné
nulle attention à ce qui venait de se passer, était demeuré seul au
milieu d'un vaste espace vide, le chapeau sur la tête en gardant
toujours son attidude de menace, pendant que chacun lui faisait
signe de se découvrir.
Le roi s'en apei-çut, et fronça le sourcil. C'était le signe pré-
curseur d'un orage. Aussi, dans ce moment, on eût entendu une
mouche voler dans le grand salon de Versailles. Sa Majesté
marcha droit vers l'enfant, et d'une voix sévère s'écria :
— Ou'est-ce ? Oui êtes-vous ? Que faites -vous là ? Chapeau bas,
monsieur, chapeau bas !
L'enfant, qui se trouvait pour la première fois en présence de
ce monarque devant lequel les plus grands seigneurs du royaume
et ses proches eux-mêmes osaient à peine élever la voix, ne put
d'abord maîtriser son trouble ; il rougit jusqu'au blanc des
yeux, el s'empressa de déférer à l'injonction royale j puis, trem-
blant et interdit, il balbutia quelques mots inarticulés, cherchant
de tous côtés un appui ; mais nul des courtisans ne paraissait
disposé à s'offrir en holocauste à la terrible colère de Louis XIV,
en déclarant que le coupable était de sa connaissance; et il est
hors de doute que, s'il eût été donné alors à chacun des assis-
tants d'exprimer sa pensée sur cet incident, tous se seraient
écriés d'une voix unanime : Voilà un jeune gentilhomme qui ne
fera jamais son chemin, tant que le roi vivra.
Les choses en étaient là, lorsque le maréchal de BoufRers, qui
avait vainement attendu son fils dans la galerie , et qui venait
d'apprendre ce qui se passait, se fit jour à travers la foule, et
s'api)rochant du roi :
REVUE DE PARIS. 193
— Sire, dit-il, veuillez excuser cet enfant... c'est mon fils...
11 est encore au collège chez les révérends pères jésuites, et n'a
pu apprendre les usa^jes de la cour. Ah ! sire, je suis au déses-
poir, moi qui, confiant dans les bontés de votre majesté, vou-
lais vous présenter mon fils aujourd'hui même. Pardon, sire,
pardon pour lui.
— Ah ! c'est là votre fils, reprit le roi un peu adouci ,• allons,
monsieur le maréchal, je prierai le père ïeilier de gronder, en
mon nom, les révérends qui n'apprennent point l'étiquette à
leurs écoliers.
Puis, contemplant fixement le jeune Bou/fiers, il ajouta ;
— Savez-vous, monsieur le maréchal, que votre fils a quel-
que chose dans les traits qui me rappelle M. de Lauzun? 11 me
semble le voir encore chez M^e de Soissons, où il me fut pré-
senté pour la première fois, il y a quelque cinquante ans de
cela.
— Ah ! sire, s'écria le jeune Boutïlers avec une grande vivacité,
je veux du moins ressembler à M. de Lauzun dans son dévoue-
ment pour la personne de votre majesté.
Le roi, qui déjà avait déposé toute sa colère, parut charmé
de cette repartie.
— Déjà flatteur ! dit-il en souriant et en frappant légèrement
l'enfant sur la joue ; allons, je vois que les révérends pères jé-
suites n'ont pas négligé son éducation, autant que je le croyais.
Mon enfant, ajoula-t-il ensuite avec bonté, vous avez assez de
beaux exemples dans votre famille, pour ne pas être obligé d'en
emprunter aux autres, et je suis sûr que vous les suivrez. Pour
ma part, je prie Dieu de donner à M. le maréchal ainsi qu'à moi
assez d'années, pour être tous les deux témoins de vos premiers
pas dans la carrière. Il est facile de voir que le sang de Gram-
mont coule dans vos veines, car vous êtes beau...
Ici plusieurs regards se tournèrent sur la jolie duchesse de
Saint-Cerest, qui éiait aussi une Grammoiit, et qui rougit beau-
coup.
— Mais ce n'est pas tout, reprit le roi, il faut être aussi fidèle
et brave. Me promettez-vous d'être l'un et l'autre !
— Sire, articula l'enfant d'une voix ferme, je me nomme
Boufflers.
Cette noble réponse produisit une vive impression parmi tous
S 17
194 REVUE DE PARIS.
les assistants; le vieux maréchal baissa les yeux, mais il était
aisé devoir combien dans cet instant il était fier de son fils. De
grosses larmes roulaient le lon^ de ses joues martiales. Il y eut
un silence; le roi semblait réfléchir; tout à coup il éleva la
voix :
Messieurs, dit-il, il y a trois ans, M. le maréchal de Boufïlers
a défendu Lille pendant quatre mois contre le prince Eugène ; il
y a deux ans, il a sauvé l'armée à 3îalplaquet. Pour tout cela, je
l'ai fait duc et pair de France et gouverneur-général de la pro-
vince de Flandre. Aujourd'hui, le temps du repos est venu pour
lui comme pour moi, car le service des armées ne convient plus
guère à notre âge. Je sais qu'il en est plus d'un parmi vous
digne de remplacer M. le maréchal, mais je crois qu'il y a des
noms qui portent bonheur : moi j'ai foi dans le nom de Boufflers.
C'est pourquoi je nomme gouverneur-général de Flandre, el:
gouverneur particulier de Lille, en survivance de M. le maré-
chal de Boufïlers, M. le marquis de Boulïlers. son fils.
A ces mots, il y eut dans toute l'assemblée au long frémisse-
ment de suri)rise. Une telle faveur était sans exemple depuis les
commencements du règne, tant le roi s'était attaché avec soin à
rester lidèle à rengagement qu'il avait pris de ne plus accorder
de survivances. Les courtisans demeuraient ébahis, et comme le
vieux maréchal de Boufïlers. hors d'état lui-même de prononcer
une parole, après une marque de bienveillance aussi inouie,
s'inclinait, le roi, lui tendant affectueusement la main, s'em-
pressa d'ajouter :
— Oh ! ne me remerciez pas, monsieur le maréchal, car c'est
un service que je me rends à moi-même. J'étais bien sûr, en
faisant choix de cet enfant, que vous ne voudriez pas quitter
votre gouvernement, avant qu'il soit en état de vous y rem-
placer.
Ayant ainsi parlé, le roi baisa au front le jeune Boufflers, et
continua sa marche en s'entrelenant tout bas avec le vieux ma-,
réchal. qui. depuis le célèbre camp deCompiègne de 1697, où il;
avait eu l'insigne honneur de se ruiner pour mieux recevoir la-
famille royale, n'avait jamais paru en si haute faveur à la cour...
On juije si son fils fut. dès ce m.oment. l'objet des prévenances'
de tous les courtisans réunis dans le grand salon de Versailles;'
les hommes le regardaient avec admiration, les femmes chucho-
REVUE DE PARIS. 195
talent entre elles et n'avaient de sourires que pour lui : ce nY-
tail plus un enfant ai)pelé à subir, le lendemain même, les re-*
montrances de quelque pédagogue de la compagnie de Jésus ;
c "était un jeune gentilhomme de haute espérance, et il avait
acquis en quelques secondes la taille des héros d'Homère ; car il
avait été baisé au front par Louis XIV !....
Il faut tout dire. Le petit masque, comme Tavait impertinem-
ment appelé je ne sais quel gentilhomme, n'avait pu, sans
éprouver un gi-and accès d'orgueil, recevoir un témoignage si
éclatant de la bienveillance royale, dans un moment où Ton
venait de rire si bien à ses dépens ; et ses narines gonflées, et
l'expression à la fois rayonnante et dédaigneuse de ses grands
yeux bleus, et le redressement soudain de tout son buste, par-
laient assez éloquemment dans cette circonstance.
Dès que le roi fut sorti du grand salon, le jeune Boufflers
jeta un rapide coup d'oeil sur l'assistance , puis on le vit se
porter lestement à la rencontre d'un beau seigneur de riche
taille, auquel il toucha le bas de la manciie : c'était tout ce qu'il
avait pu faire en se haussant sur la pointe des pieds.
— Monsieur le duc de Coigny, s'écria-t-il, j'aurais deux mots
à vous dire.
— Que puis-je pour votre service, monsieur le marquis de
Boufflers? répondit le duc avec un grand sang-froid, et en af-
fectant d'appuyer sur chacune des syllabes qu'il prononça.
— Beaucoup, monsieur le duc. reprit l'enfant. Vtuillez seu-
lement me suivre là-bas à l'écart, dans cette embrasure de
fenêtre.
— Très-volontiers.
— Monsieur le duc , pensez-vous qu'un gouverneur-général
de province soit à la taille d'un mestre-de-camp?
— Quelle question ! repartit le duc avec le même sang-froid j
le premier est bien au-dessus de l'autre.
— Il suffit. Rien ne s'oppose donc ù ce que vous me
fassiez l'honneur de vous cauper la gorge avec moi, demain
matin.
— Oh! s'écria le duc avec la plus insultante impassibilité, je
sais trop ce que je vous dois, monsieur le marquis de Boutïlersj
vous êtes mon supérieur.
— Et s'il me plaît à moi de l'oublier? dit vivement l'enfant.
19S REVUE DE PARIS.
— Permettez; il faudrait pour cela quelque motif d'une haute
gravité....
— Rassurez-vous donc ; j'en ai plus d'un.
— Et lesquels, bon dieu ! reprit avec une apparente bonhomie
le beau duc de Coigny, qui ne cherchait évidemment qu'à s'a-
muser de l'état d'irritation toujours croissant de son jeune
adversaire.
— Vous avez tout à l'heure prononcé sur mon compte des
paroles insultantes....
— Et..., après?...
— Après!.... monsieur! après... Vous aimez ma cousine,
M"»e de Saint-Cerest.
— Est-ce tout ?
— Palsembleu! monsieur le duc, je crois que vous cherchez
encore h me railler.... Prenez-y garde !
— Que le ciel m'en préserve!
— A demain donc; j'irai vous prendre à votre hôtel, à la
pointe du jour.
— Oh! pardonnez-moi; je suis fort paresseux, je n'ai pas
l'habitude, moi, de me lever à la cloche.... vous comprenez....
et, si cela vous était indifférent, nous remettrions la partie vers
dix ou onze heures, je suppose, ou même après le diner.
Toutes ces paroles étaient autant de coups de poignard pour
le jeune Boufflers, qui savait qu'il fallait être rentré le lendemain
matin à huit heures au collège des jésuites et dont l'amour-pro-
pre eût trop souffert de rendre compte d'un pareil obstacle à
son orgueilleux adversaire ; il suait sang et eau pour trouver
un prétexte suffisant, afin de forcer Coigny à avancer l'heure
du duel , et s'il avait pensé qu'un soufflet pût lui rendre ce ser-
vice: il y a tout à parier qu'il serait au besoin monté sur un
pliant, pour atteindre la joue du beau mestre-de-camp. Ce der-
nier, sans pitié pour son embarras, vint encore le compliquer en
lui disant :
— Ah ça ! vous n'oublierez par d'amener vos seconds.
— Mes seconds ! balbutia l'enfant.
Et le dilemme le plus désespérant vint traverser son esprit :
où trouver des seconds?... Des camarades de classe? Fi donc!
c'est pour le couj) qu'il deviendrait la fable de toute la cour.
Des amis du maréchal de Boufflers? Mais n'était-il pas à crain-
REVUE DE PARIS. 197
dre que le premier soin de ces officieux amis ne fût d'aller pré-
venir son père? C'était à en perdre la raison. Tout à coup une
idée lui vint, une idée dont il fui fier comme du plus beau thème
qu'il eût fait pendant tout le cours de ses classes.
— Monsieur, dit-il avec dignité, vos témoins seront les miens,
et je serai à dix heures précises à votre hôtel ; puis il murmura
tout bas entre ses dents : Oh ! je trouverai bien le moyen de ne
pas rentrer demain matin au collé(je.
M. de Coigny s'inclina le plus cérémonieusement du monde,
puis il s'écria avec un imperceptible sourire :
— A la bonne heure ! A demain donc, monsieur le marquis de
Boufflers !
A cet instant, passait non loin de là la belle et rieuse duchesse
de Saint-Cerest qui, apercevant son jeune cousin avec M. de Coi-
gny, s'arrêta devant eux en disant :
— Le roi vient de rentrer dans ses particuliers. Oui m'offre
la main pour regagner mon carrosse ?
Les deux rivaux se précipitèrent à la fois; mais la victoire
resta àCoigny. le pauvre Couftlers s'étant, à raison de sa petite
taille, trouvé arrêté dans les grandes manches d'un seigneur
d'une remarquable obésité qui vint à passer en même temps de
ce côté. Ce seigneur était M. le maréchal de Boufïlers. Il se
baissa, et ayant reconnu son fils, le prit par la main :
— Venez donc, Henri, lui dit-il assez haut pour ajouter à la
mortification de l'enfant; songez que nous retoui-nons ù Paris
et qu'il faut vous lever de grand matin pour rentrer h votre
collège.
II.
Il était environ onze heures de la matinée. M^^ la duchesse
de saint-Cerest, qui venait de sortir de son lit, était ù sa toi-
lette, lorsqu'on vint la prévenir que son jeune cousin, M. le mar-
quis de BoutHers, demandait à la voir. La duchesse donna
l'ordre de l'introduire. Boufflers entra, il paraissait fort troublé
et suait à grosses gouttes.
— Qu'est-ce donc? lui dit-elle; que se passe-t-il?
— Faites retirer vos femmes, s'écria l'enfant presque hors
d'haleine , j'ai à vous parler en particulier.
17.
198 REVUE DE PARIS.
La duchesse sourit et fit signe à ses femmes de sortir de la
cliambre. Dès que la porte se fut refermée, Boufflers lui dit
avec vivacité ••
— Sauvez-moi, ma cousine, sauvez -moi.
— Et de quel danger, bon Dieu ? reprit la duchesse en faisant
asseoir son cousin auprès d'elle sur un sofa, pendant qu'elle lui
prenait les deux mains entre les siennes avec une amicale fami-
liarité. Voyons. Henri, contez-moi cela. Aussi bien je ne puis
concevoir quel motif vous amène ici, seul, sans votre gouver-
neur, à une pareille heure de la matinée. Je vous croyais rentré
depuis longtemps au collège.
— Il est bien question de collège i)Our moi, ce matin! Sachez
d'abord que M. de Coigny est le plus déloyal gentilhomme qui se
puisse rencontrer.
— En vérité?., qu'a-t-il donc fait.
— Ce qu'il a fait, le traître ! apprenez que je devais me cou-
per la gorge avec lui, ce matin à dix heures; c'étriit chose con-
venue entre nojis : j'avais rendez-vous à son hôtel! Eh bien !
croiriez-vous, ma cousine, qu'il a osé manquer à ce rendez-
vous ?
— Est-il bien possible?
— C'est une infamie, n'est-ce pas? et vous êtes révoltée
comme moi d'un si odieux procédé. Aussi, je crierai partout
que M. de Coigny est un lâche, et j'irai l'inscrire moi-même
sur la porte de son hôtel, afin que tout le monde le sache dans
la ville, et je signerai mon nom, afin qu'il soit obligé de me
faire raison.
— Et ce sera bien fait, répondit la duchesse en s'efforçant
de retenir son sérieux. Vous lui en voulez donc bien, à ce pau-
vre duc?
— A la mort.
— Mais de quel crime est-il coupable envers vous?
— Comment! n'a-t-il pas l'audace de vous aimer?
— Il vous l'a dit?
— Oh! non, mais je l'ai deviné et je vous l'apprends.
— Eh bien! Henri, je ne vois, dans tout cela, aucune raison
pour tuer ^J. de Coigny, et surtout pour arriver ici comme si
vous aviez à vos trousses tous les apothicaires du ballet de Pour-
ceaugnac.
REVUE DE PARIS. lf)9
— C'est que vous ne savez pas que, pour aller me battre avec
ce méchant duc, j'ai été obligé de me sauver de l'hôtel de mon
père, pendant que mon gouverneur était encore endormi, et
qu'à cette heure on me cherche de tous les côtés,
— Oh ! ceci devient sérieux.
— En sortant de Ihôtel de Coigny, où j'avais vainement at-
tendu, pendant une demi-heure, qu'il plût au duc de revenir, de-
vinez quelle est la première personne que je rencontre... mon
gouverneur !
— Vous a-l-il vu?
— Ma foi, je l'ignore, car je n'ai eu que le temps de prendre
mes jambes à mon cou, et comme je les ai meilleures que lui. je
le défie bien de me rattraper.
— Tête folle ! mais que diront les révérends pères jésuites,
en ne vous voyant pas rentrer ?
— Ma foi, tout ce qu'ils voudront; au fait, je ne suis plus un
enfant, maintenant; je suis un homme, et un des i)remiers di-
gnitaires du royaume, encore ! j'aurai quinze ans le mois pro-
chain... Ah çà, ma belle cousine, je compte sur vous pour me
donner asile, et pour me bien cacher.
— Je le voudrais de grand cc^ur, Henri, mais ne craignez-vous
point de me compromettre ? Songez donc à votre âge... Un gou-
verneur de province... Le soin de ma réputation...
— Vous croyez,... balbutia l'enfant le plus naïvement du
monde, et il devint tout pensif.
Cette fois, la belle duchesse de .Sainl-Cerest, en voyant le
front de son jeune cousin s'obscurcir graduellement, sous l'in-
fluence des appréhensions qu'elle venait de lui exjtrinier, n'eut
pas la foice de soutenir davantage le rôle qu'elle avait entrepris
et elle fut prise d'un fou rire. Boufflers demeura tout interdit,
ne sachant trop s'il devait se fâcher de cet accès de gaieté. Ce-
pendant, comme la jeune duchesse se livrait avec d'autant plus
d'abandon à son hilarité, qu'elle avait eu plus de peine à se
contenir jusque là, il sentit se soulever dans son cœur tout ce
qu'il avait de dépit et de fierté, et se levant brusquement du sofa,
il s'en alla, en frappent du pied, à l'autre bout de la chambre.
Là, il proposition dans l'embrasure d'une croisée, déterminé à
ne point bouger de ce poste, et surtout à ne plus regarder sa
jolie et impertinente cousine. Témoin de son chagrin, celle-ci
200 REVUE DE PARIS.
en eut pitié, et après l'avoir inutilement rappelé de sa voix la
plus tendre, elle se leva, et s'étant approchée de lui, en mar-
chant sur la pointe du pied, elle s'empara vivement d'une main
qu'on cherchait à dé^jager de la sienne.
— Mon pauvre Henri, dit-elle, vous m'en voulez donc beau-
coup?
Dans le premier moment, Boufflers ne répondit pas , car il
était fort ému, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux,
larmes de dépit et d'amour, peut-être, et qu'à ce double litre il
craignait de faire voir à sa belle cousine; mais bientôt, maî-
trisé par celte main charmante qui l'attirait doucement, il se
retourna plein de confusion, et souriant à travers ses pleurs, il
ai licula timidement ces mots :
Oh ! non, je ne vous en veux pas.
— Mauvaise tète ! dit M™e de Saint-Cerest, en le frappant lé-
gèrement sur la joue, et le baisant en même temps au front.
Les fenêtres de la chambre, qui donnaient sur le jardin, étaient
entr'ouvertes ; c'était une délicieuse matinée d'avril ; un vague
parfum de printemps pénétrait avec le chant desoiseaux et avec
les premières senteurs des lilas. Soit qu'il y eût dans cette at-
mosphère embaumée je ne sais quelle mystérieuse influence,
merveilleusement propre, avec les baisers des belles dames, à
exalter le cerveau; soit que Boufflers eût résolu ce jour-là de
mener de front la guerre et la galanterie, persuadé sans doute
qu'il ne lui manquait puisqu'une intrigue amoureuse pour être
désormais un gentilhomme accompli, il se précipita aux genoux
de la jeune duchesse, et du ton le plus pathétique, il avait déjà
commencé une déclaration d'amour, dans toutes les règles,
lorsque la porte s'ouvrit avec fracas, et un homme d'un âge
mûr. en costume d'abbé, i)àle, les traits en désordre, la perru-
que mal peignée, se précipita dans la chambre en s'écriant :
— Enfin, je le tiens; cette fois ! monsieur le marquis, vous
ne m'échapperez pas.
Cet homme était tout simplement le gouverneur du jeune
Boufflers, qui, depuis le matin, avait parcouru tous les quartiers
de Paris à la recherche de son élève. Dès qu'il l'eut aperçu,
craignant sans doute qu'il ne lui échappât de nouveau, il s'em-
pressa de le saisir par le bras et se mit en devoir de l'emmener
hors de la chambre.
REVUE DE PARIS. ÎOl
— Allons, monsieur le naarquis, lui disait-il d'un ton moitié
suppliant, moitié impératif, le carrosse est en-bas qui nous attend
pour nous ramener chez les révérends pères. Tenez vite , si vous
ne veniez manquer le cours de grec qui commence à une heure
très-précise, vous le savez. 0 mon dieu ! que vont dire les révé-
rends pères en nous voyant rentrer si lard? Madame la du-
chesse, veuillez vous joindre à moi, je vous en supplie, pour
que M. le marquis arriva encore assez à temps pour le cours de
grec.
Malheureusement pour le pauvre abbé, la belle auxiliaire
dont il réclamait l'assistance avait en ce moment trop de peine
à comprimer la violente envie de rire que ce nouvel incident
venait de lui inspirer, pour se hasarder à desserrer les dents,
si bien que, jugeant le cas désespéré, en raison de la force d'i-
nertie que son élève opposait de son côté à tous ses efforts, il se
résolut à appeler un grand et vigoureux laquais qu'il avait fait
monter avec lui, par mesure de précaution.
— Hola ! dit-il . saisissez-vous de la personne de M. le marquis
avec tous les égards qui lui sont dus et emportez -le dans le car-
rosse.
Quand le pauvre Boufflers Vit que les choses en étaient ve-
nues là, il commença à prendre l'alarme.
— Mon cher abl>é, s'écria-t-il, je vous en supplie, accordez-
moi encore une heure et je ferai ensuite tout ce que vous voudrez,
je vous le promets. Allons, vous êtes si bon pour moi, vous ne
sauriez me refuser cela.
L'abbé se boucha impitoyablement les oreilles, et Henri, qui
voyait s'envoler à la fois tous ses rêves de guerre et d'amour,
commença à frapper du pied , en s'arrachant lestheveux ; puis
se ravisant :
— Eh bien! dit-il, puisque vous êtes inexorables, laissez-moi
du moins le temps d'écrire un billet, que ma cousine aura la
bonté d'envoyer tout à l'heure par son coureur. Cela ne sera
pas long. N'est-ce pas, ma belle cousine? je vais écrire au duc
que ce sera pour ma première sortie , sans faute... Oh ' quelle
humiliation ! vous êtes un méchant homme, monsieur l'abbé.
Mais l'abbé venait de contempler avec effroi l'horlo-je dont
l'aiguille marquait en ce moment midi et demi, et il avait fait
un signe au grand laquais. Quelques secondes après ce signe fu-
202 REVX^E DE PARJS.
iieste, l'infortuné Boiifflers emporté comme une plume dans les
bras (le cet homme, se trouvait, presque sans s'èire aperçu de
cette révolution, soigneusement installé au fond d'un carrosse,
aux côtés de son gouverneur, et il entendait un valet de pied
dire tranquillement au cocher : « Maintenant aux jésuites ! »
Les chevaux partirent au grand trot. Au moment où, après
avoir traversé la cour de l'hôtel, ils allaient en franchir le seuil,
un autre carrosse, venant du dehors, déboucha avec rapidité
dans la cour, en sorte que les deux attelages se croisèrent. L'abbé,
qui avait eu le temps de jeter sur le nouvel arrivant un rapide
regard à travers la portière, croyant faire diversion à la dou-
leur de son élève, s'écria :
— Eh ! mais, c'est M. le duc de Coigny.
— Boufïlers fit un bond terrible et se serait sans doute élancé
hors du carrosse, si son gouverneur ne l'avait retenu.
Environ une demi-heure après, la carrosse s'arrêta devant le
collège des jésuites ; lorsque le jeune Boufïlers en fut descendu
et qu'il eut passé cette redoutable porte sur le seuil de laquelle
il déposait, en entrant, tous les privilèges du rang et de la for-
tune, toutes ses illusions et en quelque sorte toutes ses espé-
rances, pour redevenir l'égal de trois cents écoliers pris dans
tous les rangs delà société, il se sentit prêt à défaillir; car l'hor-
loge du collège venait de sonner une heure et demie, et une voix
cruelle avait murmuré en même temps à son oreille ces paroles
terribles :
— Monsieur de Boufïlers, vous êtes en retard de plus de cinq
heures, et 31. leprieurvous demande.
A cet avertissement solennel, l'enrant oublia son ressentiment
contre son gouverneur, il oublia même un instant M. de Coigny
et sa belle cousine, et promena avec inquiétude ses regards au-
tour de lui, pour implorer l'assistance de l'abbé ; mais, soit que
s'étant trouvé en faute dans sa surveillance, le digne homme
redoutât également une réprimande de la part des révérends
pères, soit plutôt qu'il reculât devant Tobligation de s'associer à
quelque monsonge de sou élève, il s'était prudemment esquivé.
Ainsi, le jeune BoufElers se voyait réduit à affronter l'orage seul
et sans secours.
Il eut un moment de perplexité; mais ejjfin retrempant son
courage dans ses souvenirs de la veille, il pensa que lafaveur de
REVUE DE PAhIS. 203
Louis XIV était comme le laurier qui écarte la foudre, et ce fut
avec une contenance presque assurée qu'il se présenta devant le
prieur. Celui-ci, qui était occupé à écrire avec plusieurs autres
religieux assis ainsi que lui autour d'une table, ne parut pas
d'abord donner la moindre attention à l'entrée du nouveau
venu, ce qui fut un grand sujet demortitication pour Boufflers.
Ouclques minutes se passèrent ainsi; à la fin, sans lever les yeux
sur le délinquant, le prieur s'écria :
— Ah ! c'est monsieur de Bouiïlers, je crois. Monsieur de
Boufflers m'apprendra sans doute pour quel motif il n'est point
rentré, ce matin, à la même heure que tous ses camarades.
Henri, qui s'était attendu à une explosion de reproches , se
trouva fort embarrassé pour répondre à une question faite avec
la plus grande tranquillité et (l'une manière si précise. A tout
homme qui l'aurait interrogé, ii eût répondu fièrement qu'il
n'avait pas à rendre compte de ses actions, ou bien même qu'il
avait un duel avec un mestre-de-camp; que d'aiiieurs il avait
passé la matinée dans la compagnie d'une belle dame, et enfin
qu'il était gouverneur-général de la province de Flandre , qu'à
ce titre, il ne reconnaissait d'autres camarades que les maré-
chaux de France ou tout au moins les lieutenants-généraux ,
les(piels rentraient vulgairement à leur hôtel, quand bon leur
semblait. Mais comment aller raconter tout cela à un religieux
pour qui le duel et la conversation des jeunes femmes n'étaient
rien moins que i)échés mortels et qui avait la déplorable habi-
tude d'infliger bien des pensums à monseigneur le gouverneur-
général? Préoccupé de toutes ces pensées, Boufflers ne put
que balbutier quelques monosyllabes dépourvus de sens.
— Je n'entends pas, reprit le prieur avec beaucoup de sang-
froid. Faut-il répéter ma question?
Cette fois, Bouiïlers eut honte de la situation où il se trou-
vait, et il répondit assez résolument :
— Mon père, je reconnais que je suis en faute; mais comme
je ne saurais répondre à la question que vous m'adressez qu'en
faisant un mensonge, je vous prie de m'excuser, si je préfère
garder le silence.
Ce n'était point là une réponse d'écolier, c'était une réponse de
gentilhomme, et Boufflers fut tout émerveillé de l'avoir trouvée.
Le prieur leva les yeux sur lui avec une expression singulière:
204 REVUE DE PARIS.
puis il agita une sonnette qu'il avait auprès de lui sur la table.
Un frère lai parut à la porte de la salle.
— Est-ce là votre dernier mot? dil-il à Henri.
L'enfant baissa la tête en signe d'affirmation.
— Faites bien vos réflexions, ajouta le prieur ; vous avez cinq
minutes pour vous décider.
En même temps, le prieur désigna du doigt à Henri une grande
horloge de Boule placée au centre de la salle, et se remit en-
suite à écrire. Les religieux qui l'entouraient étaient demeurés
impassibles depuis l'arrivée du Boufïlers, sans paraître même
entendre un seul mot de ce qui se passait. Ce silence prolongé,
cet appareil piesque solennel, ces religieux à tête chauve et
chenue accroupis autour de celte table, tous muets, tous immo-
biles comme des statues, tout cela finit par inspirer à Henri je
ne sais quel vague sentiment de frayeur. 11 regardait machina-
lement marcher l'aiguille sur le cadran de l'horloge, en se de-
mandant ce qui pouvait arriver après ces cinq minutes écoulées,
et Use perdait à ce sujet en toutes sortes de conjectures, lors-
qu'une voix sonore, celle du prieur qui s'adressait au frère lai,
vint toul-à coup y mettre un terme en s'écriant ;
— Les cinq minutes sont écoulées ; faites monter le père Ar-
sène!
Le père Arsène exerçait au collège des jésuites les terribles
fonctions de père fouetleur. A ce nom redouté, vous eussiez vu
les blonds cheveux du jeune Boufflers se dresser sur sa tète, ses
joues pâlir, ses joues que tout à Vheure colorait un si vif incar-
nat, et tout son corps trembler.
— Mes pères, s'écria-t-il avec une émotion difficile à décrire,
ce n'est pas pour moi que vous demandez le père Arsène, n'est-ce
pas?... Je ne suis plus un enfant, vous le savez, j'ai quinze ans...
Un tel châtiment n'est plus de mon âge; infligez-moi telle pu-
nition que vous voudrez, je la supporterai sans murmurer. Mais
par pitié, mes pères, épargnez-moi celle-là !
A peine il avait prononcé ces paroles, que déjà apparaissait
sur le seuil un homme au regard dur, aux formes athlétiques,
et tenant en main l'instrument ordinaire du supplice. C'était le
père Arsène. Boufflers poussa un cri et se cacha le visage dans
ses deux mains ; puis, rappelé par l'imminence du danger à la
nécessité de la conjurer,
REVUE DE PARIS. 205
— Grâce! grâce! dit-il, mes pères j eh bien ! puisque M^ le
prieur le veut ainsi, je confesserai tout.... mais faites éloigner
cet homme !
— II est trop tard, répondit le prieur d'une voix sourde.
— Trop tard ! oh ! non, monsieur le prieur, si vous le voulez
bien ; écoutez-moi seulement quelques instants ; je vous en sup-
plie. C'est que vous ne savez pas ce qui m'est arrivé depuis
hier : vous ne savez pas que je suis maintenant gouverneur-
général de la province de Flandre, que je suis gouverneur par-
ticulier de Lille j vous voyez bien que je ne puis recevoir le
fouet. Ce serait déshonorer ces litres glorieux que je porte, ce
serait offenser le roi. Je vous demande gràce^ mais je vous de-
mande aussi justice, monsieur le prieur. Vous comprenez tout
cela, n'est-ce pas ^... Mon Dieu, mon Dieu, vous ne me répondez
pas.... Mes pères, mes bons pères, aidez-moi donc à fléchir M. le
prieur !
En parlant ainsi, l'enfant, en proie à la plus vive agitation,
parcourait la salle à grands pas, adjurant parleur nom chacun
des révérends avec un accent et un regard à fendre le cœur le
plus endurci. Il priait, il pleurait, il menaçait j enfin, suffoqué
par ses sanglots et abjurant en ce moment suprême tous ses
rêves d'orgueil, il vint tomber sans haleine et sans voix aux ge-
noux de son juge. Quelque habitués que pussent être les juges,
quelque habitués que pussent être les jésuites à de pareils spec-
tacles, un désespoir à la fois si profond et si naïf les avait émus,
et on dit que le père Arsène lui-même laissa tomber l'instru-
ment du supplice ; mais, sur un signe de linexorable prieur, il
le ramassa vivement, et en même temps ses mains cruelles saisi-
rent la victime. Par un dernier effort, l'infortuné essaya de se dé-
gager; ce fut en vain : déjà sifflaient les redoutables lanières....
Pendant que le père Arsène s'acquittait de son rigoureux of-
fice, on entendit à i)lusieurs reprises une voix faible s'écrier
comme du fond d'une tombe : « Je suis gouverneur particulier
de Lille. « Pauvre enfant ! ce cri n'était-il pas comme un écho
affaibli de cette parole sublime dont l'anticiuité nous a légué
le souvenir, et l'enfant ne rapi)elait-il pas l'homme libre (pii,
condamné jadis par le proconsul à la mort des esclaves, s'écriait
en expirant sous les verges du licteur : « Je suis citoyen ro-
main. »
S 18
206 REVUE DE PARIS.
Au moment où le bras lassé de Texécuteur s'arrêta, un léger
coup retentit à la porte.
— Qu'est-ce? que veut-on? dit le prieur.
— Est-ce fini ? répondit une voix du dehors.
-—Oui; vous pouvez entrer.
La porte s'étant ouverte, un frère lai parut, et, s'approchant
avec précaution du prieur, lui dit à mi-voix.
— Il y a au parloir deux personnes qui demandent à voir
M. deBoufïïers.
— Vous ont-elles dit leur nom ?
— C'est M. le duc de Coigny et et M°»e la duchesse de Saint-
Cerest.
Si bas que ces deux noms eussent été prononcés, ils n'échap-
pèrent point à l'oreille du jeune Boufflers, qui tomba évanoui.
Hélas! ces deux noms qui avaient retenti dans son àme comme
un double éclat de rire, venaient de porter le coup de la mort
à son orgueil et à son amour, et son âme s'était brisée.
Le surlendemain de celte catastrophe, un carrosse aux armes
de France entra dans la cour de Thôtel de BoufHers : un gentil-
homme en descendit et demanda à parler au maréchal de la part
du roi. Introduit devant le vieux capitaine, ce gentilhonune
lui dit :
—'Monsieur le maréchal, le roi a appris la maladie de vo(re
fils et la cause qui l'avait déterminée. Sa Majesté a décidé
qu'une remontrance sévère serait adressée aux révérends pères
jésuites et m'a chargé, en vous exj)rimant tout l'intérêt qu'elle
porte à votre fils, de venir vous en demander des nouvelles.
Pour toute réponse, le maréchal se mit à pleurer et, prenant
le gentilhomme par la main, il l'inlroduisit dans une chambre
voisine où un seigneur de la cour et une belle jeune femme se
tenaient tristement assis au chevet du lit d'un mort. Le seigneur
était M. de Coigny, la jeune femme était M™^ la duchesse de
Saint-Cerest ; le mort... est-il besoin de le nommer?..
— Monsieur, balbutia le malheureux père, veuillez offrir au
roi mes remerciements et lui dire qu'il peut disposer maintenant
des deux charges de gouverneur-général de la province de
Flandre et de gouverneur particulier de la ville de Lille. Celui
qui devait les occuper après moi n'existe plus, et moi, monsieur,
je ne tarderai pas à le rejoindre.
REVUE DE PARIS. 207
Au mois d'août suivant, pendant que la cour était à Fontaine-
bleau, il s'y passa deux événements assez notables, un mariage
et une mort. Le mariage fut celui du beau duc de Coigny avec la
jolie M™^ deSaint-Cerest; la mort fut celle du maréchal duc de
BoufHers.
Alexandre de Laverg?«e.
LE SINAL
(IHPRK^SilO^^S DE VOYAGEfli.)
III. — LE CAIRE.
Le lendemain, au point du jour, on leva l'ancre, et nous ap-
prochâmes rapidement des pyramides , qui , de leur côté , sem-
blaient venir au devant de nous et s'incliner sur nos têtes. Au
bas de la chaîne libyque , nue et stérile , à travers les vapeurs
sablonneuses qui épaississaient l'atmosphère, nous commencions
à apercevoir les tours et les dômes des mosquées, surmontés de
leurs croissants de bronze. Peu à peu ce rideau, chassé devant
nous par le vent du nord , qui poussait notre barque , s'éleva en
fuyant au-dessus du grand Caire , et nous découvrit les hautes
dentelures de la ville , dont la base était encore cachée par les
rives exhaussées du fleuve. Nous avancions à grands pas, et
nous étions déjà presque à la hauteur des pyramides de Ghyzé.
Plus loin, et sur la même rive, se balançait gracieusement la
forêt de palmiers qui s'élève sur l'emplacement où fut autrefois
Memphis, et longe le rivage où se promenait la fille de Pharaon
lorsqu'elle sauva Moïse des eaux; et au-dessus de ces palmiers^,
dans une brume , non pas de brouillards, mais de sable, nous
distinguions les sommets rougeàtres des pyramides de Sakkara,
ces vieilles aïeules des pyramides de Ghyzé. Un moment nous
croisâmes plusieurs bateaux chargés d'esclaves : l'un d'eux con-
tenait des femmes. Aussitôt que le patron les vit, il planta un
couteau dans le grand màt et jeta du sel dans le feu : celte
REVUE DK PARIS. 209
double opération avait pour but de neutraliser le mauvais œil.
La conjuration fut efficace : um heure après nous débarquâmes
à Schoubra, sur la rive droite du ISil. On nous montra à quelque
distance , la maison de campagne du pacha : c'était une char-
mante habitation , entourée de fraîcheur et de verdure.
ÎN'ous retrouvâmes là les ânes et les àniers, les uns plus beaux
et plus grands que ceux d'Alexandrie, les autres plus empressés
et i)lus batailleurs encore , s'il est possible, que leurs confrères
du bord de la mer. Cette fois , instruits par l'expérience , nous
nous gardâmes bien de faire les difficiles , et , prenant une dé-
licieuse allée de sycomores dont le dôme sombre interceptait les
rayons du soleil , nous nous mimes en mesure de franchir rapi-
dement la lieue qui nous restait encore à faire.
