jc4 oci
REVUE
DE PARIS.
REVUE
DE PARIS,
KDITIOS APCMESTEE
DES PRINCIPAUX ARTICLES
l)K LA REVUE PAUISIE^XR.
TOME MBUViiiMB.
SEPTEMBRE 1340.
SOCIÉTÉ TïrOGRAPIllQUE RELGE
AD. W'AHLEN ET COMPAGME.
1840
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University of Ottawa
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DU
RECENSEMENT DES PAUVRES
ET
DES INSTRUCTIONS DE M. DE REMUSAT.
Un grand nombre de personnes onl les inslincls de la poli-
tique ; peu de gens en oui la .science. Il n'esd donc pas i;ire de
trouver des hommes <itii stnlnnl vaîîuemcnl les vices de noire
orp.anisalion, mais il esl rare d'en trouver (jui se rendent fidèle-
ment compte des moyens |)rali(|ues de les détruire. Deux espèces
d'esjirils ahoi denl en général les (pieslions de rétoiine , ceux (jui
touchent à tout pour faire une petite chose , et ceux (pii n'osent
loucher à rien pour en faire une grande; les uns et les autres
.se tenant également hors des limites de ce qu'il faut craindre
et de ce (pi il faut tenter.
Les hommes (pii se sont laissés aller à la dérive des utopies
de Sunt-Simon et de Fnnrier houleversaient la face du monde,
en vue de résultats médiocres. S'agissait-il , pour les premiers,
d'ét;d)Iir un i)eu mieux l'équilibre dans les produits du iravail
ou, pour les seconds, de rédmre les |)ertes d'efforis et de valeins
qui résuilenl de la vie isolée Mis étaient conduits, par cette
idée, ii construire une théorie financière, parcelle-ci à cons-
truire une théorie morale , par celle-ci à construire une théorie
9 1
6 REVUE DE PARIS.
polilique, par celle-ci à construire iinelliéorie religieuse, si hien
que, de proche en proche, de dédiicdon en déduction, ils
finissaient par déranger Dieu sur son trône, lorsqu'il lui arri-
vait de faire saillie sur la ligne droite de leurs systèmes.
Les hommes qui se sont enrôlés dans celte philantropie
pleurnicheuse du xyiip siècle , et qui ont entrepris de guérir les
plaies humaines avec des houilloiis économi(iues et des gros
sous, ne voudraient jias , pour rien au monde, examiner seu-
lement si telles el telles institutions, qu'ils étayent et qu'ils ré-
crépissent, n'auraient pas besoin de qiiel(|ue grosse réparation
qui exigeât (|u'on les jetAt |)ar terre. S'agil-il des voleurs qui
encombrent les prisons? Au lieu de s'enquérir des causes qui les
produisent , ils s'occupent uniquement de moraliser ceux qui
sont produits, puisant, comme h's Danaïdes, avec un seau
percé , dans la mare au crime , laquelle, de cette façon, ne s'é-
puisera jamais.
Les premiers entreprenaient donc les réformes avec exagéra-
tion, les seconds les entreprenaient avec pusillanimité; les uns
et les autres manquaient et man(|uenl leur but; car rien ne
ressemble au trop comme le trop peu.
Le tort de ces deux espèces de réformateurs provient de la
même cause, le manipie de notions positives sur les éléments
constitutifs dont se composent les sociétés. Ils font les uns el les
autres de l'idéologie, les uns en grand , les autres en petit. Le
sainl-simonien et le fouriériste oi)éraient dans les esjiaces d'un
panthéisme infini; les philanthropes opèrent dans la petite
sphère du sentimentalisme athée du xviii" siècle. Les uns et les
autres se passent de l'étude des réalités sociales, quoi(|ue les
premiers se soient donnés pour des géomètres, et quoique les
seconds ne se présentent qu'avec de grosses statistiques.
Ces deux espèces de réformateurs , qui sont deux vrais fléaux
pour la France, appartiennent |)ar leur âge et par leur éduca-
tion aux cinquante dernières années qui viennent de s'écouler,
époque aride pour la science polilii|ue , parce qu'on y a négligé
l'étude de l'histoire et des lois, et qu'on s'y est livré surtout à
l'étude de la philosophie et des mathématiques , deux choses
moins positives qu'on ne croit. Le philosophe abstrait la matière,
pour ne voir que des idées; h' géomètre abstrait les corps, pour
ne voir que les points el les lignes: ce qui fait que les philoso-
HF.VLE DE PARIS. 7
phes et les mathématiciens sont surtout des rêveurs , tandis que
la politique a besoin d'observateurs et de j)raliciens. On citerait
peu de folies humaines qui n'aient eu pour preneurs un philo-
sophe et un géoinèlre; et il est à remarquer (jue les principaux
disciples de l'extravagance saint-simonienne et de l'extrava-
gance fouriérisle sortaient de l'école polytechnique , tandis que
les deux plus grands hommes d'État de noire temps sont deux
historiens.
Le caractère général de la polili(|ue française depuis qu'elle
s'élabore au moyen du gouvernement rejirésenlalif , et qu'elle
reproduit par conséquent les opinions courantes et les seiiti-
menls en crédit parmi le jtublic , est donc de se jeter d'ordinaire
dans une double exagération , exagération de hardiesse, exa-
gération de timidité ; la première, par le fait de quelques uto-
pistes, d'autant |»lus ardents à courir après les théories, qu'ils
sont en dehors de la pratique des affaires ; la seconde , par le
fait de la génération élevée à l'école du xvnie siècle, qui est en
possession, par son âge, de tous les abords du gouvernement ,
et qui voit les lois de la politique, non point par le côté positif
de la tradition et de la science historique , mais par le côté sen-
timental et faussement philanlropique de la morale athée des
encyclopédistes.
Ainsi, depuis qu'on s'occupe de préparer une loi sur la ré-
forme des prisons, l'idée n'est pas venue à ceux qui l'ont pro-
voquée de chercher quelles causes peuvent produire les classes
dangereuses dans les sociétés, et quelles causes les y per-
pétuent; s'il y a jamais eu parmi les peuples telle organisa-
tion qui prévînt la formation de ces classes, et s'il ne pourrait
pas y enavoirdans l'avenir qui les détruisissent. Les instigateurs
de cette loi ne se sont occupés ni de la société dans le passé, ni
de l'organisation des peuples dans l'avenir; ils n'ont agi au nom
d'aucune inspiration pulili(|ue , ils sont allés dans les prisons,
ils ont observé que les criminels eip.prisonnés maiiciuaienl des
commodités de la vie, que les voleurs avaient la soupe mal pré-
parée , que les incendiaires avaient du carreau dans leurs cham-
bres, que les assassins n'étaient pas régulièrement visités |)ar
le docteur; que les geôliers manquaient parfi/is d'égard et de
t*onsidéralion envers la haute et la basse |)ègie; et alors , mus
et dominés par les sentiments qui attendrirent autrefois leur
8 KEVU!-: bF FVftlS.
enfance aux i'i-j)résenl;Uions de l'Honnête criminel ^ ils se sont
mis à préparer el à reclamer une loi, non poinl pour proléger
la société contre les malfaiteurs, mais pour protéger les mal-
faiteurs conire la société.
Ainsi encore, depuis qu'il est question d'affranchir les es-
claves de nos colonies , ceux (|ui poursuivent leur émancipation
ne se sont pas demandé si les garanties dr hien-êlre matériel el
d'élévation morale seront plus considérables el plus cerl;iines
pour les nègres après <pi'avanl leur affranchissement; ils n'ont
pas élé curieux d'apprendre ce qu'était aujourd'hui ce réijime
au(|uel on veut soustraire les esclaves, comme à une effroyable
calamité; de savoir jusqu'A (piel poinl il ne serait pas possible
de donner aux nègres les droits civils qu'ils n'ont pas , sans
leur ôler le bien-êlre qu'ils ont; et d'examiner si la société co-
loniale, dont la constitution empèclie la formaiion des classes
dangereuses et du paui>érisme, tie |)ourrait pas et ne devrait pas
être conservée dans ses parties importantes. Les philantrojjes
ne se sont préoccupés non plus en ceci ni de lois , ni d'organi-
sation sociale, ni de science politique : considérant seulement
l'esclavage dans sa détînilion , sans réludier dans sa réalité, ils
se sont érigés en ciievaliers errants de la morale et en vengeurs
de loris dont la piupait, et les plus essentiels, Dieu merci,
n'exislent pas.
Ainsi enfin, lors(|ue l'attention publique s'est portée vers la
mendicité, on ne s'est pas enijuis des causes ipii la produisaient
el (jui l'entretenaient; on s'est borné à la défendre en quehiues
lieux, ce qui levient à une dérision ridicule, parce (|u'il est
absurde de faire des lois ordonnant aux gens de n'avoir ni faim,
ni froid; en d'autres lieux, on l'a secourue avec des aumônes
organisées, ce qui revient à une duperie, parce (jue satisfaire
au dénuement des pauvres, plutôt ([ue de remédier aux vices
sociaux qui l'amènen! , c'est consommer en pure perle une partie
des richesses publiques el individuelles.
Donc, les hommes d'uiopie se sont tenus dans des plans de
réforme universelle, impossibles et d'ailleurs sans fondement
i'ais(Uinable; el les hommes de gouvernement se tiennent dans
un système de ravaudage et de replâtrage, qui régularise h; mal
au lieu de le guérir. Il a manciué aux uns un peu de pratique,
el aux autres il man(iue \m peu de théorie.
REVUE DE PARIS. 9
Nous iic savo'.u pas ce qui arrivera des ordres Iransmis par
M. (le Rémiisat à tous jes préfets du royaume, pour dresser le
bilan des misères nationales; mais on peut dire que c'est là le
premier pas qui ait été fait sérieusement dans l'élude de cette
ffrande question du paupérisme. Il faut savoir d'aboi'd sur quoi
on opère , avant d'opérer.
Après cela , queWjue intelligence et quelque élévation d'o^piit
que nous sachions îi M. le ministre de l'inlérieur , nous ignorons
jiisqn'ci quel point il a fait une élude spéciale de la question du
jiaupérisme, et sur quelle base sont rédigées les instructions
données aux préfets, pour faire le relevé des pauvres du royaume.
Ce détail n'est pas en etTet d'une médiocre importance, car le
r^ombre des pauvres sera d'une utilité secondaire, s'il n'indique
pas en même temps les diverses causes auxquelles le paupérisme
pL'ut être rapporté.
Nous avons j)arcouru beaucoup de livres écrits sur cette
matière, et nous les avons tous trouvés, au sujet de l'origine
du paupérisme, dans un vague désolant. Lorsque les moralistes,
les économistes et les philanthropes vous ont dit (ju'il y a lou-
jr.urs eu des riches et des pauvres , et qu'il y en aura toujours,
parce qu'il est dans la nature humaine que les hommes soient
plus ou moins laborieux et plus ou moins économes, ils s'ima-
ginent que la matière est épuisée et qu'il n'y a plus rien ù
ajouter. Il faut bien songer cependant qu'une question ne se
résout que lorsqu'elle a été posée , et que , si l'on ne vient pas
à bout de connaître la cause qui produit les pauvres, on ne les
détruira jamais. C'est une niaiserie d'aller dire que le paupé-
risme est une loi de la nature humaine , car alors , il ne faudrait
pas plus s'en occuper qu'il ne faut s'occuper de rendre grands
ceux qui sont petits, et de rendre bruns ceux qui naissent
blonds.
Le paupérisme est une maladie propre à de certaines organi-
sations sociales, et la preuve, c'est qu'il y a des organisations
avec lesquelles les mendiants n'existent pas et ne peuvent pas
exister, et qu'il y en a d'autres avec lesquelles les mendiants ac-
quièrent un développement effroyable. Ainsi, les sociétés à es-
clavage n'ont pas de mendiants , par la raison que tout le monde
y entretient comme maître, ou y est entretenu comme esclave.
Pendant plus de onze cents ans de durée, la société romaine
9 S
10 REVUE DE PARIS.
avait produit si peu de mendiants, que le premier hôpital pour
les pauvres qu'on ait jamais vu à Rome fut bâti par sainte Fa-
biola , vers l'an 550 , et que les premiers qu'érigea le gouverne-
ment datent du règne de Théodose le Jeune , plus de soixante
ans plus tard. L'antiquité grecque et l'antiquité romaine ne
furent donc pas tourmentées du paupérisme, puisqu'elles n'eurent
jamais besoin de bâtir un seul hôpital. Cela prouve que le pau-
périsme ne tient pas au vice de la nature humaine, puisque
d'aussi grands peuples que les Grecs et les Romains ne le con-
nurent véritablement pas.
D'ailleurs, n'est-il pas évident que l'exubérance des pauvres
doit dépendre de quelque circonstance particulière résultant des
lois d'un pnys , puisque , dans le royaume-uni, l'Irlande , qui est
catholique , qui est paisible , qui est laborieuse, qui est morale,
succombe sous le paupérisme, tandis que l'Ecosse n'en souffre
pas? La nature humaine est pourtant la même à Édinbourg qu'à
Dublin; elle ne produit donc pas le paupérisme d'un côté,
parce qu'elle le produirait également de l'autre.
Non , il ne faut i)as croire que le paupérisme ne soit pas un
fait précis, découlant de causes précises; et parce que les phi-
lanthropes n'ont pas su les apercevoir, il serait inexact de con-
clure qu'elles n'existent pas. En général , les économistes ne
sont pas de très habiles historiens, et c'est précisément parce
qu'ils ne voient pas clair dans les origines et dans les éléments
de leurs problèmes , qu'ils ne voient pas clair non plus dans
leurs solutions.
Le paupérisme est un fait , qui a ses causes. Il s'agit de les
trouver. Tant qu'on ne les aura pas découvertes, on ne pourra
pas s'occuper de les détruire ; et tant qu'on ne les aura pas dé-
truites , le paupérisme ne cessera pas d'exister. L'aumône entre-
tient les mendiants ; or , il ne s'agit pas de les entretenir , mais
de les prévenir.
Or, est-il possible de faire qu'il n'y ait pas de mendiants? —
On ne pourra bien répondre h cette question que lorsqu'on aura
cherché et trouvé les causes du paupérisme. 11 serait donc de la
plus haute importance d'adresser aux préfets, chargé du re-
censement général des pauvres, des instructions qui les aidassent
à distribuer les mendiants en diverses catégories , selon les di-
verses causes qui ont produit ou entretenu leur pauvreté.
REVUE DE PARIS. 11
Il y a une cause générale qui a produit le premier fonds dont
se compose la masse des mendiants européens ; cette cause , c'est
rémancipation des esclaves. Nous avons déjà vu que sous l'em-
pire des lois grecques et romaines, qui consacraient l'escla-
vage, les émancipations s'étaient faites avec tant de prudence
qu'en onze siècles les pauvres n'avaient pas été assez nombreux
pour qu'il eût été nécessaire de bâtir un hôpital à Rome ; et l'on
n'en trouverait pas un seul dans tonte l'histoire grec<iue , depuis
le roi Codrus jusqu'au milieu du iv siècle. C'était fort simple,
en effet ; le régime de l'esclavage , considéré seulement au point
de vue de l'association , avait ce double résultat, de soumettre
l'ouvrier ù l'aclion dirigeante du mailre , et de prélever les frais
de son entretien sur les produits du travail. L'ouvrier esclave
ne pouvait donc jamais être mendiant, puisqu'à supposer qu'il
ne pût pas vivre à ses dépens , il vivait alors aux dépens du
mailre. Aussi n'y avait-il pas d'hôpital ou de refuge pour les
pauvres, parce qu'il n'y avait pas de pauvres; les ouvriers
malades étaient traités dans les infirmeries de leurs maîtres,
comme des membres de la famille qu'ils étaient réelle-
ment.
La société des colonies fondées par les Européens en Amé-
rique, a présenté longtemps le même caractère. Cette société
n'avait pas de mendiants, par la raison que les esclaves étaient
nourris et enlretemis par les colons. Aussi n'y avait-il pas d'a-
bord d'hôpital et d'aumônes publiciuement instituées. C'est la
mise en liberté successive d'un grand nombre d'esclaves qui a
créé le paupérisme aux colonies; et l'émancipation, même la
plus sagement faite, aura pour résultat logique et nécessaire
de faire de chacune d'elles autant d'Iilandes, ce qui est une
perspective peu flatteuse pour la science politique et économique
de notre temps.
Il faut donc partir de ce principe, quand on s'occupe du pau-
périsme , qu'il est inconnu dans les sociétés à esclaves, et
qu'il appartient en propre aux sociétés libres ; ce qui amène
à concliue nécessairement qu'il est le produit de l'émancipa-
tion.
Ce ne serait pas la marque d'un esprit bien réfléchi d'aller
dire que le paupérisme se rencontre aussi bien dans les pays à
esclaves que dans les pays libres, et île citer en exemple les so-
12 REVUE DS PARIS.
ciétés anciennes elles-mêmes, dans lesquelles les pauvres n'é-
laienl pas inconnus, pas même rares. Les sociétés à esclaves ,
même les plus anciennes qui se retrouvent dans l'histoire , se
montrent toujours déjà entamées par les émancipations, de
telle sorte que les esclaves affranchis , même en petit nomhre,
ne peuvent pas résister tous aux difficultés de la vie libre et
isolée, et que certains d'entre eux , les plus faibles , les plus im-
prévoyants ou les plus paresseux, deviennent mendiants. C'est
ainsi que même sous les gouvernements grecs, et sous le gou-
vernement romain , il exista sans nul doute un certain nombre
de pauvres. Même, ces périodes, durant lesquelles les sociétés
sont sorties de l'esclavage pur, sans être encore arrivées à la
liberté pure, sont les plus difficiles pour les mendiants, parce
qu'on n'a pas encore pris les précautions qu'impose un paupé-
risme amplement développé. Cent mille pauvres, dans un pays,
y souffrent moins qu'un seul , parce que lorsqu'il y en a cent
mille, on s'en occupe , et que lorsqu'il n'y en a qu'un, on le
néglige. 11 est donc vrai qu'il y a des mendiants même dans les
sociétés à esclaves, mais il y en a moins que dans les sociétés
libres , et leur nombre y est en raison du nombre des esclaves
qui ont été mis en liberté; ce qui confirme ,noin de l'atta-
quer, ce grand principe historique, que le paupérisme a pour
cause première l'émancipation des esclaves du monde an-
cien.
Ce n'est pas tout que d'avoir signalé la cause première du
paupérisme, si cette cause ne met pas en même temps sur la
voie qui mène à sa guérison. Or, c'est précisément parce que
l'émancipation des esclaves, telle qu'elle a été généralement
pratiquée, laisse voir le vice introduit i)ar elle dans les sociétés
libres, qu'elle donne en même temps le moyen de le conjurer
et de le détruire.
Émanciper purement et simplement un esclave, c'est-à-dire
un homme qui ne possède rien, et le livrer à lui-même, c'est, en
général, l'exposer à une misère inévitable, et cela pour plu-
sieurs raisons faciles à saisir.
Ainsi , un homme ne vit pas seul. Dans tout pays civilisé, un
liomrae se marie, surtout un ouvrier, qui n'a pas l'argent pour
se créer des fantaisies amoureuses. Or, un homme qui se marie
prend un surcroîl de charges. La femme . m'^me sans enfants,
REVUE DE PARIS. 13
ne produit pas ce qu'elle dépense , parce que sa faiblesse ne lui
permet pas un travail continu et pénible, et qu'elle est exposée
ù des maladies prop.es à sa constitution. La femme qui a des
enfants, non-seulement ne produit pas durant les plus belles
années de sa vie, mais encore elle dépense constamment : en-
fant , à cause de son éducation ; jeune , à cause de sa maternité ;
vieille , à cause de sa caducité. Le mariage, celle nécessité phy-
sique de la plupart, et celte consolation morale de tout le
monde, est donc pour l'ouvrier une source de gêne et une cause
de ruine ; car le mariage crée la famille, c'est-à-dire la solida-
rité entre le père , la mère et les enfants. Comme le travail est la
seule source oii l'ouvrier puise son bien-être , il faut qu'elle lui
produise assez , non-seulement pour l'entretenir ([uand il est
liomme fait, mais encore [)Our l'élever quand il est enfant, et
pour le faire leposer quand il est vieillard. Or, à supposer
qu'un tiers environ de toule la vie de l'ouvrier, qui constitue la
partie active et productive de son exislence , suffise pour dé-
frayer les dépenses de la vie entière , il faut bien tenir compte
de la faiblesse physique, des défauts de constitution, des ma-
ladies , des chômages , des désordres accidentels qui se
trouvent dans la conduite du plus raisonnable, et conclure
qu'il doit y avoir, nécessairement, un très- grand nombre
d'ouvriers hors d'état de produire ce qu'ils dépensent, et
qui tombent , pour celte dilîérence , à la cliarge de la so-
ciété.
La vie libre , c'est-à-dire risolemcnt , entraîne donc pour
l'ouvrier la nécessité de se suffire h lui-même , et les déclama-
leurs n'ont jamais sérieusement approfondi les difficultés d'une
société assise sur une pareille base. Lorsque l'esclavage ancien
a disparu , vers le xii" siècle , il était devenu une institution
paternelle, une sorte de patronat des forts sur les faibles, qui
garantissait à ceux-ci le pain , le vêtement et le gîte ; et en-
core, lorsqu'il s'effaça peu i!i peu, il fut remplacé par toutes
sortes d'associations et de jurandes , qui substituaient leur pro-
tection à celle du maîtie. Le siècle dernier, infatué de liberté,
ou plutôt de révolte, sans avoir calculé les chances de la vie
protégée et de la vie libre , abolit , comme des entraves à la fé-
licité humaine, toutes les associations industrielles et com-
numales , qui étaient la garantie et la charte des ouvriers , et
2.
14 REVUE DE PARIS.
créa cet effroyable abandon où la concurrence actuelle les
plonge.
L'isolement des classes ouvrières, c'est-à-dire l'absolue néces-
sité où est chacun de leurs membres de suffire à ses propres be-
soins et à ceux de sa famille , et l'impossibilité générale cju'il
y a à ce qu'un homme gagne assez par son travail pour faire
vivre sa femme enceinte, ses vieux parents et ses enfants, est
donc la cause première, nécessaire, permanente, du paupé-
risme; ou, en d'autres termes, le paupérisme provient d'un
vice dans la constitution des classes ouvrières.
Certainement, on traiterait d'extravagant celui qui voudrait
que tous les apprentis du commerce, de l'industrie, des métiers
et des arts, s'établissent immédiatement, ouvrissent magasin
et travaillassent pour leur propre compte. On lui dirait que
tout ajiprenli n'est pas capable de devenir maître; que tel a be-
soin d'èlre conduit, et tel autre retenu; que la prévoyance , la
modération, l'habileté, nécessaires au bon résultat de la vie,
ne sont pas l'apanage de tout le monde; et que le plus mauvais
service qu'on pût lendre aux enfants , aux vieillards ou aux
insensés, ce serait de les laisser se conduire à leur guise. Eli
bien ! c'est pourtant ce qui a été fait pour les classes ouvrières ,
qui étaient en patronat ou en corporation; on a forcé chacun
de leurs membres à s'établir et à devenir chef d'atelier pour son
compte, c'est-à-dire qu'on lui a enlevé la sagesse qui le gui-
dait, l'appui qui le soutenait, la prévoyance qui le nourris-
sait.
Il faut donc , de quelque côté que l'on envisage la question ,
revenir toujours à ceci : c'est la condition, prétendue libérale ,
qu'on a faite aux classes ouvrières , qui a engendré le paupé-
risme; et le paupérisme ne pourra jamais être ni diminué, ni
supprimé , qu'autant qu'on aura modifié ou détruit la cause qui
l'a produit et qui l'entretient.
La conclusion à tirer de tout ceci est bien simple, et s'aper-
çoit au premier coup d'œil ; c'est que les instructions demandées
aux préfets par M. de Rémusat sont incomplètes, et que, pour
bien connaître les pauvres, il faut d'abord bien connaître les
ouvriers.
Certes, c'est déjà une excellente idée d'avoir voulu faire exé-
cuter un recensement des pauvres. On saura au moins l'étendue
RKVUE DE PARIS. 15
du mal, et on deviendra sans doule d'aulaul plus désireux d'en
connaître la cause.
Ce serait donc une (âche digne d'un esprit jeune et élevé,
comme celui de M. le ministre de l'intérieur , de mettre la main ,
si peu que ce soit, à ce grand problème de l'organisation du
travail. Mais que faire? que faire ? s'écrie-t-on. Mon Dieu ! les
questions sont difficiles tant qu'elles ne sont pas posées. Ni
vous , ni moi, ni personne, ne sait encore ce que contient
celle-là; et c'est précisément pour cela que nous demandons à
M. le ministre de l'intérieur de nous en fournir les éléments , et
seul il les a dans sa main.
Il n'est pas possible de s'occuper sérieusement de l'orga-
nisation du travail , sans avoir des renseignements précis sur
certaines questions préparatoires et fondamentales, comme
celles-ci :
— Combien y a-t-il , en France , d'ouvriersdetoute profession
et de chaque profession ?
— Sur quels points du territoire se trouvent ces ouvriers?
— Combien de journées ces ouvriers font-ils par an et par
profession ?
. — A quelles sommes s'élèvent les salaires généraux de ces ou-
vriers , et combien produisent-ils à chacun, par profession et
par jour?
— Combien y a-t-il d'ouvriers mariés, combien de céliba-
taires, et combien d'enfants les ménages ont-ils ù entre-
tenir?
— Quel est le nombre des journées que font ces ouvriers ,
par an et par profession?
Ces questions et quelques autres une fois bien résolues, on
serait à même de constater :
— Si l'ouvrage manque aux ouvriers ou si les ouvriers man-
quent à l'ouvrage ;
— Si les salaires gagnés sont insuffisants parce qu'ils sont
trop petits , ou parce qu'ils sont mal employés ;
En un mot, on verrait si la pauvreté des ouvriers est leur
propre fait , ou le fait de la société ; et , une fois arrivée là , la
question serait aisément résolue.
Jusque-là, les hommes de désordre feront des coalitions fu-
nestes, et les hommes d'ordre des utopies inutiles.
IG REVUE DE PAUIS.
Pour soulever le monde , Archimède avait besoin d'un point
d'a|)pui ; pour résoudre la question du paupérisme, il faut une
hase; il n'y a que le gouvcrntment (jui puisse la fournir; car
elle consiste dans une exacte connaissance de la situation des
ouvriers en France.
A, Granieu de Cassagnac.
(1)
Le recueillement dont je m'étais pénétré pour avancer dans
le bois des Rochers s'y trouva hors de mise, et ne tint pas contre
les mille distractions que m'y apportèrent le grincement lointain
des scies, le fracas des arbres qui tombaient et les clameurs
d'une multitude de voix assourdies dans la feuillée. J'avais
complu sur la solitude, et je tombais dans un lumuKe. La scène
que j'eus bientôt sous les yeux , et qui n'était autre qu'une coupe
de bois, pouvait bien à la rigueur ressembler à celles où M™<= de
Sévigné s'est représentée au milieu des arbres qu'on abat, des
gens qui scient , d'autre qui font des bûches , d'autres qui char-
gent une charretie , et qui lui rappelaient les sujets des vieilles
tapisseries où Ton peint l'hiver. Cependant , au lieu d'égayer
ainsi ce tableau , je ne sais pour(|uoi mon imagination se plut à
le rembrunir. Je voulus le comparer de préférence à ces scènes
de dévastation dont M. de Sévigné fils ne ménageait pas le triste
spectacle il sa mère. Chaque coup de coignée retentit à mon
cœur comme autrefois au sien : j'entendis comme elle les plaintes
de ces dryades affligées, de ces vieux sylvains sans asile ; je vis
s'envoler « les anciens corbeaux établis dei)uis des siècles dans
l'horreur de ces bois , et les chouettes étonnées de la lumière,
qui gardaient un silence plus lugubre que leurs cris. »
De vastes clairières, récemment pratiquées par la hache dans
l'épaisseur des futaies, étaient couvertes de huttes habitées par
les familles des bûcherons. Ce village nomade, que les travail-
(1) Voj'cz tomo VIIT, pnj-e 296.
18 REVUE DE PARIS.
leurs retrouvaient sur leurs pas à la fin de chaque journée, té-
moignait de leur ingénieux acharnement dans l'œuvre de des-
truction; il leur semblait plus court de camper sur le champ de
halaille même. J'eus bien de la peine à ne pas me figurer que je
voyais là les quatre mille hommes de guerredeMM.de Forbin et
de Vins, qui avaient fait pendant si longtemps TefFroi de IVI™^ de
Sévigné; il ne fallut rien moins que la vue du château pour me
distraire de ce tableau de désolation.
Le chemin par lequel j'arrivais passe devant la façade du
château , longe le mur et le fossé de ses grands parterres en ter-
rasse, et aboutit à une cour immense formée à gauche par la
chapelle, la porte en fer et l'aile principale, au fond par l'autre
aile, à droite par les écuries et par les communs. Ce fossé et ce
petit mur me réjouirent l'œil, je l'avoue, car ils me prouvèrent
que M. de Sévigné fils avait au moins exécuté quelqu'un des
projets de sa vie. H y avait là, d'ailleurs, dans une niche, une
l)onne Vierge bretonne, vêtue de riches couleurs, et si bien
ombragée par deux branches de roses trémières sortant d'une
gargouille, qu'on aurait aimé ce mur rien que pour ce coup
d'œil.
Le château, flanqué de cinq ou six tourelles inégales dont les
toits élancés corrigent son aspect massif, s'élève sur une plate-
forme au milieu d'un paysage dont l'étroit horizon est borné
en tous sens par des ondulations de foièls. Du reste, ce paysage
et ce château expliquent à merveille la vie que M""^ de Sévigné
s'était faite à leur image. Le château est gris, froid, sobre de
sculptures et d'ornements parasites; le paysage est calme, uni,
monotone ; point de montagnes escarpées, de précipices abrup-
tes; i)oint de vallées lascives, de plaines dorées, de rivières ar-
gentées dans le lointain ; point de ces beautés souriantes ou ter-
ribles qui sont comme un appel des passions de la nature aux
passions humaines; point de ces démons aux formes décevantes
qui troublent la méditation de l'anachorète dans le désert; rien
qui parle à l'imagination, cette folle. Tout s'efface au contraire
pour laisser à la raison la plénitude de sa liberté et de son ar-
bitre. La mélancolie est le seul égarement que la pensée y ait
à craindre. En un mot, j'aurai tout dit : C'est une solitude jan-
séniste; il y a du reflet de Port-Royal aux Rochers.
J'avais mis pied à terre et vu apparaîire une habitante du
KEVUK DE PARIS. 19
château. Si vous n'avez point oublié à quel lyrisme d'illusions
je m'étais abandonné en roule, vous concevrez sans peine qu'à
mon arrivée je n'aie pas cessé brusquement de vivre en ar-
rière, et que, raltaclié au passé par tant de souvenirs, j'aie pu
décorer du nom d'un personnage historique l'innocente créa-
ture qui se présenta la première à mes yeux. Un gentilhomme
d'un sens et d'un esprit immortels, le grand hidalgo de la Man-
che, a bien transfiguré une paysanne en infante de Toboso. Je
me bornai, moi, chélif, à prendre la servante qui me parlait
pour Vaimable Jacquine, vous savez ! celte Jacquine qui se
cassa le bras en batifolant avec le laquais de M. de Coulanges.
Pandant qu'elle s'en allait, ma carte à la main, solliciter
pour moi l'autorisation d'être introduit dans le château, j'em-
ployai mon temps à me dépeindre la condition fâcheuse à la-
quelle M™" de Sévigné a réduit à jamais tous les habitants des
Rochers et les inconvénients de l'existence à laquelle sont con-
damnés en général tous les propriétaires de châteaux célèbres.
Pour eux, en effet, la liberté d'aller, de venir, de s'asseoir, de
se promener, sans application, sans gène, tantôt en plein air,
tantôt dans le salon, tous ces droits imprescriptibles de la vie
de campagne restent toujours inconnus. S. toutes les heures du
jour, ils voient entrer par leur grille d'honneur, monter à leur
perron , frapper à leur porte des gens qui ne se soucient pas
d'eux, qui ne s'enquièrcnt pas de leur bon plaisir, et qui vien-
nent chez eux rendre visite à une mémoire, à une ombre. Ces
gens s'asseyent dans tous les fauteuils de leurs api)arlemenls,
salissent les parquets, analysent le mobilier avec une curio-
sité dédaigneuse, déshonorent de leurs railleries les plus pieu-
ses reliques de la vie intérieure, regardent oii en sont la tapis-
serie, le livre et l'aquarelle entamés, et puis se répandent en
conquérants dans les parterres et dans le parc , aspirent le
plus doux parfum des fleurs favorites, jouissent des plus beaux
rayons de soleil, des meilleurs points de vue, critiquent sans
pitié les distributions nouvelles; et bienheureux les maîtres de
ces résidences enchantées, lorsque, coudoyés dans leurs pro-
pres allées par leurs hôtes, ils ne les entendent pas s'indigner
éloquemmenl contre leur vandalisme et leur incurie.
Je compris parfaitement que les victimes de cette tyrannie
aspirassent quelquefois à s'y soustraire, et je tremblai d'être
20 REVUE DE PARIS.
arrivé dans un moment où elles voulussent exercer des repré-
sailles. Je songeai aussi qu'alors même se décidail la question
de mon admission, et que deux yeux cachés dans les plis de
quelque rideau confrontaient sans doute le nom fort inconnu
qu'ils venaient de lire avec mon extérieur de voyage, assez peu
recommandable. Cette pensée me jeta dans un véritable malaise
( t me décontenança tout à fait; heureusement je me tirai d'af-
faire par une gaucherie : c'est une excellente ressource qui ne
m'a jamais manqué, et je sortis de ma poche, aussi naturelle-
ment que possible, le Guide des {-^oyarjeurs, où je lus que «le
château des Rochers s'élève avec noblesse, même avec une sorte
de grâce, malgré sagothicilé. « Ce malgré ne semblerait-il pas,
en matière d'art, un texte aussi riche d'argumentalion que le
fut certain quoique de la langue politique ? Eh bien ! dans mon
(rouble, je faillis ne pas le relever, non pins qu'un autre témoi-
gnage des mêmes prédilections de la part du Guide, qui louait
fort le château d'être rajeuni par un crépi neuf.
Vous accueillerez comme il vous plaira cette esthétique
amoureuse des crépis neufs qui rajeunissent, et impartiale au
l'Oint de reconnaître aux monuments une sorte de grâee, —
malgré leur golhicité. Pour moi, je n'ose plus me prononcer
depuis que j'ai lu, mais lu ! dans l'église de Carentan, à l'en-
droit le jikis apparent de la nef, l'inscription suivante : «Cette
église a été entièrement badigeonnée par Colet en l'an 1834.»
Jacquine était enfin revenue avec la permission de me faire
entrer, et je traversais à sa suite de grandes pièces qui mènent
à la chambre de M'^^" de Sévigné. Vous n'attendez pas de moi
une peinture d'intérieur en forme d'inventaire, pour laquelle
je me sentirais peu de goût, et je ne voudrais pas donner un si
prompt démenti aux engagements de discrétion que j'ai tacite-
ment contractés tout à l'heure. Il faut pourtant que vous en
passiez par deux haltes que je me permis. N'allez pas craindre,
pour un regard jeté de côté, d'être changée en statue de sel,
madame, comme la femme de Lolh, ou bien en pierre noire,
monsieur, comme les princes Eahman et Purviz, frères de la
princesse Parizade,
La première de mes distractions, ce fut un chapeau de femme
qui la causa : un petit chapeau bien simple, en paille cousue,
doublé de soie bleue, avec la passe étroite, et sur laquelle se
REVUE DE PARIS. 21
croisaient !o.i doux brides. E.'i vdiià lîien !oii<î pour un chn-
poaii. pensez-vous? Mais soiigez aux circonstances, songez à
tout. Depuis quelques jours je n'en avais pas vu, je n'avais eu
alFaire qu'à des cliâteaux et à leurs concierges, qu'à des visa-
ges do grandes routes, qu'à des poussières visil)les, visible
darkness, et maintenant j'élais dans le ciiàteau de M™" de Sé-
vign('; ; j'avais là, devant moi, un petit chapeau jeté sur une
chaise de l'air le i)!us naturel du monde, et si frais, si coquet,
si gracieux qu'il nejjonvait pas faire autrement que d'être à une
jolie femme. Songez encore que ce chapeau est le seul être
animé que j'aie aperçu non-seulement dans le salon, mais dans
tout le château des Rochers, et vous vous étonnerez moins du
tiiarme mystérieux qu'il garde encore dans mes souvenirs.
Cependant Jacquine avait ouvert plusieurs portes, m'avail
fait passer au pied d'un bel escalier de granit en forme de vis,
qui a pour caisse la four principale ou le donjon du château ;
elle me laissa un instant sur le seuil d'une vaste cuisine , où je
ne vis qu'une chose: mais, s'il vous plaît, quelle chose ! une
cafetière sur une table ! une cafetière dans l'exercice de ses
fonctions ! aux Rochers ! et cent quarante ans après la mort
(ie W"^ de Sévigné, et je ne sais combien de temps après son
fameux jugement : Racine passera comme le café ! Je voyais
là une cafetière, et le matin même j'avais lu dans un journal
de riUe-et-Vilaine que la dernière recette d'Jmlromaque à
Paris s'était élevée au chiffre oriental et fabuleux de G, 000 francs!
C'était bien de quoi justifier le nouveau ravissement où je
m'égarai.
On a fait un fort grand crime à M""" de Sévigné de Terreur
de sa double appréciation. On a eu, selon moi, grand tort.
Racine et le café étaient, en effet, deux questions qui s'agitaient
de son temps, et, sans trancher l'une ni l'autre, elle a bien pu
émettre sur chacune d'elles une opinion rigoureuse qui n'était
pas son dernier mot. .le me fais fort de le prouver.
Et d'aboi'd faisons justice de la question hygiénique, la ques-
tion littéraire aura son tour. Où at-on vu cpie M""= de Sévigné
ait prononcé sur le café un anathème irrévocable? Ses lettres
n'en témoignent rien ; elles établissent seulement le fait d'une
rivalité perpétuelle entre le café et le chocolat dans les préfé-
rences de la marquise. 11 est certain que cette lutte eut pour
9 3
22 REVUE DE PARIS.
cliacim des deux rivaux ses chnncos et ses allernatives. Ils pas-
sèrent tour h tour par de bonnes et de mauvaises fortunes ; ils
connurent l'un et l'autre les jours de faveur et les jours de dis-
grâce; mais nul ne peut dire que le café ait été sacrifié dans ce
combat, où il n'eut pas de si rudes assauts à supporter que son
adversaire.
Écoutez, en effet, ce que dit la marquise à M""^ de Grignan,
pendant que le chocolat se flatte de subjuguer la mère en
triomphant auprès de sa fille :«Mais le chocolat, qu'en dirons-
nous ? N'avez-vous point peur de vous brûler le sang? Tous ces
effets si miraculeux ne nous cacheront-ils pas quelque embra-
sement? Dans l'état où vous êtes, ma chère enfant, rassurez-
moi, car je crains ces mêmes effets. J'ai aimé lechocolat, comme
vous savez; il me semble qu'il m'a brûlée. » Et comme si ce n'en
était pas assez pour le ruiner dans l'esprit de sa lîlle, elle me-
nace M""' de Grignan, qui est grosse, du sort de M""' de Coetlo-
gon. «La marquise de Coellogon prit tant de chocolat, étant
grosse l'année passée, qu'elle accoucha d'un petit garçon noir
comme un diable, qui mourut.»
Voilai qui paraît déj;"» décisif, ce n'est rien encore. Je veux
anéantir d'un seul mot les absurdes accusations contre le goût
de M'"'' de Sévigrié. Non-seulement le café n'a pas à se plaindre
de la place qu'il occupa dans l'opinion de la marquise; mais il
lui doit une éternelle reconnaissance pour les bienfaits dont elle
l'a comblé. Il avait des défauts, c'est elle qui l'en a corrigé;
c'est à elle qu'il doit vraiment sa vie et son immortalité; c'est
grâce â elle qu'il ne passera pas. En voici la preuve donnée par
elle-même :i<Nous avons ici de bonlail etdebonnes vaches; nous
sommes en fantaisie de faire bien écrémer ce bon lait et de le
mêler avec du sucre et de bon café. Ma chère enfant, c'est une
très-jolie chose, et dont je recevrai une grande consolation ce
carême. Du Bois l'approuve pour la poitrine et pour le rhume.
JN'aimerez-vous pas ce Im'l cafcté ou ce café lailé?^^ L'autorité
de ce passage n'est pas contestable, on en conviendra. Ainsi,
qu'une Médicis ait introduit parmi nous la décoction des fèves
de moka, il se peul; mais c'est M"'° de Sévigné qui a inventé le
café au lait, et je ne revendiiiue pas comme un médiocre hon-
neur d'être le premier peut-être à lui en restituer le mérite.
Il me sera tout aussi aisé d'expliquer la question littéraire à
REVUE DE PARIS. ?5
Pavanlage de M'"" de Sévigné. Mais on voudra bien admettre
d'abord qu'il lui était permis de se tromper dans un jugement
trop tôt porté, sans élre pour cela plus coupable qu'une autre.
M'"e de Sévigné n'a jamais professé l'infaillibilité dans la cri-
tique ; et rappelous-nous-le , en écrivant ses lettres , elle a fait,
de la critique, de la pbilosojdiie, de l'bistoire, de la rêverie, de
tout; elle a fait des cliefs-d'œuvre au jour le jour, comme
M. Jourdain faisait de la prose, sans s'en douter. Je ne répon-
drais pas qu'en les écrivant elle ne songeât pas un peu à toutes
ces dames qui s'envoyaient demander par leurs laquais la der-
nière lettre de M""' de Sévigné sur le mauvais faneur Picard
ou sur les petiles juments; mais à coup sûr elle ne prévoyait
pas la postérité.
Que lui reproche-t-on, après tout? Vis-à-vis de Corneille ar-
rivé au comble, c'est-à-dire au déclin de sa gloire, s'élevait un
jeune rival, que la voix publique commençait à lui opposer.
Toute celle belle et intelligente cour de Louis XIV s'élait par-
tagée entre les deux maîtres de la scène tragique. Le nouveau
venu faisait vivie un peuple de héros, moins désespérants et
moins surhum:iins que ceux de son rival. Galants, amoureux et
d'une fierté tempérée par beaucoup de tendresse et de soupirs,
ils ne rencontraient plus de ces sauvages Cliimènes qui chéris-
sent leur devoir autant que leur amant. Le langage qu'ils par-
laient, eux et leurs princesses, avait été murmuré dans les bos-
quets de Versailles, entendu derrière les charmilles. C'était
l'amour, rien que l'amour; vraiment le devoir n'eiit pas été un
fâcheux si osé que d'y mêler sa voix aigre. Le jeune roi, se-
crètement ravi de celle divinisation de ses faiblesses, les jeunes
courtisans, tout ce qu'il y eut de jeune enfin fut pour Racine.
L'heureux poète rallia encore à lui ces éternels Athéniens, qui
avaient autrefois voté l'ostracisme d'Aristide, parce ([u'ils s'en-
nuyaient de l'entendre toujours appeler le juste, et qui s'en-
nuyaient maintenant d'entendre toujours appeler Corneille le
grand Corneille.
Je viens tout à l'heure de placer Louis XIV à la lêle du parti
qui, du vivant de Corneille, couronna un nouveau prince delà
scène. Il faudrait bien se garder d'allribuer seulement à la re-
connaissance d'un cœur flatté d;ins ses penchanls !a ])rédilec-
lion que le roi marqua pour le plus jeune des deux rivaux. 11 y
24 UEVUE DE PAWS.
eut sans doute bien des taches qui obscurcirent l'éclat de celle
lïrande carrière; mais ce n'est pas aux faiblesses de l'homme
qu'on peut demander compte des actes du roi. Louis se
laissa distraire par ses passions; il ne leur permit pas de le con-
duire.
Quand bien même il n'aurait pas trouvé dans le prétendant
qu'il fit roi tout ce qu'il fallait de génie pour justifier ses pré-
férences, il aurait encore résisté à l'ascendant de Corneille, en
cela soutenu par ce sens admirable qui lui fit rarement déTaut
et qui lui tint lieu de science apprise. Corneille en effet , génie
fougueux, aux libres allures, mal discipliné par Aristote , Cor-
neille qu'admirait si fort le grand Coudé, devait partager la
disgrâce secrète dans laquelle M, le prince fut toujours auprès
du roi.
On s'est souvent étonné de la froideur que Louis XIV n'a pas
cessé de témoigner à ses deux plus grands généraux , Turenne
et Coudé, et on a voulu l'expliquer par une jalousie mesciniiie,
au lieu de songer à sa cause légitime et nécessaire. Ce n'était
pas au vainqueur de Lens et de Uocroi, et au vainqueur de l'Al-
sace et du Palatinat, que Louis XIV refusait sa reconnaissance;
mais le fondateur de la monarchie absolue voyait aussi en eux
les deux chefs de la Fronde. Le roi se souvenait de sa minorité
vagabonde promenée dans les campagnes, et du temps où il
frappait en vain à la porte des villes, du fond desquelles ses
sujets traitaient avec l'Espagne et avec M. l'archiduc. Après
leur soumission qu'il agréa , il ne cessa pas de surveiller leur
repentir. Aussi eurent-ils part à ses grâces, jamais à sa faveur.
Un dernier mol me permettra de mieux définir encore la po-
sition qu'il leur laissa : il leur pardonna toujours. Or , le poète
l)0ur lequel se passionnait en<;ore l'admiration des héros
repentants, ne pouvait pas plus qu'eux être innocent à ses
yeux. Corneille resta comme eux pour Louis XIV un glorieux
révolté.
En se prononçant pour Corneille , M™'= de Sévigné ne faisait
que se conserver fidèle à toutes les sympathies, à toutes les lia-
bitudes d'admiration de sa vie. Elle était en effet de la vieille
cour et appartenait à une génération dont les goûts, les études
ou les plaisirs , n'étaient plus ceux du jour. Les principes
qu'elle avail puisés dans son éducation et au sein d'une noblesse
REVLE DE PARIS. 25
provinciale, fière et Ijautaine, qui rêvait encore d'indépendance
après Riclielieii , son amour du {ïrandiose, qui lui faisait sup-
porter jusqu'à la lecture de Clélie et de Cléopâlre, ce culte du
dévouement et du sacrifice qu'elle pratiqua si admirablement
comme mère , et en générai celte admiration des vertus surna-
turelles et des efforts démesurés, qui devait être pour elle,
comme précieuse , un article de foi littéraire , enfin une foule
de façons de voir et de sentir qui n'étaient plus à l'air nouveau
de la cour, s'accommodaient précisément des formes et des al-
lures du g>énie de Corneille, qui leur donnait satisfaction sur
tous les poiuls.
Il arriva alors à Corneille ce qui devait arriver plus lard à
Louis XIV : il lesta grand après Bérénice , après ses autres dé-
faites, comme Louis après les batailles d'Hochstedt, de Ramil-
Iies,deTurinetd'Audenarde;iI perditdu terrain sans désespérer
de sa nionarcbie. La défense fut vive comme l'était l'attacpie.Les
rangs de son armée se serrèrent, et M""= de Sévigné fut son
Villars; elle lui gagna des journées de Denain. Dans Tempor-
teraent du combat, elle ne mesura pas toujours ses coups j ce
fut sur le champ de bataille de Bajazet qu'elle frappa les plus
forts.
Il n'était bruit autour d'elle que de celte tragédie. M. de Tal-
lard avait dit qu'elle est autant au-dessus des pièces de Cor-
neille que celles de Corneille sont au-dessus de celles de Boyer.
« Voilà ce qui s'appelle louer, ajoute M™' de Sévigné ; il ne faut
point tenir les vérités captives. » Et,
Du bruit de Dajazet son âme iinportunéo
fil qu'elle voulut aller à la comédie. Elle y alla et s'y divertit
si fort qu'elle y aurait souhaité sa fille comme à l'ordinaire.
Elle voulut au moins lui faire juger du coup d'œil qu'elle per-
dait. Quelques traits y suflirenl; mais on y reconnaît le crayon
d'un maître. «Vous auriez vu les anges devant vous, et la Bor-
deaux qui était habillée en petite mignonne. 31. le duc était der-
rière, Pomenars au-dessus , avec les laquais , son nez dans son
manteau , parce que le comte de Créance le veut faire pendre ,
quelque résislance qu'il y fasse ; tout le bel air était sur lo
3.
26 REVUE DE PARIS.
théâtre : le marquis de Villeroi avait un habit de bal ; le comte
de Guiche ceinturé comme son esprit, tout le reste en bandits.»
Bajazet lit pleurer la marquise. Sa belle-fille (la Champmêlé)
lui parut la plus uiiraculeusemenl bonne comédienne qu'elle
eût jamais vue, et Bajazet lui parut beau, mais si fort au-des-
sous des belles comédie de Corneille, qu'elle fut tentée de se
servir du jugement de M. de Tallard en le retournant contre
Racine.
Lorsque M'"" de Grignan eût lu Bajazet et partagé son avis,
elle ne se conliut plus. 11 paraît que dans l'intervalle la querelle
s'élall animée. « Je voulais , dit-elle , vous envoyer la Champ-
mêlé pour vous réchauffer la pièce... Il y a des choses agréa-
bles, mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point
de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-
nous bien de lui comparer Racine, sentons-en toujours la diffé-
rence; les pièces de ce dernier ont des endroits froids et faibles,
et jamais il n'ira plus loin i[u'Andro»iaque. Bajazet est au-
dessous , au sentiment de bien des gens , et au mien , si j'ose
me citer. Racine fait des comédies pour la Champmêlé, ce n'cit
pas pour les siècles à venir. Si jamais il n'est plus jeune et
qu'il cesse d'être amoureux, ce ne sera plus la même chose.
Vive donc notre vieil ami Corneille! pardonnons-lui de mé-
chants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous
transportent : ce soni des traits de maître qui sont inimitables.
Despréau.ren dit encore plus que moi ; et en un mot, c'est le
bon goût, tenez-vous y. »
Il y a là , je l'avoue , d'étranges erreurs et des prévisions té-
méraires que le temps a bien démenties; on les relèvera à loisir.
Pour moi , je vais me mettre fort à l'écart. Je liens pour bon le
parti de M. Jourdain de ne pas aller se fourrer dans la bagarre,
pour recevoir (luelque coup qui lui ferait mal. Je ne me jetterai
pas à l'étourdie sous les pieds de combattants qui m'écrase-
raient sans m'apercevoir. Mais, sous l'énorme et injuste exagé-
ration de M""' de Sévigné, n'est-il pas possible de retrouver les
éléments d'une ai)préciation plus vraie? Que l'on se récrie
contre le blasphème, soit ; mais qu'on ne le dédaigne pas trop.
11 y a toujours quel(|ue chose de vrai au fond de l'erreur
d'un espiit comme celui de M'"^ de Sévigné ; et, pour avoir une
fois gravement failli dans l'entraînement de la passion, est-ce à
REVUE DE PARIS. 27
dire qu'il faille condamner sans procès loule une iulelligenco
qui jugeait assez bien d'ailleurs Corneille, La Fontaine, Molière,
Pascal et Bossuet? Quel critique assez infaillible lui jeltera donc
la preuiière pierre? Et i)uis , qu'on y prenne garde, M"'"= de
Sévigné n'est pas seule de son avis ; il y a quelqu'un qui en dit
encore plus qu'elle : ce quelqu'un, c'est l'arbitre du goût, c'est
le législateur du Parnasse, c'est le maîlre-juré de l'art et de la
critique , c'est Despréaux. Qu'on s'attaque à celui-là , si l'on
veut ; mais c'est une méchante affaire que je ne me mettrai pas
sur les bras.
Tout en restant fidèle à l'engagement que j'ai pris de ne pas
intervenir dans de si grandes querelles, je ne puis m'empêcher
de soumettre ici une pensée qui m'est venue sur ce chapitre
délicat, et par laquelle je m'explique la partialité hostile et pas-
sionnée que M^'^de Sévigné témoigna longlemjjs contre Racine
et contre Boileau lui-même. Je ne livre pas cette confidence
sans un certain effort de courage , car elle va montier sous un
jour imprévu peut-être deux personnages pour les(iuels on
professe un singulier lespect , à ne les voir depuis longtemps
que dans la pompe de leurs œuvres et dans leurs majestueux
portraits.
On sait combien fut dissipée la jeunesse de M. de Sévigné
fils , et quels nombreux sujets de chagrin il donna à sa mère
par ses folles dépenses , ses équipées , ses amours et ses mau-
vaises connaissances. Il m'en coûte de l'avouer, mais au pre-
mier rang de ces mauvaises connaissances, c'est toujours Racine
et Boileau que cite la marquise. Les deux poètes jouent dans
ses lettres un rôle peu conforme à la position qu'ils occupent
dans le grand siècle. Je demande pardon de celle irrévérenci; ,
mais il faut se figurer, d'après U'"" de Sévigné, l'austère Des-
préaux et le tendre Racine ailleurs que dans leur apothéose de
Versailles. Il faut aussi voir en eux , quelque diflîcullé qu'on y
fasse, les compagnons de fredaines du marquis Charles de
Sévigné, courant avec lui les ruelles , vivant avec lui dans un
pêle-mêle de Ninon et de Champmèlé, de courtisane et de co-
médienne, soupant avec lui en divers endroits, et, qui pis es( .
ne payant pas leur écol ! Voilà une vilaine contenance. Assurez-
vous bien pourtant que je ne hasarde rien, que je ne suppose
pas. En matière d'accusation aussi grave , il n'y a qu'à citer :
25 REVUE DE PARIS.
« Votre frère, écrit la marquise à sa fille, est à Saiiil-Germain ,
entre Ninon et une comédienne, et Despréaux sur le tout. Nous
lui faisons une vie enragée. » Et ailleurs : « Qu'elle est dange-
reuse, celte Ninon ! Il a de plus une petite comédienne, et tous
les Despréaux et les Racine , et paye les soupers ! Enfin , c'est
une vraie diablerie. » J'imagine que vous n'en demandez pas
davantage. Quant à moi, je suis trop embarrassé de mon succès
pour songer à le poursuivre.
Il nous suffit de savoir que Racine et Boiieau furent long-
temps les plus terribles des dragons qui tourmentaient la mar-
quise dans la solitude des Rochers ; qu'elle eut lieu de les con-
sidérer comme de mauvais sujets qui dérangeaient son fils et
auxquels elle imputait ses désordres; car i! était tout ce qu'il
plaisait aux autres, d'une faiblesse à faire mal au cœur, et un
abîme de je ne sais pas quoi. Apres cela, est-il étonnant qu'elle
ait exercé sur eux sa critique avec le souvenir de ses griefs de
mère de famille, et qu'elle ait gardé rancune à leur talent des
torts de leur conduite? L'aversion qu'elle leur avait vouée fut
durable et reparut en plusieurs rencontres. Lorsque le roi les
eut chargés d'écrire son histoire, il est curieux de voir comme
elle s'en donna à cœur joie avec son cousin Bussy sur le compte
des poètes historiographes qui suivent la cour, tout ebaubis , à
pied, l'i cheval, dans la boue jusqu'aux oreilles, couchant poéti-
quement aux rayons de la belle maîtresse d'Endymion. Ah! ce
n'est pas à ces bourgeois qu'elle aurait confié son histoire si
elle avait été le maître. Des i)oetes historiens! Ces gens-là dé-
créditent les vérités, quand il leur en échappe, et il n'y a qu'à
leur prédire qu'ils lonibei ont bientôt , comme Nogent et l'An-
geli. Vingt ans plus tard, il fallut encore l'enivrement de Saint-
Cyr, la belle place d'honneur qu'elle occupait , et surtout la
présence du roi , pour que M'"' de Sévigné écoulât Esther avec
une attention qui fut remarquée et de certaines louanges sour-
des et bien placées qui n'étaient pas peut-èlre sous les fonlau-
ges de toutes les dames!
J'avais à cœur de consigner ici ces observations, qui tendent
à expliquer comment la marquise a pu, sans crime, se permettre
celte fameuse phrase : Racine passera comme le café. Il ne me
reste qu'un mot à ajouter à la décharge de M"" de Sévigné :
c'est qu'elle ne l'a jamais dile.
REVUE DE PARIS, 29
Vous plaignez vivement , je n'en doute pas, l'infortunée qui
m'attendait, ses clefs à la main, si vous pensez que je l'aie re-
tenue sans propos devant une cafetière aussi longtemps que je
vous en ai infligé le supplice. Je ne sais ce que ma contempla-
tion dura de temps; mais , lorsque j'en sortis, la ligure de mon
guide ne me parut exprimer qu'une légère compassion; elle
put croire que je n'avais pas déjeuné.
Un instant après, j'entrais dans la chambre de M™<^ de Sé-
vigné.
Quelque fervente que fiit l'admiration qui m'avait soutenu
dans le difficile accomi)lissemeut d'une entreprise dont je voyais
enfin le terme et le but, le bonheur qui s'empara de moi dépassa
celui que je m'étais arrangé d'avance. Un péierin ne s'agenouille
pas avec plus de joie dans la chapelle et devant le saint de sa
dévotion. Je n'avais |)as soupçonné la valeur incomparable que
le souvenir de la maïquise donnerait à ces lieux qu'elle avait
liabités, h ces meubles (ju'elle avait touciiés, à toutes ces choses
qui avaient été de son inlimilé. J'allais avidement de Tune à
l'autre. Je suivais les formes contournées du lit, de la bergère,
des fauleuils , du canapé , rtvélus de simples peintures grises.
Je frôlais la courtine du lit, la tenlure des rideaux; je découviis
obstinément sous les housses l'éloffe de l'ameublement. Je fis,
en tournant sur moi-même, le tour d'un petit cabinet pratiqué
dans une tourelle, sinon dans l'épaisseur de la muraille, et qui
contenait encore les menus ustensiles et les boîtes de toilette de
cette mèie beauté. Je me souviens que c'était bien simple ; du
ferblanc recouvert de peinture (jui imitait la laque rouge. J'al-
lais, je venais; du doigt , de l'œil , je touchais à tout. En vérité,
nous avons beau faire les blancs et les forts, nous .sommes plus
nègres que nous ne pensons , et de près , de loin , il nous faut
toujours en venir à l'adoration des fétiches.
L'aimable Jacquine , visiblement flattée de l'ardeur curieuse
qu'elle lisait dans mes yeux, ouvrit un secrétaire, où mes regards
se plongèrent avidement et dont ils eurent en un instant fouillé
toute la profondeur. Elle en tira un livre revêtu de parchemin
et sur lequel elle m'invita à inscrire mon nom. Je ne hais pas,
à dire vrai, la coutume de ces albums, et ce n'est jamais sans
plaisir que j'ai feuilleté leurs pages. Si l'on veut y chercher un
reflet des impressions de tous ceux qui s'y sont inscrits, on
30 REVUE DE PARIS.
peut , je Pavoue , ne retirer de leur lecture que de très-médio-
cres fruits ; mais il y a d'autres bénéfices plus réels qu'ils réus-
sissent à procurer , un autre but qu'ils atteignent sans y pré-
tendre peut-être, et dont on leur sait plus de gré. C'est, à mes
yeux du moins, de réunir par les liens d'un souvenir commun
tous les visiteurs qui se succèdent dans une même résidence ;
c'est de créer entre eux une sorte de solidarité d'autant plus
acceptée qu'elle n'entraîne après elle ni droits ni devoirs;
c'est de donner aux noms propres un lieu de rendez-vous où
ceux qui sont amis se retrouvent et se saluent , et où ceux qui
s'ignoraient se choisissent et se rapprochent en vertu des lois
mystérieuses de la sympathie. Pour apprendre le secret de ces
affinités et le charme presque magnétique qu'il y a dans ces
rencontres de noms, il n'est pas nécessaire d'être monté sur le
Carmel ou de s'être assis dans la cellule de l'ermite du mont
Vésuve. Il suffît pour cela de sortir de chez soi et de s'effrayer
de son isolement à quelques pas de sa maison, de sa famille et de
ses amis.
Parmi la foule confuse qui couvrait les pages de l'album , je
rencontrais parfois le nom d'un ami. Il me semblait alors que
c'était lui qui allait me parler et me reconnaître. Les indifférents
eux-mêmes, dans cette revue, avaient le don de me réjouir. On
ne saura jamais bien tout ce qui se cache d'enfantillage et de
niaiseries dans les cervelles humaines. La lecture d'un album
peut cependant donner sur ce point des indications profitables.
Ce qu'il y a de moins spontané dans l'esprit est apparemment le
discernement et le goût. Je n'en veux pour preuve que le très-
petit nombre des signatures qu'on peut lire couramment , sans
se heurter contre une rime, un héraisticjie ou d'autres velléités.
La plupart des gens qui signent éprouvent l'invincible besoin
d'accoler quelque chose à leur nom patronymique, et, ne sachant
quoi mettre , ils écrivent une pensée. Vous jugez où cela en-
traine. L'album des Rochers aurait donc pu à différents titres
me laisser d'agréables et amusants souvenirs , si je n'avais
pas fait une découverte qui me causa subitement une tout autre
impression. Ce livre , avec sa reliure grossière de parchemin,
avec son papier gris et le rouge jauni de sa tranche, était plus
précieux que le plus riche assemblage de vélin , de moire et de
velours. C'était un livre de comptes de la marquise , et on en a
REVUE UE PARIS. 31
fait un album ! A la sui(e de !'écri(ure de M'"" (ie Sévigné , le
premier venu peut lourdement épaier sa griffe ; elle avait assez
montré d'horreur pour les méchantes compagnies , sa vie
durant ; la piété commandait bien qu'on lui eu épargnât la gêne
et le supplice après sa mort.
L'album une fois feuilleté , le secrétaire tout entier me fut
ouvert: je pus examiner le contenu des tiroirs et m'exalter en
toute liberté devant les objets qui les garnissaient : ils avaient
tous appartenu à M™^ de Sévigné. A chaque doute que j'émet-
tais, mon aimable Bretonne prenait soin de me rassurer sur
leur précieuse origine. D'exiase en extase, elle me trouva con-
venablement disposé à l'appréciation du joyau le plus riche de
récrin ; et avec un mystérieux sourire qui gardait la conscience
de la grâce privilégiée qu'elle m'accordait , elle lira lentement
d'une place réservée quelque chose qu'elle me présenta ; ce
n'était rien moins que le grand cachet de M™» de Sévigné. Je
vous laisse ù juger du désordre dans lequel me jeta sa vue.
Pour un indifférent, pour un profane, il n'y avait là qu'un
large disque de cuivie grossièrement gravé et adapté à un man-
che de buis. Pour moi, je savais que je tenais dans ma main le
cachet de M™« de Sévigné !
En le retournant dans tous les sens , il m'arriva de vouloir
distinguer quelque chose dans les gravures confuses de sa pla-
que. Je parvins en effet à y découvrir trois fleurs de lis penchées
sur leurs tiges, avec l'exergue : Reflorescent. Un affreux soup-
çon me traversa l'esprit. Je regardai Jacquine; mais son imper-
turbable sourire comptait si bien sur ma reconnaissance que
je me reprochai comme une noire ingratitude de troubler sa
sérénité. Je repris mon élude hiéroglyphitiue, et je déchiffrai
successivement ces mots : Conseil civil et militaire des armées
catholiques.
Assurément, le doute n'était plus possible. Cet éclair subit
arrêta l'essor de mes rêves , et mon imagination retomba lour-
dement à terre, l'aile cassée. En d'autres moments et ailleurs,
à Clisson , par exemple , où la gueire civile a fait ses ruines à
côté de celles du temps, oîi les murailles i)ortent encore la trace
du siège et de l'incendie de 1794 , j'aurais pu m'émouvoir à la
vue du cachet d'un général vendéen ou d'une junte royaliste;
il aurait été là en son lieu et m'aurait rappelé le dévouement,
S2 REVUE DE PARIS.
l'héroïsmp , 1o san^ proiligiu's. Mais aux Rochers ! mnis dans la
chambre de M'"'= de Sévigiié ! mais dans lu liroir de son secré-
laire et à la place du cachet de la marquise, à la place d'un
cachet littéraire rencontrer ce cachet politique ! c'était une de
ces déceptions amères qui, par leur excès même, guérissent de
toutes les autres. Mes yeux se dessillèrent, et je vis ce qui
m'entourait sous un nouveau jour ; ces objets merveilleux, ces
meubles fées, ces beaux cairosses de Cendrillon dans lesquels
j'étais allé au bal de mes illusions, redevinrent ce qu'ils étaient,
des citrouilles. Le souvenir de M'"^ de Sévigné se détacha pour
moi de ces rideaux, de ces tentures et de ces meubles ; je revis
fout au vrai. Ces boîtes de toilette dont j'avais salué l'antiquité
ne me parurent plus qu'une quincaillerie d'hier, sans race et
sans histoire; l'aignière où j'avais cru voir encore se plonger
les belles mains de la marquise devint une cuvette achetée, à
coup sûr, à la dernière foire de Vitré ou de La Guerche. Je
Hi'assurai que je n'étais pas dans la chambre de M™'= de Sévigné.
Je traversai le cabinet vert qui est blanc; je passai devant une
collection de portraits qui avaient la prétention de représenter
des contemporains ou des amis de la marquise. Chaque toile,
pour qu'on s'y tromi)àt mieux, portait le nom de son person-
nnge. Je ne me laissai pas prendre à ce piège. Un portrait de
BI""= de Sévigné, attribué à Wignard, essaya de me séduire par
la finesse de la louche et la vivacité du coloris. Je tins bon et
lui refusai toute créance. Ce qui me parut plus vraisemblable,
je l'avoue, et plus conforme à la tradition, ce fut le portrait de
M. d« Sévigné ; il tourne ie dos i\ sa femme. Ainsi parcourus-je
les différentes pièces , armé du même scepticisme , résistant à
toute entreprise nouvelle faite sur ma crédulité; indifférent à
tout, je m'y efforçais du moins, mais, à dire vrai, haineux
contre toute chose. Je ne songeai pas à mettre le pied dans les
jardins et dans le parc. A quoi bon? Quelle folie de m'obstiner à
leconnaître la j)[ace Madame et la place Coulanges , fi cher-
cher le viail et le labyrinthe , à m'égarer dans la solitaire , à
courir après /'m/irtie.' Qu'aurais-je appris de nouveau ? N'eu
savais-je pas bien assez? n'avais-je pas trouvé le dernier mot
de tout? Conseil civil et militaire des armées catholiques ! Que
me fallait-il de plus? Cela répondait à tout, suffisait à tout, et
devait dispenser du reste.
REVUE DE PARIS. 53
Ji.' ne respirai que hors du cliâleni! ; <jiro!i jugft si j'avais
sujet de n'y pns respirer à l'aise. En me reiouriiaiiL au l)oul de
quelques pas, je ne le revis plus à sa i)lace ; il avait disparu. Le
jeune Aladiu ne fut pas plus étonné ni ])lus satisfait que mot de
se trouver subitement au milieu d'une plaine et des broussailles,
au sortir du souterrain de la lampe merveilleuse qui se referma
derrière lui.
Et Jacquine? Ne l'ai-je pas dit? Je l'avais vue sauter bra-
vement sur la mule de Dulcinée et se sauver au galop. Il ne
resta auprès de moi qu'une paysanne qui ne me parut même pas
bretonne, et qu'à son accent comme à son bonnet je jugeai
Normande.
Ce n'était pas la peine , je le confesse , de m'y prendre de si
loin pour en venir à douter de l'existence même du château des
Rochers ; car c'est à ce doute qu'aboutit en délînitive et que
s'arréla mon esprit. Je laisse à d'autres le souci de se prononcer
sur cette question délicate. Pour moi , je ne m'en inquiète pas
autrement. Comptez bien qu'eussé-je détruit de mon chef le
château des Rochers, je ne laisse pas pour cela U"^' de Sévigné
sans asile. Otons-lui en effet, après ses Rochers, son hôtel Car-
navalet, son abbaye de Livry, sa ferme du Buron ; fermons-lui
les portes de Bourbiily, le manoir de ses ancêtres : refusons-lui
l'hospitalité du palais des Adhémar, à Grignan : nous le pou-
vons impunément ; elle n'a que faire maintenant de toutes ces
demeures vieillies ou ruinées ; elle s'en est elle-même élevé d'au-
l;es impérissables : elle habile aujourd'hui ses lettres. C'est là
vraiment qu'il faut l'aller voir et qu'on est sûr de la trouver;
c'est là que se conserveront le souvenir et le culte de son aima-
ble génie. A ce compte, M""' de Sévigué ne manquera jamais de
tliâteaux en France.
Edmond Leclerc.
SALVATOR ROSA.
LA IDSIODE.
PREMIERE SATIRE.
La plus légère (einture do riiistoire des sciences, des lettres
et des arts en Ilalie , suffit pour ne pas laisser ignorer que,
depuis le réveil des connaissances humaines dans cette contrée,
rien n'a été aussi rare qu'un homme de talent qui se soit exclu-
sivement occupé de la philosophie ou des sciences mathémati-
ques et physiques, des lettres, des beaux-arts et même du
commerce. La tendance encyclopédique a toujours été un des
attributs du génie italien ; et depuis Dante , qui, outre sa qua-
lité de théologien-philosophe et de grandpoëte, a cultivé au
moins pour se distraire la peinture et la musique , jusqu'à Sal-
vator Rosa, dont je vais parler aujourd'hui, il est peu d'iiommes
célèbres de cette contrée qui, bien qu'à des degrés fort inégaux,
n'aient pas développé une grande diversité de talents.
Laurent le Magniti(|ue, Giotto, Orcagna, Brunellesco, Léon-
Baptiste Alberti , Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël,
Galilée, pour ne citer que les plus fameux qui brillèrent entre
le grand poëte de Florence et le commencement du xvii" siècle,
appuient cette assertion de mille preuves.
Quoique placé à une distance incommensurable de ces grands
REVUE DE PARIS. 35
hommes , cependaiU Salvator Rosà , peintre et graveur habile,
homme d'esprit faisant des vers, comédien renommé et musi-
cien pétulant et agréable , servira encore à fortifier la proposi-
tion que j'ai avancée.
Les talents de Salvator Rosa , sans en excepter celui de pein-
tre , ont été , il faut bien le dire , fort exagérés de son temps et
du nôtre. Toutefois, parmi les artistes du second, peut-être
faudrait-il dire du troisième ordre, il a droit à une place à
part, car il avait de l'invention et de la verve. Ce qui lui a
manqué, c'est la mesure, c'est le goût, deux qualités de l'es-
prit que rien ne saurait suppléer; jtas même la vigueur du gé-
nie de Dante et de Michel-Ange. En exerçant la peinture , la
poésie et la musique, Salvator Rosa, né à une époque de dé-
cadence , a trouvé assez de ressources dans la variété de ses
talents pour rendre son nom célèbre, sans qu'il ait jamais pu
acquérir cependant celte sûreté de goût, ce calme puissant de
l'esprit, qui prennent leur source dans l'observation de la na-
ture et l'étude approfondie de l'art , et donnent aux hommes
réellement foits la volonté et les moyens de faire, comme cela
est arrivé à la même époque à Nicolas Poussin , autrement et
mieux que leurs contemporains.
Salvator Rosa est né en 1615 et mort en 1673. La vie de
Poussin est comprise entre 1594 et 16fJ5. Or, en comparant le
temps de l'existence de ces deux hommes, qui est à peu de
chose près le même, avec la différence de leur humeur , de
leur esprit et de leur talent , on a peine à comprendre qu'ils
aient vécu dans le même pays , sous l'influence de la même
société, en face des mêmes chefs-d'œuvre, et étant voisins dans
la même ville , à Rome.
Quoiqu'un peintre trahisse la nature de son caractère et les
habitudes de son esprit par la composition et l'exécution de
ses tableaux, il est incontestable que ses écrits , quand il en a
laissé , font encore mieux connaître ses qualités et ses défauts.
Tout insignifiant que soit dans son ensemble le recueil des let-
tres de Poussin , il jette des lumières sur les profondeurs de
cette belle et grande âme, où ses plus nobles compositions ne
font pas entièrement pénétrer. Quant à Salvator Rosa, il nous
reste de lui six satires en vers, queUiues poésies légères et des
lettres. Ces divers écrits sont d'aiilant plus curieux que l'an-
56 REYUE DE PARIS.
teur, tout en y exprimant ses sentiments, ses opinions, ses fan-
taisies et ses passions , fait encore ressortir le goût dominant
alors en nuisique , en poésie, en peinture, sans négliger de
s'étendre sur les mœurs et les vices de son temps.
Il s'en faut bien que les satires de Salvator Rosa aient rien_
de la délicatesse exquise de pensée et de style qui donne tant de
charme ù celles de l'Arioste ; cependant elles méritent d'être
connues, et, sans en imposer au lecteur la traduction com-
plète, je pense que quelques extraits parfois assez étendus pré-
senteront de l'intérêt, tantôt par leur imi)ortance historique,
tantôt par les formes âpres, bizarres, mais spirituelles, que
l'auteur afîectionMe.
Jetons d'abord un coup d'œil rapide sur les grandes phases
delà vie de notre peintre, poète, graveur, comédien, compo-
siteur et musicien. A l'aide d'une vie Irès-proIixe écrite par
Baldinucci (1) , ami intime et admirateur passionné de Salvator
Rosa , je ferai connaître les principales vicissitudes de l'exis-
tence de cet artiste singulier,
Salvator Rosa est né à Naples le 20 juin 1C15, d'Antonio
Rosa , arpenteur ou tabellion , et de Giulia Greca , fille de Vito
Greco, peintre assez habile. Au collège, et jusqu'à son adoles-
cence, il ne cessa de donner des preuves d'une intelligence
précoce qui s'exerçait avec une égale facilité i> l'étude des let-
tres et des arts. Pendant longtemps il dessina sans suivre les
conseils d'aucun maître, et ses premières études consistaient
à copier des vues des environs et de la campagne de Naples.
Antonio Rosa mourut, et l'art qne son fils avait cultivé jus-
que là pour son jjlaisir, devint pour le jeune homme une res-
source indispensable , lorsqu'à la mort de son père il se trouva
léduit à une pauvreté absolue.
Rosa avait alors dix-sept ou dix-huit ans , et c'est à cette épo-
que que l'on prétend qu'il parcourut les Abruzzes et la Calabre,
où il aurait été pris et gardé prisonnier par des brigands. C'est
(1) Voyez le tome XIX, pages 3-93 : Belle nolizie de'' professori del
desig/io , da Cimabuè in qua , libro lo del clecenale 5o délia parte
1° del secolo Vo , dal 1550 al 1540 , opéra di Philippo Baldinucci , edi-
zicnc accrcsciuta dalsifriK^j" Domcnico Maria Wanni.
REVUE DE PARIS. 37
à peine si on trouve dans les biograpiies italiens quelques mots
qui indiquent ce fait, et lady Morgan elle-même, qui a écrit
tout un roman sur cette prétendue circonstance de la vie de
Salvator Rosa, avoue que les meilleures preuves qu'elle en ait
pu trouver, sont les peintures de l'aillste, qui n'aurait jamais,
dit-elle, rendu l'aspect et les mœurs des brigands de la Calabre
avec tant de vérité, s'il n'avait pas eu occasion de vivre avec
eux.
Libre à cbacun de faire des romans sur l'histoire , mais
comme en ce moment nous nous en tenons à recherclier la vérité,
il est demondevoirde dire que cette anecdote peu vraisemblable
n'est nullement prouvée.
Soit donc qu'il ait fait réellement cette excursion , ou qu'il
soit resté à Naples et dans les environs , le jeune Salvator Rosa
dessinait de nombreux paysages, qu'il vendait pour vivre,
lorsque le chevalier Lanfranco , chargé de peindre la coupole
de l'église des jésuites à Naples , eut l'occasion de voir les pro-
ductions du jeune artiste. Outre les louanges que Lanfranco
donna à Salvator Rosa, il lui acheta quelques dessins et lui en
commanda un plus grand nombre. La vanité du jeune peintre
fut flattée d'un tel suffrage , et il ne manqua pas d'en profiter
pour hausser le prix de ses compositions.
Cependant il sentit le besoin de recevoir les conseils de quel-
que peintre habile qui pût lui apprendre à manier le pinceau
et à colorier. Après avoir fréquenté successivement l'ateiier de
deux artistes dont les noms sont peu connus aujourd'hui , Fran-
cesco Francanzano, puis Aniello Falcone, il reçut les leçons
du fameux Ribera, dit l'Espcujnolet.
En se gouvernant ainsi, Salvator Rosa avait atteint sa vingt-
deuxième année (1657) , lorsque impatient d aller voir les chefs-
d'œuvre des grands artistes de l'Italie, mais préoccupé avant
tout de l'idée de faire connaître son talent et de donner de la
célébrité à son nom, il résolut d'aller à Rome. Une occasion
favorable se présenta de faire ce voyage, et il partit avec un de
ses amis , jeune homme de mérite , fort amateur des arts , Mer-
curi , qui devint bientôt après majordome du cardinal Flavio
Gliigi. A peine était-il arrivé à Rome qu'il y fut pris d'un mal
qui le força de retourner pres<iue aussitôt à N.Tples , où il de-
meura encore deux ans.
4.
38 REVUE DE PARIS,
Pendant ce séjour dans sa ville natale , il parvint à sa vingt-
qualrième année , et alors , en 1639 , il y forma vraisemblable-
ment des liaisons sérieuses avec des liommes qui, supportant avec
peine la tyrannie des Espagnols, maîtres du royaume de Na-
ples , filent partager au jeune peintre leurs espérances encore
éloignées de révolle et d'affranchissemenl.
Enfin , dégoûté du spectacle de l'abaissement du peuple na-
politain, et plus impatient que jamais de s'établir à Rome, il y
vint et y resta sept années , pendant lesquelles il fit concourir
ses talents de peintre, depoëte , de comédien et de musicien ù
rendre son nom fort célèbre dans cette ville. Mais quoiqu'il eût
juré de ne pas remettre le pied dans sa patrie, « serva dei
servi, » esclave des esclaves, comme il la désigne, il s'y
rendit vers la fin de l'année 164G. Baldinucci, qui aurait pu
nous dire bien des choses à ce sujet , ne fait même pas mention
de ce voyage, bien que ce soit une des circonstances les plus
im|)ortantes de la vie de Salvator Rosa.
Qu'il se soit trouvé fortuitement à Naples , ou qu'il ait été
invité à s'y rendre ])ar quelques-uns de ses compatriotes, il
n'en est pas moins constant qu'il se trouva dans cette ville pen-
dant l'été de 1647, au moment où la révolution occasionnée et
conduite par Mas-Aniello, éclata. Non-seulement Salvator Rosa
en fut ténioin, mais il y prit part , et voici de quelle manière.
Cet Aniello Falcone, ce peintre de batailles dont il avait reçu
des leçons dans sa jeunesse, ayant été maltraité par quelques
soldats espagnols de la garnison de Naples , et ayant vu suc-
comber un de ses parents dans une escarmouche avec eux ,
nourrissait un profond désir de vengeance. Profitant du désor-
dre général causé par l'affaire de Mas-Aniello, il forma une
troupe déjeunes gens décidés, la plupart peintres, de ses amis
et de ses parents , au nombre desquels il admit Salvator Rosa,
Celte troupe n'eut pas de peine à faire accepter ses services à
Mas-Aniello, etelle reconnut Aniello Falcone pour son capitaine.
La commission dont elle fut chargée était de parcourir la ville
pendant tout le jour et de mettre à mort , sans miséricorde,
les soldats espagnols que l'on rencontrait. Non content de ces
exploits fortuits, Aniello Falcone prenait des informations sur
les maisons qui servaient de retraite aux soldats, et sans même
avoir égard aux lieux protégés par le droit d'asile, lui et ses
REVUE DE PARIS. ^^
gens y massacraient tout sans pitié. La nuit, celte troupe fu-
ril)oncle se rendait à la demeure de Mas-Anieiio, et là, ces si-
caires, peintres pour la plupart, s'empressaient d'obéir aux
ordres et aux fantaisies de Mas-Aniello , qui exigeait d'eux
qu'ils tissent son portrait à la lueur des lampes , pour le ré-
pandre dans la ville , et par ce moyen entretenir le peuple dans
ses idées de révolte.
A peine Salvator Rosa eut-il connaissance de la fin tragique
du héros de celte révolution, que, craignant d'éprouver un
sort à peu près semblable, il trouva moyen de s'échapper de
Naples pour rentrer à Rome , ofi il reprit aussitôt sa profession
de peintre. Ses exploits à Naples restèrent sans doute un se-
cret, car, profilant de la réputation qu'il s'était acquise par son
talent , l'artiste se mit aussitôt en devoir de satisfaire aux
nombreuses demandes qui lui furent adressées par des amateurs
de Rome. Il avait alors trente-deux ans , et le nombre de ta-
bleaux mythologiques, d'histoire et de paysage, qu'il fit à
cette époque , est considérable. Son mérite , la vogue dont il
jouissait, non-seulement comme peintre, mais comme acteur
comique , et par la lecture de ses premières satires , lui atti-
rèrent des envieux. On n'attendait qu'une occasion propice
pour le perdre, et sa verve satirique, qui s'étendit jusque sur
la composition de quelques-uns de ses tableaux, la fit bientôt
naître.
Il avait eu l'idée de représenter la déesse de la Fortune avec
une corne d'abondance , de laquelle s'échappaient les objets les
plus précieux tombant entre les oreilles et les i)attes d'une foule
de bêles plusslupides et plus grossières les unes que les autres.
Les plus rusés d'entre ses ennemis prétendirent reconnaître
parmi ces bœufs, ces ânes et ces porcs fleuris, couronnés et
entourés d'or, l'élite de la société de Rome, en sorte qu'au bout
de quelque temps les bêles étaient transformées dans l'imagi-
nation de tout le monde en lel cardinal , tel évéque et tel pré-
lat. Enfin on accusa le peintre d'avoir été effrontément au delà
de toutes les pasquinades permises , fuori délie solenissime
pasquinate , et l'affaire en vint à ce point de gravité qu'il
fut question de mettre Salvator Rosa en piisonjusiprà ce qu'il
eût rendu un compte satisfaisant du sens de sa peinture. On ne
l'enfurma pas; mais il eut quelque peine à calmer la fureur
40 REVUE DE PARIS. ,
qu'il avait excitée , même après avoir publié une apologie dans
laquelle il démontrait l'innocence de sa composition.
Salvalor Rosa était excessivement vaniteux et assez colère.
Il ne supporta qu'avec peine une injustice qu'il ressentit plutôt
comme une injure, et profitant de quelques propositions qui
lui avaient été faites par la cour de Toscane , il quitta Rome
brusquement et alla s'établir à Florence.
Parmi les talents accessoires de Salvator Rosa, ceux de poêle,
de musicien , de comédien et d'improvisateur l'avaient puis-
samment servi dans sa carrière de peintre à Rome, où il s'était
fait bien venir auprès des grands , des gens du monde et des
littérateurs. Après avoir épuisé ces moyens de succès dans
cette ville , il pensa avec laison que Florence serait un théâtre
d'autant plus favorai)le pour lui, que ses talents y paraîtraient
nouveaux, et que d'ailleurs une ville littéraire, où l'on trou-
vait une cour mondaine et brillante et une académie dans cha-
que rue , ne pouvait être qu'un lieu très-propre à développer la
diversité de ses talents, à satisfaire son inextinguible vanité,
et enfin à faire accroître sa fortune.
A peine établi à Florence , c'était sous le règne du grand-duc
Ferdinand II , il fut accablé de travaux à faire : mythologie,
histoire, batailles, marines, paysages, mascarades, enchan-
tements nocturnes, bambochades, il peignit des sujets de toute
espèce, et non content de se montrer peintre fertile en inven-
tions et-praticien habile, il lia amitié avec ce qu'il y avait
d'hommes distingués dans les sciences, la littérature et les arts.
Ce fut dans un palais qu'il s'établit , et là il rassembla, à jour
fixé , cette compagnie de gens d'esprit devant lesquels le maître
de la maison et ses amis faisaient tour à tour des lectures sé-
rieuses ou plaisantes, improvisaient des comédies et des far-
ces , s'occupaient de musique ou s'entretenaient de science. Il
séjourna neuf ans en Toscane (1), recevant un traitement de
la cour , et demeurant ordinairement à Florence , quoiqu'il ait
(1) BalJiimcci, Passeriet Bcllori, qui ont écrit des vies Je Salvator
Rosa , donnent si peu de dates et les rapportent d'une manière si con-
fuse , qu'il est absolument impossiljle d'clablir un ordre chronoio^iiquo
dans les diverses circonstances de la vie de Salvator Ilosa.
REVUE DE PARIS, 41
passé près de trois années à VoUerra , près de la famille
Maffei, «jui lui donnait rhospilalité.
Pendant son séjour en Toscane, Sa'.vator Rosa contracta à
Florence une liaison avec une femme de ce pays, remarquable
par sa beauté. Elle lui avait d'abord servi de modèle; mais il
s'y attacha, et par la suite elle devint sa compagne constante.
Cette femme, nommée Lucrezia, l'aimait beaucoup; il prit la
résolution de ne pas l'abandonner, et ni l'un ni l'aulro n'eurent
jamais l'idée de se sé{)arcr.
Lucrezia resta donc auprès de Salvalor Rosa sous le litre de
gouvernante, et elle lui donna deux fils, Rosalvo, qui mourut
de la peste à Kaples, et Auguste, le cadet, né vers 1636, puis-
qu'il avait à ]i2u près seize ans à la mort de son père, en 1675,
On ignore le motif qui lui fit quitter l'iorence pour retourner
à Rome. Dans cette dernière ville, il peignit encore une grande
quantité de tabU-aux, et y exécuta en gravure ù Teau forte la
plupart de ses compositions philosophiques et allégoiiques, si
prétentieuses, si obscures, et toujours si triviales, bien que ce
soient ceux de ses ouvrages d'art auxquels il ait attaché le plus
d'importance. A cette même époque, il partageait ses loisirs
entre la littérature et la correction de ses cinq premières sati-
res; il continuait d'auginenter sa célébrité comme poète par la
manière bizarre et piquante dont il les récitait.
Dans ses salii'es et dans ses lettres, Salvalor Rosa se plaint
fort souvent des injustices qu'il i)rétend qu'on lui a faites, et
de ce que le sort lui a été toujours contraire. Ses nombreux
succès, qui selon moi ne sont nullement en proportion raison-
nable avec son méiiteréel, semblent prouver le contraire. Pour
me servir d'une expression italienne, ses tableaux et ses satires
firent fureur non-seuiement à Rome et ù Florence, mais près
de tous les princes étrangers à l'Italie, qui voulurent l'enten-
dre et avoir des tableaux de lui. Il n'y avait pas de cajoleries
que les grands ne fissent à Salvalor pour être admis chez lui h
entendre la lecture de ses satires. En outre, on lui accorda à
Rome une faveur dont le Poussin lui-même n'a jamais joui.
C'était l'usagealors de faire des expositions de tableaux au Pan-
théon ou Rotonde ù Rome, et les propriélaires des ouvrages de
maîtres morîs les np|)oi!.iient chaque année dans cette église
pour eu faire jouir le pii])lic. Salvalor Rosa fui le seul des peiii-
42 REVUE DE PARIS.
très vivants à qui on donna la permission de suspendre ses
tableaux auprès de ceux des Carrache, des Titien et des Ra-
phaël.
Parmi toutes les doléances de ce genre, il en est une qu'il a
faite avec juste raison, celle qui lui fut inspirée par l'accusa-
tion que l'on porla contre lui de n'avoir pas fait les cinq sati-
res qu'il lisait par toute l'Italie, mais de se les être attribuées
après les avoir reçues d'un ami mourant qui en était l'auteur.
Cet événement, qui jeta du trouble dans les derniers temps de sa
vie, lui fit composer sa dernière salire, l'Envie, la plus lon-
gue de toutes, si elle n'est pas la meilleure, mais qui effective-
ment ne dut laisser aucun doute sur la réalité de son talent de
versificateur.
Cet homme, qui, on en pourra juger par plusieurs passages
de ses satires, affectait le dédain philosophique le plus austère
pour toutes les faiblesses humaines, eut peur lorsqu'il vit la
mort s'approcher. Il fallut tout le courage amical d'un prêtre
qui lui était sincèrement attaché, pour qu'il se décidât à passer
sans trop de regret de celte vie vaniteuse qu'il avait menée au
repos éternel.
Tel est l'ensemble de la vie de Salvalor Rosa, que j'aurai l'oc-
casion de faire connaître plus parliculièrement en cilant les
principaux passages de ses six satires : la Musique, la Poé-
sie, la Peinture, la Guerre, la Babylone et l'Envie , ouvra-
ges très-impaifaits sous le rapport de l'invention, entachés de
mauvais goût, mais où l'auteur s'est peint, ainsi que son siècle,
souvent avec exagération et toujours avec énergie.
Je suis l'ordre dans lequel les satires de Salvator Rosa ont
toujours été publiées. Celle intitulée la Musique est la pre-
mière. Quoique cet art et les compositeurs soient assez souvent
l'objet des réflexions satiriques de notre poêle, il est évident
toutefois que sa colère porte principalement sur les chanteurs.
Salvator Rosa était musicien; il chantait et s'accompagnait sur
les instiuments; il fut même compositeur assez habile pour que
Charles Burney, dans son Histoire générale de la Musique (J),
(1) J gênerai fus tory ofMusic, by Charles Burney, vol. III,
pnjj. 165 I6G. I.omîon , 1789, 4 vol. in -4".
REVUE DE PARIS. 43
ai donné liuil on neuf spécimenls de ses cantates. Si cette
distinction donne une idée avantageuse du talent réel de
Salvalor Rosa musicien, elle ne sera pas moins utile au lecteur
pour lui faire apprécier la sincérité et l'opportunité des criti-
ques souvent sanglantes que le poëte fait des compositeurs cl
des chanteurs de son temps.
Depuis qu'il existe des nations civilisées chez lesquelles on a
fait de la musique une science et un art, chaque génération de
moralistes et de musiciens, signalant le déclin de cet art en
son temps, a vanté la sainteté, l'énergie et la gravité des com-
positions musicales et des chanteurs du siècle précédent. Cliez
les Grecs ainsi que chez les Romains, ce reproche est constant
de siècle en siècle, et il n'y a pas d'auteurs, si coulants qu'ils
soient sur la morale, comme Horace et Martial par exemple,
qui ne s'élèvent contre les fâcheux effets d'une musique tendre
et trop efféminée. Du fond de leurs boudoirs, du sein des dé-
lices et même des excès, ces graves épicuriens condamnent le
mode lydien et prétendent que l'on ne doit faire entendre à la
jeunesse et au peuple que des hymnes sacrés, des chants mo-
raux et de la musique sévère.
Le théâtre, chez les païens, ayant eu une origine religieuse,
la question de la musique était importante, sans doute, mais
elle ne s'était pas encore envenimée. Il en fut tout autrement
lorsque la religion chrétienne s'établit. Le théâtre alors devint
un objet d'horreur pour les fidèles, et la musique demeura to-
lérée sous la condition qu'elle serait mystérieuse comme les
dogmes, sévère comme les mœurs. Le patron de tous les sa-
tiriques modernes qui ont condamné et qui condamnent en-
core de nos jours la musique mondaine, efféminée, immorale
et irréligieuse, est saint Jérôme. «Que les jeunes gens, dit ce
père à l'occasion du 19'=verset du v^chapitre de l'ÉpIlre de saint
Paul aux Éphésiens, écoutent mes paroles; que ceux qui sont
chargés de l'exécution de la musique dans les églises, sachent
que c'est avec le cœur et non avec la voix qu'il faut élever ses
chants à Dieu; que l'on ne doit pas, à l'instar des tragédiens,
s'adoucir le gosier avec des émulsions pour faire entendre des
sons et des modulations de théâtre dans une église, mais qu'il faut
se former parle respect, la crainte et l'intelligence des saintes
Écritures. Celui dont les œuvres sont bonnes sera toujours un
44 REVUE DE PARIS.
clinnleiii' ns^.réahlo à Dion (I; » En conshlùrant ;oiis k point de
vue do l'ail ropinioii de sainl Jûrùine et do ceux <iiii l'ont adop-
lée, il est évident que l'on s'en serait lenu, si on l'eût suivie,
au chant ambroisien, et ([ue toute espi'^ce d'innovation eût été
rigoureusement interdite; mais, à tort ou à raison, les choses
(Je ce monde et les arts en particulier ne peuvent être cou-
damnés à la fixité, sous peine de tomber dans la langueur et
de ne plus exercer bientôt aucun empire. C'est ce qui est ar-
rivé dans l'Inde et en Egypte, où la sculpture, la peinture et
la musique n'ont Jamais pris de développement. 11 n'en fut pas
iiinsi dans l'Europe moderne et surtout en Italie. Au système
«le musique que saint Ambroise avait établi à Milan, le pape
saint Grégoire en substitua un autre deux cents ans après (604),
dont nous ne connaissons plus que les ruines aujourd'hui. Ce-
j>endanf, à côté de la musique ecclésiastique, liée à un principe
et à des règles invariables, se forma simultanément la musique
mondaine, expression des sentiments et des passions si variés de
J'Iiomme. Des compositeurs de chansons amoureuses et galan-
tes, en cherchant à suivre et à calquer en quelque sorte les
ondulations de l'âme passionnée, trouvèrent des combinaisons,
des modulations et des chants nouveaux en musique. Il est
donc vrai de dire que, si l'église a conservé la tradition d'un
.stylo sévère, éli;vé et pur, ce sont les chants mondains et pas-
sionnés qui ont fait faire des progrès à l'art et l'ont successi-
vement établi sur des bases scienlifiiiues. Mais je ne dois qu'in-
«l.querccs transformations de l'art, par lesquelles la musique
a j)assé depuis les essais de Gui d'Arrezzo, de l'école gallo-
jjclge, et enfin de Palcstrina, jusqu'aux compositions tout à la
fois savantes dans la forme et passionnées dans l'expression, que
jH oduisit le xvii" siècle.
La plus grande révolution qui se soit opérée dans la musique
iriodcnie fut amenée par le renouvellement de l'art lyrique
(I) Aiuliant hsc adolescentuli ; axuliant hi qnibiis psallendi la ec-
clesià officium est , Dco non voce , sed corde caiitandiim ; ncc in tra-
gaedcrum modumgiitlur et fauces dulcimedicaminecolliviendas, ut in
ecclesià théâtrales nioJuli auJiantur et cantica ; sed in timoré, in
opère , in scientià scripturarum, 6i bona opéra habuerit, dulcis apud
Deum cantor est.
