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Full text of "Revue des deux mondes"

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VJWYOV 

TOROHTO 

UBRAvRY 


/ 


REVUE 


de: 


DEUX    MONDES 


LXXVI»  ANNÉE.   —   CINQUIÈME   PÉRIODE 


TOME   XXXIV.   —   ■le'"  JUILLET   190G. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


»$r«KK>»CO^$«* 


LXXVP   ANNÉE.  —  CINQUIÈME   PÉRIODE 


TOME  TRENTE-QUATRIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    DE    l'université,    15 

1906 


flp 

Jé.<.ê 

I;.3i^ 


LA  DUCHESSE  DE  BOURGOGNE 


ET 

(1) 


L'ALLIANCE  SAVOYARDE 


LE  DUC  DE  BOURGOGNE  AU  CONSEIL 


Nous  avons  essayé  de  dépeindre  les  sentimens  qui ,  dans 
l'entourage  du  Duc  de  Bourgogne,  agitaient  les  âmes,  au  lende- 
main Ae  la  mort  de  Monseigneur.  Nous  avons  montré  la  Du- 
chesse de  Sourgogne  aimablement  triomphante,  Saint-Simon 
ouvertement  ambitieux,  Beauvilliers  et  Chevreuse  s'abandonnant 
malgré  eux  à  des  espérances  humaines  que  combattait  leur  piété, 
enfin  Fénelon  s'appliquant,  non  sans  quelque  mystère,  à  con- 
server et  à  fortifier  son  influence  sur  son  ancien  élève.  Mais  nous 
n'avons  encore  rien  dit  du  principal  personnage  vers  qui 
convergeaient  toutes  ces  ambitions,  étalées  ou  secrètes,  et  dont 
allaient  dépendre,  avant  qu'il  fût  longtemps,  non  seulement  ces 
destinées  diverses,  mais  celles  de  la  France.  Le  moment  est  venu 
de  tirer,  de  la  pénombre  où  il  se  complaisait,  le  Duc  de  Bourgogne 
lui-mtoie,  et  de  le  faire  apparaître  sur  le  devant  de  la  scène. 

I 

Le  Duc  de  Bourgogne  ne  s'était  jamais  complètement  relevé 
de  la  disgrâce  où,  dans  l'opinion  publique,  la  malheureuse  cam- 
pagne de  1708  l'avait  fait  tomber.  Il  n'avait  pas  tenu  tète  à  l'orage 
et  s'était  au  contraire  confiné  dans  une  demi-retraite,  ne  sor- 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  et  la  juin  1905  et  du  1"  mars  1906. 


b  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tant  de  son  cabinet  que  dans  la  mesure  nécessaire  pour  se  mêler 
aux  cérémonies  et  aux  rares  divertissemens  de  la  Cour.  Sans 
doute  l'épreuve  l'avait  mûri;  il  ne  se  livrait  plus  à  ces  amuse- 
mens  puérils,  à  ces  jeux  de  séminariste  que  lui  reprochait  Saint- 
Simon,  et  le  temps  qu'il  passait  dans  son  cabinet  était  surtout 
consacré  par  lui  à  des  exercices  scientifiques,  à  des  recherches 
historiques  et  aussi  à  des  entretiens,  plus  longs  qu'il  n'était  né- 
cessaire, avec  son  confesseur,  le  Père  Martineau.  Quand  il  en 
sortait,  il  prenait  peu  de  part  aux  conversations,  et  les  épisodes 
de  la  dernière  chasse  à  courre  faisaient  généralement  les  frais  de 
l'entretien.  C'est  qu'il  était  gêné  par  un  double  sentiment,  d'abord 
par  un  scrupule  d'austérité  et  de  charité  qui  l'empêchait  de  prendre 
sa  part  d'un  échange  de  propos,  tantôt  légers,  tantôt  médisans, 
comme  étaient,  comme  sont  en  tout  temps  les  propos  de  cour  et 
de  monde  ;  ensuite  et  surtout  parce  qu'il  craignait,  en  s'exprimant 
avec  trop  de  liberté  sur  les  événemens  et  sur  les  hommes,  de 
laisser  apercevoir  le  fond  de  sa  pensée  et  le  jugement  peu  favo- 
rable qu'il  portait  sur  certaines  mesures  adoptées  par  le  Roi. 

Le  Duc  de  Bourgogne  avait,  ainsi  que  nous  le  verrons,  une 
vue  très  juste  des  périls  que  des  désordres  anciens,  aggravés  par 
les  fautes  et  les  malheurs  d'un  long  règne,  faisaient  courir  à  la 
vieille  institution  monarchique.  Mais  il  se  serait  fait  scrupule  de 
laisser  apercevoir  ces  craintes,  et  toute  appréciation  trop  libre  lui 
aurait  paru  un  manque  à  ses  devoirs  de  petit-fils  respectueux,  sans 
parler  de  la  disgrâce  qu'auraient  pu,  par  sa  faute,  encourir  ceux 
qui  lui  étaient  chers.  Suivant  toutes  les  probabilités  humaines, 
de  longues  années  devaient  encore  s'écouler  avant  qu'aucune 
responsabilité,  aucune  autorité  lui  incombât.  Il  se  sentait  guetté 
par  la  cabale  de  Meudon,  qui  n'aurait  pas  manqué  de  tourner 
contre  lui  la  moindre  parole  imprudente;  il  était  intimidé  par  la 
malveillance,  à  peine  déguisée,  de  son  propre  père  qui  lui  témoi- 
gnait une  froideur,  rendue  plus  blessante  encore  par  une  préfé- 
rence évidente  en  faveur  du  Duc  de  Berry;  enfin  il  était  contenu 
par  un  respect  superstitieux  pour  son  grand-père  contre  lequel  il 
aurait  cru  pécher,  s'il  s'était  permis  un  jugement  sévère,  même 
intérieur.  Sa  situation  était  donc  difficile,  presque  dangereuse  à 
certains  points  de  vue,  et  comme  il  n'avait  ni  lesprit,  ni  la  bonne 
grâce,  ni  la  souplesse  de  la  Duchesse  de  Bourgogne,  il  croyait 
échapper  à  ces  diilicultés  et  à  ces  dangers  par  la  retraite  et  le 
silence. 


LA   DUCHESSE    DE    BOURGOGNE.  '7 

Tout  autre  il  apparut  quand,  rapproché  du  trôno,  rassuré  par 
la  dispersion  de  la  cabale  contre  les  dénonciations  qu'il  pouvait 
craindre,  encouragé  par  la  bienveillance  et  la  confiance  crois- 
santes que  lui  témoignait  le  Roi,  il  put  se  montrer  sans 
contrainte  ce  qu'il  était  véritablement,  c'est-à-dire  un  prince 
judicieux,  instruit,  bienveillant,  facilement  accessible.  Très  ra- 
pidement il  prit  de  l'assurance  et  de  l'aisance.  Il  sortit  davan- 
tage de  son  cabinet  et  se  mêla  avec  plus  d'abandon  au  mouve- 
ment de  la  Cour.  Ce  fut  surtout  durant  ces  longues  promenades 
dans  les  jardins  de  Marly  ou  de  Versailles,  qui  occupaient  les 
après-dînées,  et  auxquelles  se  complaisait  le  Roi,  qu'il  eut  occasion 
de  se  familiariser  davantage  avec  les  courtisans,  et  dé  se  laisser 
aller  à  s'entretenir  avec  eux.  Le  Duc  de  Bourgogne  avait  beaucoup 
étudié,  beaucoup  lu  ;  il  savait  beaucoup  ;  mais  il  avait  jusque-là 
renfermé  au  dedans  de  lui-même  les  notions  qu'il  avait  acquises. 
  l'étonnement  de  ceux  qui  le  connaissaient  peu,  à  la  joie  de 
ceux  qui  l'appréciaient  depuis  longtemps,  il  déploya,  dans  les 
groupes  de  courtisans  qui  commençaient  à  se  former  autour  de 
lui,  une  bonne  grâce,  une  érudition  sans  pédanterie,  voire  même 
un  enjouement  dont  on  le  croyait  peu  capable.  Il  y  joignait  de 
grands  égards  pour  les  personnes,  une  attention  soutenue  à 
traiter  chacun  suivant  son  rang,  à  distinguer  de  la  foule  ceux 
qui  méritaient  de  l'être,  sans  cependant  offenser  les  autres  par 
une  négligence  désobligeante;  en  un  mot  il  fit  preuve  de  qua- 
lités qui  avaient  paru  jusque-là  tout  à  fait  étrangères  à  sa  nature  : 
«  On  vit,  dit  Saint-Simon,  ce  prince  timide,  sauvage,  concen- 
tré, cette  vertu  précise,  ce  savoir  déplacé,  cet  homme  engoncé, 
étranger  dans  sa  maison,  contraint  de  tout,  embarrassé  par- 
tout, on  le  vit,  dis-je,  se  montrer  par  degrés,  se  déployer  peu 
à  peu,  se  donner  au  monde  avec  mesure,  y  être  libre,  majes- 
tueux, gai,  agréable,  tenir  le  salon  de  Marly  dans  des  temps 
coupés,  présider  au  cercle  rassemblé  autour  de  lui,  comme  la 
divinité  du  temple  qui  sent  et  qui  reçoit  avec  bonté  les  hom- 
mages des  mortels  auxquels  il  est  accoutumé,  et  les  récompenser 
de  ses  douces  influences...  Le  Dauphin  devint  un  autre  prince  de 
Conti.  La  soif  de  faire  sa  cour  eut  en  plusieurs  moins  de  part  ù 
l'empressement  de  l'environner,  dès  qu'il  paroissoit,  que  celle  de 
l'entendre  et  d'y  puiser  une  instruction  délicieuse  par  l'agré- 
ment et  la  douceur  d'une  éloquence  naturelle  qui  n'avoit  rien 
de  recherché,  la  justesse  en  tout,  et,  plus  que  cela,  la  consola- 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

I 

tion  si  nécessaire  et  si  désirée  de  se  voir  un  maître  futur  si  ca- 
pable de  l'être  par  son  fonds  et  par  l'usage  qu'il  montroit  qu'il 
sauroit  on  faire  (1).  » 

«  M.  le  Dauphin  s'applique  fort  aux  affaires,  et  se  rend  plus 
afTable  aux  courtisans,  dit  plus  sobrement  M™*  de  Maintenon 
dans  une  lettre  au  duc  de  Noailles.  M™"  la  Dauphine,  en  prenant 
une  place  plus  haute,  devient  plus  polie  et  plus  attentive  qu'elle 
ne  l'a  jamais  été  ;  elle  fait  une  grande  figure  et  n'en  est  pas 
fâchée,  »  et  dans  une  autre  lettre  :  «  M.  le  Dauphin  fait  mieux 
depuis  la  mort  de  Monseigneur.  M°"  la  Dauphine  se  fait  adorer 
de  tout  le  monde  (2).  »  Dans  une  lettre,  à  peu  près  de  môme 
date,  à  la  princesse  des  Ursins  (3),  M""'  de  Maintenon  ajoute  : 
«  Si  elle  se  couchait  un  peu  moins  tard  et  s'ajustait  un  peu 
plus,  elle  serait  parfaite.  Son  visage  ne  supporte  pas  la  négli- 
gence qu'elle  aime,  et  elle  ne  convient  pas  à  sa  place.  » 

En  se  bornant  à  dire  :  «  M.  le  Dauphin  fait  mieux,  »  M"' de 
Maintenon  donne  cette  note  juste  dont  elle  était  coutumière, 
plus  juste  peut-être  que  le  ton  un  peu  dithyrambique  de  Saint- 
Simon.  «  Mieux  faire  »  implique  en  tout  cas  un  blâme  de  l'atti- 
tude passée.  Cette  attitude  un  peu  renfrognée  du  Duc  de  Bour- 
gogne n'avait  pas  laissé  en  effet  de  susciter  contre  lui  certaines 
préventions,  et  il  était  des  milieux  oii  on  ne  le  voyait  pas  sans  in- 
quiétude ainsi  rapproché  du  trône.  Nous  trouvons  l'écho  de  ces 
inquiétudes  dans  les  Lettres  Galantes  de  la  frondeuse  et  un  peu 
libertine  (nous  dirions  aujourd'hui  libre  penseuse)  W"  Dunoyer. 
«  Ce  qui  augmente  encore,  écrivait-elle,  la  douleur  des  François, 
c'est  qu'on  a  des  préventions,  qui  peut-être  sont  mal  fondées, 
contre  M.  le  Duc  de  Bourgogne.  On  s'est  imaginé,  je  ne  sçais  sur 
quoi,  que  le  Prince  n'avoit  pas  autant  de  bonté  que  son  illustre 
père,  et  que,  suivant  le  même  esprit  et  le  même  caractère  qui 
domine  à  présent,  son  règne  n'apporteroit  aucun  changement 
avantageux  (4).  »  Mais  ces  préventions  tombèrent  bientôt;  c'est 
la  même  M"""  Dunoyer  qui  va  nous  le  dire.  «  L'on  est  las  de  la 

(1)  Saint-Simon.  Édition  Cliéruel  de  18.'i5,  t.  IX,  p.  302. 

(2)  La  Hcaumelle.  Édition  de  Muëslricht  de  1789,  t.  XI,  p.  240  et  242.  Nous 
avons  déjà  dit  pourquoi  les  lettres  publiées  par  le  seul  La  Beaunaelle,  bien  que 
toujours  un  peu  suspectes,  ne  doivent  pas  cependant,  de  parti  pris,  être  toutes 
rejetées.  La  lettre  page  240  porte  jolie  et  non  pas  polie.  Il  est  probable  que  c'est 
une  faute  d'impression  ou  une  altération  de  La  Beaumelle. 

(3)  Lettres  inédiles  de  M'"'  de  Maintenon  à  la  princesse  des  Ursins,  t.  II,  p.  183. 

(4)  Lettres  historiques  et  galantes^  t.  111,  p.  188. 


LA   DUCHESSE   DE   BOURGOGNE.  9 

flatterie  et  des  flatteurs,  écrivait-elle,  assez  peu  de  temps  après, 
et  je  ne  désespère  pas  que  la  sincérité  ne  revienne  à  la  mode. 
C'est  ce  que  nous  devons  attendre  de  l'équité  de  notre  nouveau 
Dauphin  dont  on  s'étoit  formé  jusqu'ici  une  très  fausse  idée. 
Toute  sa  conduite  détruit  cette  prévention  où  l'on  étoit  contre 
lui,  car,  depuis  le  pas  qu'il  vient  de  faire  vers  le  trône,  il  s'est 
attaché  à  prendre  connoissance  des  aff"aires,  et  ce  n'a  été  que  pour 
leur  faire  prendre  un  meilleur  tour.  Il  va  travailler  surtout  à 
régler  et  à  augmenter  les  finances,  et  cela  sans  fouler  les  peuples, 
puisque  c'est  en  faisant  rendre  compte  à  ceux  qui  en  ont  le  ma- 
niement (1).  » 

11  n'est  guère  difficile  à  l'héritier  présomptif  d'un  trône  de  se 
faire  bien  voir  de  l'opinion  publique,  surtout  quand  les  affaires 
vont  mal,  que  le  souverain  auquel  il  doit  succéder  est  vieux,  et 
qu'on  peut  supposer  chez  son  successeur  des  vues  quelque  peu 
différentes.  Aussi  le  revirement  des  esprits  en  faveur  du  Duc  de 
Bourgogne  fut-il  prompt  à  s'opérer,  et  ce  mouvement  s'étendit 
rapidement  à  toute  la  France.  <(  De  la  Cour  à  Paris,  dit  encore 
Saint-Simon,  et  de  Paris  au  fond  de  toutes  les  provinces,  cette 
réputation  vola  avec  tant  de  promptitude  que  le  peu  de  gens 
anciennement  attachés  au  Dauphin  en  étoient  à  se  demander  les 
uns  aux  autres  s'ils  pouvoient  en  croire  ce  qui  leur  revenoit  de 
toutes  parts.  Quelque  fondé  que  fût  ce  prodigieux  succès,  il  ne 
faut  pas  croire  qu'il  fut  dû  tout  entier  aux  merveilles  du  jeune 
prince.  Deux  choses  y  contribuèrent  beaucoup  :  les  mesures 
immenses  et  si  étrangement  poussées  de  cette  cabale  dont  j'ai 
tant  parlé  à  décrier  ce  prince  sur  toutes  sortes  de  points,  et  le 
contraste  de  l'élastique  à  la  chute  du  poids  qui  lui  écrasoit  les 
épaules,  après  lequel  on  le  vit  redressé,  letonnement  extrême 
que  produisit  le  même  contraste  entre  l'opinion  qu'on  en  avoit 
conçue  et  ce  qu'on  ne  pouvoit  s'empêcher  de  voir,  et  le  sentiment 
de  joie  intime  de  chacun,  par  son  plus  sensible  intérêt,  devoir 
poindre  une  aurore  qui  déjà  s'avançoit,  et  qui  promettoit  tant 
d'ordre  et  de  bonheur  après  une  si  longue  confusion  et  tant  de 
ténèbres  (2).  » 

Si  la  timidité,  le  sentiment  de  la  malveillance  dont  il  était 
l'objet  de  la  part  de  son  père  et  la  crainte  de  porter  ombrage  à 
son  grami-père  avaient  en  effet  écrasé  les   épaules  du  Duc  de 

(1)  Lettres  historiques  et  galantes,  tome  IH,  p.  250. 

(2)  Saint-Simon.  Édition  Chémel  de  1856,  t.  IX,  p.  303. 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bourgogne,  la  faveur  et  la  confiance  que,  ih's  le  lendemain  de  la 
mort  de  Monseigneur,  lui  témoigna  le  Roi  durent  en  ellet  le 
redresser.  Entre  autres  marques  de  cette  faveur,  on  remarqua  fort 
la  nomination  du  duc  de  Charost  comme  capitaine  des  gardes  du 
corps,  en  remplacement  du  maréchal  de  Boufflers  qui  venait  de 
mourir.  Le  choix  était  en  effet  significatif.  La  mère  de  Charost, 
la  duchesse  de  Béthune,  fille  de  Fouquet,  avait  été  une  des 
pénitentes  de  Fénelon  et  n'avait  jamais  cessé  d'appartenir  au 
petit  troupeau,  Charost  y  tenait  également,  par  son  intimité  avec 
Chevreuse  et  Beauvilliers,  et  s'il  avait,  au  dire  de  Saint-Simon, 
(c  une  probité  exacte,  beaucoup  d'honneur  et  tout  ce  qu'il  y 
pouvoit  ajouter  de  vertu  à  force  de  bras,  »  cette  vertu  était 
«  rehaussée  de  tout  l'abandon  à  M.  de  Cambrai  qui  se  pouvoit 
espérer  du  fils  de  la  disciple  mère  (1).  »  Louis  XIV  n'ignorait  rien 
de  tout  cela  et  devait,  par-dessus  le  marché,  se  sentir  médiocre- 
ment disposé  pour  le  petit-fils  de  l'homme  qu'il  avait  si  cruelle- 
ment puni.  Mais  ces  considérations,  loin  d'arrêter  son  choix,  le 
fixèrent.  «.  Il  vous  servira  plus  longtemps  que  moi,  dit-il  au  Duc 
de  Bourgogne.  Il  est  juste  de  vous  donner  un  homme  à  votre 
gré,  »  et  cette  nomination  inattendue  causa  beaucoup  d'étonne- 
ment  à  la  Cour,  «  qui  en  conçut  un  grand  respect  pour  M.  le 
Dauphin  et  pour  son  crédit  (2).  » 

Le  Duc  de  Bourgogne  essaya-t-il  de  faire  usage  de  ce  crédit 
en  faveur  de  quelqu'un  qui  lui  tenait  autrement  au  cœur  que 
Charost  ou  même  Beauvilliers?  Fit-il  quelque  tentative  pour 
mettre  un  terme  à  la  disgrâce  de  Fénelon  ?  Saint-Simon  n'en  dit 
rien,  mais  M"*  Dunoyer  l'affirme  :  «  Ce  prince,  écrit-elle,  a 
donné  encore  une  marque  de  son  bon  cœur  et  de  la  justesse  de 
son  discernement  dans  la  tentative  qu'il  a  faite  pour  rappeler 
l'archevêque  de  Cambrai  d'un  injuste  exil.  On  avoit  cru  même 
qu'il  y  avoit  réussi,  et  nous  espérions  de  revoir  ici  cet  illustre 
prélat,  mais  il  faut  croire  qu'il  est  un  temps  pour  toute  chose 
et  que  celui-là  n'est  pas  encore  venu  (3).  »  M""  Dunoyer  n'était 
pas  en  position  d'être  très  bien  inform(!'e,  mais  pour  qu'elle  ait 
rapporté  ce  bruit  dans  ses  lettres,  il  faut  qu'il  en  ait  couru, 
et  ce  bruit  était  trop  à  l'honneur  du  Duc  de  Bourgogne  pour 
que  nous  n'ayons  pas  cru  devoir  le  rapporter. 

(1)  Saint-Simon.  Édition  de  Chéruel  de  1856,  tome  IX,  p.  -l'M. 

(2)  Saint-Simon.  Addition  au  journal  de  Dangeau,  t.  Xlll,  p.  473. 
{S)  Lettres  /lisloiUiues  et  julanles,  t.  III,  p.  260. 


LA   DUCHESSE   DE   BOURGOGWE.  11 

Avant  cette  nomination,  le  Roi  avait  donné  une  preuve  bien 
autrement  significative  de  la  confiance  qu'il  mettait  dans  le  Duc 
de  Bourgogne.  «  Après  l'avoir  retenu  assez  longtemps  un  matin 
dans  son  cabinet,  dit  Saint-Simon,  il  donna  ordre  le  même  jour 
à  ses  ministres  d'aller  travailler  chez  le  Dauphin  toutes  les  fois 
qu'il  les  manderoit,  et,  sans  être  mandés  encore,   de  lui  aller 
rendre  compte  de  toutes  les  affaires  dont,  une  fois  pour  toutes,  il 
leur  auroit  ordonné  de  le  faire.  »  C'était  là  un  singulier  chan- 
gement dans  les  habitudes  du  Roi,  qui  s'était  montré  si  jaloux 
jusque-là  de  son  autorité,  et  qui,  plus  vieux  de  quelques  années, 
devait  encore  relever  si  vertement  Torcy  lorsque  celui-ci  lui 
proposa  de  faire  préparer  les  affaires  par  le  plus  ancien  ministre. 
Mais  c'est  qu'il  voyait  dans  son  héritier  direct  comme  une  incar- 
nation et  un  prolongement  de  lui-même,  et  que  cet  héritier  lui 
avait  donné  assez  de  preuves  de  son  respect  et  de  sa  subordi- 
nation pour  qu'il  n'eût  à  craindre  de  sa  part  aucune  usurpation. 
A  en  croire  Saint-Simon,  cet  ordre  du  Roi  aurait  causé  à  la 
Cour  un  mouvement  prodigieux  et  aurait  été  un  coup  de  foudre 
pour  les  ministres  «  dont  ils  se  trouvèrent  tellement  étourdis 
qu'ils  n'en  purent  cacher  leur  étonnement  ni  leur  déconcerte- 
ment(l).  »  Mais  ici,  comme  à  son  ordinaire,  Saint-Simon  nous 
paraît  avoir  un  peu  exagéré  les  choses.  Ni  Dangeau  ni  Sourches, 
qui  s'appesantissent  sur  la  nomination  de  Charost,  ne  font  en 
effet  mention  de  cet  ordre,  et  quant  au   déconcertement  qu'en 
auraient  éprouvé  les  ministres,  les  sentimens  qu'il  leur  prête  sont 
peu  conformes  à  la  vraisemblance.  «  Ce  fut,  dit-il  en  insistant, 
un  ordre  bien  amer  pour  des  hommes  qui,  tirés  de  la  poussière 
et  tout  à  coup  portés  à  la  plus  sûre  et  à  la  plus  suprême  puis- 
sance, étoient  si  accoutumés  à  régner  en  plein  sous  le  nom  du 
Roi  auquel  ils  osaient  même  parfois  substituer  le  leur,  en  usage 
tranquille  et  sans  contredit  de  faire  et  de  défaire  les  fortunes, 
d'attaquer  avec  succès  les  plus  hautes,  d'être  les  maîtres  des  plus 
patrimoniales  de  tout  le  monde,  de  disposer  avec  toute  autorité  du 
dedans  et  du  dehors  de  l'Etat,  de  dispenser  à  leur  gré  toute  con- 
sidération, tout  châtiment,  toute  récompense,  de  décider  de  tout 
hardiment  par  un  :  le  Roi  le  veut.,,  en  un  mot  rois  d'eiïet  et 
presque  de  représentation.  Quelle  chute  pour  de  tels  hommes  !  » 
Il  est,  à  notre  sens,  très  douteux  que  ces  hommes  contre  les- 

(1)  Saint-Simon,  Édition  Chéruel  de  1856,  t.  IX,  p.  305. 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quels  Saint-Simon  épanche  sa  bile,  et  qu'il  appelle  ailleurs  «  les 
marteaux  de  l'Etat  »  aient  éprouvé  les  sentimens  qu'il  leur 
prête.  Le  Duc  de  Bourgogne  était  devenu  le  prince  dont  leur  sort, 
d'un  jour  à  l'autre,  pouvait  dépendre,  qui  les  maintiendrait  au 
pouvoir  ou  les  précipiterait  dans  la  disgrâce.  L'approcher  de  plus 
près,  avoir  occasion  de  lui  faire  apprécier  leurs  mérites,  capter  à 
l'avance  sa  faveur  était  donc  de  leur  intérêt,  et  rien  ne  fait  sup- 
poser qu'ils  ne  l'aient  pas  parfaitement  compris.  D'ailleurs  le  Duc 
de  Bourgogne,  avec  sa  bonté  réelle,  prit  soin  do  leur  faciliter  le 
travail  avec  lui'(i).  «  Il  les  reçut,  dit  encore  Saint-Simon,  avec 
un  air  de  bonté  et  de  commisération  ;  il  entra  avec  eux  dans  le 
détail  de  leurs  journées  pour  leur  donner  les  heures  les  moins 
incommodes  à  la  nécessité  du  travail  et  de  l'expédition,  et,  pour 
cette  première  soumission,  n'entra  pas  avec  eux  en  affaires 
mais  ne  différa  pas  de  commencer  à  travailler  chez  lui  avec 
eux.  » 

Torcy,  Voisin,  Desmaretz,  furent  les  seuls  avec  lesquels  le 
Duc  de  Bourgogne  eut  de  fréquens  entretiens,  mais  surtout 
Desmaretz.  C'était  en  effet  l'état  des  finances  dont  il  se  préoc- 
cupait le  plus,  avec  juste  raison.  C'était  aussi  le  ministre  avec 
lequel  le  public  se  réjouissait  le  plus  de  le  voir  travailler.  «  Mon- 
sieur le  Dauphin  va  s'appliquer,  dit-on,  à  régler  les  finances, 
écrivait  M"""  Dunoyer.  Du  moins  on  le  voit  toujours  enfermé 
avec  M.  Desmaretz  qui  en  est  le  ministre  (2)  ;  »  et,  dans  une 
autre  lettre  :  «  Notre  Dauphin,  est  enfermé  tous  les  jours  avec 
M.  Desmaretz  pour  lâcher  de  mettre  les  finances  sur  un  pied 
qu'on  puisse  tous  les  mois  être  éclairci  de  la  dépense  et  de  la 
recette,  moyen  très  sûr  pour  n'être  point  trompé  (3).  » 

En  s'appliquant  ainsi  aux  affaires,  le  Duc  de  Bourgogne  ne 
faisait  que  suivre  sa  pente.  Depuis  plusieurs  années,  il  y  prenait 
une  part  plus  active  que  le  public  ne  le  savait  par  son  assiduité 
aux  Conseils,  et  comme  sa  participation  à  leurs  délibérations 
n'avait  rien  qui  pût  porter  ombrage  au  Roi  son  grand-père,  il  ne 
se  faisait  point  faute  d'y  prendre  la  parole  dans  un  sens  toujours 
judicieux  .et  modéré.  Avant  de  pousser  plus  avant  et  d'en  arriver 
à  ce  que  S.iint-Simon  appelle  son  avant-règne,  nous  le  voudrions 
montrer  dans  ce  rôle  de  conseiller  du  trône. 

.     (1)  Saint-Simon.  Édition  Chéruel  de  1856,  tome  IX,  p.  306. 

(2)  Lettres  hisloviques  et  galantes,  t.  ill,  p.  188. 

(3)  Ibid.,  p.  260. 


LA   DUCHESSE   DE   BOURGOGNE.  13 


II 


Les  Conseils  qui  complétaient,  pour  emprunter  une-expression" 
à  Saint-Simon,  la  mécanique  du  ^omv<^.rnement  royal,  —  gou- 
vernement absolu  sans  doute,  mais  dont  les  formalités  adminis^- 
tratives  tempéraient  l'alasolutisme,  —  étaient  au  nombre  de  troiS 
principaux  :  le  Conseil  des  Dépêches  où  se  traitaient  toutes  les 
affairées  concernant  a  le  dedans  du  royaume,  »  et  en  outre  «  tout9 
sorte  d'affaires  qui  lui  étaient  portées  pour  une  raison  ou  poui' 
une  autre  (1)  ;  »  le  Conseil  des  Finances  où  se  traitaient,  comme- 
le  nom  l'indique,  les  questions  concernant  les  impôts  de  toute* 
sorte  et  leur  mode  de  perception,  ainsi  que  celles  relatives  au 
domaine  du  Roi  :  enfin  le  plus  important  de  tous,  le  Conseil  d'eij 
Haut,  qu'on  appelait  officiellement  le  Conseil  d'Etat,  où  se  traw 
ta-ient  toutes  les  grandes  affaires  de  l'Ktat,  aussi  bien,  en  temps 
de  guerre,  celles  relatives  aux  mouvemens  des  armées  ou  au'X 
négociations,  qu'en  temps  de  paix  celles  concernant  les  relation.-^ 
avec  les  Puissances  étrangères.  Le  Conseil  d'en  Haut,  qui  était  h^ 
plus  important,  se  tenait  sept  fois  en  quinze  jours,  le  Conseil  des 
Finances  deux  fois  par  semaine,  le  Conseil  des  Dépêches  tous  les 
quinze  jours  seulement.  Ces  trois  Conseils  étaient  toujours  pré*- 
sidés  par  le  Roi  qui  n'y  manquait  jamais,  dans  quelque  circon--' 
stance  que  ce  fût,  puisque,  nous  l'avons  vu,  il  avait  fallu  le  de-, 
tourner  de  tenir  conseil  le  lendemain  de  la  mort  de  Monseigneuiïv 
A  ces  trois  Conseils  il  faut  en  ajouter  un  autre,  beaucoup  plus 
étendu  par  sa  composition,  car  il  comprenait  trente  conseillers 
d'Etat  et  quatre-vingts  maîtres  des  requêtes,  appelé  Conseil  des 
Parties  ou  Conseil  Privé.  C  était  une  haute  Cour  qui  exerçait  sur 
tout  le  royaume  la  juridiction  suprême  en  matière  civile  et  en 
matière  administrative,  et  devant  laquelle  pouvaient  être  portées, 
par  évocation,  toutes  les  affaires  dont,  disait  le  Roi,  «  nous 
jugeons  quelquefois  à  propos,  par  des  raisons  d'utilité  publique 
et  de  notre  service,  de  lui  attribuer  la  connoissance  du  fond,  en 
l'ôtant  aux  juges  ordinaires  (2).  »  Ce  Conseil  n'était  que  rarement 
présidé  par  le  Roi. 

(1)  Histoire  de  France  depuis  les  origines  jusqu'à  la  Révolution,  t.  Vil.  Fasci 
cule  2.  L'État  politique,  par  M.  Ernest  Lavisse. 

(2)  Voir  sur  ces  différens  Conseils  les  savantes  études  de  M.  de  Boi^lisle,  aux 
tomes  IV  et  V  de  son  Saint'-Simon. 


14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  Duc  de  Bourgogne  avait  été  appelé  successivement  par  le 
Roi  à  faire  partie  du  Conseil  des  Dépêches,  du  Conseil  des 
Finances  et  du  Conseil  d'en  Haut.  Jamais  il  ne  venait  au  Conseil 
des  Finances.  11  avait  peu  de  goût  à  ces  matières  qu'il  connais- 
sait mal,  et  il  était  très  contraire  à  certaines  mesures  sanction- 
nées parle  Roi.  S'il  était  venu  au  Conseil  des  Finances,  ce  n au- 
rait donc  pu  être  que  pour  y  faire  de  l'opposition,  et  c'était  une 
attitude  qu'il  ne  voulait  pas  prendre.  Au  Conseil  des  Dépêches, 
au  contraire,  et  au  Conseil  d'en  Haut,  il  se  montrait  fort  exact, 
à  l'opposé  de  Monseigneur,  son  père,  qui  n'y  venait  presque 
jamais.  Dans  plusieurs  affaires,  il  prit  éloquemment  la  parole, 
entre  autres  dans  une  circonstance  qui  fit  grand  bruit  à  la  Cour 
et  qu'il  est  intéressant  de  rapporter,  ne  fût-ce  que  pour  montrer 
avec  quelle  conscience  et  quelle  indépendance,  malgré  l'arbi- 
traire apparent  de  la  procédure,  se  jugciiient  certaines  alTaires. 

On  sait  que  Marguerite  de  Rohan,  fille  et  unique  héritière 
du  duc  de  Rohan,  l'illustre  chef  huguenot  créé  en  1603  duc 
et  pair  par  Henri  IV,  épousa  en  1645  Henri  Chabot,  sieur  de 
Saint-Aulaye,  dune  fort  ancienne  et  illustre  maison  du  Poitou, 
et  que,  trois  ans  après,  une  nouvelle  érection  du  duché- 
pairie  de  Rohan  était  consentie  par  la  Reine  régente  Anne 
d'Autriche  en  faveur  de  cet  Henri  Chabot  et  des  enfans  mâles  qui 
naîtraient  de  ce  premier  mariage.  Ce  premier  duc  de  Rohan- 
Chabot  était  mort  depuis  cinquante  et  un  ans,  et  son  fils,  le 
second  duc,  demeurait  en  pleine  et  paisible  possession,  depuis 
plus  d'un  demi-siècle,  du  nom  et  des  armes  de  Rohan,  lorsque 
le  prince  de  Guéménée,  chef  d'une  seconde  branche  des  Rohan, 
s'avisa,  en  1700,  de  lui  intenter  un  procès.  Jaloux  de  ce  que  deux 
fils  du  duc  de  Rohan,  le  prince  de  Léon  et  le  chevalier  de 
Rohan,  avaient  figuré  avec  éclat  à  Londres,  à  la  cour  du  roi 
Guillaume  (c'était  avant  la  ruplure),  tandis  qu'il  y  vivait  dans 
l'obscurité,  il  s'avisa  de  vouloir  faire  interdire  aux  enfans  du  duc 
de  Rohan,  de  porter  le  nom  et  les  armes  de  Rohan,  bien  que  le 
contrat  de  mariage  de  leurs  grand-père  et  grand'mère  stipulât 
expressément  «  que  les  enfans  qui  en  naîtroient  porleroient  à  tou- 
jours et  leur  postérité  le  nom  et  les  armes  de  Rohan.  »  Le  duc  de 
Mciulbuzon,  son  neveu,  se  joignit  à  lui,  mais  ce  qui  fit  l'impor- 
tance de  l'afTaire,  ce  fut  l'intervention  au  procès  'd'une  tierce 
personne,  appartenant  également  à  la  maison  de  Rohan,  et 
qui  faisait  jîlus  grande  figure  à  Versailles  non  seulement  que  le 


LA   DUCHESSE    DE    BOURGOGNE.  15 

prince  de  Guéménéc,  et  le  duc  de  Montbazon,  mais  que  le  duc 
de  Rohan  lui-même.  C'était  la  princesse  de  Soubise. 

Anne  de  Rohan-Chabot,  propre  sœur  du  duc  de  Rohan,  avait 
épousé,  à  l'âge  de  quinze  ans,  son  cousin  M.  de  Soubise,  «  le 
plus  beau  gendarme  et  un  des  hommes  les  mieux  faits  de*  son 
temps  de  corps  et  de  visage,  »  dit  Saint-Simon,  mais  qui  avait  le 
défaut  d'être  fort  pauvre.  Lorsqu'elle  parut  à  la  Cour,  quelques 
années  après  son  mariage,  sa  beauté  y  fit  sensation.  Elle  avait 
les  cheveux  d'un  blond  roux,  avec  les  yeux  un  peu  petits,  mais 
une  taille  superbe  et  un  teint  éblouissant,  bien  qu'elle  passât 
pour  être  de  constitution  assez  malsaine,  ce  qui  la  faisait  com- 
parer par  ^P*  de  Montespan  à  «  une  belle  pomme  gâtée  au 
dedans.  »  Mais  peut-être  faut-il  voir  dans  ce  propos  de  M"*  de 
Montespan  une  vengeance  de  femme,  car  elle  eut  bientôt  des 
griefs  contre  la  nouvelle  venue. 

La  beauté  de  M""*  de  Soubise  avait  produit  en  effet  sur 
Louis  XIV  une  vive  impression  au  moment  où,  las  du  joug  que 
faisait  peser  sur  lui  son  impérieuse  maîtresse,  il  commençait  à 
se  montrer  quelque  peu  infidèle.  La  vertu  de  M""^  de  Soubise  a 
donné  lieu  à  beaucoup  de  discussions  dont  M.  de  Roislisle  s'est 
fait  l'écho  dans  une  savante  et  intéressante  notice  qu'il  a  jointe 
au  tome  cinquième  de  son  incomparable  édition  de  Saint-Simon, 
et  où  il  a  pris  la  défense  de  la  belle  princesse.  Il  a  eu  fort  à  faire 
En  effet,  si  les  auteurs  de  certains  mémoires  et  même  de  cer- 
tains pamphlets,  comme  celui  du  Grand  Alcandre  frustré,  pré- 
tendent que  Louis  XIV  perdit  ses  peines  auprès  d'elle,  d'autres 
pamphlets  lui  sont  au  contraire  moins  favorables.  Certains  pré- 
tendent que  «  ses  yeux  allaient  tous  les  jours  à  la  petite  guerre,  » 
ce  qui,  à  la  vérité,  n'est  pas  démonstratif;  mais  d'autres  auteurs 
qui  furent  ses  contemporains,  tels  que  M"°  de  Gaylus  et  Saint- 
Simon,  vont  plus  loin  et  n'hésitent  pas  à  en  médire.  Saint-Simon 
en  particulier  attribue  à  Louis  XIV  la  paternité  d'Armand-Gaston 
de  Soubise  qui,  parmi  les  nombreux  en  fans  de  la  princesse  \^elle 
avait  en  moyenne  de  son  mari  un  enfant  tous  les  deux  ans),  se 
distinguait  par  sa  beauté  et,  disaient  les  malins,  par  sa  ressem- 
blance avec  le  Roi.  Il  est  vrai  que  M"'*  de  Caylus  conteste  cette 
attribution  et  croit  que  le  Roi  fut  le  père  d'un  autre  enfant.  Quoi 
qu'on  en  puisse  penser,  que  ce  soit  par  sa  complaisance,  comme 
le  veut  Saint-Simon,  ou  par  sa  résistance,  comme  le  veut  M.  de 
Boislisie,  il  est  certain  qu'elle  avait  acquis  un  crédit  prodigieux 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  l'esprit  du  Roi,  crédit  qu'elle  faisait  servir  sans  relâche  à 
rélévation  et  à  la  fortune  de  sa  maison.  Il  n'était  presque  pas 
d'année  qui  ne  fût  signalée  par  quelque  faveur  ou  par  quelque 
don  d'argent  accordés  à  son  mari  ou  à  ses  enfans.  Entre  autres 
elle  avait  obtenu  en  1701  pour  le  bel  abbé  de  Soubise  la  coadju- 
torerie  de  Strasbourg.  Depuis  quelques  années,  retenue  par  la 
maladie,  elle  paraissait  peu  à  la  Cour  mais  elle  était  demeurée 
en  correspondance  avec  le  Roi  auquel  elle  écrivit  encore  la  veille 
de  sa  mort.  Quand  elle  venait  à  Versailles,  le  Roi  lui  accordait 
fréquemment  des  audiences  privées  dans  son  cabinet,  mais  en 
ayant  soin  de  laisser  les  portes  ouvertes,  habitude  qu'il  n'avait 
point  quand  il  recevait  d'autres  dames  et  précaution  qu'il  pre- 
nait pour  éviter  la  médisance,  sans  se  rendre  compte  que  par  là 
il  l'entretenait  ou  du  moins  la  ravivait.  Son  autorité  sur  l'esprit 
du  Roi  continuait  à  s'affirmer.  On  savait  qu'il  n'était  point  de 
grâce  qu'elle  n'obtînt.  Aussi,  quand  on  la  vit  prendre  ouverte- 
ment parti  contre  son  propre  frère,  avec  lequel  elle  avait  toujours 
fort  mal  vécu,  et  se  prononcer  en  faveur  de  ses  cousins  et  ne- 
veux, les  amis  du  duc  de  Rohan  commencèrent  à  craindre  que 
les  choses  ne  prissent  pour  lui  une  mauvaise  tournure. 

Par  l'intervention  des  Soubise  se  joignant  aux  Guéménée  et 
aux  Montbazon,  ce  procès  devenait  celui  des  Rohan  contre  les 
Rohan-Chabot.  Le  gros  des  courtisans  se  montrait  plus  favo- 
rables au  duc  de  Rohan  qu'aux  Rohan,  ceux-ci  ayant  eu  la  ma- 
ladresse, dans  les  mémoires  qu'ils  avaient  fait  imprimer,  de  pré- 
tendre «  s'élever  au-dessus  de  toute  noblesse,  eh  princes  qui 
cloient  d'une  classe  hors  du  niveau,  »  et  ce  à  raison  de  l'ancien- 
neté de  la  maison  de  Rohan  qu'ils  prétendaient  tirer  d'un  certain 
Conan  Mériadoc,  «  prétendu  roi  de  Rretagne,  continue  Saint- 
Simon,  qui  n'exista  jamais  (1).  »  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour 
que  les  représentans  des  grandes  familles  françaises  prissent  fait 
et  cause  pour  le  duc  de  Rohan,  bien  que  celui-ci  fût  personnel- 
lement peu  aimé.  Informé  du  bruit  que  faisait  l'affaire,  le  Roi, 
aprrs  s'en  ôtre  défendu  iongtern|)s,  prit,  à  la  sollicitation  des 
parties  en  cause  des  deux  côtés,  une  grande  décision,  qui  n'avait 
cependant  rien  de  contraire  aux  usages  du  temps  :  ce  fut  d'évo- 
quer laflaire  devant  lui.  Mais  au  lieu  de  la  faire  venir  devant  le 
Conseil  d'en  Haut,  qui  était  généralemer.l  appelé  à  juger  les  con- 

(i)  Saint-Simon.  Édition  Doislisle,  t.  XIV,  p.  ITO. 


LA   DUCHESSE   DE   BOURGOGNE.  17 

flils  de  famille,  il  décida  la  formation  d'un  tribunal  spécial  devant 
lequel  le  procès  serait  porté.  Ce  tribunal  devait  être  composé  du 
Conseil  des  Dépêches,  du  Conseil  des  Finances  et  du  bureau  du 
Conseil  des  Parties  qui  était  chargé,  au  préalable,  d'instruire 
l'affaire  et  de  choisir  un  maître  des  requêtes  pour  en  faire  rap- 
port :  ce  bureau  était  présidé  par  Daguesseau  père. 

L'instruction  fut  assez  lente  et  conduite  avec  quelque  partia- 
lité en  faveur  de  M""^  de  Soubise  qui  déployait  de  plus  en  plus 
d'ardeur  et  devenait  ainsi  partie  principale  au  procès.  L'affaire 
ne  vint  en  état  qu'en  août  1704.  Le  Roi  fixa  un  jour  pour 
le  procès  qui  devait  se  juger  sur  mémoires  des  parties  et  sur 
rapport  du  maître  des  requêtes,  mais  sans  plaidoiries  d'avocat. 
On  ne  plaidait  point  devant  le  Roi.  La  veille,  25  août,  la 
famille  de  Rohan  attendit  le  Roi  au  sortir  de  la  messe  pour  lui 
remettre  en  mains  propres  un  nouveau  mémoire.  Le  coadjuteur 
de  Strasbourg,  que  Saint-Simon  appelle  à  cette  occasion  «  le  fils 
de  la  Fortune  et  de  l'Amour,  »  se  promenait  dans  la  galerie,  avec 
l'air  d'un  homme  sûr  de  son  fait  et  disant  qu'on  ne  devait  pas 
être  surpris  «  si  ceux  de  sa  maison,  si  fort  relevés  par  leur  nais- 
sance au-dessus  de  la  noblesse  du  royaume,  étoient  jaloux  de 
leur  nom  et  le  souffroient  impatiemment  à  d'autres,  »  ce  qui 
lui  valut,  de  la  part  du  marquis  d'Ambres,  cette  verte  réplique  : 
«  Cela  s'appelle  soutenir  une  mauvaise  cause  par  des  propos  en- 
encore  plus  odieux.  »  Les  esprits  se  montaient,  comme  on  voit, 
et  il  était  temps  d'en  finir  ;  mais,  connaissant  la  faveur  dont  la 
princesse  de  Soubise  jouissait  auprès  du  Roi,  ce  jour-là  peu  de 
personnes  doutaient  que  l'arrêt  ne  fût  rendu  en  sa  faveur. 

Le  lendemain  26,  le  Roi  avança  l'heure  de  son  dîner,  qui  était 
habituellement  une  heure,  pour  donner  plus  de  temps  à  ouïr  la 
cause.  Il  ne  dérogeait  ainsi  à  ses  habitudes  que  dans  les  cir- 
constances graves.  Les  juges  se  réunirent  immédiatement  après 
le  dîner.  Un  instant  avant  que  l'audience  ne  commençât,  le 
Roi  demanda  tout  bas  à  Chamillart  pour  qui  il  serait  :  «  Pour 
M"*  de  Soubise,  »  répondit  à  l'oreille  le  ministre  courtisan.  Dès 
que  tous  les  juges  furent  en  place,  le  Roi  prit  la  parole  : 
«  Messieurs,  dit-il,  je  dois  la  justice  à  tout  le  monde;  je  veux  la 
rendre  exactement  dans  raffairc  que  je  vais  juger.  Je  scrois  bien 
lâché  d'y  commettre  aucune  injustice,  mais  pour  de  grâce  je  n'en 
dois  à  personne,  et  je  vous  avertis  que  je  n'en  veux  faire  aucune 
au  duc  de  Rohan.  »  Après  ce  début,  qui  faisait  mal  augurer  de 

TOME   XXXIV.    —    1906.  2t 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'afTaire  au  point  de  vue  du  duc  de  Rohan,  le  Roi  donna  immé- 
diatement la  parole  au  rapporteur.  Le  maître  des  requêtes  choisi 
pour  exercer  ces  fonctions  difficiles  était  Gourson,  le  fils  de  l'in- 
tendant Bàville;  c'était  la  première  fois  qu'il  parlait  devant  le 
Roi.  Il  garda  la  parole  deux  heures  et  s'exprima  avec  beaucoup 
de  clarté,  d'élégance  et  de  précision.  La  conclusion,  qui  surprit 
tout  le  monde,  fut  entièrement  en  faveur  du  duc  de  Rohan  (1). 
La  délibératioa  s'ouvrit  ensuite;  chacun  prenait  la  parole  sui- 
vant son  rang  en  commençant  par  le  juge  du  rang  le  moins 
élevé,  suivant  une  habitude  respectueuse  de  l'indépendance  du 
juge  qui  ne  date  point,  comme  on  le  croirait,  de  nos  jours. 
Quand  vint  le  tour  de  Daguesseau,  comme  on  le  savait  timide, 
s'exprimant  avec  hésitation,  et  comme  son  opinion  semblait  tou- 
jours «  mourante  sur  ses  lèvres,  »  on  crut,  dans  le  Conseil,  qu'il 
éviterait  pe'jt-être  de  donner  son  opinion  d'une  façon  formelle.  Il 
n'en  fut  rien.  Au  contraire  il  parla  cinq  quarts  d'heure,  avec 
beaucoup  de  force  et  d'éloquence  en  faveur  du  duc  de  Rohan, 
et,  dans  une  péroraison  éloquente,  il  adjura  le  Roi  de  ne  pas 
laisser  révoquer  en  doute  l'autorité  des  stipulations  d'un  contrat 
de  mariage  au  bas  duquel  la  Reine  sa  mère  avait  apposé  sa 
signature»  donnant  ainsi  une  force  particulière  aux  moindres 
stipulations  de  ce  contrat.  L'éloquence  de  Daguesseau  entraîna 
le  vote  de  Chamillart  qui,  abandonnant  la  cause  de  la  princesse 
de  Soubise,  opina  en  faveur  du  duc  de  Rohan;  mais  d'autres  juges 
opinèrent  en  faveur  de  la  princesse.  Le  duc  de  Rohan  ne  l'em- 
portait cfue  de  deux  voix  au  moment  où  le  Chancelier,  qui  était  le 
dernier  des  ministres  à  entendre,  prit  la  parole.  Après  lui  ne 
devait  parler  que  le  Duc  de  Bourgogne.  Du  sens  dans  lequel  le 
Duc  de  Bourgogne  se  prononcerait  pouvait  dépendre  l'arrêt. 
Aussi  le  Chancelier,  grand  ami  de  M""'  de  Soubise,  s'appliqua-t-il 
dans  son  discours  moins  h  faire  valoir  les  argumens  en  faveur 
des  Rohan  qu'à  mettre  le  Duc  de  Bourgogne  dans  l'embarras,  en 
lui  poussant  directement  des  bottes  et  en  réfutant  ce  qu'il  pour- 
rait dire.  Sans  doute,  il  espérait  ainsi  ou  emporter  la  conviction 
du  jeune  prince,  ou  tout  au  moins  mettre  sa  timidité  à  l'épreuve 
d'avoir  à  lui  répliquer.  Son  calcul  fut  déjoué. 

(1)  Nous  suivons  le  récit  de  Saint-Simon.  Cependant  d'après  une  lettre  du 
Chancelier  citée  par  M.  de  Boislisle  en  note  de  son  tome  XIV,  p.  157,  l'avis  de 
Courson  n'aurait  pas  été  suivi  dans  la  décision  qui  fut.  comme  on  va  voir,  en 
faveur  du  duc  do  Rohan,  d'où  il  faudrait  conclure  que  l'avis  de  Courson  ne  fut  pas, 
comme  le  dit  Saint-Simon,  «  entièrement  en  faveur  du  duc  de  llohan.  » 


LA  DUCHESSE  DE  BOURGOGNE.  19 

Le  Duc  de  Bourgogne  n'était  timide  quautant  qu'il  était 
incertain  du  parti  qu'il  avait  à  prendre  et  que  sa  conscience 
n  était  pas  engagée.  Mais  lorsqu'il  croyait  obéira  la  loi  du  devoir, 
aucune  considération  ne  l'arrêtait.  Or  il  avait  fait  par  avance 
une  étude  approfondie  de  l'afTaire,  ayant  lu  avec  soin  les  nom- 
breux mémoires  publiés  par  les  deux  parties,  et  fait  venir  leurs 
avocats  pour  les  entendre.  Souvent  au  surplus,  il  s'était  entre- 
tenu avec  le  généalogiste  Gaignères  des  questions  concernant  les 
grandes  familles  françaises  et  il  connaissait  bien  leurs  origines. 
Dans  son  discours,  qui  fut  long,  après  un  peu  de  retenue  au 
début,  il  finit  par  s'animer  et  apostropher  en  quelque  sorte  le 
Chancelier  :  «  Ce  que  je  vous  répondrai,  monsieur,  dit-il  tout  à 
coup,  à  ce  que  vous  venez  de  dire,  c'est  que  je  ne  trouve  pas  de 
question  en  ce  procès  et  que  je  suis  surpris  de  la  hardiesse  de 
la  maison  de  Rohan  à  l'entreprendre.  «  Il  réfuta  alors,  point 
par  point,  les  argumens  du  chancelier  et  reprit  avec  force  ceux 
de  Daguesseau.  Cependant  il  y  en  eut  un  qu'il  n'admit  point  :  ce 
fut  celui  du  caractère  particulier  et  incommutable  donné  aux 
stipulations  du  contrat  de  mariage  par  la  signature  de  la  Reine 
mère,  car  il  déclara  qu'  «  il  ne  croyoit  point  que  l'autorité  des 
rois  pût  s'étendre  jusque  sur  les  lois  de  famille.  »  «  Il  parla 
une  heure  et  demie,  ajoute  Saint-Simon,  et  se  fit  admirer  par  la 
force  et  la  sagesse  de  son  discours,  et  par  la  profonde  instruc- 
tion qu'il  y  montra  (1).  »  L'avis  du  Duc  de  Bourgogne,  ainsi 
exprimé,  faisait  l'arrôt  en  faveur  du  duc  de  Rohan  à  la  majorité 
de  deux  voix,  mais  il  restait  le  Roi.  Qu"allait-il  dire? 

En  théorie,  c'était  le  Roi  qui  jugeait  et  décidait.  En  fait  il 
était  infiniment  rare  qu'il  ne  se  rangeât  pas  à  l'avis  de  la  plura- 
lité, comme  on  disait  alors,  et  il  le  faisait  toujours  lorsque,  un 
procès  étant  pendant  entl-e  un  particulier  et  le  domaine  royal,  la 
pluralité  se  prononçait  contre  le  domaine,  c'est-à-dire  contre  lui- 
même.  Mais  il  n'avait  jamais  voulu  admettre,  en  quelque  matière 
que  ce  fût,  que  l'avis  de  la  pluralité  l'obligeât,  et  il  avait  même 
une  fois,  devant  tous  les  courtisans,  blâmé  l'empereur  Léopold 
de  ce  que  «  dans  les  plus  grandes  allaires  de  l'État  il  en  passoit 
toujours  par  la  voie  de  son  Conseil,  »  ajoutant  que  «  pour  lui  il 
étoit  persuadé  qu'un  grand  monarque  devoit  prendre  les  voix  de 
tous  ceux  qui  composoient  son  Conseil,  mais  qu'il  étoit  à  pro- 

(1)  Saint-Simon.  Édition  Boislisie,  t.  XIV,  p.  159  (iipassim. 


20  REVUE  DES  BEUX  MONDES. 

pos  qu'il  digérât  leurs  sentimens  et  qu'il  choisît  lui-même  le 
meilleur  (1).  »  Louis  XIV  aurait  donc  pu  sans  abus  de  pouvoir,  ou 
du  moins  sans  scandale,  ne  pas  se  ranger  à  l'avis  de  la  pluralité, 
d'autant  plus  que  le  duc  de  Rohan  ne  l'emportait  que  de  deux 
voix.  Il  n'en  fit  rien.  Dans  un  discours  d'un  quart  dheure  il  opina 
comme  un  simple  juge,  exposa  les  raisons  qui  l'avaient  le  plus 
touché,  donna  son  approbation  au  discours  tenu  par  le  Duc  de 
Bourgogne  et  termina  en  donnant  ordre  au  Chancelier  de  rédiger 
l'arrêt  en  faveur  du  duc  de  Rohan,  et  d'une  façon  si  formelle  et 
si  claire  que  la  chose  ne  pût  jamais  être  remise  en  question.  La 
belle  princesse  succombait. 

Le  Conseil  s'était  prolongé  jusqu'à  huit  heures  du  soir.  Pen- 
dant cette  longue  attente,  les  parties  en  cause  avaient  eu  une 
attitude  fort  différente.  Affectant  la  sécurité,  les  Rohan  étaient 
venus  de  bonne  heure  à  Versailles  ;  ils  se  montraient  partout  et 
le  coadjuteur  jouait  àlhombrechez  la  Chancelière.  Au  contraire 
le  duc  de  Rohan  était  demeuré  chez  lui  en  ville.  Cependant,  à  la 
fin  de  la  journée  il  vint  au  palais  savoir  ce  qui  l'attendait.  La 
foule  des  courtisans,  voyant  que  le  prononcé  du  jugement  tardait, 
avait  grossi  peu  à  peu;  elle  avait  envahi  l'appartement  du  Roi,  et 
jusque  dans  la  Cour  de  marbre  il  y  avait  du  monde  qui  espérait 
savoir  la  nouvelle  par  les  fenêtres.  Le  Duc  de  Bourgogne  sortit 
le  premier  du  Conseil.  Le  duc  de  Rohan  s'avança  au-devant  de 
lui  et  lui  demanda  son  sort.  Très  secret,  le  jeune  prince  ne  ré- 
pondit rien.  Le  duc  de  Rohan,  insistant,  le  pria  de  lui  dire  si 
tout  au  moins  l'arrêt  était  rendu.  «  Oh  !  pour  cela,  oui,  »  répliqua 
le  Duc  de  Bourgogne,  et,  se  tournant  incontinent  vers  le  Chan- 
celier qui  le  suivait,  il  lui  demanda  s'il  pouvait  dire  le  jugement. 
Le  Chancelier  ayant  répondu  qu'il  n'y  voyait  nul  inconvénient  : 
<(  Puisque  cela  est,  reprit  le  Prince,  s'adressant  au  duc  de  Rohan, 
vous  avez  gagné  entièrement  et  je  suis  ravi  de  vous  l'apprendre,  » 
et  il  l'embrassa.  La  nouvelle  se  répandit  comme  une  traînée  de 
poudre.  Tout  l'appartement  et  toute  la  Cour  de  marbre  retentit 
de  cris  de  joie  et  d'applaudissemens.  «  Nous  avons  gagné  ;  ils 
ont  perdu!  »  criaient  tout  haut  les  courtisans,  tant  les  Rohan  par 
leurs  prétentions  avaient  mis  toute  la  noblesse  contre  eux.  Tout 
le  monde  voulait  embrasser  le  duc  de  Rohan  qui  eut  beaucoup 
de  peine  à  gagner  le  petit  degré  par  où  le  Roi,  bien  que  la  soirée 

(1)  Sourches,  t.  IX,  p.  239. 


LA  DUCHESSE  DE  BOURGOGNE.  21 

fût  très  avancée,  tenait  à  gagner  les  jardins  pour  y  faire  sa  pro- 
menade quotidienne,  fatigué  qu'il  était  par  une  aussi  longue 
séance.  Avant  de  sortir,  il  reçut  les  remerciemens  du  duc.  Les 
Rohan  au  contraire,  surpris  de  leur  défaite,  étaient  atterrés.  Ce- 
pendant, le  lendemain,  la  princesse  de  Soubise  se  présenta  au  Roi, 
comme  il  allait  passer  chez  M"^  de  Maintenon.  Elle  demanda 
qu'au  moins  larrêt  fût  communiqué  au  prince  de  Guéménée 
avant  d'être  définitivement  rédigé.  Elle  obtint  satisfaction,  mais 
ne  gagna  rien  sur  la  rédaction,  qui  fut  toute  en  faveur  du  duc  de 
Rohan. 

Ainsi  se  termina  ce  procès  qui  rappelle,  par  certains  côtés, 
un  procès  célèbre  et  relativement  récent,  où  plusieurs  grandes 
familles  françaises  ont  été  mêlées.  Ce  que,  d'après  Saint-Simon, 
nous  en  avons  rapporté  ne  fait  pas  seulement  honneur  au  sens 
judicieux  du  Duc  de  Bourgogne  et  à  la  consciencieuse  application 
qu'il  portait  aux  affaires.  On  y  voit  la  preuve  que  si,  dans  les 
affaires  évoquées  devant  le  Roi,  la  forme  et  la  procédure  étaient 
arbitraires,  au  fond  la  justice  n'avait  pas  à  en  souffrir,  et  que 
Louis  XIV  savait,  quand  il  s'agissait  de  faire  droit,  se  laisser 
convaincre  par  les  bonnes  raisons  et  imposer  silence  à  ses  affec- 
tions. 

Le  Duc  de  Bourgogne  donna  le  même  exemple  d'impartialité 
dans  un  procès  que  les  Jésuites  eurent  avec  la  ville  de  Brest  ou 
ils  occupaient,  depuis  d68o,  une  maison  qui  leur  avait  été  donnée 
par  le  Roi  et  dont  ils  sollicitaient  la  cure  malgré  le  vœu  des  habi- 
tans.  L'affaire  avait  été,  sur  leur  demande,  évoquée  devant  le  Roi. 
Les  Jésuites  comptaient  beaucoup  sur  le  Duc  de  Bourgogne.  Son 
confesseur,  le  Père  Martineau,  était  un  des  leurs.  Il  passait  pour 
leur  être  généralement  favorable.  Néanmoins,  lorsque  l'affaire 
vint  devant  le  Conseil  des  Finances,  il  se  prononça  contre  eux, 
et  ne  craignit  pas  d'encourir  leurs  reproches.  Le  Duc  de  Bour- 
gogne pouvait  avoir  ses  préventions  et  ses  étroitesses,  mais,  quand 
il  s'agissait  de  décider,  la  voix  de  la  conscience  était  toujours 
celle  qui  chez  lui  parlait  le  plus  haut. 

III  . 

Les  affaires  entre  parties  privées  ou  celles  concernant  «  le 
dedans  du  royaume  »  dont  le  Duc  de  Bourgogne  pouvait  avoir 
à    connaître    au    Conseil    des    Dépêches     étaient   peu    impor- 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tantes  en  comparaison  de  celles  portées  devant  le  Conseil  d'en 
Haut  dont,  au  moment  où  nous  sommes  arrivés,  il  faisait  partie 
depuis  neuf  ans.  C'était  une  haute  marque  de  faveur  que  le  Roi 
lui  avait  donnée  de  l'appeler  à  y  siéger  dès  l'âge  de  vingt  ans, 
car  Monseigneur  n'y  était  entré  qu'à  trente.  Aussi  le  Duc  de 
Bourgogne  avait-il  reçu  à  cette  occasion  les  complimens  de  tous 
les  courtisans,  et  il  tenait  à  reconnaître  la  grâce  que  le  Roi  lui 
avait  faite,  en  assistant  assidûment  à  toutes  les  séances.  «  Monsei- 
gneur le  Duc  de  Bourgogne,  dit  Dangeau  dans  son  Journal,  à  la 
date  du  24  septembre  1703,  ne  manque  jamais  d'y  aller  et  songe 
fort  à  se  rendre  capable  d'afiaires  de  guerre  et  de  paix  {!).  » 

Jamais  peut-être  le  Conseil  d'en  Haut,  devant  lequel  étaient 
portées,  comme  nous  l'avons  dit,  toutes  les  questions  concernant 
aussi  bien  les  mouvemens  des  armées  que  les  négociations  diplo- 
matiques n'eut  à  prendre  des  résolutions  aussi  importantes  que 
durant  la  guerre  de  la  succession  d'Espagne.  Au  cours  de  cette 
longue  période  de  onze  ans  où  la  France  fut  toujours  en  armes, 
les  négociations  diplomatiques  marchèrent  presque  toujours  de 
front  avec  les  entreprises  militaires,  et  les  diplomates  n'eurent 
pas  moins  à  faire  que  les  généraux  (2).  Que  ce  fût  par  l'intermé- 
diaire d'agens  secrets  tels  que  le  docteur  Helvétius,  l'introduc- 
teur en  France  de  l'ipécacuanha.du  résident  d'Holstein-Gottorp 
.Petekum,  du  juif  portugais  Henriquez,  du  teinturier  Florisson, 
ou  au  contraire  de  personnages  haut  placés  et  de  ministres  pléni- 
potentiaires accrédités,  les  négociations  publiques,  ou  occultes, 
ne  furent  jamais  complètement  suspendues  depuis  le  lendemain 
d'Hochstedt  jusqu'à  la  veille  de  Denain.  Parfois  même  les  géné- 
raux se  transformaient  en  diplomates.  C'est  ainsi  qu'en  1708  le 
Duc  de  Bourgogne,  alors  qu'il  commandait  l'armée  de  Flandre, 
avait  été  mêlé  à  un  échange  de  communications  épistolaires  entre 
Berwick,  que  le  Roi  avait,  on  s'en  souvient,  placé  près  de  lui,  et 
Marlborough  qui  commandait  l'armée  anglo-hollandaise.  C'était 
pendant  le  siège  de  Lille.  Marlborough,  dont  la  sœur,  Ara  bel  la 
Churchill,  était  la  mère  de  Berwick,  entretenait  par  lettres 
avec  son  neveu  d'assez  fréquentes  relations  dont  Berwick,    très 


(1)  Dangeau,  t.  IX,  p.  300. 

(2)  Ces  longues  négociations  qui  aboutirent  aux  traités  d'Utrecht  et  de  Rastadt 
ont  été  résumées  à  merveille  dans  les  deux  derniers  volumes  de  l'important 
ouvrage  de  M.  Legrelle  intitulé  :  la  Diplomatie  française  el  la  Succession 
d'h:.yjayTie. 


LA  DUCHESSE  DE  BOURGOGNE.  23 

loyalement,  avait  informé  Ghamillart,  mais  qui,  chez  Marlbo- 
rough,  sentaient  bien  un  peu  la  trahison,  et  l'arrière-pensée  de 
se  faire  bien  voir  du  prétendant  Jacques  III.  Vis-à-vis  de  ce  pré- 
tendant qui  était  son  propre  frère,  la  reine  Anne  elle-même  pas- 
sait pour  être  mieux  disposée  que  vis-à-vis  des  héritiers  hano- 
vriens,  peu  aimés  d'elle,  de  sa  tante  la  princesse  Sophie.  Quels 
que  fussent  les  motifs,  assez  difficiles  à  démêler,  de  Marlbo- 
rough,  il  adressa  à  Berwick  le  30  octobre,  c'est-à-dire  dans  lin-, 
tervalle  entre  la  capitulation  de  la  ville  de  Lille  et  celle  de  la 
citadelle,  une  lettre  qui  fut  portée  par  un  trompette  et  dans 
laquelle,  après  avoir  demandé  parole  au  Duc  de  Bourgogne  que 
ni  son  nom,  ni  le  contenu  de  sa  lettre  ne  seraient  jamais  sus 
que  de  lui  et  du  Roi,  il  s'exprimait  de  la  sorte  :  «  Si  Monseigneur 
le  Duc  de  Bourgogne  ayoit  la  permission  du  Roy  pour  faire  des 
propositions  par  voye  de  lettres  aux  députés,  au  prince  Eugène 
et  à  moy,  nous  requiérant  de  les  communiquer  à  nos  maîtres, 
ce  que  nous  ne  pourrions  nous  dispenser  de  faire,  cela  feroit 
un  tel  effet  en  Hollande,  que  certainement  la  paix  s'ensui- 
vroit  (1).  » 

Le  Duc  de  Bourgogne  était  à  ce  moment  au  camp  du  Saulsoy 
où  se  trouvait  également  Ghamillart.  L'ouverture  de  Marlbo- 
rough  fut  accueillie  par  lui  avec  joie,  car  il  souhaitait  la  paix, 
mais  non  sans  "méfiance.  L'affaire  était  trop  grave,  en  tout  cas, 
pour  qu'il  n'en  référât  pas  sur-le-champ  à  Versailles.  Aussi 
s'empressait-il  dès  le  lendemain  d'écrire  à  Torcy,  et,  après  lavoir 
mis  au  courant  de  la  proposition  de  Marlborough,  il  ajoutait  : 

«  J'avoue  que  je  ne  compte  pas  beaucoup  sur  ce  que  dit  ce 
duc,  mais  ce  qui  doit  faire  icy  plus  d'impression,  c'est  qu'il 
espère,  à  ce  qu'il  escrit,  que  le  Roy  n'oubliera  pas  les  offres 
qu'il  [le  Roy]  luy  fit  faire  personnellement  par  le  marquis 
d'Alegre,  il  y  a  trois  ans,  et  qu'il  [Marlborough]  rejeta  alors  avec 
hauteur.  Quand  un  homme  glorieux  revient  ainsy  à  écouter 
son  intérest,  il  paroît  que  l'on  peut  espérer  quelque  chose  (2).  )> 

A  Versailles,  la  proposition  était  accueillie  avec  méfiance 
également,  car  on  connaissait  le  personnage.  On  ne  voulait  pas 
la  repousser,  mais  on  ne  voulait  pas,  avec  raison,  s'engjiger  à 
l'avance  par  des  préliminaires  de    paix    sur  lesquels  il   serait 

(1)  Legrelle,  t.  V,  p.  m.  i 

(2)  AU',  étrangères.  Corvesp.  Angleterre,  vul.  226.  Lo  Duc  de  Bourgogne  à  Torcy, 
i"  noveiuJjre  1708. 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

impossible  de  revenir,  Torcy  estimait  que  procéder  ainsi  n'était 
ni  de  la  dignité  ni  de  l'intérêt  du  Roi,  et,  quel  que  fût  son  désir 
de  la  paix,  le  Duc  de  Bourgogne  partageait  ce  sentiment.  «  Je 
pense  comme  vous,  écrivait-il  à  Torcy,  qu'il  ne  faut  point  jeter 
à  la  tête  de  ses  ennemis  les  choses  qu'on  ne  doit  se  résoudre  à 
leur  lâcher  qu'à  la  dernière  extrémité,  et  quand  la  paix  ne  tien- 
droit  plus  qu'à  ces  articles,  »  mais  il  aurait  voulu  quon  signât 
une  suspension  d'armes,  ce  qui  aurait  sauvé  la  citadelle  de  Lille, 
et,  à  son  point  de  vue  particulier,  l'aurait  tiré  des  perplexités  où 
il  se  débattait  encore.  «  Je  suis  persuadé,  écrivait-il  à  Torcy,  le 
5  novembre,  que  si  la  suspension  étoit  une  fois  faite  à  des  condi- 
tions raisonnables,  on  goûteroit  de  part  et  d'autre  le  repos 
qu'elle  causeroit,  et  que  les  hostilités  ne  recommenceroient  plus 
de  part  ni  d'autre  (1).  » 

A  Versailles,  on  crut  devoir  procéder  autrement,  et  Torcy 
envoyait  à  Berwick  le  texte  d'une  réponse  qui  proposait  de  sub- 
stituer à  une  suspension  d'armes  et  à  des  préliminaires  publics 
des  conférences  secrètes  avec  Marlborough  et  les  députés  des 
États-Généraux.  Mais  Marlborough  prit  mal  cette  réponse  où  il 
vit  une  défaite,  et  le  Duc  de  Bourgogne,  qui  le  prévoyait,  s'affli- 
geait de  la  marche  suivie.  Il  s'en  ouvrait  dans  une  lettre  à 
Torcy  :  «  Je  vois  avec  douleur  que  l'on  ne  fait  que  changer 
l'ordre  des  choses  sans  en  changer  la  substance,  mais  il  n'y  a 
rien  à  dire  lorsque  le  bien  de  l'Etat  l'ordonne  et  il  doit  aller 
avant  tout  (2).  »  La  suite  de  la  négociation  devait  au  reste  lui 
échapper,  car  Berwick,  sacrifié  à  l'animosité  de  Vendôme,  allait 
prendre  le  commandement  de  l'armée  d'Allemagne,  et  Marlbo- 
rough ne  se  souciait  pas  d'entrer  en  communication  directe  avec 
le  Duc  de  Bourgogne,  car,  ainsi  que  l'écrivait  avec  raison  Torcy, 
«  on  découvre  plus  aisément  ses  faiblesses  à  un  neveu  qu'à  un 
prince  dont  on  veut,  quoique  ennemi,  mériter  l'estime  (3).  » 

(1)  Legrelle,  t.  V,  p.  389. 

(2)  IbicL,  p.  398. 

(3)  Ibid.,  p.  398.  Il  est  assez  difficile,  étant  donné  le  caractère  tortueux  du  per- 
sonnage, de  dcmcler  la  véritable  pensée  de  Marlborough.  Suivant  Berwick,  il  aurait 
été  sincère  dans  son  désir  de  la  pai.x  et  «/aurait  été  de  la  part  de  Chamillart  une 
faute  et  un  «  excès  de  politique  »  de  ne  pas  donner  suite  à  cette  proposition  (Mé- 
moires, t.  II,  p.  51-.13).  M.  Henri  Martin,  dans  son  Histoire  île  France,  t.  XVI, 
p.  504,  va  plus  loin  et  dit:  «  il  semble  qu  a  Versailles,  Roi,  piinistres,  généraux,  tout 
ie  monde  fut  pris  de  vertige.  »  Mais  M.  Legrelle,  qui  a  fait  d'après  les  documens 
originaux  une  étude  des  plus  consciencieuses  de  laquestion,  pense  que  la  proposition 
de  Marlborough  était   surtout  dictée   par   la  pensée  d'obtenir   une  suspension 


LA  DUCHESSE  DE  BOURGOGNE.  2o 

Peu  de  jours  après,  le  Duc  de  Bourgogne  quittait  lui-même 
l'armée  de  Flandres  et  retournait  à  Versailles,  où  il  allait  être 
mêlé  d'encore  plus  près  à  des  négociations  autrement  graves. 

IV 

«  S'il  y  a  jamais  eu  des  conjunctures  qui  demandoient  lap  . 
plication  la  plus  sérieuse  à  trouver  des  expédiens  pour  sortir 
heureusement  d'une  guerre  funeste,  l'on  peut  dire  que  c'est  la 
présente  dans  laquelle  les  ennemis,  enflés  par  les  avantages 
inouïs  qu'ils  ont  remportés  et  animés  plus  que  jamais  contre  la 
France,  font  des  menaces  qu'on  n'ose  pas  nommer  et  qu'on  croi- 
roit  non  seulement  impraticables,  mais  même  insensées,  si  les 
succès  si  peu  attendus  qu'ils  ont  eus  depuis  quelques  années  ne 
donnoient  lieu  à  tout  craindre  de  la  part  d'un  ennemy  impla- 
cable et  acharné  (1).  » 

Ainsi  débute  un  mémoire  sans  nom  d'auteur,  mais  daté  de 
l'année  1709,  qui  se  trouve  au  ministère  des  Affaires  étrangères 
et  qui  conclut,  comme  diversion  à  la  guerre  qui  se  poursuivait 
alors  en  Flandre,  à  une  expédition  dirigée  contre  l'Ecosse. 
Quel  que  soit  l'auteur  de  ce  mémoire,  le  ton  dont  il  s'exprime 
traduit  exactement  l'état  d'anxiété  générale  qui  régnait  en  France 
au  cours  de  cette  néfaste  année  1709,  dont  les  épreuves  exté- 
rieures étaient  encore  aggravées  par  la  famine  et  la  détresse 
intérieure.  Aussi  n'est-il  pas  étonnant  que  tout  un  parti  se  formât 
en  France  qui  désirait  la  paix,  la  paix  à  quelque  condition  que 
ce  fût.  La  France  eut  alors  ses  pacifistes  qu'on  appelait,  dans  une 
langue  plus  correcte  :  les  pacifiques,  et  assurément  ils  n'étaient 
pas  sans  excuse.  Ce  parti  comptait  des  adhérens  à  Versailles 
même,  parmi  les  personnages  les  plus  haut  placés.  Au  premier 
rang  des  pacifiques  on  trouve  M""'  de  Maintenon.  Sa  correspon- 
dance de  ces  années  avec  son  neveu  le  duc  de  Noailles  et  avec  la 
princesse  des  Ursins  nous  la  montre,  elle-même  en  convient, 
«  abattue,  tremblante,  »  toujours  portée  à  toutes  les  concessions, 
et,  quoiqu'elle  s'en  vante  dans  les  rares  momens  où  elle  repre- 

d'armes  et  de  tirer  ainsi  l'armée  anglo-hollandaise  de  la  situation  dangereuse  où 
elle  se  trouvait.  H  nous  parait  en  tout  cas  hors  de  doute  que  Marlborough  voulait 
ainsi  se  faire  bien  voir  de  la  veuve  et  du  fils  de  Jacques  II  avec  lesquels  il  entrete- 
nait, dit  M.  Legrelle,  "  un  ténébreux  commerce.  » 
(1)  Aff.  étrang.  Corresp.,  Angleterre,  vol.  226 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nait  courago,  pas  du  tout  n  la  petite-fille  du  vieil  Agrippa.  » 
Elle  n'étoit  môme  pas  ("'loigiiéc  de  voir  dans  les  malheurs 
publics  un  juste  châtiment  de  la  Providence.  C'est  ainsi  qu'elle 
écrit  à  la  princesse  des  Ursins  :  «  Vous  avez  raison,  madame, 
de  dire  qu'il  faut  regarder  tout  ce  qt;.'  ^nous  arrive  comme 
venant  de  Dieu.  Notre  Roi  étoit  trop  glorieux;  il  veut  l'humi- 
lier pour  le  sauver.  La  France  s'étoit  trop  étendue  et  peut-être 
injustement  ;  il  veut  la  resserrer  dans  des  bornes  plus  étroites  et 
qui  en  seront  peut-être  plus  solides.  Notre  nation  étoit  insolente 
et  déréglée  ;  Dieu  veut  la  punir  et  l'abaisser.  »  Aussi  est-elle 
d'avis,  comme  au  reste  l'héroïque  défenseur  de  Lille,  Boufflers 
lui-même,  «  qu'il  faut  faire  la  paix  à  quelque  condition  que  ce 
soit,  qu'il  faut  céder  à  la  force,  au  bras  de  Dieu  qui  est  visible- 
ment contre  nous,  et  que  le  Roi  doit  plus  à  ses  peuples  qu'à 
lui-môme.  » 

L'insistance  avec  laquelle  elle  se  déclarait  pour  la  paix, 
même  la  plus  dure,  tout  en  répétant  qu'elle  n'était  «  qu'une 
simple  particulière,  et  que  ce  n'étoient  pas  ses  avis  qui  feroicnt 
la  paix  ou  la  guerre,  »  lui  valait  des  lettres  «  à  feu  et  à 
sang  (1)  »  de  la  princesse  des  Ursins,  qui  lui  répondait,  d'un  ton 
à  la  fois  railleur  et  fier  :  «  On  vous  fait  craindre,  madame,  le 
scorbut  et  la  peste;  comment  n'y  ajoute-t-on  pas  que  le  ciel  tom- 
bera?... Pardonnez-moi  si  je  ne  me  rends  pas  sur  la  nécessité  que 
vous  trouvez  à  soumettre  tout  aux  lois  que  la  Ligue  veut  im- 
poser au  plus  grand  monarque  du  monde.  Je  ne  puis  me  repré- 
senter le  chagrin  mortel  qu'il  aura,  après  les  avoir  subies,  sans 
ressentir  une  douleur  inconcevable  (2).  » 

Il  y  avait  encore,  loin  de  Versailles,  mais  exerçant  cependant 
une  secrète  influence,  jusque  dans  le  Conseil  du  Roi,  un  autre 
pacifique  illustre  :  c'était  Fénelon.  L'ardeur  qu'il  déployait  à 
prêcher  la  paix  était  d'autant  plus  grande  que,  voisin  de  la  fron- 
tière, il  voyait  de  plus  près  l'état  des  choses.  Peut-être  aussi, 
bien  qu'il  s'en  défendît,  cette  ardeur  était-elle  entretenue  chez 
lui  par  «  l'indisposition  du  cœur  d'un  homme  disgracié  (3).  » 
De  son  archevêché  de  Cambrai,  Fénelon  adressait  en  effet  au 


(1)  M"*  de  Mainlenon  d'après  sa  Correspondance  authentique,  t.  II,  p.  185,  198, 
293. 

(2)  Lettres  inédiles  de    M"'   de  Maintenon   à   la  princesse  des   Ursins,   t.  IV, 
p.  272. 

(3)  Œuvres  complètes  de  Fénelon.  Édition  de  Saint-Sulpice,  t.  VII,  p.  315. 


LA    DUCHESSE    DE    BOURGOGNE.  27 

duc  de  Ghevreuse,  dont  il  ne  pouvait  ignorer  la  situation  quasi 
ministérielle,  des  lettres  pathétiques  où  il  décrivait  1  état  dé- 
plorable de  l'armée.  «  Je  profite,  mon  bon  duc,  avec  beaucoup 
de  joie  d'une  occasion  sûre,  pour  vous  dire  que  toute  cette  fron- 
tière est  consternée.  Les  troupes  y  manquent  d'argent,  et  on  est 
chaque  jour  au  dernier  morceau  de  pain.  Ceux  qui  sont  chargés 
des  affaires  paroissent  eux-mêmes  rebutés,  et  dans  un  véritable 
Accablement.  Les  soldats  languissent  et  meurent;  les  corps 
entiers  dépérissent  et  ils  n'ont  même  pas  l'espérance  de  se  re- 
mettre. Vous  savez  que  je  n'aime  point  à  me  mêler  des  affaires 
qui  sont  au-dessus  de  moi  ;  mais  celles-ci  deviennent  si  violem- 
ment les  nôtres  qu'il  nous  est  permis,  ce  me  semble,  de  craindre 
que  les  ennemis  ne  nous  envahissent  la  campagne  prochaine... 
Voyez  ce  que  vous  pourrez  dire  à  MM.  de  Beauvilliers,  Desma- 
retz  et  Voysin;  »  et  dans  une  autre  lettre  où  il  commence  par 
insister  sur  l'utilité  d'une  suspension  d'armes  :  «  Quand  vous 
parviendrez,  en  poussant  tout  à  bout,  à  faire  encore  une  cam- 
pagne, vous  y  hasarderez  beaucoup,  et  que  deviendrez-vous 
après  l'avoir  faite?  Je  crains  qu'on  ne  se  flatte,  et  qu'il  n'arrive 
de  grands  mécomptes.  Ce  qui  me  fait  le  plus  de  peur  est  de  voir 
que  rien,  en  deçà  d'une  ruine,  ne  nous  humilie  (ce  nous  signifie 
Louis  XIV)  et  ne  nous  ramène  au  but;  »  et  encore  six  semaines 
plus  tard  :  «  Si  la  paix  traîne,  la  campagne  achèvera  de  ruiner 
ce  pays;  il  pourra  même  arriver  des  accidens  terribles  qui  ren- 
verseroient  tous  ces  beaux  projets,  si  vos  troupes  se  trouvoient 
dépourvues  de  subsistance  (1).  » 

Il  était  impossible  que  l'effet  d'objurgations  aussi  vives  ne  se 
fît  pas  sentir  jusque  dans  le  Conseil  d'en  Haut,  et  ne  fortifiât  pas 
le  parti  des  pacifiques.  Bien  que  Ghevreuse  n'eût  point  entrée  au 
Conseil,  on  y  lisait  parfois  des  mémoires  de  lui.  Assurément  il 
communiquait  à  Beauvilliers  les  lettres  de  Fénelon,  et  Beauvil- 
liers n'était  que  trop  porté  à  tout  voir  par  les  yeux  du  prélat. 
Chamillart,  qui  succombait  sous  le  poids  du  double  fardeau 
de  la  Guerre  et  du  Contrôle  général,  savait  mieux  que  personne 
la  situation  critique  de  l'armée  comme  le  fâcheux  état  des 
finances.  Aussi  souhaitait-il  avec  ardeur  une  paix  qui  l'aurait 
déchargé  d'une  responsabilité  écrasante,  et  lorsque,  au  cours  de 
l'année  1709,  il  fut  remplacé  d'abord  au  Contrôle  général  par 

(1)  Œuvres  complètes  de  Fénelon.  Éditiou  de  Saiat-Sulpice,  t.  VII,  pp.  293,300, 
303. 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Desmaretz,  puisa  la  Guerre  par  Voysin,  le  parti  de  la  paix  se  for- 
tifia encore  de  deux  nouvelles  recrues,  car  Voysin,  tout  à  M"®  de 
Maintenon  à  qui  il  devait  son  élévation,  n'aurait  eu  garde  de  la 
contrarier,  et  quant  à  Desmaretz,  auquel  incombait  la  lourde  tâche 
de  trouver  les  ressources  nécessaires  pour  continuer  la  guerre, 
cette  seule  raison  devait  suffire  pour  l'incliner  à  la  paix.  Louis  XIV 
n'était  donc  guère  entouré  que  de  conseillers  pusillanimes  ou 
découragés.  Souvent  il  s'en  plaignait.  «  Le  Roi,  dit  quelque  part 
Torcy,  dans  son  Journal  (1),  gémit  sur  les  instances  trop  vives 
que  ses  ministres  lui  avaient  faites  pour  le  porter  toujours  à  se 
relâcher,  et  sur  la  facilité  qu'il  avait  eue  de  suivre  ces  conseils.  » 

Dans  ces  douloureuses  conjonctures,  Louis  XIV  eut  cependant 
la  fortune  de  trouver  en  celui  dont  nous  venons  dé  citer 
quelques  lignes,  et  qui  était  alors  secrétaire  d'Etat  aux  Affaires 
étrangères,  un  appui  et  un  instrument.  Ce  bon  serviteur  des 
mauvais  jours  mérite  mieux  qu'une  mention  rapide,  car  s'il  n'a 
point  connu,  comme  tel  de  ses  prédécesseurs,  l'heureuse  fortune 
de  préparer  la  signature  de  quelque  glorieux  ou  avantageux 
traité,  il  a  eu  du  moins  le  mérite  de  parler  avec  dignité  au  nom 
de  la  France,  dans  les  temps  les  plus  critiques,  et  de  ne  jamais 
désespérer  d'elle. 

Jean-Baptiste  Colbert,  marquis  de  Torcy,  était  fils  de  ce 
Colbert  de  Croissy,  frère  du  grand  Colbert,  qui  fut  en  1673  le 
successeur  de  Pomponne,  et  se  montra,  pendant  quinze  ans,  assez 
médiocre  secrétaire  d'Etat  aux  Affaires  étrangères.  Élève  du 
collège  de  la  Marche,  qui  était  situé  sur  la  montagne  Sainte-Gene- 
viève, «  collège  de  médiocre  extérieur  et  de  médiocre  pension, 
peu  fréquenté  des  gens  de  noblesse,  »  dit  M.  Frédéric  Masson, 
dans  la  vivante  et  vibrante  notice  dont  il  a  fait  précéder  le 
Journal  de  Torcy,  il  y  fit  de  fortes  études  et  y  lut  prodigieuse- 
ment, s'attachant  de  préférence  aux  livres  d'histoire.  A  quatorze 
ans,  il  passait  brillamment  sa  thèse  de  philosophie  et  eut 
l'honneur  d'être  à  cette  occasion  présenté  au  Roi  qui  dit  à  son 
père  :  «  La  figure  m'en  plaît.  »  A  seize  ans,  ses  exercices  étant 
terminés  et  une  dispense  d'âge  lui  ayant  été  accordée  pour  qu'il 
pût  être  reçu  licencié  et  prêter  le  serment  d'avocat,  il  se  mit  à 
courir  l'Europe,  mais  toujours  par  obéissance  et  en  mission. 
«  Souvenez-vous  sur  toute  chose,  lui  écrivait  son  père,  qu'il  n'y 

fl)  Le  Journal  de  Torcy,  f|u'il  no   faut  piis  coafundrc  avec  ses  Màiwi'-es,  a  été 
publié  j)ar  M.  Frédéric  Masson  en  1884 


LA   DUCHESSE   DE    BOURGOGNE.  29 

a  que  la  vertu,  le  mérite  personnel  et  l'habileté  qui  soient  consi- 
dérés du  Roi,  que  les  services  des  pères  et  des  parens  n'aident 
guère  les  enfans  quand  ils  ne  sont  pas  capables  d'en  rendre  eux- 
mêmes  (1).  »  C'était  peut-être  beaucoup  dire,  car  si  Torcy  n'eût 
pas  été  le  fils  du  ministre,  il  est  probable  qu'il  n'eût  pas  été  non 
plus,  dès  l'âge  de  dix-neuf  ans,  chargé  d'une  mission  à  Lisbonne, 
puis  envoyé  successivement  à  Madrid,  à  Hambourg,  à  Vienne,  à 
Munich,  à  Rome  (ce  qui  lui  donna  l'occasion  d'apprendre  l'espa- 
gnol, l'allemand,  l'italien),  puis  à  Londres,  puis  de  nouveau  à 
Rome.  Mais  était-ce  donc  un  si  mauvais  système  celui  qui 
employait  les  jeunes  gens  de  bonne  heure,  les  formait  aux 
affaires  en  même  temps  qu'au  monde,  et  ea  faisait  déjà,  à  vingt- 
quatre  ans,  des  hommes  d'expérience?  Torcy  avait  cet  âge  quand 
le  Roi  lui  accorda  la  survivance  de  la  charge  de  secrétaire  d'État 
aux  Affaires  étrangères  qu'exerçait  son  père.  A  partir  de  cette 
date,  il  fut  associé  au  travail  des  bureaux,  n'ayant  point  encore 
entrée  au  Conseil,  mais  préparant  la  rédaction  des  dépêches  dont 
il  donnait  lecture  au  Roi  chez  M""^  de  Maintenon.  Déjà  il  savait 
rendre  avec  art  la  pensée  royale  et  se  plier  avec  souplesse  à  tra- 
duire ce  que  le  maître  voulait  dire.  Aussi  Louis  XIV  lui  adressa- 
t-il  un  jour  ce  compliment  :  «  Nous  sommes  bien  heureux  de 
vous  avoir;  qu'aurions-nous  fait  si  vous  eussiez  été  d'un  autre 
caractère  (2)  ?  »  Torcy  remplit  pendant  sept  ans  cet  emploi,  à  peu 
près  analogue  à  celui  d'un  sous-secrétaire  d'État  de  nos  jours.  Il 
était  donc  bien,  comme  nous  dirions,  «  de  la  carrière,  »  quand, 
en  1696,  son  père  étant  mort,  il  lui  succéda  dans  les  fonctions 
de  secrétaire  d'État.  Quelques  mois  auparavant  il  avait  épousé  la 
fille  de  Pomponne,  un  de  ses  prédécesseurs,  nièce  du  grand 
Arnauld  et  de  la  première  mère  Angélique,  chrétienne  austère, 
un  peu  teintée  de  jansénisme,  mais  rigide  seulement  pour  elle- 
même,  car  elle  était  d'une  vertu  douce,  d'un  commerce  agréable 
et  savait  l'aire  bonne  mine  à  chacun.  Elle  fut  pour  son  mari  une 
épouse  dévouée;  il  lui  fut  un  mari  fidèle,  et  le  ménage  défia 
jusqu'au  bout  la  médisance.  Torcy  occupa  ces  fonctions  jus- 
qu'en 1715,  c'est-à-dire  pendant  vingt  ans.  Dans  un  instant  nous 
Talions  voir  à  l'œuvre,  mais,  pour  le  suivre  jusqu'au  bout  de  sa 
carrière,  disons  tout  de  suite  ce  qu'il  advint  do  lui  au  lendemain 
de  la  mort  de  Louis  XIV. 

(1)  Introduction  au  Journal  de  Torcy,  par  M.  Fi-édcric  Masson,  p.  i. 

(2)  Ibid.^  ï^.  XVIII. 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  semble  que  le  gouvernement  nouveau  aurait  dû  se  tenir 
pour  heureux  de  conserver  à  son  service  un  ministre  de  cette 
expeîrience.  Il  n'en  fut  rien.  Sans  doute,  une  place  lui  fut  mé- 
nagée dans  le  Conseil  de  Régence  ;  cependant  les  affaires  étran- 
gères n'étaient  plus  expédiées  par  lui.  Comme  dédommagement, 
la  grande  maîtrise  et  surintendance  des  postes,  qu'il  exerçait  déjà, 
était  érigée  pour  lui  en  office  distinct.  Au  bout  de  cinq  ans,  il 
donnait  sa  démission  de  cette  charge  secondaire.  En  1723,  le 
Conseil  de  Régence  était  dissous  par  la  majorité  du  Roi.  A  qua- 
rante-quatre ans,  Torcy  n'était  plus  rien.  C'est  trop  dire.  Il  demeu- 
rait associé  honoraire  de  l'Académie  des  Sciences.  Comme  font  à 
l'Académie  Française  quelques  anciens  ministres  de  nos  jours,  il 
chercha  dans  les  séances  et  les  travaux  de  l'Académie  des  Sciences 
une  distraction  et  une  occupation.  Il  y  lut  même  quelques  mé- 
moires. Mais  sa  pensée  «e  tournait  de  plus  en  plus  habituelle- 
ment vers  les  choses  religieuses.  «  Il  faisait  sa  lecture  habituelle 
de  la  Bible,  dit  encore  M.  INIasson  ;  il  savait  tous  les  psaumes  par 
cœur  et  portait  toujours  sur  lui  les  livres  sapientiaux.  »  Torcy 
vécut  ainsi  jusqu'à  l'âge  de  quatre-vingt-un  ans  où  une  attaque 
de  paralysie  l'emporta.  Quelque  temps  avant  sa  mort,  Clairam- 
bault,  généalogiste  des  ordres  du  Roi,  lui  demanda  Ténuméra- 
tion  des  services  de  sa  famille  pour  les  consigner  dans  ses  re- 
gistres. Torcy  fournit  l'état  des  services  de"  son  oncle  et  de  son 
père.  «  Pour  moi,  ajouta-t-il,  je  ne  m'en  sais  aucun.  »  L'histoire 
n'a  pas  ratifié  ce  jugement  porté  par  Torcy  sur  lui-môme.  Au- 
jourd'hui que  son  rôle  est  mieux  connu,  elle  salue  au  contraire 
en  lui  un  de  ces  bons  serviteurs  du  Roi,  de  l'Etat,  de  la  patrie,  — 
peu  importe  le  mot,  la  chose  était  alors  la  môme,  —  qui  autrefois 
se  dévouaient  à  d'obscures,  parfois  même  à  d'ingrates  besognes. 
qui  n'en  espéraient  point  de  récompense,  et  qui,  loin  de  chercher 
à  se  faire  valoir,  savaient  au  contraire  se  laisser  attaquer  injus- 
tement plutôt  que  de  trahir  le  secret  des  négociations  qui  leur 
avaient  été  confiées,  heureux  pourvu  que  leur  conscience  leur 
rendît  ce  témoignage  qu'ils  avaient  bien  servi.  Si  nous  avons 
employé  le  mot  :  autrefois,  ce  n'est  pas  qu'à  notre  sens  la  France 
ne  compte  encore  aujourd'hui  d'aussi  utiles  serviteurs,  prin- 
cipalement peut-être  dans  la  carrière  diplomatique,  mais  le 
nombre  n'en  est  pas  si  grand  qu'il  ne  soit  bon  de  les  encourager, 
en  rendant  à  leurs  devanciers  une  tardive  justice. 

Tel  était  l'homme  auquel  Louis  XIV  de\iiit,  jusqu'à  la  fin  de 


LA  DUCHESSE  DE  BOURGOGNE.  31 

son  règne,  conserver  sa  confiance  et  qui  eut  l'honneur  tantôt  de 
parler,  tantôt  d'écrire  au  nom  du  Roi  aux  puissances  étrangères. 
Si  Louis  XIV  avait  autrefois  disgracié  Pomponne,  parce  que, 
dit-il  dans  ses  Mémoh'es,  «  tout  ce  qui  passoit  par  lui  perdoit 
de  la  grandeur  et  de  la  force  qu'on  doit  avoir  en  exécutant 
les  ordres  d'un  Roi  de  France  qui  n'est  pas  malheureux  (1),  » 
il  n'aurait  pu  adresser  ce  môme  reproche  à  Torcy.  C'était  au 
nom  d'un  roi  de  France  malheureux  que  Torcy  était  condamné 
à  écrire;  mais  il  savait,  dans  les  dépêches  qu'il  soumettait  à  sa 
signature,  conserver  le  ton,  sinon  de  la  force,  du  moins  de  la 
grandeur.  Ce  ne  fut  pas  le  seul  service  qu'il  rendit  à  un  maître 
parfois  exigeant,  et  le  labeur  incessant  auquel  il  avait  à  faire 
face,  comme  secrétaire  d'Etat  aux  Affaires  étrangères,  et  comme 
administrateur  de  plusieurs  provinces  importantes,  ne  fut  pas 
la  seule  preuve  de  dévouement  quïl  lui  donna.  On  sait  quel  fut 
son  rôle  en  1709,  lors  de  ces  négociations  que  l'histoire  appelle 
les  préliminaires  de  la  Haye.  Il  y  avait  deux  mois  que  notre 
malheureux  ministre  plénipotentiaire,  le  président  Rouillé,  se 
débattait  dans  cette  ville  contre  les  exigences  des  Hollandais  qui 
croissaient  à  chaque  entrevue.  Incertain,  effrayé,  il  n'osait  prendre 
sur  lui  aucune  responsabilité,  soit  qu'il  s'agît  d'accepter  ou  de 
refuser  quelques  conditions  nouvelles,  et  l'on  pouvait  craindre 
que  l'insuffisance  du  négociateur  n'entrât  pour  quelque  chose 
dans  le  mauvais  succès  des  négociations.  Ce  fut  alors  qu'à  l'issue 
d'un  Conseil  où  le  Roi  avait  pris  son  parti,  non  sans  douleur, 
de  faire  de  nouvelles  et  importantes  concessions,  Torcy  offrit  au 
Roi  de  se  rendre  lui-même  à  la  Haye,  porteur  de  ses  instructions 
dernières  et  de  chercher  à  les  faire  accepter.  «  Une  telle  commis- 
sion, dit-il  dans  ses  Mémoires  (2),  n'étoit  exempte  de  péril  ni 
pour  celui  qui  l'avoit  proposée,  ni  de  peines  et  de  déplaisirs 
qu'elle  pouvoit  lui  causer  pour  l'avenir,  )>  et  il  ajoute  avec  rai- 
son :  «  le  souvenir  des  maux  qui  ne  sont  plus  s'efface  aisément; 
plus  les  temps  s'éloignent,  plus  les  événemens  passés  devien- 
nent inconnus;  mais  la  postérité  se  croit  en  droit  de  condamner 
les  sacrifices  dont  elle  ignore  quelle  a  été  la  fatale  nécessité. 

(1)  Mémoires  de  Louis  XIV,  par  Charles  Dreyss,  t.  il,  p.  521. 

(2)  Les  Mémoires  de  Torcy  ont  été  publiés  pour  la  première  fois  en  1156  à 
Amsterdam,  sous  ce  titre  :  Mémoires  de  M.  de  M .  pour  servir  à  l'Histoire  des  néijo- 
ciations  depuis  le  traité  de  paix  de  Byswick  jusqu'à  la  paix  d'Vlrecht,  et  réimpri- 
més dans  la  Collection  des  Mémoires  relatifs  à  l'Histoire  de  France,  par  Petitot  et 
Monmerqué,  deuxième  série,  t.  VII.  C'est  d'après  cette  édition  que  nous  les  citons. 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Celui  qui,  dans  son  temps,  a  signé  un  traité  peu  honorable  mais 
nécessaire  est  mis  au  rang  des  négociateurs  infortunes  et  regardé 
comme  l'instrument  de  la  honte  de  sa  nation.  » 

Torcy  n'en  partit  pas  moins  le  l'^'^mai,  et,  pendant  un  long 
mois,  il  débattit  avec  le  grand  pensionnaire  Heinsius,  le  prince 
Eugène  et  Marlborough,  les  préliminaires  eu  quarante  articles 
d'un  traité  de  paix,  dont  les  dures  conditions,  dictées  pour  la 
plupart  par  Heinsius,  vengeaient  la  Hollande  des  soulTrances  et 
des  humiliations  que  la  France  lui  avait  autrefois  infligées.  Rouillé 
était  cependant  d'avis  de  signer.  «  Vous  savez,  dit-il  à  Torcy, 
l'état  des  affaires  quand  vous  êtes  venu  en  Hollande  ;  votre  voyage 
en  est  une  preuve;  si  vous  partez  sans  conclure,  quelque  onéreuse 
que  soit  la  paix,  jugez  et  soyez  sûr  du  découragement  de  toute 
la  nation.  »  «  Dieu  permit  que  Torcy  espérât  mieux,  »  ajoute 
Torcy  lui-même  dans  ses  Mémoires  (1)  qui  sont  rédigés  sous  la 
forme  impersonnelle.  Il  refusa  en  effet  de  signer,  et,  s'en  reve- 
nant à  Versailles,  proposa  au  Roi  de  «  relever  le  courage  de  ses 
fidèles  sujets  et  de  leur  donner  une  marque  de  sa  bonté  pour  eux 
en  les  instruisant  des  facilités  presque  incroyables  que  Sa  Majesté 
avoit  inutilement  apportées  à  la  paix  et  de  l'opposition  opiniâtre 
de  ses  ennemis.  »  Ainsi  fut  fait,  et  il  eut  Ihonneur  de  contre- 
signer, probablement  môme  de  rédiger  la  lettre  adressée  par 
Louis  XIV  aux  gouverneurs  des  provinces  de  son  royaiime,  lettre 
célèbre  où,  pour  la  première  fois,  après  plus  de  quarante  ans 
de  règne,  le  Roi  faisait  appel  à  ce  que  nous  nommons  aujour- 
d'hui l'opinion  publique  et  cherchait  un  point  d'appui  sur  la 
nation  pour  résister  à  l'étranger.  Le  sentiment  qui  la  dicta  de- 
meure l'honneur  du  Roi  vieilli,  et  Saint-Simon  a  raison  de  dire 
«  que  c'est  du  fond  de  cet  abysme  de  douleurs  de  toute  espèce 
que  Louis  XIV  a  su  mériter,  du  consentement  de  toute  l'Europe, 
et,  ce  qui  met  le  comble,  aux  yeux  de  ceux  qui  virent  son  inté- 
rieur de  plus  près,  ce  surnom  de  Grand  que  les  flatteurs  luy 
avaient  ava'ncé  devant  le  temps  par  le  bonheur  si  long  et  la 
gloire  de  son  règne  (2).  » 

Quelles  étaient  cependant  ces  conditions  si  dures,  qu'elles 
révoltaient,  non  seulement  l'orgueil   royal,  mais  le   sentiment 

(1)  Mémoires  de  Torcy  dans  la  Collection  des  Mémoires  relatifs  à  l'Histoire  de 
France,  par  Petitot  et  Monmerqué,  2*  série,  t.  VII,  p.  331. 

(2)  Saiat-Simoa,  Écrits  inédits  t.  l.  Parallèle  des  trois  premiers  rois  Bourbons, 
p.  283. 


LA    DtîCHESSE    DE    BOURGOGNE.  33 

national,  et  qu'elles  valaient  au  gouvernement  de  Louis  XIV,  si 
attaqué  et  si  décrié,  comme  un  retour  de  popularité?  Laissons  le 
Duc  de  Bourgogne  les  résumer  dans  une  lettre  à  son  frère  Phi- 
lippe V,  lettre  touchante  et  qui  nous  fera  apercevoir  en  même 
temps  les  incertitudes  de  son  esprit  et  les  combats  de  son  cœur  : 

«  M.  de  Torcy  arriva  avant-hier  au  soir,  écrit-il  le  3  juin, 
les  propositions  des  ennemis  étant  telles  que  je  vais  vous  les 
dire  :  ils  demandent  que  l'on  reconnoisse  l'Archiduc  pour  Roy  de 
toute  la  monarchie  d'Espagne,  et  que  le  Roy  se  rende  garant 
que  vous  la  céderez  entre-cy  et  deux  mois;  que  l'on  rende  Stras- 
bourg et  que  l'on  rase  les  places  d'Alsace,  Landau  demeurant 
fortifié  à  l'Empereur;  que  l'on  laisse  à  M.  le  duc  de  Savoye  ce 
qu'il  a  pris  sur  la  France  en  luy  rendant  ce  que  l'on  ocupe  de  ses 
Etats;  que  l'on  donne  à  l'Archiduc  nos  plus  considérables  places 
des  Pays-Bas  pour  être  gardées  par  les  Hollandais  et  servir  de 
barrière  contre  la  puissance  de  la  France,  et  cela  avant  le  terme 
de  deux  mois;  qu'il  y  aura  une  suspension  d'armes.  On  doit 
aussi  commencer  à  raser  Dunquerque  et  combler  le  port  pour 
la  satisfaction  des  Anglais  avant  ce  terme,  et  si,  lorsqu'il  sera 
expiré,  vous  n'avez  pas  cédé  l'Espagne,  ou  la  guerre  recom- 
mencera contre  nous,  toutes  nos  places  étant  presque  entre 
leurs  mains,  ou  bien,  ainsy  qu'il  a  été  dit  à  M.  de  Torcy,  le 
Roy  joindra  ses  forces  aux  leurs  pour  vous  chasser  d'Espagne, 
chose  qu'il  n'acceptera  jamais,  quoi  qu'il  en  puisse  arriver.  Ainsi 
donc,  malgré  la  situation  extresme  où  nous  sommes,  le  Roy 
n'a  pas  cru  devoir  acquiescer  à  de  si  extraordinaires  conditions 
qui  ne  l'assurent  point  même  de  la  paix,  car  tout  cecy  n'en  est 
que  les  préliminaires;  il  a  ordonné  au  président  Rouillé  de  le  dé- 
clarer en  Hollande  et  de  se  retirer  à  moins  qu'ils  n'adoucissent, 
ce  qui  n'arrivera  pas,  ces  insurmontables  articles.  » 

Après  avoir  mis  ainsi  son  frère  au  courant  de  cette  situation 
douloureuse,  il  s'efforce  de  lui  faire  admettre  les  raisons  qui 
déterminent  cependant  le  Roi  à  rappeler  ses  troupes  en  France, 
en  abandonnant  l'Espagne  à  ses  propres  forces,  et  il  continue  : 

«  Ma  tendresse  pour  vous,  mon  très  cher  frère,  me  fait  sentir 
vivement  tout  ce  qui  vous  regarde  en  particulier,  et  je  puis  vous 
assurer  que  le  seul  bien  nécessaire  de  l'État  a  eu  part  dans  tout 
ee  que  le  Roy,  qui  vous  aime  comme  son  petit-fils,  a  fait  d'avances 
auprès  des  ennemis.  On  ne  peut  estre  plus  touché  aussi  que  je 
le  suis  du  respect  et  de  la  reconnoissancc  que  vous  avez  toujours 

TOME   XXXIV.    —    100().  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  luy,  connoissant  le  fonds  do  son  cœur,  et  que  ce  n'est  que 
par  force  majeure  qu'il  ne  peut  continuer  à  vous  donner  les 
;secours  dont  il  vous  a  aidé  jusqu'à  présent.  Je  n'escris  point  à  la 
Reine  dans  une  si  triste  conjoncture,  et  j'attends  celle  de  son  ac- 
couchement pour  Ten  féliciter  et  luy  renouveler  les  témoignages 
de  ma  véritable  amitié;  faittes  luy  toujours  mes  complimens,  je 
vous  en  supplie,  et  soyez  persuadé,  mon  très  cher  frère,  que  ma 
tendresse  durera  autant  que  ma  vie,  m'estimant  bien  malheureux 
que  l'état  de  la  France  m'ait  obligé  de  penser  autrement  que  ne 
î'auroit  voulu  mon  cœur  sur  ce  qui  peut  estre  à  votre  satisfac- 
tion en  un  sens,  je  veux  dire  la  soustraction  de  secours  de  la  part 
du  Roy.  Encore  un  coup  je  vous  embrasse,  mon  très  cher  frère, 
et  vous  aime  plus  que  je  ne  puis  l'expi-imer.  » 

Quelques  semaines  plus  tard,  il  renouvelait  à  son  frère  l'ex- 
pression de  sa  tendresse  : 

«  Pensez-vous  en  vérité  que,  dans  les  maux  qui  nous  pressent, 
j'oublie  aussi  ceux  qui  vous  menacent,  et  pourriez-vous  soup- 
çonner que  l'absence  eût  diminué  en  moy  la  tendresse  que  j'ai 
toujours  eue  pour  vous?  Je  vous  puis  assurer  qu'elle  se  fait  bien 
sentir  présentement,  et  que  je  suis  toujours  touché,  comme  je 
le  doys,  et  des  succès,  et  des  malheurs  qui  vous  arrivent.  }e  suis 
aussi  un  témoin  fidèle  de  celle  que  le  Roy  a  pour  vous,  sûr  qu'il 
sacrifieroit  encore  une  partie  de  ses  conquestes,  et  peut-être  qu'il 
les  sacrifieroit  toutes  pour  mettre  vos  intérests  en  sûreté  et  vous 
conserver  la  courone  que  Dieu  vous  a  donnée.  Vos  rqjroches 
pleins  de  tendresse  ont  réveillé  la  mienne,  et  j'espère  être  plus 
régulier  à  vous  en  donner  des  marques  à  l'avenir.  Adieu,  mon 
très  cher  frère  ;  Dieu  fera  tout  ce  qu'il  voudra,  et  sa  volonté  seule 
est  à  quoi  nous  devons  nous  attacher,  mais  il  est  selon  cette  mesme 
volonté  que  je  vous  aime  aussi  tendrement  que  je  le  fais,  et  sente 
aussi  vivement  tout  ce  qui  vous  regarde.  » 

Aussi  était-il  heureux,  quelques  jours  après,  de  lui  faire  part 
dune  meilleure  nouvelle  : 

«  Depuis  la  lettre  que  je  vous  ai  écrilte  avant-hier,  mon  très 
cher  frère,  le  Roy,  changeant  de  sentimens,  s'est  rendu  à  vos 
remontrances  et  vous  laisse  encore  pour  quelque  temps  une  partie 
des  troupes  qu'il  a  en  Espagne.  Vous  verrez  au  moins  par  là  qu'il 
donne  à  la  tendresse  tout  ce  qui  ne  préjudicie  point  directement 


LA  DUCHESSE  DE  BOURGOGNE.  35 

au  bien  de  son  Etat.  Il  est  constant  que  les  propositions  des 
ennemis  sont  pleines  d'un  orgueil  excité  par  les  succès  qu'ils 
ont  eus  dans  le  cours  de  cette  guerre;  mais  quoiqu'elles  ayent  été 
rejettées  présentement,  il  ne  faut  pas  compter  (à  moins  qu'il 
n'arrivast  des  coups  de  la  main  de  Dieu  seul),  il  ne  faut  pas 
compter,  dis-je,  que  nous  en  soyons  jamais  quittes  à  beaucoup 
meilleur  marché.  Je  me  flatte  que  vous  ne  me  croyez  pas  capable 
d'oublier  jamais  l'amitié  étroitte  qui  nous  a  liés  pendant  notre 
enfance  et  qui  me  fait  pleurer  si  tendrement  notre  séparation; 
c'est  cette  mesme  amitié  qui  me  fait  sentir  maintenant  combien  il 
m'est  pénible  d'estre  frère  et  François  en  mesme  temps,  et  que  nos 
malheurs  aient  été  jusqu'au  point  de  désunir  en  partie  ces  deux 
qualités.  Mais  ils  ne  désuniront  jamais  nos  cœurs,  et  la  tendresse 
du  mien  pour  vous  sera  toujours  telle,  mon  très  cher  frère,  qu'elle 
doit  estre  et  que  vous  pouvez  désirer  (1).  » 

Comme  on  le  voit  par  ces  lettres,  c'était  principalement  sur  la 
question  de  l'aide  jusque-là  prêtée  par  la  France  à  l'Espagne  que 
la  négociation  avait  échoué.  Non  seulement  les  alliés  exigeaient 
que  Louis  XIV  abandonnât  Philippe  V,  et  Louis  XIV  y  avait  un 
moment  consenti,  mais  ils  avaient  la  prétention  odieuse  de  le 
contraindre  à  tourner  ses  armes  contre  son  petit-fils,  si,  dans  le 
délai  de  deux  mois,  celui-ci  n'abandonnait  pas  l'Espagne.  La 
fierté  et  la  résolution  dont  le  jeune  Roi  avait  jusque-là  fait  preuve 
ne  laissaient  point  douter  qu'il  ne  s'y  refusât  absolument.  Ces 
sentimens  avaient,  en  eux-mêmes,  l'approbation  du  Duc  de 
Bourgogne  :  «  Un  prince  du  sang  de  France,  lui  écrivait-il 
encore,  n'en  doit  ou  n'en  peut  avoir  d'autres.  »  Mais  on  com- 
prend aussi,  quels  devaient  être,  en  présence  d'une  question 
ainsi  posée,  ses  sentimens  à  lui-même  et  la  douleur  qu'il  éprou- 
vait de  ne  pouvoir  concilier  comme  il  le  lui  écrivait,  ses  deux 
qualités  de  Français  et  de  frère.  Malheureusement  la  même 
question  devait  se  poser  encore  l'année  suivante,  et  d'une  façon 
encore  plus  cruelle. 

Si  la  sanglante  bataille  de  Malplaquet,  livrée  le  11  sep- 
tembre 1709,  n'avait  pas  été  une  victoire,  elle  avait  cependant, 
par  les  pertes  considérables  infligées  aux  ennemis,  arrêté  leur 
marche  en  avant.  Mais  la  campagne  de  1710  s'annonçait  sous  les 

(1)  Archives  d'Alcala.  Lettres  des  3,  24  et  26  juin  communiquées  par  l'abbé 
Baudrillart  qui  en  a  publié  déjà  quelques  fragmeas  dans  son  très  remarquable 
ouvrage  sur  Philippe  V  et  la  Cour  de  France. 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  tristes  auspices.  Les  troupes  étaient  mal  payées  et  mal 
nourries;  les  magasins  étaient  vides;  le  pays  épuisé.  Qu'une 
bataille  fût  perdue,  et  rien  n'empêcherait  l'armée  des  alliés 
d'arriver  jusqu'aux  portes  de  Versailles.  Aussi  les  pacifiques 
rentraient-ils  en  campagne,  et  le  plus  ardent  était  encore  Fénelon. 
Durant  les  premiers  mois  de  l'année  1710  on  peut  dire  qu'il 
harcèle  le  duc  de  Chevreuse  de  lettres  où  il  lui  dépeint  la  situa- 
tion de  la  façon  la  plus  noire  :  «  Il  ne  faut  point  se  flatter,  lui 
écrit-il  le  20  mars;  vous  n'avez  de  ressource  d'aucun  côté.  Ver- 
sailles est  ce  que  vous  savez  mieux  que  moi.  Tous  les  corps  du 
royaume  sont  épuisés,  aigris,  et  au  désespoir;  le  gouvernement 
est  haï  et  méprisé.  Toutes  ses  places  sont  dégarnies  presque  de 
tout  et  tomberoient  comme  d'elles-mêmes  en  cas  de  malheur. 
Les  troupes  meurent  de  faim  et  n'ont  pas  la  force  de  marcher. 
Nos  généraux  ne  me  promettent  rien  de  consolant.  Le  maréchal 
de  Villars  est  une  tête  vaine  qui  en  impose  apparemment  au 
Roi.  Le  maréchal  de  Montesquiou  n'a  que  des  talens  médiocres 
et  paroît  fort  usé.  La  discipline,  Tordre,  le  courage,  l'afTection, 
l'espérance  ne  sont  plus  dans  le  corps  militaire;  tout  est  tombé 
et  ne  se  relèvera  point  dans  cette  guerre.  Ma  conclusion  est 
qu'il  faut  acheter  Tarmislice  à  tout  prix  (1).  »  Aussi  abandon- 
nerait-il, pour  avoir  la  paix,  des  provinces  entières,  non  seulement 
l'Artois,  les  Trois-Evêchés,  la  Franche-Comté,  mais  encore  Per- 
pignan et  Bayonne,  car  «  il  vaut  mieux  accepter  et  même  offrir 
des  conditions  très  dures  et  très  honteuses  que  d'être  obligé  de 
les  subir  dans  un  an.  »  Et  il  ne  faut  pas  se  flatter  de  l'espérance 
de  rétablir  le  crédit  sur  la  rupture  hautaine  que  les  ennemis 
ont  faite  de  la  négociation, car  «  la  France  est  comme  une  place 
assiégée.  Le  refus  de  la  capitulation  irrite  la  garnison  et  le 
peuple;  on  fait  un  nouvel  effort  pour  quatre  ou  cinq  jours; 
après  quoi  le  peuple  et  la  garnison  affamés  crient  qu'il  faut 
se  rendre.  Tout  est  fait  prisonnier.  Ce  sont  les  Fourches  Cau- 
dines.  » 

Les  lettres  ne  lui  suffisent  pas.  Il  adresse  successivement  à 
Chevreuse  un,  deux  mémoires  pressans  qu'il  lui  demande  de 
communiquer  h  Beauvilliers  et,  pour  partie,  au  Duc  de  Bour- 
gogne sur  r  «  état  déplorable  de  la  France,  »  et  «  sur  les  rai- 
sons qui  semblent  obliger  Philippe  V  à  abdiquer  la  couronne 

(1)  Œuvres  complètes  de  Fénelon.  Édition  de  Saint-Sulpice,  t,  VU,  p.  310  et 
vassim. 


LA  DUCHESSE  DE  BOURGOGNE.  37 

d'Espagne  (1).  »  Dans  ces  mémoires,  il  ne  se  borne  pas  à  faire 
valoir  de  nouveau  les  argumens  qui,  à  son  sens,  militent  en 
faveur  de  la  paix,  et  qui,  assurément,  n'étaient  pas  sans  force;  il 
va  au-devant  de  la  difficulté  qui  en  a  empêché  la  conclusion  et 
qu'il  connaît  bien  :  l'obligation  que  les  alliés  voulaient  imposer  à 
Louis  XIV  de  porter  les  armes  contre  son  petit-fils.  Il  convient 
que  les  «  ennemis  ne  doivent  point  vouloir  réduire  le  Roi  à  faire 
la  guerre  à  son  petit-fils;  c'est  plutôt  vouloir  le  déshonorer 
qu'exiger  de  lui  une  sûreté  effective.  »  Mais  il  suggère  un  expé- 
dient. Ce  serait  que  le  Roi  envoyât  une  armée  en  Espagne,  pour 
enlever,  malgré  lui,  Philippe  V  et  le  garantir  ainsi  d'une  capti- 
vité honteuse.  «  On  me  répondra,  dit-il,  que  le  Roi,  en  ce  cas, 
détrôneroit  son  petit-fils  de  ses  propres  mains;  mais  je  réponds 
qu'il  lui  seroit  bien  moins  triste  et  moins  honteux  de  le  dé- 
trôner lui-même  que  de  le  voir  détrôner  sous  ses  yeux  par  ses 
ennemis.  » 

Il  revient,  à  plusieurs  reprises,  dans  ces  deux  mémoires  sur 
cette  proposition  singulière,  et  il  s'indigne  même  à  l'avance 
contre  ceux  qui  pourraient  y  opposer  quelque  objection.  «  Que 
ceux,  s'écrie-t-il,  qui  disent  qu'on  relâche  trop  pour  la  paix 
viennent  au  plus  tôt  relever  la  guerre  et  les  finances.  Sinon, 
qu'ils  se  taisent  et  qu'ils  ne  s'obstinent  pas  à  vouloir  qu'on 
hasarde  de  perdre  la  France  pour  l'Espagne.  »  Dans  son  ardeur 
pacifique,  il  va  jusqu'à  craindre  des  succès  qui  ne  feraient  que 
flatter  de  vaines  espérances  et  prolonger  la  maladie.  «  Je  ne  puis, 
ajoute-t-il,  souhaiter  qu'une  paix  qui  nous  sauve  avec  une  hu- 
miliation dont  je  demande  à  Dieu  un  saint  usage.  Il  n'y  a  que 
l'humilité  et  l'aveu  de  l'abus  de  la  prospérité  qui  puisse  apaiser 
Dieu.  >> 

M""^  de  Maintenon,  de  nouveau,  se  montrait  ardente  pour  la 
paix.  Bien  qu'elle  répète  encore  dans  ses  lettres  à  la  princesse 
des  Ursins  qu'elle  n'est  qu'une  particulière  très  peu  importante, 
qu'elle  ne  sait  point  les  affaires,  qu  elle  ne  veut  point  s'en  mêler 
(et  d'ailleurs  on  ne  veut  point  qu'elle  s'en  mêle),  cependant  ces 
mêmes  lettres  (2)  laissent  apercevoir  sa  pensée  véritable  qui 
est  d'abandonner  l'Espagne ,  car  elle  reproche  à  la  princesse 
des  Ursins  «  que  la  passion  qu'elle  a  pour  le  Roi  et  la  Reine  d'Es- 

(1)  Œuvres  complètes  de  Fenelon.  Édition  de  Saint-Sulpice,  t.  VH.  p.  1">9  et  164. 

(2)  M"""  de  Maintenon  d'après  sa  Correspondance  aulhenlique,  l.  il,  p.  232  et 
passim 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pagne,  lui  ont  fait  cesser  d'être  Françoise.  »  Sans  doute  elle  sou- 
haite de  voir  leur  règne  affermi,  mais  elle  ne  voudrait  pas  pour 
cela  la  destruction  de  la  France,  et  elle  craint  plus  la  perte  de  la 
France  que  celle  de  l'Espagne.  Dans  une  conversation  avec  Vil- 
lars,  elle  allait  plus  loin  et  disait  qu'il  n'y  avait  d'autre  parti  à 
prendre  que  de  faire  la  guerre  à  l'Espagne.  Son  sentiment  était 
au  reste  devenu  tellement  public  que  le  Grand  Pensionnaire 
Heinsius  engageait  un  des  intermédiaires  secrets  dont  il  se  ser- 
vait, le  teinturier  Florisson,  à  s'adresser  directement  à  elle  parce 
qu'il  savait  qu'elle  voulait  la  paix  (1).  » 

Villars  lui-même,  si  présomptueux  d'ordinaire,  ne  donnait 
pas  d'autres  conseils.  Retenu  à  Versailles  par  la  blessure  qu'il 
avait  reçue  à  Malplaquet,  mais  destiné,  aussitôt  rétabli,  à  prendre 
le  commandement  de  l'armée  de  Flandre,  il  ne  croyait  pas, 
rapporte  Torcy,  que  le  Roi  pût  faire  la  paix  à  des  conditions 
meilleures  que  celles  que  les  ennemis  avaient  demandées,  car  «  il 
recevait  de  la  frontière  des  lettres  lamentables  et  la  misère  des 
officiers  et  des  soldats  était  à  un  tel  point  que  plusieurs  ayant 
déjà  déserté,  les  meilleurs  se  voyaient  forcés  de  suivre  incessam- 
ment le  même  exemple  pour  ne  pas  périr  par  la  faim  (2)..» 

On  comprend  qu'ainsi  pressé,  circonvenu  de  toutes  parts, 
Louis  XIV  se  soit  résolu,  quoique  sa  fierté  en  dût  souffrir,  à 
prêter  l'oreille  aux  ouvertures  que  lui  firent  de  nouveau  parvenir 
les  Hollandais  et  à  rentrer  en  pourparlers.  Le  cri  public  qui 
s'élevait,  à  tort  ou  à  raison,  contre  le  malheureux  Rouillé  lui  fit 
choisir  de  nouveaux  plénipotentiaires.  C'étaient  le  maréchal 
d'Huxelles  et  notre  ancienne  connaissance  l'abbé  de  Polignac, 
qui  n'était  point  encore  cardinal,  mais  seulement  abbé  de  Bonport. 
Tous  deux,  au  mois  de  mars  1710,  partirent  pour  la  Hollande. 
En  passant,  ils  s'arrêtèrent  à  Cambrai  où  ils  ne  cachèrent  pas  à 
Fénelon  (et  celui-ci  dans  une  nouvelle  lettre  à  Chevreuse  s'em- 
pare de  leur  conversation)  le  peu  de  confiance  qu'ils  entretenaient 
dans  le  succès  de  cette  nouvelle  négociation.  Les  instructions 
qu'ils  emportaient,  semblaient  cependant  de  nature  à  en  faciliter 
le  succès.  Hs  étaient  en  effet  autorisés  à  accepter  les  conditions 
si  dures  des  préliminaires  de  la  Haye  que  nous  avons  vues 
énumérées  dans  la  lettre  du  Duc  de  Bourgogne  à  Philippe  V, 
une  seule  exceptée.  Au  cas  où  le  roi  d'Espagne  n'aurait  pas  voulu 

(1^  Journal  de  Torcy,  p.  122-177. 
(2)  Ibid.,  p.  70. 


LA  DUCHESSE  DE  BOURGOGNE.  39 

accepter  la  compensation  qu'on  lui  offrait  et  se  serait  refusé  à 
abandonner  son  royaume  d'Espagne,  Louis  XIV  se  refusait  de 
son  côté  à  l'y  contraindre  par  la  force.  Il  se  bornerait  à  retirer 
ses  troupes  d'Espagne,  et  laisserait  les  alliés  s'y  prendre  comme 
ils  l'entendraient  pour  détrôner  le  Roi.  C'était  presque  unique- 
ment sur  ce  point  qu'allaient  porter  pendant  plusieurs  mois  les 
conférences  ouvertes  à  Gertruydenberg,  morne  petite  ville  de 
Hollande,  située  au  milieu  d'un  immense  marécage  et  dont  J.a 
tristesse,  dit  avec  raison  M.  Legrelle  dans  l'intéressante  histoire 
qu'il  a  écrite  de  ces  négociations,  devait  faire  une  singulier** 
impression  sur  les  deux  plénipotentiaires  français,  «  habitués  h 
Versailles  ou  à  Marly,  voire  au  riant  paysage  de  labbaye  d? 
Bonport  (1).  » 

Sur  les  péripéties  de  ces  négociations,  nous  avons  un  docu- 
ment de  première  main,  intéressant  jusqu'à  en  être  dramatique, 
c'est  ce  Journal  où  Torcy  écrivait  pour  lui-même,  presque  toui! 
les  soirs,  ce  qui  s'était  passé  au  Conseil  d'en  Haut.  On  y  voit  au 
clair  les  sentimens  et  l'attitude  de  chacun  des  membres  du 
Conseil.  La  douloureuse  question  qui  semblait  mettre  aux  prises 
l'honneur  royal  et  l'intérêt  français  y  vint  en  délibération  une 
première  fois  le  26  mars.  Des  lettres  longues  et  chitTrées  étaient 
arrivées  dans  la  journée.  Il  fallut  l'après-midi  pour  les  dé- 
chiffrer, et  le  Roi  remit  le  Conseil  au  soir,  chez  M™^  de  Main- 
tenon  qui  assistait  à  ces  conseils  tardifs  de  son  lit.  Les  plénipoten- 
tiaires faisaient  savoir  que,  toutes  les  conditions  des  préliminaires 
de  la  Haye  étant  maintenues,  les  alliés  voulaient  bien  offrir 
la  Sicile  au  roi  dEspagne  ;  mais,  s'il  refusait  cette  misérable  com- 
pensation, ils  continuaient  à  exiger  que  son  grand-père  lui  déclarât 
la  guerre  et  se  joignît  aux  alliés  pour  le  détrôner.  Le  Roi  ouvrit 
la  délibération  en  commandant  à  Torcy  de  dire  son  avis.  Torcy, 
de  son  propre  aveu,  faiblit.  H  conseilla  de  demander  Naples  en 
outre  de  la  Sicile,  mais  de  déclarer  que  si  le  roi  d'Espagne  re- 
fusait la  compensation,  le  «  Roi  consentirait  à  joindre  ses  forces 
à  celles  des  alliés  pour  lui  faire  la  guerre.  »  Desmaretz,  Pont- 
chartrain,  furent  de  son  avis.  Mais  cet  avis  fut  combattu  forte- 
ment par  Beauvilliers,  «  qui  parla  longtemps  et  avec  éloquence 
sur  l'injustice  de  faire  la  gueire  au  roi  d'Espagne  »  et  le  Duc 
de  Bourgogne,  prenant  la  parole  après  Beauvilliers,  «  soutint  par- 

(1)  Legrelle,  la  Diplomatie  française  et  la  Succession  d'Espagne,  t.  V,  p.  307. 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faitement  bien  les  raisons  que  celui-ci  avait  fait  valoir,  parlant, 
dit  Torcy,  «  sur  les  guerres  injustes,  en  prince  rempli  de  piété 
et  dos  maximes  de  notre  religion.  »  «  Il  ne  m'appartient  pas, 
ajoutc-t-il,  déjuger  sïl  les  appliquait  en  leur  place  (1).  » 

Ainsi,  quels  que  fussent  ses  motifs,  le  Duc  de  Bourgogne  se 
montrait  plus  ferme  que  Torcy,  et  il  se  prononçait  nettement 
contre  lacceptalion  d'une  condition  ignominieuse.  Le  Roi  lui 
donna  raison;  s'adressant  à  Torcy,  il  déclara  «  qu'il  ne  voulait 
en  aucune  façon  du  monde  promettre  ni  faire  envisager  que 
jamais  il  consentît  à  faire  la  guerre  au  roi  d'Espagne  (2),  »  et  il 
lui  commanda  de  préparer  une  autre  réponse  à  faire  aux  pléni- 
potentiaires. 

La  même  question  devait  revenir  une  seconde  fois  devant  le 
Conseil  et  dans  des  circonstances  encore  plus  critiques.  Quelle 
que  fût  la  pression  que  de  Versailles  on  exerçât  sur  lui,  Phi- 
lippe V  répondait  que  rien  ne  le  déciderait  à  abandonner  de  son 
plein  gré  son  royaume  et  ses  fidèles  sujets  castillans.  D'un  autre 
côté,  les  alliés  ne  voulaient  rien  rabattre  de  leurs  exigences  ;  les 
plénipotentiaires  de  Gertruydenberg  faisaient  savoir  qu'on  était 
à  la  veille  d'une  rupture  et  demandaient  des  instructions  défini- 
tives. Villars,  qui  était  à  la  veille  de  partir  pour  prendre  le  com- 
mandement de  l'armée,  avait  eu  une  audience  du  Roi  qui  lui 
donnait  le  pouvoir  de  combattre;  mais  comme  c'était  «  absolu- 
ment exposer  TEtat  au  hasard  d'une  journée,  il  avait,  rapporte 
Torcy,  cru,  en  cette  occasion,  devoir  en  bon  sujet  presser  Sa  Ma- 
jesté de  faire  la  paix  à  des  conditions  dures,  même  en  déclarant 
la  guerre  au  roi  d'Espagne,  plutôt  que  de  tout  perdre  (3).  » 

Il  n'était  donc  plus  personne  qui  ne  fût  d'avis  de  céder 
et  c'est  dans  ces  conditions  vraiment  tragiques  que  s'ouvrit  le 
Conseil  du  11  mai.  Le  Roi  invita  de  nouveau  chacun  à  dire  son 
avis.  Beauvilliers,  auquel  Chevreuse  avait  fait  parvenir  un  mé- 
moire en  ce  sens,  suggéra  un  expédient  :  c'était  d'offrir  de  l'ar- 
gent aux  alliés  pour  les  dépenses  de  la  guerre  qu'ils  seraient 
obligés  de  faire  au  roi  d'Espagne.  Torcy,  qui  aurait  été  disposé 
à  aller  plus  loin  encore,  car  il  voulait  qu'on  fît  expliquer  les 
alliés  sur  la  manière  dont  le  Roi  s'y  prendrait  pour  détrôner  son 
petit-fils,  se  rallia  à  cet  expédient.  Voysin,  Desmaretz,  le  Chan- 

(1)  Journal  de  Torcy,  p.  133. 

(2)  Ibid.,  p.  156-la7. 

(3)  Ibid.,  p.  m. 


LA    DUCHESSE   DE    BOURGOGNE.  41 

celier  firent  de  même,  non  sans  quelques  dissentimens  et  quelques 
récriminations  sur  le  passé,  auxquelles  le  Roi  coupa  court  en 
demandant  l'avis  du  Duc  de  Bourgogne.  Voici  comment  Torcy 
résume  l'opinion  exprimée  par  le  jeune  prince  :  «  Il  biaisa 
quand  il  fallut  dire  son  sentiment.  La  conscience,  dit-il,  empê- 
chait presque  également  et  de  faire  la  guerre  au  roi  d'Espagne  et 
de  donner  aux  ennemis  de  l'argent  pour  lui  arracher  la  couronne. 
Cependant  le  bien  de  l'Etat  demandait  la  paix.  Au  milieu  de  ces 
perplexités,  ce  prince,  rempli  d'excellens  sentimens  et  d'esprit, 
comme  s'il  fût  demeuré  ébloui  de  ses  propres  lumières,  ne  put 
jamais  sortir  de  ce  labyrinthe,  ni  décider  du  parti  qu'il  y  avait  à 
prendre,  sans  toutefois  s'opposer  à  l'avis  commun.  » 

Monseigneur,  le  propre  père  du  roi  d'Espagne,  s'élant  égale- 
ment rangé  à  cet  avis,  le  Roi  céda  et  commanda  à  Torcy  de 
préparer  une  lettre  aux  plénipotentiaires  par  laquelle  ceux-ci 
seraient  autorisés  à  faire  cette  dernière  concession.  Torcy,  le 
soir  même,  porta  la  lettre  à  signer  au  Roi  chez  M""^  de 
Maintenon.  «  Le  Roi,  dit  Torcy,  parla  pour  lors  des  scrupules 
du  Duc  de  Bourgogne,  et  ne  loua  pas  la  manière  d'attirer  tou- 
jours la  conscience,  bien  ou  mal,  à  toutes  les  affaires  d'Etat  (1).  » 

Le  récit  manifestement  malveillant  de  Torcy  qui  en  voulait 
peut-être  au  Duc  de  Bourgogne  de  l'avoir  contrecarré  précé- 
demment et  d'avoir  montré  plus  de  fermeté  que  lui,  laisse  clai- 
rement apercevoir  ce  qui  a  dû  se  passer  au  Conseil.  Par  scru- 
pule de  conscience,  le  Duc  de  Bourgogne  était  contraire  à  l'avis 
commun.  S'il  n'osa  pas  le  dire  formellement,  il  le  laissa  entendre 
et  son  attitude  impliquait  un  regret  de  la  résolution  prise.  De 
là  la  mauvaise  humeur  du  Roi,  mais  faut-il  donc  le  blâmer, 
comme  l'ont  fait  quelques  historiens,  parce  que  la  conscience 
lui  tenait  le  même  langage  et  lui  dictait  les  mêmes  sentimens 
que  l'honneur  ? 

De  ces  sentimens  nous  continuons  à  trouver  la  touchante 
expression  dans  la  suite  de  la  correspondance  avec  son  frère, 
vis-à-vis  duquel  on  l'a  accusé,  nous  ignorons  sur  quels  fonde- 
mens,  d'éprouver  des  sentimens  de  jalousie.  Au  commencement 
de  l'année,  il  le  met  loyalement  au  courant  des  difficultés  au 
milieu  desquelles  la  France  se  débat.  «  Si  nous  étions  en  état 
de  continuer  la  guerre,  lui  écrit-il,  nous  ne  penserions  jamais  à 

(1)  Journal  de  Torcy,  p.  179. 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  séparer  de  l'Espagne,  mais  pl-us  on  va  en  avant  et  plus  on 
se  ruine.  On  n'a  point  d'argent  ni  pour  payer  les  troupes,  ni 
pour  acheter  du  bled,  quoiqu'il  baisse  de  prix  et  qu'il  y  ait  une 
belle  espérance  à  la  récolte.  Les  ennemis  cependant  ont  as- 
semblé de  grands  magasins,  et  s'ils  entroient  en  campagne  avant 
que  le  verd  soit  venu,  l'on  ne  sait  si  l'on  pourroit  leur  opposer 
d'abord  une  armée.  Cependant  si  les  ennemis  ne  veulent  point 
de  paix  qu'à  des  conditions  impossibles,  je  conviens  avec  vous 
qu'il  est  de  la  dernière  importance  d'essayer  à  reconquérir  la 
Catalogne  et  à  renvoyer  l'Archiduc  en  Italie.  »  En  même  temps 
il  redouble  l'expression  de  sa  tendresse  :  «  Adieu,  mon  très  cher 
frère;  encore  un  coup,  après  les  intérêts  de  la  France  je  n'en  ai 
point  de  plus  chers  que  les  vostres.  J'espère  de  la  bonté  de  Dieu 
qu'il  nous  tirera  bientost  de  cette  terrible  guerre,  et  qu'il  vous 
conservera  la  couronne  qu'il  vous  a  donnée.  Je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur  et  vous  demande  toujours  la  continuation  de 
vostre  amitié.  » 

Les  négociations  se  rouvrent  cependant  à  Gertruydenberg, 
mais  le  Duc  de  Bourgogne  ne  semble  pas  beaucoup  croire  à 
leur  succès,  et  c'est  en  Dieu  qu'il  met  sa  confiance.  «  Les  négo- 
tiations  de  Hollande  languissent,  écrit-il,  le  5  avril.  Les  ennemis 
croyent  appuyer  leurs  demandes  par  les  opérations  de  leur 
armée.  Il  faut  espérer  de  la  bonté  de  Dieu  qu'après  s'estre  servi 
d'eux  pour  nous  châtier,  il  punira  enfin  leur  injustice  et  que 
leurs  succès  ne  seront  pas  tels  qu'ils  se  les  promettent.  »  Il  ne  dit 
rien  cependant  à  son  frère  des  décisions  prises  dans  les  délibéra- 
tions du  Conseil  où  se  jouaient  tout  à  la  fois  le  sort  de  l'Espagne 
et  celui  de  la  France,  car  c'eût  été  trahir  le  secret  du  Roi,  et 
d'ailleurs  ses  lettres,  qu'il  expédiait  par  l'ordinaire,  auraient  pu 
tomber  dans  les  mains  des  ennemis.  Aussi  se  borne-t-il  à  exhorter 
son  frère  à  la  résignation.  Apprenant  que  Philippe  'V  a  du  quitter 
Madrid  et  transporter  sa  cour  à  Valladolid  :  «  Je  ne  doute  pas, 
lui  écrit-il,  que  vous  ne  receviez  toutes  ces  choses-là  de  la  main 
de  Dieu  qui  nous  favorise  d'autant  plus  qu'il  nous  frappe  plus 
rudement  en  cette  vie.  Il  nous  est  bien  nécessaire  depuis  quelque 
temps  de  nous  soutenir  dans  ces  pensées;  mais  il  faut  espérer 
que  Dieu,  après  nous  avoir  humiliés,  ne  nous  écrasera  pas  tout 
à  fait.  » 

11  l'assure  cependant  de  son  suffrage  pour  les  secours  qui  ne 
préjiidicieraient  point  à  la  France,  et  son  amitié  ne  lui  laissera 


q 


L\  DUCHESSE  DE  BOURGOGNE.  43 

pas  oublier   les   occasions.    Une  conversation    avec  le  duc  de 
Nouilles,  qui  revient  d'Espagne,  lui  fait  craindre  que  PÈilippe  V, 
qui  s'est  cru  un  moment  abandonné  par  la  France,  n'en  ait  con- 
servé contre  lui  quelque  ressentiment.  Il  tient  à  s'expliquer  en 
toute  franchise  avec  ce  frère  si  véritablement  aimé.  «   Le  duc 
de  Noailles  m'a  dit  que  vous  l'avez  questionné  si  je  n'étois  point 
refroidi  à  votre  égard.  Il  est  vrai,  mon  cher  frère,  que  dans  les 
choses  où  j'ai  pu  croire  les  intérêts  de  la  France  différens  des 
vostres,  je  me  suis  attaché  à  la  France,   préférable  ment  à  l'Es- 
pagne, mais  pour  le  fond  du  cœur,  il  a  toujours  esté  le  mesme, 
et  ce  m'est  une  véritable  joye  que,  les  intérêts  se  réunissant,  le 
devoir  et  l'amitié  puissent  tendre  à  un  mesme  but.  Soyez  donc, 
je   vous  prie,   bien  persuadé  de  ma   tendresse-,  et  n'ayez  plus 
aucun  doute  là-dessus.  Je  puis  vous  assurer  que  dans   la  situa- 
tion où  nous  nous  sommes  trouvés,   vous  en  auriez  fait  autant 
que  moy,  mais  je  puis  vous  assurer  que  je  n'ai  jamais  été  que 
jusqu'où  j'ai  cru  que  l'exacte  justice  pouvoit  me  le  permettre. 
Encore  un  coup,  mon  cher  frère,  aimez  moy  toujours  comme 
vous  l'avez  fait  jusqu'icy,  et  comptez  que  la  tendresse  que  j'ai 
pour  vous  durera  autant  que  moy  (1).  » 

On  sait  la  suite  des  événemens.  Les  alliés  n'ayant  rien  voulu 
rabattre  de  leurs  exigences,  et  ayant  déclaré  «  qu'il  n'y  avait 
qu'à  prendre  où  à  laisser,  »  en  n'accordant  que  quinze  jours  aux 
plénipotentiaires  pour  répondre,  Louis  XIV  rompit  les  négocia- 
tions. Au  lieu  d'abandonner  l'Espagne,  il  y  renvoyait  le  duc 
de  Noailles  à  la  tête  d'une  armée,  et,  cédant  aux  instances  de 
Philippe  V  auxquelles  se  joignait  le  Duc  de  Bourgogne,  il  lui 
expédiait  Vendôme.  Celui-ci  remportait  à  Villa- Viciosa  une  vic- 
toire éclatante  qui  rétablissait  les  affaires,  au  moins  en  Espagne. 
Par  inadvertance  ou  à  dessein,  car  à  ce  moment  il  parait  avoir 
été  un  peu  piqué  contre  son  petit-fils,  Louis  XIV  loua  en  plein 
Conseil  le  roi  d'Espagne  «  d'avoir  laissé  faire  le  duc  de  Ven- 
dôme. »  Torcy,  qui  rappoHe  ce  propos,  admire  en  même  temps 
«  la  vertu  de  M.  le  Duc  de  Bourgogne,  car  il  ne  parut  en  rien  que 
ce  discours  lui  fît  la  moindre  peine,  quoiqu'il  eût  tout  l'esprit  et 
toiït  le  discernement  nécessaire  pour  en  bien  sentir  la  force  (2).  » 
Le  Duc  de  Bourgogne  poussait  môme   la  vertu  jusquà  écrire  à 

(1)  Archives  cVAlcala.  Lettres  des  9  février,  2  et  2S  septembre...  17  noverabre, 
communiquées  par  l'abbé  Baudrillart.  ' 

(2^  Journal  de  Torcy,  p.  322. 


44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Vendôme  pour  le  complimenter  (1).  En  Flandre,  Villars  contenait 
les  ennemis  et  les  empêchait  de  faire  des  progrès,  jusqu'au  jour 
où  la  victoire  de  Denain,  que  le  Duc  de  Bourgogne  ne  devait 
pas  voir,  rétablissait  la  fortune  de  la  France  et  préparait  une 
paix  inespérée,  puisque,  en  1713  et  1714,  les  traités  d'Utrecht 
et  de  Rastadt  non  seulement  laissaient  intacte  la  France  telle 
que  Louis  XIV  l'avait  faite,  mais  maintenaient  Philippe  V  sur 
le  trône  d'Espagne.  Ainsi  le  sort  donnait  raison  à  ceux  qui 
n'avaient  pas  voulu  souscrire  à  ces  conditions  «  très  honteuses  » 
auxquelles  Fénelon,  Villars,  M"'^  de  Maintenon,  et  jusqu'à 
Torcy  lui-même  s'étaient  un  instant  résignés.  Ce  fut  l'honneur 
de  Louis  XIV  de  ne  les  accepter  jamais,  mais  le  Duc  de  Bourgogne 
partage  avec  lui  »cet  honneur,  et  nous  ne  croyons  céder  à  aucun 
sentiment  de  complaisance  envers  lui,  en  disant  que  dans  ces  cir- 
constances tragiques,  il  sut  ne  manquer  à  aucun  des  devoirs  que 
lui  imposait  sa  triple  qualité  de  frère,  de  prince  et  de  Français. 
Nous  venons  de  voir  comment  il  avait  compris  et  exercé  son 
rôle  dans  les  Conseils.  Il  nous  reste  à  montrer  comment  il  se 
préparait  à  ses  devoirs  de  Roi. 

Haussonville. 

(1)  Voici  cette  lettre,  telle  qu'on  la  trouve  dans  les  papiers  dé  Bellerive  qui 
sont  à  la  Bibliothèque  nationale  (manuscrits  français,  14  178)  :  «  J'ai  vu  par  votre 
lettre  que  je  reçus  hier,  Monsieur,  que  le  Roy  mon  frère  s'étoit  acquitté  de  la 
commission  dont  je  l'avois  chargé.  Vous  venez  certainement  de  lui  rendre  les  plus 
importans  services,  et  par  les  dispositions  que  je  sais  que  vous  faites,  je  ne  doute 
pas  que  vous  ne  continuiez  de  même.  Soj'ez  persuadé  que  j'y  ai  pris  et  y  prendrai 
toujours  beaucoup  de  part.  Vous  savez  comme  je  vous  en  ai  parlé,  lorsque  vous 
partîtes  d'ici  et  vous  me  connoissez  pour  homme  véritable.  Assurez-vous  aussi. 
Monsieur,  de  la  parfaite  estime  que  j'ai  pour  vous  et  dont  je  serai  ravi  de  pouvoir 
vous  donner  des  marques  quand  les  occasions  s'en  présenteront.  —  Louis.  » 


LES  PAYSAGISTES 


ET 


L'ETUDE  D'APRES   NATURE 


L'idée  de  représenter  les  paysages  qui  servent  de  caare  â  son 
existence  ne  devait  que  tardivement  venir  à  Thomme.  Jeté  nu 
sur  la  terre,  entouré  de  dangers  de  toute  sorte,  il  avait  à  pour- 
voir à  trop  de  nécessités  pour  songer  à  regarder  la  nature.  De 
bonne  heure,  cependant,  avec  cet  instinct  d'imitation  qui  lui  est 
propre,  il  s'était  appliqué  à  tracer  sur  des  silex  et  des  osse- 
mens  polis,  ou  sur  les  parois  des  cavernes  où  il  s'abritait,  les 
silhouettes  des  grands  animaux  qui  lui  fournissaient  ses  vête- 
mens,  ses  armes,  sa  nourriture,  et  il  était  parvenu  à  reproduire» 
avec  une  vérité  et  une  correction  surprenantes  la  diversité  de 
leurs  formes  et  leurs  allures. 

La  nature  inanimée  ne  semble  pas  avoir  au  même  degré  attiré 
l'attention  de  ces  artistes  primitifs.  De  nos  jours  encore,  Téton- 
nement  des  campagnards  à  voir  un  paysagiste  n'épargner  ni  son 
temps,  ni  sa  peine  pour  dessiner  ou  peindre  un  motif  pitto- 
resque qui  Ta  séduit,  montre  bien  que  cet  emploi  de  son  acti- 
vité déroute  tout  à  fait  les  façons  de  vivre  et  de  penser  d'un  être 
peu  cultivé.  Parfois  même,  après  avoir  longuement  regardé 
l'étude  de  l'artiste,  le  paysan  hésite  à  comprendre  quel  est  l'objet 
de  son  occupation.  Je  tiens  de  Louis  Français  lui-même,  qu'un 
jour  où  il  peignait  d'après  nature,  un  de  ces  naïfs  spectateurs 
lui  demanda  timidement  si  ce  qu'il  faisait  «  c'était  le  portrait  de 
l'Empereur  !  » 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  qu'ils  devinent  ou  qu'ils  soupçonnent  vaguement  à  quel 
travail  se  livre  le  paysagiste,  les  paysans  considèrent  ce  travail 
comme  absolument  inutile.  Ils  ne  sauraient  imaginer  qu'un  tel 
ouvrage  sera  peut-être  acheté  un  gros  prix  et  qu'un  coin  de  dune 
stérile,  peint  par  Ruisdaël,  sous  le  ciel  gris,  puisse  se  vendre  dix 
fois,  cent  fois  plus  cher  que  de  beaux  sillons  de  blé  étalant  au 
soleil  leur  moisson  dorée.  Ils  admirent  la  patience,  le  soin  que 
l'artiste  met  à  une  tâche  dont  ils  renoncent  à  comprendre  l'inté- 
rêt. Si,  de  hasard,  ils  apprenaient  qu'une  part  quelconque  des 
revenus  de  l  État,  c'est-à-dire  des  contributions  qui  leur  sont  im- 
posées, pût  être  employée  à  de  pareilles  superfluités,  ils  n'au- 
raient pas  assez  de  colère  pour  condamner  de  telles  dépenses, 
alors  que  leur  vie  est  si  étroite  et  l'argent  qu'ils  donnent  au  fisc 
si  dur  à  gagner. 

Mais  ce  n'est  pas  le  paysan  seul  qui  a  peine  à  concevoir 
qu'un  homme  sensé  et  bien  portant  emploie  son  intelligence  et 
son  temps  à  des  besognes  dont  il  ne  peut  comprendre  le  but. 
Quand  on  entend  Pascal  s'écrier  :  «  Quelle  vanité  que  la  pein- 
ture ([ui  attire  l'admiration  par  la  ressemblance  des  choses  dont 
on  n'admire  pas  les  originaux!  »  quand  on  sait  qu'un  des  plus 
grands  maîtres,  Michel-Ange  lui-même,  a  parlé  avec  le  plus  pro" 
fond  mépris  de  l'écoio  flamande,  qui  •<  se  contente  de  peindre  des 
masures,  des  champs  très  verts  ombragés  d'arbres,  des  rivières  et 
des  ponts,  ce  qu  on  appelle  des  Paysayes,  avec  beaucoup  de 
figures  par-ci,  par-là.  quoique  cela  fasse  un  bon  effet  à  certains 
yeux,  en  venté,  il  n'y  a  là  ni  raison,,  ni  art;  point  de  propor- 
tions, poijit  de  symétrie,  nul  soin  daiis  le  choix,  nulle  grandeur  !  » 
on  reste  frappé  de  la  diversité  des  impressions  que  cause  aux 
esprits,  même  les  plus  ouverts,  la  représentation  pittoresque  de 
la  uatuj'e.  A  ce  titre,  l'histoire  de  la  peinture  de  paysage  et  de 
ses  procédés  d'étude  nous  donnera  peut-être  quelque  lumière 
sur  les  senlimens  qui  ont  amené  son  apparition  et  nous  appren- 
dra du  moins  suivant  quelles  condilions  elle  s'est  développée 
dans  les  divers  milieux  oij  ce  genr-:*  a  jeté  ({uelque  éclat.  En 
constatant  la  vogue  qui  i'a  depuis  longl(;nips  accueillie  et  dont  elle 
jouit  encore  aujourd'hui,  nous  essaierons  d'en  indiquer  les  causes 
et  de  montrer  aussi  quelles  pures  j(.ui.ssances  l'étude  de  la 
nature  procure  aux  paysagistes.  De  ceUe  histoire,  en  tout  cas, 
ressortent  quelques  considérations  d'un  ordre  général  que  nous 
tâcherons  de  dégager. 


LES  PAYSAGISTES  ET  l'ÉTUDE  d'aPRÈS  NATURE.         47 

I 

II  esl  permis  de  dire  que  l'antiquité  n'a  point  pratiqué  Fart 
du  paysage  et  que  c'est  là  un  genre  tout  moderne.  Aux  prises 
avec  la  nature  et  incapable  de  comprendre  les  lois  qui  la 
régissent,  l'homme  primitif  a  été  porté  d'instinct  à  personnifier 
les  forces  qu'elle  lui  oppose  ou  les  facilités  de  vivre  qu'elle  lui 
procure,  en  autant  de  divinités  bienfaisantes  ou  terribles  dont  il 
doit  par  ses  prières  mériter  la  faveur  ou  détourner  la  colère. 
Gomme  le  paysan  de  nos  jours,  ce  qu'Homère  apprécie  surtout 
dans  la  nature  ce  sont  les  avantages  matériels  qu'elle  peut  offrir 
à  notre  existence  :  la  richesse  d'une  terre  féconde,  le  calme  d'une 
mer  clémente  aux  navigateurs,  la  chaleur  fertilisante  du  soleil 
père  des  moissons,  la  fraîcheur  des  cours  d'eau  répandant  partout 
l'humidité  nécessaire  aux  plantes.  De  bonne  heure,  dans  la  reli- 
gion comme  dans  l'art,  le  génie  grec  incline  vers  cet  anthropo- 
morphisme qui  tend  à  incarner  la  nature  dans  l'homme.  Il  ne 
s'avise  pas  que  cette  nature  a  ses  beautés  propres,  qui  seront  plus 
tard  admirées  pour  elles-mêmes;  il  pense  moins  encore  à  les 
représenter. 

Si,  durant  la  période  alexandrine  et  dans  l'art  romain,  la 
nature  commence  à  apparaître,  ce  n'est  que  timidement,  d'une 
manière  purement  décorative.  Elle  ne  doit  jamais  distraire  de 
l'être  humain,  ni  absorber  l'attention.  Le  christianisme  naissant, 
quand  il  emprunte  à  l'antiquité  païenne  les  détails  pittoresques 
destinés  à  l'ornementation  de  ses  autels  ou  de  ses  cimetières, 
vise  surtout  à  leur  donner  une  signification  symbolique  appro- 
priée à  ses  croyances  et  à  ses  mystères.  C'est  en  dehors  de  toute 
imitation  directe  et  d'une  façon  conventionnelle  qu'est  faite  cette 
utilisation.  La  figuration  de  ces  détails  devient  même  si  rudi- 
mentaire  que  ceux  qui  s'appliquent  à  les  reproduire  croient  pru- 
dent de  placer,  à  côté  de  leur  représentation,  les  noms  des 
objets  dont  ils  ont  voulu  tracer  l'image.  Dans  la  mosaïque  du 
Baptême  du  Christ,  au  baptistère  des  orthodoxes  à  Ravenne,  le 
cours  d'eau  où  plonge  le  Christ  est  indiqué  à  la  fois  par  des 
stries  parallèles,  simulant  les  flots,  par  une  divinité  fluviale 
appuyée  sur  son  urne  et  par  le  nom  du  Jourdain  inscrit  au-des- 
sus de  sa  tête. 

A  la  suite  des  bouleversemens  profonds  qui  amenèrent  une 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

société  nouvelle,  il  semble  que  l'art  lui-même  dût  sombrer,  et  la 
rudesse,  la  gaucherie  de  ses  productions  sont  telles  qu'on  a 
peine  à  y  distinguer  si  c'est  l'art  ancien  qui  achève  de  mourir, 
ou  l'enfance  d'un  art  nouveau  qui  s'essaie  à  ses  premiers  bégaie- 
mens.  L'Église  elle-même,  hésitante  entre  les  courans  divers  qui 
se  partageaient  ses  aspirations,  contribuait  à  prolonger  cette  bar- 
barie et  quand,  après  des  luttes  violentes,  les  farouches  parti- 
sans d'un  culte  sans  images  avaient  été  vaincus,  une  réglemen. 
tation  strictement  hiératique  dans  la  représentation  des  sujets 
sacrés  continuait  longtemps  encore  à  peser  sur  les  artistes,  jus- 
qu'à ce  qu'enfin  un  esprit  plus  large  et  plus  libre  remplaçât  ce 
formalisme  trop  rigoureux. 

Peu  à  peu,  la  nature  n'est  plus  considérée  comme  une  enne- 
mie ;  elle  se  révèle  aux  pieux  ermites  réfugiés  au  fond  des  Thé- 
baïdes  pour  y  chercher  la  paix  intérieure.  Dans  les  solitudes  qui 
l'attirent,  l'âme  ardente  et  tendre  d'un  saint  François  s'ouvre  à 
ses  beautés;  il  aime  les  plantes,  les  bois,  les  fontaines,  le  ciel  et 
la  lumière  du  jour  ;  il  découvre  dans  les  plus  humbles  créatures 
la  puissance  et  la  bonté  infinies  de  leur  créateur  ;  il  les  célèbre 
en  des  apostrophes  émues,  avec  un  enthousiasme  poétique  que 
le  monde  n'avait  pas  encore  connu. 

Il  appartenait  à  notre  architecture  religieuse  de  donner  sa 
pleine  et  magnifique  expression  à  ce  mouvement  des  idées.  Dans 
la  construction  des  cathédrales  qui  de  toutes  parts  s'élèvent  sur 
notre  sol  au  moyen  âge,  c'est  à  la  végétation  locale,  —  ainsivque 
l'avaient  déjà  fait  les  Egyptiens  et  les  Grecs,  —  que  nos  archi- 
tectes empruntent  la  décoration  des  chapiteaux  des  colonnes  de 
ces  monumens  ou  des  frises  qui  se  déploient  le  long  de  leurs 
parois.  Bientôt  après,  sur  les  marges  des  manuscrits  que  nos 
enlumineurs  ornent  de  miniatures,  s'épanouissent  les  fleurs  de 
nos  champs  et  de  nos  bois.  En  les  recueillant,  au  cours  des 
saisons,  en  s'appliquant  avec  une  délicatesse  respectueuse  à  rendre 
leur  grâce  et  leur  fraîcheur,  ces  artistes  anonymes  comprennent 
leur  beauté,  celle  môme  des  lieux  où  elles  sont  écloses.  Aux  fonds 
dorés  et  gaufrés,  sur  lesquels  se  détachaient  uniformément  les 
épisodes  des  textes  sacrés,  succèdent  peu  à  peu  des  paysages 
candides,  représentant  les  horizons  familiers  de  nos  campagnes, 
la  diversité  de  nos  cultures,  la  douceur  avenante  de  nos  ciels. 
Grâce  aux  ressources  que  la  technique  de  la  peinture  à  Thuile 
met  à  sa  disposition,  cette  intervention  de  la  nature  est  désor- 


LES  PAYSAGISTES  ET  l'ÉTUDE  d'aPRÈS  NATURE.         49 

mais  complète  ;  elle  tire  de  l'universalité  des  élémens  qu'elle 
embrasse  un  intérêt  puissant  et  trouve  dans  l'art  des  van  Eyck 
sa  plus  éloquente  expression.  Dans  le  domaine  infini  qu'ils  ont 
conquis,  toutes  les  voies  sont  ouvertes,  toutes  les  directions 
indiquées  par  la  maîtrise  souveraine  de  leur  génie. 

Ce  fut  là  un  moment  de  féconde  expansion  pour  la  peinture. 
Il  ne  devait  pas  durer  et,  dans  le  morcellement  en  genres  spé- 
ciaux que  celle-ci  allait  subir,  il  ne  fut  donné  qu'à  quelques 
maîtres  supérieurs  de  réaliser  de  nouveau  le  programme  com- 
plet de  cette  époque  privilégiée.  Tout  en  excellant  dans  plusieurs 
parties  de  leur  art,  il  n'en  est  guère,  en  effet,  qui  l'aient  pratiqué 
dans  son  intégralité.  Nous  avons  dit  avec  quel  dédain  Michel- 
Ange  parle  du  paysage.  Tout  entier  à  l'étude  et  à  l'austère 
représentation  de  la  personne  humaine,  il  isole  celle-ci  de  la 
nature  et  n'envisage  guère  la  peinture  que  d'un  point  de  vue  un 
peu  sculptural.  A  des  degrés  divers,  d'autres  artistes,  et  non  des 
moindres,  pratiquent  pareille  exclusion.  Môme  au  siècle  der- 
nier, Ingres,  reprenant  les  traditions  de  l'art  grec,  répudie  tout 
élément  pittoresque  et  vous  chercheriez  en  vain  dans  son  œuvre 
un  arbre  ou  un  buisson.  D'ordinaire  les  sujets  qu'il  traite  sont 
placés  dans  des  intérieurs  clos.  Le  rocher  auquel  est  enchaînée 
Andromède  est  tout  à  fait  dépourvu  de  réalité  et  si,  comme  on 
l'a  dit,  «  une  âme  végétale  vit  et  respire  »  dans  la  gracieuse 
figure  de  la  Source;  si  les  formes  onduleuses  et  en  quelque  sorte 
fluides  de  son  corps  juvénile  répondent  bien  au  caractère  allégo- 
rique de  cette  figure,  il  est  permis  de  remarquer  que  les  plantes 
qui  croissent  à  côté  d'elle  et  les  fleurs  grêles  et  raides  qu'arrose 
le  mince  filet  d'eau  qui  s'écoule  pauvrement  de  son  urne  ren- 
versée semblent  rapportées  ici  pour  la  circonstance.  On  sent 
l'artifice  un  peu  enfantin  et  la  gaucherie  de  ces  accessoires  qui 
n'évoquent  en  rien  l'idée  de  la  nature. 

A  travers  les  âges,  il  est  vrai,  et  dans  les  différentes  écoles, 
la  lignée  des  grands  artistes,  universels  par  leurs  aspirations 
comme  par  leurs  aptitudes,  s'est  continuée,  et  les  noms  de 
Léonard  de  Vinci,  de  Raphaël,  de  Corrègc,  ceux  de  G.  Bcllini  et 
surtout  de  ses  illustres  élèves  Giorgione  et  Titien,  ceux  d'Albert 
Durer,  de  Rubens,  de  Poussin,  de  Rembrandt,  de  Vclazquez,  et, 
en  face  d'Ingres,  celui  d'Eugène  Delacroix,  attestent  suffisam- 
ment quel  charme  vivant  et  expressif  l'intervention  de  la  nature 
pittoresque  ajoute  à  leurs  œuvres.  Encore,   chez  plusieurs  de 

TOME   XXXIV.   —   190G. 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  maîtres  eux-mêmes,  pourrait-on  relever  quelque  trace  de 
leurs  hésitations  et  de  leur  réserve  à  cet  égard.  Personne  n'a 
consulté  la  nature  avec  plus  de  curiosité  et  d'amour  que  Léonard, 
et  cependant  elle  n'apparaît  guère  que  par  ses  étrangetés  dans 
les  tableaux  de  l'artiste.  Si  les  admirables  dessins  exécutés 
d'après  nature  dans  la  campagne  par  Diirer  sont  d'une  sincérité 
absolue  et  d'un  sens  tout  moderne,  à  peine  peut-on  en  soup- 
çonner quelques  vagues  réminiscences  dans  ses  gravures  et 
moins  encore  dans  ses  tableaux.  Rubens  s'est  toujours  ressenti 
de  son  éducation  classique  et  de  son  commerce  prolongé  avec 
les  maîtres  italiens;  ce  n'est  qu'à  la  suite  de  l'acquisition  du 
domaine  de  Steen  et  de  ses  séjours  prolongés  à  la  campagne, 
qu'il  commença  à  s'intéresser  aux  travaux  des  champs,  aux 
aspects  variés  des  heures  et  des  saisons,  et  à  comprendre  qu'il 
y  avait  pour  lui  dans  de  tels  spectacles  l'occasion  de  renouveler 
et  d'étendre  son  talent,  d'en  manifester  la  merveilleuse  fécon- 
dité, bien  plus  que  dans  les  imaginations  fantaisistes  auxquelles 
il  s'était  complu  jusque-là.  De  même,  Rembrandt,  si  original  et 
si  personnel,  dès  ses  débuts,  dans  ses  portraits  et  ses  compo- 
sitions, ne  s'affranchit  que  très  tardivement  de  l'influence  des 
italianisans  dans  ses  interprétations  de  la  nature  pittoresque. 
C'est  seulement  en  pleine  maturité  qu'il  s'avise  de  regarder  le 
pays  où  il  vit  et  qu'il  n'a  jamais  quitté,  d'en  copier  alors  avec  une 
entière  sincérité  les  plus  humbles  motifs  et,  à  force  de  vérité, 
d'en  dégager  le  caractère  et  la  poésie.  De  là  un  contraste  et 
comme  un  antagonisme  saisissans  entre  l'exactitude  absolue  de 
ses  dessins  et  de  ses  eaux-fortes  exécutés  en  face  de  la  nature, 
et  l'aspect  conventionnel  de  la  plupart  de  ses  paysages  peints. 
Et  cependant,  à  ce  moment,  l'école  du  paysage  intime  est  déjà 
fondée  et  c'est  en  Hollande  môme,  à  côté  de  lui  et  par  ses  amis, 
que  s'est  opérée  cette  transformation  profonde  d'où  dérive  notre 
façon  moderne  de  comprendre  et  d'interpréter  la  nature. 

Ce  n'est  que  progressivement  d'ailleurs  et  après  des  tenta- 
tives réitérées  que  les  artistes  du  Nord  devaient  parvenir  à  cette 
compréhension  du  paysage,  en  restreignant  de  plus  en  plus  la 
place  que  l'homme  y  occupe.  Pendant  longtemps  en  Flandre,  les 
peintres  se  refusent  à  admettre  que  la  nature  seule  puisse  suf- 
fire à  l'intérêt  de  leurs  œuvres  et  ils  accumulent  a  l'envi  dans 
leurs  tableaux  les  accidons  pittoresques  les  plus  étranges,  réunis 
sans  plus  de  goût  que  de  vraisemblance.  Chez  Patinir  et  chez 


^ 


LES    PAYSAGISTES    ET    l'ÉTUDB    d'aPRÈS    NATURE.  51 

Henri  de  Blés,  considérés  bien  à  tort  comme  les  inventeurs  du 
paysage  pur,  ce  ne  sont  que  rochers  aux  formes  fantastiques, 
percés  de  cavernes  mystérieuses,  entassemens  de  montagnes  en- 
chevêtrées, fleuves  aux  sinuosités  compliquées,  châteaux  et  villes 
échelonnés  sur  leurs  rives,  dans  des  panoramas  géographiques 
dont  la  bizarrerie  et  l'incohérence  nous  choquent  aujourd'hui. 
Bien  loin  de  piquer  notre  curiosité,  cette  excessive  profusiu.. 
n'aboutit,  en  somme,  qu'à  la  monotonie. 

De  môme,  après  avoir  semé,  comme  au  hasard,  dans  leurs 
œuvres  les  colorations  les  plus  diaprées  de  la  nature,  les  paysa- 
gistes, à  un  moment  donné,  sentent  la  nécessité  de  mieux  régler 
ces  colorations  et  de  les  subordonner  à  l'harmonie  générale. 
C'est  en  vue  de  cette  harmonie  qu'ils  en  viennent  à  adopter  une 
répartition  systématique  de  tonalités  disposées  suivant  trois 
zones  consécutives  :  le  brun  des  premiers  plans  ;  au-dessus  les 
verdures  variées  des  arbres;  et  à  l'horizon,  le  bleu  velouté  des 
lointains.  Fondée  sur  une  observation  de  la  nature,  juste  en 
elle-même  et  assez  conforme  aux  lois  de  la  perspective  aérienne, 
mais  généralisée  outre  mesure,  cette  répartition  se  remarque, 
vers  la  fin  du  xvi^  siècle,  chez  un  grand  nombre  de  paysagistes, 
tels  que  Gillis  van  Coninxloo,  Josse  de  Momper,  Lucas  van 
Valckenburgh,  A.  Gowaerts,  van  Uden  et  même  Jan  Brueghel, 
et  elle  donne  à  leurs  œuvres  un  caractère  fâcheux  d'uniformité. 

De  tels  exemples,  —  et  nous  pourrions  les  multiplier  ici,  — 
nous  montrent  combien  certains  courans  de  mode  ou  de  partis 
pris  systématiques  abondent  dans  l'histoire  de  l'art,  et  comment 
l'imitation  des  procédés  en  vogue  se  substitue  trop  souvent  à 
l'élude  sincère  de  la  nature,  sans  laquelle  l'artiste  tombe  inévita- 
blement dans  les  banalités  de  la  routine  et  des  redites. 

Avec  l'avènement  du  paysage  intime,  l'étude  de  la  nature 
allait  prendre  une  importance  croissante.  Pour  donner  à  ses 
œuvres  toute  leur  force  expressive,  l'artiste  sentait  la  nécessité 
de  pénétrer  plus  avant  dans  la  connaissance  des  élémens  pitto- 
resques qui  entrent  dans  la  composition  de  son  œuvre  et  de 
mettre  entre  eux  l'accord  et  la  cohésion  d'où  elle  tire  son  carac- 
tère. La  diversité  de  la  nature  est  infinie  et  parmi  la  profusion 
de  détails  qu'elle  oflre  au  peintre,  c'est  à  lui  de  choisir  les  plus 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

significatifs.  Une  telle  étude  est  singulièrement  complexe;  elle 
exige  une  méthode  et  des  procédés  dont  la  pratique,  d'abord 
assez  grossière,  devait  peu  à  peu  se  perfectionner.  Pendant  long- 
temps, chacun  marche  à  l'aventure,  suivant  ses  goûts,  ses  apti- 
tudes et  ses  moyens  particuliers  d'observation  et  de  travail.  Un 
carnet  de  poche  suffit  à  Poussin  pour  tracer  sommairement  dans 
la  campagne  une  esquisse  rapide  des  motifs  qui  lui  plaisent.  Le 
plus  souvent,  c'est  à  la  plume  et  à  gros  traits  qu'il  en  établit  les 
grandes  lignes;  les  principales  valeurs  sont  indiquées  par  des 
teintes  de  lavis,  avec  une  franchise  qui  confine  à  la  rudesse. 
Dans  la  hâte  et  la  brusque  concision  du  travail,  on  retrouve 
quelque  chose  de  cette  verve  endiablée,  furia  didiavolo,  qu'on 
remarque  dans  les  productions  de  sa  jeunesse  et  qu'il  a  peu  à 
peu  perdue  dans  ses  tableaux.  Ces  dessins  sont  faits  pour  lui- 
môme,  sans  aucune  préoccupation  de  belle  apparence,  ni  de  vir- 
tuosité; ils  n'ont  d'autre  but  que  de  le  renseigner,  de  fixer  exac- 
tement ses  souvenirs.  Tels  qu'ils  sont,  ils  lui  suffisent;  poussés 
plus  loin,  peut-être  gêneraient-ils  sa  liberté.  Mais,  au  cours  de 
ses  promenades,  le  maître  a  besoin  d'être  seul  pour  vivre  avec 
sa  pensée,  pour  la  mûrir,  pour  chercher  autour  de  lui  tout  ce 
qui  peut  en  rendre  l'expression  plus  claire  et  plus  forte.  «  Il  faut 
avant  tout,  disait-il,  que  le  dessin  soit  conforme  à  la  nature  des 
sujets.  »  Ses  facultés  d'observation  s'exercent  dans  ce  sens  et 
son  amour  de  la  nature,  toujours  plus  profond  avec  les  années, 
lui  inspire  des  naïvetés  touchantes.  Un  Français  établi  à  Rome  et 
qui  l'a  connu  dans  sa  vieillesse,  nous  le  montre  errant  parmi  les 
ruines  et  «  rapportant  dans  son  mouchoir  des  cailloux,  de  la 
mousse,  des  fleurs  et  d'autres  choses  semblables  qu'il  voulait 
peindre  exactement.  » 

Vers  ce  même  temps,  Claude  Lorrain  demandait  à  la  nature 
des  consultations  plus  suivies  et  plus  précises.  A  ses  débuts,  il 
s'était  contenté  de  dessiner  dans  la  campagne  avec  toute  la 
conscience  dont  il  était  capable^  se  servant  de  la  plume  ou  du 
crayon  pour  tracer  son  esquisse ,  il  marquait  ensuite  les  valeurs 
relatives  des  principales  masses  par  des  teintes  légères  d'encre 
de  Chine  ou  de  bistre.  Quant  aux  colorations,  il  préparait  sur 
place  les  tons  de  sa  palette  afîn  de  s'en  servir  en  rentrant  à 
l'atelier,  alors  que  son  souvenii  avait  encore  sa  netteté.  C'était 
là  un  procédé  long  et  difficile  auqvj^l  il  s'était  appliqué,  jusqu'à 
ce  qu'un  beau  iour,  rencontrant  J 'Allemand  Sandrart  oui  pei- 


LES   PAYSAGISTES    ET    l'ÉTUDE    d' APRÈS    NATURE.  O? 

gnait  parmi  les  rochers  et  les  cascades  de  Tivoli,  il  lui  emprun- 
tât sa  méthode  qu'il  jugeait  plus  expéditive  et  plus  sûre.  A  son 
exemple,  il  s'était  donc  mis  à  exécuter  ses  études  entièrement 
d'après  nature,  sur  du  papier  préparé  ou  sur  des  toiles  de  petites 
dimensions.  Il  commençait  par  faire  avec  soin  son  esquisse  et  la 
peignait  ensuite  méthodiquement,  en  procédant  de  l'ensemble 
aux  détails.  Assidu  à  sa  tâche,  il  y  consacrait  des  journées  en- 
tières, attentif  surtout  aux  mouvemens  et  aux  colorations  des 
nuages,  à  la  dégradation  des  ombres  et  des  lumières  dans  la 
campagne.  Ces  études  ne  nous  ont  malheureusement  pas  été 
conservées.  Pas  plus  que  Poussin,  d'ailleurs,  Claude  ne  les  a 
converties  en  tableaux,  et  cependant,  à  raison  du  charme  de 
quelques-uns  des  motifs  qu'il  a  dessinés  d'après  nature,  il  est 
permis  de  le  regretter,  car  c'eût  été  là  pour  nous,  un  côté  nou- 
veau de  son  talent.  D'habitude,  en  effet,  il  cherche  surtout  dans 
la  composition  de  ses  tableaux  à  étendre  les  horizons,  à  multi- 
plier les  plans,  à  définir  chacun  d'eux  avec  cette  merveilleuse 
entente  de  la  perspective  aérienne  qu'aucun  maître  n'a  pos- 
sédée à  ce  degré. 

Plus  encore  que  Claude  et  que  Poussin,  le  beau-frère  de  ce 
dernier,  Gaspard  Dughert  (le  Guaspre),  aimait  à  peindre  d'après 
nature  et  il  s'était  préoccupé  de  pourvoir  avec  plus  de  commo- 
dité à  l'installation  spéciale  qu'exigeait  ce  travail.  Mariette 
nous  apprend  qu'il  partait  en  expédition  «  avec  un  petit  âne,  son 
seul  domestique,  qui  lui  servait  à  porter  son  attirail  de  peinture, 
des  provisions  et  une  tente  pour  pouvoir  travailler  à  l'ombre  et 
à  l'abri  du  vent.  »  Aussi  avait-il  amassé  une  grande  quantité 
d'études  qu'il  s'ingéniait  à  introduire  dans  ses  tableaux.  Du  reste, 
chasseur  intrépide  et  très  adroit,  il  trouvait,  dans  le  gibier  qu'il 
abattait  sur  son  passage,  de  quoi  fournir  à  sa  subsistance. 

Chez  ces  divers  artistes,  le  paysage  demeurait  surtout  déco- 
ratif et  subordonné  à  l'expression  des  divers  épisodes,  sacrés  ou 
profanes,  auxquels  il  servait  de  cadre  et  de  commentaire.  En 
Hollande,  au  contraire,  la  nature  pittoresque  allait  être  étudiée 
pour  elle-même.  Quand  ils  ne  disparaissent  pas  complètement 
des  œuvres  de  ses  peintres,  les  personnages  n'y  jouent  plus 
qu'un  rôle  tout  à  fait  accessoire.  C'est  dans  les  humbles  motifs 
qu'ils  ont  sous  les  yeux  que  les  paysagistes  cherchent  et  trouvent 
leurs  inspirations  ;  mais  ce  pauvre  pays,  conquis  sur  la  mer  et 
arraché  à  l'Espagnol,  leur  est  deux  fois  cher.  Sans  chercher  à  le 


54 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


parer  de  grâces  étrangères,  ils  s'attachent  à  le  représenter  tel 
qu'il  est,  à  lui  conserver  fidùlenient  son  caractère.  A  force  de 
conscience  et  d'amour,  de  cette  pauvreté  même  du  Pays  de^ 
Gueux,  ils  tirent  une  poétique  nouvelle  qu'ils  imposent  par  leur 
talent  à  notre  admiration.  Désireux  de  nous  en  montrer  des  as- 
pects véridiques,  van  Goyen,  un  des  premiers,  sent  le  besoin  de 
vivre  dans  un  commerce  plus  étroit  avec  la  nature.  Attiré  par  le 
spectacle  des  immenses  étendues  d'eau  qui  couvrent  la  Hollande, 
il  s'arrange  avec  des  mariniers  pour  partiiger  leur  misérable 
existence  et  sur  un  album  de  voyage,  qui  nous  a  été  conservé, 
on  peut  relever  les  étapes  des  traversées  qu'il  fait  avec  eux,  des- 
sinant au  passage  les  estacades  branlantes  où  ils  abordent,  les 
barques  qu'ils  rencontrent,  les  rives  basses  entre  lesquelles  ils 
naviguent  et  d'où  çà  et  là  un  bouquet  d'arbres,  un  modeste  clo- 
cher émergent  au-dessus  des  flots  limoneux.  Ces  croquis,  exécu- 
tés le  plus  souvent  à  la  pierre  noire,  sont  enlevés  avec  autant 
de  sûreté  que  de  prestesse.  Si  rapides  qu'ils  soient,  ils  suffiront 
à  l'artiste  pour  en  tirer  les  sujets  de  ses  tableaux,  véritables  ca- 
maïeux au  bistre,  dont  la  monochromie  est  à  peine  relevée  par 
quelque  touche  d'un  azur  pâle  dans  le  ciel,  le  rouge  amorti 
d'un  vêtement  et  la  verdure  olivâtre  des  végétations. 

Ces  motifs  favoris  de  van  Goyen  ne  reproduisaient,  du  reste, 
qu'un  des  aspects  de  sa  patrie;  Jacob  Ruisdaël,  allait  prendre 
possession  de  la  Hollande  tout  entière.  Dans  les  admirables 
dessins  du  maître,  les  formes  et  les  valeurs  relatives  sont  indi- 
quées avec  la  plus  scrupuleuse  exactitude.  La  campagne  des  en- 
virons de  Harlem  y  apparaît  avec  ses  beautés  pittoresques,  ses 
plages,  sa  mer,  ses  bois,  ses  dunes  mélancoliques,  ses  ciels  mou- 
vementés. En  face  de  cette  nature  abandonnée  à  elle-même,  le 
grand  artiste  s'applique  de  son  mieux  à  mériter  ses  confidences, 
à  les  exprimer  avec  une  respectueuse  sincérité.  Les  momens 
qu'il  consacre  à  ces  études  font  seuls  diversion  aux  rigueurs  de 
sa  destinée,  car  il  a  dû,  toute  sa  vie,  payer  par  sa  misère  la  ran- 
çon de  son  génie.  La  fidélité  des  images  qu'il  nous  a  laissées 
est  si  complète  que  partout  on  retrouve  sa  trace  dans  ce  pays 
qu'il  a  tant  aimé  et  les  places  mêmes  où  il  s'est  assis.  Mais  si 
dans  les  lignes  le  portrait  est  d'une  ressemblance  absolue,  il  faut 
reconnaître  que  les  colorations  en  sont  tout  à  fait  convention- 
nelles et  prouvent  avec  une  entière  évidence  qu'elles  n'ont  pas 
été  copiées  d'après  la  nature  elle-même.  Tout  au  plus  Ruisdaël 


LES    PAYSAGISTES    ET    l'ÉTUDE    d'aPRÉS    NATURE.  o5 

s'est-il  borné,  —  et  il  ne  l'a  fait  que  très  rarement,  —  à  ajouter 
dans  plusieurs  de  ces  dessins  quelques  rehauts  d'aquarelle.  Vous 
ne  rencontrerez  jamais  dans  ses  tableaux  les  verts  éclatans  des 
arbres  et  surtout  des  prairies  de  la  Hollande;  partout  il  leur  a 
substitué  les  tonalités  brunes  ou  dorées  de  l'automne,  et  la 
plupart  des  paysagistes  hollandais  ont  fait  comme  lui.  Seuls 
Paul  Potter  et  Adrien  van  de  Velde  ont  timidement  essayé  de 
reproduire  les  fraîches  verdures  du  printemps  et  de  l'été,  pro- 
bablement d'après  des  études  peintes  par  eux  d'après  nature. 
Celles  de  Potter  sont  remarquables  par  la  précision  minutieuse 
avec  laquelle  il  copiait  les  moindres  détails  de  la  végétation,  les 
nervures  des  plantes,  les  écorces  des  différentes  essences 
d'arbres.  Aussi,  tout  en  variant  les  arrangemens  qu'il  en  a  faits, 
les  a-t-il  souvent  utilisées  et  identiquement  reproduites  dans 
maintes  de  ses  œuvres.  De  même,  Albert  Cuyp  a  vécu  pendant 
toute  sa  vie  sur  un  petit  nombre  d'études  facilement  reconnais- 
sablés  ;  les  tussilages  et  les  ronces  qui  garnissent  les  premiers 
plans  de  ses  pâturages  y  sont  partout  traités  d'une  façon  uni- 
forme et  très  expéditive. 

Ce  n'est  pas  avec  des  visées  pittoresques,  mais  bien  pour 
remplir  les  devoirs  officiels  de  leur  charge  que  les  deux  Willem 
van  de  Velde,  le  père  et  le  frère  d'Adrien,  exécutaient  d'après 
nature  les  nombreux  dessins,  —  le  musée  de  Rotterdam  en  pos- 
sède plus  de  600,  —  qu'ils  devaient  fournir  à  l'amirauté,  et  l'on 
sait  que  celle-ci,  pour  faciliter  la  tâche  de  Willem  II,  mettait  à 
sa  disposition  un  petit  bâtiment  que  l'on  voit  figurer  parmi  ces 
dessins,  avecl'inscription  :  «  myn  galliot  »  (ma  galiote).  Un  peu 
plus  tard,  un  autre  peintre,  moins  en  vue,  Jean  Griffier  d'Ams- 
terdam, avait  rêvé  de  se  donner  lui-môme  pareilles  facilités 
d'étude.  Après  une  jeunesse  assez  aventureuse,  ayant  amassé 
quelque  argent  en  Angleterre,  il  y  avait  acheté  pour  3  000  florins 
un  yacht  de  plaisance  qu'il  disposait  en  atelier,  et  sur  lequel  il 
avait  réuni  une  collection  de  tableaux  qu'il  comptait  vendre  en 
Hollande.  Mais  assailli  par  une  tempête,  il  faisait  naufrage  et 
perdait  tout  ce  qu'il  possédait,  sauf  une  petite  somme  que  sa 
fille  portait  sur  elle  dans  sa  ceinture.  Ce  désastre  ne  l'ayant  pas 
guéri  de  son  humeur  nomade,  il  trouvait  de  nouveau  à  acquérir 
à  Rotterdam  un  vieux  bateau  pour  aller  le  long  des  cotes,  de 
ville  en  ville,  à  Hoorn,  Enkhuizen,  Staveren,  etc.,  séjournant 
devant  chacune  délies  autant  qu'il  était  nécessaire  pour  y  peindre 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  études  qui  lui  plaisaient,  jusqu'à  ce  qu'à  la  suite  d'un  nouvel 
accident,  il  restât  engravé  sur  un  banc  de  sable  en  vue  de 
Dordrecht.  Ainsi  que  le  remarque  Houbraken,  «  il  aimait, 
comme  la  tortue,  à  porter  sa  maison  avec  lui;  »  mais  il  ne  de- 
vait pas  tirer  grand  profit,  pour  son  art,  de  ces  diverses  tentatives, 
car  il  ne  fut  toute  sa  vie  qu'un  peintre  très  médiocre. 

On  le  voit,  si  consciencieuses  qu'elles  aient  été,  les  études 
faites  d'après  nature  par  les  maîtres  hollandais  devaient  rester 
fort  incomplètes.  Elles  embrassaient,  du  moins,  tous  les  aspects 
de  leur  pays,  et  formaient  à  la  longue,  dans  la  représentation  du 
paysage,  plusieurs  genres  distincts  pratiqués  par  des  spécia- 
listes :  les  paysagistes  purs,  les  peintres  de  marine,  d'architec- 
ture, d'animaux,  etc.  Sans  parler  des  italianisans,  plusieurs  de 
ces  artistes,  désireux  de  se  frayer  des  voies  nouvelles,  ou  ame- 
nés par  les  circonstances  de  leur  vie  à  s'expatrier,  comme 
Everdingen  en  Norvège,  Roghman  dans  le  Tyrol,  rapportaient 
de  ces  pays  des  impressions  qu'ils  traduisaient  avec  plus  ou 
moins  de  fidélité;  quelques-uns  même,  comme  Frans  Post, 
poussaient  jusqu'au  Brésil. 

Reprenant,  à  leur  tour,  les  traditions  du  paysage  intime,  les 
Anglais  ne  devaient  d'abord  entrevoir  la  nature  qu'à  travers  les 
œuvres  des  Flamands  ou  des  Hollandais  réunies  dans  leurs  col- 
lections. Turner,  à  ses  débuts,  imite  ces  derniers,  avant  de  subir 
l'influence  de  Claude  Lorrain,  un  peu  atténuée  chez  lui  par  les 
études  assez  sommaires  qu'il  fait  d'après  nature,  le  plus  souvent 
à  l'aquarelle  qui,  très  habilement  pratiquée,  lui  fournit  un 
moyen  de  notation  aussi  expéditif  que  commode.  Il  appartenait 
à  Constable  d'inaugurer  et  de  renouveler,  en  les  complétant,  tous 
ces  procédés  d'information.  Ses  études  peintes  d'après  nature 
embrassent  toutes  les  parties  de  son  art,  et  jusqu'à  la  fin  de  sa 
vie,  il  les  poursuit  avec  une  ardeur  et  une  conscience  extrêmes. 
De  bonne  heure,  il  s'était  appliqué  à  reproduire  les  divers  as- 
pects du  ciel,  de  manière  à  se  rendre  un  compte  exact  des  con- 
ditions de  rythme  et  de  lumière  qui  régissent  la  forme  des 
nuages,  leur  groupement  et  leur  éclairage.  Pour  lui,  le  ciel  est 
un  des  élémens  essentiels  de  la  composition,  «  la  clef,  l'échelle 
et  le  principal  organe  de  l'impression  d'ensemble  d'un  paysage... 
aussi  sa  peinture  est  une  difficulté  qui  passe  tout  le  reste.  »  En 
une  seule  année  (1822),  «  il  a  peint  avec  soin  une  cinquantaine 
de  ces  études  de    ciel,  dans   des  dimensions  assez  grandes  pour 


LES    PAYSAGISTES    ET    l'ÉTUDE    d'aPRÈS    NATUP.E.  57 

pouvoir  les  terminer  suffisamment.  »  Mais,  épris  comme  il  lest 
de  toutes  les  beautés  de  la  campagne,  dans  son  cher  pays  d'East 
Bergholt,  tout  l'intéresse  ;  il  en  admire  les  eaux,  les  buissons  et 
les  moindres  fleurs,  avec  l'ingénuité  d'un  enfant.  11  profosse 
pour  les  vieux  arbres  un  véritable  culte;  il  les  connaît  tous,  il 
parle  d'eux  avec  tendresse,  il  déplore  leur  perte  comme  celle 
d'êtres  auxquels  il  est  profondément  attaché.  Dans  la  vénération 
Qu'ils  lui  inspirent,  il  voudrait  en  reproduire  les  formes  comme 
les  couleurs,  avec  la  plus  scrupuleuse  exactitude.  Pour  la  pre- 
mière fois  depuis  les  primitifs,  on  voit  chez  lui  réapparaître  la 
diversité  et  la  fraîcheur  de  ces  verdures  que  les  Hollandais 
avaient  répudiées.  Elles  l'attirent,  au  contraire,  et  il  recherche 
les  lieux  où  les  prairies  et  les  plantes  ont  le  plus  de  vivacité  et 
d'éclat:  les  berges  des  ruisseaux,  les  abords  des  écluses  et  des 
moulins.  Il  s'oublie  dans  de  longues  séances  de  travail  solitaire, 
et,  transporté  par  le  charme  souverain  du  printemps,  il  découvre 
partout  présens  «  l'esprit  et  la  main  de  Dieu.  »  Son  admiration 
s'exhale  en  invocations  et  en  prières,  et  comme  il  l'écrit  à  sa 
femme  :  «  Il  semble  que  tout  fleurit  et  s'épanouit  dans  la  cam- 
pagne! A  chaque  pas,  de  quelque  côté  que  je  regarde,  je  crois 
entendre  murmurer  près  de  moi  ces  paroles  sublimes  de  l'Ecri- 
ture :  Je  suis  la  Résurrection  et  la  Vie  !  » 

III 

Presque  en  même  temps  que  Constable  et  avec  une  sincérité 
pareille,  notre  école  moderne  de  paysage  trouvait  sa  voie  dans 
une  étude  assidue  de  la  nature.  Même  en  pleine  période  acadé- 
mique, cette  étude  n'avait  jamais  été  entièrement  délaissée.  Les 
croquis  rapides  faits  par  Watteau  dans  la  campagne,  aussi  bien 
que  les  fonds  de  ses  scènes  galantes,  attestent  chez  lui,  à  la  fois 
une  imagination  très  fantaisiste  et  une  observation  pénétrante  de 
la  nature.  Après  lui,  Oudry,  échappant  quand  il  le  peut  aux 
devoirs  de  ses  charges  officielles,  trouve  de  temps  à  autre  le  loi- 
sir de  faire  dans  les  jardins  des  environs  de  Paris,  à  Arcucil,  à 
Meudon,  à  Saint-Germain,  des  dessins  aussi  remarquables  par 
leur  exactitude  que  par  leur  élégante  facilité.  En  regard  des 
trop  nombreuses  compositions  dans  lesquelles  Joseph  Vernet 
cède  à  la  sentimentalité  déclamatoire  en  vogue  à  cette  époque, 
des  peintures  comme  le  Château  Saint-Ange  et  le   Ponte  liotto, 


o8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  Louvre,  semblent  déjà  présager  Corot,  et  dans  les  tableaux 
peut-être  un  peu  trop  vantés  de  Georges  Micliel,  —  qui  ne  sont, 
à  vrai  dire,  que  des  éludes  peintes  dans  les  terrains  vagues  de 
Montmartre,  —  un  sentiment  original  de  la  nature  s'allie  à  des 
réminiscences  formelles  des  maîtres  hollandais. 

Un  artiste  français  mort  avant  d'avoir  donné  sa  mesure, 
Xavier  Le  Prince,  montre,  avec  le  libre  choix  de  ses  motifs,  une 
habileté  consommée  dans  sa  façon  de  traiter  le  paysage  ainsi 
que  les  nombreuses  figures  et  les  animaux  dont  il  étoffe  tour  à 
tour  les  quais  d'embarquement  d'Honfleur  ou  les  cimes  neigeuses 
des  Alpes.  Gomme  lui,  un  jeune  Anglais  fixé  en  France,  Richard 
Parkes  Bonington  et  Paul  Huet,  son  ami,  ne  demandent  qu'à  la 
nature  leurs  enseignemens  et  emploient  les  moyens  les  plus 
divers  pour  la  consulter.  Attirés  tous  deux  par  la  Normandie, 
ils  retracent  fidèlement  les  aspects  de  ses  grasses  prairies,  de  ses 
plages  et  de  ses  ports.  Mais  Bonington  trouve  aussi  dans  le  nord 
de  ritalie  et  à  Paris  même  des  sujets  d'étude.  Delacroix,  qui 
aimait  ce  grand  jeune  homme,  enlevé  prématurément  à  son  art, 
nous  apprend  que,  le  premier,  ïl  avait  eh  l'idée  de  s'installer 
dans  un  fiacre  pour  peindre  à  son  aise,  et  sans  avoir  à  craindre 
l'indiscrétion  des  passans,  les  aspects  de  nos  rues  et  de  nos  places 
qui  lui  semblaient  les  plus  pittoresques. 

A  ce  moment  la  glorieuse  floraison  du  paysage  moderne 
allait  bientôt  atteindre  chez  nous  son  complet  épanouissement 
avec  Gorotet  Rousseau.  On  ne  l'a  pas  assez  remarqué,  d'ailleurs, 
ces  deux  maîtres,  qui  devaient  en  être  les  plus  illustres  représen- 
tans,  se  rattachent  par  leur  éducation  même  aux  traditions  du 
paysage  historique.  Michallon,  et  après  lui  Aligny  et  Berlin  dont 
Corot  se  faisait  honneur  d'avoir  reçu  les  leçons,  et  Rémond  qui 
eut  Rousseau  pour  élève,  n'avaient  jamais  cessé  de  peindre  en 
Italie  ou  en  France  des  éludes  dont  la  sincérité  contraste  avec 
leurs  compositions.  Dans  l'œuvre  même  de  Corot  on  peut  relever 
la  trace  de  ce  dualisme  que  nous  avons  déjà  observé  chez  Rubens 
et  chez  Rembrandt.  A  côté  des  simples  motifs  que  de  plus  en 
plus  il  recherchera  aux  environs  de  Paris  ou  dans  l'Artois,  il 
continuera  pendant  toute  sa  vie  à  peindre  ces  paysages  com- 
posés dans  lesquels,  avec  une  évidente  préoccupation  de  style,  il 
ne  cessera  pas  d'évoquer  ses  souvenirs  de  la  campagne  de  Rome 
et  des  lacs  italiens.  A  la  suite  de  Rousseau,  ces  visées  décora- 
tives vont  disparaître  et  avec  le  point  de  vue  purement  natura- 


LES    PAYSAGISTES    ET    l'ÉTUDE    d'aPRÈS    NATURE.  59 

liste  qui  s'accuse  de  plus  en  plus  dans  l'école,  l'étude  d'après 
nature  triomphe  complètement.  Les  paysagistes  qui,  au  début, 
trouvaient  dans  la  banlieue  parisienne,  à  Montmartre,  à  Beaujon, 
à  l'île  Seguin,  à  Bougival  et  au  Bas-Meudon,  des  coins  pitto- 
resques encore  respectés,  sont  obligés  d'étendre  peu  à  peu  le 
champ  de  leurs  explorations  et  finissent  par  prendre  possession 
delà  France  entière.  Avec  sa  merveilleuse  situation,  celle-ci  leur 
offre  les  sujets  d'étude  les  plus  variés;  du  Nord  au  Midi,  de 
rOcéan  à  la  Méditerranée,  des  Alpes  aux  Pyrénées,  la  diversité 
de  ses  ciels,  de  ses  terrains,  de  ses  cours  d'eau,  de  ses  forêts,  de 
ses  cultures  les  sollicite  tour  à  tour.  Ce  sont  comme  autant  de 
contrées  différentes  qui  ont  leurs  peintres  attitrés.  Les  plus  sau- 
vages, les  plus  retirées  les  attirent  de  préférence,  car  c'est  elles 
qui  ont  le  mieux  conservé  leur  caractère,  c'est  là  qu'ils  ont  chance 
de  rencontrer  les  solitudes  qu'ils  recherchent,  celles  où  la  nature 
préservée  des  destructions  de  l'homme  a  gardé  intacte  sa  phy- 
sionomie. A  propos  des  Landes  dont  on  leur  a  parlé  et  qu'on  leur 
dépeint  comme  un  pays  désolé,  inabordable  :  «  Ça  doit  être  beau, 
dit  Jules  Dupré  à  Bousseau,  et  puisqu'on  fuit  ce  pays,  c'est  là 
qu'il  faut  aller.  »  Et  les  voilà  partis  à  l'aventure,  n'épargnant  ni 
leurs  pas,  ni  leurs  peines.  Il  faut  vivre  de  pain  noir,  coucher  sur 
la  dure,  s'accommoder  de  la  rude  existence  des  bergers  et  des 
sabotiers.  Mais  on  est  jeune,  on  aime  ardemment  son  art  et  les 
beautés  pittoresques  qu'on  découvre  font  passer  sur  bien  des 
misères. 

Aux  difficultés  de  l'installation,  à   l'extrême  frugalité  de  la 
nourriture  se  joignaient  les  farouches  dispositions  des  habitans 
du  pays.  Ce  n'est  pas  sans  défiance   qu'ils  voient  arriver   ces 
étrangers,  venus  on  ne  sait  d'bù,  on  ne  sait  pourquoi.  Leurs 
mystérieuses  allures,  leurs  stations  prolongées  sur  divers  points, 
l'étrange  emploi  qu'ils  font  de  leur  temps,  tout  les  rend  suspects, 
et  les  mésaventures  qui  les  attendent  fourniraient  matière  à  de 
longs  récits.  En   1832,  au  moment  du  choléra,  Cabat  et  Jules 
Dupré  séjournant  dans  l'Jndre  sont  l'objet  d'une  étroite  surveil- 
lance ;  on  les  soupçonne  d'empoisonner  les  sources  et,  un  jour 
qu'ils  se  sont  approchés  d'une  fontaine,  ils  sont  en  danger  d'être 
écharpés  tous  deux.  Bousseau,  installé  dans  une  pauvre  auberge 
au  col  de  la  Faucille,  est  heureux  de  pouvoir  ajouter  à  l'insuffi- 
sance de  sa  nourriture  «  les  fraises  et  les  framboises  parfumées 
qu'il  cueille  abondamment  sur  ces  hauteurs'.  »  Mais  ses  prome 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nades  au  clair  de  lune,  ses  allées  et  venues  de  chaque  côté  de  la 
frontière  provoquent  la  méfiance  des  douaniers  et  il  est  trop  heu- 
reux de  trouver  un  de  ses  compatriotes  dans  un  sous-prcfet  du 
voisinage  qui  le  fait  relâcher.  Pendant  ses  premiers  séjours  en  Bre- 
tagne, Camille  Bernier,  qui  devait  plus  tard  être  si  aimé  dans 
tout  le  pays,  sentait  attachés  sur  lui,  pendant  qu'il  travaillait 
dans  la  campagne,  les  regards  inquiets  des  paysans  qui  l'épiaient, 
embusqués  derrière  les  haies  et  les  buissons  voisins.  Quelques 
années  après  la  guerre  de  1870,  un  autre  de  mes  amis,  Henri 
Zuber,  peignant  une  aquarelle  en  face  des  vieilles  fortifications 
d'Antibes,  aujourd'hui  démolies,  se  vit  arrêté  sous  la  prévention 
d'espionnage,  et  comme  il  avait  par  hasard  sur  lui,  ce  jour-là, 
une  dizaine  de  papiers  constatant  son  identité,  —  passeport, 
cartes  d'électeur  et  d'exposant  au  Salon,  lettres  à  lui  adres- 
sées, etc.,  —  le  gendarme,  qui  l'avait  appréhendé,  lui  faisait  très 
judicieusement  observer  qu'un  malfaiteur  seul  pouvait  être  aussi 
abondamment  pourvu  de  pièces  pareilles.  Il  dut  passer  la  nuit 
en  prison  et  ce  n'est  que  le  lendemain  matin  qu'un  télégramme 
venu  de  Paris  ordonnait  sa  mise  en  liberté. 

Les  questions  bizarres  posées  aux  paysagistes  et  les  supposi- 
tions que  provoque  leur  travail  témoignent  assez  des  dispositions 
qu'excite  encore  aujourd'hui  leur  présence  dans  des  pays  restés 
un  peu  arriérés  où  ils  sont  pris  tour  à  tour  pour  des  agens  du 
fisc,  des  géomètres  attachés  au  cadastre,  des  ingénieurs  chargés 
de  l'établissement  d'une  route,  du  curage  d'une  rivière,  etc., 
opérations  qui  pour  les  campagnards  se  traduisent  toutes  par 
des  augmentations  d'impôts,  des  taxes  ou  des  réglementations 
nouvelles.  Le  nombre  croissant  des  artistes  et  la  facilité  de  plus 
en  plus  grande  des  communications  a  profondément  modifié  un 
pareil  état  de  choses.  Dans  la  France  désormais  mieux  connue, 
les  habitans  de  nos  provinces  les  plus  reculées  se  sont  habitués 
à  la  venue  des  hôtes  de  toute  sorte  qu'attirent  leurs  beautés.  Il 
n'est  même  pas  rare  que  le  paysagiste  dans  des  coins  quil  croit 
encore  peu  connus,  en  quête  de  motifs  qu'il  voudrait  inédits, 
soit  accueilli  par  le  propos  décourageant  de  l'indigène  qui,  avec 
l'idée  de  l'aider  dans  sa  recherche,  lui  montre  la  place  où  se  sont 
assis  ses  devanciers,  en  lui  disant  :  «  C'est  là  qu'ils  se  mettent 
tous  !   » 

Parmi  tant  de  contrées  pittoresques  offertes  aux  études  de 
nos  peintres,  il  en  est  qui,  à  raison  de  leur  caractère  plus  nette- 


LES    PAYSAGISTES    ET    l'ÉTUDE    d'aPRÈS    NATURE.  61 

ment  marqué,  sont  devenues  de  véritables  lieux  d'élection,  con- 
sacrés par  les  œuvres  qu'elles  ont  inspirées:  la  Normandie,  les 
Landes,  l'Auvergne,  la  Bretagne,  la  Provence  et  le  Dauphiné. 
Entre  toutes,  la  forêt  de  Fontainebleau  est  restée  la  plus  célèbre 
dans  l'histoire  du  paysage  moderne.  A  portée  de  Paris,  avec  la 
diversité  de  ses  aspects  et  la  parure  respectée  de  ses  arbres  archi- 
séculaires,  elle  était  encore  presque  ignorée  quand  Rousseau  vint 
s'établir  à  Barbizon,  d'abord  dans  la  modeste  auberge  où  il  pre- 
nait gîte  pour  un  prix  minime,  encore  trop  élevé  pour  sa  bourse. 
Dès  qu'il  l'avait  pu,  il  la  quittait  pour  louer  une  chaumière  et, 
à  peu  de  frais,  il  s'y  faisait  approprier  un  atelier.  Il  était  libre 
de  vivre  à  sa  guise,  dans  une  étroite  intimité  avec  la  nature. 
Parti  dès  le  matin  avec  le  pochon  qui  contenait  son  frugal  repas, 
il  passait  ses  journées  entières  dans  la  grande  forêt  et  ne  ren- 
trait qu'à  nuit  close  en  son  pauvre  logis.  A  l'exemple  de  Rous- 
seau, attirés  par  lui,  d'autres  artistes  se  fixaient  dans  les  villages 
placés  sur  la  lisière  de  la  forêt.  L'un  d'eux  même,  atteint  de 
misanthropie,  obtenait  de  l'administration  forestière  la  permis- 
sion de  se  construire,  dans  une  de  ses  solitudes  les  plus  retirées, 
une  cabane,  aujourd'hui  effondrée,  qui,  à  raison  de  la  sauvagerie 
du  lieu,  avait  reçu  le  nom  de  Hutte  aux  Loups.  D'autres  paysa- 
gistes désireux  de  varier  leurs  stations  d'étude,  ont  imaginé  de 
vivre  dans  des  voitures,  sortes  de  roulottes  imitées  de  celles  des 
forains,  pour  se  faire  transporter  au  cœur  de  pays  de  leur  choix 
et  y  vivre  à  leur  gré.  Mais  le  plus  souvent  ils  ont  dû  renoncer 
à  ces  installations,  à  cause  des  embarras  que  leur  causaient  la 
nécessité  de  s'approvisionner  et  les  soins  à  donner  au  cheval  qui 
les  traînait. 

L'attrait  que  l'eau  avait  pour  Daubigny  était  tel  que,  non  con- 
tent des  stations  d'étude  faites  par  lui  sur  le  bord  des  rivières 
et  des  étangs,  il  se  décidait,  âgé  de  plus  de  quarante  ans,  à  réa- 
liser le  rêve,  caressé  depuis  sa  jeunesse,  de  s'établir  sur  un  bateau 
aménagé  en  atelier  flottant,  le  Botin,  dont  il  a  retracé  les  péré- 
grinations et  les  aventures  dans  une  série  de  croquis  à  l 'eau- 
forte.  Avec  la  possibilité  de  conduire  et  d'amarrer  son  bateau 
aux  bons  endroits  et  daborder  ainsi  une.  série  de  motifs  autre- 
ment inaccessibles,  l'artiste  avait  de  plus  Tentière  latitude  de 
peindre  par  tous  les  temps,  abrité  du  soleil,  de  la  pluie  et  du 
vent.  Mais  avec  ses  séductions  irrésistibles,  cette  vie  lacustre 
entraînait  avec  elle  des  dangers  certains  de  lièvres  et  de  maladies 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  devaient  à  la  longue  altérer  profondément  la  santé  de 
Tartiste. 

Par  tous  les  moyens,  on  le  voit,  et  sur  tous  les  points  de 
notre  territoire,  les  paysagistes  ont  poursuivi  l'étude  pittoresque 
de  la  Fraace.  Malheureusement,  à  mesure  qu'ils  nous  révélaient 
ses  beautés,  on  commençait  à  les  détruire.  Le  siècle  dernier,  qui 
les  a  mises  en  lumière,  en  aura  aussi  fait  disparaître  un  grand 
nombre.  Une  exploitation  plus  complète  de  notre  sol,  les  défri- 
chemens  de  forêts,  les  desséchemens  d'étangs,  la  régularisation 
des  cours  d'eau  et  l'utilisation  de  leurs  chutes,  l'établissement 
des  voies  ferrées,  la  création  des  grandes  usines  avec  les  boule- 
versemens  de  terrain  et  les  amoncellemens  de  scories  qu'elles 
amènent,  une  foule  de  causes  enfin  ont  provoqué  des  transfor- 
mations, parfois  nécessaires,  toujours  funestes  à  l'aspect  des  lieux 
où  elles  se  sont  produites.  Si  un  mouvement  louable,  mais  un  peu 
trop  tardif,  s'est  prononcé  récemment  on  faveur  de  la  protection 
de  nos  vieux  monumens  et  de  nos  paysages,  c'est  une  preuve 
concluante  des  actes  de  vandalisme  et  des  irréparables  destruc- 
tions que  depuis  longtemps  les  uns  et  les  autres  ont  subis.  Le 
goût  même  du  pittoresque  y  avait  contribué  en  quelque  manière. 
Jamais  on  n'a  aimé  la  nature  d'une  passion  si  violente  ;  jamais  on 
n'a  parlé  d'elle  avec  des  attendrissemens  aussi  verbeux.  Le  long 
de  notre  littoral,  une  suite  ininterrompue  de  chalets  et  de  villas 
se  pressent  pour  se  disputer  la  vue  de  la  mer:  peu  à  peu,  au 
fond  de  nos  vallées  les  plus  écartées  s'élèvent  des  constructions 
gigantesques,  véritables  casernes,  insuffisantes  cependant  pour 
contenir  les  amateurs  de  beaux  sites  et,  sous  prétexte  d'un  air 
plus  pur,  la  foule  grossissante  des  anémiés  apporte,  jusque  sur 
les  cimes  les  plus  élevées  de  nos  montagnes,  une  ardeur  de 
plaisirs  et  de  sports  variés,  bien  faite  pour  développer  encore 
leur  neurasthénie. 

Cependant,  malgré  tant  de  boulcversemens  et  de  ruines,  en 
cherchant  bien,  le  paysagiste  peut  encore  trouver  des  coins  tran- 
quilles et  des  beautés  naturelles  intactes.  Mais  quand  il  les  a 
découverts,  il  doit  se  hùter  d'en  jouir,  car  d'amèrcs  déceptions 
attendent  celui  qui,  sur  la  foi  d'anciens  souvenirs,  revient  dans 
des  stations  dont  il  a  déjà  goûté  le  charme  :  des  arbres  séculaires 
ont  été  abattus,  des  terrains  éventrés,  des  maisons  bâties,  aux 
endroits  mômes  oîi  il  comptait  planter  son  chevalet.  Un  hôtel 
modem-style jOxx  vous  n'êtes  plus  qu'un  numéro,  a  remplacé  Thon- 


LES    PAYSAGISTES    ET    L  ÉTUDE    D  APRÈS    NATURE.  03 

note  auberge  où  vous  étiez  autrefois  choyé,  et  à  la  bonne  cuisine 
campagnarde,  simple,  habile  à  faire  emploi  des  ressources 
locales,  ont  succédé  les  menus^ambitieux  des  tables  d'hôte  cos- 
mopolites, avec  leurs  viandes  équivoques  et  leurs  sauces  frela- 
tées. Si,  par  hasard,  Fartiste  désireux  d'horizons  nouveaux  et  de 
pays  moins  profanés,  mettant  à  profit  des  confidences  d'amis  ou 
les  indications  des  cartes  géographiques  qu'il  a  appris  à  lire  à  son 
point  de  vue,  arrive  à  découvrir  des  coins  pittoresques  encore 
ignorés,  qu'il  se  hâte  d'y  courir  ;  il  ne  sera  pas  toujours  prudent 
pour  lui  d'y  retourner. 

IV 

Il  n'est  pas,  croyons-nous,  de  travail  dont  le  charme  soit 
comparable  à  celui  que  goûte  un  paysagiste  peignant  en  face  de 
la  nature.  Quitter  la  ville,  au  printemps,  alors  qu'on  est  las  de 
l'atelier,  saturé  de  la  vague  odeur  d'huile  rance  qu'on  y  respire, 
plus  dégoûté  encore  des  tableaux  sur  lesquels  on  a  peiné  pen- 
dant les  obscures  et  courtes  journées  de  l'hiver,  et  après  quelques 
heures  de  voyage,  se  trouver  loin  de  Paris,  affranchi  des  cor- 
vées qu'on  y  laisse,  au  cœur  d'un  beau  pays,  en  air  pur,  sans 
autre  préoccupation  que  d'y  vivre  à  son  gré,  de  choisir  à  sa  fan- 
taisie les  études  auxquelles  on  va  consacrer  toutes  ses  heures  et 
se  donner  tout  entier,  quel  changement  et  quel  repos!  Peu  à  peu, 
après  quelques  jours  de  cette  vie  saine  et  bienfaisante,  le  calme 
se  fait  en  vous,  et  dans  ce  contact  intime  avec  la  nature,  votre 
amour  pour  elle  vous  mérite  ses  confidences.  Vous  l'aviez  oubliée  ; 
vos  yeux  s'ouvrent  de  nouveau  à  ses  beautés:  elle  vous  apparaît 
toujours  vivante.  Autour  de  vous,  tout  en  elle  vous  intéresse, 
tout  vous  captive.  Vous  voyez  beau,  et  les  journées  s'écoulent 
désormais  pareilles,  remplies  par  les  contemplations  actives  de 
l'étude. 

Oue  de  douces  heures  se  passeront  ainsi  fécondes  en  jouis- 
sances et  en  spectacles  imprévus  !  Immobile  et  silencieux,  au 
cours  de  ces  bonnes  séances  de  travail,  vous  faites  vous-même 
partie  du  paysage.  Vous  vous  familiarisez  avec  les  bruits  mysté- 
rieux qui  s'élèvent  autour  de  vous:  les  pins  dont  le  murmure 
continu  rappelle  celui  des  vagues  de  la  mer  ;  les  coups  secs  et 
rythmés  du  pic  martelant  sans  relâche  les  vieilles  écorces  ;  la 
couleuvre  qui  glisse  sournoisement  entre  les  bruyères;  la  galo- 


64  REVUE-  DES  DEUX  MONDES. 

pade  brutale  d'une  harde  de  sangliers  brisant  tout  sur  leur  pas- 
sage; au  coucher  du  soleil,  les  croasscmens  des  corbeaux  affairés 
autour  des  cimes  des  grands  arbres,  en  quête  d'un  gîte  pour  la 
nuit  ;  au  milieu  du  calme  du  soir,  les  sauvages  bramemens  du 
cerf  appelant  sa  femelle.  Après  aous  avoir  patiemment  observé,  les 
animaux,  môme  les  plus  soupçonneux,  s'habituent  à  votre  pré- 
sence, ils  sentent  en  vous  un  ami,  et  s'enhardissent  autour  de 
vous.  Au  bord  de  la  rivière,  la  fauvette  de  roseaux,  d'abord 
craintive,  se  décide  à  regagner  sous  vos  yeux  son  joli  nid,  chef- 
d'œuvre  de  fragile  et  intelligente  architecture,  et  le  martin- 
pêcheur,  étincelant  comme  une  pierre  précieuse,  rase  près  de 
vous,  avec  un  sifflet  aigu,  la  nappe  d'eau  tranquille,  happant  au 
passage  le  petit  poisson  qui  frétillait  à  la  surface.  Dans  la  haie  à 
laquelle  vous  êtes  adossé,  le  roitelet  narquois  rôde  à  portée  de 
votre  main,  parmi  le  fouillis  d'épines;  plus  hardi  encore  et  plus 
confiant,  le  rouge-gorge  se  campe  en  face  de  vous  et  vous  inter- 
roge curieusement  de  son  petit  œil,  brillant  et  malin.  Pendant 
toute  une  après-midi  d'été,  dans  les  Vosges,  un  grand  lézard 
vert  plaqué  contre  un  rocher,  au-dessus  de  ma  tête,  étalait  en 
plein  soleil  son  corps  d'émeraude,  haletant,  béat,  comme  enivré 
de  chaleur. 

Les  retraites  de  la  forêt  recèlent,  da'ns  leurs  profondeurs,  des 
hôtes  nombreux  et  variés  que,  bien  posté,  vous  voyez  défiler 
devant  vous.  C'est  un  honnête  ménage  d'écureuils,  agiles  et  si 
légers  qu'ils  courbent  à  peine  les  branches  les  plus  frêles  :  une 
faîne  ou  une  noisette  à  la  bouche,  ils  reviennent  de  la  provision 
et  tardivement  surpris  de  vous  apercevoir,  vexé  de  votre  pré- 
sence, le  couple  vous  gourmande  avec  des  gloussemens  de  re- 
proche et  des  gestes  indignés.  Parfois,  au  loin,  des  pas,  des  frois- 
semens  de  branches  mortes  ou  de  feuilles  sèches,  se  rapprochent 
peu  à  peu  et  vous  entrevoyez  à  travers  les  taillis  des  formes 
rousses  et  mouvantes;  ne  bougez  pas;  retenez  votre  souffle  et 
vous  verrez  apparaître  quelque  cerf  qui  vient  de  se  désaltérer  à 
la  mare  voisine  ;  ou  une  chevrette  avec  son  faon,  la  mère  tou- 
jours un  peu  anxieuse,  ne  vous  quittant  pas  du  regard,  le  petit 
gambadant  étourdi,  jusqu'à  ce  que,  décidément  mis  en  méfiance, 
tous  deux  par  un  brusque  bondissement  se  dérobent  à  votre  vue. 

Sans  doute,  ces  incidens  sont  bien  menus  et  ceux  qui  ne  re- 
gardent pas  la  nature  n'en  sauraient  comprendre  le  charme. 
Mais  voir  ainsi  dans  leur  vrai  cadre  et   surprendre  dans  leurs 


LES   PAYSAGISTES    ET    l'ÉTUDE    d'aPRÈS    NATURE.  65 

attitudes  familières  ces  gracieuses  créatures^  ce  sont  là  des  im- 
pressions dont  les  paysagistes,  témoins  de  pareilles  scènes,  con- 
naissent tout  le  prix  et  qui  restent  profondément  gravées  dans 
leur  souvenir.  Involontairement,  la  confiance  de  ces  bêtes  inno- 
centes dans  l'homme,  qu'elles  n'ont  que  trop  de  raisons  de  con- 
sidérer comme  leur  ennemi,  fait  rêver  à  ces  temps  légendaires 
oii,  le  mal  n'existant  pas,  un  accord  affectueux  unissait  tous  les 
êtres;  où,  dans  l'immensité  de  ses  grands  aspects  aussi  bien  que 
dans  l'harmonie  des  plus  petites  choses,  tout  proclamait  la 
beauté  de  l'univers. 

Mais  si  l'étude  dans  la  campagne  est  attachante,  elle  ne  laisse 
pas  d'être  compliquée.  Vous  voici  installé  sur  la  petite  sellette 
du  paysagiste  et  avec  sa  prodigalité  indifférente,  la  nature  dé- 
ploie devant  vous  la  richesse  infinie  de  ses  détails.  Ne  pouvant 
les  rendre  tous,  lesquels  choisirez-vous?  Lesquels  doivent  être 
négligés  ou  subordonnés,  et  quels  autres  doivent  dominer?  Les 
aspects  qui  s'offrent  à  vous  sont  d'ailleurs,  mobiles  et  fugitifs. 
Même  avec  la  sérénité  d'un  ciel  pur,  les  progrès  ou  la  décrois- 
sance de  la  lumière  amènent  dans  l'éclairage  d'un  motif  des  diffé- 
rences qui  en  modifient  graduellement  le  caractère.  Avec  une 
atmosphère  plus  variable,  ces  changcmens  sont  plus  brusques 
encore  et  plus  accusés.  Le  nuage  qui  se  forme  ou  qui  se  dissipe, 
gui  passe  ou  s'arrête,  fait  et  défait  à  chaque  instant  sous  vos 
yeux  autant  de  tableaux  différens,  presque  insaisissables,  ayant 
chacun  leur  intérêt  propre,  plus  ou  moins  marqué.  Dans  cette 
succession  d'effets  auquel  vous  arrêter?  Quels  traits  essentiels  con- 
vient-il de  noter  au  passage?  Comment,  à  travers  cette  mobilité 
incessante,  fixer  et  maintenir  l'unité  nécessaire  à  votre  œuvre? 

Ces  problèmes  et  bien  d'autres  encore  qui  se  présentent  à 
vous,  au  cours  de  votre  étude,  sont  nombreux  et  difficiles  : 
chacun  les  résout  suivant  son  tempérament,  ses  aptitudes  et 
l'expérience  qu'il  a  acquise.  A  cette  diversité  infinie  des  aspects 
de  la  nature  correspond  d'ailleurs,  en  une  certaine  mesure,  celle 
des  interprétations  que  nous  en  ont  données  les  maîtres,  et 
Constable  a  justement  signalé  cette  corrélation.  «  On  ne  voit 
jamais,  disait-il,  deux  jours,  ni  même  deux  heures  tout  à  fait 
semblables,  et  jamais,  depuis  la  création,  il  ne  s'est  rencontré  sur 
un  même  arbre  deux  feuilles  qui  fussent  de  toutpoint  identiques. 
Les  œuvres  d'art  doivent  donc  être  aussi  ti'ès  variées,  très  dilTé- 
rentes  les  unes  des  autres.  » 

TOME  XXXIV.  —  1906.  5 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mettez  en  face  d'unnièjne  motif  vingt  paysagistes  et  supposez- 
les  tous  également  sincères  et  à  peu  près  aussi  habiles,  ils  vous 
donneront  de  ce  motif  vingt  images  très  différentes.  Tel  en  aura 
recherché  les  grandes  masses,  tel  autre  les  détails;  celui-ci  vi- 
sera la  richesse  des  colorations,  celui-là  leur  sobriété.  Les  effets 
de  lumière  modérés  ou  leurs  contrastes  violons,  le  caractère  de 
grâce  ou  de  force,  la  beauté  des  silhouettes  ou  la  puissance  du 
modelé,  bien  d'autres  visées  encore,  auront  préoccupé  ces  divers 
artistes,  ou  même  chacun  d'eux  suivant  ses  dispositions  présentes. 
Avec  Fromentin  il  ne  faut  pas  se  lasser  de  le  redire  :  «  L'art  de 
peindre  est  peut-être  plus  indiscret  qu'aucun  autre.  C'est  le  té- 
moignage indubitable  de  l'état  moral  du  peintre  au  moment  où 
il  tenait  la  brosse.  »  Son  œuvre  est  transparente  et  en  même 
temps  qu'il  traduit  à  sa  façon  le  coin  de  nature  qu'il  a  sous  les 
yeux,  il  se  découvre  lui-même  et  donne,  à  qui  sait  voir,  l'idée  non 
seulement  de  son  talent,  mais  de  sa  volonté,  de  son  goût,  de  la 
tournure  de  son  esprit. 

A  travers  cette  diversité  extrême  des  interprétations,  bien  des 
traits  communs  se  retrouvent  chez  les  artistes  d^an  même  pays 
et  d'un  même  temps.  Tout  d'abord,  nous  l'avons  vu,  le  choix  des 
motifs  a  singulièrement  varié,  suivant  les  écoles  et  suivant  les 
époques.  Au  début,  les  plus  compliqués  semblent  seuls  mériter 
qu'on  les  représente  ;  puis,  avec  l'avènement  du  paysage  intime, 
disparaissent  les  détails  étranges  et  les  vastes  panoramas.  Les 
contrées  renommées  auparavant  comme  les  plus  pittoresques 
sont  alors  délaissées  pour  celles  dont  une  sorte  de  logique  et 
d'harmonie  préétablies  déterminent  le  caractère.  Aujourd'hui, 
les  paysagistes  jouissent  d'une  liberté  absolue  et  même,  en  ces 
derniers  temps,  par  une  réaction  instinctive  contre  les  anciennes 
traditions,  la  vogue  s'est  portée  vers  les  motifs  d'une  simplicité 
enfantine  :  une  route  ou  un  canal,  avec  des  arbres  symétrique- 
ment plantés  sur  leurs  bords,  un  pont,  des  toits,  des  meules  ali- 
gnées le  long  de  sillons  dépouillés. 

Un  vrai  peintre  peut  encore  tirer  parti  de  données  aussi  élé- 
mentaires, s'il  en  relève  l'humilité  par  le  talent  qu'il  y  sait  mettre  : 
Cazin  l'a  surabondamment  prouvé.  Mais  trop  souvent,  les  œuvres 
de  ce  genre,  prônées  à  grand  fracas  et  recommandées  à  l'admi- 
ration lu  public,  ne  donnent  même  pas  une  idée  bien  nette  des 
objets  qui  y  sont  représentés.  Dans  une  des  chapelles  les  plus 
courues,  ouvertes  au  culte  de  l'art  nouveau,  j'entendais  un  de  ses 


LES    PAYSAGISTES    ET    l'ÉTUDE    d'aPRKS    NATLRr;.  67 

panégyristes  les  plus  qualifiés  s'extasier  hautement  sur  ce  qu'il 
prenait  pour  une  avenue  de  peupliers  éclairés  par  les  derniers 
rayons  du  soleil,  alors  que,  suivant  l'indication  formelle  du  cata- 
logue, il  s'agissait  d'une  enfilade  de  monumenset  de  tours  éche- 
lonnés le  long  d'un  fleuve.  Si  la  peinture  n'est  pas  seulement 
l'imitation,  elle  exige  du  moins  un  minimum  de  réalité  tel  que 
le  spectateur  ne  soit  pas  exposé  à  de  pareilles  méprises.  Remar- 
quons, à  ce  propos,  qu'il  n'y  a  pas  trop  à  s'étonner  de  la  rareté 
des  photographies  faites  d'après  les  tableaux  de  certains  artistes 
cependant  très  réputés.  L'insignifiance  de  ces  reproductions, 
.  privées  du  charme  de  la  couleur,  est  déconcertante,  et  leur  aspect 
reste  parfois  si  énigmatique  qu'il  est  très  positivement  difficile  de 
trouver  le  sens  où  il  convient  de  les  regarder.  Ces  aberrations 
d'ailleurs  ne  sont  point  particulières  à  la  peinture  :  la  musique, 
la  poésie  les  ont  également  subies.  Pensez  à  ces  morceaux  sym- 
phoniques  ultra-modernes  qui,  réduits  au  piano  et  n'ayant  plus 
le  soutien  du  timbre  varié  des  instrumens,  montrent  à  nu  la 
pauvreté,  ou  même  l'absence  totale  des  idées;  ou  à  ces  vers  de 
rythmes  douteux  dont  il  est  impossible  de  découvrir  le  sens,  tous 
les  mots  ayant  une  couleur,  une  sonorité,  et  même  une  saveur, 
mais  n'ayant  eux-mêmes  aucune  signification.  Entre  toutes  ces 
débilités  dont  l'impuissance  intransigeanle  égale  les  prétentions, 
il  s'est  fondé  un  syndicat  d'admirations  mutuelles,  fondées  sur 
de  trop  regrettables  similitudes. 

En  ceci,  comme  en  toutes  choses,  il  y  a  une  question  de  me- 
sure. Corot  nous  a  montré  tout  ce  qu'un  artiste  tel  que  lui 
pouvait  mettre  de  poésie  jusque  dans  les  motifs  les  plus  humbles. 
La  liberté  du  paysagiste  demeure  donc  complète  ;  mais,  après 
avoir  secoué  le  joug  de  traditions  qu'avaient  consacrées  les 
maîtres,  il  ne  doit  pas  abdiquer  son  indépendance  pour  se  con- 
former aveuglément  aux  bizarreries  et  aux  vulgarités  de  la 
mode.  Qu'il  garde  donc  entière  sa  sincérité  en  face  de  la  nature; 
le  domaine  de  celle-ci  est  infini  et  il  y  aura  toujours  des  décou- 
vertes à  y  faire  :  si  tout  a  déjà  été  dit,  tout  cependant  reste 
encore  à.  dire. 

Que  de  fois  le  peintre  a  pu  s'en  convaincre  lui-même  dans 
les  lieux  qu'il  croyait  le  mieux  connaître  !  Dans  cette  station 
d'étude  dont  il  pensait  avoir  épuisé  les  ressources  pittoresques, 
tel  coin,  où  il  était  passé  et  repassé  indifférent,  ne  lui  apparaît- 
il  pas,  à  certains  jours,  sous  certaine  lumière,  transfiguré,  paré 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  grandeur  ou  d'une  grâce  qu'il  n'aurait  jamais  soupçon- 
nées? Nous  dirons  plus  :  sans  se  priver  des  explorations  qui 
peuvent  le  tenter,  il  convient  que  le  paysagiste  ait  toujours,  au 
milieu  d'un  pays  de  son  choix,  un  lieu  de  retraite,  pratiqué  par 
lui  depuis  longtemps,  où  il  aime  à  revenir.  N'ayant  plus  à  satis- 
faire cette  curiosité  inquiète  qui  l'agite  en  des  localités  nouvelles, 
il  s'attachera  à  pénétrer  le  caractère  intime  de  ce  pays  d'élection 
et,  sans  se  disperser  en  aperçus  sommaires,  il  en  cherchera  les 
traits  expressifs,  ceux  qui  font  les  images  vivantes  et  durables  et 
les  gravent  fortement  dans  le  souvenir.  Presque  tous  les  maîtres 
ont  agi  ainsi  et  leurs  noms  sont  inséparables  de  ceux  des  contrées 
qu'ils  ont  illustrées  par  leurs  œuvres.  C'est  la  campagne  romaine 
pour  Poussin  et  Claude;  Harlem  et  ses  environs  pour  Ruisdaël, 
Dordrecht  pour  Cuyp,  la  vallée  du  Stour  pour  Constable,  la  forêt  de 
Fontainebleau  pour  Rousseau  et  Millet,  les  bords  de  l'Oise  pour 
Daubigny,  etc.  Avec  le  temps,  tous  ces  maîtres  s'étant  de  plus  en 
plus  attachés  à  ces  lieux  où  ils  ont  vécu,  en  ont  exprimé  plus 
profondément  le  charme  et  la  beauté  souveraine.  La  diversité  des 
procédés  techniques  employés  par  eux,  — aquarelle,  pastel,  huile, 
plume  et  crayon,  —  leur  fournissait  d'ailleurs  les  moyens  d'en 
étudier  successivement  tous  les  aspects.  Chacun  de  ces  procédés 
ayant  sa  valeur  propre,  il  leur  était  possible  de  tirer  de  chacun 
d'eux  un  enseignement  spécial.  A  côté  des  études  méthodique- 
ment suivies  et  poussées  à  fond,  les  simples  croquis,  les  po- 
chades rapidement  enlevées  ont  aussi  leur  utilité  puisque  seules 
elles  permettent  de  saisir  au  passage  les  effets  les  plus  fugitifs. 
Pour  ces  effets  mêmes,  certains  artistes,  Delacroix  et  Corot,  par 
exemple,  avaient  imaginé  des  modes  de  notation  sommaires  et 
tout  à  fait  personnels,  à  l'aide  de  chiffres  ou  de  signes  convea- 
tionnels  adoptés  par  eux. 

Animée  et  fécondée  par  la  diversité  de  ces  travaux,  la  tâche 
du  paysagiste  est  singulièrement  attrayante.  Ce  serait  une  erreur 
de  croire  qu'elle  n'a  pas  aussi  ses  dangers.  Les  heures  les  plus 
belles,  celles  du  matin  et  du  soir,  sont  souvent  aussi  les  plus 
périlleuses.  Pour  aller  trouver  son  motif,  il  faut  parfois,  sous  le 
soleil,  avec  la  charge  de  son  attirail,  parcourir  d'assez  longues 
distances,  sur  une  route  poussiéreuse  et  aveuglante.  Installé  sur 
un  siège  exigu,  le  paysagiste  reste  exposé  à  la  chaleur  du  jour, 
aux  averses  imprévues,  à  toutes  les  moiteurs  de  l'atmosphère, 
au  froid  qui  le  pénètre  et  roidit  ù  ce  ^toint  ses  doigts  que,  lors- 


LES   PAYSAGISTES    ET   l'ÉTUDE    d'aPRÊS    NATURE.  69 

qu'il  se  décide  à  quitter  la  partie,  il  est  incapable  de  boucler  une 
courroie  ou  d'assujettir  son  vêtement.  Aux  imprudences  de  la 
jeunesse  qui  se  paient  largement  avec  1  âge,  s'ajoutent  l'incom- 
modité des  gîtes,  les  auberges  de  propreté  équivoque  avec  le 
voisinage  du  cabaret  attenant  où,  sinon  chaque  jour,  tout  au 
moins  le  dimanche,  les  disputes,  les  chants,  les  vociférations  des 
ivrognes  troublent  votre  repos  fort  avant  dans  la  nuit.  Joignez- 
y  les  longues  réclusions  causées  par  des  pluies  incessantes  oi' 
par  ces  températures  implacables  pendant  lesquelles  fia  végéta- 
tion elle-même,  flétrie  et  brûlée,  semble  demander  grâce.  Mais 
vienne  une  saison  plus  clémente  et,  avec  la  possibilité  do 
reprendre  le  travail,  tous  ces  ennuis  sont  bien  vite  oubliés.  On 
a  dit  qu  il  n'était  guère  de  préoccupation  qu'une  heure  de 
bonne  lecture  ne  parvînt  à  dissiper;  combien  les  diversions  que 
procure  l'étude  d'après  nature  sont  plus  salutaires  encore  et 
plus  efficaces!  Elles  exigent  de  vous  une  participation  plus 
active;  en  sollicitant  toute  votre  attention,  elles  \ovs  obligent 
à  sortir  de  vous-même  et  arrivent  à  vous  absorber  com- 
plètement. 

La  meilleure  preuve  de  cette  action  salutaire  de  la  nature 
c'est  l'attachement  passionné  qu'elle  a  inspiré  à  tous  les  grands 
paysagistes.  Dans  l'intervalle  d'un  court  répit  de  la  maladie  qui 
devait  l'emporter,  Rousseau  voulait  revoir  «  sa  chère  forêt.  )>Au 
cours  d'une  dernière  promenade  en  voiture,  il  s'était  fait  con- 
duire aux  beaux  endroits  ;  il  s'attendrissait  en  revoyant  les 
bruyères  fleuries  et  les  vieux  chênes  «  qu'il  avait  tous  dessinés 
depuis  trente  ans  et  dont  il  avait  les  portraits  dans  ses  cartons.  » 
Le  bon  Corot,  à  son  lit  de  mort,  se  louait  de  sa  vie,  se  montrait 
plein  de  reconnaissance  des  pures  jouissances  que  lui  avaient 
values  «  son  amour  de  la  nature,  de  la  peinture  et  du  travail.  » 
Et  l'ami,  à  qui,  en  même  temps  que  ses  adieux,  il  adressait  ces 
suprêmes  confidences,  Français,  repassant  lui-même,  quelques 
années  après,  toute  sa  carrière,  écrivait  à  Edouard  Chartoncïans 
une  de  ses  dernières  lettres  :  «  Ceux  qui  aiment  la  nature  et  qui 
s'exercent  à  la  comprendre  et  à  l'approfondir  trouvent  la  récom- 
pense de  leurs  efl'orts,  tout  au  moins  en  eux-mêmes...  Si  j'étais 
à  recommencer  ma  vie,  je  me  ferais  encore  peintre  de  paysage.  » 


70  RE^'^•E  DES  deux  mondes. 


Le  lot  des  paysagistes  serait  trop  beau  s'ils  n'avaient  à  faire 
que  des  études  d'après  nature  ;  par  malheur,  ils  doivent  aussi 
faire  des  tableaux. 

Entre  ces  deux  tâches,  il  est  vrai,  la  délimitation  n'est  pas 
très  nette  et  de  notre  temps  surtout  une  extrême  confusion  s'est 
produite  à  cet  égard.  Le  plus  souvent,  en  effet,  les  paysages  qui 
figurent  à  nos  expositions  ne  sont  que  des  copies,  grandies  ou  à 
peine  modifiées,  d'études  exécutées  d'après  nature,  quand  ce  ne 
sont  pas  ces  études  elles-mêmes.  On  comprend  d'ailleurs  qu'une 
fois  entrées  dans  les  habitudes,  ces  pratiques  se  soient  rapide- 
ment développées,  jusqu'à  devenir  tout  à  fait  exclusives.  Dans  le 
commerce  assidu  que  les  paysagistes  doivent  entretenir  avec  la 
nature,  tout  en  elle  leur  paraît  si  beau,  qu'à  la  prendre  ainsi  pour 
soutien  continuel,  ils  arrivent  bientôt  à  ne  plus  pouvoir  se 
passer  d'elle.  La  continuité  d'un  travail  aussi  attrayant  n'excluant 
pas  une  certaine  paresse  d'esprit,  ils  ne  s'aperçoivent  môme  pas 
qu'ils  en  sont  venus  à  considérer  comme  un  but  et  une  fin  ce 
qui,  pour  leurs  devanciers,  n'avait  été  qu'un  moyen.  En  ren- 
trant à  Tatelier,  livrés  à  leurs  seules  ressources,  ils  sentent, 
avec  l'effacement  graduel  de  leurs  impressions  et  de  leurs  sou- 
venirs, une  incapacité  croissante  à  faire  des  tableaux.  Ceux  qui 
s'y  appliquent  encore  deviennent  de  plus  en  plus  rares  :  leur 
tâche  est  ingrate  et  elle  n'est  pas  encouragée  par  l'opinion. 

Et  cependant  le  tableau  doit  avoir  ses  qualités  propres,  sinon 
supérieures  à  celles  de  létude  d'après  nature,  tout  au  moins 
différentes.  Si  cette  étude  est  restée  isolée,  elle  ne  répond  'pas  à 
son  objet;  elle  est  incomplète.  Il  faut  qu'elle  ait  un  lien  avec 
celles  qui  l'ont  précédée,  avec  celles  qui  la  suivront;  que  toutes 
contribuent  à  développer  chez  le  paysagiste  la  mémoire,  l'esprit 
d'observation,  le  goût  et  le  sens  des  ensembles,  cette  faculté  de 
dégager  d'accidons  particuliers  et  d'indications  fragmentaires 
quelques  lois  d'ordre  plus  général  qui  constituent  la  science 
complexe  du  dessin,  des  valeurs,  des  effets,  des  harmonies,  en 
un  mot  de  tous  les  élémens  de  lart  de  peindre  mis  en  œuvre 
dans  l'exécution  d'un  tableau. 

Il  est  certain  que  les  recettes  et  les  vieilles  formules  ont  fini 
leur  temps  ;  que  les  anciens  procédés  de  composition,  les  cou- 


LES    PAVSAGISTES    ET    l'ÉTUDE    d' APRÈS    NATURE.  71 

lisses  complaisantes  et  les  repoussoirs,  le  balancement  trop 
rythmé  des  lignes  et  des  masses  ne  sont  plus  de  mise.  Mais  les 
conventions  qui  les  ont  remplacées  valent-elles  mieux?  Pour 
avoir,  autrefois,  un  peu  trop  cherché  l'ordre,  la  pondération, 
abusé  de  la  littérature,  exclu  au  nom  du  goût  certaines  réalités 
comme  trop  familières,  n'avons-nous  pas  versé  dans  la  confu- 
sion, l'absence  de  toute  discipline,  la  gaucherie  ou  l'extrême 
vulgarité,  les  symétries  ou  les  incohérences  également  pué- 
riles? 

La  recherche  du  tableau  avait  du  bon  :  elle  supposait  une 
préparation,  un  dessein  mûri,  le  choix  et  l'accord  des  divers 
élémens  qui  devaient  entrer  dans  l'œuvre  projetée,  leur  subordi- 
nation en  vue  d'une  impression  dont  il  fallait  assurer  la  clarté 
et  la  force.  En  dépit  des  affirmations  de  l'ignorance,  tout  cela  est 
nécessaire  pour  la  création  de  l'œuvre  d'art  ;  mais  à  la  condition 
que  l'effort  indispensable  pour  acquérir  ces  qualités  demeure 
absolument  caché. 

L'obligation  de  faire  à  tout  prix  du  nouveau,  et  par  consé- 
quent de  ne  ressembler  en  rien  au  passé,  complique  singulière- 
ment à  notre  .époque  la  tâche  du  paysagiste.  Mais  la  eueore  une 
étude  attentive  et  intelligente  de  la  nature  peut  l'éclairer  et  le 
guider.  S'il  n'est  guère  de  contrées,  si  insignifiantes  qu'elles 
paraissent,  où  il  ne  trouve  à  s'intéresser,  à  se  prendre  à  quelque 
chose,  —  la  lumière  les  éclaire  toutes,  et  au-dessus  de  toutes  il 
y  a  le  ciel,  —  il  est  cependant  permis  d'affirmer  qu'il  goûtera 
davantage  celles  qui  semblent  manifester  une  logique  et  une  har- 
monie qui  les  recommandent  à  son  attention.  A  certaines  heures, 
en  certaines  saisons,  un  concours  particulier  de  circonstances 
favorables  peut  encore  ajouter  un  ciiarme  imprévu  à  l'aspect  de 
ces  contrées.  On  dirait  alors  que  tous  les  détails  ont  été  choisis 
pour  donner  à  de  pareils  spectacles  ce  cachet  d'unité  et  de 
beauté  supérieures  qui  les  grave  d'une  manière  inefl'açable  dans 
notre  souvenir. 

L'artiste  digne  de  ce  nom  doit,  par  son  travail  et  par  la  con- 
duite de  toute  sa  vie,  se  maintenir  en  état  de  profiter  des  en- 
seignemens  que  lui  fournit  la  nature  en  de  tels  momens.  C'est 
souvent  notre  faute  si  ces  occasions  de  nous  instruire  sont  pour 
nous  trop  rares  et  trop  courtes,  si  elles  ne  produisent  pas  sur 
nous  une  action  plus  durable.  Sur  ce  point  encore,  Corot  nous 
servirait,  au  besoin,  d'exemple.  Son  àme  exquise  avait  été  dès  ses 


72  BEVUE  DES  DEUX  MONDES 

débuts  et  devait  rester  toute  sa  vie  ouverte  à  tous  les  nobles  sen- 
timens.  Sa  constante  sérénité  et  la  joie  qu'il  avait  de  produire 
faisaient  Tétonnement  et  l'envie  d"'Eugène  Delacroix  qui,  toujours 
ardent  et  troublé,  ne  pouvait  secouer  les  tourmens  et  les  inquié- 
tudes fiévreuses  que  lui  causait  la  pratique  de  son  art.  A  la  suite 
d'une  visite  faite  à  l'atelier  de  Corot,  il  écrivait  dans  son  journal  : 
«  Il  m'a  dit  d'aller  devant  moi,  en  me  livrant  à  ce  qui  viendrait. 
C'est  ainsi  qu'il  fait  la  plupart  du  temps,  et  il  n'admet  pas  qu'on 
puisse  faire  beau  en  se  donnant  de  la  peine.  »  Il  s'en  était  pour- 
tant beaucoup  donné  et  il  avait  traversé  des  périodes  difficiles. 
Mais  de  bonne  heure  il  avait  discerné  sa  voie  et  il  l'avait  suivie 
sans  hésitations.  Portant  son  attention  sur  toutes  les  parties  de 
son  art,  ne  se  lassant  pas  d'étudier,  il  avait  mérité  de  conserver 
jusque  dans  sa  vieillesse  le  charme  d'ingénuité  et  de  poésie  qui 
rayonne  dans  toutes  ses  œuvres.  Ses  tableaux  avaient  toute  la 
saveur  d'études  faites  d'après  nature  et  ses  études  toute  l'auto- 
rité de  tableaux  composés  à  loisir.  Corot,  cependant,  ne  se 
croyait  pas  un  novateur;  il  ne  visait  pas  à  faire  une  révolution. 
A  tous  ses  mérites  il  joignait  une  délicieuse  modestie.  Il  se  plai- 
sait à  répéter  combien  il  devait  aux  enseignemens  purement  aca- 
démiques de  Michallon,  d'Edouard  Bertin  et  d'Aligny,  et  il  se 
montra  toujours  reconnaissant  de  leurs  conseils.  Ce  n'est  pas  lui 
qui  eût  songé  à  faire  table  rase  du  passé;  à  croire  qu'après  tant  de 
maîtres  et  de  chefs-d'œuvre  produits  par  eux,  il  convînt  de  re- 
commencer à  ses  risques  l'histoire  de  la  peinture,  et,  sous  pré- 
texte de  naïveté,  de  retourner  à  ses  premiers  tàtonnemens.  De 
son  temps,  les  artistes  acceptaient  encore  l'obligation  d'un  ap- 
prentissage; ils  respectaient  leurs  maîtres,  tout  en  apprenant 
graduellement  à  se  passer  d'eux  et  à  trouver  dans  l'étude  de 
la  nature  le  complément  d'instruction  que  seule  elle  pouvait 
leur  donner.  Sans  accepter  aveuglément  les  traditions  du  passé, 
ils  estimaient  qu'il  y  en  a  de  nécessaires,  parce  qu'elles  tiennent 
aux  principes  et  aux  racines  mêmes  de  leur  art.  Ils  pensaient  que 
le  dessin  est  l'élément  essentiel  de  cet  art,  le  support  indispen- 
sable de  la  couleur  et  qu'on  ne  saurait  jamais  assez  dessiner; 
que  l'exécution,  parce  qu'elle  est  de  très  près  liée  au  dessin, 
peut  ou  amoindrir  une  œu\Te,  ou  la  faire  puissamment  valoir; 
qu'il  ne  faut  aucunement  confondre  avec  l'exécution  cette  virtuo- 
sité banale  qui  n'est  qu'une  vaine  parade;  tandis  qu'en  réalité, 
si  elle  est  en  rapport  avec  le  caractère  du  sujet,  l'exécution  ajoute 


LES   PAYSAGISTES   ET   l'ÉTUDE    d'apRÈS   NATURE.  73 

à  son  expression  et  lui  communique  quelque  chose  de  la  diversité 
et  de  la  vie  même  de  la  nature. 

En  dépit  de  ses  incohérences  et  de  ses  pauvretés,  l'art  prétendu 
moderne  affiche  les  plus  étranges  prétentions.  Nous  avons  dit  de 
quelle  simplicité  il  se  contente  dans  le  choix  des  motifs  de  ses 
paysages.  Ses  ambitions,  du  reste,  ne  sont  pas  plus  hautes  dans 
la  peinture  de  genre  et  l'on  ne  saurait  s'intéresser  beaucoup  au 
personnel  plus  que  suspect  de  créatures  dégradées,  déformées, 
qu'il  nous  montre  dans  les  déshabillés  les  plus  provocans  et  les 
poses   les  plus  risquées,  parmi  les  bars,  les  fêtes  foraines,  les 
bals  publics  et  les  lieux  moins  avouables  encore  où  il  se  complaît. 
Jamais  d'ailleurs  on  n'a  autant  parlé  de  la  mission  sociale  de 
l'art  et  du  rôle  qu'il  doit  jouer  dans  l'éducation  populaire.  A  moins 
que  la  laideur  habituelle  et  les  allures  grossières  de  tout  ce  joli 
monde  ne  visent  à  en  inspirer  le  dégoût,  il  est  difficile  de  com- 
prendre la  satisfaction  qu'on  trouve  et  l'insistance  qu'on  met  à 
nous  infliger  d'aussi  plates  turpitudes,  h  placer  incessamment 
sous  nos  yeux,  dans  leur  affligeante  nudité,  ces  dames  avachies 
qui  vaquent  aux  soins  les  plus  secrets  de  leur  toilette.  Nous  pen- 
sons que,  sans  en  contester  la  modernité,  il  n'y  a  pas  lieu  d'être 
fiers  de  pareilles  trouvailles.  Des  critiques  d'avant-garde,  comme 
ils  s'appellent,  se  sont  faits  les  apôtres  de  ces  doctrines  équi- 
voques et  nous  tiennent  au  courant  de  leurs  merveilleuses  dé- 
couvertes. A  grand  renfort  de  néologismes,  d'adjectifs  rares  et 
d'hyperboles  fantaisistes,  ils  ne  se  lassent  pas  de  nous  annoncer 
chaque  jour  l'avènement  de  quelque  maître  ignoré,  qu'un  autre 
détrônera  le  lendemain.  Jamais,  à  les  en  croire,  aucune  époque, 
aucune  école  n'aura  vu  une  si   abondante  éclosion   de  chefs- 
d'œuvre  et,  depuis  que  le  génie  court  ainsi  les  rues,  il  se  trouve 
que  les   talens  se  font  de  plus  en  plus  rares.  Suivant  eux,  les 
admirations  anciennes  sont  des  superstitions  qu'il  faut  secouer, 
et,  comme  pour  les  renier  avec  plus  d'éclat,  ils  les  remplacent 
par  des  fétiches,  qui,  une  fois  adoptés  par  l'opinion,  deviennent 
sacrés  et  peuvent  tout  se  permettre.  Quoi  qu'ils  fassent,  ceux-ci 
sont  intangibles  et  leurs  fantaisies   les  plus  ridicules  trouvent 
des  panégyristes  empressés.  «  Arrêtez-vous,  leur  crie-t-on  de 
toutes  parts,  dès  les  premiers  linéamens  de  chacune  de   leurs 
œuvres;  ne  compromettez  pas  la  sublimité  de  cette  ébauche,  la 
grâce  irrésistible  de  ces  indications  sommaires!   »  Et,  vous  le 
savez   assez,  ceux  qu'on   adjure   ainsi  n'ont  garde  do   résister 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  de  si  flatteuses  instances.  Dans  la  coulisse,  d'ailleurs,  des  mar- 
chands avisés  donnent  la  note  à  ceux  qui  conduisent  le  choeur 
triomphal  et  la  foule  toujours  croissante  des  snobs  emboîte  le 
pas  avec  sa  docilité  moutonnière,  raffinant,  épiloguant,  se  flattant 
de  tout  comprendre,  même  lorsqu'il  n'y  a  rien,  distinguant  nette- 
ment ce  qui  échappait  au  vulgaire,  même  lorsqu'on  a  oublié 
d'allumer  la  lanterne.  Ainsi  que  les  admirations,  les  dédains  de 
ces  dilettantes  sont  laits  d'ignorance,  et,  comme  ils  ne  regardent 
pas  plus  la  nature  qu'ils  ne  connaissent  l'art  du  passé,  leur  in- 
compétence universelle  autorise  chez  eux  ces  affirmations  tran- 
chantes dont  ils  sont  coutumiers,  sans  qu'ils  s'aperçoivent  des 
démentis  qu'à  chaque  instant  ils  se  donnent  à  eux-mêmes. 

La  paresse  des  jeunes  gens  et  leur  désir  d'arriver  s'autori- 
sant  de  pareilles  complicités,  ils  s'improvisent  peintres  à  l'âge 
où  ils  devraient  apprendre  leur  métier,  et,  pour  conserver  leur 
précieuse  individualité,  ils  négligent  d'acquérir  par  des  études 
désintéressées  cette  instruction  professionnelle  que  plus  tard  ils 
seront  incapables  de  se  donner.  Aussi  le  nombre  des  artistes  va 
toujours  croissant  et  les  moyens  de  se  distinguer  deviennent 
aussi  toujours  plus  difficiles.  Pour  qu'on  puisse  s'y  reconnaître, 
les  groupemens  établis  entre  eux  reçoivent  les  dénominations 
les  plus  variées  :  intimistes,  pointillistes,  orientalistes,  coloniaux, 
peintres  de  la  mer,  de  la  montagne  ou  de  la  plaine,  intransi- 
geans,  indépendans,  gens  du  monde  des  deux  sexes,  employés 
des  chemins  de  fer  ou  des  diverses  administrations,  etc.,  ils 
trouvent  tous  où  montrer  leurs  œuvres.  Du  commencement  de 
l'automne  jusqu'après  la  fin  du  printemps,  les  expositions  se 
succèdent  ou  se  juxtaposent  incessamment,  dans  les  deux  palais 
et  les  serres  des  Champs-Elysées.  A  côté  des  deux  ou  trois  salons 
réglementaires,  l'horticulture,  les  chiens,  les  animaux  gras,  Tau- 
toniobilisme  ont  leurs  salons  particuliers,  sans  parler  des  cercles 
et  des  innombrables  locaux  où,  à  grand  renfort  de  réclames,  les 
marchands  de  tableaux  ne  se  lassent  pas  de  vous  convier.  Invo- 
lontairement on  se  demande  où  vont  toutes  ces  œuvres?  do  quoi 
vivent  leurs  auteurs?  Questions  sans  doute  indiscrètes  et  qu'il 
est  prudent  de  laisser  sans  réponse. 

Dans  ces  exhibitions  multiples,  certains  artistes,  loîit  liers  do 
leur  liberté  et  comptant  sur  leurs  seules  forces,  se  présentent  au 
public,  isolés  ou  associés  entre  eux  par  des  tendances  ou  des 
goûts  communs.  A  l'exemple  de  ces  parvenus  qui  éprouvent  le 


LES    PAYSAGISTES    ET    l'ÉTUDE    d'aPRÈS    NATURE'.  75 

besoin  de  se  donner  des  ancêtres,  vous  en  voyez  d'autres  qui 
dans  l'histoire  se  cherchent  et  se  trouvent  des  patrons,  dont  ils 
se  prétendent  f&s  continuateurs  ou  les  héritiers.  Certain  Salon 
d'automne, —  qui  a  laissédansl'esprit  des  visiteurs  des  souvenirs 
d'une  jovialité  ou  d'une  tristesse  également  justifiées,  —  fut 
placé  sous  l'invocation  d'Ingres,  hommage  dont  le  maître,  qui 
en  était  l'objet,  aurait  été  aussi  surpris  qu'irrité.  Ces  rapproche- 
mens,  où  l'aLidace  le  dispute  à  1  ignorance,  sont  devenus  d'usage 
courant  chez  certains  critiques  :  un  peintre  qui  n'a  jamais  mani- 
festé le  moindre  souci  de  la  composition  dérive  directement  de 
Poussin;  tel  autre,  connu  par  l'épaisse  lourdeur  de  sa  facture, 
n'a  rien  à  envier  à  la  suprême  élégance  de  Watteau.  Ces  contre- 
vérités  trop  ingénieuses,  indéfiniment  répétées,  peuvent  à  la 
longue  rencontrer  quelque  crédit.  On  s'habitue  à  entendre  dire 
périodiquement  que  la  lumière,  le  plein-air,  le  clair-obscur  et 
l'harmonie  des  colorations  viennent  d'être  découverts,  alors  que 
Titien,  Claude,  Rubens,  Rembrandt,  Yelazquez  et  bien  d'autres 
les  ont  cependant  pratiqués,  non  sans  quelque  distinction.  Il  est 
vrai  que  chez  ces  grands  artistes,  telle  qualité,  si  elle  dominait, 
n'excluait  cependant  pas  d'autres  qualités  qui,  pour  être  moins 
brillantes,  coexistaient  cependant.  Nous  avons  changé  tout  cela  : 
aujourd'hui  une  qualité  n'est  reconnue  qu'à  la  condition  d'anni- 
hiler toutes  les  autres,  et,  par  une  tactique  que  Ton  croit  habile, 
mais  dont  on  a  certainement  trop  abusé,  on  érige  en  mérites  les 
défauts  les  plus  évidens.  Une  œuvre  est  d'autant  plus  poétique, 
plus  expressive  qu'elle  reste  plus  flottante,  plus  vague,  la  collabo- 
ration du  public  devant,  dans  la  plus  large  mesure,  suppléer  à 
ce  qui  lui  manque.  Le  mysticisme  et  le  symbolisme  d'ailleurs 
sont  venus  fort  à  point  pour  légitimer  toutes  les  incorrections  du 
dessin,  toutes  les  crudités  ou  les  indigences  de  la  couleur.  Quant  à 
l'exécution,  c'est  bien  pis  encore,  et  dans  les  paysages  les  plus 
impressionnistes  l'intransigeance  de  leurs  auteurs  se  donne 
librement  carrière.  Aux  yeux  de  certaines  gens,  une  exécution 
à  peu  près  correcte  est  la  marque  la  plus  honteuse  du  vieux 
jeu,  une  tare  absolument  méprisable.  C'est  dans  l'éxecution 
qu'apparaissent  avec  le  plus  d'éclat  toutes  les  nouveautés  de  lart 
ultra-moderne  :  touche  en  hachures,  en  zigzags,  en  virgules,  eu 
petits  carrés,  en  petits  ronds,  en  pointillagcs  irisés,  empalés,  et 
non  fondus,  afin,  nous  dit-on,  d  agir  plus  fortement  sur  lu  rétine. 
Même  sans  professer  un  respect  superstitieux  de  l'exécution,  il 


7o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  permis  de  croire  quelle  n'est  pas  indifTérente  dans  les  œuvres 
d'arl.  Les  Hollandais  l'ont  assez  victorieusement  démontré,  et  si  les 
tremblemcns  ou  les  brusqueries  de  Rembrandt  dans  ses  dessins, 
et  de  Millet  dans  toutes  ses  œuvres,  nous  ont  appris  que  des 
pierres  précieuses  peuvent  être  à  demi  cachées  dans  la  gangue 
où  ils  les  ont  laissées,  encore  fallait-il  qu'elles  s'y  trouvassent. 
Si  l'on  ne  veut  pas  que  nous  nous  arrêtions  à  certaines  factures, 
qu'on  n'attire  pas  sur  elles  notre  attention  par  leur  insuffisance 
trop  notoire.  Les  fautes  d'orthographe  n'ont  jamais  passé  pour 
des  témoignages  d'originalité,  mais  bien  pour  des  marques  posi- 
tives  d'ignorance.   Avec    les    constatations    formelles   qu'on    y 
trouve,  Ihistoire  et  les  musées  attestent  nettement  que  les  plus 
grands  maîtres  sont  aussi  ceux  qui  ont  excellemment  possédé  la 
technique  de  leur  art;  qu'avant  d'avoir  tout  leur  génie,  ils  ont 
commencé  par  avoir  plus  de  talent  que  leurs  contemporains,  et 
que,  sentant  qu'ils  avaient  quelque  chose  à  dire,  ils  n'ont  pas 
voulu  être  arrêtés  à  chaque  instant  par  les  lacunes  de  leur  in- 
struction professionnelle.  Mais  on  n'a  que  faire  des  enseignemens 
que  peuvent  nous  procurer  les  maîtres  du  passé  :  c'est  un  poids 
mort,  encombrant,  inutile  à  traîner.  De  moins  en  moins  on  les 
étudiera  ;  on  n'a  plus  de  temps  à  perdre  pour  comprendre  et  ad- 
mirer des  chefs-d'œuvre  qui  sont  comme  la  condamnation  vi- 
vante de  1  art  d'aujourd'hui,  un  reproche  pour  ceux  qui  le  pra- 
tiquent ou  qui  le  prônent.  Les  ignorer  est  déjà  une  force,  en 
attendant  que  les  dénigrer  devienne  un  mérite.  Ces  vieux  sont 
bien  fades  et  trop  équilibrés  pour  nous.   Laissons-les  donc  et 
soyons  modernes  :  l'art  date  d'aujourd'hui. 

H  est  un  peu  humiliant  d'avoir  à  faire  de  pareilles  constata- 
tions dans  ce  pays  de  France  naguère  réputé  pour  son  goût,  pour 
l'ordre  et  la  clarté  des  idées  et  l'on  n'est  pas  moins  écœuré  de 
voir  que  le  ridicule,  qui  autrefois  tuait  les  gens,  est  devenu  pour 
beaucoup  une  profession,  un  moyen  de  se  faire  connaître  et  de 
parvenir.  Nous  conviendrons  volontiers  que,  si  regrettables  que 
soient  chez  nous  ces  erreurs,  elles  aboutissent  à  des  résultats 
plus  monstrueux  encore  à  l'étranger,  toujours  empressé  à  nous 
imiter...  mais  seulement  pour  les  choses  de  luxe.  On  commence 
d'ailleurs  à  s'habituer  à  des  travers  dont  l'exagération  môme 
liait  par  provoquer  l'iudilîérence  et  qui  ne  soulèvent  plus  ni 
colère,  ni  surprise,  le  public  parisien  ne  s'étonnant  plus  et  ne 
s'irritant  plus  de  graiurchose.  Dans  l'existence  agitée,  haletante 


LES    PAYSAGISTES   ET   l'ÉTUDE    d'aPRÈS    NATURE.  77 

qui  lui  est  faite,  il  n'a  guère  le  temps  de  s'arrêter,  et,  si  quelque 
velléité  lui  prenait  de  regarder  une  a>uvre  de  plus  près,  il  s'aperce- 
vrait bien  vite  que  le  plus  souvent  elle  s'est  révélée  à  lui  tout 
entière,  dès  le  premier  coup  û'œil,  et  qu'un  plus  long  examen 
n'aurait  pour  effet  que  de  lui  en  découvrir  les  défauts.  Les  ar- 
tistes, en  somme,  auraient  mauvaise  grâce  à  se  plaindre  d'un 
état  d'esprit  qu'ils  ont  eux-mêmes  créé.  On  les  a  trop  gâtés,  trop 
choyés;  ils  sont  trop  nombreux;  ils  produisent  trop  et  trop  vite. 
Au  lieu  d'être  une  aristocratie,  l'art,  comme  la  littérature,  comme 
la  politique,  a  été  envahi  par  la  rue  :  il  a  le  public  qu'il  mérite. 
Et  cependant,  à  côté  de  ces  manifestations  tapageuses  et  dis- 
cordantes, il  y  a  encore  des  artistes  qui  vivent  dans  leur  coin, 
étrangers  aux  intrigues,  appliqués  à  leur  travail.  Il  semble  qu'il 
leur  faille  quelque  courage  pour  résister  au  courant  qui  entraîne 
tant  de  leurs  confrères.  En  réalité,  ils  ont  choisi  la  meilleure 
part.  D'ailleurs,  eux  aussi  ils  ont  leur  public,  moins  bruyant  et 
moins  capricieux.  S'il  n'est  guère  de  gageure,  si  audacieuse 
qu'on  la  suppose,  qui  aujourd'hui  ne  puisse  être  soutenue,  à 
force  de  réclames,  par  certains  critiques,  il  convient  d'ajouter 
que  rien  de  bon,  non  plus,  ne  se  perd.  C'est  des  amis  inconnus 
qu'ils  ont  mérités,  et  dont  les  sympathies  viennent  spontanément 
les  chercher,  c'est  de  ceux  de  leurs  confrères  qui  comprennent 
comme  eux  la  dignité  de  l'art,  qu'ils  recevront  de  précieux  en- 
couragemens.  Les  meilleurs,  ils  les  trouveront  en  eux-mêmes,  et 
pour  en  revenir  à  nos  paysagistes,  ceux  qui  seront  restés  con- 
stamment fidèles  aux  enseignemens  de  la  nature  ne  cesseront  pas 
de  découvrir  en  elle  des  beautés  nouvelles;  ils  profiteront  de 
plus  en  plus  de  son  étude.  Ils  ne  sont  maîtres  ni  des  distinctions 
officielles,  ni  des  ventes  fructueuses;  ils  le  sont  de  la  direction  de 
leur  vie.  Si  le  succès  leur  arrive,  ils  ne  se  laisseront  pas  griser 
par  lui;  ils  ne  lui  sacrifieront  jamais  cette  entière  sincérité  dont 
aucun  avantage  extérieur  ne  peut  remplacer  l'intime  contente- 
ment. La  nature,  à  l'étude  de  laquelle  ils  se  sont  voués,  ne  sau- 
rait les  tromper,  et  en  dépit  des  chefs-d'œuvre  qu'elle  a  déjà 
inspirés,  il  n'est  pas  à  craindre  que  la  source  à  laquelle  on  a 
tant  puisé  soit  jamais  tarie  :  elle  seule  est  pure,  elle  seule  est 
inépuisable. 

Emile  Michel. 


LA  VIE  FINISSANTE 


DEUXIEME   PARTIE  (1) 


Les  matins  de  première  communion  et  les  malins  de  conlir- 
mation,  on  voit, dans  les  villages,  des  petites  filles  tout  en  blanc 
qui  portent  avec  une  joie  circonspecte  leur  première  robe 
longue.  Elles  ont  de  hautes  ceintures  aux  bouts  flottans  qui 
marquent  leur  corps  puéril  d'une  cambrure  de  femme.  Elles  ont 
une  couronne  de  roses  blanches  sur  la  tête  et  elles  font  des 
gestes  nouveaux,  pleins  d'une  grâce  mièvre,  pour  retenir  autour 
d'elles  leurs  voiles  que  le  moindre  vent  fait  s'envoler,  avec  les 
fleurs  claires  des  pommiers  et  des  cerisiers,  dans  le  même  souffle 
fragile.  On  voit  aussi  des  petits  garçons  habillés  de  vêtemens 
neufs  taillés  à  la  manière  de  ceux  de  leur  père,  dans  des  pièces 
de  drap  sombre.  Et  ils  vont  sagement,  en  se  montrant  les  uns 
aux  autres  leur  brassard  de  ruban  blanc  où  quelques-uns  ont 
des  franges  d'or. 

Ce  matin-là,  les  petites  filles  et  les  petits  garçons  qui  devaient 
être  confirmés  passèrent  en  théories  nombreuses:  il  en  arrivait 
de  quelques  paroisses  voisines.  Ils  étaient  conduits  par  leur  curé 
et  ils  récitaient  le  chapelet.  Ils  avaient  beaucoup  marché  en 
se  gardant  de  la  boue  des  chemins,  et  leurs  parens  formaient 
autour  d'eux  une  escorte  pieuse.  D'autres  apparaissaient  sur  les 

(1^  Voyez  la  Revue  du  15  juin. 


LA  VIE   FINISSANTE.  79 

portes,  dans  le  village,  isolément;  et  les  mères  de  ceux  qui 
venaient  de  la  cantpagne  veillaient  attentivement  à  leurs  pas, 
dans  les  sentiers,  à  cause  des  épines  des  haies,  des  ronces,  des 
prunelliers,  et  des  longues  branches  de  rosiers  sauvages  qui 
accrochent  et  peuvent  déchirer... 