Toute la différence que le débarquement avait produite dans
notre manière de voyager était qu'au lieu de remonter le Nil en
bateau, nous suivions sa rive à âne. Au reste, comme nous nous
étions élevés d'une trentaine de pieds, l'horizon était plus étendu,
nous voyions en face de nous l'ile de Roudah , base du monu-
ment où l'on conserve le nilomètre, instrument destiné à mesurer
la hauteur des inondations du ISil : des lignes tracées indiquent
les années où la crue du fleuve , atteignant un niveau inaccou-
tumé, amena des époques d'une fertilité mémorable. C'est là
que, chaque année, les cheiks des mosquées donnent , en pu-
bliant l'élévation des eaux , la mesure des réjouissances aux-
quelles on peut se livrer, ou, en musulmans résignés, annoncent
la stérilité prochaine, le jeûne et la famine auxquels la crue in-
suffisante du fleuve condamne les habitants de ses rives. Alors
nous avions à notre droite les pyramides de Ghyzé , que nous
découvrions de leur cime à leur base, ainsi que le monticule
formé par le grand sphinx qui les garde depuis trois mille ans,
et qui tourne vers la tombe des Pharaons son visage de granit ,
mutilé par les soldats de Cambyse. Enfin notre vue s'étendait,
à gauche , sur le champ de bataille dlléliopolis , illustré par
Kléber , et dont l'immense solitude , qui s'étend à perte de vue ,
n'est animée que par un seul sycomore , qui verdit au milieu du
sable ardent du désert. Nos guides nous le tirent remarquer;
car una tradition arabe rai)porte que ce fut sous cet arbre que se
reposa Marie lorsque, fuyant le courroux d'Hérode, Joseph,
dit saint Matthieu . prit de nuit le petit enfant et sa mère, et
18.
210 REVUE DE PARIS.
se retira eh Egypte. C'est donc , selon les Mahométans eux-
mêmes, à l'abri qu'il prêta à la mère du Christ que cet arbre
sacré doit sa longévité miraculeuse et sa verdure éternelle.
Cependant nous étions arrivés à Boulak, espèce de faubourg
du Caire , sentinelle de la ville chargée de garder le port. Nous
n'avions plus qu'une demi-lieue à faire : nous jetâmes un coup
d'oeil sur la rade animée par une multitude de canges et de
djermes , qui apportent , en remontant le Nil , les récoltes de
ses jardins , ou en le descendant, les fruits plus savoureux de la
Haule-Égypte , que ne peut mûrir le soleil trop pâle du Délia.
Dans le village , la population , par son nombre et son activité,
dénotait l'approche d'une grande ville ; je montrai les murailles
à Mohammed : il comprit mon désir. El Masr , s'écria-t-il , et
lançant son âne au galop , il nous invita du geste h le suivre.
Nous ne nous fîmes pas répéter l'invitation , et nos montures ,
qui sentaient qu'elles retournaient chez elles, secondèrent de leur
mieux notre impatience. Bientôt nous aperçûmes le Caire par-
faitement isolé , dans un océan de sable , dont les vagues brû-
lantes viennent battre sans cesse ses flancs de granit , où fini-
raient par faire brèche, si , ^eux fois l'an, le Nil, puissant
auxiliaire, ne délivrait momentanément la ville de cet incom-
mode assiégeant. A mesure que nous approchions , nous distin-
guions les teintes alternées des édifices et les dessins élégants
des coupoles , puis au-dessus des dents coloriées qui couronnent
les remparts , s'élançant pareils aux pièces d'un immense jeu
d'échec, les madenehs de trois cents mosquées; enfin, nous
atteignîmes la porte de la Victoire , la plus belle des soixante-
onze qui entourent le Caire, et par laquelle Bonaparte entra le
lendemain de la bataille des Pyramides , le 29 juillet 1708.
A peine entré dans la ville , M. Taylor, qui savait l'inconvé-
nient de se promener au Caire comme un provincial arrivant à
Paris , enfila au galop une des rues qui se présentait â nous :
force nous fut de le suivre , de peur de nous perdre ; etfective-
ment nous voyions que nos habits à l'européenne attiraient sur
nous l'attention d'une manière peu favorable ; il y a des moments
où l'on devine le danger sans le voir, par instinct et comme par
pressentiment. L'uniforme des officiers de marine surtout préoc-
cupait singulièrement les serviteurs du prophète. Nous redou-
blâmes donc de vitesse, coudoyant Turcs et Arabes qui passaient
REVUE DE PARIS. 311
avec leurs brillants costumes devant nos yeux éblouis , et nous
criaient -xamin ou chemal, c'est-à-dire, à droite ou à gauche,
selon que celle manœuvre leur paraissait nécessaire de noire
part, pour ne pas les déranger dans la ligne droite et invariable
qu'ils suivaient gravement soit à pied soit à cheval. Entin, après
une de ces courses comme on en fait en songe, au milieu d'êtres
fantastiques et inconnus, à travers les rues étroites et tortueuses
que M. Taylor nous faisait prendre, parce que c'était le chemin
le plus court, nous arrivâmes au milieu du quartier franc, et
nous descendîmes à la porte d'une auberge italienne.
Notre premier soin fut de faire demander un tailleur; notre
aubergiste nous en procura un aussitôt : c'était un Turc pur
sang. 11 nous fît choisir des étoffes, puis tirant de la poche de
son panlalon un fil auquel pendait un plomb, il susi)endit ce
plomb de manière à ce quil se trouvât au niveau de mon coude-
pied, appuya le iîl sur mon épaule, lut le degré qui était marqué
sur le fil; en fit autant à chacun de nous et sortit : la mesure
était prise.
Cette opération achevée, nous songeâmes à une autre non
moins urgente : la préoccupation des grands souvenirs qui se
présentaient à notre esprit, l'aspect grandiose du paysage, le
désir immodéré d'arriver au Caire, nous avaient fait oublier le
déjeuner ; mais à peine fûmes-nous dans nos chambres, où le
défaut de vêtements nous consignait jusqu'au soir , que notre
estomac réclama d'une manière piessante la double ration qui
lui était due. La chose était trop juste pour que nous ne nous
empressassions pas de le satisfaire. Nous rappelâmes notre hôte,
tous enchantés de trouver à qui parler sans interprète, et nous
lui commandâmes à diner. Une demi-heure après un couvert à
l'européenne se dressait dans notre chambre ; j'avoue (jue ce ne
fut pas une médiocre satisfaction pour moi, que de m'asseoir
chrétiennement à une table. Cependant notre préoccupation
gastronomique ne nous fit pas oublier Mohammed; nous l'appe-
lâmes par la fenêtre de la cour, et, sur notre invitation, il prit
place par terre près de nous.
Si nous l'avions amusé au commencement de notre voyage,
lorsqu'il nous avait fallu remplacer par nos doigts seulement,
la cuillère, la fourchette et le couteau, c'étaient nous, à cette
heure, qui triomphions j le pauvre diable était tout ébahi de nous
212 REVUE DE PARIS.
voir jongler aussi adroitement avec des instruments qui lui
étaient inconnus. Il n'essaya pas moins de nous imiter; mais
après s'être piqué les gencives deux ou trois fois, il revint au
système naturel, et destitua cuillère, fourchette et couteau. La
somptuosité de notre repas n'avait pas non plus médiocrement
étonné sa frugalité arabe; mais, sur ce deuxième point, il fut
plus accommodant que sur le premier : il mangea de tout et
trouva tout parfaitement bon.
Le soir venu, nous profitâmes de l'obscurité pour parcourir
les rues qui conduisaient au consulat de France. Le vice-consul,
enchanté de voir des compalriotes, voulut nous donner une pe-
tite fête : une demi-douzaine de musiciens du pays, arrivèrent,
s'accroupirent en rond en face du divan sur lequel nous étions
assis, accordèrent leurs instruments avec un sérieux imperturba-
ble , et commencèrent à jouer des airs nationaux interrompus
par des chants. Il faut avoir entendu la music^ue turque ou arabe
pour se faire une idée du degré où peut être porté le charivari ;
le nôtre était des jjIus complets, et sans la précaution que les
musiciens avaient prise de nous bloquer, je crois que mes souve-
nirs des Italiens l'emportant sur ma politesse naturelle, j'aurais
pris la fuite à la quatrième mesure. Après deux heures des plus
atroces que j'aie passées de ma vie, les exécutants se levèrent
enfin, toujours graves et raides. malgré la mauvaise plaisanterie
qu'ils venaient de nous faire, et sortirent. Le vice-amiral nous
dit alors que, pour nous rendre les honneurs qui nous étaient
dus, ils nous avaient joué leurs airs les plus graves, mais qu'une
autre fois nous entendrions des cavatines plus vives et plus
gaies.
Nous revînmes à l'hôtel, conduits par un kaffa, qui marchait
devant nous en nous éclairant avec une lanterne de papier collé
sur une spirale en fils de fer ; les rues étaient parfaitement dé-
sertes, nous rentrâmes sans rencontrer âme qui vive, et nous
nous couchâmes dans des lits : c'était la première fois depuis
Alexandrie.
Cependant quelque supériorité qu'eussent les couchettes sur
les divans, et les matelas sur les tapis, j'avais les nerfs si prodi-
gieusement agacés par la musique infernale dont nous avions
été régalés, que je ne pus dormir. Bientôt une cause étrangère et
physique vint se joindre à Tirrifalion nerveuse qui me tenait
REVUE DR PARIS. 213
éveillé : je sentis sauter et courir sur mon lit des animaux que
je ne pouvais distinguer dans Tobscurité, et qui, malgré ma
pronipUtude à les poursuivre de la main, aussitôt que je les sen-
tais peser sur quelque partie de mon corps, m'échappaient avec
une adresse et une sagacité qui dénonçaient de leur part une
grande pratique de ce genre d'exercice ; pendant uu moment de
repos, où je me tenais à Taffût, j'entendis Mayer, couché à
l'autre bout de la chambre, faire la même chasse. Dès-lors il
n'y eut plus de doute, c'était une attaque en régie et combinée j
nous nous ralliâmes aussitôt par la parole, et nous étant infor-
més mutuellement de la situation critique dans laquelle nous
nous trouvions, nous nous appuyâmes aux dossiers de nos lits
pour n'être point surpris par derrière, et nous commençâmes
une défense en règle. Mais, le geste et la parole étaient impuis-
sants j comme le mamelouck,
Qui charge, corabaf, fuit, et revient fuir encore,
nos ennemis étaient insaisissables ; je pris le parti de faire, ma
chandelle éteinte à la main, une sortie jusque dans l'anticham-
bre, où brûlait une lampe, et je rentrai immédiatement avec de
la lumière. Celte fois, si nous n'avions pas pu toucher nos anta-
gonistes, nous pûmes au moins les voir c'étaient d'énormes rats,
vieux et gras comme des patriarches ; à l'aspect de la cliandelle
allumée, ils opérèrent leur retraite dans le plus grand désordre
et avec des cris d'effroi, par-dessous la porte, qui joignait le
plancher à quatre pouces près. Nous nous ingéniâmes alors â
qui mieux mieux pour leur fermer cette issue; après plusieurs
moyens proposés sans résultats acceptables, je vis que l'heure
était venue d'un grand dévouement, et, nouveau Curlius, je sa-
crifiai ma redingote que je roulai comme un bourrelet, et avec
laquelle je calfeutrai la porte. A peine recouchés et la lumière
éteinie, le siège recommença; mais cette fois les issues étaient
bouchées, et nous nous endormîmes dans la certitude que ma
tactique avait réussi.
J'avais mis, le soir, une redingole sous la i)orte. le lendemain
j'en relirai une veste ronde, irrégulièrement rongée : les pans
avaient disparu ; c'étaient les dépouilles opimes.
Ce déficit dans ma loiletl<', joint à l'impossibilité de sortir
214 REVUE DE PARIS.
sans avanie du quartier franc où il n'y a rien de bien curieux à
voir, me retint à l'hôfel. Je profilai de ce jour de quarantaine,
pour jeter sur le papier quelques réflexions architecturales,
résultat des anciennes études que j'avais faites avec 31, Taylor
dans le Nord et des nouvelles que je venais de commencer avec
lui en Orient.
L'architecture arabe, présente, au premier abord, un carac-
tère d'étrangeté individuelle qui la ferait regarder, ainsi que cer-
taines plantes indigènes poussées sur le sol, comme appartenant
essentiellement à la terre, et sans analogue au-delà d'un certain
rayon oriental. Cependant, si mystérieusement que cetle fille
ingrate s'abrite sous sa coupole d'or, ceigne sa tète de versets,
écrits dans une langue inconnue, qui lui serrent le front comme
les bandelettes hiéroglyphiques d'une momie égyptienne, et en-
veloppe sa taille de son manteau de marbre aux mille couleurs,
une fois que l'œil de l'archéologue, familiarisé avec l'ébioins-
sante richesse de son ornementation, descend des détails parti-
culiers au plan général, une fois qu'on a enlevé la première
couche, une fois enfin que le sujet est écorché, on reconnaît aux
muscles, aux organes, la famille antique, l'origine commune,
la source fraternelle, où le Nord et l'Orient, le christianisme et
le mahométisme, ont été chercher ce qui leur manquait à cha-
cun en propre, c'est-à-dire la main qui devrait tracer le plan
des mosquées du Caire et des basiliques de Venise.
Car voilà en quelques mots l'histoire complète de l'architec-
ture. Née avec la civilisation antique de l'Inde, elle commença
par creuser des cavernes avant d'élever des palais ; elle eut des
temples monolithes avant d'avoir des cathédrales aériennes ; puis,
peu à peu, ce qui était dessous monta à la surlace, et ce jour-là
apparut à la lumière l'art des grandes nations et des grandes
époques.
L'architecture indienne traversa l-elle la mer Rouge pour pas-
ser en Ethiopie? C'est ce que l'on ignore. L'égyptienne fut-elle sa
sœur ou seulement sa fille? On ne sait. Seulement elle partit de
Méroé, grave et puissante, comme leur aieule, elle bàlit Philœ,
Éléphantine, Thèbes et Tentyra, puis s'arrêta regardant les
remparts de Memphis s'élever sous les mains d'hommes étran-
gers, qui remontaient le Nil qu'elle descendait. C'est la seconde
époque. C'est l'époque du progrès qui précède l'épocpie de l'art ;
REVUE DE PAKIS. 215
c'est réijoque où l'on élève, par des moyens dynamiques incon-
nus de nos jours, des masses gi^jantesques sur des fùls monoli-
thes 5 c'esl ré])oque où rarchilrave d'un seul bloc, se rejoignant
sur le centre du chapiteau, forme la voûle carrée plate et mas-
sive ,• c'est répoque, enfin, où tous les monuments, quelle que
soit leur destination, auront Tair d'avoir été bâlis pour des
géants, car le mot grandeur est l'idée dominante de cette époque,
et il est écrit de Babylone à Palanqué, et d'Éléphantine aux
murs de Sparte, non pas avec des pierres, mais avec des ro-
chers.
La Grèce succède à l'Egypte; la fille gracieuse et coquette, à
la mère silencieuse et voilée j l'art, à l'idéalité, le beau, à la
grandeur. Alors naissent des mots inconnus, la pureté, la pro-
portion, l'élégance; Athènes, Corinlhe, Alexandrie, éparpillent
un peuple joyeux de nymphes sous quatre ordres de colonnes ;
la construction reste stationnaire, l'ornementation s'élève à son
apogée.
Puis vient Rome la laborieuse, avec son monde de laboureurs
et de soldats, pour qui déjik le granit, le porphire et le marbre
sont rares, à cause de la dépense qu'en ont faite ses aînées, et
qui ne possèdeque son travertin. Il faut que les petits matériaux
succèdent aux grands ; mais la science vient au secours.de la
pauvreté, et elle invente la voûte semi-circulaire. Le plein cintre
forme dès-lors le principal caractère de l'art romain, car il l'ap-
plique à tout, à ses temples, à ses aqueducs, à ses arcs de triom-
phe ; seulement, aux extrémités et sur les limites de son empire,
il reflète les pays qui l'avoisinent. A Petra, il creuse des palais
monolithes comme dans l'Inde; à Persépclis, il remplace le
chapiteau toscan ou corinthien par la tête des éléphants de Da-
rius ou des chevaux de Xerxès.
Tout à coup cette immense Babel est interrompue ; l'Orient
pousse le nord sur le couchant, et tous deux viennent rouler
ensemble à travers le vieux monde qu'ils enveloppent comme
un serpent, qu'ils inondent comme une mer, qu'ils dévorent
comme un incemlie. P\ome, la reine du monde, prépare à la hâte
son arche saiiUe, qui aborde à Byzance avec la semence de
chaque art, comme INoé aborde au mont Ararat avec la semence
de chaque race.
Cependcint, non-seulemtiut un monde a succédé à un autre,
216 KEVUE DE PARIS.
mais, au milieu de ce cataclysme, une voix du ciel s'est fait efi-
tendre, une idée nouvelle a été formulée, un symbole inconnu a
resplendi ; il faut des monuments qui représentent cette idée,
une base va élever ce symbole; les Barbares tournent les
yeux vers Byzance. et ils reconnaissent la croix sur la coupole
de Sainte-Sophie : le symbole et le monument sont réunis, Tidée
chrétienne est complète.
Mais, si la foi est partout, là est l'art, là est la lumière; c'est
là que le chrétien doit aller chercher ses artistes, et l'Arabe ses
architectes ; car l'arabe est ignorant, barbare et fervent coiiime
le chrétien. Byzance est donc la source commune; ses fils, ap-
pelés à la réédification du monde, viennent, descendants dégé-
nérés de leurs i)ères, avec leurs souvenirs antiques et leur inha-
bileté présente; ils essaient, ils tâtonnent, ils copient; dans
cette première période, la basilique du Christ et la mosquée de
Mahomet sont sœurs, et ce n'est que lorsque les exigences de
l'Évangile et du Koran ont parlé assez haut pour que les pierres,
le granit et le marbre leur obéissent, que les deux filles de la
même mère se séparent pour ne plus se rapprocher.
Alors les deux pensées en travail réunissent autour de leur
symbole visible tout ce qui peut le compléter; la basilique
prend d'abord la forme de la croix grecque, puis bientôt celle
de la croix latine, qui est la croix du Christ ; elle élève un clocher
auprès de son porche pour y montrer de son doigt de pierre le
ciel à ceux([ue ses cloches appellent : elle bâtit douze chapelles
en mémoire de ses douze apôtres, elle incline le chœur à droite,
parce que Jésus a incliné la tête sur l'épaule droite en mourant,
et elle perce dans ce chœur trois fenêtres, parce que Dieu est
triple et que toute lumière vient de Dieu : maintenant viennent
les vitraux aux mille couleurs, qui, brisant les rayons du jour,
feront à toute heure un crépuscule pour la méditation et la
prière ; maintenant vient l'orgue, cette grande voix de cathé-
drale qui i)arle toutes les langues, depuis celle de la vengeance
jusqu'à celle de la miséricorde, et la pensée chrétienne tout en-
tière sera arrivée à son plus haut degré de perfection dans la
cathédrale gothique du xv*^ siècle.
Chez le musulman au contraire, où tout doit s'adresser à la
matière f4rien à l'àrae, oiila récompense des vrais croyans, après
le plaisir dau;j ce monde, sera la volupté du paradis, le monu-
REVLK DE PARIS. 217
ment religieux prend un tout autre caractère. Son j»reniier soin
est d'ouvrir la voûte au sourire éternel de son ciel : il fait jaillir,
sous le prétexte de ses ablutions, des fontaines d'argent liquide
dont le murmure seul rafraîchit ; il les entoure d'arbres touffus
et odoriférants, sous roinbrrip,e desquels il appelle ses rossignols
et ses poètes, ne réservant qu'un espace étroit ou carré, où re-
posera le coi'ps du saint musulman abrité par un dôme enrichi
d'ingénieuses arabesques, et près duquel s'élèvera le raadeneh,
tour à plusieurs étages, d'où le muezzin appellera trois fois par
jour les fidèles à la prière, en leur rappelant les maximes fonda-
mentales de leur foi 5 puis après l'influence religieuse viendra
l'intiluence locale. L'art mahométan, quoique fils de Byzance, ne
passera pas impunément si près de Persépolis et de Delhy ; ses
arcs, élargis à leur centre, se refermeront à leur base avec une
grâce persane, et l'Inde lui fournira des combinaisons légères et
déliées avec lesquelles il recouvrira ses murs d'une dentelle de
pierre. Alors, à son tour, la pensée raahométaue sera complète
et se résumera dans sa mosquée, ainsi que la pensée chrétienne
en sa cathédrale.
Au reste, les architectes des deux pensées ont eu cela de com-
mun que chacun de son côté ils ont détruit pour construire.
Tous ont rebâti leur nouveau monde avec les débris de l'ancien.
Ils ont trouvé le squelette étendu sur le sable, et ils lui ont volé
ses ossements les plus forts, ses merveilles les plus élégantes;
aux chrétiens le Parlhénon, le Colysée, le temple de Jupiter
Stator, la maison dorée de ]\éron, les thermes de Caracalla, les
amphithéâtres de Titus ; aux Arabesles pyramides, Thèbes, Mem-
phis, le temple de Salomon, les obélisques de Karnac et les co-
lonnes de Sérapis. Et cela, par ceite volonlé immuable qui ne
permet pas que rien se crée de nouveau, mais qui veut que tout
s'enchaîne, et qui, par cet cncliaîncment, a donné aux hommes
l'explication de l'éternité.
Parmi tous ces architectes et ces faiseurs de villes, ce fut
Ahmed-Ebn-Tayloun, dont le père était chef delà garde des ca-
lifes à Bagdad, qui fonda le Yicux-Caire. Ce conquérant nomade
l'appela Fosiat, ou la tente, et y fit bâtir la mosciuée de Tay-
loun. Le Fatimite Djouîiaar s'om;)ara, en 9C9, de ce campement
de pierres, traça l'emplacement de la nouvelle ville, et l'appela
Maur-el-Kakirah, la ricturkuse. Au commencement du \u*
3 Id
218 REVUE DE PAKIS.
siècle, Salah-Eddin, lieutenant de Nour-Eddin, conquit TÉgypte,
et enveloppa la P'ictorieuse dans sa conquête. Ce fut sous lui
que Karacoush, son capitaine, fit bâtir la citadelle et les murail-
les d'enceinte. Quelques années plus tard, Beybar, le chef des
mamelouks, poignarda le visir et régna à sa place ; enfin ses
descendants possédèrent tranquillement le Caire jusqu'à ce qu'en
1517 Sélim fit de l'Egypte une province turque. Ce fut pendant
le cours de ces différents règnes que, tandis que tombait la ville
d'Ahmed-Ebn-Tayloun , celle de Djouhaar vit successivement
s'élever ses splendides édifices.
Le Caire, qui occupe une immense étendue de terrain, et dont
la population s'élève à trois cent mille âmes, est divisé en plu-
sieurs quartiers,^comme les villes européennes du moyen-âge, le
quartier des Arabes, des Grecs, des Juifs et des chrétiens; seule-
ment chaque quartier est séparé par des portes auxquelles veil-
lent la nuit des gardes. Nous étions comme nous l'avons dit,
dans le quartier des chrétiens, qu'on appelle le quartier franc,
et dont il est dangereux de sortir avec son costume à l'euro-
péenne, danger auquel le lecteur doit cette longue discussion
archéologique et chronologique, dont nous lui demandons hum-
blement excuse, mais que nous avons crue nécessaire une fois
pour toutes dans un ouvrage de ce genre.
Le lendemain, à l'heure dite, notre marchand d'habits ai'riva.
C'est encore à celte exactitude que je fus forcé, comme sur beau-
coup d'autres choses, de reconnaître la supériorité du tailleur
turc sur le tailleur français. Quelques compatriotes, attirés par
la curiosité de l'opération, étaient venus pour assister à notre
métamorjjhose. Le tailleur avait amené avec lui un barbier,
entre les mains, ou plutôt entre les jambes duquel il nous fallut
passer avant d'arriver à lui. La cérémonie commença par moi ;
M. Taylor, qui avait à traiter de sa mission, s'était rendu chez
le consul, et nous avait laissés aux soins de notre toilette.
Le barbier se plaça sur une chaise et me fit asseoir à terre.
Puis, il tira de sa ceinture un petit instrument de fer que je re-
connus pour un rasoir, en le lui voyant frotter sur la paume de
la main. L'idée que cette espèce de scie allait me courir sur la
léte, me fit dresser les cheveux, mais presque aussitôt je me
trouvai le front pris entre les genoux démon adversaire, comme
dans uu élau, et je compris que ce qu'il y avait de mieux à faire
REVUE DE PARIS. 219
était de ne pas bouger. En effet, je sentis courir successivement
sur toutes les parties de ma tète , ce petit morceau de fer si
méprisé, avec une douceur, une adresse et un velouté qui m'al-
lèrent à Tàme. Au bout de cinq minutes, le barbier déserra les
jambes, je relevai le front, j'entendis tout le monde rire ; je me
regardai dans une glace, j'étais complètement rasé, et sur tout
le crâne, il ne me restait de ma chevelure que cette charmante
teinte bleuâtre qui décore le menton à la suite des barbes bien
faites. J'élais stupéfiant de celte promptitude; puis je ne m'étais
jamais vu ainsi, et j'avais quelque peine à me reconnaître. Je
cherchai, au-dessus de la bosse de la théosophie, la mèche par
laquelle l'ange Gabriel enlève les musulmans au ciel, elle n'y
était même pas. Je crus que j'avais le droit de réclamer; mais
au premier mot que j'en dis, le barbier me répondit que cet or-
nement n'était adopté que par une secte dissidente, peu vénérée
parmi les autres à cause de l'irrégularité de ses mœurs. Je l'ar-
rêtai au milieu de sa phrase en l'assurant que j'avais à cœur de
n'appartenir qu'à une secte parfaitement pure, attendu que mes
mœurs avaient toujours été, en Europe, l'objet de l'admiration.
Ce point arrêté, je passai sans regret entre les mains du tailleur
qui commença par mettre sur ma tète rase une calotte blanche,
sur cette calotte blanche un tarbouch rouge, et sur le tarbouch
un chàle roulé, qui me transformait presque en vrai croyant. On
me passa ensuite ma robe et mon abbaye ; la taille comme la
lête, fut serrée avec un chàle, et dans ce chàle, auquel je sus-
pendis fièrement un sabre, je passai un poignard, des crayons,
du papier et de la mie de pain. Dans cet accoutrement, qui ne
me faisait pas un pli sur le corps, mon tailleur m'assura que je
pouvais me présenter partout. Je n'en fis aucun doute; aussi at-
lendis-je avec la plus grande impatience et comme un acieur
qui va entrer en scène, que le travestissement de mes compa-
gnons fût opéré. 11 leur fallut, à leur tour, subir sous mes yeux,
l'opération que j'avais subie sous les leurs; et décidément, ce
n'était point encore moi qui avais la plus drôle de tète. Enfin, la
toilette achevée, nous descendîmes l'escalier, nous franchîmes
le seuil de la porte et nous débutâmes.
J'étais assez embarrassé de ma personne : mon front était
alourdi par mon turban, les plis de ma robe et de mon manteau
embarrassaient ma marche, mes babouches et mes pieds, encore
220 REVUE DE PARIS.
mal habitués l'un à l'autre, éprouvaient de fréquentes solutions
de continuité. Mohammed marchait sur nos flancs, marquant le
pas avec les mots : doucement, doucement. Enfin, lorsque la pé-
tulance française fut un peu calmée; qu'un peu plus de lenteur
cadencée nous eut permis dobserver le balancement du corps,
nécessaire pour donner la grâce arabe à notre allure, tout alla
pour le mieux. En somme, ce costume parfaitement approprié
au climat, est infiniment plus commode que le nôtre, en ce qu'il
ne serre que la taille et laisse toutes les articulations parfaite-
ment libres. Quant au turban, il forme autour de la tète une es-
pèce de muraille, à l'aide de laquelle celle-là transpire à son
aise, sans que le reste du corps ait à s'en inquiéter; ce qui ne
laisse pas que d'être fort satisfaisant.
Une demi-heure passée à nous mahométaniser, nous commen-
çâmes nos investigations. Notre première visite fut pour le palais
du pacha ; le chemin qui y conduit était rempli de fragments
d'un goût exquis à la contemplation desquels il fallait que Mo-
hammed nous arrachât à toute minute ; rien ne peut donner une
idée de la finesse et de l'ingéniosité de l'ornementation arabe ;
c'est qu'aussi partout le Caire est grand par ses détails comme
par son ensemble, lorsqu'il laisse seulement apercevoir le bout
d'une rue ou le coin d'une mosquée, comme lorsqu'il découvre
dans une vue générale ses trois cents madenehs, ses soixante-
douze portes, sa ceinture de murailles, ses tombeaux des califes,
ses pyramides, son jNil et son désert.
Nous traversâmes rapidement des bazars somptueux et des
rues couvertes de tentes, puis nous arrivâmes à la mosquée
géante du sultan Hassan, séparée par une place de la citadelle,
vers laquelle est tournée sa principale façade. Nous prîmes le
chemin escarpé qui conduit au Divan de Joseph, près duquel
était u-ii fameux puits que M. Taylor nous avait désigné. C'est
un édifice quadrangulaire destiné à fournir de l'eau à la cita-
delle, et dont la profondeur est, dit-on, égale à celle du fleuve :
il est creusé dans le roc, et on y descend par des degrés, qu'é-
clairent d'abord des jours ménagés dans laçage du milieu ; mais,
arrivé à une certaine profondeur, il est indispensable d'allumer
des flambeaux.
Quant à la mosquée connue sous le nom du Divan de Joseph,
elle est soutenue sur des colonnes monolithes d'un marbre ad-
REVUE DE PARIS. 221
mirable,qui supportent au-dessus de leurs chapiLeaii\coîiihhi*ns
des arcs un peu rentrants, dont le coHtcnir est orné de lel:r;'S
arabes, indiquant des versets particuliers du Koran. En conti-
nuant de gravir, on arrive à la plate-forme; c'est sur ce peint
culminant que s'élève le palais du pacha, amas de i^ierres. de
colonnes en bois et de peintures italiennes d'un goût détestable ;
le tout fort mal approprié aux exigences du climat.
Ce fut Karacoush, capitaine et premier ministre de Saint-
Eddin, qui, comme nous l'avons dit, fit bâtir la titadelle, creu-
ser le puits et tracer les murailles de la nouvelle ville; aussi
son souvenir est-il des plus i)0pulaires, et comme il était petit
et bossu, on donna son nom à une espèce de polichinelle,
qui jouit de la plus grande liberté dans les rues du Caire, où il
débite en gestes et en paroles les obscénités les plus prodigieuses.
La célébrité de leur nom a valu chez nous quelque chose de pa-
reil à MM. de Malborough et de La Palisse.
Nous étions accompagnés dans notre excursion par M. Msara,
interprète du consulat, ancien drogman des mamelouks de la
garde, que nous avions, en arrivant, trouvé établi à notre
hôtel ; il joignait à cette antique recommandalion une industrie
nouvelle, celle du commerce des anliciuités ; il possédait en
outre une foule d'anecdotes qui le rendait un cicérone des plus
intéressants. Ce fut lui qui nous expliqua le magnifique pano-
rama que nous avions sous les yeux, du point élevé où nous
étions parvenus.
La citadelle domine tout le Caire. En tournant la face à l'o-
rient et le dos au fleuve, on a à sa droite le midi, à sa gauche
le nord, et l'on embrasse un demi-cercle immense ; sur les ailes
à nos pieds, s'élevaient les tombeaux des kalifes, ville morte, si-
lencieuse et inhabitée, mais debout comme une ville vivante.
C'est la nécropolis des géants. Chaque sépulcre est grand comme
une mosquée, et chaque monument a son gardien, muet comme
le sépulcre. Nous irons la visiter plus tard avec des flambeaux,
évoquer ses spectres et effrayer ses oiseaux de proie. qiH. tout
le jour, se tiennent sur les flèches qui la surmontent, et la nuit
rentrent dans les tombeaux, comme pour dire aux âmes des ca-
lifes que c'est ù leur tour de sortir. Dtn-rière cette viile monu-
mentale et mortuaire passe la chaîne lu Mokattan, rocher h pic
et aride, qui reflète jusqu'au Caire les rayons ardents du soleil.
19.
222 REVUE DE PARIS.
Eu faisant volte-face, on a sous ses pieds la ville vivante au
lieu de la ville morte ; en plongeant dans les rues emmêlées et
tortueuses, au fond desquelles on voit circuler lentement et
gravement quelques Arabes à pied, vêtus de leur magnifique
msaliaii, ou quelques Turcs à ânej puis des encombrements
d'où partent des cris de chameaux et de marchands, et qui sont
des bazars ; un toit de coupoles, qui semblent des boucliers de
géants, une forêt de madenehs pareils à des mâts ou à des pal-
miers; à gauche, le Vieux-Caire ou la tente de Tayloun; à
droite, Boulak, le désert. Héliopolis ; en face, au-delà de la
ville, le Nil, avec son île de Roudah, et sur son autre rive le
champ de bataille d'Embabeh 5 au-delà, le désert ; au sud-ouest,
Ghyzé, le sphynx, les pyramides, une forêt de palmiers im-
mense, oii dort le colosse et oii fut Memphis ; au-dessus de leurs
cimes, des pyramides encore; puis le désert, le désert à tous
ces horizons : un occéan de sable immense comme l'océan
d'eau, avec son tlux et son reflux; ses caravanes qui le fendent
comme des flottes ; ses dromadaires qui le sillonnent comme des
barques ; son simoun qui l'agite comme un ouragan.
C'est sur la plate-forme oiî nous étions que le pacha d'Egypte
fit mitrailler, en 1818, je crois, toute cette vieille milice de ma-
melouks qu'il avait fait appeler comme pour une fête; elle était
venue, ainsi que d'habitude, revêtue de ses plus beaux costu-
mes, armée de ses plus belles armes, portant avec elle toutes ses
richesses. A un sigîial donné par le pacha, la mort éclata de
tous côtés; les bouches des canons croisèrent leur flamme et
leur fer, et chevaux et hommes roulèrent dans le sang. Alors
toute cette troupe éperdue se dispersa heurtant du front les mu-
railles, avec des cris insensés de vengeance et de fureur, se
mêlant en tourbillons, se divisant en groupes, s'éparpillant
comme les feuilles que le vent chasse, se réunissant tout à coup,
et revenant dans un dernier effort briser le poitrail de ses che-
vaux aux embouchures grondantes des canons, puis repartant
comme des volées d'oiseaux efi^arouchés, poursuivis dans leur
course par la pluie de bronze qui les suivait. Plusieurs alors
se précii)itèrent du sommet de la citadelle, et s'abîmèrent eux et
leurs montures; cependant, parmi ceux-ci, deux se relevèrent;
chevaux et cavaliers, étourdis, frémirent un instant comme des
statues équestres dont un tremblement de terre secoue la base j
REVUE DE PARIS. 223
puis les deux cavaliers et les deux chevaux repartirent avec la
rapidité de l'éclair, traversèrent la porte de la ville, qui n'était
pas fermée, et se trouvèrent hors du Caire. Ils se dirigèrent
aussitôt vers la ville des califes, traversèrent la cité silencieuse,
qui retentit comme une catacombe. puis arrivèrent au pied de
la chaîne du Mokattan, au moment où une troupe de cavaliers
de la garde du pacha sortait de la ville pour les poursuivre ; l'un
prit le chemin d'El-Arich, l'autre s'enfonça dans la montagne;
l'escorte se partagea et les poursuivit.
Ce fut quelque chose de merveilleux que cette course de vie
et de mort et que ces chevaux du désert, lâchés à travers la
montagne, bondissant par-dessus les rochers, franchissant les
torrents, côtoyant les précipices. Trois fois le cheval d'un des
mamelouks tomba, au bout de son haleine, et presque à la fin
de sa vie ; trois fois, en entendant le galop qui le poursuivait, il
se releva et reprit sa course ; enfin, il s'abattit pour ne plus se
relever. L'homme alors donna un louchant exemple de récii)ro-
que fidélité ; au lieu de se laisser glisser de quelque rocher dans
quelque gorge, et de gagner des pics inacressibles aux chevaux,
il s'assit auprès de son coursier, la bride au bras, et il attendit,-
les soldats le tuèrent sans qu'il proférât une plainte, sans qu'il
poussât un soupir. Quant à l'autre mamelouk, plus heureux que
son camarade, il traversa El-Arich, gagna le désert, et devint
gouverneur de Jérusalem, oîi nous l'avons vu seul et dernier
débris de ce corps redoutable qui trente ans auparavant rivalisait
de courage avec l'élite de notre jeune armée.
Ce que nous remarquâmes surtout dans cette première course,
c'est la quantité d'oreilles et de nez qui manquait aux visages
que nous rencontrions, et qui donnait aux braves gens mutilés
de cette façon l'aspect le plus fantastique. J'interrogeai Moham-
med sur cet étrange phénomène ; il me répondit que ces hono-
rables invalides étaient tout bonnement des pratiques du tribu-
nal correctionnel du Caire. Cela demandait une explication :
M, Msara, toujours officieux et causeur, nous la donna à l'in-
stant.
Au Caire, pays primitif, et qui n'a pas encore eu le temps
d'arriver à notre civilisation, il n'y a pas une armée de mou-
chards pour surveiller l'armée des voleurs ; d'ailleurs les plus
minutieuses recherches, la surveillance la plus exacte, seraient
224 REVUE DE PARIS.
facilement déçues. Le surveillé franchit les murs du Caire, et il
est dans le désert. Or la justice a horreur du sable comme de
l'eau; toute mer répouvante; il fallait remédier à cet inconvé-
nient. Les kadis, que cela regardait particulièrement, cherchè-
rent dans leur tête, et trouvèrent un moyen ingénieux de distin-
guer les voleurs des honnêtes gens.