REVUE DE PARIS. 45
lliéâtral. La imisiniie ciiamaliqiie mit le plain-chant hors de
cause, et fit introduire, presque aussitôt qu'elle fut connue, le
chant orné, passionné et accompagné des instruments dans les
cliants destinés à l'église. L'opéra et l'opéra sérieux surtout, qui
.'uimet les styles les plus graves et les plus élevés avec les accents
de la passion la plus vive, ruina le style ecclésiastique pur. Dès
rinstant que l'opéra fut introduit en Italie, tous les maîtres de
chapelle devinrentcorapositeurs pour le théâtre, et les chanteurs
formés pour l'église furent encore ceux qui eurent le plus de
succès sur la scène.
Sans dire quels furent les premiers essais de la musique dra-
matique sur la scène, je me bornerai à rappeler ici les époques
différentes auxquelles celte nouveauté s'introduisit successi-
vement dans les principales villes d'Italie.
En 1595, on représenta chez de riches particuliers, à Flo-
rence, il Satiro et la Disperatione di FUeno, musique d'E-
milio del Cavalière, noble romain.
L'un des fondateurs du drame musical, Claudio Wonteverde,
composa, vers 1600-1607, deux opéras, Ariane et Orphée,
pour la cour de Mantoue.
On entendit, pour la première fois, un opéra à Venise en 1637.
Ce fut VAndromeda, dont les paroles sont de B. Ferrari de
Fieggio, et la musique de F. Manelli de Tivoli. Manelli était
en outre célèbre chanteur, et joua l'un des principaux rôles
dans son ouvrage.
Naples, qui s'est rendue si célèbre par son goût pour la mu-
sique ainsi que par le nombre des compositeurs célèbres à qui
elle a donné naissance, Naples n'entendit pour la première
fois un opéra chanté publiquement qu'en 1646. On a conservé
1m titre : Amor non lia Icyr^i, mais on ignore les noms des
compositeurs qui s'étaient mis en société pour en faire la
musique.
Enfin, Rome fut la dernière à admettre un établissement pu-
blic pour la musique théâtrale. Ce ne fut que vers 1652, sous
le pontificat d'Urbain VIII, que l'on y représenta un opéra in-
titulé : // Ritorno d'Angetica neW Indie, dont on ne coiuiaît
l)as les auteurs. De 1652 à 1661, plusieurs opéras furent repré-
sentés, ainsi que le précédent, dans l'intérieur du palais des
ambassadeurs et d'autres grands personnages. Entre autres
9 5
46 REVUE DE PARIS.
ouvrages montés ainsi, on cite l'opéra de Cléarque, musique
d'un compositeur romain nommé Teiiaglia, qui travaillait ha-
bituellement pour l'église.
Mais le premier théâtre public ouvert à Rome pour repré-
senter les opéras est celui de Tordidona , où l'on représenta
Jason , en 1G71, deux ans avant la mort de Salvalor Rosa. On
n'en ouvrit pas d'autre de ce genre en cette ville avant 1679,
année où l'on exécuta : Dov' è anior e pietà? musique du
fameux organiste Pasquini , dans la salle des seigneurs Capra-
nica.
Tels furent les progrès de la représentation des drames lyri-
ques depuis 1507 jusqu'à 1679, années entre lesquelles s'est
écoulée la vie de Salvator Rosa. Porté lui-même au nombre des
compositeurs de son temps, je dois compléter les renseigne-
ments qui pourront rendre sa satire de la musique plus facile
à comprendre, en rappelant les noms des musiciens et chan-
teurs les plus célèbres de cette même époque, compositeurs ou
virtuoses, avec lesquels Salvator Rosa a été en relation. Ce
sont Carissimi, Gesti , Luigi, Gavalli , Legrenzi , Capellini,
Pasqualini, Alessandro Scarlatti et Bandini. Quoique rien n'in-
dique que Stradella, si fameux par ses compositions et sa ma-
nière de chanter, ait été particulièrement connu de Salvator
Rosa, comme il a été son contemporain et que le talent noble,
mais tendre et gracieux, de ce musicien a dû exercer sur l'art
de la composition et du chant une très-grande influence, je le
joins à ceux que j'ai nommés.
Maintenant que l'on sait les noms de ces compositeurs , dont
les ouvrages aujourd'hui nous paraissent si lents de mouve-
ment , si graves de style, dont les motifs et la facture seraient,
selon notre goût actuel, plus convenables à des chants d'église
qu'il des airs de théâtre, on va voir le jugement que Salvator
Rosa porte sur eux dans sa satire :
« Une cantatrice du genre de Lysisca , dit-il, s'accompa-
gnant de la harpe , attire plus de monde à Rome à son au-
dience que la cloche de l'église de la Sapience. Tout sourit à
un beau chanteur (tnusico). Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il
désire reçoit l'approbation générale, parce que aujourd'hui
tout réussit à un bel homme qui chante bien.
» Je ne prétendo pas condamner ici l'art du chant, mais seu-
REVUE DE PAniS. 47
lement les chanteurs vicieux qui ont sonlllé le manteau de la
modestie. Je n'ignore pas qu';iutrefois la musique a été l'objet
de l'étude des hommes les plus reraarciuahles et les plus fameux;
que J>avid et Socrate cultivaient le chant ; que les plus habiles
d'entre les Grecs mettaient cet art au niveau des autres sciences,
et que le grand héros Thémistocle fat repris de ce qu'il n'était
pas habile dans le chant Ihébain comme Épaminondas.
» Les etfets de la musique, employés couime moyens curatifs
par Thaïes de Crète , par Péou , Asclépiade et Damon , sont fa-
meux dans l'histoire, et tout le monde sait qu'Amphion, avec
les sons de sa lyre, civilisa les hommes et les guérissait même
de quelques maux. Mais qui m'indirpiera, dans notre temps,
un chanteur, qui semblable à Pythagore , maintienne et ramène
la jeunesse dans les lois de la chasleté ? De nos jours, la mu-
sique est une chose vile , parce qu'elle n'est cultivée que pour
l'orgueil , par les gens de la plus basse classe et les plus vi-
cieux, par une race chargée d'opprobre, pleine d'ignorance,
sale entremetteuse de tous les genres de luxure, et qui n'a ni
honte ni conscience.
» Le nombre est grand de ces gens-là , et ce que l'on trouve
le plus abondamment en Italie sont les boucs et les moutons;
les maris cocus et les chanteurs se rencontrent par centaines.
La troupe vagabonde de ces saltimbanques s'est façonnée à
tous les genres de débauches , s'est habituée à tous les déshon-
neurs en se traînant sur les théâtres. Aussi la ville n'est-elle
pleine ([ue de Simpronies dont les intrigues infâmes font trébu-
cher tous les hommes de bien.
» Il n'y a qu'ici que l'on entende appeler le chant virtù, où
l'on voie des drôlesses se parer du nom de virtuoses! Dames
romaines, rougissez ù mes paroles, vos ariettes profanes ont
introduit le déshonneur dans toutes les rues. Vos guitares et vos
épineltes sont des enseignes de mauvais lieux , des prétextes à
la débauche. Quant à vous , indignes professeurs rie musique,
je vous dénonce. Je vous adjure; vous qui enseignez tout à la
fois au monde les secrets de ia corruption et l'indifférence pour
la colère céleste; vous dont l'art est si dangereux qu'il amollit
l'àme des plus forts et les fait tomber eti langueur en entendant
tes soupirs de Philis et de Tircis; vous (pii n'exercez cet art
que pour plaire aux cœurs bas, pour servir rie sance aux lu-
48 REVUE DE PARIS.
panars ; cet art enfin, il faut que je le dise, qui ne convient
qu'aux courtisanes et aux entremetteuses". Ali ! celles-là sont
bien venues à point dans ce temps! Quant aux professeurs, ce
sont eux , Rome , qui de nos jours changent tes vierges , de
Porties qu'elles pourraient être, en Nina, de Lucrèce en Ciu-
les, qui fanent la fleur de tes jeunes filles; qui apprennent à
masquer le vice sous des dehors flatteurs , et enseignent à faire
descendre l'élégance jusque dans les ruelles.
» Ah ! mon cher Agaraemnon , mari qui que tu sois, si lu
laisses ta femme en garde à un nmsico, attends-loi à trouver
à ton retour un bon nombre d'Égysthes ! Du Pérou jusqu'à la
Bylhinie , on chercherait en vain des gens qui eussent la
peau plus accoutumée au fer des chirurgiens que ceux-là, et
je me sens des envies de rire à en mourir en les voyant devenir
le point de centre des bislouris el des coups de bâton. Et néan-
moins la folie qu'excitent les séductions de leurs chants est
telle que ces chanteurs sont souvent favorisés , que l'incon-
slante fortune les élève extraordinairement.
» La musique tendre , lascive , est la seule aujourd'hui que
l'on estime, et tout le monde la recherche , comme le papillon
se précipite vers la lumière, comme le chien se jette sur des
os. Ceux qui connaissent les secrets de cet art peuvent dire s'il
n'a pas pour compagnes assidues la gourmandise, la vanité et
l'impertinence. La race des musiciens gruge tout, et pour les
gorger selon leurs désirs , les princes ne se font pas scrupule de
grever leurs sujets et leurs vassaux. Un roi ne se croirait pas
digne de porter la couronne, s'il n'avait toujours près de lui
un musico prêt à fredonner. Aussi cette lie embrène-t-elle
l'Europe à tel point aujourd'hui , que toute la colère de Caton
l'ancien ne suffirait pas pour la balayer. Combien Horace, s'il
revenait, pourrait-il compter de Tigellins méchants et sots qui,
dans ce triste siècle , ne peuvent se rassasier de mal! Les égli-
ses servent de nid à ces hiboux ; les temples profanés partagent
le scandale avec les théâtres. Les prières et les psaumes adres-
sés à Dieu deviennent des blasphèmes en passant par la bouche
de ces impies , et aucun scandale ne peut égaler celui que font
naître la messe et les vêpres , le Gloria et le Pater noster
aboyés, brais et hurlés par ces gens. L'air est tellement rempli
de mugissements , que le sanctuaire de Dieu ressemble à Par-
REVUE DE PARIS. 45
che de Noé. Tantôt c'est le Miserere que l'on chante sur une
chaconne (1) , tantôt d'autres parties de l'office composées dans
le style des farces ou des comédies qui ne sont précisément que
des gigues et des sarabandes ; et toutefois on n'apporte aucun
remède à ce mal, bien que jamais il n'ait été plus offensant,
puisque du même mouton (castrone) dont on a fait un prêtre
le matin à l'église , le soir on fait un Philis au théâtre !...
» Ici la fable àa mouton de Phryxus est véritiée : car aujour-
d'hui tous nos moutons [castroni) ont une toison d'or. Les fa-
veurs de la fortune pleuvent sur eux , et un courtisan con-
sommé qui a vieilli à Rome me disait que, pour se faire bien
venir en cour, il faut avoir peu de cervelle, mais èirç: musico,
ou complaisant et sans barbe ; ne jamais montrer de coiôre,
mais être envieux, s'abstenir d'approcher des grands lorsque
l'on n'a pas deux cœurs et double visage....
» Tous les princes qui ont chassé les musiciens de leur pré-
sence ont agi sagement, et je ne puis que bénir les Ménades de
ce qu'elles ont battu la mesure sur le dos d'Orpbée avec leurs
saints et chromatiques bâtons. Mais il n'en est pas ainsi de
notre temps : au contraire, la seule race des chanteurs est
bienvenue aupiès des rois et des princes; leur faveur s'est
même tellement accrue que l'art de ces pantomimes s'est insi-
nué et établi dans tous les palais. A la cour, on ne s'occupe
pas d'autre chose; celui qui monte chante : Do, re , mi,f'a,
sol , la; celui qui descend chante ; La, sol, fa, mi, re, do... »
Je borne ici les extraits traduits de cette satire , composée
de plus de six cents vers , hérissée d'allusions aux person-
nages de l'antiquité, oïdinairement déclamatoire , entachée de
mauvais goût et parfois d'obscénités. Elle se termine comme
elle commence, par une diatribe contre la faveur exorbitante
dont jouissaient les chanteurs de ce temps , ce qui ferait croire
souvent que l'auteur en est jaloux.
Ce morceau est d'ailleurs écrit avec une certaine verve d'cx-
pi'cssion basse et populacière qui perd tout son mérite dans une
fl) Air de danse d'origine espagnole. Il y en a deux fameuses , celles
(le Gluck et de Floquet.
5.
50 REVUE DE PARIS.
traduction. Aussi n'en ai-je cité que les passages qui , malgré
les exagérations puritaines qui y fourmillent, démontrent ce-
pendant avec quelle promptitude l'art de la musique et celui
du chant furent altérés par les goûts mondains et les habitudes
de théâtre, depuis la mort de Palestrina, en 1594 , jusqu'en
1650 , époque vers laquelle Salvator Rosa composa cette sa-
tire.
Au ton solennel, à la sainte et pieuse colère qui semblent
régner dans cet ouvrage, on ne se douterait guère que celui
qui l'a écrit fut pendant toute sa vie, par instinct ainsi que par
habitude, un baladin déterminé, un grimacier célèbre , en un
mot un véritable farceur, et qu'en outre il était ouvertement
éi)icurien, comme toute la société de son temps. Au talent près,
Salvator Rosa a composé sa satire sous la même influence à
demi hypocrite qui fit écrire Horace, Sénèque , Martial et Pé-
trone. Le masque de moraliste austère fut pour le peintre na-
politain un moyen d'attirer les yeux de la foule sur lui, et l'on
verra bientôt qu'il ne se faisait aucun scrupule de quitter celui-
là pour prendre ceux de Coriello , de Pescariello ou de For-
mica, dans l'intention de ne laisser jamais oublier sa personne
du public.
Comme tous les farceurs, Salvator était, sinon triste, au
moins toujours inquiet intérieurement; aussi, dans ses satires,
n'a-t-il pas laissé briller un seul éclair de véritable gaieté.
Quand il veut être grave, il est gourmé; s'il cherche à plai-
santer, il devient grossier et obscène.
Pour faire juger de ce qui manque à la satire de Salvator
Rosa, tout en démontrant à (juel point en effet l'ouverture des
théâtres lyriques a altéré promptement l'art de la composition
musicale et du chant, et, a eu même une influence fâcheuse sur
les mœurs, j'en ferai connaître une autre, écrite en prose sur
le même sujet par un homme extrêmement spirituel, et l'un di-s
plus grands compositeurs de l'Italie, Benedetto Marcello, au-
teur de la musique des Psaumes , dont le recueil est entre les
mains de tous les connaisseurs.
B. Marcello avait quarante-sept ans en 1733, lorsqu'il pu-
blia, sans se nommer, la satire dont il est question. Salvator
Rosa était mort depuis longtemps ainsi que ses contemporains ,
et toutefois l'espace de cinquante années qui séparent les deux
REVUE DE PARIS. SI
époques, compnré avec les reproches faits aux musiciens et
aux chanteurs par les deux écrivains, ferait croire que Sal-
vator el Marcello ont vécu dans le même temps et ont été frap-
pés à peu près des mêmes al)us. Seulement, il y a , entre la
satire de Saivalor et celle de B. Marcello, celte énorme diffé-
rence que la dernière est aussi gaie, aussi naturelle et d'aussi
bon goût que celle du peintre est tendue, maniérée el de mau-
vais ton. 11 ne faut pas s'y tromper , B. Marcello , tout homme
de génie qu'il fitt, n'en était pas moins patricien de Venise, bien
élevé, instruit el façonné aux grandes manières du monde, ce
qui ne nuit jamais pour bien écrire. Il composa donc en badinant
el pour se venger peut-êtie d'un tnipressario et de chanteurs
dont il avait eu à se plaindre , une petite brochure satirique ,
sous le titre de :
LE THEATRE A LA MODE
Ou méthode sûre et facile pour bien composer et exécuter les
opéras italiens en musique selon la manière moderne, ouvrage
«lans lequel on donne des avertissements utiles et indispensa-
bles aux poètes , aux compositeurs de musique , aux chanteurs
de Tun et de l'autre sexe , ainsi qu'aux entrepreneurs, musi-
ciens d'orchestre , machinistes , peintres-décorateurs , parties
boulîes, tailleurs, domestiques, comparses, souffleurs, co-
pistes, protecteurs et mères des cantatrices virtuoses, et au-
tres personnes attachées au théâtre (1).
Ce titre seul avertit que B. Marcello ne tranche pas du saint
Jérôme comme Salvator Rosa , et (jue fort, au contraire, des
exemples de bon goût el des habitudes morales qu'il avait donnés
déjà par la composition d'une partie de ses admirables psaumes,
il a pu se contenter d'être gai en parlant des travers des musi-
ciens et des abus que l'on faisait de la musique.
(1) // tealro alla moda. Cette satire, qui fit grand bruit lorsqu'elle
fut publiée, est devenue fort rare. Je dois à la complaisance de
M. Botlée de Toulmont la conimuuicalion de ce petit pamphlet, peu
connu aujourd'hui en France et même en Italie.
52 REVUE DE PARIS.
La brochure a plus de soixante pages , et je suis forcé de res-
treindre mes citations , mais je ferai en sorte de les bien choisir.
Le litre de ce petit livre indique l'ordre dans lequel l'auteur a
traité son sujet qui se trouve divisé naturellement en autant de
chapitres qu'il y a d'employés au théâtre : à chacun il prétend
donner des conseils pour réussir en se conformant à la mode.
Après une préface ironique, il commence ainsi :
tt Acx POÈTES. Avant tout, il faut que le poëte moderne n'ait
pas étudié et ne lise jamais les auteurs grecs et latins , par la
raison que les anciens n'ont pas lu les modernes.
» A l'exception de quelques renseignements superficiels sur la
poésie , comme par exemple que le vers italien est de sept ou de
onze syllabes , le poëte ne saura pas la versification et fera à son
goût des vers de trois , de cinq , de neuf , de treize et même de
quinze syllabes.
» Il aura soin de répéter qu'il a étudié les mathématiques , la
peinture, la chimie, la médecine et les lois, etc. , etc., mais
qu'invinciblement entraîné par la nature de son génie, il s'est
adonné forcément à la poésie.
» De temps à autre il désignera Dante, Pétrarque, Arioste, etc.,
comme des poëtes durs, peu clairs et ennuyeux, par conséquent,
dont on ne saurait rien imiter. Mais au contraire il sera bien
pourvu Aq poésies modernes dans lesquelles il prendra des sen-
timents , des pensées et mêmes des vers entiers , appelant ces
vols une louable imitation.
» Avant de composer son opéra, le poëte demandera à l'en-
trepreneur une note exact* et détaillée de la quantité et de la
nature des scènes qui doivent y être comprises , afin qu'au cas
où l'on exigerait qucbiue grand appareil pour un sacrifice , un
banquet ou une descente du ciel en terre, il eùl soin d'allon-
ger les scènes précédentes et, par ce moyen , de donner au dé-
corateur le temps de préparer ses machines , sans que Tauditoire
s'ennuie par trop.
» L'auteur écrira son opéra sans s'occuper de l'action , vers à
vers, de telle sorte enfin que le public, ne comprenant rien à
l'intrigue , soit entretenu jusqu'à la fin dans une curiosité crois-
sante.
» Le poëte, sans trop se reposer sur le mérite des acteurs,
REVUE DE PARIS. 53
s'informera particulièrement au directeur, s'il a h sa disposition
un bon lion , un bon ours , un bon rossignol , de bons tonnerres ,
des éclairs , etc. ; et , à la fin de l'opéra , il introduira une scène
splendide, merveilleuse . dont l'attente aura pour effet d'avoir
erai)ècbé le public de sortir au milieu du spectacle ; le tout se
terminera p;ir le grand chœur accoutumé en l'honneur du so-
leil , de la lune ou de Viinpressario.
» Les principaux accidents du drame seront une prison , des
poignards, du poison, des lettres, des ap|)aritions d'ours, de
lions et de taureaux , ainsi que des orages , des sacrifices , et des
accès de folie.
» Il faut recommander au ])on poëte moderne de n'avoir au-
cune connaissance en musique , parce que cette étude était celle
que faisaient les i)oëles antiques, ainsi que nous l'apprennent
divers auteurs grecs et latins, qui ne séparaient jamais le poète
du musicien .ni le musicien du poêle, comme étaient Amphion,
Philémon , Demodocus et Terpandre.
» Que l'ariette n'ait aucun rapport avec le récitaiif (fui la pré-
cède ; et, s'il est possible d'y introduire les mots papillons,
rossignol, barque, cabane, jasmin, tigre, lion, éclair,
écrevisse , volaille froide, e!c. , etc. , cela aura du succès , et
prouvera d'ailleurs que le poëte est bon philosophe et savant,
puisqu'il distingue les propriétés des animaux , des plantes , des
fleurs , etc. , elc.
» Une bonne parlie des'airs seront assez longs pour que, vers
la moitié, il soit impossible de se souvenir du commencement.
» L'opéra devra être susceptible d'être représenté avec six per-
sonnages seulement, afin que deux ou trois parties puissent être
supprimées à l'occasion , sans que le cours et l'action du drame
en souffrent.
» Les pères et les tyrans (quand ce sont les premiers rôles)
seront invariablement confiés aux castrati , réservant les te-
nori et les bassi i>our les capitaines des gardes , les confidents,
les pasteurs, messagers, etc.
» Les poêles de théâtre qui n'ont pas de célébrité , se tireront
d'affaire pendant le cours de l'année, en étant commis au bar-
reau , ou dans une maison de commerce; ils seront encore in-
lendanls, copistes, correcteurs d'épreuves, et diront toujours
du mal les uns des autres, etc.
54 REVUE DE PARIS.
« Eiî outre , !e poêle cxi{;fcrn liu (iirecteiir nne pctiîe logo,
dont il louera la moitié quelques mois avant que son opéra soit
mis en scène ; et il remplira l'autre moitié de personnes qu'il
fera entrer gratis.
» II visitera souvent la prima donna , parce que ordinaire-
ment le succès d'un opéra dépend d'elle; mais qu'il se garde
bien de donner la moindre idée de l'action du drame à la canta-
trice , parce qu'une virtuose moderne ne doit pas s'entendre à
ces choses-là. Ce qu'il y a de plus prudent est d'en toucher quel-
ques mots ù madame sa mère, au père , au frère, ou à sou
protecteur.
« Le poète fera ses civilités au maître de chapelle , sans ou-
blier les symphonistes , les tailleurs , l'ours , les pages , les com-
parses , etc. , etc. , en leur recommandant à tous la bonne exé-
cution de son opéra. »
Je ne donnerai que quelques passages du chapitre où se trou-
vent les conseils donnés au compositeur , bien que ce soit l'un
des plus curieux, puis(iue la science de l'auteur lui donnait
droit et facilité tout à la fois de le faire excellent. Mais , pour
saisir tout le sel de ce chapitre , il serait indispensable que le
lecteur eût une érudition musicale approfondie, non-seulement
sur la théorie de l'art , mais sur les compositions du tem|)s où
a été faite la satire. Je me bornerai donc à en rapporter quel-
ques passages faciles à comprendre, et qui signalent d'ail-
leurs des défauts et des travers <iui subsistent encore aujour-
d'hui.
» Le COMPOSITEUR doit s'appliquer ii écrire les airs depuis lo
commencement jusqu'à la fin do l'opéra , tour à tour l'un gai,
Vaulre pathétique , sans s'emi)arrasser aucunement du sens des
paroles, des modes ni des convenances de la scène. En outre ,
s'il se trouve des noms appellatifs, comme padre , ittipero ,
amore , beltà , le musicien moderne aura soin de composer
sur ces mots un très-long passage, comme paaaaaaadre...
beeeeeeltà , etc. Il se conduira de même à l'occasion des ad-
verbi's no, senza, già , le tout pour ne pas faire comme les an-
ciens , qui s'appliquaient à n'appuyer que sur les paroles qui
expriment queNpie passion, tels que (ormenlo, affatino, etc., etc.
» Quand le chanteur en sera à la cadence , le maître de cha-
pelle ne manquera pas de faire arrêter les instruments , afin de
UEVUE DE PARIS. 55
laisser au virtuose ou à la virtuose tout le loisir de s'y arrêter
aussi longtemps qu'il leur plaira.
» Le compositeur aura soin d'écrire certains duos et choeurs
de manière à ce que l'on puisse les passer sans qu'on s'en aper-
çoive , quand les chanteurs se sentiront fatigués.
» On doit avertir le compositeur moderne de séparer le plus
qu'il pourra chaque vers par de longs traits d'instruments , afin
que l'on ne puisse rien comprendre au sens des paroles; puis,
(juand il donnera leçon à la virtuose , il faudra qu'il exige d'elle
(ju'elle prononce mal ; et pour l'y forcer , il lui enseignera à
mal couper les paroles au moyen de traits prolongés , de telle
manière que l'on entendra , ou que l'on croira mieux entendre
la musique.
» Le compositeur moderne se montrera très-attentif auprès
des virtuoses de lOpéra. Il pourra leur arranger de vieilles can-
tates célèbres , en les transposant pour leurs voix , les assurant
de plus que le théâtre ne vit que par leurs talents; puis il tiendra
le même langage au chanteur, aux symphonistes, aux com-
l)arses , à l'ours , au tonnerre , aux éclairs , etc. , etc.
» Chaque soir il fera entrer du monde gratis au théâtre, elle
placera dans l'orchestre , d'où il sera maître de faire sortir le
violoncelle ou la contre-basse , afin de faire faire place à ses
amis.
» Tous les maîtres de chapelle modernes feront imprimer en
tète du livret , outre le nom des acteurs, les paroles suivantes :
« La musique est du toujours archicélèbre signor N. N. ,
maître de chapelle , des concerts de chambre, de ballets , d'es-
crime ,etc. , etc. , etc., etc. »
Marcello passe ensuite aux chanteurs. « Le virtuose moderne,
dit-il , n'est pas tenu de savoir solfier , de chanter juste , ni d'ob-
server la mesure, choses qui ne sont plus à la mode aujour-
d'hui.
» 11 s'engagera à remplir toujours la première partie, en sti-
pulant avec le directeur qu'on lui donnera un tiers en sus de
ses honoraires, à cause de sa célébrité. Mais, s'il peut s'accou-
tumer à répéter : qu'il n'est pas en voix, qu'il a mal à la tête ,
aux dents , ou qu'il est enrhumé, ce sera agir en excellent vir-
tuose moderne.
» Pendant rexécution de la ritournelle de l'air , le virtuose se
56 REVUE DE PARIS.
tourncrd vers les coulisses , et dira à ses amis : qu'il n'est pas
en voix , qu'il est enroué , etc. Vers la fin de l'air , il est entendu
que, quand viendra la cadence , il pourra s'arrêter tant qu'il lui
plaira pour faire des traits et de bellea manières (ad libitum),
pendant lequel temps le maître de chapelle ôtera ses mains du
clavecin et prendra du tabac , en attendant patiemment la com-
modité du chanteur.
» Si le virtuose a affaire h un directeur peu important, il exi-
{^era des feux et la permission de faire des voyages; autrement
il faudra qu'il chante. Un viituose célèbre se décidera difficile-
ment à chanter en société. S'il y consent , il faudra , en entrant
dans le salon , qu'il aille se placer devant le miroir , qu'il tire
ses manchettes, rajuste sa perruque , relève son col pour laisser
apercevoir l'inévitable bouton en diamant, etc. Puis il s'appro-
chera du clavecin , le louchera comme malgré lui, et chantant
de mémoire , recommencera plusieurs fois comme s'il ne pou-
vait se souvenir de l'air. Cette faveur une fois accordée , il se
tournera , comme pour éviter les louanges , vers quelque dame
ii qui il parlera d'accidents de voyage , d'intrigues politiques , et
d'autres sujets; puis il lui présentera du tabac dans diverses ta-
batières, sur l'une desquelles sera son portrait, et sur l'autre
des camées qu'un illustre protecteur a fait tailler pour lui.
» Si le virtuose a l'habitude de remplir les rôles de femme , il
portera toujours sur son corset une petite jupe; il mettra des
mouches et du ronge , et se fera la barbe deux fois par jour.
» Si le virtuose est musico , ténor ou basse, à l'exception du
soin de la barbe , tous les avertissements qui précèdent peuvent
s'adresser à lui.
» Si le virtuose musico est contralto ou soprano , il fera bien
d'avoir quelque ami iîdèlequi parle avantageusement de lui dans
le monde , et affirme sur son honneur et à la gloire de la vérité,
que le chanteur est très comme il faut , de bonne famille,
ajoutant que c'est à la suite d'une maladie très-dangereuse qu'il
a consenti à subir l'opération; que d'ailleurs il a un frère pro-
fesseur en philosophie, un autre exerçant la médecine, une
sœur aînée religieuse, et que la seconde est mariée à un ci-
toyen , etc., etc. , etc.
» Il fera assidûment la cour aux chanteuses virtuoses , à
leuvs protecteurs, ne désespérant pas , grâce à son talent (îJtV^à)
REVUE DE PARIS, 57
et à son exemplaire modestie , d'ohtiinir le titre de comte , de
marquis , de cavalier , etc. , elc , etc.
» Aux CANTATRICES. En premier lieu, la virtuose moderne
montera sur le théâtre avant qu'elle ait atteint sa treizième
aiinée, sachant à peine lire, ce qui n'est pas nécessaire aux
virtuoses courantes. Elle aura donc la précaution d'apprendre
de mémoire de vieux airs d'opéras , des menuets et des can-
tates qu'elle chantera et rechantera toujours, quand elle voudra
S", faire entendre. La cantatrice, comme le chanteur àlamode,
est dispensée de savoir solfier.
« Dès qu'elle sera recherchée par nn directeur, elle deman-
dera à chanter la première partie. Si elle ne peut obtenir cette
faveur, elle prendra la seconde, la troisième, et, pour la qua-
trième , elle fera encore un ensagenient avantageux. Dans le
cas où elle aurait un père, un mari, un frère ou un cousin,
musicien , danseur, machiniste, etc., elle mettra tout en oeuvre
pour les faire employer au théâtre.
» Une fois l'engagement passé , elle demandera tout aussitôt
sa partie , qu'elle se fera enseigner par le maestro Crica, avec
■inriations, traits, belles manières, etc., faisant bien entendre
qu'elle ne prétend nullement s'embarrasser du sens des paroles,
et encore bien moins qu'on les lui explique.
» Les variations, traits, belles manières, etc., seront
écrits par le maestro Crica , sur le livre habituel destiné à cet
usage , et que la virtuose emporte avec elle dans les divers pays
où elle va chanter.
» Le premier jour elle ne se fera pas entendre au directeur:
elle donnera une excuse quelconque , et madame la mère , pré-
sente , confirmera ce que dira la fille. Le directeur alors ira
voir la virtuose avec le maestro du théâtre, pour l'entendre,
et après bien des excuses et des cérémonies , elle chantera
réternelle cantate : Impara a non darf'ede. Mais, les belles
manières et les traits ne lui revenant pas en m.émoire , tout
aussitôt madame la mère se précipitera sur la malle pour en
tirer le livre de Crica , en disant (1) : « Excusez-la , messieurs ,
» il y a bien longtemps qu'elle n'a dit cet air ; et puis , l'instru-
(1) Dans le pamphlet original , la mère et la fille s'expriment en pa«
9 a
58 REVUE DE PARIS.
» ment est plus haut que le nôtre, l'air est dans un autre
» ton, etc., etc., « qnoiqu'en dernière analyse toute la difficulté
vienne de ce que l'indispensable maestro Crica n'est pas là
pour accompagner et souffler la virtuose.
» Vers le milieu de l'air, la toux venant à la virtuose, madame
la mère ajoutera : « La bonne vérité est que c'est aujourd'hui
» la première fois qu'elle voit cette cantate, elle la chante à
» l'improviste ; mais faites -lui dire des airs de Pharamond ,
» de Justin ou bien l'air Non sipuà et la scène du Mouchoir ,
n vous entendrez des merveilles ! »
» Il sera bon (|ue la virtuose, pour plus de tranquillité, se
fasse recommander par quelque homme riche, à quelque mar-
chand généreux , qui la fournira de vin , de bois, de charbon,
qui l'invitera très-souvent à dîner, et l'attendra régulièrement
pour souper, etc., etc., etc.
» Mais , en outre , elle cherchera un protecteur particulier
et qui ne la quittera pas. Il se nommera Procolo. Aux répétitions
elle se fera toujours attendre et ne viendra (ju'accompagnéedu
signor Procolo. Elle saluera avec un sourire toutes les per-
sonnes présentes, ce dont se fâchera le signor Procolo , à qui
elle répondra brusquement : a Qu'est-ce que c'est que ces gri-
« maces-là? CPtte bête de jalousie ! êtes-vous fou? est-ce que
» tout cela vous regarde? etc., etc. «
» A la première répétition, elle ne dira pas les airs, et ne
chantera les variations et les traits du maestro Crica qu'à
la répétition générale.
« Pendant le cours des répétitions , elle en manquera plus
d'une, et enverra madame la mère à sa place, qui dira dans
son patois : « Ayez pilié d'elle, messieurs; la pauvre enfant n'a
» pas pu dormir une minute dans la nuit. On a fait tant de
« bruit dans la rue, que la ragazza a cru entendre les carros-
» sées de Bologne. Entîn , vers le matin , elle s'est assoupie;
« mais elle a perdu sa coiffe de nuit, qu'elle n'a jamais pu
» retrouver, ce qui fait qu'elle s'est enrhumée et qu'elle est
» encore au lit. »
toi» bolonais , plus grossier et plus lourd encore que celui de notre
Baue-Âuvergne.
REVUE DE PARIS. 59
« Chaque fois qu'uiJi-ès avoii' clianté , la virîuose sortira du
théàtie pour rentrer chez elle, elle demandera à ses amis un
mouchoir pour se garantir du froid , et elle dira à madame la
mère : « Ah çà , nou!)liez pas que je vous charge de le rendre
» à la personne qui me l'a prêté !
Je passe plus de la moitié des averlissemenls adressés aux
filles virtuoses, pour citer quelques-uns de ceux donnés à leurs
mères.
« Les MÈKES àei chanteuses , dit Marcello, marcheront tou-
jours avec leurs filles, ayant soin toutefois de se tenir à distance
par civilité, quand les filles seront accompagnées de leurs pro-
tecteurs.
» Quand les ragazze se feront entendre au directeur, les
mères remueront la bouche comme leurs filles et leur souflleront
les variations et les traits. S'il est question de l'àse des vir-
tuoses, les mères leur ùteront pour le moins dix ans.
» Dans le cas où quelque galant homme, mais pauvre, dési-
rerait être reçu dans la maison et ferait des avances à cesujel,
madame la mère répondra : « Ah ! dame! ma fille est pauvre ,
» mais honnête! C'e^t une fille de bien, et si elle fait la pro-
» fession de cantatrice , ce sont les malheurs de notre maison
» qui eu sont cause. Il faut d'abord marier une autre ragazza
» qui est promise à un docteur, puis délivrer de prison mou
» mari qui y a été mis , le brave homme, parce qu'il a fait un
» billet qu'il est indispensable de payer. Jamais personne de
» votre âge n'est entré dans notre maison. Il n'eu vient que
» deux qui ont vu naître ma fille j l'un est son parrain , l'autre
11 l'avocat de mon mari. »
« Si la fille refusait , par modestie , une tabatière , une bague.
une montre ou tout autre cadeau de ce genre, madame la mère
la grondera. « Ah ! dira-l-elle, on voit bien que tu ne sais pas
» quelles sont les personnes qui méritent des égards ! Faire un
« tel affront à monsieur, ([ui cherche à te témoigner sa satis-
» faction avec tant de |)olitesse! Caro illustrissiino , ajoutera-
» t-elle en prenant le cadeau des mains de l'étranger, excusez
» cette iietite fille qui sort pour la i)remière fois de son pays et
» ne sait pas la différence du tien et du mien; et puis c'est le
60 REVUE DE PARIS.
» premier cadeau que ça reçoit, car dans notre nnaison, excepté
» la famille , il n'entre pas âme qui vive ! »
« Quant à ce qui touche aux dépenses graves qu'il est in-
dispensable de faire pendant l'année pour fournir à la fille les
liabillements de princesse, de reine, d'impératrice, etc., ainsi
que pour entretenir le délicieux sérail des perroquets , des singes ,
des civettes , des chiens , des chiennes et de leurs petits , etc.;
item, pour les dépenses qu'occasionnent les conversations (soi-
rées), frais généraux auxquels il signor Procolo fait amplement
face, madame la mère, néanmoins, aura soin de tenir une lote-
rie chez elle, les soirs oii l'on ne chante pas â l'Opéra, afin que
chacun des invités payant ne s'en aille cependant pas les mains
vides. »
Suit le programme de la loterie dont le billet doit être payé
quatre louis d'or avant de le lire. Or , sur ce billet , se trouve la
liste des objets que l'on risque de gagner , tels que : une cein-
ture dorée, de vieux brodequins, une corbeille avec des
fleurs en papier , vingt-quatre archets à violon et autres
trésors de ce genre, défroque de la virtuose ou vieux meubles
de théâtre , auquel le spirituel Marcello ajoute enfin la plume
avec laquelle a été écrite la satire du Théâtre à la Mode.
Près de cette satire légère , mais ferme et tracée avec tant de
naturel, celle de Salvalor Rosa, enfarinée d'érudition et laissant
percer l'humeur jalouse de l'auteur à travers le vernis de stoï-
cisme dont elle est recouverte, ne gagne pas à la comparaison.
Mais je n'ai pas entrepris l'éloge du peintre poëte; je veux le
faire connaître au contraire par ses œuvres, et ce n'est pas à moi
qu'il faudra s'en prendre si l'épreuve que je lui fais subir ne
tourne pas toujours à sa gloire, comme pourraient s'y attendre
ses admirateurs.
Deléclvze
MEMOIRES
DUM
MAITRE D'ARMES.
VIII (1).
A compter de ce moment , comme ma position était à peu
prÈs fixée, je résolus de quitter IMiôtel de Londres et d'avoir un
chez moi. En conséquence je me mis ù parcourir la ville en
tous sens : ce fut dans ces excursions que je commençai à con-
naître vérilablement Saint-Pétersbourg et ses habitants.
Le comte Alexis m'avait tenu parole. Grâce à lui, j'avais, dès
mon arrivée, obtenu un cercle d'écoliers que, sans ses recom-
mandations , je n'eusse certes pas conquis par moi-même en
toute une année. Celaient M. de Nareschkin, le cousin de l'em-
l»ereur ; M. Paul de Bobrinski, putit-fiis avoué, sinon reconnu,
de Grégoire Oilofî et de Catherine le Grand ; le prince Trou-
betskoi, colonel du régiment de Preolnvjenskoi ; M. de Gorgoli.
grand maîlre de la i)olice ; plusieurs autres seigneurs des pre-
mières familles de Saint-Pétersbourg, et enfin deux ou trois offi-
ciers polonais servant dans l'armée de l'empereur.
Une des choses qui me frappa le plus chez les grands sei-
(1) Voyez tome VIII , page i5.
6.
62 REVUE DE PARIS.
gneurs russes fut leur polilesse liosi)ilalière, celle première
verUi des peuples, qui survit si rarement à leur civilisation, et
(|ui ne se démentit jamais à mon égard. Il est vrai que l'empe-
reur Alexandre , à l'instar de Louis XIV , qui avait donné aux
.six plus anciens niailres d'armes de Paris des letlres de noblesse
liansmissibles à leurs descendants , regardant aussi l'escrime
« omme un art et non comme un métier, avait pris le soin de
rehausser la profession que j'exerçais en donnant à mes collè-
)",ues et à moi des grades plus ou moins élevés dans l'armée.
Néanmoins je reconnais hautement qu'en aucun pays du monde
je n'eusse trouvé comme à Saint-Pétersbourg cette familiarité
jiristocratique qui, sans abaisser celui qui l'accorde, élève celui
qui en est l'objet.
Ce bon accueil des Russes sert d'autant mieux les plaisirs des
étrangers, que l'intérieur des familles est des plus animés, grâce
.ujx anniversaires et aux grandes fêtes du calendrier, auxquelles
ii faut joindre encore celle du patron particulier delà maison.
Aussi, pour peu que l'on ait un cercle de connaissances de quel-
que étendue, il se passe peu de jours que l'on n'ait deux ou trois
dîners et autant de bals.
Il y a encore, en Russie, un autre avantage pour les profes-
seurs : c'est (|u'ils deviennent commensaux de la maison, et en
quelque sorte membres de la famille. Un professeur, pour peu
qu'il ait quelque distinction, prend au foyer, entre l'ami el le
parent, une place qui tient de l'un et de l'autre, qu'il conserve
tout le temps qu'il lui convient, et qu'il ne perd presque jamais
que par sa faute.
C'était celle qu'avaient bien voulu me faire quelques-uns de
mes écoliers, et entre autres le grand maître de la police, M. de
Gorgoli, tout ù la fois l'un des plus nobles et des meilleurs
cœurs que j'aie connus. Grec d'origine, beau, grand, bien fait,
adroit à tous les exercices, c'était certainement, avec le comte
Alexis Orloffel M. de Dobrinski, le type de la véritable seigneu-
rie. Adroit ;■) tous les exercices , depuis l'équitation jusqu'à la
I)aume , d'une première force d'amateur à l'escrime, généreux
comme un vieux boyard , il était à la fois la providence des étran-
gers et celle de ses concitoyens, pour lesquels il était toujours
visible, à quelque heure du jour ou de la nuit que ce fût. Dans
une ville comme Saint-Pétersbourg , c'est-à-dire dans cette
REVUE DE PARIS. 63
Venise monarchique où fiucime Miinëui- n'a son écho, où les
canaux de la Mocka et de Catlierine, comme ceux de la Giudecca
et d'Oft'ano, rendent leurs morts sans bruit, où les bouteschnick
qui veillent au coin de cha(iue rue ins|)irenl |)arl'ois plus de
terreurs qu'ils ne calment de craintes, le major Gorgoli était le
répondant de la sécurité publi(|ue. Chacun , en le voyant par-
courir sans cesse , sur un léger droschki attelé de chevaux ra-
pides comme des gazelles et renouvelés quatre fois par jour,
les douze quartiers de la ville , les marchés et les bazars , fer-
mait tranquillement le soir la porte de sa maison, instinctive-
ment certain que cette providence visible restait Toeil ouvert
dans les ténèbres. Je ne donnerai (ju'une preuve de celte vigi-
lance incessante. Depuis plus de douze ans que M. de Gorgoli
était grand maître de la police, il n'avait pas quitté un seul jour
Saint-Pétersbourg.
Aussi il n'y a peut-être pas de ville au monde où l'on soit
aussi en sûreté la nuit qu'à Saint-Pétersbourg. La police veille
à la fois sur ceux qui sont enfermés chez eux et sur ceux qui
courent les rues. De place en place s'élèvent des tours en bois
dont la hauteur domine celle de toutes les maisons , qui n'ont
généralement, au resle, que deux ou trois étages. Deux hommes
veillent sans cesse au haut de ces tours; dès qu'une étincelle ,
une lueur, une fumée, leur dénonce un incendie, ils tirent une
sonnette qui correspond au bas de la tour, et pendant qu'on
atlèle aux pompes et aux tonneaux des chevaux qui restent sans
cesse harnachés, ils indiquent le quartier de la ville où se ma-
nifeste le sinistre. Aussitôt pompiers et pompes partent au
galop. Le temps qui leur est rigoureusement nécessaire pour se
rendre à chaque distance est calculé, et il faut qu'à la minute
dite ils aient franchi cette distance, de sorte que ce n'est poini,
comme en France, le propriétaire qui vient réveiller la police,
mais au contraire la police qui vient lui dire : Levez-vous, voire
maison biûle.
Quant à l'effraction , elle n'est presque jamais à craindre. Si
voleur , ou plutôt , pour me servir d'une expression qui carac-
térise mieux la nuance que prend chez lui ce défaut, si chip-
peur que soit le peuple russe, il ne brisera pas un carreau ou
ne forcera pas une porte ; si bien que l'on peut, pourvu qu'elle
soit cachetée, confier sans crainte à un raougick, devant lc(piel
,64 REVUE DE PAR!S.
il ne faudrait pas laisser traîner un kopeck, une lettre dans la-
quelle il vous aura vu renfermer pour dix mille roubles de bil-
lets de banque.
Voilî» pour la tranquillité de ceux qui restent chez eux.
Quant à ceux qui courent les rues , ils n'ont guère rien à
craindre que des bouleschnicks qui sont chargés de les proléger ;
mais ces derniers sont si lâches qu'avec une canne ou un pis-
tolet un seul homme en mettrait dix en fuite. Ces misérables
sont donc forcés de se rejeter sur quelque malheureuse fille
attardée, pour laquelle, en tout cas, le vol n'est pas une grande
perte, ou le viol un grand chagrin. Au reste, chaque chose offre
son bon côté : pendant les nuits d'hiver, où , malgré l'éclairage
public, l'obscurité est si grande que les chevaux risquent à cha-
que instant de se briser les uns contre les autres, le bouleschnick
avertit toujours à temps les cochers du danger qu'ils courent.
Sa vue est si bien habituée aux ténèbres dans lesquelles il vit,
qu'il distingue , au milieu de la nuit , un traîneau , un droschki
ou une calèche, qui s'approche sans bruit sur la neige , et qui ,
sans son avertissement, irait se heurter contre quelque autre, ar-
rivant comme un éclair du côté opposé.
Au reste, à partir du mois de novembre jusqu'au mois de
mars, la lâche toujours rude de ces malheureux, auxquels on
ne paye, m'a-t-on assuré , qu'une vingtaine de roubles par an,
devient quehiuefois mortelle. Malgré les lourds vêtements dont
ils sont chargés, malgré toutes les précautions qui sont prises
contre son allenle, le froid pénètre sourdement à travers les
draps et les fourrures. Alors si le veilleur nocturne n'a pas la
force de prendre sur lui de marcher constamment , un accable-
ment profond le gagne, un assoupissement perfide s'empare de
lui, il s'endort debout ; et, s'il ne passe dans ce moment quel-
que officier de ronde qui le fasse bâionner impiloyablement,
jusqu'à ce que le sang ait repris son cours sous les coups, c'en
est fait de lui, il ne se réveille plus, et lelendenîain matin on le
retrouve roidi dans sa guérite. L'hiver cpii précéda mon ariivée
à Saint-Pétersbourg , un de ces malheureux , qu'on avait re-
trouvé mort ainsi , et qu'on avait voulu déplacer , était tombé
le front contre une borne; le cou s'était rompu net, et la tête,
pareille à une boule, s'en était allée roulante jusqu'à l'autre
trottoir.
REVUE DE PARIS. 65
Au bout de quelques jours de course, je parvins enfin à trou-
ver sur les bords du canal Catherine , c'est-à-dire au centre de
la ville , un logement convenable et tout garni , dans lequel je
n'eus à introduire , pour le compléter, que des matelas et une
couchette , le lit , dont l'usage est laissé aux grands seigneurs ,
étant regardé , par les ])aysan3 qui couchent sur des poêles , et
par les marchands qui dorment dans des peaux et sur des fau-
teuils, comme un meuble de luxe.
Enchanté du nouvel arrangement que je venais de prendre,
je retournais du canal Catherine à l'Amirauté, lorsque, sans
songer que ce jour était le saint jour du dimanche, il me prit
l'envie d'entrer dans un bain à vapeur. J'avais beaucoup en-
tendu parler en France de ces sortes d'établissements, de sorte
que, passant devant une maison de bains , je résolus de piofiter
de l'occasion. Je me présentai à la porte; moyennant deux rou-
bles et demi , c'est-à-dire cinquante sous de France, on me remit
une carte d'entrée, et je fus introduit dans une première cham-
bre où l'on se déshabille : cette chambre est chauffée à la tem-
pérature ordinaire.
Pendant que je me dévêtissait en compagnie d'une douzaine
d'autres personnes, un garçon vint me demander si j'avais un
domestique, et, sur ma réponse négative, s'informa de quel
âge , de quel prix et de quel sexe je désirais la personne qui de-
vait me frotter. Une telle demande nécessitait une explication;
je la provoi|uai donc, et j'appris que des enfants et des hoinm;s
attachés à l'établissement se tenaient toujouis prêts à vous
rendre ce service , et que , quant aux femmes , on les envoyait
chercher dans une maison voisine. Une fois le choix fait, la per-
sonne, quelle qu'elle fût sur laquelle, il s'était arrêté , se mettait
nue comme le baigneur, et entrait avec lui dans la seconde
chambre chauffée à la température du sang. Je restai un instant
muet d'étonnement ; puis , la curiosité l'emportant sur la honte,
je lis choix du gaiçon même qui m'avait pailé. A peine lui
eus-je manifesté ma préférence, qu'il alla prendre à un clou
une poignée de verges, et en un instant se trouva aussi nu que
moi.
Alors il ouvrit la porte et me poussa dans la seconde chambre.
Je crus que quelque nouveau Méphistophélès m'avait conduit ,
sans que je m'en doutasse, au sabbat.
66 REVUE DE PARIS.
Qi\e l'on se figuve. trois cents personnes parfaitement nues,
de foutâge, de tout sexe, hommes, femmes, enfants, vieillards,
dont la moitié fouette l'autre, avec des cris, des rires, des con-
torsions étranges, et cela sans la moindre idée de pudeur. C'est
((u'en Russie le peuple est si méprisé que l'on confond ses ha-
bitudes avec celles des animaux , et que la police ne voit que des
accouplements avantageux à la population et par conséquent à
la fortune des nobles dans un libertinage qui commence à la pro-
stitution et qui ne s'arrête pas même à l'inceste.
Au bout de dix minutes , je me plaignis de la chaleur; je ren-
trai dans la première chambre ; je me rhabillai , et jetant deux
roubles à mon frotleur, je me sauvai révolté d'une pareille dé-
moralisation, qui à Saint-Pétersbourg paraît si naturelle parmi
les basses classes, que personne ne m'en avait parlé.
Je suivais la rue de la Résurrection, l'esprit tout préoccupé
de ce que je venais de voir, lorsque j'allai me heurter à une
foule assez considérable qui se pressait jiour entrer dans la cour
d'un magnitique bôlel. Poussé par la curiosité , je me mis à la
queue , et je vis que ce qui attirait cette multitude, c'étaient les
préparatifs du supplice du knout, qui allait être administré à
lin esclave. J'allais me retirer , ne me sentant pas la force d'as-
sister à un pareil spectacle, lorsqu'une des fenêtres s'ouvrit, et
que deux jeunes tilles vinrent poser sur le balcon, l'une un
fauteuil, et l'aulre un coussin de velours ; derrière les deux jeunes
filles parut bientôt celle dont les membres délicats craignaient
le contact de la pierre, mais dont les yeux ne craignaient pas
la vue du sang. En ce moment un murmure courut dans la
foule, et le mot : la Gossudarina ! la Gossudarina ! fut répété à
voix basse , mais par cent voix, à l'accent desquelles il n'y avait
point à se tromper.
En effet, je reconnus, au milieu des fourrures qui l'enve-
loppait , la belle Machinka auprès du ministre. Un de ses anciens
camarades avait eu le malheur, disait-on, de lui manquer de
respect, et elle avait exigé qu'une punition exemplaire avertît
les autres de ne pas tomber dans une faute pareille. On avait
cru que sa vengeance se bornerait là ; on s'était trompé : ce
n'était pas assez qu'elle sût que le coupable avait été puni, elle
avaitencore voulu levoir punir. Comme j'espérais, malgré ceque
Louise m'avait dit de sa cruauté , qu'elle n'était venue que pour
REVUE DE PARIS. 67
faire grâce ou pour adoucir du moins le supplice , je restai
parmi les spectateurs.
La Gossudirina avait entendu le murmure qui s'était élevé à
sa venue; mais au lieu d'éprouver de la crainte ou delà honte,
elle parcourut des yeux toute cette muHilude d'un air si hautain
et si insolent, qu'une reine n'eût pas fait mieux; puis,s'asseyant
sur le fauteuil et appuyant son coude sur le coussin, elle posa
sa tète dans l'une de ses mains , tandis que de l'autre elle ca-
ressait une levrette blanche , qui allongeait sur les genoux de
sa maîtresse sa têle de serpent.
Il paraît au reste que l'on n'attendait que sa présence pour
commencer l'exécution , car à peine la belle spectatrice fut-elle
au balcon qu'une porte s'ouvrit, et le coupable s'avança enire
deux mougicks , qui tenaient chacun une corde nouée autour
des poignets, et suivi des deux autres exécuteurs, qui tenaient
chacun un knout. C'était un jeune homme à la barbe blonde, à
la figure impassible et aux traits fermes et arrêtés. Alors, il
passa dans la foule un bruit étrange : quelques-uns dirent que
ce jeune homme, qui était le jardinier en chef du ministre, avail,
lorsqu'elle était encore esclave , aimé Machinka , et que la jeune
fille l'aimait de son côté , si bien qu'ils allaient s'épouser lorsque
le ministre avait jeté les yeux sur elle et l'avait élevée ou
abaissée, comme on le voudra, au rang de sa maîtresse. Or,
depuis ce temps, par un revirement étrange, la Gossudarina
avail pris le jeune homme en haine , et |)lus d'une fois déjà il
avait éprouvé les effets de ce changement, comme si elle crai-
gnait que son maître ne la soupçonnât de persister dans quel-
ques-uns des sentiments de son ancien étal. Enfin , la veille, elle
avait rencontré son compagnon d'esclavage dans une allée du
jardin, el A quelcjucs mots qu'il lui avait dits, elle s'était écriée
qu'il l'insullait, et, au retour du ministre, avait réclamé de lui
la punition du coupable.
Lespréparalifs du supplice étaient disposés d'avance. C'étaient
une planche inclinée avec un carcan pour emboîter le cou du
patient, et deux poteaux placés à droite et à gauche pour lui
lier les bras; quanl au knout, c'était un fouet dont le manche
pouvait avoir deux pieds à peu près ; à ce manche se rattachait
une lanière de cuir plat , dont la longueur est double de celle de
la poignée, et qui se termine par un anneau de fer amiuei tient
68 REVUE DE PARIS.
une autre bande de cuirmoit^glongiiede inoiiié que la première,
large de deux pouces au commencement, mais <iui, allant tou-
jours en s'amlncissant, finit en pointe. On tremi)e cette pointe
dans le lait et on la fait sécher au soleil, ce qui la rend aussi
dure et aussi aiguë que la pointe d'un canif. Tous les six coups
ordinairement , on change de lanière, car le sang amollit le
cuir; mais, dans la circonstance présente, la chose devenait
inutile : le condamné n'avait que douze coups à recevoir, et il
avait deux exécuteurs. Ces deux exécuteurs, au reste , n'étaient
autres que les cochers du ministre, que leur habitude de ma-
nier le fouet avait élevés à ce grade, ce qui ne leur ôtait rien
de la bonne amitié de leurs camarades, qui, dans l'occasion,
prenaient leur revanche, mais sans rancune, et en gens qui
obéissent, voilà tout. Souvent, d'ailleurs, il arrive que dans
la même séance les battants deviennent battus, et plus d'une
fois , pendant mon séjour en Russie, j'ai vu de grands seigneurs,
dans un moment de colère contre leurs domestiques et n'ayant
rien sous la main pour les battre, leur ordonner de se prendre
aux cheveux et de se donner récipiO(juement des coups de
poing dans le nez. D'abord , il faut l'avouer , c'était en hésitant
et avec timidité qu'ils obéissaient à cet ordre, mais bientôt la
douleur les mettait en train, chacun s'animait de son côté et
frappait tout de bon, tandis que le maître ne cessait de crier :
Pins fort, coquins, plus fort. Enfin, lorsqu'il croyait la puni-
lion suffisante, il n'avait qu'à dire : Assez; à ce mot, le combat
cessait comme par magie, les antagonistes allaient laver leurs
visages ensanglantés à la même fontaine et revenaient bras
dessus bras dessous, aussi amicalement que si rien ne s'était
passé entre eux.
Cette fois , le condamné ne devait pas en être quitte à si bon
marché; aussi les appièls du su|)plice seuls suffirent-ils pour
ni'inspirer une profonde émotion, et cependant je me sentais
cl'.iué à ma place par cette fascination étrange qui entraîne
l'homme du côté où l'homme souffre; si bien qu'il faut que je
l'avoue, je restai; d'ailleurs je voulais voir jusqu'où cette femme
pousserait la cruauté.
Les deux exécuteurs s'approchèrent du jeune homme , le dé-
pouillèrent de ses habits jusqu'à la ceinture , retendirent sur
l'échafaud , lui assujettirent le cou dans le carcan et lui lièrent
REVUE DE PARIS. 69
les l)r.Ts aux iKnix pnlcaux; puis, ruii des exécuteurs ayant fait
faire cercle à la foule, alin de réserver aux acteurs de cette
terrible scène un es|)ace demi-circulaire qui leur permît d'agir
librement , l'autre prit son élan , et se levant sur la pointe du.
pied, il assena le coup de manière à ce que la lanière fit deux
fois le tour du corps du patient, où elle laissa un sillon bleuâtre.
Quelle que dût être la douleur éprouvée, le malheureux ne jeta
j)as un cri.
Au deuxième coup quelques gouttes de sang vinrent à la
peau.
Au troisième il jaillit.
A partir de ce moment , le fouet frappa sur la chair vive , si
bien qu'à chaque coup l'exécuteur i)ressait la lanière entre ses
doigts pour en faire dégoutter le sang.
Après les six premiers coups , l'autre exéculeur reprit la place
avec un fouet neuf: depuis le cinquième coup, au reste, jus-
qu'au douzième , le patient ne donna d'autre preuve de se<isibi-
bilité que la crispation nerveuse do ses mains, et sans un léger
mouvement musculaire , qui ù chacjue jiercussion faisait frémir
ses doigts, on aurait pu le croire mort.
L'exécution finie , on détacha le patient : il était presque éva-
noui et ne pouvait se soutenir; cependant il n'avait pas jeté
un cri , pas poussé un gémissement. Quant à moi, je ne com-
prenais rien, je l'avoue, à cette insensibilité et à ce courage.
Deux mougicks le prirent par-dessous les bras et le recon-
duisirent vers la porte par laquelle il était venu; au moment
d'entrer, il se retourna, murmura en russe, et en regardant
Blachinka, quelques paroles que je ne pus comjtrendre. Sans
doute ces paroles étaient ou une insuite ou une menace, car
ses camarades le poussèrent vivement sous la voûte. A ces pa-
roles, la Gossudarina ne répondit (pie i>ar un dédaigneux sou-
rire , et tirant une boîte d'or de sa poche , elle donna quelques
bonbons à sa levrette favorite , appela ses esclaves , et s'éloigna
aiq)uyée sur leur épaule.
Derrière elle la fenêtre se referma, et la foule, voyant que
tout était terminé, se retira silencieuse. Queb'ues-uns de ceux
qui la composaient secouaient la tête comme s'ils voulaient
dire qu'une pareille inhumanité dans une si jeune et si belle
personne attirerait tôt ou tard sur elle la vengeance de Dieu.
9 7
?0 REVUE DE PARIS.
IX.
Catherine disait qu'il n'y avait point à Saint-Pétersbourg iiit
hiver et un été, mais seulement deux hivers : un hiver blanc et
un hiver vert.
Nous approchions à grands pas de l'hiver blanc , et j'avoue
que, pour mon compte, ce n'hélait pas sans une certaine curio-
sité que je le voyais venir. J'aime les pays dans leur exagéra-
tion, car c'est seulement alors qu'ils se montrent dans leur vrai
caractère. Si on veut voir Saint-Pétersbourg en été et Naples en
hiver, autant vaut rester en France, car on n'aura réellement
rien vu.
Le czarewich Constantin était retourné à Varsovie sans avoir
rien pu découvrir de la conspiration qui l'avait amené à Saint-
Pétersbourg, et l'empereur Alexandre, qui se sentait invisible-
ment enveloppé d'une vaste conspiration, avait quitté, plus
triste toujours , ses beaux arbres de Tzarko-Selo, dont main-
tenant les feuilles couvraient la terre. Les jours ardents et les
pâles nuits avaient disparu; plus d'azur au ciel, plus de sa-
phirs roulant avec les flots de la Neva, plus de musique éo-
lienne, plus de gondoles chargées de femmes et de fleurs. J'avais
voulu revoir encore une fois ces îles merveilleuses que j'avais
trouvées, en arrivant, toutes tapissées de plantes étrangères,
aux feuilles épaisses et aux larges corolles; mais les plantes
étaient rentrées pour huit mois dans leurs serres. Je venais cher-
cher des palais, des temples, des parcs délicieux ; je ne revis
que des baraques enveloppées de brouillards, autour desquelles
les bouleaux agitaient leurs brandies dégarnies et les sapins
leurs sombres bras tout chargés de franges funéraires , et dont
les habitants eux-mêmes, brillants oiseaux d'été, avaient déjà
fui à Saint-Pétersbourg.
J'avais suivi le conseil qui m'avait , à mon arrivée, été donné
à table d'hôte par mon Allemand, et ce n'était plus que couvert
de fourrures, achetées chez lui, que je courais d'un bout de la
ville à l'autre donner mes leçons, qui, au reste, s'écoulaient
presque toujours bien plutôt en causeries qu'en clémonstralton»
REVUE DE PARIS. 71
OU en assauts, M. de Gorgoli surtout, qui, après treize ans de
fonctions de grand maître de la police , avait donné sa dé-
mission à la suite d'une discussion avec le général Milarodowich,
gouverneur de la ville, et qui, rentré dans la vie privée, éprou-
vait !e besoin du repos après une si longue agitation , M. de Gor-
goli , dis-je, me faisait, quelquefois rester des heures entières à
lui parler de la France et à lui raconter mes affaires particu-
lières, comme à un ami. Après lui, c'était M. de Bobrinski qui
me marquait le plus d'afîcction, et entre autres cadeaux qu'il
ne cessait de me faire, il m'avait donné un très-beau sabre turc.
Quant au comte Alexis , c'était toujours mon protecteur le plus
ardent, quoique je le visse assez rarement chez lui , préoccupé
(ju'il était de réunions avec ses amis de Saint-Pétersbourg, et
même de Moscou, car, malgré les deux cents lieues qui sépa-
rent les deux capitales , il était sans cesse sur les chemins ; tant
le Russe est un composé étrange d'oppositions, et plein de
mollesse; par tempérament, se laisse prendre facilement à
l'activité fiévreuse de l'ennui.
C'était chez Louise surtout que je le retrouvais de temps en
temps. Ma pauvre compatriote, et je le voyais avec un chagrin
profond, devenait chaque jour plus triste. Quand je la trouvais
seule, je l'interrogeais sur les causes de cette tristesse, que
j'attribuais à quelque jalousie de femme; mais, lorsque j'a-
bordais ce sujet , elle secouait la tête et parlait du comte Alexis
avec tant de confiance , que je commençai à croire , en me rap-
pelant ce qu'elle m'avait dit de cet ennui profond de WaninkofF,
qu'il prenait une part active à cette conspiration sourde,
dont on parlait mystérieusement sans savoir ceux qui la tra-
maient ni connaître celui qu'elle devait atteindre. Quant à lui ,
et c'est un hommage à rendre aux conjurés russes , je ne me
rappelle pas avoir vu une seule fois le moindre changement dans
ses traits , la moindre altération dans son caractère , et , certes,
Machiavel, en indiquant Constantinople conime la meilleure
école de conspirateurs , a été injuste envers Moscou la sainte.
Nous étions arrivés ainsi au 9 novembre 1824; des brouillards
épais enveloppaient la ville, et depuis trois jours un vent de
sud-ouest, froid et humide , soufflait violemment du golfe de
Finlande, de sorte ([ue la Neva était devenue houleuse comme
une mer. Des groupes nombreux, rassemblés sur les quais,
72 REVUE DE PARIS.
malgré la brise acre et sifflante qui coupait le visage, remar-
quaient avec inquiétude l'agitation sous-marine du fleuve, et
comptaient, le long des murs de granit dans lesquels il est con-
tenu, les anneaux superposés qui indiquent les différentes hau-
teurs des différentes crues. Quelques autres, tout en priant au
pied de la Vierge, qui faillit faire renoncer, comme nous l'avons
dit, Pierre le Grand à bâtir la ville impériale, calculaient que la
hauteur du fleuve atteignait celle des [iremiers étages. Dans la
ville chacun s'effrayait en voyant les fontaines couler plus abon-
dantes et les sources surgir à gros bouillons, comme si elles
étaient pressées par une force étrangère dans leurs canaux sou-
terrains. Enfin, quelque chose de sombre planait sur la ville qui
indiquait l'approche d'un grand malheur.
Le soir vint; les postes consacrés aux signaux furent doublés
partout.
La nuit , il y eut une tempête horrible^ On avait ordonné de
lever les ponts de manière à ce que les vaisseaux pussent venir
chercher une retraite jusqu'au cœur de la ville ; si bien que
toute la nuit ils remontèrent le cours de la Neva i)our venir jeter
l'ancre devant la forteresse, pareils à de blancs fantômes.
Je restai jusqu'à minuit chez Louise. Elle était d'autant plus
effrayée, que le comte Alexis avait reçu l'ordre de se rendre à
la caserne des chevaliers-gardes; les précautions étaient les
mêmes en effets que si la vilie eût été en état de guerre. En la
quittant, j'allai un instant sur les quais. La Neva paraissait
tourmentée, et cependant ne grossissait point encore d'une
manière visible; mais, de temps en temps, on entendait du
côté de la mer des bruits étranges , pareils ù de longs gémisse-
ments.
Je rentrai chez moi, personne ne dormait dans la maison.
Une source, qui coulait dans la cour, débordait depuis deux
heures, et s'était répandue au rez-de-chaussée. On disait qu'en
d'autres endioils des dalles de granit s'étaient soulevées , et que
l'eau avait jaillit. Pendant toute la route , en effet, il m'avait
semblé voir sourdre de l'eau entre les pierres ; mais , comme je
ne croyais pas au danger de l'inondation, attendu que ce danger
m'était incoiuiu , je montai dans mon appartement , qui au reste,
étant situé au deuxième , m'offrait toute sécurité. Pendant quel-
que temps cependant , l'agitation que j'avais remarquée chez les
REVUE DE PARIS. 73
autres, plus encore que celle que j'éprouvais raoi-raônae, me
tint éveillé j mais bientôt, accablé de fatigue, je m'endormis,
bercé par le bruit de la tempête même.
Vers les huit heures du matin , je fus réveillé par un coup de
canon. Je passai une robe de chambre, e( je courus à la fenêtre.
Les rues présentaient le spectacle d'une agitation extraordinaire.
Je m'habillai promptement et je descendis.
— Qu'est-ce que ce coup de canon ? demaudai-je à un homme
qui montait des matelas au premier.
— C'est l'eau qui monte , monsieur, me répondit-il.
Et il continua son chemin.
Je descendis au rez-de-chaussée ; on y avait de l'eau jus-
qu'à la cheville, quoique le plancher de la maison fût au-dessus
du niveau de la rue de toute la hauteur des trois marches qui
formaient le perron. Je courus au seuil de la porte; le milieu
de la rue était inondé , et une espèce de marée , causée par le
passage des voitures , battait les trottoirs.
J'aperçus un droscliki , je l'appelai, mais l'ivoschik refusait
de marcher et voulait regagner au plus vite son hangar. Un
billet de vingt roubles le décida. Je sautai dans la voiture , et je
donnai l'adresse de Louise, sur la Perspective de Nieusky. Mon
cheval était dans l'eau jusqu'au jarret ; de cinq minutes en cinq
minutes on tirait le canon, et à chaque coup, ceux que nous
croisions répétaient : L'eau monte.
J'arrivai chez Louise. Un soldat à cheval était à la porte. Il
venait d'accourir au galop de la part du comte Alexis pour lui
dire qu'elle eûtà monter au plushaut de la maison atin de n'être
pas surprise. Lé vent venait de tourner à l'ouest et refoulait di-
rectement la Neva vers sa source, de sorte que la mer semblait
lutter avec le fleuve pour le rejeter dans son lit. Le soldat
achevait sa commission comme j'entrai chez Louise, et repartit
ventre à terre du côté de la caserne, faisant voler l'eau autour
de lui. Le canon tirait toujours.
Il était temps que j'arrivasse : Louise était mourante de
frayeur, moins peut-être pour elle encore que pour le comte
Alexis, dont les casernes, situées dans le quartier de Narva ,
devaient être les premières exposées à l'inondation. Cependant
le message qu'elle venait de recevoir l'avait rassurée un peu.
Nous montâmes ensemble sur la terrasse de la maison, qui,
7.
74 REVUE DE PARIS.
étant une des plus élevées, dominait toute la ville, et d'oCj
pendant les beaux jours on découvrait la mer. Mais pour le mo-
ment le brouillard était si épais, que, vers un borizon très-
rapprocbé , la vue se perdait dans un océan de vapeur.
Bientôt le canon tira à coups plus pressés , et de la place de
l'Amirauté nous vîmes s'écbapper par les rues et dans toutes le§
directions les voitures de louage dont les cochers, ayant cru
l'aire une bonne spéculation, vu l'envahissement souterrain de
l'eau s'étaient réunis à leur place habituelle. Forcés de fuir de-
vant l'inondation du fleuve, ils criaient : L'eau monte! l'eau
monte! Et en effet, derrière les voitures, et comme pour les
poursuivre dans les rues, une haute vaj^ue montra sa tête ver-
tiâlre au-dessus du quai , se brisa à l'angle du pont d'Isaac, et
roula son écume jusqu'au pied de la statue de Pierre le Grand.
Alors on entendit un grand cri d'effroi , comme si cette vague
avait été vue de toute la ville. La Neva débordait.
A ce cri la terrasse du palais d'Hiver se couvrit d'uniformes.
L'empereur, au milieu de son état-major, venait d'y monter
|)0ur donner des oidres, car le danger s'avançait de plus en
j)lus pressant. Arrivé là , il vit que l'eau avait déjà atteint plus
(le la moitié de la hauteur des murailles de la forteresse , et il
songea aux malheureux prisonniers qui se trouvaient dans des
caveaux grillés donnant sur la Neva. Le patron d'une barque
reçut à l'instant même l'ordre d'aller , au nom de l'empereur,
prévenir le gouverneur de les faire sortir de leurs cachots , et
de les mettre en sûreté; mais la barque arriva trop tard : dans
le désordre général , on les avait oubliés. Ils étaient morts.
En ce moment nous aperçûmes au-dessus du palais d'Hiver
la banderole du yacht impérial , qui s'était approché pour
(ionner, si besoin était, asile à l'empereur et à sa lamille. L'eau
alors devait être de plain-pied avec les parapets des quais, qui
commençaient à disparaître , et en voyant une voilure , qui se
débattait avec son cocher et son cheval, nous apprîmes que
dans les rues on commençait à perdre pied. Bientôt le cocher
se jeta à la nage , gagna une fenêtre , et fut recueilli à un balcon
du |)remier.
Préoccupés un instant de ce spectacle, nous avions détourné
les yeux de la Neva, mais en les y reportant, nous aperçûmes
i\c.u\ barques sur la place de l'Aniiraulé. L'eau était déjà si
REVUE DE PARI$. 75
haute , qu'ellfis avaient pu passer par-dessus les parapets. Ces
liarques étaient envoyées par l'empereur pour porter du secours
;\ ceux qui se noyaient. Trois autres les suivirent. Nous repor-
lâmes alors macIiinaliMiient les yeux vers la voiture et le ciieval ;
1l' dôme de la voiture paraissait encore , mais le cheval était
entièrement englouti. Il y avait donc déjà six pieds d'eau à peij
|i. es dans les ruts. Depuis un instant le canon avait cessé de
tirer , preuve que l'inondation atteignait la hauteur des remparts
de la citadelle.
Alors on commença à voir flotter des déhris de maisons , qui ,
lioussés par les vagues , arrivaient des faubourgs ; c'étaient ceux
des misérables baraques de bois du (piartier de Narva qui n'a-
vaient pu résister à l'ouragan , et <[ui avaient été enlevées avec
les malheureux qui les habitaient. Une des bar(iuesqui passaient
dans la Peispeclive repêcha devant nous un homme, mais il
était déjà mort. Il est difficile de dire l'impression que produisit
sur nous la vue de ce premier cadavre.
L'eau continuait de monter avec une effrayante rapidité , les
trois canaux qui enferment la ville dégorgeaient dans les rues
leurs barques chargées de pierres, de fourrages et de bois. De
temps en temps on voyait un homme s'accrocher à quelqu'une
de ces îles flottantes, et gagner le sommet, d'où il faisait des
signaux aux barques qui alors essayaient d'arriver à lui ; mais
c'était chose difficile, tant les vagues enfermées dans les rues
comme dans des canaux se débattaient avec furie ; si bien qu'a-
vant que le secours ne fût arrivé à lui , souvent le malheureux
était emporté par une lame, ou voyait ceux qu'il regardait
comme ses sauveurs engloutis eux-mêmes.
Nous sentions la maison trembler , et nous l'entendions gémir
sousia secousse des vagues qui avaient atteint le premier étage,
et il nous semblait à tout instant que sa base allait se fendre et
ses étages supérieurs s'écrouler; et cependant, au milieu de
tout ce chaos , Louise n'avait qu'une parole à la bouche : Alexis !
oh ! mon Dieu ! mou Dieu ! Alexis !
L'empereur paraissait au désespoir; le comte Milarodowich,
gouverneur de Saint-Pétersbourg, était près de lui, recevant et
transmettant ses ordres, qui , si périlleux qu'ils fussent , étaient
exécutés à l'instant même avec un miraculeux dévouement. Ce-
pendant les nouvelles qu'on lui apportait étaient de plus en plus
76 REVUE DE PARIS.
désastreuses. Dans une des casernes de la ville , un régiment
tout entier avait cherché un refuge sur le toit , mais le bâti-
ment s'était écroulé, et tous ces malheureux avaient disparu.
Comme on faisait ce récit à l'empereur, un factionnaire, en-
levé dans sa guérite , qui jusque-là l'avait protégé comme une
barque , parut au sommet d'une vague, et apercevant l'empe-
reur sur la terrasse, se remit debout, et lui présenta les armes.
En ce moment une vague le renversa , lui et sa frêle embarca-
tion. L'empereur jeta un cri , et ordonna à un canot d'aller à
son secours. Heureusement le soldat savait nager ; il se sou-
tint un instant sur l'eau, le canot l'atteignit et l'emmena au
palais.
Tout le reste ne fut bientôt plus qu'une scène de chaos dont
il était impossible de suivre les détails. Des vaisseaux se brisè-
rent en se heurtant , et l'on vit leurs débris passer au milieu des
débris des maisons , des meubles flotlanis et des cadavres
d'hommes et d'animaux. Des bières enlevées aux sépultures
rendirent leurs ossements comme au jour du jugement dernier;
enfin une croix arrachée au cimetière entra par une fenêtre du
palais impérial , et fut retrouvée , présage mortel , dans la
chambre de l'empereur !
La mer monta ainsi pendant douze heures. Partout les pre-
miers étages furent submergés , et dans quelques quartiers de la
ville l'eau atteignit jusqu'au second , c'est-à-dire six pieds au-
dessus de la Vierge de Pierre le Grand ; puis elle commença à
décroître , car , avec la permission de Dieu , le vent tourna de
l'ouest au nord , et la Neva put continuer de suivre son cours
auquel la mer s'était opposée comme une muraille; douze
heures de plus , Saint-Pétersbourg et ses habitants disparais-
saient de la surface de la terre comme aux jours du déluge les
villes antiques.
Pendant tout ce temps , l'empereur , le grand-duc Nicolas , le
grand-duc Michel et le gouverneur général de la place , le comle
Milarodowich, que sa bravoure avait fait appeler le Bayard
russe , (|uoi(iue sa continence fût loin de pouvoir être comparée
à celle du héros français, ne quittèrent point la terrasse du
palais d'Hiver, tandis que l'impératrice, de sa fenêtre, jetait
des bourses d'or aux bateliers qui se dévouaient au salut de
tous.
REVUE DE PARIS. 77
Vers le soir, une bap([ue aborda a» second étage de noire
maison. Depuis longtemps Louise éciiangeait des signes joyeux
avec le soldat qui la montait et dont elle avait reconnu l'uni-
forme j en effet, il apportait des nouvelles du comte et venait
chercher les noires. Elle lui écrivit quelques lignes au crayon
dans lesquelles elle le rassurait , et j'y ajoutai une apostille dans
laquelle je lui prometlais de ne |)as la quitter.
Comme la mer continuait à baisser , et que le vent promettait
de se maintenir au nord , nous descendîmes de la (errasse au
second. Ce fut lu que nous passâmes la nuit , car il était de louic
impossibilité d'entrer au premier; l'eau s'en était retirée, il est
vrai, mais tout y élait souillé et perdu; les fenêtres et les
portes étaient brisées , et le parquet élait couvert de débris de
meubles.
C'était la troisième fois depuis un siècle que Saint-Péteis-
bourg , avec ses palais de bricjue et ses colonnades de plâtre ,
était ainsi mi'nacée par l'eau , faisant un étrange pendant à Na-
ples, qui à l'autre bout du monde européen est menacée par le
feu.
Le lendemain matin , il n'y avait plus que deux ou trois pieds
d'eau dans les rues , et alors , en voyant les débris et les cada-
vres gisant sur le pavé , on pouvail ajiprécier les désastres. Des
navires avaientété portés jusqu'à la hauteur de l'église de Cazan,
et à Cronslad , un vaisseau de ligne de cent canons , lancé au
milieu de la place pul)Ii(|ue , avait renversé , avant d'arriver
là, deux maisons auxquelles il s'était heurté comme à des ro-
chers.
Au milieu de cette vengeance de Dieu , une vengeance terrible
avait élé exercée par les hommes.
A onze heures de la nuit, le ministre avait été appelé par l'em-
pereur, et avait laissé chez lui sa belle maîtresse, en lui recom-
mandant bien, au ])remier signal du danger, de gagner les ap-
partements que l'eau ne pourrait pas alleindre ; c'était chose
facile , l'hôtel du ministre, l'un des plus beaux de la rue de la
Résurrection , ayant qualre étages.
La Gossudarina était donc restée seule dans l'hôtel avec S( s
esclaves , elle ministre s'était rendu au palais d'Hiver, où il élait
resté près de l'empereur jusqu'au suilendeniain, c'est-à-dire
tout le temps qu'avait duré rinondalion. Aussitôt libre, il élait
7§ REVUE DE PARIS.
revenu à son liôlel , dont il avait trouvé toutes les portes bri-
sées; l'eau avait monté à la hauteur de dix-sept pieds, de sorte
que la maison était totalement abandonnée.
Inquiet pour sa belle maîtresse , le ministre monta vivement
à sa chambre ; la porte en était fermée, et c'était une de celles
qui avaient résisté aux vagues ; presque toutes les autres avaient
été arrachées de leurs gonds et emportées. Inquiet de cette cir-
constance étrange, il frappe, il appelle, mais tout est muet,
sinon désert; sa terreur redouble à ce silence, et après des ef-
forts inouis il enfonce enfin la porte.
Le cadavre de la Gossudarina était couché au milieu de l'ap-
partement; mais, terrible preuve que l'inondation n'était pas
la seule cause de sa mort, la tête manquait au tronc.
Le ministre , presque insensé de douleur, appela au secours,
parle même balcon d'où Machinka avait regardé l'exécution de
son ancien camarade. Quelques personnes accoururent, et le
trouvèrent à genoux près de ce pauvre corps mutilé.
On chercha alors par la chambre et l'on retrouva la tète, que
les flots avaient roulée sous le lit; près de la tête étaient de
glands ciseaux avec lesquels on émonde les haies des jardins,
et qui avaient évidemment servi à l'assassinat.
Tous les esclaves du ministre, qui à l'aspect du danger avaient
fui chacun de son côté, revinrent le soir même ou le lende-
main.
Il n'y eut que le jardinier qui ne revint pas.
Le vent , en sautant de l'ouest au nord , avait indiqué l'arrivée
de l'hiver ; aussi à peine eut-on réparé les premiers désastres
causés par l'ennemi en reiraite , qu'il fallut faire face ù l'ennemi
qui s'avançait. Il était d'autant plus urgent de se hâter, qu'on
était arrivé déjà , lorsque l'inondation avait eu lieu , au 10 no-
vembre. On vit les vaisseaux qui avaient échappé à l'ouragan
regagner en toute hâte la haute mer , pour ne reparaître , comme
les hirondelles, qu'avec le printemps; les ponts furent enlevés,
et dès lors on attendit plus Iranciuillement les premières gelées.
Le 3 décembre, elles étaient arrivées; le 4, la neige tomba , et
REVUE DE PARIS. 79
quoiqu'il ne fîl que 5 ou 8 degrés au-dessous de glace, le traî-
nage s'établit; c'était un grand bonheur : toutes les provisions
d'hiver avaient été gâtées par l'inondation , le traînage préser-
vait de la disette.
En effet , grâce au traînage , qui par sa vitesse équivaut presque
à la vapeur , dès que ce mode de transport est établi , il arrive
dans la capitale, d'un bout à l'autre de l'empire, du gibier tué
quelquefois à mille ou douze cents lieues de l'endroit où il doit
être mangé. Alors , les coqs de bruyère, les perdrix, les geli-
nottes et les canards sauvages , rangés par couches avec de la
neige dans des tonneaux , affluent aux marchés , où ils se don-
nent plutôt qu'ils ne se vendent. Près d'eux, on voit, étendus
sur des tables ou empilés en monceaux, les poissons les plus
recherchés de la mer Noire et du Volga ; quant aux animaux de
boucherie, on les expose en vente debout sur leurs quatre pieds ,
comme s'ils étaient vivants, et on faille à même.
Les premiers jours où Saint-Pétersbourg eut revêtu sa blanciia
robe d'hiver furent pour moi des jours de curieux spectacle ,
car tout était nouveau. Je ne pouvais surtout me lasser d'aller
en traîneau , car il y a une volupté extrême à se sentir entraîné
sur un terrain poli comme une glace, par des chevaux qu'excite
la vivacité de l'air, et qui, sentant h peine le poids de leur
charge , semblent voler plutôt que courir. Ces premiers jours
furent d'autant plus agréables pour moi , que l'hiver, avec une
coquetterie inaccoutumée, ne se montra que petit à petit, de
sorte que j'arrivai, grâce ù mes pelisses et à mes fourrures, jus-
qu'à 20 degrés , presque sans m'en être aperçu ; à 12 degrés , la
Neva avait commencé de prendre.
J'avais tant fait courir mes malheureux chevaux, que mon
cocher me déclara un matin que, si je ne leur laissais pas qua-
rante-huit heures au moins de repos, au bout de huit jours ils
seraient tout à fait hors de service. Comme le ciel était très-
beau , quoique l'air fût plus vif que je ne l'avais encore senti ,
je me décidai à faire mes courses en me promenant ; je m'armai
de pied en cap contre les hostilités du froid j je m enveloppai
d'une grande redingote d'astracan, je m'enfonçai un bonnet
fourré sur les oreilles , je roulai autour de mon cou une cravate
de cachemire, et je m'aventurai dans la rue, n'ayant de toute
ma personne que le bout du nez à l'air.
80 REVUE DE PARIS.
D'alford tout alla à mp.rvoiile ; jo m'étonnai même du peu d'im-
pression que me causait le froid , et je riais tout bas de tous les
contes que j'en avais entendu faire ; j'étais , au reste, enchanté
que le hasard m'eût donné cette occasion de m'acclimater. Néan-
moins, comme les deux premiers écoliers chez lesquels je me
rendais, M. de Bobrinski et M. de Narcschkin , n'étaient point
ciiez eux, je commençais à trouver que le hasard faisait trop
bien les choses, lorsque je crus remarquer que ceux que je
croisais me regardaient avec une certaine inquiétude, mais,
cependant, sans me rien dire. Bientôt un monsieur, plus cau-
seur , à ce qu'il paraît , que les autres , me dit en passant : Noss !
Comme je ne savais pas un mot de russe , je crus que ce n'était
pas la peine de m'arréter pour un mono'syllabe, et je continuai
mon chemin. Au coin de la rue des Pois, je rencontrai un
ivoschik qui passait ventre à terre en conduisant son traîneau;
mais si rapide que fût sa course , il se crut obligé de me parler
à son tour, et me cria : Noss , noss ! Enfin , en arrivant sur la
place de l'Amirauté, je me trouvai en face d'un mougick, qui
ne me cria rien du tout, mais qui, ramassant une poignée de
neige, se jeta sur moi , et avant que j'eusse pu me débarrasser
de tout mon attirail , se mit ù me débarbouiller la figure et à
me frotter particulièrement le nez de toute sa force. Je trouvai
la plaisanterie assez médiocre, surtout par le temps qu'il fai-
sait , et tirant un de mes bras d'une de mes poches , je lui allon-
g..ai un COU]) de poing qui l'envoya rouler à dix pas. Blalheu-
reusement ou heureusement pour moi , deux paysans passaient
en ce moment, qui , après m'avoir regardé un instant , se jetè-
rent sur moi, et malgré ma défense me maintinrent les bras,
l.iiidis que mon enragé mougick ramassait une autre poignée de
neige, et, comme s'il ne voulait pas en avoir le démenti, se
précipitait de nouveau sur moi. Cette fois , prolilant de l'im-
possibilité où j'étais de me défendre , il se mit à recommencer
ses frictions. Mais , si j'avais les bras pris , j'avais la langue
libre; croyant que j'étais la victime de quelque méprise ou
de quelque guet-apens , j'appelai de toute ma force au se-
cours. Un officier accourut et me demanda en français à qui
j'en avais.
— Comment , monsieur , m'écriai-je en faisant un dernier ef-
fort et en me débarrassant de mes trois hommes qui , de l'air
REVUE DE l'A ras. 81
loj)!iis Iraiîiîiiilie du monde, se remirent à contiiuier leur che-
min, l'un vers la Perspective, et les deux autres du côté du quai
Anglais ; vous ne voyez donc pas ce que ces drôles me fai-
saient?
— Que vous faisaient-ils donc?
— Mais ils me frottaient la figure avec de la neige. Est-ce que
vous trouveriez cela une plaisanterie de bon goût, par hasard ,
avec le (emi)s qu'il fait?
— 3Iais, monsieur, ils vous rendaient un énorme service,
me répondit mon interlocuteur en me regardant comme nous
disons , nous autres Français , dans le blanc des yeux.
— Comment cela ?
— Sans doute, vous aviez le nez gelé,
— Miséricorde! m'écriai-je en portant la main à la partie
menacée,
— Monsieur, dit un passant en s'adressant à l'interlocuteur,
monsieur l'ofificier, je vous préviens que votre nez gèle.
— Merci, monsieur , dit l'officier comme si on l'eût prévenu
de la chose la plus naturelle du monde; et se baissant , il ra-
massa une poignée de neige , et se rendit à lui-même le service
que m'avait rendu le pauvre mougick, que j'avais si brutale-
ment récompensé de son obligeance.
— C'est-à-dire alors, monsieur, que sans cet homme..,
— Vous n'auriez plus de nez, continua l'officier en se frottant
le sien.
— Alors, monsieur, permettez !...
Et je me rais à courir après mon mougick , qui , croyant que
Je voulais achever de l'assommer, se mit à courir de son côté ,
de- sorte que , comme la crainte est naturellement plus agile que
la reconnaissance, je ne l'eusse probablement jamais rattrapé,
si quelques personnes , en le voyant fuir et en me voyant le
poursuivre , ne l'eussent pris pour un voleur, et ne lui eussent
barré le chemin. Lorsque j'arrivai, je le trouvai parlant avec
une grande volubilité , afin de faire comprendre qu'il n'était
coupable que de trop de philanthropie ; dix roubles que je lui
donnai expliquèrent la chose. Le mougick me baisa les mains ,
et un des assistants, qui parlait français , m'invita à faire dé-
sormais plus d'attention à mon nez. L'invitation était inutile,
pendant tout le reste de ma course je ne le perdis pas de vue.
9 8
82 REVUE DE PARIS.
J'allais à la salle d'armes de M. Siverbriik , ou j'avais rendez-
vous avec M. de Gorgoli qui m'avait écrit de venir l'y trouver.
Je lui racontai l'aventure qui venait de m'arriver comme une
chose fort extraordinaire; alors il s'informa sid'aulres (lersonnes
ne m'avaient rien dit avant que le pauvre mougick se dévouât.
Je lui répondis que deux passants m'avaient fort regardé, et,
en me croisant, m'avaient crié : Noss! noss! « Eh bien ! me
dit-il , c'est cela , on vous criait de prendre garde à votre nez.
C'est la formule ordinaire ; une autre fois tenez-vous donc pour
averti. »
M. de Gorgoli avait raison , et ce n'est pas précisément pour
le nez ou pour les oreilles qu'il y a le plus à craindre à Saint-
Pétersbourg , attendu que , si vous ne vous apercevez pas que
la gelée les gagne, le premier passant le voit pour vous et vous
prévient presque toujours à temps pour porter remède au mai.
Mais, lorsque malheureusement le froid s'empare de quelque
autre partie du corps cachée par les vêtements, comme l'avis
devient impossible , vous ne vous en apercevez que par l'engour-
dissement de la partie affectée , et alors il est souvent trop tard.
L'hiver précédent, un Français nommé Pierson, commis d'une
des premières maisons de banque de Paris , avait été victime
d'un accident de ce genre , faute de précaution.
En effet , M. Pierson , qui était parti de Paris pour accompa-
gnera Saint-Pétersbourg une somme considérable faisant partie
de l'emprunt négocié par le gouvernement russe , et qui était
sorti de France par un temps superbe , n'avait pris aucune pré-
caution contre le froid. En arrivant à Riga , il avait trouvé le
temps encore fort supportable , de sorte qu'il avait continué sa
route , jugeant inutile d'acheter ni manteau , ni fourrures , ni
bottes doublées de laine : en effet , les choses allèrent encore
bien en Livonie ; mais trois lieues au delà de Revel , la neige
tomba à flocons si pressés que le postillon perdit son chemin et
versa dans une fondrière. Il fallut aller chercher du secours ,
les deux hommes n'étant point assez forts pour relever la voi-
lure : le postillon détela donc un de ses chevaux et partit rapi-
dement pour la ville la plus prochaine , tandis que M. Pierson ,
voyant la nuit s'avancer, ne voulut, point, de crainte des vo-
leurs , quitter un seul instant le trésor qu'il escortait. Mais avec
la nuit la neige cessa , et le vent ayant passé au nord , le froid
REVUE DE PARIS. 85
mor.la subiîemeiît à 20 degrés. M. Pierson , qui connaissait le
(langer terrible qu'il courait , se mit aussitôt à marcher autour
de sa voilure , pour le combattre autant qu'il était en son pou-
voir. Au bout de trois heures d'attente, le postillon revint avec
des hommes et des chevaux, la voiture fut remise sur roues,
et , grâce à son double attelage, M. Pieison gagna rapidement
la première ville , où il s'arrêta. Le maître de poste chez lequel
on était venu prendre des chevaux l'attendait avec inquiétude .
car il savait dans quelle i)osition il était resté pendant tout le
temps de l'absence du i)OstiIlon ; aussi sa i)remièrc demande,
quand M. Pierson descendit de sa voiture, fut pour lui demander
s'il n'avait rien de gelé. Le voyageur réj)Ondil qu'il espérait que
non , attendu qu'il n'avait cessé de marcher, el que , grâce au
mouvement, il croyait avoir lutté victorieusement contre le
froid. A ces mots, il découvrit son visage et montra ses mains;
ils étaient intacts.
Cependant , comme M. Pierson éprouvait une grande lassi-
tude , et qu'il craignait, s'il continuait sa route pendant la nuit,
quelque accident pareil à celui auquel il ci'oyait avoir échappé,
il fit bassiner son lit, prit un verre de vin chaud et s'en-
dormit.
Le lendemain , il se réveille et veut se lever , mais il semble
cloué dans son lit; d'un de ses bras qu'il lève avec peine, il
atteint le cordon de la sonnette et appelle. On vient; il dit ce
qu'il éprouve : c'est comme une paralysie générale ; on court
chez le médecin; il arrive, lève la couverture et trouve les
jambes du malade livides et tachetées de noir : la gangrène com-
mençait à s'y mettre. Le médecin annonce aussitôt au malade
que l'amputation est de toute nécessité.
Quelque terrible que tût cette ressource, M. Pierson s'y ré-
solut. Le médecin envoie aussitôt chercher les instruments
nécessaires; mais tandis qu'il fait ses préparatifs, le malade se
l)Iaint tout à coup que sa vue s'affaibil et que c'est à peine s'il
distingue les objets qui l'entourent. Le docteur commence alors
à craindre quele mal ne soit plus grand encore qu'il ne le sup-
posait, procède à un nouvel examen, et recoiniaîl que les chairs
(lu dos viennent de s'ouvrir. Alors, au lieu d'annoncer ù M. Pier-
son la nouvelle el terrible découverte qu'il vient de fair(i, il le
rassure, lui promi^l que son état est moins alarmant qu'il ne l'a-
84 r.EVUK DR PARiS.
vait cru d'abord, et lui dit, comme preuve de ce qu'il avance,
qu'il doit éprouver un grand besoin de sommeil. Le malade ré-
jjond qu'effectivement, ii se sent singulièrement assoupi. Dix
minutes après, ii était endormi , et au bout d'un quart d'heure
de sommeil , il était mort.
Si on avait aussitôt reconnu sur son corps les atteintes de la
gelée et qu'on l'eût à l'instant même frotté avec do la neige,
comme le bon mougick avait fait pour mon nez , M. Pierson
se serait remis en route le lendemain comme si rien n'était
arrivé.
Ce fut une leçon pour moi ; et , craignant de ne pas toujours
trouver dans les passants la même obligeance 0])porlune , je ne
sortis plus qu'avec un petit miroir dans ma poche , et de dix
minutes en dix minutes je me regardais le nez.
Au reste, Saint-Pétersbourg avait pris , en moins de luiit
jours, sa robe d'hiver : la Neva était gelée et on la traversait
en tout sens, soit à pied , soit avec des voitures. Partout les
traîneaux avaient remplacé les voitures ; la Perspective était
devenue une espèce de Longchamp, les poêles étaient allumés
dans les églises, et le soir, à la porte des théâtres, de grands
feux brûlaient dans des enceintes bâties à cet effet, couvertes du
haut , ouvertes des côtés et garnies de bancs circulaires sur les-
quels les domestiques attendaient leurs maîtres. Quant aux co-
chers , les seigneurs qui ont quelque pitié les renvoient à l'hôtel
en leur indiquant l'heure à laquelle ils doivent revenir. Les plus
malheureux de tous sont les soldats et les bouteschmicks : il n'y
a pas de nuit où l'on ne relève morts quelques-uns de ceux qu'on
avait quittés vivants.