A  l'église,  debout  dans  le  chœur.  Monseigneur,  tout  habillé 
d'or  et  sa  crosse  en  main,  parla  aux  enfans  des  fleurs,  qui,  du 
matin  au  soir,  se  tournent  vers  le  soleil,  par  similitude  avec 
leurs  âmes  qui  devaient  suivre  de  leur  matin  à  leur  soir  la 
lumière  surnaturelle  de  l'Esprit  divin.  Des  rayons,  dans  le  vitrail, 
irradiaient  la  figure  ronde  et  chifTonnée  d'an  tout  petit  bébé. 
Son  bonnet,  fait  de  trois  pièces  cousues  à  la  mode  ancienne, 
semblait  orné  de  turquoises  miraculeuses,  d'améthystes,  de 
topazes  et  d'émeraudes. 

Le  soleil  jetait  aussi  des  taches  admirables  aux  ais  mal  joints 
de  la  porte;  il  attachait  sa  gloire  à  d'humbles  choses;  il  avan- 
çait à  travers  le  ciel  dans  sa  course  magnifique  et  il  se  jouait  à 
pâlir  les  petites  flammes  des  cierges. 

L'abbé  Andrau  monta  en  chaire  pour  répondre  à  Monsei- 
gneur; il  parut  au-dessus  de  la  foule,  pâle  et  plein  d'angoisses, 
pareil  à  un  crucifié.  Il  présenta  son  village  —  cela  doit  se  faire 
ainsi;  —  il  avait  beaucoup  veillé  la  nuit  dernière  pour  compo- 
ser son  discours;  il  l'avait  écrit  tout  entier  sur  une  feuille  étroite 
et  il  ne  retrouvait  plus  la  justesse  des  mots  à  travers  son  écri- 
ture habituelle. 

Après  la  cérémonie,  tandis  que  des  prêtres  chantaient  encore 
des  versets  pour  la  paix  éternelle  des  morts,  les  hommes  com- 
mencèrent de  sortir.  Ils  s'étaient  massés  au  fond  de  l'église 
comme  les  dimanches,  la  cérémonie  leur  avait  paru  longue. 
Leurs  pas  inégaux,  et  ralentis  à  cause  même  de  leur  hâte  à  vou- 
loir sortir  en  nombre,  faisaient  sur  les  dalles  un  bruit  pareil  au 
bruit  des  eaux  qui  s'écoulent  parmi  des  pierres. 

A  la  maison  de  briques  rousses,  la  pauvre  vieille  M"""  d"Ani- 
zac,  sans  atours,  attendait  dans  son  grand  fauteuil  les  jeunes 
femmes  et  M""  Clarisse.  Elle^était  lasse  comme  les  autres  jours; 
elle  avait  terminé  ses  prières  du  matin,  elle  s'ennuyait  de  ne  voir 
encore  revenir  personne  et  elle  en  voulait  un  peu,  dans  une  sorte 
de  jalousie  sénile,  à  l'église  qui  gardait  son  monde  si  longtemps 
et  à  M'^*  Clarisse  qui  s'y  attardait  sans  cesse.  Elle  acceptait  mal 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  fonctions  de  marguiilière;  elle  croyait  que  M'^*  Clarisse  lui 
préférait  ses  fleurs  dorées  et  ses  autels. 

Un  joyeux  Angchis  s'envola  des  cloches,  il  fut  comme  un 
rythme  aérien  sur  la  marche  des  gens  qui  s'en  allaient.  Anna 
sentit  son  simple  cœur  tout  à  la  fois  s'ouvrir  et  se  serrer.  C'était 
l'émotion  complexe  et  douloureuse  qui  se  dégage  des  joies  col- 
lectives et  des  sonorités  qui  l'étreignait  obscurément.  Mais  elle 
ne  le  savait  pas  ;  elle  croyait  que  c'était  d'avoir  vu  des  femmes 
avec  leur  mari  et  leurs  enfans  bien  contens  ensemble. 

M"""  d'Arazac  pensa  aux  petites  filles  en  blanc  qu'on  fêterait 
tout  le  jour  dans  les  maisons  voisines  ;  elles  étaient  en  tout  sem- 
blables à  ce  qu'elle  avait  été  elle-même  en  son  temps.  Elles  pas- 
saient par  le  même  chemin,  avec  leurs  fronts  encore  luisans  de 
l'onction  sainte,  l'onction  faite  en  forme  de  croix  avec  le  saint 
chi'cme,  l'onclion  très  ressemblante  à  cette  autre  que  l'on  reçoit 
près  do  la  mort.  M"""  d'Arazac  regarda  ses  pieds,  faibles  désor- 
mais, presque  inutiles  et  qui  pesaient  à  cette  heure  sur  un  cous- 
sin, elle  regarda  ses  longues  mains  où  les  veines  grises  inscri- 
vaient des  signes  mystérieux  et  effrayans...  Ses  pieds  et  ses 
mains  recevraient  bientôt,  comme  son  front  et  le  front  des 
enfans,  cette  onction  suprême.  Elle  s'attristait,  elle  eut  peur 
brusquement  que  l'espoir  de  vivre  encore  ne  mourût  en  elle 
avant  elle-même. 

Dans  l'après-midi,  quand  la  voiture  de  Monseigneur,  qui  s'en 
retournait,  passa  à  nouveau  devant  la  porte  de  la  maison  de 
briques  rousses.  M""  d'Arazac,  qui  était  assise  là,  suivant  sa  cou- 
tume, voulut  se  lever. Les  jeunes  femmes  la  soutinrent  ensemble; 
et  Monseigneur,  ayant  fait  arrêter  la  voiture,  les  bénit  d'une 
grande  croix  tracée  dans  l'air  pour  elles  seules  et  le  vieux  seuil 
résistant. 

Ce  soir-là,  l'abbé  Andrau,  qui  avait  accepté  de  dîner  chez 
M""'  d'Arazac,  s'en  vint  un  peu  tard  fermer  l'église.  La  petite 
lampe  du  sanctuaire  et  d'autres,  devant  la  Sainte  Face,  Notre- 
Dame  de  Lourdes  et  saint  Martiji,  Ifrûlaient  à  des  hauteurs  iné- 
gales. Quelques-unes  étaient  do  verre  rouge;  leurs  petites 
flammes  immobiles,  inaltérables,  répandaient  avec  une  lueur 
étroite  une  étrange  force  de  sérénité  et  d'éternité.  Les  fleurs  et 
les  branches  de  la  veille  agonisaient  parmi  les  rigidités  durables 


LA   VIE    FINISSANTE.  81 

des  bouquets  artificiels  et  elles  exaltaient  dans  l'ombre  leur 
esprit  puissant  et  fugitif,  leur  esprit  de  fraîcheur  et  de  parfum, 
avant  de  se  flétrir  entièrement. 

L'abbé  regarda  les  chaises  et  les  prie-Dieu  encore  en 
désordre  ;  ils  se  heurtaient  tournés  dans  tous  les  sens,  ils  enva- 
hissaient le  passage;  il  y  en  avait  de  renversés  à  demi  et  d'autres 
tout  à  fait  par  terre.  Quelques-uns  amoncelés  paraissaient 
s'étreindre  comme  immobilisés  en  pleine  lutte  ;  l'abbé  se  fraya 
un  sentier  parmi  le  désordre  des  chaises.  Il  avançait  pénible- 
ment à  cause  des  grandes  ombres  mal  déterminées  par  les  veil- 
leuses ;  il  éprouva  une  lassitude  et  un  ennui.  Cette  pensée  lui 
vint  que  les  chaises  de  l'église  gardaient  quelque  chose  des  âmes 
de  ceux  qui  s'y  étaient  agenouillés,  de  ces  âmes  sérieuses, 
diverses,  et  violentes,  qu'il  fallait  mener  au  ciel  à  travers  les 
passions  humaines  et  les  austérités  difficiles  de  la  vertu.  Les 
prie-Dieu  des  enfans  qui  avaient  été  confirmés  le  matin  se  tenaient 
tout  comme  le  matin  sagement  tournés  vers  l'autel  et  bien  ali- 
gnés; ceux  des  petites  filles  à  gauche,  ceux  des  petits  garçons  à 
droite,  séparés  par  l'intervalle  prescrit.  Il  se  demanda  combien 
de  temps  encore  ces  enfans  garderaient  leur  intacte  blancheur 
de  ce  jour.  Il  s'agenouilla  pour  prier  sur  la  première  marche  de 
l'autel,  mais  des  figures  se  levaient  à  demi  dans  l'ombre  autour 
de  lui  indistinctement.  C'était  la  grande  fatigue  des  jours  précé- 
dens  et  des  dernières  nuits  sans  repos  qui  se  traduisait  en  visions 
étranges  et  douloureuses.  Sa  prière  s'égarait.  Il  appuya  sa  tête 
contre  le  marbre  de  l'autel  ;  il  serrait  ses  mains  l'une  à  l'autre 
pour  essayer  de  retenir  son  âme  ;  mais  il  n'en  avait  plus  la  force 
physique;  et,  étant  simplement  épuisé,  il  se  croyait  tenté  par 
quelque  esprit  mauvais... 

Il  se  leva  pour  rentrer.  Les  grosses  clefs  de  l'église  gémirent 
à  leur  ordinaire  dans  les  vieilles  serrures  rouillées  des  portails. 

Un  rossignol  commença  de  chanter  dans  le  beau  calme,  sous 
les  étoiles,  au  loin. 

Devant  la  petite  porte  du  presbytère,  l'abbé  Andrau  trouva 
sa  sœur  qui  causait  avec  la  jeune  M"""  Mauvezens  et  son  mari. 
La  jeune  M"""  Mauvezens  portait  son  poupon  entre  ses  bras  parce 
qu'il  ne  voulait  pas  s'endormir  et  elle  s'écartait  parfois  de  la 
causerie  pour  le  bercer  en  le  promenant. 


TOMK  IXXIV.    —    1906. 


82 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


XI. 

L'ombre  commença  do  voiler  les  lumières  magnifiques  du 
coucliant.  Les  belles  couleurs  s'assombrirent  par  degrés  et  la 
fête  des  soirs  de  soleil  mourut.  Alors,  au  bord  de  la  route,  les 
arbres  de  triomphe,  les  opieux  ornés  et  couronnés,  apparurent 
moins  tristes  que  dans  la  force  du  jour  impuissante  à  les  faire 
germer  désormais.  On  les  avait  abattus  dès  le  matin  ;  ils  gisaient 
dans  la  poussière. 

Un  homme  qui  allait  par  la  route,  lourdement,  à  la  faconde 
ceux  qui  portent  en  eux  des  pensées  difficiles,  regardait  les 
arbres  avec  attention  et  il  se  penchait  un  peu  pour  mieux  les 
voir,  tout  en  marchant.  Quelques-uns  avaient  été  coupés  dans 
un  petit  bois  à  lui;  il  savait  lesquels;  il  les  reconnaissait  et  il 
comptait  les  reprendre  dès  le  lendemain.  Mais  cette  idée  lui 
vint  que  ce  bois  vert  ne  serait  bon  à  brûler  qu'à  l'automne,  alors 
il  chercha  s'il  n'y  aurait  pas  d'ici  là  quelque  chose  de  mieux  à 
en  faire.  Il  ne  trouvait  point  ;  d'autres  préoccupations  le  tenaient 
entièrement. 

Dans  le  temps  qu'il  se  penchait  sur  les  arbres,  le  fils  Des- 
piau,  écartant  des  deux  mains  les  pointes  fines  de  la  haie, 
cria  : 

—  Hé  !  Tournetz. 

L'autre  leva  la  tête  pour  voir  qui  l'avait  appelé  et  il  regar- 
dait derrière  lui  et  en  avant,  à  droite,  à  gauche.  Et  ayant  aperçu 
Despiau,  il  s'approcha  de  la  haie  : 

—  Que  fais-tu  là? 

Despiau  lui  montra  un  petit  cheval  qui  paissait  dans  le  carré 
de  prairie. 

—  Voilà,  j'essaye  de  le  prendre;  c'est  l'heure  de  rentrer. 
Mais,  ce  soir,  ça  n'allait  pas;  le  cheval  faisait  le  fou.  Despiau 

parlait  brièvement,  avec  un  peu  de  peine.  H  avait  couru,  il  était 
essoufflé,  et  sa  poitrine  souffrait  à  s'emplir  trop  vite  et  trop  pro- 
fondément de  l'air  léger  du  soir.  Tournoi/  lui  offrit  de  l'aider;  il 
accepta.  Le  cheval  recommença  de  faire  par  la  prairie  desvoltes 
brusques  pour  échapper  aux  hommes;  cependant,  comme  il 
•tendait  le  cou,  ralenti  par  quelques  brins  d'herbes,  dans  une 
envie  do  les  gagner  au  passage,  Tournetz  parvint  à  saisir  le  bout 
de  longe  qui  pondait  au  licol.  Ils  descendirent  vers  le  village. 


LA  VIE   FINISSANTE.  83 

Derrière  eux,  les  petits  sabots  du  cheval  sonnaient  régulièrement 
sur  la  route.  Despiau  demanda  : 

—  Tu  reviens  de  là-bas? 

Et  il  faisait  signe  de  la  tête  du  côté  de  la  maison  de  Gèbes  le 
tailleur,  Tournetz  répondit  : 

—  Oui. 

Alors  Despiau  voulut  savoir  s'il  se  décidait  à  se  laisser  por- 
ter sur  la  liste  d'opposition.  Gèbes  était  le  chef  du  parti,  bien 
que  conseiller  sortant.  Il  croyait  savoir  de  source  certaine  que 
M.  Mauvezens  pensait  le  rayer  de  sa  nouvelle  liste.  Et  d'ailleurs 
il  en  avait  assez  d'être  un  simple  conseiller  municipal,  de  ceux- 
là  qu'on  n'écoute  pas  parce  qu'ils  ne  sont  jamais  de  lavis  de 
tous.  Il  lui  fallait  mieux.  Il  comptait  se  présenter  cette  fois 
contre  M.  Mauvezens  comme  candidat  à  la  mairie  et  il  cher- 
chait à  se  composer  un  conseil  influent. 

Dans  le  village  et  la  campagne,  plusieurs  marchaient  avec 
Gèbes.  Quelques-uns  le  trahissaient,  d'autres  allaient  de  lui  à 
M.  Mauvezens,  indécis,  entraînés  par  des  intérêts  complexes  et 
variables.  Gependant  le  fils  Despiau  faisait  carrément  de  la  pro- 
pagande pour  lui;  il  aimait  à  se  donner  quelque  avantage  et  aussi 
il  souffrait  difficilement  les  beaux  chevaux  du  fils  Mauvezens. 
Gela  lui  déplaisait  également  que  M™*"  Mauvezens  s'obstinàt  à 
garder  son  épicerie  malgré  leur  fortune  croissante.  Elle  en  fai- 
sait grand  état;  elle  l'avait  peu  à  peu  agrandie  et  transformée 
en  une  façon  de  magasin  général,  ce  qui  diminuait  considérable- 
ment l'importance  de  celle  que  M.  et  M""  Despiau  tenaient  avec 
moin&de  faste.  Et  il  y  avait  encore  une  autre  raison:  Elie  Despiau 
allait  volontiers  chez  M.  Gèbes,  à  cause  de  sa  fille  Marguerite- 
Glaire  qu'il  trouvait  jolie. 

Tournetz  répondit  que,  tout  compte  fait,  il  ne  se  laisserait 
pas  porter  sur  la  liste  d'opposition.  Il  s'expliqua  :  lui  aussi  élait 
conseiller  sortant.  Dans  les  quatre  années  qu'il  avait  passées  au 
conseil,  il  n'avait  cessé  de  contrecarrer  M.  Mauvezens,  mais  dans 
l'ombre,  sans  le  heurter  de  front. 

—  Je  lui  dois  deux  mille  francs  et  je  ne  pense  guère  les  lui 
rendre  encore. 

Gette  dette  l'avait  beaucoup  gêné  tout  le  temps  pour  dire  ses 
façons  de  penser. 

—  Tu  comprends,  il  aurait  eu  tôt  fait  de  me  les  réclamer  si 
j'avais  crié  trop  fort. 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  se  déchargea  des  faiblesses  dont  on  laecusait  dans  le  parti. 
C'était  à  cause  de  cette  dette  quil  n'avait  pas  pu  insister  lorsque 
M.  Mauvezens  n'avait  pas  voulu  faire  construire  une  salle  de 
danse,  non  plus  que  lorsqu'il  s'était  agi  des  chemins  vicinaux, 
ou  de  l'institutrice  tout  dernièrement.  Il  avait  pris  grand'peine  à 
le  ménager,  il  ne  voulait  pas  perdre  à  présent  d'un  coud  le  fruit 
de  ses  habiletés. 

—  Il  me  raye  de  sa  liste,  moi  aussi,  je  le  sais,  et  il  fait  bien. 
Nous  ne  pouvons  pas  être  d'accord,  ça,  c'est  sûr.  Mais  je  ne  veux 
pas  tout  de  même  avoir  l'air  trop  contre  lui 

Il  haussa  les  épaules  :  M.  Mauvezens  n'avait  aucune  influence 
en  haut  lieu;  tout  le  monde  se  moquait  de  lui,  il  n'obtenait  jamais 
rien;  on  en  avait  assez.  —  Il  riait,  sa  pipe  à  la  main,  en  culbutant 
dans  l'air,  par  des  gestes  vagues,  le  maire  et  les  conseillers.  Ce- 
pendant, malgré  sa  certitude  d'un  succès,  il  ne  se  présentait  pas 
avec  la  liste  adverse  à  cause  des  deux  mille  francs.  Mais  il  croyait 
avoir  trouvé  un  moyen  de  tout  concilier.  Il  venait  de  présenter 
à  Cèbes  son  frère. 

—  Théodore,  tu  sais  bien. 

Et  comme  l'autre  comprenait  mal,  il  se  mit  à  dire  : 

—  Je  serai  conseiller  à  sa  place...  Il  ne  sait  jamais  ce  qu'il 
veut;  il  me  consulte  sur  tout;  il  fera  au  conseil  ce  que  j'aurai 
décidé. 

Et  comme,  de  cette  façon,  il  ne  figurerait  pas  sur  la  liste,  il 
comptait  que  M.  Mauvezens  ne  réclamerait  pas  son  argent. 

Despiau  approuva.  Ils  se  turent;  ils  ne  savaient  plus  que  se 
dire.  Ils  pensaient  diversement  à  des  choses  pareilles  et  ils  ne 
s'inquiétaient  que  d'eux-mêmes  en  paraissant  s'intéresser  au  bien 
de  leur  village.  Ils  ne  sentaient  entre  eux  aucune  solidarité  véri- 
table. Ils  ne  désiraient  point  que  les  autres  fussent  heureux;  ils 
n'y  pensaient  guère.  Et  quand  môme  ils  y  auraient  pensé,  ils 
n'auraient  su  peut-être  trouver  aucun  lien  entre  leur  bon  désir  et 
les  élections  prochaines.  Ils  n'avaient  que  des  ambitions,  des 
intérêts,  des  rancœurs.  La  vie  politique  est  faite  de  tout  cela  dans 
les  villages. 

Les  deux  hommes  se  serrèrent  la  main.  Dans  le  temps  qu'ils 
allaient  se  séparer,  Jacques  Dauglas  apparut  au  détour  d'une 
ruelle  ;  c'était  un  beau  garçon  d'environ  trente-cinq  ans,  intelligent 
et  silencieux,  et  qui  ne  se  mariait  point,  disait-on,  à  cause  de 
Félicie  sa  voisine.  Il  portait  des  outils  sur  son  épaule;  Tournetz 


LA   VIE    FINISSANTE.  83 

l'arrêta,  voulant  à  toute  force  lui  faire  prendre  quelque  apéritif. 
Mais  l'autre  se  dégageait  doucement,  avec  fermeté.  Il  n'avait 
pas  envie  de  boire;  c'était  tard;  il  avait  encore  à  faire  chez  lui, 
avant  la  nuit  «lose.  En  réalité,  c'était  qu'il  ne  voulait  point 
se  mêler  à  ceux  qui  faisaient  les  élections  et  puis,  avec  Tour- 
netz,  il  pensait  toujours  à  des  choses  anciennes...  Il  se  remit  en 
chemin.  Il  allait  d'un  beau  pas  à  la  fois  puissant  et  léger,  comme 
de  qui  porte  en  ses  membres  la  jeunesse  avec  l'équilibre  des 
proportions  exactes.  Il  allait  au-devant  de  la  nuit  par  la  route 
montante. 

Tournetz  entra  au  café  Larroques,  qui  était  celui  de  1  opposi- 
tion, et  Despiau  s'en  fut,  un  peu  plus  loin,  jusque  chez  lui. 

Au  seuil  de  l'épicerie,  sa  mère  et  Anna  Soulé  s'entretenaient 
de  choses  et  d'autres. 

Elie  ayant  passé  pour  mener  son  cheval  à  l'écurie,  M™^  Despiau 
se  lamenta  de  ce  qu'il  se  donnait  à  la  politique.  Elle  n'aimait  pas 
ces  choses  et  elle  les  craignait. 

—  On  se  fait  des  ennemis  sans  savoir  pourquoi. 

Elle  ne  croyait  point,  pour  sa  part,  que  M.  Mauvezens  fût  un 
mauvais  maire.  On  le  trouvait  trop  clérical  !  Mais  il  ne  l'était 
point  tant  que  cela!  bien  au  contraire!  elle  pensait  qu'il  aurait 
mieux  fait  son  salut  à  l'être  davantage. 

Anna  dit  qu'il  se  pourrait  bien  qu'un  mariage  se  trouvât  dans 
cette  affaire  : 

—  Jacques  va  beaucoup  chez  les  Cèbes.  On  commence  à  le 
dire  par  le  village.  Et  il  y  a  là-bas  Marguerite-Claire  qui  ne  lui 
irait  pas  mal,  ce  semble. 

M"*  Despiau  hocha  la  tête;  elle  ne  croyait  point  qu'on  la  lu" 
donnerait. 

—  Voyez-vous,  on  l'attire  à  présent  parce  qu'on  en  a  besoin  ; 
après,  on  lui  dira  de  s'en  retourner.  Elle  est  tron  demoiselle  pour 
nous,  Marguerite-Claire. 

Anna  ne  trouvait  pas...  Elie  aussi  avait  bon  air.  Il  y  eut  un 
silence;  M"""  Despiau  soupira  comme  dans  l'attente  de  quelque 
difficulté. 

—  Allez,  il  y  a  des  ennuis  pour  tous  par  le  monde. 

Elle  ne  disait  point  le  plus  grand,  qui  était  de  voir  son  fils 
si  pâle  quelquefois  et  repris  de  fièvre  et  de  toux  à  la  moindre 
fatigue. 

Anna  répondit  qu'elle  avait  eu  aussi  sa  part  de  douleurs.  Elle 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

oiïrit  à  M"'  Despiau  de  lui  prêter  un  livre  où  il  se  trouvait 
une  prière  maij^nifique  à  dire  dans,  les  tribulations  et  les  cha- 
grins. Elle  en  avait  autrefois  éprouvé  lefficacité.  Elle  se  sauva; 
elle  avait  peur  dôtre  en  retard;  elle  courait  gauchement  sur  la 
route  avec  la  préoccupation  de  ce  qu'elle  avail  laissé  mijoler 
devant  son  feu,  un  neu  loin  pour  que  cela  ne  risquât  pas  de 
brûler. 

Des  hommes,  un  à  un,  et  comme  venus  à  un  rendez-vous, 
étaient  entrés  au  café  de  ropposition,el  ils  gardaient  devant  eux 
des  verres  de  bière  tout  servis  qu'ils  ne  buvaient  point  en  cau- 
sant. On  n'entendait  pas  leurs  voix  sur  la  place;  ils  paraissaient 
tranquilles  ;  —  et  ils  préparaient  les  élections  prochaines  avec 
leurs  passions  et  leurs  intérêts,  sans  voir  plus  loin  et  [)renant  des 
couleurs  politiques  au  gré  de  leur  mécontentement. 

Dehors  les  hirondelles,  récemment  revenues,  striaient  le  ciel 
clair  de  l'accent  bref  de  leurs  ailes. 

XII 

M"^  Mérens  attendait  le  facteur  en  haut  de  la  côte  près  de 
l'étang.  Son  mariage  ayant  été  arrangé  tout  à  fait  cet  autre  jeudi, 
lorsqu'elle  était  allée  à  Rieul  avec  le  père  Despiau  dans  la  haute 
jardinière,  elle  avait  pensé,  suivant  dans  son  esprit  les  étapes 
coutumières,  qu'elle  aurait  des  lettres  de  son  fiancé  peut-être 
tous  les  jours. Il  ne  lui  avait  pas  encore  écrit.  Alors  elle  s'était 
dit  que  ce  serait  sûrement  pour  ce  jour  même  qui  se  trouvait 
le  premier  jeudi  depuis  leur  promesse.  C'est  pourquoi  elle  atten- 
dait le  facteur  en  haut  de  la  côte.  Et  elle  s'émerveillait  de  voir 
combien  ce  jour  était  beau,  et  les  petits  canards  et  les  oies  doux 
à  regarder  sur  l'étang  parmi  les  grandes  ombres  des  cyprès  du 
cimetière. 

Comme  le  facteur  montait  la  côte,  sans  se  presser,  en  homme 
qui  sait  marcher  et  s'épargner  la  fatigue  inutile,  M"°  Mérens 
descendit  un  peu  au-devant  de  lui.  Elle  faisait  comme  une  qui 
cherche  des  fleurs  et  elle  cueillait,  par  contenance,  des  pâque- 
rettes et  des  primevères  au  bord  du  chemin. 

Quand  il  lui  eut  remis  sa  lettre,  dont  elle  ne  pouvait  con- 
naître encore  l'écriture,  et  qui  venait  bien  de  Rieul,  elle  eut 
l'idée  de  ne  pas  1  ouvrir  tout  de  suite,  alin  de  mieux  savourer  la 
joie  nouvelle.  Simplement  elle  remonta  avec  le  facteur,  de  son 


I 


LA   VIE    FINISSANTE.  87 

pas  tranquille,  en  causant  un  peu  de  menus  faits  quelconques,  et 
elle  arrangeait  son  petit  bouquet.  Le  facteur,  ayant  pris  congé 
d'elle,  entra  au  presbytère.  Elle  déchira  l'enveloppe.  La  lettre 
disait  :  «  Si  vous  voulez  savoir...  allez  à  Toulouse...  samedi...  à 
l'hôtel  d'Auvergne...  »  Elle  n'était  pas  signée.  Elle  était  toute 
pleine  de  fautes  d'orthographe,  faites  à  dessein,  aurait-on  dit. 
Elle  apportait  sa  lâcheté  sur  un  papier  misérable,  si  flasque  et 
étriqué  qu'il  se  coupait  aux  plis  comme  celui  des  lettres  que 
certains  pauvres  vont  montrant  de  porte  en  porte  et  qui  attestent 
des  maux  incurables  et  des  tares  effrayantes. 

]\r'^  Mérens  la  déchira  en  tout  petits  morceaux,  si  bien  que 
sur  chacun  il  ne  se  pouvait  voir  même  une  syllabe  en  entier, 
et  elle  les  jeta  dans  l'eau  de  l'étang.  Les  remous  que  font  en  na- 
geant les  oies  et  les  canards  repoussèrent  les  fragmens  le  long 
du  mur,  et  sous  les  broussailles  d'un  côté  du  chemin.  Ils  lui- 
saient joliment  comme  les  petites  plumes  blanches.  M'^®  Mérens 
les  regarda  passer  sur  le  reflet  obscur  des  cyprès.  Elle  les  suivait 
des  yeux  sans  le  vouloir,  ne  sachant  plus  à  quoi  penser,  ayant 
une  certitude  que  son  fiancé  serait  véritablement  le  samedi  avec 
sa  maîtresse  à  cet  hôtel  d'Auvergne. 

Des  hommes  apparurent  à  la  croix.  Ils  se  rendaient  à  pied  à 
Rieul  pour  la  foire,  mais  surtout  parce  qu'on  y  devait  tenir  des 
parlotes  dans  les  cafés  pour  les  élections. 

M'^^  Mérens  ouvrit  une  ombrelle  claire  et  elle  se  reprit  à 
cueillir  des  fleurs,  —  des  fleurs  sur  la  haie,  cette  fois,  de  grandes 
fleurs  de  pommier  sauvage  et  d'églantine,  qu'elle  se  donnait  l'al- 
lure de  vouloir  par  longues  branches,  comme  pour  composer 
avec  soin  une  gerbe  destinée  à  quelque  beau  vase  à  mettre  en  un 
lieu  de  prédilection. 

Ils  la  saluèrent  en  passant.  Elfe  répondit  à  leur  salut,  gen- 
timent, avec  un  air  de  gaîté.  M'^°  Mérens  se  gara  au  bord  de  la 
route.  Des  jardinières  qui  se  suivaient  passèrent  au  trot  fou  de 
leurs  chevaux  étroits,  sans  beauté  réelle  et  pleins  de  sang  foui 
do  même.  Des  gens  riaient  sur  les  banquettes,  d'autres  s'étaient 
mis  derrière.  Ils  allaient  par  la  descente,  emportés  dans  le  bruit 
violent  des  hautes  roues,  secoués  aux  cailloux  du  chemin  et  en- 
vironnés d'une  belle  poussière. 

Tout  cela  prenait  la  route,  en  se  hâtant. 

La  mère  de  Félicie  passa  avec  son  mari.  Ils  emportaient  dans 
un  grand  panier,  avec  de  la  paille  dans  le  fond,  un  agneau  qui 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'était  cassé  la  patte  ;  ils  espéraient  le  vendre  à  quelque  boucher. 

Tournetz  et  sa  femme  passèrent  aussi.  Et  d'autres.  M"*  Mé- 
rens  les  regardait  sans  bien  savoir.  Elle  saluait  parfois,  en  sou- 
riant. Et  tout  ce  monde  allait  étrangement  par  sa  mémoire,  à 
cette  heure. 

Elle  savait  que  la  mère  de  Félicie  l'avait  eue  elle-même  d'un 
amant,  à  quinze  ou  seize  ans,  et  non  pas  de  celui  qu'elle  avait 
épousé  par  la  suite.  A  présent  ils  vivaient  tous  ensemble,  la 
grand'mère  et  son  mari,  Félicie  qui  n'avait  point  voulu  se  marier, 
et  sa  fille.  Ils  cultivaient  leur  bien  ensemble,  très  unis  et  soli- 
daires les  uns  des  autres,  en  tout  semblables  à  une  famille  nor- 
male. Et  ils  étaient  heureux,  à  ce  qu'il  paraissait.  L'ordre  non 
plus  que  les  choses  durables  n'étaient-ils  donc  plus  nécessaires 
dans  la  vie,  pour  le  bonheur? 

M^'*  Mérens  trouva  avec  désespoir  qu'il  valait  mieux  être  sans 
doute  une  enfant  ignorante  et  instinctive  que  ce  qu'elle  était 
elle-même,  et  qu'il  ne  servait  de  rien,  en  vérité,  de  vouloir  à 
l'amour  des  sanctions  éternelles  et  des  ornemens  délicats.  Ce 
n'étaient  que  des  façons  de  souffrir,  —  les  meilleures  de  toutes, 
—  et,  parce  qu'elle  les  avait  prises  dans  les  livres  avec  d'autres 
aspirations  fines  et  subtiles,  elle  détesta  cette  instruction  qu'elle 
avait  tant  désirée,  autrefois,  alors  qu'elle  était  aussi  presque  une 
paysanne,  chez  ses  parens,  dans  un  village  comme  celui-ci, 
ailleurs.  Et,  en  fait,  elle  ne  savait  point  assez  pour  que  ce  lui  fût 
une  joie  et  un  affermissement  dans  la  vie,  et  elle  savait  tléjà 
trop  pour  être  encore  simple  et  de  jugement  tout  à  fait  droit. 

Un  jour  Félicie  avait  dit  que,  dans  les  premiers  temps,  quand 
elle  avait  su,  sa  tante,  qui  devait  épouser  Tournetz,  s'était  fâchée. 
C'était  juste  comme  le  mariage  allait  se  faire  :  «  Elle  m'a 
chassée  de  chez  elle,  elle  ne  voulait  plus  voir  Tournetz,  et  puis, 
elle  l'a  pris  tout  de  même.  »  Voilà  :  elle  était  plus  âgée  que  lui, 
et  veuve.  Ils  s'étaient  accordés  parce  qu'elle  avait  une  maison  et 
une  bonne  terre,  et  qu'il  était  jeune.  «  Elle  l'a  pris  tout  de 
même.  »  Ces  paroles  se  redisaient  dans  la  tête  de  M"°  Mérens, 
confusément,  malgré  elle.  Elles  gagnaient  un  sens  énorme  et 
insoupçonné,  —  comme  il  arrive  à  de  menus  faits,  à  des  actes 
vulgaires,  qui  deviennent  sans  raison,  quelquefois,  les  signes 
invincibles  d'un  avenir.  M"°  Mérens  décida  qu'elle  épouserait  son 
fiancé  au  plus  tôt,  —  à  travers  tout,  —  et  non  plus  pour 
asseoir  un  foyer,  suivant  son  ancien  rêve,  mais  seulement  pour 


LA   VIE   FINISSANTE.  89 

avoir  de  l'amour  comme  les  autres,  quand  ce  ne  serait  qu'en 
passant,  et  par  celui  qu'elle  avait  désiré. 

Elle  s'en  fut  chez  M"""  Mauvezens.  Il  y  avait  dans  le  magasin 
M.  Daurat  qui,  ayant  acheté  de  menues  choses,  causait.  Il  était 
hostile  à  M.  Mauvezens.  Ils  ne  s'aimaient  point  l'un  l'autre,  et 
cependant  M.  Daurat  venait  à  l'épicerie  quelquefois.  C'était  pour 
ne  point  paraître  attacher  d'importance  aux  anciennes  disgrâces, 
pour  se  donner  un  air  de  les  mépriser.  Et  c'était  aussi  pour 
cacher,  sous  de  petites  phrases  quelconques,  des  malices  et  des 
insinuations.  M"*  Mauvezens  n'était  point  embarrassée  pour  ré- 
pondre, et  ils  se  jetaient  ainsi,  durant  leurs  entrevues,  des  pointes, 
sans  qu'il  y  parut  grandchose  au  dehors.  Cela  leur  allait  à  l'un 
et  à  l'autre,  et  par  là  ils  étaient  près  de  s'entendre. 

M.  Daurat  disait  :  —  Je  vais  prendre  ma  retraite  dans  deux 
ans,  et  mon  fils  viendra  me  remplacer.  C'est  un  grand  espoir  que 
j'ai.  Je  voudrais  le  voir  ici,  où  j'ai  fait  toute  ma  carrière. 

M""®  Mauvezens  répliqua  : 

—  Ah!  mais!  cane  dépend  pas  de  vous  seulement,  monsieur 
Daurat.  Oui,  ce  serait  agréable  pour  vous  qu'il  vînt  ici  pour  vous 
remplacer,  et  vous  pourriez  comme  ça  rester  au  village  et  y  finir 
vos  jours.  Vous  connaissez  tout  le  monde  ici,  et,  quand  on  est 
vieux,  on  aime  être  en  famille. 

M.  Daurat  s'appuya  au  comptoir,  comme  pour  s'installer 
plus  longuement. 

—  Ça  ne  dépend  pas  de  moi  seul,  c'est  vrai,  madame  Mauve- 
zens. Mais  je  pense  que  personne  ne  serait  fâché,  ici,  d'avoir 
mon  fils,  et  que  l'on  se  souviendra  que  j'ai  bien  fait  mon 
devoir,  toujours,  et  même  avec  un  zèle  que  d'autres  n'apportent 
pas  au  leur. 

Il  donna  à  entendre  qu'il  n'était  point  embarrassé  pour  ob- 
tenir des  faveurs.  Il  pensait  à  son  ami  le  député.  M""'  Mauve- 
zens y  pensa  aussi. 

L'institutrice  annonça  son  mariage.  M.  Daurat  la  félicita. 
M""^  Mauvezens  crut  mieux  faire  de  l'embrasser. 

M"'  Mérens  passa  aussi  chez  M"""  Leibax  et  à  la  maison  de 
briques  rousses. 

Les  voix  du  village  avaient  déjà  partout  annoncé  ses  fian- 
çailles, depuis  longtemps,  mais  on  ne  lui  en  disait  rien  et  on 
s'émerveillait  de  la  bonne  nouvelle  comme  d'une  bonne  nouvelle 
inattendue. 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  journée  avançait  vers  son  midi,  dans  sa  magnificence 
paisible. 

M"'  -Mdrens  s'avisa  qu'elle  aurait  dû  passer  chez  monsieur  le 
curé.  Mais  elle  n'avait  pas  envie  de  le  voir.  Que  lui  dirait-elle? 
Les  prêtres  ne  comprennent  rien  à  l'amour.  Et  elle  voulait  con- 
naître l'amour.  Elle  allait  connaître  l'amour. 

Elle  eut  une  sensation  de  plaisir  et  presque  d'orgueil,  —  si  aiguë 
et  profonde  que  c'était  comme  une  défaillance.  Et  ce  fut  sa  joie. 

Elle  jota  sur  son  lit  ses  fleurs  fanées  —  les  fleurs  du  prin- 
lonips  se  fanent  plus  vite  que  les  autres,  et  entièrement,  d'un 
coup. 

XIII 

M""*  d'Arazac  a  sa  chambre  au  premier  étage,  dans  sa  vieille 
maison  de  briques  rousses.  Tous  les  soirs,  quand  il  est  neuf  heures, 
elle  y  monte,  appuyée  au  bras  de  JVF^  Clarisse,  quelquefois  au  bras 
d'Anna.  A  cette  heure,  elles  sont  toujours  seules  dans  la  maison. 

Justine,  qui  très  fréquemment  y  vient  à  la  journée,  est  déjà 
repartie  depuis  longtemps. 

Honoré,  l'homme  qui  travaille  le  jardin  et  que  l'on  fait  dîner 
le  soir,  s'en  est  retourné  lui  aussi.  Elles  sont  seules.  Le  canari 
s'est  endormi,  et  le  cœur  de  la  vieille  horloge  est  le  seul  bruit 
étranger  à  leurs  mouvemens  qui  leur  tienne  encore  un  peu 
compagnie  avant  le  sommeil. 

Elles  font  leur  prière  ensemble,  ici  ou  là. 

Quand  M""*  d'Arazac  est  plus  fatiguée,  c'est  autour  de  son 
fauteuil:  M'""  Clarisse  et  Anna  à  genoux  par  terre, appuyées  bien 
droites  à  l'épaulier  de  quelque  chaise.  Mais,  quand  M"""  d'Arazac 
se  trouve  un  peu  mieux,  elle  vient  jusqu'au  corridor  et  elle  s'age- 
nouille à  demi  sur  un  vieux  prie-Dieu  aux  coussins  de  velours 
jaune.  Elle  se  tient  volontiers  là  parce  qu'il  y  a  de  l'air,  môme 
dans  le  plus  fort  de  l'été.  Et  s'il  fait  froid,  l'hiver,  et  dans  le  prin- 
temps encore  dont  toutes  les  soirées  ne  sont  pas  bonnes,  elle  va 
s'agenouiller  à  la  cuisine  sur  une  chaise  basse  à  haut  dossier, 
tout  près  de  l'ûtre,  et  les  autres  la  suivent. 

C'est  M"*  Julio  qui  récite  ordinairement  la  prière.  La  prière 
serait  courte,  si  elle  n'y  ajoutait  des  oraisons  de  dévotion  au 
Sacré-Cœur  de  Jésus,  à  saint  Joseph,  et  pour  les  malades,  les 
mourans,  et  les  âmes  du  Purgatoire. 


LA    VIE    FINISSANTS.  9! 

Elle  prie  les  mains  jointes  et  les  yeux  fermés,  rigide  et  re- 
cueillie. Elle  dit  à  la  fin  le  «  Souvenez-vous  »  qui  est  une  prière 
à  la  Vierge  composée  par  saint  Bernard  et  enrichie  d'indul- 
gences. Quand  elle  arrive  à  la  phrase:  «  Me  voici  à  vos  pieds 
gémissant  sous  le  poids  de  mes  péchés,  »  elle  dit  :  «  Me  voici... 
gémissante,  accablée,  sous  le  poids  énorme  de  mes  péchés.  » 
C'est  petit  à  petit  qu'elle  a  pris  cette  coutume  de  changer  un  peu 
sa  prière.  Elle  ressent  tellement  jusqu'au  fond  de  l'àme  sa  piété 
qu'elle  a  voulu  s'humilier  mieux.  Elle  croit  ainsi  qu'elle  donne 
plus  d'amour.  Et  cela  émerveille  en  vérité  de  penser  au  «  poids 
énorme  »  des  péchés  de  M'^^  Julie.  Les  péchés  de  M"^  Julie  tien- 
draient à  l'aise  dans  le  creux  de  la  main.  Cela  est  tout  à  fait  sûr. 
Et,  s'il  en  était  autrement,  ses  yeux  ne  seraient  point  restés  si 
jeunes,  si  présens,  si  occupés  aux  petites  choses... 

Quand  M™^  d'Arazac  monte  par  l'escalier  de  bois  sonore,  il 
fait  connaître  le  nombre  de  ses  pas  à  toute  la  maison,  à  cause  de 
son  cri  sous  la  canne  qu'elle  appuie  à  chaque  marche.  Il  y  a  sans 
doute  des  poussières  menues  qui  se  détachent  du  vieux  bois, 
lorsqu'elle  passe;  peut-être,  dans  les  coins,  des  toiles  d'araignées, 
mais  on  ne  le  sait  point,  on  ne  les  voit  pas.  C'est  comme  dans 
la  vie,  où  de  petites  choses  s'en  vont,  jour  par  jour,  et  ils  sont 
bien  peu  ceux  qui  y  prennent  garde. 

La  porte  de  la  chambre  de  M""^  d'Arazac  s'ouvre  au  milieu 
d'un  second  corridor  tout  à  fait  pareil  à  celui  d'en  bas  et  qui  y 
correspond  de  tous  points,  avec  deux  fenêtres  au-dessus  des 
deux  portes  de  l'autre,  une  sur  la  route,  une  sur  le  jardin,  et 
tout  plafonné  de  poutrelles  un  peu  irrégulières,  comme  celui 
d'en  bas.  Des  images  y  sont  suspendues  au  mur,  par  places, 
avec  symétrie  :  une  gravure  espagnole  de  sainte  Philomène  dans 
un  cadre  noir  fileté  d'or,  et  si  empli  de  poussière  qu'il  faut 
l'éprouver  avec  le  doigt  pour  retrouver  l'ancien  vernis,  le  fond 
est  entièrement  rosé  et  la  sainte,  à  genoux  dans  sa  prison  une 
palme  à  la  main,  attend  avec  allégresse  l'heure  de  son  martyre; 
une  gravure  française  du  temps  de  l'Empire  venue  de  Paris  on 
ne  sait  plus  bien  quand,  et  qui  représente  «  la  Ruine  et  le 
désespoir  de  l'Enfant  prodigue,  »  et  d'autres.  De  petites  bètes 
montent  et  descendent  sous  le  verre  mal  enchâssé... 

Sur  un  bahut,  des  prunes  se  conservent,  encore  fraîches  sous 
leurs  rides  innombrables. 

Un  petit  CErist  janséniste,  les  mains  élevées,  a  été  posé  là 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  une  tablette  haute,  et  de  petits  vases  dorés  sont  auprès  de 
lui,  mais  on  ne  pense  jamais  à.  y  mettre  des  fleurs.  Un  bras  du 
Christ  s'est  trouvé  cassé  par  quelque  choc  ancien,  et  M"®  Clarisse, 
pieusement,  voici  déjà  de  longues  années,  l'a  entouré  doucement 
d'un  fil  qui  le  rattache  à  l'épaule  et  qui  a  pris  le  ton  de  l'ivoire 
vieilli,  si  bien  qu'on  le  distingue  à  peine. 

M"®  d'Arazac  est  presque  assise  dans  son  lit  et  point  cou- 
chée comme  les  jeunes  qui  respirent  facilement.  Elle  a  deux 
grands  oreillers  qui  la  soulèvent  et  elle  dort,  parmi  ses  rideaux 
blancs  écartés,  les  mains  sur  son  drap  et  la  bouche  entr'ouverte. 

Quand  elle  s'éveille,  elle  se  plaint  et  elle  prie. 

Elle  a  au  mur  un  reliquaire  où  se  trouvent  des  reliques  de 
plusieurs  saints  et  elle  le  regarde  en  se  rappelant  leurs  vies 
qu'elle  connaît  bien. 

Autour,  un  grand  chapelet  est  retenu  par  des  clous.  Il  y  a  là 
aussi  un  bénitier  de  porcelaine  peinte  qui  représente  un  ange 
portant  une  coquille  et  une  image  de  la  Sainte  Vierge  avec  son 
Enfant  Jésus. 

Les  figures  célestes  lui  tiennent  compagnie,  mieux  encore  la 
nuit  que  le  jour,  et  il  lui  arrive  de  se  sentir  si  faible  et  petite 
créature  qu'elle  s'abandonne  mentalement  aux  bras  de  son  ange 
gardien,  comme  autrefois  aux  bras  de  sa  mère. 

Le  rosaire  au  poignet  et  ses  scapulaires  sur  la  poitrine  et 
dans  les  épaules,  elle  n'a  pas  peur.  Elle  a  confiance.  Mais  elle 
voudrait  bien  reprendre  quelques  forces  encore  et  vivre  jusqu'à 
un  âge  plus  avancé. 

Elle  pense  quelquefois  aux  Dario  qui  sont  ses  humbles  et  an- 
ciens amis.  Ils  sont  plus  vieux  qu'elle  et  ils  vont  encore  à  l'église 
et  ils  viennent  encore  la  voir,  de  temps  à  autre.  Ce  lui  est  une 
grande  espérance  toute  voisine. 

Il  arrive  aussi  à  M™"  d'Arazac,  certaines  nuits,  de  trouver  les 
heures  infiniment  longues  et  vides.  Son  esprit  est  éveillé  à  demi. 
Il  confond  les  temps  et  les  événemens  dans  l'attente  imprévue 
de  quelque  chose  de  nouveau.  L'espj-it  de  M"""  d'Arazac  se  re- 
trouve tout  à  fait  comme  à  la  première  aurore  de  la  jeunesse, 
alors  qu'on  commence  à  concevoir  l'amour,  qui  est  la  chose  pro- 
chaine, mais  qu'on  le  craint  un  peu  et  qu'on  ne  le  voudrait 
point  tout  de  suite.  A  présent,  c'est  la  mort  qui  sera  l'amour. 
C'est  la  seule  chose  nouvelle  que  l'esprit  de  M"'  d'Arazac  puisse 


LA    VIE    FINISSANTE.  93 

attendre  dans  son  angoisse  et  son  espoir  de  l'avenir  qui  est  de 
tous  les  âges.  Et,  mal  éveillée,  il  lui  arrive  de  se  sentir  en  repos 
et  contente,  ne  sachant  plus  si  c'est  l'amour,  la  mort. 

Il  se  passe  bien  des  choses  mystérieuses  et  profondes  dans  les 
vieilles  têtes.  Et  de  là  vient  leur  beauté. 

La  maison  de  briques  rousses  est  comme  une  âme  fermée 
qui  ne  se  livre  point  au  dehors.  La  seule  part  de  vie  extérieure 
et  en  quelque  sorte  publique  qu'elle  ait  encore,  c'est  des  fleurs 
dorées  de  l'église,  des  cierges,  des  nappes  d'autel  qu'elle  lui 
vient.  La  maison  conserve  ces  choses  avec  douceur.  M'^*  Clarisse 
a  pensé  qu'elles  y  seraient  mieux  qu'aux  sacftsties,  à  l'église 
même.  Elle  n'a  voulu  laisser  là-bas  que  les  choses  tout  à  fait 
usuelles.  Et,  les  jours  de  fête,  les  beaux  bouquets,  les  grands 
cierges  de  cire,  les  nappes  brodées,  tout  cela  sort  de  la  vieille 
maison  comme  un  beau  trésor  fragile,  divinement  puéril,  qu'on 
emporte  vers  l'église  par  la  route,  avec  d'infinies  précautions. 
Puis  les  fêtes  passées,  toutes  ces  choses  reviennent  prendre  leur 
place  dans  les  immenses  cartons  et  dans  les  armoires  d'une 
chambre  où  on  ne  va  point  d'ordinaire.  Et  elles  gardent  dans 
leur  ombre  temporaire  et  paisible  quelque  chose  de  vivant  :  les 
regards  et  les  pensées  que  le  peuple  y  a  attachées  durant  les 
offices. 

Il  y  a  encore  autre  chose  de  la  vieille  maison  qui  s'en  va 
délie  au  loin.  Tous  les  printemps  beaucoup  de  nids  se  bâtissent 
sous  les  tuiles  de  son  toit.  Ces  nids  donnent  l'essor  à  des  hiron- 
delles et  à  d'autres  oiseaux,  et,  quand  le  temps  est  venu,  ils 
partent  du  toit  vers  l'horizon,  comme  de  bonnes  pensées  vaga- 
bondes. 

Les  oiseaux  sont  la  jeunesse  des  vieilles  maisons,  leur  gaîté, 
la  richesse  des  tuiles  un  peu  brisées. 

]yjme  (j'Arazac  aime  beaucoup  les  oiseaux  de  son  toit.  Elle 
n'est  point  comme  M^^^  Clarisse,  qui  ne  veut  connaître  en  fait 
d'oiseaux  que  son  canari  et  ses  pigeons. 

Les  hésitations,  les  agitations,  les  propagandes  de  ce  temps 
électoral  passaient  autour  de  la  vieille  maison;  elle  n'en  parais- 
sait pas  autrement  inquiétée. 

Elle  avait  vu  se  faire  et  disparaître  bien  des  maires.  Aucun 
d'eux  n'avait  sensiblement  augmenté,  ni  diminué,  la  part  de 
bonheur  et  de  souffrance  de  chacun  dans  le  village.  Il  importait 


94  REVUE  DES  DEUX  M0NDE3. 

peu,  en  vérité,  que  ce  fût  l'un  ou  l'autre.  Cependant,  elle  était 
sans  doute  comme  toutes  les  vieilles  gens  qui  inclinent  plus 
volontiers  vers  ce  qui  a  été,  que  vers  ce  qui  sera. 

M"*  d'Arazac  blâmait  Gèbes  de  son  ambition  nouvelle, 
M"'  Clarisse  aussi,  mais  il  n'entrait  aucune  vue  politique  dans 
leur  appréciation.  C'était  seulement  parce  qu'il  leur  semblait  que 
Cèbes  aurait  bien  pu  rester  conseiller  municipal,  avec  M.  Mau- 
vezens  comme  maire,  selon  qu'elles  s'étaient  accoutumées  à  le 
voir.  Elles  auraient  trouvé  tout  simple  que  chacun  restât  à  sa 
place,  content  et  en  paix  avec  soi  et  les  autres. 

XIV 

Au  soir  du  dimanche  6  mai,  jour  des  élections  municipales, 
dans  la  salle  de  la  mairie,  M.  Mauvezens,  avant  de  procéder  au 
dépouillement  du  scrutin,  appuya  ses  deux  rnains  à  la  table  et 
se  leva  pour  dire  quelques  paroles.  Il  chercha  un  moment  des 
mots  propres  à  bien  traduire  sa  pensée  et,  ayant  trouvé,  il  dit  : 

—  Quels  que  soient  les  élus,  il  faut  qu'après  le  résultat  on 
oublie  tout  et  qu'on  soit  unis  comme  avant. 

C'étaient  là  des  paroles  simples  et  qui  lui  ressemblaient  d'être 
pleines  de  bonnes  intentions  et  de  faiblesse.  M.  Mauvezens  n'ai- 
mait point  les  haines,  ni  les  inimitiés  ;  il  craignait  toute  lutte  et 
il  le  disait  ingénument.  Il  eût  souhaité  plaire  à  tout  le  monde, 
contenter  chacun  ;  il  changeait  facilement  d'opinion,  mais,  toute 
énergie  lui  faisant  défaut,  il  ne  récoltait  pas  pour  lui-môme  la 
sympathie  qu'il  semait  sur  les  autres,  parce  que  les  foules  ne 
veulent  aimer  que  les  forts.  Sa  femme  et  son  tils  portaient  aussi 
à  sa  popularité  une  ombre  grave.  Son  fils,  orgueilleux  et  cassant, 
blessait  facilement  les  uns  et  les  autres,  et,  en  aucun  temps,  — 
non  plus  qu'ils  ne  s'attachent  aux  faibles,  —  les  foules  n'ont 
plié  volontiers  sous  les  occultes  régences  de  femme. 

M.  Mauvezens  savait  tout  cela,  il  en  souiïrait,  et,  dans  le  mo- 
ment de  violer  le  secret  de  l'urne,  il  avait  peur  de  perdre  la 
mairie,  lui  qui  n'allait  plus  à  la  messe  depuis  quelques  années, 
dans  l'intérél  de  son  intlueuce  à  la  préfecture. 

Les  paroles  de  M.  Mauvezens  tombèrent  dans  le  silence  avec 
une  dignité  qu'elles  empruntaient  à  l'heure  décisive  et  attendue. 
Il  y  avait  peu  de  gens  dans  la  salle,  et  généralement  pas  les 
cîindidals.  Quelques-uns,  qui  se  tenaient  au  fond,  sortirent  l'un 


LA    VIE    FIMSSAXTE.  95 

après  l'autre,  isolément,  sans  bruit.  Au  dehors,  plusieurs 
hommes  fumaient  en  devisant.  Quelques-uns  faisaient  des  pro- 
nostics, mais  la  plupart  s'entretenaient  d'une  rixe  qui  avait  eu 
lieu  la  veille,  à  la  tombée  de  la  nuit,  à  cause  d'un  fossé  mitoyen, 
entre  Gapéran  et  Pierrett  son  voisin,  homme  plus  âgé  que  lui, 
mais  très  fort  et  violent...  Sans  doute  ils  iraient  devant  le  juge 
de  paix  à  Lombez,  mais  Gapéran,  qui  avait  manqué  recevoir 
un  coup  de  bêche  en  pleine  tête,  disait  qu'il  voulait  porter  sa 
plainte  plus  loin  que  ça  et  faire  venir  les  gendarmes. 

M.  Mauvezens  et  ses  assesseurs,  ayant  fait  consciencieuse- 
ment leur  travail  de  dépouillement,  donnèrent,  vers  sept  heures 
et  demi,  les  noms  des  élus.  Une  petite  pluie  fine  avait  commencé 
de  tomber;  les  gens  s'étaient  en  partie  dispersés  dans  les  mai- 
sons avoisinantes  ;  il  ne  se  fit  aucun  bruit  ;  il  n'y  eut  aucune 
manifestation.  La  liste  de  M.  Mauvezens  triomphait;  dès  lors, 
on  en  pouvait  augurer  qu'il  resterait  à  la  mairie  ;  ses  conseillers 
réélus  l'y  maintiendraient  sûrement. 

M.  Gaud  passa.  Ayant  connu  les  noms  des  élus,  il  s'en  allait. 
Mais,  comme  il  portait  sa  blouse  des  dimanches  et  qu'il  était  rasé 
de  frais,  il  pensait  entrer  un  peu  à  la  maison  de  briques  rousses 
avant  que  de  s'en  revenir  chez  lui.  Il  était  très  attaché  à 
M"*  d'Arazac  et  à  M'^^  Glarisse  ;  ils  avaient  été  enl'ans  ensemble  ; 
c'est  un  grand  lien  qui  va  se  resserrant  avec  les  années  et  les 
vides  que  fait  la  mort.  Un  peu  de  sa  jeunesse  demeurait  en  elles 
et  elles-mêmes  retrouvaient  un  peu  de  la  leur  en  lui.  Et  puis, 
M.  Gaud  aimait  à  faire  des  visites  ;  il  se  présentait  agréablement 
et  ses  façons  touchaient,  par  une  certaine  finesse  naturelle  et 
inattendue,  aux  façons  des  gentilshommes  d'un  autre  temps.  Le 
bruit  sec  du  heurtoir  sur  le  vantail  de  vieux  bois  gris  sonna  par 
le  corridor.  Anna  accourut  ouvrir. 

Lorsque  M.  Gaud  entra,  M"^  d'Arazac  lui  tendit  la  main  en 
souriant.  M'^*  Clarisse  lui  avança  une  chaise,  et  elles  lui  offrirent 
le  thé.  Mais  il  n'en  voulut  point;  il  ne  voulait  rien.  A  la  longue, 
comme  M'^^  Glarisse  insistait,  il  accepta  une  prune  à  l'eau-de- 
vie.  M"^  Glarisse  en  retira  trois  du  bocal  où  elles  se  conservaient 
dans  leur  sirop  savamment  dosé  par  elle-même  et  elle  les  mettait 
dans  un  petit  verre.  Mais  M.  Gaud  n'en  accepta  qu'une.  Il  était 
fort  sobre  et  un  peu  délicat  en  ce  qui  concernait  Testomac. 
M""  Glarisse  recouvrit  le  bocal  de  son  parchemin  qui  était  une 
page  de  quelque  ancien  psautier  où  se  lisaient  encore  des  notes 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  musique  sur  des  paroles  latines,  des  notes  carrées  rouges  et 
noires.  M"*  Clarisse  serra  le  parchemin  avec  la  vieille  ficelle; 
c'était  un  geste  bien  connu  qu'elle  faisait  depuis  des  années 
lorsque  quelqu'un  venait  à  la  veillée  et  qu'il  fallait  offrir  quelque 
chose.  Le  parchemin  se  remettait  souvent  de  travers,  et  M'^"  Julie 
par  boutade  plaisante  appelait  son  bocal  «  la  mal  coiffée.  » 

M.  Gaud  donna  les  nouvelles  de  l'élection  :  M.  Mauvezens  et 
les  siens  étaient  élus.  M"^  d'Arazac  et  M"*  Clarisse  s'en  ré- 
jouirent. M.  Gaud  ne  dit  rien;  il  ne  se  permit  aucun  commen- 
taire, bien  que  pour  sa  part  il  fût  contraire  à  M.  Mauvezens. 
M.  Gaud,  à  cause  de  sa  vieille  amitié  avec  M.  Daurat  qui  pen- 
dant vingt  ou  trente  ans  l'avait  accompagné  durant  qu'il  chan- 
tait à  l'église,  ne  pardonnait  point  à  M.  Mauvezens  de  l'avoir 
repoussé.  C'est  pourquoi  il  avait  voté  avec  ceux  de  Cèbes,  —  et 
par  cette  considération  aussi  qu'il  était  son  voisin,  —  bien  que 
celui-ci  se  présentât  comme  candidat  radical-socialiste. 

A  quatre-vingts  ans,  le  père  Gaud  s'était  fait  radical-socialiste 
sanssavoir  ce  que  cela  voulait  dire.  Du  reste,  il  chantait  encore  à 
l'église  le  dimanche  et  ne  partageait  aucune  des  idées  de  Cèbes 
touchant  les  traitemens  des  curés.  Et  c'était  un  digne  homme 
que  Tordre  des  choses  ne  blessait  point  en  tant  que  société 
ou  religion,  par  ceci  qu'il  avait  toujours  accompli  ses  devoirs 
de  son  mieux,  sans  fatigue  ni  révolte,  et  qu'il  ne  manquait  de 
rien. 

Quand  il  eut  achevé  sa  prune,  M°'  d'Arazac  le  pria  de 
chanter.  C'était  autant  pour  se  reposer  sans  rien  dire  que  pour 
entendre  la  jolie  voix  fine  un  peu  fêlée  de  Gaud.  Elle  se  ren- 
versa dans  son  fauteuil  et  le  vieil  homme  chanta  pour  elle. 
Il  chanta  quelque  chose  de  suranné  qui  ressemblait  à  leur  jeu- 
nesse ; 

Voltigez,  hirondelles. 

Voltigez  près  de  moi 

Et  reposez  vos  ailes 

Au  faîte  des  tourelles 
Sans  émoi. 

La  voix  de  M.  Gaud  s'élevait  facilement  dans  le  calme  de  la 
maison;  elle  tremblait  un  peu  ;  il  cherchait  à  donner  de  l'expres- 
sion aux  moindres  paroles.  Il  avait  fait  partie  autrefois,  à  Saint- 
Etienne  de  Toulouse,  de  la  maîtrise  métropolitaine.  Là,  il  avait 
pris  une  façon  de  chanter  plus  savante;  il  prononçait  avec  soin 


LA   VIE    FINISSANTE.  97 

les  syllabes  en  chantant  et  il  scandait  son  chant  dans  un  rythme 
didactique. 

Voltigez,  hirondelles... 

Il  y  avait  d'autres  couplets  : 

Votre  nid,  bâti  à  ma  mansarde, 
Votre  doux  nid  me  garde. 

M™*  d'Arazac,  les  yeux  fermés,  se  reposait  en  remuant  un  peu 
la  tête  de  droite  et  de  gauche  parfois,  à  la  mesure,  pour  faire 
voir  qu'elle  ne  dormait  pas...  A  la  vérité,  elle  en  avait  envie;  les 
vieux  sont  comme  les  enfans  et  les  douces  chansons  les  en- 
dorment. 

Ceux  du  parti  vainqueur  buvaient  à  leurs  succès  gaîment  chez 
Léandre,  dans  la  salle  très  éclairée  du  grand  café.  Les  autres 
étaient  rentrés  dans  leur  maison,  à  la  faveur  du  soir,  silencieu- 
sement. Mais  quelques  meneurs  avaient  arrangé  de  se  retrouver 
chez  Larroque  et  là,  au  premier  étage,  derrière  les  volets  clos, 
ils  établissaient  un  plan  de  réaction. 

Vers  minuit,  les  jeunes  de  l'opposition  décidèrent  de  fonder  un 
comité  de  défense  républicaine,  et  deux  d'entre  eux,  Elie  Despiau 
et  Sagéas,  furent  désignés  pour  aller  le  faire  agréer  par  le  sous- 
préfet  de  Lombez.  Ils  savaient  que  par  les  temps  actuels,  comme 
en  tout  autre  temps,  on  ne  repoussait  point  les  bonnes  volontés. 
Puis  tout  compte  fait,  on  remplaça  Sagéas  par  Tournetz  dans 
l'affaire  de  la  délégation.  Tournetz  parlait  mieux.  Il  avait  aussi 
plus  de  poids  et  meilleure  allure.  Comme  il  n'était  pas  là,  on 
s'en  fut  le  chercher,  l'éveiller,  pour  savoir  s'il  voulait  bien 
accepter  la  mission,  et  il  se  trouva  qu'il  voulait  bien.  Même  il  en 
était  fort  content;  il  n'avait  plus  personne  à  ménager,  il  était 
libre:  M.  Mauvezens,  ayant  eu  vent  de  sa  combinaison  contre 
lui  et  poussé  par  son  fils,  lui  avait  fait  réclamer  ses  deux  mille 
francs,  et  Cèbes  les  avait  prêtés  afin  qu'il  ne  fût  pas  dit  qu'un  des 
siens  demeurât  à  la  merci  de  l'adversaire.  Cèbes  les  avait  prêtés 
aux  intérêts  annuels  de  3  pour  100  au  lieu  que  Tournetz  les 
payait  au  5  à  lautre.  Il  l'avait  dit  bien  haut,  croyant  ainsi 
augmenter  sa  popularité,  mais  cela  lui  avait  nui  parce  qu'on 
l'avait  jugé  aussitôt  malavisé  et  peu  apte  aux  bonnes  affaires. 

On  ramena  Tournetz  au  café;  en  passant,  les  hommes  virent 

TOME  IXXIV.  —  1906.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  tout  était  déjà  fermé  chez  Léandre.  Et  comme  ils  avaient 
beaucoup  bu  et  que  le  doux  air  frais  de  la  nuit  avait  frappé 
d'exaltation  leurs  intelligences  obscures,  ils  cherchèrent  à  our- 
dir, dans  le  silence,  quelque  trame  lourde  et  douloureuse  pour 
se  venger  de  M.  iMauvezens.  Ils  cherchaient  et  ne  trouvaient 
point.  L'un  d'eux  cria  :  «  Une  jonchée  !  »  Mais  ils  ne  savaient 
point  avec  quelle  femme  lui  faire  la  jonchée.  On  ne  lui  connais- 
sait aucune  liaison.  Despiau  dit  :  «  Une  jonchée  à  sa  femme.  » 

C'était  mieux;  cela  même  le  toucherait  davantage.  Mais  sa 
femme  non  plus  n'avait  pas  de  liaison;  elle  n'était  plus  jeune  et 
elle  sortait  peu.  Elle  allait  quelquefois  au  presbytère,  ces  der- 
niers temps  surtout,  parce  que  la  sœur  de  l'abbé  Andrau  ayant 
dû  s'absenter  pour  aller  soigner  sa  marraine  tombée  malade  au 
village  lointain,  elle  était  revenue  comme  elle  le  faisait  autre- 
fois, aider  le  père  Andrau  dans  le  ménage,  par  bonté  d'âme  un 
peu,  et  beaucoup  parce  qu'elle  aimait  à  entrer  chez  les  autres  pour 
savoir  des  histoires  intimes  et  se  donner  un  air  d'être  indispen- 
sable. Elle  allait  quelquefois  au  presbytère,  c'était  tout. 

Tournetz  dit  :  «  Une  jonchée  avec  le  curé.  » 

L'idée  plut;  aucun  de  ces  hommes  ne  détestait  le  curé,  même 
ils  le  trouvaient  plutôt  bon  et  sympathique;  mais  il  était  le 
prêtre,  le  clérical  par  essence.  Ils  ne  songèrent  point  à  la  souf- 
france humaine  qu'ils  allaient  lui  infliger,  mais  seulement  à  ceci 
que  cette  action  réhabiliterait  la  commune,  devant  l'opinion  des 
communes  voisines,  de  cette  tare  dont  la  marquait  la  municipa- 
lité choisie  dans  laquelle  se  trouvait  un  chantre,  Argès  et  un 
marguillier,  Ulysse  Delpech,  et  auprès  de  laquelle  Clausette  l'or- 
ganiste demeurerait  sûrement  comme  secrétaire  de  mairie. 

Sagéas  donna  des  haricots  blancs;  les  autres  hachèrent  de 
la  paille  dans  l'écurie  de  Despiau.  Ils  riaient  ;  leur  idée  leur 
paraissait  très  bonne,  et  l'exécution  en  était  si  aisée  qu'elle  en 
devenait  encore  meilleure. 

A  cette  même  heure,  au  loin  et  tout  à  l'entour,  des  forces 
pareilles  s'agitaient  dans  des  sens  différens  par  toute  la  France. 
Dans  son  exiguïté  et  sa  simplicité  le  village  portait  les  dissen- 
sions, les  lâchetés,  les  égoïsmes,  tous  les  germes  de  mort  qui 
font  éphémères  et  vains  les  bons  désirs,  les  efforts  vers  une 
entente  meilleure,  plus  large,  plus  intelligente,  qui  semblent 
quelquefois  vouloir  aider  au  difficile  gouvernement  des  Etats. 
Les  gens   du  village  se  croyaient   socialistes,    radicaux,   repu- 


LA   VIE   FINISSANTE.  99 

blicains  modérés;  d'aucuns  croyaient  s'attacher  à  une  répu- 
blique démocratique,  d'autres  à  une  république  conservatrice. 
Et  véritablement,  ils  ne  connaissaient  point  le  sens  de  ces  mots, 
et  ne  se  battaient  pas  pour  des  mots,  mais  pour  des  personnes, 
'§t  non  point  encore  pour  ces  personnes  dans  leur  individualité 
propre  et  leurs  idées,  —  mais  seulement  en  en  faisant  acception 
dans  leurs  rapports  avec  eux-mêmes. 

Tournetz,  qui  était  farceur,  avec  Sagéas,  Despiau  et  Chelles, 
le  forgeron  bossu,  semèrent  la  jonchée  entre  les  maisons  voi- 
sines qui  élevaient  sous  le  ciel  leurs  toits  paisibles  aux  arêtes 
basses,  leurs  toits,  étendus  sur  des  têtes  endormies  contre  le  mal 
des  saisons,  et  inhabiles  à  protéger  contre  les  autres  peines. 

La  jonchée  partait  d'un  seuil  pour  arriver  à  l'autre,  entre 
l'épicerie  de  jVP*  Mauvezens  et  la  petite  porte  du  presbytère. 
Les  haricots  blancs  luisaient  sur  la  paille  hachée.  Ils  claquèrent 
un  peu  en  toml' ni  sur  la  pierre  des  deux  marches  à  la  porte 
du  presbytère.  Mirza,  la  petite  chienne  de  l'abbé  Andrau,  aboya 
au  dedans.  Les  hommes  s'en  furent. 

Des  constellations  déclinaient  et  d'autres  montaient  sur  les 
collines.  Et  les  acacias  de  la  placette,  qui  avaient  jQeuri  hâtive- 
ment dans  les  dernières  belles  journées,  a-épandaient  leur  par- 
fum tranquille  et  profond  sur  la  terre  humide. 

XV 

CONFÉRENCE  POUR  LE  MERCREDI  9  MAI.  THÉOLOGIE  DOGMATIQUE 

«  ...  La  grâce:  Un  don  surnaturel  que,  en  vue  des  mérites 
de  Jésus-Christ,  Dieu  fait  à  toute  créature  raisonnable  pour  lui 
permettre  d'atteindre  sa  fin  surnaturelle...  » 

La  lampe  de  l'abbé  Andrau  vacilla  et  s'éteignit  dans  le  matin. 
Alors  il  quitta  sa  table  de  travail  et  s'en  fut  pousser  les  volets 
pleins  pour  voir  si  le  jour  avait  paru.  Une  fine  clarté  douce  et 
triste  entra  par  la  fenêtre;  le  jour  montait  dans  son  indécision 
habituelle.  Des  petits  nuages  couraient  par  le  ciel;  c'était  l'heure 
où  les  étoiles  se  perdent  dans  un  éloigiiement  infini.  Les  coqs 
chantèrent  à,  la  ronde,  et  ils  se  répondaient  et  s'excitaient  de 
proche  en  proche.  Ils  clamaient  la  victoire  de  la  lumière  sur  les 
ombres.  Ils  clamaient  comme  des  précurseurs,  comme  des  pro- 
phètes, dans  le  temps  même  de  la  lutte,  alors  que  la  nuit  dcmcu- 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rait  encore  dans  les  vallons  creux  et  les  bois  et  que  la  lumière 
paraissait  faible  comme  une  lumière  à  l'agonie. 

L'abbé  tira  sa  table  tout  contre  la  fenêtre  et,  dans  le  jour 
merveilleux  qui  croissait  lentement  sur  ses  mains,  il  recom- 
mença de  travailler  à  sa  conférence.  Il  cherchait,  il  lisait,  et  puis 
il  se  mettait  à  écrire... 

«  L'homme  est  in  via,  en  chemin.  Quand  il  sera  arrivé  au 
terme,  Dieu,  source  du  vrai  et  du  bien,  comblera  l'abîme  de  ses 
désirs...  » 

Le  soleil  se  leva.  Il  glissait  de  longs  rayons  par-dessus  la 
colline;  l'abbé  pensa  qu'il  n'y  avait  pas  d'image  meilleure  de  la 
grâce  que  le  soleil. 

Des  pas  de  femme  se  firent  entendre  sur  le  préau.  Les  coups 
de  la  messe  avaient  sonné  à  l'heure  habituelle  et  l'abbé  Andrau 
ayant  rangé  ses  papiers  descendit  pour  se  rendre  à  l'église.  Et 
dans  l'escalier  tout  blanchi  à  la  chaux  et  devant  l'horloge  qui 
marquait  les  heures  de  sa  vie,  il  pensait  à  son  âme  avec  un  infini 
respect  et  une  angoisse,  saisi  par  cette  vision  de  la  joie  surna- 
turelle et  pleine  qu'il  recevrait  d'elle  plus  tard,  et  la  peur  de 
n'en  pas  être  assez  digne. 

En  bas,  la  chienne  se  jeta  dans  sa  robe,  avec  de  grandes 
marques  d'affection.  Il  ouvrit  la  petite  porte  par  où  personne 
encore  n'avait  passé  ce  matin-là,  et,  sur  son  seuil,  la  jonchée  se 
présenta  à  lui.  Il  regarda  et  il  ne  comprit  pas  tout  d'abord.  Puis 
une  colère  brusque  l'emplit;  et  aussi  une  haine  qu'il  n'avait 
jamais  connue. 

Et  dans  ce  même  temps  le  soleil  et  les  arbres  lui  apparurent 
féroces  et  comme  animés  d'une  vie,  en  tout  ennemie  de  la 
sienne  et  plus  forte.  Une  grande  misère  l'enveloppait  ;  il  avait 
les  mains  vides  de  joies  et  voici  qu'il  se  trouvait  encore  des 
hommes  pour  le  blesser.  Dans  sa  tête  des  pensées  marchaient 
vite,  sans  ordre.  Il  désira  partir,  s'en  aller  bien  loin  pour  n'être 
plus  connu  par  personne.  Il  désira  mourir.  Il  avait  peur  d'entrer 
à  l'église;  cependant  il  poussa  la  porte.  La  fraîcheur  de  l'eau 
bénite  sur  son  front  lui  causa  une  sensation  douce;  il  traversa 
la  nef. 

Durant  le  mois  de  mai  il  y  a  beaucoup  de  femmes  dans  les 
églises  aux  messes  matinales,  parce  que  c'est  un  temps  consacré 
à  la  Vierge.  Il  lui  semblait  que  les  femmes  le  regardaient  plus 
curieusement  qu'à  l'ordinaire.  Au  fond,  il  crut  voir  Germaine 


LA   VIE   FINISSANTE.  101 

Lauriol,  la  tête  dans  ses  mains,  et  il  craignit  qu'elle  ne  pleu- 
rât sur  lui. 

Dans  la  sacristie,  les  deux  petits  clercs  jouaient  à  pousser  à 
terre  des  haricots  cueillis  dans  la  jonchée  comme  on  fait  avec 
des  billes  ;  mais  quand  ils  le  virent  entrer,  ils  les  cachèrent 
vite  sous  leurs  blouses. 

Agenouillé  sur  son  grossier  prie-Dieu,  l'abbé  Andrau  deman- 
dait pardon  à  Dieu  de  sa  colère  et  de  sa  révolte.  Il  disait  :  — 
«  Que  voulez- vous  faire  de  moi,  Seigneur?  »  Et  il  répétait  cette 
prière  sans  savoir  en  dire  d'autres.  Il  craignit  que  quelques-uns 
dans  la  paroisse  ne  crussent  réellement  à  des  relations  coupables 
entre  lui  et  la  femme  du  maire.  L'horreur  et  la  douleur  qu'il 
en  ressentit  furent  telles  qu'il  lui  parut  tomber  comme  le  Christ 
au  chemin  du  Golgotha,  tout  déchiré,  sous  une  croix  trop  lourde, 
contre  des  cailloux  ardus.  Il  se  souvint  des  paroles  qu'il  avait 
écrites  :  «  L'homme  est  en  chemin  dans  la  vie,  »  et  de  celles-ci  : 
«  Le  bonheur  l'attend  non  dans  ce  qui  est  créé,  fini,  mais  dans 
l'infini  lui-même...  » 

Cependant  il  s'affligeait  de  ne  pas  retrouver  son  exaltation 
de  tout  à  l'heure,  le  bel  élan  de  foi  et  d'espoir  qui  avait  rayonné 
sur  lui  avec  le  soleil,  la  grâce... 

Il  se  revêtit  des  ornemens  sacerdotaux  et,  son  calice  entre 
ses  mains,  sous  les  étoffes  précieuses,  il  monta  à  l'autel. 

Au  soir,  comme  la  nuit  était  revenue  entièrement  et  que  la 
placette  se  trouvait  déserte,  M.  Mauvezens  s'en  vintau  presbytère. 
II  paraissait  gêné.  L'abbé  Andrau  le  fit  asseoir.  Ils  ne  savaient 
que  se  dire.  Ils  parlaient  de  choses  lointaines.  M.  Mauvezens  se 
leva  pour  s'en  aller,  et  dans  le  temps  qu'ils  arrivaient  à  la  porte 
il  se  décida  : 

—  Voyez-vous,  monsieur  le  curé,  il  ne  faut  pas  vous  faire 
d'ennui...  Ce  n'est  pas  contre  vous,  la  jonchée.  Personne  ne  peut 
rien  penser  de  mal  à  votre  sujet.  C'est  à  cause  de  moi,  ce  sont 
les  autres,  ceux  qui  ont  été  battus  hier  qui  ont  voulu  se  venger. 

Mais  l'abbé  ne  croyait  pas  tout  à  fait  cela.  Il  hocha  la  tète.  Il 
pensait:  «  Cela  m'atteint  tout  de  même.  »  Ils  se  serrèrent  la 
main.  M.  Mauvezens  s'en  fut,  et  il  interrogeait  la  nuit  de  droite 
et  de  gauche  pour  voir  si  personne  n'avait  pu  surprendre  sa  dé- 
marche. Il  ne  se  souciait  pas  d'aggraver  sa  réputation  de  clérical. 


102  RE\'UE    DUS    DEUX   MOiNDES. 


XVI 


Jacques  demanda  à  Félicie  : 

—  Alors,  c'est  vrai.  Tu  ne  veux  pas? 
Elle  répondit  tristement  : 

—  Non,  vois- tu.  Je  ne  puis  pas. 

La  nuit  tombait.  C'était  une  heure  exquise,  toute  plerae  de 
parfums.  Félicie  revenait  de  coudre  chez  Francine  Noubel,  la 
femme  du  métayer  de  la  maison  de  briques  rousses.  Elle  s'en 
revenait  par  un  petit  chemin  montant,  enveloppé  d'arbres  et  de 
haies  vives.  Et  Jacques,  (jui  savait  toujours  où  la  retrouver,  avait 
paru  à  son  côté  quand  elle  ne  l'attendait  pas. 

Au  village,  on  les  croyait  amans,  parce  que,  quand  on  les 
voyait  ensemble,  aux  foires,  ou  aux  fêtes,  ils  se  regardaient  sans 
rien  se  dire  avec  un  air  de  ne  plus  rien  voir  autour  d'eux.  On 
les  croyait  amans.  Cependant,  ils  ne  l'étaient  pas  encore.  Félicie 
n'avait  pas  voulu.  Jacques  la  désirait  depuis  longtemps,  et  elle 
se  refusait  toujours. 

!1  voulut  la  blesser;  il  dit  : 

—  Tu  n'as  pas  parlé  comme  ça  autrefois,  à  Tournetz. 
Elle  cria  : 

—  Oh  r  tu  sais  bien,  je  t'ai  déjà  dit.  Je  ne  voulais  pas,  moi. 
Mais  j'étais  si  jeune.  Je  ne  savais  pas.  Et  il  m'a  prise. 

^lle  songea  aux  jours  anciens.  Ils  se  turent.  Et  ils  marchaient 
si  près  Tun  de  l'autre  qu'ils  se  touchaient  à  chaque  pas. 

Le  silence  était  tout  empli  du  bruit  des  grillons.  Il  y  avait 
aussi  des  rainettes,  en  bas,  dans  la  vallée. 

Jacques  reprit  : 

—  Mais  moi,  je  t'aime.  Ce  n'est  plus  comme  l'autre.  Tu  peux 
vouloir. 

Alors  elle  chercha  des  raisons.  Sa  fille  Gabrielle  qui  était 
déjà  une  grande  fille...  Et  puis  la  religion  qui  défendait...  Elle 
était  chanteuse  à  l'église,  avec  les  jeunes  filles,  elle  chantait 
avec  Gabrielle.  Si  on  venait  à  savoir?  Elle  serait  chassée,  ce 
serait  une  grande  honte  pour  toutes  les  deux... 

—  Et  puis,  il  y  en  a  qui  croient  que  tu  es  mon  frère...  parce 
que  la  maison  de  ton  père  était  près  de  la  nôtre  autrefois,  comme 
à  présent,  et  parce  que... 

Elle  n'osa  pas  dire  que  c'était  parce  que  sa  mère  autrefois, 


LA    VIE    FINISSANTE.  i  03 

se  voyant  enceinte,  avait  crié  à  tous  que  c'était  à  cause  de  Pierre 
Dauglas,  le  père  de  Jacques.  Ce  n'était  pas  vrai.  Seulement  il 
était  riche.  Elle  pensait  avoir  un  peu  d'argent  en  faisant  croire 
cette  chose. 

Jacques  répondit  : 

—  Et  quand  cela  serait? 

Pourtant  ils  savaient,  Fun  et  l'autre,  que  ce  n'était  pas  vrai; 
qu'ils  n'étaient  pas  frère  et  sœur. 

Félicie  voulut  dire  encore  des  raisons.  Mais  elle  n'en  trouva 
pas.  Elle  ne  savait  plus.  Elle  commençait  de  parler,  et  s'arrê- 
tait, ne  comprenant  plus  le  sens  de  ses  paroles. 

Dans  le  fond,  elle  aussi,  elle  désirait  l'amour.  Mais  le  respect 
de  Jacques  lui  avait  toujours  été  très  doux,  à  elle  que  les  autres 
respectaient  peu  à  cause  de  sa  faute  et  de  ceci  qu'elle  ne  s'était 
point  mariée  ensuite.  Elle  ne  voulait  pas  le  perdre.  Il  lui  avait 
toujours  parlé  doucement,  sans  brutalité.  Elle  avait  peur  que 
cela  ne  changeât,  après...  Elle  avait  peur  de  bien  des  choses. 

Il  étendit  un  bras  derrière  elle.  C'était  parce  qu'elle  chance- 
lait en  marchant,  comme  prise  d'ivresse.  Une  fatigue  infinie  l'en- 
vahissait. Elle  ne  savait  plus.  Et  à  chaque  pas,  elle  jetait  sa  tête 
alourdie  sur  l'épaule  de  l'homme. 

Il  lui  dit  : 

—  Tu  veux  t'asseoir  un  moment? 
Elle  fit  «  oui  »  d'un  signe  léger. 

Alors  elle  commença  de  se  laisser  aller  au  désir  profond  qui 
naissait  en  elle.  Ils  marchaient  lentement,  portant  déjà  leur 
plaisir  dans  cette  heure  ardente,  silencieusement.  Il  y  avait  au 
ciel  de  grandes  bandes  rouges,  violentes  et  lourdes,  et  entre  ces 
bandes  rouges,  d'autres  très  pâles  et  comme  transparentes,  vertes, 
fluides,  toutes  semblables  à  de  l'eau  traversée  par  une  lumière. 
Mais  Jacques  ne  voulut  point  qu'elle  se  reposât  dans  le  chemin. 
Au  delà  de  la  haie  il  y  avait  des  champs  de  blé  et  un  petit 
talus  d'herbe  courte.  Il  dit  : 

—  Quand  il  y  aura  une  brèche  dans  la  haie,  nous  passerons. 
Il  s'en  trouva,  une  près  d'un  cerisier  sauvage,  tout  chargé  de 

petites  cerises  mûres.  Jacques  poussa  doucement  Félicie  en  pre- 
nant garde  à  la  protéger  des  épines  de  la  haie. 

De  l'autre  côté  ils  furent  très  seuls. 

Les  blés  élevés  qui  paraissaient  monter  aux  nuages  par  la 
colline  fermaient  tout  l'horizon.  Et  la  haie  profonde  les  séparait 


lOi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  chemin.  Ils  furent  très  seuls,  et  ils  ne  savaient  plus  que  se 
dire. 

Jacques  fit  asseoir  Fe'licie  sur  l'herbe,  contre  le  petit  talus. 
Il  prit  ses  mains.  Il  jouait  avec,  doucement.  Et  puis  il  lui  donna 
des  baisers  dans  la  figure. 

Elle  ne  les  lui  rendait  pas,  elle  ne  savait  pas.  Elle  était  très 
pure  dans  ses  bras,  immobile,  contente  et  éperdue.  Elle  renversa 
sa  tête  contre  l'herbe.  Alors  il  l'étreignit  plus  fort. 

Les  blés  connaissent  des  agitations  comme  des  foules.  Il  leur 
arrive  de  tourner  et  d'osciller  par  places  sous  des  souffles  in- 
constans  qui  n'enveloppent  que  quelques  tiges.  Ils  se  penchent 
et  se  relèvent,  se  soutenant  les  uns  les  autres,  si  fragiles,  si  forts 
d'être  ensemble.  Les  têtes  des  épis  dansent  comme  des  rondes 
au  rythme  du  vent.  C'est  ainsi  qu'on  les  voit  au  bord  des  che- 
mins. Mais  d'un  peu  plus  loin,  elles  paraissent  s'enfuir  dans  un 
grand  mouvement  de  houle.  Les  champs  de  blé  sont  beaux  et 
changeans  comme  la  mer. 

Jacques  et  Félicie  arrivèrent  au  haut  du  chemin  près  du 
village.  Jacques  demanda  : 

—  Vas-tu  encore  travailler  demain  chez  Rosalie?  Félicie  ré- 
pondit que  non.  Elle  pensait  être  demain  à  la  maison  de  briques 
rousses,  mais  ce  n'était  pas  tout  à  fait  sûr. 

—  J'y  vais  à  présent.  On  doit  me  dire  si  on  me  veut  demain 
ou  plus  tard. 

Il  demanda  encore  : 

—  Et  comment  est-ce  que  je  le  saurai? 
Elle  chercha  un  peu.  Elle  dit  : 

—  Hé  bien!  demain  matin,  je  sortirai  de  bonne  heure.  Si  tu 
es  seul  dans  ton  champ,  celui  qui  est  près  de  chez  nous,  je  te  le 
dirai. 

Ils  se  quittèrent. 

Lorsque  Félicie  se  trouva  seule,  elle  s'appuya  au  petit  mur, 
près  de  la  vieille  croix  de  fer  qui  étend  ses  bras  en  arrière  sur 
le  clos  de  M.  Daurat.  Personne  ne  passait.  Elle  se  sentait  lasse 
et  toute  changée.  Elle  promena  ses  mains  sur  ses  hanches,  et  elle 
les  faisait  glisser  le  long  de  sa  robe  pour  en  reformer  un  peu 
les  plis.  Des  brins  d'herbe  s'étaient  accrochés  dans  ses  cheveux. 
Elle  les  ôta. 

Le  soir  commençait  d'être  déjà  bien  sombre.  Et  elle  eut  peur 
de  ce  qu  elle  avait  fait.  Elle  pensa  sincèrement  c[ue  cela  ne  lui 


LA   VIE    FINISSANTE.  105 

arriverait  plus.  Demain  matin,  —  oui,   demain  matin,  —  elle 
dirait  à  Jacques  qu'il  fallait  que  ce  fût  fini. 

.  Elle  s'en  alla  vers  la  maison  de  briques  rousses.  Elle  ren- 
contra Germaine  Lauriol  qm  courait  en  portant  des  livres.  M.  le 
3uré  lui  en  prêtait  quelquefois.  Elle  allait  les  chercher  au  seuil 
du  presbytère.  Après,  elle  entrait  à  l'église.  Sûrement  elle  s'y 
était  encore  attardée,  ce  soir-là.  Elles  se  saluèrent  amicalement, 
et  Grermaine  disparut  par  le  chemin  à  gauche  qui  était  celui  de 
sa  maison. 

j^jme  (j'A^razac  voulut  parler  elle-même  à  Félicie.  Anna  la  fit 
entrer  dans  la  salle  à  manger  où  ces  dames  étaient  à  dîner  déjà. 
M"'  d'Arazac  s'entendit  avec  elle  pour  le  lendemain,  et  puis 
elle  se  plaignit:  ses  jambes  avaient  enflé,  elle  ne  pouvait  plus 
dormir,  elle  ne  pouvait  plus  manger.  ^P*  Clarisse,  qui  n'enten- 
dait pas  bien,  demanda  : 

—  Pourquoi  sonnait-on,  tout  à  l'heure,  à  l'église?  Anna  a 
dit  qu'on  sonnait. 

Félicie  répondit  : 

—  On  sonnait  parce  qu'il  y  avait  une  morte. 

Cependant  M""*  d'Arazac  parlait  d'autre  chose.  Cela  la  fati- 
guait vite  de  suivre  une  idée.  Elle  avait  interrogé  Félicie  qu'elle 
savait  assez  amie  de  l'institutrice  pour  connaître  un  peu  de  ce 
qui  se  passait  dans  le  nouveau  ménage. 

Il  y  avait  près  de  quinze  jours  que  M"^  Mérens  était  mariée  : 
cela  avait  bonne  apparence,  à  ce  qu'on  disait. 

Félicie  se  mit  à  rire  : 

—  Je  crois  bien  que  cela  a  bonne  apparence!  M.  Pouzergues 
s'est  mis  à  travailler.  Il  représente  un  grainetier  de  Rieul,  et  il 
va  ici  et  là  dans  les  foires  pour  placer  son  grain.  Il  a  acheté  un 
cheval  et  une  charrette  pour  faire  ses  courses;  et,  quand  elle 
peut,  ils  vont  ensemble. 

Elle  commença  de  raconter  : 

—  Les  petites  filles  disent  qu'elle  les  laisse  en  classe,  des 
fois,  tout  à  coup.  Elle  court  dans  la  chambre  à  côté  où  il  se  tient 
d'habitude  à  lire  son  journal  et  à  faire  ses  comptes;  et,  sans  refer- 
mer la  porte,  elle  l'embrasse  en  lui  donnant  des  petits  noms. 

Elle  riait. 

M""'  d'Arazac  hocha  la  tête. 

—  Il  faut  donc  croire  que  cela  va  bien.  C'est  tant  mieux. 
Félicie  avait  crié  afin  que  M'""  Clarisse  pût  entendre.  Elle 


406  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avuit  entendu,  mais  elle  ne  disait  rien.  Cette  histoire  ne  lui 
allait  pas.  Il  lui  paraissait  que  les  petites  filles  étaient  abandon- 
nées en  des  mains  bien  incapables  de  les  élever. 

Elle  demanda  à  Félicie  ce  qu'on  avait  fait  à  la  métairie  ce 
jour-là.  Félicie  dit  qu'on  avait  battu  le  «  foin  rouge,  »  le  trèfle. 
On  avait  aussi  commencé  de  mettre  au  pré  la  jument  avec  ses 
poulains. 

Félicie  se  tenait  debout,  penchée  entre  les  vieux  visages,  et 
elle  parlait  facilement,  avec  une  bonne  voix  vibrante.  Elle  avait 
laissé  son  aiguille  pour  se  mettre  à  la  fenaison  ces  temps  der- 
niers, et  le  soleil  l'avait  brunie  et  faite  un  peu  rouge. 

A  la  cuisine,  Anna  avait  préparé  un  goûter,  comme  M"*  Cla- 
risse lui  en  avait  donné  l'ordre.  Elle  aimait  bien  Félicie,  qui 
avait  toujours  été  complaisante  pour  elle.  Cependant  elle  ne 
laissait  pas  de  lui  parler  avec  une  certaine  hauteur,  à  cause  de 
sa  situation  irrégulière. 

Elle  avança  une  chaise  près  de  la  table.  Et  dans  le  temps 
que  Félicie  mangeait,  elles  causèrent.  Anna  parlait  et  écoutait 
posément.  Elle  avait  fini  de  servir  ces  dames,  et  elle  marchait 
par  sa  cuisine,  de  la  table  à  l'évier,  avec  des  assiettes  et  un 
torchon  de  vieille  toile  lourde  entre  les  mains. 

Elle  avait  entendu  ce  que  Félicie  avait  raconté  dans  la  salle 
à  manger  à  propos  de  l'institutrice.  Elle  dit  : 

—  Moi,  je  crois  que  ça  ne  va  pas  si  bien  que  ça  en  a  l'air. 
Quand  ça  a  l'air  d'aller  si  bien  dans  les  ménages... 

Quelqu'un  lui  avait  dit  que  M.  Pouzergues  avait  déjà  signifié 
à  sa  femme  qu'il  entendait  passer  trois  jours  par  semaine  à 
Rieul  «  pour  ses  affaires.  » 

—  On  sait  bien  lesquelles,  mon  Dieu  ! 

Elle  s'exclamait,  comme  attristée,  bien  sincère,  encore  que 
désireuse  d'en  savoir  plus  long. 

Mais  Félicie  ne  voulait  rien  dire.  Et  puis  elle  oubliait  de 
causer,  elle  pensait  à  autre  chose. 

Anna  venait  de  lui  apporter  des  cerises  dans  une  corbeille. 
Elle  s'était  souvenue  du  cerisier  sauvage  quelle  avait  vu  dans  la 
haie,  tout  à  l'heure. 

Elle  avait  mangé,  elle  était  moins  lasse,  la  lampe  éclairait. 
Elle  ne  lutta  plus  comme  près  de  la  croix  de  fer  quand  la  nuit 
tombait.  Elle  accepta  l'amour.  Elle  songeait  avec  une  joie  vio- 
lente qu'elle  retrouverait  Jacques  demain... 


LA.    VIE    FINISSA>TE.  107 


XVII 

L'abbé  Andrau  annonça  un  dimanche  du  haut  de  la  chaire 
qu'une  grande  statue  de  saint  Antoine  de  Padoue  était  arrivée 
depuis  peu  de  jours,  qu'on  l'installerait  bientôt  et  qu'il  faudrait 
l'honorer  par  une  fête  particulière.  Il  ajouta  qu'elle  avait  été 
offerte  par  une  personne  de  la  paroisse  qui  désirait  ne  pas  faire 
connaître  son  nom,  et  qu'il  recommandait  à  tous  de  dire  quelque 
prière  pour  ce  généreux  donateur  qui  ne  voulait  d'autre  remer- 
cîment  que  celui-là. 

Il  se  trouva  que  c'était  le  dimanche  dans  l'octave  de  la  fête 
du  Saint-Sacrement.  Il  devait  y  avoir  une  procession  après  les 
vêpres;  l'église  était  ornée,  tout  égayée  par  les  bannières  déjà 
sorties,  les  fleurs  d'or  sur  l'autel,  les  lumières,  les  verdures. 

Les  femmes  s'étaient  habillées  avec  soin,  et  il  y  avait  beau- 
coup de  monde  à  l'office. 

Plusieurs  regardèrent  du  côté  de  la  chapelle  où  M'*®  Clarisse 
se  tenait  et  qui  était  celle  de  la  Vierge.  Les  gens  pensaient  : 

«  C'est  elle  et  M"""  d'Arazac,  ou  M.  et  M""'  Rivais,  ou  les 
jeunes  femmes  qui  étaient  venues  pour  Monseigneur  qui  ont 
donné  cette  grande  statue  à  la  paroisse.  » 

Ils  étaient  habitués  depuis  dés  temps  anciens  à  recevoir  des 
bienfaits  de  la  maison  de  briques  rousses.  Et  ils  ne  songeaient  à 
personne  d'entre  eux  pour  le  don  nouveau. 

Cependant,  tout  au  fond  de  l'église,  dans  le  coin  des  fonts 
baptismaux  qui  est  un  coin  propice,  enveloppé  d'ombre,  Cèbes, 
le  tailleur,  se  glorifiait  en  lui-même  d'être  celui  qui  avait  offert 
la  grande  statue  à  l'église  du  village.  Personne  ne  savait  que 
c'était  lui,  mais  tout  de  môme  il  remplissait  les  pensées,  avec 
sa  générosité  anonyme.  Et  il  se  sentait  exhaussé  et  attendri  de 
déchaîner  par  son  acte  tant  de  curiosités  respectueuses.  Per- 
sonne ne  le  regardait,  et  pourtant  il  habitait,  en  quelque  sorte, 
sous  une  figure  hermétique,  celle  du  donateur,  dans  toutes  ces 
têtes  emplies  dans  ce  même  temps  d'autres  images  et  d'autres 
préoccupations.  Et  il  eut  dans  cet  instant  la  sensation  qu'il  tenait 
entre  ses  mains  la  destinée  du  village. 

Un  soir,  avant  les  élections,  à  la  nuit  close,  alors  que  per- 
sonne ne  pouvait  le  voir,  M.  Cèbes  était  venu  chez  l'abb»'  .\ndrau 
et  il  avait  dit  ;  <i  Je  viens   vous  offrir  de  donner  pour  l'égliso 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  saint  Antoine  comme  ceux  qu'il  y  a  à  Rieul,  à  Lombez,  et  à 
Sainte-Foy-Peyrolière.  Vous  direz:  «  Quelqu'un  l'a  donné,  mais 
je  ne  veux  pas  qu'on  sache  que  c'est  moi,  parce  que...  vous  le 
comprendrez...  »  Il  s'embarrassait.  Il  offrait  la  statue  pieuse  dans 
quelque  intention,  peut-être  même  dans  un  espoir  politique.  Mais 
il  ne  voulait  pas  que  cela  tournât  contre  lui.  Avec  les  idées  qu'il 
affichait,  on  aurait  mal  compris  cette  largesse  à  l'église.  C'eût  été 
perdre  le  bénéfice  de  son  attitude.  Il  le  pensait  et  n'osait  point  le 
dire.  Il  aimait  mieux  ne  pas  mettre  de  paroles  sur  cette  néces- 
sité d'avoir  deux  caractères,  deux  façons  d'agir. 

L'abbé  Andrau  accepta  la  statue.  11  garderait  le  secret;  ce 
fut  une  affaire  décidée. 

Mais  dans  les  meilleurs  desseins,  il  se  trouve  des  lacunes,  et 
il  n'est  d'esprit  bien  avisé  qui  ne  mette  parfois  en  oubli  des 
choses  bien  importantes... 

Gèbes  n'avait  point  pensé  au  piédestal. 

L'abbé  Andrau  jugea  qu'il  serait  grandement  indiscret  de 
lui  en  parler  présentement,  alors  qu'il  venait  de  faire  une  dé- 
pense et  de  subir  un  échec  au  conseil  municipal.  Et  cette  idée  lui 
était  venue  de  mettre  de  côté  pour  le  socle  quelques  piécettes 
qu'il  avait  encore  et  de  faire  une  petite  quête  chez  les  meilleurs 
d'entre  ses  paroissiens,  pour  parfaire  la  somme  nécessaire.  Et  il 
avait  arrangé  dans  sa  pensée  de  commencer  cette  quête  dès 
après  qu'il  aurait  annoncé  en  chaire  l'avènement  de  la  grande 
statue. 

C'est  pourquoi  le  soir  de  ce  même  dimanche,  à  l'issue  des 
vêpres  et  de  la  procession,  il  s'en  vint  frapper  chez  les  Dario  avec 
ce  projet  de  commencer  par  eux  sa  petite  quête. 

Les  Dario  n'avaient  jamais  rien  refusé  au  bon  Dieu.  Et,  mal- 
gré leurs  habitudes  d'ordre,  il  se  trouvait  toujours  quelque  chose 
pour  léglise  dans  l'armoire  oii  ils  tenaient  leur  argent. 

Delphine  la  servante,  la  «  drôle,  »  comme  ils  disaient  dans 
leur  langage  ancien,  accourut  pour  ouvrir  à  monsieur  le  curé. 
Elle  était  déjà  dévêtue  de  sa  belle  robe  des  fêtes  et  elle  portait 
dans  ses  vieux  habits  une  odeur  de  travail,  de  jeunesse  et  de 
giirbure. 

Elle  le  fit  entrer. 

M"""  Dario  se  chauffait  assise  tlans  l'àtre  sur  une  chaise 
basse.  C'était  l'heure  où  de  belles  llambées  montent  dans  les 
cheminées  des  cuisines  malgré  la  chaleur  des  jours.  La  soupe 


LA   VIE    FINISSANTE.  '  109 

pendait  dans  la  flamme,  à  la  crémaillère  noire,  et  M"**  Dario  était 
bien  contente  d'étendre  ses  vieilles  petites  mains  vers  le  feu.  Des 
étincelles  partaient  des  sarmens  avec  une  'belle  vibration  sèche 
et  gaie,  et  elles  couraient  entre  les  doigts  de  la  vieille  femme 
avant  de  se  perdre  sous  la  hotte  obscure.  M.  Dario  rentra 
d'enfermer  ses  poules.  Et  ils  causèrent  tous  les  trois  simplement. 
M.  le  curé  voulut  savoir  des  nouvelles  de  leurs  santés.  M.  Dario 
répondit  : 

—  Marioun  irait  bien,  la  pauvre,  si  ce  n'était  qu'elle  perd  ses 
yeux  petit  à  petit,  tous  les  jours.  Elle  n'entend  pas  trop  non 
plus  depuis  quelque  temps. 

Il  portait  les  mains  à  ses  yeux,  à  ses  oreilles.  Il  ajouta  :  «  Elle 
a  toujours  froid.  La  nuit,  si  je  n'étais  pas  là,  elle  se  glacerait 
dans  son  lit,  pour  sûr,  quoiqu'il  fasse  bon  maintenant.  » 

Il  se  mit  à  rire  tendrement,  sans  éclats.  Il  regardait  sa  femme 
avec  un  bel  air  d'être  encore  fort  et  bon  à  la  protéger. 

Elle  demanda  à  monsieur  le  curé  oij  en  était  M""*  d'Arazac. 
L'abbé  Andrau  lui  dit  qu'elle  ne  se  portait  point  mal  ;  seulement 
elle  ne  pouvait  toujours  pas  marcher.  Marioun  la  plaignit.  Elle 
pouvait  marcher,  elle,  elle  pouvait  encore  aller  à  l'église.  Ce  lui 
était  une  grande  consolation.  Ils  donnèrent  un  louis  de  10  francs 
pour  le  socle  de  saint  Antoine.  Et  ils  ne  cherchèrent  pas  à  savoir 
qui  avait  fait  don  de  la  belle  statue.  Ils  acceptaient  les  événemens 
avec  respect,  sans  curiosités  vaines. 

La  nuit  commençait  de  se  faire  au  dehors.  Elle  entrait  dou- 
cement par  les  fenêtres. 

L'abbé  Andrau  se  leva  pour  s'en  a!/er.  Il  savait  que  les  Dario 
se  couchaient  de  bonne  heure  et  qu'ils  n'allumaient  jamais  de 
lampe  ni  de  chandelle,  par  esprit  d'économie.  Ils  avaient  au  coin 
de  leur  cheminée  un  calèle  à  la  mode  passée.  Tout  l'été  il  s'em- 
plissait de  poussière,  et,  pour  les  veillées  d'automne  et  d'hiver, 
on  y  mettait  un  peu  d'huile  et  deux  mèches. 

XVIIl 

C'était  le  temps  oii  il  est  bon  de  cueillir  sur  les  groseilliers 
les  baies  roîiges  ou  blanches  pour  en  faire  des  confitures. 

La  veille,  M'^*  Clarisse  en  avait  fait  cueillir  beaucoup  dans  le 
verger  clos,  elle  en  avait  cueilli  elle-même.  Les  petites  grappes 
avaient  reposé  toute  la  nuit  dans  des  corbeilles,  et,  à  présent, 


no      '  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

installées  dans  le  corridor  frais,  du  côté  de  la  route,  près  de 
la  porte  du  couchant  qui  était  leur  place  matinale,  elle  et 
M"""  d'Arazac,  avec  Anna  Soulé  et  Germaine  Lauriol,  qui  était 
venue  les  aider,  égrenaient  entre  leurs  doigts  les  petits  fruits 
luisans  et  fins. 

Elles  les  égrenaient  dans  des  assiettes  creuses  sur  leurs 
genoux  et  puis,  quand  elles  en  avaient  égrené  déjà  presque  l'as- 
siette pleine,  elles  les  faisaient  glisser  avec  soin  dans  un  grésal. 
Elles  avaient  de  grands  tabliers  de  toile  forte.  Leurs  doigts  étaient 
rougis  par  le  jus  des  groseilles,  et  elles  causaient  parfois  en 
travaillant. 

Le  matin  M"*  d'Arazac  était  encore  gaie.  Elle  voulait  bien 
rire  un  peu  et  raconter  des  choses  anciennes. 

Elle  se  sentait  soulagée  par  la  fraîcheur  et  la  jeunesse  du 
jour.  C'était  les  midis  ardens  et  les  lourdes  après-dînées,  qui  la 
fatiguaient.  L'été,  qui  emplissait  de  forces  et  de  sèves  les  champs, 
les  jeunes  hommes  et  les  jeunes  femmes,  lui  enlevait  jour  par 
jour  ce  qui  lui  restait  de  vie,  à  elle.  L'air  violent,  plein  d'odeurs 
chaudes,  brûlait  sa  poitrine.  Les  mouches  joyeuses  l'ennuyaient 
durant  ses  longues  siestes  fatiguées,  et  le  soleil,  en  tournant  au- 
dessus  de  la  maison  lentement  à  sa  coutume,  ôtait  aux  apparte- 
mens,  par  les  vieux  volets  mal  joints,  toute  fraîcheur  et  toute 
ombre.  L'été  qui  dorait  magnifiquement  les  moissons  sur  la  terre 
et  qui  faisait  fermenter  des  puissances  nouvelles  dans  les  êtres  et 
les  choses,  l'été  la  faisait  mourir. 

jyjme  (j'Arazac  était  habile  à  égrener  entre  ses  vieux  doigts 
les  grappes  fragiles.  Elle  avait  vite  fait  d'emplir  de  groseilles  son 
assiette  creuse. 

Anna  dit  en  patois  que  M"®  d'Arazac  avait  plus  d'adresse 
dans  les  doigts  qu'elles  toutes,  qui  étaient  pourtant  plus  jeunes. 
M"'"  d'Arazac  s'amusa  de  ce  compliment  naïf.  Elle  éli  •  *»  ses 
mains,  les  doigts  ouverts.  Elle  faisait  voir  qu'elles  tren  ■  .:jnt 
pourtant.  Au  bout  de  chaque  doigt,  le  jus  vermeil  avait  mis 
comme  une  circulation  plus  active.  Les  doigts  de  M"""  d'Arazac 
avaient  pris  dans  les  groseilles  des  couleurs  de  jeunesse. 

Le  grésal  se  trouva  plein  et  il  fallut  songer  à  en  prendre  un 
autre.  Il  y  en  avait  un  dans  une  petite  chambre  sombre  en  haut 
de  l'escalier.  Germaine  Lauriol  s'offrit  à  l'aller  chercher.  Elle 
avait  de  bonnes  jambes.  Elle  aurait  fait  le  voyage  plus  tôt 
qu'Anna...  Anna  la  laissa  aller.  Germaine  s'élança  dans  l'csca- 


,     LA   VIE   FINISSANTE.  111 

lier.  On  l'entendit  ouvrir  la  petite  porte.  Elle  redescendit  char- 
gée. Elle  toussait.  Elle  se  rassit. 
jy£me  d'Arazac  lui  demanda  : 

—  Tu  es  donc  enrhumée? 

Germaine  répondit  qu'elle  ne  croyait  pas.  C'était  depuis  l'hiver 
qu'elle  toussait  comme  cela  quelquefois.  Elle  avait  eu  un  gros 
rhume,  il  avait  passé.  Il  lui  restait  encore  cette  petite  toux. 

—  Ce  n'est  rien,  c'est  seulement  quand  je  cours.  Je  cours 
toujours  trop  fort.  C'est  une  mauvaise  habitude.  On  me  gronde 
à  la  maison,  mais  j'aime  courir  comme  quand  j'étais  petite... 

Elle  toussait  ainsi  le  matin,  en  se  levant.  Elle  ne  le  disait  pas; 
cela  lïnquiétait.  Elle  pensait  quelquefois  au  fils  Despiau  qu'elle 
connaissait  bien  et  qui  était  poitrinaire.  Elle  avait  peur  de  devenir 
poitrinaire  comme  lui.  On  avait  dit  une  fois  devant  elle  qu'il 
toussait  le  matin... 

Mais  elle  se  rassurait  tout  de  suite.  Elle  se  portait  bien,  pour 
sûr!  Elle  avait  bon  appétit  et  une  jolie  figure  arrondie  et  si 
fraîche.  Elle  s'éveillait  avec  de  l'angoisse  et  puis  elle  se  voyait 
au  petit  miroir  qu'elle  avait  dans  sa  chambre,  et  cela  lui  enlevait 
ses  peurs,  de  voir  son  visage,  son  cou,  ses  bras  fermes.  Elle  se 
regardait  en  s'habillant.  Le  fils  Despiau  avait  des  bras  maigres. 
On  les  lui  voyait  flotter  dans  les  manches  de  ses  habits.  Il  avait 
un  cou  maigre,  de  pauvres  joues  perdues,  et  un  teint  gris. 

M"®  Clarisse  priait  mentalement.  Anna  Soulé  parlait  de  sa 
fille.  Elle  était  attristée.  Elle  ne  savait  plus  rien  d'elle  et  de  son 
mari  ni  de  leur  enfant  depuis  plus  d'une  quinzaine...  Elle  s'arrêta 
de  défaire  des  groseilles.  Elle  regardait  droit  devant  elle,  dans 
le  passé.  Elle  se  souvint  de  choses  qu'elle  ne  sut  pas  dire. 

Vers  midi,  M.  Daurat  passa  en  se  promenant.  Malgré  la 
chaleur  il  lui  fallait  se  dégourdir  les  jambes  après  sa  classe ,  et 
un  peu  l'esprit  aussi. 

Il  donna  des  louanges  aux  blés  qui  étaient  fort  beaux  cette 
année-là,  aux  avoines  qui  gonflaient  aussi  leurs  petites  flèches 
aiguës  de  beaux  grains  bruns,  mieux  venus  que  ceux  de  lété 
dernier,  on  dirait?...  Il  annonça  que  déjà  le  cîiemin  de  fer  arri- 
vait dans  la  plaine  de  Rieul.  11  avait  vu  la  veille  un  panache  de 
fumée  claire  au-dessus  d'un  petit  bois  de  chênes.  On  lui  avait 
dit  que  c'était  le  chemin  de  fer  et  il  s'était  réjoui  de  ce  progros. 
On  y  travaillait  vite,  bientôt  il  serait  à  Saint-Amand  ;  c'était  la 
gare  qui  devait  desservir  le  village;   l'aspect  des  choses  allait 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

changer,  se  faire  plus  prospère.  Cependant  c'était  trop  tard;  tant 
de  gens  étaient  partis  du  village,  qui  y  seraient  peut-être  restés 
avec  le  chemin  de  fer!  et  qui  ne  songeraient  plus  à  y  revenir, 
ayant  fait  leur  vie  ailleurs... 

Il  se  proposait  d'aller  un  de  ces  jours  voir  les  travaux.  Il 
répéta  : 

—  C'est  un  peu  trop  tard  :  mieux  vaut  tard  que  jamais. 

Il  s'en  allait,  les  mains  derrière  le  dos,  entre  l'ombre  du  toit 
et  la  bande  lumineuse  du  soleil,  sur  la  route. 

Comme  M"*  d'Arazac  et  M"*  Clarisse  étaient  à  déjeuner,  un  peu 
après,  et  que  Germaine  Lauriol  aidait  Anna  dans  leur  service, 
il  vint  un  homme  qu'on  ne  connaissait  point  et  qui  se  disait 
envoyé  de  Lombez  par  le  matelassier,  pour  savoir  si  on  n'avait 
pas  quelque  matelas  à  faire  retourner  et  carder. 

Dans  le  temps  qu'Anna  mit  à  expliquer  le  message  à 
M"^  Julie,  l'homme,  qu'elle  avait  laissé  dehors,  entra.  Il  avait 
faim,  la  soupe  l'attirait. 

Germaine  Lauriol  vint  dire  : 

—  L'homme  s'est  assis  à  la  cuisine.  Il  est  tout  près  du  feu 
et  il  a  allongé  unefoisjla  main  comme  pour  ôter  le  couvercle 
de  la  marmite. 

Anna  s'en  fut  en  hâte. 

Elle  parla  à  l'homme  avec  circonspection,  il  ne  faut  point 
brusquer  les  vagabonds,  à  la  campagne,  de  crainte  qu'ils  ne  re- 
viennent à  une  heure  plus  propice  pour  faire  un  mauvais  coup. 

Elle  lui  dit  que  ces  dames  n'avaient  point  de  matelas  à  faire 
carder  et  que  d'ailleurs  leur  matelassier  ordinaire  ne  se  trouvait 
pas  à  Lombez  mais  à  Rieui. 

Tout  doucement,  debout  près  de  sa  chaise,  elle  le  poussait. 

Mais  il  ne  voulait  pas  s'en  aller.  Il  répondit  : 

—  Lombez,  Rieul,  c'est  tout  la  même  chose. 

Il  demanda  du  pain  et  du  vin.  Anna  courut  le  dire  à  ces 
dames. 

M"°  Julie  pensa  qu'il  était  prudent  de  ne  pas  le  lui  refuser. 
Elle  voulut  savoir  quelle  mine  il  avait.  Anna  expliqua  : 

—  Il  est  habillé  de  bons  habits  propres.  Il  a  une  petite  barbe 
blonde.  Il  a  îair  jeune  et  pas  méchant.  C'est  un  effrr.nté,  il  a 
senti  iodciir  de  la  soupe. 

M"""  dArazac  grommelait  : 

—  Est-ce  qu'on  sait  jamais  ?  Il  y  a  de  ces  hommes  de  grand 


LA    VIE    FINISSANTE.  113 

chemin  qui  ont  l'air  doux  et  qui  sont  capables  des  pires  actions 
tout  de  mêrne,  qui  volent,  qui  tuent;  est-ce  qu'on  sait? 

Elle  pressentait,  après  sa  longue  vie,  que  la  morale  des  gens 
qui  sont  sur  les  routes,  sans  avoir  à  eux  rien  de  stable,  pouvait 
bien  ne  pas  être  tout  à  fait  la  même  que  celle  des  gens  qui 
vivaient  dans  leurs  maisons  parmi  les  bonnes  choses  connues,  et 
qu'on  pouvait  être  un  doux  vagabond  et  commettre  de  grandes 
injustices. 

M""*  d'Arazac  gronda  Anna  de  ce  qu'elle  n'avait  pas  mieux  su 
défendre  sa  porte,  et  elle  recommanda  qu'on  ne  perdît  pas 
l'homme  de  vue  à.  cause  de  l'argenterie  dont  une  petite  part  se 
trouvait  déjà  à  la  cuisine. 

Anna  servit  à  l'homme  une  grande  assiette  de  soupe.  Elle 
mit  devant  lui  une  bouteille  de  vin  et  un  verre.  Elle  le  surveil- 
lait sans  rien  dire.  Il  mangeait,  penché  sur  la  table. 

Il  essaya  de  causer.  Il  dit,  en  montrant  ses  souliers  : 

—  Voyez,  je  peux  marcher,  j'ai  de  bons  souliers. 

Il  dit  encore  :  ' 

—  J'ai  été  au  régiment... 

Anna  ne  lui  répondait  que  par  des  exclamations  sourdes  qui 
n'avaient  aucun  sens.  Elle  l'écoutait  à  peine,  elle  cherchait  à  se 
rappeler.  Il  lui  semblait  tout  à  coup  qu'elle  avait  vu  une  fois  cet 
homme  causer  avec  Chelles  le  forgeron  bossu... 

M"*  d'Arazac  était  inquiète.  Elle  appelait  Germaine  à  tout 
instant  pour  savoir  s'il  était  parti. 

Mais  l'homme  n'avait  pas  l'air  de  vouloir  s'en  aller  si  tôt. 

Germaine  rapportait  ses  gestes  : 

—  Il  mange  comme  un  affamé. 

M"®  Clarisse  parla  de  faire  avertir  le  maire: 

—  S'il  ne  veut  pas  partir,  c'est  que  nous  sommes  trois  femmes 
seules  1 

Anna  laissa  à  Germaine  la  garde  de  l'homme  et  elle  sortit  aux 
renseignemens. 

Chez  le  forgeron  bossu,  on  lui  dit  que  c'était  «  un  pecq,  » 
un  innocent,  à  la  façon  du  carillonneur. 

Anna  s'en  revint  radieuse.  Puisque  c'était  «  un  pecq,  »  il  n'y 
avait  rien  à  craindre. 

Comme  elle  rentrait,  il  s'en  alla  en  remerciant  bien. 

Il  souriait,  tout  content  de  n'avoir  plus  ni  faim,  ni  soif, 
d'avoir  bien  mangé,  bien  bu.  Il  répétait  : 

TOME   XXXIV.   —   1906.  5 


H 4  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

—  Je  suis  sadoul,  je  suis  sàdoul... 

Sur  la  route  il  se  mit  à  chanter  et  à  rire,  ^on  sac  sur 
l'épaule. 

Mais  M""*  d'Arazac,  bien  que  n'ayant  plus  d'effroi  réel,  gardait 
une  angoisse,  une  angoisse  indéfinie  à  cause  de  la  présence  de 
cet  étranger  qui  avait  passé  sous  son  toit. 

Après  déjeuner,  elle  voulut  se  promener. 

Dans  le  corridor  elle  marcha  un  moment  appuyée  sur  M""  Cla- 
risse et  sur  sa  canne,  courte  et  forte. 

Elle  s'asseyait  souvent. 

Le  soleil  mettait  d'un  côté  sur  le  seuil  un  rayon  oblique  et 
fin.  Les  mouches  bruissaient.  On  entendait  à  la  cuisine  des 
heurts  d'assiettes  et  un  petit  air  ancien  que  Germaine  Lauriol 
chantait  à  mi-voix. 

C'étaient  de  bonnes  choses  paisibles  et  connues. 

Cependant  M"'  d'Arazac  n'en  ressentait  aucun  bienfait.  Elle 
se  trouvait  mal  en  sûreté. 

Elle  souffrait  d'un  grand  malaise  de  corps  et  d'esprit.  Elle  eût 
souhaité  se  reposer  et  elle  ne  le  pouvait  point. 

C'était  la  lutte  contre  la  mort  qui  se  faisait  plus  dure  à  l'en- 
trée violente  et  splendide  de  l'été. 

Le  pauvre  vieux  corps  exténué  espérait  le  grand  repos,  mais 
l'esprit  de  M""^  d'Arazac  savait  encore  désirer  de  vivre. 

Et  elle  allait  par  le  corridor  tranquille,  mécontente  et  comme 
poursuivie  par  des  peines  et  des  travaux  que  les  autres  ne  pou- 
vaient voir, 

XIX 

Autour  de  la  maison  de  briques  rousses  où  M"®  d'Arazac, 
brisée  de  fatigue  au  fond  de  son  grand  fauteuil,  soutenait  la  lutte 
suprême  contre  la  mort  dans  une  immobilité  silencieuse  et  dou- 
loureuse, la  vie  lente  du  village  passait,  insoucieuse,  on  aurait 
dit,  et  toute  faite  de  la  paix  réconfortante  que  créent  des  gestes 
habituels  faits  aux  mêmes  heures  dans  un  môme  cadre. 

La  mort  n'apporte  rien  de  tragique  dans  la  vie  libre  et  sans 
hâte  des  campagnes.  Ceux-là  seuls  qui  la  sentent  s'appesantir  sur 
eux  et  commencer  de  les  étreindre  souffrent  de  son  effort,  mais 
les  autres,  si  près  d'eux  qu'ils  soient,  peuvent  encore  vivre 
exempts  d'angoisse. 


LA    YIE    FINISSANTE.  115 

Aux  champs,  la  mort  va  comme  l'amour,  sans  épouvantes; 
et  c'est  par  la  grande  leçon  des  choses  qui  s'élèvent  et  tombent 
sur  la  terre  dans  les  saisons,  avec  une  joie  simple,  si  néces- 
sairement qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  leçon  plus  belle  en  aucun 
livre.  Oui,  la  vie  lente  du  village,  à  laquelle  pourtant  elle  avait 
longtemps  paru  nécessaire,  se  continuait  autour  de  la  maison  de 
briques  rousses  où  agonisait  déjà,  dans  la  vibration  alanguis- 
sante  de  l'été,  la  pauvre  M™®  d'Arazac. 

C'était,  bien  près  d'elle ,  M'^^  Clarisse  dans  son  verger  clos. 
Elle  admirait  aux  pruniers  les  prunes  fines  qui  se  doraient  un  peu 
au  soleil.  Elle  suivait  des  yeux,  tout  en  avançant  par  le  verger, 
les  plates-bandes  qui  se  trouvaient  déjà  retournées  et  préparées 
pour  recevoir  la  semence  des  salades  et  des  légumes  d'automne. 
Et,  ayant  apporté  un  petit  panier  dans  le  fond  duquel  elle  avait 
mis  de  belles  feuilles  prises  à  la  vigne  qui  s'éployait  en  espalier 
contre  la  clôture  en  treillis  du  jardin,  elle  se  baissait  parfois 
pour  cueillir  les  fraises  mûres... 

Et  c'était,  en  face,  de  lautre  côté  de  la  route,  M^^  Leibax  qui 
regardait  ses  abeilles  s'affairer  sur  les  fleurs  de  son  petit  jardin, 
et  s'en  aller  plus  loin,  s'en  revenir  chargées,  actives  et  comme 
en  or  par  la  belle  journée  de  soleil.  M"^  Leibax  se  tenait  assise 
sous  un  gros  figuier  qui  honorait  de  son  bel  ombrage  ancien  un 
coin  herbeux  dans  sa  cour,  vers  l'angle  de  sa  maison.  De  là  elle 
voyait  aussi  son  champ  de  blé  qui  commençait  non  loin,  et  elle 
pensait  que  sa  place  était  bonne  parce  qu'elle  y  avait  de  l'ombre 
en  regard  de  son  champ... 

A  quatre  heures  les  cloches  sonnèrent.  Il  en  va  ainsi  au 
village  tous  les  samedis.  L'abbé  Andrau  traversa  la  placette. 
M"'  Clarisse,  M"""  Labadie,  M""'  Dario,  Marie  Crouzath,  quelques 
autres  gardaient  la  pieuse  habitude  de  se  venir  confesser  tous 
les  samedis.  Elles  arrivaient  tôt  après  l'appel  des  cloches  et 
l'abbé  Andrau  avait  accoutumé  de  les  attendre  à  l'église  en 
disant  son  office  aux  pieds  de  la  Sainte  Vierge.  Elles  se  présen- 
tèrent Tune  après  l'autre. 

M"*  Clarisse  apportait  des  cierges  enveloppés  dans  une  fine 
batiste  claire.  Silencieuse,  elle  arrangeait  toute  chose  suivant 
l'ordre  durable  et  prévu. 

M™*  Labadie  s'en  alla  la  première;  Marioun  après  elle,  et  puis 
Marie  Crouzath,  qui  sanglota  longtemps  dans  le  confessionnal  à 


116  REVUE  DES  DElX  MONDES. 

haute  voix.  Elle  se  plaignait  de  l'injustice  de  tous...  Elle  s'en' 
alla  en  s'essuyant  les  yeux. 

M""  Clarisse,  étant  sourde,  se  confessait  à  la  sacristie;  elle 
avait  toujours  assez  vite  fait,  bien  qu'elle  apportât  un  grand  soin 
à  ses  examens  de  conscience.  Et,  une  fois  le  sacrement  reçu, 
elle  descendait  dans  la  nef  pour  dire  nne  action  de  grâce.  L'abbé 
s'agenouillait  aux  marches  de  l'autel  et  ils  repartaient  ensemble 
simplement. 

Le  soleil  se  mourait  dans  les  vitraux  ce  soir-là,  quand  ils 
quittèrent  l'église.  L'abbé  invita  M'^"  Clarisse  à  entrer  un  instant 
au  presbytère  pour  s'y  reposer;  elle  accepta. 

M"*  Andrau  s'empressa  à  les  bien  recevoir;  elle  tenait  dans 
ses  mains  deux  perdreaux;  elle  les  éleva  vers  l'abbé  avec  une 
grâce  juvénile,  gaîment.  Elle  s'écriait  comme  ravie,  et  voulant 
sans  retard  annoncer  le  beau  présent  :  —  C'est  M.  Aristide  qui 
les  a  pris  au  piège  ;  et  il  nous  les  a  apportés  ! 

Dans  la  grande  cuisine  propre  et  claire  qui  était  la  pièce  où 
se  tenait  habituellement  la  jeune  fille,  l'abbé  vit  Aristide  Mauve- 
zens  debout,  son  chapeau  à  la  main  et  qui  souriait.  Il  alla  à  lui 
la  main  tendue,  il  le  remercia;  il  n'aimait  point  à  accepter  des 
cadeaux,  ordinairement  : 

—  Une  autre  fois  vous  les  garderez,  cela  vaudra  mieux.  Les 
curés  n'ont  point  coutume  à  d'aussi  bonnes  choses...  Et  chez 
vous  on  les  eût  appréciés  en  connaisseur. 

Il  riait  pour  paraître  cordial  ;  cependant  il  se  trouvait  gêné 
sans  bien  savoir  pourquoi.  Depuis  l'affaire  de  la  jonchée,  il  se 
tenait  un  peu  éloigné  des  Mauvezens.  Il  n'augurait  point  que 
l'ien  de  bon  dût  lui  arriver  par  eux  ;  tout  de  même  il  pensa  : 
«  C'est  là  sans  doute  une  façon  d'offrande  amicale.  » 

Aristide  Mauvezens,  ayant  pris  congé  de  M^^*  Clarisse,  s'en 
alla.  Sa  femme  l'attendait  au  seuil  de  l'épicerie,  elle  berçait 
encore  son  bébé  en  fredonnant  un  vieil  air  monotone. 

Il  traversa  la  placette  sans  prendre  garde  à  la  douceur  de  l'heure 
et  il  faisait  des  signes  à  l'enfant  pour  le  faire  rire.  Ses  chiens  cou- 
rans  pleuraient  d'ennui  dans  le  chenil  à  l'approche  du  crépuscule. 

XX 

Vers  une  heure  M"*  d'Arazac  s'étant  éveillée  appela  : 

—  Anna? 


LA    VIE    FINISSANTE.  117 

Elle  demanda  : 

—  Cet  homme  est-il  parti  ?  Est-ce  que  les  portes  sont  Lien 
fermées  ? 

Anna  répondit  : 

—  Oui,  madame,  oui  ;  il  n'y  a  personne  que  nous  dans  la 
maison;  et  les  verrous  tiennent  ferme  en  bas. 

Depuis  que  ce  passant  était  entré  dans  sa  maison.  M""*  d'Ara- 
zac  était  inquiète,  et  elle  faisait  à  son  sujet  des  rêves  étranges, 
les  nuits.  Il  lui  avait  paru,  une  fois,  que  c'était  un  beau  jeune 
homme,  venu  au  printemps  de  sa  vie  pour  l'aimer,  alors  qu'elle 
rêvait  d'un  bel  avenir  en  se  promenant  dans  ses  robes  claires, 
par  les  allées  droites  du  verger  clos.  Une  autre  fois,  il  lui  avait 
paru  que  c'était  un  mendiant  très  grand  et  maigre,  toujours 
affamé,  et  qui  n'avait  pas  trouvé  assez  de  soupe  dans  la  grande 
soupière  au  coin  de  l'âtre.  Avec  ses  longues  mains,  il  avait  cher- 
ché encore  des  choses  à  manger  et  elle  avait  senti  ses  doigts 
froids  sur  ses  meubles  comme  s'ils  s'étaient  posés  sur  sa  propre 
chair.  Quelqu'un  avait  dit  :  «  Cet  homme  ressemble  à  la  Mort.  » 
Elle  avait  eu  bien  peur,  elle  s'était  réveillée  toute  glacée,  avec 
son  vieux  sang  presque  immobile  dans  ses  veines.  En  vérité, 
c'était  la  Mort. 

Anna  lui  donna  une  cuillerée  d'un  sirop  calmant  que  le  doc- 
teur avait  prescrit  et  qui  arrivait  de  la  ville.  Elle  n'y  avait  pas 
de  foi,  cependant,  et  aurait  préféré,  sans  doute,  lui  donner  de 
quelque  infusion  d'herbes  que  d'autres  vieilles  femmes  connais- 
saient. Elle  s'assit  auprès  du  lit  et  elle  récitait  par  cœur  des 
prières. 

Gomme  le  jour  commençait  à  poindre.  M™®  d'Arazac  s'en- 
dormit. 

XXI 

Ce  dimanche,  suivant  qu'il  est  prescrit  de  Pàque?  à  la  Tous- 
saint, l'abbé  Andrau  pria  pour  la  conservation  des  fruits  de  la 
terre;  ce  fut  à  la  première  messe.  Le  soleil  venait  d'apparaître 
et  faisait  s'allonger  dans  l'étang  les  hautes  ombres  matinales  des 
cyprès  du  cimetière.  Brève  et  chantante  la  procession  arriva 
jusqu'à  la  route  ;  et  l'abbé,  debout  au  socle  de  pierre  de  la  croix 
aux  insignes  découpés,  sous  le  vieil  ormeau,  commença  de  lii«e 
a  haute  voix  l'évangile  selon  saint  Matlueu  ; 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Alors  Jésus  entra  dans  la  barque  suivi  de  ses  disciples  ;  et 
voilà  qu'une  grande  agitation  se  fit  dans  la  mer,  de  sorte  que 
les  flots  couvraient  la  barque.  Lui,  cependant,  dormait.  Ses  dis- 
ciples, venant  à  lui,  l'éveillèrent  et  lui  dirent  :  Seigneur,  sauvez- 
nous,  nous  périssons.  Jésus  leur  dit:...  » 

Il  lisait  et  devant  lui  il  y  avait  la  plaine  large  comme  la 
mer,  aux  ondulations  lentes,  où  les  épis  chevelus  encore  debout 
frémissaient  doucement  pareils  à  une  foule  heureuse.  Et  les 
Pyrénées  qui  érigeaient  au  loin  leurs  dentelures  aériennes,  leurs 
dentelures  étincelantes  entre  des  écharpes  de  brumes  ténues, 
irisées. 

«  Jésus  leur  dit  :  Pourquoi  craignez- vous,  hommes  de  peu  de 
foi  ?  Il  se  leva,  commanda  aux  vents  et  à  la  mer,  et  il  se  fit  un 
grand  calme.  Et,  saisis  d'admiration,  tous  disaient  :  Quel  est  celui- 
ci,  que  les  vents  et  la  mer  lui  obéissent?  » 

La  flamme  des  flamberges  oscillait;  elle  prenait  au  jour  une 
lueur  étrange  et  mesquine.  L'une  d'elles  heurta  un  petit  acacia 
pâle  et  s'éteignit. 

L'abbé  Andrau,  gagné  encore  une  fois  à  la  pureté  matinale 
des  choses,  pensa  que  l'évangile  tombait  au  dehors  dans  un 
temple  vraiment  divin.  Il  pria  avec  joie  pour  tout  ce  qui  croissait 
et  vivait  sur  la  terre;  il  jeta  l'eau  bénite;  tous  ses  gestes,  quand 
il  officiait,  avaient  une  belle  simplicité  grave.  Il  portait  une 
vieille  chape  lourde,  à  la  couleur  du  jour,  qui  pendait  un  peu 
en  arrière  et  dont  les  nuances  à  la  fois  vives  et  fanées  rayon- 
naient d'un  faste  accessible. 

A  la  maison  de  briques  rousses.  M™*  d'Arazac  s'éveilla.  Le 
soleil  riait  dans  sa  chambre  à  travers  les  vieux  volets  mal  joints. 
Elle  désira  se  lever.  Avec  sa  canne  elle  donna  des  coups  contre 
une  chaise.  Anna  accourut;  mais  elle  était  un  peu  lente.  Quand 
elle  arriva,  M"'  d'Arazac  déjà  prise  d'ennui  frappait  à  nouveau 
contre  la  chaise  en  murmurant  : 

—  Elle  ne  se  presse  pas!...  Mon  Dieu!  comme  on  me 
laisse... 

Anna  l'aida  à  s'habiller;  ce  ne  fut  pas  long.  M""  d'Arazac 
se  sentant  fatiguée  voulut  garder  son  manteau  de  lit  par-dessous 
son  corsage.  Parfois  elle  s'impatientait;  elle  avait  un  geste  vif 
vers  quelque  agrafe,  et  puis  elle  se  calmait  en  soupirant,  brisée 
par  le  moindre  effort. 


LA   VIE    FINISSANTE.  119 

M""  Clarisse  parut  dans  l'encadrement  de  la  porte.  M"*"  d'Ara- 

zac  lui  dit  : 

—  Ah  !  te  voilà  !  C'est  donc  que  la  messe  est  finie  depuis 

longtemps? 

M""  Clarisse,  penchée  sur  elle,  sa  main  contre  sa  bonne  oreille, 

répondit  : 

—  Oui,  la  messe  est  finie. 

Elle  lui  offrit  son  bras;  elles  descendirent.  M""'  d'Arazac 
allait  lentement,  si  lentement  que  les  marches  vibrantes  où 
elle  posait  ses  pieds,  paraissaient  à  chaque  fois  avoir  oublié  le 
bruit  de  son  pas  sur  les  marches  antérieures.  Elle  gémissait, 
et  plus  haut  aux  dernières  marches,  plus  lasse  et  blessée,  comme 
si  la  rudesse  du  vieil  escalier  lui  était  entrée  toute  dans  la 
poitrine. 

La  lumière  du  petit  jour  de  souffrance  au  palier  intérieur 
marqua  au  passage  son  bonnet  blanc  de  cassures  dures  et  claires. 
^me  d'Xrazac  se  tenait  d'une  main  à  la  rampe  de  bois  lisse  ;  le 
petit  jour  de  souffrance  éclaira  aussi  cette  main  :  elle  se  serrait 
au  bois  avec  une  ténacité  fragile.  En  bas,  M""^  d'Arazac  voulut 
s'asseoir  dans  le  corridor.  Elle  ferma  les  yeux  de  fatigue;  elle 
pensait  à  l'escalier,  elle  se  disait  : 

—  C'est  peut-être  la  dernière  fois  que  je  descends... 

Elle  eut  cette  idée  qu'elle  n'irait  plus  bien  loin.  Les  mains  en 
croix  sur  sa  poitrine,  elle  se  souvenait  de  choses  passées.  Le 
canari  de  M"^  Clarisse  chanta.  Dehors,  une  multitude  d'oiseaux 
s'éveillait  joyeusement  dans  les  arbres.  Une  grenouille  de  temps 
en  temps  se  faisait  entendre.  M"^  d'Arazac  pensa  à  son  âge.  Des 
mouches  inutiles  et  brusques,  des  mouches  d'or,  dansaient  dans 
le  soleil  au  pas  de  sa  porte.  Elle  souhaita  sortir,  prendre  un  peu 
le  grand  air  avant  que  la  journée  plus  avancée  ne  devînt  trop 
ardente.  Il  y  avait  un  peu  d'ombre  sous  le  marronnier,  dans  la 
cour;  Anna  y  porta  un  fauteuil,  un  escabeau.  M"*  d'Arazac  se 
mit  en  marche.  Ses  pauvres  jambes  la  portaient  péniblement; 
elle  se  voûtait  contre  l'épaule  de  M"*  Clarisse  et  sur  sa  canne. 
Le  seuil  lui  parut  difficile  à  franchir;  mais  dehors  elle  se  trouva 
bien.  Elle  regarda  autour  d'elle  avec  ses  bons  yeux  encore  tout 
emplis  du  grand  intérêt  de  la  vie  et  qui  se  mouvaient  vite  sous 
leurs  arcades,  pensifs  d'être  un  peu  perdus  dans  cette  ombre  que 
l'enfoncement  des  années  met  aux  orbites.  Elle  regarda  autour 
d'elle;  elle  voyait  un   peu  son  verger;  elle  s'y  était  promenée 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

encore  dans  le  printemps...  Elle  voyait  aussi  la  mare  et  le 
jasmin  de  Virginie  qui  jetait  son  feuillage  vif  et  ses  belles 
cloches  rouges  sur  le  puits  clos.  Les  iris  étaient  morts  dans  les 
jardins;  il  ne  restait  plus  d'eux  que  leurs  longs  couteaux  clairs, 
mais  des  lis  et  des  passe-roses  y  fleurissaient  partout.  Il  y  avait 
des  herbes  folles  qui  se  balançaient  au  moindre  vent,  et  des 
lézards  que  le  soleil  remplissait  de  joie  au  revers  des  vieux  murs. 
M""'  d'Arazac  passa  ses  mains  sur  son  front  et  sur  ses  yeux; 
c'était  le  jour  trop  éclatant  qui  lui  faisait  mal.  Et  elle  restait  là 
penchée,  sur  ses  mains  sans  plus  rien  voir  que  la  transparence 
rosée  de  son  sang  pau\Te  dans  ses  doigts  effilés.  Toute  la  grâce 
de  la  saison,  qu'elle  avait  bien  aimée  pourtant,  toute  la  grâce  et 
toute  la  force  de  la  saison  étaient  vaines  désormais  et  devenaient 
importunes  à  sa  douleur.  Amèrement,  M""^  d'Arazac  se  plaignit 
des  mouches  et  du  bruit  des  oiseaux.  Elle  demanda  à  rentrer. 
Quand  elle  fut  bien  installée  près  de  la  porte  du  chemin,  à  sa 
place  accoutumée,  on  lui  donna  son  livTe  d'heures  pour  lire  sa 
messe.  Et  ses  yeux  et  sa  pensée  se  baissèrent  sur  les  hautes 
lettres  bien  connues. 

A  l'issue  de  la  seconde  messe.  M"*  d'Arazac  eut  des  visites  : 
Jacquet  Noubel,  d'abord,  le  métayer,  avec  sa  femme  Rosalie,  qui 
demeurèrent  sur  le  seuil,  puis  M.  Daurat.  M.  Daurat  entra,  il 
s'assit  et,  ayant  demandé  à  M"**  d'Arazac  des  nouvelles  de  sa 
santé,  comme  elle  lui  répondait  que  cela  allait  de  plus  en  plus 
mal,  il  s'exclama  : 

—  La  faute  en  est  au  soleil,  ce  soleil  tue,  ce  soleil  fatigue  à 
la  mort.  Aux  premières  fraîcheurs,  cela  ira  mieux. 

Il  avait  été  voir  le  chemin  de  fer  qui  arrivait  à  Rieul  depuis 
quelques  jours.  On  ne  portait  pas  encore  les  voyageurs,  mais 
déjà  c'était  beau  de  voir  cette  locomotive  s'avancer  dans  la 
plaine  traînant  les  wagonnets  de  ballast. 

—  Bientôt  le  chemin  de  fer  sera  au  bas  de  la  côte.  Ce  sera 
l'aurore  d'un  temps  nouveau  et  prospère,  madame  d'Arazac, 
vous  verrez  que  vous  pourrez  encore  aller  à  Toulouse,  et  sans 
fatigue.  Nous  irons  tous,  ce  sera  une  promenade  facile  à  faire 
dans  la  journée. 

Il  disait  cela  à  M""*  d'Arazac  pour  lui  faire  plaisir  et  sans  y 
croire,  comme  certains  qui  parlent  de  vie  aux  mourans  et  les 
mêlent  à  des  actions  prochaines  sans  savoir  quelle  source  de  peine 
ils  ouvrent  dans  leur  cœur  encore  conscient.  Elle  secoua  la  tête  : 


LA   VIE   FINISSANTE.  121 

—  Non,  non,  monsieur  Daurat,  je  n'irai  plus  à  Toulouse,  je 
n'irai  plus  nulle  part,  et  je  ne  prendrai  pas  votre  chemin  de  fer. 
C'est  bien  fini  tout  cela,  pour  moi,  je  suis  d'un  autre  temps. 

Elle  ajouta  :  —  Je  pense  mourir  bientôt. 

Mais  elle  le  disait  comme  cela  par  façon  de  causerie  et  sans  y 
attacher  une  véritable  croyance.  Elle  pensait  beaucoup  à  la 
mort  et  ne  pouvait  imaginer  que  l'heure  en  fût  proche.  Son 
esprit  raisonnable  en  reconnaissait  les  atteintes  et  toute  une  autre 
part  d'elle-même,  toute  sa  part  d'intelligence  instinctive,  gardait 
un  fort  espoir  de  vie.  C'était  en  elle  comme  une  grande  contra- 
diction essentielle,  très  fatigante,  et  où  sa  pensée  s'embrouillait. 

M.  Daurat  protesta  :  —  Il  n'en  est  pas  encore  temps,  madame. 
Et  qui  vous  parle  de  mourir,  alors  que  votre  voisine,  la  bonne 
M""*  Dario,à  quatre-vingt-neuf  ans,  pense  encore  vivre?  Et  il  s'en 
faut  qu'elle  ait  votre  bonne  apparence.  Elle  ressemble  à  un  petit 
fagot  de  bois  sec. 

M""'  d'Arazac  sourit.  Elle  aimait  d'accepter  cette  illusion  qui 
reposait  sur  une  créature  tangible  et  existante  et  qu'elle  voyait 
souvent.  Ils  causèrent  d'autre  chose.  M.  Daurat  parla  confiden- 
tiellement de  l'institutrice  et  du  désarroi  de  son  ménage.  Il  se 
penchait  et  parlait  doucement  en  bourdonnant  de  sa  grosse  voix 
malhabile  aux  finesses.  Il  n'aimait  point  l'institutrice  qui  avait 
pris  envers  lui  au  début  une  attitude  de  supériorité,  et  il  était 
bien  content  de  verser  sur  elle  quelque  malice.  II  raconta 
qu'elle  avait  été  battue  par  son  mari.  M.  Pouzergues  était  parti 
après  cela  pour  Rieul  et  n'en  revenait  plus.  Il  vivait  content  là- 
bas,  à  ce  qu'il  paraissait.  On  disait  que  M""*  Pouzergues  voulait 
divorcer,  mais  pour  lui  il  ne  le  croyait  point  ;  il  croyait  bien 
plutôt  qu'elle  cherchait  une  réconciliation. 

jyjme  d'Arazac  agita  ses  mains  en  l'air  : 

—  Vous  me  dites  de  vilaines  histoires,  monsieur  Daurat.  N'en 
sauriez-vous  pas  d'autres  ? 

M.  Daurat  se  plut  à  narrer  plaisamment  l'histoire  de  Capéran 
et  de  Pierrett  :  après  leur  rixe,  ils  avaient  été  mandés  chez  le 
juge  de  paix,  lequel  les  avait  condamnés  l'un  et  l'autre  à  payer 
une  somme  minime.  Ils  s'en  étaient  revenus  de  la  ville  ensemble 
en  se  chamaillant,  depuis  ils  ne  se  parlaient  plus.  Ils  n'étaient 
point  bien  ensemble  mais  rapprochés  par  ceci  qu'ils  regret- 
taient l'un  et  l'autre  leur  argent.  Il  se  mit  à  rire.  Il  parla  ensuite 
des  certificats  d'étude.    Cette    année   il  n'avait   point  présenté 


122  REVUE  DÉS  DEUX  MONDES. 

d'élèves,  il  en  avait  fort  peu  et  pour  la  plupart  des  p^amins.  Une 
fois  de  plus,  il  prédit  que  dans  dix  ans  le  village  serait  de  deux 
cents  âmes,  qu'il  n'y  aurait  plus  qu'une  école  mixte  : 

—  A  moins  que  le  chemin  de  fer  ne  fasse  des  miracles. 
M"'  Clarisse,  la  main  contre  sa  bonne  oreille,  dit  : 

—  Monsieur  Daurat,  il  n'y  a  que  le  bon  Dieu  qui  fasse  des 
miracles. 

M.  Gaud  entra.  Il  avait  chanté  au  lutrin,  il  était  content,  il 
venait  pour  savoir  des  nouvelles  de  M"""  d'Arazac.  Il  se  retira  en 
saluant  avec  une  noblesse  véritable.  M""*  d'Arazac  le  suivit  un 
peu  des  yeux  en  souriant,  elle  dit  : 

—  Pauvre  Gaud  ! 

Elle  pensait  mille  choses  qui  faisaient  monter  en  elle  à  la 
fois  un  plaisir  et  une  pitié.  Ils  avaient  été  jeunes  dans  le  môme 
temps. 

Elle  se  trouva  fatiguée.  La  chaleur  se  faisait  intense  aux  ap- 
proches de  midi.  Elle  voulut  passer  dans  le  salon  fermé; 
M.  Daurat  l'aida  à  se  lever;  il  lui  donna  son  bras  pour  la  con- 
duire. 

Dans  le  salon  fermé  il  arrivait  deux  rais  de  lumière  par  les 
trous  en  losange  des  volets  pleins.  M.  Daurat  mena  M"""  d'Arazac 
à  un  fauteuil.  M'*^  Clarisse  l'aida  à  s'asseoir.  Elle  s'y  renversa 
exténuée,  brisée  d'une  détresse  nerveuse  et  d'angoisse. 

Elle  referma  le  corsage  et  le  manteau  de  lit,  avec  le  souci  de 
couvrir  la  poitrine,  par  un  respect  habituel  du  corps,  et  pour 
que  M"'  d'Arazac  n'eût  pas  froid.  Et  elle  lui  mouillait  les  tempes 
avec  un  peu  d'eau  vinaigrée. 

La  crise  passée,  M""'  d'Arazac  épuisée  s'endormit  dans  son 
fauteuil. 

Au  dehors,  le  temps  se  faisait  orageux  et  mauvais  et  des 
nuages  commençaient  de  couvrir  le  ciel. 

L.    ESPINASSE-MONGENET 

{La  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


MACHIAVEL 


ET 


LE  MACHIAVÉLISME 


PREMIÈRE    PARTIE  (1) 

LE  MACHIAVÉLISME  AVANT  MACHIAVEL 


n.    —    COMMENT    S'AGRANDIT    ET    SE    RUINE    LE    PRINCE. 
CATHERINE    SFORZA.    —    «   PRÉSAGE    DE    CÉSAR.    » 

Machiavel  eut  une  occasion  toute  spéciale  de  connaître  de 
près  et  chez  eux,  les  uns  après  les  autres,  plusieurs  condottieri, 
tyrans  ou  princes  :  Jacopo  IV  d'Appiano,  seigneur  de  Piombino, 
Giangiacomo  Trivulzio,  Pandolfo  Petrucci,  seigneur  de  Sienne, 
Giovanni  Bentivoglio,  seigneur  de  Bologne,  Gianpaolo  Baglioni 
de  Pérouse,  le  marquis  de  Mantoue,  Luciano  Grimaldi  de  Mo- 
naco, Yitellozzo  Vitelli,  Oliverotto  da  Fermo,  les  Orsini,  —  le 
seigneur  Pagolo  et  le  duc  de  Gravina  ;  —  à  Florence  même, 
Pier  Soderini  et  les  Médicis;  à  Rome,  des  papes,  des  cardinaux; 
hors  d'Italie,  le  roi  de  France,  l'empereur  Maximilien  d'Alle- 
magne. Il  fut  envoyé,  en  li99,  à  «  Madonna,  »  à  Catherine  Sforza, 
comtesse  de  Forli,  et,  en  lo02,  à  César  Borgia,  duc  de  Valenti- 
nois,  dans  les  Romagnes,  quand  déjà  il  avait  tout  lu  et  déjà  il 
savait  tant  voir.  Soit  par  l'étude  de  l'histoire,  soit  par  la  pra- 
tique des  afïaires,  dans  les  graves  leçons  de  l'antiquité  romaine 
ou  dans  la  subtile  atmosphère  de  son  pays  et  de  son  temps,  il 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  juin. 


124  REVUE    DES'    DEUX    MONDES. 

avait  appris,  et  chaque  jour  davantage  il  apprenait,  en  démontant 
pièce  à  pièce  le  ressort  des  âmes  et  des  esprits,  à  faire  jouer  la 
mécanique  politique.  Il  ne  lui  fallait  plus,  pour  que  son  génie 
emplît  toute  sa  mesure,  pour  qu'il  osât  aller  jusqu'au  bout  de 
lui-même,  que  rencontrer  des  âmes  et  des  esprits  un  peu  extra- 
ordinaires. Il  fallait  seulement  que  sa  destinée,  ou,  comme  il 
eût  dit,  '■<■  la  Fortune,  »  l'adressât  à  Catherine  et, bien  plus  encore, 
à  César. 

I 

Dans  le  ménage  des  Riari,  s'il  y  avait  un  homme,  par  la 
hardiesse,  l'ampleur  et  la  fermeté  des  desseins,  par  la  tension  de 
la  volonté,  par  la  continuité  de  l'ambition,  par  la  suite  éner- 
gique de  l'action,  c'était  moins  l'homme  que  la  femme,  Girolamo 
moins  que  Catherine.  Des  deux,  l'être  le  plus  viril,  en  qui  rési- 
dai! le  plus  de  virtù,  c'était  cette  virago  presque  vir,  celle  que 
l'on  s'est  toujours  accordé  à  saluer  donna  di  gran  mente  e  di 
virili  propositi  (1).  Mais,  en  môme  temps  que  par  le  courage  elle 
est  la  plus  virile  des  femmes,  elle  en  reste  la  plus  féminine  par 
la  grâce  et  par  la  beauté.  Si  plus  tard  les  médailles,  qui  exigent 
un  relief  plus  ferme  et  des  lignes  sculpturales,  lui  prêtent  un 
profil  romain,  elle  a,  vers  la  dix-huitième  année,  sur  le  tableau 
du  musée  de  Forli,  attribué  à  Marco  Palmeggiani,  les  traits 
comme  enveloppés  d'une  douceur  angélique,  quasi  divine,  et 
que  dément  à  peine  la  fi.xité  du  regard  plongeant  droit.  Un  vi- 
sage raphaélite  avant  Raphaël;  mais  une  âme  machiavélique 
avant  Machiavel,  ou  du  moins  avant  la  notation  par  Machiavel 
des  formules  machiavéliques.  C'est  à  ce  moment  même,  vers  sa 
dix-huilième  année,  que  les  historiens  de  Catherine  découvrent 
en  elle  «  la  première  pointe  de  sa  pénétration  politique,  »  la 
première  marque  «  de  son  caractère  fort.  »  Elle  sait  que  Laurent 
de  Médicis  en  veut  mortellement  à  son  mari,  et  qu'il  a  de  bonnes 
raisons  de  lui  en  vouloir.  Elle,  sans  doute,  elle  aime  Girolamo,  il 
ne  faut  pas  dire,  en  parlant  d'elle,  de  toutes  ses  forces,  mais  de 
toute  la  force  de  sa  seule  faiblesse,  la  faiblesse  de  sa  chair,  d'où 

(1)  Le  legazioni  e  commissarie  di  Niccolô  Machiavelli,  riscontrate  sugli  original! 
ed  accresciute  di  nuovi  documenti  per  cura  di  L.  Passerini  e  G.  Milanesi.  Lega- 
zione  H.  A  Caferina  S-forza  Riario  reggente  la  signoria  di  Forli  per  il  figUuolo. 
—  Notice  des  éditeurs;  volume  1,  p.  5. 


MACHIAVEL    ET   LE    MACHIAVÉLISME.  125 

lui  viennent  ses  plus  grandes  épreuves  et  ses  plus  grandes  misères, 
car  elle  inspire  trop  l'amour  pour  pouvoir  jamais  fuir  l'amour  : 

Amor,  ch'a  nulV  amato  amar  perdona  (1). 

Mais  elle  s'aime  encore  mieux  elle-même,  et,  en  elle-même, 
elle  aime  encore  mieux  sa  race,  sa  famille,  sa  maison,  leur  com- 
mune grandeur,  la  Fortune.  Et,  dès  l'instant  où  elle  est  sûre  que 
la  vengeance  de  Laurent  cherche  son  chemin  jusqu'à  Girolamo, 
tout  en  défendant  fidèlement,  vaillamment,  son  mari,  elle  com- 
mence à  laisser  entendre  qu'elle  en  est,  au  fond,  politiquement 
séparée.  Il  est  Riario,  mais  elle  est  Sforza;  et  les  Médicis,  ou  ce 
Médicis,  peuvent  bien  être  les  ennemis  du  comte  de  Forli  et 
d'Imola,  mais  ils  sont  les  amis  des  ducs  de  Milan,  Galeazzo  Maria 
et  Ludovic  le  More,  auxquels  elle  tient  presque  d'aussi  près 
qu'elle  tient  à  Girolamo.  Si  donc  Girolamo  doit  disparaître,  que 
Laurent  voie  en  elle,  non  pas  la  veuve  de  son  adversaire,  mais 
la  fille  et  la  nièce  de  ses  alliés.  «  De  là,  chez  Catherine,  a-t-on 
remarqué,  une  espèce  de  duplicité  mystérieuse  qui  en  vint  dans 
la  suite  jusqu'à  la  faire  soupçonner  d'avoir  été  complice  de  l'as- 
sassinat de  son  mari  (2).  »  Il  serait  excessif  d'en  conclure  que, 
pour  conserver  une  mère  à  ses  enfans,  elle  sacrifie  ou  fait  sa- 
crifier leur  père,  mais  elle  laisse  opposer,  elle  oppose  leur  mère  à 
leur  père  pour  leur  conserver  l'Etat.  Or,  tout  pour  conserver 
l'Etat,  c'est  la  règle  première  du  machiavélisme. 

Tout,  et  non  seulement  la  duplicité,  le  double  jeu,  mais  le 
grand  jeu,  le  meurtre.  Le  châtelain  de  la  rocca  de  Ravaldino  à 
Forli  était  un  certain  Melchiorre  Zocchejo  de  Savone,  «  très 
mauvais  homme,  autrefois  corsaire  de  mer,  et  féroce  contre  les 
pauvres  chrétiens,  »  qu'il  tuait,  dépouillait,  mettait  aux  rames, 
noyait  à  sa  fantaisie.  La  Fortune,  dit  le  chroniqueur  Cobelli,  — 
décidément  c'est  la  déesse  des  Italiens  de  ce  temps-là,  —  la 
Fortune  lui  avait  donné  le  temps  de  se  repentir,  mais  il  ne 
s'était  jamais  repenti.  «  Jamais  il  ne  se  confessa.  Grand  blas- 
phémateur de  Dieu  et  des  Saints,  et  autres  péchés  en  lui  secrets  : 
suffit.  Et  c'est  pourquoi  le  péché  le  conduisit  à  une  vilaine  mort, 
à  mourir  dans  la  rocca  de  Forli  de  maie  mort  (3).  »  Girolamo 
l'avait  nommé,  parce  que  Melchiorre  était  son  compatriote,  et  il 

(1)  Dante,  Inferno,  ch.  v. 

(2)  Pasolini,  Caterina  Sforza,  I,  127,     • 

(3)  Cobelli,  Cronache  forlijesi,  p.  296 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'osait  le  destituer,  parce  que  l'ancien  corsaire  ôtait  son  créan- 
cier. Mais  il  le  haïssait,  et  Catherine  ne  le  pouvait  souffrir.  Une 
nuit  donc,  la  comtesse,  quittant  son  mari  toujours  malade  à 
Imola,  monta  à  cheval,  courut  à  Forli,  s'approcha  de  la  rocca  et 
appela  le  châtelain.  «  Le  dit  châtelain  se  mit  aux  créneaux,  et 
dit  :  «  0  madame,  et  que  voulez-vous?  »  Madame  répondit  et 
dit  :  «  0  messire  Marchionne  [pour  Melchiorre),  je  viens  de  la 
part  de  monseigneur  pour  que  vous  me  rendiez  la  rocca  :  voici 
les  contreseings  que  j'y  veux  rester,  moi  (1).  »  Le  châtelain 
répondit  :  «  Et  qu'en  est-il  du  comte?  Jai  entendu  dire  qu'il  est 
mort.  »  Madame  répondit:  «Mais  ce  n'est  pas  vrai.  Je  l'ai  laissé 
de  bonne  humeur.  »  Le  châtelain  répondit  :  «  Ici,  le  bruit  public 
est  qu'il  est  mort.  S'il  est  mort,  je  veux  tenir  cette  rocca  pour 
ses  fils;  et  s'il  est  vivant,  je  veux  la  lui  remettre  à  lui-même; 
et  s'il  veut  m'en  chasser  pour  y  mettre  un  autre,  je  veux  qu'il 
me  donne  l'argent  que  je  lui  ai  prêté,  et  puis  je  lui  rendrai  la 
rocca,  s'il  me  plaît  et  me  paraît  bon.  »  Après  quoi,  sans  rien 
ajouter,  Melchiorre  tourna  le  dos,  et  se  retira;  ce  que  voyant  la 
comtesse,  elle  reprit  toute  triste,  —  dolorosa,  —  la  route  d'imola. 
Mais  la  douleur  de  Catherine  ne  devait  pas  être  une  douleur 
résignée. 

En  ce  moment  se  trouvait  à  Forli  cet  Innocenzo  Codronchi  qui, 
sous  le  règne  de  Sixte  IV,  avait  été  connétable  du  comte  Girolamo 
au  château  Saint-Ange,  et  qui,  chassé  de  là  par  Catherine,  s'était 
ensuite  réconcilié  avec  les  Riari,  était  devenu  capitano  de'provvi- 
sionati,  ou  chef  de  la  garde  du  palais,  et  châtelain  de  Ravaldino 
avant  Melchiorre.  11  allait  et  venait  à  sa  guise  dans  la  rocca,  et, 
fidèle  à  la  consigne,  avait  l'œil  sur  le  vieux  pirate,  dont  il  flattait 
les  petites  manies,  allant  dîner,  souper  et  jouer  aux  dés  avec  lui. 
Le  10  août,  ils  étaient  à  table.  Ils  jouèrent  le  dîner  du  lende- 
main, et  Codronchi  s'arrangea  pour  perdre.  Il  sortit  de  la  rocca, 
et,  dès  le  matin,  remit  des  cailles,  des  perdrix  et  des  chapons  à 
un  soldat  de  Forli,  nommé  Moscardino,  en  lui  disant  :  «  Prends- 
les,  porte-les  à  la  rocca,  et  dis  qu'on  les  apprête  pour  dîner  ce 
midi;  »  et  il  lui  donna  encore  certaines  autres  instructions  se- 
crètes. Moscardino  obéit;  le  châtelain  le  vit  venir  avec  sa  provi- 
sion, il  lui  fit  ouvrir  la  porte  de  la  rocca,  et,  tandis  qu'il  faisait 

(1)  Nous  essayons  de  traduire  littéralement,  au  risque  de  quelque  incorrection 
grammaticale,  pour  garder  au  dialogue,  avec  sa  rapidité,  sa  couleur  et  sa  saveur 
si  particulières. 


MACHTAVEL   ET   LE   MACHIAVÉLISME.  i27 

plumer  la  chasse,  Moscardino  «  s'occupa  de  faire  ce  qui  lui  avait 
été  ordonné.  »  L'heure  venue,  Codronchi  arrive  et  l'on  fait  hon- 
neur au  festin.  A  la  fin  du  dîner,  le  châtelain  se  lève.  D'un  bond 
Codronchi  aussi  se  lève,  saisit  le  châtelain  à  mi-corps,  le  tient 
embrassé.  Aussitôt  un  esclave  (1)  dudit  châtelain  prend  un  poi- 
gnard, et  par  deux  fois  l'en  frappe  au  ventre.  Moscardino  s'en 
mêle,  pour  aller  plus  vite,  et  Codronchi  achève  d'un  coup  de 
cimeterre  l'impénitent  Melchiorre.  Cela  fait,  il  court  s'enfermer 
dans  la  tour  et  hausse  les  ponts-levis.  Cependant,  à  Imola,  le 
comte  et  la  comtesse  en  sont  instruits  :  Girolamo  est  malade 
encore  et  Catherine  est  sur  le  point  d'accoucher,  —  gravida  e 
grossa  a  la  gola,  dit  le  chroniqueur  avec  un  pittoresque  intra- 
duisible. De  nouveau,  elle  monte  à  cheval,  pousse  et  pique  tant 
qu'elle  peut,  et  vers  minuit  entre  à  Forli.  Elle  traverse  la  ville 
sans  rien  demander  à  personne,  va  droit  au  pied  de  la  rocca,  et 
appelle  Nocente. 

«  Alors  Nocente  se  mit  aux  créneaux  et  vit  Madame  la  com- 
tesse et  dit  :  «  0  madame,  et  que  voulez- vous?  »  Madame  répon- 
dit :  «  0  Nocente,  et  pour  qui  tiens-tu  cette  rocca?  »  Nocente 
répondit  :  «  Au  lieu  du  seigneur  Octaviano(2).  »  Messer  Dominico 
Riccio  (3)  dit  :  «  Donc  Octaviano  est  seigneur,  et  non  le  comte? 
—  Ou  vif  ou  mort,  je  tiens  cette  rocca  au  lieu  du  comte  et  de  ses 
fils.  »  Là-dessus,  Catherine  demande  à  Codronchi  pourquoi  il  a 
tué  le  châtelain  :  «  Madame,  il  faut  donner  les  rocche  à  des  gens 
qui  aient  de  la  cervelle,  et  ne  pas  les  donner  à  des  ivrognes.  » 
C'est  le  moment.  La  comtesse  conjure  Nocente  de  lui  restituer  la 
rocca.  Et  il  lui  crie,  comme  saisi  de  pitié,  d'une  voix  radoucie  et 
respectueuse  :  «  Très  chère  madame,  pour  cette  fois,  je  ne  puis 
vous  répondre  autrement.  0  madame,  allez  vous  reposer  et  ne 
craignez  rien.  Il  n'était  pas  besoin  que  Votre  Seigneurie  vînt  ici 
pour  cela.  Je  vous  prie  de  venir  demain  dîner  avec  nous.  » 
Catherine  retourne  en  ville,  va  au  palais,  fait  monter  la  garde 
autour  de  la  rocca  afin  que  personne  n'y  entre.  Après  quoi,  dans 
le  dessein  affiché  d'éviter  le  poison,  elle  commande  le  repas  qu'on 
lui  devra  porter  à  la  rocca,  pourvoit  à  tout,  et  ne  se  couche 

(1)  «  Probablement  un  jeune  Turc,  qui,  fait  prisonnier  en  mer,  avait  été  retenu 
comme  esclave.  Tel  fut  le  sort  de  beaucoup  d'infidèles  fait  captifs  à  la  guerre  pen- 
dant tout  le  XV»  siècle.  »  Pasolini,  ouv.  cité,  1,  183. 

(2)  Ottaviano  Riario,  fils  aîné  de  Girolamo  et  de  Catherine. 

(3)  Domenico  Ricci,  cousin  du  comte  Girolamo,  et  gouverneur  de  la  ville  de 
Forli. 


128  REVUE   DES   r-EUX   MONDES. 

qu'aux  premières  lueurs  du  joiir.  Ses  gens  jurèrent  qu'elle  n'avait 
pas  du  tout  dormi  cette  nuit-là.  A  l'heure  dite,  elle  se  présenta  à 
la  rocca,  où  Godronchi  lui  enjoignit  de  ne  se  faire  suivre  que 
d'une  seule  demoiselle.  Sans  peur,  Catherine  passe  le  pont,  sa 
demoiselle  derrière  elle,  portant  les  provisions.  On  dîne,  et,  en 
dînant,  Godronchi  raconte  à  la  comtesse  toute  son  entreprise;  il 
n'y  a  plus  qu'à  concerter  le  dénouement  ;  on  fait  mine  de  traiter 
et  d'écrire  les  conditions  de  la  reddition.  Catherine  quitte  la 
rocca^  où  elle  ne  reviendra  que  dans  trois  jours,  amenant  avec 
elle  Tommaso  Feo  de  Savone,  à  qui  Nocente  Godronchi  remet 
fidèlement  la  forteresse  ;  puis  Madame,  «  calme  comme  un  ca- 
poral qui  relève  la  sentinelle,  »  laisse  Feo  dans  la  rocca,  et  rem- 
mène, à  sa  place,  Godronchi.  La  cour  du  palais  était  pleine  d'un 
peuple  impatient.  Enfin,  la  comtesse  paraît.  «  La  rocca  était 
perdue,  déclare- t-elle,  pour  moi  et  pour  vous,  avec  celui-ci  :  je 
l'ai  réacquise  et  vous  laisse  un  châtelain  tout  à  ma  dévotion.  » 
Les  bons  bourgeois  eussent  voulu  en  savoir  davantage;  mais  pas 
un  mot  de  plus.  Tout  de  suite  les  chevaux,  tout  de  suite  en  selle, 
et  le  cortège  s'éloigne  vers  Imola,  Nocente  à  côté  de  Catherine. 

Le  beau  de  l'affaire,  —  et  je  dis  bien  :  «  le  beau,  »  —  est  que 
tout  ce  faux  drame,  vrai  seulement  pour  Melchiorre  Zocchejo 
qui  y  avait  trouvé  la  mort,  malgré  toute  cette  mise  en  scène, 
sommation,  refus,  invitation  à  dîner,  précautions  contre  le  poi- 
son, négociations,  capitulation,  désaveu  public,  tout  était  com- 
biné d'avance  avec  les  Riari.  Ils  voulaient  reprendre  à  l'ancien 
corsaire  la  rocca  de  Ravaldino,  où  il  leur  déplaisait  de  le  voir 
s'établir  en  maître.  Melchiorre,  lui,  ne  veut  rien  entendre,  et 
contre  son  obstination  Madame  elle-même  perd  sa  peine.  Tôt 
donc,  qu'on  s'en  défasse.  On  a,  pour  cette  besogne,  un  homme 
sous  la  main,  Nocente.  Mais  il  est  capitaine  des  gardes.  Com- 
ment faire  pour  qu'on  n'accuse  pas  le  comte  et  la  comtesse  d'être 
derrière  lui  et  de  diriger  son  bras  ?  Il  faut  feindre  une  surprise, 
une  rébellion,  une  résipiscence.  C'est  ce  que  des  écrivains  de 
notre  temps  appellent  encore  <(  une  ruse  cruelle  et  ingénieuse,  » 
—  inganno  crudele  ed  ingegnoso,  —  et  quatre  siècles  écoulés 
leur  ont  appris  à  ajouter  crudele,  mais  ils  répètent  ingegnoso  :  ils 
sentent  encore  et  pour  un  peu  ils  vanteraient  encore  la  forma 
ingegnosa  e  quasi  élégante  del  tradimento,  la  forme  ingénieuse 
et  presque  élégante  de  la  trahison  (1).  Fils  de  leur  pays  et  de 

(1)  PasoliQi,  Calerina  Sforza,  I,  186-187. 


5IACHIAVEL   ET   LE   MACHIAVÉLISME.  129 

leur  race,  nés  de  leur  terre  et  de  leur  ciel,  ils  jouissent  vive- 
ment de  la  beauté  :  tout  ce  qui  est  beau  est  bien,  ou  du  moins 
rien  n'est  mal  qui  est  beau.  Art,  plaisir,  lutte,  gouvernement,  et 
même  brigandage,  —  ribalderia,  —  Tltalien  de  la  Renaissance 
ne  demande  rien  à  rien  que  la  beauté.  La  férocité  de  Ferdinand 
de  Naples,  dans  la  conjuration  des  barons,  est  atroce,  mais  belle. 
Et  voici  venir  la  beauté  des  beautés,  ce  guet-apens  de  Sinigaglia 
que  Mgr  Paul  Jove,  évêque  de  Nocera,  consacrera  à  jamais  d'un 
superlatif,  —  il  bellissimo  inganno,  —  et  où  Machiavel  décou- 
vrira un  chef-d'œuvre  de  prince  [digne  d'être  offert  en  exemple 
au  Prince. 

Dans  l'histoire  de  Melchiorre  et  de  la  rocca  de  Ravaldino, 
Catherine  a  recouru  aux  bons  offices  d'Innocente  Codronchi  ; 
nous  allons  la  voir,  aussitôt  après,  et  à  peine  délivrée  de  sa 
grossesse,  opérer  elle-même,  dans  la  répression  de  la  conjuration 
des  Roffi.  Ce  sont  des  paysans  de  Rubano,  turbulens  et  influens, 
qui  se  sont  emparés  par  surprise  de  la  porte  Cotogni  à  Forli,  en 
faisant  crier  ou  San  Maixo!  (Venise)  ou  Chiesa!  (le  Pape)  ou  g  H 
Ordelaffel  (les  seigneurs  dépossédés,  les  Ordeiaffi).  Le  coup  a 
été  manqué,  cinq  des  rebelles  ont  été  pendus  sur  l'heure,  les 
autres  sont  aux  chaînes  dans  la  rocca.  Madame  arrive  d'Imola, 
comme  toujours  à  bride  abattue.  Elle  fait  comparaître  les  cou- 
pables, les  interroge.  Ils  avouent,  se  dénoncent,  se  chargent 
l'un  l'autre.  «  C'est  Passi  qui  a  tout  monté,  insinue  Nino  Roffi. 
—  Tu  mens  par  la  gorge,  s'écrie  l'accusé,  faux  goinfre  que  tu  es, 
et  ribaud,  car  il  y  a  près  de  huit  mois  que  je  ne  t'ai  parlé,  et 
j'en  veux  faire  la  preuve  à  la  corde  avec  toi  (1)  !  »  Catherine 
saisit  le  joint,  et  envoie  à  la  corde  Nino  tout  seul,  qui  confesse 
son  mensonge.  Alors,  ostensiblement,  solennellement,  tenant 
Passi  par  la  main,  la  comtesse  le  conduit  hors  de  la  forteresse, 
et  là,  devant  les  gardes  et  devant  le  peuple,  elle  le  libère  :  «  Va, 
lui  dit-elle,  retourne  tranquille  et  sûr  vers  ta  femme  et  vers  tes 
enfans  !  »  Le  second  procès  achevé,  elle  affecte  de  prendre  les 
ordres  de  son  mari;  mais  ce  gros  garçon,  lymphatique,  bouffi  et 
mou,  n'a  d'autres  ordres  à  lui  donner  que  de  s'en  remettre  à  elle, 
et  elle  n'en  demande  pas  davantage.  Les  droits  menacés  des  Riari 
réclament  du  sang  :  Catherine  semble  croire  que  la  justice  di- 
vine y  est  intéressée,   autant  que  sa  propre  politique  :  impas- 

(1)  A  qui  subira  le  mieux  l'épreuve  de  la  question  par  quelques  «  traits  •>  de 
corde. 

TOME  XXXIV.  —  1906.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sible,  in  nomine  Domini,  selon  l'expression  naïvement  effroyable 
de  Bernardi,  elle  fait  décapiter  en  place  publique  et  écarteler  les 
condamnés,  en  forçant  au  métier  de  bourreau  le  sujet  fidèle, 
mais  le  soldat  inepte  qui  s'était  laissé  enlever  la  porte  Gotogni. 
Toutefois,  elle  se  refusa  à  outrepasser  la  justice,  défendit  contre 
la  lâcheté  sacrilège  de  la  foule  les  restes  des  suppliciés,  et,  les 
principaux  auteurs  châtiés,  fit  grâce  aux  moins  compromis.  Elle 
s'était  d'ailleurs  attachée  à  suivre  scrupuleusement  les  formes  : 
«  La  dite  Madame  alla  à  la  rocca  comme  vraie  ambassadrice  du 
seigneur  comte  son  mari,  et  comme  dame  de  grande  justice, 
laquelle  voulait  continuellement  aller  avec  le  pied  de  plomb... 
et  ne  pas  courir  en  furie,  afin  que  le  Tout-Puissant  Dieu  Eter- 
nel ne  lui  pût  jamais  reprocher  aucune  chose  qu'elle  eût  mal 
faite,  et  aussi  qu'aucune  personne  ne  se  pût  jamais  plaindre 
que  Sa  Seigneurie  agisse  par  force  et  non  par  raison  (1).  »  Jus- 
tice sévère,  promptitude  de  résolution,  lenteur  et  sûreté  d'exé- 
cution, respect  des  apparences  et  des  usages,  affectation  de  géné- 
rosité, souci  et  art  de  mettre  Dieu  au  service  de  sa  maison,  que 
de  machiavélisme,  dès  la  fin  de  1487,  en  cette  jeune  femme  de 
vingt-cinq  ans  I  ^ 

II 

Pour  cette  jeune  femme  déjà  se  pose,  et  bientôt  se  posera  si 
pressante  qu'elle  ne  pourra  l'esquiver,  la  grande  question  ma- 
chiavélique :  «Vaut-il  mieux  se  faire  craindre  ou  se  faire  aimer?  » 
Et  elle  essaiera  de  se  faire  aimer,  mais,  n'y  réussissant  pas  à 
son  gré,  elle  saura  du  moins  se  faire  craindre.  Ou  plutôt  elle 
s'efforcera  de  faire  à  la  fois  l'un  et  l'autre,  et  de  concilier  la  sé- 
vérité avec  la  justice.  Pourtant  sa  justice  est  terrible.  Après  l'as- 
sassinat de  Girolamo  Riario  par  Lodovico  et  Ghecco  Orsi,  Giaco- 
mo  Ronchi  et  Lodovico  Pansechi,  à  peine  prend-elle  le  temps  de 
pleurer;  tombée,  avec  ses  six  enfans,  aux  mains  des  meurtriers 
qui  la  traitent  «  plus  durement  que  ne  l'eussent  fait  les  Turcs  (2),  » 
elle  ne  fléchit  pas  une  minute;  elle  ne  pense  qu'à  «  conserver 
l'État,  »  et,  voulant  le  conserver,  elle  dispose  tout  plus  encore 
pour  l'exemple  que  pour  le  châtiment.  Tout  à  fait  à  la  première 

(1)  Bernardi,  p.  140. 

(2)  C'est  le  mot  de  Monseigneur  Savelli,  protonotaire  et  gouverneur  de  Cesena, 
venu  aussitôt  pour  prendre  possession  de  Forli  au  nom  de  l'Église. 


MACHIAVEL    ET    LE    MACHIAVÉLISME.  i31 

heure,  parmi  les  gens  d'armes  qui,  dans  des  intentions  diverses, 
se  réfugient  à  la  rocca,  elle  glisse  un  homme  à  elle,  chargé 
de  faire  écrire  par  le  châtelain  à  Bentivoglio  de  Bologne 
et  au  duc  de  Milan,  afin  qu'ils  la  secourent.  Elle  reçoit  digne- 
ment, quoique  froidement,  Mgr  Savelli,  protonotaire  et  gouver- 
neur de  Cesena,  venu  aussitôt,  à  la  demande  des  traîtres,  pour 
prendre  possession  de  Forli,  au  nom  de  l'Eglise.  Mais  elle  ne 
peut  supporter  le  mauvais  prêtre  qui  s'ingénie  à  obtenir  d'elle  la 
reddition  de  la  rocca,  en  lui  tenant  cet  odieux  langage  :  «  Le  comte 
a  été  tué  pour  ses  péchés,  et,  vous-même,  le  péché  d'avoir  persécuté 
des  prêtres  et  des  frères  et  d'avoir  pillé  des  églises  vous  fera  mal 
finir.  Or  donc,  ma  sœur,  prenez-en  votre  parti  et  donnez-nous 
cette  rocca;  autrement,  vous  ne  mangerez  ni  ne  boirez  jusqu'à 
ce  que  vous  nous  l'ayez  fait  donner,  et  ainsi  nous  vous  laisse- 
rons mourir  de  faim.  »  La  comtesse  étouffe,  est  comme  synco- 
pée d'indignation  et  de  colère  :  elle  n'a  que  la  force  d'appeler 
Lodovico  Orsi,  dans  la  maison  de  qui  elle  est  gardée  à  vue  : 
«  0  Messer  Lodovico,  lui  dit-elle,  je  vous  en  prie  pour  l'amour 
de  Dieu,  ôtez  d'autour  de  moi  ce  prêtre  !  y  Les  plus  sages  de  ses 
sujets,  ceux  qui  la  connaissent  le  mieux,  ne  se  trompent  pas  sur 
ce  qui  se  passe  et  ce  qui  s'apprête  dans  son  àme.Niccolô  Tornielli 
conseille  prudemment  de  ne  pas  la  pousser  à  bout.  «  Sinon,  il 
pourrait  en  découler  pour  la  cité  des  conséquences  très  funestes, 
car  elle  est  d'esprit  subtil,  et  d'un  cœur  connu  de  tous,  et  fière 
aussi  et  inexorable  en  ses  vengeances  (1).  » 

Ici  réapparaît  le  machiavélisme  prémachiavélique  de  Cathe- 
rine (2).  Le  protonotaire  Savelli  insiste  et  fait  insister  auprès 
d'elle  pour  que  la  rocca  lui  soit  rendue,  sachant  bien  que,  tant 
qu'il  n'a  pas  le  château,  il  n'a  pas  la  ville.  Elle,  qui  a  sur-le- 
champ  averti  le  duc  de  Milan,  son  frère,  et  son  voisin  de  Bo- 
logne, Bentivoglio,  elle  n'a  qu'à  traîner  les  choses  en  longueur, 
et  par  conséquent  elle  peut  tout  promettre,  pourvu  que  l'on  ne 
tienne  pas.  Pour  la  troisième  fois,  elle  se  rend  au  pied  de  la 
rocca  de  Ravaldino,  et,  pour  la  troisième  fois,  le  châtelain  se  met 
aux  créneaux;  mais,  cette  fois,  Madame  n'est  pas  libre  et  maî- 
tresse; ce  sont  ses  ennemis  qui  l'y  ont  conduite.  De  haut  en  bas, 
entre  la  comtesse  et  son  châtelain,  voici  le  dialogue  qui  s'en- 
gage : 

(1)  D'après  Burriel,  II,  260. 

(2)  AvrU  1488. 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Cède  la  rocca  à  ceux-ci,  crie  Catherine,  pour  que  je  ne  sois 
pas  mise  à  mort  avec  tous  mes  enfans  ! 

—  On  m'enlèvera  d'ici  en  morceaux  !  répond  le  châtelain. 
Je  ne  cède  rien. 

—  Ils  me  tueront  ! 

—  Et  qui  donc?...  Il  leur  faudra  se  sauver  ensuite  du  duc  de 
Milan.  » 

Puis,  suivant  le  jeu  de  scène  ordinaire,  le  châtelain  tourne 
le  dos  et  s'en  va.  Il  a  deviné  la  comédie  (stylé  d'ailleurs  dès  le 
début)  et  du  coup  il  y  prend  son  rôle.  Mais  l'un  des  conjurés, 
Ronchi,qui  a  longtemps  vécu  près  de  la  comtesse,  ne  s'y  méprend 
pas,  lui  non  plus  :  «  0  madame  Catherine,  lui  crie-t-il  en  lui 
plantant  les  yeux  en  face,  si  tu  voulais,  il  nous  la  donnerait, 
mais  c'est  toi  qui  ne  veux  pas  qu'il  nous  la  rende  ;  je  ne  sais 
quelle  envie  me  vient  de  te  passer  cette  pertuisane  au  travers  du 
corps  et  de  te  faire  tomber  morte.  »  Ce  disant,  Ronchi  se  permet 
de  joindre  le  geste  à  la  parole,  et  touche  de  la  pointe  du  fer  la 
poitrine  de  la  comtesse.  Elle,  immobile  et  dédaigneuse  :  «  0 
Jacomo  da  Ronco,  dit-elle,  tu  ne  me  fais  pas  peur  ;  tu  peux  me 
faire  mal,  mais  peur  non  pas;  car  je  suis  fille  d'un  homme  qui 
n'avait  pas  peur.  Fais  ce  que  tu  veux.  Vous  avez  tiié  mon  sei- 
gneur, vous  pouvez  bien  me  tuer,  moi  qui  suis  une  femme  (1).  » 
Le  lendemain,  même  cérémonie  devant  la  rocca  de  Schiavonia 
que  devant  la  rocca  de  Ravaldino.  Catherine  s'approche  :  «  0 
châtelain,  dit-elle,  donne  iârocca  à  ceux-ci,  comme  j'y  consens. 
—  0  madame,  répondent  Rianchino  et  son  frère,  que  Votre  Sei- 
gneurie nous  pardonne;  vous  ne  nous  avez  jamais  donné  cette 
rocca,  et  nous  ne  voulons  la  donner  encore  ni  à  vous,  ni  à  per- 
sonne. Maintenant  ôtez-vous  de  là  ;  sinon,  nous  vous  ferons  tirer 
dessus.  0  messer  Lodovico,  ôtez-vous  de  là.  »  Dans  la  ville,  les 
bons  bourgeois  font  ce  qu'ont  toujours  fait  les  bons  bourgeois 
en  temps  de  révolution  :  ils  font  des  vœux  discrets  pour  l'ordre, 
mais  ne  se  compromettent  point  au  delà.  Le  chroniqueur, 
peintre,  musicien  et  maître  à  danser  Cobelli  voit  passer  le  triste 
cortège  :  Lodovico  et  ses  partisans,  «  les  princes  et  les  phari- 
ciens,  cum  seniore,  et  scribas;  Catherine,  au  milieu,  environnée 
de  piques.  Il  en  est  tout  ému,  et  nous  le  confie  en  sa  prose 
mêlée  de  romagnol  et  de  latin.  «  Ils  menèrent  Madame  à  la 

(1)  Cobelli,  p.  321. 


MACHIAVEL    ET   LE    MACHIAVÉLISME.  133 

maison  de  l'Urso  avec  ces  fustibus  et  lanternis  (1),  Je  veux  vous 
dire  le  vrai  ;  à  moi,  il  me  paraissait  certes  que  ce  fussent  et  quils 
menassent  Madame  comme  faisaient  ces  juifs  quand  ils  menaient, 
ainsi  armés,  Jésus-Christ  à  Anne  et  à  Caïphe  et  à   Pilate  ;  ainsi 
paraissait-il  qu'il  en  fût  de  madame  la  comtesse.  Certes,  cela  me 
parai;  sait  une   compassion  et  cela  me  serrait  dans  les   épaules, 
parce  que  j'avais  reçu  bienfait  de  sa  seigneurie;  mais  il   me 
fallait  rester  coi,  propter  timorem  zudiorum  [Judxorum).  »  Tout 
le  monde  tremble,  sauf  Catherine  qui,  lorsqu'elle  n'est  plus  chez 
les  Orsi,  lorsque  Savelli  l'a  fait  déposer,  sous  la  garde   de  trois 
gentilshommes,   à  la  rocchetta  de  la  porte  San-Pietro,  reprend 
hardiment  et  habilement  l'offensive.  Dans  la  chambre  étroite  où 
ils   sont  entassés,  elle-même,  sa  fille  Bianca,  ses  cinq   fils,  les 
deux  derniers  avec  leurs  nourrices,  sa  mère  Lucrezia  Landriani, 
et  sa  sœur  Stella,  c'est  un  concert  de  pleurs  et  de  gémissemens. 
Mais  il  y  a  vraiment  en  elle  de  la  grandeur  romaine  ;  la  viro.go 
se  montre  vraiment  presque  vir;  elle  est  vraiment  princesse,  et 
vraiment  presque  le  Prince.  «  N'ayez  pas  peur,  répète-t-elle  aux 
siens,  et  surtout,  ce  qui  serait  pis,  n'ayez  pas  l'air  d'avoir  peur.  » 
Muzio   Attendolo    et  le  duc  Francesco,  ses  ancêtres,  n'avaient 
jamais  su  ce  que  c'était  que  la  peur,  et  c'est  pourquoi  ils  avaient 
échappé  au  fer,  au  feu,  aux  trahisons,  pourquoi   ils  avaient  été 
en  leur  temps  de  grands  princes  et  de   grands  condottieri  de 
guerre...  Elle  aussi,  quand  elle  était  petite,  elle  avait  eu  son  père 
assassiné,  assassiné  aussi  par  ses  gens;  pourtant  elle  n'avait  pas 
perdu  courage...  Que  ses  enfans  fassent  comme  elle  avait  fait!  » 
Toute  sa  pensée,  toute  sa  volonté  sont  maintenant  tendues  sur 
ceci  :  rentrer  dans  sa  bonne  rocca  de  Ravaldino,  et  de  là  défier 
ses  ennemis,  et  là  rétablir  la  fortune.  Elle  monte  ce  coup  de 
ruse  et  de  force  comme  elle  en  a  monté  tant  d'autres.'  Elle  a  ses 
émissaires,  ses  intermédiaires,  qui  vont  et  viennent  de  la  rocca 
à  la  ville,  qui  circonviennent  le  protonolaire  effaré,  les  magis- 
trats irrésolus,  les  conjurés  hésilans  et  divisés.  «  Le  châtelain  de 
Ravaldino,  »  insinue  Francesco  Ercolani,  «  homme  de  bien,  très 
sagace  et  malicieux,  ne  demanderait  pas  mieux  que  de  rendre 
la  rocca,  mais  il  ne  veut  point  passer  pour  félon,  il   veut  le 
consentement  de  la  comtesse,  il  veut  un  certificat  de  bons  et 
loyaux  services.  Si  seulement  il  pouvait  parler  à  Madame  sans 

(1)  C'est  une  citation  populaire  et  qui  revient  souvent.  Cf.  la  nouvelle  CXG  do 
Sacchetti.  Édit.  Ottavio  Gigli;  1888,  Florence,  Le  Monnier,  t.  II,  p.  143. 


134  RKVUE  DES  DEUX  MONDES, 

témoins!  Si  seulement  la  comtesse  pouvait  pénétrer  dans  la 
rocca!  Seulement  pour  quelques  heures,  pour  trois  heures  seu- 
lement !  Elle  laisserait  en  otage  ses  six  enfans,  sa  sœur,  sa  mère. 
Et  lui-même,  Ercolani,  il  laisserait  comme  otages  ses  propres 
fils.  » 

Peu  à  peu  l'idée  chemine.  Le  gouverneur  dit  oui.  Mais  les 
Orsi,  qui  savent  ce  qu'ils  risquent  et  contre  qui  ils  le  risquent, 
s'obstinent  à  dire  non.  Le  plus  qu'ils  puissent  consentir,  c'est 
de  ramener  encore  une  fois  Catherine  au  pied  de  la  muraille; 
et  qu'encore  une  fois,  de  bas  en  haut,  entre  elle  et  le  châtelain, 
la  conversation  s'engage.  Ils  l'y  ramènent,  et  elle  crie,  elle 
adjure,  elle  pleure.  Le  châtelain  est  de  pierre  comme  la  tour 
à  laquelle  il  est  adossé  :  «  Ah  !  si  du  moins,  dit-elle,  je  pouvais 
entrer  dans  la  rocca  pour  vous  parler  seule  à  seul,  je  vous  expli- 
querais bien  la  condition  des  choses,  et  je  vous  persuaderais  en 
vérité  de  céder  !  —  Même  en  ce  cas,  répond  le  châtelain,  je 
ne  sais  pas  ce  que  je  ferais;  tout  au  plus  me  réglerais-je  sur  les 
propositions  que  vous  pourriez  faire.  Au  reste,  quant  à  moi,  j'ai 
déjà  déclaré  au  gouverneur  et  à  tous  que,  pour  en  finir,  je  per- 
mets et  même  je  veux  que  vous  entriez  dans  la  rocca,  pourvu 
que  vous  y  entriez  seule  !  «  Vainement  les  Orsi  dénoncent  le 
piège  :  Mgr  Savelli,  qui  regarde  partout  s'il  ne  voit  pas  venir  les 
soldats  du  duc  de  Milan,  interpose  son  autorité,  l'autorité  ponti- 
ficale à  laquelle  Forli  s'est  donnée.  La  comtesse  s'avance,  le 
pont-levis  s'abaisse,  elle  le  franchit.  Alors  elle  se  redresse  de 
toute  sa  taille,  se  retourne,  lance  un  geste  d'insulte  à  ceux  des 
prises  de  qui  elle  s'échappe,  et,  triomphante,  entre  dans  la  rocca. 

C'est  d'ailleurs,  pour  Catherine,  si  la  légende  doit  s'élever 
jusqu'à  l'histoire,  l'heure  des  gestes  obscènes  et  héroïques  :  «  Oh  ! 
mon  cher  Tommasino,  s'est-elle  écriée  aussitôt  que  la  porte  s'est 
refermée  sur  elle,  que  nous  sommes  bien  ici  dedans!  Enfin, 
plus  d'assassins,  plus  de  traîtres!  »  Mais  ses  six  enfans  sont 
dehors,  et  ils  ne  sont  pas  bien,  eux,  les  innocens,  à  la  discré- 
tion de  ces  assassins  et  de  ces  traîtves  !  On  va  jouer  de  l'amour 
maternel  pour  tenter  de  fléchir  l'àme  inflexible  de  la  comtesse. 
Jeu  cruel  qui  glacera  d'épouvante  les  pauvres  petits  et  qui  ne 
réussira  qu'à  faire  de  la  mère  une  folle  sublime,  une  bête  superbe, 
une  tigresse,  une  lionne.  D'après  la  légende,  les  enfans  sont  là, 
de  l'autre  côté  du  fossé,  sanglotant  et  se  lamentant,  sous  le  cou- 
teau levé  des  Orsi.  Que  la  rocca  se   rende  ou  ils  sont  égorgés: 


MACHIAVEL    ET   LE    MACHIAVÉLISME.  135 

«  Imbéciles!  dit  Catherine,  en  se  découvrant,  n'ai- je  pas  le 
moyen  d'en  faire  d'autres?  »  Et  voilà  résumé,  dessiné,  à  jamais 
gravé  dans  la  mémoire  populaire,  tout  le  personnage  de  Cathe- 
rine, en  un  mot,  en  une  posture.  L'histoire,  maintenant  armée 
de  la  critique  des  sources,  prétend  au  contraire  que  la  chose 
s'est  passée  bien  plus  simplement.  A  l'heure  où  les  Orsi  ont 
traîné  devant  la  rocca,  non  pas  tous  les  enfans,  mais  les  deux 
fils  aînés  de  Catherine,  et  la  font  implorer  successivement  par  la 
nourrice,  par  sa  sœur  Stella,  par  Ottaviano  et  Livio,  la  com- 
tesse, brisée  de  fatigue  et  d'émotion  contenue,  est  couchée  dans 
le  maschio,  ou  tour  centrale  de  la  forteresse,  et  profondément 
endormie.  Elle  ne  s'éveille  que  lorsqu'un  tumulte  éclate,  bruits 
de  rixe,  course  d'hommes,  coups  de  feu  :  tumulte  artificiel, 
fausse  alarme  provoquée  par  le  châtelain  qui  redoute  que,  de  la 
chambre  haute,  où  il  l'a  prudemment  reléguée,  malgré  l'épais- 
seur des  murs,  elle  n'entende  l'appel  aigu  des  chères  voix  sup- 
pliantes, «  que  cette  pauvre  madame  ne  s'attendrisse  d'amour  et 
de  pitié,  et  que  le  cœur  ne  lui  saute  hors  de  la  poitrine.  »  Cathe- 
rine croit  que  les  révoltés  donnent  l'assaut  à  la  rocca;  elle  se 
jette  dans  l'escalier,  descend,  arrive  jusqu'au  rempart,  les  che- 
veux défaits,  en  chemise,  à  demi  nue.  De  là,  la  légende.  Mais, 
rectifie  l'histoire,  à  ce  moment  la  comtesse  est  plus  terrifiée  que 
terrible  ;  et  ni  de  la  posture,  ni  du  mot,  ni  Cobelli,  ni  Bernardi, 
aucun  des  chroniqueurs,  aucun  témoin,  aucun  contemporain  ne 
parlent.  Machiavel  en  parle,  sans  doute,  mais  il  n'est  venu  à 
Forli,  il  n'a  connu  personnellement  Catherine  qu'onze  ans  après, 
en  1499.  Qu'importe,  n'est-ce  pas  Machiavel  qui  a  raison?  A  tout 
le  moins,  il  sent  mieux  que  personne  ce  qu'il  y  a  en  Catherine 
de  machiavélique,  et,  s'il  l'y  met,  c'est  qu'il  le  sait  bien  placé  en 
elle.  Ici  encore,  comme  dans  tant  de  cas,  la  légende  est  plus 
vraie  que  l'histoire,  et  Catherine  est  plus  Catherine,  telle  qu'elle 
aurait  pu  être  et  que  probablement  elle  n'a  pas  été. 

Si,  déprimée  par  les  jours  affreux  qu'elle  traverse,  Catherine 
n'a  pas  été  telle  à  cette  minute-là,  qui  cependant  est  bien  restée 
pour  elle  une  minute  «  psychologique,  »  c'est  alors,  à  cette 
minute-là,  qu'elle  n'a  pas  été  elle-même;  mais  tout  de  suite 
elle  se  retrouve,  et  tout  de  suite  nous  la  retrouvons.  Elle  fait 
braquer  sur  la  ville  les  canons  de  la  forteresse  et  de  temps  en 
temps  tirer  une  volée.  Les  boulets  portent  de  sa  part  aux  habi- 
tans  de  Forli  cet  avertissement  :  pour  l'assassinat  de  Girolamo 


d36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  punira  seulement  les  coupables;  mais  si  l'on  touche  à  ses 
enfans,  elle  réduira  en  cendres  et  en  poussière  toute  la  ville. 
Puis  elle  charge  ses  bombardes  dY'pieux  dont  la  pointe  est  enve- 
loppée de  papiers  où  il  est  écrit  :  «  Forliviens,  mes  Forliviens, 
sus  à  mes  ennemis,  tuez-les  tous  !  Je  vous  promets  qu'au  retour, 
je  vous  tiendrai  toujours  pour  bons  frères.  Faites  vite,  ne  crai- 
gnez rien.  L'armée  milanaise  est  aux  portes;  sous  peu,  vous 
aurez  la  récompense,  et  eux  le  châtiment"  bien  mérité.  » 

L'armée  milanaise,  en  effet,  hâtait  sa  marche.  Déjà  Bentivo- 
glio  de  Bologne  occupait  les  villages  voisins.  Cinquante  cava- 
liers, envoyés  par  un  des  cardinaux  parens  de  la  comtesse, 
étaient  venus  renforcer  la  roccn.  Les  secours  pontificaux  que 
Mgr  Savelli  attendait  dans  les  transes  et  promettait  au  besoin 
par  de  faux  brefs  (1),  comme  pour  se  rassurer  lui-môme,  n'ap- 
paraissaient pas.  Voyant  venir  l'expiation,  les  meurtriers  du 
comte,  qui  depuis  un  mois  se  posaient  en  libérateurs,  les  Orsi, 
les  Ronchi,  les  Pansechi,  avec  leurs  familles  et  leurs  partisans, 
prennent  la  fuite  :  c'est  vers  Cervia,  où  les  Vénitiens  ne  veulent 
pas  les  recevoir,  et  vers  Città  di  Castello,  un  misérable  exode  de 
dix-sept  personnes.  Et  c'est  la  restauration  des  Riari,  d'Otta- 
viano  et  de  sa  mère,  régnant  et  gouvernant  en  son  nom,  en  son 
lieu. 

III 

La  conduite  de  Catherine,  reprenant  possession  de  Forli,  est 
pleinement  machiavélique,  c'est-à-dire  que  tous  les  élémens  y 
sont  de  la  politique  dont,  une  vingtaine  d'années  plus  tard, 
Machiavel  donnera  la  formule.  Premièrement,  la  modération 
ou  l'apparence  de  la  modération  dans  la  victoire.  La  comtesse 
empêche  le  sac  de  la  ville,  auquel  rêvent,  depuis  des  jours  et 
des  jours,  les  Milanais.  Et  peut-être  le  fait-elle  autant  pour  elle- 
même  qui  y  perdrait  ce  qu'une  insurrection  pillarde  lui  a  laissé 
que  pour  ses  sujets  qu'elle  veut  ménager,  pour  «  les  femmes 
et  les  filles  »  dont,  avec  une  pudeur  justement  alarmée,  elle 
prend  l'honneur  en  sa  garde.  Ensuite,  l'apparence  d'une  stricte, 
mais  équitable  justice;  les  coupables  seront  punis,  mais  les 
coupables  seuls,  et  c'est  à  peine  si,  voulant  atteindre  un  ennemi, 

(1)  Pasolini,  ouv.  cilé,  I,  251, 


i 


MAC-'ITAVEL    ET    LE   MACHIAVÉLISME.  137 

l'on   s'arrangera  pour  le  trouver  coupable,   les   formes  sauves 
autant  que  possible.  Ainsi  le  vieil  Orso,  père  de  Lodovico  et  de 
Checco  Orsi.  11  semble  bien  qu'il  n'ait  point  approuvé,  ni  même 
connu  à  l'avance  le  crime  de  ses  fils,  et  si  Gobelli  n'invente 
pas,  il  leur  aurait,  le  coup  fait,  tenu  ce  petit  discours,  lui  aussi 
très  machiavélique,  car  le  machiavélisme  est  partout  dans  l'air 
de  l'Italie  de  ce  temps-là,  et  Machiavel  n'aura  qu'à  le  recueillir: 
«  0  mes  fils,  vous  n'avez  fait  chose  ni  bonne  ni  belle,  parce  que, 
selon  moi,  vous  avez  doublement  mal  fait.  D'abord,  puisque  vous 
tuiez  le  comte,  vous  deviez  en  finir  avec  tous,  ou  les  laisser 
vivre,  mais  les  mettre  tous  en  prison.  Et  puis  vous  avez  laissé 
entrer  Madame  dans  la  rocca,  d'où  elle  va  vous  faire  une  guerre 
mortelle...   Allez!   allez!   vous  vous  êtes  conduits  comme  des 
petits  enfans  [da  mammoletti)\  vous  vous  en  repentirez  et  en 
porterez  la  peine;  puissiez -vous  au  moins  ne  pas  la  faire  porter 
à  d'autres,  et  même  à  moi,  qui  suis  vieux  et  malade  !  Pour  moi, 
je  vois  bien  où  vous  irez  finir.  »  Mais  il  importait  à  Catherine 
que,  Lodovico  et  Checco  s'étant  enfuis,  la  famille  scélérate  des 
Orsi  fût  frappée  et  comme   anéantie  en   son  patriarche.  Devant 
lui,  on  rasa  sa  maison  ;  on  chassa,  pauvres  et  bus,  ses  enfans  et 
petits-enfans;  après  quoi,  on  le  livra,  pour  que  le  bourreau  en 
fît  à  sa  fantaisie,  à  cet  horrible  Babone  qui,  au  milieu  de  tous 
«  ces  stradiotes  malandrins,  »  faisait  à  Co^'-'li  l'efTet  d'un  Turc 
entouré  de  Turcs.  Et  devant  ces  ruines  .  et  durant  le  supplice, 
la  dernière  parole  de  ce  vieillard  de  quatre-vingt-cinq  ans  fut 
un  désaveu,  presque  un  anathème  :  «  0  mauvais  fils,  où  m'avez- 
vous  conduit!  »  Il  mourut  sous  un  abominable  raffinement  de 
tourmens  et  d'outrages,  comme  étaient  morts,  la  veille,  Marco 
Scossacarri,  Pagliarîno,  Pielro  Albanesc,  comme  devaient  mou- 
rir dix  autres,  et,  dans  la  suite,  d'autres  encore.  Les  cadavres 
furent   dépecés,     déchirés,    déchiquetés;   on   s'en    disputa   les 
membres,  on  en  enleva  et  estima  la  graisse  :   «  Scossacarri  en 
avait  une  couche  de  près  de  deux  doigts;  »  l'Albanesc  n'en  avait 
guère  moins  :  «  c'était  un  beau  corps  d'homme  blanc  et  coloré.  » 
Autour  de  cette  chair  en  lambeaux,  traitée  comme  viande  de 
boucherie,  «  corne  carne  in  beccaria,  »  se  déchaîna  une  danse 
de  sauvages  :  un  soldat  «  arracha  le  cœur  du  vieil  Orso,  le  mit 
tout  sanglant  à  sa  bouche  et  mordit  dedans  ainsi  qu'un  chien.  » 
Plus  de  deux  cents  maisons,  dans  le  seul  bourg  de  Ravaldino, 
subirent  le  même  sort  que  la  maison  des  Orsi  :  tandis  qu'on  y 


J38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

était,  on  vengea  par  les  peines  les  plus  lourdes  les  plus  légjères 
injures;  ce  fut  une  fureur  d'espionnage  et  de  délation;  un  mot 
perdait  un  homme  :  Pietro  Albanese  périt  pour  avoir  été  «  grand 
parleur,  »  car  «  celui  qui  profère  l'offense  écrit  sur  la  glace, 
mais  celui  qui  la  reçoit  écrit  sur  le  marbre.   » 

Cependant  la  comtesse,  tout  en  recherchant  et  en  accusant 
elle-même,  en  accablant  de  ses  invectives  quiconque,  de  près  ou 
de  loin,  pouvait  avoir  participé  à  l'assassinat  de  Girolamo,  s'atta- 
chait à  mettre  hors  de  cause  les  parens,  les  femmes,  les  enfans, 
les  proches  des  condamnés;  elle  refusait  de  profiter  de  leurs 
dépouilles,  et,  parmi  toute  cette  barbarie  lâchée  volontairement 
pour  produire  un  effet  d'effroi,  elle  réussissait  à  se  donner  encore 
un  air  de  générosité,  de  pitié,  de  clémence.  Elle  inaugure  une 
sorte  de  gouvernement  direct,  familier,  et  pour  ainsi  dire 
((  bonhomme,  »  alla  hiiona^  dont  tout  le  prestige,  toute  la  force 
est  en  elle,  «  où  chaque  citoyen  se  sent  voisin  de  cette  souve- 
raine qui  peut  devenir  formidable,  et  lié  à  sa  personne  par  une 
espèce  de  fascination  singulière  (1).  »  C'est  toujours  l'élernelle 
question  :  se  faire  aimer  ou  se  faire  craindre  ?  Catherine  répond 
comme  Machiavel  répondra  :  se  faire  craindre  et  se  faire  aimer, 
mais  ne  pas  craindre  de  se  faire  craindre  et  ne  pas  trop  aimer  à 
se  faire  aimer,  parce  qu'il  appartient  toujours  au  prince,  il 
dépend  toujours  de  lui  de  se  faire  craindre,  mais  il  ne  dépend 
pas  de  lui,  il  ne  lui  appartient  pas  de  se  faire  aimer  :  les  hommes 
aiment  à  leur  gré,  mais  ils  craignent  au  gré  du  prince.  Pour  le 
moment,  après  justice  faite,  après  ces  coups  frappés  et  sans 
préjudice  des  coups  que  directement  ou  indirectement  elle  se 
réserve  de  frapper  encore,  la  comtesse  reçoit  de  nouveau,  au 
nom  de  son  fils  et  au  sien,  le  serment  des  chefs  de  famille  de 
Forli.  Ils  s'agenouillent  à  ses  pieds  et,  la  main  posée  sur  les 
saints  Evangiles,  jurent  fidélité  aux  Riari.  Peut-être  leur  seront- 
ils  en  effet  plus  fidèles  qu'elle-même,  car  déjà,  en  plein  exercice 
de  sa  force  et  quand  elle  use  ainsi  de  son  prestige,  elle  succombe 
à  son  unique  faiblesse  :  l'amour  tue  en  elle  la  veuve  et  la  mère, 
elle  a  ses  grandes  misères  que  l'on  connaît  et  une  bien  plus 
grande  misère  encore  que  l'on  ne  connaît  pas.  Elle  aime  ardem- 
ment, follement,  en  femme  de  trente  ans,  —  el  quelle  femme  ! 
du  sang  des  Sforza,  c'est  tout  dire,  —  un  beau  jeune  homme 

(1)  Pasolini,  ouv.  cité,  I,  207. 


MACHIAVEL   ET   LE   MACHIAVÉLISJIE.  139 

de  sa  cour,  plus  ou  moins  cousin  de  Girolamo,  et  frère  du  châ- 
telain de  Ravaldino,  Giacorao  Feo. 

Amour  violent  qui  veut  être  apaisé,  mais  qui  doit  compter 
avec  tous  les  scrupules,  et  qui  ne  peut  s'apaiser  que  dans  le  ma- 
riage ;  mariage  difficile,  et  qui  heurterait  tant  de  préjugés  :  dé- 
plorable et  tragique  amour.  En  Catherine,  le  cœur  et  la  con- 
science se  livrent  un  affreux  combat  :  les  poètes  n'en  ont  pas 
chanté  de  pire  :  sans  ce  mariage,  elle  perd  Giacomo  ;  mais  par  ce 
mariage,  s'il  est  su,  elle  perd  l'État.  Qui  l'emportera  des  deux, 
de  sa  déraison  ou  de  sa  raison,  de  la  plus  haute  des  raisons  qui 
puissent  guider  une  princesse,  de  la  plus  profonde  des  déraisons 
qui  puissent  entraîner  une  femme?  Elle  tombe,  elle  épouse.  C'est 
encore,  comme  Girolamo,  un  médiocre,  et  même  moins  :  c'est 
un  bellâtre,  vain  et  jouisseur,  qui  s'affiche,  et  qui,  en  s'affichant, 
l'affiche,  et  qui,  en  s'exaltant  sans  mesure,  l'humilie.  Elle 
l'adore,  le  hait,  le  méprise,  se  méprise  un  peu  soi-même  de  ne 
pas  le  haïr  davantage,  et  se  hait  d'être  obligée,  à  cause  de  lui, 
de  se  mépriser  devant  ses  fils,  qui  devinent,  qu'on  instruit,  et 
vis-à-vis  desquels  il  s'oublie  parfois  jusqu'à  lever  la  main  sur 
eux.  Elle  est  aux  aguets,  soupçonneuse,  l'oreille  tendue  à  tous 
les  bruits,  prête  à  renfoncer  dans  la  gorge  des  médisans  les  mots 
même  qui  n'en  sortent  pas.  Mais  comment  empêcher  de  bavarder 
une  petite  ville?  Giacomo  ne  garde  aucune  retenue;  il  parade  et 
ordonne  en  maître  :  la  comtesse  ne  voit,  ne  parle,  n'agit  plus  que 
par  lui.  «■  Ils  supporteront  toute  extermination,  écrit  Bello  da 
Castrocaro,  et  Madame  ensevelira  plutôt  toutes  leurs  personnes, 
et  ses  enfans,  et  ses  biens,  ils  donneront  plutôt  l'âme  au  diable 
et  l'Etat  au  Turc  que  de  s'abandonner  jamais  l'un  l'autre.  »  Le 
commissaire  florentin  à  Faenza,  Puccio  Pucci,  ajoute,  dans  une 
lettre  à  Pierre  de  Médicis  :  «  Les  choses  en  sont  à  tel  point  que 
d'ici  peu  on  devra  nécessairement  en  venir  à  une  catastrophe.  Il 
faut  qu'à  toute  force  il  arrive  un  de  ces  trois  faits  :  ou  que  Ca- 
therine fasse  assassiner  son  amant,  ou  que  l'amant  îaszc  assassiner 
Catherine  avec  tous  ses  fils,  ou  qu'Ottaviano,  qui  montre  des 
esprits  hardis,  devenu  adulte,  fasse  mourir  sa  mère  avec  son 
amant  de  mauvais  augure.  —  Si  donc  messer  Jacopo  (Giacomo 
Feo)  a  de  la  cervelle,  comme  on  dit  qu'il  en  a,  il  faut  qu'il  pour- 
voie à  sa  sauvegarde,  et  qu'il  n'attende  pas  qu'Ottaviano  se  fasse 
homme.  »  Machiavel  n'eût  pas  mieux  construit  cette  espèce  de 
syllogisme.  Mais  Giacomo  Feo  eut  moins  de  cervelle  qu'on  ne 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  en  croyait,  ou  plus  de  présomption,  et  un  soir,  au  retour 
de  la  chasse,  presque  sous  les  yeux  de  Catherine,  il  fut  préci- 
pité de  cheval,  percé,  criblé  de  coups  de  poignard.  Alors  la  folie 
sanguinaire  qui  avait  emporté  la  comtesse  après  l'assassinat  de 
Girolamo,  la  rage  rouge  la  reprit,  plus  rouge  et  plus  sangui- 
naire dix  fois.  Ah  !  cet  homme,  son  Jacopo,  par  instans  sans 
doute  elle  l'eût  voulu  mort,  mais  elle  sentait  trop  qu'il  était  sa 
vie.  Et  l'on  insinuait,  les  meurtriers  alléguaient  pour  leur  dé- 
fense qu'ils  avaient  cru  lui  complaire  en  l'en  défaisant.  Pour  un 
peu,  ils  auraient  déclaré  que  c'était  elle  qui  l'avait  fait  assassiner. 
Avec  quelle  âpre  et  amère  énergie  elle  s'en  défendait  :  allons! 
est-ce  que  les  Sforza  n'assassinaient  pas  eux-mêmes?  et  pour  une 
seconde  vengeance,  auprès  de  laquelle  l'autre  fût  douce,  comme 
prix  d'un  second  veuvage,  elle  entassait  victimes  sur  victimes, 
par  les  mains  expertes  d'un  Mongiardini,  moins  humain  encore 
que  Babone.  Il  n'est  pas  de  tableau,  si  poussé  qu'il  soit  à  l'hor- 
reur, qui  donne  le  frisson  plus  que  ce  simple  extrait  de  la  liste 
dressée  par  le  curieux  et  indifférent  Cobelli  : 

D'abord  ceux  qui  l'ont  tué  (Giacomo),  qui  sont  morts  : 

Zan  Antonio  da  Ghia  (Gian-Antonio  Ghetti)  fut  tué  et  pendu,  et  la  tête 

sur  la  tour 1 

Don  Domenico  fut.  traîné  et  pondu,  et  la  tête  sur  la  tour 1 

Don  Antoni  da  Valdenosa  fut  traîné  et  pendu,  et  la  tête  sur  la  tour  .   .  1 

.Maintenant  disons  les  enfans  morts  pour  la  cause  de  la  mort  de  Messer 
Jacorao  Feo.  D'abord  : 

Deux  petits  enfans,  l'un  de  quatre  ans  ek  l'autre  d'un  an 2 

Et  une  fille  de  l'âge  de  neuf  ou  dix  ans,  tous  les  trois  enfans  de   don  An- 
tonio de  Valdenosa;  sont  morts 1 

Trois  enfans  de  Bernardino  da  Ghia  et  la  femme  enceinte,  tous  morts  .  5 

Un  petit  enfant  de  Zan  Antonio  da  Ghia,  mort 1 

Deux  petits  enfans  de  Filippo  de  maître  Jaconio  da  li  Selli,  morts  .   .  2 
Qu.itrc  enfans  de  Pierre  de  Brocco,  deux  garçons  et  une  fille,  et  un 

mort 4 

Deux  enfans  de  ceux  de  l'Urso,  déjà  pris  au  temps  du  comte  Gerolimo, 

SOUL  morts 2 

«  Mort,  mort,  mort...  »  et  que  d'autres  morts  encore!  Cobelli 
en  énumère,  outre  ceux-là,  dix-neuf  ou  vingt,  mis  à  la  torture; 
encore  des  enfans  : 


MACriTAVEL   ET   LE   MACHIAVÉLISME.  145 

Les  jeunes  fils  d'Agostino  de  Marcobello,  torturés,  morts... 
Lodovico,  alias  Scatarello,  fils  de  Bartolo  Marcobello... 

mortus  est  {sic). 


Laissons  cela.  Nous  n'avons  insisté  là-dessus  que  pour  bien 
faire  sentir  quelle  fut  cette  femme,  —  un  des  types  représentatifs 
de  son  pays  et  de  son  temps  ;  —  mais  nous  n'avons  tenu  à  le  bien 
faire  sentir  que  pour  bien  faire  comprendre  comment  cette  femme, 
en  tant  que  type  représentatif,  devait  être  un  des  modèles,  un 
des  «  sujets  »  de  Machiavel  et  contenait  en  elle  les  élémens  pre- 
miers du  machiavélisme  essentiel,  de  ce  que  nous  avons  appelé 
le  machiavélisme  prémachiavélique.  Et  elle  fut  telle  jusqu'aux 
dernières  heures  de  sa  domination  :  abordable  et  altière,  atten- 
tive à  se  faire  craindre  et  à  se  faire  aimer,  mêlant  et  comme 
dosant  la  douceur  et  la  rigueur,  prête  à  tout  acte  débonnaire  ou 
à  tout  acte  tyrannique  selon  qu'elle  jugeait  l'un  ou  l'autre  utile 
à  sa  fin  (s'il  en  fallait  de  nouveaux  témoins,  les  réfractaires  de 
Forli,  Ramberto  da  Sogliano,  Corbizzo  Corbizzi,  Galeotto  de 
Bosi  en  pourraient  servir)  (1)  ;  capable  de  pardon  et  incapable 
d'oubli,  capricieuse  et  tenace,  pieuse  et  sensuelle,  scrupuleuse 
et  fausse,  trompant  sans  vergogne  les  ducs  de  Milan,  son  frère 
et  son  oncle,  qui,  du  reste,  ne  se  privaient  pas  de  la  tromper; 
—  faisant  dire  d'elle  par  le  doge  de  Venise  :  «  Comme  il  ne  faut 
pas  se  fier  aux  prêtres,  pareillement  il  ne  faut  pas  attacher  foi 
aux  femmes,  »  et  par  l'ambassadeur  de  Ludovic  le  More  près  de 
Giovanni  Bentivoglio  de  Bologne  :  Makdictus  homo  qui  con/idil 
in  homijie,  et  maxime  in  muliere!  mais,  avant  tout,  après  tout, 
et  par-dessus  tout,  c'est  une  Sforzesca,  elle  est  Sforza,  elle  a  au 
plus  haut  degré  le  sens  de  sa  maison,  elle  a  le  sens  de  l'Etat,  ou 
plutôt  le  sens  de  sa  maison  tend  sans  cesse  chez  elle  à  se  con- 
fondre avec  le  sens  de  l'Etat.  On  n'ose  dire  qu'elle  ait  au  même 
degré,  ni  peut-être  à  aucun  degré  encore,  le  sens  de  sa  nation  :  il 
manque  à  son  machiavélisme  la  plus  noble,  la  plus  pure,  la  plus 
éminente  expression  du  machiavélisme,  le  patriotisme  italien. 
Son  grand  regret,  son  grand  chagrin,  sa  grande  peine  est  que 
de  ses  sept  enfans  et  de  ses  six  fils  (cinq  de  Girolamo  Riario,un 
de  Giacomo  Feo),  pas  un,  pas  même  laîné,  ce  lourd  et  épais 
Ottaviano  auquel  elle  s'ingénie  à  procurer  une  condotta  des  Flo- 

I 

(1)  Voyez  Pasolini,  ouv.  cité,  t.  II,  p.  79,  80,  82,  83,  84,  87. 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rentins  et  pour  qui  elle  a  rassemblé  une  magnifique  compagnie 
d'hommes  d'armes,  pas  un  ne  soit  apte  à  faire  reverdir  la  souche 
robuste  du  vieil  Attendolo  et  de  Francesco,  ses  aïeux;  que  pas 
un  ne  soit  un  Sforza;  bons  pour  faire  des  prêtres,  des  évêques, 
mais  non  des  capitaines  de  guerre.  Et  c'était  en  son  cœur  viril  le 
tourment  dantesque  du  disiOj  du  grand  désir  insatisfait.  Toute- 
fois elle  eut  la  consolation,  par  un  troisième  mariage,  —  car  deux 
maris  assassinés  n'avaient  pas  guéri  de  l'amour  cette  incurable 
amoureuse,  —  de  donner  le  jour,  gloire  et  joie  de  sa  maternité, 
à  ce  Jean  de  Mddicis,  qui  devait  être  en  même  temps  le  dernier 
des  condottieri  illustres  et  sous  certains  rapports  le  premier  des 
tacticiens  modernes,  belle  et  rude  plante  d'homme,  et  en  vérité 
vir  né  d'une  virago,  merveille  de  virtù  et  dans  sa  vie  et  dans  sa 
mort,  Jean  des  Bandes  Noires,  Jean  d'Italie,  Giovatini  d'Italia  : 
Machiavel  n'est  plus  très  loin,  et,  dans  ce  seul  surnom,  n'y  a-t-il 
pas  comme  un  balbutiement  de  l'exhortation  au  prince  qui  doit 
venir  chasser  d'Italie  les  barbares? 

IV 

Mais,  en  attendant,  voici  venir  le  vainqueur  de  Catherine.  C'est 
un  autre  prince,  et  celui-là,  c'est  le  Prince.  Cu?n  immine  Cœsaris 
amen,  ainsi  qu'il  est  gravé  sur  l'admirable  épée  que  conservent 
dans  leurs  collections  les  ducs  Caëtani  de  Sermoneta.  César  Bor- 
gia  n'est  plus  un  cadet  voué  perpétuellement  à  l'autel,  il  n'est 
plus  le  cardinal  de  Santa  Maria  Nuova,  il  a  rejeté  la  cape  et  dé- 
posé le  chapeau  pour  coiffer  le  beretto  de  gonfalonier  de  l'Eglise 
et  de  capitaine  général  des  troupes  pontificales.  Il  est  devenu, 
par  l'intrigue,  l'époux  de  Charlotte  d'Albret,  sœur  du  roi  de 
Navarre  et  pupille  de  la  reine  Anne,  le  parent  et  le  protégé  de 
Louis  XII,  César  Borgia  de  France,  duc  de  Valentinois;  et,  par 
le  crime  probablement,  l'aîné  des  fils  du  pape  Alexandre  VI.  En 
effet,  Giovanni,  duc  de  Gandia,  avait  disparu  dans  la  nuit  du 
14  juin  1497.  La  dernière  fois  qu'on  l'avait  aperçu  vivant,  il 
revenait  de  souper,  avec  son  frère  César,  chez  leur  mère,  la 
Vannozza.  Sortis  ensemble,  montés,  ils  s'étaient  séparés  peu 
après,  le  duc  suivi  d'un  homme  masqué,  qui  depuis  longtemps 
l'accompagnait  toujours,  et  d'un  estafier  qu'il  avait  laissé  piazza 
de  gli  Ehrei.  Le  lendemain  on  avait  retrouvé  l'estafier  étendu  sur 
le  pavé,  blessé  et  incapable  de  rien  dire,  et  la  mule  du  duc  errant 


MACHIAVEL    ET   LE    MACHIAVÉLISME.  143 

dans  Rome,  un  étrier  coupé.  D'abord  le  Pape  avait  souri,  ipsum 
ducem  alicubi  cum  puella  intendere  luxui  sihi  persuadens  (1). 
Mais  tout  à  coup  le  bruit  se  répandit,  sans  que  l'on  sût  d'où,  que 
le  duc  avait  été  jeté  dans  le  Tibre.  Un  Esclavon  marchand  de 
charbon  à  Ripetta  raconta  comment,  couché  dans  sa  barque,  il 
avait  vu  arriver  un  cavalier,  suivi  de  deux  piétons,  et  portant  en 
croupe  un  cadavre  que  tous  trois  avaient  lancé  au  fleuve.  Inter- 
rogé pourquoi  il  n'avait  pas  parlé  plus  tôt,  il  avait  répondu  tran- 
quillement que  cent  fois  dans  sa  vie  il  en  avait  vu  faire  autant, 
sans  que  cela  tirât  à  conséquence;  et  qu'ainsi  il  n'y  avait  pas  pris 
garde  (2).  Les  mariniers  envoyés  en  grand  nombre  pour  fouiller 
le  Tibre  en  retirèrent  le  corps  du  duc,  encore  chaussé  de  ses 
bottes  éperonnées  et  vêtu  de  son  manteau.  Il  avait  les  mains 
liées;  neuf  blessures  aux  bras,  au  buste,  à  la  tête,  dont  une  mor- 
telle au  visage;  dans  sa  bourse,  trente  ducats,  signe  évident  qu'on 
ne  l'avait  pas  tué  pour  le  voler. 

Alexandre  VI,  quand  il  sut  qu'on  avait  retrouvé  son  fils  jeté 
au  fleuve  comme  une  ordure  (3),  s'enferma  dans  sa  chambre  et 
pleura  très  amèrement,  refusant  d'ouvrir  pendant  plusieurs 
heures  et  restant  sans  manger  ni  boire  pendant  plusieurs  jours, 
du  mercredi  au  samedi,  sans  dormir  du  jeudi  au  dimanche.  «  Si 
nous  avions  sept  pontificats,  gémit-il  dans  le  consistoire  public 
qu'il  tint  le  19  juin,  nous  les  donnerions  tous  pour  avoir  la  vie 
du  duc  (4).  »  Cependant  les  Espagnols  de  la  suite  de  Gandia 
couraient  Rome  furieux,  cherchant  l'assassin.  On  soupçonnait 
tout  le  monde,  les  Golonna,  les  Orsini,  Bartolommeo  d'Alviano, 
le  cardinal  Ascanio  Sforza,  Giovanni  Sforza  de  Pesaro,  le  mari 
de  Lucrèce  «  répudié  par  elle  comme  impuissant,  »  un  troisième 
frère  de  Giovanni  et  de  César,  le  faible  et  timide  Gioff're,  prince 
de  Squillace,  dont  la  femme,  dona  Sancha  d'Aragon,  n'en  avait 

(1)  Burchardi  Diarium,  édition  Thuasne,  II.  p.  387  et  suiv.  Nous  suivons  ici 
phrase  à  phrase  M.  Pasquale  Yillari,  Niccolô  Machiavelli  e  i  suoi  tempi,  II,  268,  269, 
dont  le  récit  est  de  beaucoup  le  plus  vif  et  le  plus  rapide  de  tous  ceux  que  nous 
avons  lus.  Cf.  Gh.  Yriarte,  César  Borgia,  sa  vie,  sa  captivité,  sa  mort,  t.  l,  p.  107  et 
suivantes;  Tommaso  Tommasi,  La  vie  de  César  Borgia,  1671. 

(2)  Respondit  ille  :  se  vidisse  suis  diebus  centum  in  diversis  noctibus  varie 
occisos  in  flumen  projici  per  locum  prœdictum,  et  nunquam  aliqua  eorum  ratio  est 
habita;  propterea  de  casu  hujus  modi  existimationera  aliquam  non  fecisse.  — 
Burchardi  Diarium,  édition  Thuasne,  t.  II,  p.  390. 

(3j  Pontifex,  ut  intellexit  ducem  interfectum  et  in  flumen,  wr»rercus,pro'eCtum 
compertum  esse...  etc.  —  Burchardi  Diarium,  ibid. 

(4)  Villari,  ouv.  cité,  I,  269,  d'après  Sanudo.  .  ^v^*- 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  trop  fait,  incestueusement,  pour  exaspérer  et  armer  sa  jalou- 
sie. César  ne  quittait  pas  son  palais  du  Borgo  Sant'Angelo,  tout 
entier  en  apparence  aux  préparatifs  de  lambassado  qu'il  allait 
remplir  à  Naples.  Il  partit  le  22  juillet  sans  que  le  Pape  l'eût 
reçu.  A  son  retour,  le  6  septembre,  lorsqu'il  se  présenta  devant 
le  Souverain  Pontife,  arrivé  au  pied  du  trône,  il  s'inclina,  puis 
monta  les  marches.  Alexandre  VI,  froidement,  l'embrassa  au 
front,  sans  un  mot  :  Non  dixit  verbum  Papae  Valeiitinus  necPapa 
sibi,  note  Burchard.  Solo  lo  bacciè,  ajoute  Sanudo.  Qu'y  avait- 
il  dans  cette  retraite,  dans  ce  silence  et  dans  ce  baiser?  Tous  les 
ambassadeurs  des  villes  italiennes  qui  étaient  là,  épiant  le 
moindre  geste,  pensèrent  le  comprendre.  Vénitiens,  Florentins, 
Ferrarais,  ils  s'entendirent.  Ils  tremblèrent  et  ils  admirèrent. 
((  Certainement,  avait  écrit,  dès  le  début,  l'un  d'entre  eux,  Ales- 
sandro  Bracci,  celui  qui  a  mené  la  chose  a  eu  et  de  la  cervelle  et 
bon  courage;  et,  de  toute  façon,  on  croit  que  c'a  été  un  grand 
maître  (1).  » 

César  était  donc,  depuis  1497,  en  état  de  devenir  prince.  Il 
avait  été,  le  19  décembre  1498,  nommé  administrateur  des  biens 
du  fils  de  Gandia,  substitué  dans  son  duché  et  dans  ses  posses- 
sions féodales  de  Sessa,  de  Teano,  de  Carinola  et  de  Montcfos- 
colo  (2).  C'était  pour  lui,  son  fils  aimé,  son  cœur,  que  le  Pape, 
n'ayant  rien  de  plus  cher,  —  cor  nostntm,  videlicet  dilectum 
filium  quo  nihil  carias  habemiis,  —  faisait  main  basse  sur  les 
biens  des  barons  et  des  cardinaux,  des  Colonna,  des  Orsini,  des 
Caëtani,  des  Savelli,  des  Pojano,  des  Magenza,  des  d'Estoute- 
ville.  C'était  pour  lui  qu  il  voulait  un  royaume,  sans  bien  savoir 
d'abord  oîi  il  le  lui  trouverait,  s'il  demanderait  au  roi  de  Naples 
la  principauté  de  Tarente,  la  terre  de  Bari  au  duc  de  Milan,  à  la 
maison  d'Aragon  une  province  en  Espagne,  ou  s'il  prendrait 
Ferrare  aux  Este,  avec  lesquels  d'ailleurs,  dans  le  même  instant, 
il  s'alliait  par  le  mariage  de  Lucrèce.  C'était  pour  lui,  enfin,  qu'en 
ses  jours  les  meilleurs,  porté  au-dessus  de  lui-même  et  au  delà 
de  son  siècle  par  un  amour  sans  bornes,  —  svisceratissimo  amore, 
—  il  s'élevait  jusqu'au  grand  dessein  de   faire  l'Italie  une  tout 

(1)  «  E  rcrtamente,  chi  ha  governato  la  cosa  ha  avuto  e  cervello  e  buono  co- 
raggio,  et  in  ogni  modo  si  crede  sia  stato  gran  maestro.  «  Lettre  d'A.  Bracci, 
ambassadeur  florentin,  du  17  juin  1497.  Voyez  Villari,  ouv.  cité,  I,  appendice,  do- 
cument II.  —  Cf.  Ch.  Yriartc,  César Borgia,  I,  131. 

(2)  Oh.  YrJarlc,  ouv.  ciié,  l,  136. 


MACHIAVEL    ET   LE    MACHIAVÉLISME.  145 

d'une  pièce,  tutla  di  uno  pezzo.  Mais  par  où  commencer,  et  com- 
ment travestir  cette  entreprise  des  Borgia  en  reprise  de  l'Eglise? 
Justement  l'Église  avait  en  Romagne,  à  Imola  et  à  Forli,  une 
«  fille  d'iniquité,  »  Catherine  Sforza,  qui,  ne  tenant  qu'à  titre 
précaire  et  en  vicariat,  au  nom  des  Piiari,  les  villes  qu'elle  gou- 
vernait, ne  payait  point  les  redevances.  En  vain  elle  excipait  de 
titres  autrefois  octroyés  par  Sixte  IV,  et  dont  la  confirmation 
avait  été  par  elle  péniblement  arrachée  à  Innocent  VIII;  en  vain 
elle  revendiquait  l'arriéré  des  60000  écus  d'or  dus  encore  par 
le  Trésor  pontifical  au  comte  Girolamo,  son  premier  mari;  en 
vain  môme  elle  offrait,  déduction  faite  de  ce  que  le  Saint-Siège 
lui  devait  de  ce  fait,  à  elle  et  à  ses  enfans,  de  s'acquitter  tout  de 
suite  de  ce  qu'elle  lui  devait.  Alexandre  VI  voulait  un  Etat  pour 
César,  et  il  en  avait  là  au  moins  le  noyau.  Ferrare  était  trop 
grand;  la  famille  ducale,  riche  de  trois  fils,  hommes  faits,  était 
trop  forte.  Ici,  l'on  ne  se  heurterait  qu'à  une  veuve,  —  virile,  il 
est  vrai,  capable  de  se  défendre  et  bien  apparentée,  mais  quand 
même  une  femme,  avec  Ottaviano,  à  peine  un  homme,  entre  ses 
frères  plus  jeunes  ou  tout  jeunes.  Depuis  longtemps  déjà,  le 
Pape  avait  eu  l'idée  que  c'était  ici  qu'était  le  joint,  et  qu'il  fal- 
lait piquer  la  pointe.  Il  n'hésitait  plus  que  sur  la  manière.  Son 
premier  projet  avait  été  d'insinuer  les  Borgia  en  Romagne  par  le 
mariage  de  sa  fille  Lucrèce  et  d'Ottaviano,  fils  de  Catherine, 
préparant  ainsi  la  voie  à  César  qui  eût  bien  découvert  un  motif 
et  un  moyen  de  passer  derrière  Lucrèce  (1).  Puis  la  manière 
forte  lui  avait  paru  plus  rapide;  il  s'était  avisé  que  les  cruautés 
*  de  la  comtesse  avaient  épouvanté  ses  sujets  dans  le  passé,  et  les 
laissaient  épouvantés  pour  l'avenir,  que  toute  la  Romagne  en 
criait  vers  le  ciel  (2)  ;  lui,  Alexandre  VI,  il  avait  entendu  ce  cri 
et,  ne  pouvant  permettre  que  Catherine  voulût  à  tout  prix,  fût-ce 
à  ce  prix,  «  satisfaire  des  passions  que,  si  elle  se  gouvernait  par 
raison,  elle  devrait  ensevelir  (3),  »  par  bulle  pontificale  du 
9  mars  1499,  contresignée  de  dix-sept  cardinaux,  il  avait  déposé 
cette  «fille  d'iniquité,  »  et  investi  César  de  ses  Etats.  Il  ne  restait 
au  duc  qu'à  les  aller  prendre,  et  il  s'y  disposait.  De  son  bureau 
de  Ja  deuxième  chancellerie,  à  Florence,  Machiavel  voit  venir 

(1)  Pasolini,  ouv.  cité,  II,  22. 

(2)  Lettre  de  l'ambassadeur  milanais  au  duc   de  Milan.  —  Voyez  Pasolini,  I, 
381. 

(3)  Lettre  du  cardinal  Ascanio  Sforza,  citée  par  Pasolini,  ibid. 

TOME  XXXIV.  —  1906.  iû 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  choc  :  avec  quel  soin,  avec  quelle  attention  il  observe  la 
rencontre  de  ces  deux  êtres  qu'il  sent  à  lui,  dont  il  fait  son  bien 
pour  sa  future  œuvre,  l'un  n  I  a  vu  de  près,  l'été  précédent, 
Catherine;  l'autre  auprès  duquel  il  doit,  bientôt  après,  vivre 
trois  mois  et  demi,  César  Borgia  !  «  Trois  cents  lances  fran- 
çaises, signale-t-il  le  15  novembre,  et  4  000  Suisses  vont  partir 
pour  aller  aux  dommages  de  Madame  d'Imola,  tous  à  la  solde  du 
Pape  qui  veut  donner  cet  Etat,  avec  Rimini,  Faenza,  Pesaro, 
Cesena,  Urbino,  au  Valentinois.  On  croit  que,  si  les  peuples  ne 
font  pas  à  Madame  le  pis  qu'ils  puissent,  elle  se  défendra  ;  et 
quand  même  les  terres,  par  la  perfidie  des  peuples,  ne  se  défen- 
draient point,  les  forteresses  se  défendront;  en  tout  cas,  il  paraît 
bien  qu'elle  soit  dans  cette  intention  (1).  »  Sous  l'étendard  de 
l'Eglise,  comme  pour  une  croisade,  l'armée  pontificale  s'avance. 
Belle  armée!  «  Huit  mille  Suisses,  Allemands  ou  Français,  deux 
mille  Espagnols  et  Gascons,  deux  mille  frères,  prêtres,  canti- 
niers,  gourgandines,  et  deux  mille  d'une  autre  canaille,  qui  en 
tout  montent  à  la  somme  de  quatorze  mille.  »  En  tête,  sur  un 
beau  destrier.  César,  avec  une  ai.iiure  blanche  et  la  plume 
blanche,  tout  blanc;  un  virginal  et  angélique  César.  Bientôt 
éclate  «  la  perfidie  des  peuples  »  annoncée  par  le  secrétaire 
florentin,  et  bientôt  s'en  découvre  le  sourd  cheminement.  «  Les 
terres,  »  comme  il  l'avait  prévu  et  prédit,  ne  se  défendent  pas. 
Ce  Luffo  Numai,  comte,  chevalier,  chef  d'une  famille  antique, 
illustre,  très  riche,  influente,  chez  qui  la  comtesse,  dans 
l'épreuve,  avait  jadis  trouvé  un  sûr  secours,  se  sentant  ou  se 
croyant  à  présent  suspect,  passe  à  l'ennemi.  Il  fait,  —  si  ce  ne 
sont  pas  les  chroniqueurs  qui  le  lui  ont  fait  faire  plus  tard,  sur 
le  modèle  des  historiens  antiques,  —  tout  un  discours  pour 
démontrer  que  «  les  gens  de  Forli  peuvent  honorablement  et  en 
bonne  conscience  abandonner  la  comtesse  (2).  »  «  En  bonne  con- 
science, »  et  il  ergote  comme  un  procureur  :  «  Oltaviano  était 
venu  en  personne  annoncer  au  Conseil  qu'en  vertu  d'un  décret 
papal  il  était  déchu  de  ses  droits  et  privé  de  toute  autorité  et 
domaine  dans  ses  Etats  d'Imola  et  de  Forli.  Or,  une  ville,  dans 
SOS  actes  publics  et  juridiques,  doit  se  conformer  aux  actes  pu- 
blics et  juridiques,  non  au  jugement  personnel  et  particulier  de 

(1)  Lettre  de  Machiavel  à  Antonio  Canigiani,  commissaire  au  camp,  dans  Paso- 
lini,  OUI',  ciic,  il,  IHO. 

{2)  Pasoiini.  ouv.  cité,  II,  170.  —  D'après  Bonoli,  p.  278. 


MACHIAVEL   ET    LE    MACHIAVÉLISME.  147 

celui-ci  ou  de  celui-là.  Si  la  sentence  du  pape  Alexandre  qui 
dépose  les  Riari  est  injuste,  il  en  répondra  un  jour  devant  son 
souverain  juge  ;  mais  il  n'appartient  pas  aux  habitans  de  Forli 
de  juger  cette  sentence,  ils  sont  obligés  de  s'y  soumettre  (1).  »  Il 
fait  jouer  successivement  tous  les  ressorts  qui,  en  se  déclen- 
chant, disloquent  les  âmes;  —  la  peur  :  César  est  aux  portes,  avec 
quatorze  mille  hommes,  que  faire  contre  lui?  —  l'intérêt  :  on 
était  heureux  sous  les  papes,  avant  que  les  tyrans  eussent  «  pul 
lulé  comme  mauvaises  herbes,  »  avant  les  Calboli,  les  Orgo 
gliosi,  les  Ordelaffi,  sous  le  cardinal  Albornoz,  avant  le  retour 
des  Ordelaffi,  avant  Girolamo  et  Catherine  ;  —  la  rancune,  la 
haine  :  qu'avait  été  le  gouvernement  des  Riari  ?  exils,  bannisse- 
mens,  confiscations,  supplices,  du  sang,  toujours  du  sang!  Réni 
soit  le  gouvernement  des  Papes,  sous  lequel  il  n'y  a  point  de 
péril  de  minorité,  sous  lequel  il  n'est  point  possible  de  tomber 
aux  mains  d'une  femme  !  «  Dites-moi,  dites-moi  de  grâce,  de- 
mandait Numai,  quel  est  celui  d'entre  vous  qui  pourrait  dire 
qu'il  a  eu  au  moins  la  liberté  de  marier  à  qui  il  le  voulait  ses 
propres  filles?  »  La  comtesse  en  parle  à  son  aise;  elle  est  bien 
close  dans  sa  bonne  rocca  bien  gardée;  mais  eux,  les  bourgeois, 
dans  la  ville  ouverte?...  Sur  cet  avis,  et  sur  d'autres  avis  sem- 
blables, la  ville  s'ouvrit  tout  à  fait.  Les  quatorze  mille  hommes 
d'armes,  soudards,  aventuriers  et  aventurières,  marchands, 
rôdeurs  et  maraudeurs  s'y  précipitèrent.  Chacun  se  rua  où  ses 
goûts,  ses  instincts,  ses  cupidités  le  portaient.  Les  uns  s'abatti- 
rent sur  les  biens,  et  les  autres  sur  les  personnes.  Les  cloîtres 
furent  forcés.  Toutes  les  cloches  sonnaient,  toutes  les  religieuses 
criaient  à  laide.  Il  fallut  que  le  duc  fît  chasser  à  grand  renfort 
de  coups  ces  endiablés,  —  indemoniati ,  —  qui  ne  comprenaient 
pas  quel  excès  de  pudeur  lui  prenait.  Les  compagnons  demessire 
Yves  d'Alègre  marchaient  sur  de  douloureux  et  dangereux  sou- 
venirs. C'était  ici,  c'était  Forli,  «  la  terre  qui  avait  fait  jadis  la 
longue  épreuve  et  des  Français  le  sanglant  monceau  :  » 

La  terra  che  fé  già  la  lunga  pruova 
E  di  Franceschi  sanguinoso  mucchio  (2). 

La  place,  les  maisons,  les  pavés  le  leur  criaient.  Rassemblés 

(1)  Pasolini,  ouv.  cité,  II,  170.  D'après  Bonoli,  p.  160,  161. 

(2^  Dante,  Infenio,  ch.  xxvii.  Allusion  à  l'assaut  de    1282  et  au  massacre  des 
Français,  par  un  stratagème  du  comte  Guido  de  Montel'eltro. 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  cercle  autour  de  la  Crocetta,  ils  dévisageaient  longuement  la 
statue  de  Saint  Mercuriale  placée  sur  l'autel  et  se  répétaient 
l'un  à  l'autre  :  «  Que  veut  dire  ce  poltron  d'évêque  qui  se  tient 
là  assis  sur  le  sépulcre  des  Français  nos  ancêtres?  Ce  peuple  l'a 
fait  en  mépris  de  nous,  et  ce  monument  est  élevé  en  commé- 
moration de  la  victoire  qu'ils  prétendent  avoir  remportée  sur 
nous.  »  Vite  par  terre,  l'évêque,  et  qu'au  milieu  des  injures  et 
des  blasphèmes,  il  roule  dans  la  boue  !  Les  forcenés  eussent 
mis  la  statue  en  morceaux,  si  quelques-uns,  effrayés,  reculant 
devant  le  sacrilège,  n'eussent  appelé  les  moines,  qui  l'empor- 
tèrent, en  piètre  état,  dans  leur  couvent.  Cependant  Catherine, 
seule  peut-être  dans  la  cité  terrorisée,  attendait  l'assaut,  — 
imperturbable  et  farouche.  A  cette  heure  qu'elle  savait  su- 
prême pour  les  Riari  et  pour  elle-même,  ce  n'était  plus  la  sup- 
pliante écrivant  à  son  oncle,  le  duc  de  Milan  :  «  qu'elle  était 
femme  et  par  conséquent  de  nature  peureuse.  (1)  »  Elle  se  re- 
trouvait dressée,  bamdée  de  toute  son  énergie,  prête  pour  la  der- 
nière partie,  pour  le  salut  ou  pour  la  perte.  L'héroïque  virago 
avait  repris  sans  effort  le  ton  héroïque  des  deux  fins  qui  devaient 
être  également  sa  fin,  et  auxquelles  déjà  elle  avait  échappé,  le 
langage  qu'elle  parlait  au  bord  du  double  abîme  creusé  devant 
elle  avec  les  tombes  de  Girolamo  et  de  Giacomo  :  «  Je  suis  pour 
sentir  les  coups,  disait-elle,  avant  que  d'avoir  peur  (2).  »  Elle 
n'avait  point  d'illusion,  et  ne  se  laissait  pas  prendre  au  miel 
dont  essayait  de  l'engluer  César  :  dans  la  courtoisie  et  la  galan- 
terie du  Valentinois,  traînait  trop  l'acre  saveur  du  poison  des 
Borgia.  Mais  ils  rusaient  l'un  vis-à-vis  de  l'autre  :  le  lion  et  la 
lionne,  qui  allaient  s'entrc-déchirer,  faisaient  à  qui  mieux  mieux 
le  renard.  Par  les  créneaux  de  la  rocca,  qui  avaient  servi  de  dé- 
cor à  tant  de  comédies  du  même  genre,  ils  entamaient  des  con- 
versations qui  étaient  des  dissertations,  et  qui  eussent  réjoui 
Machiavel,  s'il  eût  pu  les  entendre: 

«  Madame,  disait  le  duc,  vous  savez  combien  la  fortune  des 
Etats  est  changeante  ;  je  me  rappelle  qu'à  Rome,  outre  le  reste, 
on  louait  en  vous  l'amour  de  la  lecture  et  la  connaissance  de 
l'histoire.  Voici  le  moment  de  mettre  à  profit  votre  esprit  et  votre 
savoir.  Je  ne  veux  pas  vous  exposer  la  condition  des  choses,  et 
la  cause  de  ma  venue:  vous  savez  tout.  Mais  j'ai  tant  à  cœur  de 

(1)  Lettre  au  duc  de  Milan.  Pasolini,  II,  55. 

(2)  Ibid.,  p.  65. 


MACHIAVEL   ET    LE    MACHIAVÉLISME.  149 

VOUS  montrer  l'estime  très  haute  où  je  vous  tiens  et  de  vous  per- 
suader que  je  ne  voudrais  jamais  non  seulement  maltraiter,  mais 
môme  contrister  plus  que  de  nécessité  votre  personne,  que  je 
vous  propose,  je  vous  conjure,  de  me  céder  spontanément  cette 
rocca. 

«  Je  vous  promets  toutes  les  conditions  les  plus  avantageuses: 
je  vous  ferai  assigner  par  le  Pape  des  Etats,  des  revenus  conve- 
nables pour  vous  et  pour  vos  fils.  Je  m'en  porterai  moi-même 
garant.  Vous  pourrez  vous  établir  partout,  à  Rome  même  s'il 
vous  plaît.  Ainsi  vous  épargnerez  à  vous-même  et  aux  vôtres 
des  travaux  et  des  périls  beaucoup  plus  grands  que  vous  ne  le 
croyez;  vous  ne  verrez  pas  une  horrible  effusion  de  sang;  en 
capitulant  à  temps,  vous  serez  jugée  femme  valeureuse,  adroite, 
et  vous  éviterez  que  par  toute  l'Italie  on  parle  mal  et  l'on  se  rie 
de  vous  comme  d'une  femme  aveugle  et  folle  qui  s'obstine  à  résis- 
ter à  des  forces  si  supérieures.  Cédez,  cédez  donc,  Madame  !  Cé- 
dez à  mes  prières.  » 

Et  Catherine  de  répliquer  : 

«  Seigneur  duc,  la  fortune  aide  les  intrépides  et  abandonne 
les  couards.  Je  suis  fille  d'un  homme  qui  ne  connut  point  la 
peur,  et,  quelque  chose  qui  puisse  m'arriver,  je  suis  résolue  à 
cheminer  sur  ses  traces  jusqu'à  la  mort, 

«  Je  sais  combien  sont  changeantes  les  fortunes  des  États; 
des  histoires,  oui,  j'en  ai  beaucoup  lu,  il  est  vrai;  mais  ce  serait 
chose  indigne  qu'oubliant  qui  fut  mon  père  et  qui  furent  mes 
aïeux,  je  consentisse  à  me  réduire  en  condition  privée.  Vous 
dites  ne  pas  vouloir  me  parler  de  la  cause  de  votre  venue,  mais 
c'est  seulement  parce  qu'il  ne  vous  plairait  pas  ensuite  d'écouter 
ce  que  j'aurais  envie  de  vous  répondre. 

«  Je  vous  remercie  de  la  bonne  opinion  que  vous  dites  avoir 
encore  de  moi,  mais,  quant  à  la  promesse  qu'aujourd'hui  vous 
me  faites  en  votre  nom  et  au  nom  du  pontife,  je  me  trouve 
forcée  de  vous  répondre  que,  comme  les  prétextes  allégués  par 
votre  père  pour  me  déclarer  déchue  de  ces  États  avec  mes  fils, 
dans  le  monde  entier  ont  été  jugés  faux,  iniques,  misérables,  de 
même  et  tout  autant  pour  fallacieuses  et  trompeuses  je  tiens  vos 
promesses  et  celles  du  Pape.  L'Italie  sait  ce  que  vaut  la  parole 
des  Borgia,  et  la  mauvaise  foi  du  père  enlève  tout  crédit  au  fils. 

«  J'ai  des  forces  suffisantes  pour  me  défendre,  et  je  ne  crois 
pas  du  tout  que  les  vôtres  soient  irrésistibles. 


loO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Plût  à  Dieu  que  du  duc  de  Milan  mon  oncle  je  pusse  avoir 
l'aide  que  déjà  j'eus  une  autre  fois;  alors,  je  vous  pourrais  dé- 
montrer, non  par  des  paroles,  mais  par  des  faits,  où  est  l'obsti- 
nation aveugle,  et  où  la  vraie  valeur.  Si,  après  avoir  refusé 
toute  condition  ignominieuse,  toute  faiblesse  indigne  du  nom  de 
Sforza,  je  suis  brisée  par  vous,  sachez  bien,  et  qu'avec  vous 
le  monde  le  sache,  qu'unie  de  cœur  à  tous  ceux  qui  sont  léans 
avec  moi,  je  me  conforterai  en  pensant  que  le  nom  de  qui  meurt 
au  champ  de  bataille  n'est  oublié  jamais,  et  que  souvent  encore 
sa  cause  revit  et  triomphe  (1).  » 

C'est  comme  le  refrain  de  la  chanson  épique,  de  la  chanson 
de  geste  que  la  comtesse  de  Forli  est  en  train,  non  de  chanter, 
mais  de  vivre  dans  le  sang  et  dans  les  larmes  ;  «  Je  suis  fille 
d'un  homme  qui  ne  connut  jamais  la  peur,  »  Mais  tout  le  monde 
n'est  pas  fils  d'un  pareil  homme;  et  la  peur,  qui  n'est  point  en 
elle,  est  partout  autour  d'elle  :  la  peur,  infailliblement  mère  de 
la  trahison.  La  défection  bavarde  et  chicanière  des  Numai  se 
change  en  défection  brutale,  muette,  panique,  mécanique.  Ni 
l'astuce  ni  la  vaillance  n'empêcheront  la  catastrophe,  à  peine  la 
retarderont-elles  :  le  renard  et  la  lionne,  qui  sont  en  Catherine, 
et  dont  ni  les  tours  ni  le  cœur  ne  lui  font  défaut  jusqu'au  bout, 
iront  du  même  coup  se  prendre  au  même  piège.  Inutilement  elle 
essaiera  de  s'emparer  de  César,  en  l'attirant  par  cette  courtoisie, 
par  cette  galanterie  qu'il  affecte,  en  l'invitant,  pour  lui  parler  de 
plus  près,  à  mettre  le  pied  sur  le  pont-levis  subitement  relevé. 
C'est  le  duc  qui,  à  la  fin,  la  fera  traîner  à  lui,  hors  de  cette  rocca 
où  elle  avait  vécu  tant  de  dures  journées,  loin  de  son  Paradiso 
où  elle  s'était  ménagé  quelques  joies,  au  bas  de  ce  maschio  dont 
elle  s'était  fait  comme  une  aire.  Il  l'a,  à  la  fin,  —  et  c'est  bien  la 
fin,  —  il  la  tient,  livrée  peut-être  par  ce  Giovanni  daCasale,  qui 
passait  un  peu  pour  être  ou  avoir  été  son  amant.  La  domination 
des  Riari  s'écroule  dans  la  désaffection  générale,  dans  l'indiffé- 
rence pire  que  la  désaffection  :  «  Maintenant  que  les  Sforzeschi 
sont  tout  écrasés,  sit  nomen  Domini  benedictum!  (2)  »  Ah!  le 
beau  César,  le  gonfalonier  de  l'Eglise  qui  porte  sur  son  écu  les  lis 

(1)  Pasolini,  ouv.  cité,  178-180,  d'après  Burriel,  III,  770-713.  Le  comte  Pasolini 
remarque  que  «  le  dialogue  est  refait  dans  la  forme,  »  mais  que  Burriel,  qui  écri- 
vait h.  la  fin  du  xvm*  siècle,  a  eu  sous  les  yeux  les  pièces  d'un  archivio  Riario  qu'il 
n'a  pas  été  possible  de  retrouver  ou  du  moins  d'identifier  sûrement  depuis  lors. 

(2)  Mot  de  Pierre  Saverges,  évoque  de  Luçon,  chancelier  du  roi  de  France  à 
Milan,  à  Gian  Giorgio  Seregni,  rapporté  par  Pasolini,  ouv.  cité,  II,  241. 


MACHIAVEL    ET    LE   MACHIAVÉLISME.  151 

de  France  avec  le  bœuf  rouge  des  Borgia,  n'est  plus  courlois  ni 
galant  à  cette  heure:  déclarations,  promesses  et  sermens  s'il  en  fit, 
il  a  tout  oublié  ;  la  bête  se  réveille  dans  le  Prince,  on  ne  sait  quelle 
horrible  bête  en  ce  prince  charmant;  ou  plutôt  est-ce  l'effet 
voulu  d'un  monstrueux  vouloir  :  il  souille  d'une  lâcheté  et  d'une 
goujaterie  son  succès.  Le  Pape  peut  estimer  que  ce  n'est  pas 
assez,  désirer  qu'on  détruise  en  Catherine  «  cette  semence  du 
serpent  diabolique  (1)  »  qu'est  la  race  des  Sforza  ;  il  peut  écha- 
fauder  contre  elle,  voulant  appuyer  de  motifs  la  condamnation, 
tout  un  procès  pour  fausse  tentative  d'empoisonnement,  et  ne 
lâcher  sa  proie  que  lorsque,  indignés  de  ses  façons,  et  furieux 
d'avoir  été  dupes,  les  gentilshommes  français  la  lui  arracheront  : 
il  n'y  a  plus  rien  à  briser  dans  cette  femme  chez  qui  la  Fortune  a 
successivement  brisé  l'amour,  le  pouvoir  et  l'orgueil.  Vit-elle 
encore,  ce  n'est  plus  que  pour  s'abîmer  en  ce  triple  passé,  à  ja- 
mais passé,  où  elle  fut.  Et  la  complainte  populaire  traduit  fidèle- 
ment sa  plainte  :  «  Ecoute  cette  inconsolée  Catherine  de  Forli  !  »■ 
Inconsolée,  inconsolable,  et  qui  pleure  parce  qu'elle  n'est  plus: 

Scolta  quella  sconsolata 
Catherina  da  Forlivo  (2). 

V 

«  Certes,  avait  écrit  Alessandro  Bracci,  après  le  meurtre  du 
duc  de  Gandia,  quiconque  ait  gouverné  la  chose,  celui-là  a  été 
un  grand  maître.  »  A  voir  comment  se  joue  entre  ces  princes  lo 
jeu  du  monde,  le  bon  chroniqueur  Bernardi  en  demeure  stupide  : 
«  Selon  moi,  les  faits  des  grands  maîtres  sont  très  difficiles  à 
entendre  (3).  »  Ils  en  jugeaient  l'un  en  ambassadeur,  l'autre  en 
bourgeois  placide,  parlant  l'un  de  César,  et  l'autre  de  Catherine, 
dignes  rivaux,  partenaires  égaux.  Les  deux  partenaires,  Cathe- 
rine comme  César,  ne  s'embarrassaient  guère  des  répugnances  de 
la  sincérité,  de  la  loyauté,  ou  même  de  la  probité  vulgaire  :  tous 
deux  partageaient  l'opinion  que  Fortunati  frappait  ainsi  en  apho- 
risme,  à  l'usage   d'Ottaviano    Riario  :   «Si  jus    violandum  est, 

(1^  Casa  Sforzesca  era  semenzti  di  la  serpe  indiavolata.  »  D'après  Sanuto,  Diarii, 
II,  fol.  529  et  suiv.  —  Cf.  Villari,  Niccolô  Machiavelli,  I,  Introduzione,  et  Pasolini, 
ouv.  cité,  II,  188. 

(2)  Pasolini,  ouv.  cité,  III,  Documenti. 

(3)  Id.,  ibid.,  II,  p.  28.  D'après  Bernardi,  c.  377,  v.  278,  r. 


lo2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rngnandi  causa  violandiun  est.  Si  le  droit  doit  être  violé,  c'est 
pour  régner  qu'il  doit  être  violé  (1).  »  Tous  deux  étaient  là-dessus 
du  même  sentiment  que  tous  les  tyrans  et  tous  les  condottieri, 
que  Ridolfo  da  Gamerino  (2),  que  Jean  des  Bandes  Noires,  le  fils 
si  longtemps  désiré,  le  fils  prédestiné,  le  fils  non  seulement  de 
la  cliair,  mais  de  l'esprit  et  du  cœur,  des  Mcdicis  et  des  Sforza. 
«  Vas-y  hardiment,  disait  quelqu'un  à  l'un  des  soldats  de  Jean 
d'Italie,  qui  s'en  allait  combattre  ;  vas-y  sans  crainte,  tu  as  rai- 
son. »  Et  le  capitaine,  interrompant:  «  Ne  te  fie  pas  en  cela, 
mais  en  ton  cœur  et  en  tes  mains;  autrement,  tu  auras  l'air 
d'une  bote  (3).  »  Le  droit,  la  raison,  même  chose  et  même  mot,  — 
la  ragioney  —  dans  la  langue  italienne  de  ce  temps-là.  Catherine 
Sforza  en  était  convaincue,  César  Borgia  en  est  plus  convaincu 
encore;  il  n'est  personne  alors  qui  n'en  soit  convaincu:  c'est,  de 
toute  part  et  chez  tous,  l'amoralité,  ou  mieux  l'amoralisme  ma- 
chiavélique. La  question  de  droit  se  résolvant  dans  une  question 
de  règne,  il  n'y  a  plus  qu'à  résoudre  la  question  de  règne  par 
une  question  de  force.  Machiavel,  lorsque,  du  mois  d'octobre  1502 
au  mois  de  janvier  150.3,  il  séjournera  près  de  César,  n'aura  pas 
de  peine  à  reconnaître  en  lui  son  homme,  l'homme  de  la  force, 
l'homme  du  règne,  le  Prince,  cette  espèce  d'homme  faite  pour 
surprendre,  s'attacher,  subjuguer,  dominer  les  hommes,  qu'on 
appellerait  volontiers,  à  la  mode  de  Lomhvoso,Vuomopolilicanle. 

Charles  Benoist. 

(1)  Pasolini,  ouv.  cité,  IT,  p.  312, 

(2)  Cf.  Franco  Sacchetti,  Novella  XL,  «  Il  dctto  messer  Ridolfo  [da  Camerino]  a 
]un  suc  népote,  tornalo  da  Bologna  da  ypparare  ragione,  gli  prova  che  ha  perduto 
il  tempo.  »  Èdit.  Ottavio  Gigli;  1888,  Florence,  Le  Monnier,  t.  I,  p.  103, 

(3)  Pasolini,  ouv.  cité,  II,  33. 


LE 

CONFLIT   ANGLO-TURC 


Il  est  rapporté  au  second  livre  des  Chronicfues,  que  Salomon, 
a  lorsqu'il  eut  achevé  de  bâtir  la  maison  de  l'Eternel,  alla  à 
Eziongaber  et  à  Elath,  sur  le  bord  de  la  mer,  au  pays  de  l'idu- 
mée,  et  Hiram  lui  envoya  des  navires  et  des  matelots  expéri- 
mentés qui  s'en  allèrent  avec  les  serviteurs  de  Salomon  à  Opliir, 
d'où  ils  rapportèrent  quatre  cent  cinquante  talens  d'or...  Les  na- 
vires du  roi  allaient  à  Tarsis  avec  les  serviteurs  d'Hiram  et,  de 
Tarsis,  les  navires  revenaient  une  fois  en  trois  ans,  apportant  de 
l'or,  de  l'argent,  de  l'ivoire,  des  singes  et  des  paons.  Ainsi  le  roi 
Salomon  fut  plus  grand  que  tous  les  rois  de  la  terre...  et  il  do- 
minait sur  tous  les  rois  depuis  le  fleuve  d'Euphrate  jusqu'au  pays 
des  Philistins  et  jusqu'à  la  frontière  d'Egypte  (1).  »  Transposons 
ces  scènes  bibliques  dans  un  cadre  moderne  :  la  mer  d'Idumée, 
c'est  la  Mer-Rouge;  Ophir  c'est  l'Témen,  l'Ethiopie,  les  trésors 
de  l'Orient  mystérieux;  Elath  et  Eziongaber  au  fond  du  golfe 
Elamitique,  occupaient  à  peu  près  l'emplacement  où  s'élèvent 
aujourd'hui  le  petit  port  d'Akaba  et  les  palmiers  de  Tabah.  Un 
empire  qui  s'étendrait,  comme  celui  de  Salomon,  de  l'Euphrate 
aux  frontières  de  l'Egypte,  ne  saurait  manquer  d'attacher  un  haut 
prix  à  la  possession  du  golfe  d'Akaba  et  au  libre  débouché  sur  la 
Mer-Rouge.  Nous  nous  trouvons  ainsi  transportés  dans  le  décor 
géographique  du  récent  conflit  anglo-turc  et  déjà  nous  en  pou- 
vons deviner  les  causes  et  l'importance.  Sur  le  rivage  même  où 

(1)  Chroniques,  II,  8  et  9. 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  plus  magnifique  des  rois  d'Israël  vint  au-devant  de  la  reine 
de  Saba,  au  pied  du  Sinaï  où  Moïse,  recevant  de  Dieu  la  Loi, 

Dans  le  nuage  obscur  lui  parlait  face  à  face, 

des  troupes  turques  et  anglo-égyptiennes  ont  été  à  la  veille  d'en 
venir  aux  mains;  le  monde,  pendant  quinze  jours,  a  été  occupé 
de  Tabah  et  d'Akaba.  Ces  lieux  que  l'humanité  révère  pour  y 
avoir  vécu  quelques-unes  des  heures  solennelles  de  sa  destinée, 
s'éveillent  de  nouveau  à  la  vie  et  à  l'histoire  :  la  civilisation  euro- 
péenne, refluant  vers  ses  origines,  provoque  sur  sa  route  la  résur- 
rection de  l'Asie, 

La  saignée  profonde  de  l'écorce  terrestre  où  la  Mer-Rouge 
s'allonge  sous  son  ciel  de  feu,  vient  se  heurter  au  Nord  aux 
puissantes  assises  du  Sinaï;  sa  masse  la  divise  en  deux  golfes 
qui  étreignent,  comme  entre  les  deux  branches  d'une  pince,  la 
péninsule  triangulaire  de  Tor-Sinaï.  Ces  deux  bras  de  mer,  jadis, 
finissaient  en  cul-de-sac,  l'un  à  Suez,  l'autre  à  Akaba.  Depuis 
longtemps  la  branche  d'Akaba  n'avait  plus  d'histoire;  la  fortune 
de  celle  de  Suez,  depuis  l'ouverture  du  canal,  avait  achevé  de 
la  reléguer  dans  l'oubli  et  l'obscurité;  on  pouvait  cependant  lui 
prédire  qu'un  jour  sa  position  et  son  orientation  attireraient  de 
nouveau  l'attention  sur  elle.  La  longue  crevasse  que  remplissent 
les  eaux  de  la  Mer-Rouge  se  continue  bien  avant  dans  les  terres  : 
entre  les  montagnes  de  Moab,  qui  forment  le  rebord  occidental 
du  plateau  d'Arabie,  et  le  massif  dont  le  Sinaï  est  le  sommet  le 
plus  élevé,  s'ouvre  une  large  dépression,  nommée  El-Arabah 
qu'un  seuil  peu  élevé  sépare  de  la  Mer-Rouge  et  dont  une  série 
de  lagunes  jalonne  le  fond;  elle  se  dirige  droit  vers  le  Nord 
et  vient  s'évaser  en  une  vaste  cuvette  dont  la  Mer-Morte,  à 
394  mètres  au-dessous  du  niveau  des  océans,  occupe  la  partie 
la  plus  déprimée;  la  vallée  du  Jourdain,  si  curieusement  recti-  ' 
ligne,  et  le  lac  de  Tibériade  prolongent  encore  cette  étrange 
faille  qui,  de  la  Palestine  et  de  la  Syrie  à  la  Mer-Rouge,  est 
la  voie  la  plus  courte  et  la  plus  directe.  Cette  route,  tracée  par  la 
nature  elle-même,  fut  jadis  très  fréquentée  et  pourrait  le  rede- 
venir. Le  petit  port  u  Akaba  marque  précisément  le  point  où 
elle  aboutit  à  la  mer.  Tabah,  à  douze  kilomètres  à  l'Ouest 
d'Akaba,  n'est  môme  pas  un  village,  un  simple  point  d'eau,  une 
petite  oasis  avec  quelques  dattiers;  mais  qui   occupe  Tabah, 


LE   CONFLIT   ANGLO-TURC.  lo5 

commande  le   port  d'Akaba  et  surveille  le  débouché  de  tout 
chemin  de  fer  venant  toucher  à  la  mer  au  fond  du  golfe. 

Tabah  était  probablement  ignoré,  il  y  a  quelques  semaines, 
même  des  spécialistes  de  la  géographie,  et  voilà  que  brusque- 
ment son  nom  entre  dans  la  renommée  et  remplit  les  journaux 
du  monde  entier;  à  propos  de  cette  humble  oasis,  les  nations 
prennent  l'alarme,  les  diplomates  entrent  en  campagne,  les  cui- 
rassés appareillent.  Pareil  phénomène  n'est  ni  isolé,  ni  nouveau, 
dans  notre  histoire  contemporaine,  depuis  que  l'impérialisme 
conquérant  a  transporté  au  loin  les  rivalités  des  grands  Etats 
européens  et  étendu  à  la  terre  entière  le  champ  de  leurs  ambitions. 
Fachoda,  naguère,  et  Port-Arthur,  eurent  semblable  fortune;  les 
peuples  apprirent  à  retenir  leurs  noms  moins  pour  leur  impor- 
tance intrinsèque  que  pour  la  grandeur  des  intérêts  doni  ils  résu- 
mèrent et  synthétisèrent  le  conflit  décisif.  Fachoda  est  resté  dans 
l'histoire  pour  signifier  l'abandon  de  la  vallée  du  Nil  par  les 
Français;  Port-Arthur  représente  les  Russes  éloignés  des  mers 
chinoises  et  l'humiliation  des  blancs  devant  les  jaunes.  Comment 
Tabah,  durant  quelques  jours,  a  connu  la  même  célébrité;  pour- 
quoi la  présence,  à  une  certaine  heure,  de  quelques  centaines  de 
soldats  turcs  au  fond  du  golfe  d'Akaba  a  failli  troubler  la  paix  du 
monde  ;  quelles  circonstances  enfin  ont  été  au  moment  de  dé- 
chaîner un  conflit  anglo-turc  à  propos  de  la  presqu'île  du  Sinaï, 
c'est  ce  que  nous  voudrions  expliquer  ici. 

