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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 

DE  PARIS. 


REVUE 

DE  PARIS, 


KDITIOS    APCMESTEE 


DES  PRINCIPAUX   ARTICLES 
l)K    LA    REVUE  PAUISIE^XR. 


TOME  MBUViiiMB. 


SEPTEMBRE  1340. 


SOCIÉTÉ    TïrOGRAPIllQUE   RELGE 

AD.    W'AHLEN   ET   COMPAGME. 
1840 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/revuedeparis91840brux 


DU 


RECENSEMENT  DES  PAUVRES 


ET 


DES  INSTRUCTIONS  DE  M.  DE  REMUSAT. 


Un  grand  nombre  de  personnes  onl  les  inslincls  de  la  poli- 
tique ;  peu  de  gens  en  oui  la  .science.  Il  n'esd  donc  pas  i;ire  de 
trouver  des  hommes  <itii  stnlnnl  vaîîuemcnl  les  vices  de  noire 
orp.anisalion,  mais  il  esl  rare  d'en  trouver  (jui  se  rendent  fidèle- 
ment compte  des  moyens  |)rali(|ues  de  les  détruire.  Deux  espèces 
d'esjirils  ahoi  denl  en  général  les  (pieslions  de  rétoiine ,  ceux  (jui 
touchent  à  tout  pour  faire  une  petite  chose ,  et  ceux  (pii  n'osent 
loucher  à  rien  pour  en  faire  une  grande;  les  uns  et  les  autres 
.se  tenant  également  hors  des  limites  de  ce  qu'il  faut  craindre 
et  de  ce  (pi  il  faut  tenter. 

Les  hommes  (pii  se  sont  laissés  aller  à  la  dérive  des  utopies 
de  Sunt-Simon  et  de  Fnnrier  houleversaient  la  face  du  monde, 
en  vue  de  résultats  médiocres.  S'agissait-il ,  pour  les  premiers, 
d'ét;d)Iir  un  i)eu  mieux  l'équilibre  dans  les  produits  du  iravail 
ou,  pour  les  seconds,  de  rédmre  les  |)ertes  d'efforis  et  de  valeins 
qui  résuilenl  de  la  vie  isolée  Mis  étaient  conduits,  par  cette 
idée,  ii  construire  une  théorie  financière,  parcelle-ci  à  cons- 
truire une  théorie  morale ,  par  celle-ci  à  construire  une  théorie 
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6  REVUE  DE  PARIS. 

polilique, par  celle-ci  à  construire  iinelliéorie  religieuse,  si  hien 
que,  de  proche  en  proche,  de  dédiicdon  en  déduction,  ils 
finissaient  par  déranger  Dieu  sur  son  trône,  lorsqu'il  lui  arri- 
vait de  faire  saillie  sur  la  ligne  droite  de  leurs  systèmes. 

Les  hommes  qui  se  sont  enrôlés  dans  celte  philantropie 
pleurnicheuse  du  xyiip  siècle  ,  et  qui  ont  entrepris  de  guérir  les 
plaies  humaines  avec  des  houilloiis  économi(iues  et  des  gros 
sous,  ne  voudraient  jias ,  pour  rien  au  monde,  examiner  seu- 
lement si  telles  el  telles  institutions,  qu'ils  étayent  et  qu'ils  ré- 
crépissent, n'auraient  pas  besoin  de  qiiel(|ue  grosse  réparation 
qui  exigeât  (|u'on  les  jetAt  |)ar  terre.  S'agil-il  des  voleurs  qui 
encombrent  les  prisons?  Au  lieu  de  s'enquérir  des  causes  qui  les 
produisent ,  ils  s'occupent  uniquement  de  moraliser  ceux  qui 
sont  produits,  puisant,  comme  h's  Danaïdes,  avec  un  seau 
percé  ,  dans  la  mare  au  crime  ,  laquelle,  de  cette  façon,  ne  s'é- 
puisera jamais. 

Les  premiers  entreprenaient  donc  les  réformes  avec  exagéra- 
tion, les  seconds  les  entreprenaient  avec  pusillanimité;  les  uns 
et  les  autres  manquaient  et  man(|uenl  leur  but;  car  rien  ne 
ressemble  au  trop  comme  le  trop  peu. 

Le  tort  de  ces  deux  espèces  de  réformateurs  provient  de  la 
même  cause,  le  manipie  de  notions  positives  sur  les  éléments 
constitutifs  dont  se  composent  les  sociétés.  Ils  font  les  uns  el  les 
autres  de  l'idéologie,  les  uns  en  grand  ,  les  autres  en  petit.  Le 
sainl-simonien  et  le  fouriériste  oi)éraient  dans  les  esjiaces  d'un 
panthéisme  infini;  les  philanthropes  opèrent  dans  la  petite 
sphère  du  sentimentalisme  athée  du  xviii"  siècle.  Les  uns  et  les 
autres  se  passent  de  l'étude  des  réalités  sociales,  quoi(|ue  les 
premiers  se  soient  donnés  pour  des  géomètres,  et  quoique  les 
seconds  ne  se  présentent  qu'avec  de  grosses  statistiques. 

Ces  deux  espèces  de  réformateurs ,  qui  sont  deux  vrais  fléaux 
pour  la  France,  appartiennent  |)ar  leur  âge  et  par  leur  éduca- 
tion aux  cinquante  dernières  années  qui  viennent  de  s'écouler, 
époque  aride  pour  la  science  polilii|ue  ,  parce  qu'on  y  a  négligé 
l'étude  de  l'histoire  et  des  lois,  et  qu'on  s'y  est  livré  surtout  à 
l'étude  de  la  philosophie  et  des  mathématiques  ,  deux  choses 
moins  positives  qu'on  ne  croit.  Le  philosophe  abstrait  la  matière, 
pour  ne  voir  que  des  idées;  h'  géomètre  abstrait  les  corps,  pour 
ne  voir  que  les  points  el  les  lignes:  ce  qui  fait  que  les  philoso- 


HF.VLE  DE  PARIS.  7 

phes  et  les  mathématiciens  sont  surtout  des  rêveurs ,  tandis  que 
la  politique  a  besoin  d'observateurs  et  de  j)raliciens.  On  citerait 
peu  de  folies  humaines  qui  n'aient  eu  pour  preneurs  un  philo- 
sophe et  un  géoinèlre;  et  il  est  à  remarquer  (jue  les  principaux 
disciples  de  l'extravagance  saint-simonienne  et  de  l'extrava- 
gance fouriérisle  sortaient  de  l'école  polytechnique  ,  tandis  que 
les  deux  plus  grands  hommes  d'État  de  noire  temps  sont  deux 
historiens. 

Le  caractère  général  de  la  polili(|ue  française  depuis  qu'elle 
s'élabore  au  moyen  du  gouvernement  rejirésenlalif ,  et  qu'elle 
reproduit  par  conséquent  les  opinions  courantes  et  les  seiiti- 
menls  en  crédit  parmi  le  jtublic ,  est  donc  de  se  jeter  d'ordinaire 
dans  une  double  exagération  ,  exagération  de  hardiesse,  exa- 
gération de  timidité  ;  la  première,  par  le  fait  de  quelques  uto- 
pistes, d'autant  |»lus  ardents  à  courir  après  les  théories,  qu'ils 
sont  en  dehors  de  la  pratique  des  affaires  ;  la  seconde  ,  par  le 
fait  de  la  génération  élevée  à  l'école  du  xvnie  siècle,  qui  est  en 
possession,  par  son  âge,  de  tous  les  abords  du  gouvernement , 
et  qui  voit  les  lois  de  la  politique,  non  point  par  le  côté  positif 
de  la  tradition  et  de  la  science  historique  ,  mais  par  le  côté  sen- 
timental et  faussement  philanlropique  de  la  morale  athée  des 
encyclopédistes. 

Ainsi,  depuis  qu'on  s'occupe  de  préparer  une  loi  sur  la  ré- 
forme des  prisons,  l'idée  n'est  pas  venue  à  ceux  qui  l'ont  pro- 
voquée de  chercher  quelles  causes  peuvent  produire  les  classes 
dangereuses  dans  les  sociétés,  et  quelles  causes  les  y  per- 
pétuent; s'il  y  a  jamais  eu  parmi  les  peuples  telle  organisa- 
tion qui  prévînt  la  formation  de  ces  classes,  et  s'il  ne  pourrait 
pas  y  enavoirdans  l'avenir  qui  les  détruisissent.  Les  instigateurs 
de  cette  loi  ne  se  sont  occupés  ni  de  la  société  dans  le  passé,  ni 
de  l'organisation  des  peuples  dans  l'avenir;  ils  n'ont  agi  au  nom 
d'aucune  inspiration  pulili(|ue  ,  ils  sont  allés  dans  les  prisons, 
ils  ont  observé  que  les  criminels  eip.prisonnés  maiiciuaienl  des 
commodités  de  la  vie,  que  les  voleurs  avaient  la  soupe  mal  pré- 
parée ,  que  les  incendiaires  avaient  du  carreau  dans  leurs  cham- 
bres, que  les  assassins  n'étaient  pas  régulièrement  visités  |)ar 
le  docteur;  que  les  geôliers  manquaient  parfi/is  d'égard  et  de 
t*onsidéralion  envers  la  haute  et  la  basse  |)ègie;  et  alors  ,  mus 
et  dominés  par  les   sentiments  qui  attendrirent  autrefois  leur 


8  KEVU!-:  bF   FVftlS. 

enfance  aux  i'i-j)résenl;Uions  de  l'Honnête  criminel  ^  ils  se  sont 
mis  à  préparer  el  à  reclamer  une  loi,  non  poinl  pour  proléger 
la  société  contre  les  malfaiteurs,  mais  pour  protéger  les  mal- 
faiteurs conire  la  société. 

Ainsi  encore,  depuis  qu'il  est  question  d'affranchir  les  es- 
claves de  nos  colonies ,  ceux  (|ui  poursuivent  leur  émancipation 
ne  se  sont  pas  demandé  si  les  garanties  dr  hien-êlre  matériel  el 
d'élévation  morale  seront  plus  considérables  el  plus  cerl;iines 
pour  les  nègres  après  <pi'avanl  leur  affranchissement;  ils  n'ont 
pas  élé  curieux  d'apprendre  ce  qu'était  aujourd'hui  ce  réijime 
au(|uel  on  veut  soustraire  les  esclaves, comme  à  une  effroyable 
calamité;  de  savoir  jusqu'A  (piel  poinl  il  ne  serait  pas  possible 
de  donner  aux  nègres  les  droits  civils  qu'ils  n'ont  pas ,  sans 
leur  ôler  le  bien-êlre  qu'ils  ont;  et  d'examiner  si  la  société  co- 
loniale, dont  la  constitution  empèclie  la  formaiion  des  classes 
dangereuses  et  du  paui>érisme,  tie  |)ourrait  pas  et  ne  devrait  pas 
être  conservée  dans  ses  parties  importantes.  Les  philantrojjes 
ne  se  sont  préoccupés  non  plus  en  ceci  ni  de  lois ,  ni  d'organi- 
sation sociale,  ni  de  science  politique  :  considérant  seulement 
l'esclavage  dans  sa  détînilion  ,  sans  réludier  dans  sa  réalité,  ils 
se  sont  érigés  en  ciievaliers  errants  de  la  morale  et  en  vengeurs 
de  loris  dont  la  piupait,  et  les  plus  essentiels,  Dieu  merci, 
n'exislent  pas. 

Ainsi  enfin,  lors(|ue  l'attention  publique  s'est  portée  vers  la 
mendicité,  on  ne  s'est  pas  enijuis  des  causes  ipii  la  produisaient 
el  (jui  l'entretenaient;  on  s'est  borné  à  la  défendre  en  quehiues 
lieux,  ce  qui  levient  à  une  dérision  ridicule,  parce  (|u'il  est 
absurde  de  faire  des  lois  ordonnant  aux  gens  de  n'avoir  ni  faim, 
ni  froid;  en  d'autres  lieux,  on  l'a  secourue  avec  des  aumônes 
organisées,  ce  qui  revient  à  une  duperie,  parce  (jue  satisfaire 
au  dénuement  des  pauvres,  plutôt  ([ue  de  remédier  aux  vices 
sociaux  qui  l'amènen! ,  c'est  consommer  en  pure  perle  une  partie 
des  richesses  publiques  el  individuelles. 

Donc,  les  hommes  d'uiopie  se  sont  tenus  dans  des  plans  de 
réforme  universelle,  impossibles  et  d'ailleurs  sans  fondement 
i'ais(Uinable;  el  les  hommes  de  gouvernement  se  tiennent  dans 
un  système  de  ravaudage  et  de  replâtrage,  qui  régularise  h;  mal 
au  lieu  de  le  guérir.  Il  a  manciué  aux  uns  un  peu  de  pratique, 
el  aux  autres  il  man(iue  \m  peu  de  théorie. 


REVUE  DE  PARIS.  9 

Nous  iic  savo'.u  pas  ce  qui  arrivera  des  ordres  Iransmis  par 
M.  (le  Rémiisat  à  tous  jes  préfets  du  royaume,  pour  dresser  le 
bilan  des  misères  nationales;  mais  on  peut  dire  que  c'est  là  le 
premier  pas  qui  ait  été  fait  sérieusement  dans  l'élude  de  cette 
ffrande  question  du  paupérisme.  Il  faut  savoir  d'aboi'd  sur  quoi 
on  opère  ,  avant  d'opérer. 

Après  cela  ,  queWjue  intelligence  et  quelque  élévation  d'o^piit 
que  nous  sachions  îi  M.  le  ministre  de  l'inlérieur  ,  nous  ignorons 
jiisqn'ci  quel  point  il  a  fait  une  élude  spéciale  de  la  question  du 
jiaupérisme,  et  sur  quelle  base  sont  rédigées  les  instructions 
données  aux  préfets,  pour  faire  le  relevé  des  pauvres  du  royaume. 
Ce  détail  n'est  pas  en  etTet  d'une  médiocre  importance,  car  le 
r^ombre  des  pauvres  sera  d'une  utilité  secondaire,  s'il  n'indique 
pas  en  même  temps  les  diverses  causes  auxquelles  le  paupérisme 
pL'ut  être  rapporté. 

Nous  avons  j)arcouru  beaucoup  de  livres  écrits  sur  cette 
matière,  et  nous  les  avons  tous  trouvés,  au  sujet  de  l'origine 
du  paupérisme,  dans  un  vague  désolant.  Lorsque  les  moralistes, 
les  économistes  et  les  philanthropes  vous  ont  dit  (ju'il  y  a  lou- 
jr.urs  eu  des  riches  et  des  pauvres  ,  et  qu'il  y  en  aura  toujours, 
parce  qu'il  est  dans  la  nature  humaine  que  les  hommes  soient 
plus  ou  moins  laborieux  et  plus  ou  moins  économes,  ils  s'ima- 
ginent que  la  matière  est  épuisée  et  qu'il  n'y  a  plus  rien  ù 
ajouter.  Il  faut  bien  songer  cependant  qu'une  question  ne  se 
résout  que  lorsqu'elle  a  été  posée  ,  et  que  ,  si  l'on  ne  vient  pas 
à  bout  de  connaître  la  cause  qui  produit  les  pauvres,  on  ne  les 
détruira  jamais.  C'est  une  niaiserie  d'aller  dire  que  le  paupé- 
risme est  une  loi  de  la  nature  humaine ,  car  alors ,  il  ne  faudrait 
pas  plus  s'en  occuper  qu'il  ne  faut  s'occuper  de  rendre  grands 
ceux  qui  sont  petits,  et  de  rendre  bruns  ceux  qui  naissent 
blonds. 

Le  paupérisme  est  une  maladie  propre  à  de  certaines  organi- 
sations sociales,  et  la  preuve,  c'est  qu'il  y  a  des  organisations 
avec  lesquelles  les  mendiants  n'existent  pas  et  ne  peuvent  pas 
exister,  et  qu'il  y  en  a  d'autres  avec  lesquelles  les  mendiants  ac- 
quièrent un  développement  effroyable.  Ainsi,  les  sociétés  à  es- 
clavage n'ont  pas  de  mendiants ,  par  la  raison  que  tout  le  monde 
y  entretient  comme  maître,  ou  y  est  entretenu  comme  esclave. 
Pendant  plus  de  onze  cents  ans  de  durée,  la  société  romaine 
9  S 


10  REVUE  DE  PARIS. 

avait  produit  si  peu  de  mendiants,  que  le  premier  hôpital  pour 
les  pauvres  qu'on  ait  jamais  vu  à  Rome  fut  bâti  par  sainte  Fa- 
biola  ,  vers  l'an  550  ,  et  que  les  premiers  qu'érigea  le  gouverne- 
ment datent  du  règne  de  Théodose  le  Jeune ,  plus  de  soixante 
ans  plus  tard.  L'antiquité  grecque  et  l'antiquité  romaine  ne 
furent  donc  pas  tourmentées  du  paupérisme,  puisqu'elles  n'eurent 
jamais  besoin  de  bâtir  un  seul  hôpital.  Cela  prouve  que  le  pau- 
périsme ne  tient  pas  au  vice  de  la  nature  humaine,  puisque 
d'aussi  grands  peuples  que  les  Grecs  et  les  Romains  ne  le  con- 
nurent véritablement  pas. 

D'ailleurs,  n'est-il  pas  évident  que  l'exubérance  des  pauvres 
doit  dépendre  de  quelque  circonstance  particulière  résultant  des 
lois  d'un  pnys ,  puisque ,  dans  le  royaume-uni,  l'Irlande  ,  qui  est 
catholique  ,  qui  est  paisible  ,  qui  est  laborieuse,  qui  est  morale, 
succombe  sous  le  paupérisme,  tandis  que  l'Ecosse  n'en  souffre 
pas?  La  nature  humaine  est  pourtant  la  même  à  Édinbourg  qu'à 
Dublin;  elle  ne  produit  donc  pas  le  paupérisme  d'un  côté, 
parce  qu'elle  le  produirait  également  de  l'autre. 

Non ,  il  ne  faut  i)as  croire  que  le  paupérisme  ne  soit  pas  un 
fait  précis,  découlant  de  causes  précises;  et  parce  que  les  phi- 
lanthropes n'ont  pas  su  les  apercevoir,  il  serait  inexact  de  con- 
clure qu'elles  n'existent  pas.  En  général ,  les  économistes  ne 
sont  pas  de  très  habiles  historiens,  et  c'est  précisément  parce 
qu'ils  ne  voient  pas  clair  dans  les  origines  et  dans  les  éléments 
de  leurs  problèmes ,  qu'ils  ne  voient  pas  clair  non  plus  dans 
leurs  solutions. 

Le  paupérisme  est  un  fait ,  qui  a  ses  causes.  Il  s'agit  de  les 
trouver.  Tant  qu'on  ne  les  aura  pas  découvertes,  on  ne  pourra 
pas  s'occuper  de  les  détruire  ;  et  tant  qu'on  ne  les  aura  pas  dé- 
truites ,  le  paupérisme  ne  cessera  pas  d'exister.  L'aumône  entre- 
tient les  mendiants  ;  or ,  il  ne  s'agit  pas  de  les  entretenir ,  mais 
de  les  prévenir. 

Or,  est-il  possible  de  faire  qu'il  n'y  ait  pas  de  mendiants?  — 
On  ne  pourra  bien  répondre  h  cette  question  que  lorsqu'on  aura 
cherché  et  trouvé  les  causes  du  paupérisme.  11  serait  donc  de  la 
plus  haute  importance  d'adresser  aux  préfets,  chargé  du  re- 
censement général  des  pauvres,  des  instructions  qui  les  aidassent 
à  distribuer  les  mendiants  en  diverses  catégories  ,  selon  les  di- 
verses causes  qui  ont  produit  ou  entretenu  leur  pauvreté. 


REVUE  DE  PARIS.  11 

Il  y  a  une  cause  générale  qui  a  produit  le  premier  fonds  dont 
se  compose  la  masse  des  mendiants  européens  ;  cette  cause ,  c'est 
rémancipation  des  esclaves.  Nous  avons  déjà  vu  que  sous  l'em- 
pire des  lois  grecques  et  romaines,  qui  consacraient  l'escla- 
vage, les  émancipations  s'étaient  faites  avec  tant  de  prudence 
qu'en  onze  siècles  les  pauvres  n'avaient  pas  été  assez  nombreux 
pour  qu'il  eût  été  nécessaire  de  bâtir  un  hôpital  à  Rome  ;  et  l'on 
n'en  trouverait  pas  un  seul  dans  tonte  l'histoire  grec<iue  ,  depuis 
le  roi  Codrus  jusqu'au  milieu  du  iv  siècle.  C'était  fort  simple, 
en  effet  ;  le  régime  de  l'esclavage  ,  considéré  seulement  au  point 
de  vue  de  l'association  ,  avait  ce  double  résultat,  de  soumettre 
l'ouvrier  ù  l'aclion  dirigeante  du  mailre ,  et  de  prélever  les  frais 
de  son  entretien  sur  les  produits  du  travail.  L'ouvrier  esclave 
ne  pouvait  donc  jamais  être  mendiant,  puisqu'à  supposer  qu'il 
ne  pût  pas  vivre  à  ses  dépens ,  il  vivait  alors  aux  dépens  du 
mailre.  Aussi  n'y  avait-il  pas  d'hôpital  ou  de  refuge  pour  les 
pauvres,  parce  qu'il  n'y  avait  pas  de  pauvres;  les  ouvriers 
malades  étaient  traités  dans  les  infirmeries  de  leurs  maîtres, 
comme  des  membres  de  la  famille  qu'ils  étaient  réelle- 
ment. 

La  société  des  colonies  fondées  par  les  Européens  en  Amé- 
rique, a  présenté  longtemps  le  même  caractère.  Cette  société 
n'avait  pas  de  mendiants,  par  la  raison  que  les  esclaves  étaient 
nourris  et  enlretemis  par  les  colons.  Aussi  n'y  avait-il  pas  d'a- 
bord d'hôpital  et  d'aumônes  publiciuement  instituées.  C'est  la 
mise  en  liberté  successive  d'un  grand  nombre  d'esclaves  qui  a 
créé  le  paupérisme  aux  colonies;  et  l'émancipation,  même  la 
plus  sagement  faite,  aura  pour  résultat  logique  et  nécessaire 
de  faire  de  chacune  d'elles  autant  d'Iilandes,  ce  qui  est  une 
perspective  peu  flatteuse  pour  la  science  politique  et  économique 
de  notre  temps. 

Il  faut  donc  partir  de  ce  principe,  quand  on  s'occupe  du  pau- 
périsme ,  qu'il  est  inconnu  dans  les  sociétés  à  esclaves,  et 
qu'il  appartient  en  propre  aux  sociétés  libres  ;  ce  qui  amène 
à  concliue  nécessairement  qu'il  est  le  produit  de  l'émancipa- 
tion. 

Ce  ne  serait  pas  la  marque  d'un  esprit  bien  réfléchi  d'aller 
dire  que  le  paupérisme  se  rencontre  aussi  bien  dans  les  pays  à 
esclaves  que  dans  les  pays  libres,  et  île  citer  en  exemple  les  so- 


12  REVUE  DS  PARIS. 

ciétés  anciennes  elles-mêmes,  dans  lesquelles  les  pauvres  n'é- 
laienl  pas  inconnus,  pas  même  rares.  Les  sociétés  à  esclaves  , 
même  les  plus  anciennes  qui  se  retrouvent  dans  l'histoire ,  se 
montrent  toujours  déjà  entamées  par  les  émancipations,  de 
telle  sorte  que  les  esclaves  affranchis  ,  même  en  petit  nomhre, 
ne  peuvent  pas  résister  tous  aux  difficultés  de  la  vie  libre  et 
isolée,  et  que  certains  d'entre  eux  ,  les  plus  faibles ,  les  plus  im- 
prévoyants ou  les  plus  paresseux,  deviennent  mendiants.  C'est 
ainsi  que  même  sous  les  gouvernements  grecs,  et  sous  le  gou- 
vernement romain  ,  il  exista  sans  nul  doute  un  certain  nombre 
de  pauvres.  Même,  ces  périodes,  durant  lesquelles  les  sociétés 
sont  sorties  de  l'esclavage  pur,  sans  être  encore  arrivées  à  la 
liberté  pure,  sont  les  plus  difficiles  pour  les  mendiants,  parce 
qu'on  n'a  pas  encore  pris  les  précautions  qu'impose  un  paupé- 
risme amplement  développé.  Cent  mille  pauvres,  dans  un  pays, 
y  souffrent  moins  qu'un  seul ,  parce  que  lorsqu'il  y  en  a  cent 
mille,  on  s'en  occupe ,  et  que  lorsqu'il  n'y  en  a  qu'un,  on  le 
néglige.  11  est  donc  vrai  qu'il  y  a  des  mendiants  même  dans  les 
sociétés  à  esclaves,  mais  il  y  en  a  moins  que  dans  les  sociétés 
libres  ,  et  leur  nombre  y  est  en  raison  du  nombre  des  esclaves 
qui  ont  été  mis  en  liberté;  ce  qui  confirme ,noin  de  l'atta- 
quer, ce  grand  principe  historique,  que  le  paupérisme  a  pour 
cause  première  l'émancipation  des  esclaves  du  monde  an- 
cien. 

Ce  n'est  pas  tout  que  d'avoir  signalé  la  cause  première  du 
paupérisme,  si  cette  cause  ne  met  pas  en  même  temps  sur  la 
voie  qui  mène  à  sa  guérison.  Or,  c'est  précisément  parce  que 
l'émancipation  des  esclaves,  telle  qu'elle  a  été  généralement 
pratiquée,  laisse  voir  le  vice  introduit  i)ar  elle  dans  les  sociétés 
libres,  qu'elle  donne  en  même  temps  le  moyen  de  le  conjurer 
et  de  le  détruire. 

Émanciper  purement  et  simplement  un  esclave,  c'est-à-dire 
un  homme  qui  ne  possède  rien,  et  le  livrer  à  lui-même,  c'est,  en 
général,  l'exposer  à  une  misère  inévitable,  et  cela  pour  plu- 
sieurs raisons  faciles  à  saisir. 

Ainsi ,  un  homme  ne  vit  pas  seul.  Dans  tout  pays  civilisé,  un 
liomrae  se  marie,  surtout  un  ouvrier,  qui  n'a  pas  l'argent  pour 
se  créer  des  fantaisies  amoureuses.  Or,  un  homme  qui  se  marie 
prend  un  surcroîl  de  charges.  La  femme  .  m'^me  sans  enfants, 


REVUE  DE  PARIS.  13 

ne  produit  pas  ce  qu'elle  dépense  ,  parce  que  sa  faiblesse  ne  lui 
permet  pas  un  travail  continu  et  pénible,  et  qu'elle  est  exposée 
ù  des  maladies  prop.es  à  sa  constitution.  La  femme  qui  a  des 
enfants,  non-seulement  ne  produit  pas  durant  les  plus  belles 
années  de  sa  vie,  mais  encore  elle  dépense  constamment  :  en- 
fant ,  à  cause  de  son  éducation  ;  jeune ,  à  cause  de  sa  maternité  ; 
vieille  ,  à  cause  de  sa  caducité.  Le  mariage,  celle  nécessité  phy- 
sique de  la  plupart,  et  celte  consolation  morale  de  tout  le 
monde,  est  donc  pour  l'ouvrier  une  source  de  gêne  et  une  cause 
de  ruine  ;  car  le  mariage  crée  la  famille,  c'est-à-dire  la  solida- 
rité entre  le  père  ,  la  mère  et  les  enfants.  Comme  le  travail  est  la 
seule  source  oii  l'ouvrier  puise  son  bien-être  ,  il  faut  qu'elle  lui 
produise  assez ,  non-seulement  pour  l'entretenir  ([uand  il  est 
liomme  fait,  mais  encore  [)Our  l'élever  quand  il  est  enfant,  et 
pour  le  faire  leposer  quand  il  est  vieillard.  Or,  à  supposer 
qu'un  tiers  environ  de  toule  la  vie  de  l'ouvrier,  qui  constitue  la 
partie  active  et  productive  de  son  exislence  ,  suffise  pour  dé- 
frayer les  dépenses  de  la  vie  entière ,  il  faut  bien  tenir  compte 
de  la  faiblesse  physique,  des  défauts  de  constitution,  des  ma- 
ladies ,  des  chômages ,  des  désordres  accidentels  qui  se 
trouvent  dans  la  conduite  du  plus  raisonnable,  et  conclure 
qu'il  doit  y  avoir,  nécessairement,  un  très- grand  nombre 
d'ouvriers  hors  d'état  de  produire  ce  qu'ils  dépensent,  et 
qui  tombent ,  pour  celte  dilîérence ,  à  la  cliarge  de  la  so- 
ciété. 

La  vie  libre ,  c'est-à-dire  risolemcnt ,  entraîne  donc  pour 
l'ouvrier  la  nécessité  de  se  suffire  h  lui-même ,  et  les  déclama- 
leurs  n'ont  jamais  sérieusement  approfondi  les  difficultés  d'une 
société  assise  sur  une  pareille  base.  Lorsque  l'esclavage  ancien 
a  disparu  ,  vers  le  xii"  siècle ,  il  était  devenu  une  institution 
paternelle,  une  sorte  de  patronat  des  forts  sur  les  faibles,  qui 
garantissait  à  ceux-ci  le  pain  ,  le  vêtement  et  le  gîte  ;  et  en- 
core,  lorsqu'il  s'effaça  peu  i!i  peu,  il  fut  remplacé  par  toutes 
sortes  d'associations  et  de  jurandes  ,  qui  substituaient  leur  pro- 
tection à  celle  du  maîtie.  Le  siècle  dernier,  infatué  de  liberté, 
ou  plutôt  de  révolte,  sans  avoir  calculé  les  chances  de  la  vie 
protégée  et  de  la  vie  libre  ,  abolit  ,  comme  des  entraves  à  la  fé- 
licité humaine,  toutes  les  associations  industrielles  et  com- 
numales ,  qui  étaient  la  garantie  et  la  charte  des  ouvriers  ,  et 

2. 


14  REVUE  DE  PARIS. 

créa  cet  effroyable  abandon  où  la  concurrence  actuelle  les 
plonge. 

L'isolement  des  classes  ouvrières,  c'est-à-dire  l'absolue  néces- 
sité où  est  chacun  de  leurs  membres  de  suffire  à  ses  propres  be- 
soins et  à  ceux  de  sa  famille  ,  et  l'impossibilité  générale  cju'il 
y  a  à  ce  qu'un  homme  gagne  assez  par  son  travail  pour  faire 
vivre  sa  femme  enceinte,  ses  vieux  parents  et  ses  enfants,  est 
donc  la  cause  première,  nécessaire,  permanente,  du  paupé- 
risme; ou,  en  d'autres  termes,  le  paupérisme  provient  d'un 
vice  dans  la  constitution  des  classes  ouvrières. 

Certainement,  on  traiterait  d'extravagant  celui  qui  voudrait 
que  tous  les  apprentis  du  commerce,  de  l'industrie,  des  métiers 
et  des  arts,  s'établissent  immédiatement,  ouvrissent  magasin 
et  travaillassent  pour  leur  propre  compte.  On  lui  dirait  que 
tout  ajiprenli  n'est  pas  capable  de  devenir  maître;  que  tel  a  be- 
soin d'èlre  conduit,  et  tel  autre  retenu;  que  la  prévoyance  ,  la 
modération,  l'habileté,  nécessaires  au  bon  résultat  de  la  vie, 
ne  sont  pas  l'apanage  de  tout  le  monde;  et  que  le  plus  mauvais 
service  qu'on  pût  lendre  aux  enfants ,  aux  vieillards  ou  aux 
insensés,  ce  serait  de  les  laisser  se  conduire  à  leur  guise.  Eli 
bien  !  c'est  pourtant  ce  qui  a  été  fait  pour  les  classes  ouvrières , 
qui  étaient  en  patronat  ou  en  corporation;  on  a  forcé  chacun 
de  leurs  membres  à  s'établir  et  à  devenir  chef  d'atelier  pour  son 
compte,  c'est-à-dire  qu'on  lui  a  enlevé  la  sagesse  qui  le  gui- 
dait, l'appui  qui  le  soutenait,  la  prévoyance  qui  le  nourris- 
sait. 

Il  faut  donc ,  de  quelque  côté  que  l'on  envisage  la  question , 
revenir  toujours  à  ceci  :  c'est  la  condition,  prétendue  libérale  , 
qu'on  a  faite  aux  classes  ouvrières  ,  qui  a  engendré  le  paupé- 
risme; et  le  paupérisme  ne  pourra  jamais  être  ni  diminué,  ni 
supprimé  ,  qu'autant  qu'on  aura  modifié  ou  détruit  la  cause  qui 
l'a  produit  et  qui  l'entretient. 

La  conclusion  à  tirer  de  tout  ceci  est  bien  simple,  et  s'aper- 
çoit au  premier  coup  d'œil  ;  c'est  que  les  instructions  demandées 
aux  préfets  par  M.  de  Rémusat  sont  incomplètes,  et  que,  pour 
bien  connaître  les  pauvres,  il  faut  d'abord  bien  connaître  les 
ouvriers. 

Certes,  c'est  déjà  une  excellente  idée  d'avoir  voulu  faire  exé- 
cuter un  recensement  des  pauvres.  On  saura  au  moins  l'étendue 


RKVUE  DE  PARIS.  15 

du  mal,  et  on  deviendra  sans  doule  d'aulaul  plus  désireux  d'en 
connaître  la  cause. 

Ce  serait  donc  une  (âche  digne  d'un  esprit  jeune  et  élevé, 
comme  celui  de  M.  le  ministre  de  l'intérieur  ,  de  mettre  la  main  , 
si  peu  que  ce  soit,  à  ce  grand  problème  de  l'organisation  du 
travail.  Mais  que  faire?  que  faire  ?  s'écrie-t-on.  Mon  Dieu  !  les 
questions  sont  difficiles  tant  qu'elles  ne  sont  pas  posées.  Ni 
vous ,  ni  moi,  ni  personne,  ne  sait  encore  ce  que  contient 
celle-là;  et  c'est  précisément  pour  cela  que  nous  demandons  à 
M.  le  ministre  de  l'intérieur  de  nous  en  fournir  les  éléments ,  et 
seul  il  les  a  dans  sa  main. 

Il  n'est  pas  possible  de  s'occuper  sérieusement  de  l'orga- 
nisation du  travail ,  sans  avoir  des  renseignements  précis  sur 
certaines  questions  préparatoires  et  fondamentales,  comme 
celles-ci  : 

—  Combien  y  a-t-il ,  en  France  ,  d'ouvriersdetoute  profession 
et  de  chaque  profession  ? 

—  Sur  quels  points  du  territoire  se  trouvent  ces  ouvriers? 

—  Combien  de  journées  ces  ouvriers  font-ils  par  an  et  par 
profession  ? 

.  —  A  quelles  sommes  s'élèvent  les  salaires  généraux  de  ces  ou- 
vriers ,  et  combien  produisent-ils  à  chacun,  par  profession  et 
par  jour? 

—  Combien  y  a-t-il  d'ouvriers  mariés,  combien  de  céliba- 
taires, et  combien  d'enfants  les  ménages  ont-ils  ù  entre- 
tenir? 

—  Quel  est  le  nombre  des  journées  que  font  ces  ouvriers  , 
par  an  et  par  profession? 

Ces  questions  et  quelques  autres  une  fois  bien  résolues,  on 
serait  à  même  de  constater  : 

—  Si  l'ouvrage  manque  aux  ouvriers  ou  si  les  ouvriers  man- 
quent à  l'ouvrage  ; 

—  Si  les  salaires  gagnés  sont  insuffisants  parce  qu'ils  sont 
trop  petits  ,  ou  parce  qu'ils  sont  mal  employés  ; 

En  un  mot,  on  verrait  si  la  pauvreté  des  ouvriers  est  leur 
propre  fait ,  ou  le  fait  de  la  société  ;  et ,  une  fois  arrivée  là  ,  la 
question  serait  aisément  résolue. 

Jusque-là,  les  hommes  de  désordre  feront  des  coalitions  fu- 
nestes, et  les  hommes  d'ordre  des  utopies  inutiles. 


IG  REVUE  DE  PAUIS. 

Pour  soulever  le  monde  ,  Archimède  avait  besoin  d'un  point 
d'a|)pui  ;  pour  résoudre  la  question  du  paupérisme,  il  faut  une 
hase;  il  n'y  a  que  le  gouvcrntment  (jui  puisse  la  fournir;  car 
elle  consiste  dans  une  exacte  connaissance  de  la  situation  des 
ouvriers  en  France. 


A,  Granieu  de  Cassagnac. 


(1) 


Le  recueillement  dont  je  m'étais  pénétré  pour  avancer  dans 
le  bois  des  Rochers  s'y  trouva  hors  de  mise,  et  ne  tint  pas  contre 
les  mille  distractions  que  m'y  apportèrent  le  grincement  lointain 
des  scies,  le  fracas  des  arbres  qui  tombaient  et  les  clameurs 
d'une  multitude  de  voix  assourdies  dans  la  feuillée.  J'avais 
complu  sur  la  solitude,  et  je  tombais  dans  un  lumuKe.  La  scène 
que  j'eus  bientôt  sous  les  yeux ,  et  qui  n'était  autre  qu'une  coupe 
de  bois,  pouvait  bien  à  la  rigueur  ressembler  à  celles  où  M™<=  de 
Sévigné  s'est  représentée  au  milieu  des  arbres  qu'on  abat,  des 
gens  qui  scient ,  d'autre  qui  font  des  bûches ,  d'autres  qui  char- 
gent une  charretie  ,  et  qui  lui  rappelaient  les  sujets  des  vieilles 
tapisseries  où  Ton  peint  l'hiver.  Cependant ,  au  lieu  d'égayer 
ainsi  ce  tableau  ,  je  ne  sais  pour(|uoi  mon  imagination  se  plut  à 
le  rembrunir.  Je  voulus  le  comparer  de  préférence  à  ces  scènes 
de  dévastation  dont  M.  de  Sévigné  fils  ne  ménageait  pas  le  triste 
spectacle  il  sa  mère.  Chaque  coup  de  coignée  retentit  à  mon 
cœur  comme  autrefois  au  sien  :  j'entendis  comme  elle  les  plaintes 
de  ces  dryades  affligées,  de  ces  vieux  sylvains  sans  asile  ;  je  vis 
s'envoler  «  les  anciens  corbeaux  établis  dei)uis  des  siècles  dans 
l'horreur  de  ces  bois  ,  et  les  chouettes  étonnées  de  la  lumière, 
qui  gardaient  un  silence  plus  lugubre  que  leurs  cris.  » 

De  vastes  clairières,  récemment  pratiquées  par  la  hache  dans 
l'épaisseur  des  futaies,  étaient  couvertes  de  huttes  habitées  par 
les  familles  des  bûcherons.  Ce  village  nomade,  que  les  travail- 

(1)  Voj'cz  tomo  VIIT,  pnj-e  296. 


18  REVUE  DE  PARIS. 

leurs  retrouvaient  sur  leurs  pas  à  la  fin  de  chaque  journée,  té- 
moignait de  leur  ingénieux  acharnement  dans  l'œuvre  de  des- 
truction; il  leur  semblait  plus  court  de  camper  sur  le  champ  de 
halaille  même.  J'eus  bien  de  la  peine  à  ne  pas  me  figurer  que  je 
voyais  là  les  quatre  mille  hommes  de  guerredeMM.de  Forbin  et 
de  Vins,  qui  avaient  fait  pendant  si  longtemps  TefFroi  de  IVI™^  de 
Sévigné;  il  ne  fallut  rien  moins  que  la  vue  du  château  pour  me 
distraire  de  ce  tableau  de  désolation. 

Le  chemin  par  lequel  j'arrivais  passe  devant  la  façade  du 
château  ,  longe  le  mur  et  le  fossé  de  ses  grands  parterres  en  ter- 
rasse, et  aboutit  à  une  cour  immense  formée  à  gauche  par  la 
chapelle,  la  porte  en  fer  et  l'aile  principale,  au  fond  par  l'autre 
aile,  à  droite  par  les  écuries  et  par  les  communs.  Ce  fossé  et  ce 
petit  mur  me  réjouirent  l'œil,  je  l'avoue,  car  ils  me  prouvèrent 
que  M.  de  Sévigné  fils  avait  au  moins  exécuté  quelqu'un  des 
projets  de  sa  vie.  H  y  avait  là,  d'ailleurs,  dans  une  niche,  une 
l)onne  Vierge  bretonne,  vêtue  de  riches  couleurs,  et  si  bien 
ombragée  par  deux  branches  de  roses  trémières  sortant  d'une 
gargouille,  qu'on  aurait  aimé  ce  mur  rien  que  pour  ce  coup 
d'œil. 

Le  château,  flanqué  de  cinq  ou  six  tourelles  inégales  dont  les 
toits  élancés  corrigent  son  aspect  massif,  s'élève  sur  une  plate- 
forme au  milieu  d'un  paysage  dont  l'étroit  horizon  est  borné 
en  tous  sens  par  des  ondulations  de  foièls.  Du  reste,  ce  paysage 
et  ce  château  expliquent  à  merveille  la  vie  que  M""^  de  Sévigné 
s'était  faite  à  leur  image.  Le  château  est  gris,  froid,  sobre  de 
sculptures  et  d'ornements  parasites;  le  paysage  est  calme,  uni, 
monotone  ;  point  de  montagnes  escarpées,  de  précipices  abrup- 
tes; i)oint  de  vallées  lascives,  de  plaines  dorées,  de  rivières  ar- 
gentées dans  le  lointain  ;  point  de  ces  beautés  souriantes  ou  ter- 
ribles qui  sont  comme  un  appel  des  passions  de  la  nature  aux 
passions  humaines;  point  de  ces  démons  aux  formes  décevantes 
qui  troublent  la  méditation  de  l'anachorète  dans  le  désert;  rien 
qui  parle  à  l'imagination,  cette  folle.  Tout  s'efface  au  contraire 
pour  laisser  à  la  raison  la  plénitude  de  sa  liberté  et  de  son  ar- 
bitre. La  mélancolie  est  le  seul  égarement  que  la  pensée  y  ait 
à  craindre.  En  un  mot,  j'aurai  tout  dit  :  C'est  une  solitude  jan- 
séniste; il  y  a  du  reflet  de  Port-Royal  aux  Rochers. 

J'avais  mis  pied  à  terre  et  vu  apparaîire  une  habitante  du 


KEVUK  DE  PARIS.  19 

château.  Si  vous  n'avez  point  oublié  à  quel  lyrisme  d'illusions 
je  m'étais  abandonné  en  roule,  vous  concevrez  sans  peine  qu'à 
mon  arrivée  je  n'aie  pas  cessé  brusquement  de  vivre  en  ar- 
rière, et  que,  raltaclié  au  passé  par  tant  de  souvenirs,  j'aie  pu 
décorer  du  nom  d'un  personnage  historique  l'innocente  créa- 
ture qui  se  présenta  la  première  à  mes  yeux.  Un  gentilhomme 
d'un  sens  et  d'un  esprit  immortels,  le  grand  hidalgo  de  la  Man- 
che, a  bien  transfiguré  une  paysanne  en  infante  de  Toboso.  Je 
me  bornai,  moi,  chélif,  à  prendre  la  servante  qui  me  parlait 
pour  Vaimable  Jacquine,  vous  savez  !  celte  Jacquine  qui  se 
cassa  le  bras  en  batifolant  avec  le  laquais  de  M.  de  Coulanges. 

Pandant  qu'elle  s'en  allait,  ma  carte  à  la  main,  solliciter 
pour  moi  l'autorisation  d'être  introduit  dans  le  château,  j'em- 
ployai mon  temps  à  me  dépeindre  la  condition  fâcheuse  à  la- 
quelle M™"  de  Sévigné  a  réduit  à  jamais  tous  les  habitants  des 
Rochers  et  les  inconvénients  de  l'existence  à  laquelle  sont  con- 
damnés en  général  tous  les  propriétaires  de  châteaux  célèbres. 
Pour  eux,  en  effet,  la  liberté  d'aller,  de  venir,  de  s'asseoir,  de 
se  promener,  sans  application,  sans  gène,  tantôt  en  plein  air, 
tantôt  dans  le  salon,  tous  ces  droits  imprescriptibles  de  la  vie 
de  campagne  restent  toujours  inconnus.  S.  toutes  les  heures  du 
jour,  ils  voient  entrer  par  leur  grille  d'honneur,  monter  à  leur 
perron ,  frapper  à  leur  porte  des  gens  qui  ne  se  soucient  pas 
d'eux,  qui  ne  s'enquièrcnt  pas  de  leur  bon  plaisir,  et  qui  vien- 
nent chez  eux  rendre  visite  à  une  mémoire,  à  une  ombre.  Ces 
gens  s'asseyent  dans  tous  les  fauteuils  de  leurs  api)arlemenls, 
salissent  les  parquets,  analysent  le  mobilier  avec  une  curio- 
sité dédaigneuse,  déshonorent  de  leurs  railleries  les  plus  pieu- 
ses reliques  de  la  vie  intérieure,  regardent  oii  en  sont  la  tapis- 
serie, le  livre  et  l'aquarelle  entamés,  et  puis  se  répandent  en 
conquérants  dans  les  parterres  et  dans  le  parc ,  aspirent  le 
plus  doux  parfum  des  fleurs  favorites,  jouissent  des  plus  beaux 
rayons  de  soleil,  des  meilleurs  points  de  vue,  critiquent  sans 
pitié  les  distributions  nouvelles;  et  bienheureux  les  maîtres  de 
ces  résidences  enchantées,  lorsque,  coudoyés  dans  leurs  pro- 
pres allées  par  leurs  hôtes,  ils  ne  les  entendent  pas  s'indigner 
éloquemmenl  contre  leur  vandalisme  et  leur  incurie. 

Je  compris  parfaitement  que  les  victimes  de  cette  tyrannie 
aspirassent  quelquefois  à  s'y  soustraire,  et  je  tremblai  d'être 


20  REVUE  DE  PARIS. 

arrivé  dans  un  moment  où  elles  voulussent  exercer  des  repré- 
sailles. Je  songeai  aussi  qu'alors  même  se  décidail  la  question 
de  mon  admission,  et  que  deux  yeux  cachés  dans  les  plis  de 
quelque  rideau  confrontaient  sans  doute  le  nom  fort  inconnu 
qu'ils  venaient  de  lire  avec  mon  extérieur  de  voyage,  assez  peu 
recommandable. Cette  pensée  me  jeta  dans  un  véritable  malaise 
(  t  me  décontenança  tout  à  fait;  heureusement  je  me  tirai  d'af- 
faire par  une  gaucherie  :  c'est  une  excellente  ressource  qui  ne 
m'a  jamais  manqué,  et  je  sortis  de  ma  poche,  aussi  naturelle- 
ment que  possible,  le  Guide  des  {-^oyarjeurs,  où  je  lus  que  «le 
château  des  Rochers  s'élève  avec  noblesse,  même  avec  une  sorte 
de  grâce,  malgré  sagothicilé.  «  Ce  malgré  ne  semblerait-il  pas, 
en  matière  d'art,  un  texte  aussi  riche  d'argumentalion  que  le 
fut  certain  quoique  de  la  langue  politique  ?  Eh  bien  !  dans  mon 
(rouble,  je  faillis  ne  pas  le  relever,  non  pins  qu'un  autre  témoi- 
gnage des  mêmes  prédilections  de  la  part  du  Guide,  qui  louait 
fort  le  château  d'être  rajeuni  par  un  crépi  neuf. 

Vous  accueillerez  comme  il  vous  plaira  cette  esthétique 
amoureuse  des  crépis  neufs  qui  rajeunissent,  et  impartiale  au 
l'Oint  de  reconnaître  aux  monuments  une  sorte  de  grâee,  — 
malgré  leur  golhicité.  Pour  moi,  je  n'ose  plus  me  prononcer 
depuis  que  j'ai  lu,  mais  lu  !  dans  l'église  de  Carentan,  à  l'en- 
droit le  jikis  apparent  de  la  nef,  l'inscription  suivante  :  «Cette 
église  a  été  entièrement  badigeonnée  par  Colet  en  l'an  1834.» 

Jacquine  était  enfin  revenue  avec  la  permission  de  me  faire 
entrer,  et  je  traversais  à  sa  suite  de  grandes  pièces  qui  mènent 
à  la  chambre  de  M'^^"  de  Sévigné.  Vous  n'attendez  pas  de  moi 
une  peinture  d'intérieur  en  forme  d'inventaire,  pour  laquelle 
je  me  sentirais  peu  de  goût,  et  je  ne  voudrais  pas  donner  un  si 
prompt  démenti  aux  engagements  de  discrétion  que  j'ai  tacite- 
ment contractés  tout  à  l'heure.  Il  faut  pourtant  que  vous  en 
passiez  par  deux  haltes  que  je  me  permis.  N'allez  pas  craindre, 
pour  un  regard  jeté  de  côté,  d'être  changée  en  statue  de  sel, 
madame,  comme  la  femme  de  Lolh,  ou  bien  en  pierre  noire, 
monsieur,  comme  les  princes  Eahman  et  Purviz,  frères  de  la 
princesse  Parizade, 

La  première  de  mes  distractions,  ce  fut  un  chapeau  de  femme 
qui  la  causa  :  un  petit  chapeau  bien  simple,  en  paille  cousue, 
doublé  de  soie  bleue,  avec  la  passe  étroite,  et  sur  laquelle  se 


REVUE  DE  PARIS.  21 

croisaient  !o.i  doux  brides.  E.'i  vdiià  lîien  !oii<î  pour  un  chn- 
poaii.  pensez-vous?  Mais  soiigez  aux  circonstances,  songez  à 
tout.  Depuis  quelques  jours  je  n'en  avais  pas  vu,  je  n'avais  eu 
alFaire  qu'à  des  cliâteaux  et  à  leurs  concierges,  qu'à  des  visa- 
ges do  grandes  routes,  qu'à  des  poussières  visil)les,  visible 
darkness,  et  maintenant  j'élais  dans  le  ciiàteau  de  M™"  de  Sé- 
vign(';  ;  j'avais  là,  devant  moi,  un  petit  chapeau  jeté  sur  une 
chaise  de  l'air  le  i)!us  naturel  du  monde,  et  si  frais,  si  coquet, 
si  gracieux  qu'il  nejjonvait  pas  faire  autrement  que  d'être  à  une 
jolie  femme.  Songez  encore  que  ce  chapeau  est  le  seul  être 
animé  que  j'aie  aperçu  non-seulement  dans  le  salon,  mais  dans 
tout  le  château  des  Rochers,  et  vous  vous  étonnerez  moins  du 
tiiarme  mystérieux  qu'il  garde  encore  dans  mes  souvenirs. 

Cependant  Jacquine  avait  ouvert  plusieurs  portes,  m'avail 
fait  passer  au  pied  d'un  bel  escalier  de  granit  en  forme  de  vis, 
qui  a  pour  caisse  la  four  principale  ou  le  donjon  du  château  ; 
elle  me  laissa  un  instant  sur  le  seuil  d'une  vaste  cuisine  ,  où  je 
ne  vis  qu'une  chose:  mais,  s'il  vous  plaît,  quelle  chose  !  une 
cafetière  sur  une  table  !  une  cafetière  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions  !  aux  Rochers  !  et  cent  quarante  ans  après  la  mort 
(ie  W"^  de  Sévigné,  et  je  ne  sais  combien  de  temps  après  son 
fameux  jugement  :  Racine  passera  comme  le  café  !  Je  voyais 
là  une  cafetière,  et  le  matin  même  j'avais  lu  dans  un  journal 
de  riUe-et-Vilaine  que  la  dernière  recette  d'Jmlromaque  à 
Paris  s'était  élevée  au  chiffre  oriental  et  fabuleux  de  G, 000  francs! 
C'était  bien  de  quoi  justifier  le  nouveau  ravissement  où  je 
m'égarai. 

On  a  fait  un  fort  grand  crime  à  M"""  de  Sévigné  de  Terreur 
de  sa  double  appréciation.  On  a  eu,  selon  moi,  grand  tort. 
Racine  et  le  café  étaient,  en  effet,  deux  questions  qui  s'agitaient 
de  son  temps,  et,  sans  trancher  l'une  ni  l'autre,  elle  a  bien  pu 
émettre  sur  chacune  d'elles  une  opinion  rigoureuse  qui  n'était 
pas  son  dernier  mot.  .le  me  fais  fort  de  le  prouver. 

Et  d'aboi'd  faisons  justice  de  la  question  hygiénique,  la  ques- 
tion littéraire  aura  son  tour.  Où  at-on  vu  cpie  M""=  de  Sévigné 
ait  prononcé  sur  le  café  un  anathème  irrévocable?  Ses  lettres 
n'en  témoignent  rien  ;  elles  établissent  seulement  le  fait  d'une 
rivalité  perpétuelle  entre  le  café  et  le  chocolat  dans  les  préfé- 
rences de  la  marquise.  11  est  certain  que  cette  lutte  eut  pour 
9  3 


22  REVUE  DE  PARIS. 

cliacim  des  deux  rivaux  ses  chnncos  et  ses  allernatives.  Ils  pas- 
sèrent tour  h  tour  par  de  bonnes  et  de  mauvaises  fortunes  ;  ils 
connurent  l'un  et  l'autre  les  jours  de  faveur  et  les  jours  de  dis- 
grâce; mais  nul  ne  peut  dire  que  le  café  ait  été  sacrifié  dans  ce 
combat,  où  il  n'eut  pas  de  si  rudes  assauts  à  supporter  que  son 
adversaire. 

Écoutez,  en  effet,  ce  que  dit  la  marquise  à  M""^  de  Grignan, 
pendant  que  le  chocolat  se  flatte  de  subjuguer  la  mère  en 
triomphant  auprès  de  sa  fille  :«Mais  le  chocolat,  qu'en  dirons- 
nous  ?  N'avez-vous  point  peur  de  vous  brûler  le  sang?  Tous  ces 
effets  si  miraculeux  ne  nous  cacheront-ils  pas  quelque  embra- 
sement? Dans  l'état  où  vous  êtes,  ma  chère  enfant,  rassurez- 
moi,  car  je  crains  ces  mêmes  effets.  J'ai  aimé  lechocolat,  comme 
vous  savez;  il  me  semble  qu'il  m'a  brûlée.  »  Et  comme  si  ce  n'en 
était  pas  assez  pour  le  ruiner  dans  l'esprit  de  sa  lîlle,  elle  me- 
nace M""'  de  Grignan,  qui  est  grosse,  du  sort  de  M""'  de  Coetlo- 
gon.  «La  marquise  de  Coellogon  prit  tant  de  chocolat,  étant 
grosse  l'année  passée,  qu'elle  accoucha  d'un  petit  garçon  noir 
comme  un  diable,  qui  mourut.» 

Voilai  qui  paraît  déj;"»  décisif,  ce  n'est  rien  encore.  Je  veux 
anéantir  d'un  seul  mot  les  absurdes  accusations  contre  le  goût 
de  M'"'' de  Sévigrié.  Non-seulement  le  café  n'a  pas  à  se  plaindre 
de  la  place  qu'il  occupa  dans  l'opinion  de  la  marquise;  mais  il 
lui  doit  une  éternelle  reconnaissance  pour  les  bienfaits  dont  elle 
l'a  comblé.  Il  avait  des  défauts,  c'est  elle  qui  l'en  a  corrigé; 
c'est  à  elle  qu'il  doit  vraiment  sa  vie  et  son  immortalité;  c'est 
grâce  â  elle  qu'il  ne  passera  pas.  En  voici  la  preuve  donnée  par 
elle-même  :i<Nous  avons  ici  de  bonlail  etdebonnes  vaches;  nous 
sommes  en  fantaisie  de  faire  bien  écrémer  ce  bon  lait  et  de  le 
mêler  avec  du  sucre  et  de  bon  café.  Ma  chère  enfant,  c'est  une 
très-jolie  chose,  et  dont  je  recevrai  une  grande  consolation  ce 
carême.  Du  Bois  l'approuve  pour  la  poitrine  et  pour  le  rhume. 
JN'aimerez-vous  pas  ce  Im'l  cafcté  ou  ce  café  lailé?^^  L'autorité 
de  ce  passage  n'est  pas  contestable,  on  en  conviendra.  Ainsi, 
qu'une  Médicis  ait  introduit  parmi  nous  la  décoction  des  fèves 
de  moka,  il  se  peul;  mais  c'est  M"'°  de  Sévigné  qui  a  inventé  le 
café  au  lait,  et  je  ne  revendiiiue  pas  comme  un  médiocre  hon- 
neur d'être  le  premier  peut-être  à  lui  en  restituer  le  mérite. 

Il  me  sera  tout  aussi  aisé  d'expliquer  la  question  littéraire  à 


REVUE  DE  PARIS.  ?5 

Pavanlage  de  M'""  de  Sévigné.  Mais  on  voudra  bien  admettre 
d'abord  qu'il  lui  était  permis  de  se  tromper  dans  un  jugement 
trop  tôt  porté,  sans  élre  pour  cela  plus  coupable  qu'une  autre. 
M'"e  de  Sévigné  n'a  jamais  professé  l'infaillibilité  dans  la  cri- 
tique ;  et  rappelous-nous-le  ,  en  écrivant  ses  lettres ,  elle  a  fait, 
de  la  critique,  de  la  pbilosojdiie,  de  l'bistoire,  de  la  rêverie,  de 
tout;  elle  a  fait  des  cliefs-d'œuvre  au  jour  le  jour,  comme 
M.  Jourdain  faisait  de  la  prose,  sans  s'en  douter.  Je  ne  répon- 
drais pas  qu'en  les  écrivant  elle  ne  songeât  pas  un  peu  à  toutes 
ces  dames  qui  s'envoyaient  demander  par  leurs  laquais  la  der- 
nière lettre  de  M""'  de  Sévigné  sur  le  mauvais  faneur  Picard 
ou  sur  les  petiles  juments;  mais  à  coup  sûr  elle  ne  prévoyait 
pas  la  postérité. 

Que  lui  reproche-t-on,  après  tout?  Vis-à-vis  de  Corneille  ar- 
rivé au  comble,  c'est-à-dire  au  déclin  de  sa  gloire,  s'élevait  un 
jeune  rival,  que  la  voix  publique  commençait  à  lui  opposer. 
Toute  celle  belle  et  intelligente  cour  de  Louis  XIV  s'élait  par- 
tagée entre  les  deux  maîtres  de  la  scène  tragique.  Le  nouveau 
venu  faisait  vivie  un  peuple  de  héros,  moins  désespérants  et 
moins  surhum:iins  que  ceux  de  son  rival.  Galants,  amoureux  et 
d'une  fierté  tempérée  par  beaucoup  de  tendresse  et  de  soupirs, 
ils  ne  rencontraient  plus  de  ces  sauvages  Cliimènes  qui  chéris- 
sent leur  devoir  autant  que  leur  amant.  Le  langage  qu'ils  par- 
laient, eux  et  leurs  princesses,  avait  été  murmuré  dans  les  bos- 
quets de  Versailles,  entendu  derrière  les  charmilles.  C'était 
l'amour,  rien  que  l'amour;  vraiment  le  devoir  n'eiit  pas  été  un 
fâcheux  si  osé  que  d'y  mêler  sa  voix  aigre.  Le  jeune  roi,  se- 
crètement ravi  de  celle  divinisation  de  ses  faiblesses,  les  jeunes 
courtisans,  tout  ce  qu'il  y  eut  de  jeune  enfin  fut  pour  Racine. 
L'heureux  poète  rallia  encore  à  lui  ces  éternels  Athéniens,  qui 
avaient  autrefois  voté  l'ostracisme  d'Aristide,  parce  ([u'ils  s'en- 
nuyaient de  l'entendre  toujours  appeler  le  juste,  et  qui  s'en- 
nuyaient maintenant  d'entendre  toujours  appeler  Corneille  le 
grand  Corneille. 

Je  viens  tout  à  l'heure  de  placer  Louis  XIV  à  la  lêle  du  parti 
qui,  du  vivant  de  Corneille,  couronna  un  nouveau  prince  delà 
scène.  Il  faudrait  bien  se  garder  d'allribuer  seulement  à  la  re- 
connaissance d'un  cœur  flatté  d;ins  ses  penchanls  !a  ])rédilec- 
lion  que  le  roi  marqua  pour  le  plus  jeune  des  deux  rivaux.  11  y 


24  UEVUE  DE  PAWS. 

eut  sans  doute  bien  des  taches  qui  obscurcirent  l'éclat  de  celle 
lïrande  carrière;  mais  ce  n'est  pas  aux  faiblesses  de  l'homme 
qu'on  peut  demander  compte  des  actes  du  roi.  Louis  se 
laissa  distraire  par  ses  passions;  il  ne  leur  permit  pas  de  le  con- 
duire. 

Quand  bien  même  il  n'aurait  pas  trouvé  dans  le  prétendant 
qu'il  fit  roi  tout  ce  qu'il  fallait  de  génie  pour  justifier  ses  pré- 
férences, il  aurait  encore  résisté  à  l'ascendant  de  Corneille,  en 
cela  soutenu  par  ce  sens  admirable  qui  lui  fit  rarement  déTaut 
et  qui  lui  tint  lieu  de  science  apprise.  Corneille  en  effet ,  génie 
fougueux,  aux  libres  allures,  mal  discipliné  par  Aristote  ,  Cor- 
neille qu'admirait  si  fort  le  grand  Coudé,  devait  partager  la 
disgrâce  secrète  dans  laquelle  M,  le  prince  fut  toujours  auprès 
du  roi. 

On  s'est  souvent  étonné  de  la  froideur  que  Louis  XIV  n'a  pas 
cessé  de  témoigner  à  ses  deux  plus  grands  généraux  ,  Turenne 
et  Coudé,  et  on  a  voulu  l'expliquer  par  une  jalousie  mesciniiie, 
au  lieu  de  songer  à  sa  cause  légitime  et  nécessaire.  Ce  n'était 
pas  au  vainqueur  de  Lens  et  de  Uocroi,  et  au  vainqueur  de  l'Al- 
sace et  du  Palatinat,  que  Louis XIV  refusait  sa  reconnaissance; 
mais  le  fondateur  de  la  monarchie  absolue  voyait  aussi  en  eux 
les  deux  chefs  de  la  Fronde.  Le  roi  se  souvenait  de  sa  minorité 
vagabonde  promenée  dans  les  campagnes,  et  du  temps  où  il 
frappait  en  vain  à  la  porte  des  villes,  du  fond  desquelles  ses 
sujets  traitaient  avec  l'Espagne  et  avec  M.  l'archiduc.  Après 
leur  soumission  qu'il  agréa ,  il  ne  cessa  pas  de  surveiller  leur 
repentir.  Aussi  eurent-ils  part  à  ses  grâces,  jamais  à  sa  faveur. 
Un  dernier  mol  me  permettra  de  mieux  définir  encore  la  po- 
sition qu'il  leur  laissa  :  il  leur  pardonna  toujours.  Or  ,  le  poète 
l)0ur  lequel  se  passionnait  en<;ore  l'admiration  des  héros 
repentants,  ne  pouvait  pas  plus  qu'eux  être  innocent  à  ses 
yeux.  Corneille  resta  comme  eux  pour  Louis  XIV  un  glorieux 
révolté. 

En  se  prononçant  pour  Corneille  ,  M™'=  de  Sévigné  ne  faisait 
que  se  conserver  fidèle  à  toutes  les  sympathies,  à  toutes  les  lia- 
bitudes  d'admiration  de  sa  vie.  Elle  était  en  effet  de  la  vieille 
cour  et  appartenait  à  une  génération  dont  les  goûts,  les  études 
ou  les  plaisirs  ,  n'étaient  plus  ceux  du  jour.  Les  principes 
qu'elle  avail  puisés  dans  son  éducation  et  au  sein  d'une  noblesse 


REVLE  DE  PARIS.  25 

provinciale,  fière  et  Ijautaine,  qui  rêvait  encore  d'indépendance 
après  Riclielieii ,  son  amour  du  {ïrandiose,  qui  lui  faisait  sup- 
porter jusqu'à  la  lecture  de  Clélie  et  de  Cléopâlre,  ce  culte  du 
dévouement  et  du  sacrifice  qu'elle  pratiqua  si  admirablement 
comme  mère  ,  et  en  générai  celte  admiration  des  vertus  surna- 
turelles et  des  efforts  démesurés,  qui  devait  être  pour  elle, 
comme  précieuse  ,  un  article  de  foi  littéraire  ,  enfin  une  foule 
de  façons  de  voir  et  de  sentir  qui  n'étaient  plus  à  l'air  nouveau 
de  la  cour,  s'accommodaient  précisément  des  formes  et  des  al- 
lures du  g>énie  de  Corneille,  qui  leur  donnait  satisfaction  sur 
tous  les  poiuls. 

Il  arriva  alors  à  Corneille  ce  qui  devait  arriver  plus  lard  à 
Louis XIV  :  il  lesta  grand  après  Bérénice ,  après  ses  autres  dé- 
faites, comme  Louis  après  les  batailles  d'Hochstedt,  de  Ramil- 
Iies,deTurinetd'Audenarde;iI  perditdu  terrain  sans  désespérer 
de  sa  nionarcbie.  La  défense  fut  vive  comme  l'était  l'attacpie.Les 
rangs  de  son  armée  se  serrèrent,  et  M""=  de  Sévigné  fut  son 
Villars;  elle  lui  gagna  des  journées  de  Denain.  Dans  Tempor- 
teraent  du  combat,  elle  ne  mesura  pas  toujours  ses  coups j  ce 
fut  sur  le  champ  de  bataille  de  Bajazet  qu'elle  frappa  les  plus 
forts. 

Il  n'était  bruit  autour  d'elle  que  de  celte  tragédie.  M.  de  Tal- 
lard  avait  dit  qu'elle  est  autant  au-dessus  des  pièces  de  Cor- 
neille que  celles  de  Corneille  sont  au-dessus  de  celles  de  Boyer. 
«  Voilà  ce  qui  s'appelle  louer,  ajoute  M™'  de  Sévigné  ;  il  ne  faut 
point  tenir  les  vérités  captives.  »  Et, 

Du  bruit  de  Dajazet  son  âme  iinportunéo 

fil  qu'elle  voulut  aller  à  la  comédie.  Elle  y  alla  et  s'y  divertit 
si  fort  qu'elle  y  aurait  souhaité  sa  fille  comme  à  l'ordinaire. 
Elle  voulut  au  moins  lui  faire  juger  du  coup  d'œil  qu'elle  per- 
dait. Quelques  traits  y  suflirenl;  mais  on  y  reconnaît  le  crayon 
d'un  maître.  «Vous  auriez  vu  les  anges  devant  vous,  et  la  Bor- 
deaux qui  était  habillée  en  petite  mignonne.  31.  le  duc  était  der- 
rière, Pomenars  au-dessus  ,  avec  les  laquais  ,  son  nez  dans  son 
manteau  ,  parce  que  le  comte  de  Créance  le  veut  faire  pendre  , 
quelque  résislance  qu'il  y  fasse  ;  tout  le  bel  air  était  sur  lo 

3. 


26  REVUE  DE  PARIS. 

théâtre  :  le  marquis  de  Villeroi  avait  un  habit  de  bal  ;  le  comte 
de  Guiche  ceinturé  comme  son  esprit,  tout  le  reste  en  bandits.» 
Bajazet  lit  pleurer  la  marquise.  Sa  belle-fille  (la  Champmêlé) 
lui  parut  la  plus  uiiraculeusemenl  bonne  comédienne  qu'elle 
eût  jamais  vue,  et  Bajazet  lui  parut  beau,  mais  si  fort  au-des- 
sous des  belles  comédie  de  Corneille,  qu'elle  fut  tentée  de  se 
servir  du  jugement  de  M.  de  Tallard  en  le  retournant  contre 
Racine. 

Lorsque  M'""  de  Grignan  eût  lu  Bajazet  et  partagé  son  avis, 
elle  ne  se  conliut  plus.  11  paraît  que  dans  l'intervalle  la  querelle 
s'élall  animée.  «  Je  voulais ,  dit-elle ,  vous  envoyer  la  Champ- 
mêlé pour  vous  réchauffer  la  pièce...  Il  y  a  des  choses  agréa- 
bles, mais  rien  de  parfaitement  beau,  rien  qui  enlève,  point 
de  ces  tirades  de  Corneille  qui  font  frissonner.  Ma  fille,  gardons- 
nous  bien  de  lui  comparer  Racine,  sentons-en  toujours  la  diffé- 
rence; les  pièces  de  ce  dernier  ont  des  endroits  froids  et  faibles, 
et  jamais  il  n'ira  plus  loin  i[u'Andro»iaque.  Bajazet  est  au- 
dessous  ,  au  sentiment  de  bien  des  gens  ,  et  au  mien  ,  si  j'ose 
me  citer.  Racine  fait  des  comédies  pour  la  Champmêlé,  ce  n'cit 
pas  pour  les  siècles  à  venir.  Si  jamais  il  n'est  plus  jeune  et 
qu'il  cesse  d'être  amoureux,  ce  ne  sera  plus  la  même  chose. 
Vive  donc  notre  vieil  ami  Corneille!  pardonnons-lui  de  mé- 
chants vers  en  faveur  des  divines  et  sublimes  beautés  qui  nous 
transportent  :  ce  soni  des  traits  de  maître  qui  sont  inimitables. 
Despréau.ren  dit  encore  plus  que  moi  ;  et  en  un  mot,  c'est  le 
bon  goût,  tenez-vous  y.  » 

Il  y  a  là  ,  je  l'avoue  ,  d'étranges  erreurs  et  des  prévisions  té- 
méraires que  le  temps  a  bien  démenties;  on  les  relèvera  à  loisir. 
Pour  moi ,  je  vais  me  mettre  fort  à  l'écart.  Je  liens  pour  bon  le 
parti  de  M.  Jourdain  de  ne  pas  aller  se  fourrer  dans  la  bagarre, 
pour  recevoir  (luelque  coup  qui  lui  ferait  mal.  Je  ne  me  jetterai 
pas  à  l'étourdie  sous  les  pieds  de  combattants  qui  m'écrase- 
raient sans  m'apercevoir.  Mais,  sous  l'énorme  et  injuste  exagé- 
ration de  M""'  de  Sévigné,  n'est-il  pas  possible  de  retrouver  les 
éléments  d'une  ai)préciation  plus  vraie?  Que  l'on  se  récrie 
contre  le  blasphème,  soit  ;  mais  qu'on  ne  le  dédaigne  pas  trop. 
11  y  a  toujours  quel(|ue  chose  de  vrai  au  fond  de  l'erreur 
d'un  espiit  comme  celui  de  M'"^  de  Sévigné  ;  et,  pour  avoir  une 
fois  gravement  failli  dans  l'entraînement  de  la  passion,  est-ce  à 


REVUE  DE  PARIS.  27 

dire  qu'il  faille  condamner  sans  procès  loule  une  iulelligenco 
qui  jugeait  assez  bien  d'ailleurs  Corneille,  La  Fontaine,  Molière, 
Pascal  et  Bossuet?  Quel  critique  assez  infaillible  lui  jeltera  donc 
la  preuiière  pierre?  Et  i)uis ,  qu'on  y  prenne  garde,  M"'"=  de 
Sévigné  n'est  pas  seule  de  son  avis  ;  il  y  a  quelqu'un  qui  en  dit 
encore  plus  qu'elle  :  ce  quelqu'un,  c'est  l'arbitre  du  goût,  c'est 
le  législateur  du  Parnasse,  c'est  le  maîlre-juré  de  l'art  et  de  la 
critique  ,  c'est  Despréaux.  Qu'on  s'attaque  à  celui-là  ,  si  l'on 
veut  ;  mais  c'est  une  méchante  affaire  que  je  ne  me  mettrai  pas 
sur  les  bras. 

Tout  en  restant  fidèle  à  l'engagement  que  j'ai  pris  de  ne  pas 
intervenir  dans  de  si  grandes  querelles,  je  ne  puis  m'empêcher 
de  soumettre  ici  une  pensée  qui  m'est  venue  sur  ce  chapitre 
délicat,  et  par  laquelle  je  m'explique  la  partialité  hostile  et  pas- 
sionnée que  M^'^de  Sévigné  témoigna  longlemjjs  contre  Racine 
et  contre  Boileau  lui-même.  Je  ne  livre  pas  cette  confidence 
sans  un  certain  effort  de  courage  ,  car  elle  va  montier  sous  un 
jour  imprévu  peut-être  deux  personnages  pour  les(iuels  on 
professe  un  singulier  lespect ,  à  ne  les  voir  depuis  longtemps 
que  dans  la  pompe  de  leurs  œuvres  et  dans  leurs  majestueux 
portraits. 

On  sait  combien  fut  dissipée  la  jeunesse  de  M.  de  Sévigné 
fils ,  et  quels  nombreux  sujets  de  chagrin  il  donna  à  sa  mère 
par  ses  folles  dépenses ,  ses  équipées  ,  ses  amours  et  ses  mau- 
vaises connaissances.  Il  m'en  coûte  de  l'avouer,  mais  au  pre- 
mier rang  de  ces  mauvaises  connaissances,  c'est  toujours  Racine 
et  Boileau  que  cite  la  marquise.  Les  deux  poètes  jouent  dans 
ses  lettres  un  rôle  peu  conforme  à  la  position  qu'ils  occupent 
dans  le  grand  siècle.  Je  demande  pardon  de  celle  irrévérenci; , 
mais  il  faut  se  figurer,  d'après  U'""  de  Sévigné,  l'austère  Des- 
préaux et  le  tendre  Racine  ailleurs  que  dans  leur  apothéose  de 
Versailles.  Il  faut  aussi  voir  en  eux  ,  quelque  diflîcullé  qu'on  y 
fasse,  les  compagnons  de  fredaines  du  marquis  Charles  de 
Sévigné,  courant  avec  lui  les  ruelles ,  vivant  avec  lui  dans  un 
pêle-mêle  de  Ninon  et  de  Champmèlé,  de  courtisane  et  de  co- 
médienne, soupant  avec  lui  en  divers  endroits,  et,  qui  pis  es(  . 
ne  payant  pas  leur  écol  !  Voilà  une  vilaine  contenance.  Assurez- 
vous  bien  pourtant  que  je  ne  hasarde  rien,  que  je  ne  suppose 
pas.  En  matière  d'accusation  aussi  grave ,  il  n'y  a  qu'à  citer  : 


25  REVUE  DE  PARIS. 

«  Votre  frère,  écrit  la  marquise  à  sa  fille,  est  à  Saiiil-Germain  , 
entre  Ninon  et  une  comédienne,  et  Despréaux  sur  le  tout.  Nous 
lui  faisons  une  vie  enragée.  »  Et  ailleurs  :  «  Qu'elle  est  dange- 
reuse, celte  Ninon  !  Il  a  de  plus  une  petite  comédienne,  et  tous 
les  Despréaux  et  les  Racine  ,  et  paye  les  soupers  !  Enfin  ,  c'est 
une  vraie  diablerie.  »  J'imagine  que  vous  n'en  demandez  pas 
davantage.  Quant  à  moi,  je  suis  trop  embarrassé  de  mon  succès 
pour  songer  à  le  poursuivre. 

Il  nous  suffit  de  savoir  que  Racine  et  Boiieau  furent  long- 
temps les  plus  terribles  des  dragons  qui  tourmentaient  la  mar- 
quise dans  la  solitude  des  Rochers  ;  qu'elle  eut  lieu  de  les  con- 
sidérer comme  de  mauvais  sujets  qui  dérangeaient  son  fils  et 
auxquels  elle  imputait  ses  désordres;  car  i!  était  tout  ce  qu'il 
plaisait  aux  autres,  d'une  faiblesse  à  faire  mal  au  cœur,  et  un 
abîme  de  je  ne  sais  pas  quoi.  Apres  cela,  est-il  étonnant  qu'elle 
ait  exercé  sur  eux  sa  critique  avec  le  souvenir  de  ses  griefs  de 
mère  de  famille,  et  qu'elle  ait  gardé  rancune  à  leur  talent  des 
torts  de  leur  conduite?  L'aversion  qu'elle  leur  avait  vouée  fut 
durable  et  reparut  en  plusieurs  rencontres.  Lorsque  le  roi  les 
eut  chargés  d'écrire  son  histoire,  il  est  curieux  de  voir  comme 
elle  s'en  donna  à  cœur  joie  avec  son  cousin  Bussy  sur  le  compte 
des  poètes  historiographes  qui  suivent  la  cour,  tout  ebaubis  ,  à 
pied,  l'i  cheval,  dans  la  boue  jusqu'aux  oreilles,  couchant  poéti- 
quement aux  rayons  de  la  belle  maîtresse  d'Endymion.  Ah!  ce 
n'est  pas  à  ces  bourgeois  qu'elle  aurait  confié  son  histoire  si 
elle  avait  été  le  maître.  Des  i)oetes  historiens!  Ces  gens-là  dé- 
créditent les  vérités,  quand  il  leur  en  échappe,  et  il  n'y  a  qu'à 
leur  prédire  qu'ils  lonibei  ont  bientôt ,  comme  Nogent  et  l'An- 
geli.  Vingt  ans  plus  tard,  il  fallut  encore  l'enivrement  de  Saint- 
Cyr,  la  belle  place  d'honneur  qu'elle  occupait ,  et  surtout  la 
présence  du  roi ,  pour  que  M'"'  de  Sévigné  écoulât  Esther  avec 
une  attention  qui  fut  remarquée  et  de  certaines  louanges  sour- 
des et  bien  placées  qui  n'étaient  pas  peut-èlre  sous  les  fonlau- 
ges  de  toutes  les  dames! 

J'avais  à  cœur  de  consigner  ici  ces  observations,  qui  tendent 
à  expliquer  comment  la  marquise  a  pu,  sans  crime,  se  permettre 
celte  fameuse  phrase  :  Racine  passera  comme  le  café.  Il  ne  me 
reste  qu'un  mot  à  ajouter  à  la  décharge  de  M""  de  Sévigné  : 
c'est  qu'elle  ne  l'a  jamais  dile. 


REVUE  DE  PARIS,  29 

Vous  plaignez  vivement ,  je  n'en  doute  pas,  l'infortunée  qui 
m'attendait,  ses  clefs  à  la  main,  si  vous  pensez  que  je  l'aie  re- 
tenue sans  propos  devant  une  cafetière  aussi  longtemps  que  je 
vous  en  ai  infligé  le  supplice.  Je  ne  sais  ce  que  ma  contempla- 
tion dura  de  temps;  mais ,  lorsque  j'en  sortis,  la  ligure  de  mon 
guide  ne  me  parut  exprimer  qu'une  légère  compassion;  elle 
put  croire  que  je  n'avais  pas  déjeuné. 

Un  instant  après,  j'entrais  dans  la  chambre  de  M™<^  de  Sé- 
vigné. 

Quelque  fervente  que  fiit  l'admiration  qui  m'avait  soutenu 
dans  le  difficile  accomi)lissemeut  d'une  entreprise  dont  je  voyais 
enfin  le  terme  et  le  but,  le  bonheur  qui  s'empara  de  moi  dépassa 
celui  que  je  m'étais  arrangé  d'avance.  Un  péierin  ne  s'agenouille 
pas  avec  plus  de  joie  dans  la  chapelle  et  devant  le  saint  de  sa 
dévotion.  Je  n'avais  |)as  soupçonné  la  valeur  incomparable  que 
le  souvenir  de  la  maïquise  donnerait  à  ces  lieux  qu'elle  avait 
liabités,  h  ces  meubles  (ju'elle  avait  touciiés,  à  toutes  ces  choses 
qui  avaient  été  de  son  inlimilé.  J'allais  avidement  de  Tune  à 
l'autre.  Je  suivais  les  formes  contournées  du  lit,  de  la  bergère, 
des  fauleuils  ,  du  canapé  ,  rtvélus  de  simples  peintures  grises. 
Je  frôlais  la  courtine  du  lit,  la  tenlure  des  rideaux;  je  découviis 
obstinément  sous  les  housses  l'éloffe  de  l'ameublement.  Je  fis, 
en  tournant  sur  moi-même,  le  tour  d'un  petit  cabinet  pratiqué 
dans  une  tourelle,  sinon  dans  l'épaisseur  de  la  muraille,  et  qui 
contenait  encore  les  menus  ustensiles  et  les  boîtes  de  toilette  de 
cette  mèie  beauté.  Je  me  souviens  que  c'était  bien  simple  ;  du 
ferblanc  recouvert  de  peinture  (jui  imitait  la  laque  rouge.  J'al- 
lais, je  venais;  du  doigt ,  de  l'œil ,  je  touchais  à  tout.  En  vérité, 
nous  avons  beau  faire  les  blancs  et  les  forts,  nous  .sommes  plus 
nègres  que  nous  ne  pensons  ,  et  de  près ,  de  loin  ,  il  nous  faut 
toujours  en  venir  à  l'adoration  des  fétiches. 

L'aimable  Jacquine  ,  visiblement  flattée  de  l'ardeur  curieuse 
qu'elle  lisait  dans  mes  yeux,  ouvrit  un  secrétaire,  où  mes  regards 
se  plongèrent  avidement  et  dont  ils  eurent  en  un  instant  fouillé 
toute  la  profondeur.  Elle  en  tira  un  livre  revêtu  de  parchemin 
et  sur  lequel  elle  m'invita  à  inscrire  mon  nom.  Je  ne  hais  pas, 
à  dire  vrai,  la  coutume  de  ces  albums,  et  ce  n'est  jamais  sans 
plaisir  que  j'ai  feuilleté  leurs  pages.  Si  l'on  veut  y  chercher  un 
reflet  des  impressions  de  tous  ceux  qui  s'y  sont  inscrits,  on 


30  REVUE  DE  PARIS. 

peut ,  je  Pavoue  ,  ne  retirer  de  leur  lecture  que  de  très-médio- 
cres fruits  ;  mais  il  y  a  d'autres  bénéfices  plus  réels  qu'ils  réus- 
sissent à  procurer  ,  un  autre  but  qu'ils  atteignent  sans  y  pré- 
tendre peut-être,  et  dont  on  leur  sait  plus  de  gré.  C'est,  à  mes 
yeux  du  moins,  de  réunir  par  les  liens  d'un  souvenir  commun 
tous  les  visiteurs  qui  se  succèdent  dans  une  même  résidence  ; 
c'est  de  créer  entre  eux  une  sorte  de  solidarité  d'autant  plus 
acceptée  qu'elle  n'entraîne  après  elle  ni  droits  ni  devoirs; 
c'est  de  donner  aux  noms  propres  un  lieu  de  rendez-vous  où 
ceux  qui  sont  amis  se  retrouvent  et  se  saluent ,  et  où  ceux  qui 
s'ignoraient  se  choisissent  et  se  rapprochent  en  vertu  des  lois 
mystérieuses  de  la  sympathie.  Pour  apprendre  le  secret  de  ces 
affinités  et  le  charme  presque  magnétique  qu'il  y  a  dans  ces 
rencontres  de  noms,  il  n'est  pas  nécessaire  d'être  monté  sur  le 
Carmel  ou  de  s'être  assis  dans  la  cellule  de  l'ermite  du  mont 
Vésuve.  Il  suffît  pour  cela  de  sortir  de  chez  soi  et  de  s'effrayer 
de  son  isolement  à  quelques  pas  de  sa  maison,  de  sa  famille  et  de 
ses  amis. 

Parmi  la  foule  confuse  qui  couvrait  les  pages  de  l'album ,  je 
rencontrais  parfois  le  nom  d'un  ami.  Il  me  semblait  alors  que 
c'était  lui  qui  allait  me  parler  et  me  reconnaître.  Les  indifférents 
eux-mêmes,  dans  cette  revue,  avaient  le  don  de  me  réjouir.  On 
ne  saura  jamais  bien  tout  ce  qui  se  cache  d'enfantillage  et  de 
niaiseries  dans  les  cervelles  humaines.  La  lecture  d'un  album 
peut  cependant  donner  sur  ce  point  des  indications  profitables. 
Ce  qu'il  y  a  de  moins  spontané  dans  l'esprit  est  apparemment  le 
discernement  et  le  goût.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  le  très- 
petit  nombre  des  signatures  qu'on  peut  lire  couramment ,  sans 
se  heurter  contre  une  rime,  un  héraisticjie  ou  d'autres  velléités. 
La  plupart  des  gens  qui  signent  éprouvent  l'invincible  besoin 
d'accoler  quelque  chose  à  leur  nom  patronymique,  et,  ne  sachant 
quoi  mettre ,  ils  écrivent  une  pensée.  Vous  jugez  où  cela  en- 
traine. L'album  des  Rochers  aurait  donc  pu  à  différents  titres 
me  laisser  d'agréables  et  amusants  souvenirs ,  si  je  n'avais 
pas  fait  une  découverte  qui  me  causa  subitement  une  tout  autre 
impression.  Ce  livre  ,  avec  sa  reliure  grossière  de  parchemin, 
avec  son  papier  gris  et  le  rouge  jauni  de  sa  tranche,  était  plus 
précieux  que  le  plus  riche  assemblage  de  vélin  ,  de  moire  et  de 
velours.  C'était  un  livre  de  comptes  de  la  marquise  ,  et  on  en  a 


REVUE  UE  PARIS.  31 

fait  un  album  !  A  la  sui(e  de  !'écri(ure  de  M'""  (ie  Sévigné  ,  le 
premier  venu  peut  lourdement  épaier  sa  griffe  ;  elle  avait  assez 
montré  d'horreur  pour  les  méchantes  compagnies  ,  sa  vie 
durant  ;  la  piété  commandait  bien  qu'on  lui  eu  épargnât  la  gêne 
et  le  supplice  après  sa  mort. 

L'album  une  fois  feuilleté ,  le  secrétaire  tout  entier  me  fut 
ouvert:  je  pus  examiner  le  contenu  des  tiroirs  et  m'exalter  en 
toute  liberté  devant  les  objets  qui  les  garnissaient  :  ils  avaient 
tous  appartenu  à  M™^  de  Sévigné.  A  chaque  doute  que  j'émet- 
tais, mon  aimable  Bretonne  prenait  soin  de  me  rassurer  sur 
leur  précieuse  origine.  D'exiase  en  extase,  elle  me  trouva  con- 
venablement disposé  à  l'appréciation  du  joyau  le  plus  riche  de 
récrin  ;  et  avec  un  mystérieux  sourire  qui  gardait  la  conscience 
de  la  grâce  privilégiée  qu'elle  m'accordait ,  elle  lira  lentement 
d'une  place  réservée  quelque  chose  qu'elle  me  présenta  ;  ce 
n'était  rien  moins  que  le  grand  cachet  de  M™»  de  Sévigné.  Je 
vous  laisse  ù  juger  du  désordre  dans  lequel  me  jeta  sa  vue. 
Pour  un  indifférent,  pour  un  profane,  il  n'y  avait  là  qu'un 
large  disque  de  cuivie  grossièrement  gravé  et  adapté  à  un  man- 
che de  buis.  Pour  moi,  je  savais  que  je  tenais  dans  ma  main  le 
cachet  de  M™«  de  Sévigné  ! 

En  le  retournant  dans  tous  les  sens ,  il  m'arriva  de  vouloir 
distinguer  quelque  chose  dans  les  gravures  confuses  de  sa  pla- 
que. Je  parvins  en  effet  à  y  découvrir  trois  fleurs  de  lis  penchées 
sur  leurs  tiges,  avec  l'exergue  :  Reflorescent.  Un  affreux  soup- 
çon me  traversa  l'esprit.  Je  regardai  Jacquine;  mais  son  imper- 
turbable sourire  comptait  si  bien  sur  ma  reconnaissance  que 
je  me  reprochai  comme  une  noire  ingratitude  de  troubler  sa 
sérénité.  Je  repris  mon  élude  hiéroglyphitiue,  et  je  déchiffrai 
successivement  ces  mots  :  Conseil  civil  et  militaire  des  armées 
catholiques. 

Assurément,  le  doute  n'était  plus  possible.  Cet  éclair  subit 
arrêta  l'essor  de  mes  rêves ,  et  mon  imagination  retomba  lour- 
dement à  terre,  l'aile  cassée.  En  d'autres  moments  et  ailleurs, 
à  Clisson  ,  par  exemple  ,  où  la  gueire  civile  a  fait  ses  ruines  à 
côté  de  celles  du  temps,  oîi  les  murailles  i)ortent  encore  la  trace 
du  siège  et  de  l'incendie  de  1794 ,  j'aurais  pu  m'émouvoir  à  la 
vue  du  cachet  d'un  général  vendéen  ou  d'une  junte  royaliste; 
il  aurait  été  là  en  son  lieu  et  m'aurait  rappelé  le  dévouement, 


S2  REVUE  DE  PARIS. 

l'héroïsmp  ,  1o  san^  proiligiu's.  Mais  aux  Rochers  !  mnis  dans  la 
chambre  de  M'"'=  de  Sévigiié  !  mais  dans  lu  liroir  de  son  secré- 
laire  et  à  la  place  du  cachet  de  la  marquise,  à  la  place  d'un 
cachet  littéraire  rencontrer  ce  cachet  politique  !  c'était  une  de 
ces  déceptions  amères  qui,  par  leur  excès  même,  guérissent  de 
toutes  les  autres.  Mes  yeux  se  dessillèrent,  et  je  vis  ce  qui 
m'entourait  sous  un  nouveau  jour  ;  ces  objets  merveilleux,  ces 
meubles  fées,  ces  beaux  cairosses  de  Cendrillon  dans  lesquels 
j'étais  allé  au  bal  de  mes  illusions,  redevinrent  ce  qu'ils  étaient, 
des  citrouilles.  Le  souvenir  de  M'"^  de  Sévigné  se  détacha  pour 
moi  de  ces  rideaux,  de  ces  tentures  et  de  ces  meubles  ;  je  revis 
fout  au  vrai.  Ces  boîtes  de  toilette  dont  j'avais  salué  l'antiquité 
ne  me  parurent  plus  qu'une  quincaillerie  d'hier,  sans  race  et 
sans  histoire;  l'aignière  où  j'avais  cru  voir  encore  se  plonger 
les  belles  mains  de  la  marquise  devint  une  cuvette  achetée,  à 
coup  sûr,  à  la  dernière  foire  de  Vitré  ou  de  La  Guerche.  Je 
Hi'assurai  que  je  n'étais  pas  dans  la  chambre  de  M™'=  de  Sévigné. 
Je  traversai  le  cabinet  vert  qui  est  blanc;  je  passai  devant  une 
collection  de  portraits  qui  avaient  la  prétention  de  représenter 
des  contemporains  ou  des  amis  de  la  marquise.  Chaque  toile, 
pour  qu'on  s'y  tromi)àt  mieux,  portait  le  nom  de  son  person- 
nnge.  Je  ne  me  laissai  pas  prendre  à  ce  piège.  Un  portrait  de 
BI""=  de  Sévigné,  attribué  à  Wignard,  essaya  de  me  séduire  par 
la  finesse  de  la  louche  et  la  vivacité  du  coloris.  Je  tins  bon  et 
lui  refusai  toute  créance.  Ce  qui  me  parut  plus  vraisemblable, 
je  l'avoue,  et  plus  conforme  à  la  tradition,  ce  fut  le  portrait  de 
M.  d«  Sévigné  ;  il  tourne  ie  dos  i\  sa  femme.  Ainsi  parcourus-je 
les  différentes  pièces  ,  armé  du  même  scepticisme  ,  résistant  à 
toute  entreprise  nouvelle  faite  sur  ma  crédulité;  indifférent  à 
tout,  je  m'y  efforçais  du  moins,  mais,  à  dire  vrai,  haineux 
contre  toute  chose.  Je  ne  songeai  pas  à  mettre  le  pied  dans  les 
jardins  et  dans  le  parc.  A  quoi  bon?  Quelle  folie  de  m'obstiner  à 
leconnaître  la  j)[ace  Madame  et  la  place  Coulanges ,  fi  cher- 
cher le  viail  et  le  labyrinthe ,  à  m'égarer  dans  la  solitaire ,  à 
courir  après  /'m/irtie.' Qu'aurais-je  appris  de  nouveau  ?  N'eu 
savais-je  pas  bien  assez?  n'avais-je  pas  trouvé  le  dernier  mot 
de  tout?  Conseil  civil  et  militaire  des  armées  catholiques  !  Que 
me  fallait-il  de  plus?  Cela  répondait  à  tout,  suffisait  à  tout,  et 
devait  dispenser  du  reste. 


REVUE  DE  PARIS.  53 

Ji.'  ne  respirai  que  hors  du  cliâleni!  ;  <jiro!i  jugft  si  j'avais 
sujet  de  n'y  pns  respirer  à  l'aise.  En  me  reiouriiaiiL  au  l)oul  de 
quelques  pas,  je  ne  le  revis  plus  à  sa  i)lace  ;  il  avait  disparu.  Le 
jeune  Aladiu  ne  fut  pas  plus  étonné  ni  ])lus  satisfait  que  mot  de 
se  trouver  subitement  au  milieu  d'une  plaine  et  des  broussailles, 
au  sortir  du  souterrain  de  la  lampe  merveilleuse  qui  se  referma 
derrière  lui. 

Et  Jacquine?  Ne  l'ai-je  pas  dit?  Je  l'avais  vue  sauter  bra- 
vement sur  la  mule  de  Dulcinée  et  se  sauver  au  galop.  Il  ne 
resta  auprès  de  moi  qu'une  paysanne  qui  ne  me  parut  même  pas 
bretonne,  et  qu'à  son  accent  comme  à  son  bonnet  je  jugeai 
Normande. 

Ce  n'était  pas  la  peine ,  je  le  confesse  ,  de  m'y  prendre  de  si 
loin  pour  en  venir  à  douter  de  l'existence  même  du  château  des 
Rochers  ;  car  c'est  à  ce  doute  qu'aboutit  en  délînitive  et  que 
s'arréla  mon  esprit.  Je  laisse  à  d'autres  le  souci  de  se  prononcer 
sur  cette  question  délicate.  Pour  moi ,  je  ne  m'en  inquiète  pas 
autrement.  Comptez  bien  qu'eussé-je  détruit  de  mon  chef  le 
château  des  Rochers,  je  ne  laisse  pas  pour  cela  U"^'  de  Sévigné 
sans  asile.  Otons-lui  en  effet,  après  ses  Rochers,  son  hôtel  Car- 
navalet, son  abbaye  de  Livry,  sa  ferme  du  Buron  ;  fermons-lui 
les  portes  de  Bourbiily,  le  manoir  de  ses  ancêtres  :  refusons-lui 
l'hospitalité  du  palais  des  Adhémar,  à  Grignan  :  nous  le  pou- 
vons impunément  ;  elle  n'a  que  faire  maintenant  de  toutes  ces 
demeures  vieillies  ou  ruinées  ;  elle  s'en  est  elle-même  élevé  d'au- 
l;es  impérissables  :  elle  habile  aujourd'hui  ses  lettres.  C'est  là 
vraiment  qu'il  faut  l'aller  voir  et  qu'on  est  sûr  de  la  trouver; 
c'est  là  que  se  conserveront  le  souvenir  et  le  culte  de  son  aima- 
ble génie.  A  ce  compte,  M""'  de  Sévigué  ne  manquera  jamais  de 
tliâteaux  en  France. 

Edmond  Leclerc. 


SALVATOR  ROSA. 


LA  IDSIODE. 


PREMIERE    SATIRE. 


La  plus  légère  (einture  do riiistoire  des  sciences,  des  lettres 
et  des  arts  en  Ilalie ,  suffit  pour  ne  pas  laisser  ignorer  que, 
depuis  le  réveil  des  connaissances  humaines  dans  cette  contrée, 
rien  n'a  été  aussi  rare  qu'un  homme  de  talent  qui  se  soit  exclu- 
sivement occupé  de  la  philosophie  ou  des  sciences  mathémati- 
ques et  physiques,  des  lettres,  des  beaux-arts  et  même  du 
commerce.  La  tendance  encyclopédique  a  toujours  été  un  des 
attributs  du  génie  italien  ;  et  depuis  Dante  ,  qui,  outre  sa  qua- 
lité de  théologien-philosophe  et  de  grandpoëte,  a  cultivé  au 
moins  pour  se  distraire  la  peinture  et  la  musique  ,  jusqu'à  Sal- 
vator  Rosa,  dont  je  vais  parler  aujourd'hui,  il  est  peu  d'iiommes 
célèbres  de  cette  contrée  qui,  bien  qu'à  des  degrés  fort  inégaux, 
n'aient  pas  développé  une  grande  diversité  de  talents. 

Laurent  le  Magniti(|ue,  Giotto,  Orcagna,  Brunellesco,  Léon- 
Baptiste  Alberti ,  Léonard  de  Vinci,  Michel-Ange,  Raphaël, 
Galilée,  pour  ne  citer  que  les  plus  fameux  qui  brillèrent  entre 
le  grand  poëte  de  Florence  et  le  commencement  du  xvii"  siècle, 
appuient  cette  assertion  de  mille  preuves. 

Quoique  placé  à  une  distance  incommensurable  de  ces  grands 


REVUE  DE  PARIS.  35 

hommes ,  cependaiU  Salvator  Rosà  ,  peintre  et  graveur  habile, 
homme  d'esprit  faisant  des  vers,  comédien  renommé  et  musi- 
cien pétulant  et  agréable  ,  servira  encore  à  fortifier  la  proposi- 
tion que  j'ai  avancée. 

Les  talents  de  Salvator  Rosa ,  sans  en  excepter  celui  de  pein- 
tre ,  ont  été ,  il  faut  bien  le  dire  ,  fort  exagérés  de  son  temps  et 
du  nôtre.  Toutefois,  parmi  les  artistes  du  second,  peut-être 
faudrait-il  dire  du  troisième  ordre,  il  a  droit  à  une  place  à 
part,  car  il  avait  de  l'invention  et  de  la  verve.  Ce  qui  lui  a 
manqué,  c'est  la  mesure,  c'est  le  goût,  deux  qualités  de  l'es- 
prit que  rien  ne  saurait  suppléer;  jtas  même  la  vigueur  du  gé- 
nie de  Dante  et  de  Michel-Ange.  En  exerçant  la  peinture ,  la 
poésie  et  la  musique,  Salvator  Rosa,  né  à  une  époque  de  dé- 
cadence ,  a  trouvé  assez  de  ressources  dans  la  variété  de  ses 
talents  pour  rendre  son  nom  célèbre,  sans  qu'il  ait  jamais  pu 
acquérir  cependant  celte  sûreté  de  goût,  ce  calme  puissant  de 
l'esprit,  qui  prennent  leur  source  dans  l'observation  de  la  na- 
ture et  l'étude  approfondie  de  l'art ,  et  donnent  aux  hommes 
réellement  foits  la  volonté  et  les  moyens  de  faire,  comme  cela 
est  arrivé  à  la  même  époque  à  Nicolas  Poussin  ,  autrement  et 
mieux  que  leurs  contemporains. 

Salvator  Rosa  est  né  en  1615  et  mort  en  1673.  La  vie  de 
Poussin  est  comprise  entre  1594  et  16fJ5.  Or,  en  comparant  le 
temps  de  l'existence  de  ces  deux  hommes,  qui  est  à  peu  de 
chose  près  le  même,  avec  la  différence  de  leur  humeur ,  de 
leur  esprit  et  de  leur  talent ,  on  a  peine  à  comprendre  qu'ils 
aient  vécu  dans  le  même  pays ,  sous  l'influence  de  la  même 
société,  en  face  des  mêmes  chefs-d'œuvre,  et  étant  voisins  dans 
la  même  ville  ,  à  Rome. 

Quoiqu'un  peintre  trahisse  la  nature  de  son  caractère  et  les 
habitudes  de  son  esprit  par  la  composition  et  l'exécution  de 
ses  tableaux,  il  est  incontestable  que  ses  écrits  ,  quand  il  en  a 
laissé  ,  font  encore  mieux  connaître  ses  qualités  et  ses  défauts. 
Tout  insignifiant  que  soit  dans  son  ensemble  le  recueil  des  let- 
tres de  Poussin  ,  il  jette  des  lumières  sur  les  profondeurs  de 
cette  belle  et  grande  âme,  où  ses  plus  nobles  compositions  ne 
font  pas  entièrement  pénétrer.  Quant  à  Salvator  Rosa,  il  nous 
reste  de  lui  six  satires  en  vers,  queUiues  poésies  légères  et  des 
lettres.   Ces  divers  écrits  sont  d'aiilant  plus  curieux  que  l'an- 


56  REYUE  DE  PARIS. 

teur,  tout  en  y  exprimant  ses  sentiments,  ses  opinions,  ses  fan- 
taisies et  ses  passions ,  fait  encore  ressortir  le  goût  dominant 
alors  en  nuisique ,  en  poésie,  en  peinture,  sans  négliger  de 
s'étendre  sur  les  mœurs  et  les  vices  de  son  temps. 

Il  s'en  faut  bien  que  les  satires  de  Salvator  Rosa  aient  rien_ 
de  la  délicatesse  exquise  de  pensée  et  de  style  qui  donne  tant  de 
charme  ù  celles  de  l'Arioste  ;  cependant  elles  méritent  d'être 
connues,  et,  sans  en  imposer  au  lecteur  la  traduction  com- 
plète, je  pense  que  quelques  extraits  parfois  assez  étendus  pré- 
senteront de  l'intérêt,  tantôt  par  leur  imi)ortance  historique, 
tantôt  par  les  formes  âpres,  bizarres,  mais  spirituelles,  que 
l'auteur  afîectionMe. 

Jetons  d'abord  un  coup  d'œil  rapide  sur  les  grandes  phases 
delà  vie  de  notre  peintre,  poète,  graveur,  comédien,  compo- 
siteur et  musicien.  A  l'aide  d'une  vie  Irès-proIixe  écrite  par 
Baldinucci  (1) ,  ami  intime  et  admirateur  passionné  de  Salvator 
Rosa  ,  je  ferai  connaître  les  principales  vicissitudes  de  l'exis- 
tence de  cet  artiste  singulier, 

Salvator  Rosa  est  né  à  Naples  le  20  juin  1C15,  d'Antonio 
Rosa  ,  arpenteur  ou  tabellion  ,  et  de  Giulia  Greca  ,  fille  de  Vito 
Greco,  peintre  assez  habile.  Au  collège,  et  jusqu'à  son  adoles- 
cence, il  ne  cessa  de  donner  des  preuves  d'une  intelligence 
précoce  qui  s'exerçait  avec  une  égale  facilité  i>  l'étude  des  let- 
tres et  des  arts.  Pendant  longtemps  il  dessina  sans  suivre  les 
conseils  d'aucun  maître,  et  ses  premières  études  consistaient 
à  copier  des  vues  des  environs  et  de  la  campagne  de  Naples. 

Antonio  Rosa  mourut,  et  l'art  qne  son  fils  avait  cultivé  jus- 
que là  pour  son  jjlaisir,  devint  pour  le  jeune  homme  une  res- 
source indispensable ,  lorsqu'à  la  mort  de  son  père  il  se  trouva 
léduit  à  une  pauvreté  absolue. 

Rosa  avait  alors  dix-sept  ou  dix-huit  ans ,  et  c'est  à  cette  épo- 
que que  l'on  prétend  qu'il  parcourut  les  Abruzzes  et  la  Calabre, 
où  il  aurait  été  pris  et  gardé  prisonnier  par  des  brigands.  C'est 


(1)  Voyez  le  tome  XIX,  pages  3-93  :  Belle  nolizie  de'' professori  del 
desig/io  ,  da  Cimabuè  in  qua  ,  libro  lo  del  clecenale  5o  délia  parte 
1°  del  secolo  Vo ,  dal  1550  al  1540  ,  opéra  di  Philippo  Baldinucci ,  edi- 
zicnc  accrcsciuta  dalsifriK^j"  Domcnico  Maria  Wanni. 


REVUE  DE  PARIS.  37 

à  peine  si  on  trouve  dans  les  biograpiies  italiens  quelques  mots 
qui  indiquent  ce  fait,  et  lady  Morgan  elle-même,  qui  a  écrit 
tout  un  roman  sur  cette  prétendue  circonstance  de  la  vie  de 
Salvator  Rosa,  avoue  que  les  meilleures  preuves  qu'elle  en  ait 
pu  trouver,  sont  les  peintures  de  l'aillste,  qui  n'aurait  jamais, 
dit-elle,  rendu  l'aspect  et  les  mœurs  des  brigands  de  la  Calabre 
avec  tant  de  vérité,  s'il  n'avait  pas  eu  occasion  de  vivre  avec 
eux. 

Libre  à  cbacun  de  faire  des  romans  sur  l'histoire ,  mais 
comme  en  ce  moment  nous  nous  en  tenons  à  recherclier  la  vérité, 
il  est  demondevoirde  dire  que  cette  anecdote  peu  vraisemblable 
n'est  nullement  prouvée. 

Soit  donc  qu'il  ait  fait  réellement  cette  excursion ,  ou  qu'il 
soit  resté  à  Naples  et  dans  les  environs  ,  le  jeune  Salvator  Rosa 
dessinait  de  nombreux  paysages,  qu'il  vendait  pour  vivre, 
lorsque  le  chevalier  Lanfranco ,  chargé  de  peindre  la  coupole 
de  l'église  des  jésuites  à  Naples  ,  eut  l'occasion  de  voir  les  pro- 
ductions du  jeune  artiste.  Outre  les  louanges  que  Lanfranco 
donna  à  Salvator  Rosa,  il  lui  acheta  quelques  dessins  et  lui  en 
commanda  un  plus  grand  nombre.  La  vanité  du  jeune  peintre 
fut  flattée  d'un  tel  suffrage ,  et  il  ne  manqua  pas  d'en  profiter 
pour  hausser  le  prix  de  ses  compositions. 

Cependant  il  sentit  le  besoin  de  recevoir  les  conseils  de  quel- 
que peintre  habile  qui  pût  lui  apprendre  à  manier  le  pinceau 
et  à  colorier.  Après  avoir  fréquenté  successivement  l'ateiier  de 
deux  artistes  dont  les  noms  sont  peu  connus  aujourd'hui ,  Fran- 
cesco  Francanzano,  puis  Aniello  Falcone,  il  reçut  les  leçons 
du  fameux  Ribera,  dit  l'Espcujnolet. 

En  se  gouvernant  ainsi,  Salvator  Rosa  avait  atteint  sa  vingt- 
deuxième  année  (1657) ,  lorsque  impatient  d  aller  voir  les  chefs- 
d'œuvre  des  grands  artistes  de  l'Italie,  mais  préoccupé  avant 
tout  de  l'idée  de  faire  connaître  son  talent  et  de  donner  de  la 
célébrité  à  son  nom,  il  résolut  d'aller  à  Rome.  Une  occasion 
favorable  se  présenta  de  faire  ce  voyage,  et  il  partit  avec  un  de 
ses  amis  ,  jeune  homme  de  mérite ,  fort  amateur  des  arts ,  Mer- 
curi ,  qui  devint  bientôt  après  majordome  du  cardinal  Flavio 
Gliigi.  A  peine  était-il  arrivé  à  Rome  qu'il  y  fut  pris  d'un  mal 
qui  le  força  de  retourner  pres<iue  aussitôt  à  N.Tples ,  où  il  de- 
meura encore  deux  ans. 

4. 


38  REVUE  DE  PARIS, 

Pendant  ce  séjour  dans  sa  ville  natale ,  il  parvint  à  sa  vingt- 
qualrième  année  ,  et  alors ,  en  1639 ,  il  y  forma  vraisemblable- 
ment des  liaisons  sérieuses  avec  des  liommes  qui,  supportant  avec 
peine  la  tyrannie  des  Espagnols,  maîtres  du  royaume  de  Na- 
ples  ,  filent  partager  au  jeune  peintre  leurs  espérances  encore 
éloignées  de  révolle  et  d'affranchissemenl. 

Enfin  ,  dégoûté  du  spectacle  de  l'abaissement  du  peuple  na- 
politain, et  plus  impatient  que  jamais  de  s'établir  à  Rome,  il  y 
vint  et  y  resta  sept  années  ,  pendant  lesquelles  il  fit  concourir 
ses  talents  de  peintre,  depoëte  ,  de  comédien  et  de  musicien  ù 
rendre  son  nom  fort  célèbre  dans  cette  ville.  Mais  quoiqu'il  eût 
juré  de  ne  pas  remettre  le  pied  dans  sa  patrie,  «  serva  dei 
servi,  »  esclave  des  esclaves,  comme  il  la  désigne,  il  s'y 
rendit  vers  la  fin  de  l'année  164G.  Baldinucci,  qui  aurait  pu 
nous  dire  bien  des  choses  à  ce  sujet ,  ne  fait  même  pas  mention 
de  ce  voyage,  bien  que  ce  soit  une  des  circonstances  les  plus 
im|)ortantes  de  la  vie  de  Salvator  Rosa. 

Qu'il  se  soit  trouvé  fortuitement  à  Naples ,  ou  qu'il  ait  été 
invité  à  s'y  rendre  ])ar  quelques-uns  de  ses  compatriotes,  il 
n'en  est  pas  moins  constant  qu'il  se  trouva  dans  cette  ville  pen- 
dant l'été  de  1647,  au  moment  où  la  révolution  occasionnée  et 
conduite  par  Mas-Aniello,  éclata.  Non-seulement  Salvator  Rosa 
en  fut  ténioin,  mais  il  y  prit  part ,  et  voici  de  quelle  manière. 
Cet  Aniello  Falcone,  ce  peintre  de  batailles  dont  il  avait  reçu 
des  leçons  dans  sa  jeunesse,  ayant  été  maltraité  par  quelques 
soldats  espagnols  de  la  garnison  de  Naples  ,  et  ayant  vu  suc- 
comber un  de  ses  parents  dans  une  escarmouche  avec  eux , 
nourrissait  un  profond  désir  de  vengeance.  Profitant  du  désor- 
dre général  causé  par  l'affaire  de  Mas-Aniello,  il  forma  une 
troupe  déjeunes  gens  décidés,  la  plupart  peintres,  de  ses  amis 
et  de  ses  parents ,  au  nombre  desquels  il  admit  Salvator  Rosa, 
Celte  troupe  n'eut  pas  de  peine  à  faire  accepter  ses  services  à 
Mas-Aniello,  etelle  reconnut  Aniello  Falcone  pour  son  capitaine. 
La  commission  dont  elle  fut  chargée  était  de  parcourir  la  ville 
pendant  tout  le  jour  et  de  mettre  à  mort ,  sans  miséricorde, 
les  soldats  espagnols  que  l'on  rencontrait.  Non  content  de  ces 
exploits  fortuits,  Aniello  Falcone  prenait  des  informations  sur 
les  maisons  qui  servaient  de  retraite  aux  soldats,  et  sans  même 
avoir  égard   aux  lieux  protégés  par  le  droit  d'asile,  lui  et  ses 


REVUE  DE  PARIS.  ^^ 

gens  y  massacraient  tout  sans  pitié.  La  nuit,  celte  troupe  fu- 
ril)oncle  se  rendait  à  la  demeure  de  Mas-Anieiio,  et  là,  ces  si- 
caires,  peintres  pour  la  plupart,  s'empressaient  d'obéir  aux 
ordres  et  aux  fantaisies  de  Mas-Aniello ,  qui  exigeait  d'eux 
qu'ils  tissent  son  portrait  à  la  lueur  des  lampes ,  pour  le  ré- 
pandre dans  la  ville  ,  et  par  ce  moyen  entretenir  le  peuple  dans 
ses  idées  de  révolte. 

A  peine  Salvator  Rosa  eut-il  connaissance  de  la  fin  tragique 
du  héros  de  celte  révolution,  que,  craignant  d'éprouver  un 
sort  à  peu  près  semblable,  il  trouva  moyen  de  s'échapper  de 
Naples  pour  rentrer  à  Rome  ,  ofi  il  reprit  aussitôt  sa  profession 
de  peintre.  Ses  exploits  à  Naples  restèrent  sans  doute  un  se- 
cret, car,  profilant  de  la  réputation  qu'il  s'était  acquise  par  son 
talent  ,  l'artiste  se  mit  aussitôt  en  devoir  de  satisfaire  aux 
nombreuses  demandes  qui  lui  furent  adressées  par  des  amateurs 
de  Rome.  Il  avait  alors  trente-deux  ans ,  et  le  nombre  de  ta- 
bleaux mythologiques,  d'histoire  et  de  paysage,  qu'il  fit  à 
cette  époque  ,  est  considérable.  Son  mérite  ,  la  vogue  dont  il 
jouissait,  non-seulement  comme  peintre,  mais  comme  acteur 
comique  ,  et  par  la  lecture  de  ses  premières  satires  ,  lui  atti- 
rèrent des  envieux.  On  n'attendait  qu'une  occasion  propice 
pour  le  perdre,  et  sa  verve  satirique,  qui  s'étendit  jusque  sur 
la  composition  de  quelques-uns  de  ses  tableaux,  la  fit  bientôt 
naître. 

Il  avait  eu  l'idée  de  représenter  la  déesse  de  la  Fortune  avec 
une  corne  d'abondance  ,  de  laquelle  s'échappaient  les  objets  les 
plus  précieux  tombant  entre  les  oreilles  et  les  i)attes  d'une  foule 
de  bêles  plusslupides  et  plus  grossières  les  unes  que  les  autres. 
Les  plus  rusés  d'entre  ses  ennemis  prétendirent  reconnaître 
parmi  ces  bœufs,  ces  ânes  et  ces  porcs  fleuris,  couronnés  et 
entourés  d'or,  l'élite  de  la  société  de  Rome,  en  sorte  qu'au  bout 
de  quelque  temps  les  bêles  étaient  transformées  dans  l'imagi- 
nation de  tout  le  monde  en  lel  cardinal ,  tel  évéque  et  tel  pré- 
lat. Enfin  on  accusa  le  peintre  d'avoir  été  effrontément  au  delà 
de  toutes  les  pasquinades  permises ,  fuori  délie  solenissime 
pasquinate  ,  et  l'affaire  en  vint  à  ce  point  de  gravité  qu'il 
fut  question  de  mettre  Salvator  Rosa  en  piisonjusiprà  ce  qu'il 
eût  rendu  un  compte  satisfaisant  du  sens  de  sa  peinture.  On  ne 
l'enfurma  pas;  mais  il  eut  quelque  peine  à  calmer  la  fureur 


40  REVUE  DE  PARIS.  , 

qu'il  avait  excitée  ,  même  après  avoir  publié  une  apologie  dans 
laquelle  il  démontrait  l'innocence  de  sa  composition. 

Salvalor  Rosa  était  excessivement  vaniteux  et  assez  colère. 
Il  ne  supporta  qu'avec  peine  une  injustice  qu'il  ressentit  plutôt 
comme  une  injure,  et  profitant  de  quelques  propositions  qui 
lui  avaient  été  faites  par  la  cour  de  Toscane  ,  il  quitta  Rome 
brusquement  et  alla  s'établir  à  Florence. 

Parmi  les  talents  accessoires  de  Salvator  Rosa,  ceux  de  poêle, 
de  musicien  ,  de  comédien  et  d'improvisateur  l'avaient  puis- 
samment servi  dans  sa  carrière  de  peintre  à  Rome,  où  il  s'était 
fait  bien  venir  auprès  des  grands ,  des  gens  du  monde  et  des 
littérateurs.  Après  avoir  épuisé  ces  moyens  de  succès  dans 
cette  ville ,  il  pensa  avec  laison  que  Florence  serait  un  théâtre 
d'autant  plus  favorai)le  pour  lui,  que  ses  talents  y  paraîtraient 
nouveaux,  et  que  d'ailleurs  une  ville  littéraire,  où  l'on  trou- 
vait une  cour  mondaine  et  brillante  et  une  académie  dans  cha- 
que rue  ,  ne  pouvait  être  qu'un  lieu  très-propre  à  développer  la 
diversité  de  ses  talents,  à  satisfaire  son  inextinguible  vanité, 
et  enfin  à  faire  accroître  sa  fortune. 

A  peine  établi  à  Florence  ,  c'était  sous  le  règne  du  grand-duc 
Ferdinand  II ,  il  fut  accablé  de  travaux  à  faire  :  mythologie, 
histoire,  batailles,  marines,  paysages,  mascarades,  enchan- 
tements nocturnes,  bambochades,  il  peignit  des  sujets  de  toute 
espèce,  et  non  content  de  se  montrer  peintre  fertile  en  inven- 
tions et-praticien  habile,  il  lia  amitié  avec  ce  qu'il  y  avait 
d'hommes  distingués  dans  les  sciences,  la  littérature  et  les  arts. 
Ce  fut  dans  un  palais  qu'il  s'établit ,  et  là  il  rassembla,  à  jour 
fixé  ,  cette  compagnie  de  gens  d'esprit  devant  lesquels  le  maître 
de  la  maison  et  ses  amis  faisaient  tour  à  tour  des  lectures  sé- 
rieuses ou  plaisantes,  improvisaient  des  comédies  et  des  far- 
ces ,  s'occupaient  de  musique  ou  s'entretenaient  de  science.  Il 
séjourna  neuf  ans  en  Toscane  (1),  recevant  un  traitement  de 
la  cour ,  et  demeurant  ordinairement  à  Florence ,  quoiqu'il  ait 


(1)  BalJiimcci,  Passeriet  Bcllori,  qui  ont  écrit  des  vies  Je  Salvator 
Rosa  ,  donnent  si  peu  de  dates  et  les  rapportent  d'une  manière  si  con- 
fuse ,  qu'il  est  absolument  impossiljle  d'clablir  un  ordre  chronoio^iiquo 
dans  les  diverses  circonstances  de  la  vie  de  Salvator  Ilosa. 


REVUE  DE  PARIS,  41 

passé  près    de  trois  années   à  VoUerra ,  près  de  la   famille 
Maffei,  «jui  lui  donnait  rhospilalité. 

Pendant  son  séjour  en  Toscane,  Sa'.vator  Rosa  contracta  à 
Florence  une  liaison  avec  une  femme  de  ce  pays,  remarquable 
par  sa  beauté.  Elle  lui  avait  d'abord  servi  de  modèle;  mais  il 
s'y  attacha,  et  par  la  suite  elle  devint  sa  compagne  constante. 
Cette  femme,  nommée  Lucrezia,  l'aimait  beaucoup;  il  prit  la 
résolution  de  ne  pas  l'abandonner,  et  ni  l'un  ni  l'aulro  n'eurent 
jamais  l'idée  de  se  sé{)arcr. 

Lucrezia  resta  donc  auprès  de  Salvalor  Rosa  sous  le  litre  de 
gouvernante,  et  elle  lui  donna  deux  fils,  Rosalvo,  qui  mourut 
de  la  peste  à  Kaples,  et  Auguste,  le  cadet,  né  vers  1636,  puis- 
qu'il avait  à  ]i2u  près  seize  ans  à  la  mort  de  son  père,  en  1675, 

On  ignore  le  motif  qui  lui  fit  quitter  l'iorence  pour  retourner 
à  Rome.  Dans  cette  dernière  ville,  il  peignit  encore  une  grande 
quantité  de  tabU-aux,  et  y  exécuta  en  gravure  ù  Teau  forte  la 
plupart  de  ses  compositions  philosophiques  et  allégoiiques,  si 
prétentieuses,  si  obscures,  et  toujours  si  triviales,  bien  que  ce 
soient  ceux  de  ses  ouvrages  d'art  auxquels  il  ait  attaché  le  plus 
d'importance.  A  cette  même  époque,  il  partageait  ses  loisirs 
entre  la  littérature  et  la  correction  de  ses  cinq  premières  sati- 
res; il  continuait  d'auginenter  sa  célébrité  comme  poète  par  la 
manière  bizarre  et  piquante  dont  il  les  récitait. 

Dans  ses  salii'es  et  dans  ses  lettres,  Salvalor  Rosa  se  plaint 
fort  souvent  des  injustices  qu'il  i)rétend  qu'on  lui  a  faites,  et 
de  ce  que  le  sort  lui  a  été  toujours  contraire.  Ses  nombreux 
succès,  qui  selon  moi  ne  sont  nullement  en  proportion  raison- 
nable avec  son  méiiteréel,  semblent  prouver  le  contraire. Pour 
me  servir  d'une  expression  italienne,  ses  tableaux  et  ses  satires 
firent  fureur  non-seuiement  à  Rome  et  ù  Florence,  mais  près 
de  tous  les  princes  étrangers  à  l'Italie,  qui  voulurent  l'enten- 
dre et  avoir  des  tableaux  de  lui.  Il  n'y  avait  pas  de  cajoleries 
que  les  grands  ne  fissent  à  Salvalor  pour  être  admis  chez  lui  h 
entendre  la  lecture  de  ses  satires.  En  outre,  on  lui  accorda  à 
Rome  une  faveur  dont  le  Poussin  lui-même  n'a  jamais  joui. 
C'était  l'usagealors  de  faire  des  expositions  de  tableaux  au  Pan- 
théon ou  Rotonde  ù  Rome,  et  les  propriélaires  des  ouvrages  de 
maîtres  morîs  les  np|)oi!.iient  chaque  année  dans  cette  église 
pour  eu  faire  jouir  le  pii])lic.  Salvalor  Rosa  fui  le  seul  des  peiii- 


42  REVUE  DE  PARIS. 

très  vivants  à  qui  on  donna  la  permission  de  suspendre  ses 
tableaux  auprès  de  ceux  des  Carrache,  des  Titien  et  des  Ra- 
phaël. 

Parmi  toutes  les  doléances  de  ce  genre,  il  en  est  une  qu'il  a 
faite  avec  juste  raison,  celle  qui  lui  fut  inspirée  par  l'accusa- 
tion que  l'on  porla  contre  lui  de  n'avoir  pas  fait  les  cinq  sati- 
res qu'il  lisait  par  toute  l'Italie,  mais  de  se  les  être  attribuées 
après  les  avoir  reçues  d'un  ami  mourant  qui  en  était  l'auteur. 
Cet  événement,  qui  jeta  du  trouble  dans  les  derniers  temps  de  sa 
vie,  lui  fit  composer  sa  dernière  salire,  l'Envie,  la  plus  lon- 
gue de  toutes,  si  elle  n'est  pas  la  meilleure,  mais  qui  effective- 
ment ne  dut  laisser  aucun  doute  sur  la  réalité  de  son  talent  de 
versificateur. 

Cet  homme,  qui,  on  en  pourra  juger  par  plusieurs  passages 
de  ses  satires,  affectait  le  dédain  philosophique  le  plus  austère 
pour  toutes  les  faiblesses  humaines,  eut  peur  lorsqu'il  vit  la 
mort  s'approcher.  Il  fallut  tout  le  courage  amical  d'un  prêtre 
qui  lui  était  sincèrement  attaché,  pour  qu'il  se  décidât  à  passer 
sans  trop  de  regret  de  celte  vie  vaniteuse  qu'il  avait  menée  au 
repos  éternel. 

Tel  est  l'ensemble  de  la  vie  de  Salvalor  Rosa,  que  j'aurai  l'oc- 
casion de  faire  connaître  plus  parliculièrement  en  cilant  les 
principaux  passages  de  ses  six  satires  :  la  Musique,  la  Poé- 
sie, la  Peinture,  la  Guerre,  la  Babylone  et  l'Envie ,  ouvra- 
ges très-impaifaits  sous  le  rapport  de  l'invention,  entachés  de 
mauvais  goût,  mais  où  l'auteur  s'est  peint,  ainsi  que  son  siècle, 
souvent  avec  exagération  et  toujours  avec  énergie. 

Je  suis  l'ordre  dans  lequel  les  satires  de  Salvator  Rosa  ont 
toujours  été  publiées.  Celle  intitulée  la  Musique  est  la  pre- 
mière. Quoique  cet  art  et  les  compositeurs  soient  assez  souvent 
l'objet  des  réflexions  satiriques  de  notre  poêle,  il  est  évident 
toutefois  que  sa  colère  porte  principalement  sur  les  chanteurs. 

Salvator  Rosa  était  musicien;  il  chantait  et  s'accompagnait  sur 
les  instiuments;  il  fut  même  compositeur  assez  habile  pour  que 
Charles  Burney,  dans  son  Histoire  générale  de  la  Musique  (J), 


(1)  J  gênerai   fus  tory  ofMusic,   by  Charles  Burney,  vol.  III, 
pnjj.  165  I6G.  I.omîon  ,  1789,  4  vol.  in -4". 


REVUE  DE  PARIS.  43 

ai  donné  liuil  on  neuf  spécimenls  de  ses  cantates.  Si  cette 
distinction  donne  une  idée  avantageuse  du  talent  réel  de 
Salvalor  Rosa  musicien,  elle  ne  sera  pas  moins  utile  au  lecteur 
pour  lui  faire  apprécier  la  sincérité  et  l'opportunité  des  criti- 
ques souvent  sanglantes  que  le  poëte  fait  des  compositeurs  cl 
des  chanteurs  de  son  temps. 

Depuis  qu'il  existe  des  nations  civilisées  chez  lesquelles  on  a 
fait  de  la  musique  une  science  et  un  art,  chaque  génération  de 
moralistes  et  de  musiciens,  signalant  le  déclin  de  cet  art  en 
son  temps,  a  vanté  la  sainteté,  l'énergie  et  la  gravité  des  com- 
positions musicales  et  des  chanteurs  du  siècle  précédent.  Cliez 
les  Grecs  ainsi  que  chez  les  Romains,  ce  reproche  est  constant 
de  siècle  en  siècle,  et  il  n'y  a  pas  d'auteurs,  si  coulants  qu'ils 
soient  sur  la  morale,  comme  Horace  et  Martial  par  exemple, 
qui  ne  s'élèvent  contre  les  fâcheux  effets  d'une  musique  tendre 
et  trop  efféminée.  Du  fond  de  leurs  boudoirs,  du  sein  des  dé- 
lices et  même  des  excès,  ces  graves  épicuriens  condamnent  le 
mode  lydien  et  prétendent  que  l'on  ne  doit  faire  entendre  à  la 
jeunesse  et  au  peuple  que  des  hymnes  sacrés,  des  chants  mo- 
raux et  de  la  musique  sévère. 

Le  théâtre,  chez  les  païens,  ayant  eu  une  origine  religieuse, 
la  question  de  la  musique  était  importante,  sans  doute,  mais 
elle  ne  s'était  pas  encore  envenimée.  Il  en  fut  tout  autrement 
lorsque  la  religion  chrétienne  s'établit.  Le  théâtre  alors  devint 
un  objet  d'horreur  pour  les  fidèles,  et  la  musique  demeura  to- 
lérée sous  la  condition  qu'elle  serait  mystérieuse  comme  les 
dogmes,  sévère  comme  les  mœurs.  Le  patron  de  tous  les  sa- 
tiriques modernes  qui  ont  condamné  et  qui  condamnent  en- 
core de  nos  jours  la  musique  mondaine,  efféminée,  immorale 
et  irréligieuse,  est  saint  Jérôme.  «Que  les  jeunes  gens,  dit  ce 
père  à  l'occasion  du  19'=verset  du  v^chapitre  de  l'ÉpIlre  de  saint 
Paul  aux  Éphésiens,  écoutent  mes  paroles;  que  ceux  qui  sont 
chargés  de  l'exécution  de  la  musique  dans  les  églises,  sachent 
que  c'est  avec  le  cœur  et  non  avec  la  voix  qu'il  faut  élever  ses 
chants  à  Dieu;  que  l'on  ne  doit  pas,  à  l'instar  des  tragédiens, 
s'adoucir  le  gosier  avec  des  émulsions  pour  faire  entendre  des 
sons  et  des  modulations  de  théâtre  dans  une  église,  mais  qu'il  faut 
se  former  parle  respect,  la  crainte  et  l'intelligence  des  saintes 
Écritures.  Celui  dont  les  œuvres  sont  bonnes  sera  toujours  un 


44  REVUE  DE  PARIS. 

clinnleiii'  ns^.réahlo  à  Dion  (I;  »  En  conshlùrant  ;oiis  k  point  de 
vue  do  l'ail  ropinioii  de  sainl  Jûrùine  et  do  ceux  <iiii  l'ont  adop- 
lée,  il  est  évident  que  l'on  s'en  serait  lenu,  si  on  l'eût  suivie, 
au  chant  ambroisien,  et  ([ue  toute  espi'^ce  d'innovation  eût  été 
rigoureusement  interdite;  mais,  à  tort  ou  à  raison,  les  choses 
(Je  ce  monde  et  les  arts  en  particulier  ne  peuvent  être  cou- 
damnés  à  la  fixité,  sous  peine  de  tomber  dans  la  langueur  et 
de  ne  plus  exercer  bientôt  aucun  empire.  C'est  ce  qui  est  ar- 
rivé dans  l'Inde  et  en  Egypte,  où  la  sculpture,  la  peinture  et 
la  musique  n'ont  Jamais  pris  de  développement.  11  n'en  fut  pas 
iiinsi  dans  l'Europe  moderne  et  surtout  en  Italie.  Au  système 
«le  musique  que  saint  Ambroise  avait  établi  à  Milan,  le  pape 
saint  Grégoire  en  substitua  un  autre  deux  cents  ans  après  (604), 
dont  nous  ne  connaissons  plus  que  les  ruines  aujourd'hui.  Ce- 
j>endanf,  à  côté  de  la  musique  ecclésiastique,  liée  à  un  principe 
et  à  des  règles  invariables,  se  forma  simultanément  la  musique 
mondaine,  expression  des  sentiments  et  des  passions  si  variés  de 
J'Iiomme.  Des  compositeurs  de  chansons  amoureuses  et  galan- 
tes, en  cherchant  à  suivre  et  à  calquer  en  quelque  sorte  les 
ondulations  de  l'âme  passionnée,  trouvèrent  des  combinaisons, 
des  modulations  et  des  chants  nouveaux  en  musique.  Il  est 
donc  vrai  de  dire  que,  si  l'église  a  conservé  la  tradition  d'un 
.stylo  sévère,  éli;vé  et  pur,  ce  sont  les  chants  mondains  et  pas- 
sionnés qui  ont  fait  faire  des  progrès  à  l'art  et  l'ont  successi- 
vement établi  sur  des  bases  scienlifiiiues.  Mais  je  ne  dois  qu'in- 
«l.querccs  transformations  de  l'art,  par  lesquelles  la  musique 
a  j)assé  depuis  les  essais  de  Gui  d'Arrezzo,  de  l'école  gallo- 
jjclge,  et  enfin  de  Palcstrina,  jusqu'aux  compositions  tout  à  la 
fois  savantes  dans  la  forme  et  passionnées  dans  l'expression,  que 
jH  oduisit  le  xvii"  siècle. 

La  plus  grande  révolution  qui  se  soit  opérée  dans  la  musique 
iriodcnie  fut  amenée  par  le  renouvellement  de  l'art  lyrique 

(I)  Aiuliant  hsc  adolescentuli  ;  axuliant  hi  qnibiis  psallendi  la  ec- 
clesià  officium  est  ,  Dco  non  voce  ,  sed  corde  caiitandiim  ;  ncc  in  tra- 
gaedcrum  modumgiitlur  et  fauces  dulcimedicaminecolliviendas,  ut  in 
ecclesià  théâtrales  nioJuli  auJiantur  et  cantica  ;  sed  in  timoré,  in 
opère  ,  in  scientià  scripturarum,  6i  bona  opéra  habuerit,  dulcis  apud 
Deum  cantor  est. 