Cependant le froid augmentait toujours, et il arriva à un tel
degré que des troupes de loups furent aperçues dans les envi-
rons de Saint-Pétersbourg , et qu'un matin on trouva un de ces
animaux qui se promenait comme un chien dans le quartier de
la Fonderie. La pauvre bête, au reste, n'avait rien de bien
menaçant et me faisait bien plutôt l'effet d'être venue pour de-
mander l'aumône qu'avec l'intention de prendre rien de force;
on l'assomma à coups de bâtons.
Comme je racontais le soir même cette aventure devant le
comte Alexis , il me parla à son tour d'une grande chasse à
l'ours qui devait avoir lieu le surlendemain , dans une forêt . A
REVUE DE PARIS. 85
dix OU douze lieues de Moscou. Comme la chasse était dirigée
par M. deNareschkin, un de mes écoliers, je n'eus pas de peine
à obtenir du comte qu'il lui parlât de mon désir d'y assister ; il
me le promit, et en effet le lendemain je reçus une invitation
avec le programme , non pas de la fête, mais du costume. Ce
costume est un habit tout garni de fourrures et dont la fourrure
est en dedans, avec une espèce de casque en cuir ([ui descend
en pèlerine sur les épaules; le chasseur a la main droite armée
d'un gantelet, et tient à celte main un poignard. C'est avec ce
poignard qu'il attaque l'ours dans une lutte corps à corps et que,
presque toujours du premier coup, il le lue.
Les détails de cette chasse, que je m'étais fait répéter
deux ou trois fois avec le plus grand soin, .m'avaient ôlé un
peu de mon enthousiasme pour elle. Cependant, comme je
m'étais mis en avant, je ne voulais pas reculer; et je fis tous
mes préparatifs, achetant habit, casque et poignard, afin de
les essayer le même soir et de n'être pas trop empêtré dans mon
attirail.
J'étais resté assez tard chez Louise , de sorte que ce ne fut
guère qu'à minuit passé que je rentrai chez moi. Je commen-
çai aussitôt ma répétition avec costume; je dressai mon tra-
versin sur une chaise et me précipitai dessus pour le frapper
juste à la place que j'avais marquée , et qui devait correspon-
dre pour l'ours à la sixième côte, lorsque je fus tout à coup
détourné de l'attention que j'apportais à cet exercice, par un
bruit épouvantable qui se fit dans ma cheminée. J'y courus aus-
sitôt , et, introduisant ma tète entre les portes que j'avais déjà
fermées (car à Saint-Pétersbourg les cheminées se ferment la
nuit comme des poêles), j'aperçus un objet dont je ne pus dis-
tinguer la forme , qui, après être descendu presqu'à la hauteur
de ma plaque , remonta vivement. Je ne doutai pas un instant
(jue ce ne fîit quelque voleur qui, dans sa haine de l'effraction,
avait probablement employé ce moyen pour pénétrer chez moi,
etqui,s'apercevant queje n'étais point encore couché, se hâtait
de battre en retiaile. Comme je criai i)lusieurs fois : Oui va là ?
et que personne ne me répondit , ce silence ne fit que me confir-
mer dans mon opinion : il en résulta que je restai près d'une
demi-heure sur mes gardes ; mais n'entendant plus aucun bruit,
je jugeai que le voleur était parti pour ne plus revenir, et ayant
86 REVUE DE PARIS.
barricadé avec le plus grand soin la porte de ma cheminée, je
me couchai et m'endormis.
Il y avait un quart d'heure à peine que j'avais la tête sur l'o-
reiller , lorsque tout au milieu de mon sommeil il me sembla
entendre des pas dans le curridor. Tout préoccupé encore de
l'histoire inexplicable de ma cheminée, je me réveille en sur-
saut et j'écoute. Plus de doute, il y a quelqu'un qui passe el
repasse devant la i)orte de ma chambre, et qui fait criei' le par-
quet malgré l'attention qu'il semble mettre à ne pas produire le
moindre bruit. Bientôt ces pas s'arrêtent devant ma porte avec
hésitation : il est probable qu'on s'assure si je dors. J'allonge la
main vers la chaise où j'avais jeté toute ma défroque , j'attrape
mon casque et mon poignard , je me coiffe de l'un , je m'arme de
l'autre, et j'attends.
Au bout d'un instant d'hésitation, j'entends qu'on met la
main sur ma clef, ma serrure grince, ma porte s'ouvre, et je
vois s'avancer vers moi , éclairé par la lumière d'une lanterne
qu'il a laissée dans le corridor, un être fantastique dont la
ligure , "autant que j'en puis juger dans l'obscurité, me semble
couverte d'un masque. Aussitôt je pense qu'il vaut mieux le
prévenir que l'attendre ; en conséquence, comme il s'avance
vers la cheminée avec une hardiesse qui prouve sa connais-
sance des lieux , je saute à bas de mon lit, je le saisis à la
gorge, je le terrasse, et, lui mettant le poignard sur la poi-
trine , je lui demande à qui il en a et ce qu'il veut ; mais alors,
à mon grand étonnement, c'est mon adversaire qui pousse
des cris affreux et semble appeler au secours. Alors, vou-
lant voir décidément à qui j'ai affaire , je me précipite dans
le corridor ,je saisis la lanterne et je reviens ; mais, si coiu'le
qu'ait été mon absence, le voleur a disparu comme par enchan-
tement. Seulement j'entends dans la cheminée comme un léger
froissement ; j'y cours , je regarde, et j'aperçois dans le loin-
tain la semelle des souliers et le fond de la culotte de mon
homme , s'éloignant avec une rapidité qui dénote dans leur
propriétaire l'habitude de ces sortes de chemins 5 je reste stu-
péfait.
En ce moment un voisin qui a entendu le sabbat infernal
que je fais depuis dix minutes, entre chez moi , croyant que
l'on m'assassine, et me trouve debout en chemise, une lan-
REVUE DE PARIS. 87
terne d'une main , un poignard de l'autre et mon casque sur la
tête. Sa première question est de me demander si je suis devenu
fou.
Alors , pour lui prouver que je suis dans tout mon bon sens ,
et même pour lui donner quelque idée de mon courage, je lui
raconte ce qui s'est passé. Mon voisin éclate de rire, j'ai
vaincu un ramoneur. Je veux douter encore , mais mes mains ^
ma chemise et mon visage même, pleins de suie, attestent la
vérité de ses paroles. Mon voisin me donne alors quelques ex-
plications, et je n'ai plus de doute.
En effet, le ramoneur, qui en France, même l'hiver, n'est
qu'une espèce d'oiseau de passage qui chante une fois l'an au
haut de la cheminée , devient à Saint-Pétersbourg un être de
première nécessité ; aussi , toits les quinze jours au moins ,
fait-il sa tournée dans chaque maison. Seulement ses travaux
lutélaires sont nocturnes, car, si dans la journée on ouvrait
les conduits des poêles ou si l'on éteignait le l'eu des cheminées,
le froid pénétrerait dans les appartements. Les poêles se fer-
ment donc dès le matin , aussitôt qu'un y a allumé le feu, et
les cheminées tous les soirs dès (ju'on l'y a éteint. Il en ré-
sulte que les ramoneurs qui sont abonnés avec les propriétaires
(les maisons grimpent sur les toits, et, sans même prévenir
les locataires, font descendre dans la cheminée un fagot d'é-
pine , dont une grosse pierre est le centre , et raclent avec
celte espèce de balai la cheminée dans les deux tiers de sa lou-
ijueur. Puis , quand la besogne supérieure est terminée, ils
entrent dans la maison , pénètrent dans les appartements des
locataires , et nettoient à leur tour la partie basse des con-
duits. Ceux qui sont habitués ou prévenus savent ce dont il
s'agit et ne s'en préoccupent aucunement. Malheureusement on
avait oublié de me mettre au fait, et comme c'était la première
lois que le pauvre diable de ramoneur entrait chez moi pour y
exercer son industrie, il avait failli être victime de ma prompti-
tude à le mal juger.
Le lendemain , j'eus la preuve que le voisin ne m'avait dit
(|ue la vérité. Mon hôtesse entra chez moi dès le malin , et me
dii (ju'il y avait en bas un ramoneur qui réclamait sa lan-
terne.
A trois heures de l'après-midi , le comte Alexis vint me
88 UEVUE DE PARIS.
prendre dans son traîneau , qui était tout bonnement une
excellente caisse de coupé montée sur patins, et nous nous
acheminâmes avec une merveilleuse rapidité vers le Rendez-
vous de Chasse, qui était une maison de campagne de M. de
Nareschkin , distante de dix ou douze lieues de Saint-Péters-
bourg , et située au milieu de bois très-épais; nous y arrivâmes
à cinq heures, et nous trouvâmes presque tous les chasseurs
arrivés. Au bout de quelques instants la réunion se compléta ,
et l'on annonça que le dîner était servi. Il faut avoir vu un
dîner chez un grand seigneur russe pour se faire une idée du
point où peul-éfre porté le luxe de la table. Nous étions à la
moitié de décembre, et la première chose qui me frappa fut,
au milieu du surtout qui couvrait la table, un magnifique ce-
risier, tout chargé de cerises , comme en France à la tin de
mai. Autour de l'arbre, des oranges , des ananas, des figues et
des raisins s'élevaient en i)yramidt'S et complétaient un dessert
qu'il eût été difficile de se procurer à Paris au mois de sep-
tembre. Je suis sûr que le dessert seul coûtait plus de trois
mille roubles.
Nous nous mîmes à table; dès cette époque on avait adopté
à Saint-Pétersbourg celte excellente coutume de faire découper
par des maîtres d'hôtel, et de laisser les convives se servir à
boire eux-mêmes : il en résulte que , comme les Russes sont les
premiers buveurs du monde, il y avait entre chacun des cou-
vives , au reste confortablement espacés, cinq bouteilles de vins
différents, des meilleurs crus, de Bordeaux, d'Épernay, de
Madère, de Constance et de Tokay ; quant aux viandes , elles
étaient tirées , le veau d'Archangel , le bœuf de l'Ukraine, et
le gibier de partout.
Après le premier service, le maître d'hôtel entra tenant sur
un plat d'argent deux poissons vivants et qui m'étaient incon-
nus. Aussitôt tous les convives poussèrent un cri d'admiration :
c'étaient deux sterlets. Or, comme les sterlets ne se pèchent
que dans le Volga, et que la i)arlie la plus rapprochée du cours
du Volga coule à plus de trois cent cinquante lieues de Saint-
Pétersbourg , il avait fallu, attendu que ce poisson ne peut
vivre que dans l'eau maternelle , il avait fallu ( que nos Gri-
niaud de la Reynière comprennent bien cela et se pendent!)
percer la glace du fleuve , pêcher dans ses profondeurs AeiiK
REVUE DE PARIS, 89
de ses habitants, et pendant cinq jours et cinq nuits de
voyage les maintenir dans une voiture fermée, et chauffée
à nue température qui ne permît pas à l'eau du fleuve de se
geler.
Aussi avaient-ils coûté chacun huit cents roubles, plus de
seize cents francs les deux. Potemkim , de fabuleuse mémoire ,
n'aurait pas fait mieux !
Dix minutes après ils reparurent sur la table , mais cette fois
si bien cuits à point, que les éloges se partagèrent entre l'am-
phitryon qui les avait fait pêcher et le maître d'hôtel qui les
avait fait cuire; puis vinrent les primeurs, |)etits pois, asperges,
haricots verts, toutes choses ayant.véritablement la forme de
l'objet qu'elles avaient la prétention de représenter, mais dont
le goût uniforme et aijueux protestait contre la forme.
On ne quitta la table que pour passer au salon où les tables
de jeu étaient dressées; comme je n'étais ni assez pauvre ni
assez riche pour avoir cette passion , je regardai faire les autres.
A minuit, c'est-à-dire à l'heure où j'allai me coucher, il y avait
déjà , de part et d'autre , trois cent mille roubles et vingt-cinq
milie paysans de perdus.
Le lendemain au point du jour, on vint me réveiller. Les
l)iqueui'S avaient connaissance de cinq ours détournés dans un
bois qui pouvait avoir une lieue de tour. J'ajjpris cette nou-
velle , tout agréable qu'on me la croyait être , avec un léger
frissonnement. Si brave qua l'on soit , on éprouve toujours
quelque inquiétude à aborder un ennemi inconnu, et avec
lequel on doit se rencontrer pour la première fois.
Je n'en revêtis pas moins gaillardement mon costume , qui
était établi de manière à ce que je, n'avais rien à craindre du
froid. D'ailleurs , comme pour prendre part à la fête, le soleil
était magnifique , et la température , qui s'adoucissait à ses
rayons, ne marquait pas, à cette heure matinale, plus de
quinze degrés , ce qui , vers midi , en promettait sept ou huit
seulement.
Je descendis et trouvai tous nos chasseurs prêts et dans un
costume uniforme, sous lef|Utd nous avions grand'peine à nous
reconnaître nous-mêmes. Des traîneaux tout attelés nous atten-
daient ; nous y montâmes; dix minutes après, nous étions au
Rendez-vous.
90 REVUE DE PARIS.
Celait une charmante maison de paysan riissi;, tonte en bois
et faite à la hache , avec son grand poêle et son saint patron ,
que chacun de nous salua dévotement selon la coutume, en
passant le seuil de la porte. Un déjeuner substantiel nous at-
tendait : chacun y fit honneur; mais je remarquai que, con-
trairement à leurs habitudes, aucun de nos chasseurs ne
!)uvait. C'est qu'on ne se grise pas avant un duel , et que la
chasse que nous allions entreprendre est un véritable duel.
Vers la fin du déjeuner, le piqueur parut à la porte , ce qui
voulait dire qu'il était temps de se mettre en route. A la porte,
on nous remit à chacun une carabine toute chargée . que nous
devions porter en banderole, mais dont nous ne devions faire
usage qu'en cas de danger. Outre celte carabine, chacun de
nous reçut encore cinq ou six plaques de fer-blanc que l'on
jette à l'ours, et dont le son et l'éclat ont pour but de l'ir-
riter.
Au bout de cent pas nous trouvâmes l'enceinte; elle était en-
tourée parla musique de M. de Naresclikin,la même que j'avais
entendue sur la Neva pendant les belles nuits d'été. Chaque
honime tenait à la main son cor, pièt à pousser sa ilote. L'en-
ceinte toute entière était entourée ainsi , de manière à ce que
les ours, de quelque côté qu'ils se présentassent, fussent re-
poussés par le bruit. Entre chaque musicien , il y avait un
piqueur, un valet ou un paysan avec un fusil chargé à poudre
seulement, de peur qu'une des balles ne vînt nous atteindre,
le bruit des coups de ftu devant se joindre à celui des instru-
ments si les ours tentaient de forcer. Nous franchîmes celte
ligne et nous entrâmes dans l'enceinte.
A l'insiant même le bois fut enveloppé d'un cercle d'har-
monie qui fît sur nous le même effet (|ue la musique militaire
doit faire sur les soldais au moment de la bataille ; si bien que
moi-même je me sentis tout transporté d'une ardeur belliqueuse
dont, cinq minutes auparavant, je ne me serais pas cru capable.
.J'étais placé enlre le piqueur de M. de Nareschkin, qui de-
vait ù mon inexpérience l'honneur de prendre part à la chasse,
et le comte Alexis , sur lequel j'avais promis à Louise de veiller,
et qui, au conlraiie , veillait sur moi. !l avait à sa gauche le
prince Nikita Mouravietî, avec lequel il était extrêmement lié ,
et au delù du prince Nikita Mouravieff, je pouvais encore aper-
KEVLt DE PARIS. 91
cevoir, à travers les arbres , M. de Nareâchkiii, Au delà je ne
voyais rien.
Nous marchions ainsi depuis dix minutes à peu prfîs, lorsque
les cris medvede , medvede {!) , retentirent, accompagnés de
quelques coups de feu. Un ours qui s'était levé au bruit des cors
avait probablement apparu sur la lisière , et élait repoussé à la
fois par Les piqueurs et les musiciens. Mes deux voisins me
firent de la main signe d'arrêter, et chacun de nous se tint sur
ses gardes. Au bout d'un inslant nous entendîmes devant nous
le froissement des broussailles , accompagné d'un grognement
sourd. J'avoue qu'à ce bruit , qui paraissait s'approcher de mon
côté , je sentis , malgré le froid qu'il faisait . la sueur me monter
au front. Mais je regardai autour de moi; mes deux voisins
faisaient bonne contenance ; je fis comme eux. En ce moment
l'ours parut, sortant la tête et la moitié du corps d'un buisson
d'épines situé entre moi et le comte Alexis.
Mon premier mouvement fut de lâcher mon poignard et de
prendre mon fusil, car l'ours étonné nous regardait tour à
tour, et paraissait encore indécis vers lequel de nous deux il
s'avancerait; mais le comte ne lui donna pas le temps de choisir.
Jugeant que je ferais quelque maladresse , il voulut attirer à
lui l'ennemi, et, s'approchant de quelques pas, afin de gagner
une espèce de clairière où il n'était plus libre de ses mouve-
ments, il lui jeta au nez une des plaques de fer-b!anc qu'il
tenait à la main. L'ours aussitôt se jeta dessus d'un seul bond ,
et avec une légèreté incroyable , prit la plaque entre ses griffes ,
puis la tordit en grognant. Le comte alors fit encore un pas
vers lui , et lui en jeta une seconde ; l'ours la saisit comme fait
un chien de la pierre qu'on lui lance, et la broya entre ses
dents. Le comte, pour augmenter sa colère, lui en jeta une
troisième ; mais cette fois , comme s'il eût compris que c'était
une folie à lui de s'acharner à un objet inanimé , il laissa dé-
daigneusement la plaque tomber à côté de lui , tourna sa léte
vers le comte , poussa un rugissement terrible , fît vers lui
(1) Medvede , mot composé de med, qui veut dire miel, et vede ,
qui sait ; littéralement : fjui sait le miel; Tanimal ayant reçu son nom
de l'adresse qu'il a reçue de la nature à découvrir son mets favori.
92 REVUE DE PARIS.
quelques pas au (rot, de manière qu'ils ne se [rouvèreut pins
qu'à une dizaine de pieds l'un de l'autre. En ce moment le
comte fit entendre un coup de sifflet aigu. A ce bruit, Tours se
dressa aussitôt sur ses pattes de derrière : c'était ce qu'attendait
le comte ; il se jeta sur l'animal , qui étendit ses deux bras pour
l'étouffer ; mais avant même qu'il ait eu le temps de les rap-
l)rocher, l'ours jeta un cri de douleur, et faisant trois pas en
arrière , en chancelant comme un homme ivre , il tomba mort.
Le poignard lui avait traversé le cœur.
Je courus au comte pour lui demander s'ii n'était point blessé,
et je le trouvai calme et froid , comme s'il venait de couper le
jarret à un chevreuil. Je ne comprenais rien à un pareil cou-
rage ; j'étais tout tremblant , moi , pour avoir assisté seulement
à ce combat.
— Vous voyez comme il faut faire, me dit le comte, ce n'est
pas plus difficile que cela. Aidez-moi à le retourner; je lui ai
laissé le poignard dans la blessure , afin de vous donner la
leçon entière.
L'animal était tout à fait mort. Nous le retournâmes avec
peine , car il devait bien peser quatre cents , étant un ours noir
de la grande espèce. Il avait effectivement le poignard enl'oncé
jusqu'au manche dans la poitrine. Le comte le relira, et plongea
la lame deux ou trois fois dans la neige pour la nettoyer. En
ce moment nous entendîmes de nouveaux cris , et nous vîmes,
à travers les branches, le chasseur qui était à la gauche de
M. de Nareschkin aux prises à son tour avec un ours. La lutte
fut un peu plus longue ; mais enfin l'ours tomba connue le pre-
mier.
Celle double victoire , que je venais de voir remporter sous
mes yeux , m'avait exalté; la fièvre qui me brûlait le sang
avait écarté toute crainte. Je me sentais la force d'Hercule
Kéméen , et je demandais A mon tour à faire mes preuves.
L'occasion ne se fit pas attendre. A peine avions-nous fait
deux cents pas depuis l'endroit où nous avions laissé les deux
cadavres , que je crus apercevoir le haut du corps d'un ours , à
moitié sorti de sa lanière , placé entre deux rochers. Un instant
je fus incertain, et pour me tirer d'incertitude, je jetai bra-
vement vers l'objet, quel qu'il fût, une de mes plaques, La
preuve fut décisive : l'ours releva ses lèvres , me montra deux
REVUE DE PARIS. 93
rangées de ileiils blanches comme la ii'eiiîc, cl lit enleiidre un
ffrojïnement. A ce groffiiemeiit , mes voisins de droite et de
gauciie s'arrêtèrent, apprêtant leur carabine, afin de me prêter
secours si besoin était, car ils virent bien que celui-là était
pour moi.
Le mouvement que je leur vis faire de mettre la main à leur
fusil me fit penser que j'étais autorisé à me servir du mien ;
d'ailleurs j'avoue que j'avais plus de confiance dans cette arrae
que dans mon poignard. Je le passai donc à ma ceinture , et,
prenant à mon tour ma carabine, j'ajustai l'animal avec tout le
sang-froid que je pus appeler à mon aide; lui , de son côté, me
fit beau jeu en ne bougeant pas; enfin, quand je le vis bien au
boutdemon canon, j'appuyai le doigt sur la gâchette, et le coup
partit.
Au même instant un rugissement terrible se fit entendre.
L'ours se dressa, battant l'air d'une de ses pattes , tandis que
l'autre, brisée à l'épaule, pendait le long de son corps. J'en-
tendis en même temps mes deux voisins me crier : Garde à vous !
Eu effet , l'ours, comme s'il fût revenu d'un premier mouve-
ment de stupéfaction , vint droit à moi , avec une telle rapidité ,
malgré son épaule cassée, que j'eus à peine le temps de tirer
mon poignard. Je raconterai mal ce qui se passa , alors , car
tout fut rapide comme la pensée. Je vis l'animal furieux se
dresser devant moi , la gueule tout ensanglantée. De mon côté,
je lui portai , de toute ma force, un coup terrible ; mais je ren-
contrai une côte , et le poignard dévia ; je sentis alors peser
comme une montagne sa i)alte sur mon épaule; je pliai les jar-
rets et tombai à la renverse sous mon adversaire, le saisissant
instinctivement au cou de mes deux mains et réunissant toutes
mes forces pour éloigner sa gueule de mon visage. Au même
instant , deux coups de feu partirent, j'entendis le sifflement
des balles , puis un bruit mat. L'ours poussa un cri de douleur
et s'affaissa de tout son poids sur moi. Je réunis toutes mes
forces , et , me jetant de côté , je me trouvai dégagé. Je me re-
levai aussitôt pour me remetlre en défense, mais c'était inutile,
l'ours était mort; il avait reçu à la fois la balle du comte Alexis
d.'irrière l'oreille et celle du piqueur au défaut de l'épaule. Quant
à moi, j'étais couvert de sang , mais je n'avais pas la moindre
blessure.
9 0
94 REVUE DE PARIS.
Tout le monde accourut, car du moment où l'on avait
su que j'étais aux prises avec un ours , chacun avait craint
que la chose ne tournât mal pour moi. Ce fut donc avec uire
grande joie que l'on me vit sur mes pieds près de mon ennemi
mort.
Ma victoire, toute partagée qu'elle élait, ne m'en fit pas moins
grand honneur , car je ne m'en, étais pas encore lire trop mal
pour un débutant. L'ours , comme je l'ai dit, avait l'épaule cas-
cée par ma balle, et mon poignard, tout en glissant sur une
côte, lui était remonté jusque dans la gorge : la main ne m'avait
donc tremblé ni de loin ni de près.
Les deux autres ours, qui avaient été reconnus dans l'enceinte,
ayant forcé nos musiciens et nos pi([ueurs, la chasse se trouva
terminée; on traîna les cadavres jusque dans le chemin et on
procéda au dépouillement des morts , puis on leur coupa les
quatre pattes qui , considérées comme la partie la plus friande,
devaient nous être servies à dîner.
Nous revînmes au château avec nos trophées. Un bain par-
fumé attendait chacun de nous dans sa chambre, et ce n'était
pas chose inutile après être resté, comme nous l'avions fait ,
toute une demi-journée enveloppés dans nos fourrures. Au ho!!t
d'une demi-heure, la cloche nous avertit qu'il était temps de
descendre à la salle à manger.
Le dîner n'était pas moins somptueux que la veille, à part
les sterlets , qui étaient remplacés par les pattes d'ours. C'é-
taient nos piqueurs qui , réclamant leurs droits , les avaient
fait cuire, au détriment du maître d hôtel, et cela tout bon-
nement dans-un four creusé en terre, au milieu des braises
ardentes et sans préparation aucune. Aussi, quand je vis pa-
raître ces espèces de chaibons informes et nourcis, je me sen-
tis peu de goût jiour ce singuliers mets ; on ne m'en passa pas
moins ma patte comme aux autres , et , résolu de suivre l'exem-
ple jusqu'au bout , j'enlevai , avec la pointe de mon couteau, la
croûte brûlée qui la couvrait, et j'arrivai à une chair parfaite-
ment cuite dans son jus , et sur le compte de laquelle je revins
dès la première bouchée. C'était une des plus savoureuses choses
que l'on pût manger.
En remontantdans mon traîneau, j'y trouvai la peau de mon
ours qu'y avait courtoisement fait porter M. de Nareschkiu.
REVUE DE PARIS. 95
XI.
Nous retrouvâmes Saint-Pélersbourjj dans les pr(^paratifs de
deux grandes fêles qui se suivent à quelques jours de dis-
tance; je veux parier du jour de l'an et de la bénédiction des
eaux : la première toute mondaine, la seconde toute reli-
gieuse.
Le premier jour de l'an , en vertu de la coutume qui fait que
les Russes appellent l'empereur père et l'impératrice tiière ,
l'empereur et rim!)ératrice reçoivent leurs enfants. Vingt-cinq
mille billets sont jetés comme au hasard par les rues de Saint-
FétersbMU'g, et les vin^t-cin»] mille invités, sans distinction de
rangs, sont admis le même soir au palais d'Hiver.
Quelques rumeurs sinistres avaient couru : on disait que la
réception n'aurait pas lieu celte année, car des bruits d'assas-
sinat s'étaient répandus , malgré le silence ténébreux et pro-
fond que gaide la police en Russie. C'était encore celte conspi-
ration inconnue, serpent aux mille replis et aux dards mortels,
qui levait la (été, menaçait, puis, rentrant aussitôl dans l'om-
bre, se cachait à tous les regards. Mais bientôt les craintes se
dissipèrent , dii moins celles des curieux, l'empereur ayant dit
positivement au grand maître delà police qu'il désirait que tout
se passât comme d'habitude, quelque facilité qu'offrît pour
l'exécution d'un meurtre !e domino, dont, selon l'ancien usage,
les hommes sont couverts dans cette soirée.
Il y a ceci , au reste , de remarquable en Russie , (]u'ù part les
conspirations de famille, le souverain n'a rien à craindre que
des grands, son double rang de pontife et d'empereur , qu'il a
hérité des Césars, comme leur successeur oriental, le faisant
sacré pour le peuple. D'ailleurs, dans tous les pays il en est
ainsi, et c'est le côté sanglant delà civilisation. L'assassin,
dans les temps de barbarie , reste dans la famille ; de la famille
il passe dans l'aristocratie , et de l'aristocratie il tombe dans le
l)euple. La Russie a donc encore des siècles à franchir avant
d'avoir ses Jacques Clément, ses Damiens et ses Alibaud ; elle
n'en est qu'aux Pahlen et aux Ankistrœm.
% r.EVUE DE !-ARI3.
Aussi élait-ce parmi son aristocratie , dans son palais même,
et jusque dans sa propre garde, qu'Alexandre, disait-on, de-
vait trouver des assassins. On savait cela, on le disait du moins,
et cependant, parmi les mains qui se tendaient vers l'empereur,
on ne pouvait distinguer les mains amies des mains ennemies j
tel qui s'approchait de lui en rampant comme un chien, pou»
vait tout à coup se redresser et déchirer comme un lion. Il n'y
avait qu'à attendre et à se confier en Dieu : c'est ce que fit
Alexandre.
Le jour de l'an arriva. Les billets furent distribués comme de
coutume; j'en avais dix pour un, tant mes écoliers s'étaient
empressés à me faire voir cette fête nationale , si intéressante
pour un étranger. A sept heures du soir, les portes du palais
d'Hiver s'ouvrirent.
Je m'étais attendu surtout , d'après les bruits qui s'étaient ré-
pandus, à trouver les avenues du palais garnies de troupes ;
aussi mon étonnement fut-il grand de ne pas apercevoir une
seulebaïonnelle de renfort; les sentinelles seules étaient, comme
d'habitude, à leur poste; quanta l'intérieur du palais, il était
sans gardes.
On devine , par l'entrée de notre spectacle gratis , ce que doit
être le mouvement d'une foule huit fois plus considérable qui se
précipite dans un palais vaste comme les Tuileries; et cepen-
dant il est reiTfarquable , à Saint-Péteisbourg , que le respect
que l'on a instinctivement pour l'empereur empêche cette inva-
sion de dégénérer en cohue bruyante. Au lieu de crier à qui
mieux mieux, chacun, comme pénétré de son infériorité, et
reconnaissant de la faveur qu'on lui accorde , dit à son voisin :
Pas de bruit, pas de bruit.
Pendant qu'on envahit son palais, l'empereur est dans la
salle Saint-George , oîi, assis près de l'impératrice et entouré
des grands-ducs et des grandes-duchesses, il reçoit tout le corps
diplon)atique. Puis , tout à coup , quand les salons sont pleins
de grands seigneurs et de mougicks, de princesses et de gri-
settes,la porte- de la salle Saint-George s'ouvre, la musi(iue se
fait entendre, l'empereur offre la main à la France, à l'Autriche
ou à l'Espagne, représentées par leurs ambassadrices, et se mon-
tre à la porte. Alors chacun se presse , se retire ; le flot se sépare
comme la mer Rouge, et Pharaon passe.
REVUE Î)E l'AUIS. . 97
C'était ce moment qu'on avait choisi, disait-on , pour l'assas-
siner, et il faut avouer, au resie, que c'était cliose facile à faire.
Les lii'uils qui s'étaient répandus tirent que je regardai l'em-
pereur avec une nouvelle curiosité. Je m'attendais ù lui trouver
ce visage triste que je lui avais vu à Tzarko-Selo; aussi mon
étonnement fut-il extrême quand je m'aperçus qu'au contraire
jamais peut-être il n'avait été plus ouvert et plus riant. C'était,
au reste, l'efret que produisait sur l'empereur Alexandre toute
réaction morale contre un grand danger, et il avait donné de
cette sérénité factice deux exemples frappants , l'un h un bal
chez l'ambassadeur de France, M. de Caulaincourt, l'autre dans
une fête à Zakret, prés de Vilna.
M. de Caulaincourt donnait un bal Ù l'empereur, lorsqu'à
minuit, c'est-à-dire lorsque les danseurs étaient au plus grand
complet, on vint lui dire que le feu était à l'hôtel. Le souvenir
du bal du prince Scliwartzemberg , iiUerrompu par un acci-
cident pareil, se présenta aussitôt à l'esprit du duc de Vicence,
avec le souvenir de toutes les conséquences fatales qui en
avaient été la suite, conséquences qui furent bien plutôt causées
par la terreur qui rendit chacun insensé, que par le danger lui-
même. Aussi le duc, voulant tout voir par lui-même, plaça-t-il
à chaque porte un aide de camp, avec ordre de ne laisser sortir
personne ; et, s'approchant de l'empereur : — Sire, lui dit-il
tout bas , le feu est à l'hôtel ; je vais voir ce que c'est par moi-
même ; il est important (jue personne ne le sache avant qu'on
connaisse la nalure et l'étendue du danger. Mes aides de camp
ont ordre de ne laisser sortir personne , que Votre Majesté et
Leurs Altesses Impériales les grands-ducs et les grandes-du-
chesses. Si Voire Majesté veut donc se retirer, elle le peut ;
seulement, je lui ferai observer qu'on ne croira pas au feu tant
qu'on la verra dans les salons.
— C'est bien , dit l'empereur , allez , je reste.
M. de Caulaincourt courut à l'endroit où l'incendie venait de
se déclarer. Comme il l'avait prévu , le danger n'était pas aussi
grand qu'au premier abord on aurait pu le craindre, et le feu
céda bientôt sous les efforts réunis des serviteurs de la maison.
Aussitôt l'ambassadeur remonta dans les salons et trouva l'em-
pereur dansant une polonaise. M. de Caulaincourt et lui se con-
tentèrent d'échanger un regard.
9.
08 REVUE DE PARIS.
— Eh bien ! demanda l'empereur après la contredanse,
— Sire, le feu est éteint, répondit M. de Caulaincourt ; el
tout fut dit. Le lendemain seulement les invités de cette splen-
dide fête apprirent que pendant une heure ils avaient dansé sur
un volcan.
AZakret,ce fut bien autre chose encore; car l'empereur
jouait là non-seulement sa vie, mais encore son empire. Au
milieu de la fête, on vint lui annoncer que l'avant-garde fran-
çaise venait de passer le Niémen, et que l'empereur Napoléon,
son l'.ôle d'Erfurth, qu'il avait oublié d'inviter , pouvait d'un
moment à l'autre entrer dans la salle de bal, suivi de six cent
mille danseurs. Alexandre donna ses ordres tout en paraissant
causer de choses indifférentes avec ses aides de camp, continua
de parcourir les salles, de vanter les illuminations, dont la
lune , qui venait de se lever, était,, disait-il , la plus belle pièce,
et ne se retira qu'à minuit , au moment où le souper , servi sur
de petites tables , en occupant tous les convives, lui permettait
de leur dérober facilement son absence. Nul , pendant toute la
soirée, n'avait aperçu sur son front la moindre trace d'in(juié-
tude, de sorte que ce ne fut que par l'arrivée même des Fran-
çais <iue l'on ajjprit leur présence.
Comme on le voit, l'empereur avait retrouvé , si souffrant et
si mélancolique ((u'il fût à l'épocjue où nous sommes arrivés,
c'est-à-dire au 1" janvier 1825 , sinon toute son ancienne séré-
nité , du moins son ancienne énergie. Il parcourut comme d'ha-
bilude toutes les salles, conduisant l'espèce de galop que j'ai
dit, et suivi de sa cour. .Te me laissai à mon tour entraîner par
le flol , qui revint à son lancé veis les neuf heures , après avoir
fait le tour du palais.
A dix heures, comme l'illumination de l'Ermitage était ter-
minée, les personnes qui avaient des billets pour le spectacle
l)arliculier furent invitées à s'y rendre. Comme j'étais du nom-
bre des privilégiés , je me dégageai à grand'peine de la foule.
Douze nègres , richement costumés à l'oriental , se tenaient à la
porte par laquelle on se rend au théâtre, pour contenir la foule
et vérifier les invitations.
J'avoue qu'en entrant dans le théâtre de l'Ermitage , au bout
duquel était dressé, dans une longue galerie qui fait face à la
salle, le souper de la cour, je crus entrer dans un palais de
REVUE DE PARIS. 99
fée. Ou'on se figure une vasle salle loiile îendue , plafonnée et
lambrissée en liihes de cristal de la grosseur des sarbacanes en
verre avec lesquelles les enfants envoient des boules de mastic
aux nnoineaux. Tous ces lubi-s sont figurés, tordus, contournés
dans des formes appropriées à l'endroit où ils sont posés , unis
entre eux par des fils d'argent imperceiitibies, et masquent huit à
dix mille lampions, dont ils reflètent et doublent la lumière. Ces
lampions de couleur éclairent des paysages , des jardins, des
Heurs, des bosfiuels d'où s'élève une musique aérienne et invi-
sible , des cascades et des la.cs qui semblent rouler des milliers
de diamants, et qui, vus à travers ce voile de lumière , pren-
nent des tons d'une poésie et d'un fantastique merveilleux.
Le posage seul de cette illumination coûte douze mille roubles
et dure deux mois.
A onze heures la musique annonça par une fanfare l'arrivée
de l'empereur. Il entra au milieu de sa famille et suivi par la
cour. Aussitôt les grands-ducs, les grandes-duchesses, les
ambassadeurs, les ambassadrices, les officiels de la couronne
et les dames d'honneur prirent place à la table du milieu ; le
reste des invités , qui se composait de six cents convives à peu
près appartenant tous à la première noblesse , s'assit aux deux
autres tables. L'em|)ereur seul resta debout, circulant entre les
tables , et s'adressant tour à tour à quelqu'un de ses convives,
qui, selon les règles de l'étiquette, lui répondait sans se lever.
Je ne puis dire l'effet que produisit sur les autres assistants
ce coup d'œil magique de cet empereur, de ces grands-ducs, de
ces grandes-ducliesses, dp ces seigneurs et de ces femmes, les
uns couverts d'or et dé broderies , les autres ruisselantes de
diamants, vus ainsi au milieu d'un palais de cristal ; mais je
sais que , quant à moi , je n'avais jamais éprouvé jusqu'alors ,
et je n'éprouvai Jamais depuis, une pareille sensation de gran-
deur. J'ai vu plus tard quelques-unes de nos fêtes royales;
jiatriotisme h part , je dois avouer la supériorité de celle-là.
Le banquet fini, la cour quitta lErmitage , et reprit le chemin
de la salle Saint-George. A une heure, la musique donna le,
signal d'une seconde polonaise qui passa comme la première ,
conduite par l'empereur. C'étaient ses adieux à la fête , car
aussitôt cette polonaise finie , il se retira.
J'avoue que je reçus la nouvelle de sa retraite avec plaisir j
■100 REVL'E DE TAPJS.
toute la soirée j'avais eu le cœur serré de crainte en songeant
qu'une si magnifique l'ète pouvait, d'un moment h l'autre , être
ensanglantée, quoiqu'il me parût impossible, en voyant une si
grande confiance témoignée par le souverain à son peuple , ou
plutôt par le père à ses enfants , que le poignard ne tembât
point des mains du meurtrier, quel qu'il fût.
L'empereur retiré, la foule s'écoula peu à peu; il faisait
40 degrés de cbaleur daiis le palais et 20 degrés de froid au
dehors. C'était une différence de CO degrés. En France , nous
aurions su huit jours après combien de personnes étaient
mortes victimes de cette brustiue et violente transition, et l'on
aurait trouvé moyen de rejeter la faute sur le souverain , sur
les ministres ou sur la police , ce qui eût fourni aux philan-
thropes de la presse une polémiq-ue merveilleuse. A Saint-
Pétersbourg, on ne sait rien, et grâce à ce silence, les fêtes
joyeuses n'ont pas de tristes lendemains.
Quant à moi , grâce à un domestique qui eut , chose rare ,
l'intelligence de rester où je lui avais dit de m'attendre , grâce
à un triple manteau de fouirures et à un traîneau bien fermé,
je regagnai sans encombre le canal Catherine.
La seconde fête, qui était celle de la bénédiction des eaux ,
empruntait encore celte année une nouvelle solennité au dés-
astre terrible qu'avait amené avec elle l'inondation récente de
la Neva. Aussi, depuis quinze jours à peu près, les préparatifs
de la cérémonie se faisaient-ils avec une pompe et une activité
visiblement mêlées de cette crainte religieuse entièrement in-
connue à nous autres peuples sans croyance. Ces préparatifs
consistaient dans l'érection sur la Kéva d'un grand pavillon de
forme circulaire percé de huit ouvertures, décoré de quatre
j;rands tableaux et couronné d'une croix ; on s'y rendait par
une jetée établie en face de l'Ermitnge , et au milieu du plan-
cher de glace de l'édilice, on devait percer, le matin même de
la fêle, une giande ouverture pour que le prêtre pût arriver
jusqu'à l'eau, ou plutôt pour que l'eau pût remonter jusqu'au
.prêtre.
Le jour qui devait apaiser la colère du fleuve , arriva enfin.
Malgré le fioid , qui était d'une vingtaine de degrés , dès neuf
heures du matin , les quais étaient garnis de spectateurs; quant
au fleuve , i! dJspaiaissail entièrement sous la mullitude des
REVUE DE PARIS. 101
curieux. J'avoue que je n'osai prendre place parmi eux , trem-
blant que , quelle que fût sa force et son épaisseur, la glace ne
se brisât sous un i)areil poids. Je me glissai donc comme je
pus, et aprùs trois quarts d'heure de travail , pendant lesquels
on me prévint deux fois que mon nez gelait, j'arrivai jusqu'au
parapet de granit qui garnit le quai. Un vaste espace circulaire
était réservé autour du pavillon.
A onze heures et demie, l'impératrice et les grandes-du-
chesses, en prenant place sur un des balcons vitrés du palais,
annoncèrent à la foule que le Te Deuiii était fini. En effet, on
vit déboucher du champ de Mars toute la garde impériale ,
c'est-à-dire quarante mille hommes à peu près qui vinrent au
son de la musique militaire se ranger en bataille sur le tleuve ,
s'étendant sur une triple ligne depuis l'ambassade française
jusqu'à la forteresse. Au même instant la porte du palais s'ou^
vrit , les bannières , les saintes images et les chantres de la cha-
pelle parurent, précédant le clergé conduit parle pontife; puis
vinrent les pages et les drapeaux des divers régiments de la
garde porlés par les sous-ofticiers; puis enfin l'empereur ayant
à sa droite le grand-duc Nicolas, et à sa gauche le grand-duc
Michel , et suivi des grands officiers de la couronne, des aides
de camp et des généraux.
Dès que l'empereur fut arrivé à la porte du pavillon, presque
entièrement rempli par le clergé et les porte-drapeaux, le mé-
Iropolilain donna le signal, et à l'instant même les chants
sacrés , entonnés par plus de cent voix d'hommes et d'enfants,
sans aucun accompagnementinstrumental, retentirent avec une
telle harmonie , que je ne me rappelle pas avoir jamais entendu
d'aussi merveilleux accents. Pendant tout le temps que dura la
prière, c'est-à-dire pendant vingt minutes à 'peu près, l'em-
p(reur, sans fourrures , avec l'uniforme seulement, demeura
debout , immobile et la tête nue , bravant un climat plus puis-
sant que tous les empereurs du monde , et courant un danger
j>lus réel que s'il se fût trouvé en face de cent bouches à feu
sur le devant d'une ligne de bataille. Cette imprudence reli-
gieuse était d'autant plus efl'rayante pour les spectateurs enve-
loppés de leurs manteaux et la tête couverte de leurs bonnets
fourrés , que, quoique jeune encore , l'empereur était presque
chauve.
102 REVUE DE PARIS.
Aussitôt ce second Te Daum achevé, le niétiopoiiLaiu prit
une croix d'argent des mains d'un enfant de chœur, et au milieu
de toute la fouie agenouillée, bénit à haute voix le fleuve, en
plongeant la croix par l'ouverture faite à la glace et qui per-
mettait à l'eau de monter jusqu'à lui. Il prit ensuite un vase
qu'il remplit de cette eau bénite et qu'il présenta à l'empereur.
Aprfis cette cérémonie vint le tour des drapeaux.
Au moment où les étendards s'inclinaient à leur tour pour
recevoir la bénédiction , une fusée partit du pavillon et jeta
dans les airs sa blauche fumée. Au même instant une détonation
terrible se fît entendre ; c'était toute l'artillerie de la forteresse ,
qui , avec sa voix de bronze , chantait à son tour le Te Deuni.
Les salves se renouvelèrent trois fois pendant la bénédictio/i.
A la troisième , l'empereur se couvrit et reprit le chemin du
palais. Dans ce trajet , il passa à quelques pas seulement de
moi. Cette fois il était triste comme jamais je ne l'avais vu ; il
savait qu'au milieu d'une fête religieuse il ne courait aucun
danger, et il était redevenu lui-même.
A peine se fut-il éloigné, que le iieuple , à son tour, se pré-
cipita dans le pavillon ; les uns trempant leurs mains dans l'ou-
verture et faisant le signe de la croix avec l'eau nouvellement
l)énite , les autres en emportant de pleins vases , et quelques-
uns même y plongeant leurs enfants tout entiers, convaincus
que ce jour-là le contact du fleuve n'a rien de dangereux.
Le même jour, la même cérémonie se pratique à Constan-
tinople; seulement là oii l'hiver n'a point de souffle et la mer
point de glaces, le patriarche monte sur une barque, jette dans
l'eau bleue du Bosphore la croix sainte , qu'un plongeur rat-
trape avant qu'elle soit perdue dans ses profondeurs.
Presque immédiatement après les cérémonies saintes viennent
les joies profanes, dont la croûte hivernale du fleuve doit en-
core être le théâtre ; seulement celles-là sont subordonnées
entièrement au caprice de la température. Souvent , lorsque
toutes les baraques sont dressées , toutes les dispositions faites,
que l'emplacement des courses n'attend plus que ses chevaux ,
et que les montagnes russes n'attendent plus que leurs glisseurs,
la girouette dérouillée tourne tout à coup à l'ouest; des bouf-
fées de vent humide arrivent du golfe de Finlande , la glace
suinte et la police intervient; aussitôt, au grand désespoir de
REVUE DE PARIS. lOô
la population de Sainl-Pétersl)oiii'S , les baraques sonl démolies
et transportées sur le champ de Mars. Mais quoique ce soit
absolument la même chose, et que la foule y retrouve les
mêmes amusements, n'importe, le carnaval est manqué. Le
Russe est pour sa Neva comme le Napolitain pour son Vésuve :
s'il cesse de fumer, on craint qu'il ne soit éteint , et le lazzarone
aime mieux le voir mortel que mort.
Heureusement il n'iju fut point ainsi pendant le glorieux hiver
de 1825 , et pas un instant il n'y eut , grâce à Dieu , crainte de
dégel 5 aussi , tandis que quelques bals aristocratiques prélu-
daient aux joies populaires, des baraques nombreuses com-
niencèrent-eiles à se dresser en face de l'ambassade de France,
s'étendant pres(jue d'un (juai à l'autre, c'est-à-dire sur une
largeur de plus de deux mille pas. Les montagnes russes ne
demeurèrent point en relard, et, à mon grand étonnement ,
me parurent beaucoup moins élégantes que leurs imitations
parisiennes : c'esttout bonnement une descente cintrée de cent
pieds de hauteur et de quatre cents pieds de long, formée par
des planches, sur lesquelles on jette alternativement de l'eau
et de la neige jusqu'à ce qu'il s'y forme une croûte de glace de
six pouces à peu près. Quant au traîneau, c'est tout bonne-
ment une planche formant retour à l'une de ses extrémités, et
ressemblant tout à fait, poi.'r là forme, aux erociiets à l'aide
desquels nos commissionnaires portent leurs fardeaux. Les con-
ducteurs vont dans la foule, tenant leur planche sous le bras
et recrutant des amateurs. Lorsqu'ils ont trouvé une pratique,
ils montent avec elle par l'escalier qui conduit au sommet, et
qui est pratiqué sur le versant opposé à la descente; le glisseur
ou la glisseuse s'assied sur le devant, les pieds appuyés au
rebord ; le conducteur s'accroupit derrière , et dirige son
traîneau avec une adresse d'autant plus nécessaire , que , les
deux côtés de la montagne étant sans garde-fous, on serait pré-
cipité si la planche déviait dans sa course. Chaque course coûte
un kopeck, c'est-à-dire un peu moins de deux liards de notce
monnaie.
Les autres divertissements ressemblent fort à ceux de nos
fêtes dans les Champs-Elysées les jours de réjouissance publique ;
ce sont des alcides de tous les pays, des cabinets de cire, des
géantes et des naines , le tout annoncé par des musiques féroces
104 REVUE M PARIS.
et {i(;s Do!)èolios cnsmopo!i(PS. Aulant (jne jVn pus juger par
les gestes, les p:;racles, à l'aide desquelles ils ap;;e'?.ient les
chalands, avaient avec les nôtres de grandes ressemblances,
quoique toutes se distinguassent par des détails particuliers au
pays. Une des plaisanteries qui me parurent avoir le plus de
succès est celle que l'on fait à un bon père de famille , impa-
tient de revoir son dernier né qui doit arriver le jour même du
village où il a été envoyé. Bientôt la nourrice paraît tenatit le
marmot si complètement emmaillotté qu'on n'aperçoit que le
bout d'un petit museau noir. Le père , ravi de revoir sa progé-
niture , qui pousse force grognements , trouve que c'est tout
son portrait pour le physique , et sa mère pour ramabililé. A
ce mot, la mère monte et entend le compliment ; le compliment
amène une discussion, la discussion une rixe; le marmot,
tiraillé des deux côtés, se démaillolle; un ourson apparaît aux
grands applaudissements de la multitude, el le père commence
à s'apercevoir qu'on lui a changé son enfant en nourrice.
Pendant la dernière semaine du carnaval, des mascarades
nocturnes parcourent les rues de Saint-Pétersbourg, allant de
maisons en maisons intriguer, comme cela se fait dans nos
villes de province. Alors un des déguisements les plus générale-
ment adoptés est celui de Parisien. Il consiste en un habit pincé
à longs pans, en un col de chemise outrageusement empesé, et
qui dépasse la cravate de trois ou quatre pouces ; en une per-
ruque bouclée, en un énorme jabot et en un petit chapeau de
paille; la caricature se complète par force breloques et chaînes
pendantes autour du cou et jouant à la ceinture. Malheureuse-
ment, dès que les masques sont reconnus, la liberté cesse,
l'étiquette reprend ses droits et le polichinelle redevient excel-
lence, ce qui ne laisse pas d'ôler quebjue piquant à l'intrigue.
Quant au peuple, comme pour se dédommager d'avance des
austérités du grand carême, il s'empresse d'avaler tout ce qu'il
peut en viande et en liqueurs ; mais dès que la mi-nuit du di-
manche au lundi gras sonne, on passe de l'orgie au jeûne , et
cela avec une telle conscience , (pie les restes du repas inter-
rompu au premier coup de l'horloge sont déjà jetés aux chiens
quand sonne le dernier. Alors tout change , les gesfes lascifs
deviennent des signes de croix, elles bacchanales vse trans-
forment en prières. On allume des cierges devant l'image du
KliVUE DE PARIS. 105
j>;i(ron de la maisoM , et les églises, désertes jusque-là et qu'on
semblait avoir totalement oubliées , deviennent du jour au len-
demain trop petites.
Cependant ces fêtes , si brillantes qu'elles soient encore au-
jourd'hui, sont fort dégénérées en comparaison de ce qu'elles
étaient autrefois. En 1740, par exemple, l'impératrice Anne
Ivanowna résolut de. surpasser tout ce qu'on avait fait jus-
(lu'alors en ce genre , et voulut donner une de ces fêtes comme
une impératrice de Russie peut seule en donner. Elle fixa à cet
effet les noces de son bouffon aux derniers jours du carnaval, et
envoya l'ordre à cliaque gouverneur de lui envoyer, pour pa-
raître à celte cérémonie , un couple de chaque espèce d'habitant
de son district, dans leur costume national et avec réquij)age
qui leur était propre. Les ordres de l'impératrice furent ponc-
tuellement exécutés, et audit jour, la puissante souveraine vit
arriver une députation de cent peuples différents , dont quel-
ques-uns lui étaient à peine connus de nom. C'étaient les Kamt-
chadales et les Lapons , dans des traîneaux tirés , les uns par
des chiens , et les autres par des rennes. C'étaient le Kalmouk
sur ses vaches, le Buchar sur ses chameaux, l'Indien sur ses
éléphants et l'Ostiak sur ses patins. Alors, et pour la première
fois , se trouvèrent face à face , arrivant des extrémités de
l'empire, le roux Finnois et le Circassien aux cheveux noirs,
le géant Ukrainien et le pygmée Samoyédej enfin, l'ignoble
Baschkir, que son voisin le Kirghis appelle Istaki, c'est-à-dire
saie , et le bel habitant de la Géorgie et de l'iaruslave . dont les
filles font l'honneur des harems de Constantinople et de Tunis.
A mesure qu'il arrivait, chaque député de chaque peuple
était rangé , selon le pays (ju'il habilait, sous l'une des quatre
bannières qui l'attendait; la i)remière représentait le prin-
temps, la seconde l'été, la troisième l'automne , la quatrième
l'hiver; puis, lorsque tous furent au rendez-vous, un matin,
l'étrange cortège commença de défiler dans les rues de Saint-
Pétersbourg, où, pendant huit jours, cette procession chaque
jour renouvelée n'était point encore parvenue à satisfaire la
curiosité publique.
Enfin parut le jour de la cérémonie nuptiale. Les nouveaux
mariés , après avoir entendu la messe à la chapelle du chàleau,
se rendirent, accompagnés de leur escorte burlesque, au palais
9 10
106 REVUE DE PARIS.
i]iie leur avait fait préparer l'impératrice, qui était digne, par
sa bizarrerie , du reste de la fête. C'était un palais tout entier
taillé dans la glace, long de cinquante-deux pieds et large de
vingt, avec ses ornements extérieurs et intérieurs, avec ses tables,
ses chaises , ses chandeliers , ses assiettes , ses statues et son lit
nuptial transparents , ses galeries au-dessus du toit, son fron-
ton au-dessus de la porte , le tout peint de façon à imiter par-
faitement le marbre vert, et défendu par six canons de glace,
dont l'un , chargé d'une livre et demie de poudre et d'un boulet,
les salua à leur arrivée, et envoya son projectile percer à
soixante-dix pas une planche de deux pouces d'épaisseur. Mais
la pièce la plus curieuse de ce palais hivernal était un éléphant
colossal monté par un Persan armé de toutes pièces et conduit
par deux esclaves ; plus heureux que son confrèi'e de la Bastille ,
celui-ci, tantôt fontaine et tantôt fanal, faisait jaillir de sa
trompe, le jour de l'eau, la nuit du feu; puis, de temps en
temps, et comme c'est la coutume de ces animaux, il poussait,
grâce à huit ou dix hommes qui s'introduisaient dans son corps
vide par les pieds creusés, des cris terribles qui étaient entendus
d'un bout à l'autre de Saint-Pétersbourg.
Malheureusement , de pareilles fêtes , même en Russie , sont
éphémères. Le carême renvoya les cent peuples chez eux, et le
dégel lit fondre le palais. Depuis lors on n'avait rien vu de pa-
reil, et à chaque année nouvelle le carnaval semble aller en
s'altristant.
Celui de 1825 fut moins gai encore qne de coutume, et
sembla n'être que le spectre de ses joyeux devanciers : c'est que
la mélancolie toujours croissante de l'empereur Alexandre s'était
répandue à la fois sur la cour, qui craignait de lui déplaire,
et sur le peuple , qui sans les connaître partageait ses chagrins.
Comme quelques-uns ont dit que ces chagrins étaient des re-
mords, racontons fidèlement ce qui les avait causés.
XII.
A la mort de Catherine II, sa mère, Paul ^'^ monta sur le
trône, dont il eût sans aucun doute été exilé ù tout jamais, si
REVUE DE PARIS. 107
son fils Alexandre avait voulu se prêter aux desseins que l'on
avait sur lui. Longtemps exilé de la cour , toujours séparé de ses
enfants, de l'éducation desquels leur aïeule s'était chargée, le
nouvel empereur apportait dans l'administration des affaires
suprêmes , si longtemps régies par le génie de Catherine et le
dévouement de Polemkin , un caractère méfiant , farouche et bi-
zarre qui fit de la courte période pendant laquelle il demeura
sur le trône un spectacle presque incompréhensible pour les
peuples ses voisins et les rois ses frères.
Le cri lamentable qu'avait poussé Catherine II , après trente-
sept heures d'agonie , avait proclamé dans le palais Paul l"^ au-
tocrate de toutes les Russies. A ce cri , l'impératrice Marie était
tombée aux genoux de son mari avec ses enfants, et l'avait la
première salué czar. Paul les avait relevés en les assurant de ses
bontés impériales et paternelles. Aussitôt la cour , les chefs des
départements et de l'armée, les grands seigneurs et les cour-
tisans, étaient passés tour à tour devant lui, se prosternant
par numéro d'ordre , chacun selon son rang et son ancienneté,
et derrière e^ix, un détachement des gardes, conduits sous le
palais, avaient, avec les oflîciers et les gardes arrivant de Gat-
cliina, ancienne résidence de Paul, juré fidélité au souverain,
que la veille ils gardaient encore , plutôt pour répondre de lui
que pour lui faire honneur, et plutôt comme prisonnier que
comme héritier de la couronne. A l'instant même les cris de
commandement , le bruit des armes, le froissement des grosses
bottes et le frémissement des éperons avaient retenti dans ces
appartements où la grande Catherine venait de s'endormir pour
toujours. Le lendemain Paul P^ avait été proclamé empereur ,
et son fils Alexandre czarewich , ou héritier présomptif du
trône.
Paul arrivait au trône après trente-cinq ans de privations ,
d'exil et de mépris, et, à l'âge de quarante-trois ans, se trouvait
mailre suprême du royaume où la veille il n'avait qu'une
prison. Pendant ces trente-cinq ans , il avait beaucoup souffert,
et par conséquent beaucoup appiis ; aussi apparut-il sur le
trône les poches remplies de règlements rédigés pendant l'exil,
règlements qu'il s'empressa avec une hâte étrange de mettre
les uns après les autres, et quelquefois tous ensemble, à exé-
cution.
108 REVUE DE PARIS.
D'abord, procédant d'une façon tout opposée à celle de Ca-
therine, pour laquelle sa rancune, lentement aigrie et trans-
formée en haine , pei çait dans chaque action , il s'entoura de ses
enfants, une des plus belles et des plus riches familles souve-
raines du monde, et créa le grand-duc Alexandre gouverneur
militaire de Saint-Pétersbourg. Quant à rimi)ératrice Marie,
<iui avait jusqu'alors eu grandement à se plaindre de son éloi-
gnement, elle le vit avec un étonnement mè!é de crainte revenir
à elle bon et affectueux. Ses revenus furent doublés , et cepen-
dant elle doutait encore; mais bientôt ses caresses accompa-
gnèrent ses bienfaits, et alors elle crut; car c'était une sainte
àme de mère et un noble cœur de femme.
Par une manie d'opposition qui lui était familière et qui se
révélait toujours au moment où elle était le plus inattendue, le
premier ukase que rendit Paul fut pour arrêter une levée de
recrues récemment ordonnée par Catherine, et qui enlevait par
tout le royaume un serf sur cent. Celle mesure était plus qu'hu-
maine , elle était politique; car elle acquérait à la fois au
nouvel empereur la reconnaissance de la noblesse , sur laquelle
pèse celte dîme militaire , et l'amour des paysans, qui la four-
nissent en nature.
Zoubow, le dernier favori de Catherine, croyait avoir tout
perdu en perdant sa souveraine, et craignait non-seulement
pour sa liberté, mais encore pour sa vie. Paul I<"' le fît venir,
le confirma dans ses emplois , et lui dit en lui rendant la canne
de commandant que porte l'aide de camp général, et qu'il avait
renvoyée : Continuez à remplir vos fondions près du corps de
ma mère ; j'espère que vous me servirez aussi fidèlement que
vous l'avez servie. »
Kosciusko avait été fait prisonnier; il était consigné dans
l'hôtel du feu ^mte d'Anhall, et avait pour sa garde habituelle
un major, qui^ le quittait jamais et mangeait avec lui. Paul
alla le délivrer lui-même et lui annoncer qu'il était libre. Comme
dans le premier moment, tout ù l'étonnement et à la surprise,
le général polonais avait laissé l'empereur se retirer sans lui
faire tous les remercîmenls qu'il croyait lui devoir, il se fit à
sou tour porter au palais, la tète enveloppée de bandages, car
il était encore affaibli et souffrant de ses blessures. Introduit
devant l'empereur et l'impératrice, Paul lui offrit une terre et
REVUE DE PARIS. 109
des paysans dans son royaume ; mais Kosciusko refusa , et de-
manda en échange une somme d'argent, pour aller vivre et
mourir où il voudrait. Paul lui donna 100,000 roubles , et Kos-
ciusko alla mourir en Suisse.
Au milieu de (ouïes ces ordonnances , qui , trompant les
craintes de tout le monde , présageaient un noble règne , le mo-
ment de rendre les honneurs funèbres à l'impératrice arriva.
Alors Paul I*"" résolut d'accomplir un double devoir filial. De-
puis trente-cinq ans, le nom de Pierre III n'avait élé prononcé
(ju'à voi.x basse à Saint-Pétersbourg; Paul ler se rendit dans le
couvent de Saint-Alexandre-Kieuski, où le malheureux empe-
reur avait été enterré; il se fit montrer par un vieux moine la
tombe ignorée de son père, fit ouvrir le cercueil, s'agenouilla
devant les restes augustes qu'il renfermait, et, tirant le gant
qi;i couvrait la main du squelette, il le baisa plusieurs fois.
Puis, lorsqu'il eut longtemps et pieusement prié près du cer-
cueil, il le fit élever au milieu de l'église, et ordonna qu'on
célébrât près des restes de Pierre les mêmes services (pi'auprès
du corps de Catherine, exposé sur son lit de parade dans une
des salles du palais. Enfin , ayant découvert dans la retraite, où
il vivait disgracié depuis le tiers d'un siècle, le baron Ungern-
llernberh, ancien serviteur de son père , il le fit appeler dans
une salle du palais où était un portrait de Pierre III, et lorsque
le vieillard fut venu : « Je vous ai fait appeler, lui dit-il , pour
que, à défaut de mon père lui-même , ce portrait soit témoin de
ma reconnaissance envers ses fidèles amis. » Et l'ayant con •
duit près de celte image, comme si ses yeux pouvaient voir ce ■
qui allait se passer , il embrassa le vieux guerrier, le fit général
en chef, lui passa le cordon de Saint-Alexandre-Nieuski au cou,
et le chargea de faire le service auprès du corps de son père
, avec le même uniforme qu'il avait porté comme aide de camp
de Pierre m. '
Le jour de la cérémonie funèbre arriva ; Pierre III n'avait ja-
mais été couronné, et c'élait sous ce prétexte qu'il avait été
enterré comme un simple seigneur russe dans l'église de Saint-
Alexandre-Nieuski. Paul le' fit couronner son cercueil, et le fit
transporter au palais pour être exposé près du corps de Cathe-
rine; de là les restes des deux souverains furent transportés à
la citadelle, déposés sur la même estrade, et pendant huit
10.
110 REVUE DE PAR (S.
jours, les courtisans par bassesse, et le peuple par amour,
vinrent baiser la main livide de l'impéralrioe et le cercueil de
l'empereur.
Au pied de cette double tombe , où il vint comme les autres ,
Paul l*^"" sembla avoir oublié sa piété et sa sagesse. Isolé dans
son palais de Gatchina avec deux ou trois compagnies de gardes,
il y avait pris l'habilude des petits détails mililaires , et passait
([ueUpiel'ois des beures entières à brosser ses boutons d'uniforme
avec le même soin et la même assiduité que Polemkin mettait à
vergeter ses diamants. Aussi, dès le malin même de son avéne-
nement , tout avait pris une face nouvelle au palais, et le nouvel
empereur avait commencé, avant de s'occuper des soins de
l'État, à mettre à exécution tous les petits changements qu'il
comptait introduire dans l'exercice et dans l'habillement du
soldat. En conséquence, vers les trois heures de l'après-midi,
du même jour, il était descendu dans la cour pour faire manœu-
vrer ses soldats à sa manière et leur montrer à faire l'exercice
à son goût. Cette revue, qui se renouvela tous les jours, reçut
de lui le nom de ivachtparade , et devint non-seulement l'insti-
tution la plus importante de son gouvernement, mais encore la
point central de toutes les administrations du royaume. C'était à
cette parade qu'il publiait les rapports, donnait ses ordres, rendait
ses ukases, et se faisait présenter ses officiers; c'était là qu'entre
les deux grands-ducs Alexandre et Constantin, tous les jours
pendant trois heures, quelque froid qu'il fil, sans fourrures, la
tête nue et chauve , le nez au vent, une main derrière le dos et
de l'autre levant et baissant alternativement sa canne en criant :
Raz, diva! raz, diva, (une . deux! une, deux)', on le voyait
trépignant pour se réchauffer et mettant son amour-propre à
braver vingt degrés de froid.
Bientôt les plus petits détails militaires devinrent des affaires
d'État; il changea d'abord la couleur de la cocarde russe, qui
était blanche, pour lui substituer la cocarde noire avec un li-
seré jaune , et ceci était bien, car, avait dit l'empereur, le blanc
se voit de loin et peut servir de point de mire, tandis que la
noir se perd dans la couleur du chapeau, et que, grâce ii cette
identité de ton, l'ennemi ne sait jdus où viser le soldat. Mais la
réforme ne s'arrêta point là; elle atteignit tour à (our la couleur
du plumet, la hauteur des bottes et les boulons des guêtres, si
REVUE DE PARIS. 111
bien que la plus grande preuve de zèle qu'on pouvait lui donner
était de paraître le lendemain à la wachtparade avec les chan-
gements qu'il avait introduits la veille , et plus d'une fois cette
promptitude à se soumettre à ses futiles ordonnances fut ho-
noiée d'une croix ou récompensée d'un grade.
Ouelque prédilection que Paul P'' eût pour ses soldats, qu'il
habillait et déshabillait sans cesse comme un enfant fait de sa
poupée, sa manie réformatrice s'étendait de temps en temps au
i)Ourgeois. La révolution française, en mettant les chapeaux
ronds à la mode, lui avait donné l'horreur de ce genre de
coiffure; aussi un beau matin une ordonnance parut qui défen-
dait de se mqntrer en chapeau rond dans les rues de Saint-Pé-
teisbourg. Soit ignorance , soit op|)osilion, la loi ne reçut pas
une aussi rapide application que le désirait l'empereur. Alors il
plaça à chaque coin de rue des. cosaques et des soldats de po-
lice avec un ordre de décoiffer les récalcitrants ; et lui-même
parcourut les rues en traîneau pour voir où l'on en était à Saint-
Pétersbourg du changement ordonné. Il allait rentrer au palais
après une tournée assez satisfaisante , lorsqu'il aperçut un An-
glais qui, pensantqu'un ukase surleschapeauxétait unattentatà
la libertéindividuelle, avait conservé le sien. Aussitôt l'empereur
s'arrête et ordonne à l'un de ses officiers d'aller décoiffer l'im-
pertinent insulaire qui se permet de venir le braver jusque sur
la place de l'Amirauté; le cavalier part au galop, et, arrivé au
coupable, le trouve respectueusement coiffé d'un chapeau à
Irois cornes. Le messager , désappointé , tourne aussitôt le dos
et revient faire son rapport. L'empereur , qui voit que ses yeux
l'ont trompé, lire sa lorgnette et la braque sur l'Anglais, qui
continue de suivre son chemin avec la même gravité. L'officiei'
s'est trompé, l'Anglais a un chapeau rond; l'officier est mis an
arrêts, et un aide de camp est envoyé à sa place. Jaloux de
plaire à l'empereur, l'aide de camp lance son cheval ventre à
terre, cl en quelque secondes il a rejoint l'Anglais. L'empereur
s'est trompé, l'Anglais à un chapeau à trois cornes. L'aide de
camp tout penaud revient vers le prince et lui fait la même ré-
ponse que l'officier. L'empereur reprend sa lorgnette, et l'aide
de camp est envoyé aux arrêts avec l'officier : l'Anglais à un
chapeau rond. Alors un général offre de remplir la mission qui
a été si fatale à ses deux devanciers, et pique de nouveau vers
1Î2 REVUE DE PARIS.
l'Anglais sans le quitter un instant des yeux. Alors il voit à
mesure ([u'il approche le chapeau changer de forme, et passer
de la forme ronde à la forme triangulaire; craignant une dis-
grâce pareille à celle de l'officier et de l'aide de camp , il amène
l'Anglais devant l'empereur, et tout s'explique. Le digne insu-
laire, pour concilier son orgueil national avec le caprice du
souverain étranger, avait fait confectionner un feutre qui, au
moyen d'un petit ressort caché dans l'intérieur, passait subite-
ment de la forme prohibée ù la forme légale. L'empereur trouva
l'idée heureuse, lit grâce à l'aide de camp et à l'officier, et permit
à l'Anglais de se coiffer à l'avenir comme bon lui semblerait.
L'ordonnance sur les voitures suivit celle sur les chapeaux.
Un matin on publia dans Saint-Pétersbourg la défense d'atteler
les chevaux à la manière russe, c'est-à-dire le postillon montant
le cheval de droite et ayant le cheval de main à gauche. Quinze
jours étaient accordés aux propriétaires de calèches, de landaws
et de droschki, pour se procurer des harnais ù l'allemande,
après lequel temps il était enjoint à la police de couper ies traits
des équipages qui se permettraient de faire de l'opposition. Au
reste la réforme ne s'arrêtait pas aux voitures , et montait jus-
qu'aux cochers : les ivoschiks reçurent l'ordre de s'habiller à
l'allemande, de sorte qu'il leur fallut , à leur grand désespoir,
couper leur barbe, et coudre au collet de leur habit une queue
qui restait toujours à la même place, tandis qu'ils tournaient
la tète à droite et à gauche. Un officier qui n'avait pas encore
eu le temps de se conformer à la nouvelle ordonnance , avait
pris le parti de se rendre à la wachtparade à pied , plulôt que
d'irriter l'empereur |)ar la vue d'une voiture proscrite. Enve-
loppé dans une grande pelisse , il avait donné son épéeà porter
h un soldat, quand il fut rencontré par Paul , qui s'aperçut de
cette infraction à la discipline : l'officier fut fait soldat, et le
soldat officier.
Dans tous ces règlements, l'étiquette n'était point oubliée.
Une ancienne loi voulait que, lorsqu'on rencontrait dans les
rues l'empereur , l'impératrice ou le czarewich , on fît arrêter sa
voiture ou son cheval, et qu'après être descendu de l'un ou de
l'antre , on se prosternât dans la poussière , dans la boue ou
dans la neige. Cet hommage , si difficile à rendre dans une ca-
pitale où passent dans chaque rue et à chaque heure des milliers
HKVUE DE PARIS. 115
lie voilures , avjit lUé aboli sous le n'^,ne de Cadierine, Aussitôt
Kon avéïiomfiîf, Paul le rélahlit liar.s (oute sa rigueur. Un offi-
cier {îénéral , dont les gens n'avaient point reconnu l'équipage
de l'empereur , fut désMraîé et envoyé aux arrêts ; le ternie de
sa réclusion arrivé, on voulut lui rei'.dre son épée, mais il re-
fusa de la reprendre , disant que c'était une épée d'honneur
donnée par Calherine, avec le privilège de ne pouvoir lui être
ùtée. Paul examina l'épée , et en efret il vit (pi'elle était d'or et
enrichie de diamants; alors il fit venir le général et lui remit
lui-même ré|<ée , en lui disant (ju'il n'avait aucun ressentiment
contre lui , mais en lui ordonnant néanmoins de partir pour
l'armée dans les jiiigt-qualre heures.
Malheureusement les choses ne tournaient pas toujours d'une
façon aussi satisfaisante. Un jour , un des plus braves brigadiers
de l'empereur , M. de Likarow, étant tombé malade à la cam-
pagne, sa femme, qui ne voulait s'en fier qu'à elle-même d'une
si importante commission , vint à Saint-Pétersbourg pour y
chercher un médecin ; le malheur voulut qu'elle rencontrât la
voiture de l'empereur. Comme elle et ses gens étaient absents
depuis trois mois de la capitale , personne d'entre eux n'avait
entendu parler de la nouvelle ordonnance , si bien que sa voi-
lure passa sans s'arrêter à quelque distance de Paul , qui se pro-
menait à cheval. Une pareille infraction à ses ordres blessa vi-
vement l'empereur . qui dépêcha aussitôt un aide de camp après
l'équipage rebelle , avec ordre de faire les quatre domestiques
soldats et de conduire leur maîtresse en prison. L'ordre fut exé-
cuté : la femme devint folle, *t le mari mourut.
L'étiquette n'était pas moins sévère dans l'intérieur du palais
que dans les rues de la capitale : tout courtisan admis au baise-
main devait faire retentir le baiser avec sa bouche et le plan-
cher avec son genou ; le prince Georges Galilzin fut envoyé aux
arrêts pour n'avoir pas fait une révérence assez profonde, et
avoir baisé la main troj) négligemment.
Ces actes extravagants que nous prenons au hasard dans la
vie de Paul l';'' avaient, au bout de quatre ans, rendu un plus
long règne à peu près impossible , car chaque jour le peu de
raison qui restait à l'empereur disparaissait pour faire place à
quelque nouvelle folie, et les folies d'un souverain tout puis-
sant , dont le moindre signedevienl un ordre exéculé fi l'instant
114 REVUE DE PARIS.
même, sont choses dangereuses. Aussi Paul sentait-il instincti-
vement qu'un danger inconnu , mais réel , l'enveloppait, et ces
craintes donnaient encore une plus capricieuse mobilité à son
esprit. Il s'était pres(iue entièrement relire dans le palais Saint-
Michel , qu'il avait fait bàîir sur l'ancien emplacement du palais
d'Été. Ce palais , peint en rouge pour faire honneur au goût
d'une de ses maîtresses, qui était venue un soir à la cour avec
des gants de celle couleur, était un édifice massif, d'un assez
mauvais style, tout hérissé de bastions, et au milieu duquel
seulement l'empereur se croyait en sûreté.
Cependant au milieu des exécutions, des exils et des dis-
grâces, deux favoris étaient restés comme enracinés à leur
place. L'un était KoutaisofF, ancien esclave turc, qui, du rang
de barbier qu'il occupait auprès de Paul, était devenu subite-
ment , et sans qu'aucun mérite molivàt cette faveur , un des
principaux personnages de l'empire; l'autre était le comte
Pahlen, gentilhomme coiirlandais , major-général sons Cathe-
rine II , et que l'amitié de Zoubow, dernier favori de l'impéra-
trice , avait élevé à la place de gouverneur civil de Riga. Or, il
arriva que l'empereur Paul , quelque temps avant son avène-
ment au trône, passa dans cette ville; c'était ré|>ouue où II
était presque proscrit, et où les courlisans osaient à peine lui
parler. Pahlen lui rendit les honneurs dus au czarewich. Paul
n'était point habitué à une pareille déférence; il en garda la
mémoire dans son cœur . et une fois monté sur le trône , se sou-
venant de la réception que lui avait faite Pahlen , il le fit venir
à Saint-Pélersbourg, le décora cfes premiers ordres de l'empire ,
le nomma chef des gardes et gouverneur de la ville à la place
du grand-duc Alexandre, son tils , dont le respect et l'amour
n'avaient pu désaimer sa défiance.
Mais Pahlen , grâce à la position élevée qu'il occupait près
de Paul , et que contre toutes probabilités il avait déjà con-
servée près de quatre ans , était plus à même que personne d'ap-
précier l'instabiiilé des fortunes humaines. Il avait vu tant
d'hommes monter et tant d'hommes descendre ; il en avait vu
tant d'autres tomber et se briser, qu'il ne comprenait pas lui-
même comment le jour de sa chute n'était pas encore arrivé ,
et qu'il résolut de la prévenir par celle de l'empereur. Zoubow ,
son ancien prolecleur , le même <pie l'empereur avait d'abord
REVUE DE PARIS. 115
nommé aide de camp général du palais, el il qui il avait confié
la garde du cadavre de sa mère , Zoubow, l'ancien piolecleur
de Pahlen , tout à coup tombé dans la disgrâce , avait vu un
matin le scellé rais sur sa chancellerie, ses deux principaux se-
crétaires . Altesli et Gribowski chassés scandaleusement, et tous
les officiers de son état-major et de sa suite obligés de rejoindre
à l'instant leurs corps ou de donner leurs démissions. En échange
de tout cela , l'empereur, par une contradiction étrange, lui
avait fait cadeau d'un palais ; mais sa disgrâce n'en était pas*
moins réelle, car le lendemain tous ses commandements lui
avaient été retirés; le surlendemain on lui avait demandé la
démission des vingt-cim] ou trente emplois qu'il occupait, et
une semaine ne s'était pas écoulée , qu'il avait obtenu la per-
mission ou plutôt reçu l'ordre de quitter la Russie. Zoubow s'é-
tait retiré en Allemagne , où , riche , jeune , beau , couvert de
décorations et plein d'esprit , il faisait honneur au bon goût de
Catherine, en prouvant qu'elle avait su être grande jusque dans
ses faiblesses.
Ce fut là qu'un avis de Pahlen alla le chercher. Sans douîe
déjà Zoubow s'était plaint à son ancien protégé de son exil,
qui , tout explicable qu'il était , n'en était pas moins resté inex-
plicjué, et Pahlen ne faisait que répondre à une de ses lettres.
Cette réponse contenait un conseil : c'était de feindre l'intention
d'éi)Ouser la fille du favori de Paul , Koutaisoff; nul doute que
l'empereur , flatté par cette demande , ne i)ermit à l'exilé de re-
paraître à Saint-Pétersbourg; alors et quand on en serait là,
on verrait.
Le plan proposé fut suivi. Un matin, Koutaisoff reçut une
lettre de Zoubow , qui lui demandait sa fille en mariage. Aus-
sitôt le barbier parvenu , flatté dans son orgueil , court au palais
Saint-Michel , se jette aux pieds de l'empereur , et le supplie , la
lettre de Zoubow à la main , de combler sa fortune et celle de
sa fille , en approuvant ce mariage , et en permettant à l'exilé
de revenir. Paul jette un coup d'œil rapide sur la lettre que
Koutaisoff lui présente; puis, la lui rendant après l'avoir lue :
— C'est la première idée raisonnable qui passe par la tête de
ce fou, dit l'empereur; qu'il revienne. — Quinze jours après ,
Zoubow était de retour à Saint-Pétersbourg, et, avec l'agré-
ment de Paul , faisait la cour à la lille du favori.
116 BEVUE DE PARIS.
Ce fut cachée sons C(^ voiîft (jiio ia conspir.ilion se foiina et
grandit, se reciiilaiit ciia(|iie jour de nouveaux luécoiKenls.
D'abord les conjurés ne parlèrent que d'une simple abdication ,
d'une substitution de personne , et voilà tout. Paul serait en-
voyé sous bonne garde dans quelque province éloignée de l'em-
pire, et le grand-duc Alexandre, dont on disposait ainsi sans
son consentement, monterait sur le trône. Quelques-uns sa-
vaient seulement qu'on tiierail le poignard au lieu de l'épée , et
qu'une fois tiré, il ne rentrerait plus que sanglant au four-
reau. Ceux-là connaissaient Alexandre; sachant qu'il n'accep-
terait pas la régence, ils étaient décidés à lui faire une succes-
sion.
Cependant Pahlen , quoique le chef de la conspiration , avait
scrupuleusement évité de donner une seule preuve contre lui ;
de sorte que , selon l'événement , il pouvait seconder ses com-
pagnons ou secourir Paul. Cetle réserve de sa part jetait une
certaine froideur sur les délibérations, et les choses eussent
peut-être traîné ainsi en longueur un an encore , s'il ne les avait
hâtées lui-même par un stratagème étrange , mais qu'avec la
connaissance qu'il avait du caractère de Paul il savait devoir
réussir. Il écrivit à l'empereur une lettre anonyme, dans la-
quelle il l'avertissait du danger dont il était menacé. A cette
lettre était jointe une liste conîenant les noms de tous les con-
jurés.
Le premier mouvement de Paul en recevant cette lettre fut
(le doubler les postes du palais Saint - Michel et d'appeler
Pahlen.
Pahlen , qui s'attendait à celte invitation , s'y rendit aussitôt.
Il trouva Paul I" dans sa chambre à coucher située au premier.
C'était une grande pièce carrée , avec une porte en face de la
cheminée, deux fenêtres donnant sur la cour, un lit en face de
ces deux fenêtres , et au pied du lit une porte dérobée qui don-
nait chez l'impératrice; en outre, une trappe, connue de l'em-
pereur seul , était pratiquée dans le plancher. On ouvrait celte
trappe en la pressant avec le talon de la botte; elle donnait sur
l'escalier, et l'escalier dans un corridor par lequel on pouvait
fuir du palais.
Paul se promenait à grands pas , entrecoupant sa marche d'in-
terjections terribles, lorsque la porte s'ouvrit et que le comte
BEVUE DK l'AHlS.. 117
pariil. I/cmpcroiii' se reloiirr.a , el demcuinnt diibouMcs bras
cioisés , Ic's yeux fixés sur Paiilcii :
— Comte, lui dil-il après un instant de silence, savez-vous
ce qui se passe?
— Je sais , répondit Palilen , que mon gracieux souverain me
fait appeler et que je m'empresse de me rendre à ses ordres.
— Mais savez-vous pourquoi je vous fais appeler? s'écria Paul
avec un mouvement d'impatience.
— J'attends respectueusement que Votre Majesté daigne me le
dire.
— Je vous ai fait appeler, monsieur , parce qu'une conspira-
lion se trame contre moi.
— Je le sais , sire.
— Comment , vous le savez ?
— Sans doute. Je suis un des complices.
— Eh bien ! je viens d'en recevoir la liste. La voici.
— Et moi, sire , j'en ai le double. La voilà.
— Pahieii ! murmura Paul épouvanté et ne sachant encore ce
qu'il devait croire.
— Sire, reprit le comte, vous pouvez comparer les deux
listes ; si le délateur est bien informé , elles doivent être j)a-
nilles.
— Voyez, dit Paul.
— Oui, c'est cela, dit froidement Pahlen; seulement trois
jtersonnes sont oubliées.
— Lesquelles? demanda vivement l'empereur.
— Sire , la prudence m'em|)êche de les nommer; mais, après
la preuve que je viens de donnera Voire Majesté de l'exactitude
de mes renseignements , j'espère qu'elle daigneia m'accorder
une confiance entière et se reposer sur mon zèle du soin de
veiller à sa sûreté.
— Point de (refaite , interrompit Paul avec toute l'énergie de
la terreur; qui sont-ils? Je veux savoir qui ils sont à l'instant
même.
— Sire , répondit Pahlen en inclinant la tête , le respect m'em-
pêche de révéler d'augusles noms.
— J'entends, reprit Paul d'une voix sourde et en jetant un
coup d'œil sur la porte dérobée qui conduisait dans l'apparte-
ment de sa femme. Vous voulez dire l'impératrice, n'est-ce pas?
9 11
118 REVUE DE l^ARIS.
Vous voulez (lire le czarewich Alexandre et le grand-duc Con-
stantin ?
— Si la loi ne doit connaître que ceux qu'elle peut atteindre...
— La loi atteindra tout le monde, monsieur, et le crime,
pour être plus grand, ne sera pas impuni. Palilen, à l'instant
même, vous arrêterez les deux grands-ducs, et demain ils
partiront pour Schiusseibourg. Quant à l'impératrice, j'en
disposerai moi-même. Pour les autres conjurés, c'est votre af-
faire.
— Sire, dit Pahlen , donnez-moi l'ordre écrit, et si haute que
soit la tête qu'il frappe, si grands que soient ceux qu'il doit at-
teindre, j'obéirai.
— Bon Fabien ! s'écrie l'empereur , tu es le seul serviteur
fidèle qui me reste. Veille sur moi , Pahlen , car je vois bien
qu'ils veulent tous ma mort et que je n'ai plus que toi.
A ces mots, Paul signa l'ordre d'arrêter les deux grands-ducs
et remit cet ordre à Pahlen.
C'était tout ce que désirait l'habile conjuré. Muni de ces diffé-
rents ordres , il court au logis de Platon Zoubow, chez qui il
savait les conspirateurs assemblés.
— Tout est découvert, leur dit-il; voici l'ordre de vous ar-
rêter. Il n'y a donc pas un instant à perdre ; cette nuit , je suis
encore gouverneur de Saint-Pétersbourg; demain, je serai peut-
être en [)rison. Voyez ce que vous voulez faire.
Il n'y avait pas à hésiter , car l'hésitation , c'était l'échafaud ,
ou tout au moins la Sibérie. Les conjurés prirent rendez-vous
pour la nuit même , chez le comte Talilzin , colonel du régiment
de Preobrajenî^ki ; et comme ils n'étaient pas assez nombreux ,
ils résolurent de s'augmenter de fous les mécontents arrêtés
dans la journée môme. La journée avait été bonne; car, dans la
matinée , une trentaine d'officiers api)artenant aux meilleures
familles de Saint-Pétersbourg avaient été dégradés et condamnés
à la prison ou à l'exil pour des fautes qui méritaient à peine
une réprimande. Le comte oidonna qu'une douzaine de traîneaux
se (lussent prêts à la porte des différentes prisons où étaient en-
fermés ceux qu'on voulait s'associer; puis, voyant ses com-
plices décidés , il se rendit chez le czarewich Alexandre.
Celui-ci venait de rencontrer son père dans un corridor du
palais, et avait été, comme d'habitude, droit à lui ; mais Paul ,
REVLE DE PARIS. U9
lui faisant signe de la main de se retirer , lui avait enjoint de
rentrer chez lui et d'y demeurer jusqu'à nouvel ordre. Le comte
le trouva donc d'autant plus inquiet qu'il ignorait la cause
de cette colère qu'il avait lue dans les yeux de l'empereur ;
aussi, à peine aperçut-il Pahlen, (ju'il lui demanda s'il n'é-
tait point chargé , de la part do son père , de quelque ordre pour
lui.
— Hélas ! répondit Pahlen; oui, votre altesse ; je suis chargé
d'un ordre terrible.
— El lequel? demanda Alexandre.
— De in'assurer de Votre Altesse et de lui demander son
épée.
— A moi , mon épée ! s'écria Alexandre ; et i)Ourquoi ?
— Parce que, à compter de cette heure , vous êtes prison-
nier.
— Moi, prisonnier! et de quel crime suis-je donc accusé,
Pahlen?,
— Votre Altesse impériale n'ignore pas qu'ici, malheureu-
sement , on encourt parfois le châtiment sans avoir commis l'of-
fense.
— L'empereur est doublement maître de mon sort , répondit
Alexandre, et comme mon souverain et comme mon père. Mon-
trez-le moi , et quel que soit cet ordre, je suis prêt à m'y sou-
mettre.
Le comte lui remit l'ordre ; Alexandre l'ouvrit , baisa la signa-
ture de son |)ère, puis coramençi à lire; seulement, lorsqu'il
fut arrivé à ce qui concernait Constantin : — Et mon frère
aussi ! s'écria-t-il. J'espérais que l'ordre ne concernait que moi
seul! — Mais parvenu à l'article qui concernait l'impératrice :
— Oh! ma mère ! ma vertueuse mère ! cette sainte du ciel des-
cendue parmi nous ! C'en est trop, Pahlen , c'en est trop.
Et se couvrant le visage de ses deux mains , il laissa tomber
l'ordre. Pahlen crut que le moment favorable était venu.
— Monseigneur, lui dit-il en se jetant à ses pieds, monsei-
gneur, écoutez-moi ; il faut piévenir de grands malheurs; il
faut mettre un terme aux égarements de votre auguste père.
Aujourd'hui il en veut ù voire liberté; demain, peut-être, il en
voudra à voire...
— Pahlen!
120 REVUE DE PARIS.
— Monseigneur, souvenez-vous d'Alexis Petrowitch.
— Palilen , vous calomniez mon père.
— Non, monseigneur, car ce n'est pas son cœur que j'accuse ,
mais sa raison. Tant de contradictions étranges, tant d'ordon-
nances inexécutables, tant de punitions inutiles ne s'expliquent
que par l'influence d'une maladie terrible. Ceux qui entou-
rent l'empereur le disent tous , et ceux qui sont loin de lui le
répètent tous. Monseigneur, voire malheureux père est insensé.
— Mon Dieu !
— Eh bien ! monseigneur, il faut le sauver de lui-même. Ce
n'est pas moiqui viens vous donner ce conseil , c'est la noblesse,
c'est le sénat, c'est l'empire, et je ne suis ici que leur interprète;
il faut que l'empereur abdique en votre faveur.
— Pahlen! s'écria Alexandre en reculant d'un pas, que me
dites-vous là? Moi, que je succède à mon père , vivant encore ;
que je lui arrache la couronne de la léte et le sceptre des mains?
C'est vous qui êtes fou, Pahlen... Jamais, jamais.
— Mais, monseigneur, vous n'avez donc pas vu l'ordre?
Croyez-vous qu'il s'agisse d'une simple prison? Non pas, croyez-
moi. Les jours de Voire Allesse sont en danger.
— Sauvez mon fière! sauvez l'impératrice ! c'est tout ce que
je vous demande, s'écria Alexandre.
— Et en suis-jele maître? dit Pahlen ; l'ordre n'est-il pas pour
eux comme pour vous? Une fois arrêtés, une fois en prison,
qui vous dit que des courtisans trop pressés , en croyant servir
l'empereur, n'iront pas au-devant de ses volontés? Tournez les
yeux vers l'Angleterre, monseigneur : même chose s'y passe;
quoique le pouvoir, moins étendu, rende le danger moins grand ,
le prince de Galles est prêt à prendre la direction du gouverne-
ment, et cependant la folie du roi George est une folie douce
et inoffensive. D'ailleuis , monseigneur, un dernier mot : peut-
être , en acceptant ce que je vous olïre , sauvez-vous la vie , non-
seulement du grand-duc' et de l'impératrice , mais encore de
votre père !
— Que voulez-vous dire!
— Je dis que le règne de Paul est si lourd , que la noblesse et
le sénat sont décidés à y mettre fin par tous les moyens possi-
bles. Vous refusez une abdicalion. Peul-èlre demain serez-vous
pbligéde pardonner un assassinnî.
REVUE DE PARIS. 121
— Pahlen ! s'écria Alexandre , ne puis-je donc voir mon père ?
— Impossible, monseiijneiir ; défense positive est faite de
laisser pénétrer Votre Altesse jus(iu'ii lui.
— Et vous dites que la vie de mon père est menacée?
— La Russie n'a d'espoir qu'en vous, monseigneur , et s'il
faut que nous choisissions entre un jugement qui nous perd
et un crime qui nous sauve, monseigneur, nous choisirons le
crime.
Pahlen fit un mouvement pour sortir.
— Pahlen , s'écria Alexandre en l'arrêtant d'une main , tandis
que de l'autre il tirait de sa poitrine un crucilîx qu'il y portait
suspendu à une chaîne d'or ; Pahlen, jurez-moi sur le Chris! ,
que les jours de mon père ne courent aucun danger, et que vous
vous ferez tuer s'il le faut pour le défendre. Jurez-moi cela , ou
je ne vous laisse pas sortir.
— Monseigneur, répondit Pahlen, je vous ai dit ce que je
devais vous dire. Réfléchissez à la proposition que je vous ai
faite; moi, je vais réfléchir au serment que vous me demandez.
A ces mots, Pahlen s'inclina respectueusement, sortit, et
plaça des gardes à la porte, puis il entra chez le grand-duc
Constantin et chez l'impératrice Marie, leur signifia l'ordre de
l'empereur , mais ne prit point les mêmes précautions que chez
Alexandre.
Il était huit heures du soir, et par conséquent nuit close, car
on n'était encore arrivé qu'aux premiers jours du printemps.
Pahlen courut chez le comte Talitzin, où il trouva les conjurés
à table ; sa présence fut accueillie par mille demandes différen-
tes. — Je n'ai le temps de vous rien répondre, dit-il, sinon que
tout va bien, et que dans une demi-heure je vous amène des
renforts. — - Le repas interrompu un instant continua; Palhense
rendit à la i)rison.
Comme il était gouverneur de Saint-Pétersbourg, foutes les
portes s'ouvrirent devant lui. Ceux qui le virent entrer ainsi
dans les cachots , entouré de gardes et l'œil sévère , crurent ou
que l'heure de leur exil en Sibérie était arrivée, ou qu'ils allaient
être transférés dans une i)rison encore plus dure. La manière
dont Pahlen leur ordonna de se tenir prêts à monter en traî-
neau, les confirma enfin dans cette supposition. Les malheureux
jeunes gens obéirent ; ù la porte, une compagnie des gardes les
11.
122 REVUE DE PARIS.
attendait; les prisonniers montèrent clans les traîneaux sans
résistance, et à peine y furent-ils, qu'ils se sentirent emportés au
galop.
Contre leur attente, au bout de dix minutes à peine, les traî-
neaux firent halte dans la cour d'un hôtel magnifi(i«e; les pri-
sonniers , invités à descendre , obéirent ; la porte était refermée
derrière eux, les soldats étaient restés en dehors, il n'y avait
avec eux que Pahlen.
— Suivez-moi, leur dit le comte en marchant le premier.
Sans rien comprendre à ce qui se passait , les prisonniers
firent ce qu'on leur disait de faire : en arrivant dans une cham-
bre, qui précédait celle où étaient réunis les conjurés, Pahlen
leva un manteau jeté sur une table et découvrit un faisceau
d'épées.
— Armez-vous, dit Pahlen.
Tandis (|ue les prisonniers, stupéfaits, obéissaient à cet ordre
et replaçaient ù leur côté l'épée que le bourreau en avait arra-
chée ignominieusement le matin même , commençant ù soup-
çonner qu'il allait se passer pour eux quelque chose d'aussi
étrange qu'inattendu, Pahlen fit ouvrir les deux portes, et les
nouveaux venus virent à table, le verre à la main, et les saluant
du cri de : Vive Alexandre! des amis dont dix minutes aupara-
vant ils croyaient encore être séparés pour toujours. Aussitôt
ils se piécipilèrent dans la salle du festin. En quelques mots on
les mit au fait de ce qui allait se passer. Ils étaient encore pleins
de honte et de colère du traitement qu'ils avaient subi le jour
même; la propositiort régicide fut donc accueillie avec des cris
de joie, et pas un ne refusa de prendre le rôle qu'on lui avait
réservé dans la tragédie terrible qui allait s'accomplir.
A onze heures, les conjurés, au nombre de soixante à peu
près, sortirent de l'hôtel de Talitzin, et s'acheminèrent envelop-
l)és de leurs manteaux vers le palais Saint-Michel. Les princi-
paux étaient Beningsen, Platon Zoubovv , l'ancien favori de
Catherine, Pahlen, le gouverneur de Saint-Pétersbourg, Depre-
radovvilsch, colonel du régiment de Semonowki, Arkamakow,
aide de camp de l'empereur, le prince Tatetsvill, major-géné-
ral d'artillerie , le général Talitzin , colonel du régiment de la
garde, Preobrajenski, Gardanow^, adjudant des gardes à cheval,
Sartarinow, le prince Wereinskoi et Sériatin.