I 

C'est  la  Convention  de  Londres,  en  1840,  qui,  en  même 
temps  qu'elle  obligeait  Mehemet-Ali,  malgré  les  victoires  de  son 
armée,  à  se  contenter  de  l'Egypte  que  lui  et  ses  descendans 
administreraient  héréditairement  au  nom  et  sous  la  souveraineté 
du  Sultan,  a  déterminé  la  limite  qui  séparerait  les  Etats  du 
Khédive  des  provinces  soumises  à  l'autorité  des  valis  de  Con- 
stantinople.  L'Europe,  qui  faisait  grise  mine  à  ce  vainqueur  ami 
de  la  France  et  qui  s'acharnait  à  le  dépouiller  de  ses  conquêtes, 
se  montra  du  moins  accommodante  sur  la  question  des  fron- 
tières :  elle  laissa  à  l'Egypte,  en  avant  de  l'isthme  de  Suez,  un 
large  bastion  formé  de  toute  la  péninsule  de  Tor-Sinaï.  La  fron- 
tière quitte  le  rivage  de  la  Méditerranée  à  l'embouchure  du 
Ouadi-Rifah,  à  l'Est  d'El-Arich,  près  d'El-Rifah    contourne  le 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plateau  de  Bir-Sabeh  et  le  massif  du  Djebel-Makra,  et  vient 
aboutir  à  la  Mer-Rouge  au  fond  du  golfe  d'Akaba.  Ce  port,  situé 
un  peu  à  l'Est  de  la  pointe  septentrionale  du  golfe  semble  donc 
être  incontestablement  turc,  tandis  que  Tabah,  placé  un  peu  à 
l'Ouest,  serait  égyptien.  Le  Sultan,  pour  assurer  la  sécurité  des 
pèlerins  se  rendant  d'Egypte  à  la  Mecque,  avait,  en  1840,  auto- 
risé le  Khédive  à  mettre  des  gendarmes  dans  certaines  localités, 
notamment  à  El-Ouedj,  Dabah,  Mouellah,  petits  ports  de  la  côte 
du  Hedjaz,  et  à  Akaba.  A  l'époque  de  l'avènement  du  Khédive 
actuel,  Abbas-Hilmi,  en  1892,  ces  localités  firent  retour  à  l'ad- 
ministration du  vilayet  du  Hedjaz;  le  fait  est  constaté  dans  le 
firman  d'investiture  ;  mais,  tant  dans  le  firman  lui-même,  dont 
le  texte  ne  reproduisait  pas  exactement  celui  dont  la  Porte  s'était 
servi  pour  Tewfik-pacha,  que  dans  une  dépêche  explicative 
adressée  le  8  avril  1892  par  le  grand  vizir  au  Khédive,  certaines 
phrases  laissaient  entendre  que  l'administration  de  la  péninsule 
Sinaïtique  relevait  du  vilayet  du  Hedjaz  et  que  la  frontière 
devrait  aller,  non  d'El-Rifah  à  Akaba,  mais  d'El-Arich  à  Suez, 
donnant  toute  la  péninsule  à  la  Turquie  et  prolongeant  le  ter- 
ritoire directement  soumis  au  Sultan  jusqu'au  bord  du  canal 
de  Suez.  C'est  contre  une  pareille  interprétation  que,  dès  cette 
époque,  le  gouvernement  britannique  ne  manqua  pas  de  pro- 
tester :  sans  délai,  le  11  avril,  sir  Evelyn  Baring  (depuis  lord 
Cromer)  télégraphia  au  ministre  des  Affaires  étrangères  du  Sul- 
tan, Tigrane-pacha,  pour  lui  demander  si  des  explications  avaient 
été  données  au  Khédive  au  sujet  de  la  différence  de  rédaction 
constatée  entre  le  firman  de  1892  et  ceux  qui  l'avaient  précédé. 
Tigrane-pacha  répondit  en  communiquant  au  représentant  du 
gouvernement  anglais  en  Egypte  la  dépêche  adressée  le  8  avril 
par  le  grand  vizir  au  Khédive.  Il  y  était  dit  : 

Il  esta  la  connaissance  de  Votre  Altesse  que  Sa  Majesté  le  Sultan  avait 
autorisé  la  présence  à  El-Oucdj,  Mouellah,  Dabah  et  Akaba,  sur  le  littoral  du 
Hedjaz,  ainsi  que  dans  certaines  localités  de  la  presqu'île  de  Tor-Sinaï,  d'un 
nombre  suffisant  de  zaptiehs  (gendarmes)  placés  par  le  gouvernement  égyp- 
tien à  cause  du  passage  du  Mahmal  (pèlerinage)  égyptien,  par  voie  de  terre. 
Comme  toutes  ces  localités  ne  figurent  point  sur  la  carte  de  1257  remise  à 
feu  Mehemet-Ali-pacha  et  indiquant  les  frontières  égyptiennes,  El-Ouedj  en 
conséquence  a  fait  dernièrement  retour  au  vilayet  du  Hedjaz,  par  iradé  de 
Sa  Majesté  Impériale,  comme  lui  ont  fait  retour  dernièrement  les  localités 
de  Dabah  et  de  Mouellah.  De  même  Akaba  aujourd'hui  est  également  annexé 
au  dit  vilayet  et,  pour  ce  qui  est  de  la  presqu'île  de  Tor-Sinaï,  le  statu  quo 


LE    CONFLIT   ANGLO-TURC.  1  o7 

est  maintenu  et  elle  sera  administrée  par  le  Khédivat  de  la  même  manière 
qu'elle  était  adrpinistrée  du  temps  de  votre  grand-père  Ismaïl-pacha  et  de 
votre  père  Mehemet-Tewfik-paclia. 

Aussitôt  sir  Evelyn  Baring  prit  acte,  par  dépêche  du  13  avril, 
de  l'engagement  relatif  à  la  péninsule  Sinaïtique  et  profita  de 
la  circonstance  pour  affirmer  les  droits  de  la  Grande-Bretagne. 

...  Votre  Excellence  sait  qu'aucun  changement  ne  peut  être  apporté  dans 
les  fîrmans  réglant  les  relations  entre  la  Sublime  Porte  et  l'Egypte  sans  le 
consentement  du  gouvernement  de  Sa  Majesté  Britannique.  C'est  pour  cette 
raison  que  j'ai  reçu  l'ordre  de  demander  à  Votre  Excellence  de  bien  vouloir 
insérer  dans  le  présent  firraan  une  définition  des  frontières,  le  présent  firman 
laissant  entendre  que  la  péninsule  du  Sinai  ne  dépendrait  plus  dans  l'avenir, 
administrativement,  du  Khédivat  d'Egypte,  mais  du  vilayet  du  Hedjaz. 

Le  télégramme  du  grand  vizir,  que  vous  me  faites  l'honneur  de  me  com- 
muniquer, dit  clairement  que  la  péninsule  du  Sinaï,  c'est-à-dire  le  territoire 
limité  à  l'Est  par  une  ligne  partant  un  peu  à  l'Est  d'El-Arich  et  se  termi- 
nant à  la  pointe  du  golfe  d'Akaba,  continuera  à  être  administré  par 
l'Egypte.  Le  fort  d'Akaba,  qui  est  à  l'Est  de  cette  ligne,  doit  donc  faire 
partie  du  vilayet  du  Hedjaz... 

Ces  deux  pièces  constituent  en  somme  les  documens  essen- 
tiels du  débat  entre  la  Turquie  d'une  part,  l'Egypte  et  l'Angle- 
terre de  l'autre.  En  envoyant,  le  15  février  1906_,  un  bataillon 
occuper  l'oasis  de  Tabah,  ce  sont  les  revendications  de  1892 
que  le  gouvernement  ottoman  a  voulu  reprendre.  Aux  premières 
protestations  de  la  diplomatie  britannique,  la  Porte  essaya  de 
répondre  en  établissant  une  confusion  entre  le  Tabah  (ou  Dabah) 
situé  sur  la  côte  du  Hedjaz,  occupé  jadis  par  les  zaptiehs  égyp- 
tiens et  réoccupé  en  1892  par  les  Turcs,  et  l'autre  Tabah,  voisin 
d'Akaba,  et  véritable  objet  du  litige.  Mais  le  débat  ne  tarda  pas 
à  être  replacé  sur  son  véritable  terrain  :  l'occupation  par  les 
troupes  turques  de  quelques  morceaux  du  désert,  entre  l'ouadi- 
Rifah  et  El-Arich,  le  déplacement  de  bornes-frontière  et  de  po- 
teaux télégraphiques  aux  couleurs  égyptiennes,  montrèrent  que 
c'était  bien  toute  la  péninsule  que  le  gouvernement  du  Sultan 
réclamait  le  droit  d'occuper  et  de  soustraire  à  l'administration 
du  Khédive.  Si  ces  exigences  avaient  reçu  satisfaction,  le  terri- 
toire turc  se  serait  avancé  jusqu'en  face  de  Suez,  sur  le  bord 
même  du  canal.  C'est  ce  qui  faisait  dire,  le  7  mai,  au  sous- 
secrétaire  d'État  au  Foreign- Office,  parlant  à  la  Chambre  des 
lords  :  «  Il  était  peu  probable  que  l'Angleterre,  après  Tinter- 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vention  de  1882  motivée  par  le  danger  que  courait  du  côté  de 
l'Ouest  le  canal  de  Suez,  se  montrât  indifférente,  vingt-cinq  ans 
après,  à  des  dangers  analogues  se  présentant  du  côté  de  l'Est.  » 
Depuis  l'époque  où  le  gouvernement  de  lord  Palmerston 
traçait,  autour  de  l'Egypte  de  Mehemet-Ali,  le  cercle  de  Popilius 
d'où  il  ne  lui  serait  pas  permis  de  sortir,  l'importance  de  l'isthme 
de  Suez  et  de  la  presqu'île  du  Sinaï  s'est  considérablement 
accrue;  ces  régions  stériles  et  abandonnées  sont  devenues,  dans 
la  lutte  politique  et  économique  universelle,  un  point  straté- 
gique dont  les  grandes  puissances  se  disputent  âprement  la  pos- 
session. Garantir  les  approches  du  canal  contre  toute  tentative 
d'obstruction  ou  d'accaparement  est  devenu  la  préoccupation 
dominante  des  maîtres,  quels  qu'ils  soient,  de  la  vallée  du  Nil. 
L'Angleterre  a  occupé  l'Egypte  et  substitué  sa  politique  active, 
son  esprit  d'initiative  et  son  besoin  d'expansion  à  l'inertie  et  au 
désordre  où  les  successeurs  de  Mehemet-Ali  avaient  laissé  dé- 
choir leur  pays;  devenue  maîtresse  au  Caire  et  à  Alexandrie,  elle 
attache  d'autant  plus  de  prix  à  tenir  sous  son  autorité  et  sous 
son  contrôle  les  abords  du  canal  que  des  traités  internationaux 
garantissent  la  neutralité  du  canal  lui-même  ;  si,  en  caâ  de  guerre, 
l'Angleterre  avait  scrupule  à  mettre  la  main  sur  le  passage,  elle 
pourrait  en  tout  cas  en  bloquer  les  issues  à  la  distance  requise 
par  les  conventions  :  la  domination  de  la  Mer-Rouge  rentre  donc 
dans  le  programme  de  sa  politique  impériale,  ku  moment  où, 
sur  la  côte  occidentale,  elle  créait  Port-Soudan  pour  servir  de 
débouché  à  tout  le  bassin  moyen  du  Nil,  il  ne  pouvait  convenir 
à  la  Grande-Bretagne  que  la  Turquie  fît  acte  d'autorité  sur  la 
côte  orientale,  sur  le  flanc  de  cette  route  de  l'Inde  que  l'An- 
gleterre surveille  comme  l'instrument  indispensable  de  son 
omnipotence  maritime  et  comme  le  signe  visible  de  son  hégé- 
monie universelle.  Le  péril  d'invasion,  pour  l'Egypte,  est  tou- 
jours venu  de  l'Orient,  de  Syrie  ou  d'Arabie;  l'Angleterre  le 
sait;  attentive  à  deviner  les  dangers  dont  l'avenir  pourrait  me- 
nacer la  vallée  du  Nil,  elle  monte  une  garde  vigilante  sur  les 
bastions  qui  flanquent  vers  l'Est  l'Egypte  et  le  canal  de  Suez. 
Nous  aurons  à  expliquer  quels  mouvemens  ostensibles  et  quelles 
sourdes  agitations  du  monde  arabe,  prélude  de  profonds  boule- 
versemens,  incitent,  particulièrement  à  l'heure  actuelle,  le  cabinet 
de  Londres  à  redoubler  de  vigilance  et  à  surveiller  les  frontières 
du  côté  de  la  Syrie  et  de  l'Arabie. 


XÉ    CONFLIT   ANGLO-TURC.  159 

L'occupation  de  Tabah  par  les  troupes  turques  posait  donc, 
au  point  de  vue  territorial,  une  question  dont  on  aperçoit  déjà 
l'intérêt  et  sur  l'importance  propre  de  laquelle  nous  devrons 
revenir,  mais  qui,  semble-t-il,  ne  suffirait  ni  à  provoquer  la 
vigoureuse  riposte  de  l'Angleterre,  ni  à  justifier  Témoi  des  chan- 
celleries européennes.  Mais,  à  côté  de  la  question  de  fait,  l'occu- 
pation de  Tabah  et,  plus  encore,  les  raisons  par  lesquelles  la 
Porte  prétendait  la  justifier,  posaient  une  question  de  droit  sin- 
gulièrement plus  grave  et  dont  les  conséquences  n'allaient  à  rien 
moins  qu'à  contester  la  situation  de  fait  prise  par  l'Angleterre 
en  Egypte.  Plus  que  l'objet  revendiqué  c'est  donc  la  forme  de  la 
revendication  qui  a  ému  l'opinion  et  le  gouvernement  britan- 
niques. La  Sublime  Porte  se  réfère  au  firman  d'investiture  de 
4892  et  à  la  dépêche  du  grand  vizir  au  Khédive  qui  semblent 
faire  de  l'occupation,  par  le  khédivat,  de  certains  points  de  la 
côte  du  Hedjaz  et  de  la  péninsule  de  Tor-Sinaï,  une  concession 
gracieuse,  et  par  conséquent  révocable,  du  Sultan  à  son  délégué 
le  Khédive  :  occuper  Tabah  c'était  donc  pour  le  Sultan  faire  tout 
simplement  acte  de  souveraineté  sur  une  terre  dont  il  se  consi- 
dère en  effet  comme  le  souverain  légitime,  c'était  rappeler  au 
gouvernement  égyptien  que  celui  qui  a  le  pouvoir  de  donner  a 
aussi  la  faculté  de  reprendre  :  le  Sultan  avait  confié  au  Khédive 
l'administration  de  la  péninsule  du  Sinaï,  il  usait  de  son  droit 
en  la  lui  retirant.  Si  le  Sultan  est  non  seulement  suzerain,  mais 
souverain  de  l'Egypte  comme  des  autres  provinces  de  son  em- 
pire, il  ne  saurait  exister  de  contestations  de  frontière  entre 
deux  parties  d'un  même  tout;  la  volonté  du  souverain  doit  suf- 
fire à  faire  loi.  Ainsi  posée,  la  question  de  Tabah  entraînait  les 
plus  graves  conséquences  :  elle  rouvrait  la  question  d'Egypte  en 
rappelant  au  Khédive  sa  situation  juridique  internationale,  créée 
et  consacrée  par  les  traités,  et,  par  suite,  elle  ravivait  le  débat 
sur  l'occupation  anglaise.  Juridiquement,  en  effet,  la  présence 
des  troupes  et  des  fonctionnaires  britanniques  n'a  pas  modifié 
la  situation  du  Khédive  vis-à-vis  du  Sultan;  l'Egypte,  même 
occupée  par  les  Anglais,  reste  une  province  de  l'empire  ottoman 
gouvernée  héréditairement  par  le  Khédive  et  ses  héritiers.  Le 
fait,  par  la  France,  d'avoir,  par  la  convention  du  8  avril  1904, 
renoncé  à  prendre  l'initiative  de  réclamer  l'évacuation  de  l'Egypte 
par  les  Anglais  n'a  rien  changé  à  sa  situation  internationale  ni 
rien  retranché  aux  droits  des  autres  puissances  ou  à  ceux  de  la 


i60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Turquie.  C'est  ce  que  M.  de  Freycinet  a,  dans  la  conclusion  de 
son  beau  livre,  fortement  exprimé  :  «  La  présence  des  troupes 
britanniques,  écrit-il,  n'est  pas  plus  légitime  à  cette  heure  qu'elle 
ne  l'était  il  y  a  vingt  ans.  La  position  «  exceptionnelle  et  tran- 
sitoire »  de  la  Grande-Bretagne  —  pour  employer  les  expressions 
de  lord  Salisbury  —  ne  s'est,  au  point  de  vue  du  droit,  aucune- 
ment modifiée.  La  convention  du  8  avril  1904  n'y  a  rien  changé. 
La  France  s'est  interdit  une  initiative,  et  c'est  tout.  Mais  l'An- 
gleterre, pas  plus  aujourd'hui  qu'hier,  n'est  ni  souveraine  de 
l'Egypte,  ni  protectrice,  ni  investie  d'une  délégation  du  Sultan. 
Les  traités  de  i856  et  de  1878  sont  toujours  en  vigueur.  L'Eu- 
rope peut  évoquer  la  question  et  réclamer  une  solution  conforme 
au  droit  (1).  » 

Est-ce  précisément  cette  question  que  le  Sultan  a  voulu 
poser?  est-ce  cette  situation  juridique  qu'il  a  prétendu  rappeler? 
a-t-il  voulu,  par  un  acte,  empêcher  une  sorte  de  prescription  de 
s'établir  et  affirmer  ses  droits  souverains?  Il  est  permis  de  le 
croire  et  il  est  certain  que  l'Angleterre  l'a  pensé  :  dans  l'affaire  de 
Tabah,elle  a  vu  apparaître,  menaçante,  toute  la  question  d'Egypte. 
Etonnée  de  l'initiative  audacieuse  d'Abdul-Hamid,  elle  a  cru 
discerner  derrière  lui  l'action  d'une  puissance  européenne  dont 
il  passe  pour  suivre  volontiers  les  inspirations;  la  coïncidence  de 
l'affaire  de  ïabah  avec  les  incidens  du  Maroc  et  la  conférence 
d'Algésiras  lui  a  paru  trop  frappante  pour  être  fortuite;  elle  a  crii 
qu'aux  deux  extrémités  de  la  Méditerranée,  l'Allemagne  appliquait 
une  môme  méthode  et  qu'après  avoir  voulu  rendre  manifeste,  à 
Tanger  et  à  Algésiras,  que  la  convention  franco-anglaise  n'avait 
pas  modifié  la  situation  internationale  du  Maroc,  elle  cherchait  à 
établir,  en  poussant  les  troupes  turques  à  Tabah,  que  la  même 
convention  n'avait  pas  changé  davantage  la  situation  internatio- 
nale de  l'Egypte.  On  comprend  dès  lors  pourquoi  le  Cabinet 
britannique  s'est  hâté  d'interrompre  la  négociation  au  Caire  pour 
l'évoquer  à  Londres  et  à  Constantinople,  et  pourquoi,  à  propos 
d'une  insignifiante  localité  de  la  côte  d'Arabie,  il  a  mobilisé  des 
troupes,  envoyé  une  puissante  escadre  dans  les  eaux  de  l'Archi- 
pel et  lancé  au  Sultan,  sous  la  forme  d'une  note  ultimatum,  une 
sommation  d'avoir,  dans  un  délai  de  dix  jours,  à  évacuer  Tabah 
et  la  péninsule  du  Sinaï. 

(1)  La  question  d'Egypte,  oar  M.  C.  de  Freycinet  (Calmann-Lévy,  1903,  in-8»), 
p.  439. 


Lb' CONFLIT   ANGLO-TURC.  ICI 


II 

Jamais  les  Turcs  n'ont  dominé  effectivement  toute  la  pénin- 
sule arabique  :  la  race  de  rudes  et  fiers  pasteurs  dont  les 
aïeux,  jadis,  coururent  d'un  seul  élan  jusqu'en  Poitou  et  jus- 
qu'en Perse,  s'est  retranchée,  à  l'abri  de  ses  déserts,  dans  un 
particularisme  irréductible;  elle  a  toujours  réussi  à  sauvegarder 
la  pureté  de  son  sang  et  l'indépendance  de  ses  tribus.  Cepen 
dant,  au  cours  de  ces  trente  dernières  années,  par  politique 
plus  encore  que  par  force,  tantôt  soudoyant  les  rivalités  des 
clans,  tantôt  semant  la  discorde  dans  les  familles  régnantes j 
tantôt  exploitant  les  dissidences  religieuses,  les  valis  ottomans, 
—  et  surtout  Midhat-pacha  pendant  son  gouvernement  de 
Bagdad  —  avaient  réussi  à  introniser,  à  la  tête  de  chacune  des 
principales  agglomérations  arabes  des  hommes  dévoués  au 
Sultan  et  disposés  à  accepter,  au  moins  nominalement,  sa  suze- 
raineté; ils  leur  prodiguaient  les  titres,  les  décorations  et  les 
honneurs,  et  prenaient  soin  de  les  pourvoir  de  belles  esclaves 
circassiennes  directement  exportées  du  harem  même  du  Sultan; 
ainsi,  peu  à  peu,  ils  parvenaient,  tant  bien  que  mal,  à  plier  ces 
fièrs  émirs  à  la  discipline  des  fonctionnaires  turcs.  Le  principal 
effort  des  agens  de  Constantinople  portait  sur  le  Hedjaz,  oià  l'on 
révère  les  villes  saintes  de  l'Islam  et  qui  a  toujours  été  un  foyer 
d'influence  et  un  noyau  de  centralisation,  et  sur  l'Yémen,  la 
plus  riche  partie  de  l'Arabie,  la  mieux  cultivée  et  la  plus  peuplée. 
Les  intrigues  de  la  faction  turque  et  l'argent  de  Yildiz-Kiosk 
faisaient  et  défaisaient,  au  gré  du  maître,  le  grand  chérif  de  la 
Mecque.  Sanàa,  ville  principale  du  Yémen,  était  devenue  le 
siège  d'un  corps  d'armée  turc,  le  7*,  dont  la  présence  attes- 
tait l'autorité  réelle  du  Sultan  dans  l'Arabie  méridionale.  Ainsi 
la  pénétration  turque  faisait  lentement  son  œuvre,  et  Abdul- 
Hamid  voyait  venir  l'heure  où  il  pourrait  se  flatter  d'avoir  re- 
gagné en  Asie  ce  que  la  guerre  de  1878  avait  fait  perdre  à  son 
empire  en  Europe  et  d'avoir  définitivement  attaché  à  son  service 
la  forte  et  belliqueuse  race  des  Arabes.  Il  espérait,  grâce  à  cette 
source  nouvelle  et  inépuisable  de  recrutement ,  augmenter  le 
nombre  de  ses  troupes  et  balancer,  à  l'aide  des  ressources  de 
l'Asie,  l'effort  hostile  des  nationalités  balkaniques. 

Mais  ces  succès  devaient  rester  sans  lendemain,  une  nouvelle 

TOME    XXXIV.    —    d9û6.  11 


Ï62  RE^^JE  des  deux  mondes. 

poussée  du  particularisme  arabe  allait,  dans  un  sursaut  de  ré- 
colte contre  la  domination  abhorrée  des  Turcs,  emporter  les 
combinaisons  éphémères  de  la  politique  Hamidienne.  L'émir  du 
Nedjed,  Ibn-Esscoud,  avait  commencé,  dès  1884,  à  réorganiser, 
dans  l'Arabie  centrale,  l'ancien  empire  des  Wahabites;  en  1904, 
il  battit  et  chassa  lemir  du  Chammar,  Abdel-Aziz-ibn-Raschid, 
qui  avait  mis  son  mfluence  au  service  de  la  suprématie  otto- 
mane ;  allié  à  Moubarek,  sultan  de  Koweit,  sur  le  golfe  Persique, 
qui,  soutenu  par  les  Anglais,  avait  fait  reconnaître  son  indé- 
pendance, il  réussit  peu  à  peu  à  grouper  autour  de  lui,  en  hain« 
des  Turcs,  les  principales  tribus  de  l'Arabie  centrale  et  à  étendre 
son  autorité  directe  ou  son  influence  jusque  sur  les  nomades  du 
désert  de  Syrie ,  jusqu'aux  approches  de  Damas  et  jusqu'en 
Mésopotamie.  Une  telle  puissance  devenait  inquiétante  :  pour 
en  venir  à  bout,  le  maréchal  turc  commandant  le  6*  corps 
(Bagdad),  Feizi-pacha ,  marcha  contre  l'armée  insurgée  avec 
trente  bataillons;  il  subit,  dans  leté  de  1904,  une  défaite  com- 
plète. En  même  temps ,  dans  l'Yémen ,  Timan  Mahmoud- 
Yahia  se  soulevait  contre  les  Turcs,  rassemblait  autour  de  lui 
les  tribus  mécontentes  du  séjour  prolongé  dans  leur  pays  des 
troupes  ottomanes,  et  assiégeait  Sanâa.  En  1905,  le  corps 
i^u  maréchal  Riza-pacha,  composé  de  troupes  arabes  de  Syrie, 
refusait  de  combattre  contre  les  Arabes  du  Yémen  ;  22  000  fan- 
tassins, dit-on,  avec  14  canons  et  4  000  chameaux,  passaient  à 
Ifennemi  qui  s'emparait  de  Sanâa  et  y  faisait  prisonnier  Feizi- 
pacha  qu'il  relâchait  généreusement.  Un  tel  échec,  s'il  restait 
sans  vengeance,  était  la  ruine  complète  de  la  domination  turque 
en  Arabie  :  le  Sultan  à  l'automne  1905,  ordonna  de  tenter  un 
grand  effort;  Feizi-pacha,  avec  45  000  hommes,  réussit  à  s'em- 
parer de  Sanâa,  mais,  lorsqu'il  en  voulut  sortir,  il  subit  des 
échecs  répétés  :  il  y  est  actuellement  presque  assiégé  par  les 
tribus  hostiles  et  son  autorité  ne  s'étend  guère  au  delà  de  la  ville 
où  il  campe  avec-  les  débris  de  son  armée.  A  la  même  époque, 
l'Assyr  et  le  Hedjaz  suivaient  l'exemple  de  l'Yémen  et  chas- 
saient les  garnisons  turques  ;  presque  toute  l'Arabie  péninsulaire 
échappait  à  l'autorité  du  Sultan. 

Un  mouvement  de  révolte  aussi  prononcé  et  aussi  général 
ne  pouvait  manquer  de  provoquer  à  Constantinople  un  désap- 
pointement d'autant  plus  amer  que  la  politique  de  pénétration 
en    Arabie    avait  donné  de   plus  brillantes  espérances,  et  des 


I 


Lï   CONFLIT   ANGLO-TURC.  1(53 

alarmes  d'autant  plus  vives  que  Fon  pouvait  craindre  de  voir 
l'esprit  d'indépendance  se  répandre,  de  la  péninsule,  dans  tout 
le  domaine  de  la  race  arabe,  c'est-à-dire,  au  Nord,  jusqu'aux 
montagnes  de  l'Arménie,  jusqu'à  la  Méditerranée  à  l'Ouest,  et 
à  l'Est  jusqu'au  plateau  de  l'Iran,  Les  habitans  de  la  Palestine  et 
de  la  Syrie,  comme  ceux  de  la  Mésopotamie,  qu'ils  soient  musul- 
mans, catholiques,  nestoriens  ou  orthodoxes,  sont  en  grande 
majorité  arabes;  mais  la  vie  sédentaire,  la  promiscuité  avec 
d'autres  peuples,  et  surtout  cinq  siècles  de  domination  turque 
leur  ont  fait  perdre  le  sentiment  d'une  communauté  de  race  et 
de  patrie.  Les  Arabes  du  désert  sont  restés  libres  et  indomptés; 
les  autres,  ceux  des  villes  et  des  vallées  fertiles,  ont  accepté  le 
collier  de  la  servitude.  Mais  le  jour  où  l'instinct  atavique  de 
l'indépendance  viendrait  à  se  réveiller  dans  leurs  âmes,  où 
12  millions  d'Arabes  comprendraient  qu'ils  sont  le  nombre  et 
qu'ils  ont  la  force,  et  resserreraient  entre  eux  des  liens  effectifs  de 
solidarité,  la  domination  turque  en  Asie  se  trouverait  gravement 
compromise.  C'est  de  Mésopotamie  et  de  Syrie  que  le  Sultan  tire 
la  meilleure  partie  de  ses  revenus  en  argent  et  de  ses  ressources 
en  hommes  ;  c'est  parmi  les  Arabes  que  se  recrutent  les  élémens 
de  quatre  des  sept  corps  qui  composent  l'armée  ottomane.  Si,  à 
l'exemple  des  peuples  balkaniques  qui  tendent  de  plus  en  plus  à 
constituer  des  Etats  autonomes,  la  nationalité  arabe  prenait 
conscience  d'elle-même,  de  son  passé  et  de  son  avenir,  et  récla- 
mait le  droit  de  se  gouverner  librement,  l'assiette  sur  laquelle 
repose  tout  l'édifice  de  l'Empire  ottoman  serait  menacée  de  ruine  ; 
le  jour  où  la  domination  turque  viendrait  à  être  compromise  en 
Asie,  ce  serait  fini  d'elle  en  Europe. 

Ce  jour-là  serait  venu,  s'il  en  fallait  croire  sans  réserves  les 
affirmations  sensationnelles  du  livre  publié  l'année  dernière,  à 
Paris,  par  M.  Negib-Azoury-bey  (1),  et  si  l'on  s'en  rapportait 
uniquement  au  «  Manifeste  aux  nations  éclairées  et  humani- 
taires de  l'Europe  et  de  l'Amérique  du  Nord  »  ou  à  1'»  Appel  de 
tous  les  citoyens  de  la  patrie  arabe  asservie  aux  Turcs,  »  lancés 
par  le  «  Comité  national  arabe  de  la  Turquie.  »  Invoquant  la  com- 
mimauté  de  race  et  rappelant  la  glorieuse  histoire  des  Arabes 
de  Syrie  et  de  Mésopotamie  au  temps  des  grands  Khalifes 
Ommiades  et  Abassides,  le  «.  Comité  national  arabe  »  mel  en 

(!)  Le  Réveil  de   la  nation  arabe  dans  l'Asie  turque  (Pion,   1903,  m-12'.   — 
Cf.  Fu^ène  Jung,  les  Puissances  devant  la  révolte  arabe  (Hachette,  1906,  in-12). 


164        .         REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parallèle  la  grandeur  et  la  prospérité  d'autrefois  avec  les  humi- 
liations et  la  misère  d'aujourd'hui,  sous  le  joug  ruineux  de 
rOsmanli;  il  évoque  le  souvenir  des  empires  florissans  qui 
se  sont  succédé  dans  les  riches  plaines  du  Tigre,  de  l'Euphrate, 
de  rOronte  et  du  Jourdain  ;  il  rappelle  les  myriades  d'hommes 
qui  pullulaient  jadis  sur  ces  terroirs  privilégiés;  il  conclut 
enfin  que,  si  la  terre  n'a  pas  perdu  sa  fécondité,  ni  le  soleil 
sa  chaleur,  la  dépopulation  et  la  misère  actuelles  ne  sauraient 
être  que  le  fait  de  l'oppression  et  du  mauvais  gouverne- 
ment des  Turcs.  Il  invite  donc  les  soldats  arabes,  commandés 
par  un  tout  petit  nombre  de  chefs  turcs,  les  sujets  arabes, 
soumis  au  joug  despotique  du  Vali  et  aux  rapacités  des  agens 
du  Sultan,  à  s'insurger,  à  proclamer  leur  volonté  de  vivre  indé- 
pendans  et  à  substituer,  sans  effusion  de  sang,  une  administra- 
tion et  des  chefs  arabes  aux  fonctionnaires  ottomans.  Coïnci- 
dant avec  une  prise  d'armes  des  peuples  balkaniques,  Albanais 
et  Macédoniens,  un  pareil  mouvement  aboutirait  à  un  partage 
de  l'Empire  ottoman  entre  les  nationalités  qui  l'habitent  et  don- 
nerait enfin,  à  l'éternelle  «  question  d'Orient,  »  une  solution 
complète.  Musulmans  et  chrétiens  de  toutes  confessions  et  de 
tous  rites  seraient,  à  en  croire  les  rédacteurs  du  Manifeste,  déjà 
d'accord  ou  sur  le  point  de  s'y  mettre;  ils  consentiraient  à 
oublier  leurs  disscntimens  religieux  pour  ne  se  souvenir  qpie  de 
leur  parenté  de  race  et  pour  s'unir  dans  une  haine  commune 
contre  le  Turc  oppresseur.  Les  désirs  des  membres  du  «  Comité 
national  arabe  »  ont  vraisemblablement  devancé  la  marche  réelle 
des  événemens;  leurs  proclamations  affirment  par  avance  l'exis- 
tence des  sentimens  qu'ils  sont  précisément  destinés  à  faire 
naître  et  à  répandre;  il  semble  que  les  organisateurs  du  mou- 
vement aient  avant  tout  voulu,  pour  ainsi  dire,  prendre  date  et 
affirmer,  pour  le  jour  où  viendrait  à  se  produire  le  décès  de 
r  «  homme  malade,  »  le  droit  des  Arabes  à  une  grosse  part  de 
l'héritage.  Le  fait  de  l'organisation  d'une  propagande  nationale 
arabe,  si  rudimenlaire  qu'on  la  suppose,  garde  une  signification 
qu'il  faut  se  garder  d'exagérer  aussi  bien  que  de  méconnaître;  il 
convient,  pour  en  apprécier  la  portée ,  de  se  souvenir  que  c'est 
au  Caire,  sous  l'œil  de  l'administration  anglaise,  que  «  le  parti 
national  arabe  »  a  son  comité,  et  que  c'est  de  là  qu'il  cherche  à 
faire  rayonner  ses  idées  et  pénétrer  ses  agens  dans  l'Asie  turque. 
L'Egypte  devient  le  centre  d'une  véritable  renaissance  de  la  vie 


LE   CONFLIT  ANGLO-TURC.  163 

et  de  la  civilisation  arabe,  par  la  langue,  par  la  littérature,  par 
la  religion.  Il  est  donc  naturel  de  supposer  que  la  propagande 
nationale  arabe  et  la  publicité  qui  lui  a  été  donnée  dans  l'Eu- 
rope occidentale,  loin  d'être  des  phénomènes  isolés,  sont  en  con- 
nexion étroite  avec  le  grand  mouvement  d'indépendance  qui  se 
manifeste  dans  l'Arabie  péninsulaire  et  dont  l'Angleterre  a  si 
ouvertement  favorisé  le  succès.  A  la  lumière  de  ces  faits,  l'in- 
cident de  Tabah  s'éclaire;  il  n'apparaît  plus  comme  un  simple 
litige  de  frontières,  sans  précédens  et  sans  lendemain  ;  il 
explique  les  ressorts  et  il  dévoile  les  secrets  desseins  de  la  poli- 
tique anglo-égyptienne  dans  l'Asie  turque  et  dans  l'Arabie. 

Héritier  du  pouvoir  spirituel  des  anciens  Khalifes  arabes  (1), 
le  Padischah  de  Constantinople  revendique  l'autorité  religieuse 
sur  tout  l'Islam;  mais  il  est  de  race  turque  et  ne  peut  invoquer 
aucune  parenté  avec  le  prophète  Mahomet  :  comme  tel  il  est 
suspect  aux  Arabes  et  obligé  à  des  ménagemens  tout  particuliers 
envers  le  grand  chérif  de  la  Mecque  et  les  hauts  personnages 
religieux  des  villes  saintes.  La  Mecque  a  toujours  été  un  centre 
d'efTervescence  politique  et  religieuse;  si,  de  sa  propre  initiative 
ou  à  l'instigation  de  quelque  puissance  extérieure,  an  chérif 
révéré,  un  descendant  de  Mahomet  se  mettait  à  prêcher  la  haine 
des  Turcs  et  se  proclamait  lui-même  comme  le  véritable  suc- 
cesseur du  Prophète  et  des  anciens  Khalifes,  l'autorité  mal 
définie,  mais  considérable,  que  le  Sultan  exerce  sur  tout  l'Islam 
oriental,  se  trouverait  compromise  et  son  pouvoir  politique  en 
serait  du  même  coup  profondément  ébranlé.  La  manifestation, 
en  Arabie,  dans  la  Rome  de  l'Islam,  loin  de  tout  grand  Etat  poli- 
tique, d'une  nouvelle  autorité  spirituelle,  capable  d'exercer  son 
prestige  religieux  sur  une  grande  partie  de  l'Islam  asiatique, 
trouverait  certainement  dans  le  milieu  égyptien  un  accueil  très 
favorable.  Toutes  les  puissances  européennes  qui  administrent  des 
sujets  musulmans  la  pourraient  voir  sans  déplaisir  :  mais  c'est  sur- 
tout l'Angleterre  qui,  semble-t-il,  aurait  sujet  de  se  féliciter  d'une 
révolution  qui  aurait  pour  résultat  de  ruiner  l'autorité  religieuse 
d'un  sultan  avec  les  droits  souverains  duquel  elle  doit  compter 

(1)  On  sait  qu'après  la  suppression  du    khalifat  de  Bagdad   par  !e  Mongol 
Iloulagou  en  1258,  la  dignité  de  khalife  fut  restaurée  au  Caire  par  Heibars  l'Arba- 
létrier; elle  y  resta  jusqu'à  la  conquête  de  l'Egypte  par  Sclim  l"  (1517)  qui  prit 
pour  lui  le  Khalifat  et  le  transmit  à  ses  successeurs,  les  sultans  turcs  de  Constaa 
tinople. 


^66  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  Egypte  et  qui,  de  plus  en  plus,  échappe  à  son  influente  pour 
entrer  dans  le  rayon  d'action  de  la  politique  allemando. 

Cette  menace,  si  lointaine  quelle  puisse  paraître  encore,  n'a 
pas  échappé  à  la  vigilance  soupçonneuse  d'Abdul-Hamid;  c'est 
elle  surtout  qui  explique  les  sacrifices  considérables  en  hommes 
et  en  argent  qu'il  fait  pour  dompter  la  révolte  de  l'Yémen  et  du 
Hedjaz,  et  rester  en  possession  des  rilles  saintes;  c'est  elle  qui 
précipite  la  construction  du  chemin  de  fer  qui,  de  Damas,  des- 
cend vers  la  Mer-Rouge  et  vers  la  IMecque,  La  politique  actuelU 
du  Sultan  pourrait  être  définie  :  une  politique  do  chemins  de 
fer  ;  elle  procède  d'un  plan  d'ensemble  dont  rachôvemtnt  aurait 
pour  effet  de  réunir  les  diverses  parties  de  l'Empire  par  des 
voies  ferrées,  de  permettre  d'y  exercer  plus  aisément  la  police  et 
surtout  de  tirer  un  meilleur  parti  de  leurs  ressources  et  de  leurs 
forces  militaires.  Les  chemins  de  fer  d'Asie  sont  avant  tout  des 
lignes  de  mobilisation  et  de  concentration  ;  ils  sont  destinés  à 
permettre  aux  troupes  ottomanes,  trop  peu  nombreuses  pour 
l'étendue  des  frontières  qu'elles  ont  à  surveiller,  de  se  trans- 
porter rapidement  de  TEuphrate  aux  Balkans,  et  des  bords  de  la 
Mer-Neire  aux  rivages  de  la  Mer-Rouge.  De  tous  ces  chemins  de 
fer,  qu'il  ne  saurait  entrer  dans  notre  cadre  d'étudier  aujour- 
d'hui, aucun  n'est  plus  directement  encouragé  par  le  Sultan  que 
celui  qui,  de  Damas,  s'enfonce  au  Sud  dans  la  direction  de  la 
Mecque  et  du  Hedjaz;  d'autres  lignes  ont  été  commencées  ou 
concédées  sur  les  instances  de  compagnies  européennes  et 
exécutées  par  elle;  celle-là  est  vraiment  une  ligne  d'intérêt  po- 
litique turc  et  d'intérêt  religieux  islamique  ;  c'est  le  chemin  des 
villes  saintes,  celui  qui,  on  l'espère  du  moins  à  Constantinople, 
permettra  un  jour  au  Sultan  de  fonder  solidement  son  autorité 
sur  le  Hedjaz  et  le  Yémen  et  d'empêcher  la  création,  autour  de 
la  Mecque,  d'un  Etat  arabe  dont  le  souverain  pourrait  revendi- 
quer le  titre  et  l'autorité  spirituelle  des  anciens  khalifes.  La  voie 
qui  mènera  les  soldats  du  Commandeur  des  croyans  au  cœur  de 
l'Arabie,  conduira  aussi  les  saints  hadjis  vers  la  ville  du  Pro- 
phète; l'ambition  dominatrice  se  couvre  ici  d'une  pieuse  inten- 
tion, ou  plutôt  c'est  la  méthode  personnelle  du  sultan  Abdul- 
Haniid  fjui  se  révèle  dans  ces  efforts  pour  reconstituer,  au  profit 
de  la  Turquie,  les  élémens  d'une  politique  panislamique.  Dans 
cet  empire  ottoman  où  les  réformes  n'aboutissent  guère  et  où 
lenteur  et  temporisation  sont  les  maximes  favorites  du  gouver- 


LE    CONFLIT   ANGLO-TURC.  167 

nement,  on  a  pu  voir  le  chemin  de  fer  de  Damas  h  la  Mecque 
poussé  avec  une  extraordinaire  célérité,  exécuté,  sans  concours 
étrangers,  sous  la  direction  et  par  les  soins  du  génie  militaire 
ottoman,  et  payé  avec  les  ressources  de  l'empire,  les  réserves  du 
trésor  du  Sultan  et  le  produit  d'une  sorte  de  souscription  natio- 
nale patronnée  par  les  chefs  religieux  en  même  temps  que  par 
les  fonctionnaires.  La  voie  est  actuellement  terminée  jusqu'à 
Maân,  à  l'Est  des  ruines  de  l'ancienne  Petra;  de  là  elle  gagnera 
directement  Medaouara,  tandis  qu'un  embranchement,  dont  le 
tracé  est  déjà  préparé,  ira  chercher  sur  la  Mer-Rouge,  à  Akaba- 
les  pèlerins  venus  d'Egypte  et  de  l'Islam  occidental.  Les  rem- 
blais sont  commencés  au  Sud  de  Maân  et  les  travaux  se  pour- 
suivent sous  la  surveillance  de  4000  à  5000  nizams. 

Nous  sommes  ainsi  ramenés,  on  le  voit,  à  l'incident  do 
Tabah  ;  nous  en  découvrons  de  mieux  en  mieux  la  portée.  Au 
moment  où  le  chemin  de  fer  de  la  Mecque  s'approche  de  la  Mer- 
Rouge,  on  devine  pourquoi  les  Turcs  cherchent  à  s'assurer  le 
contrôle  exclusif  du  golfe  et  du  port  d'Akaba  et  voudraient 
fortifier  le  point  oii  la  voie  ferrée  prendra  contact  avec  la  mer, 
afin  d'éloigner  toute  influence  anglo-égyptienne  d'une  ligne 
qu'ils  regardent  comme  l'instrument  nécessaire  de  leur  domi- 
nation sur  l'Arabie. 

III 

A  propos  d'un  simple  incident  de  frontière  entre  la  Turquie 
et  l'Egypte  et  d'un  débat  diplomatique  anglo-turc,  nous  ne  sau- 
rions tracer  même  une  simple  esquisse  des  progrès  de  l'i-nÛuence 
germanique  dans  l'Asie  ottomaue.  Cependant,  ce  serait  donner 
de  l'incident  de  Tabah  une  physionomie  inexacte  et  dénaturer 
son  caractère  que  de  ne  pas  l'étudier  en  corrélation  avec  les 
efforts  de  l'Allemagne  pour  établir  son  hégémonie  économique 
et  politique  sur  tout  l'empire  du  Sultan.  La  diplomatie  de  l'em- 
pereur Guillaume  II  s'est  officiellement  désintéressée  de  l'affaire 
de  Tabah;  mais  la  force  des  situations  a  été  plus  puissante  que 
la  volonté  des  hommes  d'État  :  si  prépondérante  est  aujour- 
d'hui à  Constantinople  l'influence  allemande,  si  écoutés  les 
conseils  de  l'ambassadeur  impérial,  si  complète  et  si  générale 
la  compénétration  des  intérêts  turcs  et  des  intérêts  germaniques, 
que,  dans  tous  les  pays,  l'opinion  publique  a  voulu  voir,  dans 


i68'  REVUE   DES^DEUX   MONDES. 

l'occupation  de  Tabah  par  les  troupes  ottomanes,  le  résultat 
<i  un  conseil  ou  d'un  encouragement  venu  de  Berlin  ;  la  poli- 
tique du  Sultan  est,  d'ordinaire,  moins  hardie  en  ses  initia- 
iives  :  pour  qu'elle  ait  osé  prendre  la  responsabilité  de  heurter 
directement  une  puissance  comme  l'Angleterre,  il  faut  qu'elle  se: 
îoit  sentie  appuyée  par  quelque  haute  protection.  Ainsi  raison- 
aait-on,  et  les  argumens  ne  manquaient  pas  à  l'appui  de  telles 
hypothèses  ;  l'on  rappelait  les  efforts  de  la  politique  allemande, 
en  ces  dernières  années,  pour  se  créer  une  clientèle  politique, 
commerciale  et  religieuse  dans  toute  l'étendue  du  monde  mu- 
sulman, les  voyages  de  l'Empereur  à  Gonstantinople  et  à  Jéru- 
salem, l'entreprise  du  chemin  de  fer  de  Bagdad  et  tant  d'autres, 
ovi  sont  engagés  les  capitaux  allemands.  Les  incidens  de  Koweït 
avaient  naguère  mis  en  présence  les  diplomaties  allemande  et 
anglaise  et  l'on  était  fondé  à  supposer  que  l'inspiration  qui 
poussait  les  Turcs  à  Tabah,  au  débouché  du  chemin  de  fer  de 
Damas  à  la  iVlecque  sur  la  Mer-Rouge,  pouvait  être  la  même 
qui  avait  ouvertement  appuyé  les  prétentions  de  la  Porte  à 
Koweït,  au  débouché  du  chemin  de  fer  de  Bagdad  sur  le  golfe 
Persique.  L'activité  de  la  politique  allemande  dans  l'empire 
ottoman  était  de  nature  à  autoriser  toutes  ces  hypothèses ,  à 
donner  du  crédit  à  tous  ces  bruits.  Il  n'est  plus  besoin  de 
répéter  que  l'Allemagne,  en  quête  de  débouchés  pour  son  com- 
merce et  de  champs  d'épandage  pour  le  trop-plein  de  sa  popu- 
lation, a  choisi  l'Asie  turque  pour  y  appliquer  ses  méthodes  de 
i^pénétration  pacifique  et  de  colonisation  sans  occupation.  Sauve- 
garder l'intégrité  de  l'empire  ottoman  et  profiter  de  sa  faiblesse 
'jour  se  substituer  peu  à  peu  à  lui  et  jouir  de  l'usufruit  des 
domaines  encore  immenses  qui  lui  restent  en  Europe  et  surtout 
en  Asie,  protéger  le  trône  du  Sultan  pour  cheminer  sous  le  cou- 
vert de  son  autorité  et  absorber  peu  à  peu  les  forces  vives  de 
J'empire,  tel  apparaît  le  programme  de  la  politique  allemande 
en  Orient.  Partout  où  s'étend  ITslam,  tout  au  moins  sur  tout  le 
pourtour  de  la  Méditerranée,  au  Maroc,  en  Tripolitaine,  en 
Egypte,  dans  l'Asie  turque,  on  croit  saisir  la  trace  d'un  dessein 
allemand  d'expansion  et  de  pénétration  économique;  le  panisla- 
Tnisnje  sert  de  véhicule  au  germanisme. 

Gomment  s'étonner  après  cela  de  l'émotion  provoquée  dans 
la  presse  et  dans  l'opinion  britanniques  par  l'annonce  de  l'occu- 
pation de  Tabah  par  les  Turcs?  Dans  chaque  incident  qui  surgit 


LE    CONFLIT    ANGLO-TURC.  169^ 

en  travers  de  sa  route  impériale,  l'Angleterre  aujourd'hui  croit 
découvrir  la  main  de  l'Allemagne,  comme  elle  y  voyait,  naguère 
encore,  une  intrigue  russe  ou  une  manœuvre  française.  La 
Grande-Bretagne  et,  avec  elle,  l'Europe  entière  ont  été  persuadées 
que,  derrière  un  conflit  turco-égyptien,  devait  nécessairement  se 
dissimuler  un  épisode  de  la  rivalité  anglo-allemande,  un  combat 
d'avant-garde  précurseur  de  l'âpre  lutte  d'influence  qui  mettra 
aux  prises  les  deux  grands  empires  européens  sur  les  ruines  de 
l'Empire  turc;  c'est  ce  qui  a  prêté  un  instant  à  cette  simple  afl'aire 
de  Tabah  une  physionomie  dramatique  et  un  caractère  inquiétant. 
L'Europe  troublée,  nerveuse,  à  peine  remise  des  émotions  de 
Mandchourie  et  d'Algésiras,  a  cru  sentir  se  lever  le  vent  des  grands 
orages  et  monter  sur  l'horizon  le  signe  des  tempêtes  prochaines. 
Toujours  préoccupée  d'assurer,  pour  toutes  les  éventualités 
de  l'avenir,  la  sécurité  de  l'Inde  et  des  routes  qui  y  conduisent, 
l'Angleterre  porte  toute  son  attention  du  côté  de  l'Arabie;  elle 
a  conjuré  pour  longtemps,  grâce  à  l'épée  du  Japon,  le  fameux 
péril  cosaque  qu'elle  croyait  toujours  prêt  à  fondre,  du  haut 
ides  Pamirs,  sur  l'Indus  et  le  Gange  ;  c'est  maintenant  la  poussée- 
allemande  vers  les  routes  de  l'Inde,  c'est  la  politique  musul- 
mane de  Guillaume  II  qui  la  préoccupent,  et  c'est  pourquoi 
l'Arabie  devient  l'objet  de  ses  plus  urgens  soucis.  La  péninsuU 
arahique,  encore  si  mal  connue  des  Européens  et  restée  si  impé 
nétrable  à  leurs  explorations,  est  entrée  dans  le  jeu  de  la  poli 
tique  universelle;  sa  masse  mystérieuse  s'interpose,  comme  uo 
écran  très  opaque,  entre  l'Egypte,  que  les  Anglais  occupent,  et 
l'Inde  qu'ils  possèdent,  entre  la  Mer-Rouge,  qu'ils  contrôlent  par 
Aden,  Périm  et  les  ports  égyptiens,  et  le  golfe  Persique,  doni 
lord  Curzon  a  fait  une  dépendance  de  l'Empire  des  Indes.  La» 
puissance  qui  dominerait  en  Arabie,  qui  mettrait  la  paix  parmi 
les  émirs  et  les  sultans  qui  s'y  disputent  des  souverainetés  éphé- 
mères, commanderait  les  deux  grandes  routes  de  l'Inde  :  l'une, 
celle  qui  passe  par  le  canal  de  Suez  et  la  Mer-Rouge;  l'autre 
la  route  de  terre,  qui  d'Asie  Mineure  ou  de  Syrie  descend,  â 
travers  les  riches  plaines  de  la  Mésopotamie,  vers  le  golfe  Per- 
sique et  que  suivra  le  chemin  de  fer  de  Bagdad.  C'est  le  rôle 
qu'en  ces  derniers  années  l'Angleterre  a  cherché  à  prendre  ;  de 
fous  les  côtés  à  la  fois  elle  a  entamé  l'Arabie.  Les  Indes,  Aden, 
l'Egypte  lui  ont  servi  de  bases  d'opérations  pour  sa  politique  de 
pénétration  et  d'influence  ;  elle  a  utilisé  les  services  des  musul- 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inans  indous  ou  égyptiens  ;  elle  a  mis  à  profit  les  rivalités,  payé 
les  révoltes,  suscité  des  compétiteurs  aux  chefs  dévoués  à  la 
Porte;  elle  a  appliqué  les  procédés  qui  lui  ont  servi  à  conquérir 
les  Indes.  Autour  d'Aden,  un  large  territoire  a  été  annexé;  des 
traités  passés  avec  les  tribus  de  l'intérieur,  avec  les  petits  cheikhs 
de  la  côte  font  de  l'Angleterre  la  véritable  maîtresse  du  Hadra- 
maout  et  de  ITémen  ;  elle  étudie  un  chemin  de  fer  d'Aden  à 
Sanâa  ;  c'est  à  Aden  que  Mahmoud-Yahia  et  ses  partisans  ont  pu 
se  procurer  les  armes  grâce  auxquelles  ils  tiennent  en  échec  le 
maréchal  Feizi-pacha.  L'iman  de  Mascate,  le  principal   souve- 
rain de  l'Oman,  a  accepté  le  protectorat  britannique,  et  la  sen- 
tence arbitrale  du  tribunal  de  la  Haye  dans  l'alTaire  dite  «  des 
boutriers  protégés  français  »  a  écarté  définitivement  notre  in- 
lluence,  la  seule  qui  aurait  pu  rivaliser  avec  celle  de  la  Grande- 
Bretagne.  Quant  aux  côtes  du  golfe  Persique,  elles  sont  de  fait 
une  dépendance  de  l'Empire  des  Indes  :  en  exclure  toute  concur- 
rence, en  faire  un  lac  britannique,  a  été  la  grande  préoccupa- 
tion, l'œuvre  capitale  de   la  vice-royauté  de  lord  Gurzon;  on 
n'a  pas  oublié  sa  croisière  triomphale  autour  du  golfe  et  la  réso- 
lution avec  laquelle  il  a  su  éloigner  l'influence  russe  des  côtes  de 
Perse  et  devancer  l'action  allemande  à  Koweït.  Le  protectorat 
britannique  est  établi  sur  les  îles   Bahreïn  qui   sont  devenues 
une  sorte  d'entrepôt  d'où  les  importations  anglaises  s'enfoncent 
dans  l'intérieur  de  l'Arabie;   c'est  par  les  ports  du  golfe  Per- 
sique que  les  riz  de  Birmanie,  les  étofTes  et  la  métallurgie  an- 
glaises pénètrent  jusqu'au  cœur  du  Nedjed  et  dans  les  oasis  du 
désert  de  Syrie.  Les  deux  tiers  du  commerce  de  la  péninsule, 
la  plus  grande  partie  do  la  navigalion  côtière  appartiennent  à 
des  maisons  anglaises  (1).  Ainsi,  depuis  l'Egypte  jusqu'ù  Singa- 
pour, sur  toutes  les  côtes  de  l'océan  Indien,  l'Angleterre  règne. 
L'énorme  masse  arabe  qui  séparait  son  empire  méditerranéen 
de  son  empire  des  Indes,  est  en  voie  de  passer,  sinon  sous  sa 
domination,  du  moins  sous  son  contrôle.  On  comprend  dès  lors 
pourquoi  elle  surveille  si  jalousement  toutes  les  influences  ri- 
vales qui,  entre  le  Nil  et  l'Euphrate,  entre  la  Mer-Rouge  et  la 
mer  des  Indes,  viendraient  contrecarrer  sa  politique  et  faire 
obstacle  à  son  omnipotence.  Tant  que,  dans  ces  régions,  elle 

(1)  Une  compapnio  allemande,  la  Ilamburg-Amerika,  vient  do  créer  un  service 
de  bateaux  dans  le  golfe  l'ersiquc  où  ne  pénétrait  jusqu'à  prébent,  en  dehors  des 
bateaux  anglais,  qu'une  compagnie  russe. 


LU   «ONELIT   ANGLO-TURC.  171 

ne  rencontrait  devant  elle  que  l'autorité  débile  et  le»  forces 
restreintes  du  sultan  de  Conslanlinople,  elle  ne  prenait  pas 
l'alarme  et  laissait  faire  le  temps  ;  mais  lorsqu'elle  s'est  aperçue 
que  l'activité  insolite  de  la  politique  d'Abdul-Hamid  révélait 
l'efficace  assistance  d'une  grande  puissance  européenne  et  que 
les  progrès  de  l'action  turque  dans  le  monde  arabe  n'étaient  en 
définitive  que  le  masque  derrière  lequel  s'abritait  le  Brang  nach 
Osten  et  la  poussée  allemande,  ses  procédés  ont  changé,  elle  a 
pris  hardiment  l'offensive,  suscité  les  révoltes  de  l'Yémen  et  du 
Hedjaz,  donné  asile,  en  Egypte,  aux  comités  du  «  parti  national 
arabe,  »  envoyé  en  Mésopotamie  l'illustre  ingénieur  sir  William 
Willcocks  pour  y  étudier  les  moyens  de  régénérer  le  pays  par 
l'irrigation,  provoqué  enfin  l'incident  de  Koweït  et  mis  à  profit 
celui  de  Ta  bah. 

Koweït  et  Akaba  occupent,  sur  les  deux  flancs  de  l'Arabie, 
une  position  presque  symétrique;  sur  la  Mer-Rouge  et  sur  le 
golfe  Persique,  l'an  fait  pendant  à  l'autre;  Koweït  est  au  dé- 
bouché du  chemin  de  fer  de  Bagdad  sur  la  mer  des  Indes,  Tabah 
et  Akaba  sont  au  débouché  sur  la  Mer-Rouge  du  chemin  de  fer 
de  Damas  à  la  ]\Iecque,  au  point  stratégique  d'où  l'on  maîtrise 
la  ligne  en  son  milieu.  Qui  est  maître  de  la  baie  de  Koweït  et 
du  golfe  d'Akaba  étreint  à  la  gorge  la  péninsule  arabique  et 
exclut  de  la  mer  toute  puissance  qui  viendrait  à  se  développer  en 
Syrie  et  en  Mésopotamie.  Les  affaires  de  Tabah  et  de  Koweït 
s'expliquent  Tune  par  l'autre  parce  qu'elles  se  complètent  l'une 
l'autre.  On-n'a  pas  oublié  comment  la  Deutsche  Bank  ayant,  à  la 
fin  de  Tannée  4899,  oh  tenu  la  concession  du  chemia  de  fer  de 
Bagdad  qui  devait  aboutir  à  Koweït,  à  ISO  kilomètres  au  Sud 
de  Bassora,  l'Angleterre  chercha  aussitôt  l'occasion  de  contester 
à  la  Turquie  les  droits  qu'elle  revendiquait  avoir  sur  cette  partie 
de  la  côte;  le  vice-roi  des  Indes  soutint  le  cheikh  Moubarck 
dans  sa  lutte  contre  l'émir  du  Nedjed,  appuyé  par  la  Porte,  et 
lui  fit  accepter  le  protectorat  anglais;  une  convention  cr.uelue 
avec  la  Turquie  reconnut  lindépendance  de  Koweït  où  les 
Anglais,  de  leur  côté,  s'engagèrent  à  ne  plus  envoyer  de  forces 
militaires.  Moubarek,  inspiré  par  les  agens  britanniques,  ne 
tarda  pas  à  émettre  de  nouvelles  prétentions,  il  re*clama  comme 
faisant  partie  de  ses  États,  non  seulement  Koweït,  mais  toute 
la  côte  jusqu'à  l'embouchure  du  Chatt-el-Arab  et  notamment 
Kazima  et  Failaka,  où  se  trouvent  les  seuls  bons  mouilhîi^os  de 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  parages.  Les  Turcs  se  hâtèrent  d'y  envoyer  un  bataillon; 
aussitôt  le  Foreign  Office  de  protester  et  d'expédier  dans  le  golfe 
une  escadre  chargée  de  faire  une  démonstration  ;  en  même 
temps,  par  les  soins  du  gouvernement  de  Bombay,  Moubarek 
armait  ses  sujets  et  faisait  mine  de  se  préparer  à  la  guerre.  La 
Porte  céda  cette  fois  encore  et  reconnut  Kazima  et  Failaka  comme 
faisant  partie  des  Etats  de  Moubarek.  Depuis  cette  époque,  sous 
l'inspiration  des  agens  de  l'Angleterre,  Moubarek  s'est  réconcilié 
avec  l'érnir  du  Nedjed,  et  nous  avons  vu  comment  ils  conduisent 
d'un  commun  accord  la  lutte  contre  les  Turcs.  Ainsi,  presque 
trait  pour  trait,  l'incident  de  Tabah  reproduit  celui  de  Koweït  : 
la  Turquie  fait  avancer  des  troupes,  occupe  le  territoire  contesté, 
puis,  menacée  par  l'Angleterre,  ne  trouvant  pas  en  Europe  les 
appuis  sur  lesquels  elle  croyait  pouvoir  compter,  elle  cède. 
Mais,  à  Tabah  comme  à  Koweït,  ce  sont,  en  dernière  analyse, 
les  intérêts  allemands  qui  pâtissent,  et  c'est  à  l'Allemagne  que 
l'opinion  générale  attribue  l'échec.  Ainsi  les  différends  anglo- 
turcs  prennent  leur  signification  complète;  ils  apparaissent 
comme  les  feintes  ou  les  escarmouches  par  lesquelles  deux 
escrimeurs  habiles,  avant  d'en  venir  au  corps  à  corps,  se  tàtent 
et  se  provoquent. 

IV 

La  crise  aiguë  du  conflit  anglo-turc  a  duré  moins  de  quinze 
jours,  du  3  au  13  mai.  Le  gouvernement  de  Londres  s'était, 
plus  de  deux  mois  durant,  contenté  de  poursuivre  un  débat  diplo- 
matique :  c'était  le  temps  où  la  Conférence  d'Algésiras  absorbait 
l'attention  de  l'Europe.  N'obtenant  pas  satisfaction,  le  Foreign 
Office  se  décida  à  agir  ;  le  3  mai,  sir  Nicolas  O'Conor  présenta  à 
la  Sublime  Porte  une  note  qui  ne  lui  accordait  qu'un  délai  de 
dix  jours  pour  retirer  ses  troupes  de  la  presqu'île  du  Sinaï.  En 
même  temps,  la  Hotte  de  l'amiral  lord  Charles  Bcresford  quittait 
Malte  pour  la  rade  de  Phalère,  tandis  que  le  prince  Louis  de 
Battenberg,  avec  une  division  de  croiseurs,  apparaissait  dans  les 
eaux  de  l'Archipel  et  que  l'escadre  cuirassée  de  l'Atlantique 
ralliait  Gibraltar.  De  Malte,  de  Crète,  d'Angleterre  môme,  des 
renforts  parlaient  pour  l'Egypte  où  l'on  ne  comptait  guère  plus 
de  5  000  soldats  anglais;  la  presse  relatait  en  les  amplifiant  tous 
eus  mouvcmens  de  troupes.  Du  côté  des  Turcs,  on  disait  qu'un 


LE    CONFLIT   ANGLO-TURC.  473 

corps  nombreux  se  rassemblait  à  Raphia,  à  la  frontière  égyp- 
tienne ;  on  parlait  d'une  armée  de  80  000  hommes  dont  les  élé- 
mens  se  concentraient  à  Damas,  à  Maân,  et  l'on  signalait  la  mise 
à  terre,  à  Beyrouth,  de  canons  destinés  à  fortifier  Akaba  où  cam- 
paient 2  800  hommes  sous  Ruchdi-pacha.  Tout  ce  branle-bas  ne 
devait  aboutir  qu'à  une  solution  pacifique.  Le  Sultan  attendit  le 
jour  où  expirait  le  délai  fixé  par  l'ultimatum,  puis,  apprenant 
que  l'escadre  du  prince  de  Battenberg  avait  levé  l'ancre  et  faisait 
route  vers  l'Est,  il  se  hâta  de  télégraphier  à  Ruchdi-pacha  Tordre 
d'évacuer  Tabah  et  tous  les  points  'de  la  presqu'île  Sinaïtique 
occupés  par  ses  troupes.  En  même  temps  il  informait  de  sa  réso- 
lution Tambassade  d'Angleterre  à  Constantinoplc;  mais  il  s'abs- 
tenait, dans  cette  première  communication,  de  faire  allusion  à  la 
question  de  délimitation  ;  sir  Nicolas  O'Conor  refusa  de  se  con- 
tenter de  cette  satisfaction  incomplète,  et,  le  lendemain,  la  Porte 
dut  consentir  à  la  nomination  d'une  commission  mixte  chargée 
de  régler  la  question  des  frontières  sur  la  base  de  la  Convention 
de  1840  et  de  la  dépêche  du  8  avril  1892,  la  limite  partant  d'El- 
Rifah  sur  la  Méditerranée  pour  aboutir  à  la  pointe  du  golfe 
d'Akaba,  à  trois  milles  au  moins  de  ce  port.  La  Commission  a 
dû  se  réunir  le  28  mai  à  Akaba.  11  est  particiilièrement  intéres- 
sant de  noter  qu'elle  n'est  composée  que  d'Egyptiens  et  de  Turcs; 
aucun  Anglais  n'en  fait  partie;  sur  ce  point  le  Sultan  semble  donc 
avoir  eu  gain  de  cause  ;  il  peut  continuer  à  ((  ignorer  »  officielle- 
ment l'occupation  anglaise  en  Egypte  et  sauvegarder  le  principe 
de  la  souveraineté  ottomane  sur  la  vallée  du  Nil. 

Si  Abdul-Hamid  a  cru  pouvoir  compter,  pour  tenir  tête  à  la 
Grande-Bretagne  et  poser  à  nouveau  la  question  d'Egypte,  sur 
l'appui  de  l'une  des  puissances  européennes,  sa  déception  aura 
été  complète.  Cet  encouragement  ou  ce  secours,  il  savait  qu'il  ne 
pouvait  l'attendre  de  la  France  :  notre  politique  est  aujourd'hui, 
en  face  de  la  question  d'Egypte,  exactement  l'inverse  de  ce 
qu'elle  était,  il  y  a  moins  de  dix  ans,  quand  la  diplomatie  de  la 
République  réclamait  l'indépendance  du  Khédive  sous  la  souve- 
raineté du  Sultan  et  tentait,  en  occupant  un  point  sur  le  Nil 
comme  la  Turquie  vient  d'essayer  d'en  occuper  un  sur  la  Mer- 
Rouge,  de  rappeler  à  la  Grande-Bretagne  qu'elle  s'était  engagée 
à  fixer  un  terme  au  séjour  de  ses  troupes  en  Egypte.  Le  gou- 
vernement français  s'est  considéré  comme  engagé  —  par  l'arlicle  9 
de  la  Convention   du  8   avril  1904,  qui  l'oblige  à  «   prêter  à 


!74  HEWE   DES   DEUX   MONDES. 

J'Ang:leterre  l'appui  de  sa  diplomatie  pour  l'exécution  dos  clauses 
relatives  à  l'Egypte  »  —  à  intervenir  auprès  de  la  Sublime 
Porte  pour  lui  conseiller  d'accorder  satisfaction  à  l'Angleterre. 
L'ambassadeur  de  France  à  Constantinople  a,  en  effet,  par  une 
démarche  officielle,  appuyé  de  son  autorité  l'action  de  son 
collègue. 

La  Grande-Bretagne  a  vu  venir  à  elle,  dans  son  différend 
avec  la  Turquie,  un  concours  plus  inattendu  :  l'ambassadeur  du 
Tsar,  M.  Zinoviev,  a,  lui  aussi,  fait  connaître  au  gouvernement 
ottoman  que  la  Russie,  loin  d'être  disposée  à  soutenir  sa  cause, 
l'engageait  vivement  à  ne  pas  persister  dans  sa  résistance.  Ainsi, 
pour  la  première  fois  peut-être,  sur  la  terre  classique  de  leurs 
vieilles  querelles,  l'Angleterre    s'est   trouvée  marcher  d'accord 
avec  la  Russie  :  un  phénomène  aussi  nouveau  était  bien  fait  pour 
causer   quelque    surprise    aux   diplomates  qui  se    souviennent 
d'avoir  siégé,  voilà  moins  de  trente  ans,  au  Congrès  de  Berlin  ! 
On  a  été  généralement  d'accord  pour  interpréter  la  démarche  de 
l'ambassadeur  russe  comme  la  première  manifestation,  tout  au 
moins  comme  le  signe  précurseur  de  cet  accord  général  entre  la 
Russie  et  l'Angleterre  dont,  depuis  quelques  semaines,  on  s'en- 
tretient à  mots  couverts  dans  les  chancelleries.  Des  nouvellistes 
impatiens  ont  parlé  de  «   la  nouvelle   triple  alliance  »  qui  se 
serait  manifestée  à  propos  du  conflit  anglo-turc.  S'ils  ont  été 
bons  prophètes,  il  ne  nous  appartient  pas  de  le  chercher;  bor- 
nons-nous à  constater,  l'histoire  en  mains,  que  l'Orient  est  la 
pierre   de    touche  des   grandes   combinaisons  politiques  ;  c'est 
presque  toujours,  quelles  que  soient  les  apparences  contraires, 
en  fonction   des   questions    orientales  que   les  alliances  euro- 
péennes se  nouent;  c'est  sur  le  champ  de  bataille  diplomatique 
de  rOrient  rru'elles  font  leurs  preuves  et  c'est  là  aussi,  quand 
elles  s'y  montrent  inefficaces,  que  se  manifeste  leur  caducité. 

L'Allemagne,  dans  ce  conflit  où,  indirectement  au  moins,  ses 
intérêts  paraissaient  en  jeu,  est  restée  ostensiblement  neutre;  sa 
diplomatie,  loin  d'encourager  le  Sultan  à  une  résistance  impos- 
sible, s'est  employée  à  lui  faire  comprendre  l'imprudence  de  son 
initiative  et  les  dangers  de  son  obstination;  le  gouvernement  de 
l'empereur  Guillaume  II  a  nettement  décliné  toute  responsabi- 
lité dans  le  conflit.  La  presse  officieuse,  de  son  côté,  a  signifié 
à  la  Porte  de  n'avoir  pas  à  compter  sur  l'appui  ch^s  Allemands 
ei  reconnu    le  bien    fondé  des  réclamulions   anglaises.  Seules 


LE   CONFLIT   ANGLO-TURC.  175 

quelques  feuilles  allemandes  ou  autrichiennes, —  notamment  la 
Neue  freie  Presse  de  Vienne  dans  un  article  qui  a  fait  beaucoup 
de  bruit,  —  ont  encouragé  le  Sultan  à  la  résistance  et  soutenu  la 
légitimité  de  ses  prétentions.  Il  y  a  là,  peut-être,  au  point  de 
vue  des  dispositions  de  l'opinion  allemande,  wne  indication  plus 
intéressante  que  l'attitude  officielle  des  gouvernemens  de  Berlin 
et  de  Vienne.  L'Allemagne  est  engagée  trop  avant  dans  la  poli- 
tique orientale  pour  ne  pas  avoir  eu  conscience  que,  dans  l'inci- 
dent de  Tabah,  son  avenir  en  Orient  était  en  question;  elle  a  pu 
constater,  comme  l'écrivait  M.  de  Freycinet,  «  que  l'Angleterre, 
maîtresse  de  l'Egypte  et  soutenue  par  la  plus  formidable  marine 
du  monde,  pourrait,  à  son  gré,  devenir  maîtresse  de  la  Syrie  et 
dominer  à  la  fois  l'Asie  Mineure  et  la  région  de  l'Euphrate, 
c'est-à-dire  commander  l'empire  ottoman  et  les  voies  de  com- 
munication terrestres  entre  Gonstantinople  et  le  golfe  Persique  ; 
de  sorte  que  le  grand  chemin  de  fer  de  Bagdad  comme  le  canal 
maritime  de  Suez  dépendent  d'une  seule  volonté  (1).  »  La 
National  Zeitung  termine  par  des  constatations  analogues  un 
long  article  où  elle  dégage,  du  point  de  vue  allemand,  les  consé- 
quences de  l'incident  anglo-turc,  et,  après  avoir  prédit  que  l'af- 
faire de  Tabah  n'est  qu'un  premier  pas  vers  l'absorption  de  l'Arabie 
tout  entière  par  l'Angleterre  pressée  de  fermer  au  chemin  de  fer 
de  Bagdad  l'accès  du  golfe  Persique,  elle  conclut  par  ces  prévi- 
sions peu  rassurantes  :  «  Les  nuages  amoncelés  par  l'affaire  de 
Tabah  peuvent  se  disperser  provisoirement  grâce  aux  concessions 
de  la  Porte.  Mais  ils  ne  tarderont  pas  à  reparaître  plus  mena- 
çans  encore,  et  nous,  Allemands,  nous  avons  tout  intérêt  à  nous 
garantir  contre  les  orages,  même  lorsqu'ils  ne  nous  menacent 
pas  immédiatement.  » 

Cette  phrase  semblera  peut-être  assez  significative  pour  ser- 
vir de  conclusion  à  ces  quelques  pages.  Il  faut  souhaiter  que 
l'affaire  de  Tabah,  qui  a  soulevé  des  questions  si  épineuses  et 
ravivé  tant  de  vieilles  querelles,  n'apparaisse  pas,  aux  histo- 
riens de  l'avenir,  comme  l'un  de  ces  signes  avant-coureurs  qui 
d'ordinaire  précèdent  et  annoncent  les  grands  cataclysmes. 

René  Pin  on. 

(1)  Ouvrage  cité,  p.  438. 


THOMAS   HARDY 


M.  Hardy  appelle  un  de  ses  volumes,  celui  où  il  a  réuni  ses 
plus  courtes  histoires  :  Les  petites  ironies  de  la  vie.  Dégagé  de 
l'épithète  qui  le  réduit,  ce  titre  conviendrait  à  tous  ses  ouvrages. 
11  en  annonce  la  cruauté,  la  saveur  amère,  assaisonnée  de 
misanthropie,  de  dédain  et  de  révolte.  A  travers  les  peintures 
de  l'amour,  les  satires  de  la  société,  les  évocations  de  la  nature, 
l'auteur  semble  toujours  avoir  en  vue  de  faire  saillir  l'ironie 
dramatique  de  nos  destinées.  S'il  se  complaît  aux  tragédies  de 
.a  passion,  c'est  quelles  la  manifestent;  s'il  s'attaque  aux  con- 
tiaintes  sociales,  c'est  qu'elles  y  ajoutent,  La  beauté  du  monde 
■le  la  lui  dissimule  d'abord  que  pour  la  mieux  manifester  ensuite. 
Elle  est  le  fond  même  de  son  pessimisme  et  se  joue  jusque 
dans  les  rustiques  divertissemcns  de  son  humour.  Autour 
i'elle  gravitent  les  principaux  élémens  de  son  inspiration  et 
s'ordonne,  en  quelque  sorte,  la  matière  d'un  art  qui,  violent 
et  inégal,  composite  et  raffiné,  domine  par  sa  puissance  ceux 
mêmes  qu'il  fatigue  par  ses  excès. 

• 

I 

Dans  1(3S  qualor/.e  romans  (1)  qu'a  publiés  M.  Thomas  Hardy 
de  1871  à  1896,  —  de  Desperate  Remédies  à  Jude  the  obscure,  — 

fT;  Quatre  seulcmenl  ont  été  traduits  en  français  :  Le  Trompette  major,  par 
VoricJi  yernanl-Derosnc,  et  Tens  d'Urbervilles,  par  RI"»  Roland  (Hachette)  ;  Jude 
i'OtJiicur,  p.ir  ^1-  l'iiniin  Ho/.  lOilendorff)  :  Far  from  the  Madding  Croud  sous  le 
titre  :  lUultaras  par  M""  Malliildc  Zeys  (lib.  du  Mercure  de  France).  M.  Louis  Baron 
a  donne  dans  l'Écho  de  l'aris  une  traduction  du  Maire  de  Caslerbridffe  qui  n'a  pas 
6tc  publiée  en  volume.  Celle  des  Woodlanders  par  MM.  Em,  Fénard  et  Firmin 
Uoz  est  sous  Dresse. 


THOMAS    HARDY.  177 

on  peut  dire  que  la  passion  tient  le  premier  rang  et  la  princi- 
pale place.  Cette  œuvre  se  distingue  par  là  avec  un  singulier 
relief  des  autres  productions  du  roman  anglais.  Sauf  de  rares 
exceptions,  qui  éclatent  alors  comme  des  compensations  et  des 
revanches,  la  littérature  romanesque  de  l'Angleterre  fait  à  la 
passion  une  part  aussi  restreinte  qu'elle  est,  chez  nous,  déme- 
surée. Les  dramaturges  eux-mêmes,  comme  Shakspeare  dans 
Roméo  et  Juliette  ou  Othello,  lorsqu'ils  la  veulent  mettre  en 
scène,  vont  chercher  leurs  héros  et  leurs  héroïnes  dans  d'autres 
climats  et  prennent  leurs  modèles  dans  d'autres  races,  sous  des 
cieux  plus  chauds. 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'expliquer  le  fait,  de  rechercher  dans 
quelle  mesure  il  dépend  du  caractère  de  la  race,  quelle  influence 
il  convient  d'attribuer  à  la  convention  et  aux  lois  sociales,  si 
puissantes  pour  refréner  l'expression  de  la  passion  et,  par  là, 
contenir  la  passion  elle-même.  On  ne  saurait  contester  que  ni 
Walter  Scott,  ni  Thackeray,  ni  Dickens,  ni  George  Eliot  n'ont 
cherché  dans  les  troubles  du  cœur  ou  les  fatalités  de  l'instinct 
l'intérêt  suprême  de  leurs  tableaux  de  la  vie.  A  peine  trouve- 
rions-nous une  ou  deux  œuvres  —  Wuthering  Beights,  d'Emily 
Brontë,  et  quelle  autre  encore?  —  qui  ait  demandé  à  la  passion, 
à  ses  désordres  et  à  ses  désastres,  son  frémissement  douloureux 
et  sa  beauté  '.orage.  Chez  M.  Thomas  Hardy,  la  passion  est  tou- 
jours en  jeT.,  soit  dans  les  drames  qu'elle  suscite  par  elle-même, 
soit  dans  ceux  que  composent  avec  elle  les  forces  qui  dominent 
l'individu  ou  la  société. 

Elle  se  devine  et,  si  l'on  peut  dire,  rôde  dans  l'air  autour 
des  jeunes  filles.  Celles-ci  tiennent  une  grande  place  et  jouent 
un  grand  rôle  dans  les  romans  de  M.  Hardy.  Vivantes  images 
de  la  fatalité  inconnue  qui  nous  guette  et  nous  attire,  elles  hési- 
tent au  seuil  de  la  vie,  dans  la  grâce  de  l'attente,  mystérieuses 
comme  les  rêves,  indécises  comme  le  désir.  Si  diverses  que 
soient  ces  figures,  présentées  en  pleine  lumière  ou  à  peine 
esquissées  dans  le  clair-obscur  des  arrière-plans ,  figures  charmantes 
dont  quelques-unes  obsèdent  notre  mémoire,  elles  ont  toutes  un 
air  de  parenté,  un  fond  de  ressemblance  :  l'ironie  du  destin  glisse 
sur  leurs  lèvres  et  passe  dans  leurs  yeux,  donne  la  séduction  à 
leurs  regards  et  cache  des  pièges  dans  leur  sourire.  Tous  les  ro- 
manciers anglais,  à  la  diff"érence  des  nôtres  qui  mettent  en  scène 
de  préférence  et  presque  exclusivement  des  femmes,  aiment  à 

TOME  XXXIV.  —   1906.  12 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  représenter  des  jeunes  filles.  Peut-être  pensent-ils,  comme 
Chateaubriand,  que  «  le  rayonnement  de  midi  ne  vaut  pas  les 
divines  pâleurs  de  l'aube.  »  Peut-être  se  bornent-ils  à  exprimer 
les  mœurs  d  an  pays  où  la  jeune  fille,  plus  indépendante  que 
chez  nous  et  pourvue  souvent,  en  guise  de  dot,  des  libertés  néces- 
saires à  la  conquête  du  mari,  devient  vite  plus  décidée,  sinon  plus 
clairvoyante.  M.  Hardy  semble  surtout  sensible  à  l'inconscience 
audacieuse,  agressive,  qui  en  fait  un  merveilleux  instrument  du 
destin.  Il  se  plait  à  composer  des  créatures  exquises  et  dange- 
reuses, nées'pour  troubler  l'homme  et  le  faire  souffrir,  et  souffrir 
aussi.  11  a  bien  soin  de  nous  les  montrer  abandonnées  à  elles- 
mêmes,  qu'elles  soient  orphelines  comme  Bathsheba,  Eustacia, 
Sue,  ou  aux  mains  de  parens  incapables  comme  Anne  Garland, 
Grâce  Melbury  et  Tess,  ou  indépendantes  et  en  quelque  sorte  relé- 
guées dans  leurs  modestes  emplois  de  filles  de  ferme  comme 
Fanny  Robin  et  les  servantes  du  fermier  Crick.  Leur  cœur  est 
livré  à  ses  égaremens,  à  ses  surprises  et  à  ses  caprices.  Tout  lui 
fait  défaut  de  ce  qui  pourrait  le  guider  et  le  contenir.  Elles  sont 
offertes  à  découvert  au  vent  d'orage,  jouets  dps  passions  qu'elles 
ressentent  ou  qu'elles  inspirent,  toujours  séduisantes  et  pitoyables 
jusque  dans  leurs  pires  erreurs.  Les  circonstances  s'ajoutent  à  la 
nature  pour  justifier  à  leur  égard  le  mot  de  Shakspeare  :  «  Fra- 
gilité. »  Mais  c'est,  bien  plutôt  que  leur  condamnation,  leur 
séduction  et  leur  parure,  le  secret  du  sortilège  dont  s'enivrent 
et  où  se  brûlent  leurs  amoureux.  Ellride  «  dit  des  choses  dignes 
d'un  épigrammatiste  français  et  agit  comme  un  rouge-gorge  dans 
une  serre.  »  Fine,  passionnée,  changeante,  elle  ment,  commet 
de  terribles  fautes  et  mérite  en  lin  de  compte  l'amour  des  trois 
hommes  qui  pleurent  sur  son  tombeau  (1).  Nous  aimons  la  jolie, 
la  coquette,  l'imprudente  Bathsheba,  depuis  sa  première  appari- 
tion, lorsque  dans  une  voiture  de  déménagement,  au-dessus  d'un 
entassement  de  tables  et  de  chaises,  entre  des  pots  de  Heurs, 
une  cage  de  serins  et  un  chat  couché  dans  un  panier  d'osier,  elle 
sourit  à  son  miroir,  jusqu'à  cette  matinée  pluvieuse  et  triste  où 
après  tant  de  traverses  et  de  drames  et  de  désespoirs,  elle  se 
dirige  vers  l'église,  sous  un  grand  parapluie,  au  bras  de  Gabriel 
Oak,  qu'elle  aime  enfin  comme  il  l'aimait  et  qu'elle  épouse. 
«  Gabriel,  pour  la  premiùro  fois  de  sa  vie,  avait  Bathsheba  à  son 

(Ij  A  Pair  of  blue  eye$. 


THOMAS   HARDT  179 

bras.  Le  fermier  était  enveloppé  d'un  grand  paletot  qui  lui 
des«endait  jusqu'aux  ^picloux,  et  sa  fiancée  d'un  naanteau  qui 
tombait  jusqu'à  ses  chevilles  ;  malgrâ  sela,  elle  avait  l'air  aussi 
riant  et  rajeuni 

Que  si  une  rose  pouvait  redevenk-  bouton  (1).  » 

Voici  Eustacia,  la  pâle  et  brune  Eustacia,  brûlée  du  feu  inté- 
rieur que  concentrent  en  elle  sa  solitude  et  son  ennui.  Elle 
cherche  l'amour  comme  une  évasion,  une  délivrance.  Elle  croit 
aimer  Wildeve;  elle  croit  aimer  Clym  Yeobright.  Mais  son  âme 
inquiète,  son  cœur  tourmenté  suivent  l'ombre  de  la  passion  et 
croient  s'avancer  dans  la  lumière  de  l'amour.  Cette  illusion 
mène  la  jeune  fille,  à  travers  des  désastres,  jusqu'à  la  mort  (2). 
Anne  Garland  et  Grâce  Melbury  passent  à  côté  du  bonheur, 
éblouies  par  la  frivolité  conquérante,  aveugles  au  sacrifice  ob- 
scur (3).  Il  faut  regarder  et,  si  l'on  peut  dire,  respirer  une  à  une 
les  héroïnes  de  M.  Thomas  Hardy.  Alors,  une  impression  unique 
se  dégage,  celle  que  l'auteur  sans  doute  a  voulu  nous  laisser  :  la 
pitié  des  misères  où  nous  traînent  les  jeux  du  cœur,  menés  par 
ce  despote  fantasque  et  cruel,  l'amour. 

Car  c'est  lui  qui  représente  ici  l'ironie  de  la  vie,  la  fatalité; 
c'est  lui  qui  met  aux  prises,  dans  ce  duel  où  s'opposent  les  sexes, 
le  cœur  de  l'homme  et  le  cœur  de  la  femme,  nés  pour  souffrir 
selon  la  loi  de  leur  tragique  destin.  «  Un  homme  aime  une 
femme  qui  en  aime  un  autre.  »  C'est  l'éternelle  histoire,  nous 
dit  Henri  Heine  dans  un  lied  célèbre  de  V Intermezzo.  C'est  l'his- 
toire de  presque  tous  les  romans  de  M.  Hardy.  Et  cet  «  autre  » 
est  le  moins  digne  d'être  aimé  :  c'est  le  sergent  Troy,  c'est  le 
marin  Bob  Loveday,  c'est  le  docteur  Fitzpiers,  et  sous  toutes  ces 
figures,  c'est  le' séducteur.  Cynique  ou  raffiné,  il  est  toujours 
égoïste,  épris  de  lui-même,  attaché  à  son  plaisir  ou  adonné  à  sa 
chimère.  Si  difTérens  qu'ils  soient,  tous  les  séducteurs  se  ressem- 
blent, depuis  Troy,  le  beau  militaire,  qui  fait  parade  de  ses 
avantages  physiques,  jusqu'à  Fitzpiers,  l'intellectuel  ennuyé, 
déclassé  parmi  les  paysans.  Les  uns  et  les  autres  excellent  à 
plaire,  tantôt  par  un  art  consommé,  tantôt  par  une  grâce  d'état, 
avec  une   inconscience    heureuse  assez    occupée^  de  se    laisser 

(1)  Far  from  the  Madding  Crowd. 

(2)  The  Return  of  the  Native. 

(3)  The  Trumpet  Major.  —  The  Woodlanders. 


■180  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vivre.  Ils  sèment  le  désir  et  voient  éclore  l'amour,  sans  être 
prêts  pour  une  pareille  moisson.  Hélas!  dans  les  épis  d'or  mû- 
rira la  soullVance.  Et  pendant  que  les  séducteurs  se  détournent, 
effrayés  de  ce  qu'on  leur  rend  en  échange  de  ce  qu'ils  avaient 
donné,  les  passionnés  soulTrent  par  celles  que  d'autres  ont  fait 
souffrir.  La  plus  saisissante  de  ces  figures  est  celle  du  gentil- 
homme fermier  Boldwood  dans  Far  from  the  Madding  Crowd. 
Il  menait  dignement,  à  l'écart,  son  existence  solitaire,  indiffé- 
rent aux  séductions  des  jeunes  filles,  estimé  de  tous,  recherché 
par  toutes,  un  peu  original  et  très  distant.  Sécheresse  naturelle 
ou  réserve  acquise  et  voulue,  cet  homme  paraissait  à  l'abri  de 
toute  surprise  du  cœur.  Un  jour,  une  fantaisie  passe  par  la  tête 
légère  et  pourtant  sérieuse  de  la  jolie,  de  la  déconcertante  Bath- 
sheba  Everdene.  Elle  lui  envoie  un  «  valentin,  »  c'est-à-dire  un 
de  ces  messages  insignifians  et  anonymes  comme  on  en  échange 
chez  nous  le  l*""  avril  et  qui,  en  Angleterre,  s'envoient  le 
13  janvier.  Elle  a  scellé  l'enveloppe  dun  cachet  portant  cette 
inscription  :  Èpousez-inoi.  Bathsheba,  vous  ignoriez  donc  le 
fameux  proverbe  :  «  On  ne  badine  pas  avec  l'amour.  »  Votre  jeu 
innocent  est  un  jeu  bien  coupable;  il  va  devenir  le  prologue  du 
plus  sombre  des  drames  :  Boldwood  troublé,  puis  épris,  puis 
éperdu,  puis  affolé,  poussé  au  meurtre  et  au  suicide.  Ah!  vous 
ne  saviez  pas,  imprudente  enfant,  tout  ce  que  peut  souffrir  un 
cœur  d'homme  quand  il  s'est  donné  et  ne  peut  plus  se  reprendre 
à  qui  ne  veut  pas  de  lui.  Bathsheba  d'ailleurs  souffrira  par  le 
sergent  Troy,  dont  la  délivre  le  coup  de  fusil  de  Boldwood.  Car 
c'est  la  loi  :  la  passion  crée  de  la  souffrance.  Cette  loi,  l'œuvre 
entière  de  M.  Hardy  la  manifeste  et  l'explique.  Nous  y  voyons 
la  passion,  étrangère  à  toute  raison  ou  convenance,  rapprocher 
ceux  qui  sont  le  moins  faits  pour  se  comprendre.  Gomme  si  elle 
voulait  les  compléter  et  les  unir  dans  l'impossible  accord  des 
contraires,  elle  devient  un  défi  à  la  nature  et  à  la  vérité.  Clyni 
Yeobright  revient  à  sa  bruyère  d'Egdon  avec  la  nostalgie  de  la 
terre  natale  et  c'est  à  ce  moment  précis  quEustacia,  opprimée 
par  la  mélancolie  de  ce  désert,  rêve  d'une  vie  de  plaisir  qui 
l'emporterait  hors  des  mornes  solitudes  où  elle  languit  comme 
une  captive.  Le  jeune  homme  arrive  de  Paris,  devancé  d'abord, 
puis  environné  par  tous  les  prestiges  qu'évoque  le  nom 
magique;  et  elle  le  provoque  à  l'amour,  elle  croit  l'aimer;  elle 
attend  de  lui  qu'il  la  délivre  d'un  sortilège  dont  il  est  lui-même 


THOMAS   HARDY.  181 

possédé  (1).  C'est  au  jeune  savant  Swithin,  tout  détaché  de  la 
vie  sensible  et  perdu  dans  la  contemplation  du  ciel,  que  le  cœur 
blessé  de  Paule,  son  cœur  avide  d'émotions  et  de  tendresse  vient 
demander  l'amour  (2).  Et  de  même  le  sage,  le  patient,  le  pur 
Winterborne  aime  la  frivole  Grâce,  alors  que  Marty  South,  toute 
pareille  à  lui  et  faite  pour  son  bonheur,  est  à  ses  côtés  (3).  L'ado- 
lescence pensive  et  chimérique  de  Jude  s'éveille  à  la  provocation 
d'Arabella,  une  drôlesse  audacieuse  (4).  Quelle  folie,  ou  plutôt 
quelle  pitié!  Ce  n'est  plus  le  jeu  de  l'amour  et  du  hasard,  c'est 
l'ironie  cruelle,  l'absurdité  de  la  vie.  Dès  son  origine  et  son  prin- 
cipe, la  passion  enferme  une  contradiction  qui  doit  la  détruire. 
Cette  contradiction  s'aggrave  de  ce  que  la  passion  est  éphémère  et 
se  croit  éternelle.  Pis  encore  :  la  passion  n'est  autre  chose  qu'un 
égoïsme  à  deux,  un  non-sens.  Deux  êtres  dont  chacun  aspire  à 
anéantir  l'autre  en  lui  ne  voient  pas  qu'ils  s'opposent  dans  un 
antagonisme  forcené  au  moment  même  où  ils  rêvent  l'union  ab- 
solue. Éternelle  illusion,  éternelle  folie,  source  de  l'éternel  mal- 
heur. Oiî  trouverait-on  rien  de  plus  foncièrement  tragique?  Où 
verra-t-on  jamais  se  manifester  avec  plus  d'éclat  la  fatalité?  C'est 
pourquoi,  sans  doute,  la  passion  est  le  thème  inépuisable  des 
romans  de  M.  Thomas  Hardy  et  comme  le  centre  de  ce  tableau 
de  la  vie,  qu'il  semble  avoir  voulu  si  sombre  et  si  douloureux. 

II 

A  la  pitié  que  M.  Hardy  ressent  pour  les  faiblesses  du  cœur 
et  les  misères  où  elles  nous  entraînent,  se  mêle  de  la  colère 
contre  les  rigueurs  dont  la  vie  sociale  aggrave  le  mal  de  la 
douloureuse  humanité.  Dès  sa  première  œuvre,  Desperate  Re- 
médies, nous  voyons  poindre  la  satire.  Tous  les  incidens,  toutes 
les  machinations,  toutes  les  catastrophes  de  ce  roman  d'intrigue 
dérivent  d'une  «  faute  »  initiale  contre  la  moralité  convention 
nelle.  Dans  A  Pair  of  biiie  cyes,  Smith  ne  peut  épouser  Elfride 
parce  qu'il  est  de  condition  trop  humble;  Knight,  le  fat  chroni- 
queur londonien,  repousse  l'amour  le  plus  ardent,  parce  qu'il 
découvre  dans  le  passé  d'Elfride  quelaue  chose  qui  ne  s'accorde 

(1)  r/ie  Retum  of  the  Native. 

(2)  Two  on  a  Tower, 

(3)  The  Woodlanders. 

(4)  Jude  the  Obscure, 


182  REN-Un   DES   DEUX   MONDES. 

pas  avec  l'idéal  féminin  que  la  conrenlion  lui  a  imposé.  Il  y  a 
là  l'esquisse  du  caractère  d'Angel  Clare  et  de  la  situation  qui  se 
développera  si  puissamment  dans  Tess  d'Urbervillcs.  La  «  «onié- 
die  en  chapitres  »  que  l'auteur  a  voulu  écrire  dans  The  hand  of 
Ethelberta  n'est  qu'une  raillerie  de  l'esprit  de  caste,  des  préjugés 
et  artifices  de  la  sotiétc  anglaise.  Ethelberta  est  la  lille  du  ma- 
jordome d'une  très  respectable  famille.  Ses  grâces,  ses  talens, 
son  mariage,  l'ont  mise  sur  un  pied  d'égalité  avec  les  nobles 
personnages  que  sort  son  père.  Le  jeune  aristocrate  qui  lui  a 
donné  son  nom  et  son  rang'  meurt  pendant  leur  lune  de  miel. 
Désormais,  Ethelberta  est  pris®  entre  sa  nombreuse  famille,  à 
qui  elle  reste  fidèlement  dévouée,  et  sa  nouvelle  situation  qu'il 
s'agit  de  sauvegarder.  De  là,  une  vie  en  partie  double,  ou  plutôt 
deux  ries,  l'une  asservie  aux  exigences  de  son  besogneux  en- 
toiarage,  l'autre  prodiguée  à  charmer  les  salons  de  Londres  par 
ses  poèmes  et  son  esprit.  C'est  une  perpétuelle  conspiration  pour 
dissimuler  la  première  à  ceux  qui  ne  doivent  connaître  que  la  se- 
conde, un  eflort  sans  fin  pour  cacher  ou  déguiser  l'existence  des 
frères  et  sœurs  tout  en  les  aidant  et  même  en  les  rapprochant 
d'elle.  Si  nous  nous  amusons  de  cette  tactique  et  de  ces  ma- 
nœuvres, nous  ne  pouvons  nous  défendre  tout  de  môme  de 
quelque  mélancolie;  et  bientôt  la  trame  légère  de  la  comédie 
laisse  percer  une  pointe  de  tragique,  quand  nous  voyons  cette 
charmante  jeune  femme,  recherchée  par  les  plus  beaux  partis, 
sacrifier  son  cœur  et  épouser  un  vieux  noble  débauché. 

Mais  c'est  surtout  dans  ses  deux  grandes  œuvres  les  plus 
récentes,  Tess  d' Urbervilies {iSdi)  et  Jude  l'Ol)sciir{iSd^)  qu'éclate 
ce  tragique  des  faillites  où  les  artifices,  préjugés  et  conventions 
de  la  société  abîment  nos  destinées  déjà  si  douloureuses  de  par 
la  loi  de  nos  cœurs. 

«  Une  femme  pure,  fidèlement  présentée,  »  tel  est  le  sous-titre 
de  Tess  d' Urbervilles .  ^L  Hardy  nous  y  raconte  l'histoire  d'une 
de  ces  pathétiques  victimes  de  notre  état  social,  si  défectueux  non 
seulement  dans  ses  institutions  mais  dans  ses  mœurs.  Tess  est 
d'une  humble  famille  de  paysans,  dont  le  chef,  déjà  fort  inca- 
pable, a  achevé  de  perdre  toute  aptitude  à  la  diriger,  depuis  que 
la  chimère  de  son  illustre  origine  obsède  son  faible  esprit.  Et 
en  ellet  ce  Durbcyfield  descend  en  droit  lignage,  comme  le  lui 
a  révélé  l'imprudent  curé,  de  haute  noblesse  normande;  il  est  un 
aulhenliuue  rameau  de  la  vieille  maison  des  d'Urbervilles,  com- 


THOMAS    HARDY.  183 

pagnons  de  Guillaume  le  Conquérant.  Il  apprend  un  jour  que  de 
riches  d'Urber villes  habitent  non  loin  de  son  village  et  le  voilà 
tout  à  l'idée  de  se  rapprocher  de  ces  païens  plus  prospères,  de 
les  intéresser  à  son  sort,  de  le  relever  par  leur  crédit,  de  l'amé- 
liorer par  leur  concours.  Il  dépêche  en  reconnaissance  sa  fille, 
l'exquise  Tess.  Or,  ces  d'Urbervilles  ne  sont  que  des  usurpateurs 
d'un  nom  qu'ils  croyaient  éteint.  Bourgeois  enrichis,  ils  ont 
voulu  donner  à  leur  fortune  le  lustre  d'un  vieux  prestige  ;  ils  ont 
cherché  parmi  les  anciennes  familles  nobles  une  lignée  disparue 
et  se  sont  parés  de  son  blason  et  de  son  titre.  L'auteur  de  cette 
usurpation  est  mort  maintenant  ;  sur  le  domaine  dont  il  s'est 
institué  le  seigneur  vivent  sa  femme  aveugle,  indifférente, 
emmurée  dans  la  double  solitude  de  sa  demeure  et  de  son  infir- 
mité, son  fils  Alec  d'Urbervilles,  oisif,  sensuel,  égoïste.  C'est  lui 
qui  reçoit  Tess.  Frappé  de  sa  beauté,  il  la  fait  agréer  comme 
demoiselle  de  compagnie  par  sa  mère,  avec  le  dessein  bien  arrêté 
d'exploiter  la  situation.  L'inexpérience  et  la  candeur  de  Tess  ne 
sauraient  déjouer  la  savante  tactique  du  séducteur  ni  échapper 
au  piège  perfidement  tendu.  Sans  amour  et  sans  joie,  comme 
sans  calcul,  la  jeune  tille  y  tombe,  à  peine  consciente  de  la 
gravité  de  sa  faute,  et  elle  rapporte  au  foyer  paternel,  avec 
plus  de  dégoût  que  de  honte,  l'opprobre  d'une  maternité  où  l'opi- 
nion du  monde  voit  une  souillure.  Premier  résultat  des  ambi- 
tions du  vieux  Durbeyfield,  qui  ne  sont  elles-mêmes  que  la 
conséquence  de  préjugés  séculaires  dont  la  tyrannie  pèse  sur 
les  esprits  et  sur  les  volontés.  Il  y  en  aura  bien  d'autres  et  de 
pires. 

La  douce,  résignée  et  courageuse  Tess  se  reprend  à  la  vie. 
Elle  trouve  une  place  à  la  laiterie  du  fermier  Crick  ;  elle  y  de- 
vient presque  heureuse,  tout  à  fait  heureuse  bientôt  quand  le  véri- 
table amour  réchauffe  et  réveille  son  cœur  endormi  dans  l'ombre 
sépulcrale  du  passé.  Il  a,  ce  jeune  cœur  déjà  meurtri,  encore 
confiant  et  toujours  pur,  la  grâce  adorable  d'un  visage  d'enfant 
qui  sourit  à  travers  ses  larmes.  Tess  Durbej^field  aime  Angel 
Clare  et  elle  en  est  aimée.  Angel  Clare  est  le  fils  d'un  pasteur;  il 
est  venu  passer  quelque  temps  chez  le  fermier  Crick,  à  la  lai- 
terie de  Talbothays,  pour  s'y  former  à  la  pratique  avant  d'aller 
s'établir  lui-même  en  Australie.  Il  a  discerné,  sous  la  fraîche 
beauté  de  Tess,  une  vaillance  sereine,  une  dignité  tranquille  et 
ce  quelque  chose  de  supérieur  qui  la  rehausse  comme  une  invi- 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sible  parure.  La  jeune  fille  sent  qu'elle  est  aimée;  elle  voudrait 
goûter  toujours  la  joie  de  cet  accord  délicieux,  inexprimé,  qu'une 
parole  qu'il  faudra  dire  un  jour  pourrait  rompre  à  janjais.  Et 
Tess  ne  dit  pas  celte  parole.  Elle  garde  son  secret,  refoulé  par 
son  amour;  et  1  amour  est  vainqueur,  selon  la  loi  de  la  nature 
et  de  la  vérité. 

Mais  ici  intervient  l'antique  tyrannie  qui  a  ployé  à  sa  servi- 
tude nos  sentimens  les  plus  droits,  nos  plus  justes  aspirations. 
Un  besoin  de  franchise  et  d'aveu,  auquel  se  mêle  en  quelque 
mesure  l'idée  de  la  «  faute  »  et  du  «  pardon,  »  n'a  pas  cessé  de 
troubler  le  bonheur  de  Tess.  Il  y  reparaît  plus  despotique  à  l'heure 
suprême  où  touche  sa  destinée.  Le  soir  de  ses  noces,  avant  de  se 
livrer  à  l'amour  d'Angel  Glare,  Tess  lui  révèle  le  secret  du  passé. 
Alors  tous  les  fantômes  dont  la  vie  morale  a  peuplé  les  mornes 
espaces  de  la  conscience,  toutes  les  idoles  que  la  société  a 
dressées  sur  ses  autels,  hantent  le  désespoir  du  jeune  homme  et 
laissent  tomber  leurs  chaînes  sur  sa  volonté  défaillante.  Angel 
meurt  à  son  amour;  il  abandonne  Tess  au  deuil  de  son  bonheur 
perdu. 

Il  n'importe  pas  à  notre  objet  que  nous  rappelions  ici  la 
suite  de  l'histoire,  comment  Tess,  héroïque  dans  l'épreuve, 
attend  en  vain  jusqu'à  que  soit  morte  en  elle  non  la  fidélité,  mais 
l'espérance;  comment  Alec  d'Urbervilles,  obsédant  la  détresse 
de  la  pauvre  fille,  arrive  à  lui  faire  tolérer  son  appui;  comment 
enfin  Angel  revient,  épuisé  de  souffrance,  brisé  par  les  épreuves, 
avide  de  retrouver  l'ancien,  l'unique  amour.  Tess  n'a  pas 
attendu;  elle  n'est  plus  libre.  Alors,  du  fond  de  son  renonce- 
ment, monte  une  vague  furieuse  de  révolte,  la  suprême  et  folle 
protestation  de  cette  destinée  manquée  qui  rompt  sa  dernière 
digue  avant  de  retombor  à  jamais  dans  l'abîme  où  l'entraîne  la 
fatalité.  Tess  poignarde  d'Urbervilles  et  s'enfuit,  libérée,  avec 
Angel  Clare  dont  elle  sera  enfin  la  femme  bien-aimée,  comme  il 
sera  l'époux  infiniment  cher,  durant  les  trois  jours  qui  précèdent 
l'arrestation  de  la  malheureuse.  Quelque  temps  plus  tard,  le  dra- 
peau noir  flottait  sur  la  prison  de  Wintoncester.  Tess  d'Urber- 
villes, la  «  femme  pure,  »  avait  payé  sa  dette  à  la  société. 

Etrange  renversement  de  la  vraie  justice,  pense,  à  n'en  pas 
douter,  M.  Hardy;  car  c'est  au  contraire  la  société  qui  a  une 
terrible  dette  envers  son  infortunée,  son  innocente  victime.  La 
lecture  de  ce  poignant  récit  ne  laisse  aucun  doute  à  cet  égard. 


THOMAS   HARDY.  485 

Plus  âpre  et  plus  amer  encore,  plus  désenchanté  pourrait  paraître 
le  dernier  roman  de  M.  Hardy,  Jude  r Obscur.  On  aurait  de  la 
peine  à  trouver  une  œuvre  où  palpite  plus  douloureusement  la 
tragédie  des  destinées  manquées,  des  faillites  humaines.  L'auteur 
voit  dans  Jude  Fawley  et  sa  cousine  Sue  Bridehead,  deux 
pitoyables  exemples  de  ce  que  peut  accumuler  de  désastres  et 
de  ruines  la  faiblesse  de  nos  cœurs  prise  dans  le  réseau  des 
idées,  des  lois  et  des  mœurs  sociales.  C'est  l'histoire  d'un  «  couple 
hypersensitif.  »  Jude  enfant  ne  pouvait  se  résoudre  à  chasser 
les  oiseaux  dans  le  champ  du  fermier  Troutham  ;  il  leur  laissait 
manger  le  blé  et  ne  gagnait  pas  ses  six  pence.  L'esprit  plein  de 
rêves,  il  allait  contempler,  du  toit  d'une  maison  abandonnée,  le 
rayonnement  lumineux  de  Christminster  (lisez  Oxford).  Il  aspi- 
rait à  la  piété,  à  la  science.  Jude  n'était  pas  destiné  à  être  heu- 
reux. Déjà,  à  travers  mille  difficultés,  il  avait  commencé  de 
s'élever  et  de  s'instruire,  lorsqu'il  est  provoqué  à  l'amour  par 
une  jolie  fille  sans  idéal,  la  sensuelle,  perverse  et  adroite  Ara- 
bella.  Cette  défaillance  d'un  après-midi  d'été  ne  serait  rien,  si 
la  société  n'avait  inventé  le  mariage.  Grâce  au  mensonge  d'une 
grossesse,  Arabella  se  fait  épouser.  Il  n'est  pas  possible  de  con- 
cevoir union  plus  absurde.  L'issue  était  fatale  :  les  deux  époux 
se  séparent,  ou  plutôt  Arabella  abandonne  son  mari  et  va  cher- 
cher fortune  ailleurs.  Jude  reste  seul,  vend  ses  meubles  et  se 
reprend  à  ses  anciennes  chimères.  «  Il  lui  semblait  que  son  triste 
mariage  n'était  qu'un  songe,  qu'il  redevenait  le  petit  Jude,  fas- 
ciné par  la  science  et  par  Christminster.  »  Il  retourne  sur  la 
colline  et  revoit  la  pierre  où  il  avait  gravé  une  inscription  qui 
symbolisait  ses  espoirs  :  «  Là-bas.  J.  F.  » 

Trois  ans  plus  tard,  le  jeune  homme  est  à  Christminster. 
Pourvu  d'un  métier  qui  touche  à  Fart,  quelque  peu  avancé  dans 
la  culture  des  lettres  anciennes  et  l'étude  de  la  théologie,  il  va 
tenter  le  suprême  effort,  essayer  de  se  frayer  une  voie  vers  cette 
sacro-sainte  Université  pareille  à  La  Mecque  de  sa  mystique  fer- 
veur. Mais  l'Université  n'ouvre  pas  ainsi  ses  sanctuaires.  Jude 
Fawley  n'a  ni  la  naissance,  ni  la  fortune,  ni  les  appuis.  Il  rôdera 
à  la  porte  des  temples.  Sa  condition  le  destine  à  réparer  les 
pierres  du  fronton,  non  point  à  s'agenouiller  sur  les  dalles  du 
parvis  ni  à  partager  le  festin  des  fidèles.  Son  cœur  frémissant, 
son  âme  inquiète,  qu'un  noble  souci  tourmente,  devront  cher- 
cher ailleurs  de  quoi  satisfaire  leur  faim. 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Jude  a  retrouvé  une  cousine  à  Christminster.  Il  savait  qu'elle 
vivait  là;  il  la  connaissait  par  une  photographie;  il  la  découvre 
dans  le  magasin  d'objets  religieux  où  elle  est  employée  ;  un  jour 
entin,  elle  passe  près  de  lui.  «  Il  eut  le  temps  de  la  regarder. 
Elle  le  regarda  aussi  avec  des  yeux  limpides,  énigmatiques,  où 
se  mêlait  l'acuité  du  regard  à  la  tendresse,  au  mystère  de  l'ex- 
pression. Et  quand  elle  se  fut  éloignée,  il  continua  de  la  revoir 
dans  sa  pensée,  petite,  légère,  élégante.  En  elle,  il  n'y  avait 
rien  de  sculptural.  Tout  était  émotion  nerveuse,  mobilité,  grâce 
vivante  qu'un  peintre  eût  hésité  peut-être  à  désigner  par  le  nom 
de  beauté.  Jude  sentit  affluer  vers  elle  tous  les  rêves  et  les 
désirs  accumulés  dans  son  cœur,  et  comprit  qu'il  était  incapable 
de  résister  à  la  tentation  de  la  connaître  davantage.  »  Nous  pré- 
voyons la  suite;  mais  ce  que  M.  Hardy  se  plaît  à  nous  repré- 
senter, c'est  le  rôle  des  circonstances  sociales.  Le  mariage  anté- 
rieur de  Jude  pèse  sur  son  naissant  amour  qui  n'ose  ni  s'affirmer 
ni  disparaître.  L'impuissance  du  jeune  homme  à  sortir  de  sa 
condition  et  à  réaliser  son  idéal  l'abat  et  le  dégrade  :  il  traîne 
ses  déceptions  dans  les  tavernes  et  se  montre  à  Sue  sous  un  si 
triste  jour  qu'il  a  honte  de  lui-même,  s'éloigne  d'elle  et,  renon- 
çant à  ses  premières  ambitions,  conçoit  l'idée  d'une  humble  vie 
de  prêtre,  sans  grades,  dans  un  village  obscur.  Mais  une  force 
invincible  le  ramène  vers  l'attirante  amie  qui  a  besoin  de  son 
amour  et,  sans  vouloir  l'aimer,  veut  qu'il  l'aime.  Jeu  cruel  où 
se  déplo  l'instinct  de  séduire,  àme  étrange  dont  le  frémisse- 
ment trahit  plus  encore  de  mobilité  que  d'ardeur,  plus  d'inquié- 
tudes que  d'aspirations.  Sue  ne  triomphe  que  pour  avoir  le 
sentiment  d'une  duperie,  quand  Jude  lui  avoue  sa  situation.  Le 
dépit  la  pousse  au  mariage  :  elle  épouse  un  maître  décole  d'âge 
mûr,  aussi  peu  fait  pour  elle  que  l'était,  pour  Jude,  Arabella. 

Folie,  sottise,  erreur,  qu'importe!  La  libre  volonté  ne  sau- 
rait-elle défaire  le  mal  qu'elle  a  fait?  Sue  n'est  pas  de  ces  esprits 
étroits,  à  qui  en  impose  le  vieux  prestige  des  institutions  sociales. 
Elle  met  sa  conduite  d'accord  avec  ses  opinions  audacieuses, 
quitte  son  mari,  et  vient  vivre  avec  Jude.  Alors  se  déroule  l'im- 
placable rigueur  de  la  fatalité.  Arabella  est  revenue.  Elle  a  an- 
noncé à  Jude  qu'un  enfant  était  né  après  leur  séparation.  Jude 
accepte  de  l'élever.  Sue  a  des  enfans  à  son  tour  et  le  ménage  irré- 
gulier mène  sa  vie  douloureuse  panni  les  obstacles  que  lui  sus- 
cite une  hostilité  aussi  inlassable  que  sa  patience.  Toutes  les 


THOMAS    HARDY. 


forces  sociales  semblent  conjurées  contre  ces  deux  êtres,  assez 
téméraires  pour  sg  dérober  à  leur  tyrannio.  Car  Jude  et  Sue, 
après  le  double  divorce  qui  leur  a  rendu  la  disposition  de  leurs 
personnes,  n'ont  pas  touIu  imposer  à  leur  subtil  amour  les  gros- 
siers liens  du  mariage.  Et  la  société  ne  pardonne  pas  aux  réfrac- 
taires.  Il  y  a  une  pénétrante  amertume  dans  les  scènes  où 
M.  Hardy  nous  représente  ses  deux  héros  aux  prises  aTe«  les 
cruautés  de  l'existence.  Mais  ce  n'est  rien  encore.  La  suprôme 
ironie  n'a  pas  encore  accablé  leurs  destinées.  Les  puissances 
ennemies  n'ont  pas  frappé  le  coup  le  plus  mortel.  Elles  res- 
serrent leur  action  autour  de  leurs  [victimes,  les  investissent, 
les  épient,  visent  aux  points  faibles  et  touchent  où  il  faut  pour 
les  faire  chanceler  et  les  abattre.  Une  horrible  tragédie  ensan- 
glante le  foyer  de  Jude  et  de  Sue  :  le  meurtre  de  leurs  enfans 
par  le  fils  d'Arabella,  pauvre  être  sans  âge,  tête  précocement 
vieillie  où  cheminent  dans  les  ténèbres  héréditaires,  — car  il  est 
aussi  le  fils  de  Jude  l'Obscur,  —  l'idée  du  mal  de  vivre.  Le  passé 
de  faiblesse  et  de  honte  n'était  pas  mort;  on  le  croyait  à  jamais 
scellé  dans  sa  tombe  :  il  s'est  levé  et  ce  fantôme  impose  sa  vic- 
toire. Elle  sera  complète,  absolue.  Par  un  revirement  observé 
et  tracé  avec  une  sagacité  admirable,  toutes  les  forces  tradition- 
nelles et  conventionnelles  qui  séparaient  les  deux  êtres,  parce 
qu'elles  dominaient  l'homme  quand  la  femme  y  échappait,  se 
dressent  encore  entre  eux,  maintenant  qu'elles  ont  repris  la 
femme,  tandis  que  l'homme,  cette  fois,  en  est  affranchi.  Eperdue, 
ébranlée,  en  proie  au  repentir  et  doutant  d'elle-même,  déchue 
de  sa  confiance  et  de  son  orgueil,  vaincue  par  la  vie,  sollicitée 
par  ses  rigueurs  et  ses  exigences  comme  par  une  expiation,  pos- 
sédée du  besoin  de  souffrir,  exaltée  à  l'idée  de  se  renoncer  et 
de  détruire  en  elle  l'être  de  liberté,  d'audace  et  de  chimère.  Sue 
retourne  à  Phillotson;  Jude,  dans  sa  détresse  qui  est  maintenant 
une  irrémédiable  dégradation,  se  laisse  reprendre  à  Arabella. 
Ainsi  les  deux  héros,  victimes  de  leurs  faibles  cœurs,  de  leurs 
âmes  incertaines,  mais  victimes  aussi  de  la  vie  sociale  qui,  après 
avoir  contribué  h  cette  faiblesse  et  à  cette  incertitude,  leur  a 
livré  de  tels  assauts  et  opposé  de  tels  obstacles,  épuisent  leur 
destinée  de  douleur,  Sue  dans  le  martyre  de  son  sacrifice,  Jude 
dans  son  agonie  solitaire  et  la  suprême  défaite  de  sa  mort. 

Le  sens  de  cette  œuvre  n'est-il  pas  clair?  Si  nous  rappro- 
chons Jude  r  Obscur  de  Tess  d'Urbervilles,  si  nous  nous  rappe- 


18iS  •  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Ions  les  railleries  et  les  satires  des  premiers  ouvrages,  si  nous 
ajoutons  enfin  que  dans  la  belle  série  des  romans  rustiqpies,  au 
premier  aspect  étrangers  à  toute  satire,  nous  voyons  presque  par- 
tout apparaître,  en  opposition  avec  les  esprits  et  les  cœurs  que 
leur  isolement  a  sauvegardés,  ceux  que  l'artifice  a  déformés  ou 
asservis,  ne  se  dégagera-t-il  pas  une  impression  de  révolte  et 
d'anathème  contre  la  société,  l'image  d'un  Rousseau  moins 
lyrique  et  tout  aussi  ardent,  plus  capable  de  contenir  ses  colères 
et  plus  habile  à  les  dissimuler  sous  les  formes  concrètes  et 
objectives  du  roman  contemporain? 

Ce  serait  méconnaître  l'inspiration  essentielle  de  M.  Thomas 
Hardy.  On  s'y  est  trompé:  la  critique  anglaise,  ou  américaine, 
voit  trop  volontiers  en  lui  un  «  ennemi  de  la  société,  »  un 
rebelle,  un  révolté,  sinon  un  révolutionnaire.  Je  ne  saurais  sous- 
crire à  ce  jugement  ni  partager  cette  impression.  Nul  peintre  de 
la  vie,  nul  analyste  de  ses  misères  n'a  plus  fortement  mis  en 
•  lumière  cette  vérité  que  nos  pires  ennemis  sont  en  nous-mêmes. 
Suivons-le  Loin  de  la  foule  enragée.  Quelle  ironie  !  Ce  titre 
semble  nous  inviter  à  la  paix  des  campagnes,  nous  promettre 
une  Arcadie  où  l'humanité  vit  simple  et  heureuse,  exempte  des 
servitudes  de  l'opinion  comme  de  la  tyrannie  des  lois.  Et  que 
trouvons-nous?  La  passion  provoquant  par  elle-même,  par  elle 
seule,  tous  les  malheurs,  toutes  les  catastrophes.  Il  est  vrai  que  le 
dernier  mot  est  à  la  sagesse  de  la  nature,  avec  le  triomphe  du 
berger  Oak.  Mais  la  mélancolie  apaisée  de  ce  dénouement  ne  nous 
fait  pas  oublier  les  trois  victimes,  et  notre  âme  reste  obsédée  du 
sentiment  de  la  fatalité.  Ce  premier  chef-d'œuvre  de  M.  Hardy 
éclaire  la  suite  de  ses  romans.  La  passion,  que  nous  voyons  ici 
toute  pure,  se  heurtera  plus  tard  contre  la  société,  et  elle  en 
trouvera  lourdes  les  contraintes.  Car,  la  passion  n'est  que  l'indi- 
vidualisme en  ce  qu'il  a  de  plus  ombrageux  et  de  plus  farouche. 
Elle  repousse  toutes  les  règles,  toutes  les  lois,  non  point  parce 
qu'elles  sont  telles  ou  telles,  mais  parce  qu'elles  sont  des  règles  et 
des  lois.  Elle  leur  est  donc  réfractaire  non  tant  pour  ce  qu'elles 
peuvent  avoir  de  mauvais  que  pour  ce  qu'elles  ont  de  meilleur. 
La  passion  n'accepte  ni  d'être  contenue,  ni  d'être  entravée,  ni 
d'être  déviée  et  engagée  de  force  dans  le  chemin  du  désintéres- 
sement. C'est  pourtant  ce  chemin,  où  s'efforcent  de  la  maintenir 
les  <f  préjugés,  »  qui  est  celui  de  l'amour,  tandis  que  la  passion 
elle-même,  la  passion  en  liberté,  si  nous  voulons  savoir  ce  qu'elle 


THOMAS    HARDY.  189 

devient  et  ce  qu'elle  peut  être,  nous  n'aurions  pas  besoin  d'in- 
terroger là-dessus  les  psychologues  ni  les  romanciers  ;  plus  clai- 
rement que  dans  leurs  livres,  nous  le  voyons  tous  les  jours  sur 
les  bancs  de  la  Cour  d'assises  où  viennent  échouer  les  disciples 
de  cet  Antony  qui  concentrait  toute  la  poésie  du  dithyrambe 
romantique  dans  la  fameuse  formule  :  «  Elle  me  résistait,  je  l'ai 
assassinée.  »  M.  Hardy  n'est  pas  un  romantique.  Il  voit  la  pas- 
sion sans  auréole,  dans  sa  réalité  frémissante  et  douloureuse;  il 
considère  avec  la  même  pitié  les  tourmens  qu'elle  nous  cause  et 
les  rigueurs  dont  la  société  les  complète  ou  les  aggrave.  Ne  lui  prê- 
tons ni  les  indignations  d'un  révolté  ni  la  philosophie  d'un  réfor- 
mateur. Ce  romancier  anglais,  profondément  anglais,  n'éprouve 
aucun  désir  à  reconstruire  le  monde  d'après  une  épure  de  sa 
façon.  Il  nous  le  présente  tel  qu'il  l'observe  ou  lïmagine,  tel 
qu'il  l'aime  et  le  plaint.  Et  en  opposition  à  ses  orages,  il  va  nous 
en  faire  contempler  la  beauté. 

III 

En  face  des  passionnés  comme  Boldwood,  Clym  Yeobright, 
Jude;  des  séducteurs  comme  Troy,  Bob  LoA^eday,  Fitzpiers;  des 
déclassés  comme  Wildeve,  et  de  tous  ceux  enfin  que  les  pré- 
jugés de  la  vie  sociale  ont  façonnés  et  déformés,  comme  Henry 
Knight  et  Angel  Clare  ;  en  contraste  aussi  et  surtout,  d'autre 
part,  avec  l'indécision,  la  versatilité  et  la  fragilité  de  ses  hé- 
roïnes, M.  Thomas  Hardy  s'est  plu  à  nous  présenter  quelques 
figures  d'une  grandeur  tranquille,  d'une  douce  et  inébranlable 
énergie.  Nul  doute  qu'elles  ne  soient,  à  ses  yeux,  des  modèles 
de  force  et  de  sagesse  :  c'est  Gabriel  Oak,  Diggory  Venu, 
Winterborne. 

Ils  ont  entre  eux  ce  trait  commun  d'être  des  solitaires.  Ils  sont 
nés  au  milieu  des  campagnes,  dans  les  districts  du  Sud-Ouest 
où  la  vie  rustique  s'enveloppe  plus  qu'ailleurs  peut-être  d'espace 
et  de  sérénité.  Leurs  travaux  ne  les  mêlent  pas  beaucoup  aux 
hommes.  Gabriel  Oak  est  berger;  Diggory  Venu  a  choisi  le 
petit  commerce  ambulant  du  reddleman  (marqueur  de  moutons) 
qui  le  fait  vivre,  barbouillé  de  rouge,  dans  une  voiture  de  sal- 
timbanque et  lui  donne  un  aspect  fantastique,  épouvantail  des 
enfans  ;  Winterborne  se  réfugie  dans  une  hutte  de  forestiers  et 
va  de  village  en  village  avec  un  pressoir  à  cidre.  Ainsi,  à  l'écart 


190  REVUB   DES    DEUX   MONDES. 

des  centres  de  la  rie  sociale,  ces  hommes  restent  étrangers  à  son 
aotton.  Mais  ils  sont  en  contact  perpétuel  avec  la  nature,  toujours 
aux  prises  avec  ses  exigences.  Leur  esprit  suit  la  réalité  de  trop 
près  pour  pouvoir  se  livrer  à  ses  propres  chimères  ;  disciplinés 
par  un  ellort  continu  et  le  sentiment  sans  cesse  renouvelé  de  leur 
dépendance,  ils  ignorent  l'égoïsme  et  l'orgueil.  On  trouverait  du 
Robinson  en  eux.  Pratiques,  industrieux,  courageux,  capable» 
de  se  suffire  à  eux-mêmes,  ils  ont  toutes  les  qualités  de  ce  type 
anglais  par  excellence.  Ils  les  haussent  jusqu'aux  vertus  du  plus 
beau  type  humain.  Ce  sont  de  simples  et  fortes  natures,  équili- 
brées et  bien  assises.  Elles  ont  le  calme  et  la  patience  que  gagnent 
nos  débiles  existences  à  vivre  de  la  vie  universelle,  quand  notre 
réflexion  se  borne  à  la  comprendre  et  notre  volonté  à  l'accepter. 
Il  n'en  faut  pas  plus  pour  élever  l'àme  jusqu'à  l'énergie  stoïque 
et  plus  haut  encore,  jusqu'à  celte  force  souveraine  qu'exige  le 
détachement,  l'oubli  de  soi  et  le  sacrifice. 

De  telles  âmes  alors  sont  prêtes  pour  l'amour,  le  véritable 
amour.  Gabriel  Oak  domine  les  caprices  de  Bathsheba,  ses 
dédains,  ses  défaillances  ;  il  s'impose  à  elle  comme  la  sagesse 
de  la  vie;  il  est  à  sa  mobile  humeur,  à  ses  entraînemens,  à  ses 
désespoirs  ce  que  sont  les  lois  de  la  nature  aux  dépits  des  enfans 
et  à  leurs  colères  :  vienne  l'âge  d'homme,  et  l'esprit  rebelle 
trouvera  sa  joie  et  sa  force  à  les  reconnaître  et  à  leur  obéir.  De 
même  Bathsheba  ne  se  reposera  qu'à  l'ombre  tutélaire  de  cette 
raison  et  de  ce  dévouement.  En  vain  Diggory  Venn  est  rebuté 
par  Tamsie  Yeobright  :  il  veille  sur  elle  ;  il  a  pris  ce  bizarre  mé- 
tier, qui  le  fait  parrifl  à  un  gnome,  afin  d'être  plus  aisément  son 
bon  génie  ;  il  s'est  détaché  de  lui-même  au  point  que  sa  géné- 
reuse activité,  n'enwpruntant  rien  à  l'espoir,  prend  l'aspect  d'une 
tranquille  attente.  Plus  grand  encore  dans  son  infortune,  Giles 
Win  ter  borne  ne  s'étonne  point,  ne  s'indigne  pas  qu'on  lui  pré- 
fère le  frivole  et  séduisant  Fitzpiers.  11  s'éloigne  ;  il  eiile  dans 
la  solitude  sa  fierté,  son  courage  et  sa  douleur.  Les  mauvais 
jours  viennent  pour  Grâce  Melbury;  elle  pense  à  Giles  comme 
au  seul  ami  sûr  à  qui  elle  se  puisse  confier.  Lui,  depuis  longtemps, 
n'a  plus  d'espérance;  et  voici  que  la  destinée  semble  sourire  à 
sa  longue  misère;  voici  qu'un  soir  il  pourrait  croire  que  l'heure 
a  sonné  pour  son  amour  de  vivre  enfin  son  impossible  rêve.  Grâce 
fuit  son  mari;  elle  accourt  vers  celui  qu'elle  a  délaissé,  qui  n'a 
jamais  cessé  de  l'aimer.  Mais  Giles  \\  inlcrborue  est  plus  fort 


THOMAS    HARDY.  191 

que  son  amoiir,  parce  que  son  amour  l'a  élevé  au-dessus  de 
toutes  les  faiblesses,  jusqu'à  rhéroïsme.  Il  quitte  sa  pauvre  chau- 
mière et  toujours  simple,  toujours  droit,  toujours  pur,  va. 
s'exposer  dans  la  forêt  à  l'orage,  au  froid  de  la  nuit,  à  la  mort 
plus  clémente  pour  lui  que  la  vie.  Winterborne,  Gabriel  Oak, 
Diggory  Venn,  nous  pouvons  apprendre  de  vous  ce  que  c'est 
qu'aimer.  L'amour  est  capable  d'intelligence,  de  résignation  et 
de  sacrifice.  Les  contraintes  sociales  lui  paraissent  légères,  à  lui 
qui  supporte  sans  révolte  les  pires  rigueurs  du  sort.  Il  ne  redoute 
pas  le  temps,  parce  qu'il  ne  procède  point  d'une  impulsion  pas- 
sagère ni  d'une  mobile  fantaisie  :  sur  la  foi  du  présent,  il  peut 
engager  l'avenir.  L'amour  fonde  pour  la  durée  ;  il  est  patient, 
docile,  autant  que  la  passion  est  frénétique  et  rebelle.  L'amour 
est  ami  de  l'ordre;  il  y  aspire,  il  le  crée;  la  passion  bouleverse 
et  détruit  ;  elle  ne  peut  vivre  que  hors  la  loi,  aussi  incapable  de 
s'accorder  à  la  société  qu'à  la  nature. 

Ce  n'est  certes  point  la  société,  mais  c'est  bien  la  nn!  ire  qui 
soutient  et  supporte  les  calmes  héros  auxquels  semblent  aller 
toutes  les  complaisances  de  M.  Hardy  et  toutes  ses  prédilections. 
Ils  se  dégagent  à  peine  de  ce  fond  grandiose  et  leurs  contours, 
encore  que  nettement  distincts,  n'en  sont  pas  moins  tissés  fil  à 
fil  avec  sa  trame.  L'on  ne  trouverait  sans  doute  point  dans  la 
littérature  anglaise,  non  plus  que  dans  la  nôtre,  beaucoup  d'œuvres 
où  la  nature  avance  ainsi  au  premier  plan,  jusqu'à  tenir  elle- 
même  un  rôle,  le  premier  rôle  parfois,  comme  la  bruyère  d'Egdon, 
dans  The  Return  of  the  Native,  ou  les  bois  des  Woodlanders.  Par- 
tout elle  déborde,  si  l'on  peut  dire,  et  domine  l'humanité.  Les 
paysages  ne  sont  point  un  décor  extérieur  ;ils  vivent  et  leur  vie 
se  mêle  à  celle  des  personnages.  Nous  ne  les  en  pouvons  point 
isoler. 

M.  Hardy  a  groupé  ses  romans  sous  la  désignation  commune 
de  Wessex  Novels.  Si  le  vieux  royaume  saxon  de  l'heptarchie  se 
trouve  sensiblement  diminué  dans  les  limites,  assez  flottantes 
d'ailleurs,  où  le  réduit  la  liberté  du  romancier,  il  reprend  du 
moins  une  sorte  d'existence,  plus  durable  peut-être  que  celle  du 
passé.  Le  Wessex  des  romans  de  M.  Hardy  est  devenu  depuis 
quelques  années,  il  sera  plus  encore  dans  l'avenir,  un  de  ces 
coins  du  monde  dont  l'art  a  fait  une  patrie  à  nos  imaginations 
On  va  déjà  vers  lui  comme  au  Cumberland  des  Lakistes,  à 
l'Ecosse  de  Walter  Scott  et  de  Burns,  au  Berry  de  George  Sand. 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  ceux  qui  ne  l'ont  pas  visité  ne  l'en  connaissent  que  mieux 
peut-être,  ne  l'en  aiment  que  davantage.  Car  ils  l'ont  vu  dans  sa 
vérité  et  sa  beauté,    comme  ne  savent  pas  toujours  voir    les 
voyageurs.    C'est  pour  eux  une  terre  où  l'histoire  a  laissé  de 
merveilleuses  empreintes,    où   les  campagnes,  oubliées  par  le 
temps,  gardent  l'antique  simplicité  de  leur  vie  agricole  et  pasto- 
rale. Les  villes  ont  peu  changé  au  cours  des  derniers  siècles,  par 
delà    lesquels   nous   entrevoyons  le  plus  lointain  passé.  Voici 
Casterbridge(Dorchester),  le  Casterbridgede  Henchard,  avec  son 
grand  amphithéâtre  romain,  «  mélancolique,  impressionnant  et 
solitaire...  De  vieilles  gens  racontaient  qu'à  de  certaines  heures 
de  l'été,  en  plein  jour,  des  personnes,  assises  à  lire  ou  à  som- 
meiller  dans  l'arène,  avaient,  en   levant  les   yeux,  aperçu  en 
lignes,   sur    les   gradins,  des   légionnaires  d'Hadrien,   attentifs 
comme  s'ils  contemplaient  un  combat  de  gladiateurs  ;  on  avait 
entendu  aussi  le  grondement  de  leurs  voix  excitées.  Cette  scène 
ne  faisait  que  passer,  comme  un  éclair...  »  Non  loin  de  la  ville, 
les  grands  remparts  de  Mai-dun  ou  Maiden  Castle  (1)  rappellent 
un  passé  encore  plus  lointain.  Et  ainsi  les  destinées  humaines 
nous  apparaissent  plus  fragiles  et  plus  éphémères  dans  ces  décors 
où,  parmi  les  beautés   de   la  nature  immuable,  persistent  des 
images  d'un  passé  qui  ne  veut  pas  mourir.  Voici  Shaston  (Shaf- 
tesbury),   «    l'ancien    Palladour  britannique,   au   sommet  d'un 
escarpement  presque  perpendiculaire,  »  Shaston  où  Sue  Bridehead 
et  Phillotson  tiennent  leur  école,  et  Melchester  où  la  pauvre 
Fanny  Robin  vient  de  Weatherbury,  un  soir  neigeux  d'hiver, 
pour  retrouver  le  sergent  Troy.  «  Le  mur  élevé  était  celui  d'une 
caserne  et  ce  n'était  probablement  pas  le  premier  rendez-vous 
donné  en  ce  lieu,  ni   la  première   conversation  échangée  par- 
dessus la  rivière.  —  Êtes-vous  le  sergent  Troy?  demanda  en  trem- 
blant la  petite  créature  debout  dans  la  neige.  Et  elle  tenait  si 
peu  de  place   et  son  interlocuteur  était  tellement  caché  dans 
l'ombre,  que  l'on  aurait  vraiment  pu  croire  que  le  mur  avait 
entrepris  de  causer  un  peu  avec  la  neige.  » 

Autour  des  villes,  les  solitudes  arides  et  les  mouvantes  ver- 
dures, la  vaste  étendue  des  bruyères,  des  vergers  et  des  bois,  des 
vallées  et  des  collines.  Ces  images  enveloppent  et  pénètrent 
toutes  les  scènes.  C'est  la  vallée  des  Grandes  Laiteries,  la  plaine 

(1)  M.  Thomas  Hardy  leur  a  consacré  toute  une  étude  :  Earthworks  at  Casier- 
bridge,  English  lUustrated  Magazine,  décembre  1893. 


THOMAS   HARDY.  193 

verdoyante  arrosée  par  le  Var,  pareille  à  un  tapis  uni  sur  lequel 
nous  voyons  Tess,  lorsqu'elle  descend  pour  la  première  fois  à  la 
ferme  de  Talbothays,  incertaine  de  sa  direction,  immobile 
«  comme  une  mouche  sur  un  billard  immense.  »  C'est  le  beau 
val  de  Blackmoor,  c  région  enfermée  et  solitaire  d'oii  les  forêts 
ont  disparu,  tandis  que  subsistent  encore  quelques  vieilles  cou- 
tumes de  leurs  ombrages,  »  comme  cette  danse  du  Premier  Mai 
que  nous  voyons  au  début  de  Tess  cVUrbervilles.  C'est  la  vallée 
bleue  des  pommiers  que,  dans  les  Woodlanders  on  découvre  de 
Rubdon  Hill.  C'est  la  bruyère  d'Egdon  où  s'absorbent  les 
existences  dans  The  Return  of  the  Native.  «  L'endroit  était,  à 
vrai  dire,  étroitement  apparenté  à  la  nuit  et  quand  la  nuit  se 
montrait  on  eût  dit  que  ses  ombres  s'accordaient  avec  le  paysage 
dans  un  commun  désir  de  graviter  ensemble.  La  sombre  étendue 
de  bosses  et  de  creux  semblait  s'élever  au-devant  de  l'obscurité 
du  soir  et  sympathiser  avec  elle,  la  bruyère  exhalant  les  ténèbres 
aussi  vite  que  les  précipitait  le  ciel.  L'obscurité  de  l'air  et  l'obs- 
rité  de  la  terre  s'unissaient  comme  deux  sombres  sœurs  dont 
chacune  aurait  fait  au-devant  de  l'autre  la  moitié  du  chemin.  » 
Lorsque  Clym  Yeobright  a  appris  ce  qui  a  fait  mourir  sa  mère 
et  qu'il  rentre  à  la  maison  doù  elle  s'est  crue  chassée  par 
l'épouse  cruelle,  infidèle  peut-être,  «  au  lieu  qu'il  y  ait  devant 
lui  le  pâle  visage  d'Eustacia  et  la  silhouette  d'un  homme  inconnu, 
il  n'y  avait  que  l'imperturbable  attitude  de  la  bruyère  qui,  après 
avoir  défié  les  assauts  et  les  cataclysmes  des  siècles,  réduisait 
à  l'insignifiance,  par  ses  traits  couturés  et  antiques,  l'agitation 
furieuse  d'une  pauvre  unité  humaine.  » 

De  tels  tableaux  ne  s'oublient  pas  et  leur  magique  puissance 
évoque  à  jamais  un  décor,  plus  fidèlement  que  ne  le  ferait  la 
mémoire  de  nos  yeux.  Dans  ce  décor,  M.  Hardy  nous  a  repré- 
senté la  vie  paysanne,  «  confortable,  paisible,  joyeuse  même, 
au  delà  de  cette  limite  où  finit  le  besoin  et  en.deçà  de  cette  autre 
où  les  convenances  commencent  à  gêner  la  nature  (1).  »  Entre 
les  deux,  elle  se  développe  librement  et  la  prédilection  de  l'auteur 
dès  lors  prend  tout  son  sens.  S'il  y  arrête  ses  regards  avec  com- 
plaisance et  l'offre  aux  nôtres,  ce  n'est  pas  seulement  pour  le 
pittoresque  de  ses  dehors  ou  l'attrait  de  particularités  cu- 
rieuses ;  encore  moins  serait-ce  pour  ce  qu'elle  peut  présenter  de 

(1^  Tess  of  Ihe  d'Urbervilles,  ch.  xx. 
•     TOiiB  xxxiv.  —  1906.  13 


'194 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


trivial  et  de  bas.  Il  n'a  garde  non  plus  d'y  chercher  un  prétexte 
à  caricaturer  l'humanité.  C'est  au  contraire  dans  le  dessein  de 
la  trouver  plus  dégagée  et,  au  sens  propre  du  mot,  plus  pure, 
d'en  mieux  saisir  les  sentimens  essentiels  et  les  passions  pro 
fondes,  d'en  mieux  pénétrer  et  révéler  l'âme  et  le  cœur,  qu'il  la 
considère  à  ce  juste  degré  et  dans  cet  état  de  privilège.  La  tra- 
gédie classique  n'avait  pas  d'autre  raison  de  préférer  à  tous  les 
autres  personnages  les  héros  de  la  légende,  et  Racine  ne  deman- 
dait pas  autre  chose  aux  figures  consacrées  des  Agamemnon,  des 
Iphigénie  et  des  Andromaque,  dégagées,  par  le  bienfait  d'une 
longue  tradition,  des  entraves  où  nous  embarrassent  nos 
«  besoins  »  et  nos  «  convenances.  »  Et  c'est  pourquoi  les  per- 
sonnages de  M.  Hardy,  transfigurés  par  leur  puissance  expres- 
sive, deviennent  à  leur  manière  des  héros  et  revêtent  une  véri- 
table grandeur.  Nous  n'en  citerons  qu'un  exemple,  tiré  des 
Woodlanders.  L'humble  Marty  South  a  aimé  sans  retour  et  sans 
espoir  Giles  Winterborne.  Elle  a  vécu  près  de  lui,  non  pas  même 
dédaignée,  mais  inaperçue,  quoique  toujours  dans  son  chemin, 
muette  et  fidèle  comme  l'ombre  de  sa  vie.  Et  quand  il  est  mort 
d'un  autre  amour,  mort  de  son  sacrifice  à  celle  qui  déjà  l'oublie, 
Marty  apporte  des  fleurs  sur  sa  tombe.  «  Solitaire  et  silencieuse, 
droite  dans  le  clair  de  lune,  une  robe  sans  plis  sur  sa  forme  grêle 
oh  les  contours  s'accusaient  à  peine,  les  marques  de  la  pauvreté 
et  de  la  fatigue  effacées  par  l'heure  brumeuse,  elle  touchait  au 
sublime.  Ce  n'était  plus  une  femme,  mais  la  figure  même  de 
l'humanité  (1).  » 

La  nature  n'enveloppe  pas  seulement  la  vie  humaine  :  elle 
l'absorbe  ou  l'écrase.  Union  intime  ou  lutte  sans  merci,  cette 
relation  est  un  des  thèmes  favoris  des  Wessex  Novels.  Elle 
approfondit  le  sens  d'œu\Tes  comme  les  Woodlanders  ou  The 
Retiirn  of  the  Native.  Dans  la  première,  l'auteur  nous  montre 
l'effet  des  bois  sur  leurs  propres  enfans,  en  qui  ils  insinuent  leur 
mystère,  leur  douceur  et  leur  beauté,  sur  les  étrangers  aussi, 
comme  Filzpiers  et  surtout  Felice  Charmond,  dont  ils  irritent  l'in- 
dividualisme mécontent  et  révolté.  Dans  le  Retour  au  Pays  nataly 
Eustacia,  exaspérée  contre  la  solitude  et  le  silence  d'Egdon 
Ilealh,  épouse  Clym  qui  revient  de  Paris  et  lui  apparaît  comme 
le  libérateur.  Mais  lui,  vrai  fils  de   la  bruyère,   est  repris  au 

(1)  The  Woodlanders,  ZLvni,  fin. 


THOMAS    HARDY.  .  195 

sortilège  de  cette  puissance  taciturne,  et  le  rêve  de  la  jeune 
femme  vient  s'abîmer  dans  cette  vision  de  son  mari  vêtu  en 
coupeur  d'ajoncs  et  confondu  avec  la  lande...  Et  ainsi  le 
naturalisme  même  de  M.  Hardy  nous  ouvre  la  même  tra- 
gique perspective  que  sa  vision  de  notre  vie  individuelle  et  de 
notre  vie  sociale  :  partout  l'idée  de  la  misère  des  cœurs,  de  la 
faiblesse  et  de  la  détresse  humaines,  l'ironie  de  la  vie  et  de  la 
destinée. 

IV 

Il  n'est  pas  étonnant  dès  lors  que  M.  Hardy  apparaisse  avant 
tout  comme  un  pessimiste.  Le  cœur  humain  est  en  lui-même 
merveilleusement  disposé  pour  la  souffrance;  il  souffre  encore 
par  la  société,  et  son  fragile  destin,  troublé  par  les  passions, 
étouffé  sous  les  contraintes,  n'est  finalement  qu'un  jouet  de  la 
puissante  Nature  :  il  s'y  abîme  ou  s'y  brise.  Vivre,  c'est  être  con- 
damné à  souffrir,  et  penser,  c'est,  hélas  !  découvrir  cette  loi.  «  Il 
avait  atteint,  —  nous  dit  M.  Hardy  d'un  de  ses  héros, —  ce  mo- 
ment de  la  vie  d'un  jeune  homme  où  l'horreur  de  la  condition 
humaine  en  général  devient  pour  la  première  fois  évidente  et 
où,  en  présence  de  ce  fait,  l'ambition  s'arrête  un  instant.  En 
France,  cette  crise  mène  souvent  au  suicide.  En  Angleterre, 
nous  faisons  mieux,  ou  pire,  selon  les  cas.  »  M.  Hardy  a  fait 
mieux  :  il  a  écrit  ses  romans. 

«  L'horreur  de  la  condition  humaine  »  s'y  révèle  dans  toute 
son  «  évidence.  »  Qu'il  en  faille  accuser  notre  cœur  ou  la  société 
ou  la  nature,  nous  l'avons  vue  se  manifester  dans  les  situations 
et  dans  les  caractères.  Elle  éclate  dans  le  tragique  des  dénoue- 
mens  ou  se  devine  dans  leur  tristesse.  Tous  les  romans  de 
M.  Hardy  finissent  mal.  Les  moins  sombres  nous  laissent  l'im- 
pression poignante  qu'il  faut  beaucoup  de  souffrance  pour  faire 
un  peu  de  bonheur,  Gabriel  Oak  épouse  Balhsheba,  mais  ils  ont 
passé  l'un  et  l'autre  par  bien  des  épreuves  et  ils  se  sont  rejoints 
par-dessus  des  tombes.  John,  le  trompette-major,  se  sacrifie  à 
son  frère  ;  il  cache  son  amour  si  profond  et  si  pur.  L'indécise 
Anne  Garland  épousera  le  marin  ;  elle  l'aimait  déjà  sans  en  être 
bien' sûre  et  lui  ne  savait  pas  qu'il  l'aimait  (l'aimait-il?).  Il  crut 
aimer  ailleurs  :  c'est  une  comédie,  n'est-ce  pas?  Mais  prenez 
garde  :  il  y  a  bien  de  la  mélancolie  dans  toute  l'histoire.  Qu'elle 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  chargée  de  pitié,  cette  fin  discrète  et  comme  elle  frémit  sous 
son  calme  apparent!  Jotin  va  partir  ;  il  vient  revoir  son  père,  et 
Bob  et  la  jeune  fille.  «  La  lumière  que  son  père  tenait  dans  la 
main  refléta  sa  clarté  vacillante  sur  le  visage  et  l'uniforme  de 
John  lorsqu'il  se  retourna  vers  la  scène  avec  un  dernier  sourire 
d'adieu,  le  dos  tourné  à  la  nuit  noire.  L'instant  d'après,  il  se 
plongea  dans  les  ténèbres,  le  bruit  cadencé  de  son  pas  régulier 
s'éteignit  sur  le  pont  quand  il  eut  rejoint  son  compagnons 
d'armes,  et  il  partit  pour  aller  souffler  dans  sa  trompette  jusqu'au 
moment  où  elle  devait  se  taire  à  jamais  sur  l'un  des  sanglans 
champs  de  bataille  de  l'Europe.  » 

De  tels  dénouemens  sont  heureux  auprès  de  ceux  qui  abîment 
dans  la  douleur  ou  dans  la  mort  la  faillite  des  destinées.  Quelle 
vision  désenchantée  de  la  vie  que  celle  des  Woodlanders^  du 
Retour  au  Pays  natal,  àe  Tess  d'Urbervilles  et  de  Jude  VObscurl 
Peut-être  ne  trouverait-on  rien,  dans  le  roman  contemporain, 
de  plus  pathétique,  de  plus  désespéré  que  l'agonie  de  Jude  et 
sa  disparition  de  la  scène  du  monde,  où  s'est  joué  son  long 
martyre.  Il  est  revenu  au  Christminster  de  ses  rêves  d'enfant, 
au  paradis  de  ses  chimères,  de  ses  ambitions  et  de  ses  efforts; 
mais  il  y  est  revenu  plus  pauvre,  plus  impuissant,  plus  déçu 
que  jamais.  Un  désastre  sans  nom  s'est  ajouté  aux  plus  dou- 
loureuses défaites  pour  achever  de  briser  son  courage.  Sue  l'a 
immolé  et  s'est  immolée  elle-même  à  ce  qu'elle  considère 
comme  son  nouveau  devoir,  et  qu'il  appelle  sa  folie:  elle  est 
retournée  au  mari  qu'elle  n'aime  pas  ;  Jude  est  revenu  avec 
Arabella  qu'il  méprise.  Le  chagrin,  la  maladie,  la  misère  l'ont 
terrassé.  Un  jour,  un  radieux  jour  d'été  et  de  fête,  le  jour  des 
régates  (Chrisminster,  ne  l'oublions  pas,  c'est  Oxford),  il  est  seul. 
Arabella  est  sortie  pendant  qu'il  sommeillait,  lasse  de  garder  ce 
moribond  qui  tarde  trop  à  mourir.  A  Oldgate  Collège,  le  concert 
est  commencé.  Les  notes  puissantes  de  ce  concert  arrivent  jus- 
qu'à Jude,  réveillé  par  sa  toux  et  qui  demande  à  boire.  Deux 
noms  se  mêlent  dans  son  délire  :  Sue,  Arabella.  Aux  deux  femmes 
il  ne  demande  plus  qu'une  chose:  un  peu  d'eau.  Mais  pas  une 
goutte  d'eau  ne  rafraîchit  sa  fiè\Te  et  les  notes  de  l'orgue  rou- 
laient toujours  leurs  ondes.  Alors  cet  agonisant  tragique  se  dit  à 
lui-même  les  dernières  prières  ;  il  récite  la  malédiction  de  Job: 
((  Périsse  le  jour  où  je  suis  né...  »  Cependant,  Arabella  par- 
court la  fête,   tentée  à  tous  les  plaisirs,  amusée  des   regards, 


THOMAS    HARDY,  197 

courtisée  et  coquette.  Deux  camarades  de  son  mari  veulent  l'en- 
traîner jusqu'à  la  rivière  : 

«  —  Venez  donc  ! 

«  —  Oh!  je  voudrais  bien  pouvoir!  (Elle  jetait  vers  le  bas  de 
la  rue  des  regards  d'envie.)  Attendez  une  minute,  alors:  le  temps 
de  monter  au  galop  et  de  voir  comment  il  va  maintenant.  Mon 
père  est  avec  lui,  je  pense.  Alors,  je  pourrai  mieux  venir.  « 

Ils  attendirent  et  elle  entra.  Les  locataires  du  rez-de-chaussée 
étaient  toujours  dehors.  En  arrivant  à  la  chambre,  elle  vit  que 
son  père  n'était  pas  venu.  «  Il  ne  pourrait  donc  pas  être  là! 
dit-elle  avec  impatience.  Il  veut  voir  les  bateaux,  lui  aussi,  tout 
simplement  !  »  Elle  regarda  vers  le  lit  et  son  visage  s'éclaira,  car 
elle  vit  que  Jude  semblait  dormir,  bien  qu'il  ne  fût  pas,  comme 
à  l'ordinaire,  dans  la  posture  à  demi  assise  que  nécessitait  sa 
toux.  Il  avait  glissé,  tout  de  son  long  :  un  second  regard  la  iit 
tressaillir,  et  elle  s'approcha  du  lit.  Le  visage  de  Jude  était 
absolument  pâle  et  devenait  peu  à  peu  rigide.  Elle  toucha  ses 
doigts  :  ils  étaient  froids,  bien  que  son  corps  fût  encore  chaud. 
Elle  écouta  à  sa  poitrine  :  rien  n'y  remuait  plus.  Le  battement 
de  près  de  trente  années  avait  cessé.  Elle  eut  d'abord  un  mouve- 
ment d'épouvante  devant  le  fait  accompli.  Mais  les  notes  affai- 
blies d'une  fanfare  vinrent  de  la  rivière  à  ses  oreilles,  et  d'un  ton 
irrité  elle  s'écria  :  «  Il  fallait  qu'il  mourût  juste  aujourd'hui  ! 
Pourquoi  est-il  mort  aujourd'hui?  »  Puis,  après  une  ou  deux 
minutes  de  réflexion,  elle  sortit  de  la  pièce,  referma  doucement 
la  porte  et  redescendit  l'escalier. 

Ainsi  se  séparaient  à  jamais  les  deux  destinées  disparates  que 
l'ironie  de  la  vie  avait  rapprochées  et  enchaînées.  Et  Sue,  pen- 
dant ce  temps,  gravissait  son  calvaire.  Deux  jours  plus  tard,  de- 
vant le  cercueil  de  Jude,  la  cynique  Arabella  pourra  dire  (ce 
sont  les  dernières  lignes  du  roman)  :  «  Elle  n  a  jamais  trouvé  la 
paix  depuis  qu'elle  est  sortie  de  ses  bras,  et  elle  ne  la  retrou- 
vera jamais,  qu'elle  ne  soit  comme  il  est  maintenant.  » 

Les  terribles  dénouemens  de  M.  Hardy  apparaissent  comme 
la  suite  naturelle  et  la  conclusion  de  toute  l'histoire  qui  s'y  ter- 
mine. L'humaine  destinée  plie  et  rompt  sous  la  loi  du  malheur. 
On  dirait  que  M.  Hardy  a  pris  à  tâche  de  nous  faire  haïr  et  re- 
douter la  vie.  Pour  ne  point  pâlir  d'avance  devant  les  tortures 
dont  elle  dispose,  il  faut  être  aveugle  ou  héroïque.  Elle  est  sans 
pitié.  Nous  le  voyons  bien,  aux  tableaux  qu'il  nous  en  trace,  et 


198  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  surcroît  il  nous  l'assure.  Ses  aphorismes,  aiguisés  par  l'iro- 
nie, enfoncent  le  désenchantement  dans  nos  âmes.  Mais  il  y  a 
quelque  chose  de  fortifiant  dans  cette  amertume,  un  tonique  dans 
ce  fiel.  Nous  sentons  grandir  en  nous  le  respect  et  la  pitié.  Nous 
devenons  plus  graves,  plus  indulgens,  plus  résignés.  Nous  aspi- 
rons à  la  sérénité  et  à  la  justice;  il  nous  sepable  que  nous  suppri- 
merions beaucoup  de  mal  si  nous  pouvions  devenir  un  peu  plus 
sages  et  rendre  la  société  un  peu  meilleure.  Une  œuvre  qui 
laisse  cette  impression  n'est  pas  destructrice.  M.  Hardy  n'a  pas  à 
dissimuler  son  pessimisme. 

Pessimiste,  il  le  serait  exclusivement  et  absolument  sans 
doute,  s'il  n'était  que  pensée.  Mais  il  plonge  dans  la  nature  par 
ses  sens  qu'elle  rassasie  de  joie.  Si  ses  idées  lui  ont  imposé  la 
conviction  que  c'est  un  mal  d'être  au  monde,  ses  sensations  lui 
ont  révélé  le  délice  d'être.  L'auteur  des  Wessex  Novels,  comme 
tant  d'autres  écrivains  anglais,  jouit  de  la  beauté  des  choses  et 
de  leur  contact.  Il  ne  renierait  point,  je  pense,  la  philosophie 
cachée  dans  ce  bout  de  dialogue  où  il  nous  semble  entendre 
l'écho  de  sa  propre  voix  : 

—  La  vie  est  douce,  frère. 

—  Croyez- vous? 

—  Sans  doute.  Fl  y  a  la  nuit  et  le  jour,  frère,  deux  douces 
choses  ;  le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles,  frère,  toutes  douces 
choses;  il  y  a  aussi  le  vent  sur  la  bruyère.  La  vie  est  très  douce, 
frère;  qui  souhaiterait  mourir? 

—  Je  souhaiterais  mourir 

—  ...  Souhaiter  mourir,  vraiment!  Un  romanichel  voudrait 
vivre  toujours  ! 

—  Même  malade.  Jasper? 

—  Il  y'a  le  soleil  et  les  étoiles,  frère. 

—  Et  même  aveugle.  Jasper? 

—  Il  y  a  le  vent  sur  la  bruyère,  frère  (1)... 

La  caresse  du  vent„  la  caresse  de  la  nature,  personne  ne  s'y 
est  livré  comme  M.  Thomas  Hardy.  Il  a  senti  par  elle  la  dou- 
leur de  vivre  se  changer  en  douceur.  Il  a  vu  cette  douceur 
rayonner  sur  les  existences  villageoises,  dont  elle  pénètre  les 
plaisirs  et  tempère  les  tristesses.  La  sensation  a  sa  poésie, 
comme  la  pensée,  et  parfois  une   joie  païenne  illumine  telles 

(1)  George  Borrow,  Lavengro,  ch.  XXV. 


THOMAS    HARDY.  199 

OU  telles  heures  des  plus  sombres  destinées.  Quand  Tess  marche 
vers  la  laiterie  de  Talbothays,  où  elle  est  engagée,  toute  sa  jeu- 
nesse s'éveille  dans  la  légèreté  de  l'air.  «  Ses  espérances  se 
mêlaient  aux  rayons  du  soleil,  tandis  qu'elle  s'avançait  en  bon- 
dissant contre  la  molle  brise  du  Sud.  Elle  entendait  de  douces 
voix  dans  tous  les  souffles  de  vent  et  tous  les  chants  d'oiseaux 
semblaient  cacher  une  joie.  »  Sa  joie  aussi  aspire  à  jaillir  dans 
un  chant.  Mais  les  ballades  qu'elle  connaît  la  laissent  insatisfaite. 
Alors  les  versets  de  son  psautier,  les  antiques  versets,  chargés  d'un 
sens  nouveau,  d'un  sens  que  ne  leur  avait  pas  donné  le  roi-pro- 
phète, reviennent  sur  ses  lèvres,  d'où  ils  s'envolent  comme  un 
péan  d'allégresse  : 

«  0  soleil  et  toi,  lune,  ô  étoiles,  verdure  qui  couvres  la  terre, 
oiseaux  du  ciel,  créatures  sauvages  et  animaux  domestiques, 
enfans  des  hommes  ! 

«  Bénissez  le  Seigneur,  louez-le  et  glorifiez-le  à  jamais  !  » 
Ce  plaisir  de  vivre  enveloppe  les  gens,  les  bêtes  et  les 
choses,  à  la  laiterie  du  fermier  Grick,  dans  le  doux  val  de  Black- 
moor.  Il  s'idéalise  dans  les  âmes  plus  raffinées  de  Tess  et  d'Angel 
Clare.  Il  s'abaisse  ailleurs  à  une  accommodante  jovialité  et  au 
ton  de  la  bonne  humeur  ;  il  se  mêle  au  «  sentiment  fataliste,  si 
fort  dans  ces  coins  isolés  des  campagnes,  »  et  nous  avons  ainsi 
la  psychologie  essentielle  des  rustiques  des  Wessex  Novels  ;  la 
famille  Chickerel  [The  Hand of  Ethelberta),  Poorgras,  MarkGlark, 
Jan  Coggan  et  les  Smallbury  [Far  from  the  Maddiîig  Crowd) 
Timothy  Fairway,  Grandfer  Gantle  et  Ghristian  Gantle  {The  Re- 
turn  of  the  Native).  Ils  étalent  plaisamment  leur  sagesse  où  il 
entre  de  l'inconscience  et  de  la  résignation.  Leur  exemple  semble 
signifier  que,  sans  passion  et  sans  pensée,  sans  réflexion  à  ce 
qui  devrait  être  ni  à  ce  qui  peut  arriver  et  en  acceptant  ce  qui 
est,  l'homme  mène  à  l'écart  ses  jours  tranquilles.  Appuyé  sur  ses 
habitudes,  il  avance  lentement,  gauchement,  ses  actions  rythmées 
aux  mêmes  gestes,  ses  idées  malhabiles  volontiers  accrochées  aux 
mômes  paroles.  M.  Hardy  sourit  à  cette  raideur  —  ou  sourit 
d'elle  peut-être.  C'est  là  le  secret  de  son  humour  qui  s'amuse  à 
des  scènes  pareilles  aux  images  un  peu  ridicules  à  la  fois  et  un 
peu  pitoyables  que  nous  renvoient  de  nous-mêmes  les  miroirs 
déformateurs.  De  la  bonhomie  à  la  niaiserie  le  passage  est  insen- 
sible. Le  peintre  des  rustiques  d'Anglebury,  de  Weatherbury  et 
d'Overcombe.  tantôt  s'attendrit  et  tantôt  raille,  laissant  percer 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  sens  de  la  vie  plus  large  qu'un  système  et  une  pointe  de 
comique  à  travers  la  tragédie. 


Mais  cette  tragédie  déroule  implacablement,  parmi  la  rictiesse 
et  la  variété  des  épisodes,,  son  action  douloureuse  et  poignante. 
L'art  du  romancier  est  d'abord  et  par-dessus  tout  Texpression  du 
tragique  de  la  vie.  Les  sujets  sont  choisis  de  manière  à  mani- 
fester la  lutte  des  personnages  contre  la  fatalité.  Les  destinées 
en  sont  l'enjeu,  et  il  y  a  dans  cette  conception  une  sorte  de  sim- 
plicité grandiose  qui  rappelle  le  théâtre  grec.  M.  Hardy  indique 
le  rapprochement  lui-même,  lorsqu'il  nous  signale  l'influence  de 
la  solitude  sur  ses  personnages.  «  Dans  ces  endroits  écartés, 
hors  des  portes  du  monde,  on  trouverait  d'ordinaire  plus  de 
méditation  que  d'action  et  plus  d'indifférence  que  de  méditation  » 
le  raisonnement  procède  d'étroites  prémisses  et  son  allure  est 
pour  une  large  part  Imaginative  ;  il  ne  s'y  joue  pas  moins  de 
temps  à  autre  des  drames  d'une  grandeur  et  d'une  unité  vraiment 
sophocléennes  qui  éclatent  dans  la  réalité  par  la  seule  vertu  des 
passions  concentrées  là  et  l'interdépendance  serrée  des  exis- 
tences. »  Nous  avons  fait  ressortir  ailleurs  la  violence  des  4é- 
nouemens  :  les  catastrophes  ne  sont  point  épargnées  pour  y  con- 
duire. Dans  Far  from  the  Madding  Crowd,  la  passion  fait  trois 
victimes  :  nous  voyons  le  martyre  de  Fanny  Robin,  l'assassinat 
du  sergent  Troy,  le  suicide  du  fermier  Boldwood.  The  Retum 
of  the  Native  nous  offre  la  mort  plus  douloureuse  encore,  plus 
poignante  de  Mrs  Yeobriglit  sur  la  bruyère  d'Egdon,  au  retour 
de  sa  visite  à  son  fils,  la  mort  d'Eustacia  et  de  Wildeve  dans  le 
torrent.  Felice  Charmond,  l'aventurière  des  Woodlanders,  est 
assassinée  par  un  ancien  amant  et  le  loyal,  l'héroïque  Winter- 
borne  meurt  de  son  sacrifice  à  Grâce  Melbury.  Tess,  la  «  femme 
pure,  »  après  avoir  tué  Alec  d'Urbervilles,  achève  sa  tragique 
carrière  au  gibet  de  la  prison  de  Wintoncester.  Faut-il  rappeler 
enfin  le  meurtre  des  enfans  de  Sue  par  le  fils  d'Arabella  qui  se 
tue  lui-môme  avec  ses  frères,  l'agonie  et  la  mort  de  Jude?  Pas 
un  de  ces  grands  romans,  les  chefs-d'œuvre  de  M.  Hardy, 
n'échappe  à  l'impitoyable  puissance  des  modernes  Erynnies. 
Nous  voyons  la  fatalité  installée  dans  les  fermes  du  "Wessex 
comme  jadis  aux  palais  d'Argos,  de  Mycènes  ou  de  Thèbes.  En 


THOMAS   HARDY.  201 

ce  spis  les  Wessex  Novels  sont  des  transpositions  réalistes  de  la 
tragédie  antique.  Ils  excèdent  par  là  même  notre  ordinaire 
faculté  de  sentir.  Ils  sont  trop  poignans  et  trop  sombres.  Cer- 
taines scènes  sont  trop  pénibles;  et  la  popularité  de  M.  Hardy 
a  sans  doute  quelque  peu  expié  le  défi  qu'il  jette  à  la  sen- 
sibilité des  lecteurs  et  que  beaucoup  ne  s'empressent  point  à  re- 
lever. 

Qu'importe,  dira-t-on,  si  son  art  y  gagne  en  intensité  et  en 
profondeur?  Ce  n'est  point  nous  qui  nous  aviserons  de  mécon- 
naître sa  puissance.  Mais  nous  sommes  bien  obligés  de  constater 
que  M.  Thomas  Hardy  verse  oii  il  penche  et  tombe  trop  souvent 
de  l'action  dans  l'intrigue,  du  drame  dans  le  mélodrame.  Il  y  a 
en  lui  de  ce  que  les  Anglais  appellent  «  a  novelist  of  sensation.  » 
Son  premier  roman,  Desperate  Remédies,  est  tissé  de  complica- 
tions et  de  péripéties,  à  la  manière  de  Wilkie  Collins.  Cette  dis- 
position s'est  modifiée,  sous  l'empire  de  plus  nobles  soucis  ;  mais 
elle  est  restée  comme  un  goût  fort  manifeste  encore  dans  les 
plus  belles  œuvres.  On  en  trouverait  un  exemple,  entre  beaucoup 
d'autres,  dans  le  Livre  I  du  Return  of  the  Native.  Les  person- 
nages y  sont  présentés  avec  un  parti  pris  de  mystère .  qui  finit 
par  devenir  irritant.  Plus  irritante  encore  l'obstination  de  l'auteur 
à  faire  sortir  presque  toujours  les  événemens  décisifs  d'un  con- 
cours de  circonstances  oii  se  montre  sa  main.'  Si  loin  qu'aille 
notre  complaisance,  elle  répugne  à  s'accommoder  d'arrangemens 
trop  factices.  Nous  en  voulons  à  M.  Hardy  d'user  ainsi,  manque 
de  mesure,  la  grande  idée  qui  soutient  toute  son  œuvre,  l'idée 
de  la  fatalité.  Eh!  oui,  sans  doute,  il  est  émouvant  de  nous  mon- 
trer la  vie  comme  une  force  mystérieuse  et  ironique  en  qui  se 
résument  toutes  les  énergies  de  résistance  à  notre  volonté  et  à 
nos  rêves  :  la  tyrannie  de  la  passion,  le  poids  des  contraintes 
sociales  et  cette  inconnue  que  n'élimineront  jamais  nos  prévi- 
sions et  que  nous  appelons  le  hasard.  Le  hasard  a  sa  part  dans  la 
fatalité  ;  mais  il  n'y  entre  pas  seul  et  surtout  il  n'y  entre  pas  tou- 
jours à  point  nommé.  M.  Hardy  le  rend  infaillible.  Il  en  fait  un 
magicien  astucieux,   moins    que    cela,    un   féroce    escamoteur. 
Voyez  plutôt.  Mrs  Yeobright  arrive  chez  le  fils  qu'un  mariage 
funeste  lui  a  enlevé  et  qu'elle  se  décide  à  revoir,  à  pardonner. 
Elle  l'a  vu   rentrer  dans   la  maison;  elle  frappe;  mais   Clym 
vient  justement  de  s'endormir  d'un  lourd  sommeil  et  Eustacia 
disparaît   après    avoir  montré   son   visage  derrière  une  vitre. 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mrs  Yeobright  frappe  un  second  coup  ;  Clym  dori  toujours  et  la 
jeune  femme  est  au  fond  du  jardin  avec  Wildeve.  La  pauvre 
mère  ne  doute  point,  elle  ne  peut  pas  douter  que  son  fils  ne 
refuse  de  la  recevoir  et  ne  lui  tienne  sa  porte  close.  Elle  repart 
donc  épuisée,  sans  repos  après  sa  longue  marche,  la  tête  brûlée 
de  soleil  et  surtout  le  cœur  brisé.  Elle  va  mourir  sur  la  bruyère, 
mourir  de  sa  fatigue  et  plus  encore  de  sa  douleur,  mourir  sans 
être  détrompée,  loin  de  l'enfant  toujours  tendre  qui  se  disait 
chaque  jour  :  «  Ah  !  si  mère  pouvait  venir!  si  elle  savait  comme 
je  l'attends  et  quelle  fête  serait  pour  moi  sa  venue!  »  Un  second 
désastre  suivra  celui-ci.  Lorsque  Clym  connaît  la  vérité,  il  ne 
peut  plus  vivre  avec  sa  femme.  Les  deux  époux  se  séparent.  Puis 
un  jour  vient  où  la  douleur  de  Clym,  moins  enfiévrée,  moins 
furieuse,  accueille  l'idée  de  réparer  quelque  peu  les  ruines 
effondrées  autour  d'elle,  de  relever  quelques  pierres  du  passé 
pour  abriter  les  jours  douloureux  que  la  destinée  lui  dispense 
et  sur  lesquels  la  vie  se  reprend  à  exercer  sa  force  réparatrice.  Il 
écrit  à  sa  femme  :  un  hasard  encore  fait  qu'Eustacia  ne  reçoit 
pas  cette  lettre  ! 

Et  trop  souvent  il  en  est  ainsi;  il  y  a  trop  d'arrangement  des 
circonstances,  et  toujours  en  vue  de  faire  tourner  tout  au  pire, 
de  frapper  sans  trêve,  d'abattre,  d'anéantir  les  victimes  de  la  fata- 
lité... Sur  la  même  pente,  le  drame  glisse  au  mélodrame.  Certes, 
celui-ci  est  de  qualité  supérieure;  on  y  retrouve,  ou  l'on  y  de- 
vine, la  main  d'un  maître.  Il  n'en  garde  pas  moins  son  défaut, 
qui  est  de  forcer  l'émotion,  de  viser  à  l'efïet,  de  nous  émouvoir 
en  faisant  violence  à  notre  faculté  de  sentir.  La  mort  des  en  fans 
de  Jude,  Bathsheba  ouvrant  le  cercueil  de  Fanny,  Eustacia  et 
Wildeve  noyés  dans  le  torrent,  toutes  ces  scènes  sont  impres- 
sionnantes, il  est  vrai;  mais  nlles  sont  théâtrales,  il  y  éclate  un 
goût  excessif  de  l'effet,  de  l'apparat  et  du  décor.  Lorsque  Angel 
Glare,  le  soir  de  son  mariage,  apprend  la  «  faute  »  de  Tess,  elle 
devient  pour  lui  une  autre  femme  :  celle  qu'il  a  aimée  et  épousée 
n'est  plus.  Il  sort  et  laisse  Tess  seule  dans  la  chambre.  Trois 
jours  passent  ainsi.  Angel  prend  le  parti  de  s'en  aller  au  loin 
et  la  dernière  nuit  descend  sur  sa  misère.  L'idée  de  la  séparation, 
l'idée  que  Tess  est  pour  lui  comme  si  elle  n'était  plus,  qu'elle  est 
morte  et  que  c'en  est  fait  de  son  amour,  va  prendre  corps  sous 
nos  yeux  dans  une  scène  de  somnambulisme.  Angel  emporte  sa 
femme  à  travers  la  nuit,  jusqu'à  l'église  en  ruines  de  la  vieille 


THOMAS   HARDY.  203 

abbaye.  Il  la  dépose  avec  précaution  dans  un  sarcophage  vide, 
s'étend  par  terre  à  côté  d'elle  et  tombe  dans  un  sommeil  pro- 
fond. «  Tess  s'assit  dans  le  cercueil.  La  nuit,  bien  que  sèche  et 
douce  pour  la  saison,  était  encore  trop  froide  pour  qu'il  n'y  eût 
pas  danger  à  ce  qu'Angel  restât  longtemps  à  demi  vêtu  comme 
il  l'était...  Il  fallait  agir,  car  elle  commençait  à  frissonner  sous  le 
mince  drap  qui  la  couvrait...  Soudain,  il  lui  vint  à  l'esprit  d'em- 
ployer la  persuasion  et  elle  lui  murmura  à  l'oreille  avec  autant 
de  fermeté  et  de  décision  qu'elle  put  :  «  Remettons-nous  en 
marche,  chéri;  »  et,  pour  le  déterminer,  elle  le  prit  par  le  bras. 
A  son  grand  soulagement,  il  consentit  sans  résistance;  ces  paroles 
l'avaient  probablement  rejeté  dans  son  rêve  qui,  dès  lors,  parut 
entrer  dans  une  nouvelle  phase  où  il  crut  voir  l'esprit  de  Tess  le 
conduisant  au  ciel.  Le  tenant  par  le  bras,  elle  le  mena  ainsi 
jusqu'au  pont  de  pierre  en  face  de  leurs  demeures,  et  ils  traver- 
sèrent pour  se  trouver  à  la  porte  du  manoir  (1).  » 

Ce  goût  mélodramatique  de  M.  Hardy  l'amène  à  abuser  des 
effets  de  nuit  et  à  déployer,  autour  de  certains  épisodes,  un 
grandiose  d'opéra  :  l'arrestation  de  Tess  parmi  les  monumens 
druidiques  de  Stonehenge  (2),  l'exercice  au  sabre,  dans  la 
prairie,  près  des  ruches  d'abeilles  (3).  Encore  ces  deux  scènes 
ont-elles  un  sens  qui,  les  rattachant  étroitement  au  sujet,  les 
explique  et  les  justifie.  Tess  a  quelque  chose  de  païen  qui  l'har- 
monise au  milieu  où  vient  s'achever  sa  destinée,  et  quant  au 
symbolisme  du  jeu  brillant  et  dangereux  dont  le  fringant  cava- 
lier circonvient,  éblouit,  menace,  enchante  et  grise  une  jolie 
fille,  il  est  assez  clair  pour  que  nous  n'ayons  pas  besoin  de  le 
commenter.  A  peine  peut-on  estimer  que  tant  de  virtuosité  laisse 
trop  voir  l'artiste.  Mais  tous  les  spectacles  que  se  plaît  à  nous 
donner  M.  Hardy  ne  se  rattachent  pas  ainsi  à  l'ensemble  de 
l'œuvre.  Il  lui  suffit  qu'ils  s'en  détachent  avec  un  saisissant  re- 
lief. N'est-ce  pas  le  cas.  de  l'extraordinaire  partie  de  dés  sur  la 
bruyère,  entre  Wildeve  et  Diggory  Venn  (4),  à  la  clarté  des  vers 
jluisans,  devant  r.n  cercle  de  chevaux  sauvages? 

Tous  ces  morceaux  trahissent  l'auteur.  11  pourrait  du  moins 
répondre  qu'il  ne  les  renie  pas  et  qu'ils  lui  font  assez  d'honneur 

(!)  Tess  of  the  d'Urberv'lles,  xxivn. 

(2)  Ibid.,  LVi. 

(3)  Far  from  the  Madding  Croicd,  xxi. 

(4j  The  Return  of  the  Native,  iiv.  111,  ch.  vm. 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cela  est  vrai.  Peu  de  romanciers  contemporains,  —  je  ne  dis 
pas  seulement  en  Angleterre,  —  laisseraient  tomber,  si  l'on  ré- 
duisait leur  récit  à  l'essentiel,  de  pareilles  coupures.  Mais  il  est 
toujours  hasardeux  que  l'auteur  se  montre  et  l'intervention  de 
M.  Hardy  est  souvent  plus  directe  et  moins  heureuse.  Nous  ne 
lui  reprocherons  point,  encore  que  l'impersonnalité  soit  la  grande 
loi  de  l'art,  de  laisser  percer  ses  sentimens  :  il  môle  ainsi  à  l'in- 
spiration objective  du  romancier  un  élément  de  lyrisme  et  de 
poésie  qui  n'est  pas  sans  charme.  Le  défaut  commence  quand 
l'auteur  s'arrête  pour  attirer  notre  attention  sur  ce  qu'il  va 
faire,  sur  ce  qu'il  va  dire,  nous  en  signaler  la  difficulté  ou  la 
portée,  avec  des  gloses  de  scoliaste,  des  sentences  de  philosophe 
ou  des  réflexions  de  sociologue,  dans  quel  style,  grands  dieux! 
Le  joli  portrait  de  Grâce  Melbury  est  précédé  de  ces  lignes  : 
«  Du  point  de  vue  le  plus  élevé,  décrire  avec  précision  un  être 
humain,  le  foyer  d'un  univers, quelle  tentative  impossible!  Mais, 
transcendantalisme  à  part,  il  n'y  eut  probablement  jamais  créature 
vivante  qui  fût  en  soi,  plus  complètement  que  celle-ci,  une 
reductio  ad  absiirdum  des  essais  pour  faire  connaître  une  femme, 
même  extérieurement,  par  les  détails  de  la  face  et  de  la  figure.  » 
Un  romancier  français  n'a  pas  besoin  du  talent  de  M.  Hardy 
pour  se  garder  d'un  aussi  abominable  galimatias.  H  abonde,  je 
le  sais,  dans  la  prose  anglaise  où  trop  souvent  une  pensée  mal 
débrouillée  s'exprime  n'importe  comment.  C'est  encore  un  trait 
caractéristique  du  goût  anglais  que  cette  indifférence  aux  dis- 
parates de  ton  et  de  style  dues  à  l'intrusion  d'un  langage  tech 
nique  dans  l'œuvre  littéraire  :  il  y  a  des  termes  de  philosophie, 
de  théologie  et  de  science,  des  expressions  latines  aux  endroits 
où  on  les  attend  le  moins,  tout  un  attirail  inutile  et  fâcheux  dont 
l'auteur,  loin  d'en  paraître  gêné,  semble  plutôt  faire  cas.  Et  nous 
ne  signalerions  point  ces  défauts,  communs  à  presque  tous  les 
écrivains  anglais,  s'ils  ne  ressortaient  d'autant  plus  ici  parmi 
d'incomparables  beautés. 

M.  Hardy  est  un  merveilleux  réaliste,  sans  aucune  ressem- 
blance, par  conséquent,  avec  l'école  qui,  chez  nous,  a  accaparé 
et  à  peu  près  déshonoré  le  mot.  Dans  une  littérature  où  ce 
genre  a  donné  des  chefs-d'œuvre,  il  égale  les  plus  grands  et, 
ici  ou  là,  les  surpasse  peut-être.  Cette  solide  prise  de  la  vie, 
comme  disent  les  Anglais,  gra^p  of  life^  cette  sûreté  de  vision, 
cette  vigueur  et  cette  finesse  de  touche,  ce  magique  pouvoir  enfin 


THOMAS    HARDY.  205 

de  nous  restituer  le  réel,  que  nous  admirons  chez  un  Flaubert,  un 
Daudet,  un  Maupassant,  nul  n'en  offre  de  plus  beaux  exemples, 
au  pays  même  de  Dickens,  de  Thackeray,  des  Brontë  et  de  George 
Eliot.  Nous  n'avons  point  l'impression  d'avoir  lu  des  livres,  mais 
d'avoir  passé  des  jours  dans  ce  pays,  des  jours  qui  nous  laisse- 
ront un  éternel  souvenir. 

C'est  que  le  réalisme  de  M.  Hardy  ne  s'arrête  pas  aux  amuse- 
mens  du  trompe-l'œil,  aux  dextérités  des  peintres  de  nature 
morte  ou  des  tableaux  de  genre.  On  l'a  parfois  comparé  aux 
maîtres  hollandais.  Ce  serait  déjà  plus  juste.  Lui-même  a  mis 
en  sous-titre  d'un  de  ses  premiers  romans,  Unde.r  the  Greenwood 
Tree,  «  scènes  rustiques  à  la  manière  de  l'école  hollandaise.  » 
Mais  la  minutie  exacte,  la  perfection  patiente  et  véridique,  l'in- 
tensité du  détail  ne  sont  que  des  coins  dans  son  œuvre,  ne  re- 
présentent qu'un  des  aspects  de  son  talent.  La  manière, sans  être 
moins  fidèle,  en  est  ordinairement  plus  large.  On  penserait  plutôt 
aux  belles  pages  de  Tolstoï  et  de  Dostoïewsky.  Car  ce  qui  fait 
peut-être  la  puissance  de  cet  art,  c'est  son  humanité.  Il  est  tout 
pénétré  de  sympathie.  M.  Hardy  n'observe  pas  ses  personnages 
du  dehors,  tour  à  tour  bienveillant  ou  dédaigneux.  Non;  il  vit  leur 
vie,  entre  dans  leurs  pensées,  leurs  sentimens  et  leurs  faiblesses. 
H  ne  les  observe  pas  :  il  les  voit;  il  ne  les  juge  pas  :  il  les  com- 
prend. La  sympathie  mène  à  l'intelligence.  Elle  mène  aussi  à 
la  pitié  :  on  ne  condamne  pas  ceux  qu'on  aime.  Et  qu'on  les 
admire  ou  qu'on  les  plaigne,  eu  les  voyant  dans  leur  vérité,  on 
les  voit  et  on  les  montre  dans  leur  beauté,  car  si  le  réel  peut 
être  vulgaire,  la  vérité  est  toujours  poésie.  H  y  a  de  la  poésie 
dans  la  jeunesse  et  la  beauté  d'Elfride,  de  Bathsheba,  de  Grâce 
Melbury,  de  Tess;  dans  la  sérénité  robuste  de  Gabriel  Oak,  dans 
le  dévouement  mystérieux  et  souvent  invisible  de  Diggory  Venn, 
dans  la  souffrance  de  Winterborne,  dans  la  mortelle  passion  de 
Boldwood,  dans  la  frivolité  conquérante  de  Troy,  dans  la  révolte 
d'Eustacia,  dans  les  chimères  de  Jude  et  les  caprices  de  Sue.  On 
ne  trouverait  pas  une  caricature  dans  les  romans  de  M.Hardy; 
il  ne  hait  pas  un  de  ses  personnages  ;  il  ne  trahit  jamais  ni  in- 
compréhension, ni  colère.  Voyez,  dans  Tess  d'Urbervilles,  ce 
ménage  de  pasteur,  le  père  et  la  mère  d'Angel,  si  honnêtes,  si 
droits,  si  purs.  Quel  thème  à  tirades  faciles  que  leur  étroitesse 
d'esprit!  Et  n'était-il  pas  tout  simple  d'expliquer  par  leur  in- 
fluence la  conduite  du  fils  qui,  «  avec  toutes  ses  tentatives  d'in- 


206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dépendance,  était  encore  l'esclave  de  la  coutume  et  des  conven- 
tions, quand  il  se  laissait  reprendre  à  l'improviste  par  ses  vieux 
préjugés.  »  M.  Hardy  les  a  vus  avec  des  yeux  plus  lucides,  plus 
clairvoyans  sans  doute,  et  il  a  su  lire  dans  leur  faiblesse  le  secret 
de  leur  grandeur  et  de  leur  beauté  :  «  Aucun  d'eux  n'avait  une 
juste  conception  des  forces  complexes  qui  étaient  à  l'œuvre 
hors  du  courant  doux  et  paisible  sur  lequel  il  flottait...  » 

Cette  poésie,*  éparse  dans  l'ombre  des  destinées  tranquilles, 
dans  l'éclair  et  les  ténèbres  des  destinées  orageuses,  idéalise  cer- 
taines figures  jusqu'au  symbole.  Elle  humanise  les  paysages  et 
les  choses  même  et,  en  leur  donnant  une  âme,  en  fait  des  êtres 
vivans,  des  personnages  qu'on  pourrait  assez  justement  comparer 
au  chœur  du  drame  antique  :  la  bruyère  d'Egdon,  cette  «  face  sur 
laquelle  le  temps  ne  laisse  guère  d'empreinte,  »  les  bois  des 
Woodlanders,  le  château  dans  A  Laodicean.  Une  telle  force  de  péné- 
tration au  cœur  même  des  choses,  ce  magique  pouvoir  de  nous 
les  restituer  avec  tout  leur  sens  concourent  à  faire  de  M.  Hardy 
un  incomparable  peintre  de  la  nature.  On  lui  chercherait  en 
vain  dans  la  prose  anglaise  un  égal.  Seule,  la  vision  radieuse  et 
précise  d'un  Tennyson,  cette  intuition  qui  fait  saisir  en  même 
temps  la  beauté  des  choses  et  leur  caractère,  pourraient  annoncer 
la  manière  des  Wessex  Novels  et  en  être  rapprochées.  Dans  les 
deux  cas,  il  y  a  la  même  union  du  sujet  et  des  paysages  :  ceux-ci 
ne  s'en  peuvent  détacher;  ils  font  corps  avec  lui  et  il  est  vrai- 
ment leur  âme.  Mais  il  ne  faudrait  point  forcer  le  parallèle. 
M.  Hardy  est  trop  profondément  original  pour  qu'on  puisse 
caractériser  ses  descriptions  par  des  analogies.  On  en  donnerait 
!  mieux  l'idée  en  disant  qu'il  connaît  la  nature  comme  un  paysan, 
la  voit  comme  un  artiste,  la  traduit  comme  un  poète.  Pas  un 
détail  de  la  vie  des  saisons,  pas  une  heure  du  jour  qui  n'ait  trouvé 
en  lui  un  interprète  et  où  il  n'ait  môle  1  ame  de  ses  héros.  Son 
oreille  n'est  pas  moins  attentive  que  ses  yeux  ni  moins  subtile. 
Aussi  nettement  qu'il  a  vu  l'averse,  il  entend  le  vent  sur  la 
fougère. 

Les  descriptions  de  M.  Hardy  suffiraient  à  attester  la  venu 
de  son  style.  S'il  en  partago  les  défauts  avec  ses  compatriotes, 
les  beautés  en  sont  bien  à  lui.  M.  Hardy  n'est  pas  proprement 
un  styliste.  La  qualité  de  l'expression  n'a  point  à  ses  yeux  une 
valeur  absolue,  il  n'a  pas  le  culte  de  1'  «  écriture.  »  C'est  pour- 
quoi '1  peut  être  un  grand  écrivain.  11  l'est,  sauf  par  intervalles, 


THOMAS    HARDY.  207 

et  à  la  seule  condition  de  s'abandonner  à  l'intensité  de  ses  sensa- 
tions et  d'une  puissance  imaginative  qui  en  tire  ses  meilleures  ri- 
chesses. Il  le  serait  toujours,  s'il  se  contentait  d'écrire  comme  un 
conteur  et  coriime  un  poète.  Nous  en  trouvons  la  preuve  dans  ses 
courtes  nouvelles,  d'une  perfection  admirable  (1),  et  dans  les  meil- 
leurs passages  de  ses  romans,  ceux  où  il  nous  révèle  le  tragique  de 
la  vie,  la  beauté  de  la  nature,  ceux  surtout  où  les  deux  éiémens 
se  pénètrent  et  se  confondent.  Car  l'homme  et  le  monde  ont 
rassemblé  leurs  richesses,  sons  les  yeux  du  romancier,  dans  les 
limites  d'une  contrée  familière  où  il  est  né,  où  il  a  vécu, 
observé,  rêvé.  Il  en  connaît  le  passé  aussi  bien  que  le  présent;  | 
il  utilise  le  travail  des  siècles  qui  ont  façonné  les  physionomies 
et  les  âmes  et  mêlé  leurs  souvenirs  aux  décors  des  paysages,  j 
Son  œuvre  emprunte  à  cette  communion  avec  le  réel  une  préci- 
sion, une  intensité,  une  profondeur  qui  lui  donnent  la  vérité 
d'un  document  et  la  poésie  d'une  création  de  l'art.  Elle  ajoute  à 
la  force  qu'elle  reçoit  du  génie  de  lauteur  celle  que  ses  racines 
puisent  dans  le  sol.  Toute  la  vie  d'un  coin  de  terre  s'y  absorbe 
et  s'y  concentre  comme  dans  un  miroir  qui  nous  en  rend  les 
aspects  particuliers  et  le  sens  universel.  Et  c'est  pourquoi  il 
ne  nous  semble  pas  téméraire  d'avancer  que  les  «  Romans  du 
Wessex,  »  à  la  fois  si  pittoresques  et  si  humains,  si  poignans  et 
si  vrais,  assurent  à  M.  Thomas  Hardy  une  place  qui  ne  saurait  lui 
être  disputée  par  aucun  des  romanciers  de  son  pays. 

FiRMiN  Roz. 

(1)  Voyez  notamment  :  The  Three  Strangers  et  The  Distracted  Preacher  dans 
les  «  Wessex  Taies  »  et  tout  le  volume  intitulé  :  Life's  Little  Ironies. 


STyiTUE  SONORE  DE  MEMNON 


Les  pharaons  des  dynasties  primitives  faisaient  élever,  en 
avant  de  la  pyramide,  destinée  à  leur  servir  de  tombeau,  une 
chapelle  où  on  leur  rendait  un  culte  après  la  mort. 

Plus  tard,  sous  le  Nouvel-Empire  thébain,  ces  cénotaphes 
prirent  une  importance  considérable  et  devinrent  des  temples 
somptueux  sur  les  parois  desquels  les  souverains  firent  sculpter 
et  peindre  les  fastes  de  leur  régne. 

Les  édifices  de  ce  genre  dont  on  voit  encore  les  ruines  sur  la 
rive  gauche  du  Nil  sont,  par  ordre  chronologique  :  le  temple  de 
la  reine  Hatasou  (1),  à  Deïr-el-Bahari;  celui  de  Seti  l®'  (2),  à 
Gournah  ;  le  Ilamesséum  dont  les  parois  nous  racontent  les 
exploits  de  Séfiostris  (3),  et  enfin  le  temple  de  Ramsès  III  (4),  à 
Médinet-Abou.  Entre  ce  dernier  et  le  Ramesséum,  à  peu  près  à 
égale  distance  de  chacun,  une  tranchée  a  été  pratiquée  dans  les 
premiers  contreforts  de  la  chaîne  libyque,  et  de  là,  jusque  fort 
avant  dans  la  plaine,  le  sol  est  jonché  de  nombreux  vestiges  : 
stèles,  bas-reliefs,  tambours  de  colonnes,  etc.,  provenant  de 
TAménophium,  cénotaphe  que  le  roi  Amenhotep  III  (5)  fit 
élever  en  son  honneur.  De  ce  temple,  aujourd'hui  disparu,  il 
nest  resté  debout  que  les  deux  statues  colossales  qu'on  voit,  de 
nos  jours  encore,  dans  la  campagne  thébaine  et  dont  celle  du 

(1)  XVIII*  <lynastie, 

(2)  XIX'  dynastie. 

(3)  Ramsfs  II,  XIX»  dynastie. 

(4)  XX'  dynastie. 

(5)  L'Aménophis  des  Grecs,  pharaon  de  la  XVIU*  dynastie. 


LA  STATUE  SONORE  DE  MEMNON.  209 

nord  est  connue  sous  le  nom  de  colosse  de  Memnon,  Par  suite 
de  la  propriété  qu'elle  possédait  jadis  de  faire  entendre  un  son, 
dès  qu'apparaissaient  les  premiers  rayons  du  soleil,  cette  statue 
acquit  une  grande  célébrité.  Depuis  Néron  jusqu'à  Septime 
Sévère,  c'est-à-dire  pendant  une  période  d'environ  cent  cin- 
quante ans,  elle  vit  accourir,  de  tous  les  points  du  monde  ro- 
main, des  milliers  de  voyageurs  pour  entendre  sa  voix  mélo- 
dieuse, que  l'on  croyait  d'origine  divine.  La  restauration  du 
colosse  ayant  mis  fin  à  sa  vibration,  l'enthousiasme  se  calma  peu 
à  peu  et  un  oubli  de  quatorze  siècles  succéda  à  la  plus  retentis- 
sante renommée. 

Ce  fut  seulement  à  l'époque  de  la  Renaissance,  que  la  statue 
merveilleuse  attira,  à  nouveau,  l'attention  des  savans.  Scaliger, 
Marsham,  Van  Dale  et  plusieurs  autres  en  parlèrent  dans  leurs 
écrits;  mais,  faute  de  documens  et  ignorant  qu'elle  existait  encore 
sur  les  bords  du  Nil,  ils  se  bornèrent  à  répéter  les  antiques 
récits.  Périzonius  imitn  ses  devanciers  et,  sans  tenir  compte  des 
listes  de  Manéthon,  il  considéra  le  nom  d'Amenhotep  comme  un 
symbole  et  mit  en  doute  l'existence  de  ce  pharaon,  parce  qu'il 
n'était  pas  mentionné  dans  le  catalogue  des  rois  thébains,  dressé 
par  Eratosthène. 

Pendant  son  voyage  en  Orient,  Pococke  releva  le  dessin  des 
deux  colosses  dont  l'un,  celui  du  nord,  a  les  jambes  couvertes 
d'inscriptions.  Leur  déchiffrement  démontra  qu'elles  se  rappor- 
taient à  la  fameuse  statue  sonore  et  confirma  le  témoignage  des 
anciens  voyageurs  sur  la  réalité  de  la  voix  memnonienne,  sans 
toutefois  en  expliquer  la  cause.  D'autres  inscriptions  rapportées 
par  Norden  complétèrent  les  premières. 

Mettant  à  profit  ces  nouveaux  élémens,  Jablonski  (1)  fit,  sur 
le  même  sujet,  un  travail  d'ensemble  d'une  grande  érudition, 
mais  dépourvu  de  critique  et  embrouillé  par  des  étymologies 
plutôt  fantaisistes.  Après  lui,  d'autres  érudits  voulurent,  à  leur 
tour,  expliquer  ce  qu'était  exactement  cette  statue  dans  laquelle 
Bruce  avait  reconnu  un  niloraètre.  Dupuis  (2)  la  considérait 
comme  une  représentation  du  Jour,  alors  que  Langlès  en  faisait 
l'emblème  du  soleil  équinoxial.  Certains  y  voyaient  un  sym- 
bole flottant  entre  le  jour  et  la  nuit;  un  cycle  annuel  de  can- 
tiques quotidiens,  l'harmonie  retentissante  des  sphères,  etc.  Un 

(1)  De  Memnone  Graecorum  et  Mgyptiorum,  Francfort,  1753. 

(2)  Dupuis,  Origine  de  tous  les  cultes,  t.  I,  p.  33. 

TOME  XXXIV.  —  1906.  i4 


210  REVl'E  DES  DEUX  MONDES. 

autre,  croyant  que  les  Égyptiens  s'en  servaient  comme  de  gno- 
mon pour  indiquer  les  saisons  au  moyen  de  l'ombre,  détermina, 
par  un  calcul  trigonométrique,  la  longueur  de  celte  ombre  à 
l'heure  de  midi,  à  l'époque  des  équinoxes  et  des  solstices.  La  plu- 
part, mettant  en  doute  sa  propriété  sonore,  l'attribuaient  à  la 
supercherie  et  s'évertuèrent  à  décrire  le  mécanisme  qui  servait 
à  produire  la  voix  miraculeuse. 

Dans  sa  Dissertation  sur  la  statue  vocale  de  Memnon,  Le- 
tronne,  il  y  a  environ  trois  quarts  de  siècle,  fit  justice  de  ces 
opinions  erronées.  Non  seulement  il  réfuta  les  argumens  de 
Langlès  et  des  auteurs  qui  avaient  écrit  sur  le  même  sujet,  déter- 
mina l'époque  exacte  à  laquelle  la  statue  cessa  de  ^o  faire  en- 
tendre, mais,  grâce  à  une  savante  reconstitution  des  inscriptions, 
à  une  étude  critique  de  chacune  d'elles,  il  put  aussi  en  fixer  la 
date  et  donner,  en  quelque  sorte,  le  caractère  des  personnes  qui 
les  avaient  gravées.  N'ayant  rien  à  reprendre  à  ces  apprécia- 
tions judicieuses,  nous  n'y  avons  rien  changé.  En  revanche,  en 
dépit  des  inscriptions  qui  accusent  Cambyse  de  la  mutilation  du 
colosse  du  nord,  Letronne  l'attribua  à  un  tremblement  de  terre. 
Sans  vérifier  l'affirmation  de  l'éminent  archéologue,  on  a  ac- 
cepté ses  conclusions  qu'il  est  difficile  d'admettre  quand  on  a  vu 
le  monument.  Durant  un  long  séjour  en  Thébaïde,  voulant,  une 
fois  pour  toutes,  en  avoir  le  cœur  net,  j'ai,  le  mètre  et  le  crayon 
à  la  main,  examiné  avec  le  plus  grand  soin  les  deux  colosses, 
celui  du  nord  surtout.  Le  résultat  de  ces  observations  et  les  pro- 
grès qu'a  faits  l'égyptologie  depuis  une  cinquantaine  d'années, 
m'ont  convaincu  qu'il  ne  serait  pas  sans  intérêt  de  reprendre,  à 
nouveau,  cette  question,  et  c'est  ce  travail  que  je  viens  aujour- 
d'hui présenter  au  lecteur. 

I 

Comme  tous  les  temples  pharaoniques,  l'Aménophium  était 
précédé  de  deux  grands  pylônes  encadrant  une  porte  monunien- 
lale  par  laquelle  on  accédait  à  l'intérieur  do  l'édifice.  C'est  à 
droite  et  à  gauche  de  cette  entrée  triomphale  (1)  que  s'élevaient 
les  deux  colosses.  Images  du  pharaon  Amenhotep  III,  ces  statues 

(1)  Suivant  Pline,  Flist.  nat.,  XI,  4,  la  statue  de  Memnon  était  placée  dans  le 
temple  de  Sérapis;  affirmilion  inexacte,  car  le  culte  de  cette  divinité  ne  fut  intro- 


LA    STATUE    SONORE    DE    MEMNON.  211 

formaient,  probablement,  le  point  de  départ  d'un  chemin  royal, 
bordé  de  sphinx  et  conduisant  au  Nil  en  face  du  temple  de 
Louqsor.  Chacune  d'elles,  haute  de  15", 60,  taillée  dans  un  blov 
monolithe  d'une  roche  diaprée  de  gris,  d'ocre  jaune  brillant 
comme  l'or  et  de  rouge  foncé  (1),  pèse  environ  800  000  kilo- 
grammes et  repose  sur  un  immense  piédestal  formé  également 
d'un  seul  bloc  de  la  même  matière.  L'aspect  de  ces  colosses  a 
quelque  chose  d'imposant,  et  l'esprit  un  peu  déconcerté  cherche 
à  se  rendre  compte  par  quels  moyens,  seize  siècles  avant  notre 
ère,  à  une  époque  où  les  arts  mécaniques  étaient  encore  dans 
l'enfance,  on  a  pu  transporter  et  mettre  en  place  des  matériaux 
aussi  considérables. 

De  pareilles  masses  ne  sont  point  d'un  maniement  facile; 
leur  transport  offrant  de  grandes  difficultés,  les  Égyptiens  ne 
se  décidaient  à  Les  mettre  en  mouvement  qu'après  les  avoir 
rendues  le  moins  lourdes  possible  et  réduites  à  leur  plus  simple 
expression,  comme  poids  et  comme  volume.  Aucun  de  ces  mo- 
nolithes n'était  donc  sculpté  à  sa  place  définitive,  mais  taillé, 
fini,  parachevé  sur  carrière;  et  ce  n'est  qu'une  fois  le  travail  de 
sculpture  terminé_,  alors  qu'il  ne  restait  plus  le  nioindre  morceau 
de  pierre  à  enlever,  qu'on  amenait  le  colosse  à  destination.  Pour 
cela,  on  le  plaçait  d'abord  sur  des  madriers  graissés;  puis,  au 
moyen  de  câbles,  il  était,  à  force  de  bras,  traîné  par  un  grand 
nombre  d'individus  disposés  sur  plusieurs  rangs. 

Sous  la  XIl"  dynastie,  le  transport  d'un  colosse  parais- 
sait une  œuvre  si  extraordinaire,  qu'un  nommé  Kaï,  nomarque 
de  l'Heptanomide,  ayant  dirigé  une  semblable  entreprise,  voulut 
en  perpétuer  le  souvenir  jusqu'à  la  postérité  la  plus  lointaine  et 
fit  reproduire  cette  scène  sur  l'une  des  parois  de  son  tombeau  (2) 
où  elle  est  accompagnée  d'une  inscription  expliquant  les  divers 
épisodes  de  ce  genre  de  travail.  * 

«  Le  chemin  par  où  devait  passer  cette  statue,  dit  le  texte, 
était  impraticable  par  suite  de  la  quantité  d'hommes  qu'exi- 
geait la  traction  de  ce  monolithe  d'un  volume  énorme.  Pour 
mettre  la  voie  en  état,  j'envoyai  des  compagnies  de  jeunes 
recrues,  accompagnées  d'ouvriers  de  toute  sorte  que  dirigeaient 
leurs  maîtres,  avec  mission  de  transporter  cette  statue. 

(1)  II  est  reconnu  que  cette  pierre  est  une  brèche  agatifère. 

(2)  11  est  situé  dans  les  grottes  de  Berscheh,  au  sud-est  d'Antinoé,  non  loin  de 
Rhodah. 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Durant  Topération,  tout  le  monde  fit  preuve  de  beaucoup 
d'ardeur,  les  vieillards  s'appuyaient  sur  les  jeunes  gens,  et  les 
plus  robustes  soutenaient  ceux  dont  les  forces  faiblissaient;  de 
sorte  que  leurs  bras  devenant  puissans,  un  seul  faisait  l'effort 
de  mille.  Bientôt  on  vit  cette  statue,  à  socle  carré,  sortir  majes- 
tueusement de  la  montagne;  j'avais  auprès  de  moi  mes  enfans 
bien  parés,  mes  concitoyens  vantaient  mes  actions,  poussaient 
des  cris  d'allégresse,  et  mon  cœur  se  dilatait,  car  ce  spectacle 
était  grandiose  et  beau  à  voir. 

«  Des  barques  de  transport,  équipées  et  remplies  de  ri- 
chesses, évacuèrent  ensuite  mes  recrues,  tandis  que  les  corpora- 
tions de  rameurs  emportaient  la  statue.  Tous  prononçaient  des 
paroles  flatteuses  pour  ma  personne,  à  propos  des  récompenses 
qui  me  furent  décernées  de  la  part  du  roi.  J'arrivai  enfin  dans 
Cette  ville  (Hermopolis)  où,  joyeuses,  les  femmes  s'assemblèrent, 
ce  qui  produisait  un  effet  agréable  à  voir  plus  que  toute  autre 
chose.  L'on  m'en  fit  gouverneur,  et  les  distinctions  dont  je  fus 
l'objet  ne  me  suscitèrent  point  des  envieux,  » 

Le  bas-relief  nous  montre  le  colosse  assis  et  tourné  vers  la 
droite.  Il  est  fixé  sur  un  épais  traîneau  de  bois,  au  moyen  de 
crampons  latéraux  qui  retiennent  un  câble  passant  par-dessus 
les  genoux  de  la  statue.  Les  cordes  de  traction,  attachées  par 
des  nœuds  à  une  boucle  placée  à  l'avant  du  traîneau,  sont  tirées 
par  172  individus  disposés  sur  quatre  rangs.  Debout  à  l'avant  du 
socle,  un  personnage  verse  un  liquide,  probablement  de  l'huile, 
sur  les  madriers  pour  faciliter  le  glissement,  tandis  qu'un  autre, 
monté  sur  les  genoux  du  colosse,  commande  la  traction  en  bat- 
tant des  mains,  de  manière  à  assurer  un  mouvement  d'ensemble 
à  l'effort  de  chacun.  En  face  de  celui-ci,  mais  par  terre,  un  troi- 
sième frappe,  l'un  contre  l'autre,  deux  espèces  de  battoirs  à 
surface  plate,  pour  répéter  avec  plus  de  force  le  signal  régula- 
teur. Derrière  la  statue,  douze  aides  paraissent  suivre  le  mouve- 
ment et  se  tenir  prêts  à  donner  un  coup  de  main  si  cela  devient 
nécessaire.  Trois  autres  sont  armés  du  bâton,  pour  assurer  le 
bon  ordre,  maintenir  la  discipline,  tandis  que,  chargés  d'une 
pièce  de  bois  à  crans  irréguliers  sur  l'un  des  côtés,  quelques 
ouvriers  marchent  derrière  des  porteurs  d'eau.  Enfin  dans  le 
haut  de  la  composition,  nous  voyons,  défilant  en  bon  ordre, 
les  recrues  militaires  que  Kaï  avait  envoyées  pour  préparer  le 
chemin. 


LA  STATUE  SONORE  DE  MEMNON.  243 

Ce  bas-relief  et  son  texte  explicatif  sont,  ainsi  qu'on  peut  le 
voir,  d'un  intérêt  indiscutable,  puisqu'ils  nous  montrent  com- 
ment, sous  la  XIP  dynastie,  s'effectuait  le  transport  de  ces 
énormes  monolithes.  Or,  jusqu'au  temps  des  Ptolémées,  époque 
où  l'influence  grecque  commença  de  s'infiltrer  peu  à  peu  dans  la 
vallée  du  Nil,  une  innovation  étant  chose  fort  rare  en  Egypte,  il 
est  permis  d'affirmer  qu'on  employa  le  même  système  pour  trans- 
porter dans  la  plaine  de  Thèbes  les  deux  statues  que  nous  y 
voyons  encore  aujourd'hui.  Mais  arrivé  à  destination,  il  s'agis- 
sait de  hisser  chaque  monolithe  à  sa  place  définitive  ;  dès  lors, 
on  construisait  un  plan  incliné,  en  pierres  ou  en  briques,  allant 
du  sol  à  la  partie  supérieure  du  piédestal,  et  c'est  par  ce  chemin 
improvisé,  qu'à  nouveau  tirée  à  bras  d'hommes,  la  statue  était 
dressée  sur  sa  plate-forme.  Cette  opération  terminée,  des  ouvriers 
enduisaient  le  colosse  d'un  stuc  blanc  très  fin,  sur  lequel  ils 
appliquaient  de  brillantes  couleurs.  Les  chairs  recevaient  une 
teinte  rouge,  la  coiffure  était  striée  de  raies  bleues  et  jaunes,  la 
schenti  (1)  et  autres  parties  du  costume  avaient  la  coloration  qui 
convenait. 

C'est  ainsi  qu'apparaissaient,  dans  leur  nouveauté,  les  statues 
du  pharaon  Amenhotep  III. 

Aucun  texte  ne  mentionne  l'architecte  qui  dirigea  la  mise 
en  place  de  ces  monolithes,  mais  on  peut,  sans  invraisemblance, 
en  attribuer  l'honneur  à  un  fonctionnaire  de  la  cour  d'Amen- 
hotep  III,  portant,  comme  ce  prince,  le  nom  d'Amenhotep  et 
dont  on  voit  la  statue  au  musée  égyptien  du  Caire.  Cette  figure, 
taillée  dans  un  calcaire  compact,  représente  le  personnage  assis 
par  terre,  les  genoux  relevés  jusqu'au  menton,  le  tout  recou- 
vert d'une  ample  draperie.  Une  inscription  gravée  sur  l'étoffe 
nous  apprend,  entre  autres  choses,  qu'il  fut  littérateur  distingué 
et  promu  aux  plus  hautes  dignités.  Nommé  général  en  chef, 
commandant  les  troupes  égyptiennes,  il  devint  ensuite  architecte 
principal  de  Thèbes  et  surintendant  de  tous  les  travaux.  A  ce 
titre,  il  fit  construire  un  pylône,  ériger  des  colonnes  de  dimen- 
sions colossales,  travailla  à  l'embellissement  d'un  temple  et 
éleva,  au  roi,  une  statue  de  granit  ornée  de  pierreries. 

Quoique  l'inscription  n'en  parle  pas,  il  est  difficile  de  ne 
point  admettre  que  c'est  ce  personnage  qui  fit  transporter,  en 

'1^  La  schenti  était  une  sorte  de  pagne. 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avant  du  cénotaphe  d'Amenhotep  III,  les  deux  statues  de  ce 
pharaon.  En  dehors  de  la  restauration  dont  fut  l'objet  celle  du 
nord,  ces  statues  sont  identiques  et  nous  montrent  le  roi,  assis 
sur  son  trône,  les  mains  posées  sur  ses  cuisses,  la  tête  cou- 
verte du  claft  (1)  où  brille  l'uraeus  et  n'ayant  pour  tout  costume 
que  la  schenti  qui  entoure  sa  taille.  Le  siège  est  d'une  richesse 
extrême.  Ses  pieds  de  devant  sont  formés  par  deux  figures  de 
femmes  représentant,  l'une  la  mère,  l'autre  l'épouse  du  roi; 
elles  sont  debout  et  couronnées  de  vipères.  Entre  les  jambes 
du  pharaon,  le  vide  est  diminué  par  l'effigie,  très  mutilée,  de 
l'une  de  ses  filles.  Sur  les  faces  latérales  sont  reproduites,  en 
bas-reliefs,  les  figures  allégoriques  des  deux  Nils,  emblèmes 
de  la  basse  et  de  la  haute  Egypte,  caractérisées  par  le  papyrus 
et  le  lotus,  la  fleur  du  nord  et  la  fleur  du  sud.  Traitées  avec  ce 
goût  si  pur,  si  délicat  de  la  XVIII*  dynastie,  ces  sculptures  sont 
exquises,  et  leur  exécution  dénote  une  si  grande  habileté,  qu'elles 
ne  seraient  point  désavouées  par  les  meilleurs  artistes  de  la 
Renaissance. 

Durant  la  période  pharaonique  et  grecque,  mil  ne  songea  à 
voir  dans  ces  figures  autre  chose  que  l'image  du  royal  fondateur 
du  monument;  mais  sous  la  domination  romaine,  une  légende  se 
forma  autour  du  colosse  du  nord,  par  suite  de  la  propriété  qu'il 
possédait  d'émettre  des  vibrations  sonores,  dès  qu'apparaissaient 
à  l'horizon  les  premiers  rayons  du  soleil 

II 

De  tous  les  écrivains  de  l'antiquité,  Strabon  est  le  premier  à 
mentionner  ce  phénomène.  En  parlant  des  deux  colosses,  il  dit 
que  l'un  est  resté  debout,  tandis  que  la  partie  supérieure  de 
l'autre,  à  partir  du  siège,  a  été  renversée,  paraît-il,  par  un 
tremblement  de  terre.  11  ajoute,  en  outre,  que  lors  de  la  pre- 
mière Aisite  qu'il  fit  à  ce  monument  en  compagnie  de  son  ami 
^lius  Gallus,  il  entendit  un  bruit  qui  venait  ou  du  piédestal,  ou 
bien  de  la  statue  elle-même,  mais  il  semble  plutôt  disposé  à 
croire  à  une  supercherie  qu'à  un  phénomène  naturel  (2). 

Ce  cataclysme,  dont  parle  le  géographe  grec,  ayant  eu  lieu 
l'an  27     avant  notre    ère,    était  antérieur,  d'environ  quinze  à 

(1)  Clafl,  coiffure  égyptienne  ordinaire. 

(2)  Liv.  XVI 1,  ch.  1,  §  46. 


LA  STATUE  SONORE  DE  MEMNON.  215 

vingt  ans  (1),  au  voyage  qu'il  fit  en  Thébaïde.  Les  indigène? 
n'avaient  donc  pu,  en  aussi  peu  de  temps,  perdre  le  souvenir 
d'une  catastrophe,  d'autant  plus  inoubliable  qu'elle  se  produit 
rarement  en  Egypte.  Ils  pouvaient  donc  se  rappeler  encore  quels 
étaient  le»  mon"mens  qui  en  avaient  le  plus  souffert.  Or  si  le 
colosse  du  nord  eût  été  du  nombre,  ils  auraient  formulé  leur 
renseignement  d'une  faço  moins  vague,  et  Strabon  lui-même 
serait  plus  affirmatif.  Après  le  bouleversement  dont  la  Thébaïde 
fut  le  théâtre,  antérieurement  au  cataclysme,  le  caractère  vague 
du  témoignage  de  Strabon  permet  donc  d'émettre  quelques 
doutes  à  son  sujet  et  d'attribuer  à  une  tout  autre  cause  qu'à  un 
tremblement  de  terre  la  destruction  de  la  partie  supérieure  de 
l'un  des  colosses. 

L'an  87  avant  Jésus-Christ,  Ptolémée  Lathire,  voulant  se 
venger  des  habitans  de  Thèbes  qui  refusaient  leur  soumission,  fit 
le  siège  de  cette  ville  et  détruisit  de  nombreux  monumens. 

Quatre  siècles  auparavant  (2),  Cambyse  avait  porté  la  déso- 
lation dans  l'Egypte  entière  ;  tuant  le  bœuf  Apis,  profanant  les 
sépulcres,  ravageant  par  le  fer  et  par  le  feu  un  grand  nombre 
d'édifices  sacrés,  il  laissa  une  réputation  détestable  :  la  haine 
attachée  à  son  nom  était  encore  si  vivace  sous  la  domination 
romaine,  que  tous  les  bouleversemens,  toutes  les  dévastations 
et  notamment  la  destruction  du  colosse  du  nord  lui  furent 
imputés. 

Quelque  exagérée  que  fût  l'opinion  des  Egyptiens  sur  les  mé- 
faits de  ce  prince,  cette  version  paraît  la  plus  vraisemblable,  non 
parce  qu'elle  accuse  Cambyse  de  cette  destruction  (3),  mais  sur- 
tout parce  que  c'est  à  la  main  de  l'homme  et  non  à  un  tremble- 
ment de  terre  qu'elle  attribue  le  renversement  du  monolithe.  Le 
témoignage  de  Pausanias  (4),  celui  de  quelques  inscriptions, 
mais,  avant  tout,  un  examen  détaillé  de  chaque  colosse  sont  là 
pour  l'attester. 

Si  l'on  établit  une  comparaison  entre  les  monumens  endom- 
magés par  le  tremblement  de  terre  et  la  forme  des  deux  statues, 
on  verra  que  la  partie  supérieure  de  celles-ci,  offrant  un  en- 
semble qui  va  en  diminuant  depuis  la  ceinture  jusqu'au  sommet 

(1)  On  place  le  voyage  de  Strabon  en  Egypte  entre  les  années  18  et  7  avant  J.-C. 

(2)  De  520  à  517  av.  J.-C. 

(3)  On  pourrait  aussi  bien  l'attribuer  à  Ptolémée  Lathire. 

(4)  Liv.  I,  ch.  XLVii. 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  tête,  le  bas  constitue  une  assiette  plutôt  large  pour  son  peu 
d'élévation.  Une  pareille  masse  ne  pouvait  donc  se  détacher  que 
par  un  choc  dû  au  renversement  complet  du  colosse  lui-même, 
ce  qui  aurait  exigé  un  cataclysme  d'une  violence  telle  qu'aucun 
monument  de  Thèbes,  aucun  obélisque,  aucune  colonne  de  la 
salle  hypostyle  ne  fussent  restés  debout.  Or,  malgré  son  inten- 
sité extrême,  celui  de  l'an  27  ne  fit  qu'ébranler  et  tordre  des 
édifices  moins  homogènes  que  ne  l'est  un  monolithe,  comme  la 
partie  occidentale  du  pylône  d'Horus  à  Karnak. 

Letronne,  lui-même,  qui  attribue  cette  destruction  au  trem- 
blement de  terre,  ne  peut  s'empêcher  de  le  reconnaître  :  «  On 
concevrait,  avec  quelque  peine,  dit-il,  qu'un  tremblement  de 
terre  eût  été  assez  violent  pour  briser  le  colosse  par  le  milieu, 
sans  renverser  du  même  coup  la  plupart  des  édifices  de 
Thèbes  (1).  » 

Une  étude  attentive  de  chaque  monolithe  ne  peut  laisser  le 
moindre  doute  à  cet  égard,  car  elle  permet  de  se  rendre  compte 
des  moyens  qui  furent  employés  pour  briser  l'un  d'eux. 

On  commença  d'abord,  à  l'aide  d'entailles  pratiquées  aux 
jointures  des  bras,  par  dégager  entièrement  la  partie  supérieure, 
puis,  frappant  à  coups  redoublés,  on  la  fit  voler  en  éclats.  Ce 
système  était  d'autant  plus  pratique  que,  sous  l'action  alterna- 
tive de  l'humidité  et  de  la  chaleur,  cette  pierre  se  désagrège  et 
tombe  par  fragmens,  souvent  considérables.  Peut-être  des  coins 
en  bois,  introduits  de  force  dans  les  fissures  et  saturé*"  'l'eau, 
jouèrent-ils  aussi  un  rôle  efficace. 

Malgré  sa  restauration,  on  distingue  fort  bien,  encore,  sur  le 
colosse  du  nord,  la  cassure  pratiquée  aux  avant-bras,  elle  se 
trouve  exactement  à  la  même  place  sur  celui  du  sud  dont  on 
avait  commencé  à  marteler  le  côté  droit.  Une  pareille  symétrie 
ne  saurait,  en  aucune  façon,  être  l'effet  d'un  phénomène  naturel 
c'est  donc  à  la  main  de  l'homme  qu'il  faut  attribuer  cet  acte  de 
vandalisme.  Ceci  bien  établi,  on  peut  se  demander  pourquoi  cette 
statue  n'a  pas  fait  entendre  aussitôt  le  son  qu'elle  produisit  plus 
tard  sous  le  règne  d'Auguste.  En  voici  la  raison.  La  destruction 
d'une  pareille  masse  exigeait  des  chocs  si  violens,  que  les  contre- 
coups, en  se  répercutant  sur  l'ensemble  du  monolithe,  provo- 
quèrent une  fissure,  d'abord  peu  apparente,  allant  du  nord  au 

(1)  Dissertation  sur  la  statue  vocale  de  Memnon,  p.  27. 


LA   STATUE    SONORE   DE   MEMNON.  217 

sud.  La  secousse  produite  par  le  tremblement  de  terre  déplaça 
de  2°W  le  niveau  normal  du  piédestal  et  agrandit  cette  fissure, 
ce  qui  donna  à  la  statue  sa  propriété  sonore.  Cette  vibration, 
n'ayant  pas  lieu  tous  les  jours,  ne  fut  pas  constatée  tout  d'abord; 
quand  on  l'eut  remarquée,  on  y  ajouta  si  peu  d'importance  que 
personne  ne  cliercha  à  perpétuer  le  souvenir  de  ce  phénomène 
en  faisant  graver  son  nom  sur  le  monument.  Il  en  fut  ainsi  pro- 
bablement jusqu'à  la  visite  de  Strabon  et  quelques  années  après; 
mais,  peu  à  peu,  la  nouvelle  s'en  étant  universellement  répandue, 
les  voyageurs  affluèrent  de  toutes  parts  croyant  à  un  prodige. 
Enclins  à  tout  poétiser,  les  Grecs  ne  tardèrent  pas  à  entourer  de 
merveilleux  un  fait  qu'ils  ne  pouvaient  expliquer.  Deux  causes 
contribuaient  à  les  induire  en  erreur.  D'abord  l'emplacement  où 
se  trouvait  la  statue.  Cet  endroit,  par  suite,  sans  doute,  des  nom- 
breux édifices  qui  s'élèvent  sur  la  lisière  du  désert,  dut  à  l'ori- 
gine s'appeler  Mennounia,  du  mot  égyptien  mennou  qui  signifie 
monumens  ;  déjà  sous  Ptolémée  Evergète  II,  ce  nom  hellénisé 
par  les  Grecs,  se  prononçait  Memîionia. 

L'autre  cause  fut  la  faculté  que  possédait  ce  monolithe 
d'émettre  des  sons  dès  qu'apparaissaient  les  premiers  rayons  de 
l'aurore.  Ce  phénomène  les  ayant  entraînés  à  établir  un  rappro- 
chement entre  Memnonia  et  Memnon,  ils  refusèrent,  dès  lors, 
malgré  l'affirmation  des  habitans  de  Thèbes  (1),  de  voir  dans 
jette  statue  l'image  du  pharaon  Amenhotep  III  et  prétendirent 
qu'elle  représentait  le  divin  Memnon,  fils  de  Tithon  et  de  l'Au- 
rore, qui,  tous  les  matins,  saluait  sa  mère  à  son  lever  ;  heureux 
de  retrouver  dans  l'histoire  de  l'Egypte  un  héros  de  leur  cycle 
héroïque,  auquel  ils  attribuèrent  la  plupart  des  monumens  de 
ce  pays  (2). 

Nous  possédons  trop  de  témoignages  authentiques  relatifs  à 
la  sonorité  de  cette  statue,  pour  qu'on  puisse  la  révoquer  en 
doute.  Strabon  la  compare  au  bruit  que  produirait  un  petit  coup 
sec  et  Pausanias  à  celui  d'une  corde  de  cithare  ou  de  lyre  qui 
se  rompt.  Indépendamment  de  ces  deux  écrivains,  Tacite  (3), 
Juvénal(4),  Lucien  (5),  d'autres  encore,  nous  parlent  de  la  voix  de 

(11  Pausanias,  liv.  I,  ch.  xlii. 

(2)  On  sait  que  Memnon  se  rendit  à  Troie,  comme  allié  de  Priam  et  fut  tué 
par  Achille. 

(3)  Annales,  liv.  If,  61, 

(4)  Satire  XV,  De  la  superstition. 

(5)  Le  menteur  d'inclination. 


218 


RE^^E   DES    DEUX   MONDES. 


Memnon;Denys  le  Periégète(l)  la  célébrée  envers,  et  de  nom- 
breuses inscriptions  corroborent  les  récits  de  ces  auteurs. 

Quel  que  fût  l'enthousiasme  provoqué  par  ce  phénomène, 
celui-ci  n'avait  rien  de  surnaturel  puisque,  de  nos  jours,  il  se 
reproduit  fréquemment  dans  diverses  régions  et  sous  toutes  les 
latitudes.  Sans  même  sortir  de  la  vallée  du  Nil,  à  Karnak,  à 
Phila^,  dans  les  carrières  de  granit  de  Syène,  les  membres  de  la 
commission  d'Egypte  ont,  au  soleil  levant,  entendu  un  bruit 
semblable. 

En  Asie,  dans  la  péninsule  du  Sinaï,  le  voyageur  qui  passe 
à  Djebel  Nakous  (montagne  des  cloches),  l'une  des  gorges  du 
mont  Serbal,  perçoit  un  son  qui  rappelle  tantôt  celui  d'un  orgue, 
tantôt  celui  d'une  flûte  lointaine  (2). 

En  Europe,  sur  le  versant  méridional  des  Pyrénées,  aux 
environs  de  la  Maladetta,  dès  que  le  soleil  se  lève,  on  entend  un 
murmure  plaintif,  continu,  que  les  habitans  du  pays  appellent 
les  matines  de  la  Maudite  (3). 

De  Humboldt  rapporte  qu'en  Amérique,  sur  les  rochers  des 
bords  de  rOrénoque,  on  entend  parfois,  au  lever  du  soleil,  des 
bruits  souterrains,  analogues  à  des  sons  d'orgues  et  que  les  mis- 
sionnaires européens  ont  appelés  laxas  de  musique  (musique  des 
rochers).  La  raison  d'être  de  ces  phénomènes,  dont  le  change- 
ment de  température  est  la  cause  principale,  a  été  scientifique- 
ment expliquée-  Il  en  est  de  même  pour  la  statue  de  Memnon. 
John  Herschell  attribue  la  cause  de  sa  sonorité  aux  dilatations 
et  aux  expansions  pyrométriques  de  la  matière  hétérogène  dont 
elle  est  formée  (4).  En  d'autres  termes,  la  Voix  divine  était  pro- 
duite par  l'ébranlement  vibratoire  que  causaient  les  premiers 
rayons  de  soleil  en  chassant  énergiquement  l'humidité  dont  la 
roche  s'était  imprégnée  pendant  la  nuit. 

Il  ne  saurait  donc  y  avoir  supercherie  dans  un  fait  aussi  na- 
turel. Cependant  quelques  savans  modernes  ont  voulu  l'inter- 
préter d'une  manière  différente.  Prétextant  l'habileté  des  anciens 
dans  l'art  de  fabriquer  les  androïdes,  certains  ont  prétendu  que 
l'un  de  ces  engins  avait,  sans  doute,  été  enfermé  dans  l'intérieur 
de  la  statue  et  ont  voulu  y  voir  un  mécanisme  dans  le  genre  de 
celui  qui  animait,  soit  les  théraphims  des  Hébreux,  soit  les  musi- 

(1)  Du  vers  248  au  vers  250. 

(2)  Elisée  Reclus,  Géographie,  t.  IX,  p.  718. 

(3)  Revue  Britannique,  mars-avril  1830.  La  Maudite,  p.  297. 

(4)  Asiatic  Journal,  décembre  1832,  p.  360. 


LA  STATUE  SONORE  DE  MEMNON.  219 

ciennes  d'or  qui,  suivant  Pindare,  chantaient  en  chœur  à  la  voûte 
du  temple  de  Delphes  (1),  ou  bien  encore  dans  le  genre  du 
Auteur  de  Vaucanson  qui  exécutait  douze  airs  différens  avec  une 
précision  tout  à  fait  remarquable. 

D'autres,  connaissant  le  parti  que  les  Chinois  savent  tirer  des 
pierres  sonores  (2)  pour  leur  musique,  ont  pensé  qu'on  avait  dis- 
posé quelques-unes  de  ces  pierres  dans  l'intérieur  du  monolithe, 
de  manière  à  répercuter  la  voix  du  prêtre  qui  s'y  tenait  caché. 
Langlès  n'était  pas  très  éloigné  de  croire  que  ces  cailloux  pou- 
vaient être  frappés  par  des  marteaux  placés  le  long  d'un  clavier, 
semblable  à  celui  de  nos  carillons  (3).  Pour  qu'une  semblable 
hypothèse  fût  admissible,  il  aurait'  fallu  que  la  roche  possédât 
une  chambre  assez  vaste  pour  loger  un  prêtre  et  son  harmonium. 
Or  il  n'y  a  qu'une  fissure  qui,  dans  sa  plus  grande  largeur,  sur  le 
côté  gauche,  mesure  à  peine  quarante  centimètres. 

De  pareilles  explications  sont,  pour  le  moins,  tout  aussi  fan- 
taisistes que  les  récits  des  anciens  qui,  voyant  dans  ce  bruit 
mystérieux  une  intervention  miraculeuse,  propagèrent  sur  la 
statue  du  divin  Memnon  les  plus  extraordinaires  histoires.  On 
prétendit  que  cette  statue  était  en  pierre  noire,  qu'elle  parlait 
lorsque  les  premiers  feux  du  jour  frappaient  la  bouche  de  Mem- 
non, et  qu'alors  les  yeux  de  celui-ci  devenaient  aussi  brillans 
que  ceux  d'un  homme  exposé  aux  rayons  du  soleil  (4). 

Indépendamment  des  fables  concernant  ce  héros,  on  en  ré- 
pandit également  sur  les  pyramides,  qui,  disait-on,  étaient  si 
élevées  qu'elles  ne  produisaient  pas  d'ombre! 

L'imagination  populaire  renchérissant  sur  les  inventions 
poétiques,  ces  contes  ridicules  s'infiltrèrent  si  bien  dans  l'esprit 
des  masses,  que  bientôt  les  gens  ne  firent  le  voyage  d'Egypte 
que  pour  voir  les  pyramides  et  entendre  la  statue  de  Memnon, 
dont  la  voix  miraculeuse  éclipsait  les  autres  merveilles.  La  plu- 
part des  voyageurs,  soit  par  dévotion,  soit  par  vanité,  désirant 
laisser  à  la  postérité  un  témoignage  de  leur  admiration  pour  la 
statue  divine,  la  couvrirent  de  nombreuses  inscriptions.  Nous 
allons  examiner  celles  qui  paraissent  offrir  le  plus  d'intérêt. 

(1)  Pausanias,  liv.  X,  chap.  v. 

(2)  On  en  compte  quatre  espèces  principales  :  l'Yu,  la  plus  belle  et  la  plus  pré- 
cieuse; le  Niéou  Yéouché;  l'Hiang-ché  qui  rend  un  son  métaJlique,  et  enfln  une 
quatrième  ressemblant  à  du  marbre.  ^ 

(3)  Dissertation  sur  la  statue  parlante  de  Memmon,  p.  237. 

(4)  Philostrate,  Vie  d'Apollonius  de  Tyane,  liv.  VI,  4. 


220 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III 

Ces  inscriptions  n'ont  rien  de  commun  avec  les  graffiti  dont 
nos  modernes  voyageurs  s'amusent  à  souiller  les  monumens. 
Quelques-unes  sont  des  proscynèmes,  de  véritables  documens 
historiques  confirmant  les  témoignages  des  anciens  écrivains; 
d'autres  nous  font  connaître  des  incidens  curieux,  des  traits  de 
mœurs  intéressans.  Il  en  est  enfin,  dans  le  nombre,  qui  par  le 
goût  avec  leqtiel  elles  sont  rédigées  et  la  pensée  qui  s'en  dégage, 
dénotent  chez  leurs  auteurs  un  talent  poétique  souvent  fort 
remarquable  (1). 

Une  partie  de  ces  inscriptions  ne  porte  point  de  date,  chez 
certaines  elle  est  fixée  d'une  manière  précise  ou  peut  facilement 
s'établir.  La  plus  ancienne  remonte  au  temps  de  Néron  ;  c'est 
uniquement  cette  particularité  qui  me  la  fait  mentionner.  Elle 
est  de  trois  officiers  romains  de  la  légion  fulminée;  un  primipi- 
laire,  un  centurion  et  un  décurion;  ils  ont  fait  graver  leur  nom 
sur  la  jambe  gauche  et  affirment  avoir  entendu  Memnon  l'an  II 
du  règne  de  Néron,  le  XVII  des  calendes  d'Avril  (2). 

Il  arrivait  parfois  que,  choquées  de  ne  pas  entendre  la  voix 
divine,  des  personnes  se  croyaient  obligées  d'expliquer  ce  silence 
par  un  argument  qui  flattât  leur  amour-propre.  Tel  semble  avoir 
été  le  cas  du  stratège  Celler.  Avec  une  modestie  qui  n'a  rien 
d'excessif,  il  s'évertue  à  nous  faire  comprendre  que  s'il  n'entendit 
rien  la  première  fois,  c'est  parce  qu'il  n'était  pas  venu  pour  cela, 
n*ais  plutôt  pour  rendre  au  Dieu  ses  devoirs  religieux  en  qualité 
de  théore  (3),  intention  d'ailleurs  parfaitement  comprise  par 
Memnon,  puisqu'il  s'abstint  de  parler,  tandis  qu'après  un  inter- 
valle de  deux  jours,  étant  venu  exprès  pour  entendre  la  voix 
miraculeuse,  le  Dieu  se  rendit  à  son  désir. 

Une  dame  romaine,  Vetulla,  y  met  plus  de  sincérité  et  avoue 
que  ce  fut  seulement  à  la  troisième  visite  qu'elle  entendit  la  voix 
divine. 

Venu  seul  de  son  pays  où  il  a  laissé  sa  compagne,  Aponius 


(1)  Pour  ces  inscriptions,  voir  Letronne,  Inscriptions  grecques  et  latines  de 
l'Egypte. 

['1)  Cette  date  correspond  au  15  mars  de  l'an  64  de  Jésus-Christ. 

(3)  On  nommait  théore  le  délégué  d'un  peuple  ou  d'une  ville  auprès  d'une  divi- 
nité pour  l'adorer  ou  consulter  ses  oracles. 


LA  STATUE  SONORE  DE  MEMNON.  221 

entendit  la  voix  de  Memnon  à  la  première  heure  ;  regrettant 
vivement  de  n'avoir  point  auprès  de  lui  son  épouse  Aphrodita- 
rium,  il  en  fit  graver  le  proscynème. 

Gemellus,  au  contraire,  n'aimant  pas  voyager  seul,  c'est 
accompagné  de  sa  famille  qu'il  comprend  une  visite  à  Memnon. 
Voilà  pourquoi,  par  une  douce  matinée  de  mai,  suivi  de  tous  les 
siens,  nous  le  voyons  cheminant  dans  la  plaine  de;  Thèbes,  l'air 
inspiré,  composant  des  hexamètres. 

Arrivé  devant  le  colosse  et  ne  trouvant  point,  sur  celui-ci, 
une  place  suffisante  pour  que  sa  longue  inscription  pût  se  déve- 
lopper à  l'aise,  c'est  sur  le  côté  droit  du  piédestal,  qu'il  fit 
graver  les  vers  suivans  : 

«  Ta  mère,  la  déesse  Aurore  aux  doigts  de  rose,  ô  célèbre 
Memnon,  t'a  rendu  sonore  pour  moi  qui  désirais  t' entendre.  La 
douzième  année  de  l'illustre  Antonin,  le  mois  de  pachôn  comp- 
tant treize  jours  (i),  deux  fois,  ô  être  divin  !  j'ai  entendu  ta  voix, 
lorsque  le  soleil  quittait  les  flots  majestueux  de  l'Océan.  Jadis  le 
fils  de  Saturne,  Jupiter,  te  fit  roi  de  l'Orient  ;  maintenant  gardien 
de  pierre,  c'est  d'une  pierre  que  sort  ta  voix. 

«  Gemellus  a  écrit  ces  vers  à  son  tour,  étant  venu  ici  avec  sa 
chère  épouse  Rufilla  et  ses  enfans.  » 

La  renommée  du  colosse  thébain  n'attirait  pas  seulement  les 
voyageurs  de  Rome  et  de  la  Grèce  ;  on  en  voyait  accourir  de 
l'Asie  Mineure,  des  rivages  de  la  mer  Egée.  C'est  ainsi  que 
Panion  et  Pardalas  vinrent  pour  entendre  Memnon,  le  premier 
de  Sidée  en  Pamphilie,  et  le  second  de  Sardes. 

Que  de  fois  Panion  avait  entendu  parler  de  la  statue  sonore  ; 
mais  fort  sceptique,  jamais  il  n'aurait  pu  croire  à  une  semblable 
merveille,  tandis  que,  désormais,  il  ne  peut  en  douter,  ayant 
constaté,  par  lui-même,  que  Memnon  est  doué  d'une  voix. 

Quant  à  Pardalas,  s'il  a  la  mauvaise  habitude  d'écrire  son 
nom  partout  où  il  passe,  même  dans  les  syringes  royales  (2),  du 
moins  est-il  assez  intelligent  pour  prendre  des  notes  au  cours 
de  ses  voyages.  Comme  il  a  eu  la  bonne  fortune  d'entendre  deux 
fois  la  voix  divine,  il  se  promet  bien  d'en  faire  mention  dans 
ses  tablettes  pour  émerveiller  ses  amis  à  son  retour  à  Sardes. 

Nous  avons  vu,  plus  haut,  que  la  mauvaise  réputation  de 
Cambyse  lui  ayant  survécu  pendant  toute  la  période  romaine, 

(1)  8  mai  de  l'an  150. 

(2)  On  a  relevé  son  nom  dans  le  tombeau  de  Ramsès  VI. 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  à  lui  seul  qu'on  attribuait  la  destruction  du  colosse  et  d'autres 
monumens  de  Thèbes.  Cette  version  est  confirmée  par  des  in- 
scriptions dues  à  deux  dames  romaines,  la  mère  et  sa  fille  Cécilia 
Trébulla.  Elles  nous  apprennent,  en  outre,  que  la  croyance  était 
alors  fort  accréditée,  qu'avant  d'avoir  été  brisée  la  statue  de 
Memnon  possédait  une  voix  beaucoup  plus  mélodieuse. 

Cécilia,  qui  paraît  assez  habile  dans  l'art  de  versifier  en  grec, 
nous  raconte  qu'elle  et  sa  mère  entendirent  par  trois  fois  la  voix 
divine,  mais  que  la  première  fois,  ce  ne  fut  qu'un  faible  son, 
tandis  qu'à  la  deuxième,  Memnon  les  ayant  saluées  comme  con- 
naissances et  amies,  elles  furent  émerveillées  à  la  pensée  que  la 
nature,  créatrice  de  toutes  choses,  pût  donner  à  la  pierre  le  sen- 
timent et  la  voix.  L'autre  inscription  est  conçue  en  ces  termes  : 

«  Cambyse  m'a  brisée,  moi  cette  pierre  que  voici,  représen- 
tant l'image  d'un  roi  de  l'Orient.  Jadis  je  possédais  une  voix 
plaintive  qui  déplorait  les  malheurs  de  Memnon  et  que,  depuis 
longtemps,  Cambyse  m'a  enlevée.  Maintenant,  mes  plaintes  ne 
sont  plus  que  des  sons  inarticulés  et  dénués  de  sens,  triste  reste 
de  ma  fortune  passée.  » 

Le  fils  de  l'Aurore  étant  considéré  comme  une  divinité  à 
laquelle  on  attribuait  toutes  les  vertus,  il  en  recevait  les  hom- 
mages et  on  lui  offrait  des  sacrifices,  des  libations  pieuses.  Cha- 
cun croyait  qu'en  pensant  aux  personnes  qui  nous  sont  chères, 
au  moment  où  le  dieu  se  faisait  entendre,  ce  souvenir  appelait 
sur  les  absens  les  faveurs  célestes.  C'est  pour  ce  motif  qu'Hélio- 
dore  de  Césarée  se  souvint  de  ses  deux  frères,  Zenon  et  Aïanus, 
les  quatre  fois  qu'il  entendit  la  voix  divine. 

A  une  dévotion  profonde,  le  chef  de  la  Thébaïde,  Catulus, 
joignait  une  patience  rare.  Etant  venu  pour  entendre  la  voix 
du  «  très  divin  Memnon  »  et  ne  voulant  pas  en  perdre  une  syl- 
labe, il  se  rendit  de  nuit  auprès  du  colosse  pour  être  là  dès  les 
premiers  rayons  de  l'aurore.  Sa  constance  fut  récompensée,  car 
il  entendit  la  voix  miraculeuse,  lui  Catulus. 

Les  amiraux  qui  naviguaient  sur  les  côtes  d'Egypte,  les  pré- 
fets que  leurs  fonctions  appelaient  jusqu'à  Thèbes  ou  Eléphan- 
tine,  ne  manquaient  jamais  d'aller  présenter  leurs  religieux 
hommages  à  la  pierre  immortelle. 

Le  préfet  de  la  flotte  Q.  Marcius  Hermogène,  chargé  par 
l'empereur  de  croiser  dans  les  eaux  de  Pharos,  laissa  son  escadre 
dans  le  port  d'Alexandrie  et  remonta  le  Nil  pour  admirer  les 


LA  STATUE  SONORE  DE  MEMNON.  223 

merveilles  de  la  Thébaïde.  Arrivé  à  Thèbes,  il  fit  ses  dévotions 
à  Memnon  dont  il  entendit  la  voix  le  7  mars  134. 

Ce  fut  probablement  aussi  au  cours  d'une  tournée  d'inspec- 
tion que  le  préfet,  Pétronius  Secundus,  se  trouvant  à  Thèbes  le 
14  mars  95,  se  rendit  auprès  de  Memnon  pour  lui  rendre  hom- 
mage. Esprit  cultivé,  il  voulut  honorer  le  dieu  par  des  vers 
grecs,  mais  ses  loisirs  ne  lui  permettant  pas  un  séjour  prolongé, 
il  chargea  un  chef  de  cohorte  de  les  faire  graver  : 

«  Tu  viens  de  te  faire  entendre,  car  c'est,  ô  Memnon  !  une 
partie  de  toi-même  qui  est  assise  en  ce  lieu,  frappée  des  rayons 
brûlans  du  fils  de  Latone.  « 

Les  poètes  payèrent  aussi  à  Memnon  leur  tribut  d'enthou- 
siasme. Arius,  poète  homérique  du  Musée,  émerveillé  du  phé- 
nomène dont  il  est  témoin,  manifeste  ainsi  son  admiration  : 

«  Grands  dieux  !  quel  prodige  étonnant  frappe  mes  regards  ! 
C'est  quelque  Dieu,  l'un  de  ceux  qui  habitent  le  vaste  ciel  et 
qui,  enfermé  dans  cette  statue,  vient  de  faire  entendre  sa  voix  et 
retient  le  peuple  assemblé.  En  efîet,  jamais  mortel  ne  pourrait 
produire  un  tel  prodige.  » 

Asclépiodote  qui,  à  sa  qualité  de  poète,  joignait  le  titre  de 
procurateur  de  César,  fit  graver  sur  la  face  antérieure  du  pié- 
destal une  pièce  de  vers  qui  peut  être  considérée  comme  l'une 
des  plus  remarquables  qu'ait  inspirées  Memnon.  Je  la  donne 
in  extenso: 

«  Asclépiodote 

«  Apprends,  ô  Thétis,  toi  qui  résides  dans  la  mer,  que  Mem- 
non respire  encore  et  que,  réchauffé  par  le  flambeau  maternel, 
il  élève  une  voix  sonore  au  pied  des  montagnes  libyques  de 
l'Egypte,  desquelles  le  Nil,  dans  son  cours,  sépare  Thèbes  aux 
belles  portes;  tandis  que  ton  Achille,  jadis  insatiable  de  com- 
bats, reste  à  présent  muet  dans  les  champs  des  Troyens,  comme 
en  Thessalie. 

«  poète  procurateur  de  César.  » 

Comme  il  serait  trop  long,  fastidieux  même,  de  citer  ici  toutes 
les  inscriptions  gravées  sur  ce  colosse,  je  terminerai  cet  examen 
par  l'étude  de  celles  qui  ont  trait  à  la  visite  qu'Adrien  et  sou 
épouse  Sabine  firent  à  la  statue  sonore. 


22  i. 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


IV 

Quand  il  eut  visité  la  Grèce  et  l'Asie  Mineure,  l'empereur 
Adrien  entra  en  Egypte  par  Péluse,  où  il  fil  élever  un  monument 
à  la  mémoire  de  Pompée.  Après  un  séjour  à  Alexandrie,  il  se 
rendit  à  Memphis  qui,  déjà  à  cette  époque,  n'était  plus  qu'un 
monceau  de  ruines,  puis,  lentement  remonta  le  cours  du  Nil, 
pour  voir  ce  qui  restait  encore  des  constructions  pharaoniques. 

Dans  ce  voyage,  il  était  accompagné  de  l'impératrice  Sabine 
et  d'Antinous,  lequel  se  noya  à  un  jour  ou  deux  en  aval  de 
Latopolis. 

Arrivé  à  Thèbes,  vers  le  milieu  de  novembre  (1),  il  examina, 
en  connaisseur,  les  somptueux  édifices  de  la  cité  d'Ammon  et 
la  statue  sonore  fut  l'objet  de  plusieurs  visites. 

Parmi  les  personnes  de  distinction  qui  accompagnaient  le 
couple  impérial,  se  trouvait  une  poétesse  dont  les^vers  étaient, 
sans  doute,  fort  appréciés  d'Adrien  et  de  Sabine.  Descendant 
d'un  roi  de  la  Comagène,  très  fière  de  son  origine,  fort  instruite 
et  quelque  peu  vaniteuse,  cette  dame  se  nommait  Julia  Balbilla. 
Chaque  fois  que  l'occasion  s'en  présentait,  elle  ne  manquait 
jamais  de  faire  parade  de  son  talent  poétique.  Etant  de  la  suite 
de  l'empereur,  lors  de  la  première  visite  que  celui-ci  fit  à  Mem- 
non,  dès  que  la  voix  divine  eut  produit  ses  dernières  modula- 
tions, Balbilla  fit  aligner  les  vers  suivans  : 

«  Vers  de  Julia  Balbilla  lorsque  l'illustre  Adrien  entendit 
Memnon.  —  J'avais  appris  que  l'Égyptien  Memnon,  échaufTé  par 
les  rayons  du  soleil,  faisait  entendre  une  voix  sortie  de  la  pierre 
thébaine.  Ayant  aperçu  Adrien  le  roi  du  monde,  avant  le  lever 
du  soleil,  il  le  salua  autant  qu'il  pouvait  le  faire.  Mais,  lorsque 
le  Titan,  poussant  à  travers  les  airs  ses  blancs  coursiers,  occu- 
pait la  seconde  mesure  des  heures  marquée  par  l'ombre  du 
cadran,  Memnon  rendit  un  son  aigu  comme  celui  d'un  instru- 
ment de  cuivre  frappé  et,  plein  de  joie,  il  rendit  pour  la  troi- 
sième fois  un  son.  L'empereur  Adrien  salua  Memnon  autant  de 
fois  et  Balbilla  a  écrit  ces  vers,  composés  par  elle-même,  qui 
montrent  tout  ce  qu'elle  a  vu  et  distinctement  entendu.  Il  a  été 
évident  pour  tous  que  les  dieux  le  chérissent.  » 

(1)  L'an  130  de  notre  ère. 


LA    STATUE    SONORE    DE    ME.MNON.  225 

N'avant  pu,  sans  doute,  accompagner  son  époux  au  cours  de 
cette  première  visite,  l'impératrice  fut  moins  bien  favorisée, 
quand  à  son  tour  elle  se  rendit  auprès  de  Memnon.  Celui-ci 
ayant  négligé  de  se  faire  entendre,  l'irascible  Sabine  témoigna 
d'un  violent  dépit.  Mais  revenue  une  seconde  fois,  elle  n'a  qu'à 
s'en  féliciter,  car  après  s'être  fait  un  peu  tirer  l'oreille  (?)  le  dieu 
répare  sa  maladresse  de  la  veille  : 

«  Hier  n'ayant  pas  entendu  Memnon,  nous  l'avons  supplié 
de  n'être  pas  une  seconde  fois  défavorable,  car  les  traits  véné- 
rables de  l'impératrice  s'étaient  enflammés  de  courroux,  et  de 
faire  entendre  un  son  divin,  de  peur  que  le  roi  lui-môme  ne 
s'irritât  et  qu'une  longue  tristesse  ne  s'emparât  de  sa,  vénérable 
épouse;  aussi  Memnon,  craignant  le  courroux  de  ces  princes 
immortels,  a  fait  entendre,  tout  à  coup,  une  douce  voix  et  a 
témoigné  qu'il  se  plaisait  dans  la  compagnie  des  dieux.  » 

Une  statue  aussi  merveilleuse  ne  pouvait  manquer  de  pro- 
duire une  sensation  profonde  sur  les  illustres  visiteurs.  Cepen- 
dant, il  semble  que  ce  soit,  surtout,  l'impératrice  et  Balbilla 
qui  en  aient  été  impressionnées  le  plus,  car  ces  dames  paraissent 
avoir  fait  du  colosse  le  but  préféré  de  leurs  promenades. 
A  chaque  visite,  Balbilla,  donnant  un  libre  essor  à  sa  verve  poé- 
tique, faisait  toujours  graver  sur  la  statue  une  pièce  de  vers 
dont  l'une  nous  apprend  que  Memnon  était  aussi  connu  sous  le 
nom  de  Phamenoth  (1)  ! 

«  La  pierre  ayant  rendu  un  son,  moi  Balbilla  j'ai  entendu  la 
voix  divine  de  Memnon  ou  Phamenoth.  J'accompagnais  cette 
aimable  reine  Sabine.  Le  soleil  tenait  le  cours  de  la  première 
heure,  la  quinzième  année  de  l'empereur  Adrien,  Athir  était  à 
son  vingt-quatrième  jour  (2).  » 

Avant  de  quitter  Thèbes,  Sabine  qui,  décidément,  parait 
s'être  tout  à  fait  réconciliée  avec  Memnon,  voulant  laisser  sur  la 
statue  un  témoignage  d'admiration,  fit  graver,  en  très  beaux 
caractères,  son  nom  sur  la  jambe  gauche. 

«   Sabine  Auguste,  femme   de   l'empereur    César  Auguste,  a 
entendu  deux  fois  Memnon,  pendant  la  première  heure.  » 

Le  séjour  d'Adrien  à  Thèbes  donna  lieu  à  de  nombreuses 
fêtes,  à  de  grandes  réjouissances;  des  médailles  commémora- 
tives  furent  frappées  à  cette  occasion  et,  de  môme  qu'à  Smyrne 

(1)  D'après  Pausanias,  liv.  I,  chap.  xm,  les  ïtiébains.  l'appelaient  IMiamerictpiii^. 

(2)  Le  20  novembre  de  l'an  130. 

TOME  xxxiv.  —  1900.  15 


220  .   KEVLE  DES  DEUX  MONDES. 

I  on  avait  créé,  en  son  honneur,  les  jeux  Hadrianiens,  les  TIk*- 
bains  lui  consacrrrent  trente  jours  éponymes  qui  furent  le  mois 
d'Adrien  (1). 

\' 

La  visite  d  Adrien  accrut,  d'une  façon  considérable,  la  célé- 
brité de  Meninon  qui,  bientôt,  plus  que  jamais  vit  aftluer  les 
voyageurs  et  se  multiplier  les  proscynèmes. 

Cet  enthousiasme  ne  devait  pas  être  de  longue  durée. 

En  revenant  de  battre  les  Parthes,  Septime  Sévère  se  rendit 
eu  Egypte,  suivant  le  même  itinéraire  qu'avait  suivi  Adrien.  Il 
remonta  le  Nil  jusqu'à  Phila?,  visita  en  passant  les  merveilles 
de  la  Thébaïde  et  surtout  la  célèbre  statue  de  Memnon  dont  la 
renommée  était  alors  universelle. 

A  Memphis,  il  fit  restaurer  le  grand  sphinx  et,  à  Esneh, 
il  ordonna  des  embellissemens  au  pronaos  du  grand  temple. 

Les  splendeurs  d'Alexandrie  lémerveillèrent.  Mais  ce  qui 
attira  particulièrement  son  attention  ce  fut  le  culte  de  Sérapis, 
alors  fort  répandu  dans  toute  l'Egypte  et  dont  les  cérémonies 
étaient  célébrées  avec  une  pompe  orientale,  un  luxe  inouï  de 
mise  en  scène.  Ce  dieu  considéré  comme  le  principe  et  la  fin  de 
toutes  choses,  dépositaire  des  forces  de  la  nature,  résumant  à  lui 
seul  la  puissance  des  autres  dieux  réunis,  produisit  une  vive 
impression  sur  l'esprit  superstitieux  de  l'empereur,  qui  fut  bien- 
tôt, lui  et  les  siens,  gagné  au  culte  de  cette  puissante  divinité. 

A  la  même  époque,  indépendamment  du  christianisme,  sans 
cesse  grandissant,  de  nombreuses  sectes  philosophiques  et  reli- 
gieuses se  partageaient  le  monde.  Cette  difi'usion  de  nouveaux 
élémens  avait  si  complètement  transformé  la  société  antique  que, 
toutes  les  aspirations  se  portaient  vers  l'idée  religieuse;  il  se  fil 
alors  un  mouvement  en  faveur  du  mysticisme  qui  devint  univer- 
sel; les  anciens  oracles,  muets  depuis  longtemps,  recouvrèrent 
leur  voix,  les  empereurs  ajoutèrent  à  leur  protocole  le  titre  de 
•<    pieux,  »  et  les  impératrices  prirent  celui  d<'  «  très  saintes.  » 

Ce  mouvement,  beaucoup  plus  marqué  en  Orient  que  partout 
ailleurs,  n'échappa  certainement  pas  à  Septime  Sévère  qui, 
durant  son  voyage,  put  se  rendre  compte  de  l'eft'ervescence  reli- 

(1)  Une  inscription  de  Chéramon.  straU-f.'e  d'Iiermontliis  et  do  Latopolis.  nous 
apiMcnd  <|ii'il  enteiulit  Meuinoii  l'an  13  5  du  mois  d'Adrien. 


i 


LA    STAUTE    SONORE    DE    ME.MNON.  227 

gieiise  qui  agitait  les  contrées  qu'il  parcourait.  Fort  dévot,  très 
attaché  aux  dieux  de  l'empire,  suivant  l'ascendant  de  son  épouse 
Julia  Domna,  fille  d'un  grand  prêtre  du  Soleil  à  Emèse,  jaloux 
surtout  d'assurer  la  tranquillité  publique,  il  fit  de  nombreux 
règlemens  contre  les  chrétiens,  et  son  retour  à  Rome  fut  mar- 
qué par  un  édit  de  persécution. 

En  Egypte  où  le  christianisme  était  très  répandu,  les  vic- 
times lurent  nombreuses  ;  et  comme  il  fallait  à  tout  prix  enrayer 
la  propagande,  on  dut  opposer  miracle  à  miracle. 

L'opinion  était  alors  fort  accréditée,  qu'avant  d'être  mutilée  la 
statue  de  Memnon faisait  entendre  une  voix  bien  plus  mélodieuse  et 
rendait  de  véritables  oracles.  Sa  particularité  d'émettre  des  sons 
dès  les  premiers  rayons  de  l'aurore,  amena  le  plus  grand  nombre 
à  la  considérer  comme  une  image  du  Soleil  (1)  et  à  établir,  avec 
la  statue  de  Sérapis  d'Alexandrie,  un  rapprochement  que  ren- 
dait facile  l'éclairage  spécial  sous  lequel  on  la  montrait  et  qui 
avait  été  très  habilement  imaginé  par  les  prêtres. 

Cette  statue,  d'un  bleu  sombre,  emblème  de  l'hémisphère 
inférieur,  composée  de  tous  les  métaux  consacrés  aux  planètes, 
d'or,  d'argent,  de  cuivre,  de  fer  et  d'étain,  était  enveloppée  dans 
les  replis  d'un  serpent  entre  lesquels  figuraient  les  constellations 
zodiacales,  serties  d'émeraudes,  de  topazes  et  de  saphirs.  Retenue 
dans  l'espace  au  moyen  d'un  aimant,  sa  face  seule  était  frappée 
par  les  rayons  solaires,  alors  que  le  reste  du  corps,  plongé  dans 
une  mystérieuse  pénombre,  laissait  voir,  çà  et  là,  quelques 
phosphorescences  produites  par  les  pierres  précieuses.  Il  n'en 
fallait  pas  plus  à  des  gens  dont  la  vive  imagination  se  plaisait  au 
merveilleux,  pour  identifier  deux  images  évoquant  une  idée  comr- 
mune.  Aussi  quel  succès  inespéré  si,  par  une  restauration  qui 
lui  rendrait  sa  forme  primitive,  Memnon  retrouvait  la  belle 
voix  qu'il  possédait  jadis  !  Quel  moyen  plus  efficace  d'arrêter,  en 
Egypte  du  moins,  les  progrès  du  christianisme? 

Nous  n'avons  aucune  donnée  historique  sur  l'époque  exacte 
à  laquelle  cette  statue  l'ut  restaurée  et  cessa  de  se  faire  entendre; 
mais  dans  l'une  des  nombreuses  inscriptions  dont  elle  est  recou- 
verte, et  qui  est  due  à  un  affranchi  des  Augustes,  ce  dernier  mot 
est  représenté  par  le  sigle  AVGG  (2),  forme  dont  l'usage  no 
s'établit  que  sous  le  règne  simultané  de  Septime  Sévère  et  de 

(1)  Voyez  Pausaaias,  liv.  I,  chap.  xlu. 

(2)  Voyez  Letronne,  Inscriptions  grecques  et  fa'ines  de  l'Éf/i/p(e,  p.  385. 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Caracalla.  Celte  inscriplion  ne  remonte  donc  pas  plus  haut  que 
l'an  198  de  notre  orc,  année  où  Caracalla  lut  proclamé  Auguste; 
elle  pourrait,  il  est  vrai,  se  rapporter  à  deux  autres  empereurs 
ayant  régné  ensemble  dans  un  temps  plus  rapproché  de  nous; 
mais  le  silence  des  écrivains  relativement  à  la  statue  sonore,  à 
partir  de  l'époque  où  régnaient  Sévère  et  son  fils,  permet  de 
croire  avec  quelque  vraisemblance  que  c'est  alors  qu'elle  cessa 
de  se  faire  entendre,  ce  qu'on  ne  peut  attribuer  qu'à  une  restau- 
ration. 

Etant  donnés  l'état  des  esprits  à  cette  époque,  la  recrudes- 
cence de  piété  en  faveur  des  anciennes  divinités,  surtout  pour  le 
culte  du  Soleil  (i),  qui  alla  toujours  croissant  jusqu'au  temps  de 
Julien,  on  peut,  je  crois,  affirmer  que  c'est  entre  le  voyage  de 
Septime  Sévère  en  Thébaïdc  et  la  mort  de  Caracalla,  c'est-à-dire 
entre  lan  201  etran2l7,  de  notre  ère,  que  dut  s'accomplir  celte 
restauration.  Ignorant  la  cause  scientifique  de  la  vibration 
sonore,  ne  cherchant  même  pas  à  la  découvrir  puisqu'on  la 
croyait  émanée  de  la  puissance  divine,  ceux  qui  entreprirent  ce 
travail  y  employèrent,  non  la  même  substance,  mais  des  blocs 
de  grès  appareillés  en  cinq  rangs  d'assises  superposées,  dont  la 
dernière  forme  la  tète.  Ainsi  disposées,  ces  pierres  fermèrent 
l'orifice  par  où  se  dégageait  la  vapeur,  ce  qui  empêcha  la  vibra- 
tion de  continuer  à  se  produire.  De  brillantes  couleurs  rehaus- 
sèrent l'ensemble  du  monument,  et  lorsqu'il  apparut  à  nou- 
veau, dans  sa  splendeur  première,  nul  ne  douta  que  le  dieu  ne 
recommençât  à  rendre  ses  oracles;  mais,  ô  déception  amère!  la 
voix  mélodieuse  ne  fit  plus  entendre  ses  harmonieux  accords, 
et  ce  fut  le  Galiléen  qui  resta  triomphant. 

P.  HiPPOLYTE-BoUSSAC. 

(1)  Philostrate  appelle  .Memnon  le  soleil  éthiopien.   Vie  d'Apollonius  de  Tyane, 
liv.  Vl,4. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


29  juin. 

Le  grand  débat  sur  le  socialisme,  qui  avait  été  annoncé  comme 
devant  remplir  les  jjremiers  jours  de  la  législature,  les  a  remplis  en 
effet.  La  Chambre  a  entendu  de  longs  et  d'éloquens  discours.  Ont-ils 
influé  beaucoup  sur  son  opinion?  Il  est  permis  d'en  douter;  mais  ils 
lui  ont  donné  l'occasion  de  la  dégager  et  de  la  manifester.  Les  socia- 
listes faisaient  sonner  très  haut  leurs  progrès.  Où  donc  les  ont-ils 
faits?  Ce  n'est  pas  dans  le  pays  :  ils  étaient  une  cinquantaine  dans 
la  dernière  Chambre,  et  ils  sont  une  cinquantaine  dans  celle-ci.  Mais, 
à  défaut  du  pays,  ils  espéraient  peut-être  conquérir  la  Chambre  elle- 
ménie,  la  séduire  par  la  beauté  architecturale  de  leur  construction 
sociale, l'entraîner  par  l'éclat  de  leur  rhétorique,  en  quoi  ils  se  sont  cer- 
tainement trompés.  L'effet  produit  a  été  tout  contraire  :  une  majorité 
formidable  s'est  immédiatement  formée  contre  eux.  Tous  les  socia- 
listes n'ont  peut-être  pas  partagé  les  mêmes  illusions.  Il  en  est  qui, 
soit  par  dédain  du  Parlement,  soit  par  défiance,  se  sont  abstenus  de 
donner  dans  la  bataille.  Si  M.  Jaurès  a  eu  à  lui  seul  la  sonorité  d'un 
orchestre,  on  a  remarqué  le  mutisme  et  même  l'absence  de  M.  Jules 
Guesde.  M.  Jaurès  a  été  médiocrement  secondé  par  ses  amis.  En  re- 
vanche, il  a  eu  affaire  à  des  adversaires  nombreux,  habiles,  pressans, 
M.  Biétry,  M.  Clemenceau,  M.  Paul  Deschanel.  Et  le  ministère,  de- 
mandera-t-on,  a-t-il  fait  connaître  ses  vues?  On  a  pu  croire  qu'il  allait 
le  faire  lorsque  M.  Clemenceau  est  monté  à  la  tribune,  mais  on  s'est 
demandé  s'il  l'avait  fait  lorsqu'il  en  est  descendu.  M.  Clemenceau  a 
une  si  vieille  habitude  de  parler  pour  lui-même  et  pour  lui  seul, 
suivant  son  humeur  et  sa  fantaisie,  qu'il  n'y  renoncera  sans  doute 
jamais.  En  de  certains  momens,  il  a  paru  oublier  la  déclaration  mi- 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nistérielle  ;  sa  verve  l'en  avait'éloigné  beaucoup.  Il  est  vrai  que  M.  Sar- 
rien,  quand  le  flot  oratoire  a  eu  cessé  de  couler  de  la  tribune,  a  essayé 
de  résumer  le  débat  et  de  le  préciser;  mais  son  discours  n'a  témoigné 
que  de  ses  bonnes  intentions.  Tout  le  monde  s'est  accordé  à  le  trouver 
incolore,  et,  quelques  jours  après,  M.  Hriand  est  allé  à  Roanne  en  pro- 
noncer un  autre  où,  à  lexemple  de  M.  Clemenceau,  mais  dans  un 
sens  assez  dilîérent,  il  a  exposé,  lui  aussi,  son  programme  personnel. 
Chaque  fois  qu'un  ministre  parle,  on  est  frappé  de  la  didérence  entre 
lui  et  ses  collègues.  Le  gouvernement  n'en  a  pas  moins  été  consolidé 
par  le  vote  que  la  Chambre  a  émis  beaucoup  moins  pour  lui  que  contre 
M.  Jaurès  ;  et  les  vacances  devant  commencer  dans  trois  semaines,  la 
question  ministérielle  ne  se  posera  vraisemblablement  plus  avant  la 
rentrée  d'octobre. . 