Quand un vol a été commis et que le voleur est pris, ce qui
arrive quelquefois, le kadi fait venir l'accusé, l'interroge, dresse
sa procédure, et quand sa conviction est établie, ce qui est vite
fait, il prend d'une main l'oreille du voleur, de l'autre un rasoir,
et passe adroitement l'insUument entre sa main et la tête du
prévenu ; assez habituellement le résultat de celte manœuvre est
que le morceau lui reste entre les doigts, et que le prévenu s'en
va déferré d'une oreille.
On comprend combien un pareil procédé simplifie l'action de
la police. Si un voleur déjà repris de justice commet un second
vol, il n'y a pas de dénégation possilile, à moins que l'oreille
n'ait repoussé, ce qui est rare. Alors on coupe l'autre, en vertu
de cet axiome de droit, no}i bis in idem. Si le voleur est incor-
rigible, et qu'il retombe une troisième fois dans la même faute,
le kadi s'en prend alors au milieu du visage et coupe le nez
comme il a coupé les oreilles. C'est alors aux bourgeois du
Caire de se tenir pour avertis, quand ils voient s'approcher d'eux
une tête qui manque de quelques-uns de ses accessoires, car
les propriétaires ont le ridicule de tant les regretter, qu'ils les
cherchent dans toutes les poches qu'ils trouvent sur leurs
routes. Au reste, si vous sentez au Caire une main dans votre
poche, tirez votre poignard, coupez-la, et allez-vous-en avec;
s'il y a des bagues aux doigts, tant mieux pour vous : vous
pouvez être tranquille, le propriétaire ne la réclamera pas.
M. Msara finissait de nous donner cette explication, lorsque
nous vîmes le kadi en exercice. Le kadi sort le matin, sans pré-
venir où il doit se rendre ; il prend son vol à travers la ville, et,
suivi de ses exécuteurs, s'abat sur le premier bazar qu'il ren-
contre; là, il s'assied au hasard dans une boutique, vérifie les
poids, les mesures et les marchandises, écoule la clameur publi-
que, interroge le marchand pris en conlravenllon, puis, sans
avocat, sans juge et surtout sans retard, prononce l'arrêt, ap-
plique le châtiment, et se remet en quête d'un nouveau délin-
REM'E DE PARIS. 225
quant. Les peines alors changent de caractère : on ne peut pas ,
maljjré la ressemblance, traiter les marchands ccnnme les vo-
leurs, cela ôterait la confiance au commerce ; aussi les condiim-
nations sont-elles ordinairement, les plus douces : la conîlsca-
tion; les modérées, la fermeture des boutiques ; et les sévères,
l'exposition. Cette exposition se fait d'une manière toute ])arli-
culière ; on adosse le patient contre sa boutique, on lui fait
lever les talons de manière à ce que tout le poids de son corps
porte sur la pointe des pieds, puis on lui cloue l'oreille contre sa
porte ou contre son volet, ce qui lui donne l'air de faire des
pointes à la manière d'ElssIer ou de la Brugnoli. Ce suj)piice
ingénieux dure deux, quatre ou six heures. Il est inutile de dire
que le patient peut l'abréger en pratiquant une déchirure;
mais cela arrive rarement. Les marchands turcs tiennent à
leur honneur, et pour rien au monde, ils ne voudraient res-
sembler à un voleur par l'absence du plus petit morceau d'o-
reille.
Je m'arrêtai devant un de ces malheureux qui venait d'être
cloué à l'instant même ; j'allais m'apitoyer sur son sort, lorsque
Mohammed me dit que c'était un habitué, et que, si je regaidais
ses oreilles de près, je les trouverais comme des écumoires. Cela
changea complètement mes dispositions à son égard; il en avait
encore pour sept quarts d'heure : c'était beaucoup plus qu'il ne
m'en fallait pour faire son portrait. J'invitai le reste de la so-
ciété à continuer son chemin avec M. Msara, et à me laisser
Mohammed, avec qui je me tirerais d'affaire; mais mon fidèle
Mayer ne voulut pas m'abandonner. Nous restâmes donc tous
les trois : les autres continuèrent leur route.
Le tableau était tout composé. Le boulanger, cloué pai' l'o-
reille, se tenait debout raide et tout d'une pièce sur l'exlrémilé
des gros orteils, et près de lui assis, sur le seuil, le garde chargé
de l'exécution, fumait une chibouque, dont la charge paraissait
avoir été calculée sur le temps du supplice. Autour des deux
personnages, un demi cercle de curieux s'élargissait ou se ré-
trécissait, selon que de nouveaux venus arrivaient, ou (pie d'an-
ciens arrivés s'en allaient, Nous prîmes place sur une ûqs ailes,
et je commençai mon travail.
Au bout de dix minutes, le boulanger , voyant (pi'il n'y
avait aucune pitié à attendre du publir. i)arnii lequ;! d'ail-
226 REVUE DE PARIS.
leurs il reconnaissait peut-être quelques-unes de ses pratiques,
se hasarda :> adresser la parole à son gardien :
— Frère, lui dil-il, une loi de notre saint prophète est que les
hommes doivent s'entr'aider.
Le gardien ne parut avoir rien à objecter contre ce précepte,
et continua tranquillement de fumer.
— Frère, reprit le patient, m'as-tu entendu?
Le gardien ne donna d'autre signe d'adhésion qu'une large
bouffée de fumée qui monta au nez de son voisin.
— Frère, ajouta celui-ci, l'un de nous deux pourrait aider
l'autre, et être agréable à Mahomet.
Les bouffées de fumée se succédaient avec une régularité
désespérante pour le malheureux qui demandait autre chose.
— Frère, continua-t-il d'une voix dolente, — mets une pierre
sous mes talons, et je te donnerai une piastre, — silence ab-
solu, — deux piastres, — pause, — trois piastres, — fumée, —
quatre piastres.
— Dix piastres (1), dit le gardien.
L'oreille et la bourse du boulanger se livrèrent un combat
qui se refléta sur sa physionomie ; entîn la douleur l'emporta, et
les dix piastres tombèrent aux pieds du gardien, qui les ra-
massa, les compta les unes après les autres, les mit dans sa
bourse, posa sa chibouque contre le mur, se leva, alla chercher
un caillou gros comme un œuf de mésange,, et le plaça délicate-
ment sous les pieds de son voisin.
— Frère , dit le patient, je ne sens rien sous mes pieds.
— Il y a cependant une pierre, dit le gardien en reprenant sa
place et sa chibouque, et en se mettant à fumer; seulement je
l'ai choisie proportionnée à la somme. Donne-moi un talari
(cinq francs), et je te mettrai sous les pieds une pierre si belle
et si bien appropriée à ta situation, que tu regretteras dans
le paradis la place que tu avais à la porte de la boutique.
Le résultat de tout cela fut que le gardien eut ses cinq francs
et le boulanger sa pierre. Je ne sais pas, au reste, comment la
séance se termina, mon dessein ayant été achevé au bout d'une
demi-heure.
(1) 11 est bien entendu que la piastre dont nous parlons est toujours
la piastre égyptienne, qui vaut 6 ou 7 sous de France.
REVLE DE PARIS. 2i7
Comme la chaleur commençait à être fatigante et que notre
tournée était loin d'être achevée. Mohammed fit un signe et
deux ânes magnifiquement caparaçonnés nous furent amenés.
C'étaient bien les bêtes les plus pétulantes que nous eussions en-
core rencontrées ; mais nous sortions pour dessiner et non pour
gagner le prix de Chantilly. Nous les forçâmes donc de marcher
à notre allure, ce qui ne fut pas chose facile, surtout pour
Mayer, qui, en sa qualité d'officier jde marine, n'avait pas le
moindre goût pour l'équitation. Mohammet nous assura qu'a-
vant l'arrivée des Français au Caire, jamais on n'avait vu un
âne galopper jmaisles pacifiques quadrupèdes n'eurent pas plus
tôt tâté des moyens ingénieux qu'employaient les nouveaux
venus, tels que la pointe de la baïonnette ou les mèches d'ama-
dou allumées sous la queue, qu'ils adoi)tèrent ce galop éternel
qui s'est perpétué de génération. Cependant Mohammed pi'éten-
dait qu'en général ils avaient l'intelligence de sentir à quelle
race appartenait leur cavalier. En effet, j'ai vu des animaux,
que je reconnaissais pour avoir eu toutes les peines du monde
à les dompter la veille, marcher tranquillement sous la con-
duite d'un grave Turc, ou trotter convenablement entre les
jambes d'un marchand cophte : quant à ceux que j'ai vus h la
solde des voyageurs français, c'étaient toujours de véritables
Bucéphales.
Nous visitâmes successivement plusieurs bazars. Chaque ba-
zar est presque toujours affecté à un seul genre de marchan-
dises, comme chaque commerçant à un seul genre de com-
merce, et chaque esclave à un seul genre de service, Nous
commençâmes par le bazardes comestibles : il y avait d'abord,
et surtout, du riz, qui est la denrée la plus facile à iransporler,
et la principale nourriture de la population ; puis de la pâte
d'abricot roulée comme des tapis et dont chaque pièce avait de
vingt-cinq à trente pieds de longueur sur (rois ou quatre de
large; puis des dattes choisies, puis des dattes trop mûres et
des dattes trop vertes pilées ensemble et agglomérées en cubes
qui pèsent de cent à cent cinquante livres : c'est, avec le riz, la
principale nourriture du peuple ; seulement l'un est considéré
comme dîner et l'autre comme dessert : celte pâle, au reste, lui
est vendue à vil prix.
Les bazars de costumes sont riches j les chàlts des Indes y
2:28 HE VUE DE PARiS.
soiU en {îrande quantilé ; leur prix m'a paru coté à peu près à
la moitié de ce qu'ils coûtent en France. Le bazar des armes est
somptueux ; les armes blanches surtout sont matOfnifiques, mais
rares et recherchées. Presque jamais on n'y trouve ni poignards
ni sabres tout montés; il faut acheter la lame, la faire emman-
cher chez un armurier, la porter ensuite chez le gaînier pour
qu'il y fasse un fourreau, puis chez Targentier pour qu'il la gar-
nisse, puis chez le passementier pour qu'il y suspende les cor-
dons, puis enfin chez le vérificateur pour qu'il y applique le
poinçon, Quelques lames sont d'un prix exorbitant ; elles valent
jusqu'à 2.000, 2,o00et 5,000 francs.
Pour faciliter les achats, les juifs parcourent les bazars, et
proposent de changer l'or et l'argent, ou de prêter des fonds
aux personnes connues qui auraient besoin d'une somme plus
forte que celle qu'elles auraient apportée : on les reconnaît,
au premier coup d'œil, à leurs costumes noirs, les lois somp-
tuaires du Caire leur interdisant toute autre couleur.
Pour terminer la journée, nous allâmes au bazar des femmes.
Le bâtiment qui les renferme est divisé en misérables cours car-
rées, contre les murs desquelles sont appliquées des cages; au
milieu de chaque cour passe une cloison qui la sépare en deux :
le premier étage est occupé par des appartements un peu plus
comfortables réservés aux esclaves de prix.
Nous entrâmes dans les cours, et nous trouvâmes la marchan-
dise que nous venions visiter parfaitement nue, afin que nous
puissions d'abord apprécier sa qualité, puis ensuite, assortie
l)ar couleur, par nation et par âge : il y avait des juives aux
traits graves, au nez droit, aux yeux longs et noirs ; des Arabes
à la teinte basanée, avec des anneaux d'or aux jambes et aux
bras; des Nubiennes avec leurs cheveux nattés en tresses, d'une
finesse extrême, et qui se partagent sur le milieu de la tète, pour
retomber- à droite et à gauche; parmi celles-ci, qui toutes
étaient noires, il y avait cependant deux classes et deux tarifs ;
c'est ([ue qiielques-unes appartenaient à une race qui a le pri-
vilège, quelle que soit la chaleur, de conserver une peau froide
comme celle d'une couleuvre, ce qui est d'un prix inapjii'éciable
jiour le maître, dans ce climat ardent, où tout ce qui respire
passe dix heures par jour à chercher la fraîcheur; enfin, il y
avait de jeunes Grecques, élevées à Scio, à iXaxos et à Melo, et
I
KEVUfc: DE FArxiS. 2j9
parmi celles-ci une jeune enfant ravissante de giàce et de
beauté, dont je demandai le prix, et que Ton me fit ôOO fr.
Toules ces esclaves sont toujours joyeuses en ai)parence, car,
horriblement nourries par leurs marchands, battues à la moin-
di-e fauîe ou plutôt au moindre caprice, aucune condition n'est
pire jtour elles que cel'e de rester au magasin. Aussi n'y a-t-il
pas de mines, de sourires, de promesses muettes et lascives que
ces malheureuses ne fassent aux acheteurs qui les visitent. Les
marchands les traitent absolument comme du bétail, et il n'y a
pas de cheval au marché, sur lequel la curiosité de l'amateur
puisse s'exercer d'une manière i)lus naïve et plus étendue que
sur ces malheureuses créatures. Au reste, sous ce climat de feu,
une femme n'est plus jeune à vingt ans.
Dans ces derniers bazars, on retrouve encore les juifs; mais
là ils vendent des costumes. Comme la livraison se fait au mo-
ment même de l'achat, et que la marchandise est complètement
nue, l'acheteur ne peut pas l'emmener sans la couvrir au moins
d'une couverture.
Il y a aux environs de cliaque bazar de magnifiques fontaines :
ce sont de beaux et somptueux monuments presque toujours
isolés, et dont un grillage en bronze ferme les ouvertures.
A chaque fenêtre un bol en cuivre est suspendu par une chaîne;
on passe le bras à travers les grillages, on puise de l'eau, on
boit, et on laisse retomber le bol qu'attend presque toujours une
autre bouche altérée. 11 y a éternellement, près de chaque fon-
taine, une douzaine d'Arabes assis : ils tournent autour du mo-
nument avec le soleil, de sorte qu'ils ont toujours les deux
choses les plus précieuses dans ce climat , de l'eau et de
l'ombre.
Nous sortions du bazar si préoccupés de ce que nous venions
de voir, que nous laissions nos ânes maîtres de nous conduire,
lorsque nous nous trouvâmes, en |trenanl une rue qui nous
conduisait au quartier franc, marcher au-devant d'une troupe
de femmes qui allaient au bain ; elles étaient toules mi)nlé(;3 sur
des mules, couvertes de manies de soie blanche, et s'avançaient
conduites par un eunuque aux armes du pacha. Chacun se ran-
geait sur le chemin qu'elles allaient |)arcourir, les hommes se
jetant le visage contre lerre. ou se collant la ligure le long des
murailles, de sorte qu'il n'y avait que Mayer et moi au milieu
S fi9
330 RliVL'K UE PARI?*.
de la rue. Moiiamined, qui vit le danger, saisit aussitôt mon ànc
parle licol, et le tira dans un rentrant de maison, criant à
Mayer, à [rjuche! à gauche! seigneur Français! à gauche!
Mais le conseil à ce qu'il paraît, était plus facile à donner qu'à
suivre : Mayer, en sa qualité de marin n'entendait que lorsqu'on
lui parlait par tribord et bâbord : aussi, de peur de commettre
une faute, tira-t-il les deux côtés delà bride en même temps,
de sorte que son âne s'arrêta court, comme celui de Balaam. En
ce moment il se trouvait face à face avec l'eunuque ; celui-ci,
habitué à écarter tous les obstacles d'un signe, leva son bâton,
et en frappa la tête de l'âne. L'âne se cabra, Mayer perdit les
arçons, ei manqua tomber; mais se rattrapant moitié au pom-
meau de la seliC; moitié au cou de la bêle, il reprit son aplomb,
et marchant à son tour à l'eunuque, qui ne pensait à rien, il
retendit à terre du plus beau coup de poing que jamais face
d'eunuque ait reçu; puis en véritable Parisien, il (ira sa carte,
qu'il avait fait passer de la poche de son f;ilet dans celle de son
abbaye, afin, que si l'euniupie n'était pas content, il sût où le
retrouver. Mais celui-ci effrayé d'un traitement auquel il était
si peu habitué, se releva sur les deux genoux, et voyant que
Mayer lui présentait un papier, il le baisa humblement. Mayer,
satisfait de celte démonstration, opéra enfin la manœuvre indi-
quée par Mohammed, et, prennanl à gauche, vint nous rejoin-
dre, tandis que le cortège, un instant arrêté contiimait sa route
vers le bain.
A peine Meyer nous eut-il rejoints, que Mohammed, sans dire
un seul mot, saisit de chaque main une bride de nos ânes, et
prenant le galop nous entraîna dans un millier de petites rues
au bout d.'scpielles nous entrâmes toujours courant dans la cour
du consulat de France. Là, nous lui demaiidâmes la raison de
cette course muette et forcenée, mais il ne nous répondit pas
autre chose que ces mots : Dis au consul, dis au consul.
En effet, c'était le plus court pour savoir à quoi nous en
tenir ; nous montâmes chez le vice-consul pour lui dire ce qui
s'était passé: il nous écouta avec terreur, puis, le récit achevé :
— Allons, dit-il. tout a lini pour le mieux; mais si l'eunuque
vous avait fait poignarder sur la place, je n'aurais pas même
osé redemander vos cadavres.
Ce qui nous avait sauvé, c'est que l'imbécilei en se sentant
KEVUE W. HA lus. 231
châtié (le In sorte, avait pensi? que nous ne pninioiis êiit.' que
deux fçiands personnages, et avait piis la carte de ?Jayer pour
notre (irman.
iXoiis restâmes cachés au consulat jusqu'au soir, et lorsque la
nuit fui venue, on nous fit directement reconduire à noire
quartier.
Alex. Dlmas. — A. Dauzits.
PROllÉTHÉE,
FAR M. Ë»GAR QUllîET*
Les grands événemenls qui ont signalé les premières aimée»
dn xi\e siècle ont vivement ébranlé les imaginations, et ont fait
éclore dans les âmes un véritable sentiment poélique. Tant
d'idées nouvelles, tant de passions violentes, tant de gloire, de
si rares calaslrophes, n ont pas vainement ému les peuples de
l'Europe; et nous avons vu les poêles eux-mêmes, se faisant les
interprètes de leurs propres ouvrages, reconnaître dans leur
génie Férho des agitations et des tempêtes au milieu desquelles
notre génération est yenue au monde.
Ce n'est pas seulement dans noire temps que Tbistoire a eu
une si grande inHuencesurla poésie. Les quatre siècles poétiques
qu'on a l'habitude de compter dans le passé n'ont pas été, comme
on l'a dit quelquefois, le résultat du loisir et de la paix, mais
au contraire de Taclion et du mouvement. Les guerres persiques
avaient préparé répn(}ue de Périclés ; les guerres du Péloponèse
la couronnèrent. Jules César annonça par ses conquêtes et i>ar
ses guerres civiles le siècle d'Auguste, lequel fut aussi fécond en
péripéties |)olitiques qu'en illustrations littéraires. L'ambition
fougueuse de Jules II ouvrit le siècle de Léon X; et c'est au
milieu des guerres béroïques du xvi^ siècle que l'Ilalie, l'Espagne
et l'Angleterre virent éclater leurs plus beaux génies. Enfin le
siècle <le Louis XIV, précédé par les troubles de la Fronde, fut
rempli par des exploits qui ne permirent pas à la France de
respirer un seul moment, et il semble que dans cette glorieuse
époque notre nation n'ait été la plus éclairée et la plus intelli-
RFAUE DE PAHIS. 353
gente que parce qu'elle fut aussi la plus entreprenante et la
plus guerrière.
La révolution française et Napoléon ont fait une impression
si forte sur l'esprit de TOccident, que les poules sortis de ce
mouvement sont arrivés à nier la poésie de toutes les époques
antérieures; estimant que les événements, au milieu desquels
ils se sont élevés, dépassaient tout ce que l'histoire avait produit
déplus merveilleux, ils ont été conduits à se regarder comme la
plus haute expression du génie humain. Cet orgueil insensé
n'était pas tout à fait sans motif et sans excuse : et il y a au fond
de notre époque tant de chaleur réelle, et dans la tendance des
esprits supérieurs tant d'élévation, qu'on ne saurait trop espérer
des poètes qui seraient véritablement insj»irés par les passions
et par- les idées qui font, à cette heure, la vie de l'Europe.
En aucun lemi)s sans doute, le mot de poésie n'a été plus pro-
noncé que dans celui-ci ; l'art est devenu une sorte de culte qui
a eu non-seulement ses fidèles, mais encore ses fanatiques. Les
termes du langage poétique sont devenus familiers et ont telle-
ment entamé l'esprit positif et l'antique bon sens de notre lan-
gue, qu'on a été réduir à regretter la simplicité et la bonhomie
des écrivains d'autrefois ; le vertige s'est emparé de toutes les
létes et l'emphase a goutté toutes les bouches. La prose et la
poésie se sont si bien mêlées, qu'il faut être doué d'une netteté
particulière d'intelligence pour les dislin;;uer. On abuse de la
poésie pour ampouler notre langue, comme au siècle dernier on
abusa de l'analyse pour la dessécher.
Cependant nous voulons faire remarquer une chose singulière,
et qui semble d'abord inexplicable. Comment se fait-il (jue le
sentiment i-oétique, qui est dévelopi)é i)armi nous jusqu'ù l'exa-
gération, n'ait pas encore j)rnduit un seul ouvrage d'une con-
struction solide et d'une architeclure durable^ Pourquoi fait-on
tant de i)oésies et si peu de poèmes? La question mérite d'être
examinée.
Ce ne sont pas seulement les chefs avoués du romantisme qui
ont fondé leur réputation sur le genre lyrique; toute la poésie
contemporaine s'est réduite, jusqu'à ce jour, ù la foime de
l'ode. Béranger, qui a peut-être plus qu'aucun autre poète de ce
temps-ci la faculté de composer et de construire, n'a pourtant
fait que des chanson*; et c'est dans la courte et rapide durée de
254 KEVUE DE PARIâ.
la stance qu'il a enfermé le sentiment épique qui l'anime. La-
marline doit toute sa gloire à ses admirables élégies. S'il a réussi
lorsqu'il a voulu se donner un cadre plus large, c'est qu'il est
resté dans son premier sentiment et qu'il n'a point sensiblement
modifié sa forme. Je viens de citer nos deux plus grands i)Oétcs,
ceux qui résument les deux grandes tendances de notre époque ;
l'un s'est inspiré des passions politiques el des glorieux souvenirs
de son temps; l'autre des grandes tristesses morales, des re-
giets, des aspirations religieuses que l'Europe entretient devant
l'autel abandonné de ses anciens dieux. JXe ^emble-t-il pas (jue
chacun de ces deux partis et de ces àtux sentiments devrait
fournir la matière d'une véritable épopée? Pourquoi se snnt-ils
exprimés en odes et non pas en poëmes? Pourquoi en refrains
et en soupirs et non pas en imaginations puissantes et savamment
ordonnées? ^■avons-nous pas vu de nos jours tout ce qu'a vu
Dante? rs'avons-nous pas assisté comme lui aux luttes politiques
de la démocratie et à une rénovation de la pensée humaine? Pour-
quoi ne savons-nous traduire en poèmes ni le passé ni l'avenir?
M. Hugo semblait annoncer une disposilion plus particulière
pour les œuvres d'imagination. On pensait qu'après avoir essayé
de renouveler la laiigue poétique, il se donnerait le temps d'as-
s. inbler, dans un poëme, tous les aspects différents de l'esprit
contemporain, de manière à présenter, sous une forme animée
et durable, la physionomie de notre temps. Lorsque Ronsard
eut fait violence à la langue française i)0ur y introduire les
débris des langues anciennes do:it la renaissance avait rajeuni
la culture, il ne crut pas que son œuvre fût encoie complète, et
il jugea qu'il n'avait rien fait, s'il ne laissait, dans un poëme,
l'exemple de la litiérature qu'il voulait inaugurer, et un témoi-
gnage des idées qui l'animaient. M. Hugo, qui a un si grand
nombre de points de ressemblance avec Ronsard, n'a point tant
de confiance que son maître, et il se condamne lui-même en
reculant devant l'épopée.
Mais nous avons tort de nous plaindre de son défaut de cou-
rage. S'il osait plus, peut-être serait-il moins î son épopée aurait-
elle un sort plus brillant que le Francus de Ronsard? La desti-
née de -M. Hugo n'est-elle pas, au contraire, de montrer, dans
tout son éclat et dans toute son insufTasance, le vague sentiment
poétique de notre temps. Une rêverie sans dessein arrêté, sans
REVIE DE PARIS. 235
but déterminé, errante, ambitieuse, souvent bi/aire. souvent
jirofonde. n'est-ce i)'jiiU tout ce que peut essayer de plus élevé
la [ïénérallon quil repiésenle? Une iiislinclive lumière que tout
poêle a dsns son àme, un sourd retentissement des temiêles à
peines dissipées, la confusion et les éclaiis du vtrlif^e, voilà ce
que nous offrent les volumes de poésie dans lesquels il rassemble
les sentiments que chaque année nouvelle lui apporte. L'inquié-
tude de la rechetcln' , le tourment de la pouisuile , sont les ca-
ractères i)rincipaux di- cet incontestable génie, il nous semble
toujours le voir sous les ombres du crépuscule, interrogeant les
formes indécises des nuages et adorant, dans les Jwumes du
ciel, une chimère insaisissai)le; son esi)rit ne se lasse pas de
courir npiès ce fantôme , qui se dérobe sans cesse à sou étieinle,
et (pii tiace ça et là des sillons de lumière dans les ténèbres où
il s'enfuit.
Si la poésie s'exhale en soupirs éj)ars et en mélodies isolées,
ce n'est sans doute pas la faute des poètes, mais celle du temps,
.lusqu'à ce jour, les esprits se sont beaucoup plus appliqués à
analyser la nature, à critiquer la société, à ajouter des ruines
à toutes celles dont les derniers siècles ont couvert le sol de
l'Europe , qu'à se composer un idéal nouveau de la vie et à ré-
parer l'absence de la foi; les grands monuments de la poésie,
comme ceux de l'architecture . veulent re{)Oser sur des croyances
solides. Le doute peut faire vibrer Timagination ; on peut , en
son nom, évoquer de sombres fantômes, comme Byron en a
donné l'exemple; mais il ne saurait être un élément épique.
L'épOi)ée est toujours le récit de quelque fondation considérable,
de quebjue illustre commencement destiné à une haute fortune ;
au contiaire de la tragédie qui est la forme essentielle du dé-
nouement des grandeurs d'ici-bas , l'épopée remonte à leur
origine et montre, dans leur berceau , le germe de leur avenir.
Pour être poêle épitiue , il faut donc avoir l espérance (lue donne
une conviction ferme, et poiter en soi le sentiment d'un ordre
durable.
Il suffit de jeter un regard sur la société pour se persuader
que la foi est aujourd'hui une chose rare. Quel est le parti , même
parmi les victorieux, ou parmi ceux qui sont sur le point de
triompher , qui puisse dire qu'il existera encore dans dix années?
î^'avon^-nous pas vu, depuis trente ans, trois générations
356 REVUE DE PARfS.
d'iiommes et d'idées , qui se sont crues imortelles , et qui ont tré-
buché Tune après l'autre dans le tombeau où le temps les a réu-
nies ? Pourrait-on renouveler les mêmes naïvetés et s'exposer
aux mêmes déceptions? Toutes ces illusions sont tombées; la
foule, déseitantde plus en plus les agitations politiques, se
(ourne vers les intérêts privés, et s'absorbe dans les soins de la
fortune matérielle. Les grossiers instincts d'un individualisme
égoïste sont les seules passions qui l'animent et qui entretien-
nent sa vie. On dirait que le siècle est fatigué par les grands
enfantements qui ont marqué ses premières années , que sa fé-
condité est épuisée, et qu'il recueille ses forces dans un repos
nécessaire.
Ce repos est un temps accordé à l'esprit humain, pour réflé-
chir sur les révolutions qu'il vient de subir, et sur les transfor-
mations auxijuplles il faut qu'il se prépare. Tandis que la foule
s'empresse autour de ses comptoirs , et se berce dans son insou-
ciant athéisme ; tandis que les partis politiques aiguisent les
vieilles pointes de leurs armes ébréchées , et répètent par habitude
des mots vides qui ne servent plus de ralliement à personne , la
pensée fait, sans bruit, son œuvre solitaire, et voyant la nuit
des sens redoubler chaque jour . se tient prête à allumer le flam-
beau dont la clarté guide les nations. Voilà la double physio-
nomie de notre temps : à l'extérieur un grand mouvement ma-
tériel , un grand désordre moral , un complet oubli des principes
qui font la vie des sociétés ; au fond une haute intelligence des
choses accomplies et des choses j)ossibles , un sentiment philo-
sophique aussi élevé qu'il l'ait jamais été . une raisonnable espé-
rance , une vive croyance aux grandes lois de l'humanité, qui se
dégagent de renveloi>i»e des anciennes formes , et qui prennent
le costume des temps nouveaux , mais qui demeurent inébranla-
bles et qui jettent une lumière de plus en plus vive et pénétrante.
Ainsi , nous l'osons dire, il y a de la foi dans notre société; mais
celte foi ne se rencontre pas à la sinface, ni dans la multitude,
ni dans les mœurs générales de notre temps : elle s'alimente aux
sources de la méditation et de la philosophie; elle ne restera pas
toujours cachée dans la solitude , elle en sortira pour vivifier le
monde, et pour le renouveler.
L'indifférence elle doute qui existent dans la foule expliquent
bien comment la poésie ne s'est eucore produite, chez nous.
REVUE DE PARIS. 237
que sous la forme de Pode et de réléffie. I/individualisme de notre
époque selraliit tout entier dans cette absolue domination du mo-
nologue lyrique ; des rêves hasardés, des désirs perdus, des voix
isolées , la lumière entrevue , voilà tout ce que peut comporter
réfat général des esprits; c'est aussi tout ce qu'on trouve dans
les poésies lyriques de notre temps. Nous pensons , cependant,
qu'il y a lieu de franchir les limites que la poésie s'est tracées
jusqu'à ce jour ; mais s'il se rencontre quelque poêle assez au-
dacieux pour l'essayer, on doit s'attendre à le voir puiser ses
inspirations dans la philosophie,- d'elle seule peut aujourd'hui
émaner la foi qui est nécessaire à la construction d'un monument
épique; elle seule peut prêter à l'invention l'appui que l'hé-
roïsme et la religion ne lui fournissent plus.
M. Edgar Quinet a tenté de réaliser, dans une suites d'oeu-
vres épiques, le sentiment poétique de notre siècle, et d'élever
notre lilléralure nouvelle de la forme de l'ode à celle du poëme.
C'est déjà un mérite que d'avoir voulu donner ce complément
nécessaire à l'art contemporain. La tâche est rude . et nous ne
craignons pas de dire que c'est l'entreprise la plus difficile qu'un
poète puisse embrasser aujourd'hui. Cependant M. Quinet a an-
noncé, dès son début, qu'il s'y dévouait tout entier; il savait,
dès le premier jour, tout le poids du fardeau qu'il s'imposait.
Personne , mieux que lui , ne connaît les épopées qui ont si-
gnalé les grandes phases de l'humanité; personne ne sait mieux
à quelles conditions le poète éi)ique est possible; personne n'ap-
précie plus justement la rare et divine mission de ces hommes
qui sont chargés d'écrire, dans la langue de la poésie, les
gr^indes pensées des siècles , et de donner la figure et la vie à
cette histoire mystérieuse des sentiments humains , dont l'his-
toire politique n'est que l'enveloppe et l'écorce.
La raison est, chez M. Edgar Quinet , au moins au niveau de
l'imagination ; mais loin de le détourner de l'œuvre à laquelle
ses secrets instincts l'entraînaient , c'est elle qui l'a encouragé h
l'aborder , et qui l'y a fait persévérer. Les travaux de haute
critique auxquels il s'était livré , l'élude profonde de l'antiquité
et de l'Allemagne qu'il avait faite , l'inlelligence élevée de la
philosophie qu'il possédait, n'ont servi (pi'à confirmer sa voca-
tion. Son esprit, partagé entre la réilexion et l'inspiration, et
no vouhiu! renoncer ni à l'une ni à l'autre, a pris rénergi<iue
2."8 P.EVL-E DE PARIS.
résolution de les associer ensemble , el de tirer de leur réunion
une originalité puissante.
Jhasrériis fut le premier effet de cette détermination. On
vit, dans ce grand poëme en prose, l'épanouissement vigou-
reux d'une imagination longtemps contenue , et qui s'était donné
de nouvelles forces en faisant alliance avec la raison. Ces deux
facultés y étaient intimement unies j mais dans leur empresse-
ment à se confondre , elles n'avaient peut-être pas assez con-
servé leur intégritéj l'imagination avait été emportée parTau-
dace de la raison , au delà de sa sphère, et dans des mondes où
elle se débattait contre l'impossible; la raison, à son tour
enivrée par rimaginalion , nélait pas toujours restée maîtresse,
de manière à jeter une lumière sûre dans les sentiers qu'elle tra-
versait. Mais l'audace de M. Edgar Quinet eut tous les fruits
qu'elle avait pu se promettre; elle donna un grand éclat à son
début, et découvrit en lui des qualités précieuses qu'on cherche-
rait vainement dans les poètes plus accrédités par la renommée.
Qui a uni , de nos jours, à m\ aussi haut degré, le sentiment de
la nature à celui de l'histoire ? Qui a montré un esprit plus large
et plus universellement intelligent? Oui a vu plus de choses,
remué plus de sensations , résumé jjIus d'idées?
On agita alors une grande question : on se demanda si la
prose pouvait raisonnablement servir d'instrument à cette ima-
gination pleine de luxe et d'audace. M. Edgar Quinet se posa
lui-même ce problème, et il arriva à conclure que la versifica-
tion était l'expression indispensable de sa pensée. Sa volonté
l'avait déjà conduit de l'étude de la philosophie à l'invention
poétique; elle lamena à la nécessité de renoncer à une langue
dont il connaissait toutes les ressources , pour s'en créer une
dont il fallait affronter la nouveauté. Ces exemples ne sont pas
rares dans Thistoire de Tart moderne. Comme M. Quinet , Schiller
passa de la prose aux vers par un effort de sa volonté. Dans un
temps où rintelligence joue un si grand rôle , faut-il s'étonner
beaucoup qu'elle puisse ainsi se modifier elle-même par l'exer-
cice de sa liberté?
Le sujet que M. Quinet choisit pour faire l'essai du rhythme
poétique était moins vaste et inoins infini q{\\' Ahasvérus, Après
avoir considéré l'humanité , pour ainsi dire , au point de vue.de
son étendue et de son immensité . le poète voulait l'envisager
REVUE DE HAKIS. 239
dans une personnification nette et décidée; il .s'arrêta à la vie
de Napoléon, sujet [grandement épique et dans lequel il était
soutenu par un amour ardent et éclairé de la (gloire de notre i)a-
trie. Mais ce n'est pas vn l'acile travail que celui de s'initier aux
secrets de la versification française ; les {jénies les plus naturel-
lement disposés n'ont jamais surmonté sans peine les difficultés
de cette lauîîue bornée et exigeante : il faut une longue patience
et un grand bonheur pour plier ce métal difficile au gré de la
pensée. M. Oiiinet ne put se dissimuler qu'il perdait de sa force ,
et qu'il hasardait son talent dans cette entreprise périlleuse. Mais
il subit sans crainte les conséquences de son inflexible raison.
Heureux dans sa témérité, il s'empara du mètre poélicpie, fit
sur la langue une conquête dont on avait pu désespérer . et ac-
complit ainsi un nouveau progrès dans sa carrière.
Il nous apporte aujourd'hui une œuvre nouvelle dans laquelle
il a perfectionné d'une manière notable l'instrument dont il a pris
possession. L'apparition du poème de Prométhée nous semble
être un grand événement littéraire; c'est l'annonce de tout un
ordre nouveau de compositions ])oétiques. L'auteur se détache
entièrement, par cette production, de tous les poêles de notre
époque , dont , jus([u'à présent , il avait plus ou moins emprunté
les formes pour vêtir ses idées. Il a renouvelé le culte des grands
modèles de la poésie; mais , tout en essayant de restaurer, au
sein même de l'innovation , la tradition des maîtres ûix langage ,
il a suffisamment conservé la liberté de son intelligence pour
faire des ouveitures imprévues dans le monde de la pensée, et
pour donner l'exemple si longtemps attendu d'une poésie véri-
tablement philosoj)hique.
La fable de Prométhée, que M. Quinct a rajeunie par une in-
vention pleine d'audace et de nouveauté, se lie à tout cet
ensemble de traditions qui précédèrent, chez les Grecs, la
constitution définitive de la religion de Jupiter. Débris d'un
monde antérieur, elle fut obscurcie par l'oubli et par l'inter-
prétation (lue les j)Oètes et les philosojjhes lui donnèrent selon
leur fantaisie ou leur raisoj). Dans Tétat où elle nous est parve-
nue , elle ofFre une multitude de contradictions; mais on ne
sauia't douter du sens qu'elle présente, et qui se retrouve
toujours le même au fond des diverses transformations qu'elle a
subies.
2i0 REVUE DE PARIS.
Le nom de Proinétliée se trouve dans Homère ; ce Titan y est
désigné comme fils d'Eiirymédon et de Junon. D'après cette tra-
dition, ce serait pour se venger de Tatlentat fait à son honneur,
que Jupiter aurait enchaîné le fils de Tadultère sur le Caucase.