REVUE  DE  PARIS.  45 

lliéâtral.  La  imisiniie  ciiamaliqiie  mit  le  plain-chant  hors  de 
cause,  et  fit  introduire,  presque  aussitôt  qu'elle  fut  connue,  le 
chant  orné,  passionné  et  accompagné  des  instruments  dans  les 
cliants  destinés  à  l'église.  L'opéra  et  l'opéra  sérieux  surtout,  qui 
.'uimet  les  styles  les  plus  graves  et  les  plus  élevés  avec  les  accents 
de  la  passion  la  plus  vive,  ruina  le  style  ecclésiastique  pur.  Dès 
rinstant  que  l'opéra  fut  introduit  en  Italie,  tous  les  maîtres  de 
chapelle  devinrentcorapositeurs  pour  le  théâtre,  et  les  chanteurs 
formés  pour  l'église  furent  encore  ceux  qui  eurent  le  plus  de 
succès  sur  la  scène. 

Sans  dire  quels  furent  les  premiers  essais  de  la  musique  dra- 
matique sur  la  scène,  je  me  bornerai  à  rappeler  ici  les  époques 
différentes  auxquelles  celte  nouveauté  s'introduisit  successi- 
vement dans  les  principales  villes  d'Italie. 

En  1595,  on  représenta  chez  de  riches  particuliers,  à  Flo- 
rence, il  Satiro  et  la  Disperatione  di  FUeno,  musique  d'E- 
milio  del  Cavalière,  noble  romain. 

L'un  des  fondateurs  du  drame  musical,  Claudio  Wonteverde, 
composa,  vers  1600-1607,  deux  opéras,  Ariane  et  Orphée, 
pour  la  cour  de  Mantoue. 

On  entendit,  pour  la  première  fois,  un  opéra  à  Venise  en  1637. 
Ce  fut  VAndromeda,  dont  les  paroles  sont  de  B.  Ferrari  de 
Fieggio,  et  la  musique  de  F.  Manelli  de  Tivoli.  Manelli  était 
en  outre  célèbre  chanteur,  et  joua  l'un  des  principaux  rôles 
dans  son  ouvrage. 

Naples,  qui  s'est  rendue  si  célèbre  par  son  goût  pour  la  mu- 
sique ainsi  que  par  le  nombre  des  compositeurs  célèbres  à  qui 
elle  a  donné  naissance,  Naples  n'entendit  pour  la  première 
fois  un  opéra  chanté  publiquement  qu'en  1646.  On  a  conservé 
1m  titre  :  Amor  non  lia  Icyr^i,  mais  on  ignore  les  noms  des 
compositeurs  qui  s'étaient  mis  en  société  pour  en  faire  la 
musique. 

Enfin,  Rome  fut  la  dernière  à  admettre  un  établissement  pu- 
blic pour  la  musique  théâtrale.  Ce  ne  fut  que  vers  1652,  sous 
le  pontificat  d'Urbain  VIII,  que  l'on  y  représenta  un  opéra  in- 
titulé :  //  Ritorno  d'Angetica  neW  Indie,  dont  on  ne  coiuiaît 
l)as  les  auteurs.  De  1652  à  1661,  plusieurs  opéras  furent  repré- 
sentés, ainsi  que  le  précédent,  dans  l'intérieur  du  palais  des 
ambassadeurs  et  d'autres  grands  personnages.  Entre  autres 
9  5 


46  REVUE  DE  PARIS. 

ouvrages  montés  ainsi,  on  cite  l'opéra  de  Cléarque,  musique 
d'un  compositeur  romain  nommé  Teiiaglia,  qui  travaillait  ha- 
bituellement pour  l'église. 

Mais  le  premier  théâtre  public  ouvert  à  Rome  pour  repré- 
senter les  opéras  est  celui  de  Tordidona ,  où  l'on  représenta 
Jason ,  en  1G71,  deux  ans  avant  la  mort  de  Salvalor  Rosa.  On 
n'en  ouvrit  pas  d'autre  de  ce  genre  en  cette  ville  avant  1679, 
année  où  l'on  exécuta  :  Dov'  è  anior  e  pietà?  musique  du 
fameux  organiste  Pasquini ,  dans  la  salle  des  seigneurs  Capra- 
nica. 

Tels  furent  les  progrès  de  la  représentation  des  drames  lyri- 
ques depuis  1507  jusqu'à  1679,  années  entre  lesquelles  s'est 
écoulée  la  vie  de  Salvator  Rosa.  Porté  lui-même  au  nombre  des 
compositeurs  de  son  temps,  je  dois  compléter  les  renseigne- 
ments qui  pourront  rendre  sa  satire  de  la  musique  plus  facile 
à  comprendre,  en  rappelant  les  noms  des  musiciens  et  chan- 
teurs les  plus  célèbres  de  cette  même  époque,  compositeurs  ou 
virtuoses,  avec  lesquels  Salvator  Rosa  a  été  en  relation.  Ce 
sont  Carissimi,  Gesti ,  Luigi,  Gavalli ,  Legrenzi ,  Capellini, 
Pasqualini,  Alessandro  Scarlatti  et  Bandini.  Quoique  rien  n'in- 
dique que  Stradella,  si  fameux  par  ses  compositions  et  sa  ma- 
nière de  chanter,  ait  été  particulièrement  connu  de  Salvator 
Rosa,  comme  il  a  été  son  contemporain  et  que  le  talent  noble, 
mais  tendre  et  gracieux,  de  ce  musicien  a  dû  exercer  sur  l'art 
de  la  composition  et  du  chant  une  très-grande  influence,  je  le 
joins  à  ceux  que  j'ai  nommés. 

Maintenant  que  l'on  sait  les  noms  de  ces  compositeurs  ,  dont 
les  ouvrages  aujourd'hui  nous  paraissent  si  lents  de  mouve- 
ment ,  si  graves  de  style,  dont  les  motifs  et  la  facture  seraient, 
selon  notre  goût  actuel,  plus  convenables  à  des  chants  d'église 
qu'il  des  airs  de  théâtre,  on  va  voir  le  jugement  que  Salvator 
Rosa  porte  sur  eux  dans  sa  satire  : 

«  Une  cantatrice  du  genre  de  Lysisca ,  dit-il,  s'accompa- 
gnant  de  la  harpe  ,  attire  plus  de  monde  à  Rome  à  son  au- 
dience que  la  cloche  de  l'église  de  la  Sapience.  Tout  sourit  à 
un  beau  chanteur  (tnusico).  Tout  ce  qu'il  fait,  tout  ce  qu'il 
désire  reçoit  l'approbation  générale,  parce  que  aujourd'hui 
tout  réussit  à  un  bel  homme  qui  chante  bien. 

»  Je  ne  prétendo  pas  condamner  ici  l'art  du  chant,  mais  seu- 


REVUE  DE  PAniS.  47 

lement  les  chanteurs  vicieux  qui  ont  sonlllé  le  manteau  de  la 
modestie.  Je  n'ignore  pas  qu';iutrefois  la  musique  a  été  l'objet 
de  l'étude  des  hommes  les  plus  reraarciuahles  et  les  plus  fameux; 
que  J>avid  et  Socrate  cultivaient  le  chant  ;  que  les  plus  habiles 
d'entre  les  Grecs  mettaient  cet  art  au  niveau  des  autres  sciences, 
et  que  le  grand  héros  Thémistocle  fat  repris  de  ce  qu'il  n'était 
pas  habile  dans  le  chant  Ihébain  comme  Épaminondas. 

»  Les  etfets  de  la  musique,  employés  couime  moyens  curatifs 
par  Thaïes  de  Crète  ,  par  Péou  ,  Asclépiade  et  Damon  ,  sont  fa- 
meux dans  l'histoire,  et  tout  le  monde  sait  qu'Amphion,  avec 
les  sons  de  sa  lyre,  civilisa  les  hommes  et  les  guérissait  même 
de  quelques  maux.  Mais  qui  m'indirpiera,  dans  notre  temps, 
un  chanteur,  qui  semblable  à  Pythagore ,  maintienne  et  ramène 
la  jeunesse  dans  les  lois  de  la  chasleté  ?  De  nos  jours,  la  mu- 
sique est  une  chose  vile  ,  parce  qu'elle  n'est  cultivée  que  pour 
l'orgueil ,  par  les  gens  de  la  plus  basse  classe  et  les  plus  vi- 
cieux, par  une  race  chargée  d'opprobre,  pleine  d'ignorance, 
sale  entremetteuse  de  tous  les  genres  de  luxure,  et  qui  n'a  ni 
honte  ni  conscience. 

»  Le  nombre  est  grand  de  ces  gens-là  ,  et  ce  que  l'on  trouve 
le  plus  abondamment  en  Italie  sont  les  boucs  et  les  moutons; 
les  maris  cocus  et  les  chanteurs  se  rencontrent  par  centaines. 
La  troupe  vagabonde  de  ces  saltimbanques  s'est  façonnée  à 
tous  les  genres  de  débauches  ,  s'est  habituée  à  tous  les  déshon- 
neurs en  se  traînant  sur  les  théâtres.  Aussi  la  ville  n'est-elle 
pleine  ([ue  de  Simpronies  dont  les  intrigues  infâmes  font  trébu- 
cher tous  les  hommes  de  bien. 

»  Il  n'y  a  qu'ici  que  l'on  entende  appeler  le  chant  virtù,  où 
l'on  voie  des  drôlesses  se  parer  du  nom  de  virtuoses!  Dames 
romaines,  rougissez  ù  mes  paroles,  vos  ariettes  profanes  ont 
introduit  le  déshonneur  dans  toutes  les  rues.  Vos  guitares  et  vos 
épineltes  sont  des  enseignes  de  mauvais  lieux  ,  des  prétextes  à 
la  débauche.  Quant  à  vous ,  indignes  professeurs  rie  musique, 
je  vous  dénonce.  Je  vous  adjure;  vous  qui  enseignez  tout  à  la 
fois  au  monde  les  secrets  de  ia  corruption  et  l'indifférence  pour 
la  colère  céleste;  vous  dont  l'art  est  si  dangereux  qu'il  amollit 
l'àme  des  plus  forts  et  les  fait  tomber  eti  langueur  en  entendant 
tes  soupirs  de  Philis  et  de  Tircis;  vous  (pii  n'exercez  cet  art 
que  pour  plaire  aux  cœurs  bas,  pour  servir  rie  sance  aux  lu- 


48  REVUE  DE  PARIS. 

panars  ;  cet  art  enfin,  il  faut  que  je  le  dise,  qui  ne  convient 
qu'aux  courtisanes  et  aux  entremetteuses".  Ali  !  celles-là  sont 
bien  venues  à  point  dans  ce  temps!  Quant  aux  professeurs,  ce 
sont  eux  ,  Rome  ,  qui  de  nos  jours  changent  tes  vierges  ,  de 
Porties  qu'elles  pourraient  être,  en  Nina,  de  Lucrèce  en  Ciu- 
les,  qui  fanent  la  fleur  de  tes  jeunes  filles;  qui  apprennent  à 
masquer  le  vice  sous  des  dehors  flatteurs  ,  et  enseignent  à  faire 
descendre  l'élégance  jusque  dans  les  ruelles. 

»  Ah  !  mon  cher  Agaraemnon  ,  mari  qui  que  tu  sois,  si  lu 
laisses  ta  femme  en  garde  à  un  nmsico,  attends-loi  à  trouver 
à  ton  retour  un  bon  nombre  d'Égysthes  !  Du  Pérou  jusqu'à  la 
Bylhinie ,  on  chercherait  en  vain  des  gens  qui  eussent  la 
peau  plus  accoutumée  au  fer  des  chirurgiens  que  ceux-là,  et 
je  me  sens  des  envies  de  rire  à  en  mourir  en  les  voyant  devenir 
le  point  de  centre  des  bislouris  el  des  coups  de  bâton.  Et  néan- 
moins la  folie  qu'excitent  les  séductions  de  leurs  chants  est 
telle  que  ces  chanteurs  sont  souvent  favorisés ,  que  l'incon- 
slante  fortune  les  élève  extraordinairement. 

»  La  musique  tendre ,  lascive ,  est  la  seule  aujourd'hui  que 
l'on  estime,  et  tout  le  monde  la  recherche  ,  comme  le  papillon 
se  précipite  vers  la  lumière,  comme  le  chien  se  jette  sur  des 
os.  Ceux  qui  connaissent  les  secrets  de  cet  art  peuvent  dire  s'il 
n'a  pas  pour  compagnes  assidues  la  gourmandise,  la  vanité  et 
l'impertinence.  La  race  des  musiciens  gruge  tout,  et  pour  les 
gorger  selon  leurs  désirs ,  les  princes  ne  se  font  pas  scrupule  de 
grever  leurs  sujets  et  leurs  vassaux.  Un  roi  ne  se  croirait  pas 
digne  de  porter  la  couronne,  s'il  n'avait  toujours  près  de  lui 
un  musico  prêt  à  fredonner.  Aussi  cette  lie  embrène-t-elle 
l'Europe  à  tel  point  aujourd'hui ,  que  toute  la  colère  de  Caton 
l'ancien  ne  suffirait  pas  pour  la  balayer.  Combien  Horace,  s'il 
revenait,  pourrait-il  compter  de  Tigellins  méchants  et  sots  qui, 
dans  ce  triste  siècle  ,  ne  peuvent  se  rassasier  de  mal!  Les  égli- 
ses servent  de  nid  à  ces  hiboux  ;  les  temples  profanés  partagent 
le  scandale  avec  les  théâtres.  Les  prières  et  les  psaumes  adres- 
sés à  Dieu  deviennent  des  blasphèmes  en  passant  par  la  bouche 
de  ces  impies  ,  et  aucun  scandale  ne  peut  égaler  celui  que  font 
naître  la  messe  et  les  vêpres ,  le  Gloria  et  le  Pater  noster 
aboyés,  brais  et  hurlés  par  ces  gens.  L'air  est  tellement  rempli 
de  mugissements  ,  que  le  sanctuaire  de  Dieu  ressemble  à  Par- 


REVUE  DE  PARIS.  45 

che  de  Noé.  Tantôt  c'est  le  Miserere  que  l'on  chante  sur  une 
chaconne  (1) ,  tantôt  d'autres  parties  de  l'office  composées  dans 
le  style  des  farces  ou  des  comédies  qui  ne  sont  précisément  que 
des  gigues  et  des  sarabandes  ;  et  toutefois  on  n'apporte  aucun 
remède  à  ce  mal,  bien  que  jamais  il  n'ait  été  plus  offensant, 
puisque  du  même  mouton  (castrone)  dont  on  a  fait  un  prêtre 
le  matin  à  l'église  ,  le  soir  on  fait  un  Philis  au  théâtre  !... 

»  Ici  la  fable  àa  mouton  de  Phryxus  est  véritiée  :  car  aujour- 
d'hui tous  nos  moutons  [castroni)  ont  une  toison  d'or.  Les  fa- 
veurs de  la  fortune  pleuvent  sur  eux ,  et  un  courtisan  con- 
sommé qui  a  vieilli  à  Rome  me  disait  que,  pour  se  faire  bien 
venir  en  cour,  il  faut  avoir  peu  de  cervelle,  mais  èirç:  musico, 
ou  complaisant  et  sans  barbe  ;  ne  jamais  montrer  de  coiôre, 
mais  être  envieux,  s'abstenir  d'approcher  des  grands  lorsque 
l'on  n'a  pas  deux  cœurs  et  double  visage.... 

»  Tous  les  princes  qui  ont  chassé  les  musiciens  de  leur  pré- 
sence ont  agi  sagement,  et  je  ne  puis  que  bénir  les  Ménades  de 
ce  qu'elles  ont  battu  la  mesure  sur  le  dos  d'Orpbée  avec  leurs 
saints  et  chromatiques  bâtons.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  de 
notre  temps  :  au  contraire,  la  seule  race  des  chanteurs  est 
bienvenue  aupiès  des  rois  et  des  princes;  leur  faveur  s'est 
même  tellement  accrue  que  l'art  de  ces  pantomimes  s'est  insi- 
nué et  établi  dans  tous  les  palais.  A  la  cour,  on  ne  s'occupe 
pas  d'autre  chose;  celui  qui  monte  chante  :  Do,  re ,  mi,f'a, 
sol ,  la;  celui  qui  descend  chante  ;  La,  sol,  fa,  mi,  re,  do...  » 

Je  borne  ici  les  extraits  traduits  de  cette  satire ,  composée 
de  plus  de  six  cents  vers ,  hérissée  d'allusions  aux  person- 
nages de  l'antiquité,  oïdinairement  déclamatoire  ,  entachée  de 
mauvais  goût  et  parfois  d'obscénités.  Elle  se  termine  comme 
elle  commence,  par  une  diatribe  contre  la  faveur  exorbitante 
dont  jouissaient  les  chanteurs  de  ce  temps  ,  ce  qui  ferait  croire 
souvent  que  l'auteur  en  est  jaloux. 

Ce  morceau  est  d'ailleurs  écrit  avec  une  certaine  verve  d'cx- 
pi'cssion  basse  et  populacière  qui  perd  tout  son  mérite  dans  une 


fl)  Air  de  danse  d'origine  espagnole.  Il  y  en  a  deux  fameuses ,  celles 
(le  Gluck  et  de  Floquet. 

5. 


50  REVUE  DE  PARIS. 

traduction.  Aussi  n'en  ai-je  cité  que  les  passages  qui ,  malgré 
les  exagérations  puritaines  qui  y  fourmillent,  démontrent  ce- 
pendant avec  quelle  promptitude  l'art  de  la  musique  et  celui 
du  chant  furent  altérés  par  les  goûts  mondains  et  les  habitudes 
de  théâtre,  depuis  la  mort  de  Palestrina,  en  1594  ,  jusqu'en 
1650  ,  époque  vers  laquelle  Salvator  Rosa  composa  cette  sa- 
tire. 

Au  ton  solennel,  à  la  sainte  et  pieuse  colère  qui  semblent 
régner  dans  cet  ouvrage,  on  ne  se  douterait  guère  que  celui 
qui  l'a  écrit  fut  pendant  toute  sa  vie,  par  instinct  ainsi  que  par 
habitude,  un  baladin  déterminé,  un  grimacier  célèbre  ,  en  un 
mot  un  véritable  farceur,  et  qu'en  outre  il  était  ouvertement 
éi)icurien,  comme  toute  la  société  de  son  temps.  Au  talent  près, 
Salvator  Rosa  a  composé  sa  satire  sous  la  même  influence  à 
demi  hypocrite  qui  fit  écrire  Horace,  Sénèque ,  Martial  et  Pé- 
trone. Le  masque  de  moraliste  austère  fut  pour  le  peintre  na- 
politain un  moyen  d'attirer  les  yeux  de  la  foule  sur  lui,  et  l'on 
verra  bientôt  qu'il  ne  se  faisait  aucun  scrupule  de  quitter  celui- 
là  pour  prendre  ceux  de  Coriello ,  de  Pescariello  ou  de  For- 
mica, dans  l'intention  de  ne  laisser  jamais  oublier  sa  personne 
du  public. 

Comme  tous  les  farceurs,  Salvator  était,  sinon  triste,  au 
moins  toujours  inquiet  intérieurement;  aussi,  dans  ses  satires, 
n'a-t-il  pas  laissé  briller  un  seul  éclair  de  véritable  gaieté. 
Quand  il  veut  être  grave,  il  est  gourmé;  s'il  cherche  à  plai- 
santer, il  devient  grossier  et  obscène. 

Pour  faire  juger  de  ce  qui  manque  à  la  satire  de  Salvator 
Rosa,  tout  en  démontrant  à  (juel  point  en  effet  l'ouverture  des 
théâtres  lyriques  a  altéré  promptement  l'art  de  la  composition 
musicale  et  du  chant,  et,  a  eu  même  une  influence  fâcheuse  sur 
les  mœurs,  j'en  ferai  connaître  une  autre,  écrite  en  prose  sur 
le  même  sujet  par  un  homme  extrêmement  spirituel,  et  l'un  di-s 
plus  grands  compositeurs  de  l'Italie,  Benedetto  Marcello,  au- 
teur de  la  musique  des  Psaumes  ,  dont  le  recueil  est  entre  les 
mains  de  tous  les  connaisseurs. 

B.  Marcello  avait  quarante-sept  ans  en  1733,  lorsqu'il  pu- 
blia, sans  se  nommer,  la  satire  dont  il  est  question.  Salvator 
Rosa  était  mort  depuis  longtemps  ainsi  que  ses  contemporains , 
et  toutefois  l'espace  de  cinquante  années  qui  séparent  les  deux 


REVUE  DE  PARIS.  SI 

époques,  compnré  avec  les  reproches  faits  aux  musiciens  et 
aux  chanteurs  par  les  deux  écrivains,  ferait  croire  que  Sal- 
vator  el  Marcello  ont  vécu  dans  le  même  temps  et  ont  été  frap- 
pés à  peu  près  des  mêmes  al)us.  Seulement,  il  y  a ,  entre  la 
satire  de  Saivalor  et  celle  de  B.  Marcello,  celte  énorme  diffé- 
rence que  la  dernière  est  aussi  gaie,  aussi  naturelle  et  d'aussi 
bon  goût  que  celle  du  peintre  est  tendue,  maniérée  el  de  mau- 
vais ton.  11  ne  faut  pas  s'y  tromper  ,  B.  Marcello  ,  tout  homme 
de  génie  qu'il  fitt,  n'en  était  pas  moins  patricien  de  Venise,  bien 
élevé,  instruit  el  façonné  aux  grandes  manières  du  monde,  ce 
qui  ne  nuit  jamais  pour  bien  écrire.  Il  composa  donc  en  badinant 
el  pour  se  venger  peut-êtie  d'un  tnipressario  et  de  chanteurs 
dont  il  avait  eu  à  se  plaindre  ,  une  petite  brochure  satirique , 
sous  le  titre  de  : 


LE  THEATRE  A  LA  MODE 

Ou  méthode  sûre  et  facile  pour  bien  composer  et  exécuter  les 
opéras  italiens  en  musique  selon  la  manière  moderne,  ouvrage 
«lans  lequel  on  donne  des  avertissements  utiles  et  indispensa- 
bles aux  poètes  ,  aux  compositeurs  de  musique  ,  aux  chanteurs 
de  Tun  et  de  l'autre  sexe  ,  ainsi  qu'aux  entrepreneurs,  musi- 
ciens d'orchestre  ,  machinistes  ,  peintres-décorateurs  ,  parties 
boulîes,  tailleurs,  domestiques,  comparses,  souffleurs,  co- 
pistes, protecteurs  et  mères  des  cantatrices  virtuoses,  et  au- 
tres personnes  attachées  au  théâtre  (1). 

Ce  titre  seul  avertit  que  B.  Marcello  ne  tranche  pas  du  saint 
Jérôme  comme  Salvator  Rosa  ,  et  (jue  fort,  au  contraire,  des 
exemples  de  bon  goût  el  des  habitudes  morales  qu'il  avait  donnés 
déjà  par  la  composition  d'une  partie  de  ses  admirables  psaumes, 
il  a  pu  se  contenter  d'être  gai  en  parlant  des  travers  des  musi- 
ciens et  des  abus  que  l'on  faisait  de  la  musique. 


(1)  //  tealro  alla  moda.  Cette  satire,  qui  fit  grand  bruit  lorsqu'elle 
fut  publiée,  est  devenue  fort  rare.  Je  dois  à  la  complaisance  de 
M.  Botlée  de  Toulmont  la  conimuuicalion  de  ce  petit  pamphlet,  peu 
connu  aujourd'hui  en  France  et  même  en  Italie. 


52  REVUE  DE  PARIS. 

La  brochure  a  plus  de  soixante  pages  ,  et  je  suis  forcé  de  res- 
treindre mes  citations ,  mais  je  ferai  en  sorte  de  les  bien  choisir. 
Le  litre  de  ce  petit  livre  indique  l'ordre  dans  lequel  l'auteur  a 
traité  son  sujet  qui  se  trouve  divisé  naturellement  en  autant  de 
chapitres  qu'il  y  a  d'employés  au  théâtre  :  à  chacun  il  prétend 
donner  des  conseils  pour  réussir  en  se  conformant  à  la  mode. 
Après  une  préface  ironique,  il  commence  ainsi  : 

tt  Acx  POÈTES.  Avant  tout,  il  faut  que  le  poëte  moderne  n'ait 
pas  étudié  et  ne  lise  jamais  les  auteurs  grecs  et  latins  ,  par  la 
raison  que  les  anciens  n'ont  pas  lu  les  modernes. 

»  A  l'exception  de  quelques  renseignements  superficiels  sur  la 
poésie ,  comme  par  exemple  que  le  vers  italien  est  de  sept  ou  de 
onze  syllabes  ,  le  poëte  ne  saura  pas  la  versification  et  fera  à  son 
goût  des  vers  de  trois  ,  de  cinq ,  de  neuf ,  de  treize  et  même  de 
quinze  syllabes. 

»  Il  aura  soin  de  répéter  qu'il  a  étudié  les  mathématiques ,  la 
peinture,  la  chimie,  la  médecine  et  les  lois,  etc. ,  etc.,  mais 
qu'invinciblement  entraîné  par  la  nature  de  son  génie,  il  s'est 
adonné  forcément  à  la  poésie. 

»  De  temps  à  autre  il  désignera  Dante,  Pétrarque,  Arioste,  etc., 
comme  des  poëtes  durs,  peu  clairs  et  ennuyeux,  par  conséquent, 
dont  on  ne  saurait  rien  imiter.  Mais  au  contraire  il  sera  bien 
pourvu  Aq  poésies  modernes  dans  lesquelles  il  prendra  des  sen- 
timents ,  des  pensées  et  mêmes  des  vers  entiers ,  appelant  ces 
vols  une  louable  imitation. 

»  Avant  de  composer  son  opéra,  le  poëte  demandera  à  l'en- 
trepreneur une  note  exact*  et  détaillée  de  la  quantité  et  de  la 
nature  des  scènes  qui  doivent  y  être  comprises ,  afin  qu'au  cas 
où  l'on  exigerait  qucbiue  grand  appareil  pour  un  sacrifice ,  un 
banquet  ou  une  descente  du  ciel  en  terre,  il  eùl  soin  d'allon- 
ger les  scènes  précédentes  et,  par  ce  moyen  ,  de  donner  au  dé- 
corateur le  temps  de  préparer  ses  machines ,  sans  que  Tauditoire 
s'ennuie  par  trop. 

»  L'auteur  écrira  son  opéra  sans  s'occuper  de  l'action ,  vers  à 
vers,  de  telle  sorte  enfin  que  le  public,  ne  comprenant  rien  à 
l'intrigue ,  soit  entretenu  jusqu'à  la  fin  dans  une  curiosité  crois- 
sante. 
»  Le  poëte,  sans  trop  se  reposer  sur  le  mérite  des  acteurs, 


REVUE  DE  PARIS.  53 

s'informera  particulièrement  au  directeur,  s'il  a  h  sa  disposition 
un  bon  lion  ,  un  bon  ours  ,  un  bon  rossignol ,  de  bons  tonnerres , 
des  éclairs ,  etc.  ;  et ,  à  la  fin  de  l'opéra ,  il  introduira  une  scène 
splendide,  merveilleuse  .  dont  l'attente  aura  pour  effet  d'avoir 
erai)ècbé  le  public  de  sortir  au  milieu  du  spectacle  ;  le  tout  se 
terminera  p;ir  le  grand  chœur  accoutumé  en  l'honneur  du  so- 
leil ,  de  la  lune  ou  de  Viinpressario. 

»  Les  principaux  accidents  du  drame  seront  une  prison ,  des 
poignards,  du  poison,  des  lettres,  des  ap|)aritions  d'ours,  de 
lions  et  de  taureaux ,  ainsi  que  des  orages ,  des  sacrifices ,  et  des 
accès  de  folie. 

»  Il  faut  recommander  au  ])on  poëte  moderne  de  n'avoir  au- 
cune connaissance  en  musique ,  parce  que  cette  étude  était  celle 
que  faisaient  les  i)oëles  antiques,  ainsi  que  nous  l'apprennent 
divers  auteurs  grecs  et  latins,  qui  ne  séparaient  jamais  le  poète 
du  musicien  .ni  le  musicien  du  poêle,  comme  étaient  Amphion, 
Philémon  ,  Demodocus  et  Terpandre. 

»  Que  l'ariette  n'ait  aucun  rapport  avec  le  récitaiif  (fui  la  pré- 
cède ;  et,  s'il  est  possible  d'y  introduire  les  mots  papillons, 
rossignol,  barque,  cabane,  jasmin,  tigre,  lion,  éclair, 
écrevisse  ,  volaille  froide,  e!c. ,  etc. ,  cela  aura  du  succès ,  et 
prouvera  d'ailleurs  que  le  poëte  est  bon  philosophe  et  savant, 
puisqu'il  distingue  les  propriétés  des  animaux ,  des  plantes ,  des 
fleurs  ,  etc. ,  elc. 

»  Une  bonne  parlie  des'airs  seront  assez  longs  pour  que,  vers 
la  moitié,  il  soit  impossible  de  se  souvenir  du  commencement. 
»  L'opéra  devra  être  susceptible  d'être  représenté  avec  six  per- 
sonnages seulement,  afin  que  deux  ou  trois  parties  puissent  être 
supprimées  à  l'occasion  ,  sans  que  le  cours  et  l'action  du  drame 
en  souffrent. 

»  Les  pères  et  les  tyrans  (quand  ce  sont  les  premiers  rôles) 
seront  invariablement  confiés  aux  castrati ,  réservant  les  te- 
nori  et  les  bassi i>our  les  capitaines  des  gardes ,  les  confidents, 
les  pasteurs,  messagers,  etc. 

»  Les  poêles  de  théâtre  qui  n'ont  pas  de  célébrité ,  se  tireront 
d'affaire  pendant  le  cours  de  l'année,  en  étant  commis  au  bar- 
reau ,  ou  dans  une  maison  de  commerce;  ils  seront  encore  in- 
lendanls,  copistes,  correcteurs  d'épreuves,  et  diront  toujours 
du  mal  les  uns  des  autres,  etc. 


54  REVUE  DE  PARIS. 

«  Eiî  outre ,  !e  poêle  cxi{;fcrn  liu  (iirecteiir  nne  pctiîe  logo, 
dont  il  louera  la  moitié  quelques  mois  avant  que  son  opéra  soit 
mis  en  scène  ;  et  il  remplira  l'autre  moitié  de  personnes  qu'il 
fera  entrer  gratis. 

»  II  visitera  souvent  la  prima  donna ,  parce  que  ordinaire- 
ment le  succès  d'un  opéra  dépend  d'elle;  mais  qu'il  se  garde 
bien  de  donner  la  moindre  idée  de  l'action  du  drame  à  la  canta- 
trice ,  parce  qu'une  virtuose  moderne  ne  doit  pas  s'entendre  à 
ces  choses-là.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  prudent  est  d'en  toucher  quel- 
ques mots  ù  madame  sa  mère,  au  père ,  au  frère,  ou  à  sou 
protecteur. 

«  Le  poète  fera  ses  civilités  au  maître  de  chapelle  ,  sans  ou- 
blier les  symphonistes ,  les  tailleurs  ,  l'ours  ,  les  pages ,  les  com- 
parses ,  etc. ,  etc. ,  en  leur  recommandant  à  tous  la  bonne  exé- 
cution de  son  opéra.  » 

Je  ne  donnerai  que  quelques  passages  du  chapitre  où  se  trou- 
vent les  conseils  donnés  au  compositeur  ,  bien  que  ce  soit  l'un 
des  plus  curieux,  puis(iue  la  science  de  l'auteur  lui  donnait 
droit  et  facilité  tout  à  la  fois  de  le  faire  excellent.  Mais  ,  pour 
saisir  tout  le  sel  de  ce  chapitre  ,  il  serait  indispensable  que  le 
lecteur  eût  une  érudition  musicale  approfondie,  non-seulement 
sur  la  théorie  de  l'art ,  mais  sur  les  compositions  du  tem|)s  où 
a  été  faite  la  satire.  Je  me  bornerai  donc  à  en  rapporter  quel- 
ques passages  faciles  à  comprendre,  et  qui  signalent  d'ail- 
leurs des  défauts  et  des  travers  <iui  subsistent  encore  aujour- 
d'hui. 

»  Le  COMPOSITEUR  doit  s'appliquer  ii  écrire  les  airs  depuis  lo 
commencement  jusqu'à  la  fin  do  l'opéra  ,  tour  à  tour  l'un  gai, 
Vaulre pathétique ,  sans  s'emi)arrasser  aucunement  du  sens  des 
paroles,  des  modes  ni  des  convenances  de  la  scène.  En  outre  , 
s'il  se  trouve  des  noms  appellatifs,  comme  padre ,  ittipero , 
amore ,  beltà  ,  le  musicien  moderne  aura  soin  de  composer 
sur  ces  mots  un  très-long  passage,  comme  paaaaaaadre... 
beeeeeeltà ,  etc.  Il  se  conduira  de  même  à  l'occasion  des  ad- 
verbi's  no,  senza,  già ,  le  tout  pour  ne  pas  faire  comme  les  an- 
ciens ,  qui  s'appliquaient  à  n'appuyer  que  sur  les  paroles  qui 
expriment  queNpie  passion,  tels  que  (ormenlo,  affatino,  etc.,  etc. 

»  Quand  le  chanteur  en  sera  à  la  cadence  ,  le  maître  de  cha- 
pelle ne  manquera  pas  de  faire  arrêter  les  instruments  ,  afin  de 


UEVUE  DE  PARIS.  55 

laisser  au  virtuose  ou  à  la  virtuose  tout  le  loisir  de  s'y  arrêter 
aussi  longtemps  qu'il  leur  plaira. 

»  Le  compositeur  aura  soin  d'écrire  certains  duos  et  choeurs 
de  manière  à  ce  que  l'on  puisse  les  passer  sans  qu'on  s'en  aper- 
çoive ,  quand  les  chanteurs  se  sentiront  fatigués. 

»  On  doit  avertir  le  compositeur  moderne  de  séparer  le  plus 
qu'il  pourra  chaque  vers  par  de  longs  traits  d'instruments ,  afin 
que  l'on  ne  puisse  rien  comprendre  au  sens  des  paroles;  puis, 
(juand  il  donnera  leçon  à  la  virtuose ,  il  faudra  qu'il  exige  d'elle 
(ju'elle  prononce  mal  ;  et  pour  l'y  forcer  ,  il  lui  enseignera  à 
mal  couper  les  paroles  au  moyen  de  traits  prolongés  ,  de  telle 
manière  que  l'on  entendra  ,  ou  que  l'on  croira  mieux  entendre 
la  musique. 

»  Le  compositeur  moderne  se  montrera  très-attentif  auprès 
des  virtuoses  de  lOpéra.  Il  pourra  leur  arranger  de  vieilles  can- 
tates célèbres ,  en  les  transposant  pour  leurs  voix ,  les  assurant 
de  plus  que  le  théâtre  ne  vit  que  par  leurs  talents;  puis  il  tiendra 
le  même  langage  au  chanteur,  aux  symphonistes,  aux  com- 
l)arses  ,  à  l'ours  ,  au  tonnerre  ,  aux  éclairs ,  etc. ,  etc. 

»  Chaque  soir  il  fera  entrer  du  monde  gratis  au  théâtre,  elle 
placera  dans  l'orchestre  ,  d'où  il  sera  maître  de  faire  sortir  le 
violoncelle  ou  la  contre-basse ,  afin  de  faire  faire  place  à  ses 
amis. 

»  Tous  les  maîtres  de  chapelle  modernes  feront  imprimer  en 
tète  du  livret ,  outre  le  nom  des  acteurs,  les  paroles  suivantes  : 
«  La  musique  est  du  toujours  archicélèbre  signor  N.  N. , 
maître  de  chapelle  ,  des  concerts  de  chambre,  de  ballets  ,  d'es- 
crime ,etc.  ,  etc. ,  etc.,  etc.  » 

Marcello  passe  ensuite  aux  chanteurs.  «  Le  virtuose  moderne, 
dit-il ,  n'est  pas  tenu  de  savoir  solfier ,  de  chanter  juste ,  ni  d'ob- 
server la  mesure,  choses  qui  ne  sont  plus  à  la  mode  aujour- 
d'hui. 

»  11  s'engagera  à  remplir  toujours  la  première  partie,  en  sti- 
pulant avec  le  directeur  qu'on  lui  donnera  un  tiers  en  sus  de 
ses  honoraires,  à  cause  de  sa  célébrité.  Mais,  s'il  peut  s'accou- 
tumer à  répéter  :  qu'il  n'est  pas  en  voix,  qu'il  a  mal  à  la  tête  , 
aux  dents  ,  ou  qu'il  est  enrhumé,  ce  sera  agir  en  excellent  vir- 
tuose moderne. 

»  Pendant  rexécution  de  la  ritournelle  de  l'air ,  le  virtuose  se 


56  REVUE  DE  PARIS. 

tourncrd  vers  les  coulisses ,  et  dira  à  ses  amis  :  qu'il  n'est  pas 
en  voix ,  qu'il  est  enroué ,  etc.  Vers  la  fin  de  l'air ,  il  est  entendu 
que,  quand  viendra  la  cadence  ,  il  pourra  s'arrêter  tant  qu'il  lui 
plaira  pour  faire  des  traits  et  de  bellea  manières  (ad  libitum), 
pendant  lequel  temps  le  maître  de  chapelle  ôtera  ses  mains  du 
clavecin  et  prendra  du  tabac  ,  en  attendant  patiemment  la  com- 
modité du  chanteur. 

»  Si  le  virtuose  a  affaire  h  un  directeur  peu  important,  il  exi- 
{^era  des  feux  et  la  permission  de  faire  des  voyages;  autrement 
il  faudra  qu'il  chante.  Un  viituose  célèbre  se  décidera  difficile- 
ment à  chanter  en  société.  S'il  y  consent ,  il  faudra  ,  en  entrant 
dans  le  salon  ,  qu'il  aille  se  placer  devant  le  miroir  ,  qu'il  tire 
ses  manchettes,  rajuste  sa  perruque ,  relève  son  col  pour  laisser 
apercevoir  l'inévitable  bouton  en  diamant,  etc.  Puis  il  s'appro- 
chera du  clavecin  ,  le  louchera  comme  malgré  lui,  et  chantant 
de  mémoire  ,  recommencera  plusieurs  fois  comme  s'il  ne  pou- 
vait se  souvenir  de  l'air.  Cette  faveur  une  fois  accordée ,  il  se 
tournera ,  comme  pour  éviter  les  louanges ,  vers  quelque  dame 
ii  qui  il  parlera  d'accidents  de  voyage  ,  d'intrigues  politiques ,  et 
d'autres  sujets;  puis  il  lui  présentera  du  tabac  dans  diverses  ta- 
batières, sur  l'une  desquelles  sera  son  portrait,  et  sur  l'autre 
des  camées  qu'un  illustre  protecteur  a  fait  tailler  pour  lui. 

»  Si  le  virtuose  a  l'habitude  de  remplir  les  rôles  de  femme  ,  il 
portera  toujours  sur  son  corset  une  petite  jupe;  il  mettra  des 
mouches  et  du  ronge ,  et  se  fera  la  barbe  deux  fois  par  jour. 

»  Si  le  virtuose  est  musico ,  ténor  ou  basse,  à  l'exception  du 
soin  de  la  barbe  ,  tous  les  avertissements  qui  précèdent  peuvent 
s'adresser  à  lui. 

»  Si  le  virtuose  musico  est  contralto  ou  soprano  ,  il  fera  bien 
d'avoir  quelque  ami  iîdèlequi  parle  avantageusement  de  lui  dans 
le  monde ,  et  affirme  sur  son  honneur  et  à  la  gloire  de  la  vérité, 
que  le  chanteur  est  très  comme  il  faut ,  de  bonne  famille, 
ajoutant  que  c'est  à  la  suite  d'une  maladie  très-dangereuse  qu'il 
a  consenti  à  subir  l'opération;  que  d'ailleurs  il  a  un  frère  pro- 
fesseur en  philosophie,  un  autre  exerçant  la  médecine,  une 
sœur  aînée  religieuse,  et  que  la  seconde  est  mariée  à  un  ci- 
toyen ,  etc.,  etc. ,  etc. 

»  Il  fera  assidûment  la  cour  aux  chanteuses  virtuoses  ,  à 
leuvs  protecteurs,  ne  désespérant  pas ,  grâce  à  son  talent  (îJtV^à) 


REVUE  DE  PARIS,  57 

et  à  son  exemplaire  modestie  ,  d'ohtiinir  le  titre  de  comte  ,  de 
marquis  ,  de  cavalier  ,  etc. ,  elc  ,  etc. 

»  Aux  CANTATRICES.  En  premier  lieu,  la  virtuose  moderne 
montera  sur  le  théâtre  avant  qu'elle  ait  atteint  sa  treizième 
aiinée,  sachant  à  peine  lire,  ce  qui  n'est  pas  nécessaire  aux 
virtuoses  courantes.  Elle  aura  donc  la  précaution  d'apprendre 
de  mémoire  de  vieux  airs  d'opéras ,  des  menuets  et  des  can- 
tates qu'elle  chantera  et  rechantera  toujours,  quand  elle  voudra 
S",  faire  entendre.  La  cantatrice,  comme  le  chanteur  àlamode, 
est  dispensée  de  savoir  solfier. 

«  Dès  qu'elle  sera  recherchée  par  nn  directeur,  elle  deman- 
dera à  chanter  la  première  partie.  Si  elle  ne  peut  obtenir  cette 
faveur,  elle  prendra  la  seconde,  la  troisième,  et,  pour  la  qua- 
trième ,  elle  fera  encore  un  ensagenient  avantageux.  Dans  le 
cas  où  elle  aurait  un  père,  un  mari,  un  frère  ou  un  cousin, 
musicien  ,  danseur,  machiniste,  etc.,  elle  mettra  tout  en  oeuvre 
pour  les  faire  employer  au  théâtre. 

»  Une  fois  l'engagement  passé  ,  elle  demandera  tout  aussitôt 
sa  partie  ,  qu'elle  se  fera  enseigner  par  le  maestro  Crica,  avec 
■inriations,  traits,  belles  manières,  etc.,  faisant  bien  entendre 
qu'elle  ne  prétend  nullement  s'embarrasser  du  sens  des  paroles, 
et  encore  bien  moins  qu'on  les  lui  explique. 

»  Les  variations,  traits,  belles  manières,  etc.,  seront 
écrits  par  le  maestro  Crica  ,  sur  le  livre  habituel  destiné  à  cet 
usage ,  et  que  la  virtuose  emporte  avec  elle  dans  les  divers  pays 
où  elle  va  chanter. 

»  Le  premier  jour  elle  ne  se  fera  pas  entendre  au  directeur: 
elle  donnera  une  excuse  quelconque  ,  et  madame  la  mère ,  pré- 
sente ,  confirmera  ce  que  dira  la  fille.  Le  directeur  alors  ira 
voir  la  virtuose  avec  le  maestro  du  théâtre,  pour  l'entendre, 
et  après  bien  des  excuses  et  des  cérémonies  ,  elle  chantera 
réternelle  cantate  :  Impara  a  non  darf'ede.  Mais,  les  belles 
manières  et  les  traits  ne  lui  revenant  pas  en  m.émoire  ,  tout 
aussitôt  madame  la  mère  se  précipitera  sur  la  malle  pour  en 
tirer  le  livre  de  Crica  ,  en  disant  (1)  :  «  Excusez-la  ,  messieurs  , 
»  il  y  a  bien  longtemps  qu'elle  n'a  dit  cet  air  ;  et  puis ,  l'instru- 

(1)  Dans  le  pamphlet  original ,  la  mère  et  la  fille  s'expriment  en  pa« 
9  a 


58  REVUE  DE  PARIS. 

»  ment  est  plus  haut  que  le  nôtre,  l'air  est  dans  un  autre 
»  ton,  etc.,  etc.,  «  qnoiqu'en  dernière  analyse  toute  la  difficulté 
vienne  de  ce  que  l'indispensable  maestro  Crica  n'est  pas  là 
pour  accompagner  et  souffler  la  virtuose. 

»  Vers  le  milieu  de  l'air,  la  toux  venant  à  la  virtuose,  madame 
la  mère  ajoutera  :  «  La  bonne  vérité  est  que  c'est  aujourd'hui 
»  la  première  fois  qu'elle  voit  cette  cantate,  elle  la  chante  à 
»  l'improviste  ;  mais  faites -lui  dire  des  airs  de  Pharamond , 
»  de  Justin  ou  bien  l'air  Non  sipuà  et  la  scène  du  Mouchoir , 
n  vous  entendrez  des  merveilles  !  » 

»  Il  sera  bon  (|ue  la  virtuose,  pour  plus  de  tranquillité,  se 
fasse  recommander  par  quelque  homme  riche,  à  quelque  mar- 
chand généreux  ,  qui  la  fournira  de  vin ,  de  bois,  de  charbon, 
qui  l'invitera  très-souvent  à  dîner,  et  l'attendra  régulièrement 
pour  souper,  etc.,  etc.,  etc. 

»  Mais ,  en  outre  ,  elle  cherchera  un  protecteur  particulier 
et  qui  ne  la  quittera  pas.  Il  se  nommera  Procolo.  Aux  répétitions 
elle  se  fera  toujours  attendre  et  ne  viendra  (ju'accompagnéedu 
signor  Procolo.  Elle  saluera  avec  un  sourire  toutes  les  per- 
sonnes présentes,  ce  dont  se  fâchera  le  signor  Procolo  ,  à  qui 
elle  répondra  brusquement  :  a  Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  gri- 
«  maces-là?  CPtte  bête  de  jalousie  !  êtes-vous  fou?  est-ce  que 
»  tout  cela  vous  regarde?  etc.,  etc.  « 

»  A  la  première  répétition,  elle  ne  dira  pas  les  airs,  et  ne 
chantera  les  variations  et  les  traits  du  maestro  Crica  qu'à 
la  répétition  générale. 

«  Pendant  le  cours  des  répétitions  ,  elle  en  manquera  plus 
d'une,  et  enverra  madame  la  mère  à  sa  place,  qui  dira  dans 
son  patois  :  «  Ayez  pilié  d'elle,  messieurs;  la  pauvre  enfant  n'a 
»  pas  pu  dormir  une  minute  dans  la  nuit.  On  a  fait  tant  de 
«  bruit  dans  la  rue,  que  la  ragazza  a  cru  entendre  les  carros- 
»  sées  de  Bologne.  Entîn ,  vers  le  matin  ,  elle  s'est  assoupie; 
«  mais  elle  a  perdu  sa  coiffe  de  nuit,  qu'elle  n'a  jamais  pu 
»  retrouver,  ce  qui  fait  qu'elle  s'est  enrhumée  et  qu'elle  est 
»  encore  au  lit.  » 


toi»  bolonais ,  plus  grossier  et  plus  lourd  encore  que  celui  de  notre 
Baue-Âuvergne. 


REVUE  DE  PARIS.  59 

«  Chaque  fois  qu'uiJi-ès  avoii'  clianté  ,  la  virîuose  sortira  du 
théàtie  pour  rentrer  chez  elle,  elle  demandera  à  ses  amis  un 
mouchoir  pour  se  garantir  du  froid  ,  et  elle  dira  à  madame  la 
mère  :  «  Ah  çà ,  nou!)liez  pas  que  je  vous  charge  de  le  rendre 
»  à  la  personne  qui  me  l'a  prêté  ! 

Je  passe  plus  de  la  moitié  des  averlissemenls  adressés  aux 
filles  virtuoses,  pour  citer  quelques-uns  de  ceux  donnés  à  leurs 
mères. 

«  Les  MÈKES  àei  chanteuses  ,  dit  Marcello,  marcheront  tou- 
jours avec  leurs  filles,  ayant  soin  toutefois  de  se  tenir  à  distance 
par  civilité,  quand  les  filles  seront  accompagnées  de  leurs  pro- 
tecteurs. 

»  Quand  les  ragazze  se  feront  entendre  au  directeur,  les 
mères  remueront  la  bouche  comme  leurs  filles  et  leur  souflleront 
les  variations  et  les  traits.  S'il  est  question  de  l'àse  des  vir- 
tuoses, les  mères  leur  ùteront  pour  le  moins  dix  ans. 

»  Dans  le  cas  où  quelque  galant  homme,  mais  pauvre,  dési- 
rerait être  reçu  dans  la  maison  et  ferait  des  avances  à  cesujel, 
madame  la  mère  répondra  :  «  Ah  !  dame!  ma  fille  est  pauvre  , 
»  mais  honnête!  C'e^t  une  fille  de  bien,  et  si  elle  fait  la  pro- 
»  fession  de  cantatrice ,  ce  sont  les  malheurs  de  notre  maison 
»  qui  eu  sont  cause.  Il  faut  d'abord  marier  une  autre  ragazza 
»  qui  est  promise  à  un  docteur,  puis  délivrer  de  prison  mou 
»  mari  qui  y  a  été  mis ,  le  brave  homme,  parce  qu'il  a  fait  un 
»  billet  qu'il  est  indispensable  de  payer.  Jamais  personne  de 
»  votre  âge  n'est  entré  dans  notre  maison.  Il  n'eu  vient  que 
»  deux  qui  ont  vu  naître  ma  fille  j  l'un  est  son  parrain  ,  l'autre 
11  l'avocat  de  mon  mari.  » 

«  Si  la  fille  refusait ,  par  modestie ,  une  tabatière ,  une  bague. 
une  montre  ou  tout  autre  cadeau  de  ce  genre,  madame  la  mère 
la  grondera.  «  Ah  !  dira-l-elle,  on  voit  bien  que  tu  ne  sais  pas 
»  quelles  sont  les  personnes  qui  méritent  des  égards  !  Faire  un 
«  tel  affront  à  monsieur,  ([ui  cherche  à  te  témoigner  sa  satis- 
»  faction  avec  tant  de  |)olitesse!  Caro  illustrissiino ,  ajoutera- 
»  t-elle  en  prenant  le  cadeau  des  mains  de  l'étranger,  excusez 
»  cette  iietite  fille  qui  sort  pour  la  i)remière  fois  de  son  pays  et 
»  ne  sait  pas  la  différence  du  tien  et  du  mien;  et  puis  c'est  le 


60  REVUE  DE  PARIS. 

»  premier  cadeau  que  ça  reçoit,  car  dans  notre  nnaison,  excepté 
»  la  famille  ,  il  n'entre  pas  âme  qui  vive  !  » 

«  Quant  à  ce  qui  touche  aux  dépenses  graves  qu'il  est  in- 
dispensable de  faire  pendant  l'année  pour  fournir  à  la  fille  les 
liabillements  de  princesse,  de  reine,  d'impératrice,  etc.,  ainsi 
que  pour  entretenir  le  délicieux  sérail  des  perroquets  ,  des  singes , 
des  civettes  ,  des  chiens  ,  des  chiennes  et  de  leurs  petits ,  etc.; 
item,  pour  les  dépenses  qu'occasionnent  les  conversations  (soi- 
rées), frais  généraux  auxquels  il  signor  Procolo  fait  amplement 
face,  madame  la  mère,  néanmoins,  aura  soin  de  tenir  une  lote- 
rie chez  elle,  les  soirs  oii  l'on  ne  chante  pas  â  l'Opéra,  afin  que 
chacun  des  invités  payant  ne  s'en  aille  cependant  pas  les  mains 
vides.  » 

Suit  le  programme  de  la  loterie  dont  le  billet  doit  être  payé 
quatre  louis  d'or  avant  de  le  lire.  Or  ,  sur  ce  billet ,  se  trouve  la 
liste  des  objets  que  l'on  risque  de  gagner  ,  tels  que  :  une  cein- 
ture dorée,  de  vieux  brodequins,  une  corbeille  avec  des 
fleurs  en  papier ,  vingt-quatre  archets  à  violon  et  autres 
trésors  de  ce  genre,  défroque  de  la  virtuose  ou  vieux  meubles 
de  théâtre ,  auquel  le  spirituel  Marcello  ajoute  enfin  la  plume 
avec  laquelle  a  été  écrite  la  satire  du  Théâtre  à  la  Mode. 

Près  de  cette  satire  légère  ,  mais  ferme  et  tracée  avec  tant  de 
naturel,  celle  de  Salvalor  Rosa,  enfarinée  d'érudition  et  laissant 
percer  l'humeur  jalouse  de  l'auteur  à  travers  le  vernis  de  stoï- 
cisme dont  elle  est  recouverte,  ne  gagne  pas  à  la  comparaison. 
Mais  je  n'ai  pas  entrepris  l'éloge  du  peintre  poëte;  je  veux  le 
faire  connaître  au  contraire  par  ses  œuvres,  et  ce  n'est  pas  à  moi 
qu'il  faudra  s'en  prendre  si  l'épreuve  que  je  lui  fais  subir  ne 
tourne  pas  toujours  à  sa  gloire,  comme  pourraient  s'y  attendre 
ses  admirateurs. 


Deléclvze 


MEMOIRES 


DUM 


MAITRE  D'ARMES. 


VIII  (1). 

A  compter  de  ce  moment ,  comme  ma  position  était  à  peu 
prÈs  fixée,  je  résolus  de  quitter  IMiôtel  de  Londres  et  d'avoir  un 
chez  moi.  En  conséquence  je  me  mis  ù  parcourir  la  ville  en 
tous  sens  :  ce  fut  dans  ces  excursions  que  je  commençai  à  con- 
naître vérilablement  Saint-Pétersbourg  et  ses  habitants. 

Le  comte  Alexis  m'avait  tenu  parole.  Grâce  à  lui,  j'avais,  dès 
mon  arrivée,  obtenu  un  cercle  d'écoliers  que,  sans  ses  recom- 
mandations ,  je  n'eusse  certes  pas  conquis  par  moi-même  en 
toute  une  année.  Celaient  M.  de  Nareschkin,  le  cousin  de  l'em- 
l»ereur  ;  M.  Paul  de  Bobrinski,  putit-fiis  avoué,  sinon  reconnu, 
de  Grégoire  Oilofî  et  de  Catherine  le  Grand  ;  le  prince  Trou- 
betskoi,  colonel  du  régiment  de  Preolnvjenskoi  ;  M.  de  Gorgoli. 
grand  maîlre  de  la  i)olice  ;  plusieurs  autres  seigneurs  des  pre- 
mières familles  de  Saint-Pétersbourg,  et  enfin  deux  ou  trois  offi- 
ciers polonais  servant  dans  l'armée  de  l'empereur. 

Une  des  choses  qui  me  frappa  le  plus  chez  les  grands  sei- 

(1)  Voyez  tome  VIII ,  page  i5. 

6. 


62  REVUE  DE  PARIS. 

gneurs  russes  fut  leur  polilesse  liosi)ilalière,  celle  première 
verUi  des  peuples,  qui  survit  si  rarement  à  leur  civilisation,  et 
(|ui  ne  se  démentit  jamais  à  mon  égard.  Il  est  vrai  que  l'empe- 
reur Alexandre  ,  à  l'instar  de  Louis  XIV  ,  qui  avait  donné  aux 
.six  plus  anciens  niailres  d'armes  de  Paris  des  letlres  de  noblesse 
liansmissibles  à  leurs  descendants ,  regardant  aussi  l'escrime 
«  omme  un  art  et  non  comme  un  métier,  avait  pris  le  soin  de 
rehausser  la  profession  que  j'exerçais  en  donnant  à  mes  collè- 
)",ues  et  à  moi  des  grades  plus  ou  moins  élevés  dans  l'armée. 
Néanmoins  je  reconnais  hautement  qu'en  aucun  pays  du  monde 
je  n'eusse  trouvé  comme  à  Saint-Pétersbourg  cette  familiarité 
jiristocratique  qui,  sans  abaisser  celui  qui  l'accorde,  élève  celui 
qui  en  est  l'objet. 

Ce  bon  accueil  des  Russes  sert  d'autant  mieux  les  plaisirs  des 
étrangers,  que  l'intérieur  des  familles  est  des  plus  animés,  grâce 
.ujx  anniversaires  et  aux  grandes  fêtes  du  calendrier,  auxquelles 
ii  faut  joindre  encore  celle  du  patron  particulier  delà  maison. 
Aussi,  pour  peu  que  l'on  ait  un  cercle  de  connaissances  de  quel- 
que étendue,  il  se  passe  peu  de  jours  que  l'on  n'ait  deux  ou  trois 
dîners  et  autant  de  bals. 

Il  y  a  encore,  en  Russie,  un  autre  avantage  pour  les  profes- 
seurs :  c'est  (|u'ils  deviennent  commensaux  de  la  maison,  et  en 
quelque  sorte  membres  de  la  famille.  Un  professeur,  pour  peu 
qu'il  ait  quelque  distinction,  prend  au  foyer,  entre  l'ami  el  le 
parent,  une  place  qui  tient  de  l'un  et  de  l'autre,  qu'il  conserve 
tout  le  temps  qu'il  lui  convient,  et  qu'il  ne  perd  presque  jamais 
que  par  sa  faute. 

C'était  celle  qu'avaient  bien  voulu  me  faire  quelques-uns  de 
mes  écoliers,  et  entre  autres  le  grand  maître  de  la  police,  M.  de 
Gorgoli,  tout  ù  la  fois  l'un  des  plus  nobles  et  des  meilleurs 
cœurs  que  j'aie  connus.  Grec  d'origine,  beau,  grand,  bien  fait, 
adroit  à  tous  les  exercices,  c'était  certainement,  avec  le  comte 
Alexis  Orloffel  M.  de  Dobrinski,  le  type  de  la  véritable  seigneu- 
rie. Adroit  ;■)  tous  les  exercices  ,  depuis  l'équitation  jusqu'à  la 
I)aume  ,  d'une  première  force  d'amateur  à  l'escrime,  généreux 
comme  un  vieux  boyard  ,  il  était  à  la  fois  la  providence  des  étran- 
gers et  celle  de  ses  concitoyens,  pour  lesquels  il  était  toujours 
visible,  à  quelque  heure  du  jour  ou  de  la  nuit  que  ce  fût.  Dans 
une  ville  comme  Saint-Pétersbourg ,  c'est-à-dire  dans  cette 


REVUE  DE  PARIS.  63 

Venise  monarchique  où  fiucime  Miinëui-  n'a  son  écho,  où  les 
canaux  de  la  Mocka  et  de  Catlierine,  comme  ceux  de  la  Giudecca 
et  d'Oft'ano,  rendent  leurs  morts  sans  bruit,  où  les  bouteschnick 
qui  veillent  au  coin  de  cha(iue  rue  ins|)irenl  |)arl'ois  plus  de 
terreurs  qu'ils  ne  calment  de  craintes,  le  major  Gorgoli  était  le 
répondant  de  la  sécurité  publi(|ue.  Chacun  ,  en  le  voyant  par- 
courir sans  cesse ,  sur  un  léger  droschki  attelé  de  chevaux  ra- 
pides comme  des  gazelles  et  renouvelés  quatre  fois  par  jour, 
les  douze  quartiers  de  la  ville  ,  les  marchés  et  les  bazars  ,  fer- 
mait tranquillement  le  soir  la  porte  de  sa  maison,  instinctive- 
ment certain  que  cette  providence  visible  restait  Toeil  ouvert 
dans  les  ténèbres.  Je  ne  donnerai  (ju'une  preuve  de  celte  vigi- 
lance incessante.  Depuis  plus  de  douze  ans  que  M.  de  Gorgoli 
était  grand  maître  de  la  police,  il  n'avait  pas  quitté  un  seul  jour 
Saint-Pétersbourg. 

Aussi  il  n'y  a  peut-être  pas  de  ville  au  monde  où  l'on  soit 
aussi  en  sûreté  la  nuit  qu'à  Saint-Pétersbourg.  La  police  veille 
à  la  fois  sur  ceux  qui  sont  enfermés  chez  eux  et  sur  ceux  qui 
courent  les  rues.  De  place  en  place  s'élèvent  des  tours  en  bois 
dont  la  hauteur  domine  celle  de  toutes  les  maisons ,  qui  n'ont 
généralement,  au  resle,  que  deux  ou  trois  étages.  Deux  hommes 
veillent  sans  cesse  au  haut  de  ces  tours;  dès  qu'une  étincelle  , 
une  lueur,  une  fumée,  leur  dénonce  un  incendie,  ils  tirent  une 
sonnette  qui  correspond  au  bas  de  la  tour,  et  pendant  qu'on 
atlèle  aux  pompes  et  aux  tonneaux  des  chevaux  qui  restent  sans 
cesse  harnachés,  ils  indiquent  le  quartier  de  la  ville  où  se  ma- 
nifeste le  sinistre.  Aussitôt  pompiers  et  pompes  partent  au 
galop.  Le  temps  qui  leur  est  rigoureusement  nécessaire  pour  se 
rendre  à  chaque  distance  est  calculé,  et  il  faut  qu'à  la  minute 
dite  ils  aient  franchi  cette  distance,  de  sorte  que  ce  n'est  poini, 
comme  en  France,  le  propriétaire  qui  vient  réveiller  la  police, 
mais  au  contraire  la  police  qui  vient  lui  dire  :  Levez-vous,  voire 
maison  biûle. 

Quant  à  l'effraction  ,  elle  n'est  presque  jamais  à  craindre.  Si 
voleur  ,  ou  plutôt ,  pour  me  servir  d'une  expression  qui  carac- 
térise mieux  la  nuance  que  prend  chez  lui  ce  défaut,  si  chip- 
peur  que  soit  le  peuple  russe,  il  ne  brisera  pas  un  carreau  ou 
ne  forcera  pas  une  porte  ;  si  bien  que  l'on  peut,  pourvu  qu'elle 
soit  cachetée,  confier  sans  crainte  à  un  raougick,  devant  lc(piel 


,64  REVUE  DE  PAR!S. 

il  ne  faudrait  pas  laisser  traîner  un  kopeck,  une  lettre  dans  la- 
quelle il  vous  aura  vu  renfermer  pour  dix  mille  roubles  de  bil- 
lets de  banque. 

Voilî»  pour  la  tranquillité  de  ceux  qui  restent  chez  eux. 

Quant  à  ceux  qui  courent  les  rues ,  ils  n'ont  guère  rien  à 
craindre  que  des  bouleschnicks  qui  sont  chargés  de  les  proléger  ; 
mais  ces  derniers  sont  si  lâches  qu'avec  une  canne  ou  un  pis- 
tolet un  seul  homme  en  mettrait  dix  en  fuite.  Ces  misérables 
sont  donc  forcés  de  se  rejeter  sur  quelque  malheureuse  fille 
attardée,  pour  laquelle,  en  tout  cas,  le  vol  n'est  pas  une  grande 
perte,  ou  le  viol  un  grand  chagrin.  Au  reste,  chaque  chose  offre 
son  bon  côté  :  pendant  les  nuits  d'hiver,  où  ,  malgré  l'éclairage 
public,  l'obscurité  est  si  grande  que  les  chevaux  risquent  à  cha- 
que instant  de  se  briser  les  uns  contre  les  autres,  le  bouleschnick 
avertit  toujours  à  temps  les  cochers  du  danger  qu'ils  courent. 
Sa  vue  est  si  bien  habituée  aux  ténèbres  dans  lesquelles  il  vit, 
qu'il  distingue  ,  au  milieu  de  la  nuit ,  un  traîneau  ,  un  droschki 
ou  une  calèche,  qui  s'approche  sans  bruit  sur  la  neige  ,  et  qui , 
sans  son  avertissement,  irait  se  heurter  contre  quelque  autre,  ar- 
rivant comme  un  éclair  du  côté  opposé. 

Au  reste,  à  partir  du  mois  de  novembre  jusqu'au  mois  de 
mars,  la  lâche  toujours  rude  de  ces  malheureux,  auxquels  on 
ne  paye,  m'a-t-on  assuré  ,  qu'une  vingtaine  de  roubles  par  an, 
devient  quehiuefois  mortelle.  Malgré  les  lourds  vêtements  dont 
ils  sont  chargés,  malgré  toutes  les  précautions  qui  sont  prises 
contre  son  allenle,  le  froid  pénètre  sourdement  à  travers  les 
draps  et  les  fourrures.  Alors  si  le  veilleur  nocturne  n'a  pas  la 
force  de  prendre  sur  lui  de  marcher  constamment ,  un  accable- 
ment profond  le  gagne,  un  assoupissement  perfide  s'empare  de 
lui,  il  s'endort  debout  ;  et,  s'il  ne  passe  dans  ce  moment  quel- 
que officier  de  ronde  qui  le  fasse  bâionner  impiloyablement, 
jusqu'à  ce  que  le  sang  ait  repris  son  cours  sous  les  coups,  c'en 
est  fait  de  lui,  il  ne  se  réveille  plus,  et  lelendenîain  matin  on  le 
retrouve  roidi  dans  sa  guérite.  L'hiver cpii  précéda  mon  ariivée 
à  Saint-Pétersbourg ,  un  de  ces  malheureux ,  qu'on  avait  re- 
trouvé mort  ainsi ,  et  qu'on  avait  voulu  déplacer  ,  était  tombé 
le  front  contre  une  borne;  le  cou  s'était  rompu  net,  et  la  tête, 
pareille  à  une  boule,  s'en  était  allée  roulante  jusqu'à  l'autre 
trottoir. 


REVUE  DE  PARIS.  65 

Au  bout  de  quelques  jours  de  course,  je  parvins  enfin  à  trou- 
ver sur  les  bords  du  canal  Catherine  ,  c'est-à-dire  au  centre  de 
la  ville  ,  un  logement  convenable  et  tout  garni ,  dans  lequel  je 
n'eus  à  introduire ,  pour  le  compléter,  que  des  matelas  et  une 
couchette  ,  le  lit ,  dont  l'usage  est  laissé  aux  grands  seigneurs , 
étant  regardé ,  par  les  ])aysan3  qui  couchent  sur  des  poêles ,  et 
par  les  marchands  qui  dorment  dans  des  peaux  et  sur  des  fau- 
teuils, comme  un  meuble  de  luxe. 

Enchanté  du  nouvel  arrangement  que  je  venais  de  prendre, 
je  retournais  du  canal  Catherine  à  l'Amirauté,  lorsque,  sans 
songer  que  ce  jour  était  le  saint  jour  du  dimanche,  il  me  prit 
l'envie  d'entrer  dans  un  bain  à  vapeur.  J'avais  beaucoup  en- 
tendu parler  en  France  de  ces  sortes  d'établissements,  de  sorte 
que,  passant  devant  une  maison  de  bains  ,  je  résolus  de  piofiter 
de  l'occasion.  Je  me  présentai  à  la  porte;  moyennant  deux  rou- 
bles et  demi ,  c'est-à-dire  cinquante  sous  de  France,  on  me  remit 
une  carte  d'entrée,  et  je  fus  introduit  dans  une  première  cham- 
bre où  l'on  se  déshabille  :  cette  chambre  est  chauffée  à  la  tem- 
pérature ordinaire. 

Pendant  que  je  me  dévêtissait  en  compagnie  d'une  douzaine 
d'autres  personnes,  un  garçon  vint  me  demander  si  j'avais  un 
domestique,  et,  sur  ma  réponse  négative,  s'informa  de  quel 
âge ,  de  quel  prix  et  de  quel  sexe  je  désirais  la  personne  qui  de- 
vait me  frotter.  Une  telle  demande  nécessitait  une  explication; 
je  la  provoi|uai  donc,  et  j'appris  que  des  enfants  et  des  hoinm;s 
attachés  à  l'établissement  se  tenaient  toujouis  prêts  à  vous 
rendre  ce  service  ,  et  que  ,  quant  aux  femmes  ,  on  les  envoyait 
chercher  dans  une  maison  voisine.  Une  fois  le  choix  fait,  la  per- 
sonne, quelle  qu'elle  fût  sur  laquelle,  il  s'était  arrêté  ,  se  mettait 
nue  comme  le  baigneur,  et  entrait  avec  lui  dans  la  seconde 
chambre  chauffée  à  la  température  du  sang.  Je  restai  un  instant 
muet  d'étonnement  ;  puis  ,  la  curiosité  l'emportant  sur  la  honte, 
je  lis  choix  du  gaiçon  même  qui  m'avait  pailé.  A  peine  lui 
eus-je  manifesté  ma  préférence,  qu'il  alla  prendre  à  un  clou 
une  poignée  de  verges,  et  en  un  instant  se  trouva  aussi  nu  que 
moi. 

Alors  il  ouvrit  la  porte  et  me  poussa  dans  la  seconde  chambre. 

Je  crus  que  quelque  nouveau  Méphistophélès  m'avait  conduit , 
sans  que  je  m'en  doutasse,  au  sabbat. 


66  REVUE  DE  PARIS. 

Qi\e  l'on  se  figuve.  trois  cents  personnes  parfaitement  nues, 
de  foutâge,  de  tout  sexe,  hommes,  femmes,  enfants,  vieillards, 
dont  la  moitié  fouette  l'autre,  avec  des  cris,  des  rires,  des  con- 
torsions étranges,  et  cela  sans  la  moindre  idée  de  pudeur.  C'est 
((u'en  Russie  le  peuple  est  si  méprisé  que  l'on  confond  ses  ha- 
bitudes avec  celles  des  animaux ,  et  que  la  police  ne  voit  que  des 
accouplements  avantageux  à  la  population  et  par  conséquent  à 
la  fortune  des  nobles  dans  un  libertinage  qui  commence  à  la  pro- 
stitution et  qui  ne  s'arrête  pas  même  à  l'inceste. 

Au  bout  de  dix  minutes ,  je  me  plaignis  de  la  chaleur;  je  ren- 
trai dans  la  première  chambre  ;  je  me  rhabillai ,  et  jetant  deux 
roubles  à  mon  frotleur,  je  me  sauvai  révolté  d'une  pareille  dé- 
moralisation, qui  à  Saint-Pétersbourg  paraît  si  naturelle  parmi 
les  basses  classes,  que  personne  ne  m'en  avait  parlé. 

Je  suivais  la  rue  de  la  Résurrection,  l'esprit  tout  préoccupé 
de  ce  que  je  venais  de  voir,  lorsque  j'allai  me  heurter  à  une 
foule  assez  considérable  qui  se  pressait  jiour  entrer  dans  la  cour 
d'un  magnitique  bôlel.  Poussé  par  la  curiosité  ,  je  me  mis  à  la 
queue  ,  et  je  vis  que  ce  qui  attirait  cette  multitude,  c'étaient  les 
préparatifs  du  supplice  du  knout,  qui  allait  être  administré  à 
lin  esclave.  J'allais  me  retirer  ,  ne  me  sentant  pas  la  force  d'as- 
sister à  un  pareil  spectacle,  lorsqu'une  des  fenêtres  s'ouvrit,  et 
que  deux  jeunes  tilles  vinrent  poser  sur  le  balcon,  l'une  un 
fauteuil,  et  l'aulre  un  coussin  de  velours  ;  derrière  les  deux  jeunes 
filles  parut  bientôt  celle  dont  les  membres  délicats  craignaient 
le  contact  de  la  pierre,  mais  dont  les  yeux  ne  craignaient  pas 
la  vue  du  sang.  En  ce  moment  un  murmure  courut  dans  la 
foule,  et  le  mot  :  la  Gossudarina  !  la  Gossudarina  !  fut  répété  à 
voix  basse ,  mais  par  cent  voix,  à  l'accent  desquelles  il  n'y  avait 
point  à  se  tromper. 

En  effet,  je  reconnus,  au  milieu  des  fourrures  qui  l'enve- 
loppait ,  la  belle  Machinka  auprès  du  ministre.  Un  de  ses  anciens 
camarades  avait  eu  le  malheur,  disait-on,  de  lui  manquer  de 
respect,  et  elle  avait  exigé  qu'une  punition  exemplaire  avertît 
les  autres  de  ne  pas  tomber  dans  une  faute  pareille.  On  avait 
cru  que  sa  vengeance  se  bornerait  là  ;  on  s'était  trompé  :  ce 
n'était  pas  assez  qu'elle  sût  que  le  coupable  avait  été  puni,  elle 
avaitencore  voulu  levoir  punir.  Comme  j'espérais,  malgré  ceque 
Louise  m'avait  dit  de  sa  cruauté ,  qu'elle  n'était  venue  que  pour 


REVUE  DE  PARIS.  67 

faire  grâce  ou  pour  adoucir  du  moins  le  supplice ,  je  restai 
parmi  les  spectateurs. 

La  Gossudirina  avait  entendu  le  murmure  qui  s'était  élevé  à 
sa  venue;  mais  au  lieu  d'éprouver  de  la  crainte  ou  delà  honte, 
elle  parcourut  des  yeux  toute  cette  muHilude  d'un  air  si  hautain 
et  si  insolent,  qu'une  reine  n'eût  pas  fait  mieux;  puis,s'asseyant 
sur  le  fauteuil  et  appuyant  son  coude  sur  le  coussin,  elle  posa 
sa  tète  dans  l'une  de  ses  mains ,  tandis  que  de  l'autre  elle  ca- 
ressait une  levrette  blanche  ,  qui  allongeait  sur  les  genoux  de 
sa  maîtresse  sa  têle  de  serpent. 

Il  paraît  au  reste  que  l'on  n'attendait  que  sa  présence  pour 
commencer  l'exécution  ,  car  à  peine  la  belle  spectatrice  fut-elle 
au  balcon  qu'une  porte  s'ouvrit,  et  le  coupable  s'avança  enire 
deux  mougicks  ,  qui  tenaient  chacun  une  corde  nouée  autour 
des  poignets,  et  suivi  des  deux  autres  exécuteurs,  qui  tenaient 
chacun  un  knout.  C'était  un  jeune  homme  à  la  barbe  blonde,  à 
la  figure  impassible  et  aux  traits  fermes  et  arrêtés.  Alors,  il 
passa  dans  la  foule  un  bruit  étrange  :  quelques-uns  dirent  que 
ce  jeune  homme,  qui  était  le  jardinier  en  chef  du  ministre,  avail, 
lorsqu'elle  était  encore  esclave ,  aimé  Machinka  ,  et  que  la  jeune 
fille  l'aimait  de  son  côté  ,  si  bien  qu'ils  allaient  s'épouser  lorsque 
le  ministre  avait  jeté  les  yeux  sur  elle  et  l'avait  élevée  ou 
abaissée,  comme  on  le  voudra,  au  rang  de  sa  maîtresse.  Or, 
depuis  ce  temps,  par  un  revirement  étrange,  la  Gossudarina 
avail  pris  le  jeune  homme  en  haine ,  et  |)lus  d'une  fois  déjà  il 
avait  éprouvé  les  effets  de  ce  changement,  comme  si  elle  crai- 
gnait que  son  maître  ne  la  soupçonnât  de  persister  dans  quel- 
ques-uns des  sentiments  de  son  ancien  étal.  Enfin  ,  la  veille,  elle 
avait  rencontré  son  compagnon  d'esclavage  dans  une  allée  du 
jardin,  el  A  quelcjucs  mots  qu'il  lui  avait  dits,  elle  s'était  écriée 
qu'il  l'insullait,  et,  au  retour  du  ministre,  avait  réclamé  de  lui 
la  punition  du  coupable. 

Lespréparalifs  du  supplice  étaient  disposés  d'avance.  C'étaient 
une  planche  inclinée  avec  un  carcan  pour  emboîter  le  cou  du 
patient,  et  deux  poteaux  placés  à  droite  et  à  gauche  pour  lui 
lier  les  bras;  quanl  au  knout,  c'était  un  fouet  dont  le  manche 
pouvait  avoir  deux  pieds  à  peu  près  ;  à  ce  manche  se  rattachait 
une  lanière  de  cuir  plat ,  dont  la  longueur  est  double  de  celle  de 
la  poignée,  et  qui  se  termine  par  un  anneau  de  fer  amiuei  tient 


68  REVUE  DE  PARIS. 

une  autre  bande  de  cuirmoit^glongiiede  inoiiié  que  la  première, 
large  de  deux  pouces  au  commencement,  mais  <iui,  allant  tou- 
jours en  s'amlncissant,  finit  en  pointe.  On  tremi)e  cette  pointe 
dans  le  lait  et  on  la  fait  sécher  au  soleil,  ce  qui  la  rend  aussi 
dure  et  aussi  aiguë  que  la  pointe  d'un  canif.  Tous  les  six  coups 
ordinairement ,  on  change  de  lanière,  car  le  sang  amollit  le 
cuir;  mais,  dans  la  circonstance  présente,  la  chose  devenait 
inutile  :  le  condamné  n'avait  que  douze  coups  à  recevoir,  et  il 
avait  deux  exécuteurs.  Ces  deux  exécuteurs,  au  reste  ,  n'étaient 
autres  que  les  cochers  du  ministre,  que  leur  habitude  de  ma- 
nier le  fouet  avait  élevés  à  ce  grade,  ce  qui  ne  leur  ôtait  rien 
de  la  bonne  amitié  de  leurs  camarades,  qui,  dans  l'occasion, 
prenaient  leur  revanche,  mais  sans  rancune,  et  en  gens  qui 
obéissent,  voilà  tout.  Souvent,  d'ailleurs,  il  arrive  que  dans 
la  même  séance  les  battants  deviennent  battus,  et  plus  d'une 
fois ,  pendant  mon  séjour  en  Russie,  j'ai  vu  de  grands  seigneurs, 
dans  un  moment  de  colère  contre  leurs  domestiques  et  n'ayant 
rien  sous  la  main  pour  les  battre,  leur  ordonner  de  se  prendre 
aux  cheveux  et  de  se  donner  récipiO(juement  des  coups  de 
poing  dans  le  nez.  D'abord ,  il  faut  l'avouer ,  c'était  en  hésitant 
et  avec  timidité  qu'ils  obéissaient  à  cet  ordre,  mais  bientôt  la 
douleur  les  mettait  en  train,  chacun  s'animait  de  son  côté  et 
frappait  tout  de  bon,  tandis  que  le  maître  ne  cessait  de  crier  : 
Pins  fort,  coquins,  plus  fort.  Enfin,  lorsqu'il  croyait  la  puni- 
lion  suffisante,  il  n'avait  qu'à  dire  :  Assez;  à  ce  mot,  le  combat 
cessait  comme  par  magie,  les  antagonistes  allaient  laver  leurs 
visages  ensanglantés  à  la  même  fontaine  et  revenaient  bras 
dessus  bras  dessous,  aussi  amicalement  que  si  rien  ne  s'était 
passé  entre  eux. 

Cette  fois ,  le  condamné  ne  devait  pas  en  être  quitte  à  si  bon 
marché;  aussi  les  appièls  du  su|)plice  seuls  suffirent-ils  pour 
ni'inspirer  une  profonde  émotion,  et  cependant  je  me  sentais 
cl'.iué  à  ma  place  par  cette  fascination  étrange  qui  entraîne 
l'homme  du  côté  où  l'homme  souffre;  si  bien  qu'il  faut  que  je 
l'avoue,  je  restai;  d'ailleurs  je  voulais  voir  jusqu'où  cette  femme 
pousserait  la  cruauté. 

Les  deux  exécuteurs  s'approchèrent  du  jeune  homme  ,  le  dé- 
pouillèrent de  ses  habits  jusqu'à  la  ceinture  ,  retendirent  sur 
l'échafaud  ,  lui  assujettirent  le  cou  dans  le  carcan  et  lui  lièrent 


REVUE  DE  PARIS.  69 

les  l)r.Ts  aux  iKnix  pnlcaux;  puis,  ruii  des  exécuteurs  ayant  fait 
faire  cercle  à  la  foule,  alin  de  réserver  aux  acteurs  de  cette 
terrible  scène  un  es|)ace  demi-circulaire  qui  leur  permît  d'agir 
librement ,  l'autre  prit  son  élan  ,  et  se  levant  sur  la  pointe  du. 
pied,  il  assena  le  coup  de  manière  à  ce  que  la  lanière  fit  deux 
fois  le  tour  du  corps  du  patient,  où  elle  laissa  un  sillon  bleuâtre. 
Quelle  que  dût  être  la  douleur  éprouvée,  le  malheureux  ne  jeta 
j)as  un  cri. 

Au  deuxième  coup  quelques  gouttes  de  sang  vinrent  à  la 
peau. 

Au  troisième  il  jaillit. 

A  partir  de  ce  moment ,  le  fouet  frappa  sur  la  chair  vive  ,  si 
bien  qu'à  chaque  coup  l'exécuteur  i)ressait  la  lanière  entre  ses 
doigts  pour  en  faire  dégoutter  le  sang. 

Après  les  six  premiers  coups ,  l'autre  exéculeur  reprit  la  place 
avec  un  fouet  neuf:  depuis  le  cinquième  coup,  au  reste,  jus- 
qu'au douzième  ,  le  patient  ne  donna  d'autre  preuve  de  se<isibi- 
bilité  que  la  crispation  nerveuse  do  ses  mains,  et  sans  un  léger 
mouvement  musculaire  ,  qui  ù  chacjue  jiercussion  faisait  frémir 
ses  doigts,  on  aurait  pu  le  croire  mort. 

L'exécution  finie  ,  on  détacha  le  patient  :  il  était  presque  éva- 
noui et  ne  pouvait  se  soutenir;  cependant  il  n'avait  pas  jeté 
un  cri ,  pas  poussé  un  gémissement.  Quant  à  moi,  je  ne  com- 
prenais rien,  je  l'avoue,  à  cette  insensibilité  et  à  ce  courage. 

Deux  mougicks  le  prirent  par-dessous  les  bras  et  le  recon- 
duisirent vers  la  porte  par  laquelle  il  était  venu;  au  moment 
d'entrer,  il  se  retourna,  murmura  en  russe,  et  en  regardant 
Blachinka,  quelques  paroles  que  je  ne  pus  comjtrendre.  Sans 
doute  ces  paroles  étaient  ou  une  insuite  ou  une  menace,  car 
ses  camarades  le  poussèrent  vivement  sous  la  voûte.  A  ces  pa- 
roles, la  Gossudarina  ne  répondit  (pie  i>ar  un  dédaigneux  sou- 
rire ,  et  tirant  une  boîte  d'or  de  sa  poche ,  elle  donna  quelques 
bonbons  à  sa  levrette  favorite  ,  appela  ses  esclaves  ,  et  s'éloigna 
aiq)uyée  sur  leur  épaule. 

Derrière  elle  la  fenêtre  se  referma,  et  la  foule,  voyant  que 
tout  était  terminé,  se  retira  silencieuse.  Queb'ues-uns  de  ceux 
qui  la  composaient  secouaient  la  tête  comme  s'ils  voulaient 
dire  qu'une  pareille  inhumanité  dans  une  si  jeune  et  si  belle 
personne  attirerait  tôt  ou  tard  sur  elle  la  vengeance  de  Dieu. 
9  7 


?0  REVUE  DE  PARIS. 


IX. 


Catherine  disait  qu'il  n'y  avait  point  à  Saint-Pétersbourg  iiit 
hiver  et  un  été,  mais  seulement  deux  hivers  :  un  hiver  blanc  et 
un  hiver  vert. 

Nous  approchions  à  grands  pas  de  l'hiver  blanc ,  et  j'avoue 
que,  pour  mon  compte,  ce  n'hélait  pas  sans  une  certaine  curio- 
sité que  je  le  voyais  venir.  J'aime  les  pays  dans  leur  exagéra- 
tion, car  c'est  seulement  alors  qu'ils  se  montrent  dans  leur  vrai 
caractère.  Si  on  veut  voir  Saint-Pétersbourg  en  été  et  Naples  en 
hiver,  autant  vaut  rester  en  France,  car  on  n'aura  réellement 
rien  vu. 

Le  czarewich  Constantin  était  retourné  à  Varsovie  sans  avoir 
rien  pu  découvrir  de  la  conspiration  qui  l'avait  amené  à  Saint- 
Pétersbourg,  et  l'empereur  Alexandre,  qui  se  sentait  invisible- 
ment  enveloppé  d'une  vaste  conspiration,  avait  quitté,  plus 
triste  toujours  ,  ses  beaux  arbres  de  Tzarko-Selo,  dont  main- 
tenant les  feuilles  couvraient  la  terre.  Les  jours  ardents  et  les 
pâles  nuits  avaient  disparu;  plus  d'azur  au  ciel,  plus  de  sa- 
phirs roulant  avec  les  flots  de  la  Neva,  plus  de  musique  éo- 
lienne,  plus  de  gondoles  chargées  de  femmes  et  de  fleurs.  J'avais 
voulu  revoir  encore  une  fois  ces  îles  merveilleuses  que  j'avais 
trouvées,  en  arrivant,  toutes  tapissées  de  plantes  étrangères, 
aux  feuilles  épaisses  et  aux  larges  corolles;  mais  les  plantes 
étaient  rentrées  pour  huit  mois  dans  leurs  serres.  Je  venais  cher- 
cher des  palais,  des  temples,  des  parcs  délicieux  ;  je  ne  revis 
que  des  baraques  enveloppées  de  brouillards,  autour  desquelles 
les  bouleaux  agitaient  leurs  brandies  dégarnies  et  les  sapins 
leurs  sombres  bras  tout  chargés  de  franges  funéraires ,  et  dont 
les  habitants  eux-mêmes,  brillants  oiseaux  d'été,  avaient  déjà 
fui  à  Saint-Pétersbourg. 

J'avais  suivi  le  conseil  qui  m'avait ,  à  mon  arrivée,  été  donné 
à  table  d'hôte  par  mon  Allemand,  et  ce  n'était  plus  que  couvert 
de  fourrures,  achetées  chez  lui,  que  je  courais  d'un  bout  de  la 
ville  à  l'autre  donner  mes  leçons,  qui,  au  reste,  s'écoulaient 
presque  toujours  bien  plutôt  en  causeries  qu'en  clémonstralton» 


REVUE  DE  PARIS.  71 

OU  en  assauts,  M.  de  Gorgoli  surtout,  qui,  après  treize  ans  de 
fonctions  de  grand  maître  de  la  police  ,  avait  donné  sa  dé- 
mission à  la  suite  d'une  discussion  avec  le  général  Milarodowich, 
gouverneur  de  la  ville,  et  qui,  rentré  dans  la  vie  privée,  éprou- 
vait !e  besoin  du  repos  après  une  si  longue  agitation  ,  M.  de  Gor- 
goli ,  dis-je,  me  faisait,  quelquefois  rester  des  heures  entières  à 
lui  parler  de  la  France  et  à  lui  raconter  mes  affaires  particu- 
lières, comme  à  un  ami.  Après  lui,  c'était  M.  de  Bobrinski  qui 
me  marquait  le  plus  d'afîcction,  et  entre  autres  cadeaux  qu'il 
ne  cessait  de  me  faire,  il  m'avait  donné  un  très-beau  sabre  turc. 
Quant  au  comte  Alexis  ,  c'était  toujours  mon  protecteur  le  plus 
ardent,  quoique  je  le  visse  assez  rarement  chez  lui ,  préoccupé 
(ju'il  était  de  réunions  avec  ses  amis  de  Saint-Pétersbourg,  et 
même  de  Moscou,  car,  malgré  les  deux  cents  lieues  qui  sépa- 
rent les  deux  capitales ,  il  était  sans  cesse  sur  les  chemins  ;  tant 
le  Russe  est  un  composé  étrange  d'oppositions,  et  plein  de 
mollesse;  par  tempérament,  se  laisse  prendre  facilement  à 
l'activité  fiévreuse  de  l'ennui. 

C'était  chez  Louise  surtout  que  je  le  retrouvais  de  temps  en 
temps.  Ma  pauvre  compatriote,  et  je  le  voyais  avec  un  chagrin 
profond,  devenait  chaque  jour  plus  triste.  Quand  je  la  trouvais 
seule,  je  l'interrogeais  sur  les  causes  de  cette  tristesse,  que 
j'attribuais  à  quelque  jalousie  de  femme;  mais,  lorsque  j'a- 
bordais ce  sujet ,  elle  secouait  la  tête  et  parlait  du  comte  Alexis 
avec  tant  de  confiance  ,  que  je  commençai  à  croire  ,  en  me  rap- 
pelant ce  qu'elle  m'avait  dit  de  cet  ennui  profond  de  WaninkofF, 
qu'il  prenait  une  part  active  à  cette  conspiration  sourde, 
dont  on  parlait  mystérieusement  sans  savoir  ceux  qui  la  tra- 
maient ni  connaître  celui  qu'elle  devait  atteindre.  Quant  à  lui , 
et  c'est  un  hommage  à  rendre  aux  conjurés  russes ,  je  ne  me 
rappelle  pas  avoir  vu  une  seule  fois  le  moindre  changement  dans 
ses  traits ,  la  moindre  altération  dans  son  caractère ,  et ,  certes, 
Machiavel,  en  indiquant  Constantinople  conime  la  meilleure 
école  de  conspirateurs  ,  a  été  injuste  envers  Moscou  la  sainte. 

Nous  étions  arrivés  ainsi  au  9  novembre  1824;  des  brouillards 
épais  enveloppaient  la  ville,  et  depuis  trois  jours  un  vent  de 
sud-ouest,  froid  et  humide  ,  soufflait  violemment  du  golfe  de 
Finlande,  de  sorte  ([ue  la  Neva  était  devenue  houleuse  comme 
une  mer.  Des  groupes  nombreux,  rassemblés  sur  les  quais, 


72  REVUE  DE  PARIS. 

malgré  la  brise  acre  et  sifflante  qui  coupait  le  visage,  remar- 
quaient avec  inquiétude  l'agitation  sous-marine  du  fleuve,  et 
comptaient,  le  long  des  murs  de  granit  dans  lesquels  il  est  con- 
tenu, les  anneaux  superposés  qui  indiquent  les  différentes  hau- 
teurs des  différentes  crues.  Quelques  autres,  tout  en  priant  au 
pied  de  la  Vierge,  qui  faillit  faire  renoncer,  comme  nous  l'avons 
dit,  Pierre  le  Grand  à  bâtir  la  ville  impériale,  calculaient  que  la 
hauteur  du  fleuve  atteignait  celle  des  [iremiers  étages.  Dans  la 
ville  chacun  s'effrayait  en  voyant  les  fontaines  couler  plus  abon- 
dantes et  les  sources  surgir  à  gros  bouillons,  comme  si  elles 
étaient  pressées  par  une  force  étrangère  dans  leurs  canaux  sou- 
terrains. Enfin,  quelque  chose  de  sombre  planait  sur  la  ville  qui 
indiquait  l'approche  d'un  grand  malheur. 

Le  soir  vint;  les  postes  consacrés  aux  signaux  furent  doublés 
partout. 

La  nuit ,  il  y  eut  une  tempête  horrible^  On  avait  ordonné  de 
lever  les  ponts  de  manière  à  ce  que  les  vaisseaux  pussent  venir 
chercher  une  retraite  jusqu'au  cœur  de  la  ville  ;  si  bien  que 
toute  la  nuit  ils  remontèrent  le  cours  de  la  Neva  i)our  venir  jeter 
l'ancre  devant  la  forteresse,  pareils  à  de  blancs  fantômes. 

Je  restai  jusqu'à  minuit  chez  Louise.  Elle  était  d'autant  plus 
effrayée,  que  le  comte  Alexis  avait  reçu  l'ordre  de  se  rendre  à 
la  caserne  des  chevaliers-gardes;  les  précautions  étaient  les 
mêmes  en  effets  que  si  la  vilie  eût  été  en  état  de  guerre.  En  la 
quittant,  j'allai  un  instant  sur  les  quais.  La  Neva  paraissait 
tourmentée,  et  cependant  ne  grossissait  point  encore  d'une 
manière  visible;  mais,  de  temps  en  temps,  on  entendait  du 
côté  de  la  mer  des  bruits  étranges ,  pareils  ù  de  longs  gémisse- 
ments. 

Je  rentrai  chez  moi,  personne  ne  dormait  dans  la  maison. 
Une  source,  qui  coulait  dans  la  cour,  débordait  depuis  deux 
heures,  et  s'était  répandue  au  rez-de-chaussée.  On  disait  qu'en 
d'autres  endioils  des  dalles  de  granit  s'étaient  soulevées ,  et  que 
l'eau  avait  jaillit.  Pendant  toute  la  route  ,  en  effet,  il  m'avait 
semblé  voir  sourdre  de  l'eau  entre  les  pierres  ;  mais ,  comme  je 
ne  croyais  pas  au  danger  de  l'inondation,  attendu  que  ce  danger 
m'était  incoiuiu ,  je  montai  dans  mon  appartement ,  qui  au  reste, 
étant  situé  au  deuxième ,  m'offrait  toute  sécurité.  Pendant  quel- 
que temps  cependant ,  l'agitation  que  j'avais  remarquée  chez  les 


REVUE  DE  PARIS.  73 

autres,  plus  encore  que  celle  que  j'éprouvais  raoi-raônae,  me 
tint  éveillé  j  mais  bientôt,  accablé  de  fatigue,  je  m'endormis, 
bercé  par  le  bruit  de  la  tempête  même. 

Vers  les  huit  heures  du  matin  ,  je  fus  réveillé  par  un  coup  de 
canon.  Je  passai  une  robe  de  chambre,  e(  je  courus  à  la  fenêtre. 
Les  rues  présentaient  le  spectacle  d'une  agitation  extraordinaire. 
Je  m'habillai  promptement  et  je  descendis. 

—  Qu'est-ce  que  ce  coup  de  canon  ?  demaudai-je  à  un  homme 
qui  montait  des  matelas  au  premier. 

—  C'est  l'eau  qui  monte  ,  monsieur,  me  répondit-il. 
Et  il  continua  son  chemin. 

Je  descendis  au  rez-de-chaussée  ;  on  y  avait  de  l'eau  jus- 
qu'à la  cheville,  quoique  le  plancher  de  la  maison  fût  au-dessus 
du  niveau  de  la  rue  de  toute  la  hauteur  des  trois  marches  qui 
formaient  le  perron.  Je  courus  au  seuil  de  la  porte;  le  milieu 
de  la  rue  était  inondé  ,  et  une  espèce  de  marée  ,  causée  par  le 
passage  des  voitures  ,  battait  les  trottoirs. 

J'aperçus  un  droscliki  ,  je  l'appelai,  mais  l'ivoschik  refusait 
de  marcher  et  voulait  regagner  au  plus  vite  son  hangar.  Un 
billet  de  vingt  roubles  le  décida.  Je  sautai  dans  la  voiture ,  et  je 
donnai  l'adresse  de  Louise,  sur  la  Perspective  de  Nieusky.  Mon 
cheval  était  dans  l'eau  jusqu'au  jarret  ;  de  cinq  minutes  en  cinq 
minutes  on  tirait  le  canon,  et  à  chaque  coup,  ceux  que  nous 
croisions  répétaient  :  L'eau  monte. 

J'arrivai  chez  Louise.  Un  soldat  à  cheval  était  à  la  porte.  Il 
venait  d'accourir  au  galop  de  la  part  du  comte  Alexis  pour  lui 
dire  qu'elle  eûtà  monter  au  plushaut  de  la  maison  atin  de  n'être 
pas  surprise.  Lé  vent  venait  de  tourner  à  l'ouest  et  refoulait  di- 
rectement la  Neva  vers  sa  source,  de  sorte  que  la  mer  semblait 
lutter  avec  le  fleuve  pour  le  rejeter  dans  son  lit.  Le  soldat 
achevait  sa  commission  comme  j'entrai  chez  Louise,  et  repartit 
ventre  à  terre  du  côté  de  la  caserne,  faisant  voler  l'eau  autour 
de  lui.  Le  canon  tirait  toujours. 

Il  était  temps  que  j'arrivasse  :  Louise  était  mourante  de 
frayeur,  moins  peut-être  pour  elle  encore  que  pour  le  comte 
Alexis,  dont  les  casernes,  situées  dans  le  quartier  de  Narva  , 
devaient  être  les  premières  exposées  à  l'inondation.  Cependant 
le  message  qu'elle  venait  de  recevoir  l'avait  rassurée  un  peu. 
Nous  montâmes  ensemble  sur  la  terrasse  de  la  maison,  qui, 

7. 


74  REVUE  DE  PARIS. 

étant  une  des  plus  élevées,  dominait  toute  la  ville,  et  d'oCj 
pendant  les  beaux  jours  on  découvrait  la  mer.  Mais  pour  le  mo- 
ment le  brouillard  était  si  épais,  que,  vers  un  borizon  très- 
rapprocbé  ,  la  vue  se  perdait  dans  un  océan  de  vapeur. 

Bientôt  le  canon  tira  à  coups  plus  pressés ,  et  de  la  place  de 
l'Amirauté  nous  vîmes  s'écbapper  par  les  rues  et  dans  toutes  le§ 
directions  les  voitures  de  louage  dont  les  cochers,  ayant  cru 
l'aire  une  bonne  spéculation,  vu  l'envahissement  souterrain  de 
l'eau  s'étaient  réunis  à  leur  place  habituelle.  Forcés  de  fuir  de- 
vant l'inondation  du  fleuve,  ils  criaient  :  L'eau  monte!  l'eau 
monte!  Et  en  effet,  derrière  les  voitures,  et  comme  pour  les 
poursuivre  dans  les  rues,  une  haute  vaj^ue  montra  sa  tête  ver- 
tiâlre  au-dessus  du  quai ,  se  brisa  à  l'angle  du  pont  d'Isaac,  et 
roula  son  écume  jusqu'au  pied  de  la  statue  de  Pierre  le  Grand. 

Alors  on  entendit  un  grand  cri  d'effroi ,  comme  si  cette  vague 
avait  été  vue  de  toute  la  ville.  La  Neva  débordait. 

A  ce  cri  la  terrasse  du  palais  d'Hiver  se  couvrit  d'uniformes. 
L'empereur,  au  milieu  de  son  état-major,  venait  d'y  monter 
|)0ur  donner  des  oidres,  car  le  danger  s'avançait  de  plus  en 
j)lus  pressant.  Arrivé  là  ,  il  vit  que  l'eau  avait  déjà  atteint  plus 
(le  la  moitié  de  la  hauteur  des  murailles  de  la  forteresse ,  et  il 
songea  aux  malheureux  prisonniers  qui  se  trouvaient  dans  des 
caveaux  grillés  donnant  sur  la  Neva.  Le  patron  d'une  barque 
reçut  à  l'instant  même  l'ordre  d'aller  ,  au  nom  de  l'empereur, 
prévenir  le  gouverneur  de  les  faire  sortir  de  leurs  cachots  ,  et 
de  les  mettre  en  sûreté;  mais  la  barque  arriva  trop  tard  :  dans 
le  désordre  général ,  on  les  avait  oubliés.  Ils  étaient  morts. 

En  ce  moment  nous  aperçûmes  au-dessus  du  palais  d'Hiver 
la  banderole  du  yacht  impérial  ,  qui  s'était  approché  pour 
(ionner,  si  besoin  était,  asile  à  l'empereur  et  à  sa  lamille.  L'eau 
alors  devait  être  de  plain-pied  avec  les  parapets  des  quais,  qui 
commençaient  à  disparaître  ,  et  en  voyant  une  voilure  ,  qui  se 
débattait  avec  son  cocher  et  son  cheval,  nous  apprîmes  que 
dans  les  rues  on  commençait  à  perdre  pied.  Bientôt  le  cocher 
se  jeta  à  la  nage ,  gagna  une  fenêtre ,  et  fut  recueilli  à  un  balcon 
du  |)remier. 

Préoccupés  un  instant  de  ce  spectacle,  nous  avions  détourné 
les  yeux  de  la  Neva,  mais  en  les  y  reportant,  nous  aperçûmes 
i\c.u\  barques  sur  la  place  de  l'Aniiraulé.  L'eau  était  déjà  si 


REVUE  DE  PARI$.  75 

haute  ,  qu'ellfis  avaient  pu  passer  par-dessus  les  parapets.  Ces 
liarques  étaient  envoyées  par  l'empereur  pour  porter  du  secours 
;\  ceux  qui  se  noyaient.  Trois  autres  les  suivirent.  Nous  repor- 
lâmes  alors  macIiinaliMiient  les  yeux  vers  la  voiture  et  le  ciieval  ; 
1l'  dôme  de  la  voiture  paraissait  encore  ,  mais  le  cheval  était 
entièrement  englouti.  Il  y  avait  donc  déjà  six  pieds  d'eau  à  peij 
|i.  es  dans  les  ruts.  Depuis  un  instant  le  canon  avait  cessé  de 
tirer ,  preuve  que  l'inondation  atteignait  la  hauteur  des  remparts 
de  la  citadelle. 

Alors  on  commença  à  voir  flotter  des  déhris  de  maisons  ,  qui , 
lioussés  par  les  vagues ,  arrivaient  des  faubourgs  ;  c'étaient  ceux 
des  misérables  baraques  de  bois  du  (piartier  de  Narva  qui  n'a- 
vaient pu  résister  à  l'ouragan ,  et  <[ui  avaient  été  enlevées  avec 
les  malheureux  qui  les  habitaient.  Une  des  bar(iuesqui  passaient 
dans  la  Peispeclive  repêcha  devant  nous  un  homme,  mais  il 
était  déjà  mort.  Il  est  difficile  de  dire  l'impression  que  produisit 
sur  nous  la  vue  de  ce  premier  cadavre. 

L'eau  continuait  de  monter  avec  une  effrayante  rapidité  ,  les 
trois  canaux  qui  enferment  la  ville  dégorgeaient  dans  les  rues 
leurs  barques  chargées  de  pierres,  de  fourrages  et  de  bois.  De 
temps  en  temps  on  voyait  un  homme  s'accrocher  à  quelqu'une 
de  ces  îles  flottantes,  et  gagner  le  sommet,  d'où  il  faisait  des 
signaux  aux  barques  qui  alors  essayaient  d'arriver  à  lui  ;  mais 
c'était  chose  difficile,  tant  les  vagues  enfermées  dans  les  rues 
comme  dans  des  canaux  se  débattaient  avec  furie  ;  si  bien  qu'a- 
vant que  le  secours  ne  fût  arrivé  à  lui  ,  souvent  le  malheureux 
était  emporté  par  une  lame,  ou  voyait  ceux  qu'il  regardait 
comme  ses  sauveurs  engloutis  eux-mêmes. 

Nous  sentions  la  maison  trembler ,  et  nous  l'entendions  gémir 
sousia  secousse  des  vagues  qui  avaient  atteint  le  premier  étage, 
et  il  nous  semblait  à  tout  instant  que  sa  base  allait  se  fendre  et 
ses  étages  supérieurs  s'écrouler;  et  cependant,  au  milieu  de 
tout  ce  chaos ,  Louise  n'avait  qu'une  parole  à  la  bouche  :  Alexis  ! 
oh  !  mon  Dieu  !  mou  Dieu  !  Alexis  ! 

L'empereur  paraissait  au  désespoir;  le  comte  Milarodowich, 
gouverneur  de  Saint-Pétersbourg,  était  près  de  lui,  recevant  et 
transmettant  ses  ordres,  qui ,  si  périlleux  qu'ils  fussent ,  étaient 
exécutés  à  l'instant  même  avec  un  miraculeux  dévouement.  Ce- 
pendant les  nouvelles  qu'on  lui  apportait  étaient  de  plus  en  plus 


76  REVUE  DE  PARIS. 

désastreuses.  Dans  une  des  casernes  de  la  ville  ,  un  régiment 
tout  entier  avait  cherché  un  refuge  sur  le  toit ,  mais  le  bâti- 
ment s'était  écroulé,  et  tous  ces  malheureux  avaient  disparu. 
Comme  on  faisait  ce  récit  à  l'empereur,  un  factionnaire,  en- 
levé dans  sa  guérite  ,  qui  jusque-là  l'avait  protégé  comme  une 
barque  ,  parut  au  sommet  d'une  vague,  et  apercevant  l'empe- 
reur sur  la  terrasse,  se  remit  debout,  et  lui  présenta  les  armes. 
En  ce  moment  une  vague  le  renversa ,  lui  et  sa  frêle  embarca- 
tion. L'empereur  jeta  un  cri ,  et  ordonna  à  un  canot  d'aller  à 
son  secours.  Heureusement  le  soldat  savait  nager  ;  il  se  sou- 
tint un  instant  sur  l'eau,  le  canot  l'atteignit  et  l'emmena  au 
palais. 

Tout  le  reste  ne  fut  bientôt  plus  qu'une  scène  de  chaos  dont 
il  était  impossible  de  suivre  les  détails.  Des  vaisseaux  se  brisè- 
rent en  se  heurtant ,  et  l'on  vit  leurs  débris  passer  au  milieu  des 
débris  des  maisons ,  des  meubles  flotlanis  et  des  cadavres 
d'hommes  et  d'animaux.  Des  bières  enlevées  aux  sépultures 
rendirent  leurs  ossements  comme  au  jour  du  jugement  dernier; 
enfin  une  croix  arrachée  au  cimetière  entra  par  une  fenêtre  du 
palais  impérial ,  et  fut  retrouvée ,  présage  mortel ,  dans  la 
chambre  de  l'empereur  ! 

La  mer  monta  ainsi  pendant  douze  heures.  Partout  les  pre- 
miers étages  furent  submergés  ,  et  dans  quelques  quartiers  de  la 
ville  l'eau  atteignit  jusqu'au  second  ,  c'est-à-dire  six  pieds  au- 
dessus  de  la  Vierge  de  Pierre  le  Grand  ;  puis  elle  commença  à 
décroître ,  car  ,  avec  la  permission  de  Dieu  ,  le  vent  tourna  de 
l'ouest  au  nord  ,  et  la  Neva  put  continuer  de  suivre  son  cours 
auquel  la  mer  s'était  opposée  comme  une  muraille;  douze 
heures  de  plus ,  Saint-Pétersbourg  et  ses  habitants  disparais- 
saient de  la  surface  de  la  terre  comme  aux  jours  du  déluge  les 
villes  antiques. 

Pendant  tout  ce  temps ,  l'empereur ,  le  grand-duc  Nicolas ,  le 
grand-duc  Michel  et  le  gouverneur  général  de  la  place ,  le  comle 
Milarodowich,  que  sa  bravoure  avait  fait  appeler  le  Bayard 
russe  ,  (|uoi(iue  sa  continence  fût  loin  de  pouvoir  être  comparée 
à  celle  du  héros  français,  ne  quittèrent  point  la  terrasse  du 
palais  d'Hiver,  tandis  que  l'impératrice,  de  sa  fenêtre,  jetait 
des  bourses  d'or  aux  bateliers  qui  se  dévouaient  au  salut  de 
tous. 


REVUE  DE  PARIS.  77 

Vers  le  soir,  une  bap([ue  aborda  a»  second  étage  de  noire 
maison.  Depuis  longtemps  Louise  éciiangeait  des  signes  joyeux 
avec  le  soldat  qui  la  montait  et  dont  elle  avait  reconnu  l'uni- 
forme j  en  effet,  il  apportait  des  nouvelles  du  comte  et  venait 
chercher  les  noires.  Elle  lui  écrivit  quelques  lignes  au  crayon 
dans  lesquelles  elle  le  rassurait ,  et  j'y  ajoutai  une  apostille  dans 
laquelle  je  lui  prometlais  de  ne  |)as  la  quitter. 

Comme  la  mer  continuait  à  baisser ,  et  que  le  vent  promettait 
de  se  maintenir  au  nord  ,  nous  descendîmes  de  la  (errasse  au 
second.  Ce  fut  lu  que  nous  passâmes  la  nuit ,  car  il  était  de  louic 
impossibilité  d'entrer  au  premier;  l'eau  s'en  était  retirée,  il  est 
vrai,  mais  tout  y  élait  souillé  et  perdu;  les  fenêtres  et  les 
portes  étaient  brisées ,  et  le  parquet  élait  couvert  de  débris  de 
meubles. 

C'était  la  troisième  fois  depuis  un  siècle  que  Saint-Péteis- 
bourg  ,  avec  ses  palais  de  bricjue  et  ses  colonnades  de  plâtre  , 
était  ainsi  mi'nacée  par  l'eau  ,  faisant  un  étrange  pendant  à  Na- 
ples,  qui  à  l'autre  bout  du  monde  européen  est  menacée  par  le 
feu. 

Le  lendemain  matin ,  il  n'y  avait  plus  que  deux  ou  trois  pieds 
d'eau  dans  les  rues ,  et  alors  ,  en  voyant  les  débris  et  les  cada- 
vres gisant  sur  le  pavé  ,  on  pouvail  ajiprécier  les  désastres.  Des 
navires  avaientété  portés  jusqu'à  la  hauteur  de  l'église  de  Cazan, 
et  à  Cronslad  ,  un  vaisseau  de  ligne  de  cent  canons  ,  lancé  au 
milieu  de  la  place  pul)Ii(|ue  ,  avait  renversé  ,  avant  d'arriver 
là,  deux  maisons  auxquelles  il  s'était  heurté  comme  à  des  ro- 
chers. 

Au  milieu  de  cette  vengeance  de  Dieu  ,  une  vengeance  terrible 
avait  élé  exercée  par  les  hommes. 

A  onze  heures  de  la  nuit,  le  ministre  avait  été  appelé  par  l'em- 
pereur,  et  avait  laissé  chez  lui  sa  belle  maîtresse,  en  lui  recom- 
mandant bien,  au  ])remier  signal  du  danger,  de  gagner  les  ap- 
partements que  l'eau  ne  pourrait  pas  alleindre  ;  c'était  chose 
facile  ,  l'hôtel  du  ministre,  l'un  des  plus  beaux  de  la  rue  de  la 
Résurrection  ,  ayant  qualre  étages. 

La  Gossudarina  était  donc  restée  seule  dans  l'hôtel  avec  S(  s 
esclaves  ,  elle  ministre  s'était  rendu  au  palais  d'Hiver,  où  il  élait 
resté  près  de  l'empereur  jusqu'au  suilendeniain,  c'est-à-dire 
tout  le  temps  qu'avait  duré  rinondalion.  Aussitôt  libre,  il  élait 


7§  REVUE  DE  PARIS. 

revenu  à  son  liôlel ,  dont  il  avait  trouvé  toutes  les  portes  bri- 
sées; l'eau  avait  monté  à  la  hauteur  de  dix-sept  pieds,  de  sorte 
que  la  maison  était  totalement  abandonnée. 

Inquiet  pour  sa  belle  maîtresse  ,  le  ministre  monta  vivement 
à  sa  chambre  ;  la  porte  en  était  fermée,  et  c'était  une  de  celles 
qui  avaient  résisté  aux  vagues  ;  presque  toutes  les  autres  avaient 
été  arrachées  de  leurs  gonds  et  emportées.  Inquiet  de  cette  cir- 
constance étrange,  il  frappe,  il  appelle,  mais  tout  est  muet, 
sinon  désert;  sa  terreur  redouble  à  ce  silence,  et  après  des  ef- 
forts inouis  il  enfonce  enfin  la  porte. 

Le  cadavre  de  la  Gossudarina  était  couché  au  milieu  de  l'ap- 
partement; mais,  terrible  preuve  que  l'inondation  n'était  pas 
la  seule  cause  de  sa  mort,  la  tête  manquait  au  tronc. 

Le  ministre  ,  presque  insensé  de  douleur,  appela  au  secours, 
parle  même  balcon  d'où  Machinka  avait  regardé  l'exécution  de 
son  ancien  camarade.  Quelques  personnes  accoururent,  et  le 
trouvèrent  à  genoux  près  de  ce  pauvre  corps  mutilé. 

On  chercha  alors  par  la  chambre  et  l'on  retrouva  la  tète,  que 
les  flots  avaient  roulée  sous  le  lit;  près  de  la  tête  étaient  de 
glands  ciseaux  avec  lesquels  on  émonde  les  haies  des  jardins, 
et  qui  avaient  évidemment  servi  à  l'assassinat. 

Tous  les  esclaves  du  ministre,  qui  à  l'aspect  du  danger  avaient 
fui  chacun  de  son  côté,  revinrent  le  soir  même  ou  le  lende- 
main. 

Il  n'y  eut  que  le  jardinier  qui  ne  revint  pas. 


Le  vent ,  en  sautant  de  l'ouest  au  nord  ,  avait  indiqué  l'arrivée 
de  l'hiver  ;  aussi  à  peine  eut-on  réparé  les  premiers  désastres 
causés  par  l'ennemi  en  reiraite  ,  qu'il  fallut  faire  face  ù  l'ennemi 
qui  s'avançait.  Il  était  d'autant  plus  urgent  de  se  hâter,  qu'on 
était  arrivé  déjà  ,  lorsque  l'inondation  avait  eu  lieu  ,  au  10  no- 
vembre. On  vit  les  vaisseaux  qui  avaient  échappé  à  l'ouragan 
regagner  en  toute  hâte  la  haute  mer  ,  pour  ne  reparaître  ,  comme 
les  hirondelles,  qu'avec  le  printemps;  les  ponts  furent  enlevés, 
et  dès  lors  on  attendit  plus  Iranciuillement  les  premières  gelées. 
Le  3  décembre,  elles  étaient  arrivées;  le  4,  la  neige  tomba  ,  et 


REVUE  DE  PARIS.  79 

quoiqu'il  ne  fîl  que  5  ou  8  degrés  au-dessous  de  glace,  le  traî- 
nage s'établit;  c'était  un  grand  bonheur  :  toutes  les  provisions 
d'hiver  avaient  été  gâtées  par  l'inondation  ,  le  traînage  préser- 
vait de  la  disette. 

En  effet ,  grâce  au  traînage ,  qui  par  sa  vitesse  équivaut  presque 
à  la  vapeur  ,  dès  que  ce  mode  de  transport  est  établi  ,  il  arrive 
dans  la  capitale,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'empire,  du  gibier  tué 
quelquefois  à  mille  ou  douze  cents  lieues  de  l'endroit  où  il  doit 
être  mangé.  Alors  ,  les  coqs  de  bruyère,  les  perdrix,  les  geli- 
nottes et  les  canards  sauvages  ,  rangés  par  couches  avec  de  la 
neige  dans  des  tonneaux  ,  affluent  aux  marchés ,  où  ils  se  don- 
nent plutôt  qu'ils  ne  se  vendent.  Près  d'eux,  on  voit,  étendus 
sur  des  tables  ou  empilés  en  monceaux,  les  poissons  les  plus 
recherchés  de  la  mer  Noire  et  du  Volga  ;  quant  aux  animaux  de 
boucherie,  on  les  expose  en  vente  debout  sur  leurs  quatre  pieds  , 
comme  s'ils  étaient  vivants,  et  on  faille  à  même. 

Les  premiers  jours  où  Saint-Pétersbourg  eut  revêtu  sa  blanciia 
robe  d'hiver  furent  pour  moi  des  jours  de  curieux  spectacle  , 
car  tout  était  nouveau.  Je  ne  pouvais  surtout  me  lasser  d'aller 
en  traîneau  ,  car  il  y  a  une  volupté  extrême  à  se  sentir  entraîné 
sur  un  terrain  poli  comme  une  glace,  par  des  chevaux  qu'excite 
la  vivacité  de  l'air,  et  qui,  sentant  h  peine  le  poids  de  leur 
charge  ,  semblent  voler  plutôt  que  courir.  Ces  premiers  jours 
furent  d'autant  plus  agréables  pour  moi ,  que  l'hiver,  avec  une 
coquetterie  inaccoutumée,  ne  se  montra  que  petit  à  petit,  de 
sorte  que  j'arrivai,  grâce  ù  mes  pelisses  et  à  mes  fourrures,  jus- 
qu'à 20  degrés ,  presque  sans  m'en  être  aperçu  ;  à  12  degrés  ,  la 
Neva  avait  commencé  de  prendre. 

J'avais  tant  fait  courir  mes  malheureux  chevaux,  que  mon 
cocher  me  déclara  un  matin  que,  si  je  ne  leur  laissais  pas  qua- 
rante-huit heures  au  moins  de  repos,  au  bout  de  huit  jours  ils 
seraient  tout  à  fait  hors  de  service.  Comme  le  ciel  était  très- 
beau  ,  quoique  l'air  fût  plus  vif  que  je  ne  l'avais  encore  senti , 
je  me  décidai  à  faire  mes  courses  en  me  promenant  ;  je  m'armai 
de  pied  en  cap  contre  les  hostilités  du  froid  j  je  m  enveloppai 
d'une  grande  redingote  d'astracan,  je  m'enfonçai  un  bonnet 
fourré  sur  les  oreilles ,  je  roulai  autour  de  mon  cou  une  cravate 
de  cachemire,  et  je  m'aventurai  dans  la  rue,  n'ayant  de  toute 
ma  personne  que  le  bout  du  nez  à  l'air. 


80  REVUE  DE  PARIS. 

D'alford  tout  alla  à  mp.rvoiile  ;  jo  m'étonnai  même  du  peu  d'im- 
pression que  me  causait  le  froid  ,  et  je  riais  tout  bas  de  tous  les 
contes  que  j'en  avais  entendu  faire  ;  j'étais  ,  au  reste,  enchanté 
que  le  hasard  m'eût  donné  cette  occasion  de  m'acclimater. Néan- 
moins, comme  les  deux  premiers  écoliers  chez  lesquels  je  me 
rendais,  M.  de  Bobrinski  et  M.  de  Narcschkin  ,  n'étaient  point 
ciiez  eux,  je  commençais  à  trouver  que  le  hasard  faisait  trop 
bien  les  choses,  lorsque  je  crus  remarquer  que  ceux  que  je 
croisais  me  regardaient  avec  une  certaine  inquiétude,  mais, 
cependant,  sans  me  rien  dire.  Bientôt  un  monsieur,  plus  cau- 
seur ,  à  ce  qu'il  paraît ,  que  les  autres  ,  me  dit  en  passant  :  Noss  ! 
Comme  je  ne  savais  pas  un  mot  de  russe  ,  je  crus  que  ce  n'était 
pas  la  peine  de  m'arréter  pour  un  mono'syllabe,  et  je  continuai 
mon  chemin.  Au  coin  de  la  rue  des  Pois,  je  rencontrai  un 
ivoschik  qui  passait  ventre  à  terre  en  conduisant  son  traîneau; 
mais  si  rapide  que  fût  sa  course  ,  il  se  crut  obligé  de  me  parler 
à  son  tour,  et  me  cria  :  Noss  ,  noss  !  Enfin  ,  en  arrivant  sur  la 
place  de  l'Amirauté,  je  me  trouvai  en  face  d'un  mougick,  qui 
ne  me  cria  rien  du  tout,  mais  qui,  ramassant  une  poignée  de 
neige,  se  jeta  sur  moi  ,  et  avant  que  j'eusse  pu  me  débarrasser 
de  tout  mon  attirail ,  se  mit  ù  me  débarbouiller  la  figure  et  à 
me  frotter  particulièrement  le  nez  de  toute  sa  force.  Je  trouvai 
la  plaisanterie  assez  médiocre,  surtout  par  le  temps  qu'il  fai- 
sait ,  et  tirant  un  de  mes  bras  d'une  de  mes  poches  ,  je  lui  allon- 
g..ai  un  COU])  de  poing  qui  l'envoya  rouler  à  dix  pas.  Blalheu- 
reusement  ou  heureusement  pour  moi ,  deux  paysans  passaient 
en  ce  moment,  qui ,  après  m'avoir  regardé  un  instant ,  se  jetè- 
rent sur  moi,  et  malgré  ma  défense  me  maintinrent  les  bras, 
l.iiidis  que  mon  enragé  mougick  ramassait  une  autre  poignée  de 
neige,  et,  comme  s'il  ne  voulait  pas  en  avoir  le  démenti,  se 
précipitait  de  nouveau  sur  moi.  Cette  fois ,  prolilant  de  l'im- 
possibilité où  j'étais  de  me  défendre  ,  il  se  mit  à  recommencer 
ses  frictions.  Mais ,  si  j'avais  les  bras  pris  ,  j'avais  la  langue 
libre;  croyant  que  j'étais  la  victime  de  quelque  méprise  ou 
de  quelque  guet-apens  ,  j'appelai  de  toute  ma  force  au  se- 
cours. Un  officier  accourut  et  me  demanda  en  français  à  qui 
j'en  avais. 

—  Comment ,  monsieur  ,  m'écriai-je  en  faisant  un  dernier  ef- 
fort et  en  me  débarrassant  de  mes  trois  hommes  qui ,  de  l'air 


REVUE  DE  l'A  ras.  81 

loj)!iis  Iraiîiîiiilie  du  monde,  se  remirent  à  contiiuier  leur  che- 
min, l'un  vers  la  Perspective,  et  les  deux  autres  du  côté  du  quai 
Anglais  ;  vous  ne  voyez  donc  pas  ce  que  ces  drôles  me  fai- 
saient? 

—  Que  vous  faisaient-ils  donc? 

—  Mais  ils  me  frottaient  la  figure  avec  de  la  neige.  Est-ce  que 
vous  trouveriez  cela  une  plaisanterie  de  bon  goût,  par  hasard  , 
avec  le  (emi)s  qu'il  fait? 

—  3Iais,  monsieur,  ils  vous  rendaient  un  énorme  service, 
me  répondit  mon  interlocuteur  en  me  regardant  comme  nous 
disons ,  nous  autres  Français ,  dans  le  blanc  des  yeux. 

—  Comment  cela  ? 

—  Sans  doute,  vous  aviez  le  nez  gelé, 

—  Miséricorde!  m'écriai-je  en  portant  la  main  à  la  partie 
menacée, 

—  Monsieur,  dit  un  passant  en  s'adressant  à  l'interlocuteur, 
monsieur  l'ofificier,  je  vous  préviens  que  votre  nez  gèle. 

—  Merci,  monsieur  ,  dit  l'officier  comme  si  on  l'eût  prévenu 
de  la  chose  la  plus  naturelle  du  monde;  et  se  baissant ,  il  ra- 
massa une  poignée  de  neige  ,  et  se  rendit  à  lui-même  le  service 
que  m'avait  rendu  le  pauvre  mougick,  que  j'avais  si  brutale- 
ment récompensé  de  son  obligeance. 

—  C'est-à-dire  alors,  monsieur,  que  sans  cet  homme.., 

—  Vous  n'auriez  plus  de  nez,  continua  l'officier  en  se  frottant 
le  sien. 

—  Alors,  monsieur,  permettez  !... 

Et  je  me  rais  à  courir  après  mon  mougick  ,  qui ,  croyant  que 
Je  voulais  achever  de  l'assommer,  se  mit  à  courir  de  son  côté  , 
de-  sorte  que  ,  comme  la  crainte  est  naturellement  plus  agile  que 
la  reconnaissance,  je  ne  l'eusse  probablement  jamais  rattrapé, 
si  quelques  personnes  ,  en  le  voyant  fuir  et  en  me  voyant  le 
poursuivre  ,  ne  l'eussent  pris  pour  un  voleur,  et  ne  lui  eussent 
barré  le  chemin.  Lorsque  j'arrivai,  je  le  trouvai  parlant  avec 
une  grande  volubilité  ,  afin  de  faire  comprendre  qu'il  n'était 
coupable  que  de  trop  de  philanthropie  ;  dix  roubles  que  je  lui 
donnai  expliquèrent  la  chose.  Le  mougick  me  baisa  les  mains  , 
et  un  des  assistants,  qui  parlait  français ,  m'invita  à  faire  dé- 
sormais plus  d'attention  à  mon  nez.  L'invitation  était  inutile, 
pendant  tout  le  reste  de  ma  course  je  ne  le  perdis  pas  de  vue. 
9  8 


82  REVUE  DE  PARIS. 

J'allais  à  la  salle  d'armes  de  M.  Siverbriik ,  ou  j'avais  rendez- 
vous  avec  M.  de  Gorgoli  qui  m'avait  écrit  de  venir  l'y  trouver. 
Je  lui  racontai  l'aventure  qui  venait  de  m'arriver  comme  une 
chose  fort  extraordinaire;  alors  il  s'informa  sid'aulres  (lersonnes 
ne  m'avaient  rien  dit  avant  que  le  pauvre  mougick  se  dévouât. 
Je  lui  répondis  que  deux  passants  m'avaient  fort  regardé,  et, 
en  me  croisant,  m'avaient  crié  :  Noss!  noss!  «  Eh  bien  !  me 
dit-il  ,  c'est  cela ,  on  vous  criait  de  prendre  garde  à  votre  nez. 
C'est  la  formule  ordinaire  ;  une  autre  fois  tenez-vous  donc  pour 
averti.  » 

M.  de  Gorgoli  avait  raison  ,  et  ce  n'est  pas  précisément  pour 
le  nez  ou  pour  les  oreilles  qu'il  y  a  le  plus  à  craindre  à  Saint- 
Pétersbourg  ,  attendu  que  ,  si  vous  ne  vous  apercevez  pas  que 
la  gelée  les  gagne,  le  premier  passant  le  voit  pour  vous  et  vous 
prévient  presque  toujours  à  temps  pour  porter  remède  au  mai. 
Mais,  lorsque  malheureusement  le  froid  s'empare  de  quelque 
autre  partie  du  corps  cachée  par  les  vêtements,  comme  l'avis 
devient  impossible ,  vous  ne  vous  en  apercevez  que  par  l'engour- 
dissement de  la  partie  affectée  ,  et  alors  il  est  souvent  trop  tard. 
L'hiver  précédent,  un  Français  nommé  Pierson,  commis  d'une 
des  premières  maisons  de  banque  de  Paris ,  avait  été  victime 
d'un  accident  de  ce  genre  ,  faute  de  précaution. 

En  effet ,  M.  Pierson ,  qui  était  parti  de  Paris  pour  accompa- 
gnera Saint-Pétersbourg  une  somme  considérable  faisant  partie 
de  l'emprunt  négocié  par  le  gouvernement  russe  ,  et  qui  était 
sorti  de  France  par  un  temps  superbe ,  n'avait  pris  aucune  pré- 
caution contre  le  froid.  En  arrivant  à  Riga  ,  il  avait  trouvé  le 
temps  encore  fort  supportable  ,  de  sorte  qu'il  avait  continué  sa 
route  ,  jugeant  inutile  d'acheter  ni  manteau  ,  ni  fourrures  ,  ni 
bottes  doublées  de  laine  :  en  effet ,  les  choses  allèrent  encore 
bien  en  Livonie  ;  mais  trois  lieues  au  delà  de  Revel ,  la  neige 
tomba  à  flocons  si  pressés  que  le  postillon  perdit  son  chemin  et 
versa  dans  une  fondrière.  Il  fallut  aller  chercher  du  secours  , 
les  deux  hommes  n'étant  point  assez  forts  pour  relever  la  voi- 
lure :  le  postillon  détela  donc  un  de  ses  chevaux  et  partit  rapi- 
dement pour  la  ville  la  plus  prochaine ,  tandis  que  M.  Pierson  , 
voyant  la  nuit  s'avancer,  ne  voulut, point,  de  crainte  des  vo- 
leurs ,  quitter  un  seul  instant  le  trésor  qu'il  escortait.  Mais  avec 
la  nuit  la  neige  cessa  ,  et  le  vent  ayant  passé  au  nord  ,  le  froid 


REVUE  DE  PARIS.  85 

mor.la  subiîemeiît  à  20  degrés.  M.  Pierson  ,  qui  connaissait  le 
(langer  terrible  qu'il  courait ,  se  mit  aussitôt  à  marcher  autour 
de  sa  voilure  ,  pour  le  combattre  autant  qu'il  était  en  son  pou- 
voir. Au  bout  de  trois  heures  d'attente,  le  postillon  revint  avec 
des  hommes  et  des  chevaux,  la  voiture  fut  remise  sur  roues, 
et ,  grâce  à  son  double  attelage,  M.  Pieison  gagna  rapidement 
la  première  ville  ,  où  il  s'arrêta.  Le  maître  de  poste  chez  lequel 
on  était  venu  prendre  des  chevaux  l'attendait  avec  inquiétude  . 
car  il  savait  dans  quelle  i)osition  il  était  resté  pendant  tout  le 
temps  de  l'absence  du  i)OstiIlon  ;  aussi  sa  i)remièrc  demande, 
quand  M.  Pierson  descendit  de  sa  voiture,  fut  pour  lui  demander 
s'il  n'avait  rien  de  gelé.  Le  voyageur  réj)Ondil  qu'il  espérait  que 
non  ,  attendu  qu'il  n'avait  cessé  de  marcher,  el  que  ,  grâce  au 
mouvement,  il  croyait  avoir  lutté  victorieusement  contre  le 
froid.  A  ces  mots,  il  découvrit  son  visage  et  montra  ses  mains; 
ils  étaient  intacts. 

Cependant ,  comme  M.  Pierson  éprouvait  une  grande  lassi- 
tude ,  et  qu'il  craignait,  s'il  continuait  sa  route  pendant  la  nuit, 
quelque  accident  pareil  à  celui  auquel  il  ci'oyait  avoir  échappé, 
il  fit  bassiner  son  lit,  prit  un  verre  de  vin  chaud  et  s'en- 
dormit. 

Le  lendemain  ,  il  se  réveille  et  veut  se  lever  ,  mais  il  semble 
cloué  dans  son  lit;  d'un  de  ses  bras  qu'il  lève  avec  peine,  il 
atteint  le  cordon  de  la  sonnette  et  appelle.  On  vient;  il  dit  ce 
qu'il  éprouve  :  c'est  comme  une  paralysie  générale  ;  on  court 
chez  le  médecin;  il  arrive,  lève  la  couverture  et  trouve  les 
jambes  du  malade  livides  et  tachetées  de  noir  :  la  gangrène  com- 
mençait à  s'y  mettre.  Le  médecin  annonce  aussitôt  au  malade 
que  l'amputation  est  de  toute  nécessité. 

Quelque  terrible  que  tût  cette  ressource,  M.  Pierson  s'y  ré- 
solut. Le  médecin  envoie  aussitôt  chercher  les  instruments 
nécessaires;  mais  tandis  qu'il  fait  ses  préparatifs,  le  malade  se 
l)Iaint  tout  à  coup  que  sa  vue  s'affaibil  et  que  c'est  à  peine  s'il 
distingue  les  objets  qui  l'entourent.  Le  docteur  commence  alors 
à  craindre  quele  mal  ne  soit  plus  grand  encore  qu'il  ne  le  sup- 
posait, procède  à  un  nouvel  examen,  et  recoiniaîl  que  les  chairs 
(lu  dos  viennent  de  s'ouvrir.  Alors,  au  lieu  d'annoncer  ù  M.  Pier- 
son la  nouvelle  el  terrible  découverte  qu'il  vient  de  fair(i,  il  le 
rassure,  lui  promi^l  que  son  état  est  moins  alarmant  qu'il  ne  l'a- 


84  r.EVUK  DR  PARiS. 

vait  cru  d'abord,  et  lui  dit,  comme  preuve  de  ce  qu'il  avance, 
qu'il  doit  éprouver  un  grand  besoin  de  sommeil.  Le  malade  ré- 
jjond  qu'effectivement,  ii  se  sent  singulièrement  assoupi.  Dix 
minutes  après,  ii  était  endormi ,  et  au  bout  d'un  quart  d'heure 
de  sommeil ,  il  était  mort. 

Si  on  avait  aussitôt  reconnu  sur  son  corps  les  atteintes  de  la 
gelée  et  qu'on  l'eût  à  l'instant  même  frotté  avec  do  la  neige, 
comme  le  bon  mougick  avait  fait  pour  mon  nez ,  M.  Pierson 
se  serait  remis  en  route  le  lendemain  comme  si  rien  n'était 
arrivé. 

Ce  fut  une  leçon  pour  moi  ;  et ,  craignant  de  ne  pas  toujours 
trouver  dans  les  passants  la  même  obligeance  0])porlune  ,  je  ne 
sortis  plus  qu'avec  un  petit  miroir  dans  ma  poche  ,  et  de  dix 
minutes  en  dix  minutes  je  me  regardais  le  nez. 