Le  discours  de  M.  Jaurès  est  un  des  plus  longs  qu'U  ait  prononci-s. 
La  société  d'aujourd'hui  y  a  été  mise  en  accusation;  celle  de  demain 
y  a  été  esquissée  en  larges  traits.  On  s'attendait  à  ce  que  l'orateur 
déposât,  comme  conclusion,  une  série  de  projets  de  loi  qui  auraient 
donné  à  ses  idées  une  forme  législative  définie  et  concrète,  espoir 
d'autant  plus  naturel  que  M.  Jaurès  avait  promis  avant  les  élections 
de  le  réaliser  immédiatement  après  :  mais  il  a  demandé  quatre  mois 
encore  pour  terminer  ses  plans  et  devis  de  la  cité  future.  Est-ce  trop 
de  quatre  mois,  semblait-il  dire,  pour  opérer  une  révolution  aussi 
gigantesque?  Non,  certes;  mais  il  y  a  si  longtemps  que  M.  Jaurès  est 
en  gestation  du  nouveau  monde,  qu'on  le  croyait  plus  près  d'aboutir. 
Nous  devons  donc  nous  contenter  provisoirement  de  son  discours. 
La  preuiière  partie,  qui  est  un  violent  réquisitoire  contre  la  société 
actuelle,  peut  se.  résumer  en  quelques  chillres.  M.  Jaurès  estime 
que  la  fortune  de  la  France  s'élève  à  un  capital  de  tTtJ  milliards.  Il  est 
resté,  dit-on,  au-dessous  delà  vérité  et  s'en  serait  rapproché  davantage 
s'il  avait  parlé  de  2'Jo  milliards  :  la  rectification  a  été  faite  par  M.  Ay- 
nard.  Mais  M.  Aynard  en  a  fait  une  autre  plus  importante.  Sur  les 
176  milliards  (iiiil  veut  bien  nous  accorder,  M.  Jaurès  affirme  que  105 
sont  possédés  par  !22i()()0  personnes;  il  n'y  en  aurait  que  70  environ 
pour  tout  le  reste  des  Français.  C'est  assurément  une  grande  inégalité  ! 
Elle  l'est  encore  plus  que  vous  ne  le  croyez,  continue  M.  Jaurès  : 
il  y  a  \'.\  millions  de  Français  qui  ne  possèdent  rien  du  tout!  Ces 
calculs  ont  pour  base  le  eliifire  annuel  des  décès  et  celui  des  succes- 
sions déclarées.  M.  Jaurès  n'a  oublié  qu'une  chose,  les  enfans  mi- 
neurs qui  meurent  sanfe  qu'il  y  ait  ouverture  de  succession  ;  ou 
plutôt  il  ne  les  a  pas  oubliés,  mids  la  quantité  lui  en  a  paru  négli- 


REVUE.    CHRONIQUE.  231 

geable.  Elle  ne  l'est  pas.  Si  on  fait  entrer  les  mineurs  en  ligne  de 
compte,  le  chiffre  des  Français  qui  meurent  sans  succession  est 
réduit  d'après  M.  Aynard  à  9  ou  à  10  millions,  et  d'après  M.  le  niinislre 
des  Unances  à  7  millions  et  demi,  juste  la  moitié  de  celui  qu'avait 
énoncé  M.  Jaurès.  Mais  le  chiffre  des  enfans  morts  en  bas  âge  est-il  la 
seule  défalcation  à  faire  ici  ?  N'y  a-t-il  pas  un  nombre  appréciable  de 
Français  qui  vivent  fort  bien  en  dépensant  ce  qu'ils  gagnent  et  ne 
laissent  rien  après  eux?  Au  surplus,  l'heure  n'est  pas  encore  venue  de 
discuter  avec  M.  Jaurès,  puisqu'il  n'a  encore  fourni  qu'un  élément  de 
sa  démonstration;  mais  si  tous  les  autres  n'ont  pas  plus  d'exac- 
titude, il  faudra  les  serrer  de  près  et  en  rabattre.  Les  chiffres  de 
M.  Jaurès  ont  grand  besoin  d'être  contrôlés.  Ils  l'ont  été  par  M.  Biétry, 
par  M.  Clemenceau,  par  M.  Deschanel  qui  en  ont  montré  le  caractère 
le  plus  souvent  arbitraire.  Cela  fait  bien  au  frontispice  d'une  discus- 
sion sur  le  socialisme  de  déclarer  qu'il  y  a  quinze  millions  de  Fran- 
.ç  ai  s  qui  ne  possèdent  rien:  malheureusement,  ou  plutôt  heureuse- 
ment, cela  n'est  pas  vrai.  Nous  reconnaissons  d'ailleurs  qu'il  reste 
Encore  une  inégalité  très  grande,  trop  grande  sans  doute  :  il  faut 
cependant  qu'il  y  en  ait  une  et  qu'elle  soit  sensible.  Sinon,  qui  voudrait 
travailler,  économiser?  Le  ressort  de  ^acti^ité  humaine  serait  brisé 
ou  déplorablement  détendu.  C'est  ce  que  les  socialistes  oublient  tou- 
jours dans  l'élaboration  de  leurs  systèmes.  Ils  raisonnent  sur  un 
homme  idéal  qui  entretiendrait  en  lui  toutes  les  vertus  du  tra^'ail, 
sans  y  chercher  un  avantage  personnel  supérieur  à  celui  du  maladroit, 
du  paresseux  ou  du  vicieux.  Où  est-il,  cet  homme  phénomène  '! 
Peut-être  ne  l'avons-nous  pas  assez  cherché  :  en  tout  cas  nous  no 
l'avons  pas  encore  trouvé.  L'homme  que  nous  connaissons,  celui  qui 
est  sorti  des  mains  du  créateur  avec  des  mobiles  d'action  qui  lui  ont 
déjà  fait  faire  tant  de  merveilles,  cessera  d'en  faire  le  jom*  où  on 
l'aura  soumis  à  la  loi  déprimante  de  l'égalité  des  fortunes.  Sa  morale 
sociale  sera  celle  du  lazzarone  napolitain  qui  dort  au  soleil  après  avoir 
assuré  sa  misérable  existence.  Pourquoi  travaillerait-il  au  delà  du 
strict  nécessaire,  si  on  lui  enlève  avec  les  fruits  de  son  labeur  tout 
ce  qui  fait  la  Uberté,  la  dignité  et  l'agrément  de  la  xie  ? 

M.  Jaurès  n'est  pas  sans  s'être  quelque  peu  préoccupé  de  ce 
côté  de  la  question,  mais  il  s'est  encore  plus  préoccupé  d'un  autre- 
qui  est  de  maintenir  l'égalité,  ou  du  moins  une  certaine  somme 
d'égahté,  après  l'avoir  étabUc.  Combien  de  fois  n'a-t-on  pas  fait 
l'observation  que  si  la  totalité  des  biens  était  partagée  également 
entre  les  hommes,  les  mêmes  causes  qui  onl  amené  l'inégalité  la  veille 


2;{2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  ramèneraient  encore  le  lendemain  ?  Et  comment  répondre  à  cela? 
M.  Jaurî'S  croit  en  avoir  trouvé  le  moyen.  Il  ne   l'a  pas  inventé  et 
n'en  a  d'ailleurs  pas  la  prétention  :  il  a  tout  emprunté  aux  grands 
réformateurs  allemands,  non  pas  à  Karl  Marx  qui  commence  à  n'être 
plus  de  mode,  mais  à  Bernstein  et  surtout  à  l'ingénieux  auteur  du 
collectivisme  dernier  modèle,  TAutrichien  Scha^ffle.  Voici  le  système. 
Les  biens  de  ce  monde  se  partagent  en  deux  catégories,  les  instrumens 
de  production  et  les  produits  qu'on  peut  généralement  ranger  sous  le 
nom  d'objets  de  consommation.  M.  Jaurès  proteste  lorsqu'on  l'accuse, 
comme  nous  l'avons  fait  plus  haut,  de  ne  pas  donner  à  chacun  la 
rémunération  équitable  de  son  travail.  Il  repousse  ce  grief  loin  de  lui: 
seulement,  il  veut  que  le  travail  soit  récompensé  par  l'attribution  d'un 
nombre  plus  ou  moins  considérable  d'objets  de  consommation,  et 
jamais,  jamais!  d'un  instrument  de  production.  Les  instrumens  de 
production  doivent  tomber  dans  la  propriété  collective;  les  produits 
seuls  formeront  dans   l'avenir  le  contingent  de  la  propriété  indivi- 
duelle. On  voit  tout  de  suite  que  celle-ci  ne  pourra  pas  croître  beau- 
coup, et  cela  pour  deux  motifs  :  le  premier  est  que  la  faculté  de  con- 
sommation étant  limitée  chez  l'homme,  l'intérêt  pour  lui  de  posséder 
des  objets  à  consommer  est  également  restreinte;  le  second  est  que 
le  lot  de  chacun  lui  sera  mesuré  et  octroyé  dans  des  proportions 
jugées  convenables.  Par  qui?  Par  un  fonctionnaire,  naturellement. 
Le  règne  du  collectivisme  sera  celui  du  fonctionnarisme  au  super- 
latif. Mais  qu'on  se  rassure  :  les  fonctionnaires  de  l'avenir,  apparte- 
tenant  à  une  humanité  régénérée,  seront  infailUbles  et  impeccables. 
Ils  ne  se  tromperont  jamais  dans  le  calcul  de  la  production  qui  sera 
proportionnelle  aux  besoins  de  la  consommation,  et,  pour  ce  qui  est 
de  la  distribution  des  produits,  il  ne  viendra  à  la  pensée  de  personne 
qu'ils  puissent  obéir  à  des  influences  étrangères  au  noble  but  de  leurs 
fonctions,  et  tomber  par  exemple  sous  des  dépendances  politiques 
ou  électorales  ! 

Où  sommes-nous?  Est-ce  avec  Platon  dans  sa  République?  Est-ce 
avec  Idoménée  àSalente?  Est-ce  avec  Cabet  en  Icarie?  En  tout  cas, 
nous  sommes  bien  loin  du  monde  présent  !  On  pourrait  rêver  long- 
temps dans  la  contemplation  de  la  cité  nouvelle,  et  poser  à  M.  Jaurès 
un  assez  grand  nombre  de  questions  sur  la  manière  dont  il  en  conçoit 
l'aménagement.  Ainsi,  M.  Ueschanel  lui  a  demandé  où  était  la  ligne 
de  démarcation  ciiti'c  les  moyens  de  [)roduction  et  les  objets  de  con- 
sommation. Il  n'y  a  presque  pas  un  de  ceu.\-ci  qui  ne  puisse,  dans 
certaines  conditions,  devenir  un  de  ceux-lfi.  Vous  mo  donnez  un  épi 


REVUE.    CHRONIQUE.  233 

pour  mon  pain  :  ne  pourrai-je  pas  en  semer  les  grains  ?  Vous  me 
donnez  un  fruit  :  ne  pourrai-je  pas  en  utiliser  pour  le  même  objet  les 
pépins  ou  le  noyau  ?  Vous  me  donnez  un  mouton  :  ne  pourrai-je 
pas,  après  en  aA'oir  tiré  ma  nourriture,  faire  de  sa  graisse  ou  de  ses 
os  des  applications  industrielles  ?  Mais  non,  je  ne  le  pourrai  pas, 
puis(iue  je  n'aurai  plus  de  terre,  ni  d'usine  à  ma  disposition.  Tout  cela 
sera  dans  la  collectivité;  l'avais-je  donc  oublié?  Qu'il  est  difficile  de 
renoncer  à  ses  vieilles  habitudes  d'esprit  !  Il  y  a  toutefois  un  instru- 
ment de  production  dont  nous  voudrions  bien  savoir  comment 
M.  Jaurès  s'y  prendra  pour  le  faire  tomber  dans  la  collectivité  sans 
l'anéantir  :  nous  voulons  parler  du  pinceau  du  peintre,  du  ciseau  du 
sculpteur,  de  la  plume  de  l'écrivain.  C'est  une  source  de  la  richesse 
nationale  :  M.  Jaurès  la  tarirait-il?  Non,  peut-être  :  il  tolérera  que  le 
peintre  continue  de  faire  ses  tableaux,  le  sculpteur  ses  statues,  l'écri- 
vain ses  livres.  Mais  comment  les  récompensera-t-il?  Avec  des  bons 
de  consommation?  Il  est  à  craindre,  très  à  craindre,  que  ces  produc- 
teurs n'aiment  mieux  envoyer  leurs  produits  à  l'étranger.  Mais  que 
feront-ils  de  l'argent  qu'ils  auront  reçu  en  échange?  Il  n'y  aura  plus, 
à  proprement  parler,  de  numéraire  en  France.  Alors  il  est  à  craindre, 
fort  à  craindre,  que  ces  producteurs  particuliers  qu'on  ne  peut  pas 
séparer  de  leur  moyen  de  production,  et  même  que  beaucoup  d'autres 
qui  ne  voudront  pas  se  séparer  des  leurs,  ne  passent  les  frontières 
et  n'apportent  au  dehors  l'art  qui  ennoblissait  la  France  et  l'industrie 
qui  l'enrichissait.  Mais,  dit  M.  Jaurès,  l'étranger,  charmé  par  notre 
expérience,  ne  pourra  pas  se  retenir  de  l'imiter,  et  par  conséquent... 
Laissons  rêver  M.  Jaurès,  et  que  nos  lecteurs  nous  excusent  de  cette 
digression  prématurée. 

Où  son  rêve  a  semblé  prendre  un  caractère  plus  précis,  c'est 
lorsque  M.  Jaurès  s'est  demandé  comment  faire  pour  déposséder  les 
propriétaires  des  \~6  milliards  qui  constituent  le  capital  national,  ou, 
si  l'on  veut,  le  capital  à  nationaliser.  L'opération  n'est  pas  très 
simple;  les  capitalistes  actuels  auront  peut-être,  en  effet,  le  mauvais 
goût  de  se  défendre;  mais  ils  auront  bien  tort,  car,  s'ils  le  fonl,  leur 
cas  ne  manquera  pas  de  s'aggraver,  comme  de  juste.  M.  Jaurès  cite 
l'exemple  de  la  Révolution.  Si  les  nobles  propriétaires  de  cette 
époque  s'étaient  laissé  bénévolement  dépouiller  de  leurs  biens,  peut- 
être,  qui  sait?  leur  aurait-on  donné  une  indemnité.  Mais  ils  ont  re- 
gimbé, ils  ont  émigré  ;  l'histoire  nous  apprend  ce  qui  en  est  résulté. 
Précédent  à  méditer!  Aujourd'hui,  M.  Jaurès  conçoit  la  dépossession 
des  capitalistes  comme  une  immense  expropriation  pour  cause  d'utilité 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

publique  :  jamais,  dit-il,  il  n'y  aura  eu  utilité  publique  mieux  dé- 
montrée, ni  cause  d'expropriation  plus  légitime.  On  ne  peut  pas,  dit- 
il,  appeler  cela  un  acte  révolutionnaire  :  c'est  'l'application  pure  et 
simple  d'un  article  de  notre  code  bourgeois.   Mais  l'expropriation  ne 
va' pas  sans  indemnité  préalable:  il  est  même  habituel,  dans  la  pra- 
tique, de  porter  celle-ci  à  un  chillVe  un  peu  supérieur  à  la  valeur 
réelle  de  l'objet  exproprié.  M.  Jaurès  ne  l'ignore  pas,  et  il  a  très  loyale- 
ment posé  devant  la  Chambre  la  question  de  savoir  si  on  indemniserait 
les  capitalistes  dont  on  prendrait  le  capital;  mais,  très  loyalement 
aussi,  il  a  déclaré  qu'il  n'en  savait  rien.  Cela  a  jeté  un  froid.  Non  pas 
que  M.  Jaurès  n'ait  pas  une  idée  personnelle  sur  la  question;  il  est 
bon  prince;  il  serait  volontiers  partisan  d'une  indemnité  qui  assurerait 
aux  propriétaires  expropriés  le  moyen  de  se  retourner.  «  Ils  auront, 
dit-il,  devant  eux  une  réserve  de  temps  que  nos  aînés  de  la  Révolution 
bourgeoise  n'ont  pas  toujours  donnée  au  clergé  et  à  la  noblesse  pour 
s'adapter  au  régime  nouveau.  Le  temps  sera  donné  aux  grands  pos- 
sédans  eux-mêmes,  aux  privilégiés  eux-mêmes,  de  s'accommoder  à 
l'ordre  nouveau,  d'accommoder  leurs  descendans  à  la  société  nou- 
velle fondée  sur  le  travail  égalitaire.  »  M.  Jaurès  trouve   ces  per- 
spectives infiniment  séduisantes;  mais  en  attribue-t-il  le  bénéfice  cer- 
tains à  ceux  dont  il  voudrait  faire,  grâce  à  la  magie  de  son  éloquence, 
des  dépossédés  par  persuasion?  Nullement,  car  il  n'est  pas  libre;  le 
parti  socialiste  est  divisé  sur  la  question,  et  M.  Jaurès,  dans  l'igno- 
rance où  il  est  de  la  solution  qui  prévaudra,  l'accepte  les  yeux  fer- 
més, mais  ne  saurait  encore  nous  la  dire.  «  Je  n'ai,  sécrie-t-il,  ni  la 
fatuité,  ni  l'iniquité  de  prétendre  poser  d'avance  des  conditions  à  la 
classe  ouvrière,  au  monde  du  travaO.  Je  sais  et  je  proclame  que  le 
droit  du  travail  est  souveniin,  et  je  m'associerai,  quelque  forme  que 
le  monde  du  travail  veuille  donner  à  la  société  nouvelle,  je  m'asso- 
cierai de  tout  cojur  et  de  tout  esprit  à  cet  effort  nécessaire  de  trans- 
formation. »  Le  croifait-on  ?  la  Chambre  n'a  pas  trouvé  ces  déclara- 
tions tout  à  fait  rassurantes,  et  cette  partie  du  discours  de  M.  Jaurès 
a  fait  courir  sur  presque  tous  les  bancs  un  de  ces  frissons  subits  qui 
laissent  longtemps  les  âmes  dans  l'anxiété. 

Peut-être  a-t-on  attaché  trop  d'importance  à  cette  question  d'in- 
demnité. Mettons  qu'elle  soit  résolue  dans  le  sens  affirmatif  que  pré- 
fère, mais  que  ne  promet  pas  M.  Jaurès  :  les  dépossédés  eu  serout-ils 
beaucou[»  plus  heureux?  Ilien  n'est  moins  sûr.  .Si  on  avait  indemnisé 
les  grands  propriétaires  de  l'époque  révolutionnaire,  ils  auraient  été 
plus  favorisés  que  les  nôtres,   car  on  leur  aurait  donné  des  rentes. 


REVUE.    CHRONIQUE.  23.0 

C'est  ce  qu'a  fait,  en  1825,  la  loi  qui  a  attribué  aux  survivans  d'entre 
eux  et  aux  héritiers  des  autres  un  milliard  d'indemnité  réelle,  avec 
lequel  ils  ont  pu  créer  des  sources  de  richesse.  Mais  M.  Jaurès 
n'attribue  à  ses  indemnisés,  à  lui,  que  des  bons  de  consommation! 
C'est  ce  qu'il  dit  dans  cette  plirase  îypique,  dont  il  a  évidem- 
ment pesé  tous  les  mots  :  «  L'indemnité  qui  sera  accordée  par  la 
société  aux  détenteurs  du  capital  exproprié  au  profit  de  la  collectivité 
et  des  travailleurs,  cette  indemnité  sera  logiquement  déterminée  par 
la  nature  même  de  la  société  nouvelle.  »  Si  le  sujet  n'était  pas  aussi 
«érieux,  nous  dirions  que  ces  «  valeurs  d'indemnité,  »  comme  s'ex- 
prime encore  M.  Jaurès,  ne  seront  que  monnaie  de  singe.  M.  Des- 
chanel  a  rappelé  avec  raison  les  assignats  :  ce  sera  moins  encore. 
Quelque  dépréciés  qu'ils  fussent,  les  assignats  pouvaient  être  employés 
à  acheter  des  terres,  à  fonder  des  industries,  à  se  procurer  des 
moyens  de  production.  Cela  leur  donnait  un  marché.  Mais  les  bons 
ée  consommation  de  M.  Jaurès  n'auront  pas  ce  caractère;  on  ne 
pourra  pas  leur  donner  cet  emploi  ;  ils  ne  serviront  qu'à  la  nourriture 
quotidienne.  Et  quoi  de  plus  naturel,  puisque  leur  objet  sera  pré- 
cisément d'empêcher  entre  des  mains  trop  habiles  la  reconstitution 
d'une  propriété  productive?  Ils  seront  seulement  ou  représenteront 
des  choses  fongibles.  Nous  plaignons  donc  les  capitalistes  dépossédés 
si  on  ne  les  indemnise  pas  :  mais  faudrait- il  les  plaindre  beaucoup 
moins  si  on  les  indemnise? 

La  Chambre  nouvelle  contient  beaucoup  de  députés  qui  ne  con- 
naissaient pas  encore  M.  Jaurès:  ils  n'ont  pas  été  plus  surpris  que 
ceux  qui  le  connaissaient  déjà,  en  assistant  à  ce  déballage  oratoire 
du  socialisme.  Les  livres  socialistes  sont  souvent  cités,  mais  peu  lus. 
En  dehors  de  quelques  adeptes  de  la  rehgion  de  l'avenir,  il  n'y  a 
peut-être,  au  Palais-Bourbon,  que  M.  Paul  Deschanel  qui  en  ait  fait 
une  étude  approfondie,  et  qui  se  tienne  quotidiennement  au  courant 
de  l'évolution  du  dogme  et  de  la  morale.  Les  collectivistes  avaient 
jusqu'à  ce  jour  paru  croire  que  le  Parlement  n'était  pas  encore  arrivé 
au  point  de  maturité  où  il  pouvait  les  comprendre  :  aussi  gardaient-ils 
fermée  leur  main  pleine  de  vérités,  et  tout  au  plus  en  ouvraient-ils  de 
temps  en  temps  un  doigt  ou  deux.  Les  aveux  presque  complets  de 
M.  Jaurès  ont  produit  de  la  stupéfaction  et  de  la  stupeur.  Ni  la 
Chambre,  qui  est  une  Chambre  radicale  mais  bourgeoise,  ni  le  pays 
qui  a  la  passion  et  le  culte  de  la  propriété  individuelle,  ne  sont  prêts  à 
se  laisser  séduire  à  un  pitoyable  sophisme.  Nous  douions  que 
M.  Jaurès  ait  rendu  un  service  à  son  parti  par  cette  révélation  inliMU- 


236  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

pestive.  Le  sentiment  de  réprobation  qui  s'est  répandu  dans  la  majo- 
rité s'est  d'ailleurs  doublé  d'an  sentiment  de  révolte  déjà  ancien,  mais 
qui  n'avait  pas  encore  pu  se  manifester,  contre  la  domination  du 
parti  collectiviste  dans  les  deux  dernières  Cbambres.  La  dictatm^e  de 
M.  Jaurès  a  été  lourde  ;  on  en  a  assez  ;  on  n'en  veut  plus.  C'est  ce  qui 
a  fait,  en  dehors  même  de  leur  talent,  le  succès  immédiat  des  ora- 
teurs qui  ont  pris  la  parole  après  M.  Jaurès,  et  dont  l'un  au  moins, 
M. 'Clemenceau,  l'a  traité  fort  irrévérencieusement.  La  Chambre  a  paru 
en  éprouver  une  sorte  de  joie. 

Le  discours  de  M.  Biétry  a  été  comme  un  coup  de  bélier  dans  l'édi- 
fice sociaUste.  M.  Biétry  est  un  ancien  révolutionnaire,  aujourd'hui 
converti  à  des  idées  plus  sages.  Sorti  du  prolétariat,  il  en  connaît 
les  besoins,  et  aussi  les  passions.  La  part  considérable  et  fina- 
lement prépondérante  quil  a  prise  depuis  quelques  années  à  la 
création  des  syndicats  jaunes,  destinés  à  faire  contrepoids  aux  syndi- 
cats rouges,  l'a  rendu  odieux  à  tout  le  monde  qui  gravite  autour  de  ces 
derniers;  mais  il  ne  s'est  laissé  ni  intimider,  ni  arrêter;  il  a  pour- 
suivi son  œuvre  avec  une  ténacité  remarquable,  et  avec  une  efficacité 
dont  il  a  apporté  le  témoignage  à  la  tribune .  Les  syndicats  jaunes,  en 
elfet,  bien  qu'ils  ne  jouissent  d'aucune  des  subventions  que  les 
Bourses  du  travail  réservent  aux  rouges,  comprennent  un  plus  grand 
nombre  d'ouvriers  que  ces  derniers.  M.  Biétry  l'a  assuré  en  pro- 
duisant des  chiffres,  et  on  peut  regarder  l'afUrmation  comme  exacte, 
car  elle  n'a  pas  pu  être  contestée.  Ajoutons  d'ailleurs  qu'il  y  a 
encore  un  bien  plus  grand  nombre  d'ouvriers  qui  préfèrent  rester 
Hu  dehors  de  tous  les  syndicats,  quelle  que  soit  leur  couleur.  L'élec- 
tion de  M.  Biétry  a  été  un  des  incidens  les  plus  signilicatifs  des  élec- 
tions dernières  :  il  avait  pour  concurrent  M.  Goude,  cet  ouvrier  de 
l'arsenal  qui  a  longtemps  fomenté  à  Brest  toutes  les  agitations  révo- 
lutionnaires et  qui,  devenu  adjoint  au  maire,  a  été  tout-puissant  pendant 
le  proconsulat  de  M.  Pclletan.  Les  choses  ont  changé  sous  le  ministère- 
de  M.  Thomson.  L'intervention  de  M.  Biétry  à  la  tribune  empruntait 
à  cet  ensemble  de  circonstances  uu  intérêt  particulier,  qui  a  été  encore 
accru  par  les  clameurs  sous  lesquelles  l'extrême  gauche  collectiviste  a 
essayé  d'étouder  sa  voix.  Mais  M.  Biétry  a  de  la  défense.  L'impression 
produite  par  son  vigoureux  discours  a  été  vive  :  elle  aurait  été  plus 
durable  si  M.  Clemenceau  ne  lui  avait  pas  succédé. 

M.  Clemenceau,  dans  ces  derniers  temps,  a  parlé  plusieurs  fois 
h  la  tribune  du  Luxembourg,  mais  il  n'avait  pas  reparu  à  celle  du 
Palais-Bourbon  depuis  une  douzaine  d'années.  Peut-être  a-t-il  trouvé 


REVUE.    —    CIIROMQLE.  237 

la  Chambre  bien  changée  :  ceux  de  ses  collègues  d'autrefois  qui  y 
sont  encore  l'ont  retrouvé  le  même.  Il  a  remporté  dans  sa  réponse 
à  M.  Jaurès  un  de  ses  plus  brillans  succès  oratoires,  avec  des  moyens 
qui  ne  sont  qu'à  lui  et  qui  sont  faits  d'entrain,  de  verve,  de  mots 
d'esprit,  de  mots  de  bon  sens,  le  tout  servi  par  une  humeur  caus- 
tique à  souhait  et  une  voix  mordante  dont  l'effet  est  immanquable  sur 
une  assemblée,  lorsque  M.  Clemenceau  n'abuse  pas  trop  longtemps 
de  ses  avantages.  La  Chambre  n'a  pas  trouvé  qu'il  en  abusât  contre 
M.Jaurès;  mais  il  en  a  usé  largement.  Le  Coniemmre  divos  pourrait 
lui  servir  de  devise  :  il  est  de  première  force  à  cet  exercice.  Dès  les 
premiers  mots  qu'il  a  prononcés,  on  s'est  trouvé  à  l'antipode  de  la 
solennité  majestueuse  de  M.  Jaurès  ;  aussi  s'est-on  bien  amusé.  M.  Cle- 
menceau paraissait  s'amuser  beaucoup  lui-même  à  démolir  la  con- 
struction oratoire  de  son  adversaire  et  à  montrer  qu'il  n'y  avait  rien 
dedans.  A  la  différence  de  M.  Jaurès,  il  n'est  pas  l'homme  des  belles 
théories  et  des  grands  développemens  ;  il  procède  par  des  sailhes 
courtes,  promptes,  agiles,  qui  se  succèdent  avec  une  rapidité  décon- 
certante ;  il  a  à  la  tribune  un  coup  de  fleuret  qui  tient  parfois  de  la 
prestidigitation.  Aussi  son  discours  échappe-t-il  à  l'analyse  ;  mais  on 
peut  en  indiquer  l'idée  maîtresse,  qui  est  simple  et  sensée.  M.  Cle- 
menceau ne  croit  pas  que,  —  même  dans  quatre  mois,  —  M.  Jaurès 
puisse  changer  de  fond  en  comble  un  état  social  qui  est  le  résultat 
de  longs  siècles  d'efforts.  Il  a  observé  la  marche  du  progrès;  elle 
lui  a  toujours  paru  lente.  Lorsqu'elle  a  été  trop  rapide,  elle  a  été 
suivie  de  brusques  reculs.  Le  progrès  est  une  œuvre  de  patience  :  il 
opère  par  des  approximations  successives  qui  poussent  l'humanité 
vers  un  idéal  qu'elle  n'atteindra  probablement  jamais.  Heureuse  la 
génération  qui  a  amélioré  un  peu  la  condition  du  monde  !  Quant  à 
celle  qui  l'a  transformée  du  tout  au  tout,  on  la  chercherait  en  vain 
dans  le  passé  :  comment  espérer  que  nous  en  verrons  l'aurore  dès  la 
fin  des  vacances?  M.  Clemenceau  ne  croit  pas  aux  baguettes  ma- 
giques, n'en  ayant  jamais  vu  que  dans  les  contes  de  fées.  Il  a  de  la 
peine  à  regarder  M.  Jaurès  comme  une  fée.  Il  craint  fort  que  ses  con- 
ceptions n'aboutissent  à  un  désastre  inti'Uectuel  ;  mais  il  se  console  en 
pensant  qu'après  tout  la  faOlite  de  l'esprit  de  M.  Jaurès  ne  serait  pas 
celle  de  l'esprit  humain. 

Un  tel  discours  ne  pouvait  se  produire  et  se  développer  jusqu'au 
bout  que  dans  une  assemblée  dont  la  sympathie  était  acquise  à  l'ora- 
teur. Celui  de  M.Paul  Deschanel  a  un  autre  caractère.  M.  Dcschanel 
a  eu  le  mérite  difficile  de  relever  la  discussion  au  uniment  où  elle 


2'i^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

semblait  épuisée  :  il  a  dit  des  choses  qui  n'avaient  pas  été  dites  et 
qui  devaient  l'être.  La  parfaite  connaissance  qu'il  a  des  écrits  socia- 
listes lui  a  permis  de  citer  à  M.  .laurès  ses  propres  auteurs,  soit  pour 
rectifier,  soit  pour  compléter  sa  pensée.  Il  a  invoqué  Kautsky;  il  a 
invoqué  Bernstein;  mais  ce  sont  gens  que  la  Chambre  ne  connaît 
guère  et  qui,  dès  lors,  ne  font  pas  par  eux-mêmes  autorité  auprès 
d'elle.  La  partie  de  son  très  éloquent  discours  qui  a  produit  le  plus 
d'impression  est  celle  où  M.  Deschanel,  mettant  directement  en  cause 
la  thèse  de  M.  .Jaurès,  a  montré  que  le  collectivisme  ainsi  compris  et 
appliqué  ralentirait  l'activité  humaine  et  ferait  rétrograder  la  civih- 
sation.  Oui,  a-t-il  dit,  l'idée  socialiste  est  contraire  à  la  civilisation, 
^jarce  que  si  les  capitaux  ne  rapportent  plus  rien,  on  ne  prendra  plus 
Ja  pehie  de  les  créer.  Au  reste,  nous  avons  largement  emprunté  à 
M. Deschanel  dans  les  objections  que  nous  avons  faites  à  M.  Jaurès.  Sa 
conclusion  sera  aussi  la  nôtre,  au  moins  à  titre  provisoire,  puisque 
nous  ne  connaissons  encore  que  par  des  développ(?mens  oratoires  la 
pensée  de  l'oralour  socialiste.  «  Tant  qu'on  ne  nous  aura  pas  apporté 
des  textes  précis,  a  déclaré  M.  Deschanel,  nous  serons  en  droit  de 
dire  que  ce  n'est  pas  des'  amendemens  à  la  législation  sociale  qu'il 
faudra  proposer,  mais  des  amendemens  à  la  nature  humaine,  car  c'est 
l'homme  même  qu'il  faudrait  changer  pour  (ju'un  tel  système  pût 
réussir.  »  Qu'on  ne  croie  pas  que  cela  embarrasse  M.  Jaurès:  c'est 
bien  l'homme  même  qu'il  se  propose  changer.  Il  en  est  resté  à  l'idée 
de  Rousseau  que  l'homme  actuel  est  le  produit  déformé  de  la  société 
et  des  lois.  Hendez-le  à  la  nature,  c'est-à-dire  au  socialisme  :  il  sera 
méconnaissable. 

Est-ce  à  dire  que  nous  soyons  d'accord  avec  AI.  Clemenceau  et  avec 
M.  Deschanel  sur  tous  les  points?  Avec  eux,  de  même  (pi'avec 
M.  Jaurès,  nous  avons  des  réserves  à  faire,  parce  qu'ils  nous  pro- 
mettent comme  lui  des  projets  que  nous  ne  connaissons  pas  encore. 
Ce  n'est  d'ailleurs  pas  la  première  fois  que  M.  Deschanel  annonce  une 
nouvelle  organisation  du  contrat  collectif  de  travail,  qu'il  rattache  au- 
jourd'hui à  un  large  développement  du  système  syncUcal.  M.  Clemen- 
ceau aussi,  la  déclaration  ministérielle  aussi  parlent,  d'une  manière 
malheureusement  mystérieuse  mais  singulièrement  alléchante,  d'un 
contrat  collectif  du  travail  où  le  droit  des  minorités  sera  scrupuleuse- 
ment respecté.  Comment  cela  se  feru-l-il?  Nous  avons  peine  à  le  com- 
prendre. M.  Milleraud  a  bien  déposé  des  projets  de  loi  pour  le  même 
objet;  seulement  le  droit  de  la  minorité  y  est  absorbé  dans  celui  de  la 
majorité,  c'est-à-dire  supprimé.  Au  moins  cola  est  clair,  mais  ne  peut 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  239 

pas  être  ce  que  prépare  M.  Clemenceau.  M.  Waldeck-Rousseau  a  dit 
dans  un  de  ses  bons  jours  que  le  droit  d'un  seul  ouvrier  qui  veut 
travailler  est  égal  à  celui  de  tous  les  autres  qui  ne  le  veulent  pas,  et 
doit  être  aussi  efticacement  protégé.  M.  Clemenceau  a  encore  renforcé 
l'expression  de  cette  vérité,  en  faisant  remarquer  que  les  grévistes  as- 
piraient au  mieux-être,  tandis  que  l'ouvrier  père  de  famille  qui  pré- 
fère le  travail  à  la  grève  aspire  à  être.  Comment,  après  cela,  pourrait-il 
annihiler  dans  le  contrat  de  travail  la  liberté  de  cet  ouvrier  qui  se  con- 
tente d'être  comme  il  est?  Et  s'il  ne  porte  aucune  atteinte  à  sa  liberté, 
que  devient  le  contrat  —  collectif —  de  travail?  Cruelle  énigme!  Mais 
attendons  les  projets  de  M.  Clemenceau  et  de  M.  Deschanel. 

Le  succès  de  M.  Clemenceau,  à  gauche,  au  centre  et  jusqu'aux 
confins  de  la  droite,  ne  saurait  nous  faire  oublier  que,  parlant  comme 
ministre,  il  a  sur  plus  dun  point  dépassé  le  programme  ministériel 
M.  Sarrien,  quand  il  a  pris  la  parole,  a  jeté  des  ombres  grisâtres  sur 
tout  cela,  mais  ne  l'a  pas  fait  disparaître,  ni  oublier.  M.  Clemenceau 
s'est  déclaré  partisan  du  rachat  de  «  certaines  »  compagnies  de 
chemin  de  fer  :  le  gouvernement  avait  eu  soin  de  n'en  rien  dire  dans  sa 
déclaration,  et  cette  abstention  avait  été  remarquée.  On  a  pu  mesurer 
bientôt  le  degré  de  la  fermeté  ministérielle.  M.  Sarrien,  dans  son  lan- 
gage neutre,  effacé,  conciliant,  a  cédé  en  partie  a  M.  Clemenceau  dont 
l'impétuosité  l'a  emporté  en  ouragan  plus  loin  qu'il  n'avait  voulu  aller 
d'abord  :  il  a  annoncé  que  le  gouvernement  étudierait  la  question  du 
rachat  d'une  compagnie.  En  sera-t-il  de  même  de  l'impôt  sur  le  re- 
venu? Le  gouvernement  s'est  bien  gardé  de  dire  que  cet  impôt  serait 
progressif,  il  a  même  dit  le  contraire.  M.  Clemenceau,  lui,  s'est  pro- 
noncé nettement  pour  la  progression.  Cette  fois  encore,  entraînera-t-il 
le  ministère?  Enfin,  répondant  à  M.  Jaurès  qui  lui  demandait  où  était 
son  programme  :  «  Mon  programme,  a-t-il  dit,  vous  le  connaissez 
bien,  il  est  dans  votre  poche,  vous  me  l'avez  pris.  »  On  voit  que  ces 
deux  grands  jouteurs,  en  dépit  des  coups  d'estoc  et  de  taille  qu'ils  se 
sont  portés  devant  la  galerie,  ne  sont  pas  incapables  de  se  réconciher 
tranquillement  dans  la  coulisse.  A  la  fin  de  cette  discussion  dont  le 
ministère  est  sorti  intact,  le  programme  ministériel,  déjà  si  vague, 
s'est  trouvé  plus  vague  encore.  Et  ce  n'est  pas  M.  F^riand  qui  l'a  pré- 
cisé depuis!  M.  Hriand,  quelques  jours  plus  tard,  est  allé  prononcer  à 
Roanne  un  discours  où,  exprimant  la  crainte  que  la  majorité  ne  fàl 
trop  forte  et  ne  contint  quelques  élémens  inquiétans,  il  a  recom- 
mandé la  reconstitution  du  vieux  bloc.  Les  élémens  inquiétans  sont 
au  centre  :   une-  partie   du    centre   a   \"oté  pour  le  gouverneincMU. 


2i0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Briand  est  socialiste  et  il  entend  le  rester,  bien  qu'il  ait  été  offi- 
ciellement exclu  du  parti  au  moment  où  il  est  entré  au  ministère.  Les 
doctiines  de  M.  Jaurès  sont  les  siennes,  et  il  a  pu  se  sentir  atteint  par 
la  réfutation  qu'en  a  faite  son  collègue  de  l'Intérieur.  C'est  pourquoi  il 
a  tenu  à  marquer  nettement  sa  place  de  bataille,  et  les  socialistes,  le 
lendemain,  ont  aussi  bien  accueilli  son  discours  qu'ils  s'étaient  montrés 
blessés  de  celui  de  M.  Clemenceau.  Ils  ont  opposé  ministre  à  ministre. 
Alors  tout  le  monde  a  commencé  à  demander  où  était  le  gouverne- 
ment. Chacun  de  ses  membres  a  un  programme  à  lui  et  l'expose  en 
toute  indépendance,  sans  se  demander  s'il  n'est  pas  en  contradiction 
avec  celui  de  ses  collègues.  On  ne  sait  auquel  entendre:  c'est  une  vé- 
ritable cacophonie,  et,  en  vérité,  de  tous  les  ministres,  M.  Sarrien  est 
celui  qui  semble  le  moins  être  le  président  du  Conseil.  On  l'a  vu  à  la 
Chambre  pratiquer  l'art  d'accommoder  les  restes  avec  les  morceaux 
disloqués  du  programme  ministériel,  et  nul  ne  peut  dire  s'il  a  réussi 
dans  cet  exercice  où  sa  modestie  a  doucement  brillé.  Ce  ministère, 
quia  tant  de  tètes,  manque  de  chef. 

Mauvaise  condition  pour  vivre  bien  et  longtemps!  Mais,  quant  à 
présent,  personne  ne  veut  renverser  le  cabinet.  Les  progressistes  se 
demandent  par  qui  et  par  quoi  il  serait  remplacé.  Les  radicaux  ont  fait 
fête  à  M.  Clemenceau,  et  ne  savent  pas  encore  comment  ils  se  dé- 
brouilleront. Les  socialistes  mettent  une demi-conliance dans  M.  Briand, 
qui  d'aOleurs  s'applique  à  ne  décourager  personne.  Dans  son  discours 
de  Roanne,  il  a  fait  de  l'évolution  continuelle  un  principe.  J'évolue, 
a-t-il  dit  ;  évoluez,  et  tout  ira  pour  le  mieux  !  C'est  ce  qu'on  appelait 
autrefois  faire  de  l'opportunisme  :  n'y  aurait-il  que  les  mots  qui 
changent?  En  attendant  l'avenir  encore  trouble,  la  seule  chose  qui  se 
dégage  nettement  de  la  discussion  qui  vient  d'avoir  lieu  est  que  la 
Chambre  n'est  pas  socialiste,  et  cela  devrait  nous  rassurer.  Mais  les 
socialistes  battus  et  les  radicaux  vainqueurs  cherchent  à  se  réconci- 
lier cl  cela  nous  inquiète.  Quant  au  gouvernement,  il  ressemble  au 
char  symbolique  dont  l'équilibre  des  forces  contraires  qui  s'exercent 
sur  lui  assurent  l'immobilité.  Il  ne  peut  en  sortir  sans  subir  de  rudes 
secousses  et  sans  être  bientôt  renversé. 

Francis  CqarmEs. 

Le  Directeur-Gérant  y 
F.  Brunetière. 


LETTRES 


DE 


BENJAMIN   CONSTANT 


PROSPER  DE  RARA1NTE"> 


PREMIERE    PARTIE 

1805-1808 


Paris,  1"  mars  1805. 

A  Monsieur  Prosper  de  Bavante. 

Sûrement  que  le  dîner  n'est  pas  dérangé,  mais  le  lieu  où  nous 
dînons  est  changé.  Nous  avons  préféré  dîner  chez  Hochet  (2), 
pour  être  plus  tranquilles  que  chez  Naudet,  où  la  foule  est 
énorme.  En  conséquence,  le  pique-nique  est  commandé  pour 
cinq  heures,  et  Hochet  lui  donne  azyle.  Venez  donc  à  quatre 
heures  trois  quarts  chez  lui,  rue  Saint-Honoré,  n°  27,  presque  vis 
à-vis  la  rue  neuve  du  Luxembourg.  N'allez  pas  y  manquer  :  car 

(1)  Nous  devons  communication  de  cette  intéressante  série  de  Lettres  à  M.  le 
baron  de  Barante,  qui,  en  s'en  rendant  l'éditeur,  a  bien  voulu  se  charger  de  l'anno- 
ter et  de  la  commenter.  Nous  l'en  remercions  ;  et  nous  ne  doutons  pas  que  les  lec- 
teurs de  la  Revue  n'associent  leurs  remerciemens  aux  nôtres.  [N.  D.  L.  R.] 

(2)  M.  Hochet  (1773-1857)  collaborait  à  cette  époque,  avec  MM.  Suart  et  Lacre- 
telle  aîné,  au  Publicisfe,  journal  où  la  critique  littéraire  tenait  la  première  place, 
car  seule  elle  comportait  une  certaine  indépendance,  très  surveillée  et  fort  relative, 
11  est  vrai.  M.  Hochet  appartenait  au  petit  groupe  qui  gravitait  autour  de 
M—  de  Staël.  1!  était  même  de  l'intimité  de  Coppet.  On  l'y  dénommait  »  le  grand 
ami;  «  comme  Benjamin  Constant  «  le  petit  ami;  »  «  la  belle  Juliette  »  ne  pouvait 

TOME  XXXIV.   —    ^906.  10 


242  RE\TJE    DES    DEUX    MONDES. 

tous  nos  convives  (1)  s'en  prendraient  à  moi,  qui  me*suis  chargé 
de  vous  avertir^  et  outre  que  je  perdrais  le  plaisir  de  dîner  avec 
vous,  je  ne  suis  pas  sûr  qu'on  me  permît  de  dîner  du  tout,  tant 
ils  seraient  en  colère.  Je  voudrais  bien  pouvoir  revenir  vous 
prendre,  mais  je  suis  forcé  d'aller  à  Tivoli  voir  cette  pauvre 
M"'  Talma  (2)  qui  est  toujours  bien  mal  ;  et  je  voudrais  y  rester 
le  plus  de  tems  possible.  Je  serai  donc  chez  Hochet  à  quatre 
heures  trois  quarts.  JlUUe  amitiés. 

II 

Genève,  avril  1806. 

Croyez-vous,  mon  cher  Prosper,  que  je  me  résigne  facilement 
à  votre  silence?  Non  certes,  et  je  viens  m'en  plaiiidre  à  vous. 
Notre  amie  (3)  part  aujourd'hui,  et  si  vous  ne  m'écrivez  pas  di- 
rectement, je  n'aurai  plus  de  vos  nouvelles.  Donnez-m'en  donc, 
en  adressant  vos  lettres  à  Genève,  d'où  on  me  les  enverra  par- 
tout où  je  serai.  Si  vous  ne  le  faites  pas,  je  croirai  qu'il  y  a  dans 
l'atmosphère  où  vous  vivez  quelque  chose  à  quoi  personne  ne 
peut  résister.  Je  continue  mes  travaux  et  je  continue  aussi  à  les 
communiauer  à  M.  votre  père  (4)  qui  jusqu'à  présent  a  la  bonté 

être  que  M"*  Récamiei  et  «  la  grande  amie,  »  la  maîtresse  de  maison.  Leurs  pré- 
noms Elzéar,  Mathieu,  Prosper,  désignaient  MM.  de  Sabran,  de  Montmorency,  de 
Barante.  M.  Hochet  était  surtout,  en  ce  milieu,  le  fidèle  confident  dont  la  nù6$ion 
est  de  faire  cesser  les  malentendus,  de  négocier  les  réconciliations,  d'insinuer  les 
ilâmes,  l'ami  dont  on  reconnaît  avec  elTusion  le  dévouement,  mais  dont  on 
éveille  souvent  la  susceptibilité  en  lui  laissant  comprendre  qu'il  n'occupe  pas  le 
premier  rang  dans  vos  affections. 

M.  Hochet  entra  en  1806  au  Conseil  d'État  dont  il  devint,  en  1816,  le  secrétaire 
général,  après  y  avoir  été,  pendant  dix  ans,  secrétaire  de  la  Commission  du 
Contentieux.  Son  fils  lui  succéda  de  1839  à  1853.  M.  Hochet  publia,  en  1806,  les 
«  Lettres  de  la  marquise  du  Châfelet  ù  M.  le  comte  d'Argental,  »  précédées  d'une 
notice  historique  sur  chacun  de  ces  deux  correspondans. 

(1)  MM.  Piscatory  et  Charles  de  Villers  étaient  aussi  de  ce  dîner. 

(2)  Louise-Julie  Carreau,  née  en  1766,  avait  épousé,  en  1~91,  l'acteur  François- 
Joseph  Talma.  Leur  divorce  fut  proQoncé  le  6  février  1801,  et  le  26  juin  1802, 
*ralma  se  remariait  à  M"*  Charlotte  Vanhove.  Julie  Talma  fut  un  des  plus  vifs 
attachemens  de  Benjamin  Constant.  Elle  mourut  le  6  mars  1805. 

(3)  M°"  de  Staël  partait  pour  la  France  où  elle  avait  été  autorisée  à  se]  rendre, 
mais  Paris  lui  était  interdit.  Elle  chercha  à  s'en  rapprocher  le  plus  possible  eu 
s'installant  à  Auxerre  où  tous  ses  amis  s'empressèrent  de  se  succéder  auprès 
d'elle. 

(4)  Claude-Ignace  de  Barante,  alors  préfet  du  Léman,  avait  un  goût  littérairo 
très  sûr  et  une  véritable  érudition.  La  Révolution,  en  le  dépossédant  de  sa  charge 
de  magistrat,  lui  créa  des  loisirs  employés,  même  pendant  une  incarcération  de 
plusieurs  mois,  4  composer  divers  ouvrages,  et  entre  autres  :  une  Introduction  à 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  243 

d'en  être  très  content.  Envoyez-moi,  je  vous  prie,  ce  que  vous 
m'avez  promis  sur  les  jurés. 

Je  suppose  que  vous  avez  repris  nos  dîners  où  je  regrette 
bien  de  ne  pas  être.  Je  ne  me  consolerai  de  la  solitude  absolue 
dans  laquelle  je  vais  vivre  que  par  le  travail  le  plus  continuel; 
mais  j'aurais  besoin  pour  que  cette  consolation  fût  efficace  que 
mes  amis  me  prouvent  de  tems  en  tems  qu'ils  ne  m'ont  pas  ou- 
blié. J'espère  que  vous  avez  remis  à  mon  notaire  le  paquet  dont 
vous  aviez  bien  voulu  vous  charger  pour  lui.  Je  n'ai  encore  au- 
cune de  ses  nouvelles. 

Adieu,  mon  cher  Prosper.  Si  vous  m'oubliez,  je  regarderai  la 
place  d'auditeur  (1)  comme  aussi  funeste  à  la  mémoire  que  l'a 
été  celle  de  ministre  à  certain  évêque  de  beaucoup  d'esprit. 
Je  vous  aime  et  vous  embrasse. 

III 

Lausanne,  16  mai  1806. 

Je  suppose,  cher  Prosper,  que  vous  êtes  allé  à  Auxerre  et  que 
vous  êtes  de  retour  à  Paris.  C'est  donc  à  Paris  que  j'adresse  cette 
lettre.  Je  n'ai  point  reçu  les  brochures  sur  le  jury,  mais  j'aime 
mieux  à  présent  que  vous  ne  me  les  envoyiez  pas,  car  je  ferai 
probablement  une  course  rapide  à  Paris. 

J'ai  énormément  travaillé  ici,  et  mon  ouvrage  (2)  devient 
vraiment  respectable,  par  la  masse  :  il  aura  deux  volumes,  ce  qui 
est  le  plus  que  le  public,  je  pense,  puisse  aujourd'hui  supporter. 
Je  compte  bien  sur  vous  pour  le  relire  encore  avant  sa  publi- 
cation. Vous  êtes  pour  moi  l'opinion  publique. 

Ce  pays-ci  est  dix  fois  plus  insupportable  que  Genève.  Les 
gens  pris  valent  bien  mieux  que  ceux  qui  craignent  de  l'être. 
Heureusement  je  le  quitte  sous  très  peu  de  jours,  et  je  ne  m'ar- 
rêterai non  plus  que  très  peu  de  jours  à  Genève. 

J'ai  lu  avec  plaisir  dans  le  Publiciste  deux  articles   signés 

VÊtude  des  langues,  un  Examen  du  principe  fondamental  des  maximes  de  La 
Rochefoucauld,  de  nombreux  articles  dan-  l'Historien  (1796-1797),  dans  la  Décade 
philosophique,  1799.  Il  fut  un  des  collaborateurs  de  la  Biographie  universelle,  pu- 
bliée par  les  frères  Michaud. 

(1)  M.  de  Barante  venait  d'être  nommé  auditeur  au  Conseil  d'État  le  12  mars 
1806.* 

(2)  De  la  religion  considérée  dans  sa  source,  ses  formes  cl  ses  développemens. 
Cet  ouvrage  ne  devait  commencer  à  paraitre  qu  sn  1824. 


244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A,  M.  (1).  Dites-moi  si  vous  n'en  connaissez  pas  l'auteur  et  s'il 
n'a  pas  changé  de  lettre  initiale.  Il  a,  sauf  son  respect,  fait  une 
sottise  de  choisir  un  M;  car  jai  été  sur  le  point  de  sauter  l'ar- 
ticle comme  étant  de  M"°  de  Meulan.  Cependant  il  est  impossible 
que  ces  deux  articles  soient  d'elle. 

Quelqu'un  de  nos  amis  a-t-il  des  nouvelles  de  Villers  (2)?  Il 
m'avait  dit  de  lui  écrire  ;  mais  je  n'ai  pu  me  résoudre  à  causer 
avec  lui  à  travers  les  armées  russe,  autrichienne  et  française. 
Probablement  il  aura  écrit  à  Hochet,  ou  au  moins  Hochet  saura 
ce  qu'il  fait,  où  il  est,  et  s'il  revient  bientôt  à  Paris,  chargé  de 
M-""  Rodde. 

Il  faut  longtemps  pour  que  ma  lettre  vous  parvienne,  car  je 
l'envoie  à  notre  amie  parce  que  je  ne  sais  pas  votre  adresse,  et 

(1)  M.  de  Barante  signait,  de  ces  deux  lettres  A.  M.,  les  études  littéraires  qu'il 
écrivait,  de  temps  à  autre,  dans  le  Publiciste.  Les  deux  articles  dont  parle  ici 
M.  Benjamin  Constant  faisaient  partie  d'une  série  de  feuilletons  sur  Dancourt  et 
les  mœurs  du  règne  de  Louis  XIV,  publiés  les  25  et  30  a^ril,  "  et  10  mai  1806. 

(2)  Il  est  peu  de  sujets  que  n'ait  abordés  Charles  de  Villers,  lieutenant  à  Tout. 
Au  sortir  de  l'école  d'artillerie  de  Metz,  1783,  il  compose  des  romans  scientifiques, 
des  comédies,  des  tragédies,  puis,  de  1789  à  1791,  quatre  écrits  politiques.  Émigré 
en  1792,  il  parcourt,  après  la  dispersion  de  l'armée  de  Condé,  l'Allemagne  dont 
il  étudie  la  langue,  les  monumens,  les  mœurs  et  s'inscrit  à  l'Université  de  Gœt- 
tingue.  Il  y  fait  la  connaissance  de  Dorothée  Schlœger,  fille  de  l'historien,  pre- 
mière femme  qui  sut  conquérir  le  grade  de  docteur  en  philosophie  sans  dédaigner 
pour  cela  ni  la  musique  ni  la  danse.  Bientôt,  elle  épouse  M.  de  Rodde,  sénateur 
de  Lubeck,  où  Villers  la  suit  et  ne  se  sépare  plus  désormais  de  ce  ménage.  C'est  la 
liaison  de  Gœthe  avec  M"*  de  Stein,  qu'il  renouvelle  avec  M°"  de  Rodde  dont 
l'influence  achève  de  le  germaniser. 

Faire  connaître  à  la  France  les  richesses  littéraires,  philosophiques  et  morales 
de  l'Allemagne  devient  le  but  de  son  activité  qui  s'emploie  en  toute  sorte  de  pu- 
blications. En  1801,  paraît  son  œuvre  principale  :  Philosophie  de  Kanl  ou  prin- 
cipes fondamentaux  de  la  philosophie  transcendanlale,  dont  le  succès  engage  le 
Premier  Consul  à  s'en  faire  rédiger  un  résumé.  VEssai  sw  l'esprit  et  l'influence  de 
la  Réforme  lui  vaut  le  premier  prix  de  l'Institut  de  France.  Charles  de  Villers 
repart,  en  1805,  pour  l'Allemagne  après  trois  ans  de  séjour  à  Paris.  Les  événe- 
mens  se  précipitent.  Sa  patrie  d'adoption  est  envahie  par  son  autre  patrie,  qui, 
quelques  années  plus  tard,  se  voit  elle-même  refoulée  par  les  vaincus  de  la  veille, 
et  successivement  il  s'entremet  au  bénéfice  des  uns  et  des  autres.  De  1811  à  1813, 
il  traverse,  non  sans  quelques  accès  de  nostalgie  de  son  pays  natal,  il  est  vrai,  une 
période  heureuse  de  succès  et  de  popularité,  il  est  professeur  de  littérature  fran- 
çaise à  l'Université  de  Gœttingue  que  ses  relations  avec  le  roi  Jérôme  a  préservée 
d'une  annexion  à  l'Université  française.  Mais  cette  même  faveur  amène  sa  révo- 
cation au  retour  de  l'ancien  gouvernement  du  Hanovre.  On  lui  accorde,  toute- 
fois, une  pension,  et  il  demeure  à  Gattingue,  avec  les  de  Rodde  qui,  ruinés  par 
le  blocus  continental,  s'étaient  réfugiés  auprès  de  lui.  Charles  de  Villers  mourut  le 
26  février  1816.  M.  Ernest  Seillière  en  a  publié  une  biographie  très  complète  dans 
la  Revue  de  Paris  d'octobre  1898,  et  M.  Paul  Gautier,  plus  récemment,  a  ici  même 
apprécié  son  rôle  d'intermédiaire  entre  la  philosophie  allemande  et  la  pensée 
française.  Voyez  dans  la  Revue  du  i"  mars  1906,  Un  idéologue  sous  le  Consulat 
et  le  Premier  Empire. 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  245 

malgré  le  titre  d'auditeur,  je  craindrais  d'adresser  tout  simple- 
ment à  Paris,  et  croyez  que  je  vous  aime  et  vous  suis  attaché 
tendrement  et  pour  la  vie. 


IV 


Paris,  ce  15  avril  1807. 


Si  l'on  vous  a  dit,  mon  cher  Prosper,  que  je  prenais  moins 
d'intérêt  à  tout  ce  qui  vous  regarde,  que  dans  le  tems  où  je 
jouissais  tous  les  jours  de  votre  société  (1),  on  vous  a  dit  une  chose 
fausse.  Si  vous  avez  pu  le  croire,  vous  m'avez  fait  bien  tort.  Je 
ne  vous  ai  pas  écrit  parce  que  je  supposais  que  les  lettres  que 
vous  receviez  de  notre  amie  vous  disaient  que  je  ne  vous  oubliais 
pas,  et  que  les  lettres  depuis  longtems  ne  me  paraissent  que 
des  certificats  de  vie  et  d'amitié.  Elles  prouvent  que  l'on  n'a  pas 
cessé  de  sentir,  mais  n'expriment  rien  de  ce  qu'on  pense.  L'amitié 
peut  survivre  à  tous  les  orages  qui  nous  ballottent,  mais  elle  ne 
peut  pas  parler.  L'absence  est  devenue  doublement  pénible:  il 
n'y  a  plus  de  communications  qui  l'adoucissent.  Au  moins  faut-il 
pouvoir  espérer  que  Ton  est  bien  sûr  du  cœur  les  uns  des  autres, 
et  que  le  silence  ne  sera  pas  considéré  comme  un  effet  de  l'oubli, 
et  n'en  deviendra  pas  une  cause. 

Notre  amie  va  partir  (2).  Elle  vous  en  a,  je  crois,  écrit  les 
raisons.  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  retarder  ce  moment,  et  de- 
puis que  mes  efforts  en  ce  genre  ont  échoué,  j'ai  fait  encore  ce  que 
j'ai  pu  pour  l'adoucir.  Mais  je  sens  que  c'est  une  faible  consolation 
de  n'avoir  rien  négligé  nour  éviter  un  malheur,  lorsque  ce  malheur 

(1)  Au  mois  d'octobre  1806,  M.  de  Barante,  ainsi  que  plusieurs  de  ses  collègues 
au  Conseil  d'État,  avait  reçu  l'ordre,  de  se  rendre  à  Berlin  auprès  de  M.  Daru,  in- 
tendant général  de  l'armée.  M.  de  Barante,  quelques  jours  après  son  arrivée  dans 
cette  ville,  apprit  qu'il  était  nommé  intendant  à  Dantzig.  Mais  Dantzig  n'était  pas 
encore  occupé,  et  du  quartier  général  du  5'  corps  il  dut  se  rendre  à  Posen,  et  de 
là  à  Varsovie  pour  y  étudier  les  moyens  de  ravitaillement  de  l'armée.  Il  fut  enfin 
adjoint  avec  M.  Mounier  à  M.  Lespérut,  chargé  d'organiser,  à  Breslau,  l'administra- 
tion de  la  Silésie.  M.  de  Barante  ne  revint  d'Allemagne  qu'en  octobre  1807. 

(2)  D'Auxerre,  M""'  de  Staël  avait  été  à  Blois,  puis  au  château  de  Ghaumont. 
Rentrée  à  Auxerre,  elle  en  repartit  le  14  septembre  1806,  pour  Rouen,  d'où  elle  se 
rendit  le  23  janvier  1807  chez  le  marquis  de  Gastellane  à  Acosta  près  d'Aubergen- 
ville  (Seine-et-Oise),  à  douze  lieues  de  Paris'.  Elle  allait  s'installer  dans  la  terre  de 
Cernay  qu'elle  venait  d'acheter  dans  les  environs  de  Franconville,  quand  le  Gou- 
vernement le  lui  interdit,  ne  l'autorisant  à  prolonger  son  séjour  à  Acusta  que 
jusqu'au  1"  avril.  Passé  cette  date,  Genève  seul  lui  était  permis  sur  le  territoire 
français   L'intervention  de  nombreux  amis  en  sa  faveur  n'avait  pas  abouti. 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arrive.  Elle  publiera  en  partant  un  ouvrage  que  je  regarde  comme 
bien  supérieur  à  ce  qu'elle  a  écrit,  un  ouvrage  (1)  dans  lequel  il 
est  facile  de  voir  combien  le  malheur  ajoute  au  talent.  C'est  une 
langue  nouvelle,  quand  on  la  compare  à  la  langue  que  l'on 
parle  actuellement.  C'est  un  rayon  d'un  soleil  pur  qui  se  fait  jour 
à  travers  d'épais  nuages.  Les  persécutions  qu'elle  a  essuyées  ont 
beaucoup  retardé  le  travail  dont  je  m'occupe.  J'aurais  besoin 
pour  le  finir  de  quelques  mois  d'une  solitude  absolue,  mais  je 
ne  sais  quand  je  pourrai  me  les  accorder.  Il  y  a  si  longtemps  que 
je  les  désire  que  je  ne  vois  aucune  raison  pour  que  je  les 
obtienne  jamais.  Je  les  espérais  pour  cet  été,  si  notre  amie  avait 
réussi,  et  que  j'eusse  pu  la  laisser  pendant  quelque  tems  agréa- 
blement entourée,  mais  nous  sommes  aujourd'hui  bien  loin 
de  là. 

J'ai  pris  bien  de  la  part  à  tout  ce  que  vous  avez  souffert  (2)  et 
jai  sûrement  bien  partagé  tous  vos  sentimens  et  toutes  vos  pen- 
sées. Chacun  vogue  comme  il  peut  sur  cette  eau  bourbeuse  et 
agitée  qu'on  appelle  la  vie  ;  mais  il  y  a  des  esprits  qui  corres- 
pondent toujours  entre  eux  et  qui  ne  cessent  jamais  de  s'entendre. 
Notre  amie  me  dit  que  vous  avez  retrouvé  votre  frère,  et  que 
vos  inquiétudes  à  cet  égard  sont  diminuées.  C'est  toujours  beau- 
coup. Quand  on  ne  peut  plus  s'intéresser  aux  choses  générales, 
il  faut  au  moins  être  épargné  dans  ses  affections  individuelles. 

Simonde  a  enfin  paru  (3).  Je  n'ai  pas  encore  lu  son  ouvrage 
entier.  J'en  ai  vu  des  morceaux  qui  annoncent  une  grande  fierté 
d'àme  et  de  nobles  sentimens.  il  y  a  moins  desprit  que  dans 
Rulhières  (4);  mais  j'en  aime  pourtant  mieux  la  forme  et  la 
direction.  Rulhières  me  semble  avoir  pris  l'histoire  en  commé- 
rage et  cherché  à  amuser  par  des  anecdotes  et  à  briller  par  des 
portraits.  Je  suis  tellement  las  des  auteurs  à  intentions  comme 
presque  tous  ceux  du  xviii"  siècle  que  j'aimerais,  je  crois,  mieux 
un  sot  qui  n'aurait  aucun  but  dans  ce  qu'il  raconterait  qu'un 

(1)  Corinne. 

(2)  Anselme  de  Baranic,  officier  de  dragons,  avait  disparu  après  la  bataille 
d'Eylau;  son  frère  le  retrouva,  quelques  semaines  plus  tard,  dans  les  environs  de 
Thorn,  blessé  de  deux  coups  de  sabre  et  de  sept  coups  de  lance. 

(3)  Les  deux  premiers  volumes  deVlIistoire  des  républiques  italiennes  au  moyen 
d^e,  par  J.  C.-L.  Simonde  de  Sismondi;lcs  quaton^e  autres  parurent  de  1808  à  1818, 

(4)  Histoire  de  l'anarchie  de  Pologne  et  du  démembrement  de  cette  République, 
par  C.-L.  Rulhières,  suivie  des  anecdotes  sur  la  Révolution  de  Russie  en  1762,  par 
le  môme  auteur.  Cet  ouvrage  posthume  était  publié  par  M.  Daunou  qui  le  faisait 
^précéder  d'urne  notice,  sur  Claude  Carloman  de  Rulhières. 


1 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  247 

homme  d'esprit  dans  les  récits  duquel  je  verrais  toujours  un 
but. 

Nos  amis  de  Paris  sont  comme  oujours.  Notre  compagnon 
de  voyage  (1)  engraisse  depuis  qu'il  a  troqué  le  Publiciste  contre 
le  grand  Juge  (2).  Il  est  toujours  noble  dans  sa  conduite,  géné- 
reux toutes  les  fois  que  l'occasion  s'en  présente,  assez  comique 
dans  ses  discours  et  tracassier  dans  ses  lettres.  M""*  R...(3)  ne 
vieillit  point,  même  de  figure.  Elle  n'a  pas  une  ride  et  pas  une 
idée  de  plus  qu'à  l'époque  de  votre  départ,  mais  elle  est  toujours 
bonne  et  agréable,  et  dans  ces  derniers  momens,  elle  s'est  mon- 
trée amie  très  dévouée. 

Adieu,  mon  cher  Prosper.  Croyez  que  je  vous  suis,  que  je 
vous  serai  toujours  attaché  pour  la  vie,  et  conservez-moi  une 
amitié  à  laquelle  je  mets  un  prix  tel  que  sa  perte  me  serait  une 
des  plus  vives  peines  que  je  puisse  imaginer.  Quand  nous  rever- 
rons-nous  ?  Quand  dinerons-nous  ensemble?  Que  de  choses! 
Que  de  distances!  Que  le  passé  est  loin!  et  que  l'avenir  est 
obscur. 


Paris,  ce  29  avril  1807. 

Je  VOUS  ai  écrit,  mon  cher  Prosper,  la  veille  du  jour  où  j'ai 
reçu  votre  lettre,  mais  je  veux  pourtant  vous  en  remercier.  Je 
veux  aussi  réparer  quelques  mots  d'humeur  que  contenait  ma 
dernière  lettre  sur  le  grand  ami  et  sur  la  belle  Juliette.  J'étais 
dans  une  assez  mauvaise  disposition  et  les  persécutions  de  notre 
pauvre  amie  m'avaient  fait  une  impression  de  mécontentement 
et  d'humeur  qui  rejaillissait  sur  tout  le  monde.  Quelques  tracas- 
series que  je  soupçonnais  le  grand  ami  d'avoir  voulu  faire  entre 
vous  et  moi  avaient  ajouté  à  cette  impression.  Mais  depuis,  ce 
grand  ami  et  Juliette  se  sont  conduits  avec  tant  d'amitié  pour 
notre  amie,  que  je  voudrais  effacer  tout  ce  que  j'ai  écrit  sur  eux. 
Ce  sont  de  bonnes,  et  même,  si  Ton  juge  par  comparaison,  de 
généreuses  créatures.  Il  y  a  eu  des  traits  dïnfamie  dans  cesder- 

(1)  M.   Hochet,   compagnon   de  M,   Benjamin  Constant  et    de  Barante   dans 
plusieurs  de  leurs  voyages  en  Suisse. 

(2)  Le    Grand  Juge   Hégnier  était   président    de   droit  de  la  Commission  du 
Contentieux. 

(3)  Madame  Récamier. 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

niers  jours  qui  donnent  un  prix  nouveau  à  tout  ce  qui  est  noble 
et  élevé.  Je  vous  prie  donc,  mon  cher  Prosper,  de  ne  pas  laisser 
apercevoir  la  moindre  chose  à  l'ami  dont  il  était  question.  Il  est 
si  susceptible  au  milieu  de  toutes  ses  qualités  que  la  moindre 
chose  entraîne  des  explications  qui  n'en  finissent  plus. 

Notre  amie  est  partie  ;  elle  couche  probablement  aujourd'hui 
à  Nevers;  elle  a  été  pendant  les  derniers  jours  de  son  séjour 
ici  dans  un  état  déchirant,  et  j'ai  eu  souvent  une  véritable  inquié- 
tude sur  ses  projets  ultérieurs.  J'ai  bien  peur  que  le  séjour  de 
Genève,  qu'elle  déteste,  n'ajoute  à  toutes  ses  sensations  pénibles, 
et  je  ne  sais  ce  qu'elle  fera.  Toutes  ces  tribulations  m'em- 
pêchent d'achever  mon  ouvrage,  dernier  et  faible  intérêt  qui  me 
reste.  Cependant  toutes  les  fois  que  j'ai  huit  jours  de  libres,  je 
l'avance  beaucoup.  Comme  ma  tête  commence  à  se  fermer  aux 
idées  nouvelles,  je  me  retrouve  toujours  en  état  de  sui\Te  les 
nniennes  et  de  les  reprendre.  Je  travaille  indépendamment  du 
public  que  je  n'espère  point,  car  je  ne  l'aperçois  nulle  part.  Mais 
mon  li\Te  a  pour  moi  lattrait  d'une  chose  commencée  dès  long- 
temps, et  je  le  continue  comme  on  a  vu  des  gens  ajouter  chaque 
jour  à  une  collection  de  coquilles  ou  de  tulipes.  L'esprit  humain 
a  l'admirable  faculté  de  poursuivre  sa  route,  même  quand  il  n'a 
plus  le  motif  qui  l'avait  fait  se  mettre  en  route. 

Corinne  va  paraître.  Je  suis  très  curieux  de  son  efîet.  Si, 
comme  je  l'espère,  le  succès  est  proportionné  au  mérite  de  l'ou- 
vrage, ce  sera  bien  le  triomphe  du  talent,  car  il  n'y  a  rien  de 
moins  en  harmonie  que  la  disposition  enthousiaste  et  poétique 
ie  Corinne,  et  les  goûts  et  la  tournure  d'idées,  de  propos  et 
l'actions  qui  distinguent  ce  moment-ci. 

2  mai. 

Cette  lettre,  mon  ami,  a  été  interrompue  par  une  fureur  de 
1  ravail  qui  m'a  saisi  soudain,  et  qui  depuis  trois  jours  ne  me 
q-uitte  pas.  Je  me  lève  à  six  heures  du  matin'  et  je  ne  sors  que 
pour  aller  dîner  à  sept  heures  du  soir.  Aussi  je  fais  des  progrès 
tellement  rapides  que  si  je  travaillais  de  la  sorte  six  semaines, 
mon  ouvrage  serait  fini.  Je  suis  tenté  quelquefois  d'aller  m'en- 
f»rmer  dans  quelque  lieu  solitaire  pour  l'achever  d'arrache-pied. 
Cette  passioM  subite  ne  me  di.'-'rait  pas  cependant  des  intérêts 
que  j'ai  sur  nos  frontières  nouvelles,  je  veux  dire  à  Breslau  :  tant 
que  vous  y  serez,  je  regarderai  c»  pays  comme  une  espèce  de 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  249 

patrie.  On  attend  journellement  quelque  grande  nouvelle.  Le 
siii'.c^s  est  si  peu  douteux,  que  je  crois  déjà  la  savoir  avant  de 
Tavoir  apprise. 

Adi-eu,  mon  cher  Prosper.  Croyez  que  je  vous  serai  toute  ma 
vie  tendrement  attaché-.'  Je  vais  retourner  à  mon  polythéisme. 
Vous  êtes  à  peu  près  le  seul  vivant  pour  lequel  je  me  sente 
capable  de  quitter  les  morts. 


VI 


Paris,  ce  23  février  1808. 


Je  ne  saurais  vous  dire,  mon  cher  Prosper  (i),  combien  votre 
lettre  m'a  fait  plaisir.  Vous  en  jugerez  par  mon  empressement  à 
vous  répondre. 

Ma  tragédie  (2)  est  fort  ajournée,  quant  à  la  représentation 
au  moins.  Je  crois  que  Hochet  vous  a  rendu  compte  du  résultat 
de  la  lecture  chez  M"'*  Récamier.  J'avais  eu  tort  de  réunir  à  la 
fois  Talma  et  d'autres  (3),  Talma  n'a  vu  que  son  rôle,  et  les 
autres  ont  reçu  son  impression.  Du  reste  il  y  avait,  dans  les  cri- 
tiques, des  choses  vraies,  au  milieu  de  beaucoup  de  choses  qui 
tenaient  à  l'impossibilité  de  faire  entrer  une  conception  étran- 
gère dans  une  tête  française.  Les  morceaux  les  plus  littérale- 
ment traduits  de  l'allemand  ont  été  les  plus  critiqués.  La  scène 
de  l'officier  qui  raconte  la  mort  d'Alfred,  nommément,  et  celle 
de  Thécla  et  d'Elise.  C'étaient  les  deux  que  j'aimais  le  mieux. 
J'en  ai  eu  de  l'humeur  environ  cinq  jours,  puis  je  n'y  ai  plus 
pensé.  Mais  je  suis  convaincu,  non  seulement  par  l'effet  de  cette 
lecture,  mais  par  une  autre  conversation  avec  un  de  mes  amis 
sur  \^allstein  dont  je  lui  ai  lu  des  morceaux,  que  je  ne  puis  tra- 
vailler pour  le  théâtre  français.  On  exige  une  direction  tellement 
précise,  et  des  couleurs  si  tranchées  que  je  ne  sais  pas  les  peindre 
parce  qu'elles  ne  sont  pas  dans  ma  nature.  Je  ne  connais  de 
naturel  en  tout  que  les  nuances,  mais,  en  France,  il  y  a  pour  le 
théâtre  un  certain  nombre  de  moules  à  caractères  :  un  tyran  doit 


(1)  M.  de  Barante  était  sous-préfet  de  Brcssuire  depuis  la  fin  de  1807.  Quel- 
ques-unes de  ses  lettres  adressées  d'Allemagne,  et  ouvertes,  semblaient  lui  avoir 
attiré  cette  disgrâce. 

(2)  WaLlenstein. 

(3)  MM.  Lemontey,  Lacretelle  jeune,  EIzéar  de  Sabran  et  le  docteur  KorelT  assis- 
taient au>ù  à  cette  lecture. 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  tel,  un  conspirateur  tel,  etc.  Ce  ne  sont  pas  les  hommes 
qu'il  faut  peindre,  mais  des  cadres  donnés  à  remplir,  et  je  crois 
que  le  type  de  la  tragédie  qu'ils  veulent  c'est  le  Pyrrhus  de 
Lehoc  (1).  Les  couleurs  locales  ne  leur  plaisent  pas  du  tout,  et 
les  mœurs  de  tous  les  siècles  doivent  être  celles  convenues  au 
théâtre.  On  me  proposait  gravement  de  faire  de  Wallstein  un 
philosophe  ennemi  delà  superstition  et  de  l'esclavage,  et  proje- 
tant la  liberté  des  cultes  et  des  nations.  Que  voulez-vous?  C'est 
un  peuple  si  vieux  que  la  nature  ne  lui  est  de  rien,  excepté  dans 
quelques  détails  de  passions  qu  il  a  ouï  dire  exister  dans  une 
partie  que  l'on  lui  a  dit  s'appeler  le  cœur  humain. 

Ni  vous  ni  moi,  mon  cher  Prosper,  ne  sommes  faits  pour 
travailler  dans  ce  siècle.  Il  n'y  a  plus  d'àmes  sympathiques  avec 
les  nôtres,  et  la  langue  que  nous  parlons,  quoique  composée  des 
mêmes  syllabes  que  celle  des  bipèdes  que  nous  rencontrons,  ne 
sert  qu'à  ne  pas  nous  faire  entendre.  Tout  est  enrégimenté.  Il  y 
a  des  gens  qu'on  appelle  philosophes,  et  quand  on  est  philo- 
sophe, il  faut  ne  mettre  d'intérêt  qu'à  l'avilissement  de  la  reli- 
gion, et  se  consoler  de  tout  pourvu  que  la  religion  soit  avilie. 
Il  faut  ne  reconnaître  aucun  talent  à  ceux  qui  ont  la  moindre 
étincelle  de  sentiment  religieux,  et  savoir  gré  à  tous  ceux  qui 
sont  athées,  n'eussent-ils  aucun  talent.  J'ai  eu  le  malheur  hier 
de  dire  en  pareille  société  que  le  Discours  de  Bossuet  sur  l'his- 
toire universelle  me  paraissait  plus  un  ouvrage  historique  que 
VEssai  sur  les  mœurs  et  l'esprit  des  nations  (2),  et  j'aijexcité  un 
scandale  universel.  Il  y  a  des  gens  qu'on  appelle  dévots  et  avec 
ceux-là  il  faut  croire  que  le  doute  est  un  crime,  que  la  religion 
est  une  chose  positive,  fixe,  de  formes  bien  tracées  d'avance,  et 
dont  on  ne  peut  s'écarter.  Enfin  il  n'y  a  plus  d'individus,  mais 
des  bataillons  qui  portent  des  uniformes.  Les  pauvres  diables 
comme  vous  et  moi,  qui  ont  un  habit  de  fantaisie, ne  savent  où 
se  placer.  Aussi  ce  qu'ils  peuvent  faire  de  mieux  c'est  de  se 
coucher  et  de  se  taire. 

(1)  Pyrrhus  ou  les  Aiacidcs,  trnpéiUe  en  5  actes,  1807. 

Louis-Grégoire  Lehoc  (1743-1810)  avait  été  secrétaire  tle  légation  à  Constanti- 
nople  sous  ie  comte  de  Clioiseul-Gouflier,  ministre  plénipotentiaire  de  Louis  XVI 
à  Hambourg,  ambassadeur  extraordinaire  du  Directoire  .1  Stockholm.  Son  P»/?T/tHs, 
commencé  avant  son  entrée  aux  atraires,  fut  terminé  à  l'dge  de  la  retraite;  aussi, 
écrivait  M.  Hochet  :  «  tous  les  défauts  d'un  jeune  homme  sont  dans  les  quatre  pre- 
miers actes,  tous  ceux  d'un  vieillard  dans  le  cinquième.  »  Tahna  s'y  tailla  néan- 
moins un  grand  succès. 

(2)  De  Voltaire. 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  2oi 

Vous  sentez  comme  votre  discours  (1)  a  irrité  au  milieu  d'une 
pareille  disposition.  On  vous  a  trouvé  très  irrévérencieux  et  sur- 
tout n'ayant  pas,  c'est  le  grand  mot,  de  direction  fixe.  Ce  qu'on 
exige,  c'est  qu'un  auteur  attaque  ou  défende.  Malheur  à  celui  qui 
ne  veut  que  juger! 

Ce  qu'il  y  a  de  comique  ici,  c'est  le  docteur  Gall  (2).  C'est  un 
homme  de  beaucoup  d'esprit,  d'une  instruction  extrême,  et 
d'une  grande  sagacité  d'observation.  Il  est  tout  étonné  de  la 
nation  au  milieu  de  laquelle  il  s'est  fourré.  Cette  inattention,  ces 
objections  qui  ne  portent  jamais  que  sur  les  conséquences  de  sa 
doctrine,  au  lieu  de  porter  sur  sa  vérité,  cette  rapidité  avec 
laquelle  on  le  condamne  sans  l'entendre  et  en  lui  disant  qu'on 
le  devine,  parce  que  les  Français  ont  éminemment  de  la  pres- 
tesse d'esprit,  le  jettent  dans  une  surprise  perpétuelle.  Je 
n'adopte  pas  tout  son  système,  quoiqu'il  ne  me  paraisse  pas  plus 
incroyable  que  la  nature  ait  placé  dans  le  cerveau  le  nerf  qui 
répond  à  l'organe  de  la  sensibilité  ou  de  la  mémoire  que  celui 
qui  répond  au  sens  de  la  vue  ou  de  l'ouïe;  mais  je  me  divertis 
beaucoup  à  ma  manière,  c'est-à-dire  par  la  contemplation  de 
l'absurdité,  en  voyant  comment  on  l'attaque  et  comment  on  croit 
le  juger. 

Je  vous  le  dis,  mon  cher  Prosper,  vous  êtes  prévenu  en 
faveur  des  gens  que  vous  croyez  nos  compatriotes  et  ce  que  vous 
avez  vu  des  étrangers  vous  a  confirmé  dans  cette  prévention.  Je 
conviens  que  les  étrangers  ne  sont  guères  estimables,  mais  ce 
sont  des  êtres  naturels,  môme  dans  ce  qu'ils  ont  de  mauvais. 
Nous  sommes  des  êtres  factices,  même  dans  ce  que  nous  avons 
de  bon.  La  Chine  !  la  Chine!  Nous  y  tendons,  nous  y  marchons 
à  grands  pas.  De  l'argent,  et  des  cérémonies,  et  des  formes,  voilà 
ce  qui  nous  reste.  Du  courage,  voilà  ce  qui  nous  distingue,  mais 
la  mort  a  passé  par  là.  Il  n'y  a  plus  rien  de  naturel  en  nous, 
et  je  n'aperçois  pas  même  de  quoi  nous  recomposer,  quoi  qu'il 
arrive. 

Je  voudrais  bien  aller  vous  voir.  Je  conçois  votre  repos  et  je 
l'envie.  Mais  j'ai  fait  toujours  ce  que  je  ne  voulais  pas,  jo  nai 

(1)  Tableau  de  la  litléralure  française  au  XVIII'  siècle.  On  sait  avec  quelle  sé- 
vérité l'Académie  accueillit  ce  travail  destiné  au  concours  de  1808.  Elle  ne  par- 
donna pas  au  jeune  auteur  l'indépendance  de  ses  jugemens  sur  un  siècle  dont  les 
héritiers  et  les  derniers  rei^résentans  régnaient  encore  à  l'Institut. 

(2)  François-Joseph  Gall  (l"o8-iS28). 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jamais  fait  ce  que  je  voulais,  d'où  je  conclus  que  je  n'irai  pas 
vous  voir,  à  mon  grand  regret. 

Adieu,  cher  Prosper,  écrivez-moi,  je  ne  puis  avoir  de  plus  vif 
plaisir  que  de  recevoir  de  vos  nouvelles  et  j'ai  peu  de  plaisirs 
dans  ce  monde. 

Vil 

Paris,  ce  20  mars  1808. 

J'ai  reçu  votre  lettre,  cher  Prosper,  et  je  vous  en  remercie. 
Je  regrette  encore  plus  que  vous  ne  pouvez  le  faire  que  vous  ne 
soyez  pas  à  Paris.  J'éprouve  sans  cesse  le  besoin  de  trouver  quel- 
qu'un qui  juge  avec  moi,  non  de  ce  qui  se  fait,  car  cela  ne  me 
regarde  plus,  mais  de  ce  qui  se  dit,  ce  qui  peut-être  n'est  guère 
plus  intéressant,  mais  ce  qui  est  plus  innocent  à  juger.  Siècle 
de  poussière,  où  la  poussière  est  toujours  prête  à  devenir  de  la 
fange  !  Ce  qui  redouble  mon  indignation  contre  ce  siècle,  c'est 
que  je  sens  son  influence  s'étendre  jusqu'à  moi.  Je  ne  travaille, 
je  ne  pense,  je  ne  sens  plus  que  par  une  suite  d'une  impulsion 
donnée  antérieurement.  Toute  discussion  m'est  insupportable. 
Dans  la  solitude,  j'ai  toujours  du  plaisir  à  suivre  le  développe- 
ment de  mes  idées,  mais  dans  le  monde,  je  suis  toujours  prêt  à 
les  abandonner,  pour  me  dispenser  de  les  défendre.  Ce  n'est  pas 
de  la  prudence,  car  il  m'est  encore  plus  fatigant  de  discuter  sur 
Homère  que  sur  les  choses  présentes.  C'est  une  conviction  qui  a 
pénétré  en  moi  que  rien  de  ce  qu'on  dit  ne  sert  à  rien,  et  l'inté- 
rêt que  les  autres  mettent  à  une  opinion  m'étonne  comme  une 
manie,  que  rien  n'expliquerait,  si  la  vanité  ne  survivait  pas  à 
tout.  Cette  vanité,  qui  se  maintient  dans  ces  vieilles  têtes  dessé- 
chées, me  rappelle  l'histoire  de  cette  souris  qui  s'était  glissée 
dans  une  tête  de  mort  et  qui  la  faisait  rouler  par  la  chambre. 

Je  vous  ai  déjà  mandé  que  je  laissais  reposer  Wallstein.  Je 
me  suis  rejeté  en  entier  dans  mon  ouvrage  des  religions.  C'est  la 
seule  chose  qui  m'intéresse  et  dont  l'idée  me  ranime.  Je  trouve 
assez  de  plaisir  à  peindre,  surtout  dans  la  dernière  partie,  l'écrou- 
lement de  toutes  les  opinions,  la  dégénération  de  l'espèce 
humaine,  le  scepticisme  réduisant  tout  en  poussière,  l'homme 
n'ayant  plus  la  force  de  rien  croire  ets'enorgueillissant  de  ce  qui 
est  le  symptôme  de  la  faiblesse  la  plus  incurable,  du  persiflage 
universel,  l'autorité  prenant,  rejetant,  reprenant  la  religion,  la 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  253 

couvrant  de  boue,  puis  la  nettoyant  pour  s'en  servir,  puis  cassant 
l'instrument  pour  le  rendre  plus  souple,  des  philosophes  devenus 
des  parasites,  des  prêtres  tour  à  tour  mendians  et  courtisans, 
des  littérateurs  rangeant  dans  un  ordre  nouveau,  en  prose  des 
phrases,  en  vers  des  hémistiches  tout  faits,  rien  de  vrai,  rien  de 
naturel,  rien  qui  ait  de  la  chair  ou  du  sang... 

J'ai  été  interrompu  comme  j'en  étais  là,  et  bien  vous  en 
prend,  car  je  ne  sais  où  m'aurais  conduit  la  colère  à  laquelle  je 
m'abandonnais.  Actuellement  je  suis  tout  calme,  et  au  fond 
pourquoi  me  fàcherais-je  d'un  état  de  choses  que  tout  le  monde 
trouve  si  beau?  N'y  a-t-il  pas  un  Institut  et  des  gens  de  lettres 
et  des  savans,  et  ne  font-ils  pas  des  rapports,  et  ne  sont-ils  pas 
tous  contens  de  leur  petite  existence?  Pourquoi  serais-jeunmort 
plus  factieux  que  les  autres  morts  mes  camarades?  A  propos  de 
morts  et  de  gens  de  lettres,  ce  qui  est  la  même  chose,  j'ai  fait 
connaissance  avec  une  des  espérances  du  parti,  M.  Victorin 
Fabre  (1).  Je  l'ai  trouvé  plein  de  zèle  pour  la  feue  philosophie, 
et  en  répétant,  avec  une  mémoire  admirable,  et  une  chaleur  plus 
admirable  que  sa  mémoire,  des  tirades  entières  tant  en  vers 
qu'en  prose.  Il  a  en  littérature  toute  l'orthodoxie,  et  en  opinion 
toute  l'hétérodoxie  qu'il  croit  encore  à  la  mode.  Il  est  plein  de 
mépris  pour  les  préjugés  de  Bossuet,  mais  plein  d'admiration 
pour  le  génie  poétique  de  Boileau.  Je  n'ai  pas  lu  encore  son 
éloge  de  Corneille.  Vous  savez  que  Chazet  (2)  a  obtenu  une 
mention  honorable.  C'est  à  peu  près  la  proportion  des  deux 
siècles,  l'auteur  des  Innocentins  et  l'auteur  du  Cid. 

Trêve  de  littérature,  et  parlons  de  nos  amis  :  Hochet  vit 
très  heureux  (3).  Son  bonheur  est  grave,  mais  il  a  pris  le  meil- 
leur parti  qu'on  puisse  prendre.  Je  ne  le  vois  pas  souvent, 
parce  que  je  ne  sors  point  le  matin  et  que  nous  ne  nous  rencon- 
trons que  de  tems  en  tems  le  soir  chez  M""^  Suard  (4).  Juliette 

(1)  Victorin  Fabre  (178o-1831),  poète  et  prosateur,  s'est  surtout  fait  connaître 
par  une  série  déloges  de  Boileau,  de  Corneill<;,  de  La  Bruyère,  de  Montaigne,  etc.  ; 
par  ses  poèmes  :  la  Mort  d'Henri  IV,  les  Emôei'lissemens  de  I\iris,  la  Tour  d'Ur/lan- 
iine;  par  des  fables,  des  opuscules  et  discours  en  vers.  11  a  publié,  en  1810,  un 
Tableau  de  la  litléralure  du  XVIII'  siècle. 

(2)  René  Alissan  de  Chazet  (1772-1844),  auteur  dramatique  des  plus  féconds, 
écrivain  dont  les  divers  gouvernemens  n'eurent  qu'à  se  louer.  11  a  laissé  aussi 
quelques  ouvrages  d'histoire,  souvenirs  et  mélanges. 

(;!)  M.  Hochet  s'était  marié  l'année  précéd  ente. 

(4)  M""  Suard,  née  Panckouke,  avait  un  salon  littéraire,  fort  recheiché  et  très 
influent,  qu'elle  dirigeait  avec  esprit  et  grand  charme.  M.  Suard,  secrétaire  pcrpc- 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  un  peu  désœuvrée.  Les  hommages  des  Russes(4)lui  paraissent 
légers,  après  des  hommages  plus  sincères  et  plus  assidus  qui 
lui  ont  été  offerts  cet  été  (2).  Toute  légère  qu'est  sa  vie,  elle  lui 
pèse  sur  les  bras,  et  elle  voudrait  la  déposer  quelque  part.  Je 
ne  crois  pas  qu'elle  y  parvienne.  Les  honneurs  pleuvont  sur 
Regnault  (3).  Il  est  toujours  ce  qu'il  était,  c'est-à-dire  selon  moi, 
et  pour  ses  amis,  un  excellent  homme.  Je  l'ai  entendu  défendre 
le  docteur  Gall,  sous  le  rapport  de  la  liberté  d'exposer  ses  opi- 
nions, et  de  l'utilité  de  tous  les  systèmes  comme  moyen  d'acti- 
vité pour  Tesprit,  et  d'acheminement  aux  découvertes  avec  une 
raison  parfaite,  qui,  dans  ce  moment-là,  n'était  pas  sans  courage. 
Tout  va  du  reste  comme  bien  vous  savez.  La  création  de  la  nou- 
velle noblesse  n'a  pas  encore  dans  la  société  un  effet  bien  sen- 
sible. Mais  quoi  qu'on  en  dise,  avec  le  tems  et  en  assez  peu  de 
tems,  cette  noblesse  effacera  les  souvenirs  de  l'autre.  Les  pères 
ne  seront  que  riches,  parce  qu'on  les  enrichit  aujourd'hui.  Mais 
demain  les  enfans  seront  riches  et  bien  élevés  ;  je  ne  parle  que 
de  l'éducation  telle  qu'on  nous  la  fait  aujourd'hui.  Ces  enfans 
auront  des  formes  polies,  et  je  ne  vois  pas  alors  la  différence 
qu'il  y  aura  entre  eux  et  leurs  prédécesseurs  dépossédés.  Il  en  est, 
au  reste,  de  cette  nouvelle  institution  comme  de  toutes  les  insti- 
tutions qu'on  crée  dans  ce  siècle.  On  fait  des  plaisanteries  et 
l'on  pense  à  part  soi  au  moyen  de  s^y  faire  recevoir. 

Adieu,  mon  cher  Prosper.  Ecrivez-moi,  je  suis  ici  encore 
pour  deux  mois.  Je  serai  si  vous  le  voulez,  un  correspondant 
bien  exact.  H  est  impossible  d'être  un  ami  plus  attaché. 

tuel  de  l'Académie,  exerçait  alors  une  véritable  magistrature  intellectuelle.  Il  le 
devait  moins  à  ses  œuvres  agréablement  écrites  et  pensées  qu'à  ses  qualités 
aimables,  à  la  souplesse  de  sa  diplomatie,  et  surtout  au  souvenir  de  ses  relations 
avec  les  écrivains,  les  savans,  les  artistes  les  hommes  d'État,  les  femmes  cé- 
lèbres de  la  fin  du  dernier  siècle. 

(i)  Le  prince  Gagarine  était  alors  fort  assidu  auprès  de  M°"  Récamier. 

(2)  Le  prince  Auguste  de  Prusse,  neveu  du  grand  Frédéric,  éperdument  amou- 
reux de  M"'  Récamier,  lui  avait  offert  de  l'épouser,  ce  que  permettait  l'annulation 
possible  de  son  mariage  avec  M.  Récamier  ;  la  lettre  digne,  paternelle  et  tendre  par 
laquelle  celui-ci  déclara  ne  pas  s'y  o]5poser,  décida  M"*  Récamier  à  rester  fidèle  à 
l'ancien  compagnon  de  sa  vie,  maintenant  vieilli  et  appauvri. 

(3)  Michel-Louis-Étienne   Regnault    de    Saint-Jean-d'Angély.    déjà  conseiller 
d'État,  et  président  de  la  section  de  l'initérieur,  procureur  général  de  la  Haute-Cou 
impériale,  grand  officier  de  la  Légion  d  "honneur,  venait  d'être  nommé,  en  180T,  se- 
crétaire d'État  de  la  famille  ii»périaie  et,  en  1808,  comte  de  l'Empire. 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  2o5 


VIII 


Des  Herbages  (1),  Cè  SS^a-vrïï  1808. 

Je  crois,  mon  cher  Prosper,  que  j'avais  mal  daté  ma  der- 
nière lettre.  Celle-ci  l'est  exactement;  mais  elle  mettra  peut- 
être  quelques  jours  de  plus  à  vous  parvenir,  parce  que  je  sup- 
pose qu'elle  passera  par  Paris.  Je  suis  venu  jeter  un  coup  d'oeil 
sur  ma  pauvre  campagne,  mais  je  n'y  resterai  pas  :  et  au  lieu  d'y 
passer  quinze  jours,  comme  je  me  le  proposais,  je  crois  que 
j'en  repartirai  après-demain.  J'y  suis  mal  arrangé  comme  on 
l'est  toujours  dans  un  bien  qu'on  n'habite  jamais,  et  l'idée  que 
je  dois  en  repartir  m'ôte  tout  intérêt  et  s'oppose  à  toute  occu- 
pation. Ma  disposition  morale  est  aussi  très  peu  propre  à  la  so- 
litude. Je  suis  triste  et  découragé.  J'ai  un  besoin  de  repos  qui, 
rencontrant  des  obstacles,  devient  quelquefois  une  douleur  très 
aiguë,  et  qui  en  même  tems,  se  fesant  sentir  chaque  jour  plus 
impérieusement,  amènera  des  choses  qui  m'attristent  en  per- 
spective. Ajouter  à  cela  que  je  suis  entouré  ici  d'une  correspon  ; 
dance  de  près  de  vingt  ans,  presque  entièrement  avec  des  morts, 
et  que  je  ne  puis  m'empêcher  de  relire  sans  cesse,  quoiqu'elle 
fatigue  mes  yeux  et  brise  quelquefois  mon  cœur.  Ce  n'est  pas» 
tant  le  regret  des  individus  qui  m'attriste,  bien  qu'il  y  en  ait  qui 
sont  pour  moi  des  pertes  irréparables,  que  ce  sentiment  du 
passé,  et  cette  mort  au  bout  de  tant  d'activité,  de  tant  de  liaisons» 
de  tant  de  querelles  quelquefois,  c'est  surtout  dans  les  lettres  de 
femmes  que  cela  se  fait  sentir.  Il  n'y  a  pas  d'homme  qui  n'ait  été 
aimé,  qui  n'ait  rompu,  soit  à  tort,  soit  avec  raison  ;  mais  ces 
ruptures,  qui  paraissent  fort  simples,  tant  que  les  objets  en  sont 
encore  existans,  deviennent  horriblement  lugubres,  lorsqu'elles 
sont  terminées  par  cette  grande  et  silencieuse  catastrophe  qui 
termine  tout.  C'est  en  vain  que  des  années  se  sont  écoulées  entre 
la  rupture,  et  la  mort.  Cet  intervalle  est  bon,  en  ce  qu'il  prouve 
que  l'une  n'a  contribué  en  rien  à  l'autre.  Mais  je  ne  sais  com- 
ment il  se  fait  que  ce  qui  est  devenu  impossible  redevient  un 
objet  de  désir.  Je  promène  mes  regards  sur  toutes  ces  lettres 
écrites  par  des  mains  qui  sont  à  présent  de  la  poussière,  sur  ces 
lettres,  qui    ne    peuvent  plus   être    répondues,   et  auxquelles, 

(1)  Propriété  de  Benjamin  Constant,  située '-en  Seine-et-Oise,^ntre,^Iaflier  et 
Franconviile. 


2S6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quand  je  répondais,  j'opposais  tant  de  raisonnemens  tirés  de  la 
vie,  et  des  circonstances  et  de  l'avenir.  Tous  ces  raisonnemens, 
toutes  ces  circonstances,  tout  cet  avenir  s'est  abîmé  dans  une 
fosse  qui  elle-même  a  disparu. 

Je  m'arrête  pour  ne  pas  vous  importuner  daiis  votre  solitude 
de  Bressuire,  par  la  mélancolie  qui  pèse  sur  moi  dans  ma  soli- 
tude des  Herbages.  La  campagne  est  horrible.  Il  n'y  a  pas  une 
feuille  sur  les  arbres.  Le  vent  de  l'hiver  souffle  à  travers  leurs 
branches  noires.  Rien  n'annonce  encore  le  printems  de  la  nature, 
qui  m'est  d'autant  plus  nécessaire  que  l'automne  a  déjà  com- 
mencé pour  moi.  Croyez-moi,  mon  cher  Prosper,  il  faut  se  faire 
autour  de  soi  quelque  chose  qui  nous  tire  de  nous-mêmes.  Ce  ne 
peut  pas  être  le  monde;  il  est  trop  indifférent.  Ce  ne  peuvent 
pas  être  les  affaires;  elles  exigent  de  l'activité  d'esprit,  et  c'est 
surtout  pour  les  momens  où  notre  esprit  est  fatigué  que  la  dis- 
traction est  nécessaire. 

Je  romps  encore  la  chaîne  de  mes  idées  parce  que  je  ne  sais 
trop  où  elles  me  conduiraient,  et  qu'il  y  a  en  moi  une  sorte  de 
folie  contemplative  que  je  veux  réprimer  le  plus  que  je  puis. 
Chaque  jour  j'entends  moins  ce  que  c'est  que  la  vie;  et  je  suis 
prêt  à  me  jeter  sur  la  terre,  pour  lui  demander  son  secret.  Tout 
le  monde  a-t-il  ce  sentiment,  et  le  cache-t-il  comme  je  le  cache? 
Tout  le  monde  joue-t-il  son  rôle,  et  se  fait-il  commun  et  incon- 
séquent, de  peur  de  paraître  fou?  Ou  y  a-t-il  vraiment  des  gens 
à  qui  la  vie  telle  qu'elle  est  convienne,  et  à  qui  il  paraisse  tout 
simple  de  naître,  de  voir  mourir  autour  d'eux,  de  sentir  la  main 
invisible  qui  s'appesantit  sur  eux,  sillonne  leurs  traits,  et  affai- 
blit leurs  organes,  enfin  de  mourir  eux-mêmes?  Je  suis  comme 
ces  pédans  qui  répètent  le  om  mystérieux.  Il  n'y  a  pas  de  pa- 
role dans  aucune  langue  qui  puisse  exprimer  les  questions  que 
je  voudrais  adresser  à  cet  inconnu  muet  que  je  sens,  et  qui  se 
tait. 

Parlons  d'autre  chose,  si  je  puis.  Je  travaille  à  Wallstcin,  je 
le  refonds  :  je  crois  que  la  pièce  ne  sera  pas  jouable  en  France, 
mais  il  y  aura  de  grandes  beautés.  Un  cordonnier  en  a  fait  une 
sur  Zênohie  (1),  qui,  dit-on,  est  pleine  de  beautés.  On  m'en  a 

(1)  «  A  propos  de  tragédie,  écrivait,  le  23  août  1808.  M.  Hochet  à  M.  de  Barante, 
ie  viens  d'entendre  celle  du  cordonnier  dont  on  a  tant  parlé  dans  les  journaux,  et 
je  vous  assure  qu'on  n'a  rien  exagéré  dans  les  éloges.  Dans  les  mauvaises  scènes,  il 
f&t  au  niveau  de  Hardy  et  Garnier,  mais  ni  Arnault,  ni  Lcgouvé  ne  concevront 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  2o7 

cité  quelques  vers,  vraiment  heureux.  Lacreteile(l),  en  en  parlant, 
l'a  félicité  de  son  heureuse  ignorance  des  langues  étrangères  qui 
l'a  empêché  de  s'égarer  el  d'abandonner  les  grands  modèles. 
D'Alembert  écrivait  il  y  a  quarante  ans  :  «  La  première  condition 
pour  un  homme  de  lettres,  c'est  d'avoir  le  courage  d'ignorer 
beaucoup  de  choses.  »  Je  ne  sais  pas  si  c'est  la  première,  mais 
c'est  certainement  la  mieux  observée. 

J'ai  lu  votre  discours,  et  j'ai  dit  même  aux  membres  de  l'In- 
stitut qu'il  y  avait  plus  de  choses  dans  une  de  vos  pages  que 
dans  les  quatre  discours  qu'ils  ont  couronnés.  C'est  bien  véri- 
tablement mon  opinion.  Il  y  a  dans  votre  scepticisme  plus  de 

jamais  des  caractères  et  des  sentimens  comme  il  s'en  trouve  plus  d'un  dans  la 
pièce.  Il  a  des  traits  et  même  des  tirades  que  Corneille  n'eût  pas  désavoués  ;  et 
croyez-moi,  je  n'exagère  rien.  Le  sujet  est  la  chute  de  Zénobie  et  du  royaume  de 
Palmyre.  C'est  le  maître  du  monde  qui  ne  veut  pas  souffrir  un  seul  État  indépen- 
dant. Ce  pauvre  homme  ne  s'est  pas  douté  qu'il  avait  fait  une  pièce  tout  appli- 
cable à  ces  temps-ci;  aussi,  après  avoir  été  entendu  et  loué  chez  les  princesses  qui 
lui  ont  fait  même  une  pension,  vient-il  de  recevoir  l'ordre  de  ne  plus  lire  son 
ouvrage.  Il  en  est  tout  confondu.  Le  caractère  de  Zénobie  est  plein  de  noblesse  ; 
elle  dit  en  refusant  des  indemnités  que  lui  propose  Aurélien  : 
Je  vivrai  ton  égale  ou  mourrai  ta  viciime. 

Elle  lui  dit  à  lui-même  : 

Ne  pouvez-vous  régner  sans  régner  en  Syrie? 

«  Mais  un  caractère  vraiment  original  est  celui  de  Longus,  c'est  la  première  fois 
qu'un  philosophe  a  été  mis  sur  la  scène  d'une  manière  dramatique,  car  je  ne 
doute  pas  qu'il  ne  fît  beaucoup  d'effet  à  la  représentation.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  re- 
marquable dans  l'ouvrage,  c'est  un  bon  sens  vigoureux,  et  une  dialectique  serrée, 
vraiment  étonnante  dans  un  homme  sans  lettres.  Je  ne  sais  s'il  pourra  renouveler 
cette  bonne  fortune  ;  malheureusement  il  a  déjà  quarante  ans,  et  il  a  encore  beau- 
coup à  acquérir  pour  la  correction  et  l'élégance.  » 

(1)  Sans  doute,  Lacretelle  jeune. 

Les  deux  frères,  Pierre-Louis  (1751-1824)  et  Jean-Charles-Dominique  (1766-1855), 
jouissaient  alors  d'une  situation  importante  dans  les  milieux  littéraires  et  dans  la 
société.  L'aîné,  ami  et  collaborateur  des  encyclopédistes,  bon  jurisconsulte,  fort 
protégé  de  Malesherbes,  siégeait  à  l'assemblée  législative  parmi  les  Feuillans  et 
son  rôle  n'y  fut  pas  inaperçu.  La  politique,  le  droit,  la  philosophie,  l'économie 
sociale  inspirèrent  surtout  ses  écrits  où,  cependant,  la  littérature  a  tenu  une  cer- 
taine place. 

L'œuvre  littéraire  de  son  frère  a  été  plus  considérable,  mais  il  est  surtout 
l'historien  des  événemens  écoulés  en  France  pendant  le  xviii' siècle,  la  Révolution, 
l'Empire  et  la  Restauration.  Un  véritable  talent  oratoire  signala,  de  1809  à  1S4S,  son 
cours  d'histoire  à  la  Faculté  des  lettres.  Lacretelle  jeune  fut,  pendant  la  Révo- 
lution, un  des  plus  courageux  écrivains  de  la  presse  constitutionnelle  modérée  et 
il  en  courut,  sous  la  Terreur  comme  au  18  fructidor,  les  périlleuses  conséquences. 
Membre  du  ^-ureau  de  la  Presse  en  1800,  censeur  impérial  en  1810,  joembre  de 
l'Académie  française  en  1811,  il  ne  se  vit  pas  moins  favorisé  par  le  gouvernement 
de  la  Restauration;  mais,  eh  1827,  il  se  rangea  parmi  les  adversaires  <'f  sa  poli- 
tique. L'Institut,  la  Sorbonne,  les  hommages  de  la  nouvelle  élite  littéiair  ui'.cu- 
pèrent  seuls  ses  dernières  années. 

TOÎiK  xxxiv.   —  ^806.  ' 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vigueur  que  dans  leurs  assertions  les  plus  positives,  et  dans  vos 
contradictions  apparentes  plus  de  profondeur  et  de  justesse  que 
dans  leurs  systèmes  les  mieux  arrangés.  Cependant  je  vous  dirai 
ce  que  je  pourrais  me  dire  à  moi-même.  Nous  ne  savons  pas 
assez  ce  que  nous  voulons.  Noijs  sommes  dégoûtés  de  notre  siècle, 
et  pourtant  nous  sommes  de  notre  siècle.  Nous  avons  senti  les  in- 
convéniens  de  la  philosophie.  D'ailleurs  ses  ennemis  ne  valant 
pas  mieux  ou  valant  moins  que  ses  apôtres,  nous  craignons  de 
faire  cause  commune  avec  ses  ennemis.  Il  en  résulte  qu'après 
nous  avoir  lus  on  se  demande  quel  est  notre  but,  el  c'est  un  défaut 
pour  le  succès.  C'est  là  le  plus  grand,  le  seul  réel  dans  votre  ou- 
vrage. Le  style  m'en  a  plu  souvent,  on  voit  que  vous  sentez 
plus  que  vous  ne  dites,  et  c'est  le  premier  mérite  du  style  à  mon 
avis.  Nos  écrivains  actuels  laissent  sans  cesse  voir  qu'ils  ne 
sentent  rien.  Il  ne  faudrait  pas  deux  jours  pour  faire  disparaître 
tout  ce  qui  ne  tient  qu'à  la  rédaction.  JMais  l'autre  défaut,  si 
c'en  est  un,  comment  le  corriger?  Je  m'en  déclare  incapable, 
car  on  me  le  reproche  sans  cesse,  et  je  ne  sais  répondre  autre 
chose  sinon  que  je  ne  vois  pas  d'une  manière  plus  décidée,  et 
qu'il  faut  me  prendre  impartial  et  sceptique,  ou  me  laissei.  Je 
ne  crois  pas  que  vous  en  tenez  mieux.  Partout  hors  de  France, 
on  permet  aux  écrivains  qui  ont  des  observations  neuves,  de  ne 
pas  avoir  de  résultat  positif.  Mais  les  Français,  qui  veulent  tout 
utiliser,  ne  veulent  pas  avoir  lu  pour  rien. 

Adieu,  cher  Prosper.  Le  temps  est  devenu  plus  affreux  en- 
core, pendant  que  je  vous  écrivais.  Je  repars  pour  Paris.  C'est  là 
que  je  mettrai  ma  lettre  à  la  poste.  J'aime  encore  mieux  les 
hommes  que  les  vilains  arbres  qui  m'entourent.  Jugez  si  ces 
arbres  sont  laids. 


IX 


Versailles,  ce  19  mai  1808. 


Je  vous  écris  d'une  auberge  où  je  suis  venu  demander  à  mon 
préfet  un  passeport,  pour  voyager  dans  toute  l'Europe.  C'est 
une  chose  que  depuis  six  ans  je  fais  toutes  les  années.  Je  prens 
ensuite  le  plus  d'argent  que  je  peux  avec  moi,  puis,  je  pars  pour 
Genève  et  ses  environs,  et  j'y  reste  avec  mes  projets.  Mais  j'ai 
au   moins  la  satisfaction  d'avoir  tous  les  moyens  matériels  de 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  259 

les  exécuter  et  de  ne  pouvoir  m'en  prendre  qu'à  moi,  si  je  ne 
les  exécute  pas. 

Vous  ai-je  mandé  que  j'avais  fait  une  nouvelle  tentative  pour 
croire  à  quelque  chose?  J'ai  été  me  faire  dire  la  bonne  aventure 
par  une  sorcière,  très  renommée  à  Paris,  et  dont  on  raconte  des 
anecdotes  très  avantageuses.  Hélas!  cher  Prosper,  j'étais  plus 
qu'impartial,  et  elle  ne  m'a  rien  dit  qui  pût  me  fournir  un  pré- 
texte de  supposer  quelque  communication  entre  les  hommes  et 
la  nature,  mais  la  superstition  même  me  refuse  son  appui! 

Cependant  cette  sorcière  m'a  intéressé  à  certains  égards. 
Lorsque  j  ai  vu  qu'il  fallait  désespérer  d'être  sa  dupe,  je  me  suis 
mis  à  lobserver.  Elle  est  fort  bète,  mais  on  remarquait  Tétude 
que  son  intérêt  lui  a  fait  faire  des  passions  humaines,  malgré  sa 
bêtise.  Elle  parle  vite  et  en  phrases  très  longues,  avec  beaucoup 
de  mots  parasites,  pour  lui  donner  le  tems  de  rassembler  des 
idées.  Elle  dit  à  tout  le  monde  à  peu  près  la  même  chose,  mais, 
de  tems  en  tems,  elle  jette  un  regard  rapide  et  de  côté,  sur  la 
figure  de  celui  à  qui  elle  parle  (le  reste  du  tems,  elle  tient  les 
yeux  l)aissés  et  a  l'air  d'une  machine  à  paroles),  et  quand  elle 
croit  avoir  remarqué  l'impression  qu'elle  a  faite,  elle  pèse  sur 
cette  impression  avec  une  sorte  de  dextérité.  Elle  parle  aux 
hommes  d'argent  et  d'ambition,  aux  femmes  d'amour,  et  j'ai 
conçu  comment  elle  parvenait  à  faire  effet.  Il  n'y  a  pas  un 
homme  qui  ne  croie  avoir  quelque  ennemi  caché,  et  pas  une 
femme  [qui  ne  craigne]  qu'on  ne  lui  enlève  son  amant.  En  con- 
séquence, elle  les  étonne  toujours  en  leur  disant  là-dessus  des 
choses  fort  vagues,  qui  leur  paraissent  frappantes  parce  qu'elles 
s'appliquent  plus  ou  moins  à  leur  situation  particulière. 

J'ai  nn  peu  travaillé  à  Wallstein.  Mon  départ  qui  approche 
m'empêchera  de  le  finir  avant  l'automne.  Mais  je  crois  avoir 
trouvé  le  moyen  de  rendre  cette  pièce  susceptible  d'être  jouée,  et 
d'en  faire  disparaître  les  défauts  les  plus  graves. 

Je  compte  partir  dans  peu  de  tems.  Ecrivez-moi  pourtant 
toujours  ici,  cher  Prosper.  On  me  renverra  vos  lettres.  Adressez 
directement  rue  Neuve-des-Mathurins,  n°  40. 


Brévant  près  Dôle,  département  du  Jura,  ce  9  juin  ISOS. 

On  m'a  renvoyé  votre  lettre  de  Paris,  mon  cher  Prosper.  Elle 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

m'a  profondément  touché,  et  tout  mon  cœur  répond  à  l'amitié 
que  vous  me  témoignez.  Ce  que  vous  blâmez  en  moi  n'est  nulle- 
ment de  la  défiance,  mais  une  sorte  de  découragement  de  moi- 
même  et  d'habitude  prise  depuis  un  tems  immémorial  de  ne 
pas  parler  de  moi-môme.  Je  n'en  repousse  pas  lidée,  mais  elle 
ne  m'en  vient  pas.  Ajoutez  à  cela  qu'ayant  une  grande  incerti- 
tude dans  le  caractère,  j'ai  souffert  souvent  de  ce  que  l'on  con- 
cluait de  ce  que  je  disais  à  ce  que  je  devais  faire.  La  plupart  des 
hommes,  ou  même  tous,  car  la  chose  n'est  pas  un  défaut  dans 
l'amitié  ou  dans  la  compréhension,  mais  une  loi  de  la  nature, 
voient  ce  qui  intéresse  les  autres  d'une  manière  nette  et  tranchée, 
parce  qu'ils  ne  saisissent  que  les  faits,  et  que  les  faits  sont  la 
partie  la  moins  importante  de  nos  douleurs.  Le  cœur  est  une 
partie  de  nous-mêmes  incommunicable.  Il  a  les  maladies,  dont 
on  ne  peut  pas  vouloir  guérir,  quoiqu'il  soit  possible  que  l'on 
en  guérisse.  Mais  ce  sont  les  hasards,  les  circonstances  qui 
amènent  cette  guérison,  et  comme  je  l'ai  dit,  tant  qu'elle  n'a  pas 
eu  lieu,  on  ne  la  veut  pas.  Or  les  amis  la  veulent,  et  ce  qu'ils 
disent  pour  y  déterminer,  et  la  fatigue  que  l'on  aperçoit  qu'ils 
éprouvent,  quand  ils  voient  que  Ion  ne  veut  pas  sortir  de  la 
situation  dont  on  se  plaint,  aigrit  la  souffrance  au  lieu  de  la 
calmer. 

Je  remarque,  cher  Prosper,  que  je  vous  fais  là  du  marivau- 
dage de  mélancolie.  Nous  causerions  bien  autrement  si  nous 
nous  voyions;  mais  jusque-là  j'ajourne  tout,  hors  ma  reconnais- 
sance et  ma  bien  tendre  amitié. 

Peu  de  jours  après  ma  dernière  lettre  j'ai  quitté  Paris  pour 
venir  voir  mon  père  (1).  Ma  présence  ici  lui  fait  du  plaisir.  On  en 
a  si  peu  à  quatre-vingt-trois  ans,  que  je  ne  néglige  rien  pour  lui 
procurer  ceux  dont  il  peut  encore  jouir  et  nos  relations,  depuis 
quelques  années,  sont  devenues  chaque  jour  plus  intimes  et  plus 
douces. 

Je  travaille  à  Walhtein,  moins  que  je  ne  devrais  et  ne  vou- 
drais, mais  cependant  de  manière  à  prévoir  qu'il  sera  fini  dans 

(1)  Jil<ît-v\rnold  de  Constant  de  Rebecque  avait  été  pénéral  au  service  de  la 
Iloliaade.  I.a  famille  de  Constant  de  Rebecque  était  originaire  d'Aire-en-Artois; 
plusieurs  le  ses  membres  servirent  successivement  les  ducs  de  Bourgogne,  puis 
Charles-Quinf.  Antoine  de  Constant  de  Rebecque,  de  !a  religion  réTormée,  quitta 
lArtûis  espagnol  et  combattit  sous  les  drapeaux  huguenots  d'Henri  IV  à  la  ba- 
taille de  Coutras  (1581).  Les  Constant  s'expatrièrent  vers  1605  en  Suisse,  où  naquit, 
à  Lausanne,  en  17C7,  Henri-Benjamin.; 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  261 

le  courant  de  l'été.  Je  verrai  alors  à  le  faire  recevoir  et  imprimer 
l'hiver  prochain.  Il  me  tarde  de  pouvoir  me  remettre  à  mon 
polythéisme,  qui  est  l'ouvrage  de  ma  vie.  Je  ne  conçois  pas 
qu'on  dise  tant  de  bien  de  mes  vers,  et  que  j'aie  si  peu  de  pen- 
chant à  en  faire.  / 

J'ai  bien  peur  que  nous  ne  nous  voyions  pas  à  Paris  de  long- 
tems.  Puisque  vous  y  venez  cet  été,  vous  n'y  serez  pas  en  hiver, 
et  ce  ne  sera,  je  suppose,  qu'alors  que  j'y  irai.  J'ai  trouvé  la^vie 
de  Paris  douce  à  mener,  et  c'est  peut-être  ce  qui  a  ajouté  à  ma 
tristesse. 

Mes  grands  projets  de  voyage  ne  se  réaliseront  pas  plus  cette 
année  que^  les  autres  :  et  je  ne  vous  les  avais  pas  annoncés 
comme  devant  se  réaliser,  car  je  me  souviens  d'avoir  ajouté  que 
depuis  longtems  je  prenais  tous  les  ans  les  mêmes  mesures,  et 
qu'après  m'être  assuré  les  possibilités,  je  m'en  tenais  là. 

Adieu,  cher  Prosper.  Cette  lettre  est  une  bien  insuffisante 
réponse  à  la  vôtre.  Croyez  que  je  le  sens.  Croyez  que  je  vous 
suis  attaché  pour  toute  ma  vie,  et  que  l'un  de  mes  plus  grands 
bonheurs  sera  de  vous  revoir  et  de  causer  avec  vous  de  vous  et 
de  moi. 

XI 

Coppet,  le  27  juillet  1808. 

Les  renseignemens^contradictoires,  qui  me  sont  parvenus  sur 
votre  voyage  à  Paris,  mon  cher  Prosper,  m'ont  empêché  de 
répondre,  aussitôt  que  je  l'aurais  désiré, à  votre  lettre  du  23  juin. 
Vous  m'aviez  mandé  que  vous  seriez  dans  un  mois  et  pour  un 
mois  ou  deux  dans  la  grande  capitale.  On  me  dit  que  vous  avez 
renoncé  à  cette  course,  et  que  vous  rencontrerez  monsieur  votre 
père  en  Auvergne,  flochet  me  mande  que  vous  l'avez  prié  de  vous 
écrire  à  Bressuire.  Je  suis  resté  suspendu  entre  ces  diverses 
nouvelles,  et  je  prens  enfin  le  parti  de  vous  adresser  cette  lettre 
dans  le  chef-lieu  de  votre  sous-préfecture,  convaincu  que  c'est-de 
là  que  tout  ce  qui  vous  est  destiné  vous  parvient  le  plus  sûrement. 
Répondez-moi  le  plus  tôt  que  vous  pourrez,  pour  que  notre 
correspondance  reprenne  la  régularité  qui  m'était  si  agréable. 

Il  est  vrai  que  j'étais  moins  triste  à  Dôle  que  je  ne  lavais 
été  à  Pans.  Cela  tenait  à  diiTérentes  circonstances^qui  ne  peuvent 
se  détacher  d'un  petit  ensemble  d'événemens,  lequel  lors  même 


262  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  se  pourrait  raconter  qu'avec  des  explications  fort  ennuyeuses 
par  lettre,  mais  que  j'aurai  quelque  plaisir  à  vous  confier,  quand 
nous  nous  verrons  (1).  Mais  cela  tenait  aussi  à  une  révolution 
qui  s'est  faite  en  moi,  qui  a  commencé  il  y  a  environ  un  an,  et 
qui  fait  des  progrès  dont  je  m'applaudis,  et  que  je  fa\^rise  au- 
tant qu'on  peut  favoriser  une  chose  dont  la  piemière  base  est  la 
conviction  profonde  que  le  seul  moyen  de  bonheur  donné  à 
l'homme  sur  celte  terre  est  l'abnégation  do  sa  volonté.  Je  ne 
prononce  au  reste  que  pour  les  caractères  semblables  aux  miens, 
qui,  n  ayant  pas  assez  de  force  de  volonté  pour  que  cette  volonté 
les  entraîne,  n'éprouvent  que  l'irritation  de  ne  pouvoir  jamais  la 
défendre,  soit  contre  les  volontés  étrangères,  soit  contre  la  mo- 
bilité de  leur  propre  esprit.  Ces  caractères  sont  d'autant  plus 
malheureux  qu'ils  ont  d'ordinaire,  avec  leur  faiblesse,  un  grand 
amour  de  l'indépendance.  Il  en  résulte  un  froissement  perpétuel, 
et  un  état  de  fièvre  le  plus  douloureux  qui  se  puisse  imaginer. 
Or,  comme  on  peut  bien  renoncer  aux  forces  qu'on  a,  mais  non 
se  donner  celles  qu'on  n'a  pas,  le  seul  parti  à  prendre,  c'est 
d'abdiquer  cette  faculté  de  vouloir,  qui  n'est  pas  suffisante  pour 
persister,  et  qui  l'est  pour  faire  de  la  vie  une  suite  de  tourmens. 
On  finit  la  lutte,  on  n'est  plus  harcelé  par  la  violence,  la  pitié, 
l'indécision.  On  s'enveloppe  dans  son  manteau,  et  l'on  se  laisse 
rouler  par  les  vagues.  On  raconte  de  je  ne  sais  quel  niais,  qu'il 
s'était  mis  dans  l'eau  de  peur  de  pluie.  Ce  n'est  pas  un  parti 
si  sot  qu'il  le  paraît.  Si  en  abdiquant  sa  volonté  on  peut  y 
joindre  une  conviction  fort  opposée  aux  idées  philosophiques, 
mais  qui  n'est  pas  dénuée  d'une  certaine  viaisemblance  de  senti 
ment,  c'est  que  nous  sommes  entourés  d'une  force  intelligente, 
dont  nous  sommes  ou  les  créatures  ou  une  partie,  et  que  cette 
force  se    mêle  de  nous,  on  n'est  presque  plus  malheureux.  On 

(!)  Benjamin  Constant  avait  épousé,  le  8  juin,  Charlotte  de  Hardenberg.  Ce 
mariage  resta  secret  pendant  quelque  temps.  Charlotte  de  Hardenberg  appartenait 
à  une  des  plus  anciennes  et  des  plus  importantes  familles  de  Hanovre.  M.  de  Ma- 
renholz  fut  son  premier  mari.  Le  divorce  rendit  la  liberté  à  l'un  et  à  l'autre,  fort 
malheureux  de  leur  union.  Le  comte  Dutertre,  ancien  émigré  devenu  général,  lui 
succéda.  Ce  mariage  d'un  catholique  avec  une  protestante  divorcée  n'existait  pas 
aux  yeux  de  l'Église,  et  cette  situation  ne  contribua  pas  peu  à  engager  M.  Dutertre 
à  laisser  se  rompre  les  liens  qui  l'unissaient  à  Charldtte.  Une  somme  d'argent 
versée  par  Benjamin  Constant  pour  obtenir  sa  renonciation  écrite  à  tous  les  droits 
qu'il  pouvait  avoir  sur  M""  de  Ilardenbt  rg  finit  de  le  déterminer  à  accepter  cette 
solution.  Benjamin  Constant  avait  eu  déjà  grand  goût  pour  M""  de  Hardenberg, 
quand  elle  était  encore  M"*  de  Marenholz. 


LETTRES    DE   BENJAMIN    CO'STANT.  263 

parvient  assez  facilement  à  établir  dans  sa  pensée  une  certaine 
correspondance  de  cette  force  avec  soi,  et,  l'imagination  une  fois 
tournée  en  ce  sens,  mille  événemens  individuels  viennent  justi- 
fier cette  conviction.  Alors  un  monde  nouveau  s'ouvre.  On  est 
débarrassé  du  poids  de  soi-même  ;  on  n'a  plus  la  charge  de  son 
égoïsme,  ni  le  fardeau  de  son  individualité.  Comme  on  n'a  plus 
de  plan,  les  événemens  paraissent  n'avoir  plus  de  suite.  On  mor- 
celé la  vie  heure  à  heure,  jour  à  jour,  et  la  vie  y  gagne  beau- 
coup. Je  ne  sais  si  vous  comprendrez  tout  cela,  cher  Prosper.  Je 
m'aperçois  que  je  décris  en  incrédule  les  avantages  de  ce  qu'on 
nomme  la  superstition.  Mais  uia  description  est  un  reste  de 
mauvaises  habitudes,  et  je  suis  ime  preuve  qu'on  peut  analyser 
ce  qu'on  éprouve  sans  que  l'analyse  détruise  la  sensation. 

En  écrivant  le  mot  de  superstition,  j'ai  réfléchi  à  son  étymo- 
logie.  Jamais  mot  ne  fut  plus  expressif,  quoique  son  vrai  sens 
soit  tout  à  fait  oublié.  La  superstition  est  en  effet  la  seule  chose 
qui  survive  à  tout.  Ça  n'est  autre  chose  que  la  religion  appli- 
quée, adaptée  à  nos  besoins  de  tous  les  momens.  C'est  la  partie 
de  la  religion  dans  laquelle  l'homme  trouve  des  ressources.  La 
religion  sans  ce  qu'on  a  appelé  la  superstition  n'est  qu'une  phi- 
losophie d'une  autre  espèce  :  et  qui  dit  philosophie  dit  une  chose 
essentiellement  sèche  et  stérile 

Je  fais  trêve  à  tout  ceci,  que  je  me  reproche  de  vous  avoir 
écrit,  parce  que  cela  paraît  inintelligible,  sans  développemens, 
et  je  vais  user  le  peu  de  papier  qui  me  reste  à  vous  parler  de  ce 
qui  vous  intéressera  davantage.  Je  vous  écris  de  Coppet  où  je 
suis  depuis  environ  trois  semaines.  Notre  amie  est  bien.  Son 
séjour  à  Vienne  lui  a  fait  une  impression  agréable.  Elle  y  a  été 
entourée  d'hommages  et  do  bienveillance.  Elle  travaille  à  des 
lettres  sur  l'Allemagne  où  il  y  aura  beaucoup  d'aperçus  piquans 
et  nouveaux.  Je  travaille  à  Wallstein,  sans  entraînement.  Je  n'en 
ai  plus  pour  rien  de  ce  qui  n'est  pas  le  repos.  Le  succès  a  perdu 
pour  moi  presque  tout  son  charme,  quoique  je  n'en  aie  pas 
beaucoup  usé.  Mais  je  travaille,  parce  que  j'afflige  ceux  qui 
m'entourent,  quand  je  ne  travaille  pas.  J'ai  plus  développé  le 
caractère  de  Wallstein,  qui  était  manque  dans  mes  derniers  actes. 
De  temps  en  temps,  il  me  revient  un  regain  de  force  qui  me  fait 
faire  quelques  vers  heureux.  J'ai  remis  beaucoup  de  pensées  et 
quelques  scènes  de  Schiller.  On  me  conseille  de  l'imprimer,  et 
comme  je  ne  m'oppose  à  rien,  je  suppose  que  l'impression  aura 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lieu,  mais  il  en  sera  ce  qu'il  plaira  à  la  destinée,  ou  à  Dieu 
comme  vous  voudrez.  J'aime  mieux  la  dernière  expression 
quoique  je  sois  plus  habitué  à  l'autre. 

Genève  est  comme  autrefois.  Je  n'y  ai  été  qu'une  seule  fois. 
Je  n'y  vais  que  quand  on  m'y  mène.  On  y  reçoit  de  temps  en 
temps  des  nouvelles  d'Espagne,  presque  toujours  fausses,  mais 
qui  remplissent  les  conversations.  Il  y  a  des  Russes  et  des  Alle- 
mands à  foison.  Tout  cela  vient  ici,  et  en  repart,  sans  laisser  de 
traces,  au  moins  pour  moi.  Camille  Jordan  (1),  qui  vaut  mieux, 
a  dîné  aujourd'hui. 

XII 

[Genève]  ce  18  septembre  1808. 

J'ai  vingt  fois  commencé  à  vous  écrire,  cher  Prosper,  et  je 
n'ai  jamais  su  où  vous  adresser  ma  lettre.  On  me  disait  bien  que 
j'avais  encore  le  temps  de  vous  la  faire  parvenir  à  Barante  (2), 
mais  je  trouvais  d'après  mon  calcul  qu'elle  n'y  arriverait  qu'après 
votre  départ.  J'ai  donc  attendu  la  nouvelle  de  votre  séjour' à 
Paris,  et  comme  on  me  dit  que  les  opérations  de  la  conscription 
no  vous  permettront  pas  d'y  rester  longtems,  je  me  hâte  de 
répondre  à  votre  lettre  du  10  août,  dont  la  date  est  pour  moi  un 
siijet  de  regret  continuel,  car  j'aurais  déjà  pu  en  recevoir  une 
autre,  si  j'avais  répondu  tout  de  suite. 

Monsieur  votre  père  que  j'ai  vu  avant-hier  très  bien  portant 
»r "annonce    que   vous   allez    faire    paraître   votre    essai    sur  le 

(1)  Camille  Jordan  ne  pouvait  point  ne  pas  être  un  ami  de  M""  de  Staël.  En 
politir|ue,  il  en  avait  le  vrai  libéralisme  et,  comme  elle,  connaissait  et  savait  appré- 
cier les  {grandes  littératures  étrangères,  et  les  contemporains  qui  en  étaient  la 
gloire.  Tout  jeune,  il  assistait  à  Vizille,  chez  son  oncle  Périer,  aux  débuts  du 
mouvement  on  1789,  mais  son  premier  écrit  protestait  contre  la  constitution  civile 
du  clergé,  et  il  luttait  à  Lyon  contre  les  armées  de  la  Convention.  Au  Conseil  des 
Cinq-Cents  (1797)  la  religion  persécutée  trouvait  en  lui  un  éloquent  défenseur, 
•et  il  fut  de  ceux  qui  cherchèrent  à  faire  du  Directoire  un  gouvernement  constitu- 
tionnel et  non  plus  révolutionnaire.  Proscrit  au  18  fructidor,  il  rencontrait,  à 
Weimar,  Gœthc,  Wieland,  t>,hiller,  Herder  et  en  devenait  l'ami,  comme  en  1795, 
à  Londres,  de  Fox,  lord  Erskine  et  autres  illustres  parlementaires  anglais.  M""  de 
Stacl  lui  avait  donné  l'hospitalité  à  Saint-Ouen,  lors  de  son  retour  en  France,  en 
1800  ;  puis  les  années  de  l'Empire  s'écoulèrent  sans  qu'il  songeât  ù  quitter  sa  re- 
traite de  Lyon.  En  1814,  la  monarchie  constitutionnelle  réalisait  son  idéal  poli- 
tique. Conseiller  d'État  et  député,  Camille  Jordan  prit  rang  parmi  les  doctri- 
naires, aux  côtés  de  Royer-CoUard,  et  en  partagea  la  disgrâce  en  1820.  11  mourut 
quelques  mois  après  en  1821. 

(2)  Le  ch&toau  de  Uarante  aux  environs  de  Thierâ  (Puy-do-Dome). 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.        '      265 

xviii^  siècle.  J'en  félicite  vous  et  moi,  et  le  public.  Il  y  aura, 
dans  cet  essai,  plus  d'idées  neuves  et  justes  que  dans  les  ou- 
vrages couronnés  présens  et  à  venir.  Il  m'a  parlé  (monsieur  votre 
père)  des  vues  sur  la  civilisation  que  vous  avez,  dit-il,  renoncé 
à  mettre  à  la  fm  de  votre  essai.  Je  ne  puis  trop  juger  de  vos 
motifs  :  mais  je  regrette  tout  ce  que  vous  avez  retranché,  et  si, — 
c'est  toujours  d'après  ce  que  m'a  dit  monsieur  votre  père  que  je 
raisonne,  — si  vous  n'avez  été  déterminé  que  parce  que  les  consi- 
dérations sur  la  civilisation  étaient  d'une  longueur  dispropor- 
tionnée au  reste  de  l'ouvrage,  cette  raison  ne  me  paraît  pas 
suffisante  pour  vous  engager  à  omettre  ce  qui  certainement  au- 
rait été  la  partie  la  plus  piquante  et  la  plus  profonde  de  vos 
recherches.  Au  reste,  M.  de  Barante  m'a  paru  de  votre  avis  : 
ainsi  je  suis  loin  de  décider,  et  ce  n'est  que  mon  impression  que 
je  vous  transmets,  impression  vague  et  aventurée,  puisque  je 
n'ai  point  de  données  précises  à  cet  égard. 

Je  suis  à  la  fin  de  mon  travail  sur  Wallstein^  que  j'envoie  à 
l'impression,  dans  la  semaine  prochaine.  Après  m'être  beaucoup 
tourmenté  pour  l'arrangement  du  plan,  et  l'avoir  refondu  en 
entier,  je  me  suis  trouvé  ramené,  à  mon  grand  étonnement,  au 
plan  que  j'avais  adopté  dans  l'origine.  C'est  ce  qui  m'est  arrivé 
plus  d'une  fois,  dans  la  composition  de  plusieurs  de  mes  ou- 
vrages. Cependant  le  travail  de  cette  refonte  n'a  pas  été  perdu. 
Je  crois  avoir  ajouté  surtout  au  caractère  deWallstein  plusieurs 
développemens  nécessaires.  Ce  caractère  est  le  grani  défaut  de 
la  pièce  de  Schiller,  et  de  la  mienne.  Si  je  n'ai  pu  y  porter  re- 
mède entièrement,  je  crois  du  moins  l'avoir  rendu  moins  sen- 
sible. Enfm,  cette  pièce  va  paraître,  telle  quelle.  Je  m'intéresse 
assez  peu  au  résultat  littéraire.  Le  succès,  à  ce  que  je  crois 
sentir,  car  il  ne  faut  répondre  de  rien,  le  succès,  dis-je,  m'est 
presque  indifférent.  Je  la  publie,  parce  que  j'ai  dit  que  je  la 
publierais,  et  parce  qu'on  me  talonne  pour  la  publier.  Ce  sera 
ensuite  l'affaire  du  public,  s'il  y  en  a  un,  et  s'il  veut  s'en 
occuper. 

Je  conçois  comment  vous  trouvez  l'abnégation  de  la  volonté 
une  tiède  jouissance.  Mais  il  y  a  moyen  de  la  revêtir  d'une 
sorte  de  sentiment  pareil  à  celui  de  l'amour,  et  alors,  à  ce  que 
je  crois,  elle  devient  une  jouissance  assez  vive,  plus  vivo  peut- 
être  que  toutes  les  autres.  Il  y  aurait  bien  des  choses  à  dire  là- 
dessus  ;  elles  nous  mèneraient  trop  loin.  Je  ne  suis  moi-mèmi 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  dans  la  route,  et  je  n'en  connais  pas  encore  assez  le  terme 
pour  vous  en  parler.  J'ai  beaucoup  lu  ce  qu'on  appelle  les 
Mystiques  dans  ces  derniers  temps,  et  notamment  M""*  Guyon  : 
et  je  les  ai  lus  dans  un  esprit  de  bonne  foi  complète,  sans 
croyance  fixe,  mais  aussi  sans  préjugé  contre,  et  avec  une 
grande  fatigue  de  l'incrédulité.  L'efïet  que  ces  livres  et  mes  mé- 
ditations m'ont  produit  a  été  variable  et  interrompu.  Cepen- 
dant, en  prenant  le  tout  ensemble,  ils  m'ont  certainement  fait 
faire  des  découvertes  dans  le  cœur  humain  et  dans  le  mien 
propre.  L'homme  est  composé  de  trois  choses,  de  sentimens,de 
réflexions  et  de  sens.  Les  sentimens  et  les  sens  sont  les  seules 
choses  qu'il  tienne  de  la  nature.  Les  réflexions  ne  sont  que  le 
résultat  de  ses  rapports  avec  les  objets  extérieurs.  En  consé- 
quence, ce  dont  il  est  orgueilleux,  l'esprit  ou  la  raison,  n'est 
qu'une  chose  qu'il  acquiert  de  la  seconde  main,  et  qui  varie 
suivant  les  expériences  qui  lui  servent  de  base.  Elle  est  donc 
tout  à  fait  inapplicable  quant  aux  objets  qui  sortent  de  sa 
sphère.  La  religion  est  à  l'âme  ce  que  le  plus  haut  des  plaisirs 
des  sens  est  au  corps.  La  raison  n'a  rien  à  faire  dans  tout  cela. 
Il  y  a  une  liaison  intime  entre  l'âme  et  les  sens.  Ce  sont  les 
parties  constitutives  et  naturelles  de  l'homme.  La  raison 
est  un  intrus,  venu  après  coup,  et  qui  fait  du  bruit  dans  la 
maison. 

Ce  qui  paraît  lui  donner  tant  d'avantage,  c'est  que  le  seul 
moyen  que  nous  ayons  de  rendre  ce  que  nous  éprouvons,  c'est 
le  langage  et  que  le  langage  est  une  invention  de  l'esprit.  Aussi 
n'exprime-t-il  nettement  que  ce  qui  est  de  son  ressort,  et  ne 
pouvons-nous  trouver  des  paroles  pour  rendre  aucune  sensation 
ni  du  corps  ni  de  l'âme. 

Je  vous  écris  tout  ceci,  je  ne  sais  pourquoi,  cher  Prosper, 
tout  au  plus  peut-on  causer  là-dessus,  mais  non  pas  écrire.  J'au- 
rais une  grande  soif  de  causer  avec  vous.  Mais  Dieu" sait  quand 
nous  nous  verrons.  Si  Bressuire  n'était  pas  en  pleine  Vendée, 
j'irais  vous  y  voir.  Mais  les  souvenirs  d'une  guerre  civile  m'em- 
pêchent de  me  décider  à  cette  visite. 

Adieu,  mon  ami.  Je  vous  assure  que  j'aurai  toujours  un 
grand  bonheur  à  vous  garder  souvenir  et  à  recevoir  des  marques 
du  vôtre,  et  que  vos  lettres  font  toujours  époque,  dans  ma  vie 
ù  la  fois  monotone  et  vagabonde.  Je  vous  embrasse.  Dites-moi 
dans  votre  réponse  précisément  où  il  faut  vous  écrire. 


LHTRES    DB    BENJA-MIN    CONSTANT.  267 

XIII 

Genève,  ce  21  octobre  1808. 

Je  voudrais  bien,  mon  cher  Prosper,  pouvoir  espérer  que  je 
vous  trouverai  encore  à  Paris  ;  mais,  malgré  vos  retards  et  votre 
désir  de  ne  pas  retourner  de  sitôt  dans  le  siège  de  votre  empire, 
je  crains  fort  que  vous  n'y  soyez  déjà,  quand  j'arriverai  dans  la 
capitale.  INIon  malheureux  Wallstein  me  retient  ici  et  n'a\ance 
guère,  malgré  mes  prières  et  mes  menaces,  dont  mon  imprimeur 
se  rit  également.  Je  n'en  ai  pas  encore  la  première  épreuve, 
quoiqu'il  y  ait  plus  de  rfuinze  jours  que  j'en  ai  donné  le  rRanu- 
scrit  à  Paschoud  (1).  Cela  me  dérange  sous  mille  rapports.  Celui 
de  ne  plus  vous  rencontrer  n'est  pas  le  moins  fâcheux.  Je  ne  pré- 
vois pas  que  je  quitte  Genève  avant  le  l^*"  décembre,  ni  que  je 
sois  à  Paris  avant  le  1"  janvier.  J'ajouterai  à  Wallstein  quelques 
notes  historiques,  indispensables  pour  l'intelligence  de  la  pièce, 
et  un  discours  préliminaire  sur  quelques-unes  des  différences  les 
plus  remarquables  entre  le  théâtre  français  et  le  théâtre  alle- 
mand, le  tout  bien  uniquement  littéraire,  comme  vous  sentez. 
Dites-moi  où  je  pourrai  vous  adresser  tout  cela,  dans  le  cas  où 
vous  ne  seriez  plus  à  Paris,  quand  ça  paraîtra.  J'ai  aussi  une 
grande  impatience  de  voir  votre  xviii®  siècle.  Je  suppose  qu'il 
sera  imprimé  avant  que  je  parte  d'ici.  Dans  ce  cas,  envoyez-le- 
moi  le  plus  tôt  possible;  mais  s'il  tarde  remettez-le  à  quelqu'un, 
à  Hochet,  par  exemple,  qui  me  le  donne  à  mon  arrivée.  Dès  que 
j'aurai  fini  Wallstein,  je  me  replongerai  dans  mon  ouvrage  sur 
le  Polythéisme,  que  je  ne  me  rappelle  dans  ce  moment  que 
d'une  manière  assez  vague  et  surtout  très  opposée  à  la  direction 
actuelle  de  mes  idées.  Non  que  les  faits  et  la  marche  de  l'esprit 
humain  ne  soient  pas  selon  moi  toujours  la  même  que  celle  que 
j'avais  cru  démêler  de  tout  tems.  Mais  le  résultat  est  autre,  et 
sans  rien  changer  à  mes  assertions  sur  la  progression,  je  finirai 
tout  différemment  de  ce  que  mes  premières  intentions  encyclo- 
pédistes semblaient  l'annoncer,  ce  qui  m'oblige  à  modifier  une 
quantité  de  petites  phrases,  écrites  dans  le  xvni*"  siècle  et  pour 
lui,  et  qui  ne  doivent  pas  lui  survivre.  N'êtes-vous  pas  frappé 
comme  moi,  mon  cher  Prosper,  de   la  grande  impulsion  reli- 

(1)  Libraire  éditeur  de  Genève. 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gieusc,  qui  semble  imprimée  à  tous  les  esprits  de  notre  siècle? 
La  religion  s'est  retirée  de  l'extérieur  de  la  vie  ;  mais  elle  n'en 
est  que  plus  entière  dans  l'intérieur  de  l'homme.  Cela  est  moins 
sensible  en  France  que  partout  ailleurs,  parce  que  la  France  est 
une  Chine  européenne  où  il  n'y  a  d'un  côté  que  la  mode,  et  de 
l'autre  que  des  pratiques,  mais  partout  ailleurs  la  religion,  telle 
que  je  la  conçois,  mystique  et  comme  de  dessous  terre.  Est-ce 
l'époque?  Il  y  a  sans  doute  des  traits  de  ressemblance  avec  celle 
qui  précéda  et  favorisa  l'établissement  du  christianisme.  Mais 
l'époque  même  n'a-t-elle  pas  quelque  chose  de  miraculeux? 

Adieu,  cher  Prosper.  Ecrivez-moi  bien  vite  et  conservez-moi 
votre  amitié,  quoi  qu'il  nous  arrive  à  l'un  et  à  l'autre,  sur  ce 
monde  de  sable  mouvant. 


XIV 


Genève,  ce  23  novembre  1808. 

Je  réponds  à  votre  dernière  lettre,  cher  Prosper,  quoique  je 
ne  sois  point  sûr  que  la  mienne  vous  trouve  à  Paris.  11  me  pa- 
raît même  plus  que  probable  que  vous  n'y  serez  plus  quand  elle 
y  arrivera;  mais  on  vous  la  fera  tenir,  et  vous  me  direz  alors  où 
vous  écrire. 

Je  suis  sur  le  point  de  quitter  Genève  pour  aller  d'abord  en 
Franche-Comté,  puis  à  Paris,  où  je  serai  vers  le  15  ou  le  20  du 
mois  prochain.  Wallstein  est  achevé  d'imprimer  et  s'acheminera 
vers  la  capitale  à  peu  près  en  même  temps  que  moi.  Dieu  nous 
accorde  à  tous  deux  une  bonne  réception,  quoique  d'une  nature 
différente,  car  je  ne  demande  pour  moi  que  l'obscurité,  et  le 
repos  à  la  campagne,  où  je  passerai  une  grande  partie  de  l'hiver 
si  rien  ne  vient  contrecarrer  mes  projets. 

J'ai  eu  bien  à  travailler  à  Wallstein  depuis  qu'il  a  été  donné 
à  l'impression  ;  mille  choses  que  je  tolérais  par  paresse  m'ont 
choqué  quand  je  les  ai  vues  prêtes  à  partir  pour  aller  se  montrer 
à  l'étranger,  et  j'ai  refait  plus  de  mille  vers.  Je  crois  que  l'ouvrage 
y  a  gagné  et  j'y  ai  gagné  aussi  de  remplir  mon  tems  et  d'user 
la  vie.  A  présent  la  chose  est  faite  et  je  sens  déjà  que  je  rede- 
viens aussi  indilléront  aux  critiques  que  j'étais  ombrageux,  pen- 
dant qu'il  y  avait  encore  une  possibilité  de  corriger  ei  damé- 
liorcr. 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  269 

J'ai  fait  précéder  l'ouvrage  par  quelques  réflexions  sur  le 
Théâtre  allemand  bien  adoucies  et  aussi  peu  hétérodoxes  que  je 
l'ai  pu.  J'ai  tâché  de  déclarer  que  je  préférais  notre  Théâtre  à 
tous  les  autres,  et  je  l'ai  dit  encore  plus  que  je  ne  le  pense.  Mais 
je  ne  veux  point  proposer  d'innovations  à  mes  risques  et  périls, 
et  de  toutes  les  réputations  celle  que  j'aimerais  le  moins  serait 
celle  d'un  novateur.  Je  ne  crois  pas  d'ailleurs  que  les  innova- 
tions préméditées  réussissent;  quand  une  littérature  est  jeune, 
elles  se  font  d'elles-mêmes.  Quand  une  littérature  est  vieille,  on 
a  beau  les  essayer,  elles  ne  prennent  pas  plus  qu'une  branche 
verte  qu'on  voudrait  enter  sur  un  arbre  mort.  Tout  ce  qu'on 
peut  faire  en  France,  dans  notre  état  de  décrépitude,  c'est  du 
galvanisme  et  non  de  la  vie. 

Sortirons-nous  de  cet  état  de  décrépitude  ?  Certainement  ce 
ne  sera  pas  exprès.  Notre  volonté  n'y  peut  rien,  ou  plutôt  nous 
ne  pouvons  pas  avoir  de  volonté.  Il  n'y  a  que  la  religion  qui 
puisse  nous  ressusciter  comme  il  n'y  a  que  les  miracles  qui  res- 
suscitent les  morts.  Mais  ce  ne  sera  pas  si  l'on  prend  la  religion 
comme  moyen  de  littérature.  C'est  la  tuer  un  peu  plus.  Il  faut 
tâcher  d'y  croire  gratis,  car  quand  on  veut  y  croire  dans  un  but 
on  n'y  croit  pas. 

Je  suis  bien  moins  éloigné  que  vous  ne  le  pensez  de  votre 
manière  de  sentir  sur  la  religion.  Ce  ne  sont  pas  les  pratiques 
que  je  blâme,  au  contraire  je  les  aime,  et  elles  me  font  du  bien. 
Je  ne  blâme  que  la  volonté  de  les  imposer  aux  autres.  Chacun 
a  ses  pratiques,  ses  croyances,  son  genre  de  rapport  avec  Dieu. 
Nul  ne  peut  faire  entrer  un  autre  dans  sa  route,  parce  que  nul 
ne  peut  rendre  un  autre  soi.  Ma  religion  consiste  en  deux 
points  :  vouloir  ce  que  Dieu  veut,  c'est-à-dire  lui  faire  l'hommage 
de  notre  cœur  ;  ne  rien  nier,  c'est-à-dire  lui  faire  l'hommage  de 
notre  esprit.  Ces  deux  points  donnés,  la  route  est  établie  de  la 
terre  au  ciel,  et  chacun  pour  soi  trouve  cette  route  pleine  de 
protection,  de  consolation  intérieure,  et  d'une  providence  parti- 
culière que  nul  ne  peut  prouver,  mais  qui  se  fait  sentir  à  chacun 
à  chaque  pas. 

Je  vous  le  jure,  cher  Prosper,  je  ne  sais  plus  du  tout  comme 
on  pourrait  vivre  sur  la  terre,  au  moins  comme  j'y  pourrais 
vivre  sans  l'appui  du  ciel,  et  je  dirai,  sans  vouloir  délier  le 
malheur,  car  je  ne  sais  ce  que  le  malheur  pourrait  produire  phy- 
siquement et  moralement  sur  moi,  je  dirai  qu'avec  cette  con- 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fiance  profonde  qu'une  croyance  qui  n'a  en  aucune  manière  le 
raisonnement  pour  ^ase  peut  inspirer  à  un  esprit  revenu  du  rai- 
sonnement, il  n'y  a  peut-ôtrc  point  de  malheur  que  l'on  ne  pût 
supporter,  ou  qui  du  moins  ne  fût  considérablement  adouci 

Nous  avons  eu  tout  cet  été  force  philosophes  et  poètes  alle- 
mands. Leur  imagination  est  d'une  nature  très  particulière  et  qui 
bien  saisie  a  beaucoup  de  charmes.  Vous  ne  connaissez  guère  que 
Schlegel  (4),  qui  de  toute  l'école  a  le  moins  de  cette  imagination. 

Adieu,  mon  cher  Prosper.  En  quelque  lieu  que  ma.  lettre 
vous  trouve,  répondez-moi  et  adressez  à  Dôle.  Car  si  quelque 
chose  d'imprévu  ne  vient  pas  déranger  tous  mes  projets,  ce  sera 
là  que  je  la  trouverai. 


XV 


Dôle,  ce  24  décembre  1808. 


Je  reçois  à  l'instant,  mon  cher  Prosper,  votre  Tableau  de  la 
littérature  du  XVIII^  siècle  et  je  me  hâte  de  vous  en  remercier, 
quoique  je  sois  forcé  d'emprunter,  pour  vous  écrire,  une  main 
étrangère,  une  brûlure  très  considérable  et  très  douloureuse 
m'empôchant  de  me  servir  de  la  mienne.  Dès  que  je  serai  sorti 
de  cet  état  d'impuissance,  je  m'occuperai  avec  un  bien  grand 
plaisir  de  rendre  à  votre  ouvrage  la  justice  qu'il  mérite.  Je  serai 
heureux  de  saisir  cette  occasion  de  professer  mon  opinion  sur 
votre  caractère  et  sur  vos  talens,  mais  il  faut  que  j'attende  que 
je  puisse  écrire  moi-même.  Dites-moi  cependant  le  plus  tôt  que 
vous  pourrez  si  vous  êtes  sûr  que  je  ne  serai  pas  devancé  dans 
le  Publiciste.  C'est  le  seul  journal  dans  lequel  je  sois  assuré  de 
faire  insérer  mes  articles;  et  comme  je  ne  pourrai  guère  tra- 
vailler à  celui  qui  vous  intéresse  que  dans  une  quinzaine  de 
jours  et  que  je  voudrais  d'ailleurs  le  faire  à  Paris  même  où  l'on 
dit  toujours  mieux  ce  qu'il  est  utile  de  dire,  il  se  pourrait  que  le 

(1)  M""*  de  Staël,  fort  séduite  par  l'universalité  de  connaissances,  l'esprit  abon- 
dant, ingénieux  et  clair  de  Guilliuiine  de  Schlegel,  se  l'était  attaché,  en  1804,  sous 
le  prétexte  do  lui  conlier  la  surveillance  de  l'éducation  de  ses  onfans.  Douze  mille 
francs  par  an  et  la  promesse  d'une  pension  assuraient  désormais  l'avenir  du  célèbre 
critique.  Leurs  relations  interrompues,  sept  ans  plus  tard,  par  ordre  de  Napoléon, 
se  renouèrent  en  181  i  et  (huèrent  jusqu'à  la  mort  de  M""  de  Staël.  Histoire, 
poésie,  théâtre,  langues  anciennes,  modernes  et  orientales,  traductions,  archéo- 
logie, littt'ralures  dr  toutes  époques  et  de  tout  pays,  trouvent  place  dans  la  volu- 
mineuse bibliographie  d'Augustc-Uuillaume  de  Schle^^el,  n67-i84!j. 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  271 

Publicistc  eût  déjà  rendu  compte  de  votre  discours.  J'essayerais 
dans  ce  cas  d'engager  M.  Suard  à  mettre  mon  article  comme 
seconde  manière  de  considérer  le  même  sujet;  mais  dans  le  cas 
où  il  n'y  consentirait  pas,  mandez-moi  à  qui  je  pourrai  m'adres- 
ser  pour  le  faire  recevoir  dans  quelque  autre  journal.  Adressez 
votre  réponse  à  Paris  où  je  serai  probablement  avant  qu'elle  y 
arrive.  Adieu,  mon.  cher  Prosper,  je  vous  aime  et  vous  em- 
brasse. 

XVI 

Ce  15  février  1809. 

J'ai  tardé^'quelqueHems  à  vous  répondre,  cher  Prosper,  et  à 
vous  remercier  de  votre  excellent  article.  Je  voulais  pouvoir 
vous  annoncer  qu'il  était  inséré.  Mais  Lacretelle  a  fait  des  diffi- 
cultés, et  a  fini  par  le  refuser  tout  à  fait  sous  prétexte  qu'il  était 
trop  favorable  à  l'ouvrage.  J'en  ai  été  fort  étonné  parce  que  Lacre- 
telle se  porte  pour  avoir  de  l'amitié  pour  moi.  Hochet,  que  j'avais 
prié  de  se  charger  de  cette  négociation,  y  a  mis  un  zèle  amical, 
mais  inutile.  Ce  n'est  que  depuis  avant-hier  que  j'ai  rattrapé 
votre  article.  Je  tâcherai  de  le  faire  mettre  dans  un  autre  journal. 
Je  ne  veux  pas  perdre  ce  témoignage  de  votre  amitié,  mais  je 
regrette  qu'il  ne  soit  pas  dans  le  Piibliciste.  J'ai  retranché  un 
paragraphe  qui  avait  trait  à  mon  ouvrage  sur  le  Polythéisme, 
et  la  dernière  phrase,  n'étant  pas  sûr,  l'article  devant  paraître 
dans  un  autre  journal,  que  vous  consentiez  qu'on  vous  Tat- 
tri.)ue. 

J'ai  admiré,  mon  cher  Prosper,  l'adresse  avec  laquelle  vous 
ave/  trouvé  à  de  certains  défauts  de  ma  tragédie  des  excuses  qui 
les  justifient  parfaitement,  mais  dont  je  n'ai  pas  le  mérite,  car 
je  n'y  avais  point  pensé.  Telle  est  par  exemple  la  générosité  un 
peu  trop  niaise  de  W...,  lorsqu'il  permet  à  Alfred  d'emmener 
ses  cuirassiers.  On  est  heureux  de  trouver  un  apologiste  comme 
vous. 

J'ai  été  pendant  quelque  tems  assez  mécontent  de  l'effet 
de  W...  J'en  suis  assez  satisfait  actuellement,  et  comme  il  a  eu  à 
vaincre  de  grandes  difficultés,  tant  à  cause  de  la  maladresse  du 
libraire  que  d'une  certaine  malveillance  à  laquelle  je  ne  m'atten- 
dais pas  dans  un  grand  nombre  de  journalistes,  je  crois,  puis- 
qu'il les  a  vaincues,  qu'il  ne  fera  pas  mal  son  chemin. 


272  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Vos  réflexions  sur  la  tragédie  historique  sont  d'une  nou- 
veauté et  d'une  profondeur  extrême  et  seraient  susceptibles  de 
beaucoup  d'heuroux  développemens. 

Je  travaille  à  mon  Polythéisme  avec  une  araeur  qui  me 
charme.  Je  le  recopie  en  entier  moi-même  pour  ôter  les  queues 
encyclopédistes.  Si  je  ne  suis  pas  troublé  par  quelque  orage, 
extérieur  ou  intérieur,  j'aurai  fini  cette  copie  ce  priutems. 

J'apprends  à  l'instant  par  Laborie  (1)  votre  nomination  à  la 
V^endée  (2).  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  je  m'en  réjouis. 
C'est  donc  à  Napoléon-Ville  que  j'irai  vous  voir  et  je  mourrai 
sans  avoir  vu  Bressuire. 

Adieu,  cher  Prosper.  Si  vos  affaires  vous  laissent  un  mo- 
ment, écrivez-moi,  et,  surtout,  ayez  toujours  au  moins  le  tems 
de  m'aimer. 

Benjamin  Constant. 

(1)  M.  Roux  de  Laborie,  secrétaire  en  1~92  de  M.  Bigot  de  Sainte-Croix,  mi- 
nistre des  Aflaires  étrangères,  devint  au  18  brOmaire,  après  un  séjour  en  Angle- 
terre, chef  du  Secrétariat  des  Relations  extérieures.  Fondateur  et  co-propriétaire, 
avec  M.  Bertin,  du  Journal  des  Débats,  il  fut  impliqué,  comme  celui-ci,  dans  une 
conspiration  royaliste  en  1800,  puis  exilé  de  1801  à  1804.  M.  Roux  de  Laborie,  se'cré- 
taire  général  adjoint  du  gouvernement  provisoire  en  1814,  siégea  en  qualité  de  dé- 
puté de  la  Somme,  à  la  Chambre  introuvable.  Spirituel  et  serviable,  aussi  souple 
qu'adroit,  M.  de  Laborie  avait  des  intelligences  dans  les  camps  lee  plus  divers,  se 
mêlait  à  tous  et  à  tout,  non  sans  un  certain  goût  pour  l'intrigue.  Nombre  de  gens 
d'esprit  fréquentaient  le  salon  de  M"°  de  Laborie  dont  le  caractère  répondait  assei 
a  celui  de  son  mari  ;  ils  y  trouvaient  un  centre  agréable  d'informations. 

(2)  M.  de  Barante  avait  été  nommé,  le  44  février,  préfet  de  la  Vendée. 


LES 

DERNIERES  AlÉES  DE  llMldRATION" 


LE    SUCCESSEUR    DU    COMTE    D'AVARAY 


I 

En  arrivant  en  Angleterre  à  la  fin  de  1807,  Louis  XVIII 
nourrissait  l'espoir  que,  rapproché  de  son  royaume  et  réuni  à 
son  frère  le  Comte  d'Artois,  à  ses  cousins,  le  duc  d'Orléans,  le 
prince  de  Condé  et  le  Duc  de  Bourbon,  il  pourrait  travailler  plus 
efficacement  pour  sa  cause.  Mais,  bientôt,  il  s'était  vu,  comme 
aux  étapes  antérieures  de  sa  vie  errante,  condamné  à  l'inaction. 
A  l'exemple  des  puissances  européennes  liguées  contre  Napo- 
léon, le  gouvernement  britannique  s'obstinait  à  le  tenir  éloigné 
de  leurs  entreprises  communes.  Installé  à  Hartwell,  «  vieux  châ- 
teau sombre  et  humide,  »  propriété  du  duc  de  Buckingham,  à 
douze  lieues  de  Londres,  l'exilé  allait  y  être  réduit  jusqu'à  sa 
rentrée  en  France  à  une  vie  obscure  et  morose,  tel  un  homme 
que  ses  contemporains  ont  oublié  ou  dont  ils  croient  la  carrière 
terminée.  Quelques  courses  chez  les  châtelains  des  environs, 
des  stations  périodiques  à  Bath  où  il  ira  tous  les  ans  prendre 
les  eaux,  de  rares  voyages  d'agrément  couperont  seuls  l'unifor- 
mité de  son  existence.  La  Reine,  le  Duc  et  la  Duchesse  d'Angou- 
lème,  un  petit  groupe  de  serviteurs  fidèles  la  partageront  avec 

(1)  D'après  des  documens  inédits.  Voyez  la  Revue  des  1"  et  13  février. 
TOME  xxxiv.  —   1900.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui;  les  visites  de  son  frère  et  de  ses  cousins  en  constitueront 
l'unique  distraction.  Quant  à  la  politique,  et  encore  qu'il  ne  cesse 
pas  d'en  suivre  les  mouvemens  et  les  variations,  elle  ne  lui  ap- 
portera, pendant  les  premières  années  de  son  séjour  en  Angle- 
terre, que  déceptions  et  sujets  de  découragement. 

Durant  cette  période.  Napoléon  est  véritablement  le  maître 
du  monde.  L'empereur  Alexandre  vit  en  paix  avec  lui;  la  Prusse 
lui  est  soumise;  l'Autricho  lui  donne  pour  compagne  une  de  ses 
archiduchesses;  ses  frères  ?ont  assis  sur  les  trônes  où  régnèrent 
les  Bourbons;  lui-même  semble  indestructible  sur  celui  qu'il 
occupe  et  d'où  il  dicte  ses  lois  à  l'Europe.  Il  faut  une  foi  robuste 
pour  croire  que  Louis  XVIII  recouvrera  ses  Etats.  Cette  foi  ses 
partisans  pour  la  plupart  l'ont  perdue.  Si  lui-même  s'y  rattache 
encore  avec  une  indomptable  ténacité,  il  ne  peut  méconnaître 
que  personne  ne  croit  plus  à  son  retour  en  France  et  qu'aux 
yeux  des  hommes  d'Etat  qui  prétendent  diriger  la  politique 
européenne,  il  n'est  plus  qu'un  monarque  désaffecté.  Il  est  vrai 
qu'ils  se  sont  si  souvent  trompés  que  le  Roi  peut  croira 
qu'ils  se  trompent  encore.  Leur  conviction  et  l'attitude  qu'elle 
leur  dicte  n'en  sont  pas  moins  bien  faites  pour  assombrir  son 
âme,  pour  inspirer  à  tout  ce  qui  l'entoure  un  [amer  décourage- 
ment, car  c'est  bien  le  découragement  qui,  de  1807  à  1811,  règne 
dans  la  petite  cour  d'Hartwell.  Il  a  désarmé  les  dévouemens  fra- 
giles, mais  il  rend  plus  méritoires  ceux  que  n'ont  pas  ébranlés 
tant  de  circonstances  imprévues,  fatales  à  là  cause  des  Bourbons. 

Parmi  ceux-là,  il  en  est  un  qu'on  retrouve  à  cette  époque, 
aussi  solide,  aussi  généreux,  aussi  disposé  à  tous  les  sacrifices, 
même  celui  de  la  vie,  que  lorsqu'il  s'exerça  pour  la  première  fois 
en  1793,  à  l'effet  d'assurer  la  fuite  de  Monsieur,  Comte  de  Pro- 
vence. C'est  celui  de  d'Avaray.  Tel  il  était  jadis,  tel  il  est  resté 
Loin  de  l'affaiblir,  les  déceptions,  les  revers,  une  maladie  incu- 
rable qui  s'est  aggravée  avec  Tâge,  les  coups  répétés  du  malheur 
semblent  avoir  contribué  à  le  fortifier.  Il  a  môme  résisté  aux  in- 
cessantes attaques  que  forgent  sans  se  lasser,  contre  ce  conseiller 
trop  puissant  à  leur  gré,  les  envieux  qui  voudraient  l'éloigner  du 
Roi  pour  délivrer  celui-ci  d'une  influence  à  laquelle  il  ne  sait 
pas  résister.  Leurs  efforts  qui  n'ont  pu  ralentir  le  dévouement 
du  serviteur  à  son  maître  n'ont  pas  davantage  altéré  la  confiance 
du  maître  en  son  serviteur.  Dans  une  querelle  qui  éclate  entre 
d'Avaray  et  le  Duc  d'Angoulôme  sur  le  motif  le  plus  futile,  le 


LES'  DERNIÈRES    ANNÉES    DE   l'ÉMIGRATION.  275 

Roi  prend  parti  pour  son  ami  et  oblige  son  neveu  à  exprimer  des 
regrets.  Le  comte  de  Puisaye  qui  ose  entreprendre  de  perdre 
d'Avaray  se  brise  à  cette  méchante  besogne.  Convaincu  de  men- 
songe, il  est  honteusement  chassé  par  le  Roi,  qui  ne  le  consi- 
dérera plus  désormais  que  comme  un  ennemi  méprisable  et  dange- 
reux, et  qui,  pour  donner  à  son  ami  un  témoignage  éclatant  de 
l'estime  et  de  l'affection  qu'il  lui  garde,  le  déclare  «  duc  et  pair  de 
France  (l).  » 

Cette  haute  distinction  n'était  pas  nécessaire  pour  accroître  le 
dévouement  de  d'Avaray.  Il  n'aurait  pu  mettre  à  le  manifester 
plus  d'ardeur  qu'il  n'en  avait  mis  jusque-là,  et  le  Roi  savait  depuis 
longtemps  par  les  innombrables  preuves  qu'il  en  avait  reçues 
qu'il  ne  pouvait  en  attendre  de  plus  positives.  Aussi  n'était-ce 
pas  pour  en  provoquer  de  nouvelles,  mais  pour  se  donner  une 
satisfaction  douce  à  son  cœur,  qu'il  venait  de  reconnaître  ce  zèle 
quasi  héroïque,  en  le  récompensant  publiquement. 

Depuis  longtemps,  on  le  sait,  il  avait  saisi  toutes  les  occasions 
de  le  proclamer.  Les  hommages  qu'il  lui  rendait  tiennent  une 
large  place  dans  sa  correspondance.  Nous  les  trouvons  en  quelque 
sorte  résumés  dans  une  annotation  de  sa  main,  laquelle  figure 
sur  un  état  des  traitemens  qu'il  faisait  à  ses  serviteurs.  Cet  état, 
dressé  en  1807,  était  destiné  à  l'empereur  Alexandre  que  le  Roi,  en 
prévision  de  sa  mort,  suppliait  de  continuer  ces  pensions.  A  côté 
du  nom  de  d'Avaray,  lequel  en  sa  qualité  de  capitaine  des  gardes 
«-V  de  maréchal  de  camp,  reçoit  par  an  dix  mille  li\Tes,  on  lit  : 

«  Je  lui  dois  la  vie  et  la  liberté.  Cette  obligation  de  Vhomme 
est  la  moindre  de  celles  du  Roi  à  son  égard.  Je  n'ajoute  qu'un 
seul  mot  :  il  ne  lui  a  manqué  qu'un  Henri  IV  pour  faire  revivre 
Sully.  Il  est  l'aîné  d'une  famille  nombreuse  et  dévouée.  Son 
père  fut  un  des  députés  à  l'Assemblée,  qui  ont  le  plus  marqué 
par  leur  fidélité.  Un  de  ses  frères  et  un  de  ses  beaux-frères  sont 
morts  au  champ  d'honneur  à  Quiberon.  Il  fit  ses  premières  armes 
au  siège  de  Gibraltar;  il  fut  fait  colonel  à  son  retour,  en  récom- 
pense de  sa  conduite  valeureuse,  particulièrement  à  l'affaire  des 
batteries  flottantes  où  il  se  trouva  sur  la  plus  exposée  au  feu  de 

(1)  La  scandaleuse  attaque  de  Puisaye  contre  d'Avaray,  dans  le  sixième  volume 
^e  ses  Mémoires,  donna  lieu  à  des  incidens  cpi'il  n'y  a  pas  lieu  de  raconter  ici.  Le 
titre  de  duc  qu'elle  valut  à  d'Avaray  ne  fut  pas  reconnu  par  le  gouvernement 
anglais.  «  L'ami  du  Roi  »  n'en  fut  pas  moins  pour  tous  les  émigrés  le  duc  d'Avaray, 
et  c'est  ainsi  que  désormais,  ils  le  désignèrent.  En  1817,  le  titre^passa.à  son  père, 
ieutenant  général  et  député. 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  place,  sans  que  le  devoir  l'eût  appelé  à  cette  périlleuse  attaque. 
Il  a  abandonné  quatre-vingt  mille  livres  de  rente,  auxquelles  il 
était  appelé  en  France,  pour  s'attacher  à  mon  malheureux  sort. 
Sa  santé  est  absolument  détruite  par  l'eiret  d'une  cruelle  ma- 
ladie, fruit  de  ses  fatigues  depuis  quinze  ans  qu'il  est  mon  com- 
pagnon d'infortunes,  de  travaux  et  d'exil.  » 

Sauf  dans  ses  premières  lignes  où  il  est  visible  qu'en  com- 
parant d'Avaray  à  Sully,  Louis  XVIII  a  parlé  surtout  le  langage 
d'une  amitié  qui  ne  sait  pas  se  contenir,  cette  note  ne  dit  que  la 
vérité.  Ce  qui  y  est  vrai  notamment,  c'est  l'attestation  qui  s'y 
trouve  de  ce  que  coûtaient  à  d'Avaray  les  cruelles  épreuves  de 
l'exil,  dont  il  avait  toujours  tenu  à  prendre  sa  part.  Une  santé 
compromise  par  les  rapides  progrès  d'un  mal  ancien;  des  crises 
fréquentes  qui,  depuis  plusieurs  années,  durant  l'hiver,  le  con- 
damnaient à  des  séjours  périodiques  en  Italie;  un  lent  affaiblis- 
sement de  ses  facultés  physiques,  qui  ne  laissait  d'activité  qu'à 
son  esprit  et  à  son  cœur  et  le  contraignait  au  repos,  tel  était  le 
fruit  de  sa  longue  et  laborieuse  fidélité  à  la  maison  de  France. 

A  plusieurs  reprises,  il  s'était  cru  aux  portes  de  la  mort,  et 
particulièrement  en  1801,  au  moment  où,  à  la  suite  du  Roi,  il 
venait  d'arriver  à  Varsovie.  Convaincu  alors  qu'il  touchait  à  sa 
fin,  ne  voulant  pas  affliger  son  maître  en  lui  laissant  voir  ses 
appréhensions,  tenant  cependant  avant  de  quitter  la  vie  à  lui 
donner  des  conseils  que  lui  suggérait  son  dévouement,  c'est 
labbé  Edgeworth  qu'il  en  avait  fait  le  dépositaire.  11  savait 
quelle  respectueuse  admiration  le  Roi  professait  pour  l'ancien 
confesseur  de  Louis  XVI,  devenu  le  sien,  duquel  il  disait  :  «  Sa 
vertu  est  de  celles  qu'on  n'ose  même  louer  dans  la  crainte  de 
les  ternir.  »  Ce  saint  prêtre,  après  avoir  pieusement  écouté  le 
comte  d'Avaray,  s'était  empressé  d'écrire,  pour  n'en  rien  oublier, 
ce  qu'il  avait  entendu  et  nous  lui  devons  de  connaître  les  pensées 
qui  agitaient  l'ami  du  Roi  alors  qu'il  se  préparait  à  mourir. 

.<  Dans  cette  convcrsalion  qui  a  été  assez  longue,  écrit  l'abbé 
Edgeworth,  JM.  le  comte  d'Avaray  m'a  paru  beaucoup  moins 
occupé  de  son  état,  quoi(|u'il  le  regarde  comme  inliniment  cri- 
tique, que  de  l'isolement  où  sa  mort  jetterait  le  maître  auquel  il 
a  consacré  sa  vie.  Il  m'a  paru  désirer  extrêmement  (si  Dieu  le 
retire  de  ce  momie)  que  le  Roi  s'occupe  sans  délai  de  se  former 
un  conseil  peu  nombreux,  mais  bien  choisi,  pour  délibérer  sur  \ 
toutes  ses  allaires.  Mais   en  me  parlant  de  ce  conseil,  il  m'a  fait 


il 


LES   DERNIÈRES    ANNÉES   DE    L'ÉJnGRATION.  277 

sentir  avec  force  combien  il  sera  essentiel  que  le  Roi  en  soit 
véritablement  l'âme,  et  qu'après  avoir  écouté  les  avis  de  ceux 
qu'il  voudra  bien  y  admettre,  il  finisse  toujours  par  se  décider 
seul  et  sans  jamais  donner  une  confiance  exclusive  à  personne. 

«  —  Le  Roi,  m'a-t-il  ajouté,  a  trop  de  connaissances  de  tous 
les  genres,  et  trop  de  justesse  dans  ses  vues,  pour  avoir  jamais 
besoin  d'un  premier  ministre.  D'ailleurs,  un  premier  ministre, 
ou  même  un  bomnie  réputé  tel  sans  en  avoir  le  titre,  ne  ferait 
que  lui  ravir  une  partie  de  sa  gloire,  à  laquelle  il  a  droit  d'as- 
pirer par  lui-même,  et  qu'il  ne  doit  partager  avec  personne. 

«  En  convenant  avec  moi  de  la  difficulté  de  bien  composer 
ce  conseil  dans  les  circonstances  actuelles,  il  m'a  cependant 
désigné  M.  de  Cazalès  et  M.  le  marquis  d'Escars,  comme  dignes 
d'y  avoir  place  :  et  il  ne  doute  pas  que  l'un  et  l'autre  ne  se 
rendent  à  l'invitation  du  Roi,  s'il  daigne  la  leur  faire.  Il  m'a  aussi 
parlé,  avec  l'accent  de  la  plus  profonde  estime,  de  M.  de  Thau- 
venay  qu'il  regarde  comme  un  des  plus  parfaits  serviteurs  qu'ait 
aujourd'hui  le  Roi.  Il  n'hésiterait  même  pas  à  le  désigner  s'il 
n'était  pas  nécessaire  ailleurs  pour  le  bien  général  des  affaires. 

«  Un  autre  homme  des  talens  duquel  M.  le  comte  d'Avaray 
m'a  paru  faire  une  grande  estime,  et  qu'il  désire  même  que  le 
Roi  puisse  appeler  auprès  de  lui,  est  l'abbé  de  la  Marre. 

«  —  Il  a  peut-être,  m'a-t-il  dit,  quelques  inconvéniens  de  ca- 
ractère, mais  on  les  préviendra  en  le  tenant  d'une  main  un  peu 
ferme.  Au  surplus,  si  le  Roi  ne  juge  pas  à  propos  de  le  rappro- 
cher de  sa  personne,  du  moins  est-il  à  souhaiter  qu'il  l'emploie 
toujours  aux  affaires,  parce  qu'à  des  talens  réels  et  à  un  dévoue- 
ment plus  réel  encore,  il  joint  une  connaissance  parfaite  de  la 
révolution  et  des  principaux  personnages  qui  y  jouent  aujour- 
d'hui un  rôle.  Le  duc  de  Richelieu  et  le  marquis  de  Duras, 
m'a-t-il  ajouté,  sont  encore  deux  hommes  bien  précieux  dans  un 
autre  genre;  et  il  est  à  souhaiter  que  le  Roi  se  les  attache  de 
plus  en  plus,  parce  qu'ils  peuvent  lui  être  très  utiles. 

«  En  me  nommant  ces  différentes  personnes,  et  en  désirant 
par  conséquent  que  le  Roi  augmente  le  petit  nombre  de  servi- 
teurs qui  l'entourent  aujourd'hui,  M.  le  comte  d'Avaray  m'a 
paru  craindre  excessivement,  que  peu  à  peu  ce  nombre  n'ex- 
cédât les  justes  bornes  qu'une  sage  politique  semble  lui  pros- 
crire. Sa  crainte  à  cet  égard  est  si  grande,  et  lui  parait  si 
bien  motivée,  qu'il  n'a  pas  hésité  de  me  dire  que  la  Reine  elle- 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  ne  devait  pas  se  rapprocher  de  Varsovie  tant  que  le  Roi 
n'y  aurait  qu'une  existence  précaire. 

«  Parmi  les  personnes  qui  environnent  aujourd'hui  le  Roi,  il 
ma  paru  distinguer  le  vicomte  d'Agoult  :  homme  sûr,m'a-t-il  dit, 
et  sur  lequel  le  Roi  peut  absolument  compter.  Il  m'a  paru  dési- 
rer aussi  que  le  Roi  continuât  toujours  à  avoir  des  bontés  par- 
ticulières pour  MM.  Gourvoisier,Hardomneau  et  Fleuriel,des  ser- 
vices desquels  il  a  beaucoup  à  se  louer.  La  situation  de  M.  le  duc 
d'Aumont  et  du  comte  de  Cossé  m'a  également  paru  intéresser 
la  sensibilité  de  M.  d'Avaray;  mais  les  finances  du  Roi  ne  lui 
permettent  pas  de  faire  aujourd'hui  des  traitemens  lixes  à  aucun 
de  ses  serviteurs  ;  il  ne  m'a  parlé  que  d'un  secours  de  cent  louis 
pour  le  premier,  et  d'à  peu  près  autant  pour  le  second,  si  toute- 
fois il  n'a  pas  touché  sa  pension  de  Russie.  Il  est  aussi  très  occupé 
de  son  fidèle  valet  de  chambre  Potin,  dont  il  espère  que  le  Roi 
se  souviendra  toujours,  quelles  que  soient  les  chances  de  l'avenir. 

«  Quant  à  ses  affaires  personnelles,  M.  le  comte  d'Avaray 
m'a  répété  plusieurs  fois  que  tout  ce  qui  était  chez  lui  provenant 
des  bontés  de  son  maître,  devait  retourner  à  son  service,  quand 
il  ne  serait  plus.  Il  désire  cependant  que  les  papiers  qui  le  re- 
gardent personnellement  soient  envoyés  à  sa  famille,  quand  on 
en  aura  l'occasion.  Il  ne  recommande  pas  sa  famille  au  Roi, 
parce  qu'il  est  bien  assuré  que  les  bontés  qu'il  a  toujours 
eues  pour  lui  se  répandront  sur  elle,  quand  il  ne  sera  plus.  Mais 
une  faveur  à  laquelle  il  attacherait  le  plus  grand  prix,  serait  que 
le  Roi  fît  passer  dans  leur  écusson  les  fleurs  de  lys  qu'il  lui  a 
permis  de  prendre  dans  le  sien.  Deux  amis  qu'il  laisse  derrière 
lui  (MM.  d'Hautefort  et  Charles  de  Damas)  m'ont  aussi  paru 
l'occuper  beaucoup.  11  désire  que  le  Roi  ne  les  oublie  jamais,  et 
les  regarde  comme  deux  de  s<-  plus  fidMes  serviteurs. 

«  En  me  parlant  de  ses  papiers,  M.  le  comie  d'Avaray  m  a 
communiqué  uu  projet  qu'il  m'a  dit  avoir  conçu  depuis  long- 
temps, mais  auquel  la  multiplicité  de  ses  aflairos  l'avait  empêché 
de  travailler,  c'est  celui  d'un  ouvrage,  dont  les  lettres  du  Roi 
formeraient,  pour  ainsi  dire,  les  bases,  et  auquel  les  siennes, 
ainsi  qu'une  quanti  te?  de  notes  éparses  que  l'on  trouvera  dans 
ses  papiers,  serviraient  de  commentaire.  Il  m'a  paru  atta- 
cher une  grande  importance  à  cet  ouvrage,  en  ce  qu'il  contri- 
buerait, plus  que  tout  ce  que  1  ou  pourrait  imaginer  d'ailleurs,  à 
faire  connaître  le  Roi  à  la  France  et  à  l'Europe. 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  279 

«  Dans  une  conversation  postérieure  à  celle  dont  je  viens  de 
donner  la  substance,  M.  d'Avaray  est  revenu  sur  ce  même  projet 
d'ouvrage,  et  m'a  désigné  M.  de  Thauvenay  comme  l'homme  le 
plus  propre  à  y  mettre.  Il  m'a  témoigné  une  seconde  fois  le  plus 
grand  désir  de  voir  cet  excellent  serviteur  plus  rapproché  du  Roi 
qu'il  ne  l'est. 

«  —  D'ailleurs,  mVt-il  ajouté,  en  supposant  même  que  ma 
santé  se  rétablisse,  la  convalescence  sera  nécessairement  bien 
longue  :  et  je  ne  connais  personne  qui  puisse  mieux  me  sup- 
pléer auprès  de  mon  maître  que  M.  de  Thauvenay.  » 

La  crise  dont  ce  curieux  document  nous  dévoile  la  gravité 
s'était,  contrairement  à  ce  qu'on  en  pouvait  craindre,  heureuse- 
ment dénouée.  Entouré  de  soins,  objet  de  l'incessante  sollicitude 
du  Roi,  le  comte  d'Avaray  avait  recouvré  sinon  la  santé,  du 
moins  les  moyens  de  vivre.  Après  une  longue  convalescence,  il 
avait  pu  retourner  en  Italie.  Quelques  mois  plus  tard,  il  en  était 
revenu,  obligé  encore  à  des  précautions  minutieuses,  en  état  ce- 
pendant de  reprendre  sa  place  auprès  de  son  maître.  En  son 
absence,  Thauvenay,  rappelé  à  cet  effet  de  Hambourg,  l'avait 
occupée  provisoirement  comme  l'occupa  avec  le  même  caractère 
provisoire,  durant  les  années  suivantes,  le  marquis  de  Bonnay, 
un  autre  fidèle  serviteur  de  Louis  XVIII. 

Les  choses  en  étaient  à  ce  point,  lorsqu'on  1809,  à  la  suite  de 
la  retentissante  querelle  de  d'Avaray  avec  le  comte  de  Puisaye, 
sa  santé  déjà  si  Iragile  se  trouva  menacée  de  nouveau  et  plus 
gravement.  Il  comprit  lui-même  que  son  zèle  était  désormais  in- 
suffisant pour  la  tâche  à  laquelle  il  le  consacrait  depuis  si  long- 
temps. Sans  même  attendre  que  les  commissaires  désignés  par 
le  Roi  pour  se  prononcer  sur  les  prétendus  griefs  de  Puisaye, 
eussent  rendu  la  sentence  qui  en  démontrait  la  fausseté,  il  se 
décida  à  la  retraite.  De  Londres  où  il  s  était  établi  pour  mieux 
tenir  tête  à  Puisaye,  il  fit  part  de  son  désir  à  Louis  XVIII.  Celui-ci 
ne  s'attendait  que  trop  à  cette  demande  à  laquelle  l'avaient  préparé 
des  conversations  antérieures.  Sa  réponse,  datée  d'Hartwell  le 
24  mars,  démontre  cependant  qu'il  ne  désespérait  pas  de  voir 
d'Avaray  revenir  auprès  de  lui. 

«  Je  sors,  mon  ami,  de  mon  cons-eil  de  famille  c«)mposé  de 
mon  frère,  de  mes  neveux,  de  M.  le  prince  de  Gondé  et  de 
M.  le  duc  de  Bourbon.  Comme  vous  le  savez,  j'y  avais  appelé 
MM.  l'archevêque  de  Reims,  le  duc  d'Havre,  Je  comte  d'Escars 


280 


REVUE    DBS    DEUX   MONDES. 


de  Barentin,  le  comte  de  la  Chapelle,  le  comte  de  Blacas  et 
dOutremont.  Ce  dernier  a  lu  le  rapport  de  l'examen  fait  par 
mes  ordres  des  papiers  produits  par  M.  de  Puisaye  et,  avec  la 
sagacité  qui  lui  appartient,  il  a  démontré,  jusqu'à  la  dernière  évi- 
dence, l'imposture  et  l'absurdité  des  inculpations  articulées 
contre  vous  et  contre  moi-même.  Chacun  des  membres,  à  com- 
mencer par  mon  frère,  a  déclaré  que  ce  rapport  ne  faisait  que  le 
confirmer  dans  l'opinion  qu'il  a  de  vous  et  dans  leslime  qu'il 
vous  porte.  J'ai  ensuite  ajouté  qu'ayant,  dès  le  principe,  prononcé 
la  mienne,  je  n'avais  aucun  besoin  de  ce  témoignage  pour  asseoir 
mon  jugement,  mais  que  l'amitié  qui  existe  entre  nous,  faisant 
qu'en  moi  le  Roi  devait  se  défier  de  l'homme,  j'avais  cru  néces- 
saire de  m'entourer  des  lumières  de  ceux  qui,  à  juste  titre,  mé- 
ritent le  mieux  ma  confiance;  que  pleinement  satisfait  de  ce  que 
je  venais  d'entendre,  et  voulant  que  vous  en  fussiez  informé 
d'une  manière  aussi  honorable  que  les  circonstances  peuvent  le 
permettre,  je  chargeais  M.  de  Barentin,  ancien  garde  des  Sceaux, 
et  d'Outremont  (qui  vous  portent  cette  lettre)  d'aller  vous  expri- 
mer le  sentiment  unanime  et  le  mien  propre. 

«  Dès  que  les  trois  commissaires  auront  rédigé  le  résumé  qui 
doit  fixer  définitivement  l'opinion  publique  sur  cette  criminelle 
affaire  et  en  attendant  des  temps  plus  heureux  où  un  jugement 
légal  pourra  donner  un  grand  exemple,  je  ferai  passer  ledit 
résumé  aux  ministres  de  Sa  Majesté  Britannique  afin  d'obte- 
nir leur  assentiment  à  une  publication  qui  nous  est  à  tous  deux 
également  nécessaire.  Ce  résumé  et  le  procès-verbal  de  vérifi- 
cation vous  seront  remis. 

«  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  qu'en  terminant,  j'ai  ordonné, 
avec  l'applaudissement  général,  au  comte  de  la  Chapelle,  de 
rayer  M.  de  Puisaye  de  mon  étal  militaire.  De  plus,  j'ai  déclaré 
que  mon  intention  était  que  mes  fidèles  sujets  ne  répondissent 
désormais  que  par  le  plus  profond  mépris  aux  écrits  que  ce  lâche 
imposteur  pourrait  publier. 

«  Maintenant,  mon  ami,  je  répondrai  à  la  demande  que  vous 
m'avez  faite  de  prendre  du  repos  en  vous  préparant  aux  remèdes 
que  les  médecins  vous  ordonnent.  Je  ne  ressens  que  trop  vive- 
ment le  déplorable  état  dans  lequel  votre  santé  est  réduite  après 
tant  de  souffrances,  mais  j'ai  dû  attendre  encore,  avant  de  vous 
satisfaire,  que  son  résultat  ne  soit  plus  un  secret  pour  personne  ; 
il  ne  faut  pas  donner  pâture  à  la  malignité. 


LES    DERNIÈRES    ANNEES    DE    L'ÉMIGRATION.  281 

«  Depuis  le  21  juin  1791,  combien  d'années  de  tourmens,  de 
travaux  communs,  de  chagrins  partagés  nous  ont  rendus  l'un  à 
l'autre  nécessaires!  Soignez-vous,  conservez-moi  un  ami  si  pré- 
cieux; je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  je  ne  vous  laisserai  pas 
perdre  de  vue  un  instant  que  votre  charge  et  ma  juste  confiance 
vous  donnent  un  double  devoir  à  remplir  auprès  de  moi.  Tout 
ce  que  je  vous  demande  pour  le  moment,  c'est  d'attendre  une 
quinzaine  de  jours,  ayant  indispensable  ment  besoin  de  votre 
présence,  pour  bien  mettre  au  courant  les  serviteurs  que -je  me 
propose  d'employer  dans  mon  cabinet.  Adieu,  mon  ami,  je  vous 
attends  avec  impatience.  » 

II 

Entre  les  serviteurs  auxquels  le  Roi  faisait  allusion  en  finis- 
sant cette  lettre,  il  en  est  un  que,  depuis  longtemps,  il  honorait 
d'une  estime  particulière  parce  que  c'est  au  comte  d'Avaray  qu'il 
devait  de  le  connaître,  et  auquel  il  songeait  déjà  pour  remplacer 
celui-ci.  Né  à  Avignon  en  1770,  ce  gentilhomme  appartenait  à 
une  vieille  maison  de  Provence  oii,  dès  Fan  940,  ses  aïeux  pos- 
sédaient la  principauté  de  Baux  et  la  baronnie  d'Aulps,  comme 
fiefs  de  l'Empire  ;  il  se  nommait  le  comte  de  Blacas. 

Capitaine  dans  les  dragons  du  Roi  et  chevalier  honoraire  de 
Malte,  il  avait  émigré  à  la  fm  de  1789  et,  en  1790,  se  trouvant  à 
Nice,  protesté  publiquement  par  un  écrit  inséré  dans  la  Gazette 
de  Paris  contre  le  décret  du  19  juin  qui  abolissait  la  noblesse 
héréditaire.  Après  avoir  établi,  en  remontant  aux  origines  de  sa 
famille,  qu'il  ne  tenait  pas  cette  noblesse  de  la  nation  française  et 
qu'en  conséquence  aucun  décret  ne  pouvait  la  lui  ravir,  il  dé- 
clarait «  qu'il  la  défendrait  aux  dépens  de  ses  jours,  entendant  la 
laisser  sans  tache  à  ses  enfans  comme  la  plus  précieuse  portion  de 
l'héritage  de  ses  pères.  »  Avec  une  égale  ardeur,  il  se  déclarait 
prêt  à  verser  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  son  sang  pour  la  re- 
ligion catholique,  apostolique  et  romaine  qu'ils  avaient  toujours 
professée,  «  pour  rendre  au  meilleur  et  au  plus  infortuné  des  mo- 
narques son  autorité  légitime  et  pour  venger  son  auguste  épouse 
des  atroces  complots  formés  contre  ses  jouis.  »  —  «  Voilà  les 
sentimens  dans  lesquels  je  jure  de  vivre  et  de  mourir,  toujours 
fidèle  à  mon  Roi  légitime  et  aux  princes  de  la  maison  de  Bour 
bon,  dignes  du  sang  du  Grand  Henri.  » 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  cette  protestation  ne  s'était  pas  borné  le  témoignage  de  son 
royalisme.  L'année  suivante,  le  bruit  s'étant  répandu  que  le  Roi 
serait  libre  si  des  gentilshommes  français  se  rendaient  prison- 
niers à  sa  place,  il  s'était  offert  en  otage.  «  Je  suis  établi  à  Nice, 
écrivait-il  dans  une  lettre  rendue  publique  comme  sa  protesta- 
tion, mais  prêt  à  rentrer  en  France  pour  porter  ma  tête  aux 
geôliers  de  mon  Roi  ou  pour  me  rendre  dans  la  prison  que  l'on 
voudra  m'indiquer.  » 

Cette  offre  chevaleresque  n'ayant  pas  été  acceptée,  le  jeune 
Provençal  s'était  rendu  à  Coblentz.  A  peine  arrivé,  il  en  était 
reparti  pour  retourner  à  Nice  en  qualité  d'aide  de  camp  du  duc 
de  Durfort  chargé  d'organiser  et  de  commander  le  rassemble- 
ment royaliste  qui  se  formait  dans  cette  ville.  Mais  l'échec  de 
cette  tentative  le  décidait  bientôt  à  aller  attendre  en  Italie  une 
occasion  plus  propice  de  combattre  pour  la  cause  royale. 

De  1793  à  1799,  il  séjourna  tour  à  tour  à  Turin,  à  Venise,  à 
Rome,  à  Florence.  A  Venise,  l'émigration  provençale  était  trè? 
nombreuse.  D'Avaray  y  venait  souvent  de  Vérone  où  Louis  XVIII 
était  alors  installé.  Cette  circonstance  lui  permit  de  présenter  au 
Roi  le  comte  de  Blacas.  Le  Roi  ne  ménagea  au  protégé  de  son 
ami  ni  les  éloges  pour  le  passé,  ni  les  encouragemens  pour 
l'avenir,  et  sans  doute  celui-ci  obéissait  aux  sentimens  qu'avait 
dû  surexciter  en  lui  un  accueil  si  flatteur,  lorsque,  à  la  fin  de  1799, 
las  de  son  inaction,  il  allait  s'engager  dans  le  régiment  des 
«  Nobles  à  pied  »  faisant  partie  de  l'armée  de  Condé,  alors  au 
service  de  la  Russie.  Il  ne  la  quitta  qu'à  l'époque  de  son  licen- 
ciement. Pendant  l'année  1801,  on  le  retrouve  au  service  autri- 
chien dans  la  légion  Louis  de  Rohan  d'abord,  dans  le  régiment 
d'Auersperg  ensuite.  Il  y  resta  durant  cette  année,  et  lorsque  les 
cvénemens  eurent  mis  fin  à  la  période  militante  de  l'émigration, 
il  revint  en  Italie.  A  Florence,  il  retrouva  le  comte  d'Avaray. 
Celui-ci  y  passait  l'hiver  et  y  reparut  pendant  celui  de  1803.  Tout 
naturellement,  les  anciennes  relations  s'étaient  renouées.  Une 
estime  réciproque,  un  goût  commun  pour  les  arts,  des  ren- 
contres fréquentes,  le  jour  dans  les  musées,  le  soir  dans  les 
salons,  leur  donnaient  promptcmenl  un  caractère  d'intimité  et  de 
confiance,  qui  n'était  que  le  prologue  de  l'étroite  amitié  qui 
bientôt  se  créa  entre  eux.  C'est  alors  que  d'Avaray  donna  une 
preuve  de  la  sienne  à  son  compatriote  en  lui  proposant  d'entrer 
au    service  du    Roi.  L'offre  fut  acceptée  avec   reconnaissance. 


tES    DERNIÈRES   ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  283 

A.U  mois  de  juin  suivant,  les  deux  amis  arrivaient  à  Varsovie. 

Ramené  par  d'Avaray,  Blacas  ne  pouvait  n'être  pas  aussi 
bien  reçu  qu'il  l'avait  été  jadis  à  Vérone.  Louis  XVllI  se  souve- 
nait de  lui,  connaissait  l'opinion  qu'en  avait  d'Avaray  et  daigna 
lui  dire  : 

—  L'adversité  n'est  pas  bien  difficile  à  supporter  lorsqu'on  a 
de  fidèles  sujets  comme  vous  et  qu'on  ne  perd  pas  l'espoir  d'em- 
ployer leur  zèle  au  service  de  l'Etat. 

Dès  ce  jour,  il  lui  accorda  sa  confiance.  Il  ne  tarda  pas  à  la 
lui  manifester  en  le  chargeant  d'aller  le  représenter  à  Saint- 
Pétersbourg  aux  lieu  et  place  du  vieux  marquis  de  la  Ferté,  qui 
invoquait  son  âge  et  ses  fatigues  pour  aspirer  au  repos.  Les 
quatre  années  durant  lesquelles  le  comte  de  Blacas  allait  vivre 
à  Saint-Pétersbourg  devaient  rendre  plus  éclatans  aux  yeux  du 
Roi  son  dévouement,  son  tact,  sa  prudence  et  son  savoir  faire. 

Sa  situation  dans  cette  capitale  était  autrement  difficile  que 
n'avait  été  celle  de  ses  prédécesseurs  sous  le  règne  de  Paul  I*^ 
Jusqu'au  jour  où  ce  souverain  mobile  et  fantasque  avait  chassé 
Louis  XVIII  du  territoire  impérial,  il  s'était  montré  prodigue  de 
faveurs  envers  les  représentans  du  Roi.  L'un  d'eux,  le  comte  de 
Caraman,  occupait  le  rang  d'ambassadeur  à  la  cour  de  Russie.  Il 
faisait  partie  du  corps  diplomatique  tout  aussi  bien  que  si  son 
maître  eût  régné.  Il  n'en  allait  plus  de  même  maintenant.  Pour 
Alexandre  I""",  pour  ses  ministres,  Louis  XVIII  n'était  que  le 
comte  de  l'Isle.  Son  représentant  dépourvu  de  tout  caractère 
officiel  ne  pouvait  obtenir  que  d'un  excès  de  bienveillance  d'être 
reconnu  en  cette  qualité  lorsqu'il  avait  à  traiter  des  affaires  per- 
sonnelles du  Roi,  et  cette  bienveillance  il  ne  pouvait  se  l'assurer 
qu'au  prix  d'un  prodigieux  et  constant  effort  d'habileté. 

En  dépit  de  l'inexpérience  qu'on  doit  supposer  à  un  homme 
de  trente-quatre  ans,  que  sa  vie  antérieure  n'a  pas  préparé  à  la 
fonction  qu'il  exerce,  Blacas  ne  fut  pas  inférieur  à  sa  tâche.  Se 
recommandant  déjà  par  son  nom  et  son  passé,  par  la  confiance 
de  son  souverain,  par  l'intérêt  que  lui  portaient  tant  de  nobles 
personnages  qu'il  avait  connus  au  cours  de  ses  pérégrinations,  il 
devait  naturellement  conquérir,  dès  sa  présentation  dans  la 
société  russe  et  dans  la  petite  colonie  des  émigrés  français, 
la  considération  et  l'estime.  Mais  il  les  mérita  en  outre  par  la 
dignité  de  sa  vie,  par  son  esprit  et  sa  bonne  grâce.  Les  senti  mens 
qu'il  inspirait  furent  ses  meilleures  armes,  au  cours  de  sa  mis- 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sion.  S'il  ne  lui  arriva  pas  toujours  d'être  exaucé  par  les  mi- 
nistres auprès  desquels  il  plaidait  la  cause  de  son  maître,  du 
moins  était-il  sûr  d'être  écouté  par  eux  avec  déférence. 

Ceux  qui  se  succédèrent  durant  son  séjour  en  Russie,  Roman- 
zof,  Czartorisky,  Budberg,  témoignaient  de  leur  sympathie  pour 
c<' jeune  homme  qui  s'acquittait  avec  un  zèle  égal  à  son  intelli- 
gence d'un  devoir  difficile.  Pour  tenter  de  les  gagner  à  ses 
vues,  il  savait  employer  à  propos  des  avocats  puissans  et  res- 
pectés, acquis  déjà  à  la  cause  royale,  et  auxquels  il  n'hésitait 
pas  à  faire  appel  quand  les  circonstances  l'exigeaient.  Tels  le  duc 
de  Serra  Capriola,  ambassadeur  de  Naples,  le  baron  de  Stedingt, 
ministre  de  Suède,  et  le  représentant  du  roi  de  Sardaigne,  Joseph 
de  Maistre.  Ces  hauts  personnages  étaient  dévoués  au  roi  de 
France,  Joseph  de  Maistre  pour  sa  part  saisissait  toutes  les 
occasions  de  le  lui  prouver.  Il  avait  accueilli  cordialement 
Blacas  qu'il  connaissait  déjà  pour  l'avoir  rencontré  à  Florence,  et 
qu'à  Saint-Pétersbourg  le  hasard  lui  avait  donné  pour  voisin 
dans  la  maison  qu'il  habitait,  il  s'était  même  offert  pour  expé- 
dier sûrement  de  Russie  ce  que  Sa  Majesté  voudrait  bien  lui 
faire  parvenir.  «  Mais  Elle  doit  prendre  de  grandes  précautions 
et  ne  se  fier  qu'à  une  personne  sûre  ou  à  un  chiffre  inatta- 
quable. »  Des  relations  de  l'illustre  écrivain  avec  le  représen- 
tant de  Louis  XVlll  naquit  promptement  une  amitié  dont  leur 
correspondance,  commencée  en  1807  et  qui  durait  encore  en 
1820,  atteste  la  vivacité. 

Par  ces  protecteurs  ou  par  lui-même,  Blacas  obtint  en  1807 
que  le  Tsar,  qui  allait  rejoindre  sou  armée,  s'arrêterait  à  Mitau 
pour  y  voir  le  souverain  proscrit  auquel  il  donnait  asile.  Si 
cette  entre\Tie  n'eut  pas  les  résultats  que  Blacas  en  avait  espérés, 
la  faute  n'en  fut  pas  à  lui,  mais  à  la  fâcheuse  impression 
qu'Alexandre  emporta  de  sa  rencontre  avec  Louis  XVlll.  Cet 
exilé  que  le  malheur  et  des  infirmités  avaient  précocement  vieilli, 
lui  apparut  comme  un  homme  médiocre.  Il  le  quitta  convaincu 
qu'il  ne  régnerait  jamais  et,  après  lui  avoir  fait  de  vagues  pro- 
messes, il  les  oublia. 

Le  Duc  d'Angoulême  et  le  Duc  de  Berry  qui  brûlaient  de 
faire  campagne  dans  ses  armées  n'y  furent  pas  admis,  bien  que 
le  Roi  l'eût  sollicité  pour  eux,  et  cette  déconvenue  détruisit  dans 
lœuf  le  beau  projet  formé  par  d'Avaray  de  demander  pour  le 
cadet  des  deux  frères  la  main  de  la  grande-duchesse  Anne,  la 


LES-  DERNIÈRES    ANNEES    DE    l'ÉMIGRATION.  283 

plus  jeune  sœur  d'Alexandre,  qu'un  peu  plu«  tard  Napoléon 
songea,  lui  aussi,  à  épouser. 

Une  autre  tentative  à  laquelle  Blacas  participa  ne  réussit  pas 
mieux.  A  l'instigation  de  d'Avaray,  le  Roi  suggéra  au  Tsar  de 
conseillera  l'Angleterre  la  formation  d'un  corps  de  30  000  volon- 
taires recrutés  parmi  les  prisonniers  français,  dont  il  prendrait 
le  commandement  et  qui  opérerait  en  Vendée.  Alexandre  ayant 
promis  d'examiner  cette  étrange  proposition,  Blacas  avait  été 
invité  à  en  entretenir  le  prince  Czartorisky,  qui  était  alors  chan- 
celier. Pour  le  disposer  à  entrer  dans  les  vues  du  Roi,  il  ima- 
gina de  lui  faire  lire  une  Histoire  des  Guerres  de  Vendée  qui 
venait  de  paraître  et  qu'il  avait  annotée.  Cette  lecture,  s'il  faut 
en  croire  de  Maistre,  convainquit  le  chancelier  de  l'excellence 
du  projet  ;  il  s'efforça  de  le  faire  aboutir.  Mais  il  quitta  le  pou- 
voir avant  d'y  avoir  réussi  et  Budberg  son  successeur  ne  voulut 
pas  renouer  la  négociation.  Des  espérances  qu'avait  données  le 
Tsar  à  Louis  XVIII  dans  leur  entretien,  une  seule  parut  devoir 
se  réaliser.  On  discuta  d'une  proclamation  royale  qui  serait 
répandue  dans  l'armée  française.  Mais  quand  des  pourparlers 
on  en  vint  à  l'exécution,  cette  idée  fut  abandonnée. 

Il  est  bien  vrai,  d'ailleurs,  qu'on  croyait  alors  moins  que 
jamais  à  la  possibilité  d'une  restauration.  Les  puissances  n'avaient 
pas  encore  en  vue  le  renversement  de  Napoléon.  Son  renverse- 
ment ne  devint  leur  objectif  qu'un  peu  plus  tard.  A  cette  heure, 
elles  ne  cherchaient  qu'à  contenir  ses  vues  ambitieuses,  arrêter 
sa  marche  et  le  contraindre  à  la  paix,  une  paix  fondée  sur  des 
bases  qu'elles  auraient  imposées.  Louis  XVIII  ne  tenait  aucune 
place  dans  leurs  calculs.  Tandis  qu'il  s'évertuait  à  leur  prouver 
que  la  pacification  de  l'Europe  ne  pouvait  s'opérer  sans  lui, 
elles  l'avaient  condamné,  toujours  prêtes,  et  trop  souvent  non 
sans  raison,  à  trouver  inexécutables  les  plans  qu'il  leur  propo- 
sait. A  toutes  ses  demandes,  celle  de  sa  reconnaissance  comme 
roi  de  France,  celle  de  marchera  la  tète  de  leurs  armées  afin  de 
prouver  qu'elles  ne  faisaient  pas  une  guerre  de  conquête,  elles 
persistaient  à  répondre  par  des  refus.  Elles  étaient  résolues  ii  lui 
tout  refuser.  C'est  à  cette  résolution  que  se  heurtait  incessam- 
ment Blacas,  comme  s'y  heurtaient  à  Vienne  et  à  Londres  les 
autres  agens  du  Roi. 

D'Avaray  étant  venu  en  1807  à  Saint-Pétersbourg  pour  con- 
sulter les  médecins, churcliu  à  utiliser  son  voyage  au  profit  de  la 


286 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


cause  royale.  Il  essaya'  de  reprendre  les  affaires  dont  Blacas 
poursuivait  sans  succès  la  solution.  Il  en  entretint  le  chancelier 
baron  de  Budberg.  Ordre  avait  été  donné  par  le  Tsar  à  son  mi- 
nistre de  répondre  aux  multiples  requêtes  du  prétendant  par  de 
banales  formules  de  politesse.  D'Avaray  n'obtint  rien  de  plus. 
Bientôt  après,  revenu  à  Mitau,  il  apprenait  que  ses  démarches,  de 
quelque  réserve  qu'il  les  eût  entourées,  avaient  paru  aussi  dé- 
placées qu'inopportunes  et  qu'on  l'accusait  de  ne  suggérer  au 
Roi  que  des  projets  extravagans.  11  ne  pardonna  pas  à  Budberg 
de  professer  une  telle  opinion  sur  son  compte.  Il  le  lui  pardonna 
d'autant  moins  que  peu  de  temps  après,  à  propos  de  la  procla- 
mation du  Roi,  le  chancelier  affecta  dans  sa  correspondance  avec 
Mitau  de  se  passer-  du  concours  de  d'Avaray.  Dans  un  long  mé- 
moire, celui-ci  expose  ses  griefs  et  se  montre  profondément  blessé 
du  sans  façon  avec  lequel  le  chancelier  de  Russie  lavait  traité 
en  cette  circonstance. 

Blacas  dut  à  la  bonne-  réputation  dont  il  jouissait  à  Saint- 
Pétersbourg  de  n'avoir  pas-  à  souffrir  de  ces  tiraillemens.  Il  y 
demeura,  suivant  avec  anxiété  les  événemens  qui  se  déroulaient 
sur  le  territoire  de  la  Prusse,  où,  après  la  bataille  d'Eylau, 
Français  d'un  côté.  Russes  et  Prussiens  de  l'autre,  étaient  restés 
en  présence.  Durant  plusieurs  mois,  son  rôle  fut  simplement  un 
rôle  d'informateur.  A  l'affût  des  nouvelles  qui  arrivaient  du 
théâtre  de  la  guerre  et  qu'il  recueillait  chez  la  duchesse  de  Wur- 
temberg, chez  la  princesse  de  Tarente,  chez  la  comtesse  Strogo- 
nof,  à  l'ambassade  de  Naples,  à  la  légation  de  Sardaigne  où  de 
Maistre  le  recevait  en  ami,  il  les  transmettait  à  Mitau  avec  les 
commentaires  auxquels  elles  donnaient  lieu. 

Parfois  aussi,  quoique  rarement,  c'est  par  les  ministres  impé- 
riaux eux-mêmes  quelles  lui  étaient  communiquées  ou  qu'il 
apprenait  ce  qu'ils  en  pensaient,  ce  qu'en  pensait  l'Empereur. 
Au  lendemain  de  la  bataille  d'Austerlitz.  (1),  ayant  rencontré 
dans  un  salon  le  prince  Adam  Gzartorisky,  celui-ci  lui  dit  : 

(1)  Plusieurs  émigrés,  officiers  dans  l'armée  russe,  assistaient  à  cette  bataille, 
et  notamment  le  comte  de  Langeron,  Emmanuel  de  Saint-Priest  et  son  frère,  le 
comte  de  Rastignac,  le  baron  de  Damas,  M.  de  Boissaison,  M.  de  Villerot,  qui  fut 
tué,  et  les  deux  fils  de  la  princesse  de  Broglie-Revel,  dont  l'aîné  fut  blessé  à  mort. 
Leur  mère  était  en  Russie.  Le  Tsar  lui  écrivit  pour  lui  annoncer  la  mort  de  son  fils 
et  pour  rendre  hommage  à  la  valeur  de  celui  qui  survivait.  Mais  cet  éloge  ne  la 
consola  pas.  Toute  à  sa  douleur,  elle  disait  à  Blacas  : 

—  Il  a  emporté  tout  mou  bonheur.  Je  l'eusse  sacrifié  pour  le  Roi.  Mais,  c'est 
inutilement  qu'il  a  péri. 


LES.DERISIËRES    ANNÉES    DE    l'ÉJMGRATION.  287 

—  Vous  devez  être  bien  accablé  par  les  derniers  événemens. 

—  Nous  sommes  depuis  longtemps  accoutumés  aiïx  revers, 
répondit  Blacas.  Nous  avons  gémi  en  silence  sur  des  malheurs 
que  nous  avions  prévus  quand  nous  avons  vu  recommencer  la 
guerre  sans  qu'il  fût  question  du  Roi.  Mais,  nous  ne  nous  lais- 
sons pas  abattre;  nous  conservons  nos  espérances.  Notre  maître 
nous  donne  l'exemple  du  courage. 

Il  aurait  pu  envelopper  dans  le  même  éloge  l'empereur 
Alexandre,  qui  lui  aussi  conservait  l'espoir  de  vaincre.  Cet  espoir 
partagé  par  ses  sujets  les  disposait  à  transformer  en  victoires 
immenses  les  combats  douteux  ou  même  les  défaites  de  leurs 
armes.  Il  en  fut  ainsi  de  la  bataille  d'Eylau,  à  la  suite  de  laquelle 
on  alla  jusqu'à  raconter  que  plusieurs  maréchaux  de  France 
avaient  été  tués  ou  blessés  et  <(  que  le  Corse  n'avait  dû  son 
salut  qu'à  la  vitesse  de  son  cheval.  » 

De  ce  que  le  général  de  Benningsen,  placé  à  la  tête  des 
troupes  alliées,  n'avait  pas  été  écrasé,  les  Russes  tiraient  cette 
conclusion  que  l'armée  de  Napoléon  serait  mise  en  déroute  au 
premier  choc  qui  se  produirait.  En  juin  1807,  la  bataille  de 
Friedland  vint  infliger  à  ces  espérances  un  éclatant  et  sanglant 
démenti.  Elle  livrait  toute  la  Prusse  à  Napoléon  et  contraignait 
Alexandre  à  déposer  les  armes.  C'était  pour  les  patriotes  russes 
une  déception  aussi  cruelle  qu'inattendue.  Elle  ne  le  fut  pas  moins 
pour  les  émigrés  dont  elle  paralysait  de  nouveau  les  projets. 

—  Notre  cause  est  perdue,  avouait  le  duc  de  Richelieu. 

A  Mitau,  à  ce  moment,  Louis  XVIII  se  préparait  à  partir  pour 
la  Suède.  Gustave  IV,  en  guerre  avec  la  France,  dans  le  dessein  de 
reconquérir  ses  possessions  d'Allemagne,  avait  dû  à  l'énergique 
résistance  de  ses  sujets  poméraniens,  assiégés  dans  Stralsund, 
d'obtenir  un  armistice  durant  lequel  il  s'était  mis  en  état  de  re- 
prendre les  hostilités.  Maintenant,  il  voulait  le  rompre,  recom- 
mencer à  combattre,  et  il  avait  appelé  le  roi  de  France  à  sa  cour 
à  titre  d'allié.  Louis  XVIII  enthousiasmé  par  cet  appel  allait  se 
mettre  en  route  quand  il  apprit  le  résultat  de  la  bataille  de  Fried- 
land. Redoutant  que  le  roi  de  Suède  n'eût  renoncé  à  ses  plans,  il 
suspendit  son  départ.  Mais,  pressé  d'être  fixé  sur  ce  qu'il  devait 
espérer  ou  craindre,  il  résolut  d'envoyer  un  émissaire  à  Carls- 
crone,  port  suédois  sur  la  Baltique,  où  Gustave  IV  lui  avait  donné 
rendez-vous.  Le  comte  de  Blacas  mandé  d'urgence  à  Mitau  reçut 
de  lui  cette  mission  de  confiance.  En  arrivant  à  Carlscroue  il  y 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fut  salué  par  la  nouvelle  de  la  paix  conclue  le  8  juillet  à  Tilsitt 
entre  la  Russie  et  la  France.  Il  devait  croire  qu'il  n'y  avait  plus 
rien  à  attendre  du  monarqoie  suédois.  Mais  ses  craintes  furent 
heureusement  trompées.  Rentré  à  Milau  au  mois  d'août,  après 
avoir  longuement  conféré  avec  Gustave  IV,  il  apprenait  à 
Louis  XVIII  que  le  roi  de  Suède  persévérait  dans  ses  desseins. 
La  réussite  en  était  si  peu  vraisemblable  quil  semble  impossible 
que  le  prétendant  ait  pu  y  croire.  Il  n'hésita  pas  cependant  à 
quitter  Mitau,eny  laissant  la  Reine  et  la  Duchesse  d'Angoulême 
et  après  avoir  écrit  au  Tsar  pour  lui  annoncer  son  départ  et  son 
prochain  retour,  quoique,  dès  ce  moment,  il  fût  hanté  par  son 
désir  de  passer  en  Angleterre. 

Quant  à  Blacas,  le  Roi  lui  demanda  comme  une  preuve  nou- 
velle de  dévouement  de  rentrer  à  Saint-Pétersbourg.  Sans  doute, 
sa  position  y  serait  bien  différente  de  ce  quelle  était  avant  la 
paix.  «  Il  y  aura  toute  la  différence  de  l'Empereur  de  Russie 
embrassant  Louis  XVIII  à  Mitau,  au  même  Empereur  embrassant 
Buonaparte  à  Tilsitt.  »  Mais  le  Roi  avait  trop  souffert,  en 
d'autres  temps,  de  n'avoir  pas  un  agent  en  Russie,  pour  recom- 
mencer l'expérience,  alors  surtout  qu'en  prévision  d'une  rupture 
probable  et  prochaine  entre  les  deux  empereurs,  il  importait 
qu'il  fût  toujours  à  même  d'en  tirer  profit. 

«  Le  comte  de  Blacas  n'a  proprement  jamais  été  mon  ministre 
accrédité;  mais  s'il  ne  létait  pas  de  droit,  il  Tétait  de  fait  et  il 
ne  faut  plus  qu'il  le  soit,  même  en  apparence.  Il  faut  sans  doute 
qu'il  conserve  ses  liaisons  avec  les  ministres  étrangers,  mais  qu'il 
évite,  qu'il  refuse  même  toute  occasion  de  figurer  parmi  le  corps 
diplomatique.  Il  faut  qu'il  se  ménage  les  moyens  daborder  les 
ministres,  mais  jamais  officiellement  :  une  simple  note  dont  les 
agens  de  Buonap;irte  auraient  connaissance  déterminerait  peut- 
être  son  renvoi.  En  un  mot,  le  comte  de  Blacas  ne  doit  être  à 
'extérieur  qu'un  émigré,  auquel  la  bonté  de  l'Empereur  a,  de- 
puis trois  ans,  permis  d'habiter  Pétersbourg  et  qui  revient,  après 
une  absence,  jouir  de  cet  avantage.  Ce  rôle,  je  le  répète,  est  dif- 
ficile à  jouer,  c'est  marcher  sur  des  charbons  à  peine  couverts 
d'une  cendre  trompeuse;  mais  is  je  ne  connaissais  pas  la  capa- 
cité du  comte  de  Blacas,  je  ne  l'en  chargerais  pas. 

«  Les  objets  qu'il  doit  avoir  en  vue  sont  :  1"  d'être  aux  aguets 
des  moindres  circonstances  pour  .saisir  le  moment  de  la  rupture 
'\t  tàchej"  de  faire  donner,  à  la  guerre  qui  recommencera,  lu  seule 


.LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  289 

direction  raisonnable  ;  2°  de  veiller  à  mes  intérêts  pécuniaires  et 
à  empêcher,  ce  qui  au  reste  n'est  pas  très  probable,  qu'on  ne  re- 
prenne l'idée  de  m'ensevelir  dans  quelque  trou  comme  Kiew; 
3°  enfin  de  se  tenir  en  mesure  de  parer  les  bottes  qu'on  ne  man- 
quera sûrement  pas,  dans  toutes  les  occasions  et  même  sans  occa- 
sions, de  nous  porter.  Prudence,  discrétion,  réserve,  vigilance, 
voilà  ses  armes.  » 

Muni  de  ces  instructions,  Blacas  rejoignit  son  poste,  préparé 
aux  difficultés  que  le  Roi  lui  avait  prédites  en  lui  conseillant  les 
moyens  de  les  conjurer.  Mais  il  eut  bientôt  compris  qu'elles 
étaient  insurmontables.  Le  gouvernement  russe  était  à  cette  heure 
uniquement  soucieux  de  ne  pas  déplaire  à  Napoléon,  de  le  con- 
vaincre de  sa  bonne  foi;  il  n'eût  pas  souffert  la  présence  du 
comte  de  Blacas  à  Saint-Pétersbourg  si  ce  dernier  avait  encore 
prétendu  au  rôle  d'agent  autorisé  de  Louis  XVIII.  Il  s'appliqua 
donc,  comme  le  lui  dictaient  ses  instructions,  à  ne  paraître  qu'un 
émigré  toléré  en  Russie  comme  tant  d'autres.  Par  malheur, 
sous  cette  forme,  sa  fonction  perdait  toute  son  utilité.  N'en  pou- 
vant tirer  profit,  il  n'en  sentait  que  les  inconvéniens,  n'en  obte- 
nait que  des  déboires.  Les  ministres  ne  le  recevaient  plus  qu'à 
titre  privé,  par  courtoisie;  il  n'eût  rien  osé  leur  demander.  Il 
redoutait  d'être  renvoyé  (1)  et  ne  pouvait  plus  porter  sa  croix 
de  Saint-Louis.  Sans  les  amis  qui  lui  étaient  reste's  fidèles,  sans 
Joseph  de  Maistre,  il  n'aurait  même  pas  été  informé  de  ce  que 
le  Roi  avait  intérêt  à  savoir.  En  ces  conditions,  son  séjour  dans 
la  capitale  russe  devait  lui  devenir  promptement  intolérable. 

Les  lettres  qu'il  écrit  alors  à  d'Avaray,  passé  en  Angleterre 
avec  le  Roi,  trahissent  sa  lassitude,  son  impatience  de  se  retrou- 
ver auprès  d'eux,  alors  que  dans  la  place  qu'il  occupe  il  ne  peut 
plus  être  utile.  Il  allègue  qu'il  n'a  d'autres  ressources  que  celles 
qu'il  liciii  de  la  bonté  du  Roi  et  qui  sont  insuffisantes.  Il  a  con- 
tracté des  dettes  et,  quand  il  les  aura  payées,  il  sera  sans  moyens 
d'existence.  Il  désigne  un  personnage  résidant  à  Saint-Péters- 
bourg qu'il  juge  apte  à  le  remplacer.  C'est  un  émigré,  le  comte 
Parseval  de  Brion,  lieutenant  général  en  France,  passé  avec  le 
grade  de  général  major  au  service  de  la  Russie.  Ce  vieux  soldat 
suffira  à  la  tâche  et  Blacas  demande  à  lui  remettre  ses  pouvoirs. 

(1)  Il  fut  sans  doute  bien  près  de  l'être  quoiqu'il  semble  l'avoir  ignoré  ;  Cau- 
laincourt,  dans  un  rapport  à  Napoléon,  écrit:  «  Le  comte  de  Blacas  a  été  renvoyé 
de  Saint-Pétersbourg.  » 

TOME  XXXIV.  —  1906.  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ses  vœux  furent  enfin  exaucés.  En  juillet  1808,  il  quittait  la 
Russie,  rejoignait  à  Gothembourg  la  Reine  et  la  Duchesse  d'An- 
goulôme  parties  de  Mitau  pour  s'installer  en  Angleterre.  Arrivô 
avec  elles  à  Hartwell,  il  y  devenait  en  peu  de  temps  le  bras 
droit  de  d'Avaray  et  par  contre-coup  Tobjet  de  l'entière  confiance 
du  Roi. 

Ne  s'attendant  que  trop  à  perdre  son  ami,  ou  tout  au  moins 
à  le  voir  s'éloigner  de  lui,  Louis  XVIII,  docile  à  ses  conseils, 
était  résolu  déjà  à  lui  donner  Blacas  pour  successeur.  En  atten- 
dant, afin  de  s'attacher  celui-ci  d'une  manière  définitive,  il  le 
nommait  Grand  maître  de  la  garde-robe.  «  Mon  désir  et  mon 
intention,  lui  écrivait-il,  sont,  mon  cher  comte,  dans  des  temps 
plus  heureux,  de  vous  placer  auprès  de  moi  d'une  manière  con- 
venable à  votre  nom  et  à  votre  dévouement  à  ma  personne.  En 
attendant,  je  vous  charge  en  chef  de  régler  et  d'ordonner  ma 
maison,  en  vous  entendant  avec  le  comte  de  La  Chapelle.  Je  sais 
que  c'est  moins  vous  donner  un  témoignage  de  satisfaction  que 
vous  demander  une  nouvelle  preuve  d'attachement;  mais  j'aime 
à  en  recevoir  de  vous.  » 

Dans  l'état  modeste  et  précaire  de  la  cour  de  France  exilée, 
la  fonction  qui  venait  d'être  confiée  à  Blacas  était  assurément 
au-dessous  de  ses  mérites.  Mais  de  toutes  celles  dont  il  eût  pu 
être  chargé,  il  n'en  était  pas  de  mieux  faite  pour  le  rapprocher 
du  Roi  et  permettre  à  celui-ci  d'apprécier  à  sa  valeur  le  conseiller 
nouveau  qu'il  se  donnait.  Du  reste,  tant  vaut  l'homme,  tant  vaut 
la  fonction,  et  Blacas  en  prenant  possession  de  la  sienne  y 
voyait  le  moyen  non  seulement  de  se  consacrer  plus  activement 
encore  que  par  le  passé  à  la  cause  de  Louis  XVIII,  mais  aussi 
de  le  mieux  faire  connaître.  Il  le  disait  au  comte  de  Maistre, 
avec  qui,  depuis  son  départ  de  Saint-Pétersbourg,  il  correspon- 
dait fréquemment. 

«  Oui,  mon  cher  comte,  c'est  moi  indigne  qui  suis  chargé, 
comme  vous  dites,  de  l'emploi  du  monde  le  plus  honorable. 
Mais  combien  ne  serait-il  pas  au-dessus  de  mes  forces  et  de  mes 
moyens,  si  ceux  de  mon  maître  ne  suppléaient  pas  à  tout  ce  qui 
me  manque  !  Je  m'en  aperçois  tous  les  jours,  à  tous  les  momens, 
et  je  puis  dire  que  je  jouis  en  voyant  que  sa  tête  froide,  son  es- 
prit juste  et  droit,  son  jugement  sain,  son  éloquence  naturelle, 
ses  connaissances  profondes,  sa  facilité  pour  tout,  son  indulgence 
el  sa  bonté  infinie  le  mettront,  dans  quelque  circonstance  qu'il  se 


tES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  291 

trouve,  plus  en  mesure  qu'homme  au  monde  de  conduire  les 
affaires,  de  tout  diriger  et  de  ramener  les  esprits.  Mais  il  faut 
qu'on  le  sache;  il  faut  que  personne  n'en  doute,  et  ce  doit  être  ma 
principale  occupation,  car  c'est  pervertir  l'ordre  des  choses  que 
de  laisser  attribuer  les  résolutions  aux  sujets  et  les  déférences 
au  souverain.  C'est  à  la  tète  seule  qu'il  appartient  de  délibérer 
et  de  résoudre,  et  toutes  les  fonctions  des  autres  membres  ne 
consistent  que  dans  l'exécution  des  ordres  qui  leur  sont  donnés. 
Ce  principe  sera  toujours  le  mien  et  plût  à  Dieu  que,  dans  tous 
les  temps,  il  eût  été  à  l'ordre  du  jour.  » 

D'Avaray  eût  signé  cette  profession  de  foi,  lui  qui  n'avait 
jamais  admis  que  les  résolutions  du  Roi  pussent  être  discutées 
et  s'était  toujours  appliqué  à  lui  en  attribuer  l'honneur,  bien 
que  souvent  il  les  lui  eût  suggérées.  Son  successeur  ne  ferait 
pas  autrement  et  rien  ne  serait  changé  dans  les  principes  apportés 
jusque-là  à  la  conduite  des  affaires.  C'était  l'opinion  générale 
parmi  les  émigrés.  Ils  n'en  furent  pas  moins  satisfaits  d'ap- 
prendre que  le  Roi  s'était  choisi  un  nouveau  collaborateur.  Mais 
cette  satisfaction  tenait  tout  autant  qu'au  choix  lui-même  à  la 
retraite  de  d'Avaray  qui  en  était  la  cause.  Joseph  de  Maistre, 
dans  une  lettre  au  chevalier  de  Rossi,  ministre  des  Affaires 
étrangères  en  Sardaigne,  nous  donne  l'explication  de  ce  double 
sentiment  :  «  D'Avaray  est  détesté  de  tout  ce  qui  se  mêle  des 
affaires  du  Roi  parce  que  jamais  le  Roi  ne  résistera  à  une  idée 
de  son  ami  et  ne  voudra  supposer  qu'il  se  trompe...  Rlacas  est  le 
seul  qui  le  défende,  secondé  par  la  Duchesse  d'Angoulême.  »  Il 
ajoute,  ce  qui  fait  honneur  à  Blacas  non  moins  qu'à  d'Avaray, 
w  qu'ils  sont  peut-être  les  seuls  qui  aiment  le  Roi  pour  le  Roi, 
sans  ambition  et  sans  limites.  »  Mais  s'il  les  juge  égaux  par  les 
sentimens,  il  attribue  à  Blacas  la  supériorité  des  talens.  «  Il  est 
né  homme  d'Etat  et  ambassadeur.  » 

Les  mérites  auxquels  Joseph  de  Maistre  rend  cet  hommage 
n'empêcheront  pas  Blacas,  à  peine  entré  en  fonctions,  de  susciter 
les  mêmes  jalousies  que  d'Avaray.  Il  est  vrai  que  le  Roi  le  dé- 
fendra comme  il  a  défendu  son  ami  ;  il  lui  dira  «  qu'il  faut  dé- 
daigner les  sots  et  continuer  à  conduire  son  fiacre,  »  Les  encou- 
ragemens  de  son  Roi,  l'estime  de  Joseph  de  Maistre,  son  amitié, 
voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  consoler  Blacas  de  l'injustice  et  le 
venger  de  la  calomnie. 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III 

Cette  amitié,  on  Ta  vu,  s'était  nouée  à  Saint-Pétersbourg  et 
promptement  fortifiée.  La  séparation  ne  pouvait  la  détruire.  Elle 
semble  même  l'avoir  rendue  plus  confiante  et  plus  étroite.  Nous 
en  trouvons  le  témoignage  dans  la  longue  suite  de  lettres,  à  la- 
quelle nous  avons  déjà  fait  allusion,  correspondance  presque 
totalement  ignorée  jusqu'à  ce  jour,  où  d'un  côté  passe  le  souffle 
du  génie,  où  s'expriment  de  l'autre  une  haute  raison,  une  rare 
droiture,  des  qualités  de  cœur  pour  tout  dire,  qui  expliquent  l'at- 
tachement réciproque  des  deux  correspondans. 

Elle  commence  au  mois  de  juin  1807.  Blacas  vient  de  partir 
pour  Mitau  où  le  Roi  l'a  appelé  pour  l'envoyer  en  Suède.  En  ar- 
rivant auprès  du  Roi,  il  apprend  que  l'abbé  Edgeworth  vient  de 
mourir  en  soignant  les  soldats  français  prisonniers  en  Courtaude. 
La  nouvelle  n'a  été  connue  à  Saint-Pétersbourg  qu'après  son 
départ.  Le  comte  de  Maistre  lui  a  écrit  aussitôt  (1)  : 

«  Grand  Dieu!  quel  événement  chez  votre  auguste  maître! 
quel  vide  immense  dans  sa  famille  !  L'abbé  Edgeworth  devait  une 
fois  faire  une  entrée  publique  à  Paris  et  illuminer  la  pourpre 
aujourd'hui  ternie  par  la  nécessité.  Tous  nos  projets  nous  échap- 
pent comme  des  songes  :  tous  les  héros  disparaissent.  J'ai 
conservé  tant  que  j'ai  pu  l'espoir  que  les  fidèles  seraient  appelés 
à  rebâtir  l'édifice  ;  mais  il  me  semble  que  de  nouveaux  ouvriers 
s'élancent  dans  la  profonde  obscurité  de  l'avenir,  et  que  Sa  Ma- 
jesté la  Providence  dit  :  Ecce!  nova  facto  omnia.  Pour  moi,  je 
ne  doute  nullement  de  quelque  événement  extraordinaire,  mais 
de  date  indéchiffrable.  En  attendant,  mon  cher  comte,  je  ne  me 
lasse  pas  d'admirer  la  divine  bizarrerie  des  événemens.  Le  confes- 
seur de  Louis  XVI,  Ihéroïque  Edgeworth  mourant  à  Mitau  d'une 
contagion  gagnée  en  confessant,  en  consolant,  en  envoyant  au 
ciel  des  soldats  de  Buonaparte,  à  côtci  de  Louis  XVIII.  Quel 
spectacle  !  » 

Quelques  mois  plus  tard,  chargé  par  Blacas  de  faire  réparer 
une  voiture,  do  Maistre  lui  rend  compte  de  la  commission  dont 
il  s'est  acquitté.  Cette  voiture  lui  rappelle  de  doux  souvenirs  et 
lui  inspirera  d'amers  regrets  si  son  ami  ne  revient  pas  à  Saint- 

(1)  De  toutes  les  lettres  dont  nous  donnons  ici  des  extraits,  celle-ci  est  la  seule 
qui  ait  été  déjà  publiée. 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  î293 

Pétersbourg,  Il  n'y  montera  jamais  sans  se  rappeler  le  temps  où 
ils  y  montaient  ensemble. 

«  Je  ne  m'accoutume  point  du  tout  à  la  perte  d'un  ami  tel 
que  vous.  Voilà  le  malheur  des  temps  et  de  notre  amitié  en  par- 
ticulier :  tous  les  jours  on  meurt,  pour  quelqu'un  en  attendant 
qu'on  meure  pour  tout  le  monde.  Je  me  dis  bien  que  lorsque  je 
fis  votre  connaissance  dans  la  loge  de  la  princesse  Corsini  à  Flo- 
rence, il  n'y  avait  guère  d'apparence  que  nous  dussions  un  jour 
habiter  la  même  maison  et  même  nous  casser  la  tête  ensemble  à 
Pétersbourg,  ce  qui  est  cependant  arrivé,  et  qu'ainsi  il  ne  faut 
désespérer  de  rien.  Tout  cela  est  bel  et  bon,  mais  les  années 
volent,  les  choses  vont  en  empirant,  et  je  n'ose  plus  me  flatter 
de  vous  revoir.  C'est  l'idée  qui  me  saisit  en  vous  quittant.  Venez 
la  démentir,  vous  serez  bien  aimable.  Mon  cher  comte,  tout  est 
perdu  fors  l'honneur.  Voici  le  moment  prédit  par  l'immortelle 
chanson  de  1775: 

Les  Rois  se  croyant  des  abus 
Ne  voudront  plus  l'être. 

«  C'est  une  chanson  qui  ne  donne  pas  envie  de  rire,  mais  je 
m'arrête  de  peur  que  vous  ne  me  disiez  :  Que  me  chantez-vous  là? 
Mon  très  cher  comte,  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur  avec 
un  sentiment  profond  de  tristesse  et  d'attachement.  Conservez- 
moi  votre  souvenir  et  votre  amitié  que  j'aime  comme  vous  savez. 
Quant  à  moi  je  ne  puis  cesser  d'être  à  vous.  » 

Blacas  rentrait  de  Suède  lorsque  cette  lettre  lui  est  parvenue 
à  Mitau  où  on  vient  d'apprendre  que  Napoléon  et  Alexandre  se 
sont  donné  rendez-vous  à  Tilsitt.  Sa  réponse  au  comte  de  Maistre 
se  ressent  du  désarroi  que  cause  en  Europe,  en  Angleterre  sur- 
tout et  parmi  les  émigrés,  la  nouvelle  de  cet  événement  précur- 
seur de  la  paix. 

«  Ce  ne  sera  qu'une  tranquillité  funeste  et  momentanée,  une 
tranquillité  qui  nous  annoncera  de  nouveaux  troubles,  de  nou- 
veaux malheurs,  de  nouvelles  usurpations.  Peut-être  faut-il  tout 
cela  pour  nous  ramener  au  seul  ordre  de  choses  qui  puisse 
rendre  le  calme  et  le  bonheur  au  monde,  car  ce  n'est  pas  seule- 
ment pour  le  bonheur  de  la  France  qu'il  faut  lui  rendre  son  légi- 
time souverain;  c'est  pour  assurer  celui  de  tous  les  peuples  et 
pour  raffermir  tous  les  trônes.  Combien  vos  réflexions,  vos 
idées,  vos  pensées  sont  justes,  sages  et  profondes  !  J'ai  éprouvé 


29i  HEVuk  DES  DEUX  MONDES. 

une  véritable  jouissance  à  les  mettre  sous  les  yeux  du  Roi  !  Il 
vous  a  reconnu  ù  tout  ce  que  contient  votre  lettre,  et  il  me 
charge  de  vous  le  dire  en  vous  renouvelant  l'assurance  de  tous 
les  sentimens  qu'il  vous  porte. 

«  Je  ne  peux  pas  calculer  précisément  encore  l'instant  de 
mon  retour  à  Pétersbourg.  11  lient  à  des  circonstances  et  à  des 
affaires  dont  il  est  impossible  que  je  prévoie  le  terme.  Mais 
soyez  certain,  mon  très  cher  comte,  qu'on  se  trouve  trop  bien 
dans  votre  voisinage  pour  ne  pas  chercher  à  y  revenir. 

«  Le  comte  d'Avaray  m'ôte  la  plume  des  mains;  il  veut 
répondre  à  votre  lettre.  Je  vous  aime  trop,  l'un  et  l'autre,  pour 
ne  pas  lui  en  laisser  le  plaisir.   » 

Le  retour  de  Blacas  à  Saint-Pétersbourg  suspend  pour  quel- 
ques mois  ce  commerce  épistolaire.  Mais,  lorsqu'il  est  reparti  en 
juin  1808,  et  définitivement  cette  fois,  la  correspondance  est 
reprise.  Désormais,  elle  ne  sera  plus  interrompue.  On  nous  saura 
gré  de  reproduire  encore  quelques-unes  des  réflexions  que  les 
événemens  inspirent  au  comte  de  Maistre  et  qui  s'agrémentent 
souvent  des  informations  qu'il  y  mêle. 

Le  6  août,  il  écrit:  «  Il  y  a  trois  jours  que  le  Caulaincourt  (1) 
a  donné  un  repas  superbe  de  quatre-vingts  couverts  environ,  où 
il  ne  manquait  que  vous  et  moi  pour  célébrer  la  naissance  de 
son  maître.  Le  comte  Nicolas  se  leva  le  premier  pour  annoncer 
la  santé  de  l'Empereur  Napoléon  d'abord  ;  après,  Caulaincourt 
porta  celle  de  lEmpereur  Alexandre  :  mais  écoutez  un  charmant 
sproposito:  pendant  qu'on  se  préparait  à  ces  deux  grands  actes, 
la  musique  russe  qui  n'y  entendait  nulle  finesse  se  mit  à  jouer 
God  save  the  King.  Certaines  personnes  étaient  tentées  d'y  entendre 
finesse  ;  mais  ce  fut  tout  uniment  une  heureuse  bêtise. 

«  Bien  obligé,  mon  cher  comte,  de  votre  intérêt  pour  mon 
fils  (2),  il  m'est  revenu  et  je  ferai  ce  que  je  pourrai  pour  le  rete- 
nir. 11  a  fait  preuve  en  deux  occasions  d'une  valeur  tranquille 
et  à  toute  épreuve.  C'est  assez.  Je  m'ennuie  de  le  voir  jouer  sur 
ce  vilain  échiquier.  Le  général  (Harclay  de  Tolly)  a  demandé 
pour  lui  la  croix  de  Sainte-Anne  et  celle  de  Saint-Wladimir. 
J'espère  qu'il  les  aura.  Je  ne  me  repens  nullement  de  lavoir 
jeté  dans  la  carrière  des  armes.  Pour  longtemps,  il  n'en  aura  pas 

(1)  Le  général  de  Caulaincourt  avait  été  nommé,  après  Tilsitt,  ambassadeur  de 
France  en  Russie. 

(2)  Il  avait  pris,  comme  officier,  du  service  dans  l'armée  russe. 


LES   DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  295 

d'autres,  et  d'ailleurs  c'est  la  meilleure  pour  tout  homme  qui 
n'est  pas  aveugle  comme  moi.  D'ailleurs  encore,  je  n'avais  pas 
droit  de  sacrifier  mon  fils.  D'ailleurs  encore  cette  carrière  n'en 
exclut  point  une  autre.  On  écrit  fort  bien  une  pièce  diploma- 
tique avec  la  pointe  d'une  épée.  Quelquefois  les  liaisons  ne 
sont  pas  bien  faites  ;  mais  la  lettre  est  bien  formée,  ce  qui  suffit. 

«  Je  désire  que  vos  maîtres  se  trouvent  bien  en  Angleterre. 
Il  me  semble  qu'il  n'y  a  plus  pour  eux  d'autre  position  décente 
et  qu'ils  ne  sont  pas  faits  pour  être  pris  au  collet  quand  Paris  le 
juge  à  propos.  Disons  donc  comme  Lusignan  :  Allez  !  le  ciel  fera 
le  reste.  Mon  cher  comte,  je  vous  embrasse  tendrement,  je 
me  recommande  à  votre  souvenir  ;  pour  moi,  je  ne  puis  cesser 
de  vous  aimer,  ni  de  vous  regretter.  » 

Le  8  octobre,  c'est  de  la  guerre  d'Espagne  que  de  Maistre 
entretient  Blacas  et  de  l'entrevue  d'Erfurth. 

«  Eh  bien,  monsieur  le  comte,  que  dites-vous  de  cette  immor- 
telle Espagne?  Si  l'on  nous  avait  dit  ici  pendant  que  nous  étions 
à  nous  apitoyer  sur  l'état  des  choses:  —  Dans  six  mois,  votre 
ami  Napoléon  perdra  cinq  ou  six  batailles  de  suite  ;  on  lui  pren- 
dra quatre  ou  cinq  de  ses  généraux,  on  lui  fera  des  prisonniers 
par  5  ou  6  000.  Où  est-ce  que  tout  cela  se  passera?  nous  aurions 
dit:  En  Pologne  ou  en  Allemagne.  Les  nations  y  auront  vu 
clair.  Les  princes  seront  d'accord,  etc.,  etc.  Alors  si  le  prophète 
nous  avait  dit  :  —  Nieton  ;  tout  cela  se  fera  par  des  paysans 
espagnols,  n'est-ce  pas,  mon  cher  comte,  que  nous  aurions  été 
bien  ébahis?  Que  je  regrette  de  ne  pouvoir  parler  de  toutes  ces 
merveilles  avec  vous  !  Au  reste,  je  tremble  comme  un  roseau 
dans  la  crainte  que  toute  cette  belle  affaire  ne  finisse  mal.  Nous 
ne  manquons  pas,  comme  vous  pouvez  bien  l'imaginer,  de  gens 
qui  nous  prouvent  par  bons  et  beaux  raisonnemens  que  l'Espagne 
doit  nécessairement  plier.  J'aime  à  croire  tout  le  contraire.  Je 
ne  veux  point  trop  me  flatter  ;  mais  quant  à  la  possibilité  j'y 
crois  fermement  ;  je  vais  même  jusqu'à  la  probabilité.  Que  de 
choses,  monsieur  le  comte,  peuvent  naître  de  cette  Espagne  ! 

«  Vous  serez  tombé  des  nues  en  apprenant  le  voyage  d'Erfurth. 
Ici,  tout  s'est  ébranlé  pour  l'empêcher;  tout  a  été  vain.  Per- 
sonne, dit-on,  n'a  été  plus  éloquent  que  la  grande-duchesse  Marie 
(Weimar).  C'est  que  l'excellente  dame  en  a  tâté.  L'Empereur  en 
est  toujours  venu  au  grand  mot  :  —  J'ai  donné  ma  parole  ;  mais 
voici  qui  est  remarquable,  il  a  ajouté  :  —  Je  Tai  donnée  quand 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  était  heureux.  Je  ne  puis  la  retirer  à  présent  qu'il  est  dans  le 
malheur.  Dans  ce  dernier  mot,  je  lus  toutes  les  nouvelles  d'Es- 
pagne que  nous  ne  savions  point  encore.  J'espère  cependant  que 
ce  voyage  ne  produira  pas  tout  le  mal  qu'on  craignait.  L'Empe- 
reur paraît  asservi,  et  en  effet,  il  l'est  dans  un  sens.  Il  est  vaincu 
intérieurement  ;  il  n'a  plus  de  foi  ni  en  lui-même,  ni  dans  sa 
nation.  Il  croit  ne  posséder  aucun  talent  militaire  chez  lui  :  il  se 
croit  perdu  s'il  faisait  un  geste  contre  la  France,  voilà  tout  le 
secret.  Du  reste,  il  s'est  laissé  dire  si  tranquillement  il  y  a  peu 
de  temps,  il  s'est  laissé  écrire  même  de  telles  vérités  ;  il  s'est 
laissé  présenter  de  tels  projets  qu'on  ne  peut  le  soupçonner  d'être 
perverti.  » 

Les  jours  et  les  mois  s'écoulent;  les  événemens  se  succèdent, 
imprévus,  émouvans,  vertigineux;  Joseph  de  Maistre  continue  à 
les  commenter.  Tout  ce  qu'il  craint,  tout  ce  qu'il  espère,  il  le 
dit,  s'estimant  heureux,  à  l'en  croire,  d'être  là  où  il  est,  séjour 
qui  lui  paraît  délicieux  quand  il  songe  au  reste  de  l'Europe 
«  ou,  si  vous  voulez,  à  l'Europe,  car  il  n'est  pas  bien  clair  qu'ici 
nous  y  soyons.  »  —  «  Dieu  veuille  que  l'incendie  ne  vienne  pas 
jusqu'à  nous,  écrit-il  en  août  1809;  en  attendant,  au  moins,  ce 
poste  vaut  mieux  que  beaucoup  d'autres.  Que  de  belles  choses  a 
fait  encore  l'aimable  Corso  depuis  que  nous  nous  sommes  sépa- 
rés? Je  crains  bien  au  reste,  mon  très  cher  comte,  que  votre 
Auguste  Maître  n'ait  pas  pour  lui  toute  la  tendresse  et  la  recon- 
naissance qu'il  lui  doit.  Sans  doute  que  Buonaparte  pouvait 
écrire  son  nom  à  côté  de  celui  des  grands  princes,  donner  la 
paix  au  monde,  se  mettre  à  la  tête  du  système  religieux  de 
l'Europe,  et  gouverner  sagement  la  France  augmentée  d'un  quart  ; 
sans  doute,  mais  alors  il  était  légitime  et  il  prenait  racine  pour 
toujours.  En  pillant,  en  trompant,  en  saccageant,  en  égorgeant, 
il  donne  les  plus  légitimes  espérances  qu'il  doit  disparaître,  dès 
que  ses  commissions  seront  accomplies,  et  il  renonce  lui-même 
formellement  à  la  qualité  de  légitime  souverain  :  c'est  cette  atten- 
tion délicate  dont  je  suis  touché.  Ah!  mon  cher  comte,  que  je 
voudrais  être  aussi  sur  de  la  date  des  événemens,  que  je  le  suis 
des  événemens  mômes!  Mais  c'est  là  le  mystère.  Toute  la  raison, 
toute  l'attention  humaine  ne  peuvent  pénétrer  jusque-là.  En 
attendant,  fuites-moi  des  Bourbons,  je  vous  en  prie,  prenez-vous  y 
comme  il  vous  plaira,  mais  faites-m'en.  » 

«  Je  suis  toujours  à  la  place  où  vous  m'vcz  laissé,  miniastre 


LES    DÏERMÊRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  297 

comme  un  autre,  traité  comme  tel,  sans  voir  les  Français,  comme 
vous  l'imaginez  bien,  et  sans  leur  faire  aucune  espèce  d'avance. 
Cependant,  ils  ne  cherchent  pas  à  me  nuire,  sans  que  je  sache 
trop  pourquoi,  cette  situation  fait  spectacle  et  contrarie  si  fort 
les  apparences  que  j'ai  reçu  des  lettres  de  Vienne  adressées  à  M... 
ci-devant  ministre,  etc.  L'état  de  guerre  oii  je  suis  a  pour  moi 
le  grand  avantage  de  me  dispenser  de  toute  communication  avec 
ces  messieurs.  Les  autres  sont  obligés  de  dévorer  repas,  Te  Deum^ 
feux  d'artifices,  toasts,  ce  qui  est  ma  foi  bien  indigeste.  A  tout 
prendre,  je  trouve  qu'un  homme  extrêmement  malheureux  ne 
saurait  guère  être  plus  heureux.  Voilà  ma  position,  mais  que  je 
voudrais  savoir  quelque  chose  de  la  vôtre.  » 

Le  24  décembre  1809,  la  note  est  plus  sombre. 

«  Je  dirai  comme  vous,  cher  et  aimable  ami  :  hélas  !  que 
vous  dirais-je?  En  effet,  que  peut-on  dire  au  milieu  de  ce  ren- 
versement universel  dont  nous  sommes  les  témoins  et  les  vic- 
times. Vous  avez  vu  la  puissance  autrichienne  disparaître  en 
trois  mois  comme  un  brouillard  du  matin.  A-t-on  jamais  rien 
vu  d'égal  à  six  armées  commandées  par  six  princes,  tous  grands 
généraux  et  tous  d'accord;  à  cette  invasion  de  l'Italie,  avant  d'être 
sûr  de  rien  en  Allemagne  ;  à  cette  armée  de  Ratisbonne  qui  ne 
sait  pas  où  est  Buonaparte  (vrai  au  pied  de  la  lettre]  et  qui  est 
écrasée  en  un  instant  pendant  qu'une  armée  de  quarante  mille 
hommes  écoute  tranquillement  le  canon  de  l'autre  côté  du 
Danube  et  demande  ce  que  c'est  ;  à  ce  général  qui  laisse  traver- 
ser un  fossé  appelé  Danube  sans  tirer  un  coup  de  fusil  sur  les 
traverseurs  ;  qui  se  retranche  de  l'autre  côté  et  se  laisse  tour- 
ner, etc.,  etc.?  Enfin,  mon  cher  comte,  miracles,  miracles  et 
toujours  miracles.  Il  faut  s'envelopper  la  tête  comme  César  et 
laisser  frapper. 

«  Malgré  tout  ce  qu'on  nous  raconte  de  la  France  où  l'on 
souffre  sans  doute,  je  trouve  dans  le  cœur  humain  que  la  nation 
se  laissera  enivrer  par  des  succès  inouïs  et  se  consolera  comme 
les  anciens  Romains  du  temps  des  Empereurs,  des  soufflets 
qu'elle  reçoit  par  ceux  qu'elle  donne.  L'homme  est  fait  ainsi  : 
voilà  cette  monarchie  universelle  dont  on  a  tant  parlé,  réalisée 
sous  nos  yeux,  car  jamais  on  n'a  entendu  ce  mot  universelle  au 
pied  de  la  lettre,  et  il  me  semble  que  l'Europe  entière  moins 
l'Angleterre  ne  laisse  pas  de  faire  un  bel  établissement  pour  un 
officier.  Vous  me  dites  :  N'y  aura-t-il  jamais  un  Prince  qui  sache 


2'Ô8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

périr,  etc.?  Et  qu'y  gagnerions-nous,  je  vous  prie?  Un  malheur 
de  plus.  Jamais  uji  prince  ne  se  défendra  contre  un  usurpateur. 
Tous  ceux  qui  dans  les  révolutions  ont  voulu  faire  tête  à  l'orage, 
y  ont  perdu  le  trône  ou  la  vie.  Il  y  a  des  raisons  (honorables 
môme  pour  eux)  qui  les  rendent  incapables  de  se  tirer  de  ces 
épouvantables  tourbillons. 

«  Je  ne  sais  si  c'est  à  M.  le  comte  d'Avaray  que  j'écrivais  un 
jour  :  l'or  ne  saurait  couper  le  fer.  Je  ne  m'en  dédis  pas  :  voyez 
le  Tyrol  !  voyez  l'Espagne  !  C'est  une  vérité  qui  ne  doit  certaine- 
ment pas  humilier  les  souverains.  Mais  je  ne  veux  point  m'em- 
barquer  dans  cette  dissertation.  L'édifice  élevé  par  Buonaparte 
tombera  sans  doute.  Mais  quand?  Mais  comment?  Voilà  le  triste 
problème.  Le  plus  sûr  est  de  compter  sur  une  longue  durée,  car 
le  monde  entier  est  modifié  par  cette  épouvantable  révolution 
et  des  ouvrages  de  cette  espèce  ne  se  font  pas  en  huit  jours. 

«  Parmi  tous  ces  miracles,  le  plus  grand  de  tous  ces  miracles 
c'est  l'inconcevable  aveuglement  des  Princes  qui  jamais  n'ont 
vu  comment  il  fallait  attaquer  la  révolution.  Non  seulement  ils 
ont  laissé  égarer  les  yeux  des  Français,  non  seulement  ils  n'ont 
jamais  voulu  les  fixer  sur  un  objet  unique,  mais  ils  ont  fini  par 
prendre  en  aversion  cet  objet  unique  et,  au  lieu  de  l'élever  de 
toutes  leurs  forces  pour  le  rendre  visible  de  loin,  ils  n'ont  rien 
onblié  pour  l'enterrer.  Il  ne  reste  plus  maintenant  qu'à  négliger 
la  succession,  et  cela,  mon  cher  comte,  c'est  vous  autres  qui  le 
ferez;  car  il  faut  bien  que  tout  le  monde  s'en  mêle.  Vous  direz  : 
il  n'en  manque  pas;  il  y  a  bien  du  temps,  et  vous  verrez  où  ces 
phrases  vous  mèneront.  J'ai  peur  du  sophisme  mortel.  «  Nous 
serons  sages  demain.  »  11  faut  l'être  aujourd'hui. 

c(  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  Quel  épouvantable  renversement! 
D'un  autre  côté,  je  ne  puis  absolument  être  séduit  par  les  événe- 
mens  et  croire  que  ces  viles  races  doivent  un  jour  commander 
paisiblement  l'Europe.  J'attends  donc  ou  que  vos  princes  pro- 
posent à  d'illustres  demoiselles  de  nous  faire  des  Bourbons,  ou 
que  le  mariage  le  plus  intéressajit  de  l'Europe  devienne  tout  à 
coup  miraculeusement  fécond.  Je  m'amuse  avec  ces  idées;  hors 
de  là,  je  ne  sais  où  me  tourner^ 

«  J'ai  appris,  mais  sans  détail,  les  changemens  qui  se  sont 
faits  chez  vous.  J'ai  su  que  vous  étiez  chargé  des  fonctions  les 
plus  honorables  et  les  plus  fatigantes.  Tant  pis  pour  vous,  cher 
comte,  mais  tantjnieux  pour  votre  maître.  J'honore  beaucoup  la 


LES    DERNIÈRES    ANNEES    DE    l'ÉMIGRATION,  299 

fidfîlité  et  le  dévouement  de  votre  prédécesseur,  mais  il  était  ex- 
cessivement peu  fait  pour  les  affaires  que  vous  faites,  vous,  à 
merveille.  Vous  aurez  beaucoup  de  peine  sans  doute;  mais  cette 
peine  est  noble,  honorable  et  digne  de  vous.  » 

On  voit  qu'à  la  date  où  Joseph  de  Maistre  se  réjouissait  de 
voir  Blacas  prendre  la  direction  des  affaires  du  Roi,  la  santé  de 
d'Avaray  l'avait  contraint  au  suprême  sacrifice  que,  depuis  un 
an,  la  présence  à  ses  côtés  d'un  collaborateur  lui  permettait  de 
reculer,  en  lui  donnant  l'illusion  que  de  sa  petite  maison  de 
Chelsea,  d'où  il  ne  sortait  plus  qu'accidentellement,  il  était 
encore  utile  à  son  maître.  Effrayés  par  les  progrès  de  la  maladie 
qui  ravageait  son  corps  épuisé,  les  médecins,  non  contens  de 
lui  ordonner  le  repos  le  plus  absolu,  conseillaient  en  outre  un 
climat  moins  pluvieux  et  moins  humide  que  celui  d'Angleterre, 
plus  chaud  et  plus  salubre  que  celui  même  d'Italie.  C'est  dans 
l'île  de  Madère  qu'ils  voulaient  voir  le  malade  se  fixer.  De  leur 
ordonnance,  il  n'acceptait  encore  qu'un  article,  celui  qui  prescri- 
vait le  repos,  il  repoussait  l'autre  qui  le  condamnait  à  vi^Te 
loin  du  prince  auquel  il  avait  consacré  sa  vie  et  auprès  duquel 
il  craignait  de  ne  pouvoir  revenir.  Mais,  à  quelques  mois  de  là, 
le  mal  qui  le  minait,  les  conseils  attristés  de  son  maître,  ceux 
de  Blacas,  allaient  avoir  raison  de  sa  résistance  et  l'obliger  à  se 
soumettre  aux  prescriptions  médicales. 

Tout  est  déchirement  dans  son  âme,  à  cette  étape  de  sa  ^ae 
qui  sera  la  dernière.  Il  faut  quitter  ce  qu'il  a  le  plus  aimé,  re- 
noncer à  être  le  témoin  du  grand  jour  dont  il  n'a  jamais  déses- 
péré et  qui  verra  Louis  XVIII  rentrer  triomphant  dans  sa  capi- 
tale aux  acclamations  de  son  peuple.  Lorsque,  à  la  veille  de  son 
départ,  le  Roi  en  larmes  le  serre  dans  ses  bras,  d'Avaray  qui  fait 
effort  pour  contenir  les  siennes  afin  de  ne  pas  dramatiser  la 
tristesse  de  ses  adieux,  pressent  qu'il  ne  le  reverra  pas,  et  dans 
un  élan  de  cœur,  il  le  recommande  au  dévouement  de  Blacas. 

Le  23  août  1810,  après  avoir  attendu  pendant  toute  une 
semaine  les  vents  favorables,  il  s'embarquait  à  Falmouth,  ac- 
compagné d'un  jeune  secrétaire,  le  comte  de  Pradel,  dont  en 
peu  de  temps  il  avait  gagné  l'affection  et  du  vieux  domestique 
qu'il  appelait  son  «  fidèle  Potin.  »  «  Adieu,  mon  cher  comte, 
mande-t-il  à  Blacas  au  moment  où  le  navire  va  mettre  à  la  voile. 
Je  suis,  avec  le  sentiment  du  plus  profond  dévouement,  aux  pieds 
du  Roi  et  de  son  auguste  famille.  » 


300  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


IV 

Si  le  comte  d'Avaray  avait  abandonné  la  direction-des  affaires 
du  Roi  quelques  années  plus  tôt,  son  départ  eût  été  considéré 
parmi  les  émigrés  comme  un  événement  d'importance.  Ceux  qui 
jalousaient  sa  faveur  et  attribuaient,  les  uns  à  sa  modération 
relative,  les  autres  à  l'intransigeance  de  ses  principes,  l'échec 
des  tentatives  royalistes  depuis  quinze  ans,  se  fussent  réjouis, 
tandis  que  ses  admirateurs  auraient  déploré  l'effacement  d'un 
conseiller  qui,  même  lorsqu'il  s'était  trompé,  n'avait  jamais  eu 
en  vue  que  l'intérêt  de  son  maître,  et  dont  toute  la  conduite 
attestait  le  désintéressement. 

Mais,  au  moment  où  il  quitte  la  scène  sans  que  l'on  puisse 
espérer  ou  craindre  de  l'y  voir  revenir,  Louis  XVIII  n'est  pas 
seulement  condamné  à  l'inaction  par  les  circonstances  qui  sem- 
blent se  liguer  pour  lui  fermer  le  chemin  de  son  royaume;  il 
l'est  aussi,  comme  nous  l'avons  dit,  par  les  Cabinets  européens 
qui  ne  croient  pas  plus  au  rétablissement  des  Bourbons  qu'ils 
ne  le  souhaitent.  La  pauvre  cour  d'Hartwell  est  tombée  dans  un 
calme  morne  et  mélancolique  où  l'on  pourrait  voir  la  preuve 
d'un  renoncement  total  à  d'anciennes  espérances,  reconnues 
irréalisables  si  l'on  ne  savait  qu'en  dépit  de  malheurs  accablans 
Louis  XVIII  a  conservé  sa  foi  dans  le  triomphe  de  ses  légitimes 
revendications.  Le  changement  survenu  dans  son  conseil  passe 
inaperçu  même  en  Angleterre,  inaperçu  à  ce  point  que  dix  mois 
plus  tard,  le  prince  de  Galles,  récemment  proclamé  régent,  invi- 
tant les  princes  de  la  maison  de  France  à  une  fête  qu'il  doit 
donner  au  jour  anniversaire  de  la  naissance  de  son  père,  le  roi 
Georges  111,  fait  porter  une  invitation  au  comte  d'Avaray. 

<(  Il  s'est  passé  quelque  chose  de  fort  singulier,  écrit  Blacas 
à  son  prédécesseur.  .M.  le  régent  avait  oublié  que  vous  étiez  à 
Madère  et  avait  chargé  le  général  Hamond  de  vous  cherchar  à 
Londres  et  ensuite  à  Hartwell.  Effectivement,  ne  vous  ayant 
pas  trouvé  à  Londres,  il  est  venu  ici,  vous  a  demandé.  On  a 
cru  qu'il  voulait  parler  du  duc  d'Havre,  et  on  l'a  conduit  chez 
lui...  On  en  est  venu  aux  explications  et  le  fuit  a  été  éclairci.  » 

Cet  incident,  d'autres  encore  non  moins  révélateurs  que  celui- 
ci  de  l'indifférence  et  de  l'oubli  dont  est  l'objet  la  cour  d'Har- 
twell, ne  permettent  pas  de  s'étonner  du  caractère  de  la  corres- 


LEfS    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉBIIGRATION.  301 

pondance  de  Blacas  à  cette  époque.  Les  lettres  qu'il  écrit  à  de 
Maistre  et  aux  rares  agens  royalistes  répandus  à  l'étranger  ne 
s'alimentent  guère  que  de  discussions  purement  platoniques  sur 
les  événemens,  de  réflexions  plus  ou  moins  judicieuses  sur  les 
hommes  ou  les  choses. 

Le  4  mars  1810,  lorsque  commence  à  se  répandre  la  nouvelle 
du  prochain  mariage  de  Napoléon  avec  l'archiduchesse  Mariei 
Louise,  il  écrit  à  son  illustre  ami  :  «  On  nous  menace  d'un  ma- 
riage qui  me  fait  frissonner.  Une  descendante  de  Saint-Louis  ! 
Une  petite-fille  de  Louis  XIV!  Mon  sang  se  glace...  Personne  ne 
lui  rappellera-t-il  que  quand  on  proposa  à  l'infante  Charlotte 
d'épouser  César  Borgia,  duc  de  Valentinois,  elle  répondit  : 

«  —  Je  ne  veux  pas  épouser  un  sanguinaire,  un  assassin,  in- 
fâme par  sa  naissance  et  plus  infâme  encore  par  ses  forfaits  (1).  » 

Le  9  avril  1811,  il  engage  de  Maistre  à  travailler  au  rétablis- 
sement des  liaisons  qui  n'auraient  jamais  dû  cesser  d'exister 
entre  la  Russie  et  l'Angleterre  et  l'invite  à  en  parler  au  comte 
Romanzof.  «  La  Russie  n'a  rien  ici  à  rendre  ou  à  demander. 
Il  en  est  de  môme  de  l'Angleterre  qui  donnera  à  la  Russie  tous 
les  subsides  dont  elle  aura  besoin  pour  une  guerre  qui  sera  la 
conséquence  de  la  paix,  si  elle  consent  à  renouveler  un  traité  de 
commerce  qui  a  subsisté  vingt  années  à  l'avantage  des  deux 
pays  et  l'on  peut  dire  que  ces  vingt  années  ont  été  l'époque  la 
plus  florissante  de  la  Russie.  » 

Un  peu  plus  tard,  à  propos  des  malheurs  de  la  Papauté,"  de 
Maistre,  dans  une  lettre  à  Blacas,  a  parlé  avec  irrévérence  des 
quatre  fameuses  propositions  gallicanes  de  1682,  «  le  plus  mi- 
sérable chifl'on  de  toute  l'histoire  ecclésiastique.  »  —  «  Je  cache 
votre  lettre  aux  regards  de  Bossuet  dont  le  portrait  est  dans  ma 
chambre,  lui  répond  Blacas.  Mais,  où  avez-vous  vu  le  repentir  et 
le  désaveu  de  Louis  XIV?  »  Et  un  débat  s'engage  qui  donne  lieu  à 
de  longues  et  intéressantes  missives  sans  rapport  avec  les  affaires 
politiques  du  Roi,  que  la  force  majeure  relègue  à  Tarrière-plan. 

Elles  tiennent  encore  moins  de  place   dans  les   lettres  que 

(1)  A  propos  de  ce  «  fatal  mariage  »  de  Maistre  écrivait  à  Blacas  :  «  Vous  savez' 
bien  que  le  cuivre  seul  et  réluin  seul  ne  peuvent  faire  ni  canon,  ni  cloche,  niais 
que  les  deux  métaux  réunis  les  font  ti'cs  bien.  Qui  sait  si  un  sang  auguste,  mais 
blanc  et  alfaibli  mêlé  à  l'écume  rouge  d'un  brigand  ne  pourrait  pas  former  un 
souverain?  Voilà  la  pensée  qui  m'a  souvent  assailli  depuis  la  déplorable  victoire 
remportée  sur  la  Souveraineté  européenne  par  le  terrible  usurpateur.  »  3  juillet  1811 
Documens  inédits. 


302 


REVUE    DES    DEUX   MODES. 


Blacas  envoie  à  «  son  cher  duc  d'Avaray.  »  Le  sachant  écrasé 
par  la  maladie  et  par  la  douloureuse  séparation  qui  en  est  la 
suite,  il  l'entretient  le  moins  qu'il  peut  de  ce  qui  pourrait 
l'attrister,  l'assombrir  et  cherche  surtout  à  le  distraire  en  mul- 
tipliant les  détails  sur  les  faits  et  gestes  des  princes  et  des  per- 
sonnes de  leur  société. 

Le  Roi  a  eu  un  douloureux  accès  de  goutte.  — Monsieur  et  le 
Duc  de  Berry  sont  allés  chasser  chez  lord  Seveton,  —  Melchior  de 
Polignac  est  venu  faire  signer  par  le  Roi  le  contrat  de  son  ma- 
riage avec  M"^  le  Vasseur  de  la  Touche,  nièce  d'Edouard  Dillon. 
Le  père  du  marié  est  loujours  en  Russie.  La  goutte  l'a  mis  dans 
un  état  affreux.  La  comtesse  Diane  est  sourde  à  ne  pas  entendre 
un  coup  de  canon.  —  M™®®  de  Narbonne  et  de  Damas  sont  aux 
bains  de  mer.  —  Le  duc  de  Grammont  a  eu  la  jaunisse  à  son 
retour  des  eaux.  —  Les  Gazettes  avaient  annoncé  la  mort  de 
l'émigré  comte  de  Langeron,  général  au  service  de  la  Russie. 
La  nouvelle  était  fausse.  —  Le  duc  de  Queensberry  qui  vient 
de  mourir  a  laissé  quelque  chose  à  toutes  ses  connaissances. 
M'^*  de  Dortans,  petite-fille  d'un  Hamilton,  a  eu  mille  livres 
sterling,  ce  qui  est  peu.  Mais  on  a  tenu  tant  de  propos  sur  les 
dames  auxquelles  il  a  laissé  qu'elle  est  très  aise  de  n'avoir  pas 
eu  davantage.  —  Le  Roi  a  visité  le  château  de  Warwick.  et  la 
ville  de  Manchester.  Il  est  revenu  enchanté  de  son  voyage. 