Si on s'arrêtait à celte opinion , il ne serait pas besoin d'avoir
recours à un monde antérieur pour expliquer la fable de Pro-
mélhée ; mais, bien qu'Homère soit le plus ancien poète grec
dont les œuvres soient parvenues jusqu'à nous , on sait que ses
poèmes furent plus ou moins altérés par les rhapsodes , et , sans
aucun doute , remaniés à l'époque où ils furent définitivement
rassemblés. Il ne faudrait donc voir dans l'assertion d'Homère
qu'un témoignage de l'efîort que faisaient les Grecs civilisés
pour ramener toutes les traditions à l'unité en leur donnant
pour source commune la mythologie olympienne , et en effaçant
les vestiges de l'époque de Saturne.
Hésiode , qui a longtemps passé pour être le contemporain
d'Homère, attribue une autre origine à Promélhée. Dans les frag-
ments qui nous ont été conservés , il s'explique longuement sur ce
sujet ; mais nous croyons qu'il est de la plus grande importance
de faire connaître comment il y est amené. La poésie d'Hésiode est
une poésie toute morale ; si elle parle des dieux, c'est toujours pour
ai)prendre aux hommes à être meilleurs. On sent que, pour arri-
ver à ce but, elle invente fort souvent. L'allégorie est sa forme
habituelle, aussi faut-il bien prendre garde de s'arrêter à la
forme , qui est toujours comme un ingénieux mensonge jeté sur
la vérité que le poète se propose d'enseigner.
Dans le poème Des Travaux et des Jours, Hésiode com-
mence par s'adresser à son frère Persée , qui , par le moyen d'un
faux serment , lui avait arraché la moitié de la succession de
son père, mais qui , ruiné bientôt par ses débauches , trouva
un appui dans ce frère qu'il avait dépouillé. Hésiode raconte les
ruses de son frère, et ses projires bienfaits, avec une naïveté
charmante ; il en lire des leçons pour la conduite des autres hom-
mes. Puis venant à regretter le temps où l'inlérét et l'avarice ne
régnaient pas sur le monde, il dit tout à coup que c'est Promé-
lhée, le plus rusé des mortels, qui est le principe de tous les
maux dont la terre est affligée. H personnifie en lui la chute
originelle du genre humain 5 il raconte que, pour punir cet homme
audacieux d'avoir dérobé le feu du ciel dans une urne, Jupiter
I
RE\TE DE PARIS. 211
ordonna à Vuîcain de mélanger la terre avec l'eau , et de faire
avec celte argile une femme à qui chacun des dieux donna une
qualité , et que , pour celle cause . on nomma Pandore xMercure
fut chargé d'apporter Pandore à Epimélhéo, Promélhée , qui ,
selon le poète, était le père d'Éi)imélhée, lui avait recommandé
de se métier des présents de Jupiter. Mais Épimélhée , qui avait
rintelligence bornée , ne se souvint pas des paroles de son pèrej
il accueillit Pandore , qui lui apportait dans une urne mille dons
cachés. A peine eut il soulevé le couvercle de l'urne , que tous
les vices en sortirent pour se répandre à la surface du monde,-
l'Espérance resta au fond du vase. Ainsi Jupiter se vengea sur
les hommes des inventions de Promélhée.
Il est difficilede voir dans ce récit autre chose qu'un symbole.
Hésiode a voulu dire que la civilisation, qui avait amené beau-
coup de biens, avait aussi fait naître beaucoup de maux. Pour
exprimer celte pensée, il change à son gré les relations que la
fable élablit enlre les divers acteurs qu'il met en scène. Il nous
offre lui-même la preuve de celle assertion. Dans sa Théogonie ^
préoccupé d'une autre pensée morale, il explique différemment
la filiation des mêmes personnages. Voulant peindre dans ce
poème la victoire de la révélation religieuse sur les penchants
matériels de l'homme, il raconte que du titan Japet, frère de
Saturne et de Clymène, fiiie de l'Océan , étaient nés le fort Atlas,
l'orgueilleux Ménélius, l'industrieux Promélhée et le stupide
Epimélhée. Jupiter foudroya Ménélius et le précipita aux abî-
mes; il ordonna à Allas de porter le monde sur ses épaules.
Pour Promélhée, il le surjjrit un jour, cherchant à tromp' r le
mailre des dieux, à propos d'un bœuf monstrueux qu'il s'agis-
sait de partager enlre les dieux et les hommes j Promélhée avait
fait la part des hommes plus grosse, et celle des dieux i)lus pe-
tite. Jupiter le punit de sa ruse en enlevant le feu à la terre.
Promélhée, toujours habile à jouer Jupiter, prit les rayons du
soleil dans une urne et rendit ainsi le feu aux hommes. Alors Ju-
piter entra dans une violeiUe colère, et envoya Pandore sur la
terre pour y répandre tous les maux. Il voulut punir Promélhée
d'une manière j)arliculière; il l'enchaîna à une colonne, cl at-
tacha un aigle à ses lianes qui lenaissaienl sans cesse pour lui
servir de pâture. Mais eniin Hercule tua cet aigle et délivra Pro-
mélhée.
u
24-! revue: de PARIS.
Il est facille de voir, dans les réflexions dont Hésiode fait sui-
vre ce rénit. qu'il ne regarde toutes ces traditions que comme
des symboles sous lesquels sont cachées des véiités morales.
Commentant lui même la tradition de Pandore, il dit que le com-
merce des femmes amollit les hommes et les perd, et il finit j)ar
faire entendre que les chaînes de Prométhée ne sont que des
liens mystiques et signifient la d.qjendance à laquelle l'amour a
assujetti les hommes.
D'après les calculs les plus pro])ables , Eschyle vivait cinq
siècles après Hésiode. Dans l'intervalle qui sépara ces deux poè-
tes, la fable de Prométhée dut subir des modifications comme
toutes les autres. Fondateur du théâtre grec, Eschyle y développa
cette tradition dans une trilogie. La première j)artie de cette
grande composition avait pour titre : Proméfliée inventeur du
feu; la seconde : Prométhée enchaîné ; la troisième : Promé-
thée délivré. La seconde partie nous est seule parvenue dans son
intégrité- il est resté un vers de la première, et une quaran-
Iciin • de la troisième. Il est difficile de se faire une idée des deux
parties perdues; la dernière, toutefois, est plus facile à imaginer
que la première; il y a dans la partie que nous conservons une
préparation évidente pour l'apparition d'Hercule dans la troi-
sième. Un des plus savants professeurs de l'université de Bonn,
M. Welker, a publié une dissertation curieuse, dans laquelle il
a essayé de récomposer le j)lan des parties perdues de cette tri-
logie; mais il était difficile de montrer, dans ce travail , autre
chose qu'une grande érudition et une ingénieuse lutte d'esprit.
Le Prom.étiiée etichainé, d'Eschyle, mérite une sérieuse alten-
lion.Ce drame est le plus grand, sans aucun doute, et le plus
élevé que l'antiquité nous ait transmis. C'est aussi le renseigne-
ment le plus étendu que nous ayons sur la fable de Prométhée.
Pandore et Épimélhée jouaient-ils un rôle dans la première
partie de la trilogie d'Eschyle? Rien ne le prouve. Dans la se-
conde partie où leur nom n'est point prononcé, on trouve même
une indication qui ferait présumer le contraire. Le chœur, plai-
gnant les douleurs de Prométhée, lui rappelle qu'avant de gémif
avec lui, il avait autrefois chanté des chants joyeux pour célé-
brer son union avec Hésione. Il est donc probable que les noces
de Prométhée et d'Hésione avaient, dans la première partie, une
importance qui excluait tout autre développement capital.
BEVUE DE PARIS. Î43
A.U coiiimenceineiit de la seconde partie, Vulcaio , accompagné
de la Force et delà Violence, attache, malgré lui, Prnmélhée
sur un rocher. Lorsque ces exécuteurs de la volonté de Jupiter
se sont éloignés, Proinélhée, qui n'a pas prononcé un mot en
leur présence , se plaint à l'univers de son supplice. Il parle du
dieu qui le persécute comme d'un dieu nouveau ; il dit que c'est
pour avoir donné le feu aux hommes qu'il est puni, et qu il s'at
tendait à tous les maux qui Taccablent. Tout à coup, du seia
de l'Océan , s'élance une troupe de nymphes qui viennent s'a-
baltre auprès de lui, et déplorer ses tourments et la chute du
monde anlérieur dont Jupiter a triomphé. Prométhée leur ra-
conte sa destinée : il s'est élevé une sédition dans le ciel. Pro-
méthée , fils de Thémis, qui s'appelle aussi la Terre , a prêté
appui à Jupiter pour s'emparer du souverain pouvoir. iMais, au
lieu di^ lui savoir gré de ses bienfaits , Jupiter l'a accablé de
maux. Jupiter a voulu consolider son autorité en détruisant le
genre humain , pour en créer un nouveau ; Prométhée seul s'est
oppo;sé à ce dessein, et a sauvé les hommes. C'est pour cette
raison qu'il est puni.
L'Océan vient lui-même se joindre à ses filles pour plaindre le
malheur de Prométhée. 11 lui conseille de ne pas accuser Jupiter,
et de le supplier au contraire de mettre fin à ses peines; il lui
cite d'autres exemples de la colère et de la redoutable-puissance
de Jupiter. Prométhée ne veut pas l'écouter, et lui déclare qu'il
ne s'humiliera pas sous la main de son persécuteur. L'Océan ,
qui est un dieu prudent, se retire; le chœur des nymphes re-
commence sa plainte. Prométhée, pour se consoler de ses souf-
frances, leur fait le récit des bienfaits dont il a comblé les hom-
mes. C'est lui qui leur a appris à se servir de leurs sens, et à
croire à la réalité des images qu'ils leur offrent; c'est lui qui
les a mis en possession de la nature; c'est lui qui a leur a en-
seigné à façonner le bois, à se construire des maisons, à faire
la différence des saisons , à connaître le mouvement des astres ,
à former les lettres pour fixer le souvenir de toutes choses ; c'est
lui qui leur a assujeili les animaux , qui a attelé les chevaux aux
ciiars,qui a inventé les vaisseaux et leurs voiles; c'est lui qui
leur a donné les médicaments et les principes de la médecine j
c'est lui (jui les a initiés aux secrets de la divination et des pré-
sages; enfin c'est lui qui a fait présent aux hommes de tous
244 RFATR HR PARIS.
leurs arts. Après avoir achevé ce grand récit, il commence à
prédire la chute de Jupiter. Le chœur continue à déplorer Tin-
fortune de ce bienfaiteur des hommes.
Tout à coup une autre victime de Jupiter traverse la scène;
c'est lo, pour laquelle le maître des dieux a éprouvé un adul-
tère amour. Changée en génisse, elle a été condamnée à errer
sans cesse. Elle demande à Promélhée quand finira celte course
involontaire , et elle raconte longuement ses malheurs , qui sont
une nouvelle accusation portée contre Jupiter. Tromélhée lui
prédit par quelles contrées il faudra qu'elle passe, avant d'ar-
river en Egypte , oîi elle doit trouver la fin de son supplice.
Cette partie du discours de Prométhée est fort curieuse ; elle
fournit des renseignements précieux sur l'état de la géographie
chez les Grecs, au temps d'Eschyle; l'ignorance profonde de ce
peuple civilisé, sur la situation des pays étrangers , a de quoi
confondre. Promélhée dit à lo : Tu te tourneras d'abord du
côté de l'orient, et tu prendras ton essor ù travers des champs
incultes; tu arriveras chez les Scytiies errants; tu passeras à
gauche, au-dessus du pays des Chalybes; tu rencontreras le
fleuve Hybristes , très-dangereux à passer; pour le guéer, re-
monte jusqu'A sa source sur la crête du Caucase, la plus élevée
des montagnes. (Prométhée n'est donc pas sur le Caucase? Où
est-il?) De là tu tedirifjerasvers le midi, où le peuple des Ama-
zones habite sur les bords de la mer Saimydessienne; tu par-
viendras ensuite facilement à l'isthme Cimniérien ,et tu passeras
le détroit Méoti{[ue, qui, pour garder la mémoire de ton pas-
sage , s'appellera le Bosphore. Là , tu quitteras le sol de l'Eu-
rope, et tu mettras le pied sur le continent de l'Asie. « 11 est inu-
tile de faire remarquer que si lo avait suivi fidèlement l'itinéraire
tracé par Prométhée, elle serait arrivée au résultat précisément
contraire; au lieu de la conduire d'Européen Asie, ce chemin
devait la mener d'Asie en Europe.
Nous ne prolongerons pas davantage cette digression. Pro-
mélhée, après avoir ajouté quelques autres erreurs de géogra-
phie à celles-là, en vient à annoncer sa propre délivrance qu'un
descendant d'io doit opérer. Il fait une autre prophétie |)lus
audacieuse ; il prédit d'une manière claire la chute de Jupiter.
Le chœur s'épouvante de ce blasphème ; Promélhée redouble
d'assurance et il répète son menaçant oracle.
REVUE DE PARIS. S 15
Jupiter, effrayé , envoie Mercure pour ordonner à Prométhée
de s'expliquer. Proméliice répond (pi'il a déjà vu descendre du
ciel deux maîlres, que Jupiter sera le troisième qui en tombera
à ses yeux. Son audace s'accroît sans cesse , et monte de la me-
n;ice à l'injure; il défie Jupiter et son messager. r\]ercure veut
l'épouvanter par la peinture de tous les maux que Jupiter lui
réserve; il lui annonce l'aigle qui doit déchirrr son nanc,les
tonnerres qui doivent foudroyer sa tête, les abîmes de feu qui
doivent engloutir son corps. Rien n'émeut Prométhée. qui a le
sentiment de son éternité. Alors Mercure ordonne au chœur de
se retirer, i)0ur ne pas attirer sur lui la colère du ciel. Le chœur
refuse d'abandonner le malheureux Prométhée. Au même in-
stant, tous les maux effroyables que Mercure a piédils à Pro-
méthée fondent sur lui. Mais au milieu du fracas du tonnerre et
des venis qui remuent la terre jusque dans ses entrailles,
Prométhée proleste contre la colère et contre la puissance de
Jupiter.
Tel est ce drame auguste , éternel témoignage de la liberté de
la pensée humaine, par lequel le poète grec annonçait en
face même des superstitions de son temps, et au milieu des fêles
des dieux, la fin de toute la mythologie menteuse qui recevait
les adorations de la multitude. C'était une œuvre digne du génie
d'Eschyle ; et il convenait à cet homme héroïque, qui avait cé-
lébré l'indépendance de son pays , et les victoires de la Grèce
sur l'Orient, de chanter aussi l'émancipation des esprits, et Té -
lernelle progression de l'humanité. Sophocle avait aussi abordé
ce grand sujet ; et il paraît quEuripide lui-même l'avait traité
après eux; mais il n'est rien resté des deux trilogies de ces poètes.
Les Athéniens étaient particulièrement disposés à comprendre
la fable de Prométhée et à en sentir la profondeur. La ville de
Minerve devait honorer la mémoire de l'inventeur des arts. A
Athènes on donnait le nom de i'rométhée aux sculpteurs, aux po-
tiers, à tous les gens qui pétrissaient 1 argile ; on avait aussi
institué, en rhoiineur de ce grand civilisateur, une fê;e parti-
culière ; il fallait que ceux qui la cékbraieut courussent du
temple à la ville sans éteindre les lïambeaux qu'ils tenaient à la
main, et qui rappelaient le principal b. entait de Proméihèe,
La philosoj)hie grecque s'empara de la fable de Prométhée et
la modifia encore. Platon, dans son dialogue de Protagoras,
SI.
S'iS REVUE DE PARIS.
dit , que lorsque la Terre eut été créée , il fallut y placer des
éties vivants; Proinélhée se charj^ea d'en modeler les formes
avec J'argile , et de leur donner la vie. Epimélhée son frère, vou-
lut l'aider dans ce travail ; ProméUiée l'ayant laissé faire, il
commença par donner aux animaux toutes les qualités qui leur
étaient nécessaires; il épuisa sur eux toute sa science, et, ar-
rivé à l'homme, il se trouva dans l'impuissance de IV^ever au-
dessus de la condition des animaux. Alors Prométhée intervint,
et. donnant à Thomme son âme immortelle, il compléta lœu-
vre de son frère. Ce mythe n'est pas tout entier de l'inventioa
de Platon , il est comj)lélement d'accord avec la tradition qui
représente Épiméthée comme le génie subalterne de Thumanité,
et Prométhée, comme le représentant de son principe le plus
élevé et le plus pur.
Apollodore , qui était maître de langues à Athènes, environ
cent cinquante ans avant notre ère, et qui avait accueilli toutes
les traditions mythologiques dans un long ouvrage dont il ne
nous reste que trois livres, nous servira à compléter la fable de
Prométhée. Ce Titan est , d'ajirès lui, fils de Japet et d'Asia , fille
de l'Océan; comme l'indique son nom, il joue, au milieu des
dieux et des hommes , le rôle de la prévoyance ; il donne des
conseils au ciel et à la terre; il avertit Jupiter de ne pas épou-
ser Théiis, et Hercule d'envoyer Allas, à sa place, au jardin des
Hespérides. 11 est délivré par Hercule, et, en signe de son sup-
plice, il conserve des liens d'oliviers. Suivant Athénée, il porta
une couronne de saule. Suivant d'autres traditions plus obscu-
res, il garda aux pieds et aux mains des fragments du rocher
sur lequel il avait été attaché. Ainsi le voulait l'honneur de Ju-
piter, qui, après avoir juré que Prométhée serait éternellement
enchaîné, avait fini par consentir à sa délivrance. On trouve,
dans un bas-relief antique, la preuve irrécusable que les poètes
avaient imaginé de faire terminer le supplice de Prométhée;
Hercule y est représenté tuant l'aigle qui dévore le foie du
Titan.
Il nous semble impossible, après tant de preuves, de douter
que les Grecs n'aient voulu persoimifierdans Prométhée le génie
impérissable de l'espèce humaine, ils lui ont attribué la forma-
tion du premier homme, et ils ont mêlé son nom à toutes les
ijraiides cfises par lesquelles ils oat supposé que le moude nais-
REVUE DK PARIS. 247
sant avail passé. Deucalion, qui repeupla la terre après le dé-
hifïe, est fils de Proméliiée; Pyrrha, sa femme, est fille d'Épi-
mélhée et de Pandore. Ces! Promélhée qui conseille à JDeucylion
de construire le coffre dans lequel il se soustrait à linondalioa
qui engloutit les autres hommes. On trouve dans Euripide que
c'est Proméliiée qui fendit le crâne de Jupiter pour en faiie sor-
tir Minerve, cet emblème de la civilisation. Enfin Duris de Sa-
mos rapportait que Prométhée avait osé devenir amoureux de
MiniM've, et que c'élait la raison pour laquelle il avait été en-
chaîné. Ainsi, on n'en pourrait douter, ce grand nom de Promé-
thée, qui était un débris d'un monde antérieur, avait fini par
n'être, aux yeux des Grecs, qu'une allégorie et par représenter
l'esprit humain lui-même.
ISous ne voulons pas soulever toutes les importantes questions
qui se rattachent à cette fable; nous n'essaierons pas d'accorder
ensemble tous les récils que les mythologues en ont faits ; nous
ne chercherons pas à éclairer le problème de ce monde antérieur
au monde de Jupiter, et auquel il semble que Prométhée appar-
tenait. INous avons recueilli aux sources mêmes les traditions
qui ont été conservées à ce sujet ; nous nous bornerons à cet
exposé qui a déjà pu paraître bien long.
La fable de Prométhée est profondément grecque , on en
trouve cependant des traces dans la mythologie des autres peu-
ples. Il y a une sorte de Prométhée dans la poésie de l'orient.
Il y en a une aussi dans la poésie du nord. De quoi est-il question
dans la plupart des Sagas qui ont servi de point de départ aux
Niebelungen? Ce héros qui va dérober le secret de la métallur-
gie au dragon, sur la montagne de feu, n'est-il pas le Prométhée
Scandinave? Les Romains prirent aux Grecs tout ce qui conve-
nait à leur civilisation militaire et matérialiste; aussi ont-ils
peu compris Prométhée et en ont-ils peu fait menlion. On re-
trouve cependant son nom dans Ovide , dans Horace et dans
Catulle.
Lorsque le christianisme se fut répandu dans le monde grec
etlalin, les premiers pères de l'Église, cherchant des preuves de
la vérité de leur religion, dans c;'lle qu'ils venaient combattre et
remplacer, s'emparèrent du mythe de Prométhée et Tinterpré-
tèrent en faveur de leur nouvelle croyance. Laclanceet Terluiliea
ont présenlé ce Tilan conune le précurseur et l'iniage Uu Christ j
248 REV[T. DE P\RIS.
ils Irouvaient en effet , entre eux , cette ressemblance que tous
les deux avaient souffert pour le bonheur du genre humain.
Tandis que les chrétiens rajeunissaient la fable de Promélhée
par ses pieuses comparaisons . un païen, animé par le génie de
la satire , s'en servait pour faire une dernière critique des dieux
qui descendaient rapidement les pentes de l'Olympe ; je veux
parler de Lucien , qui a consacré au fils de Japet un de ces ad-
mirables dialogues dans lesquels il a si spirituellement célébré
les funérailles du paganisme.
Dans les temps modernes, Prométhée a été un sujet d'inspi-
ration pour de grands poètes. Déjà nous avons essayé de mon-
trer comment il avait été mis en scène par Caldéron ; ce n'est
pas pour peindre la révolte de l'homme contre les liens du passé,
que Caldéion a composé sa comédie de la Estatua de Prouie-
teo; il n'a rien emprunté à l'audacieuse impiété d'Eschyle j au
lieu de prendre la partie de celte fable qui est consacrée au blas-
phème et à la prophétie, il s'est arrêté à la première pailie,
dans laquelle il n'est question que des bienfaits dont Pi omélhée
a comblé les hommes. Interprétant avec un rare bonheur cette
différence de nature et d'instinct, que la tradition avait déjà
confusément donnée à Promélhée et à Éj)imélhée , et que Platon
avait surtout signalée, il a fait de ces deux Titans la personni-
fication de deux idées ciiréticnnes, et de leur histoire l'image du
triomphe de l'intelligence sur la matière. Dans une nation reli-
gieuse et soumise, comme était l'Espagne au xvip siècle, il
était impossible qu'on donnât un autre sens à la fable de Pro-
mélhée.
Mais à mesure qu'on approche de notre époque ; agitée par
le doute et par tous les déchirements qui accompagnent les
grandes rénovations de resi)èce humaine, la figure de Promé-
thée reprend toute son audace et toute sa véritable grandeur.
Dès lors ce ne sont i)Ius les récits moraux d Hésiode sur l'in-
venlion du feu et la création de Pandore, ce sont les pro])héli-
ques blasphèmes d'Eschyle qui occupent les méditations des
poètes. Ce grand drame du poète athénien n'a pas seulement
inspiré des œuvres remarquables, il a nourri, à lui seul , et
peut-être créé, le plus grand génie de no:re siècle. Qu'est-ce
que Byron , sinon l'écho de Promélhée? Quels personnages
a-l-il imagiués, sinon des èlreç qui sont les fils de Promélhée?
REVUE DE PARIS. 2iS
Nous avons un précieux témoignage de cette vérité. Lorsque
Man/red [tarut, la Revue d' EdiNibourg le compara au drame
d'Eschyle ; Byron s'empressa de reconnaître leur ressemblance,
et il écrivit à JMurray : « J'éiais admirateur j)assionné du Pro-
mélliée d'Eschyle dans ma première jeunesse ; c'était une des
pièces du ihéâlre grec que nous lisions trois fois par an à Har-
j*o\v...Le Promélhée m'est toujours tellement resté dans la tête,
que je conçois facilement Tinfluence qu'il a sur tous mes
écrits. »
Le Faust de Gœlhc, au(iuel on a aussi comparé le Manfretl
de Byron, a des analogies évidentes avec Prométhée. Ne sont-ils
pas tous les deux les représentants de la science humaine? Il y
a pourtant cetle différence nolable. que Prométliée dupe le ciel,
tandis que Faust est dupé i)ar lui. Pour qu'on pût moins douter
de Timporlance qu'il allacliait à ce symbole grec, Gœlhe a pris
soin d'en faire le sujet d'une de ses odes.
Un des amis de lord Byron, (|ui avait un génie moins brillant,
mais non pas moins élevé, Siielley, entreprit de lutter ouverte-
ment avec Eschyle, et composa un drame en qualre actes pour
expliquer à sa façon le supplice et la délivrance de Promélhée.
Esprit essentiellement métaphysique, il était, plus encore que
Byron, en proie à tous les doutes de notre siècle. Tourné cepen-
dant vers l'avenir, et croyant à une prochaine transformation
i\^5 sociétés européennes, il avait cherché à devancer les progrès
de son temps et à deviner les idées qui devaient prévaloir plus
tard ; il s'était arrêté à un système où le matérialisme du dix-
liuitième siècle se mêlait aux prcvisioiis |)lus avancées qu'il tirait
de son propre sein; il avait une sorte d'alhéisme mystique qui
divinisait le monde visible, pour pouvoir nier l'invisible dieu.
Ce système devait le prédisposer singulièrement à comprendre
le Promélhée antique; la haine de la religion, la négation du
dieu du passé, lespérance vague de l'avenir, le sentiment des
forces de la nature, et l'animation que sa pensée prétait à l'u-
nivers, tout cela trouvait vm aliment naturel dans le drame
d'Eschyle.
Shelley représente d'abord Promélhée enchaîné sur les rochers
neigeux du Caucase indien, invoquant . au milieu de la nuit , un
dieu supérieur à tous les dieux . à tous les démons et à tous les
esprits: un dieu un . dont la puissance est le piinci()al altribul.
?S0 REVUE DE PARIS.
pes voix répondent à celle du Titan , du sein de l'air , des mon-
tagnes , des eaux et des abîmes; puis la Terre, mère de Promé-
Ihée , vienl plaindre son tils et le consoler. Le Tilan est troublé
perdes visions odieuses : l'image de Jupiter plane sur le lieu de
son supplice ; Mercure et les furies se joignent à cette appari-
tion pour le tourmenter. Les filles de LOcéan , Asia , Panlhéa
et lone, s'etforcent d'adoucir ses douleurs et de conjurer la
colère du maître des dieux. Les esprits accourent de toutes
paris, et mêlent leurs chants d'espérance aux chants de désola-
ion des furies.
Shelley a donné au chœur des développements immenses.
Voulant prêter une voix à toutes les puissances de la nature , il
a été conduit à faire usage d'une sorte de fantasmagorie méta-
physique , et à inventer une mythologie beaucoup plus compli-
quée que celle des Grecs : aussi les Océanides jouent-elles dans
son drame un rôle beaucoup plus grand que dans celui d'Es-
chyle. Deux d'entre elles , Panlhéa et Asia , occupent le second
acte presque tout enlier par leurs conversations sur le principe
du monde. Au milieu des chants des esprits, elles prennent la
résolution d'aller chercher au sein de la terre le véritable dieu
de l'univers, et de le prier de venir au secours de Prométhée.
Ce dieu, Shelley Ta fait de ses mains, et, après lui avoir donné
l'être , il lui a aussi donné un nom ; il l'a appelé Démogorgon ,
ce qui veut dire ouvrier de l'univers. Cette puissance aveugle et
souveraine se rend aux désirs des Océanides , qui célèbrent par
avance le changement des temps et l'âge nouveau qui va se
lever pour le monde.
Au commencement du troisième acte , Jupiter est assis au
plus haut des cieux, sur son trône , au milieu des dieux ; il s'e-
nivre de sa puissance , et chante lui-même ses proi)res louanges.
Tout à coup Démogorgon arrive, porté sur le char des Heu-
res ; il en descend et ébranle le trône de Jupiter. Le roi de l'o-
lympe , effrayé, s'écrie : « Forme redoutable , qui es-tu ? Parle.
— Je suis l'éternité , » répond Démogorgon : et il le précipite
aux abîmes. Jupiter essaie en vain de le fléchir -, il est englouti
dans rOcéan. Une fois que Jupiter est détrôné, Hercule , selon
la tradition antique, délivre Prométhée, qui est rendu à la
Terre sa mère, et qui rentre dans son sein. Le quatrième acte,
qui est le dernier , est rempli tout entier par les chœurs, qui
j
BENl'E 1>E PAKI3. ÛM
chantent la transformation que le monde vient de subir, et
celles qu'il doit éprouver dans la suite des siècles. C'est une vé-
ritable encyclopédie métaphysique et poétique à la fois, où le
poêle a développé toutes les idées de son naturalisme mystit|ue.
La pensée qui a inspiré ce drame est d'une jjrande hardiesse ;
l'invention en est bizarre et d'une simplicité trop nue ; l'expres-
sion est riche en ima[îes et plus encore en idées élevées ; mais la
couleur métaphysique qui est répandue sur tout l'ouvraj^e a
empèi'hé qu'il ait jamais eu un grand succès. H est bien-cjne la
poésie s'inspire de la philosophie 5 mais , si elle peut emprunter
sa substance aux abstractions même les plus subtiles . il est né-
cessaire qu'elle prenne sa forme dans la réalité. Shelley a violé
cette grande loi ; il a construit un monument qui n'a pas fonde-
ment dans les croyances générales des hommes, et qui repose
tout entier sur les spéculations solitaires de son esprit. C'est
l'effort d'un rare génie ; mais la société n'a pas reconnu dans ce
rêve ses jjrojjres opinions, et elle ne lui a accordé qu'une de ces
stériles admirations qui ne remuent pas la multitude.
M. Edgar Quinet a traité le même sujet d'une manière plus
heureuse. Fidèle au génie j)Ositif de notre pays , il est constam-
ment appuyé sur la tradition ; lorsqu'il a été obligé d"y suppléer ,
c'est à rhisloire même du genre humain et aux formes réelles
du passé qu'il a emprunté l'action et les images de son poëme.
Non-seulement il a été plus vrai et plus sage que Shelley ; mais
il nous semble qu'il a été plus profond. En effet , Shelley a peint
dans son Prométhée une crise générale de l humanité , mais il
a donné, à la partie lyrique de son oeuvre . un déveloi)pemcnl qui
prouve combien peu il a attaché de réalité , de puissance et de
vie propre aux personnages qu'il a mis en scène \ de la sorte , il
s'est privé de tout le secours que les passions peuvent prêtera
la poésie ; il n'a mis que des idées et des images dans son drame
qui est une haute abstraction splendidement velue. M. Quinet
ne s'est pas borné, comme lui, à exploiter la métaphysique de
son sujet, il a voulu en dévelo))per les passions. Aussi n'a-t-il
pas envisagé seulement Prométhée comme le représentant de
l'esprit humain; il lui a fait jouer un rôle personnel et l'a con-
sidéré comme un homme de génie se débattant contre les obsta-
cles que la nature lui oppose; il a vu en lui l'individu d'abord,
2o2 REVUK bb PAK'.S,
rhuraanité eiisnile j ainsi il a'composé son œuvre de deux cer-
cles concentritfues qui tiennent l'un dans l'autre. Il ne faut pas
perdre de vue cette idée , si l'on veut se rendre un compte fidèle
de son poème.
A l'imitation des Grecs , M. Quinet a divisé son œuvre en trois
parties; il leur a donné les titres qu'Eschyle avait donnés à
celles de sa trilogie. Il a donc emi)rassé l'existence entière de
Prométhée et la plénitude des (juestions qui se rattachent à celte
grande figure. Prométhée inventeur du feu, Prométhée en-
chaîné , Prométhée délivré, telles sont les trois époques de la
vie du Titan, et les divisions de la trilogie de M. Quinet. La
forme adoptée est celle du drame dans sa haute acception ; se
restreindre à celte forme sévère du dialogue, c'était se priver
des ressources infinies de la description . et renoncer à tous les
riches travaux que pouvaient fournir le monde primitif et le
inonde antique. M. Quinet avait devant lui rexem|)le de Milton ,
qui a fait aussi de son Satan une sorte de Prométhée chrétien ;
mais il a résisté aux tentations que son imagination lui offrait
sans doute , et c'est dans le moule précis et austère du drame
qu'il a jeté répoi)ée de l humanité. Le drame est , en effet , une
forme parliculièrement destinée à présenter l'image et l'idée de
la lutte. Lt (juelle lutte plus grande peut-on concevoir que celle
dont Prométhée est l'incarnation , et qui soulevait la terre contre
le ciel?
Au commencement de la première partie , Prométhée pétrit
le limon primitif, sur les bords de l'Océan ; seul vivant sur la
terre , il est entouré de peuples d'argile qui n'ont pas encore
reçu la vie. H forme ainsi l'homme en dépit des dieux qui ,
A leur création, portant eu:^ -mêmes envie,
TS'entr'ouvrent qu'à moilié les portes de la vie.
îl achève de modeler la figure d'une géante ; il l'anime en parta-
geant son souffle avec elle.
Liuion, que Prométliée a formé ne ses doigts,
Reçois encor son àme et tressaille à sa voix !
Pnisses-îu, quand du jour tu verras la lumière,
JNe regretter jamais la terre nourricière
Où; caché loin de moi, sous le pied des ormeaux,
Tu dormais sans penser, dans le? flanc? du chaos!
REVUE DE T'ARIS. 2o3
La géante s'éveille à la vie. Elle sera la compagne de Pioinélhée ,
la mère des nations; elle s'appelle Ilésione de ce nom qu'Eschyle
a consacré, mais qu'on ne retrouve pas dans les mythologues.
Prométhée lui prédit toutes les douleurs qui Taltendent; mais
Hésione n'en accepte pas moins la vie avec reconnaissance . et
elle salue avec ivresse l'univers qui lui sourit.
Alors Prométhée va puiser au volcan de Lemnos le feu qui
doit animer les hommes donl il a formé les corps avec l'argile.
Les Cyclopes y forgent la foudre au milieu des tlots de lave qui
s'épanchent ,
Comme un dragon qui va hoirc
Dans le calice des mer».
Prométhée les voit s'endormir ; il monte sur la cime du volcan
et puise la flamme divine dans un vase , il l'apporte à Hésione qui
construit le premier foyer; puis il appelle les humains à son
feu. Les hommes s'avancent de toutes parts en murmurant des
sons confus. Ainsi passent devant Hésione, les femmes, les en-
fants , les vieillards , les rois , les prophètes, toule la multitude
des vivants. Prométhée leur demande :
Que vous faul-il encore ?
Le chœur des hommes répond :
Ah '. donnez-nous des dieux !
Ainsi ces peuples courent au-devant de la servitude à laquelle
Prométhée s'est soustrait. Voilà la première douleur du créa-
teur; il voit sa création dégénérer en ses mains dès le premier
jour , et détruire toute son espérance et tout le fruit de son génie.
La première i)artie est terminée par un chann- de cyclopes té-
moins des prodiges delà civilisation naissante donl Proméllié a
fait i)résent aux hommes après leur avoir donné la vie et le feu.
Dans celte partie . on voit que M. Ouinet ne s'est point arrêté à
mettre d'accord les traditions diverses qui existent sur la pre-
mière époque de Prométhée ; poussé par cet auiour des choses
naïves et piimordiales qu'il a porté dans tous ses précédents ou-
vrages , il a rejeté les faldes accessoires et les allégories mo-
5 n
éM HE VUE !»K PArxiS.
raies qui , clans Hésiode et dans les poêles postérieurs , accom-
pafTuent la création de 1 homme et riiivention du feu ; il a écarté
les personna;îes d'Épiméliiée et de Pandore dont nous avons vu
que Calderon avait tiré tous les effets de sa comédie et qui sem-
blent être des inventions d'une épocjue déjà infjénieuse et d'une
civilisation av;incée; il a voulu raconter les premiers mystères
de la vie humaine, avec l'austère simplicité d'un contemporain
du monde anlé-olympien.
Dans la seconde partie, les cyclopes entraînent Prométhée sur
le sommet du Caucase. C'est Némésis , la déesse de la vengeance,
qui veille à rexécution de Tarrêt de Jupiter. Elle voudrait qu'on
enchaînât l'àme de Prométiiée. Mais tout ce que les cyclopes
peuvent faire, c'est de lier le corps du Titan; encore murmu-
rent-ils contre la barbarie des dieux nouveaux qui ordonnent
celte cruauté. Némésis punit leur compassion en les faisant à
jamais disparaître dans les entrailles de la terre. Prométhée resté
seul, se plaît dans son supplice, et ne songe qu'aux grandes
choses qu'il a faites. Comme dans le drame d'Eschyle , l'Océan
vient plaindre Prométhée; mais i)our Eschyle , l'Océan n'était
qu'un dieu plus compatissant que les autres; c'était un Titan
qui pleurait sur le sort d'un Titan. M. Quinet a élargi le senti-
ment du poëte grec , en faisant de cet interlocuteur le représen-
tant de tous les aveugles instincts de la lourde et imbécile ma-
tière. L'Océan ne voit (jue la souffrance physique de Prométhée.
Celui-ci lui répond avec un rire amer que le véritable vautour,
c'est la tristesse intérieure qui ronge son cœur. L'Océan ne com-
prend par ce supplice de l'àme. Prométhée lui demande des
nouvelles du monde ; ])lein de tendresse pour sa création , il
veut savoir ce que les hommes sont devenus et s'ils songent à
lui. L'Océan n'a que de tristes choses à lui apprendre. Promé-
thée écoute avec une douleur muette le récit de l'ingratitude des
hommes. Puis il continue ses questions :
Mais les dieux que font-ils? dans leurs apothéoses,
IN "a-t-on pas sur leurs fronts vu s'effeuiller les roses?
Sont-ils ce qu'ils étaient? plus jeunes ou plus vieux?
Et le ver du sépulcre entre-t-il dans les cieux?
Dis ! parle ! de leur chute est-il quelque présage?
Les douze olympiens changent-ils de visage ?
REVUE DE PAKii. 256
l'océa^s.
Heureux qui sur les dieux a fondé son appui 1
Ce qu'ils étaient hier, ils le sont aujourd'hui.