REVUE DE PARIS. 123
Les conjurés eiUrèient par une porto du jardin du palais
Saint-Michel ; mais au moment où ils passaient sous les grands
arbies (|ui l'omliragent l'cté, et qui, à celle lieure dt'pouiliés de
leurs feuilles, tordaient leurs I)ras décliarnés dans l'ombre, une
I)ande de corbeaux, réveillée par le bruit qu'ils faisaient, s'en-
vola en poussant des croassements si lugubres , (ju'arrêtés par
ces cris, qui en Russie passent pour un mauvais présage, les
conspirateurs hésitèrent à aller plus loin ; mais Zoubow et
Pahlen ranimèrent leur courage, et ils continuèrent leur roule.
Arrivés à la cour, ils se séparèrent en deux bandes : l'une,
conduite par Pahlen , entra par une porte particulière que le
comte avait l'habitude de prendre lorsqu'il voulait entrer chez
l'empereur sans être vu ; l'autre, sous les ordres de Zoubow et
Beningsen, s'avança, guidée par Arkamakow, vers le grand
escalier , où elle parvint sans empêchement, Pahlen ayant fait
relever les postes du palais, et ayant placé, au lieu de soldais,
des officiers conjurés. Une seule sentinelle qu'on avait oublié
de changer comme les autres, cria qui vive en les voyant s'a-
vancer ; Alors Beningsen s'avança vers elle, et ouvrant son
manteau i)our lui montrer ses décorations : — Silence! dit-il,
ne vois-tu pas où nous allons? — Passez, patrouille, répondit
la sentinelle en faisant de la tête un signe d'intelligence, et les
meurtriers passèrent. En arrivant dans la galerie qui précède
l'antichambre, ils trouvèrent un officier déguisé en soldat.
— Eh bien ! l'empereur? demanda Platon Zoubow.
— Rentré depuis une heure, répondit l'officier, et sans doute
couché maintenant.
— Bien, répondit Zoubow, et la patrouille régicide continua
son chemin.
En effet , Paul , selon sa coutume, avait été passer la soirée
chez la princesse Gagarin. En le voyant entrer plus pâle et plus
sombre qu'à l'ordinaire, celle-ci avait couru à lui, et lui avait
demandé avec instance ce qu'il avait.
— Ce que j'ai ? avait répondu l'empereur, j'ai que le moment
de frai)per mon grand coup est arrivé, et que dans peu de jours
on verra tomber des tètes qui m'ont été bien chères !
Effrayée de cette menace, la princesse Gagarin, qui connais-
sait la défiance de Paul pour sa famille, saisit le premier pré-
texte qui se présenta de sortir du salon ; écrivit quelques lignes
124 REVUE DE PARIS.
au grand-duc Alexandre, dans lesquelles elle lui disait que sa
vie était en danger, et les fit porter au palais Saint-Michel.
Comme l'officier qui élait de garde à la porte du prisonnier avait
pour toute consigne de ne pas laisser sortir le czarewicli, il laissa
entrer le messager. Alexandre reçut donc le billet, et comme il
savait la princesse Gagarin initiée à tous les secrets de l'em-
pereur, ses anxiétés en redoublèrent.
A onze heures à peu près, comme l'avait dit la sentinelle, l'em-
pereur était rentré au palais, et s'était immédiatement retiré dans
son appartement, où il s'était couché aussitôt, et venait de s'en-
dormir sur la foi de Pahlen.
En ce moment les conjurés arrivèrent à la porte de l'anti-
chambre qui précédait la chambre à coucher, et Arkamakow
frappa.
•— Qui est là? demanda le valet de chambre.
— Moi, Arkamakow, l'aide de camp de Sa Majesté.
— Que voulez-vous?
— Je viens faire mon rapport.
— Votre Excellence plaisante, il est minuit à peine.
— Allons donc, c'est vous qui vous trompez, il est six heures
du matin ; ouvrez vile, de peur que l'empereur ne s'irrite contre
moi.
— Mais je ne sais si je dois.
— Je suis de service, et je vous l'ordonne.
Le valet de chambre obéit. Aussitôt les conjurés, l'épée à la
main, se précipitent dans l'antichambre; le valet effrayé se
réfugie dans un coin; mais un houzard polonais, qui élait de
garde, s'élance au-devant de la porte de l'empereur, el devinairt
l'intention des nocturnes visiteurs , leur ordonne de s'éloi-
gner. Zoubovv refuse et veut l'écarter de la main. Un coup de
pistolet part; mais à l'instant même l'unique défenseur de celui
qui, une heure auparavant, commandait à cinquante trois mil-
lions d'hommes, est désarmé, terrassé, et réduit à l'impossibilité
d'agir.
Au bruit du coup de pistolet, Paul s'était réveillé en sursaut,
avait sauté à bas de son lit, et s'élançant vers la porte dérobée
qui conduisait chez l'impératrice, il avait essayé de l'ouvrir;
mais trois jours auparavant, dans un moment de défiance, il
avait fait condamner celle lîorle, de sorte qu'elle resta fermée;
KEVUK DE PARIS. 125
alors il songea à la trappe, et s'élança vers l'angle de l'appar-
teuient où elle se trouvait; mais comme il était nu-pieds, le
ressort résista à la pression, et la trappe à son tour refusa ôs
s'ouvrir. En ce moment la porte de ranlicliambre tomba en de-
dans , et l'empereur n'eut que le temps de se jeter derrière un
écran de cheminée.
Beningsen et Zoubow se précipitèrent dans la chambre, et
Zonbovv march.1 droit au lit; mais le voyant vide : — Tout est
perdu, s'écria-t-il, il nous échappe.
— Non, dit Beningsen, le voici.
— Pahlen, s'écrie l'empereur, qui se voit découvert, à mon
secours, Pahlen !
— Sire, dit alors Beningsen, en s'avançant vers Paul et en le
saluant avec son épée, vous appelez inutilement Pahlen, Pahlen
est des nôtres. D'ailleurs, votre vie ne court aucun risque ; seu-
lement vous êtes iirisonnier au nom de l'empereur Alexandre.
— Qui êles-vous ? dit l'empereur, si troublé qu'à la lueur
tremblante el pâle de sa lampe de nuit il ne reconnaissait pas
ceux qui lui parlaient.
— Qui nous sommes? répondit Zoubow en présentant l'acte
d'abdication, nous sommes les envoyés du sénat. Prends ce pa-
pier, lis, et prononce toi-môme sur ta destinée.
Alors Zoubow lui remet le j)apier d'une main, tandis que de
l'aulre il transporte la lampe à l'angle de la ciieminée, pour que
l'empereur puisse lire l'acte qu'on lui présente. En effet , Paul
l)reiid le papier et le parcourt. Au tiers de la lecture, il s'arrête,
et relevant la télé et regardant les conjurés :
— Mais que vous ai-je fait, grand Dieu! s'écrie -t-il, pour que
vous me traitiez ainsi?
— 11 y a quatre ans que vous nous tyrannisez, crie une voix.
Et l'empereur se remet à lire.
Mais ù mesure qu'il lit , les griefs s'accumulent; les expres-
sions , de plus en plus outrageantes , le blessent ; la colère
remplace la dignité; il oublie qu'il est seul , qu'il est nu,
qu'il est sans armes , qu'il est entouré d'hommes qui ont le
chapeau sur la tête et l'épée à la main; il froisse violemment
l'acte d'abdication, el le jetant à ses pieds : —Jamais, dit-il, ja-
mais, plutôt la mort. A ces mots il fait un mouvement pour s'em-
parer de son épée , posée à quelques pas do lui sur un fauteuil.
126 REVUE DE PARIS.
En ce niouieiU la seconde Iroupe arrivait ; elle se composait
en grande partie des jeunes nobles dégradés ou éloignés du
service, parmi lestiuels un des principaux était le prince Tatels-
vill , qui avait juré de se venger de cette insulle. Aussi à peine
entré il s'élance sur l'empereur , le saisit corps à corps , lutte
et tombe avec lui, renversant du même coup la lampe et le
paravent. L'empereur jette un cri terrible, car, en tombant, il
s'est beurté la tête à l'angle de la cbeminée , et s'est fait une
l)rofonde blessure. Tremblant que ce cri ne soit entendu , Sar-
larinow, le prince Wereinskoi et Sérialin s'élancent sur lui.
Paul se relève un instant et retombe. Tout cela se passe dans
la nuit, au milieu de cris et de gémissements, tantôt aigus ,
tantôt sourds. Enfin l'empereur écarte la main qui lui ferme
la boucbe : «Blessieurs, s'écrie-t-il en français, messieurs,
épargnez-moi, laissez-moi le temps de prier Die....» La der-
nière syllabe du mot est étouffée, un des assaillants a dénoué
son écharpe et l'a passée autour des flancs de la victime, qu'on
n'ose étrangler par le cou , car le cadavre sera exposé , et il
faut que la mort passe pour naturelle. Alors les gémissements
se convertissent en râle j bientôt le râle lui-même expire; quel-
ques mouvements convulsifs lui succèdent, qui cessent bien-
tôt; et quand Beningsen rentre avec des lumières, l'empe-
reur est mort. C'est alors seulement qu'on s'aperçoit de la
blessure de la joue ; mais peu importe : comme il a été frappé
d'une apoplexie foudroyante, rien d'étonnant à ce qu'en tom-
bant il se soit heurté à un meuble et se soit blessé ainsi.
Dans le moment de silence qui suit le crime , et tandis qu'à la
lueur des flambeaux que rapporte Beningsen, on regarde le ca-
davre immobile , un bruit se fait entendre à la porte de commu-
nication; c'est rimpératrice, qui a entendu des cris étouffés,
des voix sourdes et menaçantes , et qui accourt. Les conjurés
s'effraient d'abord ; mais ils reconnaissent sa voix, et se rassu-
rent ; d'ailleurs , la porte fermée pour Paul l'est aussi pour elle;
ils ont donc (oui le temps d'achever ce qu'ils ont commencé , el
ne seront point dérangés dans leur œuvre.
Beningsen soulève la lêle de l'empereur , et voyant qu'il reste
sans mouvement, il le fait porter sur le lit. Alors seulement
Palhen entre l'épée à la main ; car , fidèle à son double rôle , il
a allendu que lout fût fini pour se ranger parmi les conjurés. A
r;EVUE DE PARIS. . 127
la vue de son souverain , auquel Beningsen jette un couvre-pied
sur le visage, il s'arrête à la porte, pâlit , et s'appuie contre le
mur, son épée pendante à son côté.
— Allons, messieurs, dit Beningsen , qui, entraîné dans la
conspiration un des derniers, et qui seul pendant cette fatale
soirée a conservé son inaltérablesang-froid, il est temps d'aller
prêter hommage au nouvel empereur.
— Oui , oui, s'écrient en tumulte les voix de tous ces hommes
qui ont maintenant plus de hâte à quitter cette chambre qu'ils
n'ont mis de précipitation à y entrer; oui, oui, allons prêter
hommage à l'empereur. Vive Alexandre.
Pendant ce temps, l'impératrice Marie, voyant qu'elle ne
peut pas entrer par la porte de communication, et entendant
le tumulte qui continue , fait le tour de l'appartement ; mais
dans un salon intermédiaire, elle rencontre Pettaroslvoi , lieu-
tenant des gardes de Semenoski , avec trente hommes sons
ses ordres. Fidèle h sa consigne , Pettaroskoi lui barre le pas-
sage.
— Pardon, madame, lui dit-il en s'inclinant devant elle, mais
vous ne pouvez allez plus loin.
— Ne me connaissez-vous point' demande l'impératrice.
— Si fait, madame, je sais que j'ai l'honneur de parler à
Votre Majesté; mais c'est Votre Majesté surtout qui ne doit pas
passer.
— Qui vous a donné celte consigne?
— Mon colonel.
— Voyons , dit l'impératrice, si vous oserez l'exécuter.
Et elle s'avance vers les soldats ; mais les soldats croisent les
fusils et barrent le passage.
En ce moment les conjurés sortent tumultueusement de la
chambre de Paul en criant : f^ive Aleoi^andre ! Beningsen
est à leur tête, il s'avance vers l'impératrice; alors elle le
reconnaît, et l'appelant par son nom , le supplie de la laisser
passer.
— Madame, lui dit-il , tout est fini maintenant , vous com-
promettriez inutilement vos jours , et ceux de Paul sont ter-
minés.
A ces mots l'impératrice jette un cri et tombe sur un fauteuil ;
les deux grandes-duchesses Marie et Catherine , qui se sont
128 REVUE DE PARIS.
levées au bniil, el qui accourent derrière elle, se hiollcnt à
genoux (le chaque côté du fauteuil. Sentant (|n'el!e perd con-
naissance, l'impérafrice demande de l'eau. Un soldat en ap-
jiorte un vorre ; la grande-duchesse Marie hésite à le donner
à sa mère, de peur qu'il ne soit empoisonné. Le soldat devine sa
crainte, en boit la moitié, et présentant le reste à la grande-
duchesse : — Vous le voyez, dit-il, Sa Majesté peut boire sans
crainte.
Beningsen laisse l'impératrice aux soins des grandes-du-
chesses, et descend chez le czarewich. Son appartement est
situé au-dessous de celui de Paul; il a tout entendu , le coup
de pistolet, les cris, la chute, les gémissements et le râle; alors
il a voulu sortir pour porter secours à son père; mais la garde
(|ue Palhen a mise à sa porte l'a repoussé dans sa chambre; les
précautions sont bien prises , il est captif, et ne peut rien em-
pêcher.
C'est alors que Beningsen entre suivi des conjurés. Les cris
de : Vive l'empereur Alexandre ! lui annoncent que tout est fini.
La manière dont il monte au trône n'est plus un doute pour lui;
aussi, en apercevant Palilen, qui entre le dernier : — Ah!
Pahlen , s'écrie-t-il , quelle page pour le commencement de
mon histoire!
— Sire , répond Pahlen , celles qui la suivront la feront ou-
blier.
— Mais, s'écria Alexandre, mais ne comprenez-vous pas
qu'on dira que c'est moi qui suis l'assassin de mon père?
— Sire , dit Pahlen, ne songez en ce moment qu'à une chose :
;"! cette heure...
— Et à quoi voulez-vous que je songe , mon Dieu ! si ce n'est
à mon père ?
— Songez à vous faire reconnaître par l'armée.
— Mais ma mère , mais l'impératrice , s'écrie Alexandre , que
deviendra-t-elle?
— Elle est en sûreté, sire , répond Pahlen ; mais au nom du
ciel, sire, ne perdons pas un instant.
— Que faut-il que je fasse? demande Alexandre, incapable,
tant il est abattu , de prendre une résolution.
— Sire , répond Pahlen , il faut me suivre à l'instant mêine ,
car le moindre retard peut amener les plus grands malheurs.
REVUE DE PARIS. 129
— Failes de moi ce que vous voudrez, dit Alexandre, me
voilà.
— Pahleii eniraîne alors l'empereur à la voiture qu'on avait
fait approcher pour conduire Paul ù la forteresse ; l'empereur
y monte en pleurant, la portière se referme , Pahlen et Zoubow
montent derrière à la place des valets de pied, et la voilure, qui
porte les nouvelles destinées de la Russie, part au galop pour
le palais d'Hiver, escortée de deux bataillons de !a garde. Be-
iiingsen est resté près de l'impératrice, car une des dernières
recommandations d'.\lexandre a été pour sa mère.
Sur la place de l'Amirauté, Alexandre trouve les principaux
ri'gimenls de la garde : L'empereur! l'empereur! crient Pahlen
et Zoubow en indiquant que c'est Alexandre qu'ils amènent.
L'empereur! l'empereur! crient les deux bataillons qui l'es-
cortent. Vive l'empereur! répondent d'une seule voix tous les
1 l'giments.
Alors on se précipite vers la portière , on tire Alexandre pâle
cl défait de sa voilure, on l'entraîne, on l'emporte entîn, on
lui jure fidélité avec un enthousiasme qui lui prouve que les con-
jurés, tout en commettant un crime, n'ont fait qu'accomplir le
vœu public ; il faut donc , quel que soit son désir de venger son
père , qu'il renonce à punir ses assassins.
Ceux-ci s'étaient retirés chez eux, ne sachant pas ce que
l'empereur allait résoudre à leur égard.
Le lendemain, l'irapéralrice à son tour prêta serment de
fidélité à son fils; selon la constitution de l'empire, c'était
elle qui devait succéder à son mari; mais, lorsqu'elle vit
lurgence de la situation , elle renonça la première à ses droits.
Le chirurgien Vetle et le médecin Sloff, chargés de l'au-
topsie du corps , déclarèrent que l'empeieur Paul était mort
d'une apoplexie foudroyante; la blessure delà joue fut at-
tribuée à la chute qu'il avait faite lorsque l'accident l'avait
frappé.
Le corps fut embaumé et exposé pendant quinze jours sur un
lit de parade, aux marches duquel l'étiquette amena plusieurs
fois Alexandre : mais pas une fois il ne les monta on ne les des-
cendit qu'on ne le vît pâlir et verser des larmes. Aussi , peu à
peu , les conjurés furent-ils éloignés de la cour ; les uns reçu-
rent des missions, les autres furent incorporés dans des régi-
9 12
130 REVUE DE PARIS.
meiits slalioniiés en Sibérie ; il ne resl.fit que Palilen qui avait
conservé sa place de gouverneur miiilaire de Saint-Pétersbourg,
et dont la vue était devenue presque un remords pour le nou-
vel empereur : aussi profi(a-l-i! de la première occasion qui
se présenta de l'éloigner à son tour. Voici comment la chose
arriva.
Quelques jours après la mort de Paul , un prêtre exposa une
image sainte qu'il prétendit lui avoir été apportée par un ange,
et au bas de laquelle étaient écrits ces mots : Dieu finira tois
LES ASSASSINS UE Pacl I". Informé que le peuple se portait en
foule à la chapelle où l'image miraculeuse était exposée, et
augurant qu'il pouvait résulter de celte menée quelque im-
pression fâcheuse sur l'esprit de l'empereur, Paiilen demanda
la peimission de mettre fin aux intrigues du prêtre, permis-
sion qu'Alexandre lui accorda. En conséquence, le prêtre fut
fouetté , et , au milieu du supi)lice, déclara qu'il n'avait agi
que par les ordres de l'impéraliice. Pour preuve de ce qu'il
avançait, il affirma que l'on trouverait dans son oratoire une
image pareille ù la sienne. Sur celte dénonciation, Pahlen fit
ouvrir la chapelle de l'impératrice, et y ayant efFeclivement
trouvé l'image désignée, il la fit enlever; l'impératrice , avec
juste raison, regarda cet enlèvement comme une insulte, et vint
en demander satisfaction à son fils. Alexandre ne cherchait
qu'un prétexte i>our éloigner Pahlen, il se garda donc bien de
laisser échapper celui qui se présentait , et, an même instant,
M. de Becklecleuw fut chargé de transmettre au comte Palhen,
de la part de l'empereur, l'ordre de se retirer dans ses (erres.
— Je m'y attendais, dit en souriant Pahlen, et mes paquets étaient
faits d'avance.
Une heure après , le comte Pahlen avait envoyé à l'empereur
la démission de toutes ses charges , et le même soir il était sur le
chemin de Riga.
XIII.
L'empereur Alexandre n'avait pas encore atteint l'âge de
vingt-quatre ans, lorsqu'il monta sur le trône. Il fut élevé
sous les yeux de son aïeule Catherine, d'après un plan tracé
REVUE DE PARIS. 131
par elle-mèine , eL doul un des principaux articles élail celui-ci :
On n'enseignera aux jeunes grands-ducs ni la poésie ni la musi-
que, parce (juMl faudrait consicrer trop de temps îi cette étude pour
qu'elle portât fruit. Alexandre reçut donc une éducation ferme
et sévère , de laquelle les beaux-arls furent prestpie entièrement
exclus. Son préceplcur. La Harpe, choisi par Calherineelle-mème,
et qu'on n'appelait à la cour que le jacobin, parce (juil était non-
seulement Suisse, mais encore frère du brave général La Harpe,
qui servait dans les armées françaises , était bien en (ont l'homme
qu'il fallait pour imprimer à son élève les idées généreuses et
droites, si importantes cliez ceux-là surtout ou les impressions
de lout le reste de la vie doivent combattre les souvenirs de la
jeunesse. Ce rhoix de la part de Callierine était remarquable à
une époque où tous les trônes vacillaient, ébranlés par le volcan
révolutionnaire, où Léopold mourait, disait-on, empoisonné,
où Gustave tombait assassiné par Ankasiroem, et où Louis XVI
portait sa télé sur Técliafaud.
Une des recofnmandations principales de Callierine était en-
core d'éloigner de l'esprit des jeunes grands-ducs toute idée
relative à la différence des sexes , et à l'amour qui les rappro-
chait. Le célèbre Pallas leur faisait faire dans les jardins impé-
riaux un petit cours de botanique : l'esposilion du système de
Linnée sur les sexes des fleurs, et sur la manière dont elles se
fécondaient, avait amené de la part de ses augusies écoliers une
foule de ([ueslions auxquelles il devenait très-difficile de répondre.
Protasow, le surveillant des princes, se trouva dans la né-
cessité de faire son rapport à Catherine, qui tit venir Pallas et
lui recommanda d'éluder tous les détails sur les pistils et les
étamines. Comme cette recoinmandalion rendait le cours de bo-
tanique à peu piès impossible , et ipie le silence du professeur
ne faisait que donner une nouvelle activité aux questions , il fui
définilivement interrompu. Cependant un tel plan d'éducation
ne pouvait-ètrelongtemiis continué, el, tout en t;uit(|u' Alexandre
était encore, Catherine dut bientôt songer ù le marier.
Trois jeunes princesses allemandes furent anieiiées à la cour
de Russie, afin (pie la grande aïeule pûl faire parmi elles un
choix pour son pelil-fils. C;ilherine apprit leur arrivée à Saint-
Pétersbourg, et, pressée de les voir et de les Juger, elle les fit
inviter à se rendre au palais, el les altendit pensive à une fe-
132 REVUE DE PARIS.
nêlre d'où elle pouvait les voir descendre dans la cour. Un ins-
tant après, la voiture qui les amenait s'arrêta , la portière s'ou-
vrit, et l'une des trois princesses sauta la première à terre, sans
toucher le marche-pied.
— Ce ne sera point celle-là, dit en secouant la tête la vieille
Catherine, qui sera impératrice de Russie : elle est trop vive.
La seconde descendit à son tour et s'embarrassa les jambes
dans sa robe, de sorte qu'elle faillit tomber.
— Ce ne sera point encore celle-là qui sera impératrice de
Russie, dit Catherine :elle est trop gauche.
La troisième descendit entin belle, majestueuse et grave.
— Voilà l'impératrice de Russie, dit Catherine.
C'était Louise de Bade.
Catherine fit amener ses petits-fils chez elle tandis que les
jeunes princesses y étaient, leur disant que, comme elle con-
naissait leur mère, la duchesse de Baden Durlach, née prin-
cesse de Darmstadt, et que, comme les Français avaient pris
leur pays, elle les faisait venir à SaintPélersbourg pour les
élever auprès d'elle. Au bout d'un instant les deux grands-ducs
furent renvoyés; à leur retour, ils parlèrent beaucoup des trois
jeunes filles. Alexandre dit alors qu'il trouvait l'aînée bien jolie.
— Eh bien ! moi, pas , dit Constantin; je ne les trouve jolies
ni les unes ni les autres. Il faut les envoyer à Riga , aux princes
de Courtaude; elles sont bonnes pour eux.
L'impératrice apprit le jour même l'opinion de son petit-fils
sur celle-là même qu'elle lui destinait, et regarda comme une
faveur de la Providence cette sympathie juvénile qui s'accord;iit
avec ses intentions. En effet, le grand-duc Constantin avait eu
lort , car la jeune princesse , outre la fiaîcheur de son âge , avait
de beaux et longs cheveux blond-cendrés flottant sur de ma-
gnifiques épaules, la taille souple et flexible d'une fée des
bords du Rhin, et les grands yeux bleus de la Marguerite de
Goethe.
Le lendemain , l'impératrice vint les voir et entra dans un des
palais de Potemkin, où elles étaient descemlues. Comme elles
étaient à leur toilettes, elle leur apportait des étoffes, des bijoux,
et enfin le cordon de Sainte-Catherine. Au bout d'un instant de
causerie , elle se fit montrer leur garde-robe, en touchant toutes
les pièces les unes après les autres; puis , l'examen fini , elle les
REVUE DE PARIS. 133
embrassa, en souriant, au front, et en leur disant : — Mes
amies, je n'élais pas si riche que vous quand je suis arrivée à
Saint-Pétersbourg. — Eu effet, Catherine était arrivée pauvre
en Russie ; mais , à défaut de dot , elle laissait uu héritage :
c'était la Pologne et la Tauride.
Au reste , la princesse Louise avait éprouvé de son côté le
sentiment qu'elle avait produit. Alexandre , que Napoléon de-
vait appeler plus tard le i)!us beau et le plus fin des Grecs, était
un charmant jeune homme plein de grâce et de naïveté, d'une
égalité d'humeur parfaite, et d'un caractère si doux et si bien-
veillant, que peut être aurait-on pu lui reprocher un peu de ti-
midité; aussi, dans sa naïveté, la jeune Allemande n'essaya
pas même de dissimuler sa sympathie pour le czarewich, de
sorte que Catherine , décidée h profiter de celte harmonie, leur
annonça bientôt à tous deux qu'ils étaient destinés l'un à l'autre.
Alexandre sauta de joie , et Louise pleura de bonheur.
Alors commencèrent les préparatifs du mariage. La jeune
fiancée se prêta de la meilleure grâce à tout ce qu'on exigea
d'elle. Elle apprit la langue russe, s'instruisit dans la religion
grecque, fit profession publique de sa nouvelle foi, reçut sur ses
bras nus et sur ses pieds chaimants les onctions saintes, et fut
proclamée grande-duchesse sous le nom d'Elisabeth Alexiewna,
qui était le nom même de l'impératrice Catherine , fille d'Alexis.
Malgré les prévisions de Catherine, ce mariage précoce faillit
être fatal à l'un, et fut certainement fatal à l'aulre. Alexandre
manijua de devenir sourd ; quant à l'impératrice , elle était déjà
une vieille épouse à l'âge oîi l'on est encore une jeune femme.
L'empereur était beau; il avait, nous l'avons dit, hérité du
cœur de Catherine, et à i)eine la couronne nuptiale fut-elle
fanée au front de la fiancée, qu'elle devint pour la femme une
couronne d'épines.
Nous avons vu par quel accident Alexandre moula sur le
trône. La douleur profonde que le nouvel empereur éprouva de
la mort de son père le rendit à sa femme. Quoique Paul lui fût à
peu près étranger, elle pleurait comme si elle eût été sa fille;
les laimes cherchent les larmes , et les jours de malheur rame-
nèrent les nuils heureuses.
C'est à riiisloire de raconter Auslerlilz et Friedland , Tilsitt
cl Erfurl , 1812 et 1814. Pendant dix ans Alexandre fut éclairé
12.
134 REVUE DE PARIS.
de la lumière de Napoléon; puis , un jour, tous les regards, en
suivant le vaincu , se détournèrent du vainqueur : c'est là où
nous allons le reprendre.
Pendant ces dix années , l'adolescent s'élait fait homme. L'ar-
deur de ses premières passions n'avait en rien diminué. Mais
tout gracieux et souiiant (|u'il était auprès des R^nmes, tout
poli el affeclueux (ju'il élaii avec lus hommes, il lui passait de
lempsen (emps sur lefrontcomme des nuages sombres : c'étaient
des souvenirs muets, mais îerribles, de celte nuit sanglante où
il avail entendu se débattre au-dessus de sa têle l'agonie pater-
nelle. Peu à peu et à mesure qu'il avança en âge, ces souve-
nirs l'obsédèrent plus fréciuemment et menacèrent de devenir
une mélancolie incessanle. Il essaya de les combattre par la
pensée et le mouvement. Alors on lui vil rêver des réformes im-
possibles et faire des voyages insensés.
Alexandre, élevé comme nous l'avons dit par le frère du gé-
néral La Harpe, avait conservé de son éducation libérale un
penchant ci l'idéologie que ses voyages en France, en Angle-
terre et en Hollande ne firent qu'augmenler. Des idées de liberté,
puisées pendant l'occupation , geimaienl dans toules les têtes ,
et, au lieu de les réprimer, l'empereur lui-même les encoura-
i'jeail en laissant tomber de temps en temps de ses lèvres le mot
conslilulion. Enfin. M'»" de Krudener arriva, et le mysticisme
vint se Joindre à l'idéologie : c'est sous cette double influence
(|ue l'empereur se trouvait lors de mon arrivée à Saint-Péters-
bourg.
Quant aux voyages, ce serait que!(|ue chose de fabuleux pour
nous autres Parisiens. On a calculé que l'empereur, dans ses
diverses courses tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de son em-
jîire, a déjà parcouru deux cent mille verstes , quelque chose
comme cinquante mille lieues. Et ce qu'il y a d'étrange dans de
pareils voyages , c'est (jue le joui' de l'arrivée est fixé dès le
jour même du départ. Ainsi , l'année (jui avait précédé celle de
mon voyaye, l'empereur était parti pour la petite Russie, le
^26 août, en annonçant «lu'il serait de retour le 2 novembre , et
l'ordre (pii préside à l'emploi des journées est si strictement et
si invariablement fixé d'avance , (ju'après avoir parcouru la dis-
tance de dix-huit cent soixante-dix lieues, Alexandre reiilra à
Saint-Pétersbourg au jour dit et presqu'à l'Iieure dite.
REVUE DE PARIS. 135
L'empereui' entrepieml ces longs voyages , noii-sciile.iient
sans gardes , non-seulenieiit sans escorte , mais même presque
seul , et , comme o» le pense bien , aucun ne s'écoule tout en-
tier sans amener des rencoiUres étranges ou des dangers im-
prévus, auxquels l'empereur fait face avec la bonhomie de
Henri IV ou le courage de Charles XII. Ainsi, dans un voyage
eu Finlande avec le prince Pierre Voikouski , sou seul compa-
gnon , au moment même oîi ce dernier venait de s'endormir, la
voiture impériale, qui gravissait une montagne rapide et sablon-
neuse , lasse par sa pesanteur l'effort de l'attelage qui se met à
reculer. Aussitôt Alexandre, sans réveiller son compagnon, saute
à terre et se met k pousser A la roue avec le cocher et les gens.
Pendant ce temps, le dormeur, inquiété dans son sommeil par
ce brusque changement de mouvement , se réveille et se trouve
seul au fond de la calèche ; ét(uiné, il regarde autour de lui et
aperçoit remj)ereur qui s'essuyait le front : on était arrivé au
haut de la montée.
Une autre fois, pendant un voyage dans la petite Russie,
l'empereur, en arrivant dans une bourgade, et tandis qu'on
changeait de chevaux , eut le désir de se délasser de la fatigue
de la voiture en faisant une ou deux verstes à pied; il invita
donc les postillons à ne pas trop se presser , afin de lui laisser
le temps de marcher <iuelque |)tai en avant. Aussitôt , seul , vêtu
d'une redingote militaire, sans aucune marque de distinction,
il traverse la ville et arrive à l'extrémité ou la roule se divise
en deux chemins également frayés ; ignorant lequel des deux il
doit prendre, Alexandre s'approche d'un homme, vêtu comme
lui d'une capote, et fumant sa pipe sur le seuil de la dernière
maison :
— Mon ami, lui demande l'empereur, laciuelle de ces deux
routes dcis-je prendre pour aller à '**?
L'homme à la pipe le toise des pieds à la tète, et, étonné
qu'un simple voyageur ose i)arler avec cette familiarité à un
homme de son importance, en Russie surtout où la distinction
des grades établit une si grande distance entre les supérieurs et
les subordonnés , il laisse dédaigneusement tomber, entre deux
bouffées de fumée, le mol : — A droite.
— Pardon , monsieur, dit l'empereur en portant la main ;V
son chapeau ; encore une question , s'il vous plaît.
136 REYUK DE PARIS.
— Laquelle?
— Permettez-moi de vous demander quel est votre grade dans
l'armée.
— Devinez?
— Monsieur est peut-être lieutenant?
— Montez.
— Capitaine?
— Plus haut.
— Major?
— Allez toujours.
— Chef de bataillon?
— Enfin, ce n'est pas sans peine.
L'empereur s'incline.
— Et maintenant à mon tour, dit l'homme à la pipe, per-
suadé qu'il s'adresse à un inférieur, qui êles-vous vous même,
s'il vous plaît.
— Devinez, répond l'empereur.
— Lieutenant?
— Montez.
— Capitaine?
— Plus haut.
— Major?
— Allez toujours.
— Chef de bataillon?
— Encore.
L'interrogateur tire sa pipe de sa bouche.
— Colonel?
— Vous n'y êtes pas.
L'interrogateur se redresse et prend une altitude respec-
tueuse.
— Votre Excellence est donc lieutenant-général?
— Vous approchez.
L'interrogateur porte la main à sa casquette et reste fixe cl
immobile.
— Mais, en ce cas, votre altesse est donc feld-maréchal ?
— Encore un eiïorl, monsieur le chef de bataillon.
— Sa Majesté Inijiériale ! s'écrie alors l'interrogateur stu-
péfait, en Inissanl lombt^r sa jjjpe qui se brise en morceaux.
— Elle-même, répond Alexajuhe en souriant.
REVUE DE PARIS. 137
— Ah ! sire, s'écrie l'officier tombant à genoux , pardonnez-
moi.
— Et que voulez-vous que je vous pardonne ? répond l'empe-
reur; je vous ai demandé monchemin, vous me l'avez indiqué.
Merci.
Et à ces mots l'empereur saiue de la main le pauvre chef de
bataillon stupéfait et prend la route à droite, sur laquelle sa voi-
lure ne tarde pas à le rejoindre.
Pendant un autre voyage, entrepris pour visiter ses provinces
du Nord, l'empereur, en traversant un lac situé dans le gouver-
nement d'Archangel, fut assailli par une violente tem|)éte : —
Mon ami, dit l'empereur au pilote, il y a dix-huit cents ans à peu
près qu'en pareille circonstance un grand général romain disait
à son pilote : « Ne crains rien , car tu portes César et sa for-
tune. » Moi, je suis moins confiant que César , et je te dirai tout
bonnement : Mon ami, oublie que je suis l'empereur, ne vois en
moi qu'un homme comme toi, et lâche d^ nous sauver tous les
deux. — Le pilote, qui commençait à perdre la tète en songeant
àla responsabilité qui pesait sur lui, reprit courage aussitôt, et
la barque, dirigée par une main ferme, aborda sans accidentau
rivage.
Alexandre n'avait pas toujours été aussi heureux, et dans des
dangers moindres il lui était parfois arrivé des accidents plus •
graves. Pendant son dei nier voyage dans les provinces du Don,
il fut renversé violemment de son droscliki , et se blessa à la
jambe. Esclave de la discipline qu'il s'était prescrite;") lui-même,
il voulut continuer son voyage, afin d'arriver au jour dit ; mais
la fatigue et l'absence de précautions envenimèient la plaie;
depuis ce temps , et à plusieurs reprises, des érésipèles se por-
tèrent sur cette jambe, forçant l'empereur à gaider le lit pen-
dant des semaines et à boiter pendant des mois. C'est lors de ces
accès que sa mélancolie redouble, car alors il se trouve face
H face avec l'impératrice, et dans ce visage triste et pâle, duquel
le sourire semble être disparu, il trouve un reproche vivant,
car celte tristesse et cette pâleur, c'est lui ([ui les a faites.
Or, la dernière atteinte de ce mal qui avait eu lieu dans l'hl-
verde 1824, à l'époque du mariage du grand-duc Michel , et au
moment où l'empereur avait appris de Constantin l'existence de
cette conspiration éternelle mais itrvisibîe , que l'on devinait
Î38 REVUE DE PARIS. '
sans la voir, avait inspiréde vives inquiéludes. Celait à Tzarko-
Selo, la résidence favorite du prince, et qui lui devenait plus
chère à mesure qu'il s'enfonçait davantage dans cette insurmon-
table mélancolie. Après s'être promené à pied , toujours seul ,
comme c'était sa coutume, il rentia au château saisi de froid,
et se fit apporter à dîner dans sa chambre. Le même soir, un
érésipèle, plus violent encore qu'aucun des précédents , se dé-
clara, accompagné de fièvre , de délire et de transport au cer-
veau; la même nuit, on ramena l'empereur dans un traîneau
fermé à Saint-Pétersbourg , et là un conseil de médecins réuni
décida de lui couper la jambe , pour prévenir la gangrène ; le
seul docteur Wyllie, chirurgien particulier de l'empereur , s'y
opposa, répondant sur sa tète de l'auguste malade. En effet,
grâce à ses soins, l'empereur revint à la santé; mais sa mélan-
colie s'élait encore augmentée pendant cette dernière maladie, -
de sorte qu'ainsi que je l'ai dit, les dernières fêtes du carnaval
en avaient été tout attristées.
Aussi, à peine guéri, était-il retourné à son bien-aimé Tzarko-
SeIo,et y avait-il repris sa vie accoutumée; le printemps l'y
trouva seul, sans cour , sans grand-maréchal , et n'y recevant
que ses ministres à des jours marqués de la semaine; là son
existence était plutôt celle d'un anachorète qui pleure sur ses
fautes, que celle d'un grand empereur qui fait le bonheur de
son peuple. En effet, à six heures en hiver, à cinq heures en été,
Alexandre se levait, faisait sa toilette, entrait dans son cabinet,
où il ne pouvait pas souffrir le moindre désordre, et où il trou-
vait sur son bureau un mouchoir de baplisle plié, et un paquet
de dix plumes nouvellei^ient taillées. L'empereur alors se met-
tait au travail, ne se servant jamais le lendemain de la plume
de la veille, n'eût-elle été employée qu'à écrire son nom ; puis,
le courrier fini et la signature achevée, il descendait dans le
parc , où , malgré les bruits de conspiration qui couraient
depuis deux ans , il se promenait toujours seul , et sans autre
garde que les sentinelles du palais Alexandre. Vers les cinq
heures, il rentrait, dînait seul, et se couchait à la retraite que
la musique des gardes jouait sous ses fenêtres, et dont les mor-
ceaux, toujours choisis par lui parmi les plus mélancoliques,
l'endormaient enfin dans une disposition pareille à celle où il
avait passé la journée.
' REVUE DE PARIS. . 13D
De son côlé, l'impéiatrice ÉIisal)e(li vivait clans iiiu; profoiuie
solitude, veillanl sur l'empereur comme un ange invisible;
l'âge n'avait point éteint l'amour profond que le jeune czare-
wich lui avait inspiré à la première vue, et qui s'était conservé
pur et éternel , malgré les nombreuses et pu!)li(|ues infidélités
de son mari. C'était, à l'époque où je la vis, une femme de qua-
rante-quatre à quarante-cinq ans , à la taille encore svelte cl
bien prise , et sur son visage on distinguait les resles d'une
grande beauté, qui commençaient à céder à trente ans de lutte
a^ec la douleur. Au reste , chaste comme une sainte, jamais la
calomnie la plus amère et la plus irritée n'avait |)u trouver
prise sur elle : si bien qu'à sa vue chacun s'inclinait, moins
encore devant la puissance supérieure que devant la bonté su-
prême, moins devant la femme régnant sur la terre que devant
l'ange exilé du ciel.
Lorstjn'arriva l'été, les médecins décidèrent à l'unanimité
qu'un voyage était nécessaire au rétablissement complet de
l'empereur, et fixèrent eux-mêmes la Crimée , comme l'endroit
dont le climat était le plus favorable à sa convalescence.
Alexandre, contre son habitude, n'avait point arrêté de courses
pour cette année, et reçut l'ordonnance des médecins avec une
indifférence parfaite; à peine, au reste, la résolution du dépait
fut-elle prise, que l'impératrice sollicita et obtint la permissi(5ii
d'accompagner son époux. Ce départ amena un surcioit de tra-
vail pour l'empereur, car, avant ce voyage, chacun s'empressa
de terminer avec lui, comme si on ne le devait plus revoir; il
lui fallut donc, pendant une quinzaine de jours , se lever de
meilleure heure, et se coucher plus tard. Cependant sa santé
n'était point visiblement altérée , lorsque, dans le courant du
mois de juin , après un service chanté pour la bénédiction de
son voyage, et auquel assista toute la famille impériale, il quitta
Saint-Pétersbourg, accompagné de l'impératrice, conduit par
son cocher le fidèle Ivan, et suivi de ([uelques officiers d'ordon-
nance sous les ordres du général Diébitch.
XIV.
L'empereur arriva à Taganrog vers la fin d'août 182S , après
140 REVUE DE PARIS.
avoir passé par Varsovie où il s'arrêla pendant quelques jours
pour fêler raiinivcisairc delà naissance du [jrand-diie Conslan-
lin : c'était le deuxième voyage (pie rcmpeieur faisait dans celle
ville, dont la situation lui plaisait , et oîi il disait souvent qu'il
avait l'inlention de se retirer. Le voyage, au reste, lui avait fait
grand hien ainsi qu'à rimpéialrice; et on augurait à merveille
de leur séjour sous ce beau ciel auquel ils étaient venus deman-
der leur guérison. Au reste, la prédilection de l'empereur pour
Taganrog n'était justifiée que par les embellissements futurs
(ju'il comptait y faire ; car, telle qu'elle était alors, cette petite
ville, située sur le bord de la mer d'Azof, ne se composait guère
que d'un millier de mauvaises maisons, dont un sixième au plus
est bâti en briques et en pierres; toutes les autres ne sont que
des cages de bois recouvertes d'un torscliis de boue. Quant aux
rues qui sont larges, il est vrai, mais qui ne sont point pavées,
le sol en est tellement friable, qu'à la moindre pluie on enfonce
jusqu'au genou; en revanclie, quand le soleil et le vent ont des-
séché ces masses humides, le bétail et les chevaux qui passent,
chargés des productions du pays, soulèvent sous leurs pieds des
torrents de poussière, (jue la brise fait tourbillonner en flots si
épais qu'en plein jour, et à quelques pas, on ne dislingue point
un homme d'un cheval. Cette poussière s'introduit partout,
entre dans les maisons, traverse les jalousies closes ou les con-
trevents feimés , pénètre à travers les babils si épais qu'ils
soient et charge l'eau d'une espèce de sédiment qu'on ne peut
jiréciter qu'en la faisant bouillir avec du sel de tartre.
L'empereur était descendu dans la maison du gouverneur,
située en face de la forteresse d'Azof, maisiln'y restait presque
jamais, sortant dès le malin , et n'y rentrant qu'à l'heure du
dîner, c'est-à-dire à deux heures. Tout le reste du temps , il
courait à |)ied dans la boue ou la poussière, négligeant toutes
les précautions que les habitants du pays eux-mêmes prennent
contre les fièvres d'automne, qui du reste avaient été Irès-nom-
■ breuses et tiès malignes cette année. Sa principale occupation
était le tracé et le plantage d'un grand jardin public dont les
travaux étaient dirigés par un Anglais qu'il avait fait venir de
Saint-Pétersbourg ; la nuit , il dormait sur un lit de camp , la
tète posée sur un oreiller de cuir.
Quelques-uns disaient qne ces occupations , en quelque sorte
REVUE DE PARIS. 14 1
exlérieut'cs , voilaient un plan cnclié , el que rempereur ne
s'étail relire ainsi à l'cxlrémilé de son empire, que pour y
prendre à l'écart quelque grande détermination. Ceux-là
espéraient, d'un moment à l'autre, voir sortir de cette petite
ville des Palus-Méolides un plan de constitution pour toute la
Russie ; là était, s'il fallait les en croire, la véritable cause de
ce voyage prétendu sanitaire ; l'empereur avait voulu agir en
dehors de l'influence de sa vieille noblesse , aussi attachée,
encore aujourd'hui, à ses préjugés qu'elle l'était du temps de
Pierre le Grand.
Cependant Taganrog n'était que le point principal de la rési-
dence d'Alexandre ; Elisabeth seule y restait à demeure , car
elle n'eût pu supporter les courses que l'empereur faisait dans
le pays du Don, tantôt à Tcherkask, tantôt à Douez. Au retour
d'une de ces courses, il allait partir i)our Astrakan , lorsque
l'arrivée subite du comie de Woronzoff , celui-là même quia
occupé la France jusqu'en 1818, et qui était gouverneur d'O-
dessa, vint renverser le nouveau projet ; en effet , Woronzoff
venait annoncer à l'empereur que de grands mécontentements
étaient prés d'éclater en Crimée, et que sa présence seule pou-
vait les calmer. Il y avait trois cents lieues à parcourir : mais
qu'est-ce que trois cents lieues, en Russie, où les chevaux, aux
crinières échevelées, vous emportent à travers les steppes et les
forêts avec la rapidité d'un rêve ? Alexandre promit à l'impéra-
trice d'être de retour avant trois semaines, et donna les ordres
du départ, qui devait avoir lieu aussitôt après le retour d'un
courrier qu'il avait expédié à Alupka.
Lecourrier revint ; il apportait de nouveaux détails sur la
conspiration. On avait découvert cpie c'était non-seulement au
gouvernement, mais encore aux jours de l'empereur qu'on en
voulait. En apprenant celte nouvelle, Alexandre laissa tomber
sa tête dans ses mains, et, poussant un profond gémissement,
il s'écria : — 0 mon père ! mon père !
On était alors au milieu de la nuit. L'empereur fit réveiller
le général Diébitch , qui habitait une maison voisine. En l'at-
tendant , il paraissait fort inquiet, marchant à grands pas dans
la chambre, se jetant de temps en temps sur son lit, d'où l'agi-
tation le repoussait bientôt. Le général arriva j deux heures se
passèrent à écrire et à discuter ; puis deux courriers partirent
a 13
14-2 REVUE DE PARIS.
por(eiits de dépêches, l'un pour le vice-roi de Pologne, l'autre
pour le grand-duc Nicolas,
Le lendemain , les trails de l'empereur avaient repris leur
calme liabiluel, et nul ne pouvait y lire la trace des agitations
de la nuit. Cependant WoronzofF le trouva, en venant lui de-
mander ses instructions, dans un état d'irritabilité tout à fait
contraire h la douceur habituelle de son caractère. Il n'en
donna pas moins l'ordre du départ pour le lendemain matin.
La roule ne fit qu'augmenter ce malaise moral ; à chaque
instant , ce qui ne lui arrivait jamais , l'empereur se plaignait
de la lenteur des chevaux et du mauvais état des chemins.
Celte humeur chagrine redoublait surtout quand son médecin
Wyllie lui recommandait quelques précautions contre les vents
glacés de l'automne. Alors il rejetait manteau et pelisse, et
semblait chenher les dangers que ses amis le suppliaient de
fuir. Tant d'imprudence porta son fruit : l'empereur fut un
soir pris d'une toux obstinée , et le lendemain , en arrivant à
OrielofF, une tièvre intermittente se déclara, qui en quelques
jours, et aidée par l'obstination du malade, se changea en une
fièvre rémittente, que Wyllie reconnut bientôt pour être la
même qui avait régné pendant tout l'automne de Taganrog à
Sébastopol.
Le voyage fut aussitôt interrompu. Alexandre , comme s'il
eût senti la gravité de sa maladie et voulu revoir l'impératrice
avant de mourir, exigea qu'on lui fit reprendi'e à l'instant
même le chemin de Taganrog. Toujours contrairement aux
prières de Wyllie, 11 fit une partie de la route A cheval ; mais
bientôt , ne pouvant plus se tenir en selle, force lui fut de re-
monter dans sa voiture. Enfin , le 5 novembre , il rentra à
Taganrog. A peine arrivé au palais du gouverneur, il s'éva-
nouit.
L'impératrice, presque mourante elle-même d'une maladie de
cœur, oublia à l'instant même ses souffrances pour ne s'occu-
per que de son mari. La fièvre fatale, malgré le changement de
lieu , reparaissait par accès chaque jour, de sorte que, le 8, les
symptômes augmentant sans cesse de gravité, sir James Wyllie
exigea que le docteur Stophiegen, médecin de l'impératrice, lui
fût adjoint. Le 13 , les deux docteurs , réunis pour combattre
l'affection cérél)!'ale qui menaçait de compliquer la maladie,
REVUE DE PARIS. 143
proposèrent à l'empereur de le saigner ; mais l'empereur s'y
opposa constamment, ne demandant que de l'eau glacée, et,
lors(iu'on lui en refusait, repoussant toute autre ciiose. Vers
quatre heures de raprès-midi , l'empereur demanda de l'encre
et du papier, écrivit et cacliela une lettre ; puis, comme la bou-
gie était restée allumée : « Mon ami , dit-il à un domestique ,
éteins cette bougie; on pourrait la prendre pour un cierge et
croire que je suis déjù mort. »
Le lendemain 14 , les deux médecins revinrent à la charge,
secondés par les prières de l'impératrice , mais ce fut inutile-
ment encore, et même l'empereur les repoussa avec emporte-
ment. Cependant presque aussitôt il se repentit de ce mouve-
ment d'impatience , et , les rappelant tous deux : «Écoutez,
dit-il ii S[o|ihiegen, vous et sir James Wyllie, j'ai grand plaisir
ù vous voir, et cependant Je vous |)réviens que je serai forcé de
renoncer à ce ])laisir, si vous me rompez la tète avec votre mé-
decine. » Pourtant, vers midi , l'empereur consentit à prendre
une dose de calomel.
Vers quatre heures du soir, le mal avait fait des progrès si
effrayants , qu'il devint urgent de faire appeler un prêtre. Ce
fut sir James Wyllie qui , sur l'invilalion de l'impératrice,
entra dans la chambre du mourant, et, s'approchant de son lit,
lui conseilla en pleurant , puisqu'il continuait de refuser les
secours de la médecine, de ne pas refuser au moins ceux de la
religion. L'empereur répondit que, sous ce rapport, il consentait
à tout ce qu'on voulait.
Le 15, à cinci heures du malin, le confesseur fut introiluit.
A peine l'empereur l'eut-il aperçu , que, lui tendant la main :
« Mon père, lui dit-il, traitez-moi en homme , et non en empe-
reur. » Le prêtre alors s'approcha du lit, reçut la confession
impériale, et donna les sacrements à l'auguste malade.
Alors , comme il connaissait robstination qu'avait mise
Alexandre à refuser tous les remèdes , il allaciua sur ce point
la religion du mourant, lui disant que , s'il continuait à s'ob-
stiner sur ce poinl, il y avait ù craindre que Dieu ne regardât
sa mort comme un suicide. Celte idée produisit sur Alexandre
une si profonde impression, qu'il rappela aussitôt Wyllie et lui
dit qu'il se remeltait entre ses mains, afin qu'il fit de lui ce que
bon lui semblerait.
144 REVUE DE PARIS.
Wyllie ordonna aussitôt l'application de vingt sangsues ù la
tèle ; mais il était trop tard. Le malade était dévoré d'une fîèvre
ardente , de sorte qu'à compter de ce moment on commença à
perdre tout espoir et que la cliambre se remplit de serviteurs
pleurants et gémissants. Quant à Élisabelli , elle n'avait quitté
le chevet du malade que pour faire place au confesseur, e(,
celui-ci sorti, elle était rentrée aussitôt et avait repris son poste
accoutumé.
Vers deux heures , l'empereur parut éprouver un redouble-
ment de douleurs. Il lit signe qu'on s'approchât de lui, comme
s'il voulait communiquer un secret. Alors, comme s'il changeait
d'avis : « Les rois, s'écria-t-il, souffrent plus que les autres. »
Puis , s'arrêtanl tout à coup et retombant en arrière sur son
traversin : « Ils ont commis lu , murmura-t-il , une action in-
fâme. » De qui voulait-il parler? Nul ne le sait; mais quelques-
uns ont cru que c'était un dernier reproche aux assassins de
Paul.
Pendant la nuit, l'empereur perdit tout sentiment.
Vers les deux heures du matin, le général Diebitch parla d'un
vieillard nommé Alexandrowitch, qui avait, lui disait-on, sauvé
plusieurs Tartares de celte même fièvre à laquelle succombait
l'empereur. Aussitôt sir James Wyllie exigea que l'on envoyât
chercher cet homme, et l'impératrice, se reprenant à ce rayon
d'espoir, ordonna qu'on allât chez lui et qu'il fut amené sur-le-
champ.
Pendant tout ce temps, l'impératrice était à genoux au
chevet du lit du mourant, les yeux sur ses yeux, et regardant
avec effroi la vie se retirer lentement. Certes, si des prières
saintes et sincères suffisaient pour fléchir Dieu, Dieu était fléchi
et l'empereur sauvé.
Sur les neuf heures du matin , le vieillard entra. C'était
avec peine qu'il avait consenti à venir, et il avait fallu l'amener
presque de force. En voyant le mourant, il secoua la tête ; puis,
interrogé sur ce signe néfaste : « Il est trop tard, dit-il; d'ail-
leurs, ceux que j'ai guéris n'étaient point malades de la même
maladie. »
Avec cette déclaration s'éteignit le dernier espoir d'Elisabeth.
En effet, à dix heures cinquante minutes du malin , l'empe-
reur expira.
REVUE DE PARIS* 145
C'était le l" décembre, selon le calendrier russe.
L'impératrice était tellement penchée sur lui , qu'elle sentit
passer son dernier soupir. Elle jeta un cri terrible, tomba à
genoux et pria ; puis, après quelques minutes, se relevant plus
calme, elle ferma les yeux de l'empereur, qui étaient restés
ouverts, lui serra la tète avec un mouchoir pour empêcher les
mâchoires de s'écarter, baisa ses mains déjà froides, et, re-
tombant à genoux, elle resta en prières jusqu'au moment oii
les médecins obtinrent d'elle qu'elle se retirât dans une autre
chambre, afin qu'ils pussent procéder à l'ouverture du ca-
davre.
L'autopsie fit découvrir deux onces de fîuide dans les cavités
du cerveau et un engorgement des veines et des artères de la
tête. En outre, on trouva un ramollissement de la rate, espèce
d'altération particulière à cet organe lorsque la mort du sujet
a été amenée par les fièvres du pays. L'empereur pouvait donc
être sauvé, s'il n'avait obstinément refusé tout secours.
Le lendemain, le corps fut exposé sur une estrade , élevée
dans la maison même où il était mort. La chambre était tendue
de noir, le cercueil recouvert d'un drap d'or, et un grand
nombre de cierges éclairaient l'appartement. Chaque personne
qui entrait recevait à la porte un Hambeau allumé, qu'elle gar-
dait tout le temps qu'elle restait dans la salle funèbre. Un
prêtre, placé à la tète de la bière, disait des prières; deux sen-
tinelles, l'épée nue , veillaient jour et nuit, deux autres gar-
daient les portes, et deux autres encore étaient échelonnées sur
chaque degré de l'escalier.
Le corps resta ainsi vingt-deux jours exposé, visité par une
foule de spectateurs, qui accouraient là comme à un spectacle ,
et gardé par l'impératrice , qui voulut assister à cha(iue messe
que l'on disait de deux jours l'un , et qui s'évanouit à toutes.
Enfin, le 23 décembre , à neuf heures du matin, le cadavre fut
transporté du palais au monastère grec de Saint-Alexandre, où
il devait demeurer exposé jusqu'à son départ pour Saint-Péters-
bourg. Il était sur un char funèbre attelé de huit chevaux,
couverts jusqu'à terre de housses de drap noir, abrité sous un
dais de drap d'or, et dans un cercueil recouvert de drap d'ar-
gent et orné d'écussons aux armes de l'empire. La couronne
impériale était placée sous le dais. Quatre généraux-majors,
13.
l-i6 REVUE DE PARIS. '
assistés de huit ofRciers-majors, portaient les cordons du dais.
Les personnes de la suite de l'empereur et de l'impératrice sui-
vaient immédiatement en longs manteaux de deuil et portant
des Ilami)eaux, tandis que, de minute en minute , rartilleric
légère des Cosaques du Don , qui avait été mise en batterie sur
l'esplanade de la forteresse, lirait un coup de canon.
Arrivé à l'église, le corps fut transporté sur une estrade de
douze marches, couverte de drap noir, surmontée d'un catafal-
que de draj) rouge, supportant un socle couvert de velours pon-
ceau avec des armoiries en or. Quatre colonnes soutenaient le
dais, que couronnaient le diadème impérial, le sceptre et le
globe. Le catafal(|ue était entouré de rideaux de velours pon-
ceau et de drap d'or, et quatre grands candélabres, placés aux
quatre coins de l'eslrade, supportaient un nombre de cierges
suflSsanl pour lutter avec l'obscurité de l'église, obscurité causée
par des tentures de drap noir semées de croix blanches dont les
croisées inférieures de l'église étaient couvertes.
L'impératrice avait voulu assister à ce dernier convoi ; mais,
cette fois encore, elle ne put supporter son émotion. On la rem-
porta évanouie au palais; à peine revenue à elle, Elisabeth des-
cendit dans la cliai)elle, où elle dit les mêmes prières que l'on
disait à l'église de Saint-Alexandre.
Aussitôt les premiers sym|)t6mes de maladie aperçus, c'est-à-
dire dès le 18 du mois, le jour même du retour de l'empereur A
Taganrog, un courrier avait élé expédié à son altesse imitériale
le grand-duc Nicolas, pour lui donner avis de l'indisposition de
l'empereur. Ce courrier avait élé suivi d'autres courriers expé-
diés dans le même but. les 21 ,24, 27 et 28 novembre. Toutes les
lettres dont ils étaient porteurs annonçaient un danger crois-
sant et avaient jeté la désolation dans la famille impériale, lors-
<iue entin une lettre du 29 vint rendre quelque espoir en annon-
çant que l'empereur, dont le dernier évanouissement avait duré
plus de huit heures, venait de reprendre le sentiment, avait re-
connu tout le monde, et avait dit lui-même qu'il sentait un peu
d'amélioration dans son état.
Si vagues que fussent les espérances que l'on pouvait conce-
voir sur une jjareille lettre, l'impératrice mère et les grands-
ducs Nicolas et Michel avaient ordonné, le 10 décembre, un Te
Deiim public dans la grande église métropolitaine de Casan, et
REVUE DE PARIS. 147
;i peine le peuple avait-il su que ce Te Deum était chanté pour
célébrer une amélioration dans la santé de l'empereur, qu'il s'y
étHit porté tout joyeux, et avait encombré tout l'espace que lais-
saient libre les augustes assistants et leur suite.
Vers la fin du Te Deum, et comme les voix pures des chan-
Ires s'élevaient vers le ciel dans une sainte et suave harmonie,
on vint tout bas prévenir le grand-duc INicolas qu'uu courrier
arrivait de Taganrog porteur d'une dernière dépêche, qu'il ne
\ouiait remettre cprà lui-même, et attendait dans la sacristie.
Le grand-duc se leva, suivit l'aide de camp et sortit de l'église.
L'impératrice mère avait seule remarqué cette sortie, et l'office
divin avait continué.
Le giand-duc n'eut besoin que de jeter un coup d'œil sur le
courrier pour deviner quelle fatale nouvelle il apportait. D'ail-
leurs , la lettre qu'il lui présentait était cachetée de noir. Le
grand-duc Nicolas reconnut l'écriture d'Elisabeth; il ouvrit
la dépêche impériale : elle contenait ces quelques lignes seule-
ment :
>' Notre ange est au ciel, et moi je végète encore sur la terre ;
mais j'ai l'espoir de me réunir bientôt à lui. »
Le grand-duc fit appeler le métropolitain, qui était un beau
vieillard à grande barbC' blanclie et aux longs cheveux tom-
bant jusqu'au milieu du dos; il lui remit la lettre, le char-
geant d'apprendre la nouvelle fatale qu'elle contenait à l'impé-
ratrice mère, revint prendre sa place auprès d'elle et se remit à
prier.
Un instant après, le vieillard rentra dans le chœur. A un signe
de lui, toutes les voix cessèrent, et un silence de mort leur suc-
céda. Alors, au milieu de l'attention et de l'élonnement général,
il marcha d'un pas lent et grave vers l'autel . prit le crucifix
d'aigent massif qui le décorait, et, jetant siu' le symbole de toute
douleur terrestre et de toute espérance divine un voile noir, il
s'approcha de l'impératrice mère et lui donna à baiser le crucifix
en deuil.
L'impératrice jeta un cri et tomba la face contre terre; elle
avait compris que son fils aîné était mort.
Quant à l'impératrice Elisabeth, le triste espoir qu'elle mani-
festait dans sa courte et loucliante lettre ne larda pointa être
accompli. Quatre mois environ après la mort d'Alexandre, c'est-
148 REVUE DE PARIS.
à-dire au retour de la belle saison, elle quitta Taganrog pour
le gouvernement de Kalouga, où l'on venait d'acheter pour elle
une magnifique propriété. A peine au tiers du chemin , elle se
sentit affaiblie, et s'ariêla à BelofF, petite ville du gouverne-
ment de Koursk: huit jours après, elle avait rejoint son ange au
ciel.
XV.
Nous apprîmes cette nouvelle et la manière dont elle avait été
annoncée à l'impératrice mère , par le comte Alexis , qui , en sa
qualité de lieutenant aux chevaliers gardes, assistait au Te
Deum. Soit que cette nouvelle l'eût impressionné lui-même ,
soit qu'elle se rattachât à d'autres idées encore que celles qui
paraissaient en devoir être la conséquence, nous crûmes remar--
quer, Louise et moi, dans le comte, une agitation qui ne lui
était point naturelle et <|ui perçait malgré la puissance que les
Russes ont généralement sur leurs impressions. Nous nous com-
muniquâmes ces réflexions aussitôt le départ du comte, qui nous
quitta à six heures du soir pour se rendre chez le prince Trou-
betskoï.
Ces réflexions étaient fort tristes pour ma pauvre compa-
triote, car elles nous ramenaient naturellement à la pensée de
cette conspiration, dont, au commencement de sa liaison avec
Louise, le comte Alexis avait laissé éciiapper quelques mots. 11
est vrai que, depuis ce temps, toutes les fois que Louise avait
voulu ramener la conversation sur ce sujet , le comte avait
essayé de la rassurer en lui affirmant que cetie conspiration
avait été rompue presque aussitôt que formée; mais quelques-
uns de ces signes qui n'échappent point aux regards d'une
femme qui aime , lui avaient fait croire qu'il n'en était rien et
que le comte essajait de la tromper.
Le lendemain , Saint-Pétersbourg se réveilla dans le deuil.
L'empereur Alexandre était adoré, el, comme on ignorait encore
la renonciation de Constantin , on ne pouvait s'empêcher de
comparer la douce et facile bonté de l'un à la fantasque ru-
desse de l'autre. Quant au grand-duc Nicolas, personne ne j>en-
sait à lui.
REVUE DE PARIS. 149
En effet , quoique ce dernier connût Tacle d'abdication que
Conslantin avait signé à l'époque de son mariage , loin de se
prévaloir de celte renonciation que son frùre i)0uvait avoir
regrettée depuis , il lui avait, le regardant déjà comme son
empereur, prêté serment de fidélité, et envoyé un courrier pour
l'inviter à revenir prendre i)ossession du trône. Mais, en même
temps que le messager partait de Saint-Pétersbourg pour Var-
sovie, le grand-duc Michel , envoyé par le czarewicb, partait
de Varsovie pour Saint-Pétersbourg , porteur de la lettre sui-
vante .
«Mon très-cher frère.
« C'est avec la plus profonde tristesse que j'ai appris , hier au
soir, la nouvelle de l:i mort de noire adoré souverain mon bien-
faiteur l'empereur Alexandre. En m'empressanl de vous témoi-
gner les senlimenls que me fait éprouver ce cruel malheur , je
me fais un devoir de vous annoncer que j'adresse, par le présent
courrier, à Sa Majesté Impériale, noire auguste mère, une lettre
dans laquelle je déclare que, par suite du rescrit que j'avais
obtenu de feu l'empereur, en date du 2 février 1822, à l'effet de
sanclionner ma renonciation au trône, c'est encore aujourd'hui
ma résolution inébranlable de vous céder tous mes droits de
succession au trône des empereurs de toutes les Russies. Je prie
en même temps notre bien-aimée mère et ceux que tout cela
peut concerner de faire connaîlre ma volonté invariable à cet
égard, afin que l'exéculion en soit complète.
« Après cette déclaration, je regarde comme un devoir sacré
de prier très-humblement Voire Majesté Impériale de recevoir
le premier mon serment de tîdélilé et de soumission , et de me
permettre de lui déclarer que, mes vœux n'étant dirigés vers
aucune dignité nouvelle ni vers aucun titre nouveau, je désire
uniquement et simplement conserver celui de czarewicb , dont
mon auguste père a daigné m'honorer pour mes services. Mou
unique bonheur sera désormais de faire accueillir par Voire
BLijesté Impériale les sentiments de mon profond respect et de
mon dévouement sans bornes ; j'en donne jiour gage plus de
(l'ente années d'un service lîdèje cl le zèle conslanl que j'ai fait
150 REVUE DE PARIS.
éclater envers les empereurs mon père et mon frère ; c'est dans
les mêmes sentiments que jusqu'à mon dernier soupir je ne ces-
serai de servir Votre Majesté Im|)ériale et ses successeurs dans
mes fonctions présentes et dans la situation actuelle.
» Je suis, avec le plus profond respect,
» CONSTANTlîî. »
Les deux messagers se croisèrent. Celui qui était envoyé au
czarewicii Constantin avait mission du grand duc Nicolas de ne
négliger ni prières ni supplications pour obtenir de lui qu'il
consi^nlît à reprendre la couronne. En conséquence, il pria et
sui)plia le czarewich ; mais celui-ci résista avec fermeté, disant
que ses désirs n'avaient point changé depuis le jour où il avait
abdiqué ses droits, et que pour rien au monde il ne consentirait
ii les reprendre.
Alors sa femme, la princesse de Lowicz, vint se jeter à son
four à ses pieds, lui disant que, comme c'était à cause d'elle
et pour devenir son époux qu'il avait renoncé à mouler sur le
trône des czars, elle venait lui otîrir de reconnaîire la iiullilé
de son mariage, heureuse qu'elle était de pouvoir lui rendre
à son tour ce (ju'il avait fait pour elle j mais Conslanlin la
releva, ne voulant point permettre qu'elle insistât davan-
tage sur ce sujet, et lui déclarant que sa résolution était iné-
branlable.
De son côté , le grand-duc Michel arriva à Saint-Pétersbourg,
porteur de la ktle du czarewich ; le grand-duc Nicolas ne
voulut point l'admettre comme refus définitif, disant qu'il
espérait que les instances de son envoyé auraient un heureux
résultat. Mais l'envoyé arriva à son tour , porteur d'un refus
formel; de sorte que, comme il y avait danger à laisser les
choses dans cet étrange provisoire, force lui fut bien d'accepter
ce que son frère refusait.
Au reste , le lendemain du départ du courrier que le grand-
duc Nicolas avait envoyé au czarewich , le conseil d'État l'avait
fait prévenir qu'il était dépositaire d'un écrit commis à sa garde
le 15 octobre 1823, et revêtu du sceau de l'empereur Alexandi-t,
avec une lellrc autn.^raphe do Sa Majesté, qui lui recommandait
REVUE DE PARIS. 151
de conserver ie paquet jusqu'A nouvel ordre, el , en cas de
mort, de l'ouvrir en séance extraordinaire. Le conseil d'État
venait d'obéir à cet ordre , et il avait trouvé sous le pli la re-
nonciation du grand-duc Constantin ainsi conçue :
« Lettre de Son Altesse Impériale le czarewich grand-duc
Constantin à l'empereur Alexandre.
i> Sire,
« Enhardi par les preuves multipliées de la bienveillance de
Sa Majesté Impériale envers moi , j'ose la réclamer encore une
fois et mettre à ses pieds mes humbles prières. Ne me croyant
ni l'esprit, ni la capacité, ni la force nécessaires si jamais
j'étais revêtu de la hante dignité à laquelle je suis appelé par
ma naissance, je supplie instamment Sa Majesté Impériale de
transférer le droit sur celui qui me suit immédiatement, et d'as-
surer à jamais la slabililé de l'empire. Quant ù ce qui me con-
cerne, je donnerai, par cette renonciation, une nouvelle ga-
rantie et une nouvelle force à celle à laquelle j'ai librement el
solennellement consenti à l'époque de mon divorce avec ma
première épouse. Toutes les circonstances présentes me dé-
terminent de plus en plus à prendre une mesure qui prou-
vera à l'empire et au monde entier la sincérité de mes senti-
ments.
» Puisse Votre Majesté impériale accueillir mes vœux avec
bonté ! puisse-l elle déterminer notre auguste mère à les ac-
cueillir elle-même et à les sanctionner par son consentement
impérial ! Dans le cercle de la vie jirivée, je m'efforcerai tou-
jours de servir de modèle à vos fidèles sujets et à tous ceux
qu'anime l'amour de notre chère patrie.
» Je suis , avec le plus profond respect ,
» Constantin, o
Pétersbourg, 14 janvier 1822,
152 REVUE DE PARI4.
A celle lellrc, Alexandre avail fait la réponse suivante :
Très cher frère,
0 Je viens de lire votre lettre avec toute l'atlenlion qu'elle
mérite ; je n'y ai rien trouvé qui m'ait pu surpendre , ayant
toujours su apprécier les sentiments élevés de votre cœur; elle
m'a fourni une nouvelle preuve de votre sincère attachement à
l'État et de vos soins prévoyants pour la conservation de sa tran-
quillité.
» Suivant vos désirs, j'ai communiqué votre lettre à notre
Irès-chère mère; elle Ta lue, pénétrée des mêmes sentiments
que moi, et reconnaît avec gralitude les nobles motifs qui vous
ont dirigé.
» D'après ces motifs, allégués par vous, il ne nous reste
à tous deux qu'à vous laisser toute liberté de suivre vos ré-
solutions inaltérables , et à prier le Tout-Puissant de faire
produire à des sentiments aussi purs les résultats les plus satis-
faisants.
i> Je suis pour toujours voire très-affectionné frère,
» Alexandre. »
Or, le second refus de Conslanlin, renouvelé dans les mêmes
fermes à peu près , à trois ans d'intervalle, rendait instante une
décision de la part du grand-duc Nicolas ; il publia donc , le
2o décembre , et en vorlu des lettres ci-dessus , un manifeste
dans lequel il déclarait qu'il acceptait le trône qui lui était dé-
volu par la renonciation de son frère aîné; il tixait au lende-
main, 26, la prestation de serment qui devait être faite à lui
et à son fils aîné, le grand-duc Alexandre.
A celte communication officielle que lui faisait son futur sou-
verain, Saint-Pétersbourg respira enfin plus trantiuille; le ca-
ractère du czarewich Constantin, qui présentait de grandes res-
semblances avec celui de Paul I", inspirait de vives crainles;
au contraire, celui du grand-duc Nicolas offrait de sérieuses
garanties.
REVUE DE PAKIS. 153
En effet , (;uulis qu'Alexandre et Conslanliii se laissaient em-
porter chacun de son côlé et selon son caractère, l'un vers 1(!S
doux plaisirs de l'amour, l'autre vers les rudes travaux de la
stratégie, le jeune grand-duc, chaste et sévère, avait grandi au
milieu des études profondes de l'histoire et de la poliliiiue. Tou-
jours distrait ou froid , il marchait Iiabituellement le front pen-
ché vers la terre, et lorsqu'il le relevait pour fixer sur un
homme son œil fauve et pénétrant, cet homme, quel qu'il fût,
sentait qu'il était devant son maître. Aussi, peu de voix osaient
léiiondre sans se troubler aux interrogations nettes et accen-
tuées qu'il adressait habituellement avec sa parole brisée et fière;
et tandis qu'Alexandre, populaire et courtois, se mêlait, avant
(|iiesa tristesse ne l'eût relégué à Tzarko-Selo , à toutes les so-
ciélés privées, le grand-duc Nicolas restait isolé avec sa famille,
(\m était à la fois un prétexte et une excuse à son isolement. 11
en résulta que le peuple russe, qui sent lui-même le besoin qu'il
a d'être guidé graduellement et sans secousse hors des ornières
de la barbarie, avait instinctivement compris qu'avec une froide
douceur, cachant une inexorable volonté , son nouveau souve-
lain était l'homme qu'il eût dû choisir, si Dieu n'avait pas pris
le soin de le choisir lui-même , et que pour tenir le sceptre qui
devait s'étendre sur une nation , chose étrange , à la fois trop
barbare et trop civilisée, il fallait une main de fer dans un gant
de soie.
Ajoutez à cela , ce qui est bien quelque chose pour tous les
peuples , que le nouvel empereur était le plus bel homme de son
royaume et le plus brave de son armée.
Chacun regardait donc le jour du lendemain comme un jour
de fête , lorsque pendant la soirée des bruils étranges com-
mencèrent à circuler dans la ville : on disait que les renon-
ciations publiées le matin même au nom du czarowitz Con-
stantin étaient supposées , et qu'au contraire le vice-roi de
Pologne marchait sur Saint-Pétersbourg avec une armée, pour
venir réclamer ses droits. On ajoutait (jue les officiers de divers
régiments , et entre autres du régiment de Moscou , avaient
dit tout haut qu'ils refuseraient le serment de fidélité à Nico-
las , attendu que le czarowitz était leur seul et légitime souve-
rain.
Ces rumeurs m'étaient venues frapper dans quelques maisons
9 14
154 REVUE DE PAKIii.
que j'avais visilées pendant la soirée , lorsqu'on renlranl chez
moi , je trouvai une lettre de Louise qui me priait, à quelque
heure que ce fût , de passer chez elle ; je m'y rendis aussitôt ,
et la trouvai très-inquiète : comme d'habitude, le comte était
venu, mais , quelque effort qu'il eût fait sur lui-même, il n'a-
vait pu lui cacher son agitation. Alors Louise l'avait ques-
tionné; mais, quoiqu'il ne lui eût rien avoué, il lui avait ré-
pondu avec cette affection profonde des moments suprêmes,
si bien que , tout accoutumée qu'elle était à son amour el à
sa bonlé , la tendresse douloureuse qui cette fois en accom-
pagnait l'expression, l'avait confirmée dans ses soupçons :
sans aucun doute , quelque chose d'inattendu se préparait
pour le lendemain , et, quelque chose que ce fût, le comte en
était.
Louise voulait me prier d'aller chez lui ; elle espérait qu'avec
moi il serait plus confiant, et, dans le cas où il me confierait
quelque chose relativement au complot , elle désirait que je fisse
tout ce qui serait en mon pouvoir pour le détourner d'aller plus
loin. On devine que je ne fis aucune difficulté pouj" me charger
de ce message ; d'ailleurs, depuis longtemps , j'avais les mêmes
craintes qu'elle, et ma reconnaissance avait vu presque aussi
clair que son amour.
Le comte n'était point chez lui; cependant, comme on avait
l'habitude de m'y voir venir , du moment où j'eus dit que je
désirais l'attendre , on ne fît aucune difficulté pour ra'intro-
duire; j'entrai dans sa chambre à coucher : elle était préparée
pour le recevoir, il était donc évident qu'il ne passait pas la
nuit dehors.
Le domestique sortit et me laissa seul ; je regardai autour de
moi pour voir si rien ne fixerait mes doutes , et j'aperçus sur
la table de nuit une paire de pistolets à deux coups ; je mis la
baguette dans le canon : ils étaient chargés ; cette circonstance,
indifférente en toute autre occasion, dans celle-ci confirmait
mes craintes.
Je me jetai dans un fauteuil , bien décidé à ne pas quitter la
chambre du comte, qu'il ne fût rentré; minuit, une heure et
deux heures sonnèrent successivement ; mes inquiétudes cédè-
rent à la fatigue , je m'endormis.
Vers quatre heures, je me réveillai ; devant moi était le comte
REVUE DE PARIS. 155
écrivant à une lablc; ses pislokls élaienl près de lui, il était
lii^s-pàlc.
Au premier mouvement que je fis, il se retourna démon
côté : Vous dormiez , me dit-il , je n'ai pas voulu vous réveil-
ler ; vous aviez quelque chose à me dire , je me doute de ce qui
vous amène; tenez, si demain soir vous ne m'avez pas revu ,
donnez cette lettre à Louise ; je complais vous l'envoyer demain
matin par mon valet de cliambre , mais j'aime mieux la remet-
tre à vous-même.
— Alors , nous n'avions donc pas tort de craindre ; il
se prépare quelque conspiration, n'est-ce pas, et vous en
êtes?
— Silence, me dit le comte en me serrant violemment la
main, et en regardant autour de lui; silence, à Saint-Péters-
bourg, un mot imprudent tue.
— Oh ! lui dis-je à demi-voix , quelle folie !
— Eh ! croyez-vous que je ne sache pas aussi bien que vous
que ce que je fais est insensé ? croyez-vous que j'aie la moindre
espérance de réussir ? Non , je vais droit à un précipice, et un
miracle même ne pourrait m'empêcher d'y tomber; tout ce que
je puis faire, c'est de fermer les yeux pour ne pas en voir la
profondeur.
— Mais pourquoi , puisque vous mesurez ainsi le danger,
vous y exposez-vous de sang-froid?
• — Parce qu'il est trop tard maintenant pour retourner en
arrière , parce qu'on dirait que j'ai peur, parce que j'ai engagé
ma parole à des amis , et qu'il faut que je les suive,... fût-ce
sur l'écbafaud.
— Mais comment , vous , vous , d'une noble famille ?
— Que voulez-vous , les hommes sont fous; en France, les
perruquiers se battent pour devenir grands seigneurs; ici, nous
allons nous battre pour devenir des perruquiers.
*— Comment! il s'agit...?
— D'établir une républi(iue , ni plus ni moins, et de faire
couper la barbe à nos esclaves, jusqu'à ce qu'ils nous fassent
couper la tète ; ma parole d honneur, j'en hausse moi-même les
éi)aulesde pitié. El qui avons-nous choisi pour mettre à la tête
de notre grande réforme politique? Un prince.
— Comment ! un prince?
156 REVUE DE PARIS.
— Oh ! nous en avons beaucoup de princes ; ce n'est pas cela
qui nous manquera , ce sont les hommes.
— Mais vous avez donc une constitution toute prête ?
— Une constitution ? reprit en riant d'un rire amer le comte
Alexis; une constitution? oh! oui, oui, nous avons un code
russe rédigé par Pestel, qui est Courlandars , et ((ue Troubelskoï
a fait revoir à Londres et à Paris; et puis nous avons encore
un catéchisme en beau langage tîguré , qui contient des maximes
comme celles-ci par exemple : « Ne te fie uniquement qu'à tes
amis et à ton arme : tes amis t'aideront , et ton poignard le
défendra. Tu es Slave ; et sur ton sol natal , aux bords des mers
qui le baignent , tu construiras quatre ports : le port Noir, le
port Blanc , le port de Dalmalie , le port Glacial , et , au milieu ,
tu placeras sur le trône la déesse des lumières. »
— Mais quel diable de jargon me parle Votre Excellence?
— Ah ! vous ne me comprenez point , n'est-ce pas ? nie dit
le comte se livrant de plus en plus à cette espèce de raillerie
fiévreuse avec laquelle il prenait plaisir à se déchirer lui-même ;
c'est que vous n'êtes pas initié , voyez-vous : il est vrai que , si
vous étiez initié, vous ne comprendriez pas davantage; mais
n'importe, vous iriez toujours, vous citeriez les Gracchus ,
Brutus, Galon , vous diriez qu'il faut abattre la tyrannie, im-
moler César, punir Néron; vous diriez...
— Je ne dirais rien de tout cela , je vous jure ; bien au con-
traire, je me retirerais en silence , et je ne remettrais pas lei
pieds dans tous ces clubs, mauvaise parodie de nos feuillants
et de nos jacobins.
— Et le serment, le serment? est-ce que vous croyez que
nous l'avons oublié? est-ce qu'il y a une bonne conspiration
sans un serment? Tenez, voilà le nôtre : «Si je trahis ma parole,
je serai châtié et par mes remords et par cette arme sur la-
quelle je prête serment; qu'elle s'enfonce dans mon cœur,
qu'elle fasse périr tous ceux qui me sont chers , et que dès cet
instant ma vie ne soit plus qu'un enchaînement de souffrances
inouïes ! » C'est un peu mélodramatique, n'est-ce pas? et ce serait
très-probablement sifflé à voire Gaieté ou à votre Ambigu ; mais
ici , mais à Saint-Pétersbourg, nous sommes encore en arrière,
et j'ai été vraiment fort applaudi quand je l'ai prononcé.
— Mais, au nom du ciel ! comment se fajt-il , ni'écriai-je,
REVUE DE PARIS. 157
que, voyant aussi clairement le côté ridicule d'une pareille en-
treprise , vous vous y soyez mis ?
— Comment cela se fait? que voulez-vous? Je m'ennuyais,
j'aurais donné ma vie pour un kopek ; je me suis fourré comme
un sot dans cette souricière; pliis j'y étais à peine, que j'ai
reçu une lettre de Louise ; j'ai voulu me retirer. Sans me rendre
ma parole , on m'a dit que tout cela était fini, et que la société
était dissoute; il n'en était rien. Il y a un an , on est venu me
dire que la patrie comptait sur moi : pauvre patrie, comme on
la fait parler ! J'avais grande envie d'envoyer tout promener,
car je suis aussi heureux maintenant , voyez-vous, que j'ai élé
malheureux autrefois; mais une mauvaise honte m'a retenu,
de sorte que me voilà prêt, comme l'a dit ce soir Bestoujeff ;
à poignarder les tyrans et à jeter au vent leur poussière. C'est
très-poétique, n'est-ce pas? mais ce qui l'est moins , c'est que
les tyrans nous feront pendre , et que nous ne l'aurons pas
volé.
— Mais avez-vous réfléchi à une chose, monseigneur? dis-
je alors au comte en lui saisissant les deux mains, et en le
regardant en face; c'est que cet événement dont vous parlez en
riant serait la mort de la pauvre Louise.
Les larmes lui vinrent aux yeux..
— Louise vivra , me dit-il.
— Oh ! vous ne la connaissez pas, répondis-je.
— C'est parce que je la connais, au contraire, que je vous
parle ainsi ; Louise n'a plus le droit de mourir, elle vivra pour
son enfant.
— Pauvre femme ! m'écrlai-Je, je ne la savais pas si malheu-
reuse.
— Écoutez , me dit le comte , comme je ne sais pas ce qui se
passera demain, ou plutôt aujourd'hui, voici une lettre pour
elle ; j'espère que tout ira mieux que nous ne le pensons l'un et
l'autre , et que tout ce hruit s'en ira en une fumée si impercep-
tible, qu'on ne s'apercevra pas même qu'il y avait du feu.
Alors , vous la déchirerez , et ce sera comme si elle n'avait pas
été écrite. Dans le cas contraire, vous la lui remettrez. Elle
contient une recommandation à ma mère de la traiter comme
sa fille; je lui laisserais bien tout ce que j'ai, mais vous com-
l)renez <|ue, si je suis pris et condamné, la première chose (ju'on
14.
158 REVUE DE PARIS.
fera sera de confisquer mes biens ; en consé(jaence, la donation
serait inutile. Quant à mon argent comptant , la future répu-
blique me l'a emprunté jusqu'au dernier rouble ; ainsi , je n'ai
pris à m'en inquiéter. Vous me promettez de faire ce que je
vous demande?
— Je vous le jure.
— Merci ; maintenant, adieu; prenez garde qu'on ne vous
voie sortir de chez moi à cette heure , cela vous compromet-
trait peut-être.
— Vraiment, je ne sais pas si je dois vous quitter.
— Oui , vous le devez , mon cher ami : songez combien il est
important , en cas de malheur, qu'il reste au moins un frère à
Louise ; vous ne serez déjà que trop compromis par vos rela-
îions avec moi, avec Mouravieff et avec Troubetskoï; soyez
donc prudent , sinon pour vous , du moins pour moi , je vous le
demande au nom de Louise.
— Avec ce nom-là , vous me ferez faire tout ce que vous
voudrez.
— Eh bien ! adieu donc ; je suis fatigué , et j'ai besoin de
quelques heures de repos, car je présume que la journée sera
rude.
— Adieu donc , puisque vous le voulez,
— Je l'exige.
— De la prudence.
— Eh ! mon cher, cela ne me regarde aucunement ; je ne
vais pas , on me mène ; adieu. A propos, je n'ai pas besoin de
vous dire qu'un seul mot imprudent serait notre perte à tous.
— Oh!...
— Voyons, embrassons-nous.
Je me jetai dans ses bras.
— Et maintenant , une dernière fois , adieu!
Je sortis sans pouvoir prononcer une parole, fermant la
porte derrière moi ; mais , avant que je fusse au bout du cor-
ridor, la porte se rouvrit, et ces paroles arrivèrent jusqu'à
moi :
— Je vous recommande Louise.
En effet , la nuit même , les conjurés s'étaient réunis chez le
prince Obolinski, et toutes les mesures avaient été prises, si
l'on peut appeler mesures quelques dispositions folles pour
REVUE DE PARIS. 159
une révûliition impossible. Dans celle réunion, ù laquelle
avaient assislé les principaux chefs, ceux-ci avaient commu-
niqué aux simi)les membres de la société le plan général, et
avaient choisi pour rexécutiou le lendemain , jour du serment.
En conséquence, il avait été résolu qu'on disposerait les soldats
à la révolte , en leur exprimant des doutes sur la réalité de
la renonciation du czarowitz Constantin, qui, s'étant spéciale-
ment occupé de l'armée, était fort aimé d'elle; alors, et avec
le premier régiment qui refuserait le serment, on joindrait le
régiment le plus rap|)roché , et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on
eût une masse assez imposante pour marcher sur la place du
Sénat, tout en battant le tambour pour amasser le peuple.
Arrivés là , les conjurés espéraient qu'une simple démonstration
suffirait , et que l'empereur Nicolas, répugnant à employer la
force, traiterait avec les rebelles, et renoncerait à ses droits
de souveraineté; alors on lui aurait imposé les conditions sui-
vantes :
1° Que des députés seraient convoqués à l'instant même do
tous les gouvernements;
2" Qu'il serait publié un manifeste du sénat , dans lequel il
serait dit que les députés auraient à voter de nouvelles lois
organiques pour le gouvernement de l'empire;
0° Qu'en attendant, un gouvernement provisoire serait établi,
et que les députés du royaume de Pologne y seraient appelés
ntîn d'adopter des mesures nécessaires à la conservation de
l'unité de l'État.
Dans le cas où, avant d'accepter ces conditions, l'empereur
demanderait à en conférer avec le czarevvich , la chose lui serait
accordée, mais à la condition qu'il serait donné aux conspi-
rateurs et aux régiments révoltés un cantonnement hors de la
ville, pour y camper malgré l'hiver, et y attendre l'arrivée du
czarowilz, qui trouverait, au reste, les élats assemblés, pour
lui présenter une constitution rédigée par Nikita Mourawieff,
et lui prêter serment s'il l'acceptait, ou le déiioser s'il ne l'ac-
ceptait pas. Si le grand-duc Constantin, ce qui dans la pensée
(les conjurés n'était pas probable, désapprouvait cette insur-
rection, on la meltrait alors sur le compte du dévouement que
l'on portait à sa personne. Dans le cas où au contraire l'em-
pereur refuserait tout arrangement, on devait l'arrêter avec
160 REVUE DE PARIS.
loule la famille impériale , puis les circonstances indiqueraient
ce qu'il faudrait décider à leur égard.
Si l'on échouait , on évacuerait la ville , et on propagerait
l'insurrection.
Le comte Alexis n'avait pris part à toute cetle longue et
bruyante discussion, que pour combattre la moitié des pro|)o-
sitions , et lever les épaules aux autres; mais, malgré son
opposition et son silence, elles avaient été adoptées à la majo-
rité, et, une fois adoptées , il se croyait engagé d'honneur à
courir les mêmes chances que s'il avait quelque espoir de
réussite.
Au reste, tous les autres paraissaient dans une sécurité par-
faite quant à la réussite, et pleins de confiance dans le prince
Troubetskoï, si bien qu'un conjuré, BoulatofF, s'était écrié
avec enthousiasme en sortant et en s'adressant au comte :
— N'est-il pas vrai que nous avons choisi un chef admirable?
— Oui, avait répondu le comte, il est d'une très-belle taille.
C'était dans ces dispositions qu'il était rentré, et m'avait
trouvé chez lui.
XVI.
Comme ce que j'avais à dire à Louise ne devait point la ras-
surer, et que d'ailleurs j'espérais toujours que quelque circon-
stance imprévue ferait avorter la conspiration, je rentrai chez
moi, et j'essayai de prendre quelque repos ; mais j'étais si préoc-
cupé, que je me réveillai au point du jour, m'habillai aussilôl,
et courus à la place du Sénat. Tout était tranquille.
Cependant les conjurés n'avaient pas perdu leur nuit. En
vertu des résolutions prises, chacun s'était rendu à son poste,
dirigé par Ryleyeff , qui était le chef militaire , comme le prince
de Troubetskoï était le chef politique. Le lieutenant Arbouzofî
devait entraîner les marins de la garde, les deux frères Rodisco
et le sous-lieutenant GoudimofF le régiment des gardes Izmai-
lowski ; le prince Stchei)ine Rosloffski, le capitaine en second
Michel Bestoujeff, son frère Alexandre et deux autres officiers
du régiment, nommés Brock et Wolkoff, s'étaient chargés du
régiment de Moscou ; entin. le lieutenant Suliioff avait répondu
REVUE DE PARIS. 161
du premier régiment des grenadiers du corps. Quant au comte,
il avait refusé tout autre rôle que celui de simple acteur, pro-
raettanl de faire ce que les autres feraient ; comme on le savait
Iiomme à tenir parole, et que d'ailleurs il ne réclamait aucune
position dans le futur gouvernement, on n'avait point exigé
davantage de lui.
Je restai jusqu'à onze heures, non pas sur la place du Sénat,
car il y faisait trop froid pour qu'une pareille station fût sup-
portable , mais chez un de ces marchands de sucreries et de
vins qu'on nomme conditors, et dont la boutique était située
au bout de la Perspective , près de la maison du banquier
Cerclet. C'était un poste excellent pour y attendre des nouvelles,
d'abord parce qu'il donnait sur la place de l'Amirauté, ensuite
parce que les conditors remplacent à Saint-Pétersbourg nos
pâtissiers de Paris ; et celui-là étant le Félix de l'endroit, à cha-
que instant des personnes arrivant des quartiers les plus oppo-
sés entraient dans son magasin. Jusqu'à cette heure, au reste ,
toutes les relalions étaient satisfaisantes j le général de la garde
et de l'état-major venait d'arriver au palais, annonçant que les
régiments des gardes à cheval, des chevaliers gardes, de Preo-
brajenski, de Semenowskoï, les grenadiers Paulowski, les chas-
seurs de la garde, les chasseurs de Finlande et les sapeurs,
venaient de prêter serment. Il est vrai qu'on n'avait encore
aucune nouvelle des autres régiments, mais cela tenait sans
doute à la position de leurs casernes, éloignées du centre de la
capitale.
J'allais rentrer chez moi, espérant que la journée s'écoulerait
ainsi, et que les conspirateurs, ayant reconnu le danger de leur
projet, se tiendraient tranquilles, lorsque tout à coup un aide
de camp passa au grand galop , et on put comprendre que
quelque chose d'inattendu venait d'arriver. Chacun courut
aussitôt sur la place, car il y avait dans l'air cette vague inquié-
tude qui précède toujours les grands événements ; en effet, la
révolte venait de commencer , et cela avec une telle violence ,
'qu'on ne pouvait savoir où elle s'arrêterait.
Le prince Stchepine Rostoffski et les deux Bestoujeff avaient
tenu parole. Dès neuf heures du matin ils étaient arrivés aux
casernes du régiment de Moscou, et, s'adressant aux 2", 3", S^
et 0° compagnies qu'on savait les plus dévouées au grand-duc
162 REVUE DE PAUiS.
ConsCantin, le prince Slchepine avait aifirmé aux soldats qu'on
les trompait en exigeant d'eux le serment. Il avait ajouté que,
bien loin d'avoir renoncé à la couronne, le grand -duc était
airété pour avoir refusé à son frère la concession de ses droits.
Alors Alexandre Bestoujeff, prenant la parole, avait annoncé
<iu'il arrivait de Varsovie, chargé parle czarowilz lui-même de
s'opposer à la prestation du serment ; et, voyant que ces nou-
velles produisîiient une grande impression sur les troupes, le
prince Stcliepine avait ordonné aux soldais de prendre des car-
touches à balle et de charger leurs armes. En ce moment l'aide
de camp Verighine , suivi du major général Fredricks , com-
mandant de peloton de grenadiers aux mains desquels était le
drapeau , élait arrivé pour inviter les officiers à se rendre chez
le colonel du régiment. Slchepine avait alors pensé que le mo-
ment était venu; il avait ordonné aux soldats de repousser les
grenadiers à coups de crosses et de leur enlever le drapeau ; en
même temps il s'élail précipité sur le général major Fredricks,
que Bestoujeff de son côté menaçait du pistolet, l'avait frappé
à la lêle d'un coup d'esloe qui l'avait étendu à terre, et en
même temps, se retournant sur le général major Schenschine,
commandant de la brigade, qui accourait au secours de son
collègue , il l'avait renversé d'un coup de pointe. Se ruant
aussilôt au milieu des grenadiers, il avait successivement blessé
le colonel Khwosschinski, le sous-officier Mousseieff et le grena-
dier Krassoffski, si bien qu'il avait fini par s'emparer du dra-
peau qu'il avait élevé en l'air en criant : Hourra ! A ce cri , et
à la vue du sang, plus de la moitié du régiment avait répondu
par les cris de vive Constantin ! à bas Nicolas! et, profilant de
ce moment d'enthousiasme , Slchepine avait entraîné près de
quatre cents hommes à sa suite , et marchait avec eux tambour
ballant vers la place de l'Amirauté.
A la porte du palais d'Hiver , l'aide de camp qui apportait des
nouvelles heurta un autre officier qui arrivait de la caserne des
grenadiers du corps. Les nouvelles dont celui-ci élait chargé
n'élaient guère moins inquiétantes que celles apportées par
l'aide de camp. Au moment où le régiment sortait pour aller
prêter serment , le sous-lieutenant Kojenikoff s'était jeté à
l'avanl-garde en criant : Ce n'est pas au grand-duc Nicolas qu'il
faut prêter serment, mais à l'empereur Constantin. Puis, sur ce
REVUE DE PARIS. 163
qu'on lui répondait que le czarowilz avait abdiqué : — C'est
faux, s'était-il écrié, faux, de toute fausseté; le czarowilz
marche sur Sainl-Pétersbourg pour punir ceux qui ont oublié
leurs devoirs et récompenser ceux qui seront restés fidèles.