Au  reste,  Saint-Pétersbourg  avait  pris ,  en  moins  de  luiit 
jours,  sa  robe  d'hiver  :  la  Neva  était  gelée  et  on  la  traversait 
en  tout  sens,  soit  à  pied  ,  soit  avec  des  voitures.  Partout  les 
traîneaux  avaient  remplacé  les  voitures  ;  la  Perspective  était 
devenue  une  espèce  de  Longchamp,  les  poêles  étaient  allumés 
dans  les  églises,  et  le  soir,  à  la  porte  des  théâtres,  de  grands 
feux  brûlaient  dans  des  enceintes  bâties  à  cet  effet,  couvertes  du 
haut ,  ouvertes  des  côtés  et  garnies  de  bancs  circulaires  sur  les- 
quels les  domestiques  attendaient  leurs  maîtres.  Quant  aux  co- 
chers ,  les  seigneurs  qui  ont  quelque  pitié  les  renvoient  à  l'hôtel 
en  leur  indiquant  l'heure  à  laquelle  ils  doivent  revenir.  Les  plus 
malheureux  de  tous  sont  les  soldats  et  les  bouteschmicks  :  il  n'y 
a  pas  de  nuit  où  l'on  ne  relève  morts  quelques-uns  de  ceux  qu'on 
avait  quittés  vivants. 

Cependant  le  froid  augmentait  toujours,  et  il  arriva  à  un  tel 
degré  que  des  troupes  de  loups  furent  aperçues  dans  les  envi- 
rons de  Saint-Pétersbourg ,  et  qu'un  matin  on  trouva  un  de  ces 
animaux  qui  se  promenait  comme  un  chien  dans  le  quartier  de 
la  Fonderie.  La  pauvre  bête,  au  reste,  n'avait  rien  de  bien 
menaçant  et  me  faisait  bien  plutôt  l'effet  d'être  venue  pour  de- 
mander l'aumône  qu'avec  l'intention  de  prendre  rien  de  force; 
on  l'assomma  à  coups  de  bâtons. 

Comme  je  racontais  le  soir  même  cette  aventure  devant  le 
comte  Alexis ,  il  me  parla  à  son  tour  d'une  grande  chasse  à 
l'ours  qui  devait  avoir  lieu  le  surlendemain  ,  dans  une  forêt .  A 


REVUE  DE  PARIS.  85 

dix  OU  douze  lieues  de  Moscou.  Comme  la  chasse  était  dirigée 
par  M.  deNareschkin,  un  de  mes  écoliers,  je  n'eus  pas  de  peine 
à  obtenir  du  comte  qu'il  lui  parlât  de  mon  désir  d'y  assister  ;  il 
me  le  promit,  et  en  effet  le  lendemain  je  reçus  une  invitation 
avec  le  programme  ,  non  pas  de  la  fête,  mais  du  costume.  Ce 
costume  est  un  habit  tout  garni  de  fourrures  et  dont  la  fourrure 
est  en  dedans,  avec  une  espèce  de  casque  en  cuir  ([ui  descend 
en  pèlerine  sur  les  épaules;  le  chasseur  a  la  main  droite  armée 
d'un  gantelet,  et  tient  à  celte  main  un  poignard.  C'est  avec  ce 
poignard  qu'il  attaque  l'ours  dans  une  lutte  corps  à  corps  et  que, 
presque  toujours  du  premier  coup, il  le  lue. 

Les  détails  de  cette  chasse,  que  je  m'étais  fait  répéter 
deux  ou  trois  fois  avec  le  plus  grand  soin,  .m'avaient  ôlé  un 
peu  de  mon  enthousiasme  pour  elle.  Cependant,  comme  je 
m'étais  mis  en  avant,  je  ne  voulais  pas  reculer;  et  je  fis  tous 
mes  préparatifs,  achetant  habit,  casque  et  poignard,  afin  de 
les  essayer  le  même  soir  et  de  n'être  pas  trop  empêtré  dans  mon 
attirail. 

J'étais  resté  assez  tard  chez  Louise  ,  de  sorte  que  ce  ne  fut 
guère  qu'à  minuit  passé  que  je  rentrai  chez  moi.  Je  commen- 
çai aussitôt  ma  répétition  avec  costume;  je  dressai  mon  tra- 
versin sur  une  chaise  et  me  précipitai  dessus  pour  le  frapper 
juste  à  la  place  que  j'avais  marquée  ,  et  qui  devait  correspon- 
dre pour  l'ours  à  la  sixième  côte,  lorsque  je  fus  tout  à  coup 
détourné  de  l'attention  que  j'apportais  à  cet  exercice,  par  un 
bruit  épouvantable  qui  se  fit  dans  ma  cheminée.  J'y  courus  aus- 
sitôt ,  et,  introduisant  ma  tète  entre  les  portes  que  j'avais  déjà 
fermées  (car  à  Saint-Pétersbourg  les  cheminées  se  ferment  la 
nuit  comme  des  poêles),  j'aperçus  un  objet  dont  je  ne  pus  dis- 
tinguer la  forme  ,  qui,  après  être  descendu  presqu'à  la  hauteur 
de  ma  plaque ,  remonta  vivement.  Je  ne  doutai  pas  un  instant 
(jue  ce  ne  fîit  quelque  voleur  qui,  dans  sa  haine  de  l'effraction, 
avait  probablement  employé  ce  moyen  pour  pénétrer  chez  moi, 
etqui,s'apercevant  queje  n'étais  point  encore  couché,  se  hâtait 
de  battre  en  retiaile.  Comme  je  criai  i)lusieurs  fois  :  Oui  va  là  ? 
et  que  personne  ne  me  répondit ,  ce  silence  ne  fit  que  me  confir- 
mer dans  mon  opinion  :  il  en  résulta  que  je  restai  près  d'une 
demi-heure  sur  mes  gardes  ;  mais  n'entendant  plus  aucun  bruit, 
je  jugeai  que  le  voleur  était  parti  pour  ne  plus  revenir,  et  ayant 


86  REVUE  DE  PARIS. 

barricadé  avec  le  plus  grand  soin  la  porte  de  ma  cheminée,  je 
me  couchai  et  m'endormis. 

Il  y  avait  un  quart  d'heure  à  peine  que  j'avais  la  tête  sur  l'o- 
reiller ,  lorsque  tout  au  milieu  de  mon  sommeil  il  me  sembla 
entendre  des  pas  dans  le  curridor.  Tout  préoccupé  encore  de 
l'histoire  inexplicable  de  ma  cheminée,  je  me  réveille  en  sur- 
saut et  j'écoute.  Plus  de  doute,  il  y  a  quelqu'un  qui  passe  el 
repasse  devant  la  i)orte  de  ma  chambre,  et  qui  fait  criei'  le  par- 
quet malgré  l'attention  qu'il  semble  mettre  à  ne  pas  produire  le 
moindre  bruit.  Bientôt  ces  pas  s'arrêtent  devant  ma  porte  avec 
hésitation  :  il  est  probable  qu'on  s'assure  si  je  dors.  J'allonge  la 
main  vers  la  chaise  où  j'avais  jeté  toute  ma  défroque ,  j'attrape 
mon  casque  et  mon  poignard ,  je  me  coiffe  de  l'un  ,  je  m'arme  de 
l'autre,  et  j'attends. 

Au  bout  d'un  instant  d'hésitation,  j'entends  qu'on  met  la 
main  sur  ma  clef,  ma  serrure  grince,  ma  porte  s'ouvre,  et  je 
vois  s'avancer  vers  moi ,  éclairé  par  la  lumière  d'une  lanterne 
qu'il  a  laissée  dans  le  corridor,  un  être  fantastique  dont  la 
ligure  , "autant  que  j'en  puis  juger  dans  l'obscurité,  me  semble 
couverte  d'un  masque.  Aussitôt  je  pense  qu'il  vaut  mieux  le 
prévenir  que  l'attendre  ;  en  conséquence,  comme  il  s'avance 
vers  la  cheminée  avec  une  hardiesse  qui  prouve  sa  connais- 
sance des  lieux  ,  je  saute  à  bas  de  mon  lit,  je  le  saisis  à  la 
gorge,  je  le  terrasse,  et,  lui  mettant  le  poignard  sur  la  poi- 
trine ,  je  lui  demande  à  qui  il  en  a  et  ce  qu'il  veut  ;  mais  alors, 
à  mon  grand  étonnement,  c'est  mon  adversaire  qui  pousse 
des  cris  affreux  et  semble  appeler  au  secours.  Alors,  vou- 
lant voir  décidément  à  qui  j'ai  affaire  ,  je  me  précipite  dans 
le  corridor  ,je  saisis  la  lanterne  et  je  reviens  ;  mais,  si  coiu'le 
qu'ait  été  mon  absence,  le  voleur  a  disparu  comme  par  enchan- 
tement. Seulement  j'entends  dans  la  cheminée  comme  un  léger 
froissement  ;  j'y  cours  ,  je  regarde,  et  j'aperçois  dans  le  loin- 
tain la  semelle  des  souliers  et  le  fond  de  la  culotte  de  mon 
homme ,  s'éloignant  avec  une  rapidité  qui  dénote  dans  leur 
propriétaire  l'habitude  de  ces  sortes  de  chemins  5  je  reste  stu- 
péfait. 

En  ce  moment  un  voisin  qui  a  entendu  le  sabbat  infernal 
que  je  fais  depuis  dix  minutes,  entre  chez  moi ,  croyant  que 
l'on  m'assassine,  et  me  trouve  debout  en  chemise,  une  lan- 


REVUE  DE  PARIS.  87 

terne  d'une  main  ,  un  poignard  de  l'autre  et  mon  casque  sur  la 
tête.  Sa  première  question  est  de  me  demander  si  je  suis  devenu 
fou. 

Alors ,  pour  lui  prouver  que  je  suis  dans  tout  mon  bon  sens , 
et  même  pour  lui  donner  quelque  idée  de  mon  courage,  je  lui 
raconte  ce  qui  s'est  passé.  Mon  voisin  éclate  de  rire,  j'ai 
vaincu  un  ramoneur.  Je  veux  douter  encore  ,  mais  mes  mains  ^ 
ma  chemise  et  mon  visage  même,  pleins  de  suie,  attestent  la 
vérité  de  ses  paroles.  Mon  voisin  me  donne  alors  quelques  ex- 
plications, et  je  n'ai  plus  de  doute. 

En  effet,  le  ramoneur,  qui  en  France,  même  l'hiver,  n'est 
qu'une  espèce  d'oiseau  de  passage  qui  chante  une  fois  l'an  au 
haut  de  la  cheminée  ,  devient  à  Saint-Pétersbourg  un  être  de 
première  nécessité  ;  aussi ,  toits  les  quinze  jours  au  moins , 
fait-il  sa  tournée  dans  chaque  maison.  Seulement  ses  travaux 
lutélaires  sont  nocturnes,  car,  si  dans  la  journée  on  ouvrait 
les  conduits  des  poêles  ou  si  l'on  éteignait  le  l'eu  des  cheminées, 
le  froid  pénétrerait  dans  les  appartements.  Les  poêles  se  fer- 
ment donc  dès  le  matin  ,  aussitôt  qu'un  y  a  allumé  le  feu,  et 
les  cheminées  tous  les  soirs  dès  (ju'on  l'y  a  éteint.  Il  en  ré- 
sulte que  les  ramoneurs  qui  sont  abonnés  avec  les  propriétaires 
(les  maisons  grimpent  sur  les  toits,  et,  sans  même  prévenir 
les  locataires,  font  descendre  dans  la  cheminée  un  fagot  d'é- 
pine ,  dont  une  grosse  pierre  est  le  centre  ,  et  raclent  avec 
celte  espèce  de  balai  la  cheminée  dans  les  deux  tiers  de  sa  lou- 
ijueur.  Puis  ,  quand  la  besogne  supérieure  est  terminée,  ils 
entrent  dans  la  maison ,  pénètrent  dans  les  appartements  des 
locataires ,  et  nettoient  à  leur  tour  la  partie  basse  des  con- 
duits. Ceux  qui  sont  habitués  ou  prévenus  savent  ce  dont  il 
s'agit  et  ne  s'en  préoccupent  aucunement.  Malheureusement  on 
avait  oublié  de  me  mettre  au  fait,  et  comme  c'était  la  première 
lois  que  le  pauvre  diable  de  ramoneur  entrait  chez  moi  pour  y 
exercer  son  industrie,  il  avait  failli  être  victime  de  ma  prompti- 
tude à  le  mal  juger. 

Le  lendemain  ,  j'eus  la  preuve  que  le  voisin  ne  m'avait  dit 
(|ue  la  vérité.  Mon  hôtesse  entra  chez  moi  dès  le  malin ,  et  me 
dii  (ju'il  y  avait  en  bas  un  ramoneur  qui  réclamait  sa  lan- 
terne. 

A  trois  heures  de  l'après-midi ,  le  comte  Alexis  vint  me 


88  UEVUE  DE  PARIS. 

prendre  dans  son  traîneau ,  qui  était  tout  bonnement  une 
excellente  caisse  de  coupé  montée  sur  patins,  et  nous  nous 
acheminâmes  avec  une  merveilleuse  rapidité  vers  le  Rendez- 
vous  de  Chasse,  qui  était  une  maison  de  campagne  de  M.  de 
Nareschkin  ,  distante  de  dix  ou  douze  lieues  de  Saint-Péters- 
bourg ,  et  située  au  milieu  de  bois  très-épais;  nous  y  arrivâmes 
à  cinq  heures,  et  nous  trouvâmes  presque  tous  les  chasseurs 
arrivés.  Au  bout  de  quelques  instants  la  réunion  se  compléta , 
et  l'on  annonça  que  le  dîner  était  servi.  Il  faut  avoir  vu  un 
dîner  chez  un  grand  seigneur  russe  pour  se  faire  une  idée  du 
point  où  peul-éfre  porté  le  luxe  de  la  table.  Nous  étions  à  la 
moitié  de  décembre,  et  la  première  chose  qui  me  frappa  fut, 
au  milieu  du  surtout  qui  couvrait  la  table,  un  magnifique  ce- 
risier, tout  chargé  de  cerises ,  comme  en  France  à  la  tin  de 
mai.  Autour  de  l'arbre,  des  oranges  ,  des  ananas,  des  figues  et 
des  raisins  s'élevaient  en  i)yramidt'S  et  complétaient  un  dessert 
qu'il  eût  été  difficile  de  se  procurer  à  Paris  au  mois  de  sep- 
tembre. Je  suis  sûr  que  le  dessert  seul  coûtait  plus  de  trois 
mille  roubles. 

Nous  nous  mîmes  à  table;  dès  cette  époque  on  avait  adopté 
à  Saint-Pétersbourg  celte  excellente  coutume  de  faire  découper 
par  des  maîtres  d'hôtel,  et  de  laisser  les  convives  se  servir  à 
boire  eux-mêmes  :  il  en  résulte  que ,  comme  les  Russes  sont  les 
premiers  buveurs  du  monde,  il  y  avait  entre  chacun  des  cou- 
vives  ,  au  reste  confortablement  espacés,  cinq  bouteilles  de  vins 
différents,  des  meilleurs  crus,  de  Bordeaux,  d'Épernay,  de 
Madère,  de  Constance  et  de  Tokay  ;  quant  aux  viandes  ,  elles 
étaient  tirées  ,  le  veau  d'Archangel ,  le  bœuf  de  l'Ukraine,  et 
le  gibier  de  partout. 

Après  le  premier  service,  le  maître  d'hôtel  entra  tenant  sur 
un  plat  d'argent  deux  poissons  vivants  et  qui  m'étaient  incon- 
nus. Aussitôt  tous  les  convives  poussèrent  un  cri  d'admiration  : 
c'étaient  deux  sterlets.  Or,  comme  les  sterlets  ne  se  pèchent 
que  dans  le  Volga,  et  que  la  i)arlie  la  plus  rapprochée  du  cours 
du  Volga  coule  à  plus  de  trois  cent  cinquante  lieues  de  Saint- 
Pétersbourg  ,  il  avait  fallu,  attendu  que  ce  poisson  ne  peut 
vivre  que  dans  l'eau  maternelle  ,  il  avait  fallu  (  que  nos  Gri- 
niaud  de  la  Reynière  comprennent  bien  cela  et  se  pendent!) 
percer  la  glace  du  fleuve ,  pêcher  dans  ses  profondeurs  AeiiK 


REVUE  DE  PARIS,  89 

de  ses  habitants,  et  pendant  cinq  jours  et  cinq  nuits  de 
voyage  les  maintenir  dans  une  voiture  fermée,  et  chauffée 
à  nue  température  qui  ne  permît  pas  à  l'eau  du  fleuve  de  se 
geler. 

Aussi  avaient-ils  coûté  chacun  huit  cents  roubles,  plus  de 
seize  cents  francs  les  deux.  Potemkim ,  de  fabuleuse  mémoire  , 
n'aurait  pas  fait  mieux  ! 

Dix  minutes  après  ils  reparurent  sur  la  table  ,  mais  cette  fois 
si  bien  cuits  à  point,  que  les  éloges  se  partagèrent  entre  l'am- 
phitryon qui  les  avait  fait  pêcher  et  le  maître  d'hôtel  qui  les 
avait  fait  cuire;  puis  vinrent  les  primeurs,  |)etits  pois,  asperges, 
haricots  verts,  toutes  choses  ayant.véritablement  la  forme  de 
l'objet  qu'elles  avaient  la  prétention  de  représenter,  mais  dont 
le  goût  uniforme  et  aijueux  protestait  contre  la  forme. 

On  ne  quitta  la  table  que  pour  passer  au  salon  où  les  tables 
de  jeu  étaient  dressées;  comme  je  n'étais  ni  assez  pauvre  ni 
assez  riche  pour  avoir  cette  passion ,  je  regardai  faire  les  autres. 
A  minuit,  c'est-à-dire  à  l'heure  où  j'allai  me  coucher,  il  y  avait 
déjà  ,  de  part  et  d'autre  ,  trois  cent  mille  roubles  et  vingt-cinq 
milie  paysans  de  perdus. 

Le  lendemain  au  point  du  jour,  on  vint  me  réveiller.  Les 
l)iqueui'S  avaient  connaissance  de  cinq  ours  détournés  dans  un 
bois  qui  pouvait  avoir  une  lieue  de  tour.  J'ajjpris  cette  nou- 
velle ,  tout  agréable  qu'on  me  la  croyait  être  ,  avec  un  léger 
frissonnement.  Si  brave  qua  l'on  soit ,  on  éprouve  toujours 
quelque  inquiétude  à  aborder  un  ennemi  inconnu,  et  avec 
lequel  on  doit  se  rencontrer  pour  la  première  fois. 

Je  n'en  revêtis  pas  moins  gaillardement  mon  costume  ,  qui 
était  établi  de  manière  à  ce  que  je, n'avais  rien  à  craindre  du 
froid.  D'ailleurs  ,  comme  pour  prendre  part  à  la  fête,  le  soleil 
était  magnifique ,  et  la  température ,  qui  s'adoucissait  à  ses 
rayons,  ne  marquait  pas,  à  cette  heure  matinale,  plus  de 
quinze  degrés  ,  ce  qui ,  vers  midi ,  en  promettait  sept  ou  huit 
seulement. 

Je  descendis  et  trouvai  tous  nos  chasseurs  prêts  et  dans  un 
costume  uniforme,  sous  lef|Utd  nous  avions  grand'peine  à  nous 
reconnaître  nous-mêmes.  Des  traîneaux  tout  attelés  nous  atten- 
daient ;  nous  y  montâmes;  dix  minutes  après,  nous  étions  au 
Rendez-vous. 


90  REVUE  DE  PARIS. 

Celait  une  charmante  maison  de  paysan  riissi;,  tonte  en  bois 
et  faite  à  la  hache  ,  avec  son  grand  poêle  et  son  saint  patron  , 
que  chacun  de  nous  salua  dévotement  selon  la  coutume,  en 
passant  le  seuil  de  la  porte.  Un  déjeuner  substantiel  nous  at- 
tendait :  chacun  y  fit  honneur;  mais  je  remarquai  que,  con- 
trairement à  leurs  habitudes,  aucun  de  nos  chasseurs  ne 
!)uvait.  C'est  qu'on  ne  se  grise  pas  avant  un  duel ,  et  que  la 
chasse  que  nous  allions  entreprendre  est  un  véritable  duel. 

Vers  la  fin  du  déjeuner,  le  piqueur  parut  à  la  porte ,  ce  qui 
voulait  dire  qu'il  était  temps  de  se  mettre  en  route.  A  la  porte, 
on  nous  remit  à  chacun  une  carabine  toute  chargée  .  que  nous 
devions  porter  en  banderole,  mais  dont  nous  ne  devions  faire 
usage  qu'en  cas  de  danger.  Outre  celte  carabine,  chacun  de 
nous  reçut  encore  cinq  ou  six  plaques  de  fer-blanc  que  l'on 
jette  à  l'ours,  et  dont  le  son  et  l'éclat  ont  pour  but  de  l'ir- 
riter. 

Au  bout  de  cent  pas  nous  trouvâmes  l'enceinte;  elle  était  en- 
tourée parla  musique  de  M.  de  Naresclikin,la  même  que  j'avais 
entendue  sur  la  Neva  pendant  les  belles  nuits  d'été.  Chaque 
honime  tenait  à  la  main  son  cor,  pièt  à  pousser  sa  ilote.  L'en- 
ceinte toute  entière  était  entourée  ainsi ,  de  manière  à  ce  que 
les  ours,  de  quelque  côté  qu'ils  se  présentassent,  fussent  re- 
poussés par  le  bruit.  Entre  chaque  musicien ,  il  y  avait  un 
piqueur,  un  valet  ou  un  paysan  avec  un  fusil  chargé  à  poudre 
seulement,  de  peur  qu'une  des  balles  ne  vînt  nous  atteindre, 
le  bruit  des  coups  de  ftu  devant  se  joindre  à  celui  des  instru- 
ments si  les  ours  tentaient  de  forcer.  Nous  franchîmes  celte 
ligne  et  nous  entrâmes  dans  l'enceinte. 

A  l'insiant  même  le  bois  fut  enveloppé  d'un  cercle  d'har- 
monie qui  fît  sur  nous  le  même  effet  (|ue  la  musique  militaire 
doit  faire  sur  les  soldais  au  moment  de  la  bataille  ;  si  bien  que 
moi-même  je  me  sentis  tout  transporté  d'une  ardeur  belliqueuse 
dont,  cinq  minutes  auparavant,  je  ne  me  serais  pas  cru  capable. 

.J'étais  placé  enlre  le  piqueur  de  M.  de  Nareschkin,  qui  de- 
vait ù  mon  inexpérience  l'honneur  de  prendre  part  à  la  chasse, 
et  le  comte  Alexis ,  sur  lequel  j'avais  promis  à  Louise  de  veiller, 
et  qui,  au  conlraiie  ,  veillait  sur  moi.  !l  avait  à  sa  gauche  le 
prince  Nikita  Mouravietî,  avec  lequel  il  était  extrêmement  lié  , 
et  au  delù  du  prince  Nikita  Mouravieff,  je  pouvais  encore  aper- 


KEVLt  DE   PARIS.  91 

cevoir,  à  travers  les  arbres ,  M.  de  Nareâchkiii,  Au  delà  je  ne 
voyais  rien. 

Nous  marchions  ainsi  depuis  dix  minutes  à  peu  prfîs,  lorsque 
les  cris  medvede ,  medvede  {!) ,  retentirent,  accompagnés  de 
quelques  coups  de  feu.  Un  ours  qui  s'était  levé  au  bruit  des  cors 
avait  probablement  apparu  sur  la  lisière  ,  et  élait  repoussé  à  la 
fois  par  Les  piqueurs  et  les  musiciens.  Mes  deux  voisins  me 
firent  de  la  main  signe  d'arrêter,  et  chacun  de  nous  se  tint  sur 
ses  gardes.  Au  bout  d'un  inslant  nous  entendîmes  devant  nous 
le  froissement  des  broussailles  ,  accompagné  d'un  grognement 
sourd.  J'avoue  qu'à  ce  bruit ,  qui  paraissait  s'approcher  de  mon 
côté ,  je  sentis ,  malgré  le  froid  qu'il  faisait .  la  sueur  me  monter 
au  front.  Mais  je  regardai  autour  de  moi;  mes  deux  voisins 
faisaient  bonne  contenance  ;  je  fis  comme  eux.  En  ce  moment 
l'ours  parut,  sortant  la  tête  et  la  moitié  du  corps  d'un  buisson 
d'épines  situé  entre  moi  et  le  comte  Alexis. 

Mon  premier  mouvement  fut  de  lâcher  mon  poignard  et  de 
prendre  mon  fusil,  car  l'ours  étonné  nous  regardait  tour  à 
tour,  et  paraissait  encore  indécis  vers  lequel  de  nous  deux  il 
s'avancerait;  mais  le  comte  ne  lui  donna  pas  le  temps  de  choisir. 
Jugeant  que  je  ferais  quelque  maladresse  ,  il  voulut  attirer  à 
lui  l'ennemi,  et,  s'approchant  de  quelques  pas,  afin  de  gagner 
une  espèce  de  clairière  où  il  n'était  plus  libre  de  ses  mouve- 
ments,  il  lui  jeta  au  nez  une  des  plaques  de  fer-b!anc  qu'il 
tenait  à  la  main.  L'ours  aussitôt  se  jeta  dessus  d'un  seul  bond  , 
et  avec  une  légèreté  incroyable  ,  prit  la  plaque  entre  ses  griffes , 
puis  la  tordit  en  grognant.  Le  comte  alors  fit  encore  un  pas 
vers  lui ,  et  lui  en  jeta  une  seconde  ;  l'ours  la  saisit  comme  fait 
un  chien  de  la  pierre  qu'on  lui  lance,  et  la  broya  entre  ses 
dents.  Le  comte,  pour  augmenter  sa  colère,  lui  en  jeta  une 
troisième  ;  mais  cette  fois  ,  comme  s'il  eût  compris  que  c'était 
une  folie  à  lui  de  s'acharner  à  un  objet  inanimé ,  il  laissa  dé- 
daigneusement la  plaque  tomber  à  côté  de  lui ,  tourna  sa  léte 
vers  le  comte ,  poussa  un  rugissement  terrible ,  fît  vers  lui 


(1)  Medvede ,  mot  composé  de  med,  qui  veut  dire  miel,  et  vede , 
qui  sait  ;  littéralement  :  fjui  sait  le  miel;  Tanimal  ayant  reçu  son  nom 
de  l'adresse  qu'il  a  reçue  de  la  nature  à  découvrir  son  mets  favori. 


92  REVUE  DE  PARIS. 

quelques  pas  au  (rot,  de  manière  qu'ils  ne  se  [rouvèreut  pins 
qu'à  une  dizaine  de  pieds  l'un  de  l'autre.  En  ce  moment  le 
comte  fit  entendre  un  coup  de  sifflet  aigu.  A  ce  bruit,  Tours  se 
dressa  aussitôt  sur  ses  pattes  de  derrière  :  c'était  ce  qu'attendait 
le  comte  ;  il  se  jeta  sur  l'animal ,  qui  étendit  ses  deux  bras  pour 
l'étouffer  ;  mais  avant  même  qu'il  ait  eu  le  temps  de  les  rap- 
l)rocher,  l'ours  jeta  un  cri  de  douleur,  et  faisant  trois  pas  en 
arrière  ,  en  chancelant  comme  un  homme  ivre  ,  il  tomba  mort. 
Le  poignard  lui  avait  traversé  le  cœur. 

Je  courus  au  comte  pour  lui  demander  s'ii  n'était  point  blessé, 
et  je  le  trouvai  calme  et  froid  ,  comme  s'il  venait  de  couper  le 
jarret  à  un  chevreuil.  Je  ne  comprenais  rien  à  un  pareil  cou- 
rage ;  j'étais  tout  tremblant ,  moi ,  pour  avoir  assisté  seulement 
à  ce  combat. 

—  Vous  voyez  comme  il  faut  faire,  me  dit  le  comte,  ce  n'est 
pas  plus  difficile  que  cela.  Aidez-moi  à  le  retourner;  je  lui  ai 
laissé  le  poignard  dans  la  blessure ,  afin  de  vous  donner  la 
leçon  entière. 

L'animal  était  tout  à  fait  mort.  Nous  le  retournâmes  avec 
peine ,  car  il  devait  bien  peser  quatre  cents ,  étant  un  ours  noir 
de  la  grande  espèce.  Il  avait  effectivement  le  poignard  enl'oncé 
jusqu'au  manche  dans  la  poitrine.  Le  comte  le  relira,  et  plongea 
la  lame  deux  ou  trois  fois  dans  la  neige  pour  la  nettoyer.  En 
ce  moment  nous  entendîmes  de  nouveaux  cris  ,  et  nous  vîmes, 
à  travers  les  branches,  le  chasseur  qui  était  à  la  gauche  de 
M.  de  Nareschkin  aux  prises  à  son  tour  avec  un  ours.  La  lutte 
fut  un  peu  plus  longue  ;  mais  enfin  l'ours  tomba  connue  le  pre- 
mier. 

Celle  double  victoire  ,  que  je  venais  de  voir  remporter  sous 
mes  yeux  ,  m'avait  exalté;  la  fièvre  qui  me  brûlait  le  sang 
avait  écarté  toute  crainte.  Je  me  sentais  la  force  d'Hercule 
Kéméen  ,  et  je  demandais  A  mon  tour  à  faire  mes  preuves. 

L'occasion  ne  se  fit  pas  attendre.  A  peine  avions-nous  fait 
deux  cents  pas  depuis  l'endroit  où  nous  avions  laissé  les  deux 
cadavres  ,  que  je  crus  apercevoir  le  haut  du  corps  d'un  ours ,  à 
moitié  sorti  de  sa  lanière  ,  placé  entre  deux  rochers.  Un  instant 
je  fus  incertain,  et  pour  me  tirer  d'incertitude,  je  jetai  bra- 
vement vers  l'objet,  quel  qu'il  fût,  une  de  mes  plaques,  La 
preuve  fut  décisive  :  l'ours  releva  ses  lèvres ,  me  montra  deux 


REVUE  DE  PARIS.  93 

rangées  de  ileiils  blanches  comme  la  ii'eiiîc,  cl  lit  enleiidre  un 
ffrojïnement.  A  ce  groffiiemeiit ,  mes  voisins  de  droite  et  de 
gauciie  s'arrêtèrent,  apprêtant  leur  carabine,  afin  de  me  prêter 
secours  si  besoin  était,  car  ils  virent  bien  que  celui-là  était 
pour  moi. 

Le  mouvement  que  je  leur  vis  faire  de  mettre  la  main  à  leur 
fusil  me  fit  penser  que  j'étais  autorisé  à  me  servir  du  mien  ; 
d'ailleurs  j'avoue  que  j'avais  plus  de  confiance  dans  cette  arrae 
que  dans  mon  poignard.  Je  le  passai  donc  à  ma  ceinture  ,  et, 
prenant  à  mon  tour  ma  carabine,  j'ajustai  l'animal  avec  tout  le 
sang-froid  que  je  pus  appeler  à  mon  aide;  lui  ,  de  son  côté,  me 
fit  beau  jeu  en  ne  bougeant  pas;  enfin,  quand  je  le  vis  bien  au 
boutdemon  canon,  j'appuyai  le  doigt  sur  la  gâchette,  et  le  coup 
partit. 

Au  même  instant  un  rugissement  terrible  se  fit  entendre. 
L'ours  se  dressa,  battant  l'air  d'une  de  ses  pattes  ,  tandis  que 
l'autre,  brisée  à  l'épaule,  pendait  le  long  de  son  corps.  J'en- 
tendis en  même  temps  mes  deux  voisins  me  crier  :  Garde  à  vous  ! 
Eu  effet ,  l'ours,  comme  s'il  fût  revenu  d'un  premier  mouve- 
ment de  stupéfaction  ,  vint  droit  à  moi ,  avec  une  telle  rapidité , 
malgré  son  épaule  cassée,  que  j'eus  à  peine  le  temps  de  tirer 
mon  poignard.  Je  raconterai  mal  ce  qui  se  passa  ,  alors  ,  car 
tout  fut  rapide  comme  la  pensée.  Je  vis  l'animal  furieux  se 
dresser  devant  moi ,  la  gueule  tout  ensanglantée.  De  mon  côté, 
je  lui  portai ,  de  toute  ma  force,  un  coup  terrible  ;  mais  je  ren- 
contrai une  côte ,  et  le  poignard  dévia  ;  je  sentis  alors  peser 
comme  une  montagne  sa  i)alte  sur  mon  épaule;  je  pliai  les  jar- 
rets et  tombai  à  la  renverse  sous  mon  adversaire,  le  saisissant 
instinctivement  au  cou  de  mes  deux  mains  et  réunissant  toutes 
mes  forces  pour  éloigner  sa  gueule  de  mon  visage.  Au  même 
instant ,  deux  coups  de  feu  partirent,  j'entendis  le  sifflement 
des  balles  ,  puis  un  bruit  mat.  L'ours  poussa  un  cri  de  douleur 
et  s'affaissa  de  tout  son  poids  sur  moi.  Je  réunis  toutes  mes 
forces ,  et ,  me  jetant  de  côté  ,  je  me  trouvai  dégagé.  Je  me  re- 
levai aussitôt  pour  me  remetlre  en  défense,  mais  c'était  inutile, 
l'ours  était  mort;  il  avait  reçu  à  la  fois  la  balle  du  comte  Alexis 
d.'irrière  l'oreille  et  celle  du  piqueur  au  défaut  de  l'épaule.  Quant 
à  moi,  j'étais  couvert  de  sang  ,  mais  je  n'avais  pas  la  moindre 
blessure. 

9  0 


94  REVUE  DE  PARIS. 

Tout  le  monde  accourut,  car  du  moment  où  l'on  avait 
su  que  j'étais  aux  prises  avec  un  ours ,  chacun  avait  craint 
que  la  chose  ne  tournât  mal  pour  moi.  Ce  fut  donc  avec  uire 
grande  joie  que  l'on  me  vit  sur  mes  pieds  près  de  mon  ennemi 
mort. 

Ma  victoire,  toute  partagée  qu'elle  élait,  ne  m'en  fit  pas  moins 
grand  honneur ,  car  je  ne  m'en, étais  pas  encore  lire  trop  mal 
pour  un  débutant.  L'ours  ,  comme  je  l'ai  dit,  avait  l'épaule  cas- 
cée  par  ma  balle,  et  mon  poignard,  tout  en  glissant  sur  une 
côte,  lui  était  remonté  jusque  dans  la  gorge  :  la  main  ne  m'avait 
donc  tremblé  ni  de  loin  ni  de  près. 

Les  deux  autres  ours,  qui  avaient  été  reconnus  dans  l'enceinte, 
ayant  forcé  nos  musiciens  et  nos  pi([ueurs,  la  chasse  se  trouva 
terminée;  on  traîna  les  cadavres  jusque  dans  le  chemin  et  on 
procéda  au  dépouillement  des  morts ,  puis  on  leur  coupa  les 
quatre  pattes  qui ,  considérées  comme  la  partie  la  plus  friande, 
devaient  nous  être  servies  à  dîner. 

Nous  revînmes  au  château  avec  nos  trophées.  Un  bain  par- 
fumé attendait  chacun  de  nous  dans  sa  chambre,  et  ce  n'était 
pas  chose  inutile  après  être  resté,  comme  nous  l'avions  fait , 
toute  une  demi-journée  enveloppés  dans  nos  fourrures.  Au  ho!!t 
d'une  demi-heure,  la  cloche  nous  avertit  qu'il  était  temps  de 
descendre  à  la  salle  à  manger. 

Le  dîner  n'était  pas  moins  somptueux  que  la  veille,  à  part 
les  sterlets  ,  qui  étaient  remplacés  par  les  pattes  d'ours.  C'é- 
taient nos  piqueurs  qui ,  réclamant  leurs  droits ,  les  avaient 
fait  cuire,  au  détriment  du  maître  d hôtel,  et  cela  tout  bon- 
nement dans-un  four  creusé  en  terre,  au  milieu  des  braises 
ardentes  et  sans  préparation  aucune.  Aussi,  quand  je  vis  pa- 
raître ces  espèces  de  chaibons  informes  et  nourcis,  je  me  sen- 
tis peu  de  goût  jiour  ce  singuliers  mets  ;  on  ne  m'en  passa  pas 
moins  ma  patte  comme  aux  autres ,  et ,  résolu  de  suivre  l'exem- 
ple jusqu'au  bout ,  j'enlevai ,  avec  la  pointe  de  mon  couteau,  la 
croûte  brûlée  qui  la  couvrait,  et  j'arrivai  à  une  chair  parfaite- 
ment cuite  dans  son  jus ,  et  sur  le  compte  de  laquelle  je  revins 
dès  la  première  bouchée.  C'était  une  des  plus  savoureuses  choses 
que  l'on  pût  manger. 

En  remontantdans  mon  traîneau,  j'y  trouvai  la  peau  de  mon 
ours  qu'y  avait  courtoisement  fait  porter  M.  de  Nareschkiu. 


REVUE  DE  PARIS.  95 


XI. 


Nous  retrouvâmes  Saint-Pélersbourjj  dans  les  pr(^paratifs  de 
deux  grandes  fêles  qui  se  suivent  à  quelques  jours  de  dis- 
tance; je  veux  parier  du  jour  de  l'an  et  de  la  bénédiction  des 
eaux  :  la  première  toute  mondaine,  la  seconde  toute  reli- 
gieuse. 

Le  premier  jour  de  l'an  ,  en  vertu  de  la  coutume  qui  fait  que 
les  Russes  appellent  l'empereur  père  et  l'impératrice  tiière , 
l'empereur  et  rim!)ératrice  reçoivent  leurs  enfants.  Vingt-cinq 
mille  billets  sont  jetés  comme  au  hasard  par  les  rues  de  Saint- 
FétersbMU'g,  et  les  vin^t-cin»]  mille  invités,  sans  distinction  de 
rangs,  sont  admis  le  même  soir  au  palais  d'Hiver. 

Quelques  rumeurs  sinistres  avaient  couru  :  on  disait  que  la 
réception  n'aurait  pas  lieu  celte  année,  car  des  bruits  d'assas- 
sinat s'étaient  répandus  ,  malgré  le  silence  ténébreux  et  pro- 
fond que  gaide  la  police  en  Russie.  C'était  encore  celte  conspi- 
ration inconnue,  serpent  aux  mille  replis  et  aux  dards  mortels, 
qui  levait  la  (été,  menaçait,  puis,  rentrant  aussitôl  dans  l'om- 
bre, se  cachait  à  tous  les  regards.  Mais  bientôt  les  craintes  se 
dissipèrent ,  dii  moins  celles  des  curieux,  l'empereur  ayant  dit 
positivement  au  grand  maître  delà  police  qu'il  désirait  que  tout 
se  passât  comme  d'habitude,  quelque  facilité  qu'offrît  pour 
l'exécution  d'un  meurtre  !e  domino,  dont,  selon  l'ancien  usage, 
les  hommes  sont  couverts  dans  cette  soirée. 

Il  y  a  ceci ,  au  reste  ,  de  remarquable  en  Russie  ,  (]u'ù  part  les 
conspirations  de  famille,  le  souverain  n'a  rien  à  craindre  que 
des  grands,  son  double  rang  de  pontife  et  d'empereur  ,  qu'il  a 
hérité  des  Césars,  comme  leur  successeur  oriental,  le  faisant 
sacré  pour  le  peuple.  D'ailleurs,  dans  tous  les  pays  il  en  est 
ainsi,  et  c'est  le  côté  sanglant  delà  civilisation.  L'assassin, 
dans  les  temps  de  barbarie  ,  reste  dans  la  famille  ;  de  la  famille 
il  passe  dans  l'aristocratie  ,  et  de  l'aristocratie  il  tombe  dans  le 
l)euple.  La  Russie  a  donc  encore  des  siècles  à  franchir  avant 
d'avoir  ses  Jacques  Clément,  ses  Damiens  et  ses  Alibaud  ;  elle 
n'en  est  qu'aux  Pahlen  et  aux  Ankistrœm. 


%  r.EVUE  DE  !-ARI3. 

Aussi  élait-ce  parmi  son  aristocratie ,  dans  son  palais  même, 
et  jusque  dans  sa  propre  garde,  qu'Alexandre,  disait-on,  de- 
vait trouver  des  assassins.  On  savait  cela,  on  le  disait  du  moins, 
et  cependant,  parmi  les  mains  qui  se  tendaient  vers  l'empereur, 
on  ne  pouvait  distinguer  les  mains  amies  des  mains  ennemies  j 
tel  qui  s'approchait  de  lui  en  rampant  comme  un  chien,  pou» 
vait  tout  à  coup  se  redresser  et  déchirer  comme  un  lion.  Il  n'y 
avait  qu'à  attendre  et  à  se  confier  en  Dieu  :  c'est  ce  que  fit 
Alexandre. 

Le  jour  de  l'an  arriva.  Les  billets  furent  distribués  comme  de 
coutume;  j'en  avais  dix  pour  un,  tant  mes  écoliers  s'étaient 
empressés  à  me  faire  voir  cette  fête  nationale  ,  si  intéressante 
pour  un  étranger.  A  sept  heures  du  soir,  les  portes  du  palais 
d'Hiver  s'ouvrirent. 

Je  m'étais  attendu  surtout ,  d'après  les  bruits  qui  s'étaient  ré- 
pandus, à  trouver  les  avenues  du  palais  garnies  de  troupes  ; 
aussi  mon  étonnement  fut-il  grand  de  ne  pas  apercevoir  une 
seulebaïonnelle  de  renfort;  les  sentinelles  seules  étaient,  comme 
d'habitude,  à  leur  poste;  quanta  l'intérieur  du  palais,  il  était 
sans  gardes. 

On  devine  ,  par  l'entrée  de  notre  spectacle  gratis ,  ce  que  doit 
être  le  mouvement  d'une  foule  huit  fois  plus  considérable  qui  se 
précipite  dans  un  palais  vaste  comme  les  Tuileries;  et  cepen- 
dant il  est  reiTfarquable ,  à  Saint-Péteisbourg ,  que  le  respect 
que  l'on  a  instinctivement  pour  l'empereur  empêche  cette  inva- 
sion de  dégénérer  en  cohue  bruyante.  Au  lieu  de  crier  à  qui 
mieux  mieux,  chacun,  comme  pénétré  de  son  infériorité,  et 
reconnaissant  de  la  faveur  qu'on  lui  accorde  ,  dit  à  son  voisin  : 
Pas  de  bruit,  pas  de  bruit. 

Pendant  qu'on  envahit  son  palais,  l'empereur  est  dans  la 
salle  Saint-George  ,  oîi,  assis  près  de  l'impératrice  et  entouré 
des  grands-ducs  et  des  grandes-duchesses,  il  reçoit  tout  le  corps 
diplon)atique.  Puis ,  tout  à  coup  ,  quand  les  salons  sont  pleins 
de  grands  seigneurs  et  de  mougicks,  de  princesses  et  de  gri- 
settes,la  porte- de  la  salle  Saint-George  s'ouvre,  la  musi(iue  se 
fait  entendre,  l'empereur  offre  la  main  à  la  France,  à  l'Autriche 
ou  à  l'Espagne,  représentées  par  leurs  ambassadrices,  et  se  mon- 
tre à  la  porte.  Alors  chacun  se  presse ,  se  retire  ;  le  flot  se  sépare 
comme  la  mer  Rouge,  et  Pharaon  passe. 


REVUE  Î)E  l'AUIS.  .  97 

C'était  ce  moment  qu'on  avait  choisi,  disait-on  ,  pour  l'assas- 
siner, et  il  faut  avouer,  au  resie,  que  c'était  cliose  facile  à  faire. 

Les  lii'uils  qui  s'étaient  répandus  tirent  que  je  regardai  l'em- 
pereur avec  une  nouvelle  curiosité.  Je  m'attendais  ù  lui  trouver 
ce  visage  triste  que  je  lui  avais  vu  à  Tzarko-Selo;  aussi  mon 
étonnement  fut-il  extrême  quand  je  m'aperçus  qu'au  contraire 
jamais  peut-être  il  n'avait  été  plus  ouvert  et  plus  riant.  C'était, 
au  reste,  l'efret  que  produisait  sur  l'empereur  Alexandre  toute 
réaction  morale  contre  un  grand  danger,  et  il  avait  donné  de 
cette  sérénité  factice  deux  exemples  frappants  ,  l'un  h  un  bal 
chez  l'ambassadeur  de  France,  M.  de  Caulaincourt,  l'autre  dans 
une  fête  à  Zakret,  prés  de  Vilna. 

M.  de  Caulaincourt  donnait  un  bal  Ù  l'empereur,  lorsqu'à 
minuit,  c'est-à-dire  lorsque  les  danseurs  étaient  au  plus  grand 
complet,  on  vint  lui  dire  que  le  feu  était  à  l'hôtel.  Le  souvenir 
du  bal  du  prince  Scliwartzemberg ,  iiUerrompu  par  un  acci- 
cident  pareil,  se  présenta  aussitôt  à  l'esprit  du  duc  de  Vicence, 
avec  le  souvenir  de  toutes  les  conséquences  fatales  qui  en 
avaient  été  la  suite,  conséquences  qui  furent  bien  plutôt  causées 
par  la  terreur  qui  rendit  chacun  insensé,  que  par  le  danger  lui- 
même.  Aussi  le  duc,  voulant  tout  voir  par  lui-même,  plaça-t-il 
à  chaque  porte  un  aide  de  camp,  avec  ordre  de  ne  laisser  sortir 
personne  ;  et,  s'approchant  de  l'empereur  :  —  Sire,  lui  dit-il 
tout  bas  ,  le  feu  est  à  l'hôtel  ;  je  vais  voir  ce  que  c'est  par  moi- 
même  ;  il  est  important  (jue  personne  ne  le  sache  avant  qu'on 
connaisse  la  nalure  et  l'étendue  du  danger.  Mes  aides  de  camp 
ont  ordre  de  ne  laisser  sortir  personne  ,  que  Votre  Majesté  et 
Leurs  Altesses  Impériales  les  grands-ducs  et  les  grandes-du- 
chesses. Si  Voire  Majesté  veut  donc  se  retirer,  elle  le  peut  ; 
seulement,  je  lui  ferai  observer  qu'on  ne  croira  pas  au  feu  tant 
qu'on  la  verra  dans  les  salons. 

—  C'est  bien  ,  dit  l'empereur ,  allez ,  je  reste. 

M.  de  Caulaincourt  courut  à  l'endroit  où  l'incendie  venait  de 
se  déclarer.  Comme  il  l'avait  prévu  ,  le  danger  n'était  pas  aussi 
grand  qu'au  premier  abord  on  aurait  pu  le  craindre,  et  le  feu 
céda  bientôt  sous  les  efforts  réunis  des  serviteurs  de  la  maison. 
Aussitôt  l'ambassadeur  remonta  dans  les  salons  et  trouva  l'em- 
pereur dansant  une  polonaise.  M.  de  Caulaincourt  et  lui  se  con- 
tentèrent d'échanger  un  regard. 

9. 


08  REVUE  DE  PARIS. 

—  Eh  bien  !  demanda  l'empereur  après  la  contredanse, 

—  Sire,  le  feu  est  éteint,  répondit  M.  de  Caulaincourt  ;  el 
tout  fut  dit.  Le  lendemain  seulement  les  invités  de  cette  splen- 
dide  fête  apprirent  que  pendant  une  heure  ils  avaient  dansé  sur 
un  volcan. 

AZakret,ce  fut  bien  autre  chose  encore;  car  l'empereur 
jouait  là  non-seulement  sa  vie,  mais  encore  son  empire.  Au 
milieu  de  la  fête,  on  vint  lui  annoncer  que  l'avant-garde  fran- 
çaise venait  de  passer  le  Niémen,  et  que  l'empereur  Napoléon, 
son  l'.ôle  d'Erfurth,  qu'il  avait  oublié  d'inviter ,  pouvait  d'un 
moment  à  l'autre  entrer  dans  la  salle  de  bal,  suivi  de  six  cent 
mille  danseurs.  Alexandre  donna  ses  ordres  tout  en  paraissant 
causer  de  choses  indifférentes  avec  ses  aides  de  camp,  continua 
de  parcourir  les  salles,  de  vanter  les  illuminations,  dont  la 
lune  ,  qui  venait  de  se  lever,  était,,  disait-il ,  la  plus  belle  pièce, 
et  ne  se  retira  qu'à  minuit ,  au  moment  où  le  souper  ,  servi  sur 
de  petites  tables  ,  en  occupant  tous  les  convives,  lui  permettait 
de  leur  dérober  facilement  son  absence.  Nul ,  pendant  toute  la 
soirée,  n'avait  aperçu  sur  son  front  la  moindre  trace  d'in(juié- 
tude,  de  sorte  que  ce  ne  fut  que  par  l'arrivée  même  des  Fran- 
çais <iue  l'on  ajjprit  leur  présence. 

Comme  on  le  voit,  l'empereur  avait  retrouvé  ,  si  souffrant  et 
si  mélancolique  ((u'il  fût  à  l'épocjue  où  nous  sommes  arrivés, 
c'est-à-dire  au  1"  janvier  1825  ,  sinon  toute  son  ancienne  séré- 
nité ,  du  moins  son  ancienne  énergie.  Il  parcourut  comme  d'ha- 
bilude  toutes  les  salles,  conduisant  l'espèce  de  galop  que  j'ai 
dit,  et  suivi  de  sa  cour.  .Te  me  laissai  à  mon  tour  entraîner  par 
le  flol ,  qui  revint  à  son  lancé  veis  les  neuf  heures  ,  après  avoir 
fait  le  tour  du  palais. 

A  dix  heures,  comme  l'illumination  de  l'Ermitage  était  ter- 
minée, les  personnes  qui  avaient  des  billets  pour  le  spectacle 
l)arliculier  furent  invitées  à  s'y  rendre.  Comme  j'étais  du  nom- 
bre des  privilégiés  ,  je  me  dégageai  à  grand'peine  de  la  foule. 
Douze  nègres ,  richement  costumés  à  l'oriental ,  se  tenaient  à  la 
porte  par  laquelle  on  se  rend  au  théâtre,  pour  contenir  la  foule 
et  vérifier  les  invitations. 

J'avoue  qu'en  entrant  dans  le  théâtre  de  l'Ermitage  ,  au  bout 
duquel  était  dressé,  dans  une  longue  galerie  qui  fait  face  à  la 
salle,  le  souper  de  la  cour,  je  crus  entrer  dans  un  palais  de 


REVUE  DE  PARIS.  99 

fée.  Ou'on  se  figure  une  vasle  salle  loiile  îendue  ,  plafonnée  et 
lambrissée  en  liihes  de  cristal  de  la  grosseur  des  sarbacanes  en 
verre  avec  lesquelles  les  enfants  envoient  des  boules  de  mastic 
aux  nnoineaux.  Tous  ces  lubi-s  sont  figurés,  tordus,  contournés 
dans  des  formes  appropriées  à  l'endroit  où  ils  sont  posés ,  unis 
entre  eux  par  des  fils  d'argent  imperceiitibies,  et  masquent  huit  à 
dix  mille  lampions,  dont  ils  reflètent  et  doublent  la  lumière.  Ces 
lampions  de  couleur  éclairent  des  paysages  ,  des  jardins,  des 
Heurs,  des  bosfiuels  d'où  s'élève  une  musique  aérienne  et  invi- 
sible ,  des  cascades  et  des  la.cs  qui  semblent  rouler  des  milliers 
de  diamants,  et  qui,  vus  à  travers  ce  voile  de  lumière  ,  pren- 
nent des  tons  d'une  poésie  et  d'un  fantastique  merveilleux. 

Le  posage  seul  de  cette  illumination  coûte  douze  mille  roubles 
et  dure  deux  mois. 

A  onze  heures  la  musique  annonça  par  une  fanfare  l'arrivée 
de  l'empereur.  Il  entra  au  milieu  de  sa  famille  et  suivi  par  la 
cour.  Aussitôt  les  grands-ducs,  les  grandes-duchesses,  les 
ambassadeurs,  les  ambassadrices,  les  officiels  de  la  couronne 
et  les  dames  d'honneur  prirent  place  à  la  table  du  milieu  ;  le 
reste  des  invités  ,  qui  se  composait  de  six  cents  convives  à  peu 
près  appartenant  tous  à  la  première  noblesse  ,  s'assit  aux  deux 
autres  tables.  L'em|)ereur  seul  resta  debout,  circulant  entre  les 
tables  ,  et  s'adressant  tour  à  tour  à  quelqu'un  de  ses  convives, 
qui,  selon  les  règles  de  l'étiquette,  lui  répondait  sans  se  lever. 
Je  ne  puis  dire  l'effet  que  produisit  sur  les  autres  assistants 
ce  coup  d'œil  magique  de  cet  empereur,  de  ces  grands-ducs,  de 
ces  grandes-ducliesses,  dp  ces  seigneurs  et  de  ces  femmes,  les 
uns  couverts  d'or  et  dé  broderies ,  les  autres  ruisselantes  de 
diamants,  vus  ainsi  au  milieu  d'un  palais  de  cristal  ;  mais  je 
sais  que  ,  quant  à  moi ,  je  n'avais  jamais  éprouvé  jusqu'alors  , 
et  je  n'éprouvai  Jamais  depuis,  une  pareille  sensation  de  gran- 
deur. J'ai  vu  plus  tard  quelques-unes  de  nos  fêtes  royales; 
jiatriotisme  h  part ,  je  dois  avouer  la  supériorité  de  celle-là. 

Le  banquet  fini,  la  cour  quitta  lErmitage ,  et  reprit  le  chemin 
de  la  salle  Saint-George.  A  une  heure,  la  musique  donna  le, 
signal  d'une  seconde  polonaise  qui  passa  comme  la  première  , 
conduite  par  l'empereur.  C'étaient  ses  adieux  à  la  fête ,  car 
aussitôt  cette  polonaise  finie ,  il  se  retira. 
J'avoue  que  je  reçus  la  nouvelle  de  sa  retraite  avec  plaisir  j 


■100  REVL'E  DE  TAPJS. 

toute  la  soirée  j'avais  eu  le  cœur  serré  de  crainte  en  songeant 
qu'une  si  magnifique  l'ète  pouvait,  d'un  moment  h  l'autre  ,  être 
ensanglantée,  quoiqu'il  me  parût  impossible,  en  voyant  une  si 
grande  confiance  témoignée  par  le  souverain  à  son  peuple  ,  ou 
plutôt  par  le  père  à  ses  enfants ,  que  le  poignard  ne  tembât 
point  des  mains  du  meurtrier,  quel  qu'il  fût. 

L'empereur  retiré,  la  foule  s'écoula  peu  à  peu;  il  faisait 
40  degrés  de  cbaleur  daiis  le  palais  et  20  degrés  de  froid  au 
dehors.  C'était  une  différence  de  CO  degrés.  En  France  ,  nous 
aurions  su  huit  jours  après  combien  de  personnes  étaient 
mortes  victimes  de  cette  brustiue  et  violente  transition,  et  l'on 
aurait  trouvé  moyen  de  rejeter  la  faute  sur  le  souverain  ,  sur 
les  ministres  ou  sur  la  police ,  ce  qui  eût  fourni  aux  philan- 
thropes de  la  presse  une  polémiq-ue  merveilleuse.  A  Saint- 
Pétersbourg,  on  ne  sait  rien,  et  grâce  à  ce  silence,  les  fêtes 
joyeuses  n'ont  pas  de  tristes  lendemains. 

Quant  à  moi ,  grâce  à  un  domestique  qui  eut ,  chose  rare  , 
l'intelligence  de  rester  où  je  lui  avais  dit  de  m'attendre ,  grâce 
à  un  triple  manteau  de  fouirures  et  à  un  traîneau  bien  fermé, 
je  regagnai  sans  encombre  le  canal  Catherine. 

La  seconde  fête,  qui  était  celle  de  la  bénédiction  des  eaux  , 
empruntait  encore  celte  année  une  nouvelle  solennité  au  dés- 
astre terrible  qu'avait  amené  avec  elle  l'inondation  récente  de 
la  Neva.  Aussi,  depuis  quinze  jours  à  peu  près,  les  préparatifs 
de  la  cérémonie  se  faisaient-ils  avec  une  pompe  et  une  activité 
visiblement  mêlées  de  cette  crainte  religieuse  entièrement  in- 
connue à  nous  autres  peuples  sans  croyance.  Ces  préparatifs 
consistaient  dans  l'érection  sur  la  Kéva  d'un  grand  pavillon  de 
forme  circulaire  percé  de  huit  ouvertures,  décoré  de  quatre 
j;rands  tableaux  et  couronné  d'une  croix  ;  on  s'y  rendait  par 
une  jetée  établie  en  face  de  l'Ermitnge  ,  et  au  milieu  du  plan- 
cher de  glace  de  l'édilice,  on  devait  percer,  le  matin  même  de 
la  fêle,  une  giande  ouverture  pour  que  le  prêtre  pût  arriver 
jusqu'à  l'eau,  ou  plutôt  pour  que  l'eau  pût  remonter  jusqu'au 
.prêtre. 

Le  jour  qui  devait  apaiser  la  colère  du  fleuve  ,  arriva  enfin. 
Malgré  le  fioid  ,  qui  était  d'une  vingtaine  de  degrés ,  dès  neuf 
heures  du  matin  ,  les  quais  étaient  garnis  de  spectateurs;  quant 
au  fleuve ,  i!  dJspaiaissail  entièrement  sous  la  mullitude  des 


REVUE  DE  PARIS.  101 

curieux.  J'avoue  que  je  n'osai  prendre  place  parmi  eux  ,  trem- 
blant que  ,  quelle  que  fût  sa  force  et  son  épaisseur,  la  glace  ne 
se  brisât  sous  un  i)areil  poids.  Je  me  glissai  donc  comme  je 
pus,  et  aprùs  trois  quarts  d'heure  de  travail ,  pendant  lesquels 
on  me  prévint  deux  fois  que  mon  nez  gelait,  j'arrivai  jusqu'au 
parapet  de  granit  qui  garnit  le  quai.  Un  vaste  espace  circulaire 
était  réservé  autour  du  pavillon. 

A  onze  heures  et  demie,  l'impératrice  et  les  grandes-du- 
chesses, en  prenant  place  sur  un  des  balcons  vitrés  du  palais, 
annoncèrent  à  la  foule  que  le  Te  Deuiii  était  fini.  En  effet,  on 
vit  déboucher  du  champ  de  Mars  toute  la  garde  impériale  , 
c'est-à-dire  quarante  mille  hommes  à  peu  près  qui  vinrent  au 
son  de  la  musique  militaire  se  ranger  en  bataille  sur  le  tleuve  , 
s'étendant  sur  une  triple  ligne  depuis  l'ambassade  française 
jusqu'à  la  forteresse.  Au  même  instant  la  porte  du  palais  s'ou^ 
vrit ,  les  bannières ,  les  saintes  images  et  les  chantres  de  la  cha- 
pelle parurent,  précédant  le  clergé  conduit  parle  pontife;  puis 
vinrent  les  pages  et  les  drapeaux  des  divers  régiments  de  la 
garde  porlés  par  les  sous-ofticiers;  puis  enfin  l'empereur  ayant 
à  sa  droite  le  grand-duc  Nicolas,  et  à  sa  gauche  le  grand-duc 
Michel ,  et  suivi  des  grands  officiers  de  la  couronne,  des  aides 
de  camp  et  des  généraux. 

Dès  que  l'empereur  fut  arrivé  à  la  porte  du  pavillon,  presque 
entièrement  rempli  par  le  clergé  et  les  porte-drapeaux,  le  mé- 
Iropolilain  donna  le  signal,  et  à  l'instant  même  les  chants 
sacrés  ,  entonnés  par  plus  de  cent  voix  d'hommes  et  d'enfants, 
sans  aucun  accompagnementinstrumental,  retentirent  avec  une 
telle  harmonie  ,  que  je  ne  me  rappelle  pas  avoir  jamais  entendu 
d'aussi  merveilleux  accents.  Pendant  tout  le  temps  que  dura  la 
prière,  c'est-à-dire  pendant  vingt  minutes  à 'peu  près,  l'em- 
p(reur,  sans  fourrures  ,  avec  l'uniforme  seulement,  demeura 
debout ,  immobile  et  la  tête  nue  ,  bravant  un  climat  plus  puis- 
sant que  tous  les  empereurs  du  monde  ,  et  courant  un  danger 
j>lus  réel  que  s'il  se  fût  trouvé  en  face  de  cent  bouches  à  feu 
sur  le  devant  d'une  ligne  de  bataille.  Cette  imprudence  reli- 
gieuse était  d'autant  plus  efl'rayante  pour  les  spectateurs  enve- 
loppés de  leurs  manteaux  et  la  tête  couverte  de  leurs  bonnets 
fourrés  ,  que,  quoique  jeune  encore  ,  l'empereur  était  presque 
chauve. 


102  REVUE  DE  PARIS. 

Aussitôt  ce  second  Te  Daum  achevé,  le  niétiopoiiLaiu  prit 
une  croix  d'argent  des  mains  d'un  enfant  de  chœur,  et  au  milieu 
de  toute  la  fouie  agenouillée,  bénit  à  haute  voix  le  fleuve,  en 
plongeant  la  croix  par  l'ouverture  faite  à  la  glace  et  qui  per- 
mettait à  l'eau  de  monter  jusqu'à  lui.  Il  prit  ensuite  un  vase 
qu'il  remplit  de  cette  eau  bénite  et  qu'il  présenta  à  l'empereur. 
Aprfis  cette  cérémonie  vint  le  tour  des  drapeaux. 

Au  moment  où  les  étendards  s'inclinaient  à  leur  tour  pour 
recevoir  la  bénédiction ,  une  fusée  partit  du  pavillon  et  jeta 
dans  les  airs  sa  blauche  fumée.  Au  même  instant  une  détonation 
terrible  se  fît  entendre  ;  c'était  toute  l'artillerie  de  la  forteresse , 
qui ,  avec  sa  voix  de  bronze  ,  chantait  à  son  tour  le  Te  Deuni. 

Les  salves  se  renouvelèrent  trois  fois  pendant  la  bénédictio/i. 
A  la  troisième ,  l'empereur  se  couvrit  et  reprit  le  chemin  du 
palais.  Dans  ce  trajet ,  il  passa  à  quelques  pas  seulement  de 
moi.  Cette  fois  il  était  triste  comme  jamais  je  ne  l'avais  vu  ;  il 
savait  qu'au  milieu  d'une  fête  religieuse  il  ne  courait  aucun 
danger,  et  il  était  redevenu  lui-même. 

A  peine  se  fut-il  éloigné,  que  le  iieuple  ,  à  son  tour,  se  pré- 
cipita dans  le  pavillon  ;  les  uns  trempant  leurs  mains  dans  l'ou- 
verture et  faisant  le  signe  de  la  croix  avec  l'eau  nouvellement 
l)énite  ,  les  autres  en  emportant  de  pleins  vases ,  et  quelques- 
uns  même  y  plongeant  leurs  enfants  tout  entiers,  convaincus 
que  ce  jour-là  le  contact  du  fleuve  n'a  rien  de  dangereux. 

Le  même  jour,  la  même  cérémonie  se  pratique  à  Constan- 
tinople;  seulement  là  oii  l'hiver  n'a  point  de  souffle  et  la  mer 
point  de  glaces,  le  patriarche  monte  sur  une  barque,  jette  dans 
l'eau  bleue  du  Bosphore  la  croix  sainte  ,  qu'un  plongeur  rat- 
trape avant  qu'elle  soit  perdue  dans  ses  profondeurs. 

Presque  immédiatement  après  les  cérémonies  saintes  viennent 
les  joies  profanes,  dont  la  croûte  hivernale  du  fleuve  doit  en- 
core être  le  théâtre  ;  seulement  celles-là  sont  subordonnées 
entièrement  au  caprice  de  la  température.  Souvent ,  lorsque 
toutes  les  baraques  sont  dressées ,  toutes  les  dispositions  faites, 
que  l'emplacement  des  courses  n'attend  plus  que  ses  chevaux  , 
et  que  les  montagnes  russes  n'attendent  plus  que  leurs  glisseurs, 
la  girouette  dérouillée  tourne  tout  à  coup  à  l'ouest;  des  bouf- 
fées de  vent  humide  arrivent  du  golfe  de  Finlande  ,  la  glace 
suinte  et  la  police  intervient;  aussitôt,  au  grand  désespoir  de 


REVUE  DE  PARIS.  lOô 

la  population  de  Sainl-Pétersl)oiii'S ,  les  baraques  sonl  démolies 
et  transportées  sur  le  champ  de  Mars.  Mais  quoique  ce  soit 
absolument  la  même  chose,  et  que  la  foule  y  retrouve  les 
mêmes  amusements,  n'importe,  le  carnaval  est  manqué.  Le 
Russe  est  pour  sa  Neva  comme  le  Napolitain  pour  son  Vésuve  : 
s'il  cesse  de  fumer,  on  craint  qu'il  ne  soit  éteint ,  et  le  lazzarone 
aime  mieux  le  voir  mortel  que  mort. 

Heureusement  il  n'iju  fut  point  ainsi  pendant  le  glorieux  hiver 
de  1825  ,  et  pas  un  instant  il  n'y  eut ,  grâce  à  Dieu ,  crainte  de 
dégel  5  aussi ,  tandis  que  quelques  bals  aristocratiques  prélu- 
daient aux  joies  populaires,  des  baraques  nombreuses  com- 
niencèrent-eiles  à  se  dresser  en  face  de  l'ambassade  de  France, 
s'étendant  pres(jue  d'un  (juai  à  l'autre,  c'est-à-dire  sur  une 
largeur  de  plus  de  deux  mille  pas.  Les  montagnes  russes  ne 
demeurèrent  point  en  relard,  et,  à  mon  grand  étonnement , 
me  parurent  beaucoup  moins  élégantes  que  leurs  imitations 
parisiennes  :  c'esttout  bonnement  une  descente  cintrée  de  cent 
pieds  de  hauteur  et  de  quatre  cents  pieds  de  long,  formée  par 
des  planches,  sur  lesquelles  on  jette  alternativement  de  l'eau 
et  de  la  neige  jusqu'à  ce  qu'il  s'y  forme  une  croûte  de  glace  de 
six  pouces  à  peu  près.  Quant  au  traîneau,  c'est  tout  bonne- 
ment une  planche  formant  retour  à  l'une  de  ses  extrémités,  et 
ressemblant  tout  à  fait,  poi.'r  là  forme,  aux  erociiets  à  l'aide 
desquels  nos  commissionnaires  portent  leurs  fardeaux.  Les  con- 
ducteurs vont  dans  la  foule,  tenant  leur  planche  sous  le  bras 
et  recrutant  des  amateurs.  Lorsqu'ils  ont  trouvé  une  pratique, 
ils  montent  avec  elle  par  l'escalier  qui  conduit  au  sommet,  et 
qui  est  pratiqué  sur  le  versant  opposé  à  la  descente;  le  glisseur 
ou  la  glisseuse  s'assied  sur  le  devant,  les  pieds  appuyés  au 
rebord  ;  le  conducteur  s'accroupit  derrière ,  et  dirige  son 
traîneau  avec  une  adresse  d'autant  plus  nécessaire ,  que ,  les 
deux  côtés  de  la  montagne  étant  sans  garde-fous,  on  serait  pré- 
cipité si  la  planche  déviait  dans  sa  course.  Chaque  course  coûte 
un  kopeck,  c'est-à-dire  un  peu  moins  de  deux  liards  de  notce 
monnaie. 

Les  autres  divertissements  ressemblent  fort  à  ceux  de  nos 
fêtes  dans  les  Champs-Elysées  les  jours  de  réjouissance  publique  ; 
ce  sont  des  alcides  de  tous  les  pays,  des  cabinets  de  cire,  des 
géantes  et  des  naines ,  le  tout  annoncé  par  des  musiques  féroces 


104  REVUE  M  PARIS. 

et  {i(;s  Do!)èolios  cnsmopo!i(PS.  Aulant  (jne  jVn  pus  juger  par 
les  gestes,  les  p:;racles,  à  l'aide  desquelles  ils  ap;;e'?.ient  les 
chalands,  avaient  avec  les  nôtres  de  grandes  ressemblances, 
quoique  toutes  se  distinguassent  par  des  détails  particuliers  au 
pays.  Une  des  plaisanteries  qui  me  parurent  avoir  le  plus  de 
succès  est  celle  que  l'on  fait  à  un  bon  père  de  famille  ,  impa- 
tient de  revoir  son  dernier  né  qui  doit  arriver  le  jour  même  du 
village  où  il  a  été  envoyé.  Bientôt  la  nourrice  paraît  tenatit  le 
marmot  si  complètement  emmaillotté  qu'on  n'aperçoit  que  le 
bout  d'un  petit  museau  noir.  Le  père ,  ravi  de  revoir  sa  progé- 
niture ,  qui  pousse  force  grognements ,  trouve  que  c'est  tout 
son  portrait  pour  le  physique ,  et  sa  mère  pour  ramabililé.  A 
ce  mot,  la  mère  monte  et  entend  le  compliment  ;  le  compliment 
amène  une  discussion,  la  discussion  une  rixe;  le  marmot, 
tiraillé  des  deux  côtés,  se  démaillolle;  un  ourson  apparaît  aux 
grands  applaudissements  de  la  multitude,  el  le  père  commence 
à  s'apercevoir  qu'on  lui  a  changé  son  enfant  en  nourrice. 

Pendant  la  dernière  semaine  du  carnaval,  des  mascarades 
nocturnes  parcourent  les  rues  de  Saint-Pétersbourg,  allant  de 
maisons  en  maisons  intriguer,  comme  cela  se  fait  dans  nos 
villes  de  province.  Alors  un  des  déguisements  les  plus  générale- 
ment adoptés  est  celui  de  Parisien.  Il  consiste  en  un  habit  pincé 
à  longs  pans,  en  un  col  de  chemise  outrageusement  empesé,  et 
qui  dépasse  la  cravate  de  trois  ou  quatre  pouces  ;  en  une  per- 
ruque bouclée,  en  un  énorme  jabot  et  en  un  petit  chapeau  de 
paille;  la  caricature  se  complète  par  force  breloques  et  chaînes 
pendantes  autour  du  cou  et  jouant  à  la  ceinture.  Malheureuse- 
ment, dès  que  les  masques  sont  reconnus,  la  liberté  cesse, 
l'étiquette  reprend  ses  droits  et  le  polichinelle  redevient  excel- 
lence, ce  qui  ne  laisse  pas  d'ôler  quebjue  piquant  à  l'intrigue. 

Quant  au  peuple,  comme  pour  se  dédommager  d'avance  des 
austérités  du  grand  carême,  il  s'empresse  d'avaler  tout  ce  qu'il 
peut  en  viande  et  en  liqueurs  ;  mais  dès  que  la  mi-nuit  du  di- 
manche au  lundi  gras  sonne,  on  passe  de  l'orgie  au  jeûne  ,  et 
cela  avec  une  telle  conscience  ,  (pie  les  restes  du  repas  inter- 
rompu au  premier  coup  de  l'horloge  sont  déjà  jetés  aux  chiens 
quand  sonne  le  dernier.  Alors  tout  change  ,  les  gesfes  lascifs 
deviennent  des  signes  de  croix,  elles  bacchanales  vse  trans- 
forment en  prières.  On  allume  des  cierges  devant  l'image  du 


KliVUE  DE  PARIS.  105 

j>;i(ron  de  la  maisoM  ,  et  les  églises,  désertes  jusque-là  et  qu'on 
semblait  avoir  totalement  oubliées  ,  deviennent  du  jour  au  len- 
demain trop  petites. 

Cependant  ces  fêtes  ,  si  brillantes  qu'elles  soient  encore  au- 
jourd'hui, sont  fort  dégénérées  en  comparaison  de  ce  qu'elles 
étaient  autrefois.  En  1740,  par  exemple,  l'impératrice  Anne 
Ivanowna  résolut  de.  surpasser  tout  ce  qu'on  avait  fait  jus- 
(lu'alors  en  ce  genre  ,  et  voulut  donner  une  de  ces  fêtes  comme 
une  impératrice  de  Russie  peut  seule  en  donner.  Elle  fixa  à  cet 
effet  les  noces  de  son  bouffon  aux  derniers  jours  du  carnaval,  et 
envoya  l'ordre  à  cliaque  gouverneur  de  lui  envoyer,  pour  pa- 
raître à  celte  cérémonie  ,  un  couple  de  chaque  espèce  d'habitant 
de  son  district,  dans  leur  costume  national  et  avec  réquij)age 
qui  leur  était  propre.  Les  ordres  de  l'impératrice  furent  ponc- 
tuellement exécutés,  et  audit  jour,  la  puissante  souveraine  vit 
arriver  une  députation  de  cent  peuples  différents  ,  dont  quel- 
ques-uns lui  étaient  à  peine  connus  de  nom.  C'étaient  les  Kamt- 
chadales  et  les  Lapons  ,  dans  des  traîneaux  tirés  ,  les  uns  par 
des  chiens  ,  et  les  autres  par  des  rennes.  C'étaient  le  Kalmouk 
sur  ses  vaches,  le  Buchar  sur  ses  chameaux,  l'Indien  sur  ses 
éléphants  et  l'Ostiak  sur  ses  patins.  Alors,  et  pour  la  première 
fois ,  se  trouvèrent  face  à  face ,  arrivant  des  extrémités  de 
l'empire,  le  roux  Finnois  et  le  Circassien  aux  cheveux  noirs, 
le  géant  Ukrainien  et  le  pygmée  Samoyédej  enfin,  l'ignoble 
Baschkir,  que  son  voisin  le  Kirghis  appelle  Istaki,  c'est-à-dire 
saie ,  et  le  bel  habitant  de  la  Géorgie  et  de  l'iaruslave  .  dont  les 
filles  font  l'honneur  des  harems  de  Constantinople  et  de  Tunis. 

A  mesure  qu'il  arrivait,  chaque  député  de  chaque  peuple 
était  rangé  ,  selon  le  pays  (ju'il  habilait,  sous  l'une  des  quatre 
bannières  qui  l'attendait;  la  i)remière  représentait  le  prin- 
temps, la  seconde  l'été,  la  troisième  l'automne  ,  la  quatrième 
l'hiver;  puis,  lorsque  tous  furent  au  rendez-vous,  un  matin, 
l'étrange  cortège  commença  de  défiler  dans  les  rues  de  Saint- 
Pétersbourg,  où,  pendant  huit  jours,  cette  procession  chaque 
jour  renouvelée  n'était  point  encore  parvenue  à  satisfaire  la 
curiosité  publique. 

Enfin  parut  le  jour  de  la  cérémonie  nuptiale.  Les  nouveaux 
mariés  ,  après  avoir  entendu  la  messe  à  la  chapelle  du  chàleau, 
se  rendirent,  accompagnés  de  leur  escorte  burlesque,  au  palais 
9  10 


106  REVUE  DE  PARIS. 

i]iie  leur  avait  fait  préparer  l'impératrice,  qui  était  digne,  par 
sa  bizarrerie ,  du  reste  de  la  fête.  C'était  un  palais  tout  entier 
taillé  dans  la  glace,  long  de  cinquante-deux  pieds  et  large  de 
vingt,  avec  ses  ornements  extérieurs  et  intérieurs,  avec  ses  tables, 
ses  chaises ,  ses  chandeliers  ,  ses  assiettes ,  ses  statues  et  son  lit 
nuptial  transparents  ,  ses  galeries  au-dessus  du  toit,  son  fron- 
ton au-dessus  de  la  porte ,  le  tout  peint  de  façon  à  imiter  par- 
faitement le  marbre  vert,  et  défendu  par  six  canons  de  glace, 
dont  l'un ,  chargé  d'une  livre  et  demie  de  poudre  et  d'un  boulet, 
les  salua  à  leur  arrivée,  et  envoya  son  projectile  percer  à 
soixante-dix  pas  une  planche  de  deux  pouces  d'épaisseur.  Mais 
la  pièce  la  plus  curieuse  de  ce  palais  hivernal  était  un  éléphant 
colossal  monté  par  un  Persan  armé  de  toutes  pièces  et  conduit 
par  deux  esclaves  ;  plus  heureux  que  son  confrèi'e  de  la  Bastille , 
celui-ci,  tantôt  fontaine  et  tantôt  fanal,  faisait  jaillir  de  sa 
trompe,  le  jour  de  l'eau,  la  nuit  du  feu;  puis,  de  temps  en 
temps,  et  comme  c'est  la  coutume  de  ces  animaux,  il  poussait, 
grâce  à  huit  ou  dix  hommes  qui  s'introduisaient  dans  son  corps 
vide  par  les  pieds  creusés,  des  cris  terribles  qui  étaient  entendus 
d'un  bout  à  l'autre  de  Saint-Pétersbourg. 

Malheureusement ,  de  pareilles  fêtes  ,  même  en  Russie  ,  sont 
éphémères.  Le  carême  renvoya  les  cent  peuples  chez  eux,  et  le 
dégel  lit  fondre  le  palais.  Depuis  lors  on  n'avait  rien  vu  de  pa- 
reil, et  à  chaque  année  nouvelle  le  carnaval  semble  aller  en 
s'altristant. 

Celui  de  1825  fut  moins  gai  encore  qne  de  coutume,  et 
sembla  n'être  que  le  spectre  de  ses  joyeux  devanciers  :  c'est  que 
la  mélancolie  toujours  croissante  de  l'empereur  Alexandre  s'était 
répandue  à  la  fois  sur  la  cour,  qui  craignait  de  lui  déplaire, 
et  sur  le  peuple ,  qui  sans  les  connaître  partageait  ses  chagrins. 

Comme  quelques-uns  ont  dit  que  ces  chagrins  étaient  des  re- 
mords, racontons  fidèlement  ce  qui  les  avait  causés. 


XII. 


A  la  mort  de  Catherine  II,  sa  mère,  Paul  ^'^  monta  sur  le 
trône,  dont  il  eût  sans  aucun  doute  été  exilé  ù  tout  jamais,  si 


REVUE  DE  PARIS.  107 

son  fils  Alexandre  avait  voulu  se  prêter  aux  desseins  que  l'on 
avait  sur  lui.  Longtemps  exilé  de  la  cour ,  toujours  séparé  de  ses 
enfants,  de  l'éducation  desquels  leur  aïeule  s'était  chargée,  le 
nouvel  empereur  apportait  dans  l'administration  des  affaires 
suprêmes  ,  si  longtemps  régies  par  le  génie  de  Catherine  et  le 
dévouement  de  Polemkin  ,  un  caractère  méfiant ,  farouche  et  bi- 
zarre qui  fit  de  la  courte  période  pendant  laquelle  il  demeura 
sur  le  trône  un  spectacle  presque  incompréhensible  pour  les 
peuples  ses  voisins  et  les  rois  ses  frères. 

Le  cri  lamentable  qu'avait  poussé  Catherine  II ,  après  trente- 
sept  heures  d'agonie ,  avait  proclamé  dans  le  palais  Paul  l"^  au- 
tocrate de  toutes  les  Russies.  A  ce  cri ,  l'impératrice  Marie  était 
tombée  aux  genoux  de  son  mari  avec  ses  enfants,  et  l'avait  la 
première  salué  czar.  Paul  les  avait  relevés  en  les  assurant  de  ses 
bontés  impériales  et  paternelles.  Aussitôt  la  cour  ,  les  chefs  des 
départements  et  de  l'armée,  les  grands  seigneurs  et  les  cour- 
tisans, étaient  passés  tour  à  tour  devant  lui,  se  prosternant 
par  numéro  d'ordre  ,  chacun  selon  son  rang  et  son  ancienneté, 
et  derrière  e^ix,  un  détachement  des  gardes,  conduits  sous  le 
palais,  avaient,  avec  les  oflîciers  et  les  gardes  arrivant  de  Gat- 
cliina,  ancienne  résidence  de  Paul,  juré  fidélité  au  souverain, 
que  la  veille  ils  gardaient  encore ,  plutôt  pour  répondre  de  lui 
que  pour  lui  faire  honneur,  et  plutôt  comme  prisonnier  que 
comme  héritier  de  la  couronne.  A  l'instant  même  les  cris  de 
commandement ,  le  bruit  des  armes,  le  froissement  des  grosses 
bottes  et  le  frémissement  des  éperons  avaient  retenti  dans  ces 
appartements  où  la  grande  Catherine  venait  de  s'endormir  pour 
toujours.  Le  lendemain  Paul  P^  avait  été  proclamé  empereur  , 
et  son  fils  Alexandre  czarewich ,  ou  héritier  présomptif  du 
trône. 

Paul  arrivait  au  trône  après  trente-cinq  ans  de  privations , 
d'exil  et  de  mépris,  et,  à  l'âge  de  quarante-trois  ans,  se  trouvait 
mailre  suprême  du  royaume  où  la  veille  il  n'avait  qu'une 
prison.  Pendant  ces  trente-cinq  ans ,  il  avait  beaucoup  souffert, 
et  par  conséquent  beaucoup  appiis  ;  aussi  apparut-il  sur  le 
trône  les  poches  remplies  de  règlements  rédigés  pendant  l'exil, 
règlements  qu'il  s'empressa  avec  une  hâte  étrange  de  mettre 
les  uns  après  les  autres,  et  quelquefois  tous  ensemble,  à  exé- 
cution. 


108  REVUE  DE  PARIS. 

D'abord,  procédant  d'une  façon  tout  opposée  à  celle  de  Ca- 
therine, pour  laquelle  sa  rancune,  lentement  aigrie  et  trans- 
formée en  haine  ,  pei  çait  dans  chaque  action  ,  il  s'entoura  de  ses 
enfants,  une  des  plus  belles  et  des  plus  riches  familles  souve- 
raines du  monde,  et  créa  le  grand-duc  Alexandre  gouverneur 
militaire  de  Saint-Pétersbourg.  Quant  à  rimi)ératrice  Marie, 
<iui  avait  jusqu'alors  eu  grandement  à  se  plaindre  de  son  éloi- 
gnement,  elle  le  vit  avec  un  étonnement  mè!é  de  crainte  revenir 
à  elle  bon  et  affectueux.  Ses  revenus  furent  doublés  ,  et  cepen- 
dant elle  doutait  encore;  mais  bientôt  ses  caresses  accompa- 
gnèrent ses  bienfaits,  et  alors  elle  crut;  car  c'était  une  sainte 
àme  de  mère  et  un  noble  cœur  de  femme. 

Par  une  manie  d'opposition  qui  lui  était  familière  et  qui  se 
révélait  toujours  au  moment  où  elle  était  le  plus  inattendue,  le 
premier  ukase  que  rendit  Paul  fut  pour  arrêter  une  levée  de 
recrues  récemment  ordonnée  par  Catherine,  et  qui  enlevait  par 
tout  le  royaume  un  serf  sur  cent.  Celle  mesure  était  plus  qu'hu- 
maine ,  elle  était  politique;  car  elle  acquérait  à  la  fois  au 
nouvel  empereur  la  reconnaissance  de  la  noblesse ,  sur  laquelle 
pèse  celte  dîme  militaire  ,  et  l'amour  des  paysans,  qui  la  four- 
nissent en  nature. 

Zoubow,  le  dernier  favori  de  Catherine,  croyait  avoir  tout 
perdu  en  perdant  sa  souveraine,  et  craignait  non-seulement 
pour  sa  liberté,  mais  encore  pour  sa  vie.  Paul  I<"'  le  fît  venir, 
le  confirma  dans  ses  emplois ,  et  lui  dit  en  lui  rendant  la  canne 
de  commandant  que  porte  l'aide  de  camp  général,  et  qu'il  avait 
renvoyée  :  Continuez  à  remplir  vos  fondions  près  du  corps  de 
ma  mère  ;  j'espère  que  vous  me  servirez  aussi  fidèlement  que 
vous  l'avez  servie.  » 

Kosciusko  avait  été  fait  prisonnier;  il  était  consigné  dans 
l'hôtel  du  feu  ^mte  d'Anhall,  et  avait  pour  sa  garde  habituelle 
un  major,  qui^  le  quittait  jamais  et  mangeait  avec  lui.  Paul 
alla  le  délivrer  lui-même  et  lui  annoncer  qu'il  était  libre.  Comme 
dans  le  premier  moment,  tout  ù  l'étonnement  et  à  la  surprise, 
le  général  polonais  avait  laissé  l'empereur  se  retirer  sans  lui 
faire  tous  les  remercîmenls  qu'il  croyait  lui  devoir,  il  se  fit  à 
sou  tour  porter  au  palais,  la  tète  enveloppée  de  bandages,  car 
il  était  encore  affaibli  et  souffrant  de  ses  blessures.  Introduit 
devant  l'empereur  et  l'impératrice,  Paul  lui  offrit  une  terre  et 


REVUE  DE  PARIS.  109 

des  paysans  dans  son  royaume  ;  mais  Kosciusko  refusa ,  et  de- 
manda en  échange  une  somme  d'argent,  pour  aller  vivre  et 
mourir  où  il  voudrait.  Paul  lui  donna  100,000  roubles ,  et  Kos- 
ciusko alla  mourir  en  Suisse. 

Au  milieu  de  (ouïes  ces  ordonnances ,  qui  ,  trompant  les 
craintes  de  tout  le  monde  ,  présageaient  un  noble  règne  ,  le  mo- 
ment de  rendre  les  honneurs  funèbres  à  l'impératrice  arriva. 
Alors  Paul  I*""  résolut  d'accomplir  un  double  devoir  filial.  De- 
puis trente-cinq  ans,  le  nom  de  Pierre  III  n'avait  élé  prononcé 
(ju'à  voi.x  basse  à  Saint-Pétersbourg;  Paul  ler  se  rendit  dans  le 
couvent  de  Saint-Alexandre-Kieuski,  où  le  malheureux  empe- 
reur avait  été  enterré;  il  se  fit  montrer  par  un  vieux  moine  la 
tombe  ignorée  de  son  père,  fit  ouvrir  le  cercueil,  s'agenouilla 
devant  les  restes  augustes  qu'il  renfermait,  et,  tirant  le  gant 
qi;i  couvrait  la  main  du  squelette,  il  le  baisa  plusieurs  fois. 
Puis,  lorsqu'il  eut  longtemps  et  pieusement  prié  près  du  cer- 
cueil, il  le  fit  élever  au  milieu  de  l'église,  et  ordonna  qu'on 
célébrât  près  des  restes  de  Pierre  les  mêmes  services  (pi'auprès 
du  corps  de  Catherine,  exposé  sur  son  lit  de  parade  dans  une 
des  salles  du  palais.  Enfin  ,  ayant  découvert  dans  la  retraite,  où 
il  vivait  disgracié  depuis  le  tiers  d'un  siècle,  le  baron  Ungern- 
llernberh,  ancien  serviteur  de  son  père  ,  il  le  fit  appeler  dans 
une  salle  du  palais  où  était  un  portrait  de  Pierre  III,  et  lorsque 
le  vieillard  fut  venu  :  «  Je  vous  ai  fait  appeler,  lui  dit-il ,  pour 
que,  à  défaut  de  mon  père  lui-même  ,  ce  portrait  soit  témoin  de 
ma  reconnaissance  envers  ses  fidèles  amis.  »  Et  l'ayant  con  • 
duit  près  de  celte  image,  comme  si  ses  yeux  pouvaient  voir  ce  ■ 
qui  allait  se  passer ,  il  embrassa  le  vieux  guerrier,  le  fit  général 
en  chef,  lui  passa  le  cordon  de  Saint-Alexandre-Nieuski  au  cou, 
et  le  chargea  de  faire  le  service  auprès  du  corps  de  son  père 
,  avec  le  même  uniforme  qu'il  avait  porté  comme  aide  de  camp 
de  Pierre  m.  ' 

Le  jour  de  la  cérémonie  funèbre  arriva  ;  Pierre  III  n'avait  ja- 
mais été  couronné,  et  c'élait  sous  ce  prétexte  qu'il  avait  été 
enterré  comme  un  simple  seigneur  russe  dans  l'église  de  Saint- 
Alexandre-Nieuski.  Paul  le'  fit  couronner  son  cercueil,  et  le  fit 
transporter  au  palais  pour  être  exposé  près  du  corps  de  Cathe- 
rine; de  là  les  restes  des  deux  souverains  furent  transportés  à 
la   citadelle,  déposés  sur  la  même  estrade,  et  pendant  huit 

10. 


110  REVUE  DE   PAR  (S. 

jours,  les  courtisans  par  bassesse,  et  le  peuple  par  amour, 
vinrent  baiser  la  main  livide  de  l'impéralrioe  et  le  cercueil  de 
l'empereur. 

Au  pied  de  cette  double  tombe  ,  où  il  vint  comme  les  autres , 
Paul  l*^""  sembla  avoir  oublié  sa  piété  et  sa  sagesse.  Isolé  dans 
son  palais  de  Gatchina  avec  deux  ou  trois  compagnies  de  gardes, 
il  y  avait  pris  l'habilude  des  petits  détails  mililaires  ,  et  passait 
([ueUpiel'ois  des  beures  entières  à  brosser  ses  boutons  d'uniforme 
avec  le  même  soin  et  la  même  assiduité  que  Polemkin  mettait  à 
vergeter  ses  diamants.  Aussi,  dès  le  malin  même  de  son  avéne- 
nement ,  tout  avait  pris  une  face  nouvelle  au  palais,  et  le  nouvel 
empereur  avait  commencé,  avant  de  s'occuper  des  soins  de 
l'État,  à  mettre  à  exécution  tous  les  petits  changements  qu'il 
comptait  introduire  dans  l'exercice  et  dans  l'habillement  du 
soldat.  En  conséquence,  vers  les  trois  heures  de  l'après-midi, 
du  même  jour,  il  était  descendu  dans  la  cour  pour  faire  manœu- 
vrer ses  soldats  à  sa  manière  et  leur  montrer  à  faire  l'exercice 
à  son  goût.  Cette  revue,  qui  se  renouvela  tous  les  jours,  reçut 
de  lui  le  nom  de  ivachtparade ,  et  devint  non-seulement  l'insti- 
tution la  plus  importante  de  son  gouvernement,  mais  encore  la 
point  central  de  toutes  les  administrations  du  royaume.  C'était  à 
cette  parade  qu'il  publiait  les  rapports,  donnait  ses  ordres,  rendait 
ses  ukases,  et  se  faisait  présenter  ses  officiers;  c'était  là  qu'entre 
les  deux  grands-ducs  Alexandre  et  Constantin,  tous  les  jours 
pendant  trois  heures,  quelque  froid  qu'il  fil,  sans  fourrures,  la 
tête  nue  et  chauve  ,  le  nez  au  vent,  une  main  derrière  le  dos  et 
de  l'autre  levant  et  baissant  alternativement  sa  canne  en  criant  : 
Raz,  diva!  raz,  diva,  (une  .  deux!  une,  deux)',  on  le  voyait 
trépignant  pour  se  réchauffer  et  mettant  son  amour-propre  à 
braver  vingt  degrés  de  froid. 

Bientôt  les  plus  petits  détails  militaires  devinrent  des  affaires 
d'État;  il  changea  d'abord  la  couleur  de  la  cocarde  russe,  qui 
était  blanche,  pour  lui  substituer  la  cocarde  noire  avec  un  li- 
seré jaune  ,  et  ceci  était  bien,  car,  avait  dit  l'empereur,  le  blanc 
se  voit  de  loin  et  peut  servir  de  point  de  mire,  tandis  que  la 
noir  se  perd  dans  la  couleur  du  chapeau,  et  que,  grâce  ii cette 
identité  de  ton,  l'ennemi  ne  sait  jdus  où  viser  le  soldat.  Mais  la 
réforme  ne  s'arrêta  point  là;  elle  atteignit  tour  à  (our  la  couleur 
du  plumet,  la  hauteur  des  bottes  et  les  boulons  des  guêtres,  si 


REVUE  DE  PARIS.  111 

bien  que  la  plus  grande  preuve  de  zèle  qu'on  pouvait  lui  donner 
était  de  paraître  le  lendemain  à  la  wachtparade  avec  les  chan- 
gements qu'il  avait  introduits  la  veille  ,  et  plus  d'une  fois  cette 
promptitude  à  se  soumettre  à  ses  futiles  ordonnances  fut  ho- 
noiée  d'une  croix  ou  récompensée  d'un  grade. 

Ouelque  prédilection  que  Paul  P''  eût  pour  ses  soldats,  qu'il 
habillait  et  déshabillait  sans  cesse  comme  un  enfant  fait  de  sa 
poupée,  sa  manie  réformatrice  s'étendait  de  temps  en  temps  au 
i)Ourgeois.  La  révolution  française,  en  mettant  les  chapeaux 
ronds  à  la  mode,  lui  avait  donné  l'horreur  de  ce  genre  de 
coiffure;  aussi  un  beau  matin  une  ordonnance  parut  qui  défen- 
dait de  se  mqntrer  en  chapeau  rond  dans  les  rues  de  Saint-Pé- 
teisbourg.  Soit  ignorance  ,  soit  op|)osilion,  la  loi  ne  reçut  pas 
une  aussi  rapide  application  que  le  désirait  l'empereur.  Alors  il 
plaça  à  chaque  coin  de  rue  des. cosaques  et  des  soldats  de  po- 
lice avec  un  ordre  de  décoiffer  les  récalcitrants  ;  et  lui-même 
parcourut  les  rues  en  traîneau  pour  voir  où  l'on  en  était  à  Saint- 
Pétersbourg  du  changement  ordonné.  Il  allait  rentrer  au  palais 
après  une  tournée  assez  satisfaisante  ,  lorsqu'il  aperçut  un  An- 
glais qui,  pensantqu'un  ukase  surleschapeauxétait  unattentatà 
la  libertéindividuelle,  avait  conservé  le  sien.  Aussitôt  l'empereur 
s'arrête  et  ordonne  à  l'un  de  ses  officiers  d'aller  décoiffer  l'im- 
pertinent insulaire  qui  se  permet  de  venir  le  braver  jusque  sur 
la  place  de  l'Amirauté;  le  cavalier  part  au  galop,  et,  arrivé  au 
coupable,  le  trouve  respectueusement  coiffé  d'un  chapeau  à 
Irois  cornes.  Le  messager ,  désappointé  ,  tourne  aussitôt  le  dos 
et  revient  faire  son  rapport.  L'empereur ,  qui  voit  que  ses  yeux 
l'ont  trompé,  lire  sa  lorgnette  et  la  braque  sur  l'Anglais,  qui 
continue  de  suivre  son  chemin  avec  la  même  gravité.  L'officiei' 
s'est  trompé,  l'Anglais  a  un  chapeau  rond;  l'officier  est  mis  an 
arrêts,  et  un  aide  de  camp  est  envoyé  à  sa  place.  Jaloux  de 
plaire  à  l'empereur,  l'aide  de  camp  lance  son  cheval  ventre  à 
terre,  cl  en  quelque  secondes  il  a  rejoint  l'Anglais.  L'empereur 
s'est  trompé,  l'Anglais  à  un  chapeau  à  trois  cornes.  L'aide  de 
camp  tout  penaud  revient  vers  le  prince  et  lui  fait  la  même  ré- 
ponse que  l'officier.  L'empereur  reprend  sa  lorgnette,  et  l'aide 
de  camp  est  envoyé  aux  arrêts  avec  l'officier  :  l'Anglais  à  un 
chapeau  rond.  Alors  un  général  offre  de  remplir  la  mission  qui 
a  été  si  fatale  à  ses  deux  devanciers,  et  pique  de  nouveau  vers 


1Î2  REVUE  DE  PARIS. 

l'Anglais  sans  le  quitter  un  instant  des  yeux.  Alors  il  voit  à 
mesure  ([u'il  approche  le  chapeau  changer  de  forme,  et  passer 
de  la  forme  ronde  à  la  forme  triangulaire;  craignant  une  dis- 
grâce pareille  à  celle  de  l'officier  et  de  l'aide  de  camp ,  il  amène 
l'Anglais  devant  l'empereur,  et  tout  s'explique.  Le  digne  insu- 
laire, pour  concilier  son  orgueil  national  avec  le  caprice  du 
souverain  étranger,  avait  fait  confectionner  un  feutre  qui,  au 
moyen  d'un  petit  ressort  caché  dans  l'intérieur,  passait  subite- 
ment de  la  forme  prohibée  ù  la  forme  légale.  L'empereur  trouva 
l'idée  heureuse,  lit  grâce  à  l'aide  de  camp  et  à  l'officier,  et  permit 
à  l'Anglais  de  se  coiffer  à  l'avenir  comme  bon  lui  semblerait. 

L'ordonnance  sur  les  voitures  suivit  celle  sur  les  chapeaux. 
Un  matin  on  publia  dans  Saint-Pétersbourg  la  défense  d'atteler 
les  chevaux  à  la  manière  russe,  c'est-à-dire  le  postillon  montant 
le  cheval  de  droite  et  ayant  le  cheval  de  main  à  gauche.  Quinze 
jours  étaient  accordés  aux  propriétaires  de  calèches,  de  landaws 
et  de  droschki,  pour  se  procurer  des  harnais  ù  l'allemande, 
après  lequel  temps  il  était  enjoint  à  la  police  de  couper  ies  traits 
des  équipages  qui  se  permettraient  de  faire  de  l'opposition.  Au 
reste  la  réforme  ne  s'arrêtait  pas  aux  voitures ,  et  montait  jus- 
qu'aux cochers  :  les  ivoschiks  reçurent  l'ordre  de  s'habiller  à 
l'allemande,  de  sorte  qu'il  leur  fallut  ,  à  leur  grand  désespoir, 
couper  leur  barbe,  et  coudre  au  collet  de  leur  habit  une  queue 
qui  restait  toujours  à  la  même  place,  tandis  qu'ils  tournaient 
la  tète  à  droite  et  à  gauche.  Un  officier  qui  n'avait  pas  encore 
eu  le  temps  de  se  conformer  à  la  nouvelle  ordonnance  ,  avait 
pris  le  parti  de  se  rendre  à  la  wachtparade  à  pied ,  plulôt  que 
d'irriter  l'empereur  |)ar  la  vue  d'une  voiture  proscrite.  Enve- 
loppé dans  une  grande  pelisse ,  il  avait  donné  son  épéeà  porter 
h  un  soldat,  quand  il  fut  rencontré  par  Paul ,  qui  s'aperçut  de 
cette  infraction  à  la  discipline  :  l'officier  fut  fait  soldat,  et  le 
soldat  officier. 

Dans  tous  ces  règlements,  l'étiquette  n'était  point  oubliée. 
Une  ancienne  loi  voulait  que,  lorsqu'on  rencontrait  dans  les 
rues  l'empereur ,  l'impératrice  ou  le  czarewich  ,  on  fît  arrêter  sa 
voiture  ou  son  cheval,  et  qu'après  être  descendu  de  l'un  ou  de 
l'antre ,  on  se  prosternât  dans  la  poussière  ,  dans  la  boue  ou 
dans  la  neige.  Cet  hommage  ,  si  difficile  à  rendre  dans  une  ca- 
pitale où  passent  dans  chaque  rue  et  à  chaque  heure  des  milliers 


HKVUE  DE  PARIS.  115 

lie  voilures ,  avjit  lUé  aboli  sous  le  n'^,ne  de  Cadierine,  Aussitôt 
Kon  avéïiomfiîf,  Paul  le  rélahlit  liar.s  (oute  sa  rigueur.  Un  offi- 
cier {îénéral ,  dont  les  gens  n'avaient  point  reconnu  l'équipage 
de  l'empereur  ,  fut  désMraîé  et  envoyé  aux  arrêts  ;  le  ternie  de 
sa  réclusion  arrivé,  on  voulut  lui  rei'.dre  son  épée,  mais  il  re- 
fusa de  la  reprendre  ,  disant  que  c'était  une  épée  d'honneur 
donnée  par  Calherine,  avec  le  privilège  de  ne  pouvoir  lui  être 
ùtée.  Paul  examina  l'épée  ,  et  en  efret  il  vit  (pi'elle  était  d'or  et 
enrichie  de  diamants;  alors  il  fit  venir  le  général  et  lui  remit 
lui-même  ré|<ée  ,  en  lui  disant  (ju'il  n'avait  aucun  ressentiment 
contre  lui ,  mais  en  lui  ordonnant  néanmoins  de  partir  pour 
l'armée  dans  les  jiiigt-qualre  heures. 

Malheureusement  les  choses  ne  tournaient  pas  toujours  d'une 
façon  aussi  satisfaisante.  Un  jour ,  un  des  plus  braves  brigadiers 
de  l'empereur  ,  M.  de  Likarow,  étant  tombé  malade  à  la  cam- 
pagne, sa  femme,  qui  ne  voulait  s'en  fier  qu'à  elle-même  d'une 
si  importante  commission  ,  vint  à  Saint-Pétersbourg  pour  y 
chercher  un  médecin  ;  le  malheur  voulut  qu'elle  rencontrât  la 
voiture  de  l'empereur.  Comme  elle  et  ses  gens  étaient  absents 
depuis  trois  mois  de  la  capitale  ,  personne  d'entre  eux  n'avait 
entendu  parler  de  la  nouvelle  ordonnance  ,  si  bien  que  sa  voi- 
lure passa  sans  s'arrêter  à  quelque  distance  de  Paul ,  qui  se  pro- 
menait à  cheval.  Une  pareille  infraction  à  ses  ordres  blessa  vi- 
vement l'empereur  .  qui  dépêcha  aussitôt  un  aide  de  camp  après 
l'équipage  rebelle ,  avec  ordre  de  faire  les  quatre  domestiques 
soldats  et  de  conduire  leur  maîtresse  en  prison.  L'ordre  fut  exé- 
cuté :  la  femme  devint  folle, *t  le  mari  mourut. 

L'étiquette  n'était  pas  moins  sévère  dans  l'intérieur  du  palais 
que  dans  les  rues  de  la  capitale  :  tout  courtisan  admis  au  baise- 
main devait  faire  retentir  le  baiser  avec  sa  bouche  et  le  plan- 
cher avec  son  genou  ;  le  prince  Georges  Galilzin  fut  envoyé  aux 
arrêts  pour  n'avoir  pas  fait  une  révérence  assez  profonde,  et 
avoir  baisé  la  main  troj)  négligemment. 

Ces  actes  extravagants  que  nous  prenons  au  hasard  dans  la 
vie  de  Paul  l';''  avaient,  au  bout  de  quatre  ans,  rendu  un  plus 
long  règne  à  peu  près  impossible ,  car  chaque  jour  le  peu  de 
raison  qui  restait  à  l'empereur  disparaissait  pour  faire  place  à 
quelque  nouvelle  folie,  et  les  folies  d'un  souverain  tout  puis- 
sant ,  dont  le  moindre  signedevienl  un  ordre  exéculé  fi  l'instant 


114  REVUE   DE  PARIS. 

même,  sont  choses  dangereuses.  Aussi  Paul  sentait-il  instincti- 
vement qu'un  danger  inconnu  ,  mais  réel ,  l'enveloppait,  et  ces 
craintes  donnaient  encore  une  plus  capricieuse  mobilité  à  son 
esprit.  Il  s'était  pres(iue  entièrement  relire  dans  le  palais  Saint- 
Michel  ,  qu'il  avait  fait  bàîir  sur  l'ancien  emplacement  du  palais 
d'Été.  Ce  palais ,  peint  en  rouge  pour  faire  honneur  au  goût 
d'une  de  ses  maîtresses,  qui  était  venue  un  soir  à  la  cour  avec 
des  gants  de  celle  couleur,  était  un  édifice  massif,  d'un  assez 
mauvais  style,  tout  hérissé  de  bastions,  et  au  milieu  duquel 
seulement  l'empereur  se  croyait  en  sûreté. 

Cependant  au  milieu  des  exécutions,  des  exils  et  des  dis- 
grâces, deux  favoris  étaient  restés  comme  enracinés  à  leur 
place.  L'un  était  KoutaisofF,  ancien  esclave  turc,  qui,  du  rang 
de  barbier  qu'il  occupait  auprès  de  Paul,  était  devenu  subite- 
ment ,  et  sans  qu'aucun  mérite  molivàt  cette  faveur ,  un  des 
principaux  personnages  de  l'empire;  l'autre  était  le  comte 
Pahlen,  gentilhomme  coiirlandais  ,  major-général  sons  Cathe- 
rine II ,  et  que  l'amitié  de  Zoubow,  dernier  favori  de  l'impéra- 
trice ,  avait  élevé  à  la  place  de  gouverneur  civil  de  Riga.  Or,  il 
arriva  que  l'empereur  Paul ,  quelque  temps  avant  son  avène- 
ment au  trône,  passa  dans  cette  ville;  c'était  ré|>ouue  où  II 
était  presque  proscrit,  et  où  les  courlisans  osaient  à  peine  lui 
parler.  Pahlen  lui  rendit  les  honneurs  dus  au  czarewich.  Paul 
n'était  point  habitué  à  une  pareille  déférence;  il  en  garda  la 
mémoire  dans  son  cœur .  et  une  fois  monté  sur  le  trône ,  se  sou- 
venant de  la  réception  que  lui  avait  faite  Pahlen  ,  il  le  fit  venir 
à  Saint-Pélersbourg,  le  décora  cfes  premiers  ordres  de  l'empire , 
le  nomma  chef  des  gardes  et  gouverneur  de  la  ville  à  la  place 
du  grand-duc  Alexandre,  son  tils  ,  dont  le  respect  et  l'amour 
n'avaient  pu  désaimer  sa  défiance. 

Mais  Pahlen  ,  grâce  à  la  position  élevée  qu'il  occupait  près 
de  Paul ,  et  que  contre  toutes  probabilités  il  avait  déjà  con- 
servée près  de  quatre  ans ,  était  plus  à  même  que  personne  d'ap- 
précier l'instabiiilé  des  fortunes  humaines.  Il  avait  vu  tant 
d'hommes  monter  et  tant  d'hommes  descendre  ;  il  en  avait  vu 
tant  d'autres  tomber  et  se  briser,  qu'il  ne  comprenait  pas  lui- 
même  comment  le  jour  de  sa  chute  n'était  pas  encore  arrivé  , 
et  qu'il  résolut  de  la  prévenir  par  celle  de  l'empereur.  Zoubow , 
son  ancien  prolecleur ,  le  même  <pie  l'empereur  avait  d'abord 


REVUE  DE  PARIS.  115 

nommé  aide  de  camp  général  du  palais,  el  il  qui  il  avait  confié 
la  garde  du  cadavre  de  sa  mère  ,  Zoubow,  l'ancien  piolecleur 
de  Pahlen  ,  tout  à  coup  tombé  dans  la  disgrâce ,  avait  vu  un 
matin  le  scellé  rais  sur  sa  chancellerie,  ses  deux  principaux  se- 
crétaires .  Altesli  et  Gribowski  chassés  scandaleusement,  et  tous 
les  officiers  de  son  état-major  et  de  sa  suite  obligés  de  rejoindre 
à  l'instant  leurs  corps  ou  de  donner  leurs  démissions.  En  échange 
de  tout  cela  ,  l'empereur,  par  une  contradiction  étrange,  lui 
avait  fait  cadeau  d'un  palais  ;  mais  sa  disgrâce  n'en  était  pas* 
moins  réelle,  car  le  lendemain  tous  ses  commandements  lui 
avaient  été  retirés;  le  surlendemain  on  lui  avait  demandé  la 
démission  des  vingt-cim]  ou  trente  emplois  qu'il  occupait,  et 
une  semaine  ne  s'était  pas  écoulée ,  qu'il  avait  obtenu  la  per- 
mission ou  plutôt  reçu  l'ordre  de  quitter  la  Russie.  Zoubow  s'é- 
tait retiré  en  Allemagne  ,  où  ,  riche ,  jeune  ,  beau  ,  couvert  de 
décorations  et  plein  d'esprit ,  il  faisait  honneur  au  bon  goût  de 
Catherine,  en  prouvant  qu'elle  avait  su  être  grande  jusque  dans 
ses  faiblesses. 

Ce  fut  là  qu'un  avis  de  Pahlen  alla  le  chercher.  Sans  douîe 
déjà  Zoubow  s'était  plaint  à  son  ancien  protégé  de  son  exil, 
qui ,  tout  explicable  qu'il  était ,  n'en  était  pas  moins  resté  inex- 
plicjué,  et  Pahlen  ne  faisait  que  répondre  à  une  de  ses  lettres. 
Cette  réponse  contenait  un  conseil  :  c'était  de  feindre  l'intention 
d'éi)Ouser  la  fille  du  favori  de  Paul ,  Koutaisoff;  nul  doute  que 
l'empereur  ,  flatté  par  cette  demande ,  ne  i)ermit  à  l'exilé  de  re- 
paraître à  Saint-Pétersbourg;  alors  et  quand  on  en  serait  là, 
on  verrait. 

Le  plan  proposé  fut  suivi.  Un  matin,  Koutaisoff  reçut  une 
lettre  de  Zoubow ,  qui  lui  demandait  sa  fille  en  mariage.  Aus- 
sitôt le  barbier  parvenu ,  flatté  dans  son  orgueil ,  court  au  palais 
Saint-Michel ,  se  jette  aux  pieds  de  l'empereur ,  et  le  supplie  ,  la 
lettre  de  Zoubow  à  la  main  ,  de  combler  sa  fortune  et  celle  de 
sa  fille  ,  en  approuvant  ce  mariage  ,  et  en  permettant  à  l'exilé 
de  revenir.  Paul  jette  un  coup  d'œil  rapide  sur  la  lettre  que 
Koutaisoff  lui  présente;  puis,  la  lui  rendant  après  l'avoir  lue  : 
—  C'est  la  première  idée  raisonnable  qui  passe  par  la  tête  de 
ce  fou,  dit  l'empereur;  qu'il  revienne.  —  Quinze  jours  après  , 
Zoubow  était  de  retour  à  Saint-Pétersbourg,  et,  avec  l'agré- 
ment de  Paul ,  faisait  la  cour  à  la  lille  du  favori. 


116  BEVUE  DE  PARIS. 

Ce  fut  cachée  sons  C(^  voiîft  (jiio  ia  conspir.ilion  se  foiina  et 
grandit,  se  reciiilaiit  ciia(|iie  jour  de  nouveaux  luécoiKenls. 
D'abord  les  conjurés  ne  parlèrent  que  d'une  simple  abdication  , 
d'une  substitution  de  personne ,  et  voilà  tout.  Paul  serait  en- 
voyé sous  bonne  garde  dans  quelque  province  éloignée  de  l'em- 
pire, et  le  grand-duc  Alexandre,  dont  on  disposait  ainsi  sans 
son  consentement,  monterait  sur  le  trône.  Quelques-uns  sa- 
vaient seulement  qu'on  tiierail  le  poignard  au  lieu  de  l'épée ,  et 
qu'une  fois  tiré,  il  ne  rentrerait  plus  que  sanglant  au  four- 
reau. Ceux-là  connaissaient  Alexandre;  sachant  qu'il  n'accep- 
terait pas  la  régence,  ils  étaient  décidés  à  lui  faire  une  succes- 
sion. 

Cependant  Pahlen  ,  quoique  le  chef  de  la  conspiration  ,  avait 
scrupuleusement  évité  de  donner  une  seule  preuve  contre  lui  ; 
de  sorte  que  ,  selon  l'événement ,  il  pouvait  seconder  ses  com- 
pagnons ou  secourir  Paul.  Cetle  réserve  de  sa  part  jetait  une 
certaine  froideur  sur  les  délibérations,  et  les  choses  eussent 
peut-être  traîné  ainsi  en  longueur  un  an  encore ,  s'il  ne  les  avait 
hâtées  lui-même  par  un  stratagème  étrange  ,  mais  qu'avec  la 
connaissance  qu'il  avait  du  caractère  de  Paul  il  savait  devoir 
réussir.  Il  écrivit  à  l'empereur  une  lettre  anonyme,  dans  la- 
quelle il  l'avertissait  du  danger  dont  il  était  menacé.  A  cette 
lettre  était  jointe  une  liste  conîenant  les  noms  de  tous  les  con- 
jurés. 

Le  premier  mouvement  de  Paul  en  recevant  cette  lettre  fut 
(le  doubler  les  postes  du  palais  Saint  -  Michel  et  d'appeler 
Pahlen. 

Pahlen  ,  qui  s'attendait  à  celte  invitation ,  s'y  rendit  aussitôt. 
Il  trouva  Paul  I"  dans  sa  chambre  à  coucher  située  au  premier. 
C'était  une  grande  pièce  carrée ,  avec  une  porte  en  face  de  la 
cheminée,  deux  fenêtres  donnant  sur  la  cour,  un  lit  en  face  de 
ces  deux  fenêtres  ,  et  au  pied  du  lit  une  porte  dérobée  qui  don- 
nait chez  l'impératrice;  en  outre,  une  trappe,  connue  de  l'em- 
pereur seul ,  était  pratiquée  dans  le  plancher.  On  ouvrait  celte 
trappe  en  la  pressant  avec  le  talon  de  la  botte;  elle  donnait  sur 
l'escalier,  et  l'escalier  dans  un  corridor  par  lequel  on  pouvait 
fuir  du  palais. 

Paul  se  promenait  à  grands  pas ,  entrecoupant  sa  marche  d'in- 
terjections terribles,  lorsque  la  porte  s'ouvrit  et  que  le  comte 


BEVUE  DK  l'AHlS..  117 

pariil.  I/cmpcroiii' se  reloiirr.a  ,  el  demcuinnt  diibouMcs  bras 
cioisés  ,  Ic's  yeux  fixés  sur  Paiilcii  : 

—  Comte,  lui  dil-il  après  un  instant  de  silence,  savez-vous 
ce  qui  se  passe? 

—  Je  sais ,  répondit  Palilen ,  que  mon  gracieux  souverain  me 
fait  appeler  et  que  je  m'empresse  de  me  rendre  à  ses  ordres. 

—  Mais  savez-vous  pourquoi  je  vous  fais  appeler?  s'écria  Paul 
avec  un  mouvement  d'impatience. 

—  J'attends  respectueusement  que  Votre  Majesté  daigne  me  le 
dire. 

—  Je  vous  ai  fait  appeler,  monsieur ,  parce  qu'une  conspira- 
lion  se  trame  contre  moi. 

—  Je  le  sais  ,  sire. 

—  Comment ,  vous  le  savez  ? 

—  Sans  doute.  Je  suis  un  des  complices. 

—  Eh  bien  !  je  viens  d'en  recevoir  la  liste.  La  voici. 

—  Et  moi,  sire  ,  j'en  ai  le  double.  La  voilà. 

—  Pahieii  !  murmura  Paul  épouvanté  et  ne  sachant  encore  ce 
qu'il  devait  croire. 

—  Sire,  reprit  le  comte,  vous  pouvez  comparer  les  deux 
listes  ;  si  le  délateur  est  bien  informé ,  elles  doivent  être  j)a- 
nilles. 

—  Voyez,  dit  Paul. 

—  Oui,  c'est  cela,  dit  froidement  Pahlen;  seulement  trois 
jtersonnes  sont  oubliées. 

—  Lesquelles?  demanda  vivement  l'empereur. 

—  Sire  ,  la  prudence  m'em|)êche  de  les  nommer;  mais,  après 
la  preuve  que  je  viens  de  donnera  Voire  Majesté  de  l'exactitude 
de  mes  renseignements ,  j'espère  qu'elle  daigneia  m'accorder 
une  confiance  entière  et  se  reposer  sur  mon  zèle  du  soin  de 
veiller  à  sa  sûreté. 

—  Point  de  (refaite  ,  interrompit  Paul  avec  toute  l'énergie  de 
la  terreur;  qui  sont-ils?  Je  veux  savoir  qui  ils  sont  à  l'instant 
même. 

—  Sire ,  répondit  Pahlen  en  inclinant  la  tête ,  le  respect  m'em- 
pêche de  révéler  d'augusles  noms. 

—  J'entends,  reprit  Paul  d'une  voix  sourde  et  en  jetant  un 
coup  d'œil  sur  la  porte  dérobée  qui  conduisait  dans  l'apparte- 
ment de  sa  femme.  Vous  voulez  dire  l'impératrice,  n'est-ce  pas? 

9  11 


118  REVUE  DE  l^ARIS. 

Vous  voulez  (lire  le  czarewich  Alexandre  et  le  grand-duc  Con- 
stantin ? 

—  Si  la  loi  ne  doit  connaître  que  ceux  qu'elle  peut  atteindre... 

—  La  loi  atteindra  tout  le  monde,  monsieur,  et  le  crime, 
pour  être  plus  grand,  ne  sera  pas  impuni.  Palilen,  à  l'instant 
même,  vous  arrêterez  les  deux  grands-ducs,  et  demain  ils 
partiront  pour  Schiusseibourg.  Quant  à  l'impératrice,  j'en 
disposerai  moi-même.  Pour  les  autres  conjurés,  c'est  votre  af- 
faire. 

—  Sire,  dit  Pahlen  ,  donnez-moi  l'ordre  écrit,  et  si  haute  que 
soit  la  tête  qu'il  frappe,  si  grands  que  soient  ceux  qu'il  doit  at- 
teindre, j'obéirai. 

—  Bon  Fabien  !  s'écrie  l'empereur ,  tu  es  le  seul  serviteur 
fidèle  qui  me  reste.  Veille  sur  moi ,  Pahlen ,  car  je  vois  bien 
qu'ils  veulent  tous  ma  mort  et  que  je  n'ai  plus  que  toi. 

A  ces  mots,  Paul  signa  l'ordre  d'arrêter  les  deux  grands-ducs 
et  remit  cet  ordre  à  Pahlen. 

C'était  tout  ce  que  désirait  l'habile  conjuré.  Muni  de  ces  diffé- 
rents ordres ,  il  court  au  logis  de  Platon  Zoubow,  chez  qui  il 
savait  les  conspirateurs  assemblés. 

—  Tout  est  découvert,  leur  dit-il;  voici  l'ordre  de  vous  ar- 
rêter. Il  n'y  a  donc  pas  un  instant  à  perdre  ;  cette  nuit ,  je  suis 
encore  gouverneur  de  Saint-Pétersbourg;  demain,  je  serai  peut- 
être  en  [)rison.  Voyez  ce  que  vous  voulez  faire. 

Il  n'y  avait  pas  à  hésiter ,  car  l'hésitation  ,  c'était  l'échafaud  , 
ou  tout  au  moins  la  Sibérie.  Les  conjurés  prirent  rendez-vous 
pour  la  nuit  même ,  chez  le  comte  Talilzin  ,  colonel  du  régiment 
de  Preobrajenî^ki  ;  et  comme  ils  n'étaient  pas  assez  nombreux  , 
ils  résolurent  de  s'augmenter  de  fous  les  mécontents  arrêtés 
dans  la  journée  môme.  La  journée  avait  été  bonne;  car,  dans  la 
matinée  ,  une  trentaine  d'officiers  api)artenant  aux  meilleures 
familles  de  Saint-Pétersbourg  avaient  été  dégradés  et  condamnés 
à  la  prison  ou  à  l'exil  pour  des  fautes  qui  méritaient  à  peine 
une  réprimande.  Le  comte  oidonna  qu'une  douzaine  de  traîneaux 
se  (lussent  prêts  à  la  porte  des  différentes  prisons  où  étaient  en- 
fermés ceux  qu'on  voulait  s'associer;  puis,  voyant  ses  com- 
plices décidés ,  il  se  rendit  chez  le  czarewich  Alexandre. 

Celui-ci  venait  de  rencontrer  son  père  dans  un  corridor  du 
palais,  et  avait  été,  comme  d'habitude,  droit  à  lui  ;  mais  Paul , 


REVLE  DE  PARIS.  U9 

lui  faisant  signe  de  la  main  de  se  retirer  ,  lui  avait  enjoint  de 
rentrer  chez  lui  et  d'y  demeurer  jusqu'à  nouvel  ordre.  Le  comte 
le  trouva  donc  d'autant  plus  inquiet  qu'il  ignorait  la  cause 
de  cette  colère  qu'il  avait  lue  dans  les  yeux  de  l'empereur  ; 
aussi,  à  peine  aperçut-il  Pahlen,  (ju'il  lui  demanda  s'il  n'é- 
tait point  chargé  ,  de  la  part  do  son  père  ,  de  quelque  ordre  pour 
lui. 

—  Hélas  !  répondit  Pahlen;  oui,  votre  altesse  ;  je  suis  chargé 
d'un  ordre  terrible. 

—  El  lequel?  demanda  Alexandre. 

—  De  in'assurer  de  Votre  Altesse  et  de  lui  demander  son 
épée. 

—  A  moi ,  mon  épée  !  s'écria  Alexandre  ;  et  i)Ourquoi  ? 

—  Parce  que,  à  compter  de  cette  heure  ,  vous  êtes  prison- 
nier. 

—  Moi,  prisonnier!  et  de  quel  crime  suis-je  donc  accusé, 
Pahlen?, 

—  Votre  Altesse  impériale  n'ignore  pas  qu'ici,  malheureu- 
sement ,  on  encourt  parfois  le  châtiment  sans  avoir  commis  l'of- 
fense. 

—  L'empereur  est  doublement  maître  de  mon  sort ,  répondit 
Alexandre,  et  comme  mon  souverain  et  comme  mon  père.  Mon- 
trez-le moi ,  et  quel  que  soit  cet  ordre,  je  suis  prêt  à  m'y  sou- 
mettre. 

Le  comte  lui  remit  l'ordre  ;  Alexandre  l'ouvrit ,  baisa  la  signa- 
ture de  son  |)ère,  puis  coramençi  à  lire;  seulement,  lorsqu'il 
fut  arrivé  à  ce  qui  concernait  Constantin  :  —  Et  mon  frère 
aussi  !  s'écria-t-il.  J'espérais  que  l'ordre  ne  concernait  que  moi 
seul!  —  Mais  parvenu  à  l'article  qui  concernait  l'impératrice  : 
—  Oh!  ma  mère  !  ma  vertueuse  mère  !  cette  sainte  du  ciel  des- 
cendue parmi  nous  !  C'en  est  trop,  Pahlen  ,  c'en  est  trop. 

Et  se  couvrant  le  visage  de  ses  deux  mains ,  il  laissa  tomber 
l'ordre.  Pahlen  crut  que  le  moment  favorable  était  venu. 

—  Monseigneur,  lui  dit-il  en  se  jetant  à  ses  pieds,  monsei- 
gneur, écoutez-moi  ;  il  faut  piévenir  de  grands  malheurs;  il 
faut  mettre  un  terme  aux  égarements  de  votre  auguste  père. 
Aujourd'hui  il  en  veut  ù  voire  liberté;  demain,  peut-être,  il  en 
voudra  à  voire... 

—  Pahlen! 


120  REVUE  DE  PARIS. 

—  Monseigneur,  souvenez-vous  d'Alexis  Petrowitch. 

—  Palilen  ,  vous  calomniez  mon  père. 

—  Non,  monseigneur,  car  ce  n'est  pas  son  cœur  que  j'accuse  , 
mais  sa  raison.  Tant  de  contradictions  étranges,  tant  d'ordon- 
nances inexécutables,  tant  de  punitions  inutiles  ne  s'expliquent 
que  par  l'influence  d'une  maladie  terrible.  Ceux  qui  entou- 
rent l'empereur  le  disent  tous ,  et  ceux  qui  sont  loin  de  lui  le 
répètent  tous.  Monseigneur,  voire  malheureux  père  est  insensé. 

—  Mon  Dieu  ! 

—  Eh  bien  !  monseigneur,  il  faut  le  sauver  de  lui-même.  Ce 
n'est  pas  moiqui  viens  vous  donner  ce  conseil ,  c'est  la  noblesse, 
c'est  le  sénat,  c'est  l'empire,  et  je  ne  suis  ici  que  leur  interprète; 
il  faut  que  l'empereur  abdique  en  votre  faveur. 

—  Pahlen!  s'écria  Alexandre  en  reculant  d'un  pas,  que  me 
dites-vous  là?  Moi,  que  je  succède  à  mon  père  ,  vivant  encore  ; 
que  je  lui  arrache  la  couronne  de  la  léte  et  le  sceptre  des  mains? 
C'est  vous  qui  êtes  fou,  Pahlen...  Jamais,  jamais. 

—  Mais,  monseigneur,  vous  n'avez  donc  pas  vu  l'ordre? 
Croyez-vous  qu'il  s'agisse  d'une  simple  prison?  Non  pas,  croyez- 
moi.  Les  jours  de  Voire  Allesse  sont  en  danger. 

—  Sauvez  mon  fière!  sauvez  l'impératrice  !  c'est  tout  ce  que 
je  vous  demande,  s'écria  Alexandre. 

—  Et  en  suis-jele  maître?  dit  Pahlen  ;  l'ordre  n'est-il  pas  pour 
eux  comme  pour  vous?  Une  fois  arrêtés,  une  fois  en  prison, 
qui  vous  dit  que  des  courtisans  trop  pressés ,  en  croyant  servir 
l'empereur,  n'iront  pas  au-devant  de  ses  volontés?  Tournez  les 
yeux  vers  l'Angleterre,  monseigneur  :  même  chose  s'y  passe; 
quoique  le  pouvoir,  moins  étendu,  rende  le  danger  moins  grand  , 
le  prince  de  Galles  est  prêt  à  prendre  la  direction  du  gouverne- 
ment, et  cependant  la  folie  du  roi  George  est  une  folie  douce 
et  inoffensive.  D'ailleuis  ,  monseigneur,  un  dernier  mot  :  peut- 
être  ,  en  acceptant  ce  que  je  vous  olïre ,  sauvez-vous  la  vie ,  non- 
seulement  du  grand-duc'  et  de  l'impératrice ,  mais  encore  de 
votre  père  ! 

—  Que  voulez-vous  dire! 

—  Je  dis  que  le  règne  de  Paul  est  si  lourd ,  que  la  noblesse  et 
le  sénat  sont  décidés  à  y  mettre  fin  par  tous  les  moyens  possi- 
bles. Vous  refusez  une  abdicalion.  Peul-èlre  demain  serez-vous 
pbligéde  pardonner  un  assassinnî. 


REVUE  DE  PARIS.  121 

—  Pahlen  !  s'écria  Alexandre ,  ne  puis-je  donc  voir  mon  père  ? 

—  Impossible,  monseiijneiir ;  défense  positive  est  faite  de 
laisser  pénétrer  Votre  Altesse  jus(iu'ii  lui. 

—  Et  vous  dites  que  la  vie  de  mon  père  est  menacée? 

—  La  Russie  n'a  d'espoir  qu'en  vous,  monseigneur  ,  et  s'il 
faut  que  nous  choisissions  entre  un  jugement  qui  nous  perd 
et  un  crime  qui  nous  sauve,  monseigneur,  nous  choisirons  le 
crime. 

Pahlen  fit  un  mouvement  pour  sortir. 

—  Pahlen ,  s'écria  Alexandre  en  l'arrêtant  d'une  main ,  tandis 
que  de  l'autre  il  tirait  de  sa  poitrine  un  crucilîx  qu'il  y  portait 
suspendu  à  une  chaîne  d'or  ;  Pahlen,  jurez-moi  sur  le  Chris! , 
que  les  jours  de  mon  père  ne  courent  aucun  danger,  et  que  vous 
vous  ferez  tuer  s'il  le  faut  pour  le  défendre.  Jurez-moi  cela  ,  ou 
je  ne  vous  laisse  pas  sortir. 

—  Monseigneur,  répondit  Pahlen,  je  vous  ai  dit  ce  que  je 
devais  vous  dire.  Réfléchissez  à  la  proposition  que  je  vous  ai 
faite;  moi,  je  vais  réfléchir  au  serment  que  vous  me  demandez. 

A  ces  mots,  Pahlen  s'inclina  respectueusement,  sortit,  et 
plaça  des  gardes  à  la  porte,  puis  il  entra  chez  le  grand-duc 
Constantin  et  chez  l'impératrice  Marie,  leur  signifia  l'ordre  de 
l'empereur ,  mais  ne  prit  point  les  mêmes  précautions  que  chez 
Alexandre. 

Il  était  huit  heures  du  soir,  et  par  conséquent  nuit  close,  car 
on  n'était  encore  arrivé  qu'aux  premiers  jours  du  printemps. 
Pahlen  courut  chez  le  comte  Talitzin,  où  il  trouva  les  conjurés 
à  table  ;  sa  présence  fut  accueillie  par  mille  demandes  différen- 
tes. —  Je  n'ai  le  temps  de  vous  rien  répondre,  dit-il,  sinon  que 
tout  va  bien,  et  que  dans  une  demi-heure  je  vous  amène  des 
renforts.  — -  Le  repas  interrompu  un  instant  continua;  Palhense 
rendit  à  la  i)rison. 

Comme  il  était  gouverneur  de  Saint-Pétersbourg,  foutes  les 
portes  s'ouvrirent  devant  lui.  Ceux  qui  le  virent  entrer  ainsi 
dans  les  cachots ,  entouré  de  gardes  et  l'œil  sévère ,  crurent  ou 
que  l'heure  de  leur  exil  en  Sibérie  était  arrivée,  ou  qu'ils  allaient 
être  transférés  dans  une  i)rison  encore  plus  dure.  La  manière 
dont  Pahlen  leur  ordonna  de  se  tenir  prêts  à  monter  en  traî- 
neau, les  confirma  enfin  dans  cette  supposition.  Les  malheureux 
jeunes  gens  obéirent  ;  ù  la  porte,  une  compagnie  des  gardes  les 

11. 


122  REVUE  DE  PARIS. 

attendait;  les  prisonniers  montèrent  clans  les  traîneaux  sans 
résistance,  et  à  peine  y  furent-ils,  qu'ils  se  sentirent  emportés  au 
galop. 

Contre  leur  attente,  au  bout  de  dix  minutes  à  peine,  les  traî- 
neaux firent  halte  dans  la  cour  d'un  hôtel  magnifi(i«e;  les  pri- 
sonniers ,  invités  à  descendre ,  obéirent  ;  la  porte  était  refermée 
derrière  eux,  les  soldats  étaient  restés  en  dehors,  il  n'y  avait 
avec  eux  que  Pahlen. 

—  Suivez-moi,  leur  dit  le  comte  en  marchant  le  premier. 
Sans  rien  comprendre  à  ce  qui  se  passait ,  les  prisonniers 

firent  ce  qu'on  leur  disait  de  faire  :  en  arrivant  dans  une  cham- 
bre, qui  précédait  celle  où  étaient  réunis  les  conjurés,  Pahlen 
leva  un  manteau  jeté  sur  une  table  et  découvrit  un  faisceau 
d'épées. 

—  Armez-vous,  dit  Pahlen. 

Tandis  (|ue  les  prisonniers,  stupéfaits,  obéissaient  à  cet  ordre 
et  replaçaient  ù  leur  côté  l'épée  que  le  bourreau  en  avait  arra- 
chée ignominieusement  le  matin  même  ,  commençant  ù  soup- 
çonner qu'il  allait  se  passer  pour  eux  quelque  chose  d'aussi 
étrange  qu'inattendu,  Pahlen  fit  ouvrir  les  deux  portes,  et  les 
nouveaux  venus  virent  à  table,  le  verre  à  la  main,  et  les  saluant 
du  cri  de  :  Vive  Alexandre!  des  amis  dont  dix  minutes  aupara- 
vant ils  croyaient  encore  être  séparés  pour  toujours.  Aussitôt 
ils  se  piécipilèrent  dans  la  salle  du  festin.  En  quelques  mots  on 
les  mit  au  fait  de  ce  qui  allait  se  passer.  Ils  étaient  encore  pleins 
de  honte  et  de  colère  du  traitement  qu'ils  avaient  subi  le  jour 
même;  la  propositiort  régicide  fut  donc  accueillie  avec  des  cris 
de  joie,  et  pas  un  ne  refusa  de  prendre  le  rôle  qu'on  lui  avait 
réservé  dans  la  tragédie  terrible  qui  allait  s'accomplir. 