Pendant que sur ton roc ce vautour te d«'vore,
Ils recueillent en paix les roses de l'aurore ;
De l'aveugle avenir enfin qu'espères-tu?
Les dieux possèdent tout.
^ _ ^ „ PROilÉTBÉE.
Excepté l'inconnu.
L'Océan l'exhorte à prier les dieux; et comme Pro:oé(héô
s'indigne contre cette pensée , il s'écrie :
Insensé! comme une eau qui se perd dans les sable»^
Sa raison s'est perdue au milieu de ses maux.
PR03IÉTHÉE.
Conserve ta pitié pour tes frêles roseaux.
Ce que tu n'entends pas, tu le nommes folie ;
Caressant sous la vague une ombre ensevelie.
Adore, sans penser, les dieux que tu connais.
Us plaisent au limon, le limon les a faits.
Prométhée et l'Océan ne peuvent s'entendre. Celui-ci est l'i-
mage du chaos ; Taulre est au contraire l'esprit de Tordre , et le
prophète de l'avenir- Prométhée reste donc seul après avoir
elfrayé l'Océan , par la prédiction de la chute de ces dieux
de la matière aux pieds desquels l'univers est prosterné. Mais
avant que sa prophétie s'accu;ni)lisse, il va subir un déluge de
maux. D'abord c'est Hésione . l'épouse qu'il s'est donnée, qui,
saisie par la mort , appelle en vain son créateur à son Sf^cours ,
du fond de la vallée où elle se traine vers lui. Prométhée ne
peut la secourir ; du sommet où il est enchaîné , il entend les
derniers soupirs qu'elle rend avec la vie. Alors les sibylles
accourent vers lui; ii les interroge, à leur tour, sur le sort du
monde. Les sibylles répondent :
Comme toi dévoré par la haine ou l'amour,
Cliaqne iiomuie a son Caiicase et nourrit son vautour.
256 REVUE DE PARIS.
Inhabiles à expliquer les présages qui se font voir au milieu des
désolations de l'espèce humaine , elles en viennent demander le
sens à Prométhée qui leur apprend que c'est le signe de la mort
des dieux.
LE CHOEUR.
Blasphème ! est-il donc vrai qu'en secret, Promélhée,
Le prophète chez toi ne cache que l'athée ?
PROMÉTHÉE.
Tous vos dieux vont mourir.
Mes yeux ont déjà vu deux races immortelles,
Tour à tour usurper les voûtes éternelles.
Au noir Chaos j"ai vu Saturne succéder ;
Saturne à Jupiîer à son tour doit céder.
A qui va Jupiter céder Taisle suprême?
Je le demande aux cieux. Est-ce là mon blasphème ?
lE CHOELR.
Malheur à qui prévoit l'avenir de trop loin î
Le Temps, au pas tardif, est sourd à son génie.
En vain il prend d'ahord l'avenir à témoin.
En sursaut éveillé, l'univers le renie.
Promélhée prédit un dieu nouveau ; comme preuve de l'éter-
nité de Jupiter, les sibylles lui montrent son messager ailé qui
descend du ciel sur le Caucase. C'est Mercure ; il presse Promé-
thée de déclarer nettement quel est ce dieu qu'il annonce , et
dont Jupiter est effrayé; il emploie inutilement la ruse et la
terreur 5 Promélhée se révolte contre ses séductions . rit de ses
menaces , et demeure inflexible. Comme à la lin du drame d'Es-
chyle , l'univers s'enllamme et tremble sous les foudres de Ju-
piter ; les dieux se précipitent sur leur victime. Promélhée va
éprouver un mal plus affreux encore que tous ceux qu'il en-
dure ; vaincu par la douleur, il commence à douter de lui-
même et de l'avenir : il se met à célébrer le néant. Mais les
sibylles, qui entretenu ses oracles, les lui répètent pour le
consoler. Ainsi , la seconde partie du poème se termine par un
chœur de sibylles qui marquent la transition du monde antique
REVUK DE PARIS. 2:7
au monde nouveau qui va éclore. Prêtresses du pa^janisme . on
sait qu'elles furent adoptées par le culte chrétien, qui leur a
témoigné son respect dans ses chants et dans les peinluresde
ses temples. Elles célèiirent donc tout ensemble la fin du paga-
nisme et Taurore d'une religion nouvelle. Les défaillanci-s du
doute et les pressentiments de la foi se mêlent dans leur bou-
che 5 leur sein rempli du passé et de l'avenir , se livre éperdu-
ment aux inspirations qui le partagent. Leur hymne vagabond
se détache cependant peu à peu du vieux monde, et finit par
une prière aumaitre inconnu du monde nouveau.
On a pu voir, dans les scènes que nous venons d'analyser,
que M. Edgar Quinet ne s'est pas contenté d'imiter le drame
d'Eschyle , mais qu'il Ta transformé , en quelque sorte , et com-
plété. Livré désormais à lui-même, il a négligé les hypothèses
par Ies((uelles l'érudition a essayé de refaire le dénouement de
la trilogie du poète grec ; et il a puisé entièrement danj son
imagination l'idée qu'il a dévelo])pée dans la troisième partie de
sonœuvre. La délivrance de Prométhée par Hercule , telle qu'elle
a été imaginée par les poètes grecs , lui a paru une invention
incomplète, et aujourd'hui inadmissible. En effet, ainsi que
l'auteur l'a dit lui-même, dans la préface pleine de vues élevées,
qui précède son {)()ème, comment les dieux païens pouvaient-ils
délier, sans se mentir à eux-mêmes, le grand blasphémateur
dont ils avaient juré l'éternel supplice? Une solution plus rai-
sonnable , plus vraie , plus hardie . en même temps , s'est pré-
sentée à l'esprit de M. Quinet. Prométhée a prédit la chute de
Jupiter; ce n'est donc qu'apr's la chule de Jupiter qu'il pourra
être délivré. Mais quel est le dieu rédemp'eur annoncé par les
poêles anti(iues qui nous ont transmis celte fable? Sou nom est
écrit dans l'histoire. Qui a détrôné Jupiter? C'est Jehovah. Qui
a délivré l'humanité des chaînes du matérialisme où le paga-
nisme la tenait prisonnière? C'est le Christ. Qu'est-ce que c'est
que Prométhée, si ce n'est limage de l'iiumanité elle-même?
Pourquoi donc ne supposerait-on pas (jue le dieu qui a afifranchi
l'humanité . a biisé aussi les liens de Prométhée?
Celle conclusion une fois admise, res'ait la difficulté de fon-
dre les idées païennes , qui sont empreintes dans les ôvus. pre-
mières parties, avec celles du chrislianisme qui devaient do-
minei' la dernière. MaU celte difficulté u'esl point si grande qu'on
S3.
258 REVUE DE PAKIS.
pourrait se le figurer d'abord. Le christianisme ii'est-il pas sorti
du sein du paganisme? N'a-l-il pas hérité d'une foule d'idées
développées sous son empire? ^''a-l-iI pas approj)iié à son culte
des cérémonies de ce culte qu'il venait remplacer? Aussi les
poêles de la renaissance, depuis Dante et Boccace jusqu'au
Tas.-^e et au Camoëns , ont-ils mêlé avec plus ou moins de bon-
heur , selon la force de leur géine , la mytholor^ie de ces deux
religions qui ont commencé par exister ensemble, et qui sont
encore associées ensemble , dans le respect que les intelligences
élevées professent pour les grandes insliUUions du passé.
M. Quinet n'a donc pas reculé devant l'idée de faire un poème
mixte , semblable à ceux de la renaissance. 11 avait du reste, de
nos jours , l'exemple d'une audace toule semblable ; dans les
premières années de ce siècle, M, de Chateaubriand a tenté,
dans son ouvrage des Martyrs^ de rapprocher la poésie païenne
et la poésie chrétienne.
La troisième partie du poëme de M. Quinet nous montre deuîç
archanges descendant du ciel avec l'aurore. Le premier est
l'archange Michel , représentant de l'esprit biblique} l'autre,
Tarchange Raphaël , incarnation du sentiment évangélique ; ils
s'entretiennent dans Timmensité. Leurs discours reflètent toute
la différence de leurs natures ; la pensée de Michel est pleine de
force et d'énergie , celle de Raphaël pleine de mansuétude et de
douceur. Apportant la vie nouvelle au monde, ils touchent la
cime du Caucase ; ils y aperçoivent Promélhée enchaîné, et l'in-
terrogent. A leur voix, Prométhée s'émeut, comqje si de loin-
tains et vagues souvenirs s'éveillaient dans son âmej puis il
leur adresse lui-même des questions :
Où donc êtes-vous nés? de cette chaste armure
Qui donc a revêtu vos flancs et votre sein?
Quelle vierge a filé votre robe de lin?
Peut-être hal>itez-vous les grottes de Pénée ;
Où plutôt retirés sur le mont Cyanée ,
De rOlympe inconnus et de tout luniver»,
Votre toit se marie au troue des myrtes verts.
Pressé de nouveau de dire qui il est, il leur raconte sa lon-
gue histoire , avec une naivelé pleine à la fois de grandeur et
de charme : au milieu de lobscurité complète des premiers sou-
REVUE DE PARIS. 25»
venirs de son enfiance , il a conservé la pensée à demi voilée d un
dieu invisil)l6, universel, uni(iue et vrai , qui était so:i père ;
mais à une époque qull ne peut préciser, tout ce monde anté-
rieur s'effaça :
Comme un aiglon tombé de l'aire paternelle ,
Sans refuge , orphelin , j'errai dans Tunivcrs.
Alors je commençai dadorer les enfers.
Hlpenconlra, sur un mont, des dieux qui s'enivraient de tou-
tes les délices inférieures de la malière: il aurait jm i)arlager
leur banquet , et se faire , comme eux , des idoles j mais il prit
toutes ces vanités en pilié ,
Et toujours affame d'un plaisir immortel ,
Je quittai tous les dieux par un éclat de rire.
De l'abîme bientôt je visitai l'empire.
Le monde était désert .- l'homme n'était pas né.
L'univers était sans voix; Prométliée songeait à lui en donner
une , et à tirer de l'argile une forme plus belle que toutes celles
que les dieux avaient façonnées ; chaque jour il attendait la réa-
lisation de son rêve.
Ainsi mesjours j.'assaient... si c'étaient là des jours.
Un soir (celte heure est triste et me navre toujours)
Dans la mer je voyais se mirer l'astre blême ;
Mais l'orage éternel ne grondait qu'en moi même.
Tout dormait : j'enviais les songes ties roseaux ,
Et mon ombre, comme eux , dormant au fond des eaux.
Un penser (d'où me vint cette lueur sublime?)
Tout dabord méclaira. Sur le bord de l'abîme ,
D'un vil et noir limon recueilli par hasard ,
Je fis un demi-dieu , fragile enfant de lart.
Ainsi il forma l'homme; il l'anima, puis il lui apprit les
sciences et les arts, il lui donna la civilisation ; et c'est pour
celle raison que JujJiler l'a crucidé. A ce iioai do Jupiter, l'ar-
change Michel s'indigne, et lui apprend que Jupiter est déchu
de rOhmpe. Promélhée ne le veut pas croire. L'archange lui
ïaconle les chauijemculs du ciel et tie la terre j mois Prouiothé*
260 REVUE DE PARIS.
a trop souffert pour se laisser persuader facilement ; on sent que
la douleur a desséché son àme, et lui a fait une irréparable vieil-
lesse.
Pardunnez aux soupçons ; ils sont fils des tristesses.
Mais tous les dieux nouveaux sont féconds en promesses.
Avares du présent, prodigues d'avenir,
Par le même chemin on les voit tous venir.
Le blasphème erre encore sur la bouche du vieux ProméLhée ;
mais un miracle va changer son àme. Par un mot Raphaël brise
ses chaînes, et Michel tue le vautour qui le dévore. L'âme de
Prométhée ne peut cependant se livrer si entièrement à la joie
de sa délivrance qu'elle ne conserve une sourde défiance.
Comme pour achever de dissiper ses doutes , les dieux bannis de
rOlymiie passent devant lui; ils sui'plieut les archanges de les
laisser vivre dans quehiue coin ignoré de la terre , et , ne trou-
vant aucune pitié, ils blasj)hèment à leur tour contre la dureté
des maîtres du ciel ; les archanges les précipitent dans le néant.
En se dispersant , les dieux anciens annoncent au dieu qui les
écrase une chute semblable à la leur. Quand ils ont cessé de
faire entendre leurs imprécations, les archanges enlèvent Pro-
méthée dans le ciel ; le Titan y conserve encore la morsure de
la douleur, qui est comme un secret avertissement des nouveaux
tourments qui attendent Thumanité dans son infatigable voyage
h travers des cieux toujours nouveaux. Un chœur de séraphins ,
au milieu desquels Hésione , rendue ù la vie , fait entendre sa
voix , célèbre l'avènement de la foi nouvelle et couronne tout le
poëme.
L'analyse de cet ouvrage en a suffisamment éclairé la pensée.
Considéré sous son aspect le plus général , il offre le tableau du
développement entier de l'humanité; c'est un abrégé des croyan-
ces du monde. En regardant plus au fond, on voit clairement
qu'il présente riiisloire des douleurs que le doute fait souffrir i\
l'homme, mais aussi des progrès qu'il lui fait accomplir. Jusqu'à
ce jour les i)0étes qui s'étaient inspirés du l'romélhée antique
n'avaient jeté au milieu de notre société pleine de trouble que
des angoisses nouvelles. Byron , ce Promélliée que l'Europe a
vu vivant , a rempli l'air des cris de son désespoir , qui retentis-
sent encore à no§ oreilles. 11 apparlenail à notre nation de pro-
REVUE DE PARIS. Î6t
duire un poète qui vint venger l'avenir des blasphèmes qui s'a-
dressent au passé , et de montrer comment le mal est une épreuve
qui mène au bien . comment le scepticisme est la transition né-
cessaire qui conduit d'une foi à une autre foi.
Il y a aussi dans la société actuelle un vice plus terrible que
le blasi)hème : mieux vaut maudire ie ciel et le nier que de rester
indifféreirt A ses merveilles, et que de vivre tout entier dans les
horizons inférieurs de la terre. L'oubli'de Cieu est un mal plus
honteux que l'athéisme. Cependant , à Theuie qu'il est. tandis
que quelques esprits égarés entre la lumière et la nuit . se tour-
mentent dans le vide . et, jileins de riiorreîir que leur inspire
l'obscure solitude où nous marchons .jettent leurs analhîmes à
la face du ciel . la foule s'appesantit dans uti sensualisme impur,
auquel les arts eux-mêmes prodiguent leurs ornements et leurs
voiles. Celte insolente ivresse de la boue est odieuse aux hommes
qui poursuivent, dans leur isolement, les |)résages d'un meil-
leur avenir, et bien souvent elle i)orle le découragement dans
leur cœur. A tous ces esprits purs et élevés le poème de M. Edgar
Quinet apparaîtra comme un rafiaichissement salutaire; ils y
pourront voir l'incapable protestation de l'esprit humain contre
toutes les puissances matérialistes ; ils espéreront que la série
des hymnes du doute étant définitivement close par ce chant
d'espérance . toutes les facultés i>oétiques dispersées juscpj'à ce
jour dans des œuvres fra:;meritaires se concentreront dans la
méditation des grandes choses que notre nation a accomi)Iies, et
songeront à élever des monuments dignes de sa gloire.
Il y a dans la forme de ce |)oeme autant de sérénité et d'éléva-
tion que dans la pensée qui l'a inspiré ; comme l'idée est entière-
ment étiaiigèi'e aux créations sans espoir et sans loi avec les-
quelles on berce aujourd'hui rindifîérence i)ubli(iue. le style
aussi est exempt des bizarreries et des prétentions pénibles par
lesquelles on tourmente notre langue. M. Quinet a visité la
Grèce . et il a voué aux débris de si littérature et de ses arts un
culte pieux, qui a donné au poème <iue nous venons d'analyser
un délicieux i>arfum de calme et de simplicité. Plein d'admira-
tion pour les beaux monuments de notre littérature, il a trouvé
en eux le secret de cette alliance du génie antique et du génie
moderne qu'il voulait réaliser. La lifléralure française, quoi
qu'on fasse, devra toujours si plus b^'lle gloire à ce vrai s:>nli-
$62 RK\Cr. DE PARIS.
ment de l'antiquité dont elle est , depuis la renaissauce , le
plus fidèle représentant. L'esprit philosophique qui est la vérila-
b!e source de sa vie , et qui préside aux destinées de notre na-
tion , établit entre elle et les siècles philosophiques de l'ancien
monde dus liens qu'on ne détruira jamais. Le mérite de ce Ron-
sard , dont on a pris le nom dans ces dernières années comme
le symbole de la révolte conti e les anciens , consiste au c(mtraire
dans la dévotion qu'il avait pour eux; et c'est lui qui le premier
a renoué chez nous cette chaîne de la grande tradition littéraire
qu'on a vainement essayé de briser de nos jours.
La vertifiration de M. Ouinet ne ressemble donc en rien au
procédé des poëtes de notre époque, qui, ne trouvant pas la
lumière dans leur esprit, entrechoquent péniblement les mots
pour voir s'ils n'en pourront pas faire jaillir Létincelle sacrée j
elle est paisible, simple, je dirai même élémentaire, comme
cette belle et naïve civilisation gn cque , dont elle a voulu faire
renaître les sonj^es parmi nous; elle laisse parler la pensée toute
vraie et toute nue. C'est par une grande élude et par un labeur
dont il faut(iu'on tienne compte, qu'un poëte, d'une imagina-
lion aussi brillante et aussi prodigue, s'est restreint à cette
grande sobriété; ayant à sa disposition l'or, l'argent, l'ivoire,
et tous les métaux les plus riches , sachons-lui gré d'avoir fait
sa statue d'un marbre i)ur et uniforme.
Sans doute les Grecs lui ont été fort utiles; Homère et Eschyle
lui ont donné l'exemple de cette i)rimillve simplicité de contour
dont il a fait un usage si inattendu. Mais il a trouvé aussi dans
nos auteurs d'excellents modèles, qu'il n'a pas vainement étu-
diés , et dont il a rajeuni le style. Dans toutes les parties de sou
poëme où le dialogue domine, on sent l'influence de Corneille,-
c'est ce vers plein , concis , grand et simple à la fois , empreint
d'une noble rudesse, et ijrofondément martelé par la pensée.
Les récils nous onl rappelé une forme plus souple et plus naïve,
ils ont été écrits avec le grand vers de La Fontaine, ce beau
vers de Philémon et Beaucis , si grave et si facile dans son
allure, et où revivent toute la grâce et toute la simplicité de la
poésie antique. Pour les chœurs, M. Quinet en a pris la forme
dans Jean-Baptiste Rousseau; mais il a imité les cantates plus
que les odes de son modèle , et il a beaucoup moins cherché à
prendre un Ion général d'harmonie <pi*à exprimer, par des
RLVUE Dh PAKIS. 263
coupes inventées, des idées et des situations différentes. De toutes
ces formes, la première lui est jjIus familière que la seconde,
et la seconde plus naturelle que la dernière; il s'est fait avec
ces trois manières une sorte de style composite dont il a su
ramener les nuances diverses à Tunilé.
Nous avons la conviction que lœuvre que nous venons d'ap-
précier n'est pas faite pour la vie éphémère des choses qui brillent
et qui passent ; elle tranche si complètement avec tout ce que l'on
fait aujourd'hui , que nous ne saurions prévoir l'accueil (ju'elle
recevra du temps présent. La pensée profonde qui l'anime lui
garantirait l'avenir, quand même la forme dont elle est revêtue
ne trouverait pas les esjjrils bien disposés; dans le temps où
nous sommes , c'est une chose rare qu'une idée de la portée et de
la taille de celle que nous venons d'examiner, Y a-t-il beaucoup
d'ouvrages qui forcent la critique à agiter toutes les questions
que nous avons du soulever à propos de celui-ci, et qui l'obli-
gent à remonter ainsi le cours des âges et la série des créations
poétiques? Un poëme dont l'enfantement remue tant de souve-
nirs dans le passé, n'éveillerait-il pas les échos de l'avenir?
Nous ne le croyons pas. Oui , l'avenir ignorera beaucoup de
noms aujourd'hui célèbres; mais il connaîtra celui de ce naïf et
hardi poète, qui, chaque année, emporte dans ses foréls l'é-
molion de tous les tressaillements de notre grande ville , et qui .
chaque année, nous rapporte de sa solitude l'œuvre conscien-
cieuse éclose au milieu du calme de la nature , loin de toutes les
passions impures et tumultueuses. Le ver qui ronge les idoles
que la foule adore, finira par les réduire en poussière, et l'œu-
vre de la corruption retournera à la corruption. Mais les
grandes idées nées d'un noble cœur sont assurées de ne pas
périr; la postérité ne se paye pas de vains sons : c'est dans l'élé-
vation de l'àrae et de la pensée qu'elle reconnaît la marque du
vrai génie.
H. FOUTQCI.
DU
COMITÉ HISTORIQUE
DES ARTS ET DES MONUMENTS
ÉTABLI AU MIÎÎISTÈRE DE l'INSTRUCTION PUBLIQUE.
Nous avons déjà parlé de ïa nouvelle or,'îanisation des comités
historiques par M. de Salvandy. D'après l'arrêté ministériel , la
commission entière se partage en cinq comités dont l'un , celui
des arts et d( s monuments , est chargé de diriger des recherches
sur toutes les œuvres de l'art, d'interroger l'architecture, la
sculpture, la peinture , et de leur demander tout ce qu'elles
peuvent fournir de renseignements historiques. L'archéologie
enfin , dans le sens restreint el usuel du mot, est dans les atlri-
hulions de ce comité, comme la paléographie dans celles du
comité des inscriptions, ^'ous allons en conséquence dire un
mot de l'archéologie avant d'indiquer la série de travaux que le
comité des arts doit faire ou diriger, et les résultats que ces
travaux obtiendront nécessairement.
L'archéologie fait de l'histoire, ou plutôt prépare des maté-
riaux à l'histoire en observant les diverses formes que l'art im-
prime aux divers métaux, comme la paléographie fait de l'his-
toire en s'en([uérant des mots et des phrases. L'une étudie la
langue qui se parle avec des lignes et des couleurs , l'autre la
langue <pii s'exi)rime par des lettres. Toutes deux aboutissent
nu même but , i)arce que toutes deux étudient les deux faces
d'une même question.
Je ne contesterai rien à la paléographie, je la déclarerai même
REVUE DE PARIS. 265
une science bien faite , fort avancée, une science à qui ni les
Linnée ni les Lavoisier n'ont manqué pour lui donnerune classifi-
cation et une lermiïiologie, ni les Cuvier pour la parier à l'aide
de mots ordonnés par une syntaxe.
Il est vrai qu'on serait fort embarrassé de citer un paléo^jra-
phe qui fût de la taille des savants qu'on vient de nommer ;
mais ce que les individus ont fait dans les sciences physiques ,
ce sont les corporations qui l'ont accompli dans cette science
historique ; on ne trouve pas un homme . mais une société de
génie. L'Académie des inscriptions aurait à raison droit de se
fâcher si on lui contestait sa gloire; elle écraserait le détracteur
avec les grands travaux qu'elle a accomplis et ceux qu'elle tient
en ce moment sur le chantier. Je m'incline donc devant les
paléographes de l'Institut. — Mais l'archéologie est loin d'avoir
eu le même bonheur. Ici , point d'hommes , point de corps à
grande capacité. L'archéologie grecque, romaine, et surtout l'ar-
chéologie égyptienne, auraient sans doute à citer quelques
noms éclatants, étrangers à la France, ou nos concitoyens d'un
âge antérieur, ou nos contemporains ; mais ces noms eux-mêmes
sont ternes sur plus d'un point. Au surplus, j'abandonne l'ap-
préciation des érudits qui se livrent aux antiquités étrangères,
parce que j'ai à parler seulement de nos antiquités nationales
et du comité qui les étudie exclusivement.
L'archéologie française , qui sera, il faut l'espérer une grande
et belle science dans quelques années, est aujourd'hui si miséra-
ble, que tous les hommes intelligents s'en mo!j[uent et ont le droit
de s'en moquer.
C'est que d'abord elle n'est pas faite et n'existe qu'en germe ;
car elle n'a ni terminologie j)Our dénommer les objets dont
elle s'occupe, ni ciassitication pour disposer ces objets dans un
ordre quelconque. Comme l'enfant qui ne sait pas encore par-
ler, elle en est réduite à se faire comprendre par des gestes,
pour ainsi dire , plutôt que par des mots.
L'archéologie est donc une science en enfance et qui ne parle
pas encore.
Mais, et ce fait est bien autrement déploréible, les hommes qui
se sont occupés d'arcb.éologie en France, sont peu sensés jjour
la plupart. Je ne j)arlerai par des phases diverses par lesquelles
l'archéologie a passé depuis le xvo siècle jusqu'à nos jours : elles
S 23
266 REVL'E DE PARIS.
sont si nombreuses et tellement chargées de faits , qu'il y a
matière pour un curieux volume qui se fera un jour et avec
avantage pour la science. Je me contenterai de dire que les
obJ»?(s d'art, les statues et les figures particulièrement, n'ont
jamais été vues en eux-mêmes . mais toujours au travers de pré-
jugés et de systèmes religieux, scientifiques et historiques. Les
alchimistes du xv» siècle voyaient dans le sacrifice d'Abraham
la transmutation des métaux. Les astrologues du wiii^ expli-
quaient l'absence ou la présence de la Vierge Marie dans un
zodia(iue par une intention astronomique ; ils appelaient Jésus-
Christ le soleil , saint Pierre le taureau , saint Jean les gémeaux.
Les mystiques de nos jours vous donnent le sens allégorique
d'une ogive, d'un chardon, d'un escargot; les historiens vous
expliquent par les croisades la provenance du système gothique
que les poètes font venir de la Forêt-Noire ou des Ardennes.
Mon Dieu ! pourquoi se torturer ainsi l'intelligence ou la mé-
moire ! Qu'on fiisse donc de l'archéologie tout bonnement, tout
simplement comme on fait de la botanique : avec les seules
plantes et les seuls monuments sous les yeux. L'archéologie est
une science naUirelle aussi, puisque les objets qu'elle étudie
sont physiques et palpables. Cuvier a mis la Bible de côté pour
faire de la géologie , et a créé celte science qui s'est trouvée
ensuite parfaitement d'accord avec la Genèse; pour le moment,
renvoyez les textes, et l'histoire, et les systèmes, pour étudier
les monumenls de l'art, et vous verrez en peu d'années que
votre science ne sera pas contredite par l'histoire, comme elle
l'a été jus(|u'alors. mais au contraire, confirmée par elle et avec
beaucoup d'éclat. C'est pour avoir négligé les monuments et ne
les avoir vus que les livres à la main, qu'on a fait, jusqu'à cette
heure. 'une besogne archéologique si déplorable. Ajoutez, et je
reviens à mon dire de tout à l'heure, que cette perpétuelle con-
tradiction entre l'histoire et les monuments, que cette continuelle
torture à laquelle les antiquaires ont soumis leur esprit pour
interpréter l'art par l'histoire, au lieu de l'interpréter par lui-
même, ont entraîné dans de graves erreurs la plupart des ar-
chéologues.
Certains antiquaires, par exemple, ont pris pour spécialité les
antiquités qu'on appelle gauloises, ou celtiques, ou druidiques,
ou ibériennes. à tort ou à raison, peu importe. Ils ont lu Stra-
REVUE DE PARIS. 267
hon, CHcii el Tacite. avaiU d'avoir étudié les monuments : il eût
mieux valu les lire après, car ils ne rêvent que roches druidi-
ques, que tombelles gauloises. Ces panthéistes en archéologie
déifient toute pierre naturelle et font des dieux avec les cailloux
des champs. Ils ne peuvent rencontrer une roche dans les bois
ou les prés, sans l'adorer, la proclamer un monument de la
religion druidique, et faire remarquer, avec une horreur toute
philanthropique, une rigole encore tachée du sang des victimes
humaines immolées au dieu Tentâtes. — Par malheur, la rigole
est une fente de la pierre, et le sang est une plaque de mousses
desséchées et rougies par l'automne, comme celles qui tapissent,
dans toute sa hauteur, l'aiguille du mont Saint-Michel, au Puy
en Yelay, où l'on n'immole pourtant que les blanches hosties de
l'eucharistie.
Pour eux, tout monticule qui s'élève sur un terrain plat ne
peut être qu'un tumulus gaulois ou franc qui a servi de sépul-
ture à Brennus. k Mérovée. à Clodion-le-r.hevclu 5 tout ossement
fossile, trouvé dans une caverne géologique, a dû aj»parlenir à
quelque géant historique des Cimbres ou des Teutons. Mais exa-
minés de près par la science, les os du géai t Tentobochus ont
été reconnus, il y a bientôt un an. pour être ceux d'un masto-
donte ; M. de iilainville en a même dit Tespèce. — C'est ainsi
qu'on montre au musée de Dijon une pierre creuse qu'on avait
prise, pendant cent cinquante ans, pour un peulvan et un tau-
robole antique, et qui n'est qu'un tronc chrétien où les bonnes
femmes jetaient liards et deniers pour l'entretien de l'église et
les pauvres de la paroisse.
Quant aux antiquaires qui étudient nos antiquités romaines,
même chose à dire : l'histoire leur trouble la tête. Je ne nie pas
que sur notre sol les Romains n'aient jeté quelques monuments
de distance en distance ; mais qu'ils les aient semés avec profu-
sion, comme on le dit, qu'ils en aient eu le temps el la luiissance,
cela n'est pas croyable.
D ici à dix ans, il faut espérer que nous aurons rendu à
nos pères la plupart de ces monuments qu'on attribue aux
Romains. Déjà les archéologues sceptiques demandent d'au-
tres |)reuves (|ue celles données jusqu'à ce jour pour déclarer
qu'un monument n'est pas français. L'appareil ne suffit pas
pour caractériser un édilke . et c'est par l'appareil seulement
268 REVUE DE PARIS.
qu'on a reconnu jusqu'alors les constructions romaines.
Pour les antiquaires cliréliens , à part une dizaine que tous
nous proclamons nos savants , nos intelligents , nos honorables
Tnailres,ils tombent dans les mêmes erreurs que les autres;
aveuglés par l'histoire, par le mysticisme , par les systèmes , ils
veulent rendre compte de Tart chrétien , oii ils ne voient , ne
sentent et ne comprennent rien. J'en connais un malheureux
que le mysticisme a rendu complètement fou.— On voyait à
Charenton , il y a quelques années, un homme qui se croyait le
carillon de Dunkerque. Le pauvre fou allait et venait nuit et
jour dans sa cabane, de seconde en seconde, comme le balancier
d'une horloge; il sonnait les heures, les quarts , les demies ,
les trois quarts; avant chaque heure, il carillonnait des pieds ,
des mains et de la tète , l'air si connu de tout le monde. Il ne put
tenir longtemps à pareille fatigue , car il ne s'arrêtait pas plus
qu'une horloge bien montée. Une nuit , après avoir sonné le
dernier coup de onze heures, il tomba mort d'épuisement.—
L'antiquaire dont je vous parle est passé à l'état de ce carillon
humain. Persuadé qu'une cathédrale est un mythe de pierre, un
système moral bâli, il cherche et trouve une intention dans les
proportions d'une église, une idée dans sa direction, une pensée
dans sa forme , toui un traité de théologie dans les assises qui
montent des fondations à la pointe des clochers. Puis, renouve-
lant la magnifique légende de Je ne sais plus quelle sainte , qui,
inie nuit , vit son cœur se dilater et se modeler en forme de
sanctuaire où Jésus-Christ lui-même disait la messe, il s'est cru
pélrifié et transfiguré en cathédrale. On rencontre dans les rues
un homme long, maigre, pâle défigure, à l'œil cave, étendant
SOS bras en croix comme la nef transversale d'une église, incli-
nant la tête sur l'épaule gauche , comme on s'imagine que
îS'otre-Dame de Paris penche son chevet vers le nord, parce que
Jésus-Christ mourant laissa tomber douloureusement sa tête;
cet homme, c'est notre antiquaire chrétien, à qui l'exagération
du mysticisme archéologique a troublé la raison. Il se croit ca-
thédrale. C'est déplorable de voir une intelligence, remarquable
assurément, ainsi ruinée par une erreur. Et malheureusement
cette maladie est contagieuse, car tous les antiquaires chrétiens
en sont plus ou moins sérieusement atteints. Faut-il parler
encore de ces antiquaires si nombreux qui vont recueillir les
REVUE DE PARIS. 269
traditions plus absurdes Tuue que l'autre pour faire de rareh(''0-
lof^ie. et qui , voyant à IS'otre-Dame de TÉpine des anneaux de
fer scellés contre une muraille, du xv^ siècle pour attacher les
ânes le jour de la fête, croient, sur la foi des traditions, (jue
ces anneaux ont été placés là pour attacher les chevaux d'Attila,
le grand héros épique de la Champagne ; qui , voyant sur la
route de Châions à Troyes de la pierre calcaire cylindrique
comme un humérus et veinée de silex noirâtre, croient que ce
sont les os calcinés de ces milliers de Huns tués par les Romains ;
qui, sur le plan d'une abbaye, voyant indiquée par le nom de
salle des morts une pièce oontij^ué à l'église, et où les cadavres
encore chauds étaient apportés comme cela se i)ratique à l'Hôlel-
Dieu de Paris , où il y a un refroidissoir pour un pareil usage,
lisent salle des Maures, préoccupés qu'ils sont parles tradi-
tions orientales, et i)ensent que cette pièce était en ogive comme
l'Alhambra et les Alcazars mauresques?— Quelques antiquaires,
enfin, usent leur vie sur des vétilles, et passent leurs plus belles
années à disserter sur des niaiseries, comme autrefois les anti-
quaires païens sur les cornes de la biche chasseresse , sur les
yeux sans prunelles du bel Antinous , sur les sandales de Jason j
ils dessinent et mesurent pour la millième fois deux ou trois
colonnes d'un monument ruiné, tandis que des édifices immenses,
solides, entiers, n'appellent pas une minute leur attention. Ils
s'obstinent à déchiffrer le seul mot qui reste d'un manuscrit
complètement etîacé, et détournent les yeux d'un grand ouvrage
auquel pas une lettre ne manque.
Ce sont toutes ces causes réunies qui ont jeté de la déconsidé-
ration sur l'archéologie ; car on rend une doctrine, une science,
une institution, responsable des vices et des folies de ceux qui
la prêchent, Téludient ou la fondent. Mais ces causes diminuent
chaque jour en nombre et en intensité. L'archéologie bégaie
déjà, si elle ne parle pas encore, et certains archéologues com-
mencent à oublier l'histoire et les traditions ; ils renoncent aux
systèmes et aux mythes , ramassent des monuments importants
et non des miettes archéologiques , et veulent faire de l'archéo-
logie une science aussi rigoureuse, aussi positive qu'une science
naturelle. C'est alors qu'elle rendra d'immenses services et qu'on
ne lui contestera plus son utilité.
On peut indiquer d'avance les services qu'elle est appelée à
23,
S70 REVUE DE PARIS.
rendre , et signaler son imporlaace , surtout sous le rapport
historique.
Prise de haut, rarchéologie est une noble science, qui fournit
à l'histoire morale et politique , à Thisloire des arts libéraux et
des arts industriels , à Thisloire physique et à l'histoire intel-
lectuelle, la plupart des matériaux où elles vont puiser leurs
faits. Comme on a contesté, comme des historiens contestent
encore ces résultats , qu'on me permette de m'y arrêter quel-
ques instants.