Et  au  milieu  de  ces  détails  qui  relèvent  de  la  chronique 
mondaine  et  ne  sont  intéressans  que  parce  qu'ils  nous  initient  à 
la  vie  des  rares  émigrés  restés  en  Angleterre  avec  la  famille 
royale,  cette  piquante  observation  qui  nous  révèle  en  Blacas  le 
souci  de  l'étiquette  :  «  L'archevêque  de  Reims  doit  me  donner 
une  lettre  pour  vous.  A  propos  de  lui,  vous  m'en  avez  adressé 
une  que  je  lui  ai  remise  sur  l'adresse  de  laquelle  était  :  à  Monsei- 
gneur l'Archevêque,  etc.  Il  aurait  trouvé  très  naturel  que  vous 
lui  eussiez  écrit  à  Monsieur  t Archevêque.  \)'An%\(i  fait,  si  ce  n'est 
pour  vous,  c'est  pour  vos  pairs  que  vous  vous  devez  de  ne  pas 
donner  du  Monseigneur  aux  évêques,  ni  dans  les  lettres,  ni  sur 
le  couvert.  Je  tâcherai  de  me  procurer  un  petit  protocole  du 
style  employé  par  les  ducs  dans  certaines  occasions  pour  vous 
l'envoyer.  Le  Roi  me  remettra  une  lettre  pour  vous  et  j'en 
attends  du  duc  d'Havre.  » 

Le  18  novembre,  la  correspondance  prend  subitement  un  ton 
plus  grave.  La  lettre  que  Blacas  écrit  ce  jour-là  au  duc  d'Avaray 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGHATION.  303 

lui  annonce  la  mort  de  la  Reine  qui  a  succombé  le  12  à  une 
nydropisie,  «  suite  de  la  maladie  noire  dont  elle  était  attaquée 
depuis  si  longtemps.  »  Obligée  de  s'aliter  le  5,  dès  le  lendemain 
elle  s'est  sentie  perdue.  Elle  a  demandé  à  se  confesser  et  à  rece- 
voir les  derniers  sacremens  que  l'archevêque  de  Reims  lui  a 
administrés  en  présence  du  Roi,  de  la  Duchesse  d'Angoulême  et 
de  toute  la  maison.  Le  8,  le  Comte  d'Artois,  informé  de  l'état  de  la 
Reine,  est  arrivé  à  Hartwell,  et  successivement  ses  deux  fils  qu'on 
est  allé  prévenir  chez  lord  Moira  oii  ils  étaient  à  la  chasse,  le 
prince  et  la  princesse  de  Condé,  le  duc  de  Rourbon.  Le  10,  la 
malade  s'est  trouvée  si  mal  qu'elle  a  demandé  à  l'archevêque  de 
lui  réciter  les  prières  des  agonisans.  Rlacas  qui  donne  à  d'Ava- 
ray  ces  détails  continue  ainsi  : 

((  Elle  appela  ensuite  auprès  de  son  lit  le  Roi,  qui  depuis 
quatre  jours  ne  quittait  pas  un  instant  la  chambre  de  la  Reine, 
pour  le  remercier,  dans  les  termes  les  plustouchans,  de  tous  les 
soins,  de  toutes  les  attentions  qu'il  n'avait  cessé  d'avoir  pour 
Elle,  et  Elle  lui  fit  ensuite  des  excuses  pour  les  chagrins,  pour 
les  peines  qu'Elle  avait  pu  lui  causer,  le  priant  de  les  lui  par- 
donner et  de  croire  que  son  cœur  n'avait  été  pour  rien  dans  ce 
qu'Elle  avait  pu  faire  qui  l'eût  affligé.  Elle  fit  après  cela  appro- 
cher Madame  et  Monseigneur  ;  elle  les  bénit  de  la  manière  la 
plus  tendre  et  la  'plus  attendrissante,  leur  souhaitant  tous  les 
bonheurs  qu'ils  méritaient  en  leur  disant  : 

«  —  Mes  enfans,  car  je  vous  ai  toujours  regardés  comme  tels, 
continuez  à  vivre  comme  vous  le  faites,  soyez  résignés  aux  vo- 
loûtés  de  Dieu  et  soumis  aux  ordres  du  Roi.  Recevez  ce  dernier 
avis  avec  ma  bénédiction. 

«  La  Reine  ayant  appelé  ensuite  M.  le  Duc  de  Rerry,  l'enga- 
gea à  changer  de  conduite,  en  lui  faisant  sur  celle  qu'il  tenait  et 
sur  celle  qu'il  devrait  tenir,  une  exhortation  vraiment  admirable. 
Enfin,  Sa  Majesté  s'adressant  à  Monsieur,  lui  parla  de  la  fin 
prochaine  qu'elle  allait  faire. 

«  —  Je  vais  paraître  devant  Dieu,  lui  dit-elle  ;  j'ai  un  terrible 
compte  à  lui  rendre  de  mes  actions  ;  je  redoute  sa  justice  ;  mais 
je  compte  sur  sa  miséricorde. 

m  Dans  la  journée,  elle  fit  au  duc  d'Havre  des  excuses  pour 
tous  les  momens  d'impatience  qu'elle  avait  eus  contre  lui  et  parla 
dans  le  même  sens  à  presque  tous  ses  gens  et  avec  une  telle  bonté, 
une  telle  sensibilité,  que  je  les  ai  tous  vus  fondre  en  larmes  et 


304 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


qu'il  n'existe  personne  dans  la  maison  qui  ne  regrette  sincère- 
ment, et  qui  ne  pleure  encore  celte  excellente  princesse  qui  n'a 
été  véritablement  connue  et  appréciée  qu'au  dernier  moment. 

«  La  veille  de  sa  mort,  elle  disait  à  Madame  qui  lui  rendait 
les  soins  les  plus  assidus  : 

«  —  Mon  cœur,  ne  m'aimez  pas  autant.  Et  elle  l'engageait  à 
aller  se  reposer  en  lui  disant  :  —  Si  je  me  trouve  plus  mal, 
je  vous  ferai  appeler.  Soyez  tranquille,  vous  me  reverrez 
encore. 

«  Le  10,  à  quatre  heures  après-midi,  elle  fit  prier  le  Roi  de 
se  retirer,  ne  voulant  pas  qu'il  fût  témoin  du  triste  spectacle 
qu'allait  lui  causer  sa  mort.  Cependant  vers  le  soir,  elle  se  trouva 
un  peu  soulagée,  elle  fut  mieux  la  journée  de  dimanche;  celle 
du  lundi  fut  si  bonne  qu'elle  donna  quelque  espoir  et  que  le  mé- 
decin croyait  qu'elle  pourrait  du  moins  vivre  encore  plusieurs 
semaines.  Mais  la  nuit  fut  très  mauvaise  et  le  matin  à  sept  heures, 
quand  le  Roi  se  rendit  chez  elle,  elle  lui  dit  : 

«  —  C'en  est  fait,  je  finis. 

«  Cependant  les  médecins  trouvèrent  qu'elle  reprenait  des 
forces  et  engagèrent  le  Roi  à  se  promener  un  moment  dans  le 
parc  après  la  messe.  Sa  Majesté  sortit  efîectivement,  mais  à 
peine  était-Elle  hors  du  château  que  l'état  de  la  Reine  empira  au 
point  qu'on  fut  chercher  le  Roi  et  qu'elle  n'existait  plus  quand 
il  rentra  dans  son  appartement.  Monsieur,  qui  était  auprès  de  son 
lit,  lui  a  fermé  les  yeux.  Le  Roi  voulut  encore  entrer  dans  la 
chambre  de  la  Reine,  M"""  de  Narbonne  put  seule  l'en  empêcher 
en  lui  parlant  des  dernières  volontés  de  son  auguste  épouse  ;  il 
se  rendit  à  la  chapelle  pénétré  d'une  douleur  aussi  vivement 
sentie  que  difficile  à  exprimer.  » 

Quelques  instans  après,  sur  les  instances  de  son  frère  et  de 
sa  nièce,  le  Roi  «  dans  un  état  d'accablement  et  de  douleur  im- 
possible à  décrire,  »  suivi  de  toute  sa  famille,  du  duc  de  Gram- 
mont  et  du  comte  de  Blacas,  quittait  Hartwcll  pour  se  rendre  à 
Wimbledon  où  le  prince  de  Gondé  lui  offrait  sa  maison.  Le  duc 
d'Havre  restait  à  Hartwell  chargé  de  tout  régler  et  de  tout  ordon- 
ner en  vue  des  funérailles.  Elles  eurent  lieu  à  Londres,  en 
grand  apparat.  la  semaine  suivante.  Le  corps  de  la  Reine  avait 
été  exposé  en  chambre  ardente  trois  jours  durant.  Elle  fut 
inhumée  pro\  isoirement  à  Westminster  et  devait  y  rester  jus- 
qu'au jour  où  i!  serait  possible  de   la  transporter  en  Sardaigne, 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  305 

conformément  à  sa  volonté  (I).  «  Le  chagrin  du  Roi  est  toujours 
le  même,  écrit  encore  Blacas.  Rien  ne  peut  le  distraire.  Il  est 
obligé  de  prendre  de  Téther  tous  les  soirs  pour  pouvoir  reposer. 
Il  est  changé  d'une  manière  effrayante  et  je  ne  puis  vous  dire, 
mon  cher  duc,  combien  je  suis  inquiet,  tourmenté  et  malheu- 
reux de  l'état  de  notre  cher  maître.  L'impression  que  lui  ont 
faite  les  derniers  momens  de  la  Reine  est  incroyable.  » 

Le  Roi  était  depuis  trente-six  heures  à  Wimbledon  lorsque, 
dans  la  matinée  du  14  novembre,  on  y  apprit  à  l'improviste 
l'arrivée  à  Yarmouth  du  roi  de  Suède.  Chassé  de  ses  États  par 
une  révolution  militaire  qui  l'avait  contraint  d'abdiquer  en 
faveur  de  son  oncle,  jadis  régent  du  royaume,  pendant  sa  mino- 
rité, Gustave  IV  venait,  sous  le  nom  de  comte  de  Gottorp, 
demander  asile  à  l'Angleterre.  Sur  l'ordre  de  Louis  XVIII, 
Blacas  partit  sur-le-champ  pour  aller  offrir  ses  services  à  ce 
nouveau  proscrit  qui,  au  temps  de  sa  puissance  et  à  l'exemple  de 
son  père,  avait  embrassé  avec  ardeur  la  cause  des  Bourbons.  Il 
le  rencontra  au  château  de  Braxted  près  Colchester  où  une  res- 
pectueuse hospitalité  lui  avait  été  offerte. 

—  Je  ne  doute  pas,  sire,  lui  dit-il,  que  la  Cour  de  Saint- 
James  ne  fasse  pour  Votre  Majesté  ce  qu'aile  a  fait  pour  le  Roi 
de  France.  Mais,  en  attendant,  tout  ce  qui  est  à  mon  maître  est 
à  la  disposition  de  Votre  Majesté  et  tous  les  Français  fidèles 
sont  à  vos  ordres. 

Le  Roi  lui  sauta  au  cou  et  l'embrassa  les  larmes  aux  yeux,  en 
le  remerciant  d'avoir  prévenu  ses  désirs.  Il  n'en  avait  d'autre  que 
de  se  rendre  auprès  de  Louis  XVIII  et  d'accepter  un  asile  chez  lui. 

—  Je  croirai  avoir  retrouvé  une  famille.  Je  suis  seul  et  n'ai 
pour  toute  suite  qu'un  domestique.  Une  chambre  me  suffira,  et 
auprès  du  Roi  je  serai  heureux.  Je  ne  puis  d'ailleurs  gêner  per- 
sonne maintenant  que  je  ne  suis  plus  que  le  comte  de  Gottorp. 
Je  veux  être  traité  comme  tel,  j'ai  renoncé  à  la  Suède  et  aux  Suédois 
que  je  tiens  pour  indignes  de  moi  depuis  qu'ils  ont  laissé  les 
rebelles  porter  la  main  sur  ma  personne  sans  qu'aucun  d'eux  ait 
élevé  la  voix  en  ma  faveur  ni  tiré  l'épée  pour  me  défendre. 

Blacas  reste  auprès  du  roi  de  Suède  durant  cette  journée.  Le 

(1)  La  pompe  onéreuse  donnée  à  ces  funérailles  fut  généralement  blâmée  en 
Angleterre.  Les  ministres  ne  voulurent  payer  qu'une  part  des  frais  qu'elles  avaien 
occasionnés  et,  à  la  suite  de  débats  pénibles,  celle  qui  restait  au  compte  de 
Louis  XVIII  s'éleva  encore  à  plus  de  mille  livres  sterling. 

TOME  XXXIV.    —   1906.  20 


306  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

lendemain  arrive  un  envoyé  du  gouvernement  britannique.  Il  a 
pour  mission  d'empêcher  Gustave  IV  de  se  rendre  à  Londres  et 
proteste  lorsqu'il  apprend  que  le  voyageur  accepte  l'hospitalité 
de  Louis  XVIIl.  Leur  réunion  fera  croire  à  des  projets  que 
lAngleterre  ne  saurait  approuver.  Le  Roi  s'emporte,  il  déclare 
que  s'il  ne  doit  pas  être  libre  de  ses  volontés,  il  repartira  pour  le 
continent.  Blacas  le  calme  et  obtient  de  lui  qu'il  attendra  à 
Braxted  le  résultat  des  démarches  qui  vont  être  faites  auprès 
des  ministres  anglais.  Tout  s'arrange  enfin;  les  ministres  cèdent 
et  consentent  à  la  réunion  des  deux  princes. 

«  Le  23,  au  matin,  il  arriva  à  Wimbledon  seul  dans  un  post- 
chaise à  deux  chevaux  n'ayant  pour  suite  que  son  sabre  et  pour 
escorte  deux  pistolets,  car  le  domestique,  qui  est  à  présent  toute 
sa  maison,  ne  vient  que  longtemps  après  lui.  Notre  maître  était 
entouré  de  toute  sa  famille  et  le  roi  de  Suède  semblait  se  croire 
au  milieu  de  la  sienne.  Depuis  lors,  il  a  toujours  été  de  même, 
plein  d'attention  pour  tout  le  monde,  parlant  toujours  avec 
noblesse,  avec  dignité,  froid,  mais  touché  des  moindres  soins... 
Il  est  venu  de  Wimbledon  ici  (Hartwell)  avec  le  Roi.  Il  occupe 
la  chambre  bleue  ;  mais  l'appartement  de  la  Reine  va  être  pré- 
paré pour  lui.  Je  vais  tâcher  de  me  procurer  un  cheval  de  selle 
parce  que  je  sais  qu'il  aime  à  monter  à  cheval  ;  et  comme  égale- 
ment, il  aime  la  musique,  j'ai  demandé  à  Londres  un  piano  forte. 
Je  crains  malgré  nos  soins  qu'il  ne  reste  pas  très  longtemps  en 
Angleterre.  Le  climat  lui  déplaît  et  les  premières  difficultés  qu'il 
a  éprouvées  lui  avaient  donné  beaucoup  d'humeur.  Il  a  refusé 
le  traitement  que  le  gouvernement  lui  a  offert  ainsi  qu'un  appar 
tement  dans  le  château  d'Hampton-Court,  qui  lui  a  été  proposé.  » 

Gustave  IV  passa  trois  mois  à  Hartwell,  et  peut-être  se  fût-il 
décidé,  malgré  tout,  à  se  fixer  en  Angleterre,  s'il  n'eût  constaté 
à  divers  traits  que  le  gouvernement  souhaitait  qu'il  abrégeât  son 
séjour. 

«  Tout  le  monde  est  pour  lui  d'une  injustice  atroce,  »  disait 
Blacas.  On  essayait  de  le  faire  passer  pour  fou  et  les  témoi- 
gnages de  respect  et  d'affection  qu'on  lui  prodiguait  à  Hartwell 
ne  le  consolaient  pas  des  «  procédés  inqualifiables  »  dont  il  était 
l'objet  de  la  part  du  gouvernement.  Ils  le  décidèrent  à  partir.  A  la 
fin  de  mars,  il  s'embarquait  à  Yarmouth,  poursuivi  jusqu'au 
bout  par  le  mauvais  vouloir  des  Anglais.  Louis  XVIII  eût  voulu 
qu'un  gentilhomme  français,  le  comte  de  la  Ferronnays,  accom- 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'éMIGRATION.  307 

pa^nàt  le  royal  voyageur  sur  le  continent.  Mais  le  gouvernement 
anglais  s'y  opposa,  ne  voulant  le  laisser  s'embarquer  qu'en  com- 
pagnie du  seul  domestique  avec  lequel  il  était  arrivé.  Sur  sa 
demande,  le  roi  de  France  lui  en  avait  cédé  un  au  départ  du- 
quel on  s'opposa  aussi  et  qui  ne  parvint  à  l'accompagner  qu'en 
se  cachant  à  bord  avec  la  complicité  du  capitaine  et  en  ne  se 
montrant  que  lorsque  le  navire  eut  gagné  la  pleine  mer. 

La  mort  de  la  Reine  et  le  séjour  du  roi  de  Suède,  tels  sont 
les  événemens  qui  agitèrent  la  cour  d'Hartwell  à  la  fin  de  1810 
et  au  commencement  de  1811,  en  y  suscitant  des  difficultés 
dont  les  plaintes  de  Blacas  à  d'Avaray,  sans  en  préciser  les- 
causes,  nous  révèlent  le  caractère  irritant.  «  Ah  !  mon  cher  duc, 
combien  je  ressens  tous  les  jours  davantage  le  regret  de  votre 
absence  !  Vous  nous  manquez  à  tous  les  momens  et  dans  toutes 
les  occasions.  Je  le  croyais  avant  votre  départ  et  j'en  ai  acquis 
la  malheureuse  certitude.  La  loyauté,  la  noblesse,  la  pureté  de 
principes  sont  des  folies;  le  dévouement  est  une  sottise,  la  fidé- 
lité et  le  respect  une  vieille  mode,  l'intégrité  une  duperie,  la 
franchise  un  mot  vide  de  sens  et  la  religion  un  masque  derrière 
lequel  on  peut  tout  faire.  »  Que  d'intrigues,  de  conflits,  de  décep- 
tions trahissent  ces  plaintes! 

Le  duc  d'Avaray,  lorsqu'il  les  reçut,  n'était  plus  en  situation  de 
s'en  émouvoir.  Si  durant  les  premiers  mois  de  son  séjour  à  Ma- 
dère, il  avait  pu  se  faire  illusion  sur  la  gravité  de  son  état,  et 
croire  à  sa  guérison,  il  ne  le  pouvait  plus  maintenant.  La  mort 
le  guettait,  il  le  savait,  et,  si  proche  de  sa  fin,  il  accueillait  sans 
en  concevoir  de  colère  les  tristes  échos  qui  lui  arrivaient  du 
monde  où  lui-même  avait  vécu  en  proie  à  des  tourmens  inces- 
sans  et  meurtriers.  Il  n'avait  nlus  de  volonté  que  pour  se  pré- 
parer à  bien  mourir. 

Une  relation  manuscrite  de  son  secrétaire  le  comte  de  Pradel 
nous  initie  aux  angoisses  de  ses  derniers  jours.  Elle  nous  le 
montre  s'alitant  le  23  mai  1811,  jour  de  l'Ascension,  affaibli  jus- 
qu'à l'épuisement  par  les  crachemens  de  sang,  disputé  en  vain  à 
la  maladie  par  ses  médecins,  ofirant  à  Pradel  et  à  «  son  fidèle 
Potin  »  qui  lui  prodiguent  leurs  soins,  l'exemple  d'un  courage 
chevaleresque  et  du  plus  rare  sang-froid;  dominant  ses  souf- 
frances, encore  qu'il  demande  à  Dieu  de  les  abréger,  pour  dicter 
ses  dispositions  suprêmes,  et  remplir  avec  ferveur  ses  devoirs 
religieux  et  ne  regrettant  de  quitter  la  vie  que  parce  qu'il  meurt 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

éloigné  de  son  Roi  dont  le  nom  erre  sur  ses  lèvres  jusque  dans 
les  affres  d'une  lente  et  douloureuse  agonie. 

Le  4  juin,  après  avoir  cherché  dans  ses  papiers  ceux  qu'on 
devra  brûler  quand  il  ne  sera  plus,  il  se  fait  relire  la  dernière 
lettre  qu'il  a  reçue  du  Roi.  Elle  lui  exprime  l'espoir  de  le  revoir 
bientôt.  «  C'est  dans  le  ciel,  mon  cher  maître,  écrit-il,  que  se 
fera  cette  réunion  si  Dieu  a  pitié  de  moi.  »  Et  comme  s'il  n'avait 
retrouvé  de  forces  que  pour  tracer  cet  adieu  où  passe  une  grande 
espérance,  il  ne  tarde  pas  à  rendre  l'âme  (1). 

Dans  la  réponse  éplorée  que,  le  13  juillet,  Blacas  adressait  à 
Pradel,  on  lit  :  «  Les  détails  que  vous  me  donnez  ont  déchiré 
mon  cœur  et  la  contrainte  dans  laquelle  je  suis  vis-à-vis  de  mon 
maître  me  met  dans  un  état  impossible  à  rendre.  Oui,  mon 
cher  comte,  je  n'ai  pu  lui  apprendre  encore  la  perte  qu'il  vient 
de  faire.  Un  accès  de  goutte  dont  le  Roi  est  attaqué  en  ce  mo- 
ment a  fait  décider  par  les  médecins  que  l'on  ne  pouvait  annon- 
cer à  Sa  Majesté  la  catastrophe  qui  nous  plonge  dans  une  si 
grande  affliction  sans  l'exposer  à  une  révolution  qui  pourrait 
déplacer  la  goutte  et  en  porter  l'humeur  dans  les  parties  où  elle 
serait  dangereuse.  Je  suis  donc  condamné  au  silence.  Voyez  et 
jugez  de  mon  état,  de  mon  affreuse  position.  » 

Plusieurs  jours  s'écoulèrent  avant  que  la  nouvelle  pût  être 
communiquée  à  Louis  XVIIl.  Au  faisceau  de  ses  poignantes  in- 
fortunes, elle  en  ajoutait  une  de  plus  et  non  la  moins  cruelle. 
Avec  le  plus  cher  de  ses  compagnons  d'exil,  il  perdait  le  plus 
dévoué.  D'abord  accablé  par  le  fatal  événement  qui  le  lui  arra- 
chait, il  en  resta  longtemps  inconsolable.  11  ne  devait  jamais  ou- 
blier le  serviteur  auquel  il  devait  la  liberté,  la  vie  et  les  joies 
d'une  amitié  désintéressée  jusqu'à  l'héroïsme.  Du  moins,  à  cette 
épreuve,  il  y  avait  un  dédommagement  dont  il  sentait  déjà  le 
prix:  d'Avaray  lui  léguait  Blacas.  Au  moment  où  les  tragiques 
péripéties  des  campagnes  de  1812  et  de  1813,  en  ranimant  ses 
espérances,  vont  lui  prouver  qu'il  a  eu  raison  de  ne  jamais  douter 
de  la  victoire  de  ses  droits  héréditaires,  il  ne  peut  que  se  réjouir, 
d'avoir  retrouvé  dans  Blacas  un  autre  d'Avaray. 

EuNEST  Daudet. 

(1)  Enterré  clans  l'église  de  Santa  Luzia  a  Madère,  son  corps  fut  |ramené  eu  J 
frapcç  en  1824. 


LE  CHARBON 


AU    POINT  DE  VUE   NAVAL 


Le  charDon  est  le  nerf  de  îa  guerre  navale.  Au  cours  des  hos- 
tilités, tout  commandant  d'un  navire  isolé,  a  fortiori  tout  chet 
d'escadre  aura  deux  préoccupations  dominantes  :  le  ravitaillement 
en  charbon  et  en  munitions,  en  charbon  d'abord.  D'autant  plus 
que  les  cuirassés  actuels,  véritables  usines,  en  consomment  des 
quantités  énormes. 

Par  suite,  un  bâtiment  de  guerre  ne  possédera  jamais  trop  de 
moyens  de  se  procurer  du  charbon  et  de  l'embarquer  rapidement. 
Les  Américains,  les  Espagnols  et  les  Russes  en  ont  fait  l'expé- 
rience dans  les  deux  dernières  guerres. 

Outre  la  production  du  charbon,  nous  nous  proposons  d'étu- 
dier ici  l'installation  des  dépôts  à  entretenir  dans  les  points 
d'appui,  les  modes  de  conservation  et  les  procédés  de  ravitaille- 
ment dans  les  divers  cas  de  la  pratique.  Ces  opérations  tendent  à 
assurer,  dans  le  plus  bref  délai  possible,  le  renouvellement  du 
rayon  d'action,  facteur  stratégique  de  premier  ordre,  le  seul  des 
élémens  du  navire  que  l'on  puisse  reconstituer. 


* 
*  * 


A  tout  seigneur,  tout  honneur.  L'Angleterre  occupe  snns 
conteste  le  premier  rang  pour  la  production  du  charbon,  surtout 
si  l'on  considère  la  qualité  des  produits.  Voici  du  reste,  les 
chiffres  que  donne  la  statistique  ; 


31 U  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  1904,  l'Angleterre,  236  millions  de  tonnes;  rAllemagne, 
169,5;  l'Amérique  du  Nord,  324;  la  France,  34. 

Remarquons,  en  passant,  que  notre  production  ne  dépasse  pas 
le  1/10  de  celle  des  Etats-Unis,  le  1/7  de  celle  de  l'Angleterre  et 
le  1/5  de  celle  de  l'Allemagne.  De  plus,  elle  n'augmente  cpie  très 
lentement,  de  1  p.  100  par  année.  Enfin,  notre  consommation 
dépasse,  de  14  millions  de  tonnes,  notre  production. 

Les  mines  du  Royaume-Uni  (Pays  de  Galles,  Ecosse,  Irlande) 
emploient  833  629  ouvriers,  dont  la  production  moyenne  varie, 
pour  chacun,  dans  des  limites  assez  étendues:  de  341  tonnes  en 
Ecosse,  elle  descend  à  263  dans  le  Pavs  de  Galles. 

On  tire  des  houillères  anglaises  trois  espèces  principales  de 
charbon,  dont  l'une,  le  smokeless  (qui  brûle  sans  dégager  de 
fumée)  est  très  précieuse  pour  les  opérations  de  guerre.  Le  smo- 
keless permet  en  eJBfet  de  chauffer  sans  produire  ces  immenses 
panaches  de  fumée  noire,  qui  décèlent  la  présence  des  navires 
à  20  ou  30  milles  en  mer,  empêchant  toute  surprise  de  jour  ou 
la  nuit  par  clair  de  lune.  L'Amirauté  anglaise  considère  avec 
raison  cette  variété  comme  le  meilleur  type  de  charbon.  M.  Daw- 
kins  le  désigne  sous  le  nom  significatif  de  «  charbon  de  l'Ami- 
rauté. »  L'Angleterre  en  a  livré  au  Japon  pendant  la  dernière 
guerre,  mais  les  Russes  se  contentaient  des  qualités  inférieures. 
Les^  gisemens  du  Pays  de  Galles,  d'où  l'on  extrait  ce  précieux 
combustible,  couvrent  une  superficie  de  180  milles  carrés;  la 
surface  des  terrains  carbonifères  de  cette  région  atteignait  elle- 
même  à  peu  près  1  000  milles  carrés. 

On  »  beaucoup  parlé  l'année  dernière  de  l'épuisement  des 
mines  anglaises  et  la  marine  de  ce  pays  s'est  demandé  avec 
inquiétude  la  durée  probable  de  l'exploitation  des  gisemens. 
C'était  un  point  noir  pour  l'avenir  de  la  puissance  navale  de 
l'Angleterre.  En  1904,  ses  escadres  ont  consommé  8  à  9  p.  100 
de  la  production  totale  des-  24  mines  (13  millions  de  tonnes, 
d'après  la  Coal  Commission).  Le  reste  passe  à  l'étranger.  Les  de- 
mandes de  l'extérieur  sont  si  actives,  que  parfois  les  commandes 
de  l'Amirauté  anglaise  éprouvent  du  retard,  souvent  dans  des 
momens  critiques  :  à  l'époque  de  l'incident  de  Fachoda,  pour  n'en 
citer  qu'un.  Ainsi,  la  réserve  de  charbon,  peu  importante,  est 
promptement  absorbée  par  les  puissances  étrangères. 

D'autre  part,  en  constituer  d'énormes  provisions  est  un  mau- 
vais calcul,  à  cause  de  la  détérioration  que  ce  combustible  éprouve 


LE  CHARBON  AU  POINT  DE  VUE  NAVAL.  311 

dans  les  dépôts.  Qne  faire  alors?  On  conseillait  à  l'Amirauté  de 
réserver  un  certain  nombre  de  mines.  Le  prix  d'un  cuirassé  ou 
de  deux  cuirassés,  par  an,  suffirait  pour  assurer  l'avenir. 

Puis,  la  question  s'est  généralisée.  Le  gouvernement,  effrayé 
par  les  polémiques  des  journaux  et  les  prophéties  pessimistes, 
chargea  une  commission  d'évaluer  les  ressources  de  l'ensemble 
des  gisemens  carbonifères  du  royaume.  Cette  commission,  pré- 
sidée par  M.  Jackson,  député  et  président  du  Great  Northeim, 
comptait  comme  membres  les  géologues,  les  ingénieurs  des 
mines,  les  négocians  et  les  gros  consommateurs  les  plus  connus. 
Il  s'agissait  d'étudier  les  points  suivans  :  Effet  de  l'exportation 
du  charbon  sur  la  fourniture  aux  consommateurs  du  royaume  ; 
évaluation  du  temps  pendant  lequel  il  serait  possible  de  conti- 
nuer cette  fourniture  (surtout  pour  les  meilleures  qualités)  aux 
consommateurs  nationaux,  y  compris  la  flotte  de  guerre,  à  un 
prix  abordable  ;  possibilité  de  réduire  ce  prix,  soit  par  l'adoption 
de  procédés  de  transport  plus  économiques,  par  la  diminution 
des  gaspillages  pendant  l'extraction,  ou  par  l'emploi  de  méthodes 
et  d'appareils  plus  perfectionnés. 

C'était  reprendre  l'œuvre  de  la  commission  de  1866,  que 
présidait  le  duc  d'Argyl. 

Plus  optimiste  que  sa  devancière,  la  commission  Jackson 
estime  que  les  mines  renferment  1/9  de  charbon  de  plus  ;  et  que 
la  production  durera  encore  deux  ou  trois  siècles.  Son  rapport, 
très  documenté,  publié  en  1905,  indique  que  «  dans  les  gisemens 
utilisables,  une  grande  fraction  du  combustible  se  présente  par 
strates  épaisses  de  deux  pieds.  Actuellement,  la  production  ne 
dépasse  pas  le  vingtième  de  la  masse  totale  des  gisemens.  On 
peut  donc  continuer  l'exploitation  longtemps  encore,  malgré  les 
progrès  de  la  production,  depuis  dix  ou  quinze  ans. 

L'usage  des  machines  pour  l'extraction  se  répand  de 
plus  en  plus.  On  comptait  483  machines  en  1902,  contre  643 
en  1903. 

La  consommation  du  charbon  à  l'usage  de  la  marine  de 
guerre  a  beaucoup  augmenté  dans  les  dix  dernières  années. 

Enfm,  jusqu'à  présent,  on  n'a  trouvé  aucun  charbon  supé- 
rieur à  celui  du  Pavs  de  Galles.  » 

Ainsi,  l'Angleterre  possédera  pendant  longtemps  de  grandes 
richesses.  Néanmoins,  un  de  ses  ingénieurs,  M.  Swinton,  adjure 
ses  compatriotes  de  ménager  cette  puissance   industrielle,    en 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tirant  parti  des  chutes  d'eau.  D'après  ses  calculs,  l'emploi  des 
turbines  hydrauliques  économise  annuellement  12  millions  de 
tonnes  de  charbon.  Ce  chiffre  considérable  ne  représente  que 
2  p.  100  de  la  production  totale;  mais,  nous  ne  sommes  qu'au 
commencement  de  cette  évolution  industrielle. 

De  1890  à  1900,  l'exportation  des  charbons  des  États-Unis  a 
quadruplé.  Ces  combustibles  auraient  pu  conquérir  les  marchés 
de  la  Méditerranée,  si  les  Américains  avaient  affecté  à  ces  trans- 
ports des  cargo-boats  de  grand  tonnage  pour  diminuer  les  frais 
généraux.  Mais  la  concurrence  allemande,  qui  grandit  de  jour 
en  jour,  éloigne  les  produits  transatlantiques. 

Les  mines  de  Westphalie,  qui  ont  envoyé  récemment  à  Cour- 
rières  leurs  intrépides  sauveteurs,  fournissent,  à  elles  seules,  plus 
'de  la  moitié  des  charbons  allemands.  Voici  les  chiffres  de  la  pro- 
duction, en  1893  et  en  1900  : 

1893.  1000. 

Production   totale  de 

l'Allemagne.    .    .    .       73  millions  de  tonnes       ilO  millions  de  tonnes 
Production  des  mines 

de  Westphalie ...      39  —  60  — 

Le  syndicat  de  vente  des  charbons  westphaliens  exerce  en 
Allemagne  une  influence  considérable  sur  le  marché  des  com- 
bustibles. Il  rayonne  un  peu  partout,  jusque  dans  la  Méditerranée, 
ainsi  qu'en  témoignent  les  dépôts  qu'il  a  créés  à  Marseille,  Gênes, 
Naples  et  Port-Saïd. 

Quant  à  l'industrie  houillère  française,  on  compte,  depuis 
peu,  de  nombreux  puits  nouveaux  dans  le  Nord  et  le  Pas-de- 
Calais.  Mais,  nos  mines  ne  présentent  ni  la  richesse,  ni  les 
facilités  d'extraction  des  gisemens  étrangers.  De  plus,  nos  char- 
bonnages luttent  .sans  cesse  contre  linsuffisance  de  la  main- 
d'œuvre.  Le  Nord  fait  appel  à  la  Belgique;  mais  il  ne  s'est  résolu 
à  cet  expédient  qu'après  avoir  essayé  des  mineurs  du  Gard. 
Tentative  infructueuse  :  les  mineurs  méridionaux  reprirent  la 
route  du  Sud,  en  quittant  au  plus  vite  une  région  qu'ils  consi- 
déraient comme  un  simple  lieu  d'exil. 

Malgré  ces  conditions  défavorables,  la  production  française 
dépassait  30  millions  de  tonnes  en  1897,  et  la  courbe  monte  de- 
puis cette  époque,  sauf  un  léger  fléchissement  en  1902,  à  cause 
des  grèves.  Le  désastre  sans  précédent  des  mines  de  Courrières, 


LE  CHARBON  AU  POINT  DE  VUE  NAVAL.  313 

survenu  le  iO  mars  dernier,  est  encore  présent  à  toutes  les  mé- 
moires. Cet  épouvantable  accident,  qui  a  fait  1 100  victimes,  a 
marqué  le  signal  d'une  grève  à  peu  près  générale  dans  nos  bas- 
sins du  Nord.  D'où  une  hausse  de  15  à  20  poiir  100  sur  le  prix 
du  charbon  de  Cardiff  et  de  3  à  4  francs  sur  ceux  des  bassins  de 
Liège  et  de  Charleroi  (1). 

L'Italie  est,  sous  le  rapport  du  charbon,  dans  une  situation 
fort  inférieure  à  la  nôtre;  car,  dépourvue  de  giscmens  de  houille, 
elle  est  obligée  d'importer  tout  le  charbon  nécessaire  à  sa  con- 
sommation. A  l'époque  de  la  guerre  sud-africaine  (1900),  le  gou- 
vernement anglais  frappa  ce  produit  d'une  taxe  d'un  shilling 
par  tonne.  Les  Italiens  payèrent  de  ce  chef  au  Trésor  anglais  la 
somme  annuelle  de  6230000  francs,  surprise  d'autant  plus  dés- 
agréable que  sir  Michael  Hicks  Beach  amadouait  l'opinion 
anglaise,  en  répétant  :  «  N'oublions  pas  que  ce  seront  les  étran- 
gers et  en  grande  partie  les  flottes  de  guerre,  qui  paieront  cet 
impôt.  » 

Les  résultats  n'ont  pas  été  très  favorables.  De  1894  à  1900, 
l'exportation  anglaise  passait  de  32  millions  à  4i-  millions  de 
tonnes.  En  1901,  elle  rétrograda  à  42  millions  et,  en  1905,  elle 
n'atteignit  que  47  1/2  millions  de  tonnes.  Le  ministère  libéral 
actuel  se  propose  de  rayer  cette  ressource  du  budget. 

En  Italie,  cette  taxe  nouvelle  eut  pour  effet  de  mettre  en  ve- 
dette les  projets  de  remplacement  du  charbon  par  le  pétrole  et 
la  houille  blanche. 

On  trouve  aussi  des  gisemens  en  Australie,  au  Japon,  au 
Tonkin  et  en  Chine.  Mais  la  plupart  des  produits  de  ces  mines 
lointaines  brûlent  très  vite,  comme  de  la  paille,  en  donnant  une 
épaisse  fumée  noire  qui  les  rend  à  peu  près  impropres  aux 
usages  militaires. 

Les  gisemens  du  Céleste-Empire  ont  une  grande  impor- 
tance ;  mais,  jusqu'ici,  le  développement  de  ces  ressources  natu- 
relles n'a  pas  pris  beaucoup  d'essor.  Sur  quelques  points  seule- 
ment, l'exploitation  donne  lieu  à  une  certaine  activité,  dans  le 
Tchili,  par  exemple,  où  une  compagnie  chinoise  exploite  les 
mines  de  Kaï-Ping.  Ce  nom  générique  englobe  trois  gisemens. 
Dans  les  limites  des  exploitations  actuelles,  100  millions  de  tonnes 

(1)  A  la  fin  d'avril  1906,  au  moment  de  la  grève,  nos  compagnies  houillères 
n'arrivaient  pas  à  extraire  la  quantité  nécessaire  à  l'alimentation  de  leurs  propres 
cl)audières,  qui  assurent  Iç  fonctionnement  des  cages  et  des  ventilateurs. 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  disponibles  et  225   millions    de  tonnes  seraient   assurées, 
jusqu'à  la  profondeur  de  600  mètres. 

La  réorganisation  de  cette  entreprise  date  de  la  dernière 
guerre  sino-japonaise.  Les  mines  occupent  une  longueur  de 
20  milles  sur  la  ligne  ferrée  de  Tien-Tsin  à  New-Tchouang. 

Le  charbon  extrait  de  la  mine,  la  marine  marchande  le  dis- 
tribue aux  points  de  consommation.  Dès  le  xv^  siècle,  on  appe- 
lait déjà  la  houille  «  charbon  de  mer,  »  parce  que  les  voiliers 
anglais  en  transportaient  partout.  Aujourd'hui,  d'innombrables 
vapeurs,  employés  à  ce  trafic,  portent  ce  produit  sur  tous  les 
océans  ;  et,  comme  les  Anglais  ont  perdu  le  monopole  de  ces 
transports,  la  concurrence  amène  des  fluctuations  considérables 
sur  les  prix  du  fret.  En  1902,  le  fret  de  Gardilî  à  Gènes  descendit 
à  5  shillings,  ce  qui  n'était  pas  arrivé  depuis  189o.  A  cette 
époque,  le  charbon  américain  payait  :  de  New- York  à  Gênes, 
9  shillings  1/2  la  tonne;  de  Philadelphie  à  Stettin,  10  shil- 
lings 1/2;  de  Philadelphie  à  Rotterdam  et  Hambourg,  7  1/2. 

Ces  cargaisons  de  combustible  ofïrent  de  sérieux  dangers 
pour  les  transporteurs.  En  1874,  sur  4485  navires  chargés  de 
charbon,  60  (1  sur  75)  périrent  par  suite  de  combustion  spon- 
tanée. L'humidité  favorise  ces  accidens;  elle  désagrège  et  frag- 
mente les  morceaux  de  houille;  d'où,  surface  plus  considérable 
à  l'absorption  de  l'oxygène.  Ce  gaz  oxydant  étant  le  grand  cou- 
pable, il  importe  de  connaître  tout  accroissement  anormal  de  la 
température  des  soutes,  et  l'on  a  inventé  à  cet  effet  plusieurs 
appareils  indicateurs. 

Les  bàtimens  de  guerre  eux-mêmes  ne  sont  pas  à  l'abri  de 
ces  dangers.  En  1874,  un  cas  de  combustion  spontanée  se  déclara 
à  bord  de  V Antilope,  à  Saigon.  Un  matin,  comme  d'habitude, 
on  ouvrait  les  trous  d'homme  du  pont,  afin  d'aérer  les  soutes, 
quand  il  en  sortit  une  épaisse  fumée.  11  fallut  refermer  en  hâte, 
pour  empocher  l'air  de  pénétrer.  Le  navire  étant  échoué  dans  le 
dock  flottant,  on  dut  dérouler  une  longue  manche  pour  atteindre 
la  rivière.  Enfin,  on  noya  l'incendie  sous  des  flots  deau.  Quand 
on  vida  les  soutes,  on  constata  que  la  masse  entière  du  combu- 
stible avait  soufl'crt;  (le  gros  blocs,  soudés  ensemble,  présentaient 
l'uspccl  métallique  du  coke.  Le  feu  couvait  doue  depuis  long- 


LE    CHARBON    AU   POINT   I>E   VUE   NAVAL.  315 

temps  ;  mais  aucun  indice  n'avait  permis  de  prévenir  eet  accident. 
11  faut  user  des  plus  grandes  précautions  et,  autant  que  possible, 
éviter  d'embarquer  le  charbon  par  temps  de  pluie;  enfin,  sur- 
veiller les  soutes  d'une  façon  continue,  sans  défaillance 

Il  va  s;;ns  dire  que  la  nature  des  charbons  exerce  aussi  son 
influence.  Pour  les  bâtimens  de  guerre  qui  naviguent  au  loin,  le 
choix  du  combustible  a  une  importance  véritable.  Nos  marchés 
prév^oient  un  certain  nombre  d'épreuves  relatives  aux  recettes 
dans  les  pai-cs  de  France  :  poids,  densité,  manière  de  brûler,  com- 
position et  poids  des  résidus.  Mais  les  commissions  chargées  de 
recevoir  les  combustibles  en  cours  de  campagne  se  contentaient 
jusqu'ici,  en  l'absence  de  tout  moyen  de  contrôle,  d'en  examiner 
1  aspect  extérieur;  examen  superficiel  qui  amenait  souvent  des 
mécomptes.  Aussi,  tout  récemment,  le  ministre  a-t-il  édicté  des 
règles  particulières.  On  fera  dorénavant  des  épreuves  de  calci- 
nation  dans  un  four  électrique  à  installer  sur  les  navires  des  sta- 
tions lointaines.  D'autre  part,  on  réunira,  dans  les  écoles  de  mé-' 
caniciens  de  Brest  et  de  Toulon,  des  échantillons  de  tous  les 
charbons  que  l'on  rencontre  à  l'étranger.  En  outre,  on  créera 
dans  ces  établissemens  des  conférences  spéciales  sur  les  combus- 
tibles. Tout  cela,  au  grand  profit  des  officiers  mécaniciens,  qui, 
hors  de  France,  choisiront  les  charbons  en  connaissance  de 
cause. 

L'état  physique  du  charbon  a,  sur  la  chauffe,  une  influence 
considérable.  A  Santiago,  pendant  la  guerre  hispano-américaine, 
Gervera  ne  trouva  que  du  charbon  en  poussière.  Quand  vint  la 
sortie  finale,  cette  poussière  passa  à  travers  les  barreaux  de 
grille,  sans  aucun  profit  pour  la  chauffe.  D'où  impossibilit(i  d'at- 
teindre une  vitesse  qui  aurait  pu  sauver  au  moins  une  partie  de 
l'escadre  espagnole. 

Autant  que  possible,  il  faut  donc  éviter  d'embarquer  du  pous 
sier.  Sous  ce  rapport  les  manipulations  fréquentes  sont  très  dé- 
favorables. Un  ingénieur  allemand,  M.  Schwartz,  peut-être  un 
peu  pessimiste,  estime  à  20  pour  100  la  perte  de  pouvoir  calori- 
fique due  aux  manipulations  qu'on  fait  subir  au  charbon  à  bord 
des  navires.  Le  mode  de  conservation  à  terre  exerce  aussi,  sur 
ce  produit,  une  influence  considérable.  Généralement,  on  l'em- 
pile dans  des  parcs,  soit  à  l'aii  libre,  soit  sous  des  hangars  ou 
toitures. 

L'Angleterre  fait,  en  ce  moment,  des  essais  comparatif  de 


316 


REVUE   DES   DBUX   MONDES. 


conservation,  à  l'air  et  sous  l'eau.  Le  service  compétent  a  divisé 
21  tonnes  de  charbon  en  3  lots  :  2  de  10  tonnes  chacun  et 
1  d'une  tonne  seulement.  Des  deux  premiers  tas,  Tun,  divisé  en 
cinq  parties,  a  été  recouvert  de  toiles;  l'autre,  également  divisé 
en  cinq  fractions,  a  été  immergé  dans  un  bassin.  Le  dernier  tas 
d'un  tonneau,  brûlé  avec  soin,  a  donné  des  chiffres,  aussi  rigou- 
reux que  possible,  sur  ses  propriétés  calorifiques.  A  la  fm  de 
l'expérience,  on  opérera  des  combustions  successives  permettant 
d'obtenir  des  moyennes  pour  déterminer  le  meilleur  mode  de 
conservation. 

La  marine  de  guerre  française  n'emploie,  en  Europe,  que  des 
briquettes  comprimées,  d'une  composition  toujours  égale,  et  plus 
faciles,  théoriquement,  à  arrimer  dans  les  soutes,  à  cause  de 
leurs  dimensions  régulières. 


* 

«  * 


Avant  la  guerre  russo-japonaise,  toutes  les  puissances  mari- 
times limitaient  aux  mers  d'Europe  l'action  des  cuirassés  d'es- 
cadre. En  France,  on  calculait  ce  rayon  d'action  en  prenant  pour 
base  la  distance  (aller  et  retour),  Toulon-Port-Saïd  (1  485  milles), 
ou  Cherbourg-Cronstadt.  Il  s'agissait  de  fournir  aux  cuirassés 
les  moyens  d'atteindre  ces  ports  avec  une  quantité  de  charbon 
suffisante  pour  marcher  pendant  quelque  temps  à  la  vitesse  de 
combat  sans  avoir  à  vider  les  soutes,  qui  constituent  une  bonne 
protection,  en  limitant  considérablement  les  explosions  d'obus. 
On  arrivait  ainsi  à  5000  milles  comme  rayon  d'action  d'un  cui- 
rassé. En  supposant  une  vitesse  moyenne  de  10  nœuds  : 

Le  Jaurégidberry ,  lancé  en  1893,  a  un  rayon  d'action  de 
6380  milles. 

Le  Bouvet,  lancé  en  1895  (qui  marque  un  recul  notable  sur 
le  précédent,  à  tous  les  points  de  vue),  a  un  rayon  d'action  de 
4  050  milles. 

Les  six  cuirassés  qui  entreront  prochainement  en  service 
[République,  Démocratie,  Patrie,  Liberté,  Justice,  Vérité)  auront, 
avec  un  approvisionnement  de  1 825  tonnes,  un  rayon  de 
8  390  milles. 

Enlin,  les  cuirassés  de  18000  tonnes  en  projet  (vitesse 
maxima,  19  nœuds)  prendront  2010  tonnes  et  pourront  parcou- 
rir 8  130  milles  ù  10  nœuds. 


LE  CHARBON  AU  POINT  DE  VUE  NAVAL.  317 

Nous  sommes  déjà  loin  du  rayon  d'action  du  Bouvet. 

Ainsi  l'on  accroît  de  plus  en  plus  le  rayon  d'action  des  grosses 
unités  destinées  à  former  le  corps  de  bataille.  Ces  b«âtimens 
peuvent  en  effet  être  entraînés  à  guerroyer  hors  des  mers 
d'Europe. 

Les  croiseurs  cuirassés,  très  discutés  aujourd'hui,  répondent 
à  d'autres  objectifs  que  les  cuirassés.  Il  leur  faut,  pour  battre 
les  mers,  un  rayon  d'action  beaucoup  plus  étendu  :  le  chiffre  de 
15  000  milles  paraît  un  desideratum  convenable.  Mais  nous  n'y 
sommes  pas  encore. 

Le  croiseur  Léon-Gambetla,  lancé  en  1901,  prend  2  100  tonnes 
(99  tonnes  de  pétrole  sont  comprises  dans  ce  chiffre)  et  peut 
parcourir  12  000  milles,  ce  qui  représente  50  jours  de  chauffe, 
à  10  nœuds.  Les  nouveaux  croiseurs  Victor-Hugo,  Michelet, 
Edgar-Qttmet,  Waldeck-Rousseau,  Ernest-Renan,  auront  égale- 
ment un  rayon  de  12  000  milles.  Nous  enregistrons  avec  satisfac- 
tion ces  données,  qui  marquent  un  pas  sérieux  dans  la  voie  du 
progrès. 

La  marine  italienne,  devançant  son  époque,  a  adopté  une 
solution  remarquable  du  problème  des  grands  bâtimens  de  com- 
bat. Elle  construit  des  types  qui  tiennent  à  la  fois  du  cuirassé 
pour  l'armement  et  du  croiseur  pour  la  vitesse  et  le  rayon  d'ac- 
tion. Les  quatre  navires  (en  achèvement),  type  Napoli,  prennent 
en  effet  2800  tonnes  de  charbon  et  donneront,  d'après  les  pré- 
visions, une  vitesse  de  21°, o  à  22  nœuds,  pour  un  déplacement 
modéré,  12  600  touQeaux.  Leur  armement  ne  comprendra  que 
de  grosses  pièces  (305  et  203).  Tout  ceci  avant  la  publication 
des  fameux  enseignemens  de  la  guerre  russo-japonaise. 

Pour  quelques-uns  des  croiseurs  même,  l'Italie  nous  dépasse 
notablement.  Prenons  le  Dupleix  (français)  et  le  Garibaldi  (ita- 
lien), du  même  déplacement,  7  700  tonnes.  Le  rayon  du  pre- 
mier ne  dépasse  pas  6  000  milles,  tandis  que  l'autre  peut  en  par- 
courir 9  300.  La  différence  est  sensible. 

se 

Cette  question  du  rayon  d'action,  liée  à  celle  des  points  d'ap- 
pui, jouera,  pendant  une  guerre  maritime,  un  rôle  prépondé- 
rant. «  La  grande  difficulté  des  guerres  futures,  a  dit  avec  raison 
le  général  Verdy  du  Vernois,  sera  d'assurer  Talimentation  des 


318  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

masses  armées.  »  Ce  sera,  pour  la  guerre  navale,  d'assurer  le 
charbonnage  des  navires.  On  en  pourrait  citer  de  nombreux 
exemples.  Pendant  la  guerre  hispano-américaine,  depuis  le  com- 
mencement jusqu'à  la  fm,  le  combustible  est  resté  le  souci  le 
plus  grave  du  gouvernement  des  Etats-Unis.  On  se  demanda 
longtemps  avec  anxiété  si  VOrégon  pourrait  embarquer  assez  de 
charbon  pour  prendre  part  au  combat  final,  et  s'il  en  aurait  une 
quantité  suffisante  pour  échapper  à  la  poursuite  éventuelle  d'une 
force  navale  supérieure.  La  capture  de  ce  navire  isolé  pouvait 
en  effet  tenter  les  Espagnols  ;  mais  Cervera  n'eut  pas  le  loisir 
d'y  songer.  D'autre  part,  le  maintien  du  blocus  de  Santiago  dé- 
pendait de  la  réponse  à  cette  question  :  les  Américains  pourront- 
ils  fournir  à  leurs  navires  une  quantité  suffisante  de  charbon  de 
bonne  qualité?  Rodjestvensky,  dans  son  périple  lamentable  de  la 
Baltique  à  Tsou-Shima,  se  préoccupa  surtout  du  ravitaillement 
de  ses  unités.  Pour  y  pourvoir,  il  nolisa  une  soixantaine  de 
vapeurs  allemands,  les  échelonna  par  rendez-vous  successifs,  en 
se  servant,  sinon  de  nos  points  d'appui,  tout  au  moins  de  nos 
eaux  territoriales. 

Des  navires  à  courte  haleine,  comme  les  bâtimens  actuels, 
ayant  à  servir  une  politique  dont  on  agrandit  sans  cesse  les 
limites,  réclament  un  échelonnement  de  stations  capables  de 
leur  fournir  du  charbon,  des  vivres  et  des  munitions. 

Aussi,  les  puissances  maritimes  s'efforcent-elles  de  créer  sur 
les  Océans,  des  relais  sans  lesquels  il  n'est  pas  de  guerre  pos- 
sible. 

L'Angleterre,  que  nous  trouvons  naturellement  au  premier 
rang,  a  espacé  des  points  d'appui  sur  les  principales  routes  du 
globe.  L'Allemagne  cherche  à  en  créer  un  dans  la  Méditerranée;  * 
elle  serait  aussi,  dit-on,  sur  le  point  d'installer  un  dépôt  dans 
lile  de  Bornéo.  Les  Etats-Unis,  instruits  par  l'expérience,  consa- 
crent des  sommes  importantes  à  la  fortification  des  dépôts  de 
combustible.  En  France,  depuis  de  nombreuses  années,  on  a 
mis  cette  question  à  l'ordre  du  jour,  mais  sans  la  traiter  avec 
toute  l'activité  et  la  suite  désirables.  Les  créateurs  de  notre  em- 
pire colonial,  cherchant  des  débouchés  au  commerce,  nous  ont 
donné  des  emplacemens  propres  à  la  constitution  de  solides 
points  d'appui,  nécessaires  à  notre  action  maritime.  Voici  les 
principaux,  en  dehors  des  cinq  ports  militaires  métropoli- 
tains : 


LE  CHARBON  AU  POINT  DE  VUE  NAVAL.  319 

Méditerranée  :  Bizerte. 

Océan  Atlantique  ;  Martinique,  Dakar. 

Océan  Indien  :  Diégo-Suarez  (Madagascar),  Djibouti; 

Océan  Pacifique  :  Tahiti,  Nouméa 

Mer  de  Gliine  :  Saigon,  Port-Courbet. 

Nota  :  La  Martinique  et   Tatiiti  prendront   une  iciportance 
considérable  à  l'ouverture  du  Canal  de  Panama. 

On  n'est  pas  toujours  libre  de  choisir  les  points  d'appui  de  la 
flotte  comme  on  le  désirerait  ;  mais  il  est  bien  certain  que  plus 
ces  relais  seront  rapprochés  les  uns  des  autres,  mieux  ils  seront, 
fortifiés,  et  plus  le  rayonnement  de  la  flotte  aura  d'efficacité.  C'est 
à  la  stratégie,  qui  est  Vart  de  prévoir,  que  revient  la  charge  d'or- 
ganiser les  points  en  question.  Tous  n'ont  pas  la  même  impor- 
tance. La  situation  de  la  Martinique,  dans  le  rayon  des  convoi- 
tises américaines,  et  très  rapprochée  des  possessions  anglaises,  n& 
peut  être  comparée  à  celle  de  Libreville,  par  exemple.  Ces  deux, 
points  qui,  d'ailleurs,  ne  fournissent  pas  les  mêmes  ressources^ 
ne  sauraient  exiger  les  mêmes  travaux  de  défense.  On  doit  donc, 
distinguer  :  les  points  d'appui  principaux  et  les  points  d'appui., 
secondaires. 

Les  uns  et  les  autres  doivent,  autant  que  possible,  répondre 
aux  conditions  ci-après  : 

l"  Ne  pas  être  trop  près  de  la  mer,  afin  d'enlever  à  l'ennemi 
la  possibilité  de  s'en  emparer  par  un  coup  de  main; 

2°  Être  pourvu  d'un  système  fortifié  suffisant  pour  pouvoir  se 
défendre  seul  au  besoin; 

3°  Être  relié  à  un  réseau  de  chemin  de  fer,  pour  faciliter 
l'approvisionnement  du  parc  à  charbon; 

4°  Posséder  des  movens  de  conservation  appropriés  au  cli- 
mat; 

5°  Être  pourvu  d'installations  d'embarquement  permettant  de 
ravitailler,  avec  toute  la  rapidité  désirable,  plusieurs  bàtimens  à 
la  fois; 

6°  Avoir  un  stock  de  charbon  considérable.  Car,  si  le  charbon 
est  considéré  comme  contrebande  de  guerre,  les  puissances 
neutres  ne  pourront  s'en  réapprovisionner  pendant  les  hostilités. 
Il  faudrait  adopter  un  roulement  qui  permît  de  consommer  ce 
stock  et  de  le  renouveler  dans  un  intervalle  de  temps  conve- 
nable. -      • 

En  1901,  le  Parlement  a  voté  170  millions  pour  les  porls^t 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  points  d'appui  (dont  70  pour  les  points  d'appui  hors  de  la 
métropole).  Mais  il  reste  encore  beaucoup  de  travaux  à  finir  ou 
à  entreprendre.  Cette  année  même,  M.  Thomson  a  fait  au  Sénat 
l'aveu  suivant  :  «  L'augmentation  du  matériel  flottant  des  arse- 
naux a  été  reconnu  nécessaire;  on  a  inscrit  au  budget  actuel 
un  crédit  de  1  million  pour  le  matériel  destiné  à  faciliter  le  ravi- 
taillement. »  C'est  une  goutte  d'eau  dans  la  mer.  Comme  le  dit  si 
bien  M.  Ch.  Bos,  en  dix  ans  (4898-1908),  la  puissance  de  notre 
marine  aura  presque  doublé;  et  il  se  demande  :  les  stocks  de 
charbon  prévus  auront-ils  suivi  la  même  progression? 

En  1891,  le  ministre  portait  à  389  000  tonnes  le  stock  de 
guerre  nécessaire  à  nos  escadres.  Nous  n'avons  point  à  recher- 
cher ici  pourquoi  ce  chiffre  ne  fut  pas  réalisé.  Constatons  sim- 
plement que,  le  1"  janvier  1895,  le  stock  ne  dépassait  pas 
378548  tonnes.  En  1900,  l'état-major  général  réclamait  550  000 
tonnes,  pour  une  puissance  de  631 360  chevaux- vapeur.  En 
tenant  compte  des  unités  entrées  en  service  depuis  cette  époque,  on 
calcule  qu'il  fallait  accroître  ce  chifl"re  d'au  moins  15  000  tonnes, 
et,  à  mesure  que  les  navires  du  programme  de  1900  entreront 
en  service,  il  sera  urgent  de  l'augmenter  encore.  Le  1"  avril  1904, 
le  stock  atteignait  431  268  tonnes.  M.  Ch.  Bos  estime,  avec  beau- 
coup de  raison,  qu'il  nous  manque  plusieurs  centaines  de  mille 
tonnes. 

Il  faut  surtout  constituer  à  Bizerte  et  à  Saigon  des  dé- 
pôts très  considérables,  à  cause  de  la  situation  de  ces  deux 
points. 

En  février  1904,  au  moment  de  l'ouverture  des  hostilités  en 
Extrême-Orient,  le  stock  de  Saigon  était  insignifiant.  Le  mi- 
nistre affréta  six  vapeurs  pour  transporter  des  briquettes  dans  ce 
port.  L'administration  locale,  de  son  côté,  passa  des  marchés 
sur  place,  si  bien  que,  quelques  mois  après,  le  1"  juin  1904,  le 
stock  de  la  colonie  atteignait  40  000  tonnes.  C'était  insuffisant 
pour  le  temps  de  guerre. 

Le  projet  de  réorganisation,  qui  date  de  1902,  prévoit,  dans  ce 
point  d'appui,  un  dépôt  de  100  000  tonnes  à  maintenir  toujours 
au  complet.  On  a  pensé  un  instant  que  le  charbon  des  mines 
de  Port-Coui'bet  pourrait  y  suppléer  en  partie.  Cette  considéra- 
tion fournit  même  un  argument  en  faveur  de  l'adoption  de  ce 
port  comme  point  d'appui  de  la  flotte.  Mais  le  charbon  tonki- 
nois n'est  guère  utilisable  que   sous  forme  de   briquettes.  De 


LE  CHARBON  AU  POINT  DE  VUE  NAVAL.  321 

plus,  cette  fabrication  exige  l'adjonction  de  brai  et  de  charbon 
japonais. 

La  situation  de  Bizerte,  au  point  de  vue  au  dépôt  de  charbon, 
est  plus  mauvaise  encore  que  celle  de  Saigon.  Le  l'^'"  avril  1904, 
il  n'y  avait  à  Bizerte  que  17  000  tonnes,  et  il  en  faudrait  100  000 
au  moins.  Ici,  l'Etat  pourrait  se  soustraire  à  l'obligation  d'opérer 
lui-même,  en  employant  le  moyen  que  propose  M.  Chautemps, 
et  qui  d'ailleurs  profiterait  à  la  colonie  tout  entière.  Doubler 
Bizerte  d'un  important  port  de  commerce,  qui  lui  permettrait  de 
se  ravitailler  continuellement  en  charbon,  c'est-à-dire,  opérer  à 
Bizerte  comme  nous  l'avons  fait  à  Alger.  Mais  ceci  n'est  exécu- 
table qu'à  la  condition  de  fournir  un  fret  de  retour  aux  char- 
bonniers. La  plupart  des  navires  qui  portent  du  charbon  à 
Malte,  vont  chercher  partout,  jusque  dans  la  Mer-Noire,  un  char- 
gement de  retour.  La  Tunisie  fournit  assez  de  minerais  et  de 
phosphates  pour  assurer  aux  vapeurs  d'abondantes  cargaisons 
de  retour. 

Dès  le  principe,  on  a  songé  à  créer  à  Bizerte  un  port  de 
commerce  à  côté  de  l'arsenal  maritime.  Mais,  à  l'époque  où 
l'on  travaillait  à  rendre  Bizerte  accessible,  on  creusait  le  port 
et  le  canal  de  Tunis.  De  la  sorte,  le  commerce  de  la  Tunisie 
du  Nord  a  continué  à  converger  vers  Tunis,  tandis  que  Bizerte 
n'était  guère  fréquentée  que  par  les  paquebots-poste  et  les 
cargo-boats  chargés  de  matériel  pour  le  compte  de  la  marine 
nationale. 

Pourtant,  Bizerte  étant  sur  la  route  de  Gibraltar  à  Port-Saïd, 
il  passe  annuellement,  devant  ce  port,  de  8  000  à  10  000  navires; 
on  était  presque  en  droit  d'espérer  qu'avec  le  temps,  quelques- 
uns  d'entre  eux  viendraient  y  renouveler  leur  combustible.  On 
fondait  cette  espérance  en  partie  sur  la  transformation  du  port 
d'Alger,  devenu  grand  pourvoyeur  de  charbon,  au  détriment  do 
Gibraltar.  Quelques-uns  pensaient  même,  sans  l'avouer  ouver- 
tement, que  Bizerte  supplanterait  Alger.  C'était  de  bonne  guerre, 
puisque  ces  deux  ports  vivent  sous  un  régime  différent.  J/uis, 
pour  avoir  des  chances  de  réussite,  il  aurait  fallu  ériger  Bizerte 
en  port  franc,  dès  le  principe.  Or,  on  tua  la  poule  aux  œufs 
d'or,  en  établissant  des  taxes  qui  éloignèrent  les  vapeurs  au  lieu 
de  les  appeler. 

Voici,  à  titre  de  curiosité,  les  quantités  de  charbon  fournies  à 
la  navigation,  à  Gibraltar  et  à  Alger,  de  1883  à  1898  • 

TOME  xxxiv.  —  1906.  2J 


322 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Gibraltar. 

Alger. 

Gibraltar. 

Alger. 

1885  .  . 

.   344  600 

8133 

1892  .  . 

296  300 

H3  691 

1886  .  . 

.  391 300 

12  432 

1893  .  . 

.  295  200 

189  200 

1887.  . 

.  494  500 

27  754 

1894  .  . 

.  278000 

221  175 

1888.  . 

.  506  800 

44  700 

1895  .  . 

272  200 

244  200 

1889.  . 

.  562 100 

59  375 

1896  .  . 

262  300 

276  800 

1890  .  . 

.  450  300 

61 185 

1897  .  . 

283  000 

317  000 

1891  .  . 

.  401 700 

16  962 

1898  .  . 

308  000 

315000 

Ainsi,  la  progression  n'est  pas  régulièrement  décroissante  à 
Gibraltar,  mais  elle  croît  à  Alger  par  bonds  successifs.  Quoi 
qu'il  en  soit,  les  vapeurs  ne  se  ravitaillent  pas  à  Bizerte,  mais 
bien  à  Alger,  situé  à  peu  près  à  mi-distance  entre  Londres  et 
Port-Saïd.  C'est  là  en  grande  partie  le  secret  de  la  force  de 
notre  port  algérien. 

Nous  terminerons  ce  rapide  examen  des  points  d'appui  par 
une  réflexion  tirée  de  la  conférence  patriotique  faite  récem- 
ment à  Bordeaux  par  M.  Lockroy.  L'éloquent  orateur  s'expri- 
mait ainsi  :  «  Pour  avoir  une  marine,  il  ne  suffit  pas  d'avoir 
des  vaisseaux,  il  faut  avoir  des  points  d'appui,  des  points  où 
l'on  puisse  se  ravitailler  et  se  radouber  avec  sécurité.  Trouve- 
rions-nous cela  à  Saigon,  à  Bizerte?  Le  trouverions-nous  même 
à  Dakar?  Hélas!  non.  » 


* 
*  * 


Le  ravitaillement  des  bâtimens  en  charbon  se  présente  sous 
deux  formes,  suivant  que  l'on  pratique  cette  opération  en  rade 
ou  à  la  mer.  En  rade,  il  faut  des  installations  particulières  et, 
sous  ce  rapport,  Toulon  peut  servir  de  modèle,  au  moins  pour  les 
ports  sans  marée.  Cet  arsenal  possède  8  parcs,  contenant  en- 
semble 200  000  tonnes.  A  lui  seul,  le  parc  de  Castigneau,  le  plus 
vaste  de  tous,  renferme  70000  tonnes  de  briquettes  (en  comptant 
à  4  mètres  la  hauteur  des  piles  à  l'air  libre,  et  à  5  mètres  celle 
des  piles  sous  hangar).  Ce  parc  est  desservi  par  une  voie  ferrée 
avec  plaques  tournantes,  qui  le  met  en  rapport,  d'une  part,  avec 
le  réseau  P.-L.-M.;  de  l'autre,  avec  les  appontemens  de  la  rade, 
où  viennent  s'amarrer  les  navires  à  ravitailler.  Ceux-ci  peuvent 
embarquer  leur  charbon  des  deux  côtés  des  appontemens  ^If 
l'aide  des  wagons  de  la  compagnie  du  chemin  de  fer,  qui  ar 
rivent  tout  chargés. 


i 


le'  charbon  au  point  de  vue  naval.  323 

L'arsenal  possède  aussi  de  nombreux  chalands,  pontés  ou 
non,  pour  le  service  de  la  rade.  On  emploie  les  uns  ou  les  autres, 
suivant  la  nature  du  temps  et  l'état  de  la  mer. 

Il  faut,  de  toute  nécessité,  approfondir  cette  question  pour 
les  autres  ports.  Certes,  l'absence  de  marée  facilite  beaucoup  les 
choses  à  Toulon,  mais  il  existe  une  installation  remarquable  à 
Liverpool.  Donc,  la  question  n'est  point  insoluble. 

Les  Anglais  viennent  d'installer  à  Portsmouth  un  vaste  dépôt 
flottant;  c'est  une  grande  coque  en  acier,  qui  porte  12  000  tonnes 
de  charbon.  Cuirassés  et  croiseurs  se  mettent  le  long  du  bord 
pour  se  ravitailler.  Huit  transbordeurs  puissans  réduisent  au  mi- 
nimum le  temps  nécessaire  à  cette  opération, 

A  Port-Saïd,  où  la  main-d'œuvre  n'est  pas  très  chère,  des 
nuées  d'Arabes  ravitaillent,  en  quelques  heures,  les  plus  grands 
paquebots.  Il  est  vrai  que  les  installations  particulières  per- 
mettent à  ces  vapeurs  de  recevoir  à  la  fois  d'importantes  masses 
de  charbon.  De  même  à  la  Martinique,  où  le  chargement  s'opère 
par  des  négresses,  qui  semblent  courir  à  l'incendie. 

Les  bâtimens  de  guerre  anglais  qui  naviguent  en  escadres 
font  très  fréquemment  des  match  pour  accroître  le  record  de 
l'embarquement  du  combustible.  Ainsi,  à  Las  Palmas,  on  a  re- 
levé les  moyennes  horaires  suivantes  : 

Cxmr 147  tonnes.       Implacable 96  tonnes. 

Cornwallis 1 38      —  Ejidymion 74      — 

Queen 131       —  Prince  George .    ...  68      — 

London 127      —  Jupiter 68      — 

Mars 95      —  Bedford 65-      — 

Victorious 77      — 

Au  mois  de  février  1905,  le  Victorious  opérant  contre  le  Ma- 
gnificent  a  pratiquement  établi  le  record  :  255  tonnes  à  l'heure. 

Dans  les  escadres  françaises,  les  bâtimens  rivalisent  aussi  de 
vitesse  dans  des  exercices  du  même  ordre.  En  1902,  pendant  les 
manœuvres  d'armée,  un  exercice  de  ravitaillement  a  donné,  pour 
le  cuirassé  Bouvet,  340  tonnes  en  1  heure  et  demie,  soit  226  à 
l'heure. 

Pour  assurer  un  ravitaillement  rapide,  il  faudrait  outiller  les 
bâtimens  pour  leur  permettre  d'absorber  vite  le  combustible  qui 
arrive  à  bord.  Les  nôtres  ne  sont  point  favorisés  sous  ce  rapport. 
Si  la  cuirasse,  que  l'on  étend  de  plus  en  plu3  dans  les  hauts,  ne 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

permet  pas  de  découper  de  grands  sabords,  pourquoi  ne  pas 
imiter  les  Italiens  et  disposer  une  trentaine  de  manches  à  grand 
diamètre,  mettant  en  communication  directe  le  pont  et  les 
soutes? 

A  ce  propos,  M.  Schwartz,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  vou- 
drait abandonner  les  vieux  erremens,  et  placer  les  soutes  ali- 
mentaires, non  plus  sous  le  pont  cuirassé,  mais  au-dessus  de 
ce  pont.  Les  soutes  installées  sous  le  pont  serviraient  de  soutes 
de  réserve.  On  aurait  ainsi  des  vides  plus  vastes,  plus  faciles  à 
remplir;  enfin,  le  chemina  parcourir  comme  hauteur  de  chute, 
par  le  combustible,  au  moment  de  l'embarquement,  serait  moins 
considérable. 

Il  est  évident  qu'en  temps  de  guerre,  une  force  navale  ne  res- 
tera pas  toujours  à  portée  d'un  point  d'appui.  Dans  leur  lutte 
contre  la  Russie,  les  Japonais  avaient  leurs  bases  à  proximité  et 
ils  en  tirèrent  de  grands  avantages  ;  mais  c'est  un  cas  très  parti- 
culier. Il  faut  qu'une  escadre  puisse  renouveler  son  approvision- 
nement en  dehors  des  points  d'appui  et  c'est  là  que  le  ravitaille- 
ment à  la  mer  intervient.  Cette  opération  exige  le  concours  de 
navires  charbonniers  qui  doivent  remplir  plusieurs  conditions. 
Il  faut  leur  donner  une  vitesse  assez  grande  pour  leur  permettre 
de  suivre  le  gros  (18  nœuds)  dans  toutes  les  circonstances;  les 
munir  d'un  très  grand  nombre  de  sacs  et  d'appareils  de  charge- 
ment ;  les  armer  enfin  de  pièces  légères  pour  repousser  au 
besoin  les  attaques  de  torpilleurs. 

Notre  escadre  a  fait  souvent  dos  expériences  de  ravitaille- 
ment à  la  mer.  Un  vapeur  du  commerce  ayant  à  bord 
1 200  tonnes  de  briquettes,  4  000  sacs  vides  et  2  appareils  Tem- 
perley,  a  pu  ravitailler  3  cuirassés,  par  beau  temps,  filant 
5  nœuds,  bord  à  bord,  au  taux  moyen  de  40  tonnes  à  l'heure. 
Tout  va  bien  par  temps  calme,  à  l'abri  de  la  terre  ;  mais,  dès  que 
s'élève  la  plus  petite  houle,  ce  procédé  devient  très  délicat  et  les 
frôlemens  entre  les  deux  navires  peuvent  amener  des  désastres. 

L'Angleterre,  les  États-Unis,  l'Italie,  ont  des  transports  de 
charbon.  L'Allemagne  va  probablement  en  mettre  sur  les  chan- 
tiers. On  leur  donnera,  dit-on,  de  la  rentrée,  afin  de  réduire  à 
une  simple  ligne  la  surface  de  friction  entre  bâtimens  accostés 
bord  à  bord.  Depuis  la  guerre  d'Espagne,  les  Américains  ont 
également  senti  la  nécessité  de  construire  des  charbonniers.  Ces 
auxiliaires   auront   142    mètres    de    long,    un  déplacement  de 


Le  charbon  au  POINt  DE  VUE  NAVAL.  32o 

i  2  500  tonnes,  une  vitesse  de  1 6  nœuds,  et  ils  porteront  6000  tonnes 
de  charbon. 

Auparavant,  les  Américains  n'avaient  pas  étudié  sérieuse- 
ment le  problème  si  important  du  charbonnage  à  la  mer.  Il  leur 
fallut  d'abord  chercher  une  base  en  pays  ennemi  pour  opérer  en 
eau  calme;  puis  affréter  18  vapeurs  charbonniers.  L'opération 
se  pratiquait  bord  à  bord,  en  interposant  entre  les  deux  navires 
des  balles  de  coton,  ou  mieux,  de  grosses  masses  de  broussailles 
vertes,  qui  agissaient  comme  des  ressorts.  Tout  allait  bien  au 
mouillage;  mais,  en  marche,  on  n'obtenait  pas  de  bons  résultats. 
Règle  générale  :  dès  qu'il  y  a  un  peu  de  clapotis,  il  faut  adopter 
le  remorquage  et  le  trolley,  le  ravitailleur  et  le  ravitaillé  séparés 
par  une  distance  de  300  mètres. 

Voici  le  principe  du  système  à  trolley.  Le  bâtiment  à  ravi- 
tailler remorque  le  charbonnier.  Un  fil  d'acier  passe  du  mât  du 
remorqueur  à  celui  du  remorqué.  Les  sacs  pleins  de  charbon 
prennent  ce  fil  pour  guide  et  sont  mis  en  mouvement  par  des 
cordes  que  manœuvrent  des  treuils.  Une  installation  particulière 
maintient  le  fil  d'acier  à  une  tension  uniforme,  malgré  les  va- 
riations de  distance,  inévitables  entre  les  deux  navires.  Par  mer 
modérée  ou  peu  agitée,  à  la  vitesse  de  8  à  10  nœuds,  on  fait 
ainsi  35  à  40  tonnes  à  l'heure. 

Un  autre  dispositif,  dû  à  M.  Cunningham  Seaton,  permet  aux 
navires. (le  ravitailleur  et  le  ravitaillé)  de  naviguer  presque  bord 
à  bord,  pendant  l'opération.  L'originalité  du  système  consiste 
en  un  jet  d'eau  sous-marin  lancé  d'un  navire  à  Tautre,  perpen- 
diculairement à  l'axe,  pour  maintenir  un  écart  constant  entre 
les  deux  navires.  On  peut  employer,  pour  cela,  la  pt)mpe  de  cir- 
culation, par  exemple.  Les  cordes  qui  mesurent  la  distance  entre 
les  deux  bâtimens  sont  maintenues  raides,  en  activant  ou  en 
modérant  les  jets  d'eau.  L'Allemagne,  dépourvue  de  points 
d'appui,  se  préoccupe  beaucoup  de  cette  importante  question  ; 
elle  emploie  surtout  l'appareil  Spencer-Miller, -de  la  famille  des 
dispositifs  à  trolley.  Les  deux  navires  se  remorquent  à  la  dis- 
tance de  300  mètres,  réunis  par  un  fil  d'acier  de  20  millimètres, 
que  l'on  maintient  à  une  tension  constante.  En  marche,  à  la  vi- 
tesse de  5  à  8  nœuds,  on  fait  40  tonnes  à  l'heure.  L'installation 
coûte  125  000  francs  par  navire. 

En  1904,  le  transbordeur  imaginé  par  M.  Metcalf,  officier 
mécanicien  de  la  marine  anglaise,  a  donné  de  bons  résultais  à 


32G  REVUE   DES    Dj:UX    MONDES, 

Portsmoulh.  L'appareil  est  analogue  au  Spencer-IMill^r;  les  sacs 
de  charbon  se  décrochent  automatiquement  à  l'arrivée. 

Citons  encore  le  transbordeur  américain  LiHgervvood-Miller, 
mû  par  rélcctricité.  L'arbre  de  l'enduit  est  monté  sur  l'axe  du 
treuil  et  la  vitesse  de  déroulement  atteint  ^60  mètres  par  mi- 
nute. Un  dispositif  de  l'espèce  fonctionnait  sur  le  Relvisan;  on 
l'a  installé  aussi  sur  le  cuirassé  anglais  TrafaUjar.  Par  forte 
brise,  le  Trafalgar,  remorquant  le  charbonnier  à  la  vitesse  de 
11  nœuds,  a  pu  faire,  sans  difficulté,  40  tonnes  à  l'heiUje.  C'est 
là  un  précieux  résultat. 

Le  problème  du  ravitaillement  à  la  mer  peut  doaç  être  con- 
sidéré comme  résolu. 

Il  nous  resterait  encore  à  examiner  l'utilisation  du  charbon, 
ce  qui  nous  conduirait  à  parler  des  chaudières  et  nous  entraîne- 
rait hors  des  limites  de  ce  travail,  la  question  des  chaudières 
étant  une  des  plus  controversées. 

* 

*  * 

En  temps  de  guerre,  une  puissance  neutre  ne  saurait  com- 
pléter l'approvisionnement  de  charbon  d'un  bâtiment  belligérant 
sans  fournir  une  sorte  de  secours  au  belligérant  dont  ce  navire 
porte  le  pavillon.  Dans  ces  conditions,  on  prend  un  moyen  terme 
en  lui  délivrant  seulement  la  quantité  de  charbon  nécessaire 
pour  gagner  le  port  national  le  plus  rapproché. 

La  France  a  déclaré  le  charbon  libre  en  1859  et  1870.  Con- 
formément à  l'intérêt  de  son  commerce,  l'Angleterre  fait  la 
même  déclaration,  quand  elle  reste  neutre  dans  un  conflit.  Mais, 
si  elle  est  belligérante,  elle  tend  à  défendre  le  transport  de  cet 
article. 

Il  est  très  désirable  qu'une  entente  se  fasse  sur  la  question 
générale  de  la  contrebande  de  guerre,  une  des  plus  incertaines 
du  droit  international.  Ainsi,  pendant  la  dernière  guerre,  la 
Russie  voulant  considérer  le  riz  et  le  charbon  comme  contre- 
bande de  guerre,  lord  Lansdowne  réclania,  disant  que,  jusqu'en 
1884,  la  Russie  n'avait  pas  considén-  le  charbon  comme  contre- 
bande. Le  gouvernement  russe  consonli't  à  faire  étudier  cette 
question  par  une  commission  que  présidait  M.  de  Martens.  Mais 
il  refubu  formellement  de  prendre  une  décision  de  principe.  Il 
atténua  pourtant  ses  prétentions  eu  admettant  mie  dillérence, 


LE  CHARBON  AU  POINT  DE  VUE  NAVAL.  327 

selon  que  les  oDjets  étaient  adressés  au  gouvernement  ennemi 
ou  à  des  particuliers. 

Le  Japon  nous  a  fait  un  grief  d'avoir  laissé  Rodjestvensky  em- 
barquer dans  nos  eaux  territoriales  (à  Nossi-Bé  et  à  Kam-Ranh), 
au  moyen  de  ses  vapeurs  charbonniers,  une  quantité  illimitée 
de  charbon.  A  cette  distance  du  théâtre  de  la  guerre,  disait-il, 
surtout  à  Kam-Ranh,  toute  fourniture  de  charbon  à  une  force 
navale  en  route,  pour  la  bataille,  constitue  une  infraction  à  la 
neutralité.  Parfaitement;  mais  quand  le  ravitaillement  s'opère, 
non  pas  dans  un  port,  mais  dans  les  eaux  territoriales,  à  3  milles 
de  terre,  parfois  même  plus  loin,  est-il  possible  de  contrôler  la 
manœuvre  et  d'évaluer  la  quantité  de  charbon  qui  passe  d'un 
navire  sur  l'autre,  par  transbordement?  On  peut  admettre,  jus- 
qu'à un  certain  point,  la  thèse  du  Japon.  Mais  alors,  pourquoi 
cette  puissance  n'a-t-elle  soulevé  aucune  objection  contre  la 
façon  d'agir  de  l'Angleterre,  qui  livrait  à  Vladivostock 
120  000  tonnes  de  charbon,  en  1904? 

Ayez  donc  le  courage  d'avouer  que,  lorsqu'il  s'agit  d'affaires, 
certains  négocians  oublient  tout,  même  les  devoirs  des  neutres. 
Les  charbonniers  sauvaient  les  apparences,  en  chargeant  pour 
Delagoa-Bay,  Mozambique,  La  Sude,  au  lieu  de  déclarer  les 
ports  japonais  et  russes.  Cette  petite  supercherie  dura  longtemps, 
car  on  calcule  que,  pendant  les  hostilités,  l'exportation  des 
charbons  anglais  augmenta  de  1500  000  tonnes. 

* 
*  * 

Devant  les  prix  élevés  du  charbon,  et  aussi  pour  concentrer 
plus  de  combustible  sous  un  même  volume,  on  a  essayé  d'autres 
produits.  L'Allemagne  emploie  Vosmon  (tiré  de  la  tourbe)  en 
briquettes  comprimées. 

Mais  c'est  surtout  le  mazout  qui  est  à  l'ordre  du  jour. 
Brûlé  avec  le  charbon,  il  constitue  le  chauffage  mixte.  A  l'aide 
de  becs  appropriés,  on  lance  du  mazout  pulvérisé  sur  le  charbon 
incandescent  des  grilles. 

Ce  procédé  n'est  pas  destiné  à  un  usage  fréquent.  On  l'em- 
ploiera en  temps  de  guerre,  pour  passer  d'une  vitesse  moyenne 
à  la  vitesse  maxima  ;  par  exemple,  pour  donner  la  chasse  à 
l'ennemi. 

Plusieurs  avantages  le  recommandent  d'une  façon  particu- 


328 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


lière.  Il  permet  de  pousser  rapidement  les  feux,  d'obtenir  et  de 
soutenir  un  accroissement  de  pression  sans  augmentation  de 
travail  pour  le  personnel.  Enfin,  il  retarde  le  décrassage.  En 
quelques  minutes,  par  la  manœuvre  d'un  simple  robinet,  les 
chaudières  donnent  toute  leur  pression  et  le  bâtiment  toute  sa 
vitesse.  Voilà  pourquoi  ce  procédé  jouit  d'une  telle  faveur.  Le 
croiseur  cuirassé  neuf  Léon-Gambelta  a  entrepris  une  série 
d'essais  sur  ce  mode  de  chauffe.  On  a  poussé  la  combustion  du 
charbon  à  90  kilogrammes  par  mètre  carré-heure  de  grille,  en 
injectant  graduellement  du  pétrole,  pour  déterminer  la  pression 
maxima  qui  peut  être  atteinte  dans  ces  conditions. 

Les  Anglais  installent  le  chauffage  mixte  sur  tous  leurs 
navires. 

Non  seulement  on  a  essayé  d'autres  combustibles,  mais  on  a 
tenté  de  supprimer  totalement  le  charbon,  en  employant  la 
houille  blanche. 

Cette  expression,  qui  n'est  qu'une  simple  métaphore,  désigne 
l'utilisation  de  la  force  vive  des  eaux  courantes  pour  produire 
de  l'énergie,  par  l'intermédiaire  des  lurbino'^  La  question  se  lie 
à  celle  du  transport  de  la  force  à  distance  et  on  peut  rappeler 
à  ce  propos  que  Marcel  Deprez  réalisa  pour  la  première  fois,  en 
1883,  un  transport  à  distance  par  l'électricile,  entre  Vizille  et 
Grenoble.  Outre  une  économie  réelle,  la  houille  blanche  pré 
sente  des  avantages  particuliers  que  les  Américains  apprécient  à 
leur  juste  valeur.  La  force  motrice  hydraulique  est  pratiquement 
inépuisable  et  toujours  prête.  Quoique  le  charbon  ne  coûte  guère 
plus  de  10  francs  la  tonne  en  Amérique,  l'industrie  de  ce  pays 
établit  des  transports  de  force,  ayant  pour  origine  des  chutes 
d'eau,  aux  distances  de  plusieurs  centaines  de  kilomètres. 

On  a  calculé  que  la  chute  du  Niagara  pourrait  fournir  7  mil- 
lions de  chevaux.  Mais  la  palme  reste  encore  au  Zambèze,  qui 
donnerait  une  somme  d'énergie  beaucoup  plus  considérable. 


* 
*  * 


Nous  en  avons  dit  assez  pour  montrer  l'extrême  importance 
que  prend,  en  temps  de  guerre,  la  ranidité  du  charbonnage,  en 
rade  et  à  la  mer. 

Nos  installations  laissent  beaucoup  à  désirer  et  notre  outil- 
lage est  d'une  notoire  insuffisance.  Et  pourtant,  on  ne  saurait 


LE  CHARBON  AU  POINT  DE  VUE  NAVAL.  329 

trop  le  répéter  :  Jcamais  un  navire  n'aura  trop  de  moyens  de  se 
procurer  du  charbon  et  de  l'embarquer  rapidement. 

Je  ne  conçois  pas,  pour  ma  part,  que  l'on  ne  mette  pas  sans 
retard  à  l'étude  les  questions  suivantes  : 

lo  Installations  indispensables  à  bord  de  navires,  pour  char- 
bonner  rapidement  ; 

2°  Installations  nécessaires  dans  les  ports  et  les  points 
d'appui  (quais,  appontemens,  chalands,  chemins  de  fer,  etc.); 

3"  Création  de  ravitailleurs  pourvus  d'apparaux  puissans  et 
nombreux. 

Impossible,  jusqu'ici,  de  démêler,  au  moins  en  France,  une 
idée  directrice  à  ce  sujet.  Chacun  «  navigue  à  la  part,  »  comme 
disent  les  marins  du  commerce.  Le  choix  des  types,  leur  pro- 
tection, leur  ai-mement,  absorbent  toute  l'attention  des  Conseils, 
des  ministres,  du  Parlement.  Certes,  le  choix  des  types  de  bàti- 
mens,  la  recherche  continuelle  des  améliorations  possibles,  mé- 
ritent des  discussions  approfondies.  Mais  ne  convient-il  pas 
aussi  de  s'occuper,  très  activement  des  moyens  d'alimenter  les 
navires  et  de  les  ravitailler,  de  les  rendre  utilisables,  enfin?  La 
prochaine  guerre  sérieuse  en  montrera  non  seulement  l'utilité, 
mais  la  nécessité  absolue,  soyez-en  sûrs.  La  marine  ne  s'impro- 
vise pas  et  le  temps  est  passé  où  le  «  débrouillez-vous  !  »  tenait 
lieu  de  tout.  L'art  de  la  guerre  s'est  singulièrement  compliqué. 
Il  faut  aujourd'hui  prévoir  le  plus  possible  et  ne  laisser  au 
hasard  ou  à  l'inspiration  du  moment  que  les  questions  impos- 
sibles à  trancher  par  avance. 

Commandant  Davin. 


LA  VIE  FINISSANTE 


TROISIEME   PARTIE  {n 


XXII 

A  l'occasion  de  la  fête  nationale  du  14  juillet,  et  quelque 
temps  avant,  des  événemens  fâcheux  se  produisirent  qui  mirent 
à  nouveau  en  présence  les  partis. 

Il  arriva  que  M.  Leleu,  le  député,  sollicité  par  M.  Mauvezens 
et  les  principaux  dans  le  Conseil  qui  espéraient  par  là  affirmer 
quelque  influence,  accorda  cinquante  francs  au  village  pour  les 
réjouissances  accoutumées.  Et  M.  Mourgues,  un  homme  de  bien, 
l'adjoint  au  maire,  descendit  à  Lombez  pour  toucher  cette  somme 
chez  le  représentant  de  M.  le  député,  qui  se  trouvait  être  un 
certain  M.  Lorgeril,  marchand  drapier. 

Mais  M.  Lorgeril  ne  voulut  point  lui  remettre  la  somme.  Il 
avait  reçu  des  ordres.  Il  s'expliqua  :  M.  Leleu  ne  tenait  point  à 
ce  que  sa  petite  libéralité  prit  une  importance  officielle,  ni  que 
l'on  contredit  à  son  sujet.  Son  intention  était  qu'elle  fût  remise 
à  quelque  garçon  du  village,  en  tant  que  représentant  de  toute 
la  jeunesse  sans  distinclion  de  partis,  et  à  simple  titre  amical  : 

—  Vous  comprenez,  monsieur  l'adjoint  au  maire,  c'est  la  jeu- 
nesse qui  fera  la  France  de  demain. 

Il  était  bien  naturel  qu'un  homme  soucieux  des  intérêts  de  sa  cir- 
conscription marquàtuneattention  toute  particulière  à  la  jeunesse. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  13  juin  et  du  !•'  juillet. 


LA    TIE    FIIVISSANTE.  331 

M.  Mourgiies  salua  poliment  et  s'en  fut.  Il  pensait  :  «  M.  Leleu 
veut  ménager  les  partis...  pour  une  autre  fois.  Nous  l'avons  bien 
servi.  Mais  les  temps  marchent.  » 

Il  s'en  retournait,  pris  d'ennui  devant  un  pareil  souci  de 
l'avenir  qui  allait  compromettre  encore  leur  suprématie  déjà 
chancelante.  Et  il  cherchait  dans  sa  tête  un  moyen  de  parer  à 
cette  défaite.  Le  bruit  des  hautes  roues  de  sa  jardinière  et  le 
claquement  à  terre  des  sabots  de  son  cheval  berçaient  et  mesu- 
raient ses  pensées.  Il  se  sentait  soutenu,  aidé  par  le  mouvement 
des  ornières,  des  cailloux.  Les  gens  de  ce  pays  sont  habitués 
à  songer  à  des  choses  sérieuses,  en  revenant  des  foires,  en  y 
allant,  parmi  les  heurts  de  leurs  routes  difficiles. 

Aux  environs  de  Puylausic,  il  doutait  encore  amèrement. 
Mais  à  la  hauteur  de  Montégut-sur-Save,  il  pensa  :  «  Je  vais  pro- 
poser mon  fils  comme  représentant  de  la  jeunesse.  Pourquoi  pas 
lui,  aussi  bien  qu'un  autre?  Et  ce  sera  tout  de  même  nous  qui 
aurons  l'argent.  »  La  jeunesse,  était  divisée  par  des  opinions 
déjà  vives,  peut-être  plus  vives  encore  d'être  moins  raisonnées. 
M.  Leleu,  dans  la  gravité  journalière  des  luttes  législatives,  n'y 
avait  point  fait  réflexion.  Pourtant,  à  la  vérité,  le  fils  Mourgues, 
qui  était  d'un  heureux  caractère,  savait  se  tenir  d'accord  avec 
chacun. 

Le  projet  de  son  adjoint  parut  excellent  à  M.  Mauvezens,et, 
dès  le  surlendemain,  le  jeune  Mourgues  accompagné  de  Capéran 
descendit  à  la  ville.  Ils  reçurent  une  enveloppe  cachetée  de  cire 
rouge.  Ils  la  remirent  à  M.  le  maire.  Mais  il  ne  s'y  trouva  pas 
d'argent. 

On  revint  à  la  ville.  M.  Lorgeril  affirma  n'y  rien  comprendre  : 
il  avait  confié  aux  jeunes  gens  le  pli  même  émanant  de  M.  le 
député.  Cependant  M.  Mauvezens  niait  avoir  rien  reçu.  Et  le  fils 
Mourgues,  non  plus  que  Capéran,  ne  savait  point  ce  que  conte- 
nait l'enveloppe  fermée  qu'ils  avaient  apportée  à  M.  le  maire.  Ils 
disaient  l'un  et  l'autre  :  «  On  ne  nous  a  pas  donné  autre  chose.  » 
Ils  disaient  vrai.  On  chercha.  Et  les  cinquante  francs  ne  se  re- 
trouvèrent pas.  Tout  le  village  en  causait.  Les  ennemis  politiques 
de  M.  Mauvezens  apportaient  un  grand  zèle  à  commenter  l'affaire 
dans  les  villages  voisins. 

Ce  fut  une  histoire  malheureuse,  digne  en  tous  points  de 
quelques  autres  histoires  que  les  générations  vont  se  répétant. 
Il  s'y  glissait  des  soupçons,  des  défiances.  Et  elle  contenait  vir 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

luellement  tous  les  fermens  qui  divisent  et  font  tomber  les  in- 
stitutions. 

Il  y  eut  encore  ..utre  chose.  Deux  jours  avant  la  fête,  le 
Comité  de  Défense  républicaine,  ayant  eu  connaissance  que 
M.  Mauvezens  avait  obtenu  de  la  sous-préfecture  la  faculté  d'ou- 
vrir au  banquet  officiel  l'ancienne  mairie  devenue  l'école  des 
filles,  dépêcha  quelques-uns  de  ses  membres  au  chef-lieu  pour 
représenter  à  M.  le  préfet  ce  qui  se  passait  et  demander  un 
contre-ordre  d'urgence.  On  le  leur  accorda. 

C'était  au  temps  où  MM.  Millerand  et  Waldeck-Rousseau 
s'élevaient  de  plus  en  plus  solidement  au  pouvoir.  L'étoile  de 
M.  Méline  s'elfaçait  au  loin,  tendant  à  disparaître  tout  à  fait.  Et 
M.  Mauvezens,  avec  ses  opinions  mélinistes  bien  connues,  deve- 
nait un  adversaire  facile  à  vexer.  Il  n'était  point  aussi  que  l'his- 
toire des  cinquante  francs  ne  fût  arrivée  jusqu'aux  Préfectures. 

Les  délégués  du  Comité  de  Défense  républicaine  rentrèrent 
au  village,  triomphans. 

Mais  quand  M.  Mauvezens  reçut  la  notification  de  la  disposi- 
tion préfectorale  qui  lui  interdisait  d'ouvrir  la  salle  de  l'ancienne 
mairie  au  banquet  officiel,  il  n'hésita  point,  et  monta  en  voiture 
à  côté  de  son  fils  pour  se  rendre  à  son  tour  au  chef-lieu. 

L'hésitation,  en  politique,  est  généralement  une  grande 
faute.  M.  Mauvezens,  qui  hésitait  quelquefois,  n'y  tomba  point 
dans  cette  circonstance,  et  ce  fut  sa  sauvegarde. 

A  risle-Jourdain  il  prit  seul  le  train  d'Auch  et  son  fils  Aris- 
tide s'en  fut  à  l'auberge  dételer  et  l'attendre. 

Admis,  après  l'insistance  nécessaire,  auprès  de  M.  le  préfet, 
M.  Mauvezens  déclara  ses  bonnes  convictions  non  seulement  ré- 
publicaines mais  encore  pleinement  gouvernementales,  avec  une 
loyauté  simple  et  communicativc  qu'il  convient  de  louer,  et  par 
laquelle  il  enleva  à  nouveau  toute  franchise  concernant  l'école 
des  filles. 

Il  s'exclamait:  «  Vous  verrez,  monsieur  le  préfet,  vous  verrez, 
aux  prochaines  élections,  ça  ira  autrement  :  nous  voterons  pour 
le  plus  avancé  !  » 

Il  jetait  M.  Leleu  par-dessus  bord.  On  ne  lui  parla  pas  des 
cinquante  francs,  et  il  trouva  même  dans  cette  aventure  quelque 
regain  de  faveur. 

Le  lendemain,  au  petit  jour,  le  premier  train  d'Auch  le 
remit  à  l'Isle-Jourdain.  C'était  le  matin  de  la  fête.  Et  M.  Mauve- 


LA    VIE   FINISSANTE.  333 

zens,  pour  s'être  en  ces  jours  approcné  du  préfet,  s'en  revenait 
sans  parler,  rêveur,  près  de  son  fils,  sur  sa  carriole,  par  les  beaux 
chemins  accidentés,  bordés  des  fortes  verdures  estivales,  avec  de 
l'orgueil  dans  le  cœur  et  un  espoir  vague  de  quelque  décoration 
à  recevoir,  dans  un  temps  prochain. 

Le  soir,  le  café  Larroque  arbora  une  grande  illumination 
multicolore.  Des  hommes,  sous  les  lanternes,  buvaient  bruyam- 
ment en  choquant  des  brocs  pleins  de  bière.  Et  Sageas,  le  gendre 
de  Larroque,  allait  disant  :  «  Nous  avons  bien  fait  les  choses, 
nous.  Ce  n'est  pas  difficile,  nous  sommes  payés  !  »  Ils  aA^aient  reçu 
de  l'argent  de  l'opposition.  Côbes  avait  eu  des  largesses  habiles, 
et  Sageas  l'avouait  fièrement  dans  une  ingénuité  profonde.  Il  ne 
pensait  pas  que  ce  fût  le  moins  du  monde  déshonorant  pour  un 
homme  d'avoir  des  dévouemens  et  des  opinions  tarifés,  ni  de 
savoir  se  tourner  vers  le  plus  offrant.  Cela  lui  paraissait  grande- 
ment honorable,  au  contraire,  car  c'était  donner  la  mesure  d'un 
esprit  libre,  indépendant,  et  pratique.  Il  disait  aussi  :  «  Nous 
sommes  payés,  »  par  allusion  aux  cinquante  francs  perdus  de 
M.  Leleu,  qui  manquaient  aux  fastes  officiels. 

A  la  vérité,  chez  Léandre,  on  n'avait  mis  en  devanture  que 
quelques  quinquets  autour  d'un  drapeau  déteint.  Et  il  n'y  avait 
aux  tables  que  de  bonnes  gens  tranquilles  qui  n'affectaient  point 
de  boire  plus  qu'à  leur  habitude.  On  tira  quelques  fusées,  ici  et 
là,  dans  l'un  et  l'autre  parti.  Il  y  en  eut  qui  montèrent  droit 
avec  un  air  de  vouloir  joindre  les  étoiles.  Et  d'autres  qui  s'en 
furent  tout  de  travers,  misérables,  sans  force.  Des  jeunes  filles 
dansèrent  dans  le  cercle  clair  des  lanternes,  devant  le  café  Lar- 
roque. On  dansait  aussi  devant  l'ancienne  mairie.  Et  les  musi- 
ciens, installés  sur  une  estrade  contre  la  maison,  donnaient  le 
rythme  à  tout  le  monde. 

La  chaleur  était  très  forte.  Une  grande  poussière  s'élevait, 
que  le  vent  des  jupes  faisait  tournoyer  avec  les  couples. 


XXIII 

Il  y  eut  un  silence.  L'abbé  Andrau  reprit  : 

—  Pourquoi  vous  attrister?  Je  crois  que  vous  avez  encore  un 
long  temps  à  vivre,  et,  quand  cela  ne  serait  pas,  une  belle  éter- 
nité est  devant  voui. 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M"'  d'Arazac  secoua  la  tête. 

—  J'ai  trop  d'années  dans  le  passé,  monsieur  l'abbé;  voyez- 
vous,  il  ne  faut  pas  souhaiter  de  devenir  vieux.  Il  doit  être  plus 
facile  de  mourir  avec  encore  quelque  espoir.  On  se  dit  :  «  Il  se  fût 
peut-être  réalisé  si  j'avais  vécu.  »  Mais  quand  on  a  vu  toute  sa  vie, 
on  se  rappelle  à  la  lin  que  rien  ne  s'est  réalisé,  alors  on  sent 
beaucoup  la  fatigue  des  jours. 

L^abbé  Andrau  se  souvint  des  paroles  du  roi  David  au  psaume 
quatre-vingt-neuvième  :  Dies  annorum  nostrorum  in  ipsis  septua- 
ginta  a?mi  —  Si  autem  in  potestatibus  octoginta  anni  —  Et 
amplius  eorum  labur  et  dolor  (1).  —  Les  jours  de  nos  années 
forment  en  eux-mêmes  soixante-dix  ans,  chez  les  plus  forts 
quatre-vingts;  au  delà  il  n'y  a  que  travail  et  douleur. 

Il  avait  toujours  trouvé  une  grande  beauté  à  ces  paroles,  et 
jamais  il  n'avait  pensé  jusque-là  qu'elles  pussent  atteindre  à  une 
semblable  profondeur  de  vérité  subjective. 

M™'  d'Arazac  respira  longuement.  Cela  ne  lui  était  point 
arrivé  encore  de  parler  ainsi  à  l'abbé,  bien  qu'il  eût  toute  sa  con- 
fiance et  qu'elle  l'aimât  véritablement  comme  un  fils.  C'est 
pourquoi  il  en  eut  une  brusque  souffrance,  cette  sensation  pré- 
cise que  la  vie  de  la  vieille  femme  achevait  de  s'user  dans  les 
suprêmes  mémoires.  A  la  vérité,  il  n'eût  point  osé  croire,  avant, 
qu'elle  eût  encore  une  lucidité  aussi  tranquille.  Des  accomplis- 
semens  infiniment  douloureux  tenaient  dans  ses  paroles,  et  il  lui 
parut,  à  lui  qui  avait  cru  un  temps  connaître  ce  qu'était  la  vie 
et  la  peser  à  sa  valeur,  il  lui  parut  qu'il  ne  savait  rien.  Et  il  se 
retrouvait  comme  un  enfant  étonné  et  craintif  devant  cette  âme 
qui  pouvait  à  cette  heure  embrasser  du  regard  toute  une  longue 
existence  véritablement  révolue  et  qui  voyait  sur  un  même 
plan  les  commencemens  et  la  fin.  Toutes  les  choses  semblèrent 
perdre  de  leur  importance,  ce  fut  comme  un  déchirement  de 
nuit  par  lequel  seraient  entrées  des  clartés  plus  hautes.  Devant 
lui,  la  vie  la  plus  simple  en  apparence  devenait  une  heure  tra- 
gique. Il  chercha  à  répoudre  et  ne  trouva  point  de  paroles  dans 
son  intelligence  nouvelle. 

M"""  d'Arazac  dit  : 

—  Il  y  a  eu  un  temps  où  j'avais  de  grands  yeux  clairs.  Alors, 
je  regardais  dans  l'avenir  en  souriant.  C'était  un  temps  où  l'on 
m'eût  fait  plaisir  avec  une  fleur. 

(Ij  Jeudi  saint,  Laudes,  psaume  LXXXIX. 


LA    VIE    FINISSANTE.  335 

Elle  voulut  expliquer  à  l'abbé  des  choses  anciennes.  Dans  le 
vieil  album  elle  lui  montra  des  portraits  pâlis,  do  mauvaises  re- 
productions de  daguerréotypes  et  quelques  cartes  plus  récentes. 
Elle  voyait  dans  ces  figures  toute  une  animation  d'autrefois. 
Plusieurs  de  ceux  dont  l'image  subsistait  encore  vaguement  entre 
les  feuillets  de  l'album  étaient  morts.  Mais  le  souvenir  de 
M"""  d'Arazac  leur  restituait  une  vie  fidèle  dans  quelques  anec- 
dotes par  quoi  ils  avaient  été  mêlés  à  sa  vie. 

Une  figure  de  femme  jeune  et  volontaire  se  présenta. 
M"'"  d'Arazac,  le  doigt  appuyé  sur  elle,  dit  : 

—  Voilà  une  jeune  fille  que  j'aimais  beaucoup,  nous  avions 
le  même  âge;  elle  a  été,  je  crois  bien,  ma  plus  chère  amie.  Elle 
habitait  un  vieux  château  avec  une  terrasse  délabrée  ;  nous  re" 
gardions  de  là  quelquefois  le  coucher  du  soleil.  Nous  avons 
beaucoup  rêvé  sur  cette  terrasse  délabrée;  je  me  rappelle  :  un 
petit  arbre  croissait  entre  des  pierres  écroulées,  il  était  vieux, 
tout  couvert  de  mousses  et  il  n'avait  pas  pu  grandir. 

L'abbé,  l'esprit  en  peine  devant  la  révélation  inattendue  de 
cette  fine  sensibilité  ancienne,  demanda  : 

—  C'est  donc,  madame  d'Arazac,  que  vous  aimiez  les  cou- 
chers de  soleil  et  les  arbres  et  les  rêveries  autrefois? 

Elle  sourit  franchement  : 

—  Oh  !  oui,  beaucoup  ;  mais  peu  l'ont  su  voir. 

Elle  tourna  le  feuillet,  elle  indiquait  :  —  Un  général...  et 
cet  autre  un  monsieur  Candeilh,  dont  les  parens  demeuraient 
dans  la  belle  maison  que  les  Mauvezens  ont  achetée... 

Elle  s'amusa  un  instant  à  regarder  cette  figure  romantique  de 
très  jeune  homme,  mis  avec  élégance  dans  des  ajustemens 
surannés.  Celui-là  avait  mené  une  vie  aventureuse... 

Une  jeune  femme  pensive  apparut.  Elle  se  tenait  appuyée  à 
un  balustre  et  portait  une  belle  robe  ample  à  falbalas.  —  Plu^ 
loin  il  se  trouva  un  religieux  de  l'ordre  de  Saint-Dominique,  un 
préfet  dans  un  costume  galonné... 

Elle  s'arrêta  encore  sur  le  portrait  d'un  adolescent  aux  traits 
réguliers  qui  courbait  une  cravache  sur  de  hautes  bottes  à 
l'écuyère.  Elle  le  regarda  et  elle  dit  : 

—  C'était  le  fils  d'une  cousine  éloignée  ;  sa  mère  habitait  la 
ville  et  elle  nous  l'envoyait  ici  quelquefois  pendant  les  vacances  ; 
c'était  un  gentil  enfant;  je  l'ai  souvent  tenu  sur  mes  genoux; 
plus  tard,"  il  a  été  tué  à  la  guerre. 


336  REVUE  DÈS  DEUX  MONDES, 

Serrée  dans  la  reliure  à  cause  de  son  format  plus  étendu,  il 
se  trouva,  après  la  dernière  page,  une  belle  photographie  plus 
récente  qui  représentait  un  chanoine  dans  son  costume  de 
chœur.  Il  portait  haut  une  belle  tête  digne  et  fière  et  paraissait  à 
la  fois  un  homme  de  pensée  et  un  homme  du  monde. 

—  Voilà  le  chanoine  d'Arglier.  Il  avait  gardé  des  habitudes 
de  cour;  il  venait  me  voir  et  il  me  baisait  la  main.  Il  est  mort 
il  y  a  déjà  un  peu  de  temps. 

Elle  referma  le  livre.  Assurément  elle  l'avait  ouvert  plus  pour 
elle-même  que  pour  l'abbé  Andrau.  Elle  se  renversa  contre 
l'oreille  de  son  grand  fauteuil  à  la  Voltaire  et,  ayant  fermé  les 
yeux,  elle  entra  dans  une  méditation  lointaine. 

L'abbé  respecta  son  silence,  et  il  la  regardait  marcher  invin- 
ciblement à  la  mort,  les  yeux  tournés  en  arrière,  fermés  sur  le 
présent  et  tout  grands  ouverts  sur  un  passé  désormais  inutile. 
Une  tendresse  pieuse,  préparée  par  l'intelligence  de  la  mort 
venue  un  peu  plus  tôt,  éclaira  à  ce  moment,  d'une  façon  nouvelle 
à  la  fois  inoubliable  et  fugitive,  son  cœur  qu'il  avait  gardf 
jusque-là  attaché  seulement  aux  méthodes  didactiques  du  sémi 
naire  et  volontairement  sec.  Et  s'étant  levé,  il  dit  : 

—  Madame  d'Arazac,  je  vous  apporterai  demain  matin  le  bon 
Dieu  et  il  vous  donnera  encore  des  forces  pour  vivre. 

Elle  le  remercia;  il  s'en  fut.  Il  pensait  dans  le  chemin  à 
toutes  ces  vies  des  gens  de  l'album,  à  ces  vies  perdues  dans  le 
passé  et  dont  la  dernière  lueur  allait  s'éteindre  bientôt  avec  la 
mémoire  encore  vivante  de  M"""  d'Arazac.  Il  désira  prier  pour 
ces  morts.  Et,  ayant  pris  son  bréviaire,  il  descendit  vers  le  cime- 
tière pour  y  lire  son  ofiice.  Quand  il  passa,  des  grenouilles  sau- 
tèrent des  bords  dans  le  vivier  ;  elles  dessinèrent  en  tombant 
des  cercles  sur  l'eau,  des  cercles  étroits  qui  vibraient  et  allaient 
s'élargissant,  des  cercles  qui  s'enlaçaient,  se  mêlaient  sans  se 
déformer,  avec  une  beauté  géométrique. 

Lorsque  les  cercles  s'étaient  élargis,  ils  se  perdaient  en  ondes 
imperceptibles  jusqu'à  ce  que  l'eau  eût  retrouvé  son  calme. 
L'abbé  s'arrêta  à  les  regarder;  et  il  lui  parut  qu'il  se  trouvait 
dans  ces  cercles,  mêlés,  agrandis,  affaiblis,  puis  efîacés,  une 
grande  image  exacte  de  la  vie.  Des  bulles  d'air  montaient  çà  et 
là,  de  temps  à  autre,  sur  l'eau,  elles  venaient  du  fond,  elles 
étaient  le  signe  extérieur  de  la  vie  ardente  et  obscure,  de  la  vie 
mystérieuse   des  eaux    dormantes.  Et   elles   crevaient    dans    la 


LA   VIE   FINISSANTE.  337 

lumière  tranquillement  parmi  les  reflets,  sur  le  miroir  de  l'eau 
que  le  ciel  emplissait,  suivant  les  heures,  de  bleu,  de  nuages,  de 
nuit  et  d'astres. 

Au  cimetière,  un  geai  lourd  vola  entre  les  cyprès  de  tombe  en 
tombe  et  jusque  sur  les  cerisiers  de  l'abbé  Andrau  de  l'autre  côté 
du  mur.  De  grands  chardons  poussaient  dans  les  coins  et  aux 
interstices  des  pierres,  des  chardons  à  grosse  tête  bleue,  des 
chardons  roses,  des  chardons  stériles  aux  feuilles  vertes  lisérées 
de  blanc.  Il  se  trouvait  dans  l'herbe  des  ossemens  que  la  bêche 
du  fossoyeur,  —  la  terre  aussi  peut-être  dans  son  lent  travail  de 
rénovation,  —  avait  rejetés  au  dehors.  Une  poule,  tuée  par 
quelque  oiseau  de  proie  et  laissée  là  dans  ce  lieu  solitaire,  ache- 
vait de  se  pourrir  parmi  ses  pauvres  plumes  maculées.  Et  le  vent, 
—  il  y  en  a  presque  toujours  sur  les  collines,  —  le  vent  pas- 
sait comme  un  souffle  éternel  dans  les  arbres. 

Les  pierres  tombales  de  ceux  de  la  maison  de  briques  Tousses, 
vieilles  et  simples,  grises,  et  taillées  dans  une  manière  de  déco- 
ration fruste,  s'élevaient  du  côté  de  l'eau.  Involontairement, 
l'abbé  Andrau  mesura  des  yeux  le  tertre  qu'il  faudrait  bientôt  à 
]^jme  (j'Arazac  ;  c'était  une  petite  place  dans  un  espace  plus  libre, 
plus  gardé... 

Mais  l'aspect  du  cimetière  était  doux.  Une  haute  tige  toute 
chargée  de  clochettes  mauv^es  se  balançait,  sorlie  d'un  creux  de 
la  muraille.  Elle  se  cramponnait  puissamment  à  sa  poignée  de 
terre;  elle  avait  prisa  sa  base,  pour  pouvoir  monter  droit,  une 
étrange  courbe  qui  la  faisait  semblable  aux  fleurs  que  stylisaient 
les  artistes  aux  temps  gothiques.  Il  y  avait  là  aussi  d'autres 
fleurs  bien  soignées,  sur  de  petits  jardins;  et  partout,  jusque 
dans  le  cimetière,  les  abeilles  de  M™°  Leibax,  mêlées  à  dautres 
mouches  bruissantes,  vibraient  et  agissaient.  Elles  volaient  indif- 
férentes et  affairées  entre  ces  fleurs  dont  la  sève  s'accroissait  des 
forces  anciennes  des  morts.  L'abbé  sen  alla. 

Le  soleil  cojumençait  à  décliner  derrière  le  presbytère  et  les 
derniers  rayons  sur  la  mare  faisaient  danser  des  reflets,  —  l'âme 
de  l'eau,  —  contre  le  mur  du  cimetière.  L'heure  était  si  belle 
qu'il  s'avança  jusqu'à  la  croix  pour  regarder  le  pays;  c'était,  à 
perte  de  vue,  tout  près  et  au  loin  sur  les  champs,  les  gerbes 
liées  qui  faisaient  à  terre  des  ombres  déjà  longues  et  dures;  et 
les  pies  et  d'autres  oiseaux  sautelaient  par-dessus.  Les  palmes 
des  maïs,  si  douces  à  voir,  sargenlaienl  avec  une  grâce  iulinie; 
TOME  XXXIV.  —  1906.  22 


338  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

des  petites  herbes,  blanches  de  chaleur,  apparaissaient  un  peu 
partout.  Et  tout  cela  gagnait  une  grande  beauté  tranquille  à 
l'heure  qui  était  celle  où  le  soleil  jette  de  longs  rayons  dénués 
d'effort  qui  éclairent  sans  fatigue. 

Des  enfans  se  roulaient  au  seuil  d'une  maison,  un  homme 
sifflait  un  air  joyeux  dans  un  verger... 

Germaine  Lauriol  monta  lentement  le  chemin  ombreux.  Il 
faisait  une  chaleur  immense.  C'était  partout  sur  la  terre  comme 
d'une  ardeur  heureuse;  et  les  plantes  baissaient  la  tête  vaincues 
par  la  trop  forte  caresse  du  soleil.  Germaine  cueillait,  en  mar- 
chant, des  fleurs,  suivant  le  geste  habituel  des  petites  filles. 
Mais  il  arrivait  que  ces  fleurs  trop  ouvertes,  trop  données  à  la 
lumière  déjà,  s'effeuillaient  dans  ses  mains  aussitôt.  Elle  mon- 
tait lentement,  avec  une  lassitude  nouvelle  on  aurait  dit,  et  elle 
pensait  à  ce  qu'elle  devait  faire  au  village.  Elle  devait  y  acheter 
des  cahiers  chez  M""  Mauvezens  pour  y  transcrire  les  longs 
devoirs  que  l'institutrice  M""*  Pouzergues  lui  donnait,  dans 
sa  fierté  de  préparer  une  élève  à  des  examens  supérieurs.  Elle 
devait  aussi  prendre  en  passant,  par  déférence,  des  nouvelles  de 
M"*  d'Arazac,et  entrer  au  presbytère  pour  y  rapporter  des  li\Tes, 
—  en  recevoir  peut-être  de  nouveaux,  —  car  elle  avait  obtenu 
de  l'abbé  Andrau  qu'il  lui  prêtât  des  livres  de  temps  à  autre. 
Elle  aimait  lire  et  elle  était  bien  contente,  aussi,  de  voir  l'abbé  par 
ce  moyen  un  peu  plus  particulièrement  quelquefois.  Klle  aimait 
lire  ;  cependaiit  elle  aimait  surtout  les  livres  qu'il  avait  choisis 
pour  elle.  Et  quand  même  parfois  ils  dépassaient  son  intelli- 
gence, —  fine  assurément,  mais  sans  grande  culture,  —  de  petite 
fille  des  champs,  elle  se  haussait  jusqu'à  eux  par  la  force  simple 
de  son  amour  pour  lui,  très  candide  et  fait  d'une  admiration 
sans  bornes,  d'une  grande  confiance,  do  quelques  autres  senti- 
mens  indéfinissables  qui  se  résolvaient  en  tendresse,  en  pas- 
sant par  son  cœur  déjà  fait  à  limage  d'un  cœur  de  femme.  Et 
encore,  elle  sentait  sur  elle  la  prédilection  de  l'abbé,  bien 
que  jamais  par  aucune  parole,  aucun  geste,  elle  ne  lui  eût  été 
révélée.  Cependant  sa  joliesse  et  la  délicatesse  un  peu  mor- 
bide de  son  corps,  mieux  fait  que  celui  de  ses  compagnes 
pour  les  sensations  fines,  lui  donnaient  linstinct  des  compréhen- 
sions amoureuses.  Et,  pure  véritablement  à  la  façon  profonde 
des  figures  anciennes  de  jeunes  vierges,  elle  allait  dans  la  vie 


LA   VIE    FINISSANTE.  339 

comme  environnée  d'une  force  ténue  et  puissante  de  volupté. 

Mais  l'abbé  ne  savait  point  cela,  et,  simplement,  il  cherchait 
pour  elle  des  livres,  avec  une  joie  réelle.  Il  était  lier  de  l'âme 
de  cette  enfant  où  il  ne  trouvait  rien  qui  ne  fût  noble  et  pieux. 
Il  se  plaisait  à  l'éveil  de  cette  âme  qu'il  savait  entre  ses  mains; 
elle  lui  appartenait  vraiment  par  l'intimité  mystique,  plus  cer- 
taine qu'aucune  autre,  du  confessionnal.  C'était  encore  à  cette 
heure  la  seule  intimité  de  la  jeune  fille  ;  elle  y  apportait  toute  sa 
foi  ;  et  l'abbé  trouvait  un  grand  repos  à  voir  jusqu'au  fond  dans 
cette  âme  nouvelle,  comme  à  travers  une  eau  délicate  et  claire. 
Il  cherchait  des  livres  ;  c'étaient  des  livres  où  des  vies  de  saints 
et  de  saintes  étaient  contées  et  commentées  et  d'autres  qui  trai- 
taient des  évangiles  et  de  la  Terre  sainte;  ou  encore  des  belles 
apparitions  de  la  Vierge.  Quand  elle  avait  lu,  elle  arrivait  au 
presbytère  à  l'heure  du  crépuscule,  sachant  que  M.  le  curé  à 
cette  heure  était  libre  et  qu'elle  ne  le  dérangeait  pas.  Elle  voyait 
sa  sœur  un  instant_,  elle  s'asseyait  avec  elle  dans  la  cuisine; 
l'abbé  venait  les  retrouver.  Mais  si  M"®  Andrau  n'était  pas  là, 
elle  n'entrait  point  et  l'abbé  la  recevait  sur  le  seuil.  Il  prenait 
ses  livres  et  il  allait  en  chercher  d'autres  et  il  voulait  bien  cau- 
ser avec  elle  cinq  minutes,  pas  davantage,  car  il  savait  que  les 
hommes  et  les  femmes  du  village  étaient  enclins  à  le  mal  juger 
parce  qu'il  était  encore  jeune  et  point  rude  d'apparence,  et  que, 
dans  la  grossièreté  ingénue  de  leurs  pensées,  ils  ne  voyaient  point 
qu'un  homme  jeune  eût  à  dire  à  une  fille  autre  chose  que  des 
choses  de  désir. 

Germaine  aimait  le  seuil  du  presbytère  ;  habituellement  elle 
se  réjouissait  à  l'avance  de  s'y  présenter.  Mais,  ce  jour-là,  elle 
s'attristait  dans  le  chemin,  à  se  sentir  si  lasse;  elle  pensa: 
«  C'est  peut-être  seulement  qu'il  fait  très  chaud  ?  »  Cependant, 
malgré  qu'elle  n'allât  pas  bien  vite,  elle  toussait  parfois  dans  le 
simple  effort  de  la  côte  à  monter;  elle  s'attristait  aussi  pour 
d'autres  choses,  sans  bien  savoir  lesquelles,  et  elle  portait  dans 
l'âme  un  ennui  vague  qui  lui  pesait.  C'est  pourquoi  elle  eut  cette 
idée  d'aller  avant  toute  chose  à  l'église,  offrir  à  Dieu  sa  peine  et 
prier  sainte  Germaine  sa  patronne,  —  de  qui  il  y  avait  une 
statue  à  la  paroi  droite  du  maître-autei,  —  de  la  dissiper. 

C'était  le  temps  où,  dans  chaque  cour  de  ferme,  les  hautes  et 
longues  gerbières  s'élèvent,  bâties  solidement  d'épis  serrés,  dans 


3i0  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  môme  forme  architecliirale.  Hl  le  bruit  cruel  des  machines 
à  dépiquer  emplissait  l'air  de  sa  vibration  pénible.  Il  y  en  avait 
une  au  loin,  une  plus  près,  leurs  ronflemens  se  mêlaient  sur  les 
anciens  champs  de  blé,  pris  et  rejetés  par  les  échos  sur  les 
chaumes.  Et  les  moulins  à  vent,  presque  tous  immobiles  dans 
cette  première  quinzaine  d'août,  avaient  l'air  d'attendre. 

L'activité  des  hommes  et  des  femmes,  presque  silencieuse, 
passait  sous  les  courroies,  sous  les  fumées,  dans  les  stridences 
parfois  des  sifflemens,  dans  lodeur  chaude  et  étrangère  des 
bouches  à  feu,  dans  les  poussières,  les  trépidations.  Le  blé  était, 
pour  la  première  fois,  mêlé  à  une  action  violente  —  en  attendant 
laclion  des  meules  avec  le  vent  comme  premiei*  terme.  Il  dispa- 
raissait, attaché  merveilleusement  à  son  épi,  dans  ses  alvéoles 
finement  entr'ouverts,  et  il  reparaissait,  détaché  de  tout,  prêt  à 
se  donner  aux  bêtes  comme  aliment,  aux  hommes  afin  d'être 
emporté  dans  des  sacs,  ailleurs. 

Le  soleil  était  déjà  au  ras  des  collines  quand  Germaine 
frappa  à  la  porte  du  presbytère.  Elle  attendit  un  peu,  et,  comme 
on  ne  lui  ouvrait  point,  elle  pensa  :  «  M''*  Andrau  n'y  est  pas.  » 

Elle  en  ressentit  un  plaisir  léger,  une  émotion  inexplicable. 
Elle  aimait  mieux  rester  sur  le  seuil  et  voir  M.  le  curé  sans 
que  personre  se  trouvât  entre  eux.  Mirza  la  chienne  aboyait  à 
i  Ultérieur,  l'abbé  lui-même  vint  ouvrir  et  aussitôt  Germaine  lui 
. émit  ses  livres. 

Durant  le  temps  qu'il  montait  en  choisir  quelques  autres  dans 
sa  bibliothèque,  elle  entra  un  peu  dans  le  vestibule.  Elle  écoutait 
le  tic  tac  de  l'horloge,  le  bruit  que  faisaient  des  oies  dans  le  pré, 
k'S  pas  de  l'abbé  dans  sa  chambre. 

Il  descendit  ;  il  lui  dit  : 

—  Vous  voilà  des  livres,  Germaine;  lisez-les  lentement, 
parce  que,  après  ceux-ci,  je  ne  saurai  plus  lesquels  vous  donner 

Il  lui  avait  posé  la  main  sur  l'épaule,  par  manière  de  protec- 
non.  Elle  tressaillit,  devenue  toute  rouge,  et  elle  ne  sut  que  ré- 
pondre, ses  yeux  vagues  levés  vers  l'abb»',  dans  son  trouble  pro- 
fond. L'abbé  retira  aussitôt  sa  main.  Une  gêne  lui  venait,  un 
regret  brusque  d'avoir  fait  ce  geste  si  simple,  si  habituel  avec 
d'autres.  11  la  renvoya  plus  durement  qu'à  l'ordinaire,  plus 
vile  : 

—  J'ai  beaucoup  à  travailler  ce  soir  ;  je  ne  peux  pas  vous 


k. 


LA   VIE    FINISSANTE.  341 

garder  plus  longtemps.  Et  puis,  il  n'est  pas  bien  non  plus  que 
les  jeunes  filles  soient  sur  les  chemins  trop  tard. 

Germaine  passa  devant  les  maisons  «lu  village.  Rlle  gagna  le 
chemin  déjà  assombri  sous  les  arbres,  qui  menait  chez  etie. 
Elle  allait  silencieuse,  tout  éperdue  encore  de  son  tressail- 
lement. 

L'été,  dans  les  chemins  creux,  au  bord  des  mares,  les  cra- 
pauds flûtent  délicieusement  aux  temps  de  pleine  lune. 

XXIV 

M"®  Andrau,  agenouillée  au  bord  de  l'étang,  lavait  le  simple, 
linge  du  presbytère  dans  l'eau  profonde  touic  pleine  des  reflets 
du  matin.  Inconsciemment  elle  brisait  les  beaux  reflets  en  mille 
plis  par  ses  mouvemens  vifs.  Et  des  plumes  légères  ondulaient 
aux  fines  crêtes  de  ces  plis  jusqu'à  l'autre  bord. 

Vers  onze  heures,  Aristide  Mauvezens  descendit  avec  son 
cheval  vers  l'étang.  En  passant  près  de  la  jeune  fille,  il  frôla  de 
la  main  sa  nuque  blonde  et  chaude.  Elle  se  retourna.  Ils  se 
sourirent.  Il  demanda  : 

—  Viendras-tu  ce  soir  dans  le  petit  bois? 
Elle  répondit  : 

—  Oh!  non,  monsieur  Mauvezens,  pour  sûr  non.  Tout 
aujourd'hui  je  suis  de  lessive. 

La  mousse  claire  du  savon  s'irisait  le  long  de  ses  bras.  Elle 
avait  relevé  ses  manches  plus  que  de  coutume  à  cause  de  la 
grande  chaleur  ;  elle  les  avait  relevées  presque  jusqu'à  l'épaule, 
et  on  voyait  sa  peau  plus  blanche  en  haut,  très  fine,  transparente, 
au  grain  serré.  Son  corsage  défait  laissait  l'air  et  la  lumière 
entrer  librement  dans  sa  poitrine,  durant  quelle  se  penchait  sur 
l'eau,  contre  la  planche;  mais  elle  ne  s'en  apercevait  point. 

Ils  causèrent.  Aristide  Mauvezens  lui  parlait  doucemeni,  et  il 
la  tutoyait  parce  qu'ils  étaient  seuls.  Cependant  elle  lui  répondit 
comme  si  plusieurs  avaient  dû  l'entendre. 

Il  se  plaignit: 

—  Alors  qu'est-ce  que  je  vais  devenir?  C'est  trop  tôt  me 
laisser,  vois-tu? 

Elle  secoua  la  tête  : 

—  Une  autre  fois...  pas  aujourd'hui...  une  autre  fois... 

Il  s'en  fut  un  peu  plus  loin   pour  s'occuper  de  son  cheval. 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  continua  à  laver.  Et  ils  causèrent  des  choses  du  village  et 
des  champs.  Cependant  il  la  tutoyait  encore.  Il  ne  parlait  point  à 
très  haute  voix.  Personne  ne  passait  plus  sur  le  chemin,  et  il  ne 
croyait  point  qu'on  pût  les  entendre.  Pour  elle,  elle  répondait 
comme  tout  à  l'heure,  en  disant  à  chaque  fois  :  «  monsieur  Mau- 
vczens  »  ou  «  monsieur  Aristide.  » 

L'abbé  Andrau  qui  venait  d'achever  son  office  dans  son  clos 
de  cerisiers,  derrière  le  cimetière,  entra  dans  son  verger.  Il 
entendit  des  voix,  et  reconnut  sa  sœur  avec  Aristide  Mauvezens, 
et  l'un  et  l'autre  ne  le  voyaient  point.  Mauvezens  disait  : 

—  Mais  oui,  je  peux  vous  porter  toutes  les  deux,  jeudi,  à  Rieul. 
Entre  toi  et  ma  femme,  vous  ne  chargerez  point  trop  la  voiture. 

Et  ce  projet  et  ce  tutoiement  blessèrent  l'abbé  Andrau  au 
cœur.  Il  eut  peur  brusquement,  mais  il  songea  :  «  Elle  est  une 
paysanne,  lui  aussi  est  un  paysan,  ils  se  voient  souvent.   » 

Gela  lui  rappela  le  soir  où  il  avait  trouvé,  en  rentrant,  Aris- 
tide au  presbytère  dans  la  grande  cuisine,  ce  soir  où  sa  sœur 
avait  couru  au-devant  de  lui  pour  lui  faire  voir  les  deux  per- 
dreaux, —  et  elle  les  élevait  dans  ses  mains  avec  un  air  de  joie 
enfantine.  Cela  lui  rappela  encore  cet  autre  soir  où  elle  lui  avait 
dit,  — mais  si  simplement:  «  Jai  rencontré  Aristide  Mauvezens 
à  la  lisière  du  petit  bois.  »  Déjà  ces  deux  fois  il  avait  éprouvé 
un  ennui,  une  inquiétude.  Après  quelques  jours,  cela  avait  passé: 
les  yeux  de  sa  sœur,  doux  .et  candides,  portaient  véritablement 
en  eux  une  force  de  paix,  une  force  d'innocence. 

Cette  autre  idée  le  rassura  mieux  :  s'il  y  avait  eu  quelque 
chose  entre  Aristide  Mauvezens  et  sa  sœur,  à  coup  sûr  les  dames 
Mauvezens  s'en  fussent  aperçues,  la  jeune  surtout  ;  elle  connais- 
sait les  façons  de  son  mari,  elle  devait  en  ressentir  de  grandes 
jalousies,  car  elle  paraissait  l'aimer;  et  elle  devait  veiller  sans 
doute.  Quant  à  la  mère,  elle  non  plus,  il  le  croyail,  n'aurait  pas 
souflert  de  son  lils,  malgré  son  adoration  pour  lui,  qu'il  entraî- 
nât au  mal,  si  près  d'elle,  une  jeune  lillo  à  qui  elle  se  plaisait  à 
témoigner  de  la  syni[)alhie.  Après  la  jonchée  comme  avant,  — 
même,  on  eût  dit,  mieux  après  qu'avant,  avec  des  recherches 
plus  humbles,  plus  cordiales,  —  elle  avait  paru' s'intéresser  à 
M""  Andrau.  Certes  il  n'y  fallait  point  avoir  trop  de  confiance, 
et  l'abbé  n'avait  jamais  auguré  que  rien  de  bon  dût  leur  venir 
d'une  intimité  avec  la  famille  de  M.  le  maire.  Cependant,  et  tout 
en  mettant  un  peu  sa  sœur  en  garde,  il  avait  toujours  tenu  et 


LA    VIE   FINISSANTE.  343 

tenait  encore  pour  incligne  de  sa  pensée  de  croire  que  M""'  Mau- 
vezens  pût  être  une  femme  sans  prudence. 

Il  se  décida  à  pousser  le  petit  portail  à  claire-voie,  et  il  vint 
s  arrêter  auprès  d'Aristide  Mauvezens.  Ils  se  saluèrent,  amicale- 
ment à  l'apparence.  Celui-ci,  dans  l'instant,  portait  sa  brosse 
mouillée  sur  la  croupe  de  son  cheval  ;  et  l'eau  brillante  glissait 
doucement  sur  le  poil  fauve,  en  y  laissant  des  traces  qui  luisaient. 
Ils  se  mirent  à  parler.  Ce  fut  entre  eux  une  causerie  comme  tant 
d'autres,  où  ils  s'appliquèrent  chacun  a  paraître  simples  et  sans 
arrière-pensée.  Mais  l'abbé,  ayant  jeté  les  yeux  sur  sa  sœur,  rit, 
dans  son  mouvement  de  laveuse,  toute  la  jeunesse  ferme  de  sa 
poitrine  qui  éclatait  au  soleil.  Et  comme  il  ne  pouvait  dans  ce 
moment  rien  lui  dire,  il  se  troubla  dans  son  esprit  et  pensa  qu'il 
valait  mieux  s'en  aller.  Alors,  se  tournant  vers  Aristide  Mauve- 
zens, il  dit  : 

—  Nous  remontons  ? 

Aristide  Mauvezens  retira  son  cheval  de  l'eau  ;  le  pansage 
était  achevé  : 

—  Oui,  monsieur  le  curé,  je  vais  avec  vous. 

Et  ils  s'en  allèrent  tous  deux  par  la  route,  puis  par  le  préau, 
dans  la  belle  heure  brûlante,  silencieuse  et  immobile,  de  midi. 

Gomme  ils  arrivaient  à  la  petite  porte  du  presbytère,  lAn- 
gelus  commença  de  sonner  tout  près  d'eux,  sur  leurs  têtes.  Les 
cloches  dansaient  joliment  dans  leurs  arceaux. 

On  n'entendait  plus  les  coups  de  battoir,  à  l'étang. 

Et  M"°  Andrau  apparut  à  l'orée  du  petit  pré  d'herbe  rase. 
Cambrée,  une  corbeille  aux  bras,  elle  marchait  vite.  Et  son  visage 
était  tout  ardent  d'avoir  travaillé  entre  le  rayonnement  du  ciel 
et  l'extrême  chaleur  des  reflets  du  soleil  sur  l'eau. 

XXV 

Au  commencement  de  septembre,  la  mère  de  Marie  Crouzath 
mourut. 

Quand  Jean-Marie  le  carillonneur,  qui  était  aussi  fossoyeur, 
passa  au  petit  jour  devant  le  champ  de  Pierrett,  —  ce  môme  Pier- 
rett  qui  avait  eu  une  rixe  au  printemps  avec  Gapéran,  —  celui-ci 
déjà  au  travail  lui  cria  : 

—  Hé!  croque-mort,  où  vas-tu  comme  cela,  tes  outils  sur 
l'épaule  ? 


34i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Jean-Marie  tranquillement  s'arrêta  devant  la  haie,  point 
pressé  Je  répondre,  inhabile  à  parler  et  lent  à  sa  coutume.  Il 
regardait  Pierrett  dans  ses  maïs,  Pierrett,  qui  s'activait,  coupant 
leurs  têtes  fleuries,  leurs  jolies  têtes  légères  afin  que  l'épi  eût 
toute  la  sève.  Et  des  branches  rouges  d'épine-vinette  étaient 
entre  eux  avec  des  baies  de  prunelliers  parmi  des  ronces. 

Tout  de  même  il  dit  : 

—  Je  vais  creuser  la  fosse  de  la  vieille  Cécile  Crouzath. 
Pierrett  s'offrit  à  lui  donner  un  coup  de  main. 

—  Si  je  ne  t'aide  pas  trop,  je  te  tiendrai  compagnie. 
Le  fossoyeur  accepta. 

Ils  se  mirent  en  marche.  En  haut  du  perron  de  briques,  le 
cimetière  les  accueillit  en  plein  éveil  joyeux.  Les  fleurs  sur  les 
tombes  s'ouvraient  au  matin,  les  oiseaux  voletaient  avec  des 
petits  cris:  c'était  le  bruit  heureux  d'un  jardin. 

Mais,  comme  il  y  avait  du  vent  et  qu'il  soufflait  assez  fort,  les 
couronnes  et  les  médaillons  à  devise,  attachés  sur  les  monumens, 
claquaient  contre  les  pierres. 

Ils  commencèrent  à  creuser.  Quand  le  trou  fut  un  peu  pro- 
fond, un  cercueil  ancien,  disjoint,  rongé  d'humidité,  apparut; 
quand  ils  essayèrent  de  le  dégager  un  peu  pour  faire  place  près 
de  lui  au  nouveau,  il  laissa  sortir,  d'entre  ses  jointures  enfon- 
cées, des  ossemens  et  d'autres  choses  tristes  et  terreuses. 

Alors  Pierrett,  sans  dire  mot,  remonta  le  petit  talus,  dans  le 
temps  même  que  Jean-Marie  prenait  avec  simplicité  et  sans 
dégoût  cette  terre  palpitante  et  ces  os  dans  ses  mains  pour  les 
remettre  en  place,  sous  le  couvercle  défait.  Comme  il  restait 
penché,  attentif  à  son  travail,  la  grosse  croix  de  pierre,  en  tête 
du  tombeau,  vacilla  sur  son  socle  et  se  fût  immanquablement 
abattue  sur  lui,  si  Pierrett  n'avait  crié  à  temps  pour  l'avertir. 
L'iiomme,  redressé,  les  mains  hautes  et  ouvertes,  soutint  la  croix. 
A  eux  deux  ils  la  renversèrent  dans  l'berbe.  D'abord,  elle  leur 
parut  seulement  descellée,  mais  lorsqu'ils  la  regardèrent  plus 
altenlivemenl,ils  virent  que  le  pied  en  était  quelque  peu  brisé.  Sans 
doute  il  devait  y  avoir  eu  là  une  fêlure,  c'était  une  vieille  croix... 
Le  nouveau  travail  l'avait  ébranlée,  aussi.  Pierrett  demanda  : 

—  Que  vas-tu  faire,   à  présent? 

Jean-Marie  ne  répondit  rien.  A  genoux  par  terre,  il  se  lamen- 
tait tristement.  Pauvre  comme  il  était,  il  avait  besoin  de  tous 
dans  la  paroisse,  il  disait  : 


LA    VIE    FINISSANTE.  34o 

—  Marie  Crouzath  me  la  fera  payer,  sa  croix,  pour  sûr.  Elle 
est  riche,  c'est  vrai,  elle  n'en  aurait  point  besoin,  mais  elle  est 
aussi  bien  avaricieuse  ;  elle  ne  me  donnera  plus  d'œufs  à  Pâques, 
ni  le  pain  de  la  Noël... 

C'était  une  tradition,  les  œufs  de  Pâques  au  fossoyeur,  au 
carillonneur,  et  les  pains  de  la  Noël.  Pour  les  pains,  Jean-Marie 
espaçait  ses  visites  dans  les  maisons  de  la  Noël  jusqu'à  l'été,  il 
allait  les  quérir  à  la  mesure  de  ses  besoins  ;  les  œufs  ,  il  les 
prenait  tous  ensemble  et  s'en  allait  les  vendre  à  Samathan,  à 
Rieul,  à  risle-Dodon. 

Pierrett  le  tira  par  sa  manche  : 

—  Viens-t'en  ;  le  fils  de  Larribeau  qui  est  maçon  te  réparera 
ça,  et  on  n'y  connaîtra  rien  tout  à  l'heure.  Il  fera  bien  ça  pour  toi. 

Après  que  la  croix  fut  réparée,  il  ne  s'y  voyait  plus  qu'une 
veine  blanche  à  l'endroit  de  la  cassure;  alors  Pierrett,  qui  aimait 
boire  et  offrir  à  boire  par  un  goût  naturel  d'ostentation  géné- 
reuse, emuitna  le  fils  Larribeau  et  Jean-Marie  au  café.  Non 
point  chez  Léandre  certes,  mais  chez  Larroque.  Capéran,  qu'il 
regardait  toujeurs  comme  son  ennemi  depuis  l'histoire  du  fossé, 
Capéran  marchant  avec  le  maire  et  le  conseil,  il  se  devait  à 
l'opposition.  Ils  burent  à  la  santé  de  la  morte.  Ce  fut  Pierrett 
qui  porta  la  santé.  Il  se  montrait  très  gai,  à  sa  manière,  il  don- 
nait sur  la  table  de  grands  coups  de  poing  qui  faisaient  tinter 
les  verres;  il  s'amusait  aussi  à  regarder  au  dehors  les  gens  qui 
passaient,  en  disant  un  mot  plaisant  sur  chacun. 

Le  fils  Larribeau  raconta  des  histoires  de  régiment,  cl  il 
interpellait  de  temps  à  autre  la  femme  Sagéas  qui  les  servait 
sans  bruit.  Mais  Jean-Marie  buvait  le  vin  pieusement,  en  silence, 
avec  son  visage  recueilli  des  jours  de  fête,  à  l'église,  quand  il 
descendait  de  son  balcon  extérieur  à  la  tribune,  dans  l'intervalle 
de  ses  carillons,  pour  voir  les  lumières. 

Une  carriole  s'arrêta  en  face  devant  l'école  des  filles.  Un 
jeune  garçon  la  conduisait,  et  ce  n'était  point  un  garçon  du  vil- 
lage, car  Pierrett  et  Larribeau  ne  le  reconnurent  point,  non 
plus  que  le  cheval.  Lestement  il  descendit  de  son  siège  et  aussi- 
tôt qu'il  eut  heurté  à  la  porte  de  l'institutrice,  celle-ci  parut 
son  chapeau  sur  la  tête  et  comme  toute  prête  à  partir.  Elle  lui 
donna  la  main  amicalement,  avec  un  sourire  joyeux,  et  puis, 
allant  et  venant,  elle  commença  à  arranger  dans  la  voiture  de 
menus  paquets,  des  sacs.  Par  l'ouverture  de  la  porte,  au  bas  de 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'escalier,  une  malle  se  montra.  Le  jeune  homme  la  traînait  de 
son  mieux,  elle  semblait  lourde.  M"*  Pouzergues  essaya,  pour 
l'aider,  de  la  soulever  d'un  côté,  mais  elle  ne  le  pouvait  pas... 
La  malle  retomba  et  M""*  Pouzergues  se  mit  à  rire  en  renver- 
sant la  tète,  comme  si,  en  vérité,  cela  eût  été  bien  amusant. 
Pierrett  s  élança  hors  du  café.  Du  milieu  de  la  route,  il  criait  : 

—  Voici  un  homme  de  bonne  volonté  pour  vous  servir, 
madame  Pouzergues. 

Et  Larribeau  et  Jean-Marie  le  regardaient  faire  de  derrière 
les  vitres.  Il  empoigna  ta  malle,  elle  eut  l'air  d'un  jouet  entre 
ses  fortes  mains;  il  commanda  au  garçon  : 

—  Aide-moi,  petit,  sur  l'épaule.  Hop! 

Et  il  enleva  la  malle  sur  son  épaule.  Comme  il  la  déposait 
dans  la  carriole  et  que  M"^  Pouzergues,  qui  lavait  suivi  dehors, 
le  remerciait,  il  dit  : 

—  Vous  partez  en  voyage,  madame  Pouzergues?  Eh  bien  !  vous 
n'aviez  pas  besoin  de  faire  venir  un  drôle  d'ailleurs,  pour  vous 
porter.  Il  ne  manque  point  de  chevaux  et  de  carrioles  à  votre 
service  par  ici;  il  ne  manque  point,  non  plus,  de  braves  gens. 

Elle  répondit  : 

—  Ce  jeune  homme  est  le  (ils  d'une  amie  à  moi  qui  habite 
Montpezat;  ils  m'ont  offert  leur  voiture,  j'ai  accepté. 

Pierrett  demanda  : 

—  Et  où  donc  est-ce  que  vous  allez,  à  cette  heure? 
L'institutrice  hésita  un  peu,  elle  cherchait  visiblement.  Elle 

ne  voulait  point  faire  connaître  le  but  de  son  voyage.  Elle  ré- 
pondit : 

—  Pour  l'heure,  je  vais  à  Toulouse;  après,  j'irai  peut-être 
aux  eaux,  quelque  part,  passer  les  vacances,  je  ne  sais  pas  où. 
Je  me  déciderai  en  chemin.  Puisque  mon  mari  me  laisse, 
monsieur  Pierrett,  ne  faut-il  pas  que  je  me  donne  du  bon  temps 
toute  seule?  Je  suis  jeune,  il  est  bien  juste  que  je  prenne  un 
peu  de  plaisir. 

Pierrett  affirma  : 

—  Ah  !  oui,  pour  sûr,  c'est  bien  juste. 
Chez  Larroque,  Jean-Marie  s'était  levé  : 

—  Il  faut  que  je  m'en  aille;  l'enterrement  va  venir,  il  faut 
que  je  sois  là  à  l'avance,  pour  sonner. 

Il  aurait  bien  voulu  que  Pierrett  revint;  mais  Pierrett  ne  se 
pressait  point.  Il    trouvait  de   l'agrément  aux  coquetteries  de 


LA   VIE    FINISSANT!!.  347 

jyjme  Pouzergues.  M"^  Pouzergiies,  le  voyant  fort  et  encore  assez 
beau  malgré  sa  cinquantaine,  lui  faisait  des  agaceries.  Elle  se 
prenait  un  peu  à  son  jeu  et  cela  les  amusait  l'un  et  l'autre. 

Larribeau  paya  le  vin.  Il  ne  lésinait  point  comme  son  père;  il 
était  même  facilement  prodigue  comme  plusieurs  de  ceux  dont  les 
pères  ont  trop  économisé.  11  se  savait  riche,  son  métier  aussi  lui 
rapportait  un  peu  d'argent  et  il  n'avait  point  encore  à  entretenir 
de  ménage.  Il  paya  le  vin,  et  il  était  pressé  de  s'en  aller,  brus- 
quement, sans  dire  pourquoi.  Ils  sortirent.  Pierrett  les  retrouva 
sur  le  chemin,  et,  quand  ils  se  furent  un  peu  éloignés,  il  dit  : 

—  Ce  n'est  point  un  cadet  comme  celui  qu'elle  a  trouvé  qu'il 
lui  faudrait,  à  l'institutrice,  mais  un  homme  plus  fort. 

Il  riait.  Larribeau  assura  qu'elle  l'eût  choisi  de  préférence, 
lui  Pierrett,  s'il  se  fût  présenté  au  bon  moment. 

C'était  l'heure  encore  matinale,  mais  point  trop  fraîche  déjà, 
où  Rose,  la  servante  de  M™^  Leibax,  avait  accoutumé  de  s'as- 
seoir sous  le  gros  figuier  pour  éplucher  les  légumes  de  midi  ou 
travailler  à  quelque  ouvrage  de  couture.  Dans  ce  temps,  le 
figuier  de  couvert  fruits  mûrs  était  toujours  bruissant  d'abeilles. 
Sa  vie  intense  et  son  odeur,  comme  vivante  aussi,  allait  bien  à 
la  jeune  fille.  Et  elle  se  plaisait  là  parce  que  sur  la  route  il  pas- 
sait parfois  quelque  amoureux. 

Larribeau  d'un  peu  loin  regarda  sous  le  figuier.  Il  s'était  mis 
un  peu  à  l'écart  et  en  arrière  des  autres,  afin  d'être  plus  libre  pour 
voir,  et  il  sifflotait  d'un  air  indifférent.  Mais  Rose  n'y  était  point. 

En  passant  devant  le  portail  ils  la  virent  tout  à  coup,  près 
d'eux,  derrière  les  barreaux  de  fer.  Elle  leur  cria  à  tous  trois  : 

—  Bonjour  ! 

Pierrett  voulut  savoir  ce  qu'elle  faisait  là;  son  ouvrage  aux 
mains  et  le  nez  eu  l'air.  Elle  répliqua  : 

—  Je  regardais  des  moineaux  qui  préparent  une  seconde 
couvée  dans  la  bouche  du  lion  là-haut.  Ils  entrent  et  ils  sortent 
tout  le  temps,  je  leur  ai  jeté  des  brins  de  laine,  mais  ils  ne  les 
prennent  pas.  Leur  nid  est  déjà  tout  fait  pour  sûr  là  dedans  et 
je  n'y  avais  jamais  fait  attention  ! 

Pierrett  haussa  les  épaules  : 

—  La  voilà  qui  dit  qu'elle  n'a  pas  fait  attention  aux  nids.  Tu 
as  peut-être  déjà  l'ait  le  tien,  petite  garce! 

Elle  montra  dans  un  grand  rire  ses  dents  blanches,  serrées 
dans  ses  gencives  d'un  rose  violent,   et   elle  courut  à  la  maison 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  répondre.  Pieriell  jela  son  coude  aux  côtes  de  Larrfbeau. 

—  A  quelle  liouie  1  as-tu  quittée  ce  malin,  que' la  voilà  si 
fière? 

Larribeau  se  secoua  : 

—  Que  voule»-vous  dire?... 
Mais  Pierrelt  continuait  : 

—  L'enterrement  aujourd'hui,  et  puis  les  noces  un  autre  jour, 
et  le  baptême  après...  quelquefois  avant. 

Il  rélléchit  un  peu  : 

—  Le  baptême  d'avant,  c'est  même  celui-là  qui  est  le  plus 
sûr.  Après,  dame,  après...  La  maisonnée  est  lourde.  On  fait 
comme  les  autres... 

Sur  le  toit  de  l'église,  Jean-Marie  éveillait  déjà  les  cloches 
pour  le  carillon  funèbre. 

XXVI 

M.  Daurat  dit  : 

—  Oui,  monsieur  le  curé,  vous  avez  raison.  Enseignez-leur  la 
religion,  à  ces  enfans.  C'est  une  grande  base  morale.  Moi,  je  ne 
peux  rien  leur  dire  pour  la  remplacer.  Si  même  il  y  a  quelque 
chose  qui  puisse  en  tenir  lieu, —  ce  que  je  ne  crois  pas,  monsieur 
le  curé,  vous  le  savez  ;  —  si  même  donc  il  y  a  quelque  chose  qui 
puisse  en  tenir  lieu,  ce  n'est  point  fait  pour  eux.  Ils  n'ont  pas  le 
temps  d'assez  apprendre,  ni  d'assez  comprendre.  Et,  à  l'ordi- 
naire, ils  n'ont  pas  assez  de  force  dans  l'intelligence  et  dans  le 
sang  pour  se  faire  une  droiture  purement  raisonnée. 

Ils  avancèrent  de  quelques  pas  sur  le  préau.  La  statue  de  la 
Vierge,  érigée  à  une  mission  déjà  ancienne  et  dont  le  temps 
avait  merveilleusement  adouci  les  trop  vives  couleurs  primi- 
tives, laissait  tourner  sur  eux  son  ombre  de  neuf  heures.  Il  y 
avait  une  grande  douceur  dans  cette  matinée  de  septembre  finis- 
sant. 

Les  petits  garçons,  que  l'abbé  Andrau  réunissait  au  caté- 
chisme trois  fois  par  semaine  malgré  les  vacances,  à  cette 
heure-là,  attendaient  sous  le  porche  latéral  en  se  poussant  les 
uns  les  autres  sournoisement,  avec  des  figures  bien  sages,  nour 
se  faire  rire. 

L'instituteur  continua  : 

—  Je  crois,  monsieur  le  curé,  qu'il  faut  savoir  beaucoup  de 


LA    VIE   FINISSANTE.  349 

choses  pour  arriver  à  un  édifice  moral,  sans  y  mettre  l'entente 
de  la  religion.  Le  désir  du  bien  ne  vient  pas  tout  seul. 
Il  fit  un  grand  geste  vers  les  enfans  : 

—  Enseignez-leur  donc  la  religion,  monsieur  le  curé;  par  là 
seulement  ils  comprendront  un  peu  ce  que  ça  peut  être  :  Tordre. 

L'abbé  répondit  : 

—  Je  m'y  efforce,  monsieur  Daurat.  Et  je  dois  dire  qu'avec 
vous  qui  ne  contrecarrez  pas  mes  enseignemeiis  à  l'école,  comme 
cela  se  passe  malheureusement  dans  d'autres  villages,  la  tâche 
me  reste  facile. 

Les  bras  levés,  avec  le  ton  d'un  homme  qui  achève  un  dis 
cours,  M.  Daurat  reprit  : 

—  Ah!  monsieur  le  curé,  ne  m'en  parlez  pas.  J'aime  le  pro- 
grès, mais  j'aime  aussi  la  tradition  ;  la  tradition  me  paraît  même 
nécessaire  à  un  progrès  meilleur.  Et  que  donnera-t-on  à  ces 
enfans  pour  leur  refaire  une  tradition,  si  on  leur  enlève  Dieu 
avec  les  paroles  et  les  rites  anciens'^ 

M.  Daurat  ne  pensait  point  qu'on  pût  refaire  une  tradition 
avec  quelques  doctrines  sociales,  quelques  enseignemens  ci- 
viques. Il  y  faudrait,  tout  au  moins,  un  long  temps. 

L'abbé  hocha  la  tête  avec  une  tristesse  sincère. 

—  Il  est  vrai  ;  si  on  leur  enlève  Dieu,  que  leur  donnera- 
t-on? 

M.  Daurat,  agissant  dans  une  sphère  familière,  loin  des  au- 
torités universitaires  et  des  préfectures,  aux  côtés  d'un  maire  qui 
ne  voulait  point  lui  nuire  désormais  dans  l'intérêt  de  ses  candi- 
datures successives,  et  ménagé  par  le  parti  adverse  qui  cher- 
chait à  se  l'attacher,  assez  aimé,  en  outre,  par  ceux-là  mômes 
qu'il  avait  instruits  dans  sa  longue  carrière,  M.  Daurat  n'était 
point  asservi  comme  les  instituteurs  qui  professent  près  des 
villes.  Il  pouvait  penser  largement  et  il  ressemblait  assez  à  un 
homme  libre.  C'est  pourquoi  il  lui  était  loisible  de  respecter  la 
religion  et  de  ne  s'en  point  cacher.  Sans  toutefois  afficher  une 
dévotion  qu'il  eût  jugée  peu  compatible  avec  son  caractère 
libéral,  comme  aussi  avec  sa  situation  de  fonctionnaire,  forcé- 
ment tenu  à  une  neutralité  complète  en  même  temps  qu'à  un 
certain  dévoûment  aux  idées  actuelles,  M.  Daurat  venait  à  la 
messe  les  dimanches.  Dans  le  fond  il  était  même  croyant,  bien 
qu'il  se  donnât  volontiers  l'avantage  de  paraître  ne  considérer 
la  religion  qu'au  point  de  vue  strictement  utilitaire  de  son  rôle 


3,"0  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

social  et  de  sa  force  traditionnelle.  Et   il    arrivait  que  Tabbé 
Andrau  se  contentait  tout  de  même  de  cette  attitude. 
M.  Daurat  s'écria  : 

—  A  bas  les  sectaires!  monsieur  le  curé,  à  bas  les  Jacobins! 
Pourquoi  vouloir  rétrécir  son  intelligence  jusqu'à  ne  point  ac- 
cepter toutes  les  compréhensions?  Celle-ci...  puis  celle-là...  non 
point  celle-ci  à  l'exclusion  de  celle-là  ! 

Il  brusqua  les  adieux.  Il  jeta  un  petit  salut  vers  les  enfans, 
ses  disciples,  et  comme  l'abbé  l'accompagnait  par  le  préau  au 
lieu  d'entrer  à  l'église,  il  lui  serra  les  mains,  en  le  repoussant 
familièrement  à  sa  manière  protectrice  : 

—  Non,  non,  monsieur  le  curé,  allez  à  votre  devoir,  allez.  Je 
vais  au  mien  qui  est  aujourd'hui  de  surveiller  la  mise  en  grenier 
du  blé  des  Rouziès  ! 

II  s'éloignait  à  grands  pas;  l'abbé  lui  cria  : 

—  Et  n'oubliez  pas,  monsieur  Daurat,  que  je  pense  commen- 
cer ce  soir  la  quête  du  blé.  Notre  fabrique  est  pauvre,  très  pauvre, 
nous  manquons  de  bien  des  choses.  Ne  mettez  pas  en  grenier 
tout  le  blé  des  Rouziès  ! 

Dans  l'église  fraîche  et  nette,  toute  traversée  de  rayons  de 
soleil,  l'abbé  appela  : 

—  Théodore  Clausette,  Jacques  Saint-Cernain,  Aristide 
Chelles,  Claude  Argès... 

Les  garçons  se  levaient  à  l'appel  de  leur  nom  et  puis  ils  se 
rasseyaient  en  faisant  claquer  les  pieds  inégaux  des  bancs  contre 
les  dalles. 

Il  appela  aussi  les  petites  filles  qui  étaient  arrivées  isolément 
ou  deux  par  deux  et  qui  l'avaient  bien  sagement  attendu  à 
l'église,  à  leur  place  : 

—  Amélie  Pentous,  Baptistine  Loubers,  Gabrielle  Saint- 
Cernain,  Maria  Delpech? 

Et  elles  se  levaient  l'une  après  l'autre,  un  peu  intimidées,  et 
elles  s'essayaient  à  se  rasseoir  sans  bruit.  Plusieurs  avaient  ap- 
porté, pour  le  faire  en  chemin,  un  petit  tricot  qu'elles  cachaient 
à  cette  heure  sous  leur  tablier  en  prenant  bien  soin  de  n'en  pas 
perdre  les  longues  aiguilles.  Mais  Aristide  Chelles  ne  savait  plus 
ce  que  la  désobéissance  d'Adam  et  d'Eve  avait  amené  dans  le 
monde  :  l'ignorance,  la  concupiscence,  la  mort. 

Il  bredouillait,  eu  uhunlaut,  des  choses  absurdes.  11  ne  savait 
plus. 


LA   VIE    FINISSANTE.  351 

Patiemment,  sans  lassitude,  l'abbé  rectifiait,  expliquait. 

Une  petite  tille  récita  sa  leçon  sans  faute;  elle  donna  aussi  de 
bonnes  réponses  à  quelques  questions  ;  celle-ci  savait  bien  son 
catéchisme.  L'abbé  la  posa  en  exemple.  Il  le  pouvait  :  c'était 
une  enfant  pauvrement  vêtue  et  elle  ne  devait  pas  exciter  d'envie. 

Germaine  Lauriol  entra.  Des  rayons  entrèrent  avec  elle  par 
la  porte  ouverte.  L'abbé  se  plut  à  constater  encore  la  finesse  et 
la  netteté  de  la  silhouette  de  la  jeune  fille  qui  en  représentait 
bien  exactement  à  ses  yeux  la  finesse  et  la  netteté  intérieures. 
Elle  arrivait  ce  matin-là  un  peu  en  retard.  Agenouillée  un 
instant  elle  pria,  et  puis,  ayant  retourné  sa  chaise,  elle  s'assit. 

Germaine  avait,  après  sa  première  communion,  demandé  à 
l'abbé  la  permission  de  continuer  d'assister  à  ses  catéchismes; 
il  la  lui  avait  accordée.  C'était  bien  là,  en  vérité,  un  bon  désir, 
une  manifestation  précieuse  de  l'âme  de  la  jeune  fille,  bien  sin- 
cèrement chrétienne  et  désireuse  de  s'instruire,  d'année  en  année, 
plus  solidement  dans  sa  religion.  De  même,  il  arrivait  qu'elle 
groupât  autour  d'elle  les  fillettes  pour  leur  répéter  les  leçons  de 
l'abbé.  Elle  lui  était  donc,  par  surcroît,  un  gentil  et  précieux 
auxiliaire,  et  c'était  avec  plaisir  qu'il  la  voyait  venir.  Elle  se 
mettait  toujours  à  la  même  place,  non  loin  des  enfans,  du  côté 
de  la  chapelle  de  la  Vierge 

Mais  ce  matin-là,  les  mouvemens  de  la  jeune  fille  lui  appa- 
rurent inexplicablement  un  peu  difïérens  de  l'ordinaire. 

Lorsqu'il  rentra  au  presbytère,  l'abbé  crut  reconnaître  la  voix 
de  Germaine  Lauriol.  Elle  était  encore  là;  elle  devait  causer 
avec  M"®  Andrau  dans  la  cuisine.  Il  poussa  la  porte.  Effective- 
ment Germaine  était  là,  assise  sur  une  chaise  basse,  et  M"*  An- 
drau avait  mis  devant  elle  un  escabeau  de  paille  pour  qu'elle 
pût  s'allonger  à  demi,  se  reposer  mieux.  Elle  était  là,  comme 
une  malade,  avec  une  figure  douloureuse  qu'il  ne  lui  connaissait 
point.  Elle  paraissait  avoir  pleuré.  Elle  tenta  de  se  lever  pour 
venir  au-devant  de  lui,  et  elle  s'appuyait  à  la  table  pour  s'aider, 
péniblement. 

L'abbé,  brusquement  ému,  s'écria  : 

—  Ma  pauvre  enfant,  qu'y  a-t-il?  Je  vois  que  vous  soufTrez, 
mais  de  quoi? 

Il  l'interrogeait  avec  une  affection  plus  visible,  plus  douce 
qu'à  l'ordinaire.  Il  la  força  de  se  rasseoir.  Elle  lui  sourit,  à  sa 
coutume  ;  elle  répondit  ; 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ce  n'est  rien,  je  pense;  je  souffre  d'avoir  envie  de  tousser, 
cela  me  pique  affreusement  dans  la  poitrine,  dans  la  gorge  comme 
tout  à  l'heure  à  l'église.  Alors,  il  faut  que  je  tousse,  il  faut  que 
je  crache;  après,  dans  mon  mouchoir,  c'est  comme  du  sang. 
Elle  baissa  la  tête,  un  peu  gônéc,  désireuse  tout  de  môme  d'avouer 
à  l'abbé  tout  son  mal,  ses  longues  craintes,  et  la  misère  survenue. 

—  Je  suis  bien  fatiguée;  je  toussais  déjà  ce  printemps;  mais 
ce  n'était  rien,  c'était  seulement  quand  je  montais  un  escalier, 
quand  je  courais,  et  le  matin  en  me  levant.  A  présent,  c'est  bien 
davantage;  dès  que  je  reniue,  je  suis  tout  essoufflée  et  jo 
toussi;  sans  raison.  Et  voilà  aussi  qu'il  y  a  plusieurs  nuils  que  je 
ne  dors  presque  pas.  Les  nuits,  j'ai  de  grandes  douleurs,  ici. 

Elle  passait  ses  deux  mains  de  ses  hanches  à  ses  genoux,  en 
revenant  vers  l'intérieur  sur  le  milieu  de  sa  robe. 

—  Et  il  me  semble,  après  ça,  que  j'ai  été  battue,  partout,  bien 
fort. 

Elle  remuait  ses  pauvres  épaules  fragiles,  si  joliment  arron- 
dies et  modelées,  si  peu  faites  pour  la  souffrance.  Elle  n'avait 
rien  voulu  dire  à  ses  vieux  pour  ne  pas  les  inquiéter.  Elle  se 
sauvait  dans  le  jardin  pour  tousser  ou  bien  dans  l'étable.  Ils  la 
voyaient  quand  même  avec  ses  joues  fraîches,  et  ils  étaient 
contens.  Mais  à  présent  elle  ne  saurait  plus,  elle  ne  pouvait  plus 
retrouver  son  bon  courage;  elle  croyait  bien  qu'elle  allait  cette 
fois  se  coucher  pour  être  malade.  Elle  disait  tout  cela  à,  l'abbé 
comme  elle  lui  eût  dit  ses  péchés  au  confessionnal,  dans  un 
désir  de  pleine  effusion,  un  immense  besoin  de  s'ouvrir.  Et,  en 
même  temps,  elle  le  regardait  avec  ses  yeux  étranges,  très 
simplement,  très  humblement,  avec  une  grande  confiance,  comme 
si  elle  avait  cru  qu'il  allait  pouvoir  lui  imposer  les  mains  et  la 
guérir,  à  l'exemple  des  saints  dans  les  âges  de  foi. 

Lorsqu'elle  se  trouva  un  peu  mieux,  que  la  crise  de  défail- 
lance se  fut  éloignée,  Germaine  Lauriol  s'en  fut.  L'abbé  avait 
exigé  qu'elle  se  laissât  accompagner  par  sa  sœur,  et  elle  s'en  al- 
lait ainsi,  appuyée  au  bras  de  M""  Andrau,  dans  la  matinée  sur 
son  déclin. 

Dehors,  il  lui  avait  fout  de  suite  paru  être  mieux.  Les  objets, 
à  quoi  elle  donnait  à  sa  coutume  une  attention  gracieuse,  la 
défendaient  de  son  angoisse.  Elle  fut  distraite  par  le  vol  des 
oiseaux.  En  passant  devant  le  verger  clos  de  la  maison  de  briques 
rousses,  elle  vit  aux  treilles  des  raisins  déjà  dorés,  et  elle  dit  : 


i 


LA    VIE    FINISSANTE.  35^ 

—  M"*  Clarisse  les  vendangera  bientôt. 

Dans  le  chemin  creux,  elle  cessa  de  s'appuyer  à  sa  compagne. 
Fille  allait  ici  et  là,  vers  les  haies,  pour  cueillir  des  fleurs,  des 
herbes  fines. 

Du  seuil  de  la  porte  de  son  père,  M"*  Cèbes  lui  fit  un  bonjour 
amical;  elle  y  répondit  gaieinenl.  Près  de  chez  elle,  sur  la  route, 
son  petit  chien  Faltendait.  il  s'élança  sur  elle  tout  joyeux,  tout 
plein  de  caresses.  M'^^  Andrau  s'en  retourna. 

Ce  fut  vers  les  quatre  heures  de  relevée  que  l'abbé  Àndrau, 
accompagné  de  Delpech,  le  principal  d'entre  ses  fabriciens, 
quitta  le  presbytère  pour  commencer  la  quête  annuelle  du  blé. 
Ils  allèrent,  ce  jour-là,  vers  les  fermes  au  delà  de  la  Lieuse,  et 
la  haute  jardinière  de  Delpech  les  emportait  par  de  beaux  che- 
mins inégaux  où  l'automne  commençait  de  se  faire  pressentir  à 
quelques  signes  légers. 

XXVII 

Il  pleuvait.  Félicie  ayant  frappé  à  la  maison  de  briques 
rousses,  attendit,  en  se  serrant  au  vantail  de  bois  gris,  sous  le 
toit,  au  haut  des  marches. 

Justine  vint  lui  ouvrir  en  boitant,  sa  fine  aiguille  de  lingère 
et  sa  toile  blanche  aux  doigts;  Félicie  entra.  Elle  secoua  sa  robe; 
elle  avait  marché  vite  sur  la  terre  mouillée  et  ses  souliers  je- 
taient une  odeur  animale  de  cuir  fort  et  peu  préparé.  Elle 
déplia  son  ouvrage  devant  M""*  d'Arazac  :  c'était  un  bon  vête- 
ment, une  sorte  de  casavecq  à  la  fois  chaud  et  très  léger  et  ample, 
bon  à  mettre  dès  le  matin  par  les  journées  d'automne. 
^|me  (j'^razac  le  prit  entre  ses  mains,  elle  le  tournait  et  le  retour- 
nait. Elle  examina  les  entournures,  les  doublures,  les  coutures; 
elle  ne  dit  mot,  mais  elle  parut  satisfaite.  Elle  demanda  à  l'es- 
sayer. Elle  appela  : 

—  Justine,  Justine. 

Justine  s'empressa.  Les  deux  femmes  l'aidèrent  à  se  dévêtir 
au  coin  du  feu.  Lorsqu'elles  lui  eurent  passé  le  casavecq,  il  se 
trouva  qu'il  était  un  peu  juste  sur  la  poitrine.  Elle  s'en  plaignit. 
Ce  n'était  rien  qu'un  bâti  à  défaire,  Félicie  ouvrait  déjà  la  cou- 
ture, mais  M""^  d'Arazac  qui  n'avait  plus  le  temps  d'attendre,  por- 
tait  à  sa  poitrine    ses   mains   fiévreuses.  Des   épingles   furent 

TOMF,  XXXIV.  —  1006,  23 


354  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

posées.  Comme  on  lui  ôtait  le  casavecq  avec  d'infinies  précau 
lions,  à  cause  des  épingles,  M""*  d'Arazac  dit  à  Félicie  : 

—  Il  faudra  me  le  donner  bientôt;  aux  premiers  jours,  il  fera 
froid,  j'en  aurai  besoin. 

Félicie  le  lui  promit  pour  les  premiers  jours  de  la  semaine 
pro  lors  M"*  d'Arazac  la  fit  asseoir  près  d'elle  afin  de 

causer  un  peu  à  son  habitude.  Félicie  voulut  d'abord  savoir  de 
ses  nouvelles.  M"*®  d'Arazic  lui  dit  qu'elle  se  sentait  mieux 
depuis  quelques  jours.  Elle  (Uait  contente. 

—  Il  fait  bon  maintenant,  il  fait  frais,  je  peux  bien  res- 
pirer. 

Seulement  elle  ne  pouvait  toujours  pas  marcher.  L'enflure 
ne  cessait  de  gagner  par  ses  pauvres  jambes.  Tout  de  même  le 
docteur,  son  vieux  docteur  de  Lombez,  lui  avait  donne  de  l'es- 
poir. Il  avait  trouvé  pour  son  état  un  bon  remède  facile  à 
prendre,  et  il  avait  dit  par  surcroît  que  cela  ferait  courir  un  peu 
mieux  le  sang  dans  ses  veines.  Avec  cela,  il  avait  encore  prescrit 
un  sirop  ;  mais  ce  sirop  ne  pouvait  que  la  faire  un  peu  dormir  les 
nuits.  Elle  souriait.  Une  fois  de  plus  elle  avait  donc  confiance. 
Elle  avoua  cependant  que  l'été  l'avait  grandement  alTaiblie. 
Félicie  ne  manqua  point  à  lui  faire  compliment  de  sa  bonne  mine 
bien  que,  en  elle-même,  elle  trouvât  à  la  vieille  femme  les  yeux 
plus  enfoncés  et  trop  brillans,  les  pommettes  trop  rouges  et  les 
traits  tirés  et  comme  durcis  par  une  maigreur  nouvelle  et  dou- 
loureuse. 

^|me  (j'^rajrac  lui  fit  connaître  que  sa  sœur,  M''"  Clarisse, 
avait  le  projet  de  l'installer  dans  la  petite  chambre  voisine  de 
la  salle  à  manger  et  qui  servait  présentement  d'oratoire.  Il  y 
avait  là  un  bon  lit,  une  place  bien  suffisante  pour  en  mettre  un 
autre,  et  la  chambre  ouvrait  ici  même  de  plain-pied.  Ce  lui 
serait  bien  agréable  certainement  de  n'avoir  plus  à  monter  son 
étage.  D'autant  que,  quand  on  la  portait  sur  sa  chaise  comme 
on  le  faisait  maintenant ,  elle  avait  toujours  peur  qu'on  la 
laissât  choir.  Cela  avait  bien  failli  arriver  une  fois... 

—  Quand  M.  le  curé  est  là,  ça  peut  encore  aller;  il  est  plus 
fort;  entre  lui  et  Anna  je  ne  crains  point  autant.  Mais  quand 
c'est  ma  pauvre  sœur,  c'est  bien  autre  chose...  Autrefois  elle  a 
été  forte,  à  présent  elle  vieillit,  tout  comme  moi... 

Elle  se  tut  un  instant.  On  entendit  une  bobine  rouler  à  terre 
avec  un  petit  bruit  sec,  près  de  la  chaise  de  Justine,  dans  l'em- 


I 


LA    VIE    FINISSANTE.  355 

brasure  de  la  fenêtre.  Puis  le  crissement  léger  de  son  dé  contre 
l'aiguille  à  chaque  point  dans  la  toile  serrée. 

Mais  M"""  d'Arazac  ne  voulait  point  de  cette  chambre  d'en 
bas  parce  que  sa  mère  y  était  morte.  Il  lui  paraissait  que  si  elle 
s'y  installait  ce  serait  aussi  pour  y  mourir.  Elle  croisa  ses  mains 
sur  ses  genoux,  par-dessus  son  psautier.  Les  yeux  grands  ouverts 
et  fixés  sur  quelque  objet  à  son  entour,  elle  regardait  en  arrière 
parmi  les  choses  passées.  Félicie,  pour  la  distraire,  lui  demanda 
si  elle  ne  se  souciait  point  aujourd'hui  de  savoir  les  nouvelles 
du  village.  Il  s'en  trouvait  tout  juste  quelques-unes;  des  tristes, 
des  gaies  et  d'autres  dont  on  ne  savait  dire  si  elles  étaient  tristes 
ou  gaies.  M"*  d'Arazac  répondit  qu'elle  voulait  bien  savoir  les 
nouvelles.  Alors  Félicie,  ayant  un  peu  cherché  dans  sa  pensée, 
commença  de  lui  raconter  un  mariage  :  c'était  tout  récent,  on  n'en 
parlait  que  depuis  la  veille,  et  bien  que  cela  se  passât  dans  le 
voisinage  immédiat,  peut-être  M™*  d'Arazac  n'en  avait-elle  encore 
rien  entendu  dire? 

jyjm*  (j'A.razac  fit  signe  qu'elle  ne  voyait  point  de  mariage 
dans  ses  environs.  Elle  nomma  au  hasard  deux  ou  trois  jeunes 
filles;  Félicie  s'écria  : 

—  Oh  !  madame  d'Arazac,  vous  ne  devineriez  jamais.  C'est 
Rose,  la  petite  Rose  de  M"^  Leibax,  qui  épouse  le  fils  Larribeau... 

C'était  un  superbe  mariage  pour  elle  qui  n'était  qu  une  petite 
servante  coquette  et  sans  le  sou,  mais  les  Larribeau  étaient 
navrés. 

Félicie  eut  un  mouvement  d'épaules  : 

—  Ils  donneront  tout  de  même  leur  consentement  ;  qu'est-ce 
que  vous  voulez,  il  le  faudra  bien.  Le  fils  leur  a  dit  qu'il  parti- 
rait si  on  ne  le  laissait  pas  marier  avec  Rose,  et  qu'il  se  mettrait 
tout  de  même  avec  elle,  d'ailleurs.  Il  l'aime,  ce  garçon. 

Elle  baissa  la  voix  à  cause  de  Justine  et,  penchée  plus  avant 
vers  M"*  d'Arazac,  elle  dit  encore  : 

—  Il  y  a  de  mauvaises  langues  qui  répètent  déjà  qu'elle  est 
enceinte,  que  c'est  pour  ça  qu'il  l'épouse.  Dieu  me  garde  de 
faire  une  calomnie,  mais  pour  ce  qui  est  de  ça,  c'est  bien  pos- 
sible. Toutes  les  nuits  de  cet  été  ils  ont  dormi  ensemble;  elle 
lui  ouvrait  la  porte,  des  gens  leg  ont  vus,  et  M"'"  Leibax  ne  s'en 
est  jamais  doutée. 

M""^  d'Arazac  jeta  une  exclamation,  étonnée,  amusée,  un  peu 
scandalisée   à  l'apparence.   Félicie   continuait  :   M""'  Mauvezens 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  était  intime  avec  M""*  Leibax  lui  avait  laissé  comprendre 
que  l'idée  de  M""*  Leibax,  pour  l'instant,  était  de  renvoyer  Rose 
dans  sa  famille,  à  Garavet  : 

—  Ce  n'est  point  que  ce  soit  bien  loin;  l'histoire  se  saura  là- 
bas  comme  ici,  mais  quand  môme  cela  vaut  mieux. 

M'""^  d'Arazac  hocha  la  tête  : 

—  Hou  !  elle  est  fine,  la  drôle  !  Elle  a  su  choisir  l'amoureux. 
C'est  un  beau  garçon  et  il  a  du  bien.  Mais  tu  as  raison,  Félicie, 
de  dire  qu'il  est  bien  possible  qu'elle  soit  enceinte.  Il  y  en  a  eu 
bien  d'autres  avant  elle... 

Félicie  baissa  les  yeux  en  rougissant.  De  sa  bonne  voix  gron- 
deuse M""'  d'Arazac  disait  : 

—  Veille  bien  sur  ta  fille,  toi  qui  sais  ce  que  c'est.  Et  qu'elle 
ne  fasse  pas  comme  vous  autres,  ta  mère  et  toi...  Elle  me  paraît 
avoir  l'allure  bien  vive  et  s'être  bien  faite  en  femme  cet  été. 

Félicie  jeta  un  long  soupir  pour  habiter  le  silence,  ne 
sachant  que  répondre.  Tristement,  en  elle-même,  elle  pensait: 
«  Comment  saurais-je  garder  ma  fille,  moi  qui  ne  sais  point  me 
garder?  »  Elle  ne  s'était  point  défendue  de  lamour  non  plus  que 
sa  mère.  Elle  sentit  à  ce  moment  avec  une  crainte  désarmée 
qu'un  sang  tout  pareil  au  leur  coulait  à  travers  le  cœur  de  son 
enfant.  Elle  entrevit  des  images  précises  qui  lui  déplurent.  La 
vie  de  sa  fille  se  mêla  à  sa  propre  vie,  devint  sa  vie;  elle  en  eut 
un  regret,  une  angoisse.  Elle  ne  voyait  rien  pour  empêcher  cela; 
en  vérité  qu'aurait-elle  pu  faire,  elle  qui,  à  l'heure  même,  venait 
de  quitter  Jacques  sur  la  route  de  Forgues,  à  la  lisière  de  la 
forêt.  C'était  ainsi.  Ils  avaient  passé  ensemble  tout  le  commence- 
ment de  l'après-dînée;  elle  ne  savait  point  lui  refuser  de  le  ren- 
contrer ici  et  là  quand  il  le  lui  demandait.  Ils  s'étaient  cette  fois 
retrouvés  sous  le  couvert  des  chênes,  parmi  les  hautes  fougères 
qui  commençaient  à  blanchir  et  les  faux-houx  piquans  aux 
belles  graines  rouges.  Jacques  avait  dit  : 

—  Puisqu'il  pleut,  il  faudrait  bien  voir  à  cherchor  un  abri. 
Il  avait  écarté  des  branches  basses,  et  elle  était  venue  derrière  lui, 
docile  et  confiante,  un  peu  inclinée,  par  les  taillis.  Jacques,  qui 
aimait  chasser  comme  presque  tous  les  hommes  de  ce  pays,  con- 
naissait dans  les  forêts  les  abris  frustes  où  l'on  vient  attendre 
le  gibier  à  la  pointe  du  jour,  certains  malins  d'automne,  ou  les 
nuits.  Il  avait  eu  vite  fait  d'en  découvrir  un.  En  s'efiaçant,  pour 
que  Félicie  passât  devant  lui,  il  l'avait  fait  entrer  par  une  porte 


^ 
> 


*; 


LA    VIE    FINISSANTE.  357 

étroite  dans  une  hutte  au  milieu  d'un  fourré.  Et,  son  fusil  posé 
dans  un  coin,  ii  s'était  assis  tout  près  d'elle  sur  un  banc  de 
genêts.  Des  gouttes  d'eau,  fraîclies  et  capricieuses,  leur  arrivaient 
au  gré  des  frondaisons  souples,  des  feuilles  glissantes  et  du 
vent,  par  la  vétusté  du  toit.  Le  chien,  couché  contre  la  porte, 
tremblait  d'ennui.  Et  au-devant  d'eux,  dans  le  petit  carré  de  la 
fenêtre,  il  y  avait  une  bande  de  ciel  au  haut  de  la  pente,  une 
bande  de  ciel  blanc,  une  éclaircie  comme  un  espoir,  toute  coupée 
par  les  stèles  des  arbres  élevés  et  voilée  par  les  verdures  infé- 
rieures. Mais  à  ceci,  Jacques  et  Félicie  n'avaient  point  donné 
d'attention  :  attentifs  à  eux-mêmes,  ils  avaient  mieux  joui  seu- 
lement, sans  savoir  pourquoi,  de  s'aimer  parmi  ces  choses,  au 
bruit  de  la  pluie,  dans  le  froid. 

A  demi  défaillante  au  souvenir,  Félicie  se  laissa  aller  contre 
le  dossier  de  sa  chaise.  Elle  oubliait  sa  lllle,  ses  soucis  de  tout 
à  l'heure,  M"*  d'Arazac.  Mais  M""  d'Arazac,  sa  longue  main 
maigre  posée  sur  son  bras,  la  secouait  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  as  à  te  taire  ainsi  ?  Pour  sûr  lu  es  fati- 
guée ou  bien  tu  as  quelque  chose  que  tu  ne  dis  pas  et  qui  te 
tourmente? 

Dans  son  bon  vieux  cœur  indulgent,  une  crainte  brusque 
survenait  d'avoir,  tout  à  l'heure,  fait  de  la  peine  à  Félicie  avec 
ses  allusions.  Elle  s'en  inquiéta. 

—  Ce  n'est  toujours  pas  ce  que  je  t'ai  dit  à  propos  de  Rose, 
je  pense.  Tu  sais  bien  que  je  ne  t'ai  jamais  trop  jeté  la  pierre. 

Félicie  s'essaya  à  rire  : 

—  Oh  !  non,  madame  d'Arazac,  non  ;  ce  n'est  pas  ce  que  vous 
m'avez  dit.  Et  puis,  vous  pouvez  tout  me  dire,  vous;  vous  avez 
toujours  été  très  bonne  et  charitable  pour  moi,  même  dans  les 
plus  mauvais  jours... 

Elle  chercha  au  commencement  de  sa  rêverie,  elle  trouva 
qu'elle  lui  était  venue  à  propos  de  sa  fille.  Alors  elle  dit  pour 
dire  quelque  chose  : 

—  C'est  que  vous  avez  parlé  de  Gabrielle,  madame  d'Arazac; 
pour  sûr  qu'il  y  a  déjà  des  garçons  qui  lui  font  la  cour  ;  et  cela 
me  porte  souci. 

M"^  d'Arazac  conseilla  : 

—  Il  faut  faire  attention,  bien  attention  ;  il  faut  veiller. 
Félicie  répondit  : 

—  Oui,  madame  d'Arazac,  je  comprends  bien  et  je  le  ferai 


358  RE^'^JE  des  deux  mondes. 

comme  vous  dites  :  je  veillerai.  Mais  voilà,  c'est  que  je  suis  bien 
souvent  dehors,  moi,  à  cause  de  mon  métier. 

Elle  parla  d'autre  chose.  On  disait  que  la  petite  Germaine  Lau- 
riol  était  malade,  qu'elle  n'avait  pas  pu  se  lever  Tautre  matin,  et 
que  ses  parens  avaient  fait  chercher  un  médecin  à  Samathan. 

M"*  d'Arazac  aimait  beaucoup  Germaine  Lauriol  ;  elle  espéra 
que  son  mal  ne  serait  point  grave.  Là  où  il  y  avait  de  la  jeu- 
nesse, il  y  avait  toujours  de  lespoir... 

Le  fils  Despiau,  qui  avait  été  passer  quelque  temps  à  Gaute- 
rets,  dans  les  Pyrénées,  pour  sa  poitrine,  venait  de  rentrer.  Le 
bon  air  de  là-bas  lui  avait  fait  du  bien.  Et  il  racontait  partout 
qu'il  avait  vu  à  Luchon,  en  passant.  M""*  Pouzergues  l'institu- 
trice, avec  le  petit  jeune  homme  qui  était  venu  la  chercher  au 
commencement  des  vacances  dans  sa  carriole.  Les  commentaires 
allaient  leur  train;  on  préparait  encore  des  lettres  anonymes. 

M"*  Clarisse  entra.  Elle  portait  avec  de  grandes  précautions 
une  chasuble  dont  le  galon  d'or  se  défaisait  sur  l'un  des  côtés. 
Elle  fut  contente  de  trouver  là  Félicie.  Elle  lui  dit  : 

—  Tu  vas  me  recoudre  ce  galon  ;  je  l'aurais  fait  recoudre  par 
Justine,  mais  c'est  plutôt  ton  affaire  que  la  sienne.  11  ne  s'agit 
pas  ici  de  faire  de  très  petits  points. 

Elle  s'en  fut  chercher  de  la  soie  jaune;  Félicie  étalait  l'or- 
nement sur  la  grande  table. 

Quand  M"*  Clarisse  lui  eut  donné  la  belle  soie  qui  reluisait 
sur  un  carton  blanc  et  sentait  bon  la  boîte  ancienne  où  M"'  Cla- 
risse la  conservait  d'habitude,  elle  s'approcha  de  la  fenêtre  pour 
choisir  l'aiguille  qu'il  fallait.  Son  étui  découvert,  ses  aiguilles 
en  éventail  entre  les  doigts  de  sa  main  gauche,  elle  essayait  la 
soie  aux  ouvertures  fines.  Et  ayant  choisi  une  aiguille  à  la  fois 
menue  et  résistante,  elle  commença  de  coudre. 

Deux  coups  sonnèrent  en  tierce  à  la  vieille  horloge  dans  le 
passage;  c'était  la  demie  de  quatre  heures.  M""*  d'Arazac  deman- 
da ses  pilules;  elle  aurait  dû  les  avoir  prises  déjà.  Et,  comme 
M"*  Clarisse  s'attardait  à  les  chercher  dans  les  tiroirs,  elle  com- 
mença de  se  plaindre,  impatiente  et  douloureuse,  aux  approches 
de  la  fin  du  jour. 

Son  travail  achevé,  Félicie  s'en  alla.  Elle  rencontra  dans  le 
chemin  Anna  Soulé  qui  rentrait  d'une  tournée  d'œufs  dans  la 
campagne.  Il  en  fallait  toujours  pour  M"""  d'Arazac,  et  les  poules 
ne  pondaient  guère  en  ce  temps-ci... 


LA   VIE   FINISSANTE.  359 

Anna  découvrit  son  panier  pour  faire  voir  les  œufs  à  Féli- 
cie.  Ils  étaient  bien  rangés  sur  de  la  paille  et  ils  gardaient,  d'être 
très  frais,  une  nuance  délicate  et  laiteuse. 

Gomme  Félicie  se  penchait  sur  le  panier,  Jacques  passa.  Il 
salua  les  deux  femmes  sans  rien  dire,  et  il  allait  par  le  chemin 
que  devait  suivre  Félicie,  gravement,  lentement,  à  la  manière 
de  ceux  qui  attendent.  Et  son  chien  le  suivait. 

XXVIII 

Aux  environs  du  15  octobre,  le  chemin  de  fer  arriva  àSaint- 
\mand-Lafourcades  qui  devait  être,  au  bas  de  la  côte,  dans  la 
vallée,  la  station  desservant  le  village.  On  ne  portait  point  encore 
les  voyageurs  au  delà  de  Rieul,  bien  que  la  ligne  fût  établie  déjà 
complètement  jusqu'à  son  point  extrême  qui  se  trouvait  être 
la  petite  ville  de  Boulogne-sur-Gesse  en  Gascogne;  mais,  dans 
les  wagons  neufs,  les  ingénieurs  de  la  Compagnie  allaient  et 
venaient  au  souffle  de  leur  locomotive  dont  les  animaux 
s'effrayaient  sur  le  parcours.  A  la  gare,  que  des  ouvriers  ache- 
vaient de  construire,  on  disait  aux  gens  : 

—  Pour  la  Toussaint,  on  vous  portera. 

En  cette  saison,  les  foires  battaient  leur  plein  :  à  Rieul  le 
jeudi,  à  Samathan  le  lundi  et  à  Lombez,  le  vendredi;  les  gens 
s'y  portaient  en  foule  :  il  y  en  eut  qui  descendirent  de  Rieul  à 
Toulouse  par  le  chemin  de  fer  et  qui  rentrèrent  dans  la  même 
journée.  Bien  que  les  trafics  fussent  en  tout  semblables  à  ce 
qu'ils  avaient  été  l'année  précédente,  on  leur  donnait  plus  d'im- 
portance à  cause  de  la  nouvelle  activité,  toute  prochaine,  que  le 
chemin  de  fer  allait  déverser  sur  la  région. 

Or,  le  train  de  Boulogne-sur-Gesse  etdeSainte-Foy-Peyrolière 
se  formait  à  Toulouse  à  l'orée  du  faubourg  Saint-Cyprien.  Il  fran- 
chissait une  des  portes  de  la  ville  et  suivait  durant  quelques 
kilomètres  la  route  de  Bayonne;  plus  tard,  il  traversait  des 
champs,  silencieux  et  labourés  à  cette  heure,  et  des  vignes  où 
commençaient  de  se  rouiller  les  feuilles.  Il  s'arrêtait  à  de  beaux 
villages  mollement  couchés  dans  la  plaine,  au  bord  de  quelque 
rivière  :  à  Tournefeuille,  à  Plaisance-du-Touch,  à  Fonsorbes,  à 
Saint-Lys;  il  entrait  ensuite  dans  les  bois;  on  lui  avait  ouvert  une 
tranchée  parmi  les  arbres  et  les  taillis  ;  il  accrochait  sa  vapeur 
légère  aux  branches  des  hêtres,  des  chênes  et  des  peupliers.  Et, 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  ce  temps  où  l'aiilomnc  jetait  par  le  monde  sa  richesse  d'or 
et  de  sang,  cela  faisait,  en  vérité,  au  nouveau  venu,  un  beau 
chemin  de  triomplie. 

Il  s'arrêtait  encore  à  Lamasquère,  puis  à  Saint-CIar  et  à 
Rieul.  En  le  voyant  monter  et  descendre  si  librement  et  ajouter 
le  mouvement  aux  formes  anciennes,  de  vieilles  paysannes  qui 
n'avaient  point  désiré  de  connaître,  durant  leur  jeunesse,  un  autre 
horizon  que  l'horizon  familier  de  leur  seuil,  pensèrent  venir  à 
Toulouse.  Mais  il  s'en  trouva  aussi  qui  eurent  bien  peur  et  qui 
crurent  que  ce  train  était  une  œuvre  de  sorcier  à  laquelle  le 
diable  avait  dû  prendre  quoique  part. 

Tout  de  même,  la  distance  abolie,  la  ville  commença  de  pos 
séder  mystérieusement  chacun.  Il  ne  parut  point,  généralement, 
que  le  village  deviendrait  plus  facilement  habitable;  il  parut 
qu'on  en  sortirait  plus  facilement. 

Appuyés  sur  leurs  outils,  aux  lisières  de  leurs  champs,  les 
cultivateurs  regardaient  passer  le  train  qui  leur  marquait  déjà 
des  heures  nouvelles. 

XXIX 

Germaine  Lauriol  soulevée  sur  son  lit  demanda; 

—  Est-ce  que  M.  le  curé  a  dit  qu'il  viendrait? 
Sa  grande  cousine  lui  répondit  : 

—  Oui,  il  a  promis  de  venir  tout  à  l'heure. 

Alors  Germaine  pria  qu'on  fût  lui  chercher  son  miroir.  Elle 
voulait  y  voir  comme  elle  était  décoiffée.  Elle  voulait  tâcher  à 
arranger  encore  son  pauvre  visage. 

Mais  sa  cousine  se  prit  à  rire  en  l'embrassant.  Elle  eût  mieux 
aimé  ne  pas  le  lui  donner;  elle  craignait  ensuite  pour  l'enfant 
une  grande  tristesse.  Elle  s'essaya  à  la  distraire  de  son  désir  : 

—  Qu'avait-elle  besoin  de  miroir?  Ne  savait-elle  point  qu'elle 
était  encore  gentille,  même  malade  et  dans  son  lit?  Et  encore 
pour  qui  toute  cette  coquetterie?  Et  quel  fiancé  allait  venir? 

Cependant,  comme  Germaine  insistait,  tout  agitée  déjà  par 
cette  résistance,  elle  s'en  fut  chercher  le  miroir.  Elle  mit  un  peu 
de  temps  à  le  détacher  de  la  muraille;  et  elle  Tépoussetait  tout 
en  marchant;  elle  ne  l'apportait  point  vite. 

Germaine  le  reçut  avidement  entre  ses  mains.  Elle  s'y  re- 
garda en  hâte.  Elle  s'y  regarda  encore  et  plus  longuement.  Ses 


LA   VIE   FINISSANTE.  361 

yeux  agrandis  suivirent  avec  soin  les  lignes  bien  connues  de  son 
visage.  Et  ceci  arriva  qu'il  lui  parut  à  cette  heure  ne  pas  se  re- 
connaître. Son  visage  ne  gardait  plus  que  l'éclat  de  sa  pâleur 
tachée  aux  joues  d'un  rouge  trop  intense  et  l'éclat  de  ses  yeux 
étranges,  pleins  de  fièvre.  Sa  bouche  semblait  grande  maintenant 
dans  l'amincissement  des  contours.  Et  l'arête  fine  de  son  nez 
s'était  alourdie,  écrasée  presque, à  sa  base,  inexplicablement;  elle 
y  avait  ressenti  ces  derniers  temps  de  grandes  douleurs,  mais  elle 
ne  croyait  point  que  sa  forme  extérieure  en  dût  être  à  ce  point 
changée. 

Son  bon  courage  effacé,  sa  joie  partie,  elle  pleura  silencieuse- 
ment. Et  sa  cousine  qui  s'était  tenue,  anxieuse,  derrière  elle,  ne 
trouvant  rien  à  lui  dire,  pleurait  aussi. 

Cependant,  au  dehors,  le  petit  chien  aboya.  Germaine,  ses 
larmes  séchées  en  hâte,  attentive,  écouta  chaque  bruit  dans  la 
maison.  Elle  pensait,  elle  murmura: 

—  Serait-ce  déjà  lui? 

La  cousine  alla  jusqu'à  la  porte  pour  voir.  Mais  non,  ce  n'était 
point  encore  l'abbé  Andrau.  C'était  quelque  indifférent  sur  la 
route. 

Son  miroir  retombé,  Germaine,  les  yeux  à  présent  vers  la 
fenêtre,  regardait  la  treille  qui  laissait  balancer  au  vent  ses 
pampres  aux  vives  couleurs.  Elle  regardait  la  treille,  et,  après 
la  treille,  le  chemin  qu'elle  ne  pouvait  voir  que  dans  son  sou- 
venir, et  après  le  chemin,  la  placette,  l'église,  le  presbytère,  des 
lieux  d'espoir  où  elle  avait  été  joyeuse  parmi  les  fleurs,  la  prière, 
et  le  réconfort  d'une  préférence  seulement  devinée,  très  pure,  très 
nécessaire  à  son  cœur  d'enfant  affiné  par  une  hérédité  doulou- 
reuse et  tout  empli  déjà  de  grands  désirs. 

Elle  voulut  être  coiffée. 

Sa  cousine  la  coiffa  doucement,  et  la  bonne  vieille  tante  — 
la  ménine  —  survenue,  tenait  le  miroir  devant  Germaine,  un 
peu  égayée,  intéressée  à  nouveau  à  la  vie  par  la  belle  masse 
claire,  chaude  et  ondulante  de  ses  cheveux.  On  les  lui  laissa  un 
peu  bouffans  autour  du  visage,  bien  libres.  Ils  retrouvèrent,  à 
avoir  été  brossés  et  peignés  avec  soin,  leurs  douces  frisures  an- 
ciennes. Et  cela  fut  à  la  petite  malade  un  renouveau  de  grâce 
dont  elle  se  sentit  tout  allégée. 

Germaine  pria  qu'on  allât  lui  chercher  des  fleurs.  Il  n'y  en 
avait  point  beaucoup  dehors,  à  cette  heure  d'octobre.  Il  restait 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelques  colchiques  au  bord  des  mares,  q  lelques  pâquerettes  au 
ras  de  Iherbe  courte,  et  c'était  tout.  Ce  fut  un  bouquet  de  ces 
fleurs  que  sa  cousine  lui  rapporta.  Germaine  le  prit,  et  elle  le 
tenait  avec  une  grande  joie,  et  on  eût  dit  qu'elle  causait  mysté- 
rieusement avec  ces  fleurs  tardives,  si  tôt  fanées,  comme  mou- 
rantes. 

Quand  labbé  Andrau  arriva,  il  pouvait  être  trois  heures. 
Un  beau  rayon  de  soleil  traversait  la  chambre  de  Germaine, 
mettant  une  grande  gaîté  sur  les  murs,  dans  les  rideaux  à  car- 
reaux bleus  et  blancs,  et  sur  le  carrelage.  Ce  rayon  tournait  len- 
tement, prenant  tantôt  une  simple  chose  et  tantôt  une  autre 
simple  chose,  pour  la  mettre  en  valeur.  Et  chacun  se  réjouis- 
sait de  ce  rayon  et  de  son  mouvement,  qu'on  eût  dit  salutaire, 
autour  de  l'enfant  malade,  sans  penser  que  sa  frêle  vie  s'éloi- 
gnait d'elle  dans  le  rayon  à  chaque  degré  gagné  vers  le  déclin. 

Germaine  voulut  se  confesser. 

L'abbé  Andrau  fit  un  signe  de  croix.  On  les  laissa  seuls. 
Alors,  fervente  et  les  mains  jointes,  Germaine  commença  à  dire 
ses  fautes  légères,  toutes  les  peines  de  ces  derniers  temps  et 
jusqu'à  la  déception  de  sa  vanité  tout  à  Theure  devant  le  mi- 
roir. Elle  levait  ses  yeux  vers  l'image  de  la  Vierge  qui  proté- 
geait son  lit,  vers  une  «autre  image  qui  représentait  un  ange 
gardien  guidant  un  enfant  par  une  route  difficile  semée  de  pe- 
tites croix.  Elle  laissait  aussi  retomber  ses  paupières  parfois, 
comme  pour  mieux  voir  au  dedans  d'elle-même.  Et  d'autres  fois 
elle  mettait  son  regard  dans  celui  de  son  confesseur,  simple- 
ment, avec  une  grande  franchise  et  la  tendresse  émouvante  et 
irretrouvable  de  ceux  qui  vont  mourir. 

L'abbé  parla  à  son  tour.  Il  lui  dit  de  belles  choses  de  rési- 
gnation. Il  chercha  aussi  dans  les  Ecritures  des  passages  propres 
à  donner  de  l'espoir  de  vie  à  une  âme  puérile.  Et,  l'ayant  bénie 
d'une  croix  tracée  sur  son  front,  il  s'en  fut  ouvrir  la  porte  et 
rappela  la  bonne  ménine  et  les  autres. 

Un  peu  plus  tard,  en  s'en  allant  dans  le  chemin,  il  pensait 
à  Germaine  malade  dans  sa  chambre  en  fête,  telle  qu'il  l'avait 
vue,  transfigurée  par  une  joie  intérieure. 

On  n'avait  point  su  lui  dire  quel  était  son  mal  Ses  parens 
croyaient  bien  qu'elle  devait  être  poitrinaire  comme  le  fils  Despiau, 
puisqu'elle  toussait,  mais  le  médecin  ne  l'avait  point  déclaré. 
Bien  qu'il  fût  jeune,  ce  médecin,  instruit  dans  les  choses  uou- 


LA   VIE   FINISSANTE.  363 

velles,  et  qu'il  la  soignât  avec  attention  sans  laisser  de  venir 
presque  chaque  jour  de  Samathan  exprès  pour  la  voir,  il  n'avait 
encore  rien  pu  dire  de  précis.  Et  la  ménine  s'en  affligeait. 
A  deux  ou  trois  reprises  il  lui  avait  répété,  quand  elle  l'interro- 
geait :  «  Peut-être  ceci  et  peut-être  cela...  »  Elle  n'avait  plus 
confiance,  elle  voulait  appeler'  des  femmes  qui  connaissaient  des 
herbes,  quelque  sorcier.  A  part  elle,  elle  pensait  que  tout  ce  mal 
venait  à  l'enfant  de  quelque  crise  de  puberté,  un  peu  tardive 
au  vrai,  mais  Germaine  n'avait  jamais  été  grande  ni  très  avancée 
physiquement  dans  chacun  de  ses  âges  d'enfant.  11  se  pouvait 
aussi  que  ce  fût  un  sort?  Elle  s'en  était  ouverte  à  l'abbé  Andrau. 
11  avait  fait  de  son  mieux  pour  la  dissuader  en  ce  qui  concernait 
le  sort;  mais  il  craignait  bien  de  n'y  avoir  pas  réussi. 

Cependant,  à  travers  ces  choses,  la  figure  expressive  de  la 
petite  malade  apparaissait  à  l'abbé  magnifiée  par  sa  souffrance 
inconnue  et  très  ressemblante  à  ces  pures  victimes  que  Dieu  se 
plaît  à  marquer  dès  les  commencemens  du  sceau  de  sa  prédes- 
tination, à  ces  victimes  auxquelles  il  laisse  porter  ici-bas  un 
grand  fardeau  de  tortures  pour  leur  meilleure  gloire  éter- 
nelle, contre  le  mal  des  siècles.  Il  la  voyait,  nimbée  d'une  grâce 
surnaturelle,  dans  laffliction  de  cette  maladie  incompréhensible 
qui  mêlait  aux  sanies  expiatoires  des  beautés  et  un  rayonne- 
ment mystiques. 

Il  envisagea  qu'elle  allait  vraiment  quitter  la  terre.  A  cause 
de  sa  grande  foi  et  de  sa  volonté  qui  ne  cessait  d'être  droite,  il 
sut  s'en  réjouir.  Dieu  prenait  soin  lui-même  d'assurer  l'avenir 
de  cette  âme  pour  laquelle  si  souvent  il  avait  craint,  à  la  voir  si 
transparente  et  fine,  les  périls  et  les  heurts  de  la  vie,  en  parti- 
culier de  cette  vie  d'institutrice  qu'on  avait  songé  à  lui  faire. 
Mais,  tout  de  même,  à  la  pensée  de  la  confiance,  de  raffection 
qu'il  se  souvenait  d'avoir  trouvées  dans  ses  yeux,  dans  ses 
moindres  gestes  et  ses  paroles,  alors  qu'elle  venait  gur  le  seuil 
de  son  presbytère  chercher  des  livres,  il  se  troubla  dans  son 
esprit  et  désira  d'un  désir  profond  d'intercéder  pour  que  l'épreuve 
fût  adoucie  à  la  pauvre  enfant.  Et  il  allait,  entre  les  talus  déjà 
dans  l'ombre,  sous  les  feuillages  aux  agonies  ardentes  dont  le 
crépuscule  mêlait  les  couleurs,  tout  plein  de  tristesse  et  de 
prières. 

Au  Trujeau  il  rencontra  la  charrette  du  médecin.  Celui-ci 
menait  lui-même  son  cheval.   Il  faisait  marcher  sa  bête  douce- 


3Gi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  à  cause  des  ornières,  à  l'entrée  du  chemin  creux,  et  il 
l'arrêta  en  reconnaissant  l'abbé  Andrau. 

Un  inslant  ils  causèrent  de  plusieurs  choses  indifTérentes 
d'abord,  puis  de  Germaine  Lauriol.  L'abbé  dit  qu'il  venait  de  la 
voir,  que  son  grand  changement  l'avait  frappé.  Il  interrogea  : 

—  Mais  qu'a-t-elle  donc? 

Il  ne  cela  pas  son  étonnemcnt  : 

—  N'était-elle  pas  fraîche  comme  les  autres,  il  y  a  peu  ae 
temps?  Et  la  voilà  mourante,  on  dirait? 

.  Le  docteur  répondit  : 

—  Oui,  la  voilà  mourante,  j'en  ai  peur. 

Il  expliqua:  une  hérédité  morbide,  on  n'y  avait  point  pensé 
avant  la  crise,  on  ne  s'inquiétait  de  rien  chez  elle,  bien  qu'étant 
enfant  elle  en  eût  donné  quelque  indice  par  une  maladie  d'yeux  ; 
cette  hérédité  se  faisait  jour  à  ses  quinze  ans  dans  le  meilleur 
moment  de  sa  floraison;  cela  n'était  point  rare... 

Mais  l'abbé  comprenait  mal.  Il  connaissait  le  père  de  Ger- 
maine Lauriol  pour  l'avoir  vu  quelquefois  au  village.  C'était  un 
homme  qui  paraissait  vigoureux.  Il  était  sans  doute  usé  par  le 
travail  des  ateliers  dans  les  villes,  par  une  vie  où  il  entrait  peut- 
être  quelques  excès.  Cependant  rien  en  lui  ne  faisait  prévoir  une 
menace  pour  son  enfant.  Sa  mère  ?  Il  ne  savait  pas  au  juste, 
mais  il  croyait  bien  qu'elle  vivait  toujours.  Il  n'avait  pas  entendu 
dire  qu'elle  fût  morte  de  phtisie  ou  autrement.  Il  cherchait 
encore  par  delà,  avec  sincérité,  ne  voyant  pas  autre  chose. 

Alors  le  docteur  lui  dit  qu'il  ne  croyait  point  que  ce  fût  seu- 
lement d'une  contagion  de  tuberculose  que  se  mourait  l'enfant, 
mais  encore  de  telles  autres  hérédités  qui  l'offraient  sans 
défense  au  mal,  et  dont  l'évocation  intervenue  jeta  soudain  au 
regard  de  l'abbé  une  ombre  désolée  sur  l'image  radieuse  de  Ger- 
maine. Une  grande  blessure  sembla  s'ouvrir  violemment  dans 
son  cœur.  Voilà  que  de  la  boue  arrivait  par  là  invinciblement 
autour  de  la  pauvre  innocente.  Et  ce  lui  parut  une  immense 
injustice,  une  iniquité  dont  il  n'arrivait  point  à  mesurer  l'éten- 
due. Pourtant  il  s'attachait  à  n'en  rien  laisser  voir  au  dehors,  et 
il  trouva  encore  quelques  paroles  à  échanger  avec  le  docteur. 
Ces  paroles  sonnèrent  à  leur  valeur  habituelle  dans  la  solitude 
du  chemin  ;  mais  en  y  repensant,  un  peu  plus  tard,  il  no  sut  y 
attacher  aucun  sens  précis.  Et  ils  se  séparèrent  dans  ce  temps, 
sans  que  le  médecin,  devant  Qui  toutes  les  misères  des  corps  se 


LA   VIE    F1NISSA>TE.  365 

tenaient  sur  une  même  ligne,  eût  soupçonné  le  trésor  de  dou- 
leurs qu'il  venait  de  susciter  dans  l'âme  difTérente  de  l'abbé, 
dans  cette  âme  donnée  à  une  autre  connaissance,  à  d'autres 
actions,  à  d'autres  forces,  et  demeurant  ailleurs. 

A  la  maison,  l'abbé  Andrau  ne  rencontra  point  sa  sœur,  qui 
était  allée  sans  doute  faire  quelque  course  utile  au  ménage,  par  la 
campagne.  Son  père  achevait  de  retourner  au  jardin  un  carré 
de  terre,  en  se  hâtant  à  cause  de  la  nuit  toute  prochaine. 

Il  s'en  fut  à  l'église.  Agenouillé  sur  la  pierre,  contre  l'autel, 
il  pria  comme  d'autres  fois  à  d'autres  heures  de  détresse.  Mais 
il  ne  se  trouvait  point  ce  soir  de  figures  de  douceur  pour  venir  à 
rencontre  de  ses  larmes.  Et,  silencieusement,  le  cœur  mourant 
devant  Dieu,  il  s'affligeait  en  cherchant  au  fond  de  lui-même  d'où 
lui  venait  cette  douleur  trop  grande.  Une  clarté  le  quittait:  voici 
que,  après  la  mort  de  Germaine,  il  ne  resterait  plus  dans  son 
cœur  que  des  choses  dures  et  pénibles;  et  jusqu'alors  il  ne 
l'avait  point  pensé. 

Dans  le  sentier  derrière  l'église,  quelqu'un  passa  qui  chantait. 
Il  reconnut  une  voix  de  femme,  —  une  chanson  que  sa  sœur  fre- 
donnait quelquefois  en  travaillant. 

Le  carillonneur  monta  aux  cloches  sans  le  voir,  pour  sonner 
le  dernier  angélus.  Les  sons  s'égrenèrent  au-dessus  de  lui,  tran- 
quilles, avec  leur  sonorité  bien  connue. 

Et  la  nuit  tout  à  fait  tombée  qui  gagnait,  par  les  verrières, 
la  nef,  enveloppa  l'abbé  Andrau  de  son  ombre  bienfaisante. 

Ce  fut  vers  ce  temps-là  qu'on  commença  à  s'occuper  beau- 
coup de  Germaine  Lauriol  dans  le  village.  On  parlait  d'elle  de 
porte  en  porte.  On  s'attristait  à  cause  de  sa  jeunesse,  à  cause  de 
sa  joliesse,  de  sa  grâce  et  de  sa  douceur. 

Cependant  il  ne  s'en  trouva  que  peu  parmi  ses  compagnes 
qui  s'en  furent  la  voir  —  par  insouciance,  peut-être  aussi  par  une 
crainte  vague,  non  justifiée,  de  son  mal.  Et  Germaine,  durant 
ses  longues  journées  d'ennui,  s'en  plaignait  amèrement.  Elle 
disait  : 

—  J'aurais  cru  qu'on  m'aimait  davantage... 

L.    EsPINASSE-]\IONGENET. 

[La  dernière  nartie  au  prochain  numéro.) 


LA  LIÏTERATLRE  POPULAIRE 


DE 


L'EXTREME  NORD 


'WASSILISSA   LA   BELLE 


On  connaît  déjà  en  Occident,  par  de  nombreuses  traductions, 
comme  par  les  extraits  qu'en  ont  faits  maints  auteurs  de  talent, 
la  littérature  populaire  de  la  Grande  et  de  la  Petite-Russie,  ainsi 
que  celle  des  peuples  slaves  en  général.  Sans  prétendre  en  faire 
ici  une  analyse,  ni  même  en  donner  un  aperçu,  on  peut  dire 
que  l'un  de  ses  caractères  les  plus  saillans  consiste  en  une 
bonhomie  narquoise,  assez  dépourvue  d'esthétique,  mais  non  de 
profondeur,  et,  en  outre  de  ses  qualités  propres,  imprégnée  d'un 
levain  de  sagesse  orientale.  Cette  littérature  populaire  des  Slaves, 
très  humaine,  très  inquiète  des  questions  sociales,  est  imbue  de 
finesse  pratique,  et  même  de  ruse.  Sous  ce  dernier  rapport,  elle 
se  rapproche  du  vieux  folk-lore  gaulois  ou  germain,  bien  que 
celui-ci  soit  d'une  philosophie  essentiellement  individualiste. 
Dans  le  folk-lore  slave,  on  trouve  plutôt  l'idée  collectiviste. 

On  y  trouve  aussi  plus  d'insouciance,  moins  de  précision,  un 
scepticisme  moins  mordant,  mais  moins  superficiel,  plus  réel  et 
surtout  beaucoup  plus  vaste.  On  y  sent  un  doute  à  la  fois  plus 
profond  et  plus  largement  tolérant,  d'une  tolérance  qui  va 
presque  jusqu'au  ninvana,  en  passant  par  le  nietchevo. 

Le  bon  sens  y  est  moindre  que  chez  les  Gaulois  ou  les  Ger- 
mains. Il  s'y  trouve  aussi  moins  de  préoccupation  de  la  justice, 
plus  de  faveur  pour  les  imbéciles,  que  les  fées  françaises  dé- 
testent tant,  plus  d'indulgence  pour  les  filous  et  les  ingrats,  et, 
avec  moins  de  malice  peut-être,  une  duplicité  plus  savante  et  plus 


LA    LITTÉRATURE    POPULAIRE    DE    l'eXTRÊME    NORD.  367 

compliquée.  En  somme  moins  d'équité,  plus  de  tolérance,  moins 
de  justesse  et  plus  de  hauteur  de  vues,  un  esprit  moins  frondeur, 
mais  plus  tranquillement  hardi  dans  la  destruction  ou  la  négation. 

A  travers  ces  sentimens,  qui  sont  ceux  de  l'âme  slave  en  gé- 
néral, et  qui  n'impliquent  pas  de  croyance  à  telle  ou  telle  reli- 
gion, persiste  presque  toujours,  dans  les  traditions  populaires 
de  Russie,  même  dans  leurs  mythes  les  plus  païens,  une  sorte  de 
reflet  venu  de  Byzance,  un  souci  indélébile  du  cadre  chrétien.  Ce 
qui  Souvent,  lorsqu'il  s'agit  de  textes  d'origine  orientale,  les  dé- 
nature étrangement.  Et  il  faut  entendre  ici  le  christianisme  non 
pas  sous  sa  forme  idéaliste  et  rêveuse,  mais  sous  sa  forme  dog- 
matique et  rituelle,  ce  qui  est  d'ailleurs  le  caractère  du  christia- 
nisme d'Orient.  Ah!  certes,  ce  ne  sont  pas  les  popes  russes  qui 
auraient  inventé  le  catholicisme  sans  dogme, entrevu  par  Chateau- 
briand. Dans  l'ordre  des  croyances  religieuses,  \e  filioque,  dont 
bien  peu  de  croyans  français  comprendraient  toute  l'importance, 
a  suffi  pour  créer  pendant  des  siècles,  et  suffit  encore  pour  main- 
tenir une  muraille  de  Chine  entre  l'Empire  russe  et  le  monde 
latin.  De  même,  dans  le  domaine  de  la  légende,  lorsque  l'idée 
chrétienne  s'associe,  chez  les  Slaves,  aux  vieux  mythes  païens, 
elle  le  fait  en  gardant  sa  forme  la  plus  doctrinaire  et  la  plus 
inflexible. 

Tout  cela  est,  en  somme,  assez  peu  favorable  à  la  naïveté  ou 
à  la  sincérité  des  légendes,  ainsi  qu'à  leur  prestige. 

En  outre,  l'esprit  imprécis,  mais  pourtant  utilitaire  et  sub- 
jectif, des  Slaves,  s  accommode  mal  du  contact  de  la  Nature  et 
de  son  amour  désintéressé.  Du  reste,  la  monotonie  et  le  manque 
de  pittoresque  de  la  majeure  partie  des  pays  qu'habite  la  race 
slave  ne  sont  pas  faits  pour  lui  inspirer  le  culte  des  manifesta- 
tions, grandes  ou  petites,  des  phénomènes  naturels  extérieurs  à 
l'homme.  Les  gens  de  cette  race  en  méconnaissent  volontiers  le 
charme  et  ne  se  plaisent  pas  à  leur  contemplation,  ce  qui  peut 
s'expliquer  dans  des  contrées  ternes,  banales  et  monotones, 
exploitées  à  outrance  par  des  paysans  sceptiques  et  cupides,  pro- 
fanées par  une  industrie  sans  scrupules,  et  dont  les  campagnes 
ou  même  les  forêts  sont  dépourvues  de  tout  mystère,  sinon  de 
toute  poésie. 

Cependant,  pour  être  exact,  il  faut  dire  que  tout  ceci  ne  s'ap- 
plique qu'à  la  Russie  classique,  c'est-à-dire  à  la  partie  de  lEm- 
pire  russe  dont  la  vie  et   les  idées  s'échangent,  depuis   deux 


3G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

siècles,  avec  celles  de  l'Europe,  et  qui  nous  a  envoyé,  après  l'éclio 
de  troubles  assez  confus  pour  nous,  dans  un  pays  hie'ratique  et 
lointain,  les  exemples  d'une  bureaucratie  puissante,  absolue, 
inflexible,  et,  plus  récemment,  les  théories  anarchistes  et  sociales 
les  plus  radicales  et  les  plus  osées. 

Mais  plus  au  Nord,  en  dehors  de  la  Russie  proprement  dite, 
c'est-à-dire  de  la  Grande-Russie,  en  dehors  même,  on  peut  le 
dire,  des  limites  de  la  Sainle  Russie,  de  cet  ensemble  de  pays 
dogmatiques  et  cristallisés,  —  volcaniques  aussi,  paraît-il,  —  où 
la  mentalité  complexe,  profonde  et  formaliste  des  habitans  s'est 
constituée  par  la  combinaison  hétérogène  et  laborieuse  des 
anciens  élémens  slaves,  sarmates,  normands,  byzantins,  tartares 
et  autres,  il  y  a  encore  d'autres  pays,  dont  les  populations,  de 
souche  différente,  et  très  clairsemées,  ont  rarement  l'occasion 
de  faire  entendre  leur  voix  jusqu'en  Occident. 

Ces  populations,  plus  naïves,  vivant  plus  au  grand  air  que 
celles  de  la  Russie  centrale,  et  moins  hypnotisées  par  le  pro- 
blème social,  dont  les  sophismes  ont  succédé  à  ceux  des  que- 
relles religieuses,  ont  aussi  une  littérature  populaire,  et  elle  est 
foncièrement  différente  de  celle  de  la  Moscovie  et  des  contrées 
plus  méridionales. 

Le  vaste  bassin  de  l'océan  Glacial,  auquel  on  peut  adjoindre 
celui  du  golfe  de  Bothnie  et  la  partie  Nord  de  celui  du  golfe  de 
Finlande,  forme  une  grande  région,  presque  déserte  aujourd'hui, 
presque  oubliée  aussi,  qui,  politiquement,  fait  partie  intégrante 
de  l'Empire  russe,  mais  qui  présente,  avec  des  traits  géogra- 
phiques différens,  une  population  bien  distincte  de  celle  de  la 
Grande-Russie,  comme  caractères  physiques,  comme  tendances, 
comme  mœurs,  comme  idées. 

Cette  région  a  été  négligée,  presque  évacuée  depuis  le  com- 
mencement du  xvii^  siècle  jusqu'à  il  y  a  moins  de  dix  ans, 
époque  où  la  résurrection  d'Arkhangelsk,  provoquée  par  la  con- 
struction du  chemin  de  fer  entre  Moscou  et  ce  port,  est  venue 
rendre  la  vie  à  tout  un  pays  presque  désert,  et  que  beaucoup 
jugeaient  condamné  par  la  nature  à  une  mort  perpétuelle. 

Relativement  peuplé  pendant  tout  le  moyen  âge  et  jusqu'au 
milieu  du  xvi''  siècle,  jouant  même  un  rôle  assez  important  dans 
l'Histoire  de  Russie,  ce  pays  a  été  privé  de  sa  population  de 
colons,  de  chasseurs,  d'outlaws,  de  mineurs  et  de  condamnés,  à 
l'époaue  où,  sous  Ivan  IV,  Yermak  découvrit  et  conquit  la  Si- 


LA  LITTERATURE  POPULAIRE  DE  l'eXTRÊME  NORD.       369 

bérie,  détournant  avec  lui  de  ce  côté  les  élémens  qui,  auparavant, 
se  portaient,  de  gré  ou  de  force,  vers  l'Extrême-Nord  de  l'Europe. 

Un  peu  plus  tard  survint,  après  la  mort  d'Ivan  le  Terrible, 
la  longue  période  d'anarchie  appelé  le  Temps  des  Troubles,  qui, 
pendant  soixante  ans,  mit  la  Russie  moscovite  hors  d'état  de 
coloniser  ou  d'exploiter  aucun  territoire  lointain,  et  détourna 
son  attention  dans  des  directions  bien  différentes  de  celle  du 
Nord.  Cette  période  ne  prit  fin,  on  le  sait,  qu'à  l'avènement  des 
RomanofF,  à  la  suite  duquel  on  ne  songea  plus  à  reprendre  la 
route  dont  il  s'agit.  L'avenir  de  la  Russie  était  au  Sud,  vers  le 
Dnieper  et  la  Grimée,  où  elle  avait  à  combattre  les  Turcs  et  les 
Tartares,  à  l'Ouest,  vers  l'Europe,  où  elle  avait  à  prendre  place 
dans  le  concert  des  peuples  occidentaux,  et  à  l'Est,  en  Asie,  où 
Pierre  le  Grand  lui  avait  magistralement  tracé  la  voie  qu'elle 
devait  suivre  pendant  deux  siècles.  En  somme,  cet  avenir  était 
partout,  excepté  du  côté  du  Nord. 

Du  reste,  il  est  juste  de  dire  que  la  conquête  des  provinces 
baltiques  et  les  victoires  sur  la  Suède,  en  ouvrant  à  la  Russie 
une  porte  directe  sur  l'Occident,  lui  firent  à  bon  droit  négliger 
Arkhangelsk  comme  voie  de  communication  avec  l'Europe.  On 
cessa  de  se  souvenir  qu'auparavant  Arkhangelsk  était  le  seul 
port  par  lequel  la  Moscovie  pouvait  communiquer  avec  l'Angle- 
terre, difficilement  peut-être,  mais  sûrement  et  régulièrement. 

Le  pays  fut  presque  oublié  et  la  défaveur  s'étendit  sur  lui. 
Les  forêts  recouvrirent  les  régions  jadis  exploitées  par  des  mi- 
neurs nombreux  lorsque  l'on  ne  possédait  pas  l'Oural  et  la  Sibé- 
rie, et  la  contrée  redevint  presque  vierge.  Il  en  fut  ainsi  jusqu'à 
l'époque  très  récente  où,  par  l'initiative  et  l'énergique  volonté 
d'un  ministre  persuadé  que  le  chemin  de  fer  est  un  outil  créateur 
et  que  l'organe  crée  la  fonction,  la  ligne  de  Moscou  à  Arkhangelsk, 
jugée  utopique  et  inutile,  sinon  impossible,  par  bien  des  gens,  fut 
ouverte,  sur  une  longueur  totale  de  1 073  verstes  (1 1 35  kilomètres), 
dans  un  temps  étonnamment  court,  et  au  milieu  d'extrêmes  dif- 
ficultés. Elle  rendit  la  vie  à  ces  contrées  mortes  (1). 

(1)  Peu  de  temps  après  cette  première  ligne,  allant  directement  du  Sud  au 
Nord,  une  autre  voie  Terrée,  partant  de  l'Oural,  c'est-à-dire  de  Perm,  où  elle  se 
raccorde  avec  le  Transsibérien  d'une  part,  et  avec  les  réseaux  de  navigation  de  la 
Kama  et  de  la  Volga  d'autre  part,  fut,  dans  un  temps  prodigieusement  bref  (en 
quelques  mois)  construite  jusqu'à  Kotlas,  sur  une  longueur  de  811  verstes 
(860  kilomètres),  en  passant  par  Viatka. 

Comme  la  précédente,  celte  ligne    fut   due  à  l'initiative  personnelle  cl  i  la 

TOME  ixiiv.  —  1906.  24 


370 


REVUE   DES   DEUX    MONDES. 


Ce  pays  n'est  pas  russe,  à  proprement  parler,  ou  du  moins  li 
n'est  pas  slave.  C'est  cet  arrière-pays,  —  comme  on  dit  aujour- 
d'hui en  langage  colonial,  —  séparé  de  la  Suède  par  le  golfe  de 
Bothnie,  et  s'étendant  indéfiniment  vers  lEst,  que  les  Finnois 
d'abord  ont  occupé  et  que  les  Normands  ensuite  ont  colonisé 
incomplètement,  en  dehors  de  la  péninsule  Scandinave,  dont  il 
est  la  suite,  et  dont  aucune  barrière,  surtout  pour  des  pécheurs 
et  des  navigateurs,  ne  le  sépare. 

C'est  le  pays  des  Hyperboréens,  que  l'élément  grec,  venu  du 
Sud,  a  trouvé  trop  lointain  pour  y  pénétrer,  aussi  bien  pendant 
l'antiquité  que  plus  tard,  sous  la  forme  christiano-byzantine. 

Les  invasions  des  Barbares  classiques,  venues  d'Asie  et  diri- 
gées vers  le  monde  latin,  l'ont  laissé  en  dehors  de  leur  route. 

Les  obscures  migrations  finnoises,  celles  des  races  que  l'on 
appelle  ouralo-altaïques,  et  dans  lesauelles  on  comprend  les  Huns, 
en  les  apparentant  aux  Chinois  et  aux  Turcs,  y  ont  seules  péné- 
tré, à  des  époques  que  l'Histoire  définit  mal,  mais  qui  se  placent 
entre  le  ii«  siècle  avant  Jésus-Christ  et  le  vii«  siècle  de  notre  ère. 

En  dehors  de  la  Laponie  et  de  la  Finlande,  pays  granitiques 
qui,  géologiquement,  se  rattachent  à  la  Suède,  cette  région  de 
l'Extrême-Nord  comprend  encore,  en  Europe,  la  Bjarmie,  vaste 
contrée  d'une  nature  géologique  différente,  —  elle  est  formée  de 
terrains  de  transition,  —  comprise  entre  l'Oural  et  la  Mer-Blanche, 

volonté  persistante  du  prince  Hilkoff,  ministre  des  voies  de  communication,  qui  a 
apporté  en  Russie  les  procédés  de  conception  simple,  d'exécution  raoide  et  de 
mépris  pour  les  obstacles,  que  professent  les  Américains. 

A  partir  de  Rotlas,  une  magnifique  voie  navigable,  la  Dvina  du  Nord,  prati- 
cable seulement  en  été,  mais  qui  sera  doublée  prochainement  par  un  chemin  de 
fer,  est  maintenant  utilisée  par  des  bateaux  à  vapeur,  et  prolonge  en  ligne  droite 
cette  ligne  ferrée  jusqu'à  Arkhangelsk, 

Le  chemin  de  fer  de  Moscou  une  fois  ouvert,  l'initiative  et  l'énergie  du  'général 
Engelhardt,  gouverneur  d'Arkhangelsk,  et  de  ses  collaborateurs,  qui  s'est  exercée 
tant  à  Arkhangelsk  qu'en  Laponie  et  en  divers  points  du  même  gouvernement,  a 
créé,  avec  une  rapidité  qui  tient  du  prodige,  des  centres  de  population  là  où  il  n'y 
avait  rien,  et  des  ports  excellens  et  fréquentés  là  où  n'abordeùent  que  quelques 
barques. 

Enfin  la  construction  de  la  grande  ligne  du  Nord-Est,  de  Saint-Pétersbourg  à 
Viatka  et  Perm,  longtemps  désirée,  vient  d'être  achevée  en  1905,  malgré  la  guerre 
d'Orient,  et  les  premiers  trains  ont  pu  passer  au  mois  de  septembre  dernier.  Elle  se 
raccorde  avec  les  deux  voies  ferrées  précédentes  à  Vologda  et  à  Viatka.  Cette  ligne 
a  un  double  but.  Elle  donne  au  Transsibérien  une  issue  directe  vers  la  capitale  et 
vers  l'Europe,  en  évitant  le  détour  par  Moscou  et  en  diminuant  ainsi  de  deux 
jours  la  distance  qui  sépare  la  Sibérie  de  la  mer  Baltique.  Mais  elle  établit  aussi 
une  relation  directe  entre  Saint-Pétersbourg  et  les  régions  de  l'Extréme-Nord,  qui 
jusqu'à  présent  n'étaient  que  très  difficilement  accessibles. 


LA    LITTÉRATURE    POPULAIRE    DE    l'eXTRÊME    NORD.  371 

et  qui  paraît  avoir  été,  pour  les  peuples  de  race  altaïque,  l'étape 
entre  la  Mongolie  et  la  Scandinavie.  On  sait  que  la  Bjarmie,  Fan- 
cien  royaume  des  Tchoudes,  a  été  conquise,  au  xii^  siècle,  par 
la  République  de  Novgorod,  et  que  de  cette  époque  date  son 
rattachement  au  monde  russe. 

En  Asie,  par  delà  l'Oural,  cette  même  zone  ethnique  s'étend 
vaguement,  à  travers  des  contrées  inclémentes  et  désertes,  occu- 
pées à  diverses  reprises  par  des  peuplades  naguère  encore  féti- 
chistes, dont  les  Kamennyi-Babi^  les  frustes  idoles  de  pierre, 
attestent  le  culte,  jusque  dans  le  voisinage  de  l'océan  Pacifique. 

Là-bas,  sous  l'éternelle  forêt  du  Nord,  au  bord  des  grands 
marais  solitaires,  sur  les  plateaux  de  granité  qui  s'étendent  entre 
le  cercle  polaire  et  l'océan  Glacial,  il  y  a  encore  place  pour  le 
rêve  purement  objectif  et  pour  la  foi  naïve. 

Sur  les  eaux  de  ces  grands  fleuves  qui  ne  dégèlent  que  tem- 
porairement, sur  ces  golfes  et  ces  lacs,  analogues,  comme  mode 
de  formation  et  comme  âge  géologique,  aux  fjords  de  la  Norvège, 
mais  plus  morts,  plus  larges,  plus  dormans  et  plus  glacés,  plus 
inviolés  aussi,  flottent  encore,  dans  un  vague  et  froid  brouillard, 
les  débris  du  vieux  mythe  Scandinave,  de  la  cosmogonie  d'Odin. 
Mieux  que  dans  leurs  terres  classiques,  la  Norvège  et  la  Suède, 
devenues  chrétiennes  et  policées,  on  pourrait  les  retrouver  là, 
dans  les  grands  bois,  ou  bien,  au  delà  même  de  la  zone  des  forêts, 
au-dessus  des  toundras,  des  prairies  tremblantes  sur  les  bords 
desquelles  vaguent  les  rennes  et  les  élans,  sur  les  rochers  presque 
dénudés,  en  vue  des  caps  où  vient,  chaque  année,  s'appuyer  la  ban- 
quise polaire,  et  qu'éclaire,  à  rares  intervalles,  le  reflet  des  aurores 
boréales,  incendies  autour  desquels,  pendant  la  longue  nuit  d'hi- 
ver, dans  leur  retraite  inaccessible,  se  chauff"ent  les  dieux  exilés. 

Mais,  à  côté  de  la  religion  classique  des  grands  dieux  du 
Valhalla,  de  l'Olympe  Scandinave,  à  côté  de  la  croyance  à  la 
divinité  principale  d'Odin  le  Borgne,  dont  l'œil  unique  éclaire 
le  monde,  à  côté  de  ce  mythe  solaire,  apporté  par  des  races 
supérieures,  les  Normands,  peut-être  les  Phéniciens  (1)  —  ou 

(1)  L'Ullima  Thule  (sans  doute  l'une  des  îles  Shetland),  et  mieux  encore  les 
régions  où  les  navires  phéniciens  allaient,  en  contournant  l'Europe,  chercher 
l'ambre  jaune,  cette  résine  fossile  de  la  région  baltique,  peuvent  avoir  été,  durant 
l'antiquité,  des  lieux  de  contact  entre  les  Phéniciens,  adorateurs  du  Soleil,  et  les 
peuplades  encore  barbares  de  l'Extréme-Nord,  qui  ont  pu  leur  emprunter  certaines 
croyances. 

D'autre  part,   il  existe  une   similitude  absolue,  et  impossible  à  attribuer  au 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  d'autres  —  ont  longtemps  subsisté,  et  subsistent  encore, 
sous  la  forme  légendaire,  les  traces  d'une  religion  plus  ancienne, 
moins  dogmatique  et  plus  instinctive,  adorant  confusément  les 
diverses  forces  de  la  Nature,  sans  que  leur  unité  lui  soit  bien 
démontrée. 

Cette  religion,  ou  plutôt  cet  ensemble  de  traditions,  appa- 
renté aux  vieux  mythes  bretons  que  les  Kymris  ont  portés  avec 
eux  vers  l'Ouest,  jusqu'à  l'océan  Atlantique,  s'est  traduit  en  Occi- 
dent, dans  le  pays  d'Armor,  par  le  culte  des  fées  (4). 

Dans  les  pays  de  l'Extrôme-Nord  de  l'Europe,  granitiques 
comme  la  Bretagne,  mais  où  la  vie  est  plus  dure,  où  les  soli- 
tudes sont  plus  âpres,  où  les  rigueurs  de  la  nature  ambiante 
sont  plus  brutales,  la  même  idée  s'est  traduite  par  la  croyance 
aux  sorcières,  aux  Baba-Yagha,  plus  méchantes,  plus  fortes, 
plus  grandes  et  moins  mignonnes  que  les  fées. 

Celles-ci  se  sont  réfugiées  dans  le  peuple,  pour  ne  se  révéler 
qu'aux  petits,  aux  humbles,  aux  ignorans,  aux  simples,  voire 
même  aux  ivrognes,  à  ceux  que  l'on  pourrait  appeler  les  petits 
initiés^  ou  les  petits  croyans.  Les  Baba-Yagha,  à  la  faveur  de  la 
foi  populaire,  ont  survécu  à  Odin,  à  Freya,  à  Thor,  à  Balder,  à 
la  grande  mythologie  Scandinave,  tuée  par  le  Christianisme,  de 
même  que  les  fées,  les  elfes,  les  korrigans  ont  survécu,  dans  les 
landes  bretonnes,  à  l'écroulement  des  dolmens  et  à  la  désaffec- 
tation des  menhirs,  que  d'ailleurs  la  Croix  a  déclassés  sans  les 
renverser. 

Le  culte  des  grands  dieux  de  l'Olympe  Scandinave  a  été  pra- 
tiqué par  les  Vikings,  par  ces  guerriers  gigantesques  et  querel- 
leurs, et  par  ces  rois  de  la  mer  qui  menaient  fièrement  leurs 
barques  à  la  conquête  et  au  pillage  du  monde,  du  cap  Nord  en 

hasard,  entre  certains  des  bijoux  ou  des  objets  d'orfèvrerie  que  l'on  découvre  dans 
les  sépultures  des  Vikings,  ainsi  qu'entre  certains  emblèmes  qui  y  sont  figurés,  et 
les  objets  ou  images  similaires  que  nous  livre  maintenant  en  abondance  l'anti- 
quité persane.  On  peut  donc  penser  qu'à  une  époque  et  par  des  voies  dont  l'Histoire 
ne  nous  a  pas  transmis  l'indication,  voies  terrestres  ou  maritimes,  il  y  a  eu  com- 
munication entre  les  peuples  de  la  Scandinavie  et  ceux  du  plateau  de  l'Iran,  l'un 
des  principaux  berceaux  du  culte  solaire. 

(1)  Du  reste,  les  fées  bretonnes  sont  peut-être  elles-mêmes  d'origine  Scandinave 
ou  même  slave.  C'est-à-dire  que  leur  nom  au  moins  a  peut-être  été  inventé  par 
l'ancienne  couche  de  populations  hellènes  qui  a  peuplé  une  partie  de  la  Scythie. 
Le  0  grec  se  traduit  phonétiquement,  en  russe,  par  un  f  :  c'est  ainsi  que  de 
0£o8(Dpoc  on  a  fait  Féodor,  de  ©cptoOsu;,  Fimofée,  etc.  Et,  par  une  coïncidence 
peut-être  fortuite,  le  mot  fée  n'est  autre  chose  que  le  mot  grec  Oça,  déesse^ 
prononcé  à  la  manière  russe. 


LA    LITTÉRATURE    POPULAIRE   DK    l'eXTRÊMR    NORD.  573 

Sicile  et  d'Islande  en  Palestine,  en  Amérique  même,  ouvrant 
leur  chemin  à  grands  coups  d'épéc,  au  travers  des  batailles,  pour 
suivre  dans  la  mêlée  la  charge  échevelée  des  Walkures,  avec  la 
même  audace  que,  devenus  chrétiens,  ils  mirent  à  aller  déli- 
vrer et  piller  les  Lieux-Saints.  Mais,  en  même  temps,  le  culte 
mi-fétichiste,  mi-panthéiste  des  Baba-Yagha  a  été  préféré,  et,  plus 
tard,  a  été  conservé  par  leurs  humbles  sujets,  les  Finnois  et  les 
Lapons,  chasseurs,  pêcheurs  et  paysans,  parens  des  Chinois,  et 
plus  proches  encore  peut-être  des  Aïnos  (1),  la  vieille  race 
autochtone  du  Nord  de  l'archipel  japonais.  Ces  peuples,  braves 
assurément,  enthousiastes  môme,  ont  toujours  été  cependant  plus 
admirateurs  de  la  sagesse,  voire  même  de  l'adresse,  que  de  la 
gloire 

N'étant  pas  un  dogme,  mais  un  sentiment,  cette  croyance 
populaire  a  résisté  à  l'invasion  du  Christianisme,  devant  laquelle 
a  succombé  l'aristocratie  du  Walhalla,  comme  l'avait  fait,  d'ail- 
leurs, celle  de  l'Olympe  gréco-romain. 

Pour  ne  nous  placer  aujourd'hui  qu'au  point  de  vue  pure- 
ment littéraire,  et  non  pas  philosophique,  ni  surtout  historique, 
ce  qui  sortirait  de  notre  cadre  actuel,  nous  nous  bornerons  à 
donner  ici  le  texte  de  l'une  des  légendes  les  plus  populaires  de 
l'Extrême  Nord-Est  de  l'Europe,  celle  de  Wassilissa  la  Belle. 

Cette  légende,  on  la  retrouve  dans  la  Russie  centrale,  dans 
la  région  moscovite,  et  même  plus  au  Sud,  c'est-à-dire  dans 
presque  toute  la  Russie,  Le  nom  même  de  l'héroïne  est  russe,  et, 
comme  peuvent  le  voir  les  hellénistes  même  les  plus  novices, 
d'étymologie  grecque.  Mais  l'origine  du  conte  est  certainement 
septentrionale.  Il  a  dû  être  apporté  par  les  Normands  ou  par 
d'autres  races  du  Nord,  à  l'encontre  d'un  très  grand  nombre  de 
traditions  populaires  russes,  d'ailleurs  très  composites  et  rema- 
niées, mais  dont  l'origine  est  le  plus  souvent  polonaise,  lithua- 
nienne ou  orientale.  Ceci  n'a  rien  pour  nous  surprendre,  car, 
dans  le  domaine  politique,  ce  sont  des  dynasties  normandes, 
issues  de  Rurik,  qui  ont  fondé  non  seulement  les  principautés  du 
Nord  de  la  Russie,  comme  laroslav,  Moscou,  Novgorod  ou  Smo- 
lensk,  mais  même  les  Etats  du  Sud,  comme  celui  dont  Kief 
était  la  capitale.  La  conquête  normande  s'étant  étendue,  et  cela 

(1)  On  peut  remarquer  que,  par  une  singulière  coïncidence,  Aïno  est,  dans 
l'épopée  finnoise  du  Kalevala,  le  nom  de  l'une  des  héroïnes,  la  sœur  du  Lapon 
Joukahaïnen. 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dès  les  premiers  temps,  jusqu'à  la  Mer-Noire,  quelques  légendes 
ont  pu  la  suivre. 

WASSILISSA  LA  BELLE 

Dans  un  royaume  que  n'indique  pas  l'histoire,  il  y  avait  une 
fois  un  marchand.  Il  devint  veuf,  après  douze  ans  de  mariage, 
et  il  ne  lui  resta  qu'une  fille,  nommée  Wassilissa. 

Quand  il  perdit  sa  femme,  sa  fille  avait  huit  ans. 

Au  moment  de  mourir,  la  mère,  étant  seule  dans  sa  chambre 
avec  sa  fille,  l'appela  auprès  d'elle,  et,  tirant  de  son  lit  une  pou- 
pée, elle  lui  dit  : 

—  Écoute-moi,  ma  fille.  Je  vais  mourir.  Je  te  donne  ma  bé- 
nédiction. Prends  cette  poupée.  Ne  la  montre  jamais  à  personne. 
Quand  tu  seras,  dans  la  vie,  en  présence  d'un  malheur  ou  d'une 
difficulté,  offre-lui  à  manger,  demande-lui  conseil,  et  elle  te 
viendra  en  aide. 

Elle  remit  la  poupée  à  la  petite  fille,  l'embrassa  et  mourut. 

Cependant  le  marchand,  se  trouvant  seul,  songea  bientôt  à  se 
remarier.  Il  fit  choix  d'une  veuve,  qui  avait  quelque  bien,  et 
qui  lui  sembla  devoir  être  une  compagne  avisée  pour  lui  et  une 
mère  pour  sa  fille.  Cette  veuve  avait  elle-même  deux  filles,  un 
peu  plus  âgées  que  Wassilissa. 

Mais  le  marchand  s'était  trompé  dans  son  choix,  et  sa  nou- 
velle femme  ne  fut  pas,  pour  Wassilissa,  la  mère  qu'il  avait 
espérée.  Elle  réservait  toute  son  affection  pour  ses  propres  filles, 
et  n'en  avait  aucune  pour  la  fille  de  son  mari,  qu'elle  maltraitait 
et  réduisait  à  l'état  de  servante  des  deux  aînées.  Le  père,  presque 
toujours  absent,  pour  les  nécessités  de  son  trafic  au  loin,  ne 
pouvait  pas  intervenir  et  prendre  la  défense  de  sa  fille.  Du 
reste,  quand  il  était  là,  la  belle-mère  dissimulait  sa  méchanceté. 

Wassilissa  grandit.  C'était  la  plus  jolie  fille  du  pays.  Sa 
belle-mère  et  ses  sœurs  enviaient  sa  beauté.  La  belle-mère  la 
maltraitait  et  la  chargeait  de  tout  l'ouvrage.  Elle  la  privait  de 
nourriture  et  ne  lui  donnait  que  des  vêtemens  dont  les  deux 
aînées  ne  voulaient  pas.  Cependant  Wassilissa  embellissait  de 
jour  en  jour,  et  devenait  de  jour  en  jour  plus  grasse  et  plus 
blanche,  ainsi  qu'il  est  désirable. 

Comment  cela  se  pouvait-il  ?  C'est  que  la  poupée  faisait  tout 
l'ouvrage  de  Wassilissa    Dès  le  matin,  les    plates-bandes    du 


LA    LITTÉRATURE    PORULAIRE    DE    l'eXTRÊME    NORD.  375 

jardin  étaient  sarclées,  les  légumes  arrosés,  le  poêle  allumé. 
Pendant  que  la  poupée  travaillait,  Wassilissa  se  reposait  à 
l'ombre  en  cueillant  des  fleurs. 

La  poupée  indiquait  à  Wassilissa  l'herbe  contre  le  hâle. 
Aussi  devenait-elle  chaque  jour  plus  jolie  et  plus  blanche, 
tandis  que,  de  rage,  la  belle-mère  et  ses  filles  devenaient  chaque 
jour  plus  maigres  et  plus  noires. 

Wassilissa  vint  en  âge  d'être  mariée.  Tous  les  garçons  du 
village  demandaient  sa  main.  Mais  la  belle-mère  déclarait  à  tous 
qu'elle  ne  marierait  pas  Wassilissa  avant  les  deux  aînées.  Puis, 
quand  les  voisins  étaient  loin,  elle  et  ses  filles  battaient  Wassi- 
lissa pour  se  venger.  Wassilissa  supportait  tout  sans  se  plaindre, 
car  elle  était  douce  et  bonne.  Et  elle  devenait,  malgré  tout, 
chaque  jour  plus  belle.  Quand  elle  était  seule,  elle  tirait  la  poupée 
de  sa  poche,  partageait  avec  elle  la  maigre  pitance  qu'on  lui 
donnait,  et  elle  disait  : 

—  Mange,  petite  poupée,  et  vois  mon  chagrin. 

Et  la  poupée  mangeait,  puis  s'animait  et  la  consolait. 

Le  marchand  partit  pour  un  long  voyage.  Pendant  son 
absence,  sa  femme  changea  de  domicile  :  elle  alla  demeurer  dans 
une  maison  isolée,  située  au  bout  du  village,  et  qui  était  voisine 
d'une  grande  forêt. 

Au  milieu  de  cette  forêt  demeurait,  disait-on,  une  sorcière, 
une  Baba-Yagha,  qui  ne  laissait  approcher  personne  et  mangeait 
les  hommes  comme  des  poulets. 

Bien  des  gens,  étant  allés  dans  la  forêt  afin  d'y  chercher  du 
bois  ou  d'y  tendre  des  pièges  au  gibier,  l'avaient  rencontrée,  et 
quelques-uns  d'entre  eux  seulement  avaient  pu  revenir  pour 
faire  connaître  le  sort  de  leurs  camarades.  D'autres,  qui,  égarés 
dans  la  forêt,  ou  étrangers  à  la  contrée,  s'étaient  approchés  sans 
le  savoir  de  la  clairière  où  habitait  la  Baba-Yagha,  avaient  été 
saisis  par  elle  et  dévorés.  Quelques-uns  même,  plus  braves,  ré- 
solus à  en  finir  et  se  croyant  possesseurs  de  secrets  magiques, 
avaient  essayé  d'en  débarrasser  le  pays,  et  étaient  allés  volontai- 
rement à  sa  recherche,  soit  seuls,  soit  en  troupe.  Mais  aucun 
d'eux  n'était  revenu. 

Un  soir  d'été,  la  belle-mère  s'absenta  et  les  trois  jeunes  filles 

restèrent   seules    à   la  maison.   L'aînée   faisait  de   la  dentelle, 

la  seconde  tricotait,  et  la   plus  jeune,   Wassilissa,  avait  pour 

tâche  de  filer.  Le  feu  de  la  cuisine  s'était  éteint,   et  les  trois 


37G  RE^^JB  des  deux  mondes. 

jeunes  filles  n'étaient  éclairées  que  par   une   seule  chandelle. 
A  un  certain  moment,  comme  la  clumdelle  coulait,  l'aînée 
des  sœurs  prit  des  ciseaux  pour  la  moucher,   et,   conformément 
à  ce  qui  avait  été  convenu  avec  sa  mère,  elle  l'éteignit. 

—  Qui  nous  donnera  maintenant  du  feu?  dit-elle.  Tous  les 
gens  du  village  sont  couchés.  Il  faut  que  l'une  de  nous  aille  en 
chercher  dans  la  maison  de  la  sorcière. 

—  C'est  indispensable,  dit  la  seconde.  Ce  n'est  que  là  qu'il  sera 
possible  de  trouver  du  feu  à  pareille  heure.  Mais  qui  de  nous  ira? 

—  Les  tètes  de  mes  épingles  m'éclairent,  reprit  l'aînée.  Je 
n'ai  pas  besoin  de  lumière  pour  continuer  mon  ouvrage. 

—  La  lueur  de  mes  aiguilles  me  suffit,  répliqua  la  seconde 
sœur.  Il  faut  que  ce  soit  Wassilissa  qui  aille  chez  la  sorcière. 

Sans  lui  demander  son  avis,  les  deux  sœurs  poussèrent 
Wassilissa  hors  de  la  chambre  et  fermèrent  la  porte,  en  lui  met- 
tant dans  la  main  un  morceau  de  pain  noir  et  sec. 

Wassilissa  monta  dans  la  petite  chambre  qu'elle  occupait 
sous  le  toit.  Quand  elle  eut  fermé  la  porte,  elle  tira  la  poupée 
de  sa  poche  et  ne  put  s'empêcher  de  pleurer.  Pourtant  elle  plaça 
devant  la  poupée  le  morceau  de  pain  qui  constituait  son  unique 
provision,  et  lui  dit  : 

—  Mange,  petite  poupée,  et  vois  ma  peine. 

La  poupée  mangea.  Et,  comme  toujours,  à  mesure  qu'elle 
mangeait,  ses  yeux  se  mirent  à  briller.  Et,  quand  elle  eut  mangé 
tout  le  pain,  elle  avait  tout  à  fait  l'air  d'une  personne  vivante. 
Elle  se  mit  alors  à  parler,  et  dit  : 

—  Va  chez  la  sorcière,  Wassilissa,  et  ne  crains  rien. 
Wassilissa  sécha  ses  larmes,  mit  la  poupée  dans  sa  poche  et 

sortit  dans  la  nuit  noire.  Elle  gagna  la  forêt  et  prit  au  hasard 
le  premier  sentier  qui  s'y  enfonçait. 

Wassilissa  marcha  toute  la  nuit.  Au  bout  de  six  ou  sept 
hejresde  marche,  elfe  vit,  entre  les  branches,  passer,  non  loin 
d'elle,  un  cavalier. 

Ce  cavalier  était  vêtu  de  blanc.  Il  était  jeime,  et  son  visage 
était  charniant.  Il  montait  un  cheval  blanc,  qui  marchait  joyeu- 
sement, d'un  pas  léger,  en  faisant  bruire  les  feuilles  et  en 
humant  l'air  des  bois.  Son  armure  était  blanche  et  semblait  d'ar- 
gent, et  son  harnais  était  également  blanc. 

Sur  son  passage,  la  forêt  s^clairait  d'une  lueur  argentée,  et 
des  reflets  roses  et  violets  se  nlaquaieut  aux  tronc  des  bouleaux 


LA    LITTÉRATURE    POPULAIRE    DB    l'eXTRÊME    NORD.  377 

et  des  grands  sapins.  Et  les  notes  d'un  vert  gai  des  jeunes  feuilles 
pointaient  sur  les  rameaux  et  se  piquaient  sur  la  frondaison 
sombre  des  vieux  arbres.  Derrière  lui  les  oiseaux  caquetaient  ou 
sifflaient  en  s'éveillant,  et  les  fleurettes  s'entr'ouvraient,  en  sou- 
levant leurs  petites  têtes  chargées  de  rosée,  au-dessus  des  brins 
d'herbe  que  reliaient  entre  eui  des  fils  légers  et  blancs,  que  les 
hommes  ne  savent  pas  tisser. 

Et  sur  la  mousse  humide  qui  revotait  les  rochers  passaient 
des  kieurs  douces  ou  des  clartés  d'émerau  Je,  tandis  que  le  sévère 
granité  lui-même  prenait  des  teintes  roses  et  bleuâtres. 

Et  un  vent  léger  réveillait,  en  les  caressant,  les  fleurs  mi- 
closes.  Et  les  abeilles  engourdies  se  levaient  lourdement  en  fai- 
sant vibrer,  pour  les  sécher,  leurs  ailes  encore  humides. 

Ce  cavalier  ne  fit  que  passer.  11  disparut  entre  les  arbres,  au 
pas  alerte  de  son  cheval,  qui  respirait  la  brise  en  hennissant  dou- 
cement. 

Et  quand  il  fut  passé,  l'aube  éclairait  le  ciel. 

Wassilissa  continua  sa  route  et  remarqua  que  sur  le  sol,  là  où 
le  cavalier  avait  marché,  fleurissaient  les  trèfles  roses  et  blancs. 

Un  peu  plus  loin,  elle  vit  passer,  dans  la  feuillée,  un  second 
cavalier. 

Ce  cavalier  était  vctu  de  rouge.  Il  portait  une  armure  rouge. 
Il  montait  un  cheval  entièrement  rouge,  à  la  crinière  flam- 
boyante, qui  caracolait  fièrement.  Dans  sa  main  il  tenait  une 
torche  enflammée,  et  sur  son  passage  la  forêt  semblait  embrasée. 
Et,  à  la  lueur  de  cette  torche,  Wassilissa  remarqua  que  le  visage 
du  cavalier  avait  une  expression  glorieuse  et  triomphale. 

Les  larges  masses  de  feuillage  des  aunes  et  des  trembles 
frémissaient.  Les  aiguilles  des  pins  crépitaient.  Et  les  campa- 
nules violettes,  auxquelles  de  gros  bourdons  vêtus  de  velours 
faisaient  bruyamment  la  cour,  s'ouvraient  tant  qu'elles  pouvaient 
et  se  balançaient  comme  des  cloches  muettes.  El  les  asters  au 
cœur  jaune  se  redressaient  en  grosses  touffes  épanouies.  Le» 
salicaires  pourprées  faisaient  fièrement  ondoyer  leurs  panaches 
rouges  le  long  des  ruisseaux,  tandis  que  les  fougères  diverses, 
et  les  balsamines,  aux  fleurs  d'or  finement  et  bizarrement  ou- 
vragées, au  feuillage  d'un  vert  noir  et  vernissé,  et  dont  les  pieds 
trempent  dans  les  sources,  semblaient  se  cacher  de  la  lumière 
trop  vive  sous  la  protection  des  vieux  sapins.  Et  les  insectes 
d'or,  d'un  trait  rapide  et  fulgurant,   coupaient  les^  rayons  de 


378  REVUE  DEfe  DEUX  MONDES. 

lumière,  qui  filtraient  à  travers  la  cime  opaque  des  arbres  noirs. 
Et  les  oiseaux  chantaient  à  pleine  gorge,  et  les  fleurs  exha- 
laient, jusqu'à  en  mourir,  tous  les  parfums  de  leur  cœur. 

Et  il  faisait  grand  jour. 

Quand  le  cavalier  se  fut  éloigné,  Wassilissa  vit  que,  là  où 
il  avait  passé,  les  brins  d'herbe  étaient  brûlés  et  les  fleurs  des- 
séchées. 

Sans  rencontrer  personne,  elle  marcha  encore  toute  la  jour 
née.  La  faim  et  la  soif  la  tourmentaient.  Elle  but  de  l'eau  des 
sources  dans  les  creux  de  rochers,  et  mangea  des  airelles,  des 
mûres  et  des  pommes  sauvages  que  la  poupée  lui  avait  fait  con- 
naître auparavant.  Vers  le  soir,  sans  s'être  arrêtée,  elle  arriva 
près  de  la  maison  de  la  Baba-Yagha,  qui  se  dressait  dans  une 
clairière,  au  milieu  d'un  enclos  entourant  un  jardin. 

Oh  !  oh  !  c'était  une  singulière  maison  que  l'isba  de  la  sor- 
cière, et  c'était  un  singulier  jardin  que  celui-là.  La  petite  maison 
de  bois  avait  de  loin  l'air  d'une  isba  de  paysans  aisés,  au  milieu 
d'un  fouillis  de  grandes  plantes  échevelées,  mais  de  près  tous  les 
détails  de  sa  construction  paraissaient  macabres  et  efTrayans.  Les 
alentours  étaient  jonchés  d'ossemens,  les  uns  blancs  comme  de 
l'ivoire,  les  autres  récemment  rongés. Les  montans  de  la  porte, 
ainsi  que  les  barreaux  de  la  grille  d'entrée  du  jardin,  étaient  faits 
de  tibias  et  de  fémurs,  et,  comme  serrure,  une  mâchoire  humaine 
grimaçait.  Sur  la  haie,  tout  autour  du  jardin,  il  y  avait  des 
crânes  humains,  emmanchés  aux  pieux  de  la  clôture,  et,  dans  le 
jardin,  il  y  en  avait  d'autres  sur  les  tuteurs  des  plantes,  ou  dis- 
séminés çà  et  là,  comme  des  pavots  sur  leurs  tiges. 

Comme  elle  approchait  de  la  maison,  Wassilissa  vit  venir,  à 
travers  bois,  un  troisième  cavalier. 

Ce  troisième  cavalier  était  vêtu  de  noir,  son  armure  était 
noire.  Son  cheval,  entièrement  noir,  dont  les  yeux  hagards  et 
lumineux  étaient  pareils  à  deux  étoiles,  avait  aux  jambes  de 
longs  crins  traînans,  et  marchait  la  tête  basse  et  tendue  en  avant, 
foulant  sans  bruit  le  tapis  de  la  forêt,  sur  lequel  il  semblait 
glisser.  De  ses  naseaux  sortait  comme  une  brume  flottante,  qui 
se  condensait  derrière  lui  en  traînée  de  brouillard  sur  le  sol.  Et, 
sur  son  passage,  les  pierres  et  les  herbes  se  couvraient  de  rosée. 

Le  cavalier  avait  la  tête  baissée.  Sous  son  casque  d'acier 
bruni  on  apercevait  à  peine  sa  figure  pâle,  glabre  et  morne,  aux 
traits  impassibles. 


LA   LITTÉRATURE    POPULAIRE    DE    L  EXTRÊME    NORD.  379 

Ses  épaules  étaient  couvertes  d'un  manteau  noir,  sous  lequel, 
par  intervalles,  brillait  discrètement  l'éclair  froid  de  ses  armes. 

Et  devant  lui  les  oiseaux  se  taisaient,  et  les  petites  fleurs  se 
refermaient,  et  les  couleurs  du  feuillage  s'éteignaient.  Seul,  un 
harfang,  la  grande  chouette  du  Nord,  le  suivait,  volant  silen- 
cieusement dans  l'air,  de  ses  ailes  ouatées,  et  semblant  l'annon- 
cer, de  loin  en  loin,  par  son  cri  sinistre. 

Et  sur  les  pas  du  cheval  sortaient  de  terre  les  cryptogames 
mystérieux  et  les  champignons  phosphorescens.  Et  les  lichens, 
sur  les  troncs  et  sur  les  rochers,  élargissaient  leurs  disques,  les 
fougères  et  les  lycopodes  déployaient  leurs  éventails,  et  les 
mousses  sourdes  foisonnaient.  Et  les  limaces,  sortant  de  leurs 
trous,  rampaient,  en  laissant  sur  les  aiguilles  des  pins  une  large 
trace  argentée. 

Ce  cavalier  dépassa  Wassilissa.  Quand  il  arriva  près  de  la 
porte  de  l'enclos  de  la  sorcière,  il  disparut,  comme  s'il  s'était 
abîmé  sous  terre. 

Et  il  faisait  nuit. 

Wassilissa  remarqua  alors  que  les  yeux  des  crânes  placés 
sur  la  haie  devenaient  lumineux  et  projetaient  par  leurs  orbites 
des  gerbes  de  clarté  aux  alentours.  11  en  était  de  même  de  toutes 
les  têtes  de  morts  qui  se  trouvaient  dans  le  jardin. 

Tout  à  coup  un  grand  bruit  dans  la  forêt  annonça  l'arrivée 
de  la  Baba-Yagha.  Les  arbres  craquaient  en  se  courbant,  les 
feuilles  tourbillonnaient  comme  au  passage  d'un  ouragan.  Et  un 
grondement  sourd  faisait  résonner  les  échos  des  ravins  au  fond  des 
bois.  Et  la  Baba-Yagha  parut,  faisant  plier  les  cimes  des  arbres. 
Elle  était  assise  dans  un  mortier,  selon  l'usage  des  sorcières;  elle 
le  faisait  avancer  d'une  main  avec  son  pilon,  et  de  l'autre,  elle 
efl"açait  dans  l'air,  à  l'aide  de  son  balai,  fait  d'un  arbre  entier,  la 
trace  de  son  passage,  trace  invisible  aux  yeux  humains. 

Elle  était  gigantesque.  Sa  peau  ridée  et  grisâtre  formait  de 
larges  plis,  et  ses  cheveux  gris  tombaient  en  désordre  sur  ses 
épaules.  Elle  mit  pied  à  terre  dans  la  clairière  auprès  de  sa 
demeure. 

Wassilissa  s'approcha  et  la  salua. 

—  Que  viens-tu  faire  ici,  petite  Wassilissa?  lui  demamlu  la 
sorcière. 

—  Grand'mère  [Babouchka),  se  sont  mes  sœurs  et  ma  belle- 
mère  qui  m'ont  envoyée  vers  toi  pour  te  demander  du  feu. 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  bien.  Je  les  connais.  Entre  dans  ma  maison  et  tra- 
vaille pour  moi.  Si  tu  travailles  bien  à  ce  que  je  te  dirai,  je  te 
donnerai  du  feu.  Et  sinon,  je  te  mangerai. 

La  sorcière  siffla.  Le  pilon,  le  mortier  et  le  balai  s'éloignèrent 
au  galop.  Puis  elle  cria,  d'une  voix  qui  fit  trembler  le  sol  : 

—  Mes  fortes  serrures,  mes  larges  portes,  ouvrez- vous. 

La  porte  de  la  clôture  s'ouvrit  toute  grande  et  la  sorcière 
entra,  suivie  de  Wassilissa. 
La  sorcière  lui  dit  : 

—  Va  dans  la  cuisine  et  allume  le  feu. 

Wassilissa  \)\-\\.  ;m  imir  iino  torche  qu'elle  alluma  en  l'appro- 
chant de  l'un  des  ciùiios  du  jr.rdin,  cl  prépara  le  feu. 

—  Vois  dans  le  poôlc  ce  qu'il  y  a  à  manger  et  apporte-le- 
moi,  dit  alors  la  Baba-Yagha. 

Wassilissa  regarda  dans  le  poêle.  Il  y  avait  des  provisions 
pour  vingt  personnes.  Wassilissa  les  prit,  fit  chauffer  ce  qu'il 
fallait  mettre  au  feu  et  apporta  le  tout  à  la  vieille.  Mais  elle  se 
tint  immobile  derrière  celle-ci  pendant  le  repas,  sans  oser  lui 
pailer,  par  crainte. 

La  vieille  mangea  tout.  Elle  but  également  un  grand  pot  de 
kvvass  qui  aurait  pu  désaltérer  touie  une  troupe  d'hommes. 
Puis  elle  donna  à  Wassilissa  un  peu  de  chtclii  (1)  et  de  pain  noir 
avec  du  porc,  et  elle  lui  dit  : 

—  Va  te  coucher  là-haut.  Et  ne  t'occupe  pas  de  ce  qui  se 
passe  en  bas.  Demain  tu  balayeras  partout,  tu  feras  le  ménage, 
tu  nettoieras  la  maison  entière,  tu  donneras  à  manger  aux  poules 
et  à  toutes  les  bêtes.  Tu  iras  chercher  de  l'eau,  tu  prépareras  le 
feu,  tu  arroseras  le  jardin.  Puis  tu  iras  à  la  huche,  tu  y  pren- 
dras dix  boisseaux  (2)  de  seigle  qui  s'y  trouvent,  et  tu  en  retireras 
tous  les  petits  grains  noirs  qui  y  sont  mélangés.  Il  faut  que  tout 
soit  fini  pour  le  soir,  lorsque  je  rentrerai.  Et  si  tu  n'as  pas  fini, 
jo  to  mangerai. 

Wassilissa  monta  dans  la  soupente  qui  lui  était  indiquée,  et 

bientôt  elle  entendit  la  vieille  ronfler  à  faire  trembler  le  plancher. 

l'allé  tira  alors  de  sa  poche  la   poupée,  et,  mettant  devant 

(1)  Chichi,  sorte  de  soupe  aux  choux,  que  l'on  mange  dans  la  plus  grande 
partie  de  la  Russie. 

(2)  Un  tchelwerk,  mol  à  mot  un  quart.  Cette  mesure,  considérable,  représente  le 
quart  de  la  graine  nécessaire  pour  ensemencer  une  surface  déterminée  et  assez 
grande. 


* 


LA    UTTÉRATURE    POPULAIRE    DE    l'eXTRÊME    NORD.  381 

celle-ci  son  frugal  repas,  le  partagea  avec  elle.  En  mangeant,  la 
poupée  s'anima,  comme  de  coutume.  Wassilissa  lui  expliqua  ce 
que  la  Baba-Yagha  lui  avait  imposé. 

—  Comment  faire  tout  cet  ouvrage?  lui  dit-elle.  Et  si  je  n'y 
parviens  pas,  la  Baba-Yagha  me  mangera. 

—  Rassure-toi,  lui  dit  la  poupée,  je  t'aiderai  et  tout  se  pas- 
sera bien. 

Wassilissa  avait  confiance  dans  sa  poupée.  Et  comme  elle 
était  bien  fatiguée,  elle  s'endormit  à  son  tour  profondément. 

Le  lendemain  matin,  au  petit  jour,  elle  se  leva  et,  descen- 
dant, elle  trouva  la  Baba-Yagha  dans  le  jardin. 

La  sorcière  siffla.  Le  mortier,  le  pilon  et  le  balai  parurent. 

—  Fais  ce  que  je  t'ai  dit,  Wassilissa,  et  que  tout  soit  ter- 
miné pour  ce  soir,  ou  sinon  je  te  mangerai. 

Puis  elle  s'élança  dans  les  airs  et  disparut  à  travers  la  forêt. 

Quand  elle  se  fut  éloignée,  Wassilissa  servit  à  la  poupée  tout 
ce  qui  lui  restait  pour  son  déjeuner,  et  lui  montra  le  grain  dans 
la  huche. 

La  poupée  se  mit  à  l'ouvrage,  et,  pendant  ce  temps,  Wassi- 
lissa nettoyait  la  maison,  allait  chercher  de  l'eau,  et  préparait  le 
feu  et  le  dîner.  A  deux  heures  de  l'après-midi,  tout  était  terminé. 

—  Voilà  qui  est  fait,  dit  la  poupée  en  se  glissant  dans  la 
poche  de  Wassilissa. 

Wassilissa  se  promena  dans  le  jardin  en  attendant  le  retour 
de  la  vieille.  Il  était  rempli  de  fleurs  étranges  dont  elle  ne  savait 
pas  les  noms. 

Le  soir  la  sorcière  rentra.  D'un  coup  d'oeil  elle  inspecta  la 
maison  et  ses  abords. 

—  As-tu  fait  ce  que  je  t'ai  dit?  demanda-t-elle  à  Wassilissa. 
Oii  est  le  seigle  que  je  t'avais  chargé  de  trier? 

Wassilissa  le  lui  montra,  divisé  en  deux  tas. 
La  Baba-Yagha  regarda  le  grain.  Puis  elle  cria  : 

—  Serviteurs  fidèles,  mes  amis  de  cœur,  prenez  ce  grain  et 
faites-le  moudre. 

Trois  paires  de  mains  parurent,  prirent  le  seigle  et  l'empor- 
tèrent. 

La  sorcière  se  mit  à  table,  mangea  comme  la  veille.  Puis 
elle  se  coucha  et  s'endormit,  après  avoir  donné  à  Wassilissa  un 
peu  de  pain  et  de  soupe. 

Auparavant  elle  lui  dit  : 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Demain,  tu  travailleras  comme  aujourd'hui.  Tu  prépare- 
ras et  tu  nettoieras  tout  dans  la  maison.  Puis  tu  iras  à  la  huche, 
tu  y  trouveras  dix  boisseaux  de  graines  de  pavot,  et  tu  les  net- 
toieras. Quelqu'un  de  malintentionné  y  a  mélangé  de  la  terre. 
Et  si  tu  ne  réussis  pas,  je  te  mangerai. 