Cependant, nialîjré ses cris, le régiment avait continué sa
marche, avait prêté serment, et était rentré dans la caserne
sans donner aucune marque d'insubordination, lorsqu'au mo-
ment du diner, le lieutenant SulhofF, qui avait prêté serment
comme les autres , entra , et s'adressant à sa compagnie : Mes
amis, s'écria-t-il , nous avons eu tort d'obéir, les autres régi-
ments sont en pleine révolte, ils ont refusé le serment, et^ont à
cette heure sur la place du Sénat ; habillez-vous, chargez vos
armes, et en avant, suivez-moi. J'ai votre solde dans ma poche,
et je vous la distribuerai sans attendre l'ordre.
— Mais ce que vous nous dites est-il bien vrai? s'écrièrent
plusieurs voix.
— Tenez, voici le lieutenant Panoff, votre ami comme moi :
inlerrogez-le.
— Mes amis , dit Panoff avant d'attendre même qu'on l'inter-
rogeât, vous savez que Constantin est votre seul et légitime
empereur et qu'on veut le déirôner. Vive Constantin !
— Vive Constantin! crièrent les soldats.
— Vive Nicolas ! répondit le colonel Slurler, commandant du
régiment en s'élançant dans la salle. On vous égare, mes amis,
le czarowitz a abdiqué, et vous n'avez pas d'autre empereur que
le grand- duc Nicolas. Vive Nicolas h'^ï
— Vive Constantin ! répondirent les soldats.
— Vous vous trompez, soldats, et on vous fait faire fausse
route, cria de nouveau Sturler.
— Ne m'abandonnez pas, suivez-moi, répondit Panoff; réu-
nissons-nous à ceux qui défendent Constantin. Vive Con-
stantin!
— Vive Constantin! avaient crié plus des trois quarts des
soldats.
— A l'Amirauté! à l'Amirauté ! dit Panoff tirant son épée;
suivez-moi, soldats, suivez-moi !
Et il s'était élancé suivi de près de deux cents hommes,
criant hourra comme lui, et se dirigeant comme le régiment
de Moscou , mais par une autre rue , vers la place de l'Amirauté.
164 REVUE DE PARIS.
Pendant que cette double nouvelle était apportée à l'empc-
rcur , le gouverneur militaire de Saint-Pétursbourjï , le comte
Milarodowicii, accourut à son tour au palais. Il savait déjà la
I ébellion du régiment de Moscou et des grenadiers du corps ;
il avait ordonné aux troupes sur lesquelles il croyait pouvoir
le plus compter de se rendre au palais d'Hiver ; ces troupes
étaient le premier bataillon du régiment de Preobrajenski, trois
régiments de la garde de Paulowski et le bataillon des sapeurs
de la garde.
L'empereur vit alors que la chose était plus sérieuse qu'il ne
l'avait cru d'abord. En conséquence, il commanda au général
majort Neidharl de porter au régiment de la garde de Seme-
nowski l'ordre d'aller immédiatement réprimer les mutins, et à
la garde à cheval celui de se tenir prêle à la première réqui-
sition; puis, ces ordres donnés , il descendit lui-même au corps
de garde principal du palais d'Hiver, où le régiment de la garde
de Finlande était de service , et lui ordonna de charger ses fusils
et d'occuper les principales avenues du palais. En ce moment,
on entendit un grand tumulte : c'étaient la troisième et la
sixième compagnie du régiment de Moscou , conduites par le
prince Stchepine et les deux BestoujefF, qui arrivaient, dra-
peaux au vent, tambour en tête, criant : A bas Nicolas ! vive
Constantin ! Elles débouchèrent sur la place de l'Amirauté j
mais arrivées là , soit qu'elles ne se crussent pas assez fortes ,
soit qu'elles reculassent en face de la majesté impériale, au
lieu de marcher sur le palais d'Hiver , elles allèrent s'adosser
au sénat. A peine y étaient-elles, qu'elles y furent rejointes par
les grenadiers du corps : une cinquantaine d'hommes en frac,
dont quelques-uns étaient armés de pistolets qu'ils tenaient à la
main, se mêlèrent aux soldats révoltés.
En ce moment, je vis paraître l'empereur sous une des voûtes
du palais; il s'approcha jusqu'à la grille et jeta un coup d'œil
sur les rebelles ; il était plus pâle que d'habitude , mais parais-
sait parfaitement calme. On disait que, pour être prêt à mourir
en empereur et en chrétien , il s'était confessé et avait fait ses
adieux à sa famille.
Comme j'avais les yeux fixés sur lui , j'entendis derrière moi
et du côté du palais de marbre retentir le galop d'un escadron
de cuirassiers ; c'était la garde à cheval conduite par le comte
REVUE DE PARIS. lUS
Orloft', un dos i)Iiis l)ravps et dos plus fi(I(^Ics amis du rciiipereur.
Devant Ini les grilles s'ouvrii'ciil ; ii sauta à bas de son cheval,
et le régiment se rangea devant le palais ; presqu'en même
temps on entendit les tambours des grenadiers de Preobrajenski
qui arrivaient par bataillons. Ils entrèrent dans la cour du pa-
lais , où ils trouvèrent l'empereur avec l'impératrice et le jeune
grand-duc Alexandre ; derrière eux parurent les chevaliers-
gardes, au milieu desquels je reconnus le comte Alexis Wanin-
koff ; ils se rangèrent de manière à former l'angle avec les cui-
rassiers , laissant entre eux un intervalle que l'artillerie ne tarda
point à remplir. Les régiments révoltés laissaient de leur côté
faire toutes ces dispositions avec une insouciance apparente et
sans s'y opposer autrement que par leurs cris de Vive Con-
stantin ! à bas Nicolas! 11 était évident qu'ils attendaient des
renforts.
Cependant les messagers envoyés par le grand-duc Michel se
su( cédaient au palais. Tandis que l'empereur y organisait sa
défense et celle de sa famille, le grand-duc parcourait les ca-
séines, et par sa présence combattait la rébellion. Quelques
efforts heureux avaient déjà été tentés; au moment où le reste
du régiment de Moscou allait suivre les deux compagnies ré-
volti^es , le comte de Liéven , frère d'un de mes écoliers , capi-
taine à la cinquième compagnie, était arrivé assez à temps
pour empêcher le bataillon de sortir et faire fermer les portes.
Alors , se plaçant devant les soldais, il avait tiré son épée en
jurant sur son honneur qu'il la passerait au travers du corps du
l)remier qui ferait un mouvement. A cette menace , un jeune
sous-lieutenant s'était avancé le pistolet à la main en menaçant
à bout portant le comte de Liéven de lui brûler la cervelle. A
celte menace, le comte avait répondu par un coup du pom-
meau de son épée, qui avait fait sauter le pistolet des mains du
sons-lieutenant ; mais celui-ci l'avait ramassé , et avait de nou-
veau dirigé son arme vers le comte. Alors celui-ci , croisant
les bras, marcha droit au sous-lieutenant, tandis que le régi-
ment, immobile et muet, regardait comme témoin cet étrange
duel. Le sous-lieutenant recula de quelques pas , suivi par le
comte de Liéven, qui lui présentait sa poitrine comme un défi;
mais enfin il s'arrêta et fit feu. Par miracle, l'amorce brûla, mais
le coup ne partit point. En ce moment , on frappa à la porte.
9 15
166 REVUE DE PARIS.
— Oui est là ? frièrent (jiiolqiies voix.
— Son allesse impériale le gtand-iliic Michel , répondit-oii du
dehors.
Quelques instants de stupeur profonde succédèrent à ces pa-
roles. Le comte de Liéven marcha vers la porte, et l'ouvrit sans
que personne lenlâl de l'arrêter.
Le grand-duc entra à cheval , suivi de quelques officiers d'or-
donnance.
— Que signifie cette inaction au moment du danger? s'écria-
t-il, suis-je au milieu de traîtres ou de soldats loyaux?
— Vous êtes au milieu du plus tidèie de vos régiments , ré-
pondit le comte de Liéven , ainsi que Votre Allesse Impériale
va en avoir la preuve:
Alors, élevant son épée :
— Vive l'empereur Nicolas! s'écria-l-il.
— Vive l'empereur Nicolas ! répondirent les soldats d'une
seule voix.
Le jeune sous-lieutenant voulut parler, mais le comte de
Liéven l'arrêta par le bras :
— Silence , monsieur ! Je ne dirai pas un mot de ce qui s'est
passé ; ne vous perdez pas vous-même.
— Liéven , dit le grand-duc , je vous confie la conduite du
régiment.
— Et j'en réponds sur ma tête à Votre Altesse Impériale , ré-
pondit le comte.
Le grand-duc alors avait poursuivi sa course , et partout avait
trouvé , sinon de l'enthousiasme , du moins de l'obéissance. Les
nouvelles étaient donc bonnes. En effet, de tous côtés les ren-
forts s'échelonnaient; les sapeurs étaient en bataille devant le
palais de l'Ermitage , et le reste du régiment de Moscou , con-
duit par le comte de Liéven, débouchait par la Perspective de
Kiewski. L'apparition de ces troupes fit pousser de grands cris
aux révoltés , car ils crurent que c'était enfin le secours attendu
qui leur arrivait; mais ils furent promi)lement détrompés. Les
nouveaux venus se rangèrent devant l'hôtel des Tribunaux, fai-
sant face au palais; avec les cuirassiers , l'artillerie et les che-
valiers-gardes , ils enfermèrent les révoltés dans un cercle de
fer.
Un instant après on entendit les chants des prêtres j c'était le
REVUE DE PARIS. 1C7
mt'lropolilain, qui, suivi de (out le clergé , sortait de l'église
de Cazaii, et venait, précédé des saintes bannières, ordonner
au nom du ciel aux révoltés de rentrer dans leur devoir. Mais,
pour la première fois peut-être, les soldats méprisèrent dans
leur irréligion politique les images qu'ils élaient habitués à
adorer , et prièrent les prêtres de ne point se mêler des affaires
de la terre, et de s'en tenir aux choses du ciel. Le métropolitain
voulut insister , quand un ordie de l'empereur lui enjoignit de
se relitrer; Nicolas voulait tenter lui-même un dernier effort
pour ramener les rebelles.
Ceux qui entouraient l'empereur voulurent alors l'en empê-
cher mais l'empereur répondit que , puisque c'était sa partie
([u'il jouait, il é(ait juste qu'il mit sa vie au jeu. En conséquence,
il ordonna d'ouvrir la grille : à peine venait-on d'obéir , que le
grand-duc arriva à fond de train , et , s'approchant de l'oreille
de l'empereur, lui dit tout bas qu'une partie du régiment de
Prçobrajenski , dont il était entouré, faisait cause commune
avrc les rebelles, clque le prince Tioubetskoï, dont l'empereur
avait remanpié l'absence avec élonnemcnt, était le chef de la
conspiration. La chose était d'autant plus possible , que , vingt-
quatre ans auparavant , c'était le même régiment qui avait
gardé les avenues du Palais-Rouge tandis que son colonel , le
prince Talitzin, étranglait l'empereur Paul.
La situation était terrible , et cependant l'empereur ne changea
point de visage ; seulement il était évident qu'il prenait une ré-
solution extrême. Au bout d'un instant il se retourna , et s'a-
dressant à un de ses généraux :
— Qu'on m'amène le jeune grand-duc, dit-il.
Un instant après le général descendit avec l'enfant. Alors
l'empereur le souleva de terre , et s'avançant vers les grena-
diers :
— Soldats ! dit-il , si je suis tué , voilà votre empereur ; ou-
vrez les rangs , je le contîe à \otre loyauté.
Un long hourra se fit entendre; un cri d'enthousiasme , parti
du fond du cœur, retentit; les coupables furent les premiers à
laisser tomber leurs armes et à ouvrir les bras. L'enfant fut em-
porté au milieu du régiment et mis sous la môme garde que le
drapeau ; l'empereur monta à cheval et sortit. A la porte les gé-
néraux le siq)|)liôrenl do ne pas aller plus loin, les rebelles
168 REVUE DE PARIS.
ayant dit tout haut que leur intention était de tuer l'empereur,
et foutes leurs armes étant chargées. Mais l'empereur tît signe
de la main qu'on le laissât libre, et, défendant que personne le
suivît , il mit son cheval au galop , piqua droit sur les révoltés ,
et s'arrêtant à demi-portée de pistolet :
— Soldats ! s'écria-t-il , on m'a dit que vous vouliez me tuer,
si cela est vrai , me voilà.
II y eut un moment de silence , pendant lequel l'empereur
resta immobile entre les deux troupes, pareil à une statue
équestre. Deux fois on entendit dans les rangs des rebelles re-
tentir le mot feu , sans que cet ordre fût exécuté; mais à la
troisième fois il fut suivi de la détonation de quelques coups de
fusil. Les balles silBèrent autour de l'empereur, mais aucune
ne l'atteignit. A cent pas derrière lui le colonel Velho et plusieurs
soldats furent blessés par celte décharge.
Au même instant Milarodowich et le grand-duc Michel s'é-
lancèrent aux côtés de l'empereur ; le régiment des cuirassiers
et celui des chevaliers-gardes firent un mouvement, les artil-
leurs approchèrent la mèche de la lumière.
— Halte ! cria l'empereur. — Chacun obéit. — Généra! ,
ajouta-t-il en s'adressant au comte Milarodowich, allez à ces
malheureux et tâchez de les ramener.
Le comte Milarodowich et le grand-duc Michel s'élancèrent
vers eux, mais les révoltés les accueillirent avec une nouvelle
décharge et aux cris de vive Constantin!
— Soldats, s'écria alors le comte Milarodowich, en élevant
au-dessus de sa tète un magnifique sabre turc tout garni de
pierreries , et s'avançant jusque dans les rangs des rebelles , voici
un sabre qui m'a été donné par son altesse impériale le czaro-
witz lui-même ; eh bien ! au nom de l'honneur , je vous jure sur
ce sabre que l'on vous trompe , que l'on vous abuse , que le cza-
rowilz a renoncé à la couronne, et que votre seul et légitime
souverain est l'empereur Nicolas Io^
Des hourras et des cris de vive Constantin ! répondirent à ce
discours ; puis , au milieu des hourras et des cris , on entendit
un coup de pistolet , et on vit le eomie Milarodowich chanceler
un autre pistolet avait été dirigé sur le grand-duc Michel ; mais
les soldais de marine , quoique au nombre des révoltés, avaient
arrêté le bras de l'assassin.
REVUE DE PARIS, 169
En une seconde le comle Orloff et ses cuirassiers, malgré les
décharges successives des révoltés, eurent enveloppé dans
leurs rangs le comte Milarodowich , le grand-duc et l'empereur
Nicolas, qu'ils ramenèrent de force au palais. Milarodowich se
tenait à peine sur son cheval , et en arrivant il tomba dans les
bras de ceux qui l'entouraient.
L'empereur voulait qu'on fît une dernière tentative pour ra-
mener les révoltés; mais , pendant qu'il donnait des ordres en
conséquence, le grand-duc Michel sauta à bas de cheval ; puis,
se mêlant aux artilleurs, il arracha une baguette des mains d'un
servant, et approchant la mèche de la lumière :
— Feu ! cria-t-il, feu sur les assassins !
Quatre coups de canon chargés à mitraille partirent en
même temps et renvoyèrent avec usure aux rebelles la mort qu'ils
avaient donnée; puis, sans qu'il fût possible de rien entendre
des ordres de l'empereur, une seconde décharge suivit la pre-
mière.
L'effet de ces deux volées à demi-portée de fusil fut terrible.
Plus de soixante hommes , tant des grenadiers du corps que
du régiment de Moscou et des marins de la garde, restèrent
sur la place; le reste prit aussitôt la fuite par la rue Galernaïa,
par le quai Anglais , par le pont d'isaac et par la Neva , qui
était gelée ; alors les chevaliers-gardes lancèrent leurs chevaux
et se mirent à la poursuite des rebelles, à l'exceplion d'un seul
homme, qui laissa le régiment s'éloigner, et qui, mettant pied
à terre et laissant aller son cheval à l'aventure , s'avança vers
le comle Orloff. Arrivé près de lui, il détacha son sabre et le lui
présenta.
— Que faites-vous , comte? demanda le général étonné, et
pourquoi venez-vous me remettre votre sabre au lieu de vous
en servir contre les rebelles ?
— Parce que j'étais de la conspiration, monseigneur, et que,
comme tôt ou tard je serais dénoncé et pris , j'aime mieux me
dénoncer moi-même.
— Assurez-vous du comte Alexis Waninkoff, dit le général en
s'adressant à deux cuirassiers , et conduisez-le à la forteresse.
L'ordre fut aussitôt exécuté. Je vis le comle traverser le
pont de la Moïka, et disparaître à l'angle de l'ambassade de
France.
15.
Î70 REVUE DE PARIS.
Alors je pensai à Louise, dont j'étais maintenant le seul ami.
Je repris, au milieu du lumulle, le chemin de la Perspective,
(it j'arrivai cliez ma pauvre compatriote si triste et si pâle ,
(lu'elle se douta bien que je venais lui annoncer quelque mal-
heur. Aussi , à peine m'eul-elle aperçu, qu'elle vint à moi les
mains join-(es.
— Qu'y a-t-il , au nom du ciel , qu'y a-t-il? me demanda-
l-elle.
— Il y a , liU répondis-je, que vous n'avez plus d'espoir que
dans un miracle de Dieu ou dans la miséricorde de l'empe-
reur.
Alors je lui racontai tout ce dont j'avais été témoin , et je lui
remis la lettre de Waiiinkoff.
Comme je m'en étais douté, c'était une lettre d'adieu.
Le soir même, le comte Milarodowich mourut de sa blessure;
mais, avant de mourir, il exigea que le chirurgien extirpât la
balle : l'opération finie, il prit le lingot de plomb dans sa main,
et voyant qu'il n'était point de calibre :
— Je suis content, dit-il, ce n'est point la balle d'un soldat.
Cinq minutes après, il rendit le dernier soupir.
Le lendemain, à neuf heures du matin , c'est-à-dire au mo-
ment où la vie commence à se réveiller dans toute la ville , et
quand tout le monde ignorait encore si l'émeute de la veille était
apaisée ou devait se renouveler, l'empereur descendit sans suite
et sans gardes, donnant la main à l'impératrice; puis, montant
avec elle dans un droschki qui attendait à la porte du palais
d'Hiver, il parcourut toutes les rues de Saint-Pétersbourg, et
passa devant toutes les casernes , s'ofFrant de lui-même aux
coups des assassins, s'il en restait encore. Mais partout il n'en-
tendit que des cris de joie, poussés du plus loin qu'on aperce-
vait les plumes flottantes de son chapeau : seulement, comme
pour rentrer au palais , après celte course téméraire qui lui
avait si bien réussi , il passait par la Perspective, il vit une
femme sortir de chez elle un papier à la main, et venir s'age-
nouiller sur sa route, de manière qu'il lui fallait détourner son
traîneau ou l'écraser. Arrivé â trois pas d'elle, le cocher arrêta
tout court avec cette habileté proverbiale des Russes pour maî-
triser leurs chevaux : alors la femme, en pleurs et sans voix ,
n'eut que la force d'agiter en sanglotant le papier qu'elle leoait
r.EVUE DE PARIS. 17)
à la main; iieiU-ètre rempereur allait-il continuer son chemin,
mais l'impératrice le regarda avec son sourire d'ange, et il prit
le papier, qui ne contenait que ces paroles écrites à la hâte et
mouillées encore :
a Sire, — Grâce pour le comte Waninkoff : au nom de ce que
Votre Majesté a de plus cher, grâce.... grâce !»
L'empereur chercha en vain la signature ; il n'y en avait pas.
Alors il se retourna vers la femme inconnue.
— Èles-vous sa sœur? demanda-t-il.
La suppliante secoua la tête tristement.
— Ètes-vous sa femme?
La suppliante fit signe que non.
— Mais enlin qui donc êtes-vous? demanda l'empereur avec
un léger mouvement d'impatience.
— Hélas! hélas ! s'écria Louise en retrouvant sa voix, dans
sept mois, sire, je serai la mère de son enfant.
— Pauvre petite ! dit l'empereur, et, faisant signe au cocher,
il repartit au galop, emportant la supplique, mais sans laisser
à la pauvre épiorée d'autre espérance que les deux mots de pitié
qui étaient tombés de ses lèvres.
XVII.
Les jours suivants furent employés à faire disparaître jus-
qu'à la dernière tiace de l'émeute sanglante dont les murs
mitraillés du sénat gardaient encore la sanglante empreinte.
Dès le même soir ou dans la nuit, les principaux conjurés
avaient été arrêtés : c'étaient le prince Troubetskoï , le jour-
naliste RyleyefF, le prince Obolinski, le capitaine Jacoubowith,
le lieutenant Kakowski , les capitaines en second Tcliepiii ,
Rostowski et Besloujeff , un autre Bestoujeff, aide de camp du
duc Alexandre de Wurtemberg ; enfin soixante ou quatre-vingts
autres qui étaient plus ou moins coupables d'action ou de
pensée, Waninkoff, qui ainsi que nous l'avons dit , s'était livré
volontairement, et le colonel Boulatoff, qui avait suivi son
exemple.
172 REVUE DE PARIS.
Par une coïncidence étrange, Peslel, d'après des ordres partis
de Taganrog, avait été arrêté dans le midi de la Russie le jour
même où avait éclaté l'émeute à Saint-Pétersbourg.
Quant à Serge et à Aposlol Mourawief, qui étaient parvenus
à se sauver et à soulever six compagnies du régiment de Tcher-
nigoff, ils furent rejoints près du village de Poulogoff, dans le
district deWasilkoff, par le lieutenant général Rolli. Après une
résistance désespérée, l'un d'eux essaya de se brûler la cervelle
d'un coup de pistolet, mais se manqua; l'autre fut pris après
avoir été grièvement blessé d'un éclat de mitraille au côté et
d'un coup de sabre à la tête.
Tous les prisonniers , dans quelque coin de l'empire qu'ils
eussent été arrêtés, furent transférés à Saint-Pétersbourg; puis
une commission d'enquête, composée du ministre de la guerre
Tatistcheff , du grand-duc Michel, du prince Galitzin, conseil-
ler privé , de GoIenitcheff-KotouzoCf, qui avait succédé au
comte Milarodowich dans le gouvernement militaire de Saint-
Pétersbourg, de Tchernycheff, de Benkendorrf, de Levacheff et
de Potapoff , tous quatre aides de camp généraux, fut nommée
par l'empereur, et l'Instruction commença avec une impar-
tialité dont les noms que nous venons de répéter étaient les
garants.
Mais, comme c'est l'habitude à Saint-Pétersbourg, tout se
faisait dans le silence et dans l'ombre , et rien ne transpirait au
dehors. Il y a plus, et c'est une chose étrange, dès le lendemain
du jour 011 un rapport officiel avait annoncé à l'armée que tous
les traîtres étaient arrêtés, il n'avait pas plus été question
d'eux que s'ils n'eussent jamais existé, ou que s'ils fussent
venus en ce monde isolés et sans famille; pas une maison n'a-
vait fermé ses fenêtres en signe de veuvage, pas un front ne
s'était voilé de tristesse en signe de deuil. Tout continua de
marcher comme si rien n'était avenu. Louise seule tenta cette
démarche étrange que nous avons dite et qui n'avait peut-être
pas son précédent dans les souvenirs moscovites ; et cependant
chacun, je le présume, sentait comme moi au fond du cœur
que bientôt un matin ferait éclore, comme une fleur sanglante,
quelque nouvelle terrible; car la conspiration était flagrante ,
les inlenlions des conspirateurs étaient homicides, et, quoique
chacun connût la bonté naturelle de l'empereur, on sentait
REVUE DE PARIS. 173
bien qu'il ne pourrait étendre son pardon à tous : le sang ap-
pelait le sang.
De temps en temps un rayon d'espoir perçait celte nuit
comme une lueur sombre, et donnait une nouvelle preuve des
dispositions indulgentes de l'empereur. Dans la liste des con-
jurés qu'on avait mise sous ses yeux, il avait reconnu un nom
cher à la Russie : ce nom, c'était celui de Souwarow. En efFel,
le petit-tils du rude vainqueur de la Trébia était au nombre des
conspirateurs. Nicolas, en arrivant à lui, s'arrêta; puis,
après un instant de silence. Il ne faut pas , dit-il , comme se
parlant à lui-même , qu'un si beau nom soit taché. Se retour-
nant alors vers le grand maître de la police qui lui présentait
la liste ; C'est moi, dit-il, qui interrogerai le lieutenant Sou-
warow.
Le lendemain , le jeune homme fut conduit devant l'empe-
reur, qu'il s'attendait à voir irrité et menaçant, et qu'il (rouva,
au contraire, le front calme et doux. Ce n'est pas tout : aux
premiers mois du czar , il fut facile au coupable de voir dans
quel but on l'avait fait venir. Toutes les questions du souve-
rain, préparées avec une paternelle sollicitude , étaient dispo-
sées de manière à ce que l'accusé ne pût échapper à l'acquit-
tement. En effet, à chacune des interrogations impériales,
auxquelles il n'avait à répondre que oui ou non, le czar se re-
tournait vers ceux qu'il avait convoqués pour assister à celle
scène, en disant : « Vous le voyez bien, vous l'entendez, je vous
l'avais bien dit, messieurs, un Souwarow ne pouvait pas êlie
un rebelle. » Et Souwarow, tiré de sa prison , renvoyé à son
régiment, avait reçu, au bout de quelques jours, son brevet de
capitaine.
Mais tous les accusés ne s'appelaient pas Souwarow, et,
quoique je tisse tous mes efforts pour inspirer à ma pauvre
compatriote un espoir que je n'avais point moi-même , la dou-
leur de Louise était vraiment effrayante. Depuis le jour de l'ar-
reslalion de Waninkoff , elle avait absolument abandonné les
soins ordinaires de sa vie passée, et, retirée dans le petit
salon qu'elle s'était ménagé derrière le magasin, elle y res-
tait, la tête appuyée sur ses mains, laissant silencieusement
échapper de grosses larmes de ses yeux , et n'ouvrant la bou-
che que pour demander à ceux qui, comme moi, étaient
174 REVUE DE PARIS.
admis dans celle petite retraite : « Est-ce que vous croyez
qu'ils le tueront ? » Puis , à la réponse qu'on lui faisait et qu'elle
n'écoutait même pas : « Ah! si je n'étais pas enceinte! » di-
sait-elle.
Et cependant le temps s'écoulait ainsi sans que rien tran-
spirât du sort réservé aux accusés. La commission d'enquête
tissait son œuvre dans l'ombre; on sentait qu'on marchait
vers le dénoûment de la- sanglante tragédie, mais nul ne
pouvait dire quel serait ce dénoûment, ni quel jour il aurait
lieu.
Deux incidents survinrent qui aidèrent les habitants de Saint-
Pétersbourg à oublier, passagèrement du moins, la catastrophe
du mois de décembre : l'une fut l'ambassade extraordinaire en-
voyée par la France , et conduite par le duc de Raguse ; l'autre
fut l'arrivée du corps de l'impératrice Elisabeth. Elle avait tenu
parole, et n'avait survécu que de quatre mois à Alexandre.
L'ambassade arriva dans les premiers jours de mai, et le cercueil
dans les premiers jours de juin. Je fus prévenu de la première
cérémonie par une lettre d'un de mes anciens écoliers qui était
venu comme attaché , et de l'autre par un coup de canon tiré de
la forteresse. Comme à chaque instant l'amitié que je portais à
Louise et l'intérêt que m'inspirait le comte me tenaient sur le qui-
vive ,je crus que le coup de canon annonçait tout autre chose,
et je descendis vivement pour m'informer de ce qu'il y avait de
nouveau. En ce moment un second coup de canon se fit enten-
dre, et comme je vis courir tout le mondu du côté de la Neva,
je me mis à courir comme les autres. En route, j'appris de quoi
il était question.
Lorsque j'arrivai sur le quai, il était déjà encombré de telle
façon , que je compris que , si j'y restais , il me serait impossi-
ble de rien voir. En conséquence, je louai une barque, et,
du milieu dti tïeuve où je m'arrêtai , je m'apprêtai à voir
passer le cortège , qui , pour arriver à la forteresse , devait
traverser l'immense pont de bateaux qui s'étend du Champ de
Mars à la citadelle. Depuis quelques instants , toutes les clo-
ches de la ville s'étaient mêlées à l'artillerie et sonnaient à toute
volée.
La première personne qui parut fut un maître des cérémo-
nies à cheval , portant en signe de deuil une écliarpe de crêpe
KEVUK DE PARIS. 175
noir et blanc. Derrière lui marcliait une coi.npaijiiie des yardos
de Preobajenski , puis un officier des écuries impériales, puis
un maréchal de la cour, dont le deuil était indi(|ué par un
vaste chapeau rabattu sur les yeux et par un manteau noir
qui lui enveloppait les deux épaules. Les timbaliers et les
trompettes des chevaliers-gardes et des gardes à cheval ve-
naient après , suivis de quarante valets de pied , de quatre
coureurs , de huit laquais de la chambre et de quatre officiers
de la cour. Vingt pages s'avançaient derrière eux , accompa-
gîiés de leur gouverneur , qui fermaient la marche de la pre-
mière section.
Soixante-deux drapeaux aux armes des différentes provinces
de l'empire venaient ensuite, portés chacun par un officier,
que deux autres officiers accompagnaient comme assistants, et
au milieu de ces bannières de deuil s'élevait l'étendard de soie
noire aux armes de la Russie, que suivait un homme d'armes
revêtu d'une armure noire et tenant à la main une épée nue ,
dont la pointe était baissée vers la terre. Derrière l'homme
d'armes, douze hussards de la garde, commandés par un officier,
précédaient un équipage de parade surmonté de la couronne im-
périale et attelé de huit chevaux richement caparaçonnés. Huit
palefreniers marchaient à côté des chevaux ; deux laquais se
tenaient aux portières, et quatre palefreniers à cheval venaient
ensuite. C'était une apparition que faisaient pour la dernière
fois les pompes de la terre, au milieu des lugubres attributs de
la mort.
Le cortège, reprenant aussitôt son aspect funéraire, pré-
sentait ensuite une masse indistincte de manteaux noirs et de
crêpes sombres , que précédaient les armes du grand-duché de
Bade , de Schleswig-Hoistein, de Tauride, de Sibérie, de Fin-
lande , d'Astrakan , de Kazan , de Pologne, de Novogorod , de
Kiew , do Wladimir et de Moscou. Ces écussons , comme les
premiers, étaient portés chacun par un officier, escorté à
droite et à gauche de deux autres officiers; puis s'avançait !e
grand écussoa des armes de l'empire, précédé de quatre géné-
raux et porté par deux généraux-majors, deux colonels et deux
officiers supérieurs.
Après les représentants de la puissance impériale et après
ceux de l'armée , venaient , conduits par le maître des céré-
176 REVUE DE PARIS.
nioîiies , les députés des différenfes corporations des bour-
geois , des maicliaiids et des coeiiers , cliaciinc d'elles précédée
d'un petit étendard sur lequel étaient peintes ou brodées les
marques distinclives de la profession exercée par ceux qui la
composaient.
Les différentes compagnies, comme la compagnie russe-
américaine , la compagnie économique , la société des prisons,
la société philanthropique , les différents employés de la Bi-
bliothèque publique impériale, de l'Université de Saint-Pélers-
!)ourg, de l'Académie des arts, de l'Académie des sciences ,
venaient à leur tour; puis les généraux, les aides de camp
généraux, les aides de camp de l'empereur, les secrétaires
d'État, les sénateurs, les ministres et les membres du conseil
de l'empire , enfin tous les élèves des maisons d'industrie et
des écoles auxquelles l'impératrice trépassée accordait une
protection spéciale. Deux hérauts d'armes les suivaient, vêtus
de deuil , et précédant les ordres étrangers, les ordres de Russie
et la couronne impériale, portés sur des coussins de brocart
d'or.
Trois images, soutenues, l'une par le confesseur de l'impé-
ratrice, les deux autres par des archidiacres et des prêtres,
venaient ensuite, et étaient immédiatement suivies du char
funèbre, sur le(|uel était couché le corps de l'impératrice. Les
bâtons du baldaquin étaient tenus par quatre chambellans,
ainsi que les cordons et les houppes du drap mortuaire, et
aux deux côtés du char marchaient , couvertes de longs voiles ,
les dames de l'ordre de Sainte-Catherine et les demoiselles d'hon-
neur qui avaient suivi l'impératrice dans son dernier voyage, et
qui, fidèles jusqu'après la mort, l'accompagnaient à sa dernière
demeure. Les plus hauts fonctionnaires conduisaient les chevaux
de la voiture, et soixante pages, tenant des cierges allumés,
l'enveloppaient d'un cordon de feu.
Enfin venait l'empereur Nicolas , enveloppé d'un manteau de
deuil et portant un chapeau rabattu ; il avait à sa droite le
grand-duc Michel, et derrière lui, à une petite distance, le chef
de l'état-major général , le ministre de la guerre , le général
quartier-maître, le général de service et plusieurs autres gé-.
néraux. Vingt-quatre porte-enseignes de la garde marchaient à
une dislance respectueuse de l'empereur , longeant les para-
REVUE DE PARIS. 177
pe(s (lu poiil , et enfermant dans leur double ligne la voilure
de deuil où se (roiivnieul i'iin;)i'ialrice et le jeune grand-duc
Alexandre, héritier de la couronne. Le grand-duc de Wurtem-
berg, ses deux fils et sa fille s'avançaient ensuite à pied avec
les deux reines d'Imiréti et la régente de Mingrélie. Après
celles-ci venaient toutes les femmes attachées autrefois au ser-
vice de rimpéralrice défunte ; enfin, la marche était fermée par
une compagnie du régiment de Semenowski.
Le cortège mit à peu près une heure et demie à traverser le
pont, tant il marchait lentement et tant il était considérable.
Puis toute celle longue fille disparut enfin dans la forteresse,
où le peuple se précipita pour voir rendre les derniers devoirs à
celle que vingt ans il avait regardée comme un intermédiaire
entre la terre et le ciel.
Je trouvai en rentrant Louise très-agitée. Comme moi, elle
ignorait la cérémonie funèbre qui devait avoir lieu, et aux pre-
miers coups de canon , aux premières volées de la cloche , elle
avait tremblé que ce ne fût le signal de l'exécution.
Cependant M. de Gorgoli, qui avait toujours conservé pour
moi les mêmes bonlés , m'avait souvent rassuré , en me di-
sant que le jugement serait connu quelques jours auparavant ,
et qu'ainsi nous aurions toujours le temps de faire quelques
démarches près de l'empereur, si le jugement était mortel
pour notre pauvre Waninkoff. En effet, le 14 juillet, la
Gazette de Saint-Pétersbourg parut, contenant le rapport
adressé à l'empereur parla haute cour de justice. Elle divi-
sait les différents degrés de participation au complot en trois
genres de crimes, dont le but était d'ébranler l'empire, de
renverser les lois fondamentales de l'État et de subvertir
l'ordre établi.
Trente-six accusés étaient condamnés par la cour à la peine
de mort, et le reste aux mines et à l'exil. Waninkoff était au
nombre des condamnés à mort. Mais à la suite de la justice
venait la clémence j la peine de mort était commuée pour
trente et un des condamnés en un exil éternel, et Waninkoff
était au nombre de ceux qui avaient obtenu une commutation
de peine.
Cinq des coupables seulement devaient être exécutés : c'é-
taient Ryleyeff, Bestoujeff, Michel Serge, Mourawieff et Pestel.
9 16
178 REVUE DE PARIS.
Je m'élançai hors de la maison , courant comme un fou, mou
journal à la main, el tenté d'arrêter chaque personne que je ren-
contrais pour lui faire part de ma joie, et j'arrivai ainsi , tout
hors d'haleine , chez Louise. Je la trouvai , le même journal à
la main , et en ra'apercevant elle se jeta dans mes bras , toute
pleurante, sans pouvoir dire autre chose que ces mots : Il est
sauvé ! Dieu bénisse l'empereur !
Dans noire é^oïsme, nous avions oublié les malheureux qui
allaient mourir, et qui, eux aussi, avaient une famille, des
maîtresses, des amis. Le premier mouvement de Louise avait
été de penser à la mère et aux s(eurs de WaninkofF, qu'elle con-
naissait , comme on se le rappelle, pour les avoir vues dans leur
voyage à Saint-Pétersbourg. Les malheureuses femmes igno-
raient encore que leur fils et leur frère ne mourrait pas, ce qui
est tout en pareille circonstance , car on sort des mines , on re-
vient de la Sibérie , mais la pierre du tombeau une fois fermée
ne se soulève plus.
Alors Louise eut une de ces idées qui ne viennent qu'aux
sœurs et aux mères ; elle calcula que la gazette qui contenait
la bienheureuse nouvelle ne partirait de Saint-Pétersbourg que
par le courrier du soir, et par conséquent serait de douze
heures en retard pour Moscou , et elle me demanda si je ne
connaîtrais pas un messager qui consentirait à partir à l'instant
même, et à porter cette gazette en poste à la mère de Waninkoff.
J'avais un valet de chambre russe, et par conséquent non sus-
pect , intelligent et sûr j je l'offris, il fut accepté. Il ne s'agissait
plus que du passe-port. Au bout d'une demi-heure, grâce à la
protection toujours active et bienveillante de M, de Gorgoli , je
l'eus obtenu, et Grégoire partit portant la bienheureuse nou-
velle, avec mille roubles pour ses frais de route.
Il gagna quatorze heures sur le courrier ; quatorze heures
plus tôt qu'elles ne devaient le savoir, une mère et deux sœurs
apprirent qu'elles avaient encore un fils et un frère.
Grégoire revint avec une de ces lettres qu'on écrit avec une
plume arrachée de l'aile des anges j la vieille comtesse appelait
Louise sa lîlle , les jeunes filles la nommaient leur sœur. Elles
demandaient en grâce que , le jour où l'exécution aurait lieu ,
et où les prisonniers partiraient pour l'exil, un courrier leur fût
encore envoyé. Je dis , en conséquence , à Grégoire, de se tenir
RKVUE DE PARIS. 179
prêt à repailir d'un moment à l'autre. De pareils voyages lui
étaient trop avantageux pour qu'il refusât. La mère de Wanin-
koff lui avait donné mille roubles , de sorte que , de sa première
mission , il était resté au pauvre diable une petite fortune qu'il
espérait bien doubler à la seconde.
Nous attendîmes le jour de l'exécution ; il n'était point fixé à
l'avance, nul ne le savait donc, et cbaque malin la ville se
réveillait croyant apprendre que tout était fini pour les cinq con-
damnés ; l'idée d'un supplice mortel faisait au reste d'autant plus
d'effet (|ue depuis soixante ans personne n'avait été exécuté à
Saint-Pétersbourg.
Les jours s'écoulaient , et on était étonné de l'intervalle qui
séparait le jugement de l'exécution. 11 avait fallu le temps de
faire venir deux bourreaux d'Allemagne.
Enfin , le 23 juillet au soir , je vis entrer chez moi un jeune
Français, mon ancien écolier , qui, comme je l'ai dit, était
atlaché à l'ambassade du maréchal Marmont , et que j'avais
prié souvent de me tenir au courant des nouvelles que por sa
position diplomatique il pouvait apprendre avant moi. Il ac-
courait me dire que le maréchal et sa suite venaient de rece-
voir de M. de La Ferronnays l'invitation de se rendre le len-
demain , à quatre heures du matin , à l'ambassade française,
dont les fenêtres, comme on le sait, donnaient sur la forte-
resse. Il n'y avait point de doute , c'était pour assister à l'exé-
culion.
Je courus chez Louise lui annoncer celte nouvelle, et alors
toutes ses craintes la reprirent. N'était-ce point par erreur que
le nom de Waninkoff se trouvait parmi les noms des exilés au
lieu de se trouver parmi les noms des condamnés à mort?
Cette commutation de peines n'était-elle point une fausse nou-
velle répandue pour que l'exéculion produisît moins d'effet sur
la population de la capitale, et le lendemain ne serait-elle
point détrompée à l'aspect de trente-six cadavres au lieu de
cinq? Comme tous les malheureux, on le voit, Louise était in-
génieuse à se tourmenter 5 je la rassurai cependant. J'avais su
de haute source que tout était bien arrêté comme l'annonçait la
gazette officielle, et l'on avait même ajouté que l'inlérêt qu'avait
inspiré Louise à l'empereur et à l'impératrice le jour où elle
leur avait remis sa supidique à genoux dans la Perspective, n'a-
180 REVUE DE PARIS.
vait point été étrangère à la commutation de peine qu'avait oit-
tenue le condamné.
Je quittai un instant Louise, qui me fit promettre de revenir
bientôt, pour aller faire un tour du cùlé de la forteresse, afin de
voirsi quelques apprèls mortuaires indiquaient le terrible drame
dont cette place devait être le théâtre le lendemain. Je ne vis que
les membres du tribunal, qui sortaientde la forteresse; mais c'é-
tait assez. Les greffiers venaient de signifier aux accusés leur
jugement. Il n'y avait donc plus de doute ; l'e.xécution était pour
le lendemain au matin.
Nous expédiâmes aussitôt Grégoire à Moscou avec une nou-
velle lettre de Louise à la mère de WaninkofF. Ainsi ce n'était
pas douze heures d'avance que nous avions sur la nouvelle ; c'é-
tait vingt-quatre heures.
Vers minuit, Louise me demanda de l'accompagner du côté
delà forteresse; ne pouvant voir WaninkofF, elle voulait au
moins, au moment où elle allait en être séparée, revoir les
murs qui l'enfermaient.
Nous trouvâmes le pont de la Trinité gardé; nul ne pouvait
le franchir. C'était une nouvelle preuve que rien n'était changé
dans les dispositions de la justice. Alors , d'un côté à l'autre de
la Neva, nous portâmes les yeux sur la forteresse , que, pen-
dant cette belle nuit du Nord, nous apercevions aussi distincte-
ment que dans un de nos crépuscules d'Occident. Au bout d'un
instant nous vîmes errer des lumières sur la plate-forme , puis
des ombres passer , portant des fardeaux étranges. C'étaient les
exéculeuis qui dressaient l'échafaud.
Nous étions les seuls airêlés sur le quai ; personne ne se dou-
tait ou ne paraissait se douter de ce qui se préjtarait. Des voi-
tures attardées passaient rapidement, avec leurs deux lumières
qui flamboyaient comme des yeux de dragon. Quelques barques
glissaient sur la Neva et disparaissaient peu à peu, soit dans les
canaux, soit dans les bras de la rivière, les unes silencieuses,
les autres bruyantes. Une seule resta immobile et comme à
l'ancre; aucun bruit s'en sortait, ni joyeux ni plaintif. Peut-
être enfermait-elle quelque mère, quelque sœur ou quelque
femme, qui, comme nous , attendait,
A deux heures du matin , une patrouille nous fit retirer.
Nous renlrâmes chez Louise. Il n'y avait pas longtemps â al-
REVUE DE PARIS. 181
tendre , puisque l'exécution, comme je l'ai dil, devait avoir lieu
à quatre heures. Je restai avec elle encore une heure et demie,
puis je ressortis.
Les rues de Saint-Pélershourg , à part quelques raougicks
qui paraissaient ignorer complélement ce qui allait se passer,
étaient entièrement désertes. A peine un faible jour commen-
çait-il à paraître , et un léger brouillard, qui se levait de la
rivière , passait comme un voile de crêpe blanc entre une rive
et l'autre de la Neva. Comme j'arrivais à l'angle de l'ambassade
de France, je vis le maréchal Marmont qui y entrait avec toute
la mission extraordinaire ; un instant après ils parurent au
balcon.
Quelques personnes s'étaient arrêtées comme moi sur le quai,
non point qu'elles fussent informées de ce qui allait se passer,
mais parce que, le pont de la Trinité étant occupé par des
troupes, elles ne pouvaient se rendre dans les îles où elles avaient
affaire. On les voyait , inquiètes et irrrésolues , se parler à voix
basse , car elles ignoraient s'il n'y avait point danger pour elles
à demeurer là. Quant à moi , j'étais bien résolu ù y rester jus-
qu'à ce qu'on m'en chassât.
Quelques minutes avant quatre heures, un grand feu s'alluma
et attira mes yeux vers un point de la forteresse. En même
temps , et comme le brouillard commençait à se dissiper, je vis
se découper sur le ciel la silhouette noiie de cinq potences; ces
potences étaient placées sur un échafaud de bois , dont le plan-
cher, fabriqué à la manière anglaise, s'ouvrait au moyen d'une
trappe sous les pieds des condamnés.
A quatre heures sonnantes, nous vîmes monter sur la plate-
forme de la citadelle, et se ranger autour de l'échalaud, ceux
qui n'étaient. condamnés qu'à l'exil. Ils étaient en grand uni-
forme, avaient leurs épaulettes et leurs décorations; des sol-
dats portaient leurs épées. Je cherchai à reconnaître Waninkoff
au milieu de ses malheureux compagnons; mais, à cette dis-
. tance, c'était impossible.
A quatre heures quelques minutes, les cinq condamnés paru-
rent sur l'échafaud ; ils étaient vêtus de blouses grises et avaient
sur la tête une espèce de capuchon blanc. Sans doute , ils arri-
vaient de cachots différenls ; car, au moment où ils se réunirent,
on leur permit de s'embrasser.
16'.
182 REVUE DE PARIS.
En ee moment un homme vint leur parler. Presque aussitôt un
hourra se fit entendre ; au premier moment nous n'en sûmes
pas la cause. Depuis on nous dit, je ne sais si la chose est vraie,
que cet homme venait de proposer la vie aux condamnés s'ils
consenlaient à demander leur grà':e; mais, ajoutait-on , ils
avaient répondu à cette proposition par le cri de : Vive la Rus-
sie ! vive la liberté ! cris qui avaient été étouffés par les hourras
des assistants.
L'homme s'éloigna d'eux, et les bourreaux s'approchèrent.
Les condamnés firent quelques pas, on leur passa la corde au
cou , et on leur rabattit le capuchon sur les yeux.
En ce moment quatre heures et quart sonnèrent.
La cloche vibrait encore que le plancher manqua tout à coup
sous les pieds des patients; en même temps un grand tumulte se
fit entendre; des soldats se précipitèrent sur l'échafaud ; un fré-
missement sembla passer dans l'air, qui nous fit frissonner.
Quelques cris indistincts parvinrent jusqu'à nous; je crus qu'il
y avait une émeute.
Deux des cordes avaient cassé, et les deux condamnés qu'elles
étaient destinées à étrangler, cessant d'être soutenus, étaient
tombés au fond de l'échafaud, où l'un s'était brisé la cuisse et
l'autrele bras. De lu venaient l'émotion et le tumulte. Quantaux
autres, ils continuaient de mourir.
On descendit avec des échelles dans l'intérieur de l'écha-
faud , et l'on remonta les patients sur la plate-forme. On les
déposa couchés, car ils ne pouvaient se tenir debout. Alors
l'un des deux se tourna vers l'autre : Regarde , lui dit-il , à
quoi est bon un peuple esclave ; il ne sait pas même pendre un
homme.
Pendant qu'on les remontait, on avait préparé des cordes
neuves , de sorte qu'ils n'eurent pas longtemps à attendre. Le
bourreau revint à eux, et alors , s'aidant eux-mêmes autant
qu'ils le pouvaient, ils marchèrent au-devant du nœud mortel.
Au moment où on allait le leur passer au cou , ils crièrent une
dernière fois d'une voix forte : Vive la Russie! vive la liberté!
viennent nos vengeurs ! Cri funèbre, qui s'en alla mourir sans
échos parce qu'il ne trouva aucune sympathie. Ceux qui le
poussaient avaient mal jugé leur époque et s'étaient trompés
d'un siècle.
REVUE DE PARIS. 183
Lorsqu'on rapporta à l'empereur cet incident , il frappa du
pied avec impatience; puis : Pourquoi n'est-on pas venu me dire
cela? s'écria-t-il; maintenant, je vais avoir l'air d'être plus sé-
vère que Dieu.
Mais nul n'avait osé prendre sur sa responsabilité de surseoir
à l'exécution, et, cinq minutes après leur dernier cri jeté, les
deux patients avaient déjà rejoint dans la mort leurs trois com-
pagnons.
Alors vint le tour des exilés : on leur lut à haute voix la sen-
tence qui leur retirait tout dans ce monde , rang, décorations ,
biens, famille; puis les exécuteurs, s'approchant d'eux, leur
arrachèrent tour à tour épaulettes et décorations , qu'ils vinrent
jeter dans le feu en criant: Voilà les épaulettes d'un traître!
voilà les décorations d'un traître ! puis enîîn , retirant des mains
des soldats qui les portaient les épées de chacun, ils les pri-
rent par la poignée et par la pointe , et brisèrent chaque
é!)ée sur la tète de son maître , en disant : Voilà l'épée d'un
traître!
Cette exécution finie, on prit au hasard dans un tas des sar-
reaux de toile grise , pareils à ceux des gens du peuple , dont on
couvrit les bannis après les avoir dépouillés de leur uniforme;
[)uis on les fît descendre par un escalier, et on les reconduisit
chacun à son cachot.
La plate-forme redevint déserte, et il n'y resta qu'une senti-
nelle, l'échafaud, les cinq potences; et à ces cinq potences les
cinq cadavres des suppliciés.
Je revins chez Louise, je la trouvai en larmes agenouillée et
priant.
— Eh bien? me dit-elle.
— Eh bien ! lui dis-je , ceux qui devaient mourir sont morts ,
et ceux qui doivent vivre vivront.
Louise finit sa prière , les yeux au ciel , et avec une expression
de reconnaissance infinie.
Puis, sa prière achevée :
— Combien y a-t-il d'ici à Tobol.sk? me demanda-t-elle.
— Huit cents lieues à peu près, répondis-je.
— C'est moins loin que je ne croyais, dit-elle; merci.
Je demeurai un instant la regardant en silence , et , commen-
çant à pénétrer son intention ;
184 REVUE DE PARIS.
— Pourquoi me faites-vous cette question? lui demandai-je.
— Comment ! vous ne devinez pas? me répondit-elle.
— Mais , m'écriai-je , c'est impossible en ce moment , Louise ,
songez dans quel état vous êtes !
— Mon ami, dit-elle, soyez tranquille, je sais ce que la
mère doit à l'enfant , aussi bien que ce qu'elle doit au père;
j'attendrai.
Je m'inclinai devant cette femme , et je lui baisai la main avec
autant de respect que si elle eût été reine.
Pendant la nuit , les exilés partirent , et l'échafaud disparut ;
si bien que, lorsque le jour vint, il n'y avait plus trace de ce qui
s'était passé, et que les indifférents purent croire qu'ils avaient
fait un rêve.
XVIII.
Ce n'était pas sans raison que la mère de WaninkofF et ses
deux sœurs avaient désiré savoir à l'avance le jour de l'exécu-
tion ; les condamnés , en se rendant de Saint-Pétersbourg à To-
bolsk, devaient passer à Iroslaw qui est situé à une soixantaine
de lieues de Moscou, et la mère et les deux sœurs de Waninkoff
espéraient voir leur tîls et leur frère en passant.
Celte fois comme l'autre, Grégoire fut reçu avec empresse-
ment par les trois femmes ; depuis plus de quinze jours , elles se
tenaient prêtes et avaient leur passe-port. Aussi, ne s'arrêtant que
pour remercier celle qui leur faisait tenir la précieuse nou-
velle, elles montèrent, sans perdre un instant, dans une ki-
billka , et , sans que personne sût où elles allaient , elles partirent
pour Iroslaw.
On voyage vite en Russie; parties le matin de Moscou, la
mère et les deux sœurs arrivèrent dans la nuit ù Iroslaw; 1;^ ,
elles apprirent avec une joie extrême que les traîneaux des exilés
n'étaient point encore passés. Comme leur séjour dans celle
ville pouvait inspirer des soupçons, et que d'ailleurs il était
probable que, plus on serait en vue, plus les gardiens seraient
inflexibles, la comtesse et ses filles remontèrent vers Mologa,
et s'arrêtèrent dans un petit village. A trois versles de ce lieu
s'élevait une chaumière, où les exilés devaient relayer, les bri-
REVUE DE PARIS. 185
gadiers ou \c.s sergenls qui accompagnent les condamnés rece-
vant ordinaitemenl l'ordre positif de ne jamais relayer dans une
ville ou dans un village; puis elles disposèrent de distance en
distance des servileurs inlelligents et actifs qui devaient les pré-
venir de l'approche des traîneaux.
Au bout de deux jours , un des agents de la comtesse accourut
lui dire que la première section des condamnés , composée de
cinq traîneaux, venait d'arriver ù la chaumière , et que le bri-
gadier qui la commandait avait, comme on s'en doutait, en-
voyé les deux hommes qui composaient son escorte chercher
des chevaux au village. La comtesse monta aussitôt dans sa voi-
ture, et, au grand galop de ses chevaux, se dirigea vers la
cabane; arrivée à la cliainnière , elle s'arrêta sur la grande
roule, et, à travers la, porte enlr'ouverte , plongea avidement
ses yeux dans l'intérieur : Waninkoff ne faisait point partie de
cette première troupe.
Au bout d'un quart d'heure , les chevaux arrivèrent , les con-
damnés remontèrent dans leurs traîneaux, et repartirent aussitôt
à fond de train.
Une demi-heure après, le second convoi arriva et s'arrêta
comme le premier à la chaumière; deux courriers partirent
pour aller chercher des chevaux , et les ramenèrent , comme la
première fois, au bout d'une demi-heure à peu près; puis, les
chevaux attelés , les condamnés repartirent avec la même ra-
pidité : Waninkoff n'était pas encore de ce convoi.
Quel que fût le désir de la comtesse de revoir son tils, elle
souhaitait qu'il arrivât le plus tard possible : plus il retarderait,
plus il y avait de chance en effet que les chevaux de la pro-
chaine poste manquassent, employés parles premières sections
qui venaient de passer; alors force serait d'en envoyer cher-
cher à la ville , et la halte , étant plus longue , favoriserait mieuXv
les plans de la pauvre mère. Tout fut d'accord pour l'accomplisse-
ment de ce désir : trois sections passèrent encore sans que Wa-
ninkoff parût , et , à la dernière , la halle fut longue de plus de
trois quarts d'heure ; on avait eu grand'peine à trouver à Iros-
law même un nombre suffisant de chevaux.
A peine ceux-ci venaient-ils de partir , que le sixième convoi
arriva; en l'entendant venir, la mère et les deux sœurs se sai-
sirent instinctivement les mains, il leur semblait (ju'il y avait
186 REVUE DE PARIS.
dans l'air quelque chose qui les prévenait de l'approche d'un
frère et d'un fils.
Le convoi parut dans l'ombre , et un tremblement involontaire
s'empara des pauvres femmes , qui se jetèrent en pleurant dans
les bras l'une de l'autre , les deux filles la tête sur le sein de
leur mère , la mère la tête levée vers le ciel.
Waninkoff descendit du troisième traîneau. Malgré l'obscUrilé
de la nuit, malgré le costume ignoble qui le couvrait, la com-
tesse et ses deux filles le reconnurent ; comme il s'avançait vers
la chaumière, une des filles allait l'appeler par son nom; la
mère étouffa sa voix en lui mettant la main sur la bouche. Wa-
ninkoff entra avec ses compagnons dans la chaumière.
Les condamnés qui étaient dans les autres traîneaux descen-
dirent à leur tour et entrèrent après lui. Le chef de l'escorte
donna aussitôt l'ordre à deux de ses soldats d'aller chercher des
chevaux; mais comme le paysan lui dit qu'aux relais ordinaires
les chevaux devaient manquer, il recommanda au reste de ses
gens de se répandre dans les environs et de s'emparer , au nom
de l'empereur, de tous ceux qu'ils pourraient trouver. Les sol-
dais obéirent, et il resta seul avec les condamnés.
Cet isolement, imprudent partout ailleurs, ne l'est pas eri
Russie; en Russie , le condamné est bien réellement condamné;
dans l'empire immense soumis au czar, il ne peut pas fuir :
avant d'avoir fait cent versles , il serait immanquablement
arrêté; avant d'avoir atteint une frontière, il serait mort cent
fois de faim.
Le chef du convoi, le brigadier Ivan, resta donc seul, se pro-
menant de long en large devant la porte de la chaumière,
battant son pantalon de cuir avec un fouet qu'il tenait à la main,
et s'arrêtant de temps en temps pour regarder celte voiture dé-
telée qui était là sur le grand chemin.
Au bout d'un instant, la voilure s'ouvrit, trois femmes en
descendirent comme trois ombres et s'approchèrent de lui : le
brigadier s'arrêta , ne comprenant rien à ce que lui voulait cette
triple apparition.
La comtesse s'approcha de lui les mains jointes; ses deu<
filles restèrent un peu en arrière.
— Monsieur le brigadier , dit la comtesse, avez-vous quelque
pitié dans l'àmc?
REVUE DE l'AKlS. 187
— Que veul voire seigneurie? demanda le brigadier, recon-
naissant à sa voix et à sa mise le rang de celle qui lui parlait.
— Je veux plus que la vie, monsieur; je veux une grâce
dont vous fixerez le prix vous-même : je veux revoir mon fils
que vous conduisez en Sibérie.
— Cela est impossible, madame, répondit le brigadier; j'ai
les ordres les plus sévères de ne laisser communiquer les con-
damnés avec personne , et il y va pour moi de la peine du knout
si j'y manquais.
— Mais qui saura que vous y avez manqué , monsieur? s'écria
la mère , tandis que les sœurs , qui étaient restées derrière elle
debout et immobiles comme deux statues , joignaient d'un mou-
vement lent et machinal leurs deux mains pour prier le ser-
gent.
— Impossible, madame , impossible , dit le sergent.
— Ma mère ! s'écria Alexis en ouvrant la porte de la chau-
mière; ma mère ! c'est vous, j'ai reconnu votre voix! — El il
s'élança dans les bras de la comtesse.
Le brigadier fit un mouvement pour s'emparer du comte, mais
en même temps, et d'un seul élan , les deux jeunes filles bon-
dirent vers lui; l'une, tombant à ses pieds, lui embrassa les
genoux, tandis que l'autre, le saisissant à bras le corps , lui
montrait du regard le fils et la mère dans les bras l'un de l'autre,
en lui disant :
— Oh ! voyez ! voyez !
C'était un brave homme que le brigadier Ivan. II poussa ua
soupir, et les jeunes filles comprirent qu'il cédait.
— Ma mère, dit l'une d'elles à voix basse, il veut bien que
nous embrassions notre frère.
— Alors la comtesse se dégagea des bras de son fils, et pré-
sentant une bourse d'or au brigadier : — Tenez, mon ami, lui
dit-elle, si vous risquez pour nous une punition, il faut bien que
vous en ayez la récompense.
Le brigadier regarda un instant la bourse que lui tendait la
comtesse, puis, secouant la tête, sans même la loucher, de peur
que le contact n'amenât une tentation trop forte :
— Non, votre seigneurie , non, lui dit-il ; si je manque à mon
devoir, voilà mon excuse , — et il montra les deux jeunes filles
en larmes. — Celle-là je puis la donner à mon juge, et si mon
188 REVUE DE l'ARIS.
juge ne la reçoit pas, eh bien ! je la donnerai à Dieu qui la re-
cevra.
La comlesse se jela sur la main de cet homme et la baisa.
Les deux filles coururent à, leur frère.
— Écoulez , dit le brigadier , comme nous en avons pour une
bonne demi-heure à attendre les chevaux , et que vous ne pouvez
ni entrer dans la chaumière où tous les autres condamnés vous
verraient, ni rester sur la grande route tout le temps, montez
tous les quatre dans votre voiture, fermez-en les stores, et au
moins, comme personne ne vous verra , il y a chance qu'on ne
sache pas la sottise que je fais.
— Merci, brigadier, dit Alexis les larmes aux yeux à son
tour ; mais au moins prenez cette bourse.
— Prenez-la vous-même, mon lieutenant, répondit à voix
basse Ivan , donnant par habitude au jeune homme un titre que
celui-ci n'avait plus le droit de porter , prenez-la , là-bas vous
en aurez plus besoin que moi ici.
— Mais, en arrivant , on me fouillera? «
— Eh bien ! je la prendrai alors , et je vous la rendrai après.
— Mon ami...
— Chut! chut! j'entends le galop d'un cheval; montez tous
dans cette voiture, au nom du diable! et dépêchez-vous : c'est
un de mes soldats qui revient du village où il n'a pas trouvé
de chevaux; je vais le renvoyer dans un autre. Entrez! en-
trez!
Et le brigadier poussa WaninkofF dans la voiture où le sui-
virent sa mère et ses deux sœurs, puis il referma le panneau
sur eux.
Ils restèrent une heure ainsi, heure mêlée de joie et de dou-
leur , de rires et de sanglots , heure suprême comme celle de la
mort, car ils croyaient qu'ils allaient se quitter pour ne plus se
revoir. Pendant cette heure, la mère et les soeurs de Wanin-
koff lui racontèrent comment elles avaient su douze heures
plus tôt sa commutation de peine et vingt-quatre heures plus
tôt son départ, de sorte que c'était à Louise qu'elles devaient
de le revoir. Waninkoff leva les yeux au ciel et murmura son
nom comme il eût murmuré le nom d'une sainte.
Au bout d'une heure , écoulée comme une seconde, le briga-
dier vint ouvrir la portière.
KEVUE DE PARIS. iSiJ
— Voici , tlil-il , les clievaiix qui arrivent de lous côlés ; il faut
vous séparer.
— Oh ! encore quelques inslanls , liemandèreiit les femmes
d'une seule voix , tandis qu'Alexis , trop fier pour implorer un
inférieur, restait muet.
— Pas une seconde , ou vous me perdez , dit Ivan.
— Adieu, adieu, adieu! murmurèrent confusément des voix
et des baisers.
— Écoulez, dit le brigadier, ému malgré lui , voulez-vous
vous revoir une fois encore?
— Oh ! oui, oui.
— Prenez les devants, allez attendre au prochain relai : il
fait nuit, personne ne vous verra , et vous aurez encore une
heure. Je ne serai pas plus puni pour deux fois que pour une.
— Oh ! vous ne serez pas puni du tout , s'écrièrent les trois
femmes, et, au contraire, Dieu vous récompensera.
— Hum! hum! répondit d'un air de doute le brigadier en
tirant de la voiture presque malgré lui le prisonnier , qui fai-
sait quel(iue résistance. Mais bientôt, entendant lui-même le
galop des chevaux qui revenaient, Alexis quitta vivement sa
mère, et alla s'asseoir en dehors de la porte de la cabane sur
une pierre, où, au yeux de ses compagnons, il pouvait avoir
l'air d'être resté pendant tout le temps de leur absence.
La voiture de la comtesse , dont les chevaux étaient reposés ,
repartit avec la vitesse de l'éclair, et ne s'arrêta qu'entre Iroslaw
et Kostroma , près d'une cabane isolée comme la première, et
d'où les nouveaux arrivants virent repartir la section qui pré-
cédait celle du comte Alexis. Elles tirent aussitôt dételer la
voiture, et envoyèrent leur cocher chercher des chevaux, en
lui ordonnant de s'en procurer, à quelque prix que ce fût.
Quant à elles , fortes de l'espérance de revoir encore une fois
leur fils et leur frère , elles restèrent seules sur la grande route
et attendirent.
L'attente fut cruelle. Dans son impatience , la comtesse avait
cru se rapprocher de son enfant en hâtant la course des che-
vaux, de sorte qu'elle avait gagné près d'une heure sur les
traîneaux. Celle heure fut un siècle, mille pensées diverses,
mille craintes confuses vinrent briser tour à tour les pauvres
femmes. Enfin , elles commençaient à soupçonner que le bri-
9 17
190 RLVUE DE PARIS.
gadier s'était repenti de la promesse imprudente qu'il avait faite
et avait changé de route , lorsqu'elles entendirent le roulement
des traîneaux et le fouet des cochers. Elles mirent la tête à la
portière, et virent distinctement le convoi qui s'approchait
dans l'obscurité. Leur cœur, pris comme dans un élau de fer,
se desserra.
Les choses se passèrent à ce relai avec le même bonheur qu'à
l'autre. Trois quarts d'heure furent encore accordés , comme
par miracle, à ceux qui avaient cru ne plus se revoir que dans
le ciel. Pendant ces trois quarts d'heure, la pauvre famille
arrêta tant bien que mal une espèce de plan de correspondance;
puis , comme dernier souvenir, la comtesse donna à son fîls un
anneau qu'elle portait au doigt. Frère et sœur, iîls et mère,
s'embrassèrent une dernière fois , car on élait trop avancé dans
la nuit pour que le brigadier permît qu'on tentât une troisième
épreuve. D'ailleurs, celte troisième épreuve devenait si dan-
gereuse, qu'il eîlt été jâche de la demander. Alexis remonta
dans le traîneau , qui l'emmenait au bout du monde, par delà
les monts Durais, du côté du lac Tchany ; puis toute la file
sombre passa près de la voiture où pleuraient la mère et les
deux filles , et s'enfonça bientôt dans l'obscurité.
La comtesse retrouva à Moscou Grégoire, à qui elle avait
dit de l'y attendre. Elle lui remit un billet pour Louise, que
Waninkoff , pendant la seconde station, avait écrit au crayon
sur les tablettes d'une de ses sœurs. II ne contenait que ces
quelques lignes :
« Je ne m'étais pas trompé : tu es un ange. Je ne puis plus
rien pour toi dans ce monde que t'aimer comme une femme et
t'adorer comme une sainte. Je te recommande notre enfant.
' » Adieu.
» Alexis. »
A ce billet était jointe une lettre de la mère de Waninkoff,
qui invitait Louise à la venir trouver à JIoscou, oîi elle l'at-
tendait comme une mère attend sa tîlle.
Louise baisa le billet d'Alexis ; puis , secouant la tête en lisant
la lettre de sa mère:
REVUE DE PARIS. 191
— Non , dU-elle en souriant de ce soiuhe tiisle qui n'appar-
(onait qu'à elle , ce n'est point à Moscou que j'irai : raa place
est ailleurs.
XIX.
En efîet , à compter de ce moment , Louise poursuivit avec
persévérance le projet que le lecteur a déjà deviné sans doute,
c'est-à-dire d'aller rejoindre le comte Alexis à Tobolsk.
Louise, comme je l'ai dit, était enceinte, et deux mois à
peine la séparaient encore de ses couches ; cependant , comme
aussitôt après ses relevailies elle voulait partir, elle ne perdit
pas une minute pour ses préparatifs.
Ces préparatifs consistaient à convertir en argent fout ce
qu'elle possédait , magasin, meubles , bijoux. Comme on savait
la nécessité où elle se trouvait, elle vendit tout cela le tiers à
peine du prix ; et étant , grâce à cette vente, parvenue à réunir
trente mille roubles à peu près, elle quitta sa maison de la
Perspective et se retira dans un petit appartement situé sur le
canal de la Moïka.
Quant à moi, j'avais eu recours à M. de Gorgoli, mon éter-
nelle providence , et il m'avait promis , le moment venu , d'ob-
tenir de l'empereur la permission pour Louise de rejoindre
Alexis. Le bruit de ce projet s'était répandu dans Saint-Péters-
bourg, et chacun admirait le dévouement de la jeune Française;
mais chacun disait aussi qu'au moment où il lui faudrait partir,
le cœur lui manquerait. Il n'y avait que moi qui connaissais
Louise et qui savais le contraire.
J'étais au reste son seul ami , ou plutôt j'étais mieux que son
ami, j'étais son frère; tous les moments de liberté que j'avais,
je les passais près d'elle , et tout le temps que nous étions en-
semble, nous ne parlions que d'Alexis.
Parfois je voulais la faire revenir sur ce projet que je traitais
de folie. Alors elle me prenait les mains , et , me regardant avec
son sourire triste : Vous s.ivez bien , me disait-elle , que , quand
je n'irais point par amour, j'y devrais aller par devoir. N'est-ce
point par dégoût de la vie, n'est-ce point parce que je ne ré-
pondais pas à ses lettres qu'il est entré dans cette folle conspi-
ration ? Si je lui avais dit six mois plus tôt que je l'aimais, il
192 REVUE DE PARIS.
aurait fait meilleur cas de sa vie , et aujourd'hui il ne serait pas
exilé. Vous voyez bien que je suis aussi coupable que lui, et
qu'il est juste par conséquent que je supporte la même peine.
— Alors , comme mon cœur me disait qu'à sa place j'agirais
comme elle, je lui répondais : Allez donc, et que la volonté de
Dieu soit faite !
Vers les premiers jours de septembre , Louise accoucha d'un
fils. Je voulais qu'elle écrivît à la comtesse de Waninkoff pour
lui annoncer cette nouvelle; mais elle me répondit : Aux yeux
de la société , mon enfant n'a pas de nom , et par consé(|uent
pas de famille. Si la mère de Waninkoff le réclame, je le lui
donnerai, car je ne veux pas exposer mon enfant à un pareil
voyage dans un pareil moment; mais je ne le lui offrirai certes
pas , pour qu'elle le refuse. — Et elle appelait la nourrice pour
embrasser son enfant et pour me montrer combien cet enfant
ressemblait à son |)ère.
Mais ce qui devait arriver arriva, La mère de Waninkoff
apprit l'accouchement de Louise et lui écrivit qu'aussitôt remise,
elle l'attendait avec son fils. Celte lettre eût emporté ses der-
nières hésitations si elle eût hésité encoi'e : le sort seul de son
enfant l'inquiétait ; désormais elle était tranquille sur lui, elle
n'avait plus rien à attendre.
Cependant, quel que fût le désir qu'eût Louise de partir le
plus tôt possible , toutes les émotions qu'elles avait éprouvées
pendant sa grossesse avaient dérangé sa santé, de sorte que sa
convalescence était tardive. Ce n'est pas que depuis longtemps
elle ne fût levée, mais je ne me laissais pas prendre à ces sem-
blants de force. J'interrogeais le médecin; le médecin me ré-
pondait que toute la vigueur de la malade était dans sa volonté j
mais que réellement elle était encore trop faible pour se mettre
en voyage. Tout cela ne l'eût point empêchée de partir si elle
avait été maîtresse de quitter Pétersbourg; mais la permission
ne pouvait lui venir que par moi , et il fallait bien qu'elle fît ce
que je voulais.
Un matin j'entendis frapper à la porte de ma chambre, et en
même temps la voix de Louise m'appela. Je crus <iu'il lui élait
arrivé quelque nouveau malheur. Je me hâtai de passer un pan-
talon et ma robe de chambre, et j'allai lui ouvrir ; elle se jeta ,
la figure loule radieuse, entre mes bras.
REVUE DE PARIS. 193
-- Il est sauvé , me dit-elle.
— Sauvé , qui cela ? demandai-je.
— Lui ! lui ! Alexis!
— Comment, sauvé ? mais c'est impossible.
— Tenez, me dit-elle, et elle me remit une lettre de l'écri-
ture du comte , et comme je la regardais avec étonnement :
Lisez, lisez, continua-t-elle, et elle tomba dans un fauteuil,
accablée sous le fardeau de sa joie. Je lus :
«Ma chère Louise,
» Crois en celui qui te remettra cette lettre comme en moi-
même , car c'est plus qu'un ami , c'est un sauveur.
» Je suis tombé malade de fatigue en route , et me suis arrêté
à Perm où le bonbeur a voulu que je reconnusse dans le frère
du geôlier un ancien serviteur de ma famille. Sollicité par lui,
le médecin a déclaré que j'étais trop souffrant pour continuer
ma route, et il a été décidé que je passerais l'hiver dans Vos-
trog (1) de Perm. C'est de là que je t'écris cette lettre.
» Tout est préparé pour ma fuite; le geôlier et son frère
fuiront avec moi; mais il faut que je les indemnise et de ce qu'ils
perdront pour moi , et des dangers qu'ils courront en m'accom-
pagnant. Remets donc au porteur non-seulement tout ce que
tu auras d'argent , mais encore tout ce que tu auras de bijoux.
w Je sais comme tu m'aimes , et j'espère que tu ne marchan-
deras pas avec ma vie.
» Aussitôt que je serai en sûreté, je t'écrirai pour que tu
viennes me rejoindre.
» Comte Waninkoff. »
— Eh bien? lui dis-je , après avoir relu cette lettre une se-
conde fois.
— Eh bien ! me répondit-elle , vous ne voyez donc pas?
— Si fait, je vois un projet de fuite.
(1) Nom des prisons destinées aux condamnés politiques.
17.
1M .REVUE DE PARIS.
— Oh ! il réussira.
— Et qu'avez-vous fait?
— Vous le demandez?
— Comment! ra'écriai-je , vous avez donné à un inconnu...
— Tout ce que j'avais. Alexis ne me disait-il pas de croire en
cet inconnu comme en lui-même?
— Mais, lui demandai-je en la regardant fixement, et en
laissant tomber avec lenteur chaque parole j mais êtes-vous
bien sûre que cette lettre soit d'Alexis?
Ce fut elle , à son tour, qui me regarda.
— Et de qui serait-elle donc? quel serait le misérable assez
lâche pour se faire un jeu de ma douleur?
— Et si cet homme était?... tenez, je n'ose pas le dire; j'ai
un pressentiment... je tremble.
— Parlez, dit Louise en pâlissant à son tour.
— Si cet homme était un escroc qui eût contrefait l'écriture
du comte?
Louise jeta un cri et m'arracha la lettre des mains.
— Oh! non, non, s'écria-t-elle parlant tout haut et comme
pour se rassurer elle-même , oh ! non. Je connais trop bien son
écriture , et je ne m'y serais pas trompée.
El cependant, tout en relisant la lettre , elle pâlissait.
— N'avez-vous donc pas une autre lettre de lui sur vous? lui
demandai-je.
— Tenez, me dit-elle, voilà son billet écrit au crayon.
L'écrilure était bien la même , autant qu'on en pouvait juger.
et cependant il y avait dans l'écriture une espèce de tremble-
ment qui dénonçait l'hésitation.
— Croyez-vous , lui dis -je alors, que le comte se serait adressé
h vous ?
— Et pourquoi pas à moi? N'est-ce pas moi qui l'aime le
mieux au monde?
— Oui, sans doute, pour demander de l'amour, pour de-
mander du dévouement , c'est à vous qu'il se serait adressé ;
mais pour demander de l'argent, c'est à sa mère.
— Mais ce que j'ai n'est-il pas à lui? ce que je possède ne
vient-il pas de lui ? me répondit Louise avec une voix qui s'alté-
rait de plus en plus.
— Oui , sans doute , tout cela est de lui , oui, tout cela vient
REVUE DE PARIS. 195
de lui ; mais , ou je ne connais pas le comte Waninkoff , ou , je
vous le r(5|)^te , il n'a pas écrit cette lettre. •
— 01) ! mon Dieu ! mon Dieu ! Mais ces trente mille roubles
étaient ma seule fortune, ma seule ressource, mon seul es-
poir !
— Comment signait-il les lettres qu'il vous écrivait habituel-
lement? lui demandai-je.
— Alexis toujours , et tout simplement.
— Celle-ci , vous le voyez , est signée comte Waninkoff.
— C'est vrai, dit Louise atterrée,
— Et vous ne savez pas ce qu'est devenu cet homme?
— Il m'a dit qu'il était arrivé hier soir à Saint-Pétersbourg,
et qu'il repartait pour Perm à l'instant même.
— 11 faut faire votre déclaration à la police. Oh ! si c'était
encore M. de Gorgoli qui fût grand-maître!
.— A la police?
— Sans doute.
— Et si nous nous trompions , me dit Louise; si cet homme
n'était pas un escroc, si cet homme devait véritablement sauver
Alexis ! Alors dans mon doute, dans la crainte de perdre quel-
<{ues misérables milliers de roubles , j'arrêterais donc sa fuite ?
je serais donc une seconde fois cause de son exil éternel ? Oh !
non, mieux vaut courir les chances. Quant à moi, je ferai
comme je pourrai; ne vous in(iuiétez pas de moi. Ce que je
voudrais savoir seulement, c'est s'il est bien réellement à Perm.
— Écoutez, lui dis-je ; j'ai entendu dire que les soldats qui
avaient servi d'escorte aux condamnés étaient revenus il y a
([uelques jours. Je connais un lieutenant de la gendarmerie ; je
vais aller le trouver et m'informer auprès de lui. Tous, attendez-
moi ici.
— Non , non, je vais vous accompagner.
— Gardez vous-en bien. D'abord vous n'êtes point assez forte
pour sortir encore, et c'est déjà une horrible imprudence que
celle que vous avez faite; et puis, peut-être m'empêcheriez-vous
de savoir ce que je saurai probablement sans vous.
— Allez donc et revenez vite ; sonfjez que je vous attends ,
et pourquoi je vous attends.
Je passai dans une autre chambre et j'achevai de m'habiller
à la hâte; puis , comme j'avais fait chercher un droschki , je
196 REVUE DE PARIS.
descendis aussitôt, et dix minutes après j'étais chez le lieute-
nant de gendarmerie Solowieff, qui était un de mes éco-
liers.
On ne m'avait pas trompé , l'escorte était de retour depuis
trois jours 5 seulement, le lieutenant qui la commandait et
duquel j'aurais pu tirer des renseignements précis, avait obtenu
un congé de six semaines qu'il était allé passer dans sa famille
à Moscou. En voyant à quel point son absence me contrariait ,
Solowieff se mit à ma disposition , pour quelque chose que ce
fût, avec tant d'abandon , que je n'hésitai pas un instant à lui
avouer le désir que j'éprouvais d'avoir des nouvelles positives
de WaninkofF; il me dit alors que c'était la chose la plus facile,
et que le brigadier qui avait commandé la section dont faisait
partie Waninkoff, était de sa compagnie. En même temps , il
donna l'ordre à son mougick d'aller prévenir le brigadier Ivan
qu'il voulait lui parler.
Dix minutes après , le brigadier entra : c'était une de ces
bonnes figures soldatesques , moitié sévère , moitié joviale , qui
ne rient jamais tout à fait, mais qui ne cessent jamais de sou-
rire. Quoique j'ignorasse alors ce qu'il avait fait pour la com-
tesse et ses filles , je fus, à la première vue , prévenu en sa fa-
veur ; aussitôt qu'il parut , j'allai à lui :
— Vous êtes le brigadier Ivan? lui demandai-je.
— Pour servir Votre Excellence, me répondit-il.
— C'est vous qui commandiez la sixième section ?
— C'est moi-même.
— Le comte WaninkofF faisait partie de cette section?
— Hum! hum! fit le brigadier ne sachant pas trop quel se-
rait le résultat de cette interrogation ; je vis son embarras.
— Ne craignez rien , lui dis-je , vous parlez à un ami qui don-
nerait sa vie pour lui ; apprenez-moi donc la vérité , je vous en
supplie ?
— Que voulez-vous savoir? demanda le brigadier toujours
sur la défensive.
— Le comte Waninkoff a-t-il été malade en route?
— Pas un instant.
— S'est-il arrêté ù Perra?
— Pas même pour y changer de chevaux.
—^ Ainsi , il a continué sa route ?
REVUE DE PARIS. 197
— Jusqu'à Koslowo , où , je l'espère , il est à celte heure en
aussi bonne santé que vous et moi.
— Qu'est-ce que Koslowo ?
— Un joli petit village situé sur Tlrlich , à vingt lieues à peu
près au delà de Tobolsk.
— Vous en êtes sûr?
— Pardieu , je le crois bien, le gouverneur m'a donné un
reçu que j'ai remis, en arrivant avant-hier, à Son Excellence
M. le grand maître de la police.
— Et rhistoire delà maladie et du séjour à Perm est une fable?
— Il n'y a pas un mot de vrai.
— Merci , mon ami.
Maintenant que j'étais sûr de mon fait, j'allai chez M. de Gor-
goli , et je lui racontai lout ce qui s'était passé.
— Et vous dites , répondit-il , que cette jeune fille est décidée
à aller rejoindre son amant en Sibérie ?
— Oh ! mon Dieu , oui , monseigneur.
— Ouoiqu'elle n'ait plus d'argent?
— Quoiqu'elle n'ait plus d'argent.
— Eh bien ! allez lui dire de ma part qu'elle ira.
Je repris le chemin de la maison , et je retrouvai Louise dans
ma chambre.
— Eh bien? me demanda-l-elle dès qu'elle m'aperçut.
— Eh bien ! lui dis-je , il y a du bon et du mauvais dans ce
que je vous rapporte : vos trente mille roubles sont perdus,
mais le comte n'a pas été malade; le prisonnier est à Koslowo,
d'où il n'a pas de chances de s'enfuir , mais vous obtiendrez la
permission d'aller l'y rejoindre.
— C'est tout ce que je voulais, dit Louise; seulement, ayez-
moi cette permission le plus tôt possible.
Je le lui promis , et elle s'en alla à moitié consolée , tant sa
volonté était puissante et sa résolution arrêtée.
Il va sans dire qu'en la quittant, je rais à sa disposition lout
ce que j'avais, c'est-à dire deux ou trois mille roubles , attendu
que , un mois auparavant, ignorant que j'aurais besoin d'ar-
gent, j'avais envoyé en France tout ce que j'avais mis de côté
depuis mon arrivée à Saint-Pétersbourg.
Le soir , pendant que j'étais chez Louise , on annonça un aide
de camp de l'empereur.
198 REVUE DE PARUS.
Il venait lui apporter une lettre d'audience de Sa Majesté pour
le lendemain , onze heures du malin, au palais d'Hiver.
Comme on le voit, M. de Gorgoli avait tenu sa parole et au
delà.
Alexandre Dumas.
( La suite à un prochain numéro. )
LAD Y ROSGOWE.
Rentrant chez lui à trois heures du matin , au sortir d'un bal
de l'Opéra , Alfred de Montalban trouva à son adresse une lettre
ainsi conçue :
« Je te prie , mon cher ami , de vouloir bien être chez moi
demain matin à six heures précises. Jai une affaire dans la-
quelle il faut que tu aies l'obligeance de me servir de témoin.
Je compte sur toi comme tu pourrais compter sur moi en pa-
reille circonstance.
» Ton ami ,
«Ernest de Chaiéon. »
— Diable d'homme! murmura entre ses dents Alfred, il n'en
finira donc pas avec ses duels ! A peine guéri d'une blessure,
il en cherche une autre. Il n'y a pas quinze jours qu'il avait
encore le bras en écharpe , et le voilà de nouveau la main à
l'épée. Me coucher pour trois heures , ce n'est guère la peine ;
autant vaut l'aller trouver tout de suite, et savoir de quoi il est
question.
Cette réflexion faite, Alfred prévint son groom qu'il ne ren-
trerait pas de la nuit j puis il courut chez Ernest.
— Eh bien ! dit-il en ouvrant la porte de la chambre d'Ernest,
qu'il trouva tisonnant le feu avec un sang-froid philosophique,
tu as donc juré de te faire enterrer par le carnaval? Voyons ,
poursuivit-il en s'inslallant dans un fauteuil , donne-moi un
cigarre , et dis-moi ensuite avec qui et pourquoi tu te bats.
209 REVUE DE PARIS.
— Avec qui , je peux te le dire, répondit Ernest ; pourquoi ,
c'est un secret. J'ai donné à mon adversaire ma parole d'iion-
neur que personne au monde ne saurait le motif de notre que-
relle, et tu ne voudrais pas me faire manquer à la foi jurée.
— En ce cas , mon ami , je suis bien ton humble serviteur.
Tu peux t'adresser à un autre que moi pour le service que tu
demandes. Il ne me convient point d'assister à une boucherie
énigmatique. N'en parlons plus.
— Mais j'ai donné ma parole.
— Et moi , je me suis pareillement donné ma parole de ne
jamais aller à l'aveugle , en quelque occasion que ce soit. N'en
parlons plus , te dis-je.
— Soit! dit Ernest,
— Et avec qui donc as-tu querelle? reprit enfin Alfred,
voyant que son ami s'obstinait à garder le silence.
— Toujours avec le même homme , dit Ernest. J'ai déjà sept
coups d'é|)ée de lui , soit aux bras , soit aux jambes , et l'animal
n'est pas satisfait.
— Malpeste ! quoi ! tous ces duels que tu as eus depuis quel-
que temps, c'était toujours avec le même homme ? Un homme
farouche, à ce qu'il paraît. Ah ! ça , mais lu l'as donc souffleté
en présence de sa maîtresse, ou traité publiquement de faussaire?
car je ne vois guère d'autre injure pour laquelle on doive encore
prendre les armes après sept réparations.
— Mon Dieu non , je n'ai pas été si méchant que tu penses.
— Voyons ! l'aurais-tu contredit brutalement en matière de
politique?
— Pas davantage.
— Alors , lui aurais-tu contesté avec humeur sa compétence
musicale ou littéraire? L'aurais-tu, d'aventure, accusé devant
vingt personne de mancjuer de jugement et de goût ?
— Tu n'y est pas encore.
— Ou'est-ce à dire? C'est pour moins que cela qu'il t'a donné
sept coups d'épée et qu'il t'en réserve un huitième ? Décidément,
mon ami , ton adversaire ne saurait être autre qu'un échappé de
Charenton. Le fait deviendrait même pour moi tout à fait indu-
bitable, si j'allais apprendre que cet homme a une femme dont
lu e.s l'amant.
— Hélas ! fit Ernest.
HEVUE DE PARIS. 201
— Que dis-tu ? s'écria Alfred en faisant sur son fauteuil un
bond terrible. Aiirais-je eiitiii deviné juste? Huit duels pour une
seule et même femme ! Eli ! comment diable règierais-lu ton
compte, je te prie, si tu avais toujours, comme quelqu'un de
j;i connaissance et de la mienne, au moins deux maîtresses à la
fois.
— Je n'en sais rien. Mais tiens ! puisque , loi tout seul , tu es
parvenu à entrevoir le mystère, je vais le le dévoiler compléle-
menl. H n'y aura de ma pari que demi-manque de parole. Et
d'ailleurs , que je meure ou que je vive , tu me promets de garder
la cbose pour toi ?
— Si jamais ce que tu vas me raconter sortait de ma bouche,
je m'arracherais la langue , dit Alfred , impatient d'être mis
promplement au fait.
— Écoule-moi donc. Tu sais qu'il y a trois ans , j'allai passer
la belle saison aux eaux de Bade : c'est là que je fis la connais-
sance de lord John Roscovve , l'adversaire avec qui je dois me
battre au point du jour. Cet homme est Anglais, ainsi que son
nom vient de le l'apprendre ; mais il habite Paris depuis la ren-
trée des Bourbons. Pour le le peindre en peu de mots , c'est un
homme qui approche de la quarantaine , grand , assez convena-
blement bâli , le front chauve , paressant ennuyé de tout en toute
saison, parlant peu, évitant volontiers le monde , grand fu-
meur, du reste, et encore plus grand buveur. L'année même
où je le rencontrai à Bade, il venait de se marier avec une char-
mante jeune fille parisienne dont la santé délicate avait exigé
un voyage aux eaux.
Il faut te dire que lady Ernestine Roscowe est sans exagéra-
tion une merveille : beauté de corps et de visage, élégance de
manières, élévation d'intelligenci-, elle réunit loules les plus pré-
cieuses qualités. Je n'ai pas le temps de le faire un plus long por-
trait d'elle ; mais ce que lu peux croire sur ma parole, c'est que
sa tète est sans contredit le plus admirable type de la perfec-
tion. Ses yeux et sa bouche, surtout, n'ont certainemenl pas
leurs pareils au monde : des yeux tendres et fiers, gris clair,
ombragés par de longs cils si noirs qu'on les dirait toujours
moudlés d'une larme; une bouche enfantine et souriante, fraîche
comme une feuille de rose humide , dessinée avec une finesse
de contours dont aucune statue antique ne te saurait donner une
9 18
202 REVUE DE PARIS.
juste idée. Tu penses bien qu'une si remarquable beauté ne
pouvait manquer d'admirateurs à Bade ; aussi Ernestine était-
elle la reine des eaux. Dès qu'elle arrivait au bal, le soir, c'était
autour d'elle un flux et un leflux de danseurs sous lequel elle
disparaissait. Comme il y avait impossibilité, malfjré la meil-
Icuî'e volonté du monde , à ce qu'elle acceptât toutes les invita-
tions de contredanse ou de valse , elle faisait sans doute bien des
mécontents; mais chez qui elle excitait la plus sourde colère,
tu le devines , c'était chez ses rivales , humiliées d'un tel
succès.
Quant à lord Roscowe, si sa femme dansait ou non, c'est ce
qui paraissait ne l'inquiéter guère. Assis à une table de bouillotte ,
il gagnait ou perdait avec une égale indifférence, n'honorant
l)ersonne d'une parole , et ne se faisant pas faute d'un bâille-
ment.
Je ne dois pas oublier de le dire qu'entre autres mérites que
je passe sous silence , Ernestine valsait comme un ange. Ayant
reconnu en moi un valseur digne d'elle , elle ne me refusait ja-
mais, à quelque moment que je me présentasse, et quels que
fussent ses engagements antérieurs. Les observateurs ne man-
quèrent pas de noter cette circonstance, d'où ils arrivèrent
promptement à une supposition que je n'ai pas besoin , je pense ,
de te préciser. Le bruit flatteur étant parvenu à mes oreilles ,
j'en é|)rouvai une joie secrètç , et ma première pensée fut de
travailler incontinent â la conquête glorieuse dont on me faisait
les honneurs i)ar anticipation.
La saison des eaux se termina , cependant , sans que j'eusse
fort avancé mes affaires. Aussi, dès mon retour à Paris, impa-
tient de retrouver lady Roscowe, fré(|uentai-je les salons les
plus à la mode avec un incroyable acharnement. Je n'eus pas
d'abord occasion de la rencontrer souvent dans le monde; mais
ayant cru m'apercevoir , toutefois , que mon empressement à la
voir était loin de lui déplaire, je me promis de saisir aux che-
veux, comme on dit, la première occasion de me faire présenter
à elle officiellement. Vers la fin de l'hiver, en effet, lord Ros-
cowe donnant un grand bal, je m'y fis admettre par un invité
de ma connaissance. Je n'ai pas à entrer dans le détail des
moyens que j'employai, dès lors, pour être agréable à Ernes-
tine. Tu sais aussi bien que moi comment ces sortes de choses
REVUE DE PARIS. 205
se pratiquent ; il te suffit de savoir que je manœuvrai en habile
homme, et qu'apif^s deux mois de visites , faites chaque fois à
de plus courts intervalles , je pus me convaincre sans fatuité
qu'Ernesline me voyait avec plaisir.
La façon dont j'arrivai à cette certitude vaut la peine de l'être
racontée.
On prenait souvent le thé, le soir , chez lady Roscowe. Quand
les tasses étaient vides, Ernestine les réunissait ordinairement
(lovant elle pour les rendre pleines à ceux (pii le désiraient. Un
soir, comme je suivais le moindre de ses mouvements avec une
attention religieuse , je crus remarquer qu'après avoir servi
tout le mondeelle me donna sa tasse et garda celle dans laquelle
j'avais bu déjà. J'allais l'avertir de sa méprise , quand , à une
idée qui passa comme un éclair dans ma cervelle, je sentis
courir sur tout mon corps un délicieux frisson. Refusant de
croire à mon bonheur , je voulus attendre une seconde épreuve :
quelques jours après, la mé|)rise se renouvela. A une troisième
fois, ne pouvant pins douter de l'intention d'Ernesline , je ne
fus pas maître de mon émotion; au remerciement que je lui
adressai des yeux lorsqu'elle nie tendit ma tasse, ou plutôt la
sienne , elle comprit que son adorable supercherie était décou-
verte , et, pour cacher la subite rougeur qui lui monta au vi-
sage , prétextant une indisposition soudaine, elle passa sur son
balcon. Je l'y suivis un moment après, de l'air le plus indiffé-
rent qu'il me fut possible de prendre , comme pour m'informer
si son malaise se dissipait. La nuit était sombre, pas une étoile
ne brillait au ciel. Ernestine , accoudée sur le balcon dans une
attitude de défaillance, ne m'entendit pas m'approcher d'elle.
Un soupir involontaire s'étant échappé de ma poitrine, elle se
retourna et me vit. Alors , au lieu de chercher à me donner le
change sur son état, ainsi qu'une coquette l'eût fait à sa place ,
elle attacha sur moi un long regard où je lus, malgré l'obscu-
rité environnante, la cause réelle du mal qu'elle éprouvait-
Touche de tant de candeur et de franchise, je ne me sentis pas
le courage d'avoir recours à l'adresse pour lui arracher une pa-
role désormais inutile. Sérieusement amoureux, d'ailleurs, la
force me manqua à moi-même; et quand mes lèvres s'ouvrirent ,
ce ne fut (pie pour lui demander d'une voix tremblante si elle
se trouvait mieux.
204 REVUE DE PARIS.
— Je souffre beaucoup , murraura-t-elle en essayant un triste
sourire et en portant une main à son cœur.
Je ne trouvai rien à lui répondre. Jugeant bien , à mon si-
lence , qu'elle était comi)rise, et ne voulant pas prolonger un
si périlleux tète-à-tête , elle prit mon bras , et nous rentrâmes
dans le salon.
Bref, quelques mois après cette scène, j'étais enfin devenu
l'amant d'Ernestine sans que personne le soupçonnât , tant nous
nous excitions tous les deux à la prudence ! quand lord Roscowe
fut averti par une lettre anonyme de notre liaison. Il y a tou-
jours , par le monde , quelques lâches misérables prêts à trou-
bler honteusement la joie des heureux , natures viles qui font
leurs secrètes délices de la souffrance des autres , qui vivent de
perfidie et de haine , et dont la basse jalousie ne recule , pour se
satisfaire, devant nul ignoble moyen. Lord Roscowe montra la
lettre à sa femme , en lui disant qu'il consentait d'avance à tenir
l'accusation pour calomnieuse ; mais qu'en tout cas, afin d'ôter
à la calomnie tout fondement et tout prétexte , il jugeait conve-
nable un long séjour dans une de ses terres du Dau|)hiné. Er-
nesline , émue et confuse , essaya vainement de combattre la ré-
solution de lord Roscowe: ni larmes, ni protestations, ne
réussirent. La seule réponse de lord Roscowe fut que les prépa-
ratifs devraient être terminés au plus lard dans deux heures , les
chevaux étant déjà demandés.