A  onze  heures,  les  conjurés,  au  nombre  de  soixante  à  peu 
près,  sortirent  de  l'hôtel  de  Talitzin,  et  s'acheminèrent  envelop- 
l)és  de  leurs  manteaux  vers  le  palais  Saint-Michel.  Les  princi- 
paux étaient  Beningsen,  Platon  Zoubovv  ,  l'ancien  favori  de 
Catherine,  Pahlen,  le  gouverneur  de  Saint-Pétersbourg,  Depre- 
radovvilsch,  colonel  du  régiment  de  Semonowki,  Arkamakow, 
aide  de  camp  de  l'empereur,  le  prince  Tatetsvill,  major-géné- 
ral d'artillerie  ,  le  général  Talitzin  ,  colonel  du  régiment  de  la 
garde,  Preobrajenski,  Gardanow^,  adjudant  des  gardes  à  cheval, 
Sartarinow,  le  prince  Wereinskoi  et  Sériatin. 


REVUE  DE  PARIS.  123 

Les  conjurés  eiUrèient  par  une  porto  du  jardin  du  palais 
Saint-Michel  ;  mais  au  moment  où  ils  passaient  sous  les  grands 
arbies  (|ui  l'omliragent  l'cté,  et  qui,  à  celle  lieure  dt'pouiliés  de 
leurs  feuilles,  tordaient  leurs  I)ras  décliarnés  dans  l'ombre,  une 
I)ande  de  corbeaux,  réveillée  par  le  bruit  qu'ils  faisaient,  s'en- 
vola en  poussant  des  croassements  si  lugubres  ,  (ju'arrêtés  par 
ces  cris,  qui  en  Russie  passent  pour  un  mauvais  présage,  les 
conspirateurs  hésitèrent  à  aller  plus  loin  ;  mais  Zoubow  et 
Pahlen  ranimèrent  leur  courage,  et  ils  continuèrent  leur  roule. 
Arrivés  à  la  cour,  ils  se  séparèrent  en  deux  bandes  :  l'une, 
conduite  par  Pahlen  ,  entra  par  une  porte  particulière  que  le 
comte  avait  l'habitude  de  prendre  lorsqu'il  voulait  entrer  chez 
l'empereur  sans  être  vu  ;  l'autre,  sous  les  ordres  de  Zoubow  et 
Beningsen,  s'avança,  guidée  par  Arkamakow,  vers  le  grand 
escalier  ,  où  elle  parvint  sans  empêchement,  Pahlen  ayant  fait 
relever  les  postes  du  palais,  et  ayant  placé,  au  lieu  de  soldais, 
des  officiers  conjurés.  Une  seule  sentinelle  qu'on  avait  oublié 
de  changer  comme  les  autres,  cria  qui  vive  en  les  voyant  s'a- 
vancer ;  Alors  Beningsen  s'avança  vers  elle,  et  ouvrant  son 
manteau  i)our  lui  montrer  ses  décorations  :  —  Silence!  dit-il, 
ne  vois-tu  pas  où  nous  allons?  —  Passez,  patrouille,  répondit 
la  sentinelle  en  faisant  de  la  tête  un  signe  d'intelligence,  et  les 
meurtriers  passèrent.  En  arrivant  dans  la  galerie  qui  précède 
l'antichambre,  ils  trouvèrent  un  officier  déguisé  en  soldat. 

—  Eh  bien  !  l'empereur?  demanda  Platon  Zoubow. 

—  Rentré  depuis  une  heure,  répondit  l'officier,  et  sans  doute 
couché  maintenant. 

—  Bien,  répondit  Zoubow,  et  la  patrouille  régicide  continua 
son  chemin. 

En  effet ,  Paul ,  selon  sa  coutume,  avait  été  passer  la  soirée 
chez  la  princesse  Gagarin.  En  le  voyant  entrer  plus  pâle  et  plus 
sombre  qu'à  l'ordinaire,  celle-ci  avait  couru  à  lui,  et  lui  avait 
demandé  avec  instance  ce  qu'il  avait. 

—  Ce  que  j'ai  ?  avait  répondu  l'empereur,  j'ai  que  le  moment 
de  frai)per  mon  grand  coup  est  arrivé,  et  que  dans  peu  de  jours 
on  verra  tomber  des  tètes  qui  m'ont  été  bien  chères  ! 

Effrayée  de  cette  menace,  la  princesse  Gagarin,  qui  connais- 
sait la  défiance  de  Paul  pour  sa  famille,  saisit  le  premier  pré- 
texte qui  se  présenta  de  sortir  du  salon  ;  écrivit  quelques  lignes 


124  REVUE  DE  PARIS. 

au  grand-duc  Alexandre,  dans  lesquelles  elle  lui  disait  que  sa 
vie  était  en  danger,  et  les  fit  porter  au  palais  Saint-Michel. 
Comme  l'officier  qui  élait  de  garde  à  la  porte  du  prisonnier  avait 
pour  toute  consigne  de  ne  pas  laisser  sortir  le  czarewicli,  il  laissa 
entrer  le  messager.  Alexandre  reçut  donc  le  billet,  et  comme  il 
savait  la  princesse  Gagarin  initiée  à  tous  les  secrets  de  l'em- 
pereur, ses  anxiétés  en  redoublèrent. 

A  onze  heures  à  peu  près,  comme  l'avait  dit  la  sentinelle,  l'em- 
pereur était  rentré  au  palais,  et  s'était  immédiatement  retiré  dans 
son  appartement,  où  il  s'était  couché  aussitôt,  et  venait  de  s'en- 
dormir sur  la  foi  de  Pahlen. 

En  ce  moment  les  conjurés  arrivèrent  à  la  porte  de  l'anti- 
chambre qui  précédait  la  chambre  à  coucher,  et  Arkamakow 
frappa. 

•—  Qui  est  là?  demanda  le  valet  de  chambre. 

—  Moi,  Arkamakow,  l'aide  de  camp  de  Sa  Majesté. 

—  Que  voulez-vous? 

—  Je  viens  faire  mon  rapport. 

—  Votre  Excellence  plaisante,  il  est  minuit  à  peine. 

—  Allons  donc,  c'est  vous  qui  vous  trompez,  il  est  six  heures 
du  matin  ;  ouvrez  vile,  de  peur  que  l'empereur  ne  s'irrite  contre 
moi. 

—  Mais  je  ne  sais  si  je  dois. 

—  Je  suis  de  service,  et  je  vous  l'ordonne. 

Le  valet  de  chambre  obéit.  Aussitôt  les  conjurés,  l'épée  à  la 
main,  se  précipitent  dans  l'antichambre;  le  valet  effrayé  se 
réfugie  dans  un  coin;  mais  un  houzard  polonais,  qui  élait  de 
garde,  s'élance  au-devant  de  la  porte  de  l'empereur,  el  devinairt 
l'intention  des  nocturnes  visiteurs ,  leur  ordonne  de  s'éloi- 
gner. Zoubovv  refuse  et  veut  l'écarter  de  la  main.  Un  coup  de 
pistolet  part;  mais  à  l'instant  même  l'unique  défenseur  de  celui 
qui,  une  heure  auparavant,  commandait  à  cinquante  trois  mil- 
lions d'hommes,  est  désarmé,  terrassé,  et  réduit  à  l'impossibilité 
d'agir. 

Au  bruit  du  coup  de  pistolet,  Paul  s'était  réveillé  en  sursaut, 
avait  sauté  à  bas  de  son  lit,  et  s'élançant  vers  la  porte  dérobée 
qui  conduisait  chez  l'impératrice,  il  avait  essayé  de  l'ouvrir; 
mais  trois  jours  auparavant,  dans  un  moment  de  défiance,  il 
avait  fait  condamner  celle  lîorle,  de  sorte  qu'elle  resta  fermée; 


KEVUK  DE  PARIS.  125 

alors  il  songea  à  la  trappe,  et  s'élança  vers  l'angle  de  l'appar- 
teuient  où  elle  se  trouvait;  mais  comme  il  était  nu-pieds,  le 
ressort  résista  à  la  pression,  et  la  trappe  à  son  tour  refusa  ôs 
s'ouvrir.  En  ce  moment  la  porte  de  ranlicliambre  tomba  en  de- 
dans ,  et  l'empereur  n'eut  que  le  temps  de  se  jeter  derrière  un 
écran  de  cheminée. 

Beningsen  et  Zoubow  se  précipitèrent  dans  la  chambre,  et 
Zonbovv  march.1  droit  au  lit;  mais  le  voyant  vide  :  —  Tout  est 
perdu,  s'écria-t-il,  il  nous  échappe. 

—  Non,  dit  Beningsen,  le  voici. 

—  Pahlen,  s'écrie  l'empereur,  qui  se  voit  découvert,  à  mon 
secours,  Pahlen  ! 

—  Sire,  dit  alors  Beningsen,  en  s'avançant  vers  Paul  et  en  le 
saluant  avec  son  épée,  vous  appelez  inutilement  Pahlen,  Pahlen 
est  des  nôtres.  D'ailleurs,  votre  vie  ne  court  aucun  risque  ;  seu- 
lement vous  êtes  iirisonnier  au  nom  de  l'empereur  Alexandre. 

—  Qui  êles-vous  ?  dit  l'empereur,  si  troublé  qu'à  la  lueur 
tremblante  el  pâle  de  sa  lampe  de  nuit  il  ne  reconnaissait  pas 
ceux  qui  lui  parlaient. 

—  Qui  nous  sommes?  répondit  Zoubow  en  présentant  l'acte 
d'abdication,  nous  sommes  les  envoyés  du  sénat.  Prends  ce  pa- 
pier, lis,  et  prononce  toi-môme  sur  ta  destinée. 

Alors  Zoubow  lui  remet  le  j)apier  d'une  main,  tandis  que  de 
l'aulre  il  transporte  la  lampe  à  l'angle  de  la  ciieminée,  pour  que 
l'empereur  puisse  lire  l'acte  qu'on  lui  présente.  En  effet ,  Paul 
l)reiid  le  papier  et  le  parcourt.  Au  tiers  de  la  lecture,  il  s'arrête, 
et  relevant  la  télé  et  regardant  les  conjurés  : 

—  Mais  que  vous  ai-je  fait,  grand  Dieu!  s'écrie -t-il,  pour  que 
vous  me  traitiez  ainsi? 

—  11  y  a  quatre  ans  que  vous  nous  tyrannisez,  crie  une  voix. 
Et  l'empereur  se  remet  à  lire. 

Mais  ù  mesure  qu'il  lit ,  les  griefs  s'accumulent;  les  expres- 
sions ,  de  plus  en  plus  outrageantes ,  le  blessent  ;  la  colère 
remplace  la  dignité;  il  oublie  qu'il  est  seul ,  qu'il  est  nu, 
qu'il  est  sans  armes ,  qu'il  est  entouré  d'hommes  qui  ont  le 
chapeau  sur  la  tête  et  l'épée  à  la  main;  il  froisse  violemment 
l'acte  d'abdication,  el  le  jetant  à  ses  pieds  :  —Jamais,  dit-il,  ja- 
mais, plutôt  la  mort.  A  ces  mots  il  fait  un  mouvement  pour  s'em- 
parer de  son  épée ,  posée  à  quelques  pas  do  lui  sur  un  fauteuil. 


126  REVUE  DE  PARIS. 

En  ce  niouieiU  la  seconde  Iroupe  arrivait  ;  elle  se  composait 
en  grande  partie  des  jeunes  nobles  dégradés  ou  éloignés  du 
service,  parmi  lestiuels  un  des  principaux  était  le  prince  Tatels- 
vill  ,  qui  avait  juré  de  se  venger  de  cette  insulle.  Aussi  à  peine 
entré  il  s'élance  sur  l'empereur ,  le  saisit  corps  à  corps ,  lutte 
et  tombe  avec  lui,  renversant  du  même  coup  la  lampe  et  le 
paravent.  L'empereur  jette  un  cri  terrible,  car,  en  tombant,  il 
s'est  beurté  la  tête  à  l'angle  de  la  cbeminée ,  et  s'est  fait  une 
l)rofonde  blessure.  Tremblant  que  ce  cri  ne  soit  entendu  ,  Sar- 
larinow,  le  prince  Wereinskoi  et  Sérialin  s'élancent  sur  lui. 
Paul  se  relève  un  instant  et  retombe.  Tout  cela  se  passe  dans 
la  nuit,  au  milieu  de  cris  et  de  gémissements,  tantôt  aigus , 
tantôt  sourds.  Enfin  l'empereur  écarte  la  main  qui  lui  ferme 
la  boucbe  :  «Blessieurs,  s'écrie-t-il  en  français,  messieurs, 
épargnez-moi,  laissez-moi  le  temps  de  prier  Die....»  La  der- 
nière syllabe  du  mot  est  étouffée,  un  des  assaillants  a  dénoué 
son  écharpe  et  l'a  passée  autour  des  flancs  de  la  victime,  qu'on 
n'ose  étrangler  par  le  cou  ,  car  le  cadavre  sera  exposé ,  et  il 
faut  que  la  mort  passe  pour  naturelle.  Alors  les  gémissements 
se  convertissent  en  râle  j  bientôt  le  râle  lui-même  expire;  quel- 
ques mouvements  convulsifs  lui  succèdent,  qui  cessent  bien- 
tôt; et  quand  Beningsen  rentre  avec  des  lumières,  l'empe- 
reur est  mort.  C'est  alors  seulement  qu'on  s'aperçoit  de  la 
blessure  de  la  joue  ;  mais  peu  importe  :  comme  il  a  été  frappé 
d'une  apoplexie  foudroyante,  rien  d'étonnant  à  ce  qu'en  tom- 
bant il  se  soit  heurté  à  un  meuble  et  se  soit  blessé  ainsi. 

Dans  le  moment  de  silence  qui  suit  le  crime  ,  et  tandis  qu'à  la 
lueur  des  flambeaux  que  rapporte  Beningsen,  on  regarde  le  ca- 
davre immobile ,  un  bruit  se  fait  entendre  à  la  porte  de  commu- 
nication; c'est  rimpératrice,  qui  a  entendu  des  cris  étouffés, 
des  voix  sourdes  et  menaçantes ,  et  qui  accourt.  Les  conjurés 
s'effraient  d'abord  ;  mais  ils  reconnaissent  sa  voix,  et  se  rassu- 
rent ;  d'ailleurs  ,  la  porte  fermée  pour  Paul  l'est  aussi  pour  elle; 
ils  ont  donc  (oui  le  temps  d'achever  ce  qu'ils  ont  commencé ,  el 
ne  seront  point  dérangés  dans  leur  œuvre. 

Beningsen  soulève  la  lêle  de  l'empereur  ,  et  voyant  qu'il  reste 
sans  mouvement,  il  le  fait  porter  sur  le  lit.  Alors  seulement 
Palhen  entre  l'épée  à  la  main  ;  car  ,  fidèle  à  son  double  rôle ,  il 
a  allendu  que  lout  fût  fini  pour  se  ranger  parmi  les  conjurés.  A 


r;EVUE  DE  PARIS.    .  127 

la  vue  de  son  souverain ,  auquel  Beningsen  jette  un  couvre-pied 
sur  le  visage,  il  s'arrête  à  la  porte,  pâlit ,  et  s'appuie  contre  le 
mur,  son  épée  pendante  à  son  côté. 

—  Allons,  messieurs,  dit  Beningsen ,  qui,  entraîné  dans  la 
conspiration  un  des  derniers,  et  qui  seul  pendant  cette  fatale 
soirée  a  conservé  son  inaltérablesang-froid,  il  est  temps  d'aller 
prêter  hommage  au  nouvel  empereur. 

—  Oui ,  oui,  s'écrient  en  tumulte  les  voix  de  tous  ces  hommes 
qui  ont  maintenant  plus  de  hâte  à  quitter  cette  chambre  qu'ils 
n'ont  mis  de  précipitation  à  y  entrer;  oui,  oui,  allons  prêter 
hommage  à  l'empereur.  Vive  Alexandre. 

Pendant  ce  temps,  l'impératrice  Marie,  voyant  qu'elle  ne 
peut  pas  entrer  par  la  porte  de  communication,  et  entendant 
le  tumulte  qui  continue  ,  fait  le  tour  de  l'appartement  ;  mais 
dans  un  salon  intermédiaire,  elle  rencontre  Pettaroslvoi ,  lieu- 
tenant des  gardes  de  Semenoski ,  avec  trente  hommes  sons 
ses  ordres.  Fidèle  h  sa  consigne ,  Pettaroskoi  lui  barre  le  pas- 
sage. 

—  Pardon,  madame,  lui  dit-il  en  s'inclinant  devant  elle,  mais 
vous  ne  pouvez  allez  plus  loin. 

—  Ne  me  connaissez-vous  point' demande  l'impératrice. 

—  Si  fait,  madame,  je  sais  que  j'ai  l'honneur  de  parler  à 
Votre  Majesté;  mais  c'est  Votre  Majesté  surtout  qui  ne  doit  pas 
passer. 

—  Qui  vous  a  donné  celte  consigne? 

—  Mon  colonel. 

—  Voyons  ,  dit  l'impératrice,  si  vous  oserez  l'exécuter. 

Et  elle  s'avance  vers  les  soldats  ;  mais  les  soldats  croisent  les 
fusils  et  barrent  le  passage. 

En  ce  moment  les  conjurés  sortent  tumultueusement  de  la 
chambre  de  Paul  en  criant  :  f^ive  Aleoi^andre  !  Beningsen 
est  à  leur  tête,  il  s'avance  vers  l'impératrice;  alors  elle  le 
reconnaît,  et  l'appelant  par  son  nom  ,  le  supplie  de  la  laisser 
passer. 

—  Madame,  lui  dit-il ,  tout  est  fini  maintenant ,  vous  com- 
promettriez inutilement  vos  jours ,  et  ceux  de  Paul  sont  ter- 
minés. 

A  ces  mots  l'impératrice  jette  un  cri  et  tombe  sur  un  fauteuil  ; 
les  deux  grandes-duchesses  Marie  et  Catherine ,  qui  se  sont 


128  REVUE  DE  PARIS. 

levées  au  bniil,  el  qui  accourent  derrière  elle,  se  hiollcnt  à 
genoux  (le  chaque  côté  du  fauteuil.  Sentant  (|n'el!e  perd  con- 
naissance, l'impérafrice  demande  de  l'eau.  Un  soldat  en  ap- 
jiorte  un  vorre  ;  la  grande-duchesse  Marie  hésite  à  le  donner 
à  sa  mère,  de  peur  qu'il  ne  soit  empoisonné.  Le  soldat  devine  sa 
crainte,  en  boit  la  moitié,  et  présentant  le  reste  à  la  grande- 
duchesse  :  —  Vous  le  voyez,  dit-il,  Sa  Majesté  peut  boire  sans 
crainte. 

Beningsen  laisse  l'impératrice  aux  soins  des  grandes-du- 
chesses,  et  descend  chez  le  czarewich.  Son  appartement  est 
situé  au-dessous  de  celui  de  Paul;  il  a  tout  entendu  ,  le  coup 
de  pistolet,  les  cris,  la  chute,  les  gémissements  et  le  râle;  alors 
il  a  voulu  sortir  pour  porter  secours  à  son  père;  mais  la  garde 
(|ue  Palhen  a  mise  à  sa  porte  l'a  repoussé  dans  sa  chambre;  les 
précautions  sont  bien  prises  ,  il  est  captif,  et  ne  peut  rien  em- 
pêcher. 

C'est  alors  que  Beningsen  entre  suivi  des  conjurés.  Les  cris 
de  :  Vive  l'empereur  Alexandre  !  lui  annoncent  que  tout  est  fini. 
La  manière  dont  il  monte  au  trône  n'est  plus  un  doute  pour  lui; 
aussi,  en  apercevant  Palilen,  qui  entre  le  dernier  :  —  Ah! 
Pahlen ,  s'écrie-t-il ,  quelle  page  pour  le  commencement  de 
mon  histoire! 

—  Sire ,  répond  Pahlen  ,  celles  qui  la  suivront  la  feront  ou- 
blier. 

—  Mais,  s'écria  Alexandre,  mais  ne  comprenez-vous  pas 
qu'on  dira  que  c'est  moi  qui  suis  l'assassin  de  mon  père? 

—  Sire ,  dit  Pahlen,  ne  songez  en  ce  moment  qu'à  une  chose  : 
;"!  cette  heure... 

—  Et  à  quoi  voulez-vous  que  je  songe ,  mon  Dieu  !  si  ce  n'est 
à  mon  père  ? 

—  Songez  à  vous  faire  reconnaître  par  l'armée. 

—  Mais  ma  mère  ,  mais  l'impératrice ,  s'écrie  Alexandre ,  que 
deviendra-t-elle? 

—  Elle  est  en  sûreté,  sire ,  répond  Pahlen  ;  mais  au  nom  du 
ciel,  sire,  ne  perdons  pas  un  instant. 

—  Que  faut-il  que  je  fasse?  demande  Alexandre,  incapable, 
tant  il  est  abattu  ,  de  prendre  une  résolution. 

—  Sire  ,  répond  Pahlen ,  il  faut  me  suivre  à  l'instant  mêine  , 
car  le  moindre  retard  peut  amener  les  plus  grands  malheurs. 


REVUE  DE  PARIS.  129 

—  Failes  de  moi  ce  que  vous  voudrez,  dit  Alexandre,  me 
voilà. 

—  Pahleii  eniraîne  alors  l'empereur  à  la  voiture  qu'on  avait 
fait  approcher  pour  conduire  Paul  ù  la  forteresse  ;  l'empereur 
y  monte  en  pleurant,  la  portière  se  referme ,  Pahlen  et  Zoubow 
montent  derrière  à  la  place  des  valets  de  pied,  et  la  voilure,  qui 
porte  les  nouvelles  destinées  de  la  Russie,  part  au  galop  pour 
le  palais  d'Hiver,  escortée  de  deux  bataillons  de  !a  garde.  Be- 
iiingsen  est  resté  près  de  l'impératrice,  car  une  des  dernières 
recommandations  d'.\lexandre  a  été  pour  sa  mère. 

Sur  la  place  de  l'Amirauté,  Alexandre  trouve  les  principaux 
ri'gimenls  de  la  garde  :  L'empereur!  l'empereur!  crient  Pahlen 
et  Zoubow  en  indiquant  que  c'est  Alexandre  qu'ils  amènent. 
L'empereur!  l'empereur!  crient  les  deux  bataillons  qui  l'es- 
cortent. Vive  l'empereur!  répondent  d'une  seule  voix  tous  les 
1  l'giments. 

Alors  on  se  précipite  vers  la  portière ,  on  tire  Alexandre  pâle 
cl  défait  de  sa  voilure,  on  l'entraîne,  on  l'emporte  entîn,  on 
lui  jure  fidélité  avec  un  enthousiasme  qui  lui  prouve  que  les  con- 
jurés, tout  en  commettant  un  crime,  n'ont  fait  qu'accomplir  le 
vœu  public  ;  il  faut  donc  ,  quel  que  soit  son  désir  de  venger  son 
père  ,  qu'il  renonce  à  punir  ses  assassins. 

Ceux-ci  s'étaient  retirés  chez  eux,  ne  sachant  pas  ce  que 
l'empereur  allait  résoudre  à  leur  égard. 

Le  lendemain,  l'irapéralrice  à  son  tour  prêta  serment  de 
fidélité  à  son  fils;  selon  la  constitution  de  l'empire,  c'était 
elle  qui  devait  succéder  à  son  mari;  mais,  lorsqu'elle  vit 
lurgence  de  la  situation  ,  elle  renonça  la  première  à  ses  droits. 

Le  chirurgien  Vetle  et  le  médecin  Sloff,  chargés  de  l'au- 
topsie du  corps  ,  déclarèrent  que  l'empeieur  Paul  était  mort 
d'une  apoplexie  foudroyante;  la  blessure  delà  joue  fut  at- 
tribuée à  la  chute  qu'il  avait  faite  lorsque  l'accident  l'avait 
frappé. 

Le  corps  fut  embaumé  et  exposé  pendant  quinze  jours  sur  un 
lit  de  parade,  aux  marches  duquel  l'étiquette  amena  plusieurs 
fois  Alexandre  :  mais  pas  une  fois  il  ne  les  monta  on  ne  les  des- 
cendit qu'on  ne  le  vît  pâlir  et  verser  des  larmes.  Aussi ,  peu  à 
peu  ,  les  conjurés  furent-ils  éloignés  de  la  cour  ;  les  uns  reçu- 
rent des  missions,  les  autres  furent  incorporés  dans  des  régi- 
9  12 


130  REVUE  DE  PARIS. 

meiits  slalioniiés  en  Sibérie  ;  il  ne  resl.fit  que  Palilen  qui  avait 
conservé  sa  place  de  gouverneur  miiilaire de  Saint-Pétersbourg, 
et  dont  la  vue  était  devenue  presque  un  remords  pour  le  nou- 
vel empereur  :  aussi  profi(a-l-i!  de  la  première  occasion  qui 
se  présenta  de  l'éloigner  à  son  tour.  Voici  comment  la  chose 
arriva. 

Quelques  jours  après  la  mort  de  Paul ,  un  prêtre  exposa  une 
image  sainte  qu'il  prétendit  lui  avoir  été  apportée  par  un  ange, 
et  au  bas  de  laquelle  étaient  écrits  ces  mots  :  Dieu  finira  tois 
LES  ASSASSINS  UE  Pacl  I".  Informé  que  le  peuple  se  portait  en 
foule  à  la  chapelle  où  l'image  miraculeuse  était  exposée,  et 
augurant  qu'il  pouvait  résulter  de  celte  menée  quelque  im- 
pression fâcheuse  sur  l'esprit  de  l'empereur,  Paiilen  demanda 
la  peimission  de  mettre  fin  aux  intrigues  du  prêtre,  permis- 
sion qu'Alexandre  lui  accorda.  En  conséquence,  le  prêtre  fut 
fouetté  ,  et ,  au  milieu  du  supi)lice,  déclara  qu'il  n'avait  agi 
que  par  les  ordres  de  l'impéraliice.  Pour  preuve  de  ce  qu'il 
avançait,  il  affirma  que  l'on  trouverait  dans  son  oratoire  une 
image  pareille  ù  la  sienne.  Sur  celte  dénonciation,  Pahlen  fit 
ouvrir  la  chapelle  de  l'impératrice,  et  y  ayant  efFeclivement 
trouvé  l'image  désignée,  il  la  fit  enlever;  l'impératrice  ,  avec 
juste  raison,  regarda  cet  enlèvement  comme  une  insulte,  et  vint 
en  demander  satisfaction  à  son  fils.  Alexandre  ne  cherchait 
qu'un  prétexte  i>our  éloigner  Pahlen,  il  se  garda  donc  bien  de 
laisser  échapper  celui  qui  se  présentait ,  et,  an  même  instant, 
M.  de  Becklecleuw  fut  chargé  de  transmettre  au  comte  Palhen, 
de  la  part  de  l'empereur,  l'ordre  de  se  retirer  dans  ses  (erres. 
—  Je  m'y  attendais,  dit  en  souriant  Pahlen,  et  mes  paquets  étaient 
faits  d'avance. 

Une  heure  après  ,  le  comte  Pahlen  avait  envoyé  à  l'empereur 
la  démission  de  toutes  ses  charges ,  et  le  même  soir  il  était  sur  le 
chemin  de  Riga. 

XIII. 

L'empereur  Alexandre  n'avait  pas  encore  atteint  l'âge  de 
vingt-quatre  ans,  lorsqu'il  monta  sur  le  trône.  Il  fut  élevé 
sous  les  yeux  de  son  aïeule  Catherine,  d'après  un  plan  tracé 


REVUE  DE  PARIS.  131 

par  elle-mèine  ,  eL  doul  un  des  principaux  articles  élail  celui-ci  : 
On  n'enseignera  aux  jeunes  grands-ducs  ni  la  poésie  ni  la  musi- 
que, parce  (juMl  faudrait  consicrer  trop  de  temps  îi  cette  étude  pour 
qu'elle  portât  fruit.  Alexandre  reçut  donc  une  éducation  ferme 
et  sévère  ,  de  laquelle  les  beaux-arls  furent  prestpie  entièrement 
exclus.  Son  préceplcur.  La  Harpe,  choisi  par  Calherineelle-mème, 
et  qu'on  n'appelait  à  la  cour  que  le  jacobin,  parce  (juil  était  non- 
seulement  Suisse,  mais  encore  frère  du  brave  général  La  Harpe, 
qui  servait  dans  les  armées  françaises  , était  bien  en  (ont  l'homme 
qu'il  fallait  pour  imprimer  à  son  élève  les  idées  généreuses  et 
droites,  si  importantes  cliez  ceux-là  surtout  ou  les  impressions 
de  lout  le  reste  de  la  vie  doivent  combattre  les  souvenirs  de  la 
jeunesse.  Ce  rhoix  de  la  part  de  Callierine  était  remarquable  à 
une  époque  où  tous  les  trônes  vacillaient,  ébranlés  par  le  volcan 
révolutionnaire,  où  Léopold  mourait,  disait-on,  empoisonné, 
où  Gustave  tombait  assassiné  par  Ankasiroem,  et  où  Louis  XVI 
portait  sa  télé  sur  Técliafaud. 

Une  des  recofnmandations  principales  de  Callierine  était  en- 
core d'éloigner  de  l'esprit  des  jeunes  grands-ducs  toute  idée 
relative  à  la  différence  des  sexes ,  et  à  l'amour  qui  les  rappro- 
chait. Le  célèbre  Pallas  leur  faisait  faire  dans  les  jardins  impé- 
riaux un  petit  cours  de  botanique  :  l'esposilion  du  système  de 
Linnée  sur  les  sexes  des  fleurs,  et  sur  la  manière  dont  elles  se 
fécondaient,  avait  amené  de  la  part  de  ses  augusies  écoliers  une 
foule  de  ([ueslions  auxquelles  il  devenait  très-difficile  de  répondre. 
Protasow,  le  surveillant  des  princes,  se  trouva  dans  la  né- 
cessité de  faire  son  rapport  à  Catherine,  qui  tit  venir  Pallas  et 
lui  recommanda  d'éluder  tous  les  détails  sur  les  pistils  et  les 
étamines.  Comme  cette  recoinmandalion  rendait  le  cours  de  bo- 
tanique à  peu  piès  impossible  ,  et  ipie  le  silence  du  professeur 
ne  faisait  que  donner  une  nouvelle  activité  aux  questions ,  il  fui 
définilivement  interrompu.  Cependant  un  tel  plan  d'éducation 
ne  pouvait-ètrelongtemiis  continué, el,  tout  en t;uit(|u' Alexandre 
était  encore,  Catherine  dut  bientôt  songer  ù  le  marier. 

Trois  jeunes  princesses  allemandes  furent  anieiiées  à  la  cour 
de  Russie,  afin  (pie  la  grande  aïeule  pûl  faire  parmi  elles  un 
choix  pour  son  pelil-fils.  C;ilherine  apprit  leur  arrivée  à  Saint- 
Pétersbourg,  et,  pressée  de  les  voir  et  de  les  Juger,  elle  les  fit 
inviter  à  se  rendre  au  palais,  el  les  altendit  pensive  à  une  fe- 


132  REVUE  DE  PARIS. 

nêlre  d'où  elle  pouvait  les  voir  descendre  dans  la  cour.  Un  ins- 
tant après,  la  voiture  qui  les  amenait  s'arrêta  ,  la  portière  s'ou- 
vrit, et  l'une  des  trois  princesses  sauta  la  première  à  terre,  sans 
toucher  le  marche-pied. 

—  Ce  ne  sera  point  celle-là,  dit  en  secouant  la  tête  la  vieille 
Catherine,  qui  sera  impératrice  de  Russie  :  elle  est  trop  vive. 

La  seconde  descendit  à  son  tour  et  s'embarrassa  les  jambes 
dans  sa  robe,  de  sorte  qu'elle  faillit  tomber. 

—  Ce  ne  sera  point  encore  celle-là  qui  sera  impératrice  de 
Russie,  dit  Catherine  :elle  est  trop  gauche. 

La  troisième  descendit  entin  belle,  majestueuse  et  grave. 

—  Voilà  l'impératrice  de  Russie,  dit  Catherine. 
C'était  Louise  de  Bade. 

Catherine  fit  amener  ses  petits-fils  chez  elle  tandis  que  les 
jeunes  princesses  y  étaient,  leur  disant  que,  comme  elle  con- 
naissait leur  mère,  la  duchesse  de  Baden  Durlach,  née  prin- 
cesse de  Darmstadt,  et  que,  comme  les  Français  avaient  pris 
leur  pays,  elle  les  faisait  venir  à  SaintPélersbourg  pour  les 
élever  auprès  d'elle.  Au  bout  d'un  instant  les  deux  grands-ducs 
furent  renvoyés;  à  leur  retour,  ils  parlèrent  beaucoup  des  trois 
jeunes  filles.  Alexandre  dit  alors  qu'il  trouvait  l'aînée  bien  jolie. 
—  Eh  bien  !  moi,  pas  ,  dit  Constantin;  je  ne  les  trouve  jolies 
ni  les  unes  ni  les  autres.  Il  faut  les  envoyer  à  Riga  ,  aux  princes 
de  Courtaude;  elles  sont  bonnes  pour  eux. 

L'impératrice  apprit  le  jour  même  l'opinion  de  son  petit-fils 
sur  celle-là  même  qu'elle  lui  destinait,  et  regarda  comme  une 
faveur  de  la  Providence  cette  sympathie  juvénile  qui  s'accord;iit 
avec  ses  intentions.  En  effet,  le  grand-duc  Constantin  avait  eu 
lort ,  car  la  jeune  princesse ,  outre  la  fiaîcheur  de  son  âge ,  avait 
de  beaux  et  longs  cheveux  blond-cendrés  flottant  sur  de  ma- 
gnifiques épaules,  la  taille  souple  et  flexible  d'une  fée  des 
bords  du  Rhin,  et  les  grands  yeux  bleus  de  la  Marguerite  de 
Goethe. 

Le  lendemain  ,  l'impératrice  vint  les  voir  et  entra  dans  un  des 
palais  de  Potemkin,  où  elles  étaient  descemlues.  Comme  elles 
étaient  à  leur  toilettes,  elle  leur  apportait  des  étoffes,  des  bijoux, 
et  enfin  le  cordon  de  Sainte-Catherine.  Au  bout  d'un  instant  de 
causerie ,  elle  se  fit  montrer  leur  garde-robe,  en  touchant  toutes 
les  pièces  les  unes  après  les  autres;  puis ,  l'examen  fini ,  elle  les 


REVUE  DE  PARIS.  133 

embrassa,  en  souriant,  au  front,  et  en  leur  disant  :  —  Mes 
amies,  je  n'élais  pas  si  riche  que  vous  quand  je  suis  arrivée  à 
Saint-Pétersbourg.  —  Eu  effet,  Catherine  était  arrivée  pauvre 
en  Russie  ;  mais ,  à  défaut  de  dot ,  elle  laissait  uu  héritage  : 
c'était  la  Pologne  et  la  Tauride. 

Au  reste  ,  la  princesse  Louise  avait  éprouvé  de  son  côté  le 
sentiment  qu'elle  avait  produit.  Alexandre  ,  que  Napoléon  de- 
vait appeler  plus  tard  le  i)!us  beau  et  le  plus  fin  des  Grecs,  était 
un  charmant  jeune  homme  plein  de  grâce  et  de  naïveté,  d'une 
égalité  d'humeur  parfaite,  et  d'un  caractère  si  doux  et  si  bien- 
veillant, que  peut  être  aurait-on  pu  lui  reprocher  un  peu  de  ti- 
midité; aussi,  dans  sa  naïveté,  la  jeune  Allemande  n'essaya 
pas  même  de  dissimuler  sa  sympathie  pour  le  czarewich,  de 
sorte  que  Catherine  ,  décidée  h  profiter  de  celte  harmonie,  leur 
annonça  bientôt  à  tous  deux  qu'ils  étaient  destinés  l'un  à  l'autre. 
Alexandre  sauta  de  joie  ,  et  Louise  pleura  de  bonheur. 

Alors  commencèrent  les  préparatifs  du  mariage.  La  jeune 
fiancée  se  prêta  de  la  meilleure  grâce  à  tout  ce  qu'on  exigea 
d'elle.  Elle  apprit  la  langue  russe,  s'instruisit  dans  la  religion 
grecque,  fit  profession  publique  de  sa  nouvelle  foi,  reçut  sur  ses 
bras  nus  et  sur  ses  pieds  chaimants  les  onctions  saintes,  et  fut 
proclamée  grande-duchesse  sous  le  nom  d'Elisabeth  Alexiewna, 
qui  était  le  nom  même  de  l'impératrice  Catherine ,  fille  d'Alexis. 

Malgré  les  prévisions  de  Catherine,  ce  mariage  précoce  faillit 
être  fatal  à  l'un,  et  fut  certainement  fatal  à  l'aulre.  Alexandre 
manijua  de  devenir  sourd  ;  quant  à  l'impératrice ,  elle  était  déjà 
une  vieille  épouse  à  l'âge  oîi  l'on  est  encore  une  jeune  femme. 
L'empereur  était  beau;  il  avait,  nous  l'avons  dit,  hérité  du 
cœur  de  Catherine,  et  à  i)eine  la  couronne  nuptiale  fut-elle 
fanée  au  front  de  la  fiancée,  qu'elle  devint  pour  la  femme  une 
couronne  d'épines. 

Nous  avons  vu  par  quel  accident  Alexandre  moula  sur  le 
trône.  La  douleur  profonde  que  le  nouvel  empereur  éprouva  de 
la  mort  de  son  père  le  rendit  à  sa  femme.  Quoique  Paul  lui  fût  à 
peu  près  étranger,  elle  pleurait  comme  si  elle  eût  été  sa  fille; 
les  laimes  cherchent  les  larmes ,  et  les  jours  de  malheur  rame- 
nèrent les  nuils  heureuses. 

C'est  à  riiisloire  de  raconter  Auslerlilz  et  Friedland  ,  Tilsitt 
cl  Erfurl ,  1812  et  1814.  Pendant  dix  ans  Alexandre  fut  éclairé 

12. 


134  REVUE  DE  PARIS. 

de  la  lumière  de  Napoléon;  puis  ,  un  jour, tous  les  regards,  en 
suivant  le  vaincu ,  se  détournèrent  du  vainqueur  :  c'est  là  où 
nous  allons  le  reprendre. 

Pendant  ces  dix  années ,  l'adolescent  s'élait  fait  homme.  L'ar- 
deur de  ses  premières  passions  n'avait  en  rien  diminué.  Mais 
tout  gracieux  et  souiiant  (|u'il  était  auprès  des  R^nmes,  tout 
poli  el  affeclueux  (ju'il  élaii  avec  lus  hommes,  il  lui  passait  de 
lempsen  (emps  sur  lefrontcomme  des  nuages  sombres  :  c'étaient 
des  souvenirs  muets,  mais  îerribles,  de  celte  nuit  sanglante  où 
il  avail  entendu  se  débattre  au-dessus  de  sa  têle  l'agonie  pater- 
nelle. Peu  à  peu  et  à  mesure  qu'il  avança  en  âge,  ces  souve- 
nirs l'obsédèrent  plus  fréciuemment  et  menacèrent  de  devenir 
une  mélancolie  incessanle.  Il  essaya  de  les  combattre  par  la 
pensée  et  le  mouvement.  Alors  on  lui  vil  rêver  des  réformes  im- 
possibles et  faire  des  voyages  insensés. 

Alexandre,  élevé  comme  nous  l'avons  dit  par  le  frère  du  gé- 
néral La  Harpe,  avait  conservé  de  son  éducation  libérale  un 
penchant  ci  l'idéologie  que  ses  voyages  en  France,  en  Angle- 
terre et  en  Hollande  ne  firent  qu'augmenler.  Des  idées  de  liberté, 
puisées  pendant  l'occupation  ,  geimaienl  dans  toules  les  têtes  , 
et,  au  lieu  de  les  réprimer,  l'empereur  lui-même  les  encoura- 
i'jeail  en  laissant  tomber  de  temps  en  temps  de  ses  lèvres  le  mot 
conslilulion.  Enfin.  M'»"  de  Krudener  arriva,  et  le  mysticisme 
vint  se  Joindre  à  l'idéologie  :  c'est  sous  cette  double  influence 
(|ue  l'empereur  se  trouvait  lors  de  mon  arrivée  à  Saint-Péters- 
bourg. 

Quant  aux  voyages,  ce  serait  que!(|ue  chose  de  fabuleux  pour 
nous  autres  Parisiens.  On  a  calculé  que  l'empereur,  dans  ses 
diverses  courses  tant  à  l'intérieur  qu'à  l'extérieur  de  son  em- 
jîire,  a  déjà  parcouru  deux  cent  mille  verstes ,  quelque  chose 
comme  cinquante  mille  lieues.  Et  ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  de 
pareils  voyages ,  c'est  (jue  le  joui'  de  l'arrivée  est  fixé  dès  le 
jour  même  du  départ.  Ainsi ,  l'année  (jui  avait  précédé  celle  de 
mon  voyaye,  l'empereur  était  parti  pour  la  petite  Russie,  le 
^26  août,  en  annonçant  «lu'il  serait  de  retour  le  2  novembre  ,  et 
l'ordre  (pii  préside  à  l'emploi  des  journées  est  si  strictement  et 
si  invariablement  fixé  d'avance  ,  (ju'après  avoir  parcouru  la  dis- 
tance de  dix-huit  cent  soixante-dix  lieues,  Alexandre  reiilra  à 
Saint-Pétersbourg  au  jour  dit  et  presqu'à  l'Iieure  dite. 


REVUE  DE  PARIS.  135 

L'empereui'  entrepieml  ces  longs  voyages  ,  noii-sciile.iient 
sans  gardes  ,  non-seulenieiit  sans  escorte  ,  mais  même  presque 
seul ,  et ,  comme  o»  le  pense  bien  ,  aucun  ne  s'écoule  tout  en- 
tier sans  amener  des  rencoiUres  étranges  ou  des  dangers  im- 
prévus, auxquels  l'empereur  fait  face  avec  la  bonhomie  de 
Henri  IV  ou  le  courage  de  Charles  XII.  Ainsi,  dans  un  voyage 
eu  Finlande  avec  le  prince  Pierre  Voikouski  ,  sou  seul  compa- 
gnon ,  au  moment  même  oîi  ce  dernier  venait  de  s'endormir,  la 
voiture  impériale,  qui  gravissait  une  montagne  rapide  et  sablon- 
neuse ,  lasse  par  sa  pesanteur  l'effort  de  l'attelage  qui  se  met  à 
reculer.  Aussitôt  Alexandre,  sans  réveiller  son  compagnon,  saute 
à  terre  et  se  met  k  pousser  A  la  roue  avec  le  cocher  et  les  gens. 
Pendant  ce  temps,  le  dormeur,  inquiété  dans  son  sommeil  par 
ce  brusque  changement  de  mouvement ,  se  réveille  et  se  trouve 
seul  au  fond  de  la  calèche  ;  ét(uiné,  il  regarde  autour  de  lui  et 
aperçoit  remj)ereur  qui  s'essuyait  le  front  :  on  était  arrivé  au 
haut  de  la  montée. 

Une  autre  fois,  pendant  un  voyage  dans  la  petite  Russie, 
l'empereur,  en  arrivant  dans  une  bourgade,  et  tandis  qu'on 
changeait  de  chevaux  ,  eut  le  désir  de  se  délasser  de  la  fatigue 
de  la  voiture  en  faisant  une  ou  deux  verstes  à  pied;  il  invita 
donc  les  postillons  à  ne  pas  trop  se  presser ,  afin  de  lui  laisser 
le  temps  de  marcher  <iuelque  |)tai  en  avant.  Aussitôt ,  seul ,  vêtu 
d'une  redingote  militaire,  sans  aucune  marque  de  distinction, 
il  traverse  la  ville  et  arrive  à  l'extrémité  ou  la  roule  se  divise 
en  deux  chemins  également  frayés  ;  ignorant  lequel  des  deux  il 
doit  prendre,  Alexandre  s'approche  d'un  homme,  vêtu  comme 
lui  d'une  capote,  et  fumant  sa  pipe  sur  le  seuil  de  la  dernière 
maison  : 

—  Mon  ami,  lui  demande  l'empereur,  laciuelle  de  ces  deux 
routes  dcis-je  prendre  pour  aller  à  '**? 

L'homme  à  la  pipe  le  toise  des  pieds  à  la  tète,  et,  étonné 
qu'un  simple  voyageur  ose  i)arler  avec  cette  familiarité  à  un 
homme  de  son  importance,  en  Russie  surtout  où  la  distinction 
des  grades  établit  une  si  grande  distance  entre  les  supérieurs  et 
les  subordonnés  ,  il  laisse  dédaigneusement  tomber,  entre  deux 
bouffées  de  fumée,  le  mol  :  —  A  droite. 

—  Pardon  ,  monsieur,  dit  l'empereur  en  portant  la  main  ;V 
son  chapeau  ;  encore  une  question  ,  s'il  vous  plaît. 


136  REYUK  DE  PARIS. 

—  Laquelle? 

—  Permettez-moi  de  vous  demander  quel  est  votre  grade  dans 
l'armée. 

—  Devinez? 

—  Monsieur  est  peut-être  lieutenant? 

—  Montez. 

—  Capitaine? 

—  Plus  haut. 

—  Major? 

—  Allez  toujours. 

—  Chef  de  bataillon? 

—  Enfin,  ce  n'est  pas  sans  peine. 
L'empereur  s'incline. 

—  Et  maintenant  à  mon  tour,  dit  l'homme  à  la  pipe,  per- 
suadé qu'il  s'adresse  à  un  inférieur,  qui  êles-vous  vous  même, 
s'il  vous  plaît. 

—  Devinez,  répond  l'empereur. 

—  Lieutenant? 

—  Montez. 

—  Capitaine? 

—  Plus  haut. 

—  Major? 

—  Allez  toujours. 

—  Chef  de  bataillon? 

—  Encore. 

L'interrogateur  tire  sa  pipe  de  sa  bouche. 

—  Colonel? 

—  Vous  n'y  êtes  pas. 

L'interrogateur  se  redresse  et  prend  une  altitude  respec- 
tueuse. 

—  Votre  Excellence  est  donc  lieutenant-général? 

—  Vous  approchez. 

L'interrogateur  porte  la  main  à  sa  casquette  et  reste  fixe  cl 
immobile. 

—  Mais,  en  ce  cas,  votre  altesse  est  donc  feld-maréchal  ? 

—  Encore  un  eiïorl,  monsieur  le  chef  de  bataillon. 

—  Sa  Majesté  Inijiériale  !  s'écrie  alors  l'interrogateur  stu- 
péfait, en  Inissanl  lombt^r  sa  jjjpe  qui  se  brise  en  morceaux. 

—  Elle-même,  répond  Alexajuhe  en  souriant. 


REVUE  DE  PARIS.  137 

—  Ah  !  sire,  s'écrie  l'officier  tombant  à  genoux ,  pardonnez- 
moi. 

—  Et  que  voulez-vous  que  je  vous  pardonne  ?  répond  l'empe- 
reur; je  vous  ai  demandé  monchemin,  vous  me  l'avez  indiqué. 
Merci. 

Et  à  ces  mots  l'empereur  saiue  de  la  main  le  pauvre  chef  de 
bataillon  stupéfait  et  prend  la  route  à  droite,  sur  laquelle  sa  voi- 
lure ne  tarde  pas  à  le  rejoindre. 

Pendant  un  autre  voyage,  entrepris  pour  visiter  ses  provinces 
du  Nord,  l'empereur,  en  traversant  un  lac  situé  dans  le  gouver- 
nement d'Archangel,  fut  assailli  par  une  violente  tem|)éte  :  — 
Mon  ami,  dit  l'empereur  au  pilote,  il  y  a  dix-huit  cents  ans  à  peu 
près  qu'en  pareille  circonstance  un  grand  général  romain  disait 
à  son  pilote  :  «  Ne  crains  rien  ,  car  tu  portes  César  et  sa  for- 
tune. »  Moi,  je  suis  moins  confiant  que  César  ,  et  je  te  dirai  tout 
bonnement  :  Mon  ami,  oublie  que  je  suis  l'empereur,  ne  vois  en 
moi  qu'un  homme  comme  toi,  et  lâche  d^  nous  sauver  tous  les 
deux.  — Le  pilote,  qui  commençait  à  perdre  la  tète  en  songeant 
àla  responsabilité  qui  pesait  sur  lui,  reprit  courage  aussitôt, et 
la  barque,  dirigée  par  une  main  ferme,  aborda  sans  accidentau 
rivage. 

Alexandre  n'avait  pas  toujours  été  aussi  heureux,  et  dans  des 
dangers  moindres  il  lui  était  parfois  arrivé  des  accidents  plus  • 
graves.  Pendant  son  dei  nier  voyage  dans  les  provinces  du  Don, 
il  fut  renversé  violemment  de  son  droscliki  ,  et  se  blessa  à  la 
jambe.  Esclave  de  la  discipline  qu'il  s'était  prescrite;")  lui-même, 
il  voulut  continuer  son  voyage,  afin  d'arriver  au  jour  dit  ;  mais 
la  fatigue  et  l'absence  de  précautions  envenimèient  la  plaie; 
depuis  ce  temps  ,  et  à  plusieurs  reprises,  des  érésipèles  se  por- 
tèrent sur  cette  jambe,  forçant  l'empereur  à  gaider  le  lit  pen- 
dant des  semaines  et  à  boiter  pendant  des  mois.  C'est  lors  de  ces 
accès  que  sa  mélancolie  redouble,  car  alors  il  se  trouve  face 
H  face  avec  l'impératrice,  et  dans  ce  visage  triste  et  pâle,  duquel 
le  sourire  semble  être  disparu,  il  trouve  un  reproche  vivant, 
car  celte  tristesse  et  cette  pâleur,  c'est  lui  ([ui  les  a  faites. 

Or,  la  dernière  atteinte  de  ce  mal  qui  avait  eu  lieu  dans  l'hl- 
verde  1824,  à  l'époque  du  mariage  du  grand-duc  Michel ,  et  au 
moment  où  l'empereur  avait  appris  de  Constantin  l'existence  de 
cette  conspiration  éternelle  mais  itrvisibîe  ,  que  l'on  devinait 


Î38  REVUE  DE  PARIS.  ' 

sans  la  voir,  avait  inspiréde  vives  inquiéludes.  Celait  à  Tzarko- 
Selo,  la  résidence  favorite  du  prince,  et  qui  lui  devenait  plus 
chère  à  mesure  qu'il  s'enfonçait  davantage  dans  cette  insurmon- 
table mélancolie.  Après  s'être  promené  à  pied  ,  toujours  seul  , 
comme  c'était  sa  coutume,  il  rentia  au  château  saisi  de  froid, 
et  se  fit  apporter  à  dîner  dans  sa  chambre.  Le  même  soir,  un 
érésipèle,  plus  violent  encore  qu'aucun  des  précédents  ,  se  dé- 
clara, accompagné  de  fièvre  ,  de  délire  et  de  transport  au  cer- 
veau; la  même  nuit,  on  ramena  l'empereur  dans  un  traîneau 
fermé  à  Saint-Pétersbourg  ,  et  là  un  conseil  de  médecins  réuni 
décida  de  lui  couper  la  jambe  ,  pour  prévenir  la  gangrène  ;  le 
seul  docteur  Wyllie,  chirurgien  particulier  de  l'empereur  ,  s'y 
opposa,  répondant  sur  sa  tète  de  l'auguste  malade.  En  effet, 
grâce  à  ses  soins,  l'empereur  revint  à  la  santé;  mais  sa  mélan- 
colie s'élait  encore  augmentée  pendant  cette  dernière  maladie,  - 
de  sorte  qu'ainsi  que  je  l'ai  dit,  les  dernières  fêtes  du  carnaval 
en  avaient  été  tout  attristées. 

Aussi,  à  peine  guéri,  était-il  retourné  à  son  bien-aimé  Tzarko- 
SeIo,et  y  avait-il  repris  sa  vie  accoutumée;  le  printemps  l'y 
trouva  seul,  sans  cour  ,  sans  grand-maréchal  ,  et  n'y  recevant 
que  ses  ministres  à  des  jours  marqués  de  la  semaine;  là  son 
existence  était  plutôt  celle  d'un  anachorète  qui  pleure  sur  ses 
fautes,  que  celle  d'un  grand  empereur  qui  fait  le  bonheur  de 
son  peuple.  En  effet,  à  six  heures  en  hiver,  à  cinq  heures  en  été, 
Alexandre  se  levait,  faisait  sa  toilette,  entrait  dans  son  cabinet, 
où  il  ne  pouvait  pas  souffrir  le  moindre  désordre,  et  où  il  trou- 
vait sur  son  bureau  un  mouchoir  de  baplisle  plié,  et  un  paquet 
de  dix  plumes  nouvellei^ient  taillées.  L'empereur  alors  se  met- 
tait au  travail,  ne  se  servant  jamais  le  lendemain  de  la  plume 
de  la  veille,  n'eût-elle  été  employée  qu'à  écrire  son  nom  ;  puis, 
le  courrier  fini  et  la  signature  achevée,  il  descendait  dans  le 
parc ,  où  ,  malgré  les  bruits  de  conspiration  qui  couraient 
depuis  deux  ans  ,  il  se  promenait  toujours  seul ,  et  sans  autre 
garde  que  les  sentinelles  du  palais  Alexandre.  Vers  les  cinq 
heures,  il  rentrait,  dînait  seul,  et  se  couchait  à  la  retraite  que 
la  musique  des  gardes  jouait  sous  ses  fenêtres,  et  dont  les  mor- 
ceaux, toujours  choisis  par  lui  parmi  les  plus  mélancoliques, 
l'endormaient  enfin  dans  une  disposition  pareille  à  celle  où  il 
avait  passé  la  journée. 


'      REVUE  DE  PARIS.     .  13D 

De  son  côlé,  l'impéiatrice  ÉIisal)e(li  vivait  clans  iiiu;  profoiuie 
solitude,  veillanl  sur  l'empereur  comme  un  ange  invisible; 
l'âge  n'avait  point  éteint  l'amour  profond  que  le  jeune  czare- 
wich  lui  avait  inspiré  à  la  première  vue,  et  qui  s'était  conservé 
pur  et  éternel  ,  malgré  les  nombreuses  et  pu!)li(|ues  infidélités 
de  son  mari.  C'était,  à  l'époque  où  je  la  vis,  une  femme  de  qua- 
rante-quatre à  quarante-cinq  ans  ,  à  la  taille  encore  svelte  cl 
bien  prise  ,  et  sur  son  visage  on  distinguait  les  resles  d'une 
grande  beauté,  qui  commençaient  à  céder  à  trente  ans  de  lutte 
a^ec  la  douleur.  Au  reste  ,  chaste  comme  une  sainte,  jamais  la 
calomnie  la  plus  amère  et  la  plus  irritée  n'avait  |)u  trouver 
prise  sur  elle  :  si  bien  qu'à  sa  vue  chacun  s'inclinait,  moins 
encore  devant  la  puissance  supérieure  que  devant  la  bonté  su- 
prême, moins  devant  la  femme  régnant  sur  la  terre  que  devant 
l'ange  exilé  du  ciel. 

Lorstjn'arriva  l'été,  les  médecins  décidèrent  à  l'unanimité 
qu'un  voyage  était  nécessaire  au  rétablissement  complet  de 
l'empereur,  et  fixèrent  eux-mêmes  la  Crimée  ,  comme  l'endroit 
dont  le  climat  était  le  plus  favorable  à  sa  convalescence. 
Alexandre,  contre  son  habitude,  n'avait  point  arrêté  de  courses 
pour  cette  année,  et  reçut  l'ordonnance  des  médecins  avec  une 
indifférence  parfaite;  à  peine, au  reste,  la  résolution  du  dépait 
fut-elle  prise,  que  l'impératrice  sollicita  et  obtint  la  permissi(5ii 
d'accompagner  son  époux. Ce  départ  amena  un  surcioit  de  tra- 
vail pour  l'empereur,  car,  avant  ce  voyage,  chacun  s'empressa 
de  terminer  avec  lui,  comme  si  on  ne  le  devait  plus  revoir;  il 
lui  fallut  donc,  pendant  une  quinzaine  de  jours  ,  se  lever  de 
meilleure  heure,  et  se  coucher  plus  tard.  Cependant  sa  santé 
n'était  point  visiblement  altérée  ,  lorsque,  dans  le  courant  du 
mois  de  juin  ,  après  un  service  chanté  pour  la  bénédiction  de 
son  voyage,  et  auquel  assista  toute  la  famille  impériale,  il  quitta 
Saint-Pétersbourg,  accompagné  de  l'impératrice,  conduit  par 
son  cocher  le  fidèle  Ivan,  et  suivi  de  ([uelques  officiers  d'ordon- 
nance sous  les  ordres  du  général  Diébitch. 

XIV. 

L'empereur  arriva  à  Taganrog  vers  la  fin  d'août  182S ,  après 


140  REVUE  DE  PARIS. 

avoir  passé  par  Varsovie  où  il  s'arrêla  pendant  quelques  jours 
pour  fêler  raiinivcisairc  delà  naissance  du  [jrand-diie  Conslan- 
lin  :  c'était  le  deuxième  voyage  (pie  rcmpeieur  faisait  dans  celle 
ville,  dont  la  situation  lui  plaisait ,  et  oîi  il  disait  souvent  qu'il 
avait  l'inlention  de  se  retirer.  Le  voyage,  au  reste,  lui  avait  fait 
grand  hien  ainsi  qu'à  rimpéialrice;  et  on  augurait  à  merveille 
de  leur  séjour  sous  ce  beau  ciel  auquel  ils  étaient  venus  deman- 
der leur  guérison.  Au  reste,  la  prédilection  de  l'empereur  pour 
Taganrog  n'était  justifiée  que  par  les  embellissements  futurs 
(ju'il  comptait  y  faire  ;  car,  telle  qu'elle  était  alors,  cette  petite 
ville,  située  sur  le  bord  de  la  mer  d'Azof,  ne  se  composait  guère 
que  d'un  millier  de  mauvaises  maisons,  dont  un  sixième  au  plus 
est  bâti  en  briques  et  en  pierres;  toutes  les  autres  ne  sont  que 
des  cages  de  bois  recouvertes  d'un  torscliis  de  boue.  Quant  aux 
rues  qui  sont  larges,  il  est  vrai,  mais  qui  ne  sont  point  pavées, 
le  sol  en  est  tellement  friable,  qu'à  la  moindre  pluie  on  enfonce 
jusqu'au  genou;  en  revanclie,  quand  le  soleil  et  le  vent  ont  des- 
séché ces  masses  humides,  le  bétail  et  les  chevaux  qui  passent, 
chargés  des  productions  du  pays,  soulèvent  sous  leurs  pieds  des 
torrents  de  poussière,  (jue  la  brise  fait  tourbillonner  en  flots  si 
épais  qu'en  plein  jour,  et  à  quelques  pas,  on  ne  dislingue  point 
un  homme  d'un  cheval.  Cette  poussière  s'introduit  partout, 
entre  dans  les  maisons,  traverse  les  jalousies  closes  ou  les  con- 
trevents feimés ,  pénètre  à  travers  les  babils  si  épais  qu'ils 
soient  et  charge  l'eau  d'une  espèce  de  sédiment  qu'on  ne  peut 
jiréciter  qu'en  la  faisant  bouillir  avec  du  sel  de  tartre. 

L'empereur  était  descendu  dans  la  maison  du  gouverneur, 
située  en  face  de  la  forteresse  d'Azof,  maisiln'y  restait  presque 
jamais,  sortant  dès  le  malin  ,  et  n'y  rentrant  qu'à  l'heure  du 
dîner,  c'est-à-dire  à  deux  heures.  Tout  le  reste  du  temps  ,  il 
courait  à  |)ied  dans  la  boue  ou  la  poussière,  négligeant  toutes 
les  précautions  que  les  habitants  du  pays  eux-mêmes  prennent 
contre  les  fièvres  d'automne,  qui  du  reste  avaient  été  Irès-nom- 
■  breuses  et  tiès  malignes  cette  année.  Sa  principale  occupation 
était  le  tracé  et  le  plantage  d'un  grand  jardin  public  dont  les 
travaux  étaient  dirigés  par  un  Anglais  qu'il  avait  fait  venir  de 
Saint-Pétersbourg  ;  la  nuit ,  il  dormait  sur  un  lit  de  camp  ,  la 
tète  posée  sur  un  oreiller  de  cuir. 

Quelques-uns  disaient  qne  ces  occupations ,  en  quelque  sorte 


REVUE  DE  PARIS.  14 1 

exlérieut'cs ,  voilaient  un  plan  cnclié  ,  el  que  rempereur  ne 
s'étail  relire  ainsi  à  l'cxlrémilé  de  son  empire,  que  pour  y 
prendre  à  l'écart  quelque  grande  détermination.  Ceux-là 
espéraient,  d'un  moment  à  l'autre,  voir  sortir  de  cette  petite 
ville  des  Palus-Méolides  un  plan  de  constitution  pour  toute  la 
Russie  ;  là  était,  s'il  fallait  les  en  croire,  la  véritable  cause  de 
ce  voyage  prétendu  sanitaire  ;  l'empereur  avait  voulu  agir  en 
dehors  de  l'influence  de  sa  vieille  noblesse ,  aussi  attachée, 
encore  aujourd'hui,  à  ses  préjugés  qu'elle  l'était  du  temps  de 
Pierre  le  Grand. 

Cependant  Taganrog  n'était  que  le  point  principal  de  la  rési- 
dence d'Alexandre  ;  Elisabeth  seule  y  restait  à  demeure  ,  car 
elle  n'eût  pu  supporter  les  courses  que  l'empereur  faisait  dans 
le  pays  du  Don,  tantôt  à  Tcherkask,  tantôt  à  Douez.  Au  retour 
d'une  de  ces  courses,  il  allait  partir  i)our  Astrakan  ,  lorsque 
l'arrivée  subite  du  comie  de  Woronzoff ,  celui-là  même  quia 
occupé  la  France  jusqu'en  1818,  et  qui  était  gouverneur  d'O- 
dessa, vint  renverser  le  nouveau  projet  ;  en  effet  ,  Woronzoff 
venait  annoncer  à  l'empereur  que  de  grands  mécontentements 
étaient  prés  d'éclater  en  Crimée,  et  que  sa  présence  seule  pou- 
vait les  calmer.  Il  y  avait  trois  cents  lieues  à  parcourir  :  mais 
qu'est-ce  que  trois  cents  lieues,  en  Russie,  où  les  chevaux,  aux 
crinières  échevelées,  vous  emportent  à  travers  les  steppes  et  les 
forêts  avec  la  rapidité  d'un  rêve  ?  Alexandre  promit  à  l'impéra- 
trice d'être  de  retour  avant  trois  semaines,  et  donna  les  ordres 
du  départ,  qui  devait  avoir  lieu  aussitôt  après  le  retour  d'un 
courrier  qu'il  avait  expédié  à  Alupka. 

Lecourrier  revint  ;  il  apportait  de  nouveaux  détails  sur  la 
conspiration.  On  avait  découvert  cpie  c'était  non-seulement  au 
gouvernement,  mais  encore  aux  jours  de  l'empereur  qu'on  en 
voulait.  En  apprenant  celte  nouvelle,  Alexandre  laissa  tomber 
sa  tête  dans  ses  mains,  et,  poussant  un  profond  gémissement, 
il  s'écria  :  —  0  mon  père  !  mon  père  ! 

On  était  alors  au  milieu  de  la  nuit.  L'empereur  fit  réveiller 
le  général  Diébitch  ,  qui  habitait  une  maison  voisine.  En  l'at- 
tendant ,  il  paraissait  fort  inquiet,  marchant  à  grands  pas  dans 
la  chambre,  se  jetant  de  temps  en  temps  sur  son  lit,  d'où  l'agi- 
tation le  repoussait  bientôt.  Le  général  arriva  j  deux  heures  se 
passèrent  à  écrire  et  à  discuter  ;  puis  deux  courriers  partirent 
a  13 


14-2  REVUE  DE  PARIS. 

por(eiits  de  dépêches,  l'un  pour  le  vice-roi  de  Pologne,  l'autre 
pour  le  grand-duc  Nicolas, 

Le  lendemain  ,  les  trails  de  l'empereur  avaient  repris  leur 
calme  liabiluel,  et  nul  ne  pouvait  y  lire  la  trace  des  agitations 
de  la  nuit.  Cependant  WoronzofF  le  trouva,  en  venant  lui  de- 
mander ses  instructions,  dans  un  état  d'irritabilité  tout  à  fait 
contraire  h  la  douceur  habituelle  de  son  caractère.  Il  n'en 
donna  pas  moins  l'ordre  du  départ  pour  le  lendemain  matin. 

La  roule  ne  fit  qu'augmenter  ce  malaise  moral  ;  à  chaque 
instant ,  ce  qui  ne  lui  arrivait  jamais  ,  l'empereur  se  plaignait 
de  la  lenteur  des  chevaux  et  du  mauvais  état  des  chemins. 
Celte  humeur  chagrine  redoublait  surtout  quand  son  médecin 
Wyllie  lui  recommandait  quelques  précautions  contre  les  vents 
glacés  de  l'automne.  Alors  il  rejetait  manteau  et  pelisse,  et 
semblait  chenher  les  dangers  que  ses  amis  le  suppliaient  de 
fuir.  Tant  d'imprudence  porta  son  fruit  :  l'empereur  fut  un 
soir  pris  d'une  toux  obstinée  ,  et  le  lendemain  ,  en  arrivant  à 
OrielofF,  une  tièvre  intermittente  se  déclara,  qui  en  quelques 
jours,  et  aidée  par  l'obstination  du  malade,  se  changea  en  une 
fièvre  rémittente,  que  Wyllie  reconnut  bientôt  pour  être  la 
même  qui  avait  régné  pendant  tout  l'automne  de  Taganrog  à 
Sébastopol. 

Le  voyage  fut  aussitôt  interrompu.  Alexandre  ,  comme  s'il 
eût  senti  la  gravité  de  sa  maladie  et  voulu  revoir  l'impératrice 
avant  de  mourir,  exigea  qu'on  lui  fit  reprendi'e  à  l'instant 
même  le  chemin  de  Taganrog.  Toujours  contrairement  aux 
prières  de  Wyllie,  11  fit  une  partie  de  la  route  A  cheval  ;  mais 
bientôt  ,  ne  pouvant  plus  se  tenir  en  selle,  force  lui  fut  de  re- 
monter dans  sa  voiture.  Enfin  ,  le  5  novembre ,  il  rentra  à 
Taganrog.  A  peine  arrivé  au  palais  du  gouverneur,  il  s'éva- 
nouit. 

L'impératrice,  presque  mourante  elle-même  d'une  maladie  de 
cœur,  oublia  à  l'instant  même  ses  souffrances  pour  ne  s'occu- 
per que  de  son  mari.  La  fièvre  fatale,  malgré  le  changement  de 
lieu  ,  reparaissait  par  accès  chaque  jour,  de  sorte  que,  le  8,  les 
symptômes  augmentant  sans  cesse  de  gravité,  sir  James  Wyllie 
exigea  que  le  docteur  Stophiegen,  médecin  de  l'impératrice,  lui 
fût  adjoint.  Le  13  ,  les  deux  docteurs  ,  réunis  pour  combattre 
l'affection  cérél)!'ale  qui  menaçait  de  compliquer  la  maladie, 


REVUE  DE  PARIS.  143 

proposèrent  à  l'empereur  de  le  saigner  ;  mais  l'empereur  s'y 
opposa  constamment,  ne  demandant  que  de  l'eau  glacée,  et, 
lors(iu'on  lui  en  refusait,  repoussant  toute  autre  ciiose.  Vers 
quatre  heures  de  raprès-midi ,  l'empereur  demanda  de  l'encre 
et  du  papier,  écrivit  et  cacliela  une  lettre  ;  puis,  comme  la  bou- 
gie était  restée  allumée  :  «  Mon  ami ,  dit-il  à  un  domestique  , 
éteins  cette  bougie;  on  pourrait  la  prendre  pour  un  cierge  et 
croire  que  je  suis  déjù  mort.  » 

Le  lendemain  14  ,  les  deux  médecins  revinrent  à  la  charge, 
secondés  par  les  prières  de  l'impératrice  ,  mais  ce  fut  inutile- 
ment encore,  et  même  l'empereur  les  repoussa  avec  emporte- 
ment. Cependant  presque  aussitôt  il  se  repentit  de  ce  mouve- 
ment d'impatience  ,  et ,  les  rappelant  tous  deux  :  «Écoutez, 
dit-il  ii  S[o|ihiegen,  vous  et  sir  James  Wyllie,  j'ai  grand  plaisir 
ù  vous  voir,  et  cependant  Je  vous  |)réviens  que  je  serai  forcé  de 
renoncer  à  ce  ])laisir,  si  vous  me  rompez  la  tète  avec  votre  mé- 
decine. »  Pourtant,  vers  midi ,  l'empereur  consentit  à  prendre 
une  dose  de  calomel. 

Vers  quatre  heures  du  soir,  le  mal  avait  fait  des  progrès  si 
effrayants  ,  qu'il  devint  urgent  de  faire  appeler  un  prêtre.  Ce 
fut  sir  James  Wyllie  qui ,  sur  l'invilalion  de  l'impératrice, 
entra  dans  la  chambre  du  mourant,  et,  s'approchant  de  son  lit, 
lui  conseilla  en  pleurant  ,  puisqu'il  continuait  de  refuser  les 
secours  de  la  médecine,  de  ne  pas  refuser  au  moins  ceux  de  la 
religion.  L'empereur  répondit  que,  sous  ce  rapport,  il  consentait 
à  tout  ce  qu'on  voulait. 

Le  15,  à  cinci  heures  du  malin,  le  confesseur  fut  introiluit. 
A  peine  l'empereur  l'eut-il  aperçu  ,  que,  lui  tendant  la  main  : 
«  Mon  père,  lui  dit-il,  traitez-moi  en  homme  ,  et  non  en  empe- 
reur. »  Le  prêtre  alors  s'approcha  du  lit,  reçut  la  confession 
impériale,  et  donna  les  sacrements  à  l'auguste  malade. 

Alors  ,  comme  il  connaissait  robstination  qu'avait  mise 
Alexandre  à  refuser  tous  les  remèdes  ,  il  allaciua  sur  ce  point 
la  religion  du  mourant,  lui  disant  que  ,  s'il  continuait  à  s'ob- 
stiner sur  ce  poinl,  il  y  avait  ù  craindre  que  Dieu  ne  regardât 
sa  mort  comme  un  suicide.  Celte  idée  produisit  sur  Alexandre 
une  si  profonde  impression,  qu'il  rappela  aussitôt  Wyllie  et  lui 
dit  qu'il  se  remeltait  entre  ses  mains,  afin  qu'il  fit  de  lui  ce  que 
bon  lui  semblerait. 


144  REVUE  DE  PARIS. 

Wyllie  ordonna  aussitôt  l'application  de  vingt  sangsues  ù  la 
tèle  ;  mais  il  était  trop  tard.  Le  malade  était  dévoré  d'une  fîèvre 
ardente ,  de  sorte  qu'à  compter  de  ce  moment  on  commença  à 
perdre  tout  espoir  et  que  la  cliambre  se  remplit  de  serviteurs 
pleurants  et  gémissants.  Quant  à  Élisabelli ,  elle  n'avait  quitté 
le  chevet  du  malade  que  pour  faire  place  au  confesseur,  e(, 
celui-ci  sorti,  elle  était  rentrée  aussitôt  et  avait  repris  son  poste 
accoutumé. 

Vers  deux  heures ,  l'empereur  parut  éprouver  un  redouble- 
ment de  douleurs.  Il  lit  signe  qu'on  s'approchât  de  lui,  comme 
s'il  voulait  communiquer  un  secret.  Alors,  comme  s'il  changeait 
d'avis  :  «  Les  rois,  s'écria-t-il,  souffrent  plus  que  les  autres.  » 
Puis  ,  s'arrêtanl  tout  à  coup  et  retombant  en  arrière  sur  son 
traversin  :  «  Ils  ont  commis  lu  ,  murmura-t-il ,  une  action  in- 
fâme. »  De  qui  voulait-il  parler?  Nul  ne  le  sait;  mais  quelques- 
uns  ont  cru  que  c'était  un  dernier  reproche  aux  assassins  de 
Paul. 

Pendant  la  nuit,  l'empereur  perdit  tout  sentiment. 

Vers  les  deux  heures  du  matin,  le  général  Diebitch  parla  d'un 
vieillard  nommé  Alexandrowitch,  qui  avait,  lui  disait-on,  sauvé 
plusieurs  Tartares  de  celte  même  fièvre  à  laquelle  succombait 
l'empereur.  Aussitôt  sir  James  Wyllie  exigea  que  l'on  envoyât 
chercher  cet  homme,  et  l'impératrice,  se  reprenant  à  ce  rayon 
d'espoir,  ordonna  qu'on  allât  chez  lui  et  qu'il  fut  amené  sur-le- 
champ. 

Pendant  tout  ce  temps,  l'impératrice  était  à  genoux  au 
chevet  du  lit  du  mourant,  les  yeux  sur  ses  yeux,  et  regardant 
avec  effroi  la  vie  se  retirer  lentement.  Certes,  si  des  prières 
saintes  et  sincères  suffisaient  pour  fléchir  Dieu,  Dieu  était  fléchi 
et  l'empereur  sauvé. 

Sur  les  neuf  heures  du  matin  ,  le  vieillard  entra.  C'était 
avec  peine  qu'il  avait  consenti  à  venir,  et  il  avait  fallu  l'amener 
presque  de  force.  En  voyant  le  mourant,  il  secoua  la  tête  ;  puis, 
interrogé  sur  ce  signe  néfaste  :  «  Il  est  trop  tard,  dit-il;  d'ail- 
leurs, ceux  que  j'ai  guéris  n'étaient  point  malades  de  la  même 
maladie.  » 

Avec  cette  déclaration  s'éteignit  le  dernier  espoir  d'Elisabeth. 

En  effet,  à  dix  heures  cinquante  minutes  du  malin ,  l'empe- 
reur expira. 


REVUE  DE  PARIS*  145 

C'était  le  l"  décembre,  selon  le  calendrier  russe. 

L'impératrice  était  tellement  penchée  sur  lui ,  qu'elle  sentit 
passer  son  dernier  soupir.  Elle  jeta  un  cri  terrible,  tomba  à 
genoux  et  pria  ;  puis,  après  quelques  minutes,  se  relevant  plus 
calme,  elle  ferma  les  yeux  de  l'empereur,  qui  étaient  restés 
ouverts,  lui  serra  la  tète  avec  un  mouchoir  pour  empêcher  les 
mâchoires  de  s'écarter,  baisa  ses  mains  déjà  froides,  et,  re- 
tombant à  genoux,  elle  resta  en  prières  jusqu'au  moment  oii 
les  médecins  obtinrent  d'elle  qu'elle  se  retirât  dans  une  autre 
chambre,  afin  qu'ils  pussent  procéder  à  l'ouverture  du  ca- 
davre. 

L'autopsie  fit  découvrir  deux  onces  de  fîuide  dans  les  cavités 
du  cerveau  et  un  engorgement  des  veines  et  des  artères  de  la 
tête.  En  outre,  on  trouva  un  ramollissement  de  la  rate,  espèce 
d'altération  particulière  à  cet  organe  lorsque  la  mort  du  sujet 
a  été  amenée  par  les  fièvres  du  pays.  L'empereur  pouvait  donc 
être  sauvé,  s'il  n'avait  obstinément  refusé  tout  secours. 

Le  lendemain,  le  corps  fut  exposé  sur  une  estrade  ,  élevée 
dans  la  maison  même  où  il  était  mort.  La  chambre  était  tendue 
de  noir,  le  cercueil  recouvert  d'un  drap  d'or,  et  un  grand 
nombre  de  cierges  éclairaient  l'appartement.  Chaque  personne 
qui  entrait  recevait  à  la  porte  un  Hambeau  allumé,  qu'elle  gar- 
dait tout  le  temps  qu'elle  restait  dans  la  salle  funèbre.  Un 
prêtre,  placé  à  la  tète  de  la  bière,  disait  des  prières;  deux  sen- 
tinelles, l'épée  nue  ,  veillaient  jour  et  nuit,  deux  autres  gar- 
daient les  portes,  et  deux  autres  encore  étaient  échelonnées  sur 
chaque  degré  de  l'escalier. 

Le  corps  resta  ainsi  vingt-deux  jours  exposé,  visité  par  une 
foule  de  spectateurs,  qui  accouraient  là  comme  à  un  spectacle  , 
et  gardé  par  l'impératrice  ,  qui  voulut  assister  à  cha(iue  messe 
que  l'on  disait  de  deux  jours  l'un  ,  et  qui  s'évanouit  à  toutes. 
Enfin,  le  23  décembre  ,  à  neuf  heures  du  matin,  le  cadavre  fut 
transporté  du  palais  au  monastère  grec  de  Saint-Alexandre,  où 
il  devait  demeurer  exposé  jusqu'à  son  départ  pour  Saint-Péters- 
bourg. Il  était  sur  un  char  funèbre  attelé  de  huit  chevaux, 
couverts  jusqu'à  terre  de  housses  de  drap  noir,  abrité  sous  un 
dais  de  drap  d'or,  et  dans  un  cercueil  recouvert  de  drap  d'ar- 
gent et  orné  d'écussons  aux  armes  de  l'empire.  La  couronne 
impériale  était  placée  sous  le  dais.  Quatre  généraux-majors, 

13. 


l-i6  REVUE  DE  PARIS.       ' 

assistés  de  huit  ofRciers-majors,  portaient  les  cordons  du  dais. 
Les  personnes  de  la  suite  de  l'empereur  et  de  l'impératrice  sui- 
vaient immédiatement  en  longs  manteaux  de  deuil  et  portant 
des  Ilami)eaux,  tandis  que,  de  minute  en  minute ,  rartilleric 
légère  des  Cosaques  du  Don  ,  qui  avait  été  mise  en  batterie  sur 
l'esplanade  de  la  forteresse,  lirait  un  coup  de  canon. 

Arrivé  à  l'église,  le  corps  fut  transporté  sur  une  estrade  de 
douze  marches,  couverte  de  drap  noir,  surmontée  d'un  catafal- 
que de  draj)  rouge,  supportant  un  socle  couvert  de  velours  pon- 
ceau  avec  des  armoiries  en  or.  Quatre  colonnes  soutenaient  le 
dais,  que  couronnaient  le  diadème  impérial,  le  sceptre  et  le 
globe.  Le  catafal(|ue  était  entouré  de  rideaux  de  velours  pon- 
ceau  et  de  drap  d'or,  et  quatre  grands  candélabres,  placés  aux 
quatre  coins  de  l'eslrade,  supportaient  un  nombre  de  cierges 
suflSsanl  pour  lutter  avec  l'obscurité  de  l'église,  obscurité  causée 
par  des  tentures  de  drap  noir  semées  de  croix  blanches  dont  les 
croisées  inférieures  de  l'église  étaient  couvertes. 

L'impératrice  avait  voulu  assister  à  ce  dernier  convoi  ;  mais, 
cette  fois  encore,  elle  ne  put  supporter  son  émotion.  On  la  rem- 
porta évanouie  au  palais;  à  peine  revenue  à  elle,  Elisabeth  des- 
cendit dans  la  cliai)elle,  où  elle  dit  les  mêmes  prières  que  l'on 
disait  à  l'église  de  Saint-Alexandre. 

Aussitôt  les  premiers  sym|)t6mes  de  maladie  aperçus,  c'est-à- 
dire  dès  le  18  du  mois,  le  jour  même  du  retour  de  l'empereur  A 
Taganrog,  un  courrier  avait  élé  expédié  à  son  altesse  imitériale 
le  grand-duc  Nicolas,  pour  lui  donner  avis  de  l'indisposition  de 
l'empereur.  Ce  courrier  avait  élé  suivi  d'autres  courriers  expé- 
diés dans  le  même  but.  les  21 ,24,  27  et  28  novembre.  Toutes  les 
lettres  dont  ils  étaient  porteurs  annonçaient  un  danger  crois- 
sant et  avaient  jeté  la  désolation  dans  la  famille  impériale,  lors- 
<iue  entin  une  lettre  du  29  vint  rendre  quelque  espoir  en  annon- 
çant que  l'empereur,  dont  le  dernier  évanouissement  avait  duré 
plus  de  huit  heures,  venait  de  reprendre  le  sentiment,  avait  re- 
connu tout  le  monde,  et  avait  dit  lui-même  qu'il  sentait  un  peu 
d'amélioration  dans  son  état. 

Si  vagues  que  fussent  les  espérances  que  l'on  pouvait  conce- 
voir sur  une  jjareille  lettre,  l'impératrice  mère  et  les  grands- 
ducs  Nicolas  et  Michel  avaient  ordonné,  le  10  décembre,  un  Te 
Deiim  public  dans  la  grande  église  métropolitaine  de  Casan,  et 


REVUE  DE  PARIS.  147 

;i  peine  le  peuple  avait-il  su  que  ce  Te  Deum  était  chanté  pour 
célébrer  une  amélioration  dans  la  santé  de  l'empereur,  qu'il  s'y 
étHit  porté  tout  joyeux,  et  avait  encombré  tout  l'espace  que  lais- 
saient libre  les  augustes  assistants  et  leur  suite. 

Vers  la  fin  du  Te  Deum,  et  comme  les  voix  pures  des  chan- 
Ires  s'élevaient  vers  le  ciel  dans  une  sainte  et  suave  harmonie, 
on  vint  tout  bas  prévenir  le  grand-duc  INicolas  qu'uu  courrier 
arrivait  de  Taganrog  porteur  d'une  dernière  dépêche,  qu'il  ne 
\ouiait  remettre  cprà  lui-même,  et  attendait  dans  la  sacristie. 
Le  grand-duc  se  leva,  suivit  l'aide  de  camp  et  sortit  de  l'église. 
L'impératrice  mère  avait  seule  remarqué  cette  sortie,  et  l'office 
divin  avait  continué. 

Le  giand-duc  n'eut  besoin  que  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  le 
courrier  pour  deviner  quelle  fatale  nouvelle  il  apportait.  D'ail- 
leurs ,  la  lettre  qu'il  lui  présentait  était  cachetée  de  noir.  Le 
grand-duc  Nicolas  reconnut  l'écriture  d'Elisabeth;  il  ouvrit 
la  dépêche  impériale  :  elle  contenait  ces  quelques  lignes  seule- 
ment : 

>'  Notre  ange  est  au  ciel,  et  moi  je  végète  encore  sur  la  terre  ; 
mais  j'ai  l'espoir  de  me  réunir  bientôt  à  lui.  » 

Le  grand-duc  fit  appeler  le  métropolitain,  qui  était  un  beau 
vieillard  à  grande  barbC' blanclie  et  aux  longs  cheveux  tom- 
bant jusqu'au  milieu  du  dos;  il  lui  remit  la  lettre,  le  char- 
geant d'apprendre  la  nouvelle  fatale  qu'elle  contenait  à  l'impé- 
ratrice mère,  revint  prendre  sa  place  auprès  d'elle  et  se  remit  à 
prier. 

Un  instant  après,  le  vieillard  rentra  dans  le  chœur.  A  un  signe 
de  lui,  toutes  les  voix  cessèrent,  et  un  silence  de  mort  leur  suc- 
céda. Alors,  au  milieu  de  l'attention  et  de  l'élonnement  général, 
il  marcha  d'un  pas  lent  et  grave  vers  l'autel .  prit  le  crucifix 
d'aigent  massif  qui  le  décorait,  et,  jetant  siu'  le  symbole  de  toute 
douleur  terrestre  et  de  toute  espérance  divine  un  voile  noir,  il 
s'approcha  de  l'impératrice  mère  et  lui  donna  à  baiser  le  crucifix 
en  deuil. 

L'impératrice  jeta  un  cri  et  tomba  la  face  contre  terre;  elle 
avait  compris  que  son  fils  aîné  était  mort. 

Quant  à  l'impératrice  Elisabeth,  le  triste  espoir  qu'elle  mani- 
festait dans  sa  courte  et  loucliante  lettre  ne  larda  pointa  être 
accompli.  Quatre  mois  environ  après  la  mort  d'Alexandre,  c'est- 


148  REVUE  DE  PARIS. 

à-dire  au  retour  de  la  belle  saison,  elle  quitta  Taganrog  pour 
le  gouvernement  de  Kalouga,  où  l'on  venait  d'acheter  pour  elle 
une  magnifique  propriété.  A  peine  au  tiers  du  chemin ,  elle  se 
sentit  affaiblie,  et  s'ariêla  à  BelofF,  petite  ville  du  gouverne- 
ment de  Koursk:  huit  jours  après,  elle  avait  rejoint  son  ange  au 
ciel. 


XV. 


Nous  apprîmes  cette  nouvelle  et  la  manière  dont  elle  avait  été 
annoncée  à  l'impératrice  mère ,  par  le  comte  Alexis ,  qui ,  en  sa 
qualité  de  lieutenant  aux  chevaliers  gardes,  assistait  au  Te 
Deum.  Soit  que  cette  nouvelle  l'eût  impressionné  lui-même , 
soit  qu'elle  se  rattachât  à  d'autres  idées  encore  que  celles  qui 
paraissaient  en  devoir  être  la  conséquence,  nous  crûmes  remar-- 
quer,  Louise  et  moi,  dans  le  comte,  une  agitation  qui  ne  lui 
était  point  naturelle  et  <|ui  perçait  malgré  la  puissance  que  les 
Russes  ont  généralement  sur  leurs  impressions.  Nous  nous  com- 
muniquâmes ces  réflexions  aussitôt  le  départ  du  comte,  qui  nous 
quitta  à  six  heures  du  soir  pour  se  rendre  chez  le  prince  Trou- 
betskoï. 

Ces  réflexions  étaient  fort  tristes  pour  ma  pauvre  compa- 
triote, car  elles  nous  ramenaient  naturellement  à  la  pensée  de 
cette  conspiration,  dont,  au  commencement  de  sa  liaison  avec 
Louise,  le  comte  Alexis  avait  laissé  éciiapper  quelques  mots.  11 
est  vrai  que,  depuis  ce  temps,  toutes  les  fois  que  Louise  avait 
voulu  ramener  la  conversation  sur  ce  sujet ,  le  comte  avait 
essayé  de  la  rassurer  en  lui  affirmant  que  cetie  conspiration 
avait  été  rompue  presque  aussitôt  que  formée;  mais  quelques- 
uns  de  ces  signes  qui  n'échappent  point  aux  regards  d'une 
femme  qui  aime  ,  lui  avaient  fait  croire  qu'il  n'en  était  rien  et 
que  le  comte  essajait  de  la  tromper. 

Le  lendemain  ,  Saint-Pétersbourg  se  réveilla  dans  le  deuil. 
L'empereur  Alexandre  était  adoré,  el,  comme  on  ignorait  encore 
la  renonciation  de  Constantin  ,  on  ne  pouvait  s'empêcher  de 
comparer  la  douce  et  facile  bonté  de  l'un  à  la  fantasque  ru- 
desse de  l'autre.  Quant  au  grand-duc  Nicolas,  personne  ne  j>en- 
sait  à  lui. 


REVUE  DE  PARIS.  149 

En  effet ,  quoique  ce  dernier  connût  Tacle  d'abdication  que 
Conslantin  avait  signé  à  l'époque  de  son  mariage  ,  loin  de  se 
prévaloir  de  celte  renonciation  que  son  frùre  i)0uvait  avoir 
regrettée  depuis  ,  il  lui  avait,  le  regardant  déjà  comme  son 
empereur,  prêté  serment  de  fidélité,  et  envoyé  un  courrier  pour 
l'inviter  à  revenir  prendre  i)ossession  du  trône.  Mais,  en  même 
temps  que  le  messager  partait  de  Saint-Pétersbourg  pour  Var- 
sovie, le  grand-duc  Michel ,  envoyé  par  le  czarewicb,  partait 
de  Varsovie  pour  Saint-Pétersbourg ,  porteur  de  la  lettre  sui- 
vante . 


«Mon  très-cher  frère. 

«  C'est  avec  la  plus  profonde  tristesse  que  j'ai  appris ,  hier  au 
soir,  la  nouvelle  de  l:i  mort  de  noire  adoré  souverain  mon  bien- 
faiteur l'empereur  Alexandre.  En  m'empressanl  de  vous  témoi- 
gner les  senlimenls  que  me  fait  éprouver  ce  cruel  malheur ,  je 
me  fais  un  devoir  de  vous  annoncer  que  j'adresse,  par  le  présent 
courrier,  à  Sa  Majesté  Impériale,  noire  auguste  mère,  une  lettre 
dans  laquelle  je  déclare  que,  par  suite  du  rescrit  que  j'avais 
obtenu  de  feu  l'empereur,  en  date  du  2  février  1822,  à  l'effet  de 
sanclionner  ma  renonciation  au  trône,  c'est  encore  aujourd'hui 
ma  résolution  inébranlable  de  vous  céder  tous  mes  droits  de 
succession  au  trône  des  empereurs  de  toutes  les  Russies.  Je  prie 
en  même  temps  notre  bien-aimée  mère  et  ceux  que  tout  cela 
peut  concerner  de  faire  connaîlre  ma  volonté  invariable  à  cet 
égard,  afin  que  l'exéculion  en  soit  complète. 

«  Après  cette  déclaration,  je  regarde  comme  un  devoir  sacré 
de  prier  très-humblement  Voire  Majesté  Impériale  de  recevoir 
le  premier  mon  serment  de  tîdélilé  et  de  soumission  ,  et  de  me 
permettre  de  lui  déclarer  que,  mes  vœux  n'étant  dirigés  vers 
aucune  dignité  nouvelle  ni  vers  aucun  titre  nouveau,  je  désire 
uniquement  et  simplement  conserver  celui  de  czarewicb  ,  dont 
mon  auguste  père  a  daigné  m'honorer  pour  mes  services.  Mou 
unique  bonheur  sera  désormais  de  faire  accueillir  par  Voire 
BLijesté  Impériale  les  sentiments  de  mon  profond  respect  et  de 
mon  dévouement  sans  bornes  ;  j'en  donne  jiour  gage  plus  de 
(l'ente  années  d'un  service  lîdèje  cl  le  zèle  conslanl  que  j'ai  fait 


150  REVUE  DE  PARIS. 

éclater  envers  les  empereurs  mon  père  et  mon  frère  ;  c'est  dans 
les  mêmes  sentiments  que  jusqu'à  mon  dernier  soupir  je  ne  ces- 
serai de  servir  Votre  Majesté  Im|)ériale  et  ses  successeurs  dans 
mes  fonctions  présentes  et  dans  la  situation  actuelle. 
»  Je  suis,  avec  le  plus  profond  respect, 

»  CONSTANTlîî.  » 


Les  deux  messagers  se  croisèrent.  Celui  qui  était  envoyé  au 
czarewicii  Constantin  avait  mission  du  grand  duc  Nicolas  de  ne 
négliger  ni  prières  ni  supplications  pour  obtenir  de  lui  qu'il 
consi^nlît  à  reprendre  la  couronne.  En  conséquence,  il  pria  et 
sui)plia  le  czarewich  ;  mais  celui-ci  résista  avec  fermeté,  disant 
que  ses  désirs  n'avaient  point  changé  depuis  le  jour  où  il  avait 
abdiqué  ses  droits,  et  que  pour  rien  au  monde  il  ne  consentirait 
ii  les  reprendre. 

Alors  sa  femme,  la  princesse  de  Lowicz,  vint  se  jeter  à  son 
four  à  ses  pieds,  lui  disant  que,  comme  c'était  à  cause  d'elle 
et  pour  devenir  son  époux  qu'il  avait  renoncé  à  mouler  sur  le 
trône  des  czars,  elle  venait  lui  otîrir  de  reconnaîire  la  iiullilé 
de  son  mariage,  heureuse  qu'elle  était  de  pouvoir  lui  rendre 
à  son  tour  ce  (ju'il  avait  fait  pour  elle  j  mais  Conslanlin  la 
releva,  ne  voulant  point  permettre  qu'elle  insistât  davan- 
tage sur  ce  sujet,  et  lui  déclarant  que  sa  résolution  était  iné- 
branlable. 

De  son  côté  ,  le  grand-duc  Michel  arriva  à  Saint-Pétersbourg, 
porteur  de  la  ktle  du  czarewich  ;  le  grand-duc  Nicolas  ne 
voulut  point  l'admettre  comme  refus  définitif,  disant  qu'il 
espérait  que  les  instances  de  son  envoyé  auraient  un  heureux 
résultat.  Mais  l'envoyé  arriva  à  son  tour ,  porteur  d'un  refus 
formel;  de  sorte  que,  comme  il  y  avait  danger  à  laisser  les 
choses  dans  cet  étrange  provisoire,  force  lui  fut  bien  d'accepter 
ce  que  son  frère  refusait. 

Au  reste  ,  le  lendemain  du  départ  du  courrier  que  le  grand- 
duc  Nicolas  avait  envoyé  au  czarewich  ,  le  conseil  d'État  l'avait 
fait  prévenir  qu'il  était  dépositaire  d'un  écrit  commis  à  sa  garde 
le  15  octobre  1823,  et  revêtu  du  sceau  de  l'empereur  Alexandi-t, 
avec  une  lellrc  autn.^raphe  do  Sa  Majesté,  qui  lui  recommandait 


REVUE  DE  PARIS.  151 

de  conserver  ie  paquet  jusqu'A  nouvel  ordre,  el ,  en  cas  de 
mort,  de  l'ouvrir  en  séance  extraordinaire.  Le  conseil  d'État 
venait  d'obéir  à  cet  ordre  ,  et  il  avait  trouvé  sous  le  pli  la  re- 
nonciation du  grand-duc  Constantin  ainsi  conçue  : 

«  Lettre  de  Son  Altesse  Impériale  le  czarewich  grand-duc 
Constantin  à  l'empereur  Alexandre. 

i>  Sire, 

«  Enhardi  par  les  preuves  multipliées  de  la  bienveillance  de 
Sa  Majesté  Impériale  envers  moi ,  j'ose  la  réclamer  encore  une 
fois  et  mettre  à  ses  pieds  mes  humbles  prières.  Ne  me  croyant 
ni  l'esprit,  ni  la  capacité,  ni  la  force  nécessaires  si  jamais 
j'étais  revêtu  de  la  hante  dignité  à  laquelle  je  suis  appelé  par 
ma  naissance,  je  supplie  instamment  Sa  Majesté  Impériale  de 
transférer  le  droit  sur  celui  qui  me  suit  immédiatement,  et  d'as- 
surer à  jamais  la  slabililé  de  l'empire.  Quant  ù  ce  qui  me  con- 
cerne, je  donnerai,  par  cette  renonciation,  une  nouvelle  ga- 
rantie et  une  nouvelle  force  à  celle  à  laquelle  j'ai  librement  el 
solennellement  consenti  à  l'époque  de  mon  divorce  avec  ma 
première  épouse.  Toutes  les  circonstances  présentes  me  dé- 
terminent de  plus  en  plus  à  prendre  une  mesure  qui  prou- 
vera à  l'empire  et  au  monde  entier  la  sincérité  de  mes  senti- 
ments. 

»  Puisse  Votre  Majesté  impériale  accueillir  mes  vœux  avec 
bonté  !  puisse-l  elle  déterminer  notre  auguste  mère  à  les  ac- 
cueillir elle-même  et  à  les  sanctionner  par  son  consentement 
impérial  !  Dans  le  cercle  de  la  vie  jirivée,  je  m'efforcerai  tou- 
jours de  servir  de  modèle  à  vos  fidèles  sujets  et  à  tous  ceux 
qu'anime  l'amour  de  notre  chère  patrie. 

»  Je  suis ,  avec  le  plus  profond  respect , 

»  Constantin,  o 
Pétersbourg,  14  janvier  1822, 


152  REVUE  DE  PARI4. 

A  celle  lellrc,  Alexandre  avail  fait  la  réponse  suivante  : 
Très  cher  frère, 

0  Je  viens  de  lire  votre  lettre  avec  toute  l'atlenlion  qu'elle 
mérite  ;  je  n'y  ai  rien  trouvé  qui  m'ait  pu  surpendre  ,  ayant 
toujours  su  apprécier  les  sentiments  élevés  de  votre  cœur;  elle 
m'a  fourni  une  nouvelle  preuve  de  votre  sincère  attachement  à 
l'État  et  de  vos  soins  prévoyants  pour  la  conservation  de  sa  tran- 
quillité. 

»  Suivant  vos  désirs,  j'ai  communiqué  votre  lettre  à  notre 
Irès-chère  mère;  elle  Ta  lue,  pénétrée  des  mêmes  sentiments 
que  moi,  et  reconnaît  avec  gralitude  les  nobles  motifs  qui  vous 
ont  dirigé. 

»  D'après  ces  motifs,  allégués  par  vous,  il  ne  nous  reste 
à  tous  deux  qu'à  vous  laisser  toute  liberté  de  suivre  vos  ré- 
solutions inaltérables ,  et  à  prier  le  Tout-Puissant  de  faire 
produire  à  des  sentiments  aussi  purs  les  résultats  les  plus  satis- 
faisants. 

i>  Je  suis  pour  toujours  voire  très-affectionné  frère, 

»  Alexandre.  » 

Or,  le  second  refus  de  Conslanlin,  renouvelé  dans  les  mêmes 
fermes  à  peu  près  ,  à  trois  ans  d'intervalle,  rendait  instante  une 
décision  de  la  part  du  grand-duc  Nicolas  ;  il  publia  donc  ,  le 
2o  décembre  ,  et  en  vorlu  des  lettres  ci-dessus  ,  un  manifeste 
dans  lequel  il  déclarait  qu'il  acceptait  le  trône  qui  lui  était  dé- 
volu par  la  renonciation  de  son  frère  aîné;  il  tixait  au  lende- 
main,  26,  la  prestation  de  serment  qui  devait  être  faite  à  lui 
et  à  son  fils  aîné,  le  grand-duc  Alexandre. 

A  celte  communication  officielle  que  lui  faisait  son  futur  sou- 
verain, Saint-Pétersbourg  respira  enfin  plus  trantiuille;  le  ca- 
ractère du  czarewich  Constantin,  qui  présentait  de  grandes  res- 
semblances avec  celui  de  Paul  I",  inspirait  de  vives  crainles; 
au  contraire,  celui  du  grand-duc  Nicolas  offrait  de  sérieuses 
garanties. 


REVUE  DE  PAKIS.  153 

En  effet ,  (;uulis  qu'Alexandre  et  Conslanliii  se  laissaient  em- 
porter chacun  de  son  côlé  et  selon  son  caractère,  l'un  vers  1(!S 
doux  plaisirs  de  l'amour,  l'autre  vers  les  rudes  travaux  de  la 
stratégie,  le  jeune  grand-duc,  chaste  et  sévère,  avait  grandi  au 
milieu  des  études  profondes  de  l'histoire  et  de  la  poliliiiue.  Tou- 
jours distrait  ou  froid  ,  il  marchait  Iiabituellement  le  front  pen- 
ché vers  la  terre,  et  lorsqu'il  le  relevait  pour  fixer  sur  un 
homme  son  œil  fauve  et  pénétrant,  cet  homme,  quel  qu'il  fût, 
sentait  qu'il  était  devant  son  maître.  Aussi,  peu  de  voix  osaient 
léiiondre  sans  se  troubler  aux  interrogations  nettes  et  accen- 
tuées qu'il  adressait  habituellement  avec  sa  parole  brisée  et  fière; 
et  tandis  qu'Alexandre,  populaire  et  courtois,  se  mêlait,  avant 
(|iiesa  tristesse  ne  l'eût  relégué  à  Tzarko-Selo  ,  à  toutes  les  so- 
ciélés  privées,  le  grand-duc  Nicolas  restait  isolé  avec  sa  famille, 
(\m  était  à  la  fois  un  prétexte  et  une  excuse  à  son  isolement.  11 
en  résulta  que  le  peuple  russe,  qui  sent  lui-même  le  besoin  qu'il 
a  d'être  guidé  graduellement  et  sans  secousse  hors  des  ornières 
de  la  barbarie,  avait  instinctivement  compris  qu'avec  une  froide 
douceur,  cachant  une  inexorable  volonté  ,  son  nouveau  souve- 
lain  était  l'homme  qu'il  eût  dû  choisir,  si  Dieu  n'avait  pas  pris 
le  soin  de  le  choisir  lui-même ,  et  que  pour  tenir  le  sceptre  qui 
devait  s'étendre  sur  une  nation  ,  chose  étrange  ,  à  la  fois  trop 
barbare  et  trop  civilisée,  il  fallait  une  main  de  fer  dans  un  gant 
de  soie. 

Ajoutez  à  cela ,  ce  qui  est  bien  quelque  chose  pour  tous  les 
peuples ,  que  le  nouvel  empereur  était  le  plus  bel  homme  de  son 
royaume  et  le  plus  brave  de  son  armée. 

Chacun  regardait  donc  le  jour  du  lendemain  comme  un  jour 
de  fête  ,  lorsque  pendant  la  soirée  des  bruils  étranges  com- 
mencèrent à  circuler  dans  la  ville  :  on  disait  que  les  renon- 
ciations publiées  le  matin  même  au  nom  du  czarowitz  Con- 
stantin étaient  supposées ,  et  qu'au  contraire  le  vice-roi  de 
Pologne  marchait  sur  Saint-Pétersbourg  avec  une  armée,  pour 
venir  réclamer  ses  droits.  On  ajoutait  (jue  les  officiers  de  divers 
régiments ,  et  entre  autres  du  régiment  de  Moscou ,  avaient 
dit  tout  haut  qu'ils  refuseraient  le  serment  de  fidélité  à  Nico- 
las ,  attendu  que  le  czarowitz  était  leur  seul  et  légitime  souve- 
rain. 

Ces  rumeurs  m'étaient  venues  frapper  dans  quelques  maisons 
9  14 


154  REVUE  DE  PAKIii. 

que  j'avais  visilées  pendant  la  soirée ,  lorsqu'on  renlranl  chez 
moi ,  je  trouvai  une  lettre  de  Louise  qui  me  priait,  à  quelque 
heure  que  ce  fût ,  de  passer  chez  elle  ;  je  m'y  rendis  aussitôt , 
et  la  trouvai  très-inquiète  :  comme  d'habitude,  le  comte  était 
venu,  mais  ,  quelque  effort  qu'il  eût  fait  sur  lui-même,  il  n'a- 
vait pu  lui  cacher  son  agitation.  Alors  Louise  l'avait  ques- 
tionné; mais,  quoiqu'il  ne  lui  eût  rien  avoué,  il  lui  avait  ré- 
pondu avec  cette  affection  profonde  des  moments  suprêmes, 
si  bien  que  ,  tout  accoutumée  qu'elle  était  à  son  amour  el  à 
sa  bonlé ,  la  tendresse  douloureuse  qui  cette  fois  en  accom- 
pagnait l'expression,  l'avait  confirmée  dans  ses  soupçons  : 
sans  aucun  doute ,  quelque  chose  d'inattendu  se  préparait 
pour  le  lendemain  ,  et,  quelque  chose  que  ce  fût,  le  comte  en 
était. 

Louise  voulait  me  prier  d'aller  chez  lui  ;  elle  espérait  qu'avec 
moi  il  serait  plus  confiant,  et,  dans  le  cas  où  il  me  confierait 
quelque  chose  relativement  au  complot ,  elle  désirait  que  je  fisse 
tout  ce  qui  serait  en  mon  pouvoir  pour  le  détourner  d'aller  plus 
loin.  On  devine  que  je  ne  fis  aucune  difficulté  pouj"  me  charger 
de  ce  message  ;  d'ailleurs,  depuis  longtemps ,  j'avais  les  mêmes 
craintes  qu'elle,  et  ma  reconnaissance  avait  vu  presque  aussi 
clair  que  son  amour. 

Le  comte  n'était  point  chez  lui;  cependant,  comme  on  avait 
l'habitude  de  m'y  voir  venir ,  du  moment  où  j'eus  dit  que  je 
désirais  l'attendre  ,  on  ne  fît  aucune  difficulté  pour  ra'intro- 
duire;  j'entrai  dans  sa  chambre  à  coucher  :  elle  était  préparée 
pour  le  recevoir,  il  était  donc  évident  qu'il  ne  passait  pas  la 
nuit  dehors. 

Le  domestique  sortit  et  me  laissa  seul  ;  je  regardai  autour  de 
moi  pour  voir  si  rien  ne  fixerait  mes  doutes  ,  et  j'aperçus  sur 
la  table  de  nuit  une  paire  de  pistolets  à  deux  coups  ;  je  mis  la 
baguette  dans  le  canon  :  ils  étaient  chargés  ;  cette  circonstance, 
indifférente  en  toute  autre  occasion,  dans  celle-ci  confirmait 
mes  craintes. 

Je  me  jetai  dans  un  fauteuil ,  bien  décidé  à  ne  pas  quitter  la 
chambre  du  comte,  qu'il  ne  fût  rentré;  minuit,  une  heure  et 
deux  heures  sonnèrent  successivement  ;  mes  inquiétudes  cédè- 
rent à  la  fatigue  ,  je  m'endormis. 

Vers  quatre  heures,  je  me  réveillai  ;  devant  moi  était  le  comte 


REVUE  DE  PARIS.  155 

écrivant  à  une  lablc;  ses  pislokls  élaienl  près  de  lui,  il  était 
lii^s-pàlc. 

Au  premier  mouvement  que  je  fis,  il  se  retourna  démon 
côté  :  Vous  dormiez  ,  me  dit-il  ,  je  n'ai  pas  voulu  vous  réveil- 
ler ;  vous  aviez  quelque  chose  à  me  dire  ,  je  me  doute  de  ce  qui 
vous  amène;  tenez,  si  demain  soir  vous  ne  m'avez  pas  revu  , 
donnez  cette  lettre  à  Louise  ;  je  complais  vous  l'envoyer  demain 
matin  par  mon  valet  de  cliambre ,  mais  j'aime  mieux  la  remet- 
tre à  vous-même. 

—  Alors ,  nous  n'avions  donc  pas  tort  de  craindre  ;  il 
se  prépare  quelque  conspiration,  n'est-ce  pas,  et  vous  en 
êtes? 

—  Silence,  me  dit  le  comte  en  me  serrant  violemment  la 
main,  et  en  regardant  autour  de  lui;  silence,  à  Saint-Péters- 
bourg, un  mot  imprudent  tue. 

—  Oh  !  lui  dis-je  à  demi-voix  ,  quelle  folie  ! 

—  Eh  !  croyez-vous  que  je  ne  sache  pas  aussi  bien  que  vous 
que  ce  que  je  fais  est  insensé  ?  croyez-vous  que  j'aie  la  moindre 
espérance  de  réussir  ?  Non  ,  je  vais  droit  à  un  précipice,  et  un 
miracle  même  ne  pourrait  m'empêcher  d'y  tomber;  tout  ce  que 
je  puis  faire,  c'est  de  fermer  les  yeux  pour  ne  pas  en  voir  la 
profondeur. 

—  Mais  pourquoi ,  puisque  vous  mesurez  ainsi  le  danger, 
vous  y  exposez-vous  de  sang-froid? 

•  —  Parce  qu'il  est  trop  tard  maintenant  pour  retourner  en 
arrière  ,  parce  qu'on  dirait  que  j'ai  peur,  parce  que  j'ai  engagé 
ma  parole  à  des  amis ,  et  qu'il  faut  que  je  les  suive,...  fût-ce 
sur  l'écbafaud. 

—  Mais  comment ,  vous ,  vous ,  d'une  noble  famille  ? 

—  Que  voulez-vous ,  les  hommes  sont  fous;  en  France,  les 
perruquiers  se  battent  pour  devenir  grands  seigneurs;  ici,  nous 
allons  nous  battre  pour  devenir  des  perruquiers. 

*—  Comment!  il  s'agit...? 

—  D'établir  une  républi(iue ,  ni  plus  ni  moins,  et  de  faire 
couper  la  barbe  à  nos  esclaves,  jusqu'à  ce  qu'ils  nous  fassent 
couper  la  tète  ;  ma  parole  d  honneur,  j'en  hausse  moi-même  les 
éi)aulesde  pitié.  El  qui  avons-nous  choisi  pour  mettre  à  la  tête 
de  notre  grande  réforme  politique?  Un  prince. 

—  Comment  !  un  prince? 


156  REVUE  DE  PARIS. 

—  Oh  !  nous  en  avons  beaucoup  de  princes  ;  ce  n'est  pas  cela 
qui  nous  manquera ,  ce  sont  les  hommes. 

—  Mais  vous  avez  donc  une  constitution  toute  prête  ? 

—  Une  constitution  ?  reprit  en  riant  d'un  rire  amer  le  comte 
Alexis;  une  constitution?  oh!  oui,  oui,  nous  avons  un  code 
russe  rédigé  par  Pestel,  qui  est  Courlandars ,  et  ((ue  Troubelskoï 
a  fait  revoir  à  Londres  et  à  Paris;  et  puis  nous  avons  encore 
un  catéchisme  en  beau  langage  tîguré ,  qui  contient  des  maximes 
comme  celles-ci  par  exemple  :  «  Ne  te  fie  uniquement  qu'à  tes 
amis  et  à  ton  arme  :  tes  amis  t'aideront ,  et  ton  poignard  le 
défendra.  Tu  es  Slave  ;  et  sur  ton  sol  natal ,  aux  bords  des  mers 
qui  le  baignent ,  tu  construiras  quatre  ports  :  le  port  Noir,  le 
port  Blanc ,  le  port  de  Dalmalie  ,  le  port  Glacial ,  et ,  au  milieu , 
tu  placeras  sur  le  trône  la  déesse  des  lumières.  » 

—  Mais  quel  diable  de  jargon  me  parle  Votre  Excellence? 

—  Ah  !  vous  ne  me  comprenez  point ,  n'est-ce  pas  ?  nie  dit 
le  comte  se  livrant  de  plus  en  plus  à  cette  espèce  de  raillerie 
fiévreuse  avec  laquelle  il  prenait  plaisir  à  se  déchirer  lui-même  ; 
c'est  que  vous  n'êtes  pas  initié ,  voyez-vous  :  il  est  vrai  que  ,  si 
vous  étiez  initié,  vous  ne  comprendriez  pas  davantage;  mais 
n'importe,  vous  iriez  toujours,  vous  citeriez  les  Gracchus , 
Brutus,  Galon  ,  vous  diriez  qu'il  faut  abattre  la  tyrannie,  im- 
moler César,  punir  Néron;  vous  diriez... 

—  Je  ne  dirais  rien  de  tout  cela  ,  je  vous  jure  ;  bien  au  con- 
traire, je  me  retirerais  en  silence  ,  et  je  ne  remettrais  pas  lei 
pieds  dans  tous  ces  clubs,  mauvaise  parodie  de  nos  feuillants 
et  de  nos  jacobins. 

—  Et  le  serment,  le  serment?  est-ce  que  vous  croyez  que 
nous  l'avons  oublié?  est-ce  qu'il  y  a  une  bonne  conspiration 
sans  un  serment?  Tenez,  voilà  le  nôtre  :  «Si  je  trahis  ma  parole, 
je  serai  châtié  et  par  mes  remords  et  par  cette  arme  sur  la- 
quelle je  prête  serment;  qu'elle  s'enfonce  dans  mon  cœur, 
qu'elle  fasse  périr  tous  ceux  qui  me  sont  chers ,  et  que  dès  cet 
instant  ma  vie  ne  soit  plus  qu'un  enchaînement  de  souffrances 
inouïes  !  »  C'est  un  peu  mélodramatique,  n'est-ce  pas?  et  ce  serait 
très-probablement  sifflé  à  voire  Gaieté  ou  à  votre  Ambigu  ;  mais 
ici ,  mais  à  Saint-Pétersbourg,  nous  sommes  encore  en  arrière, 
et  j'ai  été  vraiment  fort  applaudi  quand  je  l'ai  prononcé. 

—  Mais,  au  nom  du  ciel  !  comment  se  fajt-il ,  ni'écriai-je, 


REVUE  DE  PARIS.  157 

que,  voyant  aussi  clairement  le  côté  ridicule  d'une  pareille  en- 
treprise ,  vous  vous  y  soyez  mis  ? 

—  Comment  cela  se  fait?  que  voulez-vous?  Je  m'ennuyais, 
j'aurais  donné  ma  vie  pour  un  kopek  ;  je  me  suis  fourré  comme 
un  sot  dans  cette  souricière;  pliis  j'y  étais  à  peine,  que  j'ai 
reçu  une  lettre  de  Louise  ;  j'ai  voulu  me  retirer.  Sans  me  rendre 
ma  parole  ,  on  m'a  dit  que  tout  cela  était  fini,  et  que  la  société 
était  dissoute;  il  n'en  était  rien.  Il  y  a  un  an  ,  on  est  venu  me 
dire  que  la  patrie  comptait  sur  moi  :  pauvre  patrie,  comme  on 
la  fait  parler  !  J'avais  grande  envie  d'envoyer  tout  promener, 
car  je  suis  aussi  heureux  maintenant ,  voyez-vous,  que  j'ai  élé 
malheureux  autrefois;  mais  une  mauvaise  honte  m'a  retenu, 
de  sorte  que  me  voilà  prêt,  comme  l'a  dit  ce  soir  Bestoujeff  ; 
à  poignarder  les  tyrans  et  à  jeter  au  vent  leur  poussière.  C'est 
très-poétique,  n'est-ce  pas?  mais  ce  qui  l'est  moins ,  c'est  que 
les  tyrans  nous  feront  pendre ,  et  que  nous  ne  l'aurons  pas 
volé. 

—  Mais  avez-vous  réfléchi  à  une  chose,  monseigneur?  dis- 
je  alors  au  comte  en  lui  saisissant  les  deux  mains,  et  en  le 
regardant  en  face;  c'est  que  cet  événement  dont  vous  parlez  en 
riant  serait  la  mort  de  la  pauvre  Louise. 

Les  larmes  lui  vinrent  aux  yeux.. 

—  Louise  vivra  ,  me  dit-il. 

—  Oh  !  vous  ne  la  connaissez  pas,  répondis-je. 

—  C'est  parce  que  je  la  connais,  au  contraire,  que  je  vous 
parle  ainsi  ;  Louise  n'a  plus  le  droit  de  mourir,  elle  vivra  pour 
son  enfant. 

—  Pauvre  femme  !  m'écrlai-Je,  je  ne  la  savais  pas  si  malheu- 
reuse. 

—  Écoutez ,  me  dit  le  comte  ,  comme  je  ne  sais  pas  ce  qui  se 
passera  demain,  ou  plutôt  aujourd'hui,  voici  une  lettre  pour 
elle  ;  j'espère  que  tout  ira  mieux  que  nous  ne  le  pensons  l'un  et 
l'autre  ,  et  que  tout  ce  hruit  s'en  ira  en  une  fumée  si  impercep- 
tible, qu'on  ne  s'apercevra  pas  même  qu'il  y  avait  du  feu. 
Alors ,  vous  la  déchirerez  ,  et  ce  sera  comme  si  elle  n'avait  pas 
été  écrite.  Dans  le  cas  contraire,  vous  la  lui  remettrez.  Elle 
contient  une  recommandation  à  ma  mère  de  la  traiter  comme 
sa  fille;  je  lui  laisserais  bien  tout  ce  que  j'ai,  mais  vous  com- 
l)renez  <|ue,  si  je  suis  pris  et  condamné,  la  première  chose  (ju'on 

14. 


158  REVUE  DE  PARIS. 

fera  sera  de  confisquer  mes  biens  ;  en  consé(jaence,  la  donation 
serait  inutile.  Quant  à  mon  argent  comptant ,  la  future  répu- 
blique me  l'a  emprunté  jusqu'au  dernier  rouble  ;  ainsi  ,  je  n'ai 
pris  à  m'en  inquiéter.  Vous  me  promettez  de  faire  ce  que  je 
vous  demande? 

—  Je  vous  le  jure. 

—  Merci  ;  maintenant,  adieu;  prenez  garde  qu'on  ne  vous 
voie  sortir  de  chez  moi  à  cette  heure ,  cela  vous  compromet- 
trait peut-être. 

—  Vraiment,  je  ne  sais  pas  si  je  dois  vous  quitter. 

—  Oui ,  vous  le  devez ,  mon  cher  ami  :  songez  combien  il  est 
important ,  en  cas  de  malheur,  qu'il  reste  au  moins  un  frère  à 
Louise  ;  vous  ne  serez  déjà  que  trop  compromis  par  vos  rela- 
îions  avec  moi,  avec  Mouravieff  et  avec  Troubetskoï;  soyez 
donc  prudent ,  sinon  pour  vous ,  du  moins  pour  moi ,  je  vous  le 
demande  au  nom  de  Louise. 

—  Avec  ce  nom-là ,  vous  me  ferez  faire  tout  ce  que  vous 
voudrez. 

—  Eh  bien  !  adieu  donc  ;  je  suis  fatigué ,  et  j'ai  besoin  de 
quelques  heures  de  repos,  car  je  présume  que  la  journée  sera 
rude. 

—  Adieu  donc ,  puisque  vous  le  voulez, 

—  Je  l'exige. 

—  De  la  prudence. 

—  Eh  !  mon  cher,  cela  ne  me  regarde  aucunement  ;  je  ne 
vais  pas ,  on  me  mène  ;  adieu.  A  propos,  je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  dire  qu'un  seul  mot  imprudent  serait  notre  perte  à  tous. 

—  Oh!... 

—  Voyons,  embrassons-nous. 
Je  me  jetai  dans  ses  bras. 

—  Et  maintenant ,  une  dernière  fois ,  adieu! 

Je  sortis  sans  pouvoir  prononcer  une  parole,  fermant  la 
porte  derrière  moi  ;  mais  ,  avant  que  je  fusse  au  bout  du  cor- 
ridor, la  porte  se  rouvrit,  et  ces  paroles  arrivèrent  jusqu'à 
moi  : 

—  Je  vous  recommande  Louise. 

En  effet ,  la  nuit  même  ,  les  conjurés  s'étaient  réunis  chez  le 
prince  Obolinski,  et  toutes  les  mesures  avaient  été  prises,  si 
l'on  peut  appeler  mesures  quelques  dispositions  folles  pour 


REVUE  DE  PARIS.  159 

une  révûliition  impossible.  Dans  celle  réunion,  ù  laquelle 
avaient  assislé  les  principaux  chefs,  ceux-ci  avaient  commu- 
niqué aux  simi)les  membres  de  la  société  le  plan  général,  et 
avaient  choisi  pour  rexécutiou  le  lendemain  ,  jour  du  serment. 
En  conséquence,  il  avait  été  résolu  qu'on  disposerait  les  soldats 
à  la  révolte ,  en  leur  exprimant  des  doutes  sur  la  réalité  de 
la  renonciation  du  czarowitz  Constantin,  qui,  s'étant  spéciale- 
ment occupé  de  l'armée,  était  fort  aimé  d'elle;  alors,  et  avec 
le  premier  régiment  qui  refuserait  le  serment,  on  joindrait  le 
régiment  le  plus  rap|)roché  ,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce  qu'on 
eût  une  masse  assez  imposante  pour  marcher  sur  la  place  du 
Sénat,  tout  en  battant  le  tambour  pour  amasser  le  peuple. 
Arrivés  là  ,  les  conjurés  espéraient  qu'une  simple  démonstration 
suffirait  ,  et  que  l'empereur  Nicolas,  répugnant  à  employer  la 
force,  traiterait  avec  les  rebelles,  et  renoncerait  à  ses  droits 
de  souveraineté;  alors  on  lui  aurait  imposé  les  conditions  sui- 
vantes : 

1°  Que  des  députés  seraient  convoqués  à  l'instant  même  do 
tous  les  gouvernements; 

2"  Qu'il  serait  publié  un  manifeste  du  sénat ,  dans  lequel  il 
serait  dit  que  les  députés  auraient  à  voter  de  nouvelles  lois 
organiques  pour  le  gouvernement  de  l'empire; 

0°  Qu'en  attendant,  un  gouvernement  provisoire  serait  établi, 
et  que  les  députés  du  royaume  de  Pologne  y  seraient  appelés 
ntîn  d'adopter  des  mesures  nécessaires  à  la  conservation  de 
l'unité  de  l'État. 

Dans  le  cas  où,  avant  d'accepter  ces  conditions,  l'empereur 
demanderait  à  en  conférer  avec  le  czarevvich  ,  la  chose  lui  serait 
accordée,  mais  à  la  condition  qu'il  serait  donné  aux  conspi- 
rateurs et  aux  régiments  révoltés  un  cantonnement  hors  de  la 
ville,  pour  y  camper  malgré  l'hiver,  et  y  attendre  l'arrivée  du 
czarowilz,  qui  trouverait,  au  reste,  les  élats  assemblés,  pour 
lui  présenter  une  constitution  rédigée  par  Nikita  Mourawieff, 
et  lui  prêter  serment  s'il  l'acceptait,  ou  le  déiioser  s'il  ne  l'ac- 
ceptait pas.  Si  le  grand-duc  Constantin,  ce  qui  dans  la  pensée 
(les  conjurés  n'était  pas  probable,  désapprouvait  cette  insur- 
rection, on  la  meltrait  alors  sur  le  compte  du  dévouement  que 
l'on  portait  à  sa  personne.  Dans  le  cas  où  au  contraire  l'em- 
pereur refuserait  tout  arrangement,  on  devait  l'arrêter  avec 


160  REVUE  DE  PARIS. 

loule  la  famille  impériale  ,  puis  les  circonstances  indiqueraient 
ce  qu'il  faudrait  décider  à  leur  égard. 

Si  l'on  échouait ,  on  évacuerait  la  ville ,  et  on  propagerait 
l'insurrection. 

Le  comte  Alexis  n'avait  pris  part  à  toute  cetle  longue  et 
bruyante  discussion,  que  pour  combattre  la  moitié  des  pro|)o- 
sitions ,  et  lever  les  épaules  aux  autres;  mais,  malgré  son 
opposition  et  son  silence,  elles  avaient  été  adoptées  à  la  majo- 
rité, et,  une  fois  adoptées ,  il  se  croyait  engagé  d'honneur  à 
courir  les  mêmes  chances  que  s'il  avait  quelque  espoir  de 
réussite. 

Au  reste,  tous  les  autres  paraissaient  dans  une  sécurité  par- 
faite quant  à  la  réussite,  et  pleins  de  confiance  dans  le  prince 
Troubetskoï,  si  bien  qu'un  conjuré,  BoulatofF,  s'était  écrié 
avec  enthousiasme  en  sortant  et  en  s'adressant  au  comte  : 

—  N'est-il  pas  vrai  que  nous  avons  choisi  un  chef  admirable? 

—  Oui,  avait  répondu  le  comte,  il  est  d'une  très-belle  taille. 
C'était  dans  ces  dispositions  qu'il  était  rentré,  et  m'avait 

trouvé  chez  lui. 


XVI. 


Comme  ce  que  j'avais  à  dire  à  Louise  ne  devait  point  la  ras- 
surer, et  que  d'ailleurs  j'espérais  toujours  que  quelque  circon- 
stance imprévue  ferait  avorter  la  conspiration,  je  rentrai  chez 
moi,  et  j'essayai  de  prendre  quelque  repos  ;  mais  j'étais  si  préoc- 
cupé, que  je  me  réveillai  au  point  du  jour,  m'habillai  aussilôl, 
et  courus  à  la  place  du  Sénat.  Tout  était  tranquille. 

Cependant  les  conjurés  n'avaient  pas  perdu  leur  nuit.  En 
vertu  des  résolutions  prises,  chacun  s'était  rendu  à  son  poste, 
dirigé  par  Ryleyeff ,  qui  était  le  chef  militaire ,  comme  le  prince 
de  Troubetskoï  était  le  chef  politique.  Le  lieutenant  Arbouzofî 
devait  entraîner  les  marins  de  la  garde,  les  deux  frères  Rodisco 
et  le  sous-lieutenant  GoudimofF  le  régiment  des  gardes  Izmai- 
lowski  ;  le  prince  Stchei)ine  Rosloffski,  le  capitaine  en  second 
Michel  Bestoujeff,  son  frère  Alexandre  et  deux  autres  officiers 
du  régiment,  nommés  Brock  et  Wolkoff,  s'étaient  chargés  du 
régiment  de  Moscou  ;  entin.  le  lieutenant  Suliioff  avait  répondu 


REVUE  DE  PARIS.  161 

du  premier  régiment  des  grenadiers  du  corps.  Quant  au  comte, 
il  avait  refusé  tout  autre  rôle  que  celui  de  simple  acteur,  pro- 
raettanl  de  faire  ce  que  les  autres  feraient  ;  comme  on  le  savait 
Iiomme  à  tenir  parole,  et  que  d'ailleurs  il  ne  réclamait  aucune 
position  dans  le  futur  gouvernement,  on  n'avait  point  exigé 
davantage  de  lui. 

Je  restai  jusqu'à  onze  heures,  non  pas  sur  la  place  du  Sénat, 
car  il  y  faisait  trop  froid  pour  qu'une  pareille  station  fût  sup- 
portable ,  mais  chez  un  de  ces  marchands  de  sucreries  et  de 
vins  qu'on  nomme  conditors,  et  dont  la  boutique  était  située 
au  bout  de  la  Perspective  ,  près  de  la  maison  du  banquier 
Cerclet.  C'était  un  poste  excellent  pour  y  attendre  des  nouvelles, 
d'abord  parce  qu'il  donnait  sur  la  place  de  l'Amirauté,  ensuite 
parce  que  les  conditors  remplacent  à  Saint-Pétersbourg  nos 
pâtissiers  de  Paris  ;  et  celui-là  étant  le  Félix  de  l'endroit,  à  cha- 
que instant  des  personnes  arrivant  des  quartiers  les  plus  oppo- 
sés entraient  dans  son  magasin.  Jusqu'à  cette  heure,  au  reste  , 
toutes  les  relalions  étaient  satisfaisantes  j  le  général  de  la  garde 
et  de  l'état-major  venait  d'arriver  au  palais,  annonçant  que  les 
régiments  des  gardes  à  cheval,  des  chevaliers  gardes,  de  Preo- 
brajenski,  de  Semenowskoï,  les  grenadiers  Paulowski,  les  chas- 
seurs de  la  garde,  les  chasseurs  de  Finlande  et  les  sapeurs, 
venaient  de  prêter  serment.  Il  est  vrai  qu'on  n'avait  encore 
aucune  nouvelle  des  autres  régiments,  mais  cela  tenait  sans 
doute  à  la  position  de  leurs  casernes,  éloignées  du  centre  de  la 
capitale. 

J'allais  rentrer  chez  moi,  espérant  que  la  journée  s'écoulerait 
ainsi,  et  que  les  conspirateurs,  ayant  reconnu  le  danger  de  leur 
projet,  se  tiendraient  tranquilles,  lorsque  tout  à  coup  un  aide 
de  camp  passa  au  grand  galop ,  et  on  put  comprendre  que 
quelque  chose  d'inattendu  venait  d'arriver.  Chacun  courut 
aussitôt  sur  la  place,  car  il  y  avait  dans  l'air  cette  vague  inquié- 
tude qui  précède  toujours  les  grands  événements  ;  en  effet,  la 
révolte  venait  de  commencer  ,  et  cela  avec  une  telle  violence  , 
'qu'on  ne  pouvait  savoir  où  elle  s'arrêterait. 

Le  prince  Stchepine  Rostoffski  et  les  deux  Bestoujeff  avaient 
tenu  parole.  Dès  neuf  heures  du  matin  ils  étaient  arrivés  aux 
casernes  du  régiment  de  Moscou,  et,  s'adressant  aux  2",  3",  S^ 
et  0°  compagnies  qu'on  savait  les  plus  dévouées  au  grand-duc 


162  REVUE  DE  PAUiS. 

ConsCantin,  le  prince  Slchepine  avait  aifirmé  aux  soldats  qu'on 
les  trompait  en  exigeant  d'eux  le  serment.  Il  avait  ajouté  que, 
bien  loin  d'avoir  renoncé  à  la  couronne,  le  grand -duc  était 
airété  pour  avoir  refusé  à  son  frère  la  concession  de  ses  droits. 
Alors  Alexandre  Bestoujeff,  prenant  la  parole,  avait  annoncé 
<iu'il  arrivait  de  Varsovie,  chargé  parle  czarowilz  lui-même  de 
s'opposer  à  la  prestation  du  serment  ;  et,  voyant  que  ces  nou- 
velles produisîiient  une  grande  impression  sur  les  troupes,  le 
prince  Stcliepine  avait  ordonné  aux  soldais  de  prendre  des  car- 
touches à  balle  et  de  charger  leurs  armes.  En  ce  moment  l'aide 
de  camp  Verighine  ,  suivi  du  major  général  Fredricks ,  com- 
mandant de  peloton  de  grenadiers  aux  mains  desquels  était  le 
drapeau  ,  élait  arrivé  pour  inviter  les  officiers  à  se  rendre  chez 
le  colonel  du  régiment.  Slchepine  avait  alors  pensé  que  le  mo- 
ment était  venu;  il  avait  ordonné  aux  soldats  de  repousser  les 
grenadiers  à  coups  de  crosses  et  de  leur  enlever  le  drapeau  ;  en 
même  temps  il  s'élail  précipité  sur  le  général  major  Fredricks, 
que  Bestoujeff  de  son  côté  menaçait  du  pistolet,  l'avait  frappé 
à  la  lêle  d'un  coup  d'esloe  qui  l'avait  étendu  à  terre,  et  en 
même  temps,  se  retournant  sur  le  général  major  Schenschine, 
commandant  de  la  brigade,  qui  accourait  au  secours  de  son 
collègue ,  il  l'avait  renversé  d'un  coup  de  pointe.  Se  ruant 
aussilôt  au  milieu  des  grenadiers,  il  avait  successivement  blessé 
le  colonel  Khwosschinski,  le  sous-officier  Mousseieff  et  le  grena- 
dier Krassoffski,  si  bien  qu'il  avait  fini  par  s'emparer  du  dra- 
peau qu'il  avait  élevé  en  l'air  en  criant  :  Hourra  !  A  ce  cri ,  et 
à  la  vue  du  sang,  plus  de  la  moitié  du  régiment  avait  répondu 
par  les  cris  de  vive  Constantin  !  à  bas  Nicolas!  et,  profilant  de 
ce  moment  d'enthousiasme  ,  Slchepine  avait  entraîné  près  de 
quatre  cents  hommes  à  sa  suite  ,  et  marchait  avec  eux  tambour 
ballant  vers  la  place  de  l'Amirauté. 

A  la  porte  du  palais  d'Hiver ,  l'aide  de  camp  qui  apportait  des 
nouvelles  heurta  un  autre  officier  qui  arrivait  de  la  caserne  des 
grenadiers  du  corps.  Les  nouvelles  dont  celui-ci  élait  chargé 
n'élaient  guère  moins  inquiétantes  que  celles  apportées  par 
l'aide  de  camp.  Au  moment  où  le  régiment  sortait  pour  aller 
prêter  serment ,  le  sous-lieutenant  Kojenikoff  s'était  jeté  à 
l'avanl-garde  en  criant  :  Ce  n'est  pas  au  grand-duc  Nicolas  qu'il 
faut  prêter  serment,  mais  à  l'empereur  Constantin.  Puis,  sur  ce 


REVUE  DE  PARIS.  163 

qu'on  lui  répondait  que  le  czarowilz  avait  abdiqué  :  —  C'est 
faux,  s'était-il  écrié,  faux,  de  toute  fausseté;  le  czarowilz 
marche  sur  Sainl-Pétersbourg  pour  punir  ceux  qui  ont  oublié 
leurs  devoirs  et  récompenser  ceux  qui  seront  restés  fidèles. 