Le  lendemain  matin,  la  Baba-Yagha  partit,  dans  le  même 
équipage  que  la  veille. 

Wassilissa  se  mit  à  l'ouvrage.  La  tâche  était  difficile  et 
aurait  demandé  un  temps  énorme  pour  les  gens  les  plus  ha- 
biles. Mais,  grâce  à  la  poupée,  ce  fut  fait  aussi  aisément  que  le 
reste. 

Tout  se  passa  comme  la  veille.  Tandis  que  Wassilissa  faisait 
le  reste  de  la  besogne,  la  poupée,  "par  les  moyens  qu'elle  savait, 
triait  la  graine. 

Le  soir  la  sorcière  rentra,  comme  de  coutume. 

—  Eh  bien!  cria-t-elle  à  Wassilissa,  as-tu  fait  ce  que  je  t'ai 
dit?  J'ai  les  dents  longues  aujourd'hui,  tu  es  grasse,  et  je  te 
mangerais  volontiers. 

Wassilissa  lui  montra  la  graine  de  pavot,  séparée  de  toutes 
lés  particules  de  sable  et  de  terre.  La  sorcière  regarda  d'un  air 
satisfait.  Puis  elle  cria  de  nouveau  : 

—  Serviteurs  fidèles,  amis  de  mon  cœur,  prenez  cette  graine 
et  allez  en  extraire  l'huile. 

Les  trois  paires  de  mains  parurent,  prirent  le  grain  et  l'em- 
portèrent. 

—  Apporte-moi  le  dîner  que  tu  m'as  préparé,  dit  la  Baba- 
Yagha  à  la  jeune  fille. 

Wassilissa  apporta  le  dîner. 

—  Assieds-toi  là,  lui  dit  la  vieille,  et  mange  avec  moi. 
Wassilissa  s'assit  à  tabU',  pour  obéir  à  la  sorcière,  mais  elle 

touchait  à  peine  aux  plats,  quoiqu'elle  eût  grand'faim,  et  elle 
restait  muette. 

—  Pourquoi  ne  me  parles-tu  pas?  demanda  la  sorcière. 

—  Je  n'ose  pas,  répondit  Wassilissa. 

—  C'est  bien.  Je  n'aime  pas  les  bavards.  Pourtant,  tu  as  pu 
voir  ici  des  choses  qui  ont  dû  t'étonner. 

—  Je  ne  parle  pas  de  ce  qui  m'étonne. 

—  Tu  as  raison,  je  n'aime  pas  les  gens  curieux. 

—  Pourtant  je  voudrais  bien  vous  demander  une  chose. 

—  Demande.  Mais  en  même  temps  n'oublie  pas  le  proverbe  ; 


LA    LITTÉRATURE    POPULAIRE    DE    L  EXTRÊME    NORD.  383 

«  Ceux  qui  apprennent  trop  vieillissent  vite.  »  Maintenant,  dis  ce 
que  tu  veux. 

—  En  venant  ici,  dans  la  forêt,  reprit  la  jeune  fille,  j'ai  ren- 
contré un  cavalier  blanc,  vêtu  d'une  armure  blanche,  monté  sur 
m  cheval  blanc.  Qui  était-il? 

—  C'est  mon  Matin  clair,  répondit  la  vieille. 

—  Un  peu  plus  loin,  toujours  dans  la  forêt,  j'ai  rencontré 
un  autre  cavalier,  rouge  celui-là,  vêtu  de  rouge,  montant  un 
cheval  rouge. 

—  C'est  mon  Soleil  rouge  (1). 

—  Enfin,  en  arrivant  ici,  j'ai  vu  un  cavalier  noir,  vêtu  de 
noir,  sur  un  cheval  noir. 

—  C'est  ma  Nuit  sombre. 

Wassilissa  pensa  aussitôt  aux  trois  paires  de  mains  qu'elle 
avait  vues  apparaître. 

—  Que  veux-tu  savoir  encore? 

—  C'est  tout,  dit  la  jeune  fille. 

—  Très  bien.  La  poussière  du  dehors,  ne  doit  pas  se  mé- 
langer avec  celle  de  l'intérieur  de  mon  isba.  A  mon  tour,  main- 
tenant, dit  la  Baba-Yagha,  de  te  poser  une  question.  Comment 
as-tu  pu  trouver  le  temps,  hier  comme  aujourd'hui,  de  faire  tout 
l'ouvrage  que  je  t'ai  imposé? 

—  La  bénédiction  de  ma  mère,  qu'elle  m'a  donnée  en  mou- 
rant, m'y  a  aidée,  répondit  Wassilissa. 

—  Ah!  c'est  comme  cela?  Eh  bien,  va-t'en,  fille  bénie,  s'écria 
la  sorcière.  Retourne  chez  toi.  Je  n'aime  pas  les  gens  bénis! 

Elle  la  poussa  dehors  par  les  épaules.  Wassilissa  se  mit  à 
courir.  Mais  la  sorcière  la  rappela  : 

—  Attends  donc.  Voici  le  feu  que  tu  es  venue  chercher. 
Porte-le  dans  ta  maison. 

Elle  prit  un  des  crânes  sur  la  haie,  et,  y  enfonçant  un  bâton 
dans  le  trou  inférieur,  elle  mit  ce  bâton  dans  la  main  de  Was- 
silissa. 

(1)  En  Russie,  le  soleil  est  toujours  qualifié  de  rou^e.  L'origine  de  cette  épilhèle 
peut  être  discutée.  Mais  on  peut  remarquer  que,  dans  les  pays  de  l'Extrôme-Nord 
où  le  soleil,  lorsqu'il  paraît,  s'élève  très  peu  au-dessus  de  l'horizon,  et  met  long- 
temps à  monter  progressivement  par  une  ascension  oblique,  l'astre  conserve  long- 
temps l'aspect  spécial  et  la  couleur  pourprée  qu'il  a  parfois,  pendant  quelques 
instans  seulement,  à  l'aurore  et  au  crépuscule,  dans  les  pays  tempérés.  On  explique 
généralement  ce  phénomène  en  disant  que  la  grande  épaisseur  d'atmosphère  tra- 
versée ne  laisse  arriver  à  l'œil  des  observateurs  que  les  rayons  les  plus  réfran- 
gibles,  qui  sont  les  rayons  rouges  du  spectre,  et  fait  dévier  les  autres 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Wassilissa  se  remit  à  courir,  et,  dès  qu'elle  fut  hors  de  vue  de 
l'isba,  elle  voulut  jeter  le  crâne,  qui  lui  faisait  peur.  Mais  une 
voix  sourde  en  sortit  : 

—  Ne  me  jette  pas.  Et  porte-moi  dans  ta  maison  :  tu  t'en 
trouveras  bien. 

La  jeune  fille  continua  sa  route,  portant  la  tête  de  mort  qui 
Téclairait  à  travers  la  forôt,  et  qui  ne  s'éteignit  que  lorsqu'il  fit  jour. 

Toute  la  journée  encore  elle  marcha  à  travers  les  bois.  La  nuit 
tombait  lorsqu'elle  arriva  au  village,  et,  à  mesure  que  l'obscurité 
venait,  la  tète  redevenait  lumineuse. 

Quand  elle  arriva  près  de  la  maison,  il  faisait  déjà  nuit 
noire.  Elle  fut  très  étonnée  de  n'y  voir  aucune  lumière. 

Ayant  ouvert  la  porte,  elle  trouva  sa  belle-mère  et  ses  sœurs, 
et,  pour  la  première  fois,  on  l'accueillit  aimablement.  On  lui  dit 
que  l'on  espérait  que  le  feu  qu'elle  apportait  pourrait  brûler 
dans  l'habitation.  Depuis  son  départ,  on  n'avait  pu  y  avoir  ni  feu, 
ni  lumière.  Le  briquet  refusait  de  donner  des  étincelles  et  le 
feu  qu'on  apportait  de  chez  les  voisins  s'éteignait  aussitôt. 

Dans  la  maison  comme  au  dehors,  le  crâne  continua  à  pro- 
jeter par  ses  orbites  une  lueur  ardente.  La  belle-mère  et  ses  filles 
voulurent  y  allumer  des  tisons.  Mais  elles  ne  purent  y  par- 
venir. Les  yeux  du  crâne  les  regardaient  et  les  brûlaient.  Wassi- 
lissa seule  ne  ressentait  aucune  brûlure. 

La  belle-mère  et  ses  filles  eurent  peur  et  voulurent  se  sauver. 
Mais  les  yeux  du  crâne  les  suivaient  partout  de  leur  regard,  de 
la  cave  au  grenier,  et  les  brûlaient  jusqu'aux  os.  Au  matin,  elles 
étaient  complètement  calcinées  et  changées  en  charbon. 

Wassilissa  ferma  la  porte  de  la  maison,  enterra  le  crâne  dans 
le  jardin  et  alla  demander  l'hospitalité  à  une  vieille  femme  du 
pays,  qui  demeurait  seule  non  loin  de  là.  Cette  vieille  femme 
laccueillit  bien  et  la  traita  comme  sa  fille.  Wassilissa  resta 
chez  elle  tout  l'hiver. 

Au  printemps  suivant,  en  passant  près  de  la  maison,  W^assi- 
lissa  vit  qu'à  l'endroit  où  elle  avait  enterré  le  crâne,  avait  poussé 
une  énorme  touffe  de  lin.  Ce  lin  était  si  beau  qu'elle  ne  put 
s'empêcher  de  l'admirer. 

Le  soir,  elle  dit  à  la  vieille  femme  : 

—  Il  faut  m'acheter  un  fuseau.  Je  voudrais  filer. 

Le  lendemain,  elle  alla  couper  le  lin,  le  prépara  avec  soin, 
et,  dès  qu'il  fut  prêt,  elle  commença  à  filer. 


LA    LITTÉRATURE    POPULAIRE    DE    l'eXTRÊME    NORD.  385 

Le  fil  brûlait  ses  doigts  tant  il  se  formait  vite.  Jamais  elle 
n'avait  filé  aussi  vite.  Et,  à  certains  momens,  il  semblait  à  Was- 
silissa  que  d'autres  mains  aidaient  les  siennes. 

Quand  le  fil  fut  filé,  il  était  si  fin  que  jamais  on  ne  put 
trouver  un  métier  convenable  pour  le  tisser. 

Wassilissa  et  la  bonne  femme  s'adressèrent  inutilement  à  tous 
les  tisserands  et  à  tous  les  menuisiers  du  pays. 

Enfin  Wassilissa  eut  l'idée,  comme  toujours,  de  confier  son 
embarras  à  la  poupée. 

—  C'est  très  simple,  lui  dit  celle-ci.  Donne-moi  seulement 
un  vieux  métier  et  du  crin  de  cheval. 

Wassilissa  les  lui  donna  un  soir.  La  poupée  se  mit  à  l'ou- 
vrage, et  le  lendemain  elle  avait  fabriqué  pour  la  jeune  fille  un 
très  bon  métier,  convenant  à  la  grosseur  du  fil.  Avec  ce  métier, 
Wassilissa  tissa  la  toile,  et,  quand  tout  le  fil  de  lin  fut  employé, 
il  y  avait  dix  pièces  de  cette  toile.  Elle  était  si  fine  que  chaque 
pièce  passait  par  le  trou  d'une  aiguille. 

Wassilissa  la  donna  à  la  vieille  et  lui  dit  d'aller  la  vendre,  mais 
de  ne  la  céder  qu'au  roi. 

La  vieille  prit  la  toile  et  s'en  alla  au  palais  du  roi,  qui  était 
situé  dans  la  ville  voisine,  sur  une  colline.  Pendant  toute  une 
journée,  elle  se  promena  avec  son  paquet  devant  les  fenêtres  du 
palais,  jusqu'à  ce  (ju'on  vînt  lui  demander  ce  qu'elle  voulait. 
Elle  répondit  qu'elle  désirait  être  conduite  au  roi  lui-même, 
pour  lui  oft'rir  quelque  chose  de  précieux. 

Elle  fut  conduite  devant  le  roi,  qui  était  jeune  et  beau,  et  qui 
lui  demanda  ce  qu'elle  apportait.  La  vieille  lui  présenta  la 
toile,  et  toutes  les  personnes  de  la  cour  furent  émerveillées.  Il 
demanda  à  la  bonne  femme  combien  elle  voulait  vendre  cette 
étoffe. 

—  C'est  une  chose  sans  prix,  répondit-elle.  Aussi  je  suis 
venue  pour  en  faire  hommage  au  souverain. 

Le  roi  prit  la  toile  et  fit  donner  à  la  vieille  une  grande  bourse 
pleine  d'argent. 

La  toile  fut  admirée  de  tous.  Le  roi  décida  de  la  faire  tailler 
pour  s'en  faire  à  lui-rnênic  des  chemises.  Mais,  quand  celles-ci 
furent  coupées,  le  tissu  était  si  fin  qu'il  fut  impossible  de 
trouver  une  ouvrière  assez  habile  ni  du  fil  assez  fin  pour  les 
coudre. 

Le    roi   fit    exposer  la    toile  et   convoquer    toutes  les  plus 

TOME   XXXIV.    —    1G06.  2.Ï 


386  '    REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

habiles  ouvrières  de  son  royaume  pour  concourir  à  la  tâche. 
Mais  dès  qu'elles  voyaient  l'étoffe,  elles  se  déclaraient  incapables 
de  faire  le  travail  qui  leur  était  demandé.  Une  seule  essaya  de 
coudre  les  pièces,  mais  n'y  put  parvenir. 

Enfin  le  roi  eut  une  idée,  une  idée  comme  en  ont  les  rois.  Il 
se  dit  : 

«  Je  vais  faire  venir  la  bonne  femme  qui  m'a  apporté  la 
toile.  Celle  qui  l'a  tissée  saura  bien  la  coudre.  » 

Il  fit  rechercher  la  vieille  femme,  et,  quand  il  ,sut  où  elle 
habitait,  il  envoya  au  village  un  de  ses  gardes  pour  la  mander 
auprès  de  lui. 

—  Va  où  l'on  t'appelle,  dit  Wassilissa  à  la  vieille. 

Quant  à  elle,  elle  fit  sa  toilette,  peigna  ses  cheveux,  mit  ses 
plus  beaux  vêtemens.  Puis  elle  se  plaça  près  de  la  fenêtre  et 
attendit. 

L.orsque  la  vieille  fut  en  présence  du  roi  : 

—  Je  t'ai  fait  venir,  lui  dit  celui-ci,  pour  que  tu  couses  la 
toile  que  tu  m'as  apportée.  J'ai  pensé  que  celle  q\ii  l'a  tissée 
saurait  la  coudre,  ce  qui,  paraît-il,  est  très  difficile. 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  tissée,  répondit  la  vieille  femme. 
C'est  ma  fille  adoptive. 

—  Va  la  chercher,  lui  dit  le  roi. 

La  bonne  femme  alla  retrouver  Wassilissa,  et  lui  dit  que  le 
roi  voulait  la  voir. 

—  J'y  vais,  répondit  Wassilissa. 

Dès  que  le  roi  la  vit,  il  fut  saisi  d'admiration,  ainsi  que  tout; 
ses  serviteurs. 

—  Je  t'ai  fait  venir,  lui  dit-il,  pour  coudre  cette  toile  que 
tout  le  monde  admire.  Mais  si  tu  le  veux,  tu  resteras  auprès  de 
moi,  ma  belle,  et  lu  seras  mon  épouse  chérie. 

Les  Roces  se  firent  en  grande  pompe,  et  tout  le  village  s'en 
réjouit,  car  Wassilissa  était  aimée  de  tous. 

Quelque  temps  après,  le  marchand  revint  :  il  trouva  sa  fille 
mariée  au  roi,  et  il  demeura  avec  eux  jusqu'à  sa  mort.  La  vieille 
fut  aussi  comblée  de  leurs  bienfaits. 

Wassilissa  garda  la  poupée  toute  sa  vie  ;  elle  eut  soin  de  ne 
jamais  la  laisser  voir  à  personne.  |r 

Lhistoire  ne  dit  pas  quels  sont  ceux  de  ses  enfans  qui  en  ont 
hérité,  ni  ce  que  sont  devenus  les  morceaux,  s'il  en  subsiste.  Il 
pourrait  être  intéressant  de  le  rechercher. 

?• 


LA  LITTÉRATURE  POPULAIRE  DE  l'eXTREME  NORD.      387 

Cette  légende  n'est  pas  slave.  Elle  n'est  pas  byzantine.  Elle 
n'est  pas  orientale,  on  du  moins  elle  n'appartient  ni  à  l'Orient 
aryen  ni  au  cycle  sémitique.  On  n'en  retrouve  pas  la  trace, 
comme  c'est  le  cas  pour  tant  d'autres  fables  russes,  dans  l'héri- 
tage des  conteurs  musulmans: 

Elle  n'est  pas  chrétienne  non  plus.  Quant  à  sa  ressemblance 
avec  le  conte  de  Cendrillon,  qui  peut  frapper  au  premier  abord, 
elle  n'est  que  superficielle.  Cette  légende  est  profondément 
panthéiste. 

Mais  nous  n'avons  pas  affaire  ici  au  panthéisme  grec,  tou- 
jours policé,  môme  quand,  sous  sa  forme  archaïque,  la  plus 
mystique  et  la  plus  haute,  il  revêt  l'aspect  colossal  et  fruste  du 
culte  du  Grand  Pan,  devant  lequel  les  dieux  de  l'Olympe  ne 
sont  que  des  comparses  élégans  et  humanisés. 

C'est  le  vieux  panthéisme  populaire  des  brumes  du  Nord, 
celui  des  fées,  celui  des  pays  d'Armor,  que  l'on  peut  opposer 
aussi  bien  à  la  forme  gréco-latine  au'à  la  forme  pythagoricienne, 
dérivée  de  l'Inde  ou  de  l'Egypte. 

La  Baba-Yagha,  c'est  l'une  des  lois  de  la  nature,  ou  plutôt 
c'est  la  nature  elle-même,  la  nature  implacable  et  sereine,  qui 
broie  sans  pitié  les  hommes  et  les  autres  êtres  avec  son  pilon  de 
bois  dans  son  mortier  de  fer. 

Les  serviteurs,  ce  sont,  pour  chaque  Baba-Yagha,  un  groupe 
de  forces  de  la  nature,  ou  d'esprits  élémentaires,  comme 
disaient  les  alchimistes,  qui  sont  ici  l'aube,  le  soleil  et  la  nuit,  et 
qui,  pour  d'autres  Baba-Yagha,  sont  les  quatre  élémens,  ou  les 
trois  règnes  de  la  nature,  ou  les  quatre  vents  du  ciel. 

Wassilissa,  c'est  l'âme  humaine. 

La  poupée  de  Wassilissa,  c'est  la  sagesse,  ou  la  science 
humaine,  qui  vient  des  ancêtres,  que  l'on  commence  à  recevoir 
à  l'âge  de  raison,  et  qui  dompte  ou  utilise,  dans  une  certaine 
mesure,  les  forces  naturelles. 

Elle  dit  à  l'âme  les  choses  qui  consolent,  les  mots  qui  rendent 
fort. 

Ces  paroles,  que  la  sagesse  répète  et  apprend  aux  hommes, 
ce  sont  celles  qui  font  accepter  le  mal  d'ici-bas  en  persuadant 
qu'il  est  un  bien,  ce  sont  les  mots  qui  asservissent  à  la  volonté 
de  l'homme  les  forces  extérieures,  contre  lesquelles  il  serait 
impuissant  à  lutter,  et  qui  semblaient  d'abord  ses  pires 
ennemis. 


38S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  sont  aussi  les  formules  souveraines  que  les  initiés  ont  dé- 
couvertes, que  les  fondateurs  de  religions  ont  adoptées,  les  mots 
magiques,  menteurs  et  tout-puissans  qui  font  trouver  aux  misé- 
rables que  la  vie  est  belle  et  aux  martyrs  que  la  mort  est  douce. 

Ce  rang  prépondérant  donné  à  la  sagesse,  c'est  aussi  l'un 
des  traits  qui  révèlent  l'origine  extrême-orientale  des  Finnois, 
parens  non  seulement  des  disciples  de  Confucius,  mais  d'autres 
races  plus  lointaines  et  plus  anciennes  encore. 

C'est  par  la  sagesse,  non  par  le  courage  ni  la  beauté,  que  se 
distinguent  surtout  les  héros  du  Kalevala,  de  la  grande  épopée 
formée  par  l'assemblage  de  tous  les  vieux  runes  finnois.  Et  si 
une  déesse  de  la  troupe  des  dieux  grecs  en  exil  avait  chance  de 
tenir  le  rang  suprême  chez  les  Hyperboréens,  ce  ne  serait  pas 
Vénus,  ce  serait  Minerve  —  à  moins  que  ce  ne  lût  Tliétis(l),  — 
de  môme  que  Vulcain,  à  l'instar  de  son  confrère  Scandinave  le 
dieu  Thor  et  du  forgeron  finnois  llmarinen,  l'éternel  batteur  de 
fer,  l'inventeur  de  l'acier,  qui  forgea  «  le  couvercle  du  monde,  » 
aurait  sans  doute,  en  Laponie,  j'avantage  sur  Mars,  contraire- 
ment à  ce  qui  nous  a  été  enseigné  dès  notre  enfance  comme 
un  principe  dans  toutes  les  écoles  d'Occident. 

Ici  apparaît  aussi,  indiquons-le  en  passant,  l'idée  populaire 
que  la  possession  de  la  sagesse  ou  de  la  science,  pour  avoir  toute 
sa  puissance,  doit  rester  ignorée. 

Cette  idée  est  admise,  dans  une  certaine  mesure,  par  les  phi- 
losophies  sémitiques,  mais  seulement  au  point  de  vue  de  la  pru- 
dence temporelle.  La  formule  islamique  :  «  Qui  hausse  son 
portail  cherche  sa  ruine,  »  est  une  règle  de  conduite  ou  de  poli- 
tique plutôt  qu'un  dogme,  à  l'instar  du  vieux  dicton  français: 
«  Pour  vivre  heureux,  vivons  cachés.  »  Mais  on  peut  prétendre 
aussi  qu'au  contraire,  dans  l'Orient  musulman  ou  aryen,  chez 
les  Arabes  comme  chez  les  Indous,  le  Sage  est  volontiers  honoré 
et  môme  adulé.  L'enseignement  pour  lui  est  presque  un  devoir, 
et  la  science  ou  le  pouvoir  ne  sont  pas  tenus  de  rester  secrets. 
Dans  les  sociétés  brahmaniques  ou  musulmanes,  la  puissance  ou 
le  savoir  vont  volontiers  avec  l'ostentation. 

11  y  a  pourtant  des  exceptions.  Mais  c'est  bien  plutôt  encore 
chez  les  cabalistes  occidealaux  du  moyen  âge,  ainsi  que  chez  les 

(1)  VoukahaïncDjIa  Vierge  des  Eaux,  joue  un  rôle  prépondérant  à  l'origine  du 
mythe  finnois,  de  même  que,  sous  d'autres  noms,  Anmterasou,  par  exemple,  elle 
est  vénérée  dans  la  cosmojjonie  de  l'Extrême-Orient. 


1 


LA  LITTÉRATURE    POPULAIRE   DE   l'eXTRÊME   NORD.  389 

adeptes  des  traditions  hermcLiques,  que  la  sagesse  et  le  pouvoir 
sont  voués  au  secret.  Les  Kymris,  comme  les  Celtes,  paraissent 
avoir  eu  cette  idée  et  l'avoir  portée  avec  eux.  Dans  bien  des  cas, 
c'est  l'un  des  caractères  de  la  puissance  magique  d'être  perdue 
ou  diminuée  dès  qu'elle  est  connue.  Ainsi  les  fées  les  plus 
divines  et  les  enchanteurs  les  plus  puissans  se  cachent  tou- 
jours, dans  les  traditions  populaires  du  Nord  ou  de  l'Occident, 
sous  des  dehors  modestes,  et  môme  pauvres  ou  ridicules. 

Quant  à  la  touffe  de  lin  naissant  du  crâne  mort,  on  peut  y 
voir,  soit  l'idée  de  la  permanence  de  la  force  vitale,  soit  l'idée 
de  la  récompense  indirecte  des  bonnes  actions  dans  un  autre 
cycle.  La  théorie  de  la  métempsycose  a  laissé  là  ses  traces, 
comme  elle  l'a  fait  dans  les  traditions  primitives  de  tant  d'autres 
peuples.  Les  commentateurs  peu  connus  et  taxés  de  fantaisie, 
qui  ont  fait,  sans  en  être  bien  persuadés  eux-mêmes,  des  disser- 
tations hypothétiques  sur  les  traces  du  brahmanisme  et  du  boud- 
dhisme chez  les  Scandinaves,  ont  peut-être  eu  raison. 

Voilà  bien  du  pédantisme,  à  propos  d'un  simple  conte. 

Mais  il  nous  a  paru  intéressant  de  recueillir  et  de  présenter 
aux  Occidentaux  cette  petite  Wassilissa,  pendant  que  l'industrie 
n'a  pas  encore  envahi  et  transformé  son  pays,  en  y  traînant  à  sa 
suite,  avec  une  population  nouvelle,  ses  inconvéniens  habituels, 
et  tandis  que  de  grands  travaux  publics,  —  admirables  du  reste, 
—  n'ont  pas  encore  percé  à  jour  et  rendu  inhabitable  pour  les 
légendes  une  région  qui  constitue  l'un  de  leurs  derniers  asiles 
en  Europe  (1). 

En  attendant,  là-bas,  tout  au  nord  du  Vieux  Continent,  dans 
les  toundras,  sur  les  granités  ruisselans  et  pauvres  où  poussent 
à  l'aise  les  mousses  et  les  myrtilles  sous  l'abri  précaire  de  l'an- 
cienne forêt  arctique,  et  où  les  rares  et  maigres  cultures,  arra- 
chées par  places  à  la  virginité  rebelle  du  sol,  ne  sont  que  de 
petites    taches  éparses,  là  l'économie  politique,  avec   ses  lois 

(1)  Ce  pays,  situé  au  nord  de  la  région  Ouralienne,  partie  en  Europe,  partie  en 
Asie,  entre  la  Finlande,  la  Sibérie,  l'océan  Glacial  et  le  Nord-Est  de  l'ancienne 
Moscovie,  s'appelait  autrefois,  avons-nous  dit  au  commencement  de  cet  article,  le 
pays  des  Tchoudes.  Le  mot  tckoudl  signifle  à  la  fois,  en  russe,  prodige  et  sorcier. 
Cette  dénomination,  appliquée  aux  habitans  de  la  contrée  dont  il  s'agit,  peut 
avoir  eu  pour  cause  leur  religion  fétichiste.  A  l'époque  des  guerres  contre  la 
République  de  Novgorod  et  contre  les  États  Slaves,  qui  mirent  fin  à  son  exis- 
tence indépendante,  ce  pays  était  gouverné  par  des  Rois  sorciers,  descendans, 
peut-être,  de  Wassilissa.  Les  guerres  dites  des  Sorciers  se  placent,  dans  les 
anciennes  aimales  russes,  entre  le  vu"  et  le  xii'  siècle. 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelque  peu  factices,  ne  sévit  pas  en  maîtresse,  là  le  problème 
social  n'a  pas  encore  accaparé  les  cerveaux  humains  au  point  de 
leur  faire  oublier  tout  le  reste. 

Là,  l'héritage  vieilli  des  habitudes  byzantines,  cultivant  les 
querelles  sociales  après  les  querelles  religieuses,  et  venant  s'unir 
à  la  misère  et  à  l'alcoolisme,  n'a  pas  poussé  les  hommes  à  ne 
plus  voir  que  des  intérêts  momentanés  et  à  se  déchirer  entre 
eux,  en  perdant  de  vue  le  monde  extérieur  et  la  Nature,  la 
grande  consolatrice,  la  grande  ennemie  peut-être,  mais  la  mère 
en  même  temps,  dont  les  merveilleux  secrets  sont  inépuisables, 
dont  les  lois  sont  éternelles  et  dont  la  connaissance  ou  l'étude 
fait  planer  ses  adeptes  si  haut  par-dessus  tous  les  vices  et  toutes 
les  intrigues  des  hommes  et  des  sectes.  A  un  moindre  niveau, 
sa  contemplation  ou  simplement  son  contact  assidus,  même  sous 
forme  de  lutte,  suffisent  à  vivifier  et  à  satisfaire  les  esprits  les 
plus  humbles,  comme  les  plus  exigeans. 

Là-bas,  dans  le  Nord,  dans  des  contrées  pourtant  bien  déshé- 
ritées, loin  des  villes  et  de  ces  universités,  détournées  de  leur 
but  pour  devenir  des  pépinières  de  politiciens  aveugles  et  de 
méconteus  professionnels,  il  y  a  encore,  tout  comme  dans  les 
campagnes  de  maints  autres  pays,  des  naïfs,  ignorans  —  peut- 
être?  —  contens  et  résignés,  qui  acceptent  les  rigueurs  de  la 
création  ambiante,  qui  en  admirent  même  les  lois,  —  et  qui  n'en 
sont  pas  plus  malheureux.  Pour  eux,  il  y  a  encore  des  légendes. 
Et  dans  ces  légendes,  il  y  a  des  enseignemens,  des  souvenirs  ou 
des  superstitions,  —  comme  on  voudra, —  mais  des  choses  aux- 
quelles on  croit,  ce  qui  est  le  caractère  des  vraies  légendes. 

Et  celle-ci  en  est  une. 

('hez  ces  populations  si  pauvres  et  si  mal  partagées,  existent 
encore  des  croyances  anciennes  et  naïves,  reposant  sur  un  pro- 
fond sentiment  de  la  Nature,  et  sur  un  pressentiment  d'art,  de 
foi,  et  même  sur  une  sorte  de  science  instinctive,  qui,  plus  au 
Sud,  ont  disparu  devant  l'hypertrophie  du  socialisme  et  devant 
son  exclusivisme. 

Edouard  Blanc. 


LES 

t 

RICHES  DEPUIS  SEPT  CENTS  ANS 


IV  (1) 


FONCTIONNAIRES    DE    L'ÉTAT 
ET    DES    ADMINISTRATIONS    PRIVÉES 


La  société  humaine,  observée  sous  l'angle  des  intérêts,  f^ 
compose  d'  «  actionnaires  »  et  d'  «  obligataires.  »  Tous  les  hu- 
mains, sans  exception,  et  peut-être  sans  le  savoir,  —  comme 
M.  Jourdain  pour  la  prose,  —  possèdent  un  capital  et  le  font 
valoir. 

Quelques-uns  ont  acquis  ou  hérité  le  capital  matériel  (argent, 
terres,  biens  quelconques)  ;  tous  reçoivent  en  naissant  le  capital 
personnel  (force,  intelligence,  facultés  diverses).  Ce  capital  per- 
sonnel est  bien  plus  important  que  l'autre.  Non  seulement  la 
plus  grande  part  des  recettes  globales  de  la  nation,  les  deux  tiers 
aujourd'hui,  —  lui  appartiennent,  mais  encore  il  conquiert  et 
s'annexe  fatalement  le  capital  matériel,  chez  tous  les  peuples  et 
en  tous  les  temps.  Tandis  qu'au  contraire  les  détenteurs  du  ca- 
pital matériel  le  perdent,  quand  ils  sont  dénués  de  ce  que  nous 
nommons  ici  le  «  capital  personnel.  » 

Les  voies  et  moyens  par  où  s'acquiert  la  richesse  varient 
suivant  les  époques,  et,  de  même  que  les  fortunes  modernes  ne 

(1)  Voye'.  la  Revue  des  15  férrier,  15  mars  et  1"  juin. 


392  REVUE  DÉS  DEUX  MONDES. 

se  composent  pas  à'élémens  semblables  à  ceux  des  fortunes  an- 
ciennes, les  capacités  propices  au  gain  ont  changé  avec  les  siècles  : 
dans  un  capital  personnel,  la  vigueur  physique  et  la  bravoure 
guerrière,  réservée  par  les  nations  de  1906  à  l'usage  externe,  ne 
sont  plus  les  «  valeurs  »  lucratives  qu'elles  étaient  il  y  a  cinq 
cents  ans.  L'aptitude  financière  au  recouvrement  des  impôts  et 
à  la  gestion  des  fonds  d'État  n'ont  plus  cette  utilité  privée,  en 
vertu  de  laquelle  le  «  traitant  »  d'ancien  régime  expropriait 
quelque  peu  le  Trésor  à  son  profit  individuel. 

Suivant  ses  besoins  et  son  état  social  un  peuple  paie  tel  ou 
tel  mérite  par  le  don  de  l'opulence,  et  les  citoyens  qui  obtiennent 
cette  opulence  par  leur  effort  intellectuel  travaillent,  soit  comme 
«  actionnaires,  »  soit  comme  «  obligataires.  »  Les  actionnaires 
de  la  vie  sont  ceux  qui  mettent  au  jeu  sans  réserve  leurs  biens 
ou  leurs  personnes,  qui  ont  part  à  l'intégralité  des  chances  et  des 
risques  et  s'exposent  à  gagner  beaucoup  ou  à  tout  perdre.  Ces 
capitaines  d'aventure,  ces  hardis  routiers,  sont  les  commerçans  et 
industriels  d'aujourd'hui;  ce  sont  aussi  les  avocats,  médecins, 
artistes,  gens  adonnés  aux  professions  libérales  et  les  entrepre- 
neurs de  travail  à  la  tâche. 

Les  «  obligataires  »  sont  ceux  qui  placent  et  louent  leurs 
capitaux  matériels  ou  personnels  à  taux  limité,  mais  garanti.  Le 
mirage  des  perspectives  lointaines  et  indéfinies  de  la  spéculation 
ne  les  séduit  pas.  Ils  en  redoutent  les  dangers  et  les  désastres,  et 
ge  mettent  à  l'abri  derrière  un  traitement  fixe  :  ces  prudens  che- 
valiers, ces  archers  circonspects  d'aujourd'hui  sont  les  fonction- 
naires de  tout  uniforme  et  les  rentiers  de  tous  repos;  ce  sont 
les  ouvriers  payés  à  l'heure  et  à  la  journée. 

Mais,  qu'ils  se  cantonnent  dans  un  salaire  ou  se  livrent  tout 
entiers  aux  profits  et  pertes,  il  arrive  qu'en  tout  tojips  les  genres 
d'affaires  qui  distribuent  les  gros  «  dividendes  »  aux  action- 
naires, sont  aussi  ceux  qui  servent  aux  obligataires  les  gros  «  in- 
térêts; »  que  les  soldes  militaires  furent  élevées  lorsque  la  guerre 
menait  à  la  fortune;  que  les  traitemens  civils  de  l'Etat  furent 
avantageux  lorsque  «  le  royaume  »  était,  pour  ses  fournisseurs, 
le  client  taillable  et  débonnaiie  par  excellence;  et  qu'enfin  de 
nos  jours,  où  le  libre  négoce  avec  l'universalité  des  citoyens 
est  la  source  principale  de  richesse,  c'est  dans  les  services  et  les 
admini.stralions  privées  que  foisonnent  les  plus  hauts  honoraires 
comme  les  plus  hauts  apoointemens. 


LES    RICHES    DEPUIS    SEPT    CENTS    ANS.  393 

I 

Un  brave  chevalier,  un  écuyer  bien  monté,  se  payaient  jadis 
le  même  prix  qu'un  chef  de  bureau  d'aujourd'hui  dans  un  mi- 
nistère. Les  traitemens  civils,  attachés  aux  emplois  de  finance, 
de  police  et  des  autres  branches  d'administration,  ont  suivi  dans 
les  temps  modernes  une  marche  inverse  à  celle  des  soldes  mili- 
taires. Celles-ci  oat  baissé,  ceux-là  ont  monté. 

Si  les  premières  ont  baissé,  ce  n'est  pas  que  l'efîcctif  des 
armées  ait  diminué.  Dans  notre  siècle  pacifique  il  y  a  beaucoup 
plus  d'hommes  d'armes  que  naguère;  seulement  ils  ne  sont 
point  belliqueux.  Il  leur  est  défendu  de  l'être.  Il  y  a  plus  d'épées, 
mais  elles  ne  sortent  pas  du  fourreau  et  n'ont  d'ailleurs  nulle 
envie  d'en  sortir.  Ceux  qui  les  portent,  comme  simples  soldats, 
sont  des  civils  habillés  pour  un  temps  en  militaires;  servant  par 
force  et  non  par  goût;  non  dans  l'espoir  d'un  gain  personnel, 
mais  en  vue  de  l'intérêt  national.  Leurs  chefs  sont  des  profes- 
seurs de  guerre,  auxquels  la  civilisation  commande  d'aimer  la 
paix  et  qui,  par  une  abnégation  patriotique,  doivent  se  résigner 
à  ne  jouer  jamais  la  pièce  qu'ils  apprennent  et  répètent  tou- 
jours. 

Les  éducateurs  civils,  eux  aussi,  ont  augmenté  en  nombre  :  il 
y  a,  dans  notre  république,  trois  fois  plus  de  maîtres  d'école  que 
de  sergens.  Et,  comme  on  n'a  pas  songé  à  enrôler,  de  par  la  loi, 
des  fonctionnaires  pour  la  paix,  comme  des  soldats  pour  la 
guerre,  les  plus  humbles  préposés  aux  organismes  multiples  et 
compliqués  de  l'Etat  contemporain  sont  des  serviteurs  volon- 
taires. Le  taux  de  leurs  appointemens  a  été  fixé,  en  apparence  par 
le  pouvoir  politique,  en  réalité  par  les  influences  économiques, 
que  chacun  subit,  sans  s'en  douter. 

Il  peut  paraître,  au  premier  abord,  téméraire  d'avancer  que 
le  prix  d'un  ambassadeur  ou  d'un  receveur  d'octroi,  d'un  tré- 
sorier général  ou  d'un  garde  des  eaux  et  forêts,  se  détermine 
suivant  les  mêmes  règles  mystérieuses  que  le  prix  d'un  chapeau, 
d'une  douzaine  d'œufs  ou  d'un  cheval  ;  mais  c'est  la  pure  vérité. 
Le  tarif  des  capacités  humaines,  à  travers  les  âges  et  les  conti- 
nens,  n'a  pas  évidemment  la  régularité  mathématique  du  cours 
des  denrées  d'après  leur  prix  de  revient.  Et,  parmi  les  capacités 
humaines,  il  semble  plus  facile  de  trouver  une  base  uniforme 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'estii.  ration  pour  les  plus  simples,  la  main-d'œuvre  matérielle, 

—  salaires  et  ^ipes,  —  chilTrable  en  heures  et  en  journées,  que 
pour  les  travaux  plus  compliqués,  —  œmTe  intellectuelle,  mé- 
rite moral,  —  des  individus. 

Cependant  il  s'établit,  par  le  seul  effet  de  l'offre  et  de  la 
demande,  un  prix  des  pâtes  tendres  de  Sèvres  ou  des  tapis- 
series des  Gobelins,  un  prix  des  plaidoiries  d'avocats  ou  des 
visites  de  médecins,  comme  un  prix  de  location  des  chasses 
giboyeuses  ou  un  prix  des  étalons  vainqueurs  sur  le  turf.  Et  les 
prix  de  vente  de  toutes  ces  choses  ne  dépendent  nullement  de 
leurs  prix  de  revient,  qui  sont  inconnus,  indifférons  ou  «  in- 
chiffrables. » 

Ces  prix  ne  dépendent  pas  du  mérite  intrinsèque  des  choses; 
non  plus  que  le  taux  des  traitemens  ou  des  honoraires  ne  dépend 
du  mérite  intrinsèque  des  hommes.  Le  mérite  d'un  tableau  de 
Fragonard  est  le  même, —  petit  ou  grand,  —  qu'il  vaille  1500  fr. 
ou  qu'il  en  vaille  200000;  et  le  mérite  de  Molière  n'est  pas 
moindre  que  celui  d'un  vaudevilliste  actuel  qui  gagne  quinze 
fois  davantage.  La  valeur  vénale  des  choses  ou  des  hommes  ne 
signifie  absolument  rien,  sinon  l'estime  juste  ou  injuste  que  l'on 
en  fait,  le  besoin  que  l'on  en  a,  ou  —  ce  qui  revient  au  même, 

—  que  l'on  croit  en  avoir,  le  plus  ou  moins  de  facilité  que  l'on 
trouve  à  se  les  procurer  et  le  plus  ou  moins  de  richesse  de  ceux 
qui  les  paient.  Mais  cette  valeur  dépend  d'offres  et  de  demandes 
que  suscitent  l'opinion,  les  mœurs,  l'ambiance  du  temps;  elle  ne 
dépend  pas  de  l'appréciation  volontaire  d'un  homme,  fût-il  roi, 
ni  d'un  groupe  d'hommes,  fussent-ils  patentés  législateurs. 

L'Etat,  dans  la  rémunération  des  emplois  publics,  obéit, 
aussi  bien  que  les  particuliers  pour  les  emplois  privés,  —  les- 
quels sont  autant  et  plus  nombreux  que  ceux  de  l'Etat,  —  à  l'as- 
cendant d'une  «  mercuriale  »  invisible.  C'est  cette  «  mercuriale 
d'opinion  »  qui  l'amène,  par  analogie  et  hiérarchie,  ou  suivant 
des  rapports,  des  rapprochemens,  une  solidarité  qui  s'impose 
entre  les  diverses  fonctions,  à  attribuer  aux  unes  et  aux  autres 
telles  ou  telles  sommes. 

L'État  moderne  est  un  grand,  le  plus  grand  employeur  qu'il 
y  ait  en  France  de  ces  prolétaires  en  habit  noir,  qualifiés  de 
«  bourgeois  »  parce  qu'ils  ont  un  porte-plume  pour  outil  et  que 
leur  «  atelier  »  s'appelle  un  «  bureau.  »  D'ailleurs,  parmi  les 
six  cent  quinze  mille  mains  civiles  qui  émargent  chaque  mois  au 


« 


LES    RICHES    DEPUIS    SEPT    CENTS    ANS.  395 

budget,  beaucoup  ne  sont  pas  des  mains  de  bureaucrates  ni 
d'«  intellectuels  :  »  ce  sont  des  douaniers,  facteurs,  cantonniers, 
geôliers,  ouvriers  de  manufactures  et  d'arsenaux,  ressortissant 
aux  divers  départemens  ministériels.  Mais,  si  l'Etat  est  le  plus 
grand  collateur  de  ces  bénéfices  laïques,  il  n'est  pas  le  seul  grand 
distributeur  de  fonctions. 

A  elles  six,  nos  compagnies  de  chemins  de  fer  privées  ont  à 
leur  solde  300  000  employés.  Nombre  de  puissans  établissemens 
de  banque,  de  commerce  ou  d'industrie,  entretiennent  un  per- 
sonnel de  deux,  trois  ou  quatre  mille  scribes,  commis,  comp- 
tables et  agens  de  toute  sorte;  et  une  infinité  de  moindres 
patrons  rétribuent,  qui  vingt  ou  trente,  qui  trois  ou  quatre  su- 
bordonnés. Il  existe  une  concurrence  naturelle  entre  tous  ces 
libres  «  offreurs  »  de  places  ;  il  en  existe  une  entre  les  fonctions 
privées  et  les  fonctions  officielles.  A  chacune  des  unes  et  des 
autres  l'opinion  assigne  une  valeur,  comme  elle  en  assigne  une 
au  travail  du  moissonneur,  du  maçon  ou  de  la  «  bonne  à  tout 
faire  ;  »  comme  elle  en  assigne  une  à  la  marchandise  la  plus 
simple,  au  kilo  de  blé,  de  viande  ou  de  poisson. 

On  ne  saurait  trop  insister  sur  ce  phénomène  A' indépendance 
absolue  des  prix,  du  prix  des  services  comme  du  prix  des  objets 
matériels  et  du  prix  même  des  services  qui,  par  nature,  semble- 
raient échapper  à  la  loi  économique  et  soumis  au  pur  arbitraire. 
On  n'y  saurait  trop  insister  parce  que  c'est  une  vérité  ignorée  ou 
méconnue.  L'histoire  des  chiffres  nous  la  révèle  ;  elle  nous 
permet  d'affirmer  que  le  prix  des  choses  demeurerait  libre,  même 
dans  un  état  tyrannique  ;  que  jamais  il  ne  se  laisse  asservir. 

Or  certaines  théories  politiques,  certains  idéals  de  gouverne- 
ment, rêvés  un  peu  partout  en  Europe,  par  de  nobles  âmes,  sou- 
cieuses du  bien-être  populaire,  reposent  uniquement  sur  l'opinion 
que  le  pouvoir  exécutif  et  législatif  pourrait,  en  s'y  prenant  bien, 
dominer,  maîtriser  les  prix.  L'étude  du  passé  montre  le  néant 
de  ces  espérances.  Elle  prouve  que  le  taux  du  salaire  par 
exemple  n'est  réglé,  ni  par  l'ouvrier,  ni  par  le  patron,  qu'il  ne  le 
serait  pas  même  par  l'union  des  ouvriers  et  des  patrons,  coali- 
sés ensemble  en  un  syndicat  gigantesque  de  producteurs,  ni 
d'ailleurs  par  l'association  des  consommateurs.  Mais  le  salaire 
est  la  résultante  de  toutes  ces  prétentions  hostiles,  toujours  en 
lutte  et  toujours  contraintes  à  s'accorder. 

Dans   la  fixation  conventionnelle  des  appointemens  ou   des 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

honoraires  par  ceux  qui, les  paient  et  par  ceux  qui  les  touchent, 
interviennent  une  quantité  d'élémens  :  le  rang  social  attaché 
par  exemple  à  telle  ou  telle  occupation  appelle  ou  éloigne  les 
candidats,  autant  que  le  plus  ou  moins  de  stabilité,  d'avantages, 
que  cette  occupation  comporte  et  d'instruction  technique  qu'elle 
exige.  Il  est  ainsi  des  postes  moins  lucratifs  que  d'autres,  parce 
qu'ils  ont  plus  de  prestige. 

L'Etat,  chez  nous,  a  sur  les  particuliers  une  supériorité  qu'il 
n'a  pas  en  Angleterre  ou  en  Amérique  :  il  est  dans  la  nature 
française  de  rechercher  les  emplois  de  gouvernement  et  de  s'y 
plaire,  comme  il  est  dans  la  constitution  de  certaines  plantes 
d'aimer  la  pluie  ou  la  sécheresse.  Des  individus,  qui  ne  sont  ni 
plus  sots  ni  moins  honnêtes  que  d'autres,  préféreront  une 
fonction  publique  à  moitié  salaire  d'une  fonction  privée. 

La  moyenne  de  615  000  traitemens  civils  payés  par  l'Etat 
ressort  à  1  500  francs  environ  ;  mais,  comme  on  vient  de  le  dire, 
un  très  grand  nombre  des  titulaires  exécutent  une  besogne  ma- 
nuelle. Les  «  fonctionnaires  »  ouvriers,  là  où  ils  dominent  en 
nombre,  tendent  à  abaisser  la  moyenne  —  pour  l'administration 
des  forêts  elle  descend  à  1  060  francs.  —  Les  frais  de  représen- 
tation alloués  aux  diplomates  ont  TelTet  opposé  sur  le  personnel 
restreint  des  Affaires  étrangères,  qui  paraît  jouir  de  7  500  francs 
par  tête.  Le  chiffre  moyen  de  1500  francs  pour  l'ensemble  des 
traitemens  payés  par  l'Etat,  sera  donc  beaucoup  trop  faible  et 
par  conséquent  inexact,  lorsqu'on  en  aura  retranché  ceux  qui 
récompensent  un  travail  de  bras  plutôt  qu'un  travail  de  tête. 
Même  ainsi  relevée,  la  rémunération  des  fonctions  officielles 
demeurerait  inférieure  à  celle  des  fonctions  privées.  Pour  l'élite, 
pour  les  chefs  de  file  de  la  troupe  des  salariés  de  l'Etat,  la  chose 
n'est  pas  douteuse. 

Officielle  ou  privée,  la  moyenne  des  traitemens  civils  con- 
temporains, si  elle  pouvait  être  comparée  à  celle  des  traitemens 
de  jadis,  nous  montrerait  ceux-ci  trois  fois  moindres  dans  les 
siècles  passés  qu'ils  ne  sont  de  nos  jours.  Ils  ont  donc  augmenté 
plus  que  les  salaires  ouvriers,  qu'ils  dépassent  généralement  au- 
jourd'hui ;  tandis  qu'autrefois  les  gages  des  petits  employés 
étaient  souvent  inférieurs  à  ceux  des  compagnons  de  métier.  Et 
ceci  nous  est  une  preuve  que  les  traitemens  des  uns  ne  se  pro~ 
portionnmt  pas  nécessairement  h  ceux  dos  autres,  que  la  hausse 
ou  la  baisse  du  travail  de  plume  n'a  pas  pour  corollaire  la  hausse 


,^ 


j*: 


LES    RICHES    DEPUIS    SEPT    CENTS    ANS.  397 

OU  1.1  baisse  du  travail  d'outil;  mais  que  les  prix  de  l'un  et  de 
l'autre  évoluent  suivant  leurs  lois  propres,  suivant  les  besoins 
de  leurs  marchés  distincts. 

Aujourd'hui  où  le  salaire  du  maçon,  du  charpentier,  consi- 
déré comme  type  de  l'ouvrier  de  métier,  est  de  1  070  francs  par 
an,  il  n'y  a  pas  d'à  employé  n  adulte  qui  ne  gagne  autant;  les 
simples  commis  aux  écritures  peuvent  prétendre  à  un  minimum 
de  1  500  francs,  soit  le  double  d'un  manœuvre  rural  à  7S0  francs 
par  an. 

Aux  xm®  et  xiv^  siècles,  lorsque  le  salaire  annuel  des 
ouvriers  du  bâtiment  variait  de  875  à  1 000  francs,  —  au 
xv^  siècle  il  monta  beaucoup  plus  haut,  —  lorsque  le  gain  des 
journaliers  oscillait  entre  530  et  700  francs  par  an,  l'employé 
des  contributions  indirectes,  le  scribe  subalterne,  à  la  solde  des 
villes  ou  des  princes,  touche  450  à  600  francs  par  an  :  tels,  en 
Champagne,  le  clerc  du  grenetier  des  gabelles  à  400  francs 
(1287)  et  427  francs  (1341)  :  à  Perpignan,  le  collecteur  des  droits 
d'octroi  à  438  francs  (1368)  ;  en  Faucigny  (Savoie),  le  procureur- 
fiscal  à  510  francs  (1362);  à  Tours,  les  clercs  inspecteurs  de  po- 
lice à  642  francs.  Le  mieux  rente  des  receveurs  provinciaux  des 
finances,  au  moyen  âge,  a  14  000  francs  d'appointemens.  Après 
lui  vient  le  «  garde  des  foires  »  à  8  600  francs  et  le  principal 
«  gruyer  »  —  inspecteur  des  forêts  —  à  6  400  francs. 

Dans  notre  administration  actuelle  des  eaux  et  forêts  les  plus 
haut  gradés  sont  des  conservateurs  à  12  000  francs;  les  inspec- 
teurs ont  de  3  000  à  6  000  et  les  gardes  généraux  en  moyenne 
2  600.  Jadis  les  «  maires  des  bois,  »  les  «  maîtres-enquêteurs  » 
des  forêts,  touchaient  de  1  200  à  4  000  francs  ;  les  «  sergens  des 
bois  »  à  cheval,  les  mesureurs,  les  gardes  des  garennes,  allaient 
de  800  à  1  200  francs.  Ces  traitemens,  qui  s'accrurent  peu  aux 
temps  modernes,  sont  de  ceux  qui  de  nos  jours  ont  le  moins 
augmenté. 

Pour  les  «  officiers  de  finance,  »  qui  avaient  un  maniement 
de  fonds,  l'on  n'oserait  se  prononcer  sur  leur  gain  effectif.  Ces 
receveurs  municipaux  de  Tours  à  1070  francs  (1368),  d'Aix  à 
1500  francs  (1249),  d'Orléans  à  2  800  francs  (1564),  traitement 
équivalent  à  celui  d'échevin,  —  car  les  échevins  du  xvi^  siècle 
étaient  payés,  —  ces  «  clavaires  »  et  «  clercs  des  comptes  »  dos 
bonnes  villes  étaient-ils  jadis  dévorés  de  scrupules,  plus  que 
peux  de  l'Etat  ou  des  particuliers?  Il  est  malaisé  de  le  savoir;  11$ 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devaient  être  étroitement  surveillés  par  des  municipalités  le 
plus  souvent  économes;  mais  la  comptabilité  fut,  jusqu'à  des 
temps  très  rapprochés  de  nous,  chose  réfrac  taire  au  progrès. 

Il  y  avait  beaucoup  d'obscurités  voulues  dans  ces  rouleaux  de 
parchemin  et  dans  ces  tablettes  de  cire,  qui  servaient  de  livre- 
journal  aux  trésoriers  de  l'époque  féodale.  Les  traductions 
d'espèces  sonnantes  en  monnaie  de  compte  permettaient  aux 
Gaorsins  et  aux  Lombards  de  prendre,  avec  le  change  de  la 
livre-tournois,  des  libertés  audacieuses.  Tel  ce  Dime  Raponde, 
Lucquois  de  nation  et  encaisseur  de  profession,  investi  de  la 
confiance  du  duc  de  Bourgogne,  du  seigneur  de  La  TrémoïUe  et 
de  plusieurs  princes.  Les  déficits  qui  semblaient  ressortir  de  ses 
écritures,  venaient-ils  à  être  attentivement  contrôlés,  ils  se 
transformaient  en  excédens. 

Les  menus  larcins,  que  ces  madrés  personnages  picoraient 
dans  les  budgets  restreints  des  Valois,  devinrent,  sous  les  pre- 
miers Bourbons,  de  vraies  opérations  de  piraterie,  favorisées 
par  l'accroissement  subit  et  colossal  des  besoins  de  l'Etat.  Ses 
employés  de  finances  lui  firent  la  loi.  Leurs  bénéfices,  suivant  la 
règle  ordinaire,  furent  d'autant  plus  grands  qu'on  ne  pouvait  se 
passer  d'eux  et  qu'ils  abusèrent  d'un  monopole.  Les  agens 
fiscaux  du  Trésor  lui  vendirent  très  cher  son  propre  argent,  celui 
des  contribuables.  Pour  la  peine  qu'ils  prenaient  de  le  récolter, 
ils  en  gardaient  à  peu  près  le  tiers  :  25  pour  100  sur  l'impôt 
direct,  40  pour  100  sur  l'impôt  indirect,,  toujours  affermé  à 
cette  époque.  Depuis  la  mort  de  Henri  IV  jusqu'aux  premières 
années  du  ministère  de  Golbert,  on  peut  dire  que,  pécuniaire- 
ment parlant,  le  pays  légal  fut  au-dessous  de  ses  affaires,  et 
qu'il  n'y  eut  pas,  en  toute  la  France,  de  plus  mauvais  payeur 
que  la  France  elle-même. 

Au  XVIII*  siècle,  où  la  machine  à  recevoir  et  à  payer  s'était 
sensiblement  améliorée,  les  «  aides  »  —  contributions  indirectes 
—  de  province,  exploitées  en  régie,  coûtaient  encore  16  pour  100 
de  frais  de  recouvrement.  A  la  fin  du  règne  de  Louis  XVI,  ces 
frais  absorbaient  encore  11  pour  100  du  budget  total,  et  ce  n'est 
que  depuis  une  quarantaine  d'années,  sous  Napoléon  III,  qu'ils 
sont  descendus  à  5,  40  pour  100. 

A  mesure  que  le  crédit  public  s'est  fondé  et  que  la  compta- 
bilité s'est  perfectionnée,  les  traitemens  des  caissiers  et  collec- 
teurs, réduits  au  rôle  de  simples  agens  d'exécution,  ont  été  rognés 


LES    RICHES    DEPUIS    SEPT    CENTS    ANS.  399 

de  jour  en  jour  davantage.  Ils  ont  été  rognés  les  derniers,  après 
avoir  résisté  plus  longtemps  que  les  autres  et  avoir  fait  jouir 
encore  leurs  titulaires,  au  xtx*  siècle,  des  plus  lucratives  fonc- 
tions de  l'État.  Mais,  suivant  l'inexorable  loi  économique,  nos 
trésoriers  modernes  ont  vu  baisser  leurs  prix  à  mesure  que  leurs 
services  devenaient  moins  précieux. 

Les  seuls  grands  postes  officiels  d'autrefois,  dont  les  appoin- 
temens  se  soient  maintenus  et  même  aient. grossi  à  notre  époque, 
sont  ceux  du  corps  diplomatique.  Ici  le  taux  du  salaire  emprunte 
à  la  résidence  des  personnages  qui  en  bénéficient  un  caractère 
international.  Une  puissance  de  premier  ordre  a  l'amour-propre 
d'entretenir  ses  envoyés,  à  l'étranger,  sur  un  pied  égal  à  celui 
des  nations  qui  tiennent  même  rang  dans  le  monde.  Au  xvi®  siècle 
l'ambassadeur  de  l'Empereur  en  Angleterre  touchait  43  000  francs 
(1553)  ;  celui  du  roi  d'Espagne  en  France  n'avait  que  39  800  francs 
(1562).  Peut-être  ces  plénipotentiaires  étaient-ils  «  ordinaires,  » 
tenus  à  moins  d'éclat  que  les  chefs  de  missions  passagères  et 
fortuites.  Aujourd'hui  tous  nos  ambassadeurs,  dussent-ils  résider 
quinze  ans  de  suite  près  la  même  cour,  sont  titrés  d'  «  extraor- 
dinaires, »  et  nous  comptons  qu'ils  rivaliseront  de  faste  avec 
ceux  qu'accréditait  le  roi  Louis  XIV  ;  car  nous  les  payons  plus 
cher  qu'au  xvii^  siècle,  sauf  celui  de  Gonstantinople,  qui  avait 
180  000  francs  en  164-0  et  qui  n'en  a  plus  que  150  000.  Le  voyage 
est  moins  pénible,  il  est  vrai,  avec  l'Orient-Express,  et  les  affaires 
plus  simples  avec  la  Banque  ottomane,  qu'en  cette  année  1640 
où  précisément  se  passait  à  Gonstantinople,  entre  Bajazet,  Amu- 
rat  et  Roxane,  la  tragédie  qui  devait,  peu  d'années  après,  être 
mise  en  scène  à  Paris.  «  L'extrême  éloignement  de  ces  person- 
nages turcs,  écrivait  Racine  dans  la  préface  de  Bajazet,  fait 
qu'on  les  regarde  de  bonne  heure  comme  anciens  et  leur  donne, 
quelque  modernes  qu'ils  soient,  de  la  dignité  sur  notre  théâtre.  » 

L'ambassadeur  de  France  en  Savoie  touchait  60  000  francs,  tout 
juste  autant  que  l'ambassadeur  actuel  à  Berne.  Tous  les  autres 
recevaient  uniformément  90  000  francs  par  an  à  Londres,  Venise, 
Rome  et  Madrid.  Aujourd'hui  le  poste  de  Madrid  vaut 
110  000  francs,  celui  de  Rome  120000  francs,  et  celui  de  Londres 
200  000.  La  roue  de  la  fortune,  en  tournant,  a  changé  l'impor- 
tance respective  de  ces  capitales  ;  mais  les  représentans  de  la 
République,  au  dehors,  sont  mieux  gagés  que  n'étaient  ceux  du 
grand  Roi. 


400  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  l'intérieur,  la  monnaie  de  souverains  qpie  sont  les  repré- 
sentans  du  peuple  est  meilleur  marché  que  le  monarque  unique 
du  passé.  L'indemnité  de  25  francs  par  jour,  attribuée  à  nos 
députés  et  sénateuis,  diffère  peu  des  21  fr.  60  que  recevaient, 
au  xiv^  siècle,  les  députés  aux  Etats  de  Dauphiné.  Elle  est  infé- 
rieure aux  39  francs  des  députés  aux  États  de  Normandie 
en  1449,  et  supérieure  à  la  rétribution  quotidienne  des  députés 
aux  États  généraux  de.  Blois  :  19  fr.  50  en  1588. 

Il 

La  catégorie  qui  a  le  plus  enchéri  parmi  les  traitemens  civils 
de  l'État  est,  comme  on  l'imagine  sans  le  secours  d'aucune  sta- 
tistique, celle  des  fonctionnaires  de  l'Instruction  publique.  Un 
bon  professeur,  au  moyen  âge,  devait  s'estimer  heureux  d'avoir 
la  solde  d'un  bon  arbalétrier.  Il  l'obtenait  rarement,  autant  que 
l'on  en  peut  juger,  tandis  qu'aujourd'hui  le  professeur  de  Sor- 
bonne  est  mieux  payé  que  le  général  de  brigade. 

Le  précepteur  du  duc  de  Bourgogne,  au  xiv®  siècle,  avait 
4  300  francs  ;  au  xv",  celui  du  vicomte  de  Rohan  touchait 
3  200  francs  ;  mais  le  maître  d'école  d'un  seigneur  ordinaire  re- 
cevait quatre  fois  moins,  et  le  précepteur  de  Marguerite  d'Au- 
triche, fille  naturelle  de  Charles-Quint,  se  contentait  de  300  francs 
par  an,  à  Bruxelles,  en  1530.  C'est  aussi  dans  les  Pays-Bas,  à 
Louvain,  que  j'ai  noté,  au  même  siècle,  les  plus  hauts  appointe- 
mens  d'homme  de  lettres  :  8  000  francs  attribués  à  l'historio- 
graphe du  roi  d'Espagne,  Juste  Lipse.  A  Paris,  il  n'y  en  eut  pas 
d'égaux  à  ceux  de  professeur  au  Collège  de  France,  fixés  à 
6  000  francs  en  1550.  Seulement  on  ne  les  payait  pas,  ou  si  mal, 
que  c'était  un  sujet  perpétuel  de  lamentations  de  la  part  des 
intéressés.  Ils  sont  aujourd'hui  de  10  000  francs,  somme  d'ail- 
leurs presque  partout  atteinte  par  les  professeurs  de  facultés, 
en  province,  et  portée  à  15  000  dans  la  capitale,  pour  les  profes- 
seurs titulaires  de  sciences  et  de  lettres  de  la  Sorbonne,  pour 
ceux  de  l'École  de  droit  et  de  l'École  de  médecine. 

Les  professeurs  de  lycées  louchent  en  moyenne  G  500  francs 
à  Paris,  4  000  en  province.  Sous  l'ancien  régime  il  n'était  fait 
au(;une  distinction  entre  les  d(;ux  enseignomens  que  nous  nom- 
mons «  secondaire  »  et  «  supérieur.  »  Et,  comme  il  n'existait 
jadis  rien  d'analogue  à  notre  corps  enseignant,  trié  par  des  con- 


LES    RICHES    DEPUIS    SEPT   CENTS    ANS.  40l 

cours,  enrégimenté  et  hiérarchisé,  pour  remplir  les  chaires  des 
facultés  et  des  collèges,  il  n'y  avait  pas  plus  d'uniformité  entre 
les  appointemens  des  pédagogues  qu'entre  leur  aptitude  pro- 
bable, sinon  garantie. 

Il  n'y  avait  pas  de  limite  à  la  baisse  et  à  la  hausse  de  cette 
«  valeur  »  pédagogique.  Il  se  trouve  à  Nantes  en  1732  un  pro- 
fesseur de  médecine  qui  touche  570  francs,  et  à  Pau,  en  1610, 
un  professeur  de  théologie  qui  touche  13  000  francs.  Jus- 
qu'en 1789,  l'instruction  demeura  un  peu,  pour  les  maîtres,  ce 
que  la  guerre  avait  été  pour  les  hommes  d'armes  au  moyen  âge  : 
un  métier  librement  exercé  par  ceux  qui  en  avaient  le  goût  pour 
le  compte  de  ceux  qui  rémunéraient  leurs  services.  A  prix  va- 
riables, naturellement,  suivant  le  talent,  l'abondance  des  candi- 
dats ou  des  places.  L'Etat  paie  maintenant  le  même  prix  des 
professeurs  de  mérite  très  différent,  parce  qu'il  est  le  seul  entre- 
preneur d'instruction  ;  mais  il  les  paie  tous  beaucoup  mieux  que 
les  municipalités  d'il  y  a  deux  ou  trois  cents  ans,  auxquelles 
incombait  en  pratique  l'entretien  des  collèges. 

A  suivre  l'histoire  des  maîtres  et  des  élèves  en  France,  aux 
derniers  siècles,  on  s'aperçoit  que  l'offre  des  premiers  a  de 
beaucoup  précédé  et  surpassé  la  demande  des  seconds,  surtout 
en  fait  d'instruction  primaire.  Je  veux  dire  qu'il  y  avait  propor- 
tionnellement beaucoup  plus  de  lettrés  capables  d'enseigner  que 
d'illettrés  désireux  d'apprendre,  même  d'apprendre  gratis.  Le 
nombre  des  bourses  dans  tous  les  pensionnats,  petits  et  grands, 
était  tel  que  l'on  éprouvait  quelque  embarras  à  leur  trouver  des 
titulaires.  Ou  bien  les  boursiers,  assidus  au  réfectoire,  s'abste- 
naient de  paraître  dans  les  classes.  Beaucoup  n'étaient  étudians 
que  de  nom  ;  plusieurs  passent  dans  les  collèges  douze,  quinze 
ans  et  plus,  <.<  ignorant  jusqu'aux  élémens  des  diverses  études.  » 

Au  xvu^  siècle  pourtant,  où  le  menu  peuple  ne  se  souciait 
pas  encore  de  savoir  lire,  un  mouvement  marqué  emporta  la 
classe  moyenne  vers  l'enseignement  moyen.  Les  bourgeois  vou- 
lurent apprendre  le  latin  sans  se  déplacer;  d'où,  comme  consé- 
quence, la  création  des  collèges  communaux  et  l'abandon  relatif 
des  «  universités.  »  Celle  de  Paris,  la  plus  ancienne,  la  plus 
illustre  des  seize  corporations  successivement  dotées  du  privi- 
lège de  «  graduer  »  les  jeunes  gens  en  théologie,  jurisprudence, 
belles-lettres  ou  médecine,  qui  se  composait  de  44  collèges  sous 
François  I",  était,  en  1789,  tombée  à  8.  Déjà  sous  Louis  XIV, 

TOME  XXXIV.  —   1906.  26 


402  RE^'UE  DES  deux  mondes. 

elle  a'en  comptait  plus  que  12,  parmi  lesquels  plusieurs  étaient 
déserts  :  Boncourt  navait  plus  que  la  moitié  de  ses  régens; 
Tournai  n'avait  plus  ni  régens,  ni  élèves;  une  partie  des  locaux 
avait  été  convertie  en  boutiques,  louées  à  des  menuisiers,  maçons 
ou  armuriers.  Dans  les  autres,  l'antique  discipline  était  assez 
oubliée,  puisqu'ils  abritaient  des  «  femmes  mal  vivantes,»  que  le 
Parlement  ordonne  d'expulser  en  mettant,  si  besoin  est,  «  leurs 
meubles  sur  le  carreau.  » 

Les  professeurs  des  universités  vivaient  sur  les  dotations  pri- 
mitives de  leur  emploi,  chaque  jour  plus  insuffisantes  par  suite 
de  l'abaissement  de  la  li\Te-tournois.  Ceux  de  Paris  eurent  long- 
temps le  monopole  de  vendre  les  offices  de  messagers  en  tout  le 
royaume  ;  sorte  de  régie  des  postes  qui,  dans  leurs  mains,  resta 
constamment  stérile,  aussi  bien  que  la  «  taxe  du  parchemin  » 
ou  l'immense  domaine  du  Pré-aux-Clercs,  —  la  moitié  du  faubourg 
Saint-Germain  actuel,  —  dont  ils  étaient  propriétaires  et  qu'ils 
laissèrent  émietter  pour  quelques  milliers  de  francs. 

Le  plus  clair  du  revenu  était  les  «  actes,  »  droits  d'examen  et 
de  diplôme  payés  par  les  étudians.  Impossible  de  déterminer  le 
chiffre  de  ce  casuel,  puisque  nous  ignorons  leffectif  annuel  des 
candidats  et  le  quantum  réservé  aux  recteurs  trimestriels,  syndics 
annuels,  régens  de  collèges  et  autres  «  suppôts  »  de  l'université 
qui  avaient  séance  et  «  voix  ex  cita  tive  »  dans  les  exercices.  A 
Paris,  le  montant  de  ces  frais  d'actes,  assez  capricieusement 
taxés,  variait  de  148  francs  pour  le  baccalauréat,  de  223  et 
247  francs,  pour  les  grades  de  licencié  es  arts  ou  de  docteur  en 
décret,  jusqu'à  3  450  et  3  900  francs  pour  les  titres  de  docteur  en 
médecine  ou  en  théologie.  Ce  dernier  était,  au  xvn*  siècle,  supé- 
sieur  à  tous  les  autres,  comme  la  théologie  à  toutes  les  autres 
sciences.  La  «  vesperie,  »  dernière  «  dispute  »  du  licencié  avant 
d'être  admis  à  coiffer  le  bonnet  de  docteur,  attirait  un  auditoire 
mondain  et  choisi.  On  s'y  pâmait  d'aise  à  ouïr  ces  subtiles  dis- 
cussions de  la  scolastique,  qui  nous  semblent  aujourd'hui  si 
frivoles,  pour  ne  pas  dire  si  bouffonnes. 

Nos  pères,  sans  se  l'avouer,  durent  trouver,  en  leur  for  inté- 
rieur, que  larchaïsme  et  la  routine  de  ces  vastes  usines  scien- 
tifiques ne  répondaient  plus  à  leurs  besoins;  puisque  les  écoles 
se  décentralisèrent  à  partir  de  Henri  IV  et  que  la  matière  de 
l'enseignement  changea.  Quoiqu'un  mémoire  administratif  assure, 
sous  Richelieu,  que  le  grand  nombre  de  collèges  «  ne  sert  qu'à  faire 


LES    RICHES    DEPUIS    SEPT    CENTS    ANS.  403 

de  pauvres  prêtres,  avocats,  procureurs,  chicaneurs  et  sergens,  » 
et  que,  vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  l'auteur  du  Parfait 
'Négociant  recommande  à  ses  confrères,  marchands  en  gros,  de 
ne  pas  mettre  leurs  fils  en  pension,  «  où  ils  seraient  appelés  par 
leurs  camarades  courtaiits  de  boutique  et  où  il  se  dégoûteraient 
du  métier  paternel,  »  la  chisse  moyenne  voulut  s'instruire, 
parce  que  l'étude  était  un  luxe  et  qu'elle  aspirait  à  tous  les  luxes, 
et  parce  qu'elle  procurait  le  profit  d'un  grandissement  dans 
l'opinion,  une  auctio  capitis.  Un  certain  minimum  de  science, 
une  fois  entré  dans  les  mœurs  de  cette  classe,  devint  indispen- 
sable à  tous  ses  membres.  Celui  qui  ne  l'eût  pas  possédé  eût  été 
par  là  même  amoindri  vis-à-vis  de  ses  pairs. 

Cette  évolution  fut  toute  spontanée  et  même  assez  mal  vue 
tout  d'abord  du  gouvernement,  plus  porté  à  restreindre  qu'à 
encourager  la  diffusion  des  études  secondaires.  Mais  les  courans 
nationaux  d'opinion  sont  bien  plus  puissans  que  les  pouvoirs 
politiques,  même  sous  un  monarque  absolu. 

Les  municipalités  de  toutes  les  grandes,  et  même  de  beau- 
coup de  petites  villes  s'imposèrent  donc  des  sacrifices  «  en  vue 
de  bonifier  la  cité  par  l'organisation  d'un  collège  »  et,  naturel- 
lement, cherchèrent  à  dépenser  pour  cela  le  moins  possible.  Il 
ressort  des  chiffres  que  j'ai  recueillis  que  45  pour  100  des  pro- 
fesseurs ou  principaux  touchaieat  moins  de  2000  francs  de  trai- 
tement; 30  pour  100  recevaient  de  2 000 à  3  000  francs;  11  pour 
100  de  3  000  à  4  000  ;  9  pour  100  de  4  000  à  6  000  et  5  pour  100 
avaient  des  appointemens  supérieurs  à  6  000  francs.  Du  xvi°  siècle 
au  XVIII®,  le  taux  moyen  ne  semble  pas  avoir  augmenté.  Il  variait 
seulement  suivant  les  localités  et  suivant  l'objet  du  cours  ;  aussi 
bien  pour  les  chaires  de  droit  et  de  médecine  que  pour  les 
classes  de  latin  et  de  sciences. 

Cependant  le  traitement  respectif  des  professeurs  dans  le 
même  établissement  et,-  par  conséquent,  le  rang  que  l'on  as- 
signait à  leur  enseignement,  changea.  Sous  Henri  IV,  le  théolo- 
gien, à  moins  qu'il  ne  jouisse  comme  clerc  d'un  bénéfice  ecclé- 
siastique, est  le  mieux  rétribué.  Le  professeur  de  grec  touche 
quatre  fois  autant  que  son  collègue  le  professeur  de  physique  : 
6170  contre  1434  francs.  Sous  Louis  XV,  il  se  voit  encore  des 
régens  de  mathématiques  à  1  470  francs,  à  côté  de  philosophes 
à  2100  ;  c'est  le  cas  à  Bourges.  Mais,  à  Rouen  (1781),  les  uns  et 
les  autres  obtiennent  2  800  francs,  un  peu  plus  que  les  régens 


40 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  latin  et  de  grammaire.  Ces  derniers,  avec  2  600  francs,  attei- 
gnaient dans  la  capitale  normande  le  maximum  d'un  emploi, 
dont  le  minimum  paraît  être  de  840  francs  à  Evreux.  Partout 
ailleurs, même  à  Paris,  de  17G0  à  1790,  ils  se  contentent  d'environ 
1  800  francs  par  an;  somme  nullement  supérieure  à  celle  qui, 
cent  cinquante  ans  auparavant,  était  accordée  à  leurs  prédéces- 
seurs. 

De  notre  temps,  au  reste,  les  traitemens  universitaires,  loin 
de  tendre  à  se  niveler,  —  comme  les  traitemens  judiciaires, — 
accusent  un  écart  plus  grand  qu'autrefois  entre  l'élite  et  la  masse, 
entre  la  Sorbonne  et  le  collège  du  chef-lieu  d'arrondissement. 
Mais,  entre  le  proviseur  et  les  maîtres  actuels,  s'est  établie  une 
quasi -parité  d'appointemens,  toute  différente  du  régime  de 
jadis,  où  le  principal  se  taillait  une  part  très  supérieure  à  celle 
des  régens,  qu'il  s'engageait  à  entretenir  «  idoines  et  de  la  qua- 
lité requise.  »  Prétention  d'autant  moins  fondée  que  ces  princi- 
paux de  l'ancien  régime  laissaient  à  désirer  sous  beaucoup  de 
rapports  et  notamment  sous  celui  de  la  discipline  et  du  choix  de 
leurs  collaborateurs. 

Le  principal  de  la  Rochelle  «  ne  se  souciant  pas  du  châtiment 
des  enfans,  toute  licence  règne  »  au  pensionnat  de  cette  ville  ; 
le  principal  de  Troyes  exerçait  la  médecine  et  n'avait  point  de 
régens  ;  un  autre  quitte  sa  place  après  avoir  loué  à  un  de  ses 
professeurs  les  produits  de  sa  principauté.  Une  ville  plaide  contre 
son  recteur,  qu'elle  accuse  de  ne  pas  entretenir  le  nombre  de 
maîtres  porté  sur  son  bail  ;  les  maîtres  plaident  contre  le  prin- 
cipal, auquel  ils  reprochent  de  ne  pas  payer  leurs  traitemens  ; 
le  principal  plaide  contre  un  professeur  expulsé  comme  cou- 
pable de  «  débander  les  élèves  »  et  qui  refuse  dévider  les  lieux. 
De  quelque  côté  que  fût  la  justice,  c'étaient  des  chicanes  bien 
fréquentes  pour  le  bon  ordre. 

Le  défaut  d'une  autorité  supérieure,  d'une  machine  à  fabri- 
quer et  à  distribuer  les  professeurs,  se  faisait  gravement  sentir. 
Une  des  causes  du  succès  des  religieux,  des  jésuites  surtout, 
c'est  que  seuls  ils  disposaient  d'une  administration  régulière  et 
bien  montée  d'instruction  publique  et  que  les  bourgeois  de  la 
mairie,  embarrassés,  excédés,  se  voyaient  heureux  d'abdiquer 
entre  leurs  mains. 

Les  communes  rurales  éprouvaient  les  mêmes  ennuis  dans 
la  recrutement  des  instituteurs.  Un  maître  d'école  étant  venu  à 


li 


LES    RICHES    DEPUIS    SEPT    CENTS    ATVS.  40î> 

Cliantcmerle  (Dauphiné),  on  1607,  «  savoir  si  les  habitans 
voulaient  faire  apprendre  leurs  enfans,  »  le  conseil  communal 
répond  qu'il  ne  peut  traiter  «  à  cause  de  la  pauvreté  du  lieu  ;  » 
pour  le  même  motif,  les  gens  de  Grisac,  en  Languedoc,  refusaient 
d'entretenir  un  magister  :  «  Les  enfans,  disaient-ils,  ne  pour- 
raient aller  à  l'école  pendant  neuf  mois  de  l'année,  occupés 
qu'ils  sont  aux  travaux  de  la  campagne,  «  sans  lesquels  leurs 
pères  et  mères  se  trouveraient  hors  d'état  de  pourvoir  à  leur 
subsistance  ;  »  pendant  les  trois  mois  d'hiver,  où  ils  auraient  le 
temps  d'aller  en  classe,  les  chemins  sont  impraticables,  «  à 
cause  des  neiges  et  du  nombre  prodigieux  de  loups  et  de  san- 
gliers qui  habitent  les  bois,  qui,  excités  par  la  faim,  épouvantent 
les  personnes  de  tout  âge.  » 

En  l(J50,  la  commune  de  Gontaud  (Gascogne)  supprime  les 
gages  du  régent,  «  attendu  qu'il  n"a  pas  d'écoliers;  »  quelque 
trente  ans  plus  tard,  M""*  de  Sévigné  s'exprimait  ainsi  sur  le 
compte  de  ses  vassaux  d'Epoisses,  en  Bourgogne,  village  doté  . 
pourtant  d'un  instituteur:  «  Ce  sont  des  sauvages,  qui  n'en- 
tendent même  pas  ce  que  c'est  que  Jésus-Christ.  » 

Voilà  les  quatre  types  de  populations  illettrées  qui  formaient, 
jusqu'au  xviiv'  siècle,  la  grande  majorité  des  Français  :  la  ville 
d'Aire,  siège  d'un  évêché  cependant,  s'avise  pour  la  première 
fois  en  1750  d'avoir  un  régent  «  afin  de  sortir  la  jeunesse  de  son 
ignorance  crasse.  »  Sous  Louis  XIV  et  Louis  XV,  le  pouvoir 
central,  qui  commence  à  se  découvrir  Ads-à-vis  de  l'enfance  des 
devoirs  et  des  droits,  intervint  tantôt  pour  encourager,  tantôt 
pour  restreindre  :  l'intendant  de  Dauphiné,  ayant  appris  que  des 
consuls  n'avaient  pas  inscrit  à  leur  budget  le  traitement  du 
régent,  leur  écrit  d'avoir  à  le  faire  sans  retard  :  «  parce  qu'autre- 
ment j'ordonnerai  que  vous  le  paierez  en  votre  propre  et  privé 
nom  (1709).  »  En  Bourgogne,  au  contraire,  les  curés  se 
plaignent  que  «  nos  seigneurs  les  intendans  refusent  d'homolo- 
guer les  actes  des  paroisses  pour  les  apnointemens  des  maîtres 
d'école.  » 

Ces  appointemens  étaient  si  modiques  qu'il  y  a,  pensora-t-on, 
quelque  ironie,  à  faire  entrer  dans  !'«  histoire  des  riches  »  celle 
de  fonctionnaires  qui  n'avaient  pas  de  quoi  vivre.  Tel  instituteur, 
nouvellement  engagé,  s'en  allait  au  bout  de  quelques  mois  et 
refusait  de  continuer  son  année,  «  ne  pouvant,  disait-il,  sub- 
sister avec  ses  gages,  »  Un  autre  décampe  sans  mot  dire  et  écrit 


406  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  consuls  pour  s'excuser  d'être  parti  «  parce  qu'il  n'avait  pas 
six  écus  —  90  francs  —  d'assurés.  » 

La  commune  essaye  successivement  tous  les  systèmes,  sans 
doute  pour  éprouver  à  l'usage  quel  est  le  meilleur  :  celle-ci 
prend  un  maître  d'école  à  150  francs  par  an,  plus  le  logement, 
—  souvent  on  lui  accorde  aussi  le  chauffage;  —  peu  après, 
«  comme  il  ne  fait  pas  son  devoir  envers  les  enfans,  »  elle  le 
remplace  par  un  autre  à  220  francs  ;  puis  elle  porte  ses  gages  à 
650  francs  à  la  condition  qu'il  ne  prendra  aucun  salaire  des 
écoliers.  »  Enfin  elle  supprime  la  totalité  du  traitement,  l'insti- 
tuteur devant  se  contenter  uniquement  de  la  pension  payée  par 
les  parens. 

En  dix  ans,  tous  les  modes  de  rémunération  avaient  été  ap- 
pliqués là  :  appointemens  fixes,  combinés  avec  la  rétribution 
scolaire,  appointemens  fixes  seuls,  autrement  dit  gratuité  absolue 
de  la  classe;  rétribution  scolaire  seule,  c'est-à-dire  l'école  à  la 
charge  exclusive  des  intéressés.  Il  est  d'autres  façons,  pour  l'ag- 
glomération communale,  de  récompenser  son  «  précepteur  :  » 
l'un  est  «  nourri  et  alimenté  par  les  particuliers  les  mieux  aisés,  » 
chacun  pendant  un  mois;  régime  qui  dura  cent  vingt  ans  el  prit 
fin  en  1715, où  Ion  accorda  une  indemnité  annuelle  de  100  francs 
au  pédagogue,  «  attendu  que  personne  ne  veut  plus  le  nourrir.  » 
Un  «  pauvre  jeune  homme  instruisant  la  petite  jeunesse,  »  à 
Vézelay,  reçoit  50  litres  de  froment  et  50  litres  d'orge,  pris  aux 
revenus  de  l'hôpital,  qui  prélève  ainsi,  sur  la  part  des  malades, 
la  part  des  ignorans. 

A  Brétigny,  le  magister  est  payé  au  moyen  de  souscriptions 
volontaires  s'élevant  à  2i0  francs  par  an.  Ailleurs  cette  rede- 
vance est  rendue  obligatoire,  par  délibération  municipale  ot  im- 
posée sur  chaque  feu  à  raison  de  5  fr,  80  par  laboureur, 
4  fr.  30  par  journalier  et  2  fr.  25  par  veuve. 

Chaque  paroisse  agit  à  sa  guise  et  l'on  ne  peut  trouver  mau- 
vais quelle  cherche  à  se  procurer  l'instruction  au  moindre  prix 
possible.  Mais,  évidemment,  elle  lésine  trop,  et  son  instituteur 
mériterait  d'être  inscrit  au  bureau  de  bienfaisance.  Il  l'est  parfois  : 
vers  1750,  à  Saint-Tri vier  (Bresse),  on  accorde',  à  titre  d'aumône, 
au  maître  d'école,  «  attendu  sa  pauvreté,  2  livres  de  pain  par 
jour.  » 

Les  ordonnances  rowlos  qui  fixent  les  appointemens  ne  signi- 
fient rien,  car  elles  ne  furent  observées  nulle  part.  Il  faut  voir 


LES    RICHES    DEPUIS    SEPT    CENTS    ANS.  407 

les  faits  et  non  les  édits.  Or  il  résulte  des  chiffres  rassemblés 
par  moi  que  :  44  pour  100  des  instituteurs  avaient  sous  l'ancien 
régime  un  traitement  inférieur  à  200  francs;  36  pour  100  rece- 
vaient de  200  à  oOO  francs;  12  pour  100  de  500  à  800  francs, 
et  8  pour  100  touchaient  au-dessus  de  800  francs.  De  ces  privi- 
légiés était  le  maître  d'école  du  faubourg  Saint-Antoine,  à  Paris, 
payé  par  l'Hôtel-Dieu  1600  francs  par  an  en  1711. 

Il  est  clair  que  l'instituteur  doit  cumuler  divers  métiers  pour 
vivre  :  chantre  généralement  et  sacristain,  il  est  parfois  geôlier, 
sergent  et  témoin  attitré  des  actes  notariés.  Que  faisait-il  avant 
de  prendre  en  main  la  férule?  Mille  choses;  il  est  un  peu  de 
toutes  les  conditions  :  celui-ci  est  un  ancien  bénédictin,  celui-là 
un  ex-capitaine  d'infanterie,  cet  autre  est  procureur  postulant 
de  plusieurs  paroisses.  La  corporation  est  fort  mêlée  :  «  Le  ré- 
gent, disent  les  jurades  de  Mezin,  en  Guyenne,  enseigne  très  bien 
le  latin,  l'écriture  et  l'arithmétique,  et  les  élèves  peuvent  entrer, 
au  sortir  de  sa  classe,  en  première  ou  en  seconde  dans  les  bons 
collèges.  »  Maître  Julien  Mathieu,  «  écrivain  et  précepteur  »  à 
Malestroit,  en  Bretagne,  fait  représenter  par  ses  propres  écoliers 
l'Histoire  de  Judith,  son  œuvre;  c'est  peut-être  un  lettré. 

Pendant  ce  temps  des  consuls  de  Provence  cherchent  vaine- 
ment un  maître  d'école  «  qui  ait  bon  caractère,  »  c'est-à-dire 
qui  écrive  bien  ;  des  habitans  du  Dauphiné  se  plaignent  de  leur 
instituteur  «  habituellement  courant  les  vignes  et  les  vergers  à 
prendre  les  fruits,  ce  qui  est  un  mauvais  exemple.  »  Un  autre 
maître  est  renvoyé  parce  «  qu'il  s'acquitte  mal  de  sa  charge  et 
soulève. des  querelles  dans  la  paroisse,  »  et  l'on  prie  M.  le  curé  de 
faire  subir  un  examen  aux  deux  compétiteurs  qui  se  présentent 
pour  le  remplacer.  En  principe,  il  faut  préférer  un  homme  du 
pays  :  «  Avez  à  prendre  garde,  écrit  aux  consuls  de  Rousset 
(Comtat-Venaissin)  un  candidat  à  la  régence,  à  qui  devez  confier 
vos  enfans;  non  à  ces  racailles  d'Auvergnats,  Narbonnais  et 
autres  lieux  lointains,  mais  à  des  personnes  circonvoisines  qui 
ont  quelque  chose  au  monde.  » 

Il  semble  bien  en  effet  que  les  instituteurs  auraient  dû  pos- 
séder des  rentes  de  leur  chef,  puisqu'ils  n'en  tiraient  guère  de 
leur  emploi;  même  en  joignant  au  traitement  fixe  le  produit  de 
la  rétribution  scolaire,  à  laquelle  les  enfans  aisés  sont  astreints. 
Cette  mensualité,  le  plus  souvent  versée  dans  la  caisse  commu- 
nale et  quelquefois  perçue  par  le  magister  à  titre  de  supplément 


408  RE^1JE    DES    DEUX    MONDÉS. 

de  gages,  était  en  moyenne,  au  xvi*  siècle,  de  1  fr.  20  par  mois. 

Elle  variait,  au  xvii*  siècle,  de  0  fr.  80  à  2  fr.  50,  selon  que 
les  élèves  «  syllabaient,  »  lisaient,  écrivaient  ou  apprenaient  la 
grammaire.  A  Nevers,  les  «  abécédaires  »  débutent  à  1  fr.  25; 
on  demande  aux  «  écrivains  »  \  fr.  70;  aux  «  arithméticiens  » 
2  fr.  50;  aux  «  latinistes  »  3  fr.  40.  Ces  rétributions,  librement 
fixées  par  les  conseils  de  ville ,  vont  du  simple  au  double  à 
quelques  lieues  de  distance;  dans  la  môme  localité,  elles  augmen- 
taient, diminuaient  ou  disparaissaient  tout  à  fait  suivant  les  fluc- 
tuations de  l'opinion  publique. 

En  général,  les  prix  du  xvni*  siècle  furent  beaucoup  moins 
élevés  que  ceux  du  règne  de  Louis  XIV,  —  ils  oscillent  de  0  fr.  40 
à  \  fr,  50,  —  soit  que  l'instruction  devint  moins  coûteuse  parce 
qu'elle  se  répandit  davantage,  soit  que  le  peuple  lait  plus  ap- 
préciée parce  qu'elle  était  meilleur  marché. 

Les  instituteurs  actuels,  divisés  en  cinq  classes  de  1 150  à 
2050  francs,  touchent  en  fait  un  traitement  moyen  de  1  500  francs. 
Sous  l'ancien  régime,  la  moyenne  de  leur  appointement  fixe  paraît 
ressortir  à  300  francs,  majoré  d'une  centaine  de  francs  par  la 
rétribution  scolaire.  C'est  donc  la  catégorie  de  fonctionnaires 
publics  qui  a  le  plus  gagné  au  xix^  siècle;  comme  les  soldats 
furent,  depuis  le  xvi^  siècle,  la  catégorie  qui  a  le  plus  perdu. 

III 

Mais  le  phénomène  saillant,  l'évolution  capitale  dans  l'his- 
toire des  chiffres,  c'est  la  supériorité  nouvelle  des  traltemens 
privés  sur  les  traitemens  publics.  Nous  avons  vu  un  phénomène, 
une  évolution  analogue,  du  temps  passé  au  temps  présent,  dans 
la  formation  des  capitaux,  dans  leur  nature  changeante  et  dans  le 
plus  ou  moins  de  dépendance  où  ils  ont  été  du  «  gouverne- 
ment. »  Nous  le  constatons  ici  pour  le  revenu  du  travail  bour- 
geois que  l'on  nomme  «  appointemens  »  ou  «  honoraires.  » 

Quoique  le  «  gouvernement  »  ait  prodigieusement  grossi, 
essaimé  et  pullulé,  par  ses  fonctionnaires  et  par  tout  ce  qu'il  les 
charge  de  faire,  de  surveiller  ou  d'empêcher,  ces  50  000, 100  000  et 
200  000  francs  par  an,  que  l'État  du  moyen  âge  et  de  l'ancien  ré- 
gime concédait  ou  procurait  à  ses  généraux,  à  ses  chanceliers, 
à  ses  sénéchaux,  à  ses  gouverneurs,  à  ses  archevêques,  à  ses  in- 
tendans,  à  ses  grands   dignitaires,  l'Etat  contemporain  ne  les 


-1 


LES    RICHES    DEPUIS    SEPT    CENTS    ANS.  409 

leur  donne  plus.  Il  alloue  au  maximum  35  000,  2o000,  20  000, 
16000  francs  à  ses  préfets,  à  ses  commandans  de  corps  d'armée, 
à  ses  premiers  présidens,  à  ses  recteurs,  à  ses  conseillers  d'Etat; 
et  ceux  qui,  dans  les  postes  officiels,  civils  ou  militaires,  tou- 
chent plus  de  loOOO  francs  par  an,  ne  forment  pas  aujourd'hui 
an  effectif  total  de  mille  personnes,  y  compris  les  agens  diplo- 
matiques et  les  trésoriers  de  finance,  dont  les  uns  sont  astreints 
à  une  représentation  onéreuse  et  les  autres  au  dépôt  d'un  fort 
cautionnement. 

Parmi  les  emplois  privés  au  contraire,  en  la  place  des  cour- 
tiers et  des  «  facteurs  »  du  marchand  en  gros,  des  clercs  et 
srribes  du  ban([i!ier,  des  contremaîtres  et  «  suppôts  »  du  manu- 
facturier, petites  gens  et  de  basse  mine  du  xviii^  siècle,  nous 
voyons  des  salariés  de  haute  envergure,  puissans  personnages 
qui,  sous  titres  de  directeurs,  administrateurs  ou  gérans,  sont  à 
la  tête  des  chemins  de  fer,  des  compagnies  de  navigation  et 
autres  entreprises  de  transports,  des  usines  et  des  magasins 
géans,  des  établissemens  de  crédit  aux  bras  longs  et  multiples, 
des  journaux,  des  hôtels  monstres,  des  théâtres,  des  docks,  des 
sociétés  d'assurances,  d'éclairage,  des  houillères  et  des  industries 
de  toute  sorte  où  les  émolumens  de  SO  000  francs  sont  fréquens, 
où  il  s'en  trouve  un  bon  nombre  de  100  000  francs  et  quelques- 
uns  bien  supérieurs. 

Les  trois  «  maréchaux  de  la  nouveauté,  »  qui  mènent  le  ma- 
gasin le  plus  prospère  en  ce  genre,  se  partagent  un  traitement  de 
600  000  francs,  égal  à  la  moitié  de  celui  du  Président  de  la  Répu- 
blique. Les  douze  commis  supérieurs  qui  les  assistent  et  forment 
leur  conseil  4;ouchent  autant  que  le  conseil  des  ministres.  Au- 
dessous  d'eux,  et  pour  l'ensemble  des  grands  bazars,  à  Paris,  il 
existe  au  total  plus  de  250  traitemens  de  25  000  et  20  000  francs 
—  égaux  à  ceux  des  préfets  de  2^  et  3^  classe  —  encaissés  pai 
les  chefs  de  comptoir  et  assimilés. 

Et  cela,  dans  une  seule  branche  d'activité  commerciale. 
Quoique  ainsi  transformés,  ceux  que  l'on  appelait  sous  la  Restau- 
ration des  «  calicots  »  n'en  sont  pas  moins  des  prolétaires  de 
naissance,  qui  capitalisent  leur  intelligence  et  leur  énergie. 
Les  principaux  employés  de  l'industrie,  quoiqu'ils  possèdent 
une  instruction  technique  supérieure,  sont  aussi  dénués  le 
plus  souvent  de  tout  capital  matériel;  ils  ne  possèdent  que  le 
capital  personnel,  mais  leur  salaire  d'une  année  arrive  à  repré- 


410  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

senter  une  fortune:  10  pour  100  sur  les  bénéfices  au  gérant  de 
cette  société  métallurgique,  qui  occupe  des  milliers  d'ouvriers, 
est-ce  trop  payer  sa  valeur?  Non  sans  doute,  puisqu'il  est  seul 
responsable  du  succès.  Mais,  d'après  le  dividende  moyen  depuis 
vingt  ans,  cela  équivaut  à  un  traitement  de  700  000  francs;  le 
triple  de  ce  que  Charles-Quint,  dans  sa  magnificence,  donnait 
au  prince  gouverneur  des  Pays-Bas.  Colbert  n'avait  pas  autant 
lorsqu'il  réformait  la  France  ;  encore  se  servait-il  lui-même  et 
prenait-il  dans  la  caisse  à  l'insu  du  Roi  ! 

Au  xviii''  siècle,  lorsque  l'on  imagina  de  faire  des  routes  dans 
le  royaume,  pour  aller  ailleurs  que  de  Paris  à  Versailles  ou  à 
Fontainebleau,  le  gouvernement  de  Louis  XV,  soucieux  d'obtenir 
les  hommes  compétens  dont  il  avait  besoin,  leur  assura  un 
traitement  honorable  :  le  directeur  général  des  Ponts  et  Chaus- 
sées, à  Paris,  toucha  45  000  francs  (1736);  l'ingénieur  en  chef 
d'une  province  reçut  11400  francs.  Mais,  dans  l'industrie  privée, 
le  directeur  d'une  mine  de  charbon  du  Midi  était  payé  2  660  fr. 
en  1754,  au  lieu  qu'aujourd'hui  son  successeur,  dans  la  même 
exploitation,  est  payé  30  000  francs. 

Ainsi,  non  seulement  la  société  actuelle  se  montre  plus  pro- 
digue que  les  Etats  anciens  et  modernes,  envers  ces  travailleurs 
à  tous  risques  que  nous  nommons  ses  «  actionnaires,  »  mais  elle 
récompense  aussi  plus  généreusement  ses  «  obligataires,  »  les 
employés  à  salaire  convenu.  Car,  si  nous  voulions  continuer  le 
parallèle  entre  les  fonctions  officielles  et  les  fonctions  privées, 
au-dessous  des  chefs  de  colonnes,  des  individualités  chanceuses 
et  le  plus  souvent  précieuses,  levain  d'intelligence  et  de  volonté 
par  qui  la  pâte  humaine  fermente,  nous  trouverions  en  sous- 
ordre  un  peuple  de  laborieux  agens  :  les  uns  font  mouvoir  les 
organes  délicats  de  ces  vastes  machines  à  fabriquer,  à  vendre, 
à  prêter,  à  transporter,  dont  les  noms  sont  partout  connus  ;  les 
autres  —  moins  en  évidence  mais  en  majorité  sans  doute  — 
secondent,  à  titre  de  «  fondés  de  pouvoirs,  »  d'«  intéressés  »  et 
de  lieutenans  de  confiance,  les  19  000  patrons  du  haut  commerce 
et  les  193  000  industriels  français. 

L'éliage  des  trait  émeus  est,  pour  ceux-là,  deux  et  trois  fois 
plus  élevé  que  pour  les  serviteurs  de  l'Etat;  ce  qui  s'explique 
économiquement  par  la  différence  des  mérites  respectifs:  dans 
les  emplois  privés,  il  y  a  peu  d'incapable;-;  il  ne  pourrait  guère  y 
en  avoir.  Ceux  qui   occupent  ces  emplois  sont  trop  surveillésu 


LES    RICHES    DEPUIS    SEPT    CENTS    ANS.  411 

trop  sous  l'œil  de  patrons  ou  de  supérieurs  hiérarchiques,  eux- 
mêmes  talonnés  par  le  souci  de  leurs  intérêts  ou  les  exigences 
des  bailleurs  de  fonds.  On  s'aperçoit  très  vite  des  défauts  d'un 
subordonné,  et  on  le  renvoie  parce  que  ces  défauts  causent  un 
préjudice. 

La  machine  nationale,  qu'elle  s'appelle  (<  gouvernement,  » 
«  administration  »  ou  «  magistrature,  »  est  aujourd'hui  montée 
de  telle  sorte  quelle  laisse  peu  de  place  à  l'initiative,  et  impose 
peu  de  responsabilité  aux  individus  qui  président  à  ses  rouages. 
il  est  beaucoup  plus  facile  d'être,  je  ne  dirai  pas  député, —  cela 
va  de  soi,  —  mais  ministre  ou  trésorier  général,  que  d'être  direc- 
teur d'un  chemin  de  fer  ou  d'une  compagnie  d'assurances. 
Il  semble  même  que  le  premier  venu  soit  apte  à  remplir  une 
fonction  publique  parce  que,  s'il  la  remplit  mal  ou  médiocre- 
ment, son  incompétence,  pourvu  qu'elle  soit  discrète,  est  peu 
apparente.  Il  n'y  a  pas  de  sanction  pour  la  révéler  comme  dans 
les  affaires  privées,  où  l'action  s'impose,  où  la  lutte  des  concur- 
rens  est  âpre  et  où  le  bilan  sert  de  critérium. 

Un  juge,  un  sous-préfet,  un  ingénieur  même  de  l'Etat, 
peuvent  impunément  commettre  des  fautes  lourdes  ;  un  ingé- 
nieur industriel  ou  un  chef  d'agence  du  Crédit  Lyonnais  ne 
le  pourrait  pas.  Avec  de  la  prudence  et  de  la  respectabilité,  le 
salarié  officiel,  couvert  par  ses  chefs,  encadré  par  ses  collègues, 
fortement  tenu  en  lisières  par  des  règlemens  minutieux,  a  toute 
chance  d'arriver  sans  encombre  à  la  retraite.  Pour  le  salarié 
privé,  quel  que  soit  son  grade, —  sauf  en  certaines  administrations 
déjà  cristallisées  sur  le  modèle  de  l'Etat,  —  la  paresse  est 
voyante,  l'incompétence  est  coupable,  les  bévues  sont  person- 
nelles, et  il  les  paie...  de  sa  place. 

En  revanche,  ses  ambitions  peuvent  se  donner  carrière. 
Celui-ci,  comme  un  homme  d'armes  féodal,  est  l'officier  en 
campagne,  soumis  aux  bons  et  mauvais  hasards;  l'autre  est  le 
militaire  en  garnison,  dont  les  espoirs  sont  bornés  comme  les 
périls. 

Naturellement  cette  justice  distributive  qui  fait,  à  chaque 
époque,  les  profits  compagnons  des  peines,  n'est  pas  plus  parfaite 
aujourd'hui  qu'autrefois  :  elle  souffre  des  exceptions.  Le  roi  avait 
ses  favoris,  le  peuple  a  les  siens,  que  sa  faveur  dispense  de  mé- 
rite; mais  seulement  dans  le  champ  borné  des  dignités  poli- 
tiques. Le  citoyen-électeur  votera  peut-être   par  caprice  ;   niiùs 


'^U 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


c'est  par  raison  que  le  citoyen-plaideur  et  le  citoyen-malade 
choisiront  leur  avocat  ou  leur  médecin.  Et  ce  sont  aussi  des  mo- 
biles raisonnables  qui  feront  estimer  et  réputer  tels  ou  tels 
j)eiiilrcs,  arcliilcctes,  écrivains,  professeurs  ou  artistes  drama- 
tKiiios. 

Exercer  une  profession  dite  «  libérale,  »  être  médecin,  avocat, 
artiste,  homme  de  lettres  ou  même  otficier  ministériel,  c'est  se 
livrera  une  industrie  dont  les  produits  sont  purement  intellec- 
tuels, puisque  l'on  tire  ici  toute  la  matière  de  sou  cerveau.  Il  est 
clair  qu'il  faut  un  peu  plus  de  génie  pour  écrire  un  dranïe  que 
pour  grossoyer  des  conclusions;  mais,  dans  les  deux  cas,  c'est  le 
travail  de  l'auteur  qui  constitue  Vunique  valeur  de  l'ouvrage; 
c'est  l'eflort  et  la  peine  que  l'un  vend  et  que  l'autre  achète,  et, 
par  là,  l'individu  adonné  aux  professions  libérales  ressemble  aux 
employés. 

Il  ressemble  aux  industriels  et  commerçans  en  ceci  :  qu'il 
fait  valoir  en  «  actionnaire  de  la  vie  »  son  capital-humain,  sujet 
comme  tel  à  plus  de  chances  bonnes  ou  mauvaises  que  celui  du 
capitaliste  à  traitement  fixe,  du  fonctionnaire  petit  ou  grand.  Dans 
les  entreprises  innombrables  que  le  siècle  dernier  vit  éclore, 
r  «  employé  »  n'a  pas  eu  sa  part  des  succès  éclatans  :  des  distil- 
leries comme  la  Bénédictine ,  qui  partit  de  2  millions  pour 
arriver  à  31  ;  ni  des  compagnies  d'assurances  comme  la  Géné- 
rale, qui,  de  5  millions  —  incendie  et  vie  réunis  —  monta  à 
187  millions;  ni  des  charbonnages  qui  débutèrent  à  6,  3  ou 
1  million,  comme  Courrières,  Bruay  ou  Lens,  pour  atteindre 
170,  207  ou  230  millions;  ni  d'aucune  autre  de  ces  affaires  heu- 
reuses qui  servent  d'appâts  au  capital  coureur  d'aventures  et 
d'exemples  aux  ennemis  du  capital,  pour  flétrir  son  avidité. 

Mais  cet  «  employé  »  n'a  pas  été  atteint  dans  son  budget, 
dans  ses  économies,  par  le  désastre  des  valeurs  mortes,  mou- 
rantes et  avariées,  dont  les  unes  disparaissent  de  la  cote  après 
faillite  ou  liquidation,  dont  les  autres  continuent  d'y  figurer  avec 
BU  dividende  rongé  ou  spasmodique.  Telles  sont  des  douzaines 
de  compagnies  de  traction,  de  gaz,  d'électricité,  d'armement,  de 
navigation,  d'imprimerie,  do  verrerie,  de  brasserie,  d'assurances, 
de  produits  chimiques  et  autres,  dont  le  capital  s'est  évaporé. 

S'il  est  permis  d'avancer,  après  une  étude  attentive,  que, 
pour  l'industrie  et  le  commerce  pris  en  bloc  depuis  cinquante  anSy 
du  moins  pour  cette  portion  connuc^dcs  adaircs,  qui  ontété  orga- 


LES    RICHES   DEPUIS    SEPT   CENTS    ANS.  413 

nisées  en  sociétés  et  cotées  à  la  Bourse,  les  bénéfices  et  les 
pertes,  de  3  ou  4  milliards  chacun,  se  balancent;  s'il  est  permis 
d'en  conclure  que  les  capitalistes,  pris  en  bloc,  n'ont  ni  gagné 
ni  perdu,  il  est  clair  aussi  que  cet  équilibre  global  recouvre 
autant  de  défaites  que  de  triomphes  partiels  et  que  la  chance 
d'autrui  est  une  mince  consolation  pour  l'actionnaire  ruiné. 

Semblables  sont  les  destinées  de  ceux  qui,  n'ayant  d'autre 
capital  que  leur  personne,  sont  jaloux  de  l'exploiter  eux-mêmes. 
Beaucoup  ici  rêvent  la  renommée,  celte  gloire  viagère,  plus  en- 
core que  la  fortune  ;  en  tous  cas  nul  n'atteindra  la  fortune  qu'avec 
et  par  la  renommée.  Cette  fortune,  suivant  les  diverses  car- 
rières, sera  très  différente  ;  et,  dans  la  même  carrière,  elle  variera 
fort  suivant  la  nature  de  l'ouvrage,  beaucoup  plus  que  suivant 
son  mérite. 

Seulement,  toutes  les  professions  «  libérales,  »  soit  qu'elles 
répondent  à  un  besoin,  soit  qu'elles  procurent  un  plaisir,  sont 
aujourd'hui  gratifiées  d'honoraires  et  d'appointemens  tout  à  fait 
supérieurs  à  ceux  des  fonctionnaires  de  l'Etat  ;  tandis  qu'aux 
siècles  anciens  c'était  le  contraire.  L'Etat  n'a  donc  plus  la  même 
importance;  il  ne  joue  plus  le  même  rôle  dans  notre  vie.  Certes 
il  a  grandi,  mais  plus  encore  que  lui,  plus  que  la  «  France  pu- 
blique, »  a  grandi  la  «  France  privée;  »  et  il  est  tout  de  même 
plus  facile  à  un  homme  de  talent,  • —  hors  du  terrain  sacrifié  aux 
passions  politiques,  —  d'être  quelque  chose  aujourd'hui  malgré 
le  peuple  que  naguère  malgré  le  roi. 

V*  G.  d'Avenel. 


LETTRES  ECRITES 


DU 


SUD  DE  L'INDE 


III  (^> 

PONDICHÉRY  :  Le  tanaou  Sandirapoullé;  la  bayadère  de 
Tanjore;  les  nuits  de  Pondichéry;  la  faune  des  suburbes; 
le  Parc  et  le  Jardin  colonial  ;  la  cavalerie  d'Aïnar. 


n.    PONDICHÉRY 

Pondichéry,  30  juin  1901. 

Le  pion  Cheick  Iman  (2)  m'a  remis  l'autre  matin  trois  cartes 
de  visite.  Sur  la  première  s'alignent  les  titres  honorifiques  de 
T.  A.  Sandirapoullé  :  Président  honoraire  du  Comité  consultatif 
de  jurisprudence  indienne  —  chevalier  de  la  Légion  d'honneur 
—  officier  d'Académie  —  médailles  d'or  de  /•■*  classe  —  Canne  à 
pomme  d'or. 

Cette  dernière  dignité  me  permet  de  reconnaître  Sandira- 
poullé, mieux  que  son  nom,  oublié  par  moi  depuis  longtemps. 
Est-il  possible  qu'il  soit  encore  vivant,  ce  petit  vieux  basané, 
au  nez  chaussé  de  lunettes  d'argent,  que  l'on  nous  montrait,  il 
y  a  vingt  ans,  dans  les  rues  de  Pondichéry,  comme  un  person- 
nage légendaire?  Gravement,  il  s'avançait,  à  pas  comptés,  s'ap- 
puyant  sur  cette  haute  canne  à  grosse  pomme  d'or,  léguée  par 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  mai  et  15  juin. 

(2)  C'est  par  une  erreur  de  transcription  que  dans  mes  premières  lettres  j'ai 
donné  le  nom  de  Cheick  Ismaël  à  ce  pion  dont  je  ne  saurais  tv^o  louer  l'allure 
correcte  et  la  sévère  probité. 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  415 

son  arrière-grand-père  Ramalinga.  Et  l'histoire  de  cette  canne 
est  tellement  glorieuse  que  personne  ne  s'avisait  de  trouver  le 
vieux  SandirapouUé  ridicule,  malgré  son  turban  dressé  en 
façon  de  tour  et  son  extraordinaire  jupon  plissé,  en  mousseline 
blanche,  qui  par  son  épanouissement  nuageux  rappelait  un  gi- 
gantesque tutu  de  danseuse. 

SandirapouUé  est  bien  vivant;  à  telles  enseignes  qu'il 
m'adresse  une  invitation  pour  ce  soir.  Il  donne  une  grande  soirée 
où  dansera,  devant  un  public  choisi,  la  plus  renommée  des 
bayadères  de  Tanjore.  SandirapouUé,  vu  son  grand  âge,  —  il  a 
dépassé  quatre-vingts  ans  et  est  aux  trois  quarts  aveugle,  — 
s'excuse,  par  l'organe  de  ses  fils,  de  ne  pas  venir  en  personne. 
Les  deux  tils  sont  là,  qui  attendent.  Comment  ne  point  les  rece- 
voir !  L'un  se  nomme  Tandou  Sandira  Souprayapoullé  ;  l'autre, 
Tandon  Sandira  RamalingapouUé.  Tous  deux  exercent  la  profes- 
sion de  «  rentier,  »  ainsi  qu'il  est  écrit  sur  leurs  cartes,  et  de- 
meurent rue  des  Vellajas,  dans  la  ville  Noire.  Les  fils  de  Sandi- 
rapouUé «  canne  à  pomme  d'or  »  m'ont  conté  par  le  menu 
l'histoire  de  leur  illustre  ancêtre  Ramalinga  ;  ils  m'ont  remis  un 
mémoire  justificatif  avec  pièces  à  l'appui.  Je  crois  maintenant 
connaître  le  fond  de  cette  affaire  Ramalinga  qui,  engagée 
sous  le  règne  de  Louis  XV,  ne  prit  fin  qu'au  commencement 
du  siècle  dernier,  bien  après  la  mort  de  l'intéressé,  si  tant  est 
qu'on  puisse  considérer  comme  une  fin  l'allocation  annuelle  de 
quatre  mille  francs  que  sert  le  gouvernement  français  aux  des- 
cendans  de  ce  Ramalinga  qui  nous  fit  bénévolement  crédit  de 
plusieurs  millions,  et  en  demeura  à  découvert.  Ses  héritiers 
continuent  aujourd'hui,  sans  se  décourager,  leurs  démarches, 
dans  l'espoir  chimérique  que  la  France  consentira  à  liquider  sa 
dette.  Je  n'ai  pas  réussi  à  leur  prouver  l'inanité  de  leurs  espé- 
rances, même  en  leur  citant  la  phrase  fameuse  d'un  grand 
homme  d'État  :  «  Malheur  aux  nations  reconnaissantes.  » 

Ramalinga  comptait  parmi  les  Hindous  notables  de  Pondi- 
chéry  à  cette  triste  (époque  où  le  comte  de  Lally  ToUendal 
s'épuisait  à  lutter  contre  l'activité  des  Anglais,  la  lâcheté  de  l'en- 
tourage de  Louis  XV,  la  perfidie  à  peine  voilée  des  agens  de  la 
Compagnie  française  à  Pondichéry,  et  la  sournoise  mauvaise 
volonté  de  ses  propres  troupes.  De  celles-ci,  d'ailleurs,  la  solde 
n'était  que  rarement  payée,  et  chaque  jour  elles  menaçaient  de 
se  révolter  et  de  piller  la  ville  de   Pondichéry,  où  le  faste  iriso- 


416  RE^'^JE  des  deux  mondes. 

lent  des  traitans  do  l'école  de  Dupleix  prouvait  aux  gens  de 
guerre  manquant  de  pain  que,  suivant  l'expression  vulgaire, 
«  l'argent  n'était  pas  perdu  pour  tout  le  monde.  » 

Une  légende  veut  que  les  derniers  paquets  de  mitraille,  tirés 
en  1761  par  les  défenseurs  de  Pondichéry,  aient  été  de  pagodes 
d'or  et  de  roupies  d'argent.  Comme  les  projectiles  manquaient, 
un  Hindou  serait  venu  trouver  le  comte  de  Lally  Tollendal,  avec 
un  chariot  plein  d'espèces  monnayées,  et  le  prier  de  s'en  servir 
pour  charger  ses  canons.  On  a  même  écrit  que  les  chirurgiens  de 
l'armée  anglaise  auraient  trouvé,  dans  les  plaies  de  leurs  blessés, 
des  monnaies  au  lieu  de  morceaux  de  fer  et  de  plomb.  C'était 
confondre  la  chose  avec  l'idée,  si  l'on  peut  dire,  et  donner  un 
corps  à  une  simple  métaphore.  S'il  est  vrai  que  les  derniers 
coups  de  canon  furent  tirés  avec  l'argent  do  '{amalinga,  rien  ne 
l'est  moins  que  de  soutenir  que  ces  canons  iurent  chargés  avec 
cet  argent. 

En  cette  circonstance  comme  dans  les  autres,  Ramalinga  mit 
toutes  ses  ressources  au  service  du  général  en  chef  des  armées  du 
Roi  à  Pondichéry.  Dès  le  28  avril  1758,  Lally  Tollendal  était 
entré  en  relations  avec  Ramalinga.  Il  s'agissait  de  ravitailler  le 
corps  français  occupé  à  assiéger  les  Anglais  dans  le  fort  Saint- 
David,  après  la  prise  de  Goudelour.  Ce  corps  manquait  non  seu- 
lement d'argent,  mais  encore  de  vivres,  à  tel  point  qu'on 
craignait  de  voir  les  hommes  affamés  se  mutiner  et  se  débander. 
Les  membres  du  Conseil  de  la  Compagnie  des  Indes  avaient 
inauguré  la  politique  d'obstruction  qu'ils  ne  cessèrent  de  suivre 
en  dilapidant  les  sommes  affectées  à  la  guerre,  et  en  se  refusant 
à  fournir  les  subsistances,  les  transports,  voire  l'artillerie,  sous 
prétexte  que  le  numéraire  manquait.  Ainsi  les  pires  ennemis  de 
Lally  ne  furent  point  les  Anglais,  mais  bien  ces  Français  mêmes 
qu'il  avait  charge  de  défendre...  Passons!... 

Et,  cependant,  je  ne  puis  m'empôcher  de  songer  à  cette  ini- 
quité. J'ai  consacré  de  longues  heures,  dans  la  paisible  biblio- 
thèque de  Pondichéry,  avec  mon  vieil  ami  Bourgoin  qui  l'admi- 
nistre soigneusement,  à  feuilleter  les  registres  des  délibérations 
de  la  Compagnie.  Partout  j'ai  trouvé  les  preuves  du  mauvais 
vouloir  qui  accompagna  l'infortuné  Lally  depuis  son  arrivée  dans 
l'Inde  jusqu'à  sou  odieuse  condamnation,  suffisante  pour  désho- 
norer un  règne... 

Le  comte  de  Lally  Tollendal  fit  donc  mander  Ramalinga  aux 


LETTRES    ECRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  417 

premières  heures  du  matin  et,  par  les  promesses  les  plus 
flatteuses,  il  le  décida  à  ravitailler  le  corps  assiégeant.  Rama- 
linga  ne  perdit  pas  un  instant.  Bien  qu'une  distance  de  quatre 
lieues  séparât  le  fort  Saint-David  de  Pondichéry,  avant  midi  les 
troupes  françaises  pouvaient  faire  un  repas  suffisant.  Pour  re- 
connaître ce  service,  Lally  nomma,  le  jour  même,  Ramalinga 
Aroumbatlé,  c'est-à-dire  fournisseur  en  chef  des  armées  fran- 
çaises. C'était  là  une  charge  plutôt  onéreuse,  car  la  Compagnie 
était  dans  l'impossibilité  matérielle  de  solder  un  seul  de  ses 
créanciers.  La  confiance  traditionnelle  des  Hindous  envers  la 
Compagnie,  dont  la  sage  administration  et  l'honnêteté  des  Martin 
et  des  Dumas  fonda  le  crédit,  avait  été  trop  rudement  ébranlée 
par  les  dilapidations  de  Dupleix  et  les  malversations  de  ses 
successeurs  pour  que  le  malheureux  Lally  pût  en  attendre  quoi 
que  ce  fût.  Le  dévouement  de  Ramalinga  fut  donc  une  exception, 
et  sa  conduite  ne  saurait  être  assez  louée. 

Je  n'irai  pas  jusqu'à  vous  dire  que  ce  fournisseur  modèle  n'ait 
point  demandé  de  garanties.  Pour  se  couvrir  d'avances  dont 
l'importance  allait  toujours  s'augmentant,  Ramalinga  reçut  à 
ferme  les  revenus  des  provinces.  Mais  il  dut  encore  avancer  à  la 
Compagnie  des  Indes  cinquante  mille  roupies  sur  le  prix  de 
l'ancienne  ferme  dont  les  tenanciers  déchus  n'avaient  point 
acquitté  les  arrérages.  On  exigea  de  lui  d'autres  versemens 
encore  plus  considérables.  L'argent  devait  à  cette  époque  être 
terriblement  commun  dans  l'Inde  !  En  1760,  la  créance  de  Rama- 
linga s'élevait  à  trois  millions  de  roupies,  soit  un  peu  plus  de 
sept  millions  de  francs.  Si  l'on  calcule  que  l'intérêt  moyen  était 
alors  de  dix-huit  pour  cent,  on  est  efï'rayé  par  le  chiffre  que 
devait  atteindre  la  dette  au  bout  de  quelques  années. 

Jamais  les  affaires  de  la  France  en  Inde  n'avaient  été  plus 
mauvaises,  et  Ramalinga  nous  demeurait  obstinément  fidèle. 
Ambassadeur  de  la  Compagnie  auprès  des  Mahrattes,  il  réussit, 
en  cette  même  année  1760,  à  conclure  avec  leur  chef  Morari 
Rao  un  traité  assez  avantageux.  Il  continua  d'entretenir  à  ses 
frais  le  gros  de  cavalerie  dont  il  était  propriétaire  commandant, 
sans  qu'on  lui  en  payât  la  solde.  Et  cette  fidélité  est  d'autant 
plus  admirable  que  nos  ennemis  faisaient  à  Ramalinga  les  pro- 
positions les  plus  avantageuses,  s'il  consentait  à  abandonner 
notre  cause  et  à  passer  aux  Anglais  avec  ses  troupes  et  son 
argent. 

TOME  xxxiv.  —  1906.  27 


418  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  colonel  Coate,  commandant  aes  troupes  anglaises,  lui 
écrivait,  le  4  décembre  1760,  en  ce  sens.  Et,  le  même  jour,  le 
nabab  Mahmoud  Ali  Khan  envoyait  à  Ramalinga  la  lettre  sui- 
vante, que  m'a  communiquée  son  fils  aîné  :  »  Jai  appris  que 
vous  étiez  arrivé  à  Tiagar  avec  la  cavalerie  et  l'infanterie  ;  je  vous 
engage  à  venir  me  trouvera  Achur  avec  tous  vos  gens.  Si  vous 
venez,  je  vous  ferai  enrôler  tous  vos  cavaliers  et  fantassins,  et 
vous  serez  payé  sans  difficulté.  Comme  les  Français  vous  ont 
traité,  moi  je  vous  traiterai.  Si  tous  vos  ennemis  arrivaient  ici 
pour  vous  desservir,  je  ne  les  écouterais  pas,  parce  que  vous 
êtes  un  homme  capable.  C'est  pourquoi  je  vous  écris.  Je  vous 
donnerai  un  paravana  (sauf-conduit)  pour  faire  sortir  de  Pondi- 
chéry  tous  vos  effets  et  toute  votre  famille.  Soyez  assuré  que 
cette  lettre  que  je  vous  écris  vaut  dix  mille  paravanas.  » 

Six  semaines  plus  tard,  les  Français  étaient  battus  à  Wandi- 
wash  par  les  Anglais  de  Coate.  Vous  connaissez  la  triste  his- 
toire de  cette  bataille  où  linqualifiable  conduite  de  M.  d'Au- 
mont,  qui  refusa  de  charger  avec  la  cavalerie  à  la  suite  du 
comte  de  Lally  Tollendal,  prépara  notre  défaite,  accentuée  par 
la  lâcheté  des  marins  qui  composaient  notre  extrême  gauche.  En 
cette  funeste  journée,  la  seule  brigade  de  Lorraine  tint  une  con- 
duite honorable,  avec  le  régiment  de  Lally.  Les  troupes  de 
Ramalinga  n'étaient  point  à  cette  affaire.  Elles  avaient  dû  garder 
leur  poste  de  Tiagar  avec  la  garnison  que  Lally  y  laissa,  en  se 
repliant  sur  Pondichéry. 

Quand  cette  dernière  place  se  rendit,  le  lo  janvier  1761,  Rama- 
linga conduisit  sa  cavalerie  auprès  d'Hyder-Ali  et  la  mit  à  son 
service,  demeurant  ainsi  fidèle  à  la  France  qu'il  avait  aidée  de 
ses  deniers  jusqu'aux  derniers  jours  du  siège.  Il  était  encore  dû 
à  Ramalinga  plus  de  la  moitié  des  trois  millions  avancés  par 
lui,  sans  compter  le  prix  de  ses  récentes  fournitures.  La  perte 
qu'il  éprouva  par  la  dépossession  de  sa  ferme,  au  moment  où  il 
allait  en  toucher  les  revenus  territoriaux,  acheva  sa  ruine. 

Lors  de  la  reprise  de  nos  établissemens,  en  1765,  une  com- 
mission, nommée  par  la  Compagnie,  s'occupa  de  liquider  la  ges- 
tion de  cet  extraordinaire  créancier  qui  se  trouvait  ruiné  à  plat, 
sans  avoir  voulu  abandonner  son  service.  Comme  toutes  les 
commissions  administratives,  celle-ci  paraît  avoir  procédé  avec 
la  plus  sage  lenteur.  Au  bout  de  huit  années  (4  septembre  1773), 
le  Conseil  supérieur  de  la  Compagnie  des  Indes,  oui  son  rappor- 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  419 

teur,  décidait  que  Ramalinga  ne  serait  obligé  de  payer  ses  créan- 
ciers qu'après  la  liquidation  définitive  de  ses  comptes  avec 
ladite  compagnie,  et  elle  faisait  défense  auxdits  créanciers 
d'exercer  aucune  contrainte  vis-à-vis  de  l'intéressé. 

Ramalinga  n'en  était  donc  plus  à  réclamer  son  dû,  mais  à 
implorer  la  protection  de  la  France  pour  ne  pas  être  exécuté  et 
emprisonné  comme  débiteur  insolvable.  Il  n'avait  gagné,  à  nous 
servir,  que  le  droit  de  porter  la  grande  canne  à  pomme  d'or,  in- 
signe honorable  et  recherché  pour  son  excessive  rareté.  Cinq 
années  s'étaient  écoulées  depuis  qu'il  avait  remis  à  la  Compagnie 
ses  pièces  de  comptabilité,  et  à  grand'peine  avait-il  pu  trouver 
l'argent  nécessaire  au  paiement  de  ses  écrivains  «  qui  ne  tra- 
vaillent qu'autant  qu'ils  sont  payés.  » 

Ramalinga  n'était  pas  au  bout  de  ses  peines.  Vingt  années 
passèrent  avant  qu'an  arrêt  du  Conseil  de  Paris  en  date  du 
43  février  1791  liquidât  sa  créance  à  la  somme  totale  de 
2  437  790  francs,  tant  en  principal  qu'en  intérêts.  Sur  cette  somme 
étaient  prélevés  600  000  francs  comme  représentant  le  fonds 
d'une  rente  viagère  de  6000  francs  que  l'on  devait  servir  à  son 
fils  Souprayapoullé.  Car  j'ai  oublié  de  vous  dire  que  Rama- 
linga était  mort  bien  avant  que  l'on  eût  pris  envers  lui  cette 
décision  réparatrice.  Au  total,  les  créances  liquides  de  la  suc- 
cession de  l'ancien  fournisseur  dépassaient  le  chiffre  de  trois 
millions. 

Vous  croyez,  peut-être,  que  l'héritier  en  toucha  quelque 
chose?  Grande  est  votre  erreur.  Nonobstant  le  prononcé  de  cet 
arrêt  du  Conseil,  officiellement  annoncé,  le  4  mai  4792,  au  mi- 
nistre de  la  Marine  par  son  collègue  de  l'Intérieur,  Soupraya- 
poullé demeura  frustré  comme  devant.  Le  gouvernement  de  la 
Terreur,  le  Directoire,  le  Consulat  se  succédèrent,  puis  l'Empire, 
et  Souprayapoullé  ne  toucha  rien.  Sa  nombreuse  famille  était 
dans  la  plus  profonde  indigence,  lorsqu'en  4847,  la  France  de 
Louis  XVIII,  ayant  récupéré  ses  possessions  de  l'Inde,  se  décida 
à  donner  au  fils  de  Ramalinga  une  allocation  annuelle  de 
2000  francs,  sur  les  fonds  de  la  colonie.  Mais  cette  largesse  ne 
fut  officiellement  approuvée  qu'en  1820. 

Puis  la  pension  fut  doublée,  de  telle  sorte  qu'aujourd'hui  le 
vieux  Sandirapoullé  et  ses  deux  fils  vivent  d'un  secours  annuel 
de  4000  francs,  soit  un  et  demi  pour  mille,  environ,  du  capital 
primitif.  La  France,  d'ailleurs,  n'a  jamais  renié  sa  dette.  Mais,  si 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

I 

ron  suppute  les  intérêts  au  taux  le  plus  modique,  elle  doit  au- 
jourd'hui quelque  chose  comme  une  dizaine  de  millions  ù  ce 
petit  vieux  qui  a  le  droit  de  porter  la  canne  à  pomme  d'or  que  lui 
léguèrent  ses  ancêtres.  C'est  pour  cette  distinction  honorifique 
que  l'antique  Ramalinga  se  ruina,  lui  et  ses  descendans. 

A  vrai  dire,  je  crois  que  les  millions  de  la  France  ne  leur  au- 
raient guère  profité.  Si  je  m'en  rapporte  à  l'invitation  de  San- 
dirapoullé,  je  crains  que  ce  vieillard,  «  Président  de  la  Société 
Théosophique  de  Pondicliéry,  dont  le  siège  est  à  Madras,  »  ne 
vive  dans  la  peau  d'un  prodigue.  La  bayadère  de  Tanjore  ne  danse 
pas  à  moins  de  quatre  mille  francs  la  séance,  si  j'en  crois  les 
gens  bien  informés.  Son  seul  cachet  engage  donc  les  finances  de 
Sandirapoullé  pour  une  année  entière.  Qu'il  en  aille  ainsi  du 
reste,  et  vous  voyez  vers  quelle  faillite  s'achemine  le  porteur  de 
la  canne  à  pomme  d'or.  J'ai  cependant  promis  aux  fils  de  San- 
dirapoullé de  rappeler  leur  affaire  au  Ministre.  Sans  engager  le 
résultat,  je  m'acquitterai  certainement  de  leur  commission  dès 
mon  retour  à  Paris  (1). 

Pondichéry,  3  juillet  1901. 

Sandirapoullé  m'a  outrageusement  trompé.  Ce  nest  point  la 
renommée  bayadère  de  Tanjore  que  j'ai  vue  danser  chez  lui, 
mais  les  petites  de  la  pagode  de  Yillenour.  Malgré  la  présence 
de  Soupou,  que  sa  qualité  d'homme  du  monde  condamne  à  être 
de  toutes  les  fêtes,  nous  nous  sommes  enfuis,  Paul  Mimande  et 
moi,  simulant  un  mal  de  tête  aussi  violent  que  subit.  La  femme 
de  Sandirapoullé,  belle  et  jeune  Indienne  qui  pourrait  être  son 
arrière-petite-fille,  ses  deux  fils,  nous  ont  en  vain  retenus.  Nous 
courons  encore.  Notre  regret  a  d'ailleurs  été  doublé,  car,  la 
veille  même,  nous  avions  pu  assister  au  magnifique  spectacle 
de  la  grande  danseuse  de  Tanjore,  chez  ladministruteur  de  la 
pagode  de  Villenour. 

Gonguilam  Sandiramourty,  en  effet,  continue  de  marier  le 
petit  couple  que  j'avais  vu  savancer  en  palanquin,  il  y  a  plus 
d'un  mois,  dans  la  splendeur  des  feux  de  Bengale.  La  soirée  de 
danse  à   laquelle   nous  fûmes   conviés  continuait  la  série  des 

(1)  J'ai  en  effet  porté  la  réclamation  de  ces  Messieurs  au  ministre  des  Colonies 
dès  le  commencement  de  laniiie  1902.  Mais  Sandirapoullé  est  mort  en  1903  sans 
avoir  obtenu  satisfaction. 


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LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    L  INDE.  421 

fêtes  que  l'aimable  et  fastueux  Hindou  donne  depuis  des  se- 
maines. 

Souffre/  donc  que,  négligeant,  ne  fût-ce  que  pour  un  temps, 
le  fallacieux  et  infortuné  SandirapouUé,  je  vous  entretienne  de  la 
bayadère  de  Tanjore. 

Le  vaste  salon  blanc  de  l'étage,  éclairé  par  des  lampes  et  des 
lustres  sans  nombre,  paraît  encore  plus  grand  tant  il  est  nu  et 
vide.  Les  invités  arrivent  lentement  et  nous  sommes  parmi  les 
premiers.  Au  fond,  sur  un  canapé  noir,  somnole  le  minuscule 
marié  entre  deux  autres  enfans,  pareils  à  des  marionnettes  coiffées 
de  calottes  brodées,  costumées  d'oripeaux  à  paillettes.  Une  ligne 
de  fauteuils  est  disposée  en  avant.  Nous  prenons  place.  Au  mi- 
lieu de  la  pièce,  la  bayadère  s'avance;  les  danseuses  de  Villenour 
l'accompagnent  de  loin  et  se  tiennent  debout,  à  distance  respec- 
tueuse, en  arrière.  Ce  sont  les  seules  femmes  indiennes  dans 
toute  l'assistance  où  se  pressent,  sur  une  centaine  de  chaises  gar- 
nissant les  bas  côtés,  les  Hindous  notables  de  Pondichéry  et 
quelques  Européens  privilégiés. 

Au  costume  près,  la  grande  bayadère  casquée  de  jasmin  est 
pareille  à  la  mariée  dont  je  vous  parlais  en  ces  temps  derniers. 
Mêmes  pagnes  diaprés  et  bridés,  avec  leur  retombée  en  queue  de 
paon,  mêmes  caleçons  longs  de  satin,  même  profusion  de  lourds 
bijoux  archaïques.  Son  collier  est  fait  de  souverains  assemblés 
sur  trois  rangs,  ses  bracelets  massifs  sont  d'or  ciselé.  C'est  une 
fille  encore  jeune,  bien  prise  dans  ses  formes  puissantes,  et  ferme 
sur  ses  appuis.  Ses  bras  ronds  et  pleins,  ses  flancs  bruns  lustrés 
qui  se  montrent  au  défaut  du  corset  et  de  la  ceinture,  ses  pieds 
chargés  de  bagues  sont  tout  ce  qu'on  voit  d'elle.  Le  reste  se  de- 
vine sous  la  soie  et  les  joyaux.  Le  visage  aux  traits  accentués 
rappelle  le  type  de  Mathoura,  île  voisine  de  Java,  et  dont  les 
femmes  sont  célèbres  pour  la  beauté  de  leur  corps. 

Après  des  saints  et  des  baisers,  envoyés  du  bout  de  ses  doigts 
ruisselans  de  pierreries,  la  bayadère  débite  un  compliment  mo- 
notone, tout  en  marchant  sur  ses  pointes.  Et  elle  le  débite  de 
telle  sorte  que  chacun  de  nous  peut  se  le  croire  particulièrement 
destiné.  Puis  sa  mimique  s'anime,  sa  figure  s'éclaire,  ses  yeux 
démesurément  ouverts,  agrandis  par  le  kohl,  lumineux,  superbes, 
ne  semblent  plus  rien  voir  devant  eux  que  le  ciel  qui  s'ouvrirait 
pour  livrer  passage  à  un  Dieu.  C'est  le  Dieu  même  qu'elle  voit, 
qu'elle   admire,  qu'elle  implore,  en  tendant  les  bras.  Le  délire 


422 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


amoureux  qui  l'entraîne  s'exprime  par  sa  danse  grave,  molle  et 
discrètement  sensuelle.  A  mesure  que  l'ardeur  la  gagne,  elle 
s'avance  par  bonds  plus  légers,  puis  elle  recule,  offrant  sa  poi- 
trine en  fleur,  et  ses  bras  étendus  palpitent  comme  des  ailes 
d'oiseau.  Leurs  imperceptibles  battemens  règlent  ses  moindres 
mouvemens.  Elle  bondit  avec  une  telle  souplesse  qu'on  croirait 
qu'elle  Va  s'envoler,  l'on  s'étonne  que  sur  ses  épaules,  au  modelé 
pur  et  moelleux,  ne  soient  point  greffées  des  ailes. 

Dans  cette  fuite  en  arrière,  l'air  s'engouffrant  dans  la  retombée 
des  pagnes  les  fait  s'épanouir  ainsi  qu'un  éventail  qui  s'ouvre. 
Et  quand  la  danseuse  revient  en  avant,  les  plis  se  referment, 
comme  par  le  jeu  de  quelque  ressort  mystérieux. 

Mais  l'amour  des  dieux  est  inconstant  et  fugace,  Krishna  a 
trompé  toutes  les  femmes,  même  sa  favorite  Radah.  L'amante 
abandonnée  s'arrête,  tord  ses  bras,  chancelle.  Ses  traits  décom- 
posés crient  la  douleur  sous  laquelle  elle  succombe,  jusqu'à  ce 
que,  se  laissant  aller  à  la  renverse,  elle  nous  donne,  ployée  en 
arc,  l'illusion  que  sa  nuque  où  brille  un  modillon  d'or,  rejoint 
les  crotales  qui  sonnent  à  ses  talons. 

Elle  s'est  redressée  soudain.  Sur  son  visage  convulsé  par  la 
colère,  on  croit  voir  couler  des  larmes.  Ses  yeux  flamboient,  à 
faire  pâlir  les  feux  que  jettent  les  saphirs  de  son  bandeau.  Elle 
objurgue,  conjure,  menace  ;  mais  ce  n'est  que  pour  mieux  affir- 
mer sa  soumission.  Les  plaintes  les  plus  douces  se  pressent  sur 
ses  lèvres  avides,  oii  la  haine  ne  peut  remplacer  l'amour. 

Tous,  maintenant,  elle  nous  prend  à  témoin  de  sa  disgrâce. 
Mieux  encore,  elle  lente  de  nous  séduire,  et  s'adresse  successi- 
vement à  chacun.  Ses  regards  enflammés,  son  sein  superbe  qui 
s'enfle  au  gré  de  ses  soupirs,  ses  bras  qui  s'ouvrent  pour  affirmer 
l'offre  et  retombent  pour  annoncer  l'abandon,  ses  lèvres  qui  mur- 
murent des  promesses  calculées,  sont  bien  ceux  de  ces  filles  de 
Mara  qui  entourent  de  leurs  pièges  les  Vanaprastas,  ascètes  ré- 
putés du  désert. 

La  voici  qui  s'en  prend  à  moi,  et  un  dialogue  s'établit  entre 
nous,  —  à  cela  près  toutefois  que  je  joue  un  personnage  muet, 
condamné  par  l'étiquette  à  demeurer  impassible.  La  tentation 
de  saint  Antoine  ne  fut  rien,  en  vérité,  je  vous  le  dis  en  confi- 
dence, au  prix  de  l'assaut  que  je  subis  en  cette  soirée.  Cet  assaut 
fut  heureusement  bref  et  ma  victoire  sur  cette  beauté  artificieuse 
fut  petite.  Continuant  de  jouer  son  rôle  avec  le  plus  parfait  natu- 


LEtTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE  423 

rel,  la  bayadère  de  Tanjore,  outrée  de  mon  indifférence,  se  retira 
de  moi  avec  plus  de  mépris  que  de  dépit:  Son  poing  fermé  en 
signe  de  menace  s'ouvrit  pour  me  gratifier  d'un  baiser  d'adieu. 
Puis  elle  s'arrêta  comme  pour  m'attendre.  Sur  son  visage  à  l'ex- 
pression fausse  et  cruelle  se  reflétaient  en  cet  instant  toutes  les 
morbides  passions  de  l'Asie.  Enfin,  haussant  les  épaules,  frap- 
pant du  pied  pour  exprimer  son  dégoût,  elle  détourne  sa  tête 
caparaçonnée  d'or,  de  fleurs  et  de  perles,  avec  un  cliquetis  de 
harnais,  et  entreprend  mon  voisin  de  gauche,  Paul  Mimande,  que 
sa  qualité  de  secrétaire  général  du  gouvernement  désignait  plus 
particulièrement  à  ses  coups.  Que  mon  distingué  confrère  se  tire 
d'affaire  comme  il  pourra  !  Remis  d'une  alarme  si  chaude,  je  ne 
veux  plus  avoir  d'yeux  que  pour  les  musiciens. 

Ces  braves  gens  sont  en  tout  dignes  de  remarque.  Emboîtant 
le  pas  à  la  danseuse,  ils  la  suivent  fidèlement,  copiant  sa  démarche, 
soutiennent  ses  tirades  les  plus  passionnées  par  des  trémolos  véri- 
tablement émouvans.  Il  est  des  momens  où  je  crois  que  le  joueur 
de  clarinette  va  s'élever,  en  ascension  droite,  jusqu'au  plafond, 
tant  il  se  guindé  en  aspirant  l'air  avec  son  instrument  évasé.  Ses 
yeux,  son  nez,  ses  oreilles,  son  turban,  son  cou  participent  à  ce 
délire  poétique.  Mais  c'est  surtout  son  conque  j'admire,  son  cou 
dont  la  pomme  d'Adam  descend  et  monte  au  gré  des  envolées  du 
poème.  Quand  les  situations  atteignent  au  summum  du  pathé- 
tique, le  larynx  du  bonhomme  remonte  sous  les  mâchoires  et 
disparaît  pour  un  temps.  Je  ne  connaissais  jusqu'ici  que  les  céta- 
cés pour  être  doués  d'un  organe  aussi  mobile. 

Le  joueur  de  clarinette  n'est  pourtant  qu'un  pauvre  com- 
pagnon à  côté  du  natouva,  chef  d'orchestre.  Celui-là  porte  sur  son 
ventre  un  tambour  étroit,  horizontalement  suspendu  à  son  cou 
par  une  corde,  tout  comme  les  dames  font  aujourd'hui  pour  leur 
manchon.  Une  housse  en  tapisserie  habille  le  tambour;  pour  fati- 
guée qu'elle  soit,  j'y  distingue  les  armes  de  la  maison  de  Hanovre, 
la  licorne  et  le  léopard  anglais.  Sur  les  deux  tympans  de  peau  d'âne, 
le  natouva  frappe  de  ses  paumes  ou  de  ses  doigts,  sans  relâche.  De 
l'orchestre  il  règle  ainsi  la  cadence  et  il  en  constitue  la  partie 
fondamentale.  Sa  tête,  ses  épaules,  son  torse,  son  ventre  même, 
battent  la  mesure.  Et  ses  coudes  s'escriment  sur  ses  flancs  ;  ses 
cuisses,  ses  jarrets,  ses  jambes,  ses  pieds,  animés  d'une  agita- 
tion perpétuelle,  concourent  à  l'œuvre.  Et,  par-dessus  tout,  des 
gloussemens    inarticulés   ou  des  glapissemens  aigus,   émis   en 


424  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  utile  par  le  convulsionnaire,  servent  d'nverti  s  sèment  aux 
trois  autres  musiciens,  et  même  au  public,  quand  il  va  se  dire, 
se  chanter  ou  se  passer  quelque  chose  de  véritablement  important. 

Ayant  en  vain  obsédé  Paul  Mimande,  puis  le  procureur  de 
la  République  que  la  présence  de  sa  femme  suffit  à  retenir  dans 
le  devoir,  voici  que  la  bayadère  adresse  ses  déclarations  brû- 
lantes à  un  vieil  Hindou,  un  richard,  sans  doute,  à  en  juger  par 
ses  lunettes  d'or  et  ses  vètemens  irréprochablement  plissés. 
L'attitude  stoïque  du  personnage  devant  cette  persécution  ga- 
lante, extraordinaire  ment  mimée,  s'expliqua  d'elle-même  quand 
il  s'éveilla  en  sursaut,  avec  un  ronflement  sonore,  quelques  ins- 
tans  après  que  la  danseuse  fut  partie. 

Elle  avait  disparu  derrière  un  rideau.  C'est  là  que  nous  la 
trouvâmes  occupée  à  boire  du  soda  ;  familièrement  elle  s'abreu- 
vait au  goulot  de  la  fiole,  en  épongeant  d'un  mouchoir  son  front 
moite  de  sueur,  car  il  doit  être  noté  qu'à  la  fête  de  Sandira- 
mourty,  la  température  n'était  pas  inférieure  à  35°  centigrades. 
Sans  cesse  on  nous  offrait  du  vin  de  Champagne  frappé,  des 
sirops  glacés,  que  sais-je  encore?  Le  marié  dormait  profondé- 
ment avec  ses  deux  compagnons  de  canapé.  On  les  emporta  pour 
les  coucher,  et  la  représentation  continua. 

Maintenant  la  bayadère  mimait  les  grands  poèmes  héroïques 
de  l'Inde.  Tendant  lare  avec  Rama,  un  genou  en  terre,  elle  cri- 
blait de  ses  flèches  les  Raksahs  de  Lanka.  Campée  fièrement,  la 
jambe  gauche  avancée,  elle  combattait  avec  la  hache,  se  couvrait 
du  bouclier,  pointait  ou  taillait  del'épée.  Autant  sa  danse  amou- 
reuse avait  été  molle  et  légère,  autant  sa  pyrrhique  se  faisait 
lourde  et  puissante,  avec  des  foulées  de  gladiateur  et  des  dé- 
tentes brusques,  promptes  et  précises  comme  les  mouvemens  de 
l'escrime. 

Tout,  en  cette  belle  femme,  semblait  changé,  jusqu'à  son 
costume,  jusqu'à  son  sexe  même.  Un  héros  éphèbe  se  dressait 
devant  nous,  à  cette  heure,  un  de  ces  jeunes  dieux  des  combats, 
dont  les  bras  innombrables  manient  des  armes  légères,  fulgu- 
rantes et  terribles.  Ses  yeux  étincelans  disaient  l'ivresse  de  la 
bataille,  ses  traits  impassibles  le  courage  réfléchi  qui  assure  la 
victoire,  son  sourire  cruel  la  joie  de  donner  la  mort  et  de  braver 
le  danger.  Ses  vètemens  serrés  prenaient  des  aspects  d'armure, 
sa  coiffure  brillante  figurait  un  casque,  les  plaques  battantes  des 
cmpes  en  étaient  les  paragnathides,  les  nattes  tressées  d'or  et 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  42o 

les  houppes  de  soie  en  simulaient  le  cimier.  Ses  bracelets  étages 
devenaient  des  brassards,  les  volutes  des  emmanchures  se  chan- 
geaient en  épaulières,  et  les  anneaux  des  jambes  tenaient  lieu 
de  enémides.  C'était  Soubramanyé  lui-même  qui  descendait 
parmi  nous. 

Puis  elle  redevint  femme  pour  voltiger,  décrire  des  spirales, 
des  cercles.  Et,  la  face  tournée  toujours  vers  nous,  elle  s'envo- 
lait, pareille  aux  Péris  que  la  brise  berce  au-dessus  des  grandes 
fleurs  épanouies  parmi  les  lianes  des  bois.  Quelques  bonds  la 
portaient  à  l'autre  bout  de  la  salle.  Quand  elle  s'élançait  en 
arrière,  les  bras  largement  ouverts,  pour  régler  son  équilibre, 
travaillant  sur  ses  jarrets  d'acier,  plus  fière  qu'un  cheval  de 
guerre,  l'on  entendait  le  bruit  sourd  de  l'air  refoulé  sous  le 
pagne  épanoui  en  queue  de  paon. 

Elle  revenait  dans  un  amble  menu,  les  poings  fermés  sur 
SCS  hanches  rondes,  comptant  ses  pas,  les  yeux  voilés  par  ses 
longues  paupières,  les  lèvres  abaissées  par  une  moue  dédai- 
gneuse, et  s'arrêtait,  à  nous  toucher.  Dardant  alors  ses  prunelles 
de  feu,  nous  fascinant  de  leur  expression  perverse,  elle  incar- 
nait le  génie  de  la  luxure,  criait,  quoique  muette,  la  gloire  de 
la  chair,  l'empire  de  l'amour  plus  fort  que  la  mort,  dominateur 
du  monde,  qui  surmonte  toutes  choses  et  survit  à  toutes,  qui  vit 
en  se  détruisant  lui-même,  et  ne  se  satisfait  point. 

Puis,  brusquement,  de  pied  ferme,  au  beau  milieu  de  la 
tirade  sensuelle  où  elle  semblait  ne  penser  qu'à  faire,  de  la 
bouche  et  du  geste,  un  sort  à  chaque  mot,  la  voici  qui  s'élance 
à  plusieurs  pieds  de  terre,  tourne  sur  elle-même  en  un  saut  péril- 
leux, frétille  en  l'air  tel  un  gros  poisson  doré,  et  retombe  sur  ses 
pieds,  calme,  paisible,  sans  qu'un  pli  de  son  costume,  sans  qu'une 
fleur  de  sa  coiff'ure  ait  bougé.  Et  la  bayadère  continue  de  dé- 
biter son  monologue,  avec  sa  mine  astucieuse,  sournoise  et 
lubrique,  plus  voluptueuse  que  cette  fameuse  déesse  Mariani- 
min  qui,  par  suite  d'un  accident,  eut  sa  tête  recollée  sur  le  corps 
d'une  prostituée,  tête  vénérée  dans  la  pagode  de  Virapatnam  par 
la  population  des  Macquois... 

Nous  quittâmes  la  maison  de  Sandiramourty  fort  avant  dans 
la  nuit,  en  le  remerciant  de  nous  avoir  donné  un  spectacle  aussi 
merveilleux.  Les  Hindous  ne  paraissent  point  pressés  de  partir. 
La  fête,  une  fois  les  profanes  éloignés,  devait  prendre  un  carac- 
tère plus  intime  sur  lequel  je  ne  me  suis  pas  fait  renseigner. 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pondichérv,  2  juillet  1901. 

...  C'est  un  lieu  commun  de  dire  que  la  température  de  Pon- 
dichéry  est  intolérable  pendant  la  saison  chaude.  Nous  y  jouis- 
sons depuis  deux  mois  d'une  chaleur  torride  et  d'une  sécheresse 
exceptionnelle.  Voici  plusieurs  années  qu'il  n'y  a  eu  que  peu  ou 
pas  de  pluie.  La  famine  sévit  dans  le  Coromandel.  Grâce  à  la 
misère  qu'elle  engendre,  les  entrepreneurs  engagent  avec  facilité 
des  coolies  pour  les  Mascareignes  et  Madagascar.  Nous  avons  ici 
un  de  ces  agens  d'émigration  qui  crée  au  gouvernement  de 
nombreuses  difficultés  avec  les  autorités  anglaises.  Vous  n'igno- 
rez pas  que  le  petit  territoire  qui  entoure  Pondichéry  est  com- 
posé d'aidées,  c'est-à-dire  de  minuscules  districts,  enclavés  dans 
les  possessions  anglaises  comme  les  cases  blanches  d'un  échi- 
quier le  sont  parmi  les  noires.  Or  le  gouvernement  anglais  inter- 
dit le  recrutement,  aux  agens  étrangers,  sur  son  territoire.  Vous 
voyez  d'ici  les  contestations  perpétuelles  qui  se  produisent  quand 
on  embauche  des  coolies.  Vérifier  leur  état  civil  n'est  point 
chose  aisée. 

Cette  mosaïque  d'aidées  est  cause  d'autres  difficultés.  Passer 
de  Tune  dans  l'autre  devient,  à  cause  des  barrières  de  douane, 
une  affaire  d'État,  d'autant  que  l'Hindou,  contrebandier  ou  pour 
mieux  dire  fraudeur  par  essence,  ne  manque  jamais  de  tromper 
les  douaniers  des  deux  nations.  Tout  déplacement  obligeant  les 
gens  à  traverser  plusieurs  fois  les  terres  anglaises  et  françaises, 
les  Hindous  en  profitèrent  longtemps  pour  trafiquer  sur  les 
bijoux  sans  payer  de  droits.  Je  ne  vous  rappellerai  pas  que,  dans 
tout  ménage  indigène,  la  femme  porte  sur  elle  en  or  et  en 
argent  façonnés,  bracelets,  anneaux,  pendans,  boucles,  colliers, 
toute  l'épargne  de  la  famille.  On  chargeait  donc  les  femmes  du 
plus  grand  nombre  de  joyaux  possible,  soit  à  l'aller,  soit  au 
retour,  et  les  ventes  et  les  achats  allaient  leur  train  sans  que  le 
fisc  britannique  eût  sa  part.  Les  lois  promulguées  depuis 
quelques  années  ont  changé  tout  cela.  L'«  Indian  Act  »  frappe 
indistinctement  d'un  droit  protecteur  de  5  p.  100  tous  les  pro- 
duits et  marchandises  venant  de  l'extérieur,  fût-ce  d'Angleterre 
ou  des  colonies  anglaises,  même  les  plus  rapprochées  de  l'Inde, 
telles  que  Ceylan.  Et  le  contrôle  étant  exercé  avec  une  sévérité 
extraordinaire,  les  fraudeurs  ont  dû  renoncer  à  leurs  opéra- 
tions. 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    L  INDE.  427 

Depuis  que  le  régime  douanier  du  10  mars  1894  a  été  mis  en 
vigueur,  Pondichéry  s'est  trouvé  isolé  complètement  de  l'Inde 
anglaise,  et  son  commerce  réduit  à  rien.  Victime  des  luttes 
douanières  entre  les  deux  métropoles,  notre  petit  établissement 
agonise  lentement.  Il  se  console  en  se  livrant  aux  agitations  poli- 
tiques avec  une  activité  digne  de  remarque.  Le  gouvernement 
de  Pondichéry  n'est  pas  une  sinécure,  car  la  plupart  des  Fran- 
çais résidant  s'allient  ouvertement  avec  les  indigènes  des 
«  Sociétés  progressistes  »  contre  le  représentant  de  l'autorité. 
Depuis  Dupleix  et  Lally  Tollendal,  l'esprit  n'a  pas  changé.  A  cela 
près  que  le  fameux  «  arbre  aux  roupies  »  est  depuis  longtemps 
flétri,  et  qu'une  misère  générale  remplace  la  prospérité  passée, 
les  mêmes  vertus  fleurissent  chez  ces  politiciens  de  village.  L'en- 
vie, la  haine,  la  calomnie,  la  dénonciation  se  développent  libre- 
ment à  l'ombre  de  l'arbre  nouveau,  l'arbre  électoral  !  Pour  des 
fonctions  salariées,  tout  porteur  d'une  carte  d'électeur,  brahme 
ou  paria,  vendrait  la  France  entière  et  Pondichéry  s'il  se  trou- 
vait quelqu'un  d'assez  malavisé  pour  Tacheter. 

Mais  c'est  assez,  c'est  trop  parler  de  ces  questions  vaines  et 
irritantes.  J'aime  mieux  vous  entretenir,  avant  mon  départ  pour 
le  Malabar,  de  mes  recherches  d'histoire  naturelle  aux  environs 
de  Pondichéry.  Sans  aller  bien  loin,  du  reste,  je  puis  observer' 
la  faune  indienne,  surtout  depuis  que  Soupou  m'a  notifié  offi- 
ciellement son  départ  pour  Madras.  Cette  formule  signifie  sim- 
plement que,  pendant  quelques  jours,  mon  ami  Soupou  se  désin- 
téressera des  choses  de  son  hôtel,  dont  je  continue  d'être  le  seul 
occupant.  Son  frère,  Soupou  Ainapassamy,  est  chargé  alors  de 
la  régence.  Ces  interrègnes  sont  particulièrement  calamiteux. 
Le  frère,  personnage  invisible,  gouverne  despotiquement  le 
caravansérail.  Je  ne  puis  plus  rien  obtenir  des  domestiques  que 
je  suis  obligé,  à  jour  fixe,  de  menacer  de  mort  violente,  pour 
avoir  du  pain  à  ma  suffisance,  et  de  la  glace  pour  un  seul  repas. 
Je  me  suis  même  résigné,  de  guerre  lasse,  à  acheter  ce  dernier 
article  de  mes  deniers.  Ce  sont  mes  domestiques  particuliers  qui 
font  le  ménage,  lorsque  Soupou,  quoique  établi  à  Madras,  ne 
les  emploie  pas  à  ses  propres  affaires,  sous  un  prétexte  ou  un 
autre.  Le  seul  Cheick  Iman  demeure  incorruptible.  Mais  comme 
il  remplit  auprès  de  moi  des  besognes  officielles  et  quasi  admi- 
nistratives, je  ne  le  vois  qu'à  temps  compté. 

Les  quatre  heures  qui  s'écoulent   entre  le  déjeuner  et  la  re- 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prise  de  la  vie,  vers  le  coucher  du  soleil,  se  passent  pour  moi 
dans  la  solitude.  J'en  profite  pour  me  livrer  en  paix  à  mes  mi- 
nutieux travaux  de  laboratoire.  Je  trie,  je  prépare  les  animaux 
que  j'ai  pu  me  procurer  au  cours  de  mes  excursions  du  matin. 
Puis,  quand  lombre  a  gagné  un  coin  de  la  cour,  j'y  transporte 
mon  fauteuil,  et  j'observe,  en  fumant  tranquillement  ma  pipe, 
les  êtres  qui  circulent  sur  le  mur  qui  borde  mon  horizon. 

De  ce  mur  décrépit  le  chaperon,  formé  de  tuiles  disjointes, 
se  couronne  d'une  jungle  en  miniature  où  des  graminées  dres- 
sent leur  chaumes  flétris  entre  des  plantes  plus  humbles,  velou- 
tées, mousseuses,  dont  la  plupart  ressemblent  à  des  éponges 
sèches.  C'est  là  que  le  petit  écureuil  Isabelle,  strié  de  noir 
{Eoxerus palmarum  Linn.),  règne  despotiquement  en  poussant  des 
cris  stridens.  On  le  nomme  vulgairement  rat  palmiste;  car,  non 
content  d'infester  les  villes,  il  pullule  dans  les  cocotiers  dont  il 
détruit  les  fruits.  Il  fait  bon  le  voir  galoper  sur  la  crête  des 
pierres,  grimper  le  long  des  parois  les  plus  lisses,  glisser  le 
long  des  corniches  où  il  se  querelle  avec  les  moineaux  et  les 
corneilles.  Il  poursuit  ses  semblables,  gronde,  glapit,  jure, 
saute  / ca  briole  ainsi  qu'un  démon  familier  jusque  dans  ma 
chambre.  Sa  qucu  fourrée  l'ombrage  à  la  façon  d'un  parasol 
pendant  la  clialeur  du  jour,  il  la  relève  jusqu'au  voisinage  de  sa 
tête.  Quand  le  soleil  ne  donne  plus,  cette  queue  qui  traîne  der- 
rière son  propriétaire,  devient  pour  ses  congénères  un  précieux 
objet  de  divertissement,  mais  aussi  un  sujet  de  luttes  sauvages. 
Les  rats  palmistes  passent  le  plus  clair  de  leur  temps  à  se  per- 
sécuter, à  se  mordiller,  r  se  happer  la  queue  à  la  course.  Leur 
plus  grande  préoccupation  est  de  garder  le  haut  de  la  crête  du 
mur  après  en  avoir  précipité  leurs  rivaux.  Le  vainqueur  file 
alors  rapidement  parmi  les  végétations  parasites  et  pousse  des 
glapissemens  qui  s'entendent  à  plus  de  cent  mètres,  bien  qu'ils 
sortent  d'un  rongeur  exigu  qui  égale  à  peine  un  rat  noir  pour 
la  taille. 

Mais  notre  écureuil  voit  parfois  se  dresser  devant  lui  un 
autre  amateur  de  murs,  qui  soufflant,  sifflant,  déployant  sa 
crête,  gonflant  les  plis  de  son  cou,  donne,  en  un  mot,  l'aspect  le 
plus  formidable  à  sa  modeste  nature.  Celui-là  est  un  agame, 
une  sorte  de  lézard  [Calotes  versicolor  Daud.)  qui  atteint  40  centi- 
mètres de  long.  Malgré  sa  longueur,  le  saurien  se  présente  peu 
redoutable,  d'autant  qu'il  est  tout  en  queue.  Brun  jaunâtre,  avec 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    MK    l'iNDR.  420- 

des  taches  et  des  bandes  brunes,  il  se  confond  merveilleusement 
avec  la  lèpre  végétale  qui  couvre  les  tuiles.  Aplati,  en  embus- 
cade, dans  son  coin,  il  guette  les  mouches,  les  papillons,  et  les 
gobe  quand  leur  mauvaise  fortune  les  place  à  sa  portée.  En  les 
avalant,  il  ferme  ses  yeux  iivec  une  mine  recueillie  et  volup- 
tueuse. Pour  pacifique  que  soit  ce  Calotes,i\  n'aime  point  qu'on 
le  trouble  dans  son  industrie.  Aussi  pourchasse-t-il  à  son  tour 
le  rat  palmiste  impudent  qui  bat  aussitôt  en  retraite  et  laisse 
tomber  la  graine  qu'il  venait  de  récolter,  au  passage,  sur  une 
touffe,  et  le  Calotes  se  tapit,  à  nouveau,  dans  l'attente  d'un  in- 
secte que  guette  un  autre  agame  [Sitana  ponticeinana  Cuv.)  plus 
petit,  mais  à  livrée  autrement  brillante.  Le  sitane  de  Pondichéry 
ne  dépasse  point  20  centimètres.  Il  a  les  pattes  longues,  la 
»]ueue  fine  et  déliée  comme  une  mèche  de  fouet;  son  dos,  sans 
crête,  ses  flancs  olivâtres  sont  ornés  de  losanges  verts  et  noirs. 
Le  mâle  se  reconnaît  à  son  magnifique  fanon  brillant  des 
teintes  les  plus  vives  et  les  plus  tranchées  :  bleu,  noir,  orangé, 
rouge.  Ce  reptile  bariolé  est  très  commun  sur  les  murs  de  la 
ville,  aussi  bien  que  sur  les  rochers,  et  surtout  parmi  les 
ruines.  Chasseur  infatigable  d'insectes,  il  court  en  plein  soleil 
avec  une  grande  rapidité.  Mais  sa  timidité  égale  sa  lestesse.  Il 
décampe  devant  le  rat  palmiste,  sans  aucune  honte,  pour  se  ré- 
fugier dans  un  trou. 

Le  roi,  le  tyran  des  lieux  habités,  est  le  perchai  [Nesokia 
bandicota  Penn.).  Perchai  vient  des  deux  mots  tamouls  périé 
grand  ;  tchali,  rat.  C'est  en  effet  le  plus  grand  des  rats.  De  la 
pointe  du  museau  à  celle  de  la  queue  il  mesure  plus  de  deux 
pieds.  Son  échine  est  couverte  de  crins  bruns,  rudes,  à  demi 
dressés,  ses  moustaches  sont  énormes.  Pullulant  dans  les  maga- 
sins de  riz  mitoyens  de  l'hôtel  Soupou,  cet  aimable  compagnon 
me  favorise  de  ses  visites.  Hier,  encore,  j'en  ai  effleuré  un,  de 
mon  pied  nu,  dans  la  salle  de  bains  primitive  où  j'ai  la  jouis- 
sance d'une  cuve  en  bois  oblongue  en  tout  pareille  à  celles  que 
l'on  voit  figurées  dans  les  miniatures  médiévales.  Blotti  contre 
le  mur,  ce  rat,  gros- comme  un  chat,  m'attendait  sans  peur. 
Voyant  que  mes  intentions  étaient  pacifiques,  il  se  lissa  les 
moustaches  avec  ses  pattes,  et  se  retira  à  pas  lents.  A  côté  du 
Perchai  tous  les  autres  rats  de  l'Inde,  tels  que  le  Vandcleuria 
oteracea  Penn.,  si  commun  ici,  ne  sont  que  des  pygmées.  La 
nuit,  ses  cris  sauvages  suffisent  à  interrompre  mon  sommeiî, 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  il  domine  la  voix  de  tous  les  autres  vampires  qui  s'empa- 
rent de  mon  logis,  dès  que  le  soleil  est  couché.  C'est  l'heure  où 
les  mangoustes  {Herpestes  griseus  E.  GeofTr.)  circulent  librement 
dans  les  rues.  Une  famille  de  ces  carnassiers  vermif ormes  me 
fait  parfois  l'honneur  de  passer  devant  moi.  A  onze  heures  du 
soir,  par  les  nuits  sans  lune,  elle  traverse  la  cour  et  se  glisse 
sous  la  porte  charretière  qui  donne  sur  une  place  déserte.  Le 
mâle,  la  femelle,  quatre  petits  progressante  la  file,  se  suivent 
de  si  près  qu'on  croirait  voir  un  seul  animal  à  cent  pieds  courir 
sur  le  sol  dont  il  aurait  la  couleur.  L'apparition  fantastique  a  la 
durée  de  l'éclair. 

Dans  ma  chambre  même,  des  crapauds  sautillent  lourdement 
et  certains  sont  larges  comme  une  soucoupe,  ronds  comme  un 
ballon,  surtout  quand  je  les  retrouve  entassés,  la-  panse  pleine, 
tous,  dans  le  même  coin.  C'est  là  que  ces  batraciens,  dont  la 
réunion  simule  une  masse  innommable,digèrent,  jusqu'à  l'heure 
du  balayage,  les  insectes  dont  il»  oc  sont  gorgés,  et  luttent,  par 
leur  humidité  commune,  contre  la  sécheresse.  Des  grillons 
livides  se  hâtent  sur  la  natte'qui  recouvre  !e  carreau.  Ils  courent, 
bondissent,  se  glissent  derrière  les  caisses  et  stridulent  sur 
le  mode  aigu.  Ils  pénètrent  dans  les  armoires  les  mieux  closes 
et  s'occupent  en  compagnie  de  jeunes  cancrelats  roux  grivelés 
de  jaune,  et  de  lépismes  brillant  ainsi  que  des  globules  de  mer- 
cure, à  ronger  l'empois  du  linge  et  l'encollage  des  papiers.  Tous 
ces  orthoptères  sont  les  victimes  habituelles  de  deux  musa- 
raignes (Croczofi^ra  m?/rm«  et  cœndea).  Les  gracieux  insectivores 
au  nez  pointu,  à  la  fourrure  veloutée,  trottinent  sur  le  sol  et 
poussent  des  cris  lamentables,  comme  s'ils  se  désolaient  devant 
l'immensité  de  l'espace  découvert  qu'ils  traversent.  Souvent, 
prise  de  désespoir,  une  de  ces  musaraignes  s'arrête  brusque- 
ment sous  le  fauteuil  où  je  lis.  Et  sa  voix  plaintive  semble  me 
prendre  à  témoin  du  danger  où  elle  se  trouve.  Puis  elle  repart, 
et  quand  je  l'ai  perdue  de  vue,  j'entends  le  bruit  de  ses  mâ- 
choires qui  broient  les  tégumens  cornés  des  insectes. 

De  ceux-ci  la  compagnie  m'est  fidèle  tant  que  ma  lampe  est 
allumée.  Des  voia  u-  termites  s'abattent  sur  ma  table.  Les 
longues  ailes  transparentes  ne  tardent  pas  à  couvrir  mes  papiers; 
et  les  termites,  devenus  aptères,  par  un  phénomène  autotomique 
dont  aucune  patience  n'a  encore  pu  saisir  le  secret,  courent  çà 
et  là.  Des  petits  scarabées,  des  noctuelles,  des  bombyx  bour- 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  431 

donnent.  S'ils  s'élèvent  jusqu'au  plafond,  ils  trouvent  à  qui 
parler.  Rasant  les  poutres,  des  chauves-souris  glapissantes 
[Taphozous  melanopogon  Temm.)  doublent  la  pièce  de  leur  vol 
en  zigzag,  entrent  par  une  porte  pour  sortir  par  une  fenêtre. 

Tout  cela  n'est  que  demi-mal  tant  qu'on  est  éveillé.  Mais  dès 
que  je  me  couche,  avec  le  vague  espoir  de  dormir,  tous  ces 
bruits  se  font  plus  mystérieux,  s'enflent,  se  transforment.  On 
dirait  que  le  sol  s'anime  et  se  change  en  des  légions  d'êtres  ram- 
pans,  glissans,  grinçans,  soufflant,  sautant.  Ils  s'appellent  et  se 
répondent.  Les  murs  aussi  paraissent  vivre,  et  le  toit,  d'où  les 
geckos  poussent  leur  mélancolique  chanson  à  deux  notes.  Et 
par-dessus  tout  broche  le  susurrement  ininterrompu  des  mous- 
tiques, véhicules  de  la  fièvre,  cherchant  avec  persévérance  le 
moindre  défaut  des  rideaux  de  gaze  oii  je  me  figure  être  en 
sûreté. 

Les  nuits  de  l'Inde  n'ont  pas  encore  eu  leur  poète,  elles  méri- 
tent pourtant  d'être  chantées,  avec  l'insomnie,  le  cauchemar, 
précurseurs  de  l'anémie  fiévreuse,  et  qui  vous  rappellent  qu'on 
n'est  point  là  sur  une  terre  amie.  Une  fois  que  les  ténèbres  la 
couvrent,  cette  terre  reprend  la  lutte  éternelle  contre  l'envahis- 
seur et,  par  ses  mille  voix,  lui  conseille  de  fuir  s'il  ne  veut  pas 
être  gardé.  Je  sens  planer  autour  de  moi  tous  les  grands  dieux 
dépossédés,  dont  la  femme  de  Dupleix  a  fait  renverser  les 
temples  et  qui  se  plaignent  de  ce  qu'on  ne  les  ait  point  recon- 
struits. Ils  peuplent  la  nuit  de  leurs  murmures  implacables, 
j'entends  le  bruissement  de  leurs  ailes,  la  plainte  de  l'air  agité 
par  leurs  cent  bras. 

Le  paon  de  Soubramanyé  s'éploie  au-dessus  de  ma  tête  et  ses 
griffes  laissent  échapper  le  naja  qui  tombe  sur  moi  en  sifflant. 
Garouda  à  la  tête  blanche  me  menafee  de  son  bec,  le  canard 
brahme  cher  à  Sarasvati  nage  à  côté  de  moi  et  m'inonde  de  l'eau 
du  Gange.  Bien  mieux,  la  déesse  Ganga  elle-même  rampe,  croco- 
dile monstrueux,  sur  ma  couche,  et  le  chien  sauvage  de  Vaï- 
rever  glapit  à  mes  oreilles.  Ils  m'ap paraissent  tous,  Kali  la  noire 
avec  son  collier  d'ossemens,  Virapatrin  coiffé  d'une  tiare  flam- 
boyante. Le  Pouléar  brandit  sa  trompe,  Mariammin  danse  avec 
le  démon  à  figure  de  bouc  auquel  elle  se  prostitua.  Le  Boudha 
8e  balance  sur  une  fleur  de  lotus,  adoré  par  la  déesse  verte  Tara. 
Et  enfin  c'est  Vishnou,  sous  les  espèces  du  cheval  destructeur, 
qui  annonce  la  fin  du  monde. 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Telles  sont  mes  nuits  dans  cette  ville  française,  fière  de  son 
antique  civilisation,  où  se  voit  la  statue  de  Dupleix  porteur  d'une 
épée  qu'il  ne  tira  jamais  du  fourreau.  Ville  française  que  la  cha- 
rité ou  la  dérision  de  l'étranger  a  laissée  vivre  sur  cette  plage 
morte,  ville  de  progrès,  où  le  sufîrage  universel  bat  son  plein. 
Les  Hindous  politiciens  méditent  quelque  coup  de  leur  façon  au 
gouverneur,  et  prennent  conseil  de  la  nuit,  cependant  que  les 
cobras  et  les  mangoustes  rampent  et  trottent,  se  faisant  la 
guerre  par  les  rues  et  les  jardins,  et  que  les  rats  perchais 
continuent  leurs  luttes  fratricides  en  se  provoquant  à  grands 
cris,  pareils  aux  héros  d'Homère,  dans  les  magasins  à  riz  du 
quai. 

Si  je  m'endors  enfin,  tant  la  fatigue  peut  faire  oublier  de 
choses,  c'est  pour  être  réveillé  au  petit  jour  par  mon  ami  le  ca- 
pitaine Fouquet,  l'officier  d'ordonnance  du  gouverneur  et  mon 
fidèle  compagnon  d'excursions.  L'amour  de  l'entomologie  le  pré- 
cipite dans  Fantre  de  Soupou  avant  que  l'aurore  ait  rougi  l'ho- 
rizon. Il  s'agit  d'aller  chercher  des  cicindèles  à  Chounambar,  des 
longicornes  à  Ariancoupan,  des  Mastax  et  autres  carabides  dans 
les  marais  des  deux  jardins  coloniaux.  La  bienveillance  inlas- 
sable du  gouverneur,  M.  Rodier,  met  à  notre  disposition  sa  voi- 
ture môme  et  ses  chevaux.  Ainsi  pouvons-nous  pendant  quelques 
heures  récolter  utilement  dans  les  environs  de  Pondichéry, 
pousser  jusqu'au  Grand  Etang,  plus  loin  encore. 

Nous  avons  fait  à  Chounambar  plus  d'une  trouvaille  intéres- 
sante, entre  autres  celle  du  Schizocephala  bicornis  Linn.  C'est 
une  grande  mante  grêle,  aussi  allongée  qu'un  phasme,  et  qui 
change  de  couleur,  suivant  que  les  roseaux  sur.  lesquels  elle  se 
tient  sont  frais  ou  secs.  Vert  sur  les  premiers,  le  [curieux  ortho- 
ptère  est  d'un  jaune  grisâtre  sur  les  seconds.  La  belle  Cicindela 
quadrilineala  Fab.  voltige  sur  les  bancs  de  sable,  jusqu'au  mi-- 
lieu  de  la  rivière,  et  c'est  un  exercice  assez  pénible  que  de  l'y  pour- 
chasser, tandis  que  la  vulgaire  Cicindela  catena  F.  se  prend 
facilement  dans  les  champs,  où  elle  vole  à  la  manière  de  notre 
cicindèle  champêtre.  Sur  les  cotonniers  nous  récoltons  un  joli 
bupreste  bronzé  [Sphenoptera  gossypii),  et  sur  les  mimosas  un 
autre  bupreste  vert  doré  beaucoup  plus  grand,  le  Sternocera  strr- 
nicornis.  C'est  avec  les  élylres  de  ce  beau  coléoptère,  répandu 
dans  l'Inde  entière,  que  les  brodeurs  garnissent  leurs  ouvrages. 
Ils  fixent  à  l'aiguille  ces  clytres  éclatantes  sur  le  drap,  la  soie,  la 


LETTRES    ÉCRITES    f>U    SUD    ÛÈ    L'i^'DE.  4-33 

mousseline  et  les  relient  par  des  ornemens  courans.  L'Inde  du 
Sud  ne  possède  pas  de  si  habiles  ouvriers;  on  n'y  fabrique  aucune 
broderie,  aucun  tissu  de  luxe.  Les  tisserands  se  contentent  de 
produire  ces  immenses  pièces  de  cotonnade  que  l'on  voit,  tendues 
horizontalement  sur  leurs  métiers  rustiques,  s'allonger  à  l'infini 
dans  les  landes  stériles  où  se  dressent  de  misérables  paillotes  en 
pisé.  Le  paysage  ici  n'a  rien  de  commun  avec  les  splendeurs  de 
la  nature  tropicale.  Entre  la  mer,  dont  la  ligne  bleue  ferme 
l'horizon  et  se  confond  avec  le  ciel,  et  la  campagne  roussâtre, 
s'étendent  les  sables  blancs  de  la  plage  où  les  cocotiers  sont 
pressés  comme  les  colonnes  grêles  d'un  temple  ruiné.  L'estuaire 
de  la  rivière,  obstrué  par  des  bancs,  se  garnit  sur  ses  bords 
d'arbustes  épineux  qui,  pour  la  plupart,  sont  des  légumineuses  à 
bois  dur.  Partout  la  végétation  est  pauvre,  clairsemée;  la  terre 
rougeâtre,  crevassée,  s'effrite  sous  le  soleil  torride.  On  sent  que 
tout  cela  appelle  la  pluie,  l'attend  depuis  des  mois,  depuis  des 
années  même.  Dès  qu'une  plante  a  levé  sa  tige  hors  du  sol, 
elle  se  courbe,  se  flétrit  et  meurt.  Ce  n'est  qu'à  force  d'arrosages 
que  l'on  sauve  les  jardins  à  bétel.  Le  long  de  la  route,  ils  lout 
de  grandes  taches  vertes,  sombres,  carrées.  Sur  les  larges  feuilles, 
l'eau  ruisselle  ;  les  jardiniers  ne  cessent  d'actionner  les  norias. 
Chacun  de  ces  enclos  est  soigneusement  gardé,  défendu  par  de 
hautes  parois  en  nattes  qui  sont  reliées  à  des  pieux.  La  nuit, 
des  veilleurs  s'y  installent  de  peur  des  voleurs.  Quand  nous  nous 
approchons  de  ces  jardins,  les  indigènes  nous  surveillent  d'un 
œil  soupçonneux. 

Ils  nous  surveillent  partout  d'ailleurs,  mais  plutôt  par  curio- 
sité que  par  méfiance.  Etonnés  de  voir  des  hommes  graves  se 
donner  tant  de  mal  pour  attraper  des  mouches,  ils  nous  accom- 
pagnent de  loin  ;  certains,  plus  familiers,  nous  suivent  pas  à  pas; 
d'autres  interrogent  le  cocher  et  aussi  le  «  Myrmidon.  »  Le  Myr- 
midon  est  un  petit  paria  d'espérance  que  Fouquet  a  pris  à  son 
service.  Il  consacre  une  partie  de  son  temps  à  la  recherche  des 
insectes  et  l'autre  à  vagabonder  par  les  rues.  Pas  de  matin  où  je 
ne  le  rencontre  flânant  en  compagnie  des  marchands  de  lait  qui 
vont  de  porte  en  porte  traînant  leur  vache  à  bout  de  corde  et 
portant  sous  le  bras  un  veau  empaillé,  au  moyen  duquel  ils 
donnent  à  la  bête  laitière  l'illusion  du  petit  absent.  Tandis  que 
la  vache  lèche  tendrement  cette  vaine  dépouille,  le  laitier  peut 
traire  sans  craindre  les  coups  de  corne  ou  de  pied.  Les  jours 

TOME  IXXIV.  —  J906.  ^  28 


434  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'excursion,  le  Myrmidon  se  tient  fièrement  sur  le  siège  de  la 
voiture  d'où  il  excite  l'admiration  et  l'envie  des  polissons  de  caste 
qui  jouent  à  la  marelle  devant  les  maisons.  Il  porte  en  bandou- 
lière le  traditionnel  cylindre  peint  en  vert,  et  tient  un  filet  à 
papillons  dont  la  poche  de  gaze  flotte  au  vent  pareille  à  une 
bannière.  Quand  on  met  pied  à  terre,  il  se  charge  encore  des 
parapluies  à  insectes  et  de  divers  autres  ustensiles.  Ce  bagage  ne 
nuit  en  rien  à  la  liberté  de  ses  mouvemens.  Le  Myrmidon,  s'ai- 
dant  de  sa  taille  exiguë,  se  coule  à  travers  les  haies,  se  glisse 
entre  les  palis,  grimpe  aux  arbres,  franchit  les  ruisseaux,  et 
poursuit  les  papillons  pour  lesquels  il  nourrit  une  spéciale  pré- 
dilection. N'hésitant  jamais  à  envahir  les  propriétés  closes,  il 
traite  de  Turc  à  More  le  propriétaire  qui  l'invective,  et  prend  à 
tout  propos  des  airs  importans. 

A  sa  suite,  nous  avons  pénétré,  un  jour,  dans  une  de  ces 
plantations  de  cocotiers  qui  abondent  sur  les  rivages  sablonneux 
de  Ghounambar.  Beaucoup  de  ces  palmiers  étaient  traversés,  à 
hauteur  d'homme,  par  une  fenêtre  carrée.  Les  troncs,  ainsi  per- 
forés à  la  main,  avaient  été  attaqués  par  la  larve  d'un  gros  coléo- 
ptère,  un  scarabée  nasicorne  [Oryctes  rhinocéros)  et  le  trou  est, 
paraît-il,  destiné  à  arrêter  la  larve  dans  son  ascension.  Dès  qu'elle 
atteint  ce  vide,  gênée  par  le  contact  de  l'air,  elle  cesse  de  creuser 
le  bois  et  meurt.  Ce  renseignement,  —  je  vous  le  donne  pour 
ce  qu'il  vaut,  —  nous  fut  donné  par  le  maître  de  la  plantation, 
Hindou  de  caste,  avocat  à  la  Cour  de  Pondichéry,  et  agricul- 
teur à  Ghounambar.  La  culture  du  cocotier  est  une  entreprise 
assez  lucrative,  paraît-il,  même  lorsqu'elle  se  mène  sur  une  pe- 
tite échelle,  comme  c'est  ici  le  cas.  La  noix  de  coco  sert  à  bien 
des  usages.  C'est  en  examinant  les  vieux  fruits  fendus,  accumulés 
en  tas,  par  places,  pour  y  chercher  des  coléoptères,  que  nous 
avons  fait  la  connaissance  du  propriétaire.  Nous  lui  avons 
appris  que  le  Carpophilus  hetnipterus,  ce  petit  clavicorne  roux 
et  fauve  qui  pullule  chez  lui,  a  passé  avec  les  produits  phar- 
maceutiques dans  nos  officines  d'Europe,  et  avec  les  produits 
coloniaux  dans  nos  épiceries ,  où  il  est  commun  dans  les 
figues  sèches.  Charmé  de  voir  des  gens  aussi  savans  parcourir 
son  bien,  notre  Hindou  nous  met  au  courant  de  ses  travaux 
agricoles. 

Sans  aller,  comme  un  certain  poète  indien,  jusqu'à  nous 
énumérer  les  huit  cents  emplois  de  ce  cocotier  cultivé  dont  les 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE   l'iNDE.  435 

ancêtres  sauvages  croissent  encore  dans  les  forêts  du  Malabar 
intérieur,  il  nous  en  indique  les  principaux.  La  sève  devient 
une  boisson  fermentée,  nutritive  et  rafraîchissante,  une  sorte 
devin  blanc  aigrelet  dit  callou  et  vin  de  palme,  qui  peut  se 
tourner  en  bon  vinaigre.  Par  évaporation,  elle  fournit  une  cas- 
sonade noire  dont  par  voie  de  distillation  on  obtient  l'arack, 
cette  eau-de-vie  dont  la  canaille  en  général,  et  mes  deux  pous- 
seurs  en  particulier,  font  une  abusive  consommation.  Avec  le 
tronc  on  fabrique  les  charpentes  des  paillottes  ;  les  palmes  en 
constituent  le  toit.  La  noix  fraîche  est  un  savoureux  comestible, 
le  lait  limpide  un  breuvage  délicieux;  la  pulpe  sèche,  rtâpée, 
entre  dans  la  composition  du  carry  ;  par  écrasement,  on  en 
extrait  de  l'huile  ;  comprimée,  elle  n'est  autre  que  le  copra  qui 
s'exporte  par  millions  de  kilogrammes  jusqu'en  Europe  et  con- 
stitue les  tourteaux  propres  à  l'engraissement  du*  bétail.  L'enve- 
loppe fibreuse  de  la  noix  est  un  combustible.  Que  sais-je 
encore  ? 

Mais  le  cocotier  compte  de  nombreux  ennemis,  parmi  les- 
quels le  rat  palmiste  et  aussi  un  carnassier  du  groupe  des 
civettes,  la  martre  des  cocotiers  {Paradoxurus  typus)  et  un  autre 
du  genre  ratel  [Mellivora  indica).  Ceux-là  s'en  prennent  aux 
fruits.  Le  fameux  ver  palmiste  qui  semble  avoir  été  le  cossus 
des  gourmets  de  l'antiquité,  attaque  le  tronc.  Cette  larve 
blanche,  rosée,  dodue,  est  celle  d'un  gros  charançon  rougeâtre 
du  genre  calandre,  le  Rhynchophorus  ferrugineus.  Elle  se  déve- 
loppe dans  le  tissu  du  tronc  et,  pour  se  métamorphoser,  s'enve- 
loppe d'une  coque  façonnée  de  fibres  ligneuses  qu'elle  enroule 
ingénieusement  en  spirale.  Chacun  de  ces  cocons  atteint  la 
taille  d'un  petit  œuf  de  poule.  Un  cocon  de  même  nature,  mais 
autrement  volumineux,  est  fabriqué  dans  le  tronc  dautres  pal- 
miers par  le  plus  puissant  des  longicornes  de  l'Inde,  VAcantho- 
phorus  serraticornis.  Ce  prione  géant,  dont  les  plus  belles 
femelles  atteignent  presque  la  longueur  de  la  main,  attaque  le 
rondier  {Borassus  flabeUiformis),  et  aussi  le  talipot  {fiorypha 
umbraciilifera) . 

Le  premier  de  ces  palmiers  est  sans  contredit  l'arbre  le  plus 
utile  à  l'Hindou,  qui  y  trouve  d'abord  tout  ce  qui  peut  servir  à 
construire  sa  maison  :  charpentes,  parois,  toiture,  cordes  pour 
relier  le  tout.  La  fleur  mâle,  une  fois  sèche,  est  combustible. 
La  fleur  femelle  donne  une  sève  potable,  qui  est  le  vrai  vin  de 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

palme,  le  véritable  calloii  supérieur  à  celui  du  cocotier;  il  en 
est  de  même  de  son  sucre  et  de  son  arack.  Qu'on  laisse  le 
régime  de  fleurs  se  développer,  on  a  des  fruits  dont  l'amande  fl 
et  la  pulpe  constituent  un  excellent  manger.  Leurs  sucs,  épaissis 
après  cuisson,  se  solidifient  en  une  pâte  qui  se  débite  en 
tablettes  et  se  consomme  ainsi  que  la  pâte  de  jujube.  Si  on 
plante  la  graine,  elle  a  vite  germé,  et'  la  jeune  pousse,  dès 
qu'elle  atteint  un  pied  de  haut,  se  mange  en  bouillie.  Sa  richesse 
en  matières  amylacées  la  rend  très  nutritive.  Le  bourgeon  ter- 
minal de  l'arbre  est  célèbre  sous  le  nom  de  chou  palmiste; 
mais  cette  friandise  est  assez  coûteuse,  car  on  ne  se  procure  une 
salade  qu'au  prix  de  la  mort  du  palmier.  Le  bois,  beaucoup  plus 
compact  que  celui  du  cocotier,  et  incorruptible,  est  estimé  sur- 
tout pour  les  pilotis.  La  feuille  entière,  convenablement  dessé- 
chée, est  l'élément  fondamenlal  de  toute  toiture.  Ces  palmes 
imbriquées,  liées  sur  les  solives  des  combles,  sont  imperméables 
à  l'eau  du  ciel,  impénétrables  aux  rayons  du  soleil,  et  par  leur 
légèreté,  leur  solidité,  défient  toute  comparaison  avec  les  autres 
matériaux.  Avec  le  limbe  on  fabrique  des  éventails,  des  nattes, 
des  vases  qui  ne  fuient  point.  Des  fibres  solides  du  pédoncule, 
on  tresse  des  cordes,  des  ouvrages  de  sparterie.  C'est  encore  avec 
ces  feuilles  que  l'on  fait  les  allés,  petites  tablettes  sur  les- 
quelles on  écrit  à  l'aide  d'un  stylet.  Je  n'en  finirais  pas  en  vérité 
si  je  continuais  de  vous  énumérer  les  vertus  des  palmiers  de 
l'Inde... 

Pondichéry,  9  août  1901. 

...  Le  territoire  de,  Chounambar  a  failli  devenir  funeste  à 
mon  ami  Fouquet,  peu  s'en  est  fallu  qu'il  n'ait  été  aveuglé  par 
une  Anihia.  Je  n'étais  pas  revenu  de  ma  tournée  dans  le  Mala- 
bar et  les  Nilghiris,  que  nous  reprenions  nos  excursions  zoolo- 
giques autour  de  Pondichéry.  La  première  Anthia  que  nous  ren- 
contrâmes, vers  six  heures  du  matin,  grimpait  le  long  d'un 
acacia  épineux.  Fouquet  se  précipita  pour  la  saisir.  Mais  îl  avait 
compté  sans  le  liquide  corrosif  que  ce  grand  coléoptère  lance 
avec  force  par  derrière,  à  la  manière  de  nos  carabes.  Cette  émis- 
sion de  liquide  s'accompagna  d'une  explosion  aussi  forte  que  la 
détonation  de  ces  grands  brachynes  ou  bombardiers  que  l'on 
nomme  des  Pheropsophiis.  Fouquet  re(;ut  dans  l'œil  cette  dé- 
charge acide,  il   en  demeura  plus  de  trente  minutes  aveuglé. 


A 


LÉTTPES    ECriTES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  437 


Son  malheur  aura  profilé  à  la  science,  car  c'est  la  première 
observation  de  ce  genre  qu'on  ait  faite  sur  les  Anthies  indiennes 
du  sous-genre  Pachymorpha. 

L'Anthia  sexguttata  est  le  plus  grand  des  carabides  de  l'Inde 
et  aussi  le  plus  commun  dans  les  lieux  qu'il  habite.  Vous  avez 
vu  certainement  dans  quelque  collection  cette  forte  bête  noire, 
portant  six  taches  blanches,  rondes,  farineuses,  deux  sur  chaque 
élytre  et  deux  sur  le  corselet.  Celui-ci  est  étranglé  en  arrière  où 
il  se  bifurque  en  deux  saillies  plus  ou  moins  accusées  et  déve- 
loppées surtout  chez  les  mâles.  L'insecte  est  répandu  depuis  la 
côte  d'Orissa,  à  l'Est,  jusque  dans  le  Sind,  au  Nord.  Je  l'ai 
trouvé  à  Kurrachi  en  1896,  et  la  race  de  cette  localité  extrême 
est  remarquable  par  sa  taille  plus  faible  et  plus  élancée,  par 
d'autres  caractères  encore  qui  la  rapprochent  de  VAnthia  Man- 
nerheimi  de  la  région  Caspienne.  La  distribution  du  genre 
Anthia  est  extrêmemeni  remarquable.  Africain  dans  son  essence, 
il  est  représenté  sur  tout  le  continent  noir,  de  l'Algérie  au  Cap 
et  du  Congo  au  Mozambique,  par  une  centaine  d'espèces;  il 
compte  quelques  rares  représentans  en  Arabie.  Partout  ailleurs 
il  n'existe  pas,  si  ce  n'est  dans  les  régions  sèches  et  arides  de 
l'Inde  et  de  la  Caspienne.  Or  les  Anthies  indiennes  (et  elles 
peuvent  se  ramener  à  une  seule  espèce)  sont  extrêmemeni  voi- 
sines de  leurs  congénères  éthiopiennes,  notamment  de  VAnthïa 
ferox,  des  solitudes  somalis  et  danakils,  et  qui  descend  parfois 
jusqu'aux  environs  d'Ol  ock. 

Vous  savez  que  la  science  actuelle  tend  de  plus  en  plus  à 
réunir  en  une  même  région  le  littoral  éthiopien  et  ses  premières 
terrasses  avec  les  rivages  de  l'Inde  jusqu'au  golfe  du  Bengale  et 
leur  système  de  plateaux  étages.  La  côte  de  Malabar  devrait,, 
avec  Ceylan,  être  exclue  de  ce  système  où  l'Arabie  doit  rentrer 
presque  tout  entière,  ainsi  que  la  Perse.  Or  si  l'on  traçait  sur 
une  carte  la  ligne  d'habitation  des  Anthia  appartenant  au  sous 
genre  Pachymorpha  ou  en  étant  très  voisines,  on  verrait  a\'ÊTj 
surprise  ce  modeste  insecte  suivre  exactement  le  tracé  que  ?es 
géographes  modernes  donnent  à  leur  Eurasie. 

Au  contraire  de  ses  congénères  africains  qui  semblent  essen-^ 
tiellement  terrestres,  l'Anthie  de  l'Inde  a  des  mœurs  arbori- 
coles, au  moins  dans  le  Coromandel.  On  la  voit  descendre  le 
long  des  arbres,  figuiers  et  acacias,  au  coucher  du  soleil,  pour 
gao-nor  la  terre.  Une  blatte  large  et  courte,  la  Conplia  Pcliuç^ 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

riana,  qui  imite  sa  livrée  noire  tachée  de  blaDC,  court  vivement 
sur  les  écorces  crevassées  aux  côtés  du  redoutable  coléoptère. 
Orbiculaire  et  bombée,  elle  ressemble  à. une  Anthie  mutilée  qui 
serait  réduite  à  son  seul  arrière-train.  Je  n'ai  pu  saisir  encore 
les  rapports  qui  existent  entre  ces  deux  insectes  qui  se  copient. 
Peut-être  la  Corydia  vit-elle  des  résidus  de  VAnthia? 

Les  mœurs  de  tous  ces  animaux  nocturnes  sont  mal  con- 
nues, tant  il  est  difficile  de  les  observer  fidèlement.  J'en  suis  à 
me  demander  si  les  Anthies  sont  réellement  aussi  carnassières 
que  semblent  l'indiquer  leurs  formidables  mandibules  en  lame 
de  faux.  Jamais  je  ne  les  ai  pu  surprendre  en  train  de  manger. 
De  même  pour  ces  beaux  carabides  si  communs  dans  les  allées 
du  Parc  colonial  de  Pondichéry  aux  premières  heures  du  matin 
[Eudema  angulatum),  et  dont  la  livrée  noire  est  rehaussée  de 
quatre  vastes  taches  orangées.  Je  tiens  ce  congénère  de  nos 
panagées  d'Europe  pour  très  capable  de  dévorer,  la  nuit,  divers 
mollusques  gastropodes,  hélices  et  vitrines,  en  introduisant  sa 
tête  dans  leur  coquille  à  l'instar  des  Isotarsus  africains.  Mais  je 
ne  l'ai  jamais  pris  sur  le  fait.  Même  incertitude  pour  ces  Phe- 
ropsophus  jaunes  bruns,  qui  abondent  sous  les  feuilles  sèches 
au  pied  de?  porchers  et  des  manguiers,  et  dont  j'ai  recueilli  là 
plus  de  six  espèces.  Si  on  les  dérange  sous  leur  abri,  c'est  une 
fuite  d'arquebusiers.  Chacun  décharge  son  arme  vivement.  Les 
explosions  se  succèdent,  aussi  fortes  que  celles  d'une  capsule  à 
fulminate.  Que  l'on  saisisse  les  fuyards,  l'on  s'aperçoit  que  le 
liquide  gazeux  qu'ils  détergent  est  corrosif,  mordant  comme 
l'acide  nitrique,  il  brûle  et  jaunit  les  doigts. 

Les  deux  jardins  publics  de  Pondichéry  sont  pour  le  natura- 
liste, établi  sur  place,  une  précieuse  ressource.  Toujours  il  y 
trouvera  des  choses  intéressantes,  et  longtemps  il  en  découvrira 
de  nouvelles.  La  grande  erreur  des  voyageurs  est  de  croire  qu'il 
faut  parcourir  des  lieues  de  pays  pour  se  procurer  du  nouveau, 
et  aussi  de  s'imaginer  qu'on  ne  collige  rien  de  remarquable 
autour  des  lieux  habités.  Pour  mon  compte,  c'est  toujours  dans 
les  suburbes  que  j'ai  fait  mes  meilleures  récoltes,  en  plaine 
comme  en  montagne.  Je  ne  parle  naturellement  pas  de  ces 
espèces  propres  aux  grandes  forêts  élevées,  cétoines,  buprestes, 
lucanes  et  autres  bêtes  marchandes  que  les  entomologistes  trafi- 
quans  recueillent  de  préférence  à  toutes  autres,  pour  couvrir 
leurs  frais.  A  qui  n'est  point  guidé  par  un  semblable  calcul,   les 


 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  439 

campagnes,  les  en  tours  des  villes,  sont  souvent  les  meilleurs 
terrains  de  chasse.  En  demeurant  sur  place  on  a  toute  occasion 
d'observer,  de  récolter  méthodiquement  en  visitant  pendant  des 
semaines  les  mêmes  localités.  On  peut  disposer  à  loisir  des 
pièges,  des  appâts,  élever  des  larves,  suivre  les  éclosions. 

Au  voisinage  immédiat  de  Thomme  s'établissent  une  flore  et 
ime  faune  variées  comme  on  n'en  voit  nulle  part  ailleurs.  Le  sol 
ameubli  permettant  aux  larves  de  s'y  loger,  d'y  pousser  facile- 
ment leurs  galeries,  les  végétaux  les  plus  divers  réunis  sur  un 
même  point,  les  arbres  plantés  à  découvert,  les  détritus  accu- 
mulés, l'eau  toujours  abondante,  sont  autant  de  conditions  que 
n'offre  guère  la  nature  sauvage,  surtout  dans  les  régions  arides 
et  nues  comme  la  côte  de  Coromandel. 

Le  nombre  d'espèces  que  m'ont  fourni  les  jardins  de  Pondi- 
chéry  est  relativement  considérable.  Mais  c'est  dans  le  Parc 
colonial  que  je  me  suis  procuré  le  meilleur.  Etabli  au  mois  de 
mai  1826  sur  l'ancien  Champ  de  Mars,  sous  le  nom  de  Jardin 
Royal  de  naturalisation,  il  eut  pour  premier  directeur  le  natura- 
liste Bélanger.  On  y  tenta  l'acclimatation  des  cannes  à  sucre  de 
Java,  de  certains  poissons  d'eau  douce  rapportés  des  Masca- 
reignes,  notamment  du  gourami  [Osphronemiis  olfax).  Mais 
l'administration  ne  fit  pas  longtemps  crédit  à  la  science. 

Quatre  années  n'étaient  pas  écoulées  qu'on  supprimait  le 
Jardin  Royal  de  naturalisation.  «  Attendu  que  son  utilité  n'était 
pas  en  rapport  avec  les  dépenses  que  son  rétablissement  et  son 
entretien  exigeaient.  »  Aujourd'hui  on  a  affecté  à  la  colonie  péni- 
tentiaire les  dix-sept  hectares  plantés  d'arbres  divers,  et  le  pro- 
duit de  certains,  tels  que  les  cocotiers,  est  affermé.  A  l'excep- 
tion des  condamnés  qui  circulent,  par  escouades,  dans  les  allées 
ombreuses,  sous  prétexte  de  balayer,  de  sarcler,  d  émonder,  on 
ne  voit  personne  dans  ce  parc.  Aussi  est-il  mon  lieu  de  prome- 
nade favori,  tandis  que  je  fréquente  peu  dans  le  petit  jardin 
colonial,  oîi  je  suis  sûr  d'être  continuellement  dérangé. 

De  celui-ci  la  fondation  ne  remonte  qu'au  15  mai  1861.  Sa 
superficie  est  de  huit  hectares.  Il  est  arrosé  grâce  à  un  puits 
artésien,  creusé  en  1899,  et  qui  fournit  jusqu'à  trois  cents  litres 
d'eau  par  minute.  Ses  allées  sont  plantées  de  grands  arbres  : 
manguiers,  acacias,  porchers  à  fleurs  jaunes  {Thespesia  popul- 
nea),  flamboyans  à  fleurs  écarlates  [Poinciania  regina),  multi- 
plians  {Ficus  obtusifolia  et  iudica)   dont  les  racines  adventives 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

descendant  des  branches  forment  autour  du  tronc  principal  des 
séries  de  colonnes  enchevêtrées.  Ces  racines  aériennes  man- 
quent au  figuier  sacré  [Ficus  rellgiosa),  l'arbre  consacré  à 
Vichnou,  et  dont  les  feuilles  sont  celles  du  tremble. 

Des  haies  vives  entourent  les  parterres  et  les  pépinières  où 
l'on  élève  toutes  sortes  de  plantes,  parmi  lesquelles  la  vanille 
est  l'objet  de  soins  tout  particuliers.  Près  de  vingt-sept  ares  sont 
airectés  à  sa  culture  sous  la  direction  du  pharmacien  en  chef  de 
la  colonie.  Mais  ce  fonctionnaire  est  entravé  par  un  Conseil  mu- 
nicipal où  on  lui  marchande  les  subventions  en  s'é tonnant  que 
celte  culture  n'ait  pas  donné  de  bénéfices  dès  la  première  année. 
L'Hindou,  qui  n'est  jamais  pressé  quand  il  s'agit  des  affaires  d'au- 
trui,  se  montre  ici  extraordinairement  impatient  et  soupçonneux, 
d'autant  qu'on  lui  a  donné  une  part  dans  l'administration  du 
pays.  Il  voudrait  que  la  moisson  rapporte  avant  que  d'avoir  levé, 
La  portion  eurasienne  ou  européenne  du  Conseil  ne  s'intéresse 
qu'à  ses  entreprises  ou  à  la  politique.  Aussi  la  décadence  géné- 
rale n'a  pas  épargné  les  jardins  coloniaux  de  l'Inde  française, 
tandis  que  ceux  de  l'Inde  anglaise  sont  supérieurement  organi- 
sés. Celui  d'Otakamund,  dans  les  Nilghiris,  que  j'ai  visité  der- 
nièrement, pourrait  servir  d'exemple. 

Les  débuts  du  jardin  de  Poudichéry  furent  cependant  excel- 
lens.  Un  botaniste  de  mérite,  Perrotet,  célèbre  par  les  observa- 
tions et  les  envois  intéressans  qu'il  expédiait  sans  cesse  aux 
savans  français,  avait  été  mis  à  sa  tête.  Il  réunit,  dans  une 
maison  de  ce  jardin,  la  collection  la  plus  complète  de  graines  et 
d'échantillons  de  plantes  indiennes  qui  ait  existé  à  l'époque. 
Mais  depuis  que  Perrotet  est  mort,  voici  près  de  quarante  ans, 
son  herbier  et  ses  graines  ont  été  détruits  par  les  termites,  et  le 
jardin  botanique  et  d'acclimatation  a  suivi  la  fortune  de  son 
aîné,  le  Parc  colonial.  Un  botaniste  y  est  toujours  attaché,  simple 
gardien,  fonctionnaire  indigène,  dépendant  du  service  local  et  qui 
s'appli(jue  surtout  à  se  faire  oublier.  Pour  qui  connaît  l'esprit  des 
conseils  municipaux  et  généraux  de  l'Inde  française,  cette  pru- 
dence ne  saurait  être  blâmée.  Le  jardin  botanique  de  Poudi- 
chéry rentre  dans  la  catégorie  des  exploitations  potagères.  Les 
particuliers  peuvent  s'y  procurer,  à  des  prix  raisonnables,  les 
légutnes,  les  fruits  et  les  fleurs  dont  l'industrie  indigène  est 
incapable  de  l'approvisionner  suffisamment.  J'ai  regretté,  il  y  a 
quelque  vingt  ans,  de  n'avoir  pas  été  nommé  botaniste   agricul- 


LETTRES   ÉCRITES    DU    SUD    DE    L'INDE.  441 

teiir  à  Pondichéry.  Je  m'en  félicite  aujourd'hui  en  voyant  l'état 
de  la  fondation  à  laquelle  j'avais  failli  m'intëresser. 

Ce  jardin  m'est  pourtant  cher  à  plus  d'un  titre.  C'est  là  que 
j'ai  capturé,  certain  matin,  la  rare  Cicindela  corticata  qui,  pa- 
reille à  la  petite  Cicindela  paradoxa  de  Ceylan  que  j'ai  retrouvée 
dernièrement  en  quantité  à  Mahé  du  Malabar,  court  lestement 
sur  le  sol  aride,  en  plein  soleil,  et  ne  s'envole  qu'à  la  dernière 
extrémité.  Sur  la  boue  desséchée  des  rigoles  d'irrigation,  j'y  ai 
encore  recueilli  de  jolis  Mastax,  petits  brachynes  rouges  dont 
les  élytrcs  noires  portent  des  taches  orangées  et  blanches;  ils 
trottent  avec  une  agilité  sans  pareille,  se  réfugient  dans  les  ger- 
çures du  sol,  avec  les  Callistomijnus  qui  imitent  leur  livrée  ba- 
riolée, mais  ne  possèdent  pas  leur  propriété  crépitante.  Je  n'en 
finirais  pas  de  vous  citer  toutes  les  populations  d'insectes  qui 
courent  au  bord  des  mares,  parmi  les  herbes  et  les  débris  de 
roseaux,  depuis  les  Ophionea  élancées,  jaunes  avec  la  tête  noire 
et  les  élytres  marquées  de  bleu,  jusqu'au  joli  Lachnotliorax 
higuttatus  dont  les  élytres  bronzées  portent  à  leur  extrémité 
une  gouttelette  couleur  citron.  Des  cybisteter,  des  hydrophiles 
et  des  sternolophes  nagent  allègrement,  des  nèpcs,  des  naucores, 
des  ranâtres,  des  punaises  d'eau  de  toutes  sortes  se  terrent  dans 
la  vase  et  s'entre-dévorent  amicalement.  Parmi  ces  dernières, 
une  des  plus  curieuses  est  le  Diplonychus  rusticus  qui  porte  sur 
son  dos  aplati  ses  œufs  réunis  côte  à  côte  comme  les  alvéoles 
d'un  gâteau  d'abeilles. 

Si  le  soleil  implacable  ne  se  mettait  dès  neuf  heures  à  nous 
accabler  de  ses  rayons,  pour  nous  chasser  de  ces  diminutifs  do 
rivage  où  abondent  les  Clivina,  les  Oodes,  les  Chlœniiis  et 
autres  Carabiques,  Fouquet  et  moi,  oublieux  du  temps,  nous 
éterniserions  dans  les  jardins  de  Pondichéry.  Nous  revenons, 
longeant  les  haies,  parmi  le  bourdonnement  des  grosses  abeilles 
violettes  [Xijlocopa  eenuiscapa),  des  papillons  multicolores,  des 
diptères  bariolés  qui  butinent  sur  les  fleurs  déjà  flétries  des 
buissons.  La  sécheresse  torride  qui  sévit  depuis  plusieurs 
années  a  éloigné  les  oiseaux,  on  n'en  voit  pour  ainsi  dire  pas,  et 
ce  qu'on  en  voit  ne  présente  rien  dintéressant... 

Pondichéry,  10  août  1901. 

...  Quand  on  veut  trouver  des  Scarites,  il  faut  se  rendre  à 
Sakkili  Top,  lieu  désert,  sablonneux  et  inculte,  situé  à  moins  d'un 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mille  de  Pondichéry.  Les  Scarites  sont,  comme  chacun  sait,  des 
coléoptères  noirs,  allongés,  cylindriques  au  moins  pour  les 
formes  dravidiennes,  et  remarquables  par  leurs  grandes  mandi- 
bules falquées.  Le  jour,  ils  se  tiennent  dans  le  sablo  où  ils  pro- 
gressent à  couvert  et  font  la  guerre  aux  insectes.  Au  soleil 
couchant,  ils  s'envolent  parfois,  gardant  une  allure  verticale,  et 
l'on  dirait  de  ces  petits  génies  que  l'on  voit  planer  debout  dans 
les  miniatures  persanes.  Voilà  bien  longtemps  que  je  connais 
l'endroit  aux  Scarites.  Depuis  vingt  ans  il  n'a  pas  sensiblement 
changé.  C'est  toujours  la  même  lande  désolée,  grisâtre,  coupée 
de  ruisseaux  aujourd'hui  taris,  et  qu'ombragent  parcimonieuse- 
ment quelques  arbres  au  feuillage  maigre  et  roussi.  Les  ossemens 
en  cendres  se  mêlent  à  des  débris  de  charbon  dans  les  monti- 
cules de  poudre.  Car  Sakkili  Top  est  l'emplacement  où  les 
Hindous  de  Pondichéry  ont  coutume  de  brûler  leurs  morts. 

Les  obsèques,  dans  Tlnde,  ne  sont  point  accompagnées  avec 
cette  grave  et  lente  majesté  qui  nous  paraît,  en  Occident,  insépa- 
rable de  toute  cérémonie  funéraire.  Aux  sons  des  trompettes, 
des  clochettes  et  des  tambourins,  l'on  porte,  à  bras  d'hommes,  le 
défunt  vers  le  bûcher  où  sa  dépouille  se  consumera  en  plein 
vent.  J'ai  vu  souvent  passer  des  cortèges  funèbres.  La  première 
fois  j'ai  cru  assister  à  une  réjouissance  champêtre.  Les  appels 
de  la  grande  trompe  liturgique  éveillaient  de  loin  mon  attention. 
Bientôt  j'apercevais  le  gros  des  parens  et  des  amis  marchant  en 
désordre  et  d'une  allure  rapide,  devançant,  flanquant,  suivant  le 
brancard  porté  par  six  hommes.  Sur  ce  brancard  était  couchée 
une  jeune  femme  qui  disparaissait  sous  les  fleurs.  On  ne  voyait 
que  sa  face  pâlie  et  sa  longue  chevelure  noire  épandue  parmi  les 
jasmins  et  les  roses.  Oscillant  aux  cahots  du  chemin  et  au 
hasard  des  mouvemens  des  porteurs,  la  morte  paraissait  dormir 
et  les  gens  du  cortège  se  féliciter  de  la  manière  commode  dont 
elle  accomplissait  son  voyage...  Ne  me  demandez  pas  des  dé- 
tails sur  le  bûcher  ni  sur  la  crémation.  Je  ne  saurais  trop  le  ré- 
péter, ma  fidèle  habitude  est  de  ne  pas  m'immiscer  dans  les  fêtes 
où  je  ne  suis  pas  con\'ié.  Le  spectacle  d'une  incinération  n'a  rien 
de  particulièrement  curieux  ni  de  nouveau,  tant  les  voyageurs 
se  sont  appesantis  sur  la  chose.  On  ne  brûle  plus,  en  pompe,  les 
veuves  vivantes  avec  leurs  époux  décédés.  C'est  un  progrès. 
Mais  la  règle  de  la  vie  leur  assure  une  condition  tellement  mi- 
sérable, avec  la  servitude  et  la  prostitution  familiales,  que    la 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    L  INDE.  443 

plupart  de  ces  veuves  n'hésiteraient  pas  à  monter  sur  le  bûcher 
si  elles  en  avaient  congé. 

Ce  qui  est  bien  plus  curieux,  à  mon  sens,  c'est  le  petit  pagotin 
des  environs,  où  un  pandaram  mène  sa  procession  solitaire  en 
débitant  ses  oraisons  au  pied  de  la  statue  équestre  d'Aïnar.  La 
silhouette  du  gigantesque  cavalier  se  profile  sur  le  ciel  embrasé 
par  le  soleil  à  son  déclin,  et  le  religieux  vêtu  de  toile  rousse 
tourne  autour  du  socle  que  garde  un  Dévarpal  à  massue,  appliqué 
en  bas-relief,  et  en  tout  pareil,  comme  coiffure  et  costume,  à 
l'homme  qui  se  perd  dans  l'ombre  du  soir.  Grâce  à  une  roupie 
offerte  avec  à  propos  à  ce  pénitent  de  Civa,  pauvre  Hindou  dé- 
charné à  la  face  couleur  de  poussière  et  dont  les  yeux  gris  ne 
paraissent  rien  voir  ici-bas,  j'ai  obtenu  la  permission  de  m'appro- 
cher  de  la  puissante  idole  et  reçu  une  pincée  de  cendres.  Le 
bois  de  sandal  et  la  bouse  de  vache  dont  elles  sont  le  résidu 
donnent  à  ces  cendres  un  caractère  indéniable  de  sainteté,  et 
d'ailleurs  elles  viennent  d'un  pèlerinage  réputé,  sans  que  ma 
curiosité  aille  jusqu'à  s'enquérir  de  sa  position  exacte. 

Coiffé  d'une  sorte  de  tricorne,  vêtu  d'un  court  pagne  et  d'une 
écharpe  de  toile  jaune  que  l'user  a  rendue  roussâtre,  le  gardien 
d'Aïnar  se  reconnaît  à  première  vue  pour  un  de  ces  pandarams 
qui  ont  fait  vœu  de  garder  une  vie  chaste  et  solitaire  pour  l'amour 
du  Dieu  Civa.  11  nous  a  autorisés  à  regarder  de  près  la  colossale 
statue  équestre,  à  cette  condition  de  ne  point  passer  entre  le 
petit  temple  et  le  socle  où  le  pion  de  terre  cuite  monte,  avec  sa 
masse,  son  éternelle  faction.  Le  rite  défend  aux  piétons  chaussés 
de  souliers  de  longer  les  pagotins  d'Aïnar,  il  interdit  aussi  de 
s'en  approcher  à  cheval  ou  en  voiture.  Puis,  nous  ayant  adressé 
ses  recommandations,  le  pandaram  reprend  sa  promenade  mo- 
notone, marmonnant  des  oraisons.  Il  s'éloigne  le  dos  voûté, 
égrenant  entre  ses  doigts  les  grains  d'un  collier  d'oiitrachon, 
grains  qui  écartent  Yamen,  génie  de  la  mort,  et  dont  les  saillies 
embrouillées  répètent  certaines  de  ces  figures  qu'aime  à  prendre 
Civa  quand  il  descend  sur  la  terre. 

La  statue  équestre  en  terre  cuite,  de  proportions  colossales, 
est  bien  celle  de  cette  divinité  secondaire,  gardienne  de  Tordre, 
d'Aïnar,  fils  de  Civa  et  de  Moyéni.  Vous  savez  sans  doute  que 
Moyéni  est  un  des  avatars  accessoires  de  Vischnou.  Le  grand  Dieu 
aux  mille  formes  jugea  à  propos  de  prendre  celle  d'une  femme 
pour  séduire  les"  géans  et   leur  enlever  TAmourdon,  la  liqueur 


ai  REVUE   DES   DEU^  TStONDES. 

sacrée  qui  donne  l'immortalilé  et  giièles  Déverkcls  avaient  tirée 
lie  la  mer  de  lait.  Puis  il  s'amusa  a' tenter  Giva  et  y  réussit 
jusqu'à  le  rendre  père  d'Aïnar. 

Cet  Aïnnr  est  une  divinilé  champêtre  de  première  impor- 
tance, quoique  de  catégorid  inférieure.  On  lui  sacrifie  des  coqs 
^t  des  chèvres.  JamaTs  ses  pagolins  ni  ses  statues  ne.  s'érigent 
flaûs  les  villes.  A  plus  d'un  tournant  de  route  vous  rencontre- 
riez sa  figure  monumentale  peinte  en  blanc,  en  rouge  et  en  noir. 
Le  Dieu  milré,  joufflu,  moustachu,  énorme,  mesurant  cinq  et 
six  mètres  de  haut,  est  souvent  installé  sur  une  haute  banquette, 
la  jambe  gauche  repliée,  la  droite  posant  à  terre.  Près  de  lui, 
des  génies,  des  satellites,  des  pions,  de  moindre  taille,  mais 
rehaussés  de  couleurs  aussi  voyantes,  sont  assis  à  la  file.  Tous 
ces  serviteurs  attendent  la  tombée  de  la  nuit  pour  amener  des 
écuries  de  leur  maître  les  montures  qui  serviront  à  la  chevauchée 
des  ténèbres.  Et  les  montures  ne  sont  pas  loin  :  à  quelques  pas 
du  groupe,  à  demi  perdues  dans  un  bosquet  ou  en  contre-bas 
du  chemin,  dix  ou  douze  effigies  de  chevaux  gigantesques, 
harnachés  dans  le  style  indo-persan  le  plus  riche,  se  campent 
fièrement,  rangées  en  bel  ordre,  comme  à  la  parade,  sous  la 
garde  de  bonshommes  peinturlurés,  qui  jouent  de  la  flûte  pour 
leur  faire  passer  plus  doucement,  peut-être,  les  heures  d'at- 
tente. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  ces  statues  soient  taillées  dans 
le  porphyre  ou  le  basalte,  à  l'exemple  des  grandes  divinités  des 
vieilles  pagodes.  Modelées  et  cuites  souvent  sur  place  par  les 
potiers  ou  édifiées  avec  des  briques  industrieusement  assemblées 
à  chaux  et  mortier,  puis  crépites  et  peintes  de  couleurs  assez 
solides  pour  résister  à  l'eau  du  ciel  et  à  l'ardeur  du  soleil,  ces 
grandioses  épouvantails  valent  surtout  par  le  caractère  de  la 
silhouette.  Rien  de  plus  intéressant  que  de  voir,  au  soleil  cou- 
chant, ces  escadrons  monstrueux  se  profiler  à  l'horizon,  comme 
s'ils  sortaient  de  la  terre  avec  les  vapeurs  du  soir.  Le  respect  su- 
perstitieux que  portent  les  Hindous  au  grand  cavalier  de  la  nuit, 
s'accroît  encore  lorsque  à  la  clarté  blafarde  de  la  lune  ces  figures 
massives,  coupées  de  rouge  et  de  noir  sur  leur  blancheur  de 
craie,  semblent  s'agiter  confusément  et  commencer  leur  marche 
en  avant.  C'est  l'heure  où  Aïnar,  gardien  des  fruits  et  des  biens 
do  la  terre,  parcourt  son  domaine,  galopant  par  les  rizières,  les 
cli:'.mps  et  les  iardins,  suivi  par  toute  sa  cavalerie  de  pions,  la 


é 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  445 

main  prête  à  étrangler  les  maraudeurs  et  autres  vagabonds  qui 
abondent  en  mauvais  desseins. 

Pour  l'artiste  et  l'archéologue,  Aïnar  el  ses  chevaux  sont 
toujours  une  heureuse  rencontre.  Les  seconds  surtout  four- 
nissent maints  renseignemens  utiles  sur  les  types  archaïques  et 
le  harnachement  de  la  montui^e  de  guerre.  Pas  une  bossette  de 
mors,  une  pièce  de  la  têtière,  pas  un  modillon  de  la  croupière 
ou  une  pendeloque  des  colliers  de  poitrail,  pas  un  miraillet  des 
brides  qui  ne  soit  reproduit  avec  une  puérile,  naïve  et  entière 
exactitude.  Et  de  même  pour  toutes  les  pièces  de  la  selle.  Quant 
à  la  bête  elle-même,  le  parti  de  la  masse  est  si  fidèlement  res- 
pecté, pour  grossier  que  soit  le  modelé,  qu'on  reconnaît  le  tra- 
ditionnel étalon  iranien  des  belles  miniatures  mogoles,  voire 
même  celui  de  certains  bas-reliefs  assyriens,  encore  que  le  type 
ait  tant  soit  peu  changé.  Car  vous  n'ignorez  pas  que  rien  n'est 
plus  sujet  à  varier  dans  Tespace  et  le  temps  que  les  races  de 
chevaux  de  guerre,  puisque,  pour  n'en  prendre  qu'un  exemple 
entre  cent,  les  débris  de  chevaux  de  lance,  datant  du  xv®  siècle, 
trouvés  au  cours  des  fouilles  en  Italie,  ont  révélé  un  animal 
aujourd'hui  disparu,  mais  rigoureusement  identique  aux  monu- 
mens  figurés  contemporains. 

Maurice  Maindron. 


REVUE  LITTERAIRE 


L'ŒUVRE    D'ALBERT    SOREL 


tJn  jour  de  l'année  1904,  comme  il  venait  de  mettre  le  point  final 
à  son  grand  ouvrage,  l'auteur  de  l'Europe  et  Là  Révolution  française 
écrivait  à  un  intime  pour  lui  en  donner  la  nouvelle,  et  il  terminait 
sa  lettre  par  les  mots  de  la  liturgie  :  Et  nunc  dimitte  servum  tuum,  Do- 
mine!... On  a  maintes  fois  constaté  ce  fait  mystérieux  dont  la  destinée 
des  grands  travailleurs  nous  offre  de  frappans  exemples  :  tant  que  le 
but  qu'ils  se  sont  assigné  dans  la  fierté  justement  ambitieuse  de  leur 
esprit,  n'est  pas  atteint,  ils  retiennent  les  forces  d'une  vie  déjà  défail- 
lante; le  labeur  terminé,  ils  cessent  de  tendre  leur  volonté  et  d'op- 
poser une  résistance  à  l'effort  de  destruction  de  la  nature.  Que  leur 
importe  de  disparaître,  puisqu'ils  sont  assurés  que  leur  œuvre  restera, 
et  qu'importe  que  cette  vie  leur  échappe  puisque  le  monument  qu'ils 
ont  bâti  durera?  C'est  bien  un  «  monument  »  qu'a  élevé  Albert  Sorel 
et  auquel  il  n'a  pas  consacré  moins  de  trente  années  :  il  l'a  construit 
sur  des  assises  solides,  avec  des  matériaux  minutieusement  éprouvés, 
dans  des  proportions  harmonieuses,  souhaitant  que  l'impression  d'en- 
semble en  fût,  tout  à  la  fois  et  pour  les  mêmes  raisons,  une  impression 
de  puissance  et  de  beauté.  Il  a  voulu  que  l'accès  n'en  fût  pas  réservé 
aux  seuls  spécialistes.  Son  livre  est  un  des  meilleurs  spécimens  de  la 
moderne  littérature  historique  :  il  nous  appartient  donc  de  rechercher' 
comment  il  a  été  préparé,  conçu,  composé,  ce  qui  manquerait  au  ré- 
pertoire de  nos  idées  s'il  n'avait  pas  été  écrit,  et  ce  qui  en  fait  le  mérite 
unique.  Si  d'ailleurs  nous  nous  attachons  seulement  à  l'ouvrage  ca- 
pital d'Albert  Sorel,  ce  n'est  pas  que  nous  méconnaissions  la  valeur 


REVUE   LITTÉRAIRE.  447' 

de  ses  moindres  travaux.  Nous  n'oublions  ni  cette  Histoire  diploma- 
tique de  la  guerre  franco-allemande  publiée  au  lendemain  des  événe- 
mens  et  où  l'auteur  sait  garder  ime  belle  tenue  d'historien,  ni  cet 
exposé  lucide  et  souple  de  la  Question  d'Orient  au  XVII I"  siècle,  ni 
les  portraits  de  Montesquieu  et  de  Madame  de  Staël  (1)  tracés  d'un 
crayon  sûr  et  délicat,  ni  les  études  sur  divers  sujets  d'histoire,  de 
littérature,  de  morale,  où  Albert  Sorel  fait  preuve  d'une  curiosité  si 
variée  et  souvent  de  tant  de  bonhomie  spirituelle.  Mais  c'est  l'honneur 
même  de  l'écrivain  que  ces  travaux  secondaires  ne  nous  apparaissent 
plus  que  par  rapport  à  l'œuvre  où  il  a  concentré  tout  son  effort  et  où  il 
a  donné  sa  mesure. 

Sorel  n'eût  pas  aimé  qu'on  parlât  de  cette  œuvre  de  façon  abstraite 
et  sans  apercevoir  derrière  elle  l'homme  qui  s'y  était  mis  tout  entier. 
Son  esprit,  amoureux  de  réalités  concrètes,  n'était  satisfait  que  lors- 
qu'il avait  pu  saisir  par  delà  l'événement,  le  système,  ou  le  mot, 
^'homme  agissant,  pensant,  parlant,  avec  son  tempérament,  son  édu- 
cation, ses  habitudes,  tout  ce  qui  faisait  la  saveur  particulière  de  son 
originalité.  Le  fait  est  qu'on  peut  lui  appliquer  à  lui-même  la  méthode 
qu'il  préconisait  :  l'œuvre  de  l'historien  s'explique  mieux  quand  on 
évoque  l'image  de  l'homme  avec  sa  haute  stature,  sa  carrure  solide, 
sa  fière  prestance,  toute  cette  personne  qui  disait  la  force,  la  volonté 
tenace,  la  bonté  robuste,  l'optimisme  \'igoureux,  l'inaltérable  confiance 
dans  la  vie.  Albert  Sorel  était  Normand  :  il  était  né  sur  ce  sol  provin 
cial  où  sa  famille  avait  de  profondes  racines  ;  U  avait  beaucoup  vécu 
en  Normandie  ;  il  y  revenait  toujours.  Tout  ce  qui  touchait  à  la  petite 
patrie  lui  était  cher;  il  s'intéressait  passionnément  aux  efforts  de  l'ar 
chéologie  locale,  il  accompagnait  de  toute  sa  sympathie  les  recherches 
de  cette  «  Société  du  vieux  Honfleur  »  attentive  à  protéger  les  reliques 
du  passé.  Il  communiait  en  imagination  avec  les  grands  ancêtres.  lise 
réjouit  qu'on  eût  commémoré  la  date  où  Champlain  partait  de  Honfleur 
pour  naviguer  vers  le  Canada.  Et  quand  U  parla  à  Rouen  devant  cette 
«  table  de  marbre  »  dont  Corneille  s'était  approché,  l'émotion  chez  lui 
fut  si  forte  qu'elle  hâta  sa  fin.  Il  relisait  avec  une  particulière  prédilec- 
tion les  écrivains  nés  en  Normandie,  depuis  Corneille  jusqu'à  Flau- 
bert et  Maupassant.  Il  projetait  d'écrire  un  livre  à  la  gloire  de  la  pro- 
vince natale.  Il  avait  une  foi  entière  dans  cette  influence  puissante  et 
douce  du  milieu,  dans  la  force  de  ces  attaches  subtiles  qui,  une  fois 
pour  toutes,  se  sont  insinuées  jusqu'à  l'âme.  Comme  on  lui  parlait 

(1)  Les  ouvrages  d'Albert  Sorel  ont  été  publiés  à  la  librairie  Pion,  à  l'excepUon 
des  biographies  de  Montesquieu  et  de  M"*  de  Staël,  publiées  chez  Hachette. 


448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  de  ses  jeunes  compatriotes  dont  l'esprit  dérivait  au  courant  des 
chimères  modernes,  il  répondait  sans  s'émouvoir  :  «  Gela  n'a  pas 
d'importance.  Je  le  ramènerai  en  Normandie.  »  Quand  un  homme  s'est 
tenu  si  jalousement  en  intimité  avec  la  province  à  laquelle  il  appar- 
tient, U  est  naturel  qu'on  en  retrouve  en  lui  l'empreinte  spéciale. 
De  l'esprit  normand,  Sorel  a  d'abord  le  bon  sens,  le  goût  des  réali- 
tés positives.  De  là  viendra  sa  méfiance  à  l'égard  de  toute  vue  systé- 
matique, son  antipathie  pour  les  utopistes,  pour  ceux  qui  transportent 
dans  les  faits  leurs  billevesées,  leurs  chimères  ou  philosophiques 
ou  sentimentales.  Parmi  les  acteurs  du  grand  drame  historique,  il 
n'aura  d'admiration  ou  d'indulgence  que  j)our  ceux  qui  ont  été  avant 
tout  des  réalistes  :  Mirabeau  ou  Talleyrand,  Frédéric  ou  Napoléon. 
Il  pardonnera  beaucoup  à  Danton  pour  ce  sens  des  réalités  qui  était 
en  lui,  il  exécrera  Robespierre  pour  ce  mélange  d'idéologie  et  de 
mysticisme  qu'U  avait  appris  à  l'école  de  Rousseau.  «  Condorcet 
avait  bien  jugé  et  de  très  haut  Danton.  Ce  formidable  démagogue 
était  né  homme  de  gouvernement.  11  possédait  les  parties  essentielles 
de  l'homme  d'État...  Rien  d'abstrait  et  de  chimérique  en  ses  proposi- 
tions :  elles  sont  toutes  pratiques  et  toutes  réalistes.  Il  ne  se  pique 
pas  de  théories  sociales,  il  ne  se  soucie  point  de  gouverner  l'homme 
idéal;  il  s'occupe  de  mener  les  hommes  qui  l'entourent,  qu'il  connaît, 
avec  lesquels  il  vit.  La  patrie  n'est  pas  pour  lui  la  cité  cosmopolite 
d'une  utopie,  c'est  la  France  dont  ses  pieds  foulent  le  sol  et  dont  il 
respire  l'air.  »  Robespierre  est  le  sophiste  et  l'utopiste.  «  Il  se  croit 
appelé  à  régénérer  le  monde.  11  porte  le  secret  du  salut  de  l'humanité. 
Il  le  révélera  quand  l'heure  sera  venue;  il  agit  avec  la  certitude  qu'il 
le  possède...  11  est  le  messie  dont  Rousseau  a  été  le  précurseur...  Il 
confond,  dans  sa  vanité  qui  est  incommensurable,  l'intérêt  de  son 
existence,  celui  de  la  Révolution,  celui  du  genre  humain.  Il  élève  ainsi 
à  l'état  de  mission  providentielle  cette  peur  qui  le  talonne  et  ce  souci 
de  sa  personne  qui  le  pousse  sans  cesse  à  réclamer  de  nouveaux  sup- 
plices pour  anéantir  de  nouveaux  ennemis...  Il  n'avait  de  la  logique 
que  les  formules;  les  lignes  de  sa  pensée  étaient  comme  celles  des 
géomètres  qui  ne  sont  ni  larges  ni  profondes  et  qui  ne  paraissent 
aller  si  loin  que  parce  qu'elles  ne  mènent  à  rien...  »  Chez  Albert  Sorel 
l'obscurité  des  théories  et  le  vague  des  mots  contrarient  un  goût  pas- 
sionné de  clarté,  comme  le  charlatanisme  révolte  son  besoin  de  sim- 
plicité. De  la  nature  normande,  il  avait,  aussi  bien  que  le  bon  sens,  la 
prudence  avisée,  la  sagesse  et  la  finesse.  11  aurait  été  homme  à  jouer 
son  rôle  dans  cette  histoiie  diplomatique  qu'il  se  réduisit  à  écrire.  Il 


REVUE    LITTÉRAIRE.  449 

est  à  l'aise  au  milieu  des  négociations  :  il  se  débrouille,  avec  une 
remarquable  sûreté,  à  travers  les  affaires  les  plus  compliquées;  il 
éprouve  du  plaisir  à  démêler  cet  écheveau.  A  ces  qualités  de  sens  pra- 
tique et  de  finesse,  —  pour  être  en  règle  avec  l'hérédité  normande  et 
ne  pas  l'aire  injure  à  Corneille,  —  encore  est-U  juste  d'ajouter  une  cer- 
taine grandiloquence,  le  goût  de  ce  qui  est  noble,  fort  et  généreux. 

Telle  était  la  tournure  d'esprit  que  Sorel  avait  reçue  de  ses  origines, 
de  sa  race,  de  son  milieu  natal.  Elle  allait  être  accentuée  et  fortifiée 
par  les  leçons  que  lui  réservait  la  vie.  Car  ceci  est  un  trait  essentiel  et 
sans  lequel  on  ne  comprendrait  pas  l'un  des  mérites  les  plus  signifi- 
catifs de  son  œuvre  :  U  a  été  mêlé  aux  affaires,  n  a  vu  les  hommes  et 
les  choses,  il  a  observé  comment  les  individus  agissent  sur  les  masses. 
De  bonne  heure  distingué  par  Guizot  et  encouragé  par  lui,  0  avait  fait 
des  études  de  droit.  Il  avait  séjourné  en  Allemagne  où  il  put  être  témoin 
du  mouvement  qui  préparait  les  événemens  de  1870.  Diplomate  de 
carrière,  il  fut,  à  Tours  et  à  Bordeaux,  associé  de  très  près  aux  négocia- 
tions du  gouvernement  de  la  Défense  nationale.  Il  était  attaché  au 
ministère  des  Affaires  étrangères,  quand,  en  1875,  un  nouveau  conflit 
fut  sur  le  point  d'éclater.  Puis  ce  confident  des  Ghaudordyet  des  Decazes 
devint  secrétaire  général  du  Sénat  :  sans  s'être  jamais  empsisonné  dans 
aucun  parti,  il  se  trouva  toujours  au  cœur  même  de  la  politique.Cette 
pratique  des  affaires  et  ce  voisinage  des  hommes  qui  les  dirigent,  voila 
ce  qui  est  inestimable  pour  mettre  en  déroute  l'esprit  de  chimère.  Et 
voilà  ce  qui  donne  à  l'œuvre  de  l'historien  une  consistance,  un  relief,  et 
une  couleur  qui  manquent  chez  ceux  qui  n'ont  aperçu  la  vie  publique 
qu'à  travers  les  fenêtres  de  leur  cabinet  de  travail.  Nulle  part  cette  sorte 
d'expérience  n'est  plus  nécessaire  que  dans  l'histoire  diplomatique.  La 
critique  elle-même  des  documens  y  dcAient  impossible,  si  on  ne  sait 
comment  ils  ont  été  faits.  Il  faut  avoir  sui\i  une  négociation,  connu 
par  soi-même  une  ambassade  et  un  cabinet,  voyagé,  vu  les  étrangers, 
fréquenté  les  diplomates.  Rien  ne  remplace  ce  tact  particulier  qu'on 
n'acquiert  que  par  le  frottement  des  hommes  et  le  spectacle  des 
affaires.  C'était  ce  que  Sorel  regrettait  de  ne  pas  trouver  dans  une 
œuvre  parallèle  à  la  sienne,  celle  de  Sybel,  dont  il  appréciait  d'aUIeurs 
hautement  les  mérites.  Pour  sa  part,  il  savait  tout  ce  qu'il  devait  à  ce 
poste  de  spectateur  privilégié  qu'il  lui  avait  été  donné  d'occuper.  «  J'en- 
seigne depuis  vingt-cinq  ans  l'histoire  des  relations  de  la  France  mo- 
derne avec  l'Europe,  et,  avant  de  rechercher  cette  histoire  dans  le 
passé,  j'ai  vu,  dans  une  des  crises  les  plus  terribles  que  la  France  ait 
jamais  traversées,  comment  cette  histoire  se  fait  dans  le  présent.  J'ai 

TOME  XXXIV-   —   1906.  20 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

appris  à  lire  les  documens  diplomatiques  en  voyant  comment  on  les 
écrit,  et  j'ai  appris  à  traduire  les  mots  abstraits  et  ternes  en  réalités 
menaçantes  et  redoutables,  lorsque  j'ai  éprouvé  tout  ce  que  la  rhéto- 
rique glacée  des  'hancelleries  masque  trop  souvent  de  passions,  de 
haines,  de  convoitises  et  de  perfidies.  Depuis  "vàngt  et  un  ans,  je  suis 
témoin,  collaborateur  de  ^œu^Te  législative.  J'ai  vécu  la  vie  des 
assemblées...  »  C'est  aussi  bien  ce  qui  va  lui  permettre  de  comprendre 
d'abord,  et  ensuite  d'animer,  de  débarrasser  de  leur  poussière,  et 
d'éveiller  de  leur  sommeil  les  textes  où  dort  la  mémoire  du  passé. 
Nul  n'a  été  plus  que  Sorel  un  patient  fouilleur  de  documens.  H  avait 
fréquenté  l'École  des  Chartes.  11  y  avait  trouvé  un.  initiateur  en  Qui- 
cherat,  auquel  il  fut  toujours  reconnaissant  de  lui  avoir  «  montré  com- 
ment on  suit  le  développement  de  la  pensée  et  de  la  vie  humaine  à 
travers  les  monumens  de  l'humanité.  »  11  a  passé  une  partie  de  sa  vie 
dans  les  recherches  d'archives.  Il  était  discipliné  aux  plus  rigoureuses 
méthodes  de  l'érudition.  Mais  sur  le  squelette  que  fournissent  les 
documens  il  savait  qu'il  faut  faire  palpiter  la  chair  et  courir  le  sang. 
S'il  y  réussissait,  c'est  d'abord  grâce  à  ce  contact  qu'il  ne  perdit  jamais 
avec  la  réalité  des  afif aires. 

Ce  qui  n'est  guère  moins  important,  c'est  que  pour  devenir  histo- 
rien, Sorel  comprenait  l'impérieuse  nécessité  d'être  un  littérateur, 
n  avait  commencé  par  écrire  des  romans  et  par  faire  des  vers.  Il  était 
passionné  pour  la  musique,  et  la  savait  en  homme  qui  en  a  étudié  la 
technique.  Une  symphonie  le  ravissait  par  la  merveille  de  l'agence- 
ment et  du  dessin.  Très  soucieux  du  style,  attentif  à  l'équilibre  de 
la  composition  et  à  l'éclat  de  la  forme,  il  ne  lui  suffisait  pas  de  trou- 
ver l'expression  juste  :  il  la  voulait  relevée  encore  de  quelques-unes 
de  ces  images  qui  portent  l'idée,  qui  l'aident  à  se  détacher  du  livre  et 
à  faire  son  chemin  par  le  monde.  Il  n'est  pas  une  de  ses  pages  qu'il 
n'ait  recommencé  plusieurs  fois  et  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  amenée  au 
point  qu'il  désespérait  de  dépasser.  Il  y  a  plus.  Et  s'il  est  inutile  de 
répondre  à  ceux  qui  prétendent  réduire  l'historien  à  accumuler  les 
petits  faits,  à  entasser  les  documens,  encore  faut-il  s'expliquer  avec 
ceux  d'après  qui  l'art  en  histoire  ne  servirait  que  pour  l'ornement,  et 
consisterait  tout  juste  dans  l'agrément  de  la  forme.  C'est  de  tout  autre 
chose  qu'il  s'agit;  et  l'art  n'est  ici  rien  de  moins  qu'une  condition 
même  de  la  vérité.  «  Comme  le  peintre  analyse  et  fixe  en  lignes  les 
formes,  décompose  et  fixe  en  taches  immobiles  les  couleurs  que  nous 
voyons  passer,  frémir  et  fuir  devant  nos  yeux,  l'historien  dégage  en 
leur  suite  et  enchaîne  en  leurs  rapports  les  événemens  que  les  con- 


REVUE    LITTÉRAIRE.  4ol 

temporains  accomplissent  sans  les  connaître,  ou  considèrent  sans  les 
comprendre.  Il  leur  donne  les  proportions,  il  les  place  en  leur  recul; 
ce  faisant,  il  nous  les  rend  intelligibles  et  mémorables.  Il  les  ramène 
aux  conditions  de  l'esprit  humain.  Le  spectacle  des  choses  humaines 
a  son  optique  qui  est  sa  règle  de  vérité.  »  De  même,  on  se  trompe 
volontiers,  ou  on  affecte  de  se  tromper,  sur  le  sens  du  mot  :  littéra- 
ture. On  feint  de  croire  qu'avec  la  littérature  c'est  la  fantaisie  qui  s'in- 
troduit dans  l'histoire,  aux  dépens  de  l'exactitude.  On  ne  s'aperçoit 
pas  que  l'histoire  manque  son  but  si  eUe  n'appelle  pas  la  littérature  à 
son  secours.  En  effet,  l'objet  de  la  littérature  n'est  autre  que  de  nous 
donner  l'impression  de  la  vie  et  de  nous  en  révéler  le  sens:  il  con- 
siste à  dégager,  de  tout  ce  qui  le  masque  et  le  cache,  l'élément  humain. 
Sans  le  moyen  de  la  littérature,  on  n'atteint  pas  jusqu'à  l'homme.  Or 
c'est  l'homme  qui,  dans  sa  nature,  ses  instincts,  ses  passions,  ses 
désirs,  ses  convoitises,  garde  la  clef  des  événemens  historiques.  Cet 
homme  dont  l'historien  doit  s'occuper,  ce  n'est  pas  l'être  imper- 
sonnel et  sans  physionomie,  mais  l'homme  vivant  et  agissant.  Il 
l'étudié  tantôt  comme  individu,  quand  il  fixe  le  rôle  joué  par  un  chef 
d'État,  un  général,  un  diplomate,  tantôt  comme  élément  d'une  foule. 
Et,  «  la  foule  n'est  pas,  comme  l'Océan,  une  agglomération  de  gouttes 
d'eau  toutes  identiques;  c'est  la  réunion  d'êtres  dont  chacun  est  une 
personne.  »  Notons  en  ce  sens  un  aveu  que  fait  Sorel,  ou  plutôt  un 
hommage  qu'il  rend  à  la  littérature.  Il  signale  quelque  part  l'impor- 
tance d'une  notion  qui,  de  plus  en  plus,  tend  à  s'introduire  dans 
l'histoire  :  celle  du  rôle  des  foules.  Or  tandis  qu'on  y  voit  géné- 
ralement une  application  des  sciences  physiques,  tout  au  contraire 
Sorel  remarque  très  justement  que  c'est  une  idée  de  romancier  et 
une  idée  de  poète.  «  Elle  n'est  pas  un  corollaire,  dans  l'étude  des  so- 
ciétés, du  rôle  des  infiniment  petits  dans  le  corps  humain,  de  la  con- 
currence vitale,  du  suffrage  universel  et  des  révolutions  des  microbes 
dont  Pasteur  a  découvert  l'existence  et  défini  les  lois  ;  c'est  une  vue 
toute  d'intuition,  et  l'histoire  l'a  reçue  de  la  littérature  ;  Shakspeare 
dans  Jules  César,  Tolstoï  dans  la  Guerre  et  la  Paix.  Balzac  en  était 
pénétré.  »  Ainsi  la  littérature  apparaissait  à  cet  historien  ce  qu'elle  est 
vraiment  :  le  plus  sûr  instrument  d'investigation  que  nous  ayons  pour 
pénétrer  dans  le  cœur  humain,  où  se  trouve  aussi  bien  le  secret  de  _ 
toutes  les  affaires  humaines. 

Empreinte  de  la  race  normande,  leçons  de  l'expérience  et  des 
affaires,  goût  de  la  littérature  entendue  à  la  manière  classique,  tout  ici 
agit  dans  la  même  dii-ection  :  tout  concourt  à  développer  chez  Albert 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sorel  le  sens  du  réel.  On  devine  la  conception  qu'il  se  fera  de  l'his- 
toire et  la  méthode  qu'il  y  apportera.  Il  est  exactement  à  l'opposé  des 
philosophes  qui  partent'  d'une  idée  et  bâtissent  un  système  auquel  il 
leur  restera  ensuite  à  plier  les  faits.  Lui,  au  contraire,  part  des  faits. 
Ces  faits  ce  sont  tout  uniment  les  plus  grands  ou  les  plus  gros,  les 
faits  massifs,  populaires,  qui  se  voient  de  loin.  Il  les  compare  aux 
monumens  d'une  ville  :  ils  donnent  les  points  de  repère  et  les  points 
d'attache;  ils  sont  à  l'histoire  ce  que  le  Panthéon,  Notre-Dame,  l'Arc 
de  Triomphe,  les  InvaUdes  sont  à  Paris.  11  s'impose  comme  règle  de 
ne  jamais  perdre  de  vue  ce  «  fait  brutal,  indiscutable,  qui  est  arrivé,  que 
rien  ne  changera  plus.  AusterUtz  a  été  une  victoire,  Waterloo  une 
défaite  :  toutes  les  révélations  du  monde  n'y  feront  rien,  et  c'est  sur 
l'événement  qu'il  faut  en  juger.  Les  nouveautés  en  histoire  ne  portent 
jamais  que  sur  l'explication  du  fait.  »  Le  rôle  de  l'historien  n'est  que 
de  trouver  le  chemin  qui  permet  de  passer  d'un  fait  à  un  autre  ;  son 
œu\Te  ne  consiste  qu'à  recomposer  la  trame  de  l'histoire  en  nous  faisant 
saisir  la  suite,  et  l'enchaînement  des  faits.  Mais  pour  que  cette  suite 
apparaisse,  il  est  nécessaire  de  remonter  dans  la  série  des  causes.  Elle 
échappe  à  qui  Umite  son  regard  au  présent;  elle  se  révèle  à  qui  prend 
dans  le  passé  son  point  de  perspective.  Rappellerons-nous  que  c'était 
l'opinion  de  Bossuet?  L'historien  auquel  on  a  si  fort  reproché  de 
n'avoir  composé  qu'une  œuATe  «  oratoire  »  s'occupait  justement  de 
rechercher  les  causet:  éloignées  de  «  ces  grands  coups  dont  le  contre- 
coup porte  si  loin  ;  »  et  c'est  lui  qui  écrivait  :  «  Tout  est  surprenant  à  ne 
regarder  que  les  causes  particulières  et  néanmoins  tout  s'avance  avec 
une  suite  réglée.  »  Sorel,  avec  son  habituelle  loyauté,  s'est  empressé 
de  souUgner  cette  fdiation  de  ses  idées.  Et  il  est  singulièrement  ins- 
tructif de  voir  l'un  des  historiens  les  plus  pénétrés  des  idées  modernes, 
citer  à  deux  reprises  le  Discours  sur  V Histoire  universelle,  dans  Vlnlro- 
duction  de  son  grand  ouvrage,  et  le  disciple  de  Montesquieu,  de  Guizot, 
de  Tocqueville,  de  Taine  et  de  Fustel  de  Coulanges,  se  recommander 
d'abord  de  Bossuet.  Faire  rentrer  dans  l'histoire  de  la  Révolution  la 
notion  de  continuité,  c'a  été  l'œuvre  même  d'Albert  Sorel.  Il  a  montré 
qu'entre  l'ancienne  France  et  la  nouveUe,  il  n'y  avait  pas  eu  de  bri- 
sure. C'est  le  service  qu'il  a  rendu  à  l'histoire  de  France,  et  il  faut 
ajouter:  à  la  France. C'est  par  là  qu'il  a  été  original,  hardi,  novateur. 
Jusqu'alors  apologistes  ou  adversaires  de  la  Révolution,  et  qu'ils 
la  tinssent  pour  providentielle  ou  pour  diabolique,  voyaient  en 
elle  un  fait  anormal  et  monstrueux,  éclatant  au  milieu  de  notre 
histoire  afin  d'en  troubler  le  cours  et  d'en  déranger  les  lignes.  Sorel 


REVUE   LITTÉRAIRE.  453 

va  montrer  qu'au  contraire  la  Révolution  n'a  pas  rompu  la  marche  des 
événemens,  qu'elle  est  un  épisode  de  dimensions  extraordinaires, 
sans  doute,  mais  de  même  nature  et  soumis  aux  mêmes  lois  que 
les  autres  ;  il  la  présente  comme  une  suite  nécessaire  de  l'histoire  de 
l'Europe  et  fait  voir  «  que  cette  révolution  n'a  point  porté  de  consé- 
quence même  la  plus  singulière  qui  ne  découle  de  cette  histoire  et  ne 
s'explique  par  les  précédens  de  l'ancien  régime.  »  Cette  thèse  neuve 
et  féconde,  l'historien  la  développe  avec  une  richesse  d'aperçus,  U 
rétablit  avec  une  abondance  et  une  force  de  démonstration  qui,  sur 
les  points  essentiels,  ne  permettent  pas  la  contradiction.  C'est  l'idée 
inspiratrice  du  livre  ;  c'en  est  l'âme.  Est-U  besoin  de  redii'e  que  les 
Jacobins  n'eurent  qu'à  reprendre  les  maximes  du  pouvoir  absolu  et  à 
s'approprier  les  mesures  des  anciennes  proscriptions,  sans  d'ailleurs 
que  ce  soit  pour  eux  une  excuse  d'avoir  emprunté  ses  pires  pratiques 
au  régime  qu'Us  prétendaient  détruire  ?  Mais  à  la  fin  du  xvni^  siècle  on 
retrouve  dans  toute  l'Europe  ce  goût  de  réformes  et  de  nouveautés, 
cette  inquiétude,  cet  enthousiasme,  ces  espérances  qui  vont  amener 
la  Révolution.  Si  elle  éclate  d'abord  en  France,  c'est  parce  que  la 
France  était  alors  le  pays  le  plus  prospère,  celui  où  les  mstitutions  du 
moyen  âge  ayant  été  le  plus  complètement  détruites,  on  en  supportait 
les  débris  avec  plus  d'impatience.  Si  la  France  la  première  adopte  et 
propage  à  travers  le  monde  les  idées  de  la  Révolution,  c'est  grâce  à 
ces  facultés  d'enthousiasme  et  de  vertu  conquérante  qui,  à  d'autres 
époques,  l'ont  pareillement  caractérisée.  La  France  n'a  pas  changé  et 
ce  sont  ses  «  morts  «  les  plus  lointains  qui  «  parlent  »  et  qui  agissent 
par  la  voix  et  par  les  actes  de  leurs  descendans.  Les  hommes  qui  gou- 
vernent la  France  en  1795  sont  ces  formidables  légistes,  armés  et 
bardés  de  fer,  descendans  directs  des  chevaliers  es  lois  de  Phihppe  le 
Bel,  émules  excessifs  de  RicheUeu,  continuateurs  démesurés  de 
Louvois.  Les  «  frontières  naturelles,  »  que  réclament  les  Conven 
tionnels  pour  la  France,  sont  celles  mêmes  que  la  légende  avait  esquis- 
sées et  que  l'histoire  dessinait  depuis  des  siècles.  L'élan  qui  pousse 
les  soldats  de  la  Convention  contre  l'étranger  procède  de  la  même 
révolte  de  sentinient  national,  de  la  même  impulsion  héréditaire 
qui  avait  sauvé  la  France,  aux  temps  de  la  guerre  de  Cent  ans  et  des 
guerres  de  religion.  La  \dctoire  réveille  dans  les  âmes  tous  les  ins- 
tincts anciens  de  gloire,  de  croisade,  d'éclat  et  d'aventures,  «  ce  fonds 
de  roman  de  chevalerie  et  de  chanson  de  geste  que  porte  en  soi  chaque 
Français.  » 

Un  exemple  entre  cent  fera  bien  comprendre  quelle  lumière  pro- 


454  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jette  sur  l'histoire  de  la  Révolution  cette  notion  de  la  survivance  du 
passé.  Les  apologistes  de  la  Terreur  se  sont  plu  à  propager  la  légende 
d'après  laquelle  les  excès  mêmes  de  la  tyrannie  et  la  cruauté  des 
exécutions  des  Terroristes  auraient  eu  pour  résultat  de  sauver  la 
France  en  faisant  du  patriotisme  une  nécessité.  Gela  est  proprement 
dépourvu  de  sens.  «  Si  l'on  s'en  tient  à  la  concordance  des  faits,  écrit 
l'auteur  de  V Europe  et  la  Révolution  française,  si  l'on  a  par  malheur  le 
regard  assez  borné  et  l'esprit  assez  court  pour  n'apercevoir  que  ces 
deux  objets;  un  écbafaud  et  une  armée,  un  gouvernement  qui  exter- 
mine et  des  héros  qui  se  dévouent,  et  si  l'on  conclut  de  l'un  à  l'autre, 
on  en  arrive  à  ce  paradoxe  d'attribuer  à  la  tyrannie  la  plus  avilissante 
que  la  France  ait  subie,  l'œuvre  la  plus  magnifique  qu'ait  exécutée  le 
génie  français.  La  chaîne  se  brise,  il  n'y  a  plus  de  proportions,  par- 
tant plus  de  vérité.  »  En  effet,  il  y  a  un  troisième  terme  qu'il  faut  faire 
intervenir,  et  qu'on  ne  découvre  qu'à  condition  de  se  placer  assez  haut 
pour  l'apercevoir  dans  le  lointain:  c'est  le  passé  de  notre  race  et  c'est 
notre  génie  national.  D'où  viendrait  l'héroïsme  si  ce  n'est  d'une  tra- 
dition héroïque?  «  Si. l'on  considère  les  Français  de  1792,  on  recon- 
naît dans  cette  foule  de  pauvres  gens  qui  s'en  vont  aux  frontières 
combattre  pour  la  liberté  de  la  France  et  pour  celle  du  vieux  monde, 
les  descendans  de  ces  guerriers  illuminés  du  moyen  âge,  intrépides 
et  violens,  qui  marchaient  au  miracle  à  l'appel  de  leurs  moines.  »  La 
France  a  été  sauvée  malgré  la  Terreur,  disait  déjà  Michelet...  Aussi 
bien,  cette  idée  de  la  continuité  dans  l'histoire  révolutionnaire,  au 
moment  où  Sorel  la  présenta  était  nouvelle  et  pouvait  sembler  para- 
doxale :  elle   est  aujourd'hui  une  de  ces  notions  entrées  dans  le 
domaine  courant  et  qui  font  partie  du  commun  patrimoine  des  idées. 
De  même  qu'il  rattache  les  événemens  de  la  Révolution  à  notre 
passé,  l'auteur  de  l'Europe  et  la  Révolution  française  insiste  sur  le  rap- 
port qu'ils  soutiennent  avec  les  événemens  contemporains  dont  l'Europe 
était  alors  le  théâtre.  Si  la  Révolution  n'est  pas  en  dehors  de  notre  his- 
toire, elle  ne  saurait  être  davantage  indépendante  de  l'ensemble  des 
faits  au  milieu  desquels  eUe  s'est  produite,  qu'elle  a  en  partie  déter- 
minés chez  nos  voisins  et  dont  elle  a  dû  à  son  tour  subir  le  contre- 
coup. C'est  ici  la  seconde  des  idées  directrices  de  Sorel  et  qui  procède  A 
aussi  bien  de  la  même  conception,  ou  pour  mieux  dii-e  de  la  même  ■ 
vision  concrète  de  la  réalité,  puisqu'on  ne  peut,  si  ce  n'est  par  un  ■ 
effort  d'abstraction,  séparer  les  faits  de  leur  ambiance  et  mesurer  le 
mouvement  sans  tenir  compte  de  la  résistance  qu'il  a  provoquée. 
Sorel  était  frappé  de  voir  qu'on  eût  si  souvent  écrit  l'histoire  intérieure 


REVUE    LITTÉRAIRE.  455 

de  la  Révolution,  comme  si  la  France  eût  été  seule  dans  le  monde, 
sans  rivaux,  sans  jaloux,  sans  ennemis.  «  On  a  fait  trop  insuffisante  la 
part  de  l'Europe,  de  ses  princes,  de  ses  peuples,  de  leurs  prétentions, 
de  leurs  traditions,  de  leurs  convoitises  de  la  terre,  de  leurs  desseins 
de  suprématie...  J'ai  essayé  de  faire  cette  part  plus  exactement.  » 
L'Europe  avait  commencé  par  assister  sans  inqpiiétude  au  mouvement 
révolutionnaire  ;  les  penseurs  y  avaient  applaudi,  et  les  chefs  d'État  s'en 
réjouissaient,  très  persuadés  que  c'était  pour  la  France  une  cause  cer- 
taine d'affaiblissement.  Mais  il  fallut  bientôt  s'éveiller  de  cette  sécurité. 
Car  si  la  Révolution  baigne  dans  le  passé,  ou  si  les  traditions  du  passé 
s'y  insinuent,  d'autre  part  elle  offre  un  caractère  nouveau,  qui  la 
différencie  de  toutes  les  révolutions  qui  l'avaient  précédée  en  Europe  : 
c'est  le  prosélytisme,  la  frénésie  de  propagande.  Elle  veut  porter  dans 
tous  les  pays  les  idées  françaises  ;  mais  en  travaillant  au  triomphe  de 
ces  idées,  elle  poursuit  en  même  temps  celui  de  la  suprématie  fran- 
çaise et  devient  une  menace  pour  les  États  européens. 

Ces  deux  points  établis  —  le  lien  avec  le  passé  de  notre  histoire, 
le  lien  avec  la  politique  de  l'Europe  —  l'historien  de  la  Révolution  n'a 
plus  de  peine  à  dérouler  la  trame  ininterrompue  où  se  succèdent  tous 
les  événemens.  Les  guerres  de  la  Révolution  font  suite  à  celles  de  la 
monarchie,  nous  mettant  aux  prises  avec  les  mêmes  adversaires  pour 
la  possession  des  mêmes  avantages;  les  guerres  de  l'Empire  font 
suite  aux  guerres  de  la  Révolution.  Danton  s'écriait  :  «  Les  limites  de 
la  France  sont  marquées  par  la  nature.  Nous  les  atteindrons  dans  leurs 
quatre  points  :  à  l'Océan,  aux  bords  du  Rhin,  aux  [Alpes,  aux  Pyré- 
nées. »  C'est  la  maxime  d'État  d'où  vont  sortir  -vdngt-trois  années  de 
guerre.  A  aucun  moment  l'Europe  n'admit  que  la  France  conservât 
ses  limites  naturelles.  Une  fois  engagés  dans  cette  lutte,  ni  le  gouver- 
nement révolutionnaire,  ni  celui  de  Napoléon  ne  pouvaient  plus 
s'arrêter.  La  politique  de  l'Empire  continue  celle  du  Directoire,  qui 
avait  continué  celle  de  la  Convention.  On  a  coutume  démettre  sur  le 
compte  d'une  insatiable  avidité  de  conquêtes  l'enchaînement  des 
guerres  napoléoniennes  ;  le  fait  est  qu'il  y  faut  plutôt  voir  un  effet  de 
la  force  des  choses.  A  maintes  reprises  Napoléon  a  souhaité  la  paix, 
d'autant  plus  sincèrement  qu'elle  était  tout  à  son  profit.  Après 
Marengo,  il  n'avait  plus  rien  à  gagner  à  la  guerre.  La  paix,  une 
paix  splendide,  était  sa  raison  d'être  au  pouvoir  et  la  garantie  de 
son  gouvernement.  La  paix  partout,  dans  la  société  par  le  Code  ciA^l, 
dans  les  âmes  par  le  Concordat,  la  réorganisation  du  travail,  de  l'in- 
dustrie, du  commerce,  du  crédit  de  la  France,  voilà  le  programme  du 


45G  RRVUE  DES  DEUX  MONDES. 

CoQiUlal.  La  grande  chimère  de  Napoléon  est  d'avoir  cra  cette  paix 
possible  et  de  l'avoir  cru  jusqu'aux  dernières  catastrophes.  «  Cette 
chimère  qui  trahit  chez  ce  grand  réaliste  un  côté  de  spéculation  dans 
l'espace,  un  fond  de  mathématicien,  sans  quoi  il  n'eût  pas  été  com- 
plètement de  son  siècle,  et  ne  l'eût  pas  dominé,  c'est  l'idée  a  priori 
qu'il  y  a  une  limite,  une  fm  logique,  un  système  coordonné  définitif 
dans  les  choses  humaines,  que  la  raison  de  l'homme  peut  concevoir 
«e  système,  et  la  main  de  l'homme  le  disposer...  »  Après  Austerlitz, 
même  désir  passionné  de  la  paix.  Mais  l'Empereur  connaissait  les  dis- 
positions de  l'Europe,  qui,  elle,  n'accorderait  la  paix  que  comme 
une  trêve  et  pour  la  rompre.  C'est  pourquoi  il  se  met  en  mesure  de 
rendre  aussi  formidable  que  possible  le  statu  quo  dont  il  entendait 
exiger  la  reconnaissance.  «  Le  Grand  Empire,  comme  la  plus  grande 
République  du  Directoire,  dérive  de  cette  nécessité  de  contraindre 
l'Angleterre  à  la  paix  française.  Napoléon  l'entoure  des  rois  de  son 
sang,  créés  et  investis  par  lui,  comme  le  Directoire  s'entourait  de 
républiques  suscitées  par  la  République  française  et  à  son  image.  » 
Cependant  ce  continuel  état  de  guerre  avait  pour  résultat  de  faire 
germer,  croître,  s'épanouir  chez  les  peuples  étrangers  une  des  prin- 
cipales idées  que  la  Révolution  leur  avait  apportées.  Elle  prêchait  que 
les  peuples  s'appartiennent,  et  doivent  être  maîtres  chez  eux.  Elle 
les  appelait  à  l'indépendance.  Elle  exaltait  le  sentiment  national.  A 
mesure  que  ce  sentiment  s'affermissait,  il  devenait  pour  la  France 
plus  menaçant.  Car  la  première  application  qu'allaient  faire  les  nations 
du  principe  sur  lequel  on  fondait  le  droit  nouveau,  c'était  justement  de 
s'affranchir  de  la  domination  française.  Ainsi  nos  désastres  devaieni 
provenir  du  triomphe  même  de  l'idée  dont  nous  nous  étions  faits  les 
champions  et  qui  se  retournait  contre  nous.  L'Empire  qui  continuait 
la  tradition  révolutionnaire  devait  succomber  sous  la  poussée  d'un 
dogme  issu  de  la  Révolution.  Par  une  espèce  d'ironie,  ou  plutôt  par 
une  conséquence  logique,  la  R'^volution  qui  s'était  faite  au  nom  de  la 
paix  et  de  la  fraternité  universelle  des  peuples,  avait  substitué  à 
l'Europe  cosmopolite,  où  dominaient  la  culture  et  l'influence  françaises, 
une  Europe  où  la  France  allait  se  trouver  entourée  de  nationalités 
rréduclibles. 

On  voit  assez  comment  la  vie  circule  dans  l'histoire  ainsi  comprise. 
L'œuvre  prend  en  même  temps  un  incontestable  caractère  de  grandeur 
Albert  Sorel  avait  une  hantise  des  horizons  reculés  jusqu'à  l'infini. 
A  l'ami  qui  l'accompagnait  dans  ses  promenades  en  Normandie,  il 
réoétait  souvent:  «  Allons  plus  haut,  là  où  l'on  découvre  la  mer...  »  Il 


REVUE    LITTÉRAIR2.  i^l 

aimait  à  embrasser  de  vastes  étendues.  De  même  pour  l'histoire  :  si 
large  que  fût  le  tableau,  il  croyait  nécessaire  de  donner  l'impression 
qu'ily  a  plus  d'espace  derrière  la  toile  que  sur  la  toile  même.  «  Comme 
du  bruissement  de  la  forêt  ou  de  celui  de  la  mer,  des  chants  semblent 
s'élever  jusqu'à  nous,  il  faut  que  des  voix  montent  du  passé,  mysté- 
rieuses et  distinctes.  »  Au  surplus,  cette  importance  donnée  à  la  pres- 
sion du  passé,  n'aboutit  pas  chez  l'historien  au  fatalisme.  S'il  recon- 
naît une  nécessité  en  histoire,  c'est  une  nécessité  qui  ne  provient 
que  de  l'accumulation  d'actes  humains  :  elle  a  été  faite  par  des 
hommes,  elle  peut  être  défaite  par  d'autres  hommes.  Plus  encore  qu'aux 
impulsions  de  l'homme  de  génie,  Sorel  croit  aux  efforts  multiples, 
innombrables  d'une  (foule,  de  tous  ces  humbles  qui  composent  un 
peuple.  Il  est  persuadé  qu'aucune  tâche  n'est  au-dessus  de  cet  effort 
collectif  et  volontaire.  Cette  idée  donne  à  son  récit  une  valeur  morale, 
y  répand  la  chaleur  et  l'émotion.  C'est  sous  le  coup  des  évéaemens 
de  1870  qu'Albert  Sorel  conçut  la  première  idée  de  son  livre.  Il  voulut 
en  faire  une  œuvre  d'impartialité  sans  doute,  mais  aussi  une  œuvre  de 
patriotisme  et  un  moyen  de  relèvement.  Ce  relèvement  de  son  pays, 
au  moment  où  U  terminait  son  livre,  U  n'avait  pas  cessé  d'y  croire.  Il 
évoquait  aux  dernières  lignes  l'image  de  ces  petites  gens,  de  ces 
pauvres  diables  de  chez  nous  qui  ont  fait,  dans  la  suite  des  temps,  de 
si  grandes  choses.  11  continuait  d'en  attendre  beaucoup.  Il  protestait 
de  sa  «  foi  inébranlable  dans  les  destinées  de  son  pays.  »  Une  telle  assu- 
rance, venant  d'un  homme  qui  avait  pénétré  si  avant  dans  les  secrets 
de  notre  histoire,  a  beaucoup  de  prix.  A  vrai  dire,  en  traçant  à  grands 
traits  ce  mouvant  tableau  d'une  des  périodes  décisives  de  notre  passé, 
Albert  Sorel  travaillait  à  préparer  au  pays  cet  avenir  meilleur  qu'il 
lui  souhaitait,  puisque  son  livre  enseigne  à  chaque  page  la  largeur 
des  vues,  le  respect  du  vrai  et  un  pareil  amour  pour  cette  ancienne 
France  et  cette  France  nouvelle  —  qui  ne  font  qu'une  France . 

René  Doumic. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


LES  MÉMOIRES  D'UN  AVENTURIER  IRLANDAIS 


Buck  Whaley's  Memoirs,  edited,  with  Introduction  and  Notes,  by 
Sir  Edward  Sullivan,  1  vol.  in-8°,  Londres,  1906. 