Sans l'archéologie, que saurait-on de l'histoire de l'Egypte,
si ce n'est les fables racontées par Hérodote et les hiéroglyphes
burinés par Sanchoniaton? Avec l'archéologie on a refait une
grande partie de l'histoire des Égyptiens ; on connaît déjà les
mœurs de ce peuple, on est au courant de son industrie, on
])Ossède rectifiée la liste de ses rois, et cependant nous ne sommes
encore qu'au bord de la science , nous avons k peine étudié les
obé!is;|ues et les pylônes qui en gardent l'entrée. Il en sera de
même et mieux encore , assurément , pour l'archéologie chré-
tienne; car on n'aura pas affaire, comme en Egypte, à des
liiéroglyphes qu'on peut craindre de ne pouvoir jamais déchif-
frer. D'abord elle donnera à l'histoire politique ou extérieure des
faits d'un haut intérêt. Ainsi dans la cathédrale de Sens et dans
celle de Chartres , un vitrail raconte la vie de saint Thomas
Becket, depuis sa nomination à l'archevêché de Cantorbery
jusqu'à sa mort. La verrière de Sens, particulièrement, est
d'une extrême importance ; car, presque contemporaine de Bec-
ket, elle est encore chaude, pour ainsi dire , des passions poli-
tiques et religieuses que ce grand homme avait soulevées; puis
elle est dans une ville habitée par le saint, où il a prêché {un
médaillon de ce vitrail le représente en chaire parlant au peuple,
avec cette légende : Prœdicai pojmlum). où il a laissé sa mitre,
son aube etsa chasuble, qu'on garde précieusement dans le trésor,
et qu'on montre aujourd'hui encore aux voyageurs. Cette ver-
rière est un pamphlet contemporain en faveur de Becket contre
le roi d'Angleterre. Je ne connais pas beaucoup de manuscrits
historiques qui aient cette importance ; aussi M. Augustin
Thierry, qui, dans sa Conquête des Normands, a reproduit
avec tant de chaleur ce drame tragique qui se noua en France
et se dénoua en Angleterre par la mort affreuse du héros, va-t-il
REVIE DK PAKH. 271
illustrer la nouvelle édition de son bel ouvrage par quel<jiips ta-
bleaux empruntés à ce vitrail. A Troyes , cette ville si riche en
peintures sur verre de toutes les époques du xin« au xyii^ siècle,
car ses dix églises en sont remplies, une autre fenêtre rriconle
la jeunesse de saint Louis et la régence de la reine Blanche. Ce
n'est pas sans intérêt qu'on voit , dans la ville du comte Thibaut
de Champagne , la révolte, puis la soumission de ce noble trou-
badour, de ce turbulent amoureux de Blanche de Castille. Sur
un autre vitrail de la cathédrale est peinte toute léducation de
saint Louis par sa mère , qui, en vraie bourgeoise, lui apprend
h lire , comme autrefois sainte Anne à la Vierge. Une des fenê-
tres de la Sainte-Chapelle de Paris rfqirésente la translation de
la couronne d'épines achetée par saint Louis aux Conslanlinopo-
litains. On voit les différentes stations que la précieuse relique
fît de Sens à Paris , et Téchafaud de la porte Saint-Antoine d'où
révêque la montra au peuple. De Suger, ce grand abbé qui ne
tît pas de miracles comme saint Bernard, qui ne l'ut pas canonisé
comme lui , mais qui aimait les arts ({ue Bernard détestait, qui
décora comme un jjalais céleste la grande basilique de Saint-
Denis , tandis qu'il s'était réservé pour lui une pauvre cellule
longue de six pieds et large de quatre , qui déconseilla la mal-
heureuse croisade dont Bernard fut le boute-feu , qui gouverna
la France avec tant de fermeté et de sagesse en l'absence de
Louis Vil ; de Suger nous n'avons d'autre portrait qu'une petite
figure en pied , où il s'est fait représenter à genoux , priant la
Vierge , a\^.c cette légende : SiKjerius abbas. Je ne parle pas
de la taj)isserie de Baveux connue de tous , et où la conquête
d'Angleterre est brodée avec des détails si intéressants. A Car-
cassonne , dans l'église de Saint-Nazaire, un bas-relief repré-
sente l'un des pins tragiques épisodes militaires de la gneire des
Albigeois. A Notre-Dame de Reims, tous les vitraux de la nef
représentent superposés les rois de France et les archevêques
qui les ont sacrés. L'un de ces rois tient un glaive , tandis que
les autres ont un sceptie à la main. C'est Charlemagne (son nom
y est : Karolus), et ce glaive, c'est la Joyeuse qui coupa ou
ordonna de couper la tête à qualie mille cinq cents Saxons en
un seul jour, et qui prend ici une terrible signification. Celte
série d'archevêques irest-elle pas plus intéressante que ces froides
listes écrites sur i)archemin, renfermées dans des dii>tyques que
272 REVUE DE PARIS.
Ton ouvrait sur l'autel au moment du canon de la messe, et dont
])lu.sieurs sont conservés à la Bibliothèque royale ?
Et les tombeaux , si nombreux en France , ne sont-ils pas
chacun une feuille importante de notre histoire, depuis les
8imi)les dalles tumulaires qui couvrent , comme à Notre-Dame
de Rouen et Saint-Uemi de Reims, des cendres royales, jus-
qu'aux monuments de Saint-Denis , où quelquefois , comme aux
tombeaux de Louis XII et de François I^r , c'est une portion
entière de la vie du prince, qui est sculptée en relief ou en bosse
sur toutes les parois? Il n'y a pas que des tombes royales:
chaque ordre de l'État , les nobles , les clercs et les plébéiens ,
faisait sculpter son histoire sur un monument qui abritait ses
restes. Et tant d'édifice écussonnés du blason des rois et des sei-
gneurs ecclésiastiques et séculiers , ou même des bourgeois par-
venus, comme on en voit en si grand nombre à Saint-Nizier de
Lyon , ne sont-ils pas autant de sources où l'on devrait puiser
pour refaire au complet le grand armoriai de France et redresser
de nombreuses généalogies?
Je ne donne que des indications , je ne rappelle que peu de
monuments ; mais ce que je viens de dire prouvera suffisamment
que nos édifices chrétiens regorgent de faits de l'histoire pro-
prement dite, de l'histoire extérieure et politique.— Mais encore
et surtout l'histoire morale, intellectuelle, industrielle, coule à
pleins bords dans les églises de toutes les époques, dans les châ-
teaux féodaux, dans les constructions civiles du xv^ et xvi^ siè-
cles. Un monument raconte aussi bien que les livres imprimés
ou manuscrits des faits en grand nombre et de toute nature.
Par exemple, l'histoire de France, depuis les premiers siècles
chrétiens jusqu'au xv^, se partage, quant aux personnes qui en
ont occupé la scène et quant aux idées qui ont fait ou modifié les
événements, en quatre pi^riodes très-distinctes. A la première,
c'est le clergé, c'est le pouvoir sacerdotal qui domine. C'est lui
qui, du cadavre de la puissance romaine, fait sortir la nouvelle
civilisation chrétienne. Les grands hommes d'abord sont les
évè(|ues, et ces évéques sont, pour ainsi dire, des chefs de dy-
nastie, car l'un, saint Martin, fait de Tours la capitale des pre-
miers Mérovingiens ; l'autre, saint Rémi, fait de Reims et deLaon
le siège des derniers Mérovingiens et des premiers Carlovingiens.
Le clergé opp;).ie à la fureur d'Attila, ici sainte Geneviève, là
REVUE DE PARIS. 273
l'évêque d'Orléans, ailleurs celui de Troyes, et AUila recule.
Après avoir chassé les barbares, après avoir organisé la Gaule,
le clergé appelle les Francs pour leur faire administrer le pays
qu'il vient de convertir; il baptise Clovis, il canonise Clotilde.
Il ne remet pas. cependant toutes les affaires temporelles aux
leudes, il n'abdique pas au profit des séculiers; car il s'introduit
dans les assemblées politiques, et reste ainsi maître de la Gaule,
dont il a fait les idées et dont il règle les actions. Mais sa puis-
sance se coucha après une course triomphale qui dura près
de cinq cents ans. Quand Charles Martel eut dépouillé les prêtres
pour enrichir les soldats, et que le guerrier chanta la messe en
mettant la chasuble par-dessus la cuirasse , le clergé, qui avait
fait son temps, céda la place à la noblesse. Ébroïii blessa la
puissance hiératique à mort en tuant saint Léger, son rival.
C'est à Charlemagne que commence ce second acte du drame
de notre histoire. Les Carlovingiens sont de souche ecclésiasti-
que : leur ancêtre est un évèque de Melz, c'est vrai; mais
Charles Martel d'un côté, et Charlemagne de l'autre, parais-
sent , l'un dans sa vie publique , l'autre dans ses mœurs privées ,
oublier leur origine. Le prêtre régnera encore, mais ne gouver-
nera plus ; il se fera renvoyer dans ses cloîtres, comme un in-
trigant, avec Adalhard et Wala, lorsqu'il voudra retremper ses
mains aux affaires publiques ; tandis que le pouvoir militaire ,
la noblesse, s'organisera par la féodalité, deviendra puissante
par la hiérarchie, imposera des lois même à l'autorité sacerdo-
tale. Quelques grands hommes de cette époque sont encore des
saints , comme Guillaume , le grand saint du Midi , comme An-
gilbert, le saint du Ts'ord : mais ils seront saints après coup ,
subsidiairement et après avoir été d'abord et surtout des héros
laïques. Et même, en leur qualité de saints, ils inspirent quelque
peu de pitié : voyez leurs légendes ; tandis que , comme héros ,
ils sont redoutables et magnifiques : voyez les poèmes qui par-
lent d'eux. Louis le Débonnaire est forcé d'abandonner aux no-
bles toutes ses propriétés, et de se ruiner pour les enrichir.
L'hérédité des fîefs se constitue ; Charles le Chauve signe celle
des comtes. La noblesse s'organise, se rive au sol, s'attache à
la terre , s'incorpore au pays. Llle impose son organisation
même aux ecclésiastiques , car saint Benoit d'Aniane hiérarchise
ses moines comme la noblesse ses vassaux, car Grégoire Vil
274 REVUE DE PARIS.
soumet tout le clerf^é à une sorte de discipline militaire. La
noblesse , dans l'apogée de sa force , conquiert l'Angleterre à
la tête d'un bâlard, elle conquiert la Sicile, et donne asile
au terrible Hildebrand , qui fut lieureux d'être recueilli par
elle.
Mais la noblesse devait finir comme avait fini le clergé ; elle
devait laisser la place à un autre personnage. Déjà ce nouvel
acteur se fait pressentir dans les chefs des deux grands pays
européens : les Planlagenels qui sont rois d'Angleterre, et les
Capets rois de France , descendant les uns d'un bourgeois de
Rennes, les autres, selon Dante , d'un boucher de Paris. Le
bourgeois va régner.
Les croisades furent plutôt un mouvement communal qu'un
mouvement féodal : les bourgeois s'enrôlèrent sous Pierre l'Her-
mite et sous Gautier sans Avoir, et ce fut après réflexion que
les nobles voulurent prendre part à cette grand impulsion. Mais
quand même on laisserait les croisades à la féodalilé, d'autres
symptômes n'annonceraient pas moins la puissance imminente
du bourgeois.
D'abord les villes se soulèvent contre le brigandage des sei-
gneurs et réclament la liberté; les unes achètent, les autres
emportent des droits. Les curés des communes et les bourgeois
des villes, bannière en tête, accompagnent le roi dans ses cour-
ses contre les tyrans féodaux. Saint Louis proiiiulgue ses éta-
blissements contre la féodalité et oppose au pape la Pragmati-
que-sanction 5 le clergé et le noblesse , solidaires l'un de l'autre,
à cause de leur puissance passée, sont souffletés sur la joue de
Boniface YIII et brûlés avec les Templiers ; tandis que le bour-
geois se fait instruire à l'université de Paris, apprend le droit
romain , traduit la Bible et les Instilules dans sa langue vul-
gaire, et chasse le latin sacerdotal et féodal avec cette langue
française, honnie jusqu'alors, et qu'aujourd'hui il impose à tous.
Il réclame la liberté de la pensée par la bouche d'Abeilard , et
par ses légistes s'empare de toute Ladministralion financière et
politique du pays.
Le clergé recula devant la noblesse ; la noblesse céda au
bourgeois ; le bourgeois s'écarta pour laisser passer le peuple
qui, à son tour, prit en main l'autorité politique. Il annonça sa
pri.se de possession par des actes atroces . par le ma-ssacre des
REVLE DE PARIS. 275
juifs et des lépreux, accusés d'empoisonnemeul , comme à l'épo-
que du choléra furent accusés et massacrés plusieurs malheu-
reux. Jean le Bon, roi populaire, défjrade les petits seiî^neurs
et les bourgeois en leur offrant de l'argent pour le service de
sou armée i)ermanente5 il en fait des valets à ses gages. Au
contraire . il élève le peuple en le poussant dans les états géné-
raux de 1530. Le peuple, de moitié dans les affaires politiques
(sur hOO membres il y était pour 400), s'empara bientôt de la
totalité de ces affaires, car toute la noblesse se relira des Étals.
Alors 31arcel est roi de Paris, roi du peuple. Marcel tué. le peu-
ple de Paris est paralysé pour un moment . mais celui des cam-
pagnes s'agite; le Jacques Bonhomme s'arme de socs de char-
rue, de pioches et de boyaux, et fend la tète de ses tyrans. Il
est bienlôt forcé de rentrer chez lui. m.ais il en sortira une autre
fois plus énergique et plus violent encore dans les sanglantes
querelles des Bourguignons et des Armagnacs. Il saisit le cou-
peret du bourreau Capeluche, le couteau de l'égorgeur Caboche,
le rasoir du barbier Jean de Troyes , pour écorcher. égorger,
dépecer ce «jui reste encore de noblions ; la populace massacre
les Armagnacs dans les prisons. Puis vient Louis XI, qui s'ha-
bille pauvrement, qui aime les petites gens , qui d'un laquais
fait son héraut, et d'un barbier son favori; qui saigne à blanc
la veine des nobles. Puis vient l'imprimerie , qui reproduit et
muliiplie à bon marché pour le peuple ces riches manuscrits
réservés aux riches jusqu'à présent, aux nobles et aux clercs; puis
le canon qui perce les cuirasses et les poitrails bardés de fer du
chevalier et de sa noble monture. Enfin Louis Xll , le père du
peuple, ferma cette période que Jean le Bon , si cher au peuple,
avait ouverte. Il semble que les noms aient ici une signification :
Charles est nommé le grand par la féodalité, Louis est ap-
pelé le gros par les gras bourgeois de son temps , Jean est
appelé le bon par les plébéiens qui retrouvent un père dans
Louis XII; Charlemagne ouvre l'ère des nobles, comme Louis
le Gros celle des bourgeois , comme Jean le Bon celle du
peuple.
Voilù ce qu'on lit dans les livres ; voici maintenant ce qu'on
lit dans les œuvres d'art.
L'art de la période qui court des premiers àiies chrétiens à
Charlemagne se distingue par trois caractères : le choix austère
276 REVUE DE PARIS.
des sujets et des physionomies , la prédilection pour rallégorie ,
et le mépris de la réalité.
De cet art, peu de monuments nous restent en France; mais
par ceux que possède la Provence, surtout Arles, Marseille et
Saint-Maximin; par les vestiges qui se voient encore dans l'Au-
vergne et même dans la Champagne , il est certain que cet art
était identique à celui qui décorait les catacombes et qui rem-
plit aujourd'hui le musée chrétien du Vatican, identique à celui
des plus anciennes basiliques de l'Italie, de Rome particulière-
ment. Or là, toutes les scènes peintes et sculptées sont tirées de
l'Ancien et du Nouveau Testament. C'est toujours Dieu qui est
en scène; l'homme n'y apparaît que comme un accessoire ou
comme un instrument dont la Divinité se sert pour prouver ua
fait ou un dogme. Ce dogme, c'est celui de l'immortalité de
l'âme, l'espérance d'une vie meilleure, la foi dans la résurrec-
tion. Ainsi Noé sort à mi-corps de son arche et reçoit la branche
verte que la colombe apporte à son bec, symbole de la vie ren-
due à la terre. Abraham va sacrifier Isaac que Dieu rappelle à
la vie, en quelque sorte, par la voix d'un ange. Moïse fraie le
passage de l'Egypte ennemie ù la terre promise par la mer
Rouge, ou bien tire l'eau d'un rocher comme Dieu fait sortir la
vie de la mort, et enlève l'homme à la terre pour lui faire échan-
ger les pleurs de ce monde contre les joies du paradis. Daniel
dans la fosse, les trois enfants dans la fournaise, sont respectas
l'un par les lions, l'autre par les flammes, comme le chrétien
par la mort. Le Christ ressuscite Lazare, rend la vue à l'a-
veugle-né, guérit le paralytique et l'hémorroisse, change l'eau
en vin , comme Dieu la mort en vie , la maladie du corps en
santé de l'âme. Du reste , peu ou pas de représentations de
saints , la Vierge elle-même se montre assez rarement ; aucune
pensée terrestre, aucun portrait dans cet art : on ne voit que
des symboles et que des choses du ciel. Le Christ , qui sera plus
tard représenté sous la figure d'un homme ayant un âge hu-
main et mu par les passions humaines, triste, mélancolique,
imjjitoyable dans le jugement dernier; le Christ est là le plus
souvent représenté sous une forme idéalisée , à la façon dont les
artistes grecs traitaient leurs divinités ; Jésus est comme une
jeune divinité païenne, un bel Antinous après l'apothéose, un
adorable Apollon après son retour dans le ciel. C'est un bel
REVUE DE PARIS. 277
adolescent de dix-huit à vingt ans , imberbe , à la figure douce ,
rayonnante, aux cheveux blonds, bouclés, répandus sur les
épaules; il est souvent debout sur un monticule d'oxi s'échap-
pent les quatre sources du paradis terrestre et où viennent
boire les cerfs et les agneaux.
A ce point commence l'allégorie, si chérie des premiers chré-
tiens, qu'ils en abusèrent, et qu'un concile de Constantinoj)Ie,
tenu en G92, l'interdit formellement. Non-seulement Dieu, mais
les hommes eux-mêmes , étaient allégorisés à cette époque. Les
acteurs des faits bibliques ont été, à la façon de certaines fables
d'Ésope , transformés en animaux. Ainsi au fameux tombeau
de Bassus , le principal acteur d'un fait est représenté sous la
forme d'un gros mouton entouré de petits agneaux : une ba-
guette à la patte droite, ce mouton frappe l'eau du rocher, mul-
tiplie le pain et les poissons , change l'eau en vin, ressuscite
Lazare. Ailleurs, ce gros mouton est saint Jean-Baptiste, qui met
sa patte de devant sur la tête d'un petit agneau plongé dans les
eaux du Jourdain, et qui est Jésus-Christ. Ailleurs, c'est Moïse
qui, avec ses deux pattes de devant, prend de la main de Dieu
les tables delà loi.
C'était un tel besoin d'allégorie, que les chrétiens empruntè-
rent même aux païens, qui les martyrisaient alors, une partie
de leur système symbolique. Le fleuve du Jourdain est souvent
représenté comme un fleuve antique, en vieillard couronné de
plantes aquatiques, à barbe limoneuse, armé d'un sceptre de
jonc, et accoudé sur son urne, d'où s'épanche la source. Le so-
leil est un homme ailé^ la tête ceinte de rayons; la lune est une
femme en buste, posée sur un croissant ; le ciel est tantôt uii
vieillard, tantôt un beau jeune homme nu, étendant en arc-en-
ciel ou en forme d'horizon un voile azuré. La lune, c'est Diane ;
le ciel, Uranus; le soleil, Apollon. —Voilà donc tout un art
austère qui ne représente que des sujets religieux, et les habille
de la forme allégorique la plus opposée il la réalité ; il se moque
de la réalité historique et de la réalité naturelle. De la nature,
presque pas de traces, ou bien elle est empruntée à l'art du paga-
nisme, comme les oiseaux, les couroiuies, les palmes, les arbres,
les fruits, les feuilles de lieire, les rinceaux de vigne, les dau-
lihins; ou bien elle est absurde. Ainsi l'arche d"où JNoé sort le haut
du corps est un baquet tantôt carré, tantôt rond, où il a bien de
S 24
278 REVL'E DE PARIS.
la peine à trouver de la place même pour lui seul. Les person-»
nages qui ne sont ni Jésus, ni les apôtres, ni les principaux ac-
teurs des scènes, mais ceux pour lesquels Jésus fait des mira-
cles, sont bien au-dessous de la grandeur naluj-elle, comme le
paralytique ou le Lazare qui. pour un Christ ou un apôtre de six
pieds, auraient à peine un pied et demi.
De l'histoire on n'a pas le plus mince souci, ou plutôt on la
regarde avec un mépris profond. L'Évangile dit positivement
que les mages offrirent au petit Jésus de l'or, de la myrrhe et de
l'encens; eh bien ! sur les sarcophages antiques, sur les vieilles
mosaïques ou fresques, l'un de ces rois apporte une couronne
de roses, Lautre une corbeille de gâteaux, l'autre des colombes !
Le lierre sous lequel Jonas se mit à l'abri du soleil s'est, dans
cet art, changé eu cucurbitacée, et des melons d'eau pendent sur
la tête du prophète, ordinairement tout nu. On cherche inutile-
ment sur le front de Moïse les cornes lumineuses que les âges
postérieurs, plus amis de l'histoire, n'ont eu garde d'oubiier.
Elisée lui-même, dont la calvitie fut si fatale à tant de pauvres
petits enfants, est représenté chevelu. L'idée est la seule chose
qui préoccupe; on lui sacrifie l'histoire jusque dans la disposi-
tion des sujets, car la Bible s'enchevêtre dans l'Évangile, comme
l'Évangile dans la Bible.
Enfin, et le type des figures, et le choix des sujets, et la ma-
nière de les représenter, indiquent une époque grave, austère,
où tout parle de Dieu, où l'intelligence exercée du prêtre et du
chrétien va plus loin que la réalité qu'elle méprise ou qu'elle
transfigure.
Mais bientôt l'allégorie se sauva devant cette réalité si dédai-
gnée. De tous ces agneaux représentant les fidèles et les apô-
tres, le seul affueau de Dieu ne disparut pas totalement, et
encore Jésus-Christ se montra plus souvent en homme , et eu
homme réel, non en homme dieu, que sous la forme de l'ani-
mal qui symbolise la douceur. Ou est à l'époque féodale où l'on
songeait plus aux choses de la terre qu'à celle du ciel , où l'in-
telligence était soumise par la force , le prêtre par le noble ;
aussi l'homme se fait peindre et sculpter à côté de Dieu , et
la hiérarchie qui classe seigneurs, vassaux, vavassaux et
serfs dans la société , se lit parfaitement dans les œuvres figu-
rées.
REVUE DE PARIS. 579
Une curieuse peinture du cimetière souterrain de Saint-Va-
lenlin à Rome repn'^sente la Visitation, Jésus emmailloté dans
la cièclie , Jésus en croix, ayant sa mère et le soleil à sa di-oite,
saint Jean et la lune à sa gauche. Certes, les premières époques
chrétienne^ n'auraient pas vouhi humaniser leur Dieu jusqu'à
Temmailloter dans la crèche, et rattacher à la croix pour qu'il
y mourût entre sa mère et son ami, devant le soleil et la lune,
les flambeaux de la nature; la Visitation aussi était une scène
par trop domestique pour l'époque sacerdotale. Le père éternel,
qui , dans les catacombes , montre seulement sa main hors des
nuajîes , sort le bras , quelquefois même le buste , à la deuxième
époque : il faut attendre Tépoque bourgeoise , et surtout l'épo-
que plébéienne , pour voir Dieu tout entier en chair et en os,
habillé en pape ou en empeieur.
L'époque féodale hiérarchise dans l'art comme dans la so-
ciété. A la période précédente, les personnages sont assez con-
fondus, peu distincts les uns des autres; l'époque féodale met
un nimbe autour de la léte pour distinguer les saints ; elle le
croise pour faire reconnaître Dieu ; elle orne de perles ceux de
la Vierge et des anges pour les séparer des autres personnages.
Le nimbe est pour le saint ce que l'épaulette est pour le soldat :
c'est à l'épaulette qu'ondistingue le général du colonel, le chef de
bataillon du capitaine: c'est au nimbe qu'on reconnaît Dieu,
la Vierge et les autres saints. On met les pieds nus aux apôtres
pour les distinguer de la foule des saints (lui sont toujours
chaussés. Cette époque traduit, commente , sculpte sur la pierre
la hiérarchie des anges de saint Denis l'Aréopagite; et l'ordre
politique qui s'établit sur la terre s'introduit môme dans le ciel.
Non-seulement le nimbe est un moyen de hiérarchie, non-seule-
ment les apôtres, confondus jusqu alors, au moins dix sur
douze, se distinguent par leurs attributs; mais les diverses clas-
ses de la société ont des costumes dilférents : la religieuse dif-
fère de la séculière pour le vêtement ; la tiare n'appartient
qu'aux papes, le pallium qu'aux archevêques, le manipule est
surtout réservé aux diacres, et les textes même vont jusqu'à
dire que le chevalier porte son épée autrement que le soldat.
Hincmar combat toute sa vie pour établir la suprématie du mé-
tropolitain sur les suffraganls, et le pape se déclare alors le chef
de l'Église. Le blason aussi va désigner invariablement h's
280 REVUE DÉ PARIS.
familles , nomme i)liis tard les bannières désigneront les corpo-
rations.
Puis les monuments , si sobres de portraits et de figures hu-
maines à l'époque romane , se chargent d'êtres humains à Tépo-
que où nous sommes. Ainsi , sur les portes de bronze de la ca-
thédrale de Bénévent, est ciselé le portrait de l'archevêque
métropolitain , entouré de ses vingt-quatre suffragants : ainsi
une mosaïque du Triclinium. au palais de Latran. et qui date
de 797, montre d'un côté Jésus-Christ donnant à Constantin un
étendard , et de l'autre , saint Pierre remettant une bannière à
Ciiarlemagne.
Le noble se fait donc porlraire par l'art chrétien , mais il fait
représenter aussi ses mœurs dans toute leur brutalité. A étu-
dier l'art figuré de cette époque , on voit bien qu'on est sous le
règne de la force.
A la cathédrale d'Autun , l'archivolte du grand portail repré-
sente les signes du zodiaque et les travaux de chaque mois ; en
mai les gémeaux ne se montrent pas sous la figure de ces deux
petits enfants tout nus qui s'embrassent ou jouent dans la prai-
rie, au milieu des fleurs , comme nous les voyons d'ordinaire,
mais sous celles de deux adolescents, âgés de dix-huit ans, dans
toute la vigueur physique, dans toute l'humeur guerrière , et te-
nant chacun une lance où flotte superbement un étendard.
L'art anima les chapiteaux et les modillons , qui ne s'étaient
encore revêtus (pie d'ornements végétaux. Les artistes, inspirés
par les mœurs féodales , donnèrent carrière à leur imagination
brutale : ils ciselèrent , sur ces modillons et chapiteaux , mille
formes bizarres , mille figures grimaçantes , humaines , bestia-
les ou composées de Thomme et delà bête, quelques-unes sérieu-
ses . le plus grand nombre satiriques ou grotesques , et plusieurs
indécentes. C'est d'alors que date cette sculpture populaire et
dévergondée , interrompue durant les xiii^ et xiv^ siècles , mais
reprise aux xv^ et xvi^ avec de nombreuses amplifications. On
voit déjà des singes racler du violon, des truies pincer de la gui-
tare , des ânes souffler dans des flûtes de Pan. Pour pendant à
ces bouffonnes imaginations , un évèque à figure hébétée , coiffé
burlesquement de sa mitre , est pilorié à un modillon entre une
femme qui lui fait des mines et un singe qui lui racine au nez.
La bai'barie morale se trachiit par l'art. Des églises de cette
REVUE DE PARIS. 281
époque, historiées à plus de cent ou cent cinquante chapiteaux ,
ne présentent souvent pas une seule scène de douceur , pas un
seul Christ faisant quelque miracle de compassion comme tous
ces beaux et jeunes Jésus des Catacombes de Rome et des Alis-
camps d'Arles. Partout ce sont des démons effroyables qui tour-
mentent, rôtissent ou font bctuillirdes damnés ; qui. en ricanant,
traînent péclieurs et pécheresses devant Dieu ou devant des moi-
nes, pour qu'ils soient jugés impitoyablement. Des serpents ron-
gent les parties génitales à des damnés . ou tètent les seins d'une
femme libertine ; des démons étranglent des hommes en riant ,
ou les cassent en deux par le ventre comme un bâton de fagot.
Quand Satan n'est pas triomphant, il est terrassé par saint Mi-
chel et fijuaillé par des anges inférieurs. On ne voit partout que
scènes de violence . de mort et de carnage : ce sont des oiseaux
qui tuent des reptiles , des oiseaux qui se battent entre eux et se
dévorent les yeux . des hommes qui se tirent aux cheveux , s'as-
somment à coups de poing ou de bâton , des armées qui s'exter-
minent.
Quand les sujets sont empruntés à l'histoire, c'est David qui
scie le cou à Goliath , c'est Absalon , les cheveux pris dans les
branches d'un arbre et tué par Joab. Sur près de six cents figu-
res — 377 — quihistorient les chapiteaux de la grande église de
Tezelay , il n'y a qu'une scène de compassion : un moine s'a-
dresse à un malheureux qui subit l'éjjreuve du feu et lui dit :
Spera; mais pour balancer ce mol. un autre moine lui crie:
Pave.
Il y a plus . la même brutalité envahit jusqu'aux sujets bibli-
ques, et l'ange ministre de Dieu, Dieu lui-même, qui devrait
toujours être impassible , s'abaisse jusqu'à la passion la plus
grossière. Ainsi ÎS"otre-Dame-du-Port . à Clermont. dont lascul-
ture est au moins contemporaine de la tapisserie de Bayeux , si
elle ne lui est antérieure, montre sur un chapiteau du sanc-
tuaire la désobéissance d'Adam et d'Eve, Le serpent, monstre
gonflé de nourriture , s'enroule autour d'un grand cep de vigne ,-
dans sa gueule, il tient une branche charriée de trois raisins
qu'il présente à Eve. Eve , vieille et laide femme à seins pendants,
prend ces raisins et en donne ù son mari qui en a déjà plein la
bouche 5 — on dirait que la grandeur du péché s'évalue par le
nombre de raisins mangés. — Le péché commis , lui ange, tenant
24.
2S2 REVUE DE PARIS.
à la main gauche un cep de vigne , témoin et cause du crime,
prend de la main droite Adam par la barbe pour l'amener de-
vant la vigne et le convaincre de sa faute. Adam fait la i)ius
laide grimace du monde; car, d'un côté , l'ange lui arrache la
barbe, et de l'autre, Dieu le saisit à l'épaule avec violence et lui
présente un livre ouvert où sa condamnation est écrite pour
l'éternité. Adam , ainsi arrêté par Dieu et par l'ange , comme
par deux gendarmes, met brutalement le pied gauciie sur la
cuisse d'Eve, et de la main gauche l'empoigne aux cheveux en
ouvrant la bouche pour crier que le coupable , ce n'est i)as lui ,
mais sa femme. La pauvre femme cache sa nudité de la main
droite, elle porte la gauche à sa tête en signe de la douleur que
lui cause la violence d'Adam, et, ne pouvant y résister , tombe
abîmée sur ses genoux. Je ne connais pas de scène plus brutale ,
plus populacière. Les figures ignobles , les chairs grasses et
flasques répondent complètement au tableau moral. Du reste,
c'est bien entendu d'exécution et très-adroitement groupé.
Avec la période suivante , les mœurs s'adoucirent un peu , le
bourgeois ne frappait pas toujours d'estoc et de taille comme le
chevalierj dans la boutique il faut être affable aux chalands
pour les engager à acheter ; puis le bourgeois reste cliez lui , au
lieu de courir les aventures par monts et par vaux comme le
chevalier; par conséquent il vit en famille, avec sa femme et
ses enfants, et cette vie profite à ceux-ci et à celle-là. Aussi
M. de Montalembert dans son introduction à l'admirable Légende
de sainte Elisabeth ^ et M. Michelet dans le deuxième volume
de son Histoire de France , ont-ils remarqué qu'au xiii^ siècle
la femme règne sur les trônes avec Blanche de Castille , et dans
le cœur avec Héloïse et la Vierge Marie. Mais le bourgeois fut
arrogant contre les seigneurs , il eut l'insolence du parvenu vis-
à-vis de ceux qui ne l'avaient pas remarqué ou qui l'avaient mé-
prisé. Au lieu de courir d'un monument à un autre pour cher-
cher des preuves de cette assertion , nous resterons dans la
cathédrale de Chartres, le plus complet monument de l'époque
communale en France. D'abord celte église est véritablement
dédiée à la femme , car elle est d'une tendresse adorable pour
elle et pour les enfants. Un Massacre des Innocents , sculpté
au portail occidental , représente le drame le plus pathétique de
l'amour d'une mère pour i'enfanl qu'elle a misa» monde \ c'est,
REVUE DE PARIS. 28Ô
en pierre , le cri sublime de Rachel qui refuse toute consolation ,
parce que ses enfants ne sont plus. Puis à toutes les hauteurs et
dans toute la longueur, au dedans et au dehors , Marie est re-
présentée douze fois tenant et embrassant son enfant divin 5
puis les arts libéraux du portail occidental, les vertus cardinales
et théologales , les vertus publiques , les vertus domestiques, les
vertus méditatives du portail du nord sont toutes représentées
sous la forme de femmes , de femmes fortes et triomphantes dont
plusieurs sont couronnées comme des reines, sont protégées du
bouclier qui pare les coups , sont armées de la pique qui tue
l'adversaire , et de l'étendard flottant au vent et faisant peur à
l'ennemi qu'il met en fuite , comme dans les jardins on chasse ,
avec des épouvantails de paille ou de toile , ces nuées d'oiseaux
qui viennent s'abattre sur les plus beaux fruits.
Regardez , à ce même portail du nord , trois statuettes sculp-
tées au piédestal d'une statue colossale de saint , et vous verrez
que le bourgeois est plus fort que le prêtre , comme tout à
l'heure, au dedans , je vous le montrerai plus fort que le noi)le.
Ces statuettes sont la personnification de trois sciences : l'une
représente l'architecte, l'autre l'orateur , la troisième le philo-
sopiie.
Le bourgeois de Chartres sécularise la science. Voyez, en effet,
ces jolies iigures , toutes au regard éveillé : la tête est tout che-
veux, le rasoir du tonsureur n'a point passé par là; les habits
sont courts ou mi-longs, comme les portaient les laïques, et non
pas longs ou traînants comme les habits du clergé. Il n'y a là ni
crosse d'évêque , ni bâton d'a])bé, ni chasuble, ni étole , ni
visage macéré par le jeûne, ni œil abaissé par l'humilité. La
science est sortie du sanctuaire où elle gisait à l'étroit, pour se
répandre à son aise dans le monde.
L'évèque, devant la construction d'une église, comme il est
représenté sur un vitrail du xiv^ siècle , à Saint-Pierre de
Troyes, remet aux mains du laïque et du franc-maçon le plomb et
réquerre. Regardez la statuette de Chartres : le glorieux archi-
tecte est barbu , plein de cette force qu'il fallait pour ériger les
édifices gigantes(iues du moyen âge; sa robe et son manteau
lui tombent aux mollets , comme à un noble , car il gagné ses
quartiers de noblesse à bâtir cette multitude de chefs-d'œuvre
qui couvrent le monde chrélien. Un fragment d'architecture à
28i HFVrE DE P\RÎS,
la main droite, réqiierre à la main gauche, il rêve à des con-'
structions plus belles encore que celles qu'il a faites déjà.
Certes, c'était beaucoup que d'avoir abandonné aux laïques Tart
souverain d'où les autres dépendent, l'art principal dont les
autres ne sont que Taccessoire et la broderie, que d'avoir fait
passer cet art admirable des frères aux confrères , du monas-
tère à la loge. Mais le bourgeois ût plus encore en sécularisant
l'éloquence qui dorénavant ue s'amusera plus à commenter des
patenôtres , à redire pour la millième fois les mêmes paroles
sur le dogme et la morale du christianisme , mais qui va défen-
dre les droits politiques de la bourgeoisie , rédiger et traduire
les lois civiles , rendre des arrêts de jurisi)rudence , et consti-
tuer les parlements en rivalité des conciles. Elle est là toute
verte, cette éloquence, sous la forme d'un jeune homme de
vingt-cinq ans , entourée de Heurs et de rinceaux de vigne qui
tapissent les colonnettes de l'arcade trilobée où elle est debout.
Ses pieds foulent l'herbe des champs , et en ravivant ces petites
fleurs que le tem|)s a rongées , on serait en pleine prairie de
poésie, semée de belles fleurs de métaphores. Cette éloquence,
au fond de sa niche embaumée, rappelle involontairement l'os-:
tensoir de la Fête-Dieu rayonnant à travers les pétales qui jon-
chent le chemin , et les vapeurs de l'encens qui parfument l'air.
L'orateur, en effet, est un dieu dans son genre , car il crée à
celte époque les droits de la bourgeoisie.
Les bourgeois de Chartres furent plus hardis encore dans
leur insurrection contre le clergé, car ils sécularisèrent la philo-
sophie. La philosophie , en effet , c'est , au xiii^ siècle , la science
universelle, c'est l'encyclopédie de toutes les connaissances.
Parcourez le cadre de la philosophie d'alors , tel par exemple
qu'il est tracé dans la Légende dorée, à la vie de sainte Catherine
d'Alexandrie , la patronne des philosophes , et vous verrez que ce
cadre vraiment encyclopédique embrasse toutes les sciences ma-
thématiques , })hysiques , naturelles , psychologiques , morales et
politiques. Ainsi, la philosophie personnifiée à Chartres dans un
l)Ourgeois,dansun laïque, annonce que l'explication delà science
universelle n'est plus donnée par le pouvoir du clergé , mais par
la puissance naissante du peuple, puisque la philosophie du
xiiF siècle , contemporaine de la sculpture de ce portail , ex-
prime l'idée de tout fait et donne la raison de toutes choses.
REVUE DE PARIS. 285
Voyez donc cette statuette si bien prise dans ses dimensions et
d'expression si énergique ; lisez aux pieds de cet homme de-
bout , vêtu d'Iiabits laïques , sans tonsure , sans soutane , sans
aube ni étole , comme je vous ai dit j de cet homme qui a la
tète pesante de réflexions et le corps un peu incliné par la mé-
ditation , lisez ces quelques lettres , aussi entières que le jour
où le sculpteur laïque les a gravées, tant il a mordu profondé-
ment la, pierre, tant il avait à cœur de laisser ineffaçable à
jamais ce fait énorme ; épelez une à une ces lettres gothiques et
vous en composerez ce beau nom : Philosophns. Maintenant
redressez-vous , et vous verrez , en effet , que c'est bien là le
])iiilosophe du xiii'^ siècle , pensant malgré TÉglise , se moquant
des échafauds et des anathèmes , parce qu'il sait que l'avenir
est à lui , et que l'avenir est plus fort que le présent.
Le bourgeois règne sur le clergé, c'est prouvé; entrons
maintenant dans l'intérieur de la cathédrale , et nous le verrons
régner sur la noblesse. La place d'honneur dans une église ,
c'est le sanctuaire; la nef, la croisée, le chœur lui-même,
sont inférieurs en dignité à ce saint des saints où Dieu descend
tous les jours dans l'eucharistie, et où se dresse le maitre, le
grand-autel. Eh bien! tandis que les nobles, harnachés d'ar-
moiries , se pavanent sous leurs riches habits , et caracolent à
cheval sur les verrières peintes de la croisée et du chœur, les
bourgeois les narguent d'une façon comique , du haut des ver-
rières du sanctuaire, car ils s'y sont fait représenter dans les
plus humbles attitudes . dans le plus pauvre costume , dans les
plus avilissantes occupations. Là ce sont deux garçons boulan-
gers qui portent leurs pains dans une corbeille; ailleurs, c'est
un boucher dans sa tuerie, qui vient de pendre au croc un veau
dépouillé et vidé , taudis qu'il se i)répare à tuer , du dos de sa
hache, un bœuf qui est à ses pieds. Et au-dessus de ces personnages
si peu relevés , sont la Vierge tenant l'enfant divin , des archan-
ges vêtus d'ailes , des prophètes de l'Ancien Testament , des apô-
tres nimbés. C'est qu'en effet c'est la place illustre , la i)lace
d'honneur, réservée à Dieu el aux personnages qui le touchent
de plus près. Le bourgeois de Chartres a donc le pas sur la no-
blesse ; sans vergogne , il se met dans le sanctuaire à côté de
Dieu lui-même.