Cependant,  nialîjré  ses  cris,  le  régiment  avait  continué  sa 
marche,  avait  prêté  serment,  et  était  rentré  dans  la  caserne 
sans  donner  aucune  marque  d'insubordination,  lorsqu'au  mo- 
ment du  diner,  le  lieutenant  SulhofF,  qui  avait  prêté  serment 
comme  les  autres ,  entra  ,  et  s'adressant  à  sa  compagnie  :  Mes 
amis,  s'écria-t-il ,  nous  avons  eu  tort  d'obéir,  les  autres  régi- 
ments sont  en  pleine  révolte,  ils  ont  refusé  le  serment,  et^ont  à 
cette  heure  sur  la  place  du  Sénat  ;  habillez-vous,  chargez  vos 
armes,  et  en  avant,  suivez-moi.  J'ai  votre  solde  dans  ma  poche, 
et  je  vous  la  distribuerai  sans  attendre  l'ordre. 

—  Mais  ce  que  vous  nous  dites  est-il  bien  vrai?  s'écrièrent 
plusieurs  voix. 

—  Tenez,  voici  le  lieutenant  Panoff,  votre  ami  comme  moi  : 
inlerrogez-le. 

—  Mes  amis ,  dit  Panoff  avant  d'attendre  même  qu'on  l'inter- 
rogeât, vous  savez  que  Constantin  est  votre  seul  et  légitime 
empereur  et  qu'on  veut  le  déirôner.  Vive  Constantin  ! 

—  Vive  Constantin!  crièrent  les  soldats. 

—  Vive  Nicolas  !  répondit  le  colonel  Slurler,  commandant  du 
régiment  en  s'élançant  dans  la  salle.  On  vous  égare,  mes  amis, 
le  czarowitz  a  abdiqué,  et  vous  n'avez  pas  d'autre  empereur  que 
le  grand- duc  Nicolas.  Vive  Nicolas  h'^ï 

—  Vive  Constantin  !  répondirent  les  soldats. 

—  Vous  vous  trompez,  soldats,  et  on  vous  fait  faire  fausse 
route,  cria  de  nouveau  Sturler. 

—  Ne  m'abandonnez  pas,  suivez-moi,  répondit  Panoff;  réu- 
nissons-nous à  ceux  qui  défendent  Constantin.  Vive  Con- 
stantin! 

—  Vive  Constantin!  avaient  crié  plus  des  trois  quarts  des 
soldats. 

—  A  l'Amirauté!  à  l'Amirauté  !  dit  Panoff  tirant  son  épée; 
suivez-moi,  soldats,  suivez-moi  ! 

Et  il  s'était  élancé  suivi  de  près  de  deux  cents  hommes, 
criant  hourra  comme  lui,  et  se  dirigeant  comme  le  régiment 
de  Moscou  ,  mais  par  une  autre  rue  ,  vers  la  place  de  l'Amirauté. 


164  REVUE  DE  PARIS. 

Pendant  que  cette  double  nouvelle  était  apportée  à  l'empc- 
rcur  ,  le  gouverneur  militaire  de  Saint-Pétursbourjï ,  le  comte 
Milarodowicii,  accourut  à  son  tour  au  palais.  Il  savait  déjà  la 
I  ébellion  du  régiment  de  Moscou  et  des  grenadiers  du  corps  ; 
il  avait  ordonné  aux  troupes  sur  lesquelles  il  croyait  pouvoir 
le  plus  compter  de  se  rendre  au  palais  d'Hiver  ;  ces  troupes 
étaient  le  premier  bataillon  du  régiment  de  Preobrajenski,  trois 
régiments  de  la  garde  de  Paulowski  et  le  bataillon  des  sapeurs 
de  la  garde. 

L'empereur  vit  alors  que  la  chose  était  plus  sérieuse  qu'il  ne 
l'avait  cru  d'abord.  En  conséquence,  il  commanda  au  général 
majort  Neidharl  de  porter  au  régiment  de  la  garde  de  Seme- 
nowski  l'ordre  d'aller  immédiatement  réprimer  les  mutins,  et  à 
la  garde  à  cheval  celui  de  se  tenir  prêle  à  la  première  réqui- 
sition; puis,  ces  ordres  donnés  ,  il  descendit  lui-même  au  corps 
de  garde  principal  du  palais  d'Hiver,  où  le  régiment  de  la  garde 
de  Finlande  était  de  service  ,  et  lui  ordonna  de  charger  ses  fusils 
et  d'occuper  les  principales  avenues  du  palais.  En  ce  moment, 
on  entendit  un  grand  tumulte  :  c'étaient  la  troisième  et  la 
sixième  compagnie  du  régiment  de  Moscou ,  conduites  par  le 
prince  Stchepine  et  les  deux  BestoujefF,  qui  arrivaient,  dra- 
peaux au  vent,  tambour  en  tête,  criant  :  A  bas  Nicolas  !  vive 
Constantin  !  Elles  débouchèrent  sur  la  place  de  l'Amirauté  j 
mais  arrivées  là  ,  soit  qu'elles  ne  se  crussent  pas  assez  fortes  , 
soit  qu'elles  reculassent  en  face  de  la  majesté  impériale,  au 
lieu  de  marcher  sur  le  palais  d'Hiver  ,  elles  allèrent  s'adosser 
au  sénat.  A  peine  y  étaient-elles,  qu'elles  y  furent  rejointes  par 
les  grenadiers  du  corps  :  une  cinquantaine  d'hommes  en  frac, 
dont  quelques-uns  étaient  armés  de  pistolets  qu'ils  tenaient  à  la 
main,  se  mêlèrent  aux  soldats  révoltés. 

En  ce  moment,  je  vis  paraître  l'empereur  sous  une  des  voûtes 
du  palais;  il  s'approcha  jusqu'à  la  grille  et  jeta  un  coup  d'œil 
sur  les  rebelles  ;  il  était  plus  pâle  que  d'habitude  ,  mais  parais- 
sait parfaitement  calme.  On  disait  que,  pour  être  prêt  à  mourir 
en  empereur  et  en  chrétien  ,  il  s'était  confessé  et  avait  fait  ses 
adieux  à  sa  famille. 

Comme  j'avais  les  yeux  fixés  sur  lui ,  j'entendis  derrière  moi 
et  du  côté  du  palais  de  marbre  retentir  le  galop  d'un  escadron 
de  cuirassiers  ;  c'était  la  garde  à  cheval  conduite  par  le  comte 


REVUE  DE  PARIS.  lUS 

Orloft',  un  dos  i)Iiis  l)ravps  et  dos  plus  fi(I(^Ics  amis  du  rciiipereur. 
Devant  Ini  les  grilles  s'ouvrii'ciil  ;  ii  sauta  à  bas  de  son  cheval, 
et  le  régiment  se  rangea  devant  le  palais  ;  presqu'en  même 
temps  on  entendit  les  tambours  des  grenadiers  de  Preobrajenski 
qui  arrivaient  par  bataillons.  Ils  entrèrent  dans  la  cour  du  pa- 
lais ,  où  ils  trouvèrent  l'empereur  avec  l'impératrice  et  le  jeune 
grand-duc  Alexandre  ;  derrière  eux  parurent  les  chevaliers- 
gardes,  au  milieu  desquels  je  reconnus  le  comte  Alexis  Wanin- 
koff  ;  ils  se  rangèrent  de  manière  à  former  l'angle  avec  les  cui- 
rassiers ,  laissant  entre  eux  un  intervalle  que  l'artillerie  ne  tarda 
point  à  remplir.  Les  régiments  révoltés  laissaient  de  leur  côté 
faire  toutes  ces  dispositions  avec  une  insouciance  apparente  et 
sans  s'y  opposer  autrement  que  par  leurs  cris  de  Vive  Con- 
stantin !  à  bas  Nicolas!  11  était  évident  qu'ils  attendaient  des 
renforts. 

Cependant  les  messagers  envoyés  par  le  grand-duc  Michel  se 
su(  cédaient  au  palais.  Tandis  que  l'empereur  y  organisait  sa 
défense  et  celle  de  sa  famille,  le  grand-duc  parcourait  les  ca- 
séines, et  par  sa  présence  combattait  la  rébellion.  Quelques 
efforts  heureux  avaient  déjà  été  tentés;  au  moment  où  le  reste 
du  régiment  de  Moscou  allait  suivre  les  deux  compagnies  ré- 
volti^es  ,  le  comte  de  Liéven  ,  frère  d'un  de  mes  écoliers ,  capi- 
taine à  la  cinquième  compagnie,  était  arrivé  assez  à  temps 
pour  empêcher  le  bataillon  de  sortir  et  faire  fermer  les  portes. 
Alors  ,  se  plaçant  devant  les  soldais,  il  avait  tiré  son  épée  en 
jurant  sur  son  honneur  qu'il  la  passerait  au  travers  du  corps  du 
l)remier  qui  ferait  un  mouvement.  A  cette  menace ,  un  jeune 
sous-lieutenant  s'était  avancé  le  pistolet  à  la  main  en  menaçant 
à  bout  portant  le  comte  de  Liéven  de  lui  brûler  la  cervelle.  A 
celte  menace,  le  comte  avait  répondu  par  un  coup  du  pom- 
meau de  son  épée,  qui  avait  fait  sauter  le  pistolet  des  mains  du 
sons-lieutenant  ;  mais  celui-ci  l'avait  ramassé  ,  et  avait  de  nou- 
veau dirigé  son  arme  vers  le  comte.  Alors  celui-ci ,  croisant 
les  bras,  marcha  droit  au  sous-lieutenant,  tandis  que  le  régi- 
ment, immobile  et  muet,  regardait  comme  témoin  cet  étrange 
duel.  Le  sous-lieutenant  recula  de  quelques  pas ,  suivi  par  le 
comte  de  Liéven,  qui  lui  présentait  sa  poitrine  comme  un  défi; 
mais  enfin  il  s'arrêta  et  fit  feu.  Par  miracle,  l'amorce  brûla,  mais 
le  coup  ne  partit  point.  En  ce  moment ,  on  frappa  à  la  porte. 
9  15 


166  REVUE  DE  PARIS. 

—  Oui  est  là  ?  frièrent  (jiiolqiies  voix. 

—  Son  allesse  impériale  le  gtand-iliic  Michel ,  répondit-oii  du 
dehors. 

Quelques  instants  de  stupeur  profonde  succédèrent  à  ces  pa- 
roles. Le  comte  de  Liéven  marcha  vers  la  porte,  et  l'ouvrit  sans 
que  personne  lenlâl  de  l'arrêter. 

Le  grand-duc  entra  à  cheval ,  suivi  de  quelques  officiers  d'or- 
donnance. 

—  Que  signifie  cette  inaction  au  moment  du  danger?  s'écria- 
t-il,  suis-je  au  milieu  de  traîtres  ou  de  soldats  loyaux? 

—  Vous  êtes  au  milieu  du  plus  tidèie  de  vos  régiments  ,  ré- 
pondit le  comte  de  Liéven  ,  ainsi  que  Votre  Allesse  Impériale 
va  en  avoir  la  preuve: 

Alors,  élevant  son  épée  : 

—  Vive  l'empereur  Nicolas!  s'écria-l-il. 

—  Vive  l'empereur  Nicolas  !  répondirent  les  soldats  d'une 
seule  voix. 

Le  jeune  sous-lieutenant  voulut  parler,  mais  le  comte  de 
Liéven  l'arrêta  par  le  bras  : 

—  Silence  ,  monsieur  !  Je  ne  dirai  pas  un  mot  de  ce  qui  s'est 
passé  ;  ne  vous  perdez  pas  vous-même. 

—  Liéven ,  dit  le  grand-duc ,  je  vous  confie  la  conduite  du 
régiment. 

—  Et  j'en  réponds  sur  ma  tête  à  Votre  Altesse  Impériale  ,  ré- 
pondit le  comte. 

Le  grand-duc  alors  avait  poursuivi  sa  course  ,  et  partout  avait 
trouvé  ,  sinon  de  l'enthousiasme  ,  du  moins  de  l'obéissance.  Les 
nouvelles  étaient  donc  bonnes.  En  effet,  de  tous  côtés  les  ren- 
forts s'échelonnaient;  les  sapeurs  étaient  en  bataille  devant  le 
palais  de  l'Ermitage ,  et  le  reste  du  régiment  de  Moscou  ,  con- 
duit par  le  comte  de  Liéven,  débouchait  par  la  Perspective  de 
Kiewski.  L'apparition  de  ces  troupes  fit  pousser  de  grands  cris 
aux  révoltés  ,  car  ils  crurent  que  c'était  enfin  le  secours  attendu 
qui  leur  arrivait;  mais  ils  furent  promi)lement  détrompés.  Les 
nouveaux  venus  se  rangèrent  devant  l'hôtel  des  Tribunaux,  fai- 
sant face  au  palais;  avec  les  cuirassiers  ,  l'artillerie  et  les  che- 
valiers-gardes  ,  ils  enfermèrent  les  révoltés  dans  un  cercle  de 
fer. 

Un  instant  après  on  entendit  les  chants  des  prêtres  j  c'était  le 


REVUE  DE  PARIS.  1C7 

mt'lropolilain,  qui,  suivi  de  (out  le  clergé  ,  sortait  de  l'église 
de  Cazaii,  et  venait,  précédé  des  saintes  bannières,  ordonner 
au  nom  du  ciel  aux  révoltés  de  rentrer  dans  leur  devoir.  Mais, 
pour  la  première  fois  peut-être,  les  soldats  méprisèrent  dans 
leur  irréligion  politique  les  images  qu'ils  élaient  habitués  à 
adorer  ,  et  prièrent  les  prêtres  de  ne  point  se  mêler  des  affaires 
de  la  terre,  et  de  s'en  tenir  aux  choses  du  ciel.  Le  métropolitain 
voulut  insister  ,  quand  un  ordie  de  l'empereur  lui  enjoignit  de 
se  relitrer;  Nicolas  voulait  tenter  lui-même  un  dernier  effort 
pour  ramener  les  rebelles. 

Ceux  qui  entouraient  l'empereur  voulurent  alors  l'en  empê- 
cher mais  l'empereur  répondit  que  ,  puisque  c'était  sa  partie 
([u'il  jouait,  il  é(ait  juste  qu'il  mit  sa  vie  au  jeu.  En  conséquence, 
il  ordonna  d'ouvrir  la  grille  :  à  peine  venait-on  d'obéir  ,  que  le 
grand-duc  arriva  à  fond  de  train  ,  et ,  s'approchant  de  l'oreille 
de  l'empereur,  lui  dit  tout  bas  qu'une  partie  du  régiment  de 
Prçobrajenski ,  dont  il  était  entouré,  faisait  cause  commune 
avrc  les  rebelles,  clque  le  prince  Tioubetskoï,  dont  l'empereur 
avait  remanpié  l'absence  avec  élonnemcnt,  était  le  chef  de  la 
conspiration.  La  chose  était  d'autant  plus  possible  ,  que  ,  vingt- 
quatre  ans  auparavant ,  c'était  le  même  régiment  qui  avait 
gardé  les  avenues  du  Palais-Rouge  tandis  que  son  colonel ,  le 
prince  Talitzin,  étranglait  l'empereur  Paul. 

La  situation  était  terrible  ,  et  cependant  l'empereur  ne  changea 
point  de  visage  ;  seulement  il  était  évident  qu'il  prenait  une  ré- 
solution extrême.  Au  bout  d'un  instant  il  se  retourna  ,  et  s'a- 
dressant  à  un  de  ses  généraux  : 

—  Qu'on  m'amène  le  jeune  grand-duc,  dit-il. 

Un  instant  après  le  général  descendit  avec  l'enfant.  Alors 
l'empereur  le  souleva  de  terre ,  et  s'avançant  vers  les  grena- 
diers : 

—  Soldats  !  dit-il ,  si  je  suis  tué  ,  voilà  votre  empereur  ;  ou- 
vrez les  rangs  ,  je  le  contîe  à  \otre  loyauté. 

Un  long  hourra  se  fit  entendre;  un  cri  d'enthousiasme  ,  parti 
du  fond  du  cœur,  retentit;  les  coupables  furent  les  premiers  à 
laisser  tomber  leurs  armes  et  à  ouvrir  les  bras.  L'enfant  fut  em- 
porté au  milieu  du  régiment  et  mis  sous  la  môme  garde  que  le 
drapeau  ;  l'empereur  monta  à  cheval  et  sortit.  A  la  porte  les  gé- 
néraux le  siq)|)liôrenl  do  ne  pas  aller  plus  loin,  les  rebelles 


168  REVUE  DE  PARIS. 

ayant  dit  tout  haut  que  leur  intention  était  de  tuer  l'empereur, 
et  foutes  leurs  armes  étant  chargées.  Mais  l'empereur  tît  signe 
de  la  main  qu'on  le  laissât  libre,  et,  défendant  que  personne  le 
suivît ,  il  mit  son  cheval  au  galop  ,  piqua  droit  sur  les  révoltés , 
et  s'arrêtant  à  demi-portée  de  pistolet  : 

—  Soldats  !  s'écria-t-il ,  on  m'a  dit  que  vous  vouliez  me  tuer, 
si  cela  est  vrai ,  me  voilà. 

II  y  eut  un  moment  de  silence  ,  pendant  lequel  l'empereur 
resta  immobile  entre  les  deux  troupes,  pareil  à  une  statue 
équestre.  Deux  fois  on  entendit  dans  les  rangs  des  rebelles  re- 
tentir le  mot  feu  ,  sans  que  cet  ordre  fût  exécuté;  mais  à  la 
troisième  fois  il  fut  suivi  de  la  détonation  de  quelques  coups  de 
fusil.  Les  balles  silBèrent  autour  de  l'empereur,  mais  aucune 
ne  l'atteignit.  A  cent  pas  derrière  lui  le  colonel  Velho  et  plusieurs 
soldats  furent  blessés  par  celte  décharge. 

Au  même  instant  Milarodowich  et  le  grand-duc  Michel  s'é- 
lancèrent aux  côtés  de  l'empereur  ;  le  régiment  des  cuirassiers 
et  celui  des  chevaliers-gardes  firent  un  mouvement,  les  artil- 
leurs approchèrent  la  mèche  de  la  lumière. 

—  Halte  !  cria  l'empereur.  —  Chacun  obéit.  —  Généra! , 
ajouta-t-il  en  s'adressant  au  comte  Milarodowich,  allez  à  ces 
malheureux  et  tâchez  de  les  ramener. 

Le  comte  Milarodowich  et  le  grand-duc  Michel  s'élancèrent 
vers  eux,  mais  les  révoltés  les  accueillirent  avec  une  nouvelle 
décharge  et  aux  cris  de  vive  Constantin! 

—  Soldats,  s'écria  alors  le  comte  Milarodowich,  en  élevant 
au-dessus  de  sa  tète  un  magnifique  sabre  turc  tout  garni  de 
pierreries ,  et  s'avançant  jusque  dans  les  rangs  des  rebelles ,  voici 
un  sabre  qui  m'a  été  donné  par  son  altesse  impériale  le  czaro- 
witz  lui-même  ;  eh  bien  !  au  nom  de  l'honneur ,  je  vous  jure  sur 
ce  sabre  que  l'on  vous  trompe ,  que  l'on  vous  abuse  ,  que  le  cza- 
rowilz  a  renoncé  à  la  couronne,  et  que  votre  seul  et  légitime 
souverain  est  l'empereur  Nicolas  Io^ 

Des  hourras  et  des  cris  de  vive  Constantin  !  répondirent  à  ce 
discours  ;  puis ,  au  milieu  des  hourras  et  des  cris ,  on  entendit 
un  coup  de  pistolet ,  et  on  vit  le  eomie  Milarodowich  chanceler 
un  autre  pistolet  avait  été  dirigé  sur  le  grand-duc  Michel  ;  mais 
les  soldais  de  marine  , quoique  au  nombre  des  révoltés,  avaient 
arrêté  le  bras  de  l'assassin. 


REVUE  DE  PARIS,  169 

En  une  seconde  le  comle  Orloff  et  ses  cuirassiers,  malgré  les 
décharges  successives  des  révoltés,  eurent  enveloppé  dans 
leurs  rangs  le  comte  Milarodowich  ,  le  grand-duc  et  l'empereur 
Nicolas,  qu'ils  ramenèrent  de  force  au  palais.  Milarodowich  se 
tenait  à  peine  sur  son  cheval ,  et  en  arrivant  il  tomba  dans  les 
bras  de  ceux  qui  l'entouraient. 

L'empereur  voulait  qu'on  fît  une  dernière  tentative  pour  ra- 
mener les  révoltés;  mais  ,  pendant  qu'il  donnait  des  ordres  en 
conséquence,  le  grand-duc  Michel  sauta  à  bas  de  cheval  ;  puis, 
se  mêlant  aux  artilleurs,  il  arracha  une  baguette  des  mains  d'un 
servant,  et  approchant  la  mèche  de  la  lumière  : 

—  Feu  !  cria-t-il,  feu  sur  les  assassins  ! 

Quatre  coups  de  canon  chargés  à  mitraille  partirent  en 
même  temps  et  renvoyèrent  avec  usure  aux  rebelles  la  mort  qu'ils 
avaient  donnée;  puis,  sans  qu'il  fût  possible  de  rien  entendre 
des  ordres  de  l'empereur,  une  seconde  décharge  suivit  la  pre- 
mière. 

L'effet  de  ces  deux  volées  à  demi-portée  de  fusil  fut  terrible. 
Plus  de  soixante  hommes ,  tant  des  grenadiers  du  corps  que 
du  régiment  de  Moscou  et  des  marins  de  la  garde,  restèrent 
sur  la  place;  le  reste  prit  aussitôt  la  fuite  par  la  rue  Galernaïa, 
par  le  quai  Anglais  ,  par  le  pont  d'isaac  et  par  la  Neva  ,  qui 
était  gelée  ;  alors  les  chevaliers-gardes  lancèrent  leurs  chevaux 
et  se  mirent  à  la  poursuite  des  rebelles,  à  l'exceplion  d'un  seul 
homme,  qui  laissa  le  régiment  s'éloigner,  et  qui,  mettant  pied 
à  terre  et  laissant  aller  son  cheval  à  l'aventure  ,  s'avança  vers 
le  comle  Orloff.  Arrivé  près  de  lui,  il  détacha  son  sabre  et  le  lui 
présenta. 

—  Que  faites-vous  ,  comte?  demanda  le  général  étonné,  et 
pourquoi  venez-vous  me  remettre  votre  sabre  au  lieu  de  vous 
en  servir  contre  les  rebelles  ? 

—  Parce  que  j'étais  de  la  conspiration,  monseigneur,  et  que, 
comme  tôt  ou  tard  je  serais  dénoncé  et  pris  ,  j'aime  mieux  me 
dénoncer  moi-même. 

—  Assurez-vous  du  comte  Alexis  Waninkoff,  dit  le  général  en 
s'adressant  à  deux  cuirassiers ,  et  conduisez-le  à  la  forteresse. 

L'ordre  fut  aussitôt  exécuté.  Je  vis  le  comle  traverser  le 
pont  de  la  Moïka,  et  disparaître  à  l'angle  de  l'ambassade  de 
France. 

15. 


Î70  REVUE  DE  PARIS. 

Alors  je  pensai  à  Louise,  dont  j'étais  maintenant  le  seul  ami. 
Je  repris,  au  milieu  du  lumulle,  le  chemin  de  la  Perspective, 
(it  j'arrivai  cliez  ma  pauvre  compatriote  si  triste  et  si  pâle , 
(lu'elle  se  douta  bien  que  je  venais  lui  annoncer  quelque  mal- 
heur. Aussi ,  à  peine  m'eul-elle  aperçu,  qu'elle  vint  à  moi  les 
mains  join-(es. 

—  Qu'y  a-t-il ,  au  nom  du  ciel ,  qu'y  a-t-il?  me  demanda- 
l-elle. 

—  Il  y  a  ,  liU  répondis-je,  que  vous  n'avez  plus  d'espoir  que 
dans  un  miracle  de  Dieu  ou  dans  la  miséricorde  de  l'empe- 
reur. 

Alors  je  lui  racontai  tout  ce  dont  j'avais  été  témoin  ,  et  je  lui 
remis  la  lettre  de  Waiiinkoff. 

Comme  je  m'en  étais  douté,  c'était  une  lettre  d'adieu. 

Le  soir  même,  le  comte  Milarodowich  mourut  de  sa  blessure; 
mais,  avant  de  mourir,  il  exigea  que  le  chirurgien  extirpât  la 
balle  :  l'opération  finie,  il  prit  le  lingot  de  plomb  dans  sa  main, 
et  voyant  qu'il  n'était  point  de  calibre  : 

—  Je  suis  content,  dit-il,  ce  n'est  point  la  balle  d'un  soldat. 
Cinq  minutes  après,  il  rendit  le  dernier  soupir. 

Le  lendemain,  à  neuf  heures  du  matin  ,  c'est-à-dire  au  mo- 
ment où  la  vie  commence  à  se  réveiller  dans  toute  la  ville  ,  et 
quand  tout  le  monde  ignorait  encore  si  l'émeute  de  la  veille  était 
apaisée  ou  devait  se  renouveler,  l'empereur  descendit  sans  suite 
et  sans  gardes,  donnant  la  main  à  l'impératrice;  puis,  montant 
avec  elle  dans  un  droschki  qui  attendait  à  la  porte  du  palais 
d'Hiver,  il  parcourut  toutes  les  rues  de  Saint-Pétersbourg,  et 
passa  devant  toutes  les  casernes ,  s'ofFrant  de  lui-même  aux 
coups  des  assassins,  s'il  en  restait  encore.  Mais  partout  il  n'en- 
tendit que  des  cris  de  joie,  poussés  du  plus  loin  qu'on  aperce- 
vait les  plumes  flottantes  de  son  chapeau  :  seulement,  comme 
pour  rentrer  au  palais  ,  après  celte  course  téméraire  qui  lui 
avait  si  bien  réussi  ,  il  passait  par  la  Perspective,  il  vit  une 
femme  sortir  de  chez  elle  un  papier  à  la  main,  et  venir  s'age- 
nouiller sur  sa  route,  de  manière  qu'il  lui  fallait  détourner  son 
traîneau  ou  l'écraser.  Arrivé  â  trois  pas  d'elle,  le  cocher  arrêta 
tout  court  avec  cette  habileté  proverbiale  des  Russes  pour  maî- 
triser leurs  chevaux  :  alors  la  femme,  en  pleurs  et  sans  voix  , 
n'eut  que  la  force  d'agiter  en  sanglotant  le  papier  qu'elle  leoait 


r.EVUE  DE  PARIS.  17) 

à  la  main;  iieiU-ètre  rempereur  allait-il  continuer  son  chemin, 
mais  l'impératrice  le  regarda  avec  son  sourire  d'ange,  et  il  prit 
le  papier,  qui  ne  contenait  que  ces  paroles  écrites  à  la  hâte  et 
mouillées  encore  : 

a  Sire,  —  Grâce  pour  le  comte  Waninkoff  :  au  nom  de  ce  que 
Votre  Majesté  a  de  plus  cher,  grâce....  grâce  !» 

L'empereur  chercha  en  vain  la  signature  ;  il  n'y  en  avait  pas. 
Alors  il  se  retourna  vers  la  femme  inconnue. 

—  Èles-vous  sa  sœur?  demanda-t-il. 
La  suppliante  secoua  la  tête  tristement. 

—  Ètes-vous  sa  femme? 

La  suppliante  fit  signe  que  non. 

—  Mais  enlin  qui  donc  êtes-vous?  demanda  l'empereur  avec 
un  léger  mouvement  d'impatience. 

—  Hélas!  hélas  !  s'écria  Louise  en  retrouvant  sa  voix,  dans 
sept  mois,  sire,  je  serai  la  mère  de  son  enfant. 

—  Pauvre  petite  !  dit  l'empereur,  et,  faisant  signe  au  cocher, 
il  repartit  au  galop,  emportant  la  supplique,  mais  sans  laisser 
à  la  pauvre  épiorée  d'autre  espérance  que  les  deux  mots  de  pitié 
qui  étaient  tombés  de  ses  lèvres. 


XVII. 


Les  jours  suivants  furent  employés  à  faire  disparaître  jus- 
qu'à la  dernière  tiace  de  l'émeute  sanglante  dont  les  murs 
mitraillés  du  sénat  gardaient  encore  la  sanglante  empreinte. 
Dès  le  même  soir  ou  dans  la  nuit,  les  principaux  conjurés 
avaient  été  arrêtés  :  c'étaient  le  prince  Troubetskoï ,  le  jour- 
naliste RyleyefF,  le  prince  Obolinski,  le  capitaine  Jacoubowith, 
le  lieutenant  Kakowski ,  les  capitaines  en  second  Tcliepiii  , 
Rostowski  et  Besloujeff ,  un  autre  Bestoujeff,  aide  de  camp  du 
duc  Alexandre  de  Wurtemberg  ;  enfin  soixante  ou  quatre-vingts 
autres  qui  étaient  plus  ou  moins  coupables  d'action  ou  de 
pensée,  Waninkoff,  qui  ainsi  que  nous  l'avons  dit ,  s'était  livré 
volontairement,  et  le  colonel  Boulatoff,  qui  avait  suivi  son 
exemple. 


172  REVUE  DE  PARIS. 

Par  une  coïncidence  étrange,  Peslel,  d'après  des  ordres  partis 
de  Taganrog,  avait  été  arrêté  dans  le  midi  de  la  Russie  le  jour 
même  où  avait  éclaté  l'émeute  à  Saint-Pétersbourg. 

Quant  à  Serge  et  à  Aposlol  Mourawief,  qui  étaient  parvenus 
à  se  sauver  et  à  soulever  six  compagnies  du  régiment  de  Tcher- 
nigoff,  ils  furent  rejoints  près  du  village  de  Poulogoff,  dans  le 
district  deWasilkoff,  par  le  lieutenant  général  Rolli.  Après  une 
résistance  désespérée,  l'un  d'eux  essaya  de  se  brûler  la  cervelle 
d'un  coup  de  pistolet,  mais  se  manqua;  l'autre  fut  pris  après 
avoir  été  grièvement  blessé  d'un  éclat  de  mitraille  au  côté  et 
d'un  coup  de  sabre  à  la  tête. 

Tous  les  prisonniers  ,  dans  quelque  coin  de  l'empire  qu'ils 
eussent  été  arrêtés,  furent  transférés  à  Saint-Pétersbourg;  puis 
une  commission  d'enquête,  composée  du  ministre  de  la  guerre 
Tatistcheff ,  du  grand-duc  Michel,  du  prince  Galitzin,  conseil- 
ler privé  ,  de  GoIenitcheff-KotouzoCf,  qui  avait  succédé  au 
comte  Milarodowich  dans  le  gouvernement  militaire  de  Saint- 
Pétersbourg,  de  Tchernycheff,  de  Benkendorrf,  de  Levacheff  et 
de  Potapoff ,  tous  quatre  aides  de  camp  généraux,  fut  nommée 
par  l'empereur,  et  l'Instruction  commença  avec  une  impar- 
tialité dont  les  noms  que  nous  venons  de  répéter  étaient  les 
garants. 

Mais,  comme  c'est  l'habitude  à  Saint-Pétersbourg,  tout  se 
faisait  dans  le  silence  et  dans  l'ombre  ,  et  rien  ne  transpirait  au 
dehors.  Il  y  a  plus,  et  c'est  une  chose  étrange,  dès  le  lendemain 
du  jour  011  un  rapport  officiel  avait  annoncé  à  l'armée  que  tous 
les  traîtres  étaient  arrêtés,  il  n'avait  pas  plus  été  question 
d'eux  que  s'ils  n'eussent  jamais  existé,  ou  que  s'ils  fussent 
venus  en  ce  monde  isolés  et  sans  famille;  pas  une  maison  n'a- 
vait fermé  ses  fenêtres  en  signe  de  veuvage,  pas  un  front  ne 
s'était  voilé  de  tristesse  en  signe  de  deuil.  Tout  continua  de 
marcher  comme  si  rien  n'était  avenu.  Louise  seule  tenta  cette 
démarche  étrange  que  nous  avons  dite  et  qui  n'avait  peut-être 
pas  son  précédent  dans  les  souvenirs  moscovites  ;  et  cependant 
chacun,  je  le  présume,  sentait  comme  moi  au  fond  du  cœur 
que  bientôt  un  matin  ferait  éclore,  comme  une  fleur  sanglante, 
quelque  nouvelle  terrible;  car  la  conspiration  était  flagrante  , 
les  inlenlions  des  conspirateurs  étaient  homicides,  et,  quoique 
chacun  connût  la  bonté  naturelle  de  l'empereur,  on  sentait 


REVUE  DE  PARIS.  173 

bien  qu'il  ne  pourrait  étendre  son  pardon  à  tous  :  le  sang  ap- 
pelait le  sang. 

De  temps  en  temps  un  rayon  d'espoir  perçait  celte  nuit 
comme  une  lueur  sombre,  et  donnait  une  nouvelle  preuve  des 
dispositions  indulgentes  de  l'empereur.  Dans  la  liste  des  con- 
jurés qu'on  avait  mise  sous  ses  yeux,  il  avait  reconnu  un  nom 
cher  à  la  Russie  :  ce  nom,  c'était  celui  de  Souwarow.  En  efFel, 
le  petit-tils  du  rude  vainqueur  de  la  Trébia  était  au  nombre  des 
conspirateurs.  Nicolas,  en  arrivant  à  lui,  s'arrêta;  puis, 
après  un  instant  de  silence.  Il  ne  faut  pas ,  dit-il ,  comme  se 
parlant  à  lui-même  ,  qu'un  si  beau  nom  soit  taché.  Se  retour- 
nant alors  vers  le  grand  maître  de  la  police  qui  lui  présentait 
la  liste  ;  C'est  moi,  dit-il,  qui  interrogerai  le  lieutenant  Sou- 
warow. 

Le  lendemain  ,  le  jeune  homme  fut  conduit  devant  l'empe- 
reur, qu'il  s'attendait  à  voir  irrité  et  menaçant,  et  qu'il  (rouva, 
au  contraire,  le  front  calme  et  doux.  Ce  n'est  pas  tout  :  aux 
premiers  mois  du  czar ,  il  fut  facile  au  coupable  de  voir  dans 
quel  but  on  l'avait  fait  venir.  Toutes  les  questions  du  souve- 
rain, préparées  avec  une  paternelle  sollicitude  ,  étaient  dispo- 
sées de  manière  à  ce  que  l'accusé  ne  pût  échapper  à  l'acquit- 
tement. En  effet,  à  chacune  des  interrogations  impériales, 
auxquelles  il  n'avait  à  répondre  que  oui  ou  non,  le  czar  se  re- 
tournait vers  ceux  qu'il  avait  convoqués  pour  assister  à  celle 
scène,  en  disant  :  «  Vous  le  voyez  bien,  vous  l'entendez,  je  vous 
l'avais  bien  dit,  messieurs,  un  Souwarow  ne  pouvait  pas  êlie 
un  rebelle.  »  Et  Souwarow,  tiré  de  sa  prison  ,  renvoyé  à  son 
régiment,  avait  reçu,  au  bout  de  quelques  jours,  son  brevet  de 
capitaine. 

Mais  tous  les  accusés  ne  s'appelaient  pas  Souwarow,  et, 
quoique  je  tisse  tous  mes  efforts  pour  inspirer  à  ma  pauvre 
compatriote  un  espoir  que  je  n'avais  point  moi-même  ,  la  dou- 
leur de  Louise  était  vraiment  effrayante.  Depuis  le  jour  de  l'ar- 
reslalion  de  Waninkoff ,  elle  avait  absolument  abandonné  les 
soins  ordinaires  de  sa  vie  passée,  et,  retirée  dans  le  petit 
salon  qu'elle  s'était  ménagé  derrière  le  magasin,  elle  y  res- 
tait,  la  tête  appuyée  sur  ses  mains,  laissant  silencieusement 
échapper  de  grosses  larmes  de  ses  yeux  ,  et  n'ouvrant  la  bou- 
che que  pour  demander  à  ceux  qui,  comme  moi,  étaient 


174  REVUE  DE  PARIS. 

admis  dans  celle  petite  retraite  :  «  Est-ce  que  vous  croyez 
qu'ils  le  tueront  ?  »  Puis  ,  à  la  réponse  qu'on  lui  faisait  et  qu'elle 
n'écoutait  même  pas  :  «  Ah!  si  je  n'étais  pas  enceinte!  »  di- 
sait-elle. 

Et  cependant  le  temps  s'écoulait  ainsi  sans  que  rien  tran- 
spirât du  sort  réservé  aux  accusés.  La  commission  d'enquête 
tissait  son  œuvre  dans  l'ombre;  on  sentait  qu'on  marchait 
vers  le  dénoûment  de  la- sanglante  tragédie,  mais  nul  ne 
pouvait  dire  quel  serait  ce  dénoûment,  ni  quel  jour  il  aurait 
lieu. 

Deux  incidents  survinrent  qui  aidèrent  les  habitants  de  Saint- 
Pétersbourg  à  oublier,  passagèrement  du  moins,  la  catastrophe 
du  mois  de  décembre  :  l'une  fut  l'ambassade  extraordinaire  en- 
voyée par  la  France ,  et  conduite  par  le  duc  de  Raguse  ;  l'autre 
fut  l'arrivée  du  corps  de  l'impératrice  Elisabeth.  Elle  avait  tenu 
parole,  et  n'avait  survécu  que  de  quatre  mois  à  Alexandre. 
L'ambassade  arriva  dans  les  premiers  jours  de  mai,  et  le  cercueil 
dans  les  premiers  jours  de  juin.  Je  fus  prévenu  de  la  première 
cérémonie  par  une  lettre  d'un  de  mes  anciens  écoliers  qui  était 
venu  comme  attaché ,  et  de  l'autre  par  un  coup  de  canon  tiré  de 
la  forteresse.  Comme  à  chaque  instant  l'amitié  que  je  portais  à 
Louise  et  l'intérêt  que  m'inspirait  le  comte  me  tenaient  sur  le  qui- 
vive  ,je  crus  que  le  coup  de  canon  annonçait  tout  autre  chose, 
et  je  descendis  vivement  pour  m'informer  de  ce  qu'il  y  avait  de 
nouveau.  En  ce  moment  un  second  coup  de  canon  se  fit  enten- 
dre, et  comme  je  vis  courir  tout  le  mondu  du  côté  de  la  Neva, 
je  me  mis  à  courir  comme  les  autres.  En  route,  j'appris  de  quoi 
il  était  question. 

Lorsque  j'arrivai  sur  le  quai,  il  était  déjà  encombré  de  telle 
façon  ,  que  je  compris  que ,  si  j'y  restais ,  il  me  serait  impossi- 
ble de  rien  voir.  En  conséquence,  je  louai  une  barque,  et, 
du  milieu  dti  tïeuve  où  je  m'arrêtai ,  je  m'apprêtai  à  voir 
passer  le  cortège  ,  qui ,  pour  arriver  à  la  forteresse  ,  devait 
traverser  l'immense  pont  de  bateaux  qui  s'étend  du  Champ  de 
Mars  à  la  citadelle.  Depuis  quelques  instants  ,  toutes  les  clo- 
ches de  la  ville  s'étaient  mêlées  à  l'artillerie  et  sonnaient  à  toute 
volée. 

La  première  personne  qui  parut  fut  un  maître  des  cérémo- 
nies à  cheval ,  portant  en  signe  de  deuil  une  écliarpe  de  crêpe 


KEVUK  DE  PARIS.  175 

noir  et  blanc.  Derrière  lui  marcliait  une  coi.npaijiiie  des  yardos 
de  Preobajenski ,  puis  un  officier  des  écuries  impériales,  puis 
un  maréchal  de  la  cour,  dont  le  deuil  était  indi(|ué  par  un 
vaste  chapeau  rabattu  sur  les  yeux  et  par  un  manteau  noir 
qui  lui  enveloppait  les  deux  épaules.  Les  timbaliers  et  les 
trompettes  des  chevaliers-gardes  et  des  gardes  à  cheval  ve- 
naient après ,  suivis  de  quarante  valets  de  pied  ,  de  quatre 
coureurs ,  de  huit  laquais  de  la  chambre  et  de  quatre  officiers 
de  la  cour.  Vingt  pages  s'avançaient  derrière  eux  ,  accompa- 
gîiés  de  leur  gouverneur  ,  qui  fermaient  la  marche  de  la  pre- 
mière section. 

Soixante-deux  drapeaux  aux  armes  des  différentes  provinces 
de  l'empire  venaient  ensuite,  portés  chacun  par  un  officier, 
que  deux  autres  officiers  accompagnaient  comme  assistants,  et 
au  milieu  de  ces  bannières  de  deuil  s'élevait  l'étendard  de  soie 
noire  aux  armes  de  la  Russie,  que  suivait  un  homme  d'armes 
revêtu  d'une  armure  noire  et  tenant  à  la  main  une  épée  nue , 
dont  la  pointe  était  baissée  vers  la  terre.  Derrière  l'homme 
d'armes,  douze  hussards  de  la  garde,  commandés  par  un  officier, 
précédaient  un  équipage  de  parade  surmonté  de  la  couronne  im- 
périale et  attelé  de  huit  chevaux  richement  caparaçonnés.  Huit 
palefreniers  marchaient  à  côté  des  chevaux  ;  deux  laquais  se 
tenaient  aux  portières,  et  quatre  palefreniers  à  cheval  venaient 
ensuite.  C'était  une  apparition  que  faisaient  pour  la  dernière 
fois  les  pompes  de  la  terre,  au  milieu  des  lugubres  attributs  de 
la  mort. 

Le  cortège,  reprenant  aussitôt  son  aspect  funéraire,  pré- 
sentait ensuite  une  masse  indistincte  de  manteaux  noirs  et  de 
crêpes  sombres ,  que  précédaient  les  armes  du  grand-duché  de 
Bade  ,  de  Schleswig-Hoistein,  de  Tauride,  de  Sibérie,  de  Fin- 
lande ,  d'Astrakan  ,  de  Kazan  ,  de  Pologne,  de  Novogorod  ,  de 
Kiew ,  do  Wladimir  et  de  Moscou.  Ces  écussons ,  comme  les 
premiers,  étaient  portés  chacun  par  un  officier,  escorté  à 
droite  et  à  gauche  de  deux  autres  officiers;  puis  s'avançait  !e 
grand  écussoa  des  armes  de  l'empire,  précédé  de  quatre  géné- 
raux et  porté  par  deux  généraux-majors,  deux  colonels  et  deux 
officiers  supérieurs. 

Après  les  représentants  de  la  puissance  impériale  et  après 
ceux  de  l'armée ,  venaient ,  conduits  par  le  maître  des  céré- 


176  REVUE  DE  PARIS. 

nioîiies  ,  les  députés  des  différenfes  corporations  des  bour- 
geois ,  des  maicliaiids  et  des  coeiiers ,  cliaciinc  d'elles  précédée 
d'un  petit  étendard  sur  lequel  étaient  peintes  ou  brodées  les 
marques  distinclives  de  la  profession  exercée  par  ceux  qui  la 
composaient. 

Les  différentes  compagnies,  comme  la  compagnie  russe- 
américaine  ,  la  compagnie  économique  ,  la  société  des  prisons, 
la  société  philanthropique  ,  les  différents  employés  de  la  Bi- 
bliothèque publique  impériale,  de  l'Université  de  Saint-Pélers- 
!)ourg,  de  l'Académie  des  arts,  de  l'Académie  des  sciences , 
venaient  à  leur  tour;  puis  les  généraux,  les  aides  de  camp 
généraux,  les  aides  de  camp  de  l'empereur,  les  secrétaires 
d'État,  les  sénateurs,  les  ministres  et  les  membres  du  conseil 
de  l'empire  ,  enfin  tous  les  élèves  des  maisons  d'industrie  et 
des  écoles  auxquelles  l'impératrice  trépassée  accordait  une 
protection  spéciale.  Deux  hérauts  d'armes  les  suivaient,  vêtus 
de  deuil ,  et  précédant  les  ordres  étrangers,  les  ordres  de  Russie 
et  la  couronne  impériale,  portés  sur  des  coussins  de  brocart 
d'or. 

Trois  images,  soutenues,  l'une  par  le  confesseur  de  l'impé- 
ratrice, les  deux  autres  par  des  archidiacres  et  des  prêtres, 
venaient  ensuite,  et  étaient  immédiatement  suivies  du  char 
funèbre,  sur  le(|uel  était  couché  le  corps  de  l'impératrice.  Les 
bâtons  du  baldaquin  étaient  tenus  par  quatre  chambellans, 
ainsi  que  les  cordons  et  les  houppes  du  drap  mortuaire,  et 
aux  deux  côtés  du  char  marchaient ,  couvertes  de  longs  voiles , 
les  dames  de  l'ordre  de  Sainte-Catherine  et  les  demoiselles  d'hon- 
neur qui  avaient  suivi  l'impératrice  dans  son  dernier  voyage,  et 
qui,  fidèles  jusqu'après  la  mort,  l'accompagnaient  à  sa  dernière 
demeure.  Les  plus  hauts  fonctionnaires  conduisaient  les  chevaux 
de  la  voiture,  et  soixante  pages,  tenant  des  cierges  allumés, 
l'enveloppaient  d'un  cordon  de  feu. 

Enfin  venait  l'empereur  Nicolas  ,  enveloppé  d'un  manteau  de 
deuil  et  portant  un  chapeau  rabattu  ;  il  avait  à  sa  droite  le 
grand-duc  Michel,  et  derrière  lui,  à  une  petite  distance,  le  chef 
de  l'état-major  général ,  le  ministre  de  la  guerre ,  le  général 
quartier-maître,  le  général  de  service  et  plusieurs  autres  gé-. 
néraux.  Vingt-quatre  porte-enseignes  de  la  garde  marchaient  à 
une  dislance  respectueuse  de  l'empereur ,  longeant  les  para- 


REVUE  DE  PARIS.  177 

pe(s  (lu  poiil ,  et  enfermant  dans  leur  double  ligne  la  voilure 
de  deuil  où  se  (roiivnieul  i'iin;)i'ialrice  et  le  jeune  grand-duc 
Alexandre,  héritier  de  la  couronne.  Le  grand-duc  de  Wurtem- 
berg, ses  deux  fils  et  sa  fille  s'avançaient  ensuite  à  pied  avec 
les  deux  reines  d'Imiréti  et  la  régente  de  Mingrélie.  Après 
celles-ci  venaient  toutes  les  femmes  attachées  autrefois  au  ser- 
vice de  rimpéralrice  défunte  ;  enfin,  la  marche  était  fermée  par 
une  compagnie  du  régiment  de  Semenowski. 

Le  cortège  mit  à  peu  près  une  heure  et  demie  à  traverser  le 
pont,  tant  il  marchait  lentement  et  tant  il  était  considérable. 
Puis  toute  celle  longue  fille  disparut  enfin  dans  la  forteresse, 
où  le  peuple  se  précipita  pour  voir  rendre  les  derniers  devoirs  à 
celle  que  vingt  ans  il  avait  regardée  comme  un  intermédiaire 
entre  la  terre  et  le  ciel. 

Je  trouvai  en  rentrant  Louise  très-agitée.  Comme  moi,  elle 
ignorait  la  cérémonie  funèbre  qui  devait  avoir  lieu,  et  aux  pre- 
miers coups  de  canon  ,  aux  premières  volées  de  la  cloche ,  elle 
avait  tremblé  que  ce  ne  fût  le  signal  de  l'exécution. 

Cependant  M.  de  Gorgoli,  qui  avait  toujours  conservé  pour 
moi  les  mêmes  bonlés ,  m'avait  souvent  rassuré  ,  en  me  di- 
sant que  le  jugement  serait  connu  quelques  jours  auparavant , 
et  qu'ainsi  nous  aurions  toujours  le  temps  de  faire  quelques 
démarches  près  de  l'empereur,  si  le  jugement  était  mortel 
pour  notre  pauvre  Waninkoff.  En  effet,  le  14  juillet,  la 
Gazette  de  Saint-Pétersbourg  parut,  contenant  le  rapport 
adressé  à  l'empereur  parla  haute  cour  de  justice.  Elle  divi- 
sait les  différents  degrés  de  participation  au  complot  en  trois 
genres  de  crimes,  dont  le  but  était  d'ébranler  l'empire,  de 
renverser  les  lois  fondamentales  de  l'État  et  de  subvertir 
l'ordre  établi. 

Trente-six  accusés  étaient  condamnés  par  la  cour  à  la  peine 
de  mort,  et  le  reste  aux  mines  et  à  l'exil.  Waninkoff  était  au 
nombre  des  condamnés  à  mort.  Mais  à  la  suite  de  la  justice 
venait  la  clémence  j  la  peine  de  mort  était  commuée  pour 
trente  et  un  des  condamnés  en  un  exil  éternel,  et  Waninkoff 
était  au  nombre  de  ceux  qui  avaient  obtenu  une  commutation 
de  peine. 

Cinq  des  coupables  seulement  devaient  être  exécutés  :  c'é- 
taient Ryleyeff,  Bestoujeff,  Michel  Serge,  Mourawieff  et  Pestel. 
9  16 


178  REVUE  DE  PARIS. 

Je  m'élançai  hors  de  la  maison  ,  courant  comme  un  fou,  mou 
journal  à  la  main,  el  tenté  d'arrêter  chaque  personne  que  je  ren- 
contrais pour  lui  faire  part  de  ma  joie,  et  j'arrivai  ainsi ,  tout 
hors  d'haleine  ,  chez  Louise.  Je  la  trouvai ,  le  même  journal  à 
la  main  ,  et  en  ra'apercevant  elle  se  jeta  dans  mes  bras ,  toute 
pleurante,  sans  pouvoir  dire  autre  chose  que  ces  mots  :  Il  est 
sauvé  !  Dieu  bénisse  l'empereur  ! 

Dans  noire  é^oïsme,  nous  avions  oublié  les  malheureux  qui 
allaient  mourir,  et  qui,  eux  aussi,  avaient  une  famille,  des 
maîtresses,  des  amis.  Le  premier  mouvement  de  Louise  avait 
été  de  penser  à  la  mère  et  aux  s(eurs  de  WaninkofF,  qu'elle  con- 
naissait ,  comme  on  se  le  rappelle,  pour  les  avoir  vues  dans  leur 
voyage  à  Saint-Pétersbourg.  Les  malheureuses  femmes  igno- 
raient encore  que  leur  fils  et  leur  frère  ne  mourrait  pas,  ce  qui 
est  tout  en  pareille  circonstance  ,  car  on  sort  des  mines  ,  on  re- 
vient de  la  Sibérie ,  mais  la  pierre  du  tombeau  une  fois  fermée 
ne  se  soulève  plus. 

Alors  Louise  eut  une  de  ces  idées  qui  ne  viennent  qu'aux 
sœurs  et  aux  mères  ;  elle  calcula  que  la  gazette  qui  contenait 
la  bienheureuse  nouvelle  ne  partirait  de  Saint-Pétersbourg  que 
par  le  courrier  du  soir,  et  par  conséquent  serait  de  douze 
heures  en  retard  pour  Moscou ,  et  elle  me  demanda  si  je  ne 
connaîtrais  pas  un  messager  qui  consentirait  à  partir  à  l'instant 
même,  et  à  porter  cette  gazette  en  poste  à  la  mère  de  Waninkoff. 
J'avais  un  valet  de  chambre  russe,  et  par  conséquent  non  sus- 
pect ,  intelligent  et  sûr  j  je  l'offris,  il  fut  accepté.  Il  ne  s'agissait 
plus  que  du  passe-port.  Au  bout  d'une  demi-heure,  grâce  à  la 
protection  toujours  active  et  bienveillante  de  M,  de  Gorgoli ,  je 
l'eus  obtenu,  et  Grégoire  partit  portant  la  bienheureuse  nou- 
velle, avec  mille  roubles  pour  ses  frais  de  route. 

Il  gagna  quatorze  heures  sur  le  courrier  ;  quatorze  heures 
plus  tôt  qu'elles  ne  devaient  le  savoir,  une  mère  et  deux  sœurs 
apprirent  qu'elles  avaient  encore  un  fils  et  un  frère. 

Grégoire  revint  avec  une  de  ces  lettres  qu'on  écrit  avec  une 
plume  arrachée  de  l'aile  des  anges  j  la  vieille  comtesse  appelait 
Louise  sa  lîlle ,  les  jeunes  filles  la  nommaient  leur  sœur.  Elles 
demandaient  en  grâce  que ,  le  jour  où  l'exécution  aurait  lieu  , 
et  où  les  prisonniers  partiraient  pour  l'exil,  un  courrier  leur  fût 
encore  envoyé.  Je  dis ,  en  conséquence ,  à  Grégoire,  de  se  tenir 


RKVUE  DE  PARIS.  179 

prêt  à  repailir  d'un  moment  à  l'autre.  De  pareils  voyages  lui 
étaient  trop  avantageux  pour  qu'il  refusât.  La  mère  de  Wanin- 
koff  lui  avait  donné  mille  roubles  ,  de  sorte  que  ,  de  sa  première 
mission  ,  il  était  resté  au  pauvre  diable  une  petite  fortune  qu'il 
espérait  bien  doubler  à  la  seconde. 

Nous  attendîmes  le  jour  de  l'exécution  ;  il  n'était  point  fixé  à 
l'avance,  nul  ne  le  savait  donc,  et  cbaque  malin  la  ville  se 
réveillait  croyant  apprendre  que  tout  était  fini  pour  les  cinq  con- 
damnés ;  l'idée  d'un  supplice  mortel  faisait  au  reste  d'autant  plus 
d'effet  (|ue  depuis  soixante  ans  personne  n'avait  été  exécuté  à 
Saint-Pétersbourg. 

Les  jours  s'écoulaient ,  et  on  était  étonné  de  l'intervalle  qui 
séparait  le  jugement  de  l'exécution.  11  avait  fallu  le  temps  de 
faire  venir  deux  bourreaux  d'Allemagne. 

Enfin  ,  le  23  juillet  au  soir  ,  je  vis  entrer  chez  moi  un  jeune 
Français,  mon  ancien  écolier  ,  qui,  comme  je  l'ai  dit,  était 
atlaché  à  l'ambassade  du  maréchal  Marmont ,  et  que  j'avais 
prié  souvent  de  me  tenir  au  courant  des  nouvelles  que  por  sa 
position  diplomatique  il  pouvait  apprendre  avant  moi.  Il  ac- 
courait me  dire  que  le  maréchal  et  sa  suite  venaient  de  rece- 
voir de  M.  de  La  Ferronnays  l'invitation  de  se  rendre  le  len- 
demain ,  à  quatre  heures  du  matin  ,  à  l'ambassade  française, 
dont  les  fenêtres,  comme  on  le  sait,  donnaient  sur  la  forte- 
resse. Il  n'y  avait  point  de  doute  ,  c'était  pour  assister  à  l'exé- 
culion. 

Je  courus  chez  Louise  lui  annoncer  celte  nouvelle,  et  alors 
toutes  ses  craintes  la  reprirent.  N'était-ce  point  par  erreur  que 
le  nom  de  Waninkoff  se  trouvait  parmi  les  noms  des  exilés  au 
lieu  de  se  trouver  parmi  les  noms  des  condamnés  à  mort? 
Cette  commutation  de  peines  n'était-elle  point  une  fausse  nou- 
velle répandue  pour  que  l'exéculion  produisît  moins  d'effet  sur 
la  population  de  la  capitale,  et  le  lendemain  ne  serait-elle 
point  détrompée  à  l'aspect  de  trente-six  cadavres  au  lieu  de 
cinq?  Comme  tous  les  malheureux,  on  le  voit,  Louise  était  in- 
génieuse à  se  tourmenter  5  je  la  rassurai  cependant.  J'avais  su 
de  haute  source  que  tout  était  bien  arrêté  comme  l'annonçait  la 
gazette  officielle,  et  l'on  avait  même  ajouté  que  l'inlérêt  qu'avait 
inspiré  Louise  à  l'empereur  et  à  l'impératrice  le  jour  où  elle 
leur  avait  remis  sa  supidique  à  genoux  dans  la  Perspective,  n'a- 


180  REVUE  DE  PARIS. 

vait  point  été  étrangère  à  la  commutation  de  peine  qu'avait  oit- 
tenue  le  condamné. 

Je  quittai  un  instant  Louise,  qui  me  fit  promettre  de  revenir 
bientôt,  pour  aller  faire  un  tour  du  cùlé  de  la  forteresse,  afin  de 
voirsi  quelques  apprèls  mortuaires  indiquaient  le  terrible  drame 
dont  cette  place  devait  être  le  théâtre  le  lendemain.  Je  ne  vis  que 
les  membres  du  tribunal,  qui  sortaientde  la  forteresse;  mais  c'é- 
tait assez.  Les  greffiers  venaient  de  signifier  aux  accusés  leur 
jugement.  Il  n'y  avait  donc  plus  de  doute  ;  l'e.xécution  était  pour 
le  lendemain  au  matin. 

Nous  expédiâmes  aussitôt  Grégoire  à  Moscou  avec  une  nou- 
velle lettre  de  Louise  à  la  mère  de  WaninkofF.  Ainsi  ce  n'était 
pas  douze  heures  d'avance  que  nous  avions  sur  la  nouvelle  ;  c'é- 
tait vingt-quatre  heures. 

Vers  minuit,  Louise  me  demanda  de  l'accompagner  du  côté 
delà  forteresse;  ne  pouvant  voir  WaninkofF,  elle  voulait  au 
moins,  au  moment  où  elle  allait  en  être  séparée,  revoir  les 
murs  qui  l'enfermaient. 

Nous  trouvâmes  le  pont  de  la  Trinité  gardé;  nul  ne  pouvait 
le  franchir.  C'était  une  nouvelle  preuve  que  rien  n'était  changé 
dans  les  dispositions  de  la  justice.  Alors  ,  d'un  côté  à  l'autre  de 
la  Neva,  nous  portâmes  les  yeux  sur  la  forteresse ,  que,  pen- 
dant cette  belle  nuit  du  Nord,  nous  apercevions  aussi  distincte- 
ment que  dans  un  de  nos  crépuscules  d'Occident.  Au  bout  d'un 
instant  nous  vîmes  errer  des  lumières  sur  la  plate-forme  ,  puis 
des  ombres  passer ,  portant  des  fardeaux  étranges.  C'étaient  les 
exéculeuis  qui  dressaient  l'échafaud. 

Nous  étions  les  seuls  airêlés  sur  le  quai  ;  personne  ne  se  dou- 
tait ou  ne  paraissait  se  douter  de  ce  qui  se  préjtarait.  Des  voi- 
tures attardées  passaient  rapidement,  avec  leurs  deux  lumières 
qui  flamboyaient  comme  des  yeux  de  dragon.  Quelques  barques 
glissaient  sur  la  Neva  et  disparaissaient  peu  à  peu,  soit  dans  les 
canaux,  soit  dans  les  bras  de  la  rivière,  les  unes  silencieuses, 
les  autres  bruyantes.  Une  seule  resta  immobile  et  comme  à 
l'ancre;  aucun  bruit  s'en  sortait,  ni  joyeux  ni  plaintif.  Peut- 
être  enfermait-elle  quelque  mère,  quelque  sœur  ou  quelque 
femme,  qui,  comme  nous  ,  attendait, 

A  deux  heures  du  matin  ,  une  patrouille  nous  fit  retirer. 

Nous  renlrâmes  chez  Louise.  Il  n'y  avait  pas  longtemps  â  al- 


REVUE  DE  PARIS.  181 

tendre ,  puisque  l'exécution,  comme  je  l'ai  dil,  devait  avoir  lieu 
à  quatre  heures.  Je  restai  avec  elle  encore  une  heure  et  demie, 
puis  je  ressortis. 

Les  rues  de  Saint-Pélershourg ,  à  part  quelques  raougicks 
qui  paraissaient  ignorer  complélement  ce  qui  allait  se  passer, 
étaient  entièrement  désertes.  A  peine  un  faible  jour  commen- 
çait-il à  paraître ,  et  un  léger  brouillard,  qui  se  levait  de  la 
rivière  ,  passait  comme  un  voile  de  crêpe  blanc  entre  une  rive 
et  l'autre  de  la  Neva.  Comme  j'arrivais  à  l'angle  de  l'ambassade 
de  France,  je  vis  le  maréchal  Marmont  qui  y  entrait  avec  toute 
la  mission  extraordinaire  ;  un  instant  après  ils  parurent  au 
balcon. 

Quelques  personnes  s'étaient  arrêtées  comme  moi  sur  le  quai, 
non  point  qu'elles  fussent  informées  de  ce  qui  allait  se  passer, 
mais  parce  que,  le  pont  de  la  Trinité  étant  occupé  par  des 
troupes,  elles  ne  pouvaient  se  rendre  dans  les  îles  où  elles  avaient 
affaire.  On  les  voyait ,  inquiètes  et  irrrésolues  ,  se  parler  à  voix 
basse  ,  car  elles  ignoraient  s'il  n'y  avait  point  danger  pour  elles 
à  demeurer  là.  Quant  à  moi ,  j'étais  bien  résolu  ù  y  rester  jus- 
qu'à ce  qu'on  m'en  chassât. 

Quelques  minutes  avant  quatre  heures,  un  grand  feu  s'alluma 
et  attira  mes  yeux  vers  un  point  de  la  forteresse.  En  même 
temps ,  et  comme  le  brouillard  commençait  à  se  dissiper,  je  vis 
se  découper  sur  le  ciel  la  silhouette  noiie  de  cinq  potences;  ces 
potences  étaient  placées  sur  un  échafaud  de  bois  ,  dont  le  plan- 
cher, fabriqué  à  la  manière  anglaise,  s'ouvrait  au  moyen  d'une 
trappe  sous  les  pieds  des  condamnés. 

A  quatre  heures  sonnantes,  nous  vîmes  monter  sur  la  plate- 
forme de  la  citadelle,  et  se  ranger  autour  de  l'échalaud,  ceux 
qui  n'étaient. condamnés  qu'à  l'exil.  Ils  étaient  en  grand  uni- 
forme, avaient  leurs  épaulettes  et  leurs  décorations;  des  sol- 
dats portaient  leurs  épées.  Je  cherchai  à  reconnaître  Waninkoff 
au  milieu  de  ses  malheureux  compagnons;  mais,  à  cette  dis- 
.  tance,  c'était  impossible. 

A  quatre  heures  quelques  minutes,  les  cinq  condamnés  paru- 
rent sur  l'échafaud  ;  ils  étaient  vêtus  de  blouses  grises  et  avaient 
sur  la  tête  une  espèce  de  capuchon  blanc.  Sans  doute ,  ils  arri- 
vaient de  cachots  différenls  ;  car,  au  moment  où  ils  se  réunirent, 
on  leur  permit  de  s'embrasser. 

16'. 


182  REVUE  DE  PARIS. 

En  ee  moment  un  homme  vint  leur  parler.  Presque  aussitôt  un 
hourra  se  fit  entendre  ;  au  premier  moment  nous  n'en  sûmes 
pas  la  cause.  Depuis  on  nous  dit,  je  ne  sais  si  la  chose  est  vraie, 
que  cet  homme  venait  de  proposer  la  vie  aux  condamnés  s'ils 
consenlaient  à  demander  leur  grà':e;  mais,  ajoutait-on ,  ils 
avaient  répondu  à  cette  proposition  par  le  cri  de  :  Vive  la  Rus- 
sie !  vive  la  liberté  !  cris  qui  avaient  été  étouffés  par  les  hourras 
des  assistants. 

L'homme  s'éloigna  d'eux,  et  les  bourreaux  s'approchèrent. 
Les  condamnés  firent  quelques  pas,  on  leur  passa  la  corde  au 
cou  ,  et  on  leur  rabattit  le  capuchon  sur  les  yeux. 

En  ce  moment  quatre  heures  et  quart  sonnèrent. 

La  cloche  vibrait  encore  que  le  plancher  manqua  tout  à  coup 
sous  les  pieds  des  patients;  en  même  temps  un  grand  tumulte  se 
fit  entendre;  des  soldats  se  précipitèrent  sur  l'échafaud  ;  un  fré- 
missement sembla  passer  dans  l'air,  qui  nous  fit  frissonner. 
Quelques  cris  indistincts  parvinrent  jusqu'à  nous;  je  crus  qu'il 
y  avait  une  émeute. 

Deux  des  cordes  avaient  cassé,  et  les  deux  condamnés  qu'elles 
étaient  destinées  à  étrangler,  cessant  d'être  soutenus,  étaient 
tombés  au  fond  de  l'échafaud,  où  l'un  s'était  brisé  la  cuisse  et 
l'autrele  bras.  De  lu  venaient  l'émotion  et  le  tumulte.  Quantaux 
autres,  ils  continuaient  de  mourir. 

On  descendit  avec  des  échelles  dans  l'intérieur  de  l'écha- 
faud ,  et  l'on  remonta  les  patients  sur  la  plate-forme.  On  les 
déposa  couchés,  car  ils  ne  pouvaient  se  tenir  debout.  Alors 
l'un  des  deux  se  tourna  vers  l'autre  :  Regarde ,  lui  dit-il ,  à 
quoi  est  bon  un  peuple  esclave  ;  il  ne  sait  pas  même  pendre  un 
homme. 

Pendant  qu'on  les  remontait,  on  avait  préparé  des  cordes 
neuves  ,  de  sorte  qu'ils  n'eurent  pas  longtemps  à  attendre.  Le 
bourreau  revint  à  eux,  et  alors  ,  s'aidant  eux-mêmes  autant 
qu'ils  le  pouvaient,  ils  marchèrent  au-devant  du  nœud  mortel. 
Au  moment  où  on  allait  le  leur  passer  au  cou ,  ils  crièrent  une 
dernière  fois  d'une  voix  forte  :  Vive  la  Russie!  vive  la  liberté! 
viennent  nos  vengeurs  !  Cri  funèbre,  qui  s'en  alla  mourir  sans 
échos  parce  qu'il  ne  trouva  aucune  sympathie.  Ceux  qui  le 
poussaient  avaient  mal  jugé  leur  époque  et  s'étaient  trompés 
d'un  siècle. 


REVUE  DE  PARIS.  183 

Lorsqu'on  rapporta  à  l'empereur  cet  incident ,  il  frappa  du 
pied  avec  impatience;  puis  :  Pourquoi  n'est-on  pas  venu  me  dire 
cela?  s'écria-t-il;  maintenant,  je  vais  avoir  l'air  d'être  plus  sé- 
vère que  Dieu. 

Mais  nul  n'avait  osé  prendre  sur  sa  responsabilité  de  surseoir 
à  l'exécution,  et,  cinq  minutes  après  leur  dernier  cri  jeté,  les 
deux  patients  avaient  déjà  rejoint  dans  la  mort  leurs  trois  com- 
pagnons. 

Alors  vint  le  tour  des  exilés  :  on  leur  lut  à  haute  voix  la  sen- 
tence qui  leur  retirait  tout  dans  ce  monde  ,  rang,  décorations  , 
biens,  famille;  puis  les  exécuteurs,  s'approchant  d'eux,  leur 
arrachèrent  tour  à  tour  épaulettes  et  décorations ,  qu'ils  vinrent 
jeter  dans  le  feu  en  criant:  Voilà  les  épaulettes  d'un  traître! 
voilà  les  décorations  d'un  traître  !  puis  enîîn  ,  retirant  des  mains 
des  soldats  qui  les  portaient  les  épées  de  chacun,  ils  les  pri- 
rent par  la  poignée  et  par  la  pointe  ,  et  brisèrent  chaque 
é!)ée  sur  la  tète  de  son  maître ,  en  disant  :  Voilà  l'épée  d'un 
traître! 

Cette  exécution  finie,  on  prit  au  hasard  dans  un  tas  des  sar- 
reaux  de  toile  grise ,  pareils  à  ceux  des  gens  du  peuple ,  dont  on 
couvrit  les  bannis  après  les  avoir  dépouillés  de  leur  uniforme; 
[)uis  on  les  fît  descendre  par  un  escalier,  et  on  les  reconduisit 
chacun  à  son  cachot. 

La  plate-forme  redevint  déserte,  et  il  n'y  resta  qu'une  senti- 
nelle, l'échafaud,  les  cinq  potences;  et  à  ces  cinq  potences  les 
cinq  cadavres  des  suppliciés. 

Je  revins  chez  Louise,  je  la  trouvai  en  larmes  agenouillée  et 
priant. 

—  Eh  bien?  me  dit-elle. 

—  Eh  bien  !  lui  dis-je  ,  ceux  qui  devaient  mourir  sont  morts  , 
et  ceux  qui  doivent  vivre  vivront. 

Louise  finit  sa  prière ,  les  yeux  au  ciel ,  et  avec  une  expression 
de  reconnaissance  infinie. 
Puis,  sa  prière  achevée  : 

—  Combien  y  a-t-il  d'ici  à  Tobol.sk?  me  demanda-t-elle. 

—  Huit  cents  lieues  à  peu  près,  répondis-je. 

—  C'est  moins  loin  que  je  ne  croyais,  dit-elle;  merci. 

Je  demeurai  un  instant  la  regardant  en  silence ,  et ,  commen- 
çant à  pénétrer  son  intention  ; 


184  REVUE  DE  PARIS. 

—  Pourquoi  me  faites-vous  cette  question?  lui  demandai-je. 

—  Comment  !  vous  ne  devinez  pas?  me  répondit-elle. 

—  Mais  ,  m'écriai-je ,  c'est  impossible  en  ce  moment ,  Louise , 
songez  dans  quel  état  vous  êtes  ! 

—  Mon  ami,  dit-elle,  soyez  tranquille,  je  sais  ce  que  la 
mère  doit  à  l'enfant ,  aussi  bien  que  ce  qu'elle  doit  au  père; 
j'attendrai. 

Je  m'inclinai  devant  cette  femme ,  et  je  lui  baisai  la  main  avec 
autant  de  respect  que  si  elle  eût  été  reine. 

Pendant  la  nuit ,  les  exilés  partirent ,  et  l'échafaud  disparut  ; 
si  bien  que,  lorsque  le  jour  vint,  il  n'y  avait  plus  trace  de  ce  qui 
s'était  passé,  et  que  les  indifférents  purent  croire  qu'ils  avaient 
fait  un  rêve. 

XVIII. 


Ce  n'était  pas  sans  raison  que  la  mère  de  WaninkofF  et  ses 
deux  sœurs  avaient  désiré  savoir  à  l'avance  le  jour  de  l'exécu- 
tion ;  les  condamnés ,  en  se  rendant  de  Saint-Pétersbourg  à  To- 
bolsk,  devaient  passer  à  Iroslaw  qui  est  situé  à  une  soixantaine 
de  lieues  de  Moscou,  et  la  mère  et  les  deux  sœurs  de  Waninkoff 
espéraient  voir  leur  tîls  et  leur  frère  en  passant. 

Celte  fois  comme  l'autre,  Grégoire  fut  reçu  avec  empresse- 
ment par  les  trois  femmes  ;  depuis  plus  de  quinze  jours ,  elles  se 
tenaient  prêtes  et  avaient  leur  passe-port.  Aussi,  ne  s'arrêtant  que 
pour  remercier  celle  qui  leur  faisait  tenir  la  précieuse  nou- 
velle,  elles  montèrent,  sans  perdre  un  instant,  dans  une  ki- 
billka ,  et ,  sans  que  personne  sût  où  elles  allaient ,  elles  partirent 
pour  Iroslaw. 

On  voyage  vite  en  Russie;  parties  le  matin  de  Moscou,  la 
mère  et  les  deux  sœurs  arrivèrent  dans  la  nuit  ù  Iroslaw;  1;^ , 
elles  apprirent  avec  une  joie  extrême  que  les  traîneaux  des  exilés 
n'étaient  point  encore  passés.  Comme  leur  séjour  dans  celle 
ville  pouvait  inspirer  des  soupçons,  et  que  d'ailleurs  il  était 
probable  que,  plus  on  serait  en  vue,  plus  les  gardiens  seraient 
inflexibles,  la  comtesse  et  ses  filles  remontèrent  vers  Mologa, 
et  s'arrêtèrent  dans  un  petit  village.  A  trois  versles  de  ce  lieu 
s'élevait  une  chaumière,  où  les  exilés  devaient  relayer,  les bri- 


REVUE  DE  PARIS.  185 

gadiers  ou  \c.s  sergenls  qui  accompagnent  les  condamnés  rece- 
vant ordinaitemenl  l'ordre  positif  de  ne  jamais  relayer  dans  une 
ville  ou  dans  un  village;  puis  elles  disposèrent  de  distance  en 
distance  des  servileurs  inlelligents  et  actifs  qui  devaient  les  pré- 
venir de  l'approche  des  traîneaux. 

Au  bout  de  deux  jours ,  un  des  agents  de  la  comtesse  accourut 
lui  dire  que  la  première  section  des  condamnés  ,  composée  de 
cinq  traîneaux,  venait  d'arriver  ù  la  chaumière  ,  et  que  le  bri- 
gadier qui  la  commandait  avait,  comme  on  s'en  doutait,  en- 
voyé les  deux  hommes  qui  composaient  son  escorte  chercher 
des  chevaux  au  village.  La  comtesse  monta  aussitôt  dans  sa  voi- 
ture, et,  au  grand  galop  de  ses  chevaux,  se  dirigea  vers  la 
cabane;  arrivée  à  la  cliainnière  ,  elle  s'arrêta  sur  la  grande 
roule,  et,  à  travers  la,  porte  enlr'ouverte  ,  plongea  avidement 
ses  yeux  dans  l'intérieur  :  Waninkoff  ne  faisait  point  partie  de 
cette  première  troupe. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  ,  les  chevaux  arrivèrent ,  les  con- 
damnés remontèrent  dans  leurs  traîneaux,  et  repartirent  aussitôt 
à  fond  de  train. 

Une  demi-heure  après,  le  second  convoi  arriva  et  s'arrêta 
comme  le  premier  à  la  chaumière;  deux  courriers  partirent 
pour  aller  chercher  des  chevaux  ,  et  les  ramenèrent ,  comme  la 
première  fois,  au  bout  d'une  demi-heure  à  peu  près;  puis,  les 
chevaux  attelés ,  les  condamnés  repartirent  avec  la  même  ra- 
pidité :  Waninkoff  n'était  pas  encore  de  ce  convoi. 

Quel  que  fût  le  désir  de  la  comtesse  de  revoir  son  tils,  elle 
souhaitait  qu'il  arrivât  le  plus  tard  possible  :  plus  il  retarderait, 
plus  il  y  avait  de  chance  en  effet  que  les  chevaux  de  la  pro- 
chaine poste  manquassent,  employés  parles  premières  sections 
qui  venaient  de  passer;  alors  force  serait  d'en  envoyer  cher- 
cher à  la  ville ,  et  la  halte ,  étant  plus  longue ,  favoriserait  mieuXv 
les  plans  de  la  pauvre  mère.  Tout  fut  d'accord  pour  l'accomplisse- 
ment de  ce  désir  :  trois  sections  passèrent  encore  sans  que  Wa- 
ninkoff parût ,  et ,  à  la  dernière ,  la  halle  fut  longue  de  plus  de 
trois  quarts  d'heure  ;  on  avait  eu  grand'peine  à  trouver  à  Iros- 
law  même  un  nombre  suffisant  de  chevaux. 

A  peine  ceux-ci  venaient-ils  de  partir  ,  que  le  sixième  convoi 
arriva;  en  l'entendant  venir,  la  mère  et  les  deux  sœurs  se  sai- 
sirent instinctivement  les  mains,  il  leur  semblait  (ju'il  y  avait 


186  REVUE  DE  PARIS. 

dans  l'air  quelque  chose  qui  les  prévenait  de  l'approche  d'un 
frère  et  d'un  fils. 

Le  convoi  parut  dans  l'ombre ,  et  un  tremblement  involontaire 
s'empara  des  pauvres  femmes  ,  qui  se  jetèrent  en  pleurant  dans 
les  bras  l'une  de  l'autre ,  les  deux  filles  la  tête  sur  le  sein  de 
leur  mère  ,  la  mère  la  tête  levée  vers  le  ciel. 

Waninkoff  descendit  du  troisième  traîneau.  Malgré  l'obscUrilé 
de  la  nuit,  malgré  le  costume  ignoble  qui  le  couvrait,  la  com- 
tesse et  ses  deux  filles  le  reconnurent  ;  comme  il  s'avançait  vers 
la  chaumière,  une  des  filles  allait  l'appeler  par  son  nom;  la 
mère  étouffa  sa  voix  en  lui  mettant  la  main  sur  la  bouche.  Wa- 
ninkoff entra  avec  ses  compagnons  dans  la  chaumière. 

Les  condamnés  qui  étaient  dans  les  autres  traîneaux  descen- 
dirent à  leur  tour  et  entrèrent  après  lui.  Le  chef  de  l'escorte 
donna  aussitôt  l'ordre  à  deux  de  ses  soldats  d'aller  chercher  des 
chevaux;  mais  comme  le  paysan  lui  dit  qu'aux  relais  ordinaires 
les  chevaux  devaient  manquer,  il  recommanda  au  reste  de  ses 
gens  de  se  répandre  dans  les  environs  et  de  s'emparer ,  au  nom 
de  l'empereur,  de  tous  ceux  qu'ils  pourraient  trouver.  Les  sol- 
dais obéirent,  et  il  resta  seul  avec  les  condamnés. 

Cet  isolement,  imprudent  partout  ailleurs,  ne  l'est  pas  eri 
Russie;  en  Russie  ,  le  condamné  est  bien  réellement  condamné; 
dans  l'empire  immense  soumis  au  czar,  il  ne  peut  pas  fuir  : 
avant  d'avoir  fait  cent  versles ,  il  serait  immanquablement 
arrêté;  avant  d'avoir  atteint  une  frontière,  il  serait  mort  cent 
fois  de  faim. 

Le  chef  du  convoi,  le  brigadier  Ivan,  resta  donc  seul,  se  pro- 
menant de  long  en  large  devant  la  porte  de  la  chaumière, 
battant  son  pantalon  de  cuir  avec  un  fouet  qu'il  tenait  à  la  main, 
et  s'arrêtant  de  temps  en  temps  pour  regarder  celte  voiture  dé- 
telée qui  était  là  sur  le  grand  chemin. 

Au  bout  d'un  instant,  la  voilure  s'ouvrit,  trois  femmes  en 
descendirent  comme  trois  ombres  et  s'approchèrent  de  lui  :  le 
brigadier  s'arrêta ,  ne  comprenant  rien  à  ce  que  lui  voulait  cette 
triple  apparition. 

La  comtesse  s'approcha  de  lui  les  mains  jointes;  ses  deu< 
filles  restèrent  un  peu  en  arrière. 

—  Monsieur  le  brigadier ,  dit  la  comtesse,  avez-vous  quelque 
pitié  dans  l'àmc? 


REVUE  DE  l'AKlS.  187 

—  Que  veul  voire  seigneurie?  demanda  le  brigadier,  recon- 
naissant à  sa  voix  et  à  sa  mise  le  rang  de  celle  qui  lui  parlait. 

—  Je  veux  plus  que  la  vie,  monsieur;  je  veux  une  grâce 
dont  vous  fixerez  le  prix  vous-même  :  je  veux  revoir  mon  fils 
que  vous  conduisez  en  Sibérie. 

—  Cela  est  impossible,  madame,  répondit  le  brigadier;  j'ai 
les  ordres  les  plus  sévères  de  ne  laisser  communiquer  les  con- 
damnés avec  personne ,  et  il  y  va  pour  moi  de  la  peine  du  knout 
si  j'y  manquais. 

—  Mais  qui  saura  que  vous  y  avez  manqué ,  monsieur?  s'écria 
la  mère  ,  tandis  que  les  sœurs  ,  qui  étaient  restées  derrière  elle 
debout  et  immobiles  comme  deux  statues ,  joignaient  d'un  mou- 
vement lent  et  machinal  leurs  deux  mains  pour  prier  le  ser- 
gent. 

—  Impossible,  madame  ,  impossible  ,  dit  le  sergent. 

—  Ma  mère  !  s'écria  Alexis  en  ouvrant  la  porte  de  la  chau- 
mière; ma  mère  !  c'est  vous,  j'ai  reconnu  votre  voix!  —  El  il 
s'élança  dans  les  bras  de  la  comtesse. 

Le  brigadier  fit  un  mouvement  pour  s'emparer  du  comte,  mais 
en  même  temps,  et  d'un  seul  élan  ,  les  deux  jeunes  filles  bon- 
dirent vers  lui;  l'une,  tombant  à  ses  pieds,  lui  embrassa  les 
genoux,  tandis  que  l'autre,  le  saisissant  à  bras  le  corps ,  lui 
montrait  du  regard  le  fils  et  la  mère  dans  les  bras  l'un  de  l'autre, 
en  lui  disant  : 

—  Oh  !  voyez  !  voyez  ! 

C'était  un  brave  homme  que  le  brigadier  Ivan.  II  poussa  ua 
soupir,  et  les  jeunes  filles  comprirent  qu'il  cédait. 

—  Ma  mère,  dit  l'une  d'elles  à  voix  basse,  il  veut  bien  que 
nous  embrassions  notre  frère. 

—  Alors  la  comtesse  se  dégagea  des  bras  de  son  fils,  et  pré- 
sentant une  bourse  d'or  au  brigadier  :  —  Tenez,  mon  ami,  lui 
dit-elle,  si  vous  risquez  pour  nous  une  punition,  il  faut  bien  que 
vous  en  ayez  la  récompense. 

Le  brigadier  regarda  un  instant  la  bourse  que  lui  tendait  la 
comtesse,  puis,  secouant  la  tête,  sans  même  la  loucher,  de  peur 
que  le  contact  n'amenât  une  tentation  trop  forte  : 

—  Non,  votre  seigneurie ,  non,  lui  dit-il  ;  si  je  manque  à  mon 
devoir,  voilà  mon  excuse  ,  —  et  il  montra  les  deux  jeunes  filles 
en  larmes.  —  Celle-là  je  puis  la  donner  à  mon  juge,  et  si  mon 


188  REVUE  DE  l'ARIS. 

juge  ne  la  reçoit  pas,  eh  bien  !  je  la  donnerai  à  Dieu  qui  la  re- 
cevra. 

La  comlesse  se  jela  sur  la  main  de  cet  homme  et  la  baisa. 
Les  deux  filles  coururent  à, leur  frère. 

—  Écoulez ,  dit  le  brigadier ,  comme  nous  en  avons  pour  une 
bonne  demi-heure  à  attendre  les  chevaux ,  et  que  vous  ne  pouvez 
ni  entrer  dans  la  chaumière  où  tous  les  autres  condamnés  vous 
verraient,  ni  rester  sur  la  grande  route  tout  le  temps,  montez 
tous  les  quatre  dans  votre  voiture,  fermez-en  les  stores,  et  au 
moins,  comme  personne  ne  vous  verra  ,  il  y  a  chance  qu'on  ne 
sache  pas  la  sottise  que  je  fais. 

—  Merci,  brigadier,  dit  Alexis  les  larmes  aux  yeux  à  son 
tour  ;  mais  au  moins  prenez  cette  bourse. 

—  Prenez-la  vous-même,  mon  lieutenant,  répondit  à  voix 
basse  Ivan ,  donnant  par  habitude  au  jeune  homme  un  titre  que 
celui-ci  n'avait  plus  le  droit  de  porter  ,  prenez-la  ,  là-bas  vous 
en  aurez  plus  besoin  que  moi  ici. 

—  Mais,  en  arrivant ,  on  me  fouillera?  « 

—  Eh  bien  !  je  la  prendrai  alors ,  et  je  vous  la  rendrai  après. 

—  Mon  ami... 

—  Chut!  chut!  j'entends  le  galop  d'un  cheval;  montez  tous 
dans  cette  voiture,  au  nom  du  diable!  et  dépêchez-vous  :  c'est 
un  de  mes  soldats  qui  revient  du  village  où  il  n'a  pas  trouvé 
de  chevaux;  je  vais  le  renvoyer  dans  un  autre.  Entrez!  en- 
trez! 

Et  le  brigadier  poussa  WaninkofF  dans  la  voiture  où  le  sui- 
virent sa  mère  et  ses  deux  sœurs,  puis  il  referma  le  panneau 
sur  eux. 

Ils  restèrent  une  heure  ainsi,  heure  mêlée  de  joie  et  de  dou- 
leur ,  de  rires  et  de  sanglots ,  heure  suprême  comme  celle  de  la 
mort,  car  ils  croyaient  qu'ils  allaient  se  quitter  pour  ne  plus  se 
revoir.  Pendant  cette  heure,  la  mère  et  les  soeurs  de  Wanin- 
koff  lui  racontèrent  comment  elles  avaient  su  douze  heures 
plus  tôt  sa  commutation  de  peine  et  vingt-quatre  heures  plus 
tôt  son  départ,  de  sorte  que  c'était  à  Louise  qu'elles  devaient 
de  le  revoir.  Waninkoff  leva  les  yeux  au  ciel  et  murmura  son 
nom  comme  il  eût  murmuré  le  nom  d'une  sainte. 

Au  bout  d'une  heure ,  écoulée  comme  une  seconde,  le  briga- 
dier vint  ouvrir  la  portière. 


KEVUE  DE  PARIS.  iSiJ 

—  Voici ,  tlil-il ,  les  clievaiix  qui  arrivent  de  lous  côlés  ;  il  faut 
vous  séparer. 

—  Oh  !  encore  quelques  inslanls ,  liemandèreiit  les  femmes 
d'une  seule  voix  ,  tandis  qu'Alexis  ,  trop  fier  pour  implorer  un 
inférieur,  restait  muet. 

—  Pas  une  seconde ,  ou  vous  me  perdez ,  dit  Ivan. 

—  Adieu,  adieu,  adieu!  murmurèrent  confusément  des  voix 
et  des  baisers. 

—  Écoulez,  dit  le  brigadier,  ému  malgré  lui ,  voulez-vous 
vous  revoir  une  fois  encore? 

—  Oh  !  oui,  oui. 

—  Prenez  les  devants,  allez  attendre  au  prochain  relai  :  il 
fait  nuit,  personne  ne  vous  verra  ,  et  vous  aurez  encore  une 
heure.  Je  ne  serai  pas  plus  puni  pour  deux  fois  que  pour  une. 

—  Oh  !  vous  ne  serez  pas  puni  du  tout ,  s'écrièrent  les  trois 
femmes,  et,  au  contraire,  Dieu  vous  récompensera. 

—  Hum!  hum!  répondit  d'un  air  de  doute  le  brigadier  en 
tirant  de  la  voiture  presque  malgré  lui  le  prisonnier ,  qui  fai- 
sait quel(iue  résistance.  Mais  bientôt,  entendant  lui-même  le 
galop  des  chevaux  qui  revenaient,  Alexis  quitta  vivement  sa 
mère,  et  alla  s'asseoir  en  dehors  de  la  porte  de  la  cabane  sur 
une  pierre,  où,  au  yeux  de  ses  compagnons,  il  pouvait  avoir 
l'air  d'être  resté  pendant  tout  le  temps  de  leur  absence. 

La  voiture  de  la  comtesse  ,  dont  les  chevaux  étaient  reposés  , 
repartit  avec  la  vitesse  de  l'éclair,  et  ne  s'arrêta  qu'entre  Iroslaw 
et  Kostroma ,  près  d'une  cabane  isolée  comme  la  première,  et 
d'où  les  nouveaux  arrivants  virent  repartir  la  section  qui  pré- 
cédait celle  du  comte  Alexis.  Elles  tirent  aussitôt  dételer  la 
voiture,  et  envoyèrent  leur  cocher  chercher  des  chevaux,  en 
lui  ordonnant  de  s'en  procurer,  à  quelque  prix  que  ce  fût. 
Quant  à  elles ,  fortes  de  l'espérance  de  revoir  encore  une  fois 
leur  fils  et  leur  frère ,  elles  restèrent  seules  sur  la  grande  route 
et  attendirent. 

L'attente  fut  cruelle.  Dans  son  impatience  ,  la  comtesse  avait 
cru  se  rapprocher  de  son  enfant  en  hâtant  la  course  des  che- 
vaux, de  sorte  qu'elle  avait  gagné  près  d'une  heure  sur  les 
traîneaux.  Celle  heure  fut  un  siècle,  mille  pensées  diverses, 
mille  craintes  confuses  vinrent  briser  tour  à  tour  les  pauvres 
femmes.  Enfin ,  elles  commençaient  à  soupçonner  que  le  bri- 
9  17 


190  RLVUE  DE  PARIS. 

gadier  s'était  repenti  de  la  promesse  imprudente  qu'il  avait  faite 
et  avait  changé  de  route  ,  lorsqu'elles  entendirent  le  roulement 
des  traîneaux  et  le  fouet  des  cochers.  Elles  mirent  la  tête  à  la 
portière,  et  virent  distinctement  le  convoi  qui  s'approchait 
dans  l'obscurité.  Leur  cœur,  pris  comme  dans  un  élau  de  fer, 
se  desserra. 

Les  choses  se  passèrent  à  ce  relai  avec  le  même  bonheur  qu'à 
l'autre.  Trois  quarts  d'heure  furent  encore  accordés ,  comme 
par  miracle,  à  ceux  qui  avaient  cru  ne  plus  se  revoir  que  dans 
le  ciel.  Pendant  ces  trois  quarts  d'heure,  la  pauvre  famille 
arrêta  tant  bien  que  mal  une  espèce  de  plan  de  correspondance; 
puis  ,  comme  dernier  souvenir,  la  comtesse  donna  à  son  fîls  un 
anneau  qu'elle  portait  au  doigt.  Frère  et  sœur,  iîls  et  mère, 
s'embrassèrent  une  dernière  fois  ,  car  on  élait  trop  avancé  dans 
la  nuit  pour  que  le  brigadier  permît  qu'on  tentât  une  troisième 
épreuve.  D'ailleurs,  celte  troisième  épreuve  devenait  si  dan- 
gereuse,  qu'il  eîlt  été  jâche  de  la  demander.  Alexis  remonta 
dans  le  traîneau  ,  qui  l'emmenait  au  bout  du  monde,  par  delà 
les  monts  Durais,  du  côté  du  lac  Tchany  ;  puis  toute  la  file 
sombre  passa  près  de  la  voiture  où  pleuraient  la  mère  et  les 
deux  filles ,  et  s'enfonça  bientôt  dans  l'obscurité. 

La  comtesse  retrouva  à  Moscou  Grégoire,  à  qui  elle  avait 
dit  de  l'y  attendre.  Elle  lui  remit  un  billet  pour  Louise,  que 
Waninkoff ,  pendant  la  seconde  station,  avait  écrit  au  crayon 
sur  les  tablettes  d'une  de  ses  sœurs.  II  ne  contenait  que  ces 
quelques  lignes  : 

«  Je  ne  m'étais  pas  trompé  :  tu  es  un  ange.  Je  ne  puis  plus 
rien  pour  toi  dans  ce  monde  que  t'aimer  comme  une  femme  et 
t'adorer  comme  une  sainte.  Je  te  recommande  notre  enfant. 

'  »  Adieu. 

»  Alexis.  » 

A  ce  billet  était  jointe  une  lettre  de  la  mère  de  Waninkoff, 
qui  invitait  Louise  à  la  venir  trouver  à  JIoscou,  oîi  elle  l'at- 
tendait comme  une  mère  attend  sa  tîlle. 

Louise  baisa  le  billet  d'Alexis  ;  puis ,  secouant  la  tête  en  lisant 
la  lettre  de  sa  mère: 


REVUE  DE  PARIS.  191 

—  Non  ,  dU-elle  en  souriant  de  ce  soiuhe  tiisle  qui  n'appar- 
(onait  qu'à  elle  ,  ce  n'est  point  à  Moscou  que  j'irai  :  raa  place 
est  ailleurs. 

XIX. 


En  efîet ,  à  compter  de  ce  moment ,  Louise  poursuivit  avec 
persévérance  le  projet  que  le  lecteur  a  déjà  deviné  sans  doute, 
c'est-à-dire  d'aller  rejoindre  le  comte  Alexis  à  Tobolsk. 

Louise,  comme  je  l'ai  dit,  était  enceinte,  et  deux  mois  à 
peine  la  séparaient  encore  de  ses  couches  ;  cependant  ,  comme 
aussitôt  après  ses  relevailies  elle  voulait  partir,  elle  ne  perdit 
pas  une  minute  pour  ses  préparatifs. 

Ces  préparatifs  consistaient  à  convertir  en  argent  fout  ce 
qu'elle  possédait ,  magasin,  meubles  ,  bijoux.  Comme  on  savait 
la  nécessité  où  elle  se  trouvait,  elle  vendit  tout  cela  le  tiers  à 
peine  du  prix  ;  et  étant ,  grâce  à  cette  vente,  parvenue  à  réunir 
trente  mille  roubles  à  peu  près,  elle  quitta  sa  maison  de  la 
Perspective  et  se  retira  dans  un  petit  appartement  situé  sur  le 
canal  de  la  Moïka. 

Quant  à  moi,  j'avais  eu  recours  à  M.  de  Gorgoli,  mon  éter- 
nelle providence ,  et  il  m'avait  promis ,  le  moment  venu ,  d'ob- 
tenir de  l'empereur  la  permission  pour  Louise  de  rejoindre 
Alexis.  Le  bruit  de  ce  projet  s'était  répandu  dans  Saint-Péters- 
bourg, et  chacun  admirait  le  dévouement  de  la  jeune  Française; 
mais  chacun  disait  aussi  qu'au  moment  où  il  lui  faudrait  partir, 
le  cœur  lui  manquerait.  Il  n'y  avait  que  moi  qui  connaissais 
Louise  et  qui  savais  le  contraire. 

J'étais  au  reste  son  seul  ami ,  ou  plutôt  j'étais  mieux  que  son 
ami,  j'étais  son  frère;  tous  les  moments  de  liberté  que  j'avais, 
je  les  passais  près  d'elle  ,  et  tout  le  temps  que  nous  étions  en- 
semble, nous  ne  parlions  que  d'Alexis. 

Parfois  je  voulais  la  faire  revenir  sur  ce  projet  que  je  traitais 
de  folie.  Alors  elle  me  prenait  les  mains ,  et ,  me  regardant  avec 
son  sourire  triste  :  Vous  s.ivez  bien  ,  me  disait-elle ,  que ,  quand 
je  n'irais  point  par  amour,  j'y  devrais  aller  par  devoir.  N'est-ce 
point  par  dégoût  de  la  vie,  n'est-ce  point  parce  que  je  ne  ré- 
pondais pas  à  ses  lettres  qu'il  est  entré  dans  cette  folle  conspi- 
ration ?  Si  je  lui  avais  dit  six  mois  plus  tôt  que  je  l'aimais,  il 


192  REVUE  DE  PARIS. 

aurait  fait  meilleur  cas  de  sa  vie ,  et  aujourd'hui  il  ne  serait  pas 
exilé.  Vous  voyez  bien  que  je  suis  aussi  coupable  que  lui,  et 
qu'il  est  juste  par  conséquent  que  je  supporte  la  même  peine. 
—  Alors ,  comme  mon  cœur  me  disait  qu'à  sa  place  j'agirais 
comme  elle,  je  lui  répondais  :  Allez  donc,  et  que  la  volonté  de 
Dieu  soit  faite  ! 

Vers  les  premiers  jours  de  septembre  ,  Louise  accoucha  d'un 
fils.  Je  voulais  qu'elle  écrivît  à  la  comtesse  de  Waninkoff  pour 
lui  annoncer  cette  nouvelle;  mais  elle  me  répondit  :  Aux  yeux 
de  la  société  ,  mon  enfant  n'a  pas  de  nom  ,  et  par  consé(|uent 
pas  de  famille.  Si  la  mère  de  Waninkoff  le  réclame,  je  le  lui 
donnerai,  car  je  ne  veux  pas  exposer  mon  enfant  à  un  pareil 
voyage  dans  un  pareil  moment;  mais  je  ne  le  lui  offrirai  certes 
pas ,  pour  qu'elle  le  refuse.  —  Et  elle  appelait  la  nourrice  pour 
embrasser  son  enfant  et  pour  me  montrer  combien  cet  enfant 
ressemblait  à  son  |)ère. 

Mais  ce  qui  devait  arriver  arriva,  La  mère  de  Waninkoff 
apprit  l'accouchement  de  Louise  et  lui  écrivit  qu'aussitôt  remise, 
elle  l'attendait  avec  son  fils.  Celte  lettre  eût  emporté  ses  der- 
nières hésitations  si  elle  eût  hésité  encoi'e  :  le  sort  seul  de  son 
enfant  l'inquiétait  ;  désormais  elle  était  tranquille  sur  lui,  elle 
n'avait  plus  rien  à  attendre. 

Cependant,  quel  que  fût  le  désir  qu'eût  Louise  de  partir  le 
plus  tôt  possible  ,  toutes  les  émotions  qu'elles  avait  éprouvées 
pendant  sa  grossesse  avaient  dérangé  sa  santé,  de  sorte  que  sa 
convalescence  était  tardive.  Ce  n'est  pas  que  depuis  longtemps 
elle  ne  fût  levée,  mais  je  ne  me  laissais  pas  prendre  à  ces  sem- 
blants de  force.  J'interrogeais  le  médecin;  le  médecin  me  ré- 
pondait que  toute  la  vigueur  de  la  malade  était  dans  sa  volonté  j 
mais  que  réellement  elle  était  encore  trop  faible  pour  se  mettre 
en  voyage.  Tout  cela  ne  l'eût  point  empêchée  de  partir  si  elle 
avait  été  maîtresse  de  quitter  Pétersbourg;  mais  la  permission 
ne  pouvait  lui  venir  que  par  moi ,  et  il  fallait  bien  qu'elle  fît  ce 
que  je  voulais. 

Un  matin  j'entendis  frapper  à  la  porte  de  ma  chambre,  et  en 
même  temps  la  voix  de  Louise  m'appela.  Je  crus  <iu'il  lui  élait 
arrivé  quelque  nouveau  malheur.  Je  me  hâtai  de  passer  un  pan- 
talon et  ma  robe  de  chambre,  et  j'allai  lui  ouvrir  ;  elle  se  jeta  , 
la  figure  loule  radieuse,  entre  mes  bras. 


REVUE  DE  PARIS.  193 

--  Il  est  sauvé ,  me  dit-elle. 

—  Sauvé ,  qui  cela  ?  demandai-je. 

—  Lui  !  lui  !  Alexis! 

—  Comment,  sauvé  ?  mais  c'est  impossible. 

—  Tenez,  me  dit-elle,  et  elle  me  remit  une  lettre  de  l'écri- 
ture du  comte  ,  et  comme  je  la  regardais  avec  étonnement  : 
Lisez,  lisez,  continua-t-elle,  et  elle  tomba  dans  un  fauteuil, 
accablée  sous  le  fardeau  de  sa  joie.  Je  lus  : 


«Ma  chère  Louise, 

»  Crois  en  celui  qui  te  remettra  cette  lettre  comme  en  moi- 
même  ,  car  c'est  plus  qu'un  ami ,  c'est  un  sauveur. 

»  Je  suis  tombé  malade  de  fatigue  en  route ,  et  me  suis  arrêté 
à  Perm  où  le  bonbeur  a  voulu  que  je  reconnusse  dans  le  frère 
du  geôlier  un  ancien  serviteur  de  ma  famille.  Sollicité  par  lui, 
le  médecin  a  déclaré  que  j'étais  trop  souffrant  pour  continuer 
ma  route,  et  il  a  été  décidé  que  je  passerais  l'hiver  dans  Vos- 
trog  (1)  de  Perm.  C'est  de  là  que  je  t'écris  cette  lettre. 

»  Tout  est  préparé  pour  ma  fuite;  le  geôlier  et  son  frère 
fuiront  avec  moi;  mais  il  faut  que  je  les  indemnise  et  de  ce  qu'ils 
perdront  pour  moi ,  et  des  dangers  qu'ils  courront  en  m'accom- 
pagnant.  Remets  donc  au  porteur  non-seulement  tout  ce  que 
tu  auras  d'argent ,  mais  encore  tout  ce  que  tu  auras  de  bijoux. 

w  Je  sais  comme  tu  m'aimes  ,  et  j'espère  que  tu  ne  marchan- 
deras pas  avec  ma  vie. 

»  Aussitôt  que  je  serai  en  sûreté,  je  t'écrirai  pour  que  tu 
viennes  me  rejoindre. 

»  Comte  Waninkoff.  » 


—  Eh  bien?  lui  dis-je  ,  après  avoir  relu  cette  lettre  une  se- 
conde fois. 

—  Eh  bien  !  me  répondit-elle  ,  vous  ne  voyez  donc  pas? 

—  Si  fait,  je  vois  un  projet  de  fuite. 

(1)  Nom  des  prisons  destinées  aux  condamnés  politiques. 

17. 


1M  .REVUE  DE  PARIS. 

—  Oh  !  il  réussira. 

—  Et  qu'avez-vous  fait? 

—  Vous  le  demandez? 

—  Comment!  ra'écriai-je  ,  vous  avez  donné  à  un  inconnu... 

—  Tout  ce  que  j'avais.  Alexis  ne  me  disait-il  pas  de  croire  en 
cet  inconnu  comme  en  lui-même? 

—  Mais,  lui  demandai-je  en  la  regardant  fixement,  et  en 
laissant  tomber  avec  lenteur  chaque  parole  j  mais  êtes-vous 
bien  sûre  que  cette  lettre  soit  d'Alexis? 

Ce  fut  elle ,  à  son  tour,  qui  me  regarda. 

—  Et  de  qui  serait-elle  donc?  quel  serait  le  misérable  assez 
lâche  pour  se  faire  un  jeu  de  ma  douleur? 

—  Et  si  cet  homme  était?...  tenez,  je  n'ose  pas  le  dire;  j'ai 
un  pressentiment...  je  tremble. 

—  Parlez,  dit  Louise  en  pâlissant  à  son  tour. 

—  Si  cet  homme  était  un  escroc  qui  eût  contrefait  l'écriture 
du  comte? 

Louise  jeta  un  cri  et  m'arracha  la  lettre  des  mains. 

—  Oh!  non,  non,  s'écria-t-elle  parlant  tout  haut  et  comme 
pour  se  rassurer  elle-même ,  oh  !  non.  Je  connais  trop  bien  son 
écriture ,  et  je  ne  m'y  serais  pas  trompée. 

El  cependant,  tout  en  relisant  la  lettre  ,  elle  pâlissait. 

—  N'avez-vous  donc  pas  une  autre  lettre  de  lui  sur  vous?  lui 
demandai-je. 

—  Tenez,  me  dit-elle,  voilà  son  billet  écrit  au  crayon. 
L'écrilure  était  bien  la  même  ,  autant  qu'on  en  pouvait  juger. 

et  cependant  il  y  avait  dans  l'écriture  une  espèce  de  tremble- 
ment qui  dénonçait  l'hésitation. 

—  Croyez-vous ,  lui  dis  -je  alors,  que  le  comte  se  serait  adressé 
h  vous  ? 

—  Et  pourquoi  pas  à  moi?  N'est-ce  pas  moi  qui  l'aime  le 
mieux  au  monde? 

—  Oui,  sans  doute,  pour  demander  de  l'amour,  pour  de- 
mander du  dévouement ,  c'est  à  vous  qu'il  se  serait  adressé  ; 
mais  pour  demander  de  l'argent,  c'est  à  sa  mère. 

—  Mais  ce  que  j'ai  n'est-il  pas  à  lui?  ce  que  je  possède  ne 
vient-il  pas  de  lui  ?  me  répondit  Louise  avec  une  voix  qui  s'alté- 
rait de  plus  en  plus. 

—  Oui ,  sans  doute ,  tout  cela  est  de  lui ,  oui,  tout  cela  vient 


REVUE  DE  PARIS.  195 

de  lui  ;  mais ,  ou  je  ne  connais  pas  le  comte  Waninkoff ,  ou  ,  je 
vous  le  r(5|)^te ,  il  n'a  pas  écrit  cette  lettre.    • 

—  01)  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  Mais  ces  trente  mille  roubles 
étaient  ma  seule  fortune,  ma  seule  ressource,  mon  seul  es- 
poir ! 

—  Comment  signait-il  les  lettres  qu'il  vous  écrivait  habituel- 
lement? lui  demandai-je. 

—  Alexis  toujours ,  et  tout  simplement. 

—  Celle-ci ,  vous  le  voyez  ,  est  signée  comte  Waninkoff. 

—  C'est  vrai,  dit  Louise  atterrée, 

—  Et  vous  ne  savez  pas  ce  qu'est  devenu  cet  homme? 

—  Il  m'a  dit  qu'il  était  arrivé  hier  soir  à  Saint-Pétersbourg, 
et  qu'il  repartait  pour  Perm  à  l'instant  même. 

—  11  faut  faire  votre  déclaration  à  la  police.  Oh  !  si  c'était 
encore  M.  de  Gorgoli  qui  fût  grand-maître! 

.—  A  la  police? 

—  Sans  doute. 

—  Et  si  nous  nous  trompions  ,  me  dit  Louise;  si  cet  homme 
n'était  pas  un  escroc,  si  cet  homme  devait  véritablement  sauver 
Alexis  !  Alors  dans  mon  doute,  dans  la  crainte  de  perdre  quel- 
<{ues  misérables  milliers  de  roubles ,  j'arrêterais  donc  sa  fuite  ? 
je  serais  donc  une  seconde  fois  cause  de  son  exil  éternel  ?  Oh  ! 
non,  mieux  vaut  courir  les  chances.  Quant  à  moi,  je  ferai 
comme  je  pourrai;  ne  vous  in(iuiétez  pas  de  moi.  Ce  que  je 
voudrais  savoir  seulement,  c'est  s'il  est  bien  réellement  à  Perm. 

—  Écoutez,  lui  dis-je  ;  j'ai  entendu  dire  que  les  soldats  qui 
avaient  servi  d'escorte  aux  condamnés  étaient  revenus  il  y  a 
([uelques  jours.  Je  connais  un  lieutenant  de  la  gendarmerie  ;  je 
vais  aller  le  trouver  et  m'informer  auprès  de  lui.  Tous,  attendez- 
moi  ici. 

—  Non  ,  non,  je  vais  vous  accompagner. 

—  Gardez  vous-en  bien.  D'abord  vous  n'êtes  point  assez  forte 
pour  sortir  encore,  et  c'est  déjà  une  horrible  imprudence  que 
celle  que  vous  avez  faite;  et  puis, peut-être  m'empêcheriez-vous 
de  savoir  ce  que  je  saurai  probablement  sans  vous. 

—  Allez  donc  et  revenez  vite  ;  sonfjez  que  je  vous  attends , 
et  pourquoi  je  vous  attends. 

Je  passai  dans  une  autre  chambre  et  j'achevai  de  m'habiller 
à  la  hâte;  puis  ,  comme  j'avais  fait  chercher  un  droschki ,  je 


196  REVUE  DE  PARIS. 

descendis  aussitôt,  et  dix  minutes  après  j'étais  chez  le  lieute- 
nant de  gendarmerie  Solowieff,  qui  était  un  de  mes  éco- 
liers. 

On  ne  m'avait  pas  trompé ,  l'escorte  était  de  retour  depuis 
trois  jours  5  seulement,  le  lieutenant  qui  la  commandait  et 
duquel  j'aurais  pu  tirer  des  renseignements  précis,  avait  obtenu 
un  congé  de  six  semaines  qu'il  était  allé  passer  dans  sa  famille 
à  Moscou.  En  voyant  à  quel  point  son  absence  me  contrariait , 
Solowieff  se  mit  à  ma  disposition ,  pour  quelque  chose  que  ce 
fût,  avec  tant  d'abandon  ,  que  je  n'hésitai  pas  un  instant  à  lui 
avouer  le  désir  que  j'éprouvais  d'avoir  des  nouvelles  positives 
de  WaninkofF;  il  me  dit  alors  que  c'était  la  chose  la  plus  facile, 
et  que  le  brigadier  qui  avait  commandé  la  section  dont  faisait 
partie  Waninkoff,  était  de  sa  compagnie.  En  même  temps  ,  il 
donna  l'ordre  à  son  mougick  d'aller  prévenir  le  brigadier  Ivan 
qu'il  voulait  lui  parler. 

Dix  minutes  après ,  le  brigadier  entra  :  c'était  une  de  ces 
bonnes  figures  soldatesques  ,  moitié  sévère  ,  moitié  joviale  ,  qui 
ne  rient  jamais  tout  à  fait,  mais  qui  ne  cessent  jamais  de  sou- 
rire. Quoique  j'ignorasse  alors  ce  qu'il  avait  fait  pour  la  com- 
tesse et  ses  filles  ,  je  fus,  à  la  première  vue  ,  prévenu  en  sa  fa- 
veur ;  aussitôt  qu'il  parut ,  j'allai  à  lui  : 

—  Vous  êtes  le  brigadier  Ivan?  lui  demandai-je. 

—  Pour  servir  Votre  Excellence,  me  répondit-il. 

—  C'est  vous  qui  commandiez  la  sixième  section  ? 

—  C'est  moi-même. 

—  Le  comte  WaninkofF  faisait  partie  de  cette  section? 

—  Hum!  hum!  fit  le  brigadier  ne  sachant  pas  trop  quel  se- 
rait le  résultat  de  cette  interrogation  ;  je  vis  son  embarras. 

—  Ne  craignez  rien ,  lui  dis-je ,  vous  parlez  à  un  ami  qui  don- 
nerait sa  vie  pour  lui  ;  apprenez-moi  donc  la  vérité  ,  je  vous  en 
supplie  ? 

—  Que  voulez-vous  savoir?  demanda  le  brigadier  toujours 
sur  la  défensive. 

—  Le  comte  Waninkoff  a-t-il  été  malade  en  route? 

—  Pas  un  instant. 

—  S'est-il  arrêté  ù  Perra? 

—  Pas  même  pour  y  changer  de  chevaux. 
—^  Ainsi ,  il  a  continué  sa  route  ? 


REVUE  DE  PARIS.  197 

—  Jusqu'à  Koslowo ,  où ,  je  l'espère ,  il  est  à  celte  heure  en 
aussi  bonne  santé  que  vous  et  moi. 

—  Qu'est-ce  que  Koslowo  ? 

—  Un  joli  petit  village  situé  sur  Tlrlich ,  à  vingt  lieues  à  peu 
près  au  delà  de  Tobolsk. 

—  Vous  en  êtes  sûr? 

—  Pardieu  ,  je  le  crois  bien,  le  gouverneur  m'a  donné  un 
reçu  que  j'ai  remis,  en  arrivant  avant-hier,  à  Son  Excellence 
M.  le  grand  maître  de  la  police. 

—  Et  rhistoire  delà  maladie  et  du  séjour  à  Perm  est  une  fable? 

—  Il  n'y  a  pas  un  mot  de  vrai. 

—  Merci ,  mon  ami. 

Maintenant  que  j'étais  sûr  de  mon  fait,  j'allai  chez  M.  de  Gor- 
goli ,  et  je  lui  racontai  lout  ce  qui  s'était  passé. 

—  Et  vous  dites ,  répondit-il ,  que  cette  jeune  fille  est  décidée 
à  aller  rejoindre  son  amant  en  Sibérie  ? 

—  Oh  !  mon  Dieu  ,  oui ,  monseigneur. 

—  Ouoiqu'elle  n'ait  plus  d'argent? 

—  Quoiqu'elle  n'ait  plus  d'argent. 

—  Eh  bien  !  allez  lui  dire  de  ma  part  qu'elle  ira. 

Je  repris  le  chemin  de  la  maison ,  et  je  retrouvai  Louise  dans 
ma  chambre. 

—  Eh  bien?  me  demanda-l-elle  dès  qu'elle  m'aperçut. 

—  Eh  bien  !  lui  dis-je ,  il  y  a  du  bon  et  du  mauvais  dans  ce 
que  je  vous  rapporte  :  vos  trente  mille  roubles  sont  perdus, 
mais  le  comte  n'a  pas  été  malade;  le  prisonnier  est  à  Koslowo, 
d'où  il  n'a  pas  de  chances  de  s'enfuir  ,  mais  vous  obtiendrez  la 
permission  d'aller  l'y  rejoindre. 

—  C'est  tout  ce  que  je  voulais,  dit  Louise;  seulement,  ayez- 
moi  cette  permission  le  plus  tôt  possible. 

Je  le  lui  promis  ,  et  elle  s'en  alla  à  moitié  consolée ,  tant  sa 
volonté  était  puissante  et  sa  résolution  arrêtée. 

Il  va  sans  dire  qu'en  la  quittant,  je  rais  à  sa  disposition  lout 
ce  que  j'avais,  c'est-à  dire  deux  ou  trois  mille  roubles  ,  attendu 
que  ,  un  mois  auparavant,  ignorant  que  j'aurais  besoin  d'ar- 
gent, j'avais  envoyé  en  France  tout  ce  que  j'avais  mis  de  côté 
depuis  mon  arrivée  à  Saint-Pétersbourg. 

Le  soir ,  pendant  que  j'étais  chez  Louise ,  on  annonça  un  aide 
de  camp  de  l'empereur. 


198  REVUE  DE  PARUS. 

Il  venait  lui  apporter  une  lettre  d'audience  de  Sa  Majesté  pour 
le  lendemain  ,  onze  heures  du  malin,  au  palais  d'Hiver. 

Comme  on  le  voit,  M.  de  Gorgoli  avait  tenu  sa  parole  et  au 
delà. 

Alexandre  Dumas. 
(  La  suite  à  un  prochain  numéro.  ) 


LAD  Y  ROSGOWE. 


Rentrant  chez  lui  à  trois  heures  du  matin  ,  au  sortir  d'un  bal 
de  l'Opéra  ,  Alfred  de  Montalban  trouva  à  son  adresse  une  lettre 
ainsi  conçue  : 

«  Je  te  prie ,  mon  cher  ami ,  de  vouloir  bien  être  chez  moi 
demain  matin  à  six  heures  précises.  Jai  une  affaire  dans  la- 
quelle il  faut  que  tu  aies  l'obligeance  de  me  servir  de  témoin. 
Je  compte  sur  toi  comme  tu  pourrais  compter  sur  moi  en  pa- 
reille circonstance. 

»  Ton  ami , 

«Ernest  de  Chaiéon.  » 

—  Diable  d'homme!  murmura  entre  ses  dents  Alfred,  il  n'en 
finira  donc  pas  avec  ses  duels  !  A  peine  guéri  d'une  blessure, 
il  en  cherche  une  autre.  Il  n'y  a  pas  quinze  jours  qu'il  avait 
encore  le  bras  en  écharpe ,  et  le  voilà  de  nouveau  la  main  à 
l'épée.  Me  coucher  pour  trois  heures  ,  ce  n'est  guère  la  peine  ; 
autant  vaut  l'aller  trouver  tout  de  suite,  et  savoir  de  quoi  il  est 
question. 

Cette  réflexion  faite,  Alfred  prévint  son  groom  qu'il  ne  ren- 
trerait pas  de  la  nuit  j  puis  il  courut  chez  Ernest. 

—  Eh  bien  !  dit-il  en  ouvrant  la  porte  de  la  chambre  d'Ernest, 
qu'il  trouva  tisonnant  le  feu  avec  un  sang-froid  philosophique, 
tu  as  donc  juré  de  te  faire  enterrer  par  le  carnaval?  Voyons  , 
poursuivit-il  en  s'inslallant  dans  un  fauteuil ,  donne-moi  un 
cigarre  ,  et  dis-moi  ensuite  avec  qui  et  pourquoi  tu  te  bats. 


209  REVUE  DE  PARIS. 

—  Avec  qui ,  je  peux  te  le  dire,  répondit  Ernest  ;  pourquoi  , 
c'est  un  secret.  J'ai  donné  à  mon  adversaire  ma  parole  d'iion- 
neur  que  personne  au  monde  ne  saurait  le  motif  de  notre  que- 
relle, et  tu  ne  voudrais  pas  me  faire  manquer  à  la  foi  jurée. 

—  En  ce  cas  ,  mon  ami ,  je  suis  bien  ton  humble  serviteur. 
Tu  peux  t'adresser  à  un  autre  que  moi  pour  le  service  que  tu 
demandes.  Il  ne  me  convient  point  d'assister  à  une  boucherie 
énigmatique.  N'en  parlons  plus. 

—  Mais  j'ai  donné  ma  parole. 

—  Et  moi ,  je  me  suis  pareillement  donné  ma  parole  de  ne 
jamais  aller  à  l'aveugle ,  en  quelque  occasion  que  ce  soit.  N'en 
parlons  plus  ,  te  dis-je. 

—  Soit!  dit  Ernest, 

—  Et  avec  qui  donc  as-tu  querelle?  reprit  enfin  Alfred, 
voyant  que  son  ami  s'obstinait  à  garder  le  silence. 

—  Toujours  avec  le  même  homme  ,  dit  Ernest.  J'ai  déjà  sept 
coups  d'é|)ée  de  lui ,  soit  aux  bras ,  soit  aux  jambes  ,  et  l'animal 
n'est  pas  satisfait. 

—  Malpeste  !  quoi  !  tous  ces  duels  que  tu  as  eus  depuis  quel- 
que temps,  c'était  toujours  avec  le  même  homme  ?  Un  homme 
farouche,  à  ce  qu'il  paraît.  Ah  !  ça  ,  mais  lu  l'as  donc  souffleté 
en  présence  de  sa  maîtresse,  ou  traité  publiquement  de  faussaire? 
car  je  ne  vois  guère  d'autre  injure  pour  laquelle  on  doive  encore 
prendre  les  armes  après  sept  réparations. 

—  Mon  Dieu  non  ,  je  n'ai  pas  été  si  méchant  que  tu  penses. 

—  Voyons  !  l'aurais-tu  contredit  brutalement  en  matière  de 
politique? 

—  Pas  davantage. 

—  Alors  ,  lui  aurais-tu  contesté  avec  humeur  sa  compétence 
musicale  ou  littéraire?  L'aurais-tu,  d'aventure,  accusé  devant 
vingt  personne  de  mancjuer  de  jugement  et  de  goût  ? 

—  Tu  n'y  est  pas  encore. 

—  Ou'est-ce  à  dire?  C'est  pour  moins  que  cela  qu'il  t'a  donné 
sept  coups  d'épée  et  qu'il  t'en  réserve  un  huitième  ?  Décidément, 
mon  ami ,  ton  adversaire  ne  saurait  être  autre  qu'un  échappé  de 
Charenton.  Le  fait  deviendrait  même  pour  moi  tout  à  fait  indu- 
bitable, si  j'allais  apprendre  que  cet  homme  a  une  femme  dont 
lu  e.s  l'amant. 

—  Hélas  !  fit  Ernest. 


HEVUE  DE  PARIS.  201 

—  Que  dis-tu  ?  s'écria  Alfred  en  faisant  sur  son  fauteuil  un 
bond  terrible.  Aiirais-je  eiitiii  deviné  juste?  Huit  duels  pour  une 
seule  et  même  femme  !  Eli  !  comment  diable  règierais-lu  ton 
compte,  je  te  prie,  si  tu  avais  toujours,  comme  quelqu'un  de 
j;i  connaissance  et  de  la  mienne,  au  moins  deux  maîtresses  à  la 
fois. 

—  Je  n'en  sais  rien.  Mais  tiens  !  puisque ,  loi  tout  seul ,  tu  es 
parvenu  à  entrevoir  le  mystère,  je  vais  le  le  dévoiler  compléle- 
menl.  H  n'y  aura  de  ma  pari  que  demi-manque  de  parole.  Et 
d'ailleurs  ,  que  je  meure  ou  que  je  vive ,  tu  me  promets  de  garder 
la  cbose  pour  toi  ? 

—  Si  jamais  ce  que  tu  vas  me  raconter  sortait  de  ma  bouche, 
je  m'arracherais  la  langue ,  dit  Alfred ,  impatient  d'être  mis 
promplement  au  fait. 

—  Écoule-moi  donc.  Tu  sais  qu'il  y  a  trois  ans ,  j'allai  passer 
la  belle  saison  aux  eaux  de  Bade  :  c'est  là  que  je  fis  la  connais- 
sance de  lord  John  Roscovve  ,  l'adversaire  avec  qui  je  dois  me 
battre  au  point  du  jour.  Cet  homme  est  Anglais,  ainsi  que  son 
nom  vient  de  le  l'apprendre  ;  mais  il  habite  Paris  depuis  la  ren- 
trée des  Bourbons.  Pour  le  le  peindre  en  peu  de  mots ,  c'est  un 
homme  qui  approche  de  la  quarantaine ,  grand  ,  assez  convena- 
blement bâli ,  le  front  chauve ,  paressant  ennuyé  de  tout  en  toute 
saison,  parlant  peu,  évitant  volontiers  le  monde ,  grand  fu- 
meur, du  reste,  et  encore  plus  grand  buveur.  L'année  même 
où  je  le  rencontrai  à  Bade,  il  venait  de  se  marier  avec  une  char- 
mante jeune  fille  parisienne  dont  la  santé  délicate  avait  exigé 
un  voyage  aux  eaux. 

Il  faut  te  dire  que  lady  Ernestine  Roscowe  est  sans  exagéra- 
tion une  merveille  :  beauté  de  corps  et  de  visage,  élégance  de 
manières,  élévation  d'intelligenci-,  elle  réunit  loules  les  plus  pré- 
cieuses qualités.  Je  n'ai  pas  le  temps  de  le  faire  un  plus  long  por- 
trait d'elle  ;  mais  ce  que  lu  peux  croire  sur  ma  parole,  c'est  que 
sa  tète  est  sans  contredit  le  plus  admirable  type  de  la  perfec- 
tion. Ses  yeux  et  sa  bouche,  surtout,  n'ont  certainemenl  pas 
leurs  pareils  au  monde  :  des  yeux  tendres  et  fiers,  gris  clair, 
ombragés  par  de  longs  cils  si  noirs  qu'on  les  dirait  toujours 
moudlés  d'une  larme;  une  bouche  enfantine  et  souriante,  fraîche 
comme  une  feuille  de  rose  humide ,  dessinée  avec  une  finesse 
de  contours  dont  aucune  statue  antique  ne  te  saurait  donner  une 
9  18 


202  REVUE  DE  PARIS. 

juste  idée.  Tu  penses  bien  qu'une  si  remarquable  beauté  ne 
pouvait  manquer  d'admirateurs  à  Bade  ;  aussi  Ernestine  était- 
elle  la  reine  des  eaux.  Dès  qu'elle  arrivait  au  bal,  le  soir,  c'était 
autour  d'elle  un  flux  et  un  leflux  de  danseurs  sous  lequel  elle 
disparaissait.  Comme  il  y  avait  impossibilité,  malfjré  la  meil- 
Icuî'e  volonté  du  monde  ,  à  ce  qu'elle  acceptât  toutes  les  invita- 
tions de  contredanse  ou  de  valse ,  elle  faisait  sans  doute  bien  des 
mécontents;  mais  chez  qui  elle  excitait  la  plus  sourde  colère, 
tu  le  devines ,  c'était  chez  ses  rivales ,  humiliées  d'un  tel 
succès. 

Quant  à  lord  Roscowe,  si  sa  femme  dansait  ou  non,  c'est  ce 
qui  paraissait  ne  l'inquiéter  guère.  Assis  à  une  table  de  bouillotte , 
il  gagnait  ou  perdait  avec  une  égale  indifférence,  n'honorant 
l)ersonne  d'une  parole ,  et  ne  se  faisant  pas  faute  d'un  bâille- 
ment. 

Je  ne  dois  pas  oublier  de  le  dire  qu'entre  autres  mérites  que 
je  passe  sous  silence  ,  Ernestine  valsait  comme  un  ange.  Ayant 
reconnu  en  moi  un  valseur  digne  d'elle  ,  elle  ne  me  refusait  ja- 
mais, à  quelque  moment  que  je  me  présentasse,  et  quels  que 
fussent  ses  engagements  antérieurs.  Les  observateurs  ne  man- 
quèrent pas  de  noter  cette  circonstance,  d'où  ils  arrivèrent 
promptement  à  une  supposition  que  je  n'ai  pas  besoin ,  je  pense , 
de  te  préciser.  Le  bruit  flatteur  étant  parvenu  à  mes  oreilles  , 
j'en  é|)rouvai  une  joie  secrètç  ,  et  ma  première  pensée  fut  de 
travailler  incontinent  â  la  conquête  glorieuse  dont  on  me  faisait 
les  honneurs  i)ar  anticipation. 

La  saison  des  eaux  se  termina  ,  cependant ,  sans  que  j'eusse 
fort  avancé  mes  affaires.  Aussi,  dès  mon  retour  à  Paris,  impa- 
tient de  retrouver  lady  Roscowe,  fré(|uentai-je  les  salons  les 
plus  à  la  mode  avec  un  incroyable  acharnement.  Je  n'eus  pas 
d'abord  occasion  de  la  rencontrer  souvent  dans  le  monde;  mais 
ayant  cru  m'apercevoir ,  toutefois ,  que  mon  empressement  à  la 
voir  était  loin  de  lui  déplaire,  je  me  promis  de  saisir  aux  che- 
veux, comme  on  dit,  la  première  occasion  de  me  faire  présenter 
à  elle  officiellement.  Vers  la  fin  de  l'hiver,  en  effet,  lord  Ros- 
cowe donnant  un  grand  bal,  je  m'y  fis  admettre  par  un  invité 
de  ma  connaissance.  Je  n'ai  pas  à  entrer  dans  le  détail  des 
moyens  que  j'employai,  dès  lors,  pour  être  agréable  à  Ernes- 
tine. Tu  sais  aussi  bien  que  moi  comment  ces  sortes  de  choses 


REVUE  DE  PARIS.  205 

se  pratiquent  ;  il  te  suffit  de  savoir  que  je  manœuvrai  en  habile 
homme,  et  qu'apif^s  deux  mois  de  visites  ,  faites  chaque  fois  à 
de  plus  courts  intervalles ,  je  pus  me  convaincre  sans  fatuité 
qu'Ernesline  me  voyait  avec  plaisir. 

La  façon  dont  j'arrivai  à  cette  certitude  vaut  la  peine  de  l'être 
racontée. 

On  prenait  souvent  le  thé,  le  soir  ,  chez  lady  Roscowe.  Quand 
les  tasses  étaient  vides,  Ernestine  les  réunissait  ordinairement 
(lovant  elle  pour  les  rendre  pleines  à  ceux  (pii  le  désiraient.  Un 
soir,  comme  je  suivais  le  moindre  de  ses  mouvements  avec  une 
attention  religieuse  ,  je  crus  remarquer  qu'après  avoir  servi 
tout  le  mondeelle  me  donna  sa  tasse  et  garda  celle  dans  laquelle 
j'avais  bu  déjà.  J'allais  l'avertir  de  sa  méprise  ,  quand  ,  à  une 
idée  qui  passa  comme  un  éclair  dans  ma  cervelle,  je  sentis 
courir  sur  tout  mon  corps  un  délicieux  frisson.  Refusant  de 
croire  à  mon  bonheur ,  je  voulus  attendre  une  seconde  épreuve  : 
quelques  jours  après,  la  mé|)rise  se  renouvela.  A  une  troisième 
fois,  ne  pouvant  pins  douter  de  l'intention  d'Ernesline  ,  je  ne 
fus  pas  maître  de  mon  émotion;  au  remerciement  que  je  lui 
adressai  des  yeux  lorsqu'elle  nie  tendit  ma  tasse,  ou  plutôt  la 
sienne  ,  elle  comprit  que  son  adorable  supercherie  était  décou- 
verte ,  et,  pour  cacher  la  subite  rougeur  qui  lui  monta  au  vi- 
sage ,  prétextant  une  indisposition  soudaine,  elle  passa  sur  son 
balcon.  Je  l'y  suivis  un  moment  après,  de  l'air  le  plus  indiffé- 
rent qu'il  me  fut  possible  de  prendre  ,  comme  pour  m'informer 
si  son  malaise  se  dissipait.  La  nuit  était  sombre,  pas  une  étoile 
ne  brillait  au  ciel.  Ernestine  ,  accoudée  sur  le  balcon  dans  une 
attitude  de  défaillance,  ne  m'entendit  pas  m'approcher  d'elle. 
Un  soupir  involontaire  s'étant  échappé  de  ma  poitrine,  elle  se 
retourna  et  me  vit.  Alors  ,  au  lieu  de  chercher  à  me  donner  le 
change  sur  son  état,  ainsi  qu'une  coquette  l'eût  fait  à  sa  place  , 
elle  attacha  sur  moi  un  long  regard  où  je  lus,  malgré  l'obscu- 
rité environnante,  la  cause  réelle  du  mal  qu'elle  éprouvait- 
Touche  de  tant  de  candeur  et  de  franchise,  je  ne  me  sentis  pas 
le  courage  d'avoir  recours  à  l'adresse  pour  lui  arracher  une  pa- 
role désormais  inutile.  Sérieusement  amoureux,  d'ailleurs,  la 
force  me  manqua  à  moi-même;  et  quand  mes  lèvres  s'ouvrirent , 
ce  ne  fut  (pie  pour  lui  demander  d'une  voix  tremblante  si  elle 
se  trouvait  mieux. 


204  REVUE  DE  PARIS. 

—  Je  souffre  beaucoup ,  murraura-t-elle  en  essayant  un  triste 
sourire  et  en  portant  une  main  à  son  cœur. 

Je  ne  trouvai  rien  à  lui  répondre.  Jugeant  bien  ,  à  mon  si- 
lence ,  qu'elle  était  comi)rise,  et  ne  voulant  pas  prolonger  un 
si  périlleux  tète-à-tête  ,  elle  prit  mon  bras  ,  et  nous  rentrâmes 
dans  le  salon. 

Bref,  quelques  mois  après  cette  scène,  j'étais  enfin  devenu 
l'amant  d'Ernestine  sans  que  personne  le  soupçonnât ,  tant  nous 
nous  excitions  tous  les  deux  à  la  prudence  !  quand  lord  Roscowe 
fut  averti  par  une  lettre  anonyme  de  notre  liaison.  Il  y  a  tou- 
jours ,  par  le  monde ,  quelques  lâches  misérables  prêts  à  trou- 
bler honteusement  la  joie  des  heureux  ,  natures  viles  qui  font 
leurs  secrètes  délices  de  la  souffrance  des  autres  ,  qui  vivent  de 
perfidie  et  de  haine ,  et  dont  la  basse  jalousie  ne  recule  ,  pour  se 
satisfaire,  devant  nul  ignoble  moyen.  Lord  Roscowe  montra  la 
lettre  à  sa  femme ,  en  lui  disant  qu'il  consentait  d'avance  à  tenir 
l'accusation  pour  calomnieuse  ;  mais  qu'en  tout  cas,  afin  d'ôter 
à  la  calomnie  tout  fondement  et  tout  prétexte  ,  il  jugeait  conve- 
nable un  long  séjour  dans  une  de  ses  terres  du  Dau|)hiné.  Er- 
nesline  ,  émue  et  confuse  ,  essaya  vainement  de  combattre  la  ré- 
solution de  lord  Roscowe:  ni  larmes,  ni  protestations,  ne 
réussirent.  La  seule  réponse  de  lord  Roscowe  fut  que  les  prépa- 
ratifs devraient  être  terminés  au  plus  lard  dans  deux  heures ,  les 
chevaux  étant  déjà  demandés. 

Tu  peux  imaginer  ce  qui  se  passa  en  moi ,  lorsque  je  reçus  un 
mot  d'Ernestine  ,  écrit  à  la  hâte,  qui  m'instruisait  de  la  catas- 
trophe inattendue.  Je  courus  aussitôt  chez  elle ,  décidé  à  l'arra- 
cher à  son  mari  de  gré  ou  de  force.  Heureusement ,  —  je  dis 
heureusement  à  cause  du  scandale  qu'aurait  occasionné  une  pa- 
reille scène  ,  elle  venait  de  partir.  Je  passai  une  nuit  affreuse, 
cherchant  dans  ma  pensée  lequel  de  mes  ennemis  pouvait  être 
coupable  du  procédé  infâme  dont  j'étais  victime ,  et  méditant 
une  vengeance  à  effrayer  désormais  les  auteurs  de  lettres  ano- 
nymes les  plus  résolus.  Le  sentiment  de  mon  impuissance  ,  en 
cette  occasion  ,  ne  fut  pas  la  moindre  de  mes  tortures.  Quelques 
semaines  à  peine  écoulées ,  comme  j'en  étais  encore  à  laisser 
planer  mes  soupçons  sur  vingt  personnes ,  une  lettre  d'Ernestine 
m'arriva,  qui  m'arracha  à  mes  lugubres  méditations. 