Un  soir  du  commencement  de  l'année  1788,  tout  le  beau  monde  de 
Dublin  était  réuni,  à  table,  dans  l'hôtel  somptueux  du  duc  de  Leinster. 
n  y  avait  là,  à  côté  d'un  grand  nombre  de  dames  de  l'aristocratie  anglaise 
et  irlandaise,  les  principaux  représentans  de  la  «  jeunesse  dorée  »  de 
l'endroit  ;  membres  du  Club  du  Feu  d'Enfer,  dont  les  mystérieuses 
orgies  faisaient  à  la  fois  le  scandale  et  l'admiration  de  la  ^^lle,  ou  bien 
de  ce  Club  de  Daly  dont  les  volets,  —  toujours  fermés  depuis  midi, 
pour  que  l'on  pût  y  jouer  avec  plus  d'entrain  à  la  lumière  des  lampes, 
—  ne  s'ouvraient  que,  de  temps  à  autre,  pour  livrer  passage  à  un  tri- 
cheur qu'on  lançait  à  la  rue.  Il  y  avait  là  quelques-uns  de  ces  buc/cs 
(daims,  ou  boucs)  de  Dublin,  que  toutes  les  capitales  de  l'Europe  en- 
viaient justement  à  la  capitale  irlandaise  :  le  Buck  Sheehy,  lord 
Clonmell,  ou  peut-être  ce  Buck  English  qui,  un  jour,  au  cabaret, 
ayant  tué  un  domestique,  avait  simplement  réglé  l'affaire  en  deman- 
dant qu'on  lui  comptât  ce  domestique,  sur  sa  note,  pour  cinquante 
li\Tes  sterling.  Mais  le  héros  de  la  fête,  ce  soir-là,  était  un  autre  buck, 
Thomas  Whaley,  un  garçon  de  vingt-deux  ans,  dont  on  savait  qu'il  lui 
avait  suffi  de  cinq  ans  pour  dépenser  toute  la  grosse  fortune  qu'il  avait 
héritée  de  son  père. 

Avec  le  dernier  argent  qui  lui  restait,  Whaley  venait  de  se  faire 
construire,  àPlymouth.un  vaisseau  de  deux  cent  quatre-vingts  tonnes, 
armé  de  vingt-deux  canons.  Il  avait  commandé  ce  vaisseau  sans  avoir 


REVUES   ÉTRANGÈRES.  459 

la  moindre  idée  de  l'usage  qu'il  pourrait  en  faire  ;  et  comme,  après  le 
souper,  quelqu'un  lui  demandait,  par  plaisanterie,  vers  quel  lieu  du 
monde  il  comptait  d'abord  se  diriger,  c'est  à  tout  hasard  qu'il  répon- 
dit :  «  Vers  Jérusalem  I  »  La  réponse  fut  accueillie  par  un  éclat  de  rire 
unanime.  La  plupart  des  assistans  affirmèrent  que  Jérusalem  avait 
cessé  d'exister,  depuis  des  siècles,  de  la  même  façon  que  Babylone,  ou 
que  Tyr  et  Sidon  ;les  autres  soutinrent  que,  si  l'ancienne  cité  biblique 
existait  encore  quelque  part,  ce  n'était  pas  Whaley,  en  tout  cas,  qui 
parviendrait  à  la  découvrir.  Le  jeune  buck,  qui  avait  toujours  adoré  la 
contradiction,  fut  ravi  d'une  aussi  excellente  occasion  de  se  faire 
valoir  :  il  s'ofTrit  à  parier,  contre  tout  le  monde,  qu'il  irait  à  Jérusalem 
et  serait  de  retour  à  Dublin  avant  deux  ans.  Dès  le  surlendemain,  les 
enjeux  du  pari  avaient  déjà  dépassé  12  000  livres  sterling. 

Voilà  comment  fut  décidé  le  voyage  de  Thomas  Whaley  en  Pales- 
tine. Et  le  voyage  eut  lieu, —  mais  non  pas  sur  le  vaisseau  commandé 
à  Piymouth,  le  jeune  homme  s'étant  vu  contraint  de  le  vendre,  aus- 
sitôt construit;  —  et  Whaley,  s'il  eut  infiniment  de  peine  à  toucher  les 
sommes  qu'il  avait  gagnées,  s'acquit  du  moins,  par  cet  exploit,  une 
célébrité  immortelle  :  car  il  n'y  a  personne,  aujourd'hui  encore,  en 
Angleterre  comme  en  Irlande,  qui  ne  connaisse  le  nom  de  ce  «  Jéru- 
salem Whaley  »  qui,  —  pour  citer  une  des  innombrables  chansons 
composées  à  sa  gloire,  —  «  étant  très  à  court  d'argent,  et  ayant  l'ha- 
bitude d'étonner  son  monde,  a  parié  plus  de  10  000  livres  qu'il  visi- 
terait les  Lieux  Saints.  »  Mais  on  s'était  toujours  demandé,  jusqu'ici, 
ce  que  pouvaient  être  devenus  les  mémoires  que  l'aventurier  irlandais 
passait  pour  avoir  écrits,  au  retour  de  son  voyage;  et  la  surprise  et 
le  plaisir  ont  été  grands  lorsque,  le  mois  passc,  l'on  a  appris  que  ces 
mémoires  qu'on  croyait  perdus  allaient  enfin  être  publiés. 

Ils  avaient  été  découverts,  tout  récemment,  par  un  érudit  irlan- 
dais, sir  Edward  Sulhvan,  dans  des  circonstances  assez  singulières. 
Étant  entré,  par  hasard,  à  Londres,  dans  une  salle  de  ventes,  M.  Sul- 
livan s'était  fait  adjuger  deux  volumes  reliés,  que  l'on  vendait  unique- 
ment pour  la  beauté,  ou  plutôt  pour  le  luxe  un  peu  prétentieux,  de 
leur  reliure.  Sous  cette  reliure  en  maroquin  rouge  lourdement  doré 
se  trouvait  un  manuscrit,  signé  des  initiales  W.  M.,  et  intitulé: 
Voyages  dans  diverses  parties  de  V Europe  et  de  l'Asie,  et  notamment  à 
Jérusalem,  avec  un  récit  sommaire  de  la  vie  de  V auteur,  et  ses  mémoires 
privés.  Le  manuscrit  était  une  copie  très  soignée,  évidemment  faite  en 
vue  de  l'impression  :  au  bas  de  la  page  du  titre,  écrite  à  l'imitation 
d'un  titre  imprimé,  on  avait  mis  :  «  Dublin,  1797.  »  Et  un  coup  d'œil  jeté 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  le  texte  suffit  à  sir  tilward  Sullivan  pour  lui  prouver  que  les  deux 
volumes  qu'il  venait  d'acheter  étaient  bien  les  mémoires  inédits  de 
Jérusalem  Whaley,  dont  un  ami  intime  de  celui-ci  avait  fait  mention, 
dans  une  notice  nécrologique,  en  1800,  au  lendemain  de  la  mort  du 
voyageur.  Cependant,  le  nouveau  possesseur  du  manuscrit  ne  voulut 
point  s'en  tenir  à  cette  première  certitude,  et  se  livra  à  une  longue  en- 
quête supplémentaire,  qui  eut  pour  résultat  de  rendre  absolument  in- 
contestable l'authenticité  de  sa  précieuse  trouvaille.  Non  seulement, 
en  effet,  des  descendans  de  Whaley  mirent  à  sa  disposition  un  autre 
manuscrit  des  mêmes  mémoires,  mais  il  eut  encore  la  bonne  fortune 
de  découvrir  le  journal  de  route  d'un  certain  capitaine  Moore,  qui 
avait  accompagné  Whaley  à  Jérusalem,  et  'dont  le  récit  concordait 
pleinement  avec  celui  du  célèbre  «  beau  »  irlandais. 

Et,  delà  confrontation  de  ce  journal  de  route  du  capitaine  Moore 
avec  les  mémoires  de  Whaley,  une  seconde  conclusion  s'est  trouvée 
ressortir,  qui  doit  avoir  achevé  de  décider  sir  Edward  Sullivan  à  la 
publication  de  son  manuscrit  :  c'est  que  Whaley,  avec  tous  ses  vices, 
n'a  jamais  menti,  dans  ce  qu'il  nous  raconte  de  ses  aventures.  T.e  fait 
est  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  point,  dans  toute  sa  relation  du  voyage 
à  Jérusalem,  où  son  récit  s'écarte  sérieusemiènt  des  notes  prises, 
au  jour  le  jour,  par  son  compagnon  :  de  telle  sorte  que  nous  avons 
tout  droit  de  supposer  que  Whaley  n'a  pas  été  moins  véridique  dans 
cette  autre  partie  de  ses  souvenirs  où,  faute  d'avoir  personne  pour 
nous  permettre  de  contrôler  ses  affirmations,  nous  sommes  plus  ou 
moins  forcés  de  le  croire  sur  parole. 

Cette  autre  partie,  malheureusement,  tient  assez  peu  de  place  dans 
l'en-^enible  du  manuscrit  :  soit  que  Whaley  ait  considéré  son  voyage  à 
Jérusalem  comme  l'événement  capital  de  sa  vie,  ou  plutôt  que,  ayant 
recueilli  des  notes  tout  le  long  de  sa  route,  il  ait  voulu  ensuite  les  uti- 
liser jusqu'au  moindre  détail.  Sur  les  340  pages  que  remplissent  ses 
Mémoires,  dans  l'édition  nouvelle,  le  fameux  voyage,  à  lui  seul,  en 
occupe  tout  près  de  250;  et  l'on  ne  peut  s'empêcher  de  regretter  que 
l'auteur  n'ait  pas  traité  avec  le  même  développement  maints  autres 
épisodes  de  son  aventureuse  carrière,  qui  auraient  eu  beaucoup  plus 
de  quoi  nous  intéresser  que  son  itinéraire  de  Dublin  à  Jérusalem. 

Non  pas,  pourtant,  que  cet  itinéraire  soit  jamais  ennuyeux,  ni  même 
qu'on  ne  puisse  y  trouver  une  foule  de  petites  particularités  instruc- 
tives ou  divertissantes.  Tout  en  étant,  à  coup  sûr,  ce  qu'on  pourrait 
hardiment  appeler  un  «  drôle,  »  Jérusalem  Whaley  est  un  homme 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  461 

fort  intelligent,  lettré,  spirituel,  bon  observateur,  avec  un  mélange 
singulier  de  résignation  philosophique  et  de  cynisme  ingénu.  Lors 
même  que,  suivant  l'usage  invariable  des  voyageurs  de  son  temps,  il 
emprunte  à  d'autres  livres  les  élémens  de  ses  descriptions,  il  sait 
donner  à  ses  emprunts  un  tour  original  ;  et  souvent  aussi  il  regarde  et 
juge  pour  son  propre  compte,  notamment  quand  il  s'agit  des  femmes, 
dont  il  reste  également  curieux  sous  toutes  les  latitudes,  ou  encore 
quand  il  s'agit  des  mille  formes  diverses  que  prennent,  dans  les  divers 
pays,  toute  sorte  de  vices  dont  personne  ne  connaît  mieux  que  lui 
la  forme  anglaise,  ou  européenne.  Il  y  a,  dans  son  livre,  des  portraits 
d'ivrognes,  de  joueurs,  de  proxénètes,  de  charmans  et  dangereux 
coquins,  que  j'aimerais  à  pouvoir  citer,  en  leur  opposant  même  une  ou 
deux  figures  naïvement  touchantes  de  braves  gens,  comme  celle  de  ce 
Supérieur  de  la  mission  catholique  de  Jérusalem,  qui  féhcite  si  chaude- 
ment le  jeune  homme  de  l'objet  pieux  de  son  pèlerinage  que  Whaley, 
rouge  de  honte,  se  demande  s'il  ne  va  pas  lui  révéler  le  véritable  objet 
de  son  excursion  au  tombeau  du  Sauveur.  Voici,  du  moins,  quelques 
passages,  que  je  prends  un  peu  au  hasard,  et  qui  pourront  donner  une 
idée  de  l'attrait  piquant  de  ce  long  récit  : 

A  Srayrne,  les  douanes  étaient  affermées  à  un  Turc  orgueilleux,  qui  se 
montra  surpris  que  nous  ne  fussions  pas  venus,  en  personne,  lui  présenter 
nos  hommages.  Ayant  été  informé  do  la  manière  de  penser  de  ce  fonction- 
naire, et  du  grand  attachement  qu'il  avait  pour  les  petits  pourboires,  je 
mis  une  lorgnette  dans  ma  poche  et,  en  compagnie  de  M.  L...,  je  me  rendis 
aux  btireaux  de  la  douane,  où  nous  découvrîmes  que  ce  fermier  général  à 
longue  barbe  nous  attendait,  et  se  proposait  de  nous  recevoir  en  cérémonie. 

Introduits  dans  sa  salle  d'apparat,  nous  le  trouvâmes  assis  à  terre  :  il  ne 
daigna  pas  nous  favoriser  d'un  regard,  mais  nous  ordonna  de  nous  asseoir 
et  de  prendre  des  pipes.  J'étais  encore  depuis  trop  peu  de  temps  en  Turquie 
pour  avoir  déjà  adopté  la  coutume  de  fumer;  mais  mon  compagnon  m'in- 
forma que  je  paraîtrais  extrêmement  impoli  si  je  ne  faisais  pas,  tout  au 
moins,  semblant  de  fumer.  Il  me  fallut  donc  me  mettre  une  pipe  entre 
les  lèvres;  et  ainsi  nous  restâmes,  pendant  plus  d'un  quart  d'heure,  sans 
qu'une  seule  syllabe  fût  prononcée,  bien  qu'il  y  eût  plus  de  vingt  per- 
sonnes réunies  dans  la  salle.  Puis  on  nous  servit  des  douceurs,  et  puis  un 
peu  de  café  sans  sucre.  Enfin,  après  cette  collation,  le  douanier  turc  con- 
descendit à  rompre  le  silence,  et  nous  demanda  si  nous  avions,  dans  nos 
malles,  autre  chose  que  des  vêtemens.  Sur  notre  réponse  négative,  il  or- 
donna aussitôt  que  notre  bagage  nous  fût  délivré  sans  être  ouvert.  Je  lui 
présentai  alors  ma  lorgnette  :  il  me  fit  l'honneur  de  l'accepter,  mais  sans 
la  regarder,  ni  me  dire  un  mot  de  remerciement. 

Et  je  fus  très  frappé,  d'abord,  d'une  façon  d'agir  aussi  incivile  ;  mais 
bientôt,  en  connaissant  mieux  le  caractère  des  Turcs,  je  découvris  que  cette 


462  RKVUE  DES  DEUX  MONDES. 

façon  d'agir  ne  procédait  point  ûu  mauvais  vouloir,  ni  de  l'impolitesse.  Les 
Turcs,  dans  leur  orgueil,  ne  veulent  point  que  vous  supposiez  que  quelque 
chose  qui  leur  vient  de  vous  puisse  leur  apporter  la  moindre  satisfaction. 
En  recevant  un  cadeau  d'un  chrétien,  un  Turc  est  persuadé  que  c'est  lui  qui 
oblige,  et  jamais  vous  ne  l'amènerez  à  concevoir  que  vous  l'obligiez,  si 
même  vous  lui  faites  présent  de  la  moitié  de  votre  fortune. 

Quelques  jours  après,  à  Fotcha  Nova  Whaley  eut  l'occasion 
d'assister  à  une  autre  manifestation  du  caractère  turc  : 

En  revenant  d'une  de  nos  chasses,  nous  fûmes  accostés  par  un  musul- 
man d'apparence  tirs  respectable,  qui  nous  témoigna  le  désir  de  nous 
accompagner  à  bord,  pour  voir  notre  bateau.  Nous  l'emmenàme^  donc  avec 
nous,  et  il  sembla  très  touché  de  cette  attention.  11  loua  grandement  l'odeur 
de  notre  porter  en  bouteille,  et  approuva  fort  notre  cuisine  anglaise  ;  mais 
lorsqu'on  lui  présenta  un  couteau  et  une  fourchette,  il  se  montra  très  sur- 
pris de  ces  instrumens,  et,  après  une  tentative  malheureuse  pour  en  faire 
usage,  il  eut  recours  à  sa  vieille  méthode,  qu'il  trouva  la  meilleure,  et  dont 
il  fît  un  emploi  excellent  pour  dévorer  tout  ce  qu'il  y  avait  sur  la  table  qui 
pût  être  mangé.  Le  dîner  fini,  nous  lui  offrîmes  du  vin,  qu'il  refusa;  mais  il 
but  une  bouteille  entière  de  rhum,  qui  ne  fit  que  lui  donner  soif.  Or, 
comme  notre  provision  de  rhum  était  très  réduite,  je  proposai  de  lui  servir, 
en  échange,  un  peu  d'eau  de  lavande,  ayant  lu  dans  les  Mémoires  de  De 
Tott  que  les  Turcs  absorbent  parfois  de  grandes  quantités  de  ce  liquide 
extrêmement  violent.  On  lui  en  servit  une  bouteille,  dont  il  but  aussitôt  la 
moitié;  et,  certainement,  il  aurait  achevé  la  bouteille  si  je  ne  la  lui  avais 
retirée  des  mains.  Et  alors,  le  rhum  et  la  lavande  ayant  commencé  à 
opérer,  je  ne  pus  m'empêcher  d'éprouver  de  très  sérieuses  appréhensions  : 
car  lorsqu'un  Turc  s'enivre,  il  ce  se  fait  point  de  scrupule  de  tuer  le  pre- 
mier ^taowr  qu'il  rencontre,  et  la  loi  ne  punit  ce  délit  que  d'une  légère  bas- 
tonnade. Cependant  j'eus  le  plaisir  de  voir  que  notre  hôte  se  tenait  relative- 
ment tranquille.  Nous  le  ramenâmes  au  port,  et  le  laissâmes  là,  à  la  garde 
de  Dieu. 

A  Chypre,  Whaley  s'achète  une  petite  amie  : 

Jamais  je  n'oublierai  ma  tendre,  fidèle  et  charmante  Teresina,  telle  que 
je  l'ai  achetée  à  ses  parens.  Quand  je  la  vis  d'abord,  elle  était  assise  devant 
sa  porte.  La  beauté  de  son  teint,  la  régularité  de  ses  traits,  mais  surtout  la 
simplicité  innocente  et  modeste  de  son  expression,  me  firent  la  considérer 
avec  ravissement.  Ce  que  voyant,  ses  parens  résolurent  aussitôt  de  tournera 
leur  profit  la  vive  impression  que  leur  aimable  enfant  avait  faite  sur  moi, 
Un  quartd'heuro  après,le  marché  était  conclu,  j'avais  payé  environ  130  livres, 
et  Teresina  m'appartenait.  Pour  étrange  que  cela  puisse  sembler,  j'étais  la 
seule  personne  à  m'étonner  d'une  transaction  aussi  extraordinaire.  Teresina 
versa  bien  quelques  larmes  en  quittant  ses  parens,  mais  elles  furent  vite 
séchées  lorsque  je  l'eus  pourvue  des  robes  les  plus  coûteuses  qu'on  vendait 
dans  la  ville.  Elle  était  pleinement  heureuse  de  sa  situation  nouvelle.  Elle. 


>:, 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  463 

n'avait  que  treize  ans,  mais  son  âme  répondait  le  mieux  du  monde  à 
l'admirable  symétrie  de  sa  personne  :  courtoise  et  affable  pour  chacun, 
sans  regret  du  passé  ni  souci  de  l'avenir,  son  unique  préoccupation 
était  d'assurer  le  bonheur  de  celui  qu'elle  considérait  comme  un  maître 
et  un  bienfaiteur.  Quant  à  moi,  parvenu  au  terme  de  mon  voyage,  je  com- 
pris que  c'était  à  la  fois  mon  devoir  et  mon  penchant  d'assurer  le  sort  de 
cette  adorable  fille;  et  comme  j'étais  convaincu  qu'elle  ne  pouvait  pas  être 
insensible  aux  précieuses  qualités  de  mon  cher  valet  arménien,  Paolo,  qui 
était  sur  le  point  de  s'en  retourner  dans  son  pays,  je  leur  proposai  de  se 
marier  ensemble,  ce  qu'ils  acceptèrent  tous  deux  avec  un  empressement 
mêlé  de  reconnaissance...  Heureuse  simplicité  !  Je  laisse  à  nos  philosophes 
modernes  le  soin  de  la  commenter;  pour  ma  part,  je  ne  rougis  point  de 
reconnaître  que  j'admire  de  tout  mon  cœur  la  soumission  passive  et  la 
sage  inphilosophie  de  ma  chère  Teresina,  en  même  temps  que  je  ne  trouve 
pas  d'expressions  assez  fortes  pour  flétrir  l'égoïsme  intéressé  de  ses  parens. 

Mais  bien  d'autres  voyageurs,  avant  et  après  Thomas  Whaley, 
nous  ont  promenés  à  leur  suite  sur  les  chemins  de  Jérusalem;  et  il 
faut  reconnaître  que  les  plus  sceptiques  ont  encore  mis  à  leur  pèleri- 
nage un  recueillement,  une  préoccupation  de  la  beauté,  ou  du  rôle 
historique,  des  lieux  visités,  qui  manquent  vraiment  un  peu  trop  dans 
les  impressions  de  route  du  jeune  Irlandais.  On  sent  trop  que  celui-ci, 
tout  en  ne  négligeant  aucun  moyen  de  se  divertir,  —  et  H  est  homme, 
je  le  répète,  à  goûter  la  vue  d'une  belle  ruine,  ou  d'une  inscription 
curieuse,  presque  autant  que  celle  d'une  joUe  fille,  —  n'a  cependant 
de  pensée,  au  fond  de  son  cœur,  que  pour  le  gros  enjeu  qui  l'attend  à 
Dublin.  Lui-même,  d'aOleurs,  nous  le  dit,  avec  sa  franchise  ordinaire. 
Parmi  les  émotions  de  toute  espèce  que  lui  inspire  le  premier  aspect  de 
Jérusalem,  aucune  ne  lui  paraît  aussi  importante  à  nous  signaler  que 
«  la  perspective  radieuse  de  terminer  bientôt  son  expédition,  et  de 
pouvoir  se  remettre  en  route  vers  l'Irlande.  »  Son  voyage  à  Jérusalem 
n'a  décidément  été,  dans  sa  vie,  qu'un  incident  pareU  à  cent  autres, 
une  des  cent  folies  où  l'a  entraîné,  avec  son  besoin  naturel  «  d'étonner 
le  monde,  »  l'extraordinaire  passion  d'aventures  qu'il  avait  en  soi.  Et 
c'est  chose  certaine  que  les  quelques  pages  de  son  récit  qui  ne  sont 
point  consacrées  au  fameux  voyage,  s'il  avait  consenti  à  les  dévelop- 
per,jlui  auraient  fourni  la  matière  d'un  livre  infiniment  plus  intéressant 
pour  nous  que  celui  que  vient  d'exhumer  sir  Edward  Sullivan. 

Ces  quelques  pages  se  répartissent  en  deux  chapitres  distincts, 
dont  l'un  sert  de  préface  au  hvre,  et  l'autre  d'épilogue.  Le  premier 
nous  raconte  la  jeunesse  de  Whaley;  le  second  est  un  résumé  rapide 


464  RE\TJE   DES   DEUX   MONDES. 

des  événemens  qui  ont  suivi  son  retour  en  Europe,  et  notamment  des 
nombreux  séjours  qu'U  a  faits  à  Paris,  pendant  les  plus  tragiques 
années  de  la  Révolution. 

Du  premier  chapitre  on  ne  saurait  donner  une  idée  plus  exacte, 
me  semble-t-n,  qu'en  le  comparant  à  un  chapitre  de  Gil  Blas  ou  du 
Roderick  Random  de  SmoUetl,  mais  en  ajoutant  qu'il  y  a  toujours, 
chez  Whaley,  un  accent  particulier  de  véracité  à  la  fois  fanfaronne  et 
quasi  honteuse,  le  ton  d'un  homme  qui  voudrait  bien  se  vanter,  et 
qui,  en  même  temps,  est  forcé  de  reconnaître  que  de  plus  malins 
que  lui  l'ont  conduit  par  le  nez.  Il  raconte  d'abord  que,  lorsqu'il 
avait  seize  ans,  sa  mère,  désirant  qu'il  terminât  son  éducation,  la 
envoyé  en  France,  sous  la  garde  d'un  précepteur  qui  lui  avait  été 
recommandé  comme  un  homme  de  tout  repos.  Dès  le  lendemain  de 
l'arrivée  à  Paris,  le  précepteur  propose  à  son  élève  de  l'emmener  au 
théâtre;  mais  l'élève,  «  pour  certaines  raisons,»  préfère  rester  à 
l'hôtel;  et  quand  le  précepteur  revient  du  théâtre,  à  minuit,  U  trouve 
Whaley  «  en  très  fâcheuse  compagnie.  »  Sur  quoi  le  pauvre  garçon 
s'inquiète  de  la  réprimande  qu'il  prévoit  pour  le  lendemain  matin;  et 
il  est  tout  heureux  de  découvrir  que  son  maître,  en  fait  de  reproche, 
le  blâme  seulement  de  se  faire  tant  de  souci  «  pour  une  bagatelle.  » 
Cette  largeur  d'esprit,  nous  dit-il,  «  eut  vite  fait  de  me  réconcilier  avee 
le  caractère  de  mon  précepteur,  si  bien  que,  depuis  lors,  nous  vécûmes 
ensemble  dans  les  meilleurs  termes.  » 

De  Paris,  les  deux  amis  se  rendent  à  Auch,  où  le  précepteur  a  de- 
meuré autrefois,  et  qu'il  représente  à  son  élève  comme  la  ville  de 
France  où  il  pourra  le  mieux  «  apprendre  le  français,  et  se  perfec- 
tionner dans  les  arts  de  l'équitation,  de  l'escrime,  et  de  la  danse.  » 
Whaley  loue  donc,  à  Auch,  une  «  élégante  maison;  »  mais  il  en  loue 
aussi  à  Cauterets,  à  Bagnères,  et  à  Tarbes,  pour  plus  de  variété. 
«  Toutes  ces  maisons  n'étaient  qu'à  quelques  lieues  l'une  de  l'autre  ;  et, 
dans  chacune,  j'avais  soin  que  les  honneurs  de  ma  table  fussent  faits 
par  une  favorite.  Mon  précepteur,  de  son  côté,  voulut  suivre  mon 
exemple  ;  en  conséquence  de  quoi  il  prit  sous  sa  protection  une  autre 
beauté,  avec  laquelle  il  visita,  tour  à  tour,  mes  diverses  maisons.  Mais 
bien  que  nos  goûts  et  nos  penchans,  au  sujet  du  beau  sexe,  fussent 
parfaitement  pareils,  je  crus  m'apercevoir  que,  en  général,  nous  nous 
entendions  mieux  de  loin  que  de  près;  et,  dès  ce  moment,  sa  visite  à 
l'une  de  mes  résidences  fut  toujours,  pour  moi,  un  signal  d'avoir  à 
me  transporter  dans  une  autre.  » 

L'auteur  nous  décrit,  au   passage,  auelquos-unes    des  personnes 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  465 

qu'il  a  eu  l'occasion  de  connaître,  pendant  ce  séjour  de  plus  d'un  an  dans 
les  Pyrénées:  l'évéque  de  Tarbes,  un  certain  comte  deV...,  le  prince 
et  la  princesse  de  Rohan.  Ces  derniers,  le  sachant  très  riche,  lui  au- 
raient volontiers  donné  pour  femme  une  de  leurs  filles  ;  mais  la  mère  de 
Whaley  s'est  opposée  au  mariage,  en  raison  de  la  différence  des  reli- 
gions :  car  j'oubliais  de  dire  que  Whaley  était  protestant,  d'une  famille 
anglaise  introduite  en  Irlande  par  Cromwell,  et  que  son  père  s'était 
même  acquis  le  surnom  significatif  de  «  brûleur  de  chapelles.  »  De 
telle  manière  que  le  jeune  homme,  se  voyant  condamné  au  célibat, 
s'est  empressé  de  séduire  une  jeune  fille  noble,  cousine  du  comte  de 
V...;  et  cette  nouvelle  intrigue  a  eu  pour  effet  de  le  contraindre  à 
quitter  brusquement  ses  quatre  maisons  pyrénéennes.  Dénoncé  aux 
parens  de  la  jeune  fille  par  un  abbé,  qu'il  avait  pris  pour  professeur  de 
français,  il  a  publiquement  fouetté  ledit  abbé,  à  Auch,  sur  le  Cours, 
ce  qui  lui  a  valu  d'être  mis  en  prison.  Heureusement  sa  victime  s'est 
trouvée  n'être  qu'un  faux  abbé  ;  et  Whaley,  après  quelques  semaines 
d'emprisonnement,  a  pu  se  retirer  à  Marseille,  puis  à  Lyon,  où  d'ai- 
mables jeunes  femmes  et  des  gentilshommes  des  plus  «  distingués  » 
lui  ont  gagné,  après  boire,  des  sommes  incroyables.  Le  fait  est  que  sa 
merveilleuse  facilité  à  perdre  de  l'argent  lui  avait  procuré,  dès  lors, 
une  renommée  européenne  :  car  il  nous  apprend  que  deux  nobles 
étrangers  sont  venus  tout  exprès  de  Spa  jusqu'à  Lyon,  pour  lui  pro- 
poser une  partie  de  cartes.  A  Paris,  ensuite,  il  a  rencontré  une  char- 
mante jeune  femme,  dont  le  mari  avait  un  emploi  à  la  cour  :  et  celle- 
là,  après  huit  jours  de  rendez-vous  mystérieux,  lui  a  encore  soutiré 
500  livres  sterling.  Mais  comment  analyser  un  récit  dont  tout  l'attrait 
est  dans  la  finesse  pittoresque  des  nuances,  dans  la  piquante  justesse 
des  traits  de  caractère,  et  dans  un  entremêlement  continuel,  aux  anec- 
dotes galantes,  de  réflexions  «  sociologiques  »  sur  les  mœurs  pari- 
siennes et  provinciales  des  dernières  années  de  l'Ancien  Régime? 

Tout  autre  est  le  ton  du  dernier  chapitre,  où  Whaley  raconte  les 
séjours  qu'il  a  faits  à  Paris  après  son  retour  de  Jérusalem,  entre  1791 
et  1793.  L'Irlandais  continue  bien  à  commettre,  et  à  nous  avouer,  toute 
sorte  d'extravagances  plus  ou  moins  malpropres  ;  mais  il  nous  en 
parle,  à  présent,  avec  la  gravité  d'un  homme  qui,  ayant  été  jusque-là 
toujours  trompé  et  volé,  estime  avoir  acquis,  contre  le  monde,  un 
droit  de  représailles.  Aussi  bien  a-t-il,  désormais,  des  devoirs  nou- 
veaux. Il  ne  s'est  pas  encore  marié,  en  vérité  :  mais  il  vit  maritalement 
avec  une  jeune  femme  «  d'un  goût  exquis  et  pleine  de  sensibilité,  » 

TOME  XXXIV.  —    1900.  30 


466  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

miss  Courtney,  qu'il  paraît  aimer  beaucoup,  ainsi  que  les  eiifa;ns- 
qui  lui  sont  nés  d'elle.  C'est  maintenant  pour  eux,  autant  que  pour 
lui-même,  quil  a  besoin  de  gagner  de  l'argent  par  tous,  les  moyens; 
et  ce  sentiment,  joint  au  progrès  naturel  des  instincts  de  moraliste 
que  notre  aventurier  a  toujours  eus  dans  un  recoin  de  son  âme, 
revêt  les  pages  Anales  de  son  récit  d'une  dignité  sobre,  sévère,  un 
peu  mélancolique,  qui  ne  laisse  pas  de  nous  en  rendre  la  lecture  à  la 
fois  plus  bizarre  et  plus  agréable. 

L'impression  qui  se  dégage  le  plus  nettement, pour  nous,  de  cette 
dernière  partie  des  souvenirs  de  Whaley,  c'est  que  jamais  Paris  n'a 
été  une  vUle  plus  gaie,  plus  frivole,  plus  adonnée  au  plaisir  sous 
toutes  ses  formes,  que  pendant  les  crises  les  plus  aiguës  de  la  Révolu- 
tion. Sans  doute,  cette  impression  tient  surtout  au  caractère  même  du 
narrateur;  et  il  n'est  pas  sur[)renant  qu'un  homme  comme  celui-là, qui 
trouvait  le  moyen  de  perdre  de  l'argent  au  pharaon  sur  les  mines  du 
Temple  de  Jérusalem,  ait  trouvé  le  moyen  de  se  refaire  une  fortune  en 
commanditant  un  tripot,  au  Palais-Royal,  dans  l'ancienne  Chancellerie- 
de  la  rue  de  Valois,  pendant  que  se  déroulait  le  procès  de  Louis  XVI. 
Mais  Whaley  ne  nous  introduit  pas  seulement  dans  ce  tripot,  où  se 
coudoient,  chacune  nuit,  autour  du  tapis  vert,  les  représentans  les 
plus  notoires  de  tous  les  partis  opposés  :  à  chaque  pas  qu'il  fait  dans 
Paris,  des  occasions  s'offrent  à  lui  de  jouer  aux  cartes,  de  s'enivrer  en 
joyeuse  compagnie,  ou  de  repousser  vertueusement  les  avances  de- 
quelque  jeune  et  charmante  beauté,  aristocrate  ou  bourgeoise,  roya- 
liste ou  sans-culotte.  Évidemment  l'un  des  premiers  effets  de  la  lièvre 
révolutionnaire  a  été,  non  point  peut-être  d'aviver,  mais  d'enhardir, 
d'émanciper,  de  précipiter  au  grand  jour  de  la  rue,  la  dépravation 
produite,  dans  les  mœurs  françaises,  par  cent  ans  de  paresse  et  de 
«  libre  pensée.  »  C'est  en  soitant  d'une  partie  de  //assettc  au  Pavillon 
de  Hanovre  que  Whaley  assiste  au  retour  de  la  fainilh;  royale,  après  le 
drame  de  Varennes;  et  c'est  au  Café  de  Foy  (|uil  apprend,  entre  deux 
parties  de  p/taro,  les  détails  circonstanciés  de  l'exécution  de  Louis  XVI. 

Il  y  aurait  à  citer  en  outre,  dans  ce  récit,  mainte  page  précieuse 
pour  notre  connaissance  de  l'histoire  anecdotique  des  hommes  et  des 
choses  de  la  Révolution  ;  mais  la  place  me  manque,  et,  puisque  je 
viens  de  mentionner  le  retour  de  Varennes  et  l'exécution  de  Louis  XVI, 
ce  sont  ces  deux  épisodes  que  je  vais  choisir,  parmi  vingt  autres, 
pour  achever  de  donner  un  aperçu  sommaire  de  l'intérêt,  comme 
aussi  de  l'exactitude  habituelle,  du  récit  de  Whaley.  Voici  d'abord  Ifr 
retour  de  Varennes  : 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  467 

A  trois  heures  de  l'après-midi,  je  me  procurai,  avec  l'aide  de  quelques 
louis  d'or,  un  siè^^c  dans  une  sorte  de  théâtre,  édifié,  pour  la  circonstance,  à 
la  porte  des  Tuileries. 

L'ordre  avait  été  donné  qu'un  profond  silence  fût  observé,  et  que  per- 
sonne, sous  aucun  prétexte,  ne  se  découvrit,  f^e  carrosse  du  roi  était  d'ail- 
leurs entouré  de  gardes  nationaux,  qui  formaient,  autour  de  lui,  une  masse 
iuipénétrable.  Et  j'ajoute  que  cet' ordre  ne  m'empêcha  point  de  soulever 
mon  chapeau,  au  passage  du  roi  :  hardiesse  que  j'aurais  payée  cher,  si  uu 
officier  n'avait  point  persuadé  aux  sans-culottes  de  me  laisser  tranquille,  en 
leur  assurant  que  j'étais  un  fou  irlandais. 

Il  y  avait  dans  le  carrosse,  avec  la  famille  royale,  deux  des  commissaires, 
Barnave  et  Pétion,  ce  dernier  tenant  le  petit  Dauphin  sur  ses  genoux.  Le 
troisième  commissaire,  La  Tour  Maubourg,  était  dans  une  autre  voiture. 
Sur  le  siège  du  carrosse  royal  étaient  assis  deux  gardes  du  corps,  tous 
deux  jeunes,  et  d'excellente  famille.  Ils  avaient  les  mains  liées,  comme  les 
plus  vils  scélérats,  et  les  visages  exposés  à  la  brûlure  du  soleil. 

Le  "20  janvier,  veille  de  l'exécution  de  Louis  XVI,  Whaley  vit 
entrer  au  Café  de  Foy  deux  hommes  qui,  armés  de  sabres  et  de  pisto- 
lets, crièrent  à  plusieurs  reprises  :  <>  Que  ceux-là  nous  suivent,  qui 
veulent  sauver  le  roil  «Mais  personne  ne  répondit  à  cet  appel. Le  len- 
demain, l'Irlandais,  «  vêtu  comme  un  vrai  sans-culotte,  »  se  trouvait, 
dès  neuf  heures,  sur  la  Place  de  la  Révolution,  déjà  absolument  rem- 
plie de  curieux;  mais,  après  s'être  poussé  jusqu'au  pied  de  lécha- 
faud,  son  courage  l'abandonna,  et  il  s'enfuit  au  Palais-Royal.  Il  nous 
raconte,  cependant,  ce  qu'il  a  pu  savoir  de  la  tragédie  : 

A  dix  heures,  un  grand  corps  de  soldats,  à  pied  et  à  cheval,  firent  leur 
apparition.  Ils  étaient  suivis  d'un  carrosse,  traîné  par  deux  chevaux  noirs, 
et  amenant  la  victime  royale,  son  confesseur,  un  offirier  municipal,  deux  offi- 
ciers des  gardes  nationaux, et  deux  itiétres  assermentés.  Devant  le  carrosse 
chevauchait  l'infâme  Santerre. 

Parvenu  au  bas  de  l'échafaud,  le  roi  descendit,  ôta  son  habit,  qui  était 
de  couleur  grise,  et  gravit  les  marches,  d'un  pas  fermi\  en  promenant 
sur  la  foule  un  regard  tranquille.  Puis  il  s'avanea,  et  voulut  parler;  mais 
une  batterie  de  tambours  étouffa  sa  voix,  de  telle  sorte  qu'on  ne  put 
entendre  que  ces  mots  :  <<  Je  meurs  innocent.  Je  pardonne  à  mes  enne- 
mis, et  fasse  le  Ciel  ([ue  la  France...  »  Ici,  par  l'ordre  de  Santerre,  l'exé- 
cuteur saisit  le  roi  et  l'attacha  sur  la  planche.  La  chute  du  couperet  no 
sépara  pas  innnédiatement  la  tète  du  tronc;  mais  le  bourreau,  en  pressant 
sur  le  fer,  la  fit  tomber  dans  un  pauier  placé  là  pour  la  recevoir.  Alors 
uu  des  aides,  que  l'on  m'a  dit  être  un  ancien  commis  d'un  marchand  de 
vins  de  Reims,  saisit  la  tête  coupée,  et,  faisant  li>  tour  de  l'échataud,  l'ex- 
posa au  peuple.  «Juelques  voix  crièrent:  '  Vive  la  .Nation!  Vive  la  Uépu- 
Itlique!  » 

Quant  à  moi,  j'avais  encore  l'esprit  tout  torturé  des  sensations  les  plus 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

affligeantes,  lorsque,  —  oh!  honte  sur  ces  Anglais  dégradés!  —  quelques- 
uns  de  mes  compatriotes  entrèrent  au  café,  et,  d'un  air  de  parfait  contente- 
ment de  soi,  me  montrèrent  leurs  mouchoirs,  qu'ils  avaient  obtenu  la 
permission  i]^  plongci-  dans  le  sang  du  roi. 

Quelques  mois  plus  tard,  notre  homme  était  à  Calais,  où  il  atten- 
dait le  retour  de  sa  maîtresse.  II  rencontra  là  un  «  duc  français,  »  qui 
lui  sembla  singulièrement  désireux  de  se  lier  avec  lui  :  mais  il  faisait 
voir,  dans  sa  conversation,  une  telle  violence  de  «  principes  démo- 
cratiques »  que  Whaley  crut  devoir  [«  écarter  ses  avances,  autant  du 
moins  qu'il  pouvait  le  faire  sans  manquer  à  la  politesse.  »  Or  ce  duc, 
une  nuit,  en  grand  mystère,  vint  frapper  à  la  porte  de  l'Irlandais,  et 
lui  avoua  que  lui-même  et  plusieurs  de  ses  amis  n'affectaient  le  répu- 
blicanisme que  pour  mieux  servir  les  intérêts  de  la  famille  royale  : 
après  quoi  il  demanda  à  Whaley  si  celui-ci  consentirait,  moyennant 
mille  louis,  à  se  rendre  aussitôt  à  Paris,  avec  certains  papiers  qu'il 
remettrait,  en  mains  propres,  à  certain  personnage  «  dont  on  désirait 
que  le  nom  ne  fût  point  révélé.  »  Et  comme  Whaley  s'excusait  de  ne 
pouvoir  pas  quitter  Calais  avant  deux  ou  trois  jours,  le  mystérieux 
conspirateur  parut  atterré  de  cette  réponse  :  il  déclara  au  jeune  homme 
«  qu'un  simple  délai  de  quelques  heures  suffirait  pour  faire  échouer 
tout  un  vaste  projet.  » 

Nous  aimerions  à  savoir  ce  que  pouvait  être  ce  «  projet,  »  dont 
l'échec  n'a  peut-être  tenu  qu'à  la  présence,  éminemment  fortuite, 
cette  nuit-là,  dans  la  poche  de  Whaley,  d'assez  d'argent  pour  préserver 
l'aventurier  de  la  tentation  de  gagner  les  mille  louis  qu'on  lui  propo- 
sait ;  mais  Whaley  nous  dit  seulement  que,  depuis,  «  jamais  plus  il 
n'a  eu  de  nouvelles  du  duc,  ni  de  ses  papiers.  »  En  fait,  il  commen- 
çait dès  lors  à  se  désintéresser  de  la  politique  française,  ayant  formé 
le  dessein  de  transporter  en  Angleterre  sa  fructueuse  industrie  de 
commanditaire  de  tripots.  Et  le  lecteur  apprendra  avec  plaisir  qu'à  sa 
mort,  en  1800,  il  avait  déjà  suffisamment  reconstitué  sa  fortune  pour 
devenir  l'ami  intime  du  prince  de  Galles  (on  raconte  même  qu'il  lui 
aurait  gagné,  aux  cartes,  une  de  ses  maîtresses),  pour  épouser  la  sœur 
d'un  lord  et  pour  se  faire  bâtir  un  superbe  château. 

T.  DE  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


12  juillet. 

Les  premiers  actes  de  la  nouvelle  Chambre  ne  permettent  pas  encore 
de  la  juger,  ce  qui  est  heureux  pour  elle,  car  le  jugement  qu'on 
devrait  en  porter  ne  lui  serait  pas,  jusqu'ici,  très  favorable.  On  était 
porté  à  croire,  sans  en  avoir  d'ailleurs  aucun  indice,  que  la  majorité, 
se  sentant  assez  forte  pour  se  mettre  au-dessus  des  petites  rancunes, 
serait  clémente  envers  ses  adversaires  et  ne  ferait  pas  de  difficulté  à 
les  valider.  C'était  une  erreur  qui  n'a  pas  tardé  à  se  dissiper  :  la  ma- 
jorité a  montré  tout  de  suite  qu'on  s'était  trompé  sur  ses  dispositions. 
La  règle  qu'elle  a  adoptée  est  la  plus  simple  du  monde  :  vahder  ses 
amis,  même  lorsque  leur  élection  était  entachée  de  fraude  et  de  vio- 
lence ;  invalider  ou  enquêter  les  autres.  La  première  partie  de  cette 
règle  a  été  appliquée,  par  exemple,  à  M.  Jaurès,  et  la  seconde  à 
M.  Pierre  Leroy-Beaulieu.  Nous  regretterions  beaucoup  que  M.  Jaurès 
ne  fît  pas  partie  de  la  Chambre  ;  mais  une  élection  comme  la  sienne 
aurait  été  impitoyablement  brisée  si  elle  s'était  faite  au  profit  d'un 
membre  de  la  droite,  ou  même  d'un  progressiste.  Quant  à  M.  Pierre 
Leroy-Beauheu,  U  a  été  incontestablement  élu  puisqu'il  a  été  pro- 
clamé par  la  commission  départementale  :  cette  preuve  nous  suffit 
dans  un  département  où  la  commission  n'a  pas  l'habitude  de  procla- 
mer un  candidat  modéré  lorsqu'elle  a  le  plus  léger  prétexte  pour  faire 
autrement,  et  elle  a  sous  ce  rapport  la  conscience  extrêmement 
large.  Il  fallait  que  M.  Pierre  Leroy-Beaulieu  eût  été  vingt  fois  éki  dans 
l'Hérault  pour  y  avoir  été  proclamé  :  la  majorité  de  la  Chambre  n'en  a 
pas  moins  ordonné  une  enquête  sur  son  élection.  Il  n'y  a  rien  de 
pire  que  ces  enquêtes,  qui  réveillent,  raniment,  prolongent  l'agitation 
électorale  pendant  de  longs  mois  :  une  Chambre  équitable  ne  devrait 


470 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


y  avoir  recours  qu'en  cas  d'absolue  nécessité.  Dans  ce  cas  même, 
son  premier  devoir  est  de  nommer  une  commission  dont  l'impartialité 
ne  saurait  être  d'avance  frappée  de  suspicion.  Est-ce  là  ce  qu'a  fait  la 
Chambre  actuelle  au  sujet  de  l'élection  de  Montpellier?  Non,  certes I 
Elle  a  composé  presque  exclusivement  la  commission  d'adversaires 
politiques  de  M.  Pierre  Leroy-Beaulieu.  Ce  n'est  pas  une  commisl^ion 
d'enquête  qui  est  appelée  à  opérer  dans  le  département  de  l'Hérault, 
mais  un  Comité  électoral  qui  vole  au  secours  du  candidat  battu.  Il  n'y 
aurait  qu'un  moyen  de  couper  court  à  ces  scandales  :  ce  serait  d'en- 
lever aux  assemblées  politiques  la  vérification  des  pouvoirs  de  leurs 
membres  pour  la  confier  à  un  tribunal  indépendant.  Personne  n'y 
songe.  Il  faudrait  pour  cela  une  loi  qui  serait  faite  par  les  Chambres 
elles-mêmes.  Or  les  Chambres  ont  bien  fait  des  lois  pour  enlever  la 
vérification  de  leurs  pouvoirs  aux  conseils  généraux,  aux  conseils 
municipaux ,  enfin  à  toutes  les  autres  assemblées  électives  ;  mais 
quand  il  s'est  agi  d'elles,  elles  ont  très  résolument  et  très  âprement 
conservé  les  attributions  dont  on  les  voit  faire  un  si  bel  usage.  Com- 
ment dire  plus  clairement  que,  dans  leur  pensée,  il  s'agit  là  d'une 
affaire  politique  et  non  pas  d'une  question  de  justice?  La  démon- 
stration gagnerait,  toutefois,  à  se  produire  de  façon  plus  discrète  et 
plus  enveloppée. 

La  majorité  a  la  force,  elle  la  met  partout.  Elle  l'a  mise,  par 
exemple,  dans  la  composition  des  grandes  commissions,  y  compris 
celle  du  budget  qui  a  un  caractère  spécial.  Les  radicaux-socialistes 
y  ont  pris  pour  eux  toute  la  place  et  en  ont  exclu  les  autres  partis. 
Et  pourtant  si  jamais  la  participation  de  la  Chambre  tout  entière  à 
l'étude  du  budget  a  été  imposée  par  les  circonstances,  c'est  aujourd'hui. 
Pour  la  première  fois  depuis  longtemps,  nous  sommes  condanmés  à 
recourir  à  la  fois  à  l'impôt  et  à  l'emprunt  pour  mettre  le  budget  en 
équilibre  :  encore  est-il  permis  de  dire  qu'un  équilil)re  en  partie 
obtenu  par  l'emprunt,  n'est  pas  un  proct'dé  absolument  normal.  Mais 
passons  sur  ce  détaO.  Nous  savons  gré  à  M.  le  ministre  des  Finances 
d'avoir  assuré  l'amortissement  en  douze  années  de  l'emprunt  par  le- 
quel il  couvre  des  dépenses  mihlaires  qui  n'ont  eu  d'extraordinaire  que 
l'obUgation  où  on  s'est  trouvé  de  les  improviser.  Nous  lui  savons  gré 
surtout  d'avoir  courageusement  rompu  avec  les  habitudes  de  dissi- 
Oiulation  de  ces  dernières  années,  et  d'avoir  dit  au  pays  la  vérité,  toute 
la  vérité,  sur  une  situation  financière  bien  faite  pour  l'inquiéter.  Cette 
situation  était  connue  de  tous  ceux  qui  ont  suivi  d'un  œil  attentif  le 
développement  de  nos  dépenses  sensiblement  plus  rapide  que  celui  de 


REVUE,    CHRONIQUE.  471 

•nos  recettes.  Ils  savaient  fort  bien  que  l'équilibre  de  nos  budgets  était 
un  trompe-l'œil  et  qu'il  faudrait  un  jour  ou  l'autre,  et  un  jour  pro- 
chain, tenir  un  plus  grand  compte  des  réalités.  Mais,  lorsqu'ils  le 
disaient,  des  contestations  officielles  s'élevaient  aussitôt;  on  les  accu- 
sait de  noircir  le  tableau  ;  on  les  taxait  de  malveillanco  systématique 
et  de  dénigrement.  Continuera-t-on  à  leur  adresser  les  mêmes  re- 
proches, aujourd'hui  que  M.  le  ministre  des  Finances  confirme  tout  ce 
qu'ils  ont  dit?  Il  faut  bien  s'y  attendre,  puisque  M.  le  ministre  des 
Finances  est  l'objet  d'accusations  du  même  genre  et  non  moins  pas- 
sionnées. Il  a  commis,  lui  aussi,  le  crime  de  troubler  le  pays  dans  sa 
quiétude,  et  c'est  ce  que  ne  lui  pardonnent  pas  ceux  qui  s'appliquaient 
à  l'y  maintenir.  C'est  pourtant  ce  dont  il  faut  le  louer,  car  sa  quiétude 
était  trompeuse,  et  tôt  ou  tard  le  pays  devait  en  être  réveillé  en 
sursaut.  Plus  on  aurait  tardé,  plus  la  secousse  aurait  été  brutale,  et  si 
celle  que  M.  Poincaré  nous  a  donnée  l'a  déjà  été  quelque  peu,  celle 
que  nous  aurions  reçue  bientôt  des  événemens,  en  dépit  de  tous  les 
procédés  anesthésiques,  l'aurait  été  encore  davantage.  Il  n'était  que 
temps  d'aviser.  L'émotion  a  été  vive  lorsqu'on  a  connu  le  projet  de 
budget  de  M.  le  ministre  des  Finances;  elle  dure  encore,  elle  durera 
longtemps,  car  nous  ne  sommes  pas  au  bout  de  nos  surprises.  Nous 
parlons  du  bon  pubHc  qui,  vivant  et  dormant  sur  la  foi  des  assu- 
rances gouvernementales,  ne  se  doutait  de  rien  et  n'était  pas  éloigné 
de  voir  des  ennemis  de  la  République  dans  ceux  qui  l'avertissaient. 
On  a  qualifié  nos  derniers  budgets  de  budgets  d'attente  :  nous  vou- 
drions bien  savoir  ce  qu'on  attendait.  Le  budget  de  M.  Poincaré  est  un 
premier  budget  d'avertissement.  L'avertissement  est  rude,  soit  :  il 
n'en  est  que  plus  salutaire. 

Nous  négligerons  autant  que  possible  les  détails  techniques,  lais- 
sant à  plus  compétent  que  nous  le  soin  de  les  relever  dans  une  des 
prochaines  livraisons  de  la  /ievue.  Un  chiffre,  dans  le  budget  de  1907, 
a  frappé  l'opinion  :  c'est  celui  de  i  milUards  présenté  comme  le  total 
de  nos  dépenses.  Tout  le  monde  s'est  rappelé  alors  le  fameux  mot  de 
M.  Thiers  quelque  temps  après  la  révolution  de  1830,  au  moment  où 
notre  budget  dépassait  pour  la  première  fois  un  milliard  :  «  Saluez  ce 
milliard,  car  vous  ne  le  reverrez  plus  !  »  On  ne  l'a  plus  revu  en  effet  ; 
le  budget  n'a  jamais  connu  un  reflux  qui  l'ait  ramené  en  deçà,  et 
quelque  soixante-dix  ans  plus  tard  le  voilà  sur  le  pohit  de  doubler 
l'effrayant  promontoire  du  quatrième  milliard.  Mais  ce  chiffre  est-il 
bien  exact?  L'avons-nous  dépassé  sans  retour?  Ne  le  reverrons-nous 
plus,  et,  laissant  le  quatrième  milliard  derrière  nous,  marcherons- 


i72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  plus  ou  moins  vite  vers  l'échéance  du  cinquième?  Ici  il  faut 
s'entendre.  Le  chiffre  est  exact  comme  total  de  nos  dépenses  faites 
ou  à  faire,  et  M.  Poincaré  a  eu  raison  de  n'en  rien  dissimuler;  mais 
la  totalité  de  ces  dépenses  ne  pèsera  pas  sur  l'exercice  de  1907  de 
tout  le  poids  d'un  bloc  indivisible.  On  doit,  en  effet,  en  défalquer 
"244  mOlions  demandés,  non  pas  à  l'impôt,  mais  à  l'emprunt  sous  la 
forme  de  bons  du  trésor  amortissables  en  douze  ans.  La  charge  im- 
médiate s'en  trouvera  assez  allégée.   D'où    viennent  ces  244   mil- 
lions? Ils  viennent,  jusqu'à  concurrence  de  193,  des  dépenses  mili- 
taires qu'il  a  fallu  faire  à  la  hâte  au  moment  où  la  question  marocaine 
nous  a  causé   des   appréhensions    sérieuses,  et,  pour  le  reste,  des 
dépenses  complémentaires  du  même  genre  dont  M.  le  ministre  des 
Finances  dit,  avec  quelque  complaisance  peut-être,  qu'elles  «  corres- 
pondent à  des  circonstances  passagères,  »  et  qu'elles  «  paraissent  ne 
pas  devoir  se  renouveler  dans  les  exercices  prochains.  »  Quoi  qu'il 
en  soit,  c'est  un  chiffre  considérable  !  On  a  reproché  à  M.  Poincaré  de 
l'avoir  concentré,  accumulé  sur  le  seul  exercice  de  1907,  comme  s'il 
s'était  proposé  de  le  mettre  bien  en  vue,  alors  qu'il  aurait  pu,  ou 
plutôt  qu'il  aurait  dû  le  diviser  de  manière  à  en  reporter  la  plus 
grande;  partie  sur  l'exercice  précédent.  N'est-ce  pas  en  1906,  et  peut- 
être  même  en  1905,  que  la  majeure  partie  des  dépenses  a  été  faite? 
En  éparpillant  ainsi  la  charge,  on  l'aurait  rendue  moins  lourde  sur 
chaque  exercice,  et  celui  de  1906  en  particulier  présentera  des  excé- 
dens  qui  auraient  permis  d'y  faire  face  pour  une  portion  importante. 
Mais,   dit-on,  —  et  c'est  M.  Camille  Pelletan  qui  a  surtout  tenu  ce 
langage,  —  M.  Poincaré  a  voulu  produire  sur  les  esprits  une  impres- 
sion violente,  jeter  le  discrédit  sur  les  ministères  précédons,  effrayer 
les  imaginations  pour  l'avenir.  Nous  ne  savons  pas  si  M.  Poincaré  a 
voulu  en  effet  faire  naître  dès  aujourd'hui,  en  prévision  de  l'avenir, 
un  effroi  qui  nous  paraîtrait  aussi  salutaire  que  M.  Pelletan  le  juge 
déplacé  ;  mais  pourquoi  lui  en  prêter  l'intention? Il  a  eu  bien  d'autres 
raisons  (le  procéder  comme  il  l'a  fait.  Les  dépenses  militaires  ont  sans 
doute  commencé  en  1905;  elles  ont  été  poursuivies  en  1906;  elles  se 
continueront  en  1907;  mais,  au  moment  où  nous  sommes,  il  est 
impossible  de  dire  dans  quelles  proportions  elles  pèseront  finalement 
sur  chacun  de  ces  exercices,  et  c'est  un   des  motifs  pour  lesquels 
M.  Poincaré  les  a  réunies  sur  le  dernier.  Est-ce  le  seul?  Non.  Lorsque 
M,  Pelletan  soutient  qu'on  aurait  dû  profiter  des  excédens  de  1!»06  pour 
éteindre  une  partie  de  la  dette  militaire,  il  est  victime  de  l'illusion 
que  lui  et  ses  amis  se  sont  appliqués  à  donner  au  pays.  Il  croit  que 


I 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  473 

l'exercice  de  1906  se  soldera  en  excédent,  alors  qu'il  se  soldera  en 
déficit  :  l'équilibre  n'en  a  été  assuré  que  par  l'emprunt.  Gager  sur  un 
ancien  emprunt  non  amortissable  l'amortissement  d'un  nouveau,  est 
une  opération  financière  purement  artificielle.  On  voit  encore  une 
fois  ici  les  deux  systèmes  en  présence,  celui  de  la  vérité  et  celui  de  la 
fiction.  La  fiction  trop  prolongée  devient  décidément  un  mensonge  : 
M.  Poincaré  a  préféré  la  vérité. 

Nous  reconnaissons  d'ailleurs  que  la  vérité  coûte  cher  lorsqu'elle 
succède  à  de  longs  mensonges.  Indépendamment  de  l'emprunt  dont 
nous  venons  de  parler,  M.  le  ministre  des  Finances  s'est  vu  obligé 
d'introduire  dans  le  budget  des  recettes  123  millions  d'impôts  nou- 
veaux, —  somme  énorme  !  Les  endormeurs  s'indignent,  les  endormis 
brusquement  réveillés  s'étonnent  de  ce  chiffre,  et  en  demandent  la 
provenance.  Elle  est  double.  La  première  cause  de  l'augmentation  des 
dépenses  est  la  disparition  de  certaines   ressources  d'expédient  qui 
ont  servi  à  équilibrer  le  budget  de  1906,  et  qui  manqueront  à  celui 
de  1907;  la  seconde  est  le  coût  des  lois  que  la  dernière  Chambre  a 
votées  à  la  veille  des  élections.  On  vote  des  lois  sans  se  préoccuper 
des  conséquences,  en  vue  d'une  popularité  immédiate  mais  provi- 
soire, qui  se  dissipe  ou  s'atténue  sensiblement  quand  arrive  le  mo- 
ment de  payer.  Mais  qu'importe,  s'il  arrive  quand  les  élections  sont 
faites?  Le  budget  de  1907  supportera,  seulement  de  ce  chef,  une  sur- 
charge de  83  millions.  Où  trouver  l'argent?  Où  prendre  les  123  mil- 
lions indispensables?  M.  le  ministre  des  Finances  est  allé  tout  droit 
aux  successions,  qui  sont  déjà  très  lourdement  chargées  et  qu'U  écrase 
d'une  surcharge  de    67  627  000  francs,  et    aux   droits  de  transmis- 
sion sur  les  valeurs  mobilières  qu'il  augmente  de  11922  000.   Gela 
ne  fait  pas  loin  de  80  milhons  sur  les  123  :  ils  sont  pris  à  ce  qu'on 
•appelle  la  richesse  acquise.  A  ce  train,  elle  sera  bientôt  acquise  par 
l'État!  Les  43  milhons  restans  sont  prélevés  :  17  300  000  francs  sur  les 
effets  de  commerce,  et  une  somme  à  peu  près  égale  sur  les  absinthes, 
les  vermouts  et  les  eaux  minérales.  Pourquoi  les  eaux  minérales  ? 
C'est  confondre  les  genres  :  elles  sont  aussi  salutaires  à  la  santé  pu- 
blique que  les  absinthes  et  les  vermouts  lui  sont  contraires.  Mais 
M.'le  ministre  des  Finances  ne  se  préoccupe  que  subsidiairement  de 
l'hygiène  :  il  prend  l'argent  où  U  est.  —  Nous  négligeons  pour  le 
moment  ses  autres  impôts. 

Ce  n'est  pas  sa  faute  s'il  est  acculé  et  s'il  nous  accule  à  de  sem- 
blables extrémités,  mais  elles  sont  cruelles!  L'impôt  sur  les  succes- 
sions est  un  impôt  progressif:  il  était  facile  de  prévoir  que  la  première 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fois  où  le  trésor  sf  trouverait  en  ctal  de  pénurie,  c'est  à  lui  qu'on 
aurait  recours  pour  y  pourvoir.  Ouoi  de  plus  simple,  en  effet?  Cet 
impôt  a  l'avantago  do  ne  pas  fléchir  comme  les  autres  quand  on  lui 
demande  trop,  puisque  TËtat  paraît  toujours  maître  de  s'adjuger 
dans  une  succession  ouverte  la  part  qui  lui  convient.  Est-ce  à  dire 
qu'il  peut  ici  tout  se  permettre  ?  Non  :  les  abus  de  fiscalité  entraînent 
toujours  dej;  dissimulations  et  des  fraudes.  La  richesse  acquise  ne 
sait  pas  toujours  se  détendre,  mais  elle  est  trî'S  habile  à  se  cacher  et 
les  frontières  ne  l'arrêtent  pas,  au  contraire  :  on  le  voit  dès  aujour- 
d'hui. Kt  ici  nous  ne  jugeons  pas.  nous  constatons.  Quand  un  impôt 
commence  à  tourner  à  la  confiscation,  bien  des  gens  se  croient  tout 
permis  pour  y  échapper.  Confiscation!  Le  mot  paraîtra  bien  gros;  il 
est  peut-être  prématuré.  Pourtant,  lorsqu'on  voit  l'impôt  successoral 
s'élever  déjà  dans  certains  cas.  entre  personnes  non  parentes  il  est 
vrai,  à  près  du  tiers  de  la  matière  imposable,  ne  peut-on  pas  dire  que 
ce  mot  correspond  à  plus  du  tiers  de  la  vérité?  Même  entre  parens, 
l'échelle  progressive  est  tout  à  fait  excessive,  puisqu'elle  va  finale- 
ment jusqu'à  plus  de  25  p.  100.  M.  le  ministre  des  Finances,  se  rap- 
pelant sans  doute  qu'il  a  été  autrefois  le  principal  auteur  de  la  loi 
à  laquelle  nous  devons  la  progression  en  matière  successorale,  a  eu 
du  moins  la  prudence,  —  que  n'auront  pas  tous  ses  successeurs,  — 
de  ne  pas  aggraver  l'échelle  de  la  progression  elle-même  :  il  s'est 
contenté  d'en  surcharger  également  tous  les  degrés.  C'est  un  moindre 
mal,  mais  c'est  quand  même  un  poids  très  lourd!  Tout  le  monde 
commence  enfin  à  s'efîrayer  des  facilités  dangereuses  que  présente 
ce  genre  d'impôts.  A  quoi  M.  le  ministre  des  Finances  répond  qu'il 
ne  tient  pas  plus  à  celui-là  qu'à  un  autre  et  que,  si  on  en  trouve  un 
meilleur,  il  en  sera  enchanté  :  il  ne  mettra  aucun  amour-propre 
d'auteur  à  défendre  le  sien.  Personne,  nous  le  craignons,  ne  sera  plus 
ingénieusement  inventif  que  M.  Poincaré;  mais,  s'il  faut  l'approuver, 
nous  n'en  protesterons  que  plus  fort  contre  ceux  qui  nous  ont  mis 
dans  la  triste  obhgation  de  le  faire.  Et  nous  ne  parlons  pour  le  moment 
que  de  la  partie  qui  nous  est  connue  des  projets  de  M.  le  ministre  des 
Finances,  c'est-à-dh-e  de  celle  que  le  budget  nous  apporte.  Nous  ignorons 
toujours  ce  que  sera  l'impôt  sur  le  revenu  qu'il  prépare.  Nous  savons 
seulement  une  chose,  c'est  qu'à  moins  de  n'être  qu'un  remaniement 
des  taxes  actuelles,  de  manière  à  les  répartir  plus  équitablement  sans 
chercher  à  en  obtenir  un  rendement  plus  considérable,  cet  impôt  sera, 
dans  les  circonstances  actuelles,  la  plus  folle  des  aventures.  Et  s'il  est 
seulement  ce  que  nous  venons  de  dire,  qui  satisfera-t-il? 


» 


REVUE.    CHRONIQUE.  475 

Les  deux  Chambres  ont  nommé  leurs  commissions  da  budget.  Le 
Sénat,  où  elle  s'appeUe  commission  des  finances,  a  fait  des  choix  qui, 
dans  l'ensemble,  sont  excellens  :  il  paraît  résolu  à  soutenir  le  gouver- 
nement dans  l'œuvre,  nécessairement  médiocre,  mais  relativement 
modérée,  qu'il  a  entreprise.  Eu  est-il  de  même  de  la  Chambre  des 
députés  ?  Peut-être  ne  faut-il  pas  donner  à  ses  choix,  non  plus  qu'à 
ceux  de  sa  Commission  du  budget  elle-même,  une  signification  défi- 
nitive :  mais  ils  sont  peu  rassurans.  La  Commission  a  failli  élire  pour 
président  M.  Camille  Pelle  tan  :  au  troisième  tour  de  scrutin  elle 
s'est  rabattue  sur  M.  Berteaux.  EUe  a  nommé  rapporteur  général 
M.  Mougeot,  qui  ne  parait  pas  devoir  être  au-dessus  de  sa  tâche.  Quant 
à  M.  Berteaux,  il  est  trop  connu  pour  que  nous  ayons  à  parler  de  lui  : 
il  s'est  déjà  montré  propre  à  beaucoup  de  choses.  En  prenant  pos- 
session du  fauteuil  présidentiel,  il  a  prononcé  un  discours  qui 
contient  peut-être  la  pensée  encore  confuse  de  la  Commission.  On  y 
lit  ce  qui  suit  :  «  Vous  estimerez,  j'en  suis  sur,  que  si  notre  devoir 
est  toujours  de  dire  toute  la  vérité,  il  nous  commande  aussi  de  ne 
pas  exagérer  les  difûcultés  financières  actuelles.  »  Cela  veut  dire  que 
M.  Poincaré  les  a  exagérées,  en  quoi  il  a  manqué  à  son  devoir. 
«  Nous  aurons  donc,  a  continué  M.  Berteaux,  à  rechercher,  après 
tous  les  efforts  de  compression  nécessaires,  quelle  part  des  dépenses 
extraordinaires  de  la  Guerre  incombe  aux  exercices  antérieurs  et 
quelle  part  ressortit  au  budget  de  1907,  pour  ne  lui  faire  supporter 
que  celle-là.  »  Gela  veut  dire  que  M.  Poincaré  a  eu  tort  d'imputer  la 
charge  sur  un  seul  budget,  au  lieu  de  l'éparpiller  entre  ftlusieurs. 
<i  Nous  pourrons  même  examiner,  a  poursui\-i  M.  Berteaux,  si,  confor- 
mément à  la  plupart  des  précédens,  des  dépenses  destinées  à  accroître, 
par  des  améliorations  matérielles,  notre  force  permanente,  ne  devraient 
pas  être  gagées  sur  des  ressources  spéciales.  »  Gela  veut  dire  qu'il 
convient  sans  doute  de  refaire  un  budget  extraordinaire  de  la  Guerre. 
Et  tout  cela  nous  amène  à  nous  demander  s'il  n'y  a  pas  quelque 
excès  d'ironie  dans  la  phrase  finale  de  M.  Berteaux  :  «Je  sais,  davance, 
que  la  République  peut  compter  à  la  fois  sur  le  concours  de  chacun 
de  vous  et  sur  l'active  et  cordiale  collaboration  du  gouvernement.  " 
Soit;  mais  le  gouvernement,  celui  d'aujourd'hui  du  moins,  peut-il 
compter  sur  l'active  et  cordiale  collaboration  de  la  Commission  du 
budget?  Sur  tous  les  points  essentiels  de  son  programme,  M.  Ber- 
teaux a  pris  une  attitude  contraire  à  celle  de  M.  Poincaré.  Que  fera  la 
Chambre  elle-même  ?  Nous  le  saurons  bientôt,  peut-être  même  avant 
les  vacances,  quoiqu'elles  soient  imminentes.  On  annonce  en  effet  que 


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REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


la  discussion  des  quatre  contiibutions  pourra  servir  de  cadre  à  un 
large  échange  d'explications. 

Si  les  perspectives  les  plus  prochaines  ne  sont  pas  exemptes  de 
nuages,  celles  de  l'avenir,  de  celui  qui  commencera  après  les  vacances, 
sont  encore  plus  obscures.  En  réalité  nous  n'avons  pas  de  gouverne- 
ment :  nous  avons  des  ministres  dont  chacun  agit  à  sa  tète  :  ils  ne 
vivent,  non  pas  d'accord  mais  ensemble,  qu'à  la  condition  d'en  garder 
la  liberté.  Le  fait  était  déjà  connu  de  nos  lecteurs  :  ils  en  trouveront  une 
preuve  nouvelle  dans  la  prodigieuse  désinvolture  avec  laquelle  M.  le 
ministre  de  l'Intérieur  a  subitement  frappé  de  disgrâce  M.  Collignon, 
préfet  du  Finistère,  et  M.  Tourel,  sous-préfet  de  Brest.  Il  ne  s'agit  pas 
ici  d'un  incident  ordinaire,  et  ce  n'est  pas  le  cas  de  dire:  Qu'importe 
un  préfet  ?  Qu'importe  un  sous-préfet?  Leur  premier,  leur  seul  devoir 
n'est-il  pas  de  plaire  au  gouvernement,  et,  sils  ne  lui  plaisent  pas, 
bon  voyage!  Il  s'agit  de  deux  fonctionnaires  excellens  et  courageux, 
qui  ont  montré  de  l'habileté  et  de  la  fermeté  dans  une  situation  très 
délicate,  et  auxquels  tous  les  ministères  antérieurs  ont  rendu  justice. 
M.  Combes  lui-même  a  défendu  M.  Collignon  contre  les  socialistes  qui 
l'attaquaient,  et  M.  Etienne  a  décoré  M.  Tourel. 

On  sait  avec  quelles  difficultés,  avec  quels  dangers  ils  ont  été  aux 
prises  dans  un  département  où  se  trouvent  le  port  et  l'arsenal  de 
Brest.  L'arsenal  a  été  mis  en  état  de  révolution  par  le  citoyen  Goude 
qui.  comme  adjoint  au  maire,  est  parvenu  par  surcroît  à  dominer 
la  municipahté.  Pendant  tout  le  proconsulat  de  M.  Pelletan,  M.  Goude 
a  été  tout-puissant  à  Brest.  Le  préfet  et  le  sous-préfet  lui  ont  pour- 
tant tenu  tête,  et,  certes,  ils  y  ont  eu  du  mérite  :  qui  pouvait  leur  ré- 
pondre qu'ils  ne  seraient  pas  un  jour  ou  l'autre  désavoués  par  leur 
ministre  ?  11  aurait  suffi  pour  cela  du  moindre  accident  où  le  sang 
aurait  coulé  :  grâce  à  eux,  cet  accident  ne  s'est  pas  produit.  Ils 
ont  été  désavoués  quand  même  par  M.  Clemenceau  au  moment  où 
rien  ne  le  faisait  prévoir,  et  mis  en  disponibilité  l'un  et  l'autre.  Pour- 
quoi? Le  saura-t-on  jamais?  Aucun  débat  n'a  eu  lieu  à  ce  sujet  à  la 
tribune.  Les  députés  et  les  sénateurs  du  Finistère  se  sont  contentés 
d'aller  demander  à  M.  Clemenceau  beaucoup  moins  des  explications 
sur  sa  propre  conduite,  que  des  promesses  de  réparation  pour  les  mal- 
heureux qu'il  venait  de  briser.  M.  Clemenceau  a  fait  ces  promesses. 
Mais,  quelque  sympathie  que  méritent  M.  Collignon  et  M.  Tourel,  leur 
intérêt  personnel  n'est  pas  le  seul  qui  nous  touche  dans  cette  alfaire. 
Il  y  en  a  un  autre  plus  général.  Quoi!  deux  fonctionnaires  tiennent 
en    respect    le    socialisme    déchaîné;   ils   rétablissent   l'ordre  dans 


REVUE,    —    CHRONIQUE.  477 

l'arsenal  de  Brest;  ils  sont  encouragés  par  toute  la  partie  saine  du 
département;  tous  les  ministres,  même  les  pires,  -  nous  n'appli- 
quons pas  ce  qualificatif  à  M.  Etienne,  —  leur  ont  rendu  justice. 
M.  Clemenceau  vient  les  frapper  dans  le  dos!  Que  signifie  ce  coup 
double?  —  Rien  du  tout,  a  dit  M.  Clemenceau  aux  représent  ans  du 
Finistère;  on  aurait  tort  de  croire  que  j'aie  attaché  à  cela  la  moindre 
importance,  et  surtout  la  moindre  signification.  La  chose  s'est  pro- 
duite ainsi,  voilà  tout.  Mais  les  successeurs  de  MM.  Gollignon  et 
Tourel  ont  reçu  pour  instruction  de  suivre  exactement  la  même  poli- 
tique qu'eux,  car  c'est  celle  du  gouvernement.  Et  comment  pour- 
raient-ils douter,  s'ils  marchent  droit  dans  ce  sens,  qu'ils  seront  éner- 
giquement  soutenus?  N'ai-je  pas  fait  mes  preuves  ?  —  Nous  espérons» 
en  effet,  que  M.  Clemenceau  n'a  eu  qu'une  distraction  et  qu'U  n'en 
aura  pas  deux  :  mais  on  conviendra  que  sa  distraction  a  été  forte. 
Ceux  qui  lui  avaient  attribué  une  intention  réfléchie  avaient  de  lui 
une  opinion  dont  il  avait  lieu,  en  somme,  d'être  flatté.  Il  aime  mieux 
qu'on  pense  qu'il  n'a  pas  su  ce  qu'il  faisait  :  soit  !  Avouons-le,  nous 
avions  cru  nous-même  qu'après  son  brillant  discours  contre  M.  Jaurès, 
il  avait  voulu  donner  un  gage  de  réconciUation  aux  socialistes.  Mais 
que  reste-t-il  d'un  discours  lorsqu'il  n'est  pas  confirmé  par  des  actes  ? 
Peu  de  chose.  Et  qu'en  reste-t-il  lorsqu'il  est  contredit  par  eux?  Abso- 
lument rien  :  H  n'en  reste  qu'une  défaillance  qui  fortifie  l'adversaire 
au  lieu  de  l'affaiblir.  Le  discours  de  M.  Clemenceau  est  affiché  sur 
les  murs  des  36  000  communes  de  France.  M.  Jaurès  n'en  triomphe 
pas  moins,  et  M.  Goude  avec  lui,  puisqu'on  leur  a  sacrifié  deux  fonc- 
tionnaires choisis  parmi  les  meilleurs  :  leçon  de  choses  bien  décon- 
certante donnée  à  tous  ceux  qui  font  leur  devoir!  A  la  vérité,  ils 
ont  rarement  affaire  à  un  ministre  aussi  fantaisiste  que  celui  d'au- 
jourd'hui. 

L'inexplicable  et  inexpliqué  caprice  de  M.  Clemenceau  a  pourtant 
eu  un  bon  résultat  :  il  a  assuré  la  validation  par  la  Chambre,  à  une 
très  grande  majorité, de  l'élection  de  M.  Biétry,  le  concurrent  heureux 
deM.  Goude.  LaChambre  a  bien  des  défauts,  mais  ses  tendances  ne  sont 
pas  socialistes-  EUe  avait  trop  chaleureusement  applaudi  le  discours 
de  M.  Clemenceau  pour  ne  pas  continuer  à  s'en  inspirer.  M.  Clemen- 
ceau, lui,  a  des  inspirations  moins  suivies,  et  ce  n'est  pas  la  première 
fois  qu'U  ne  met  pas  d'accord  ce  qu'il  dit  et  ce  qu'il  fait.  Comme  il  est 
pour  le  moment  l'homme  le  plus  important  du  ministère,  cela  trouble. 
Nous  restons  sous  une  impression  d'incohérence  qui  pèsera  sur  nos 
vacances  :  et  qui  sait  si  elle  ne  s'y  aggravera  pas  encore  ? 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  * 


& 


L'Espagrne  vient  de  traverser  une  crise,  plus  grave  peut-être 
dans  la  réalité  que  dans  l'apparence.  Il  semble,  en  effet,  que  ce  ne  soit 
qu'une  <  lise  ministérielle  :  encore  s'est-elle  réduite  à  la  substitution 
de  quelques  lionimes  à  quelques  autres,  sans  qu'on  soit  sorti  du 
même  parti.  Le  maréchal  Lopez  Dominguez,  libéral,  a  remplacé 
M.  Moret.  libéral  lui-même  :  le  parti  libéral  reste  donc  aux  affaires,  pro- 
bablement avec  le  même  programme,  en  tout  cas,  avec  un  programme 
qui  ne  saurait  être  bien  sensiblement  modifié.  Où  est  donc  l'impor- 
tance du  changement?  Elle  est  dans  la  décomposition  des  partis  dont 
il  apporte  un  nouveau  témoignage.  Nous  parlons  au  pluriel,  parce  que 
le  parti  conservateur  souffre  du  môme  mal  que  le  parti  libéral  :  le 
dernier  ministère  de  M.  Maura  en  est  mort,  comme  en  meurt  aujour- 
d'hui celui  de  M.  Moret.  Mais  ce  mal  sévit  naturellement  avec  moins 
d'intensité  sur  un  parti  lorsqu'il  est  dans  l'opposition  que  lorsqu'il 
est  au  pouvoir.  Dans  l'opposition,  il  réunit  plus  facilement  toutes  ses 
forces  pour  renverser  le  gouvernement  adverse  et  prendre  sa  place  : 
le  lendemain,  il  se  divise  quand  il  doit  gouverner  à  son  tour. 

Le  parti  libéral ,  —  nous  parlons  surtout  de  lui  puisqu'il  est 
actuellement  en  cause,  —  est  fort  loin  de  manquer  de  personnalités 
très  distinguées:  peut-être,  même,  en  a-t-il  trop;  mais,  depuis  que  la 
mort  l'a  privé  de  M.  Sagasta,  comme  elle  a  privé  le  parti  conserva- 
teur de  M.  Canovas  del  Castillo,  le  temps  n'a  pas  encore  donné  à  un 
autre  la  même  somme  d'autorité.  Il  en  résulte  que  le  parti  au  pouvoir, 
quel  qu'il  soit  d'aOleurs,  a  ime  tendance  à  se  diviser  sous  des  impul- 
sions différentes;  il  ne  présente  pas  toute  l'homogénéité  désirable. 
C'est  pour  ce  motif  que  M.  Montero  Rios,  qui  avait  heureusement 
présidé  à  toutes  les  négociations  qui  ont  précédé  la  Conférence  d'Algé- 
siras,  a  donné  sa  démission  avant  cette  conférence,  et  a  été  remplacé 
par  M.  Moret,  qui  a  donné  la  sienne  peu  do  temps  après.  On  dit  même 
qu'il  aurait  pu  être  amené  à  la  donner  encore  i)lus  tôt,  si  le  mariage 
du  Roi  ne  lui  avait  pas  assuré  quelques  semaines  de  survie.  Personne 
ne  voulait  d'une  crise  ministérielle  pendant  la  Conférence  ou  avant  le 
mariage,  et  c'est  à  cette  double  (  irconstance  que  M.  Moret  aurait  dû 
la  durée,  pourtant  si  courte,  de  son  ministère.  M.  Moret  est  pourtant 
un  homme  d'un  rare  mérite.  Il  a  un  très  grand  talent  oratoire,  une 
longue  pratique  des  affaires,  et  déjà  un  ascendant  personnel  que  per- 
sonne ne  conteste,  mais  auquel,  toutefois,  certains  de  ses  amis  ne 
tardent  pas  à  échapper  après  l'avoir  subi  quelque  temps.  La  règle  que 
chacun  doit  avoir  son  tour  semble  dominer  les  évolutions  politiques 
de  l'Espagne.  Après  M.    Montero  Rios,  M.  Moret:  après  M.  Moret,  le 


REVUE.    CHRONIQUE.  479 

maréchal  Lopez  Dominguez.  Nous  souhaitons  à  ce  dernier  plus  de 
durée  que  n'en  ont  eu  ses  prédécesseurs  ;  mais  c'est  un  souhait  que 
nous  formions  déjà  pour  ceux-ci  et  qui  n'a  pas  été  exaucé,  ce  qui  nous 
rend  un  peu  sceptiques  sur  sa  réalisation  future.  Il  est  à  craindre  que 
les  difficultés  ne  restent  les  mêmes,  quel  que  soit  le  ministre. 

M.  Moret  avait  affaire  à  une  majorité  qu'il  jugeait  trop  faible  et  ne 
sentait  pas  assez  solide.  Il  n'a  vu  qu'un  moyen  de  sortir  d'embarras, 
et  peut-être  en  effet  n'y  en  avait-il  pas  d'autre  pour  lui,  c'était 
d'obtenir  du  Roi  la  dissolution  de  la  Chambre,  suivie  d'élections  nou- 
velles. Il  l'a  demandée  ;  le  Roi  ne  la  lui  a  pas  accordée,  et  non,  ce 
semble,  sans  quelques  motifs  très  plausibles.  Les  élections  ont  été 
faites  l'année  dernière  par  M.  Montero  Rios  :  peut-on  les  renouveler 
tous  les  ans  ?  EUes  ont  été  faites  par  un  ministère  hbéral  :  un  autre 
ministère  hbéral  peut-il  les  refaire  après  un  aussi  bref  délai?  M.  Moret 
estimait  qu'il  les  ferait  mieux,  ou  autrement  que  M.  Montero  Rios,  et 
qu'il  y  trouverait  plus  de  force.  C'est  possible  ;  mais  si  le  Roi  a  jugé 
qu'un  renouvellement  électoral  opéré  coup  sur  coup  présentait  des 
inconvéniens,  qui  pourrait  l'en  blâmer?  Au  surplus,  il  n'a  pas  pris 
son  parti  sans  avoir  consulté  tout  le  monde  avec  la  correction  la  plus 
constitutionnelle.  Il  n'avait  pas  besoin  d'interroger  les  conservateurs 
pour  savoir  d'avance  qu'ils  ne  lui  conseilleraient  pas  de  charger  le 
parti  libéral  de  faire  des  élections  nouvelles  destinées  à  le  consolider. 
Mais  le  parti  libéral  a-t-il  du  moms  donné  au  Roi,  dans  l'autre  sens, 
un  conseil  unanime?  Loin  de  là,  la  plupart  des  «^  amis  »  de  M.  Moret 
ont  déclaré  que  la  dissolution  n'était  nullement  nécessaire  et  que  la 
majorité  actuelle  était  assez  forte  pour  qu'on  pût  gouverner  avec  elle. 
Telle  a  été  notamment  l'opinion  très  ferme  du  maréchal  Lopez  Domin- 
guez :  U  l'a  exprimée  avec  une  décision  d'esprit  qui  le  désignait  pour 
le  futur  ministère,  et  le  Roi  l'a  pris  au  mot.  Comment  le  Roi  aurait-il 
pu  se  prononcer  pour  une  solution  que  M.  Moret  lui  recommandait,  il 
est  vrai,  mais  que  le  parti  conservateur  était  unanime^à  repousser  et 
que  le  parti  libéral  n'était  pas,  tant  s'en  faut,  unanime  à  accepter?  S'il 
avait  jugé  le  moment  venu  de  changer  l'orientation  politi(|ue  générale 
et  d'appeler  les  conservateurs  au  pouvoir,  la  dissolution  et  des  élections 
nouvelles  seraient  devenues  nécessaires  :  mais  évidemment  il  ne  l'a 
pas  cru.  On  va  donc  essayer  de  gouverner  avec  les  Cortès  actuelles. 
Le  maréchal  Lopez  Dominguez  s'est  l'ait  fort  d'y  réussir. 

Les  elVets  de  ces  changemens  si  multipliés  et  si  rapides  se  font 
beaucoup  plus  sentir  sur  la  politique  intérieure  de  nos  voisins  que  sur 
leur  politique  extérieure  :  on  peut  mémo  dire  qu'ils  sont  sur  celle-ci  tout 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  fait  insensibles.  Tous  les  partis  estiment,  et  depuis  assez  longtemps 
déjà,  que  l'entente  cordiale  de  la  France  avec  l'Angleterre,  et  non  moins 
cordiale  avec  l'italio,  sans  parler  de  son  alliance  avec  le  Russie,  doit  être 
naturellement  complétée  par  une  entente  du  même  caractère  avec 
l'Espagne.  Cette  politique  a  été  mise  à  l'épreuve  à  Algésiras;  elle  en  est 
sortie  triomphante.  Puis(iue  l'occasion  s'en  présente,  nous  rendons 
hommage  à  la  mémoire  du  duc  d'Almodovar,  qui  l'a  pratiquée  avec  tant 
de  courtoisie  envers  toutes  les  puissances  et  tant  de  loyauté  envers 
la  France.  Il  avait  naturellement  les  vertus  chevaleresques  de  sa  race, 
et  a  laissé  à  ceux  qui  l'ont  connu  l'impression  d'un  vrai  gentilhomme. 
Sa  mort  prématurée  a  été  une  perte  pour  l'Espagne,  mais  une  perte 
qui,  toute  question  personnelle  mise  à  part,  est  réparable  dans  un  pays 
où  les  mêmes  qualités  se  retrouvent  si  fréquemment.  M.  Ferez  Caballero 
n'a  fait  qu'une  apparition  fugitive  au  ministère  des  Affaires  étrangères  ; 
il  avait  été  le  second  plénipotentiaire  espagnol  à  Algésiras,  et  il  aurait 
continué  la  politique  du  duc  d'Almodovar,  si  on  lui  en  avait  laissé 
le  temps.  M.  GuUon  la  continuera  non  moins  certainement.  Il  se 
produit  d'ailleurs  chez  nous  un  phénomène  à  peu  près  analogue  :  la 
politique  intérieure  n'y  influe  heureusement  que  fort  peu  sur  la  poli- 
tique extérieure  qui  garde,  dans  ses  lignes  essentielles,  son  indépen- 
dance et  sa  continuité.  Cette  même  constatation,  que  nous  faisons  en 
Espagne,  nous  rassure  avec  les  agitations  d'un  pays  pour  lequel  nous 
éprouvons  tant  de  sympathies,  et  sur  la  parole  duquel,  quand  il  l'a 
donnée,  nous  savons  qu'on  peut  fermement  compter.  Pourquoi  faul-il 
qu'en  ce  moment  même  desdiflicultés  douanières  s'élèvent  entre  lui  et 
nous?  Puissent-elles  être  rapidement  aplanies.  Nous  désirons  avoir 
avec  l'Espagne,  dans  tous  les  domaines  de  notre  activité  commune, 
soit  diplomaticiue,  soit  économique,  des  rapports  de  confiance  et 
d'amitié.  Ce  vœu  sera  facilement  réalisé  pour  peu  qu'on  reste  convaincu 
des  deux  côtés  des  Pyrénées  que,  les  intérêts  étant  communs,  les 
senlimens  doivent  le  demeurer  aussi. 

Francis  Cqarmes. 

I.e  Directeur-Gérant, 
F.  Brunetière. 


MONSIEUR  ET  MADAME  MOLOCH 


PREMIERS   PARTIS 


Quand,  par  l'express  de  l'après-midi,  on  va  de  Carlsbad  à 
Rothberg,  chef-lieu  de  la  petite  principauté  du  même  nom,  aux 
confins  de  la  Thuringe  et  de  la  Franconie,  on  attend  un  peu  plus 
de  trois  quarts  d'heure  à  Steinach,  d'où  part  la  voiture  publique 
pour  Rothberg.  La  raison  de  cette  attente  est  que  la  voiture  de 
Rothberg  récolte  aussi  les  voyageurs  venant  dErfurt.  Or  l'express 
d'Erfurt  arrive  à  Steinach  quarante-sept  minutes  après  celui  de 
Carlsbad. 

Quarante-sept  minutes,  c'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  visiter 
Steinach.  Cette  ancienne  capitale  de  la  principauté  de  Rothberg- 
Steinach  est  gouvernée  par  les  HohenzoUern  depuis  1866.  Proche 
de  la  gare,  une  ville  neuve  s'est  bâtie,  maisons  en  pierre  d'une 
redoutable  architecture  prussienne,  magasins  à  la  mode  berlir 
noise,  tramways  à  trolley.  Plus  bas,  vers  la  rivière  appelée 
Rotha,  somnole  la  vieille  cité  de  Thuringe,  ardoises  et  pans  de 
bois,  Rathaus  du  xv^  siècle,  statue  équestre  du  margrave  Louis- 
Ulrich.  Les  étrangers,  munis  du  guide  rouge,  vont  en  pèlerinage 
jusqu'à  la  place  du  Rathaus,  faire  connaissance  avec  la  joviale 
figure  du  margrave.  Les  Prussiens  de  passage  dédaignent  la 
ville  ancienne,  se  promènent  dans  la  Kaiserstrasse,  admirent 
l'architecture  néo-nationale,  les  tramways  électriques,  les  maga- 
TOMK  xxxiv.  —  1906.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sins.  Quant  aux  gens  du  pays,  ils  se  gardent  bien  de  quitter  la 
salle  d'attente,  où,  sur  des  tables  ornées  de  napperons  rouges  et 
bleus,  on  détaille  certaine  bière  qui  n'est  pas  méprisable. 

Dix  mois  de  séjour  à  Rothberg,  en  qualité  de  précepteur  du 
jeune  prince  héritier,  m'avaient  suffisamment  enseigné  l'attrait 
d'une  loyale  bière  de  Thuringo,  pour  que  par  cette  après-midi 
d'août  toute  luisante  de  jaune  soleil,  mon  premier  soin,  en  des- 
cendant du  train  de  Carlsbad,  fût  de  m'attabler  dans  la  salle 
d'attente...  M"^  Grescenz  Binger,  assise  au  comptoir,  me  reconnut, 
d'un  sourire  :  c'était  une  petite  personne  fort  maigre,  tout  empa- 
quetée de  noir,  sauf  une  collerette  de  fausse  dentelle  bise.  Elle 
avait  la  figure  d'un  oiseau  de  nuit,  les  cheveux  pauvres,  la  bouche 
mince,  les  yeux  couleur  de  café  trop  dilué.  Elle  vint  d'elle- 
même  déposer  devant  moi  le  pot  de  grès  qui,  sous  l'armet  d'étain, 
bavait  de  la  mousse  blonde.  Elle  accompagna  ce  geste  d'un  long 
regard  qui  semblait  dire  :  «  Avec  ce  pot,  je  vous  offre  ma  vie  !...  » 
De  fait,  j'avais  cru  naguère,  —  fatuité  bien  française,  —  que 
M"'  Grescenz  Binger  était  éprise  de  moi.  Mais  cette  illusion  me 
fut  enlevée  du  jour  où,  entrant  à  l'improviste  dans  la  salle 
d'attente,  je  surpris  cette  jeune  personne  sentimentale  embras- 
sant éperdument  Herr  Graus,  principal  citoyen  de  Rothberg, 
propriétaire-hôtelier  des  villas  Luftkurort,  c'est-à-dire  du  Lieu- 
de-cure-d'air  qui  avoisine  le  château. 

Tandis  que  je  buvais  les  premières  gorgées,  le  brouhaha  de 
l'arrivée  continua  d'animer  la  petite  gare.  M"°  Binger  distribua 
d'autres  cruches  à  d'autres  buveurs,  avec  le  même  sourire 
d'offrande  intégrale.  Des  bagages  furent  roulés,  des  appels  de 
voix  se  heurtèrent.  Puis  le  train  repartit  ;  les  voyageurs  se  dis- 
persèrent; les  buveurs  rafraîchis  quittèrent  la  gare.  Je  demeurai 
seul  dans  la  salle  en  tête  à  tête  avec  ma  cruche  entamée. 

—  M.  le  docteur  attend  la  voiture  de  Rothberg?  murmura  la 
voix  charmante,  vraiment  charmante,  de  M'^*  Binger. 

Je  répliquai  que  j'attendais  non  seulement  la  voiture  de 
Rothberg,  mais  aussi  le  train  venant  d'Erfurt,  qui  devait  m'ame- 
ner  quelqu'un  de  connaissance. 

—  Et  M.  le  docteur  a  été  à  Carlsbad  pour  préparer  le  prochain 
voyage  de  Son  Altesse  la  princesse  régnante  ? 

Cette  fois  je  me  contentai  d'un  vague  signe  de  tête.  A  part 
moi,  je  pensais  :  «  Encore  une  indiscrétion  de  Herr  Graus  !   Il 


MONSIEUR    ET    MADAME    MOLOCH.  483' 

renseigne  décidément  sa  bien-aimée  sur  tous  les  menus  incidens 
de  la  Cour...  » 

La  demoiselle  de  comptoir  n'insista  pas.  Elle  parut  retomber 
dans  une  rêverie  profonde  et  ses  yeux  café  trop  clair  regar- 
dèrent dans  le  vague.  Que  voyait-elle  dans  ce  vague?  Un  officier 
prussien,  Herr  Graus  ou  moi-même?  Je  ne  m'attardai  pas  à  ré- 
soudre cette  énigme  et  je  me  pris  à  méditer  pour  mon  propre 
compte. 

Il  était  trois  heures  un  peu  passées.  La  salle  d'attente,  avec 
ses  boiseries  jaunes  et  son  papier  imitant  la  planche  de  chêner  - 
était  envahie  par  un  soleil  oblique,  pas  trop  ardent,  qui  jouait 
sur  l'étain  des  bocks,  sur  les  cheveux  fades  de  la  caissière,  sur 
une  glace  attachée  au  mur,  en  face  de  moi.  Je  jetai  les  yeux  sur 
cette  glace.  Elle  me  renvoya  l'image  d'un  jeune  homme  assis 
devant  un  bock.  Ce  jeune  homme,  assez  élégamment  vêtu  d'un 
complet  gris  fer,  ne  paraissait  guère  plus  de  vingt  ans  ;  je  savais 
toutefois  qu'il  en  avait  vingt-six,  puisque  ce  jeune  homme,  c'était 
moi-même.  Je  le  regardai  curieusement,  comme  on  regarde  un 
étranger.  Aussitôt  le  jeune  homme  de  la  glace  se  composa  une 
mine  grave  :  mais  son  visage  juvénile,  régulier,  encadré  de  che- 
veux abondans,  ses  yeux  bleus  bien  ouverts,  sa  bouche  qui  avait 
peine  à  s'empêcher  de  sourire,  démentaient  et  raillaient  cet  efiort 
de  sévérité. 

«  Louis  Dubert,  dis-je  mentalement  à  cette  image  ironique, 
pourquoi  avez-vous  aujourd'hui  des  idées  couleur  de  soleil?... 
Mon  garçon,  votre  cas  n'est  pas  si  brillant  !  Vous  êtes  pauvre,  et 
pauvre  après  avoir  cru  être  riche,  ce  qui  est  pire.  Jusqu'à  1  an 
passé,  vous  étiez  un  jeune  bourgeois  de  Paris,  vaguement  attaché 
aux  Affaires  étrangères,  faisant  pour  son  agrément  de  la  méta- 
physique et  des  vers  invertébrés.  Votre  père  était  un  financier 
considérable,  maître  du  marché  de  la  betterave.  Certes  il  ne 
s'occupait  pas  beaucoup  de  vous  ni  de  votre  jeune  sœur  Gritte  ! 
C'était  un  financier  mondain.  Resté  veuf  trop  jeune,  il  s'employait 
avec  trop  de  zèle  à  protéger  les  artistes.  Mais  enfin  il  ne  vous 
laissait  manquer  de  rien,  pas  même  du  superflu.  Votre  agréable 
inutilité,  et  l'affection  tendre  qui  vous  unit  à  Gritte  suffisaient 
à  vous  rendre  heureux. 

«  La  betterave  a  trahi  le  financier,  qui  a  perdu   du  coup  sa 
fortune  et  sa  vie.  Il  a  fallu  mettre  l'insouciante  Gritte  à  Vernon 
dans  la  pension  des  filles  de  légionnaires.  Vous-même  avez  été 


484  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trop  content,  grâce  h  l'appui  de  votre  ministre,  d'accepter  celle 
place  de  précepteur  de  prince,  au  fin  fond  de  rAllemagne,  avec 
5  000  marks  d'appointemens!  Depuis  ces  catastrophes,  dix  mois 
à  peine  ont  passé...  Louis  Dubert,  il  est  encore  trop  tôt  pour 
sourire  !  » 

Ainsi,  comme  un  régent  maussade  frappe  de  la  règle  son  pu- 
pitre pour  empêcher  les  élèves  de  se  dissiper  et  de  rire,  je  cinglais 
ma  mémoire  avec  le  souvenir  de  toutes  mes  raisons  de  tristesse, 
réunies  en  faisceau.  L'un  de  ces  plus  tristes  souvenirs  était  mon 
arrivée  à  Rothberg,  l'hiver  précédent.  C'était  au  temps  de  Noël... 
Les  sapins,  les  hêtres  et  les  mélèzes  de  la  Rotha  dormaient  transis 
sous  leur  manteau  de  neige  ;  pour  la  première  fois,  je  montais, 
dans  une  voiture  de  Herr  Graus,  les  neuf  kilomètres  de  côte  qui 
séparent  Steinach  de  Rothberg.  Je  moulais  par  la  nuit  et  lavent, 
comme  le  cavalier  du  roi  des  Aulnes.  La  triste  nuit,  le  triste 
vent!  N'était-ce  pas  la  porte  d'une  prison,  cette  poterne  farouche 
ou  s'engagea  la  voiture,  éclairant  de  ses  lanternes  le  portier  du 
château,  qui  me  parut  le  geôlier?  Tout  en  lampant  la  bière  de 
M"^  Crescenz  Binger,  je  me  plus  à  évoquer  cette  apparition  du  Hof- 
portier  Krebs,  au  jaune  des  lanternes,  cette  face  à  grosse  barbe 
grise,  ce  haut  corps  galonné  aplati  contre  le  mur  sinistre  pour 
laisser  passer  la  voiture...  El  je  crus  que  je  tenais  ma  mélancolie... 

Mais  la  plus  indécente  gaîté  de  vivre  protesta  aussitôt  au 
dedans  de  moi.  La  ligure  du  Hof-portier  Krebs  s'effaça,  à  peine 
surgie,  comme  une  buée  sur  un  miroir,  tandis  que  deux  visages 
infiniment  plus  gracieux,  quoique  inégalement  gracieux,  deux 
visages  féminins,  se  jouaient  à  sa  place. 

Il  me  redevint  manifeste  que  j'avais  vingt-six  ans  ;  qu'au- 
jourd'hui, pur  une  après-midi  d'août,  pleine  de  soleil,  j'étais 
assis  devant  une  cruche  de  bière  savoureuse  à  la  gare  de  Steinach, 
arrivant  de  Carlsbad  et  attendant  le  train  d'Erfurt.  Mes  mains 
cherchèrent  d'elles-mêmes  mon  portefeuille  dans  la  poche  inté- 
rieure de  mon  veston,  comme  si  elles  eussent  voulu  me  mettre 
une  fois  de  plus  sous  les  yeux  les  raisons  que  j'avais  de  sourire 
à  la  destinée.  Ces  raisons  étaient  deux  lettres,  que  je  me  décidai 
aussitôt  à  relire. 

La  première  lettre,  timbrée  de  France,  et  grillonnée  d'une 
écriture  un  peu  garçonnière,  disail  ; 


II 


MONSIEUR    ET   MADAME   MOLOCH.  485 

«  Veine!  joie!  Hip  !  mon  Loup  chéri,  je  pars  demain  pour 
l'Allemagne,  pour  le  pays  de  ton  prince,  et  surtout  pour  toi, 
mon  grand,  mon  Loup!  J'ai  peine  à  croire  que  c'est  vrai,  que 
c'est  la  chose  de  demain;  que  je  fais  une  vraie  malle;   que  j'y 
mets  une  certaine  robe,  non,  deux  certaines  robes  !  ils  verront 
ça,  les  Rothbergeois,  et  le  prince,  et  toi!  Où  enétais-je?...  Oui! 
penser  que  ta  Gritte  bien  vivante  et  bien  éveillée  prendra  demain 
un  train  sur  le  coup  de  sept  heures  du  soir  et  que  mardi,  vers 
quatre  heures,  elle  tombera  dans  les  bras  de  son  Loup  chéri,  lui 
brouillera  sa  belle  raie  pour  le  faire  enrager,  lui  tirera  la  mous- 
tache, luttera  à  mains  plates  avec  lui  et  lui  racontera  sa   vie 
depuis  dix  mois  !...  Car  tu  comprends,  il  y  a  des  tas  de  choses 
que  je  n'ai  pas  mises  dans  mes  lettres...  C'est  effrayant  ce  que  je 
vais  parler,  mardi  !...  Ouvre  tes  oreilles  de  Loup.  Et  tu  parleras 
aussi,  tu  me  raconteras  tout  ce  que  tu  vois,  des  choses  nouvelles 
et  extraordinaires,  car  tu  as  beau  me  dire  que  c'est  triste,  là-bas, 
c'est  toujours  plus  folâtre  que  céans,  comme  eût  dit  notre  fon- 
datrice, la  mère  Maintenon  !  Hip!  hip  !  je  vais  revoir  Loup  î  Et 
toi,  es-tu  content?  Je  ne  trouve  pas  ta  dernière  lettre  assez  exu 
bérante,  assez  toquée.  Tu  me  dis  des  choses  précises,  des  expli 
cations  sur  les  changemens  de  train,  sur  les  horaires.  Je  m'en 
fiche,  de  tout  cela,  Loup,  entends-tu  ?  Je  veux  que  tu  sois  comme 
moi,  éperdu  de  joie,  fou  à  l'idée  que  no\is  allons  nous  rejoindre? 
(Tu  sais?  11  est  vraiment  très  gentil,  ton  prince,  de  t'avoir  auto- 
risé à  ne  pas  habiter  le  château  pendant  mon  séjour  à  Rothberg; 
nous  allons  faire,  toi  et  moi,  un  délicieux  petit  ménage  en  liberté. 
Tandis  que  si  j'avais  dû  vivre  au  château,  même  avec  toi,  je  me 
serais  toujours  sentie  un  peu  pensionnaire.  C'est  que  je  n'ai  pas, 
comme  toi,  l'habitude  des  Cours...)  Dieu!  que  je  vais  te  cram- 
ponner pendant  cinq  semaines  :  tu  ne  peux  pas  t'en  faire  une 
idée.  Les  mois  passés  loin  de  toi  ont  été  si  durs!  bien  plus  durs 
que  mes  lettres  ne  te  le  disaient.  Je  me  suis  rendu  compte  de  ce 
qu'avait  été  mon  bonheur  quand  nous  nous  voyions  tous  les 
jours  !  Sotte  que  j'étais!  je  me  contentais  alors  d'être  heureuse, 
sans  penser  tout  le  temps  :  Comme  je  suis  heureuse!...  Tu  vois, 
moi,  je  ne  sais  pas  ce  que  je  te  raconte,  je  perds  le  fil;  ce  n'est 
pas  comme  toi,  espèce  de  précepteur  de  prince,  avec  tes  horaires 
de  trains  et  tes  indications  du  côté  où  il  faut  regarder  le  paysage! 
Je  me  moque  du  paysage,  Ba'.deker  aux  oreilles  de  Loup!  Sache 
cependant  (si  toutefois  M™"  la  directrice  ne  te  la  pas  écrit)  que 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  voyagerai  jusqu'à  Erfurt  avec  des  gens  très  bien,  des  gens 
d'ambassade  chargés  d'empêcher  qu'on  enlève  ta  Gritte  en  route. 
A  Erfurt,  par  exemple,  on  me  livre  à  moi-même.  Les  gens  très 
bien  continuent  sur  Dresde.  Il  ne  tiendra  qu'à  moi,  au  lieu  d'aller 
te  retrouver,  de  me  faire  capter  par  un  général  prussien.  Tu  n'es 
pas  un  peu  inquiet?  un  peu  jaloux?  Tu  étais  jaloux,  avant  de 
me  quitter  !... 

«  Voilà.  Je  t'aime,  mon  grand  Loup,  et  je  t'embrasse  de  tout 
mon  cœur  sur  ta  raie,  sur  tes  yeux.  Je  me  pelotonne  dans  toi,  sur 
tes  genoux,  tu  sais?  comme  quand  je  fais  la  «  toute  petite  fille.  » 

«  Gritte. 

«  P.-S.  —  Je  suppose  qu'il  y  a  un  tennis,  là-bas,  chez  ton 
souverain?  » 

...  Avoir  une  sœur  de  douze  ans  plus  jeune  que  soi,  s'en  di- 
vertir d'abord  comme  d'une  poupée  vivante,  puis  comme  d'une 
compagne  de  jeux  qu'on  protège  et  qu'on  enseigne  ;  puis,  à 
l'époque  où,  soi-même,  on  est  agité  par  la  jeunesse  vigoureuse,  la 
voir  s'épanouir  jeune  fille,  résumer  toutes  les  séductions  de  cette 
troublante  espèce  à  laquelle  un  Français  pense  uniquement  vers 
la  vingtième  année  :  la  femme,  et  en  jouir  sans  émoi  !  Sentir  les 
bras  frais  d'une  jeune  fille  vous  enlacer  le  cou,  le  parfum  de  ses 
cheveux  vous  monter  aux  narines,  cueillir  le  tendre  regard  de 
ses  yeux,  et  que  tout  cela  soit  sain,  calmant,  fortifiant  :  voilà 
une  joie  très  rare,  réservée  aux  grands  frères  qui  ont  pratiqué 
une  tendre  intimité  avec  une  sœur  beaucoup  moins  âgée  qu'eux- 
mêmes.  Gritte,  née  en  1890,  n'avait  guère  connu  notre  mère, 
morte  en  1896.  On  ne  saurait  dire  non  plus  qu'elle  eût  beaucoup 
connu  notre  père,  qui  vivait  principalement  hors  de  chez  lui. 
Ce  fut  donc  moi  l'éducateur  de  Grilte,  jusqu'à  la  catastrophe 
qui  nous  ruina  et  emporta  notre  père.  Mais  le  bien  que  je  fis  à 
Gritte,  Gritte  me  le  rendit  au  centuple.  Cette  présence  pure 
m'empêcha  de  pratiquer  vis-à-vis  des  femmes  en  général  les 
théories  brutales  ou  dédaigneuses  de  mes  contemporains.  Jeune, 
ûisif,  riche,  libre  dans  Paris,  certes  je  n'eus  pas  la  vie  d'un 
moine.  Mais  du  moins  je  ne  professai  pas  que  «  toutes  les  femmes 
sont  des  grues  »  ni  que  l'amour  est  un  simple  geste.  Une  petite 
fleur  bleue  de  France  prospérait  dans  mon  cœur  quand  je 
paHis  pour  rAUemagno.  f 


i 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  487 

...  Comme  j'évoquais  ces  souvenirs,  ayant  renfermé  la  lettre 
de  Gritte  dans  mon  portefeuille,  un  employé  à  mine  et  à  cos- 
tume de  soldat  entra  dans  la  salle  ;  sa  voix  irritée  proclama  que 
le  train  d'Erfurt  avait  sept  minutes  de  retard.  Après  quoi,  il  re- 
garda d'un  air  menaçant  cette  tendre  momie  de  M"*  Binger  et 
moi-même,  comme  pour  nous  avertir  que  nous  n'avions  pas  à 
récriminer,  qu'un  train  prussien  à  le  droit  d'être  en  retard  et 
que,  sur  une  ligne  prussienne,  les  voyageurs  sont  les  sujets  du 
train,  émanation  de  l'Empereur.  M^^'  Binger  écouta  cet  avis  et 
subit  ce  regard  avec  l'indifférence  d'une  âme  déliée  de  toute 
attache  terrestre.  Quant  à  moi,  l'irruption  de  ce  fonctionnaire 
me  fournit  l'entr'acte  dont  mes  scrupules  avaient  besoin  pour 
relire,  après  la  lettre  de  Gritte,  une  autre  lettre  féminine,  — 
moins  parfaitement  pure. 

Cette  autre  lettre,  plus  longue,  était  aussi  écrite  en  français, 
mais  d'une  écriture  plus  large,  plus  étudiée,  et  nettement  alle- 
mande, grâce  à  laspect  des  r,  des  m  et  des  a  :  quatre  pages  de 
papier  bleuâtre,  timbrées  d'une  simple  couronne  d'or  fermée, 
parfumée  d'une  légère  odeur  de  jicky...  Les  jeux  de  la  psycho- 
logie sentimentale  m'avaient  toujours  diverti.  Je  m'avouai,  sans 
m'en  absoudre,  que  les  plaisirs  nés  des  deux  lettres  se  mêlaient, 
inextricables,  dans  ma  joie  présente. 

Celle-ci  était  datée  de  l'avant-veille,  et  du  château  de  Roth- 
berg.  Je  l'avais  reçue  la  veille  à  Carlsbad. 

(c  Vous  êtes  prié,  mon  ami,  —  disait-elle,  —  d'évoquer  devant 
vos  yeux  (vos  yeux  couleur  du  ciel  de  France)  le  buen-retiro  où 
j'aime  à  entendre  votre  voix  me  lire  le  cher  Verlaine,  Baudelaire, 
et  aussi  Octave  Feuillet  et  George  Sand...  Vous  imaginez,  n'est-ce 
pas?  Une  heure  après  minuit.  Le  château  est  endormi  autour  de 
moi.  Un  grand  silence,  un  peu  effrayant.  Tout  à  l'heure,  de  ma 
fenêtre,  j'ai  regardé  vers  la  vallée  de  la  Rotha  en  soulevant  les 
rideaux;  la  nuit  est  sans  lune,  mais  avec  tant  d'étoiles,  et  sur- 
tout notre  Véga!  (Il  faut  que  vous  regardiez  aussi  notre  Véga  dès 
qu'elle  paraît  :  et  quand  elle  paraîtra,  vous  penserez  que  c'est 
mon  regard  qui  se  reflète  dans  les  yeux  de  Véga.)  On  n'enten- 
dait dans  la  profonde  vallée  que  le  murmure  de  la  Rotha,.  bon- 
dissant de  roche  en  roche  comme  l'Use  de  Heine.  En  face  de 
moi,  les  villas  de  Luftkurort  que  je  déleste  piquaient  encore 
quelques  points  de  clarté.  Je  vous  donnai  alors  ma  pensée,  que 


48'^  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

VOUS  devrez  mettre  bien  vite  dans  votre  cœur  comme  un  très 
précieux  pétale  de  fleur, 

('  Mais  pensez-vous  seulement  encore  à  notre  triste  et  glo- 
rieux Rothberg,  et  à  la  prisonnière  languissante  qui  l'habite, 
prisonnière  de  son  rang  et  de  sa  fidélité  allemande?  Je  n'ose  le 
croire.  Vous  êtes  un  jeune  Français,  c'est-à-dire  un  être  spirituel, 
charmant...  et  léger.  Ce  voyage  à  Carlsbad  a  été  pour  vous  une 
sortie  d'écolier;  à  Carlsbad,  je  suis  bien  certaine  que  vous  vous 
divertissez  beaucoup.  C'est  rempli  de  créatures  jolies  et  faciles. 
Et  jamais  on  ne  vit  un  Français  tranquille  parmi  de  jolies  et 
faciles  créatures. 

«  Je  vous  taquine.  Je  suis  injuste.  Je  vous  estime  trop  pour 
penser  qu'une  certaine  image  puisse  céder  la  place  à  celles  de 
femmes  quelconques.  Vous  avez  le  cœur  trop  noble,  et  le  sens  de 
l'importance  des  choses.  Votre  absence  est  un  service  que  vous 
me  rendez;  il  me  plaît  que  ce  soit  vous  qui  m'installiez,  qui  me 
choisissiez  mon  gîte,  afin  qu'en  septembre,  quand  j'y  serai  loin 
de  vous,  vous  puissiez  évoquer  à  votre  tour  les  lieux  où  je  vivrai. 
(Du  reste  je  m'arrangerai  avec  le  prince  pour  avoir  besoin  de 
vous,  alors,  au  moins  durant  quelques  jours.)  Je  suis  sûre  que 
vous  m'aurez  trouvé  un  très  bon  nid.  (N'oubliez  pas  que  la 
chambre  de  bains  soit  munie  d'un  appareil  pour  chauffer  le 
linge  :  j'ai  tant  souffert  de  ce  manque,  l'an  passé,  à  Marienbad, 
où  Bertha  devait  chauffer  mon  linge  directement  sur  un  horrible 
poêle  à  pétrole!) 

«  J'entends  la  sentinelle  qui  fait  sa  tournée  dans  le  chemin  de 
ronde,  au  pied  de  ma  fenêtre;  son  pas  solide  et  discipliné  évoque 
pour  moi  la  sécurité  et  la  force  allemandes,  autour  de  ma  soli- 
tude. Hélas!  une  telle  force,  une  telle  sécurité  ne  suffisent  plus 
à  mon  repos.  Cette  nuit  comme  la  précédente  je  dormirai  mal... 
Il  me  manquera  la  sensation  que,  non  loin  de  moi,  dans  cet 
immense  château,  habite  mon  cher  héréditaire  ennemi.  Il  ne  me 
défend  pas  des  dangers  physiques  comme  la  forte  sentinelle  alle- 
mande; mais  il  sait  chasser  loin  de  moi  les  affreuses  mélan- 
colies qui  montent,  pour  moi,  des  profondeurs  de  cette  trop 
sublime  vallée  et  des  méditations  sur  les  conditions  de  ma  vie... 
0  mon  poète  et  professeur,  votre  élève  veut  vous  avouer  qu'elle 
se  juge  isolée  loin  de  vous.  Et  elle  a  quelque  chagrin  de  penser 
que,  durant  cinq  longues  semaines,  même  après  votre  retour, 
vous  ne  dormirez  plus  sous  son  toit. 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  489 

«  J'ai  refait,  toute  seule,  nos  pèlerinages  favoris...  le  Maria- 
Helena-Silz,  Grippstein,  les  bois  du  Thiergarten,  le  pavillon  de 
la  Fasanerie.  Les  paysages  que  nous  avions  trouvés  si  beaux 
ensemble,  si  sourians,  avaient  perdu  leur  sourire  et,  il  me 
semblait,  quelque  peu  aussi  de  leur  beauté.  Mais  que  dis-je 
là?  j'oublie  vraiment  et  qui  je  suis,  et  qui  je  dois  être.  Il  faut 
que  vous  m'inspiriez  une  étrange  confiance  pour  recevoir  de 
moi  de  tels  aveux!  En  êtes-vous  fier,  au  moins?  Dites-le-moi 
pour  que  je  sois  moins  confuse  et  moins  irritée  contre  moi- 
même. 

«  J'attends  une  lettre  de  vous  demain  à  la  première  heure. 
De  grâce,  qu'elle  m'apporte  vous  tel  que  vous  êtes  lorsque  je  vous 
ai  près  de  moi,  et  non  pas  un  fonctionnaire  respectueux  (comme 
la  dernière  que  j'ai  reçue).  Mon  ami!  je  suis  lasse  du  respect! 
Depuis  que  je  suis  toute  petite  on  me  fatigue  avec  le  respect.  J'ai 
vécu  dans  le  respect  à  la  cour  d'Erlenburg,  toute  ma  jeunesse... 
J'ai  retrouvé  le  respect  comme  princesse  régnante  de  Rothberg 
où  tout  le  monde  me  respecte,  même  mon  mari!...  Vous,  mon 
nouveau  sujet,  je  vous  délie  du  devoir  de  respect  envers  votre 
souveraine  et  amie.  Est-ce  dit?  Et  recevrai-je  enfin  la  lettre 
désirée,  non  du  sujet  mais  de  l'ami,  la  lettre  que  l'amie  n'osera 
laisser  lire  à  la  souveraine? 

«  Je  me  hâte  de  fermer  cette  lettre  :  je  la  déchirerais  peut 
être  si  je  la  relisais. 

«  Else,  princesse  de  Rothberg. 

«  P.-S.  —  M'^*  de  Bohlberg  me  recommande  de  vous  dire  de 
ne  pas  oublier  de  réassortir  les  quatre  petits  '/erres  qui  manquent 
à  mon  service  à  liqueurs.  Elle  vous  rappelle  l'adresse  :  Stinde, 
Hoflieferant,  Bergstrasse,  28. 

«  Deuxième  P.-S. —  Croiriez-vous  que  j'ai  dû,  ce  soir  encore, 
avoir  à  souper  auchâtteau  le  ministre  de  la  police  Drontheim,son 
énorme  femme,  et  sa  sœur  Frika?  On  n'a  gardé  aucune  mesure 
avec  Frika.  On  s'est  égaré  dans  le  parc  anglais,  seul  avec  elle... 
Pensez  combien,  en  ces  minutes,  mon  cœur  a  librement  battu 
pour  vous  !  )) 

Était-ce  d'avoir  lu,  juste  lïnstant  d'avant,  la  lettre  rafraîchis- 
sante de  Gritte?  Je  relus  celle-ci  avec  une  lucidité,  un  sang-froid 


490  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  notaire.  Pourtant,  l'avant-veille,  quand  je  lavais  reçue  à 
Garlsbad,  elle  m'avait  quelque  peu  grisé.  Je  m'étais  mis  à  danser 
sur  le  tapis  de  la  chambre  d'hôtel;  après  quoi,  je  m'étais  atten- 
tivement regardé  dans  la  glace  de  l'armoire;  j'avais  arrangé 
presque  tendrement  mes  cheveux  et  ma  cravate  ;  finalement,  je 
m'étais  déclaré  à  moi-même  que  tout  s'expliquait  et  que  ma 
souveraine  avait  bon  goût...  Aux  environs  de  vingt-cinq  ans,  la 
vanité  contribue  plus  que  les  sens  ou  que  le  cœur  à  pousser  un 
jeune  Français  vers  l'amour.  Il  se  trouvait  qu'au  moment  où 
j'avais  quitté  la  France,  j'attendais  encore  un  incident  notable 
dans  ma  vie  sentimentale.  Celui-ci  était  notable  entre  tous  :  une 
princesse  régnante!  Je  me  persuadais  aisément  que  j'avais  pres- 
senti une  telle  aventure,  que  je  m'étais  gardé  pour  elle.  Et  le  jour 
où,  à  Carlsbad,  je  reçus  cette  lettre,  je  baisai  comme  un  collé- 
gien les  jambages  qui  formaient  le  nom  d'Else,  et  je  baisai  aussi 
la  photographie  placée  sur  ma  table  qui  représentait  «  ma  sou- 
veraine »  couronnée,  ses  épaules  nues  à  demi  couvertes  par  le 
manteau  de  Cour.  Et  il  me  plut  de  ne  pas  remarquer  que  cette 
photographie  datait  d'une  dizaine  d'années. 

Ainsi  m'étais-je  comporté  dans  ma  chambre  d'hôtel  à  Carls- 
bad, après  une  journée  vouée  au  service  à  liqueurs  et  à  la  salle 
de  bains-.  Aujourd'hui,  dans  la  gare  de  Steinach,  cinq  minutes 
avant  l'arrivée  de  ma  sœur  Gritte,  une  merveilleuse. clairvoyance 
décomposait,  analysait  pour  moi  toutes  les  phrases  de  cette  même 
lettre.  J'y  lisais  le  caractère  de  la  princesse.  Bonne  !  oh  !  la  bonté 
même,  incapable  de  causer  un  mal  volontaire  :  sa  douceur  tem- 
pérée par  une  extrême  fierté  de  son  rang  (encore  qu'elle  n'en 
voulût  pas  convenir)  et  par  un  chauvinisme  allemand  très  vio- 
lent (encore  qu'elle  s'en  défendît  et  qu'elle  le  raillât  chez  le  prince 
son  mari).  Obsédée  par  le  romanesque  et  par  toute  la  sentimen- 
talité germanique.  Pour  la  première  fois  je  compris  qu'elle  n'en- 
tendait rien  à  la  nature,  qu'elle  la  voyait  à  travers  les  poètes.  Il 
me  parut  aussi  qu'elle  manquait  de  tact,  ce  dont  je  m'étais  déjà 
aperçu  antérieurement  :  les  recommandations  sur  la  verrerie  à 
remplacer,  sur  la  nécessité  d'un  chauiîe-linge,  suivant  de  près 
les  efFusions  ut  les  aveux,  me  remettaient  à  ma  place  de  domes- 
tique supérieur.  Et  le  post-scriptum  relatif  aux  infidélités  du 
prince,  à  ses  amours  avec  M""  F'riederika  de  Drontheim,  mis 
là  comme  une  suprême  excuse  au  ton  de  toute  la  lettre,  me 
causait  aussi  un  léger  malaise. 


MONSIEUR    ET   MADAME    5I0L0CH.  491 

...  Mais,  trêve  d'analyse  :  voici  que  s'annonce  le  train  d'Erfiirt. 
Les  voyageurs,  les  amis  des  voyageurs  s'empressent.  Je  laisse 
mon  écot  sur  la  nappe,  à  côté  de  la  cruche  à  demi  vidée,  et, 
après  avoir  adressé  à  M""  Crescenz  un  sourire  qu  elle  me  rend, 
si  l'on  peut  ainsi  s'exprimer,  au  centuple,  je  cours  moi-même 
vers  le  quai. 

En  uniforme  rouge  galonné  d'or,  également  comparable  à  un 
portier  d'hôtel  ou  à  un  général  bolivien,  le  chef  de  gare  de  Stei- 
nach  présidait  à  la  manœuvre  de  trois  malles  et  d'un  panier  de 
poulets,  grave  comme  un  capitaine  qui  livre  un  combat  dé- 
cisif. 

«  Gritte,  pensai-je  en  scrutant  l'horizon  boisé  par  où  tout  à 
l'heure  jaillirait  le  train;  Gritte,  ma  sœur,  ma  Providence  mi- 
gnonne, c'est  toi  seule  que  j'aime,  décidément.  » 

Abîmes  du  cœur!  disaient  les  romantiques.  Tandis  que 
j'adressais  à  Gritte  cette  oraison  jaculatoire,  une  voix  intime 
protesta  en  moi.  Et,  comme  parfois,  au  désert,  les  ermites  ne 
savaient  plus  si  c'était  le  bon  ou  le  mauvais  ange  qui  leur  chu- 
chotait à  l'oreille,  je  ne  sus  pas  distinguer  si  cette  voix  était  celle 
de  ma  conscience,  celle  de  ma  vanité,  ou  tout  simplement  celle 
de  mes  sens  : 

«  Ingrat!  disait  cette  voix...  Pourquoi  renies-tu  l'autre  Pro- 
vidence féminine  qui  t'a  accueilli  ici?  Rappelle-toi  ton  angoisse 
quand  tu  franchis  la  poterne  du  Château!  Rappelle-toi  les  révoltes 
de  ton  orgueil  en  présence  du  major,  comte  de  Marbach,  et  du 
prince  lui-même!  Qui  t'a  fait  la  vie  supportable  et  même  douce, 
en  te  manifestant  hardiment  sa  bienveillance,  aussitôt  imitée  par 
la  servile  petite  Cour,  par  le  Hof-intendant  Lipawski,  par  le  mi- 
nistre Drontheim,  par  les  magistrats,  par  l'aumônier?  Sans  cette 
protection  féminine,  tes  dix  mois  de  séjour  à  Rothberg  eussent- 
ils  été  tolérables?  Et  puis,  elle  est  jolie,  cette  Providence... 
Juste  à  la  veille  du  déclin,  peut-être,  mais  encore  exquise,  ré- 
putée telle  dans  toute  la  contrée...  Un  peu  artificielle  dans  sa 
sentimentalité,  dans  son  admiration  de  la  nature?  qu'importe,  si 
sa  présence  a  coloré  pour  toi  les  paysages  que  vous  voyez  en- 
semble !  Défaut  de  tact?  qu'importe,  si  son  cœur  est  sincère,  et 
il  est  sincère,  tu  le  sais!...  Allemande?  peux-tu  lui  reprocher 
d'aimer  son  pays,  d'admirer  une  force,  une  prospérité  qui  sont 
réelles?  Enfin  elle  t'aime,  et  c'est  le  fond  des  choses.  Laisse-toi 
aimer,  et  ne  ratiocine  pas  tant  sur  ton  bonheur...  » 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  ce  moment,  le  soleil  d'août  me  parut  éclairer,  plus  radieux, 
le  cercle  de  collines  velues  qui  environnait  la  petite  gare... 
J'acceptai  décidément  toute  ma  joie  de  vivre,  et,  pures  ou  non, 
je  me  résoins  à  boire  aux  sources  d'où  me  semblait  jaillir  le 
bonheur.  Soudain  une  grosse  locomotive  déboucha  du  tunnel 
tout  proche.  Elle  fonça  vers  la  gare  :  bientôt  toute  la  masse  du 
train  s'arrêta  dans  un  fracas  de  freins  et  de  roues  grinçantes.  La 
portière  d'un  compartiment  s'ouvrit  juste  devant  moi  :  et  Gritte 
se  précipita  dans  mes  bras. 

Ce  fut  une  minute  savoureuse.  Plus  grand  que  Gritte  de  dix 
centimètres,  je  l'avais  soulevée  de  terre  :  elle  nichait  sa  tôle 
entre  mon  épaule  et  ma  figure,  je  sentais  la  fraîcheur  de  sa  joue 
contre  mon  visage,  et  toute  la  vivante  jeunesse,  tout  le  parfum 
de  fleur  de  cet  être  chéri,  je  les  respirais.  Quand  je  la  reposai  à 
terre,  Gritte  murmura  : 

—  Ah!  c'est  bon... 

Et  me  sautant  au  cou  de  nouveau,  elle  m'embrassa  encore,  et 
manqua  faire  tomber  mon  chapeau.  Alors  elle  prit  mon  bras 
libre  (l'autre  portait  son  petit  sac)  et  me  dit,  me  regardant  de  la 
tête  aux  pieds  : 

—  Tu  es  toujours  beau,  mon  Loup...  Pas  un  des  frères  de 
mes  compagnes,  que  je  vois  les  jours  de  parloir,  n'est  beau 
comme  toi...  Oui,  madame,  ajouta-t-elle  en  s'adressant  à  une 
honnête  bourgeoise,  coifTée  d'un  chapeau  à  coques'  beiges,  qui, 
aux  côtés  d,e  son  époux,  écarquillait  les  yeux  et  les  oreilles  à  la 
vue  de  deux  étrangers  si  librement  tendres;  oui,  mon  frère  est 
très  beau,  plus  beau  que  votre  fadasse  de  mari  à  lunettes! 

—  Et  toi,  lui  dis-je  en  baisant  sa  main  nue,  tu  es  bien  la 
plus  ravissante  petite  Française  que  l'on  puisse  expédier  en 
Thuringe...  C'est  joliment  agréable  d'en  voir  une  de  ton  espèce, 
quand  on  en  a  été  privé  depuis  dix  mois...  Ton  voyage? 

—  Excellent.  Ecoute.  Le  monsieur  et  la  dame  très  bien  qui 
m'ont  accompagnée  jusqu'à  Erfurt  sont  M.  et  M™°  de  la  Courtel- 
lerie,  attachés  à  Pétersbourg...  C'est  ton  ex-ministre  qui  les  a 
procurés.  Un  peu  snobs  et  raseurs,  mais  très  gentils  pour  moi... 
Ecoute  encore.... 

Ceci  se  passait  sur  ie  quai  de  la  gare,  emplie  en  ce  moment 
du  brouhaha  du  débarquement.  Le  chef  rouge  et  or  comptait  d'un 
œil  sévère  les  voyageurs,  comme  autant  de  prisonniers  d'une  ré- 
cente bataille.  A  l'entrée  des  bàtimens,  le  redoutable  annoncia- 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCTI.  493 

teur  des  retards  arrachait  les  billets  aux  doigts  des  voyageurs; 
on  eût  dit  qu'il  vérifiait  l'écrou.  De  brefs  commandemens  mili- 
taires s'échangeaient  au  long  du  train.  Le  train  siffla  sec, 
s'ébranla,  grinça,  repartit  vers  la  Boliôme...  Nous  pénétrâmes 
dans  la  gare  où  nous  attendîmes  nos  bagages. 

—  Pourquoi,  me  demanda  Gritte,  ces  gens  galonnés  d'Alle- 
magne font-ils  tant  d'embarras,  tout  cela  pour  qu'en  fin  de 
compte  les  trains  arrivent  en  retard,  comme  en  France?  Chez 
nous,  du  moins,  cela  se  passe  à  la  bonne  franquette... 

—  Beaucoup  de  choses,  répliquai-je  dogmatiquement, 
marchent  cependant,  ici,  mieux  qu'en  France. 

Gritte  me  regarda  :  ses  beaux  yeux  gris,  sa  bouche  ferme, 
toute  sa  jolie  figure  ronde  à  l'air  décidé  dessinèrent  une  petite 
moue.  Nous  attendions  les  bagages,  parmi  la  foule  disciplinée. 
Je  songeais  :  «  J'ai  quitté  la  France,  il  y  a  dix  mois,  admirateur 
sincère  de  l'Allemagne.  Aujourd'hui,  si  je  n'accepte  pas  intégra- 
lement la  formule  sommaire  trouvée  par  Gritte,  ne  suis-je  pas 
frappé  par  la  part  de  vérité  qu'elle  contient?  Il  est  certain  que 
mon  admiration  pour  l'Allemagne  n'est  plus  aveugle  et  inté- 
grale. Tant  de  choses  y  froissent  mon  goût  latin  de  la  mesure! 
Le  règne  de  la  force  s'est  installé  si  souverainement  dans  ce  vieux 
pays  de  la  pensée  !» 

Gritte,  dans  la  file,  se  trouvait  séparée  de  moi  par  la  dame 
pansue,  à  gros  chignon,  coiffée  du  chapeau  de  paille  qu'ornaient 
des  rubans  beiges.  Ma  jolie  sœurette,  elle,  ne  coiffait  pas  d'un 
chapeau  de  paille  à  coques  beiges  ses  abondans  cheveux  châtains. 
Un  béret  de  velours  noir  s'y  fixait  par  une  épingle  à  tète  de 
lapis,  —  cadeau  que  je  lui  avais  fait  au  temps  de  notre  prospé- 
rité. Sa^  taille  mince,  affranchie  du  corset  et  simplement  sou- 
tenue par  une  brassière,  laissait  le  buste  libre  de  rouler  sur  les 
hanches  :  tout  cela  dans  un  simple  costume  tailleur  de  serge 
bleue  à  boléro;  des  gants  suède  un  peu  noircis  par  le  voyage,  et, 
—  sous  le  béret,  —  le  plus  joli  visage  d'enfant  jeune  fille,  un 
teint  de  pèche  rosée,  le  nez  droit  et  petit,  le  regard  gris  bleu  si 
direct,  si.  brave,  si  franc...  On  ne  pouvait  pas  ne  pas  remarquer 
ma  sœur  Gritte.  Elle  faisait  sensation. 

«  Ce  n'est  qu'une  petite  pensionnaire  de  France,  à  peine 
sortie  de  l'âge  ingrat,  pensai-je.  Et,  déjà,  sa  royauté  de  grâce 
s'établit  ici,  sur  ces  bourgeois  de  Thuringe  !  Pourtant,  il  y  a  de 
doux  yeux  bleus  ici,  et  des  masses  de  cheveux  dorés  encadrant 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

<.l  aimables  visages  roses.   Mais  cette  fine  essence  de  féminité 
que  Gritte  exlinle,  n'est-ce  pas  une  essence  latine?...  » 

Je  fus  tiré  de  mes  réflexions  par  la  curiosité  que  m'inspirè- 
rent les  manœuvres  de  Gritte  elle-même.  Ayant  trouvé  que  les 
choses  n'allaient  pas  assez  promptement  à  son  gré,  dans  la  gare 
de  Steinacli,  elle  s'était  dégagée  de  la  file,  avait  passé  la  barrière 
qui  la  séparait  de  ses  bagages.  Toute  seule,  elle  cherchait  sa 
malle,  la  trouvait,  prenait  un  employé  par  le  bras,  et  dans  la 
langue  de  Voltaire,  tout  simplement,  lui  ordonnait  de  la  trans- 
porter. Puissance  admirable  de  la  jeune  grâce  féminine  !  Cette 
brute  de  porteur,  barbu  et  sale  comme  un  moujick,  obéissait, 
prenait  la  malle,  suivait  Gritte  triomphante  !  Et  parmi  le  trou- 
peau docile  qui  attendait  à  son  tour,  nul  ne  protestait.  Seul,  le 
redoutable  annonciateur  des  retards,  ayant  p^rçu  de  loin  qu'il 
se  passait  de  l'illégal,  se  précipita  :  mais  déjà  la  malle,  sur  le 
dos  du  moujick  asservi,  descendait  les  degrés  extérieurs;  on  la 
hissait  sur  la  tapissière  de  Herr  Graus.  Je  me  hâtai  de  prévenir 
un  conflit;  je  rejoignis  l'âpre  fonctionnaire,  et  lui  montrant 
Gritte  qui  l'observait  avec  indifférence,  je  prononçai  ce  simple 
mot  : 

—  Eofdienstï 

L'homme  aux  paremens  rouges  s'arrêta  net,  me  regarda, 
me  reconnut,  regarda  Gritte,  et,  gêné  devant  ces  yeux  impérieux 
et  clairs,  ébaucha  un  salut,  et  rentra  en  grommelant  dans  la 
gare. 

Hofdienst!  Mot  magique  dans  le  périmètre  des  États  de 
Rothberg  !  Je  venais  de  constater  que  son  effet  s'exerçait  même 
au  delà  des  frontières  de  la  principauté,  sur  le  territoire  prus- 
sien. «  Hofdienst,  service  de  la  Cour,  »  disent  les  dictionnaires. 
Et  cette  traduction,  qui  signifie  en  français  une  sorte  de  domes- 
ticité, rend  mal  ce  que  contient  au  contraire  de  décoratif  le 
vocable  allemand.  Jamais,  d'ailleurs,  je  ne  l'avais  vu  brider  si 
nettement  l'instinct  tyrannique  d'un  fonctionnaire.  Peut-être, 
s'appliquant  à  Gritte,  avait-il  signifié,  pour  l'obscur  cerveau  de 
ce  bas  tyran,  que  cette  enfant  radieuse  était  elle-même  une 
petite  princesse. 

—  Comment,  monsieur  le  docteur,  prononça  une  voix  der- 
rière moi  ;  comment,  monsieur  le  docteur,  ce  nest  pas  un  véhi- 
cule du  château  qui  vient  vous  chercher  ici? 


MONSIEUR    ET   MADAME   MOLDCH,  495 

Il  fallut  qiio  Herr  Graus  me  touchât  le  coude  pour  que  je 
comprisse  que  ces  paroles  s'adressaient  réellement  à  moi.  Après 
dix  mois  d'Allemagne,  je  n'étais  pas  encore  accoutumé  au  tître 
considérable  que  me  valaient  mes  fonctions.  Je  me  retournai;  je 
reconnus  la  forte  carrure,  le  visage  haut  en  couleur,  la  barbe 
noire  luisante  de  l'important  personnage. 

Il  s'inclina  avec  une  déférence  un  peu  ironique  :  je  tendis  la 
main  à  ce  principal  citoyen  de  la  principauté,  réputé  le  plus 
riche  après  le  prince.  Je  lui  répondis,  en  allemand,  qu'en  effet, 
ma  sœur  et  moi,  nous  gagnerions  tout  simplement  Rothberg  par 
la  voiture  publique,  avec  Herr  Graus  lui-même,  s'il  nous  faisait 
toutefois  l'honneur  de  s'asseoir  à  nos  côtés  dans  «  son  véhi- 
cule. »  Je  ne  parlais  pas  un  trop  mauvais  allemand,  ma  pre- 
mière enfance  ayant  été  confiée  aux  soins  d'une  Hanovrienne 
dévouée.  Mais  Herr  Graus  n'admettait  pas  qu'un  Français  pût 
comprendre  l'idiome  de  Gœthe  et  le  parler  de  façon  intelligible. 
Il  me  répondit  en  français.  Il  parlait  français  en  Berlinois  qu'il 
était,  c'est-à-dire  avec  une  lenteur  extrême,  assez  de  correction, 
et  des  mots  choisis,  trop  choisis.  Dans  ce  français  de  choix,  Herr 
Graus  répliqua  : 

—  J'espère  que  Mademoiselle  aimera  notre  beau  pays,  avec 
ses  montagnes  romantiques  et  le  magnifique  château  du  prince. 
J'espère  qu'elle  se  plaira  en  Allemagne,  et  qu'en  revenant  à 
Paris,  sur  les  boulevards,  elle  dira  à  ses  jeunes  amies  que  nous 
ne  sommes  pas  des  barbares. 

Je  jugeai  superflu  d'avertir  Herr  Graus  que  ma  sœur  ne 
passait  pas  toute  son  existence  sur  les  boulevards  de  Paris,  et 
qu'au  surplus,  elle  n'arrivait  pas  en  Thuringe  convaincue  d'y 
trouver  des  Germains  du  temps  d'Arminius.  Je  demandai  seule- 
ment (en  français  cette  fois,  car  je  ne  suis  point  entêté)  : 

—  Nos  chambres  sont-elles  prêtes  là-haut,  Herr  Graus? 

—  Oui,  monsieur  le  docteur.  Je  vous  ai  fait  préparer  l'appar- 
tement de  droite,  au  premier,  dans  la  villa  Else.  Vous  avez  deux 
pièces  communicantes,  l'une  donnant  sur  la  place  pour  made- 
moiselle votre  sœur  :  c'est  la  plus  gaie.  L'autre  possède  une 
grande  terrasse  abritée,  avec  vue  sur  la  vallée  de  la  Rotha,  le 
Thiergarten  et  le  château.  Ce  n'est  pas,  évidemment,  le  luxe  de 
la  Cour  auquel  vous  êtes  accoutumé.  Mais  la  vue  est  encore  plus 
admirable  que  de  votre  chambre  du  château. 

On  avait  fini  de  charger   les  bagages  sur  le  toit  de   la  tapis- 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  ~' 

sière.  Nous  montâmes.  Outre  Herr  Graus  et  nous  deux,  il  s'y 
trouvait  la  dame  au  chapeau  à  coques  beiges,  et  son  mari,  le 
personnage  blond  à  lunettes  d'or.  Graus  me  confia  à  l'oreille 
que  c'étaient  des  bonnetiers  de  Saxe,  qui  venaient  passer  leurs 
vacances  au  Luftkurort,  parce  que  «  la  dame  était  un  peu 
anématique.  »  J'aurais  pu  corriger  Graus  et  lui  dire  qu'on  pro- 
nonçait anémique.  Mais  corriger  tout  le  vocabulaire  savant  de 
Herr  Graus  (encore  qu'il  m'en  priât  sans  cesse)  m'avait  paru  une 
besogne  ingrate  et  superflue,  qui  eût  d'ailleurs  ôté  à  sa  conver- 
sation française  ce  qu'elle  ofl'rait  de  plus  pittoresque. 

Au  trot  de  ses  deux  beaux  et  lourds  chevaux  bais  de  Fran- 
conie,  nous  commençâmes  à  rouler  par  les  promenades  et  les 
rues  ensoleillées  de  Steinach.  Un  jeune  cocher,  presque  un  en- 
fant, aux  cheveux  d'étoupe  pâle,  empaqueté  dans  une  livrée  trop 
vaste  pour  lui,  conduisait.  En  me  voyant,  il  m'avait  fait  un 
signe  d'amitié.  C'était  Hans,  frère  de  lait  de  mon  élève  le  prince 
héréditaire.  Le  négociant  à  lunettes  d'or  et  son  épouse  étaient 
assis  au  fond,  contre  le  siège:  Herr  Graus  causait  avec  eux  en 
les  appelant  infatigablement  :  «  monsieur  le  conseiller  de  com- 
merce, »  et  :  «  la  gracieuse  femme  de  monsieur  le  conseiller  de 
commerce.  »  La  manie  des  titres,  a  dit  Henri  Heine,  est  une 
manie  bien  allemande.  Herr  Graus  ne  pouvait  parler  à  quelqu'un 
sans  l'afi'ubler  d'un  titre.  H  se  faisait  appeler  lui-même  :  mon- 
sieur le  directeur,  signifiant  par  là  qu'il  dirigeait  les  villas, 
le  Kurhaus,  les  hôtels,  du  Luftkurort  de  Rothberg,  et  sans 
doute  aussi,  par  extension,  le  village  et  quelque  peu  la  princi- 
pauté. 

Gritte  s'était  installée  près  de  la  portière.  Elle  m'avait  fait 
asseoir  à  côté  d'elle  ;  sa  petite  main  s'était  glissée  sous  mon  bras; 
nous  jouissions  de  nous  sentir  bien  serrés  l'un  contre  l'autre. 
Nos  yeux  regardaient  les  mômes  choses.  D'abord  les  maisons  du 
nouveau  Steinach,  du  Steinach  prussien  :  le  boulevard  neuf,  la 
Mollkestrasso,  la  Kaiscrstrasse.  C'étaient  de  lourdes  bâtisses 
cossues,  la  plupart  en  stuc,  les  plus  récemment  bâties  en  pierre 
de  taille,  d'un  style  très  chargé,  mélange  bizarre  de  gothique  et 
de  rococo.  Des  magasins  abondans  et  voyans  ornaient  les  rez-de- 
chaussée.  Il  passait  peu  de  monde  parce  qu'on  était  en  été,  mais 
le  petit  car  électrique  circulait  tout  de  môme  entre  la  gare  et  les 
faubourgs.  Sur  le  trottoir  ensoleillé,  trois  officiers  sanglés  dans 
l'uniforme  bleu  faisaient  sonner  leurs  éperons;  les  rares  bour- 


MONSIEUR  ET  MADA.ME  MOLOCH.  497 

geois,  hommes  et  femmes,  s'effaçaient  devant  eux.  Un  lourd 
camion  chargé  de  fûts  de  bière  croisa  notre  tapissière.  Une  Vic- 
toria bien  attelée  emporta  une  opulente  dame  coiffée  d'un  cha- 
peau Gainsborough  et  vêtue  d'un  costume  en  taffetas  changeant 
qui  miroitait.  Deux  petites  bonnes,  leur  panier  au  bras,  inter- 
rompirent une  conversation  affairée,  au  bord  du  trottoir,  pour 
contempler  notre  équipage.  Et  ce  fut  tout  ce  que  nous  livra  de 
pittoresque  germanique  le  nouveau  Steinach,  par  cette  après- 
midi  du  mois  d'août. 

Mais  soudain  la  voiture  quitta  le  boulevard,  s'engagea  dans 
une  voie  plus  étroite,  et  enfin  déboucha  sur  une  place  demi- 
circulaire,  assez  mal  pavée,  environnée  de  maisons  anciennes,  à 
la  vieille  mode  de  Thuringe,  —  tantôt  en  pans  de  bois  apparent 
et  en  torchis  rose,  rose  comme  le  sable  de  la  Rotha,  —  tantôt 
de  haut  en  bas  carapacées  d'ardoises,  avec  de  petites,  toutes 
petites  fenêtres  percées  dans  la  carapace.  Hans  arrêta  devant  le 
Rathaus,  où  Herr  Graus  avait  affaire.  L'antique  maison  commu- 
nale dressait  au  sommet  du  demi-cercle  ses  toits  pointus,  sa 
façade  ouvragée  :  au  rez-de-chaussée,  la  porte  basse  et  les 
vieilles  échoppes  allemandes  descendaient  à  moitié  sous  le  sol, 
peu  à  peu  débordées  par  la  place  qui  montait  lentement,  au 
cours  des  centaines  d'années!...  D'une  de  ces  tavernes  encavées 
où  l'on  accède  par  des  escaliers  de  pierre  affleurant  au  trottoir, 
jaillirent  des  chants  d'étudians  en  vacances.  L'un  d'eux  apparut, 
béret  au  front,  balafré  sur  sa  joyeuse  et  loyale  figure  de  can- 
didat. La  statue  équestre  d'un  homme  à  barbe,  l'air  d'un  bon 
propriétaire  rural  malgré  son  costume  militaire,  ornait  le  milieu 
de  la  place  :  c'était  l'image  du  margrave  Louis- Ulrich,  qui  gou- 
verna, vers  la  fin  du  xvn®  siècle,  la  petite  principauté  de  Stei 
nach.  Souverain  pacifique  de  ce  modeste  État,  il  vivait  en  paix 
avec  ses  voisins,  notamment  avec  le  prince  de  Rothberg,  à  qui 
il  maria  sa  fille.  Il  réunit  ainsi  les  deux  territoires  :  Steinach 
devint  capitale  de  Rothberg-Steinach.  Steinach  ne  possédait  sous 
son  règne  ni  la  Moltkestrasse,  ni  la  gare,  ni  le  Dcnkmal  dos 
guerriers,  ni  les  tramways  électriques.  Mais  c'était  la  libre  capi- 
tale d'un  petit  État  libre,  au  lieu  d'être  un  lointain  morceau  de  la 
Prusse.  Et  quand  il  se  passait  des  événemens  au  Maroc,  les  bu- 
veurs du  Rathskeller  (ou  taverne  du  Rathaus)  continuaient  à 
fumer  leur  pipe  de  porcelaine  et  à  lamper  la  bière  claire  ou  fon- 
cée,  selon  les  époques  de  l'année  et  le  goût  de  chacun  :  ils 
TOME  zxxiv.  —  1906.  33 


498  RE^'XIE    DES    DEUX    MONDES. 

étaient  bien  sûrs  que  le  sultan  du  Maroc  ne  les  empêcherait  de 
finir  leur  cruche  ni  leur  pipe... 

—  C'est  joli,  ce  coin-là,  me  dit  Gritte  en  montrant  la  place  et 
le  Rathaus. 

En  ce  moment  Herr  Graus  remontait  en  voiture. 

—  Vous  devez  trouver  cette  partie  de  la  ville  bien  laide, 
vous  qui  venez  de  Paris,  mademoiselle?  dit-il.  Mais  vous  avez 
vu  la  ville  neuve  près  de  la  gare?  Un  jour  viendra  où  tout  Stei- 
nach  sera  comme  cela,  en  maison  de  pierres. 

Gritte  répéta  : 

—  Je  trouve  cette  place  très  jolie. 

—  Oh!  fit  Graus.  Vous  dites  cela  avec  la  politesse  française, 
mais  vous  ne  pouvez  pas  le  penser. 

Gritte  dédaigna  de  répondre.  La  tapissière  était  repartie,  au 
bon  trot  de  son  attelage,  par  les  rues  étroites  du  vieux  Steinach. 
Bientôt  les  maisons  s'espacèrent  :  quelques  villas  dormaient  au 
soleil  parmi  des  jardins  verts.  La  plaine  de  la  Rotha  apparut, 
et,  tout  à  l'entour,  les  nobles  montagnes  encapuchonnées  de 
verdure.  On  fit  halte  devant  une  maisonnette  d'où,  par  la 
fenêtre,  une  femme  tendit  au  cocher  une  sébile  d'étain  dans 
laquelle  nous  versâmes  chacun  quelques  pfennigs,  péage  de  la 
route  princière.  Cet  incident  d'un  autre  âge  divertit  Gritte  :  Herr 
Graus  en  parut  humilié.  Il  détourna  la  tête.  Nous  entrions  dans 
les  Etats  de  Rothberg.  La  route  rejoignit  la  Rotha,  ici  calme  et 
tranquille  sur  son  lit  de  sable  rouge.  Les  chevaux  se  mirent  au 
pas.   La  montée,  longue  de  neuf  kilomètres,  commençait. 

II 

A  Steinach,  la  Rotha  garde  l'apparence  d'une  sage  rivière 
civique,  contente  d'être  enfermée  entre  ses  quais  de  pierre  comme 
une  dame  de  bourgmestre  dans  son  hôtel.  Il  faut  même,  auxi 
petits  polissons  de  la  ville  qui  s'amusent  à  l'observer  du  haut  du 
pont  de  pierre,  mainte  expérience  exécutée  avec  des  bouchons, 
des  coquilles  de  noix  et  des  morceaux  de  papier,  pour  constater 
qu'elle  coule  réellement,  qu'elle  n'est  pas  un  étang  immobile,  ou 
même  une  rivière  peinte,  peinte  en  rose  par  la  fantaisie  char- 
mante de  quelque  margrave  de  Steinach,  au  temps  où  les  Mar- 
graves donnaient  de  la  fantaisie  à  Steinach. 

Car  la  Rotha  est  légèrement  rose,  grâce  à  la  poussière  de  gra- 


MONSIEUR    ET    MADJlME    MOLOCII.  499 

nit  rouge  qu'elle  charrie  dans  son  cours.  Elle  détache  cette  fine 
poussière  des  rochers  nus,  là-haut,  là-haut,  alors  qu'elle  n'est 
encore  qu'un  petit  torrent  furieux,  vers  les  anciennes  limites  de 
la  Thuringe,  au  delà  de  Rothberg,  sur  le  Rennstieg...  Hors  de 
Steinach,  elle  garde  quelque  temps  encore  son  allure  de  sage 
bourgeoise  en  promenade  de  campagne.  Elle  n'est  pas  immo- 
bile comme  dans  la  cité,  mais  elle  progresse  dignement,  entre 
des  rives  verdoyantes  cultivées  comme  des  jardins. 

En  remontant  son  cours,  on  rencontre  à  environ  1500  mètres 
de  la  ville  un  Schweizerhaus^  c'est-à-dire  un  chalet  de  bois 
entouré  de  bosquets  qui  exhalent  au  printemps  l'odeur  des  lilas 
et  tout  le  long  de  l'année  celle  des  pommes  de  terre  bouillies  et 
du  veau  à  la  poêle.  Le  Schweizerhaus  est  le  lieu  où  la  jeunesse  de 
Steinach  prend  ses  ébats  du  dimanche.  Dans  la  belle  saison,  les 
dames  de  Steinach  y  viennent  aussi,  par  bandes,  boire  à  petites 
gorgées  le  café  au  lait,  parlant  toutes  à  la  fois,  autour  des  tables 
revêtues  de  napperons  multicolores...  Il  n'y  a  pas  d'exemple, 
d'ailleurs,  qu'une  véritable  dame  de  Steinach  ait  jamais  poussé  sa 
promenade  à  pied  plus  loin  que  le  Schweizerhaus.  Seuls,  les 
étudians  et  leurs  compagnes  en  excursion  sentimentale  s'engagent 
au  delà,  dans  la  gorge  subitement  resserrée  d'où  s'échappe  la 
Rotha.  Et  dès  lors  la  Rotha,  sachant  bien  sans  doute  que  les 
dames  de  Steinach  ne  dépassent  jamais  le  Schweizerhaus,  se  met 
à  gambader  sur  les  rochers  et  les  touffes  d'arbres  de  son  lit, 
montrant  ses  dessous  d'écume  dentelée  et  le  nu  rose  de  ses  gra- 
nits. Peu  à  peu,  encadrant  ces  gambades,  s'étagent  plus  haut, 
plus  haut  toujours,  les  pentes  fourrées  de  hêtres,  de  bouleaux, 
de  sapins  et  de  mélèzes,  et  toute  cette  grave  verdure  contraste  le 
plus  romantiquement  du  monde  avec  les  pirouettes  et  les  chan- 
sons, avec  le  dévergondage  bruyant  de  la  petite  Rotha.  La  route 
monte  ;  les  talus  obliques  la  dominent  de  plus  en  plus.  Et  voilà 
que  peu  à  peu  la  Rotha  elle-même,  dans  ce  sévère  paysage,  prend 
de  la  sévérité.  L'ombre  des  gigantesques  parois  fait  qu'elle  ne 
semble  presque  plus  rose.  Elle  devient  un  sombre  torrent.  Çà  et 
là,  les  forêts  déclives  sont  éclaircies  par  un  abat  d'arbres  :  alors, 
dans  une  tranchée,  les  troncs,  dépouillés  de  leurs  branches  et 
lancés  au  hasard,  semblent  un  gigantesque  jeu  de  jonchets... 
Point  de  maisons:  où  les  logerait-on?  le  chemin  a  tout  juste  sa 
place,  côte  à  côte  avec  la  Rotha.  Peu  de  passans:  quelques  bûche- 
rons, quelques  paysannes,  parfois  un  break  du  Luftkurort  chargé 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'excursionnistes,  parfois  une  voiture  de  la  Cour,  attelée  à  quatre 
clievaux,  descendant  du  château  vers  la  ville.  C'est  un  site  ter- 
rible et  beau,  qui  remuerait  lame  jusqu'à  la  mélancolie  si  l'on 
ne  pressentait  pas  que  plus  loin,  plus  haut,  quand  on  gagnera 
les  sommets  de  ces  montagnes,  la  lumière  inondera  de  nouveau 
la  vallée,  et  que  la  petite  Holha  redeviendra  joyeuse,  bruyante 
et  rose  sous  le  soleil. 

Or,  quoi  qu'en  ait  dit  un  psychologue  suisse,  les  paysages 
régnent  impérieusement  sur  notre  âme.  Les  hêtres  et  les  mélèzes 
du  Rothathal,  dans  cette  partie  où  la  gorge  s'étrécit  et  s'enté- 
nèbre,  ouïrent-ils  jamais  les  voyageurs  rire  aux  éclats,  et  chan- 
ter des  refrains  de  concert?  Impérieuse,  la  Rotha  donne  le  ton 
aux  entretiens  par  un  sourd  murmure.  La  forêt  répond  par  ses 
mille  voix  de  mystère  :  et  ce  dialogue  de  la  vallée  aux  mon- 
tagnes est  si  imposant  que  les  voix  humaines  n'osent  le  troubler 
par  d'indécens  éclats.  Même  le  grand  bonnetier  de  Saxe  et  sa 
compagne  avaient  cessé,  vers  le  troisiènie  kilomètre,  une  con- 
versation politique  des  plus  passionnantes  avec  Herr  Graus,  sur 
le  point  d'établir  si  l'empereur  arriverait  ou  non,  avec  l'aide 
du  centre  catholique,  à  brider  le  suffrage  universel.  Tous  trois, 
maintenant,  se  taisaient,  gênés  sans  savoir  pourquoi,  impatiens 
d'un  site  et  d'une  atmosphère  qui  se  prêtassent  mieux  à  disputer 
d'intérêts  contingens.  Sur  leurs  âmes  pesait  le  paysage,  quoi- 
qu'ils ne  comprissent  pas  tous  ces  graves  murmures,  ni  la  poésie 
de  cette  tristesse  des  choses.  Mais  Gritte  et  moi,  serrés  l'un 
contre  l'autre  et  depuis  longtemps  silencieux  aussi,  nous  enten- 
dions fort  bien  ce  que  grondaient  à  l'unisson  la  forêt  de  Thu- 
ringe  et  la  Rotha. 

«  Que  nous  importent,  disaient-elles,  le  Rcichstag,  le  Land- 
tag, le  centre  catholique,  et  le  socialisme,  et  la  national-démo- 
cratie?... Nous  sommes  la  vieille  Allemagne,  nous  avons  vu  Armi- 
nius,  Barberousse,  Luther  et  Goethe  passer  par  ce  ravin.  Et, 
de  tout  ce  qu'ont  fait  ces  grands  hommes,. il  ne  reste  qu'un  peu 
de  pensée...  » 

—  Hardi!  Moschel!...  Hardi!  Gover!... 

Au  pas  des  bons  chevaux  bais  que  Hans  excite  d'un  discret 
sifflement  et  caresse,  sur  la  croupe,  avec  la  mèche  du  fouet,  les 
kilomètres  de  route  blanche  glissent  sous  la  voiture.  Tout  à  coup 
le  soleil,  qui  nous  guettait  à  un  tournant,  montre,  par-dessus  les 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCII.  ÎJOl 

lignes  noires  des  ramures,  sa  placide  figure  germanique.  Hurrah  ! 
voici  la  lumière  dévalant  en  cascade  sur  les  degrés  successifs 
que  forment  les  pointes  des  conifères  !  Voici  la  gaie  lumière  de  la 
vie  qui  roule  jusqu'à  nous,  accroche  une  cocarde  d'or  au  cha- 
peau verni  de  Hans,  allume  des  astres  dans  les  lunettes  du  bon- 
netier saxon,  attendrit  le  bleu  des  yeux  de  sa  compagne,  et  délie 
la  langue  de  Herr  Graus. 

—  Wunderschœn!  dit-il,  s'adressant  au  couple  qui  ac- 
quiesce. 

Puis,  se  rapprochant  de  nous,  il  parle  à  Gritte,  en  français: 

—  Mademoiselle  n'est  pas  sans  doute  habituée  à  des  sites  tel- 
lement sauvages  ?  Cela  attriste  et  oppresse  le  cœur  des  dames  et 
des  jeunes  filles.  Mais  àRothberg,  vous  verrez  ;  le  paysage,  quoique 
peut-être  plus  beau  encore,  est  tout  à  fait  reposant  et  joyeux 
pour  les  yeux  et  pour  l'âme. 

—  Il  ne  me  déplaît  pas  d'être  triste,  monsieur,  répond  Gritte 
simplement. 

Herr  Graus  rougit  comme  si  Gritte  avait  dit  une  inconvenance. 
Il  change  de  conversation  et  désormais  s'adresse  à  moi. 

—  Vous  allez  voir  beaucoup  de  monde  dans  les  villas,  mon- 
sieur le  docteur.  Depuis  que  vous  êtes  absent,  il  en  est  venu  de 
tous  les  points  dé  l'Empire,  il  en  est  même  venu  de  l'étranger. 
Et  il  y  a  maintenant,  justement  à  côté  de  vous  dans  la  villa 
Else,.  un  homme  très  célèbre,  avec  sa  femme,  \in  homme  mon- 
dial... Oui,  un  homme  mondial,  répète  le  Kurdirector,  satisfait 

.d'avoir  ajouté  ce  mot  français  à  sa  collection  de  vocables  d'im- 
portance. 

Et  il  traduit  aussitôt  pour  les  deux  bourgeois  qui  l'écoutent 
bouche  bée  : 

—  Eine  Weltberïihmtheit ,  wirklicJic  Weltherilhintheit ,  Herr 
Professer  Zimmermann  aus  lenc . 

—  Ce  grand  savant,  reprend  en  français  l'hôtelier,  enseigne 
la  chimie  biologique,  et  la  chimie  des  explosifs  à  l'université 
d'Iéna,  qui  est,  comme  mademoiselle  ne  le  sait  probablement 
pas,  de  100,  kilomètres  seulement  au  nord  de  Rothberg.  C'est  un 
savant  mondial,  comme  votre  Pasteur,  et  c'est  en  plus  un  philo- 
sophe. Sa  philosophfe-vv.  enfin..,  vous  comprenez...  une  philo- 
sophie de  savant...  d'homme  qui  vit  dans  les  chiffres  et  les 
chimères...  loin  de^  la  pratique...  Mais,  cela  n'est  pas  important 
en  Allemagne,  que  les  philosophes  pensent  des  choses  chimé- 


ît 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

riques  :  parce  qu'il  y  a  un  gouvernement  et  des  soldats  qui  pro- 
tègent les  choses  réelles  contre  les  rêves  des  philosophes.  Donc 
ce  professeur  est  né  au  village  de  Rothberg,  dans  la  vallée  qui 
s'étend  au  pied  du  château.  11  est  né  en  4846  dans  une  maison 
de  savetier.  Son  père  exerçait  cette  profession.  Et  il  rentre  seule- 
ment aujourd'hui  dans  son  pays  natal  de  Rothberg...  Parce  qu'il 
a  eu  une  jeunesse  accidentée,  et  même  (Herr  Graus  se  pencha 
vers  moi  comme  pour  me  confier  un  secret  d'Etat)  et  même  des 
démêlés  avec  feu  le  prince  Conrad,  père  du  prince  régnant  Otto. 
Il  continua  en  allemand,  s'adressant  cette  fois  au  couple 
saxon.  Gritte  n'avait  pas  écouté.  Elle  regardait  autour  d'elle. 
Redevenue  capricieuse,  la  rivière  gambadait  à  deux  cents  pieds 
au-dessous  de  nous,  écumante  sur  les  roches  roses.  Comme  des 
portans  de  théâtre  qui  se  reculeraient  lentement  vers  les  cou- 
lisses pour  laisser  enfin  apercevoir  la  toile  de  fond,  les  recoupe- 
mensdes  contreforts  s'écartaient  peu  à  peu,  et  l'on  devinait  qu'un 
vaste  paysage  allait  bientôt  s'ouvrir  aux  regards. 

—  C'est  beau,  me  confia  Gritte;  je  suis  contente. 

Sa  petite  main  serra  mon  bras,  comme  si  j'étais  le  peintre 
décorateur  de  cette  belle  nature  et  qu'il  fallût  me  remercier.  Je 
jouissais  de  sa  joie  :  le  site  vu  par  ses  yeux  reprenait  cette  grâce 
de  nouveauté  qu'il  avait  peu  à  peu  perdue  pour  moi.  Cependant 
mon  oreille  distraite  percevait,  sans  les  écouter,  les  renseigne- 
mens  que  Herr  Graus  continuait  de  confier  aux  deux  bourgeois 
sur  le  professeur  Zimmermann  et  ses  démêlés  avec  feu  le  prince 
Conrad  de  Rothberg...  J'entendis  ainsi  que  le  professeur  avait 
naguère  étudié  à  léna,  qu'au  moment  de  la  guerre  de  1870,  il 
venait  d'être  reçu  docteur.  Il  s'était  bravement  battu  sous  les 
ordres  du  kronprinz  :  mais  il  avait  rapporté  dans  ses  foyers,  la 
paix  signée,  le  même  dégoût  que  son  chef  pour  la  guerre  et  pour 
ses  horreurs.  Actif,  éloquent,  il  représenta  dans  ce  petit  coin  de 
Thuringe  le  parti,  si  peu  nombreux,  qui  protesta  contre  l'annexion 
de  l'Alsace-Lorraine,  cause  de  perpétuel  dissentiment  politique 
entre  les  deux  pays. 

Avec  cette  sérénité  dans  le  manque  de  tact  qui  nous  décon- 
certe chez  certains  Allemands  du  Nord,  Herr  Graus  contait  tout 
cela,  sans  le  moindre  souci  de  mes  oreilles. 

—  Croiriez-vous,  monsieur  le  conseiller  de  commerce,  croi- 
riez-vous  (jue  cet  homme,  qui  avait  participé  à  la  gloire  et  à 
l'unification  de  l'Empire,  déblatéra  contre  le  gouvernement  de 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  503 

l'Empereur,  contre  les  décisions  de  la  nation,  et,  partout  où  le 
prince  Conrad  manifesta  son  accord  avec  les  idées  impériales, 
essaya  de  le  combattre?  Le  prince  Conrad  était  cependant  un 
prince  dévoué  à  son  petit  peuple  :..il  sut  garder  l'autonomie  de 
Rothberg...  Rothberg,  grâce  à  l'amitié  qui  le  liait  avec  le  grand 
empereur,  n'a  jamais  eu  de  garnison  étrangère  au  sol  de  la  prin- 
cipauté :  tous  les  soldats,  tous  les  officiers  de  la  garnison  sont 
nés  dans  les  Etats  du  prince.  Il  y  a  aussi  ce  curieux  privilège  d'un 
timbre-poste  particulier,  comme  la  Bavière  !  Enfin,  pour  en  reve- 
nir au  docteur  Zimmermann,  le  prince  Conrad  en  avait  assez  de 
cet  opposant,  le  seul  qu'on  eût  jamais  vu  de  mémoire  d'homme 
dans  les  Etats  de  Rothberg...  On  le  déclara  ennemi  de  l'Empire, 
ennemi  du  prince,  ennemi  de  la  société  ;  on  l'empêcha  d'ensei- 
gner à  Steinach;  on  lui  rendit  la  vie  intenable...  C'est  alors  qu'il 
s'installa  à  Hambourg,  où  il  fit  de  grands  travaux  de  chimie  et  la 
biologie...  Il  publia  des  ouvrages  de  science,  et  aussi  de  philo- 
sophie ;  mais,  vous  pouvez  me  croire,  sa  science  vaut  mieux  que 
sa  philosophie.  Et  ainsi  il  est  devenu  célèbre.  Son  cours  est 
un  des  plus  suivis  qui  soient  professés  à  léna.  On  dit  d'autre 
part  qu'il  a  inventé  un  explosif  tellement  puissant  qu'avec  gros 
comme  une  noisette  il  ferait  sauter  tous  les  forts  des  Français 
depuis  Toul  jusqu'à  Verdun.  Mais  il  ne  veut  pas  le  donner  au 
ministre  de  la  Guerre,  toujours  à  cause  de  ses  utopies  sur  la  paix 
et  la  fraternité  universelles.  J'ignore  pourquoi  il  est  venu  à 
Rothberg  cette  année.  Quand  il  m'a  écrit  pour  demander  à  loger 
dans  mes  villas,  naturellement  j'ai  d'abord  prévenu  le  prince  Otto. 
Le  prince  a  répondu  tout  de  suite  qu'il  voulait  bien,  que  sans 
doute  les  années  avaient  rendu  plus  sage  le  Zimmermann  d'autre- 
fois :  et  puis  il  désirait  lui  marquer  de  la  mansuétude.  Et  un 
télégramme  a  été  envoyé  aussitôt  aux  journaux  principaux  de 
l'Allemagne  et  de  l'Europe  pour  raconter  cette  mansuétude  du 
prince  Otto.  Voilà  comment, —  ajouta  Herr  Graus  en  se  tournant 
vers  Gritîe  et  en  reprenant  la  langue  française,  —  Mademoiselle 
va  avoir  à  la  villa  Else  un  voisin  qui  manipule  tout  le  jour  les 
élémens  chimiques  et  dynamiques. 

Comme  Herr  Graus  prononçait  ces  mots,  les  chevaux  attei- 
gnirent le  palier  de  la  route.  Hans  les  arrêta,  soit  pour  les  lais- 
ser souffler,  soit  parce  qu'il  avait  le  sens  des  beautés  de  la  nature 
et  souhaitait  nous  faire  admirer  la  vue  enfin  conquise  par 
une  heure  et  demie  d'ascension. 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  vue  s'ouvrait  sur  la  vallée  de  la  Rotha,  qui  fuyait  obli- 
quement à  cent  pieds  au-dessous  de  nous  dans  une  profonde 
entaille  boisée.  Le  village  de  Rothberg  allongeait  ses  toits  d'ar- 
doise dans  cette  entaille,  le  long  de  la  rivière  tumultueuse.  A  ce 
paysage  d'abîme  s'opposait  merveilleusement  le  paysage  des  som- 
mets. En  suivant  la  corniche  de  la  route  sur  laquelle  soufflaient 
nos  chevaux,  l'œil  rencontrait  les  blanches  villas  du  Kurort, 
alignées  au  bord  du  précipice,  et  plus  loin,  plus  haut,  l'énorme 
masse  jaunâtre  du  château,  percé  de  cent  fenêtres  et  surmonté 
d'un  clocheton.  Tout  cela  dans  un  immense  cirque  de  montagnes 
drapées  d'une  inextricable  végétation,  où  le  soleil  déclinant  oppo- 
sait féeriquement  l'ombre  et  la  lumière. 

—  Oh!  Loup,  me  chuchota  Gritte  en  se  serrant  contre  moi... 
comme  j'aime  ce  pays!...  Et  qu'il  fera  bon  revoir  cela  tous  les 
deux,  sans  personne  auprès  de  nous. 

Hans  claqua  de  la  langue.  Moschel  et  Gover  reprirent  un  trot 
calme,  la  voiture  doucement  entraînée  suivit  la  route  surplom- 
bante qui  nous  rapprochait  des  villas.  Quelques  promeneurs  du 
Kurort  nous  croisaient.  C'étaient  de  robustes  dames  bien  vêtues, 
des  jeunes  filles  habillées  de  piqué  blanc,  des  étudians  en  pro- 
menade, le  bâton  à  la  main,  le  chapeau  de  feutre  sur  le  chef,  le 
paquetage  à  l'épaule,  alertes,  basanés  et  suans.  Et  c'étaient  aussi 
des  hommes  blonds,  un  peu  chauves,  le  chapeau  de  paille  à  la 
main,  la  figure  légèrement  bouffie,  retroussant  des  moustaches 
claires.  Nous  rencontrâmes  le  courrier  de  la  poste,  grosse  voiture 
jaune  décorée  de  l'aigle  noir,  menée  par  un  cocher  d'apparence 
militaire.  Herr  Graus  salua  l'aigle  avec  affectation.  De  place  en 
place,  au  bord  de  la  route,  des  bancs  étaient  installés  pour  que 
l'on  pût  admirer  le  paysage.  Tout  à  coup,  d'un  air  mystérieux, 
Herr  Graus  toucha  le  bras  de  Hans  qui  mit  les  bêtes  au  pas  ; 
puis,  le  doigt  sur  la  bouche,  avec  des  clignemens  d'yeux,  il  nous 
montra,  assis  sur  le  banc  que  nous  allions  atteindre,  un  couple 
de  vieux,  —  le  vieux  et  la  vieille... 

La  vieille,  sensiblement  la  plus  grande  des  deux,  était  vêtue 
d'une  vaste  jupe  d'étofTc  vert  sombre,  tellement  froncée  qu'on 
l'eût  dite  soutenue  par  une  crinoline  :  elle  portait  un  tablier  de 
tafl'etas  noir  à  ruche  noire.  Son  corsage  était  aussi  en  taffetas 
noir  avec  un  petit  col  de  dentelle,  et  comme  une  bavette  d'en- 
fant par  devant.  Elle  se  coiffait  d'un  bonnet  de  tulle  noir,  dis- 
crètement décoré  do  cerises.  Ses  cheveux  avaient  cette  couleur 


I 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCII.  503 

jaune  indéfinissable  que  prennent,  en  blanchissant,  les  cheveux 
qui  furent  blond  clair  pendant  la  jeunesse.  Quel  séduisant  visage 
ils  avaient  dû  encadrer,  du  temps  qu'ils  étaient  blonds,  puisque 
la  vieillesse  elle-même  n'en  détruisait  pas  tout  le  charme  !  Visage 
d'un  ovale  affiné,  blanc  sans  pâleur,  ridé  à  peine,  aux  yeux  de 
myosotis,  au  nez  délicat,  aux  lèvres  encore  rouges.  La  taille, 
mince  et  ronde,  n'avait  point  fléchi.  De  la  main  droite,  la  vieille 
dame  tenait  une  plante,  vers  laquelle  se  penchait  attentivement 
le  vieux:  son  autre  main  était  dans  la  main  droite  du  vieux... 
Lui,  tout  au  contraire,  offrait  l'exacte  ressemblance  d'un  macaque 
travesti  en  homme.  De  dessous  son  chapeau  haut  de  forme  à 
bords  plats  s'échappait  à  droite  et  à  gauche  une  grosse  boucle  de 
cheveux  d'un  blanc  de  neige.  Son  maigre  corps  un  peu  difforme, 
peut-être  seulement  déformé  par  l'âge,  flottait  dans  une  ample 
redingote  noire  unie.  Le  visage  était  couleur  de  vieux  parchemin, 
incroyablement  ridé,  d'une  mobilité  prodigieuse,  avec  deux 
petits  yeux  noirs  si  vifs  que  les  prunelles  y  semblaient  animées 
d'un  mouvement  de  rotation  dans  l'orbite.  Cet  étonnant  petit 
vieux  parlait  avec  une  animation  voisine  de  la  colère  ;  il  sem- 
blait démontrer,  de  sa  main  libre,  quelque  particularité  de  la 
plante:  mais  l'autre  main  restait  toujours  tendrement  enlacée  à 
la  main  de  sa  calme  et  attentive  compagne. 

—  Mademoiselle,  dit  à  voix  basse  Herr  Graus,  en  se  penchant 
vers  Gritte,  vous  voyez  ici  un  des  plus  grands  dynamologues  de 
l'Allemagne. 

Les  yeux  de  Gritte  m'interrogèrent. 

«  Dynamologue?  pensai-je.  Que  veut  dire  par  là  ce  pédant? 
Ah!  oui...  Duna?nis,  dunaméôs...  Logos,  logou...  La  chimie  des 
explosifs...  » 

J'allais  donner  à  Gritte  cette  explication  grammaticale  quand 
une  nuée  de  poussière  apparut  en  haut  de  la  pente.  Hans  rangea 
prestement  son  équipage  sur  la  gauche.  Deux  cavaliers  de  front, 
suivis  d'un  groupe  de  cinq  ou  six  autres,  dévalaient  vers  nous 
à  grande  allure.  Je  reconnus  sur  l'un  des  deux  chevaux  de  tête 
la  stature  trapue,  la  forte  figure  colorée,  les  moustaches  en 
croc  du  prince  Otto,  et,  à  ses  côtés,  la  haute  et  maigre  silhouette 
du  major  de  la  Cour,  comte  de  Marbach.  Le  peloton  passa  en 
tourbillon  de  poussière  à  côté  de  notre  voiture.  Nous  saluâmes. 
Herr  Graus  fit  même  entendre  un  «  Hoch  !  »  qui  se  perdit  dans 
le  fracas  des  sabots...  Ni  le  vieux  ni  la  vieille  n'avaient  bougé 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  leur  banc.  Penchés   sur  la  plante,  ils  l 'étudiaient  toujours. 

—  Vous  avez  vu,  dit  en  allemand  l'hôtelier  aux  deux  Saxons, 
tandis  que  notre  voiture  s'ébranlait  de  nouveau...  Le  docteur 
et  sa  femme  n'ont  même  pas  salué  le  prince  ! 

—  Schaendlich!  firent  ensemble  le  bonnetier  et  son  épouse. 

—  Ce  docteur,  reprit  Herr  Graus,  est  décidément  un  homme 
rancunier  et  terrible.  On  m'a  assuré  que  le  télégramme  du 
prince  aux  journaux  d'Europe,  —  où  le  prince  parle  de  mansué- 
tude envers  lui,  —  l'a  mécontenté...  Mais  le  prince  le  matera, 
croyez-moi,  il  le  matera! 

Et,  de  son  poing  fermé,  Graus  simulait  le  geste  d'enfoncer  un 
clou  qui  résiste. 

Rothberg,  môme  au  Luftkurort,  domaine  de  Herr  Graus,  est 
encore,  à  l'heure  qu'il  est,  préservé  des  somptuosités  architec- 
turales de  la  moderne  Allemagne.  Herr  Graus  méditait  bien  un 
hôtel  gigantesque  «  à  la  façon  des  anciennes  demeures  de  Thu- 
ringe.  »  Il  exhibait  à  ses  hôtes  le  projet  d'un  architecte  berli- 
nois qui  réalisait  ce  vœu  :  une  chaumière  thuringienne  grandie 
aux  proportions  d'une  gare  de  capitale.  Quand  il  me  montra  ce 
projet,  j'objectai  que  ce  qui  convient  à  un  chalet  peut  discon- 
venir à  un  palais.  Il  crut  que  je  parlais  par  envie.  Mais,  Gott  sei 
gelohtl  Herr  Graus  n'a  pas  encore  réalisé  le  projet  de  l'architecte 
berlinois.  Les  villas  du  Luftkurort  sont  encore  de  sages  petites 
demeures  allemandes  en  briques  stuquées,  avec  de  gentils 
balcons  de  bois,  et  le  nom  de  la  villa  écrit  au-dessus  de  la  maî- 
tresse porte  en  caractères  gothiques.  Seul,  à  l'entrée  du  Luft- 
kurort, le  bâtiment  de  la  poste  impériale  impose  sa  massive 
façade  en  pierre  de  taille,  ses  lourdes  fenêtres,  sa  porte  monu- 
mentale. La  poste,  à  tous  les  coins  de  l'Empire,  ne  doit-elle  pas 
évoquer  la  domination  et  le  goût  artistique  du  Kaiser? 

Notre  appartement,  dans  la  villa  Else,  se  composait  de  deux 
chambres.  Celle  de  Gritte  donnait  sur  la  route,  élargie  en  cet 
endroit  comme  une  place  publique.  La  mienne  ouvrait  sur  une 
sorte  de  balcon  abrité  d'où  l'on  dominait  toute  la  vallée,  et  le 
château.  J'avais  voulu  aider  Gritte  à  défaire  sa  malle,  mais  elle 
m'avait  déclaré  que  je  n'y  entendais  rien,  et  m'avait  intimé 
l'ordre  de  m'asseoir  sur  une  chaise  et  de  la  laisser  faire.  Avec 
une  tendre  curiosité,  je  la  regardais  tirer  des  casiers,  pièce  à  pièce, 
son  trousseau  de  pensionnaire,  bien  simple,  bien  uni,  sans  orne- 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  o07 

mens.  Elle  y  avait  adjoint,  pour  me  faire  honneur,  dit-elle, 
quelques  épaves  d'avant  notre  ruine.  Les  deux  robes  annoncées 
dans  sa  lettre  furent  déployées  sous  me»  yeux,  deux  robes  de 
«  l'ancienne  splendeur,  »  comme  disait  Gritte  avec  résignation. 
Elle  les  avait  fait  remettre  à  la  mode,  hors  de  la  pension,  par 
l'entremise  d'une  amie  riche.  M"'  Grange,  fille  du  directeur 
de  la  Banque  Industrielle.  Rajeunies,  ces  robes  faisaient  encore 
figure  d'élégance. 

—  Tu  ne  reconnais  pas  la  blanche?  Voyons,  Loup,  tu  ne  la 
reconnais  pas?  celle  que  je  portais  au  bal  blanc  de  l'ambassade 
d'Autriche,  il  y  a  dix-huit  mois?  M"**  Grange  m'y  avait  menée 
avec  sa  fille.  Et  tu  vins  nous  rejoindre  parce  que  je  voulais  être 
vue  par  toi  dans  tout  mon  éclat.  L'autre,  la  mauve,  c'est  celle 
qu'Emery  m'a  faite  pour  le  dîner  de  Noël...  l'autre  Noël,  pas  le 
dernier.  Le  dernier  Noël  a  été  bien  triste  pour  ta  Gritte,  mon 
Loup,  et  bien  seul  ! 

Elle  installait  les  robes,  —  tout  en  bavardant,  —  les  pendait, 
sous  une  cloche  de  mousseline,  dans  les  armoires  de  la 
chambre. 

—  Vois-tu,  reprit-elle,  cela  me  serait  encore  égal  que  nous 
soyons  devenus  pauvres,  si  cela  ne  nous  avait  pas  séparés.  Mais 
penser  que  d'être  pauvres,  pour  nous,  cela  signifie  qu'on  m'em- 
prisonne dix  mois  par  an  et  que,  toi,  on  t'exile  au  bout  de  l'Alle- 
magne, c'est  trop,  vois-tu  !  Je  ne  veux  pas  que  cela  dure;  je  m'y 
emploierai. 

Ce  «  je  m'y  emploierai  »  ét^it  évidemment  assez  comique, 
proféré  par  une  gamine  de  quatorze  ans  en  vacances.  Pourquoi 
n'eus-je  pas  envie  de  rire?  Sous  cette  voix  enfantine,  reconnus-je 
l'accent  de  la  destinée? 

«  Est-il  donc  vrai,  pensai-je,  qu'un  jour  je  quitterai  Roth- 
berg...  pour  ne  plus  revenir?  » 

Quelque  chose  de  sensible  s'endolorit  à  cette  pensée  dans 
mon  cœur,  quelque  chose  de  sensible  qui  s'était  assoupi  depuis 
l'arrivée  de  Gritte. 

Gritte,  ayant  fini  ses  rangemens,  fit  quelques  pas  de  boston 
dans  la  chambre,  ainsi  qu'elle  en  avait  coutume  après  toute  occu- 
pation sérieuse,  puis  elle  adressa  des  révérences  à  son  image, 
dans  la  glace  de  l'armoire,  et  lui  dit  en  propres  termes  : 

—  Ma  petite  Gritte,  vous  n'êtes  pas  trop,  trop  laide,  mais 
vous  êtes  extrêmement  malpropre.  Vous  avez  de  la  poussière  de 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Franconie  et  du  charbon  westphalien  sur  vos  habits,  sur  vos 
joues,  et  dans  vos  cheveux.  Dépèchez-vous  de  faire  votre  toi- 
lette. 

L'instant  d'après  elle  était  sur  mes  genoux. 

—  Et  vous,  monsieur  Loup,  débarrassez  ma  chambre.  Dans 
une  demi-heure,  vous  embrasserez  une  Gritte  aussi  nette  qu'un 
mark  neuf. 

Leste,  elle  se  remit  sur  pied,  me  prit  par  la  main,  me  con- 
duisit jusqu'à  la  porte  de  ma  chambre  qu'elle  ferma  derrière 
moi. 

Je  profitai  de  ma  solitude  pour  faire  moi-même  un  bout  de 
toilette.  Comme  je  m'y  employais,  on  frappa  à  ma  porte.  Un  des 
serviteurs  du  château,  uniforme  vert,  bottes  et  ceinture  fauves, 
feutre  vert  à  plume  de  faisan,  et  l'étoile  d'acier  sur  la  manche, 
me  remit  avec  les  signes  du  plus  vif  respect  deux  lettres  au  timbre 
de  la  Cour.  Je  reconnus  l'écriture  de  ma  souveraine  et  celle  de 
mon  élève. 

—  Il  n'y  a  pas  de  réponses,  fit  l'émissaire,  qui  se  retira. 
Dans  l'enveloppe  de  la  princesse  il  n"y  avait  que  ces  mots  sur 

un  carton  couronné  :  Willkommen!  c'est-à-dire:  Bienvenue!  et 
en  français  :  «  Je  compte  sur  ma  chère  leçon  demain  matin  à 
neuf  heures.  »  Le  jeune  prince,  plus  explicite,  m'écrivait  : 

«  Mon  cher  monsieur  Dubert!  je  suis  heureux  de  vous  saluer 
à  votre  retour.  J'espère  que  vous  avez  bien  voyagé.  J'ai  lu,  en 
votre  absence,  Eviradmts.  Je  trouve  cela  très  beau.  Mais  votre 
absence  me  donnait  de  l'ennui.  Quelle  joie  de  vous  revoir  de- 
main! On  ne  m'a  pas  permis  d'aller  à  votre  villa  ce  soir,  autre- 
ment vous  m'auriez  vu  et  j'aurais  fait  connaissance  avec  made- 
moiselle votre  sœur,  que  je  salue. 
«  Tout  à  vous, 

a  Max.  » 

«  On  ne  saurait  nier,  pensai-je,  que  voilà  d'aimables  élèves. 
Et  après  tout,  le  gros  homme  à  moustaches  en  croc  n'est  pas  si 
terrible,  lui-même,  qu'il  veut  le  paraître.  » 

Ma  toilette  finie,  j'allai  inspecter  le  paysage,  du  haut  de  ma 
terrasse.  Un  vaste  et  profond  amphithéâtre  de  forêts  s'ouvrait 
au  regard,  un  coliséc  de  verdure  mille  fois  agrandi.  L'arène  de 
ce  colisée  était  une  immense  pelouse  dun  vert  tendre,  encore 


MONSIEUR    ET  MADAME   MOLOCH.  509 

printanier  malgré  la  saison.  La  Rolha  s'y  promenait,  tantôt 
contournant  les  hauteurs,  tantôt  coupant  onduleusement  les 
herbes.  A  mes  pieds,  la  pente  descendait,  à  pic,  vers  ce  tapis 
d'émeraude,  pente  hérissée  de  mélèzes  dont  les  plus  proches 
frôlaient  de  leur  cime  le  plancher  de  la  terrasse. Et  ce  contrefort 
boisé  sur  lequel  se  rangeaient  les  villas,  à  bord  d'abîme,  se  pro- 
longeait jusqu'au  château,  soutenant  d'abord  la  route,  puis  le 
château  dressé  à  la  pointe.  Seule  construction  apparente  parmi 
cet  horizon  de  forêts  montagneuses,  le  château  avait  beau  n'être 
qu'une  grande  caserne  du  xviii®  siècle,  surmontée  d'un  clocheton 
de  couvent,  il  gardait  une  allure  imposante,  grâce  au  site  et  à 
l'énormité  des  proportions.  D'autres  pentes,  moins  abruptes, 
montaient  du  fond  d'émeraude  jusqu'aux  lointains  sommets  de 
l'amphithéâtre.  Juste  en  face  de  moi,  un  gros  mamelon  inextrica- 
blQment  tapissé  d'arbres,  surgissait,  contourné  par  la  Rotha. 
C'était  le  Thiergarten,  l'asile  des  chevreuils,  où  se  trouve  aussi 
la  Fasanerie  ou  Faisanderie  du  château.  A  droite,  l'œil  suivait 
le  cours  de  la  Rolha  sinueuse  et  scintillante,  vers  un  petit  bourg 
nommé  Litzendorf,  invisible  de  l'endroit  où  j'étais,  mais  dont 
quelques  carrés  de  culture  se  découvraient,  découpés  dans  le 
velours  opaque  des  forêts. 

«  Herr  Graus  a  raison,  le  paysage  est  plus  admirable,  vu  d'ici. 
D'ici  l'isolement  du  château  a  quelque  chose  de  somptueux...  » 

C'était  pourtant  sa  plus  morne  façade,  sa  jaune  façade  de 
caserne  qu'il  présentait  à  la  vallée.  Vingt  et  une  fenêtres  régu- 
lières la  perçaient,  sur  deux  rangées.  La  sixième  fenêtre  du  se- 
cond étage  avait  ses  persiennes  fermées  :  c'était  celle  de  ma 
chambre,  que,  durant  quelques  semaines,  je  n'allais  plus  habiter. 
Au  premier  étage,  les  trois  dernières  fenêtres  attirèrent  mes  yeux 
qui  finirent  par  ne  plus  voir  autre  chose  :  c'étaient  celles  du  bou- 
doir intime  et  du  cabinet  de  toilette  de  la  princesse  Else.  Je 
distinguais  les  rideaux  de  «  quinze-seize  »  jaunes,  les  stores 
demi-tirés  en  carrés  de  filet  ancien  et,  à  la  fenêtre  du  cabinet  de 
toilette,  la  glace  ovale  de  la  table  à  coiffer.  Toute  cette  intimité 
féminine  dans  laquelle  j'avais  peu  à  peu  pénétré  depuis  dix  mois 
envahit  mon  souvenir,  et  il  me  sembla  que  la  molle  brise  qui, 
comme  chaque  soir  au  soleil  couchant,  montait  de  la  Rotha, 
m'apportait  le  parfum  d'iris  et  de  jicky  mêlés  que  je  respirais 
là-bas,  chaque  jour,  durant  des  heures  de  lecture  et  de  causerie, 
à  la  blonde  lumière  tamisée  par  les  rideaux,  ou  quand  la  prin- 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cesse,  assise  à  son  piano,  jouait  pour  moi  ce  prélude  de  Parsifal 
que  je  ne  me  lassais  pas  d'écouter.  Mon  cœur  se  gonfla  d'un 
sentiment  très  loux,  d'un  appel  vers  une  présence  amicale...  Je 
me  reprochai  la  gêne  que  j'éprouvais,  depuis  l'arrivée  de  Gritte, 
à  évoquer  l'amie  qui  habitait  cette  hautaine  prison  princière. 

«  Ma  tendre  reconnaissance  pour  cette  amie  ôte-t-elle  quelque 
chose  à  mon  affection  pour  Gritte?  Pourquoi  ne  pas  céder  à  la 
double  joie  de  cette  double  présence  féminine?  Jouissons  de  la 
grâce  du  présent!  jouissons  du  beau  paysage,  de  la  lumière 
exquise,  de  la  saison,  de  la  jeunesse,  de  l'affectueuse  faiblesse  des 
femmes...  » 

Qui  n'a  éprouvé,  vers  la  vingt-cinquième  année,  ces  élans 
vers  la  possession  de  la  vie,  de  toute  la  vie,  avec  toutes  ses  joies 
à  la  fois,  les  permises  et  les  défendues,  pêle-mêle?...  La  chaleur 
généreuse  du  sang  que  le  cœur  jeune  envoie  au  jeune  cerveau 
nous  grise.  Nous  imaginons  alors  le  monde  comme  une  char- 
mante et  facile  proie  offerte  à  notre  divertissement...  Don  Juan, 
Lovelace,  M.  de  Camors...  Cette  activité  souveraine,  victorieuse 
de  tous  les  scrupules,  me  parut  à  cette  heure  l'idéal  de  ma  vie. 
Et  je  n'aurais  pas  été  un  jeune  bourgeois  parisien  épris  de  culture 
étrangère  si  Zarathustra  n'avait  alors  reçu  mon  hommage. 

—  Coucou,  lit  une  voix  derrière  moi. 

Les  mains  de  Gritte  cachèrent  un  instant  pour  moi  la  vallée, 
le  château  et  le  fantôme  du  surhomme. 

—  Tout  de  même,  reprit-elle  en  rendant  la  liberté  à  mes  yeux, 
ton  prince  a  un  joli  royaume. 

Elle  aussi  donna  le  vol  à  ses  regards  par-dessus  la  conque 
immense  et  profonde,  le  cirque  boisé,  le  château  sur  l'éperon 
de  sa  colline  velue,  les  cultures  vers  Litzendorf,  le  ciel  qui  ro- 
sissait avant  de  s'embrunir.  C'était  l'heure  divine  de  ces  sites 
montueux  et  boisés  d'Allemagne,  l'heure  ou  l'ombre  et  la  lumière, 
alternant  entre  les  lignes  successives  des  arbres,  les  détachent 
un  à  un  dans  une  fumée  de  clarté.  Du  Thiergarten  sortit  un  che- 
vreuil, puis  deux,  puis  toute  une  barde,  à  pas  précautionneux. 
Leur  fine  tête  levée  au  vent  et  au  bruit,  ils  s'avancèrent  sur  le 
tapis  herbu  :  leurs  ombres  s'allongèrent,  obliques,  sur  les  longs 
fils  de  leurs  jambes.  La  barde  vint  s'abreuver  à  la  Rotha,  puis 
se  dispersa  dans  la  vallée,  broutant  l'herbe.  Je  regardai  Gritte. 
Elle  avait  mis  sa  robe  mauve;  jamais  silhouette  plus  charmante 
de  Parisienne  n'était  apparue,  les  yeux  en  éveil,  le  teint  animé, 


f 


MONSIEUR    ET   MADAME    MO  LOCH.  511 

sur  les  terrasses  de  Herr  Graus.  Là-bas,  là-bas,  aux  deux  avant- 
dernières  fenêtres  du  château,  les  rideaux  furent  tirés  et  une 
lampe  s'alluma. 

La  main  de  Gritte  glissa  sous  mon  bras,  et  tout  son  souple 
corps  s'appuya  contre  le  mien. 

—  Loup,  murmura-t-elle,  dis-moi  que  je  ne  rêve  pas,  que 
je  suis  bien  là,  près  de  toi,  en  Thuringe...  La  Thuringe!  Si  tu 
savais  comme  ce  nom-là  me  caresse,  me  trouble;  il  me  semble 
enchanté...  Gela  tient,  je  crois,  à  ce  que,  toute  petite,  j'ai  lu  des 
contes  merveilleux  qui  se  passaient  en  Thuringe.  Il  y  avait  entre 
autres  l'histoire  d'un  charbonnier  qui  vendait  au  diable  son  cœur 
contre  un  cœur  de  pierre,  et  qui  devenait  méchant,  méchant...  Et 
puis  l'histoire  d'une  petite  fille  qui  s'en  allait  chercher  des 
herbes  et  qu'une  vieille  emmenait  dans  sa  maison  où  elle  la 
gardait  si  longtemps,  si  longtemps,  que  quand  la  petite  sortait,  ses 
frères  et  ses  sœurs  étaient  devenues  de  vieilles  gens.  La  Thu- 
ringe... je  me  la  figurais  comme  un  pays  de  montagnes  et  de 
forêts,  où  habitent  des  fées,  des  génies,  et  où,  dans  des  châteaux, 
vivent  des  gens  armés,  bardés  de  fer...  Et  j'ai  bien  trouvé  ici  les 
montagnes,  les  forêts,  le  château...  c'est  bien  la  Thuringe  que 
je  rêvais...  Seulement,  il  me  semble  qu'il  n'y  a  plus  de  génies  ni 
de  fées,  nî  de  gens  d'armes  bardés  de  fer...  Dis,  Loup,  qu'est-ce 
que  c'est  que  la  Thuringe,  aujourd'hui?  Et  ton  prince  règne-t-il 
sur  toute  la  Thuringe? 

—  Ecoute,  petite  fille,  répondis-je,  et  surtout  ne  me  pose 
pas  trop  de  questions  à  la  fois...  L'image  que  le  nom  de  Thu- 
ringe évoque  pour  toi  n'est  pas  inexacte  :  tu  es  ici  dans  le  cœur 
de  la  vieille  Allemagne,  et  le  Thuringerwald  enclôt  autant  de 
légendes  dans  ses  cirques  de  mélèzes  que  le  Rheingau  dans  ses 
coteaux  chargés  de  vignes.  La  loi  d'airain  de  l'Empire  unifié  a 
assurément  changé  bien  des  choses  ici  depuis  le  temps  du  char- 
bonnier Peter,  au  cœur  froid.  Il  y  a  toujours  des  gens  d'armes 
en  Thuringe  :  ils  ont  troqué  leur  casque  d'acier  contre  un  casque 
de  cuir  bouilli,  mais  cette  transformation  n'a  eu  aucune  in- 
fluence sur  leur  cerveau  ;  et  ils  pensent  toujours,  comme  au 
moyen  âge,  que  rien  n'est  plus  beau  qu'une  épée  plantée  dans 
un  ventre...  En  revanche,  les  génies  et  les  fées  ont  horreur  de 
la  politique  mondiale,  de  l'impérialisme,  du  Flottenverein  et 
des  articles  de  la  Gazette  de  i' Allemagne  du  Nord.  Ils  ont  donc 
déserté  toute  la  partie  septentrionale  de  la  Thuringe,  trop  voi- 


I 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sine  de  la  Prusse  et  trop  prussienne;  ils  habitent  plus  volontiers 
la  région  méridionale,  contiguë  à  la  Franconie  et  à  la  Bavière. 
On  dit  que  le  lieu  préféré  de  leur  réunion  est  désormais  une 
vieille  route  romaine  qui  suit  la  crête  des  monts  de  Thuringe  : 
le  Rennstieg,  Je  te  montrerai  cet  antique  chemin,  il  passe  tout 
proche  de  Rothberg,  là-haut,  sur  ces  montagnes,  en  face  de  nous. 
Il  semble  précisément  une  ligne  de  partage  des  deux  Alle- 
magncs  :  l'Allemagne  de  la  force  brutale,  au  Nord;  au  Sud, l'Al- 
lemagne de  la  poésie  et  de  la  pensée.  Un  poète  célèbre  l'a  chanté 
et  je  veux,  pour  ton  plaisir  et  pour  le  mien,  en  cette  première 
fois  011  tes  yeux  voient  le  Thuringerwald  au  soleil  couchant,  te 
dire  les  stances  de  Viktor  von  Scheffel  sur  le  Rennstieg  : 

Sur  le  faîte  de  la  montage  court  une  vieille  voie 

Souvent  encombrée  par  les  fougères  foisonnantes. 

—  La  cigogne,  pour  la  septième  fois,  s'apprête-t-elle  au  départ? 

Voici  les  riverains  assemblés  à  la  frontière. 

Droit  de  forêt,  droit  de  chasse,  11  s'agit  de  trancher  les  différends: 

Il  faut  tracer  à  nouveau  la  Marche  et  la  jalonner  de  bornes. 

Ce  n'est  point  un  pavé  à  la  mode  romaine. 

Tel  que  mon  œil  le  vit  en  Terre  Sainte 

Richement  orné  de  pierres  milliaires,  d'aqueducs. 

De  monumens  funéraires  et  de  ponts. 

C'est  un  sentier  de  montagne  allemand  !  Il  fuit  les  villes 

Et  halète  vers  la  crête  de  la  montagne  forestière. 

A  travers  les  frondaisons  des  bois  et  l'ombre  des  sapinières  il  se  faufile, 

Et  cache  dans  le  taillis  sa  course  farouche. 

L'écureuil  peut  de  branche  en  branche  s'élancer 

Aussi  loin  qu'il  s'étend,  sans  jamais  sauter  sur  le  sol. 

C'est  le  Rennstieg  !  l'antique  frontière 

Qui  court  de  la  Werra  à  la  Saale , 

Séparant  droit  et  coutume,  ban  de  chasse,  ban  de  justice 

De  la  Thuringe  et  de  la  Franconie. 

Tu  peux  dire  avec  raison,  quand  tu  gravis  cette  route  : 

A  gauche  l'Allemagne  du  Nord,  à  droite  celle  du  Sud. 

Quand  la  neige  fond  à  droite,  son  flux  torrentueux  roule  vers  le  Mein; 

A  gauche,  il  coule  vers  l'Elbe... 

Obscures  migrations  de  peuplades  disparues 
Luttes  pour  la  suzeraineté...  embuscades,  déroutes, 
Comices  guerriers,  meurtres,  supplices...  maint  secret 
Flotte  oublié  sur  la  crête  et  le  ravin  ! 
Celui  qui,  d'une  oreille  pieuse,  sait  entendre 
Comment,  plus  magnifique  que  le  lied  et  le  poème, 
Dans  ce  doux,  interminable  bruissement  des  cimes. 


■ 


MONSIEUR   ET  MADAME   MOLOCII.  513 

Se  parle  à  elle-même  l'âme  de  la  forêt  : 
Celui-là  doit,  quand  rôde  la  brise  de  l'été, 
Monter  en  pèlerinage  sur  le  Rcnnstieg... 

Gritte,  dont  la  jeune  sensibilité  n'était  pas  rebelle  à  la  poésie, 
écouta  sans  impatience  les  stances  do  Viktor  von  Scbeffel.  Quand 
j'eus  fini,  elle  me  questionna  de  nouveau  : 

—  Alors,  Loup,  nous  sommes  ici  du  bon  côté  du  Rennstieg, 
du  côté  des  génies  et  des  fées,  pas  du  côté  prussien? 

—  Oui,  petite  fille  :  Rothberg  est  en  effet  un  coin  de  l'Alle- 
magne légendaire.  Ces  monts  velus,  cette  verte  vallée,  ce  tor- 
rent rougeâtre  ont  été  longtemps  le  séjour  des  mystérieux 
esprits,  gardiens  de  la  vieille  Allemagne.  Dans  ce  château,  ou 
du  moins  dans  le  burg  sur  les  ruines  duquel  ce  château  fut  bâti, 
a  vécu  un  empereur  allemand,  Giinther,  empoisonné  six  mois 
après  son  élection,  comme  il  convenait  à  un  empereur  du  moyen 
âge,  à  longue  barbe  et  à  vêtement  de  fer.  Plus  tard,  un  prince 
moins  barbare  l'habita,  —  Ernst,  —  qui  en  fit  le  séjour  de  la 
philosophie  et  de  la  poésie.  Rothberg  eut  des  princesses  d'une 
grâce  et  d'une  beauté  célèbres,  telle  cette  Maria-Helena  pour 
l'amour  de  qui  un  bel  officier  déserta  et  perdit  la  vie...  Mais 
Ernst  et  Maria-Helena,  c'étaient  encore,  ayant  changé  ses  vête- 
mens  de  fer  contre  des  vêtemens  de  soie,  —  la  vieille  Alle- 
magne... 

—  Et  aujourd'hui  ?  demande  Gritte. 

—  Aujourd'hui,  ma  chérie,  la  principauté  est  régie  par  un 
souverain  très  moderne,  qui,  bien  que  né  de  ce  côté  du  Renns- 
tieg,  prend  le  mot  d'ordre  à  Berlin.  Ce  prince  règne  sur  Roth- 
berg, qui  a  1  800  habitans,  sur  Litzendorf,  bourg  industriel  qui 
en  compte  3  000  ;  deux  autres  mille  habitans  sont  dispersés  dans 
les  hameaux  de  la  forêt.  L'amitié  de  Guillaume  I^""  pour  l'aïeul 
du  prince  actuel  valut  à  Rothberg  de  garder  une  ombre  d'indé- 
pendance :  le  contingent  militaire  est  recruté  sur  son  territoire 
et  y  demeure  ;  le  timbre-poste  de  Rothberg  subsiste  avec  l'effigie 
casquée  de  l'empereur  Gunther.  Mais  le  prince  régnant,  Otto, 
n'en  a  pas  moins  comme  ambition  de  façonner  son  domaine  ù 
l'image  de  la  Prusse.  Il  a  pris  de  son  maître  les  moustaches  en 
croc,  le  goût  des  télégrammes  sensationnels,  la  manie  des  uni- 
formes... Tu  le  verras;  tu  connaîtras  la  petite  cour  disciplinée  à 
la  prussienne  :  le  major  de  Marbach,  Prussien  d'origine,  le  comte 

TOME  XXXIV.  —  1906.  33 


SI  4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lipawski,  Hof-intendant,  le  baron  de  Ûrontlieim,  ministre  de  la 
police  et  chef  de  toute  l'administration,  —  l'architecte,  l'aumô- 
nier, le  maître  de  chapelle,  —  sans  compter  le  président  du  tri- 
bunal qui  siège  à  Litzendorf,  et  divers  fonctionnaires  moins  im- 
portans.  Tout  ce  petit  monde  officiel  est  très  prussien,  à  l'image 
au-maître,  ou, pour  mieux  dire,  très  hobereau...  Or  les  génies  et 
les  fces,  c  est  avéré,  détestent  les  hobereaux.  Voilà  pourquoi 
tu  n'en  rencontreras  point  sur  le  territoire  de  Rothberg,  à  moins, 
peut-être,  de  te  promener  au  clair  de  lune  sur  le  Rênnstieg. 

—  Et  le  petit  prince,  demanda  Gritte  après  un  silence,  est-il 
aimable,  ton  élève? 

—  C'est  un  enfant  d'un  bon  naturel,  avec  des  dessous  de 
colère  et  de  violence,  héritage  de  ses  ancêtres,  —  avec  une  ten- 
dance à  la  dissimulation  qui  lui  vient  de  ce  que  le  major  Mar- 
bach  l'élève  à  la  mode  brutale...  Pour  moi,  je  dois  convenir 
qu'il  est  plein  de  gentillesse. 

—  Et  la  princesse?... 

Je  ne  répondis  pas  tout  de  suite,  bien  aise  que  le  crépuscule 
assombri  cachât  la  rougeur  que  je  sentais  monter  à  mes  joues. 

—  La  princesse,  répondis-je,  est  une  Erlenburg,  vieille  race 
allemande...  Elle  est  cultivée  et  parle  bien  le  français... 

A  oe  moment,  un  pas  résonna  sur  la  terrasse  contiguë  à  la 
nôtre    Gritte  cessa  de  m'écouter. 
'    —  Regarde,  me  dit-elle  à  demi-voix  :  Monsieur  Moloch  ! 

Je  regardai:  c'était  le  petit  vieux  de  la  route,  toujours  en 
redingote  noire  et  en  chapeau  haut  de  forme.  Les  mains  dans  les 
goussets  de  ses  chausses,  il  contemplait  la  vallée  de  ses  yeux 
virevoltans. 

«  Pourquoi  Gritte  l'appelle-t-elle  M.  Moloch?  »  pensai-je. 
Puis  je  me  souvins:  «  Ah!...  Dynamologue!  Le  mot  de  Herr 
Graus  !  Gritte  simplifie.  » 

—  Il  ne  s'appelle  pas  M.  Moloch,  dis-je  en  souriant,  il  s'ap- 
pelle :  Herr  prof  essor  Zimmermann. 

Elle  ne  répondit  pas.  Mais  comme  la  vieille  dame  apparais- 
sait à  son  tour,  vêtue  cette  fois  d'une  belle  robe  de  taffetas»'  puce, 
et  que  sa  longue  main  d'ivoire  ancien   allait  rejoindre  sur  la 
balustrade  la  main  ridée  et  agitée  de  son  mari,  Gritte  ajouta  : 
-  Et  voilà  M-"'  Moloch. 


3I0NS1EUR   ET  MADAME   MOLOCII.  515 


III 

«...  Ces  ravalemens  de  lame,  ces  voluptés  d'abaissement, 
l'amour  ne  doit  pas  les  souffrir.  Son  effort,  au  contraire,  est 
d'élever  la  personne  aimante,  tout  au  moins  de  la  maintenir  à 
son  niveau,  de  cultiver  l'union  par  ce  qui  la  resserre,  ce  qui  seul 
la  rend  réelle  :  l'égalité.  Si  les  deux  âmes  étaient  si  dispropor- 
tionnées, nul  échange  ne  serait  possible,  nul  mélange.  On  ne 
parviendra  jamais  à  harmoniser  tout  à  rien.  »  ' 

Sous  la  clarté  matinale,  filtrée  en  jaune  par  les  rideaux  de 
«  quinze-seize  »,  j'écoutais  ce  morceau,  que  la  princesse  accen- 
tuait avec  l'application  d'une  bonne  élève,  et  aussi  avec  le  souli- 
gnement, à  certains  mots,  d'une  lectrice  soucieuse  de  prouver 
qu'elle  comprend,  apprécie  et  interprète. 

Nous  étions  dans  le  boudoir-bibliothèque,  elle  assise  devant 
un  bonheur-du-jour,  moi  confortablement  établi  dans  une  ber- 
gère. Tout  au  fond,  vers  la  porte,  la  demoiselle  d'honneur, 
M'^''  de  Bohlberg,  jeune  personne  d'une  cinquantaine  d'années, 
maigre  et  massive  à  la  fois,  et  portant  toute  sa  moustache,  bro- 
dait un  chemin  de  table,  d'une  infatigable'  aiguille,  sans  jamais 
lever  les  paupières.  La  jaune  lumière  animait  la  charmante 
pièce  Louis  XV,  grise  et  blanche,  aux  armoires  grillagées  gar- 
nies de  vieilles  reliures...  Entre  les  deux  fenêtres,  le  portrait 
du  prince  Ernst,  l'aïeul  qui  avait  décoré  ce  boudoir  et  collec- 
tionné les  livres.  C'était  une  fine  figure  pointue,  aux  yeux  noirs 
spirituels,  au  nez  un  peu  fort,  et  qui  souriait  ironiquement.  Bien 
des  fois,  pendant  la  leçon,  tandis  que  lisait  mon  auguste  élève, 
je  '  dialoguais  mentalement  avec  le  portrait  du  prince  Ernst, 
ami  de  Voltaire,  et  si  vivant,  si  njirlant  sous  sa  perruque  à 
queue  mince,  nouée  d'un  ruban  feu  ! 

Il  me  parut,  ce  matin-là,  qu'il  me  disait  : 

—  Mon  jeune  ami,  vous  faites  débiter  à  ma  petite-bru  un 
étrange  galimatias,  orné  de  quelques  vérités  de  La  Palice. 

—  Prince,  répliquai-jc  à  part  moi,  il  est  vrai  que  cela  est 
horrible.  Songez  toutefois  qu'avant  mon  arrivée  ici,  votre  petite- 
bru  se  nourrissait  de  romans  soi-disant  français  que  lui  envoyait 
un  éditeur  de  Leipzig.  Cela  s'appelait  Chairs  ardentes,  les  Faux 
Sexes,  l'Enfer  des  Voluptés,  que  sais-je  encore  ?  La  douce  Else 
prenait  cela  pour  de  la    littérature   française.    Elle  s'adonnait 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'autre  part  aux  rébus  de  l'école  décadente  qui  fleurit  à  Paris 
vers  1890,  et  s'imaginait  voir  clair  dans  cette  nuil.  Maintenant, 
elle  pratique  Hugo,  Verlaine,  Balzac.  Aujourd'hui,  ne  vous 
déplaise,  c'est  du  Michelet  qu'elle  débite. 

La  princesse  lisait  toujours  : 

«  L'état  des  femmes  du  Nord  est  tr(^s  mobile.  Il  suffit  sou- 
vent d'un  peu  d'adresse  et  d'amour  pour  changer  cette  pure  per- 
sonne tout  à  coup,  et  la  faire  passer  à  la  plus  charmante  dou- 
ceur, aux  larmes,  aux  plus  amoureux  abandons.  L'homme  doit 
bien  y  réfléchir...  » 

Conseil  excellent  de  l'illustre  écrivain  !  Je  me  pris  tout  juste 
à  réfléchir  aux  amoureux  abandons  des  femmes  du  Nord.  Et 
pour  donner  un  support  à  ces  réflexions,  je  regardai  attentive- 
ment ma  souveraine.  Sa  robe  d'intérieur,  en  mousseline  de  soie 
crème,  d'une  élégance  surchargée  qui  décelait  la  provenance  ber- 
linoise, alourdissait  un  peu  ses  formes.  La  princesse  s'habillait 
plus  volontiers  à  Vienne  ou  à  Paris.:  mais,  de  temps  à  autre,  le 
prince  faisait  pour  elle  une  commande  à  Berlin,  la  contraignant  à 
honorer  l'industrie  nationale.  Grande  et  fortement  charpentée 
comme  la  plupart  des  Erlenbourgeoises,  Else  était  restée  maigre 
et  osseuse,  disait-on,  jusqu'il  y  avait  environ  quatre  ans.  Alors 
elle  s'était  mise  à  prendre  quelque  embonpoint  ;  son  visage  et  ses 
membres  y  avaient  acquis  une  grâce  qui  leur  manquait  et  elle 
avait,  du  même  coup,  rajeuni...  Ce  matin-là,  tandis  qu'elle  lisait 
Michelet  d'un  ton  si  pénétré,  je  n'avais  pas  besoin  du  complai- 
sant effort  que  font  volontiers  les  jeunes  gens  pour  trouver  ado- 
rable l'objet  de  leur  préférence.  Mes  yeux  s'arrêtaient  sur  la 
nuque  blonde  et  mate,  sur  le  lourd  édifice  de  cheveux  blonds, 
qui  la  couronnait.  Les  cheveux,  les  abondans  cheveux  cendrés, 
sont  une  plante  allemande.  Les  bonnes  d'enfans,  comme  les  prin- 
cesses, exposent  là-bas  des  chevelures  à  exaspérer  une  Pari- 
sienne. Mais,  môme  en  pays  germanique,  les  cheveux  de  la  prin- 
cesse étaient  un  rare  spécimen.  Ils  couronnaient  et  encadraient 
noblement  un  visage  un  peu  moutonnier,  devenu  assez  original 
depuis  qu'il  s'empâtait  légèrement,  et  auquel  un  observateur 
désintéressé  n'aurait  pu  reprocher  qu'une  certaine  fadeur.  Les 
yeux,  point  très  grands,  d'un  bleu  foncé,  avaient  un  regard  si 
jeune,  si  bienveillant,  si  tendre  môme  qu'ils  illuminaient  toute 
la  figure.  La  première  fois  que  ces  yeux  m'avaient  regardé,  je 
les  avais  jugés  pénétrans  et  ils  m'avaient  troublé.  Maintenant  je 


MONSIEUR   ET   MADAME   MOLOCH.  517 

les  savais  dépourvus  de  toute  pénétration,  mais  riches  de  bonté 
et  d'une  charmante  curiosité  sentimentale.  Ils  ne  voyaient  pas 
d'une  façon  très  perspicace  les  gens  et  les  choses,  mais  ils 
voulaient  les  voir  diuie  certaine  façon  que  désirait  le  cœur. 
Comme  les  cheveux,  comme  la  nuque,  comme  tout  le  corps  et 
tout  le  visage  d'Elsc,  ils  dégageaient  ce  fluide  dont  le  nom  est 
intraduisible  en  français  et  que  les  Allemands  appellent  la 
Gemïuhlichkeit . 

«  Chère  Else,  pensai-je,  combien  je  vous  suis  obligé  de 
m'avoir  attendu  pour  être  jolie  !  Car  vos  portraits  d'extrême 
jeunesse  me  séduisent  moins  que  votre  maturité  présente!...  » 

—  Mademoiselle  de  Bohlberg,  dit  à  ce  moment  la  princesse 
en  posant  le  Michelet  sur  le  bonheur-du-jour,  il  fait  un  beau 
soleil.  Je  crois  que  voici  l'heure  prescrite  par  le  docteur  pour 
votre  promenade. 

M'^°  de  Bohlberg  roula  prestement  son  ouvrage,  et,  d'un  air 
pincé,  sortit  du  boudoir  sans  prononcer  une  parole.  Dès  qu'elle 
eut  refermé  la  porte,  la  princesse  me  regarda  en  éclatant  de 
rire. 

—  Elle  vous  en  veut  à  mort!  Pauvre  Bohlberg!  elle  est 
jalouse  de  moi  et  jalouse  de  vous.  Venez  !  Laissons  la  lecture  : 
je  ne  pouvais  plus  la  supporter.  Venez  !...  plus  près  de  moi,  plus 
près... 

C'était  dit,  assurément,  avec  une  gentille  impatience,  mais, 
tout  de  même,  cette  gentillesse  masquait  un  ton  de  commande- 
ment, le  ton  des  gens  qui,  toute  leur  vie,  ont  vu  beaucoup 
d'échinés  ployées.  Comme  à  l'ordinaire,  cela  gâta  mes  disposi- 
tions amicales.  Je  m'approchai,  dans  l'attitude  de  recevoir  des 
ordres. 

—  Eh  bien  1  fit  Else...  C'est  tout? 

Et  un  si  naïf  désappointement  se  peignit  sur  ses  traits  que  je 
ne  pus  m'empêcher  de  sourire.  Je  pris  la  main  qu'elle  me  ten- 
dait et  j'y  posai  mes  lèvres,  plus  longuement  que  ne  le  voulait 
l'étiquette. 

—  Quoi  !  me  dit-elle...  Vous  »e  m'avez  pas  vue  depuis  quatre 
jours,  et  voilà  vos  laçons  1  Assoyoz-vous  ici. 

J'obéis.  Je  m'assis  sur  une  banquette  voisine  do  la  table.  Je 
regardai  les  yeux  bleus.  Ils  étaient  un  pou  humides.  Peut-être 
parce  que  j'avais,  Iheure  d'avant,  contemplé  le  visage  de  qua- 
torze ans  de  G  rit  te,  je  lus  sur  la  tendre  meurtrissure  de  ces 


! 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

yeux  mouillés  le  chiffre  des  années.  Et  cela  me  toucha  :  la  fuite 
de  la  beauté  féminine  est  émouvante.  Je  regrettai  d'avoir  fait 
cette  absence  ;  peut-être,  en  rompant  l'habitude,  avais-je  perdu 
la  faculté  d'être  épris. 

«  Que  deviendrai-je,  pensai-je  égoïstement,  comment  suppor- 
terai-je  la  vie  de  Rothberg-Schloss,  si  je  ne  suis  plus  épris?... 
Interminables  mois  d'hiver,  comment  vous  subir  sans  une  pas- 
sionnette?  » 

Else  parla  d'une  voix  un  peu  troublée. 

—  Mon  ami,  fit-elle,  je  me  suis  sentie  bien  seule  quand  vous 
avez  été  parti.  Le  prince  a  chassé,  a  manœuvré  avec  la  garnison. 
Je  me  suis  promenée  avec  M"'  de  Bohlberg,  à  qui  j'ai  fait  toutes' 
sortes  de  misères,  parce  qu'elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  rayon- 
ner, vous  sachant  au  loin...  J'ai  compris  alors  combien  j'ai 
besoin  de  vous. 

«  Vrai,  pensais-je,  elle  n'est  plus  souveraine  le  moins  du 
monde.  Elle  est  seulement  tendre,  et,  comment  dire?  gentille. 
Une  petite  ouvrière  d'Iéna  ne  doit  pas  accueillir  très  différem- 
ment un  étudiant,  —  son  ami, —  qui  a  passé  trois  jours  loin  de 

la  ville.  » 

Le  vilain  sentiment  d'être  le  plus  fort,  l'étrange  goût  de  tour- 
menter ce  qui  nous  aime,  peut-être  aussi  le  désir  pervers  d'exci- 
ter jusqu'à  la  crise  cette  sensibilité  tendue  me  firent  répondre 
avec  un  respect  affecté  : 

— :  Madame,  vous  pouvez  être  assurée  que,  moi  aussi,  j'ai 
trouvé  le  temps  long  loin  de  Votre  Altesse. 

Elle  se  recula  vivement. 

—  Altesse!...  Vous  m'appelez  Altesse  à  présent!...  Qu'est-ce 
qui  vous  a  changé  durant  ces  trois  jours  de  Carlsbad?  Ah  !  vous, 
n'êtes  qu'un  Français,  frivole  et  léger,  et  j'aurais  bien  tort  de 
m'attacher  à  un  Français.  Je  vous  ai  permis  de  ne  pas  me  traiter 
selon  mon  rang.  C'est  un  autre  manque  de  respect  que  de  re- 
fuser cette  permission. 

Elle  se  leva  et,  pour  cacher  des  larmes  qui  pointaient  de 
nouveau  à  ses  yeux,  alla  brusquement  à  la  fenêtre. 

«  Ses  cheveux  sont  admirables  et  sa  taille  est  jolie,  me  disais- 
je.  Décidément  elle  a  raison,  je  ne  suis  qu'un  frivole  Français. 
Mais  pourquoi,   môme  dans  ses  momens  de    passion,  manque- 
t-elle  de  tact?  Toujours  le  rappel  de  ma  situation  subordonnée  !..., 
Toujours  les  mots  de  permission,  d'obéissance,  de  respect  1...  » 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  519 

Elle  se  retourna;  elle  avait  essuyé  ses  yeux.  Et  elle  me  dit 
seulement  : 

—  Ce  n'est  pas  bien. 

Ces  mots  trouvèrent  le  chemin  de  mon  cœur.  L'envie  me 
passa  soudain  de  faire  sur  elle  et  sur  moi  des  expériences  de 
psychologie  compliquée.  Et  je  redevins  moi-même  létudiaut 
d'Iéna,  à  qui  sa  petite  amie  aux  doigts  piqués  d'aiguille  fait 
une  scène  sans  motif,  au  retour.  Je  pris  les  doigts  sans  piqûre 
d'une  longue  main,  belle  et  noble,  qui  pendait  sur  les  appli- 
cations de  la  robe  de  Berlin.  Cette  main  résista  un  peu,  mais  je 
l'emprisonnai. 

—  Ma  grande  amie!  murmurai-je. 

Elle  me  sourit.  Elle  aimait  cette  appellation,  que  j'avais  un 
jour  trouvée  pour  lui  parler;  elle  y  distinguait  je  ne  sais  quelle 
ingéniosité  française. 

—  Oh!  fit-elle...  c'est  gentil  de  m'appeler  de  nouveau 
ainsi. 

Nous  nous  assîmes  côte  à  côte  sur  un  canapé  voisin  des  fe- 
nêtres. 

—  J'ai  compris,  dit-elle,  combien  votre  présence  m'est  pré- 
cieuse, en  recommençant  pour  trois  jours  la  vie  que  je  menais  ici 
avant  votre  arrivée  au  château.  Je  m'étais  grisée  tout  à  fait 
depuis  que  vous  êtes  auprès  de  moi  ;  je  ne  me  rendais  plus  compte 
de  la  réalité.  Ma  prison  me  plaisait,  parce  que  j'avais  partagé 
l'amusement  de  votre  curiosité  à  connaître  cette  prison  prin- 
cière.  Auparavant  rien  ne  m'y  intéressait.  N'ai-je  pas  vu  tout 
cela  depuis  mon  enfance  ?  Le  palais  somptueux,  les  grandes 
salles,  les  réceptions,  la  morgue  allemande!...  Vous,  jeune  Pari- 
sien qui  n'avez  jamais  été  reçu  dans  une  Cour,  cela  vous  était 
nouveau.  Et  cela  m'anmsait  de  vous  expliquer  tout  cela,  de  vous 
montrer  la  salle  des  chevaux,  la  salle  des  portraits,  la  miracu- 
leuse Vierge  d'acier  dans  la  chapelle,  la  salle  des  Cerfs...  de 
vous  associer  à  ma  vie  de  princesse,  et  aussi  de  m'initier  à 
votre  vie,  que  j'ignorais...  Jamais  je  n'avais  conversé  avec  un 
Français  ! 

—  Et  votre  professeur  de  danse  ?  objectai-je  en  souriant. 

—  Il  était  contrefait,  il  s'appelait  Birenseel,  et  je  crois  qu'il 
était  Belge...  Otui,  le  château, le  paysage,  la  Cour  me  semblaient 
enfin  vivans,  réveillés  d'un  sommeil  de  quinze  années.  Et  le 
prince    lui-môme    (ajouta-t-elle   avec   une  nuance    d'embarras, 


f)20  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

mais  avec  le  s(h'ieiix  d'une  personne  à  qui  manque  radicalement 
le  sens  du  comique),  le  prince  qui  daigne  si  volontiers  discuter 
avec  vous,  qui  défend  la  grandeur  et  la  beauté  de  l'Allemagne 
contre  votre  grâce  et  votre  esprit,  oui,  je  trouvais  au  prince  des 
pensées  et  un  caractère  qu'auparavant  je  n'avais  pas  su  aussi 
bien  démêler  et  apprécier.  Je  lui  savais  gré  de  bien  discuter  avec 
vous,  et  d'animer  votre  esprit  par  ses  argumens...  Et  le  major 
de  la  Cour,  aussi,  me  devenait  intéressant,  parce  qu'il  vous  dé- 
teste et  n'ose  rien  contre  vous  à  cause  de  moi.  Et  jusqu'à  ma 
pauvre  Bohlbérg  qui  m'amusait  comme  un  personnage  de  ro- 
man, qui  jaunissait  de  jalousie,  elle  que  je  croyais  seulement 
être  l'étiquette  habillée  !... 

Elle  s'interrompit  et  me  regarda...  Ce  qu'elle  disait  m'était 
vraiment  délicieux  à  entendre  et  je  ne  le  trouvais  pas  trop  mal 
dit.  Je  la  remerciai,  et  du  même  coup  je  l'encourageai  à  pour- 
suivre en  appuyant  mes  lèvres  au-dessus  du  bracelet  en  gour- 
mette qui  ceignait  son  poignet  droit. 

—  Quel  dommage,  murmurai-je,  cette  fois  d'un  ton  con- 
vaincu, que  je  ne  puisse  écrire  les  jolies  choses  que  vous  venez 
de  dire  ! 

—  Vous  vous  moquez  !  fit-elle. 

Elle  employait  volontiers  les  locutions  du  répertoire,  et, 
quelques  germanismes  à  part,  parlait,  en  somme,  une  excellente 
langue  française.  Elle  mit  sa  main  gauche  sur  mon  épaule  et 
poursuivit  : 

—  Et  Max,  mon  petit  Max,  qui  a  pour  vous  tant  d'affection, 
et  qui  dit  si  gentiment  :  «  Mon  compatriote  M.  Louis  Dubert!  » 
Car  il  aime  votre  langue  et  votre  pays  d'instinct,  celui-là  !  Il  est 
le  portrait  ressuscité  de  son  aïeul  Ernst,  avec  un  peu  de  mon 
cœur  en  plus.  Max  avait  fait  tant  de  progrès  depuis  votre  arri- 
vée! L'enfant  endormi  qu'il  était  naguère  s'éveillait,  devenait 
intelligent.  Eh  bien!  quand  vous  avez  été  parti,  Max  s'est 
rendormi,  et  avec  lui  toute  la  Cour  et  le  château  et  le  paysage 
delà  Rotha...  Bohlbérg  a  ressorti  ses  vieilles  histoires  qu'elle 
n'osait  plus  raconter  depuis  un  an,  les  histoires  de  sa  famille, 
qui  remonte  à  Ottomar  le  Grand,  assure-t-elle.  Et  j'avais 
beau  lui  dire  :  «  Bohlbérg,  qu'est-ce  que  ça  me  fait  que  votre 
famille  remonte  à  Ottomar  le  Grand?»  Elle  ne  me  passait  pas  un 
Kuno,  ni  un  Friedebrand,  ni  un  Theodulf.  A  table,  le  prince  et 
le  maior  ont  recommencé  leur  discussion  sur  le  matériel  d'artil- 


f 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  521 

lerie.  Ils  se  gênent  devant  vous,  parce  qu'ils  ont  peur  que  vous 
ne  donniez  des  renseignemens  à  votre  gouvernement.  Les  canons, 
pourtant,  cela  vous  est  bien  e'gal,  n'est-ce  pas,  mon  ami?.,. 

«  Convenu!  pensai-je.  Je  suis  le  Français  léger,  frivole;  le 
canon  ne  compte  pas  pour  moi...  Il  y  a  eu  Valmy,  pourtant... 
Et  même  Saint-Privat...  » 

—  Oui,  reprit-elle,  tout  m'a  paru  rendormi  et  odieux.  Alors 
j'ai  voulu  être  seule...  avec  le  souvenir  de  ces  dix  mois.  J'ai  re- 
fusé de  sortir  en  phaéton  avec  le  prince,  j'ai  renvoyé  Bohlberg, 
j'ai  laissé  mon  petit  Max  aux  soins  du  major.  J'ai  refait  toute 
seule  nos  pèlerinages  dans  le  parc...  et  surtout  celui  de  Maria- 
Helena... 

Elle  baissa  les  yeux,  confuse.  Je  pensai  : 

«  Il  n'y  a  vraiment  pas  de  quoi  rougir.  Est-elle  innocente,  au 
fond?  Pour  un  moment  où  sa  tête  de  souveraine  s'oublia  sur 
l'épaule  du  précepteur,  dans  la  grotte  de  Maria-Helena  !  » 

—  Tout  cela,  reprit-elle,  ne  m'a  fait  que  mieux  sentir  com- 
bien les  lieux  ne  sont  rien,  combien  les  souvenirs  sont  des  va- 
nités.,. Désespérée,  je  me  suis  enfermée  ici  et  j'ai  relu  ce  que 
vous  m'aviez  lu...  des  choses  françaises  qui  me  redonnaient  le 
son  de  votre  voix.  Cela  m'enchantait  et  me  tourmentait.  Mon 
caractère  est  devenu  exécrable.  Hier,  j'ai  frappé  Bohlberg  qui  me 
piquait  dans  le  dos  avec  une  épingle,  en  m'attachant  mon  cor- 
sage ! . . . 

Je  baisai  franchement  la  belle  main  longue,  qui  devenait  fié- 
vreuse. 

—  Moi  aussi,  répondis-je,  je  vous  ai  donné  durant  ces 
jours  d'absence  le  meilleur  de  ma  pensée.  Quand  le  train  m'em- 
portait loin  de  Rothberg,  je  me  sentais  horriblement  seul.  Votre 
photographie  n'a  pas  cessé  d'être  à  portée  de  ma  main  et  de  mes 
yeux.  Et  hier  même,  à  la  gare  de  Steinach,  en  attendant  l'ar- 
rivée de  ma  chère  petite  sœur,  c'était  votre  lettre  que  je  reli- 
sais. 

—  Vrai?  s'écria  la  princesse,  toute  joyeuse.  Et  elle  fit  un 
mouvement  pour  porter  à  son  tour  ma  main,  —  cette  main  pb:- 
béienne  qu'elle  tenait, —  jusqu'à  sa  bouche.  Mais  l'hérédité  prin- 
cière  et  l'éducation  bridèrent  l'instinct,  et,  avec  une  charmante 
gaucherie,  elle  reposa  ma  main  sur  ses  genoux. 

Moi  je  pensais  :  u  J'ai  dit  un  demi-monsongc.  J'ai  lu  la  lettre 
de  Gritte  avant  lu  lettre  d'Else,  et  la  lettre  d'Else  a  eu  tort  contre 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

celle   de  Gritte.  Mais,  en  affaire  sentimentale,  qu'est-ce  qu'un 
demi-mensonge?  » 

Jusqu'en  ce  point  de  l'aventure  et  de  mes  réflexions,  j'avais 
gardé  un  sang-froid  à  peu  près  absolu.  Je  me  regardais  agir, 
selon  la  bonne  tradition  psychologique.  Mais  la  princesse,  ayant 
arrêté  si  brusquement  le  geste  tendre  commencé,  en  conçut  sans 
doute  quelque  remords,  ou  bien,  tout  simplement,  son  cœur  sin- 
cère eut  un  élan.  Elle  murmura  : 

—  Venez  plus  près...  Puisque  vous  avez  pensé  à  votre  sou- 
veraine, je  vous  permets  de  venir  plus  près,  comme  à  Maria- 
Helena-Sitz. 

Soyons  sincère  :  toute  envie  de  m'analyser  et  de  réfléchir 
disparut.  Je  pris  instantanément  la  position,  mémorable  entre 
nous  parce  que,  jusqu'ici,  elle  avait  été  unique,  dite  :  de  Maria- 
Helena-Sitz,  —  c'est-à-dire  que  je  cédai  à  l'appel  tendre  du  bras 
d'Else^  et  que  je  posai  mon  front  sur  son  épaule,  à  l'endroit  où 
la  robe  de  Berlin,  par  une  galante  attention  du  prince  Otto, 
s'échancrait  sur  la  naissance  du  cou.  Mon  visage  se  trouva  ainsi 
posé  entre  les  ruches  de  fausse  «  Angleterre  »  façonnées  par  les 
mains  diligentes  des  ouvrières  prussiennes  et  les  frisons  de 
cheveux  cendrés  qui  faisaient  Fécole  buissonnière  hors  dw 
chignon. 

—  Mon  ami!  mon  ami...  murmura  Else,  rapprochant  son 
visage  du  mien,  jusqu'à  faire  toucher  nos  joues...  Cette  absence 
m'a  terriblement  montré  le  mal  de  mon  cœur.  Dites-moi  si  vous... 
si  vous  m'aimez? 

Ces  derniers  mots  furent  un  léger  souffle;  il  fallait  écouter 
d'aussi  près  pour  y  démêler  des  mots.  Je  répondis  d'une  voix 
dont  l'assurance  m'étonna  moi-même  : 

—  Oui...  vous  le  savez  bien...  je  vous  aime. 

Elle  se  dégagea,  comme  si  ma  réponse,  qu'elle  avait  pourtant 
demandée,  la  blessait.  Son  visage  marquait  un  grand  trouble  : 
elle  ne  s'aperçut  même  pas  qu'un  peigne  d'écaillé  se  détachait  de 
ses  cheveux.  Elle  parcourut  vivement  des  yeux  toute  la  tranquille 
bibliothèque  et,  par  les  vitres,  le  paysage  de  la  Rotha. 

—  J'ai  trop  souffert  ici,  murmura-t-elle,  comme  si  elle  se 
justifiait.  Ce  n'est  pas  vivre...  Ce  n'est  pas  vivre!  Voilà  mes 
l»lus  belles  années  qui  passent,  dans  cette  prison  !  Je  vous  assure, 
Louis,  ajouta-t-ello  en  se  tournant  vers  moi ,  je  n'aurais  pas 
demandé  mieux  que  de  trouver  dans  le  mariage  la  joie  com- 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  523 

plète  de  mon  cœur.  Ne  me  croyez  pas  pareille  à  vos  compa- 
triotes qui  ne  prennent  pas  le  mariage  au  sérieux.  Quand  on 
m'a  mariée  au  prince  Otto,  j'avais  dix-sept  ans...  j  étais  tout  à 
fait  ce  qu'un  de  vos  romanciers  a  appelé  une  oie  blanche.  Ce 
n'était  pas  d'être  princesse  régnante  qui  me  tentait,  c'(Uait  d'être 
la  femme  de  mon  mari,  comme  une  petite  bourgeoise.  Et  j'ai 
adopté  d'abord  les  goûts  du  prince  Otto...  Je  me  suis  inté- 
ressée aux  choses  de  l'empire,  aux  crédits  militaires,  à  la 
chasse,  au  matériel  de  l'artillerie,  à  la  question  du  timbre- 
poste  de  Rothberg  et  de  la  garnison...  oui,  à  tout  cela  je  me 
suis  intéressée,  parce  que,  vous  le  savez  bien,  mon  cœur  est 
très  germanique  et  puis,  j'aimais  le  prince,  et,  ce  qu'il  aimait, 
je  voulais  l'aimer...  Seulement,  je  souhaitais  que  le  prince  s'in- 
téressât à  toutes  ces  choses,  comment  dirai-je?  pour  moi,  à 
cause  de  moi  !  Je  voulais  être  sa  première  affection,  son  premier 
souci.  Et  il  ne  m'a  pas  fallu  longtemps  pour  apercevoir  que 
j'étais,  sans  plus,  la  princesse.  Comme  je  lui  avais  tout  de 
suite  donné  un  fils,  il  n'attendait  plus  rien  de  moi.  J'étais  jeune, 
pourtant,  et  jolie,  bien  que  tout  le  monde  dise  qu'à  présent  je 
suis  encore  plus  jolie.  Le  prince  m'a  préféré  toutes  mes  demoi- 
selles, toutes  les  femmes  de  fonctionnaires,  et  jusqu'aux  filles 
de  chambre.  Aujourd'hui,  sa  maîtresse  est  cette  petite  Frika  de 
Drontheim,  la  sœur  du  ministre  de  la  police,  une  fille  si  mal 
élevée,  et  tellement  maigre  !  Il  n'y  a  que  Bohlberg  qu'il  ait  res- 
pectée, je  crois  ! 

Toute  vibrante,  toute  nerveuse,  elle  alla  ouvrir  largement 
la  fenêtre,  respira  l'air  de  la  vallée,  revint  vers  moi. 

—  J'étouffe,  reprit-elle,  j'étouffe  ici...  C'est  trop  petit  pour 
mon  cœur,  si  quelqu'un  ne  l'y  retient  pas.  Cette  Cour  figée  dans 
sa  vieille  étiquette...  ce  peuple  sans  ressort  dont  le  respect  et 
l'affection  même  sont  fades...  cette  monotonie  des  jours  iden- 
tiques à  la  veille,  au  lendemain.  Non...  tout  cela  n'est  suppor- 
table qu'avec  l'amour.  Et  je  n'ai  pas  l'amour.  Il  y  a  des  jours  où 
je  me  suis  levée  comme  folle,  résolue  à  m'évader  d'ici,  si  je  ne 
rencontrais  pas  l'aventure,  la  fantaisie...  Il  n'aurait  tenu  qu'à  un 
de  mes  sujets,  —  si  son  visage  m'avait  plu,  —  de  cueillir  un  caprice 
de  sa  souveraine...  J'errais  dans  le  parc...  je  me  disais  :  «  Je  suis 
jeune...  je  suis  belle...  Parmi  les  habitans  de  cette  vallée,  il  n'y 
en  aura  donc  pas  un  seul  qui  rêve  de  mon  visage,  qui  essaye  de 
le  regarder  de  plus  près,  qui  se  glisse  dans  les  fourrés  du  parc 


524  REVUE  DES  DEUX  MOKDES. 

pour  m'approclier,  comme  cet.  officier  qui,  il  y  a  un  siècle  et 
demi,  s'éprit  de  la  princesse  Maria-Ilelena?  »  Combien  j'aurais  été 
indulgente!...  Les  portes  du  parc  sont  ouvertes.  On  n'a,  la  plu- 
part du  temps,  qu'un  anneau  de  fil  de  fer  à  soulever...  Seule- 
ment, un  vieil  écriteau  accroché  à  un  arbre  dit,  aux  abords  des 
chemins  qui  pénètrent  dans  le  parc  :  Verbotener  Weg  !  Et  ce 
peuple  est  si  servile  que  jamais  une  infraction  n'est  commise  à  la 
consigne.  Non  seulement  jamais  je  n'ai  rencontré,  comme  Maria- 
Ilelena,  le  sujet  épris...  mais  jamais  un  fiancé  n'a  monté  les  sen- 
tiers du  parc,  afin  de  voler  une  Heur  pour  sa  fiancée...  jamais 
une  fiancée  ne  demanda  à  son  fiancé  de  voler  cette  fleur! 

Elle  s'arrêta.  Elle  s'était  émue  au  son  de  ses  propres  pa- 
roles. 

—  Alors,  reprit-elle  plus  bas,  comme  je  commençais  à 
m'erigourdir  dans  mon  isolement,  une  Providence  vous  a  en- 
voyé... 

Elle  s'interrompit  encore  et  se  mit  à  rire,  de  son  rire  gai 
d'écolière,  à  une  image  apparue  dans  sa  mémoire. 

—  Figurez-vous,  reprit-elle,  que  quand  le  prince  m'a  dit, 
l'an  passé,  qu'il  avait  fait  demander,  à  l'ambassade  d'Allemagne 
à  Paris,  un  professeur  de  français  pour  Max,  j'ai  tout  de  suite 
imaginé  ce  professeur  sous  les  traits  de  mon  ancien  maître  à 
danser,  le  Belge  Birenseel...  |Un  petit  vieux  aux  jambes  grêles, 
tout  juste  pas  bossu.  Mais  dès  le  lendemain  de  votre  arrivée  ici, 
j'ai  deviné  que  vous  étiez  joli  garçon,  à  l'air  mécontent  de 
Bohlberg  que  j'interrogeais  sur  vous.  Elle  vous  avait  entrevu. 
«  11  ne  me  plaît  pas,  »  dit-elle  d'un  ton  pincé!  Bohlberg  a  le 
goût  des  choses  laides.  Elle  aime  l'étiquette,  les  toilettes  de 
Berlin  et  le  major  de  la  Cour. 

Le  clair  rire  d'Else  résonna  encore  sur  ces  mois.  Le  rire 
d'Else  avait  quinze  ans  de  moins  qu'elle.  En  fermant  les  yeux 
j'entendais  une  jeune  fille  rire  à  côté  de  moi. 

—  Vous  m'avez  changé  ma  vie,  reprit-elle,  devenue  sérieuse 
et  s'asseyant  tout  près  de  moi  sur  le  même  petit  canapé.  Je  me 
suis  réveillée.  J'ai  goûté  la  nature,  les  livres,  la  vie.  Je  ne  vou- 
lais pas  m'avouer  que  vous  étiez  la  cause  de  cette  transforma- 
tion. Cela  m'humiliait,  cela  choquait  ma  pudeur  de  femme  et 
mon  orgueil  de  princesse.  Mais,  trois  jours  d'absence  m'ont  ôté 
mon  orgueil... 

Elle  baissa  les  yeux  et  ne  finit  pas  sa  phrase,  sans  doute  pour 


MONSIEUR    ET  MADAME   MOLOCH.  525 

laisser  entendre  que  la  pudeur  de  la  femme  n'avait  pas  disparu 
avec  l'orgueil  de  la  princesse.  Moi,  je  crois  bien  que  toutes  ces 
paroles  féminines,  où  l'offrande  de  soi  était  si  peu  dissimulée, 
n'avaient  pas  bouleversé  mes  sens  :  mais  elles  avaient  grisé  à 
fond  ma  vanité.  Et  j'en  étais  à  discuter  les  objections  de  mora- 
lité, ce  qui  est  le  signe  du  consentement  de  l'instinct. 

«  Le  mari  est  un  ennemi...  un  ennemi  de  mon  pays,  de  ma 
race.  Sous  ses  apparences  correctes,  il  est  parfois  d'une  insup- 
portable insolence.  De  plus,  c'est  un  mauvais  mari.  Il  me  paye? 
Eh  bien!  ne  lui  donné-je  donc  rien  en  échange  de  ses  marks?  » 

Comme  je  rêvais  ainsi,  l'avant-bras  nu  d'Else  glissa  contre 
mon  visage  et,  doucement,  je  me  sentis  ramener  à  «  l'attitude 
de  Maria-Helena-Sitz.  »  Mes  yeux  se  levèrent  vers  ma  souve- 
raine : 

«  Moi  aussi,  je  suis  seul,  pensai-je.  Nous  sommes  deux 
exilés!  » 

Malgré  toutes  les  résolutions  antérieures  de  ne  faire  aucune 
avance,  je  dus  instinctivement  ébaucher  quelque  geste  de  rap- 
prochement. Le  charmant  visage  un  peu  meurtri  d'Else  fut  tout 
contre  le  mien;  ses  regards,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  entrèrent 
dans  mon  regard.  Que  les  moralistes,  avant  de  me  condamner, 
réfléchissent  que  j'avais  vingt-six  ans,  que  depuis  dix  mois, 
vivant  dans  l'intimité  d'une  femme,  aucune  caiesse  féminin© 
ne  m'avait  effleuré!...  Tout  cela  conspira  contre  les  résolutions 
de  Tabstinence  stoïque,  et  de  la  vertu. 

«  D'ailleurs,  résister  serait  ridicule,»  pensai-je,  au  moment 
où  des  lèvres  de  princesse  touchèrent  mes  lèvres  de  plébéien. 

Baiser!  geste  subtil,  bizarre,  souvent  un  pou  comique  et 
parfois  tragiquement  émouvant;  effleurement  des  lèvres  qui  ne 
savent  plus  remuer  pour  la  parole,  ayant  dit  tout  ce  que  peuvent 
exprimer  des  mots;  baiser  instinctif,  héréditaire,  et  pourtanl 
convenu,  qui  t'inventa,  qui  te  perfectionna,  qui  fit  de  toi,  dans 
notre  civilisation  accablée  d'histoire  et  de  tradition,  le  rite  de 
l'accord  passionnel,  la  dernière  des  passes  d'armes  amoureuses, 
le  sceau  de  la  promesse  définitive,  comme  l'anneau  de  fian(;ailles 
de  la  possession?  Si  quelques  amans  t'échangent  dans  la  grise  « 
rie  impétueuse  d'un  transport  qui  ne  se  gouverne  plus,  com- 
bien plus  souvent  tu  es  le  simple  et  commode  aboutissement 
d'une  situation  qui  sans  toi  deviendrait,  bientôt,  intolérable  ou 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ridicule  !  Que  dire  après  qu'on  a  dit  certaines  choses?  Aux 
pauvres  amans  à  court  d'éloquence,  tu  enlèves  à  temps  la  pos- 
sibilité même  de  parler.  Tu  les  bâillonnes  savoureusement  à 
l'heure  où,  sans  doute,  ils  ne  diraient  plus  que  des  pauvretés. 
Baiser,  point  d'orgue  ou  point  final,  tu  es  spirituel  :  car  la  quan- 
tité de  sottises  qui,  grâce  à  toi,  n'auront  jamais  été  prononcées, 
est  sans  doute  innombrable.  Mais  tu  es  traître  aussi.  Souvent 
commencé  sans  entrain  et  par  pure  convenance  mondaine,  tu 
mêles  les  êtres,  tu  fais  jaillir  en  eux  le  fougueux  instinct  qu'ils 
croyaient  dompté  par  la  politesse,  assoupi  sous  la  morphine  des 
usages.  Telles  lèvres  qui  se  sont  unies,  tout  simplement  pour 
accomplir  une  formalité  sentimentale,  presque  mondaine,  goûtent 
soudain  une  saveur  imprévue  :  les  électricités  contraires 
s'échangent  par  ces  pôles  au  contact,  en  sorte  qu'une  fois  désu- 
nis, les  deux  êtres  ne  sont  plus  les  mêmes  qu'avant  le  baiser. 
Ainsi,  malgré  tes  apparences  rituelles,  malgré  ton  air  de  rester 
idéal  à  demi,  tu  finis  par  nous  apparaître  comme  le  signe  ma- 
çonnique du  génie  de  l'espèce,  geste  inexplicable,  ingénieux,  dé- 
cevant!... 

—  Bohlberg!  murmura  tout  à  coup  la  princesse  en  me  re- 
poussant. 

Sa  main  attrapa  assez  adroitement  le  Michelet  qui  bâillait 
sur  le  guéridon...  Je  m'écartai  autant  que  me  le  permit  l'étroit 

canapé. 

('(  Les  femmes  pures,  douces  et  fidèles,  lut  Else,  les  femmes 
qui  n'ont  rien  à  dissimuler,  ont  plus  que  les  autres  besoin  de  la 
confession  d'amour,  besoin  de  se  verser  sans  cesse  dans  un  cœur 
aimant...  Comment  se  fait-il  que  l'homme  profite  généralement 
si  peu  d'un  tel  élément  de  bonheur?...  » 

M""  de  Bohlberg  entra  sur  cette  question  vraiment  angois- 
sante. Else  lut  encore  deux  ou  trois  lignes,  puis  ferma  le  livre 
et  se  leva.  Elle  avait  reconquis  son  sang-froid.  Mais  ses  yeux 
brillaient  de  bonheur. 

—  Bohlberg,  vous  êtes-vous  bien  promenée?  Gomment  va 
votre  sciaiique? 

—  Je  remercie  la  princesse.  Je  ne  peux  presque  pas  marcher, 
la  princesse  le  sait  bien.  C'est  pour  lui  obéir  que  j'ai  été  faire 
trois  pas  dans  le  parc.  Je  me  suis  traînée  jusqu'au  banc  d'écorce 
et  j'y  suis  demeurée  une  demi -heure. 


MONSIEUR    ET   MADAME   MOLOCH.  527 

—  Bon  !  Cela  vous  fera  un  grand  bien,  Bohlberg. 

—  Puis-je  poser  une  question  à  monsieur  le  docteur? 

—  Certainement. 

—  Monsieur  le  docteur,  pourquoi  avez-vous  apporté  de 
Carlsbad  du  demi-cristal  au  lieu  de  cristal  fin  pour  compléter  le 
service  de  Bohême? 

—  Ma  foi,  mademoiselle,  répliquai-je,  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu. 
Je  regrette  ma  maladresse,  mais  je  n'ai  pas  de  compétence  spér 
ciale  sur  la  cristallerie. 

—  Laissez  donc  M.  Dubert  tranquille,  fit  la  princesse  agacée 
Vous  êtes  assommante,  Bohlberg. 

—  La  princesse  va-t-elle  s'habiller?  reprit  la  vieille  fille  in- 
flexible. 

—  Oui!  oui!  Allez  m'attendre  dans  le  cabinet  de  toilette. 
Allez!...  A  bientôt,  monsieur  Dubert.  Merci  pour  votre  bonne 
leçon.  Ce  Micheletest  passionnant! 

M"*  de  Bohlberg  sortit  en  rechignant  par  la  chambre  à  cou- 
iher.  Comme  je  m'éloignais  vers  la  porte  du  salon,  Else  me 
suivit  d'un  pas  ou  deux... 

Et,  dans  l'entre-  bâillement  de  la  porte,  une  courte  réplique 
du  geste  rituel  nous  dispensa  d'inventer  d'éwjquentes  formules 
d'adieu. 

Marcel  Prévost. 
[La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


fi 


LETTRES 

DE 


BENJAMIN   CONSTANT 


 

(1) 


PROSPER  DE  BARAME 


.DERNIERE    PARTIE 

1809-1830 


XVII 

Lyon,  le  2  juillet  1809. 

A  Monsieur  Prosper  de  Baranie. 

Il  y  a  loiigtems,  cher  Prosper,  que  nous  ne  nous  sommes 
écrit.  Je  ne  sais  plus  si  c'est  à  vous  ou  à  moi  qu'en  est  la  faute. 
Ce  que  je  sais,  c'est  que  ce  n'est  pas  à  mon  désir  que  nous  pou- 
vons nous  en  prendre.  Il  a  été  comme  il  sera  toujours,  de  rece- 
voir de  vos  nouvelles,  le  plus  souvent  possible,  car  ce  m'est  un 
de  mes  plus  grands  plaisirs,  et  qui  ne  le  cède  qu'à  celui  plus 
grand  encore  de  vous  voir. 

Mais  ôtes-vous  actuellement  en  état  de  prendre  intérêt  à  moi? 
Je  voudrais  vous  offrir  des  consolations  sur  le  nouveau  mal- 
heur (2)  qui  vous  a  frappé.  Je  sais  trop  malheureusement  que 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l'j  juillet. 

(2)  M.  de  Baiante  venait  de  perdre  deux  de  ses  frères  :  Amable,  mort  le  10  mars 
à  Saiat-Cyr  ;  Charles,  ufûcier  de  chasseurs  à  cheval,  tué  le  8  mai,  au  passage  de  la 
l'iave. 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  529 

les  consolations  doivent  venir  d'elles-mêmes.  On  les  éprouve 
plus  qu'on  ne  les  accepte,  et,  dans  tous  les  maux  de  la  vie,  il  n'y 
a  qu'une  triste  et  lente  recette,  soufifrir  et  attendre.  Si  pourtant 
l'idée  de  vos  amis,  parmi  lesquels,  j'ose  le  dire,  vous  n'en  trou- 
verez aucun  qui  vous  soit  plus  profondément,  plus  sincèrement 
attaché  que  moi,  si  cette  idée  vous  est  encore  douce,  vous  devez 
y  puiser  bien  des  dédommagemens.  Car  je  ne  connais  per- 
sonne qui  ait  inspiré,  à  tant  de  gens  et  de  si  bonne  heure, 
autant  d'intérêt,  d'affection  pour  son  caractère,  d'estime  pour 
ses  talens. 

J'ai  beaucoup  couru  depuis  que  je  ne  vous  ai  vu,  et  je  n  ai  eu 
le  tems  ni  d'écrire,  ni  de  lire,  ni  même  de  penser.  Je  regrette  les 
années  qui  se  précipitent  ainsi,  souvent  douloureuses,  toujours 
inutiles.  Peut-être  en  sauverai-je  quelques-unes  du  naufrage; 
peut-être  me  reposerai-je  dans  la  solitude,  et  la  solitude  me  ren- 
dra-t-elle  quelque  puissance  de  travail.  Ah!  si  enfin  j'échappe 
aux  hommes,  ils  ne  me  rattraperont  pas.  Je  vivrai  pour  deux  ou 
trois  amis,  pour  une  ou  deux  affections  de  diverses  natures, 
pour  le  passé  que  j'étudierai,  pour  l'avenir,  s'il  peut  redevenir  un 
objet  d'espérance,  mais  le  présent  me  sera  toujours  étranger,  et 
de  ma  vie  je  n'aurai  rien  à  faire  avec  les  hommes  de  mon  tems. 
Si  je  rentre  dans  un  port  quelconque,  —  il  en  est  quelquefois 
d'inespérés  que  le  sort  nous  offre,  —  si  j'y  rentre  avec  mon 
vaisseau  demi-brisé,  je  plierai  les  voiles,  je  m'étendrai  sur  le 
sable,  et  puisse  l'orage  m'atteindre  si  je  l'affronte  de  nouveau  ! 
J'ai  un  besoin  de  repos  qui  va  jusqu'à  la  fureur.  Il  me  semble 
que  je  pourrai  dormir  des  années  entières,  et  que,  si  je  me 
réveille,  mon  penchant  sera  encore  à  faire  semblant  de  dormir. 

Continuez-vous,  je  l'espère,  votre  histoire  de  la  Vendée  (1)? 
C'est  un  noble  monument  de  la  seule  portion  honorable  de  ces 
vingt  dernières  années.  Avez-vous  lu  les  lettres  de  M""  de  Les- 
pinasse?  Je  suis  pour  cette  lecture  comme  le  spectateur  de 
Judith,  iç,  pleure,  hélas!  pour  ce  pauvre  Holopherne,  c'est-à- 
dire  pour  M.  de  Guibert.  Mais  c'est  une  attachante  lecture, 
comme  description  d'une  maladie  de  cœur.  C'est  en  quelque  sorte 
mon  roman  retourné. 

Ecrivez-moi,  si  vous  voulez  me  faire  plaisir,  à  Genève  ou  à 
Goppet,  plutôt  à  Genève,  à  ce  que  je  pense.  Aimez-moi  surtout, 

(1)  M.  de  Barante  composait  les  Mémoires  de  M""  de  La  Rochejaquelein. 
TOME  XXXIV.  —  1006.  34 


JJ30  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ëi  VOUS  pouvez.  Il  me  semble  que  si  j'étais  là,  vous  ne  pourriez 
pas  faire  autrement.  Adieu,  quant  à  moi,  je  vous  aimerai  toute 
ma  vie. 

XVIII 

Genève,  ce  22  août  1809. 

Je  suis  resté  quelque  tems  sans  vous  répondre,  cher  Prosper, 
assez  de  tristesse,  et  des  occupations  que  j'ai  appelées  à  mon 
secours  m'ont  pris  tout  mon  tems,  ou  plutôt  je  le  leur  ai  donné, 
pour  qu'il  ne  pesât  pas  trop  sur  moi.  Mais  j'ai  su  de  vos  nou- 
velles par  M"*  de  Staël   qui  a  reçu  plusieurs  lettres  de   vous. 

Je  compte  partir  pour  Paris  vers  la  fin  de  septembre.  N'y 
viendrez-vous  point?  Je  ne  sais  point  du  tout  encore  comment  je 
passerai  l'hiver;  mais  j'ai  toujours  envie  de  vous  voir,  parce  que 
nos  réunions,  passagères  comme  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  au 
monde,  sont  un  des  grands  plaisirs  de  ma  vie. 

Je  me  suis  remis  à  mon  Polythéisme,  dont  j'ai  enfin  déter- 
miné invariablement  le  plan,  résolu  que  je  suis  à  ne  plus  le  re- 
fondre, parce  que  je  n'en  finirais  jamais.  Je  le  crois  d'ailleurs  à 
peu  près  le  meilleur  possible.  La  totalité  de  l'ouvrage,  à  la  der- 
nière partie  et  à  l'introduction  près,  est  écrite  :  ceux  h  qui  j'en 
ai  lu  s'étonnent  de  la  quantité  de  recherches.  Je  m'étonne,  moi, 
de  toutes  celles  que  j'aurais  à  faire,  et  je  crois  que  ma  conscience 
littéraire  me  forcera,  ^v'.and  j'aurai  tout  rédigé  et  fait  copier,  à 
consacrer  encore  beaucoup  de  tems  à  des  lectures  et  à  des 
extraits  que  je  sens  m'être  nécessaires. 

Si  le  siècle  était  tel  qu'on  pût  se  répondre  de  quelques  an- 
nées de  retraite  non  troublée,  je  n'hésiterais  pas  à  ajourner  toute 
publication  jusqu'à  l'époque  où  je  ne  verrais  plus  rien  à  ap- 
prendre ni  par  conséquent  rien  à  corriger.  Mais  un  avenir  n'est 
plus  un  bien  de  ce  monde;  et  l'on  a  toujours  le  sentiment  que  ce 
qu'aa  ne  fait  pas  aujourd'hui  ne  pourra  plus  se  faire  demain.  Si 
nous  retrouvons  dans  une  autre  vie  les  gens  qui  ont  vécu  avant 
Xious,  je  crois  qu'ils  nous  diront  sur  ce  que  l'existence  était  de 
leur  tems  des  choses  dent  nous  n'avons  aucune  idée,  car  on  nous 
a  escamoté  la  nôtre  avant  que  nous  eussions  pu  en  jouir. 

Le  baron  de  Voglhs  (1)  est  ici,  et  sera  j'espère  d'une  grande 

(1)  Le  baron  de  Voghts,  conseiller  d'État  du  roi  de  Danemark,  économiste  dont 
les  écrits  traitaient  surtout  de  questioui  de  bienfaisance  et  d'assistance. 


1 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  534 

ressource  pour  M"*  de  Staël  quand  ses  autres  amis  seront  obli^ 
gés  de  la  quitter.  Les  adieux  commencent  déjà.  Mathieu  (1)  part 
demain  et  Juliette  ne  restera  pas  au  delà  de  la  semaine  pro- 
chaine. La  vie  est  si  triste  que  la  peine  de  se  quitter  ferait,  si 
l'on  était  sage,  renoncer  au  plaisir  de  se  voir. 

Adieu,  cher  Prosper.  Malgré  ce  que  je  viens  de  dire,  vous 
voir  est  cependant  un  plaisir  auquel  je  ne  veux  pas  renoncer. 
Monsieur  votre  père  va  vous  faire  une  visite,  à  ce  que  j'apprends. 
Mais  je  pense  que  vous  ne  passerez  pas  1  "hiver  entier  sans  faire 
une  course  à  Paris. 

Je  vous  embrasse  tendrement. 

XIX 

Coppet,  ce  31  mars  1810. 

Quoique  j'espère  vous  revoir  bientôt,  cher  Prosper,  je  ne 
veux  pas  attendre  jusqu'à  ce  moment  pour  répondre  à  votre 
bonne  lettre  du  4.  Le  renouvellement  de  notre  correspondance 
m'a  été  un  grand  plaisir,  et  actuellement  qu'Anselme  n'est  plus 
incommodé  (2),  je  serais  tenté  de  me  réjouir  de  ce  que  son  in- 
disposition a  été  pour  moi  l'occasion  de  rompre  un  silence  qui 
me  pesait  chaque  jour  plus  en  se  prolongeant,  et  dont  cependant 
la  prolongation  devenait  une  nouvelle  cause  pour  moi  de  re- 
tards. 

Je  me  mettrai  en  route  pour  Paris  vers  les  premiers  jours 
d'avril,  et  j'y  serai,  j'espère,  avant  le  14,  époque  à  laquelle  il 
faut  que  j'y  sois  pour  des  affaires.  Je  voudrais  bien,  et  je  me 
flatte  que  mon  désir  ne  sera  pas  trompé,  je  voudrais  bien,  dis- 
je,  vous  y  trouver  encore.  On  sait  si  peu  quand  on  se  reverra, 
dans  ce  monde,  si  bizarrement  agité  et  si  singulièrement  pai- 
sible, qu'il  n'est  pas  indifférent  de  manquer  une  occasion  de  se 
rencontrer. 

Ce  ne  sera  pas  pour  longtemps,  à  ce  que  je  crains.  Vous  re- 
tournerez vers  ce  temps-là  dans  votre  ermitage  et  je  ne  pense 
pas  que  je  séjourne  non  plus  d'une  manière  suivie  à  Paris.  J'ai 
grande  envie  et  grand  besoin  d'être  à  la  caRipagne,  et  dès  que  je 
le  pourrai,  j'irai  revoir  les  arbres  que  j'ai  plantés,  en  votre  pré- 

(1)  Mathieu  de  Montmorency. 

(2)  Anselme  de  Bavante,  mal  remis  de  ses  terribles  blessures  d'EyIau,  revenait 
de  la  campagne  d'Espagne  en  fort  médiocre  état. 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sence,  il  y  a  cinq  ans,  et  qui  ont  grandi  pour  se  désennuyer.  Je 
ne  sais  si  je  me  mettrai  à  travailler  avec  zèle.  J'en  ai  un  peu 
perdu  l'habitude,  et  les  motifs  qui  m'encourageaient  au  travail 
jadis  ont  un  peu  diminué.  Cependant  comme  c'est  encore  ce  qu'il 
y  a  de  mieux  à  faire,  à  moins  qu'on  ne  veuille  faire  pis,  ce  qui 
est  une  autre  espèce  de  mieux,  je  tacherai  de  m'imaginer  que 
j'y  mets  de  lintérêt. 

Vous  me  parlez  de  mon  Polythéisme  :  je  l'avais  assez  avancé 
l'été  dernier.  Depuis  trois  mois,  je  ne  m'en  suis  plus  occupé. 
J'ai  entrepris,  par  complaisance  pour  Laborie,  jo  ne  sais  quels 
articles  dans  je  ne  sais  quel  Dictionnaire,  sur  lequel  je  n'ai 
plus  de  données  exactes,  et  il  me  paraît,  par  un  prospectus  que 
j'ai  vu,  qu'on  a  changé  sur  ce  que  l'on  exige  de  moi. 

Adieu,  cher  Prosper.  J'attends  avec  impatience  la  nouvelle 
édition  de  votre  xvm^  siècle.  Vous  n'aviez  pas  besoin  de  vos  con- 
currens  pour  relever  ce  qu'il  y  a  de  beau  dans  votre  ouvrage  : 
mais  ils  y  font  ce  qu'ils  peuvent. 

Jo  vous  embrasse  mille  et  mille  fois.  Je  ne  vous  dis  pas  de 
me  répondre.  Votre  lettre  ne  me  trouverait  plus  ici. 

XX 

Des  Herbages,  ce  29  mai  1810. 

J'ai  été  bien  longtems  sans  répondre  àvotrebonne  etaimable 
lettre,  cher  Prosper.  Mille  raisons  m'en  ont  empêché,  et  il  est 
encore  de  la  nature  de  ces  raisons  de  faire  que  je  ne  vous  les 
détaille  pas  à  présent.  Mais  je  viens  de  lire  votre  admirable  his- 
toire de  la  Vendée,  et  je  ne  puis  tarder  à  vous  en  écrire.  Vous 
devez  vous  trouver  heureux  d'avoir  ainsi  consacré  les  plus  glo- 
rieux, je  dirais  presque  les  seuls  glorieux  souvenirs  de  notre 
longue,  sanglante  et  inutile  révolution.  Je  ne  connais  rien  qui 
soit  d'un  intérêt  pareil.  Nous  en  causerons  mieux  encore  quand 
je  vous  verrai.  Qu'il  me  soit  seulement  permis  de  vous  dire  que 
dans  cette  lecture  l'estime  et  l'admiration  se  partagent  entre  les 
héros  et  l'historien. 

Je  voudrais  que  votre  exemple  pût  m'animer  et  me  donner  le 
courage  de  travailler  à  quelque  entreprise  de  longue  haleine. 
Mon  Polythéisme  serait  bien  ce  qu'il  faudrait,  mais  je  n'en  ai 
guère  le  loisir,  et  indépendamment  de  mille  autres  choses,  mes 
articles  coupent  mon  tems  et  me  désespèrent.  J'en  ai  cependant 


LETTRES   DB    BENJAMIN    CONSTANT.  533 

fait  quelques-uns,  et  si  je  puis  avoir  cet  été  quelque  repos,  je 
ferai  les  autres. 

Ma  campagne  me  plaît  assez,  la  vie  que  j'y  mène  me  con- 
viendrait. Mais  depuis  qu'on  a  retranché  l'avenir  de  toutes  les 
vies,  ce  qui  plaît  a  perdu  sans  que  ce  qui  déplaît  soit  diminué. 
On  a  le  sentiment  d'être  dans  une  auberge;  si  elle  est  bonne,  on 
s'afflige  de  la  quitter;  si  elle  est  mauvaise,  on  n'en  ressent  pas 
moins  les  inconvéniens,  et  l'on  a  de  plus  l'idée  qu'il  ne  vaut  pas 
la  peine  d'y  remédier.  Je  ne  connais  rien  qui  ait  plus  dévoré  tous 
les  genres  d'intérêts  que  la  manière  dont  on  nous  fait  vivre.  Si 
elle  ne  nous  démoralise  pas  entièrement,  c'est  que  nous  n'avons 
plus  assez  de  force  même  pour  l'immoralité.  Mais  la  jeunesse 
qui  arrive  au  milieu  de  tout  cela,  avec  ses  passions  toutes  vives 
et  ses  organes  tout  neufs,  vous  verrez  comme  elle  s'en  tirera.  La 
guerre,  point  d'habitudes,  aucun  retour  sur  soi-même,  l'insou- 
ciance de  l'état  sauvage,  et  les  moyens  de  la  civilisation,  et  par- 
dessus tout  cela,  l'ironie  philosophique  sans  philosophie,  c'est 
une  combinaison  qui  mènera  loin  l'espèce  humaine. 