Tu peux imaginer ce qui se passa en moi , lorsque je reçus un
mot d'Ernestine , écrit à la hâte, qui m'instruisait de la catas-
trophe inattendue. Je courus aussitôt chez elle , décidé à l'arra-
cher à son mari de gré ou de force. Heureusement , — je dis
heureusement à cause du scandale qu'aurait occasionné une pa-
reille scène , elle venait de partir. Je passai une nuit affreuse,
cherchant dans ma pensée lequel de mes ennemis pouvait être
coupable du procédé infâme dont j'étais victime , et méditant
une vengeance à effrayer désormais les auteurs de lettres ano-
nymes les plus résolus. Le sentiment de mon impuissance , en
cette occasion , ne fut pas la moindre de mes tortures. Quelques
semaines à peine écoulées , comme j'en étais encore à laisser
planer mes soupçons sur vingt personnes , une lettre d'Ernestine
m'arriva, qui m'arracha à mes lugubres méditations.
Ernesline me racontait les douleurs insupportables de sou
REVUE DE PARIS. 205
existence présente. Elle entrait dans mille charmants détails sur
la manière dont se passaient ses jonrnées monotones et soli-
taires. Son mari, sans jamais lui adresser aucun reproche, sans
jamais faire aucune allusion au motif de leur voyage , se mon-
trait pour elle indifférent et froid comme parle passé. Comhien
de mois devait durer cette réclusion odieuse? elle ri{înorait , et
craignait bien de ne pouvoir de longtemps encore en fixer le
terme. L'intention de lord Roscowe à ce sujet était un mystère
qu'il s'elîorçait de ne pas laisser pénétrer. Cependant, ne pou-
vant plus se passer de ma présence, elle avait trouvé un moyen
de me rapprocher d'elle; bien mieux, de m'abriter sous le
même toit qu'elle. Si je l'aimais , je partirais tout de suite pour
Grenoble, dont n'était séparé que par deux petites lieues le châ-
teau qu'elle habitait. J'arriverais à minuit à la porte d'un parc ,
sur lequel elle me donnait les indications les plus minutieuses
et les plus précises. Au jour qu'elle me marcpiait , si je ne réali-
sais pas son attente, elle me croirait infidèle et n'aurait plus
qu'à mourir.
La lecture de cette lettre me causa une joie qui approchait du
délire. Quel était le moyen imaginé |)ar Ernestine? je me perdais
là-desiius en raille supposilions conlradictoires. Mais que m'im-
portait, pourvu que le moyen fut trouvé ! Dans la nuit même,
je courais donc en chaise de poste vers Grenoble ; et le quatrième
jour après mon départ de Paris, au moment où minuit sonnait à
une églisede village, je poussais , sur la lisière du parc désigné,
une petite porte restée entr'ouverle , et Ernestine tombait dans
mes bras.
Quand nous eûmes donné un libre cours ù la joie qui débor-
dait de nos âmes , Ernestine rompit le silence la première par
mille paroles charmantes; questions de toute nature auxquelles
elle voulait une pi ompte réponse , et (pii se multipliaient sur ses
lèvres comme des gazouillements d'oiseau amoureux. Rassurée
enfin dans ses appréhensions et dans ses doutes par mes muettes
caresses , elle se suspendit à mon bras et m'entraîna, au tra-
vers de vingt allées mystérieuses , jus(|u'à l'entrée du château.
— Hier , c'était une prison , me dit-elle ; aujourd'hui , c'est le
plus beau palais de l'univers.
Nous entrâmes. Elle saisit mes mains pour me guider au mi-
lieu de ces appartements dont la distribution m'était inconnue,
18.
^ft REVUE DE PARIS.
et où régnait une obscurité prudente. Après avoir marché quelque
temps ainsi avec toutes les précautions nécessaires , elle ou-
vrit une porte dont elle retira la clef : nous étions dans un salon
magnifiqueraent meublé et éclairé par une lampe et deux bou-
gies,
— Je voudrais pouvoir te loger ici , pauvre ami , me dit Er-
nestine avec un demi-sourire ; mais c'est impossible . hélas.'
Parlant de la sorte , elle tenait un flambeau et me conduisait
vers un corridor situé à l'autre extrémité du salon.
— Voici ton cachot, mon noble captif, reprit-elle.
Elle avait à peine prononcé ce mot , que je me trouvais sur le
seuil d'une petite chambre disposée avec beaucoup de goût.
Dans un coin s'élevait une haute armoire en acajou , qu'elle ou-
vrit ; j'y vis une grande quantité de livres et de brochures , sur-
montés de quelques caisses de cigarres, et , en bas , tous les pré-
paratifs d'un souper. J'appris alors que, profitant d'un court
voyage que lord Roscowe avait fait dernièrement à Lyon, Er-
nestine s'était hâtée de décorer d'une façon convenable cette
pièce abandonnée, assez tristement éclairée , du reste, par un
œil-de-bœuf. Comme Ernesline s'excusait de n'avoir pas eu le
temps de mieux faire :
— Oh ! murmuraije en couvrant ses mains de baisers , ce
château est maintenant un palais pour (oi , tu l'as dit tout à
l'heure; à mon tour, laisse-moi te dire, mon bel ange, que ce
l)etil asile est pour moi un paradis.
Celte banalité, exprimée avec une sensibilité réelle, lui ar-
racha une larme dont ma, bouche se désaltéra.
Tout à coup elle devint d'une gaieté et d'une pétulance folles.
Elle ferma vivement la porte , puis , attachant ses deux bras à
mon cou et m'attiiant sur une causeuse :
— Mon Dieu! dit elle, que je vais donc être heureuse, à
présent ! Car tu resteras ici jusqu'à ce que j'en parle moi-même,
n'est-ce pas? Caché à tous les yeux, lu seras comme un soleil
qui ne luirait que pour moi. Oh ! ami, que tu es bon d'avoir
cédé au caprice d'une pauvre femme, et que je t'aime!
Deux heures sonnant en ce moment à l'église prochaine :
— Ah ! s'éci'ia-l-elle , vraiment, l'amour rend égoïste. J'ou-
bliais que tu dois avoir besoin de manger.
Elle se leva promptement et couvrit une petile table des pro-
J\EVUE DE PARIS. 207
visions que j'avais remarquées au bas de l'armoire. Nous nous
assîmes alors l'un près de l'autre , nous servant de la même as-
siette et du même verre, en vrais amoureux. Par quels divins
enfantillages elle trouva moyen de précipiter la fuite des
heures, c'est ce que tu devines sans peine. Le fait est que sans
le rossignol, mélodieuse sentinelle, le soleil nous aurait surpris
dans les bras l'un de l'autre, aussi imprudents que Juliette et
Roméo.
En me réveillant, le li^ndemain, je crus d'abord continuer un
agréable songe. Ramené bien vite ù la réalité par le vulgaire
sentiment de la faim, j'attaquai le reste de mes vivres avec
plus d'impétuosité encore que la veille; après quoi je me mis à
lire à fumer. Ce jour-lù , je fumai beaucoup et je lus peu.
Engagé dans une aventure si extraordinaire, j'avais besoin de
converser avec moi-même, de recueillir et d'éclaircir mes idées.
Le temps me sembla d'une longueur inusitée et désespérante :
effet de l'impatience amoureuse , toutefois , plutôt que de l'en-
nui.
Pour en finir tout de suite avec l'emploi de mes journées à
cette époque, je te dirai qu'une fois fait à ma position nou-
velle , je dévorai successivement avec une sorte de rage tous
les livres qu'Ernesline avait réunis pour moi. Les caisses de
cigarres ne reçurent pas de moins rudes assauts que la biblio-
thèque : elles étaient profondes et nombreuses, heureusement.
Malgré l'ardeur de ma passion pour Ernestine, ou précisément
à cause de ma passion, peut-être, je crois que je serais devenu
fou si je n'avais eu ces moyens de distraction. Songe, mon ami,
que l'œil de bœuf par où la lumière du jour entrait dans ma
chambre était à une hauteur telle, qu'il ne me servait pas même
à voir le ciel. Point de paysage , par conséquent; point d'hori-
zon où égarer ma pensée à la suite de mon regard, en ces
heures mortelles d'attente et d'inquiétude qui composaient la
moitié de ma vie. Il est vrai que souvent, dans le courant de la
journée, j'étais tiré de mes rêveries par quelques bruits qui
m'arrivaient du dehors et aux<iuels je prêtais longtem|is une
oreille attentive. C'était lord Roscovve dont j'attendais indis-
tinctement la voix monotone; ou bien c'était Ernestine elle-
même, dont j'aurais reconnu le pas entre mille, qui passait
devant ma porte, se rendant à une salle de bains située au fond
208 REVUE DE PARIS,
du corridor. Lorsque c'élait elle, mon cœur bondissait dans
ma poitrine, car elle ne passait jamais sans m'adresser un signe
plus ou moins vif d'intelligence. Ordinairement, suivie de
quelque domestique , elle ne pouvait guère faire autre chose
que tousser légèrement à deux ou trois reprises, ou donner de
la main un petit coup au mur qu'effleurait sa robe; s'il n'y
avait aucune surprise à craindre, elle me glissait, à travers la
serrure, un petit billet accompagné de deux ou trois tendres
paroles étouffées.
Un moment cruel et terrible, par exemple, et qui me semblait
tm siècle, c'élait l'intervalle entre le coucher du soleil et l'heure
où Ernestine venait me trouver. 11 y avait là quatre ou cinq
heures durant lesquelles, environné de ténèbres à chaque in-
stant plus profondes . ,je ne savais , comme on dit , à quel saint
me vouer. Mon sang bouillait dans mes veines, et c'était vaine-
ment que je tentais de calmer cette fièvre par le sommeil.
Oh ! mais comme j'étais largement dédommagé de ces an-
goisses, de minuit à l'aurore! Lord Roscowe se couchait habi-
tuellement à dix heures. Ernestine, dès que son mari était
rentré dans son appartement, congédiait tous les domestiques,
même la femme de chambre ; ce qui ne paraissait extraordi-
naire à personne , Ernestine ayant conservé depuis son séjour
à la campagne l'habitude de veiller aussi tard qu'à Paris.
Minuit sonnant, elle accourait ouvrir ma cage, comme elle
disait chaque fois. Quelle existence divine commençait alors
pour nous ! Après mille serrements de mains et mille pa-
roles de flamme, nous nous en allions , protégés par la nuit
discrète, errer sous les ombrages du parc. Oh! qui me les
rendra, ces heures célestes où, soutenant d'un bras affaibli par
l'extase celle dont la beauté rendait les étoiles du ciel jalouses,
je marchais lentement et en silence pour savourer goutte à
goutte mon bonheur! Succombant sous le poids de ses émo-
tions, Ernestine ne tardait pas à s'asseoir au pied de quelque
vieux chêne, dans l'herbe et dans la mousse; moi, je m'age-
nouillais devant elle , j'écartais de son beau front, et toujours
en silence , les longues boucles humides de ses cheveux. Plus
pâle que l'astre qui nous regardait mélancoliquement à travers
le feuillage, Ernestine me remerciait alors \>i\i un de ces inef-
fables et profonds sourires qui font tressaillir l'âme comme une
REVUE DE PARIS. 209
promesse d'immortalité ; et nous restions ainsi , souvent , sans
une parole, sans iin geste , n'écliangeant entre nous que d'ar-
dents soupirs , jus(|irau moment où la lune, nous donnant h
la fois le signal et l'exemple, descendait du ciel.
A quelques centaines de pas du château se trouvait un beau
lac , sur les bords duquel Bottait une petite nacelle verte.
Quelquefois, la nacelle dirigée vers le milieu du lac, je quittais
la rame, et me couchant au fond du frêle navire, j'écoutais
Ernestine, ma têle appuyée par derrière sur ses genoux, parler
de l'avenir selon ses rêves. — Elle ét;iit veuve, et encore jeune
et belle; moi. lui ayant gardé une fidélité inviolable , je la i)re-
nais solennellement pour épouse, et nous pouvions enfin nous
aimer librement devant les hommes après nous être aimés se-
crètement devant Dieu. Le fils que nous avions était , comme
dans les tableaux anglais, blond et rose : car elle refusait de
croire pour elle à une éternelle sléi'ililé. — Me gardant bien de
l'interrompre, je la laissais dire; l'œd fixé sur le nuage rapide,
l'âme bercée par ces douces chimères , j'oubliais la veille et le
lendemain.
Quelquefois encore , en nos jours d'audace plus téméraire,
pour varier nos promenades, nous montions à cheval. Avec
quel plaisir, aussitôt éloignés d'un quart de lieue du château ,
nous lancions nos montures à toute bride par les vallées et par
les plaines ! Le son lointain de la cloche (pii chante l'heure, le
cri monotone de la grenouille, le soupir des feuilles et des
fleurs réveillées en sursaut par la brise, le majestueux ronfle-
ment de la cascade s'unissaient pour nous en un concert ma-
gique dont l'haimonie nous suivait, pénétrante comme une
chaude rosée. Pour ne pas perdre une seule note de l'orchestre
invisible , nous renfermions alors nos impressions en nous-
mêmes, quitte à les échanger, au retour, par un simple serre-
ment de main.
Nos entrevues nocturnes duraient depuis environ trois se-
maines, lors(|u'un soir, — j'arrive au fait sans précautions ora-
toires, — Ernestine manqua au rendez-vous. Jus(pi"â deux
heures du matin, je conservai quelque espérance; lord Roscowe
avait peut-être veillé plus tard (jue de coutume, et de là seule-
ment provenait le retard d'Ernestine ; mais deux heures une
fois sonnées , tout espoir m'abandonna. La i)iemière idée que
210 REVUE DE PARIS.
j'eus , fut qu'Erneslirie était tombée subitement malade. Sous
l'impression de cette crainte , tu penses quelle épouvantable
nuit je passai.
Le lendemain, je fatiguai mon oreille à écouter, impatient de
former quelques conjectures d'après les bruits que je pourrais
entendre; peine inutile, pas une voix ne s'éleva , pas le plus
petit bruit ne m'offrit matière à hypothèses : ni frôlement de
robe , ni ébranlement de parquet , ni grincement d'une porte
ouverte; rien. Le château fut muet comme une tombe ; per-
sonne n'entra dans le salon de la journée.
Jusqu'à deux heures du matin, pourtant, j'espérai encore,
celte nuit-là, comme la nuit précédente ; mais Ernestine ne vint
pas davantage. Alors je commençai à éprouver des inquiétudes
sérieuses. Le château était-il désert? Lord Roscowe s'était-il
aperçu de mon séjour chez lui , et avait-il emmené sa femme?
Cette supposition m'alarmait pour Ernestine, et, l'avouerai-je
avec franchise, un peu aussi pour moi. Mes provisions n'ayant
pas été renouvelées la veille au soir, selon l'usage, la diète à
laquelle je m'étais vu forcé pendant vingt-quatre heures avait
considérablement diminué mes forces, si bien qu'il ne me res-
tait pas même la chance de pouvoir enfoncer la porte de mes
propres mains. Mon cerveau s'exaltant de plus en plus, j'en vins,
après avoir commencé par trembler pour Ernestine, à la rendre
responsable de ce qui arrivait. Pas d'accusations injustes et
ridicules que je ne lîsse en cet instant peser sur elle. Quelle
idée, me disais-je , de cacher un amant dans la résidence con-
jugale ! Égoïsme et folie ! comme s'il n'était pas certain d'avance
qu'en dépit de tout mystère, une pareille aventure devait finir
par se découvrir !
Une fois lancé dans le champ des conjectures, un esprit in-
quiet ne connaît plus de bornes. — Qui sait, conlinuais-je, si
elle n'est pas d'accord avec lord Roscowe pour se défaire de
moi? Qui sait même si elle ne m'a pas tendu toute seule cet
horrible piège ? Peut-être est-ce à ses pressantes instances que
lord Roscowe a cédé en la reconduisant à Paris, où elle est bien
sûre, maintenant, de n'avoir plus rien à craindre. Moi mort
ici, qui pourrait la soupçonner encore, en effet, d'être ma maî-
tresse? — Dès que j'eus accueilli cette idée absurde, dès que
je me fus persuadé que l'intention d'Ernestine ne pouvait tr
REVUE DE PARIS. 211
que de me faire mourir entre ces quatre murailles, je résolus
de travailler à ma délivrance par les moyens les plus désespérés.
Mais voilà que j'entends la grande porte du salon s'ouvrir.
J'écoute ! On va et on vient dans le salon, comme pour quelque
chose que l'on ferait en grande Iiàte. Dix minutes à peu pn^s
s'écoulent , et tout bruit cesse comme par enchantement. J'é-
coute encore : trois heures sonnent ; un coq s'éveille et chante j
je n'entends rien de plus. Tout d'un coup, cependant, un pas
lent et mesuré retentit dans le corridor. Est-ce Ernestine? On
approche. Je me lève pour être prêt à tout événement.
Tu l'as déjà deviné , sans doute : c'était lord Roscowe en per-
sonne.
En le voyant entrer muet et grave comme une nouvelle sta-
tue du Commandeur, j'eus un instant d'oppression et de vertige ;
le souffle et la vue me manquèrent en même temps. Remis bien
vite de cette émotion involontaire, je m'enracinai résolument à
la place même où il m'avait trouvé, et j'attendis qu'il vint à
moi. Il s'arrêta d'abord à deux pas du seuil, me regardant en face
comme pour me reconnaître et savoir à qui il allait avoir affaire.
QuaKd il m'eut dévisagé à son aise , il s'avança jusqu'au milieu
de la chambre , qu'il examina avec une minutieuse attention.
Son regard se promena successivement du lit à la causeuse , aux
fauteuils , à l'armoire , à la table et aux livres qui étaient dessus.
A l'impassibilité de son attitude, on l'eût pu prendre pour vn
acquéreur examinant la marchandise qu'on allait lui livrer. Je
cherchais en vain à deviner, d'après sa pantomine, ce qu'il
pensait et méditait ; pas un mouvement ne trahissait le secret de
son âme , les traits de son visage n'étaient pas le moins du
monde altérés.
Enfin il se retourna vers moi, et tirant sa montre :
— Il est bientôt deux heures, monsieur, me dit-il; nous
n'avons pas de temps ù perdre. Suivez-moi.
J'arrivai , derrière lui , dans le salon. Une table abondamment
garnie de vins divers et de viandes froides était près de la pre-
mière fenêtre ; il n'y avait qu'un seul couvert. Lord Roscowe me
fil comprendre par un geste que ce couvert était pour moi, et
que j'eusse à me mettre à table. Malgré l'étrangeté de l'invita-
tion et de la circonstance, ayant jeûné pendant trente heures,
je ne me fis pas prier. Mais rien ne saurait te donner idée de
212 KEVUE DE PAKlS.
code scène : nîoi,m'excilanl îi imiter la iTOidcur et Tinsensibilité
extérieure de lord Roscowe,eldéi:()iii>aiil machinalement uneaile
de volaille pour me donner de l'assurance; lui, se promenant
de long en large dans l'appartement , les bras croisés, sans faire
plus d'attention à moi que s'il eût éléseul. Je n'éprouvais, certes,
aucune crainte. Un homme vaut un homme, pensai-je, et
pourvu qu'il n'y ait (pie nous deux en présence, ni le courage
ni la présence d'esprit ne me manqueront. L'incertitude où
j'étais sur les projets de lord Roscowe , toutefois, éveillait en
moi mille idées singulièies; et par moments , le voyant agir
avec un parti pris si évident , je ne pouvais me défendre d'une
secrète épouvante. Allais-je être victime de quelque odieux
guet-apens? Le caractère de lord Roscowe m'était trop impar-
faitement connu pour que le doute, à ce sujet, me fût tout à
fait impossible. La sombre solennité de l'aventure, d'ailleurs,
n'était guère pour combattre mes lugubres soupçons.
Je n'en faisais pas moins bonne contenance , lorsque lord
Roscowe vint droit à table et se versa un verre de vin de Bor-
deaux, qu'il avala d'un seul trait. Je le regardai alors en face,
convaincu qu'il allait m'adresser la parole; il se contente de
tirer sa montre avec une vivacité qui décelait l'impatience , et il
resta debout devant moi. Comprenant ce que cela signifiait, je
me levai.
— Monsieur, lui dis-je, me voici à vos ordres.
— Il ne me répondit point ; un geste seul m'indiqua encore
qu'il fallait le suivre. Je marchai donc sur ses pas, brûlant
d'arriver enfin au dénoûment de ce drame où j'avais un rôle si
mystérieux.
Nous prîmes le chemin du parc, lord Roscowe à quelque dis-
tance en avant de moi. A peine étions-nous à deux portées de
fusil du château , j'entendis au loin le hennissement d'un cheval.
Je m'arrêtai surpris, pensant que lord Roscowe ferait de même.
11 n'en fut rien. Lord Roscowe continua sa marche sans mani-
fester le moindre élonnement par aucun signe. Je continuai
comme lui. Arrivés bientôt au lond du parc, du côté de la grande
roule, je ne tardai pas à apercevoir le cheval dont le hennisse-
ment m'avait frapi)é ; il était attaché solidement à un arbre, et
dans son ardeur impatiente il fouillait la terre de ses sabots. A
ce moment, je vis lord Roscowe se baisser vers la terre comme
REVUE DE PARIS. 213
1)0111' ramasser quelque chose; il se releva (enant à la main
dcu\ épées. J'avais enfin le mot de l'énigme. Je m'approchai
de lui.
— Monsieur, lui dis-je , avant d'en venir aux mains avec vous,
ce que me voilà prêt à faire, je vous prie de m'affirmer sur
l'honneur que je suis seul responsahie, à vos yeux, de l'événement
qui nous conduit ici à une pareille heure, et que votre venyeancc
n'alteindra personne autre que moi.
Ma demande resta sans réponse. El comme , attendant un
mot de mon adversaire , je ne me hâtais pas de choisir entre les
deux éi)ées qu'il me présentait , il en jeta une à mes pieds et se
mil aussitôt en garde. Il ne me restait plus qu'à l'imiter , sous
peine de paraître avoir peur et de passer pour un lâche. Nos
fers croisés , une idée soudaine me vint , qui lit courir un frisson
dans tous mes membres. Je me rappelai avoir entendu dire au-
trefois que lord Roscowe était un tireur de première force , et
des mains duquel on ne sortait jamais que mort. Heureusement,
je songeai en même temps à Ernestine, qui resterait sans dé-
fenseur si je succombais dans celte lutte; à défaut de confiance
dans mon habileté, cette pensée me rendit tout mon courage et
toute mon énergie. J'acquis bientôt la conviction, cependant,
que lord Roscowe me ménageait , car, dans mon impétuosité ,
m'étant découvert à plusieurs reprises, lord Roscowe avait tou-
jours évité de se fendre, et s'était contenté de parer mes coups.
Le duel finit par une blessure assez légère que je reçus à l'é-
paule. En voyant couler mon sang, lord Roscowe laissa tomber
son épée , et , mettant la main à sa poche , il en retira quelques
linges avec lesquels il m'aida à panser ma blessure. Grâce à la
magnificence de la nuit, qui était claire comme une soirée d'au-
tomne , l'opération fut vite achevée. Cela fait , lord Roscowe dé-
tacha lui-même le cheval.
— En allant droit devant vous sur cette grande route, me
dit-il d'une voix très-calme , vous serez au point du jour à Gre-
noble.
Il se retournait pour reprendre le chemin de son château , je
l'arrêtai par le bras.
— Monsieur, lui dis-je , je vous renouvelle la demande que
je vous adressais tout à l'heure. Maintenant que l'honneur est
satisfait, me ferez-vous la grâce de vous expliquer ?
9 19
214 REVUE DE PARIS.
Il se dégagea doucement de mon étreinte , et sans même
prendre la peine de s'arrêter :
— Monsieur , répliqua-t-il, j'aurai l'honneur de vous revoir
un de ces matins à Paris.
A deux mois de là , en effet , un matin , ainsi qu'il me l'avait
annoncé , je reçus sa visite. Un témoin l'attendait dans une voi-
ture. Il espérait , me dit-il , que je voudrais bien ne pas le faire
attendre. Une heure après, je me trouvais donc, accompagné
d'un de mes amis , sur le terrain qu'il m'avait désigné pour
rendez-vous. Je descendais à peine de voiture , qu'il me prit en
particulier :
— Monsieur, me dit-il , j'ai oublié (ont à l'heure de vous re-
commander le plus profond silence sur le sujet de notre querelle.
S'il en sortait un mot de votre bouche , je me verrais dans l'o-
bligation cruelle de vous tuer.
— Monsieur , lui répondis-je , ce n'est point à la menace que
je cède , je vous prie de le croire, mais au sentiment des conve-
nances. Par égard pour les personnes qui portent le nom deRos-
cowe, j'avais pris d'avance la résolution où vous désirez me voir.
Le fait était vrai ; il n'y avait là , de ma part, aucune timide
condescendance. Nous mîmes aussitôt l'épée à la main. Cetle
fois encore je pus remarquer les ménagements que prenait mon
adversaire pour ne me point percer d'oulre en outre , et j'en fus
quitte pour une large égratignure au bras droit.
Après ce second duel, j'avoue franchement que je croyais
tout à fait terminée mon affaire avec lord Roscowe. Mais point !
Il revint une troisième fois à la charge, et notre nouvelle ren-
contre fut plus malheureuse pour moi que les deux précédentes :
j'eus la cuisse gauche traversée de part en part. Lorsque , cetle
blessure guérie , je reçus une quatrième visite de lord Roscowe ,
je me gendarmai tout de bon , par exemple , et déclarai net que
je prétendais mettre un terme à cette singulière plaisanterie.
Lord Roscowe me laissa exhaler ma colère sans perdre pour
une obole de son sang-froid.
— Je vois, monsieur, me dit-il quand j'eus fini de parler,
que je serai forcer devons insulter en public pour vous amener
à vous battre. Je m'y déciderai à regret, mais enfin...
— Mais enfin , monsieur , répliquai-je en lui coupant la pa-
role , que prétendez-vous donc?
REVUE DE PARIS. 215
— Qu'est-ce que cela vous fait, me répondit-il , pourvu que
je ne vous tue que le plus tard possible ?
Je tenais d'autant plus à vivre, moi désormais, que j'avais
reçu tout récemment d'Ernesline une lettre où , parmi cent
preuves de l'inquiétude qu'elle avait sur mon compte , se trou-
vaient mille protestations de l'amonr le plus fidèle et le plus
ardent. Sous prétexte d'un voyage indispensable, je priai donc
lord Roscowe de vouloir bien remettre la partie à l'année sui-
vante. Il y consentit de très-bonne grâce, et moi je courus ra'en-
fermer dans une de mes terres avec un maître d'armes, qui me
donnait leçon nuit et jour. L'année écoulée , j'étais à l'épée
d'une force assez raisonnable , mais qui ne me servit de rien
absolument contre lord Roscowe. Que te dirai-je? Non content
de m'avoir fait une quatrième blessure, il me provoqua trois fois
encore , depuis ; si bien que ce sera , dans quelques heures , pour
la huitième fois que nous nous battrons.
Un jour que je le poussais un peu vivement à me donner la
raison d'un acharnement si extraordinaire :
— Dieu me damne ! me dit-il d'un ton glacial , de quoi pou-
vez-vous vous plaindre? Vous ai-je blessé dans voire chair aussi
profondément que vous m'avez blessé dans mon honneur ? Quand
j'ai découvert voire intrigue, je m'ennuyais fort et me serais
peut-être , deux ou trois jours plus tard , brûlé la cervelle.
Maintenant, grâce à nos rencontres à peu près périodiques , mon
spleen est devenu très-lolérable, et je n'ai plus que rarement la
fantaisie de mourir. Cela m'amuse de savoir que je suis le maître
de la vie d'un homme , et que cette vie ne tient absolument
qu'au plus ou moins de thé noir que j'aurai bu les malins où
nous croisons le fer. Un moment viendra , sans doute , où cette
distraction m'ennuira comme autre chose. Alors, soyez tran-
<|uille ! je ne prolongerai pas voire supplice ; je vous tuerai , ou
je me laisserai tuer par vous, selon la lorunure de mon esprit
ce jour-là.
Tel est , mon cher Alfred , le récit succinct et véridique d'une
de mes aventures; telle est l'origine du duel dans lequel je t'ai
prié d'être mon témoin.
— Pardieu ! dit Alfred en se levant de son fauteuil et en bou-
lonnant sa redingote , je crois qu'il est l'heure de partir. Mais,
dis-moi : au pistolet , quelle est ta foice?
216 REVUE DE PARIS.
— J'ai souvent parié de briser, ù quarante pas , vingt œufs
sur viiigt-qualre, et j'ai toujours gagné mon pari.
— En ce cas, dit Alfred, laisse-moi faire, et ton liuitième
duel avec lord Roscowe pourrait bien êlre enfin le dernier.
Arrivé sur le terrain, en effet, Alfred de Monlalban, voyant
que deux épées étaient déjà prèles, annonça que le duel aurait
lieu au pistolet. Le témoin de lord Roscowe et lord Roscowe
eurent beau s'exclamer que l'épée était l'arme choisi par M. de
Chaléon lui-même , Alfred tint bon.
— Messieurs, leur dit-il, la grande question, ici, est de
savoir qui est l'offensé.
— C'est nous qui sommes les offensés, dit le témoin de lord
Roscowe.
— Je veux bien vous croire, monsieur, répondit Alfred.
Toutefois , il serait assez dans les usages que je fusse instruit
de la nature de l'offense (jue milord a reçue.
Le témoin de lord Roscowe se mordit la lèvre , ne sachant
rien de ce qu'Alfred lui demandait. Quant h lord Roscowe, per-
suadé . d'après le langage d'Alfred, que M, de Chaléon avait
fidèlement tenu sa promesse de garder le silence, il déclara
que l'épée ou le pistolet, après tout, lui étaient fort indiffé-
rents.
— Diable ! se dit Alfred , serait-il également fort aux deux
armes ?
Reprenant alors la parole :
— Messieurs, dit-il , lequel des adversaires tirera le premier,
c'est ce (|ue va décider le sort.
Et il jeta en l'air une pièce de cent sous , qui retomba don-
nant l'avantage à Ernest.
— Maintenant , pourvu qu'il n'aille pas le manquer par géné-
rosité! se dit Alfred.
Comme Alfred prononçait mentalement le dernier mot de sa
phrase , lord Roscowe tourbillonnait sur lui-même, frappé au
bas-ventre , et tombait.
En revenant à Paris, Alfred , au lieu de recevoir de son ami
des remerciements, essuya de sa part un déluge de reproches :
c'était lui qui était cause de ce malheur irréparable; sans lui,
sans ses conseils funestes , lord Roscowe ne serait pas mort, ni
même blessé. — Hélas! poursuivit Ernest, je ne le visais seu-
REVUE DE PARIS. 217
lemenl pas. Quel mauvais génie a guidé ma balle dans le sein
de ce malheureux?
— Or ça, dit Alfred ébahi, à quoi rime ton éloquence?
Sommes-nous déjà en carême, ou esl-ce une mystification?
Voilà en quelle monnaie tu payes le service que je viens de te
rendre ?
— Un service! s'écria Ernest j tu oses appeler cela un ser-
vice ! Mais songe donc, insensé, que c'est moi qui suis mort ,
à cette heure, bien plutôt que lord Roscowe? Songe donc que
tous mes rêves d'avenir consistaient à espérer que je serais un
jour le mari d'Ernestine ! Et comment veux-tu , désormais, que
mon rêve se réalise? Une femme pourrait-elle, sans se désho-
norer, épouser en secondes noces le meurtrier de son mari?
— Ah! ah! fit dédaigneusement Alfred, c'est là ce qui te
chagrine? Un peu de patience , mon vertueux ami! Dans quel-
ques années, la reconnaissance pour moi sera sans bornes, de
l'avoir ôté tant d'épines du pied en même temps.
Et en effet, non pas quelques années, mais huit mois après
la mort de lord Roscowe, Ernest de Chaléon , récemment arrivé
du Dauphiné, répondit à Montalban, qui l'interrogeait sur
Ernestine :
— iMa foi ! mon cher, ma nouvelle rupture avec lady Ros-
cowe sera certainement définitive, car la position n'est plus
tenable. Celle femme a trouvé moyen de faire du métier d'amant
un métier de-forçat.
— Bah ! dit Alfred d'un ton doucement ironique. Voyez pour-
tant comme on s'abuse ! Moi qui m'élais laissé diie que , foulan t
aux pieds l'opinion du monde , Ernestine et toi vous étiez ré-
solus à vous marier.
Ernest serra la main d'Alfred avec un demi-sourire, puis il
changea la conversation en lui proposant d'aller ensemble , à
cheval , prendre l'air du Bois.
J. CUACDES-AlGOES.
19.
DE
LA SITMTION DE L'ALGÉRIE
EN PRÉSENCE
D*UME CiUERRE EUBOPÉE^MG.
Alger, le29aoùtl84Q.
Les journaux de France nous sont parvenus jusqu'à la date
du 21 août ; ils ne nous apportent point la solution de la grande
question de paix et de guerre qui tient le monde en suspens;
en revanche, nous y voyons la continuation, avec redouble-
ment, des rodomontades britanniques : rodomontades dans les-
quelles , nous autres Algériens, nous sommes particulièrement
intéressés. N'est-ce donc pas le moment d'examiner avec une
sérieuse attention sur quelle base repose l'établissement que la
France a fondé en Algérie et les dangers qu'il peut courir?
On ne peut pas se dissimuler aujourd'hui que nous recueillons
amèrement le fruit de toutes nos fautes depuis dix ans. Après
avoir longtemps hésité si l'on garderait même un pouce de terre
dans la régence d'Alger, on se décide à l'occuper et à la con-
quérir tout entière. Après avoir tour à tour voulu la colonisa-
tion sans la conquête et la conquête sans colonisation, on paraît
s'être arrêté à un plan nouveau , mais bien vaste , qui les réunit
toutes deux, et qui consiste k dominer, à comprimer résolu-
REVUE DE PARIS, 219
menl et par la force ces insaisissables populations, et, celte
œuvre une fois achevée, à coloniser rapidement le pays. Mais
malheureusement ces fluctuations perpétuelles , ces hésitations
périodiques ont amené leurs conséquences ordinaires; le temps
était pour nous; il nous fait faute aujourd'hui, et nous nous
trouvons en face d'une crise imminente sans avoir rien fait pour
nous mettre en état de la soutenir.
Du jour où la rupture du traité de Tafna a été définitive du
côté d'Abd-el-Kader, nous avons vu surgir des embarras qu'il
était facile de prévoir. Bien que l'on représentât sans cesse l'Al-
gérie comme dénuée de ressources et incapable de rien produire,
les relations avec les tribus voisines étaient importantes, et elles
fournissaient un grand nombre de denrées de première nécessité,
dont la privation se fit subitement sentir. Les bestiaux surtout,
que les Arabes ont rapidement fait disparaître, ont été pour la
population une cause de gêne insupportable , et pour l'armée
une source de dépenses, d'embarras et d'abus , dont il est im-
possible de se faire une idée , à moins d'en être témoin. Ajoutez
à cela que comme nous n'avons jamais su tirer parti des res-
sources du pays, les grains et les farines nous viennent presque
entièrement de l'étranger et notamment des ports de la Crimée.
Ou voit tout de suite combien un système d'approvisionnement
ainsi compliqué est pénible à maintenir; mais enfin, tant que
la mer est libre, ce peut n'être, à toute force, qu'une question
d'argent, et le budget se charge de la résoudre.
Il n'est pas besoin de dire que , si les circonstances périlleuses ,
dont le traité de la quadruple alliance laisse voir sa soudaine
I)Ossibilité, venaient à se réaliser, la situation de l'Algérie ne
tarderait pas à présenter des complications nouvelles. A Dieu ne
plaise que nous croyions la France hors d'état de faire la partie
des marines russe et britanniquecombinées, puisque l'orgueil bri-
tanniques'est d'avance résigné à cette étrange combinaison; mais
il n'est pas moins vrai que le commerce , qui alimente exclusi-
vement les cent mille Français, soldais ou colons, répandus
en Algérie , éprouverait des difficultés continuelles ; les ports de
la mer Noire, cet inépuisable grenier des nations méditerra-
néennes , nous seraient fermés,- et sans que le blocus des côtes
d'Afrique fût bien rigoureux, les choses demeurant ce qu'elles
sont aujourd'hui , l'armée et la population civile se verraient
220 REVUE DE PARIS.
livrées à de cruels soucis et réduites à l'impuissance , si les Arabes
persistaient, comme cela n'est pas douteux, dans cette inter-
diction absolue de toute relation commerciale qu'Abd-ei-Kader
maintient depuis bientôt un an avec autant de succès que de
rigueur.
C'est là probablement ce que veulent dire les journaux an-
glais, lorsqu'ils parlent avec une complaisance si insultante des
inévitables catastrophes de l'armée d'Afrique ; on ne doit pas
craindre que l'amirauté britannique se décide jamais à renou-
veler, dans les marais de la Métidja , les désastres de Flessingue
et de l'île de Walcheren : on nous fera la guerre à meilleur
compte. L'Angleterre voit avec quel succès Abd-el-Kader ba-
lance la fortune de nos armes : l'argent et les munitions lui
manquent, il en recevra avec abondance; on l'aidera à disci-
pliner , à armer ses troupes régulières ; il entretiendra jusqu'aux
portes de nos camps et de nos villes des hostilités incessantes;
et si la guerre maritime tourne comme on l'espère , il ne restera
bientôt j)lus à nos soldais affamés d'autres ressources que de
poser les armes et de demander à l'escadre du blocus un asile
contre un ennemi avec lequel il n'y a même pas de pontons à
espérer.
Le remède à toutes ces complications est fort simple , et ne
demande de grands efforts en aucun genre, pour être immédiate-
ment appliqué : il suffit de se prêter à ce que demandent depuis
dix ans les colons sérieux et intelligents; il suffit de vouloir
bien laisser se créer, même sur un territoire borné , une agri-
culture , et cette agriculture à son tour ne demande rien que la
sécurité.
Il est reconnu aujourd'hui que tous les systèmes de camps,
de blockaus , de patrouilles , même d'embuscades , sont impuis-
sants à empêcher les maraudages des Arabes; mais l'expérience
a démontré en même temps que le moindre rempart, la moindre
fortification était pour eux imprenable; ils ont bien appris de
nous et de nos déserteurs à construire des redoutes, mais ils
n'ont appris ni à les défendre ni à les enlever. Intrépides lorsque
la soif du sang ou du pillage les enivre et leur montre une
proie à ravir où une tète à couper , ils ne connaissent pas, ils
ne connaîtront jamais ce point d'honneur, cette forte disci-
pline qui , suivant l'expression de Napoléon , vous fait demeurer
REVUE DE PARIS. 221
fixes soîts la mitraille d'une batterie. Ce qu'ils craignent par- •
dessus tout , c'est que la relraile leur soit fermée par un obs-
tacle difficile à franchir.
De là est venue naturellement l'idée d'une enceinte ou obs-
tacle continu ; celte idée , dont le général Rogniat a été non pas
l'auteur, mais le principal prôneur , se manifeste de différentes
manières ; les uns veulent une muraille, les autres un fossé avec
revêtement, d'auties entin ont demandé un canal qui servirait
à la fois de défense, d'assainissement et d'irrigation.
Ce dernier plan est à coup sûr celui qui sourit le plus agréa-
blement à l'esprit, et répond le mieux à la haute civilisation
dont la France se fait gloire, et qu'elle veut implanter sur la
rive africaine. Mais nous prierons les hommes éclairés et bien-
veillants qui s'attachent de préférence à cette idée, déconsidérer
combien de lenteurs et de difficultés en retarderaient l'exécu-
tion. Un canal , même dans nos provinces d'Euroi)e les plus
peuplées et les plus riches , est toujours d'une construction
difficile ; tantôt les nivellements ont été mal faits, il faut les rec-
tifier; ailleurs les prises d'eau, les points de |)artage , les ri-
goles nourricières ont été mal calculés , et c'est un travail à
recommencer; ou a compté sur une nature de terrain favorable
à la conservation des eaux , et au contraire, ce sont des terres
spongieuses qui les laissent intîltrer. et voilà le canal à sec. Je
ne m'étendrai pas \)\us loin sur ce sujet ; les ingénieurs ont écrit
là-dessus des volumes, et le public sait à quoi s'en tenir sur
leurs devis et leurs promesses.
Maintenant, peut-on dire que la Mélidja n'opposera rien de
pareil h la construction du canal dont on veut Tenceindre ? Quel
ingénieur pourrait sérieusement en tracer le plan et le devis?
Qui a jamais calculé le volume d'eaux qui affluera dans ce canal,
et la largeur, la profondeur du lit ainsi que la rapidité des pentes
pour les écouler , l'énergie de l'évaporation à laquelle elles
seront soumises? Jamais la Métidja n'a été assez tranquille pour
que nos géomètres aient pu s'y promener à l'aise , et donner
leur coup de niveau comme s'il s'agissait de la Bauce ou de la
plaine Saint-Denis.
Ajoutez à cela que le système des eaux en Afrique, et no-
tamment dans la Métidja , présente ù priai i des conditions qui
n'ont point leurs analogues en Europe, ci <pii exigeront pro-
222 REVUE DE PARIS.
bablement des moyens et des travaux d'art fort différents de ce
qui a été pratiqué jusqu'à ce jour. Là , en effet , point de rivière
qui puisse fournir ni à côté, ni à distance du canal, un réservoir
assuré. Toutes les eaux sont pluviales; les montagnes ne sont
pas assez élevées pour que les neiges y demeurent toute l'année,
et suppléent pendant l'été au défaut des pluies ; d'un autre côté,
pendant l'automne et le printemps, ces pluies sont d'une abon-
dance et d'une violence extrêmes ; de maigres filets d'eau de-
viennent en quelques heures des torrents. A partir du mois de
mai jusqu'à la fin de septembre, il cesse de pleuvoir. Pour que
le canal soit, pendant ces quatre ou cinq mois; suffisamment
rempli, il faut donc avoir fait auiple provision d'eau, il faut
avoir préparé d'immenses réservoirs ; et sur quels points, dans
quels système seront construits ces réservoirs ? Toutes questions
difficiles à résoudre en Europe, et qui en Afrique causeraient de
cruels soucis aux plus intrépides de nos ingénieurs. Nous ne
voulons pas dire pour cela que lexécution d'un canal dans la Mé-
tidja soit impraticable ; mais le temps n'en est pas venu , et notre
établissement est encore trop incomplet, nos données premières
trop peu sûres, pour que nous puissions nous permettre dès à
l)résent une si vaste entreprise.
Vient en second lieu la muraille du général Rogniat. Là , du
moins, les difficultés d'exécution sont mieux appréciables, la
question d'art est nulle : creuser une tranchée de deux mètres
environ pour asseoir les fondements, procurer d'espaces en es-
pace des conduits et des égouts pour l'écoulement des eaux , puis
élever un mur d'une hauteur et d'une épaisseur voulues, ce ne
sont pas , à coup sûr , des obstacles sérieux. Le plus pénible et
le plus coûteux sera de réunir, ù pieds d' œuvres , celte immense
quantité de matériaux, briques, pierres, chaux, sable, qu'il
faudra souvent aller chercher à de longues distances, car la
plaine de la Mélidjaesl fort pauvre en ressources de ce genre, et
ce n'est pas une des moindres difficultés que nos colons ont ren-
contrées lorsqu'ils ont voulu s'y établir.
Le simple fossé avec un retranchement qui le couronne, nous
paraît réunir aux facilités de la défense celles de l'exécution.
Les régiments qui ont séjourné en Afrique ont achevé des tra-
vaux semblables sur tous les points et dans tous les terrains
possibles, avec une rapidité inouïe. Ce que nous avons construit
KEVUE DE PARIS. 223
de redoutes, qui existent encore dans un bon état de conser-
vation, bien qu'abandonnées, est incroyable. Ici donc point d'in-
novations chanceuses , point d'éléments inconnus j il n'y aurait,
en quelque sorte, qu'à laisser faire le soldat, et l'encourager
par une modique rétribution ; la bonne volonté des troupes à
cet égard est inépuisable. Tandis qu'on discute encore en France
le problème de l'application de l'armée aux travaux publics , il
est résolu en Algérie : l'honneur de cette glorieuse impulsion
donnée à l'activité de l'armée d'Afrique doit toujours être reporté
à M. le duc de hovigo, dont la trop prompte mort est à jamais
regrettable pour l'Algérie.
Cela posé, il convient de déterminer la direction et le déve-
loppement à donner à cette ligne de défense , formlint obstacle
continu ; mais , avant tout , il importe d'asseoir cette discussion
sur des bases certaines , et pour cela de considérer : 1» la topo-
graphie du territoire de la province d'Alger ; 2" les résultats que
la France doit se proposer d'obtenir, proportionnellement aux
sacrifices qu'elle veut faire.
La topographie du territoire qui environne Alger est fort sin-
gulière; ce territoire se divise en trois parties distinctes : le
sahel , la plaine , la montagne. Cette distinction est sensible au
premier aspect , il suffit de monter à la vigie de Bouzariah pour
la reconnaître.
Sahel en arabe veut dire le rivage de la mer , c'est donc une
dénomination qui se retrouve fréquemment chez les Arabes ou
Kabaïles de la côte. Le sahel d'Alger forme un véritable massif
qui s'étend à peu près en demi-cercle autour de la ville dans un
rayon de deux à dix lieues. Au pied du sahel s'étend la fameuse
plaine de la Métidja qui forme A son tour une demi-ci rcwnfé-
rence parallèle à celle que décrit le sahel; entîn la montagne
ou plutôt une chaîne de montagnes dépendant des monts Atlas ,
présente également à l'œil de l'observateur une demi-circonfé-
rence qui enveloppe de l'est à l'ouest , en passant par le sud , ce
massif et cette plaine. Les deux extrémités de la demi-circonfé-
rence, tracée par la montagne, aboutissent à la mer qui forme
ainsi un diamètre commun aux trois demi-circonférences. En
d'autres termes , supposez un grand arc qui sera la montagne ;
dans ce grand arc, inscrivez-en un second, parallèle, mais
plus petit, qui sera la plaine; puis un troisième, parallèle au
224 lŒVUK DE PAUIS.
second et plus pelil encore , qui sera le saliel ; joignez main-
tenant les extrémi'és (lu grand arc par une corde qui est la
mer, et vous aurez une image sensible et exacte du territoire
d'Alger,
S'il était possible d'occuper la crête des montagnes, ou du
moins d'intercepter toutes les gorges par où elles offrent pas-
sage , on obtiendrait de suite la plus grande somme de résultat,
puisque montagnes , plaine et sahel , seraient compris dans une
seule et même enceinte formée par la nature elle-même; mais
ce moyen est sans doute impraticable , puisque les tribus arabes
et kabaïles, occupant les deux revers de la montagne, commu-
niquent sans difficulté d'un versant à l'autre. Il a donc paru
nécessaire de reporter la ligne de défense au pied de ces mon-
tagnes elles-mêmes , c'est-à-dire sur la lisière de la plaine. De
là rétablissement des camps du Fonduck, de Kara-Mustapha ,
de l'Arba , de l'Harracli , de Delidah , puis de l'Oued-Laleg et
Coleab. Cette ligne de camps n'exisie plus aujourd'hui; l'inva-
sion des Arabes au mois de novembre dernier nous a forcés à
les abandonner en partie. Le Fonduck , Belidah , Coleah, res-
tent seuls debout , comme les culées d'un pont dont une inonda-
tion a emporté les arches, et qui attendent qu'on les rejoigne
par un travail nouveau.
Dans le système de ceux qui proposent d'élever autour de la
plaine une enceinte continue, mur, canal ou retranchement,
la ligne de défense sera portée à environ une lieue du pied de
la montagne. Le. pied est ici une expression littérale, car cette
montagne s'élève brusquement et comme un mur. Cette ligne ,
j)artant du bord de la mer vers le point où le ruisseau de Kadra
vient s'y jeter, devrait être conduite de l'est à l'ouest jusqu'au
Ilaoueh-Mouzaïa ; de là , tournant brusquement du sud au nord ,
elle se dirigerait, en suivant le cours de l'Oued-jer , jusqu'au
lac Halouan , et de là à la mer , en passant entre le monument
connu sous le nom de Kouber-Roumia et l'ancienne Tipaza ,
aujourd'hui Tephsade.
Le développement de cette ligne serait énorme ; on pourrait la
raccourcir, en lui assignant pour limites occidentales Belidah ,
la Chiffa et Coleah, limites si connues de ce bienheureux traité
de la Tafna. On ne voit pas , il faut en convenir , un avantage
réel à ce raccourcissement de la ligne de défense. Si elle ne dé-
IlEVUE DE FAKIS. 226
passe point le cours de la Chiffa , il n'en faudra pas moins oc-
cuper le pays des Hadjoutes, situé sur la rive gauche de cette
rivière : on perdrait donc gratuitement les avantages que l'on
doit retirer de la possession de ce beau terroir; ou si on le lais-
sait à ses possesseurs actuels , on se retrouverait dans la même
situation qu'avant le traité de la Tafna; et les maraudeurs
arabes auraient, pour préparer leurs courses et inquiéter nos
mouvements , tous les repaires et toutes les facilités dont ils font
depuis dix ans un si redoutable usage.
J'ai dit plus haut combien serait considérable le front de cette
ligne; elle n'aurait pas moins de trente-six lieues de quatre ki-
lomètres chaque, soit cent quarante-quatre kilomètres. Bien que
la plaine, lorsqu'on l'aperçoit à une certaine distance, ne pré-
sente à l'œil qu'une surface parfaitement unie , elle est partagée
ou plutôt déchirée par un grand nombre de ravins que les tor-
rents de la montagne ne cessent de creuser. En beaucoup d'en-
droits on rencontre des marais impraticables, ou qui du moins
ne pourraient être franchis qu'après de grands travaux. 11 est
facile de se faire une idée des obstacles , des lenteurs , des dé-
penses , qu'entraînerait l'exécution d'un ouvrage de cette éten-
due, et dont la solidité est sans doute la première condition.
Puis, une fois terminé , quel nombre infini de postes , de gar-
diens , de sentinelles , pour en assurer la conservation et la dé-
fense ! En affirmant que le service seul des factionnaires exigera
une brigade d'au moins six mille hommes, on resterait encore
en deçà de la vérité ; et puis , pour soutenir en cas d'attaque ces
petits postes ainsi éparpillés, ne faudrait-il pas tenir en réserve
un nombre de troupes au moins égal qui puissent rapidement
porter secours aux points attaqués ? Ainsi , indépendamment de
tout ce qu'exigera la ligne de défense , il faudra retomber dans
le système des camps détachés, et dans tous les embarras qu'ils
nous ont causés.
Voyons au contraire si , en nous renfermant modestement
dans la troisième configuration du territoire dont il a été ques-
tion plus haut , nous ne parviendrons pas à obtenir eu moins
de temps, à moins de frais, avec une sécurité plus entière,
tous les résultats que l'on peut se promettre de la construction
d'une enceinte continue.
Nous marchons résolument à la domination et à la conquête
9 20
226 KEVUE DE FAKIS.
de toute celte partie du nord de l'Afrique que l'expéditiou de
1830 a fait tomber en noire partage ; mais en même temps nous
voulons (et les circonstances présentes commandent de faire
passer cette considération avant toute autre), nous voulons
donner à notre établissement maritime sur cette côte des bases
solides et qui nous i)ermettent de réserver toute notre attention
et toutes nos forces pour nos grandes affaires de la Méditer-
ranée. Tout ce qui s'éloigne de ce double but doit être écarté,
ou du moins ajourné.
Or, conquérir et coloniser la Métidja , ce n'est point coloniser
l'Algérie, -et si, sacrifiant le tout à la partie, nous absorbons
dans cette tentative isolée des forces et des ressources considé-
rables , nous nous trouvons affaiblis d'autant sur tous les autres
points, et nous ne sommes ni bien assis sur la côte , ni à portée
d'agir vigoureusement dans l'intérieur. Qu'est-ce que la France
peut souhaiter d'avoir auprès de la capitale de l'Algérie, et en
général sur tous les endroits de la côte ofi il sera nécessaire de
s'établir, soit comme base d'opérations militaires, soit comme
station maritime? Elle a besoin d'un terrain assez vaste pour
mettre à l'aise ses garnisons et les populations venues à leur
suite, assez fertile pour leur procurer les principaux objets de
consommation que la mer ne pourrait plus apporter, ou que
l'intérieur ne voudrait pas fournir. Des bestiaux , des fourrages ,
sont une de ses premières nécessités. L'armée et la population
ont donc besoin, avant tout, que ce territoire renferme en toute
sécurité leurs magasins, hôpitaux, établissements industriels,
ateliers , etc. En un mot , il leur faut une vaste place d'armes ,
où la guerre ne puisse pénétrer, et qui leur serve d'appui,
soit contre l'ennemi de l'intérieur, soit contre l'ennemi ma-
ritime.
Il y a ici une juste mesure à observer. Si la circonvallation est
trop étendue , elle ne se peut plus garder qu'avec trop d'efforts,
et l'on est à court pour le reste. C'est ce que l'expérience nous
a démontré a diverses reprises , et notamment dans la dernière
campagne. Après avoir employé tout l'hiver et une partie du
printemps en préparatifs continuels , il s'est trouvé qu'au mo-
ment d'entrer en campagne, ces préparatifs étaient insuffisants,
II fallait laisser dans le Saliei une partie des troupes , et, bien
que le chilfre en fût élevé, le Saliel n'était à l'abri d'aucune at-
REVUE DE PARIS. 227
laque. Les Arabes ont pi'nélré comme, quand, el jusqu'où iîs
ont voulu. L'armée qui manœuvrait dans la Métidja n'osait
pas s'en éloigner, el celle inquiétude a paralysé ses mouve-
ments : les bulletins officiels ne laissent aucun doute à cet
égard.
Supposons, au contraire, qu'à cette époque le massif d'Alger
eût été à l'avance protégé par une fortificalion continue , on eût
évité les inconvénients (|ui viennent d'être signalés. La popula-
tion agricole eût continué sans inquiétude ses utiles travaux.
L'armée, plus forte, n'eût point eu à s'occuper de ce qui se
jiassail sur ses derrières, et les dix mille cavaliers d'Abd-el-
Kader se seraient bien gardés de se placer entre elle el des re-
tranchements qu'il n'auraient pu franchir. Les troupes de l'ex-
p(''(lition trouveraient à leur retour un repos nécessaire, que les
courses perpétuelles des Arabes ue leur permettent pas de
goûter. Entîn , nous-mêmes nous entendrions s'amonceler les
menaces des quatre puissances sans craindre ni le retrait subit
d'une partie des troupes . ni le blocus des Arabes , ni même celui
des escadres britanniques. Au contraire, tous les avantages de
la position seraient pour nous, et l'on verrait bientôt combien
il passerait en vue de nos côtes de bâtiments portant l'un des
pavillons de la quadruple alliance.
Venons maintenant à l'exécution pratique de ce plan. Quelle
difficulté le génie militaire trouverail-il à construire un retran-
chement continu qui , partant do la mer un peu en avant de
Coleah , et traversant , en profitant de quelques ravins , le sys-
tèrrie de collines qui se dirigent vers le Koubei-Roumia , descen-
drait dans la plaine, irait gagner le point oi^i la Chiffa , réunie
à d'autres ruisseaux , forme le Mazaffran; traverserait l'étroite
vallée où coule ce fleuve , suivrait le pied des collines , passant
successivement par le blockaus de Sidi-Abd-el-Kader , le pont du
Chevalet, Birattouta . jusqu'à l'Oued-Kerma: et de là, coupant
l'Harrach un peu au-dessus delà Ferme-Modèle, suivrait la rive
droite de cette rivière jusqu'à la Maison-Carrée, et de là à la
mer, où il aboutirait ainsi par les deux extrémités?
Le développement de cet ouvrage serait au plus de douze
lieues; il n'y a point de travaux d'art importants. C'est à très-
peu près le tracé de deux roules déjà fort avancées lorsque la
guerre est venue . et qui «'appelaient . l'une roule de Douera à
228 REVUE DE PARIS.
Goleab , par le pied des collines , et l'autre route d'Alger à Bouf-
farick, par Birkadem.
Il y aurait peut-êlre de la présomption à entrer dans les dé-
tails de ce qui pourrait suivre l'exécution de cet ouvrage; ce-
pendant on peut dire dès à présent qu'il suffirait de trois mille
hommes, postés le long de ce retranchement, dans des réduits
assez rapprochés , pour que leurs feux pussent se croiser et se
soutenir. Il serait seulement nécessaire de tenir en réserve une
brigade de force égale dans les camps de Coleah , Maelma ,
Douera , Birkadem et Kouba ; car il est bon d'observer que les
camps établis depuis plusieurs années occupent une ligne exac-
tement parallèle à celle du retranchement proposé , tant il est
vrai que ces dispositions sont commandées par la nature du ter-
rain.
Ainsi , dans les circonstances ordinaires , six mille hommes ,
dans les circonstances les plus graves dix et douze mille au
plus, formeraient la garnison d'Alger et de son territoire qu'ils
protégeraient parfaitement. Dans l'état actuel des choses, douze
mille y sont employés et ne protègent rien. Ce territoire,
ainsi défendu, ne contient pas moins de cinquante lieues car-
rées. Tout le pays est aussi sain que fertile. Je dois d'ailleurs
ajouter qu'en adoptant ce système on ne renonce point à la
plaihe , et qu'on ne se prive nullement des ressources qu'elle
peut offrir. Seulement , il ne faut pas acheter ces ressources ù
trop haut prix. La Métidja, quoi qu'on puisse faire, sera long-
temps encore en possession de décimer par la fièvre les popu-
lations qui voudront s'y fixer à demeure. Nous avons entendu
prononcer ce mot : Qu'il fallait la bourrer de colons- Ce sont
les expressions qui ont été employées dans une circonstance
remarquable; nous n'avons , pour notre compte, jamais par-
tagé cet engouement. Nous pensons que cette plaine ne doit
être abordée qu'avec prudence ; qu'on peut très-bien l'exploiter
sans y jeter tant de malheureux en pâture à la fièvre. On peut,
par exemple , comme faisaient les Maures , y descendre aux
mois d'octobre et de novembre pour labourer et semer, faire
les fauchaisons et la moisson en mai et juin , y conduire les
bestiaux sous la protection d'une enceinte bien gardée. Puis ,
la paix venant à se rétablir et la domination de la France se
raffermissant , des établissements importants se formeraient çà
REVUE DE PARIS. 229
et là dans des localilés éprouvées à l'avance. Des travaux d'as-
sainissement et surtout des plantations sagennenl dirigées dé-
truiraient dans leurs germes les maladies plus fatales à nos
soldats et à nos colons que le yatagan des Arabes ; et c'est ainsi
que la riche Métidja deviendrait, dans un temps moins éloigné
qu'on ne le suppose , une image de ce que peuvent le génie de
la France et la civilisation de l'Europe.
Ce système de territoires de médiocre étendue , protégés par
des lignes de défense continues et s'appuyant sur quelque grand
obstacle naturel , nous ne le conseillons pas seulement pour la
province d'Alger. Il peut et doit être appliqué sur tous les points
delà côte où les nécessités de la politique, de même que les
intérêts du commerce , nous commanderaient de nous fixer.
Ainsi , à Moslaganem , à Cherchell , à Philippeville, à Bone, h
La Calle, etc., rien ne s'oppose à ce qu'il soit mis en pratique,
sauf le plus ou moins d'extension que les localités permettraient
de lui donner. De cette façon , la France pourrait compter sur
ses colonies de la côte algérienne. Supposez une guerre mari-
time, et toutes ces stations ainsi protégées présenteront aux
pavillons ennemis un front ledoutable, à nos vaisseaux un
asile assuré. Supposez, au contraire , la paix se continuant et
la France libre de suivre tous ses projets sur l'Afrique : ces
mêmes colonies sont pour l'armée conquérante autant de places
d'armes où elles trouvent un point d'a|)pui pour s'élancer sur
ce qu'elle veut atteindre. Tout commerce est, à notre volonté ,
interdit aux populations de l'intérieur; elles n'ont plus, pour
soutenir leur acharnement , ni l'espoir d'un pillage facile, ni
la perspective de nous réduire par lassitude , ou par famine, à
la nécessité de quitter un sol rebelle et de renoncer à une lutte
sans utilité comme sans gloire. C'est cette dernière idée qui a
constamment dirigé la politique d'Abd-el-Kader, et longtemps
avant la rupture du traité de la Tafna il avait vainement cher-
ché à la mettre à exécution. On peut s'en fier à ce cruel ennemi
pour nous montrer ce qui nous est bon et utile. C'est donc, à
notre avis , une très fausse politique, celle qui ne veut songer
à la colonisation qu'après la guerre : l'une et l'autre doivent
marcher de front sur différents points à la fois à l'aide des
moyens qui viennent d'être indiqués. Ces moyens ont d'ailleurs
été employés avec succès sur différents points, comme à Bouffa-
50.
230 REVUE DE PARIS.
rick et à Bougie . et maintenant même à Médéah. Le plus tôt
qu'on se mettra à l'œuvre sera le mieux. La guerre commencée
avec les Arabes nous y convie ; la guerre maritime, aujourd'hui
probable et toujours possible , nous y oblige.
B....
EPITRE
M. DE TOCQUEYILLE.
Cher Tocqueville , à vous dont le choix m'a permis
De vous placer au rang de mes meilleurs amis ;
A vous , penseur profond , noble cœur , esprit sage ,
Mes vers , loisirs errants d'un rêveur en voyage.
— Mais de loin , jusqu'à vous , comment faire arriver
Ces mots partis du cœur que l'œil sait achever?
Deux amis rapprochés parlent dans leur silence ;
De loin , on cause mal ; rien ne vaut la présence.
Cependant , à défaut des soirs près du foyer ,
Dans la bibliothèque aux noirs murs de noyer ,
De la table amicale où vient , couple fidèle,
T'.eaumont , cet autre vous, et notre cher Corcelle,
S'asseoir, et, prenant place en vos doux entretiens,
L'ami nouveau, siéger près des amis anciens ;
A défaut des prés verts , des bruyères fleuries ,
Où nous entrelacions nos longues causeries;
.le veux que cette lettre , incomplet souvenir, ■
De l'absent regretté vous aille entretenir.
Cependant je suis seul, l'âme encore oppressée
Des adieux d'une amie aux bords lointains laissée,
232 RF.VLE DE P\RIS.
Et , remontant le Rhin , je vois sur les coteaux ,
A gauche , à droite , fuir de rapides châteaux ,
Hérissant de leurs murs les montueux rivages
Et comme suspendus aux noirs flancs des nuages.
Votre livre me suit , je ne le puis quitter ;
Quel lieu serait plus propre à le hien méditer?
Voici, dans ses débris , l'âge aristocratique;
D'autre part, la vapeur est très-démocratique;
Je puis donc comparer les deux mondes divers ,
Dont, pour votre œil perçant , les secrets sont ouverts!
Le vieux monde est là-haut , debout sur ses collines ,
Colossal, mais croulant, altier, mais en ruines;
L'autre est plus bas , il est ici , c'est ce bateau ,
Prosaïque , mais fort , mais hardi , mais nouveau !
Oh ! que je comprends bien votre mélancolie ,
Quand , devant ce passé qui chaque jour s'oublie,
Vous contemplez ces temps de force , de grandeur,
Et dont l'humanité paya cher la splendeur !
Mais qui montrent du moins, dans leurs maux, dans leurs fautes ,
Des personnages fiers, des existences hautes;
Quand l'inégalité liait d'un nœud puissant
Le maître héréditaire au serf obéissant ;
Entre les lots humains , alors , point d'équilibre ;
Pour cent déshérités un seul est fort et libre.
Pareil , en son orgueil , à ces gothiques tours ,
Aires d'aigles , souvent , hélas ! nids de vautours.
Celui-là vit, du moins, d'une énergique vie,
Tyran sans maître et chef de la plèbe asservie j
S'il opprime , il protège en lui la liberté ,
A des aïeux et songe à sa i)Os(érilé.
Délivré du souci qui tous nous importune ,
Il n'use point sa vie à créer sa fortune.
L'instinct de la durée occupe chaque esprit,
' Pour elle l'on travaille, on bâtit, on écrit,
On n'est pas tout entier dans le moment qui passe,
Et l'homme , au sein du temps , occupe plus d'espace!
Vous ne regrettez point ce passé condamné,
REVUE DE PARIS. 233
Car votre esprit sait trop dans quel siècle il est né.
Vous savez, noble ami , que l'égalité règne;
Il la faut accepter, qu'on l'aime ou qu'on la craigne;
Dans son chemin sanglant . après tant de combats ,
Le genre humain vainqueur ne reculera pas.
Et d'ailleurs, sur un fait qu'on déclame ou qu'on glose ,
Quand il s'agit de tous, le nombre est quelque chose.
L'autre ordre, à quelques-uns, devait sembler très-beau;
Sur le nombre il pesait , humiliant fardeau !
Quant h moi , ces vieux temps me plairaient fort, en somme,
Si tout le monde alors était né gentilhomme !
Aussi vous proclamez bien haut l'égalité,
Cette fille du temps , de la nécessité ,
Ce flot qui chaque jour élargit son rivage.
Celte religion qui grandit d'âge en âge ,
Dogme qu'au Golgolha le martyr immolé (1)
Comme un secret divin au monde a révélé.
Mais, au pouvoir nouveau qui gouverne la terre,
Ami, vous adressez une parole austère :
Que le sultan du jour par d'autres soit flatté ;
De vous il entendra du moins la vérité.
Oui, vous avez raison, tout semble se dissoudre,
Car les lois sont de sable et les mœurs sont en poudre.
L'ancien monde n'est plus, l'autre n'est pas encor.
Comme ces grand oiseaux dont le puissant essor
Suivait votre vaisseau sur la mer Atlantique,
Loin de la vieille Europe, et loin de l'Amérique,
Dans l'espace égarés , lassés, battus des vents,
Chancelaient éperdus sur les déserts mouvants;
Ainsi nous chancelons, battus par les orages ,
Sur l'abîme floltanls , loin de tous les rivages.
Quand la foule imprudente en détourne son œil ,
Pilote vigilant, vous signalez l'écueil !
Vous nous dites : Craignez de nouvelles misères;
Craignez de ne pas être aussi grands que vos pères.
(1) Les pères ont appelé le Christ le premier martyr.
234 REVUF DE PARTS.
Lps nations n'ont plus , pour !e mainlien des droits ,
Ces familles , ces corps , qui résistaient aux rois 5
Tous, étant isolés, sont faibles, sans défense;
L'isolement peut-il fonder l'indépendance?
Dans les cœurs faligués de désordre et de bruit.
Il se fait un grand vide , une effroyable nuit.
Toute âme se dessèche au vent de l'égoïsme ,
Oui \ycul l'abandonner, cadavre, au despotisme.
Ah ! c'est le mot fatal qui vous remplit d'effroi;
Oui ! que cet ennemi s'ap|)elle peuple ou roi ,
C'est lui qu'il faut surtout redouter et combattre;
Car vous n'élevez pas la voix pour nous abattre ,
.Car vous ne voulez pas, prophète désolé ,
Vous asseoir et gémir sur le monde ébranlé.
Ce n'est point pour glacer , mais armer les courages ,
Que vous nous dépeignez , dans vos plus belles pages ,
Ce despote . oppresseur des fils de l'Union ,
Qu'on nomme multitude ou bien opinion;
Qui blesse les cœurs fiers, courbe les âmes viles,
Rampant dans leur orgueil , superbement serviles ;
Qu'adorent à genoux des tribuns courtisans ,
Qui se repaît d'erreur , de mensonge et d'encens !
Ou que vous nous montrez , au sein de nos conquêtes ,
Cet absolu pouvoir qui menace nos tètes.
Non pas l'œil sombre et dur , le bras souillé de sang ,
Mais le bras désarmé , l'œil louche et caressant ,
Énervant par degré toute force virile ;
Qui , sourdement actif, mortellement habile ,
Tuteur des nations , les voudrait soulager
Du soin de se régir et de se protéger ,
Et qui , croissant toujours dans l'ombre et le silence ,
S'étendrait sur l'État ainsi qu'un piège immense!
Pour conjurer ces maux nés de l'égalité,
Aimez, nous dites-vous, aimez la liberté !
Ah ! c'est là la grandeur de votre œuvre immortelle,
A son culte épuré d'être vraiment fidèle,
De ne la pas confondre avec les passions
Que soulève le flot des révolutions;
De voir en elle une arme, un remède héroïque,
REVUE DE PARIS. 235
Au dangereux poison du mal démocratique !
Vous voulez rendre un cœur à ce siècle abattu
Et de la liberté lui faire sa vertu !
Oui , la liberté seule à ses divines flammes
Fondra le froid mortel qui pénètre les âmes ;
Seule , elle domptera tous ces penchants grossiers,
Instinct matériel des siècles roturiers ;
Seule, elle peut créer, dans la démocratie.
Le lien par qui l'homme à l'homme s'associe,
Et fonder en regard de ce qui va finir
L'ordre, la paix, la gloire , au sein de l'avenir.
Tels sont les hauts pensers que votre esprit agite.
Problème de ce temps que tout grand cœur médite,
Énigme dont le mot contient le sort humain.
Et que cherchent plusieurs , chacun par son chemin.
Lamartine prélude en concerts magnifiques
Aux lointaines grandeurs des âges pacifiques.
Ballanche, ce penseur que la muse a bercé,
Croyant de l'avenir et devin du passé.
Dans les traditions et dans la poésie
Suit l'éternelle loi , la palingénésie !
Enfin Chateaubriand , l'homme des anciens jours ,
Dont le génie ouvert s'est élargi toujours ,
Dédaigneux du présent que sa gloire domine,
Comme un Titan debout sur un monde en ruine ,
Plonge l'œil inspiré du barde et du chrétien
Dans les âges futurs dont il est citoyen !
Ami , repose-toi , ton œuvre est achevée.
Non , à d'autres travaux ta vie est réservée ;
Il te reste à descendre en nos réalités
Pour y faire germer les saintes vérités
Qui paraissaient un rêve à la foule abusée,
Rameau d'or que ta main cueillit dans l'Elysée !
Démens ce triste arrêt, confirmé trop de fois ,
Oui relègue au pays des chimères les droits ;
Prouve-nous que le bien n'est pas inaccessible ,
Qu'il est un sage accord du juste et du possible ,
236 REVUE DE PARIS.
Et qu'on peut sans démence appliquer aux États
Les principes sacrés qui ne périront pas.
Courage, ami! poursuis ton illustre carrière j
Si je dois ra'arrêter non loin de la barrière.
J'aurai marché du moins un jour à ton côté,
Et réfléchi ta gloire en mon obscurité.
Ainsi l'errant nuage un moment accompagne
Le soleil qui se lève et luit sur la montagne.
Ce char prodigieux qui roule sur les eaux
Laisse un léger sillon sur le chemin des flots.
Le sillon fugitif suit l'ornière profonde
Que la roue animée imprime au sein de l'onde,
Réfléchit quelque temps le rocher , la forêt,
Puis se ferme sans bruit , s'efface et disparaît.
J.-J. AUPÈRE.
LES
OUYRIERS DE PARIS.
LETTRES A M. LE MINISTRE DE L'INTÉRIEUR.
Je vous demande la permission de soumettre à votre esprit,
dont je connais toute Télévalion et toute la justesse, quelques
vues relatives aux ouvriers de Paris. Ce que je veux vous dire
ne se rapporte pas seulement aux troubles dont ils sont à cette
heure les auteurs, ou pour le moins les instruments; mais en-
core à la condition normale qu'ils ont à Paris , et qui explique ,
sans les justifier en aucune sorte, les extrémités auxquelles ils
se portent aujourd'hui. En général, je suis naturellement porté
à admettre la bonne foi de ceux qui se plaignent , et j'y gagne
toujours de conserver le désintéressement nécessaire pour bien
démêler et pour sainement juger leurs griefs. J'ai fait une étude
longue et patiente de la condition des classes ouvrières; je les
ai prises au berceau des nations antiques , et je les ai suivies,
pas à pas , à travers le moyen âge , jusqu'au moment présent.
Je ne suis donc pas pour me laisser aller à des faux semblants,
en ce qui les touche; et il n'y a pas de points , dans leur exis-
tence , dont je ne fusse à même d'apprécier, aussi bien qu'elles,
9 31
238 REVUE DE PARIS.
ia léalilé et la gravité. Je n'ai rinlenlion ni de les filattei-, ni de
les irriter. Je vais agir pour elles comme pour tout le monde ;
je dirai ce que je crois juste; on en pensera ce qu'on voudra.
Il est évident qu'on ne saurait vider les (lueslions qui ne sont
pas posées, et hipn posées. Voyons donc en quels ternies est
posée la question relalive aux ouvriers de Paris.
Des explications données par les corps divers des entrepre-
neurs de travaux , il résulte que les ouvriers élèvent trois
griefs :
Premièrement , ils demandent la suppression des entrepre-
neurs du second et du troisième ordre, connus, dans le lan-
gage 4es métiers, sous le nom de marchandeurs.
Deuxièmement, ils demandent la suppression du travail à la
tâche , avec l'établissement du travail à la journée, sur le pitd
d'un salaire uniforme.
Troisièmement, ils demandent la suppression de la faculté
d'un travail supplémentaire, aux heures des repas; enlin, que
le bénéfice de ces heures soit réservé à leurs camarades sans
ouvrage.
Voilà comment les ouvriers posent la question.
Malheureusement, celte question n'a pas déjuge naturel et
compétent qui puisse la résoudre. Ni vous, monsieur le mi-
nistre, ni par conséquent M. le préfet de la police , votre subor-
donné, n'avez en main des lois ou des règlements qui vous
saisissent régulièrement du débat. Les entrepreneurs de travaux
n'en ont pas davantage; car aucune loi ne les reconnaît en
cor()s constitué , ayant une juridiction coërcilive , la seule juri-
diction qui ait une efficacité. Vous, M. le préfet de la police et
les entrepreneurs, en êtes donc réduits à des explications, à
des exhortations, à des harangues; tout ce que vous pouvez
faire, c'est de parler raison aux ouvriers et de chercher à les
persuader : voire action se borne là. Mais, par le temps de dis-
cussion et de délibération qui court, parler ne signifie p'tis
commander ; les ouvriers ont la faculté de ne pas écouter vos
raisons, mêmes les meilleures , et ils en usent; c'est ce qui fait
que la question n'a pas de solution , et que la difficulté n'a pas
d'issue.
Les ouvriers ont, il est vrai, changé le terrain du débat; au
lieu d'hommes qui ont toute liberté de discuter les conditions
REVUE DE PARIS. 2:i9
de leur Iravail, ils se sont fiiils hommes (jui agitent les rues. Ils
avaient le droit pour eux d'un côté, et ils ne l'ont plus de
l'autre. Vous pouvez, certes, et vous le devez à l'ordre public
dont vous êtes le gardien, baltre sévèrement les émeuliers,
mais vous ne pouvez pas battre les ouvriers; vous avez tout
pouvoir dans la rue, mais vous n'en avez aucun dans l'ate-
lier.
Ainsi, deux questions se liouvent actueiiement réunies; une
question de travail et de salaire , qui est fondamentale , et une
question de troubles publics, qui est accessoire. Or, monsieur
le ministre, vous ne pouvez véritablement résoudre que ci^ile-
ci , laquelle, néanmoins, dépend de l'autre. Apaisez vicforitu-
sement celte émeute et dix autres à la suite ; vous n'aurez
encore rien fait , parce (jue leur cause restera toujours intacte,
et que qui maintient la cause maintient l'effet.
11 est donc important et urgent d'examiner les griefs, fondés
ou non , des ouvriers, atîn de savoir au juste quil compte il est
raisonnable d'en faire ; car en eux réside le principe des troubles
actuels , et la possiliilité des troubles à venir.
Je crois fermement, i)Our mon compte , et je déduirai tout
à l'heure les motifs de cette conviction , qu'il y a dans les griefs
des ouvriers beaucoup plus de fondement qu'on ne se l'imagine.
Je ne dis pas que leurs jilaintes soient légitimes en toute leur
étendue, je ne dis pas qu'ils aient une idée exacte de h^ur si-
tuation , je ne dis pas que , si l'on faisait ce qu'ils uemaiident ,
le mal, car il y en a. disparaîtrait immédiatement ; surtout,
je ne dis pas qu'ils aient raison d'émouvoir Paris, de troubler
le commerce et d'assommer de braves et de dignes dé|)ositaires
de la force publique, qui font simplement et honor,;blement
leur devoir ; mais je dis qu'il y a , au fond de leur condition ,
des abus dont ils soufFi eut , dont ils ne se lendent jias très-
visiblement compte, dont leur esprit ne saisit pas avec clarté
l'origine, la nature et la portée, mais dont leur bon sens
éprouve et constate d'une manière très-évidente les déplorables
effets.
Eh bien ! c'est à nous , médecins assis au chevet de la société
malade, d'étudier les maux internes et mystérieux qui la mi-
nent, mais dont elle ne connaît ni la cause ni le siège, et de
reconnaître les douleurs réelles du corps qui souffre , |»armi les
240 REVUE DE PARIS.
exagérations et les colères bien excusables de la bouche qui se
plaint.
Je disais qu'il y a , selon moi , dans les griefs des ouvriers ,
plus de fondement qu'on ne se l'imagine. La presse, qui les a
discutés, ne me paraît pas avoir suffisamment compris les dif-
ficultés auxquelles ils se rapportent. Ce qui touche les métiers ,
leur organisation ou leur désordre est une matière ample et
difficile , qui ne se laisse saisir et démêler qu'après de patientes
éludes et de longues réflexions. Il n'est donc pas surprenant
que la presse n'en ait dit en général que des choses superlî-
cielles, car la question est encore neuve, et les ouvriers eux-
mêmes, qu'elle concerne, ne la comprennent pas très-bien.
Voici, discutées dans leur ordre, les trois demandes faites
par les ouvriers de Paris.
Premièrement , la suppression des marchandeurs.
Il faut d'abord se rendre un compte très-exact de la fonction
remplie par les sous-entrepreneurs, ou viarchandeurs , dans
le mécanisme général des méliers, pour se faire une idée juste
du fondement qu'il y a dans la demande des ouvriers. Les mar-
chandeurs sont de simples ouvriers qui sont entrepreneurs,
pour leur compte , de petites parties d'un grand travail. Si l'on
choisit son exemple dans les bâtiments , il y a tel ouvrier qui
sous-entreprend l'escalier, tel autre qui sous-entreprend les
portes. Ces ouvriers, qui n'ont pas de grands ateliers et qui
agissent sur de petits capitaux , doivent tendre nécessairement
à une rigoureuse économie, d'autant plus que l'entrepreneur
général a prélevé naturellement sur eux un premier bénéfice ,
en leur cédant une partie de son entreprise. Comme le prix des
journées est fixé dans chaque corps d'état , le marchandeur
ne peut pas employer des ouvriers ordinaires , c'est-à-dire des
ouvriers sachant déjà le métier, parce qu'alors il rentrerait
dans les conditions de l'entrepreneur général , avec le désavan-
tage d'un bénéfice préalable que celui-ci a déjà prélevé sur lui ,
en détachant de son enlrejtrise une concession partielle. Cela
fait que le marchandeur n'emploie que des ouvriers novices ,
ne sachant pas le métier, et qu'il paye à un prix inférieur et
arbitraire, parce que leur inexpérience les a encore empêchés
d'entrer dans le classement général des salaires.
Or, voici les conséquences de ce fait , qu'on n'a pas, selon
REVUE DE PARIS. 241
moi, suffisamment examiné, et qui contient une grande partie
de la question.
L'effet immédiat et évident de l'existence actuelle des mar-
ehandeurs , c'est de détruire l'apprentissage. Voici comment.
La nécessité de produire avec des salaires très-bas force, ai-je
dit, les sous-entrepreneurs à n'employer que des ouvriers no-
vices. Ils leur laissent faire librement les parties grossières de
l'ouvrage , et puis , pour ce qui touche l'achèvement , ils le font
exécuter sous leurs yeux, donnant des conseils, dirigeant l'ou-
vrier; prenant souvent eux-mêmes le ciseau ou la lime, et n'é-
pargnant pas leur surveillance et leur fatigue, qui sont une
marchandise morte et inépuisable , dont ils vendent le plus
qu'ils peuvent, en quoi , du reste , ils font très-bien. Ainsi , avec
ce système de marchandeurs , il devient inutile d'apprendre
régulièrement les métiers, puisque tout ouvrier, si ignorant
qu'on le suppose, est néanmoins toujours bon à quelque chose,
et peut immédiatement commencer à gagner , sans avoir jamais
rien étudié. L'apprentissage, avec des conditions , avec des ga-
ranties , est donc complètement supprimé par les marchan-
deurs. D'un autre côté, effacer l'infériorité des novices, c'est
effacer la supériorité des maîtres, c'est-à-dire jeter le plus af-
freux chaos dans les métiers.
Que diraient aujourd'hui les avocats et les médecins , qui ont
fait des études pénibles et coûteuses et rempli des conditions de
programme scientifique , si tout le monde s'arrogeait subite-
ment le droit de plaider et de guérir , sous prétexte que chacun
a le droit de confier sa santé et ses affaires à qui bon lui semble ?
— Eh bien ! ce que diraient les médecins et les avocats , les
bons ouvriers le disent , toute proportion gardée dans les tra-
vaux et dans les conditions.
Je soutiens, et je vais vous donner mes raisons , monsieur le
ministre , <iue celte suppression de l'apprentissage est un fait de
la plus haute et de la plus fâcheuse gravité, pour l'intérêt indi-
viduel d'abord, et pour l'intérêt général ensuite.
h^s marchandeurs , qui sont Irès-mullipliés, envahissent peu
à peu les plus grands chantiers , suivi d'une nuée d'ouvriers in-
habiles et mal payés, mais qui sont encore contents et heureux
de gagner leur vie au début de métiers qui ne leur coûtent ni
temps , ni soins. Les bons ouvriers , ceux qui ont appris pénible-
21.
242 REVUE DE PARIS.
ment leur état , en passant par tous ses degrés et en retenant
tous ses principes, se trouvent donc débordés par des massacres
qui peuvent travailler à très-bon marché, et qui, dans la plu-
part des cas , parviennent néanmoins à livrer un ouvrage ac-
ceplable , surveillés et dirigés personnellement et activement
par les marchandeurs. 11 faut donc , dans cette concurrence
suscitée aux bons ouvriers par les novices, ou qu'ils refusent
l'ouvrage, ce qu'ils ne peuvent pas faire, ou qu'ils l'acceptent
à de mauvaises conditions, ce qui les ruine.
Il est ainsi clair, évident, incontestable , que, dans le mode
actuellement généralisé des sous-entreprises, il y a oppression
des ouvriers capables parles ouvriers incapables, et absorption
exagérée des bénélices du travail par l'entremise de concession-
naires trop multipliés entre le consommateur qui paye et l'ou-
vrier qui produit.
Je ne veux pas dire que les bons ouvriers se soient soulevés
eux-mêmes dans la crise présente , et qu'ils n'aient pas cédé ou
obéi à la suggestion de têtes folles et de brouillons ; mais je
veux dire que la presse a eu tort de prétendre , en général , que
ies griefs élevés par les ouvriers de Paris constituaient la cause
des insoumis, des paresseux et des incapables; c'est une er-
reur et une injustice , car ces griefs constituent la cause des
bons ouvriers , débordés et ruinés par les mauvais , qui les for-
cent à se soumettre à des tarifs abaissés , on à refuser l'ouvrage,
,!e dis cela très-franchement et très-nettement , parce que c'est
la vérité. Je ne dois être susjiect ni aux hommes de gouverne-
ment , que j'ai toujours défendus , ni aux hommes de désordre ,
que j'ai toujours combattus.
Il est donc manifeste, comme je le disais , que la suppression
de l'apprentissage est funeste à Tintérèt individuel, considéré
dans les bons ouvriers qui ont passé un temps assez long à
apprendre leur élat, et qui ne peuvent pas par conséquent
donner leur travail au même prix que les novices; sans compter
({u'il n'est pas d'un pays éclairé et sagement ordonné d'engager
un grand nombre d'individus dans des carrières où ils ne peu-
vent pas trouver place, parce que d'autres, qui ne s'y sont pas
préparés comme eux, les ont déjà envahies.
Je vais montrer maintenant que la suppression de l'appren-
tissage ne blesse pas moins l'intérêt général.
REVUE DE PARIS. 2i."
Défriiire l'appreiUissîJge des métiers, c'est fout siniplemeiit
les anéantir, car c'est leurôler les travaux et les études (|ui les
élèvent, et les {garanties qui leur donne du crédit. Au lieu de
maçons, de serruriers, de charpentiers , ayant bien étudié leur
partie et en sachant les principes d'une manière solide , on
n'aura en peu d'années, avec la suppression de l'apprentissage,
qu'une multitude ignorante et impuissante de racleurs de pierre,
de fer et de bois , et pas un ouvrier véritable ; les beaux et so-
lides ouvrages auront disparu devant les fournitures de paco-
tille. Que les débris de la vieille architecture s'écroulent , il n'y
aura pas un maçon pour la relever; que les restes de la mer-
veilleuse serrurerie du xvii" et du xviiie siècle se détraquent ,
il n'y aura pas un ajusteur pour les réparer ; que les forêts ad-
mirables de nos vieilles cathédrales s'enflamment par la foudre,
il n'y aura pas un charpentier pour en reconstruire les élégants
et solides assemblages. Mon Dieu ! tout ce bel art de la cons-
truction, la gloire des ouvriers du moyen âge, s'en va au-
jourd'hui en ruine. Je ne sais pas si l'on trouverait, à Paris, des
ouvriers en état de copier l'une de ces raille rampes qui se
voient encore aux escaliers des vieux hôtels du Marais ; mais en
tout cas, ce ne seraient pas les marchandeurs , avec leurs ma-
nœuvres, qui reproduiraient les prodiges de la vieille serru-
rerie française. L'ignoble moulage en fer fondu remplace déjà
partout, même aux grands édifices de l'Etat, le martelage et la
ciselure ; la pâte, le carton-pierre et autres saletés se pavanent
aux plafonds des plus beaux hôtels, où les ouvriers d'il y a cent
ans faisaient sortir du bois d'adorables rinceaux de Heurs épa-
nouies. A Versailles même , oui , à Versailles , il a fallu que le
roi, et je l'en remercie au nom des artistes , fît jeter bas quel-
ques tombereaux de pâtes moulées, qu'on avait déjà clouées aux
murailles de Louis XIV. Voilà où en sont les ouvriers français,
monsieur le ministre; les cinquante ans qui viennent de passer
sur eux, en emportant leurs associations séculaires, ont em-
porté les procédés de l'art traditionnel qui faisait leur gloire.
Si maintenant on jette par terre le peu qui reste de leurs vieilles
maîtrises, l'apprentissage, il n'y aura bientôt plus en France
un homme sachant tenir une hache, une lime ou un ciseau.
Mais à qui donc servira le Conservatoire des arts et des mé-
tiers, monsieur le ministre, s'il n'y a plus d'ouvriers instruits
244 REVUE DE PARIS.
en France? Dans quel but aurait-on élevé ce couronnement à
l'édifice de l'industrie professionnelle , si l'on a pour toujours
démolit sa base? Pour qui serait instituées les chaires de géomé-
trie et de dessin appliqués à la taille de la pierre , du bois et du
fer , si l'abolition de l'apprentissage ne permet pas aux ouvriers
d'embrasser les règles générales de leur art? Il y a, dans les
études dont se composent la science de chaque méfier, un en-
chaînement de principes et de procédés qu'il faut parcourir avec
méthode ; cela se peut-il avec les marchandeurs ? Non , certes ,
le marchandeur ne s'inquiète en aucune façon de l'instruction
de l'ouvrier , il ne s'inquiète que du bas prix auquel il le loue ; il
l'applique à des chose grossières , et prend lui-même le travail
au point oîi commence la difficulté, ce qui laisse éternellement
l'ouvrier à la porle de sa profession , sans qu'il puisse la fran
chir jamais. Il y a des milliers de soi-disant ouvriers affineurs
et serruriers qui sont employés, depuis dix ans, à limer une
barre de fer , et qui la limeront toute leur vie. Voilà-t-il pas de
beaux ouvriers? l'école des marchandeurs est donc , pour les
ouvriers qui y entrent , une cause d'abrutissement et par suite
de misère; ils s'imaginent faire un superbe marché, en gagnant
une journée sans savoir leur élat , et ils ne remarquent pas qu'ils
se condamnent ainsi à rester des ignorants toute leur vie.
Je n'ai pas besoin d'insister davantage, pour montrer comment
la destruction de l'apprentissage est la ruine des métiers, et l'a-
néantissement des traditions intelligentes répandues au sein des
classes ouvrières. La civilisation d'un pays se compose des lu-
mières diverses allumées en divers foyers , et réunies en un reflet
général. Eh bien ! les métiers sont un de ces foyers, aux rayons
desquels s'éclairent les peuples ; le détruire dans un pays, c'est
en diminuer la civilisation. Les animaux travaillent comme
l'homme, mais l'animal travaille avec l'instinct, et l'homme
avec l'idée. Ne brisons donc pas l'idée aux mains de ceux qu'elle
élève et qu'elle ennoblit. Ce fut autrefois la gloire éternelle des
ouvriers syriens, d'avoir été appelés par Salomon pour construire
le temple; les confréries du moyen âge avaient des membres si
habiles , que les évêques les envoyaient quérir pour ciseler hi
pierre de leurs jubés, et pour tramer la dentelle de leurs cloche-
tons et de leurs rosaces. Maintenant que l'architecture fait mine
de se relever, et avec elle tous les autres états dont elle est la
REVUE DE PARIS. 245
nourricière , n'ôlons pas aux ouvriers la force de suivre son
essor. L'ouvrier est homme , et l'iiomme ne vit pas seulement de
pain ; il vit encore d'inspiration et d'intelligence.
Je crois avoir montré , monsieur le ministre , comment la gé-
néralisation actuelle des sous-entreprises , opérée sur une grande
échelle par ces ouvriers auxiiuels on a donné le nom de mar-
chandeurs, amène nécessairement la suppression des appren-
tissages, et comment la suppression des apprentissages blesse
gravement à la fois l'intérêt individuel et l'intérêt puhlic. Ce
qui arrive aujourd'hui montre victorieusement le défaut des
théories extrêmes et exclusives. Les hommes qui abolirent les
anciennes maîtrises, au lieu de les améliorer et de les appro-
prier au temps , s'imaginèrent que la liberté absolue des métiers
amènerait l'âge d'or des classes ouvrières. Le peuple, qui croit
tout ce que lui disent les beaux parleurs , mit en effet en pièces
la vieille constitution des métiers , qui était sa charte , à lui ; et
mainienant, au bout d'un peu moins de cinquante années, ce
même peuple se soulève comme autrefois, gronde comme au-
trefois; et pourquoi donc, mon Dieu? — juste pour le con-
traire de ce qui l'avait poussé au soulèvement, à la sédition
et au meurtre; c'est-à-dire qu'il s'ameute contre la liberté
absolue des métiers, absolument comme il s'était ameuté pour
elle.
Ce peuple avait-il raison autrefois , ou a- t-il raison aujour-
d'hui i*
Hélas ! il faut bien le dire , le peuple avait tort autrefois , et
il a tort encore aujourd'hui, parce qu'aujourd'hui, pas plus
qu'autrefois, il ne s'est rendu exactement compte ni de sa si-
tuation ni de ses maux. Il y a cinquante années, il sentait va-
guement que les maîtrises l'opprimaient, et il se jeta sur les maî-
trises; maintenant, il sent vaguement que les marchandeurs
l'oppriment, et il sejettesurles;«a/c/ia«(/eM/s. Il avait commis
une première brutalité, il en commet une seconde. Il a toujours
eu raison dans ses griefs, et toujours tort dans ses réformes;
parce qu'entre le grief et la réforme il y a la science sociale,
et que le peuple ne la possède pas.
Ce n'est donc pas la suppression des marchandeurs qu'il
faut appliquer, comme remède, aux souffrances très-réelles
des ouvriers. Cette suppression serait un fait violent, destruc-
246 P.K VUE DE PARIS.
teiir et révolutionnaire ; il faii( leur appliquer rétal)lissement
régulier de l'apprentissage, qui produira le même effet et qui
aura l'avantage d'être un fait paisible, inlelligeul et organisa-
teur. Il faut opérer toutes les léformes par des iirocédés posi-
tifs, et non par des procédés négatifs; les hommes ignorants
détruisent , les hommes intelligents remplacent.
Il ne faudrait pas penser que je veuille faire de l'apprentissage
une panacée universelle propre à guérir tous les maux des ou-
vriers. Je ne crois pas aux panacéee, pas plus en industrie
ou en politique qu'en médecine. La situation des ouvriers est
complexe , et veut être étudiée en tous ses éléments. La maladie
sous laquelle gémissent les travailleurs résulte de diverses plaies
qu'il est indispensable de sonder et de guérir l'une après l'autre.
Il n'est pas nécessaire, au moins d'après mes convictions , d'avoir
recours à ces grandes théories de ces dernières années , qui
bouleversent ciel et terre, qui remuent la politique, la morale
et la religion pour organiser le travail, et qui s'excusent de ne
loucher a rien, i)ar la nécessité de toucher à tout. Je crois
qu'il est possible , aisé même , de changer en mieux la condi-
tion des ouvriers , sans aller déranger Dieu sur son trône ; et
voici, pour commencer , quels seraient bs résultats pratiques
de rétablissement régulier de l'apprentissage.
Le seul fait de l'établissement régulier de l'apprentissage di-
viserait les ouvriers en deux classes , ceux qui savent leur mé-
tier , et qui ont été reçus maîtres , et ceux qui ne le savent pas ,
et qui ont à se faire recevoir. Les ouvriers ainsi divisés, et l'ap-
prentissage étant devenu une nécessité légale , il y aurait na-
turellement des catégories de travaux qui ne pourraient être
exécutées que par des ouvriers reçus maîtres , et pour lesquelles
ils n'auraient pas à craindre, comme aujourd'hui, la concurrence
des ouvriers novices. En outre , l'obligation pour tout ouvrier
de se placer d'abord chez un maître, pour apprendre l'état, lui
interdirait d'aller s'offrir aux entrepreneurs avant d'avoir son
brevet. Le classement des ouvriers entraînerait donc le classe-
ment des ouvrages; il y aurait des opérations élémentaires qui
seraient le cham]) de travail des apprentis; il y en aurait d'autres,
exigeant la connaissance parfaite du métier , qui seraient le par-
tage exclusif des ouvriers reçus maîtres; et de plus, les ap-
prentis étant forcément retenus chez leurs patrons jusqu'à leur
REVUE DE PARIS. 247
réception , les maîtres seuls pourraient se mettre eu grève,
faire leur tour de France , en un mot demander du travail a tous
les ateliers ouverts.