Ernesline  me  racontait  les  douleurs  insupportables  de  sou 


REVUE  DE  PARIS.  205 

existence  présente.  Elle  entrait  dans  mille  charmants  détails  sur 
la  manière  dont  se  passaient  ses  jonrnées  monotones  et  soli- 
taires. Son  mari,  sans  jamais  lui  adresser  aucun  reproche,  sans 
jamais  faire  aucune  allusion  au  motif  de  leur  voyage  ,  se  mon- 
trait pour  elle  indifférent  et  froid  comme  parle  passé.  Comhien 
de  mois  devait  durer  cette  réclusion  odieuse?  elle  ri{înorait ,  et 
craignait  bien  de  ne  pouvoir  de  longtemps  encore  en  fixer  le 
terme.  L'intention  de  lord  Roscowe  à  ce  sujet  était  un  mystère 
qu'il  s'elîorçait  de  ne  pas  laisser  pénétrer.  Cependant,  ne  pou- 
vant plus  se  passer  de  ma  présence,  elle  avait  trouvé  un  moyen 
de  me  rapprocher  d'elle;  bien  mieux,  de  m'abriter  sous  le 
même  toit  qu'elle.  Si  je  l'aimais  ,  je  partirais  tout  de  suite  pour 
Grenoble,  dont  n'était  séparé  que  par  deux  petites  lieues  le  châ- 
teau qu'elle  habitait.  J'arriverais  à  minuit  à  la  porte  d'un  parc  , 
sur  lequel  elle  me  donnait  les  indications  les  plus  minutieuses 
et  les  plus  précises.  Au  jour  qu'elle  me  marcpiait ,  si  je  ne  réali- 
sais pas  son  attente,  elle  me  croirait  infidèle  et  n'aurait  plus 
qu'à  mourir. 

La  lecture  de  cette  lettre  me  causa  une  joie  qui  approchait  du 
délire.  Quel  était  le  moyen  imaginé  |)ar  Ernestine?  je  me  perdais 
là-desiius  en  raille  supposilions  conlradictoires.  Mais  que  m'im- 
portait, pourvu  que  le  moyen  fut  trouvé  !  Dans  la  nuit  même, 
je  courais  donc  en  chaise  de  poste  vers  Grenoble  ;  et  le  quatrième 
jour  après  mon  départ  de  Paris,  au  moment  où  minuit  sonnait  à 
une  églisede  village,  je  poussais  ,  sur  la  lisière  du  parc  désigné, 
une  petite  porte  restée  entr'ouverle  ,  et  Ernestine  tombait  dans 
mes  bras. 

Quand  nous  eûmes  donné  un  libre  cours  ù  la  joie  qui  débor- 
dait de  nos  âmes ,  Ernestine  rompit  le  silence  la  première  par 
mille  paroles  charmantes;  questions  de  toute  nature  auxquelles 
elle  voulait  une  pi  ompte  réponse ,  et  (pii  se  multipliaient  sur  ses 
lèvres  comme  des  gazouillements  d'oiseau  amoureux.  Rassurée 
enfin  dans  ses  appréhensions  et  dans  ses  doutes  par  mes  muettes 
caresses ,  elle  se  suspendit  à  mon  bras  et  m'entraîna,  au  tra- 
vers de  vingt  allées  mystérieuses  ,  jus(|u'à  l'entrée  du  château. 

—  Hier  ,  c'était  une  prison  ,  me  dit-elle  ;  aujourd'hui ,  c'est  le 
plus  beau  palais  de  l'univers. 

Nous  entrâmes.  Elle  saisit  mes  mains  pour  me  guider  au  mi- 
lieu de  ces  appartements  dont  la  distribution  m'était  inconnue, 

18. 


^ft  REVUE  DE  PARIS. 

et  où  régnait  une  obscurité  prudente.  Après  avoir  marché  quelque 
temps  ainsi  avec  toutes  les  précautions  nécessaires ,  elle  ou- 
vrit une  porte  dont  elle  retira  la  clef  :  nous  étions  dans  un  salon 
magnifiqueraent  meublé  et  éclairé  par  une  lampe  et  deux  bou- 
gies, 

—  Je  voudrais  pouvoir  te  loger  ici ,  pauvre  ami ,  me  dit  Er- 
nestine  avec  un  demi-sourire  ;  mais  c'est  impossible .  hélas.' 

Parlant  de  la  sorte  ,  elle  tenait  un  flambeau  et  me  conduisait 
vers  un  corridor  situé  à  l'autre  extrémité  du  salon. 

—  Voici  ton  cachot,  mon  noble  captif,  reprit-elle. 

Elle  avait  à  peine  prononcé  ce  mot ,  que  je  me  trouvais  sur  le 
seuil  d'une  petite  chambre  disposée  avec  beaucoup  de  goût. 
Dans  un  coin  s'élevait  une  haute  armoire  en  acajou  ,  qu'elle  ou- 
vrit ;  j'y  vis  une  grande  quantité  de  livres  et  de  brochures  ,  sur- 
montés de  quelques  caisses  de  cigarres,  et ,  en  bas ,  tous  les  pré- 
paratifs d'un  souper.  J'appris  alors  que,  profitant  d'un  court 
voyage  que  lord  Roscowe  avait  fait  dernièrement  à  Lyon,  Er- 
nestine  s'était  hâtée  de  décorer  d'une  façon  convenable  cette 
pièce  abandonnée,  assez  tristement  éclairée  ,  du  reste,  par  un 
œil-de-bœuf.  Comme  Ernesline  s'excusait  de  n'avoir  pas  eu  le 
temps  de  mieux  faire  : 

—  Oh  !  murmuraije  en  couvrant  ses  mains  de  baisers  ,  ce 
château  est  maintenant  un  palais  pour  (oi ,  tu  l'as  dit  tout  à 
l'heure;  à  mon  tour,  laisse-moi  te  dire,  mon  bel  ange,  que  ce 
l)etil  asile  est  pour  moi  un  paradis. 

Celte  banalité,  exprimée  avec  une  sensibilité  réelle,  lui  ar- 
racha une  larme  dont  ma,  bouche  se  désaltéra. 

Tout  à  coup  elle  devint  d'une  gaieté  et  d'une  pétulance  folles. 
Elle  ferma  vivement  la  porte  ,  puis  ,  attachant  ses  deux  bras  à 
mon  cou  et  m'attiiant  sur  une  causeuse  : 

—  Mon  Dieu!  dit  elle,  que  je  vais  donc  être  heureuse,  à 
présent  !  Car  tu  resteras  ici  jusqu'à  ce  que  j'en  parle  moi-même, 
n'est-ce  pas?  Caché  à  tous  les  yeux,  lu  seras  comme  un  soleil 
qui  ne  luirait  que  pour  moi.  Oh  !  ami,  que  tu  es  bon  d'avoir 
cédé  au  caprice  d'une  pauvre  femme,  et  que  je  t'aime! 

Deux  heures  sonnant  en  ce  moment  à  l'église  prochaine  : 

—  Ah  !  s'éci'ia-l-elle  ,  vraiment,  l'amour  rend  égoïste.  J'ou- 
bliais que  tu  dois  avoir  besoin  de  manger. 

Elle  se  leva  promptement  et  couvrit  une  petile  table  des  pro- 


J\EVUE  DE  PARIS.  207 

visions  que  j'avais  remarquées  au  bas  de  l'armoire.  Nous  nous 
assîmes  alors  l'un  près  de  l'autre ,  nous  servant  de  la  même  as- 
siette et  du  même  verre,  en  vrais  amoureux.  Par  quels  divins 
enfantillages  elle  trouva  moyen  de  précipiter  la  fuite  des 
heures,  c'est  ce  que  tu  devines  sans  peine.  Le  fait  est  que  sans 
le  rossignol,  mélodieuse  sentinelle,  le  soleil  nous  aurait  surpris 
dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  aussi  imprudents  que  Juliette  et 
Roméo. 

En  me  réveillant,  le  li^ndemain,  je  crus  d'abord  continuer  un 
agréable  songe.  Ramené  bien  vite  ù  la  réalité  par  le  vulgaire 
sentiment  de  la  faim,  j'attaquai  le  reste  de  mes  vivres  avec 
plus  d'impétuosité  encore  que  la  veille;  après  quoi  je  me  mis  à 
lire  à  fumer.  Ce  jour-lù ,  je  fumai  beaucoup  et  je  lus  peu. 
Engagé  dans  une  aventure  si  extraordinaire,  j'avais  besoin  de 
converser  avec  moi-même,  de  recueillir  et  d'éclaircir  mes  idées. 
Le  temps  me  sembla  d'une  longueur  inusitée  et  désespérante  : 
effet  de  l'impatience  amoureuse ,  toutefois  ,  plutôt  que  de  l'en- 
nui. 

Pour  en  finir  tout  de  suite  avec  l'emploi  de  mes  journées  à 
cette  époque,  je  te  dirai  qu'une  fois  fait  à  ma  position  nou- 
velle ,  je  dévorai  successivement  avec  une  sorte  de  rage  tous 
les  livres  qu'Ernesline  avait  réunis  pour  moi.  Les  caisses  de 
cigarres  ne  reçurent  pas  de  moins  rudes  assauts  que  la  biblio- 
thèque :  elles  étaient  profondes  et  nombreuses,  heureusement. 
Malgré  l'ardeur  de  ma  passion  pour  Ernestine,  ou  précisément 
à  cause  de  ma  passion,  peut-être,  je  crois  que  je  serais  devenu 
fou  si  je  n'avais  eu  ces  moyens  de  distraction.  Songe,  mon  ami, 
que  l'œil  de  bœuf  par  où  la  lumière  du  jour  entrait  dans  ma 
chambre  était  à  une  hauteur  telle,  qu'il  ne  me  servait  pas  même 
à  voir  le  ciel.  Point  de  paysage  ,  par  conséquent;  point  d'hori- 
zon où  égarer  ma  pensée  à  la  suite  de  mon  regard,  en  ces 
heures  mortelles  d'attente  et  d'inquiétude  qui  composaient  la 
moitié  de  ma  vie.  Il  est  vrai  que  souvent,  dans  le  courant  de  la 
journée,  j'étais  tiré  de  mes  rêveries  par  quelques  bruits  qui 
m'arrivaient  du  dehors  et  aux<iuels  je  prêtais  longtem|is  une 
oreille  attentive.  C'était  lord  Roscovve  dont  j'attendais  indis- 
tinctement la  voix  monotone;  ou  bien  c'était  Ernestine  elle- 
même,  dont  j'aurais  reconnu  le  pas  entre  mille,  qui  passait 
devant  ma  porte,  se  rendant  à  une  salle  de  bains  située  au  fond 


208  REVUE  DE  PARIS, 

du  corridor.  Lorsque  c'élait  elle,  mon  cœur  bondissait  dans 
ma  poitrine,  car  elle  ne  passait  jamais  sans  m'adresser  un  signe 
plus  ou  moins  vif  d'intelligence.  Ordinairement,  suivie  de 
quelque  domestique ,  elle  ne  pouvait  guère  faire  autre  chose 
que  tousser  légèrement  à  deux  ou  trois  reprises,  ou  donner  de 
la  main  un  petit  coup  au  mur  qu'effleurait  sa  robe;  s'il  n'y 
avait  aucune  surprise  à  craindre,  elle  me  glissait,  à  travers  la 
serrure,  un  petit  billet  accompagné  de  deux  ou  trois  tendres 
paroles  étouffées. 

Un  moment  cruel  et  terrible,  par  exemple,  et  qui  me  semblait 
tm  siècle,  c'élait  l'intervalle  entre  le  coucher  du  soleil  et  l'heure 
où  Ernestine  venait  me  trouver.  11  y  avait  là  quatre  ou  cinq 
heures  durant  lesquelles,  environné  de  ténèbres  à  chaque  in- 
stant plus  profondes .  ,je  ne  savais ,  comme  on  dit ,  à  quel  saint 
me  vouer.  Mon  sang  bouillait  dans  mes  veines,  et  c'était  vaine- 
ment que  je  tentais  de  calmer  cette  fièvre  par  le  sommeil. 

Oh  !  mais  comme  j'étais  largement  dédommagé  de  ces  an- 
goisses, de  minuit  à  l'aurore!  Lord  Roscowe  se  couchait  habi- 
tuellement à  dix  heures.  Ernestine,  dès  que  son  mari  était 
rentré  dans  son  appartement,  congédiait  tous  les  domestiques, 
même  la  femme  de  chambre  ;  ce  qui  ne  paraissait  extraordi- 
naire à  personne  ,  Ernestine  ayant  conservé  depuis  son  séjour 
à  la  campagne  l'habitude  de  veiller  aussi  tard  qu'à  Paris. 
Minuit  sonnant,  elle  accourait  ouvrir  ma  cage,  comme  elle 
disait  chaque  fois.  Quelle  existence  divine  commençait  alors 
pour  nous  !  Après  mille  serrements  de  mains  et  mille  pa- 
roles de  flamme,  nous  nous  en  allions  ,  protégés  par  la  nuit 
discrète,  errer  sous  les  ombrages  du  parc.  Oh!  qui  me  les 
rendra,  ces  heures  célestes  où,  soutenant  d'un  bras  affaibli  par 
l'extase  celle  dont  la  beauté  rendait  les  étoiles  du  ciel  jalouses, 
je  marchais  lentement  et  en  silence  pour  savourer  goutte  à 
goutte  mon  bonheur!  Succombant  sous  le  poids  de  ses  émo- 
tions, Ernestine  ne  tardait  pas  à  s'asseoir  au  pied  de  quelque 
vieux  chêne,  dans  l'herbe  et  dans  la  mousse;  moi,  je  m'age- 
nouillais devant  elle  ,  j'écartais  de  son  beau  front,  et  toujours 
en  silence  ,  les  longues  boucles  humides  de  ses  cheveux.  Plus 
pâle  que  l'astre  qui  nous  regardait  mélancoliquement  à  travers 
le  feuillage,  Ernestine  me  remerciait  alors  \>i\i  un  de  ces  inef- 
fables et  profonds  sourires  qui  font  tressaillir  l'âme  comme  une 


REVUE  DE  PARIS.  209 

promesse  d'immortalité  ;  et  nous  restions  ainsi ,  souvent ,  sans 
une  parole,  sans  iin  geste  ,  n'écliangeant  entre  nous  que  d'ar- 
dents soupirs ,  jus(|irau  moment  où  la  lune,  nous  donnant  h 
la  fois  le  signal  et  l'exemple,  descendait  du  ciel. 

A  quelques  centaines  de  pas  du  château  se  trouvait  un  beau 
lac  ,  sur  les  bords  duquel  Bottait  une  petite  nacelle  verte. 
Quelquefois,  la  nacelle  dirigée  vers  le  milieu  du  lac,  je  quittais 
la  rame,  et  me  couchant  au  fond  du  frêle  navire,  j'écoutais 
Ernestine,  ma  têle  appuyée  par  derrière  sur  ses  genoux,  parler 
de  l'avenir  selon  ses  rêves.  —  Elle  ét;iit  veuve,  et  encore  jeune 
et  belle;  moi.  lui  ayant  gardé  une  fidélité  inviolable  ,  je  la  i)re- 
nais  solennellement  pour  épouse,  et  nous  pouvions  enfin  nous 
aimer  librement  devant  les  hommes  après  nous  être  aimés  se- 
crètement devant  Dieu.  Le  fils  que  nous  avions  était ,  comme 
dans  les  tableaux  anglais,  blond  et  rose  :  car  elle  refusait  de 
croire  pour  elle  à  une  éternelle  sléi'ililé.  —  Me  gardant  bien  de 
l'interrompre,  je  la  laissais  dire;  l'œd  fixé  sur  le  nuage  rapide, 
l'âme  bercée  par  ces  douces  chimères  ,  j'oubliais  la  veille  et  le 
lendemain. 

Quelquefois  encore ,  en  nos  jours  d'audace  plus  téméraire, 
pour  varier  nos  promenades,  nous  montions  à  cheval.  Avec 
quel  plaisir,  aussitôt  éloignés  d'un  quart  de  lieue  du  château  , 
nous  lancions  nos  montures  à  toute  bride  par  les  vallées  et  par 
les  plaines  !  Le  son  lointain  de  la  cloche  (pii  chante  l'heure,  le 
cri  monotone  de  la  grenouille,  le  soupir  des  feuilles  et  des 
fleurs  réveillées  en  sursaut  par  la  brise,  le  majestueux  ronfle- 
ment de  la  cascade  s'unissaient  pour  nous  en  un  concert  ma- 
gique dont  l'haimonie  nous  suivait,  pénétrante  comme  une 
chaude  rosée.  Pour  ne  pas  perdre  une  seule  note  de  l'orchestre 
invisible ,  nous  renfermions  alors  nos  impressions  en  nous- 
mêmes,  quitte  à  les  échanger,  au  retour,  par  un  simple  serre- 
ment de  main. 

Nos  entrevues  nocturnes  duraient  depuis  environ  trois  se- 
maines, lors(|u'un  soir,  —  j'arrive  au  fait  sans  précautions  ora- 
toires, —  Ernestine  manqua  au  rendez-vous.  Jus(pi"â  deux 
heures  du  matin,  je  conservai  quelque  espérance;  lord  Roscowe 
avait  peut-être  veillé  plus  tard  (jue  de  coutume,  et  de  là  seule- 
ment provenait  le  retard  d'Ernestine  ;  mais  deux  heures  une 
fois  sonnées  ,  tout  espoir  m'abandonna.  La  i)iemière  idée  que 


210  REVUE  DE  PARIS. 

j'eus ,  fut  qu'Erneslirie  était  tombée  subitement  malade.  Sous 
l'impression  de  cette  crainte ,  tu  penses  quelle  épouvantable 
nuit  je  passai. 

Le  lendemain,  je  fatiguai  mon  oreille  à  écouter,  impatient  de 
former  quelques  conjectures  d'après  les  bruits  que  je  pourrais 
entendre;  peine  inutile,  pas  une  voix  ne  s'éleva  ,  pas  le  plus 
petit  bruit  ne  m'offrit  matière  à  hypothèses  :  ni  frôlement  de 
robe ,  ni  ébranlement  de  parquet ,  ni  grincement  d'une  porte 
ouverte;  rien.  Le  château  fut  muet  comme  une  tombe  ;  per- 
sonne n'entra  dans  le  salon  de  la  journée. 

Jusqu'à  deux  heures  du  matin,  pourtant,  j'espérai  encore, 
celte  nuit-là,  comme  la  nuit  précédente  ;  mais  Ernestine  ne  vint 
pas  davantage.  Alors  je  commençai  à  éprouver  des  inquiétudes 
sérieuses.  Le  château  était-il  désert?  Lord  Roscowe  s'était-il 
aperçu  de  mon  séjour  chez  lui ,  et  avait-il  emmené  sa  femme? 
Cette  supposition  m'alarmait  pour  Ernestine,  et,  l'avouerai-je 
avec  franchise,  un  peu  aussi  pour  moi.  Mes  provisions  n'ayant 
pas  été  renouvelées  la  veille  au  soir,  selon  l'usage,  la  diète  à 
laquelle  je  m'étais  vu  forcé  pendant  vingt-quatre  heures  avait 
considérablement  diminué  mes  forces,  si  bien  qu'il  ne  me  res- 
tait pas  même  la  chance  de  pouvoir  enfoncer  la  porte  de  mes 
propres  mains.  Mon  cerveau  s'exaltant  de  plus  en  plus,  j'en  vins, 
après  avoir  commencé  par  trembler  pour  Ernestine,  à  la  rendre 
responsable  de  ce  qui  arrivait.  Pas  d'accusations  injustes  et 
ridicules  que  je  ne  lîsse  en  cet  instant  peser  sur  elle.  Quelle 
idée,  me  disais-je  ,  de  cacher  un  amant  dans  la  résidence  con- 
jugale !  Égoïsme  et  folie  !  comme  s'il  n'était  pas  certain  d'avance 
qu'en  dépit  de  tout  mystère,  une  pareille  aventure  devait  finir 
par  se  découvrir  ! 

Une  fois  lancé  dans  le  champ  des  conjectures,  un  esprit  in- 
quiet ne  connaît  plus  de  bornes.  —  Qui  sait,  conlinuais-je,  si 
elle  n'est  pas  d'accord  avec  lord  Roscowe  pour  se  défaire  de 
moi?  Qui  sait  même  si  elle  ne  m'a  pas  tendu  toute  seule  cet 
horrible  piège  ?  Peut-être  est-ce  à  ses  pressantes  instances  que 
lord  Roscowe  a  cédé  en  la  reconduisant  à  Paris,  où  elle  est  bien 
sûre,  maintenant,  de  n'avoir  plus  rien  à  craindre.  Moi  mort 
ici,  qui  pourrait  la  soupçonner  encore,  en  effet,  d'être  ma  maî- 
tresse? —  Dès  que  j'eus  accueilli  cette  idée  absurde,  dès  que 
je  me  fus  persuadé  que  l'intention  d'Ernestine  ne  pouvait  tr 


REVUE  DE  PARIS.  211 

que  de  me  faire  mourir  entre  ces  quatre  murailles,  je  résolus 
de  travailler  à  ma  délivrance  par  les  moyens  les  plus  désespérés. 

Mais  voilà  que  j'entends  la  grande  porte  du  salon  s'ouvrir. 
J'écoute  !  On  va  et  on  vient  dans  le  salon,  comme  pour  quelque 
chose  que  l'on  ferait  en  grande  Iiàte.  Dix  minutes  à  peu  pn^s 
s'écoulent ,  et  tout  bruit  cesse  comme  par  enchantement.  J'é- 
coute encore  :  trois  heures  sonnent  ;  un  coq  s'éveille  et  chante  j 
je  n'entends  rien  de  plus.  Tout  d'un  coup,  cependant,  un  pas 
lent  et  mesuré  retentit  dans  le  corridor.  Est-ce  Ernestine?  On 
approche.  Je  me  lève  pour  être  prêt  à  tout  événement. 

Tu  l'as  déjà  deviné  ,  sans  doute  :  c'était  lord  Roscowe  en  per- 
sonne. 

En  le  voyant  entrer  muet  et  grave  comme  une  nouvelle  sta- 
tue du  Commandeur,  j'eus  un  instant  d'oppression  et  de  vertige  ; 
le  souffle  et  la  vue  me  manquèrent  en  même  temps.  Remis  bien 
vite  de  cette  émotion  involontaire,  je  m'enracinai  résolument  à 
la  place  même  où  il  m'avait  trouvé,  et  j'attendis  qu'il  vint  à 
moi.  Il  s'arrêta  d'abord  à  deux  pas  du  seuil,  me  regardant  en  face 
comme  pour  me  reconnaître  et  savoir  à  qui  il  allait  avoir  affaire. 
QuaKd  il  m'eut  dévisagé  à  son  aise  ,  il  s'avança  jusqu'au  milieu 
de  la  chambre  ,  qu'il  examina  avec  une  minutieuse  attention. 
Son  regard  se  promena  successivement  du  lit  à  la  causeuse ,  aux 
fauteuils ,  à  l'armoire ,  à  la  table  et  aux  livres  qui  étaient  dessus. 
A  l'impassibilité  de  son  attitude,  on  l'eût  pu  prendre  pour  vn 
acquéreur  examinant  la  marchandise  qu'on  allait  lui  livrer.  Je 
cherchais  en  vain  à  deviner,  d'après  sa  pantomine,  ce  qu'il 
pensait  et  méditait  ;  pas  un  mouvement  ne  trahissait  le  secret  de 
son  âme ,  les  traits  de  son  visage  n'étaient  pas  le  moins  du 
monde  altérés. 

Enfin  il  se  retourna  vers  moi,  et  tirant  sa  montre  : 

—  Il  est  bientôt  deux  heures,  monsieur,  me  dit-il;  nous 
n'avons  pas  de  temps  ù  perdre.  Suivez-moi. 

J'arrivai ,  derrière  lui ,  dans  le  salon.  Une  table  abondamment 
garnie  de  vins  divers  et  de  viandes  froides  était  près  de  la  pre- 
mière fenêtre  ;  il  n'y  avait  qu'un  seul  couvert.  Lord  Roscowe  me 
fil  comprendre  par  un  geste  que  ce  couvert  était  pour  moi,  et 
que  j'eusse  à  me  mettre  à  table.  Malgré  l'étrangeté  de  l'invita- 
tion et  de  la  circonstance,  ayant  jeûné  pendant  trente  heures, 
je  ne  me  fis  pas  prier.  Mais  rien  ne  saurait  te  donner  idée  de 


212  KEVUE  DE  PAKlS. 

code  scène  :  nîoi,m'excilanl  îi  imiter  la  iTOidcur  et  Tinsensibilité 
extérieure  de  lord  Roscowe,eldéi:()iii>aiil  machinalement  uneaile 
de  volaille  pour  me  donner  de  l'assurance;  lui,  se  promenant 
de  long  en  large  dans  l'appartement ,  les  bras  croisés,  sans  faire 
plus  d'attention  à  moi  que  s'il  eût  éléseul.  Je  n'éprouvais,  certes, 
aucune  crainte.  Un  homme  vaut  un  homme,  pensai-je,  et 
pourvu  qu'il  n'y  ait  (pie  nous  deux  en  présence,  ni  le  courage 
ni  la  présence  d'esprit  ne  me  manqueront.  L'incertitude  où 
j'étais  sur  les  projets  de  lord  Roscowe ,  toutefois,  éveillait  en 
moi  mille  idées  singulièies;  et  par  moments  ,  le  voyant  agir 
avec  un  parti  pris  si  évident ,  je  ne  pouvais  me  défendre  d'une 
secrète  épouvante.  Allais-je  être  victime  de  quelque  odieux 
guet-apens?  Le  caractère  de  lord  Roscowe  m'était  trop  impar- 
faitement connu  pour  que  le  doute,  à  ce  sujet,  me  fût  tout  à 
fait  impossible.  La  sombre  solennité  de  l'aventure,  d'ailleurs, 
n'était  guère  pour  combattre  mes  lugubres  soupçons. 

Je  n'en  faisais  pas  moins  bonne  contenance ,  lorsque  lord 
Roscowe  vint  droit  à  table  et  se  versa  un  verre  de  vin  de  Bor- 
deaux, qu'il  avala  d'un  seul  trait.  Je  le  regardai  alors  en  face, 
convaincu  qu'il  allait  m'adresser  la  parole;  il  se  contente  de 
tirer  sa  montre  avec  une  vivacité  qui  décelait  l'impatience ,  et  il 
resta  debout  devant  moi.  Comprenant  ce  que  cela  signifiait,  je 
me  levai. 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  me  voici  à  vos  ordres. 

—  Il  ne  me  répondit  point  ;  un  geste  seul  m'indiqua  encore 
qu'il  fallait  le  suivre.  Je  marchai  donc  sur  ses  pas,  brûlant 
d'arriver  enfin  au  dénoûment  de  ce  drame  où  j'avais  un  rôle  si 
mystérieux. 

Nous  prîmes  le  chemin  du  parc,  lord  Roscowe  à  quelque  dis- 
tance en  avant  de  moi.  A  peine  étions-nous  à  deux  portées  de 
fusil  du  château  ,  j'entendis  au  loin  le  hennissement  d'un  cheval. 
Je  m'arrêtai  surpris,  pensant  que  lord  Roscowe  ferait  de  même. 
11  n'en  fut  rien.  Lord  Roscowe  continua  sa  marche  sans  mani- 
fester le  moindre  élonnement  par  aucun  signe.  Je  continuai 
comme  lui.  Arrivés  bientôt  au  lond  du  parc,  du  côté  de  la  grande 
roule,  je  ne  tardai  pas  à  apercevoir  le  cheval  dont  le  hennisse- 
ment m'avait  frapi)é  ;  il  était  attaché  solidement  à  un  arbre,  et 
dans  son  ardeur  impatiente  il  fouillait  la  terre  de  ses  sabots.  A 
ce  moment,  je  vis  lord  Roscowe  se  baisser  vers  la  terre  comme 


REVUE  DE  PARIS.  213 

1)0111'  ramasser  quelque  chose;  il  se  releva  (enant  à  la  main 
dcu\  épées.  J'avais  enfin  le  mot  de  l'énigme.  Je  m'approchai 
de  lui. 

—  Monsieur,  lui  dis-je ,  avant  d'en  venir  aux  mains  avec  vous, 
ce  que  me  voilà  prêt  à  faire, je  vous  prie  de  m'affirmer  sur 
l'honneur  que  je  suis  seul  responsahie,  à  vos  yeux,  de  l'événement 
qui  nous  conduit  ici  à  une  pareille  heure,  et  que  votre  venyeancc 
n'alteindra  personne  autre  que  moi. 

Ma  demande  resta  sans  réponse.  El  comme ,  attendant  un 
mot  de  mon  adversaire  ,  je  ne  me  hâtais  pas  de  choisir  entre  les 
deux  éi)ées  qu'il  me  présentait ,  il  en  jeta  une  à  mes  pieds  et  se 
mil  aussitôt  en  garde.  Il  ne  me  restait  plus  qu'à  l'imiter  ,  sous 
peine  de  paraître  avoir  peur  et  de  passer  pour  un  lâche.  Nos 
fers  croisés ,  une  idée  soudaine  me  vint ,  qui  lit  courir  un  frisson 
dans  tous  mes  membres.  Je  me  rappelai  avoir  entendu  dire  au- 
trefois que  lord  Roscowe  était  un  tireur  de  première  force ,  et 
des  mains  duquel  on  ne  sortait  jamais  que  mort.  Heureusement, 
je  songeai  en  même  temps  à  Ernestine,  qui  resterait  sans  dé- 
fenseur si  je  succombais  dans  celte  lutte;  à  défaut  de  confiance 
dans  mon  habileté,  cette  pensée  me  rendit  tout  mon  courage  et 
toute  mon  énergie.  J'acquis  bientôt  la  conviction,  cependant, 
que  lord  Roscowe  me  ménageait ,  car,  dans  mon  impétuosité  , 
m'étant  découvert  à  plusieurs  reprises,  lord  Roscowe  avait  tou- 
jours évité  de  se  fendre,  et  s'était  contenté  de  parer  mes  coups. 
Le  duel  finit  par  une  blessure  assez  légère  que  je  reçus  à  l'é- 
paule. En  voyant  couler  mon  sang,  lord  Roscowe  laissa  tomber 
son  épée  ,  et ,  mettant  la  main  à  sa  poche ,  il  en  retira  quelques 
linges  avec  lesquels  il  m'aida  à  panser  ma  blessure.  Grâce  à  la 
magnificence  de  la  nuit,  qui  était  claire  comme  une  soirée  d'au- 
tomne ,  l'opération  fut  vite  achevée.  Cela  fait ,  lord  Roscowe  dé- 
tacha lui-même  le  cheval. 

—  En  allant  droit  devant  vous  sur  cette  grande  route,  me 
dit-il  d'une  voix  très-calme ,  vous  serez  au  point  du  jour  à  Gre- 
noble. 

Il  se  retournait  pour  reprendre  le  chemin  de  son  château  ,  je 
l'arrêtai  par  le  bras. 

—  Monsieur,  lui  dis-je  ,  je  vous  renouvelle  la  demande  que 
je  vous  adressais  tout  à  l'heure.  Maintenant  que  l'honneur  est 
satisfait,  me  ferez-vous  la  grâce  de  vous  expliquer  ? 

9  19 


214  REVUE  DE  PARIS. 

Il  se  dégagea  doucement  de  mon  étreinte ,  et  sans  même 
prendre  la  peine  de  s'arrêter  : 

—  Monsieur ,  répliqua-t-il,  j'aurai  l'honneur  de  vous  revoir 
un  de  ces  matins  à  Paris. 

A  deux  mois  de  là  ,  en  effet ,  un  matin  ,  ainsi  qu'il  me  l'avait 
annoncé  ,  je  reçus  sa  visite.  Un  témoin  l'attendait  dans  une  voi- 
ture. Il  espérait ,  me  dit-il ,  que  je  voudrais  bien  ne  pas  le  faire 
attendre.  Une  heure  après,  je  me  trouvais  donc,  accompagné 
d'un  de  mes  amis ,  sur  le  terrain  qu'il  m'avait  désigné  pour 
rendez-vous.  Je  descendais  à  peine  de  voiture  ,  qu'il  me  prit  en 
particulier  : 

—  Monsieur,  me  dit-il ,  j'ai  oublié  (ont  à  l'heure  de  vous  re- 
commander le  plus  profond  silence  sur  le  sujet  de  notre  querelle. 
S'il  en  sortait  un  mot  de  votre  bouche ,  je  me  verrais  dans  l'o- 
bligation cruelle  de  vous  tuer. 

—  Monsieur ,  lui  répondis-je ,  ce  n'est  point  à  la  menace  que 
je  cède ,  je  vous  prie  de  le  croire,  mais  au  sentiment  des  conve- 
nances. Par  égard  pour  les  personnes  qui  portent  le  nom  deRos- 
cowe,  j'avais  pris  d'avance  la  résolution  où  vous  désirez  me  voir. 

Le  fait  était  vrai  ;  il  n'y  avait  là  ,  de  ma  part,  aucune  timide 
condescendance.  Nous  mîmes  aussitôt  l'épée  à  la  main.  Cetle 
fois  encore  je  pus  remarquer  les  ménagements  que  prenait  mon 
adversaire  pour  ne  me  point  percer  d'oulre  en  outre ,  et  j'en  fus 
quitte  pour  une  large  égratignure  au  bras  droit. 

Après  ce  second  duel,  j'avoue  franchement  que  je  croyais 
tout  à  fait  terminée  mon  affaire  avec  lord  Roscowe.  Mais  point  ! 
Il  revint  une  troisième  fois  à  la  charge,  et  notre  nouvelle  ren- 
contre fut  plus  malheureuse  pour  moi  que  les  deux  précédentes  : 
j'eus  la  cuisse  gauche  traversée  de  part  en  part.  Lorsque ,  cetle 
blessure  guérie ,  je  reçus  une  quatrième  visite  de  lord  Roscowe  , 
je  me  gendarmai  tout  de  bon  ,  par  exemple ,  et  déclarai  net  que 
je  prétendais  mettre  un  terme  à  cette  singulière  plaisanterie. 
Lord  Roscowe  me  laissa  exhaler  ma  colère  sans  perdre  pour 
une  obole  de  son  sang-froid. 

—  Je  vois,  monsieur,  me  dit-il  quand  j'eus  fini  de  parler, 
que  je  serai  forcer  devons  insulter  en  public  pour  vous  amener 
à  vous  battre.  Je  m'y  déciderai  à  regret,  mais  enfin... 

—  Mais  enfin ,  monsieur ,  répliquai-je  en  lui  coupant  la  pa- 
role ,  que  prétendez-vous  donc? 


REVUE  DE  PARIS.  215 

—  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait,  me  répondit-il ,  pourvu  que 
je  ne  vous  tue  que  le  plus  tard  possible  ? 

Je  tenais  d'autant  plus  à  vivre,  moi  désormais,  que  j'avais 
reçu  tout  récemment  d'Ernesline  une  lettre  où ,  parmi  cent 
preuves  de  l'inquiétude  qu'elle  avait  sur  mon  compte  ,  se  trou- 
vaient mille  protestations  de  l'amonr  le  plus  fidèle  et  le  plus 
ardent.  Sous  prétexte  d'un  voyage  indispensable,  je  priai  donc 
lord  Roscowe  de  vouloir  bien  remettre  la  partie  à  l'année  sui- 
vante. Il  y  consentit  de  très-bonne  grâce,  et  moi  je  courus  ra'en- 
fermer  dans  une  de  mes  terres  avec  un  maître  d'armes,  qui  me 
donnait  leçon  nuit  et  jour.  L'année  écoulée ,  j'étais  à  l'épée 
d'une  force  assez  raisonnable  ,  mais  qui  ne  me  servit  de  rien 
absolument  contre  lord  Roscowe.  Que  te  dirai-je?  Non  content 
de  m'avoir  fait  une  quatrième  blessure,  il  me  provoqua  trois  fois 
encore ,  depuis  ;  si  bien  que  ce  sera ,  dans  quelques  heures ,  pour 
la  huitième  fois  que  nous  nous  battrons. 

Un  jour  que  je  le  poussais  un  peu  vivement  à  me  donner  la 
raison  d'un  acharnement  si  extraordinaire  : 

—  Dieu  me  damne  !  me  dit-il  d'un  ton  glacial ,  de  quoi  pou- 
vez-vous  vous  plaindre?  Vous  ai-je  blessé  dans  voire  chair  aussi 
profondément  que  vous  m'avez  blessé  dans  mon  honneur  ?  Quand 
j'ai  découvert  voire  intrigue,  je  m'ennuyais  fort  et  me  serais 
peut-être ,  deux  ou  trois  jours  plus  tard ,  brûlé  la  cervelle. 
Maintenant,  grâce  à  nos  rencontres  à  peu  près  périodiques  ,  mon 
spleen  est  devenu  très-lolérable,  et  je  n'ai  plus  que  rarement  la 
fantaisie  de  mourir.  Cela  m'amuse  de  savoir  que  je  suis  le  maître 
de  la  vie  d'un  homme  ,  et  que  cette  vie  ne  tient  absolument 
qu'au  plus  ou  moins  de  thé  noir  que  j'aurai  bu  les  malins  où 
nous  croisons  le  fer.  Un  moment  viendra  ,  sans  doute ,  où  cette 
distraction  m'ennuira  comme  autre  chose.  Alors,  soyez  tran- 
<|uille  !  je  ne  prolongerai  pas  voire  supplice  ;  je  vous  tuerai ,  ou 
je  me  laisserai  tuer  par  vous,  selon  la  lorunure  de  mon  esprit 
ce  jour-là. 

Tel  est ,  mon  cher  Alfred ,  le  récit  succinct  et  véridique  d'une 
de  mes  aventures;  telle  est  l'origine  du  duel  dans  lequel  je  t'ai 
prié  d'être  mon  témoin. 

—  Pardieu  !  dit  Alfred  en  se  levant  de  son  fauteuil  et  en  bou- 
lonnant sa  redingote  ,  je  crois  qu'il  est  l'heure  de  partir.  Mais, 
dis-moi  :  au  pistolet ,  quelle  est  ta  foice? 


216  REVUE  DE  PARIS. 

—  J'ai  souvent  parié  de  briser,  ù  quarante  pas ,  vingt  œufs 
sur  viiigt-qualre,  et  j'ai  toujours  gagné  mon  pari. 

—  En  ce  cas,  dit  Alfred,  laisse-moi  faire,  et  ton  liuitième 
duel  avec  lord  Roscowe  pourrait  bien  êlre  enfin  le  dernier. 

Arrivé  sur  le  terrain,  en  effet,  Alfred  de  Monlalban,  voyant 
que  deux  épées  étaient  déjà  prèles,  annonça  que  le  duel  aurait 
lieu  au  pistolet.  Le  témoin  de  lord  Roscowe  et  lord  Roscowe 
eurent  beau  s'exclamer  que  l'épée  était  l'arme  choisi  par  M.  de 
Chaléon  lui-même  ,  Alfred  tint  bon. 

—  Messieurs,  leur  dit-il,  la  grande  question,  ici,  est  de 
savoir  qui  est  l'offensé. 

—  C'est  nous  qui  sommes  les  offensés,  dit  le  témoin  de  lord 
Roscowe. 

—  Je  veux  bien  vous  croire,  monsieur,  répondit  Alfred. 
Toutefois ,  il  serait  assez  dans  les  usages  que  je  fusse  instruit 
de  la  nature  de  l'offense  (jue  milord  a  reçue. 

Le  témoin  de  lord  Roscowe  se  mordit  la  lèvre ,  ne  sachant 
rien  de  ce  qu'Alfred  lui  demandait.  Quant  h  lord  Roscowe,  per- 
suadé .  d'après  le  langage  d'Alfred,  que  M,  de  Chaléon  avait 
fidèlement  tenu  sa  promesse  de  garder  le  silence,  il  déclara 
que  l'épée  ou  le  pistolet,  après  tout,  lui  étaient  fort  indiffé- 
rents. 

—  Diable  !  se  dit  Alfred ,  serait-il  également  fort  aux  deux 
armes  ? 

Reprenant  alors  la  parole  : 

—  Messieurs,  dit-il ,  lequel  des  adversaires  tirera  le  premier, 
c'est  ce  (|ue  va  décider  le  sort. 

Et  il  jeta  en  l'air  une  pièce  de  cent  sous ,  qui  retomba  don- 
nant l'avantage  à  Ernest. 

—  Maintenant ,  pourvu  qu'il  n'aille  pas  le  manquer  par  géné- 
rosité! se  dit  Alfred. 

Comme  Alfred  prononçait  mentalement  le  dernier  mot  de  sa 
phrase  ,  lord  Roscowe  tourbillonnait  sur  lui-même,  frappé  au 
bas-ventre ,  et  tombait. 

En  revenant  à  Paris,  Alfred  ,  au  lieu  de  recevoir  de  son  ami 
des  remerciements,  essuya  de  sa  part  un  déluge  de  reproches  : 
c'était  lui  qui  était  cause  de  ce  malheur  irréparable;  sans  lui, 
sans  ses  conseils  funestes ,  lord  Roscowe  ne  serait  pas  mort,  ni 
même  blessé.  —  Hélas!  poursuivit  Ernest,  je  ne  le  visais  seu- 


REVUE  DE  PARIS.  217 

lemenl  pas.  Quel  mauvais  génie  a  guidé  ma  balle  dans  le  sein 
de  ce  malheureux? 

—  Or  ça,  dit  Alfred  ébahi,  à  quoi  rime  ton  éloquence? 
Sommes-nous  déjà  en  carême,  ou  esl-ce  une  mystification? 
Voilà  en  quelle  monnaie  tu  payes  le  service  que  je  viens  de  te 
rendre  ? 

—  Un  service!  s'écria  Ernest j  tu  oses  appeler  cela  un  ser- 
vice !  Mais  songe  donc,  insensé,  que  c'est  moi  qui  suis  mort , 
à  cette  heure,  bien  plutôt  que  lord  Roscowe?  Songe  donc  que 
tous  mes  rêves  d'avenir  consistaient  à  espérer  que  je  serais  un 
jour  le  mari  d'Ernestine  !  Et  comment  veux-tu  ,  désormais,  que 
mon  rêve  se  réalise?  Une  femme  pourrait-elle,  sans  se  désho- 
norer, épouser  en  secondes  noces  le  meurtrier  de  son  mari? 

—  Ah!  ah!  fit  dédaigneusement  Alfred,  c'est  là  ce  qui  te 
chagrine?  Un  peu  de  patience  ,  mon  vertueux  ami!  Dans  quel- 
ques années,  la  reconnaissance  pour  moi  sera  sans  bornes,  de 
l'avoir  ôté  tant  d'épines  du  pied  en  même  temps. 

Et  en  effet,  non  pas  quelques  années,  mais  huit  mois  après 
la  mort  de  lord  Roscowe,  Ernest  de  Chaléon  ,  récemment  arrivé 
du  Dauphiné,  répondit  à  Montalban,  qui  l'interrogeait  sur 
Ernestine  : 

—  iMa  foi  !  mon  cher,  ma  nouvelle  rupture  avec  lady  Ros- 
cowe sera  certainement  définitive,  car  la  position  n'est  plus 
tenable.  Celle  femme  a  trouvé  moyen  de  faire  du  métier  d'amant 
un  métier  de-forçat. 

—  Bah  !  dit  Alfred  d'un  ton  doucement  ironique.  Voyez  pour- 
tant comme  on  s'abuse  !  Moi  qui  m'élais  laissé  diie  que ,  foulan  t 
aux  pieds  l'opinion  du  monde ,  Ernestine  et  toi  vous  étiez  ré- 
solus à  vous  marier. 

Ernest  serra  la  main  d'Alfred  avec  un  demi-sourire,  puis  il 
changea  la  conversation  en  lui  proposant  d'aller  ensemble  ,  à 
cheval ,  prendre  l'air  du  Bois. 

J.    CUACDES-AlGOES. 


19. 


DE 


LA  SITMTION  DE  L'ALGÉRIE 


EN  PRÉSENCE 


D*UME  CiUERRE  EUBOPÉE^MG. 


Alger,  le29aoùtl84Q. 

Les  journaux  de  France  nous  sont  parvenus  jusqu'à  la  date 
du  21  août  ;  ils  ne  nous  apportent  point  la  solution  de  la  grande 
question  de  paix  et  de  guerre  qui  tient  le  monde  en  suspens; 
en  revanche,  nous  y  voyons  la  continuation,  avec  redouble- 
ment, des  rodomontades  britanniques  :  rodomontades  dans  les- 
quelles ,  nous  autres  Algériens,  nous  sommes  particulièrement 
intéressés.  N'est-ce  donc  pas  le  moment  d'examiner  avec  une 
sérieuse  attention  sur  quelle  base  repose  l'établissement  que  la 
France  a  fondé  en  Algérie  et  les  dangers  qu'il  peut  courir? 

On  ne  peut  pas  se  dissimuler  aujourd'hui  que  nous  recueillons 
amèrement  le  fruit  de  toutes  nos  fautes  depuis  dix  ans.  Après 
avoir  longtemps  hésité  si  l'on  garderait  même  un  pouce  de  terre 
dans  la  régence  d'Alger,  on  se  décide  à  l'occuper  et  à  la  con- 
quérir tout  entière.  Après  avoir  tour  à  tour  voulu  la  colonisa- 
tion sans  la  conquête  et  la  conquête  sans  colonisation,  on  paraît 
s'être  arrêté  à  un  plan  nouveau  ,  mais  bien  vaste ,  qui  les  réunit 
toutes  deux,  et  qui  consiste  k  dominer,  à  comprimer  résolu- 


REVUE  DE  PARIS,  219 

menl  et  par  la  force  ces  insaisissables  populations,  et,  celte 
œuvre  une  fois  achevée,  à  coloniser  rapidement  le  pays.  Mais 
malheureusement  ces  fluctuations  perpétuelles ,  ces  hésitations 
périodiques  ont  amené  leurs  conséquences  ordinaires;  le  temps 
était  pour  nous;  il  nous  fait  faute  aujourd'hui,  et  nous  nous 
trouvons  en  face  d'une  crise  imminente  sans  avoir  rien  fait  pour 
nous  mettre  en  état  de  la  soutenir. 

Du  jour  où  la  rupture  du  traité  de  Tafna  a  été  définitive  du 
côté  d'Abd-el-Kader,  nous  avons  vu  surgir  des  embarras  qu'il 
était  facile  de  prévoir.  Bien  que  l'on  représentât  sans  cesse  l'Al- 
gérie comme  dénuée  de  ressources  et  incapable  de  rien  produire, 
les  relations  avec  les  tribus  voisines  étaient  importantes,  et  elles 
fournissaient  un  grand  nombre  de  denrées  de  première  nécessité, 
dont  la  privation  se  fit  subitement  sentir.  Les  bestiaux  surtout, 
que  les  Arabes  ont  rapidement  fait  disparaître,  ont  été  pour  la 
population  une  cause  de  gêne  insupportable ,  et  pour  l'armée 
une  source  de  dépenses,  d'embarras  et  d'abus  ,  dont  il  est  im- 
possible de  se  faire  une  idée ,  à  moins  d'en  être  témoin.  Ajoutez 
à  cela  que  comme  nous  n'avons  jamais  su  tirer  parti  des  res- 
sources du  pays,  les  grains  et  les  farines  nous  viennent  presque 
entièrement  de  l'étranger  et  notamment  des  ports  de  la  Crimée. 
Ou  voit  tout  de  suite  combien  un  système  d'approvisionnement 
ainsi  compliqué  est  pénible  à  maintenir;  mais  enfin,  tant  que 
la  mer  est  libre,  ce  peut  n'être,  à  toute  force,  qu'une  question 
d'argent,  et  le  budget  se  charge  de  la  résoudre. 

Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  ,  si  les  circonstances  périlleuses , 
dont  le  traité  de  la  quadruple  alliance  laisse  voir  sa  soudaine 
I)Ossibilité,  venaient  à  se  réaliser,  la  situation  de  l'Algérie  ne 
tarderait  pas  à  présenter  des  complications  nouvelles.  A  Dieu  ne 
plaise  que  nous  croyions  la  France  hors  d'état  de  faire  la  partie 
des  marines  russe  et  britanniquecombinées,  puisque  l'orgueil  bri- 
tanniques'est  d'avance  résigné  à  cette  étrange  combinaison;  mais 
il  n'est  pas  moins  vrai  que  le  commerce ,  qui  alimente  exclusi- 
vement les  cent  mille  Français,  soldais  ou  colons,  répandus 
en  Algérie ,  éprouverait  des  difficultés  continuelles  ;  les  ports  de 
la  mer  Noire,  cet  inépuisable  grenier  des  nations  méditerra- 
néennes ,  nous  seraient  fermés,-  et  sans  que  le  blocus  des  côtes 
d'Afrique  fût  bien  rigoureux,  les  choses  demeurant  ce  qu'elles 
sont  aujourd'hui ,  l'armée  et  la  population  civile  se  verraient 


220  REVUE  DE  PARIS. 

livrées  à  de  cruels  soucis  et  réduites  à  l'impuissance ,  si  les  Arabes 
persistaient,  comme  cela  n'est  pas  douteux,  dans  cette  inter- 
diction absolue  de  toute  relation  commerciale  qu'Abd-ei-Kader 
maintient  depuis  bientôt  un  an  avec  autant  de  succès  que  de 
rigueur. 

C'est  là  probablement  ce  que  veulent  dire  les  journaux  an- 
glais, lorsqu'ils  parlent  avec  une  complaisance  si  insultante  des 
inévitables  catastrophes  de  l'armée  d'Afrique  ;  on  ne  doit  pas 
craindre  que  l'amirauté  britannique  se  décide  jamais  à  renou- 
veler, dans  les  marais  de  la  Métidja  ,  les  désastres  de  Flessingue 
et  de  l'île  de  Walcheren  :  on  nous  fera  la  guerre  à  meilleur 
compte.  L'Angleterre  voit  avec  quel  succès  Abd-el-Kader  ba- 
lance la  fortune  de  nos  armes  :  l'argent  et  les  munitions  lui 
manquent,  il  en  recevra  avec  abondance;  on  l'aidera  à  disci- 
pliner ,  à  armer  ses  troupes  régulières  ;  il  entretiendra  jusqu'aux 
portes  de  nos  camps  et  de  nos  villes  des  hostilités  incessantes; 
et  si  la  guerre  maritime  tourne  comme  on  l'espère ,  il  ne  restera 
bientôt  j)lus  à  nos  soldais  affamés  d'autres  ressources  que  de 
poser  les  armes  et  de  demander  à  l'escadre  du  blocus  un  asile 
contre  un  ennemi  avec  lequel  il  n'y  a  même  pas  de  pontons  à 
espérer. 

Le  remède  à  toutes  ces  complications  est  fort  simple ,  et  ne 
demande  de  grands  efforts  en  aucun  genre,  pour  être  immédiate- 
ment appliqué  :  il  suffit  de  se  prêter  à  ce  que  demandent  depuis 
dix  ans  les  colons  sérieux  et  intelligents;  il  suffit  de  vouloir 
bien  laisser  se  créer,  même  sur  un  territoire  borné  ,  une  agri- 
culture ,  et  cette  agriculture  à  son  tour  ne  demande  rien  que  la 
sécurité. 

Il  est  reconnu  aujourd'hui  que  tous  les  systèmes  de  camps, 
de  blockaus ,  de  patrouilles  ,  même  d'embuscades ,  sont  impuis- 
sants à  empêcher  les  maraudages  des  Arabes;  mais  l'expérience 
a  démontré  en  même  temps  que  le  moindre  rempart,  la  moindre 
fortification  était  pour  eux  imprenable;  ils  ont  bien  appris  de 
nous  et  de  nos  déserteurs  à  construire  des  redoutes,  mais  ils 
n'ont  appris  ni  à  les  défendre  ni  à  les  enlever.  Intrépides  lorsque 
la  soif  du  sang  ou  du  pillage  les  enivre  et  leur  montre  une 
proie  à  ravir  où  une  tète  à  couper  ,  ils  ne  connaissent  pas,  ils 
ne  connaîtront  jamais  ce  point  d'honneur,  cette  forte  disci- 
pline qui ,  suivant  l'expression  de  Napoléon ,  vous  fait  demeurer 


REVUE  DE  PARIS.  221 

fixes  soîts  la  mitraille  d'une  batterie.  Ce  qu'ils  craignent  par-  • 
dessus  tout ,  c'est  que  la  relraile  leur  soit  fermée  par  un  obs- 
tacle difficile  à  franchir. 

De  là  est  venue  naturellement  l'idée  d'une  enceinte  ou  obs- 
tacle continu  ;  celte  idée  ,  dont  le  général  Rogniat  a  été  non  pas 
l'auteur,  mais  le  principal  prôneur  ,  se  manifeste  de  différentes 
manières  ;  les  uns  veulent  une  muraille,  les  autres  un  fossé  avec 
revêtement,  d'auties  entin  ont  demandé  un  canal  qui  servirait 
à  la  fois  de  défense,  d'assainissement  et  d'irrigation. 

Ce  dernier  plan  est  à  coup  sûr  celui  qui  sourit  le  plus  agréa- 
blement à  l'esprit,  et  répond  le  mieux  à  la  haute  civilisation 
dont  la  France  se  fait  gloire,  et  qu'elle  veut  implanter  sur  la 
rive  africaine.  Mais  nous  prierons  les  hommes  éclairés  et  bien- 
veillants qui  s'attachent  de  préférence  à  cette  idée,  déconsidérer 
combien  de  lenteurs  et  de  difficultés  en  retarderaient  l'exécu- 
tion. Un  canal ,  même  dans  nos  provinces  d'Euroi)e  les  plus 
peuplées  et  les  plus  riches ,  est  toujours  d'une  construction 
difficile  ;  tantôt  les  nivellements  ont  été  mal  faits,  il  faut  les  rec- 
tifier; ailleurs  les  prises  d'eau,  les  points  de  |)artage  ,  les  ri- 
goles nourricières  ont  été  mal  calculés ,  et  c'est  un  travail  à 
recommencer;  ou  a  compté  sur  une  nature  de  terrain  favorable 
à  la  conservation  des  eaux  ,  et  au  contraire,  ce  sont  des  terres 
spongieuses  qui  les  laissent  intîltrer.  et  voilà  le  canal  à  sec.  Je 
ne  m'étendrai  pas  \)\us  loin  sur  ce  sujet  ;  les  ingénieurs  ont  écrit 
là-dessus  des  volumes,  et  le  public  sait  à  quoi  s'en  tenir  sur 
leurs  devis  et  leurs  promesses. 

Maintenant,  peut-on  dire  que  la  Mélidja  n'opposera  rien  de 
pareil  h  la  construction  du  canal  dont  on  veut  Tenceindre  ?  Quel 
ingénieur  pourrait  sérieusement  en  tracer  le  plan  et  le  devis? 
Qui  a  jamais  calculé  le  volume  d'eaux  qui  affluera  dans  ce  canal, 
et  la  largeur,  la  profondeur  du  lit  ainsi  que  la  rapidité  des  pentes 
pour  les  écouler ,  l'énergie  de  l'évaporation  à  laquelle  elles 
seront  soumises?  Jamais  la  Métidja  n'a  été  assez  tranquille  pour 
que  nos  géomètres  aient  pu  s'y  promener  à  l'aise ,  et  donner 
leur  coup  de  niveau  comme  s'il  s'agissait  de  la  Bauce  ou  de  la 
plaine  Saint-Denis. 

Ajoutez  à  cela  que  le  système  des  eaux  en  Afrique,  et  no- 
tamment dans  la  Métidja  ,  présente  ù  priai  i  des  conditions  qui 
n'ont  point  leurs  analogues  en  Europe,  ci  <pii  exigeront  pro- 


222  REVUE  DE  PARIS. 

bablement  des  moyens  et  des  travaux  d'art  fort  différents  de  ce 
qui  a  été  pratiqué  jusqu'à  ce  jour.  Là ,  en  effet ,  point  de  rivière 
qui  puisse  fournir  ni  à  côté,  ni  à  distance  du  canal,  un  réservoir 
assuré.  Toutes  les  eaux  sont  pluviales;  les  montagnes  ne  sont 
pas  assez  élevées  pour  que  les  neiges  y  demeurent  toute  l'année, 
et  suppléent  pendant  l'été  au  défaut  des  pluies  ;  d'un  autre  côté, 
pendant  l'automne  et  le  printemps,  ces  pluies  sont  d'une  abon- 
dance et  d'une  violence  extrêmes  ;  de  maigres  filets  d'eau  de- 
viennent en  quelques  heures  des  torrents.  A  partir  du  mois  de 
mai  jusqu'à  la  fin  de  septembre,  il  cesse  de  pleuvoir.  Pour  que 
le  canal  soit,  pendant  ces  quatre  ou  cinq  mois;  suffisamment 
rempli,  il  faut  donc  avoir  fait  auiple  provision  d'eau,  il  faut 
avoir  préparé  d'immenses  réservoirs  ;  et  sur  quels  points,  dans 
quels  système  seront  construits  ces  réservoirs  ?  Toutes  questions 
difficiles  à  résoudre  en  Europe,  et  qui  en  Afrique  causeraient  de 
cruels  soucis  aux  plus  intrépides  de  nos  ingénieurs.  Nous  ne 
voulons  pas  dire  pour  cela  que  lexécution  d'un  canal  dans  la  Mé- 
tidja  soit  impraticable  ;  mais  le  temps  n'en  est  pas  venu ,  et  notre 
établissement  est  encore  trop  incomplet,  nos  données  premières 
trop  peu  sûres,  pour  que  nous  puissions  nous  permettre  dès  à 
l)résent  une  si  vaste  entreprise. 

Vient  en  second  lieu  la  muraille  du  général  Rogniat.  Là  ,  du 
moins,  les  difficultés  d'exécution  sont  mieux  appréciables,  la 
question  d'art  est  nulle  :  creuser  une  tranchée  de  deux  mètres 
environ  pour  asseoir  les  fondements,  procurer  d'espaces  en  es- 
pace des  conduits  et  des  égouts  pour  l'écoulement  des  eaux ,  puis 
élever  un  mur  d'une  hauteur  et  d'une  épaisseur  voulues,  ce  ne 
sont  pas  ,  à  coup  sûr  ,  des  obstacles  sérieux.  Le  plus  pénible  et 
le  plus  coûteux  sera  de  réunir,  ù  pieds  d' œuvres ,  celte  immense 
quantité  de  matériaux,  briques,  pierres,  chaux,  sable,  qu'il 
faudra  souvent  aller  chercher  à  de  longues  distances,  car  la 
plaine  de  la  Mélidjaesl  fort  pauvre  en  ressources  de  ce  genre,  et 
ce  n'est  pas  une  des  moindres  difficultés  que  nos  colons  ont  ren- 
contrées lorsqu'ils  ont  voulu  s'y  établir. 

Le  simple  fossé  avec  un  retranchement  qui  le  couronne,  nous 
paraît  réunir  aux  facilités  de  la  défense  celles  de  l'exécution. 
Les  régiments  qui  ont  séjourné  en  Afrique  ont  achevé  des  tra- 
vaux semblables  sur  tous  les  points  et  dans  tous  les  terrains 
possibles,  avec  une  rapidité  inouïe.  Ce  que  nous  avons  construit 


KEVUE  DE  PARIS.  223 

de  redoutes,  qui  existent  encore  dans  un  bon  état  de  conser- 
vation, bien  qu'abandonnées,  est  incroyable.  Ici  donc  point  d'in- 
novations chanceuses ,  point  d'éléments  inconnus  j  il  n'y  aurait, 
en  quelque  sorte,  qu'à  laisser  faire  le  soldat,  et  l'encourager 
par  une  modique  rétribution  ;  la  bonne  volonté  des  troupes  à 
cet  égard  est  inépuisable.  Tandis  qu'on  discute  encore  en  France 
le  problème  de  l'application  de  l'armée  aux  travaux  publics  ,  il 
est  résolu  en  Algérie  :  l'honneur  de  cette  glorieuse  impulsion 
donnée  à  l'activité  de  l'armée  d'Afrique  doit  toujours  être  reporté 
à  M.  le  duc  de  hovigo,  dont  la  trop  prompte  mort  est  à  jamais 
regrettable  pour  l'Algérie. 

Cela  posé,  il  convient  de  déterminer  la  direction  et  le  déve- 
loppement à  donner  à  cette  ligne  de  défense  ,  formlint  obstacle 
continu  ;  mais  ,  avant  tout ,  il  importe  d'asseoir  cette  discussion 
sur  des  bases  certaines  ,  et  pour  cela  de  considérer  :  1»  la  topo- 
graphie du  territoire  de  la  province  d'Alger  ;  2"  les  résultats  que 
la  France  doit  se  proposer  d'obtenir,  proportionnellement  aux 
sacrifices  qu'elle  veut  faire. 

La  topographie  du  territoire  qui  environne  Alger  est  fort  sin- 
gulière; ce  territoire  se  divise  en  trois  parties  distinctes  :  le 
sahel ,  la  plaine ,  la  montagne.  Cette  distinction  est  sensible  au 
premier  aspect ,  il  suffit  de  monter  à  la  vigie  de  Bouzariah  pour 
la  reconnaître. 

Sahel  en  arabe  veut  dire  le  rivage  de  la  mer ,  c'est  donc  une 
dénomination  qui  se  retrouve  fréquemment  chez  les  Arabes  ou 
Kabaïles  de  la  côte.  Le  sahel  d'Alger  forme  un  véritable  massif 
qui  s'étend  à  peu  près  en  demi-cercle  autour  de  la  ville  dans  un 
rayon  de  deux  à  dix  lieues.  Au  pied  du  sahel  s'étend  la  fameuse 
plaine  de  la  Métidja  qui  forme  A  son  tour  une  demi-ci rcwnfé- 
rence  parallèle  à  celle  que  décrit  le  sahel;  entîn  la  montagne 
ou  plutôt  une  chaîne  de  montagnes  dépendant  des  monts  Atlas  , 
présente  également  à  l'œil  de  l'observateur  une  demi-circonfé- 
rence qui  enveloppe  de  l'est  à  l'ouest ,  en  passant  par  le  sud ,  ce 
massif  et  cette  plaine.  Les  deux  extrémités  de  la  demi-circonfé- 
rence, tracée  par  la  montagne,  aboutissent  à  la  mer  qui  forme 
ainsi  un  diamètre  commun  aux  trois  demi-circonférences.  En 
d'autres  termes  ,  supposez  un  grand  arc  qui  sera  la  montagne  ; 
dans  ce  grand  arc,  inscrivez-en  un  second,  parallèle,  mais 
plus  petit,  qui  sera  la  plaine;  puis  un  troisième,  parallèle  au 


224  lŒVUK  DE  PAUIS. 

second  et  plus  pelil  encore  ,  qui  sera  le  saliel  ;  joignez  main- 
tenant les  extrémi'és  (lu  grand  arc  par  une  corde  qui  est  la 
mer,  et  vous  aurez  une  image  sensible  et  exacte  du  territoire 
d'Alger, 

S'il  était  possible  d'occuper  la  crête  des  montagnes,  ou  du 
moins  d'intercepter  toutes  les  gorges  par  où  elles  offrent  pas- 
sage ,  on  obtiendrait  de  suite  la  plus  grande  somme  de  résultat, 
puisque  montagnes ,  plaine  et  sahel ,  seraient  compris  dans  une 
seule  et  même  enceinte  formée  par  la  nature  elle-même;  mais 
ce  moyen  est  sans  doute  impraticable  ,  puisque  les  tribus  arabes 
et  kabaïles,  occupant  les  deux  revers  de  la  montagne,  commu- 
niquent sans  difficulté  d'un  versant  à  l'autre.  Il  a  donc  paru 
nécessaire  de  reporter  la  ligne  de  défense  au  pied  de  ces  mon- 
tagnes elles-mêmes ,  c'est-à-dire  sur  la  lisière  de  la  plaine.  De 
là  rétablissement  des  camps  du  Fonduck,  de  Kara-Mustapha  , 
de  l'Arba  ,  de  l'Harracli ,  de  Delidah  ,  puis  de  l'Oued-Laleg  et 
Coleab.  Cette  ligne  de  camps  n'exisie  plus  aujourd'hui;  l'inva- 
sion des  Arabes  au  mois  de  novembre  dernier  nous  a  forcés  à 
les  abandonner  en  partie.  Le  Fonduck ,  Belidah  ,  Coleah,  res- 
tent seuls  debout ,  comme  les  culées  d'un  pont  dont  une  inonda- 
tion a  emporté  les  arches,  et  qui  attendent  qu'on  les  rejoigne 
par  un  travail  nouveau. 

Dans  le  système  de  ceux  qui  proposent  d'élever  autour  de  la 
plaine  une  enceinte  continue,  mur,  canal  ou  retranchement, 
la  ligne  de  défense  sera  portée  à  environ  une  lieue  du  pied  de 
la  montagne.  Le.  pied  est  ici  une  expression  littérale,  car  cette 
montagne  s'élève  brusquement  et  comme  un  mur.  Cette  ligne  , 
j)artant  du  bord  de  la  mer  vers  le  point  où  le  ruisseau  de  Kadra 
vient  s'y  jeter,  devrait  être  conduite  de  l'est  à  l'ouest  jusqu'au 
Ilaoueh-Mouzaïa  ;  de  là  ,  tournant  brusquement  du  sud  au  nord  , 
elle  se  dirigerait,  en  suivant  le  cours  de  l'Oued-jer ,  jusqu'au 
lac  Halouan ,  et  de  là  à  la  mer ,  en  passant  entre  le  monument 
connu  sous  le  nom  de  Kouber-Roumia  et  l'ancienne  Tipaza , 
aujourd'hui  Tephsade. 

Le  développement  de  cette  ligne  serait  énorme  ;  on  pourrait  la 
raccourcir,  en  lui  assignant  pour  limites  occidentales  Belidah  , 
la  Chiffa  et  Coleah,  limites  si  connues  de  ce  bienheureux  traité 
de  la  Tafna.  On  ne  voit  pas  ,  il  faut  en  convenir ,  un  avantage 
réel  à  ce  raccourcissement  de  la  ligne  de  défense.  Si  elle  ne  dé- 


IlEVUE  DE  FAKIS.  226 

passe  point  le  cours  de  la  Chiffa ,  il  n'en  faudra  pas  moins  oc- 
cuper le  pays  des  Hadjoutes,  situé  sur  la  rive  gauche  de  cette 
rivière  :  on  perdrait  donc  gratuitement  les  avantages  que  l'on 
doit  retirer  de  la  possession  de  ce  beau  terroir;  ou  si  on  le  lais- 
sait à  ses  possesseurs  actuels ,  on  se  retrouverait  dans  la  même 
situation  qu'avant  le  traité  de  la  Tafna;  et  les  maraudeurs 
arabes  auraient,  pour  préparer  leurs  courses  et  inquiéter  nos 
mouvements ,  tous  les  repaires  et  toutes  les  facilités  dont  ils  font 
depuis  dix  ans  un  si  redoutable  usage. 

J'ai  dit  plus  haut  combien  serait  considérable  le  front  de  cette 
ligne;  elle  n'aurait  pas  moins  de  trente-six  lieues  de  quatre  ki- 
lomètres chaque,  soit  cent  quarante-quatre  kilomètres.  Bien  que 
la  plaine,  lorsqu'on  l'aperçoit  à  une  certaine  distance,  ne  pré- 
sente à  l'œil  qu'une  surface  parfaitement  unie ,  elle  est  partagée 
ou  plutôt  déchirée  par  un  grand  nombre  de  ravins  que  les  tor- 
rents de  la  montagne  ne  cessent  de  creuser.  En  beaucoup  d'en- 
droits on  rencontre  des  marais  impraticables,  ou  qui  du  moins 
ne  pourraient  être  franchis  qu'après  de  grands  travaux.  11  est 
facile  de  se  faire  une  idée  des  obstacles ,  des  lenteurs ,  des  dé- 
penses ,  qu'entraînerait  l'exécution  d'un  ouvrage  de  cette  éten- 
due, et  dont  la  solidité  est  sans  doute  la  première  condition. 
Puis,  une  fois  terminé  ,  quel  nombre  infini  de  postes ,  de  gar- 
diens ,  de  sentinelles  ,  pour  en  assurer  la  conservation  et  la  dé- 
fense !  En  affirmant  que  le  service  seul  des  factionnaires  exigera 
une  brigade  d'au  moins  six  mille  hommes,  on  resterait  encore 
en  deçà  de  la  vérité  ;  et  puis  ,  pour  soutenir  en  cas  d'attaque  ces 
petits  postes  ainsi  éparpillés,  ne  faudrait-il  pas  tenir  en  réserve 
un  nombre  de  troupes  au  moins  égal  qui  puissent  rapidement 
porter  secours  aux  points  attaqués  ?  Ainsi ,  indépendamment  de 
tout  ce  qu'exigera  la  ligne  de  défense ,  il  faudra  retomber  dans 
le  système  des  camps  détachés,  et  dans  tous  les  embarras  qu'ils 
nous  ont  causés. 

Voyons  au  contraire  si ,  en  nous  renfermant  modestement 
dans  la  troisième  configuration  du  territoire  dont  il  a  été  ques- 
tion plus  haut ,  nous  ne  parviendrons  pas  à  obtenir  eu  moins 
de  temps,  à  moins  de  frais,  avec  une  sécurité  plus  entière, 
tous  les  résultats  que  l'on  peut  se  promettre  de  la  construction 
d'une  enceinte  continue. 

Nous  marchons  résolument  à  la  domination  et  à  la  conquête 
9  20 


226  KEVUE  DE  FAKIS. 

de  toute  celte  partie  du  nord  de  l'Afrique  que  l'expéditiou  de 
1830  a  fait  tomber  en  noire  partage  ;  mais  en  même  temps  nous 
voulons  (et  les  circonstances  présentes  commandent  de  faire 
passer  cette  considération  avant  toute  autre),  nous  voulons 
donner  à  notre  établissement  maritime  sur  cette  côte  des  bases 
solides  et  qui  nous  i)ermettent  de  réserver  toute  notre  attention 
et  toutes  nos  forces  pour  nos  grandes  affaires  de  la  Méditer- 
ranée. Tout  ce  qui  s'éloigne  de  ce  double  but  doit  être  écarté, 
ou  du  moins  ajourné. 

Or,  conquérir  et  coloniser  la  Métidja  ,  ce  n'est  point  coloniser 
l'Algérie, -et  si,  sacrifiant  le  tout  à  la  partie,  nous  absorbons 
dans  cette  tentative  isolée  des  forces  et  des  ressources  considé- 
rables ,  nous  nous  trouvons  affaiblis  d'autant  sur  tous  les  autres 
points,  et  nous  ne  sommes  ni  bien  assis  sur  la  côte ,  ni  à  portée 
d'agir  vigoureusement  dans  l'intérieur.  Qu'est-ce  que  la  France 
peut  souhaiter  d'avoir  auprès  de  la  capitale  de  l'Algérie,  et  en 
général  sur  tous  les  endroits  de  la  côte  ofi  il  sera  nécessaire  de 
s'établir,  soit  comme  base  d'opérations  militaires,  soit  comme 
station  maritime?  Elle  a  besoin  d'un  terrain  assez  vaste  pour 
mettre  à  l'aise  ses  garnisons  et  les  populations  venues  à  leur 
suite,  assez  fertile  pour  leur  procurer  les  principaux  objets  de 
consommation  que  la  mer  ne  pourrait  plus  apporter,  ou  que 
l'intérieur  ne  voudrait  pas  fournir.  Des  bestiaux ,  des  fourrages , 
sont  une  de  ses  premières  nécessités.  L'armée  et  la  population 
ont  donc  besoin,  avant  tout,  que  ce  territoire  renferme  en  toute 
sécurité  leurs  magasins,  hôpitaux,  établissements  industriels, 
ateliers  ,  etc.  En  un  mot ,  il  leur  faut  une  vaste  place  d'armes  , 
où  la  guerre  ne  puisse  pénétrer,  et  qui  leur  serve  d'appui, 
soit  contre  l'ennemi  de  l'intérieur,  soit  contre  l'ennemi  ma- 
ritime. 

Il  y  a  ici  une  juste  mesure  à  observer.  Si  la  circonvallation  est 
trop  étendue ,  elle  ne  se  peut  plus  garder  qu'avec  trop  d'efforts, 
et  l'on  est  à  court  pour  le  reste.  C'est  ce  que  l'expérience  nous 
a  démontré  a  diverses  reprises  ,  et  notamment  dans  la  dernière 
campagne.  Après  avoir  employé  tout  l'hiver  et  une  partie  du 
printemps  en  préparatifs  continuels  ,  il  s'est  trouvé  qu'au  mo- 
ment d'entrer  en  campagne,  ces  préparatifs  étaient  insuffisants, 
II  fallait  laisser  dans  le  Saliei  une  partie  des  troupes  ,  et,  bien 
que  le  chilfre  en  fût  élevé,  le  Saliel  n'était  à  l'abri  d'aucune  at- 


REVUE  DE  PARIS.  227 

laque.  Les  Arabes  ont  pi'nélré  comme,  quand,  el  jusqu'où  iîs 
ont  voulu.  L'armée  qui  manœuvrait  dans  la  Métidja  n'osait 
pas  s'en  éloigner,  el  celle  inquiétude  a  paralysé  ses  mouve- 
ments :  les  bulletins  officiels  ne  laissent  aucun  doute  à  cet 
égard. 

Supposons,  au  contraire,  qu'à  cette  époque  le  massif  d'Alger 
eût  été  à  l'avance  protégé  par  une  fortificalion  continue  ,  on  eût 
évité  les  inconvénients  (|ui  viennent  d'être  signalés.  La  popula- 
tion agricole  eût  continué  sans  inquiétude  ses  utiles  travaux. 
L'armée,  plus  forte,  n'eût  point  eu  à  s'occuper  de  ce  qui  se 
jiassail  sur  ses  derrières,  et  les  dix  mille  cavaliers  d'Abd-el- 
Kader  se  seraient  bien  gardés  de  se  placer  entre  elle  el  des  re- 
tranchements qu'il  n'auraient  pu  franchir.  Les  troupes  de  l'ex- 
p(''(lition  trouveraient  à  leur  retour  un  repos  nécessaire,  que  les 
courses  perpétuelles  des  Arabes  ue  leur  permettent  pas  de 
goûter.  Entîn ,  nous-mêmes  nous  entendrions  s'amonceler  les 
menaces  des  quatre  puissances  sans  craindre  ni  le  retrait  subit 
d'une  partie  des  troupes .  ni  le  blocus  des  Arabes  ,  ni  même  celui 
des  escadres  britanniques.  Au  contraire,  tous  les  avantages  de 
la  position  seraient  pour  nous,  et  l'on  verrait  bientôt  combien 
il  passerait  en  vue  de  nos  côtes  de  bâtiments  portant  l'un  des 
pavillons  de  la  quadruple  alliance. 

Venons  maintenant  à  l'exécution  pratique  de  ce  plan.  Quelle 
difficulté  le  génie  militaire  trouverail-il  à  construire  un  retran- 
chement continu  qui ,  partant  do  la  mer  un  peu  en  avant  de 
Coleah  ,  et  traversant ,  en  profitant  de  quelques  ravins  ,  le  sys- 
tèrrie  de  collines  qui  se  dirigent  vers  le  Koubei-Roumia ,  descen- 
drait dans  la  plaine,  irait  gagner  le  point  oi^i  la  Chiffa ,  réunie 
à  d'autres  ruisseaux  ,  forme  le  Mazaffran;  traverserait  l'étroite 
vallée  où  coule  ce  fleuve  ,  suivrait  le  pied  des  collines  ,  passant 
successivement  par  le  blockaus  de  Sidi-Abd-el-Kader ,  le  pont  du 
Chevalet,  Birattouta  .  jusqu'à  l'Oued-Kerma:  et  de  là,  coupant 
l'Harrach  un  peu  au-dessus  delà  Ferme-Modèle,  suivrait  la  rive 
droite  de  cette  rivière  jusqu'à  la  Maison-Carrée,  et  de  là  à  la 
mer,  où  il  aboutirait  ainsi  par  les  deux  extrémités? 

Le  développement  de  cet  ouvrage  serait  au  plus  de  douze 
lieues;  il  n'y  a  point  de  travaux  d'art  importants.  C'est  à  très- 
peu  près  le  tracé  de  deux  roules  déjà  fort  avancées  lorsque  la 
guerre  est  venue  .  et  qui  «'appelaient .  l'une  roule  de  Douera  à 


228  REVUE  DE  PARIS. 

Goleab ,  par  le  pied  des  collines ,  et  l'autre  route  d'Alger  à  Bouf- 
farick,  par  Birkadem. 

Il  y  aurait  peut-êlre  de  la  présomption  à  entrer  dans  les  dé- 
tails de  ce  qui  pourrait  suivre  l'exécution  de  cet  ouvrage;  ce- 
pendant on  peut  dire  dès  à  présent  qu'il  suffirait  de  trois  mille 
hommes,  postés  le  long  de  ce  retranchement,  dans  des  réduits 
assez  rapprochés ,  pour  que  leurs  feux  pussent  se  croiser  et  se 
soutenir.  Il  serait  seulement  nécessaire  de  tenir  en  réserve  une 
brigade  de  force  égale  dans  les  camps  de  Coleah  ,  Maelma , 
Douera  ,  Birkadem  et  Kouba  ;  car  il  est  bon  d'observer  que  les 
camps  établis  depuis  plusieurs  années  occupent  une  ligne  exac- 
tement parallèle  à  celle  du  retranchement  proposé  ,  tant  il  est 
vrai  que  ces  dispositions  sont  commandées  par  la  nature  du  ter- 
rain. 

Ainsi ,  dans  les  circonstances  ordinaires  ,  six  mille  hommes  , 
dans  les  circonstances  les  plus  graves  dix  et  douze  mille  au 
plus,  formeraient  la  garnison  d'Alger  et  de  son  territoire  qu'ils 
protégeraient  parfaitement.  Dans  l'état  actuel  des  choses,  douze 
mille  y  sont  employés  et  ne  protègent  rien.  Ce  territoire, 
ainsi  défendu,  ne  contient  pas  moins  de  cinquante  lieues  car- 
rées. Tout  le  pays  est  aussi  sain  que  fertile.  Je  dois  d'ailleurs 
ajouter  qu'en  adoptant  ce  système  on  ne  renonce  point  à  la 
plaihe ,  et  qu'on  ne  se  prive  nullement  des  ressources  qu'elle 
peut  offrir.  Seulement ,  il  ne  faut  pas  acheter  ces  ressources  ù 
trop  haut  prix.  La  Métidja,  quoi  qu'on  puisse  faire,  sera  long- 
temps encore  en  possession  de  décimer  par  la  fièvre  les  popu- 
lations qui  voudront  s'y  fixer  à  demeure.  Nous  avons  entendu 
prononcer  ce  mot  :  Qu'il  fallait  la  bourrer  de  colons-  Ce  sont 
les  expressions  qui  ont  été  employées  dans  une  circonstance 
remarquable;  nous  n'avons  ,  pour  notre  compte,  jamais  par- 
tagé cet  engouement.  Nous  pensons  que  cette  plaine  ne  doit 
être  abordée  qu'avec  prudence  ;  qu'on  peut  très-bien  l'exploiter 
sans  y  jeter  tant  de  malheureux  en  pâture  à  la  fièvre.  On  peut, 
par  exemple ,  comme  faisaient  les  Maures ,  y  descendre  aux 
mois  d'octobre  et  de  novembre  pour  labourer  et  semer,  faire 
les  fauchaisons  et  la  moisson  en  mai  et  juin  ,  y  conduire  les 
bestiaux  sous  la  protection  d'une  enceinte  bien  gardée.  Puis , 
la  paix  venant  à  se  rétablir  et  la  domination  de  la  France  se 
raffermissant ,  des  établissements  importants  se  formeraient  çà 


REVUE  DE  PARIS.  229 

et  là  dans  des  localilés  éprouvées  à  l'avance.  Des  travaux  d'as- 
sainissement et  surtout  des  plantations  sagennenl  dirigées  dé- 
truiraient dans  leurs  germes  les  maladies  plus  fatales  à  nos 
soldats  et  à  nos  colons  que  le  yatagan  des  Arabes  ;  et  c'est  ainsi 
que  la  riche  Métidja  deviendrait,  dans  un  temps  moins  éloigné 
qu'on  ne  le  suppose ,  une  image  de  ce  que  peuvent  le  génie  de 
la  France  et  la  civilisation  de  l'Europe. 

Ce  système  de  territoires  de  médiocre  étendue ,  protégés  par 
des  lignes  de  défense  continues  et  s'appuyant  sur  quelque  grand 
obstacle  naturel ,  nous  ne  le  conseillons  pas  seulement  pour  la 
province  d'Alger.  Il  peut  et  doit  être  appliqué  sur  tous  les  points 
delà  côte  où  les  nécessités  de  la  politique,  de  même  que  les 
intérêts  du  commerce ,  nous  commanderaient  de  nous  fixer. 
Ainsi ,  à  Moslaganem  ,  à  Cherchell ,  à  Philippeville,  à  Bone,  h 
La  Calle,  etc.,  rien  ne  s'oppose  à  ce  qu'il  soit  mis  en  pratique, 
sauf  le  plus  ou  moins  d'extension  que  les  localités  permettraient 
de  lui  donner.  De  cette  façon  ,  la  France  pourrait  compter  sur 
ses  colonies  de  la  côte  algérienne.  Supposez  une  guerre  mari- 
time, et  toutes  ces  stations  ainsi  protégées  présenteront  aux 
pavillons  ennemis  un  front  ledoutable,  à  nos  vaisseaux  un 
asile  assuré.  Supposez,  au  contraire  ,  la  paix  se  continuant  et 
la  France  libre  de  suivre  tous  ses  projets  sur  l'Afrique  :  ces 
mêmes  colonies  sont  pour  l'armée  conquérante  autant  de  places 
d'armes  où  elles  trouvent  un  point  d'a|)pui  pour  s'élancer  sur 
ce  qu'elle  veut  atteindre.  Tout  commerce  est,  à  notre  volonté  , 
interdit  aux  populations  de  l'intérieur;  elles  n'ont  plus,  pour 
soutenir  leur  acharnement ,  ni  l'espoir  d'un  pillage  facile,  ni 
la  perspective  de  nous  réduire  par  lassitude  ,  ou  par  famine,  à 
la  nécessité  de  quitter  un  sol  rebelle  et  de  renoncer  à  une  lutte 
sans  utilité  comme  sans  gloire.  C'est  cette  dernière  idée  qui  a 
constamment  dirigé  la  politique  d'Abd-el-Kader,  et  longtemps 
avant  la  rupture  du  traité  de  la  Tafna  il  avait  vainement  cher- 
ché à  la  mettre  à  exécution.  On  peut  s'en  fier  à  ce  cruel  ennemi 
pour  nous  montrer  ce  qui  nous  est  bon  et  utile.  C'est  donc,  à 
notre  avis  ,  une  très  fausse  politique,  celle  qui  ne  veut  songer 
à  la  colonisation  qu'après  la  guerre  :  l'une  et  l'autre  doivent 
marcher  de  front  sur  différents  points  à  la  fois  à  l'aide  des 
moyens  qui  viennent  d'être  indiqués.  Ces  moyens  ont  d'ailleurs 
été  employés  avec  succès  sur  différents  points,  comme  à  Bouffa- 

50. 


230  REVUE  DE  PARIS. 

rick  et  à  Bougie .  et  maintenant  même  à  Médéah.  Le  plus  tôt 
qu'on  se  mettra  à  l'œuvre  sera  le  mieux.  La  guerre  commencée 
avec  les  Arabes  nous  y  convie  ;  la  guerre  maritime,  aujourd'hui 
probable  et  toujours  possible ,  nous  y  oblige. 


B.... 


EPITRE 


M.  DE  TOCQUEYILLE. 


Cher  Tocqueville ,  à  vous  dont  le  choix  m'a  permis 
De  vous  placer  au  rang  de  mes  meilleurs  amis  ; 
A  vous  ,  penseur  profond  ,  noble  cœur  ,  esprit  sage  , 
Mes  vers ,  loisirs  errants  d'un  rêveur  en  voyage. 
—  Mais  de  loin  ,  jusqu'à  vous ,  comment  faire  arriver 
Ces  mots  partis  du  cœur  que  l'œil  sait  achever? 
Deux  amis  rapprochés  parlent  dans  leur  silence  ; 
De  loin ,  on  cause  mal  ;  rien  ne  vaut  la  présence. 
Cependant ,  à  défaut  des  soirs  près  du  foyer  , 
Dans  la  bibliothèque  aux  noirs  murs  de  noyer , 
De  la  table  amicale  où  vient ,  couple  fidèle, 
T'.eaumont ,  cet  autre  vous,  et  notre  cher  Corcelle, 
S'asseoir,  et,  prenant  place  en  vos  doux  entretiens, 
L'ami  nouveau,  siéger  près  des  amis  anciens  ; 
A  défaut  des  prés  verts ,  des  bruyères  fleuries  , 
Où  nous  entrelacions  nos  longues  causeries; 
.le  veux  que  cette  lettre ,  incomplet  souvenir,     ■ 
De  l'absent  regretté  vous  aille  entretenir. 

Cependant  je  suis  seul,  l'âme  encore  oppressée 
Des  adieux  d'une  amie  aux  bords  lointains  laissée, 


232  RF.VLE  DE  P\RIS. 

Et ,  remontant  le  Rhin ,  je  vois  sur  les  coteaux , 
A  gauche ,  à  droite ,  fuir  de  rapides  châteaux  , 
Hérissant  de  leurs  murs  les  montueux  rivages 
Et  comme  suspendus  aux  noirs  flancs  des  nuages. 
Votre  livre  me  suit ,  je  ne  le  puis  quitter  ; 
Quel  lieu  serait  plus  propre  à  le  hien  méditer? 
Voici,  dans  ses  débris  ,  l'âge  aristocratique; 
D'autre  part,  la  vapeur  est  très-démocratique; 
Je  puis  donc  comparer  les  deux  mondes  divers  , 
Dont,  pour  votre  œil  perçant ,  les  secrets  sont  ouverts! 
Le  vieux  monde  est  là-haut ,  debout  sur  ses  collines  , 
Colossal,  mais  croulant,  altier,  mais  en  ruines; 
L'autre  est  plus  bas  ,  il  est  ici ,  c'est  ce  bateau , 
Prosaïque ,  mais  fort ,  mais  hardi ,  mais  nouveau  ! 

Oh  !  que  je  comprends  bien  votre  mélancolie  , 
Quand  ,  devant  ce  passé  qui  chaque  jour  s'oublie, 
Vous  contemplez  ces  temps  de  force  ,  de  grandeur, 
Et  dont  l'humanité  paya  cher  la  splendeur  ! 
Mais  qui  montrent  du  moins,  dans  leurs  maux,  dans  leurs  fautes , 
Des  personnages  fiers,  des  existences  hautes; 
Quand  l'inégalité  liait  d'un  nœud  puissant 
Le  maître  héréditaire  au  serf  obéissant  ; 
Entre  les  lots  humains ,  alors  ,  point  d'équilibre  ; 
Pour  cent  déshérités  un  seul  est  fort  et  libre. 
Pareil ,  en  son  orgueil ,  à  ces  gothiques  tours  , 
Aires  d'aigles ,  souvent ,  hélas  !  nids  de  vautours. 
Celui-là  vit,  du  moins,  d'une  énergique  vie, 
Tyran  sans  maître  et  chef  de  la  plèbe  asservie  j 
S'il  opprime  ,  il  protège  en  lui  la  liberté , 
A  des  aïeux  et  songe  à  sa  i)Os(érilé. 
Délivré  du  souci  qui  tous  nous  importune  , 
Il  n'use  point  sa  vie  à  créer  sa  fortune. 
L'instinct  de  la  durée  occupe  chaque  esprit, 
'  Pour  elle  l'on  travaille,  on  bâtit,  on  écrit, 
On  n'est  pas  tout  entier  dans  le  moment  qui  passe, 
Et  l'homme  ,  au  sein  du  temps  ,  occupe  plus  d'espace! 

Vous  ne  regrettez  point  ce  passé  condamné, 


REVUE  DE  PARIS.  233 

Car  votre  esprit  sait  trop  dans  quel  siècle  il  est  né. 

Vous  savez,  noble  ami ,  que  l'égalité  règne; 

Il  la  faut  accepter,  qu'on  l'aime  ou  qu'on  la  craigne; 

Dans  son  chemin  sanglant .  après  tant  de  combats , 

Le  genre  humain  vainqueur  ne  reculera  pas. 

Et  d'ailleurs,  sur  un  fait  qu'on  déclame  ou  qu'on  glose , 

Quand  il  s'agit  de  tous,  le  nombre  est  quelque  chose. 

L'autre  ordre,  à  quelques-uns,  devait  sembler  très-beau; 

Sur  le  nombre  il  pesait ,  humiliant  fardeau  ! 

Quant  h  moi ,  ces  vieux  temps  me  plairaient  fort,  en  somme, 

Si  tout  le  monde  alors  était  né  gentilhomme  ! 

Aussi  vous  proclamez  bien  haut  l'égalité, 

Cette  fille  du  temps ,  de  la  nécessité , 

Ce  flot  qui  chaque  jour  élargit  son  rivage. 

Celte  religion  qui  grandit  d'âge  en  âge  , 

Dogme  qu'au  Golgolha  le  martyr  immolé  (1) 

Comme  un  secret  divin  au  monde  a  révélé. 

Mais,  au  pouvoir  nouveau  qui  gouverne  la  terre, 

Ami,  vous  adressez  une  parole  austère  : 

Que  le  sultan  du  jour  par  d'autres  soit  flatté  ; 

De  vous  il  entendra  du  moins  la  vérité. 

Oui,  vous  avez  raison,  tout  semble  se  dissoudre, 

Car  les  lois  sont  de  sable  et  les  mœurs  sont  en  poudre. 

L'ancien  monde  n'est  plus,  l'autre  n'est  pas  encor. 

Comme  ces  grand  oiseaux  dont  le  puissant  essor 

Suivait  votre  vaisseau  sur  la  mer  Atlantique, 

Loin  de  la  vieille  Europe,  et  loin  de  l'Amérique, 

Dans  l'espace  égarés  ,  lassés,  battus  des  vents, 

Chancelaient  éperdus  sur  les  déserts  mouvants; 

Ainsi  nous  chancelons,  battus  par  les  orages  , 

Sur  l'abîme  floltanls  ,  loin  de  tous  les  rivages. 

Quand  la  foule  imprudente  en  détourne  son  œil , 

Pilote  vigilant,  vous  signalez  l'écueil  ! 

Vous  nous  dites  :  Craignez  de  nouvelles  misères; 

Craignez  de  ne  pas  être  aussi  grands  que  vos  pères. 


(1)  Les  pères  ont  appelé  le  Christ  le  premier  martyr. 


234  REVUF  DE  PARTS. 

Lps  nations  n'ont  plus ,  pour  !e  mainlien  des  droits , 
Ces  familles  ,  ces  corps ,  qui  résistaient  aux  rois  5 
Tous,  étant  isolés,  sont  faibles,  sans  défense; 
L'isolement  peut-il  fonder  l'indépendance? 
Dans  les  cœurs  faligués  de  désordre  et  de  bruit. 
Il  se  fait  un  grand  vide  ,  une  effroyable  nuit. 
Toute  âme  se  dessèche  au  vent  de  l'égoïsme  , 
Oui  \ycul  l'abandonner,  cadavre,  au  despotisme. 
Ah  !  c'est  le  mot  fatal  qui  vous  remplit  d'effroi; 
Oui  !  que  cet  ennemi  s'ap|)elle  peuple  ou  roi , 
C'est  lui  qu'il  faut  surtout  redouter  et  combattre; 
Car  vous  n'élevez  pas  la  voix  pour  nous  abattre  , 
.Car  vous  ne  voulez  pas,  prophète  désolé  , 
Vous  asseoir  et  gémir  sur  le  monde  ébranlé. 
Ce  n'est  point  pour  glacer  ,  mais  armer  les  courages  , 
Que  vous  nous  dépeignez ,  dans  vos  plus  belles  pages , 
Ce  despote  .  oppresseur  des  fils  de  l'Union  , 
Qu'on  nomme  multitude  ou  bien  opinion; 
Qui  blesse  les  cœurs  fiers,  courbe  les  âmes  viles, 
Rampant  dans  leur  orgueil ,  superbement  serviles  ; 
Qu'adorent  à  genoux  des  tribuns  courtisans  , 
Qui  se  repaît  d'erreur  ,  de  mensonge  et  d'encens  ! 
Ou  que  vous  nous  montrez ,  au  sein  de  nos  conquêtes , 
Cet  absolu  pouvoir  qui  menace  nos  tètes. 
Non  pas  l'œil  sombre  et  dur ,  le  bras  souillé  de  sang  , 
Mais  le  bras  désarmé  ,  l'œil  louche  et  caressant , 
Énervant  par  degré  toute  force  virile  ; 
Qui ,  sourdement  actif,  mortellement  habile  , 
Tuteur  des  nations ,  les  voudrait  soulager 
Du  soin  de  se  régir  et  de  se  protéger , 
Et  qui ,  croissant  toujours  dans  l'ombre  et  le  silence , 
S'étendrait  sur  l'État  ainsi  qu'un  piège  immense! 
Pour  conjurer  ces  maux  nés  de  l'égalité, 
Aimez,  nous  dites-vous,  aimez  la  liberté  ! 
Ah  !  c'est  là  la  grandeur  de  votre  œuvre  immortelle, 
A  son  culte  épuré  d'être  vraiment  fidèle, 
De  ne  la  pas  confondre  avec  les  passions 
Que  soulève  le  flot  des  révolutions; 
De  voir  en  elle  une  arme,  un  remède  héroïque, 


REVUE  DE  PARIS.  235 

Au  dangereux  poison  du  mal  démocratique  ! 
Vous  voulez  rendre  un  cœur  à  ce  siècle  abattu 
Et  de  la  liberté  lui  faire  sa  vertu  ! 
Oui ,  la  liberté  seule  à  ses  divines  flammes 
Fondra  le  froid  mortel  qui  pénètre  les  âmes  ; 
Seule  ,  elle  domptera  tous  ces  penchants  grossiers, 
Instinct  matériel  des  siècles  roturiers  ; 
Seule,  elle  peut  créer,  dans  la  démocratie. 
Le  lien  par  qui  l'homme  à  l'homme  s'associe, 
Et  fonder  en  regard  de  ce  qui  va  finir 
L'ordre,  la  paix,  la  gloire  ,  au  sein  de  l'avenir. 

Tels  sont  les  hauts  pensers  que  votre  esprit  agite. 
Problème  de  ce  temps  que  tout  grand  cœur  médite, 
Énigme  dont  le  mot  contient  le  sort  humain. 
Et  que  cherchent  plusieurs  ,  chacun  par  son  chemin. 
Lamartine  prélude  en  concerts  magnifiques 
Aux  lointaines  grandeurs  des  âges  pacifiques. 
Ballanche,  ce  penseur  que  la  muse  a  bercé, 
Croyant  de  l'avenir  et  devin  du  passé. 
Dans  les  traditions  et  dans  la  poésie 
Suit  l'éternelle  loi ,  la  palingénésie  ! 
Enfin  Chateaubriand ,  l'homme  des  anciens  jours  , 
Dont  le  génie  ouvert  s'est  élargi  toujours  , 
Dédaigneux  du  présent  que  sa  gloire  domine, 
Comme  un  Titan  debout  sur  un  monde  en  ruine  , 
Plonge  l'œil  inspiré  du  barde  et  du  chrétien 
Dans  les  âges  futurs  dont  il  est  citoyen  ! 

Ami ,  repose-toi ,  ton  œuvre  est  achevée. 
Non  ,  à  d'autres  travaux  ta  vie  est  réservée  ; 
Il  te  reste  à  descendre  en  nos  réalités 
Pour  y  faire  germer  les  saintes  vérités 
Qui  paraissaient  un  rêve  à  la  foule  abusée, 
Rameau  d'or  que  ta  main  cueillit  dans  l'Elysée  ! 
Démens  ce  triste  arrêt,  confirmé  trop  de  fois  , 
Oui  relègue  au  pays  des  chimères  les  droits  ; 
Prouve-nous  que  le  bien  n'est  pas  inaccessible , 
Qu'il  est  un  sage  accord  du  juste  et  du  possible  , 


236  REVUE  DE  PARIS. 

Et  qu'on  peut  sans  démence  appliquer  aux  États 
Les  principes  sacrés  qui  ne  périront  pas. 
Courage,  ami!  poursuis  ton  illustre  carrière j 
Si  je  dois  ra'arrêter  non  loin  de  la  barrière. 
J'aurai  marché  du  moins  un  jour  à  ton  côté, 
Et  réfléchi  ta  gloire  en  mon  obscurité. 
Ainsi  l'errant  nuage  un  moment  accompagne 
Le  soleil  qui  se  lève  et  luit  sur  la  montagne. 

Ce  char  prodigieux  qui  roule  sur  les  eaux 
Laisse  un  léger  sillon  sur  le  chemin  des  flots. 
Le  sillon  fugitif  suit  l'ornière  profonde 
Que  la  roue  animée  imprime  au  sein  de  l'onde, 
Réfléchit  quelque  temps  le  rocher ,  la  forêt, 
Puis  se  ferme  sans  bruit ,  s'efface  et  disparaît. 


J.-J.  AUPÈRE. 


LES 


OUYRIERS  DE  PARIS. 


LETTRES  A  M.  LE  MINISTRE  DE  L'INTÉRIEUR. 


Je  vous  demande  la  permission  de  soumettre  à  votre  esprit, 
dont  je  connais  toute  Télévalion  et  toute  la  justesse,  quelques 
vues  relatives  aux  ouvriers  de  Paris.  Ce  que  je  veux  vous  dire 
ne  se  rapporte  pas  seulement  aux  troubles  dont  ils  sont  à  cette 
heure  les  auteurs,  ou  pour  le  moins  les  instruments;  mais  en- 
core à  la  condition  normale  qu'ils  ont  à  Paris ,  et  qui  explique  , 
sans  les  justifier  en  aucune  sorte,  les  extrémités  auxquelles  ils 
se  portent  aujourd'hui.  En  général,  je  suis  naturellement  porté 
à  admettre  la  bonne  foi  de  ceux  qui  se  plaignent ,  et  j'y  gagne 
toujours  de  conserver  le  désintéressement  nécessaire  pour  bien 
démêler  et  pour  sainement  juger  leurs  griefs.  J'ai  fait  une  étude 
longue  et  patiente  de  la  condition  des  classes  ouvrières;  je  les 
ai  prises  au  berceau  des  nations  antiques  ,  et  je  les  ai  suivies, 
pas  à  pas  ,  à  travers  le  moyen  âge  ,  jusqu'au  moment  présent. 
Je  ne  suis  donc  pas  pour  me  laisser  aller  à  des  faux  semblants, 
en  ce  qui  les  touche;  et  il  n'y  a  pas  de  points ,  dans  leur  exis- 
tence ,  dont  je  ne  fusse  à  même  d'apprécier,  aussi  bien  qu'elles, 
9  31 


238  REVUE  DE  PARIS. 

ia  léalilé  et  la  gravité.  Je  n'ai  rinlenlion  ni  de  les  filattei-,  ni  de 
les  irriter.  Je  vais  agir  pour  elles  comme  pour  tout  le  monde  ; 
je  dirai  ce  que  je  crois  juste;  on  en  pensera  ce  qu'on  voudra. 

Il  est  évident  qu'on  ne  saurait  vider  les  (lueslions  qui  ne  sont 
pas  posées,  et  hipn  posées.  Voyons  donc  en  quels  ternies  est 
posée  la  question  relalive  aux  ouvriers  de  Paris. 

Des  explications  données  par  les  corps  divers  des  entrepre- 
neurs de  travaux  ,  il  résulte  que  les  ouvriers  élèvent  trois 
griefs  : 

Premièrement ,  ils  demandent  la  suppression  des  entrepre- 
neurs du  second  et  du  troisième  ordre,  connus,  dans  le  lan- 
gage 4es  métiers,  sous  le  nom  de  marchandeurs. 

Deuxièmement,  ils  demandent  la  suppression  du  travail  à  la 
tâche  ,  avec  l'établissement  du  travail  à  la  journée,  sur  le  pitd 
d'un  salaire  uniforme. 

Troisièmement,  ils  demandent  la  suppression  de  la  faculté 
d'un  travail  supplémentaire,  aux  heures  des  repas;  enlin,  que 
le  bénéfice  de  ces  heures  soit  réservé  à  leurs  camarades  sans 
ouvrage. 

Voilà  comment  les  ouvriers  posent  la  question. 

Malheureusement,  celte  question  n'a  pas  déjuge  naturel  et 
compétent  qui  puisse  la  résoudre.  Ni  vous,  monsieur  le  mi- 
nistre, ni  par  conséquent  M.  le  préfet  de  la  police  ,  votre  subor- 
donné, n'avez  en  main  des  lois  ou  des  règlements  qui  vous 
saisissent  régulièrement  du  débat.  Les  entrepreneurs  de  travaux 
n'en  ont  pas  davantage;  car  aucune  loi  ne  les  reconnaît  en 
cor()s  constitué  ,  ayant  une  juridiction  coërcilive ,  la  seule  juri- 
diction qui  ait  une  efficacité.  Vous,  M.  le  préfet  de  la  police  et 
les  entrepreneurs,  en  êtes  donc  réduits  à  des  explications,  à 
des  exhortations,  à  des  harangues;  tout  ce  que  vous  pouvez 
faire,  c'est  de  parler  raison  aux  ouvriers  et  de  chercher  à  les 
persuader  :  voire  action  se  borne  là.  Mais,  par  le  temps  de  dis- 
cussion et  de  délibération  qui  court,  parler  ne  signifie  p'tis 
commander  ;  les  ouvriers  ont  la  faculté  de  ne  pas  écouter  vos 
raisons,  mêmes  les  meilleures  ,  et  ils  en  usent;  c'est  ce  qui  fait 
que  la  question  n'a  pas  de  solution ,  et  que  la  difficulté  n'a  pas 
d'issue. 

Les  ouvriers  ont,  il  est  vrai,  changé  le  terrain  du  débat;  au 
lieu  d'hommes  qui  ont  toute  liberté  de  discuter  les  conditions 


REVUE  DE  PARIS.  2:i9 

de  leur  Iravail,  ils  se  sont  fiiils  hommes  (jui  agitent  les  rues.  Ils 
avaient  le  droit  pour  eux  d'un  côté,  et  ils  ne  l'ont  plus  de 
l'autre.  Vous  pouvez,  certes,  et  vous  le  devez  à  l'ordre  public 
dont  vous  êtes  le  gardien,  baltre  sévèrement  les  émeuliers, 
mais  vous  ne  pouvez  pas  battre  les  ouvriers;  vous  avez  tout 
pouvoir  dans  la  rue,  mais  vous  n'en  avez  aucun  dans  l'ate- 
lier. 

Ainsi,  deux  questions  se  liouvent  actueiiement  réunies;  une 
question  de  travail  et  de  salaire  ,  qui  est  fondamentale  ,  et  une 
question  de  troubles  publics,  qui  est  accessoire.  Or,  monsieur 
le  ministre,  vous  ne  pouvez  véritablement  résoudre  que  ci^ile- 
ci ,  laquelle,  néanmoins,  dépend  de  l'autre.  Apaisez  vicforitu- 
sement  celte  émeute  et  dix  autres  à  la  suite  ;  vous  n'aurez 
encore  rien  fait ,  parce  (jue  leur  cause  restera  toujours  intacte, 
et  que  qui  maintient  la  cause  maintient  l'effet. 

11  est  donc  important  et  urgent  d'examiner  les  griefs,  fondés 
ou  non  ,  des  ouvriers,  atîn  de  savoir  au  juste  quil  compte  il  est 
raisonnable  d'en  faire  ;  car  en  eux  réside  le  principe  des  troubles 
actuels  ,  et  la  possiliilité  des  troubles  à  venir. 

Je  crois  fermement,  i)Our  mon  compte  ,  et  je  déduirai  tout 
à  l'heure  les  motifs  de  cette  conviction  ,  qu'il  y  a  dans  les  griefs 
des  ouvriers  beaucoup  plus  de  fondement  qu'on  ne  se  l'imagine. 
Je  ne  dis  pas  que  leurs  jilaintes  soient  légitimes  en  toute  leur 
étendue,  je  ne  dis  pas  qu'ils  aient  une  idée  exacte  de  h^ur  si- 
tuation ,  je  ne  dis  pas  que  ,  si  l'on  faisait  ce  qu'ils  uemaiident , 
le  mal,  car  il  y  en  a.  disparaîtrait  immédiatement  ;  surtout, 
je  ne  dis  pas  qu'ils  aient  raison  d'émouvoir  Paris,  de  troubler 
le  commerce  et  d'assommer  de  braves  et  de  dignes  dé|)ositaires 
de  la  force  publique,  qui  font  simplement  et  honor,;blement 
leur  devoir  ;  mais  je  dis  qu'il  y  a  ,  au  fond  de  leur  condition  , 
des  abus  dont  ils  soufFi eut ,  dont  ils  ne  se  lendent  jias  très- 
visiblement  compte,  dont  leur  esprit  ne  saisit  pas  avec  clarté 
l'origine,  la  nature  et  la  portée,  mais  dont  leur  bon  sens 
éprouve  et  constate  d'une  manière  très-évidente  les  déplorables 
effets. 

Eh  bien  !  c'est  à  nous  ,  médecins  assis  au  chevet  de  la  société 
malade,  d'étudier  les  maux  internes  et  mystérieux  qui  la  mi- 
nent, mais  dont  elle  ne  connaît  ni  la  cause  ni  le  siège,  et  de 
reconnaître  les  douleurs  réelles  du  corps  qui  souffre  ,  |»armi  les 


240  REVUE  DE  PARIS. 

exagérations  et  les  colères  bien  excusables  de  la  bouche  qui  se 
plaint. 

Je  disais  qu'il  y  a  ,  selon  moi ,  dans  les  griefs  des  ouvriers  , 
plus  de  fondement  qu'on  ne  se  l'imagine.  La  presse,  qui  les  a 
discutés,  ne  me  paraît  pas  avoir  suffisamment  compris  les  dif- 
ficultés auxquelles  ils  se  rapportent.  Ce  qui  touche  les  métiers  , 
leur  organisation  ou  leur  désordre  est  une  matière  ample  et 
difficile  ,  qui  ne  se  laisse  saisir  et  démêler  qu'après  de  patientes 
éludes  et  de  longues  réflexions.  Il  n'est  donc  pas  surprenant 
que  la  presse  n'en  ait  dit  en  général  que  des  choses  superlî- 
cielles,  car  la  question  est  encore  neuve,  et  les  ouvriers  eux- 
mêmes,  qu'elle  concerne,  ne  la  comprennent  pas  très-bien. 

Voici,  discutées  dans  leur  ordre,  les  trois  demandes  faites 
par  les  ouvriers  de  Paris. 

Premièrement ,  la  suppression  des  marchandeurs. 

Il  faut  d'abord  se  rendre  un  compte  très-exact  de  la  fonction 
remplie  par  les  sous-entrepreneurs,  ou  viarchandeurs ,  dans 
le  mécanisme  général  des  méliers,  pour  se  faire  une  idée  juste 
du  fondement  qu'il  y  a  dans  la  demande  des  ouvriers.  Les  mar- 
chandeurs sont  de  simples  ouvriers  qui  sont  entrepreneurs, 
pour  leur  compte ,  de  petites  parties  d'un  grand  travail.  Si  l'on 
choisit  son  exemple  dans  les  bâtiments  ,  il  y  a  tel  ouvrier  qui 
sous-entreprend  l'escalier,  tel  autre  qui  sous-entreprend  les 
portes.  Ces  ouvriers,  qui  n'ont  pas  de  grands  ateliers  et  qui 
agissent  sur  de  petits  capitaux  ,  doivent  tendre  nécessairement 
à  une  rigoureuse  économie,  d'autant  plus  que  l'entrepreneur 
général  a  prélevé  naturellement  sur  eux  un  premier  bénéfice  , 
en  leur  cédant  une  partie  de  son  entreprise.  Comme  le  prix  des 
journées  est  fixé  dans  chaque  corps  d'état ,  le  marchandeur 
ne  peut  pas  employer  des  ouvriers  ordinaires  ,  c'est-à-dire  des 
ouvriers  sachant  déjà  le  métier,  parce  qu'alors  il  rentrerait 
dans  les  conditions  de  l'entrepreneur  général ,  avec  le  désavan- 
tage d'un  bénéfice  préalable  que  celui-ci  a  déjà  prélevé  sur  lui , 
en  détachant  de  son  enlrejtrise  une  concession  partielle.  Cela 
fait  que  le  marchandeur  n'emploie  que  des  ouvriers  novices  , 
ne  sachant  pas  le  métier,  et  qu'il  paye  à  un  prix  inférieur  et 
arbitraire,  parce  que  leur  inexpérience  les  a  encore  empêchés 
d'entrer  dans  le  classement  général  des  salaires. 

Or,  voici  les  conséquences  de  ce  fait ,  qu'on  n'a  pas,  selon 


REVUE  DE  PARIS.  241 

moi,  suffisamment  examiné,  et  qui  contient  une  grande  partie 
de  la  question. 

L'effet  immédiat  et  évident  de  l'existence  actuelle  des  mar- 
ehandeurs ,  c'est  de  détruire  l'apprentissage.  Voici  comment. 
La  nécessité  de  produire  avec  des  salaires  très-bas  force,  ai-je 
dit,  les  sous-entrepreneurs  à  n'employer  que  des  ouvriers  no- 
vices. Ils  leur  laissent  faire  librement  les  parties  grossières  de 
l'ouvrage ,  et  puis ,  pour  ce  qui  touche  l'achèvement ,  ils  le  font 
exécuter  sous  leurs  yeux,  donnant  des  conseils,  dirigeant  l'ou- 
vrier; prenant  souvent  eux-mêmes  le  ciseau  ou  la  lime,  et  n'é- 
pargnant pas  leur  surveillance  et  leur  fatigue,  qui  sont  une 
marchandise  morte  et  inépuisable ,  dont  ils  vendent  le  plus 
qu'ils  peuvent,  en  quoi ,  du  reste ,  ils  font  très-bien.  Ainsi ,  avec 
ce  système  de  marchandeurs ,  il  devient  inutile  d'apprendre 
régulièrement  les  métiers,  puisque  tout  ouvrier,  si  ignorant 
qu'on  le  suppose,  est  néanmoins  toujours  bon  à  quelque  chose, 
et  peut  immédiatement  commencer  à  gagner ,  sans  avoir  jamais 
rien  étudié.  L'apprentissage,  avec  des  conditions  ,  avec  des  ga- 
ranties ,  est  donc  complètement  supprimé  par  les  marchan- 
deurs. D'un  autre  côté,  effacer  l'infériorité  des  novices,  c'est 
effacer  la  supériorité  des  maîtres,  c'est-à-dire  jeter  le  plus  af- 
freux chaos  dans  les  métiers. 

Que  diraient  aujourd'hui  les  avocats  et  les  médecins ,  qui  ont 
fait  des  études  pénibles  et  coûteuses  et  rempli  des  conditions  de 
programme  scientifique  ,  si  tout  le  monde  s'arrogeait  subite- 
ment le  droit  de  plaider  et  de  guérir ,  sous  prétexte  que  chacun 
a  le  droit  de  confier  sa  santé  et  ses  affaires  à  qui  bon  lui  semble  ? 
—  Eh  bien  !  ce  que  diraient  les  médecins  et  les  avocats ,  les 
bons  ouvriers  le  disent ,  toute  proportion  gardée  dans  les  tra- 
vaux et  dans  les  conditions. 

Je  soutiens,  et  je  vais  vous  donner  mes  raisons ,  monsieur  le 
ministre ,  <iue  celte  suppression  de  l'apprentissage  est  un  fait  de 
la  plus  haute  et  de  la  plus  fâcheuse  gravité,  pour  l'intérêt  indi- 
viduel d'abord,  et  pour  l'intérêt  général  ensuite. 

h^s marchandeurs ,  qui  sont  Irès-mullipliés,  envahissent  peu 
à  peu  les  plus  grands  chantiers  ,  suivi  d'une  nuée  d'ouvriers  in- 
habiles et  mal  payés,  mais  qui  sont  encore  contents  et  heureux 
de  gagner  leur  vie  au  début  de  métiers  qui  ne  leur  coûtent  ni 
temps ,  ni  soins.  Les  bons  ouvriers ,  ceux  qui  ont  appris  pénible- 

21. 


242  REVUE  DE  PARIS. 

ment  leur  état ,  en  passant  par  tous  ses  degrés  et  en  retenant 
tous  ses  principes,  se  trouvent  donc  débordés  par  des  massacres 
qui  peuvent  travailler  à  très-bon  marché,  et  qui,  dans  la  plu- 
part des  cas ,  parviennent  néanmoins  à  livrer  un  ouvrage  ac- 
ceplable ,  surveillés  et  dirigés  personnellement  et  activement 
par  les  marchandeurs.  11  faut  donc ,  dans  cette  concurrence 
suscitée  aux  bons  ouvriers  par  les  novices,  ou  qu'ils  refusent 
l'ouvrage,  ce  qu'ils  ne  peuvent  pas  faire,  ou  qu'ils  l'acceptent 
à  de  mauvaises  conditions,  ce  qui  les  ruine. 

Il  est  ainsi  clair,  évident,  incontestable  ,  que,  dans  le  mode 
actuellement  généralisé  des  sous-entreprises,  il  y  a  oppression 
des  ouvriers  capables  parles  ouvriers  incapables,  et  absorption 
exagérée  des  bénélices  du  travail  par  l'entremise  de  concession- 
naires trop  multipliés  entre  le  consommateur  qui  paye  et  l'ou- 
vrier qui  produit. 

Je  ne  veux  pas  dire  que  les  bons  ouvriers  se  soient  soulevés 
eux-mêmes  dans  la  crise  présente  ,  et  qu'ils  n'aient  pas  cédé  ou 
obéi  à  la  suggestion  de  têtes  folles  et  de  brouillons  ;  mais  je 
veux  dire  que  la  presse  a  eu  tort  de  prétendre  ,  en  général ,  que 
ies  griefs  élevés  par  les  ouvriers  de  Paris  constituaient  la  cause 
des  insoumis,  des  paresseux  et  des  incapables;  c'est  une  er- 
reur et  une  injustice  ,  car  ces  griefs  constituent  la  cause  des 
bons  ouvriers ,  débordés  et  ruinés  par  les  mauvais  ,  qui  les  for- 
cent à  se  soumettre  à  des  tarifs  abaissés ,  on  à  refuser  l'ouvrage, 
,!e  dis  cela  très-franchement  et  très-nettement ,  parce  que  c'est 
la  vérité.  Je  ne  dois  être  susjiect  ni  aux  hommes  de  gouverne- 
ment ,  que  j'ai  toujours  défendus ,  ni  aux  hommes  de  désordre , 
que  j'ai  toujours  combattus. 

Il  est  donc  manifeste,  comme  je  le  disais  ,  que  la  suppression 
de  l'apprentissage  est  funeste  à  Tintérèt  individuel,  considéré 
dans  les  bons  ouvriers  qui  ont  passé  un  temps  assez  long  à 
apprendre  leur  élat,  et  qui  ne  peuvent  pas  par  conséquent 
donner  leur  travail  au  même  prix  que  les  novices;  sans  compter 
({u'il  n'est  pas  d'un  pays  éclairé  et  sagement  ordonné  d'engager 
un  grand  nombre  d'individus  dans  des  carrières  où  ils  ne  peu- 
vent pas  trouver  place,  parce  que  d'autres,  qui  ne  s'y  sont  pas 
préparés  comme  eux,  les  ont  déjà  envahies. 

Je  vais  montrer  maintenant  que  la  suppression  de  l'appren- 
tissage ne  blesse  pas  moins  l'intérêt  général. 


REVUE  DE  PARIS.  2i." 

Défriiire  l'appreiUissîJge  des  métiers,  c'est  fout  siniplemeiit 
les  anéantir,  car  c'est  leurôler  les  travaux  et  les  études  (|ui  les 
élèvent,  et  les  {garanties  qui  leur  donne  du  crédit.  Au  lieu  de 
maçons,  de  serruriers,  de  charpentiers ,  ayant  bien  étudié  leur 
partie  et  en  sachant  les  principes  d'une  manière  solide  ,  on 
n'aura  en  peu  d'années,  avec  la  suppression  de  l'apprentissage, 
qu'une  multitude  ignorante  et  impuissante  de  racleurs  de  pierre, 
de  fer  et  de  bois  ,  et  pas  un  ouvrier  véritable  ;  les  beaux  et  so- 
lides ouvrages  auront  disparu  devant  les  fournitures  de  paco- 
tille. Que  les  débris  de  la  vieille  architecture  s'écroulent ,  il  n'y 
aura  pas  un  maçon  pour  la  relever;  que  les  restes  de  la  mer- 
veilleuse serrurerie  du  xvii"  et  du  xviiie  siècle  se  détraquent , 
il  n'y  aura  pas  un  ajusteur  pour  les  réparer  ;  que  les  forêts  ad- 
mirables de  nos  vieilles  cathédrales  s'enflamment  par  la  foudre, 
il  n'y  aura  pas  un  charpentier  pour  en  reconstruire  les  élégants 
et  solides  assemblages.  Mon  Dieu  !  tout  ce  bel  art  de  la  cons- 
truction, la  gloire  des  ouvriers  du  moyen  âge,  s'en  va  au- 
jourd'hui en  ruine.  Je  ne  sais  pas  si  l'on  trouverait,  à  Paris,  des 
ouvriers  en  état  de  copier  l'une  de  ces  raille  rampes  qui  se 
voient  encore  aux  escaliers  des  vieux  hôtels  du  Marais  ;  mais  en 
tout  cas,  ce  ne  seraient  pas  les  marchandeurs ,  avec  leurs  ma- 
nœuvres, qui  reproduiraient  les  prodiges  de  la  vieille  serru- 
rerie française.  L'ignoble  moulage  en  fer  fondu  remplace  déjà 
partout,  même  aux  grands  édifices  de  l'Etat,  le  martelage  et  la 
ciselure  ;  la  pâte,  le  carton-pierre  et  autres  saletés  se  pavanent 
aux  plafonds  des  plus  beaux  hôtels,  où  les  ouvriers  d'il  y  a  cent 
ans  faisaient  sortir  du  bois  d'adorables  rinceaux  de  Heurs  épa- 
nouies. A  Versailles  même  ,  oui ,  à  Versailles  ,  il  a  fallu  que  le 
roi,  et  je  l'en  remercie  au  nom  des  artistes  ,  fît  jeter  bas  quel- 
ques tombereaux  de  pâtes  moulées,  qu'on  avait  déjà  clouées  aux 
murailles  de  Louis  XIV.  Voilà  où  en  sont  les  ouvriers  français, 
monsieur  le  ministre;  les  cinquante  ans  qui  viennent  de  passer 
sur  eux,  en  emportant  leurs  associations  séculaires,  ont  em- 
porté les  procédés  de  l'art  traditionnel  qui  faisait  leur  gloire. 
Si  maintenant  on  jette  par  terre  le  peu  qui  reste  de  leurs  vieilles 
maîtrises,  l'apprentissage,  il  n'y  aura  bientôt  plus  en  France 
un  homme  sachant  tenir  une  hache,  une  lime  ou  un  ciseau. 

Mais  à  qui  donc  servira  le  Conservatoire  des  arts  et  des  mé- 
tiers, monsieur  le  ministre,  s'il  n'y  a  plus  d'ouvriers  instruits 


244  REVUE  DE  PARIS. 

en  France?  Dans  quel  but  aurait-on  élevé  ce  couronnement  à 
l'édifice  de  l'industrie  professionnelle  ,  si  l'on  a  pour  toujours 
démolit  sa  base?  Pour  qui  serait  instituées  les  chaires  de  géomé- 
trie et  de  dessin  appliqués  à  la  taille  de  la  pierre  ,  du  bois  et  du 
fer ,  si  l'abolition  de  l'apprentissage  ne  permet  pas  aux  ouvriers 
d'embrasser  les  règles  générales  de  leur  art?  Il  y  a,  dans  les 
études  dont  se  composent  la  science  de  chaque  méfier,  un  en- 
chaînement de  principes  et  de  procédés  qu'il  faut  parcourir  avec 
méthode  ;  cela  se  peut-il  avec  les  marchandeurs  ?  Non  ,  certes , 
le  marchandeur  ne  s'inquiète  en  aucune  façon  de  l'instruction 
de  l'ouvrier ,  il  ne  s'inquiète  que  du  bas  prix  auquel  il  le  loue  ;  il 
l'applique  à  des  chose  grossières  ,  et  prend  lui-même  le  travail 
au  point  oîi  commence  la  difficulté,  ce  qui  laisse  éternellement 
l'ouvrier  à  la  porle  de  sa  profession  ,  sans  qu'il  puisse  la  fran 
chir  jamais.  Il  y  a  des  milliers  de  soi-disant  ouvriers  affineurs 
et  serruriers  qui  sont  employés,  depuis  dix  ans,  à  limer  une 
barre  de  fer ,  et  qui  la  limeront  toute  leur  vie.  Voilà-t-il  pas  de 
beaux  ouvriers?  l'école  des  marchandeurs  est  donc ,  pour  les 
ouvriers  qui  y  entrent ,  une  cause  d'abrutissement  et  par  suite 
de  misère;  ils  s'imaginent  faire  un  superbe  marché,  en  gagnant 
une  journée  sans  savoir  leur  élat ,  et  ils  ne  remarquent  pas  qu'ils 
se  condamnent  ainsi  à  rester  des  ignorants  toute  leur  vie. 

Je  n'ai  pas  besoin  d'insister  davantage,  pour  montrer  comment 
la  destruction  de  l'apprentissage  est  la  ruine  des  métiers,  et  l'a- 
néantissement des  traditions  intelligentes  répandues  au  sein  des 
classes  ouvrières.  La  civilisation  d'un  pays  se  compose  des  lu- 
mières diverses  allumées  en  divers  foyers ,  et  réunies  en  un  reflet 
général.  Eh  bien  !  les  métiers  sont  un  de  ces  foyers,  aux  rayons 
desquels  s'éclairent  les  peuples  ;  le  détruire  dans  un  pays,  c'est 
en  diminuer  la  civilisation.  Les  animaux  travaillent  comme 
l'homme,  mais  l'animal  travaille  avec  l'instinct,  et  l'homme 
avec  l'idée.  Ne  brisons  donc  pas  l'idée  aux  mains  de  ceux  qu'elle 
élève  et  qu'elle  ennoblit.  Ce  fut  autrefois  la  gloire  éternelle  des 
ouvriers  syriens,  d'avoir  été  appelés  par  Salomon  pour  construire 
le  temple;  les  confréries  du  moyen  âge  avaient  des  membres  si 
habiles  ,  que  les  évêques  les  envoyaient  quérir  pour  ciseler  hi 
pierre  de  leurs  jubés,  et  pour  tramer  la  dentelle  de  leurs  cloche- 
tons et  de  leurs  rosaces.  Maintenant  que  l'architecture  fait  mine 
de  se  relever,  et  avec  elle  tous  les  autres  états  dont  elle  est  la 


REVUE  DE  PARIS.  245 

nourricière ,  n'ôlons  pas  aux  ouvriers  la  force  de  suivre  son 
essor.  L'ouvrier  est  homme ,  et  l'iiomme  ne  vit  pas  seulement  de 
pain  ;  il  vit  encore  d'inspiration  et  d'intelligence. 

Je  crois  avoir  montré ,  monsieur  le  ministre  ,  comment  la  gé- 
néralisation actuelle  des  sous-entreprises ,  opérée  sur  une  grande 
échelle  par  ces  ouvriers  auxiiuels  on  a  donné  le  nom  de  mar- 
chandeurs,  amène  nécessairement  la  suppression  des  appren- 
tissages, et  comment  la  suppression  des  apprentissages  blesse 
gravement  à  la  fois  l'intérêt  individuel  et  l'intérêt  puhlic.  Ce 
qui  arrive  aujourd'hui  montre  victorieusement  le  défaut  des 
théories  extrêmes  et  exclusives.  Les  hommes  qui  abolirent  les 
anciennes  maîtrises,  au  lieu  de  les  améliorer  et  de  les  appro- 
prier au  temps ,  s'imaginèrent  que  la  liberté  absolue  des  métiers 
amènerait  l'âge  d'or  des  classes  ouvrières.  Le  peuple,  qui  croit 
tout  ce  que  lui  disent  les  beaux  parleurs  ,  mit  en  effet  en  pièces 
la  vieille  constitution  des  métiers  ,  qui  était  sa  charte  ,  à  lui  ;  et 
mainienant,  au  bout  d'un  peu  moins  de  cinquante  années,  ce 
même  peuple  se  soulève  comme  autrefois,  gronde  comme  au- 
trefois; et  pourquoi  donc,  mon  Dieu?  —  juste  pour  le  con- 
traire de  ce  qui  l'avait  poussé  au  soulèvement,  à  la  sédition 
et  au  meurtre;  c'est-à-dire  qu'il  s'ameute  contre  la  liberté 
absolue  des  métiers,  absolument  comme  il  s'était  ameuté  pour 
elle. 

Ce  peuple  avait-il  raison  autrefois  ,  ou  a-  t-il  raison  aujour- 
d'hui i* 

Hélas  !  il  faut  bien  le  dire  ,  le  peuple  avait  tort  autrefois ,  et 
il  a  tort  encore  aujourd'hui,  parce  qu'aujourd'hui,  pas  plus 
qu'autrefois,  il  ne  s'est  rendu  exactement  compte  ni  de  sa  si- 
tuation ni  de  ses  maux.  Il  y  a  cinquante  années,  il  sentait  va- 
guement que  les  maîtrises  l'opprimaient,  et  il  se  jeta  sur  les  maî- 
trises; maintenant,  il  sent  vaguement  que  les  marchandeurs 
l'oppriment,  et  il  sejettesurles;«a/c/ia«(/eM/s.  Il  avait  commis 
une  première  brutalité,  il  en  commet  une  seconde.  Il  a  toujours 
eu  raison  dans  ses  griefs,  et  toujours  tort  dans  ses  réformes; 
parce  qu'entre  le  grief  et  la  réforme  il  y  a  la  science  sociale, 
et  que  le  peuple  ne  la  possède  pas. 

Ce  n'est  donc  pas  la  suppression  des  marchandeurs  qu'il 
faut  appliquer,  comme  remède,  aux  souffrances  très-réelles 
des  ouvriers.  Cette  suppression  serait  un  fait  violent,  destruc- 


246  P.K VUE  DE  PARIS. 

teiir  et  révolutionnaire  ;  il  faii(  leur  appliquer  rétal)lissement 
régulier  de  l'apprentissage,  qui  produira  le  même  effet  et  qui 
aura  l'avantage  d'être  un  fait  paisible,  inlelligeul  et  organisa- 
teur. Il  faut  opérer  toutes  les  léformes  par  des  iirocédés  posi- 
tifs, et  non  par  des  procédés  négatifs;  les  hommes  ignorants 
détruisent ,  les  hommes  intelligents  remplacent. 

Il  ne  faudrait  pas  penser  que  je  veuille  faire  de  l'apprentissage 
une  panacée  universelle  propre  à  guérir  tous  les  maux  des  ou- 
vriers. Je  ne  crois  pas  aux  panacéee,  pas  plus  en  industrie 
ou  en  politique  qu'en  médecine.  La  situation  des  ouvriers  est 
complexe  ,  et  veut  être  étudiée  en  tous  ses  éléments.  La  maladie 
sous  laquelle  gémissent  les  travailleurs  résulte  de  diverses  plaies 
qu'il  est  indispensable  de  sonder  et  de  guérir  l'une  après  l'autre. 
Il  n'est  pas  nécessaire,  au  moins  d'après  mes  convictions ,  d'avoir 
recours  à  ces  grandes  théories  de  ces  dernières  années  ,  qui 
bouleversent  ciel  et  terre,  qui  remuent  la  politique,  la  morale 
et  la  religion  pour  organiser  le  travail,  et  qui  s'excusent  de  ne 
loucher  a  rien,  i)ar  la  nécessité  de  toucher  à  tout.  Je  crois 
qu'il  est  possible ,  aisé  même ,  de  changer  en  mieux  la  condi- 
tion des  ouvriers ,  sans  aller  déranger  Dieu  sur  son  trône  ;  et 
voici,  pour  commencer  ,  quels  seraient  bs  résultats  pratiques 
de  rétablissement  régulier  de  l'apprentissage. 

Le  seul  fait  de  l'établissement  régulier  de  l'apprentissage  di- 
viserait les  ouvriers  en  deux  classes  ,  ceux  qui  savent  leur  mé- 
tier ,  et  qui  ont  été  reçus  maîtres ,  et  ceux  qui  ne  le  savent  pas , 
et  qui  ont  à  se  faire  recevoir.  Les  ouvriers  ainsi  divisés,  et  l'ap- 
prentissage étant  devenu  une  nécessité  légale  ,  il  y  aurait  na- 
turellement des  catégories  de  travaux  qui  ne  pourraient  être 
exécutées  que  par  des  ouvriers  reçus  maîtres  ,  et  pour  lesquelles 
ils  n'auraient  pas  à  craindre,  comme  aujourd'hui,  la  concurrence 
des  ouvriers  novices.  En  outre  ,  l'obligation  pour  tout  ouvrier 
de  se  placer  d'abord  chez  un  maître,  pour  apprendre  l'état,  lui 
interdirait  d'aller  s'offrir  aux  entrepreneurs  avant  d'avoir  son 
brevet.  Le  classement  des  ouvriers  entraînerait  donc  le  classe- 
ment des  ouvrages;  il  y  aurait  des  opérations  élémentaires  qui 
seraient  le  cham])  de  travail  des  apprentis;  il  y  en  aurait  d'autres, 
exigeant  la  connaissance  parfaite  du  métier ,  qui  seraient  le  par- 
tage exclusif  des  ouvriers  reçus  maîtres;  et  de  plus,  les  ap- 
prentis étant  forcément  retenus  chez  leurs  patrons  jusqu'à  leur 


REVUE  DE  PARIS.  247 

réception ,  les  maîtres  seuls  pourraient  se  mettre  eu  grève, 
faire  leur  tour  de  France ,  en  un  mot  demander  du  travail  a  tous 
les  ateliers  ouverts. 

Lorsque  les  ouvriers  seraient  ainsi  divisés  en  deux  classes , 
les  apprentis  et  les  maîtres .  deux  classes  séparées  seulumenl 
par  le  travail  et  par  une  instruction  constatée,  il  deviendrait 
aisé  de  fixer  le  taux  des  salaires  d'une  manière  équitable.  Au- 
jourd'hui qu'il  n'y  a  pas  deux  ouvriers  d'une  capacité  reconnue 
égale,  comment  pourrait-on  réduire  à  une  base  fixe  ,  sans  in- 
justice et  sans  absurdité ,  le  taux  de  la  journée  et  même  celui  de 
la  tâche?  Mais  si  les  ouvriers  n'élaient  admis  dans  les  chanlieis 
qu'après  un  apprentissage  régulier  et  complet ,  opéré  sur  un 
programme  général  et  suivi  d'un  examen  devant  la  commission 
des  métiers,  comme  l'instruction  des  ouvriers  aurait,  sinon  un 
maximum,  au  moins  un  minimum  d'égalité,  on  pourrait  très- 
équiiablement  établir  au  moins  un  minimum  de  salaires. 