A l'époque suivante ce n'est pas seulement le bourgeois, mais
286 RKVUE DR PARIS.
le serf et le plus humble prolétaire, qui marchent la tête haute,
et qui expriment par l'art de ce temps qu'ils sont arrivés à Texis-
tence sociale, qu'ils ont conquis la vie politique. On pourrait,
comme pour l'époque communale, prendre une ép,lise modèle,
et décrire l'art dont le peuple Va ornée pour montrer qu'il n'y
a là plus rien de sacerdotal, de féodal, ni même de l)ourge()is j
l'église la plus complète en ce genre, c'est Notre-Dame-de-l'É-
pine, près de Châîons-sur-Marne. Les mœurs du peuple détei-
gnent partout en ce moment, et tout l'art, la sculpture comme
la peinture, l'architecture comme la poéSie, se salit à leur
contact. Lisez les fabliaux publiés par Méon et Bari)azan, et
vous verrez combien de mots ces honnêtes paléofçraphes ont été
forcés de laisser en blanc pour ne pas effaroucher la pudeur.
C'est vraiment d'une crudité révoltante, d'un matérialisme qui
dégoûte. Aujourd'hui les plus sales chansons n'approchent pas
de cette poésie obscène. Vraiment, lorsque sans distinguer les
époques, on parle de la pureté et du spiritualisme de l'art chré-
tien, de ces temps d'innocence et de chaste naïveté, il y a de
quoi hausser les épaules. C'est d'une telle innocence, en effet,
que si de nos jours un artiste, poêle ou sculpteur, s'avisait de
publier et d'exposer les fabliaux et les groupes qui rem{)Iissent
les manuscrits et les églises du xv" siècle particulièrement, les
tribunaux seraient forcés d'intervenir et de le condamner à la
prison. Et encore si ces saletés avaient été reléguées dans un
coin obscur, ou appendues aux murailles de la nef; mais non,
comme à l'Épine, c'est au sanctuaire que Tartisle les a intro-
nisées, c'est au grand jour qu'il les a étalées, à ce point qu'un
honnête curé s'est cru obligé d'en mutiler plusieurs, parce
qu'elles allumaient le sang des jeunes Champenoises de son
village. Je ne puis vraiment décrire en détail cet art libertin,
car le musée secret de Naples, car plusieurs bas-nliefs anti(iues
aujourd'hui réunis dans la maison carrée de iSimes ne sont
guère plus obscènes. J'en dirai un mot cependant; mais on me
permettra d'en agir comme Méon et Barbazan, et de laisser
beaucoup de blancs dans mon énumération. Une gargouille de
l'hôtel Cluny, quelques consoles et gargouilles de Saint-Ger-
main-l'Auxerrois, plusieurs mascarons de la tour neuve à la ca-
thédrale de Bourges, l'hôtel de Jacques Cœur, les stalles de
Gaillon qui décorent aujourd'hui Saint-Denis, celles de Notre-
REVUE DE PARIS. 287
Dame de Brôu, presque toute la sculpture de Thôtel de ville de
Saint-Quentin, les stalles de la cathédrale d'Auch. donnent des
échantillons assez croustilleux de cet art obscène, très à la mode
depuis Jean le Bon jusqu'à François le^.
Si tout n'est pas libertin, tout est vulgaire et grossier. A
Saint-Quentin, une vieille femme vous rit à la figure et vous
regarde avec des lunettes qui lui pincent le nez j un singe file,
une quenouille en mainj un plébéien, le bonnet de fou sur la
tête, joue de la musette, tandis qu'une femme toute nue racle
du violon ; un chat remue des morceaux de bois et paraît tirer
les marrons du feu ; un fou tient un petit fou dans ses bras,
comme un père son enfant ; une femme nue bat son mari, qui
n'en peut mais : elle le frappe après l'avoir déshonoré ; un loup
portant des ailes de chauve-souris est en admiration devant une
figure du Christ ; un cochon mange des glands; une chèvre tetée
par son petit mange quelques feuilles d'arbres ; un prédicateur
à figure de lapin, et posant les deux mains sur une chaire,
apostrophe deux coqs qui se battent sur un fumier \ un chien,
capuchon baissé, monte en chaire aussi et compte sur ses doigts
les points de son discours. Là les chiens sont d'un cynisme dé-
goûtant, et les hommes et les femmes agissent comme les
chiens. L'exécution de celte sculpture est aussi lourde, aussi
triviale que les sujets sont licencieux; elle est ronde, molle,
opaque, trapue. Dans l'ornementation même, le i)euple préfère
des clious, des salades, des chardons dont les cochons, les lapins
ou lui font leur nourriture, aux nobles feuilles d'acanthe, de
laurier, de saule ou de châtaignier. La feuille de vigne se dé-
forme sous sa main, et très-souvent, à son épaisseur, on la
prendrait pour une feuille de chou. On aime à représenter des
escargots montrant les cornes et bavant sur des plantes, et on
sculpte alors des cadavres hideux rongés de vers, comme on en
voit un à Notre-Dame de Paris. On décore un tombeau non plus
de fieurs, non plus de palmes ou de cordons de perles, comme
à l'époque des catacombes, mais de chapelets d'ossements ; des
tibias et des humérus se croisent en sautoir, des létes de mort
vous font la grimace: on reproduit plusieurs fois les danses
macabres, où la Mort se présente à tous, dei)uis la forme d'un
squelette jusquà celle d'un cadavre <iui est encore revêtu de sa
chair. »
288 REVUE DE PARIS.
Quand le peuple n'a pu être sale à sa guise, il s'est montré
sous un aspect commun et trivial. Il a enlaidi la Vierge et le
Christ de celte époque, en donnant à Tune la figure de sa ména-
gère et à l'autre son propre visage ; il a dégradé les apôtres en
les montrant sousdes formes vulgaires. II a matérialisé jusqu'aux
objets les plus immatériels. Ainsi le nimbe, cette auréole élec-
trique, cette lueur céleste qui sort de la tète de Dieu et d'un
saint, comme les deux terribles flammes qui rayonnaient à la
tète de Moïse; le nimbe se dégrade, s'avilit, se dépouille de sa
lumière, se matérialise, et n'est plus, à la fin du xve siècle, ainsi
qu'on le voit particulièrement sur un vitrail de Saint-Alpin de
Cliàlons et de Notre-B?me de Brou, qu'un chapeau sans ailes
qui se pose sur l'oreille comme les élégants des campagnes af-
fectent de porter leur coiffure. Ceci est d'autant plus piquant à
Brou, que les Bressannes et les Mâconnaises se coiffent précisé-
ment d'un chapeau de velours et de dentelle analogue à ces
nimbes du xve siècle.
Mais, toute dégradée qu'elle soit en morale et en esthétique,
cette é})0(ine n'est pas moins digne du i)lus grand intérêt. D'a-
bord tout fait est histoire, et ces obscénités et grossièretés sont
aussi historiques que les plus adorables délicatesses sculptées et
peintes dans les catacombes. Puis à cette époque on voit fré-
quemment représentés sur des vilraux ou des bas-reliefs l'indus-
trie et le commerce du temps : ainsi un pilier qui se dresse
dans l'église de Gisors ; ainsi des verrières qui colorent celles de
Semur, de Troyes et de Chàlons ; ainsi de rondes bosses qui
décorent Saint-Pantaléon de Troyes et l'église de rÉj)ine, mon-
trent des tisserands, des cordonniers, des cardeurs, des ton-
deurs de draps, des bouchers assommant des bœufs, des bou-
chers dépeçant la viande, des foulons, des corroyeurs, des
charpentiers, des forgerons, des scribes, des tailleurs de pierre,
des maçons, des épiciers, des changeurs, des poissonniers, des
marchands de draps et de fourrures. Avec les nombreuses figures
des aris et métiers dont plusieurs édifices publics des \\° et xvi«
siècles nous montrent la représentation, on pourrait refaire toute
la technologie d'alors et remonter ainsi de siècle en siècle à cette
complète tech]iologie peinte au xiiie dans la cathédrale de
Chartres.
Je m'ai i été à la renaissance, parce qu'on ne conteste pas k
REVUE DE PARIS. 289
cette époque la valeur historique de son art ; au surplus la mai-
son de François I-"-, le château de Gaillon, Chamhord, Saint-
Germain, les tombeaux de IN'anîes, de Tours, de Brou, de
Rouen, de Saint-Denis, seraient là pour répondre à qui voudrait
nier.
Après tous les faits qui viennent de passer sous les yeux, il ne
restera probablement pas de doutes sur cette projjosition, qu'il
y a autant d'histoire dans Tart «{ue dans l'histoire même, et que
cette histoire, inconnue et négligée jusqu'à présent, est des plus
intéressantes. Onendant il n'est i)eut-étre pas inutile de faire la
preuve de la règle posée plus haut au moyen d'une série de mo-
numents qui se montrent dans les quatre divisions historiques
que nous avons indiquées. — Les tomlieaux forment une classe
de monuments sur lesquels l'homme appose le sceau de sa per-
sonnalité plus énergiquement que sur les autres, et qui par con-
séquent laissent percer plus clairement la pensée humaine. Je
laisserai de côté les sarcoj)liages, les tombeaux proprement dits,
parce qu'il en a déjà été «luestion ; je ne parlerai que des dalles
sépulcrales qui pavent encore plusieurs de nos églises. C'est à
trois églises, les seules, à ma connaissance, où le dallage, sauf
de légères perturbations postérieures, soit réellement ancien,
que nous allons nous arrêter, et demander quelques renseigne-
ments historiques puisés dans l'ordre où furent disposées les
dalles lumulaires. Avant le xi^ siècle, on n'enterrait guère dans
les églises que les saints, les évècjues et les rois. Avec la féoda-
lité et Grégoire Vil, qui hiérarchisèrent tout le personnel ecclé-
siastique et laïque, les places funéraires, au dedans et au dehors
de l'église, furent assignées à telle ou telle classe de la société.
Le bas peuple n'a jamais élé enterré dans l'intérieur, mais tou-
jours dans le cimetière commun, en plein air, à la pluie. Au
xiiie siècle, le bourgeois ne pouvait encore avoir de tombe que
sous le porche, et tout au plus dans les nefs latérales; à la pe-
tite noblesse et au clergé inférieur appartenaient la grande nef
et les bras de la croix ; le haut clergé se faisait enterrer dans le
chœur ; les grands dignitaires ecclésiastiques et la grande no-
blesse militaire s'étaient rései-vé le sanctuaire et les chapelles
apsidales. Cette hiérarchie funéraire n'a pas duré longtemj)S,
pas plus longtemps que la hiérarchie politique. Les bourgeois
qui étaient entrés dans l'histoire, ainsi que nous avons vu,
3 26
290 RLVUE DE PARIS.
tirent bientôt irruption du porche et des nefs latérales dans la
nef centrale. Un peu plus tard, le peuple lui-même qui n'avait
encore été qu'à la porte, glissa quelques-uns des siens dans
l'intérieur de l'église. La foule du peuple poussant devant elle
les plus petits de la noblesse et du clergé, ceux-ci furent obli-
gés, à leur grand plaisir du reste, d'envahir les places réservées
aux évéques et archevêques, aux barons, aux princes et aux
rois. Aux xve et xvi^ siècles, le scandale fut à son comble et le
désordre complet. Il n'y eut plus de places réservées, plus
d'endroit privilégié. Pourvu que le mort payât, on ne lui de-
manda plus sa qualité, on le mit partout où il avait le moyen
d'aller.
C'est cette curieuse histoire qu'on lit tout à son aise dans les
cathédrales de Laon et de Noyon , et dans Notre-Dame de Châlons-
sur-Marne. On voit à quelle époque a commencé le trouble,
quelle direction , quel progrès il a suivis.
On voit jusqu'à quel siècle aussi on a enferré invariablement
les pieds à l'orient, et à quelle époque , pour faire de la place,
cet usage s"est oblitéré , au point qu'on mit les pieds à l'occident
et même au midi. A qui saura le lire , ces dalles, considérées
même uniquement dans leur disposition , apprendront beaucoup.
Ce n'est pas tout. Jésus-Christ ordonna bien aux apôtres qui
les écartaient, de laisser venir les enfants à lui. Échauffés par
cette tendresse du Christ, et surtout, il faut bien le dire, par
la coutume des Romains , si tendre aux enfants , les premiers
chrétiens, ceux des catacombes , élevèrent des monuments fu-
néraires avec la plus touchante pitié à de pauvres enfants morts
tout jeunes. Une des inscriptions funéraires, relevée dans les ca-
tacombes par Bosio^voyezla Rome sowYerra?;îe), annonce la plus
touciianle douleur , il est dit : A notre fils plein iVinnocence et
de douceur, bon et sage, qui vécut six ans sept mois quatorze
jours et neuf heures , Socratianus . son père , et Irénée , sa
mère. Qu'il repose en paix. On voit bien là le chagrin d'une
mère qui va jusqu'à compter les heures que son enfant a vécues.
Ailleurs, c'est une femme qui fait graver une inscription , avec
sa douleur ( insculpi jussit cum dolore suo), à son mari qui
mérita bien d'elle, comme il est dit, et vécut avec elle beaucoup
d'années , sans la moindre querelle. Ailleurs et partout ce sont
des frères, des sœurs, des enfants, de» amis, qui élèvent des raonu-
REVUE DE PARIS. Î9I
ments à l^urs parents , à leurs frères . à leurs sœurs . à leurs
amis. On respire une tendresse ineffable dans ces vieilles entrail-
les de Rome, où il n'y a pas une plainte contre les bourreaux ,
pas un cri contre les persécuteurs.
Mais ce ne fut pas de longue durée , les paroles du Christ s'ef-
facèrent promptement de la mémoire , la charité se refroidit et
se glaça bientôt . les sentiments humains , les affections de la
famille se figèrent, et, à partir des v^ et vi^ siècles, le chris-
tianisme fut bien loin de caresser les petits enfants comme avait
fait son divin auteur. Aussi il n'existe pas, que je sache, un
seul tombeau chrétien élevé à un enfant , depuis Tépoque dont
nous parlons jusqu'au xiv^ siècle . tandis que chez les Romains,
à toutes les époques, depuis la république jusqu'à la décadence
de l'empire , il y a de très-nombreux et très-touchants monu-
ments de la piété des parents envers leurs enfants morts en bas
âge. Je ne rappelerai que le commencement de cette épitaphe
du Bas-Empire , que j'ai copiée au Musée de Lyon : Egopaier
f^italinus et mater Martina scribsiums non grandem glo-
riam, seddolitni fiUontni:tres filios in diebus XX f^ II hic
posuintus —Rien de cela chez les chrétiens ,• on dirait qu'ils
n'ont jamais perdu d'enfants. Mais à la fin du xive siècle, au
fort de l'époque bourgeoise , les sentiments de famille se réveil-
lent, et à Chàlons, une tombe de cette époque montre un père
enterré entre ses deux filles , jeunes et belles personnes ciselées
avec lui sur une seule dalle , l'une à sa droite , l'autre à sa gau-
che ; une autre dalle montre une mère entre ses deux filles aussi,
dont Tune est en costume de religieuse et l'autre en coslume de
séculière. Sur une autre est ciselée une mire à côté de son fils ;
sur une autre, un père tient à son côté gauche, côté du cœur,
son jeune fils de quinze ans.— La femme elle-même , à moins
qu'elle ne fût reine ou abbesse , n'est entrée que très-tard dans
l'église, pour s'y faire enterrer. D'abord elle a passé à l'aide de
son mari et sous sa protection . et plusieurs tombes de Chàlons
nous la montrent ainsi sur la même dalleque le chevalier auquel
elle était mariée, et comme s'abritaiit sous son armure; puis on
a laissé passer la mère et le fils, la mère et la fille, et enfin la
femme seule. Alors la femme a pu se faire graver , pour elle . une
grande dalle funéraire. A Chàlons, il existe plusieurs de" ces
dalles de femmes seules . nobles et même bourgeoises ; jV ai vu ,
292 REVUE DE PARIS.
à Téglise de Saint-Alpin , une dalle ou la moitié est occupée par
un homme qui mourut du vivant de sa femme , à laquelle Tautre
moitié de la dalle était destinée; mais cette partie est restée lisse
aujourd'hui , et je soupçonne que la dame ne voulut pas se faire
enterrer et ciseler à côté de son mari. C'était bien assez , suivant
elle, d'avoir vécu beaucoup d'années avec lui sur terre, sans se
condamner à passer sa mort toujours avec lui et sous terre. Elle
a dû se faire enterrer à part^ dans la même église probablement,
avec une dalle pour elle seule. Je n'ai pas eu le temps d'aller à
la recherche de cette dalle si curieuse.
Voilà comme un même sujet, traité à différentes époques,
réfléchit le caractère de ces époques ; l'art est comme l'eau ,
incolore en soi, il reflète le ciel qui est au-dessus de lui, la terre
sur laquelle il roule , et les rives qui l'encadrent.
On serait mal venu , j'espère, après tous ces faits, à dire que
l'art n'est pas une mine inépuisable de renseignements historiques
de toute nature. M Villemain disait autrefois des romans de Wal-
ler Scott qu'ils étaient plus historiques et plus vrais que l'histoire
même; je dirais volontiers aussi que l'art est plus vrai et plus
historique que l'histoire. M. Michelet a rassemblé , à grande
peine, plusieurs textes épars pour prouver que le doute com-
mençait à saisir les âmes, même les plus saintes, duxiii'-' siècle,
et que saint Louis adressait d'inquiètes questions à son ami
Joinville. Ces textes ne reçoivent-ils pas une éclatante confir-
mation et ne s'éclairent-ils pas de plusieurs œuvres d'art de
cette époque? Avant le xiii*^ siècle , en effet les sculptures et les
peintures représentent Jésus-Christ sortant du tombeau pendant
que les soldats qui le gardaient dorment profondément. Comme
la foi d'alors était robuste, on n'avait pas besoin, pour
croire, que des témoins eussent constaté la résurrection. Mais
quand la foi s^affaiblit , quand la raison humaine, émancipée
par Abeilard , demanda des preuves , les artistes désormais ne
firent plus ressusciter le Christ à l'insu de tous, mais en pré-
sence de quelques soldats bien éveillés , et qui i)urent témoigner
de ce qu'ils avaient vu. Sur un vitrail de Saint-Bonnet, à Bour-
ges , Jésus-Christ ressuscite devant cinq soldats qui tous cinq
sont éveillés ; deux sont comme éblouis , un autre médite sur ce
qui se passe , un quatrième est en admiration devant le Christ
qui s'envole, et le cinquième, plus dur que les autres, plus
REVUE DE PARIS. 293
*
sceptique , celui qui plus tard témoignera plus vivement d(3 ce
qu'il a vu de ses yeux , saisit une pique et menace d'en percer
Jésus qui lui échappe en montant.
C'est à parLir du xiii" siècle aussi que l'on représente fré-
quemment l'incrédulité de saint Thomas, Paris, la viile de la
raison, et du doute par conséquent, montre à ce qui reste de
la clôture qui ferme le chœur de Notre-Dame et aux vitraux de
Saint-Étienne-du-Mont , les nomhreuses apparitions de Jésus à
Madeleine, à sa mère, aux trois Maries, aux pèlerins d'Em-
maiis , à saint Pierre , aux apôtres réunis, à tous les disciples
assemblés, à saint Thomas, afin de bien constater la résurrec-
tion.
Le doute seul ne s'était pas emparé du xiir« siècle , car déjà
même commençait à poindre un germe d'athéisme, et si les
textes historiques se taisent à ce sujet, les monuments de l'art
parlent très-haut. Il n'y a pas de grandes cathédrales où parmi
les vices on n'ait peint ou sculpté l'athée. L'athée à Paris , à
Chartres, Amiens, Reims et Rouen, l'athée dans plusieurs ma-
nuscrits des xiiie et xiv siècles , est représenté sous la forme
d'un homme rai-nu , battant l'air avec un bâton , ou moi danl la
queue d'un chien. On l'avilit , on le caricature, parce qu'on en
a peur. On le craint , car un manuscrit de la bibliothèque de
l'Arsenal le représente redoutable , homme à tète puissante , et
tenant en main la boule du monde qu'il voudrait bien avaler :
le monde ôté, à quoi sert Dieu? Cette curieuse miniature est
dans une bible de la fin du kiii^ siècle, elle illustre le psaume
de David qui commence i)ar ces mots. L'insensé a dit dans
son cœur : Il ny apas de Dieu.
Enfin le sic et non d'Abeilard , tout important qu'il soit ,
éclairé et annoté surtout par M. Cousin , ne vaut pas i>lus à nos
yeux que la statuette du philosophe de Chartres. Cette sculp-
ture me révèle l'état des intelligences de l'époque , tout aussi
sûrement, tout aussi complètement que le volume in-4« publié
il y a quelque mois. Dans l'art, il y a de Thistoire politique,
morale, intellectuelle, industrielle, ù prendre à pleines mains.
On aura beau fouiller archives et bibliothèques , il n'est pas
probable qu'on trouve jamais une encyclopédie analogue au
vaste et admirable travail de Vincent de Beauvais. Eh bien !
Notre-Dame de Cliarties et Notre-Dame de Reims , la première
25.
294 REVUE DE PARIS.
surtout, nous donuent chacune une encyclopédie de pierre, dis-
tribuée absolument comme celle de Vincent de Beauvais et tout
aussi étendue qu'elle, et ces deux encyclopédies qui renferment
la personnification caractérisée par des attributs divers de tou-
tes les sciences humaines connues alors , sont encore ignorées
presque de tous!
Après ce qui vient d'être dit, ou plutôt montré, pour parler
plus juste , il faut conclure que le comité des arts et des monu-
ments n'est pas le moins intéressant des cinq , car c'est celui
qui révélera le |)lus grand nombre de faits importants et nou-
veaux ; il y a toute une science à fonder , l'archéologie natio-
nale , et sa tâche est des plus belles.
Cette tâche, il la comprend. Sachant qu'il a beaucoup à faire,
il travaille avec ardeur ; il se réunit toutes les semaines. Com-
posé d'hommes homogènes, jeunes ou nouveaux, car tous sont
actifs , et aucun ne tient aux vieilles idées qui ôlent aux autres
antiquaires la faculté de faire un pas en avant, il marche déli-
bérément à la conquête des idées nouvelles et des faits natio-
naux. Sa mission est de conserver et d'étudier les monuments
de lout âge et de toute nature qui ont poussé sur le sol de la
France, depuis les monuments religieux jusqu'aux construc-
tions civiles et militaires.
La conservation des monuments , il l'obtiendra directement
par des réclamations énergiques. Le comité ne s'en tiendra pas
d'ailleurs à des réclamations auprès les autorités municipales
et administratives , locales et générales, pour conserveries mo-
numents menacés; il veut encore les proléger et les illustrer
tous . sans aucune distinction. Son plus jeune membre , et l'un
des j)Ius zélés, M. Léon Delaborde , chez qui l'amour des arts
est héréditaire, a récemment apporté au comité plusieurs in-
sci'iptions en relief sui des plaques de métal. Pour dix ou douze
francs , on a une inscription monumentale indestructible, et
qui contient la valeur de deux pages in-8°. M, Delaborde a pro-
posé d'employer ces plaques pour sauver les monument de l'in-
différence des passants. On choisirait d'abord ceux qui sont ex-
posés aux dégradations; on rédigerait une notice détaillée qui
ferait ressortir tous les renseignements historiques, toutes les
traditions locales propres à donner de l'intérêt à un édifice, et
l'on ferait sceller ces notices , fondues en bronze , dans l'endroit
REVri DE PARIS. Î95
le plus apparent du monument. Alors l'habitant le plus igno-
rani sera saisi de respect pour l'édifice qu'on lui recomniandery
de celle manière, et le voyageur ne sera plus forcé d'accueillir
les contes archéologiques que débitent les antiquaires de pro-
vince sur rage et le caractère des œuvres d'art. En peu de temps
on ferait ainsi de tous les monuments de la France un musée
numéroté et annoté, comme les galeries du Louvre. Le roi se
propose , dil-on , d'employer ce moyen pour éclairer de légen-
des les statues des Tuileries et les tableaux de Versailles.
Une pareille proposition, si utile aux monuments et à la
science archéologique, ne pouvait être adoptée qu'avec entraî-
nement par le comité.
Mais quand un monument ne pourra être conservé, soit que
le propriétaire, conseil municipal ou individu, s'acharne par
ignorance, par cupidité ou nécessité, à sa destruction, soit qu'il
tombe de vétusté, le comité des arts enverra un architecte et un
artiste relever le plan, mesurer les élévations, dessiner les dé-
tails du monument encore debout ou gisant à terre; ne pouvant
conserver l'édifice lui-même, il en gardera au moins le portrait,
comme on fait mouler la tête d'un être chéi'i avant qu'il ne soit
enfermé dans la tombe. C'est ce que le comité vient de faire pour
la vieille église de Saint-Sauveur, à Nevers, qui s'est écroulée
dernièrement. Il a chargé un architecte, qui est antiquaire en
même temps, et qui restaure avec intelligence la cathédrale de
Nevers et la cathédrale de Sens, M. Robelin, de relever en dessin
Saint-Sauveur et de faire un rajjport sur la cause de l'écroule-
ment, pour préserver à l'avenir les édifices qui seraient menacés
d'un pareil accident. Il est question aussi de faire calquer les
rares et belles fresques qui décorent encore aujourd'hui plusieurs
de nos édifices, et qui se détériorent de jour eu jour, telles que
celles de Saint-Savin, près de Poitiers, de Saint-Savin, au pied
des Pyrénées, de Saint-Julien, à Brioude, etc.
Mais tout ceci n'est qu'un accessoire, en quel((ue sorte, aux
travaux du comité, et cette sollicitude dont il entoure les monu-
ments de l'art ressortirait plutôt du minist.re de l'intérieur, où
est établie une inspection cénérale des monuments historiques,
que du ministère de l'inslruclion publique. Son travail j)rinci-
pal, essentiel, celui de tous les jours et qu'il poursuit sans
relâche, c'est d'inventorier, de cataloguer, de décrire et de
296 REVUE DE PARIS.
dessiner tous les monuments de la France, sans aucune excep-
tion. Il n'y aura pas une pierre où la main de Tartisle aura posé
son cachet, pas un morceau de bois où le ciseau aura mordu,
pas une plaque de métal où le burin se sera promené, qui ne soit
noté dans ce catalogue, écrit et quelquefois dessiné.
Là il y a deux séries de travaux à faire : Tune de statistiques,
l'autre de monographies* monumentales. Dans les statisti(iues
qui se publieront par départements, peut-être même, et ce serait
préférable, par arrondissements, tous les édifices seront décrits,
plusieurs seront dessinés, tous seront classés. Ramenées à un
même format, à une même échelle, pour les plans et les éléva-
tions, ces statistiques d'où sera banni le pittoresque, car c'e^t de
la science exacte et sévère qu'on veut, seront un répertoire im-
mense où s'amasseront, pour les historiens futurs de l'art fran-
çais, les matériaux les plus précieux. C'est une œuvre colossale,
incomparablement plus grande que ce qui s'est fait jusqu'alors,
analogue, mais supérieure encore au grand travail sur l'Egypte.
Il n'est pas douteux que l'Angleterre, l'Allemagne et les autres
pays européens n'envient cette idée à la France, et ne veuillent
tôt ou tard la réaliser chez eux. — Les statistiques noteront
tous les monuments, et par conséquent ne pourront donner
beaucoup de détails; alors à côté d'elles, et parallèlement, se
feront, pour cent cinquante h deux cents des i)lus grands et des
plus complets monuments de France, des monographies dont le
format et l'importance, quant au texte et aux dessins, seront
déterminés par ces monuments eux-mêmes. On conçoit que les
cathédrales de Paris, d'Amiens, de Reims, de Bourges, méritent
un travail spécial, et ne puissent tenir à l'aise dans une statis-
tique.
Deux statistiques et deux monographies sont sur le chantier :
la statistique de Paris et celle du département de la Marne,
dont l'arrondissement de Reims sera bientôt prêt pour la publi-
cation. Paris servira de modèle aux grandes villes comme Lyon
et Rouen, et la Marne aux autres départements.
Comme type de monographies, on a choisi la cathédrale la
plus simple et la plus oiiginale à la fois, celle de Aoyon, qui est
toute en architecture, qui arrondit en forme d'abside, au nord
et au sud, les bras de sa croisée; et la cathédrale de Chartres,
où il y a de tout, la plus complexe et la plus complète de celles
REVUE DE PARIS. 297
qui existent en France et hors de France. Mais ce n'est pas avec
25 ou 30,000 francs seulement qu'on exécutera ces nombreux
et importants travaux : à elle seule, et pendant plusieurs an-
nées, la monographie de Chartres emporterait tout cet argent.
Il faut que les chambres comprennent ce qu'il y aura de glo-
rieux pour l'avenir dans la pensée de M. Guizot comi)létée par
celle de M. de Salvandy. Il ne faut pas qu'elles marchandent
ni qu'elles fassent exécuter au rabais un travail général sur
toute la France, quand elles se sont montrées si généreuses pour
des voyages archéologiques de longs cours, et pour des expé-
ditions scientifiques qui ont rendu très-peu jusqu'ici.
On a crili(iué avec amertume la disposition du dernier arrêté
qui partage en portions égales le budget de chaque comité, et
l'on a demandé s'il était juste que le comité des sciences, par
exemple, qui ne pourra faire qu'un petit nombre de jjublica-
tions, eût à sa disposition une somme exactement égale ù celle
du comité des arts, qui a de si nombreux travaux à faire et à
provoquer, qui doit faire dessiner tous les monuments menacés
de ruine, qui fera sillonner la France archéologique par plu-
sieurs voyageurs, et dont toutes les publications seront accom-
pagnées de dessins considérables et importants qui coûteront
non-seulement à relever, mais à graver, à lilhographier, et
quelquefois à colorier, quand il s'agira de fresques et de vitraux
particulièrement; qui aura enfin des artistes dessinateurs, des
artistes graveurs et lithographes, des voyageurs , des antiquai-
res et des historiens à indem.niser.
En droit, la critique est fondée ; en fait, elle se réfute par une
explication. Lorsque M. Guizot créa une commission histoi-iqiie,
cette commission ne dut rechercher que les monuments écrits,
et le crédit demandé pour ces recherches lui fut alloué tout
entier, et tout entier fut dépensé jiar elle. Mais bientôt M. Guizot
sentit la nécessité d'ordonner des travaux sur nos antiquités
nationales, et dès lors, ainsi que je l'ai dit, fut créé un comité
spécial dans ce but. Mais ce comité dernier venu ne trouva rien
en caisse, car des travaux considérables que le premier comité
faisait exécuter à Paris aux manuscrits de la Bibliothèque royale
particulièrement, et en province, surtout à Besançon, des pu-
blications immenses et de suprême valeur confiées à MM. .\u-
guslin Thierry et Guérard, d'autres pnl)li<\Uions plus restreintes.
29S REVUE DR PARIS.
mais coûteuses aussi, dont MM. Mignet. Pelet et Fauriel s'é-
taient chargés, absorbaient les fonds et devaient les absorber
indéfiniment. Comme sur le budget total, deux parts n'avaient
pas été faites, l'une pour le premier, l'autre pour le deuxième
comité, le comité des inscriptions coupait, et coupait à jamais,
les vivres au comité des arts, qui fut contraint, ne pouvant rien
publier, à préparer des publications. Il était donc urgent d'as-
signer à chaque comité une somme spéciale dont il disposerait
entièrement. C'est ce que vient de faire M. de Salvandy. Le co-
mité des arts, qui n'a pas eu un sou en propre jusqu'à présent,
est riche aujourd'hui de 50,000 francs à peu près. C'est un grand
point, mais ce n'est qu'un premier pas de fait, et il n'est pas
douteux que plus tard le comité des arts, vu la nécessité de ses
besoins, non-seulement ne puise abondamment au fonds com-
mun de réserve établit par le dernier arrêté, mais encore ne
soit plus largement doté que les autres comités, lorsqu'on dé-
posera sur le bureau des chambres ces beaux spécimens de sta-
tistiques et de monographies qui se gravent et se lithographient
à l'heure qu'il est, et qui seront la tète de ce grand travail qui
s'organise par toute la France.
. Les deux statistiques et les deux monographies terminées se-
ront répandues avec profusion pour exciter le zèle des anti-
quaires et des historiens des provinces et provoquer des travaux
analogues de leur part. C'est qu'en effet le comité ne peut ni ne
veut exécuter par lui-même toutes les statistiques et toutes les
monographies ; il donne des modèles à suivre pour tracer une
voie bonne et uniforme ; mais il fait appel à tous les gens in-
struits, et il recueillera tous les travaux sérieux qui voudront
s'associer à ses travaux et à sa pensée. C'est la France entière,
pour ainsi dire, qui, sous la direction du comité, et d'après ses
conseils, dressera le cadastre de ses monuments. Dans quelques
années d'ici, cet inventaire descri|)tif, raisonné et graphique,
pourra être rédigé, car les conseils d'arrondissement et de dé-
partement, et probablement aussi des souscriptions volontaires,
viendront en aide à tous les antiquaires, artistes, historiens, qui
voudront faire un travail complet sur les monuments de l'art
d'une contrée limitée.
Mais le comité sait bien que la bonne science n'est pas com-
mune en France ; il sait bien que les erreurs et les contes ar-
REVUE DE FAKIS. Î99
cbéologiques foisonnent dans tous nos départements, que les
traditions les plus ffrotesques, les plus hérissées d'anachronismes
Toltigent autour des monuments et aveuglent ceux qui cher-
chent à les étudier ; il a donc voulu relever les erreurs et ar-
rêter les fluctuations de la science en établissant une langue
uniforme et raisonnée. En conséquence, depuis deux ans, il
rédige une série d'instructions qui constitueront un travail con*
sidérable.
M. Albert Lenoir, qui, à TÉcole des Beaux-Arts, a étudié l'art
antique, et à Rome, Athènes, Smyrne et Constantinople, les ori-
gines de l'art chrétien, traite dans ses instructions tout ce qui
concerne les monuments publics gaulois, grecs, romains et
chrétiens, jusqu'au xi» siècle.
M. Auguste Leprévost, à qui rarchéologie du moyen âge a
tant d'obligations, s'est chargé des monuments religieux, de-
puis le xie siècle jusqu'à nos jours.
M. Mérimée, que son goût et ses fonctions ont conduit en
Alsace, en Auvergne et dans tout le midi de la France, où des
enceintes de villes et des châteaux de tout âge sont si nombreux
et si variés, a choisi l'architecture militaire à toutes les éjjoques,
en y faisant rentrer les routes qui, dans l'origine, appartenaient
au service de la guerre.
A M. Yitet, qui connaît à fond tout notre art national, reve-
nait une des branches les plus inléressantes de cet art, l'archi-
teelure civile, dont les constructions peu nombreuses,' peu du-
rables, et partant peu anciennes, ont pourtant le plus piquant
intérêt.
M. Lenormant, qui surveille la belle édition du Trésor de
Numismatique^ traite de tous les monuments meubles, aux
divers âges, des médailles, des vases et ornements.
M. y. Hugo, qui a déclaré dans sa Notre-Dame que l'his-
toire de la deuxième moitié du moyen âge se lisait tout au
long dans les armoiries, s'est réservé les instructions sur le
blason.
. Enfin, le secrétaire traitera de la sculpture et de la peinture
chrétienne à tontes les épofpies.
De ces instructions, toute la partie antérieure au christia-
nisme est rédigée et sous presse ; la partie chrétienne s'élabore
en ce moment sous les yeux de M. de Gasparin, ancien ministre
300 REVUE DE PARIS.
de l'inférieui\ président du comité, qu'il éclaire de ses vastes
connaissances, et qu'il échauffe de son activité. Des dessins gravés
sur bois seront dispersés dans le texte pour rendre la descrip-
tion d'ime intelligence plus nette et plus facile. Cette masse
d'instructions formera une série de petits manuels archéologi-
ques, analogues en disposition aux manuels de botanique, par
exemple, et qui mettront à la disposition de tous ceux qui s'oc-
cupent ou voudront s'occuper de nos antiquités monumentales,
la science à son état le plus avancé.
La seule promesse de ces instructions, attendues depuis dix-
huit-mois , a déjà fait éclore au moins trois antiquaires dans
chaque département. L'archéologie, en effet, marche avec ra-
pidité, et les sciences naturelles, la géologie particulièrement,
font tous les jours des pertes à son profit; on abandonne les
monuments fossiles pour étudier ceux de l'art, et, en voyage,
on ne rencontre que des géologues qui se font antiquaires.
Attendez que les instructions soient éparpillées dans toute la
France, et nous aurons autant d'archéologues que de monu-
ments.
Ces instructions elles-mêmes , malgré leur étendue , seront
cependant assez brèves encore; le comité, sur la demande de
M. Albert Lenoir et du secrétaire , a voulu leur donner un com-
mentaire oral. Il a prié M. le ministre de l'instruction publique
d'accorder à ces deux membres un local convenable pour faire
deux cours d'archéologie chrétienne. Dans l'un sciait traitée
l'histoire de l'architecture, depuis ses origines à Constantinople
et à Rome jusqu'à nos jours ; dans l'autre, on parlerait de la sculp-
ture et (le la peinture à toutes les époques. Ainsi, tout l'art figuré
du christianisme y serait étudié et enseigné; et tandis que les
instructions du comité montreraient la lumière dans les provin-
ces, ces dGU\ cours la dissémineraient dans Paris. Une foule de
jeunes gens ne demandent qu'à étudier les antiquités chrétiennes.