Lorsque les ouvriers seraient ainsi divisés en deux classes ,
les apprentis et les maîtres . deux classes séparées seulumenl
par le travail et par une instruction constatée, il deviendrait
aisé de fixer le taux des salaires d'une manière équitable. Au-
jourd'hui qu'il n'y a pas deux ouvriers d'une capacité reconnue
égale, comment pourrait-on réduire à une base fixe , sans in-
justice et sans absurdité , le taux de la journée et même celui de
la tâche? Mais si les ouvriers n'élaient admis dans les chanlieis
qu'après un apprentissage régulier et complet , opéré sur un
programme général et suivi d'un examen devant la commission
des métiers, comme l'instruction des ouvriers aurait, sinon un
maximum, au moins un minimum d'égalité, on pourrait très-
équiiablement établir au moins un minimum de salaires.
Et songez donc , monsieur le ministre, quelles nombreuses
améliorations dans l'avenir ne permettrait pas une égalité des
salaires? Avec elle , on pourrait organiser des retenues et créer
des pensions de retraite ; avec elle, on pourrait calculer avec
approximation les revenus annuels des diverses professions, et
leur ouvrir des crédits chez divers fournisseurs; en un mot,
avec l'égalité des salaires, ou seulement avec leur fixité, on
pourrait opérer tout ce que comportent la stabilité de revenu,
c'est-à-dire la stabilité du bien-être.
Il y a déjà plusieurs années que la presse s'occupe, mais va-
guement , d'organiser les salaires. Or , les salaires dépendent
du travail , et le travail dépend de la capacité. C'est donc par
l'inslruclion des ouvriers qu'il faut cemmencer la réforme de
la mauvaise condition où ils se trouvent; et rétablissement de
l'apprentissage est nécessairement le premier degré de cette
réforme.
Je sais bien que nous vivons au milieu de telles habitudes de
désordre , qu'il se trouvera probablement des gens pour dire
que nul ne peut-être dépouillé du droit de travailler comme il
lui plaît, et que si un entrepreneur trouve bon d'em|)loyer des
ouvriers qui ne savent rien , plutôt que des ouvriers habiles,
c'est l'affaire exclusive de celui qui lui a confié l'ouvrage.
Ceci , vous le comprenez bien , monsieur le ministre, est une
248 REVUE DE PARIS.
monstrueuse absiirdité. Nul ne peut avoir le droit de se mettre
au-dessus des intérêts de tous, lorsqu'il vjt au milieu d'eux;
or, l'intérêt de tous est que chacun soit heureux par son tra-
vail, et la situation présente des ouvriers de Paris prouve que
cette liberté absolue des métiers est funeste aux métiers eux •
mêmes, qui se soulèvent pour en demander l'abolition. D'ailleurs,
la liberté ne consiste pas à user seulement de ses facultés . mais
à en user d'après les lois sociales. Chacun a le droit d'être avocat,
médecin, professeur, mais en remplissant les conditions de
capacité voulues. Tout ouvrier-apprenti pourraitdevenir maître,
mais en apprenant son métier et en prouvant qu'il le sait.
D'ailleurs, en quoi seraient-il extraordinaire qu'un ouvrier non
reçu maître ne pût pas entreprendre un ouvrage, même avec le
consentement de celui qui le donnerait à faire i^ Est-ce qu'au-
jourd'hui le premier venu peut soigner des malades, même
avec leur consentement ? Est-ce que le premier venu peut plaider
un procès, lors même que les parties auraient en lui la plus
entière confiance? Non, certes. Eh ! bien, pourquoi les ouvriers
trouveraient-ils étrange qu'on réglât l'exercice de leur pro-
fession, lorsqu'on a réglé l'exercice de toutes les autres?
En résumant ce qui précède, je crois donc avoir montré , mon-
sieur le ministre , que l'établissement de l'apprentissage amè-
nerait d'une manière logique, féconde et sans aucune brutalité,
la suppression des marchandeurs, qui font aujourd hui une
concurrence fatale aux bons ouvriers avec le secours des mau-
vais. En outre, l'établissement de l'apprentissage a cet avan-
tage sur les griefs des ouvriers , que la suppression pure et
simple des viarchandeiirs n'organise rien , et prive les ouvriers
novices de travail , sans compensation ; tandis que l'appren-
tissage, en détruisant la concurrence faite aux bons ouvriers
parles ouvriers novices, réglemente la condition de ceux-ci,
leur donne l'instruction , les fait vivre chez les patrons et leur
ouvre la maîtrise.
J'arrive maintenant à la seconde demande des ouvriers, qui
est la suppression du travail à la tâche , avec l'établissement du
travail à la journée, moyennant un salaire fixe.
Les journaux ont fait en général deux objections à cette de-
mande. Je vais les exposer et les discuter l'une après l'autre.
Premièrement, ils ont dit que l'établissement du travail â la
REVUE DE PARfS, 249
journée , avec un salaire fixe , serait tout à l'avantage des mau-
vais ouvriers et tout au détriment des bons , et que ce devait
être là une suggestion venue des paresseux et des incapables ,
que ceux qui étaient habiles et actifs devaient bien se garder
d'écouter.
Considérez, monsieur le ministre, que cet argument, qui a
de faux airs de solidité , ne résiste pas un instant à l'examen de
la question telle que les ouvriers l'ont posée. Ils se proposent ,
en effet, de supprimer les sous-entreprises exécutées par les
marchandeurs. Or, il est évident qu'à partir du moment où les
ouvriers travailleraient tous à la journée , et pour le même prix,
on n'employerait plus que les bons. Salaire pour salaire, les en-
trepreneurs s'adresseraient aux ouvriers capables, expérimentés,
sachant leur métier, et laisseraient de côté les ouvriers novices
et ignorants ; et comme c'est à l'aide de ceux-ci , et au moyen
du petit salaire dont ils se contentent, que les marchandeurs
travadlent, ils seraient forcés à l'instant même de renoncer à
leurs exploitations.
11 est donc manifeste que les journaux ont eu tort de présenter
l'égalité dans les salaires comme un projet capable de favoriser
les mauvais ouvriers aux dépens des bons; celle égalité aurait
au contraire pour effet immédiat de faire écarler des chantiers
tous les ouvriers novices , et de ruiner par conséquent les en-
treprises des marchandeurs , puisqu'elles sont fondées sur les
bas prix auxquels les ouvriers inexpérimentés donnent naturel-
lement leur journée; et comme c'est la ruine de ces entreprises
que les ouvriers ont le désir d'amener, on peut leur reprocher
tout ce que l'on voudra, excepté le défaut de suite dans leurs
idées et l'absence de logique dans leurs raisonnements.
Il ne faudrait pas conclure de ceci que j'approuve les ouvriers
d'avoir demandé l'égalité des salaires. Je dis seulement que les
ouvriers ont raisonné parfaitement; or, on peut tirer des con-
clusions très-vraies de prémisses Irès-fausses : raisonnement ne
veut pas dire raison. Voulant supprimer les marchandeurs,
les ouvriers ne pouvaient aller plus droit à ce but qu'en pro-
posant l'égalité des salaires ; mais j'ai déjà montré que la sup-
pression pure et simple des marchandeurs serait un acte
arbitraire, violent et révolutionnaire, et qu'on arrivait au
même résultat, avec des avantages d'organisation , en établis-
9 22
250 REVUE DE PARIS.
sant ra[)|)ientissage. D'un autre côté, j'ai fait voir pareillement
que l'égalité des salaires ne pouvait avoir pour base solide
qu'une égalité dans les capacités , et que celle-ci ne pouvait
procéder que d'une égalité dans les éludes. Ce n'est donc qu'après
rapi)rentissage que l'on pourra songer à l'égalité des salaires,
entre des ouvriers dont l'aptitude aura été reconnue, à l'aide
de vérifications opérées sur des programmes prescrits et appli-
qués.
Aujourd'hui , l'application d'une égalité des salaires serait
impossible avec quelque apparence de justice; car il faudrait
prendre pour base les bons ou les mauvais ouvriers, et il n'y a
pas de signes positifs auxquels on piîl. reconnaître les uns ou
les autres. On peut signaler l'aptitude ou l'inaptitude des élèves
qui sortent des écoles de droit, des écoles de médecine ou des
écoles militaires, parce qu'ils subissent des examens; mais
comme les ouvriers n'en subissent plus, leur degré d'instruc-
tion est une chose rigoureusement inappréciable.
Deuxièmement . les journaux ont dit assez unanimement que
les ouvriers avaient tort de demander l'abolition du travail à la
tâche et l'établissement du travail à la journée, parce qu'à la
tâche, on ne loue que son travail, tandis qu'à la journée, on
loue son temps, et qu'il est bien plus noble et bien plus libéral
de travailler à ses heures, que de s'astreindre à travailler du
matin au soir.
Je suis bien désolé de vous faire observer, monsieur le mi-
nistre, ce que certainement vous avez déjà reconnu, à savoir
que ces raisons sont d'un ridicule admirable. Supposons en effet
qu'un chef d'atelier donne, le lundi matin , à un ouvrier, un
travail présumé devoir l'occuper six jours, et qu'il s'engagera
à remettre le samedi soir ; en quoi donc est-il plus noble et plus
libéral de louer ses six journées tout à la fois, le lundi malin,
que de les louer l'une après l'autre pendant toute la semaine?
Se peut-il qu'il y ait de graves économistes , qui sortent du
nuage de leurs méditations pour débiter de pareilles choses ?
Mon Dieu ' c'est pourtant avec ce pathos que l'on prétend diriger
la France depuis un demi-siècle ; et , du reste , il y paraît bien !
La presse a donc eu tort de condamner le travail à la journée
et de demander le travail à la tâche : — s'ensuit-il que les ou-
vriers aient eu raison de condamner le travail à la tâche et de
REVUE DE PARIS. 251
demander le travail à la journée? — Hélas! non , monsieur le
ministre; je vais monirer ([ue les journaux et les ouvriers se
sont trompés également , quoiqu'en soutenant des i)ropt)sitions
contraires j car la logit|ue enseigne que deux propositions con-
traires peuvent être également fausses; et c'est justement ici le
cas.
Les journaux et les ouvriers se sont trompés également, quoi-
qu'en soutenant des opinions diamétralement o|)posées , parce
(ju'ils ont présenté comme antipalliiques et contradictoires deux
modes de travail qui sont le complément logique et naturel l'un
de l'autre.
Il faut n'avoir pas , en sa vie , fait bâtir un mètre de muraille ,
ou n'avoir jjas fait forger un clou , pour ignorer (|ue les ouvrages
se divisent en deux grandes classes. La première comprend
ceux qui sont purement mécani(|ues, et dont les éléments se
peuvent très-exactement calculer à l'avance, comme l'équarris-
sement d'une pierre ou le sciage d'une |)ièce de bois ; la seconde
comprend ceux dans lesquels la précaution , l'imagination , l'ha-
bileté entrent pour beaucoup, el dans lesquels, par conséquent,
l'imprévu joue un très-grand rôle, comme les belles pièces de
serrurerie ou les grandes sculptures. Les premiers peuvent se
donner à la tâche, parce ([ue celui qui les propose et celui qui
les accepte savent également ce qu'ils contiennent de difficulté
et ce qu'ils exigent d'efforts; mais les seconds ne peuvent se
donner qu'à la journée, parce que nul n'est en étal d'en es-
timer par avance , avec quelque précision , la durée et l'impor-
tance.
Il n'y a donc pas d'oi)position entre le mode de travail à la
tâche elle mode de travail à la joinnée; et il cslabsuide de vou-
loir les comparer et les préférer l'un à l'autre. Le travail à la
tâche ne peut s'appliquer qu'aux choses communes et aux œu-
vres de pacotille; et le travail à la journée, <|ui peut, lui,
s'appliquer à tout, est d'ailleurs exclusivement nécessaire pour
l'exécution des œuvres où entre l'imagination , c'est-â-dire l'im-
prévu , parce qu'on n'en saurait par avance apprécier la durée.
La répulsion pour le travail à la journée se comprend du reste
assez aujourd'hui , parce qu'il n'y a aucune distinction entre les
ouvriers capables et les ouvriers incapables , el qu'il est absurde
et injuste de les vouloir rétribuer également; mais cette répul-
2^ REVUE DE PARIS.
sion s'affaiblirait et s'effacerait même , après l'établissement de
l'apprentissage , parce que les ouvriers seraient classés par une
éducation régulièrement faite et régulièrement constatée.
Les journaux, qui ont préconisé le travail à la tâche, et la
faculté três-noble, selon eux, de s'y mettre à sa guise, n'ont
pas pris garde au conseil funeste qu'ils donnaient aux ouvriers.
Le travail est, par lui-même , une chose naturellement pénible ,
répugnante , qu'on accepte comme nécessité , mais qu'on ne
prend jamais comme plaisir. Les hommes sincères avec eux-
mêmes le savent bien , et ils ont toujours eu occasion de remar-
quer que le travail qu'on fait est en raison de celui qu'on s'est
imposé le devoir de faire. Prenez l'homme le plus laborieux
dans une condition de travail obligé, et vous le verrez bien vile
se relâcher dans une condition de travail libre et facultatif, La
religion nous enseigne que le travail est un châtiment , et l'ex-
périence nous le prouve. Aussi l'instinct naturel de l'homme
est-il de le faire comme on fait une condamnation. L'idée des
rêveurs fouriéristes, qui veulent rendre le travail attrayant, et
fonder des sociétés sur cet attrait permanent et invincible , est
donc l'idée la plus folle et la plus creuse. Le travail est comme
les mâts élevés des navires pendant la tempête; il faut s'y atta-
cher pour y rester. Tout ce qui tend à suggérer des moyens de
fuir ou d'ajourner le travail, est donc funeste aux ouvriers qui
en attendent leur bien-être et celui de leurs familles; car, dans
les climats où la nature est riche, on voit que les hommes
aiment mieux être pauvres et nus en dormant, que riches et
vêtus en travaillant.
D'un autre côté, il faut considérer qu'en demandant la sup-
pression du travail à la tâche, et l'établissement du travail à la
journée, les ouvriers raisonnaient très-exactement par rapport
à leur principe, et arrivaient très-droit à leur but. Ils se propo-
saient , en effet , de donner de l'ouvrage à leurs camarades qui
n'en avaient point, et ils ne trouvaient cet ouvrage que dans
les heures supplémentaires de travail aux moments des repas ,
qu'ils proposaient de s'interdire en faveur des ouvriers inoc-
cupés. Or , il est bien évident qu'il n'y a d'heures supplémen-
taires de travail qu'avec le système des journées , et voilà pour-
quoi les ouvriers demandaient la suppression du travail à la
lâche. La réclamation des ouvriers sur ce point était donc par-
REVUE DE PARIS, 253
failement logique; mais était-elle également vraie? Je ne le
crois pas.
Qu'est-ce , en effet , et en le regardant au fond , que ce projet
des ouvriers de s'interdire leurs heures supplémentaires de tra-
vail , en faveur des ouvriers inoccupés ? — Mon Dieu ! c'est
une théorie, comme une autre, sur la question de savoir com-
ment on peut donner du travail aux ouvriers qui n'en ont pas.
Tout le monde s'est adressé cette question , et chacun y a ré-
pondu bien ou mal. Les sainls-simoniens ont présenté pour
remède la création de la propriété sociale ; les fouriéristes , l'é-
tablissement du travail attrayant dans les phalanstères; les ré-
publicains extrêmes et communistes , le partage égal des pro-
priétés et le suffrage universel. Eh bien! les ouvriers ont fait
aussi leur théorie, comme ils en avaient le droit; et elle est
aussi vaine que les autres , ce qui n'a rien de bien surpre-
nant.
L'idée d'interdire les heures de travail supplémentaires et
facultatives aux ouvriers occupés, pour en faire jouir les ou-
vriers inoccupés, revient à l'idée d'ôler l'habit à Jean pour en
revêtir Pierre, ce qui fera toujours un homme nu sur deux. La
solution des ouvriers n'en est donc pas une, puisqu'elle laisse
la question dans le même état, et qu'elle ne doime du travail à
ceux qui n'en ont pas , qu'en le retirant à ceux qui en ont; mais
elle a au moins cet avantage, avantage rare dans les habitudes
des utopistes, de procéder d'âmes nobles et de cœurs désinté-
ressés. Les ouvriers se sont trompés en croyant résoudre la
question qu'ils s'étaient posée; mais ils se sont trompés aux
dépens de leur bourse ; sorte d'erreur dont les réformateurs
multiplient peu les exemples.
Le problème de savoir comment on peut donner du travail
aux ouvriers qui en manquent reste donc encore tout entier ,
malgré l'honorable théorie des ouvriers parisiens; et il le res-
tera toujours tant qu'on se tiendra dans la voie de laisser aller
et de désordre où l'on est engagé ; mais rien d'ailleurs n'est plus
aisé que de le résoudre par la voie de l'organisation et de
l'ordre dans le travail, et ce sera, monsieur le ministre, un
sujet que je vous demande la permission de vous exposer dans
une autre lettre.
A. GBAIVIER I)E CASSA.GI<rAC.
8î.
LA
S
. INGRES.
J'éprouve un véritable bonheur à parler du tableau de M. In-
jures. Quand on a abdiqué le dur métier de critique, il n'y a
que l'admiration (|ui puisse autoriser à le recommencer par in-
tervalles. Je prends donc la plume avec l'intention de passer
rapidement sur les reproches , d'insister beaucoup sur les
louanges ; j'écris sous l'impression d'une de ces émotions sé-
rieuses, qui ne ressemblent plus aux troubles de la première
jeunesse, et où la raison semble prêle à confirmer les sensa-
tions , à en accroître elle-même la vivacité ; je jouis pour l'art ,
pour mon pays, pourl'éternelle jeunesse des facultés hurat^ines,
de l'exemple que vient de nous donner de son élévation et de
ses ressources le génie d'un grand peintre dans toute la matu-
rité de sou talent. *
Notre siècle est peut-être celui où le goût des arts est devenu
le plus général , et pourtant jamais les productions dignes d'un
succès durable ne se sont montrées plus rares. Cela tient, je
l)ense, à deux causes principales. Le passé nous a légué trop
de chefs-d'œuvre , et nous sommes devenus trop savants. Nous
étouffons sous l<*s maîtres. Les larges doctrinc^s de l'électisme
nous ont permis de fout sentir et de tout admirer. Quiconque
se livre de nos jours à la culture des arts est condamné à subir
l'influence de ce passé (jui nous accable. On ne voit la peinture
qu'à travers la peinture elle-même; et si quelque talent surgit,
avant de savoir ce qu'il est, nous voulons deviner à qui il res-
REVUE DE PARIS. 255
semble. On dirait que toutes les voies ont été parcourues, toutes
les inspirations épuisées, et la prétention à l'originaUté ne nous
semble devoir produire que la bizarrerie.
En même temps, nous avons fait les plus remarquables pro-
grès dans la connaissance du passé. Les débiis de tous les temps
nous sont connus ; nous savons les coordonner, leur assigner
un type et une destination. Aucun anacbronisme ne nous
échappe , et nous n'en passons à personne. M"" Rachel se mon-
lierait-elle cent fois plus digne et plus touchante dans le rôle
(le Monime, nous ne lui pardonnons pas d'avoir ignoré la forme
et la simplicité du bandeau royal que Monime a reçu de Mithri-
date. Où est le temps oîi Raphaël pouvait impunément mettre
un archet dans la main d'Apollon ? Les peintres puisaient alors
dans l'aspect des monuments antiques une inspiration générale
<;t plus sympathique que raisonnée. Tout homme qui désormais
voudra traiter un sujet de l'antiquité, devra passer par les voies
arides de l'érudition. Autrefois le peintre lisait les poètes : au-
jourd'hui il lui faut presque traduire les scoliastes.
S'il est, entre ces deux funestes directions, un sentier encore
praticable au génie, on devine d'avance en quoi consistera
cette dernière preuve d'originalité. Marcher dans la route des
maîtres et ne point les copier, obéir à la manie d'érudition qui
possède le siècle , sans cesser d'être artiste, tel est le problème
que M. Ingres peut-être était seul capable de résoudre , et qu'il
a incontestablement résolu. Le tableau de Straionice réunit les
(pialités les plus éminenles qu'on admire dans ce qui nous reste
de l'antiquité et dans les chefs-d'œuvre du xvi^ siècle. En même
temps , c'est une production essentiellement neuve dans toutes
ses parties. On ne saurait pousser plus loin la recherche et
l'exactitude minutieuse dans les détails d'un tableau. Si je vou-
lais seulement énumérer ici tout ce que la toile de M. Ingres
contient de particularités de décoration et d'ameublement, et
faire comprendre ensuite à qui n'a pas vu la Stratonice, que
tout cela tient sans confusion, sans encombrement, avec un
goût et un agencement admirable-, sur un tableau de chevalet
dont les figures principales n'ont pas un pied de haut, j'entre-
prendrais une tâche impossible, et pourtant je ne ferais, par
cet effort, que rendre hommage à la plus rigoureuse vérité.
Toutefois, ces qualités sont connues chez M. Ingres : on sait
256 REVUE DE PARIS.
que jusqu'ici personne n'a su mieux se pénétrer du vrai carac-
tère de tous les siècles : sa Françoise de Rimini, comme son
Charles Fil, son Maréchal de Bertoick , comme son apo-
théose d'Homère , ont montré dans M. Ingres cette étonnante
réunion de souplesse et de profondeur. On serait en général
disposé à lui refuser des qualités d'une autre nature; en obser-
vant que , dans ses meilleurs ouvrages, dans ceux que je viens
de citer surtout, et en y joignant la Chapelle Sixtine , la na-
ture des sujets a demandé plus de symétrie que de mouvement,
quelques-uns des admirateurs les plus sincères et les plus
éclairés peut-être de M. Ingres ont pu craindre que la plus haute
des qualités delà peinture, l'expression , ne lui eût pas été dé-
partie aussi généreusement par la nature que l'élévation du
goût et l'originalité du dessin. On avait remarqué, il est vrai,
plus de passion, plus d'émotion surtout, dans le Martyre de
saint Sxfnphorien ; mais plusieurs détails de cet ouvrage ren-
dirent le public sévère , probablement injuste , et quelques-uns
parurent craindre qu'en se donnant des qualités qu'il n'avait
pas, M. Ingres n'eût laissé s'obscurcir celles qui lui avaient
assuré un rang si élevé dans la peinture.
La Stratonice rassurera à cet égard les critiques les plus
exigeants. Jamais M. Ingres n'a mieux uni le goût à l'expres-
sion j et ce qui nous semble merveilleux, plus les personnages
ont d'importance et louchent , pour ainsi dire, au cœur de la
composition , plus se montre vrai et profond le sentiment qui
les anime : la figure du jeune Antiochus est à la fois le centre
et le diamant du tableau.
Je n'ai pas besoin de rappeler les circonstances du sujet choisi
par M. Ingres j on le sait par le collège, on l'a rappris par
l'opéra-comique. Il n'est personne qui puisse ignorer la passion
du jeune Antiochus pour sa belle-mère, la ruse du médecin
Érasistrate , enfin la générosité de Seleucus, générosité qui
d'ailleurs serait peu praticable sous l'empire du Code civil.
L'historiette paraît authentique; Plularque l'a bien racontée,
Lucien encore mieux, à ce qu'il me semble. On dirait que
M. Ingres s'est proposé de réaliser les circonstances du récit de
Lucien : « C'est cette Stratonice , aimée par son beau-fils, dont
le médecin découvrit si habilement la passion. Antiochus , rou-
gissant de son mal , se laissait consumer en silence. Il n'éprou-
REVUE DE PARIS. 257
valt aucune douleur, et pourtant sa couleur était toute changée,
et son corps se desséchait de jour en jour. Le médecin, ne dé-
couvrant aucune cause manifeste à ce mai, vit l)ien qu'il pro-
venait de l'amour. 11 y avait là beaucoup de signes d'un amour
caché, les yeux languissants, la voix éteinte, la pâleur, les
larmes. Sachant donc à quoi s'en tenir sur ce point , il plaça sa
main sur le cœur du jeune homme j puis , faisant appeler tour
à tour ceux qui habitaient le palais , il observait chez le malade
le plus grand calme à l'aspect de tous, excepté d'une seule,
c'était sa belle-mère. A peine avait-elle paru, qu'une pâleur
mortelle le saisit ; la sueur l'inondait , il tremblait, le cœur lui
bondissait dans la poitrine. Le médecin vit bien que c'étaient
là tous les signes de l'amour. »
N'admirez-vous pas ce récit? Ne trouvez-vous pas magnifique
le sujet ainsi présenté , et n'est-ce pas merveille qu'aucun des
grands maîtres jusqu'à M. Ingres ne l'ait encore réalisé ? A vrai
dire, c'a été là chez notre illustre contemporain une idée favo-
rite. Les personnes admises dans l'atelier de M. Ingres ont pu
y voir un tableau de Slralonice déjà fort avancé, et commencé
peut-être il y a plus de vingt ans. Le fonds de la composition
était le même, les accessoires essentiellement différents; rien
ne donnait l'idée de cette combinaison d'un goût achevé et
d'une richesse infinie, qui ne s'est sans doute rencontrée que
dans les palais des premiers successeurs d'Alexandre. M. Ingres,
en transportant sa composition sur une toile plus étroite, lui a
donné ce dernier cachet. Il me semble que le pathétique de la
scène y gagne quelque chose. Ce jeune homme mourant au
milieu des délices de la richesse et de la puissance a, sans aucun
doute, plus de prise sur l'imagination ; et , en même temps ,
une certaine coquetterie dans les détails ne messied pas à un
sujet que Corneille, à cause du dénouement heureux, aurait
classé parmi les tragi-comédies.
Le sujet de Stratonice est incontestablement fort beau ; mais
il offre à l'exécution quelques graves difficultés. Il n'est guère
possible que la composition présente cette unité, cette cohésion
presque indispensable dans les œuvres de l'art, Antiochus doit
laisser deviner son amour à la première apparition de Strato-
nice. Qu'elle ignore la passion de son beau-fils ou qu'elle la
soupçonne ( M . Ingres a préféré la dernière hypothèse ) , la con-
258 REVUE DE PARIS.
venance ou la pudeur Féloignent du lit d'Antiochus. M. Ingres
a sagement subi cet inconvénient de son sujet. Slratonice qui
s'avance incertaine et émue , Antiochus surveillé par le mé-
decin , pleuré déjà par son père, constituent deux parties dis-
tinctes de la composition entre lesquelles il ne paraît exister
qu'un lien purement intellectuel. Pour éviter la division de
l'intérêt, M. Ingres a demandé à l'effet de son tableau l'unité
que son sujet semblait lui interdire. Stratonice est peinte en
pleine lumière : c'est la réalisation de la toute-puissance de la
beauté, c'est Vénus elle-même. Tout le drame , au contraire,
s'agite dans la demi-teinle : Antiochus fuit le soleil , il voudrait
se dérober à lui-même; le médecin l'observe dans l'ombre; le
père , accablé de douleur , doit aussi tiouver importun cet éclat
du jour qui ne plaîl qu'aux heureux. J'ai vu beaucoup admirer
l'altitude de Séleucus , i)roslerné au pied du lit de son tils. Je
crois pourtant que j'aime encore mieux que la disposition de
celle figure son exécution , la largeur et la finesse de la dra-
perie , la beauté des mains et des bras. Je crois (jue l'expression
de la tête de Séleucus manque au lableau, Tiinanlhe avait, il
est vrai , voilé la face d'Agamemnon : mais Séleucus n'est point
condamné par l'oracle à sacrifier son fils.
J'ai déjà dit que, selon M. Ingres, Stratonice savait déjà,
par une intuition toute féminine, la pensée d'Antiochus. Stra-
tonice est donc coquette ; elle l'est d'une façon qui lient le mi-
lieu enlre la Galatée de Virgile et la Vénus d'Homère; elle est
charmante de tout |)oint ; elle n'a , comme on peut s'y attendre ,
ni la grandeur de Junon , ni la simplicité d'Iphigénie.
Le médecin joue un grand rôle, trop grand peut-être, dans
l'ombre du tableau : il a dans son |)ressenliment, dans son habi-
leté, dans son influence sur le dénouement quelque chose de
divin ; on dirait |)iulôt un génie sauveur , un Esculape. Esculape
était fils d'Ai)ollon et petit-fils de Jupiler; Érasistrate, avec
tout son talent, n'avait pas sans doule une si noble généalogie,
et il me semble que j'aimerais a retrouver dans ses traits
quelque chose des types beaucoup plus humains que l'antiquité
nous a légués, soit l'Hippocrate , soit le médecin grec de la
IJibliothèque. La diaperie du docteur est aussi peut-être trop
ample et trop solennelle.
Quant au jeune Antiochus, je l'ai déjàdit , il est p;;rfait. C'est
REVUE DE PARIS. 259
une idée de génie , que ni Lucien ni personne n'ont fournie à
M. Ingres, que l'effort du malade pour empêcher le médecin
de pénétrer la cause de son mal. La pose qui en résulte, très-
risquée dans son principe , est rendue avec un extrême bon-
heur. Le corps , répandu en quelque sorte sur le lit , recouvert
d'une draperie de couleur orange, est dessiné avec une har-
diesse et une précision dont rien ne peut donner l'idée. La na-
ture délicate et fiévreuse du jeune homme est admirablement
saisie; le ton des chairs, l'expression de la bouche et des yeux
sont dans une harmonie parfaite. Je sais gré . pour mon compte ,
à M. Ingres, d'avoir conservé dans cette tête si passionnée la
vérité historique des traits d'Antiochus. Tout cela est relevé par
une exécution à la fois sévère et émue , digne de Raphaël et du
Corrége.
Après cela , faut-il parler des tigures accessoires qui peuplent
le tableau et complètent l'ensemble, de celte nourrice désolée,
de cette jeune tille qui ré|)and lencens sur le trépied avec tant
de naïveté et de grâce, de la suivante de Slratonice, inquiète,
hors de la chambre , et peut-être aussi (qui sait?) quelque peu
dans la confidence? On n'a la force de rien louer après l'Autio-
chus.
Maintenant , si je me restreins à l'exécution du tableau , après
avoir signalé une légère disparate entre la sécheresse de quel-
ques parties du fond et la manière à la fois fine et grasse dont
les figures sont rendues . je résumerai toute mon admiration en
deux mots, la perfection des draperies et la virginité du ton.
Qu'on se figure bien que toutes les draperies du tableau de
Stratonice sont à la hauteur de la seule figure de Virgile dans
!e ttt, Marcellus eris. Quant à ce que j'entends par la virginité
du ton, cette expression a besoin, je crois, de quelques mots
d'explication. M. Ingres, traitant un sujet de l'antiquité, a eu
certainement devant les yeux l'inimitable pureté qui distingue
le trait dans les peintures des vases grecs. Comment transporter
sur une toile terminée avec la dernière recherche cette impres-
sion si profonde et dont la donnée est si fugitive? Il faut re-
douter alors l'emploi des ressources ordinaires de la i)einture à
l'huile. Sans affecter une fausse naïveté et en se montrant avec
toute sa science, ce qui est le devoir de tout artiste sincère , on
doit retrouver dans le ton et flans l'effet la pureté et la simpli-
S60- REVUE DE PARIS.
cilé des modèles : il faut la clarté des Ions de la fresque et de
Paquarelle. M. Ingres , dans la Siratonice, est le seul qui me
paraît avoir résolu ce problème.
J'en pourrais dire encore beaucoup ; mais il mesemble qu'une
œuvre appelée à un succès aussi durable demande quelque chas-
teté dans la louange. M. Ingres a fait cette fois ce qu'on doit at-
tendre d'un homme qui réunit à l'expérience de l'âge toute la
vivacité des impressions de la jeunesse. Il y a deux moments
suprêmes dans la vie d'un artiste : le jour oîi le génie se mani-
feste dans sa première fleur, et celui où l'homme, qui touche
aux limites de la vieillesse , se repliant sur lui-même, semble
recommencer une nouvelle vie. C'est , après le charme enivrant
de la première verdure, le charme non moins grand et plus pro-
fond peut-être des jours de l'automne ; c'est Gluck écrivant à
soixante ans VAlceste et VIphigénie en Tauride ; c'est Talma
jouant Joad et Auguste, c'est Baillot dans la grâce sévère des
années qui viennent de s'écouler ; c'est Racine écrivant Athalie;
c'est Titien peignant la si naïve et si pure Présentation de la
rierge après tant de peintures si puissantes et si hardies. Cette
persévérance du génie est un des plus beaux spectacles que notre
nature puisse offrir; c'est une protestation de l'esprit, jeune
comme Dieu lui-même, contre le déclin de la matière. M. Ingres
rajeunissant son talent à la façon de Gluck et de Racine , M. In-
gres rajeunissant la peinture elle-même, quand de toutes parts
elle nous apparaît si usée et si décrépite , a , pour ainsi dire ,
une nouvelle carrière h parcourir; que l'applaudissement una-
nime qui vient d'accueillir la Stratonice l'encourage dans cette
voie ; qu'il nous revienne de la ferveur qu'un nouveau baptême
de l'art vient de lui rendre; que l'impression de l'Italie, si
puissante sur tous les grands artistes et si manifeste dans son
dernier tableau, ne soit point négligée par celui que l'unanime
opinion de la France place à la tête de notre école. Qu'il sache
bien que personne ici ne conteste son rang et ne méconnaît son
génie , et qu'oubliant enfin quelques blessures qu'il s'est faus-
sement exagérées ; il permette à la France de se glorifier,
comme elle en a le droit, dans l'exposition publique du Louvre ,
de son dernier tableau.
En attendant que M. Ingres , rassuré par l'unanime applau-
dissement des artistes, réalise le vœu de tous ceux qui ont été
REVUE DE PARIS. 2G1
admis i^i voir la Stralonice , n'oublions i)as l'ami des arls pour
lequel l'Achille de la peinture est enfin sorti de la tente, et dont
la noble insistance est si bien récompensée. La flatterie de notre
tiraps ne s'adresse pas aux princes. Aussi tout le monde me
comprendra-t-il , tout le monde accueillira-t-il mes paroles avec
sympathie , quand je dirai que personne en France n'était plus
difjnede posséder la Stratonice que M. le duc d'Orléans. Pro-
téger les arts ne consiste pas seulement à acheter des tableaux :
beaucoup partagent de nos jours ce privilège avec les princes;
mais distinguer le vrai mérite, graduer avec intelligence les
distinctions qu'on lui accorde, n'oublier aucun de ceux qui
comptent dans notre école , et , en n'oubliant personne , faire à
chacun sa véritable part, c'est là le privilège d'un bien petit
nombre parmi les privilégiés de la naissance et de la fortune.
M. le duc d'Orléans doit s'estimer heureux d'avoir la Straio-
';nce; les artistes et les amateurs ne le sont pas moins desavoir
que le nouveau chef-d'œuvre de M. Ingres a passé en de si di-
gnes mains.
CU. LEiyORMART.
POÉSIES".
L'ART.
Nous avons oublié les leçons de la Grèce;
Comme si l'art n'était qu'une folle maîtresse ,
A nos impurs fesdns il est venu s'asseoir;
Sa lèvre a bu le vin d'un vulgaire pressoir;
Nous avons arraché les bandelettes fines
Oui fixaient ses cheveux sur ses tempes divines,
Et tel qu'une bacchante, en proie à nos fureurs,
Son front de nos baisers gardera les rougeurs.
Honte pour ces amours , dont les fauves morsures
Marquent l'objet aimé d'impudiques blessures!
Leurs transports ont flétri l'image de beauté
Que de ses ciseaux d'or sculpta l'antiquité.
Virgile , fais couler une larme éternelle!
Au plus beau des chanteurs Lycoris infidèle,
Infidèle à l'amour du plus beau des bergers,
Sur les pas d'un barbare affronte les dangers.
Loin des champs fraternels, et loin de ses compagnes,
(1) Nous détachons les pièces suivantes d'un recueil de poésies qui
est au moment de paraître chez l'éditeur Masganna. L'auteur, M. Ch.
Coran, a réuni dans ce recueil, intitulé Onyx, divers poèmes, des
fragments et des sonnets, dont les pièces qu'on va lire feront assez
connaître la fraîcheur et la délicatesse.
REVUE DE PARIS. 263
J'ai vu le dur soldat l'enlrainec aux montagnes :
Pleure, Gallus, oh! pleure! au tranchant des glaciers,
J'ai vu le sang rougir la plante de ses pieds.
— Lycoris , c'est de l'art la vivante effigie :
L'art se perd . ô sujet de deuil et d'élégie !
L'art, parmi les meilleurs, ne prend plus ses amants,
Le doux fruit ne naît plus de ses accouplements.
Depuis que dans ses bras, anssi blancs «(ue l'ivoire,
La laideur a conquis une infâme victoire ,
Son flanc ne produit plus.
Heureux Anacréon,
Ce n'était pas ainsi qu'au bruit de ta chanson,
La muse abandonnait les sommets poétiques ,
Pour venir assister A tes bancpiets lyriques.
En hôte somptueux, tu couronnais de Heurs
La coupe dont buvait la reine des neuf Sœurs ,
Et le luth modulait, pour ({u'une tri|)le ivresse
Confondit les parfums , les bons vins de la Grèce ,
Et les chants j^ l'Amour, le dieu de tes plaisirs,
A Bacchus , qui troublait sagement tes loisirs.
Que fis-tu ? Quelques vers aux douceurs de la vie ;
Pourtant ce fut assez, et la Muse ravie
Crut avoir beaucoup fait , et , ton livre à la main ,
Tu gagnais à pas sûrs l'éternel lendemain.
UNE PLUME D'ÉVENTAIL.
En quittant l'éventail , dis-moi, plume légère,
As-tu voulu parler? Es-tu la messagère
D'amour?
N'es-tu pas le duvet d'un désir en enfance.
Dont l'aile en grandissant portera l'espérance,
Un jour?
0 pleine de douceur! commc'une rêverie.
Comme l'aveu que fait une femme attendrie.
Tout bas ,
26Î REVUE DE PARIS.
N'es-tu pas , dis-le-moi , rétamine flexible
Qui veloulail le sein de ma dame , insensible ,
Hélas !
Toi qui portais le souffle à sa lèvre sereine ,
Oh! n'es-tu pas encor tiède de son haleine
Un peu ?
N'as-tu pas de son front bu la fraîche rosée ,
Pour calmer , sur mon cœur trop plein de sa pensée ,
Le feu ?
Hélas ! si tu n'as dû servir que de symbole
A la frivolité , pauvre duvet qui vole
Au vent,
Du moins reste toujours fidèle à mes alarmes,
La plume d'éventail se mouillera de larmes
Souvent !
SONNET.
Enfant de Mahomet, épouser un sérail ,
Fiuner sur des divans brodés de pierreries,
Une blanche, à mes pieds, racontant des féeries ,
Une noire agitant sur mon front l'éventail j
Prendre le bain de rose assis sur le corail ,
Sous la treille pendante en grenades mûries ;
Ou sur un lac d'azur, au gré des rêveries ,
Vers quelque îlot en fleur tourner le gouvernail.
Et quels flambeaux joyeux éclateraient dans l'ombse !
0 mes fêtes de nuit ! ô musiques sans nombre !
Et guirlandes , parfums , ivresse des repas !
Pourtant , je suis heureux dans ma pantoufle verte ;
Nous sommes en avril , ma fenêtre est ouverte,
Marthe a mis sur ma table un vase de lilas.
Ch. CoRArr.
Critiquer Sittévaivt*
ŒUVRES CHOISIES DE MILTOK,
TRADUCTION NOUVELLE.
ESSAIS D'HISTOIRE LITTÉRAIRE ,
PAK M. GÉHl'SEZ.
MÉLANGES DE LITTÉRATURE ANCIENNE ET MODERNE ,
PAR M. PATIN.
André Chénier, dans un moment d'éloquente humeur contre
les Anglais, a laissé échapper, au milieu de vers inachevés, celle
boutade conlre leurs poêles :
Les poêles anglais , trop fiers pour être esclaves ,
Ont même du bon sens rejeté les entraves.
Dans leur ton uniforme , en leur vaine splendeur,
Haletants pour atteindre une fausse grandeur,
Tristes comme leur ciel toujours ceint de nuages,
Enflés comme la mer qui blanchit leurs rivages,
Et sombres et pesants comme l'air nébuleux
Que leur île farouche épaissit autour d'eux ,
Du génie étranger détracteurs ridicules ,
266 REVUE DE PARIS.
D'eux-mêmes et d'eux seuls admirateurs crédules,
Et pourtant quelquefois , dans leurs écrits nombreux,
Dignes d'être admirés par d'autres que par eux.
Ces vers , qui sont empreints sinon d'amertume , au moins
d'iui brin de mécontentement assez volontiers dédaigneux, con-
tiennent cependant, dans un tour achevé pour la fermeté de la
louche et l'évolution de la pensée dans sa période , une appré-
ciation juste des défauts de la poésie anglaise. La prose eût été
difficilement plus exacte que ces quelques vers d'André Chénier;
elle n'eût point été plus concise et n'eût point enfermé un sens
plus net et plus plein dans un aussi magnifique langage. Milton,
bien que la lix^mpe toute particulière de son génie donne un
caractère tout particulier aussi à ses défauts comme à ses
grandes qualités et lui mérite un jugement à part; Milton ne
laisse pas que de tomber par plus d'un endroit sous le coup de
la véhémente sentence qu'a formulée le poète français. Cepen-
dant, à le prendre en masse, aucun poêle anglais n'y échappe
plus que lui. C'est que, de tous les poètes anglais , Milton est le
moins Anglais, et que de tous les poètes modernes il est le plus
nativement antique. Avec des mots anglais, c'est une Iangu(;
universelle qu'il parle. La sphère de sentiments où se meut son
inspiration , même dans ses plus petites pièces, dans ses plus
légères fantaisies poétiques , le foyer lumineux où il prend ses
couleurs, l'ordre d'émotions que le sonffle de son âme embrasse,
tout cela n'est point local et resserré dans quelque coin parti-
culier de la nature et de l'homme , mais placé au centre même
de la pensée et de la passion humaine. On ne saurait trop
admirer comment un homme si activement mêlé, comme citoyen
et comme écrivain , aux choses de son |)ays et de son temps,
p.irvient à se dépouiller si complètement lui-même au moment
où i'écrivain devient le poëte. Si son génie est antique, bibli-
(jue, son époque était aussi biblique, il est vrai, et l'on en
pourrait induire que c'était encore là pour lui une manière
d'être ou de rester Anglais. Mais il y a dans le plus profond de
sa nature, et comme dans la moelle de son génie, je ne sais
((uoi d'essentiellement primitif qui, loin de lui donner un ca-
ractère commun avec les hommes de son temps, ne semble être
]ii que pour faire mieux ressortir combien chez eux tout était
KKVUE DE PARIS. 2G7
parodie gauche et maLTcIroile, Iravcslissonifint des seuls dehors
et burlesque affectalion. Tandis qu'ils se bariolaient et se badi-
geonnaient en <|uelque sorte à qui mieux mieux d'hébraïsme, il lui
suffisait, à lui, d'être, pour se trouver tel que les autres s'effor-
çaient de paraître. Ce n'était point chez lui un masque ancien
(jui recouvrait tant bien que mal un homme moderne, mais une
âme des temps anciens qui vivait dans un homme moderne et
s'exiiaiait à travers son enveloppe. Il semble presque que le
yénie de Milton eût eu quelque chose de biblique , alors même
qu'il n'eût pas connu la Bible , tant il diffère de ceux qui ne
sont bibliques que par le goût du postiche, par une métamor-
|)hose artificielle de leur pensée et un jeu plus ou moins labo-
rieux de leur imagination. Cette combinaison toute naturelle du
gi'nie de deux époques, abondant dans yn seul homme, est pré-
cisément ce qui a mis dans Milton ce principe singulier qui
l'élève au-dessus des barrières qui séparent les nations ou les
temps. C'est par là qu'il est universel , c'est par là qu'il est né
iion-seulement poëte , mais encore le poète du père de tous les
hommes.
Ce qui est resté en lui d'Anglais, se mariant avec quelque
chose de simple et de fort , prend un autre aspect , d'autres
proportions , et le concours de deux natures en lui ne sert qu'à
élargir l'assiette de son génie. Sans doute il a reçu beaucoup du
milieu dans lequel il est placé, mais l'énergie de sa vie propre
transforme tout ce qui vient l'accroître, comme un grand fleuve
donne sa couleur et sa vitesse aux eaux des luisseauxqui vien-
nent se confondre avec les siennes. Aussi peut-on dire avec
quehiue vérité (|ue les défauts de Millon sont plutôt encore les
siens que ceux de sa nation.
Celte vérité, qui n'a peut-être pas été assez sentie, devient
surtout claire et frappante à la lecture de ses petits poëmes.
Dans le Paradis perdu, la nature du sujet, sa grandeur, sa
simplicité , les sources où le poêle l'avait puisé , toutes les con-
venances, toutes les nécessités de l'arl , donnaient à la poésie
de Milton un caractère et un ton particuliers. On conçoit que,
ce sujet une fois choisi, le |)oële devait s'y adapter et s'enfer-
mer tout entier dans sa fiction ju. (ju'au bout. Mais dans ses
l)etits poèmes, qui ne sont que des caprices de son imagination j
dans ses petits poëmes , où il ne subit de loi que celle de sa
2G3 REVUE DE PARIS.
fantaisie, où il s'abandonne librement à Timpulsion de ses
instincts , nous sommes sûrs de trouver l'homme, le poëte, tel
qu'il est. Or, ce n'est pas un spectacle sans intérêt que de voir
l'auteur du Paradis perdu entrer dans le cadre étroit d'une
idylle, d'une élégie, d'un chant de joie ou de tristesse, avec
cette ampleur de pensée , cette grandiose simplicité de concep-
tion , cette splendeur de langage , celte puissance et cette hau-
teur d'imagination , qui lui serviront à remuer jusque dans
leurs fondements le ciel, la terre et l'enfer, et qui sont les
traits caractéristiques de sa magnifique épopée. Et cette manière
de concevoir et d'exprimer n'élait pas un pli pris par son es-
prit dans le travail de cette immense composition, car, de
toutes les pièces contenues dans le volume que la traduction de
M. Kervyn de Kellenhov* vient de mettre à la portée des lecteurs
français, il est à remarquer qu'il n'y en a qu'une seule, Satnson
Agonistes, dont la création ne soit pas antérieure à celle du
Paradis perdu. Elle est aussi la seule dont le sujet soit juif.
Tout dans ces pièces porte les teintes qui sont de la vérité locale
dans le poénie biblique. C'était donc bien là la couleur pure ,
sincère, profonde du génie de Milton, puisqu'il la répand sur
tout ce qu'il touche.
Milton est partout le poëte du surnaturel. Même dans les
sujets pris le plus près des sources ordinaires des affections
humaines, il s'enlève au-dessus de la vérité humaine et perd de
vue dans ses tableaux tout ce qui pourrait nous aider ù y re-
connaître une image de la vie telle que nous la supportons dans
le temps et dans le lieu qui nous est donné, ou une image des
choses telle que l'habitude de chaque jour les a peintes dans
notre pensée. La réalité l'étouffé, l'idéal même, dans ses com-
munes et poétiques limites , est trop étroit pour lui. Il plane
dans l'immensité, dans l'infini, dans l'absolu. C'est là qu'il
place des personnages qui ne peuvent vivre que là ; c'est là
qu'il se place lui-même quand il veut peindre en son propre
nom des émotions qui lui sont propres et que nous avons peine
à reconnaître si nous les comparons aux nôtres, tant il les a
dépouillées de ces mille et imperceptibles accidents de forme par
lesqiuils elles s'ajuslent aux formes diverses de notre faiblesse,
pour ne leur laisser que ce qu'elles ne peuvent dépouiller nulle
part sans cesser d'être.
REVUE DE PARIS. 209
Indépendamment des sonnets et des poésies latines, il y a
dans ce volume quatre morceaux principaux : Cornus , l'Allé-
gro, Il penseroso et Samson Àgonistes (la lutte de Samson).
Par un singulier hasard, qui fait encore mieux ressortir ce que
nous avancions dans les lignes précédentes ,il paraîtrait qu'une
aventure réelle a fourni la donnée première de Cornus. Les
deux fils et la fille de lord Egerton , traversant une forêt, s'é-
garèrent, et la jeune fille fut un instant séparée de ses frères.
Milton, en ajoutant à ces trois personnages un génie protec-
teur, un enchanteur, une nymphe, et en attirant dans les
pièges de l'enchanteur la vertu de son héroïne , qui finit cepen-
dant par en sortir les bagues sauves , a tiré de cette donnée un
de ces poëmes dialogues qu'on appelait Masques , et qui
étaient en grande faveur à la cour d'Angleterre durant les
beaux jours qu'y put goûter la malheureuse reine Henriette.
La reine ne dédaignait pas de prendre elle-même un rôle
dans ces Masques. Celui de Milton fut représenté en 1634.
Lord Brackley, Thomas Egerton, son frère, lady Alix Egerton ,
y remplissaient les trois principaux rôles. Cette pièce, qui n'est
en rien une pièce de théâtre, ne peut supporter que la lecture,
et devait être quelque chose de bien froid sur une scène. Des
frères qui , cherchant leur sœur égarée dans une forêt, s'ar-
rêtent à disserter poétiquement sur la chasteté , sur les attri-
buts mythologiques des deux déesses les plus chastes, Diane et
Minerve, et sur les charmes de la divine philosophie ; la jeune
fille égarée qui adresse des invocations lyriques à la nymphe
Écho; des dialogues sans fin et qui ne vont pas au fait, comme
celui qu'amène la rencontre des deux frères et du Génie protec-
teur , déguisé en berger : tout cela est hors de toute nature et
de toute vraisemblance. Ce n'est donc pas par ce côté qu'il
faut envisager le Cornus. Les personnages ne sont pas des
hommes, mais des symboles, et le poème lui-même n'est que
le développement poétique d'une idée morale. Réduit à cet as-
pect , il contient de magnifiques détails , et ce grand souffle
poétique de Milton , tel que nous avons cherché à le caractéri-
ser , s'y répand avec une magnifique puissance. Cependant nous
devons dire , à la décharge de notre conscience , que , si nous
reconnaissons au poëte le droit de se faire un monde à sa
guise , et si nous tolérons l'absence de réalité , nous ne pou-
270 REVUE DE PARIS.
vons tolérer l'absence de vérité. Qu'on nous donne sous des
figures el sous des noms d'hommes des êtres purement imagi-
naires, c'est fort bien ; que ces personnages ne soient d'aucun
temps ni d'aucun lieu , qu'il ne soit pas possible de démêler à
<;uel monde , à quelle civilisation , à quelle religion ils appar-
tiennent ; nous entrons volontiers dans cette fantaisie du poëte;
mais une fois ces personnages posés , il faut que, dans les don-
nées de la position qu'on leur fait , ils se montrent conséquents
avec eux-mêmes, qu'ils soient à ce qu'ils font et qu'ils aillent
à leurs fins.
LA'llegro est un chant d'allégresse et le Penseroso un chant
de tristesse. Ces deux petits poèmes, composés symétrique-
ment, se font suite et contraste; mais, pas plus ici qu'ailleurs,
Milton n'a pu descendre aux proportions de la nature. L'in-
flexible majesté de son génie n'a pu se dérober ni dans une
joie qui palpite, ni dans une douleur qui fléchit. Quoique les
termes soient retournés , ses deux poèmes ont à peu près les
mêmes teintes , qui sont toujours celles que nous avons signa-
lées. Son allégresse n'a point de gaieté ni de tressaillements,
sa douleur ne s'humecte point de larmes; elles sont toutes les
deux voisines d'un état mixte, qui est une mélancolie calme,
grandiose, surhumaine, et, par sa sérénité, propre à refléter
également, selon qu'elles se présenteront, des images plus
voisines de l'un ou de l'autre des deux sentiments opposés qui
viennent se rejoindre, se résoudre et se transfigurer en elle.
Millon commence par dire : « Fuis au loin, Mélancolie abhor-
rée , née de Cerbère et de la Nuit sombre , qui vis solitaire
dans les antres du Slyx, au milieu des monstres horribles, des
cris lugubres el des visions infernales! Va chercher quelque
grotte sauvage où les ténèbres appesanties étendent leurs ailes
jalouses, où chante le corbeau de la nuit; là, sous d'épais
<mibrages et sous des rocs aux voûtes basses , aussi hideux que
la chevelure, reste à jamais dans ce sombre désert digne de la
Cimmérie. » Rien n'est plus lugubre que ce début d'un hymne
au |)laisir rose et frais. Cet entassement d'images sinistres dé-
note un homme habituellement triste, et qui, s'il met, quant à
présent, toute la bonne volonté du monde à se réjouir, a com-
mencé un moment trop tôt à se croire en veine de belle hu-
meur. Ce n'est pas qu'une âme remplie d'images riantes ne
REVUE DE PARIS, 271
puisse évoquer en passant une image contraire pour relever
par le contraste la saveur des jouissances. Tous les poëtes de
la volupté ont donné des exemples de cet artifice ; Horace sur-
tout , dans l'antiquité , et notre Béranger de nos jours. Mais
ils ne foni que glisser sur l'idée triste; ils l'indiquent par un
mot, par un vers, si l'on veut; ils ne l'étaient point, ils ne la
creusent pas ; ils ne trouveraient point dans leur vocabulaire
cette abondance de mots sourds et lugubres , ni dans leur ima-
gination ce faste d'images noires et funèbres; et puis, outre
qu'ils ne permettent pas à l'idée triste de s'enfoncer dans leur
esprit, ils savent bien qu'il ne faut pas l'enfoncer dans l'esprit
du lecteur, mais seulement la lui faire effleurer. A cela près ,
si l'Allégro manque d'enjouement véritable, l'inspiration en est
pleine de douceur , de fraîcheur et de grâces , mais de grâces
qui respirent la force, à la manière antique. Malgré l'invocation
au plaisir, qui suit immédiatement l'ajjostrophe à la mélancolie,
cette pièce est plutôt une pastorale qu'un chant d'allégresse ou
un hymne à la volupté.
Le Penseroso est à VJllegro ce qu'un beau coucher du so-
leil est à un beau lever du soleil; malgré le rôle spécial qui lui
semble destiné dans l'antithèse , dont il est le terme lugubre , il
ne contient rien qui soit aussi sombre que le début de V Allegro,
L'auteur rêve et ccmtemple dans l'un de ces morceaux ; l'autre
n'est qu'une invocation à la contemplation et à la rêverie ; l'un
est le crépuscule de la joie connue , l'autre est le crépuscule
de la tristesse. C'est la joie grave d'une âme élevée, et la tris-
tesse contenue d'une âme forte, d'une âme qui, dominant
d'en haut sur la vallée des rires et des larmes , se tient ferme
et presque immuable entre les deux pôles de l'émotion hu-
maine, comme le soleil qui, dans les oscillations les plus
grandes , ne franchit jamais , à droite ni à gauche , la ligne de
ses tropiques.
Mais pour la force et l'élévation , rien , dans le recueil, n'é-
gale à notre avis Samson Agonistes. Soit qu'on veuille faire
de cette œuvre un poëme mythique et mystique, soit au con-
traire qu'on le i)renne à la lettre et qu'on n'y voie que l'image
dramatique des luttes intérieures et extérieures de Samson
tombé du faîte de sa fortune et de ses triomphes dans la capti-
vité et la cécité, déchu du premier rang parmi les Juifs, à la
272 REVUE DE PARIS.
condition du plus misérable et du plus humilié des hommes;
honteusement dépouillé de sa force; affeclions, orgueil, tout
cela brisé , souillé , anéanti ou ne survivant que dans des débris
qui rendent plus amers les souvenirs du passé; si l'on veut,
disons-nous , s'en tenir à ce poëme littéral, on le verra devenir
encore sous la plume de Millon un des plus magnifiques chants
où puissent retentir les grandes douleurs et vibrer les grandes
cordes de Pâme humaine. Il faut se souvenir que Milton , lors-
qu'il le composa , était déjà engagé fort avant dans le travail
de son poëme épique (si même il ne l'avait terminé; du moins
est-il que le Samson ne fut publié que quatre ans après le Pa-
radis perdu , en 1671), et que par conséquent le poëte était à
cette époque aveugle comme son héros. Peut-être le point de
conformité entre sa destinée et celle de l'homme qu'il faisait
parler , fut-il une clé qui le fit pénétrer plus avant dans l'a-
bîme de ces souffrances dont il pouvait apprécier une par-
lie par lui-même. Nous avertissons au reste les lecteurs contem-
porains que leur avidité impatiente pourrait bien trouver des
lenteurs dans le déroulement presque incessant de beautés tou-
jours croissantes , mais peu combinées pour l'effet, auquel on
vise surtout aujourd'hui ; on n'entre pas dans Milton comme
dans le premier roman venu , surtout quand on sort du premier
roman venu, et qu'on s'y est plu. Quand on sort d'une cave ou
d'un bouge obscur , il faut aussi quelque temps pour faire ses
yeux à la beauté éclatante du jour.
La dernière pièce de quelque étendue qui soit dans ce volume,
intitulée Lycidas , est une plainte de Milton sur la mort d'un
poëte de ses amis. Après ce que nous avons déjà dit, il est
inutile de rien ajouter sur ce morceau en particulier. C'est
toujours un vaste déployement de formes pompeuses, et peu
adhérentes à la réalité; toujours un grand jet de poésie plutôt
que l'effusion d'une âme pénétrée du coup qu'elle a reçu et je-
tant son cri par sa blessure; toujours le calme d'une sensibilité
qui se possède, elcet abondant éclat d'une imagination qui, bien
que nageant dans une atmosphère sombre, jette un feu qui ne
s'amortit pas.
Nous avons hâte maintenant de parler de la traduction, qui
mérite à tous égards qu'une notable part d'attention lui soit
réservée. A un savoir étendu et solide , M. Kervyn de Kellen-
REVUE DE PARIS. 275
hove joint une sngesse d'esprit qui le garantit des écarts de son
propre zèle , et une modestie <iui le garantit des écarts de la
l)résoinplion. Patient au travail, il se laisse d'ailleurs conduire
par son auteur avec une docilité exemplaire et ne glisse pas
sur les difficultés ; et ce sont là les trois écueils d'un traduc-
teur : l'emportement, qui fait qu'on veut toujours, et en tout,
faire aussi bien que l'original ; la présomption , qui fait qu'on
croit souvent faire mieux en le corrigeant , en le mutilant , en
le déformant ; la nonchalance, qui fait qu'on se rebute et qu'on
se pardonne mille petites infidélités. Il est impossible de se
soumettre à son auteur avec une abnégation plus complète que
celle de M. Kervyn de Kellenhove; impossible de l'interroger
avec une patience plus grande, de le rendre avec un esprit plus
l»énétré de sa substance et un discernement plus éclairé. Versé
d'ailleurs dans la littérature anglaise avec une intimité dont
les preuves éclatent non-seulement dans la traduction, mais
encore dans les commentaires qui l'accompagnent et dans
l'introduction qui la précède. M, Kervyn , qui , sur ce point,
ne trouverait peut-être en France de rival que M. Chasles, ne
l'est pas moins dans les diverses littératures, qui sont la base
d'une éducation soignée, y compris la nôtre, ce qui est plus
raie chez nous. Ainsi, le jour lui arrive de toutes parts dans le
travail de sa traduction ; ce volume , qui d'ailleurs ne contient
qu'une partie des poésies de Milton, était à peu près inconnu en
Fi ance. Quoique M, Kervyn n'en annonce pas un second et ne
laisseaucunement soupçonnerqu'il soitdisposéà l'entreprendre,
il est à souhaiter que l'accueil fait à celui-ci encourage le tra-
ducteur intelligent de Milton à ne pas s'arrêter en si beau che-
min , et à nous livrer ce qui reste.
Sous le titre d'Essais d'histoire littéraire, M. Géruzez a
publié une série de notices biographiques et critiques sur divers
noms appartenant à diverses époques de notre littérature. Bien
que ce soit du récit et de la critique rétrospective , comme aucun
lien n'enchaîne ces morceaux , comme ils ne représentent au-
cune suite d'idées se développant graduellement et s'appuyant
sur une suite de faits continus, peut-être n'est-ce pas là , à
proprement parler, de l'histoire, même à l'état d'essais. Cette
observation , qui ne porte d'ailleurs que sur le titre, a peu d'im-
portance , et même nous ne l'aurions pas faite , si ce mot d'his-
9 21
274 REVUE DE PAKIS.
loire, nous prenant au dépourvu , ne nous avail mis eu défaut
et fourvoyé pendant quelque temps à la recherche de l'idée capi-
tale qui pouvait être considérée comme servant de hase et de
lien à tout l'édifice, afin de trouver |)0ur nous-mèaie le point
qui devait servir de base à nos appréciations. Une fois averli ,
nous acceptons parfaitement le volume tel qu'il est, tout en dé-
sirant qu'il soit suivi d'un second pour compléter les séries qu'il
a plus particulièrement entamées. Il n'y a pas , en effet, d'édi-
fice ici, comme nous l'avions cru; il n'y a que des jalons posés.
Comme M. Géruzez , tout en embrassant le vaste espace compris
entre saint Bernard et nos jours , s'est arrêté i)rincipaleraenl à
l'époque qui précède immédiatement la grande littérature du
xviie siècle ; c'est là aussi que nous jetterons volontiers notre
tente.
Cette époque, quoique n'ayant que des caractères de transi-
tion : c'est-à-dire rien d'achevé, rien de complet, est belle ce-
pendant et.pleine d'intérêt. A vrai dire même, ces époques sont
les seules qui aient réellement une histoire. Pour les autres ,
l'histoire est toute faite : tout y est chef-d'œuvre; c'est-à-diie
que tout y est la consommation de ce qui a été ébauché , tenlé
dans les époques antérieures. Tout est résultat , tous les efforts
sont heureux, ou plutôt il semble qu'il n'y ait pas d'efforts , et
que ces résultats existent de toute éternité. Mais un spectacle
instructif autant qu'attrayant, c'est celui de l'esprit humain,
qui veut et ne peut pas tout à fait , qui talonne , qui s'ingénie en
essais , qui se reprend de mille façons à son travail , qui se
perce laborieusement sa roule, et jette , en se heurlant opiniâ-
trement contre sa matière rebelle , tout ce qu'il contient d'étin-
celles. Si les produits de ce travail ont moins de valeur que le
produit des génies qui appartiennent à des générations plus
mûres , qui viennent aux époques accomplies, le travail en lui-
même est peut-être plus curieux ; de même qu'un enfant qui
s'essaie à marcher, qui hésite, s'élance, chancelle, trébuciie
souvent, se relève et recommence, a plus de charme et d'in-
térêt que l'homme qui marche dans sa force et appuie sur la
terre un pied ferme et assuré. Ce n^est pas que , dans un sens
absolu , la littérature qui signale le premier tiers du xviie siècle
soit une enfance proprement dite. L'esprit a déjà perdu sa naï-
veté, la langue égaleraent. Cette langue néanmoins est neuve et
REVUE DE PARIS. 275
enlraiii de se former. Elle n'est qae le balbuUemenl de la grande
el belle langue qui sera parlée quand Corneille aura fait le Cid,
et Pascal les Provinciales; et puis elle ne s'appli<[ue guère
qu'à des puérilités : elle j)arle |)Our parler, pour s'écouler elle-
même. Le moindre mot est une bonne fortune, la moindre
page, quel qu'en soit le sujet, est une œuvre. Il y a des desti-
nées pour un quatrain. Des partis s'ameutent auLourd'un sonnet.
Mais dans cet enfantilUige du goût et de l'imagination , la langue
s'exerce; elle se châtie, elle se forme par l'importance qu'elle
donne à toutes les futilités qu'elle produit. Or, ce spectacle,
disons-nous, est animé , plein d'enseignements et d'intérêt.
C'est dans ces aperçus et d'autres analogues qu'est la véri-
table histoire littéraire du tem|)S ; car l'histoire, à quelque
objet qu'elle s'applique , n'est <|ue l'exposition et l'explication
de la marche des choses dans la sphère où elle s'est placée.
M. Géruzez , qui l'a faite plus d'une fois ainsi , n'y eût pas
manqué cette fois s'il eût voulu faire encore do l'histoire. Mais
en sautant de saint Bernard à Rabelais , de Rabelais à Jodelle et
à D'Aubigné , et de M">e de La Fayette à M. Auguste Barbier,
il a suffisamment marqué que son dessein était tout autre au-
jourd'hui.
D'Aubigné , homme de guerre , grand politique , grand
caractère, protestant zélé, poëte éloquent et prosateur in-
cisif, serait certainement un homme des ijIus remanjuables
à toutes les époques , et il est dans la sienne un des plus cap-
tivants sujets d'études qui se ])uissent rencontrer. Il raconte
quand il le veut avec la malice de Rabelais, il s'élève dans
quelques endroits à la vigueur el à la majesté de Corneille.
C'était une âme romaine dans un tempérament gascon. Il fut
gascon. Il fut aussi un des savants les plus distingués de son
siècle. La postérité a été trop oublieuse à son égard. C'est là
un de ces caractères qui sont des trésors pour la biographie,
et M. Gérusez, avec sa manière sobre, calme el judicieuse, n'a
point manqué de laisser percer le plaisir qu'il prenait à celle-ci.
Scudéry, qui a aussi sa notice dans le recueil de M. Gérusez, a
quelques rapports de ressemblance , mais de ressemblance en
charge, avec D'Aubigné. Il est à celui-ci cetiue l'enflure est à la
grandeur, la rodomontade à la force calme el vraie. Un homme
<]ui nous i»arnîl avoir que!(jUes<)biig;itions envers M. Gérusez est
276 REVUE DE PARIS.
Sarrazin.Sion veut l'apprécier au point de vue de ce mouvement
historique du goût et de la langue, dont nous parlions tout à
l'heure, sans doute il a son importance , car il fut un des écri-
vains de son temps qui furent le plus en crédit , et Pellisson ,
dans l'éloge qu'il a fait de lui après sa mort, ne croyait pas
aller trop loin en le faisant marcher de pair avec les plusheaux
génies. Ménage, qui ne le prisait pas moins, a donné le der-
nier mot de son admiration pour lui en disant de ses œuvres :
« On y voit de la prose et des vers en tout genre et en toute
langue. » C'était là , en effet , un grand mérite pour les poêles
de ce temps que de faire parler à leur muse toutes les langues
de Panurge. C'en devait être un non pareil aux yeux de Ménage
surtout, qui parlait à la reine de Suède en vers grecs , et qui
adressait à une servante un madrigal latin. Mais le beau momie
polyglotte portait déjà dans son sein un homme qui se nom-
mait Molière, et qui écoulait ; et peu d'années après, la comédie
disait :
Ma sœur, il sait du grec !
Ah I pour Tamour du grec , souffrez qu'on vous embrasse!
Pour ce qui est de Sarrazin , bien qu'il eût de l'enjouement
et de l'agrément, bien qu'il joignît à cela le style sérieux, et
qu'il eiit l'esprit nourri d'une grande variété de connaissances ,
on lui compterait peu de pages qui puissent être goûtées encore
de nos jours. Tout ce bel esprit est passé. La finesse et le sel
abondent cependant dans sa Pompe funèbre de Foiture; mais
en revanche, sa Défaite des J?o?*<s-fMHés , poème en quatre
chants improvisé en quatre ou cinq jours, est une plaisanterie
d'un goût forcé. Il n'est pas besoin du Lutrin pour la rendre
fort maussade et la reléguer où Alceste voulait mettre les vers
du sonnet d'Oronle. La versification de ses trois ou quatre odes
ne manque pas de fermeté; mais on sait combien l'ode a élé
longtemps en France un genre malheureux. Quant à ses menues
poésies , elles ont souvent de l'aisance , quelquefois de la grâce ;
mais souvent aussi elles ont le tort de faire déjà du pastiche
marotique j tort impardonnable dans une époque qui est en train
d'oublier une langue vieillie et d'en ajuster une nouvelle. Que
RIÎVUE DE PARIS. 277
devait dire Balzac en lisant ce patois gaulois et suranné? II ne
reste donc plus que le Be/luni parasiticum , autre plaisanterie
en prose et en us, le Discours de la Tragédie , qui ne fait
honneur ni au goût du criti(iue ni au talent de l'écrivain , et
enfin les fragments historiques avec la dissertation sur le jeu
d'échecs, la tradi.-ction d'un opuscule latin , et le dialogue sur
la question: «S'il faut qu'un jeune homme soit amoureux ? >>
trois morceaux dont le meilleur ne s'élève guère au-dessus du
médiocre. Nous passons donc sur Sarrasin, ainsi que sur Balzac,
([ui avait de plus grandes qualités, sur Saint-Amant, qui en
avait de plus grosses , sur Scarron , qui en avait de plus vives.
Il est à regretter que M. Gérusez, puisqu'il est entré assez avant
dans cette pléiade, n'ait pas eu le désir de la compléter par
quelques noms des plus marquants, comme ceux de Voiture,
de Méiiage, de Chapelain, de Benserade le Jobelin , quia
fourni à Sarrazin le sujet d'un de ses plus jolis tours de force
poétiques. Nous n'insisterons même pas sur la partie où se ren-
contrent quelques noms du grand siècle, Pascal, Corneille,
La Rochefoucauld , M'"'= de La Fayette; car ici rien n'est à dis-
cuter, l'auteur s'en tenant à un sommaire biographique et à une
succincte appréciation critique qui , par ses conclusions inévi-
tables en pareille occurrence , est placée au-dessus de toute dis-
cussion.
M. Patin est voisin de M. Gérusez à la Sorbonne. Nous ne l'en
séparerons pas dans cet article. Aussi bien les deux ouvrages
ont une disposition semblable et se composent d'études déta-
chées sur difFéreuls noms ou différentes questions littéraires.
Seulement les morceaux dont se compose le volume de M. Patin ,
ayant pour la plupart une destination plus spéciale, ont aussi
l>lus de développement ou un tour plus solennel et plus acadé-
mique. Dans ce volume, la poésie latine a les honneurs du pas.
C'était de droit. Quand les noms de Virgile et d'Horace n'y suf-
firaient point , chacun sait à combien de titres les muses latines
se recommandent aux prédilections de M. Patin. II a trouvé
l'art de les rajeunir. Il nous a donné des yeux nouveaux pour
les contempler, pour les admirer, nn sens nouveau pour les
aimer. C'était lù en effet une matière des plus épuisées. M. Patin
a su la repélrir, il l'a débarrassée de cette poudre de collège
qui s'y était incrustée et qui ternissait . qui décolorait, qui cm-
278 REVUE DR PARIS.
poisonnait tout. Il lui a rendu sa fraîcheur native et son attrait.
Ces morceaux, qui ont é(é débités devant un auditoire charmé
d'un plaisir inattendu , ne perdent rien à la lecture. L'érudition
qui y abonde leur donne une solidité qui n'est qu'un lien de
plus pour attacher l'esprit , maître de s'y arrêter à loisir, quand
la netteté, la lucidité et l'élégante aisance de l'expression
viennent lui en rendre le poids insensible. Aux études sur Horace
et Virgile, M. Patin a rattaché quatre autres discours, destinés
à mettre à leur point de perspective, dans l'histoire du génie
poétique des Latins, ces deux grands maîtres de la poésie latine.
L'espace nous manque malheureusement, et nous ne pouvons
que les indi(|uer. Toute cette partie . jointe au discours sur
V Influence de l'Imitation , et à l'Introduction à l'Histoire
littéraire du siècle de Louis XIF, est à notre avis la partie
capitale du recueil. Non pas que les qualités ordinaires de
M. Patin ne se trouvent dans les autres, mais elles y sont moins
ù l'aise. L'éloge académique porte en lui un vice originel qui
est d'être un genre froid et guindé. Alors même que la parole
qui se fait entendre est sincère, le genre a ce discrédit de passer
|)Our ne Tèlre pas. Le seul mot éloge indique tout d'abord un
parti pris , ou du moins une servitude acceptée , et toute l'a-
dresse du monde a bien de la |;eine à assaisonner la louange
(juand toutes les précautions sont prises contre la censure. Il
laut dire cependant que les Éloges de M. Patin ont plutôt
contre eux la prévention qui s'attache à leur nom, que le dé-
faut (jue celte prévention suppose. Les sujets d'ailleurs sont
trop heureusement choisis pour que la tâche de celui qui loue
rende sa sincérité suspecte. Il n'est jamais bien difficile d'être
sincère dans l'éloge d'un homme comme Bossuet , comme Le-
sage , comme Rollin. Bernardin de Saint Pierre s'y prête peul-
étre un peu moins. V Introduction à l' Histoire littéraire du
siècle de Louis XIF est un tableau rapide et très-ramassé des
diverses i)liases par lesquelles a passé la littérature avant d'ar-
river à ce point de beauté qu'elle n'a point dépassé depuis. Ce
travail est fait avec science , précision et sagacité. On pourrait
cependant , en voyant porter en ligne de compte , non-seule-
ment l'inHuence de l'hôtel Rambouillet, mais encore celle de
plusieurs de ses membres en particulier, s'étonner de voir com-
plètement omis le nom de D'Urfé, sans l'influence duquel on
REVUE DE PARIS. 279
ne sait ce qu'eût été l'hôtel Kamboiiillet, ou plutôt sans l'in-
fluence du(iuel l'hôtel Rambouillet n'eût jamais existé.
A. BCSSIÈRES.
MARIE-ANTOINBTTE DEVANT Z.B XIX^ SIECLE.
PAB M:»o SIMON-riENNOT.
L'auteur de cet ouvrage ne saurait être assimilé à ces écri-
vains qui, dans des vues purement personnelles , se sont pro-
posé pour but la réhabilitaliou forcée de tel ou tel personnage
historique. Vivement frappée dans son enfance de la belle et
tragique figure de Marie-Antoinette, M""^^ Simon-Viennot |)araîl
avoir été dès-lors prédisposée à devenir l'historien de cette prin-
cesse. Toutefois, lorsqu'un peu plus tard rai)aisement des
passions poliliques amena le rétablissement de l'ordre, les débris
des factions qui avaient déchiré la France, s'accordant, pour
se décharger de leurs crimes, à réveiller avec persistance les
^iccusalions qui avaient flétri et accablé la malheureuse reine,
ropinion publique égarée fatigua de mille doutes l'esprit de la
jeune admiratrice de Marie-Antoinette, et, sans porter abso-
lument atteinte à la conviction intime de la jeune fille, la dis-
posa néanmoins à rougir quel(|uefois de son admiration. Ces
préventions prévalurent jusqu'au jour où l'écrivain , s'étant dé-
cidée à lire et à com|iulser tout ce qui , dit-elle tristement, a
élé écrit sur, c'est-à-dire contre la reine, l'examen triompha
des accusations calomnieuses. Si dans cette scrupuleuse épreuve
la conduite de Marie-Antoinette avait justifié de quelque ma-
nière le soupçon qui s'était si souvent exercé sur elle, le livre
de M""" Simon-Viennot n'eût jamais paru. Mais s'étant attachée
ù raviver h Versailles, à Trianon , les impressions et les son-
280 REVUE DE PARIS.
venirs laissés parla reine, et jusqu'à sa pensée pour la repro-
duire plus sûrement , ayant étudié dans les récits des contempo-
rains les faits qui font ressortir ce caractère , l'auteur est venu ,
repoussant toute prétention au litre d'historien , demander à
notre siècle, pour le personnage le plus beau, pour le martyr
le plus magnanime de la révolution, un jugement équitable
qui lui est refusé jusqu'ici, et qui, nous assure le modeste
écrivain, ne peut manquer d'être rendu avec éclat parla pos-
térité.
Si tout n'a pas été dit sur la reine , refuserons-nous à cette
grande victime les réparations que bon nombre d'infortunes
vulgaires ont obtenues durant les vingt dernières années? Cé-
derons-nous à une autre époque la satisfaction de rendre jus-
tice à une pure existence, la gloire de réhabiliter une mort non
moins ignominieuse que celle du Christ? N'accorderons-nous
pas aux femmes, pour l'exemple et pour l'encouragement, de
reconnaître qu'une âme belle et grande a animé le corps d'une
femme ? Refuserons-nous à un écrivain qui a veillé pour éclairer
notre religion et qui nous présente des documents peu connus ,
recueillis avec impartialité, le prix de son dévouement? Nous
aimons à nous persuader qu'aujourd'hui une si coupable in-
différence n'est à craindre ni pour Marie-Antoinette ni pour
son historien, et ainsi nous chercherons dans le livre de M™" Si-
mon-Viennot la solution de ce problème : Marie-Antoinette a-t-
elle été injustement flétrie , injustement exécrée , injustement
immolée?
L'auteur , qui ne néglige aucun moyen d'établir la justification
qu'il s'est proposée, indique, comme première cause des mal-
heurs de la reine, l'abus des alliances étrangères en usage
parmi les princes. Nous ne le suivrons pas dans les aperçus que
renferme ce chapitre, et nous renverrons pour les développe-
ments accessoires ti l'ouvrage même. Pour qui l'a lu , qu'importe
en dernier ressort que Marie-Antoinette ait été archiduchesse?
Personne, hélas! ne songe à lui demander comi)te d'avoir,
comme dernier refuge de l'honneur et de la vie de sa famille ,
désiré l'intervention armée de l'Autriche. Il est incontestable
aujourd'hui qu'il faut rechercher la cause principale des événe-
ments de l'époque dans cette conspiration occulte et perma-
nente qui se forma chez les filles ignorantes et ennuyées de
REVUE DE PARIS. 281
Louis XV , aussitôt qu'il fut question de marier le dauphin , d'une
constitution frêle et maladive. Comme le remarque judicieuse-
ment l'auteur, l'opposition qui se manifesta dès-lors contre
Marie-Antoinette ne pouvait, dans le principe, émaner du duc
d'Orléans. Ce n'était pas lui qui avait intérêt à ce que le dauphin
mourût sans postérité. Ce ne fut pas le duc qui sut persuader au
dauphin qu'une alliance avec l'Autriche le perdrait dans l'es-
prit des Français, et qui, après la céléhralion du mariage,
obtint du jeune prince que, malgré son admiration et son pen-
chant, il vivrait séparé de sa femme. Celle-ci cependant était si
attrayante qu'elle avait fait tout d'abord sur le roi une im-
pression menaçante pour M. de Choiseul, qui, un an aupara-
vant, avait détourné le roi de demander la princesse pour lui-
même. Ce fut donc dans les appartements des tilles du roi , où
se réunissaient les princes et les courtisans du parti dit de l'hon-
nêteté, c'est-à-dire mécontents de la favorite, que s'ourdirent ces
intrigues et celles qui portèrent le cardinal de Rohan à l'am-
bassade d'Autriche, à la nouvelle que le mariage se célébrait à
Vienne. Ces dernières intrigues ne réussirent à le faire nommer
que six mois après le mariage du dauphin. Mais ce retard im-
portait peu à la faction anti-autrichienne , dont les mesures , on
le voit, étaient prises pour faire renvoyer Marie-Antoinette en
Allemagne à la mort du roi. En pied à la cour de Vienne , le
cardinal, s'occupant de diviser et de déconsidérer la famille im-
périale , faisait à Marie-Thérèse des rapports perlîdes sur la con-
duite de la dauphine , qui , disait-il , compromettait sa dignité
par la plus inconvenante familiarité, et Marie-Antoinette rece-
vait de sa mère de sévères réprimandes. Dans le même temps, le
cardinal transmettait à la faction de Versailles des propos plus
que légers sur l'impératrice et sa famille. Une lettre du cardinal
tomba dans les mains du roi , qui la communiqua à la dauphine.
Déjà elle savait tous les excellents offices que le cardinal lui
avait rendus près de l'impératrice ; cette dernière duplicité ré-
volta la jeune princesse, qui déclara dès-lors que jamais rien ne
la déciderait à adresser une parole au cardinal. La conséiiuence
de la conduite de ce dernier et de la disgrâce dans laquelle
Marie-Antoinette, devenue reine et toute-puissante, continuait
de le tenir, fut l'affaire du collier, qui jeta tant d'amertume
dans la vie de celte princesse.
282 REVUE DE PARIS.
La cause qui , plus que tout autre, agit malheureusement sur
la destinée de Marie-Anloinetle fut son ignorance. Marie-Thé-
rèse , inférieure à la réputation qu'elle s'était habilement ac-
quise, et jalouse de conserver sa gloire usurpée, comprima
parmi ses peuples et dans sa propre famille l'instruction qui eût
rendu possible l'examen de sa conduite et des actes de son gou-
vernement. Au dehors , il n'était bruit que de l'instruction des
archiduchesses, et, en réalité, leur ignorance était si profonde
que, lors du départ de Marie-Antoinette pour Versailles, il fallut
mettre à ses gages , pour suppléer les connaissances qui lui man-
quaient, le mince savoir de l'abbé de Vermont. Les divers partis
ont porté contre lui bien des accusations dont on peut aisément
le justifier aux dépens de son importance; mais on ne saurait
le disculper d'avoir, dans des vues purement personnelles , en-
tretenu le désir de substituer la simplicité de la cour devienne
il l'étiquette de celle de Versailles, quand il eût dû éclairer la
princesse sur les dangers que cette réforme ne pouvait man-
quer d'avoir pour elle, à une époque où rien n'était encore pré-
paré pour une révolution de cour. Que les princes d'Allemagne
se mêlent à leurs peuples , qui baissent les yeux et se voilent la
face devant eux comme au temps des rois pasteurs, rien de
mieux ; mais ces mœurs ne sont guère celles de la France, qui osa
toujours regarder et juger ses rois. Quant à l'abbé, sa politique
était la même que celle de Marie-Thérèse : il avait aussi sa
nullité réelle à cacher, à l'aide de l'ignorance d'autrui ; de
plus, il lui fallait conserver et son poste d'inslituteur et la fa-
miliarité dont ses fonctions le faisaient jouir près de la reine.
TanLque Louis XV vécut, les insinuations intéressées de l'abbé
ne purent avoir des effets immédiatement préjudiciables à la
dauphine. Placée au second rang , ne devant pas rester à la cour
sur un pied d'égalité avec M""= du Barry , la princesse put mener
au château de la Muette une vie libre, retirée et d'autant plus
paisible que cette existence , la tenant en dehors de toute cote-
rie et de toute intrigue, n'excitait ni eiivie ni désapprobation.
Mais reine, elle avait à remplir un nouveau devoir, A se ren-
fermer quelque peu dans ce cercle d'étiquette favorable à la
majesté en ce que, dérobant aux yeux quelque chose de l'hu-
manité des princes, il les place au point de vue de supériorité
qui leur assure le respect . l'amour et l'obéissance des peuples.
REVUE DE PARIS. 283
Marie-AiitoiiKitto, qui, dit-on, «prouvait le l)esoiii de se sous-
traire ù son rang , voulut vivre de la vie des simples particu-
lières, et comme telle fut critiquée et soupçonnée. L'opposition
cachée , qui lui avait déjà été si contraire, était là pour ap-
plaudir à toutes ses fautes , pour les relever , pour en profiter;
elle était là pour envenimer les moindres démarches de la prin-
cesse , et personne n'osa lui dire qu'une reine jeune et belle ,
quelque pures que soient ses vues, ne tentera jamais de ré-
forme dans les usages établis qu'aux dépens de sa renommée.
Jusqu'ici sa mise a prouvé plus de bon goût que de magnifi-
cence; mais elle est reine, elle veut conquérir l'amour des
peuples : elle se plaît à rehausser ses attraits naturels par. des
parures riches et variées. Ce n'est que d'hier que son époux lui
a rendu justice ; une innocente coquetterie la porte à s'assurer
le cœur de son époux. Chaque jour elle exerce l'adresse de
Léonard , le goût de M"" Berlin , et déjà le blâme lui reproche
de faire de la toilette sa principale occupation , et de donner
aux autres femmes un exemple nuisible au repos et à la prospérité
des familles. Vienne insuite l'intrigue du collier, et bien des
voix hésiteront à absoudre entièrement la leine d'avoir voulu
se procurer cette parure coûteuse. Déjà Marie-Antoinette est le
but de toutes les accusations. Léonard fait-il à une Dauphi-
noise trop économe l'espièglerie d'orner son pouf de diables
couleur de feu , la chanson et l'épigramme s'en prennent à la
reine. Se promène-t-elle en traîneau, elle n'a de goût que poul-
ies usages autrichiens, et vient braver jusque dans la capitale
les usages et les convenances des Français. D'un autre côté , la
littérature étant à l'églogue , et la cour et la ville mettant les
Géorgiqiies en action , la reine, qui sacrifie à la mode comme
une femme de la ville , a le désir, bien naturel au reste, d'aller
voir un lever du soleil sur les hauteurs de Meudon , et , eu
raison de cette démarche imprudente de la part d'une si jeune
princesse , un libelle, lancé de la maison des i)rinces, diffame
Louis XVI et dégrade Marie-Antoinette. C'est que désormais il
était nécessaire que l'opposition occulte jetât des doutes sur la
légitimité des héritiers que la reine promettait de donner au
trône, légitimité que le mystère de sa longue stérilité et ses pre-
mières imprudences ne faisaient déjà paraître que trop sus-
pecte. De ce moment, on peut prévoir les suites de ce doute
284 REVLE DE PARIS.
pour les (Irriiiers r.^préseiîtanls d'iinR dynnslie qui liont sa prin-
cipale existence de riiérédilé. La santé de la reine exige-t-elle
que pour réparer les fatigues de sa grossesse elle respire la
fraîcheur des soirées d'été, le comte de Provence propose un
concert sur le tapis vert. Alors les soirées sont suaves , la
musique lointaine et délicieuse, la santé de la reine redevient
florissante : tout est bien jusqu'ici. Mais bientôt sa bonté irré-
fléchie admet le public dans le parc, et la terrasse, réservée à
la promenade royale , est envahie. Un employé de ministère ,
un officier de la maison du comte de Provence , parviennent
ainsi à s'approcher de Marie-Antoinette, à lui parler, et, sur
ce canevas, les libellistes composent les aventures mystérieuses
et galantes des bosquets de Versailles. Nous admettons avec
M'ne Simon-Viennot que ne pas prévoir les pièges que peut
tendre la méchanceté , c'est prouver son innocence ; mais , s'il
est également vrai que la moindre démonstration présomp-
tueuse de la fatuité suffise à entacher la réputation d'une
femme , combien une reine ne doit-elle pas être soigneuse de
resserrer autour d'elle le cercle d'étiquette qui la garantit de
semblables entreprises? Bientôt cependant 3Iarie-Antoinette
fournira de nouvelles armes à ses ennemis. Depuis l'apparition
de la Nouvelle Héloïse , des amitiés exclusives s'étaient for-
mées parmi les femmes de la cour. On était étrangère à son
mari, on exilait ses filles dans les couvents, on négligeait ses
vieux parents pour vivre d'un sentiment précieux et écrire
chaque matin de volumineuses confidences à l'amie qu'on
s'était choisie. La reine, enthousiaste de la vie privée, ne
manqua pas de désirer une amie chez qui elle pût aller fami-
lièrement , et elle se laissa imposer une favorite. Par l'in-
fluence de M""" de Polignac , Marie-Antoinette devint un instru-
ment dans les mains d'intrigants qui s'emparèrent de la
distribution des emplois et des faveurs, et les répartirent aux
plus indignes créatures, laissant à la reine la terrible respon-
sabilité de leurs déprédations ; car la France avait attendu de
Marie-Antoinette la réparation de tous les malheurs causés par
M™<= du Barry. Le prince de Ligne a dit de cette société par-
ticulière de la reine : « Dans le temps où la jeunesse et le
défaut d'expérience pouvaient engager à se mettre trop à son
aise vis-à-vis delà reine, il n'y eut jamais aucun de nous,
REVUE DE PARIS. 285
qui îivions le bonheur de l'approcher tous h'S jours, qui osât
en abuser par la plus petite inconvenance; elle faisait la reine
sans le savoir, et ou l'adorait sans songer à l'aimer. » Sans
élever aucun doute contre cette assertion du prince de Ligne,
nous croyons devoir remarquer que la ville, (|ue la France
entière, qui n'étaient pas admises à juger par leurs yeux de ce
«jui se passait dans ces réunions, et qui savaient à merveille
que la jeunesse et le défaut d'expérience pouvaient engager
à se mettre trop à son aise vis-à-vis d'une reine jeune et
belle, ont bien pu ne pas croire qu'une parfaite convenance
régnât toujours dans ces assemblées. Ajoutons que ce doute sur
le respect dont la reine pouvait être l'objet était de nature à
blesser la nation dans sa fierté , bien plus encore que l'amiiié de
la reine pour une sujette ne pouvait blesser les idées nationales
sur la majesté du trône.
Nous ne nous arrêterons point aux calomnies indécentes et
impossibles de Soulavie, aux insinuations vindicatives des
Lauzun et'des Bezenval , et personne aujourd'hui ne s'y arrê-
tera plus que nous. Il n'est guère de femme qui n'ait éprouvé
que ni le rang, ni la richesse , ni la parfaite candeur, ni tout
cela réuni, ne garantissent des prétentions , des méprises et
des misérables vengeances des fats jeunes ou vieux, et les
hommes ne sauraient ignorer complètement ce que les femmes
apprennent ainsi chaque jour d'eux-mêmes. Nous nous abstien-
drons également de réflexions sur d'autres imputations dont la
vérité ressort toute seule , en dépit de l'apparence ; mais nous
indicjuerons, comme le fait le plus funeste selon nous à la ré-
putation de la reine, l'aventure de la plume de héron. Que le
duc de Lauzun croie devoir ôter une aigrette de sa lêle pour
l'offrir à la reine de France, il n'est rien là qui puisse nous
étonner, après avoir établi, comme nous venons de le faire,
que toute chose parait possible à la fatuité ; mais que la reine ,
si noble, si fière , si digne, si majestueuse, dont on vante la
sagacité à saisir en toute occasion ce qui est convenable, ait
cru, après quelque hésitation , devoir parer puhli(|uement sa
tête royale d'un ornement porté publiquement par M. de Lau-
zun , il y a dans ce fait de quoi confondre tout jugement sur le
véritable caractère de la reine. «Une femme galante ou simple-
ment coquette, dit M'"e Simon-Viennot, ne se fût jamais rendue
286 REVUE DE PARIS.
coupal)le de celle faille. » Nous en demeurons d'accord. « La
reine, ajoute M'"» Simon-Viennot , avail admiré celle aigrette
comme une merveille; elle savait que la haute noblesse se plai-
gnait de n'être pas l'objet de ses préférences exclusives ; Marie-
Antoinette voulut épargner à un noble des plus importants une
leçon de nature à augmenter la haine qui déjà se faisait sentir
aux amis qu'elle s'était choisis. Elle reçut donc celte aigrette
comme une sorte de punition que lui avait attirée sa trop
grande confiance dans le respect dû à sa personne; c'est ce
que semble indiquer sa résolution de porter l'aigrette une
seule fois , et de le faire remarquer à M. de Lauzun. « Ces sen-
timents de dévoîïment à l'amitié, d'humilité personnelle, de
mortification profonde , pourraient avoir leur côté louable
dans la vie privée ; mais quand on est reine de France, il
tombe d'abord sous le sens qu'on ne peut préférer la salisfac-
lion d'un individu, d'une classe, l'intérêt d'une coterie, à la
satisfaction , à l'intérêt du plus grand nombre , et qu'avant
tout on se doit à la nation. Voilà pourquoi les pamphlétaires
eurent si beau jeu, nonobstant l'innocence de' la reine, en
«'emparant de ce fait inouï; voilà pourquoi la nation, blessée
dans l'honneur de la reine, dut voir, dans ce procédé, un«
faiblesse publique pour un homme favorisé ; voilà pourquoi
l'opposition si funeste à Marie-Antoinette put insinuer , avec
quelque chance d'être écoutée, que le besoin continuel d'écha|)-
per à son rang devait engager la reine à descendre du trône,
et à céder la couronne à une tête plus digne de la porter. Or,
dans ce personnage qui se jugeait digne de la royauté, les pro-
babilités, dans le temps, et depuis des preuves irrécusables,
ont fait connaître le comte de Provence , le chef occulte de
cette opposition qui agissait sourdement contre la reine long-
temps avant son arrivée à Versailles. Si l'on considère l'intérêt
personnel qui animait le comte de Provence, son désir de se
substituer au roi , son astuce , sa persévérance naturelle ; si
l'on se reporte aux intérêts des différentes factions qui se for-
mèrent de la première, et qui se combattirent et se rallièrent
tour à tour pour une même fin, l'extinction de la famille
royale; qui s'étonnera du cours que prirent les événements?
qui s'étonnera que la reine ait succombé , que sa famille ait été
souillée, anéantie? Si on considère les déprédations effrontées
REVUE DE PARIS. 287
des amis de la reine , les armes de toutes sortes qu'elle-même
donna contre elle , qui pourra dire qu'elle fut injustement
flétrie et détestée? Sans doute l'examen atlenliP des faits prouve
que Marie-Antoinette fut innocente dans sa conduite privée, et
le livre de M™" Simon-Viennot le démontre victorieusement.
Nous-méme, nous le voyons dans les premières années du
règne de la reine que l'éternel combat de la candeur, de la
droiture imprudente contre l'opinion, hydre aux têtes innom-
brables qui doivent se reproduire sans cesse, si l'on considère
qu'elles s'attaquent à chaque individu et l'atteignent isolément.
Sans doute Marie-Antoinette n'eut que de légères erreurs à se
reprocher; mais tes fautes d'une reine, surtout dans les temps
de commotions politiques, ont de sanglants résultats. Les
fautes de Marie-Antoinette contribuèrent à alimenter les trou-
bles révolutionnaires, et tirent tomber sa tète charmante. Exa-
minons dans tout son éclat cette beauté, parfaite selon les ims,
beaucoup trop vantée selon d'autres qui se trouvaient en posi-
tion d'être bien instruits. Nous devons aux infatigables recher-
ches de M™" Simon-Viennot la vérité sur ce point contesté.
« Marie-Antoinette avait les yeux d'une belle forme , mais fai-
bles et échauffés , le nez saillant, développé, terminé en bec
d'aigle et trop rapproché de la bouche, dont la jolie coupe
était en quelque sorte gâtée par la proéminence de la lèvre infé-
rieure ; mais ces défauts étaient etfacés par un sourire enchan-
teur, un teint éblouissant, des cheveux blonds et touffus, et des
mouvements d'une majesté naturelle et bienveillante, qui la firent
proclamer la plus belle femme de l'Europe par ceux qui la virent
pour la première fois dans ses jours de représentation. » Telle
était celte beauté que les plus poignantes douleurs vont flétrir.