Et  songez  donc  ,  monsieur  le  ministre,  quelles  nombreuses 
améliorations  dans  l'avenir  ne  permettrait  pas  une  égalité  des 
salaires?  Avec  elle  ,  on  pourrait  organiser  des  retenues  et  créer 
des  pensions  de  retraite  ;  avec  elle,  on  pourrait  calculer  avec 
approximation  les  revenus  annuels  des  diverses  professions,  et 
leur  ouvrir  des  crédits  chez  divers  fournisseurs;  en  un  mot, 
avec  l'égalité  des  salaires,  ou  seulement  avec  leur  fixité,  on 
pourrait  opérer  tout  ce  que  comportent  la  stabilité  de  revenu, 
c'est-à-dire  la  stabilité  du  bien-être. 

Il  y  a  déjà  plusieurs  années  que  la  presse  s'occupe,  mais  va- 
guement ,  d'organiser  les  salaires.  Or ,  les  salaires  dépendent 
du  travail  ,  et  le  travail  dépend  de  la  capacité.  C'est  donc  par 
l'inslruclion  des  ouvriers  qu'il  faut  cemmencer  la  réforme  de 
la  mauvaise  condition  où  ils  se  trouvent;  et  rétablissement  de 
l'apprentissage  est  nécessairement  le  premier  degré  de  cette 
réforme. 

Je  sais  bien  que  nous  vivons  au  milieu  de  telles  habitudes  de 
désordre  ,  qu'il  se  trouvera  probablement  des  gens  pour  dire 
que  nul  ne  peut-être  dépouillé  du  droit  de  travailler  comme  il 
lui  plaît,  et  que  si  un  entrepreneur  trouve  bon  d'em|)loyer  des 
ouvriers  qui  ne  savent  rien  ,  plutôt  que  des  ouvriers  habiles, 
c'est  l'affaire  exclusive  de  celui  qui  lui  a  confié  l'ouvrage. 
Ceci ,  vous  le  comprenez  bien  ,  monsieur  le  ministre,  est  une 


248  REVUE  DE  PARIS. 

monstrueuse  absiirdité.  Nul  ne  peut  avoir  le  droit  de  se  mettre 
au-dessus  des  intérêts  de  tous,  lorsqu'il  vjt  au  milieu  d'eux; 
or,  l'intérêt  de  tous  est  que  chacun  soit  heureux  par  son  tra- 
vail, et  la  situation  présente  des  ouvriers  de  Paris  prouve  que 
cette  liberté  absolue  des  métiers  est  funeste  aux  métiers  eux  • 
mêmes,  qui  se  soulèvent  pour  en  demander  l'abolition.  D'ailleurs, 
la  liberté  ne  consiste  pas  à  user  seulement  de  ses  facultés .  mais 
à  en  user  d'après  les  lois  sociales.  Chacun  a  le  droit  d'être  avocat, 
médecin,  professeur,  mais  en  remplissant  les  conditions  de 
capacité  voulues.  Tout  ouvrier-apprenti  pourraitdevenir  maître, 
mais  en  apprenant  son  métier  et  en  prouvant  qu'il  le  sait. 
D'ailleurs,  en  quoi  seraient-il  extraordinaire  qu'un  ouvrier  non 
reçu  maître  ne  pût  pas  entreprendre  un  ouvrage,  même  avec  le 
consentement  de  celui  qui  le  donnerait  à  faire  i^  Est-ce  qu'au- 
jourd'hui le  premier  venu  peut  soigner  des  malades,  même 
avec  leur  consentement  ?  Est-ce  que  le  premier  venu  peut  plaider 
un  procès,  lors  même  que  les  parties  auraient  en  lui  la  plus 
entière  confiance?  Non,  certes.  Eh  !  bien,  pourquoi  les  ouvriers 
trouveraient-ils  étrange  qu'on  réglât  l'exercice  de  leur  pro- 
fession, lorsqu'on  a  réglé  l'exercice  de  toutes  les  autres? 

En  résumant  ce  qui  précède,  je  crois  donc  avoir  montré ,  mon- 
sieur le  ministre  ,  que  l'établissement  de  l'apprentissage  amè- 
nerait d'une  manière  logique,  féconde  et  sans  aucune  brutalité, 
la  suppression  des  marchandeurs,  qui  font  aujourd  hui  une 
concurrence  fatale  aux  bons  ouvriers  avec  le  secours  des  mau- 
vais. En  outre,  l'établissement  de  l'apprentissage  a  cet  avan- 
tage sur  les  griefs  des  ouvriers ,  que  la  suppression  pure  et 
simple  des  viarchandeiirs  n'organise  rien  ,  et  prive  les  ouvriers 
novices  de  travail ,  sans  compensation  ;  tandis  que  l'appren- 
tissage, en  détruisant  la  concurrence  faite  aux  bons  ouvriers 
parles  ouvriers  novices,  réglemente  la  condition  de  ceux-ci, 
leur  donne  l'instruction  ,  les  fait  vivre  chez  les  patrons  et  leur 
ouvre  la  maîtrise. 

J'arrive  maintenant  à  la  seconde  demande  des  ouvriers,  qui 
est  la  suppression  du  travail  à  la  tâche  ,  avec  l'établissement  du 
travail  à  la  journée,  moyennant  un  salaire  fixe. 

Les  journaux  ont  fait  en  général  deux  objections  à  cette  de- 
mande. Je  vais  les  exposer  et  les  discuter  l'une  après  l'autre. 

Premièrement,  ils  ont  dit  que  l'établissement  du  travail  â  la 


REVUE  DE  PARfS,  249 

journée ,  avec  un  salaire  fixe ,  serait  tout  à  l'avantage  des  mau- 
vais ouvriers  et  tout  au  détriment  des  bons ,  et  que  ce  devait 
être  là  une  suggestion  venue  des  paresseux  et  des  incapables , 
que  ceux  qui  étaient  habiles  et  actifs  devaient  bien  se  garder 
d'écouter. 

Considérez,  monsieur  le  ministre,  que  cet  argument,  qui  a 
de  faux  airs  de  solidité  ,  ne  résiste  pas  un  instant  à  l'examen  de 
la  question  telle  que  les  ouvriers  l'ont  posée.  Ils  se  proposent , 
en  effet,  de  supprimer  les  sous-entreprises  exécutées  par  les 
marchandeurs.  Or,  il  est  évident  qu'à  partir  du  moment  où  les 
ouvriers  travailleraient  tous  à  la  journée ,  et  pour  le  même  prix, 
on  n'employerait  plus  que  les  bons.  Salaire  pour  salaire,  les  en- 
trepreneurs s'adresseraient  aux  ouvriers  capables,  expérimentés, 
sachant  leur  métier,  et  laisseraient  de  côté  les  ouvriers  novices 
et  ignorants  ;  et  comme  c'est  à  l'aide  de  ceux-ci ,  et  au  moyen 
du  petit  salaire  dont  ils  se  contentent,  que  les  marchandeurs 
travadlent,  ils  seraient  forcés  à  l'instant  même  de  renoncer  à 
leurs  exploitations. 

11  est  donc  manifeste  que  les  journaux  ont  eu  tort  de  présenter 
l'égalité  dans  les  salaires  comme  un  projet  capable  de  favoriser 
les  mauvais  ouvriers  aux  dépens  des  bons;  celle  égalité  aurait 
au  contraire  pour  effet  immédiat  de  faire  écarler  des  chantiers 
tous  les  ouvriers  novices ,  et  de  ruiner  par  conséquent  les  en- 
treprises des  marchandeurs ,  puisqu'elles  sont  fondées  sur  les 
bas  prix  auxquels  les  ouvriers  inexpérimentés  donnent  naturel- 
lement leur  journée;  et  comme  c'est  la  ruine  de  ces  entreprises 
que  les  ouvriers  ont  le  désir  d'amener,  on  peut  leur  reprocher 
tout  ce  que  l'on  voudra,  excepté  le  défaut  de  suite  dans  leurs 
idées  et  l'absence  de  logique  dans  leurs  raisonnements. 

Il  ne  faudrait  pas  conclure  de  ceci  que  j'approuve  les  ouvriers 
d'avoir  demandé  l'égalité  des  salaires.  Je  dis  seulement  que  les 
ouvriers  ont  raisonné  parfaitement;  or,  on  peut  tirer  des  con- 
clusions très-vraies  de  prémisses  Irès-fausses  :  raisonnement  ne 
veut  pas  dire  raison.  Voulant  supprimer  les  marchandeurs, 
les  ouvriers  ne  pouvaient  aller  plus  droit  à  ce  but  qu'en  pro- 
posant l'égalité  des  salaires  ;  mais  j'ai  déjà  montré  que  la  sup- 
pression pure  et  simple  des  marchandeurs  serait  un  acte 
arbitraire,  violent  et  révolutionnaire,  et  qu'on  arrivait  au 
même  résultat,  avec  des  avantages  d'organisation  ,  en  établis- 
9  22 


250  REVUE  DE  PARIS. 

sant  ra[)|)ientissage.  D'un  autre  côté,  j'ai  fait  voir  pareillement 
que  l'égalité  des  salaires  ne  pouvait  avoir  pour  base  solide 
qu'une  égalité  dans  les  capacités ,  et  que  celle-ci  ne  pouvait 
procéder  que  d'une  égalité  dans  les  éludes.  Ce  n'est  donc  qu'après 
rapi)rentissage  que  l'on  pourra  songer  à  l'égalité  des  salaires, 
entre  des  ouvriers  dont  l'aptitude  aura  été  reconnue,  à  l'aide 
de  vérifications  opérées  sur  des  programmes  prescrits  et  appli- 
qués. 

Aujourd'hui ,  l'application  d'une  égalité  des  salaires  serait 
impossible  avec  quelque  apparence  de  justice;  car  il  faudrait 
prendre  pour  base  les  bons  ou  les  mauvais  ouvriers,  et  il  n'y  a 
pas  de  signes  positifs  auxquels  on  piîl.  reconnaître  les  uns  ou 
les  autres.  On  peut  signaler  l'aptitude  ou  l'inaptitude  des  élèves 
qui  sortent  des  écoles  de  droit,  des  écoles  de  médecine  ou  des 
écoles  militaires,  parce  qu'ils  subissent  des  examens;  mais 
comme  les  ouvriers  n'en  subissent  plus,  leur  degré  d'instruc- 
tion est  une  chose  rigoureusement  inappréciable. 

Deuxièmement .  les  journaux  ont  dit  assez  unanimement  que 
les  ouvriers  avaient  tort  de  demander  l'abolition  du  travail  à  la 
tâche  et  l'établissement  du  travail  à  la  journée,  parce  qu'à  la 
tâche,  on  ne  loue  que  son  travail,  tandis  qu'à  la  journée,  on 
loue  son  temps,  et  qu'il  est  bien  plus  noble  et  bien  plus  libéral 
de  travailler  à  ses  heures,  que  de  s'astreindre  à  travailler  du 
matin  au  soir. 

Je  suis  bien  désolé  de  vous  faire  observer,  monsieur  le  mi- 
nistre, ce  que  certainement  vous  avez  déjà  reconnu,  à  savoir 
que  ces  raisons  sont  d'un  ridicule  admirable.  Supposons  en  effet 
qu'un  chef  d'atelier  donne,  le  lundi  matin  ,  à  un  ouvrier,  un 
travail  présumé  devoir  l'occuper  six  jours,  et  qu'il  s'engagera 
à  remettre  le  samedi  soir  ;  en  quoi  donc  est-il  plus  noble  et  plus 
libéral  de  louer  ses  six  journées  tout  à  la  fois,  le  lundi  malin, 
que  de  les  louer  l'une  après  l'autre  pendant  toute  la  semaine? 
Se  peut-il  qu'il  y  ait  de  graves  économistes ,  qui  sortent  du 
nuage  de  leurs  méditations  pour  débiter  de  pareilles  choses  ? 
Mon  Dieu  '  c'est  pourtant  avec  ce  pathos  que  l'on  prétend  diriger 
la  France  depuis  un  demi-siècle  ;  et ,  du  reste  ,  il  y  paraît  bien  ! 

La  presse  a  donc  eu  tort  de  condamner  le  travail  à  la  journée 
et  de  demander  le  travail  à  la  tâche  :  —  s'ensuit-il  que  les  ou- 
vriers aient  eu  raison  de  condamner  le  travail  à  la  tâche  et  de 


REVUE  DE  PARIS.  251 

demander  le  travail  à  la  journée?  —  Hélas!  non  ,  monsieur  le 
ministre;  je  vais  monirer  ([ue  les  journaux  et  les  ouvriers  se 
sont  trompés  également ,  quoiqu'en  soutenant  des  i)ropt)sitions 
contraires  j  car  la  logit|ue  enseigne  que  deux  propositions  con- 
traires peuvent  être  également  fausses;  et  c'est  justement  ici  le 
cas. 

Les  journaux  et  les  ouvriers  se  sont  trompés  également,  quoi- 
qu'en soutenant  des  opinions  diamétralement  o|)posées ,  parce 
(ju'ils  ont  présenté  comme  antipalliiques  et  contradictoires  deux 
modes  de  travail  qui  sont  le  complément  logique  et  naturel  l'un 
de  l'autre. 

Il  faut  n'avoir  pas ,  en  sa  vie ,  fait  bâtir  un  mètre  de  muraille , 
ou  n'avoir  jjas  fait  forger  un  clou  ,  pour  ignorer  (|ue  les  ouvrages 
se  divisent  en  deux  grandes  classes.  La  première  comprend 
ceux  qui  sont  purement  mécani(|ues,  et  dont  les  éléments  se 
peuvent  très-exactement  calculer  à  l'avance,  comme  l'équarris- 
sement  d'une  pierre  ou  le  sciage  d'une  |)ièce  de  bois  ;  la  seconde 
comprend  ceux  dans  lesquels  la  précaution ,  l'imagination  ,  l'ha- 
bileté entrent  pour  beaucoup,  el  dans  lesquels,  par  conséquent, 
l'imprévu  joue  un  très-grand  rôle,  comme  les  belles  pièces  de 
serrurerie  ou  les  grandes  sculptures.  Les  premiers  peuvent  se 
donner  à  la  tâche,  parce  ([ue  celui  qui  les  propose  et  celui  qui 
les  accepte  savent  également  ce  qu'ils  contiennent  de  difficulté 
et  ce  qu'ils  exigent  d'efforts;  mais  les  seconds  ne  peuvent  se 
donner  qu'à  la  journée,  parce  que  nul  n'est  en  étal  d'en  es- 
timer par  avance  ,  avec  quelque  précision ,  la  durée  et  l'impor- 
tance. 

Il  n'y  a  donc  pas  d'oi)position  entre  le  mode  de  travail  à  la 
tâche  elle  mode  de  travail  à  la  joinnée;  et  il  cslabsuide  de  vou- 
loir les  comparer  et  les  préférer  l'un  à  l'autre.  Le  travail  à  la 
tâche  ne  peut  s'appliquer  qu'aux  choses  communes  et  aux  œu- 
vres de  pacotille;  et  le  travail  à  la  journée,  <|ui  peut,  lui, 
s'appliquer  à  tout,  est  d'ailleurs  exclusivement  nécessaire  pour 
l'exécution  des  œuvres  où  entre  l'imagination  ,  c'est-â-dire  l'im- 
prévu ,  parce  qu'on  n'en  saurait  par  avance  apprécier  la  durée. 
La  répulsion  pour  le  travail  à  la  journée  se  comprend  du  reste 
assez  aujourd'hui ,  parce  qu'il  n'y  a  aucune  distinction  entre  les 
ouvriers  capables  et  les  ouvriers  incapables ,  el  qu'il  est  absurde 
et  injuste  de  les  vouloir  rétribuer  également;  mais  cette  répul- 


2^  REVUE  DE  PARIS. 

sion  s'affaiblirait  et  s'effacerait  même ,  après  l'établissement  de 
l'apprentissage  ,  parce  que  les  ouvriers  seraient  classés  par  une 
éducation  régulièrement  faite  et  régulièrement  constatée. 

Les  journaux,  qui  ont  préconisé  le  travail  à  la  tâche,  et  la 
faculté  três-noble,  selon  eux,  de  s'y  mettre  à  sa  guise,  n'ont 
pas  pris  garde  au  conseil  funeste  qu'ils  donnaient  aux  ouvriers. 
Le  travail  est,  par  lui-même ,  une  chose  naturellement  pénible , 
répugnante  ,  qu'on  accepte  comme  nécessité ,  mais  qu'on  ne 
prend  jamais  comme  plaisir.  Les  hommes  sincères  avec  eux- 
mêmes  le  savent  bien  ,  et  ils  ont  toujours  eu  occasion  de  remar- 
quer que  le  travail  qu'on  fait  est  en  raison  de  celui  qu'on  s'est 
imposé  le  devoir  de  faire.  Prenez  l'homme  le  plus  laborieux 
dans  une  condition  de  travail  obligé,  et  vous  le  verrez  bien  vile 
se  relâcher  dans  une  condition  de  travail  libre  et  facultatif,  La 
religion  nous  enseigne  que  le  travail  est  un  châtiment ,  et  l'ex- 
périence nous  le  prouve.  Aussi  l'instinct  naturel  de  l'homme 
est-il  de  le  faire  comme  on  fait  une  condamnation.  L'idée  des 
rêveurs  fouriéristes,  qui  veulent  rendre  le  travail  attrayant,  et 
fonder  des  sociétés  sur  cet  attrait  permanent  et  invincible  ,  est 
donc  l'idée  la  plus  folle  et  la  plus  creuse.  Le  travail  est  comme 
les  mâts  élevés  des  navires  pendant  la  tempête;  il  faut  s'y  atta- 
cher pour  y  rester.  Tout  ce  qui  tend  à  suggérer  des  moyens  de 
fuir  ou  d'ajourner  le  travail,  est  donc  funeste  aux  ouvriers  qui 
en  attendent  leur  bien-être  et  celui  de  leurs  familles;  car,  dans 
les  climats  où  la  nature  est  riche,  on  voit  que  les  hommes 
aiment  mieux  être  pauvres  et  nus  en  dormant,  que  riches  et 
vêtus  en  travaillant. 

D'un  autre  côté,  il  faut  considérer  qu'en  demandant  la  sup- 
pression du  travail  à  la  tâche,  et  l'établissement  du  travail  à  la 
journée,  les  ouvriers  raisonnaient  très-exactement  par  rapport 
à  leur  principe,  et  arrivaient  très-droit  à  leur  but.  Ils  se  propo- 
saient ,  en  effet ,  de  donner  de  l'ouvrage  à  leurs  camarades  qui 
n'en  avaient  point,  et  ils  ne  trouvaient  cet  ouvrage  que  dans 
les  heures  supplémentaires  de  travail  aux  moments  des  repas  , 
qu'ils  proposaient  de  s'interdire  en  faveur  des  ouvriers  inoc- 
cupés. Or ,  il  est  bien  évident  qu'il  n'y  a  d'heures  supplémen- 
taires de  travail  qu'avec  le  système  des  journées ,  et  voilà  pour- 
quoi les  ouvriers  demandaient  la  suppression  du  travail  à  la 
lâche.  La  réclamation  des  ouvriers  sur  ce  point  était  donc  par- 


REVUE  DE  PARIS,  253 

failement  logique;  mais  était-elle  également  vraie?  Je  ne  le 
crois  pas. 

Qu'est-ce ,  en  effet ,  et  en  le  regardant  au  fond  ,  que  ce  projet 
des  ouvriers  de  s'interdire  leurs  heures  supplémentaires  de  tra- 
vail ,  en  faveur  des  ouvriers  inoccupés  ?  —  Mon  Dieu  !  c'est 
une  théorie,  comme  une  autre,  sur  la  question  de  savoir  com- 
ment on  peut  donner  du  travail  aux  ouvriers  qui  n'en  ont  pas. 
Tout  le  monde  s'est  adressé  cette  question  ,  et  chacun  y  a  ré- 
pondu bien  ou  mal.  Les  sainls-simoniens  ont  présenté  pour 
remède  la  création  de  la  propriété  sociale  ;  les  fouriéristes  ,  l'é- 
tablissement du  travail  attrayant  dans  les  phalanstères;  les  ré- 
publicains extrêmes  et  communistes  ,  le  partage  égal  des  pro- 
priétés et  le  suffrage  universel.  Eh  bien!  les  ouvriers  ont  fait 
aussi  leur  théorie,  comme  ils  en  avaient  le  droit;  et  elle  est 
aussi  vaine  que  les  autres  ,  ce  qui  n'a  rien  de  bien  surpre- 
nant. 

L'idée  d'interdire  les  heures  de  travail  supplémentaires  et 
facultatives  aux  ouvriers  occupés,  pour  en  faire  jouir  les  ou- 
vriers inoccupés,  revient  à  l'idée  d'ôler  l'habit  à  Jean  pour  en 
revêtir  Pierre,  ce  qui  fera  toujours  un  homme  nu  sur  deux.  La 
solution  des  ouvriers  n'en  est  donc  pas  une,  puisqu'elle  laisse 
la  question  dans  le  même  état,  et  qu'elle  ne  doime  du  travail  à 
ceux  qui  n'en  ont  pas ,  qu'en  le  retirant  à  ceux  qui  en  ont;  mais 
elle  a  au  moins  cet  avantage,  avantage  rare  dans  les  habitudes 
des  utopistes,  de  procéder  d'âmes  nobles  et  de  cœurs  désinté- 
ressés. Les  ouvriers  se  sont  trompés  en  croyant  résoudre  la 
question  qu'ils  s'étaient  posée;  mais  ils  se  sont  trompés  aux 
dépens  de  leur  bourse  ;  sorte  d'erreur  dont  les  réformateurs 
multiplient  peu  les  exemples. 

Le  problème  de  savoir  comment  on  peut  donner  du  travail 
aux  ouvriers  qui  en  manquent  reste  donc  encore  tout  entier  , 
malgré  l'honorable  théorie  des  ouvriers  parisiens;  et  il  le  res- 
tera toujours  tant  qu'on  se  tiendra  dans  la  voie  de  laisser  aller 
et  de  désordre  où  l'on  est  engagé  ;  mais  rien  d'ailleurs  n'est  plus 
aisé  que  de  le  résoudre  par  la  voie  de  l'organisation  et  de 
l'ordre  dans  le  travail,  et  ce  sera,  monsieur  le  ministre,  un 
sujet  que  je  vous  demande  la  permission  de  vous  exposer  dans 
une  autre  lettre. 

A.  GBAIVIER  I)E  CASSA.GI<rAC. 

8î. 


LA 


S 


.  INGRES. 


J'éprouve  un  véritable  bonheur  à  parler  du  tableau  de  M.  In- 
jures. Quand  on  a  abdiqué  le  dur  métier  de  critique,  il  n'y  a 
que  l'admiration  (|ui  puisse  autoriser  à  le  recommencer  par  in- 
tervalles. Je  prends  donc  la  plume  avec  l'intention  de  passer 
rapidement  sur  les  reproches  ,  d'insister  beaucoup  sur  les 
louanges  ;  j'écris  sous  l'impression  d'une  de  ces  émotions  sé- 
rieuses, qui  ne  ressemblent  plus  aux  troubles  de  la  première 
jeunesse,  et  où  la  raison  semble  prêle  à  confirmer  les  sensa- 
tions ,  à  en  accroître  elle-même  la  vivacité  ;  je  jouis  pour  l'art , 
pour  mon  pays,  pourl'éternelle  jeunesse  des  facultés  hurat^ines, 
de  l'exemple  que  vient  de  nous  donner  de  son  élévation  et  de 
ses  ressources  le  génie  d'un  grand  peintre  dans  toute  la  matu- 
rité de  sou  talent.  * 

Notre  siècle  est  peut-être  celui  où  le  goût  des  arts  est  devenu 
le  plus  général ,  et  pourtant  jamais  les  productions  dignes  d'un 
succès  durable  ne  se  sont  montrées  plus  rares.  Cela  tient,  je 
l)ense,  à  deux  causes  principales.  Le  passé  nous  a  légué  trop 
de  chefs-d'œuvre ,  et  nous  sommes  devenus  trop  savants.  Nous 
étouffons  sous  l<*s  maîtres.  Les  larges  doctrinc^s  de  l'électisme 
nous  ont  permis  de  fout  sentir  et  de  tout  admirer.  Quiconque 
se  livre  de  nos  jours  à  la  culture  des  arts  est  condamné  à  subir 
l'influence  de  ce  passé  (jui  nous  accable.  On  ne  voit  la  peinture 
qu'à  travers  la  peinture  elle-même;  et  si  quelque  talent  surgit, 
avant  de  savoir  ce  qu'il  est,  nous  voulons  deviner  à  qui  il  res- 


REVUE  DE  PARIS.  255 

semble.  On  dirait  que  toutes  les  voies  ont  été  parcourues,  toutes 
les  inspirations  épuisées,  et  la  prétention  à  l'originaUté  ne  nous 
semble  devoir  produire  que  la  bizarrerie. 

En  même  temps,  nous  avons  fait  les  plus  remarquables  pro- 
grès dans  la  connaissance  du  passé.  Les  débiis  de  tous  les  temps 
nous  sont  connus  ;  nous  savons  les  coordonner,  leur  assigner 
un  type  et  une  destination.  Aucun  anacbronisme  ne  nous 
échappe  ,  et  nous  n'en  passons  à  personne.  M""  Rachel  se  mon- 
lierait-elle  cent  fois  plus  digne  et  plus  touchante  dans  le  rôle 
(le  Monime,  nous  ne  lui  pardonnons  pas  d'avoir  ignoré  la  forme 
et  la  simplicité  du  bandeau  royal  que  Monime  a  reçu  de  Mithri- 
date.  Où  est  le  temps  oîi  Raphaël  pouvait  impunément  mettre 
un  archet  dans  la  main  d'Apollon  ?  Les  peintres  puisaient  alors 
dans  l'aspect  des  monuments  antiques  une  inspiration  générale 
<;t  plus  sympathique  que  raisonnée.  Tout  homme  qui  désormais 
voudra  traiter  un  sujet  de  l'antiquité,  devra  passer  par  les  voies 
arides  de  l'érudition.  Autrefois  le  peintre  lisait  les  poètes  :  au- 
jourd'hui il  lui  faut  presque  traduire  les  scoliastes. 

S'il  est,  entre  ces  deux  funestes  directions,  un  sentier  encore 
praticable  au  génie,  on  devine  d'avance  en  quoi  consistera 
cette  dernière  preuve  d'originalité.  Marcher  dans  la  route  des 
maîtres  et  ne  point  les  copier,  obéir  à  la  manie  d'érudition  qui 
possède  le  siècle  ,  sans  cesser  d'être  artiste,  tel  est  le  problème 
que  M.  Ingres  peut-être  était  seul  capable  de  résoudre  ,  et  qu'il 
a  incontestablement  résolu.  Le  tableau  de  Straionice  réunit  les 
(pialités  les  plus  éminenles  qu'on  admire  dans  ce  qui  nous  reste 
de  l'antiquité  et  dans  les  chefs-d'œuvre  du  xvi^  siècle.  En  même 
temps  ,  c'est  une  production  essentiellement  neuve  dans  toutes 
ses  parties.  On  ne  saurait  pousser  plus  loin  la  recherche  et 
l'exactitude  minutieuse  dans  les  détails  d'un  tableau.  Si  je  vou- 
lais seulement  énumérer  ici  tout  ce  que  la  toile  de  M.  Ingres 
contient  de  particularités  de  décoration  et  d'ameublement,  et 
faire  comprendre  ensuite  à  qui  n'a  pas  vu  la  Stratonice,  que 
tout  cela  tient  sans  confusion,  sans  encombrement,  avec  un 
goût  et  un  agencement  admirable-,  sur  un  tableau  de  chevalet 
dont  les  figures  principales  n'ont  pas  un  pied  de  haut,  j'entre- 
prendrais une  tâche  impossible,  et  pourtant  je  ne  ferais,  par 
cet  effort,  que  rendre  hommage  à  la  plus  rigoureuse  vérité. 

Toutefois,  ces  qualités  sont  connues  chez  M.  Ingres  :  on  sait 


256  REVUE  DE  PARIS. 

que  jusqu'ici  personne  n'a  su  mieux  se  pénétrer  du  vrai  carac- 
tère de  tous  les  siècles  :  sa  Françoise  de  Rimini,  comme  son 
Charles  Fil,  son  Maréchal  de  Bertoick ,  comme  son  apo- 
théose d'Homère ,  ont  montré  dans  M.  Ingres  cette  étonnante 
réunion  de  souplesse  et  de  profondeur.  On  serait  en  général 
disposé  à  lui  refuser  des  qualités  d'une  autre  nature;  en  obser- 
vant que  ,  dans  ses  meilleurs  ouvrages,  dans  ceux  que  je  viens 
de  citer  surtout,  et  en  y  joignant  la  Chapelle  Sixtine ,  la  na- 
ture des  sujets  a  demandé  plus  de  symétrie  que  de  mouvement, 
quelques-uns  des  admirateurs  les  plus  sincères  et  les  plus 
éclairés  peut-être  de  M.  Ingres  ont  pu  craindre  que  la  plus  haute 
des  qualités  delà  peinture,  l'expression  ,  ne  lui  eût  pas  été  dé- 
partie aussi  généreusement  par  la  nature  que  l'élévation  du 
goût  et  l'originalité  du  dessin.  On  avait  remarqué,  il  est  vrai, 
plus  de  passion,  plus  d'émotion  surtout,  dans  le  Martyre  de 
saint  Sxfnphorien  ;  mais  plusieurs  détails  de  cet  ouvrage  ren- 
dirent le  public  sévère ,  probablement  injuste  ,  et  quelques-uns 
parurent  craindre  qu'en  se  donnant  des  qualités  qu'il  n'avait 
pas,  M.  Ingres  n'eût  laissé  s'obscurcir  celles  qui  lui  avaient 
assuré  un  rang  si  élevé  dans  la  peinture. 

La  Stratonice  rassurera  à  cet  égard  les  critiques  les  plus 
exigeants.  Jamais  M.  Ingres  n'a  mieux  uni  le  goût  à  l'expres- 
sion j  et  ce  qui  nous  semble  merveilleux,  plus  les  personnages 
ont  d'importance  et  louchent ,  pour  ainsi  dire,  au  cœur  de  la 
composition ,  plus  se  montre  vrai  et  profond  le  sentiment  qui 
les  anime  :  la  figure  du  jeune  Antiochus  est  à  la  fois  le  centre 
et  le  diamant  du  tableau. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler  les  circonstances  du  sujet  choisi 
par  M.  Ingres  j  on  le  sait  par  le  collège,  on  l'a  rappris  par 
l'opéra-comique.  Il  n'est  personne  qui  puisse  ignorer  la  passion 
du  jeune  Antiochus  pour  sa  belle-mère,  la  ruse  du  médecin 
Érasistrate ,  enfin  la  générosité  de  Seleucus,  générosité  qui 
d'ailleurs  serait  peu  praticable  sous  l'empire  du  Code  civil. 
L'historiette  paraît  authentique;  Plularque  l'a  bien  racontée, 
Lucien  encore  mieux,  à  ce  qu'il  me  semble.  On  dirait  que 
M.  Ingres  s'est  proposé  de  réaliser  les  circonstances  du  récit  de 
Lucien  :  «  C'est  cette  Stratonice  ,  aimée  par  son  beau-fils,  dont 
le  médecin  découvrit  si  habilement  la  passion.  Antiochus  ,  rou- 
gissant de  son  mal ,  se  laissait  consumer  en  silence.  Il  n'éprou- 


REVUE  DE  PARIS.  257 

valt  aucune  douleur,  et  pourtant  sa  couleur  était  toute  changée, 
et  son  corps  se  desséchait  de  jour  en  jour.  Le  médecin,  ne  dé- 
couvrant aucune  cause  manifeste  à  ce  mai,  vit  l)ien  qu'il  pro- 
venait de  l'amour.  11  y  avait  là  beaucoup  de  signes  d'un  amour 
caché,  les  yeux  languissants,  la  voix  éteinte,  la  pâleur,  les 
larmes.  Sachant  donc  à  quoi  s'en  tenir  sur  ce  point ,  il  plaça  sa 
main  sur  le  cœur  du  jeune  homme  j  puis  ,  faisant  appeler  tour 
à  tour  ceux  qui  habitaient  le  palais ,  il  observait  chez  le  malade 
le  plus  grand  calme  à  l'aspect  de  tous,  excepté  d'une  seule, 
c'était  sa  belle-mère.  A  peine  avait-elle  paru,  qu'une  pâleur 
mortelle  le  saisit  ;  la  sueur  l'inondait ,  il  tremblait,  le  cœur  lui 
bondissait  dans  la  poitrine.  Le  médecin  vit  bien  que  c'étaient 
là  tous  les  signes  de  l'amour.  » 

N'admirez-vous  pas  ce  récit?  Ne  trouvez-vous  pas  magnifique 
le  sujet  ainsi  présenté  ,  et  n'est-ce  pas  merveille  qu'aucun  des 
grands  maîtres  jusqu'à  M.  Ingres  ne  l'ait  encore  réalisé  ?  A  vrai 
dire,  c'a  été  là  chez  notre  illustre  contemporain  une  idée  favo- 
rite. Les  personnes  admises  dans  l'atelier  de  M.  Ingres  ont  pu 
y  voir  un  tableau  de  Slralonice  déjà  fort  avancé,  et  commencé 
peut-être  il  y  a  plus  de  vingt  ans.  Le  fonds  de  la  composition 
était  le  même,  les  accessoires  essentiellement  différents;  rien 
ne  donnait  l'idée  de  cette  combinaison  d'un  goût  achevé  et 
d'une  richesse  infinie,  qui  ne  s'est  sans  doute  rencontrée  que 
dans  les  palais  des  premiers  successeurs  d'Alexandre.  M.  Ingres, 
en  transportant  sa  composition  sur  une  toile  plus  étroite,  lui  a 
donné  ce  dernier  cachet.  Il  me  semble  que  le  pathétique  de  la 
scène  y  gagne  quelque  chose.  Ce  jeune  homme  mourant  au 
milieu  des  délices  de  la  richesse  et  de  la  puissance  a,  sans  aucun 
doute,  plus  de  prise  sur  l'imagination  ;  et ,  en  même  temps  , 
une  certaine  coquetterie  dans  les  détails  ne  messied  pas  à  un 
sujet  que  Corneille,  à  cause  du  dénouement  heureux,  aurait 
classé  parmi  les  tragi-comédies. 

Le  sujet  de  Stratonice  est  incontestablement  fort  beau  ;  mais 
il  offre  à  l'exécution  quelques  graves  difficultés.  Il  n'est  guère 
possible  que  la  composition  présente  cette  unité,  cette  cohésion 
presque  indispensable  dans  les  œuvres  de  l'art,  Antiochus  doit 
laisser  deviner  son  amour  à  la  première  apparition  de  Strato- 
nice. Qu'elle  ignore  la  passion  de  son  beau-fils  ou  qu'elle  la 
soupçonne  (  M .  Ingres  a  préféré  la  dernière  hypothèse  ) ,  la  con- 


258  REVUE  DE  PARIS. 

venance  ou  la  pudeur  Féloignent  du  lit  d'Antiochus.  M.  Ingres 
a  sagement  subi  cet  inconvénient  de  son  sujet.  Slratonice  qui 
s'avance  incertaine  et  émue ,  Antiochus  surveillé  par  le  mé- 
decin ,  pleuré  déjà  par  son  père,  constituent  deux  parties  dis- 
tinctes de  la  composition  entre  lesquelles  il  ne  paraît  exister 
qu'un  lien  purement  intellectuel.  Pour  éviter  la  division  de 
l'intérêt,  M.  Ingres  a  demandé  à  l'effet  de  son  tableau  l'unité 
que  son  sujet  semblait  lui  interdire.  Stratonice  est  peinte  en 
pleine  lumière  :  c'est  la  réalisation  de  la  toute-puissance  de  la 
beauté,  c'est  Vénus  elle-même.  Tout  le  drame  ,  au  contraire, 
s'agite  dans  la  demi-teinle  :  Antiochus  fuit  le  soleil ,  il  voudrait 
se  dérober  à  lui-même;  le  médecin  l'observe  dans  l'ombre;  le 
père  ,  accablé  de  douleur  ,  doit  aussi  tiouver  importun  cet  éclat 
du  jour  qui  ne  plaîl  qu'aux  heureux.  J'ai  vu  beaucoup  admirer 
l'altitude  de  Séleucus  ,  i)roslerné  au  pied  du  lit  de  son  tils.  Je 
crois  pourtant  que  j'aime  encore  mieux  que  la  disposition  de 
celle  figure  son  exécution ,  la  largeur  et  la  finesse  de  la  dra- 
perie ,  la  beauté  des  mains  et  des  bras.  Je  crois  (jue  l'expression 
de  la  tête  de  Séleucus  manque  au  lableau,  Tiinanlhe  avait,  il 
est  vrai ,  voilé  la  face  d'Agamemnon  :  mais  Séleucus  n'est  point 
condamné  par  l'oracle  à  sacrifier  son  fils. 

J'ai  déjà  dit  que,  selon  M.  Ingres,  Stratonice  savait  déjà, 
par  une  intuition  toute  féminine,  la  pensée  d'Antiochus.  Stra- 
tonice est  donc  coquette  ;  elle  l'est  d'une  façon  qui  lient  le  mi- 
lieu enlre  la  Galatée  de  Virgile  et  la  Vénus  d'Homère;  elle  est 
charmante  de  tout  |)oint  ;  elle  n'a  ,  comme  on  peut  s'y  attendre , 
ni  la  grandeur  de  Junon  ,  ni  la  simplicité  d'Iphigénie. 

Le  médecin  joue  un  grand  rôle,  trop  grand  peut-être,  dans 
l'ombre  du  tableau  :  il  a  dans  son  |)ressenliment,  dans  son  habi- 
leté, dans  son  influence  sur  le  dénouement  quelque  chose  de 
divin  ;  on  dirait  |)iulôt  un  génie  sauveur ,  un  Esculape.  Esculape 
était  fils  d'Ai)ollon  et  petit-fils  de  Jupiler;  Érasistrate,  avec 
tout  son  talent,  n'avait  pas  sans  doule  une  si  noble  généalogie, 
et  il  me  semble  que  j'aimerais  a  retrouver  dans  ses  traits 
quelque  chose  des  types  beaucoup  plus  humains  que  l'antiquité 
nous  a  légués,  soit  l'Hippocrate  ,  soit  le  médecin  grec  de  la 
IJibliothèque.  La  diaperie  du  docteur  est  aussi  peut-être  trop 
ample  et  trop  solennelle. 

Quant  au  jeune  Antiochus,  je  l'ai  déjàdit ,  il  est  p;;rfait.  C'est 


REVUE  DE  PARIS.  259 

une  idée  de  génie  ,  que  ni  Lucien  ni  personne  n'ont  fournie  à 
M.  Ingres,  que  l'effort  du  malade  pour  empêcher  le  médecin 
de  pénétrer  la  cause  de  son  mal.  La  pose  qui  en  résulte,  très- 
risquée  dans  son  principe ,  est  rendue  avec  un  extrême  bon- 
heur. Le  corps ,  répandu  en  quelque  sorte  sur  le  lit ,  recouvert 
d'une  draperie  de  couleur  orange,  est  dessiné  avec  une  har- 
diesse et  une  précision  dont  rien  ne  peut  donner  l'idée.  La  na- 
ture délicate  et  fiévreuse  du  jeune  homme  est  admirablement 
saisie;  le  ton  des  chairs,  l'expression  de  la  bouche  et  des  yeux 
sont  dans  une  harmonie  parfaite.  Je  sais  gré  .  pour  mon  compte  , 
à  M.  Ingres,  d'avoir  conservé  dans  cette  tête  si  passionnée  la 
vérité  historique  des  traits  d'Antiochus.  Tout  cela  est  relevé  par 
une  exécution  à  la  fois  sévère  et  émue  ,  digne  de  Raphaël  et  du 
Corrége. 

Après  cela ,  faut-il  parler  des  tigures  accessoires  qui  peuplent 
le  tableau  et  complètent  l'ensemble,  de  celte  nourrice  désolée, 
de  cette  jeune  tille  qui  ré|)and  lencens  sur  le  trépied  avec  tant 
de  naïveté  et  de  grâce,  de  la  suivante  de  Slratonice,  inquiète, 
hors  de  la  chambre  ,  et  peut-être  aussi  (qui  sait?)  quelque  peu 
dans  la  confidence?  On  n'a  la  force  de  rien  louer  après  l'Autio- 
chus. 

Maintenant ,  si  je  me  restreins  à  l'exécution  du  tableau  ,  après 
avoir  signalé  une  légère  disparate  entre  la  sécheresse  de  quel- 
ques parties  du  fond  et  la  manière  à  la  fois  fine  et  grasse  dont 
les  figures  sont  rendues .  je  résumerai  toute  mon  admiration  en 
deux  mots,  la  perfection  des  draperies  et  la  virginité  du  ton. 
Qu'on  se  figure  bien  que  toutes  les  draperies  du  tableau  de 
Stratonice  sont  à  la  hauteur  de  la  seule  figure  de  Virgile  dans 
!e  ttt,  Marcellus  eris.  Quant  à  ce  que  j'entends  par  la  virginité 
du  ton,  cette  expression  a  besoin,  je  crois,  de  quelques  mots 
d'explication.  M.  Ingres,  traitant  un  sujet  de  l'antiquité,  a  eu 
certainement  devant  les  yeux  l'inimitable  pureté  qui  distingue 
le  trait  dans  les  peintures  des  vases  grecs.  Comment  transporter 
sur  une  toile  terminée  avec  la  dernière  recherche  cette  impres- 
sion si  profonde  et  dont  la  donnée  est  si  fugitive?  Il  faut  re- 
douter alors  l'emploi  des  ressources  ordinaires  de  la  i)einture  à 
l'huile.  Sans  affecter  une  fausse  naïveté  et  en  se  montrant  avec 
toute  sa  science,  ce  qui  est  le  devoir  de  tout  artiste  sincère  ,  on 
doit  retrouver  dans  le  ton  et  flans  l'effet  la  pureté  et  la  simpli- 


S60-  REVUE  DE  PARIS. 

cilé  des  modèles  :  il  faut  la  clarté  des  Ions  de  la  fresque  et  de 
Paquarelle.  M.  Ingres ,  dans  la  Siratonice,  est  le  seul  qui  me 
paraît  avoir  résolu  ce  problème. 

J'en  pourrais  dire  encore  beaucoup  ;  mais  il  mesemble  qu'une 
œuvre  appelée  à  un  succès  aussi  durable  demande  quelque  chas- 
teté dans  la  louange.  M.  Ingres  a  fait  cette  fois  ce  qu'on  doit  at- 
tendre d'un  homme  qui  réunit  à  l'expérience  de  l'âge  toute  la 
vivacité  des  impressions  de  la  jeunesse.  Il  y  a  deux  moments 
suprêmes  dans  la  vie  d'un  artiste  :  le  jour  oîi  le  génie  se  mani- 
feste dans  sa  première  fleur,  et  celui  où  l'homme,  qui  touche 
aux  limites  de  la  vieillesse ,  se  repliant  sur  lui-même,  semble 
recommencer  une  nouvelle  vie.  C'est ,  après  le  charme  enivrant 
de  la  première  verdure,  le  charme  non  moins  grand  et  plus  pro- 
fond peut-être  des  jours  de  l'automne  ;  c'est  Gluck  écrivant  à 
soixante  ans  VAlceste  et  VIphigénie  en  Tauride  ;  c'est  Talma 
jouant  Joad  et  Auguste,  c'est  Baillot  dans  la  grâce  sévère  des 
années  qui  viennent  de  s'écouler  ;  c'est  Racine  écrivant  Athalie; 
c'est  Titien  peignant  la  si  naïve  et  si  pure  Présentation  de  la 
rierge  après  tant  de  peintures  si  puissantes  et  si  hardies.  Cette 
persévérance  du  génie  est  un  des  plus  beaux  spectacles  que  notre 
nature  puisse  offrir;  c'est  une  protestation  de  l'esprit,  jeune 
comme  Dieu  lui-même,  contre  le  déclin  de  la  matière.  M.  Ingres 
rajeunissant  son  talent  à  la  façon  de  Gluck  et  de  Racine  ,  M.  In- 
gres rajeunissant  la  peinture  elle-même,  quand  de  toutes  parts 
elle  nous  apparaît  si  usée  et  si  décrépite  ,  a ,  pour  ainsi  dire  , 
une  nouvelle  carrière  h  parcourir;  que  l'applaudissement  una- 
nime qui  vient  d'accueillir  la  Stratonice  l'encourage  dans  cette 
voie  ;  qu'il  nous  revienne  de  la  ferveur  qu'un  nouveau  baptême 
de  l'art  vient  de  lui  rendre;  que  l'impression  de  l'Italie,  si 
puissante  sur  tous  les  grands  artistes  et  si  manifeste  dans  son 
dernier  tableau,  ne  soit  point  négligée  par  celui  que  l'unanime 
opinion  de  la  France  place  à  la  tête  de  notre  école.  Qu'il  sache 
bien  que  personne  ici  ne  conteste  son  rang  et  ne  méconnaît  son 
génie ,  et  qu'oubliant  enfin  quelques  blessures  qu'il  s'est  faus- 
sement exagérées  ;  il  permette  à  la  France  de  se  glorifier, 
comme  elle  en  a  le  droit,  dans  l'exposition  publique  du  Louvre  , 
de  son  dernier  tableau. 

En  attendant  que  M.  Ingres ,  rassuré  par  l'unanime  applau- 
dissement des  artistes,  réalise  le  vœu  de  tous  ceux  qui  ont  été 


REVUE  DE  PARIS.  2G1 

admis  i^i  voir  la  Stralonice ,  n'oublions  i)as  l'ami  des  arls  pour 
lequel  l'Achille  de  la  peinture  est  enfin  sorti  de  la  tente,  et  dont 
la  noble  insistance  est  si  bien  récompensée.  La  flatterie  de  notre 
tiraps  ne  s'adresse  pas  aux  princes.  Aussi  tout  le  monde  me 
comprendra-t-il ,  tout  le  monde  accueillira-t-il  mes  paroles  avec 
sympathie ,  quand  je  dirai  que  personne  en  France  n'était  plus 
difjnede  posséder  la  Stratonice  que  M.  le  duc  d'Orléans.  Pro- 
téger les  arts  ne  consiste  pas  seulement  à  acheter  des  tableaux  : 
beaucoup  partagent  de  nos  jours  ce  privilège  avec  les  princes; 
mais  distinguer  le  vrai  mérite,  graduer  avec  intelligence  les 
distinctions  qu'on  lui  accorde,  n'oublier  aucun  de  ceux  qui 
comptent  dans  notre  école  ,  et ,  en  n'oubliant  personne ,  faire  à 
chacun  sa  véritable  part,  c'est  là  le  privilège  d'un  bien  petit 
nombre  parmi  les  privilégiés  de  la  naissance  et  de  la  fortune. 
M.  le  duc  d'Orléans  doit  s'estimer  heureux  d'avoir  la  Straio- 
';nce;  les  artistes  et  les  amateurs  ne  le  sont  pas  moins  desavoir 
que  le  nouveau  chef-d'œuvre  de  M.  Ingres  a  passé  en  de  si  di- 
gnes mains. 


CU.   LEiyORMART. 


POÉSIES". 


L'ART. 

Nous  avons  oublié  les  leçons  de  la  Grèce; 
Comme  si  l'art  n'était  qu'une  folle  maîtresse , 
A  nos  impurs  fesdns  il  est  venu  s'asseoir; 
Sa  lèvre  a  bu  le  vin  d'un  vulgaire  pressoir; 
Nous  avons  arraché  les  bandelettes  fines 
Oui  fixaient  ses  cheveux  sur  ses  tempes  divines, 
Et  tel  qu'une  bacchante,  en  proie  à  nos  fureurs, 
Son  front  de  nos  baisers  gardera  les  rougeurs. 
Honte  pour  ces  amours  ,  dont  les  fauves  morsures 
Marquent  l'objet  aimé  d'impudiques  blessures! 
Leurs  transports  ont  flétri  l'image  de  beauté 
Que  de  ses  ciseaux  d'or  sculpta  l'antiquité. 

Virgile  ,  fais  couler  une  larme  éternelle! 

Au  plus  beau  des  chanteurs  Lycoris  infidèle, 

Infidèle  à  l'amour  du  plus  beau  des  bergers, 

Sur  les  pas  d'un  barbare  affronte  les  dangers. 

Loin  des  champs  fraternels,  et  loin  de  ses  compagnes, 

(1)  Nous  détachons  les  pièces  suivantes  d'un  recueil  de  poésies  qui 
est  au  moment  de  paraître  chez  l'éditeur  Masganna.  L'auteur,  M.  Ch. 
Coran,  a  réuni  dans  ce  recueil,  intitulé  Onyx,  divers  poèmes,  des 
fragments  et  des  sonnets,  dont  les  pièces  qu'on  va  lire  feront  assez 
connaître  la  fraîcheur  et  la  délicatesse. 


REVUE  DE  PARIS.  263 

J'ai  vu  le  dur  soldat  l'enlrainec  aux  montagnes  : 

Pleure,  Gallus,  oh!  pleure!  au  tranchant  des  glaciers, 

J'ai  vu  le  sang  rougir  la  plante  de  ses  pieds. 

—  Lycoris ,  c'est  de  l'art  la  vivante  effigie  : 

L'art  se  perd  .  ô  sujet  de  deuil  et  d'élégie  ! 

L'art,  parmi  les  meilleurs,  ne  prend  plus  ses  amants, 

Le  doux  fruit  ne  naît  plus  de  ses  accouplements. 

Depuis  que  dans  ses  bras,  anssi  blancs  «(ue  l'ivoire, 

La  laideur  a  conquis  une  infâme  victoire  , 

Son  flanc  ne  produit  plus. 

Heureux  Anacréon, 
Ce  n'était  pas  ainsi  qu'au  bruit  de  ta  chanson, 
La  muse  abandonnait  les  sommets  poétiques  , 
Pour  venir  assister  A  tes  bancpiets  lyriques. 
En  hôte  somptueux,  tu  couronnais  de  Heurs 
La  coupe  dont  buvait  la  reine  des  neuf  Sœurs  , 
Et  le  luth  modulait,  pour  ({u'une  tri|)le  ivresse 
Confondit  les  parfums ,  les  bons  vins  de  la  Grèce  , 
Et  les  chants  j^  l'Amour,  le  dieu  de  tes  plaisirs, 
A  Bacchus ,  qui  troublait  sagement  tes  loisirs. 
Que  fis-tu  ?  Quelques  vers  aux  douceurs  de  la  vie  ; 
Pourtant  ce  fut  assez,  et  la  Muse  ravie 
Crut  avoir  beaucoup  fait ,  et ,  ton  livre  à  la  main , 
Tu  gagnais  à  pas  sûrs  l'éternel  lendemain. 

UNE  PLUME  D'ÉVENTAIL. 

En  quittant  l'éventail ,  dis-moi,  plume  légère, 
As-tu  voulu  parler?  Es-tu  la  messagère 
D'amour? 

N'es-tu  pas  le  duvet  d'un  désir  en  enfance. 
Dont  l'aile  en  grandissant  portera  l'espérance, 
Un  jour? 

0  pleine  de  douceur!  commc'une  rêverie. 
Comme  l'aveu  que  fait  une  femme  attendrie. 
Tout  bas , 


26Î  REVUE  DE  PARIS. 

N'es-tu  pas ,  dis-le-moi ,  rétamine  flexible 
Qui  veloulail  le  sein  de  ma  dame ,  insensible , 
Hélas  ! 

Toi  qui  portais  le  souffle  à  sa  lèvre  sereine , 
Oh!  n'es-tu  pas  encor  tiède  de  son  haleine 
Un  peu  ? 

N'as-tu  pas  de  son  front  bu  la  fraîche  rosée  , 
Pour  calmer ,  sur  mon  cœur  trop  plein  de  sa  pensée , 
Le  feu  ? 

Hélas  !  si  tu  n'as  dû  servir  que  de  symbole 
A  la  frivolité ,  pauvre  duvet  qui  vole 
Au  vent, 

Du  moins  reste  toujours  fidèle  à  mes  alarmes, 
La  plume  d'éventail  se  mouillera  de  larmes 
Souvent  ! 

SONNET. 

Enfant  de  Mahomet,  épouser  un  sérail , 
Fiuner  sur  des  divans  brodés  de  pierreries, 
Une  blanche,  à  mes  pieds,  racontant  des  féeries  , 
Une  noire  agitant  sur  mon  front  l'éventail  j 

Prendre  le  bain  de  rose  assis  sur  le  corail  , 
Sous  la  treille  pendante  en  grenades  mûries  ; 
Ou  sur  un  lac  d'azur,  au  gré  des  rêveries  , 
Vers  quelque  îlot  en  fleur  tourner  le  gouvernail. 

Et  quels  flambeaux  joyeux  éclateraient  dans  l'ombse  ! 
0  mes  fêtes  de  nuit  !  ô  musiques  sans  nombre  ! 
Et  guirlandes  ,  parfums  ,  ivresse  des  repas  ! 

Pourtant ,  je  suis  heureux  dans  ma  pantoufle  verte  ; 
Nous  sommes  en  avril ,  ma  fenêtre  est  ouverte, 
Marthe  a  mis  sur  ma  table  un  vase  de  lilas. 

Ch.  CoRArr. 


Critiquer  Sittévaivt* 


ŒUVRES  CHOISIES  DE  MILTOK, 

TRADUCTION    NOUVELLE. 

ESSAIS   D'HISTOIRE  LITTÉRAIRE  , 

PAK    M.   GÉHl'SEZ. 

MÉLANGES  DE  LITTÉRATURE  ANCIENNE  ET  MODERNE  , 

PAR    M.  PATIN. 


André  Chénier,  dans  un  moment  d'éloquente  humeur  contre 
les  Anglais,  a  laissé  échapper,  au  milieu  de  vers  inachevés,  celle 
boutade  conlre  leurs  poêles  : 


Les  poêles  anglais  ,  trop  fiers  pour  être  esclaves , 
Ont  même  du  bon  sens  rejeté  les  entraves. 
Dans  leur  ton  uniforme  ,  en  leur  vaine  splendeur, 
Haletants  pour  atteindre  une  fausse  grandeur, 
Tristes  comme  leur  ciel  toujours  ceint  de  nuages, 
Enflés  comme  la  mer  qui  blanchit  leurs  rivages, 
Et  sombres  et  pesants  comme  l'air  nébuleux 
Que  leur  île  farouche  épaissit  autour  d'eux , 
Du  génie  étranger  détracteurs  ridicules , 


266  REVUE  DE  PARIS. 

D'eux-mêmes  et  d'eux  seuls  admirateurs  crédules, 
Et  pourtant  quelquefois  ,  dans  leurs  écrits  nombreux, 
Dignes  d'être  admirés  par  d'autres  que  par  eux. 

Ces  vers ,  qui  sont  empreints  sinon  d'amertume ,  au  moins 
d'iui  brin  de  mécontentement  assez  volontiers  dédaigneux,  con- 
tiennent cependant,  dans  un  tour  achevé  pour  la  fermeté  de  la 
louche  et  l'évolution  de  la  pensée  dans  sa  période ,  une  appré- 
ciation juste  des  défauts  de  la  poésie  anglaise.  La  prose  eût  été 
difficilement  plus  exacte  que  ces  quelques  vers  d'André  Chénier; 
elle  n'eût  point  été  plus  concise  et  n'eût  point  enfermé  un  sens 
plus  net  et  plus  plein  dans  un  aussi  magnifique  langage.  Milton, 
bien  que  la  lix^mpe  toute  particulière  de  son  génie  donne  un 
caractère  tout  particulier  aussi  à  ses  défauts  comme  à  ses 
grandes  qualités  et  lui  mérite  un  jugement  à  part;  Milton  ne 
laisse  pas  que  de  tomber  par  plus  d'un  endroit  sous  le  coup  de 
la  véhémente  sentence  qu'a  formulée  le  poète  français.  Cepen- 
dant, à  le  prendre  en  masse,  aucun  poêle  anglais  n'y  échappe 
plus  que  lui.  C'est  que,  de  tous  les  poètes  anglais  ,  Milton  est  le 
moins  Anglais,  et  que  de  tous  les  poètes  modernes  il  est  le  plus 
nativement  antique.  Avec  des  mots  anglais,  c'est  une  Iangu(; 
universelle  qu'il  parle.  La  sphère  de  sentiments  où  se  meut  son 
inspiration  ,  même  dans  ses  plus  petites  pièces,  dans  ses  plus 
légères  fantaisies  poétiques  ,  le  foyer  lumineux  où  il  prend  ses 
couleurs,  l'ordre  d'émotions  que  le  sonffle  de  son  âme  embrasse, 
tout  cela  n'est  point  local  et  resserré  dans  quelque  coin  parti- 
culier de  la  nature  et  de  l'homme  ,  mais  placé  au  centre  même 
de  la  pensée  et  de  la  passion  humaine.  On  ne  saurait  trop 
admirer  comment  un  homme  si  activement  mêlé,  comme  citoyen 
et  comme  écrivain  ,  aux  choses  de  son  |)ays  et  de  son  temps, 
p.irvient  à  se  dépouiller  si  complètement  lui-même  au  moment 
où  i'écrivain  devient  le  poëte.  Si  son  génie  est  antique,  bibli- 
(jue,  son  époque  était  aussi  biblique,  il  est  vrai,  et  l'on  en 
pourrait  induire  que  c'était  encore  là  pour  lui  une  manière 
d'être  ou  de  rester  Anglais.  Mais  il  y  a  dans  le  plus  profond  de 
sa  nature,  et  comme  dans  la  moelle  de  son  génie,  je  ne  sais 
((uoi  d'essentiellement  primitif  qui,  loin  de  lui  donner  un  ca- 
ractère commun  avec  les  hommes  de  son  temps,  ne  semble  être 
]ii  que  pour  faire  mieux  ressortir  combien  chez  eux  tout  était 


KKVUE  DE  PARIS.  2G7 

parodie  gauche  et  maLTcIroile,  Iravcslissonifint  des  seuls  dehors 
et  burlesque  affectalion.  Tandis  qu'ils  se  bariolaient  et  se  badi- 
geonnaient en  <|uelque  sorte  à  qui  mieux  mieux  d'hébraïsme,  il  lui 
suffisait,  à  lui,  d'être,  pour  se  trouver  tel  que  les  autres  s'effor- 
çaient de  paraître.  Ce  n'était  point  chez  lui  un  masque  ancien 
(jui  recouvrait  tant  bien  que  mal  un  homme  moderne,  mais  une 
âme  des  temps  anciens  qui  vivait  dans  un  homme  moderne  et 
s'exiiaiait  à  travers  son  enveloppe.  Il  semble  presque  que  le 
yénie  de  Milton  eût  eu  quelque  chose  de  biblique  ,  alors  même 
qu'il  n'eût  pas  connu  la  Bible  ,  tant  il  diffère  de  ceux  qui  ne 
sont  bibliques  que  par  le  goût  du  postiche,  par  une  métamor- 
|)hose  artificielle  de  leur  pensée  et  un  jeu  plus  ou  moins  labo- 
rieux de  leur  imagination.  Cette  combinaison  toute  naturelle  du 
gi'nie  de  deux  époques,  abondant  dans  yn  seul  homme,  est  pré- 
cisément ce  qui  a  mis  dans  Milton  ce  principe  singulier  qui 
l'élève  au-dessus  des  barrières  qui  séparent  les  nations  ou  les 
temps.  C'est  par  là  qu'il  est  universel  ,  c'est  par  là  qu'il  est  né 
iion-seulement  poëte ,  mais  encore  le  poète  du  père  de  tous  les 
hommes. 

Ce  qui  est  resté  en  lui  d'Anglais,  se  mariant  avec  quelque 
chose  de  simple  et  de  fort ,  prend  un  autre  aspect ,  d'autres 
proportions  ,  et  le  concours  de  deux  natures  en  lui  ne  sert  qu'à 
élargir  l'assiette  de  son  génie.  Sans  doute  il  a  reçu  beaucoup  du 
milieu  dans  lequel  il  est  placé,  mais  l'énergie  de  sa  vie  propre 
transforme  tout  ce  qui  vient  l'accroître,  comme  un  grand  fleuve 
donne  sa  couleur  et  sa  vitesse  aux  eaux  des  luisseauxqui  vien- 
nent se  confondre  avec  les  siennes.  Aussi  peut-on  dire  avec 
quehiue  vérité  (|ue  les  défauts  de  Millon  sont  plutôt  encore  les 
siens  que  ceux  de  sa  nation. 

Celte  vérité,  qui  n'a  peut-être  pas  été  assez  sentie,  devient 
surtout  claire  et  frappante  à  la  lecture  de  ses  petits  poëmes. 
Dans  le  Paradis  perdu,  la  nature  du  sujet,  sa  grandeur,  sa 
simplicité  ,  les  sources  où  le  poêle  l'avait  puisé ,  toutes  les  con- 
venances, toutes  les  nécessités  de  l'arl ,  donnaient  à  la  poésie 
de  Milton  un  caractère  et  un  ton  particuliers.  On  conçoit  que, 
ce  sujet  une  fois  choisi,  le  |)oële  devait  s'y  adapter  et  s'enfer- 
mer tout  entier  dans  sa  fiction  ju.  (ju'au  bout.  Mais  dans  ses 
l)etits  poèmes,  qui  ne  sont  que  des  caprices  de  son  imagination  j 
dans  ses  petits  poëmes ,  où  il  ne  subit  de  loi  que  celle  de  sa 


2G3  REVUE  DE  PARIS. 

fantaisie,  où  il  s'abandonne  librement  à  Timpulsion  de  ses 
instincts  ,  nous  sommes  sûrs  de  trouver  l'homme,  le  poëte,  tel 
qu'il  est.  Or,  ce  n'est  pas  un  spectacle  sans  intérêt  que  de  voir 
l'auteur  du  Paradis  perdu  entrer  dans  le  cadre  étroit  d'une 
idylle,  d'une  élégie,  d'un  chant  de  joie  ou  de  tristesse,  avec 
cette  ampleur  de  pensée  ,  cette  grandiose  simplicité  de  concep- 
tion ,  cette  splendeur  de  langage ,  celte  puissance  et  cette  hau- 
teur d'imagination ,  qui  lui  serviront  à  remuer  jusque  dans 
leurs  fondements  le  ciel,  la  terre  et  l'enfer,  et  qui  sont  les 
traits  caractéristiques  de  sa  magnifique  épopée.  Et  cette  manière 
de  concevoir  et  d'exprimer  n'élait  pas  un  pli  pris  par  son  es- 
prit dans  le  travail  de  cette  immense  composition,  car,  de 
toutes  les  pièces  contenues  dans  le  volume  que  la  traduction  de 
M.  Kervyn  de  Kellenhov*  vient  de  mettre  à  la  portée  des  lecteurs 
français,  il  est  à  remarquer  qu'il  n'y  en  a  qu'une  seule,  Satnson 
Agonistes,  dont  la  création  ne  soit  pas  antérieure  à  celle  du 
Paradis  perdu.  Elle  est  aussi  la  seule  dont  le  sujet  soit  juif. 
Tout  dans  ces  pièces  porte  les  teintes  qui  sont  de  la  vérité  locale 
dans  le  poénie  biblique.  C'était  donc  bien  là  la  couleur  pure , 
sincère,  profonde  du  génie  de  Milton,  puisqu'il  la  répand  sur 
tout  ce  qu'il  touche. 

Milton  est  partout  le  poëte  du  surnaturel.  Même  dans  les 
sujets  pris  le  plus  près  des  sources  ordinaires  des  affections 
humaines,  il  s'enlève  au-dessus  de  la  vérité  humaine  et  perd  de 
vue  dans  ses  tableaux  tout  ce  qui  pourrait  nous  aider  ù  y  re- 
connaître une  image  de  la  vie  telle  que  nous  la  supportons  dans 
le  temps  et  dans  le  lieu  qui  nous  est  donné,  ou  une  image  des 
choses  telle  que  l'habitude  de  chaque  jour  les  a  peintes  dans 
notre  pensée.  La  réalité  l'étouffé,  l'idéal  même,  dans  ses  com- 
munes et  poétiques  limites  ,  est  trop  étroit  pour  lui.  Il  plane 
dans  l'immensité,  dans  l'infini,  dans  l'absolu.  C'est  là  qu'il 
place  des  personnages  qui  ne  peuvent  vivre  que  là  ;  c'est  là 
qu'il  se  place  lui-même  quand  il  veut  peindre  en  son  propre 
nom  des  émotions  qui  lui  sont  propres  et  que  nous  avons  peine 
à  reconnaître  si  nous  les  comparons  aux  nôtres,  tant  il  les  a 
dépouillées  de  ces  mille  et  imperceptibles  accidents  de  forme  par 
lesqiuils  elles  s'ajuslent  aux  formes  diverses  de  notre  faiblesse, 
pour  ne  leur  laisser  que  ce  qu'elles  ne  peuvent  dépouiller  nulle 
part  sans  cesser  d'être. 


REVUE  DE  PARIS.  209 

Indépendamment  des  sonnets  et  des  poésies  latines,  il  y  a 
dans  ce  volume  quatre  morceaux  principaux  :  Cornus ,  l'Allé- 
gro,  Il  penseroso  et  Samson  Àgonistes  (la  lutte  de  Samson). 
Par  un  singulier  hasard,  qui  fait  encore  mieux  ressortir  ce  que 
nous  avancions  dans  les  lignes  précédentes  ,il  paraîtrait  qu'une 
aventure  réelle  a  fourni  la  donnée  première  de  Cornus.  Les 
deux  fils  et  la  fille  de  lord  Egerton  ,  traversant  une  forêt,  s'é- 
garèrent, et  la  jeune  fille  fut  un  instant  séparée  de  ses  frères. 
Milton,  en  ajoutant  à  ces  trois  personnages  un  génie  protec- 
teur, un  enchanteur,  une  nymphe,  et  en  attirant  dans  les 
pièges  de  l'enchanteur  la  vertu  de  son  héroïne  ,  qui  finit  cepen- 
dant par  en  sortir  les  bagues  sauves  ,  a  tiré  de  cette  donnée  un 
de  ces  poëmes  dialogues  qu'on  appelait  Masques ,  et  qui 
étaient  en  grande  faveur  à  la  cour  d'Angleterre  durant  les 
beaux  jours  qu'y  put  goûter  la  malheureuse  reine  Henriette. 
La  reine  ne  dédaignait  pas  de  prendre  elle-même  un  rôle 
dans  ces  Masques.  Celui  de  Milton  fut  représenté  en  1634. 
Lord  Brackley,  Thomas  Egerton,  son  frère,  lady  Alix  Egerton  , 
y  remplissaient  les  trois  principaux  rôles.  Cette  pièce,  qui  n'est 
en  rien  une  pièce  de  théâtre,  ne  peut  supporter  que  la  lecture, 
et  devait  être  quelque  chose  de  bien  froid  sur  une  scène.  Des 
frères  qui ,  cherchant  leur  sœur  égarée  dans  une  forêt,  s'ar- 
rêtent à  disserter  poétiquement  sur  la  chasteté  ,  sur  les  attri- 
buts mythologiques  des  deux  déesses  les  plus  chastes,  Diane  et 
Minerve,  et  sur  les  charmes  de  la  divine  philosophie  ;  la  jeune 
fille  égarée  qui  adresse  des  invocations  lyriques  à  la  nymphe 
Écho;  des  dialogues  sans  fin  et  qui  ne  vont  pas  au  fait,  comme 
celui  qu'amène  la  rencontre  des  deux  frères  et  du  Génie  protec- 
teur ,  déguisé  en  berger  :  tout  cela  est  hors  de  toute  nature  et 
de  toute  vraisemblance.  Ce  n'est  donc  pas  par  ce  côté  qu'il 
faut  envisager  le  Cornus.  Les  personnages  ne  sont  pas  des 
hommes,  mais  des  symboles,  et  le  poème  lui-même  n'est  que 
le  développement  poétique  d'une  idée  morale.  Réduit  à  cet  as- 
pect ,  il  contient  de  magnifiques  détails ,  et  ce  grand  souffle 
poétique  de  Milton  ,  tel  que  nous  avons  cherché  à  le  caractéri- 
ser ,  s'y  répand  avec  une  magnifique  puissance.  Cependant  nous 
devons  dire  ,  à  la  décharge  de  notre  conscience  ,  que  ,  si  nous 
reconnaissons  au  poëte  le  droit  de  se  faire  un  monde  à  sa 
guise  ,  et  si  nous  tolérons  l'absence  de  réalité  ,  nous  ne  pou- 


270  REVUE  DE  PARIS. 

vons  tolérer  l'absence  de  vérité.  Qu'on  nous  donne  sous  des 
figures  el  sous  des  noms  d'hommes  des  êtres  purement  imagi- 
naires, c'est  fort  bien  ;  que  ces  personnages  ne  soient  d'aucun 
temps  ni  d'aucun  lieu ,  qu'il  ne  soit  pas  possible  de  démêler  à 
<;uel  monde ,  à  quelle  civilisation  ,  à  quelle  religion  ils  appar- 
tiennent ;  nous  entrons  volontiers  dans  cette  fantaisie  du  poëte; 
mais  une  fois  ces  personnages  posés  ,  il  faut  que,  dans  les  don- 
nées de  la  position  qu'on  leur  fait ,  ils  se  montrent  conséquents 
avec  eux-mêmes,  qu'ils  soient  à  ce  qu'ils  font  et  qu'ils  aillent 
à  leurs  fins. 

LA'llegro  est  un  chant  d'allégresse  et  le  Penseroso  un  chant 
de  tristesse.  Ces  deux  petits  poèmes,  composés  symétrique- 
ment, se  font  suite  et  contraste;  mais,  pas  plus  ici  qu'ailleurs, 
Milton  n'a  pu  descendre  aux  proportions  de  la  nature.  L'in- 
flexible majesté  de  son  génie  n'a  pu  se  dérober  ni  dans  une 
joie  qui  palpite,  ni  dans  une  douleur  qui  fléchit.  Quoique  les 
termes  soient  retournés ,  ses  deux  poèmes  ont  à  peu  près  les 
mêmes  teintes  ,  qui  sont  toujours  celles  que  nous  avons  signa- 
lées. Son  allégresse  n'a  point  de  gaieté  ni  de  tressaillements, 
sa  douleur  ne  s'humecte  point  de  larmes;  elles  sont  toutes  les 
deux  voisines  d'un  état  mixte,  qui  est  une  mélancolie  calme, 
grandiose,  surhumaine,  et,  par  sa  sérénité,  propre  à  refléter 
également,  selon  qu'elles  se  présenteront,  des  images  plus 
voisines  de  l'un  ou  de  l'autre  des  deux  sentiments  opposés  qui 
viennent  se  rejoindre,  se  résoudre  et  se  transfigurer  en  elle. 
Millon  commence  par  dire  :  «  Fuis  au  loin,  Mélancolie  abhor- 
rée ,  née  de  Cerbère  et  de  la  Nuit  sombre  ,  qui  vis  solitaire 
dans  les  antres  du  Slyx,  au  milieu  des  monstres  horribles,  des 
cris  lugubres  el  des  visions  infernales!   Va  chercher  quelque 
grotte  sauvage  où  les  ténèbres  appesanties  étendent  leurs  ailes 
jalouses,  où  chante  le  corbeau  de  la  nuit;  là,  sous  d'épais 
<mibrages  et  sous  des  rocs  aux  voûtes  basses ,  aussi  hideux  que 
la  chevelure,  reste  à  jamais  dans  ce  sombre  désert  digne  de  la 
Cimmérie.  »  Rien  n'est  plus  lugubre  que  ce  début  d'un  hymne 
au  |)laisir  rose  et  frais.  Cet  entassement  d'images  sinistres  dé- 
note un  homme  habituellement  triste,  et  qui,  s'il  met,  quant  à 
présent,  toute  la  bonne  volonté  du  monde  à  se  réjouir,  a  com- 
mencé un  moment  trop  tôt  à  se  croire  en  veine  de  belle  hu- 
meur. Ce  n'est  pas  qu'une  âme  remplie  d'images  riantes  ne 


REVUE  DE  PARIS,  271 

puisse  évoquer  en  passant  une  image  contraire  pour  relever 
par  le  contraste  la  saveur  des  jouissances.  Tous  les  poëtes  de 
la  volupté  ont  donné  des  exemples  de  cet  artifice  ;  Horace  sur- 
tout ,  dans  l'antiquité  ,  et  notre  Béranger  de  nos  jours.  Mais 
ils  ne  foni  que  glisser  sur  l'idée  triste;  ils  l'indiquent  par  un 
mot,  par  un  vers,  si  l'on  veut;  ils  ne  l'étaient  point,  ils  ne  la 
creusent  pas  ;  ils  ne  trouveraient  point  dans  leur  vocabulaire 
cette  abondance  de  mots  sourds  et  lugubres  ,  ni  dans  leur  ima- 
gination ce  faste  d'images  noires  et  funèbres;  et  puis,  outre 
qu'ils  ne  permettent  pas  à  l'idée  triste  de  s'enfoncer  dans  leur 
esprit,  ils  savent  bien  qu'il  ne  faut  pas  l'enfoncer  dans  l'esprit 
du  lecteur,  mais  seulement  la  lui  faire  effleurer.  A  cela  près , 
si  l'Allégro  manque  d'enjouement  véritable,  l'inspiration  en  est 
pleine  de  douceur  ,  de  fraîcheur  et  de  grâces  ,  mais  de  grâces 
qui  respirent  la  force,  à  la  manière  antique.  Malgré  l'invocation 
au  plaisir,  qui  suit  immédiatement  l'ajjostrophe  à  la  mélancolie, 
cette  pièce  est  plutôt  une  pastorale  qu'un  chant  d'allégresse  ou 
un  hymne  à  la  volupté. 

Le  Penseroso  est  à  VJllegro  ce  qu'un  beau  coucher  du  so- 
leil est  à  un  beau  lever  du  soleil;  malgré  le  rôle  spécial  qui  lui 
semble  destiné  dans  l'antithèse ,  dont  il  est  le  terme  lugubre ,  il 
ne  contient  rien  qui  soit  aussi  sombre  que  le  début  de  V  Allegro, 
L'auteur  rêve  et  ccmtemple  dans  l'un  de  ces  morceaux  ;  l'autre 
n'est  qu'une  invocation  à  la  contemplation  et  à  la  rêverie  ;  l'un 
est  le  crépuscule  de  la  joie  connue ,  l'autre  est  le  crépuscule 
de  la  tristesse.  C'est  la  joie  grave  d'une  âme  élevée,  et  la  tris- 
tesse contenue  d'une  âme  forte,  d'une  âme  qui,  dominant 
d'en  haut  sur  la  vallée  des  rires  et  des  larmes  ,  se  tient  ferme 
et  presque  immuable  entre  les  deux  pôles  de  l'émotion  hu- 
maine,  comme  le  soleil  qui,  dans  les  oscillations  les  plus 
grandes  ,  ne  franchit  jamais ,  à  droite  ni  à  gauche  ,  la  ligne  de 
ses  tropiques. 

Mais  pour  la  force  et  l'élévation  ,  rien  ,  dans  le  recueil,  n'é- 
gale à  notre  avis  Samson  Agonistes.  Soit  qu'on  veuille  faire 
de  cette  œuvre  un  poëme  mythique  et  mystique,  soit  au  con- 
traire qu'on  le  i)renne  à  la  lettre  et  qu'on  n'y  voie  que  l'image 
dramatique  des  luttes  intérieures  et  extérieures  de  Samson 
tombé  du  faîte  de  sa  fortune  et  de  ses  triomphes  dans  la  capti- 
vité et  la  cécité,  déchu  du  premier  rang  parmi  les  Juifs,  à  la 


272  REVUE  DE  PARIS. 

condition  du  plus  misérable  et  du  plus  humilié  des  hommes; 
honteusement  dépouillé  de  sa  force;  affeclions,  orgueil,  tout 
cela  brisé ,  souillé ,  anéanti  ou  ne  survivant  que  dans  des  débris 
qui  rendent  plus  amers  les  souvenirs  du  passé;  si  l'on  veut, 
disons-nous  ,  s'en  tenir  à  ce  poëme  littéral,  on  le  verra  devenir 
encore  sous  la  plume  de  Millon  un  des  plus  magnifiques  chants 
où  puissent  retentir  les  grandes  douleurs  et  vibrer  les  grandes 
cordes  de  Pâme  humaine.  Il  faut  se  souvenir  que  Milton ,  lors- 
qu'il le  composa  ,  était  déjà  engagé  fort  avant  dans  le  travail 
de  son  poëme  épique  (si  même  il  ne  l'avait  terminé;  du  moins 
est-il  que  le  Samson  ne  fut  publié  que  quatre  ans  après  le  Pa- 
radis perdu ,  en  1671),  et  que  par  conséquent  le  poëte  était  à 
cette  époque  aveugle  comme  son  héros.  Peut-être  le  point  de 
conformité  entre  sa  destinée  et  celle  de  l'homme  qu'il  faisait 
parler  ,  fut-il  une  clé  qui  le  fit  pénétrer  plus  avant  dans  l'a- 
bîme de  ces  souffrances  dont  il  pouvait  apprécier  une  par- 
lie  par  lui-même.  Nous  avertissons  au  reste  les  lecteurs  contem- 
porains que  leur  avidité  impatiente  pourrait  bien  trouver  des 
lenteurs  dans  le  déroulement  presque  incessant  de  beautés  tou- 
jours croissantes  ,  mais  peu  combinées  pour  l'effet,  auquel  on 
vise  surtout  aujourd'hui  ;  on  n'entre  pas  dans  Milton  comme 
dans  le  premier  roman  venu ,  surtout  quand  on  sort  du  premier 
roman  venu,  et  qu'on  s'y  est  plu.  Quand  on  sort  d'une  cave  ou 
d'un  bouge  obscur ,  il  faut  aussi  quelque  temps  pour  faire  ses 
yeux  à  la  beauté  éclatante  du  jour. 

La  dernière  pièce  de  quelque  étendue  qui  soit  dans  ce  volume, 
intitulée  Lycidas ,  est  une  plainte  de  Milton  sur  la  mort  d'un 
poëte  de  ses  amis.  Après  ce  que  nous  avons  déjà  dit,  il  est 
inutile  de  rien  ajouter  sur  ce  morceau  en  particulier.  C'est 
toujours  un  vaste  déployement  de  formes  pompeuses,  et  peu 
adhérentes  à  la  réalité;  toujours  un  grand  jet  de  poésie  plutôt 
que  l'effusion  d'une  âme  pénétrée  du  coup  qu'elle  a  reçu  et  je- 
tant son  cri  par  sa  blessure;  toujours  le  calme  d'une  sensibilité 
qui  se  possède,  elcet  abondant  éclat  d'une  imagination  qui,  bien 
que  nageant  dans  une  atmosphère  sombre,  jette  un  feu  qui  ne 
s'amortit  pas. 

Nous  avons  hâte  maintenant  de  parler  de  la  traduction,  qui 
mérite  à  tous  égards  qu'une  notable  part  d'attention  lui  soit 
réservée.  A  un  savoir  étendu  et  solide ,  M.  Kervyn  de  Kellen- 


REVUE  DE  PARIS.  275 

hove  joint  une  sngesse  d'esprit  qui  le  garantit  des  écarts  de  son 
propre  zèle ,  et  une  modestie  <iui  le  garantit  des  écarts  de  la 
l)résoinplion.  Patient  au  travail,  il  se  laisse  d'ailleurs  conduire 
par  son  auteur  avec  une  docilité  exemplaire  et  ne  glisse  pas 
sur  les  difficultés  ;  et  ce  sont  là  les  trois  écueils  d'un  traduc- 
teur :  l'emportement,  qui  fait  qu'on  veut  toujours,  et  en  tout, 
faire  aussi  bien  que  l'original  ;  la  présomption  ,  qui  fait  qu'on 
croit  souvent  faire  mieux  en  le  corrigeant ,  en  le  mutilant  ,  en 
le  déformant  ;  la  nonchalance,  qui  fait  qu'on  se  rebute  et  qu'on 
se  pardonne  mille  petites  infidélités.  Il  est  impossible  de  se 
soumettre  à  son  auteur  avec  une  abnégation  plus  complète  que 
celle  de  M.  Kervyn  de  Kellenhove;  impossible  de  l'interroger 
avec  une  patience  plus  grande,  de  le  rendre  avec  un  esprit  plus 
l»énétré  de  sa  substance  et  un  discernement  plus  éclairé.  Versé 
d'ailleurs  dans  la  littérature  anglaise  avec  une  intimité  dont 
les  preuves  éclatent  non-seulement  dans  la  traduction,  mais 
encore  dans  les  commentaires  qui  l'accompagnent  et  dans 
l'introduction  qui  la  précède.  M,  Kervyn  ,  qui ,  sur  ce  point, 
ne  trouverait  peut-être  en  France  de  rival  que  M.  Chasles,  ne 
l'est  pas  moins  dans  les  diverses  littératures,  qui  sont  la  base 
d'une  éducation  soignée,  y  compris  la  nôtre,  ce  qui  est  plus 
raie  chez  nous.  Ainsi,  le  jour  lui  arrive  de  toutes  parts  dans  le 
travail  de  sa  traduction  ;  ce  volume  ,  qui  d'ailleurs  ne  contient 
qu'une  partie  des  poésies  de  Milton,  était  à  peu  près  inconnu  en 
Fi  ance.  Quoique  M,  Kervyn  n'en  annonce  pas  un  second  et  ne 
laisseaucunement  soupçonnerqu'il soitdisposéà  l'entreprendre, 
il  est  à  souhaiter  que  l'accueil  fait  à  celui-ci  encourage  le  tra- 
ducteur intelligent  de  Milton  à  ne  pas  s'arrêter  en  si  beau  che- 
min ,  et  à  nous  livrer  ce  qui  reste. 

Sous  le  titre  d'Essais  d'histoire  littéraire,  M.  Géruzez  a 
publié  une  série  de  notices  biographiques  et  critiques  sur  divers 
noms  appartenant  à  diverses  époques  de  notre  littérature.  Bien 
que  ce  soit  du  récit  et  de  la  critique  rétrospective ,  comme  aucun 
lien  n'enchaîne  ces  morceaux  ,  comme  ils  ne  représentent  au- 
cune suite  d'idées  se  développant  graduellement  et  s'appuyant 
sur  une  suite  de  faits  continus,  peut-être  n'est-ce  pas  là  ,  à 
proprement  parler,  de  l'histoire,  même  à  l'état  d'essais.  Cette 
observation ,  qui  ne  porte  d'ailleurs  que  sur  le  titre,  a  peu  d'im- 
portance ,  et  même  nous  ne  l'aurions  pas  faite ,  si  ce  mot  d'his- 
9  21 


274  REVUE  DE  PAKIS. 

loire,  nous  prenant  au  dépourvu  ,  ne  nous  avail  mis  eu  défaut 
et  fourvoyé  pendant  quelque  temps  à  la  recherche  de  l'idée  capi- 
tale qui  pouvait  être  considérée  comme  servant  de  hase  et  de 
lien  à  tout  l'édifice,  afin  de  trouver  |)0ur  nous-mèaie  le  point 
qui  devait  servir  de  base  à  nos  appréciations.  Une  fois  averli , 
nous  acceptons  parfaitement  le  volume  tel  qu'il  est,  tout  en  dé- 
sirant qu'il  soit  suivi  d'un  second  pour  compléter  les  séries  qu'il 
a  plus  particulièrement  entamées.  Il  n'y  a  pas ,  en  effet,  d'édi- 
fice ici,  comme  nous  l'avions  cru;  il  n'y  a  que  des  jalons  posés. 
Comme  M.  Géruzez ,  tout  en  embrassant  le  vaste  espace  compris 
entre  saint  Bernard  et  nos  jours  ,  s'est  arrêté  i)rincipaleraenl  à 
l'époque  qui  précède  immédiatement  la  grande  littérature  du 
xviie  siècle  ;  c'est  là  aussi  que  nous  jetterons  volontiers  notre 
tente. 

Cette  époque,  quoique  n'ayant  que  des  caractères  de  transi- 
tion :  c'est-à-dire  rien  d'achevé,  rien  de  complet,  est  belle  ce- 
pendant et.pleine  d'intérêt.  A  vrai  dire  même,  ces  époques  sont 
les  seules  qui  aient  réellement  une  histoire.  Pour  les  autres  , 
l'histoire  est  toute  faite  :  tout  y  est  chef-d'œuvre;  c'est-à-diie 
que  tout  y  est  la  consommation  de  ce  qui  a  été  ébauché  ,  tenlé 
dans  les  époques  antérieures.  Tout  est  résultat ,  tous  les  efforts 
sont  heureux,  ou  plutôt  il  semble  qu'il  n'y  ait  pas  d'efforts  ,  et 
que  ces  résultats  existent  de  toute  éternité.  Mais  un  spectacle 
instructif  autant  qu'attrayant,  c'est  celui  de  l'esprit  humain, 
qui  veut  et  ne  peut  pas  tout  à  fait ,  qui  talonne ,  qui  s'ingénie  en 
essais ,  qui  se  reprend  de  mille  façons  à  son  travail ,  qui  se 
perce  laborieusement  sa  roule,  et  jette  ,  en  se  heurlant  opiniâ- 
trement contre  sa  matière  rebelle  ,  tout  ce  qu'il  contient  d'étin- 
celles. Si  les  produits  de  ce  travail  ont  moins  de  valeur  que  le 
produit  des  génies  qui  appartiennent  à  des  générations  plus 
mûres  ,  qui  viennent  aux  époques  accomplies,  le  travail  en  lui- 
même  est  peut-être  plus  curieux  ;  de  même  qu'un  enfant  qui 
s'essaie  à  marcher,  qui  hésite,  s'élance,  chancelle,  trébuciie 
souvent,  se  relève  et  recommence,  a  plus  de  charme  et  d'in- 
térêt que  l'homme  qui  marche  dans  sa  force  et  appuie  sur  la 
terre  un  pied  ferme  et  assuré.  Ce  n^est  pas  que  ,  dans  un  sens 
absolu  ,  la  littérature  qui  signale  le  premier  tiers  du  xviie  siècle 
soit  une  enfance  proprement  dite.  L'esprit  a  déjà  perdu  sa  naï- 
veté, la  langue  égaleraent.  Cette  langue  néanmoins  est  neuve  et 


REVUE  DE  PARIS.  275 

enlraiii  de  se  former.  Elle  n'est  qae  le  balbuUemenl  de  la  grande 
el  belle  langue  qui  sera  parlée  quand  Corneille  aura  fait  le  Cid, 
et  Pascal  les  Provinciales;  et  puis  elle  ne  s'appli<[ue  guère 
qu'à  des  puérilités  :  elle  j)arle  |)Our  parler,  pour  s'écouler  elle- 
même.  Le  moindre  mot  est  une  bonne  fortune,  la  moindre 
page,  quel  qu'en  soit  le  sujet,  est  une  œuvre.  Il  y  a  des  desti- 
nées pour  un  quatrain.  Des  partis  s'ameutent  auLourd'un  sonnet. 
Mais  dans  cet  enfantilUige  du  goût  et  de  l'imagination  ,  la  langue 
s'exerce;  elle  se  châtie,  elle  se  forme  par  l'importance  qu'elle 
donne  à  toutes  les  futilités  qu'elle  produit.  Or,  ce  spectacle, 
disons-nous,  est  animé  ,  plein  d'enseignements  et  d'intérêt. 

C'est  dans  ces  aperçus  et  d'autres  analogues  qu'est  la  véri- 
table histoire  littéraire  du  tem|)S  ;  car  l'histoire,  à  quelque 
objet  qu'elle  s'applique ,  n'est  <|ue  l'exposition  et  l'explication 
de  la  marche  des  choses  dans  la  sphère  où  elle  s'est  placée. 
M.  Géruzez  ,  qui  l'a  faite  plus  d'une  fois  ainsi ,  n'y  eût  pas 
manqué  cette  fois  s'il  eût  voulu  faire  encore  do  l'histoire.  Mais 
en  sautant  de  saint  Bernard  à  Rabelais  ,  de  Rabelais  à  Jodelle  et 
à  D'Aubigné  ,  et  de  M">e  de  La  Fayette  à  M.  Auguste  Barbier, 
il  a  suffisamment  marqué  que  son  dessein  était  tout  autre  au- 
jourd'hui. 

D'Aubigné  ,  homme  de  guerre  ,  grand  politique  ,  grand 
caractère,  protestant  zélé,  poëte  éloquent  et  prosateur  in- 
cisif, serait  certainement  un  homme  des  ijIus  remanjuables 
à  toutes  les  époques ,  et  il  est  dans  la  sienne  un  des  plus  cap- 
tivants sujets  d'études  qui  se  ])uissent  rencontrer.  Il  raconte 
quand  il  le  veut  avec  la  malice  de  Rabelais,  il  s'élève  dans 
quelques  endroits  à  la  vigueur  el  à  la  majesté  de  Corneille. 
C'était  une  âme  romaine  dans  un  tempérament  gascon.  Il  fut 
gascon.  Il  fut  aussi  un  des  savants  les  plus  distingués  de  son 
siècle.  La  postérité  a  été  trop  oublieuse  à  son  égard.  C'est  là 
un  de  ces  caractères  qui  sont  des  trésors  pour  la  biographie, 
et  M.  Gérusez,  avec  sa  manière  sobre,  calme  el  judicieuse,  n'a 
point  manqué  de  laisser  percer  le  plaisir  qu'il  prenait  à  celle-ci. 
Scudéry,  qui  a  aussi  sa  notice  dans  le  recueil  de  M.  Gérusez,  a 
quelques  rapports  de  ressemblance  ,  mais  de  ressemblance  en 
charge,  avec  D'Aubigné.  Il  est  à  celui-ci  cetiue  l'enflure  est  à  la 
grandeur,  la  rodomontade  à  la  force  calme  el  vraie.  Un  homme 
<]ui  nous  i»arnîl  avoir  que!(jUes<)biig;itions  envers  M. Gérusez  est 


276  REVUE  DE  PARIS. 

Sarrazin.Sion  veut  l'apprécier  au  point  de  vue  de  ce  mouvement 
historique  du  goût  et  de  la  langue,  dont  nous  parlions  tout  à 
l'heure,  sans  doute  il  a  son  importance  ,  car  il  fut  un  des  écri- 
vains de  son  temps  qui  furent  le  plus  en  crédit ,  et  Pellisson , 
dans  l'éloge  qu'il  a  fait  de  lui  après  sa  mort,  ne  croyait  pas 
aller  trop  loin  en  le  faisant  marcher  de  pair  avec  les  plusheaux 
génies.  Ménage,  qui  ne  le  prisait  pas  moins,  a  donné  le  der- 
nier mot  de  son  admiration  pour  lui  en  disant  de  ses  œuvres  : 
«  On  y  voit  de  la  prose  et  des  vers  en  tout  genre  et  en  toute 
langue.  »  C'était  là  ,  en  effet ,  un  grand  mérite  pour  les  poêles 
de  ce  temps  que  de  faire  parler  à  leur  muse  toutes  les  langues 
de  Panurge.  C'en  devait  être  un  non  pareil  aux  yeux  de  Ménage 
surtout,  qui  parlait  à  la  reine  de  Suède  en  vers  grecs  ,  et  qui 
adressait  à  une  servante  un  madrigal  latin.  Mais  le  beau  momie 
polyglotte  portait  déjà  dans  son  sein  un  homme  qui  se  nom- 
mait Molière,  et  qui  écoulait  ;  et  peu  d'années  après,  la  comédie 
disait  : 


Ma  sœur,  il  sait  du  grec  ! 

Ah  I  pour  Tamour  du  grec ,  souffrez  qu'on  vous  embrasse! 

Pour  ce  qui  est  de  Sarrazin ,  bien  qu'il  eût  de  l'enjouement 
et  de  l'agrément,  bien  qu'il  joignît  à  cela  le  style  sérieux,  et 
qu'il  eiit  l'esprit  nourri  d'une  grande  variété  de  connaissances  , 
on  lui  compterait  peu  de  pages  qui  puissent  être  goûtées  encore 
de  nos  jours.  Tout  ce  bel  esprit  est  passé.  La  finesse  et  le  sel 
abondent  cependant  dans  sa  Pompe  funèbre  de  Foiture;  mais 
en  revanche,  sa  Défaite  des  J?o?*<s-fMHés ,  poème  en  quatre 
chants  improvisé  en  quatre  ou  cinq  jours,  est  une  plaisanterie 
d'un  goût  forcé.  Il  n'est  pas  besoin  du  Lutrin  pour  la  rendre 
fort  maussade  et  la  reléguer  où  Alceste  voulait  mettre  les  vers 
du  sonnet  d'Oronle.  La  versification  de  ses  trois  ou  quatre  odes 
ne  manque  pas  de  fermeté;  mais  on  sait  combien  l'ode  a  élé 
longtemps  en  France  un  genre  malheureux.  Quant  à  ses  menues 
poésies ,  elles  ont  souvent  de  l'aisance ,  quelquefois  de  la  grâce  ; 
mais  souvent  aussi  elles  ont  le  tort  de  faire  déjà  du  pastiche 
marotique  j  tort  impardonnable  dans  une  époque  qui  est  en  train 
d'oublier  une  langue  vieillie  et  d'en  ajuster  une  nouvelle.  Que 


RIÎVUE  DE  PARIS.  277 

devait  dire  Balzac  en  lisant  ce  patois  gaulois  et  suranné?  II  ne 
reste  donc  plus  que  le  Be/luni  parasiticum  ,  autre  plaisanterie 
en  prose  et  en  us,  le  Discours  de  la  Tragédie ,  qui  ne  fait 
honneur  ni  au  goût  du  criti(iue  ni  au  talent  de  l'écrivain  ,  et 
enfin  les  fragments  historiques  avec  la  dissertation  sur  le  jeu 
d'échecs,  la  tradi.-ction  d'un  opuscule  latin  ,  et  le  dialogue  sur 
la  question:  «S'il  faut  qu'un  jeune  homme  soit  amoureux  ?  >> 
trois  morceaux  dont  le  meilleur  ne  s'élève  guère  au-dessus  du 
médiocre.  Nous  passons  donc  sur  Sarrasin,  ainsi  que  sur  Balzac, 
([ui  avait  de  plus  grandes  qualités,  sur  Saint-Amant,  qui  en 
avait  de  plus  grosses  ,  sur  Scarron  ,  qui  en  avait  de  plus  vives. 
Il  est  à  regretter  que  M.  Gérusez,  puisqu'il  est  entré  assez  avant 
dans  cette  pléiade,  n'ait  pas  eu  le  désir  de  la  compléter  par 
quelques  noms  des  plus  marquants,  comme  ceux  de  Voiture, 
de  Méiiage,  de  Chapelain,  de  Benserade  le  Jobelin ,  quia 
fourni  à  Sarrazin  le  sujet  d'un  de  ses  plus  jolis  tours  de  force 
poétiques.  Nous  n'insisterons  même  pas  sur  la  partie  où  se  ren- 
contrent quelques  noms  du  grand  siècle,  Pascal,  Corneille, 
La  Rochefoucauld  ,  M'"'=  de  La  Fayette;  car  ici  rien  n'est  à  dis- 
cuter, l'auteur  s'en  tenant  à  un  sommaire  biographique  et  à  une 
succincte  appréciation  critique  qui  ,  par  ses  conclusions  inévi- 
tables en  pareille  occurrence  ,  est  placée  au-dessus  de  toute  dis- 
cussion. 

M.  Patin  est  voisin  de  M.  Gérusez  à  la  Sorbonne.  Nous  ne  l'en 
séparerons  pas  dans  cet  article.  Aussi  bien  les  deux  ouvrages 
ont  une  disposition  semblable  et  se  composent  d'études  déta- 
chées sur  difFéreuls  noms  ou  différentes  questions  littéraires. 
Seulement  les  morceaux  dont  se  compose  le  volume  de  M.  Patin , 
ayant  pour  la  plupart  une  destination  plus  spéciale,  ont  aussi 
l>lus  de  développement  ou  un  tour  plus  solennel  et  plus  acadé- 
mique. Dans  ce  volume,  la  poésie  latine  a  les  honneurs  du  pas. 
C'était  de  droit.  Quand  les  noms  de  Virgile  et  d'Horace  n'y  suf- 
firaient point ,  chacun  sait  à  combien  de  titres  les  muses  latines 
se  recommandent  aux  prédilections  de  M.  Patin.  II  a  trouvé 
l'art  de  les  rajeunir.  Il  nous  a  donné  des  yeux  nouveaux  pour 
les  contempler,  pour  les  admirer,  nn  sens  nouveau  pour  les 
aimer.  C'était  lù  en  effet  une  matière  des  plus  épuisées.  M.  Patin 
a  su  la  repélrir,  il  l'a  débarrassée  de  cette  poudre  de  collège 
qui  s'y  était  incrustée  et  qui  ternissait .  qui  décolorait,  qui  cm- 


278  REVUE  DR   PARIS. 

poisonnait  tout.  Il  lui  a  rendu  sa  fraîcheur  native  et  son  attrait. 
Ces  morceaux,  qui  ont  é(é  débités  devant  un  auditoire  charmé 
d'un  plaisir  inattendu  ,  ne  perdent  rien  à  la  lecture.  L'érudition 
qui  y  abonde  leur  donne  une  solidité  qui  n'est  qu'un  lien  de 
plus  pour  attacher  l'esprit ,  maître  de  s'y  arrêter  à  loisir,  quand 
la  netteté,  la  lucidité  et  l'élégante  aisance  de  l'expression 
viennent  lui  en  rendre  le  poids  insensible.  Aux  études  sur  Horace 
et  Virgile,  M.  Patin  a  rattaché  quatre  autres  discours,  destinés 
à  mettre  à  leur  point  de  perspective,  dans  l'histoire  du  génie 
poétique  des  Latins,  ces  deux  grands  maîtres  de  la  poésie  latine. 
L'espace  nous  manque  malheureusement,  et  nous  ne  pouvons 
que  les  indi(|uer.  Toute  cette  partie  .  jointe  au  discours  sur 
V Influence  de  l'Imitation ,  et  à  l'Introduction  à  l'Histoire 
littéraire  du  siècle  de  Louis  XIF,  est  à  notre  avis  la  partie 
capitale  du  recueil.  Non  pas  que  les  qualités  ordinaires  de 
M.  Patin  ne  se  trouvent  dans  les  autres,  mais  elles  y  sont  moins 
ù  l'aise.  L'éloge  académique  porte  en  lui  un  vice  originel  qui 
est  d'être  un  genre  froid  et  guindé.  Alors  même  que  la  parole 
qui  se  fait  entendre  est  sincère,  le  genre  a  ce  discrédit  de  passer 
|)Our  ne  Tèlre  pas.  Le  seul  mot  éloge  indique  tout  d'abord  un 
parti  pris ,  ou  du  moins  une  servitude  acceptée  ,  et  toute  l'a- 
dresse du  monde  a  bien  de  la  |;eine  à  assaisonner  la  louange 
(juand  toutes  les  précautions  sont  prises  contre  la  censure.  Il 
laut  dire  cependant  que  les  Éloges  de  M.  Patin  ont  plutôt 
contre  eux  la  prévention  qui  s'attache  à  leur  nom,  que  le  dé- 
faut (jue  celte  prévention  suppose.  Les  sujets  d'ailleurs  sont 
trop  heureusement  choisis  pour  que  la  tâche  de  celui  qui  loue 
rende  sa  sincérité  suspecte.  Il  n'est  jamais  bien  difficile  d'être 
sincère  dans  l'éloge  d'un  homme  comme  Bossuet ,  comme  Le- 
sage  ,  comme  Rollin.  Bernardin  de  Saint  Pierre  s'y  prête  peul- 
étre  un  peu  moins.  V Introduction  à  l' Histoire  littéraire  du 
siècle  de  Louis  XIF  est  un  tableau  rapide  et  très-ramassé  des 
diverses  i)liases  par  lesquelles  a  passé  la  littérature  avant  d'ar- 
river à  ce  point  de  beauté  qu'elle  n'a  point  dépassé  depuis.  Ce 
travail  est  fait  avec  science  ,  précision  et  sagacité.  On  pourrait 
cependant  ,  en  voyant  porter  en  ligne  de  compte ,  non-seule- 
ment l'inHuence  de  l'hôtel  Rambouillet,  mais  encore  celle  de 
plusieurs  de  ses  membres  en  particulier,  s'étonner  de  voir  com- 
plètement omis  le  nom  de  D'Urfé,  sans  l'influence  duquel  on 


REVUE  DE  PARIS.  279 

ne  sait  ce  qu'eût  été  l'hôtel  Kamboiiillet,  ou  plutôt  sans  l'in- 
fluence du(iuel  l'hôtel  Rambouillet  n'eût  jamais  existé. 

A.    BCSSIÈRES. 


MARIE-ANTOINBTTE  DEVANT  Z.B  XIX^  SIECLE. 

PAB    M:»o  SIMON-riENNOT. 


L'auteur  de  cet  ouvrage  ne  saurait  être  assimilé  à  ces  écri- 
vains qui,  dans  des  vues  purement  personnelles  ,  se  sont  pro- 
posé pour  but  la  réhabilitaliou  forcée  de  tel  ou  tel  personnage 
historique.  Vivement  frappée  dans  son  enfance  de  la  belle  et 
tragique  figure  de  Marie-Antoinette,  M""^^  Simon-Viennot  |)araîl 
avoir  été  dès-lors  prédisposée  à  devenir  l'historien  de  cette  prin- 
cesse. Toutefois,  lorsqu'un  peu  plus  tard  rai)aisement  des 
passions  poliliques  amena  le  rétablissement  de  l'ordre,  les  débris 
des  factions  qui  avaient  déchiré  la  France,  s'accordant,  pour 
se  décharger  de  leurs  crimes,  à  réveiller  avec  persistance  les 
^iccusalions  qui  avaient  flétri  et  accablé  la  malheureuse  reine, 
ropinion  publique  égarée  fatigua  de  mille  doutes  l'esprit  de  la 
jeune  admiratrice  de  Marie-Antoinette,  et,  sans  porter  abso- 
lument atteinte  à  la  conviction  intime  de  la  jeune  fille,  la  dis- 
posa néanmoins  à  rougir  quel(|uefois  de  son  admiration.  Ces 
préventions  prévalurent  jusqu'au  jour  où  l'écrivain  ,  s'étant  dé- 
cidée à  lire  et  à  com|iulser  tout  ce  qui ,  dit-elle  tristement,  a 
élé  écrit  sur,  c'est-à-dire  contre  la  reine,  l'examen  triompha 
des  accusations  calomnieuses.  Si  dans  cette  scrupuleuse  épreuve 
la  conduite  de  Marie-Antoinette  avait  justifié  de  quelque  ma- 
nière le  soupçon  qui  s'était  si  souvent  exercé  sur  elle,  le  livre 
de  M"""  Simon-Viennot  n'eût  jamais  paru.  Mais  s'étant  attachée 
ù  raviver  h  Versailles,  à  Trianon  ,  les  impressions  et  les  son- 


280  REVUE  DE  PARIS. 

venirs  laissés  parla  reine,  et  jusqu'à  sa  pensée  pour  la  repro- 
duire plus  sûrement ,  ayant  étudié  dans  les  récits  des  contempo- 
rains les  faits  qui  font  ressortir  ce  caractère ,  l'auteur  est  venu , 
repoussant  toute  prétention  au  litre  d'historien  ,  demander  à 
notre  siècle,  pour  le  personnage  le  plus  beau,  pour  le  martyr 
le  plus  magnanime  de  la  révolution,  un  jugement  équitable 
qui  lui  est  refusé  jusqu'ici,  et  qui,  nous  assure  le  modeste 
écrivain,  ne  peut  manquer  d'être  rendu  avec  éclat  parla  pos- 
térité. 

Si  tout  n'a  pas  été  dit  sur  la  reine ,  refuserons-nous  à  cette 
grande  victime  les  réparations  que  bon  nombre  d'infortunes 
vulgaires  ont  obtenues  durant  les  vingt  dernières  années?  Cé- 
derons-nous à  une  autre  époque  la  satisfaction  de  rendre  jus- 
tice à  une  pure  existence,  la  gloire  de  réhabiliter  une  mort  non 
moins  ignominieuse  que  celle  du  Christ?  N'accorderons-nous 
pas  aux  femmes,  pour  l'exemple  et  pour  l'encouragement,  de 
reconnaître  qu'une  âme  belle  et  grande  a  animé  le  corps  d'une 
femme  ?  Refuserons-nous  à  un  écrivain  qui  a  veillé  pour  éclairer 
notre  religion  et  qui  nous  présente  des  documents  peu  connus , 
recueillis  avec  impartialité,  le  prix  de  son  dévouement?  Nous 
aimons  à  nous  persuader  qu'aujourd'hui  une  si  coupable  in- 
différence n'est  à  craindre  ni  pour  Marie-Antoinette  ni  pour 
son  historien,  et  ainsi  nous  chercherons  dans  le  livre  de  M™"  Si- 
mon-Viennot  la  solution  de  ce  problème  :  Marie-Antoinette  a-t- 
elle  été  injustement  flétrie  ,  injustement  exécrée  ,  injustement 
immolée? 

L'auteur ,  qui  ne  néglige  aucun  moyen  d'établir  la  justification 
qu'il  s'est  proposée,  indique,  comme  première  cause  des  mal- 
heurs de  la  reine,  l'abus  des  alliances  étrangères  en  usage 
parmi  les  princes.  Nous  ne  le  suivrons  pas  dans  les  aperçus  que 
renferme  ce  chapitre,  et  nous  renverrons  pour  les  développe- 
ments accessoires  ti  l'ouvrage  même.  Pour  qui  l'a  lu ,  qu'importe 
en  dernier  ressort  que  Marie-Antoinette  ait  été  archiduchesse? 
Personne,  hélas!  ne  songe  à  lui  demander  comi)te  d'avoir, 
comme  dernier  refuge  de  l'honneur  et  de  la  vie  de  sa  famille , 
désiré  l'intervention  armée  de  l'Autriche.  Il  est  incontestable 
aujourd'hui  qu'il  faut  rechercher  la  cause  principale  des  événe- 
ments de  l'époque  dans  cette  conspiration  occulte  et  perma- 
nente qui  se  forma  chez  les  filles  ignorantes  et  ennuyées  de 


REVUE  DE  PARIS.  281 

Louis  XV ,  aussitôt  qu'il  fut  question  de  marier  le  dauphin ,  d'une 
constitution  frêle  et  maladive.  Comme  le  remarque  judicieuse- 
ment l'auteur,  l'opposition  qui  se  manifesta  dès-lors  contre 
Marie-Antoinette  ne  pouvait,  dans  le  principe,  émaner  du  duc 
d'Orléans.  Ce  n'était  pas  lui  qui  avait  intérêt  à  ce  que  le  dauphin 
mourût  sans  postérité.  Ce  ne  fut  pas  le  duc  qui  sut  persuader  au 
dauphin  qu'une  alliance  avec  l'Autriche  le  perdrait  dans  l'es- 
prit des  Français,  et  qui,  après  la  céléhralion  du  mariage, 
obtint  du  jeune  prince  que,  malgré  son  admiration  et  son  pen- 
chant, il  vivrait  séparé  de  sa  femme.  Celle-ci  cependant  était  si 
attrayante  qu'elle  avait  fait  tout  d'abord  sur  le  roi  une  im- 
pression menaçante  pour  M.  de  Choiseul,  qui,  un  an  aupara- 
vant, avait  détourné  le  roi  de  demander  la  princesse  pour  lui- 
même.  Ce  fut  donc  dans  les  appartements  des  tilles  du  roi ,  où 
se  réunissaient  les  princes  et  les  courtisans  du  parti  dit  de  l'hon- 
nêteté, c'est-à-dire  mécontents  de  la  favorite,  que  s'ourdirent  ces 
intrigues  et  celles  qui  portèrent  le  cardinal  de  Rohan  à  l'am- 
bassade d'Autriche,  à  la  nouvelle  que  le  mariage  se  célébrait  à 
Vienne.  Ces  dernières  intrigues  ne  réussirent  à  le  faire  nommer 
que  six  mois  après  le  mariage  du  dauphin.  Mais  ce  retard  im- 
portait peu  à  la  faction  anti-autrichienne  ,  dont  les  mesures  ,  on 
le  voit,  étaient  prises  pour  faire  renvoyer  Marie-Antoinette  en 
Allemagne  à  la  mort  du  roi.  En  pied  à  la  cour  de  Vienne ,  le 
cardinal,  s'occupant  de  diviser  et  de  déconsidérer  la  famille  im- 
périale ,  faisait  à  Marie-Thérèse  des  rapports  perlîdes  sur  la  con- 
duite de  la  dauphine  ,  qui ,  disait-il ,  compromettait  sa  dignité 
par  la  plus  inconvenante  familiarité,  et  Marie-Antoinette  rece- 
vait de  sa  mère  de  sévères  réprimandes.  Dans  le  même  temps,  le 
cardinal  transmettait  à  la  faction  de  Versailles  des  propos  plus 
que  légers  sur  l'impératrice  et  sa  famille.  Une  lettre  du  cardinal 
tomba  dans  les  mains  du  roi ,  qui  la  communiqua  à  la  dauphine. 
Déjà  elle  savait  tous  les  excellents  offices  que  le  cardinal  lui 
avait  rendus  près  de  l'impératrice  ;  cette  dernière  duplicité  ré- 
volta la  jeune  princesse,  qui  déclara  dès-lors  que  jamais  rien  ne 
la  déciderait  à  adresser  une  parole  au  cardinal.  La  conséiiuence 
de  la  conduite  de  ce  dernier  et  de  la  disgrâce  dans  laquelle 
Marie-Antoinette,  devenue  reine  et  toute-puissante,  continuait 
de  le  tenir,  fut  l'affaire  du  collier,  qui  jeta  tant  d'amertume 
dans  la  vie  de  celte  princesse. 


282  REVUE  DE  PARIS. 

La  cause  qui ,  plus  que  tout  autre,  agit  malheureusement  sur 
la  destinée  de  Marie-Anloinetle  fut  son  ignorance.  Marie-Thé- 
rèse ,  inférieure  à  la  réputation  qu'elle  s'était  habilement  ac- 
quise, et  jalouse  de  conserver  sa  gloire  usurpée,  comprima 
parmi  ses  peuples  et  dans  sa  propre  famille  l'instruction  qui  eût 
rendu  possible  l'examen  de  sa  conduite  et  des  actes  de  son  gou- 
vernement. Au  dehors ,  il  n'était  bruit  que  de  l'instruction  des 
archiduchesses,  et,  en  réalité,  leur  ignorance  était  si  profonde 
que,  lors  du  départ  de  Marie-Antoinette  pour  Versailles,  il  fallut 
mettre  à  ses  gages ,  pour  suppléer  les  connaissances  qui  lui  man- 
quaient, le  mince  savoir  de  l'abbé  de  Vermont.  Les  divers  partis 
ont  porté  contre  lui  bien  des  accusations  dont  on  peut  aisément 
le  justifier  aux  dépens  de  son  importance;  mais  on  ne  saurait 
le  disculper  d'avoir,  dans  des  vues  purement  personnelles  ,  en- 
tretenu le  désir  de  substituer  la  simplicité  de  la  cour  devienne 
il  l'étiquette  de  celle  de  Versailles,  quand  il  eût  dû  éclairer  la 
princesse  sur  les  dangers  que  cette  réforme  ne  pouvait  man- 
quer d'avoir  pour  elle,  à  une  époque  où  rien  n'était  encore  pré- 
paré pour  une  révolution  de  cour.  Que  les  princes  d'Allemagne 
se  mêlent  à  leurs  peuples ,  qui  baissent  les  yeux  et  se  voilent  la 
face  devant  eux  comme  au  temps  des  rois  pasteurs,  rien  de 
mieux  ;  mais  ces  mœurs  ne  sont  guère  celles  de  la  France,  qui  osa 
toujours  regarder  et  juger  ses  rois.  Quant  à  l'abbé,  sa  politique 
était  la  même  que  celle  de  Marie-Thérèse  :  il  avait  aussi  sa 
nullité  réelle  à  cacher,  à  l'aide  de  l'ignorance  d'autrui  ;  de 
plus,  il  lui  fallait  conserver  et  son  poste  d'inslituteur  et  la  fa- 
miliarité dont  ses  fonctions  le  faisaient  jouir  près  de  la  reine. 
TanLque  Louis  XV  vécut,  les  insinuations  intéressées  de  l'abbé 
ne  purent  avoir  des  effets  immédiatement  préjudiciables  à  la 
dauphine.  Placée  au  second  rang  ,  ne  devant  pas  rester  à  la  cour 
sur  un  pied  d'égalité  avec  M""=  du  Barry ,  la  princesse  put  mener 
au  château  de  la  Muette  une  vie  libre,  retirée  et  d'autant  plus 
paisible  que  cette  existence  ,  la  tenant  en  dehors  de  toute  cote- 
rie et  de  toute  intrigue,  n'excitait  ni  eiivie  ni  désapprobation. 
Mais  reine,  elle  avait  à  remplir  un  nouveau  devoir,  A  se  ren- 
fermer quelque  peu  dans  ce  cercle  d'étiquette  favorable  à  la 
majesté  en  ce  que,  dérobant  aux  yeux  quelque  chose  de  l'hu- 
manité des  princes,  il  les  place  au  point  de  vue  de  supériorité 
qui  leur  assure  le  respect .  l'amour  et  l'obéissance  des  peuples. 


REVUE  DE  PARIS.  283 

Marie-AiitoiiKitto,  qui,  dit-on,  «prouvait  le  l)esoiii  de  se  sous- 
traire ù  son  rang  ,  voulut  vivre  de  la  vie  des  simples  particu- 
lières, et  comme  telle  fut  critiquée  et  soupçonnée.  L'opposition 
cachée  ,  qui   lui   avait  déjà  été  si  contraire,  était  là  pour  ap- 
plaudir à  toutes  ses  fautes ,  pour  les  relever  ,  pour  en  profiter; 
elle  était  là  pour  envenimer  les  moindres  démarches  de  la  prin- 
cesse ,  et  personne  n'osa  lui  dire  qu'une  reine  jeune  et  belle , 
quelque  pures  que  soient  ses  vues,  ne  tentera  jamais  de  ré- 
forme dans  les  usages  établis  qu'aux  dépens  de  sa  renommée. 
Jusqu'ici  sa  mise  a  prouvé  plus  de  bon  goût  que  de  magnifi- 
cence;  mais  elle  est  reine,  elle  veut  conquérir  l'amour  des 
peuples  :  elle  se  plaît  à  rehausser  ses  attraits  naturels  par. des 
parures  riches  et  variées.  Ce  n'est  que  d'hier  que  son  époux  lui 
a  rendu  justice  ;  une  innocente  coquetterie  la  porte  à  s'assurer 
le  cœur  de  son  époux.  Chaque  jour  elle  exerce  l'adresse  de 
Léonard  ,  le  goût  de  M""  Berlin  ,  et  déjà  le  blâme  lui  reproche 
de  faire  de  la   toilette  sa  principale  occupation  ,  et  de  donner 
aux  autres  femmes  un  exemple  nuisible  au  repos  et  à  la  prospérité 
des  familles.  Vienne  insuite  l'intrigue  du  collier,  et  bien  des 
voix  hésiteront  à  absoudre  entièrement  la  leine  d'avoir  voulu 
se  procurer  cette  parure  coûteuse.  Déjà  Marie-Antoinette  est  le 
but  de  toutes  les  accusations.  Léonard  fait-il  à  une  Dauphi- 
noise trop  économe  l'espièglerie  d'orner  son  pouf  de  diables 
couleur  de  feu ,  la  chanson  et  l'épigramme  s'en  prennent  à  la 
reine.  Se  promène-t-elle  en  traîneau,  elle  n'a  de  goût  que  poul- 
ies usages  autrichiens,  et  vient  braver  jusque  dans  la  capitale 
les  usages  et  les  convenances  des  Français.  D'un  autre  côté  ,  la 
littérature  étant  à  l'églogue ,  et  la  cour  et  la  ville  mettant  les 
Géorgiqiies  en  action  ,  la  reine,  qui  sacrifie  à  la  mode  comme 
une  femme  de  la  ville ,  a  le  désir,  bien  naturel  au  reste,  d'aller 
voir  un  lever  du  soleil   sur  les  hauteurs  de  Meudon ,  et ,  eu 
raison  de  cette  démarche  imprudente  de  la  part  d'une  si  jeune 
princesse  ,  un  libelle,  lancé  de  la  maison  des  i)rinces,  diffame 
Louis  XVI  et  dégrade  Marie-Antoinette.  C'est  que  désormais  il 
était  nécessaire  que  l'opposition  occulte  jetât  des  doutes  sur  la 
légitimité  des  héritiers  que  la  reine  promettait  de  donner  au 
trône,  légitimité  que  le  mystère  de  sa  longue  stérilité  et  ses  pre- 
mières imprudences  ne  faisaient  déjà  paraître  que  trop  sus- 
pecte. De  ce  moment,  on  peut  prévoir  les  suites  de  ce  doute 


284  REVLE  DE  PARIS. 

pour  les  (Irriiiers  r.^préseiîtanls  d'iinR  dynnslie  qui  liont  sa  prin- 
cipale existence  de  riiérédilé.  La  santé  de  la  reine  exige-t-elle 
que  pour  réparer  les  fatigues  de  sa  grossesse  elle  respire  la 
fraîcheur  des  soirées  d'été,  le  comte  de  Provence  propose  un 
concert  sur  le  tapis  vert.  Alors  les  soirées  sont  suaves  ,  la 
musique  lointaine  et  délicieuse,  la  santé  de  la  reine  redevient 
florissante  :  tout  est  bien  jusqu'ici.  Mais  bientôt  sa  bonté  irré- 
fléchie admet  le  public  dans  le  parc,  et  la  terrasse,  réservée  à 
la  promenade  royale ,  est  envahie.  Un  employé  de  ministère , 
un  officier  de  la  maison  du  comte  de  Provence ,  parviennent 
ainsi  à  s'approcher  de  Marie-Antoinette,  à  lui  parler,  et,  sur 
ce  canevas,  les  libellistes  composent  les  aventures  mystérieuses 
et  galantes  des  bosquets  de  Versailles.  Nous  admettons  avec 
M'ne  Simon-Viennot  que  ne  pas  prévoir  les  pièges  que  peut 
tendre  la  méchanceté  ,  c'est  prouver  son  innocence  ;  mais  ,  s'il 
est  également  vrai  que  la  moindre  démonstration  présomp- 
tueuse de  la  fatuité  suffise  à  entacher  la  réputation  d'une 
femme ,  combien  une  reine  ne  doit-elle  pas  être  soigneuse  de 
resserrer  autour  d'elle  le  cercle  d'étiquette  qui  la  garantit  de 
semblables  entreprises?  Bientôt  cependant  3Iarie-Antoinette 
fournira  de  nouvelles  armes  à  ses  ennemis.  Depuis  l'apparition 
de  la  Nouvelle  Héloïse ,  des  amitiés  exclusives  s'étaient  for- 
mées parmi  les  femmes  de  la  cour.  On  était  étrangère  à  son 
mari,  on  exilait  ses  filles  dans  les  couvents,  on  négligeait  ses 
vieux  parents  pour  vivre  d'un  sentiment  précieux  et  écrire 
chaque  matin  de  volumineuses  confidences  à  l'amie  qu'on 
s'était  choisie.  La  reine,  enthousiaste  de  la  vie  privée,  ne 
manqua  pas  de  désirer  une  amie  chez  qui  elle  pût  aller  fami- 
lièrement ,  et  elle  se  laissa  imposer  une  favorite.  Par  l'in- 
fluence de  M"""  de  Polignac ,  Marie-Antoinette  devint  un  instru- 
ment dans  les  mains  d'intrigants  qui  s'emparèrent  de  la 
distribution  des  emplois  et  des  faveurs,  et  les  répartirent  aux 
plus  indignes  créatures,  laissant  à  la  reine  la  terrible  respon- 
sabilité de  leurs  déprédations  ;  car  la  France  avait  attendu  de 
Marie-Antoinette  la  réparation  de  tous  les  malheurs  causés  par 
M™<=  du  Barry.  Le  prince  de  Ligne  a  dit  de  cette  société  par- 
ticulière de  la  reine  :  «  Dans  le  temps  où  la  jeunesse  et  le 
défaut  d'expérience  pouvaient  engager  à  se  mettre  trop  à  son 
aise  vis-à-vis  delà  reine,  il  n'y  eut  jamais  aucun  de  nous, 


REVUE  DE  PARIS.  285 

qui  îivions  le  bonheur  de  l'approcher  tous  h'S  jours,  qui  osât 
en  abuser  par  la  plus  petite  inconvenance;  elle  faisait  la  reine 
sans  le  savoir,  et  ou  l'adorait  sans  songer  à  l'aimer.  »  Sans 
élever  aucun  doute  contre  cette  assertion  du  prince  de  Ligne, 
nous  croyons  devoir  remarquer  que  la  ville,  (|ue  la  France 
entière,  qui  n'étaient  pas  admises  à  juger  par  leurs  yeux  de  ce 
«jui  se  passait  dans  ces  réunions,  et  qui  savaient  à  merveille 
que  la  jeunesse  et  le  défaut  d'expérience  pouvaient  engager 
à  se  mettre  trop  à  son  aise  vis-à-vis  d'une  reine  jeune  et 
belle,  ont  bien  pu  ne  pas  croire  qu'une  parfaite  convenance 
régnât  toujours  dans  ces  assemblées.  Ajoutons  que  ce  doute  sur 
le  respect  dont  la  reine  pouvait  être  l'objet  était  de  nature  à 
blesser  la  nation  dans  sa  fierté ,  bien  plus  encore  que  l'amiiié  de 
la  reine  pour  une  sujette  ne  pouvait  blesser  les  idées  nationales 
sur  la  majesté  du  trône. 

Nous  ne  nous  arrêterons  point  aux  calomnies  indécentes  et 
impossibles  de  Soulavie,  aux  insinuations  vindicatives  des 
Lauzun  et'des  Bezenval ,  et  personne  aujourd'hui  ne  s'y  arrê- 
tera plus  que  nous.  Il  n'est  guère  de  femme  qui  n'ait  éprouvé 
que  ni  le  rang,  ni  la  richesse  ,  ni  la  parfaite  candeur,  ni  tout 
cela  réuni,  ne  garantissent  des  prétentions  ,  des  méprises  et 
des  misérables  vengeances  des  fats  jeunes  ou  vieux,  et  les 
hommes  ne  sauraient  ignorer  complètement  ce  que  les  femmes 
apprennent  ainsi  chaque  jour  d'eux-mêmes.  Nous  nous  abstien- 
drons également  de  réflexions  sur  d'autres  imputations  dont  la 
vérité  ressort  toute  seule  ,  en  dépit  de  l'apparence  ;  mais  nous 
indicjuerons,  comme  le  fait  le  plus  funeste  selon  nous  à  la  ré- 
putation de  la  reine,  l'aventure  de  la  plume  de  héron.  Que  le 
duc  de  Lauzun  croie  devoir  ôter  une  aigrette  de  sa  lêle  pour 
l'offrir  à  la  reine  de  France,  il  n'est  rien  là  qui  puisse  nous 
étonner,  après  avoir  établi,  comme  nous  venons  de  le  faire, 
que  toute  chose  parait  possible  à  la  fatuité  ;  mais  que  la  reine , 
si  noble,  si  fière ,  si  digne,  si  majestueuse,  dont  on  vante  la 
sagacité  à  saisir  en  toute  occasion  ce  qui  est  convenable,  ait 
cru,  après  quelque  hésitation ,  devoir  parer  puhli(|uement  sa 
tête  royale  d'un  ornement  porté  publiquement  par  M.  de  Lau- 
zun ,  il  y  a  dans  ce  fait  de  quoi  confondre  tout  jugement  sur  le 
véritable  caractère  de  la  reine.  «Une  femme  galante  ou  simple- 
ment coquette,  dit  M'"e  Simon-Viennot,  ne  se  fût  jamais  rendue 


286  REVUE  DE  PARIS. 

coupal)le  de  celle  faille.  »   Nous  en  demeurons  d'accord.  «  La 
reine,  ajoute  M'"»  Simon-Viennot ,  avail  admiré  celle  aigrette 
comme  une  merveille;  elle  savait  que  la  haute  noblesse  se  plai- 
gnait de  n'être  pas  l'objet  de  ses  préférences  exclusives  ;  Marie- 
Antoinette  voulut  épargner  à  un  noble  des  plus  importants  une 
leçon  de  nature  à  augmenter  la  haine  qui  déjà  se  faisait  sentir 
aux  amis  qu'elle  s'était  choisis.  Elle  reçut  donc  celte  aigrette 
comme  une  sorte  de  punition  que  lui  avait  attirée  sa  trop 
grande  confiance  dans  le  respect  dû  à  sa  personne;  c'est  ce 
que  semble  indiquer   sa    résolution  de  porter  l'aigrette  une 
seule  fois ,  et  de  le  faire  remarquer  à  M.  de  Lauzun.  «  Ces  sen- 
timents de  dévoîïment  à  l'amitié,  d'humilité  personnelle,  de 
mortification  profonde ,  pourraient  avoir   leur  côté    louable 
dans  la  vie  privée  ;  mais  quand  on  est  reine  de  France,  il 
tombe  d'abord  sous  le  sens  qu'on  ne  peut  préférer  la  salisfac- 
lion  d'un  individu,  d'une  classe,  l'intérêt  d'une  coterie,  à  la 
satisfaction ,  à  l'intérêt  du  plus  grand  nombre ,  et  qu'avant 
tout  on  se  doit  à  la  nation.  Voilà  pourquoi  les  pamphlétaires 
eurent  si  beau  jeu,  nonobstant  l'innocence  de' la  reine,  en 
«'emparant  de  ce  fait  inouï;  voilà  pourquoi  la  nation,  blessée 
dans  l'honneur  de  la  reine,  dut  voir,  dans  ce  procédé,  un« 
faiblesse  publique  pour  un   homme  favorisé  ;  voilà  pourquoi 
l'opposition  si  funeste  à  Marie-Antoinette  put  insinuer ,  avec 
quelque  chance  d'être  écoutée,  que  le  besoin  continuel  d'écha|)- 
per  à  son  rang  devait  engager  la  reine  à  descendre  du  trône, 
et  à  céder  la  couronne  à  une  tête  plus  digne  de  la  porter.  Or, 
dans  ce  personnage  qui  se  jugeait  digne  de  la  royauté,  les  pro- 
babilités, dans  le  temps,  et  depuis  des  preuves  irrécusables, 
ont  fait  connaître  le  comte  de  Provence ,  le  chef  occulte  de 
cette  opposition  qui  agissait  sourdement  contre  la  reine  long- 
temps avant  son  arrivée  à  Versailles.  Si  l'on  considère  l'intérêt 
personnel  qui  animait  le  comte  de  Provence,  son  désir  de  se 
substituer  au  roi ,  son  astuce ,  sa  persévérance  naturelle  ;  si 
l'on  se  reporte  aux  intérêts  des  différentes  factions  qui  se  for- 
mèrent de  la  première,  et  qui  se  combattirent  et  se  rallièrent 
tour  à  tour  pour  une  même  fin,  l'extinction  de  la  famille 
royale;  qui  s'étonnera  du  cours  que  prirent  les  événements? 
qui  s'étonnera  que  la  reine  ait  succombé  ,  que  sa  famille  ait  été 
souillée,  anéantie?  Si  on  considère  les  déprédations  effrontées 


REVUE  DE  PARIS.  287 

des  amis  de  la  reine ,  les  armes  de  toutes  sortes  qu'elle-même 
donna  contre  elle ,  qui  pourra  dire  qu'elle  fut  injustement 
flétrie  et  détestée?  Sans  doute  l'examen  atlenliP  des  faits  prouve 
que  Marie-Antoinette  fut  innocente  dans  sa  conduite  privée,  et 
le  livre  de  M™"  Simon-Viennot  le  démontre  victorieusement. 
Nous-méme,  nous  le  voyons  dans  les  premières  années  du 
règne  de  la  reine  que  l'éternel  combat  de  la  candeur,  de  la 
droiture  imprudente  contre  l'opinion,  hydre  aux  têtes  innom- 
brables qui  doivent  se  reproduire  sans  cesse,  si  l'on  considère 
qu'elles  s'attaquent  à  chaque  individu  et  l'atteignent  isolément. 
Sans  doute  Marie-Antoinette  n'eut  que  de  légères  erreurs  à  se 
reprocher;  mais  tes  fautes  d'une  reine,  surtout  dans  les  temps 
de  commotions  politiques,    ont  de  sanglants   résultats.    Les 
fautes  de  Marie-Antoinette  contribuèrent  à  alimenter  les  trou- 
bles révolutionnaires,  et  tirent  tomber  sa  tète  charmante.  Exa- 
minons dans  tout  son  éclat  cette  beauté,  parfaite  selon  les  ims, 
beaucoup  trop  vantée  selon  d'autres  qui  se  trouvaient  en  posi- 
tion d'être  bien  instruits.  Nous  devons  aux  infatigables  recher- 
ches de  M™"  Simon-Viennot  la  vérité  sur  ce  point   contesté. 
«  Marie-Antoinette  avait  les  yeux  d'une  belle  forme ,  mais  fai- 
bles et  échauffés ,  le  nez  saillant,  développé,  terminé  en  bec 
d'aigle  et  trop  rapproché  de  la  bouche,  dont  la  jolie  coupe 
était  en  quelque  sorte  gâtée  par  la  proéminence  de  la  lèvre  infé- 
rieure ;  mais  ces  défauts  étaient  etfacés  par  un  sourire  enchan- 
teur, un  teint  éblouissant,  des  cheveux  blonds  et  touffus,  et  des 
mouvements  d'une  majesté  naturelle  et  bienveillante,  qui  la  firent 
proclamer  la  plus  belle  femme  de  l'Europe  par  ceux  qui  la  virent 
pour  la  première  fois  dans  ses  jours  de  représentation.  »  Telle 
était  celte  beauté  que  les  plus  poignantes  douleurs  vont  flétrir. 
La  vie  de  la  reine  peut  être  divisée  en  deux  parties  bien  dis- 
tinctes. Dans  la  première ,  elle  eut  d'abord   toute  la  circon- 
spection d'une  enfance  que  la  singularité  de  sa  position  pro- 
longeait,  puis  ce  fut  une    femme  séduisante,   se  livrant  à 
l'étourdie  à  ses  impressions,  à  ses  penchants  et  à  de  ravissantes 
fantaisies.  On  peut  dater  la  seconde  partie  du  jour  où  elle  fut 
mère  ,  car  dès  lors  parurent  en  elle  toutes  les  vertus  privées  et 
une  grandeur  d'âme  héroïque.  Mais  nous  n'avons  plus  (|ue  quel- 
ques pages  bien  rapides  à  consacrer  à  cette  partie  de  la  vie  de 
Marie-Anloinetlc. 