Les livres et les traités manquent; les cours en tiendront lieu,
au moins j)Our le moment, et multiplieront le nombre de ceux
qui parlent ou écrivent pour la conservation des édifices. Ils
.seront h' comj)lément de la pensée qui a fondé les comités et de
celle qui les a réorganisés. En attendant, ce qui est inévitable et
prochain , que l'archéologie nationale s'enseigne à l'École des
Beaux-Arts, à la Sorbonne et au Collège de France, il est bon de
REVUE DE PARIS. 301
faire voir au préalable ce qu'elle peut offrir d'intérêt à la science
liislorique.
Un seul mode très-efficace d'action manque jusqu'à présent au
comité pour a])pliquer la science qu'il possède, c'est celui d'une
restauration monumentale. A Paris, en province, on restaure
les édifices chrétiens ; mais on le fait idatement et sans aucune
connaissance archéologique. Le seul moyen d'arrêter ces tra-
vaux ignorants et scandaleux qui déshonorent notre pays et
tant d'architectes auxquels on avait cru du mérite, serait de
confier au comité, pour le restaurer, un édifice important, mais
de petites dimensions, afin que la restauration fût prompte et ne
demandât pas au comité plus de temps qu'il ne peut y donner.
La Sainte-Chapelle de Paris était parfaiîement approj)riée à ce
but; il faut regretter que le ministère de l'intérieur et la ville
ne veuillent pas s'en dessaisir pour un moment au profit de la
science et de l'art. Mais un temps viendra ptut-étrc où le comité
aura une action puissante, immédiate non pas, mais au moins
indirecte dans la restauration d'un édifice beaucoup plus impor
tant que la Sainte-Chapelle.
Au point oîi nous sommes , il serait très-superflu de montrer
l'influence que les travaux du comité des arts auront sur tous
les architectes en général , sur les architectes restaurateurs eu
particuliers et sur les propriétaires de monuments. Désormais
nos édifices seront environnés de sollicitude ; on n'y touchera
plus à la légère, ainsi qu'on a fait jusqu'à présent, ou ne les
détruira plus sous les prétextes les plus insignifiants , les plus
honteux ou les plus passionnés.
Pour l'aider dans son zèle de conservation et dans l'acîivilé
de ses explorations, le comité a désigné, pour être notinués par
le ministre, de nombreux membres non résidants, et des mem-
bres corresi)ondants plus nom])reux eiicore, en sorte que nos
édifices nationaux ont maintenant des tuteurs ofiiciels dans cha-
que département.
Comme les édifices religieux sont les plus nombreux et les
plus intéressants, le comité s'est associé plusieurs membres
du clergé, et à leur tête Tévèque de Belly, le possesseur de la
charmante église de Brou, et qui a consacré tout un volume du
rituel en usage dans son diocèse, aux dessins et à la description
des plus beaux monuments élevés durant les époques chrétiennes
3 se
302 REVUE DE PARIS.
par toute la terre. Ce rituel feuilleté, lu, appris par les prêtres,
nous fait espérer qu'enfin le clergé ne se mettra plus à la tête de
ces mutilations, de ces dégradations, de ces badigeonnages
ignobles, (lui depuis trois cents ans déshonorent et travestissent
nos plus belles églises. Le clergé, au contraire, va seconder les
hommes inleiilgents et instruits qui provoquent des restaurations
archéologiques et consciencieuses. Déjà M. le curé de Saint-
Germain-l'Auxerrois se débat contre les pitoyables travaux qu'on
voudrait exécuter dans son église, et se met à étudier cet édifice
pierre à pierre, nuit et jour, pour s'en faire lui-même le restau-
rateur. Déjà le grand-vicaire administrateur du diocèse de
Reims, M. l'abbé Gros, a demandé à celui qui écrit ces lignes la
liste de toutes les églises intéressantes de son diocèse et de tous
les objets curieux qui les meublent ou les décorent pour les
signaler à l'attention des curés, et empêcher qu'ils ne soient dé-
placés, vendus ou détériorés, M. de Montalerabert a signalé,
dans un bel et chaleureux article, inséré dernièrement dans la
Revue des Deux Mondes, toutes les tentatives du clergé fran-
çais, curés et évéques, pour étudier et conserver nos monuments
religieux.
La révolution archéologique est donc commencée, et c'est au
comité des arts et des monuments qu'on en devra la consom-
mation.
DlDROJî.
LA DESTITUTION
I.
Jean Fresnaut était capitaine dans une des douze colonnes
qui furent condamnées, sous peine de mort, à tout incendier et
à tout tuer dans la Vendée en 1794. Le paysan du Bocage ne les
connaît que sous le nom expressil" à'armée brtUense.
Le capitaine était un homme de taille moyenne , bien pris ,
carré des épaules, et haut en couleur, quoiqu'il ne s'enivrât ja-
mais, ce qui toutefois n'était pas une vertu à cette éj)oque d'hé-
roïque abstinence. En i)renant l'uniforme, il n'avait point obéi à
cet enlraînement (jui fournit tout ù coup (piatorze armées à la
France; il avait attendu qu'on l'appelât. Probe, intellijïent. cou-
rageux, mais sans enthousiasme, Jean Fresnaut avait réguliè-
rement gagné tous ses grades, et s'il exécutait strictement, sans
en discuter la moralité, les ordres qu'on lui donnait, ses bulle-
tins n'étaient jamais empreints de l'exagération ridicule du temps.
Ils anonçaient seulement que la besogne était faite. Jean Fres-
naut semblait la personnification du devoir.
Un soir, ai)rès un combat sanglant livré par les républicains
aux royalistes dans le chAteau de Long-Pré, le capitaine fumait
paisiblement en face de la cheminée d'inie des chan.bres dévas-
tées qui avaient servi de champ de bataille, lorsqu'on frappa à
la porte brusquement.
— Qui est-là ? demanda-t-il.
Trois soldats entrèrent et dirent en même temps :
— C'est un homme que nous avons appréhendé dans la cave
du château, caché sous les décombres.
Le visage du capitaine prit une expression chagrine qui vou-
304 REVUE DE PARIS.
lait à'ivo. : pourquoi ne Tavoir pas tué comme les autres, sans me
forcer à vous en donner l'ordre ?
Les soldais comi)rirent si bienla penséede Jean Fresnaut qu'ils
ajoutèrent aussitôt :
— 11 nous a suppliés de le conduire devant toi.
— Ou'alliez-vous faire à cette heure dans les caves du château,
dit le capitaine aux soldats avec dureté? Il cherchait à se mettre
en colère.
— Mais... capitaine... chercher... voir s'il y était.
— Vous uii-ntez, ivrognes.
— Mais...
— Taisez-vous !... Et toi, que faisais-tu dans cette cave, sous
ces décombres? murmura-t-il en tournant le dos au prisonnier,
comme s'il avait craint de le voir en face.
— Capitaine , je vous le dirai.
— Parle, j'écoute.
— C'est au capitaine seul.
Le capitaine fit un hum! de mauvaise humeur assez semblable
au grojjnement d'un chien, et qui témoignait de sa répugnance
pour ce téte-à-téte. Cependant il dit aux soldats :
— Laissez-nous. Si j'ai besoin de vous, j'appellerai.
Il régnait dans la personne du prisonnier je ne sais quoi de
calme et de résigné qui intéressait. Sa voix était ferme, mais af-
fectueuse... Il avait au front une blessure toute fraîche et le bras
gauche en écharpe. Sa santé paraissait délicate, mais son regard,
dont l'expression ordinaire devait être la bienveillance et le sou-
rire, avait aussi des étincelles involontaires qui annonçaient la
force, l'énergie, la volonté persévérante, et ce noble courage
qui consiste plus à mépriser la mort qu'à la donner. Il se nom-
mait Henri Naels.
Le capitaine l'examina avec une grande attention ; Henri sou-
tint (;et examen avec assurance, mais sans effronterie ; il ne crai-
gnait point son ennemi, mais il ne le bravait pas. C'était de la
fierté, ou de l'insulte, ou de la forfanterie.
— Assieds-toi, dit Jean Fresnaut en lui présentant une mau-
vaise chaise qu'il approcha du feu.
Sans paraître surpris de cette prévenance à laquelle il ne de-
vait pas s'attendre, Henri s'assit.
— Voyons, ({ue te faut-il ? demanda le capitaine.
^ REVUE DE PARIS, 305
— Ma liberté.
— Ta liberté?
— Oui.
— Tu n'es pas dégoûté, murmura Jean Fresnaut. Fuis il
ajouta en haussant les épaules : — Est-ce que je puis te la
donner?
II fit deux fois le tour de la chambre, se parlant à lui-même ;
et revenant près du prisonnier :
— Est-ce que tu as peur de la mort? lui dit-il d'un ton
l)ref.
— Si cela était , capitaine, je ne serais pas ici.
— ;C'est juste... Mais sais-tu que ta liberté c'est ma vie ?
— Je le sais.
— Alors qui diable a pu te faire penser que je me laisserais
fusiller à ta place ?
Henri se levant tout à coup:
— Votre mère vit-elle encore, demanda-t-il ?
-— Oui sans doute..., répondit le capitaineétonné...; mais qu'a
de commun?...
— Eh bien, si ses jours étaient en danger, que feriez vous pour
la sauver?
— ^ Tout, morbleu.
— Vous me comprendrez alors..., écoutez-moi... Je suis vo-
tre prisonnier; votre consigne est de me tuer, et si vous n'y
obéissez pas on vous tuera. Mais vingt-quatre heures de retard
dans mon supplice vous coûteraient-elles votre tête.
— Que veut-il dire?...
— Ma mère est à onze lieues d'ici..., à la métairie de S^-Lau-
rent. Elle m'attend demain ; en ne me voyant pas venir, elle
viendra, elle, et on regorgera. Vingt-quatre heures de libertéme
suffisent pour la mettre en sûreté derrière votre ligne. Cela fait,
je me représente ici, et vous commandez le feu aux soldats qui
m'ont amené devant vous.
— Et qui me sera garant de votre parole? demanda le capi-
taine qui oubliait le tu civique.
— Ma parole seule.
— C'est assez, mon brave, répondit le capitaine sanshésiter...;
mais il me faut l'autorisation de mon général... Je l'ai retiré
blessé des mains des vôtres, qui sajis moi, hier, l'auraient achevé,-
26.
306 REVUE DE PARIS.
il me doit quelque reconnaissance, j'espère qu'il m'accordera
votre liberté provisoire sur ma responsabilité personnelle.
Jean Fresnaut sortit, et Henri resta seul debout en face du
foyer, la têle penchée sur sa poitrine, dans l'attitude d'un
homme qui, attendant un arrêt suprême, ne veut ni l'espérer, ni
le craindre.
L'absence du capitaine ne dura que quehpies minutes 5 il re-
vint bientôt annoncer à Henri qu'il était libre.
— Si demain avant minuit vous n'êtes pas de retour, dit-il,
je suis fusillé à votre place. Cependant, prenez votre temps ,
jeune homme ! Veillez bien à la sûreté de votre bonne femme
de mère, et si par hasard il vous était impossible de vous re-
présenter ici à l'heure dite , retenez bien cette adresse : veuve
Fresnaut. h Alençon, rue du Cours, 2i2, parce que si cette
cliienne de guerre finit quelque jour, et qu'elle vous laisse vi-
vant dans votre peau, je vous recommande la citoyenne... Elle
est pauvre etpresqu'aveugle... Et maintenant, en route ! ajoula-
t-il en grossissant sa voix, qui s'était un peu attendrie. Couvrez-
vous de ce manteau; bien. Suivez-moi, je répondrai aux senti-
nelles.
Ils traversèrent trois petits postes qui étaient distribués au
milieu des ruines, et lorsqu'ils en furent éloignés de deux cents
pas, Henri dit à Jean Fresnaut :
— Capitaine, je vous remercie. A présent, je puis aller seul,
je connais tous les sentiers. J'arriverai à Saint-Laurent sans ob-
stacle. A demain : comptez sur moi.
Et après s'être serré la main, mais sans aucune protestation
de reconnaissance, ils se séparèrent.
— Sacrebleu ! pensait le capitaine en regagnant sa chambre,
je crois, ma conscience, que vous devez être satisfaite, si le gé-
néral en chef et le comité de salut public forcent un peu votre
consigne.... Allons, allons, vous en prenez aujourd'hui une
bonne revanche, car si ce diable de blondin... Ah! je suis bien
sûr que je le reverrai et que j'aurai encore la corvée d'ordonner
sa mort!
II.
Pour marcher plus vite, Henri Naels avait repoussé toutes les
pensées qui, comme un lourd bagage, auraient pu le retarder
REVUE i)E PARIS. "07
pn pesant sur son cœiif; il n'avait voulu sp rappeler ni sa niTie,
ni l'intrépide confiance du capitaine, ni le sort qni rallendaitle
hndemain. Cuiirii ! courir! sauver madame Naels ; après, Dieu
ordonnerait.
Lorsqu'il entra dans le petit chemin couvert de Saint-Laurent,
la nuit était déjà bien avancée. Aucune lumière ne brillait aux
fenêtres de la métairie j les pas de Henri, en retentissant dans la
coUr, ne réveillèrent pas le chien vigilant dont l'enfant de la
maison aime l'aboiement, qui s'apaise à son approche. La mé-
tairie lui parut silencieuse comme une ruine.
La porte était ouverte; mais Henri frappa pour avertir de sa
présence; on ne répondit pas. 11 fiappa une seconde, une troi-
sième fois, personne ne se présenta. 11 franchit le seuil alors,
mais le cœur envahi par un sentiment le plus cruel de tous ceux
qui l'avaient fait battre durant celle journée.
Dans le foyer brûlaient quelques tisons écartés, sur la table
étaient épars les débris d'un repas commencé et bruscjucment
interrompu... il semblait qu'une terreur panique eût fait tout
â coup déserter celte maison. Le sang de Henri s'était glacé dans
ses veines, car il entrevoyait confusément un malheur immense.
Les bleus étaient-ils venus à Saint-Laurent ! Mais non sans
doute..., ils laissaient de leur passage des traces qni n'existaient
point ici.
Henri alluma une lampe en tremblant, et monta l'escalier avec
une sueur froide au front. Arrivé à la chambre de sa mère, il
s'arrêta, respirant à peine, écoutant avec une affreuse angoisse...
il n'entendit que le bruit monotone et régulier d'une g! osse hor-
loge de ferme. C'était le seul signe de vie qui restât à Saint-
Laurent.
Préparé à supporter sans mourir un de ces spectacles dont
l'horreur doit tuer subitement,— il avait besoin de vivre encore
un jour et une nuit! — il entre, s'approche du lit de sa mère,
les rideaux sont fermés ; il ouvre les rideauxi.,, la couche était
Vide.
0 mon Dieu, s*écria-t-il en lotnbant à genoux, la tête cachée
dans ses deux mains, mon Dieu! secourez-moi.
Autour de Saint-Laurent tout avait été incendié pdr les af-
freuses nécessités de la guerre. Dans un rayon de deux lieues, il
ne restait debout aucune habitation,.. Où pouvait il all-jr cher-
308 REVUE DE PARIS.
cher madame Naels? et crailleurs on avait-il le droit? Pris par
les républicains et fusillé, comment tenir sa parole au brave ca-
pitaine qui s'en était fait garant sur sa vie ? Pour lui ne valait-il
donc pas mieux trouver sa mère morte que de ne la trouver
pas?
II descend l'escalier comme on monte les degrés de Téchafaud,
et s'assied près du foyer. Mais les fatigues de la journée Tont
épuisé, il a faim, il a soif, il a soif surtout; il boit, il boit, il
mange, et ce repas qu'il fait entre deux cercueils, celui de sa
mère et le sien, il le fait avec une sensation de plaisir. La main
brûlée de Scœvola et le martyre de Goatimozin ne prouvent rien
contre certaine volonté invincible de la nature 5 mais aussi, cette
volonté satisfaite, l'irritation morale qu'elle a pu dompter un
instant s'éveille, s'augmente, et de la paix du corps l'àme lire
une plus grande force pour souffrir.
Cette maison abandonnée accable Henri de tout son poids. Il
n'y peut plus demeurer. A une lieue de Saint-Laurent, au milieu
d'un petit bois où il s'était promené si heureux dans son en-
fance, conduit par madame Naels, s'élève un pavillon que les
arbres cachent presqu'entièrement. Henri ira à ce pavillon. Sa
mère n'y est pas sans doute, mais il est bien sûr qu'elle n'est pas
non plus à Saint-Laurent; il a sur cent mille une chance de l'y
rencontrer, cela lui suffit.
Les pieds sanglants, mais insensible à la douleur, il part. Au-
paravant il a écrit ces mots :
— Ma mère, si vous rentrez, attendez-moi, je vous cherche.
Le froid était vif. Le vent du nord foulait en sifflant la neige
contre la terre gelée. Mais la neige commençait seulement à
tomber. Sa mate blancheur n'éclairait point encore l'obscurité
d'une nuit sans lune. Henri ne courait aucun danger d'être
aperçu, cependant il s'arrêtait de temps en temps, comme si son
oreille exercée eût pu reconnaître de loin le pas de l'ennemi dont
il avait doublement à se défendre. Mais le silence n'était troublé
que par le sourd gémissement des branches dépouillées, qui
semblaient se plaindre sous leur couche de frimas.
Cette nécessité peut-être inévitable de tuer un homme qui
avait confié sa vie à son honneur ou sa mère, en délivrant cet
homme, jetait Henri dans une perplexité sans issue, qui l'en-
traînait comme un tourbillon; tout se résumait pour lui dans
REVUE DE PARIS. 309
une question de temps : comme s'il avait aussi précipité les heu-
res , il précipitait sa marche pour que tout se décidât plus vite.
Il était auprès du pavillon. Mais dans son cœur une voix s'é-
levait, et criait : — elle n'y est pas.
Cependant. lorsqu'il ouvrit la porte, il entendit un bruit léger,
semblable au faible soupir d'un mourant.
— Qui est là? demanda-t-il avec éjjarement.
— Est-ce vous, monsieur Henri? répondit une voie défail-
lante.
— C'est loi. mon pauvre père, reprit Henri.
Ils se touchaient, mais l'obscurité, qui était profonde, les em-
pêchait de se voir.
— Sais-tu où est ma mère, Septier?
— A Saint-Laurent sans doute, monsieur Henri, les bleus n'y
sont pas encore venus.
— Non, elle n'y est pas..., mais demain peut-être les bleus y
seront... Où est-elle?
— Avant-hier elle y était encore, monsieur Henri. Je suis ici
depuis hier. J'ai une balle dans la cuisse... Les nôtres m'ont
abandonné... Je remercie le Seigneur qui vous a envoyé près de
moi, monsieur Henri... J'ai soif... Vous m'emmènerez...
— Tu ne peux marcher, Septier, et moi qui n'ai qu'un bras, je
ne peux te porter.
— Monsieur Henri, lorsque le feu prit à Saint-Laurent, vous
étiez encore tout petit, dans votre berceau..., je passai au milieu
de la flamme qui gagnait votre chambre où on n'osait entrer, et
je vous emportai.
Ce reproche irrita Henri.
— Est-ce que nous ne sommes pas tous condamnés à mort? il
s'agit seulement de sauver les femmes et les enfants... Tes deux
fils ont été tués hier à côté de moi... De cinq cents que nous
étions, je survis seul..., et demain on me passe par les armes...
Toi tu vas mourir ici, car je n'ai ni pain ni eau à te donner.
— Oue la volonté de Dieu soit faite, il a pris nos enfants.
Henri sortit brusquement du pavillon; mais il se repentit de
sa dureté; et, revenant auprès du vieillard avec de la neige
qu'il avait recueillie dans sa main, il rajjprocha de ses lèvres.
— Que le ciel vous le rende, répondit le blessé, en bai-.ant
celle main. Partez maintenant, laissez-moi.
510 REVUE DE PARIS.
Henri retourne à Saint-Laurent. Il semblait que, près de la
quitter, il avait obtenu de la vie une force surnaturelle... Il était
blessé, il avait marché toute la nuit, et il sentait bien qu'il re^^a-
gnerait facilement le château de Long-Pré, où Jean Fresnaut
l'attendait.
Henri retrouva la métairie dans l'état d'abandon oij il l'avait
laissée; mais le feu s'était éteint ; le froid avait augmenté... Le
crépuscule jetait une teinte plus triste encore sur la maison dé-
serte... Un sommeil indomptable commençait à peser sur les
yeux de Henri; ses jambes se roidissaient, il était accablé
Il se sentit tomber sur le banc où il était assis, et s'endormit
malgré lui, comme on dort dans un tombeau.
III.
Lorsqu'Henri se réveilla, la nuit était revenue.
— Déjà ! s'écria-t-il.... Mais, quelle heure est-il?... Ah ! peut-
être que ce brave officier.... Et ma mère qui n'est pas de re-
tour.... Eh ! s'il était trop tard pour me présenter ti Long-Pré...
jVon ! que je l'ignore.... Partons; ma mort dût-elle être mainte-
nant inutile, je ne pourrais plus supporter le poids d'une vie
déshonorée.
Henri arriva avant minuit ; il avait fait onze lieues en six heu-
res. Le capitaine était assis à la place où il l'avait trouvé la veille;
il reçut le prisonnier avec un sourire.
— Vous êtes exact, lui dit-il; c'est bien. Prenez cette chaise
et ce verre de vin , deux choses dont vous devez avoir besoin.
En effet, Henri, qui ne sentait plus la nécessité d'aucune éner-
gie, s'était abandonné à toute sa douleur, et se soutenait à
peine; il ne refusa ni n'accepta l'offre du capitaine; mais ce-
lui-ci porta, avec autorité, le verre à ses lèvres.
— Votre bonne femme de mère est donc enfin en sûreté? lui
dit-il avec cet air satisfait d'une conscience contente d'elle-
même.
— Je ne l'ai pas trouvée, répondit Henri. Demain elle sera
sans doute en votre pouvoir; car, je vous l'ai dit, ne me voyant
pas revenir, elle se livrera. Capitaine, que les soldats qui vont
tuer le fils tuent aussi la mère si elU; doit périr, et qu'on leur
donne à tous deux le même tombeau.
REVUE DE PARIS. 311
— Jeime homme , vous extravaguez; cela peuL encore s'ar-
ranger Le lendemain n'est-il pas là Si vous étiez li-
bre Hein!
— Ahl monsieur...
— Chut, répondit Jean Fresnaut à voix basse. Pas d'exalta-
tion! On pourrait nous entendre. Écoutez, citoyen... Votre nom ?
— Henri IS'aels.
— Vous n'êtes pas un ci-devant, tant mieux! Voici ce que
j'ai à vous dire. PrùnOy le général est mort; secundo, les trois
soldais qui vous ont appréhendé sont à Pourange avec pres-
que toute la division; je sais donc seul ici maintenant que vous
êtes prisonnier... Votre vie est donc à moi. C'est clair ça, n'est-
ce pas? Eh! bien, je vous la donne. Frappez là, monsieur, et
partez.
Mais comme le capitaine achevait ce discours débité avec un
respect parfait pour l'impassibilité militaire, il entendit la voix
aigre de Turreau qui arrivait inopinément.
— Vite dans ce cabinet et ne soufïlez pas! Voici le général
en chef; autant vaudrait le diable en personne pour vous et
pour moi, murmura Jean Fresnaut en poussant Henri avec un
empressement qui décelait son embarras.
Tout ce qui était pouvoir alors était si fort et si impitoyable,
qu'on était convaincu de la m cessité d'y obéir comme à la vo-
lonté du destin. Turreau, généralhai et méprisé, mais représen-
tant du comité de salut pul)Iic, était devenu une de ces divinités
terribles de la patrie devant lesquelles il fallait plier les genoux;
une femme dans ce temi>s avec une écharpe tricolore et une let-
tre de Robespierre aurait décimé dix régiments.
— Tu veillais, capitaine, dit Turreau à Jean Fresnaut, eu se
plaçant en face du feu dont il parut recevoir le chaleur avec
reconnaissance. Le sommeil n'est pas fait pour les républi-
cains, tant que ce pays ne sera pas purgé des brigands qui l'in-
fectent encore. Tu es un fidèle, Jean Fresnaut, ton affaire est
sûre.
Jean Fresnaut, ce brave soldat qui risquait tous les jours sa
vie avec indifférence, qui venait de la livrer à la parole d'un in-
connu, écoutait Turreau, qui s'élait assis, debout, tète nue et
courbé, comme jamais courtisan ne le fut devant la majesté hé-
réditaire la plus exigeante.
512 REVUE DE PARIS.
— Général, tu me donnes des louantes qui ne m'appartiennent
pas, répondit-il en baissant les yeux.
— Et cela t'appartient-il ? reprit Turreau en lui présentant
une lettre ou.erteavec un air qu'il s'efforça de rendre agréable.
Jean Fresnaut, qui connaissait les procédés du général en chef,
pâlit un peu à cette question 5 cependant il prit bravement la
lettre et la lut.
— Général, c'est à toi que je dois...
— Tout à toi ! rôijondit Turreau en donnant à sa voix un ton
déclamatoire, tout à ton civisme. Ton chef de brigade est mort,
quoi de plus naturel que de lui nommer pour successeur son
meilleur officier? Personne n'a mieux exécuté que toi les ordres
de la république... Tu as brûlé et tué avec une incontestable su-
périorité sans colère et sans faiblesse, en homme qui comprend
que le corps social , quand il réclame une amputation , exige
aussi qu'on la fasse avec sang-froid .
Jean Fresnaut, pendant que Turreau lui tenait ce discours ,
tournait malgré lui vers le cabinet ses yeux qui semblaient vou-
loir en murer la porte, te général passera-t-il la nuit dans celte
chambre? Comment faire évader le prisonnier? Et si le général
le découvrait, s'il l'interrogeait....
De son côté, Henri, qui entendait toute celte conversali(m,
s'oubliant lui-même, s'effrayait pour le capitaine; il savait que
le général Turreau était une hache à deux tranchants qui frap-
pait également amis et ennemis.
Tout parut sauvé un instant.
— Est-ce que vous êtes souffrant, général ? dit avec intention
le capitaine, qui n'ignorait pas les soins que Turreau prenait de
sa personne et sa facilité à s'inquiéter.
— Cette guerre est si fatigante! répondit Turreau d'un ton
douloureux.
— Oui, il faut une santé de cheval pour y résister, et encore
la cavalerie est-elle presque toute démontée.
— J'ai eu froid cette nuit; mon manteau était humide sur
mes épaules.... Le vent du nord souille par celle fenêtre brisée,
ajoula-l-il en ai)prothanl davantage sa chaise du feu.
— Ou n'est guère mieux ici qu'au bivouac. Mais.... (le capi-
taine prit un ton affectueux) mais il y aurait dans le chàleau
une pièce beaucoup plus conveuable.
REVUE DE PARIS. 313
— Hein?
" — Il ne faut pas non plus trop se forcer, général, dit Jean
Fresnaut, évitant de répondre avec un empressement qui eût
trahi sa pensée, au hein! interrogateur de Turreau. — Est-ce
que vous avez la fièvre? lui demanda-t-il avec un air d'in-
térêt.
— Moi?... mais je ne pense pas.
Turreau commençait à s'alarmer.
— Je n'en serais pas surpris, rien n'est plus pernicieux que
ces changements subits de température. Le major dit que c'est
ce qui a achevé mon chef de brigade.
— Ah! le major dit ça?
~1I y a deux jours, on croyait le printemps arrivé.... Re-
gardez donc, la neige pénètre jusque dans le milieu de cette
chambre.
— Effectivement.... tu me trouves donc mauvaise mine.
. — Vous n'avez pas votre physionomie ordinaire, ce beau
teint qui désole vos ennemis.
— C'est le besoin de repos.
— Le lit vous ferait du bien.
— Le lit ? dis-tu... mais où avoir un lit
— Certainement, c'est lu le difficile, où avoir un lit?
Jean Fresnaut garda que^iues instants le silence ; puis, comme
éclairé par une inspiration subite, il s'écria :
— Mais attendez donc... il reste un lit dans la chambre là-
bas.... un bon lit même... d'excellents oreillers. Un édredoii
aussi.... oui, il y a un édredon et des contrevents aux croisées.
— Oh ! mais c'est très-bien... ce n'est pas au moins dans ce lit
là que le chef de brigade...
— Non sans doute... ça ne se ressemble même point.
— Je n'y tiendrais pas le moins du monde c'était seule-
ment pour m'informer.
— Je comprends.
— Eh bien ! cher capitaine, si lu veux nous allons nous ache-
miner. Il yieni cfjecti'remeiit \mv cette fenêtre des raffales dont
je me moquerais dans toute autre circonstance^ mais mal eu
train comme je suis... toi tu ris, tu es solido comme une jjarrc
d'acier.
— Général, suivez-moi ; je vous conduis...
3 27
314 REVUE DE PARIS.
Turreaii s'était levé; mais au moment où Jean Fresnaiit mon-
tait avec lui l'escalier, il entendit une voix de femme qui criait :
— Par pitié laissez-moi voir votre chef, je veux lui parlez ! et à
laquelle plusieurs voix répondaient, les unes : — Non ! non !
tuons-la sans réveiller le capitaine! — les autres : — oui ! oui !
conduisons-la au capitaine.
Dix soldats se présentèrent devant Jean Fcesnaut, tenant au
milieu d'eux la femme qui implorait la grâce de l'approcher. C'é-
tait une noble tète à cheveux gris, éloquente de douleur, et qui
s'embellissait de l'expression sublime du désespoir.
Turreau s'avança :
— Que veut cette femme ?
— Mon fils, mon Henri que vous avez fait prisonnier, et que
Yous allez tuer.
— Sais-tu où il est, capitaine, demanda Turreau avec un air
de bonhomie qui trompa Jean Fresnaul.
— Mais il serait... il est ditficile.
— Oui sans doute, reprit vivement Turreau, cela est impos-
sible. On ne peut faire droit à la réclamation de la citoyenne,
attendu que les prisonniers ont tous été passés au fil de la baïon-
nette.
— Mon Henri est mort ! s'écria-t-elle en tombant sur le pavé
de la chambre.
Jean Fresnaut la releva et la soutint dans ses bras.
— Que signifie cette prévenance, murmura Turreau en le re-
gardant avec un sourire qui le pétrifia... Eh! bien, capitaine, tu
ne dis rien ; est-ce qu'il faut que je commande à ta place ?
Jean Fresnaut était muet.
— Soldats, emmenez cette femme, dit Turreau d'un ton dur,
mais sans colère.
— Et moi avec elle ! s'écria Henri en sortant du cabinet. Tur-
reau recula effrayé de cette apparition.
— Capitaine, dit Henri, ne comptez plus sur la révélation que
je vous avais promise.
Le capitaine comprit l'intention généreuse du jeune homme
qui craignait de le compromettre... Mais il n'eut pas le courage
de le défendre... Il ne pouvait pas le sauver, même en se per-
dant.
Henri était dans les bras de sa mère... Tout à la joie de se
REVUE DE PARIS. ôlo
retrouver, ils semblaient oublier de quelle douleur elle allait
être suivie.
— Mon pauvre enfant, dès que j'ai appris que tu étais prison-
nier, je suis partie... Mais je me suis égarée en route... nous
n'avons plus de chevaux... j'ai fait vingt lieues à pied... j'ai
marché bien vile... j'avais tant de peur d'arriver trop tard...
Embrasse donc ta mère, mon Henri, je suis si contente de te ré-
voir !
— 0 ma mère, pourqoui êtes-vous venue ?
— Pour mourir avec toi! répondit-elle en se rappelant tout
à coup la réalité de leur position.
Turreau, voyant Henri blessé et sans armes, s'était rap-
proché.
— Tu donnes donc dans les révélations, toi, capitaine ! mur-
mura-t-il.
— Mais quelquefois le salut de la république balbtitia
Jean Fresnaut sans pouvoir achever sa phrase.
— Ne te trouble pas, dit Turreau avec un regard de protec-
tion; ce n'est point un crime. Soldats, que faites-vous là ? Em-
menez les ! ajouta-l-il en montrant la mère et le fils.
Madame Naels marcha d'abord résolument vers la porte ;
mais comme on l'ouvrait, elle revint subitement se jeter aux
pieds de Turreau.
— 0 monsieur ? s'écria-t-elle, est-ce qu'il est impossible de
faire grâce, non pas à moi , mais à lui ? — Henri , laisse-moi
parler. — Qu'importe que je meure, moi qui suis vieille ! mais
Henri ! si vous saviez quel crime c'est de le tuer. Il a le courage
d'un héros et la bonté d'un ange... Oui, monsieur ; il n'a jamais
fait mourir un prisonnier. Vous qui ordonnez sa mort, si vous
étiez à sa place et lui à vôtre, il se laisserait massacrer plutôt
que de souffrir qu'on vous arrachât un cheveu de la tète. Oh !
c'est bien beau, allez, d'être généreux! que vous en coûterait-il
pour cela ? rien qu'un mot. 11 doit vous être si facile de le pro-
noncer. Que craignez-vous de lui ? il est blessé à la tête et au
bras. Il demeurera près de vous si vous le voulez... 0 écoutez
donc... une mère qui prie pour son enfant, c'est sacré !
Turreau restait impassible.
— Mais aidez-moi donc, monsieur, ajouta-t-elle en se tour-
nant vers le capitaine ; il me semble que vous essuyez une larme,
316 REVUE DE PARIS.
ce que je dis là vous touche, n'est-ce pas ? Vous êtes bon, vous
avez pitié... aidez-nous, monsieur !
A cette interpellation, Jean Fresnaut, qui sentait sa main ser-
rer involontairement le pommeau de son épée, dont le regard
faisant appel à Henri se reportait sur la poitrine de Turreau
comme s'il avait voulu la déchirer, Jean Fresnaut ne put répon-
dre. Si madame Naels lui eût dit, en montrant Terreau : a Ca-
pitaine, au nom de votre mère, tuez-moi ce lâche !... peut-être
se serait-il précipité sur le général ; il semblait n'attendre qu'un
signe, qu'un encouragement.... Mais madame Naels le priait de
parler pour Henri, et il s'effraya plus d'une parole courageuse
que d'un acte de révolte à main armée.
Son silence ne pouvait être compris de cette manière par la
malheureuse mère j aussi, malgré les efforts de Henri qui cher-
chait à l'éloigner :
— Non, s'écria-t-elle, laisse-moi dire à ces deux hommes
qu'ils sont indignes de porter une épée, et que leur place est au-
près du bourreau, sur le plancher de la guillotine.
— Capitaine, c'est ainsi que tu permets qu'on insulte la ré-
publique, répondit froidement Turreau. Soldats, faites votre
devoir.
C'étaient des soldats de la compagnie de Jean Fresnaut. Ils
hésitèrent un instant ; mais, voyant le général tirer une hste ,
ils craignirent que leurs noms n'y fussent inscrits, et entraînè-
rent Henri et sa mère.
Turreau ouvrit la fenêtre à moitié brisée de la chambre. Il
vit Henri et madame Naels marcher entourés du détachement.
Madame Naels s'appuyait sur le bras de son fils et lui montrait
le ciel. Son geste disait qu'ils allaient y monter ensemble.
— N'attendez pas à demain, cria Turreau aux soldats! Qu'on
leur mette cette lanterne au cou et qu'on les place au pied de ce
mur ! Vos armes sont-elles chargées?
— Oui, répondirent quelques voix.
— C'est bien ! dit-il en refermant la fenêtre.
Un instant ai)rès on entendit le bruit d'une décharge.
— On dirait que c'est un feu de peleton, fit Turreau.
— Sacrebleu ! général, nous faisons là un f.,.. métier ! mur-
mura Jean Fresnaut en passant la main sur ses yeux,
— Vous êtes trop poule-mouillée pour ujî chef de brigade,
REVUE DE PARIS. 517
monsieur ; je vous retire voire brevet, vous resterez capi-
taine.
Edouard Bergocrioux.
TABLE DES MATIÈRES.
LeFada,par H. ÀRNAiD (M™e Cearles Reydaud.) . . 5
Mémoires d'un Touriste 36
La Mascarade, par Henri Blaze 56
Salon de 1858. — M. Delacroix. — M. Gigoux , par
T. Thoré 61
Le Sinaï. — (Impressions de Voyage.) — I. — Alexandrie,
par A. Daîîzats — Alex. Dcmas 70
LaEslalua de Prometeo, comédie deCaldéron,parH.FoR-
TOCL • 90
Critique Littéraire. — Chavornay. — La Chasse aux Fan-
tômes. — Le Serpent sous l'Herbe, par E. Sodvestre.
— D.M. . . ^ 112
Musique Sonnante, par Castil Blaze 131
De l'Héroïsme des Femmes pendant la Terreur, par
Ch. Lacretelle, de l'Académie française 157
Bucharest et Jassy, par Aig. Labatut 152
Le Sinaï— (Impressions de Voyage) — II. — Damanliour.
— Rosette, par A. Danzats — Alex. Dcmas. . . . 173
L'Ancienne Méthode, par Alexa^ïdre de LAVERGr«E. . . 190
Le Sinaï. — (Impressions de Voyage.) — III. — Le Caire,
par A. Da>'zats — Alex. Dumas 208
Promélhée, deM. Edgar. Quinet, par H. FoRTODL. . . 232
Du Comité Historique des Arts et des Monuments établi au
Ministère de l'Instruction publique, par Didron. . . 204
La Destitution, par Édooard Bergocwioux. {Chroîiique de
Paris) 303