La vie de la reine peut être divisée en deux parties bien dis-
tinctes. Dans la première , elle eut d'abord toute la circon-
spection d'une enfance que la singularité de sa position pro-
longeait, puis ce fut une femme séduisante, se livrant à
l'étourdie à ses impressions, à ses penchants et à de ravissantes
fantaisies. On peut dater la seconde partie du jour où elle fut
mère , car dès lors parurent en elle toutes les vertus privées et
une grandeur d'âme héroïque. Mais nous n'avons plus (|ue quel-
ques pages bien rapides à consacrer à cette partie de la vie de
Marie-Anloinetlc.
288 REVUE DE PARIS.
Ayant donné un dauphin à la France, elle saisit ce moment
d'ivresse générale pour obtenir du roi d'être seul chargée de
l'éducation de sa fille, et fut jusque dans la prison du Temple
sa gouvernante la plus attentive. Elle profila aussi del'élévation
de U^^ de Polignac à la charge de gouvernante des enfants de
France pour voir fréquemment les princes et diriger elle-même
leur éducation. Déjà la simplicité élégante de sa toilette avait
rem|)lacé la frivolité tant critiquée de ses ajustements, et des
études secrètes réparaient son ignorance. Le premier dauphin
étant malade d'un dépérissement , elle se fît décrire la marche
de la maladie et s'appliqua , pour lui donner des soins plus
éclairés , à l'élude de l'analomie et des hautes théories médi-
cales. La perversité des ennemis delà reine était telle, qu'elle
sut rendre suspecte une tendresse si ingénieuse. On avait parlé
au dauphin de la préférence secrète de sa mère pour le duc de
Normandie ; on avait fait passer dans l'âme du jeune malade une
crainte si atroce et si vive, qu'il refusa constamment les médica-
ments et la nourriture qui lui étaient présentés par sa mère, et
mourut sous ses yeux, dans les transports de l'irritation la plus
violente.
Dans la vie de Marie-Antoinette se trouve une page qui pour-
rait la résumer toute, et qui, dans la vie d'un chef d'armée
ou d'un roi , aurait suffi ù immortaliser ce chef ou ce roi, en
fournissant à l'histoire et à la tradition du foyer ces récits hé-
roïques qui popularisent les grandes actions. Marie-Antoinette,
au 5 et 6 octobre, devrait être dans toutes les mémoires, si
jusqu'à ce jour une sorte d'indifîérence n'avait régné sur tout
ce qui se rapporte à la reine. Le 5 obtobre , les principales
factions s'étaient ralliées à ce mot : la régence; mais comme
cette régence appartenait à la reine , la conspiration occulte
avait dirigé contre elle toutes les démonstrations de la haine
populaire. Déjà des meurtriers inconnus avaient envahi son
appartement pour l'assassiner. A peine échappée à ce péril , un
autre la menace. Pendant qu'elle s'entretient avec M. de la
Luzerne, ministre de la marine, une balle dirigée contre elle
vient sillonner le mur , à la fenêtre où elle est assise. Le minis-
tre, sans paraître y i)rendre garde , sans interrompre l'entre-
tien, se glisse entre Marie-Antoinette et la fenêtre; mais la
princesse , le repoussant doucement vers le siège qu'il a quitté.
REVUE DE PARIS. 289
lui du avec la même tranquillité : « Ce n'est pas là votre place,
monsieur, c'est la mienne. » Dans cette journée et depuis, en
toute occasion , l'attachement de la reine pour son époux , son
dévoûment à sa famille se manifestèrent hautement. Selon
nous, le déployement continu de tant de rares qualités donnait
un éloquent démenti aux calomnies qui avaient jusqu'alors pesé
sur la reine.
Cependant, le 5 octobre, des hordes forcenées demandent au
dehors les entrailles de la reine, et, bientôt après, le départ du
loi et de l'assemblée pour Paris. L'opinion de Marie-Antoinette
se prononce contre ce départ, dont les suites, elle le prévoit,
doivent ôler au roi la couronne et la vie. Néanmoins Marie-An-
toinette suivra son époux , et, dès lors , ni l'intérêt des jeunes
princes, ni le sien propre, ni celui du roi même n'empêcheront
la reine de le traiter toujours comme un maître vénéré, comme
le chef de sa famille , comme le chef suprême de l'État. C'est
là sans doute le triomphe du devoir conjugal. Mais si Marie-
Antoinette était épouse, elle était mère aussi , elle était reine ,
et, avec la haute sagacité que M^o Simon-Viennot lui accorde
un peu libéralement , elle aurait senti «juelquefois que, sous le
rapport politique et dans l'intérêt des srens , l'abnégation radi-
cale qu'elle pratiquait envers le roi était , à certains égards, un
tort grave envers les héritiers du trône et envers la nation.
Avec une sagacité réelle, la reine n'eût pas été aveuglée aussi
longtemps sur les intrigues de la coterie Polignac. Elle se fût
bien gardée plus tard de repousser avec une sorte de dédain
les premières avances de Mirabeau ; elle n'eût pas rendu inuti-
les tous les généreux efforts de Barnave en faveur d'une cause
désespérée , elle n'eût pas résisté à ce cri de Dumouriez : Lais-
sez-vous sauver! Elle eût vu dans M. de Lafayetle autre chose
qu'un ennemi de la royauté. Évidemment Marie-Antoinette
manqua de la clairvoyance qui fait approfondir le cœur hu-
main , et sa conduite au 6 octobre fut un effet de sa dignité , de
son abnégation, de sa grandeur d'âme, bien plus que de sa
sagacité. Ce jour-là, le conseil du roi était encore partagé pour
et contre le départ pour Paris, lorsque le roi , fatigué de cette
lutte et troublé par les clameurs du peuple , parut au balcon
et s'engagea à partir à midi. De bruyants transports accueil-
lirent cette promesse ; mais une voix rauque , qui domina le
290 REVUE DE PARIS.
tumulte, cria : « La reine au balcon !» Et la foule répétant ce
cri, Marie-Antoinette s'avança entre le dauphin et sa sœur. Un
sinistre murmure s'éleva , et la voix, le dominant encore , fit
entendre : « La reine et pas d'enfants ! » Alors Marie-Antoi-
nette les repoussa dans l'appartement, et se présenta seule à
ceux qui étaient venus pour l'assassiner et à qui deux fois elle
n'avait pu échapper que par miracle. Qu'elle devait être belle ,
animée par cette dignité calme , intrépide, imposante, qui la
faisait porter au crime un tel défi. Alors ses regards et tout
son maintien devaient dire , à son insu peut-être : « Vous êtes
un peuple généreux, toute lâcheté doit vous être impossible! »
Pourquoi faut-il que nous soyons réduits aux conjectures sur
ce fait uni(iue dans la vie des reines , quand l'histoire nous a
conservé tant de détails de moindre importance?
Quoique nous refusions la sagacité à Marie-Antoinelle , nous
ne sommes pas de ceux qui attribuent les malheurs de la révo-
lution à son influence politique. Parmi ces juges , il en est qui
la condamnent seulement parce que , femme , elle s'est mêlée
des affaires , comme si d'un côté les prétentions exclusives de
<|uelques hommes, comme si de l'autre les déclamations ridi-
cules de certaines femmes , devaient suffire aujourd'hui pour
autoriser de semblables reproches. Nous qui n'avons pu voir et
juger les événements , écoutons Mirabeau , quand , examinant
les difficultés qui faisaient dévier la révolution de son but pri-
mitif, il dit : « L'indécision du roi est une des pires, il n'y a
que l'influence de la reine, l'exemple et l'ascendant de son
généreux courage, qui puissent y pourvoir. Un autre danger ,
c'est l'impopularité de la reine , résultant des préventions si
injustement accumulées contre elle. 11 importe que cette prin-
cesse se fasse connaître mieux, qu'elle se montre davantage en
public et que , sans accroître ses œuvres de bienfaisance qui
excèdent déjà ses moyens, elle ne les tienne plus secrètes. » Si
la reine n'eut pas toute la perspicacité désirable, au moins est-
il sûr que celle que Mirabeau estimait le seul homme qui exis-
tât dans le conseil; que celle dont il honorait assez le carac-
tère pour ne lui parler, pour ne lui écrire qu'avec la mâle,
brève et ardente éloquence qui lui était naturelle; que celle
dont il aima assez la sûreté pour lui sacrifier la gloire immor-
telle qu'il attendait de la révision des articles constitutionnels
REVUE DE PARIS. 291
dont il s'occupait; que celle pour qui , mourant, il consentit à
anéantir des vues, des plans , qui devaient lui survivre, était
la première femme de son temps , et fût peut-être restée la
première sans la mort prématurée de Mirabeau.
Alors les républicains jetèrent le masque , et Barnave, dé-
voué à la reine depuis qu'il Tavait approchée et jugée , durant
le retour de Varennes , et qui s'était flatté de continuer l'œu-
vre régénératrice de Mirabeau , ne réussit pas à introduire dans
la constitution la moindre amélioration en faveur du pouvoir
royal, qui s'y trouvait nul et avili. Comme dernier refuge,
Marie-Antoinette crut devoir accepter la coopération armée de
Léopold. Laissons-la parler sur sa situation , sur ses projets,
sur ceux de Léopold , et jugeons si l'intervention projetée fut ,
en ce qui regarde la reine et l'empereur, un crime digne d'exé-
cration et de mort. « L'armée est perdue (I), l'argent n'existe
l)lus; aucun lien, aucun frein, ne peut retenir la populace ar-
mée de toutes ])arts ; les chefs mêmes de la révolution ne sont
plus écoutés quand ils parlent d'ordre... Nous n'avons pas un
ami, tout le monde nous trahit , les uns par haine, les autres
!)ar faiblesse ou par ambition ; enfin j'en suis réduite à crain-
dre l'instant où l'on aura l'air de nous rendre une sorte de li-
berté; au moins , dans l'état de nullité où nous sommes, nous
n'avons rien à nous reprocher... J'ai écoulé autant que je l'ai
pu les gens des deux côlés , et c'est de tous les avis que je me
suis formé le mien : je ne sais pas s'il sera suivi. Vous connais-
sez la personne ù qui j'ai affaire (â) ; au moment où on la croit
persuadée, un raisonnement , un mot , la fait changer sans
qu'elle s'en doule; c'est pour cela que mille choses ne sont pas
A entreprendre... Si les puissances ne viennent pas sur le mo-
ment à notre secours, il ne nous reste que le parti des i)rinces
et des émigrés... Mais vous connaissez par vous-même leurs
mauvais propos et leurs mauvaises intentions ; les lâches ,
après nous avoir abandonnés , veulent exiger que seuls nous
nous exposions, que seuls nous sauvionstous leurs intérêts... »
(1 ) Correspondance secrèle de Marie-Antoinette et de Léopold II.
(2) Le roi , dont elle s'efforce de déguiser ainsi la faiblesse et l'in-
fériorito.
292 REVUE DE PARIS.
Léopold, ennemi de la république et de l'anarchie , écrivait :
a Les imperfections de la nouvelle conslilulion française ren-
dent indispensable d'y acheminer des modifications, pour lui
assurer une existence solide et tranquille... Le rétablissement
de l'ancien régime est chose impossible à exécuter et inconci-
liable avec la prospérité de la France... Bien loin d'abandon-
ner et de contredire les principes sages et salutaires dont il
partage la conviction avec le roi et la reine , l'empereur tour-
nera tous ses soins à les faire adopter par toutes les cours... »
Nous ne prétendons pas reproduire ici des choses connues
aujourd'hui , mais établir , par le rapprochement des idées et
des faits , quelle sorte de coopération Marie-Anloînetle récla-
mait, et quelles vues décidaient Léopold à intervenir. Un peu
plus tard , Marie-Antoinette, forcée d'accepter la constitution
(ju'eile regardait comme vicieuse, en parlait ainsi : « On dit ici
que , dans l'accord signé à Pilnilz , les deux puissances s'enga-
gent à ne jamais souffrir que la constitution française s'éta-
blisse. Il y a sûrement des points auxquels les puissances ont
droit de s'opposer; mais pour ce qui regarde les lois intérieu-
res d'un pays, chacun est maître d'adopter, dans le sien, ce qui
lui convient... » Était-il donc possible d'être plus raisonnable,
plus reine , plus française? Bien évidemment, Marie-Antoinette
et Léopold ne voulaient autre chose qu'une constitution mo-
narchisée , peut-être celle dont nous jouissons aujourd'hui, et,
dans ces temps d'intrigues et de révoltesanglante, tous les deux
payèrent de leur vie des intentions bienfaisantes et un patrio-
tisme surprenant chez des souverains de cette époque. Bientôt
Léopold , également opposé à la république et à la contre-révo-
lution, ayant les mêmes vues, les mêmes projets que Mirabeau,
mourut... comme Mirabeau. Bientôt Marie-Antoinette devenue,
de reine absolue, reine constitutionnelle, Marie-Antoinette,
reine légitime, reine, en quelque sorte , irréprochable, mais
importune à ceux qui, de tout temps, avaient ambitionné son
trône, importune à la république, put entrevoir la hache; non
l)as toutefois la hache qui mit lin à la vie de Marie Stuart , de
Jane Gray, la mort d'une reine qui avait ensanglanté ses mains,
la mort d'une princesse qui s'était laissé imposer une usurpa-
tion par l'ambition de ses proches ; mais la mort d'une femme
perdue de mœurs, de débauches et de crimes.
REVUE DE PARIS. 293
La reine , disons-nous, iiialtaquable de fait, si ce n'est en
apparence , dans sa vie privée, erra souvent en politique , non
parce qu'elle fut Autriciiienne , comme le pense M""' Simon-
Viennot, mais parce que, indépendamment du manque de sa-
gacité en ce qui touciie la nature humaine , sa fierté était irri-
table , sa volonté arrêtée jusqu'à l'opiniâtreté, et son esprit en-
clin à l'inconséquence. Aussi , Marie-Antoinette, qui avait tant
éprouvé le besoin de se soustraire à son rang , dirigée d'abord
par ceux qui se disaient ses amis , fut longtemps contraire à
l'établissement d'une constitution monarchique. Plus lard Bar-
nave, se flattant que ceux qui ne voulaient que s'élever par la
révolution se rattacheraient à la monarchie, dans l'espoir de
conquérir pour eux les entrées du château et pour leurs fem-
mes les privilèges du tabouret , obtint, au péril de ses jours,
le décret qui accordait an roi une maison civile et militaire.
Mais Marie-Antoinette, si longtemps éprise de la vie domesti-
que, etquis'était plue â s'occuper avec ses dames de jiréparer,
comme de véritables villageoises, le souper des faucheurs, dans
le hameau de Trianon , ne put se déterminer à voir un cour-
tisan dans un industriel, dans un marchand , et la maison ci-
vile fut refusée. Irritée des outrages faits à la dignité royale,
après l'acceptation de la constitution, la reine négligea de
même toutes les occasions que lui ménagea Barnave de rendre
à la royauté la popularité que des crimes odieux enlevaient aux
jacobins.
Quel était cependant le véritable état des choses? Au-dedans,
le parti constitutionnel perdait chaque jour de sa puissance,
les républicains dominaient; d'un autre côté, le parti de la cour
ruinait la cause monarchique en intriguant pour assurer le
rétablissement de l'ancien gouvernement. Du-dehors, le comte
de Provence pactisait secrètement avec les différentes factions,
toujours soigneux de faire tourner leurs fautes à son profil.
Les princes, de concert, armaient contre la constitution , au
nom du roi, qui venait de jurer la constitution, et , mettant
ainsi en péril les jours du roi et de la reine , indiquaient suffi-
samment que ce qu'ils voulaient , aussi bien que le parti répu-
blicain, c'était l'extinction de la famille royale, enlacée désor-
mais dans des rets inextricables, que chaque jour resserrait
davantage. Bien évidemment donc , les crimes de la révolution
294 REVUE DE PARIS.
ne furent pas les crimes de Marie-Antoinette, mais peuvent
être appelés les crimes de tous. Déjà Barnave ne voit plus de
salut que dans la fuite. Il s'agit de recomposer l'état-major de
la maison militaire ; Barnave supplie la reine de diriger le
choix du roi sur des {rens qu'il désigne, et qui , bien que répu-
tés républicains ardents , sont décidés à sacritîer leur vie pour
leurs majestés. Mais Barnave, n'ayant pas su réussir dans tou-
tes ses tentatives, a perdu la contiance de la reine; elle refuse
en cette occasion l'assistance du jeune député. M. de Lafayette,
dont le dévouement à la famille royale ne pouvait plus être
douteux , proposa, après le 20 juin , deux plans de fuite dont la
reine ne voulut même pas prendre connaissance, alléguant
qu'il valait mieux périr que de devoir la vie à l'homme qui avait
porté les plus rudes coups à la royauté absolue. Dumouriez,
acquis au roi depuis qu'il avait pu juger Marie-Antoinette, lui
apprend que ce cri : la déchéance , retentit dans tout le
royaume. Il propose un plan de fuite, et, agenouillé et sup-
pliant, il sécrie : Ah! laissez-vous sauver. Mais précédemment
Dumouriez s'est rappelé un instant les préventions accréditées
contre le caractère de la reine : elle lui ôte tout espoir de sau-
ver la famille royale. Cependant le 10 août est proche , et ce
(|ue Marie-Antoinette vient de sacrifier quatre fois , c'est la vie
du roi, c'est la vie de M™'' Elisabeth, c'est l'innocence et la vie
du dauphin, terrible responsabilité (jue la reine fait opiniâtre-
ment peser sur sa tète ! Ce qu'elle repousse , c'est le bonheur
domestique tant souhaité , dont elle eût joui sur la terre étran-
gère , en attendant le retour de jours i)lus paisibles et plus glo-
rieux. Inconséquence de l'esprit humain!
Mais quelles qu'aient été les erreurs de Marie-Antoinette , il
y eut dans ses derniers jours une douleur qui , surpassant toutes
les douleurs , dut effacer ses fautes. Apprendre que l'innocence
de son fils, de son élève, surveillé avec tant d'amour, avait été
indignement corrompue , dut dessécher soudain toutes les
sources de la vie chez cette mère passionnée. Pour l'imagination
qui parviendra à saisir et à s'appliquer cette ardente torture
d'une mère , d'une reine , le calme passif des derniers instants
de Marie-Antoinette n'aura rien que de naturel. Ignominieuse-
ment traitée jusqu'à sa dernière heure, la pudique fiUe des Cé-
sars est réduite à s'habiller , pour le supplice, sous les regards
KEVLli DE PARIS. 295
effi'onlés d'un garde , bien indigne du rang d'officier , et elle s'en
va bientôt après, dans la charrette des criminels, entre le prêtre
et le bourreau , poser sa tête sous la hache.
Parlerons-nous des légères négligences qu'on pourrait remar-
quer dans le livre de M"'^ Simon-Viennot? Non, sans doute. Il
y aurait pédanterie à traiter avec cette ridicule sévérité un ou-
vrage sans prétention , qui se recommande par le désir d'être
juste , vrai et utile , et qui l'est sans contredit ; car , ayant suivi
dans ces pages touchantes, Marie-Antoinelte au 10 août, au
Temple, à la Conciergerie , le lecteur ému s'avoue sans elforts
que la reine s'éleva, dans ces jours malheureux, au plus haut
point de perfection que l'humanité puisse atteindre.
I\I""= 31.
SONNETS ET CHANSONS"'.
VIOLETTE DE MARS.
(traduit de chamisso , QUI l'avait traduit du danois
ANDERSEN.)
Le ciel s'est arrondi plus bleu sur les hauteurs ,
El la gelée a peinl sur les carreaux des fleurs.
Une surtout là-haut sur la vitre étincelle,
Un jeune homme est en bas , les yeux tixés sur elle.
Et , derrière les fleurs de ces carreaux brillants ,
Brillent bien plus encore deux beaux yeux souriants :
Violette jamais n'a souri plus sereine ! —
— Mais la vitre déjà se fond sous une haleine.
La fleur a disparu, mais non les deux beaux yeux :
— Amour, oh! sois propice au jeune homme amoureux!
(1) Nous détaclions ces pièces d'un recueil de petits poèmes inti-
tulés : C/tansons de T'oyaçje, Ce recueil peut se diviser en quatre
suites : Chansons de Printemps, Chansons d'AulomJie, etc., selon
l'époque de l'année où le voyageur contemple la nature. On ne peut
qu'applaudir aux efforts qu'a tentés l'auteur de ces jolies chansons
pour transporter dans notre poésie l'inspiration naïve et le tour gra-
cieux des lieder allemands.
REVUE DE PARIS. 297
RENCONTRE A LA SOURCE.
^ Un peu d'eau pour ma lèvre aride
Comme pour le cerf aux abois !
Ah ! voici la source limpide
Où boivent les oiseaux du bois.
Une enfant rieuse et naïve
S'incline sur ce frais miroir.
Sur son front des fleurs de la rive
Brillent : elle voudrait les voir.
— « Votre cruche ! afin que j'étanche
Ma soif après ce long chemin I »
Elle m'enlend , sourit, se penche,
Puise et boit l'onde dans sa main.
— a Enfant , rien qu'une marguerite
De celles qui parent Ion front ! »
— « Prenez; mais vous marchez si vile !
Loin du bois frais elles mourront... »
J'avais franchi le bois à peine
Que le soleil les ûl mourir.
Et depuis , en tous lieux je traîne
Ces fleurs et ce frais souvenir.
LES GLANEURS.
Je passais : deux glaneurs , pour mieux nouer leur gerbe ,
Muets, au bord du champ s'étaient assis dans l'herbe.
Leurs yeux tristes, fixés sur leur moisson du jour.
Accusaient le fardeau de n'être pas plus lourd ;
Et des pleurs que je vis trembler dans leur paupière
Disaient : « Rien que cela pour la journée entière ! »
— Pauvres fronts tout hâlés et pauvres pieds meurtris
Par le tranchant qui pointe aux tiges des épis!....
9 26
298 REVUE DE PARIS.
Et c'étaient deux enfants! — Les enfants devraient rire
Hélas ! ceux-ci pleuraient. Misère , ô dur martyre !
Un nouveau spectateur de ce tableau touchant
Apparut tout à coup , — le possesseur du champ.
« Vous vous êtes penchés vers le sol dès l'aurore,
Ditil , mais votre fjerbe est bien légère encore ;
Vous avez respecté mes épis en faisceaux ,
Et la riche récolte a payé mes travaux.
Je veux récompenser votre courage honnête
Par une double gerbe ; allez , partez en fête. «
Oh ! que soudain alors ces deux pauvres enfants
Jetèrent leur tristesse et furent triomphants!
Qu'ils étaient beaux à voir s'élancer hors de l'herbe
Pour voler au trésor de leur nouvelle gerbe!
Par quel élan facile ils chargèrent leur dos
De ce dernier butin et des premiers fardeaux !
Et de quel pied joyeux soulevant la poussière ,
Ils gagnèrent d'un bond la prochaine chaumière I
LE SOUVENIR.
Le souvenir m'est doux , et j'y reviens souvent,
Comme on aime l'enclos où l'on jouait enfant,
Et la place où plus tard , rêveur, on venait lire
Quelque tendre récit d'un amoureux martyre ,
Alors qu'on n'entendait que l'argentine voix
Des clochettes au cou des vaches dans le bois,
Et que l'œil contemplait , entraîné loin du livre.
Les oiseaux becquetants que le soleil enivre.
SONNET.
DIITÉ DE WILUELItl MCLLER.
Pour écrire tes vers , tu t'asseyais , poëte ,
A ta fenêtre ouverte à l'air inspirateur ;
REVUE DE PARIS. 290
Autour de la fenêtre un bras de vigne en fleur.
Enchaînait des festons odorants sur ta tête.
Des oiseaux familiers chantaient leur cliant de fête
Sur ton cou , sur tes mains , et même sur ton cœur ;
Tes enfants folâtraient, vif essaim tapageur,
Que leur mère apaisait, pour ton rêve inquiète.
Jlais toi , tout ce bonheur , tout ce rire , ces sons ,
Glaneur , heureux glaneur des pures harmonies ,
Ta main les enlaçait dans tes fraîches chansons.
Puis , du ciel descendaient vers loi de doux génies
Dont seul tu pouvais voir les mysliciues rayons ,
— Et tu tirais un son de ces harpes bénies.
N. Martin.
FEMMES
DE LA RÉGENCE.
III.
MADAME DE VERRUE.
I.
Un matin du mois de janvier 1685, les gens de rhôtel de
Luynes apprêtaient un grand carrosse de voyage dont les che-
vaux étaient commandés |)Our le coup de neuf heures. Hors les
valets qui remettaient de l'ordre dans les salles basses , où l'on
voyait les débris d'une noce qui avait eu lieu la veille , tout le
monde dormait encore dans l'hôlel. la première fenêtre qui
s'ouvrit fut celle de la grand'chambre , où parut sur le balcon
la mâle figure de M. de Luynes. Les traits de l'honorable duc
exprimaient d'ordinaire cette sévérité mélangée de douceur que
donnent les habitudes d'une vie pieuse; mais cette fois une
profonde tristesse se lisait sur son visage et dans toute sa per-
sonne. Il suivit d(^s yeux pendant un quart d'heure les prépara-
tifs de voyage, et lorsqu'il donna quelques avis à ses gens du
haut de la fenêtre , on s'aperçut, au son altéré de sa voix , du
trouble où élait son noble cœur. Aussitôt que cette voix eut
KKVl'E DK PARIS. 501
résonné dans la cour, le reste de la maison s'éveilla, et un
grand mouvement régna partout. Neuf heures allaient soruier
quand le duo descendit en robe de chambre sur les marches du
perron et demanda si l'on avait averti son gendre (jue les che-
vaux étaient attelés. A ce moment une jeune personne de <|uinze
ans au plus , et d'une beauté remarquable , vint se placer à côlé
de M. de Luynes et lui prit la main sans pouvoir parler. C'était
sa fille, qui avait épousé la veille le comte de Verrue et qui allait
partir pour la Savoie.
— Vous voilà , Jeanne? dit le duc sans oser regarder son en-
fant. Vous êtes en retard ; il faut toujours faire ce dont on est
convenu. Neuf heures sonnent, montez en voilure. Où donc est
monsieur de Verrue?
La jeune femme ne répondit rien et continua de presser la
main de son père.
— Vous aurez beau temps aujourd'hui pour voyager, reprit
le duc avec une émotion croissante. Vous pouvez faire quinze
lieues et coucher ce soir à Étampes.
Madame de "Verrue gardant encore le silence, M. de Luynes se
tourna vers elle à demi, et, lui voyant les joues inondées de
larmes , il la saisit impétueusement dans ses grands bras.
— Je voulais éviter cela , dit-il en pressant sa fille à l'étouf-
fer. Ces adieux ne font que nous déchirer le cœur et ne servent
à rien. Vous aimez voire mari , vous allez être riche , heureuse
et considérée à la cour de Turin. Ces pleurs ne sont pas rai-
sonnables. Allons, c'est assez. Je vous défends de pleurer da-
vantage.
M. de Luynes pleurait lui-même de tout son cœur ; mais, pai'
un effort prodigieux de la volonté, le pauvre père dompta son
chagrin el reprit ses airs de sévérité en ajoutant :
— Ma fille, sachons accepter notre destin comme Dieu nous
le fait. Nous ne serons pas toujours séparés. Votre mari vous
amènera quelquefois en France; j'ii ai vous voir en Savoie , je
l'espère. Faites en sorte que l'on vous aime là-bas et que j'en-
tende toujours bien parler de vous.
Il y a dans les caractères énergiques un ascendant qui com-
munique la force et enseigne aux autres à se dominer eux-
mêmes. Madame de Verrue essuya ses yeux et répondit avec
calme :
26,
302 riEVlJE DK PARIS.
— Ne craignez rien , mon pfire , je n'oublierai jamais que je
suis une de Liiynes , eL que l'honneur de votre nom est atlaciié
à ma conduite.
Ils étaient remis de leur trouble au moment où le jeune
mari descendit de son appartement. Le duc embrassa son
[jendre.
— Je vous épargne , lui dit-il , les éternels sermons que font
les pères. Adieu , mon ami. Je vous ai donné ce que j'avais de
plus cher au monde, mais je ne le regrette pas. Aimez ma fille le
plus que vous pourrez.
Le gendre s'écria, selon l'usage, qu'il était le plus heu-
reux des hommes, et les jeunes gens montèrent en carrosse.
Lorsqu'ils furent sortis de l'hôtel , M. de Luynes soupira en le-
vant les yeux au ciel et gagna son oratoire en murmurant tout
bas :
— Cela est dur, bien dur à mon âge; mais elle, avec ses quinze
ans , je gage qu'elle rit déjà et se console. Ces chers enfants! Ils
sont tous deux beaux comme le jour !
Le comte de Verrue, qui portait un des grands noms du
royaume de Savoie, était en effet l'un des plus beaux cavaliers
de ce temps-là. Sa fortune était considérable , et ses emplois à
la cour de Turin , les premiers et les plus honorables. Sa mère
avait la charge de dame d'Iionneur auprès de la duchesse de
Savoie. Il avait du crédit, devant lui un avenir aussi assuré que
brillant. M. de Vernon , ambassadeur de Turin à Paris, l'avait
emmené avec lui , pour visiter la France, et le jeune comte s'é-
tait tout de suite éjjris de M""' de Luynes aux bals de Versailles,
où elle venait de débuter avec éclat, comme toutes les beautés
dans leur fleur. Jeanne , qui était du second lit de M. de Luynes,
ne possédait presque rien. Son père ne l'eût jamais mise au cou-
vent contre son gi é, mais elle courait le risque d'être longtemps
à marier; aussi , quand M. de Verrue demanda sa main, on
l'accueillit avec joie et reconnaissance. Le comte avait vingt ans,
des manières du meilleur ton , l'esprit un peu épais . mais un
caractère doux et facile à vivre. Le duc de Savoie avait donné
son consentement au mariage dans les termes les plus flatteurs
pour M. de Luynes, en promettant quelques faveurs nouvelles
aux époux à leur arrivée dans Turin. Le plus habile devin eût
donc été bien embarrassé de prédire par quel côté une union
REVUE DE PARIS. 305
formée sous de tels auspices pouvait engendrer des orages et
des mallu'iirs, suiloiit en considérant l'amour tendre des jeunes
gens l'un pour l'autre, les pxceilenls principes de la comtesse,
sa vertu et sa raison. Cependant on verra bientôt comme elle fut
menée à mal , pour ainsi dire de force et malgré elle ; tant il est
vrai <jue le sort sait paifois creuser devant nous de ces précipices
où le pied le plus prudent et le plus sûr doit tînir infailliblement
par tomber.
Jeanne de Luynes était une jolie et fraîche personne, avec
des yeux noirs, de belles dents, une physionomie tour à tour
.sérieuse ou enjouée, selon ce (|ui passait dans ses idées, qui
étaient fort mobiles. Elle avait l'imagination vive et facile à
frapper, mais soutenue par assez de bon sens. Lorsque l'ennui
la venait chercher, elle le supportait mal, comme toutes les
femmes. Avec de bons procédés et de la douceur on eu faisait
ce qu'on voulait; mais rinjuslice ou la tyrannie la pouvaient
jeter dans les plus terribles écarts, une fois qu'elles avaient
dépassé la dose de i)atience que le Ciel lui avait donné. On com-
prenait aisément que, si elle eijt été mal mariée, sa tête aurait
pu la mener loin ; mais en la voyant unie à un mari Jeune, com-
plaisant et à son goût, il ne semblait plus possible qu'elle dût
jamais faillir.
M. de Verrue et sa femme mirent amoureusement un grand
mois ii faire le voyage à petites journées. Ils étaient fort impa-
liemment attendus à Turin par les amis et la famille du comte.
.Mt^e la comtesse douairière de Verrue caressa beaucoup sa bru.
Elle se mit sur le pied de l'embrasser six fois par jour et l'acca-
bla de soins jusqu'à l'importuner. Cette douairière était une
grosse femme chargée de graisse et fort colorée par la coupe-
rose. La galanterie l'avait tenue jusqu'à cinquante ans, et de sa
jeunesse un peu trop riche en chapitres de roman elle avait gardé
une morale commode et des oreilles qui ne s'effarouchaient pas
pour des riens. A travers tous ces frais de tendresse , la jeune
bru, qui avait de l'intelligence, démêla dans les mines de la
douairière quelque chose de sec et d'impérieux qui ne prometlait
rien de bon; c'est pouiquoi elle se tint sur la réserve avec sa
belle-mère, et ménagea de son misaix une a.Teclion (ju'il fallait
làcherd'enlretenirlongtemps pour vivre pacifiquement. Le reste
de la famille se composait d'une dizaine de sots , d'ignorants et
504 REVUE DE PAKIS.
d'âmes basses qui formait à Turin ce qu'on pourrait appeler la
populace de la cour.
Le jeune duc Viclor-Amédée vivait alors retiré dans son palais,
et n'aimait, en fait de délassements, que la musique ; aussi
avait-il la meilleure symphonie qui fût en Eurojx'. Il ne recevait
qu'une fois la semaine, et personne, hors ses chambellans, ne
le voyait dans son particulier. Sous les apparences d'une grande
froideur qui existait dans son maintien , ce prince avait de la
chaleur d'âme, et son regard ferme annonçait qu'il avait au
service de ses passions deux qualités redoutables , la résolution
et la persévérance.
M"»" de Verrue ne reçut pas du roi de Piémont l'accueil que
les lettres avaient fait espérer. Soit que le prince fût distrait
par ses projets politiques, car il en avait de fort grands, soit
que les airs à la française ne fussent pas à son goût , il ne
montra pas la bonne grâce qu'on attendait de lui. A I instant
de la présentation , il fixa sur la jeune dame un regard long et
impassible, dont elle perdit contenance; il murmura ensuite
quelques mots de bienveillance, et une fois qu'il eut détourné
les yeux , il ne les dirigea plus de tout le reste du jour sur la
nouvelle arrivée. Comme la seconde visite au château se passa
de la même façon, la douairière et tous les Verrue en eurent
de l'inquiétude, et répétèrent dix fois avec chagrin que la jeune
bru n'avait pas le bonheur de plaire à Son Altesse. Au bout
d'un mois , voyant que les manières du prince ne changeaient
point, les Verrue s'agitèrent en disant qu'il fallait pourtant
que cela eût une fin. Après le secimd mois ils tournèrent leur
dépit contre leur bru , et lui commandèrent de faire en sorte de
gagner les bonnes grâces du prince; mais le troisième mois s'é-
lant écoulé sans aucun amendement, on déclara que la petite
avait un mauvais caractère , une indifférence coupable pour les
désirs de sa famille , et qu'on verrait à trouver quelque moyen
de la mettre à la raison. Le comte , qui aimait sa femme , était
seul à parler pour elle contre les autres; mais, n'ayant aucune
éloquence, il se laissait battre, et la langue formidable de la
douairière lui coupait la parole au premier mot, en sorte que
Jeanne de Luynes en vint bien vile à mener une vie fort maus-
sade et à soupirer en pensant à la maison paternelle. Avec son
inexpérience de quinze ans , la pauvre petite ne comprenait
REVUE DE PARIS. 305
rien à celte froideur extrême du prince. Un soir elle prit son
grand courage et se mit dans l'esprit de triompher des injustes
préventions du duc de Savoie et de briser la glace en l'obligeant
à s'expliquer. Elle choisit le moment où Son Altesse parlait à
une dame assise devant le feu, et vint poser un pied sur les che-
nets à l'autre coin de la cheminée. Quand le duc eut fini sa con-
versation, il se trouva, en changeant de posture , tout auprès
de la comtesse, et, voyant <|u'il ne pouvait éviter de lui adresser
la parole, il en parut contrarié, ce qui jeta M™'= de Verrue dans
un trouble cruel. La symphonie jouait dans cet instant des airs
de la cour de France.
— Reconnaissez-vous celte musique? demanda le prince à la
comtesse.
— Sans doute, répondit M""' de Verrue, et les souvenirs
qu'elle me remet à l'esprit m'inspirent de la tristesse.
— Je comprends : vous regrettez votre pays. Vous n'aimez
point les habitants du Piémont.
— Ce sont eux qui ne m'aiment point, et il est impossible à
mon âge d'être heureusement au milieu de gens à qui l'on dé-
plaît.
— Je pensais plutôt , reprit le duc, que vous aviez de l'ennui,
et que notre cour ne vous semblait pas digne de vous?
— Votre Altesse plaisante : je ne demandais , en venant ici ,
qu'à me voir faire aussi bon visage qu'aux autres pour m'y
trouver à l'aise.
Hlme de Verrue, qui avait enfin surmonté son trouble, leva
les yeux pour voir comment ses reproches seraient accueillis
du prince. Elle s'aperçut alors avec étonnement que Son Altesse
avait les mains tremblantes et que le rouge lui montait aux
joues.
— Vous vous trompez, dit M. de Savoie, si vous croyez qu'on
ne vous aime point ici 5 ce que vous avez pris pour de l'aver-
sion, c'était de la crainte.
La douairière de Verrue se réjouissait de loin , en voyant le
duc en conférence avec sa bru ; mais elle fut saisie d'effroi lors-
que M. de Savoie quitta brusquement la comtesse et dit à la
symphonie :
— Jouez-nous d'autres morceaux, messieurs; votre musique
française n'amuse point M^o de Verrue.
506 REVUE DE PARIS.
Jeanne de Luynes rentra chez elle fort rêveuse. Elle se laissa
gronder par les Verrue sans prendre garde à leur colère, et dans
l'instant où la famille entière décidait que jamais cette petite
orgueilleuse ne saurait faire sa cour, elle comprenait intérieu-
rement que le duc de Savoie était amoureux d'elle; et en effet la
comtesse n'eût pas été une femme si elle eût tardé plus long-
temps à s'en apercevoir.
II.
Avec le jour du lendemain arriva une grande nouvelle, De-
l)uis plus de cinq ans on n'avait point dansé au château, et le
prince venait de dire à son lever qu'il voulait donner des fêtes.
Les dévoîs, qui sont toujours des gens extrêmes, s'en effrayè-
rent comme d'une idée infernale et virent déjA leur règne dé-
truit par le luxe de Versailles et le régime des favoris et des
maîtresses. Ils prirent des airs plus affligés que s'il se fût agi
«l'une guerre ; mais la jeunesse et les femmes commandèrent
gaiement leurs habits de danse et se préparèrent aux amuse-
ments.
Les Verrue furent distraits de cette nouvelle par une autre
qui leur vint en même temps et qui les touchait davantage. Le
comte fut appelé dans le cabinet du prince et on lui donna une
mission secrète auprès du roi d'Espagne. Cette grande faveur
aurait dû étonner toute la famille, car M. de Verrue, avec son
esprit borné , ne semblait guère propre à remplir des fonctions
politiques; cependant , exceplé la comtesse , les Verrue regar-
dèrent la chose comme fort naturelle. L'envoyé secret , charmé
du personnage important qu'il allait être , prit ses instructions
et pouvoirs, et partit fort content, après avoir embrassé sa
femme , en lui disant de se bien divertir dans les bals , et de tâ-
cher de se mettre mieux avec Son Altesse.
On commença les fêtes par un carrousel où M. de Savoie
commandait le quadrille des Turcs , et l'on trouva que l'habit
ottoman lui allait à ravir. Le prince de Vaudemont conduisait
les Arabes. Tous deux firent merveille aux jeux de toutes sortes:
l'un gagna le prix à la bague , et l'autre l'emporta dans les
courses. M. de .Savoie se distingua surlout au jeu des portiques.
REVUE DE PARIS. 00,7
OÙ il fallait enlever au galop des têtes de carton avec une lance.
Les dames goûtèrent vivement ces beaux spectacles dont elles
étaient fort sevrées , et les vainqueurs furent assez applaudis
pour prendre goût à ces plaisirs. La douairière de Verrue,
surchargée de fard et de colliers, était au premier rang sur
ramphithéàtre et tenait à son ombre la jeune bru , qui fut la
seule à comprendre , par les regards de Son Altesse , que la fête
se donnait pour elle.
Le second Jour fut employé à courir le cerf, les hommes à
cheval et les femmes en voitures couvertes. Cet exercice se
prolongea jusqu'à la nuit. Le gibier avait mené la cour à dix
lieues de Turin , et il arriva qu'on fut obligé de coucher dans
une maison de plaisance de Son Altesse. Des chariots avaient
apporté le nécessaire pour les repas, en sorte qu'on ne manqua
de rien. Le château était assez grand pour contenir tout le
monde, et comme on s'était beaucoup fatigué , ou se mit au lit
en quittant la table. M"^" de Verrue trouva qu'on l'avait logt-e
dans une pièce fort retirée à l'extrémité des bâlimenls ; mais le
maréchal des logis ayant écrit son nom sur la porte, elle n'osa
point demander un autre appartement. D'ailleurs, en exami-
nant cette chambre, elle vit partout de bons verroux et ne s'ef-
fraya plus de l'isolement.
La comtesse, après avoir achevé sa toilette de nuit, renvoya
ses femmes et s'enferma prudemment. Elle s'agenouilla ensuite
sur un prie-dieu, où elle récita dévotement ses prières à demi
voix. L'idée lui vint d'y ajouter quelques mots sur les dangers
qu'elle avait entrevus dans l'avenir; mais elle s'arrèia comme
si elle n'eût point jugé qu'il fallût encore parler à Dieu et aux
saints de choses aussi incertaines. Dans ce moment, une porte
cachée s'ouvrit dans les boiseries, et M. de Savoie se trouva
debout en face d'elle.
— Au nom du Ciel ! madame, s'écria le prince, n'ayez aucune
crainte. Ce ne sont pas de mauvais desseins qui m'amènent.
Je vous aime, il est vrai , mais je ne vous respecte pas moins ,
et vous le comprendrez tout à l'heure.
— Vous employez un étrange moyen pour me prouver votre
respect, répondit la comtesse avec tierté. Si vous voulez que je
vous croie, il faut que Votre Altesse se retire à l'instant.
— Laissez-moi le loisir de m'expliquer, madame , reprit le
308 REVUE DE PARIS.
duc , et vous allez reconnaître qu'il y a dans ma conduite plus
de délicatesse que vous ne pensez. Les princes ont le malheur
de ne rien pouvoir faire sans que mille regards examinent leurs
actions. Si je vous avais recherchée publiquement, la itaédi-
sance n'eût pas manqué de s'exercer à vos dépens, car le vul-
gaire s'imagine sottement que nos désirs n'ont point d'obsta-
cles. J'ai fait à voire réputation le sacrifice de trois mois de
silence et de tourments cruels; mais il fallait bien finir par
vous apprendre ma passion : c'est pour amener cette entrevue
que j'ai donné des fêtes et conduit ici ma cour. Ne voyez
donc dans ma présence à cette heure qu'un moyen naturel de
vous entretenir sans témoin et sans danger pour votre hon-
neur.
—Mais si une pareille démarche était connue, monseigneur,
je serais perdue sans ressource !
— Aussi ai-je pris toutes les précautions nécessaires pour
qu'elle demeure secrète. Je n'ai point voulu employer l'entre-
mise des tiers et des messages. Personne au monde n'a reçu
mes confidences; c'est à vous seule que j'ai voulu parler. N'est-
ce pas agir mieux que les princes ne font d'ordinaire, et n'au-
rez-vous pas quelques égards pour tant de ménagements?
— Eh bien! monseigneur, je recoimaîlrai ce que vous ap-
pelez des ménagements par une réponse franche. Je suis d'une
famille où l'on se conduit honnêtement. Lorsque j'ai quiité
M. de Luynes , mon père, j'ai promis de faire en sorte qu'on
parlât bien de moi, et je vous le déclare, je mourrais de confu-
sion s'il pouvait un jour fixer sur sa fille son terrible re-
gard en disant : « Jeanne , vous avez manqué à vos promesses
et mis une souillure sur mon nom. » Outre que vous auriez à
combattre une vertu orgueilleuse, monseigneur, vous vous
adressez à un cœur indifférent pour vous, car j'aime mon mari,
el pour lui demeurer fidèle je n'ai à surmonter nulle séduction.
L'idée de jouer le rôle honteux de maîtresse avouée d'un prince
me fait horreur. Croyez-moi , n'attendez point pour vaincre cet
amour qu'il soit devenu plus fort, et renoncez à vos projets :
ils ne peuvent engendrer que des malheurs. Que cette conver-
sation soit la dernière entre nous sur ce sujet, el si ma recon-
naissance a quelque prix aux yeux de Votre Altesse , elle sera
aussi grande que le sacrifice l'aura mérité.
HKVUU: DE PARIS. 309
— Je voudrais vous satisfaire, niadaine, répondit le duc ;
mais dépend-il de moi de ne point vous aimer, et du moment
que je vous aime , pourrai-je ra'empècher de vous le dire et de
vous en donner des preuves?
— Et moi, monseigneur, je fermerai l'oreille à vos discours,
cî je n'aurai point de regards pour ces preuves d'un amour au-
(jtiel je ne puis répondre.
La figure du |)rince devint fort sombre, et des lueurs sor-
taient de ses yeux tandis qu'il répétait plusieurs fois en mar-
chant avec agitation :
— Elle me mettra au désespoir !
Mais ces signes de mauvais augure inspirèrent plus d'impa-
tience que de frayeur à la comtesse.
— Monseigneur, dit-elle d'une voix tremblante, craignez d'en
venir à des violences contre ma personne. Je ne survivrais pas
d'un jour à mon déshonneur.
— Grand Dieu ! s'écria le duc, de quoi donc me supposez-
vous capable? Je ne suis point un scélérat, madame, et c'est
contre moi-même que ma douleur se tournera.
Jeanne de Luynes sentit qu'elle venait d'offenser injustement
M. de Savoie :
— Hélas ! reprit-elle avec douceur, je suis aussi affligée de
vos peines que des embarras où va me jeter ce funeste amour.
Je vous en conjure, monseigneur, renoncez à moi; cherchez
ailleurs les plaisirs auxquels votre mérite et vos belles qualités
vous donnent tous les droits du monde, et ne vous obstinez pas
à vouloir une personne qui ne peut vous appartenir, lorsque
ciMit autres beautés sont prêtes à vous offrir ce que vous sou-
haitez.
— Eh bien ! dit le prince tristement, j'essayerai de vous obéir;
mais jamais une autre n'occupera la place que vous avez dans
mon cœur.
— Que je suis aise de voir Votre Altesse aussi raisonnable !
Je prierai le Ciel qu'il soutienne votre courage.
— Adieu , madame ! ne vous y trompez point, je vais être le
plus malheureux des hommes.
Malgré la honte qu'il y a toujours , dans la passe galante où
s'était mis le prince , à faire retraite devant une femme sans
avoir gain de cause , M. de Savoie sortit comme il était venu,
9 27
310 KLVIE DE PARIS.
par la porte déî'OÎ){'!e ; mais ses idée-s ne prirt iit point le tour
qu'il avait promis de leur donner, et quand le soleil parut, il
était encore debout , songeant de toutes ses forces à quelque
moyen de toucher ce cœur inabordable auquel il avait plus
envie de plaire qu'auparavant. De son côté, Jeanne de Luynes,
troublée par cette aventure et prévoyant qu'elle n'était point
au bout de ses dangers , passa la nuit à demander secours à
Dieu , et jura de se défendre avec autant de fermeté que le duc
avait résolu d'employer de persévérance dans ses attaques.
Le lendemain, qui était le dernier jour des fêles et le plus
beau, la comtesse, de retour à Turin, prétexta une douleur d;;
tète et resta enfermée. Elle eut le courage de renoncer aux
danses et ne soupira (ju'à jieine deux ou trois fois en regardant
ses robes de bal , puis elle se mit au lit dans l'instant où les
plaisirs commençaient. La douairière de Verrue était furieuse
de ce contre-temps, car elle avait employé une semaine à don-
ner à sa bru de bons avis pour faire la conquête du prince. Elie
comptait sur cette belle occasion, et lorsqu'il lui fallut paraître
seule à la cour, elle en prit un air si maussade que M. de Sa-
voie devina de loin ce qui arrivait.
— Je vois que nous n'aurons pas M"'^ de Verrue , dit le
prince.
— Elle supplie Votre Altesse de l'excuser, répondit la douai-
rière; une indisposition...
— Nous connaissons ces maladies-là : c'est une continuation
de ce mépris dont la comlesse fait profession pour nous.
— Du mépris ! s'écria la vieille dame. Sainte Vierge ! si je le
croyais , je la renierais pour ma bru et je la renverrais en
France. Et où aurait-elle pris cela? ce n'est pas parmi les
Verrue, qui sont des serviteurs éprouvés de Votre Altesse,
— Ne vous effrayez point ; nous permettons à la comtesse de
trouver nos fêtes sans agrément auprès de celles de Versailles.
Nous serons plus favorisé peut-être une autre fois.
Le prince laissa la douairière fort rouge et fort essoufflée de
ces ai)Ostrophes sanglantes. Elle en murmura entre ses dents
toute la nuit. M. de Savoie n'était guère plus coulent qu'elle.
En dépit de son pouvoir sur lui-même et du masque dont il sa-
vait couvrir ses passions, on vit bien qu'il avait des épines dans
l'imagination , mais on était à cent lieues d'en savoir la cause.
REVUE DE PARIS. 311
Les danses n'tilaient pas terminées, quand la douairière rentra
chez elle et courut au lit de sa bru pour lui conter ses peines
et la quereller fort aigrement. Elle lui en fit tant de bruit pen-
dant trois heures , qu'elle lui procura véritablement un feu de
tète abominable.
Comme le prince ne manquait jamais à envoyer chez les
dames qui étaient malades, il choisit pour messager auprès de
la comtesse un gentilhomme du pays de Bavière, qui remplissait
ponctuellement ses commissions et qui n'eût voulu pour rien au
monde ajouter ou supprimer un mot au discours qu'il avait à
porter.
— Monseigneur, dit-il à madame de Verrue, a beaucoup re-
gretté que votre tète fût assez mal disposée |)Our le i)river du
plaisir qu'il se promettait à vous voir. Le désir qu'il avait de
vous être agréable lui semblait mériter plus de succès et une
meilleure récompense.
— Vous l'entendez, ma bru, s'écria la douairière; peut-on
dire les choses plus obligeamment ? Et vous osez croire que
Son Altesse est mal disposée pour vous! Allez, vous êtes une
imprudente et une ingrate.
A quelque temps de là il y eut encore des danses au château,
et cette fois M. de Savoie prit ses mesures pour que la comtesse
n'y manquât point , en la priant de figurer dans un quadrille
(le costumes. C'était une faveur qu'elle ne devait pas songer à
refuser, sous peine de convertir sa maison en enfer et tous les
Verrue en autant de diables acharnés contre elle. Les bergeries
riaient fort de mise alors. Le chapeau de fleurs et la robe re-
levée allaient admirablement à la comtesse , c'est pour(juoi elle
se consola un peu de la violence qu'on lui faisait par le grand
effet que produisit sa beauté. Son entrée de ballet fut un
triomphe. La crainte où elle était que le succès ne vînt à aug-
menter l'amour du prince, répandait encore sur elle ce charme
inexprimable et particulier que donnent la pudeur et la modes-
tie. Les hommes parlèrent dans le pliébus du jour de leurs
cœurs transperct'S d outre en outre et des traits de Cupidon. Les
ri meurs s'exercèrs nt au madrigal, et, jjendant toute cette nuit
joyeuse, les yeux noirs de Jeanne de Luynes furent comparés
à des étoiles ; son l'egard fut plus doux (jue le velours; son front
eut la blancheur de lalbAlre; ses lèvres l'éclat du corail; .ses
312 REVIJE DE PARIS.
dents furent des perles fines, et ses doigts de l'ivoire tourné par
les mains des dieux. M. de Savoie était le seul qui ne dît mol ;
mais dans un instant où la comtesse le regardait avec un air
d'inquiétude que sa bonté d'âme faisait ressembler à de la ten-
dresse, on vit le prince pâlir et chanceler comme un homme
blessé par une arme invisible. On l'emporla à demi évanoui, et
cette indisposition fut attribuée à la chaleur qui régnait dans
les appartements.
Lorsqu'elle rentra chez elle, M™<^ de Verrue comprit devant
son miroir qu'elle avait dû en effet porter au comble l'incendie
qui dévorait le cœur de Son Altesse ; elle se plaignit intérieure-
ment du malheur de ne pouvoir pas être belle sans que cela lit
des ravages, puis elle se mit au lit, où elle rêva des quadrilles
et de son chapeau de fleurs.
Pendant ce temps-là, le prince, plongé dans une sombre tris-
tesse, laissait aux portes ses gentilshommes et ses chambel-
lans. On ouvrit enfin aux grandes entrées , et le coucher se
passa fort silencieusement; mais tout à coup Son Altesse jeta
ses cheveux (1) avec colère à l'autre bout de la chambre, et
s'écria :
— Il faut que cela ait une fin !
Et les courtisans, ne sachant à quoi attribuer cette brusque-
rie, pensèrent que le royaume de Savoie allait rompre l'alliance
avec Louis XIV et se tourner du parti de l'Espagne.
III.
En parlant ainsi , le jeune roi de Piémont faisait selon la
mode des princes habitués à voir tout céder à leurs désirs; mais
il oubliait qu'il n'est pas de monarque assez puissant pour dis-
poser d'une vertu qui ne veut i)as se rendre. L'amour est comme
la grâce céleste : c'est un dieu qui le fait descendre dans les
cœurs, et tant qu'il n'y est i)oint venu, le bouleversement d'un
empire serait encore sans effet; le prince devait l'apprendre ù
ses dépens.
(1) On ne se servait pas du mol de perruque du temps de M. de
Savoie,
KEVl'E DE VXKiS. ôlTi
Pour une fois qu'elle élait allée aux fêtes , M^' de Verrue
avait fait sagement de se divertir et d'êlre aussi jolie qu'elle
pouvait , car le lendemain elle s'éveilla ayant à son chevet tout
le cortège imposant de la prudence, de la raison et des scru-
pules, qui lui prouvèrent, i)endant trois heures (ju'elle mit à ré-
fléchir, la nécessité de ne plus s'exposer aux dangers des plai-
sirs. Quoi qu'il dût lui en coûter beaucoup à son âge de garder
le logis au bruit des violons, elle résista obstinément aux invi-
tations et aux prières. Les carrousels, les jeux et les ballets se
succédèrent sans qu'elle y voulût paraître. Le prince eut beau
envoyer des parlementaires et les Verrue gronder jusqu'à la
rage , elle fil la malade et ne bougea de sa chambre. Cepen-
dant, comme la privation d'air et d'exercice aurait pu nuire à
sa santé, la comtesse demanda la permission de se rendre à la
campagne, dans l'un de ses châteaux. La douairière, devinant
aussitôt qu'il y avait une mauvaise volonté cachée, entra en
fureur.
—Vous n'irez point à la campagne, disait-elle à sa bru ; vous
fuyez la cour par méchanceté pure, pour nous brouiller avec
Son Altesse et faire tort à votre mari. Celle conduite n'est point
d'une personne honnête, et nous saurons vous contraindre à
l'obéissance.
— Je vois bien , répondit la comtesse, que le moment est
venu de vous tout diie. Apprenez, madame , que le prince est
amoureux de moi, (|u'il me l'a déclaré depuis longtemps, el que
je fuis le château pour me dérober à ses poursuites.
La douairière eûl désiré ardemment (|ue M. de Savoie aimât
sa bru pour tirer un admirable parti de la passion du prince ;
mais ce surcroît de bonheur l'eût tant réjouie qu'elle n'osa point
l'espérer.
— Voilà encore de vos extravagances, s'écria-t-elle ; vous
vous mêliez cela en lête pour faire l'importante. Monseigneur
ne songe |)oint à vous.
— Je vous assure , madame , que c'est la vérité. Je vous répé-
terai toutes les paroles de Son Allesse, et vous verrez que ma
conduite n'est que prudence et honnèlelé.
Jeanne de l.uynes raconta tout ce qui s'était passé entre elle
et le prince ; mais la douairière feignit de n'en rien croire , el
répéta que c'étaient des chansons.
27.
3ïi RFVUE DE PARIS.
— Le grand dommage, disait-elle, quand Son Altesse vous
ferait la (our! Vous avez donc bien peu de vertu, si vous ne
pouvez entendre (juatie mots de galanterie sans trembler? Mais
cela n'a pas de vrai«emi)lance, et je croirais plutôt que vous
voulez adirer raîtenîion de monseigneur.
Ces paroles injurieuses ouvrirent encore la source des larmes,
(jui coiilcrenl à grands tlols sur les belles joues de la comtesse.
La guerre ne se met point a^nsi dans une famille sans qu'il en
îransjjire quelque chose au dehors. Les valets en causèrent
entre eux; le bruit gagna les maisons du voisinage; il s'en alla
jusqu'aux basses-cours du châleau , d'oii il monta peu à peu
dans les galeries et s'en vint tomber un matin dans l'oreille du
prince. L;i nouvelle méritait qu'on y prît garde , car tous les
moyens sont bons pour un amant d'arriver à ses fins.
— Ce que mes respects et ma constance n'ont pu gagner,
pensa M. de Savoie, c'est la sottise des Verrue qui me le don-
nera.
Depuis ce moment , le prince ne songea plus qu'à bien ali-
menter le feu des querelles et pousser la douairière à tourmenter
sa bru. Quand la vieille dame arrivait toute seule au château,
il lui demandait en plaisantant si son fils était marié , comment
('taienl les dames de France , ou si M. de Luynes avait défendu
à sa fille de voir la mauvaise compagnie ; ces malices mettaient
la douairière au désespoir et lui donnaient des rougeurs dont
im riait encore pour augmenter son dépit. Bientôt il ne se passa
plus un jour sans qu'il y eût des pleurs et des crises de nerfs chez
ies Verrue.
La comtesse avait écrit secrètement à son mari pour se mé-
nager un appui contre les tyrannies de la famille. Elle lui exposa
!out ce «lui arrivait , sans pourtant mentiontier l'entrevue noc-
furne avec le prince, parce que ce sont lu des choses que la
plus honnête femme ne dit point à un mari. Elle tâcha de lui
taire bien enlcndie que c'était pour son honneur qu'elle batail-
lait ainsi, et (ju'il la devait soutenir; elle s'y prit adroitement
pour garder le milieu entre le danger de trop effrayer le comte
et celui de ne le pas loucher assez au vif; mais M. de Verrue
n'avait pas toujours son intelligence à ses ordres. Il lut tout cela
sans en voir le but , et s'imagina seulement qu'on se querellait
chez lui pour de petiles galanteries sans conséquence. Il ré-
REVUE DE PARIS. 3!5
pondit légèrement qu'il se fiait à la vertu de sa femme; qu'il la
priait d'aller au château et de faire bon visage à Son Altesse ;
que si le prince était vraiment amoureux, il ne convenait point
d'en avoir l'air tiop lâché , pourvu que le monde n'en parlât
pas d'un ton à endommager la réputation de la comtesse. La
douairière écrivit de son côté à son fils , et lui remontra qu'il
la devait aider. L'ordre arriva de Madrid, en bonnes formes,
d'obéir aux volontés de ia belle-mère, et Jeanne de Luynes
comprit alors qu'il n'y aurait plus de tranquillité pour elle si le
Ciel ne venait à son aide en lui inspirant quelque résolution
extrême. Il y vint en effet , mais de la plus triste façon du monde.
La comtesse, accablée par les soucis et l'inquiétude, fut prise
d'une fièvre ardente. Comme le médecin qu'elle fit appeler lui
doima des soins fort longtemps, cet homme, (|ui avait du mé-
rite et du savoir, gagna insensiblement sa confiance. Elle l'in-
struisit de tout ce qui avait amené son mal , et lui demanda se-
cours contre ses oppresseurs. Le médecin fut touché du malheur
et des dangers de cette aimable personne, et lui promit de la
servir autant qu'il le pourrait.
Quand la comtesse fut mise en état de convalescence, M. de
Savoie, pensant à profiler de l'ennui où elle devait être, eut
soin d'envoyer auprès d'elle une certaine dame qui se chargeait
des messages amoureux du prince, et qui faisait à son service
un fort vilain métier. Cette femme leprésenta maintes fois à
j]me (Je Verrue tout ce ([u'elle gagnerait à rompre avec une fa-
mille dont il n'y avait pas d'apparence que la sottise et la mé-
chanceté pussent jamais s'amender. Elle lui démontra que s.t
position ne ferait (pi'empirer avec le temps ; qu'elle serait con-
damnée à vivre parmi des gens grossiers incapables de l'aimei'
et de la connaître ; qu'elle y mourrait bientôt de consomption .
ce qui était un sujet de tristesse et de pitié pour le duc. A coté
de ces peintures menaçantes on en glissait d'autres plus agréa-
bles. On parlait à la comtesse d'une vie libre et heureuse an
milieu de la puissance et des plaisirs. On lui vantait le bonheur
de se venger de sa famille par des faveurs et du mépris ; l'avan
tage de donner des ordres au lieu d'en recevoir, et de gouverner
un État, car le prince lui voulait soumettre toutes les affaires
de son royaume. Si l'on pense que Jeanne de Luynes avait na-
turellement l'imagination vive j qu'elle avait à peine seize ans;
316 KF.VL'E DE l'ARIS.
que l'ennui, à cet âge, est difficile à endurer ; que les Verrue
ne lui laissaient pas de relâche, même pendant sa maladie, et
que l'esprit se ressent toujours de la faiblesse du corps ; on com-
prendra sans peine <|ue ces discours tenlaleuis devaient porter
un grand trouiiie dans celte jeune âme. La comtesse était
perdue si le médecin qui l'assistait ne leût sauvée par ses con-
seils et sa protection. Il assembla la famille et déclara que , si
la malade n'allait point sur-le-champ prendre les eaux miné-
rales de Bourbonne, elle n'échapperait point à la mort. Il
fallut céder à l'ordonnance. La douairière avait un frère cha-
noine au chapitre de Chambéry, qui avait des rhumatismes; on
lui écrivit pour lui proposer de mener sa nièce, et comme il
accepta , Jeanne de Luynes partit avec joie pour la France , en
remerciant de tout son cœur le médecin qui la sauvait d'une ca-
tastrophe. Quoiqu'il eût bien senti d'où parlait le coup, M. de
Savoie n'avait point osé refuser la permission. 11 donna congé
pour trois mois, et la comtesse eut tant de plaisir à faire ce
voyage , qu'elle était à demi guérie avant d'arriver à Bour-
bonne, en compagnie de son oncle . l'abbé Scali.x; c'est ainsi
qu'on nommait le frère de la douairière.
M. de Luynes, qui ne savait lien encore des chagrins de ma-
dame de Verrue . apprit à la fois sa maladie, son rétablissement
et son arrivée à Bourbonne. 11 demanda au roi la permission de
quitter Versailles pour deux semaines, et s'en vint rejoindre la
comtesse. Le vénérable duc recminut , à la manière dont sa fî!le
pleurait en l'embrassant , qu'elle avait le cœur fort accablé.
— Je vois, lui dit-il. que mon enfanta bien des confidences
à rae faire , mais j'espère qu'elle n"a rien sur la conscience dont
je doive m'inquiéter.
— Rien assurément , répondit madame de Verrue , votre hon-
neur et le mien sont encore saufs , mais je ne puis vous taire
qu'ils ont couru de grands ris(iues.
La comtesse (îl alors un récit comjjlet de tous les maux qu'elle
avait endurés , des importuiiités de .M de Savoie et des persécu-
tions de sa famille. Elle alla même jusqu'à dire avec sincérité
les tentations qu'elle avail (îues et le précipice où elle serait
tombée tout récemment si le médecin ne l'eût préservée en com-
mandant ce voyage à Bourbonne. M. de Luynes changea plu-
sieurs fois de couleur en écoulant ce long enchaînement de
REVUE DE PARIS. 317
dangers et de (ribulations. Il entra d'abord dans une terrible
colère et répéta plusieurs fois :
— Je leur ôlerai ma fille ! le la reprendrai de {îré ou de force !
Ces misérables me la ji-tleraieul dans le désordre !
Puis, sa ffrande sagesse tiioraphant bientôt de la passion . il
sentit qu'une ruplui'e ferait un scandale fàobeux, et qu'il fallait
aviser à des moyens doux et secrets de mettre sa fille à l'abri
des séductions II réfléchit longlemps , pesa le pour et le contre
de cha(|ue chose et s'arrêta enfin à la détermination suivante:
Écrire des letlres à la douairière et au mari pour leur repro-
cher leur imprudence sans trop d'aigreur, maisavec la sévérité
nécessaire; gagner l'abbé Scalix et lui faire assez entendre la
raison pour qu'il prît le parti de sa nièce contre le reste de la
famille ; et si tout cela demeurait sans effet . enlever la comtesse
et la ramener en France jusqu'à ce que M. de Savoie eût de l'a-
mour pour quelque autre femme.
Ces projets étaient fort sensés, mais les meilleures choses
rencontrent ici-bas de tels obstacles qu'on ne saurait trop s'é-
tonner lorsqu'on voit les desseins d'un homme réussir sans que
mille combinaisons s'en viennent à rencontre. M. de Luynes
avait un^caractère des plus nobles , une volonté ferme , de l'é-
loquence et de la logique, et ce furent précisément ces qualités
qui le firent échouer, car les Verrue étant tous des sots ou de
méchantes âmes , il eût fallu leur parler le langage de la sot-
tise , sans quoi on ne pouvait que les irriter. Dans sa lettre à la
douairière, l'honorable duc reprochait avec modération à la
vieille dame de n'avoir point voulu com|)rendre les scrupules
de la comtesse et d'avoir pris pour de l'esprit de contradiction
l'envie très-louable de bien garder l'honneur de M. de Verrue.
Il assurait qu'il avait écouté sans prévention aucune les récils
de sa fille, et qu'il avait reconnu dans les poursuites du prince
toutes les apparences d'une passion d'autant plus dangereuse
qu'elle se cachait avec plus de profondeur. Après avoir engagé
la douairière à examiner cette affaire, et dit un mot d'éloges
sur la prudence dont il croyait qu'elle ferait preuve à l'avenir,
il ajoutait d'un ton qui annonçait une résolution inébranlable ,
que si , contrairement à ses espérances . on ne montrait pas
plus d'égards pour les scrupules de la comtesse , rien au monde ,
ni les liens du mniiage . ni la puissance d'un prince, ni la
518 REVUE DE PARIS.
crainte d'un éclat, ni les prières, ni l'opposition même de la
force, ne l'empêcheraient de retirer sa fille d'une maison qui
devait se croire honorée de tenir à un homme de son nom et de
sa qualité.
Au lieu d'être saisie de respect et de remords en lisant cette
lettre, la douairière chiffonna le papier en s'écriant que M. de
Luynes était un impertinent. Toutes les chairs de son gros vi-
sage tremblèrent des grimaces qu'elle fil dans sa fureur, et le
passage suivant de sa réponse vint apprendre clairement à l'ho-
norable duc à quelles gens il avait affaire.
« Je sais assez, disait la vieille dame, comme il faut mener
une jeune femme pour ne tenir compte des avis de personne.
M. le duc n'a point s(tngé que je suis la mère de M. de Verrue,
et qu'il serait plaisantde me vouloir enseigner à garder l'hon-
neur de mon fils. Nous ne désirons point un éclat ; mais , s'il
fallait en venir à cette extrémité, l'on verrait que la famille à
laquelle M. le duc est allié ne le cède en rien à la sienne , ni pour
le nom, ni pour la qualité, encore moins pour le crédit et la
puissance. »
Nous ne parlerons point de la réponse que M. de Verrue fit
aux nobles remontrances de M. de Luynes. La faiblesse et le
défaut d'intelligence y éclataient si grossièrement , que le digne
seigneur en soupira en disant tout bas :
— Voilù donc ce bélître qui est l'époux de ma fille !
Mais il cacha son mécontentement à la comtesse, et lui laissa
croire qu'il était plus satisfait de M. de Verrue que des autres.
Désespérant de rendre le bon sens aux parents de son gendre,
M. de Luynes voulut au moins tirer quelque parti de Tabbé
Scalix. Il fil arailié avec lui pendant son séjour à Bourbonne,
lui témoigna une confiance dont le chanoine se montra fort ho-
noré; il plaida le plus doucement qu'il put la cause de sa fille
sans mal parler de la douairière, et, quand l'abbé eut assuré
qu'il serait désormais le champion de sa nièce , le duc ajouta aux
discours bienveillants un petit avertissement capable de frapper
une imagination de chanoine italien.
— Monsieur l'abbé, dit-il avec des yeux flamboyants, depuis
vingt ans que je suis vieux , je n'ai point porté au tribunal de la
confession un seul péché mortel; je n'ai employé mon courage
et mes forces qu'à éteindre le reste de mes pnssions. Mais si
REVUE DE PARIS. ' 319
mon lionneur et celui de ma fille recevaienl un ouérage , il n'y
aurait pas déjeune homme plus ardent à la vengeance, plus
implacable ni plus cruel que moi. J'ai trois fils qui ressemblent
à leur père, monsieur rabbé; il nous faudrait à chacun la vie
d'un membre de votre famille , et je vous jure que, si vous man-
quez à vos promesses, votre sang lavera mes insuHes.
En voyant une personne de cet âge et de ce caractère parler
delà sorte et s'animera ce point, l'abbé comprit que la menace
ne seriiit pas vaine; il répondit en tremblant qu'il veillerait de
son mieux sur la jeune comtesse , non point par crainte , mais
par affeclion pure et par intérêt pour elle.
Le duc ne chercha plus à intimider M. Scalix pendant le reste
de son séjour à Bourbonne , et quand ses devoirs le rappelèrent
auprès du roi, il embrassa cordialement le chanoine, en lui di-
sant qu'il lui aurait une reconnaissance éternelle de ce qu'il
avait promis de faire, et qu'il s'en rapportait à son amitié. Il
partit ensuite pour Versailles , le cœur un peu rassuré; mais il
n'avait point soupçonné que l'oncle n'était au fond qu'un hypo-
crite et un débauché. M. de Luynes venait de jeter, comme ou
dit , la colombe dans les serres du vautour.
IV.
Le chanoine Scalix était de ces faux dévots comme on en
voyait beaucoup alors. Il avait été fort libertin dans sa jeunesse ,
et il feignait d'être rentré dans b^s bonnes voies en remplissant
exactement les pratiques de la religion ; mais ce n'était qu'un
masque dont il couvrait une vie aussi dissolue que le permet-
taient son âge et la grande peur qu'il avait de mourir. Il ne
mettait ses soins qu'à bien déguiser sa perversité. Malgré ses
cinquante ans, et les petites infirmités que lui donnaient les
excès de table, il avait bon visage, des passions et point de
scrupules. Il fallait toute la sotlise des Verrue, qui connais-
saient l'histoire de sa jeunesse, pour qu'on eût confié la com-
tesse à un pareil personnage. Dès le premier jour qu'il avait vu
sa nièce, M. Scalix en était devenu amoureux et n'avait plus
songé qu'aux moyens de faire cette belle conquête.
520 - REVUE DE 1^\R1S.
Avec une patience de dévot , notre homme n'avait visé d'abord
ijii'à gagner famitié de M"'c de Verrue. Ce n'était point difficile ,
parce qu'elle avait le cœur bon , l'humeur douce et toutes les
grâces de la petite jeunesse. De plus, elle le voulait avoir pour
appui et défenseur , en sorte qu'elle répondait à ses caresses
avec l'abandon d'un enfant. Le chanoine tint son jeu caché jus-
qu'au moment de retourner en Savoie, comptant sur les acci-
dents de la route pour arriver à son but. On ne voyageait pas
alors avec les commodités d'à présent. On ne faisait que peu de
chemin dans un jour. M. Scalix, jugeant des autres par lui-
même, s'imagina que les longueurs et les ennuis du voyage,
joints à l'abstinence et aux feux de la jeunesse et du sang, ren-
draient les tentations plus fortes; mais ces choses-là n'ont pas
un grand empire sur une imagination innocente. Pendant la
première journée de marche , le chanoine ayant risqué des dis-
cours à double entente, sa nièce n'y prit pas garde et ne s'a-
perçut aucunement des équivoques. Il voulut alors parler plus
clairement; mais il vit un étonnement si profond sur le visage
de la comtesse , qu'il se mit à balbutier et à changer de langage.
Ce mauvais succès lui apprit (ju'il avait affaire à une vertu de
bon aloi, et il tourna ses batteries d'autre manière en formant
le dessein de prendre la citadelle par quehiue trahison nocturne.
Vers le soir du sixième jour, nos voyageurs ayant passé la
frontière de Savoie , M™"^ de Verrue devint fort triste en pensant
aux nouveaux tourments qui l'attendaient dans la famille de
son mari.
— Ma chère nièce , dit le chanoine , je gage que j'ai deviné
ce qui vous chagrine et vous rend rêveuse : vous quittez la
France avec des regrets et vous croyez que l'on va vous persé-
cuter encore A Turin ; mais vous ne songez point que je suis là
pour vous défendre. Ne craignez donc rien et prenez confiance
dans ma tendresse pour vous. Je ne retournerai point à mon
chapitre que je ne vous aie raccommodée avec M"»"^ la douairière,
et que l'on n'ait bien prorais de ne plus vous importuner.
Ces paroles et d'autres non moins paternelles a'raoliirent peu
à peu le cœur de la comtesse. Elle versa des larmes de recon-
naissance et embrassa l'oncle sur la joue afin de le mieux re-
mercier. On était alors au pont de Beauvoisin, et l'on s'y arrêta
pour coucher dans une méchante auberge où l'on se fit servir à
REVUE DE PARIS. 321
souper. M. Scalix , qui avait des provisions, lira du carrosse
des pièces de gibier, du vin de plusieurs sortes et des frian-
dises , car il voulait , disait-il, que sa nièce fit bonne chère avec
lui pour chasser les sombres pensées de tout à l'heure.
Madame de Verrue, prenant la belle humeur où était son
oncle pour l'envie de lui complaire et de l'arracher à ses craintes,
y voulut répondre de son mieux en montrant aussi quelque
gaieté. Le froid et les fatigues du chemin se dissipèrent devant
un grand feu qu'on alluma , et son appétit de quinze ans se
joignant à cette heureuse disposition, elle voulut tenir tête au
chanoine en faisant honneur au souper. De son côté , M. Scalix
se mit en frais d'esprit , conta des histoires et remplit souvent
les verres. Il versa traîtreusement du vin dans lequel étaient
mêlées des liqueurs fortes, si bien que madame de Verrue était
Iroublée par les fumées du repas. Elle le dit à son oncle, qui se
mit à rire et l'excita davantage en portant les santés de MM.de
Luynes les uns après les autres.
A travers le désordre de ses idées, la comtesse conçut des
soupçons sur les intentions du chanoine , en voyant qu'il ordon-
nait à ses valets de s'aller coucher et de le laisser avec elle.
Des mots imprudents qui échappèrent à M. Scalix, et un cer-
tain éclat qui brillait dans ses yeux , achevèrent d'éclairer
madame de Verrue. Elle prit sur la table un couteau qu'elle
cacha dans sa robe, et se retira dans la chambre qu'on lui avait
l)réparée. L'aclion- du vin sur les sens de la comtesse ne tourna
point selon les désirs du chanoine. Au lieu de s'effrayer de l'iso-
lement où elle était et de Timpossibililé d'appeler du secours
en cas d'attaque, elle compta sur elle-même, et, posant son
couteau à portée de son bras, elle s'assit dans un fauteuil et
attendit résolument. Les portes étaient mal jointes et les ser-
rures ne tenaient à rien. M. Scalix n'eut pas grand'peine à
s'introduire par force dans l'appartement de la comtesse; mais
au lieu de trouver sa nièce au lit, plongée dans le sommeil ou
affaiblie et malade , le chanoine fut bien surpris de la voir de-
bout au milieu de la chambre , tenant son arme dans la main.
— Voilà donc enfin votre masque arraché , lâche suborneur,
s'écria madame de Verrue avec indignation ; mais c'est la mort
que vous allez trouver ici.
M. Scalix, pris à soa propre piège, mit les deux genoux en
9 28
322 REVUE DE PARIS,
terre et voulut déclarer son amour en personnage de roman;
mais on réussit mal ù loucher le cœur d'une femme quand on
est vieux et chanoine. 11 n'alla point au bout de sa première
phrase.
— As-tu perdu le sens , interrompit la comtesse, de croire
que je puisse te regarder seulement lorsque je repousse les hom-
mages d'un jeune et beau prince? Ah! vous me le ferez aimer
par vos sottises et votre corruption.
— Oui , je suis un insensé , dit M. Scalix en pleurant. Je sais
bien que vous ne pouvez aimer un pauvre fou qui n'a pour vous
plaire que sa folie et son amour. Je sais bien que je suis un
monstre à vos yeux, un traître qui abuse de votre confiance et
de celle de voire père; vous ne pouvez me rien dire que je n'aie
pensé cent fois. Tuez-moi donc , la mort me sera douce de
votre main.
— Je le ferai assurément, répondit la comtesse avec ce re-
gard inflexible qu'elle tenait de M. de Luynes. Je vais te tuer
si lu approches d'un pas. N'espère point que je faiblisse. Je
percerai ton lâche cœur et je jetlerai ton cadavre par celle
fenêtre.
— Bon Dieu ! s'écria le chanoine effrayé , quelle femme vous
êtes! N'avez-vous aucune pitié pour le mal que vous causez?
N'est-ce point une chose assez triste que de voir un homme se
damner pour vous comme je le fais ?
— Tu n'es qu'un imposteur, reprit la comlesse , une âme
basse et corrompue. De la pitié ! je n'en ai poini pour un misé-
rable comme loi. Tu ne m'inspires que du dégoût. Sors de ma
présence , car je te jure sur ma vie que tout ceci va finir mal
pour loi.
Celle fois , M. Scalix , en voyant sa nièce s'avancer vers lui
l'arme haule , fut saisi de terreur et gagna lestement les esca-
liers.
Après avoir montré ce grand courage et fait ainsi violence à
son naturel , M™" de Verrue sentit le cœur lui manquer une fois
que le d.mger fut passé. Elle se jeta épuisée sur son lit, et
pleura chaudement en priant le Ciel de la retirer d'un monde
où elle n'avait plus que des ennemis. Si le chanoine fût revenu
à l'assaut dans cet instant , il l'eût trouvée hors d'état de se
défendre ; mais le pauvre homme était lui-même en proie au
REVUE DE PARIS. 323
désespoir. Nous savons bien qu'il n'est personne de moins in-
téressant qu'un vieux chanoine libertin , et s'il eût réussi dans
ses abominables desseins, c'eût été grand dommage; cependant
quiconque eût pu voir le lendemain la confusion de M. Scalix ,
lorsqu'il remonta en carrosse auprès de sa nièce , eût éprouvé
quelque pitié. Nos voyageurs achevèrent leur route dans une
situation fort pénible. La comtesse tint sa tête à la portière le
plus longtemps qu'elle put , et ses regards ne se tournèrent pas
une fois sur son oncle. On alla ainsi jusqu'à Turin, et malgré
les ennuis qui l'attendaient, W"^ de Verrue sentit presque de la
joie en rentrant dans cette maison qu'elle redoutait si fort en
quittant la France.
Les lettres de M. de Luynes n'avaient pas donné à la douai-
rière d'autres sentiments ; mais la vieille dame imagina de
changer entièrement ses manières d'être à l'égard de sa bru.
Elle ne lui parla plus , la traita comme une étrangère, et , sans
la contrarier en rien , elle fit en sorte que la comtesse trouvât
dans son silence des reproches aussi fâcheux que tous les dis-
cours du monde. Les autres Verrue formèrent une ligue avec
elle. On ne disait mot à Jeanne de Luynes, à moins qu'on n'y
tût contraint , et c'était avec une politesse au travers de la-
quelle on voyait bien la colère et l'aversion. La comtesse ne
s'en embarrassa guère dans les premiers jours. Elle crut d'abord
qu'elle pourrait aisément demeurer indifférente aux airs glacés
de gens qu'elle n'aimait point; mais c'est une chose qui finit à
la longue par devenir insupportable que d'avoir sans cesse
autour de soi des visages conlrainls et boudeurs.
Pour rendre justice à chacun selon son mérite, nous devons
dire que M. Scalix se conduisit généreusement en cette occa-
sion. 11 aurait pu conserver de son mauvais succès une haine
implacable et le désir de la vengeance , mais , une fois qu'il
eut renoncé à faire agréer son amour, il VQuhit réparer ses
torts autant qu'il se pouvait. 11 se rangea du parti de sa nièce,
intercéda pour elle auprès des Verrue, et leur fit honte de leurs
méchants procédés. S'il ne gagna rien sur cette odieuse famille,
ce ne fut pas du moins sans avoir f;!it de son mieux , et comme
les crimes de l'amour trouvent grâce plus vile que d'autres
auprès des femmes , le chanoine obtint son pardon , mais taci-
tement, car la comtesse n'eût risqué pour lien au monde de
324 REVUE DE PARIS.
rallumer le feu. Par malheur, ce ne furent que de bonnes in-
tentions sans résultat , jtarce que les Verrue n'étaient pas gens
à s'adoucir, et que d'ailleurs M. Scalix fut obligé de retourner
à son chapitre de Chanibéry.
Les fêles avaient continué sans interruption à Turin. On ne
priait plus W"^ de Verrue d'y paraître ; mais à chaque fois
qu'on avait dansé à la cour, la douairière commandait à la fa-
mille entière de prendre ses mines les plus sombres. On ne par-
lait à l'heure des repas qu'en italien et le moins qu'on pouvait.
Si l'un des Verrue , oubliant ses instructions, adressait la parole
à la comtesse, la douairière l'interrompait aussitôt par un geste
ou un regard. Après deux mois passés ainsi, Jeanne de Luynes
sentit que sa patience était à bout, et se déclara formellement
à elle-même que c'était assez. On verra au suivant chapitre que
ses ennuis étaient près de finir, mais non pas de la manière
qu'elle l'espérait pour sa vertu et sa réputation.
V.
Si M"' de Verrue était à plaindre , le duc de Savoie , de son
côté, menait de tristes jours. L'amour lui tenait au cœur plus
fortement que jamais, et l'obstination de la comtesse lui don-
nait plus de soucis que les princes ne sont habitués à en sup-
porter; ses espions le tenaient au courant de la vie de sa maî-
tresse. Soit qu'il fiil ému de compassion pour les maux qu'elle
endurait, soit que les difficultés fussent plus grandes qu'il ne
l'avait prévu , il voulut du moins, en renonçant à être heu-
reux , toucher le cœur de son ingrate par un sacrifice écla-
tant.
Un matin, la douairière et sa bru étaient au salon , travail-
lant à l'aiguille sans se parler, lorsqu'un laquais entra préci-
pitamment annoncer que Son Altesse traversait les vestibules
avec sa suite.. Elles coururent au plus vite vers le prince, et
n'arrivèrent qu'au milieu des degrés pour le recevoir; la douai-
rière avait la tête perdue , en sorte que ce fut la comtesse qui
prononça les phrases d'usage, non sans émotion, car elle com-
prit bien que le duc venait pour elle. M. de Savoie était accom-
l)agné d'une douzaine de ses courtisans , qui se rangèrent
REVUE DE PARIS. 325
derrière Iiii lorsqu'il eut pris place dans le fauteuil qu'on lui
donna au milieu du tapis.
— Mesdames , dit Sou Altesse avec beaucoup de gravité, la
discorde est dans votre maison à cause de moi. et je viens faire
en sorte qu'elle en sdil bannie. Pour vous montrer que je suis
bien informé , je vous dirai en quel état sont les choses : l'on a
dit que j'étais amoureux de vous , madame la comtesse ; vous
avez cessé de venir à la cour pour celle raison ; madame la
douairière de Verrue l'a Irouvé mauvais et vous en a fait des
querelles. On vous maltraite dans voire famille, et lout cela ne
finira point si je n'y mets ordre. Ne vous alarmez donc pas , si
je déclare hautement la vérité ; ce sera d'une façon qui mettra
votre honneur à couvert et vous rendra en même temps la paix
que vous souhaitez. Sachez tous que j'aimais madame de Verrue
et que je l'aime encore , que je lui en ai fait moi-même la dé-
claration. Je n'ai point eu le bonheur de lui plaire. Ne voulant
pas me donner d'espérances , elle a donc agi avec autant de
sagesse que de cruauté , en refusant de venir au.\ fêles que je
donnais pour l'attirer au château. Les querelles de madame la
douairière étaient injustes et tyranniques ; je la prie, si elle veut
m'élre agréable , de bien vivre à l'avenir avec la comtesse. Je
pourrais me donner une apparence de grandeur d'âme , en di-
sant que je suis guéri de mou fol amour, mais j'avouerai avec
humilité qu'il n'en est rien encore. Les fêles et les danses sont
interrompues; je quitterai Turin ce soir, et j'irai m'enfermer
dans mon château de Rivoli , où j'espère retrouver bientôt le
calme et la raison.
Le duc Viclor-Amédée avait, dans ses airs et sa personne,
quelque chose de royal et de solennel qui rehaussait singuliè-
rement ses paroles. M"'^ de Verrue avait eu cent occasions de
le remarquer, mais elle n'en fut bien frappée que dans ce mo-
ment où les discours de Son Altesse s'adressaient à elle. M. de
Savoie se leva , et, repoussant sou fauteuil en arrière , il ajouta
en fixant sur la comtesse un regard plein de mélancolie et de
dignité :
— Vous devez me connaître assez, madame, pour savoir que
je n'ai pas coutume de dire mes sentiments au public; si donc
je ne fais plus mystère de ma passion pour vous , c'est une
preuve que je renonce à vous plaire. Il n'y a point de mal à
28.
326 REVUE DE PARIS.
inspirer de l'amour ni à en ressentir, quand on a le courage de
le surmonter. Soyez heureuse à présent, c'est à moi qu'il ap-
partient de souffrir.
Son Altesse fit un si^ne à ses gentilshommes , et sortit, lais-
sant la douairière fort étourdie de ce qu'elle venait d'entendre.
Quant à la comtesse, nous ne savons point d'où partit la flamme
qui entra dans son cœur; mais, tandis que M. de Savoie pronon-
çait les derniers mois qu'on vient de lire, elle crut voir en lui
tout à coup le plus grand prince qui fût sous le ciel, et le plus
digne d'être aimé. Ainsi celle âme si fière qui avait repoussé
jusqu'alors toutes les séductions, déposa les armes aussitôt que
celui qui l'assiégeait se fut décidé à la retraite. A peine eut-elle
reconnu ce qui se passait en elle que les scrupules furent ap-
pelés à son conseil ; ils lui donnèrent avis que l'amour qu'elle
éprouvait devait être un motif de plus pour écrire à M. de
Luynes de la venir enlever. Elle en demeura d'accord, mais
elle n'en fit rien , et plus elle délibéra , plus l'amour prit de
croissance, au point qu'en moins d'une heure, il chassa bien
loin tout le reste , et fut seul maître de la place. Lorsqu'elle
apprit que M. de Savoie était parti pour Rivoli, la comtesse
versa des larmes d'atlendrissement qui ne furent point sans
douceur. En songeant aux jours passés , elle ne retrouva plus
les belles raisons qui l'avaient soutenue dans sa résistance ; elle
maudissait ses cruautés, mais elle avait encore la pudeur d'une
femme qui débute ; elle se promit donc , de la meilleure foi du
monde, de ne point aller au-devant du prince, et de l'aimer
tout bas, sans lui faire connaître sa faiblesse, comme si ces
choses-là pouvaient demeurer secrètes.
La douairière et les autres Verrue montrèrent la bassesse de
leurs cœurs jusque dans le repentir qu'ils témoignèrent de leurs
sottises. Us tournèrent brusquement de la tyrannie à la plus
extrême complaisance pour tous les désirs de la comtesse, et
descendirent sans vergogne jusqu'à la flatterie. M"'" de Verrue
savait bien qu'ils ne l'aimaient point, et leurs caresses lui inspi-
raient autant de dégoût que leur méchanceté; le cœur lui man-
quait à l'idée de vivre et de vieillir au milieu de ces êtres lâches
et détestables.
Huit jours étaient à peine écoulés depuis que M. de Savoie
était à Rivoli, lorsque les Venue imaginèrent d'employer à leur
REVUE DE PARIS. 527
profil le crédit de leur bru sur Son Allesse. Ils avaient un petit
neveu sans fortune auquel il fallait donner pension, et. pour
se défaire de celle dépense, ils le voulaient placer dans la mai-
son du prince. On écrivit une demande au nom de la famille
entière, et on pria la comtesse d'y joindre une lettre de sa raain.
Son Altesse, disait la douairière, ne saurait rien refuser à une
personne qu'elle avait aimée tendrement. M'"'= de Verrue tomba
de son haut à celte proposition inouïe ; elle s'efforça de faire
entendre qu'après avoir rejeté les hommages du prince, il serait
imprudent et malséant de lui demander une faveur avant qu'il
fût guéri de son amour, que c'était mettre vilainement à con-
tribution sa générosilé. Les Verrue, incapables d'aucuns sen-
(imenfs délicats , prirent ceux de la comtesse pour de la mau-
vaise grâce , et crièrent par-dessus les loits qu'elle leur
gardait rancune. Lorsqu'elle donnait pour motif de sa répu-
gnance que M. de Savoie n'oserait pas refusia- de peur qu'on
ne lui supposât l'envie de se venger, la douairière ne voyait en
cela qu'une plus grande certitude d'obtenir ce qu'elle souhai-
tait. Les querelles recommencèrent donc encore avec aigreur,
et Jeanne de Luynes, n'étant plus secourue par une vertu in-
flexible, sentit qu'elle n'avait plus de forces contre ces nou-
velles tribulations.
C'est une chose à la fciis douce et rare que de triompher
d'une position malheureuse en satisfaisant du même coup ses
passions. Quelques minutes suffirent à la comtesse pour déli-
bérer avec les scrupules de conscience ; l'amour la tirant à lui
(l'une part, et de l'autre l'ennui la poussant, il fut bien vite
arrêté dans sa tête qu'elle sortirait sur l'heure de la fange des
Verrue.
— Vous le voulez, dit-elle à la douairière au plus fort des
disputes ; votre neveu sera chambellan de Son Altesse , je vous
en donne ma parole.
El sans discourir davantage, elle demanda ses chevaux et
partit pour le château de Rivoli. On pourrait croire que dans ce
moment qui allait décider du reste de sa vie, M'"'= de Veirue ,
Jeune el presque enfant comme elle était, devait trembler étran-
gement et reculer avant de franchir l'abîme ouvert devant elle;
mais elle avait dans ses volontés quelque chose d'irrévocable
qui ne lui perraellait plus ni craintes ni regrets aussilôt qu'elle
."28 REVUE DE PARIS.
avait pris un parti violent. C'était la première fois qu'elle se
livrait aux fougues de son imagination, et il lui avait fallu,
pour amener cette crise, les terribles nécessités qu'on vient de
lire; on verra plus tard comment celte énergie de caractère,
en se développant avec l'âge . en fit un des plus fastueux esprits
forts du XYiii"^ siècle, sans pourtant lui rien ôter des grâces de
son sexe.
Rivoli n'était qu'à deux heures de marche de la ville. Les
chevaux coururent grand train, et quand le carrosse s'arrêta
devant les degrés du château , Jeaime de Luynes descendit d'un
pied leste. Les amours du prince et leur mauvais succès n étaient
plus un mystère pour personne; toutes les portes s'ouvrirent,
jusqu'au cabinet de travail, où M. de Savoie était seul. Le duc
n'avait pas la fermeté d'âme de M™' de Verrue, car en la voyant
paraîtie, il voulut courir à elle , et ses genoux fléchirent :
— M'aimez-vous encore? demanda la comtesse d'une voix
ferme.
— Plus que jamais , répondit M. de Savoie.
— Eh bien ! je suis à vous.
La force de tête ayant achevé son rôle , le cœur parla quelque
peu à son tour, et M'"" de Verrue se jeta dans les bras du
prince. Comme l'excès de la joie est chose plus aisée à supporter
que celui de la douleur, Son Altesse retrouva ses esprits et
s'accoutuma bien vite à l'idée d'être l'homme le plus heureux
du mctnde. De son côté la comtesse avait fait à l'avance tous
les sacrifices; ils n'avaient donc plus rien à se demander ni à
se refuser l'un à l'autre. Ils devinrent amants sans balancer da-
vantage.
Le premier instant d'ivresse passé, Jeanne de Luynes, qui
était sincère en tout, avoua naturellement au duc de Savoie
qu'il devait la fin de ses scrupules à la sottise de sa famille,
mais que sa défaite datait de plus loin. Elle assura que , si elle
eût trouvé le cœur de M. de Savoie refroidi, elle eût pris sur-
le-champ le chemin de la France.
— Quant à M. de Luynes , mon père , dit-elle , je sais que ma
faute va le mettre au désespoir; je vous prie donc de faire en
sorte qu'il ne me revoie jamais.
M™o de Verrue allait ajouter encore que le jour où elle per-
drait la tendresse du prince serait le dernier de sa vie , et que
REVUE DE PARIS. S29
ce dessein élail solidement encré dans sa tête, comme celui qui
venait de l'amener à Rivoli ; mais elle pensa que c'étaient là de
ces choses qu'on exécute et dont on ne i)aiie point , attendu que
les dire ne prolonge pas d'une minute la durée de l'amour.
Elle eût été bien étonnée, si dans le moment où elle faisait si
résolument le compte de l'avenir, on lui eût appris qu'elle
changerait ta première; mais c'est le jour de sa mort seulement
qu'une femme sait au juste combien de fois son cœur peut être
le jouel de lui-même.
Paul de Musset.
( La stiite à un prochain numéro. )
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Du Recensement des pauvres et des instructions de M. de
Rémiisat ; par M. Granier de Cassagnac 5
Les Rochers; par M. Edmond Leclerc 17
Salvalor Rosa. — La Musique, 1'" partie; par M. Delé-
cluze 34
Mémoires d'un maître d'armes, suite ; par M. Alexandre
Dumas 61
Lady Roscowe; par M. J. Chaudes-Aiguës 199
Delà situation de l'Algérie en présence d'une guerre eu-
ropéenne; par M. B 218
Épitre à M. de Tocqueville; par M. J.-J. Ampère. . . 231
Les ouvriers de Paris. — Lettres à M. le Ministre de l'in-
térieur ; par M. Granier de Cassagnac 2û7
La Slratonice de M. Ingres ; par M. Ch. Lenormanl. . . 250
Poésies. — L'Art; par M. Ch. Coran 262
Critique littéraire. — Œuvres choisies de Millon, traduc-
tion nouvelle. — Essais d'hisloire littéraire , par M. Gé-
rusez. — Mélanges de littérature ancienne et moderne ,
par M. Patin; par M. A. Bussieres 263
— Marie-Antoinette devant le xix« siècle , par M^eSimon-
Vienriol; par M^'M 279
Sonnets et Chansons; par M. N.Martin 296
Femmes de la Régence. — III. Madame de Verrue; par
M. Paul de Musset 300
nn D£ L\ TABLE.