288  REVUE  DE  PARIS. 

Ayant  donné  un  dauphin  à  la  France,  elle  saisit  ce  moment 
d'ivresse  générale  pour  obtenir  du  roi  d'être  seul  chargée  de 
l'éducation  de  sa  fille,  et  fut  jusque  dans  la  prison  du  Temple 
sa  gouvernante  la  plus  attentive.  Elle  profila  aussi  del'élévation 
de  U^^  de  Polignac  à  la  charge  de  gouvernante  des  enfants  de 
France  pour  voir  fréquemment  les  princes  et  diriger  elle-même 
leur  éducation.  Déjà  la  simplicité  élégante  de  sa  toilette  avait 
rem|)lacé  la  frivolité  tant  critiquée  de  ses  ajustements,  et  des 
études  secrètes  réparaient  son  ignorance.  Le  premier  dauphin 
étant  malade  d'un  dépérissement ,  elle  se  fît  décrire  la  marche 
de  la  maladie  et  s'appliqua  ,  pour  lui  donner  des  soins  plus 
éclairés ,  à  l'élude  de  l'analomie  et  des  hautes  théories  médi- 
cales. La  perversité  des  ennemis  delà  reine  était  telle,  qu'elle 
sut  rendre  suspecte  une  tendresse  si  ingénieuse.  On  avait  parlé 
au  dauphin  de  la  préférence  secrète  de  sa  mère  pour  le  duc  de 
Normandie  ;  on  avait  fait  passer  dans  l'âme  du  jeune  malade  une 
crainte  si  atroce  et  si  vive,  qu'il  refusa  constamment  les  médica- 
ments et  la  nourriture  qui  lui  étaient  présentés  par  sa  mère,  et 
mourut  sous  ses  yeux,  dans  les  transports  de  l'irritation  la  plus 
violente. 

Dans  la  vie  de  Marie-Antoinette  se  trouve  une  page  qui  pour- 
rait la  résumer  toute,  et  qui,  dans  la  vie  d'un  chef  d'armée 
ou  d'un  roi ,  aurait  suffi  ù  immortaliser  ce  chef  ou  ce  roi,  en 
fournissant  à  l'histoire  et  à  la  tradition  du  foyer  ces  récits  hé- 
roïques qui  popularisent  les  grandes  actions.  Marie-Antoinette, 
au  5  et  6  octobre,  devrait  être  dans  toutes  les  mémoires,  si 
jusqu'à  ce  jour  une  sorte  d'indifîérence  n'avait  régné  sur  tout 
ce  qui  se  rapporte  à  la  reine.  Le  5  obtobre  ,  les  principales 
factions  s'étaient  ralliées  à  ce  mot  :  la  régence;  mais  comme 
cette  régence  appartenait  à  la  reine ,  la  conspiration  occulte 
avait  dirigé  contre  elle  toutes  les  démonstrations  de  la  haine 
populaire.  Déjà  des  meurtriers  inconnus  avaient  envahi  son 
appartement  pour  l'assassiner.  A  peine  échappée  à  ce  péril  ,  un 
autre  la  menace.  Pendant  qu'elle  s'entretient  avec  M.  de  la 
Luzerne,  ministre  de  la  marine,  une  balle  dirigée  contre  elle 
vient  sillonner  le  mur  ,  à  la  fenêtre  où  elle  est  assise.  Le  minis- 
tre, sans  paraître  y  i)rendre  garde  ,  sans  interrompre  l'entre- 
tien, se  glisse  entre  Marie-Antoinette  et  la  fenêtre;  mais  la 
princesse  ,  le  repoussant  doucement  vers  le  siège  qu'il  a  quitté. 


REVUE  DE  PARIS.  289 

lui  du  avec  la  même  tranquillité  :  «  Ce  n'est  pas  là  votre  place, 
monsieur,  c'est  la  mienne.  »  Dans  cette  journée  et  depuis,  en 
toute  occasion  ,  l'attachement  de  la  reine  pour  son  époux  ,  son 
dévoûment  à  sa  famille  se  manifestèrent  hautement.  Selon 
nous,  le  déployement  continu  de  tant  de  rares  qualités  donnait 
un  éloquent  démenti  aux  calomnies  qui  avaient  jusqu'alors  pesé 
sur  la  reine. 

Cependant,  le  5  octobre,  des  hordes  forcenées  demandent  au 
dehors  les  entrailles  de  la  reine,  et,  bientôt  après,  le  départ  du 
loi  et  de  l'assemblée  pour  Paris.  L'opinion  de  Marie-Antoinette 
se  prononce  contre  ce  départ,  dont  les  suites,  elle  le  prévoit, 
doivent  ôler  au  roi  la  couronne  et  la  vie.  Néanmoins  Marie-An- 
toinette suivra  son  époux  ,  et,  dès  lors  ,  ni  l'intérêt  des  jeunes 
princes,  ni  le  sien  propre,  ni  celui  du  roi  même  n'empêcheront 
la  reine  de  le  traiter  toujours  comme  un  maître  vénéré,  comme 
le  chef  de  sa  famille  ,  comme  le  chef  suprême  de  l'État.  C'est 
là  sans  doute  le  triomphe  du  devoir  conjugal.  Mais  si  Marie- 
Antoinette  était  épouse,  elle  était  mère  aussi ,  elle  était  reine  , 
et,  avec  la  haute  sagacité  que  M^o  Simon-Viennot  lui  accorde 
un  peu  libéralement ,  elle  aurait  senti  «juelquefois  que,  sous  le 
rapport  politique  et  dans  l'intérêt  des  srens ,  l'abnégation  radi- 
cale qu'elle  pratiquait  envers  le  roi  était ,  à  certains  égards,  un 
tort  grave  envers  les  héritiers  du  trône  et  envers  la  nation. 
Avec  une  sagacité  réelle,  la  reine  n'eût  pas  été  aveuglée  aussi 
longtemps  sur  les  intrigues  de  la  coterie  Polignac.  Elle  se  fût 
bien  gardée  plus  tard  de  repousser  avec  une  sorte  de  dédain 
les  premières  avances  de  Mirabeau  ;  elle  n'eût  pas  rendu  inuti- 
les tous  les  généreux  efforts  de  Barnave  en  faveur  d'une  cause 
désespérée  ,  elle  n'eût  pas  résisté  à  ce  cri  de  Dumouriez  :  Lais- 
sez-vous sauver!  Elle  eût  vu  dans  M.  de  Lafayetle  autre  chose 
qu'un  ennemi  de  la  royauté.  Évidemment  Marie-Antoinette 
manqua  de  la  clairvoyance  qui  fait  approfondir  le  cœur  hu- 
main ,  et  sa  conduite  au  6  octobre  fut  un  effet  de  sa  dignité ,  de 
son  abnégation,  de  sa  grandeur  d'âme,  bien  plus  que  de  sa 
sagacité.  Ce  jour-là,  le  conseil  du  roi  était  encore  partagé  pour 
et  contre  le  départ  pour  Paris,  lorsque  le  roi  ,  fatigué  de  cette 
lutte  et  troublé  par  les  clameurs  du  peuple  ,  parut  au  balcon 
et  s'engagea  à  partir  à  midi.  De  bruyants  transports  accueil- 
lirent cette  promesse  ;  mais  une  voix  rauque  ,  qui  domina  le 


290  REVUE  DE  PARIS. 

tumulte,  cria  :  «  La  reine  au  balcon  !»  Et  la  foule  répétant  ce 
cri,  Marie-Antoinette  s'avança  entre  le  dauphin  et  sa  sœur.  Un 
sinistre  murmure  s'éleva  ,  et  la  voix,  le  dominant  encore  ,  fit 
entendre  :  «  La  reine  et  pas  d'enfants  !  »  Alors  Marie-Antoi- 
nette les  repoussa  dans  l'appartement,  et  se  présenta  seule  à 
ceux  qui  étaient  venus  pour  l'assassiner  et  à  qui  deux  fois  elle 
n'avait  pu  échapper  que  par  miracle.  Qu'elle  devait  être  belle  , 
animée  par  cette  dignité  calme  ,  intrépide,  imposante,  qui  la 
faisait  porter  au  crime  un  tel  défi.  Alors  ses  regards  et  tout 
son  maintien  devaient  dire  ,  à  son  insu  peut-être  :  «  Vous  êtes 
un  peuple  généreux,  toute  lâcheté  doit  vous  être  impossible!  » 
Pourquoi  faut-il  que  nous  soyons  réduits  aux  conjectures  sur 
ce  fait  uni(iue  dans  la  vie  des  reines  ,  quand  l'histoire  nous  a 
conservé  tant  de  détails  de  moindre  importance? 

Quoique  nous  refusions  la  sagacité  à  Marie-Antoinelle  ,  nous 
ne  sommes  pas  de  ceux  qui  attribuent  les  malheurs  de  la  révo- 
lution à  son  influence  politique.  Parmi  ces  juges  ,  il  en  est  qui 
la  condamnent  seulement  parce  que  ,  femme  ,  elle  s'est  mêlée 
des  affaires  ,  comme  si  d'un  côté  les  prétentions  exclusives  de 
<|uelques  hommes,  comme  si  de  l'autre  les  déclamations  ridi- 
cules de  certaines  femmes  ,  devaient  suffire  aujourd'hui  pour 
autoriser  de  semblables  reproches.  Nous  qui  n'avons  pu  voir  et 
juger  les  événements  ,  écoutons  Mirabeau  ,  quand  ,  examinant 
les  difficultés  qui  faisaient  dévier  la  révolution  de  son  but  pri- 
mitif,  il  dit  :  «  L'indécision  du  roi  est  une  des  pires,  il  n'y  a 
que  l'influence  de  la  reine,  l'exemple  et  l'ascendant  de  son 
généreux  courage,  qui  puissent  y  pourvoir.  Un  autre  danger  , 
c'est  l'impopularité  de  la  reine  ,  résultant  des  préventions  si 
injustement  accumulées  contre  elle.  11  importe  que  cette  prin- 
cesse se  fasse  connaître  mieux,  qu'elle  se  montre  davantage  en 
public  et  que  ,  sans  accroître  ses  œuvres  de  bienfaisance  qui 
excèdent  déjà  ses  moyens,  elle  ne  les  tienne  plus  secrètes.  »  Si 
la  reine  n'eut  pas  toute  la  perspicacité  désirable,  au  moins  est- 
il  sûr  que  celle  que  Mirabeau  estimait  le  seul  homme  qui  exis- 
tât dans  le  conseil;  que  celle  dont  il  honorait  assez  le  carac- 
tère pour  ne  lui  parler,  pour  ne  lui  écrire  qu'avec  la  mâle, 
brève  et  ardente  éloquence  qui  lui  était  naturelle;  que  celle 
dont  il  aima  assez  la  sûreté  pour  lui  sacrifier  la  gloire  immor- 
telle qu'il  attendait  de  la  révision  des  articles  constitutionnels 


REVUE  DE  PARIS.  291 

dont  il  s'occupait;  que  celle  pour  qui ,  mourant,  il  consentit  à 
anéantir  des  vues,  des  plans  ,  qui  devaient  lui  survivre,  était 
la  première  femme  de  son  temps ,  et  fût  peut-être  restée  la 
première  sans  la  mort  prématurée  de  Mirabeau. 

Alors  les  républicains  jetèrent  le  masque  ,  et  Barnave,  dé- 
voué à  la  reine  depuis  qu'il  Tavait  approchée  et  jugée  ,  durant 
le  retour  de  Varennes ,  et  qui  s'était  flatté  de  continuer  l'œu- 
vre régénératrice  de  Mirabeau  ,  ne  réussit  pas  à  introduire  dans 
la  constitution  la  moindre  amélioration  en  faveur  du  pouvoir 
royal,  qui  s'y  trouvait  nul  et  avili.  Comme  dernier  refuge, 
Marie-Antoinette  crut  devoir  accepter  la  coopération  armée  de 
Léopold.  Laissons-la  parler  sur  sa  situation  ,  sur  ses  projets, 
sur  ceux  de  Léopold  ,  et  jugeons  si  l'intervention  projetée  fut , 
en  ce  qui  regarde  la  reine  et  l'empereur,  un  crime  digne  d'exé- 
cration et  de  mort.  «  L'armée  est  perdue  (I),  l'argent  n'existe 
l)lus;  aucun  lien,  aucun  frein,  ne  peut  retenir  la  populace  ar- 
mée de  toutes  ])arts  ;  les  chefs  mêmes  de  la  révolution  ne  sont 
plus  écoutés  quand  ils  parlent  d'ordre...  Nous  n'avons  pas  un 
ami,  tout  le  monde  nous  trahit ,  les  uns  par  haine,  les  autres 
!)ar  faiblesse  ou  par  ambition  ;  enfin  j'en  suis  réduite  à  crain- 
dre l'instant  où  l'on  aura  l'air  de  nous  rendre  une  sorte  de  li- 
berté; au  moins  ,  dans  l'état  de  nullité  où  nous  sommes,  nous 
n'avons  rien  à  nous  reprocher...  J'ai  écoulé  autant  que  je  l'ai 
pu  les  gens  des  deux  côlés  ,  et  c'est  de  tous  les  avis  que  je  me 
suis  formé  le  mien  :  je  ne  sais  pas  s'il  sera  suivi.  Vous  connais- 
sez la  personne  ù  qui  j'ai  affaire  (â)  ;  au  moment  où  on  la  croit 
persuadée,  un  raisonnement ,  un  mot ,  la  fait  changer  sans 
qu'elle  s'en  doule;  c'est  pour  cela  que  mille  choses  ne  sont  pas 
A  entreprendre...  Si  les  puissances  ne  viennent  pas  sur  le  mo- 
ment à  notre  secours,  il  ne  nous  reste  que  le  parti  des  i)rinces 
et  des  émigrés...  Mais  vous  connaissez  par  vous-même  leurs 
mauvais  propos  et  leurs  mauvaises  intentions  ;  les  lâches  , 
après  nous  avoir  abandonnés  ,  veulent  exiger  que  seuls  nous 
nous  exposions,  que  seuls  nous  sauvionstous  leurs  intérêts...  » 


(1  )  Correspondance  secrèle  de  Marie-Antoinette  et  de  Léopold  II. 
(2)  Le  roi ,  dont  elle  s'efforce  de  déguiser  ainsi  la  faiblesse  et  l'in- 
fériorito. 


292  REVUE  DE  PARIS. 

Léopold,  ennemi  de  la  république  et  de  l'anarchie  ,  écrivait  : 
a  Les  imperfections  de  la  nouvelle  conslilulion  française  ren- 
dent indispensable  d'y  acheminer  des  modifications,  pour  lui 
assurer  une  existence  solide  et  tranquille...  Le  rétablissement 
de  l'ancien  régime  est  chose  impossible  à  exécuter  et  inconci- 
liable avec  la  prospérité  de  la  France...  Bien  loin  d'abandon- 
ner et  de  contredire  les  principes  sages  et  salutaires  dont  il 
partage  la  conviction  avec  le  roi  et  la  reine  ,  l'empereur  tour- 
nera tous  ses  soins  à  les  faire  adopter  par  toutes  les  cours...  » 
Nous  ne  prétendons  pas  reproduire  ici  des  choses  connues 
aujourd'hui ,  mais  établir  ,  par  le  rapprochement  des  idées  et 
des  faits  ,  quelle  sorte  de  coopération  Marie-Anloînetle  récla- 
mait, et  quelles  vues  décidaient  Léopold  à  intervenir.  Un  peu 
plus  tard  ,  Marie-Antoinette,  forcée  d'accepter  la  constitution 
(ju'eile  regardait  comme  vicieuse,  en  parlait  ainsi  :  «  On  dit  ici 
que ,  dans  l'accord  signé  à  Pilnilz  ,  les  deux  puissances  s'enga- 
gent à  ne  jamais  souffrir  que  la  constitution  française  s'éta- 
blisse. Il  y  a  sûrement  des  points  auxquels  les  puissances  ont 
droit  de  s'opposer;  mais  pour  ce  qui  regarde  les  lois  intérieu- 
res d'un  pays,  chacun  est  maître  d'adopter,  dans  le  sien,  ce  qui 
lui  convient...  »  Était-il  donc  possible  d'être  plus  raisonnable, 
plus  reine  ,  plus  française?  Bien  évidemment,  Marie-Antoinette 
et  Léopold  ne  voulaient  autre  chose  qu'une  constitution  mo- 
narchisée  ,  peut-être  celle  dont  nous  jouissons  aujourd'hui,  et, 
dans  ces  temps  d'intrigues  et  de  révoltesanglante,  tous  les  deux 
payèrent  de  leur  vie  des  intentions  bienfaisantes  et  un  patrio- 
tisme surprenant  chez  des  souverains  de  cette  époque.  Bientôt 
Léopold  ,  également  opposé  à  la  république  et  à  la  contre-révo- 
lution, ayant  les  mêmes  vues,  les  mêmes  projets  que  Mirabeau, 
mourut...  comme  Mirabeau.  Bientôt  Marie-Antoinette  devenue, 
de  reine  absolue,  reine  constitutionnelle,  Marie-Antoinette, 
reine  légitime,  reine,  en  quelque  sorte ,  irréprochable,  mais 
importune  à  ceux  qui,  de  tout  temps,  avaient  ambitionné  son 
trône,  importune  à  la  république,  put  entrevoir  la  hache;  non 
l)as  toutefois  la  hache  qui  mit  lin  à  la  vie  de  Marie  Stuart ,  de 
Jane  Gray,  la  mort  d'une  reine  qui  avait  ensanglanté  ses  mains, 
la  mort  d'une  princesse  qui  s'était  laissé  imposer  une  usurpa- 
tion par  l'ambition  de  ses  proches  ;  mais  la  mort  d'une  femme 
perdue  de  mœurs,  de  débauches  et  de  crimes. 


REVUE  DE  PARIS.  293 

La  reine  ,  disons-nous,  iiialtaquable  de  fait,  si  ce  n'est  en 
apparence  ,  dans  sa  vie  privée,  erra  souvent  en  politique  ,  non 
parce  qu'elle  fut  Autriciiienne ,  comme  le  pense  M""'  Simon- 
Viennot,  mais  parce  que,  indépendamment  du  manque  de  sa- 
gacité en  ce  qui  touciie  la  nature  humaine  ,  sa  fierté  était  irri- 
table ,  sa  volonté  arrêtée  jusqu'à  l'opiniâtreté,  et  son  esprit  en- 
clin à  l'inconséquence.  Aussi ,  Marie-Antoinette,  qui  avait  tant 
éprouvé  le  besoin  de  se  soustraire  à  son  rang  ,  dirigée  d'abord 
par  ceux  qui  se  disaient  ses  amis  ,  fut  longtemps  contraire  à 
l'établissement  d'une  constitution  monarchique.  Plus  lard  Bar- 
nave,  se  flattant  que  ceux  qui  ne  voulaient  que  s'élever  par  la 
révolution  se  rattacheraient  à  la  monarchie,  dans  l'espoir  de 
conquérir  pour  eux  les  entrées  du  château  et  pour  leurs  fem- 
mes les  privilèges  du  tabouret ,  obtint,  au  péril  de  ses  jours, 
le  décret  qui  accordait  an  roi  une  maison  civile  et  militaire. 
Mais  Marie-Antoinette,  si  longtemps  éprise  de  la  vie  domesti- 
que, etquis'était  plue  â  s'occuper  avec  ses  dames  de  jiréparer, 
comme  de  véritables  villageoises,  le  souper  des  faucheurs,  dans 
le  hameau  de  Trianon ,  ne  put  se  déterminer  à  voir  un  cour- 
tisan dans  un  industriel,  dans  un  marchand  ,  et  la  maison  ci- 
vile fut  refusée.  Irritée  des  outrages  faits  à  la  dignité  royale, 
après  l'acceptation  de  la  constitution,  la  reine  négligea  de 
même  toutes  les  occasions  que  lui  ménagea  Barnave  de  rendre 
à  la  royauté  la  popularité  que  des  crimes  odieux  enlevaient  aux 
jacobins. 

Quel  était  cependant  le  véritable  état  des  choses?  Au-dedans, 
le  parti  constitutionnel  perdait  chaque  jour  de  sa  puissance, 
les  républicains  dominaient;  d'un  autre  côté,  le  parti  de  la  cour 
ruinait  la  cause  monarchique  en  intriguant  pour  assurer  le 
rétablissement  de  l'ancien  gouvernement.  Du-dehors,  le  comte 
de  Provence  pactisait  secrètement  avec  les  différentes  factions, 
toujours  soigneux  de  faire  tourner  leurs  fautes  à  son  profil. 
Les  princes,  de  concert,  armaient  contre  la  constitution  ,  au 
nom  du  roi,  qui  venait  de  jurer  la  constitution,  et ,  mettant 
ainsi  en  péril  les  jours  du  roi  et  de  la  reine  ,  indiquaient  suffi- 
samment que  ce  qu'ils  voulaient ,  aussi  bien  que  le  parti  répu- 
blicain, c'était  l'extinction  de  la  famille  royale,  enlacée  désor- 
mais dans  des  rets  inextricables,  que  chaque  jour  resserrait 
davantage.  Bien  évidemment  donc  ,  les  crimes  de  la  révolution 


294  REVUE  DE  PARIS. 

ne  furent  pas  les  crimes  de  Marie-Antoinette,  mais  peuvent 
être  appelés  les  crimes  de  tous.  Déjà  Barnave  ne  voit  plus  de 
salut  que  dans  la  fuite.  Il  s'agit  de  recomposer  l'état-major  de 
la  maison  militaire  ;  Barnave  supplie  la  reine  de  diriger  le 
choix  du  roi  sur  des  {rens  qu'il  désigne,  et  qui ,  bien  que  répu- 
tés républicains  ardents  ,  sont  décidés  à  sacritîer  leur  vie  pour 
leurs  majestés.  Mais  Barnave,  n'ayant  pas  su  réussir  dans  tou- 
tes ses  tentatives,  a  perdu  la  contiance  de  la  reine;  elle  refuse 
en  cette  occasion  l'assistance  du  jeune  député.  M.  de  Lafayette, 
dont  le  dévouement  à  la  famille  royale  ne  pouvait  plus  être 
douteux  ,  proposa,  après  le  20  juin  ,  deux  plans  de  fuite  dont  la 
reine  ne  voulut  même  pas  prendre  connaissance,  alléguant 
qu'il  valait  mieux  périr  que  de  devoir  la  vie  à  l'homme  qui  avait 
porté  les  plus  rudes  coups  à  la  royauté  absolue.  Dumouriez, 
acquis  au  roi  depuis  qu'il  avait  pu  juger  Marie-Antoinette,  lui 
apprend  que  ce  cri  :  la  déchéance  ,  retentit  dans  tout  le 
royaume.  Il  propose  un  plan  de  fuite,  et,  agenouillé  et  sup- 
pliant, il  sécrie  :  Ah!  laissez-vous  sauver.  Mais  précédemment 
Dumouriez  s'est  rappelé  un  instant  les  préventions  accréditées 
contre  le  caractère  de  la  reine  :  elle  lui  ôte  tout  espoir  de  sau- 
ver la  famille  royale.  Cependant  le  10  août  est  proche  ,  et  ce 
(|ue  Marie-Antoinette  vient  de  sacrifier  quatre  fois  ,  c'est  la  vie 
du  roi,  c'est  la  vie  de  M™''  Elisabeth,  c'est  l'innocence  et  la  vie 
du  dauphin,  terrible  responsabilité  (jue  la  reine  fait  opiniâtre- 
ment peser  sur  sa  tète  !  Ce  qu'elle  repousse  ,  c'est  le  bonheur 
domestique  tant  souhaité  ,  dont  elle  eût  joui  sur  la  terre  étran- 
gère ,  en  attendant  le  retour  de  jours  i)lus  paisibles  et  plus  glo- 
rieux. Inconséquence  de  l'esprit  humain! 

Mais  quelles  qu'aient  été  les  erreurs  de  Marie-Antoinette  ,  il 
y  eut  dans  ses  derniers  jours  une  douleur  qui ,  surpassant  toutes 
les  douleurs ,  dut  effacer  ses  fautes.  Apprendre  que  l'innocence 
de  son  fils,  de  son  élève,  surveillé  avec  tant  d'amour,  avait  été 
indignement  corrompue ,  dut  dessécher  soudain  toutes  les 
sources  de  la  vie  chez  cette  mère  passionnée.  Pour  l'imagination 
qui  parviendra  à  saisir  et  à  s'appliquer  cette  ardente  torture 
d'une  mère  ,  d'une  reine  ,  le  calme  passif  des  derniers  instants 
de  Marie-Antoinette  n'aura  rien  que  de  naturel.  Ignominieuse- 
ment traitée  jusqu'à  sa  dernière  heure,  la  pudique  fiUe  des  Cé- 
sars est  réduite  à  s'habiller  ,  pour  le  supplice,  sous  les  regards 


KEVLli  DE  PARIS.  295 

effi'onlés  d'un  garde ,  bien  indigne  du  rang  d'officier ,  et  elle  s'en 
va  bientôt  après,  dans  la  charrette  des  criminels,  entre  le  prêtre 
et  le  bourreau  ,  poser  sa  tête  sous  la  hache. 

Parlerons-nous  des  légères  négligences  qu'on  pourrait  remar- 
quer dans  le  livre  de  M"'^  Simon-Viennot?  Non,  sans  doute.  Il 
y  aurait  pédanterie  à  traiter  avec  cette  ridicule  sévérité  un  ou- 
vrage sans  prétention ,  qui  se  recommande  par  le  désir  d'être 
juste ,  vrai  et  utile  ,  et  qui  l'est  sans  contredit  ;  car ,  ayant  suivi 
dans  ces  pages  touchantes,  Marie-Antoinelte  au  10  août,  au 
Temple,  à  la  Conciergerie  ,  le  lecteur  ému  s'avoue  sans  elforts 
que  la  reine  s'éleva,  dans  ces  jours  malheureux,  au  plus  haut 
point  de  perfection  que  l'humanité  puisse  atteindre. 


I\I""=  31. 


SONNETS  ET  CHANSONS"'. 


VIOLETTE  DE  MARS. 
(traduit  de  chamisso  ,  QUI  l'avait  traduit  du  danois 

ANDERSEN.) 

Le  ciel  s'est  arrondi  plus  bleu  sur  les  hauteurs  , 
El  la  gelée  a  peinl  sur  les  carreaux  des  fleurs. 

Une  surtout  là-haut  sur  la  vitre  étincelle, 

Un  jeune  homme  est  en  bas ,  les  yeux  tixés  sur  elle. 

Et ,  derrière  les  fleurs  de  ces  carreaux  brillants  , 
Brillent  bien  plus  encore  deux  beaux  yeux  souriants  : 

Violette  jamais  n'a  souri  plus  sereine  !  — 

—  Mais  la  vitre  déjà  se  fond  sous  une  haleine. 

La  fleur  a  disparu,  mais  non  les  deux  beaux  yeux  : 

—  Amour,  oh!  sois  propice  au  jeune  homme  amoureux! 

(1)  Nous  détaclions  ces  pièces  d'un  recueil  de  petits  poèmes  inti- 
tulés :  C/tansons  de  T'oyaçje,  Ce  recueil  peut  se  diviser  en  quatre 
suites  :  Chansons  de  Printemps,  Chansons  d'AulomJie,  etc.,  selon 
l'époque  de  l'année  où  le  voyageur  contemple  la  nature.  On  ne  peut 
qu'applaudir  aux  efforts  qu'a  tentés  l'auteur  de  ces  jolies  chansons 
pour  transporter  dans  notre  poésie  l'inspiration  naïve  et  le  tour  gra- 
cieux des  lieder  allemands. 


REVUE  DE  PARIS.  297 


RENCONTRE  A  LA  SOURCE. 

^  Un  peu  d'eau  pour  ma  lèvre  aride 
Comme  pour  le  cerf  aux  abois  ! 
Ah  !  voici  la  source  limpide 
Où  boivent  les  oiseaux  du  bois. 

Une  enfant  rieuse  et  naïve 
S'incline  sur  ce  frais  miroir. 
Sur  son  front  des  fleurs  de  la  rive 
Brillent  :  elle  voudrait  les  voir. 

—  «  Votre  cruche  !  afin  que  j'étanche 
Ma  soif  après  ce  long  chemin  I  » 
Elle  m'enlend  ,  sourit,  se  penche, 
Puise  et  boit  l'onde  dans  sa  main. 

—  a  Enfant ,  rien  qu'une  marguerite 
De  celles  qui  parent  Ion  front  !  » 

—  «  Prenez;  mais  vous  marchez  si  vile  ! 
Loin  du  bois  frais  elles  mourront...  » 

J'avais  franchi  le  bois  à  peine 
Que  le  soleil  les  ûl  mourir. 
Et  depuis ,  en  tous  lieux  je  traîne 
Ces  fleurs  et  ce  frais  souvenir. 

LES  GLANEURS. 

Je  passais  :  deux  glaneurs ,  pour  mieux  nouer  leur  gerbe , 
Muets, au  bord  du  champ  s'étaient  assis  dans  l'herbe. 
Leurs  yeux  tristes,  fixés  sur  leur  moisson  du  jour. 
Accusaient  le  fardeau  de  n'être  pas  plus  lourd  ; 
Et  des  pleurs  que  je  vis  trembler  dans  leur  paupière 
Disaient  :  «  Rien  que  cela  pour  la  journée  entière  !  » 
—  Pauvres  fronts  tout  hâlés  et  pauvres  pieds  meurtris 
Par  le  tranchant  qui  pointe  aux  tiges  des  épis!.... 
9  26 


298  REVUE  DE  PARIS. 

Et  c'étaient  deux  enfants!  —  Les  enfants  devraient  rire 
Hélas  !  ceux-ci  pleuraient.  Misère  ,  ô  dur  martyre  ! 

Un  nouveau  spectateur  de  ce  tableau  touchant 
Apparut  tout  à  coup ,  —  le  possesseur  du  champ. 
«  Vous  vous  êtes  penchés  vers  le  sol  dès  l'aurore, 
Ditil ,  mais  votre  fjerbe  est  bien  légère  encore  ; 
Vous  avez  respecté  mes  épis  en  faisceaux  , 
Et  la  riche  récolte  a  payé  mes  travaux. 
Je  veux  récompenser  votre  courage  honnête 
Par  une  double  gerbe  ;  allez ,  partez  en  fête.  « 

Oh  !  que  soudain  alors  ces  deux  pauvres  enfants 
Jetèrent  leur  tristesse  et  furent  triomphants! 
Qu'ils  étaient  beaux  à  voir  s'élancer  hors  de  l'herbe 
Pour  voler  au  trésor  de  leur  nouvelle  gerbe! 
Par  quel  élan  facile  ils  chargèrent  leur  dos 
De  ce  dernier  butin  et  des  premiers  fardeaux  ! 
Et  de  quel  pied  joyeux  soulevant  la  poussière , 
Ils  gagnèrent  d'un  bond  la  prochaine  chaumière  I 

LE  SOUVENIR. 

Le  souvenir  m'est  doux  ,  et  j'y  reviens  souvent, 
Comme  on  aime  l'enclos  où  l'on  jouait  enfant, 
Et  la  place  où  plus  tard  ,  rêveur,  on  venait  lire 
Quelque  tendre  récit  d'un  amoureux  martyre  , 
Alors  qu'on  n'entendait  que  l'argentine  voix 
Des  clochettes  au  cou  des  vaches  dans  le  bois, 
Et  que  l'œil  contemplait ,  entraîné  loin  du  livre. 
Les  oiseaux  becquetants  que  le  soleil  enivre. 

SONNET. 

DIITÉ   DE  WILUELItl   MCLLER. 

Pour  écrire  tes  vers  ,  tu  t'asseyais  ,  poëte , 
A  ta  fenêtre  ouverte  à  l'air  inspirateur  ; 


REVUE  DE   PARIS.  290 

Autour  de  la  fenêtre  un  bras  de  vigne  en  fleur. 
Enchaînait  des  festons  odorants  sur  ta  tête. 

Des  oiseaux  familiers  chantaient  leur  cliant  de  fête 
Sur  ton  cou  ,  sur  tes  mains  ,  et  même  sur  ton  cœur  ; 
Tes  enfants  folâtraient,  vif  essaim  tapageur, 
Que  leur  mère  apaisait,  pour  ton  rêve  inquiète. 

Jlais  toi ,  tout  ce  bonheur  ,  tout  ce  rire ,  ces  sons  , 
Glaneur  ,  heureux  glaneur  des  pures  harmonies , 
Ta  main  les  enlaçait  dans  tes  fraîches  chansons. 

Puis  ,  du  ciel  descendaient  vers  loi  de  doux  génies 
Dont  seul  tu  pouvais  voir  les  mysliciues  rayons , 
—  Et  tu  tirais  un  son  de  ces  harpes  bénies. 

N.  Martin. 


FEMMES 

DE  LA  RÉGENCE. 

III. 

MADAME  DE  VERRUE. 


I. 


Un  matin  du  mois  de  janvier  1685,  les  gens  de  rhôtel  de 
Luynes  apprêtaient  un  grand  carrosse  de  voyage  dont  les  che- 
vaux étaient  commandés  |)Our  le  coup  de  neuf  heures.  Hors  les 
valets  qui  remettaient  de  l'ordre  dans  les  salles  basses  ,  où  l'on 
voyait  les  débris  d'une  noce  qui  avait  eu  lieu  la  veille  ,  tout  le 
monde  dormait  encore  dans  l'hôlel.  la  première  fenêtre  qui 
s'ouvrit  fut  celle  de  la  grand'chambre  ,  où  parut  sur  le  balcon 
la  mâle  figure  de  M.  de  Luynes.  Les  traits  de  l'honorable  duc 
exprimaient  d'ordinaire  cette  sévérité  mélangée  de  douceur  que 
donnent  les  habitudes  d'une  vie  pieuse;  mais  cette  fois  une 
profonde  tristesse  se  lisait  sur  son  visage  et  dans  toute  sa  per- 
sonne. Il  suivit  d(^s  yeux  pendant  un  quart  d'heure  les  prépara- 
tifs de  voyage,  et  lorsqu'il  donna  quelques  avis  à  ses  gens  du 
haut  de  la  fenêtre ,  on  s'aperçut,  au  son  altéré  de  sa  voix  ,  du 
trouble  où  élait  son  noble  cœur.  Aussitôt  que  cette  voix  eut 


KKVl'E  DK  PARIS.  501 

résonné  dans  la  cour,  le  reste  de  la  maison  s'éveilla,  et  un 
grand  mouvement  régna  partout.  Neuf  heures  allaient  soruier 
quand  le  duo  descendit  en  robe  de  chambre  sur  les  marches  du 
perron  et  demanda  si  l'on  avait  averti  son  gendre  (jue  les  che- 
vaux étaient  attelés.  A  ce  moment  une  jeune  personne  de  <|uinze 
ans  au  plus ,  et  d'une  beauté  remarquable  ,  vint  se  placer  à  côlé 
de  M.  de  Luynes  et  lui  prit  la  main  sans  pouvoir  parler.  C'était 
sa  fille,  qui  avait  épousé  la  veille  le  comte  de  Verrue  et  qui  allait 
partir  pour  la  Savoie. 

—  Vous  voilà  ,  Jeanne?  dit  le  duc  sans  oser  regarder  son  en- 
fant. Vous  êtes  en  retard  ;  il  faut  toujours  faire  ce  dont  on  est 
convenu.  Neuf  heures  sonnent,  montez  en  voilure.  Où  donc  est 
monsieur  de  Verrue? 

La  jeune  femme  ne  répondit  rien  et  continua  de  presser  la 
main  de  son  père. 

—  Vous  aurez  beau  temps  aujourd'hui  pour  voyager,  reprit 
le  duc  avec  une  émotion  croissante.  Vous  pouvez  faire  quinze 
lieues  et  coucher  ce  soir  à  Étampes. 

Madame  de  "Verrue  gardant  encore  le  silence,  M.  de  Luynes  se 
tourna  vers  elle  à  demi,  et,  lui  voyant  les  joues  inondées  de 
larmes  ,  il  la  saisit  impétueusement  dans  ses  grands  bras. 

—  Je  voulais  éviter  cela  ,  dit-il  en  pressant  sa  fille  à  l'étouf- 
fer. Ces  adieux  ne  font  que  nous  déchirer  le  cœur  et  ne  servent 
à  rien.  Vous  aimez  voire  mari ,  vous  allez  être  riche  ,  heureuse 
et  considérée  à  la  cour  de  Turin.  Ces  pleurs  ne  sont  pas  rai- 
sonnables. Allons,  c'est  assez.  Je  vous  défends  de  pleurer  da- 
vantage. 

M.  de  Luynes  pleurait  lui-même  de  tout  son  cœur  ;  mais,  pai' 
un  effort  prodigieux  de  la  volonté,  le  pauvre  père  dompta  son 
chagrin  el  reprit  ses  airs  de  sévérité  en  ajoutant  : 

—  Ma  fille,  sachons  accepter  notre  destin  comme  Dieu  nous 
le  fait.  Nous  ne  serons  pas  toujours  séparés.  Votre  mari  vous 
amènera  quelquefois  en  France;  j'ii ai  vous  voir  en  Savoie  ,  je 
l'espère.  Faites  en  sorte  que  l'on  vous  aime  là-bas  et  que  j'en- 
tende toujours  bien  parler  de  vous. 

Il  y  a  dans  les  caractères  énergiques  un  ascendant  qui  com- 
munique la  force  et  enseigne  aux  autres  à  se  dominer  eux- 
mêmes.  Madame  de  Verrue  essuya  ses  yeux  et  répondit  avec 
calme  : 

26, 


302  riEVlJE  DK  PARIS. 

—  Ne  craignez  rien ,  mon  pfire  ,  je  n'oublierai  jamais  que  je 
suis  une  de  Liiynes ,  eL  que  l'honneur  de  votre  nom  est  atlaciié 
à  ma  conduite. 

Ils  étaient  remis  de  leur  trouble  au  moment  où  le  jeune 
mari  descendit  de  son  appartement.  Le  duc  embrassa  son 
[jendre. 

—  Je  vous  épargne ,  lui  dit-il ,  les  éternels  sermons  que  font 
les  pères.  Adieu  ,  mon  ami.  Je  vous  ai  donné  ce  que  j'avais  de 
plus  cher  au  monde,  mais  je  ne  le  regrette  pas.  Aimez  ma  fille  le 
plus  que  vous  pourrez. 

Le  gendre  s'écria,  selon  l'usage,  qu'il  était  le  plus  heu- 
reux des  hommes,  et  les  jeunes  gens  montèrent  en  carrosse. 
Lorsqu'ils  furent  sortis  de  l'hôtel ,  M.  de  Luynes  soupira  en  le- 
vant les  yeux  au  ciel  et  gagna  son  oratoire  en  murmurant  tout 
bas  : 

—  Cela  est  dur,  bien  dur  à  mon  âge;  mais  elle,  avec  ses  quinze 
ans ,  je  gage  qu'elle  rit  déjà  et  se  console.  Ces  chers  enfants!  Ils 
sont  tous  deux  beaux  comme  le  jour  ! 

Le  comte  de  Verrue,  qui  portait  un  des  grands  noms  du 
royaume  de  Savoie,  était  en  effet  l'un  des  plus  beaux  cavaliers 
de  ce  temps-là.  Sa  fortune  était  considérable  ,  et  ses  emplois  à 
la  cour  de  Turin ,  les  premiers  et  les  plus  honorables.  Sa  mère 
avait  la  charge  de  dame  d'Iionneur  auprès  de  la  duchesse  de 
Savoie.  Il  avait  du  crédit,  devant  lui  un  avenir  aussi  assuré  que 
brillant.  M.  de  Vernon  ,  ambassadeur  de  Turin  à  Paris,  l'avait 
emmené  avec  lui ,  pour  visiter  la  France,  et  le  jeune  comte  s'é- 
tait tout  de  suite  éjjris  de  M""'  de  Luynes  aux  bals  de  Versailles, 
où  elle  venait  de  débuter  avec  éclat,  comme  toutes  les  beautés 
dans  leur  fleur.  Jeanne ,  qui  était  du  second  lit  de  M.  de  Luynes, 
ne  possédait  presque  rien.  Son  père  ne  l'eût  jamais  mise  au  cou- 
vent contre  son  gi  é,  mais  elle  courait  le  risque  d'être  longtemps 
à  marier;  aussi ,  quand  M.  de  Verrue  demanda  sa  main,  on 
l'accueillit  avec  joie  et  reconnaissance.  Le  comte  avait  vingt  ans, 
des  manières  du  meilleur  ton ,  l'esprit  un  peu  épais  .  mais  un 
caractère  doux  et  facile  à  vivre.  Le  duc  de  Savoie  avait  donné 
son  consentement  au  mariage  dans  les  termes  les  plus  flatteurs 
pour  M.  de  Luynes,  en  promettant  quelques  faveurs  nouvelles 
aux  époux  à  leur  arrivée  dans  Turin.  Le  plus  habile  devin  eût 
donc  été  bien  embarrassé  de  prédire  par  quel  côté  une  union 


REVUE  DE  PARIS.  305 

formée  sous  de  tels  auspices  pouvait  engendrer  des  orages  et 
des  mallu'iirs,  suiloiit  en  considérant  l'amour  tendre  des  jeunes 
gens  l'un  pour  l'autre,  les  pxceilenls  principes  de  la  comtesse, 
sa  vertu  et  sa  raison.  Cependant  on  verra  bientôt  comme  elle  fut 
menée  à  mal ,  pour  ainsi  dire  de  force  et  malgré  elle  ;  tant  il  est 
vrai  <jue  le  sort  sait  paifois  creuser  devant  nous  de  ces  précipices 
où  le  pied  le  plus  prudent  et  le  plus  sûr  doit  tînir  infailliblement 
par  tomber. 

Jeanne  de  Luynes  était  une  jolie  et  fraîche  personne,  avec 
des  yeux  noirs,  de  belles  dents,  une  physionomie  tour  à  tour 
.sérieuse  ou  enjouée,  selon  ce  (|ui  passait  dans  ses  idées,  qui 
étaient  fort  mobiles.  Elle  avait  l'imagination  vive  et  facile  à 
frapper,  mais  soutenue  par  assez  de  bon  sens.  Lorsque  l'ennui 
la  venait  chercher,  elle  le  supportait  mal,  comme  toutes  les 
femmes.  Avec  de  bons  procédés  et  de  la  douceur  on  eu  faisait 
ce  qu'on  voulait;  mais  rinjuslice  ou  la  tyrannie  la  pouvaient 
jeter  dans  les  plus  terribles  écarts,  une  fois  qu'elles  avaient 
dépassé  la  dose  de  i)atience  que  le  Ciel  lui  avait  donné.  On  com- 
prenait aisément  que,  si  elle  eijt  été  mal  mariée,  sa  tête  aurait 
pu  la  mener  loin  ;  mais  en  la  voyant  unie  à  un  mari  Jeune,  com- 
plaisant et  à  son  goût,  il  ne  semblait  plus  possible  qu'elle  dût 
jamais  faillir. 

M.  de  Verrue  et  sa  femme  mirent  amoureusement  un  grand 
mois  ii  faire  le  voyage  à  petites  journées.  Ils  étaient  fort  impa- 
liemment  attendus  à  Turin  par  les  amis  et  la  famille  du  comte. 
.Mt^e  la  comtesse  douairière  de  Verrue  caressa  beaucoup  sa  bru. 
Elle  se  mit  sur  le  pied  de  l'embrasser  six  fois  par  jour  et  l'acca- 
bla de  soins  jusqu'à  l'importuner.  Cette  douairière  était  une 
grosse  femme  chargée  de  graisse  et  fort  colorée  par  la  coupe- 
rose. La  galanterie  l'avait  tenue  jusqu'à  cinquante  ans,  et  de  sa 
jeunesse  un  peu  trop  riche  en  chapitres  de  roman  elle  avait  gardé 
une  morale  commode  et  des  oreilles  qui  ne  s'effarouchaient  pas 
pour  des  riens.  A  travers  tous  ces  frais  de  tendresse  ,  la  jeune 
bru,  qui  avait  de  l'intelligence,  démêla  dans  les  mines  de  la 
douairière  quelque  chose  de  sec  et  d'impérieux  qui  ne  prometlait 
rien  de  bon;  c'est  pouiquoi  elle  se  tint  sur  la  réserve  avec  sa 
belle-mère,  et  ménagea  de  son  misaix  une  a.Teclion  (ju'il  fallait 
làcherd'enlretenirlongtemps  pour  vivre  pacifiquement.  Le  reste 
de  la  famille  se  composait  d'une  dizaine  de  sots  ,  d'ignorants  et 


504  REVUE  DE  PAKIS. 

d'âmes  basses  qui  formait  à  Turin  ce  qu'on  pourrait  appeler  la 
populace  de  la  cour. 

Le  jeune  duc  Viclor-Amédée  vivait  alors  retiré  dans  son  palais, 
et  n'aimait,  en  fait  de  délassements,  que  la  musique  ;  aussi 
avait-il  la  meilleure  symphonie  qui  fût  en  Eurojx'.  Il  ne  recevait 
qu'une  fois  la  semaine,  et  personne,  hors  ses  chambellans,  ne 
le  voyait  dans  son  particulier.  Sous  les  apparences  d'une  grande 
froideur  qui  existait  dans  son  maintien  ,  ce  prince  avait  de  la 
chaleur  d'âme,  et  son  regard  ferme  annonçait  qu'il  avait  au 
service  de  ses  passions  deux  qualités  redoutables  ,  la  résolution 
et  la  persévérance. 

M"»"  de  Verrue  ne  reçut  pas  du  roi  de  Piémont  l'accueil  que 
les  lettres  avaient  fait  espérer.  Soit  que  le  prince  fût  distrait 
par  ses  projets  politiques,  car  il  en  avait  de  fort  grands,  soit 
que  les  airs  à  la  française  ne  fussent  pas  à  son  goût ,  il  ne 
montra  pas  la  bonne  grâce  qu'on  attendait  de  lui.  A  I  instant 
de  la  présentation  ,  il  fixa  sur  la  jeune  dame  un  regard  long  et 
impassible,  dont  elle  perdit  contenance;  il  murmura  ensuite 
quelques  mots  de  bienveillance,  et  une  fois  qu'il  eut  détourné 
les  yeux  ,  il  ne  les  dirigea  plus  de  tout  le  reste  du  jour  sur  la 
nouvelle  arrivée.  Comme  la  seconde  visite  au  château  se  passa 
de  la  même  façon,  la  douairière  et  tous  les  Verrue  en  eurent 
de  l'inquiétude,  et  répétèrent  dix  fois  avec  chagrin  que  la  jeune 
bru  n'avait  pas  le  bonheur  de  plaire  à  Son  Altesse.  Au  bout 
d'un  mois  ,  voyant  que  les  manières  du  prince  ne  changeaient 
point,  les  Verrue  s'agitèrent  en  disant  qu'il  fallait  pourtant 
que  cela  eût  une  fin.  Après  le  secimd  mois  ils  tournèrent  leur 
dépit  contre  leur  bru ,  et  lui  commandèrent  de  faire  en  sorte  de 
gagner  les  bonnes  grâces  du  prince;  mais  le  troisième  mois  s'é- 
lant  écoulé  sans  aucun  amendement,  on  déclara  que  la  petite 
avait  un  mauvais  caractère  ,  une  indifférence  coupable  pour  les 
désirs  de  sa  famille  ,  et  qu'on  verrait  à  trouver  quelque  moyen 
de  la  mettre  à  la  raison.  Le  comte ,  qui  aimait  sa  femme ,  était 
seul  à  parler  pour  elle  contre  les  autres;  mais,  n'ayant  aucune 
éloquence,  il  se  laissait  battre,  et  la  langue  formidable  de  la 
douairière  lui  coupait  la  parole  au  premier  mot,  en  sorte  que 
Jeanne  de  Luynes  en  vint  bien  vile  à  mener  une  vie  fort  maus- 
sade et  à  soupirer  en  pensant  à  la  maison  paternelle.  Avec  son 
inexpérience  de  quinze  ans ,  la  pauvre  petite  ne  comprenait 


REVUE  DE  PARIS.  305 

rien  à  celte  froideur  extrême  du  prince.  Un  soir  elle  prit  son 
grand  courage  et  se  mit  dans  l'esprit  de  triompher  des  injustes 
préventions  du  duc  de  Savoie  et  de  briser  la  glace  en  l'obligeant 
à  s'expliquer.  Elle  choisit  le  moment  où  Son  Altesse  parlait  à 
une  dame  assise  devant  le  feu,  et  vint  poser  un  pied  sur  les  che- 
nets à  l'autre  coin  de  la  cheminée.  Quand  le  duc  eut  fini  sa  con- 
versation, il  se  trouva,  en  changeant  de  posture  ,  tout  auprès 
de  la  comtesse,  et,  voyant  <|u'il  ne  pouvait  éviter  de  lui  adresser 
la  parole,  il  en  parut  contrarié,  ce  qui  jeta  M™'=  de  Verrue  dans 
un  trouble  cruel.  La  symphonie  jouait  dans  cet  instant  des  airs 
de  la  cour  de  France. 

—  Reconnaissez-vous  celte  musique?  demanda  le  prince  à  la 
comtesse. 

—  Sans  doute,  répondit  M""'  de  Verrue,  et  les  souvenirs 
qu'elle  me  remet  à  l'esprit  m'inspirent  de  la  tristesse. 

—  Je  comprends  :  vous  regrettez  votre  pays.  Vous  n'aimez 
point  les  habitants  du  Piémont. 

—  Ce  sont  eux  qui  ne  m'aiment  point,  et  il  est  impossible  à 
mon  âge  d'être  heureusement  au  milieu  de  gens  à  qui  l'on  dé- 
plaît. 

—  Je  pensais  plutôt ,  reprit  le  duc,  que  vous  aviez  de  l'ennui, 
et  que  notre  cour  ne  vous  semblait  pas  digne  de  vous? 

—  Votre  Altesse  plaisante  :  je  ne  demandais  ,  en  venant  ici , 
qu'à  me  voir  faire  aussi  bon  visage  qu'aux  autres  pour  m'y 
trouver  à  l'aise. 

Hlme  de  Verrue,  qui  avait  enfin  surmonté  son  trouble,  leva 
les  yeux  pour  voir  comment  ses  reproches  seraient  accueillis 
du  prince.  Elle  s'aperçut  alors  avec  étonnement  que  Son  Altesse 
avait  les  mains  tremblantes  et  que  le  rouge  lui  montait  aux 
joues. 

—  Vous  vous  trompez,  dit  M.  de  Savoie,  si  vous  croyez  qu'on 
ne  vous  aime  point  ici  5  ce  que  vous  avez  pris  pour  de  l'aver- 
sion, c'était  de  la  crainte. 

La  douairière  de  Verrue  se  réjouissait  de  loin  ,  en  voyant  le 
duc  en  conférence  avec  sa  bru  ;  mais  elle  fut  saisie  d'effroi  lors- 
que M.  de  Savoie  quitta  brusquement  la  comtesse  et  dit  à  la 
symphonie  : 

—  Jouez-nous  d'autres  morceaux,  messieurs;  votre  musique 
française  n'amuse  point  M^o  de  Verrue. 


506  REVUE  DE  PARIS. 

Jeanne  de  Luynes  rentra  chez  elle  fort  rêveuse.  Elle  se  laissa 
gronder  par  les  Verrue  sans  prendre  garde  à  leur  colère,  et  dans 
l'instant  où  la  famille  entière  décidait  que  jamais  cette  petite 
orgueilleuse  ne  saurait  faire  sa  cour,  elle  comprenait  intérieu- 
rement que  le  duc  de  Savoie  était  amoureux  d'elle;  et  en  effet  la 
comtesse  n'eût  pas  été  une  femme  si  elle  eût  tardé  plus  long- 
temps à  s'en  apercevoir. 


II. 


Avec  le  jour  du  lendemain  arriva  une  grande  nouvelle,  De- 
l)uis  plus  de  cinq  ans  on  n'avait  point  dansé  au  château,  et  le 
prince  venait  de  dire  à  son  lever  qu'il  voulait  donner  des  fêtes. 
Les  dévoîs,  qui  sont  toujours  des  gens  extrêmes,  s'en  effrayè- 
rent comme  d'une  idée  infernale  et  virent  déjA  leur  règne  dé- 
truit par  le  luxe  de  Versailles  et  le  régime  des  favoris  et  des 
maîtresses.  Ils  prirent  des  airs  plus  affligés  que  s'il  se  fût  agi 
«l'une  guerre  ;  mais  la  jeunesse  et  les  femmes  commandèrent 
gaiement  leurs  habits  de  danse  et  se  préparèrent  aux  amuse- 
ments. 

Les  Verrue  furent  distraits  de  cette  nouvelle  par  une  autre 
qui  leur  vint  en  même  temps  et  qui  les  touchait  davantage.  Le 
comte  fut  appelé  dans  le  cabinet  du  prince  et  on  lui  donna  une 
mission  secrète  auprès  du  roi  d'Espagne.  Cette  grande  faveur 
aurait  dû  étonner  toute  la  famille,  car  M.  de  Verrue,  avec  son 
esprit  borné  ,  ne  semblait  guère  propre  à  remplir  des  fonctions 
politiques;  cependant ,  exceplé  la  comtesse  ,  les  Verrue  regar- 
dèrent la  chose  comme  fort  naturelle.  L'envoyé  secret ,  charmé 
du  personnage  important  qu'il  allait  être ,  prit  ses  instructions 
et  pouvoirs,  et  partit  fort  content,  après  avoir  embrassé  sa 
femme  ,  en  lui  disant  de  se  bien  divertir  dans  les  bals ,  et  de  tâ- 
cher de  se  mettre  mieux  avec  Son  Altesse. 

On  commença  les  fêtes  par  un  carrousel  où  M.  de  Savoie 
commandait  le  quadrille  des  Turcs ,  et  l'on  trouva  que  l'habit 
ottoman  lui  allait  à  ravir.  Le  prince  de  Vaudemont  conduisait 
les  Arabes.  Tous  deux  firent  merveille  aux  jeux  de  toutes  sortes: 
l'un  gagna  le  prix  à  la  bague  ,  et  l'autre  l'emporta  dans  les 
courses.  M.  de  .Savoie  se  distingua  surlout  au  jeu  des  portiques. 


REVUE  DE  PARIS.  00,7 

OÙ  il  fallait  enlever  au  galop  des  têtes  de  carton  avec  une  lance. 
Les  dames  goûtèrent  vivement  ces  beaux  spectacles  dont  elles 
étaient  fort  sevrées  ,  et  les  vainqueurs  furent  assez  applaudis 
pour  prendre  goût  à  ces  plaisirs.  La  douairière  de  Verrue, 
surchargée  de  fard  et  de  colliers,  était  au  premier  rang  sur 
ramphithéàtre  et  tenait  à  son  ombre  la  jeune  bru  ,  qui  fut  la 
seule  à  comprendre ,  par  les  regards  de  Son  Altesse ,  que  la  fête 
se  donnait  pour  elle. 

Le  second  Jour  fut  employé  à  courir  le  cerf,  les  hommes  à 
cheval  et  les  femmes  en  voitures  couvertes.  Cet  exercice  se 
prolongea  jusqu'à  la  nuit.  Le  gibier  avait  mené  la  cour  à  dix 
lieues  de  Turin  ,  et  il  arriva  qu'on  fut  obligé  de  coucher  dans 
une  maison  de  plaisance  de  Son  Altesse.  Des  chariots  avaient 
apporté  le  nécessaire  pour  les  repas,  en  sorte  qu'on  ne  manqua 
de  rien.  Le  château  était  assez  grand  pour  contenir  tout  le 
monde,  et  comme  on  s'était  beaucoup  fatigué  ,  ou  se  mit  au  lit 
en  quittant  la  table.  M"^"  de  Verrue  trouva  qu'on  l'avait  logt-e 
dans  une  pièce  fort  retirée  à  l'extrémité  des  bâlimenls  ;  mais  le 
maréchal  des  logis  ayant  écrit  son  nom  sur  la  porte,  elle  n'osa 
point  demander  un  autre  appartement.  D'ailleurs,  en  exami- 
nant cette  chambre,  elle  vit  partout  de  bons  verroux  et  ne  s'ef- 
fraya plus  de  l'isolement. 

La  comtesse,  après  avoir  achevé  sa  toilette  de  nuit,  renvoya 
ses  femmes  et  s'enferma  prudemment.  Elle  s'agenouilla  ensuite 
sur  un  prie-dieu,  où  elle  récita  dévotement  ses  prières  à  demi 
voix.  L'idée  lui  vint  d'y  ajouter  quelques  mots  sur  les  dangers 
qu'elle  avait  entrevus  dans  l'avenir;  mais  elle  s'arrèia  comme 
si  elle  n'eût  point  jugé  qu'il  fallût  encore  parler  à  Dieu  et  aux 
saints  de  choses  aussi  incertaines.  Dans  ce  moment,  une  porte 
cachée  s'ouvrit  dans  les  boiseries,  et  M.  de  Savoie  se  trouva 
debout  en  face  d'elle. 

—  Au  nom  du  Ciel  !  madame,  s'écria  le  prince,  n'ayez  aucune 
crainte.  Ce  ne  sont  pas  de  mauvais  desseins  qui  m'amènent. 
Je  vous  aime,  il  est  vrai ,  mais  je  ne  vous  respecte  pas  moins , 
et  vous  le  comprendrez  tout  à  l'heure. 

—  Vous  employez  un  étrange  moyen  pour  me  prouver  votre 
respect,  répondit  la  comtesse  avec  tierté.  Si  vous  voulez  que  je 
vous  croie,  il  faut  que  Votre  Altesse  se  retire  à  l'instant. 

—  Laissez-moi  le  loisir  de  m'expliquer,  madame ,  reprit  le 


308  REVUE  DE  PARIS. 

duc  ,  et  vous  allez  reconnaître  qu'il  y  a  dans  ma  conduite  plus 
de  délicatesse  que  vous  ne  pensez.  Les  princes  ont  le  malheur 
de  ne  rien  pouvoir  faire  sans  que  mille  regards  examinent  leurs 
actions.  Si  je  vous  avais  recherchée  publiquement,  la  itaédi- 
sance  n'eût  pas  manqué  de  s'exercer  à  vos  dépens,  car  le  vul- 
gaire s'imagine  sottement  que  nos  désirs  n'ont  point  d'obsta- 
cles. J'ai  fait  à  voire  réputation  le  sacrifice  de  trois  mois  de 
silence  et  de  tourments  cruels;  mais  il  fallait  bien  finir  par 
vous  apprendre  ma  passion  :  c'est  pour  amener  cette  entrevue 
que  j'ai  donné  des  fêtes  et  conduit  ici  ma  cour.  Ne  voyez 
donc  dans  ma  présence  à  cette  heure  qu'un  moyen  naturel  de 
vous  entretenir  sans  témoin  et  sans  danger  pour  votre  hon- 
neur. 

—Mais  si  une  pareille  démarche  était  connue,  monseigneur, 
je  serais  perdue  sans  ressource  ! 

—  Aussi  ai-je  pris  toutes  les  précautions  nécessaires  pour 
qu'elle  demeure  secrète.  Je  n'ai  point  voulu  employer  l'entre- 
mise des  tiers  et  des  messages.  Personne  au  monde  n'a  reçu 
mes  confidences;  c'est  à  vous  seule  que  j'ai  voulu  parler.  N'est- 
ce  pas  agir  mieux  que  les  princes  ne  font  d'ordinaire,  et  n'au- 
rez-vous  pas  quelques  égards  pour  tant  de  ménagements? 

—  Eh  bien!  monseigneur,  je  recoimaîlrai  ce  que  vous  ap- 
pelez des  ménagements  par  une  réponse  franche.  Je  suis  d'une 
famille  où  l'on  se  conduit  honnêtement.  Lorsque  j'ai  quiité 
M.  de  Luynes ,  mon  père,  j'ai  promis  de  faire  en  sorte  qu'on 
parlât  bien  de  moi,  et  je  vous  le  déclare,  je  mourrais  de  confu- 
sion s'il  pouvait  un  jour  fixer  sur  sa  fille  son  terrible  re- 
gard en  disant  :  «  Jeanne  ,  vous  avez  manqué  à  vos  promesses 
et  mis  une  souillure  sur  mon  nom.  »  Outre  que  vous  auriez  à 
combattre  une  vertu  orgueilleuse,  monseigneur,  vous  vous 
adressez  à  un  cœur  indifférent  pour  vous,  car  j'aime  mon  mari, 
el  pour  lui  demeurer  fidèle  je  n'ai  à  surmonter  nulle  séduction. 
L'idée  de  jouer  le  rôle  honteux  de  maîtresse  avouée  d'un  prince 
me  fait  horreur.  Croyez-moi ,  n'attendez  point  pour  vaincre  cet 
amour  qu'il  soit  devenu  plus  fort,  et  renoncez  à  vos  projets  : 
ils  ne  peuvent  engendrer  que  des  malheurs.  Que  cette  conver- 
sation soit  la  dernière  entre  nous  sur  ce  sujet,  el  si  ma  recon- 
naissance a  quelque  prix  aux  yeux  de  Votre  Altesse ,  elle  sera 
aussi  grande  que  le  sacrifice  l'aura  mérité. 


HKVUU:  DE  PARIS.  309 

—  Je  voudrais  vous  satisfaire,  niadaine,  répondit  le  duc  ; 
mais  dépend-il  de  moi  de  ne  point  vous  aimer,  et  du  moment 
que  je  vous  aime  ,  pourrai-je  ra'empècher  de  vous  le  dire  et  de 
vous  en  donner  des  preuves? 

—  Et  moi,  monseigneur,  je  fermerai  l'oreille  à  vos  discours, 
cî  je  n'aurai  point  de  regards  pour  ces  preuves  d'un  amour  au- 
(jtiel  je  ne  puis  répondre. 

La  figure  du  |)rince  devint  fort  sombre,  et  des  lueurs  sor- 
taient de  ses  yeux  tandis  qu'il  répétait  plusieurs  fois  en  mar- 
chant avec  agitation  : 

—  Elle  me  mettra  au  désespoir  ! 

Mais  ces  signes  de  mauvais  augure  inspirèrent  plus  d'impa- 
tience que  de  frayeur  à  la  comtesse. 

—  Monseigneur,  dit-elle  d'une  voix  tremblante,  craignez  d'en 
venir  à  des  violences  contre  ma  personne.  Je  ne  survivrais  pas 
d'un  jour  à  mon  déshonneur. 

—  Grand  Dieu  !  s'écria  le  duc,  de  quoi  donc  me  supposez- 
vous  capable?  Je  ne  suis  point  un  scélérat,  madame,  et  c'est 
contre  moi-même  que  ma  douleur  se  tournera. 

Jeanne  de  Luynes  sentit  qu'elle  venait  d'offenser  injustement 
M.  de  Savoie  : 

—  Hélas  !  reprit-elle  avec  douceur,  je  suis  aussi  affligée  de 
vos  peines  que  des  embarras  où  va  me  jeter  ce  funeste  amour. 
Je  vous  en  conjure,  monseigneur,  renoncez  à  moi;  cherchez 
ailleurs  les  plaisirs  auxquels  votre  mérite  et  vos  belles  qualités 
vous  donnent  tous  les  droits  du  monde,  et  ne  vous  obstinez  pas 
à  vouloir  une  personne  qui  ne  peut  vous  appartenir,  lorsque 
ciMit  autres  beautés  sont  prêtes  à  vous  offrir  ce  que  vous  sou- 
haitez. 

—  Eh  bien  !  dit  le  prince  tristement,  j'essayerai  de  vous  obéir; 
mais  jamais  une  autre  n'occupera  la  place  que  vous  avez  dans 
mon  cœur. 

—  Que  je  suis  aise  de  voir  Votre  Altesse  aussi  raisonnable  ! 
Je  prierai  le  Ciel  qu'il  soutienne  votre  courage. 

—  Adieu  ,  madame  !  ne  vous  y  trompez  point,  je  vais  être  le 
plus  malheureux  des  hommes. 

Malgré  la  honte  qu'il  y  a  toujours  ,  dans  la  passe  galante  où 
s'était  mis  le  prince ,  à  faire  retraite  devant  une  femme  sans 
avoir  gain  de  cause  ,  M.  de  Savoie  sortit  comme  il  était  venu, 
9  27 


310  KLVIE  DE  PARIS. 

par  la  porte  déî'OÎ){'!e  ;  mais  ses  idée-s  ne  prirt  iit  point  le  tour 
qu'il  avait  promis  de  leur  donner,  et  quand  le  soleil  parut,  il 
était  encore  debout ,  songeant  de  toutes  ses  forces  à  quelque 
moyen  de  toucher  ce  cœur  inabordable  auquel  il  avait  plus 
envie  de  plaire  qu'auparavant.  De  son  côté,  Jeanne  de  Luynes, 
troublée  par  cette  aventure  et  prévoyant  qu'elle  n'était  point 
au  bout  de  ses  dangers  ,  passa  la  nuit  à  demander  secours  à 
Dieu  ,  et  jura  de  se  défendre  avec  autant  de  fermeté  que  le  duc 
avait  résolu  d'employer  de  persévérance  dans  ses  attaques. 

Le  lendemain,  qui  était  le  dernier  jour  des  fêles  et  le  plus 
beau,  la  comtesse,  de  retour  à  Turin,  prétexta  une  douleur  d;; 
tète  et  resta  enfermée.  Elle  eut  le  courage  de  renoncer  aux 
danses  et  ne  soupira  (ju'à  jieine  deux  ou  trois  fois  en  regardant 
ses  robes  de  bal ,  puis  elle  se  mit  au  lit  dans  l'instant  où  les 
plaisirs  commençaient.  La  douairière  de  Verrue  était  furieuse 
de  ce  contre-temps,  car  elle  avait  employé  une  semaine  à  don- 
ner à  sa  bru  de  bons  avis  pour  faire  la  conquête  du  prince.  Elie 
comptait  sur  cette  belle  occasion,  et  lorsqu'il  lui  fallut  paraître 
seule  à  la  cour,  elle  en  prit  un  air  si  maussade  que  M.  de  Sa- 
voie devina  de  loin  ce  qui  arrivait. 

—  Je  vois  que  nous  n'aurons  pas  M"'^  de  Verrue ,  dit  le 
prince. 

—  Elle  supplie  Votre  Altesse  de  l'excuser,  répondit  la  douai- 
rière; une  indisposition... 

—  Nous  connaissons  ces  maladies-là  :  c'est  une  continuation 
de  ce  mépris  dont  la  comlesse  fait  profession  pour  nous. 

—  Du  mépris  !  s'écria  la  vieille  dame.  Sainte  Vierge  !  si  je  le 
croyais  ,  je  la  renierais  pour  ma  bru  et  je  la  renverrais  en 
France.  Et  où  aurait-elle  pris  cela?  ce  n'est  pas  parmi  les 
Verrue,  qui  sont  des  serviteurs  éprouvés  de  Votre  Altesse, 

—  Ne  vous  effrayez  point  ;  nous  permettons  à  la  comtesse  de 
trouver  nos  fêtes  sans  agrément  auprès  de  celles  de  Versailles. 
Nous  serons  plus  favorisé  peut-être  une  autre  fois. 

Le  prince  laissa  la  douairière  fort  rouge  et  fort  essoufflée  de 
ces  ai)Ostrophes  sanglantes.  Elle  en  murmura  entre  ses  dents 
toute  la  nuit.  M.  de  Savoie  n'était  guère  plus  coulent  qu'elle. 
En  dépit  de  son  pouvoir  sur  lui-même  et  du  masque  dont  il  sa- 
vait couvrir  ses  passions,  on  vit  bien  qu'il  avait  des  épines  dans 
l'imagination ,  mais  on  était  à  cent  lieues  d'en  savoir  la  cause. 


REVUE  DE  PARIS.  311 

Les  danses  n'tilaient  pas  terminées,  quand  la  douairière  rentra 
chez  elle  et  courut  au  lit  de  sa  bru  pour  lui  conter  ses  peines 
et  la  quereller  fort  aigrement.  Elle  lui  en  fit  tant  de  bruit  pen- 
dant trois  heures  ,  qu'elle  lui  procura  véritablement  un  feu  de 
tète  abominable. 

Comme  le  prince  ne  manquait  jamais  à  envoyer  chez  les 
dames  qui  étaient  malades,  il  choisit  pour  messager  auprès  de 
la  comtesse  un  gentilhomme  du  pays  de  Bavière,  qui  remplissait 
ponctuellement  ses  commissions  et  qui  n'eût  voulu  pour  rien  au 
monde  ajouter  ou  supprimer  un  mot  au  discours  qu'il  avait  à 
porter. 

—  Monseigneur,  dit-il  à  madame  de  Verrue,  a  beaucoup  re- 
gretté que  votre  tète  fût  assez  mal  disposée  |)Our  le  i)river  du 
plaisir  qu'il  se  promettait  à  vous  voir.  Le  désir  qu'il  avait  de 
vous  être  agréable  lui  semblait  mériter  plus  de  succès  et  une 
meilleure  récompense. 

—  Vous  l'entendez,  ma  bru,  s'écria  la  douairière;  peut-on 
dire  les  choses  plus  obligeamment  ?  Et  vous  osez  croire  que 
Son  Altesse  est  mal  disposée  pour  vous!  Allez,  vous  êtes  une 
imprudente  et  une  ingrate. 

A  quelque  temps  de  là  il  y  eut  encore  des  danses  au  château, 
et  cette  fois  M.  de  Savoie  prit  ses  mesures  pour  que  la  comtesse 
n'y  manquât  point ,  en  la  priant  de  figurer  dans  un  quadrille 
(le  costumes.  C'était  une  faveur  qu'elle  ne  devait  pas  songer  à 
refuser,  sous  peine  de  convertir  sa  maison  en  enfer  et  tous  les 
Verrue  en  autant  de  diables  acharnés  contre  elle.  Les  bergeries 
riaient  fort  de  mise  alors.  Le  chapeau  de  fleurs  et  la  robe  re- 
levée allaient  admirablement  à  la  comtesse  ,  c'est  pour(juoi  elle 
se  consola  un  peu  de  la  violence  qu'on  lui  faisait  par  le  grand 
effet  que  produisit  sa  beauté.  Son  entrée  de  ballet  fut  un 
triomphe.  La  crainte  où  elle  était  que  le  succès  ne  vînt  à  aug- 
menter l'amour  du  prince,  répandait  encore  sur  elle  ce  charme 
inexprimable  et  particulier  que  donnent  la  pudeur  et  la  modes- 
tie. Les  hommes  parlèrent  dans  le  pliébus  du  jour  de  leurs 
cœurs  transperct'S  d  outre  en  outre  et  des  traits  de  Cupidon.  Les 
ri  meurs  s'exercèrs  nt  au  madrigal,  et,  jjendant  toute  cette  nuit 
joyeuse,  les  yeux  noirs  de  Jeanne  de  Luynes  furent  comparés 
à  des  étoiles  ;  son  l'egard  fut  plus  doux  (jue  le  velours;  son  front 
eut  la  blancheur  de  lalbAlre;  ses  lèvres  l'éclat  du  corail;  .ses 


312  REVIJE  DE  PARIS. 

dents  furent  des  perles  fines,  et  ses  doigts  de  l'ivoire  tourné  par 
les  mains  des  dieux.  M.  de  Savoie  était  le  seul  qui  ne  dît  mol  ; 
mais  dans  un  instant  où  la  comtesse  le  regardait  avec  un  air 
d'inquiétude  que  sa  bonté  d'âme  faisait  ressembler  à  de  la  ten- 
dresse, on  vit  le  prince  pâlir  et  chanceler  comme  un  homme 
blessé  par  une  arme  invisible.  On  l'emporla  à  demi  évanoui,  et 
cette  indisposition  fut  attribuée  à  la  chaleur  qui  régnait  dans 
les  appartements. 

Lorsqu'elle  rentra  chez  elle,  M™<^  de  Verrue  comprit  devant 
son  miroir  qu'elle  avait  dû  en  effet  porter  au  comble  l'incendie 
qui  dévorait  le  cœur  de  Son  Altesse  ;  elle  se  plaignit  intérieure- 
ment du  malheur  de  ne  pouvoir  pas  être  belle  sans  que  cela  lit 
des  ravages,  puis  elle  se  mit  au  lit,  où  elle  rêva  des  quadrilles 
et  de  son  chapeau  de  fleurs. 

Pendant  ce  temps-là,  le  prince,  plongé  dans  une  sombre  tris- 
tesse, laissait  aux  portes  ses  gentilshommes  et  ses  chambel- 
lans. On  ouvrit  enfin  aux  grandes  entrées ,  et  le  coucher  se 
passa  fort  silencieusement;  mais  tout  à  coup  Son  Altesse  jeta 
ses  cheveux  (1)  avec  colère  à  l'autre  bout  de  la  chambre,  et 
s'écria  : 

—  Il  faut  que  cela  ait  une  fin  ! 

Et  les  courtisans,  ne  sachant  à  quoi  attribuer  cette  brusque- 
rie, pensèrent  que  le  royaume  de  Savoie  allait  rompre  l'alliance 
avec  Louis  XIV  et  se  tourner  du  parti  de  l'Espagne. 


III. 


En  parlant  ainsi ,  le  jeune  roi  de  Piémont  faisait  selon  la 
mode  des  princes  habitués  à  voir  tout  céder  à  leurs  désirs;  mais 
il  oubliait  qu'il  n'est  pas  de  monarque  assez  puissant  pour  dis- 
poser d'une  vertu  qui  ne  veut  i)as  se  rendre.  L'amour  est  comme 
la  grâce  céleste  :  c'est  un  dieu  qui  le  fait  descendre  dans  les 
cœurs,  et  tant  qu'il  n'y  est  i)oint  venu,  le  bouleversement  d'un 
empire  serait  encore  sans  effet;  le  prince  devait  l'apprendre  ù 
ses  dépens. 

(1)  On  ne  se  servait  pas  du  mol  de  perruque  du  temps  de  M.  de 
Savoie, 


KEVl'E  DE  VXKiS.  ôlTi 

Pour  une  fois  qu'elle  élait  allée  aux  fêtes  ,  M^'  de  Verrue 
avait  fait  sagement  de  se  divertir  et  d'êlre  aussi  jolie  qu'elle 
pouvait ,  car  le  lendemain  elle  s'éveilla  ayant  à  son  chevet  tout 
le  cortège  imposant  de  la  prudence,  de  la  raison  et  des  scru- 
pules, qui  lui  prouvèrent,  i)endant  trois  heures  (ju'elle  mit  à  ré- 
fléchir, la  nécessité  de  ne  plus  s'exposer  aux  dangers  des  plai- 
sirs. Quoi  qu'il  dût  lui  en  coûter  beaucoup  à  son  âge  de  garder 
le  logis  au  bruit  des  violons,  elle  résista  obstinément  aux  invi- 
tations et  aux  prières.  Les  carrousels,  les  jeux  et  les  ballets  se 
succédèrent  sans  qu'elle  y  voulût  paraître.  Le  prince  eut  beau 
envoyer  des  parlementaires  et  les  Verrue  gronder  jusqu'à  la 
rage ,  elle  fil  la  malade  et  ne  bougea  de  sa  chambre.  Cepen- 
dant, comme  la  privation  d'air  et  d'exercice  aurait  pu  nuire  à 
sa  santé,  la  comtesse  demanda  la  permission  de  se  rendre  à  la 
campagne,  dans  l'un  de  ses  châteaux.  La  douairière,  devinant 
aussitôt  qu'il  y  avait  une  mauvaise  volonté  cachée,  entra  en 
fureur. 

—Vous  n'irez  point  à  la  campagne,  disait-elle  à  sa  bru  ;  vous 
fuyez  la  cour  par  méchanceté  pure,  pour  nous  brouiller  avec 
Son  Altesse  et  faire  tort  à  votre  mari.  Celle  conduite  n'est  point 
d'une  personne  honnête,  et  nous  saurons  vous  contraindre  à 
l'obéissance. 

—  Je  vois  bien  ,  répondit  la  comtesse,  que  le  moment  est 
venu  de  vous  tout  diie.  Apprenez,  madame  ,  que  le  prince  est 
amoureux  de  moi,  (|u'il  me  l'a  déclaré  depuis  longtemps,  el  que 
je  fuis  le  château  pour  me  dérober  à  ses  poursuites. 

La  douairière  eûl  désiré  ardemment  (|ue  M.  de  Savoie  aimât 
sa  bru  pour  tirer  un  admirable  parti  de  la  passion  du  prince  ; 
mais  ce  surcroît  de  bonheur  l'eût  tant  réjouie  qu'elle  n'osa  point 
l'espérer. 

—  Voilà  encore  de  vos  extravagances,  s'écria-t-elle  ;  vous 
vous  mêliez  cela  en  lête  pour  faire  l'importante.  Monseigneur 
ne  songe  |)oint  à  vous. 

—  Je  vous  assure ,  madame  ,  que  c'est  la  vérité.  Je  vous  répé- 
terai toutes  les  paroles  de  Son  Allesse,  et  vous  verrez  que  ma 
conduite  n'est  que  prudence  et  honnèlelé. 

Jeanne  de  l.uynes  raconta  tout  ce  qui  s'était  passé  entre  elle 
et  le  prince  ;  mais  la  douairière  feignit  de  n'en  rien  croire ,  el 
répéta  que  c'étaient  des  chansons. 

27. 


3ïi  RFVUE  DE  PARIS. 

—  Le  grand  dommage,  disait-elle,  quand  Son  Altesse  vous 
ferait  la  (our!  Vous  avez  donc  bien  peu  de  vertu,  si  vous  ne 
pouvez  entendre  (juatie  mots  de  galanterie  sans  trembler?  Mais 
cela  n'a  pas  de  vrai«emi)lance,  et  je  croirais  plutôt  que  vous 
voulez  adirer  raîtenîion  de  monseigneur. 

Ces  paroles  injurieuses  ouvrirent  encore  la  source  des  larmes, 
(jui  coiilcrenl  à  grands  tlols  sur  les  belles  joues  de  la  comtesse. 
La  guerre  ne  se  met  point  a^nsi  dans  une  famille  sans  qu'il  en 
îransjjire  quelque  chose  au  dehors.  Les  valets  en  causèrent 
entre  eux;  le  bruit  gagna  les  maisons  du  voisinage;  il  s'en  alla 
jusqu'aux  basses-cours  du  châleau  ,  d'oii  il  monta  peu  à  peu 
dans  les  galeries  et  s'en  vint  tomber  un  matin  dans  l'oreille  du 
prince.  L;i  nouvelle  méritait  qu'on  y  prît  garde  ,  car  tous  les 
moyens  sont  bons  pour  un  amant  d'arriver  à  ses  fins. 

—  Ce  que  mes  respects  et  ma  constance  n'ont  pu  gagner, 
pensa  M.  de  Savoie,  c'est  la  sottise  des  Verrue  qui  me  le  don- 
nera. 

Depuis  ce  moment ,  le  prince  ne  songea  plus  qu'à  bien  ali- 
menter le  feu  des  querelles  et  pousser  la  douairière  à  tourmenter 
sa  bru.  Quand  la  vieille  dame  arrivait  toute  seule  au  château, 
il  lui  demandait  en  plaisantant  si  son  fils  était  marié  ,  comment 
('taienl  les  dames  de  France ,  ou  si  M.  de  Luynes  avait  défendu 
à  sa  fille  de  voir  la  mauvaise  compagnie  ;  ces  malices  mettaient 
la  douairière  au  désespoir  et  lui  donnaient  des  rougeurs  dont 
im  riait  encore  pour  augmenter  son  dépit.  Bientôt  il  ne  se  passa 
plus  un  jour  sans  qu'il  y  eût  des  pleurs  et  des  crises  de  nerfs  chez 
ies  Verrue. 

La  comtesse  avait  écrit  secrètement  à  son  mari  pour  se  mé- 
nager un  appui  contre  les  tyrannies  de  la  famille.  Elle  lui  exposa 
!out  ce  «lui  arrivait ,  sans  pourtant  mentiontier  l'entrevue  noc- 
furne  avec  le  prince,  parce  que  ce  sont  lu  des  choses  que  la 
plus  honnête  femme  ne  dit  point  à  un  mari.  Elle  tâcha  de  lui 
taire  bien  enlcndie  que  c'était  pour  son  honneur  qu'elle  batail- 
lait ainsi,  et  (ju'il  la  devait  soutenir;  elle  s'y  prit  adroitement 
pour  garder  le  milieu  entre  le  danger  de  trop  effrayer  le  comte 
et  celui  de  ne  le  pas  loucher  assez  au  vif;  mais  M.  de  Verrue 
n'avait  pas  toujours  son  intelligence  à  ses  ordres.  Il  lut  tout  cela 
sans  en  voir  le  but ,  et  s'imagina  seulement  qu'on  se  querellait 
chez  lui  pour  de  petiles  galanteries  sans  conséquence.  Il  ré- 


REVUE  DE  PARIS.  3!5 

pondit  légèrement  qu'il  se  fiait  à  la  vertu  de  sa  femme;  qu'il  la 
priait  d'aller  au  château  et  de  faire  bon  visage  à  Son  Altesse  ; 
que  si  le  prince  était  vraiment  amoureux,  il  ne  convenait  point 
d'en  avoir  l'air  tiop  lâché ,  pourvu  que  le  monde  n'en  parlât 
pas  d'un  ton  à  endommager  la  réputation  de  la  comtesse.  La 
douairière  écrivit  de  son  côté  à  son  fils  ,  et  lui  remontra  qu'il 
la  devait  aider.  L'ordre  arriva  de  Madrid,  en  bonnes  formes, 
d'obéir  aux  volontés  de  ia  belle-mère,  et  Jeanne  de  Luynes 
comprit  alors  qu'il  n'y  aurait  plus  de  tranquillité  pour  elle  si  le 
Ciel  ne  venait  à  son  aide  en  lui  inspirant  quelque  résolution 
extrême.  Il  y  vint  en  effet ,  mais  de  la  plus  triste  façon  du  monde. 
La  comtesse,  accablée  par  les  soucis  et  l'inquiétude,  fut  prise 
d'une  fièvre  ardente.  Comme  le  médecin  qu'elle  fit  appeler  lui 
doima  des  soins  fort  longtemps,  cet  homme,  (|ui  avait  du  mé- 
rite et  du  savoir,  gagna  insensiblement  sa  confiance.  Elle  l'in- 
struisit de  tout  ce  qui  avait  amené  son  mal ,  et  lui  demanda  se- 
cours contre  ses  oppresseurs.  Le  médecin  fut  touché  du  malheur 
et  des  dangers  de  cette  aimable  personne,  et  lui  promit  de  la 
servir  autant  qu'il  le  pourrait. 

Quand  la  comtesse  fut  mise  en  état  de  convalescence,  M.  de 
Savoie,  pensant  à  profiler  de  l'ennui  où  elle  devait  être,  eut 
soin  d'envoyer  auprès  d'elle  une  certaine  dame  qui  se  chargeait 
des  messages  amoureux  du  prince,  et  qui  faisait  à  son  service 
un  fort  vilain  métier.  Cette  femme  leprésenta  maintes  fois  à 
j]me  (Je  Verrue  tout  ce  ([u'elle  gagnerait  à  rompre  avec  une  fa- 
mille dont  il  n'y  avait  pas  d'apparence  que  la  sottise  et  la  mé- 
chanceté pussent  jamais  s'amender.  Elle  lui  démontra  que  s.t 
position  ne  ferait  (pi'empirer  avec  le  temps  ;  qu'elle  serait  con- 
damnée à  vivre  parmi  des  gens  grossiers  incapables  de  l'aimei' 
et  de  la  connaître  ;  qu'elle  y  mourrait  bientôt  de  consomption  . 
ce  qui  était  un  sujet  de  tristesse  et  de  pitié  pour  le  duc.  A  coté 
de  ces  peintures  menaçantes  on  en  glissait  d'autres  plus  agréa- 
bles. On  parlait  à  la  comtesse  d'une  vie  libre  et  heureuse  an 
milieu  de  la  puissance  et  des  plaisirs.  On  lui  vantait  le  bonheur 
de  se  venger  de  sa  famille  par  des  faveurs  et  du  mépris  ;  l'avan 
tage  de  donner  des  ordres  au  lieu  d'en  recevoir,  et  de  gouverner 
un  État,  car  le  prince  lui  voulait  soumettre  toutes  les  affaires 
de  son  royaume.  Si  l'on  pense  que  Jeanne  de  Luynes  avait  na- 
turellement l'imagination  vive  j  qu'elle  avait  à  peine  seize  ans; 


316  KF.VL'E  DE  l'ARIS. 

que  l'ennui,  à  cet  âge,  est  difficile  à  endurer  ;  que  les  Verrue 
ne  lui  laissaient  pas  de  relâche,  même  pendant  sa  maladie,  et 
que  l'esprit  se  ressent  toujours  de  la  faiblesse  du  corps  ;  on  com- 
prendra sans  peine  <|ue  ces  discours  tenlaleuis  devaient  porter 
un  grand  trouiiie  dans  celte  jeune  âme.  La  comtesse  était 
perdue  si  le  médecin  qui  l'assistait  ne  leût  sauvée  par  ses  con- 
seils et  sa  protection.  Il  assembla  la  famille  et  déclara  que ,  si 
la  malade  n'allait  point  sur-le-champ  prendre  les  eaux  miné- 
rales de  Bourbonne,  elle  n'échapperait  point  à  la  mort.  Il 
fallut  céder  à  l'ordonnance.  La  douairière  avait  un  frère  cha- 
noine au  chapitre  de  Chambéry,  qui  avait  des  rhumatismes;  on 
lui  écrivit  pour  lui  proposer  de  mener  sa  nièce,  et  comme  il 
accepta  ,  Jeanne  de  Luynes  partit  avec  joie  pour  la  France ,  en 
remerciant  de  tout  son  cœur  le  médecin  qui  la  sauvait  d'une  ca- 
tastrophe. Quoiqu'il  eût  bien  senti  d'où  parlait  le  coup,  M.  de 
Savoie  n'avait  point  osé  refuser  la  permission.  11  donna  congé 
pour  trois  mois,  et  la  comtesse  eut  tant  de  plaisir  à  faire  ce 
voyage  ,  qu'elle  était  à  demi  guérie  avant  d'arriver  à  Bour- 
bonne, en  compagnie  de  son  oncle  .  l'abbé  Scali.x;  c'est  ainsi 
qu'on  nommait  le  frère  de  la  douairière. 

M.  de  Luynes,  qui  ne  savait  lien  encore  des  chagrins  de  ma- 
dame de  Verrue  .  apprit  à  la  fois  sa  maladie,  son  rétablissement 
et  son  arrivée  à  Bourbonne.  11  demanda  au  roi  la  permission  de 
quitter  Versailles  pour  deux  semaines,  et  s'en  vint  rejoindre  la 
comtesse.  Le  vénérable  duc  recminut ,  à  la  manière  dont  sa  fî!le 
pleurait  en  l'embrassant ,  qu'elle  avait  le  cœur  fort  accablé. 

—  Je  vois,  lui  dit-il.  que  mon  enfanta  bien  des  confidences 
à  rae  faire  ,  mais  j'espère  qu'elle  n"a  rien  sur  la  conscience  dont 
je  doive  m'inquiéter. 

—  Rien  assurément ,  répondit  madame  de  Verrue ,  votre  hon- 
neur et  le  mien  sont  encore  saufs ,  mais  je  ne  puis  vous  taire 
qu'ils  ont  couru  de  grands  ris(iues. 

La  comtesse  (îl  alors  un  récit  comjjlet  de  tous  les  maux  qu'elle 
avait  endurés ,  des  importuiiités  de  .M  de  Savoie  et  des  persécu- 
tions de  sa  famille.  Elle  alla  même  jusqu'à  dire  avec  sincérité 
les  tentations  qu'elle  avail  (îues  et  le  précipice  où  elle  serait 
tombée  tout  récemment  si  le  médecin  ne  l'eût  préservée  en  com- 
mandant ce  voyage  à  Bourbonne.  M.  de  Luynes  changea  plu- 
sieurs fois  de  couleur  en  écoulant  ce  long  enchaînement  de 


REVUE  DE  PARIS.  317 

dangers  et  de  (ribulations.  Il  entra  d'abord  dans  une  terrible 
colère  et  répéta  plusieurs  fois  : 

—  Je  leur  ôlerai  ma  fille  !  le  la  reprendrai  de  {îré  ou  de  force  ! 
Ces  misérables  me  la  ji-tleraieul  dans  le  désordre  ! 

Puis,  sa  ffrande  sagesse  tiioraphant  bientôt  de  la  passion  .  il 
sentit  qu'une  ruplui'e  ferait  un  scandale  fàobeux,  et  qu'il  fallait 
aviser  à  des  moyens  doux  et  secrets  de  mettre  sa  fille  à  l'abri 
des  séductions  II  réfléchit  longlemps ,  pesa  le  pour  et  le  contre 
de  cha(|ue  chose  et  s'arrêta  enfin  à  la  détermination  suivante: 
Écrire  des  letlres  à  la  douairière  et  au  mari  pour  leur  repro- 
cher leur  imprudence  sans  trop  d'aigreur,  maisavec  la  sévérité 
nécessaire;  gagner  l'abbé  Scalix  et  lui  faire  assez  entendre  la 
raison  pour  qu'il  prît  le  parti  de  sa  nièce  contre  le  reste  de  la 
famille  ;  et  si  tout  cela  demeurait  sans  effet .  enlever  la  comtesse 
et  la  ramener  en  France  jusqu'à  ce  que  M.  de  Savoie  eût  de  l'a- 
mour pour  quelque  autre  femme. 

Ces  projets  étaient  fort  sensés,  mais  les  meilleures  choses 
rencontrent  ici-bas  de  tels  obstacles  qu'on  ne  saurait  trop  s'é- 
tonner lorsqu'on  voit  les  desseins  d'un  homme  réussir  sans  que 
mille  combinaisons  s'en  viennent  à  rencontre.  M.  de  Luynes 
avait  un^caractère  des  plus  nobles  ,  une  volonté  ferme  ,  de  l'é- 
loquence et  de  la  logique,  et  ce  furent  précisément  ces  qualités 
qui  le  firent  échouer,  car  les  Verrue  étant  tous  des  sots  ou  de 
méchantes  âmes  ,  il  eût  fallu  leur  parler  le  langage  de  la  sot- 
tise ,  sans  quoi  on  ne  pouvait  que  les  irriter.  Dans  sa  lettre  à  la 
douairière,  l'honorable  duc  reprochait  avec  modération  à  la 
vieille  dame  de  n'avoir  point  voulu  com|)rendre  les  scrupules 
de  la  comtesse  et  d'avoir  pris  pour  de  l'esprit  de  contradiction 
l'envie  très-louable  de  bien  garder  l'honneur  de  M.  de  Verrue. 
Il  assurait  qu'il  avait  écouté  sans  prévention  aucune  les  récils 
de  sa  fille,  et  qu'il  avait  reconnu  dans  les  poursuites  du  prince 
toutes  les  apparences  d'une  passion  d'autant  plus  dangereuse 
qu'elle  se  cachait  avec  plus  de  profondeur.  Après  avoir  engagé 
la  douairière  à  examiner  cette  affaire,  et  dit  un  mot  d'éloges 
sur  la  prudence  dont  il  croyait  qu'elle  ferait  preuve  à  l'avenir, 
il  ajoutait  d'un  ton  qui  annonçait  une  résolution  inébranlable  , 
que  si ,  contrairement  à  ses  espérances .  on  ne  montrait  pas 
plus  d'égards  pour  les  scrupules  de  la  comtesse ,  rien  au  monde  , 
ni  les  liens  du  mniiage  .  ni  la  puissance  d'un   prince,   ni  la 


518  REVUE  DE  PARIS. 

crainte  d'un  éclat,  ni  les  prières,  ni  l'opposition  même  de  la 
force,  ne  l'empêcheraient  de  retirer  sa  fille  d'une  maison  qui 
devait  se  croire  honorée  de  tenir  à  un  homme  de  son  nom  et  de 
sa  qualité. 

Au  lieu  d'être  saisie  de  respect  et  de  remords  en  lisant  cette 
lettre,  la  douairière  chiffonna  le  papier  en  s'écriant  que  M.  de 
Luynes  était  un  impertinent.  Toutes  les  chairs  de  son  gros  vi- 
sage tremblèrent  des  grimaces  qu'elle  fil  dans  sa  fureur,  et  le 
passage  suivant  de  sa  réponse  vint  apprendre  clairement  à  l'ho- 
norable duc  à  quelles  gens  il  avait  affaire. 

«  Je  sais  assez,  disait  la  vieille  dame,  comme  il  faut  mener 
une  jeune  femme  pour  ne  tenir  compte  des  avis  de  personne. 
M.  le  duc  n'a  point  s(tngé  que  je  suis  la  mère  de  M.  de  Verrue, 
et  qu'il  serait  plaisantde  me  vouloir  enseigner  à  garder  l'hon- 
neur de  mon  fils.  Nous  ne  désirons  point  un  éclat  ;  mais ,  s'il 
fallait  en  venir  à  cette  extrémité,  l'on  verrait  que  la  famille  à 
laquelle  M.  le  duc  est  allié  ne  le  cède  en  rien  à  la  sienne ,  ni  pour 
le  nom,  ni  pour  la  qualité,  encore  moins  pour  le  crédit  et  la 
puissance.  » 

Nous  ne  parlerons  point  de  la  réponse  que  M.  de  Verrue  fit 
aux  nobles  remontrances  de  M.  de  Luynes.  La  faiblesse  et  le 
défaut  d'intelligence  y  éclataient  si  grossièrement ,  que  le  digne 
seigneur  en  soupira  en  disant  tout  bas  : 

—  Voilù  donc  ce  bélître  qui  est  l'époux  de  ma  fille  ! 

Mais  il  cacha  son  mécontentement  à  la  comtesse,  et  lui  laissa 
croire  qu'il  était  plus  satisfait  de  M.  de  Verrue  que  des  autres. 
Désespérant  de  rendre  le  bon  sens  aux  parents  de  son  gendre, 
M.  de  Luynes  voulut  au  moins  tirer  quelque  parti  de  Tabbé 
Scalix.  Il  fil  arailié  avec  lui  pendant  son  séjour  à  Bourbonne, 
lui  témoigna  une  confiance  dont  le  chanoine  se  montra  fort  ho- 
noré; il  plaida  le  plus  doucement  qu'il  put  la  cause  de  sa  fille 
sans  mal  parler  de  la  douairière,  et,  quand  l'abbé  eut  assuré 
qu'il  serait  désormais  le  champion  de  sa  nièce ,  le  duc  ajouta  aux 
discours  bienveillants  un  petit  avertissement  capable  de  frapper 
une  imagination  de  chanoine  italien. 

—  Monsieur  l'abbé,  dit-il  avec  des  yeux  flamboyants,  depuis 
vingt  ans  que  je  suis  vieux ,  je  n'ai  point  porté  au  tribunal  de  la 
confession  un  seul  péché  mortel;  je  n'ai  employé  mon  courage 
et  mes  forces  qu'à  éteindre  le  reste  de  mes  pnssions.  Mais  si 


REVUE   DE  PARIS.     '  319 

mon  lionneur  et  celui  de  ma  fille  recevaienl  un  ouérage ,  il  n'y 
aurait  pas  déjeune  homme  plus  ardent  à  la  vengeance,  plus 
implacable  ni  plus  cruel  que  moi.  J'ai  trois  fils  qui  ressemblent 
à  leur  père,  monsieur  rabbé;  il  nous  faudrait  à  chacun  la  vie 
d'un  membre  de  votre  famille  ,  et  je  vous  jure  que,  si  vous  man- 
quez à  vos  promesses,  votre  sang  lavera  mes  insuHes. 

En  voyant  une  personne  de  cet  âge  et  de  ce  caractère  parler 
delà  sorte  et  s'animera  ce  point,  l'abbé  comprit  que  la  menace 
ne  seriiit  pas  vaine;  il  répondit  en  tremblant  qu'il  veillerait  de 
son  mieux  sur  la  jeune  comtesse  ,  non  point  par  crainte  ,  mais 
par  affeclion  pure  et  par  intérêt  pour  elle. 

Le  duc  ne  chercha  plus  à  intimider  M.  Scalix  pendant  le  reste 
de  son  séjour  à  Bourbonne  ,  et  quand  ses  devoirs  le  rappelèrent 
auprès  du  roi,  il  embrassa  cordialement  le  chanoine,  en  lui  di- 
sant qu'il  lui  aurait  une  reconnaissance  éternelle  de  ce  qu'il 
avait  promis  de  faire,  et  qu'il  s'en  rapportait  à  son  amitié.  Il 
partit  ensuite  pour  Versailles  ,  le  cœur  un  peu  rassuré;  mais  il 
n'avait  point  soupçonné  que  l'oncle  n'était  au  fond  qu'un  hypo- 
crite et  un  débauché.  M.  de  Luynes  venait  de  jeter,  comme  ou 
dit ,  la  colombe  dans  les  serres  du  vautour. 


IV. 


Le  chanoine  Scalix  était  de  ces  faux  dévots  comme  on  en 
voyait  beaucoup  alors.  Il  avait  été  fort  libertin  dans  sa  jeunesse , 
et  il  feignait  d'être  rentré  dans  b^s  bonnes  voies  en  remplissant 
exactement  les  pratiques  de  la  religion  ;  mais  ce  n'était  qu'un 
masque  dont  il  couvrait  une  vie  aussi  dissolue  que  le  permet- 
taient son  âge  et  la  grande  peur  qu'il  avait  de  mourir.  Il  ne 
mettait  ses  soins  qu'à  bien  déguiser  sa  perversité.  Malgré  ses 
cinquante  ans,  et  les  petites  infirmités  que  lui  donnaient  les 
excès  de  table,  il  avait  bon  visage,  des  passions  et  point  de 
scrupules.  Il  fallait  toute  la  sotlise  des  Verrue,  qui  connais- 
saient l'histoire  de  sa  jeunesse,  pour  qu'on  eût  confié  la  com- 
tesse à  un  pareil  personnage.  Dès  le  premier  jour  qu'il  avait  vu 
sa  nièce,  M.  Scalix  en  était  devenu  amoureux  et  n'avait  plus 
songé  qu'aux  moyens  de  faire  cette  belle  conquête. 


520  -  REVUE  DE  1^\R1S. 

Avec  une  patience  de  dévot ,  notre  homme  n'avait  visé  d'abord 
ijii'à  gagner  famitié  de  M"'c  de  Verrue.  Ce  n'était  point  difficile  , 
parce  qu'elle  avait  le  cœur  bon  ,  l'humeur  douce  et  toutes  les 
grâces  de  la  petite  jeunesse.  De  plus,  elle  le  voulait  avoir  pour 
appui  et  défenseur ,  en  sorte  qu'elle  répondait  à  ses  caresses 
avec  l'abandon  d'un  enfant.  Le  chanoine  tint  son  jeu  caché  jus- 
qu'au moment  de  retourner  en  Savoie,  comptant  sur  les  acci- 
dents de  la  route  pour  arriver  à  son  but.  On  ne  voyageait  pas 
alors  avec  les  commodités  d'à  présent.  On  ne  faisait  que  peu  de 
chemin  dans  un  jour.  M.  Scalix,  jugeant  des  autres  par  lui- 
même,  s'imagina  que  les  longueurs  et  les  ennuis  du  voyage, 
joints  à  l'abstinence  et  aux  feux  de  la  jeunesse  et  du  sang,  ren- 
draient les  tentations  plus  fortes;  mais  ces  choses-là  n'ont  pas 
un  grand  empire  sur  une  imagination  innocente.  Pendant  la 
première  journée  de  marche  ,  le  chanoine  ayant  risqué  des  dis- 
cours à  double  entente,  sa  nièce  n'y  prit  pas  garde  et  ne  s'a- 
perçut aucunement  des  équivoques.  Il  voulut  alors  parler  plus 
clairement;  mais  il  vit  un  étonnement  si  profond  sur  le  visage 
de  la  comtesse ,  qu'il  se  mit  à  balbutier  et  à  changer  de  langage. 
Ce  mauvais  succès  lui  apprit  (ju'il  avait  affaire  à  une  vertu  de 
bon  aloi,  et  il  tourna  ses  batteries  d'autre  manière  en  formant 
le  dessein  de  prendre  la  citadelle  par  quehiue  trahison  nocturne. 

Vers  le  soir  du  sixième  jour,  nos  voyageurs  ayant  passé  la 
frontière  de  Savoie  ,  M™"^  de  Verrue  devint  fort  triste  en  pensant 
aux  nouveaux  tourments  qui  l'attendaient  dans  la  famille  de 
son  mari. 

—  Ma  chère  nièce  ,  dit  le  chanoine  ,  je  gage  que  j'ai  deviné 
ce  qui  vous  chagrine  et  vous  rend  rêveuse  :  vous  quittez  la 
France  avec  des  regrets  et  vous  croyez  que  l'on  va  vous  persé- 
cuter encore  A  Turin  ;  mais  vous  ne  songez  point  que  je  suis  là 
pour  vous  défendre.  Ne  craignez  donc  rien  et  prenez  confiance 
dans  ma  tendresse  pour  vous.  Je  ne  retournerai  point  à  mon 
chapitre  que  je  ne  vous  aie  raccommodée  avec  M"»"^  la  douairière, 
et  que  l'on  n'ait  bien  prorais  de  ne  plus  vous  importuner. 

Ces  paroles  et  d'autres  non  moins  paternelles  a'raoliirent  peu 
à  peu  le  cœur  de  la  comtesse.  Elle  versa  des  larmes  de  recon- 
naissance et  embrassa  l'oncle  sur  la  joue  afin  de  le  mieux  re- 
mercier. On  était  alors  au  pont  de  Beauvoisin,  et  l'on  s'y  arrêta 
pour  coucher  dans  une  méchante  auberge  où  l'on  se  fit  servir  à 


REVUE  DE  PARIS.  321 

souper.  M.  Scalix ,  qui  avait  des  provisions,  lira  du  carrosse 
des  pièces  de  gibier,  du  vin  de  plusieurs  sortes  et  des  frian- 
dises ,  car  il  voulait ,  disait-il,  que  sa  nièce  fit  bonne  chère  avec 
lui  pour  chasser  les  sombres  pensées  de  tout  à  l'heure. 

Madame  de  Verrue,  prenant  la  belle  humeur  où  était  son 
oncle  pour  l'envie  de  lui  complaire  et  de  l'arracher  à  ses  craintes, 
y  voulut  répondre  de  son  mieux  en  montrant  aussi  quelque 
gaieté.  Le  froid  et  les  fatigues  du  chemin  se  dissipèrent  devant 
un  grand  feu  qu'on  alluma ,  et  son  appétit  de  quinze  ans  se 
joignant  à  cette  heureuse  disposition,  elle  voulut  tenir  tête  au 
chanoine  en  faisant  honneur  au  souper.  De  son  côté ,  M.  Scalix 
se  mit  en  frais  d'esprit ,  conta  des  histoires  et  remplit  souvent 
les  verres.  Il  versa  traîtreusement  du  vin  dans  lequel  étaient 
mêlées  des  liqueurs  fortes,  si  bien  que  madame  de  Verrue  était 
Iroublée  par  les  fumées  du  repas.  Elle  le  dit  à  son  oncle,  qui  se 
mit  à  rire  et  l'excita  davantage  en  portant  les  santés  de  MM.de 
Luynes  les  uns  après  les  autres. 

A  travers  le  désordre  de  ses  idées,  la  comtesse  conçut  des 
soupçons  sur  les  intentions  du  chanoine  ,  en  voyant  qu'il  ordon- 
nait à  ses  valets  de  s'aller  coucher  et  de  le  laisser  avec  elle. 
Des  mots  imprudents  qui  échappèrent  à  M.  Scalix,  et  un  cer- 
tain éclat  qui  brillait  dans  ses  yeux ,  achevèrent  d'éclairer 
madame  de  Verrue.  Elle  prit  sur  la  table  un  couteau  qu'elle 
cacha  dans  sa  robe,  et  se  retira  dans  la  chambre  qu'on  lui  avait 
l)réparée.  L'aclion-  du  vin  sur  les  sens  de  la  comtesse  ne  tourna 
point  selon  les  désirs  du  chanoine.  Au  lieu  de  s'effrayer  de  l'iso- 
lement où  elle  était  et  de  Timpossibililé  d'appeler  du  secours 
en  cas  d'attaque,  elle  compta  sur  elle-même,  et,  posant  son 
couteau  à  portée  de  son  bras,  elle  s'assit  dans  un  fauteuil  et 
attendit  résolument.  Les  portes  étaient  mal  jointes  et  les  ser- 
rures ne  tenaient  à  rien.  M.  Scalix  n'eut  pas  grand'peine  à 
s'introduire  par  force  dans  l'appartement  de  la  comtesse;  mais 
au  lieu  de  trouver  sa  nièce  au  lit,  plongée  dans  le  sommeil  ou 
affaiblie  et  malade  ,  le  chanoine  fut  bien  surpris  de  la  voir  de- 
bout au  milieu  de  la  chambre  ,  tenant  son  arme  dans  la  main. 

—  Voilà  donc  enfin  votre  masque  arraché  ,  lâche  suborneur, 
s'écria  madame  de  Verrue  avec  indignation  ;  mais  c'est  la  mort 
que  vous  allez  trouver  ici. 

M.  Scalix,  pris  à  soa  propre  piège,  mit  les  deux  genoux  en 

9  28 


322  REVUE  DE  PARIS, 

terre  et  voulut  déclarer  son  amour  en  personnage  de  roman; 
mais  on  réussit  mal  ù  loucher  le  cœur  d'une  femme  quand  on 
est  vieux  et  chanoine.  11  n'alla  point  au  bout  de  sa  première 
phrase. 

—  As-tu  perdu  le  sens  ,  interrompit  la  comtesse,  de  croire 
que  je  puisse  te  regarder  seulement  lorsque  je  repousse  les  hom- 
mages d'un  jeune  et  beau  prince?  Ah!  vous  me  le  ferez  aimer 
par  vos  sottises  et  votre  corruption. 

—  Oui ,  je  suis  un  insensé  ,  dit  M.  Scalix  en  pleurant.  Je  sais 
bien  que  vous  ne  pouvez  aimer  un  pauvre  fou  qui  n'a  pour  vous 
plaire  que  sa  folie  et  son  amour.  Je  sais  bien  que  je  suis  un 
monstre  à  vos  yeux,  un  traître  qui  abuse  de  votre  confiance  et 
de  celle  de  voire  père;  vous  ne  pouvez  me  rien  dire  que  je  n'aie 
pensé  cent  fois.  Tuez-moi  donc ,  la  mort  me  sera  douce  de 
votre  main. 

—  Je  le  ferai  assurément,  répondit  la  comtesse  avec  ce  re- 
gard inflexible  qu'elle  tenait  de  M.  de  Luynes.  Je  vais  te  tuer 
si  lu  approches  d'un  pas.  N'espère  point  que  je  faiblisse.  Je 
percerai  ton  lâche  cœur  et  je  jetlerai  ton  cadavre  par  celle 
fenêtre. 

—  Bon  Dieu  !  s'écria  le  chanoine  effrayé  ,  quelle  femme  vous 
êtes!  N'avez-vous  aucune  pitié  pour  le  mal  que  vous  causez? 
N'est-ce  point  une  chose  assez  triste  que  de  voir  un  homme  se 
damner  pour  vous  comme  je  le  fais  ? 

—  Tu  n'es  qu'un  imposteur,  reprit  la  comlesse ,  une  âme 
basse  et  corrompue.  De  la  pitié  !  je  n'en  ai  poini  pour  un  misé- 
rable comme  loi.  Tu  ne  m'inspires  que  du  dégoût.  Sors  de  ma 
présence  ,  car  je  te  jure  sur  ma  vie  que  tout  ceci  va  finir  mal 
pour  loi. 

Celle  fois  ,  M.  Scalix ,  en  voyant  sa  nièce  s'avancer  vers  lui 
l'arme  haule  ,  fut  saisi  de  terreur  et  gagna  lestement  les  esca- 
liers. 

Après  avoir  montré  ce  grand  courage  et  fait  ainsi  violence  à 
son  naturel ,  M™"  de  Verrue  sentit  le  cœur  lui  manquer  une  fois 
que  le  d.mger  fut  passé.  Elle  se  jeta  épuisée  sur  son  lit,  et 
pleura  chaudement  en  priant  le  Ciel  de  la  retirer  d'un  monde 
où  elle  n'avait  plus  que  des  ennemis.  Si  le  chanoine  fût  revenu 
à  l'assaut  dans  cet  instant ,  il  l'eût  trouvée  hors  d'état  de  se 
défendre  ;  mais  le  pauvre  homme  était  lui-même  en  proie  au 


REVUE  DE  PARIS.  323 

désespoir.  Nous  savons  bien  qu'il  n'est  personne  de  moins  in- 
téressant qu'un  vieux  chanoine  libertin  ,  et  s'il  eût  réussi  dans 
ses  abominables  desseins,  c'eût  été  grand  dommage;  cependant 
quiconque  eût  pu  voir  le  lendemain  la  confusion  de  M.  Scalix , 
lorsqu'il  remonta  en  carrosse  auprès  de  sa  nièce ,  eût  éprouvé 
quelque  pitié.  Nos  voyageurs  achevèrent  leur  route  dans  une 
situation  fort  pénible.  La  comtesse  tint  sa  tête  à  la  portière  le 
plus  longtemps  qu'elle  put ,  et  ses  regards  ne  se  tournèrent  pas 
une  fois  sur  son  oncle.  On  alla  ainsi  jusqu'à  Turin,  et  malgré 
les  ennuis  qui  l'attendaient,  W"^  de  Verrue  sentit  presque  de  la 
joie  en  rentrant  dans  cette  maison  qu'elle  redoutait  si  fort  en 
quittant  la  France. 

Les  lettres  de  M.  de  Luynes  n'avaient  pas  donné  à  la  douai- 
rière d'autres  sentiments  ;  mais  la  vieille  dame  imagina  de 
changer  entièrement  ses  manières  d'être  à  l'égard  de  sa  bru. 
Elle  ne  lui  parla  plus  ,  la  traita  comme  une  étrangère,  et ,  sans 
la  contrarier  en  rien  ,  elle  fit  en  sorte  que  la  comtesse  trouvât 
dans  son  silence  des  reproches  aussi  fâcheux  que  tous  les  dis- 
cours du  monde.  Les  autres  Verrue  formèrent  une  ligue  avec 
elle.  On  ne  disait  mot  à  Jeanne  de  Luynes,  à  moins  qu'on  n'y 
tût  contraint ,  et  c'était  avec  une  politesse  au  travers  de  la- 
quelle on  voyait  bien  la  colère  et  l'aversion.  La  comtesse  ne 
s'en  embarrassa  guère  dans  les  premiers  jours.  Elle  crut  d'abord 
qu'elle  pourrait  aisément  demeurer  indifférente  aux  airs  glacés 
de  gens  qu'elle  n'aimait  point;  mais  c'est  une  chose  qui  finit  à 
la  longue  par  devenir  insupportable  que  d'avoir  sans  cesse 
autour  de  soi  des  visages  conlrainls  et  boudeurs. 

Pour  rendre  justice  à  chacun  selon  son  mérite,  nous  devons 
dire  que  M.  Scalix  se  conduisit  généreusement  en  cette  occa- 
sion. 11  aurait  pu  conserver  de  son  mauvais  succès  une  haine 
implacable  et  le  désir  de  la  vengeance ,  mais ,  une  fois  qu'il 
eut  renoncé  à  faire  agréer  son  amour,  il  VQuhit  réparer  ses 
torts  autant  qu'il  se  pouvait.  11  se  rangea  du  parti  de  sa  nièce, 
intercéda  pour  elle  auprès  des  Verrue,  et  leur  fit  honte  de  leurs 
méchants  procédés.  S'il  ne  gagna  rien  sur  cette  odieuse  famille, 
ce  ne  fut  pas  du  moins  sans  avoir  f;!it  de  son  mieux ,  et  comme 
les  crimes  de  l'amour  trouvent  grâce  plus  vile  que  d'autres 
auprès  des  femmes  ,  le  chanoine  obtint  son  pardon  ,  mais  taci- 
tement,  car  la  comtesse  n'eût  risqué  pour  lien  au  monde  de 


324  REVUE  DE  PARIS. 

rallumer  le  feu.  Par  malheur,  ce  ne  furent  que  de  bonnes  in- 
tentions sans  résultat ,  jtarce  que  les  Verrue  n'étaient  pas  gens 
à  s'adoucir,  et  que  d'ailleurs  M.  Scalix  fut  obligé  de  retourner 
à  son  chapitre  de  Chanibéry. 

Les  fêles  avaient  continué  sans  interruption  à  Turin.  On  ne 
priait  plus  W"^  de  Verrue  d'y  paraître  ;  mais  à  chaque  fois 
qu'on  avait  dansé  à  la  cour,  la  douairière  commandait  à  la  fa- 
mille entière  de  prendre  ses  mines  les  plus  sombres.  On  ne  par- 
lait à  l'heure  des  repas  qu'en  italien  et  le  moins  qu'on  pouvait. 
Si  l'un  des  Verrue ,  oubliant  ses  instructions,  adressait  la  parole 
à  la  comtesse,  la  douairière  l'interrompait  aussitôt  par  un  geste 
ou  un  regard.  Après  deux  mois  passés  ainsi,  Jeanne  de  Luynes 
sentit  que  sa  patience  était  à  bout,  et  se  déclara  formellement 
à  elle-même  que  c'était  assez.  On  verra  au  suivant  chapitre  que 
ses  ennuis  étaient  près  de  finir,  mais  non  pas  de  la  manière 
qu'elle  l'espérait  pour  sa  vertu  et  sa  réputation. 


V. 


Si  M"'  de  Verrue  était  à  plaindre ,  le  duc  de  Savoie  ,  de  son 
côté,  menait  de  tristes  jours.  L'amour  lui  tenait  au  cœur  plus 
fortement  que  jamais,  et  l'obstination  de  la  comtesse  lui  don- 
nait plus  de  soucis  que  les  princes  ne  sont  habitués  à  en  sup- 
porter; ses  espions  le  tenaient  au  courant  de  la  vie  de  sa  maî- 
tresse. Soit  qu'il  fiil  ému  de  compassion  pour  les  maux  qu'elle 
endurait,  soit  que  les  difficultés  fussent  plus  grandes  qu'il  ne 
l'avait  prévu ,  il  voulut  du  moins,  en  renonçant  à  être  heu- 
reux ,  toucher  le  cœur  de  son  ingrate  par  un  sacrifice  écla- 
tant. 

Un  matin,  la  douairière  et  sa  bru  étaient  au  salon  ,  travail- 
lant à  l'aiguille  sans  se  parler,  lorsqu'un  laquais  entra  préci- 
pitamment annoncer  que  Son  Altesse  traversait  les  vestibules 
avec  sa  suite.. Elles  coururent  au  plus  vite  vers  le  prince,  et 
n'arrivèrent  qu'au  milieu  des  degrés  pour  le  recevoir;  la  douai- 
rière avait  la  tête  perdue ,  en  sorte  que  ce  fut  la  comtesse  qui 
prononça  les  phrases  d'usage,  non  sans  émotion,  car  elle  com- 
prit bien  que  le  duc  venait  pour  elle.  M.  de  Savoie  était  accom- 
l)agné  d'une  douzaine  de  ses  courtisans ,  qui  se  rangèrent 


REVUE  DE  PARIS.  325 

derrière  Iiii  lorsqu'il  eut  pris  place  dans  le  fauteuil  qu'on  lui 
donna  au  milieu  du  tapis. 

—  Mesdames  ,  dit  Sou  Altesse  avec  beaucoup  de  gravité,  la 
discorde  est  dans  votre  maison  à  cause  de  moi.  et  je  viens  faire 
en  sorte  qu'elle  en  sdil  bannie.  Pour  vous  montrer  que  je  suis 
bien  informé  ,  je  vous  dirai  en  quel  état  sont  les  choses  :  l'on  a 
dit  que  j'étais  amoureux  de  vous ,  madame  la  comtesse  ;  vous 
avez  cessé  de  venir  à  la  cour  pour  celle  raison  ;  madame  la 
douairière  de  Verrue  l'a  Irouvé  mauvais  et  vous  en  a  fait  des 
querelles.  On  vous  maltraite  dans  voire  famille,  et  lout  cela  ne 
finira  point  si  je  n'y  mets  ordre.  Ne  vous  alarmez  donc  pas  ,  si 
je  déclare  hautement  la  vérité  ;  ce  sera  d'une  façon  qui  mettra 
votre  honneur  à  couvert  et  vous  rendra  en  même  temps  la  paix 
que  vous  souhaitez.  Sachez  tous  que  j'aimais  madame  de  Verrue 
et  que  je  l'aime  encore  ,  que  je  lui  en  ai  fait  moi-même  la  dé- 
claration. Je  n'ai  point  eu  le  bonheur  de  lui  plaire.  Ne  voulant 
pas  me  donner  d'espérances ,  elle  a  donc  agi  avec  autant  de 
sagesse  que  de  cruauté  ,  en  refusant  de  venir  au.\  fêles  que  je 
donnais  pour  l'attirer  au  château.  Les  querelles  de  madame  la 
douairière  étaient  injustes  et  tyranniques  ;  je  la  prie,  si  elle  veut 
m'élre  agréable  ,  de  bien  vivre  à  l'avenir  avec  la  comtesse.  Je 
pourrais  me  donner  une  apparence  de  grandeur  d'âme  ,  en  di- 
sant que  je  suis  guéri  de  mou  fol  amour,  mais  j'avouerai  avec 
humilité  qu'il  n'en  est  rien  encore.  Les  fêles  et  les  danses  sont 
interrompues;  je  quitterai  Turin  ce  soir,  et  j'irai  m'enfermer 
dans  mon  château  de  Rivoli ,  où  j'espère  retrouver  bientôt  le 
calme  et  la  raison. 

Le  duc  Viclor-Amédée  avait,  dans  ses  airs  et  sa  personne, 
quelque  chose  de  royal  et  de  solennel  qui  rehaussait  singuliè- 
rement ses  paroles.  M"'^  de  Verrue  avait  eu  cent  occasions  de 
le  remarquer,  mais  elle  n'en  fut  bien  frappée  que  dans  ce  mo- 
ment où  les  discours  de  Son  Altesse  s'adressaient  à  elle.  M.  de 
Savoie  se  leva  ,  et,  repoussant  sou  fauteuil  en  arrière ,  il  ajouta 
en  fixant  sur  la  comtesse  un  regard  plein  de  mélancolie  et  de 
dignité  : 

—  Vous  devez  me  connaître  assez,  madame,  pour  savoir  que 
je  n'ai  pas  coutume  de  dire  mes  sentiments  au  public;  si  donc 
je  ne  fais  plus  mystère  de  ma  passion  pour  vous ,  c'est  une 
preuve  que  je  renonce  à  vous  plaire.  Il  n'y  a  point  de  mal  à 

28. 


326  REVUE  DE  PARIS. 

inspirer  de  l'amour  ni  à  en  ressentir,  quand  on  a  le  courage  de 
le  surmonter.  Soyez  heureuse  à  présent,  c'est  à  moi  qu'il  ap- 
partient de  souffrir. 

Son  Altesse  fit  un  si^ne  à  ses  gentilshommes  ,  et  sortit,  lais- 
sant la  douairière  fort  étourdie  de  ce  qu'elle  venait  d'entendre. 
Quant  à  la  comtesse,  nous  ne  savons  point  d'où  partit  la  flamme 
qui  entra  dans  son  cœur;  mais,  tandis  que  M.  de  Savoie  pronon- 
çait les  derniers  mois  qu'on  vient  de  lire,  elle  crut  voir  en  lui 
tout  à  coup  le  plus  grand  prince  qui  fût  sous  le  ciel,  et  le  plus 
digne  d'être  aimé.  Ainsi  celle  âme  si  fière  qui  avait  repoussé 
jusqu'alors  toutes  les  séductions,  déposa  les  armes  aussitôt  que 
celui  qui  l'assiégeait  se  fut  décidé  à  la  retraite.  A  peine  eut-elle 
reconnu  ce  qui  se  passait  en  elle  que  les  scrupules  furent  ap- 
pelés à  son  conseil  ;  ils  lui  donnèrent  avis  que  l'amour  qu'elle 
éprouvait  devait  être  un  motif  de  plus  pour  écrire  à  M.  de 
Luynes  de  la  venir  enlever.  Elle  en  demeura  d'accord,  mais 
elle  n'en  fit  rien  ,  et  plus  elle  délibéra  ,  plus  l'amour  prit  de 
croissance,  au  point  qu'en  moins  d'une  heure,  il  chassa  bien 
loin  tout  le  reste ,  et  fut  seul  maître  de  la  place.  Lorsqu'elle 
apprit  que  M.  de  Savoie  était  parti  pour  Rivoli,  la  comtesse 
versa  des  larmes  d'atlendrissement  qui  ne  furent  point  sans 
douceur.  En  songeant  aux  jours  passés  ,  elle  ne  retrouva  plus 
les  belles  raisons  qui  l'avaient  soutenue  dans  sa  résistance  ;  elle 
maudissait  ses  cruautés,  mais  elle  avait  encore  la  pudeur  d'une 
femme  qui  débute  ;  elle  se  promit  donc  ,  de  la  meilleure  foi  du 
monde,  de  ne  point  aller  au-devant  du  prince,  et  de  l'aimer 
tout  bas,  sans  lui  faire  connaître  sa  faiblesse,  comme  si  ces 
choses-là  pouvaient  demeurer  secrètes. 

La  douairière  et  les  autres  Verrue  montrèrent  la  bassesse  de 
leurs  cœurs  jusque  dans  le  repentir  qu'ils  témoignèrent  de  leurs 
sottises.  Us  tournèrent  brusquement  de  la  tyrannie  à  la  plus 
extrême  complaisance  pour  tous  les  désirs  de  la  comtesse,  et 
descendirent  sans  vergogne  jusqu'à  la  flatterie.  M"'"  de  Verrue 
savait  bien  qu'ils  ne  l'aimaient  point,  et  leurs  caresses  lui  inspi- 
raient autant  de  dégoût  que  leur  méchanceté;  le  cœur  lui  man- 
quait à  l'idée  de  vivre  et  de  vieillir  au  milieu  de  ces  êtres  lâches 
et  détestables. 

Huit  jours  étaient  à  peine  écoulés  depuis  que  M.  de  Savoie 
était  à  Rivoli,  lorsque  les  Venue  imaginèrent  d'employer  à  leur 


REVUE  DE  PARIS.  527 

profil  le  crédit  de  leur  bru  sur  Son  Allesse.  Ils  avaient  un  petit 
neveu  sans  fortune  auquel  il  fallait  donner  pension,  et.  pour 
se  défaire  de  celle  dépense,  ils  le  voulaient  placer  dans  la  mai- 
son du  prince.  On  écrivit  une  demande  au  nom  de  la  famille 
entière,  et  on  pria  la  comtesse  d'y  joindre  une  lettre  de  sa  raain. 
Son  Altesse,  disait  la  douairière,  ne  saurait  rien  refuser  à  une 
personne  qu'elle  avait  aimée  tendrement.  M'"'=  de  Verrue  tomba 
de  son  haut  à  celte  proposition  inouïe  ;  elle  s'efforça  de  faire 
entendre  qu'après  avoir  rejeté  les  hommages  du  prince,  il  serait 
imprudent  et  malséant  de  lui  demander  une  faveur  avant  qu'il 
fût  guéri  de  son  amour,  que  c'était  mettre  vilainement  à  con- 
tribution sa  générosilé.  Les  Verrue,  incapables  d'aucuns  sen- 
(imenfs  délicats  ,  prirent  ceux  de  la  comtesse  pour  de  la  mau- 
vaise grâce ,  et  crièrent  par-dessus  les  loits  qu'elle  leur 
gardait  rancune.  Lorsqu'elle  donnait  pour  motif  de  sa  répu- 
gnance que  M.  de  Savoie  n'oserait  pas  refusia-  de  peur  qu'on 
ne  lui  supposât  l'envie  de  se  venger,  la  douairière  ne  voyait  en 
cela  qu'une  plus  grande  certitude  d'obtenir  ce  qu'elle  souhai- 
tait. Les  querelles  recommencèrent  donc  encore  avec  aigreur, 
et  Jeanne  de  Luynes,  n'étant  plus  secourue  par  une  vertu  in- 
flexible, sentit  qu'elle  n'avait  plus  de  forces  contre  ces  nou- 
velles tribulations. 

C'est  une  chose  à  la  fciis  douce  et  rare  que  de  triompher 
d'une  position  malheureuse  en  satisfaisant  du  même  coup  ses 
passions.  Quelques  minutes  suffirent  à  la  comtesse  pour  déli- 
bérer avec  les  scrupules  de  conscience  ;  l'amour  la  tirant  à  lui 
(l'une  part,  et  de  l'autre  l'ennui  la  poussant,  il  fut  bien  vite 
arrêté  dans  sa  tête  qu'elle  sortirait  sur  l'heure  de  la  fange  des 
Verrue. 

—  Vous  le  voulez,  dit-elle  à  la  douairière  au  plus  fort  des 
disputes  ;  votre  neveu  sera  chambellan  de  Son  Altesse  ,  je  vous 
en  donne  ma  parole. 

El  sans  discourir  davantage,  elle  demanda  ses  chevaux  et 
partit  pour  le  château  de  Rivoli.  On  pourrait  croire  que  dans  ce 
moment  qui  allait  décider  du  reste  de  sa  vie,  M'"'=  de  Veirue  , 
Jeune  el  presque  enfant  comme  elle  était,  devait  trembler  étran- 
gement et  reculer  avant  de  franchir  l'abîme  ouvert  devant  elle; 
mais  elle  avait  dans  ses  volontés  quelque  chose  d'irrévocable 
qui  ne  lui  perraellait  plus  ni  craintes  ni  regrets  aussilôt  qu'elle 


."28  REVUE  DE  PARIS. 

avait  pris  un  parti  violent.  C'était  la  première  fois  qu'elle  se 
livrait  aux  fougues  de  son  imagination,  et  il  lui  avait  fallu, 
pour  amener  cette  crise,  les  terribles  nécessités  qu'on  vient  de 
lire;  on  verra  plus  tard  comment  celte  énergie  de  caractère, 
en  se  développant  avec  l'âge .  en  fit  un  des  plus  fastueux  esprits 
forts  du  XYiii"^ siècle,  sans  pourtant  lui  rien  ôter  des  grâces  de 
son  sexe. 

Rivoli  n'était  qu'à  deux  heures  de  marche  de  la  ville.  Les 
chevaux  coururent  grand  train,  et  quand  le  carrosse  s'arrêta 
devant  les  degrés  du  château ,  Jeaime  de  Luynes  descendit  d'un 
pied  leste.  Les  amours  du  prince  et  leur  mauvais  succès  n  étaient 
plus  un  mystère  pour  personne;  toutes  les  portes  s'ouvrirent, 
jusqu'au  cabinet  de  travail,  où  M.  de  Savoie  était  seul.  Le  duc 
n'avait  pas  la  fermeté  d'âme  de  M™'  de  Verrue,  car  en  la  voyant 
paraîtie,  il  voulut  courir  à  elle  ,  et  ses  genoux  fléchirent  : 

—  M'aimez-vous  encore?  demanda  la  comtesse  d'une  voix 
ferme. 

—  Plus  que  jamais  ,  répondit  M.  de  Savoie. 

—  Eh  bien  !  je  suis  à  vous. 

La  force  de  tête  ayant  achevé  son  rôle  ,  le  cœur  parla  quelque 
peu  à  son  tour,  et  M'""  de  Verrue  se  jeta  dans  les  bras  du 
prince.  Comme  l'excès  de  la  joie  est  chose  plus  aisée  à  supporter 
que  celui  de  la  douleur,  Son  Altesse  retrouva  ses  esprits  et 
s'accoutuma  bien  vite  à  l'idée  d'être  l'homme  le  plus  heureux 
du  mctnde.  De  son  côté  la  comtesse  avait  fait  à  l'avance  tous 
les  sacrifices;  ils  n'avaient  donc  plus  rien  à  se  demander  ni  à 
se  refuser  l'un  à  l'autre.  Ils  devinrent  amants  sans  balancer  da- 
vantage. 

Le  premier  instant  d'ivresse  passé,  Jeanne  de  Luynes,  qui 
était  sincère  en  tout,  avoua  naturellement  au  duc  de  Savoie 
qu'il  devait  la  fin  de  ses  scrupules  à  la  sottise  de  sa  famille, 
mais  que  sa  défaite  datait  de  plus  loin.  Elle  assura  que ,  si  elle 
eût  trouvé  le  cœur  de  M.  de  Savoie  refroidi,  elle  eût  pris  sur- 
le-champ  le  chemin  de  la  France. 

—  Quant  à  M.  de  Luynes ,  mon  père  ,  dit-elle ,  je  sais  que  ma 
faute  va  le  mettre  au  désespoir;  je  vous  prie  donc  de  faire  en 
sorte  qu'il  ne  me  revoie  jamais. 

M™o  de  Verrue  allait  ajouter  encore  que  le  jour  où  elle  per- 
drait la  tendresse  du  prince  serait  le  dernier  de  sa  vie ,  et  que 


REVUE  DE  PARIS.  S29 

ce  dessein  élail  solidement  encré  dans  sa  tête,  comme  celui  qui 
venait  de  l'amener  à  Rivoli  ;  mais  elle  pensa  que  c'étaient  là  de 
ces  choses  qu'on  exécute  et  dont  on  ne  i)aiie  point ,  attendu  que 
les  dire  ne  prolonge  pas  d'une  minute  la  durée  de  l'amour. 
Elle  eût  été  bien  étonnée,  si  dans  le  moment  où  elle  faisait  si 
résolument  le  compte  de  l'avenir,  on  lui  eût  appris  qu'elle 
changerait  ta  première;  mais  c'est  le  jour  de  sa  mort  seulement 
qu'une  femme  sait  au  juste  combien  de  fois  son  cœur  peut  être 
le  jouel  de  lui-même. 


Paul  de  Musset. 
(  La  stiite  à  un  prochain  numéro.  ) 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 
Du  Recensement  des  pauvres  et  des  instructions  de  M.  de 

Rémiisat  ;  par  M.  Granier  de  Cassagnac 5 

Les  Rochers;  par  M.  Edmond  Leclerc 17 

Salvalor  Rosa.  —  La  Musique,  1'"  partie;  par  M.  Delé- 

cluze 34 

Mémoires  d'un  maître  d'armes,  suite  ;  par  M.  Alexandre 

Dumas 61 

Lady  Roscowe;  par  M.  J.  Chaudes-Aiguës 199 

Delà  situation  de  l'Algérie  en  présence  d'une  guerre  eu- 
ropéenne; par  M.  B 218 

Épitre  à  M.  de  Tocqueville;  par  M.  J.-J.  Ampère.     .     .     231 
Les  ouvriers  de  Paris.  —  Lettres  à  M.  le  Ministre  de  l'in- 
térieur ;  par  M.  Granier  de  Cassagnac 2û7 

La  Slratonice  de  M.  Ingres  ;  par  M.  Ch.  Lenormanl.     .    .    250 

Poésies.  —  L'Art;  par  M.   Ch.  Coran 262 

Critique  littéraire.  —  Œuvres  choisies  de  Millon,  traduc- 
tion nouvelle.  — Essais  d'hisloire  littéraire  ,  par  M.  Gé- 
rusez.  —  Mélanges  de  littérature  ancienne  et  moderne , 

par  M.  Patin;  par  M.  A.  Bussieres 263 

—  Marie-Antoinette  devant  le  xix«  siècle ,  par  M^eSimon- 

Vienriol;  par  M^'M 279 

Sonnets  et  Chansons;  par  M.  N.Martin 296 

Femmes  de  la  Régence.  —  III.  Madame  de  Verrue;  par 
M.  Paul  de  Musset 300 


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