Chaumont,  27  juin. 

Vous  verrez,  cher  Prosper,  par  la  date  de  cette  lettre,  qu'il  y  a 
longtems  que  je  voulais  vous  écrire.  Monsieur  votre  père  ayant 
passé  deux  journées  ici  (1),  Anselme  se  charge  de  cette  lettre 
commencée  il  y  a  si  longtems.  M""^  de  Staël  me  dit  que  vous  vous 
plaignez  de  mon  silence.  Croyez  que  jamais  ce  silence  ne  pourra 
prouver  que  je  ne  vous  sois  pas  profondément  et  inviolablement 
attaché.  Dispersés  que  nous  sommes,  et  réduits  en  poussière,  ce 
n'est  plus  que  par  des  rapports  d'esprit  et  d'âme  que  l'on  se  tient  ; 
et  je  crois  qu'il  en  existe  entre  nous.  Il  faudrait  de  longues 
conversations  pour  tout  expliquer:  et  je  ne  prévois  guère  le 
moment  où.  nous  nous  rencontrerons.  Vous  ne  paraissez  pas 
songer  à  une  course  à  Paris.  Je  serai  forcé  cet  hiver  den  faire 
une  en  Allemagne.  Qui  sait  ce  qu'ensuite  nous  deviendrons,  ce 
que  deviendra  le  monde?  J'espère  pourtant  que,  quelque  part, 
de  quelque  manière  nous  serons  poussés  l'un  contre  l'autre,  et 
nous  aurons  alors  de  quoi  parler  pendant  des  années.  M"*^Réca- 
mier  est  ici,  fatiguée  de  sa  vie,  légère  comme  un  vaisseau  trop  peu 

(1)  M°"  de  Staël  s'était  mise  en  route,  dans  les  premiers  jours  de  mars,  pour 
Chaumont-sur-Loire  d'oii  elle  comptait  se  rendre  un  peu  plus  tard  en  Amérique, 
puis  en  Angleterre. 


53*  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lesté,  bonne,  charitable,  moins  dévote  que  je  ne  m'y  attendais, 
repoussant  la  coquetterie  avec  regret,  ou  s'y  livrant  avec  scru- 
pule, et  n'ayant  ni  le  calme  de  ses  vertus,  ni  le  plaisir  de  ses 
fautes. 

On  me  presse  pour  le  dîner  qui  doit  précéder  le  départ  de 
votre  famille.  Celle  séparation  maftlige  pour  M""'  de  S...,  à  qui 
elle  en  annonce  tant  d'autres  bien  douloureuses.  Adieu,  cher  Pros- 
per.  Croyez  que  je  vous  suis  tendrement  dévoué  et  pour  la  vie. 

XXI 

Paris,  ce  8  août  1810. 

J'ai  reçu  ici,  mon  cher  Prosper,  votre  lettre  du  12  juillet, 
qui  m'a  été  renvoyée  de  Chaumont.  Je  vous  aurais  répondu  plus 
tôt,  si  je  n'avais  eu,  à  mon  retour,  de  petits  arrangemens 
d'affaires  à  terminer.  Je  vois  avec  peine,  mais  sans  surprise,  le 
découragement  que  respire  votre  lettre.  Tout  en  m'en  affligeant 
je  serais  fort  embarrassé  de  vous  faire  aucune  objection  contre 
ce  que  j'éprouve  au  moins  autant  que  vous.  Je  travaille  à  mes 
articles  (1)  dont  je  n'ai  fait  encore  que  douze:  et  je  ne  veux  m'ar- 
rêter  que  quand  j'en  aurai  fait  de  trente  à  quarante.  Alors 
j'aurai  assez  d'avance  pour  pouvoir  me  livrer  pendant  quelque 
tems  à  mon  Polythéisme,  que  j'ai  bien  perdu  de  vue. 

Je  suis  arrivé  ici  au  milieu  de  l'explosion  qu'a  produite  le 
rapport  du  jury  sur  les  prix  décennaux.  C'est  merveille  que  de 
voir  tous  ces  gens,  morts  d'ailleurs  depuis  longtems,  et  ressus- 
cites en  amour-propre.  La  vanité  a  rouvert  les  tombeaux,  et  a 
dit  aux  paralytiques  :  Lève-toi  et  crie.  Juges,  académiciens, 
auteurs,  amis,  public,  tout  est  aussi  petit  et  misérable.  Ce  sont 
des  lamentations  les  uns  sur  l'injustice,  les  autres  sur  ce  qu'on 
ne  respecte  pas,  disent-ils,  le  corps  où  s'était  réfugiée  la  dernière 
considération  personnelle  qui  existât  en  France.  Ma  foi,  s'il  n'y 
en  avait  que  là,  autant  vaut  qu'il  n'y  en  ait  point.  Quand  la  mai- 
son est  en  cendres,  pourquoi  cette  économie  de  bouts  de  chau' 
délies?  Au  milieu  de  toute  cette  agitation,  on  s'aperçoit  qu'il  n'y  a 
r^en  de  réel  au  fond  des  âmes.  Les  juges  ne  croient  pas  aux 
titres  qu'ils  prétendent  avoir  au  respect;  les  auteurs  qui  réclament, 
ne  croient  pas  trop  non  plus  au  mérite  qu'ils  s'attribuent.  C'est 

(1)  M.  Benjamin  Constant  coUaboi^t,  ainsi  que  M..\e  Baraate,  à  la  Biographie 
Universelle  éditée  par  Michaud  frères. 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  835 

de  réminiscence  qu'ils  font  tout  cela.  Ce  sont  des  ombr  qui 
jouent  à  la  Madame.  Quel  état!  quelle  poussière  que  le  genre 
humain!  Il  y  a  un  physicien  nommé  La  Metterie  (1),  et  ce  n'est 
pas  le  Lamettrie  du  Roi  de  Prusse,  lequel  La  Metterie  a  fait  un 
livre  qui  a  pour  titre  :  Principes  de  philosophie  naturelle  (2)  ' 
Dans  ce  livre  il  prétend  que  les  espèces  dominent  tour  à  tour 
sur  la  terre.  Je  ne  sais  quelles  espèces  actuellement  détruites  y  ont 
occupé  le  premier  rang,  avant  la  race  humaine  ;  et  j'ai  oublie' 
quelle  est  celle  qui  doit  nous  remplacer:  je  ne  sais  si  ce  n'est  pas 
le  lion  ou  l'orang-outang.  Mais  je  trouve  que  nous  avons  tout  à 
fait  la  mine  d'une  espèce  usée  et  qui  va  s'éteindre.  Il  me  semble 
que  cela  se  voit  non  seulement  intellectuellement  mais  physique- 
ment. Le  mépris  de  la  vie  et  de  la  douleur,  qui  n'est  fondé  sur 
aucun  principe  de  dévouement  ou  d'opinion,  me  paraît  en  être 
un  symptôme  ;  on  aime  encore  le  plaisir,  mais  on  ne  craint  plus 
guère  la  douleur.  On  arrivera  à  se  pétrifier  encore  davantage. 
On  n'aimera  plus  le  plaisir,  et  l'espèce  s'éteindra. 

Chaque  peuple  à  son  tour  a  brillé  sur  la  terre, 
Par  les  lois,  par  les  arts  et  surtout  par  la  guerre. 
Eh  bien!  le  tour  du  singe  est  à  la  fin  venu. 

Une  personne  qui  est  bien  loin  d'être  éteinte,  c'est  notre 
amie  de  Ghaumont.  Son  talent  est  plus  beau  qu'il  ne  l'a  jamais 
été.  Je  ne  connais  rien  d'égal  à  quelques  parties  et  à  tout  le  troi- 
sième volume  de  son  ouvrage  actuel  (3).  J'espère  qu'elle  l'aura 
bientôt  achevé.  C'est  un  superbe  monument  du  xix*  siècle,  le 
dernier  peut-être. 

Conçoit-on  que  Chateaubriand  n'ait  pas  été  nommé  dans  le 
Rapport?  et  qu'ils  s'en  tirent  par  un  jeu  de  mots,  en  disant  que 
le  Génie  du  Christianisme  est  un  livre  de  théologie? 

Comment  ira  notre  Dictionnaire  si  vous  n'avez  encore  rien 
fait?  On  m'a  assuré  qu'on  commençait  l'impression  des  A  lundi 
prochain.  Je  serais  bien  fâché  que  les  vôtres  n'y  fussent  pas. 
J'espère  que  vous  êtes  un  fanfaron  de  paresse. 

Adieu,  cher  Prosper.  Je  suppose  que  vous  verrez  notre  amie 
avant  son  départ.  Au  reste,  les  circonstances  me  semblent  s'ai- 

(1)  Jean-Claude  de  La  Métherie,  médecin,  naturaliste  et  physicien  (1743-1817), 
professeur-adjoint  des  Sciences  naturelles  au  Collège  de  France. 

(2)  Genève,  1778. 

(3)  De  l'Allemagne. 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ranger  de  manière  que  ce  départ  sera  forcément  renvoyé  à  l'année 
prochaine.  Le  livre  n'est  pas  terminé;  viendra  la  censure,  qui 
sûrement  ne  sera  pas  aussi  expéditive  qu'on  le  croit  (1).  Le  tems 
s'écoulera,  l'hiver  viendra,  et  le  moment  de  s'embarquer  sera 
passé.  J'éprouve  à  cette  idée  un  plaisir  mêlé  d'inquiétude. 

Ecrivez-moi  bientôt.  Je  ne  puis  vous  demander  un  plus  grand 
plaisir 

« 

XXII 

J'ai  été  bien  longtemps  sans  vous  répondre,  cher  Prosper,  et 
cela  m'étonne.  J'ai  un  tel  plaisir  à  vous  écrire  et  à  recevoir  de 
vos  lettres  que  je  ne  devrais  Jamais  être  coupable  d'une  telle 
négligence.  L'entreprise  que  j'ai  faite  depuis  six  semaines  de 
mettre  en  ordre  et  de  faire  copier  dans  quelques  volumes  tout 
ce  que  j'avais  écrit  depuis  que  je  me  suis  mis  à  penser,  m'a  fort 
occupé.  Elle  avait  un  côté  triste,  comme  le  passé  l'est  toujours. 
Toutes  ces  esquisses,  commencées  et  continuées  dans  des  circon- 
stances si  différentes,  ces  manuscrits  dépositaires  de  tant  d'espé- 
rances qui  ont  été  trompées,  et  les  changemens  successifs  qu'ils 
ont  subis,  changemens  qui  tous  attestent  une  marche  opposée  à 
celle  sur  laquelle  on  croyait  pouvoir  compter,  m'ont  jeté  dans 
un  découragement  dont  j'ai  souvent  eu  peine  à  me  relever.  J'en 
suis  pourtant  venu  à  bout,  et  comme  ce  sont  toujours  nos  défauts 
et  nos  petitesses  qui  nous  consolent  du  mal  que  nous  fait  la 
bonne  partie  de  nous-mêmes,  parce  qu'elle  n'est  pas  à  sa  place 
dans  ce  monde,  j'ai  eu,  au  milieu  de  ma  mélancolie,  un  certain 
plaisir  minutieux  à  voir  l'ordre  dans  lequel  j'avais  rangé  mes 

(1)  Les  éditeurs,  de  par  le  décret  impérial  1810,  devaient  soumettre  avant  l'im- 
pression, chaque  manuscrit  à  la  censure.  L'autorisation  donnée,  l'ouvrage  n'était 
pas,  pour  cela,  garanti  contre,  l'interdiction,  qui  pouvait  toujours  être  prononcée. 
L'éditeur  de-M™"  de  Staël  soumit  à  la  censure  l'œuvre  qui  lui  avait  été  confiée, 
puis,  sans  attendre  une  décision  que  M""  de  Staël  et  lui  préjugeaient  favorable,  il 
en  avait  commencé  la  composition.  Le  2^  septembre,-  M""  de  Staël  corrigeait  sa 
dernière  épreuve,  et,  deux  jours  plus  tard,  avant  tout  avis  de  la  censure,  on  appre- 
nait que  le  magasin  de  iNicole  venait  d'être  fermé  par  la  police,  et  cinq  mille 
exemplaires  de  l' Allemagne  'confisqués.  M""  de  Staël  recevait,  en  même  temps, 
l'ordre  de  quitter  la  France,  dans  les  vingt-quatre  heures,  pour  les  Étals-Unis  ou 
Coppet.  La  saison  ne  permettait  point  un  départ  pour  l'Amérique,  .M°"  de  Staël  dut 
rentrer  à  Coppet.  Le  manuscrit  de  l'Allemar/ne  put  échapper  à  la  destruction  pres- 
crite. M.  le  baron  de  Gorbigny,  préfet  du  Loir-et-Cher,  s'cl(:nt  contenté  d'une  mau- 
vaise copie,  remise  pendant  que  l'on  déposait,  en  lieu  sur,  le  manuscrit,  ce  pro- 
cédé courtois  lui  coûta  sa  préfecture. 


LETTRES    DE    BENJAMIN    CONSTANT.  o37 

idées,  et  à  suivre  chaque  jour  l'accroissement  de  ma  collection. 
Elle  est  à  moitié  copiée,  et  arrangée  en  totalité.  Quant  à  l'usage 
que  j'en  ferai,  qui  peut  le  prévoir?  Aucun  peut-être,  et  je  m'en 
dédommagerai  en  pensant  qu'an  autre  tems  en  héritera;  comme 
si  chaque  siècle  n'était  pas  tellement  occupé  de  lui-même,  qu'il 
n'a  ni  la  volonté,  ni  le  loisir  de  rechercher  dans  les  précédens 
ce  qui  n'a  pas  eu  une  influence  qui  s'étende  jusqu'à  lui.  Mais  ces 
appels  à  la  postérité  ont  été  inventés  pour  consoler  les  hommes 
du  tems  dans  lequel  ils  vivent,  et  lors  même  qu'on  n'y  croit  pas, 
l'idée  en  fait  toujours  un  certain  plaisir. 

J'ai  passé  ces  six  dernières  semaines  de  suite  à  la  campagne, 
sauf  deux  courses,  chacune  d'un  jour,  que  j'ai  faites  à  Paris,  pour 
me  laisser  secouer  par  le  bruit  de  la  capitale,  et  pour  donner  à  mon 
esprit  cette  espèce  d'ébranlement  plus  physique  que  moral,  que 
produit  la  vue  d'une  activité  à  laquelle  on  ne  prend  aucune  part. 
J'ai  vu  les  membres  du  jury,  toujours  plus  désolés  de  ce  qu'on 
détruit  toutes  les  réputations  littéraires,  comme  si  en  fait  d'opi- 
jiion  on  pouvait  détruire  par  la  force  ce  qui  n'est  pas  déjà 
détruit.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  qu'ils  croient  ce  qu'ils 
disent  et  que,  de  ce  qu'on  veut  les  avilir,  ils  se  regardent  comme 
avilis.  C'est  vraiment  une  merveilleuse  complaisance,  et  une 
curieuse  époque  que  celle-ci  où  on  dit  aux  uns  :  Je  vous  fais 
braves,  aux  autres  :  Je  vous  fais  vils,  et  où  chacun  répond  :  Soit 
fait  ainsi  que  vous  l'ordonnez. 

Ce  que  vous  dites  de  l'effet  de  l'imprimerie  et  de  l'artillerie, 
l'une  pour  la  force,  l'autre  pour  la  pensée,  est  bien  spirituel  et 
peut-être  profondément  vrai.  On  chante  victoire  quand  on  a 
trouvé  un  moyen  de  plus,  comme  si  les  moyens  ne  servaient  pas 
pour  et  contre,  dans  un  tems  donné.  Mais  alors,  que  deviendra 
l'espèce  humaine?  Je  ne  fais  pas  cette  question  seulement  sous 
le  rapport  intellectuel,  sous  le  rapport  de  la  perfectibilité,  enfin 
sous  tous  les  rapports  philosophico-romanesques  ;  mais  je  la  fais 
dans  toute  son  étendue  et  je  ne  sais  trop  comment  la  résoudre. 
La  Chine  me  paraît  bien  une  assez  longue  station,  et  nous  nous 
en  approchons  à  grands  pas.  Mais  pourrons-nous  y  rester  tou- 
jours, ou  y  aura-t-il  encore  un  progrès  dans  ce  sens,  qui  a  cela 
de  remarquable  qu'il  est  pour  ainsi  dire  à  la  fois  anti-physique 
et  anti-moral  ?  La  Chine  me  paraît  la  première  époque  du  règne 
du  mécanisme  sur  le  genre  humain.  Los  sens  ont  commencé, 
après  les  sens  Fàme.  Jusqu'alors  il  y  a   la  nature  et  très  belle 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nature  dans  l'homme.  L'expérience  a  créé  l'esprit  qui  est  déjà 
quelque  chose  de  moins  naturel.  L'esprit  a  tué  l'âme,  et  affaibli 
l'empire  des  sens.  Maintenant  l'esprit  se  tue  lui-même.  Il  ne  nous 
en  reste  déjà  plus  que  ce  qu'il  faut  pour  nous  faire  attacher  plus 
de  prix  au  repos  qu'à  tout,  ce  qui  est  assez  bien  raisonné,  quand 
on  n'attache  de  prix  à  rien.  Si  vous  examinez  bien  les  hommes 
de  cette  époque,  vous  verrez  qu'ils  ne  craignent  presque  plus  la 
douleur,  et  c'est  peut-être  la  cause  de  la  bravoure  qui  est  si  com- 
mune. Ils  n'aiment  plus  la  vie.  Ils  ne  s'aiment  pour  ainsi  dire 
presque  plus  eux-mêmes.  Ils  aiment  encore  le  plaisir  parce  que 
cela  ne  tient  à  rien,  n'a  ni  passé  ni  avenir,  n'exige  aucune  suite, 
aucun  enchaînement  d'idées,  rien  de  durable,  rien  qui  assujettisse 
ou  qui  engage  au  delà  du  moment.  Encore  sacrifient-ils  le  plai- 
sir sans  beaucoup  de  regret.  Or,  je  le  demande,  que  deviendra 
l'espèce  humaine,  quand  elle  ne  craindra  plus  la  douleur,  ne 
recherchera  plus  le  plaisir,  et  n'aimera  plus  la  vie,  et  cela  sans 
aucun  enthousiasme  qui  tienne  lieu  de  tous  ces  désirs  et  de 
toutes  ces  craintes?  Elle  deviendra  une  espèce  mécanique,  qui 
agira  nécessairement  d'une  manière  prévue  dans  chaque  circon- 
stance donnée  :  et  je  trouve  que  ce  caractère  se  fait  déjà  remarquer. 
Chacun  fait  dans  chaque  circoustance  ce  que  tout  le  monde  ferait 
dans  la  même.  Peuples,  individus,  n'importe,  on  peut  mettre  les 
noms  dans  un  sac,  tirer  au  hasard,  le  nom^  l'action  et  le  discours, 
et  être  sûr  que  tout  ira  de  même,  la  position  étant  donnée.  Ce 
qu'on  veut  éviter,  ce  n'est  pas  la  douleur,  ce  n'est  pas  la  mort, 
c'est  la  fatigue  de  la  lutte,  et  l'excès  de  l'affaiblissement  moral 
mène  à  un  résultat  pareil  à  l'extérieur  à  la  résignation  religieuse. 
Le  dedans  diffère,  parce  que  la  résignation  est  de  la  vie  et  que 
notre  disposition  est  du  néant. 

Je  m'aperçois  qu'en  voilà  bien  long  en  galimatias  méta- 
physique. Je  m'en  remets  à  votre  esprit  que  j'estime  plus  que 
tous  les  esprits  à  moi  connus,  pour  tirer  de  cette  longue  et  con- 
fuse digression  quelque  chose  de  net.  Si  vous  y  pensez  bien,  je 
crois  que  vous  trouverez  de  la  vérité  au  fond. 

J'espère  que  l'ouvrage  sur  l'Allemagne  va  paraître.  Aucun 
obstaele  ne  s'annonce  et  la  très  grande  partie  est  déjà  censurée. 
Il  est  vrai  qu'il  n'y  a  rien  qui  puisse  mériter  la  moindre  obser- 
vation, et  je  n'ai  jamais  vu  d'ouvrage  aussi  purement  littéraire. 

Adieu,  cher  Prosper,  donnez-moi  de  vos  nouvelles.  Actuelle- 
ment que  j'ai  fini  de  mettre  en  ordre  toutes  mes  œuvres,  je  ne 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  539 

resterai  plus  aussi  longtemps  sans  vous  répondre.  Je  voudrais 
bien  que  nous  nous  vissions.  Mais  je  ne  serai  pas,  je  crois,  à  Paris 
cet  hiver.  Adieu  encore,  je  vous  aime  et  vous  embrasse. 

XXllI 

Paris,  le  3  décembre  1810. 

Je  ne  sais,  cher  Prosper,  quelle  impression  monsieur  votre 
père  et  vous  aurez  reçue  de  son  déplacement  si  subit  et  si  peu 
attendu  (1),  mais  j^ai  besoin  de  vous  exprimer  l'intérêt  que  je 
prends  à  cette  nouvelle.  Cet  intérêt  sera  partagé  par  tout  Genève. 
^\  s'y  joint  en  moi  l'amitié  que  je  vous  ai  vouée,  et  mon  souvenir 
de  la  bienveillance  que  monsieur  votre  père  m'avait  toujours 
témoignée.  Je  le  regrette  aussi  pour  notre  amie,  envers  laquelle 
il  s'était  montré,  dans  toutes  les  circonstances,  et  nommément 
dans  les  dernières,  si  noble  et  si  bon.  M.  de  Montlosier  m'assure 
qu'il  doit  venir  incessamment  à  Paris,  ce  qui  m'empêche  de  lui 
écrire.  Mais  je  vous  prie  d'être  mon  interprète  à  cet  égard  et  de 
lui  porter  l'expression  du  tendre  et  respectueux  attachement  que 
je  lui  ai  voué.  Si  je  suis  encore  ici  à  son  passage,  j'espère  le 
voir  et  lui  en  réitérer  moi-même  les  assurances. 

Je  vous  ai  écrit  deux  fois  depuis  le  25  septembre,  date  de 
ma  première  lettre.  Je  ne  sais  à  quelle  cause  attribuer  votre 
long  silence.  Vous  ne  m'aviez  pas  accoutumé  à  cette  rigueur  et 
je  m*en  plains  d'autant  plus  amèrement. 

J'ai  reçu,  non  sans  peine,  la  seconde  édition  de  votre  livre. 

(1)  Le  préfet  du  Léman  avait  reçu  l'ordre  de  faire  poser  les  scellés  sur  tous  les 
papiers  qui  se  trouveraient  à  Coppet,  mais  il  s'était  contenté  d'une  déclaration 
écrite  de  M"""  de  Staël,  par  laquelle  elle  s'engageait  à  ne  faire  imprimer  ni  publier, 
dans  aucun  pays  du  Continent,  le  livi'e  De  l'Allemagne.  Ce  dernier  ménagement 
pour  M""  de  Staël  entraîna  tout  de  suite  la  révocation  de  M.  de  Barante,  déjà  suspect 
de  par  ses  relations  avec  Coppet.  Puis,  d'autres  griefs  encore  existaient  contre  lui  : 
«  MM.  de  Bassano  et  de  Montalivet,  écrit  Prosper  de  Barante  dans  ses  Souvenirs, 
me  mirent  au  courant  de  ces  griefs.  L'administration  de  mon  père  était  irrépro- 
chable, mais  sans  influence  sur  les  Genevois  ;  ils  ne  devenaient  pas  Frani-ai;;, 
Genève  restait  un  canton  suisse  et  conservait  les  mêmes  opinions,  la  même  indé- 
pendance d'esprit  et  de  conversation  ;  les  exilés  y  recevaient  un  accueil  sympa- 
thique; L'Empereur  s'était,  du  reste,  déjà  plaint  à  mon  père  d'avoir  laissé  subsister 
un  article  du  traité  par  lequel  la  République  de  Genève,  en  consentant  à  sa  réunion 
avec  la  République  Française,  réservait  à  la  municipalité  de  cette  ville  l'instruc- 
tion publique,  les  institutions  religieuses  et  de  charité.  11  lui  avait  répondu  quil 
se  croyait  obligé  de  respecter  les  termes  d'un  traité  consenti  par  le  gouver- 
nement français,  et  que,  de  plus,  l'abolition  de  cette  clause  serait  un  surcroit  de 
dépense.  » 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

J'ai  été  bien  content  des  additions  que  vous  y  avez  faites.  Il  y 
a  plus  didées  et  de  justesse  d'esprit  dans  ces  300  pages  que  dans 
rien  de  co  qui  a  été  public  dans  ces  derniers  tems. 

Je  compte  partir  pour  la  Suisse  sous  peu  de  jours.  Je  serai 
pourtant  à  Paris  je  pense  assez  longtcms  pour  pouvoir  recevoir 
votre  réponse  à  cette  lettre.  J'espérais  vous  voir  cet  hiver  auprès 
de  monsieur  votre  père,  mais  je  crains  que  son  cloignement  de 
Genève  n'entraîne  le  vôtre. 

Adieu,  cher  Prosper,  je  vous  suis  bien  tendrement  attaché. 

XXIV 

Bàle,  le  2S  mai  1811. 

Que  de  tems  il  s'est  écoulé  depuis  que  nous  ne  nous  sommes 
écrit,  cher  Prosper.  Ce  n'est  pas  que  je  n'en  aie  eu  souvent  le 
désir  et  le  besoin.  Mais  je  ne  restais  à  Genèvo  et  à  Lausanne 
que  d'un  jour  à  l'autre,  et  je  ne  savais  où  vous  prier  de  me  ré- 
pondre. Je  ne  le  sais  pas  trop  encore,  car  il  n'est  point  décidé 
si  j'irai  en  Allemagne  ou  si  je  retournerai  à  Paris.  Cependant  je 
ne  tiens  plus  au  triste  silence  qui  s'est  établi  entre  nous,  et  je 
vous  demande  de  me  donner  un  signe  de  vio  en  m'ad ressaut  votre 
lettre  ici,  sous  le  couvert  de  MM.  Passavant  et  Faesch  qui  me  la 
feront  parvenir,  où  que  je  sois. 

Savez-vous  un  projet  qui  me  séduit  fort?  J'ai  vendu  ma 
campagne  parce  qu'elle  était  inhabitable  pour  ma  femme.  J'at- 
tends plusieurs  circonstances  de  fortune  et  autres  pour  savoir 
si  je  ferai  une  nouvelle  acquisition.  Cependant  je  ne  crois  pas 
rester  longtemps  dans  cette  Westphalie  (1)  qui  a  tous  les  incon- 
véniens  de  Paris,  et  nul  de  ses  avantages.  Quand  serez-vous  à 
Napoléon-Vendée,  combien  de  tems  y  resterez- vous?  Pendant 
que  je  ferais  faire  à  Paris  par  mon  notaire  les  recherches  néces- 
saires pour  former  un  nouvel  établissement  plus  convenable  à  ma 
situation  actuelle  que  le  premier,  je  serais  bien  tenté  de  passer 
deux  mois  près  de  vous.  Nous  causerions  comme  il  y  a  bien 
loiigtems  que  je  n'ai  causé.  Je  me  sentirais  encouragé  par  vous  à 
travailler;  je  rapporterais  d'Allemagne  quelques  livres  qui  me 
sont  très  nécessaires,  et  je  finirais  peut-être  sous  vos  yeux  le 

(1)  Benjamin  Constant  était  sur  le  point  de  se  remlrc  en  Alieinai,'ne,  dans  la 
famille  de  sa  fciume,  au  château  de  llardoabcr^  près  de  Goltingen. 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  541 

Polythéisme  auquel  vous  vous  intéressiez  autrefois.  Tout  cela 
dans  l'hypothèse  que  vous  restiez  préfet  de  la  Vendée,  ce  qui 
peut  changer  à  chaque  instant,  car  il  y  a  une  grande  probabi- 
lité que  vous  vous  rapprocherez,  ou  plutôt  que  vous  serez  rap- 
proché de  Paris.  Alors  voilà  tous  mes  projets  de  retraite  auprès 
de  vous  renversés  à  leur  tour. 

Notre  amie  est  à  Aix,  sa  situation  m'attriste.  Je  l'ai  peu  vu« 
cet  hiver  malgré  moi,  et,  à  ce  qu'elle  a  bien  voulu  me  témoigner, 
malgré  elle.  Mais  on  ne  peut  pas  être  à  demi  dans  son  atmo- 
sphère. Elle  s'est  amusée  à  Genève.  Mais  cet  amusement  n'ar- 
range rien  pour  son  avenir,  et  je  ne  vois  pas  s'approcher  pour 
elle  l'époque  du  calme  et  de  quelque  chose  de  fixe.  Elle  a  de 
grands  projets  qu'elle  nexécutera  pas  et  qui  ne  lui  servent  qu'à 
ne  rien  préparer  de  plus  rapproché  et  à  se  laisser  ballotter  par 
un  vague  souvent  orageux  et  presque  toujours  pénible.  Que  la  vie 
est  difficile  à  arranger,  elle  l'est  plus  en  proportion  qu'on  a  plus 
de  facultés.  Vous  même  en  savez  quelque  chose. 

La  triste  certitude  que  j'ai  de  n'être  pas  établi  d'ici  à  trois 
mois  et  de  vivre  dans  les  auberges  ou  chez  les  autres,  m'a  fait 
prendre  des  moyens  de  travailler  à  bâtons  rompus,  il  est  vrai, 
partout  où  je  serai.  J'espère  dans  ma  route,  que  je  fais  lente- 
ment, avoir  préparé  le  Polytliéismc  de  manière  à  pouvoir  pro- 
fiter en  arrivant  de  l'université  de  Gôttingue. 

Adieu,  cher  Prosper,  si  vous  me  répondez,  vous  me  ferez  un 
des  plaisirs  les  plus  vifs  que  je  puisse  goûter  dans  ma  vie. 

XXV 

Wiesbaden,  près  Francfort,  ce  15  juillet  1811. 

Votre  lettre  que  j'ai  trouvée  à  Francfort  m'a  fait  un  plaisir 
extrême,  cher  Prosper.  L'intérêt  que  je  prends  à  la  nouvelle 
que  vous  m'annoncez  (1)  ne  peut  vous  être  un  objet  de  doute.  Je 
ne  veux  pas  non  plus  douter  de  votre  bonheur  à  venir.  Vous 
êtes  tellement  fait  pour  en  donner  qu'il  doit  nécessairement  vous 
en  revenir  quelque  chose.  Je  crois  peu  à  l'influence  réciproque 
des  hommes  sur  le  caractère  les  uns  des  autres.  Je  n'ai  jamais 
vu  un  caractère  changer  autrement  que  par  la  vieillesse  ou  lex- 
périence,  qui  est  un  genre  de  vieillesse.  Mais  je  crois  beaucoup 

(1)  M.  de  Barante  épousait  M"«  de  Iloudetot. 


542  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  l'attachement  que  a  ous  devez  inspirer,  beaucoup  aussi  à  votre 
indulgence  pour  les  petites  choses  de  la  vie.  J'espère  donc  pour 
vous,  non  pas  comme  on  me  l'écrit,  que,  dans  la  solitude  de 
Napoléon,  vous  formerez  et  façonnerez  à  vos  goûts  la  personne 
que  vous  épousez,  mais  que  vous  trouverez  du  plaisir  au  plaisir 
que  ses  goûts  innocens  lui  donneront,  même  quand  ces  goûts 
ne  seraient  pas  les  vôtres.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe  :  mais  je 
vous  crois,  en  certaines  choses,  un  peu  de  ma  nature,  et  quoique 
beaucoup  plus  jeune,  je  n'imagine  guère  que  vous  puissiez  avoir 
des  jouissances  vives  pour  votre  compte  seul.  Votre  regard  a 
creusé  trop  avant  dans  toutes  les  choses  :  mais  vous  jouirez  du 
bonheur  que  vous  donnerez  et  de  celui  que  vous  laisserez  avoir 
sous  votre  protection  et  sous  vos  auspices.  Le  bonheur  des 
autres,  surtout  celui  qui  va  de  lui-même  et  auquel  il  ne  faut  pas 
travailler,  est  comme  un  air  frais  ou  un  bain  d'eau  pure  qui 
caresse  agréablement  sans  pénétrer  bien  au  fond.  Cela  ne  guérit 
pas  les  maladies  sérieuses  de  l'àme;  mais  cela  fait  du  bien,  ou 
adoucit  le  mal,  en  montrant  du  contentement  et  du  calme,  qui 
ont  une  contagion  bienfaisante  comme  le  mécontentement  et 
l'agitation  ont  une  contagion  funeste. 

Je  suis  ici  dans  un  bain,  attendant  une  partie  de  la  famille 
de  ma  femme  qui  doit  nous  y  rejoindre.  Il  n'y  a  guère  ici  que 
des  malades  qui  y  viennent  pour  se  guérir,  et  des  soldats,  qui 
en  partent  pour  aller  se  faire  tuer;  ces  derniers  sont  les  plus 
sûrs  de  leur  fait.  Jamais  l'Europe  n'eut  l'air  aussi  enrégimentée, 
§i  j'additionne  ceux  que  je  vois  en  uniforme;  les  recrues  qui  ont 
un  bonnet  de  soldat,  en  attendant  qu'ils  en  aient  l'habit;  et  les 
déserteurs  qui  ont  une  sorte  de  froc,  comme  les  capucins,  je 
suis  sûr  qu'ils  forment  un  nombre  quadruple  de  ceux  qui  n'ont 
rien  qui  tienne  comme  costume  ou  comme  châtiment  à  l'état 
militaire.  La  conscription,  dit-on,  est  plus  sincère  ici  qu'en 
France.  Comme  Ton  est  arrivé  à  ceci  sans  passer  par  l'égalité, 
les  privilèges  qui  ont  survécu  ont  fait  peser  cette  obligation 
d'autant  plus  lourdement  sur  les  non-privilégiés.  Le  seul  amuse- 
ment qu'il  y  ait  c'est  une  assez  bonne  troupe  de  comédiens, 
mais  qui  ne  donne  aucune  tragédie,  mais  des  drames  d'une 
époque  assez  reculée  du  théâtre  allemand,  c'est-à-dire  de  ceux 
qu'on  représentait  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  avant  ce  qu'on 
nomme  à  Genève  la  nouvelle  école,  et  dont  on  nous  donne  la 
traduction  sur  les  boulevards.  Seulement  rAUemand  vaut  mieux 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT,  543 

que  le  Français,  et  les  comédiens  allemands,  du  moins  ceux-ci, 
sont  fort  supérieurs  à  nos  acteurs  du  boulevard  ou  même  de  la 
province.  Hier  on  nous  a  donné  un  drame  le  plus  comique  du 
monde,  quoiqu'il  fût  destiné  à  émouvoir.  Il  était  intitulé  pièce 
militaire.  En  effet,  c'était  un  vieillard  condamné  à  mort  pour 
espionnage  dans  une  île  assiégée.  Mais  le  commandant  de  File, 
en  nommant  un  tribunal  pour  le  juger,  ne  parlait  aux  juges  que 
de  la  douceur  qu'il  y  aurait  pour  eux  à  l'absoudre.  Les  juges 
pleuraient  et  plusieurs  juraient  que,  fût-il  coupable,  ils  ne  le  con- 
damneraient pas.  Cependant  il  était  condamné.  Alors  le  président 
du  tribunal  venait  dans  la  prison  pour  le  faire  évader.  Le  geôlier 
lui  remettait  les  clefs.  Le   gouverneur  arrivait  pour  dire   aux 
autres  qu'il  avait  deviné  ce  qu'ils  projetaient  et  que,  pour  ne  pas 
les  en  empêcher,  il  allait  faire  une  petite  absence.  Les  senti- 
nelles servaient  de  guide  au  fugitif.  Enfin,  c'étaient  tous  des 
agneaux  en  uniforme.  Un  seul  pauvre  diable  d'officier  qui,  ren- 
contrant le  fugitif  dans    la    rue,  croyait  qu'on   ne   l'avait  pas 
condamné  pour  le  laisser  échapper,  et  le  ramenait,  était  traité 
d'homme  abominable,  et  se  mettait  à  pleurer  comme  les  autres, 
sur  l'horreur  de  son  action.  Enfin,  pour  tout  finir,  l'innocence  de 
l'accusé  était  reconnue,  devinez  comment?  Par  une  lettre  du 
général  ennemi  qui,  ayant  appris  qu'on  allait  le  pendre,  attestait 
qu'il  n'était  pas  un  espion,  et  promettait  de  se  retirer  et  de  lever 
le  siège,  parce  qu'il  ne  voulait  devoir  aucun  succès  à  la  mort 
d'un  innocent.  Tout  allait  à  merveille  et  on  récompensait  de 
plus  le   commandant,  les  officiers,  les  geôliers,  tous  ceux  qui 
avaient  travaillé   à    l'évasion.  Vous   conviendrez  que    c'est  un 
paradis  terrestre  que  cette  garnison-là.  Ajoutez-y  trois  femmes 
qui,  ayant  toutes  trois  des  droits  à  une  fortune  immense,  portent 
chacune  dans  leur  poche  la  donation  qu'elles  s'en  font  réciproque- 
ment, deux  amoureuses  qui  se  disputent  à  qui  fera  épouser  son 
amant  à  sa  rivale,  l'une  d'entre  elles  qui  se  jette  à  genoux  et  qui 
dit  à  Dieu  :  «  Je  ne  te  demande  qu'une  grâce,  c'est  de  me  faire 
retrouver  celle  qui  doit  me  réduire  à  la  mendicité  et  m'enlever 
l'homme  que  j'adore.  »  Puis  le  père  qui  veut  mourir  pour  le  fils, 
le  fils  pour  le  père,  la  mère  pour  la  fille,  la  fille  pour  sa  mère, 
son  amant  et  le  père  de  son  amant,  chaque  amoureuse  pour  sa 
rivale,  un  ami  pour  l'amant  et  la  maîtresse,  le  commandant  de 
la  place  pour  son  major,  le  domestique  pour  son  maître,  et  jus- 
qu'au geôlier  pour  tout  le  monde.  C'est  à  qui  courra  le  plus  vite 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


pour  être  ruiné  et  perdu,  et  pourtant,  comme  il  y  a  dans  ce 
sacrifice  quelque  chose  qui  répond  à  notre  nature,  il  y  a  deux 
ou  trois  momcns  où  le  spectateur  est  ému,  malgré  la  monotonie, 
le  ridicule  et  le  pathos  du  style.  Mais  je  jouissais  doublement 
de  la  pièce  (quand  je  dis  jouir,  ce  n'est  peut-être  pas  le  mot 
propre)  en  comparant  ces  commissions  militaires  couleur  de 
rose,  et  ce  régiment  arcadien  à  d'autres  choses  qui  ne  leur  res- 
semblent guère.  Je  n'ai  pas  pu  dire  cette  fois  :  C'est  tout  comme 
chez  nous. 

Je  m'aperçois  que  je  vous  ai  écrit  deux  énormes  pages  sur 
cette  comédie,  et  je  m'en  repens,  mais  il  est  trop  tard  pour 
recommencer. 

Je  compte  être  à  Gottingue  dans  huit  ou  dix  jours.  Je  m'y 
plongerai  dans  un  océan  de  livres  et  de  travail.  Je  compte  mettre 
des  volumes  entre  la  société  allemande  de  Cassel  qui  doit  être 
ennuyeuse  et  la  société  française  de  Westphalie  qui  est  pis 
qu'ennuyeuse,  et  moi  qui  ne  veux  être  ni  des  conquérans  ni  des 
conquis.  J'ai  éprouvé  par  quelques  jours  de  travail  en  courant  la 
poste  qu'il  m'était  facile  da  reprendre  à  mon  ouvrage,  au  bout 
de  deux  heures  d'applicatic^n.  Les  idées  m'en  sont  si  familières 
qu'elles  se  saisissent  de  moi  et  m'entourent,  dès  que  je  ne 
me  laisse  pas  aller  aux  distractions  ultérieures.  Je  compte  donc 
employer  mon  temps  de  mon  mieux,  et  ne  rien  souffrir  qui 
m'agite  ou  me  dérange.  Ma  position  est  très  bonne  pour  cela. 
J'ignore  tout  à  fait  quand  je  repartirai.  S'il  y  a  sûreté  et  repos  à 
Gottingue,  j'y  reste  jusqu'à  ce  que  mon  ouvrage  soit  fini,  et  il 
en  sera  bien  plus  tôt  achevé.  Je  crois  que  votre  mariage  changera 
aussi  non  seulement  vos  projets,  mais  votre  situation,  et  je  ne 
compte  plus  guère  sur  notre  séjour  à  Napoléon  que  je  regrette. 
Cependant  il  est  possible  que  Gottingue  ait  des  inconvéniens  dont 
je  ne  puis  juger.  Alors  j'en  repars.  Je  ne  sais  ce  que  fera  notre 
amie.  Son  esprit  est  indécis,  et  les  obstacles  extérieurs  transfor- 
meront, je  crois,  cette  indécision  en  immobilité  pour  quelque 
temps.  C'est  peut-être  le  mieux.  Qui  peut  prévoir  dans  la  vie  les 
suites  d'un  seul  mouvement  ?  J'ai  été  fort  triste  pour  elle  de 
l'aventure  de  Wilhelm  (1)  dont  je  ne  sais  pas  les  détails  et  à 
laquelle  je  ne  conçois  rien.  Ses  lettres  pourtant  ne  sont  pas  fort 

(1)  M"»*  de  Staël,  à  son  retour  d'Aix-les-Bains,  apprit  à  Genève,  par  le  préfet 
Capelle,  fine  la  frontii-re  frani;aise  lui  était  intenlite  et  que  Guillaume  Schlegel  de- 
vait quitter  nun  suuleuienl  Genève  mais  aussi  Goppet  situé  sur  le  territoire  suisse. 


1.ÉTTRES    DE   BENJAMIN    CÔ'NSTANT.  543 

tristes,  quand  on  la  connaît.  Le  château,  m'écrit-elle,  est  triste 
et  doux  cet  été.  Elle  m'occupe  plus  qu'elle  ne  croit,  et  je  parie 
qu'il  en  est  de  même  de  vous. 

Je  voudrais  bien  que  vous  renvoyassiez  Villers  à  Gottingue, 
volontairement  de  sa  part,  s'entend.  Je  me  fesais  une  telle  fête 
de  l'y  trouver  que  son  absence  m'a  été  un  vrai  désappointement. 
J'aurais  voulu  me  retracer  avec  lui  nos  dîners  de  1805.  Que  de 
choses  se  sont  passées  depuis  ce  temps,  et  pour  nous  et  pour 
les  autres  !  Gomme  la  vie  nous  dit:  Marche,  marche;  on  se  sent 
traîné  par  un  bras  invisible  à  travers  les  cailloux,  les  torrens, 
les  ronces  et  quelquefois  un  peu  de  pelouse  où  l'on  voudrait  en 
vain  s'arrêler.  Énigme  de  ce  monde,  te  devinera-t-on  jamais,  ou 
faudra-t-il  recommencer  à  tout  apprendre,  à  tout  souffrir,  pour 
recommencer  encore  et  sans  cesse  à  tout  souffrir  et  à  tout 
apprendre  pour  tout  oublier? 

Adieu,  cher  Prosper,  voilà  une  énorme  lettre,  surtout  com- 
parée aux  petites  vôtres  de  trois  petits  quarts  de  page.  Quand 
vous  me  répondrez,  adressez,  je  vous  prie,  chez  le  comte  de  Har- 
denberg,  près  Gottingue,  Westphalie.  Quoique  je  voyage  en 
escargot,  j'y  serai  arrivé,  j'espère,  avant  que  votre  réponse  y 
arrive.  Je  vous  aime.et  vous  embrasse  tendrement. 

XXVI 

Du  Hardenberg,  ce  11  octobre  1811. 

J'ai  reçu  votre  réponse  à  ma  lettre  de  Francfort,  cher  Prosper, 
au  moment  où  je  débarquais  ici  dans  une  famille  à  moi  toute 
nouvelle,  et  j'ai  eu  beaucoup  de  devoirs  de  politesse  et  d'établis- 
sement à  remplir.  J'ai  été  ensuite  horriblement  pressé  de  mettre 
mes  papiers  en  ordre,  pour  profiter  de  mon  séjour  à  Gottingue, 
si,  comme  je  l'espère,  les  dieux  de  ce  monde  me  permettent  de 
l'y  passer  tranquillement.  Je  sortais  à  peine  de  ce  chaos  lorsqu'il 
m'est  parvenu  sur  notre  amie  des  nouvelles  tellement  tristes  (1) 

(1)  C'était  mainLenant  dans  les  amis  qui  venaient  encore  la  voir  à  Coppet  que 
le  gouvernement  impérial  frappait  M""»  de  Staël.  11  internait  Mathieu  de  Montmo- 
rency dans  une  ville  du  centre  et  envoyait  M""  Récamier  à  Châlons-sur-Marne. 
Adrien  de  Montmorency,  Elzéar  de  Sabran  voyaient  leurs  lettres  interceptées,  et 
n'échappaient  pas  aux  menaces.  Coppet  même  devenait  une  prison.  Tenter  d'en 
sortir  décidait  une  arrestation.  Le  préfet  parlait  déjà  de  placer  un  poste  à  la  porte 
du  château.  Causer  ainsi  le  malheur  des  plus  courageux  dévouemens  fut  la  plus 
cruelle  épreuve  subie  par  M""'  de  Staël.  Elle  en  manifestait  un  affreux  désespoir. 

TOME  xxxiv.  —  190G,  3d 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  j'en  ai  été  dans  un  véritable  chagrin.  A  cette  douleur  que 
me  causaient  les  lettres  que  je  recevais  d'elle  et  de  ses  amis,  a 
succédé  un  silence,  qui,  en  me  livrant  à  toutes  les  conjectures 
que  me  suggérait  mon  inquiétude,  m'a  jeté  dans  un  état  plus 
pénible  encore.  Ce  silence,  causé  par  l'inexactitude  des  postes, 
n'a  cessé  qu'aujourd'hui  où  j'ai  reçu  plusieurs  lettres  à  la  fois. 
Ce  n'est  donc  vraiment  que  d'aujourd'hui  que  je  respire  un  peu 
librement.  J'entre  dans  tout  ce  détail  pour  vous  expliquer  com- 
ment il  s'est  fait  que  je  n'ai  pas  tout  de  suite  répondu  à  votre  si 
bonne  et  si  amicale  lettre.  Vous  savez  trop  le  bonheur  que  j'ai 
à  en  recevoir  pour  n'être  pas  convaincu  que,  sans  d'aussi  tristes 
raisons,  je  n'aurais  pas  tellement  tardé.  Aussi,  comme  il  faut 
saisir  au  vol  les  momens  de  repos  ou  de  répit  que  la  destinée 
nous  accorde,  le  premier  usage  que  je  fais  d'un  peu  de  liberté 
d'esprit  et  de  soulagement  d'àme  est  de  vous  écrire.  Je  ne  sais 
où  ma  lettre  vous  trouvera,  je  l'adresse  à  tout  hasard  à  Napoléon, 
"d'où  je  suppose  qu'elle  vous  sera  renvoyée  si  vous  êtes  à  Paris. 
Je  voudrais  bien  que  ma  négligence  apparente  n'eût  pas  refroidi 
le  mouvement  qui  vous  disposait  à  m'écrire.  C'est  me  faire  un 
vrai  bien,  je  vous  assure.  Ma  vie  ici  est  assez  bien  arrangée, 
quand  les  inquiétudes  ne  viennent  pas  la  troubler  intérieure- 
ment. Je  me  suis  remis  avec  une  ardeur  inexprimable  à  mon 
Polythéisme .  Je  l'ai  refait  tout  entier  sur  un  nouveau  plan,  et  à 
bien  des  égards,  dans  des  idées  nouvelles,  car  j'ai  continué,  de 
la  meilleure  foi  du  monde,  à  me  rapprocher,  sans  le  vouloir  et 
parce  que  les  faits  et  le  raisonnement  m'y  poussaient,  des  idées 
religieuses,  pour  lesquelles  vous  m'avez  déjà  vu  assez  de  disposi- 
tion. Depuis  que  je  suis  entré  dans  cette  route,  un  horizon  tout 
à  fait  nouveau  s'est  ouvert  devant  moi.  Cette  tendance  de  l'homme 
à  perfectionner  sa  religion,  en  raison  de  ses  lumières,  loin  d'être 
une  preuve  que  la  religion  n'est  qu'une  chimère,  que  l'homme 
façonne  à  chaque  époque  suivant  sa  fantaisie,  en  est  une  que  la 
religion  est  son  but  et  sa  destination  primitive.  Je  crois  que  dans 
ce  sens  il  y  a  encore  bien  des  choses  à  dire  qui  n'ont  jamais  été 
dites.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  je  ne  dirai  pas  un  mot  qui  ne 
soit  ma  conviction  :  et  comme  c'est  graduellement,  à  mesure 
que  les  faits  m'y  ont  comme  forcé,  que  j'ai  adopté  des  idées  plus 
religieuses,  cela  pourra  bien  m'arriver  encore  davantage.  Il  est 
impossible,  en  remontant  vers  l'origine  de  quoi  que  ce  soit,  de 
ne  pas  rencontrer  une  énigme  dont  la  religion  seule  est  le  mot. 


LETTRES    DE,  BENJAMIN    CONSTANT.  547 

Il  ny  a  pas  dans  le  cœur  un  bon  sentiment  qui  ne  perde  à  être 
séparé  de  la  religion  :  et  s'il  fallait  choisir  d'un  peuple  athée 
ou  d'un  peuple  superstitieux,  il  n'y  aurait  pas  à  hésiter  pour 
ce  dernier.  Se  faire  incrédule,  parce  que  des  fous  ou  des  mé- 
chans  ont  abusé  de  la  religion,  c'est  se  faire  eunuque  parce  que 
des  libertins  ont  pris  la  vérole. 

Je  voudrais  vous  parler  aussi  du  pays  que  j'habite,  mais  cela 
n'est  pas  facile.  Il  y  a  quelque  chose  de  très  vrai  dans  ce  que 
vous  dites  des  tristes  effets  de  la  bonhomie,  et  même  de  la 
loyauté  allemandes.  La  boue  en  France  n'a  été  composée  que 
de  poussière  et  de  pluie.  En  conséquence  on  s'en  dépêtre,  et,  au 
premier  rayon  de  soleil,  la  boue  redevient  poussière.  Mais,  en 
Allemagne,  l'orage  est  tombé  sur  une  terre  forte  et  grasse,  et 
on  y  enfonce  jusqu'à  mi-jambe.  On  pardonne  à  certaines  gens 
beaucoup  de  choses,  parce  que  leurs  paroles  sont  le  contraire  de 
leur  conduite,  et  qu'on  entend  plus  ce  qu'ils  disent,  qu'on  ne 
voit  ce  qu'ils  font.  Mais  quand  les  phrases  et  les  actions  sont 
d'accord,  c'est  beau  comme  conséquence,  mais  c'est  ennuyeux 
d'une  part  et  révoltant  de  l'autre,  et  la  justesse  de  la  logique  est 
un  faible  dédommagement. 

Quand  nous  reverrons-nous,  cher  Prosper?  Où  nous  rever- 
rons-nous  ?  Oii  causerons-nous  à  cœur  ouvert?  Sera-ce  au  coin 
de  votre  feu,  au  fond  de  votre  noble  Vendée,  dans  le  chef-lieu 
fde  la  préfecture?  Sera-ce  dans  ce  bizarre  Paris,  où  tout  se  dit, 
où  rien  de  ce  qui  se  dit  n'influe  même  sur  ceux  qui  le  disent,  où 
les  opinions  sont  d'un  côté,  les  intérêts  de  l'autre,  et  où  ces  deux 
choses  vivent  paisiblement,  d'une  paix  qui  se  fonde  sur  leur  mé- 
pris réciproque,  dans  ce  Paris  où  tout  se  pardonne,  parce  qu'on 
ne  croit  à  rien,  où  tout  s'adoucit,  parce  qu'on  n'estime  rien,  où 
il  y  a  de  l'humeur,  parce  qu'il  y  a  de  la  vanité,  et  pas  de  ven- 
geance, puisqu'il  n'y  a  pas  de  mémoire,  et  qu'en  effet  il  n'y  a 
rien  qui  vaille  qu'on  se  souvienne,  et  que  chaque  démonstration 
de  la  veille  est  démentie  par  le  lendemain. 

N'êtes-vous  pas  affligé  et  inquiet  de  l'accident  de  Juliette  (1)? 
J'ai  peur  quil  n'ait  des  suites  plus  longues  qu'elle  ne  le  craint. 
Elle  qui  jugeait  si  bien  la  situation  de  notre  amie  se  fait  sur  la 
sienne  les  mêmes  illusions  qu'elle  trouvait  si  peu  raisonnables 
dans  une  autre.  Les  malheureux  sont  comme  les  poitrinaires.  Si 

(1)  Le  séjour  forcé  de  Châlons-sur-Marne. 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

j'avais  su  où  adresser  à  Juliette  l'expression  de  la  part  que  je 
prends  à  ce  qui  lui  arrive,  je  l'aurais  fait.  Mais  je  ne  sais  pas  du 
tout  où  elle  est,  ni  comment  lui  faire  parvenir  une  lettre.  Si  vous 
le  savez,  et  que  vous  lui  en  écriviez,  parlez-lui  de  moi. 

Adieu,  cher  Prosper.  Je  donnerais  bien  des  choses  pour  cau- 
ser avec  vous,  ne  fût-ce  que  sur  la  comète  qui  devient  chaque 
jour  plus  brillante,  et  qui  nous  menace  de  sa  queue.  Si  elle 
approche,  nous  pourrons  bien  nous  trouver  réunis;  mais  en  si 
nombreuse  et  si  mauvaise  compagnie  que  nous  n'aurons  pas  le 
temps  de  parler.  Je  crois  pourtant  que,  malgré  le  nombre,  il  n'y 
aura  pas  d'espions  dans  ce  moment-là. 

Je  vais  me  remettre  à  mon  Polythéisme.  Vous  êtes  une  partie 
de  mon  public.  Il  se  réduit  à  cinq  ou  six  personnes.  C'est  assez, 
et  je  n'ai  pas  besoin  d'une  autre  espérance.  Ecrivez-moi  directe- 
ment à  Gôttingue.  Mon  beau-père  quitte  sa  campagne  pour  aller 
à  Cassel;  et  moi  je  vais  m'établir  près  de  la  Bibliothèque.  Je  vois 
beaucoup  Villers,  qui  est  toujours  bon  et  aimable,  mais  ni  lui 
ni  moi  ne  sommes  ce  que  nous  étions  à  nos  dîners  de  1803. 
C'était  un  bon  temps.  Je  vous  aime  et  vous  embrasse.  Songez 
qu'une  lettre  est  un  vrai  bonheur. 

XXVII 

Gôttingue,  ce  2  décembre  1811. 

On  dirait,  cher  Prosper,  que  vous  aviez  lu  dans  mon  esprit 
et  dans  mon  cœur,  quand  vous  m'écriviez  votre  dernière  lettre. 
Il  y  a  entre  nos  pensées  une  étonnante  analogie.  La  seule  diffé- 
rence qu'il  y  aura  peut-être  entre  nous,  c'est  que  le  sort,  qui  m'a 
repoussé  loin  de  toute  carrière  active,  me  permettra  d'exprimer 
ce  que  nous  pensons  tous  deux  avec  plus  de  développemens. 
Mais  mon  ouvrage  sera  bien  dans  votre  sens.  J'y  ai  été  conduit 
par  une  foule  innombrable  de  faits,  envisagés  avec  d'autant  plus 
d'impartialité  que  je  les  ai  recueillis  dans  un  sens  contraire,  et 
que  mes  habitudes  et  la  direction  de  mes  idées  m'ont  même 
porté  longtems  à  leur  faire  une  sorte  de  violence  pour  les  plier 
à  l'intention  de  mon  entreprise.  Mais  comme  j'étais  de  bonne 
foi,^la  violence  n'y  a  rien  fait.  Les  preuves  ont  réagi  sur  moi,  le 
cœur  humain  s'est  montré  ce  qu'il  est  quand  le  sentiment  reli- 
gieux eu  est  banni,  et  le  sentiment  religieux  lui-même  n'a  pu 


i 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  549 

longtemps  me  satisfaire,  impuissant  et  vague  qu'il  est,  lorsqu'il 
est  abandoané  à  ses  propres  forces.  J'ai  vu  l'homme  incrédule  se 
précipitant  dans  la  magie.  J'ai  vu  l'homme  fatigué  de  l'incrédu- 
lité et  ne  pouvant  mettre  à  sa  place  que  l'extase,  un  enthou- 
siasme sans  frein,  et  des  exagérations  d'autant  plus  incurables 
qu'elles  partaient  du  raisonnement,  et  marchaient  méthodique- 
ment à  la  folie.  J'ai  vu  la  raison  dans  toute  sa  pompe  et  dans 
toute  sa  faiblesse,  le  résultat  de  quatre  siècles  de  méditations 
n'être  d'abord  que  le  chaos,  puis  une  ordonnance  fantastique  et 
arbitraire,  l'homme  parvenant  à  tout  détruire  et  hors  d'état  de 
rien  rétablir,  et  succombant  enfin  sous  tant  d'évidences  irrésis- 
tibles, j'ai  vu  Dieu  rendant  à  l'homme  non  seulement  la  religion, 
mais  la  raison  même. 

Depuis  que  je  me  suis  franchement  avoué  ces  vérités,  je  ne 
sais  quelle  simplicité  merveilleuse  s'est  répandue  sur  mon  ou- 
vrage. Ma  route  si  incertaine  pendant  tant  d'années,  s'est  tout  à 
coup  présentée  à  moi,  claire  et  unie.  J'ai  vu  toutes  mes  idées  se 
ranger  dans  un  ordre  que  tous  mes  efforts  n'avaient  jusqu'alors 
pu  découvrir.  J'ai  vu  les  grandes  énigmes  se  résoudre. 

La  philosophie  allemande  me  sert  beaucoup,  quoiqu'elle  ne 
marche  pas  dans  une  direction  parfaitement  analogue  à  la 
mienne.  Elle  marche  dans  le  sens  dont  je  me  suis  écarté,  mais 
qui  suit  pourtant  une  ligne  parallèle.  Ce  n'est  pas  cette  étroite 
et  cynique  philosophie,  qui,  dans  Voltaire,  nous  fesait  naître 
entre  l'urine  et  la  matière  fécale,  dans  Helvétius  ne  nous  dis- 
tinguait des  chevaux  que  par  les  mains,  dans  Diderot  voulait 
étrangler  le  dernier  prêtre  avec  les  boyaux  du  dernier  roi,  et 
dans  Cabanis  définissait  la  pensée  une  sécrétion  du  cerveau. 
C'est  une  philosophie  un  peu  vague,  mais  respectant  tout  ce  qui 
est  religieux,  retrouvant  la  religion  dans  tout  ce  qui  est  bon,  et 
s'agitant  seulement  dans  ses  tentatives  pour  généraliser  ses 
idées,  et  placer  la  divinité  dans  tout,  afin  de  parvenir  à  un 
résultat  plus  séduisant  par  son  universalité  apparente.  Comme 
détails,  cette  philosophie  est  infiniment  précieuse.  Les  Allemands 
ont  une  conscience  littéraire  qui  ne  leur  permet  de  négliger  et 
de  déguiser  aucun  fait  :  et  leur  imagination  abonde  en  rappro- 
chemens,  tantôt  ingénieux,  tantôt  touchans.  Je  suis  occupé  dans 
ce  moment  à  l'esquisse  de  mon  dernier  livre,  la  dégénération  et 
la  naissance,  la  mort  par  la  civilisation,  la  vie  redescendant  du 
ciel  sur  la  terre. 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

J'ai  peu  de  données  sur  les  projets  de  notre  amie.  Elle  m'écrit, 
mais  ses  lettres  sont  courtes,  et  ses  résolutions  incertaines.  Ce 
que  vous  me  dites  sur  Juliette  est  triste.  Cette  crise  (1)  dans  une 
vie  déjà  mal  arrangée,  et  qui  avance,  est  un  malheur  plus  grand 
par  ses  suites  que  par  ce  qu'elle  peut  en  souffrir  dans  le  moment 
même.  Elle  ne  prépare  rien  pour  l'avenir,  et  quand  tout  ce  qui 
pare  le  présent  sera  passé,  elle  aura  peut-être  à  souffrir  de  l'iso- 
lement qu'elle  ne  prévoit  pas  assez.  Cependant  elle  a  tant  de 
charme  et  tant  de  véritable  bonté  que  le  sort  peut-être  sera 
moins  sévère.  Elle  a  plus  de  dévouement  que  d'amitié,  ce  qui  est 
unîmalheur,  mais  ce  dévouement  lui  vaudra  peut-être  des  amis 
qui  la  consoleront,  si  elle  peut  les  aimer  assez  pour  être  consolée 
par  eux. 

Je  crois  que  je  passerai  ici  ou  dans  les  environs  non  seule- 
ment cet  hiver  mais  l'été  prochain.  Si  vous  étiez  à  Napoléon  ou 
dans  quelque  autre  préfecture,  vers  le  commencement  de  l'au- 
tomne, il  n'y  a  aucun  doute  que  je  n'aille  vous  y  voir.  J'aurais 
sinon  fini  du  moins  bien  avancé  mon  ouvrage,  et  vous  me  seriez 
aussi  nécessaire  que  la  bibliothèque  de  Gôttingue  me  l'est  à 
présent. 

Répondez-moi  le  plus  tôt  que  vous  pourrez,  car  vos  lettres  me 
font  un  grand  bien.  Parlez-moi  un  peu  de  vous,  vous  ne  m'en 
dites  pas  un  mot,  et  j'en  murmure,  et  croyez  à  une  amitié  et  à 
une  sympathie  inaltérable. 

XXVIIl 

Gôttingue,  ce  30  janvier  1812. 

Que  de  tems  s'est  écoulé,  cher  Prosper,  depuis  que  j'aurais 
dû  répondre  à  votre  dernière  lettre  !  Je  ne  sais  quel  décourage- 
ment m'avait  saisi.  Je  trouve  qu'il  y  a  des  momens  où  l'on  évite 
les  conversations  ou  les  correspondances  qui  rappellent  la  pen- 
sée et  mettent  l'esprit  en  mouvement,  comme  au  milieu  d'une 
douleur  très  profonde,  pour  un  ami  qu'on  a  perdu,  on  évite  de 
prononcer  le  nom  de  celui  qu'on  regrette.  J'ai  d'ailleurs  eu  des 
courses  à  faire,  et  dans  un  état  d'àme  où  l'occupation  unique 

(1)  Auguste  de  Staël,  alors  Agé  de  21  ans,  se  montrait  des  plus  attentifs  pour 
M"*  Récainier  qui  semblait  fort  goûter  ces  hommages,  sans  que  son  impeccabiiitô 
«n  fut  toutefois  ébranlée. 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  551 

d'un  travail  suivi  est  la  seule  ressource,  et  où  l'immobilité  est  né- 
cessaire pour  ne  pas  être  privé  de  cette  ressource,  et  rejeté  dans 
le  monde  qu'on  veut  fuir  ;  les  courses,  les  voyages,  les  déplace- 
mens  ne  sont  propres  qu'à  désorganiser  et  à  rendre  incapable  de 
quoi  que  ce  soit.  Je  ne  suis  à  mon  aise  que  quand  je  suis  rentré 
dans  une  série  d'idées  qui  ne  se  mêle  en  rien  au  présent.  Alors,  au 
bout  de  quelques  heures,  je  me  refais  une  atmosphère  et  une  so- 
ciété où  je  respire  ;  et  j'oublie  complètement  tout  ce  qui  n'est  pas 
cette  société  de  morts  qui  ont  sur  nous  l'aA^antage  d'avoir  vécu 
d'une  vie  forte  et  réelle,  tandis  que  nous  sommes  des  morts  qui, 
comme  celui  de  l'Arioste,  n'avons  conservé  des  habitudes  vi- 
vantes que  celle  de  nous  battre,  ce  qui  nous  donne  l'air  du  cou- 
rage, parce  que  nous  risquons  bravement  une  vie  que  nous 
n'avons  plus. 

Je  ne  sais  absolument  pas  ce  que  je  ferai  au  printemps.  Je 
voudrais  bien  vous  voir,  mais  vous  serez  peut-être  si  occupé  de 
toutes  les.  mesures  que  l'enthousiasme  général  propose,  mais  que 
la  prudence  administrative  régularise,  que  nous  jouirions  peu 
l'un  de  l'autre.  Il  est  pourtant  probable  que  je  ferai  une  course 
en  France  à  une  époque  peu  éloignée. 

Je  n'ai  aucune  nouvelle  directe  de  notre  amie,  mais  bien  des 
articles  de  gazette,  et  des  détails  par  les  voyageurs.  Simonde  a-t-il 
exécuté  son  projet,  et  est-il  à  Paris  pour  faire  imprimer  son  cours 
de  littérature?  Il  a  eu  beaucoup  de  succès  à  Genève.  Mais  ce  n'est 
pas  une  preuve  qu'il  en  aura  autant  là  où  le  style  est  plus  im- 
portant que  les  idées,  et  où  l'on  a  des  doctrines  reçues  dont  il 
est  défendu  de  s'écarter.  On  dit  que  Schlegel  donne  un  cours  de 
littérature  à  Stockholm.  Les  rayons  du  soleil  de  Coppet  brillent 
encore  au  Nord  et  au  Midi,  mais  l'astre  même  a  disparu. 

Adieu,  cher  Prosper,  je  languis  de  vous  voir.  Vous  êtespoui 
moi  le  représentant  d'un  meilleur  siècle,  car  aujourd'hui  les 
années  sont  des  siècles,  et  nous  nous  rapetissons  à  pas  de  géant. 
Voilà  une  figure  où  vous  reconnaîtrez  l'incohérence  tuJesque. 
Je  vous  embrasse,  écrivez-moi. 

XXIX 

Gôttingue,  ce  20  mars  1812. 

J'ai  tardé  quelque  temps  à  répondre  à  votre  lettre,  cher 
Prosper.  La  douleur  que  m'a  causée  la  perte  de  mon  père,  bien 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'annoncée  dès  longtemps  par  son  âge  et  par  ses  infirmités, 
m'avait  jeté  dans  un  état  de  découragement  qui  me  rendait  in- 
capable de  toute  occupation  volontaire.  Il  y  a  dans  ce  genre  de 
perte  tant  de  causes  de  souffrance,  tant  de  souvenirs  qui  tous 
deviennent  pénibles,  les  uns  dans  un  sens,  les  autres  dans  le 
sens  opposé,  il  y  a  d'ailleurs  dans  mon  âme  tant  de.  disposition 
à  l'abattement,  que  je  suis  encore  bien  peu  propre  à  causer 
avec  mes  amis.  Cependant  je  tâclie  de  me  relever  encore  de  cet 
éternel  et  fatigant  combat  contre  la  vie,  et  je  vous  écris  pour 
recourir  à  l'espèce  de  distraction  la  plus  propre  à  écarter  de 
moi  pour  quelques  momens  les  pensées  qui  me  poursuivent  et 
qui  m'oppressent. 

J'ai  lu  M""  du  Deffant  (1),  triste  et  sévère  lecture,  sous  une 
forme  frivole  et  amusante  au  premier  coup  d'œil;  mais  on  est 
tout  surpris,  après  s'être  diverti  en  la  lisant,  de  voir,  dans  son 
propre  cœur,  le  même  vide  et  la  même  misère  dont  elle  fait  une 
description  d'autant  plus  frappante  qu'elle  n'y  attache  pas  même 
une  grande  importance,  et  qu'elle  paraît  presque  aussi  détachée 
d'elle-même  que  des  autres.  M.  AValpole  me  paraît  un  homme 
d'esprit,  mais  avec  des  bornes  assez  étroites  et  dur  d'autant  plus 
inexcusablement  que  c'est  par  une  faiblesse  égoïste  que  rien  ne 
relève. 

Je  vais  essayer  de  me  remettre  à  mon  Polythéisme  que  l'état 
de  mon  âme  m'a  obligé  d'interrompre  depuis  quelques  semaines. 
Je  ne  fais  pas  de  la  bibliothèque  de  Gôttingue  tout  l'usage  que 
je  voudrais.  J'ai  rassemblé  tant  de  matériaux,  à  diverses,  époques 
et  souvent  dans  des  sens  différens,  suivant  les  modifications  suc- 
cessives de  mes  opinions,  qu'il  faut  de  toute  nécessité  que  je 
les  mette  en  ordre,  avant  de  profiter  des  nouvelles  richesses  qui 
s'offrent  à  moi.  Il  y  a  des  momens  où  je  suis  effrayé  de  l'espèce 
de  chaos  qui  se  renouvelle  de  tems  à  autre,  lorsque  je  lève  une 
des  écluses,  et  que  deux  à  trois  mille  notes  viennent  se  jeter  au 
milieu  de  ce  que  j'ai  déjà  composé.  L'expérience  me  rassure  un 
peu,  j'ai  vu  plus  d'une  fois  quand  j'avais  rassemblé  tous  les  ma- 
tériaux, un  ordre  subit  s'y  introduire,  et  tous  les  fragmens  se 
ranger  presque  d'eux-mêmes  à  leur  place.  Cette  entreprise  m'a 
décidé  à  prolonger  mon  séjour  ici.  J'ai  fait  mon  établissement 
pour  tout  l'été.  C'est  beaucoup,  dans  ce  tems,  qu'un  avenir  de 

(1)  Les  lettres  de  la  marquise  du  Deffand  à  Horace  Walpole  de  1766  à  1780  et  à 
Voltaire  de  1"j9  à  1"15,  venaient  d'être  publiées  à  Londres  en  1810  par  miss  Bcrv 


J 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  553 

six  mois,  j'admire  la  force  de  l'habitude  qui  fait  encore  croire  à 
l'avenir.  Comme  tout  sert  à  la  puissance.  Gomme  elle  profite  de 
ce  qu'elle  détruit! 

Notre  amie  a  encore  éprouvé  un  chagrin.  On  lui  refuse  les 
passeports  si  longtems  promis  pour  l'Amérique,  et  son  voyage 
paraît  impossible.  J'en  suis  triste,  car  elle  avait  besoin  de  fixer 
son  imagination  sur  ce  projet,  qu'elle  n'aurait  d'ailleurs  exécuté 
de  sa  vie. 

Juliette  est-elle  toujours  à  Châlons?  Je  voulais  lui  écrire,  je 
ne  l'ai  pas  fait.  Quand  on  a  beaucoup  de  peine  soi-même,  on  est 
peu  propre  à  consoler  les  autres.  A  présent,  que  j'ai  tant  tardé, 
je  trouve  qu'il  n'est  plus  tems.  Je  voudrais  néanmoins  savoir  de 
ses  nouvelles.  Je  trouve  que  nous  ressemblons  à  des  fourmis 
dont  on  a  submergé  la  fourmilière.  On  voit  de  côté  et  d'autre  de 
pauvres  bêtes  s'accrochant  où  elles  peuvent,  et  occupées  à  se 
sécher.  Mon  Dieu  !  que  le  fond  de  mon  âme  est  abymé  ! 

Hochet  me  doit  une  réponse  depuis  assez  longtems.  J'ai  su 
de  ses  nouvelles  par  Villers  qui,  ne  sachant  pas  s'il  est  compris 
dans  le  décret  sur  les  Français,  au  service  étranger,  s'était  adressé 
à  lui  pour  cette  affaire  qui  le  tourmente  et  l'intéresse  beaucoup. 
Hochet  lui  a  répondu  trois  lignes  qui  ne  décident  rien,  et  lui  a 
fait  ensuite  une  page  et  demie  sur  son  bonheur  conjugal  et  pa- 
ternel. Je  me  reproche  cette  plaisanterie,  car,  dans  la  même 
lettre,  Hochet  dit  sur  moi  mille  choses  obligeantes. 

Villers  est  en  tout  dans  une  situation  assez  pénible.  D'abord 
il  s'ennuie  prodigieusement.  Il  s'est  cru  beaucoup  plus  allemand 
qu'il  ne  l'est;  et,  comme  il  le  dit  lui-même,  il  était  -fait  pour 
expliquer  l'Allemagne  aux  Français,  et  il  se  trouve  que  c'est  à 
présent  aux  Allemands  qu'il  explique  la  France.  Heureusement 
pour  lui,  il  a  toujours  vécu  avec  une  excellente  mais  un  peu  lourde 
Allemande,  n'ayant  de  l'esprit  qu'en  ligne  droite,  et  voyant  plus 
loin  que  son  nez,  mais  pas'a  côté,  de  sorte  qu'il  a  pris  l'habitude 
de  n'être  compris  qu'après  s'être  commenté  lui-même.  Avec  cela, 
il  s'ennuie,  il  trouve  sa  carrière  peu  convenable  pour  lui,  sa 
fortune  est  très  réduite  et  très  incertaine,  sa  santé  est  mauvaise. 
Son  sentiment  auquel  il  a  fait  tant  de  sacrifices  et  qui  lui  impose 
encore  une  conduite  très  belle,  mais  qui  n'est  plus  je  crois  un 
plaisir  de  mouvement,  enlace  sa  vie  sans  la  remplir.  H  est  mé- 
content du  climat,  du  genre  de  vie,  de  son  logement,  de  sa 
nourriture,  de  la  conversation,  du  présent,  de  l'avenir.  Vous  ne 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  reconnaîtriez  presque  plus  et  c'est  encore  une  triste  preuve  de 
cette  fatalité  attachée  de  nos  jours  à  tout  ce  qui  est  noble  et 
bon. 

Pour  moi,  cherProsper,  je  me  trouve  ici  comme  le  doge  de 
Gênes  à  Versailles,  toujours  plus  étonné  d'être  loin  de  la  France 
et  d'en  être  loin  par  ma  volonté.  Si  je  puis  me  remettre  au  tra- 
vail, mon  séjour  ici  m'aura  été  utile,  si  tant  est  qu'on  puisse 
appeler  utile  ce  qui  ne  sert  qu'à  terminer  un  livre  qui  ne  trou- 
vera guère  de  lecteurs.  Mais  enfin,  il  est  commencé,  et  même 
presque  achevé,  et  il  m'aura  rendu  le  service  d'avoir  rempli  ma 
vie.  Ce  qui  entretient  encore  dans  mon  âme  un  sentiment  un 
peu  actif,  c'est  l'espérance  et  la  résolution  ferme  de  passer  du 
temps  avec  vous,  non  pas  à  Paris,  où  nous  jouirions  bien  peu  l'un 
de  l'autre,  mais  dans  la  préfecture  quelconque  que  vous  occupe- 
rez quand  je  serai  au  bout  de  mon  pèlerinage.  Il  me  semble  que 
votre  conversation  rendra  de  la  vie  à  mon  esprit,  et  que  cette 
longue  séparation  même  nous  fournira  bien  des  choses  à  nous 
dire.  Il  y  a  longtems  que  j'ai  été  privé  du  plaisir  de  la  confiance. 

Ce  n'est  pas  que  je  ne  trouve  dans  mon  intérieur  tout  ce  que 
que  la  douceur  peut  ofîrir  de  ressources  et  l'afîection  de  bonheur. 
Je  ne  veux  pas  faire,  comme  Hochet,  un  développement  pom- 
peux et  pathétique  des  avantages  de  l'intimité  conjugale,  bien 
que  j'en  jouisse  autant  que  lui. 

Adieu,  cher  Prosper.  Excusez  mon  silence  de  deux  mois  qui 
n'a  été  causé  que  par  de  trop  bonnes  raisons,  et  croyez  à  un 
attachement  qui  ne  finira  qu'avec  ma  vie. 

XXX 

Gôttingue,  12  juin  1812. 

Cher  Prosper,  je  voudrais  vous  écrire,  par  pur  égoïsme,  pour 
recevoir  une  lettre  de  vous  :  et,  cependant,  je  ne  sais  que  vous 
dire,  non  que  je  n'eusse  mille  choses  à  vous  dire  si  nous  étions 
ensemble,  mais  de  si  loin,  sur  le  papier,  sans  qu'aucune  réponse 
m'anime,  je  ne  sais  comment  trouver  en  moi  quelque  chose  qui 
vaille  la  peine  d'être  écrit 

Vous  avez  raison  :  l'Allemagne  est  triste  et  pour  la  raison  que 
vous  dites.  Le  monde  réel  est  de  trop  peu  d'intérêt  pour  ces 
hommes  qui  se  sont  fait  un  monde  en  eux-mêmes.  Quand  Ana- 
xarque  disait  en  se  laissant  piler  dans  un  mortier  :  «  Tu  u  atteins  que 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  555 

l'enveloppe  d'Anaxarque,  »  c'était  beau.  Mais  pour  les  autres, 
qui  n'avaient  sous  les  yeux  que  l'enveloppe  d'Anaxarque,  le  spec- 
tacle était  horrible  et  monotone. 

L'absence  d'amusement  a  produit  sur  moi  à  Gôttingue  l'effet 
que  l'excès  d'amusement  produisait  souvent  sur  moi  à  Paris. 
Toutes  mes  idées  sont  éparpillées  comme  des  mouches,  et  je 
les  saisis  au  vol,  comme  des  mouches  qui  volent  dans  une  autre 
direction  que  moi. 

J'ai  lu  l'article  «  Saint  Augustin  »  et  celui  «  Bernier  »  dans 
notre  Biographie.  Je  vous  y  aurais  reconnu  tout  de  suite,  et  je  me 
suis  retrouvé  un  moment  avec  vous.  Hélas  !  quand  ce  plaisir  me 
sera-t-il  accordé  réellement? 

Villers  donne  un  cours  de  littérature  française.  Il  y  met 
beaucoup  d'idées  neuves  et  piquantes,  dont  quelques-unes  ne 
seraient  pas  admises  sans  contestation  par  la  Sorbonne  litté- 
raire de  Paris.  Je  n'ai  assisté  qu'aux  premières  leçons.  Il  est  à 
présent  dans  les  troubadours  que  j'ai  toujours  détestés.  Je 
n'aime  ni  notre  ancienne  poésie,  ni  notre  chevalerie,  ni  rien  de 
ce  qui  caractérise  nos  aïeux.  Nous  avons  toujours  été  des  Gas- 
cons, à  la  fois  maniérés  et  emphatiques,  et  dans  les  plus  beaux 
tems  de  notre  histoire,  il  y  a  quelque  chose  qui  me  refroidit,  qui 
répond  mal  à  l'élan  naturel  de  l'âme.  Je  trouve  que  nos  héros  ne 
sont  pas  de  chair  et  d'os;  leur  nature  n'est  pas  de  l'organisation, 
mais  du  mécanisme.  Je  n'excepte  ni  Bayard,  ni  Duguesclin,  ni 
même  Henri  IV  qui  n'a  pas  su  pardonner  à  son  ami  (1),  Saint 
Louis  est  le  seul  être  réel  que  je  connaisse  dans  toute  l'his- 
toire française.  C'est  à  la  religion  qu'il  le  devait.  Elle  avait  fait 
de  lui  un  homme,  au  lieu  que  les  autres  me  paraissent  tous 
des  êtres  factices,  qui  ne  vivent  pas  réellement.  C'est  peut-être 
pour  cela  que  nos  compatriotes  ont  toujours  eu  pour  qualité 
distinctive  la  bravoure.  Ils  sentaient  qu'en  se  faisant  tuer  ils 
ne  fesaient  qu'exposer  une  machine  plus  ou  moins  belle  à  être 
brisée. 

À  propos  de  la  Biographie  ou  pour  mieux  dire  en  y  revenant, 
ne  trouvez-vous  pas  qu'on  y  a  inséré  bien  des  phrases  de  bou- 
doir? et  des  articles  entiers  qui  ne  peuvent  intéresser  que  des 
salons,  de  très  bonne  compagnie  à  la  vérité,  mais  qui  pourtant 
ne  sont  pas  une  chose  historique  ni  européenne.  Six  colonnes  sur 

îi)  Charles  de  Gontaut  duc  de  Biron  (1562-1602). 


556  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

le  prince  de  Beaiivau  (1),  qui  n'a  de  place  dans  ce  Dictionnaire 
que  pour  avoir  écrit  une  lettre  sur  une  phrase  de  cent  quatre- 
vingts  mots  (2).  Il  est  vrai  que  dans  ces  six  colonnes  il  y  a  des 
phrases  qui  auront  fait  plaisir  à  ceux  à  qui  on  les  aura  lues  et 
l'on  a  jugé  l'Europe  sur  la  coterie.  Ceci  entre  nous.  Je  ne  vou- 
drais pas  désobliger  l'auteur  (3)  que  j'aime  et  que  j'eslime. 
D'ailleurs  la  postérité  n'est  pas  dupe.  Elle  élaguera  tout  cela. 

Avez-vous  des  projets  pour  cet  hiver?  Le  passerez-vous  dans 
votre  solitude  administrative,  ou  i'erez-vous  une  visite  à  ce  Paris 
qui  ressemble  à  l'Elysée  de  V Iliade?  Pour  moi,  j'ignore  tout 
à  fait  ce  que  je  ferai.  Je  ne  sais  si  mes  facultés  et  mon  ardeur 
pour  l'étude  reviendront.  Depuis  huit  jours,  tout  a  disparu  de  ma 
tête,  et  je  m'attends  comme  un  étranger. 

Adieu,  cher  Prosper.  Voilà  une  sotte  lettre.  Mais  j'espère 
obtenir  de  vous  quelques  mots,  qui  me  feront  un  vif  plaisir,  et 
je  serai  sûrement  mieux  disposé  ;  dans  ce  cas,  vous  aurez  une  lettre 
moins  sotte.  Ne  regardez  celle-ci  que  comme  un  prétexte  pour 
vous  dire  que  je  vous  aime  et  un  hameçon  pour  en  accrocher  une 
de  vous. 

XXXI 

Gôttingue,  ce  21  juillet  1812. 

Nos  vœux  se  rencontrent,  comn;ie  nos  çsprits,  mon  cher 
Prosper.  C'est  un  de  mes  désirs  les  plus  vifs  que  de  vous  voir 
un  peu  de  suite  et  librement,  et  pour  cet  elîet  je  souhaite  que  ce 
soit  à  Napoléon  plutôt  qu'à  Paris.  Si  vos  arrangemens  le  per- 
mettent donc,  je  prendrai  le  tems  où  vous  y  serez,  pour  vous  y 
faire  une  visite.  Voici  à  peu  près  la  marche  que  je  compte  suivre, 
à  moins  de  quelque  événement  que  je  ne  prévois  pas.  Je  reste  ici 
jusqu'à  la  fin  de  septembre.  J'irai  d'ici  à  Weimar,  où  je  séjour- 
nerai plus  ou  moins  longtems,  et  de  Weimar  je  me  rendrai  en 
Suisse,  où  j'ai  des  afl'aires.  Il  faut  que  je  sois  à  Paris 
vers  la  fin  de  février,  ci  je  ne  crois  pas  pouvoir  devancer  cette 

(1)  Charles-Just,  prince  de  Beauvau,  maréchal  de  France,  n20-l"93.  Nommé 
membre  de  l'Académie  française  en  mi. 

(2)  Lettre  à  l'abbé  Desfonlaines  sur  une  phrase,  «  la  seconde  »  de  cent  quatre- 
vingts  mots  d'un  discours  de  l'abbé  Uardion,  à  la  réception  de  M.  de  Mairan  à  l'Aca- 
démie française,  1745.  Paris. 

(3)  Le  marquis  de  Lally-Tollendal. 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  5o7 

époque.  J'aurai  besoin,  pour  mettre  en  ordre  tout  ce  que  mon 
absence  a  laissé  s'arriérer,  d'environ  un  mois.  Ce  serait  donc  à  la 
fm  de  mars,  ou  dans  le  courant  d'avril,  que  je  serai  à  votre  dis- 
position. Voyez  jusqu'à  quel  point  cela  cadre  avec  vos  projets, 
et  donnez-m'en  avis,  car  j'espère  que  notre  correspondance  ne 
souffrira  pas  d'interruption  jusqu'alors.  Adressez  votre  réponse 
ici.  Elle  me  parviendra  avant  mon  départ,  et  les  lettres  qui  arri- 
veraient après  me  seront  soigneusement  renvoyées. 

J'ignore  où  notre  amie  est  dans  ce  moment  (1),  où  elle  sera 
dans  un  mois.  Je  ne  reçois  rien  d'elle  depuis  assez  longtems.  Son 
silence  a  commencé  au  moment  où  je  m'attendais  à  recevoir  des 
détails  qu'elle  m'avait  annoncés  sur  sa  position,  sur  laquelle  elle 
ne  pouvait  encore  former  aucun  jugement  fixe.  Je  ne  suis  point 
sûr  que  mes  lettres  lui  parviennent.  11  est  très  possible  que  les 
siennes  ne  m'arrivent  pas.  Tout  est  obscur,  noir,  et  sans  terme. 

Le  travail  me  sort  quelquefois  de  mon  abattement,  et  c'est  la 
seule  chose  qui  me  rende  de  la  force.  Dès  que  je  ne  puis  pas 
travailler,  toute  force  me  quitte  :  et  c'est  ce  qui  m'arrive  assez 
fréquemment.  L'excès  même  dans  lequel  je  cherche  une  distrac- 
tion rend  la  durée  de  mon  travail  impossible.  Je  suis  contraint 
de  l'interrompre  tous  les  cinq  ou  six  jours,  et  l'absence  de  toute 
société  dans  cette  ville  où  tout  le  monde  vit  pour  travailler  fait 
que  le  désœuvrement  fatigue  plus  qu'il  ne  délasse.  Cependant 
j'avance  à  grands  pas,  et  j'ai  appris  à  me  regarder  comme  une 
machine  souffrante,  mais  qui,  tout  en  souffrant,  se  remonte.  Je 
m'attends  donc,  et  je  me  retrouve.  Mais  il  ne  reste  de  moi  que 
mon  livre.  L'individuel  est  fini,  et  quand  j'aurai  achevé  de  dire 
ce  que  je  crois  noble  et  bon,  je  ne  crois  pas  que  je  trouve  autre 
chose  à  faire  dans  ce  monde.  Je  suis  loin  au  reste  de  toucher  à 
ce  moment.  Les  idées  se  multiplient,  et  leur  nombre  devient 
effrayant.  Vous  m'aiderez  à  ranger  ce  chaos  et  vous  marquerez  à 
la  mer  ses  bornes. 

Vous  me  dites  que  vous  avez  peur  de  perdre  vos  facultés  et 
de  tomber  enfin  dans  la  dégradation  commune.  Je  vous  en  crois 
bien  loin  et  je  crois  la  chute  impossible.  Mais  voulez-vous  une 
recette  sûre  pour  que  la  contagion  ne  vous  gagne  pas?  J'en  ai 

(1)  M""'  de  Staël  s'était  évadée  de  Coppet,  le  23  mai  1812,  pour  se  rendre  à 
Vienne.  L'espionnage,  dont  elle  y  fut  bientôt  l'objet,  l'engagea  à  partir  pour 
Moscou.  Après  avoir  séjourné  quelque  temps  à  Saint-Pétersbourg,  elle  gagna 
Stockholm,  puis  arriva  à  Londi-es  eu  juin  1813. 


558  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fait  usage  et  je  continue  à  en  faire  usage  depuis  que  ma  vie 
changée  m'a  jeté  au  milieu  de  beaucoup  de  sociétés  diverses,  de 
petites  villes  de  courtisans,  et  d'autres  espèces  de  cette  nature. 
Cette  recette  est  de  ne  parler  sur  rien  de  ce  qui  tient  à  aucune 
des  idées  qu'on  ne  veut  pas  étouffer  en  soi.  La  conversation  des 
gens  médiocres  souille  ces  idées  sans  qu'on  s'en  aperçoive.  Cette 
conversation  relâche  comme  les  bains  tièdes,  et  il  n'y  a  de  moyen 
de  s'en  garantir  que  de  mettre  à  l'abri  ce  qu'on  ne  veut  qui  soit 
relâché.  Je  traverse  donc  la  vie  avec  mon  trésor  d'idées  que  je 
crois  bonnes  et  fières,  sans  qu'elles  entrent  jamais  en  contact. 
J'ajoute  à  cela  d'y  penser  exprès  en  parlant  d'autre  chose.  Cela 
ne  donne  pas  beaucoup  de  suite  à  mes  discours.  Mais  qu'im- 
porte? Ils  valent  bien  ceux  qui  les  écoutent.  J'ai  quelquefois  une 
sorte  de  satisfaction  à  porter  ainsi  en  moi  ce  que  personne  ne 
peut  atteindre,  et  quand  je  cause,  je  suis  comme  ce  sorcier  qui 
avait  créé  un  fantôme  contre  lequel  son  ennemi  se  battait,  et  qui 
riait  de  la  méprise.  Je  ne  reparlerai  du  fond  de  moi-même, 
cher  Prosper,  que  quand  nous  nous  reverrons. 

Il  y  à  du  vrai  dans  ce  que  vous  dites  du  factice.  Sans  doute 
il  y  a  toujours  sous  le  factice  du  réel,  qui  met  en  mouvement 
ce  factice.  Mais  je  distingue  pourtant  entre  deux  classes  d'êtres, 
et  vous  aussi,  puisque  vous  convenez  que  les  anciens  étaient  dif- 
férens  de  nous.  Que  ce  soit  l'individualité  qui  crée  le  factice  est 
parfaitement  juste.  Aussi  les  anciens  sont-ils  d'autant  moins 
factices  qu'ils  sont  moins  individuels.  Hésiode  t  est  plus  quHo- 
mère.  Aussi  y  a-t-il  du  factice  dans  Hésiode,  tandis  qu'il  n'y  en 
a  point  dans  V  Iliade,  ni  dans  Y  Odyssée.  On  ne  voit  pas  d'indi- 
vidualité dans  Sophocle.  C'est  une  grande  et  belle  couleur  na- 
tionale :  ainsi  tout  est  nature  dans  Sophocle.  Euripide  est  tout 
individuel,  mais  tout  est  factice  dans  Euripide.  Le  factice  vient 
donc,  comme  vous  dites,  de  l'individuel  oppose';  au  général.  C'est 
un  but  partiel  qui  n'est  pas  d'accord  avec  le  grand  but.  C'est  le 
mouvement  de  chaque  vague  qui  tournoie  en  suivant  le  cours 
du  fleuve.  Cela  est  si  vrai  qu'un  fleuve  où  toutes  les  petites 
vagues  auraient  un  mouvement  marqué  à  elles  ne  serait  pas  à 
beaucoup  près  si  imposant,  ne  nous  paraîtrait  pas  aussi  naturel 
que  celui  dont  la  surface  uniforme  porterait  toute  notre  atten- 
tion sur  son  cours  rapide.  Voilà  de  la  métaphysique  en  échange 
de  la  vôtre,  cher  Prosper,  mais  vous  la  comprendrez  mieux  que 
tous  nos  professeurs  allemands.  .._ 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  559 

A  propos  de  professeur,  il  faut  que  je  vous  raconte  un  trait 
de  désintéressement  ou  plutôt  d'insouciance  sur  la  fortune  qui 
m'a  fort  frappé.  Le  célèbre  Heyne  (4),  qui  vient  de  mourir,  il  y 
a  huit  jours,  après  cinquante  ans  de  travaux  utiles  et  une  très 
belle  carrière,  a  cru  toute  la  fortune  de  sa  femme  anéantie  par 
des  mesures  financières  qui  viennent  d'être  prises  ici.  Il  en  a  été 
assez  affligé,  parce  que  ces  choses-là  affligent  toujours,  et  il  son 
est  plaint  à  ses  connaissances.  Tout  d'un  coup  il  s'est  trouvé  que 
sa  femme  n'avait  pas  un  sol  placé  sur  l'Etat,  que  tout  son  bien 
était  ailleurs,  et  qu'elle  ne  perd  rien,  de  sorte  qu'il  est  prouvé 
que  ce  vieux  savant  ignorait  jusqu'à  la  nature  de  sa  fortune  et 
n'en  jugeait  que  par  ouï-dire  sans  avoir  jamais  pris  la  peine  de 
s'en  informer.  C'était  un  objet  de  120000  francs.  Nos  sa  vans 
français  sont  plus  avisés. 

Adieu,  cher  Prosper.  Si  je  m'en  croyais,  je  causerais  encore, 
car  je  ne  vois  jamais  de  raison  de  finir  avec  vous  ni  de  com- 
mencer avec  les  autres.  Mais  il  y  a  un  terme  à  tout.  Je  vous 
embrasse  et  vous  prie  de  me  répondre  bientôt. 


XXXII 


Gôttingue,  août  1812. 


J'ai  voulu  attendre  pour  vous  répondre,  cher  Prosper,  que 
je  susse  quelque  chose  de  mon  retour  et  de  notre  réunion,  sur 
laquelle  vous  me  montrez  des  doutes,  qu'heureusement  je  ne 
partage  pas.  Il  est  certain  que,  depuis  que  j'ai  mis  toute  ma  vie 
dans  un  ouvrage,  dont  les  progrès  sont  pour  moi  une  occupation 
animée,  qui  m'empêche  de  regarder  ce  qui  se  passe  autour  de 
moi,  je  supporte  sans  peine  une  demeure,  où  je  suis  privé  d'ail- 
leurs de  tous  les  agrémens  que  j'avais  l'habitude  de  croire  né- 
cessaires et  même  de  ceux  que  vous  supposez  les  remplacer.  Car 
quand  vous  me  parlez  de  la  conversation  d'hommes  instruits,  et 
plongés  dans  une  existence  idéale,  on  voit  bien  que  vous  ne  con- 
naissez pas  Gôttingue.  Il  y  a  de  ces  hommes  sans  doute,  mais 
leur  existence  est  tellement  idéale,  qu'ils  ne  la  communiquent 
point.  Ils  ne  causent  jamais  d'aucune  idée.  Quand  ils  se  réu- 
nissent, ce  qui  est  rare,  c'est  pour  oublier  tout  ce  qui  les  occupe, 
comme  Malebranche  montait  à   cheval  sur  ud    bâton.  Ils  ne 

(1)  Christian-Gottlob  Heyne,  philologue  et  archéologue  allemand  (1729-1812). 


560  REVUE  DÉS  DEUX  MONDES. 

parlent  de  rien  :  ce  qu'ils  appellent  la  société,  c'est  le  silence 
dans  le  repos,  ce  qui  la  distingue  de  leur  solitude,  qui  est  le  si- 
lence dans  l'action.  Malgré  cela,  comme  je  le  disais  tout  à  l'heure, 
il  est  certain  que  mon  ouvrage,  qui  m'a  mis  dans  la  même  caté- 
gorie qu'eux,  en  me  donnant  un  objet  de  pensée  dont  je  ne  parle 
jamais,  me  fait  supporter  cette  vie  complètement  solitaire  et  sans 
communication  quelconque.  Mais  je  n'en  fixe  pas  moins  dans 
ma  tête  une  époque  où  elle  finira,  et  où  je  retrouverai  le  petit, 
très  petit  nombre  d'hommes  avec  lesquels  la  parole  est  encore 
possible.  Or  vous  savez  que  vous  êtes  au  premier  rang  de  ces 
hommes,  ou  plutôt  il  n'en  est  aucun  que  je  puisse  placer  à  côté 
de  vous.  Ce  n'est  donc  pas  un  simple  projet  que  je  forme,  une 
rencontre  agréable  que  j'aime  à  espérer  vaguement,  c'est  une 
affaire  importante  pour  moi  que  de  vous  revoir;  mais  vous  dire 
quand,  à  quelques  mois  près,  est  encore  difficile.  J'ai  des  affaires 
ici  qui  ne  finissent  point,  et  tant  que  ma  véritable  affaire  ne  sera 
pas  finie,  je  ne  presserai  pas  celles  qui  me  servent  de  prétexte 
raisonnable,  sans  lequel  je  n'aurai  pas,  avec  mou  caractère,  la 
fermeté  de  rester  ici.  Car  d'après  ce  que  je  vous  dis  de  Gôt- 
tingue,  vous  sentez  que  pour  une  femme  c'est  un  insupportable 
séjour,  et  je  ne  pourrais  condamner  la  mienne  à  cet  ennui  s'il  ne 
s'agissait  pas  d'une  grande  partie  de  sa  fortune.  De  toutes  ma- 
nières, mon  établissement  dans  les  environs  ne  passera  pas  cet 
hiver.  11  est  même  déjà  convenu  que  nous  partirons  cet  automne. 
Mais  je  compte  sur  nos  débiteurs,  et  dans  ce  genre  ils  ne  m'ont 
pas  encore  manqué.  Il  y  a  donc  une  possibilité  que  je  vous  revoie 
vers  le  mois  de  novembre.  Il  y  a  une  probabilité  que  ce  ne  sera 
qu'au  mois  de  mars  ou  d'avril.  Je  ne  ferai  que  traverser  la  Suisse. 
Il  y  a  un  château  désert  dont  je  ne  pourrais  supporter  la  vue  ni 
même  le  voisinage.  Quelques  politesses  à  quelques  parens  et  je 
partirai  pour  Paris,  et,  si  vous  êtes  à  Nantes  (1),  j'irai  le  plus  tôt 
que  je  le  pourrai  à  Nantes.  Vous  me  paraissez  préférer  que  nous 
nous  voyions  là,  et  je  le  préfère  aussi  de  beaucoup.  Nous  se- 
rons plus  libres,  et  nous  causerons  autant  que  nous  pourrons  le 
souhaiter. 


(1)  M.  (le  Harante  donnait  souvent  rendez-vous  à  Nantes  aux  amis  qui  dési- 
raient le  rencontrer.  Nantes  était  moins  éloignée  de  Paris  que  Napoléon-Vendée,  le 
voyage  plus  facile  et  les  routes,  surtout,  bien  meilleures.  Il  devait  s'y  installer 
officiellement  quelques  mois  après;  le  12  mars  1813,  M.  de  Barante  fut  nommé 
préfet  de  la  Loire-Iuférieure. 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  561 

Si  je  ne  pars  qu'au  printems,  je  crois  que  je  rapporterai  tout 
mon  Polythéisme  achevé.  Je  l'ai  cru  fini  plus  d'une  fois,  et  je 
me  suis  toujours  aperçu  qu'il  ne  l'était  pas  encore.  Cependant 
pour  tout  autre  il  le  serait.  Mais  je  suis  consciencieux  dans  les 
détails,  et  quelquefois  un  détail  influe  sur  l'ensemble.  J'ai  eu 
surtout  beaucoup  à  refaire  au  commencement.  C'était  toujours 
ce  qui  m'eff"rayait,  parce  que,  commencé  dans  un  sens  assez  dif- 
férent, il  tournait  le  dos  au  but  auquel  la  dernière  partie  allait. 
J'ai  retourné  cette  partie  de  mon  armée  et  tout  marche  en- 
semble. J'aurai  fièrement  à  élaguer,  car  sur  beaucoup  d'objets 
j'ai  tout  recueilli  pour  avoir  le  choix.  C'est  surtout  sous  ce  rap- 
port que  des  conseils  me  seront  utiles.  Ah  !  si  notre  amie... 

Je  ne  fais  pas  entrer  dans  mes  projets  les  événemens  qui 
peuvent  tout  bouleverser,  parce  qu'ils  ne  se  laissent  ni  calculer 
ni  éviter.  Il  faut  les  attendre.  Peut-être  ne  viendront-ils  point 
Si  j'avais  cessé  de  travailler,  lorsqu'il  y  avait  dix  à  parier  contre 
un  que  je  n'achèverais  pas,  je  serais  encore  à  faire  le  tout.  Je 
ne  m'occupe  donc  en  rien  de  ce  qui  ne  dépend  pas  de  moi,  et 
jusqu'à  présent  je  m'en  trouve  bien.  L'incertitude  sur  la  vie  en 
elle-même  est  telle  que  les  autres  incertitudes  qui  peuvent  s'y 
joindre  n'y  ajoutent  guère. 

Que  dites-vous  de  l'Institut?  Il  y  a  des  gens  qui  ont  l'air  de 
s'affliger  sérieusement  de  la  déconsidération  dans  laquelle  il 
tombe.  Ils  me  paraissent  presque  aussi  fous  que  ceux  qui  causent 
cette  déconsidération  en  s'en  emparant,  ou  même  beaucoup  plus, 
car  enfin,  tant  que  les  déjeuners  ne  coûteront  pas  1 500  livres  de 
rente,  il  y  aura  gain  à  arriver  à  l'Institut  par  les  déjeuners.  La 
dégradation  va  vite  du  cœur  aux  extrémités.  J'en  ai  le  petit 
plaisir  d'un  prophète. 

Je  viens  de  lire  un  vieux  ouvrage  mythologique  de  Rabaut 
Saint-Étienne  qui  m'a  amusé,  en  me  reportant  aux  temps  de  la 
coterie  encyclopédique.  Ce  sont  des  complimens  à  tous  les  con- 
frères alors  vivans  qui  tous  sont  morts  aujourd'hui,  de  sorte  que 
c'est  la  poussière  flattant  la  poussière  (quand  nos  vivans  se 
flattent,  c'est  la  boue  flattant  la  boue),  ce  sont  des  complimens 
amenés  de  si  loin  qu'ils  en  sont  comiques.  Par  exemple,  il  veut 
flatter  Saint-Lambert,  et,  à  propos  d'une  dissc.ttation  assez  pédau- 
tesque  sur  le  langage  du  peuple  primitif,  il  dit  en  note  :  si  Ion 
veut  avoir  une  idée  du  langage  harmonieux  figuré  de  ce  peuple, 
il  faut  lire,  etc.,  et  il  cite  seize  ou  vingt  vers  de  boudoir  tirés 

TOME    XXXTV.    —    1006.  36 


s 62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  Quatre  parties  du  Jour.  Voilà  ce  que  j'appelle  de  l'ériiditioii 
élégante. 

Adieu,  cher  Prosper.  Savez-vous,  soit  dit  sans  reproche,  que 
vos  lettres  sont  cruellement  courtes.  Quand  je  les  reçois,  et  que 
je  me  réjouis  de  causer  quelques  instans  avec  vous,  j'ai  un  vrai 
chagrin  de  ne  trouver  que  quelques  lignes.  Ecrivez-moi  pour- 
tant, longuement,  si  vous  pouvez,  brièvement,  s  il  le  faut,  mais 
écrivez-moi. 


XXXIII 

Gôttingen,  ce  23  septembre  [1812]. 

Le  tems  est  sombre,  les  arbres  perdent  leurs  feuilles,  voilà 
donc  l'été  passé,  tout  aussi  vite  que  s'il  y  avait  du  bonheur,  du 
repos,  de  l'avenir.  Je  n'ai  jamais  autant  senti  la  rapidité  de  la 
vie.  Peut-être  l'uniformité  de  la  mienne  y  contribue-t-elle. 
Chaque  jour  se  ressemble,  chaque  heure  est  aujourd'hui  ce  que 
la  même  heure  était  hier;  et  le  tems  s'enfuit,  sans  qu'excepté  par 
mon  ouvrage  qui  avance,  je  puisse  mettre  une  marque  à  aucun 
moment  pour  le  distinguer  de  ceux  qui  l'ont  précédé  ou  de  ceux 
qui  vont  le  suivre.  J'ai  une  sorte  d'ivresse  de  solitude,  qui  a  un 
singulier  effet  sur  mes  idées.  Je  n'ai  pas  au  monde  un  intérêt 
commun  avec  qui  que  ce  soit.  Je  ne  parle  pas  de  l'intérieur,  oti 
les  intérêts  ne  font  qu'un  quand  ils  existent.  Mais  comme  je 
n'en  ai  point,  je  ne  puis  en  partager,  et  j'empêche  seulement, 
sans  le  vouloir,  que  ceux  qui  tiennent  à  moi  n'en  aient.  Je  ne 
m'occupe  en  rien  de  fortune,  parce  que  ce  que  j'ai  suffit,  s'il  me 
reste,  et  que  je  ne  puis  rien  faire  pour  avoir  plus  de  sûreté  de 
le  conserver.  L'agitation  que  je  vois  au  dehors  pour  des  places 
et  des  avantages  positifs  m'est  si  étrangère  que  je  commence  à 
ne  la  plus  comprendre.  Le  fracas  des  empires  qui  se  choquent 
n'est  qu'un  bruit  incommode.  L'avenir,  il  n'y  en  a  plus.  Le  pré- 
sent est  imperceptible.  C'est  ainsi,  je  suppose,  qu'existeraient  les 
ombres  d'Homère,  si  son  Elysée  avait  existé.  Encore  les  guer- 
riers y  polissaient-ils  leurs  armes,  et  les  chasseurs  y  couraient- 
ils  après  des  ombres  d'animaux.  Je  suis  quelquefois  effrayé  de 
mon  immobilité.  Je  ne  souffre  ni  ne  jouis,  et  je  me  tàte  quel- 
quefois pour  savoir  si  je  vis  encore.  J'ai  l'air  de  vivre  par  poli- 
tesse, comme  j'ôte  mon  chapeau  dans  la  rue  aux  gens  qui  me 
saluent  et  que  je  ne  connais  pas. 


LETTRES   DE   BENJAMIN    CONSTANT.  563 

A  quoi  bon  toute  cette  description  ?  Pourquoi  charger  la 
poste  de  ce  néant,  et  pourquoi  vous  le  faire  lire?  C'est  que  j'es- 
père revivre  jusqu'à  un  certain  point  avec  vous,  cher  Prosper,si 
nous  sommes  dans  votre  retraite.  Nos  souvenirs  nous  rendront 
une  chaleur  momentanée  comme  la  flamme  de  votre  cheminée 
colorera  nos  visages  d'une  couleur  qui  ne  viendra  pas  de  nous. 

Vous  me  dites  de  bien  belles  choses  sur  ce  que  je  sais  et  sur 
ce  que  vous  ne  savez  pas,  à  ce  que  vous  prétendez.  Je  sens  trop 
que  vos  éloges  ne  sont  pas  fondés.  Je  tire  un  assez  bon  parti  du 
peu  que  je  sais  ou  que  j'apprends.  Mais  je  vois  des  lacunes 
énormes  que  je  ne  remplirai  jamais,  et  je  saute  de  Tune  à  l'autre 
comme  les  chasseurs  de  chamois.  Pour  bien  faire  mon  livre,  il 
faudrait  dix  années  d'études,  et  les  questions  sont  si  nombreuses 
que  pour  les  approfondir  toutes,  il  faudrait  tant  de  volumes  que 
je  ne  trouverais  pas  de  lecteurs.  En  trouverai-je  même  à  pré- 
sent? C'est  ce  que  je  ne  puis  deviner.  Croyez- vous  qu'en  France 
il  y  ait  cent  personnes  qui  lisent  trois  volumes,  quoique  ces 
trois  volumes  contiennent  de  quoi  en  faire  soixante?  J'ai  écrit,  il 
y  a  six  semaines,  six  pages  à  Hochet,  qui  m'avait  fait  des  ques- 
tions avec  une  aimable  apparence  de  curiosité.  Je  ne  suis  pas 
sûr  que  ces  six  pages  n'aient  pas  été  beaucoup  trop  longues 
pour  lui.  Quand  je  vois  la  disposition  universelle,  je  me  de- 
mande où  est  l'espèce  humaine  que  j'ai  connue  ou  plutôt  qu'on 
m'avait  promise.  Je  ne  retrouve  pas  trace  de  ce  que  j'imaginais 
constituer  l'homme,  et  j'écris  pour  une  race  qui  n'est  plus;  car 
la  postérité,  à  moins  d'un  déluge,  vaudra  moins  encore  que 
nous.  Vous  et  une  autre  personne  exceptés,  je  suis  seul  de  ma 
nature  sur  cette  terre  bouleversée.  Tant  que  cette  autre  personne 
vivra,  je  ne  serai  pourtant  pas  seul.  Ma  pensée  se  rattache  à  la 
sienne.  Mes  pages  sont  des  lettres  que  je  lui  écris.  Je  sens  ce 
qu'elle  aimera  à  lire  et  je  dis  : 

Sine  me  liber  ibis  in  urbem. 

Mes  projets  sont  toujours  ce  que  je  vous  ai  iinandé.  Je  tour- 
nerai, d'ici  au  mois  de  février,  dans  le  rayon  le  plus  voisin  que 
je  pourrai  de  la  bibliothèque  d'ici,  et  à  cette  époque  je  traver- 
serai la  Suisse  et  j'irai  à  Paris  pour  aller  de  là  à  Napoléon,  qui 
est  un  but,  pour  moi,  bien  plus  agréable.  J'aurai  (îni  l'ordon- 
nance de  mon  Polylhéistne,   dont   les  distributions  sont  entîn 


oG4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  un  ordre  qui  me  plaît  et  dans  un  ordre  immuable.  Vous 
jugerez  si  toutes  les  idées  étrangères  sont  assez  francisées  pour 
se  montrer  parmi  nos  compatriotes.  Je  ne  parle  que  de  la  forme  : 
car  le  fond  est  intransmissible  au  public  français.  C'est  de  la 
rosée  sur  des  pierres.  La  superficie  est  mouillée,  le  fond  reste 
sec. 

N'êtes-vous  pas  frappé  de  la  différence  qui  existe  entre  notre 
nation  et  toutes  les  autres?  Je  le  suis  toujours  davantage  :  et  les 
lettres  qu'on  publie  achèvent  de  me  confirmer  dans  cette  impres- 
sion. Cest  surtout  la  forme  qui  est  remarquable.  Le  fond  est 
requis.  Mais  dans  la  forme  il  y  a  une  certaine  ignorance,  avec 
une  certaine  légèreté,  une  grâce  de  convention,  quelque  chose 
de  cavalier  et  en  même  tems  un  tonde  garnison,  une  admiration 
pour  la  mécanique  de  la  vie,  pour  labatage  des  forêls  plus  que 
pour  les  vieux  chênes,  pour  les  canaux  et  non  pour  les  fleuves, 
un  mépris  pour  la  barbarie  antérieure  à  la  civilisation  et  une 
satisfaction  de  la  postérieure  :  tout  cet  ensemble  est  unique,  à 
moins  que  la  Chine  n'ait  passé  par  là,  ce  qui  est  assez  mon 
idée  comme  je  crois  la  vôtre.  Tout  ce  que  je  dis  est  embrouillé 
parce  que  j'écris  à  la  hâte,  et  qu'aussi  je  ne  trouve  pas  néces- 
saire d'être  par  trop  clair. 

Adieu,  cher  Prosper,  depuis  que  ma  lettre  est  commencée, 
je  gèle.  Le  froid  est  survenu  subitement.  Il  paraît  que  nous 
aurons  un  vilain  automne  après  un  infâme  été.  Je  ne  veux  pas 
faire  de  feu,  parce  que  les  poêles  sont  trop  chauds,  de  sorte 
que  j'ai  peine  à  remuer  les  doigts  pour  vous  dire  que  je  vous 
aime.  Écrivez-moi  toujours  ici,  quoique  je  ne  sache  où  j'irai. 
On  m'enverra  vos  lettres. 


XXXIV 


Gôttingiie,7  avril  [1813]. 


Je  me  hâte  de  répondre  à  votre  lettre,  cher  Prosper,  parce 
qu'on  ne  sait  pas  pendant  combien  de  temps  encore,  si  la  moitié 
des  bruits  qui  courent  sont  vrais,  mes  lettres  pourront  se  trans- 
porter jusqu'à  vous.  Nous  sommes  déjà  coupés  d'une  partie  de 
l'Europe.  Il  y  a  des  villes  à  trente  lieues  de  nous  dont  nous  ne 
pouvons  avoir  aucunes  nouvelles,  etOotlingue  s'insularise  chaque 
jour  davantage.  Des  affaires  et  mon  Polythéisme,  et  Villers  m'y 


LETTRES  DE  BENJAMIN  CONSTANT.  565 

retiennent;  sans  mes  affaires,  je  n'aurais  aucun  motif  raison- 
nable dans  l'acception  commune  du  mot,  pour  y  rester;  sans 
mon  Polythéisme,  je  n'y  resterais  pas,  quelles  que  fussent  mes 
affaires.  Et  sans  Villers,  je  n'aurais  pas  la  force  d'y  rester,  même 
pour  mon  ouvrage,  parce  que  sa  conversation  est  le  seul  délas- 
sement que  je  puisse  trouver  ici.  Mais  cette  triple  combinaison 
me  fait  demeurer,  quand  bien  des  gens  se  sauvent.  Il  est  vrai 
qu'ils  mettent  à  eux  un  grand  intérêt,  et  que  je  n'ai  pas  ce 
bonheur.  Je  ne  puis  guère  craindre  un  avenir  dont  j'espère  si 
peu  :  et  les  chances  de  la  vie  ne  m'effrayent  pas,  parce  que  je 
n'en  vois  aucune  de  bonne.  La  seule  chose  pour  laquelle  j'aie  et 
j'acquière  chaque  jour  une  invincible  répugnance,  c'est  l'agita- 
tion. Je  resterais,  je  crois,  dans  un  hôpital  de  pestiférés,  plutôt 
que  d'en  sortir  en  courant:  et  je  vois  sans  inquiétude  venir  le 
moment  où  toute  sortie  d'ici  sera  impossible,  parce  que  cela 
finira  le  bourdonnement  d'irrésolution  qui  fait  autour  de  mes 
oreilles  un  bruit  monotone  et  fatigant.  Mais  après  avoir  pris  la 
plume  pour  que  ma  lettre  vous  parvienne  encore,  je  songe  à  ce 
que  je  mettrai  dans  cette  lettre,  et  je  ne  le  vois  guère.  Vous  par- 
ler éternellement  de  mon  ouvrage,  m'ennuyerait  plus  que  vous. 
Je  ne  pourrais  vous  en  rien  dire  qui  vous  en  donnât  une  idée 
moins  vague  que  celle  qui  peut  vous  en  être  restée.  Il  faudra 
vous  le  lire,  quand  il  sera  fait,  mais  je  me  fatiguerais  et  vous 
fatiguerais  en  vain,  si  je  voulais  en  traiter  par  lettre.  Vous  parler 
des  affaires  publiques,  ne  conviendrait  ni  à  moi  qui  suis  éloigné 
de  tout  ce  qui  y  a  rapport,  ni  à  vous  qui  marchez  à  grands  pas 
et  brillamment  dans  la  carrière  administrative.  Vous  dire 
quelque  chose  sur  notre  amie,  je  le  voudrais  bien,  mais  je  ne 
sais  rien  que  de  très  vague.  Toute  communication  est  inter- 
rompue depuis  longtemps,  et  la  communication  qui  existait  n'était 
point  sans  gêne.  Sa  situation  extérieure  est  brillante,  comme 
partout.  Elle  paraît  heureuse,  comme  partout,  à  ceux  qui  ne  la 
connaissent  pas.  Elle  s'agite  et  souffre  sûrement,  comme  partout 
et  comme  toujours.  De  tems  en  tems,  à  d'assez  longs  inter- 
valles, je  rêve  d'elle  et  ces  rêves  mettent  dans  ma  vie,  pour  plu- 
sieurs heures  après  que  le  réveil  est  venu,  un  mouvement  inusité, 
comme  quand  nos  soldats  passaient  auprès  d'un  grand  feu,  à 
Smolensk  ou  sur  la  Beresina.  Du  reste,  ma  vie  est  calme,  assez 
douce  quand  je  travaille,  mais  pesante  et  désorganisée  quand  je 
ne  travaille  pas.  Le  monde  m'est  étranger,  je  n'ai  plus  d'identité 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


qu'uvec  quelques  idées.  Quand  je  les  interromps  et  que  la  chaîne 
s'en  brise,  je  ne  suis  plus  qu'une  poussière  inquiète  et  soutTrante. 

Je  viens  de  lire  la  correspondance  d'Horace  Walpole  en 
anglais,  non  pas  ses  lettres  à  M""'  du  DetTant,  mais  à  ses  amis 
et  sur  M""'  du  Deiïant,  et  sur  la  France.  J'ai  pris  beaucoup  meil- 
leure opinion  :  il  y  a,  dans  sa  conduite  et  dans  ses  lettres,  de  la 
droiture,  de  la  noblesse  et  beaucoup  d'esprit.  Ses  jugemens  sur 
notre  Révolution  m'auraient  bien  scandalisé  autrefois.  Je  les 
signerais  aujourd'hui,  ainsi  que  ceux  sur  notre  nation  en  géné- 
ral. C'est  une  lecture  toujours  intéressante  que  celle  d'une 
correspondance  qui  dure  près  de  cinquante  ans.  On  voit  tant  d'es- 
pérances qui  n'ont  pas  de  suite,  sans  que  celui  qui  les  avait  con- 
çues en  soit  plus  malheureux,  tant  de  projets  dont  les  uns 
échouent  sans  que  celui  qui  les  avait  formés  s'en  trouve  plus 
mal,  et  dont  les  plus  fâcheux  d'ordinaire  sont  ceux  qui  réus- 
sissent, qu'on  se  calme  sur  soi-même,  et  qu'on  finit  par  voir  que 
le  mieux  est  de  gagner  la  fin  de  la  vie  sans  trop  de  douleurs. 

Adieu,  cher  Prosper.  Je  désire  que  ma  lettre  vous  parvienne, 
et  je  vous  supplie  d'en  risquer  une  en  réponse,  le  plus  tôt  que 
vous  pourrez.  Nous  ne  disons  rien  qui  ne  puisse  être  lu  par  le 
monde  entier  et  le  moment  de  notre  réunion  devient  trop  incer- 
tain pour  que  vos  lettres  ne  me  soient  pas  nécessaires.  t 

Au  moment  où  je  finis  cette  lettre,  j'en  reçois  une  de  Hochet 
qui  m'annonce  les  couches  de  M°"  de  Barante.  Je  vous  en  féli- 
cite de  tout  mon  cœur.  C'est  un  bonheur  qu'une  telle  inquié- 
tude de  moins  et  parmi  les  chances  de  la  vie,  les  relations  de 
père  et  de  fille  sont  peut-être  l'une  de  celles  qui  promettent  le 
plus  de  bonheur. 

XXXV 

^Paris,  1814.] 

Mon  cher  Prosper, 

Je  suis  tout  honteux  :  une  affaire  qui  m'a  pris  à  sept  heures 
du  matin  et  qui  a  duré  jusqu'à  présent  m'a  non  seulement  fait 
oublier  votre  invitation,  mais  forcé  tellement  à  parler,  que  je 
suis  hors  d'état  de  lire.  Comme  il  n'est  pas  juste  de  vous  avoir 
fait  attendre  pour  rien,  je   vous    envoie  le  roman  (1)  en  vous 

ii)  Affnipfie. 


r 


LETTRES    DE    BENJAMIN    CONSTANT.  b67 

priant  de  ne  le  communiquer  à  personne,  c'est-à-dire  de  ne  le 
mettre  entre  les  mains  de  personne,  mais  seulement  de  le  lire 
aux  personnes  à  qui  a'ous  vouliez  que  je  le  lusse.  Je  vous 
demande  de  m'indiquer  un  moment  où  je  puisse  être  présenté  à 
M""'  de  Barante  puisque  j'en  perds  l'occasion  ce  matin. 

XXXVI 

Paris,  18  octobre  1830  (1). 

Vous  êtes  venu  chez  moi  hier,  mon  cher  Prosper.  J'ai  été 
désolé  de  ce  qu'on  ne  vous  a  pas  laissé  entrer.  Ma  santé  a  été  si 
mauvaise  que  je  me  suis  souvent  trouvé  incapable  de  soutenir 
une  heure  de  conversation.  Je  suis  mieux  à  présent  et  peut- 
être  ferai-je  de  nouveau  un  bail  de  deux  ou  trois  ans  avec  la 
vie  (2).  Il  y  a  des  choses  assez  curieuses  pour  qu'on  veuille  en 
voir,  je  ne  dis  pas  la  fin,  mais  la  suite.  Je  ne  sortirai  pas  encore 
de  toute  la  semaine  et  ma  porte  sera  toujours  ouverte.  Si  donc 
vous  avez  un  moment  à  perdre,  causer  avec  vous  me  fera  un 
plaisir  extrême.  Mille  sincères  amitiés. 

Benjamin  Constant. 

(1)  De  1815  à  1830  les  relations  de  M.  de  Barante  avec  M.  Benjamin  Constant 
étaient  devenues  beaucoup  moins  intimes.  M.  Constant  s'était  laissé  accaparer  par 
un  groupe  politique  et  social  fort  différent  de  celui  où  ils  avaient  sécu  et  pensé 
côte  à  côte  sous  l'Empire.  Cependant,  en  dépit  de  toutes  les  aigreurs  que  ses  nou- 
velles accointances  avaient  pu  lui  inspirer  contre  ses  anciens  amis,  ceux-ci  ne 
perdaient  point  le  souvenir  du  Benjamin  Constant  d'autrefois  et  surent  fort  délica- 
tement le  lui  témoigner  au  début  du  gouvernement  de  Juillet. 

Î2)  Benjamin  Constant  mourut  quelques  jours  après,  le  10  décembre  1830. 


PRÉPARATION 


AU 


SERVICE    RÉDUIT 


La  question  des  effectifs  a  fourni  l'argument  principal  dans 
les  éloquentes  et  savantes  joutes  oratoires  auxquelles  a  donné 
lieu  la  discussion  du  projet  de  loi  qui  réduit  de  trois  à  deux  ans 
la  durée  du  service  militaire  sous  les  drapeaux.  Elle  domine  le 
débat,  elle  décide  des  innovations,  elle  est  la  cause  des  différences 
profondes  entre  les  dispositions  nouvelles  et  leurs  devancières; 
notamment  l'égalisation  des  charges.  La  fixité  de  leur  chiffre  est 
comme  le  pivot  autour  duquel  se  déroulent  et  s'entre-choquent 
les  combinaisons  dans  le  champ  clos  des  recherches  et  des 
luttes. 

Ce  n'est  pas  sans  raison.  La  fixation  des  effectifs  résulte,  en 
effet,  des  obligations  du  temps  de  paix  et  de  la  mobilisation, 
des  nécessités  de  l'instruction  et  même  de  conventions  interna- 
tionales :  elle  dépend  avant  tout  des  fluctuations  de  la  popula- 
tion. Le  contingent  augmente,  dans  les  pays  où  celle-ci  s'accroît 
et  dont  le  réservoir  d'hommes  devient  de  plus  en  plus  vaste. 
Il  est,  au  contraire,  soumis  à  une  diminution  progressive,  chez 
los  nations,  qui,  malheureusement  comme  la  France,  voient 
d  année  en  année  la  natalité  décroître  d'une  manière  inquiétante. 
Après  avoir  fait  appel  à  toutes  les  ressources  du  recrutement 
la  mesure  la  plus  propre  à  obvier  à  cette  diminution  fatale  et 
redoutable  a  paru  consister  à  combler  les  lacunes  successives  au 
moyen  de  rengagemens. 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    RÉDUIT.  ÔG9 

Les  effectifs  ainsi  obtenus,  à  frais  de  plus  en  plus  onéreux  et 
qui  présentent,  entre  autres,  l'inconvénient  de  diminuer  d'autant 
les  forces  de  nos  réserves,  donneront-ils  le  résultat  cherché? 
soit,  à  défaut  du  plus  grand  nombre,  des  troupes  de  première 
ligne  de  qualité  supérieure,  assurant  l'avantage,  ou  tout  au 
moins  rétablissant  l'équilibre,  dans  les  chocs  du  début,  dont  l'in- 
fluence est  si  considérable  sur  l'issue  de  la  lutte? 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'adaptation  des  anciens  soldats,  comme 
auxiliaires  des  cadres  semble  le  moyen  le  plus  simple,  le  plus 
efficace,  et  l'on  est,  par  suite,  conduit  à  examiner  dans  quelle 
mesure  leur  perfectionnement  progressif,  d'année  en  année,  ré- 
pond au  but  recherché,  et  si  des  différences  essentielles,  dans 
nos  mœurs,  nos  institutions,  nos  tendances  et  par-dessus  tout 
dans  les  procédés  actuels  de  la  guerre  et  les  modifications  appor- 
tées à  la  tactique  par  les  effets  d'engins  de  toute  nature,  sans 
cesse  renouvelés,  n'amènent  pas  la  conception  et  la  nécessité 
d'un  soldat  plus  approprié  aux  exigences  nouvelles,  et  dont  la 
formation  tienne  compte,  dans  une  plus  large  mesure,  de  tous 
ces  élémens. 

Il  y  a  entre  les  différentes  parties  de  l'organisme  militaire, 
un  lien  si  étroit,  que  chacune  d'elles  est  solidaire  des  autres. 
C'est  ainsi  que  la  valeur  du  soldat  dépend  essentiellement  de 
celle  des  cadres  chargés  de  le  former,  pendant  la  paix,  et  de  le 
mener  au  combat.  Tous  les  hommes  de  guerre  ont  professé  cette 
opinion.  Le  raisonnement,  l'expérience  et  les  enseignemens  de 
l'histoire  s'accordent  à  en  démontrer  la  vérité. 

Les  élémens  dont  la  réunion  et  le  développement  la  déter- 
minent peuvent  se  résumer  à  trois  principaux  :  l'éducation  phy- 
sique, l'éducation  morale,  l'exercice  du  jugement. 

L'éducation  physique  date  de  l'apparition  de  l'homme  sur 
la  terre.  La  lutte  pour  la  vie,  avec  un  outillage  longtemps  rudi- 
menlaire,  lui  a  imposé,  dès  l'origine,  la  recherche  du  dévelop- 
pement^ de  sa  force  musculaire  et  de  son  agilité.  Le  combat 
antique  en  impliquait  la  prédominance  presque  exclusive  dans  la 
formation  du  guerrier,  qui  était  préparé  dès  le  plus  jeune  âge. 
Les  exercices  du  corps  et  le  maniement  des  armes  étaient  fami- 
liers, à  toutes,  les  catégories  de  citoyens  de  la  Grèce  et  de  la 
Rome  républicaine,  appelés  au  service  militaire  et,  à  peine  ado- 
iescens,  les  rendaient  aptes  à  combattre. 

Chez  les  peuples  de  la  Gaule  et  de  la  Germanie,  lapprentis- 


570  REVUE   DES    DEUX    MO.NDES. 

sage  de  la  chasse  et  de  la  guerre  commençait  aussitôt  que  l'en- 
fant savait  marcher  et  produisait  cette  vigueur  et  cette  audace, 
qui  ont  tant  de  fois  étonné  et  terrifié  le  monde  antique.  Si  la 
Rome  impériale  s'est  vue  peu  à  peu  refoulée  et  réduite  à  l'im- 
puissance par  le  flot  des  barbares,  on  doit  l'attribuer,  sans  doute, 
au  relâchement  de  ses  mœurs  et  des  institutions  qui  avaient  fait 
sa  force,  mais  plus  qu'à  toute  autre  cause,  à  l'abandon  du  dres- 
sage de  sa  jeunesse  à  la  guerre,  conséquence  de  la  suppression  du 
service  obligatoire,  aboli  par  Auguste  pour  assurer  l'absolutisme 
du  pouvoir.  Les  légions  composées,  dès  lors,  peu  à  peu,  presque 
exclusivement  de  mercenaires  perdirent  la  force  physique  et 
la  force  morale  qui  les  avaient  rendues  maîtresses  du  monde. 

Au  moyen  âge,  la  race  conquérante  s'exerce  seule  à  la  chasse 
et  à  la  guerre.  Elle  en  conserve,  avec  un  soin  jaloux,  le  privi- 
lège exclusif.  La  masse  conquise,  servile  dans  les  campagnes, 
adonnée  aux  sciences,  aux  arts,  aux  métiers  et  au^  commerce 
dans  les  villes,  ne  sert  partiellement  que  comme  appoint  et  ne 
reçoit  aucune  éducation  physique  préalable.  L'agrandissement 
progressif  du  pouvoir  central  aux  dépens  de  la  féodalité,  l'aug- 
mentation de  la  population  et  de  la  durée  de  l'état  de  guerre, 
conduisent  à  la  création  d'unités  permanentes  et  font  apparaître 
le  soldat  de  profession,  dont  l'éducation  exige  un  temps  d'autant 
plus  considérable  que  rien  ne  l'a  préparé  au  métier  des  armes. 
De  là,  pour  en  obtenir  le  rendement  maximum,  le  service  à  long 
terme,  qui,  sous  des  transformations  successives,  s'est  main- 
tenu à  travers  les  siècles,  jusqu'à  une  époque  très  récente. 

L'obligation  du  service,  pour  tous,  imposé  par  les  revers  de 
l'année  terrible,  mais  de  plus  en  plus  réduit,  fait  comprendre 
la  nécessité  de  procédés  de  nature  à  compenser  la  diminution 
du  temps  passé  sous  les  drapeaux  par  une  préparation  efficace. 

L'éducation  physique  s'est  de  plus  en  plus  développée  dans 
ces  dernières  années.  La  gymnastique,  la  marche  et  le  tir  en- 
couragés par  les  pouvoirs  publics  dans  les  établissemens  d'in- 
struction et  par  le  concours  de  nombreuses  sociétés  particulières, 
sont  devenus  familiers  à  une  partie  de  la  jeunesse  des  centres 
populeux.  Mais  ces  moyens  sont  encore  insuffisans.  L'obli- 
gation de  l'instruction  de  la  gymnastique,  dans  les  écoles,  in- 
scrite dans  la  loi,  est  restée  inobservée  dans  la  plupart  des  com- 
munes rurales.  D'ailleurs,  les  enfans  quittant  l'école  vers  douze 
ou  treize  ans,  les  résultats  de  cet  enseignement  ne  seraient  que 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    RÉDUIT.  S71 

peu  appréciables,  si  des  dispositions  légales,  à  intervenir,  ne 
prescrivaient  de  l'entretenir  de  la  sortie  de  l'école  à  l'entrée  du 
service  militaire.  Si  l'on  doit  s'efforcer  de  développer  la  pratique 
des  exercices  physiques  et  à  l'étendre  aux  petites  localités  et  aux 
campagnes  qui  fournissant  la  masse  des  contingens,  il  est  d'au- 
tant plus  urgent  encore  d'inculquer  le  sentiment  des  devoirs  en- 
vers la  patrie  :  le  dévouement,  l'abnégation,  l'esprit  de  sacrifice 
et  de  discipline,  la  fidélité  au  drapeau,  que  ces  vertus  sur  les- 
quelles s'étaie  la  force  des  armées  et  des  nations  sont  violem- 
ment battues  en  brèche  par  des  théories  malsaines,  dont'  les 
propagateurs  et  les  partisans,  égarés  par  des  illusions  décevantes 
ou  séduits  par  l'apparence  trompeuse  d'avantages  -matériels 
quand  ils  n'obéissent  pas  à  des  suggestions  moins  avouables,  les 
proclament  avec  plus  d'ardeur. 

La  prolongation  de  la  paix  armée,  en  faisant  paraître  de  plus 
en  plus  lourd  le  fardeau  des  charges  militaires  aux  générations 
qui  n'ont  pas  assisté  directement  à  nos  désastres,  dont  les  té- 
moins disparaissent  peu  à  peu,  produit  un  état  de  malaise  dont 
les  manifestations  amènent,  plus  que  toute  autre  cause,  la  dimi- 
nution progressive  de  la  durée  du  service  et  exercent  une 
répercussion  des  plus  fâcheuses  sur  l'état  des  esprits,  en  prédis- 
posant aux  utopies  les  plus  dangereuses,  destructrices  de  toute 
organisation  rationnelle.  Cependant  les  forces  qui  enserrent  nos 
frontières  s'accroissent,  sans  cesse,  tandis  que  les  populations 
voisines  accusent,  sur  la  nôtre,  à  peiné  stationnaire,  une  supé- 
riorité numérique  de  plus  en  plus  inquiétante,  d'un  recensement 
à  l'autre.  Il  peut  se  faire,  si  rien  ne  vient  entraver  ou  compenser 
cette  marche,  en  sens  inverse,  que  la  disproportion  devienne 
telle  que  la  lutte  ne  soit  plus  possible  qu'avec  l'aide  d'alliances 
dont  il  faut  rechercher  les  avantages  incontestables,  mais  sur 
lesquelles  il  serait  téméraire  de  trop  compter.  D'ailleurs,  une  des 
conditions  essentielles  de  leur  solidité  est  un  état  militaire  puis- 
sant; de  sorte  que,  isolés  ou  coalisés,  il  n'est  pas  moins  néces- 
saire pour  nous  d'affronter  les  éventualités  d'un  avenir  incer- 
tain, avec  une  organisation  qui  nous  permette,  au  moment  du 
besoin,  d'utiliser  nos  forces,  dans  les  conditions  les  plus  favo- 
rables. Les  élémens  qui  les  composent  comprennent  des  moyens 
matériels  et  la  mise  en  œuvre  de  ces  moyens.  La  multiplicité  des 
échanges  et  des  informations  qui  s'étendent,  sans  cesse,  entre 
les  pays  civilisés,  tend  à  égaliser  la  valeur  intrinsèque  de  leur 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

outillage  de  guerre.  Les  différences  existant  entre  eux  consis- 
tent surtout  dans  des  quantités  et  des  conditions  économiques 
relatives.  Une  invention  nouvelle  ou  un  armement  perfectionné, 
ne  constituant  en  faveur  de  l'un  d'eux  qu'un  avantage  momen- 
tané, ne  peut  prendre  une  place  prépondérante  dans  le  calcul 
des  prévisions.  C'est  un  atout  dans  le  jeu  de  l'un  des  partis,  qui 
peut  être-  contre-balancé  et  au  delà,  chez  l'adversaire,  par  une 
mise  en  œuvre  supérieure,  une  direction  plus  habile  et  un 
emploi  mieux  conçu  de  ses  ressources. 

Acquérir  cette  supériorité  est  le  but  à  atteindre  pour  rester 
maître  de  ses  destinées.  Les  leçons  du  passé  éclairent  la  voie  à 
suivre  pour  l'obtenir  :  aussi  est-il  rationnel  de  s'y  reporter  pour 
y  trouver  les  moyens  propres  à  sauvegarder  Tavenir,  en  les 
adaptant  à  notre  état  social,  à  nos  idées  et  à  nos  tendances, 
comme  aux  exigences  nouvelles  des  luttes  futures.  Pour  en  fa- 
ciliter la  recherche,  il  n'est  pas  inutile  de  procéder  par  élimina- 
tion et  de  faire  table  rase  de  croyances  et  d'impressions,  qui,  par 
leur  persistance,  ne  laissent  pas  d'exercer  une  influence  assez 
puissante  pour  modifier  et  fausser  nos  institutions  et  nos  idées, 
et,  comme  l'ivraie  incomplètement  arrachée,  menacent  d'étouffer 
peu  à  peu  la  semence  féconde. 

La  légende  de  1792  est  une  des  plus  fortement  enracinées  et 
persiste  encore,  malgré  ce  que  plusieurs  historiens  ont  écrit  pour 
en  démontrer  la  fausseté. 

Trois  fois,  en  moins  d'un  siècle,  la  France  a  durement  expé- 
rimenté le  peu  de  valeur  des  formations  improvisées  qu'elle  pré- 
conise, et  il  n'est  pas  superflu  de  rappeler  quelques  pièces  du 
procès,  pour  convaincre  tous  les  esprits  du  peu  de  consistance 
que  présentent  des  agglomérations  d'hommes,  sans  organisation 
solide  et  sans  instruction  militaire  préalable  et  pour  formuler  la 
loi  fondamentale  qu'elles  ont  méconnue  ou  plutôt  qui  leur  a 
manqué,  non  par  la  faute  des  hommes  auxquels  n'ont  fait  défaut 
ni  l'activité  ni  l'énergie,  ni  le  patriotisme  ni  môme  le  génie.  Les 
événemens  les  poussaient  et,  s'ils  disposaient  de  ressources  con- 
sidérables, deux  élémens,  que  rien  ne  remplace,  leur  échap- 
paient, le  temps  et  les  institutions. 

De  1791  à  1794,  notre  pays  se  trouve  en  présence  de  l'Europe 
coalisée,  avec  une  armée  presque  désoiganisce  et,  à  coup  sûr, 
trop  faible  pour  faire  face  à  l'ennemi  sur  toutes  les  frontières. 
Plus  qu'à  aucune  autre  époque,  un  facteur  moral  puissant,  l'en- 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    RÉDUIT.  373 

thoiisiasme,  anime  la  nation.  Les  volontaires  affluent.  Mais  quel 
est  le  résultat  de  cet  effort  produit  par  un  ardent  patriotisme? 

Les  documens  sont  nombreux  et  unanimes  qui  nous  en 
montrent  l'impuissance.  Camille  Rousset  en  a  trouvé  un  grand 
nombre  dans  les  archives  du  Ministère  de  la  guerre  (1),  qui  tous 
font  puissamment  ressortir  l'indiscipline,  le  manque  de  cohé- 
sion, l'ignorance  professionnelle  et  la.  désertion  en  masse  paraly- 
sant les  meilleures  volontés  et  rendent  évident  le  vice  de  ces 
formations  improvisées. 

Si  alors  la  France  échappe  à  un  désastre,  elle  le  doit  surtout 
aux  lenteurs  des  coalisés,  au  peu  de  forces  mises  sur  pied  par 
eux,  à  leur  manque  d'entente,  au  décousu  de  leurs  opérations, 
aux  procédés  imparfaits  de  la  guerre  de  ce  temps  et,  dans  une 
plus  large  mesure  encore,  au  prestige  de  son  unité,  de  la  supré- 
matie du  chitTre  de  sa  population,  de  ses  ressources  et  de  son 
glorieux  passé.  Elle  dispose  ainsi  des  ressources  nécessaires  pour 
traverser  la  période  difficile  et  former  les  admirables  soldats 
qui  portent    si  haut    la  gloire  de  notre  pays. 

Le  générai  baron  Thiébault,  connu  par  ses  Mémoires  parti- 
culièrement remarquables,  volontaire  de  1792,  écrivait,  en  1837, 
au  sujet  de  la  campagne  du  Nord  en  1793,  à  laquelle  il  avait 
participé,  comme  capitaine  du  24^  bataillon  d'infanterie  légère  : 
«  Combien  de  fois,  de  vive  voix,  comme  par  écrit  n'a-t-on 
pas  répété  :  «  Sans  généraux,  sans  officiers,  sans  soldats,  nous 
avons  battu  toutes  les  armées  du  monde.  »  Rien  n'est  plus  ridicule 
et  plus  faux.  Sans  les  lenteurs  systématiques  des  Autrichiens 
surtout,  nous  étions  perdus  cent  fois  pour  une.  Eux  seuls  nous 
ont  sauvés  en  nous  donnant  le  temps  de  faire  des  soldats,  des 
officiers  et  des  généraux.  » 

En  1813,  la  plus  belle  et  la  plus  nombreuse  armée  qui  eût 
paru  jusqu'alors  était  restée  presque  tout  entière  sous  les  glaces 
de  la  Russie.  Après  des  efiorts  inouïs  pour  en  constituer  une 
nouvelle  en  hommes  et  en  cadres,  tout  en  appliquant  pendant 
plusieurs  mois  à  cette  tâche  les  ressources  du  plus  puissant 
génie  militaire  secondé  par  des  administrateurs  et  des  hommes 
de  guerre  éminens,  la  réorganisation  se  trouvait  si  incomplète 
qu'au  mois  d'avril,  quinze  jours  avant  Liitzen,  les  commandans 
de  corps  d'armée  étaient  unanimes  à  signaler  les  dilTicultéà  que 

(ï)  Les  Volontaires  de  1791  à  1794. 


S74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devait  leur  créer  l'entrée  en  campagne  prochaine  et  à  manifester 
la  crainte  de  mener  au  feu  leurs  troupes. 

Les  hommes  ne  sont  pas  instruits  et  les  cadres  manquent, 
telle  est  l'analyse  de  tous  les  rapports  des  généraux  et  le  résumé 
de  leur  correspondance.  Aussi  expriment-ils  les  appréhensions 
les  plus  sérieuses,  tant  avant  que  pendant  l'armistice. 

Les  Mémoires  sur  cette  époque  reflètent  les  mêmes  impres- 
sions. Le  général  Marbot  notamment,  alors  colonel  d'un  régiment 
de  cavalerie  légère,  plus  complet  etiimieux  tenu  que  la  plupart 
des  autres,  exprime  le  sentiment,  partagé,  dit-il,  par  tous  ses 
camarades,  qu'il  eût  fallu  plusieurs  années  de  paix  pour 
reconstituer  les  corps  et  leur  rendre  la  solidité  nécessaire. 

Aussi  bien,  avant  le  grand  désastre  de  cette  campagne  (la  ba- 
taille de  Leipzig),  la  désorganisation  s'était-elle  mise  dans 
l'armée  et  l'Empereur  se  voyait-il  forcé  de  mander  à  Kellermann, 
établi  à  Mayence,  d'arrêter,  dans  cette  ville,  les  fuyards  et  les 
traînards  qui  quittaient  l'armée  en  foule  et  de  les  réexpédier  sur 
Leipzig  après  les  avoir  équipés  et  armés  de  nouveau. 

En  1870,  ce  n'étaient  plus  quelques  dizaines  de  mille  hommes 
éparpillés  sur*  nos  frontières  qui  nous  menaçaient,  comme  en 
1792,  ou  une  coalition  maintenue  dans  l'origine,  à  plusieurs 
centaines  de  lieues  de  notre  pays,  comme  en  1813;  l'armée  régu- 
lière avait  disparu  et  un  million  d'hommes,  les  mieux  organisés 
pour  la  guerre  dont  lâge  moderne  ait  eu  le  spectacle,  foulaient, 
en  vainqueurs,  notre  sol. 

Ce  sera,  sans  doute,  le-  plus  grand  titre  de  gloire  de  cette 
génération,  que  l'efi'ort  gigantesque  tenté  par  elle  pour  la  résis- 
tance, que  son  affirmation  virile  d'un  patriotisme  que  les  revers 
n'ont  pu  abattre.  Mais  les  formations  improvisées  sous  l'impul- 
sion d'une  direction  habile  et  d'une  rare  énergie  et  dont  le  nombre 
et  la  valeur  relative  étaient,  pour  les  Allemands,  un  continuel 
sujet  d'étonnement  et  d'inquiétude,  portaient,  en  elles,  comme 
leurs  devancières  de  1792  et  de  1813,  un  vice  originel,  auquel  le 
temps  seul  eût  pu  remédier  :  le  manque  de  préparation. 

En  remontant  le  cours  des  siècles,  nous  voyons  un  des  plus 
illustres,  sinon  le  plus  grand  capitaine  de  l'antiquité,  infliger  à 
ses  ennemis  les  plus  cruels  désastres  dont  l'histoire  fasse  mention. 
Annibal,  après  avoir  anéanti  l'armée  romaine  à  Cannes,  semble 
avoir  mis  son  adversaire  à  sa  merci  et  pouvoir,  de  la  pointe  de 
son  épée,  rayer  le  nom  d'un  peuple  de  la  carte  du  monde. 


PRÉPARATION  AU  SERVICE  RÉDUIT.  573 

Quel  est  le  secret  de  la  résistance  bientôt  victorieuse  de 
Rome,  en  face  de  ce  génie  supérieur  et  de  sa  tactique  perfec- 
tionnée ,  la  raison  de  son  héroïsme ,  après  ses  immenses 
revers  ? 

C'est  l'éducation  militaire  de  tous  ses  enfang. 

L'instruction  militaire  obligatoire  pour  tous  lui  permet  de 
lever  sans  cesse  de  nouvelles  armées  et  lui  donne  des  soldats  et 
des  cadres  tout  formés  tant  qu'i)  reste  des  Romains. 

Comment,  en  effet,  s'opéraient  les  levées,  à  cette  époque 
de  Rome?  L'historien  d'Annibal,  Polybe,  nous  le  dira  lui- 
même  (1). 

«  Tous  les  citoyens  sont  obligés,  jusqu'à  quarante-six  ans,  de 
porter  les  armes;  soit  dix  ans  dans  la  cavalerie,  soit  seize  ans 
dans  l'infanterie.  On  n'excepte  que  ceux  dont  le  bien  ne  dépasse 
pas  400  drachmes,  ceux-là  sont  réservés  pour  la  marine.  Quand 
la  nécessité  l'exige,  les  citoyens  qui  servent  dans  l'infanterie 
sont  retenus  sous  les  drapeaux  pendant  vingt  ans.  Personne  ne 
peut  être  élevé  à  une  magistrature  qu'il  n'ait  été  dix  ans  au  ser- 
vice. 

«  Quand  on  doit  faire  une  levée  ordinairement  de  quatre 
légions,  tous  les  Romains  en  âge  de  porter  les  armes  sont  convo- 
qués au  Capitole..  Là  les  tribuns  militaires  tirent  les  tribus  au 
sort  et  choisissent  dans  la  première,  que  le  sort  désigne,  quatre 
hommes  égaux,  autant  qu'il  est  possible  en  âge  et  en  force.  Les 
tribuns  de  la  première  légion  font  leur  choix  les  premiers,  ceux 
de  la  seconde  ensuite  et  ainsi  des  autres.  Après  ces  quatre 
citoyens,  il  s'en  approche  quatre  autres  et  c'est  alors  les  tribuns 
de  la  deuxième  légion  qui  font  leur  choix  les  premiers,  ceux  de 
la  troisième  après  et  ainsi  de  suite.  Le  même  ordre  s'observe 
jusqu'à  la  fin,  d'où  il  résulte  qr.e  chaque  légion  est  composée 
d'hommes  de  même  âge  et  de  même  force. 

«  Les  tribuns,  après  le  serment,  indiquent  aux  légions  le  jour 
où  elles  doivent  se  trouver  sous  les  armes  puis  les  congédient. 
Quand  elles  sont  rassemblées,  au  jour  marqué,  des  plus  jeunes 
et  des  moins  riches  on  fait  les  vélites,  ceux  qui  les  suivent  en 
âge  forment  les  hastaires,  les  plus  habiles  et  les  plus  vigoureux 
composent  les  primaires.  » 

Ainsi  l'on  pouvait  prendre  indistinctement,  en  tout  temps, 

(1)  Duruy,  Histoire  des  Rojnains. 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  hommes  valides  de  dix-sept  à  quarante-six  ans,  de  seize  à 
soixante,  dans  les  grands  périls.  Ils  savaient  tous  manier  l'arme 
que  la  patrie  leur  confiait  pour  sa  grandeur  ou  pour  son  salut, 
et  acclamer  des  chefs  que  les  exercices  pratiques  en  commun,  à 
défaut  de  ceux  que  la  guerre  avait  formés  ou  imposés,  dési- 
gnaient à  leur  choix. 

A  l'exemple  de  Rome,  la  République  de  1792  et  celle  de  1870 
faisaient  choisir  leurs  cadres  par  les  nouvelles  levées.  Mais 
Tobligation  d'une  instruction  militaire  préalable,  en  réunissant, 
dès  leur  enfance,  pour  partager  les  travaux  du  Champ  de  Mars, 
les  membres  de  chaque  tribu,  dictait  naturellement  des  choix 
heureux,  pour  lesquels  nos  volontaires  et  nos  mobiles  n'avaient, 
au  contraire,  aucune  base  solide  d'appréciation. 

S'imagine-t-on  combien  eût  changé  le  cours  des  événemens, 
à  ces  grandes  époques  de  notre  histoire,  et  comme  nos  destinées 
eussent  été  différentes,  si  les  Français  avaient  reçu,  comme  les 
Romains,  comme  les  Grecs,  comme  tous  les  peuples  de  l'anti- 
quité soucieux  de  leur  nationalité,  la  préparation  militaire?  Il 
est  permis  d'affirmer  que  la  première  République  aurait  imposé 
une  paix  rapide  ;  que  l'on  n'eût  pas  vu  les  alliés  traverser  le  Rhin 
en  1814,  et  que  la  troisième  invasion  nous  eût  été  épargnée 
en  1870. 

A  la  suite  de  la  terrible  épreuve  de  1807  et  des  résultats  con- 
statés de  1813  à  1815,  la  Prusse  empruntait  aux  Romains  une 
partie  de  leurs  institutions  militaires  : 

1°  La  faculté  d'appeler  sous  les  drapeaux  les  hommes  de  dix- 
sept  à  cinquante  ans; 

2°  Le  service  obligatoire  et  personnel. 

Les  succès  éclatans  de  l'organisation  qui  en  a  été  la  consé- 
quence, en  1866  et  en  1870,  l'ont  fait  adopter  par  toutes  les 
grandes  puissances  du  continent  européen. 

L'état  militaire  se  trouve,  de  ce  fait,  si  profondément  mo- 
difié qu'en  lui  appliquant  les  procédés  antérieurs,  on  se  voit  aux 
prises  avec  les  plus  grandes  difficultés. 

L'ancienne  armée,  en  effet,  en  raison  de  son  recrutement 
restreint,  tendait  à  retenir  le  soldat  longtemps  sous  les  drapeaux 
pour  conserver  l'effectif  déterminé.  Elle  disposait  ainsi  d'un  temps 
considérable  pour  la  formation  des  hommes  et  des  cadres. 

Le  service  obligatoire,  au  contraire,  réclame  impérieusement 
la  diminution  de  la  durée  du  service,  par  suite  des  causes  con- 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    RÉDUIT.  577 

nues,  (égalité  dans  les  charges,  limites  imposées  au  budget,  exi- 
gences sociales  et  économiques,  etc.,  etc.  Cependant  les  armées 
nouvelles,  composées  d'hommes  moins  longtemps  exercés  et 
rappelés,  après  plusieurs  années,  demandent,  tout  au  moins, 
des  cadres  aussi  solides  qu'autrefois,  tandis  que  la  tactique  mo- 
derne exige  un  dressage  plus  perfectionné.  Il  y  a  donc  contra- 
diction entre  les  deux  termes  de  la  question.  C'est  un  problème 
nouveau  qui  se  pose,  et  dans  des  conditions  si  compliquées  qu'il 
n'a  pu  être  résolu,  d'une  manière  complètement  satisfaisante, 
dans  aucun  pays.  Les  procédés  employés  doivent  concilier  les 
intérêts  en  opposition  :  service  long  pour  les  cadres,  service 
court  pour  les  soldats,  obligations  auxquelles  la  loi  réduisant  à 
deux  ans  le  service  sous  les  drapeaux  ajoute  un  certain  nombre 
de  soldats  à  service  prolongé  (rengagés). 

Les  résultats  désirables  sont-ils  obtenus  par  ces  procédés? 

En  Allemagne,  où  le  service  obligatoire  a  été  mis  en  œuvre 
par  des  hommes  remarquables,  et  fonctionne  depuis  près  d'un 
siècle  appuyé  sur  un  système  d'institutions  sans  rivales,  et  sous 
un  gouvernement  qui,  par  tradition,  a  pour  principal  souci  les 
choses  de  la  guerre,  avec  des  mœurs  qui  font  de  l'armée  le  che- 
min presque  exclusif  des  situations  enviées  à  tous  les  degrés  de 
l'échelle  sociale  et  dans  un  pays  relativement  pauvre,  qui  en 
facilite,  par  là,  l'application,  on  s'attend  à  trouver  un  tout  homo- 
gène ne  présentant  aucune  partie  faible. 

En  fait,  si  l'on  y  rencontre  une  organisation  supérieure  à 
celles  qui  l'ont  imitée,  l'on  y  remarque  aussi  des  défauts  que 
l'avenir  ne  peut  qu'accentuer  de  plus  en  plus,  tant  que  lui 
manquera  la  base  rationnelle  et  nécessaire  de  l'organisation 
complète  du  service  obligatoire,  celle  que  cette  étude  tend  à  dé- 
gager, c'est-à-dire  une  préparation  efficace,  obligatoire  comme 
ce  service  lui-même. 

Ainsi,  le  premier  des  principes  empruntés  à  Rome,  la  faculté 
d'appeler  sous  les  drapeaux  les  hommes  de  dix-sept  à  quarante- 
deux  ans,  ne  pourrait  être  appliqué  que  d'une  façon  incomplète 
puisqu'il  faudrait  défalquer  les  jeunes  gens  de  dix-sept  à  vingt 
ans  et  les  hommes  plus  âgés,  très  nombreux,  qui  n'ont  reçu 
qu'une  instruction  militaire  très  sommaire  ou  qui  s'en  trouvent 
totalement  dépourvus.  Le  total  de  ces  deux  catégories  peut  être 
évalué  à  plus  deux  millions  de  manquans  de  la  première  heure, 
qui  ne  pourraient  être  sérieusement  utilisés  que  si  la  guerre  se 
TOME  xxxiv.  —  1906.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prolongeait  pendant  plusieurs  mois.  Les  mesures  prises  'pour 
l'organisation  du  Landsturni  démontrent  la  difficulté  de  trouver 
les  cadres  nécessaires  à  cette  formation. 

Môme  dans  l'armée  active,  le  recrutement  des  sous-officiers, 
ce  rouage  si  important  de  l'armée,  ne  donne  pas  tous  les  résultats 
désirables,  et  s'il  est  suffisant,  comme  nombre,  la  qualité  ne 
répond  certainement  pas  aux  exigences  de  la  guerre  actuelle. 

La  presse  militaire  allemande  s'est  occupée  de  ce  sujet,  dès 
le  lendemain  de  la  guerre  de  1870-1871.  Un  article  déjà  ancien 
est,  à  cet  égard,  particulièrement  instructif,  en  ce  qu'il  fait 
connaître,  en  les  analysant,  les  différentes  sources  où  s'alimente 
le  corps  des  sous-officiers  au  delà  des  Vosges.  Il  est  tiré  dune 
des  publications  périodiques  allemandes  les,plus  autorisées  (1),  et 
les  modifications  survenues,  depuis  lors,  n'ont  pas  influé  d'une 
manière  essentielle  sur  la  situation  signalée;  aussi  est-il  intéres- 
sant de  le  reproduire  et  d'en  tirer  les  conclusions  qu'il  comporte. 

«  Les  sous-officiers  de  l'effectif  de  paix  se  recrutent  princi- 
palement au  moyen  des  rengagés,  en  cas  de  besoin,  au  moyen 
d'hommes  qui  n'ont  pas  encore  terminé  leurs  trois  ans  de  pré- 
sence sous  les  drapeaux.  En  outre,  un  grand  nombre  d'entre  eux 
sort  des  écoles  de  sous-officiers,  dans  lesquelles  on  peut  s'en- 
gager volontairement  après  dix-sept  ans  accomplis. 

«  Les  élèves  de  ces  écoles  sont  tenus  de  servir  deux  ans,  dans 
l'armée  active,  pour  chaque  année  de  présence  à  l'Ecole,  et  en 
outre  des  trois  années  de  leur  service  légal,  c'est-à-dire  qu'ils 
restent  six  ans  sous  les  drapeaux  après  leur  sortie  des  écoles. 

«  Les  années  d'école  comptent  comme  service  actif.  Dans  ces 
dernières  années,  le  recrutement  des  sous-officiers  a  été  insuffi- 
sant dans  l'armée  allemande,  comme  du  reste  dans  les  autres 
armées. 

«  La  cause  doit  en  être  attribuée  en  partie  aux  pertes  considé- 
rables subies  pendant  et  après  la  guerre,  mais  surtout  aux  chan- 
gemens  qui  ont  affecté  les  conditions  ordinaires  de  la  vie  sociale. 
Le  commerce  et  l'industrie  ont  pris  un  essor  inaccoutumé, 
l'augmentation  des  salaires  combat  le  penchant  qui  portait  les 
jeunes  gens  vers  le  métier  des  armes,  penchant  qui  se  développe 
pourtant  d'habitude  dans  une  population  vigoureuse,  à  la  suite 
de  succès  militaires.  L'augmentation  de  solde  comme  les  autres 

(1)  Jahresberichte  ûber  die  Verùnderungen  und  Fortschritte  im  Mllilàrwesen, 
ï875. 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    RÉDUIT.  579 

améliorations  apportées  à  la  position  des  sous-officiers  ont  eu 
pour  résultat  d'enrayer  le  mouvement,  là  s'est  bornée  leur 
influence. 

«  On  peut  espérer,  il  est  vrai,  que  l'application  progressive  de 
ces  améliorations  amènera  peu  à  peu  un  plus  grand  nombre  de 
sujets  à  se  destiner  au  métier  de  sous-officier,  tandis  que  la  diminu- 
tion des  salaires  agira  dans  le  même  sens.  Nous  sommes  persuadés 
qu'il  faudra  d'autres  moyens  encore  pour  donner  au  corps  des 
sous-officiers  non  seulement  le  nombre  de  sujets  nécessaires,  mais 
encore  des  sujets  qui  soient  à  hauteur  des  exigences  actuelles. 
En  réalité^  c'est  encore  la  qualité  plus  que  le  nombre  qui  fait 
défaut  dans  notre  corps  de  sous -officiers. 

H  La  tactique  moderne  exige  que  le  soldat  ait  une  bonne  in- 
struction individuelle.  Or,  dans  une  armée  qui  incorpore  des 
jeunes  gens  appartenant  à  toutes  les  classes  d'une  nation  où 
l'instruction  est  très  répandue  et  qui  est  obligée  de  les  exercer 
rapidement  en  raison  du  temps  du  service  légal  relativement 
court,  on  ne  saurait  atteindre  les  résultats  désirables  si  les  sous- 
officiers  sortent  pour  la  plus  grande  partie  de  la  classe  ouvrière. 
Il  faudra  faire  plus  encore  pour  attirer,  dans  les  rangs  des  sous- 
officiers,  les  meilleurs  élémens  de  la  bourgeoisie  et  de  la  popu- 
lation des  campagnes.  On  y  arrivera,  selon  nous,  non^  pas  en 
augmentant  la  solde,  qui  est  suffisante  et  en  rapport  avec  les 
habitudes  que  doit  avoir  un  sous-officier,  mais  bien  en  assurant 
son  avenir.  » 

Ces  vues  sur  une  situation  qui  ne  s'est  que  peu  modifiée,  dans 
ses  grandes  lignes,  sont  très  instructives.  Elles  montrent  qu'en 
appliquant  la  méthode  adoptée  en  Allemagne  et  copiée,  avec  des 
tempéramens  plus  ou  moins  heureux,  par  tous  les  autres  pays, 
le  recrutement  des  cadres  est  lié  aux  fluctuations  des  conditions 
économiques;  que  l'on  arrive  ainsi  à  souhaiter,  pour  le  faciliter, 
la  diminution  des  salaires.  Souhait  inhumain  d'une  part  et  mal 
avisé  de  l'autre,  même  au  point  de  vue  militaire,  puisqu'en  géné- 
ral, il  correspond  à  une  diminution  de  la  richesse  publique  et 
par  suite  des  ressources  que  le  pays  peut  mettre  en  œuvre  pour 
sa  défense. 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  des  crises  passagères  peuvent  faire  de  ce 
vœu  une  réalité  momentanée,  la  marche  constante  du  progrès 
économique  et  l'augmentation  incessante  du  bien-être  matériel 
le  rendent  le  plus  souvent  chimériq^ue. 


580 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


Ainsi,  malgré  des  conditions  exceptionnellemenf  favorables, 
qui  ne  se  rencontrent  nulle  part  au  même  degré,  l'Allemagne 
prévoit  que  les  sous-officiers  pourraient  lui  manquer,  comme 
nombre,  alors  que  déjà  les  qualités  désirables  leur  font  défaut. 

Ses  nombreuses  écoles  de  sous-officiers  constituent  certaine- 
ment, dans  l'état  actuel  des  méthodes  employées  dans  tous  les  pays, 
un  avantage  des  plus  appréciables  sur  ceux  qui  en  sont  dépourvus  ; 
mais  l'insuffisance  des  sujets  qu'elles  forment  au  point  de  vue  de 
la  qualité,  d'après  le  document  cité,  révèle  une  lacune,  qui  se 
trouve  d'ailleurs  dans  toutes  les  armées.  Elle  tient  à  des  causes 
autres  que  celles  qui  lui  sont  attribuées  par  l'auteur  allemand. 

Nous  chercherons  au  cours  de  cette  étude  à  faire  connaître  ces 
causes,  en  indiquant  les  moyens  propres  à  la  faire  disparaître 
dans  notre  pays  et  à  nous  assurer,  par  leur  emploi,  une  supé- 
riorité indéniable. 

La  force  de  l'armée  allemande  réside  plus  particulièrement 
dans  SOU:  corps  d'officiers.  Les  mœurs,  des  traditions  anciennes 
entretenues  avec  soin,  poussent  l'élite  de  la  nation  à  briguer 
l'honneur  d'en  faire  partie  et  ont  permis  de  réaliser  la  parité 
d'origine  fondée  sur  une  instruction  générale  étendue  et  une 
éducation  solide.  Le  grand  nombre  de  candidats  et  la  sélection 
qui  en  résulte  ont  développé,  à  un  haut  degré,  l'émulation  et 
le  travail  et  donnent  aux  cadres  des  officiers  allemands  une 
composition  remarquable  et  une  valeur'  des  plus  sérieuses. 
Néanmoins  les  critiques  formulées  au  sujet  des  sous-officiers  ne 
passent  pas  au-dessus  de  leurs  têtes.  Ils  en  sont  les  éducateurs, 
et  si,  malgré  leur  zèle,  leurs  soins  et  le  nombre  des  sujets,  leur 
tâche  reste  incomplète,  c'est  qu'il  y  a,  entre  eux,  une  défectuosité 
commune,  indépendante  des  milieux  sociaux  d'où  ils  sont  sortis, 
comme  de  la  différence  de  leur  instruction. 

La  France  se  trouve  par  suite  de  la  pénurie  d'institutions, 
militaires  similaires  et  de  la  différence  de  ses  mœurs,  de  ses 
tendances  et  de  son  système  économique  et  politique,  dans  des 
conditions  moins  favorables  que  l'Allemagne  pour  le  recrute- 
ment de  ses  cadres.  Elle  ne  dispose,  pour  former  les  sous-officiers, 
que  des  quelques  années  qu'ils  doivent  passer  sous  les  drapeaux. 
De  là  la  résistance  opposée  à  toutes  les  mesures  qui  tendent  à 
diminuer  la  durée  du  service,  de  là  le  rétablissement  et  l'augmen- 
tation successive  des  rengagemens  avec  primes,  malgré  toutes  les 
bonnes  raisons  qui  les  avaient  fait  écarter  de  la  loi  du  27  juillet  1872. 


1 


PREPARATION    AU    SERVICE    REDUIT.  581 

Ces  erremens  produisent  un  contingent  bien  inférieur  à  celui 
de  l'Allemagne  et  donnent  lieu,  pour  des  motifs  semblables  qui 
ressortiront  au  cours  de  cette  étude,  à  des  critiques  analogues  à 
celles  d'outre-Rhin  quant  à  la  valeur  des  sujets  obtenus. 

Notre  corps  d'officiers  est  profondément  pénétré  du  ressenti- 
ment patriotique  de  nos  désastres  et  de  la  volonté  de  faire  tous 
ses  efforts  pour  les  effacer  et  pour  se  trouver  à  même  de  remplir 
la  haute  mission  qui  lui  est  confiée  dans  la  grande  tâche  du 
relèvement  de  la  nation.  Mais  son  recrutement  est  soumis  aux 
conditions  sociales  où  nous  vivons,  et,  s'il  donne  des  résultats 
satisfaisans  actuellement,  l'avenir  semble  plus  incertain. 

Un  si  grand  nombre  de  carrières  moins  pénibles,  plus  rapides 
et  plus  lucratives,  sollicitent  la  jeunesse  intelligente  et  instruite, 
que  l'on  peut  craindre  une  diminution  graduelle  des  sujets  de 
valeur.  D'autre  part,  la  prolongation  de  Tétat  de  paix,  en  pro- 
duisant une  longue  stagnation  dans  chaque  grade,  réduit  encore 
les  chances  de  parvenir,  tandis  que  les  vocations,  à  l'âge  où  elles 
se  décident,  restent  incertaines  de  leurs  aptitudes  spéciales, 
qu'elles  n'ont  actuellement  aucun  moyen  de  reconnaître.  Les 
attaques  incessantes  dont  l'armée  est  l'objet  de  la  part  d'un  parti 
relativement  peu  nombreux,  mais  remuant,  actif  et  de  plus  en 
plus  puissant,  sont  aussi  de  nature,  par  une  désagrégation  lente 
et  dont  les  effets  se  font  déjà  sentir,  à  détourner  beaucoup  de 
jeunes  gens  de  la  carrière  des  armes. 

Il  ne  faut  pas  se  dissimuler  qu'en  présence  de  l'augmentation 
des  richesses,  du  bien-être  et  de  l'âpre  désir  de  jouir  qui  en  est  la 
conséquence,  il  n'est  possible  d'échapper  que  par  une  vigoureuse 
réaction  à  la  loi  historique  de  la  diminution  de  l'esprit  militaire, 
une  des  formes  de  l'esprit  de  sacrifice. 

Cette  réaction  s'était  produite  dans  les  esprits  et  les  cœurs  à 
la  suite  de  nos  revers,  et  si  dès  lors  elle  ne  s'est  pas  traduite 
complètement  dans  les  faits,  si  elle  menace  de  s'affaiblir,  c'est 
qu'il  ne  suffisait  pas  de  proclamer  le  service  obligatoire  qui  en  a 
été  lexpression,  il  fallait  l'étayer  de  son  complément  indispen- 
sable :  une  préparation  préalable. 

On  ne  conteste  pas  les  bienfaits  de  la  généralisation  de  l'in- 
struction, un  des  besoins  essentiels  de  notre  société  démocra- 
tique. Elle  prépare  l'enfant  au  combat  de  la  vie,  et  lui  donne 
l'outil  qui  lui  assure  l'existence,  ou  tout  au  moins  qui  la  lui 
facilite.  Bien  dirigée,  elle  développerait  son  discernement  et  sou 


582  REATJE    DES    DEUX    MONDES. 

jugement,  résultat  à  rechercher  tout  particulièroment  sous  le  ré- 
gime du  suffrage  universel,  d'un  intérêt  de  premier  ordre  pour 
le  bien  dii  pays  et,  comme  on  le  verra  plus  loin,  pour  la  force  de 
l'armée  dont  la  puissance  est  la  principale  garantie  de  l'indé- 
pendance de  la  nation,  la  condition  même  de  son  existence. 

Les  forces  sérieuses  ne  s'improvisent  pas  au  moment  du 
danger.  Une  préparation  méthodique  peut  seule  constituer  les 
armées  redoutables.  C'est  en  inspirant  à  l'enfant,  en  entretenant 
chez  le  jeune  homme,  les  senti  mens  de  patriotisme,  de  devoir 
et  d'esprit  de  sacrifice,  en  développant  ses  forces  physiques,  en 
lui  rendant  familière  la  raison  d'être  de  ses  actes  par  un  exercice 
précoce  et  jjraHuel  de  son  jugement,  que  l'on  inspirera  une  ini- 
tiative ei  une  confiance  judicieuses  qui  donneront  à  l'homme 
toute  sa  valeur  et  lui  feront  produire  le  maximum  d'effet  utile. 

Sans  doute  l'établissement  du  service  obligatoire  a  eu  pour 
objet  de  donner  à  tous  les  citoyens  l'instruction  militaire  et  de 
développer,  sous  les  drapeaux,  les  sentimens  de  patriotisme  et  de 
valeur  puisés  au  sein  de  la  famille,  véritable  foyer  de  l'éducation 
de  l'enfant.  Mais  il  apparaît  qu'il  ne  faut  pas  exclusivement 
compter  sur  la  durée  de  l'impression  de  nos  malheurs  et  sur  leur 
répercussion  sur  la  masse  profonde  de  notre  population.  D'autre 
part,  il  a  déjà  été  indiqué  que  le  service  obligatoire  réduit  à  ses 
forces  actuelles  était  impuissant  à  se  suffire  à  lui-même  ;  qu'il 
ne  parvenait  à  créer  des  cadres  en  nombre  nécessaire  et  dont  la 
valeur  laisse  cependant  à  désirer,  qu'en  empruntant  à  la  con- 
stitution de  l'ancienne  armée  une  de  ses  obligations  les  plus 
dures,  la  plus  lourde  au  point  de  vue  budgétaire,  la  moins 
propre  à  une  égale  répartition  des  charges  du  recrutement,  et  la 
moins  favorable  au  point  de  vue  du  développement  économique 
du  pays;  à  savoir,  la  prolongation  du  service,  tout  au  moins 
pour  une  portion  très  appréciable  de  ses  forces. 

Dans  l'état  actuel  et  avec  les  erremens  en  vigueur,  un  service 
d'une  certaine  durée  ne  s'impose  pas  seulement  par  la  nécessité 
d'obtenir  des  cadres,  mais  encore  par  l'obligation  du  dressage 
presque  entier  de  l'homme,  dressage  qui  reste  imparfait,  quand 
même,  opéré  par  des  instructeurs  formés  eux-mêmes  par  des  pro- 
cédés insuffisans.  Tel  qu'il  est  pratiqué,  il  comporte  pour  le 
jeune  soldat  une  éducation  physique  et  une  instruction  morale, 
également  nouvelles,  qu'il  faut  du  temps  pour  acquérir  et  dont 
l'apprentissage,  au  moment  et  dans  les  conditions  où  il  les  reçoit 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    RÉDUIT.  S83 

n'est  pas  fait  pour  exalter  ses  sentimens  patriotiques  et  mili- 
taires. C'est  plus  tard  seulement,  quand  il  a  traversé  la  période 
d'initiation,  que  les  premières  impressions  fâcheuses  s'effacent 
et  qu'il  se  pénètre  de  ses  devoirs  envers  la  Patrie. 

Le  service  obligatoire  est  résulté,  en  France,  d'un  élan  pa- 
triotique en  face  d'une  nécessité  évidente.  Mais  par  cela  mémo 
qu'il  ne  s'est  pas  produit  par  l'éclosion  d'idées  en  germe  depuis 
longtemps  dans  les  esprits,  il  ne  peut  avoir  sur  les  générations 
nouvelles  qu'une  action  lente  dont  la  nature  est  subordonnée 
aux  influences  variables  d'une  opinion  incomplètement  éclairée 
et  sujette  à  être  impressionnée  par  les  illusions  et  les  utopies 
qu'engendre  un  état  de  paix  prolongé.  Il  est  venu  s'établir  brus- 
quement dans  un  milieu  où  le  service  militaire  passait  pour  la 
plus  dure  des  obligations,  à  laquelle  la  plupart  désiraient  se  sous- 
traire, que  beaucoup  évitaient,  et  qui  était  considérée  par  les 
autres  comme  une  période  de  rude  épreuve,  dont  ils  saluaient  le 
terme  avec  joie,  après  l'avoir  attendu  avec  impatience. 

Comment  espérer  que  l'éducation  de  la  famille,  pénétrée 
pendant  si  longtemps  de  ce  sentiment,  presque  étrangère,  en 
général,  à  ce  qui  touche  l'armée,  permette  à  l'enfant  d'y  puiser 
l'esprit  militaire,  cette  l'orme  particulière  de  l'esprit  de  sacrifice? 
N'est-il  pas  à  craindre  que  le  patriotisme  longtemps  stimulé  par 
nos  revers  ne  s'engourdisse?  Et  quand  même  il  serait  plus 
durable,  en  dehors  des  cœurs  d'élite  dont  le  nombre  est  toujours 
restreint,  il  n'est  pas  assez  puissant,  s'il  n'est  entretenu  et  déve- 
loppé, pour  combattre  victorieusement  les  causes  multiples  qui 
tendent  à  l'amoindrir;  par-dessus  tout,  il  reste  stérile  s'il  n'est 
pas  guidé  et  discipliné. 

Ainsi,  en  tout  état  de  cause,  le  service  obligatoire  est  impuis- 
sant à  produire   les  résultats   qui  ont  décidé  son  adoption  s'iL 
n'est  étayé  d'une  préparation  et  de  moyens  suffisans, 

1°  Instruction  militaire  assez  généralisée  et  élasticité  suffi- 
ôante  dans  la  formation  des  cadres,  pour  offrir  la  faculté  de  faire 
concourir  efficacement  tous  les  hommes  valides  au  salut  du  pays, 
le  jour  où  son  existence  est  menacée. 

2°  Service  court  en  temps  de  paix,  produisant  une  égale 
répartition  des  charges  et  satisfaisant  néanmoins,  dans  la  plus 
large  mesure,  aux  besoins  économiques  du  pays,  tout  en  entre- 
tenant, dans  les  esprits,  les  sentimens  de  patriotisme,  de  devoir 
et  de  discipline,  sans  lesquels  une  nation  touche  à  sa  perte. 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ces  considérations  qui  n'avaient  pas  échappé  aux  esprits 
clairvoyans  ont  déterminé  des  tentatives  multiples,  dès  le  len- 
demain de  la  guerre  contre  l'Allemagne. 

On  s'est  rendu  compte  que  l'éducation  morale  qui  devrait 
commencer  au  premier  éveil  de  l'intelligence  de  lenfant,  a  sa 
place  marquée  dans  le  programme  de  l'école. 

Le  général  Trochu  avait  émis  l'idée  d'un  catéchisme  mili- 
taire (1),  indiquant  les  devoirs  envers  la  patrie,  leur  nature,  leur 
but,  les  travaux  nécessaires  à  leur  accomplissement,  les  obliga- 
tions et  les  sacrifices  qu'ils  comportent.  Ce  vœu  s'est  réalisé 
par  l'usage  d'un  manuel  qui  renferme  aussi  quelques  élémens 
techniques  utiles.  De  même,  dans  le  domaine  physique,  l'ensei- 
gnement de  la  gymnastique  est  devenu  obligatoire.  Mais,  outre 
que  cette  prescription  est  inappliquée  dans  la  plupart  des 
communes  rurales,  la  grande  majorité  des  enfans  quittent 
l'école  de  douze  à  treize  ans  ;  même  si  elle  était  généralisée,  les 
notions  reçues,  n'étant  pas  entretenues,  se  trouveraient  à  peu 
près  perdues  pour  la  plupart.  Les  sociétés  de  gymnastique  et  de 
tir  qui  ont  pour  objet  de  les  continuer  et  de  les  développer, 
malgré  des  efforts  qui  leur  méritent  et  leur  valent  les  plus  sé- 
rieux et  les  plus  hauts  encouragemens,  ne  peuvent  encore  et 
ne  pourront  que  difficilement  étendre  leur  action  sur  les  petites 
communes,  c'est-à-dire  sur  la  masse  des  contingens. 

De  même  les  notions  d'éducation  morale  et  patriotique  pui- 
sées à  l'école,  restant  à  la  merci  des  contingences  particulières 
des  familles  et  des  milieux,  il  est  fort  à  craindre  que  les  élé- 
mens enseignés  et  le  plus  souvent  incomplètement  assimilés  par 
l'enfant  ne  laissent  que  de  bien  faibles  traces,  s'ils  ne  sont  fré- 
quemment rappelés  à  l'adolescent.  Avant  d'étudier  les  moyens 
qui  paraissent  propres  à  remédier  autant  que  possible  à  ces 
inconvénieus,  il  parait  utile  d'examiner  le  troisième  des  élémens 
nécessaires  à  la  formation  des  soldats  et  des  cadres,  et  par  con- 
séquent à  leur  préparation  :  r exercice  du  jugement. 

Jusqu'à  l'adoption  des  armes  rayées  et  à  tir  rapide,  en  raison 
de  la  faible  portée  des  fusils  et  des  canons  à  âme  lisse,  la 
bataille,  après  le  tâtonnement  et  l'engagement  de  quelques 
troupes  légères,  consistait  surtout  dans  le  choc  des  masses  plus 
ou   moins  épaisses,  selon  la  prédominance  alternant,  dans -les 

(H  L Armée  française  en  i879. 


I 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    REDUIT.  583 

idées  tactiques,  de  la  colonne  ou  de  la  li^ne  ou  suivant  la  force 
et  la  qualité  des  troupes  en  présence.  Mais  quelle  que  fût  sa  for- 
mation, la  condition  du   succès  de  l'infanterie  employée  dans 
l'ofîensive   comme   un    projectile    destiné    à    rompre    la   résis- 
tance opposée,  ou  comme  un  mur  assez  solide  pour  briser  son 
élan  dans  la  défensive,  résidait  dans  une  cohésion  en  état  de  se 
maintenir  (pendant  un  temps  relativement  court,   il   est  vrai, 
pour  chacune  des  phases  de  la  lutte)  malgré  l'effet  matériel  et 
moral  du  canon  et  des  charges  de  cavalerie,  jusqu'à  son  contact 
avec   l'infanterie  ennemie.  L'efficacité  du  fusil  à  âme  lisse  ne 
dépassant  pas  30  à  40  mètres,  ce  contact,  en  raison  de  la  longue 
durée  du  chargement  de  l'arme,  était  immédiatement  suivi,  soit 
du  corps  à  corps,  soit  plutôt,  avant  le  choc,  de  la  retraite  plus 
ou  moins  précipitée  de  celui  des  deux  partis  qui  subissait  l'ascen- 
dant moral  supérieur  de  son  adversaire.  Aussi  l'éducation  des 
troupes  visait-elle  surtout  et  par-dessus  tout  l'inébranlable  fer- 
meté du  rang,  le  coude  à  coude,  quand  même,  qui  ne  s'obte- 
naient que  par  un  profond  sentiment  de  discipline  et  une  grande 
habitude  du  contact  dans  la  manœuvre  compassée  de  la  place 
d'exercice  et  dans  les  exigences  rigides  des  multiples  et  minu- 
tieux détails  de  la  vie  de  la  caserne  et  des  camps.  Leur  répétition 
journalière    entre    les   mêmes    individualités    établissait   entre 
elles   un  lien  étroit  et  engendrait  ce  sentiment  d'amour-propre 
collectif,  particulier  aux  groupes  d'hommes  réunis,  longuement, 
dans  un  but  commun,  qu'on  a  appelé  l'esprit  de  corps.  En  même 
temps,  elle    les  façonnait,  peu  à  peu,  à  un  geste  mécanique, 
dont  la  perfection  consistait  en  une  uniformité  et  une  régula- 
rité absolues,  exclusives  de  toute  pensée  propre,  de  toute  initia- 
tive individuelle,  de  nature  à  rompre  l'harmonie  géométrique 
des  mouvemens  de  l'ordonnance.  De   là,  l'importance  extrême 
attachée  aux  parades  et  aux  revues.  L'alignement  impeccable 
des  troupes  au  repos  et  en  marche   et  l'ensemble  d'un  manie- 
ment d'armes  obtenu  par  une  cadence  identique  où  aucune  ma- 
ladresse ne  venait  produire  de  dissonance,  étaient,  en  effet,  l'in- 
dice certain  d'un  dressage  complet  et  perfectionné.  Ces  spectacles, 
à  la  majesté  desquels  contribuaient  le  retentissement  des  sonne- 
ries, le  roulement  des  tambours,  l'harmonie  dos  musiques  et  des 
fanfares,  le  cliquetis  des  armes,  leur  chatoiement  sous  les  ruis- 
sellemens  des  rayons  d'un  soleil  d'été,  emplissaient  de  confiance 
le  cœur  des  soldats  et  d'un  légitime  orgueil  celui  de  leurs  chefs, 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faisaient  une  impression  profonde  sur  les  foules  et  donnaient,  à 
.  tous,  le  sentiment  de  la  force  et  comme  un  enivrement  anticipé 
de  victoires  futures.  Sans  doute,  à  la  guerre,  le  dissolvant  des 
privations  et  des  fatigues,  les  rancœurs  qui  les  accompagnent, 
l'énervement  et  la  dépression  du  danger  et  de  son  attente,  les 
larges  trouées  creusées  dans  les  rangs  par  les  projectiles  et  leur 
effet  moral  plus  encore  Que  leur  effet  matériel  tendaient  à  relâ- 
cher la  tension  de  ces  rouages.  La  supériorité  n'en  restait  pas 
moins  à  ceux  qui  les  conservaient  les  plus  intacts,  et  le  plus 
bel  éloge  que  l'on  pût  faire  d'une  troupe  au  combat,  c'est  qu'elle 
y  évoluait  comme  à  la  parade. 

'  L'automatisme  voulu  et  recherché,  objet  de  toutes  les  préoc- 
cupations, but  incessamment  visé,  avait  sur  les  cadres  la  réper- 
cussion fatale  des  méthodes  d'instruction  qu'il  exigeait.  Elles  les 
habituaient  à  la  passivité  du  rang,  à  l'absence  de  toute  réÛexion 
étrangère  à  l'exécution  étroite  de  formations  et  de  mouvemens 
réglés  dans  leurs  plus  minutieux  détails,  d'après  des  types  inva- 
riables, et  leurs  pensées,  n'allant  pas  au  delà  du  maintien  de  la 
cohésion  et  de  la  régularité,  les  laissaient  hésitans  et  désarmés 
dans  les  rares  occasions  où  l'imprévu  leur  imposait  une  décision 
personnelle.  Le  haut  commandement  seul  avait  en  effet  à  y 
penser  et  à  se  préoccuper  de  combinaisons  auxquelles  il  était  peu 
préparé  par  un  stage  prolongé  dans  l'ambiance  de  ces  erremens 
ou  par  la  spécialisation  de  la  guerre  coloniale,  lorsqu'il  ne  s'était 
pas  formé  par  la  méditation  ou  la  pratique  de  la  guerre  euro- 
.péenne.  Aussi,  méconnaissant  les  principes  essentiels,  le  voyait- 
on  souvent  réduire  ses  conceptions  à  une  poussée  aveugle  en 
avant  ou  à  l'immobilité  inféconde  de  la  défensive  passive. 

Depuis  l'effarement  causé  en  1866  par  le  fusil  à  aiguille, 
trente-sept  ans  se  sont  écoulés,  des  guerres  longues  et  acharnées 
ont  ensanglanté  les  deux  hémisphères,  les  armes  se  sont  perfec- 
tionnées, le  tir  s'est  fait  plus  rapide,  les  portées  sont  devenues 
plus  grandes,  les  trajectoires  plus  rasantes,  et  nulle  part  une  mé- 
thode solidement  établie  sur  des  assises  rationnelles  ne  s'est 
substituée  à  celle  qu'avait  fixée  la  pratique  séculaire  de  l'arme- 
ment ancien. 

Ce  n'est  pas  que  partout  des  recherches  n'aient  été  faites,  des 
essais  tentés  et  des  règles  posées,  mais  n'ayant  pu  ou  su  se  sous- 
traire assez  complètement  aux  influences  du  passé  pour  ne  pas 
conserver  l'empreinte  d'un  formalisme  qui  les  rend  éphémères, 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    RÉDUIT.  587 

les  prescriptions  empiriques  auxquelles  ils  ont  donné  lieu,  sont 
abandonnées  avant  même  de  subir  l'épreuve  du  combat. 

Il  en  résulte,  pour  les  esprits  réfléchis,  une  sorte  de  malaise 
et  de  doute,  qui  croît  à  chaque  fait  de  guerre  contemporaine, 
origine  d'une  nouvelle  éclosion  de  solutions  et  de  panacées  des- 
tinées à  rejoindre  bientôt  leurs  devancières.  Aussi  les  théories 
et  les  sentimens  les  plus  opposés  se  font-ils  jour  en  tous  pays. 
En  Angleterre,  en  pleine  guerre  des  Boers,  un  officier  supé- 
rieur des  plus  distingués  propose  le  retour  à  l'automatisme 
pur.  En  Allemagne,  un  livre  récent  (1)  cause  un  vif  émoi  dans 
l'armée,  par  la  critique  violente  de  ses  méthodes  d'instruction 
qui,  continuant  celles  du  passé  par  des  parades  et  des  exercices 
sans  valeur,  détruisent  l'initiative  individuelle,  ne  forment  que 
des  machines  humaines,  sans  âme,  dès  qu'elles  n'ont  plus  d'offi- 
ciers capables  de  les  actionner;  et  l'auteur  conclut  en  se  deman- 
dant si  l'on  marche  vers  léna  ou  vers  Sedan. 

L'armée  française,  pas  plus  que  l'armée  allemande  et  les 
autres  armées,  n'a  secoué  le  joug  d'un  formalisme  suranné.  Tout 
en  proclamant  la  nécessité  de  l'initiative  individuelle  et  en  l'in- 
scrivant au  frontispice  des  règlemens,  elle  n'aura  de  vie  réelle 
que  si  l'on  applique  les  moyens  capables  de  la  faire  naître  et  de 
se  développer  au  lieu  de  la  laisser  se  débattre  dans  des  formules 
et  des  types  rigides  propres  à  la  restreindre.  Avec  le  développe- 
ment de  l'outillage  de  guerre  et  des  moyens  de  destruction,  les 
méthodes  anciennes  deviennent  de  plus  en  plus  caduques.  Les 
combats  livrés  depuis  leur  emploi  en  font  foi.  Il  est  facile  de 
s'en  rendre  compte  par  les  conditions  actuelles  ou  futures  des 
combattans.  Ce  ne  sont  plus,  comme  autrefois,  de  courtes 
distances  qui  les  séparent  avant  de  ressentir  les  effets  réciproques 
de  leurs  feux,  leur  permettant,  sans  pertes  sensibles,  des  marches 
d'approche  en  formations  denses  et  profondes,  pour  lesquelles, 
éviter  le  plus  possible  les  couverts  et  les  obstacles,  était  une 
nécessité.  Les  espaces  à  franchir  sous  des  trombes  de  fer  et  de 
plomb,  inconnues  autrefois,  ont  augmenté  dans  d'immenses  pro- 
portions et  c'est  l'évidence  même  que  toute  troupe,  quelle  que 
soit  sa  formation,  en  place  ou  en  marche  sur  les  points  de 
chute  des  gerbes  de  projectiles  lancés  par  les  engins  mo- 
dernes, se  trouve  vouée  à  une  destruction  plus  rapide,  si  elle 

(1)  lena  ou  Sedan,  par  Fraaz  Adam  Beyerlin,  1903 


588  RF"\nTE  OTÎS    DEITX    MONDES. 

est  massée;  aussi  sûre,  bien  que  plus  lente,  si  elle  est  dispersée. 

Cette  considération  rend  le  problème  d'autant  plus  difficile 
qu'on  admet  généralement  qu'un  feu  ajusté  répartit  à  peu  près 
également  les  projectiles  sur  les  surfaces  à  battre,  de  sorte 
qu'un  champ  de  tir,  même  moyennement  étendu,  entre  çles  adver- 
saires d'un  dressage  similaire,  rendrait  toute  rencontre  impos- 
sible. 

C'est  cette  conviction  qui,  en  inspirant  les  démarches  et  les 
études  très  documentées  de  M.  de  Bloch,  a  grandement  con- 
tribué à  la  réunion  de  la  conférence  internationale  de  La  Haye. 
Elle  a  conduit  aussi  à  rechercher  la  solution  dans  la  supériorité 
du  feu  obtenue,  tant  par  une  masse  plus  grande  que  par  un  tir 
mieux- ajusté  que  celui  de  l'adversaire,  pour  annihiler  ses  forces 
plus  rapidement  qu'il  ne  serait  en  mesure  de  le  faire  pour  les 
forces  opposées.  En  tous  pays  l'instruction  du  tir  prend  une 
place  de  plus  en  plus  prépondérante  et  ses  résultats,  quoique 
encore  incomplètement  étudiés,  ont  paru  si  important  que  l'on 
n'escompte  plus  seulement  le  tir  ajusté,  mais  que  l'on  arrive  à 
compter  sur  le  tir  de  précision.  La  conséquence  rationnelle  de 
ces  erremens,  s'ils  étaient  exacts,  assurerait  à  la  défensive  une 
supériorité  incontestable  sur  l'offensive,  et  l'on  serait  conduit  à 
reproduire  les  instructions  déplorables  données,  à  cet  égard,  à 
notre  armée,  au  début  de  la  guerre  de  1870. 

L'importance  du  tir,  certainement  très  grande,  n'est  cependant 
que  relative.  J'ai  établi,  dans  une  série  d'articles  parus  pendant 
les  premiers  mois  de  l'année  1894  (1)  dans  la  Revue  des  sciences 
militaires,  que,  dans  la  bataille,  l'état  d'àme  des  combattans  les 
empêche  le  plus  souvent  d'ajuster,  quand  il  leur  permet  de 
placer  l'arme  à  l'épaule,  quelle  que  soit  d'ailleurs  leur  habileté 
individuelle  au  tir,  et  qu'il  en  résulte  une  grande  incertitude 
sur  les  points  de  chute  des  projectiles.  En  suivant  pas  à  pas  la 
marche  d'une  des  premières  batailles  du  mois  d'août  1870,  que 
de  multiples  documons  tant  français  qu'allemands  font  con- 
naître dans  le  plus  grand  détail,  et  en  examinant  les  pertes 
subies  de  part  et  d'autre,  à  toutes  les  distances  sur  la  partie  de 
son  étendue  présentant  les  conditions  les  plus  favorables  au  tir, 
il  est  aisé  de  constater  que  de  grands  espaces  visibles  aux  deux 
partis  ont  été  occupés  et  traversés,  presque  sans  que  les  balles 

(1)  Aperçus  sur  le  feu  et  les  vrocédes  de  l'Infanterie  au  combat. 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    RÉDUIT  589 

les  atteignissent,   par  des  fractions  de  troupes   d'une  densité 
assez  forte,  et  cela  malgré  le  feu  le  plus  violent. 

Cette  preuve  expérimentale  du  manque  de  justesse,  par  suite 
de  l'émotion  éprouvée,  est  vérifiée  et  confirmée  par  l'analyse 
raisonnée  de  toutes  les    rencontres  sur  lesquelles  on  possède 
des  élémens  suffisans  d'appréciation.  Un  officier  supérieur  dis- 
tingué, dans  un  travail  fort  original  sur  le  tir,  publié  récemment, 
arrive  à  des  conclusions  semblables  par  une  savante  démonstra- 
tion physiologique  (1).  D'ailleurs,  ainsi  que  je  le  faisais  remar- 
quer, dans  l'étude  déjà  citée,  s'il  en  était  autrement,  en  raison 
de  la  consommation  énorme  de  munitions,  une  seule  journée 
de   lutte   suffirait  pour  anéantir  les  deux   armées   adverses   à 
l'image  des   renards   ennemis  de  la  fable  qui    s'entre-dévorent 
jusqu'à  la  queue,  tandis  qu'en  réalité  les  pertes  diminuent  plutôt 
qu'elles  n'augmentent,  avec  le  progrès  de  l'armement.  Par  suite 
du    défaut   irrémédiable    de  justesse  du   tir  à  la  bataille,   les 
gerbes    de  projectiles   se  trouvent    inégalement    réparties    sur 
l'étendue  du  champ  d'action  en  des  points  qui  échappent  souvent 
à  toute  prévision  et,  si  le  perfectionnement  continu  des  moyens 
de    destruction  rend  les  zones  battues  de    plus  en  plus  meur- 
trières, il  devient  d'autant  plus  essentiel,  pour  gagner  du  terrain 
ou  s'y  maintenir,  de  profiter  de  toutes  les  conditions  favorables 
et,  avant  tout,  des  espaces  les  plus  épargnés  par  le  feu.   Ces 
espaces  relativement  indemnes  ne  se  révèlent  guère  qu'au  cours 
de  la  lutte,  souvent  même  ils  sont  dus  aux  obstacles  naturels  ou 
artificiels  du  terrain;  mais,  dès  qu'ils  ont  été  constatés,  il  faut 
s'efforcer  de  les  occuper,  à  l'exclusion  presque  absolue  des  por- 
tions inondées  de  projectiles. 

Des  fractions  de  troupes  d'un  faible  effectif  lancées  vers  l'en- 
nemi et  couvrant,  sans  cesse,  les  mouvemens  en  avant  ou,  le 
plus  longtemps  possible,  les  positions  momentanément  occu- 
pées, suffiront  pour  déterminer,  par  leurs  pertes  relatives,  les 
parties  les  moins  dangereuses  du  terrain.  Leur  utilisation,  pour 
arrêter  les  directions  à  suivre,  les  points  à  occuper,  les  forma- 
tions à  prendre,  l'opportunité  de  passer  de  l'offensive  à  la  défen- 
sive et  vice  versa,  exigera  de  la  part  de  tous,  du  général  au  soldat, 
chacun  dans  sa  sphère  d'action,  une  variété  et  une  spontanéité 
de  décisions  impliquant  la  conscience  incessante  des  conditions 

(1)  Le  commandant  Dégo  du  74*. 


590  REVUE   DES   DEUX   MONDES.. 

successîves  dans  lesquelles  se  meut  ou  stationne  chaque  fraction, 
grande  ou  petite,  parfois  môme  l'individu,  dans  son  groupe, 
comme  aussi  l'obligation  d'en  déduire  la  conduite  à  tenir  et 
l'initiative  à  prendre. 

La  tension  d'esprit  et  la  préoccupation  résultant  de  la  néces- 
sité de  cette  observation  et  de  cette  action  personnelle  aideront 
puissamment  à  soustraire  les  combattans  à  l'énervement  et  aux 
impressions  déprimantes  de  la  bataille,  en  les  tenant  sans  cesse 
en  éveil,  et  augmenteront  leur  effet  utile,  dans  des  proportions 
inappréciables,  tout  en  limitant  leurs  pertes  au  minimum.  On 
objectera,  non  sans  raison,  que  c'est  demander  à  la  masse  une 
faculté  d'observation,  de  jugement  et  de  décision  en  tout  temps 
peu  commune  et  d'autant  moins  fréquente  au  combat  qu'elle 
doit  s'y  produire  dans  des  conditions  et  sous  des  impressions 
peu  favorables  à  son  éclosion,  de  sorte  qu'elle  ne  sera  jamais 
que  l'apanage  d'une  élite  des  plus  restreintes. 

En  effet,  de  même  que  les  formations  improvisées  n'ont 
donné  dans  le  passé  que  des  élémens  sans  valeur,  les  procédés 
actuels  sont  incapables  de  prêter  au  jugement  la  rectitude  et  la 
promptitude  nécessaires.  Entés  sur  une  éducation  incomplète 
et  des  idées  surannées  qui  conduisent  à  l'automatisme  et  aux 
solutions  toutes  faites  plus  ou  moins  bien  assimilées  auxquelles 
la  réflexion  et  la  méditation  personnelles  restent  étrangères,  ils 
tendent  à  les  voiler,  sinon  à  les  étouffer,  chez  ceux  mêmes  aux- 
quels, dans  des  conditions  plus  favorables,  elles  seraient  deve- 
nues aisément  familières. 

Les  facultés  mentales  s'étiolent  et  s'atrophient,  comme  les 
organes  physiques,  quand  elles  ne  sont  pas  exercées,  et  l'habi- 
tude invétérée  de  mécanismes  préalablement  établis  et  exclusi- 
vement étudiés  détermine,  au  lieu  d'une  diversité  féconde,  une 
uniformité  de  solutions  comparables  à  la  thérapeutique  du 
docteur  Sangrado,  n'admettant  d'autres  réformes  que  des  modi- 
fications dans  la  forme  de  l'instrument  et  la  température  de 
l'eau. 

L'effort  intellectuel  dévoyé  se  perd  dans  des  minuties  d'ordre 
secondaire  et  ne  vise  plus  les  points  essentiels.  L'esprit  se  satis- 
fait de  prescriptions  sans  sanction.  De  là  l'importance  attachée 
à  la  règle  et  l'attente  de  formules  s'adaptant  victorieusement  à 
toutes  les  situations.  Est-il  besoin  de  répéter'  que  cet  espoir, 
toujours  déçu,  est  chimérique   et   qu'il  n'y  a  d'autre  solution 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    REDUIT.  591 

que  je  développement  de  l'observation  et  du  jugement  néces- 
saires à  l'application  rationnelle  des  principes  et  des  enseigne- 
mens  qui  servent  de  base  aux  déterminations  à  prendre? 

Peut-on  vulgariser  l'habitude  d'analyser  une  question  sous 
toutes  ses  faces,  une  situation  sous  tous  ses  aspects  et  d'agir 
suivant  la  synthèse  qui  en  est  la  résultante? 

Sans  doute,  dans  le  domaine  psychique,  comme  dans  tous 
les  autres,  les  personnalités  présentent,  entre  elles,  de  profondes 
inégalités,  mais,  si  restreinte  qu'elle  soit  pour  un  grand  nombre, 
la  faculté  de  méditer  et  de  juger  n'en  existe  pas  moins  chez 
toutes,  et  il  ne  s'agit  que  de  lui  appliquer  une  culture  judicieuse 
et  persévérante,  pour  lui  donner  l'extension  dont  elle  est  sus- 
ceptible et  la  doter  de  la  plénitude  de  sa  valeur  relative. 

Les  procédés  d'éducation  usités  ne  tendent  que  très  impar- 
faitement à  la  former  chez  l'enfant  et  le  jeune  homme.  Dans 
toutes  les  épreuves  scolaires,  comme  aux  examens  exigés  pour 
l'accession  aux  différentes  carrières,  la  mémoire  joue  un  rôle 
presque  exclusif.  Aussi,  depuis  l'école  primaire  jusqu'aux  éta- 
blissemens  d'instruction  supérieure,  s'applique-t-on  à  la  déve- 
lopper au  détriment  du  jugement.  Il  s'ensuit  que  dans  toutes 
les  situations  sociales,  les  intelligences  se  trouvent  enserrées 
dans  un  moule  que  ne  parviennent  à  briser  que  les  esprits  supé- 
rieurs et  particulièrement  réfléchis. 

L'habitude  de  ne  penser  que  par  autrui  rend  incapable 
d'idées  personnelles  et  d'initiative  rationnelle  et  fait  accepter, 
sans  contrôle,  les  faits  et  les  théories  les  plus  contestables,  dont 
souvent  une  analyse,  même  superficielle,  montrerait  l'énormité. 

Sans  parler  des  gens  si  nombreux  qui  n'ont  d'autres  opinions 
que  celles  de  leur  journal,  les  hommes  d'un  esprit  élevé,  quel  que 
soit  le  domaine  dans  lequel  s'exerce  leur  activité,  se  rendent 
compte  des  liens  qui  enserrent  les  intelligences,  annihilent  la 
personnalité  et  effacent  les  caractères,  en  raison  d'une  éduca- 
tion faussée  par  l'abus  de  la  formule  et  le  règne  du  gabarit. 

Si  une  réforme  de  l'éducation  s'impose  pour  tous  les 
citoyens,  elle  est  devenue  indispensable  aux  futurs  soldats  et 
plus  eacore  à  ceux  qui  auront  mission  de  les  conduire.  L'éla- 
boration détaillée  de  son  programme,  de  l'école  primaire  aux 
établissemens  d'instruction  supérieure,  n'entre  pas  dans  le  cadre 
de  cette  étude. 

D  une  manière  générale,  l'éducateur  doit  s'attacher  à  apprendre 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  penser,  à  méditer  et  à  exercer  le  jugement  en  habituant  jour- 
nellement les  élèves  à  se  rendre  compte  par  une  analyse  de  plus 
en  plus  approfondie  de  quelques-uns  de  leurs  actes  d'abord,  puis 
progressivement  de  ceux  d 'autrui,  en  se  plaçant  dans  les  condi- 
tions particulières  de  temps,  de  lieu,  de  milieu,  de  tempéra- 
ment, d'état  d'âme,  de  mobiles,  etc.,  etc.,  qui  les  ont  influencés 
et  déterminés,  sans  perdre  de  vue,  que  l'on  ne  peut  connaître 
exactement  tous  ces  élémens  que  pour  ses  gestes  propres,  ceux 
des  autres,  même  quand  ils  sont  contemporains,  présentant  tou- 
jours des  côtés  hypothétiques  et  des  faces  incomplètement 
éclairées. 

Etendre  la  même  méthode  à  des  questions  plus  générales,  à 
des  ensembles,  familiariser  progressivement  les  jeunes  gens  avec 
la  précision  des  analyses,  la  rapidité  des  synthèses  et  des  solu- 
tions, tels  sont  les  principes  qui  en  compléteront  l'application. 

Un  exemple  emprunté  à  la  pédagogie  de  l'école  primaire  ré- 
sumera l'économie  de  cette  instruction. 

«   Choix  d'un  itinéraire.  » 

Se  rendre  d'un  point  à  un  autre,  dans  une  intention  à 
indiquer  :  objet  à  porter,  promenade,  secours  à  apporter,  vi- 
site, etc.,  etc.  Plusieurs  chemins  y  conduisent.  Demander  à 
l'élève  celui  qu'il  prendra  de  préférence,  en  lui  faisant  examiner 
les  motifs  de  son  choix  d'après  les  élémens  ci-après  :  but,  dis- 
tance, état  relatif  de  viabilité,  saison,  température,  temps,  heure 
de  la  journée,  convenance  personnelle  (désir  de  passer  par  tel  ou 
tel  point,  telle  ou  telle  rue,  d'arriver  vite  ou  lentement),  etc.,  etc. 
Questions  similaires  sur  ses  occupations  à  l'école  et  au  dehors 
ses  jeux,  etc.,  etc. 

Envisager  ensuite  des  situations  hypothétiques  exigeant  une 
décision,  dont  on  indiquera  d'abord  les  mobiles  à  l'élève  et  que, 
plus  tard,  il  aura  à  rechercher  lui-môme. 

Ces  erremens  devront  prendre  place  dans  les  programmes 
des  écoles,  des  cours,  des  examens  et  des  concours.  Une  large 
part  y  sera  faite  à  la  pensée,  à  la  méditation  et  à  l'exercice  du 
jugement  et  du  discernement. 

C'est  aussi  l'unique  moyen  de  développer  la  personnalité  et  le 
caractère,  et  de  mettre  un  terme  à  la  routine,  dans  laquelle 
s'enli/ont  nos  facultés  les  plus  précieuses,  pour  la  remplacer 
par  la  confiance  en  soi,  et  donner  un  large  essor  à  l'initiative 
réfléchie  et  à  l'esprit  d'entreprise,  à  ces  qualités  qui  forment  le 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    RÉDUIT.  o93 

fond  de  notre  tempérament  trop  souvent  dévoyé  par  une  édu- 
cation faussée  et  qui,  bien  qu'incomplètement  développées,  ont 
porté  si  haut,  dans  le  passé,  notre  force  d'expansion. 

Ainsi  préparés  dès  l'école  primaire,  et  même  au  sein  de  la  fa- 
mille, quand  les  générations  à  venir,  élevées  d'après  ces  procédés, 
se  seront  pénétrées  de  ces  principes,  les  jeunes  gens  verront 
s'ouvrir  devant  eux,  dans  les  conditions  les  plus  favorables,  les 
carrières  auxquelles  ils  so  destinent,  de  la  plus  humble  à  la  plus 
élevée,  et,  à  partir  de  quatorze,  quinze  ou  seize  ans,  ils  seront 
prêts  à  recevoir  avec  fruit  la  culture  préparatoire  au  service 
militaire,  dont  le  développement  complet  se  fera  au  régiment. 
Elle  ne  consistera  qu'en  une  application  plus  spécialisée  d'une 
méthode  familière,  sans  nécessité  d'uniforme,  d'équipement  et 
d'armement.  Les  instructeurs  se  trouveront  facilement,  dans  les 
grandes  agglomérations,  parmi  les  associations  qui  ont  pour  objet 
l'instruction  militaire,  dans  les  cadres  de  nos  réserves,  composés 
d'hommes  animés,  pour  la  plupart,  des  sentimens  patriotiques 
les  plus  élevés.  Les  centres  moins  importans,  et  jusqu'aux  plus 
humbles  communes,  possèdent  dans  l'instituteur,  appelé  à  de- 
venir officier  ou  tout  au  moins  sous-officier  de  réserve  et  de  ter- 
ritoriale, un  instructeur  n'ayant  qu'à  continuer,  le  plus  souvent 
avec  les  mêmes  élèves,  le  mode  d'enseignement  de  l'école. 

Il  sera  très  facile  pour  les  uns  et  les  autres  de  réunir  les 
futurs  conscrits,  une  ou  deux  fois  par  mois,  de  préférence  pen- 
dant la  belle  saison,  sur  un  point  de  la  campagne  voisine,  où, 
après  leur  avoir  rappelé  les  indications  générales  données  dans 
une  séance  précédente,  ils  leur  feront  résoudre,  —  par  l'analyse  et 
la  synthèse  de  circonstances  déterminées  et  dans  les  conditions 
présentées  par  le  terrain  sur  lequel  ils  se  trouveront  placés,  — 
les  problèmes  simples  concernant  le  soldat  en  station,  en  marche 
et  au  combat,  en  notant  les  solutions  trouvées  par  chacun  et 
en  faisant  ressortir,  par  une  explication  détaillée,  les  défectuo- 
sités ou  les  avantages  des  unes  et  des  autres(l).  La  répétition  de 
ces  exercices  dans  des  directions  ou  des  sites  différens,  en  dé- 
veloppant dans  cette  voie  spéciale  la  gymnastique  du  jugement, 
conduira  à  des  décisions  promptes  et  justes  qui  se  graveront  si 
profondément  dans  la  pensée  qu'elles  persisteront  au  milieu 
même  du  combat,  malgré  les  affres  du  danger,  y  rendront  plus 
clairvoyans  le  courage  et  l'esprit  de  sacrifice. 

(1)  Méthode  identique  à  celle  qui  aura  dû  être  employée  à  l'école. 

TOUE  zxxiv.  —  1906.  3S 


Î594  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pour  les  mieux  doués,  l'expérience  s'élargira  de  l'actioc  de 
l'homme  à  celle  du  groupe  et  visera  la  conduite  de  fractions  de 
troupes,  escouades,  sections,  pelotons  et  même  compagnies 
pour  les  plus  aptes.  Ceux  qui  joindront  à  la  clairvoyance  et  à  la 
promptitude  du  jugement  les  qualités  physiques  nécessaires,  — 
vigueur,  agilité,  et  adresse  encore  fortifiées  par  des  sentimens 
patriotiques  élevés,  seront  tout  désignés  pour  la  formation  des 
cadres.  Des  dispositions  législatives  pourront  leur  faciliter  et 
leur  abréger  l'admission  aux  grades,  après  leur  incorporation. 
Dans  le  même  ordre  d'idées,  il  devra  être  fait  une  large  place  à 
ces  élémens  dans  les  programmes  des  concours  d'admission  aux 
écoles  militaires. 

L'application  de  pareils  procédés  assurera  une  base  solide 
aux  vocations,  en  les  rendant  conscientes  de  leurs  devoirs,  de 
leurs  obligations,  de  la  nature  des  travaux  à  accomplir  et  de 
leur  avenir.  Ils  influeront  très  favorablement  sur  la  discipline, 
dont  le  fondement  le  plus  solide  est  dans  la  confiance  de  ceux 
qui  obéissent  en  la  valeur  de  ceux  qui  commandent.  Même  dans 
les  pays  monarchiques  et  aristocratiques  où  le  prestige  du  prince 
et  de  la  hiérarchie  sociale  imprègne  les  esprits,  sous  la  pression 
des  événemens,  celui-ci  ne  se  maintient  que  par  la  conviction 
d'une  supériorité  réelle. 

A  plus  forte  raison,  dans  une  démocratie  où  les  sentimens 
d'égalité  prédominent,  —  pour  que  ne  se  produisent  pas  à  la  longue 
en  temps  de  paix,  brusquement  à  la  guerre,  la  désagrégation  des 
forces,  parle  relâchement  ou  la  rupture  des  liens  qui  les  unissent 
et  les  font  agir  avec  le  même  élan  vers  le  but  commun,  —  il 
faut  pouvoir  compter  sur  la  constitution  et  la  solidité  de  cadres 
dont  les  élémens  auront  donné,  dès  le  jeune  âge,  presque  dès 
l'école,  les  preuves  d'une  incontestable  supériorité,  indéniable 
pour  les  témoins  de  son  éclosion  et  de  ses  manifestations  suc- 
cessives. La  sélection  des  grades  élevés  s'exerçant  dans  les  corps 
et  dans  toutes  les  situations  militaires,  dans  des  conditions 
semblables,  fera  éclater  le  mérite  à  tous  les  yeux  et  l'imposera 
aux  choix.  Le  commandement  se  trouvera  ainsi  entre  les 
mains  des  plus  dignes  et  des  plus  capables  et,  ce  qui  est  fort 
important,  de  chefs  reconnus  comme  tels,  de  bas  en  haut,  comme 
de  haut  en  bas.  Quelles  assises  autrement  solides  qu'une  autorité 
imposée  et  souvent  discutée,  aux  heures  difficiles,  sinon  ouver- 
tement, du  moins   au  fond  des  âmes,    exposée  à   la  merci   d'un 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    RÉDUIT.  595 

choc  et  placée  sous   la  menace  constante  d'un  efîondrement  ! 

Le  régiment  coordonnera  les  élémens  ainsi  préparés.  Les 
jeunes  soldats  y  seront  façonnés  au  maniement  des  armes,  aux 
connaissances  techniques,  au  développement  et  à  la  pratique 
perfectionnée  des  notions  déjà  reçues,  pour  compléter  leur  édu- 
cation physique,  professionnelle  et  morale.  Ils  y  gagneront  la 
cohésion  nécessaire  aux  marches,  aux  évolutions  préparatoires 
du  combat,  aux  rassembkmens  et  aux  ralliemens,  au  cours  de 
la  lutte  et  à  son  issue.  Ils  y  acquerront  la  solidarité  qui  naît 
du  contact,  de  la  vie  en  commun  sous  une  même  discipline  et 
de  sentimens  patriotiques  partagés  et  développés  sous  la  même 
impulsion.  Cet  ensemble  de  qualités  et  de  sentimens  toujours 
visés,  rarement  atteints  dans  leur  plénitude,  constituera  un 
dressage  perfectionné  capable  de  produire  les  plus  surprenans 
résultats.  L'armée  issue  de  cette  préparation  sera,  dans  des 
proportions  difficiles  à  apprécier,  mais  certainement  très  consi- 
dérables, plus  puissante  qu'aucune  armée  rivale,  sui  laquelle 
elle  aura  l'avantage  d'une  harmonie  plus  complète  de  toutes  ses 
parties,  de  l'allégement  du  poids  mort  des  intelligences  entra- 
vées et  des  inerties,  de  la  conscience  plus  réfléchie  de  sa  force 
physique  et  morale  et  enfin  de  l'entrain  supérieur  communiqué 
à  tous  par  la  confiance  dans  la  justesse  des  initiatives  et  des  dé- 
cisions. Elle  serait,  sans  doute,  en  état  de  réaliser  l'idée  émise, 
pour  un  avenir  lointain,  dans  un  livre  (1)  qui  a  eu,  il  y  a  quel- 
ques années,  un  grand  retentissement  :  des  forces  relativement 
minimes  victorieuses  des  immenses  rassemblemens  d'hommes 
mis  sur  pied  par  la  paix  armée,  comme  les  annales  du  monde 
nous  en  ofïrent  des  exemples  dans  le  passé. 

La  guerre  de  l'Afrique  du  Sud  présente  une  éclatante  confir- 
mation de  la  puissance  d'une  préparation  semblable  à  celle  dont 
les  grandes  lignes  viennent  d'être  tracées.  L'éducation  des  Boers 
s'en  rapproche  autant  que  le  permet  la  diversité  des  situations 
des  mœurs  et  des  milieux.  Chez  eux,  la  formation  et  le  dévelop- 
pement du  jugement  comme  l'aptitude  au  commandement  sont 
déterminés  en  même  temps  que  la  vigueur  physique  et  l'énergie 
morale,  dans  l'isolement  de  fermes  fort  éloignées  les  unes  des 
autres  et  disséminées  au  milieu  d'une  contrée  encore  sauvaee, 
où  la  réflexion  et  l'initiative   s'imposent  à  l'enfant  dès  le  plus 

(1)  La  nation  armée,  par  le  général  major  von  der  Goitz. 


596  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jeune  âge,  en  le  mettant  aux  prises,  comme  ses  parens  et  ses 
aînés,  avec  les  rudes  labeurs  du  défrichement,  la  lutte  avec  les 
fauves  et  la  menace  perpétuelle  du  Noir.  L'univers  entier  a  suivi, 
avec  une  poignante  anxiété,  ce  choc  si  prodigieusement  inégal; 
il  en  a  admiré  l'héroïsme,  avec  enthousiasme  et  non  sans  stu- 
peur. On  peut  se  figurer,  par  ses  étonuuntes  péripéties,  ce  qu'il 
serait  advenu  si  les  forces  avaient  été  moins  disproportionnées 
et  surtout  si  la  cohésion,  la  solidarité-  et  la  discipline  du  régi- 
ment avaient  cimenté  la  préparation  intensive  de  l'enfant  et  de 
l'homme. 

La  promptitude  de  l'esprit  français  et  notre  état  social  qui 
n'oppose  aux  capacités  aucune  entrave  de  caste  et  de  préjugés, 
nous  assureraient  des  conditions  particulièrement  favorables, 
alors  que  les  erremens  traditionnels,  suivis,  eu  tous  pays,  pla- 
cent d'autre  part  notre  démocratie,  dans  un  état  d'infériorité  au 
point  de  vue  des  assises  et  du  prestige  du  commandement  vis-à- 
vis  des  milieux  hiérarchisés  des  monarchies  voisines. 

La  répercussion  do  ces  procédés  sur  nos  lois  militaires  est 
l'une  déduction  aisée. 

La  fixité  invariable  des  effectifs  surélevés  dont  les  causes  ont 
été  indiquées,  au  début  de  cette  étude,  n'aura  plus  les  mêmes 
raisons  d'intangibilité  avec  les  élémens  nouveaux  dont  ils  seront 
composés.  Leur  valeur  supérieure  permettra  d'éliminer  toutes 
les  inaptitudes  physiques  et  toutes  les  aptitudes  douteuses  qui 
entrent  encore  dans  une  proportion  trop  considérable  dans  les 
affectations  du  contingent,  et  présentent,  en  même  temps  qu'un 
mirage  trompeur  de  nos  forces,  un  système  onéreux  pendant  la 
paix,  déprimant  durant  la  guerre.  La  sélection  des  cadres  pré- 
parée avant  l'entrée  au  service  en  hâtant  leur  formation  abré- 
gera le  temps  nécessaire  à  leur  constitution  et  l'affirmation 
préalable  des  aptitudes  et  des  vocations  assurera  avec  certitude 
la  base  de  leurs  assises  permanentes. 

Dans  ces  conditions,  un  passage  sous  les  drapeaux  de  18  mois 
et  même  d'une  année,  avec  les  mesures  complémentaires  appro- 
priées, sera  probablement  suffisant  pour  les  armes  à  pied. 

L'habitude  de  l'équitation  se  faisant  de  plus  en  plus  rare  dans 
tous  les  rangs  de  la  société,  tant  par  suite  de  la  rapidité  que  de 
la  facilité  des  transports  et  de  la  multiplicité  des  sports  qui  l'ont 
peu  à  peu  remplacée,  la  durée  du  service  dans  les  troupes  5,  che- 


PRÉPARATION    AU    SERVICE    RÉDUIT.  597 

val  comprendra  forcément  le  temps  indispensable  à  former  des 
cavaliers  suffisamment  solides.  Si  l'on  tient  compte  des  apti- 
tudes et  des  vocations  et  si  l'on  prend  quelques  dispositions  gé- 
nérales spéciales  qui  permettent  d'utiliser  les  chevaux  et  les 
manèges  des  corps  montés,  depuis  le  départ  de  la  classe  jusqu'à 
l'arrivée  des  recrues,  pour  exercer  des  futurs  conscrits  de  bonne 
volonté,  18  mois  de  passage  sous  les  drapeaux  pourraient  suffire. 

On  arriverait  ainsi  soit  à  uniformiser  le  service  pour  toutes 
les  armes  à  18  mois,  soit  à  réduire  à  une  année  celui  des  armes 
à  pied,  en  prolongeant  de  quelques  mois  sa  durée  pour  les  troupes 
à  cheval,  moyennant  certaines  compensations,  telles  qu'une 
réduction  double  ou  triple  dans  l'armée  territoriale,  —  mesure 
analogue  à  celle  qui  est  adoptée  dans  d'autres  pays. 

Ce  ne  sont  là,  bien  entendu,  que  des  vues  générales  destinées 
à  indiquer  sommairement  que  le  service  militaire,  en  temps  de 
paix,  pourra  être  réduit,  sans  porter  atteinte  à  la  force  de 
l'armée  et  à  la  défense  nationale.  La  durée  en  serait  déterminée 
exactement  d'après  la  constatation  de  résultats  qui  ne  devien- 
dront complets  que  pour  les  générations  formées  dès  l'enfance 
par  des  éducateurs  et  des  instituteurs  habiles.  En  attendant,  il 
faut  s'efforcer  d'obtenir  le  plus  promptement  possible  ce  ré- 
sultat si  désirable  par  l'application  effective  et  intégrale  de 
l'instruction  obligatoire  de  la  gymnastique  dans  toutes  les  écoles, 
par  l'extension  des  sociétés  de  gymnastique,  de  tir,  d'escrime 
et  d'instruction  militaire.  11  faut  en  favoriser  l'éclosion  et  le  dé- 
veloppement, non  seulement  dans  les  grands  centres,  mais  dans 
tous  les  cantons,  sinon  toutes  les  communes,  et  surtout  par  la 
revision  des  programmes  des  écoles,  des  examens,  et  des  con- 
cours en  y  faisant  une  large  place  à  la  «  gymnastique  du  juge- 
ment »  telle  qu'elle  a  été  esquissée  dans  son  ensemble  (1). 

C'est  ainsi  et  seulement  ainsi  que  peu  à  peu  à  la  routine  et 
aux  vieux  erremens  succédera  une  initiative  féconde  et  que  la 
présence  sous  les  drapeaux  en  temps  de  paix  pourra  subir,  sans 
danger,  des  diminutions  qui  seraient  trop  prématurées  avec  le 
dressage  et  les  procédés  actuels. 

G**-    LlBERMANN. 

(1)  Les  modifications  apportées   récemmer*   au  programme  du  concours    de 
l'École  de  Saint-Cyr  marquent  un  premier  et  très  heureux  pas  dans  cette  voie. 


LA  VIE  FINISSANTE 


DERNIERE    PARTIE  (1) 


XXX 

Le  soir,  par  le  chemin,  comme  il  sortait  d'assister  au  déclin 
de  M"*  d'Arazac,  l'abbé  Andrau  pensait  à  Germaine  Lauriol.  On 
était  venu  lui  dire  qu'elle  allait  fort  mal.  Il  avait  passé  chez  elle 
deux  fois  dans  la  journée,  car  il  ne  se  défendait  plus  maintenant, 
comme  dans  les  commencemens,  de  ressentir  pour  elle  de  la, 
tendresse.  Même,  lorsqu'il  lui  arrivait  d'y  songer,  il  ne  savait 
retrouver  comment  il  avait  pu,  un  instant,  prendre  ombrage  d'un 
sentiment  si  pur  qui  lui  apparaissait  à  présent  comme  sanctifié 
par  la  mort  prochaine.  Et  il  s'y  laissait  aller  avec  une  grande 
tristesse,  en  priant  Dieu  pour  la  douce  âme  encore  captive 
dans  le  frêle  corps  émacié.  Il  avait  recommandé  qu'on  vînt  le 
chercher  encore  dans  la  nuit,  à  n'importe  quelle  heure,  si  le 
moment  fatal  paraissait  approcher. 

Et  il  rentrait,  soutenu  encore  et  déchiré  déjà  par  cette  ten- 
dresse solitaire  de  son  cœur  qui  n'en  avait  pas  connu  d'autre, 
hormis  celle  de  sa  mère,  et  n'eu  devait  plus  pouvoir  connaître 
jamais. 

Il  n'y  avait  âme  vivante  dans  tout  le  paysage,  et  aucun  autre 
bruit  que  le  bruit  du  vent.  Il  n'y  avait  de  lumières  nulle  part; 
ni  au  ciel,  ni  dans  les  maisons  de  la  terre,  ou  plutôt,  ces  der- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  |uin  et  des  1"  et  15  juillet. 


LA   VIE   FINISSANTE.  599 

nières,  on  ne  les  voyait  point  du  dehors,  parce  que  chacune  était 
bien  close.  Quelques  rais  clairs  filtraient  seulement  sous  les 
contrevens  joints,  avec  une  tranquillité  intime  que  l'abbé  regretta 
d'avoir  perdue  pour  un  temps.  Il  désira  se  retrouver  chez  lui;  il 
pressa  le  pas.  Il  se  disait  : 

«  Je  travaillerai  en  attendant...  »  Mais  les  voix  lointaines  des 
pauvres  chiens  qui  gémissaient  au  vent  dans  les  cours  des  fermes 
lui  rendirent  aussitôt  sa  mélancolie.  Et  chez  lui,  assis  un  peu  plus 
tard  à  sa  table,  son  office  du  jour  achevé,  ses  grands  livres  fami- 
liers ouverts,  il  ne  pouvait  arriver  à  bien  lire.  Il  eût  souhaité 
rechercher  à  travers  la  Somme  de  saint  Thomas  d'Aquin  la  force 
à  la  fois  de  la  doctrine  et  de  la  méthode,  —  la  paix  à  travers  les 
Evangiles...  Les  yeux  errans  par  les  textes  bien  connus,  l'âme 
perdue  dans  une  inquiétude,  il  ne  retirait  aucun  bienfait  de  son 
bon  \ouloir.  Devant  l'imminence  de  l'appel  nocturne  au  chevet 
de  la  petite  mourante  qu'il  aimait,  il  lui  apparut  clairement  qu'il 
ne  pouvait  faire  autre  chose  que  de  l'attendre.  Et  cela  lui  déplut 
de  se  reconnaître  dans  cet  instant  privé  à  ce  point  de  sa  liberté 
d'esprit.  Son  esprit  ne  recevait  plus  l'enseignement  salutaire 
accoutumé,  à  l'heure  même  où  il  lui  eût  été  le  plus  nécessaire. 
Les  mains  croisées  sur  ses  livres  il  voulut  prier;  il  pria;  et  un 
r-éconfort  lui  vint  de  voir  que  Dieu  ne  lui  refusait  pas  sa  paix, 
malgré  tout  :  cette  paix  précieuse  qui  est  l'efficacité  même  de 
l'humilité  dans  la  prière.  Le  vent  pleurait  à  grandes  intermit- 
tences par  la  cheminée  de  la  chambre,  comme  par  d'autres 
foyers,  à  sa  manière  d'automne.  L'abbé  désira  regarder  au  de- 
hors. C'était  avec  la  vague  angoisse  de  celui  qui  attend  et  espère 
sans  cesse,  en  regardant  une  route,  y  voir  venir  plus  tôt  ou  en- 
core y  retarder  le  message.  Mais,  se  croyant  en  paix,  il  se  l'avoua 
mal;  c'est  pourquoi  il  ouvrit  sa  fenêtre. 

Certes,  il  ne  faisait  point  clair  au  dehors;  des  nuages  cou- 
raient devant  la  lune  de  novembre  à  son  premier  quartier;  elle 
jetait  sur  la  route,  par  leurs  déchirures,  sa  lumière  pâle  et  comme 
lavée  qui  faisait  luire  les  ornières.  Et  une  grande  tristesse  in- 
quiète remplissait  la  nuit. 

Cependant,  par  le  grand  besoin  qu'il  en  avait,  l'abbé  s'était 
attendu  à  plus  de  clarté,  à  un  calme  meilleur;  il  s'étonna.  Et  aus- 
sitôt la  nuit  lui  parut  menaçante  et  étrange  de  s'être  faite,  pour 
une  fois,  si  ressemblante  à  son  esprit.  Il  lui  en  arrivait  comme 
un  avertissement  confus,  indéfinissable.  Immobile  à  sa  fenêtre, 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toute  science  abolie,  dperdu  à  nouveau  sous  son  apparence  pai- 
sible, il  écouta.  Aucun  bruit  distinct  ne  se  faisait  entendre;  le 
vent  apportait  parfois  quelques  craquemens  de  branches,  quelques 
crissemens  de  feuilles  sèches  dansantes;  et,  à  d'autres  fois,  il 
dispersait  du  silence.  Tout  de  môme,  après  un  peu  de  temps 
l'abbé  perçut,  venant  de  l'autre  côté  de  la  maison,  le  côté  du 
préau,  dans  un  souffle,  un  bruit  comme  de  quelque  bâton  frô- 
lant le  mur  et  des  pas  assourdis.  La  chienne  Mirza,  au  bas  de 
l'escalier,  donna  un  coup  de  voix,  puis  se  tut;  les  chiens  d'Aris- 
tide Mauvezens  gémirent  au  chenil,  en  réponse.  Bien  que  per- 
sonne n'eût  passé  devant  lui  sur  la  route,  cette  crainte  lui  vint 
que  ce  ne  fussent  des  gens  pour  la  petite  mourante.  Le  cœur 
violemment  étreint  et  attentif,  il  se  rejeta  au  dedans  :  debout, 
prêt  à  descendre,  il  attendit  quelques  minutes.  Mais  le  heurtoir 
ne  résonna  pas.  Les  grandes  rafales  silencieuses  venaient  seules 
le  chercher  jusqu'au  milieu  de  la  chambre  par  sa  fenêtre  restée 
ouverte.  Et  après  ce  sursaut  inutile,  il  leur  trouva  de  la  dou- 
ceur. Et,  penché  une  seconde  fois  au  dehors,  le  front  dans  le 
vent,  sans  l'avoir  voulu  il  regardait  au  loin  vers  le  pli  de  terrain 
où  se  trouvait  la  maison  de  Germaine.  Cependant  on  n'en  pouvait 
point  voir  la  lumière,  ni  le  toit,  ni  rien,  à  cause  de  la  col- 
line. Mais  le  ciel  par  là  était  un  peu  clair  et  il  s'y  trouvait  des 
étoiles  fragiles,  de  celles  qui  paraissent  et  se  perdent  dans  les 
ciels  brouillés,  mouillées  on  dirait,  tremblantes,  et  comme  véri- 
tablement émues. 

Non  loin  de  lui,  une  fenêtre  se  referma  doucement;  il  lui 
sembla  que  c'était  dans  la  chambre  donnant  sur  le  préau,  qui  était 
celle  de  sa  sœur.  Peut-être,  elle  aussi,  avait-elle  entendu  le  léger 
bruit,  le  cri  de  la  chienne,  et  elle  avait  voulu  voir?...  11  s'étonna 
un  peu,  tout  de  même,  qu'elle  se  fût  éveillée  si  vite  pour  si  peu. 
Il  se  pouvait  aussi  qu'elle  ne  fût  pas  encore  couchée.  Cependant 
l'heure  était  tardive,  et  il  n'entrait  guère  dans  ses  habitudes  de 
veiller.  Elle  faisait  à  sa  coutume  comme  les  femmes  des  villages 
qui  se  lèvent  tôt  et  ont  besoin  pour  leurs  travaux  plutôt  de  la 
lumière  du  jour  que  de  celle  de  la  lampe.  Inconsidérément,  il 
pensa  que  sa  propre  attente  pouvait  être  aussi  celle  de  M"'  An- 
drau.  11  sortit  de  sa  chambre.  Il  arriva  jusque  dans  le  corridor, 
avec  cette  idée  de  l'appeler. 

Le  vent  fit  battre  derrière  lui  sa  porte  et  vaciller  à  l'éteindre 
la  flamme  de  sa  bougie.  Il  s'arrêta. 


LA   VIE   FINISSANTE.  001 

A  droite,  la  grande  respiration  bruyante  de  son  père  s'élevait 
derrière  la  cloison  ;  il  dormait  en  paix  comme  il  sied  à  un  homme 
juste.  Un  peu  de  lumière  passait  sous  la  porte  de  sa  sœur,  et 
Tabbé  allait  y  frapper,  —  à  la  vérité  contre  sa  coutume,  car  il  dé- 
sirait ne  point  mettre  entre  eux  d'intimité,  —  dans  son  besoin 
d'échanger  cette  nuit,  avec  quelqu'un  de  familier,  quelques 
bonnes  paroles  à  cause  de  sa  tristesse,  quand,  brusquement,  il  lui 
parut  entendre  au  dedans  un  chuchotement,  des  voix,  celle  de 
sa  sœur,  une  autre.  D'abord,  il  n'eut  pas  de  soupçons;  elle  avait 
peut-être  prié  une  amie  de  veiller  avec  elle;  elles  s'occupaient 
ensemble  à  quelque  travail  de  coquetterie,  —  un  colilichet  pour 
le  lendemain  qui  se  trouvait  être  un  dimanche... 

Il  pensa  seulement  s'éloigner  sans  bruit.  Mais  dans  le  mo- 
ment qu'il  s'en  allait,  il  se  ressouvint  du  bruit  de  pas  qu'il  avait 
entendu  un  peu  avant,  alors  que  personne  n'était  venu  par  la 
route;  et  de  cet  autre  bruit  de  la  fenêtre  refermée  qu'il  n'avait 
pas  entendue  s'ouvrir  et  qu'on  avait  paru  faire  léger  à  dessein.  Il 
demeurait  indécis,  un  peu  inquiet  sur  le  palier,  ne  sachant  que 
penser  ni  que  faire. 

L'escalier  s'ouvrait  devant  lui,  avec  dans  son  milieu  l'hor- 
loge qui  égrenait  la  régularité  sereine  de  ses  tics  tacs  dans  cette 
nuit  difficile.  A  cause  de  sa  lumière  éteinte,  il  ne  la  voyait 
point,  il  l'entendait  simplement.  Cette  idée  lui  vint  de  descendre. 
Les  mains  au  mur  il  descendit,  très  doucement,  avec  de  grandes 
précautions  pour  ne  pas  donner  l'éveil.  Sa  chienne  le  flaira; 
elle  vint  au-devant  de  lui  et,  sautant  contre  sa  robe,  elle  lui 
léchait  les  mains.  Il  la  prit  et  l'emporta  dans  la  cuisine;  il  n'eût 
point  fallu  qu'elle  aboyât.  Il  l'entendit  qui  se  blottissait  dans 
l'âtre,  contre  les  cendres  chaudes;  il  l'enferma.  Et  ayant  ouvert 
la  petite  porte  du  dehors,  il  hésitait  maintenant  sur  le  seuil, 
gagné  brusquement  par  une  peur  de  ce  soupçon  inavoué  qui 
l'avait  amené  là.  Il  n'osait  point  descendre  les  quelques  marches, 
ni  regarder. 

Devant  lui,  dans  les  lueurs  fugitives,  l'église ,  le  clocher 
triangulaire  découfJaient  leur  grande  ombre  simple.  Le  vent  agi- 
tait les  petits  acacias  du  préau  ;  leurs  fines  feuilles  séchées  et 
dansantes  tourbillonnaient  capricieusement,  entraînées  çà  et  là 
sans  repos.  Et  il  sortait  encore  de  ces  choses  comme  une  im- 
pression d'incertitude.  L'abbé  Andrau  s'aventura  sur  le  petit 
perron.   La   lune    se  découvrit  comme   il  arrivait  au  bas;  et, 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ayant  voulu  de  toute  sa  volonté  savoir  enfin,  ses  yeux  aperçurent 
une  échelle  appuyée  au  mur  et  qui  rejoignait  la  fenêtre  de 
sa  sœur.  Mais  aussitôt,  celte  pensée  lui  vint  comme  un  secours 
que  ce  n'était  là  qu'une  vision  fallacieuse  créée  par  son  appréhen- 
sion. Et,  la  lune  à  nouveau  disparue,  il  marcha  les  mains  en 
avant  jusqu'à  cette  échelle.  Il  en  toucha  les  degrés  dans  l'ombre 
et  il  se  demandait  dans  le  silence  que  la  certitude  imposait 
maintenant  à  son  esprit  : 

«  Qui  a  pu  venir  par  là?  » 

C'était  bien  la  coutume  des  jeunes  gens  du  village  d'arriver 
par  un  tel  chemin  chez  leurs  amoureuses;  pourtant  il  avait 
beau  chercher,  il  ne  trouvait  point  quel  pouvait  être  celui-là  qui 
était  venu  lui  prendre  sa  sœur  dans  son  presbytère.  M"*  Andrau 
menait  une  vie  réservée;  elle  n'allait  point  avec  les  autres  jeunes 
filles  aux  veillées  dont  on  revient  lentement  par  des  chemins 
détournés  ;  elle  ne  sortait  guère  que  pour  faire  les  courses  du 
ménage;  elle  ne  voyait  que  la  jeune  M"'  Mauvezens,  M"'  Aris- 
tide, et  celle-ci  était  une  âme  bien  pure  et  bien  douce  de  sa- 
crifiée, de  dévouée;  ce  n'avait  pu  être  pour  elle  une  compagne 
funeste?... 

Dans  ce  moment,  il  la  revit  causant  un  soir  de  printemps 
avec  Aristide  Mauvezens,  pendant  que  la  jeune  femme  promenait 
par  la  placette  son  petit  enfant  qui  ne  voulait  pas  s'endormir  : 
le  tambour  des  conscrits  s'éloignait  par  la  route,  des  rossignols 
avaient  commencé  de  chanter...  Il  la  revit,  au  soir  même  de  ce 
jour  où  il  avait  eu  avec  M""  d'Arazac  la  belle  conversation  dans 
laquelle  il  avait  trouvé  des  clartés  nouvelles  sur  la  vie  et  la  mort, 
avec  le  sentiment  d'une  tendresse  plus  humaine  et  profonde 
pour  M"""  d'Arazac,  et  pour  tous  les  êtres  en  elle,  condamnés 
comme  elle,  déclinant  dès  les  premiers  jours  comme  elle,  à  tra- 
vers des  attentes  et  des  déceptions...  Ce  soir-là,  comme  il  regar- 
dait, en  rentrant,  sa  sœur,  avec  son  cœur  nouveau,  elle  lui  avait 
dit,  en  pétrissant  un  gâteau  de  ses  mains  de  servante  active,  alors 
qu'il  lui  demandait  si  elle  n'avait  rencontré  personne  dans  le 
chemin  :  «  Jai  rencontré  Aristide  Mauvezens  qui  posait  des  filets 
à  perdreaux  à  la  lisière  du  petit  bois...  » 

Il  la  revit,  un  autre  soir.  Elle  élevait  dans  ses  mains,  devant 
lui,  joyeusement  les  deux  perdreaux  qu'Aristide  Mauvezens 
avait  apportés.  Et  il  la  revit  lavant  au  bord  de  la  mare,  ce  jour 
d'été  violent  où  elle  avait  tant  ouvert  sa  chemisette...  Aristide 


LA   VIE   FINISSANTS.  603 

Mauvezens  la  tutoyait  en  lui  disant  :  «  Je  peux  vous  porter 
toutes  les  deux  jeudi  à  Rieul;  entre  toi  et  ma  femme  vous  ne 
chargerez  point  trop  la  voiture...  » 

D'autres  menues  choses  lui  revinrent  à  la  mémoire  ;  mais 
aucun  autre  jeune  homme  qu'Aristide  Mauvezens  ne  se  présen- 
tait à  sa  pensée.  Il  se  dit: 

«  Ce  ne  peut  être  que  lui...  » 

Le  mal  lui  parut  plus  grand  et  plus  douloureux  que  ce  fût 
un  homme  marié  que  sa  sœur  ne  pourrait  épouser.  Il  pensa  : 

«  Elle  le  savait  pourtant  bien  en  se  donnant?  » 

Et  il  ne  pouvait  comprendre  son  âme  de  captive. 

Etait-ce  la  première  fois  qu'Aristide  Mauvezens  venait  ainsi 
retrouver  sa  sœur  dans  sa  chambre,  la  nuit?  Ce  n'était  point  par 
surprise,  de  cela  il  pouvait  en  être  certain,  ayant  entendu  la 
fenêtre  qui  se  refermait  seulement...  Il  n'y  avait  point  donné 
d'attention  dans  le  moment;  cela  se  précisait  à  cette  heure. 
Il  douta  si  des  gens  le  savaient  dans  le  village?  Des  images,  des 
craintes  et  des  projets  se  heurtaient  en  confusion  devant  lui, 
mais  comme  si  tout  cela  eût  été  d'un  autre.  Et,  troublé  dans  son 
esprit,  il  ne  savait  ce  qu'il  eût  été  bon  de  faire  contre  ce  mal 
imprévu.  Un  désir  violent  s'élevait  en  lui  de  retirer  l'échelle,  de 
courir  jusqu'à  la  chambre  de  sa  sœur,  d'enfoncer  cette  porte  et 
de  leur  apparaître  pour  convaincre  l'homme  de  sa  vilenie  et  lui 
enlever  la  jeune  fille.  Cependant  son  âme,  tremblante  d'angoisse 
à  la  pensée  de  la  faute  qui  se  commettait  à  cette  heure  si  près  de 
lui,  se  refusa  à  servir  sa  propre  énergie.  Une  habitude  de  haute 
pureté  craintive,  une  répulsion  devenue  invincible  pour  les 
choses  de  la  chair,  le  retenaient  au  bord  de  l'action  à  l'heure 
où  il  eût  fallu  se  hâter.  Et,  sa  conscience  meurtrie  en  révolte, 
tombé  à  genoux  dans  un  coin  du  corridor  près  de  la  porte 
ouverte,  lamentable,  et  plus  chargé  de  peines  qu'il  n'en  pouvait 
porter,  il  pleura  amèrement  en  se  reprochant  à  la  fois  sa  lâcheté, 
son  inadvertance,  d'autres  manquemens  illusoires. 

Il  se  passa  une  heure,  ou  deux  peut-être,  sans  que  l'abbé  fît 
aucun  mouvement:  inerte,  couvert  d'aune  sueur  mortelle,  et  se 
considérant  comme  plus  coupable  encore  que  sa  sœur,  il  priait 
Dieu  de  lui  pardonner.  Seulement,  la  certitude  lui  venait  que 
d'autres  connaissaient  depuis  longtemps  la  liaison  de  sa  sœur 
avec  le  fils  du  maire.  Les  Mauvezens  étaient  des  gens  notoires, 
enviés,  on  avait  beaucoup  les  yeux  sur  eux... 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Aristide  lui-même  avait  dû  se  vanter,  auprès  de  certains  amis, 
de  sa  conquête.  Cela  entrait  assez  dans  ses  manières  avanta- 
geuses... L'abbé  pensa  tristement  : 

«  Il  ne  s'est  trouvé  personne  pour  m'avertir.  »  La  vie  au  vil- 
lage lui  apparut  désormais  impossible.  Après  la  jonchée,  au 
soir  des  élections  municipales,  il  avait  cru  une  fois  surprendre 
des  sourires  dans  son  auditoire,  comme  il  prêchait,  en  suivant 
les  commandemens  de  Dieu,  la  droiture  et  la  chasteté  à  chacun 
selon  son  état.  Comment  donc  dirait-il  aux  parens,  désormais  : 
«  Gardez  vos  jeunes  filles,  »  alors  que  lui-même  il  n'avait  pu 
garder  sa  sœur? 

Dans  ce  temps,  il  se  souvint  d'elle  encore  enfant.  Elle  cou- 
rait, ses  belles  joues  bien  roses,  par  les  sentiers,  derrière  lui 
qu'elle  ne  pouvait  jamais  atteindre.  Ils  allaient  cueillir  des  mûres 
sur  les  haies,  des  prunelles,  des  poires  de  Sainte-Catherine,  aux 
vacances.  Il  était  déjà  un  grand  garçon  alors  qu'elle  n'était 
encore  qu'une  toute  petite  fille.  Et  ce  détail  le  remplit  d'une 
peine  infinie  qu'elle  se  réfugiait  contre  lui  à  la  moindre  peur, 
ses  petits  bras  l'enserrant  étroitement  et  ses  yeux  limpides  et 
confians  levés  vers  les  siens. 

Il  avait  promis  à  leur  mère  mourante  de  veiller  sur  elle. 
Il  n'avait  point  su  le  faire.  Oh!  pourtant,  quand  elle  était  venue... 

Oubliant  de  rechercher  ses  sévères  résolutions  d'alors,  si  vite 
désarmées  par  la  simplicité  candide  de  la  jeune  fille,  il  ne  songea 
plus  qu'à  la  grâce  ordonnée  qu'elle  avait  apportée  au  presbytère 
en  s'y  installant.  Et  l'intimité  évoquée  de  ce  presbytère  lui  fit 
mal  étrangement  dans  le  cœur.  Voici  que  cette  maison  qu'il 
avait  cru  faire  sienne  pour  un  temps,  lui  semblait  devenue  hos- 
tile et  tout  à  fait  étrangère.  Il  ne  retrouvait  plus  son  désir  d'y 
vivre  parmi  ses  livres,  ses  prières  et  les  soucis  de  ses  devoirs. 
Il  sentit  qu'il  allait  vouloir  changer  de  maison  et  de  village, 
tout  de  suite,  au  plus  tôt.  Il  savait  que  cela  ne  serait  point  facile; 
mais  il  se  dit  qu'il  s'ouvrirait  de  tout  à  son  évoque,  qu'il  se  jet- 
terait à  ses  pieds....  Auparavant,  il  écrirait  an  grand  vicaire  une 
lettre  où,  sans  rien  lui  confier  d'abord,  il  laisserait  soupçonner 
des  raisons  graves  à  l'appui  de  sa  détermination,  de  sa  requête. 
Des  fragmens  de  cette  lettre  se  composèrent  dans  son  esprit  sans 
qu'il  y  mêlât  une  volonté  directe.  Il  obtiendrait  son  changement; 
il  voulait  bien  aller  dans  une  paroisse  plus  petite.  Que  lui  im- 
portait? 


I 


1.x    VIE    FINISSANTE.  605 

L'image  de  Germaine  Lauriol  se  dressa  devant  lui  ;  elle  se 
mourait,  il  l'assisterait  encore,  il  n'aurait  point  à  la  quitter. 
L'image  de  M"^  d'Arazac  lui  arrivait  aussi  ;  mais  comme  de  plus 
loin,  déjà  plus  effacée.  Il  se  dit  : 

«  Quelque  autre  prêtre,  plus  digne  que  moi,  sera  auprès  d'elle 
à  ses  derniers  momens.  » 

Dans  cette  heure  d'aridité  et  de  douleur,  il  sacrifiait  l'affec- 
tion de  la  pauvre  vieille  femme,  la  douceur  qu'il  sentait  bien  que 
lui  seul  pourrait  donner  à  sa  mort  par  l'entente  de  son  déclin 
lentement  suivi,  et  que  tout  autre  n'aurait  point  connu. 

Il  se  vit,  passant  le  seuil  de  son  presbytère,  pauvre  de  joies 
et  d'espérances  humaines,  allant  où  Dieu  voudrait. 

A  l'étage  au-dessus  il  se  fît  un  bruit  léger.  La  fenêtre  de  sa 
sœur  s'ouvrait;  il  se  pencha  vite,  il  regarda  par  la  porte,  dans  la 
nuit;  il  vit,  véritablement,  un  homme  qui  emportait  l'échelle  et 
la  couchait  derrière  l'église.  A  cause  de  l'ombre,  il  ne  distingua 
point  ses  traits  ;  mais  cet  homme  se  hâtait  vers  la  maison  des 
Manvezens.  Il  en  ouvrit  la  porte  avec  une  clef  familière.  Et  le 
vieux  chien  qui  ne  servait  plus  pour  la  chasse  et  couchait  dans 
une  niche  tout  contre,  n'aboya  pas  quand  il  entra. 

XXXI 

Dans  leur  lettre,  les  jeunes  femmes  disaient  :  «  Nous  \nen- 
drons  bientôt  ;  peut-être  pour  la  Saint-Martin  parce  que  ce  sera 
la  fête  du  village.  Nous  aiderons  M'^*  Clarisse  à  orner  l'autel  et 
dans  le  temps  que  les  bonnes  gens  danseront  au  dehors,  au  bruit 
de  leur  musique  accoutumée,  nous  resterons  près  de  M"'  d'Arazac 
que  l'automne  attriste  peut-être.  Et  elle  nous  contera  des  his- 
toires d'autrefois  telles  que  nous  les  aimons.  Et  nous  l'entoure- 
rons d'affection  et  de  respect  comme  si  nous  étions  ses  filles.  » 
Elles  ajoutaient  que  M.  Rivais  et  son  fils  avaient  un  grand  désir 
de  les  accompagner  cette  fois  :  que  cependant  il  ne  fallait  point 
trop  les  attendre.  Ils  avaient  à  la  ville  des  occupations  qui  les 
retiendraient  peut-être,  malgré  leur  vouloir. 

M"*  Clarisse  lisait  lentement,  un  peu  difficilement,  à  haute 
voix. 

Et  M""^  d'Arazac  prenait  à  entendre  lire  cette  lettre  un  grand 
plaisir  mêlé  à  sa  pensée  habituelle. 

Elle  dit  : 


606 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Elles  font  bien  de  venir  maintenant  si  elles  veulent  encore 
me  voir. 

Mais  elle  soupira  dans  cette  persuasion  que  M.  Rivais  ne 
viendrait  pas.  Il  était  un  peu  âgé  déjà,  la  température  avait 
beaucoup  fraîchi,  cela  le  ferait  hésiter  sans  doute. 

Elle  murmura  : 

—  Je  ne  verrai  plus  en  ce  monde  le  vieil  ami. 

Pour  ce  qui  était  de  son  fils,  quoiqu'il  eût  à  mener  ?> 
Toulouse  une  vie  active,  elle  espérai!  qu'il  accompagnerait  sa 
femme.  Elle  se  souvint  avec  joie  de  sa  force  juvénile,  de  la  pré- 
cision souple  de  chacun  de  ses  gestes.  Elle  dit  : 

—  S'il  vient,  quand  il  sera  ici,  il  m'aidera  à  me  promener 
encore  un  peu  dans  le  corridor. 

Il  lui  parut  qu'elle  allait  regagner  un  peu  de  vie  à  cette  aide 
nouvelle  et  forte. 

Déjà  M''*  Clarisse  songeait  aux  chambres  à  préparer  et  elle 
ordonnait,  dans  son  esprit,  des  repas  aux  goûts  divers  de  ceux 
qui  allaient  venir.  Et  la  détresse  tranquille  de  M""*  d'Arazac 
n'arrivait  point  jusqu'à  elle. 

Chacune,  elles  avaient  au  cœur  la  peine  de  la  séparation; 
cependant  M"^  Clarisse,  protégée  par  sa  surdité  contre  les 
plaintes  de  sa  sœur,  n'entendait  en  elle-même  que  sa  propre 
peine.  Il  arrivait  même,  à  certaines  fois,  quand  M°"  Leibax, 
M.  Daurat  ou  encore  Félicie  venaient  faire  quelque  visite,  il 
arrivait  qu'elle  racontât  ses  nuits  de  veille ,  et  elle  n'en  omet- 
tait point  ses  fatigues,  ni  les  exigences  de  l'heure  présente. 
M"'  d'Arazac  pouvait  entendre;  on  la  croyait  souvent  endormie 
alors  qu'elle  ne  faisait  q"e  se  reposer  en  elle-même  du  présent 
et  de  ce  qui  allait  venir  par  le  souvenir  du  passé.  Gomme  elle 
se  taisait,  on  ne  le  savait  point.  Mais  une  incommensurable 
angoisse,  que  personne  ne  cherchait  à  voir,  pouvait  tenir  dans 
ses  orbites  profondes,  dans  ses  mains  oisives.  Une  incommensu- 
rable angoisse,  comme  une  colère  contenue  ! 

Une  tristesse  immense  reposait  sur  tout  le  pays  sans  soleil. 
En  ces  jours-là,  la  lune  se  levait  an  loin,  à  une  heure  familière, 
pleine  et  ronde  ;  au  fond  des  vallées  pour  quelques-uns,  sur  les 
collines  pour  d'autres.  Et  il  y  avait  des  gens  qui  pouvaient 
dire  : 

—  Nous  l'avons  vue,  ce  soir  se  lever  sur  'e  toit  de  notre 
maison. 


LA    VIE    FINISSANTE.  607 

Tout  autour  de  ce  pays,  un  peu  plus  loin,  vers  les  villes,  les 
vignes  étaient  rouges  et  comme  blessées.  Les  eaux  élevées  dans 
certains  canaux,  au  bord  des  prairies,  reflétaient  un  ciel  blanc  et 
s'emplissaient  de  feuilles  retournées  parce  que  plusieurs  arbres 
commençaient  à  perdre  leurs  frondaisons.  Il  y  avait  un  peu 
partout,  surtout  à  l'entour  des  mares,  des  peupliers  comme 
des  cierges  flambans  et  d'autres  écimés  qui  avaient  poussé  en 
buisson  et  qui  ressemblaient  à  des  flammes. 

Les  rouliers,  par  les  chemins,  allaient  près  de  leurs  attelages, 
encapuchonnés  de  limousines.  Et  les  crépuscules  hâtifs  les 
jetaient,  eux  et  leurs  chevaux  aux  beaux  colliers  à  haute  corne 
recourbée,  et  leurs  chars,  en  silhouettes  obscures  sur  les  der- 
nières clartés. 

Aux  églises,  disséminées  par  la  campagne,  c'était  tous  les 
jours,  à  la  tombée  de  la  nuit,  suivant  la  coutume,  l'office  du 
Chemin  de  la  Croix  dans  l'Octave  des  Morts.  A  cette  heure-là,  de 
l'une  à  l'autre,  les  cloches  s'appelaient  et  se  répondaient.  Elles 
se  faisaient  par-dessus  les  champs  leurs  signes  sonores.  Alors 
des  femmes  sortaient  de  leurs  maisons  pour  aller  au  Chemin  de 
la  Croix;  elles  y  venaient,  leur  mouchoir  de  soie  étroitement 
serré  autour  du  visage ,  et  celles  qui  se  trouvaient  en  deuil 
paraissaient  plus  tristes  en  ces  jours-là  dans  leur  cape  noire. 

Quelques  hommes  avec  leurs  vêtemens  de  travail  se  rendaient 
aussi  à  l'église;  chacun  y  apportait  le  recueillement  de  quelque 
souvenir.  Et  les  lampes  suspendues  éclairaient  durement  des 
profils  simples  que  leur  lumière  faisait  pâles. 

La  haute  croix  argentée,  branlante  un  peu  dans  son  vieux 
manche  de  bois,  aux  mains  de  l'enfant  de  chœur,  menait  les 
fidèles  de  station  en  station  tout  autour  de  l'église.  Deux  autres 
enfans  de  chœur,  aux  deux  côtés  de  la  croix,  tenaient  élevées 
entre  leurs  mains  les  flambeaux  dont  la  lumière  se  couchait 
sur  les  gaines  métalliques  au  mouvement  de  leur  marche. 
Et  ils  avaient  tous  les  trois  des  poches  bruissantes  sous  leur 
petite  robe  noire  et  leur  rochet,  des  poches  emplies  étrange- 
ment de  billes,  de  ficelles  et  d'autres  choses  à  quoi  ils  pensaient. 
Et  ils  étaient  là,  devant  l'immense  mystère,  doux  et  inconsciens 
comme  les  enfans  d'autrefois,  les  enfans  de  Jérusalem  qui,  sans 
doute,  virent  sans  étonnement  passer  Jésus  sur  le  chemin  du 
Calvaire,  distraits  à  peine  de  leurs  jeux  par  le  cortège  de  douleur. 
A  chaque  station  il  se  taisait  dans  l'église  un  silence  pour  une 


G08  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

courte  méditation.  Le  silence  profond  du  dehors  répondait  à  ce 
silence  intérieur.  C'était  le  moment  où  la  nuit  entrait  par  les  ver- 
rières, où  les  étoiles  commençaient  d'apparaître  au-dessus  de 
l'église  et  partout.  En  ce  temps,  au  De  profundis,  la  lune  éclai- 
rait déjà,  encore  bien  haute.  Et  sa  lumière  oblique  allongerait 
tout  à  l'heure,  à  la  sortie,  des  ombres  falotes  devant  chaque 
groupe.  L'église  serait  belle,  alors,  illuminée  au  dedans,  et  ceux 
qui  se  retourneraient  dans  le  chemin,  en  s'en  allant,  pourraient 
y  trouver  un  espoir  joyeux  pour  se  consoler  dans  leurs  sou- 
venirs. 

Et  les  cloches  du  soir  seraient  avec  eux. 

XXXII 

Ce  matin,  —  qui  était  le  matin  même  de  la  Saint-Martin,  — 
les  gens,  avec  des  paniers  et  des  sacs,  étaient  venus  de  bonne 
heure  faire  leurs  provisions  :  des  provisions  énormes,  car  il 
convenait  aux  fastes  traditionnels  que  l'on  mangeât  beaucoup 
de  viandes  aux  repas  de  ce  jour.  Chacun  avait  encore,  par  sur- 
croît, sacrifié  dans  sa  maison,  quelque  dindon,  quelque  oie  ou 
des  poulets.  Et  les  voisins,  les  amis,  les  parens  conviés,  devaient 
gagner,  à  voir  sur  la  table  les  beaux  quartiers  de  bœuf  rôtis  et 
bouillis  et  les  volailles,  une  forte  gaîté  à  laquelle  aideraient  les 
vins  venus  de  Condom  et  de  Lectoure. 

Comme  les  coups  de  la  grand'messe  sonnaient,  les  jeunes 
femmes,  arrivées  de  la  veille,  —  et  qui  déjà  avaient  secondé 
M"'  Clarisse  dans  son  travail  autour  des  autels  en  l'honneur  de 
saint  Martin,  —  aidèrent  M"'  d'Arazac,  qui  venait  de  se  lever,  à 
descendre  l'escalier.  M""*  Leibax  vint  au-devant  de  la  vieille  dame 
pour  lui  marquer  sa  déférence;  elle  l'avait  attendue  assez  long- 
temps, assise  au  coin  de  la  grande  cheminée,  désirant  avoir  des 
nouvelles  de  la  nuit,  et  maintenant  elle  pensait  aller  à  la  grand'- 
messe avec  M""  Clarisse.  Dans  le  temps  qu'elle  accompagnait 
M""*  d'Arazac  et  les  jeunes  femmes  jusque  dans  la  salle  à  manger, 
M""  Andrau  se  présenta  qui  demandait  à  faire  ses  adieux  à  ces 
dames.  Elle  était  avec  sa  belle-sœur,  la  femme  de  son  frère  aîné 
qui  demeurait  dans  un  autre  village  du  côté  de  Mirande,  et  cette 
femme  disait  : 

—  Mon  mari  et  moi,  nous  sommes  venus  pour  la  fête. 


LA   VIE   FINISSANTE.  609 

En  réalité,  ils  étaient  venus  chercher  la  jeune  fille  et 
M"^  Leibax  le  savait.  Ils  repartaient  le  soir  môme.  iM'""  Andrau 
prit  congé  de  JVr^^  Clarisse  et  de  M™*  d'Arazac;  l'une  et  l'autre 
l'embrassèrent.  Tranquille  et  fraîche  à  son  ordinaire,  un  peu 
plus  craintive  seulement.  M"*  Andrau  suivait  sans  ennui  sa  belle- 
sœur.  Elle  paraissait  n'avoir  pas  de  peine  à  quitter  le  village;  elle 
voulait  bien  aller  où  son  destin  la  menait  et,  pour  chaque  chose, 
il  entrait  dans  son  caractère  simplement  de  s'en  remettre  aux 
autres.  Elles  s'en  furent. 

M"'  Leibax  dit  : 

—  La  petite  Germaine  Lauriol  est  morte. 

Elle  croyait  bien  que  cela  s'était  passé  la  veille  au  soir  vers 
les  onze  heures.  Mais  elle  ne  savait  pas  au  juste,  n'y  étant  pas 
encore  allée.  On  lui  avait  dit  que  l'enfant  avait  gardé  sa  con- 
naissance jusqu'au  bout.  Elle  s'était  sentie  mourir  : 

—  A  la  fin  tout  à  fait,  elle  a  rêvé  un  peu  ;  il  paraît  qu'elle  faisait 
de  beaux  rêves;  elle  voyait  l'église  et  elle  se  croyait  au  ciel. 

M"*  Leibax  ajouta  que  l'abbé  Andrau  était  resté  là-bas  fort 
avant  dans  la  nuit.  Il  avait  montré  un  admirable  dévouement. 
(Juand  tous  pleuraient,  il  avait  encore  trouvé  des  mots  pour 
consoler  la  pauvre  petite  mourante. 

—  On  m'a  dit  qu'elle  lui  avait  pris  la  main  en  rêvant;  elle 
lui  parlait  tout  doucement,  sans  plus  savoir  que  c'était  lui.  Elle 
est  morte  en  lui  tenant  la  main. 

jy^me  (j'Arazac,  les  mains  jointes,  s'écria  : 

—  Mon  Dieu!  quelle  triste  chose,  si  jeune! 

Elle  se  tut.  Inexplicablement  elle  ressentait  à  la  fois  un  effroi 
et  comme  une  consolation.  Puisqu'on  pouvait  mourir  si  vite  à 
quinze  ans,  que  cela  pouvait  être  fini  d'un  soir  à  un  matin,  à 
quoi  donc  tenait  présentement  le  peu  de  vie  qui  lui  restait  à 
elle?  L'issue  était  toute  proche.  Elle  s'égara  à  la  sentir  passer. 
Mais  il  lui  parut  que  ses  années,  en  regard  des  années  de  l'en- 
fant, gagnaient  encore  en  durée.  Et,  malgré  la  peine  et  le  trop 
grand  âge,  il  lui  parut  qu'il  avait  été  utile  et  bon  de  vivre  au 
delà  de  quinze  ans. 

M'^*  Clarisse  était  allée  mettre  son  chapeau.  Les  jeunes 
femmes  dans  la  cuisine,  devant  l'àtre  tlambant,  demandaient  à 
Anna  Soulé  des  recettes  anciennes. 

Cependant  quand  M"'  Clarisse,  et  M""*  Leibax  furent  parties 
pour  la  messe,  elles  revinrent  à  la  salle  à  manger. 

TOiiE  XXXIV.  —  1906.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et,  seules  désormais  pour  un  temps  avec  M""'  d'Arazac,  elles 
qui  avaient  assisté  à  une  messe  matinale,  elles  la  prièrent  de  leur 
parler  de  sa  jeunesse.  Penchées  vers  la  vieille  femme,  leurs 
mains  unies  aux  siennes,  elles  écoutèrent  chaque  parole  pieuse- 
ment, avides  de  recueillir  les  souvenirs  fragiles  pour  les  mettre 
dans  leur  cœur  et  leur  donner,  avec  leur  vie  encore  nouvelle, 
une  vie  au  delà  de  celle  de  M""*  d'Arazac,  au  delà  de  sa  pauvTe 
mémoire  déjà  parfois  vacillante.  Et,  le  vieil  album  sur  leurs 
genoux,  il  leur  arriva  ainsi  de  se  trouver  mêlées  dans  la  pensée 
de  M"^  d'Arazac  à  des  gaietés  et  à  des  peines  éphémères  d'êtres 
effacés  depuis  longtemps,  à  qui  elles  assuraient  encore  un  peu  de 
durée  par  leur  attention  affectueuse. 

Toute  une  compagnie  de  figures  familières  revécut  en  ce 
moment  dans  la  paix  favorable  de  la  vieille  maison,  à  cette  heure 
dominicale,  toute  une  compagnie  de  figures  anciennes,  sans  doute 
anxieuses  de  n'être  point  oubliées,  et  reconnaissantes  aux  nou- 
velles mémoires.  Et  les  jeunes  femmes  furent  comme  entourées 
d'âmes  qu'elles  n'avaient  pas  connues  et  qui  venaient  à  elles 
tout  de  même  dans  les  histoires  de  M""  d'Arazac,  amicalement  et 
fortement,  du  fond  de  leur  passé,  comme  un  grand  signe  de  la 
brièveté  de  chaque  vie  et  du  lien  étroit  qui  attache  par  les 
mémoires  un  temps  à  un  autre  temps. 

Le  soir,  à  l'issue  de  la  bénédiction,  M"'  Clarisse,  sa  grande 
voilette  rejetée  en  arrière  et  aidée  de  Marie  Crouzath,  éteignit 
les  cierges  et  les  flambeaux  lentement,  avec  précaution.  Les  lu- 
mières entraient  tour  à  tour  sous  le  capuchon  de  l'éteignoir  et 
elles  mouraient  devant  le  peuple  en  désordre  des  chaises,  dans 
l'é^^lise  déserte  toute  chaude  encore  d'encens,  simplement,  vite 
et  un  peu  fumeuses. 

Et  ce  fut  à  cette  heure  seulement  qu'il  commença  d'y  avoir 
un  peu  d'animation  par  le  village. 

En  s'en  revenant.  M"'  Clarisse  et  sa  seconde  marguillière 
rencontrèrent  sur  la  route  des  bandes  de  jeunes  filles  qui  se  don- 
naient le  bras.  Elles  riaient,  elles  causaient  entre  elles  avant  le 
bal,  et  quelques-unes  parfois  parlaient  tout  bas  et  les  autres  alors 
se  penchaient  pour  les  entendre.  Elles  saluèrent  M"'  Clarisse  et 
Marie  Crouzath. 

Celle-ci  leur  fit  des  admonestations  avec  rudesse,  avec  un 
peu  d'envie.  M"*   Clarisse,   un  doigt  levé,  leur  conseilla  seule- 


LA   VIE    FINISSANTE. 


611] 


mont  une  grande  circonspection  dans  le  plaisir.  Elle  ne  croyait' 
point  qu'une  jeune  fille  put  jamais  être  trop  réservée,  ni  trop 
sage.  C'était  là  sans  doute  sa  meilleure  parure.  Elle  parlait  sans 
sévérité,  en  souriant  ;  mais  Marie  Crouzath  regrettait  de  n'être 
plus  jeune.  Elles  continuèrent  leur  chemin.  Les  jeunes  filles 
s'éloignèrent.  Elles  portaient  presque  toutes  des  châles  blancs 
qui  accrochaient  ce  qui  restait  de  clarté  dans  le  crépuscule  bas. 
Il  y  avait  là  Gabrielle,  la  fille  de  Félicie,  Marinette  et  Delphine 
de  chez  les  Dario,  parmi  les  autres.  Rose,  de  chez  M""  Leibax 
n'y  était  point.  On  venait  de  la  fiancer  au  fils  Larribeau  ;  les 
noces  se  feraient  dans  le  courant  du  mois  et  elle  ne  devait  reve- 
nir au  village  que  le  matin  même,  pour  l'église  et  la  mairie,  dans 
la  haute  jardinière  de  quelque  ami  du  fiancé,  selon  la  coutume, 
avec  ses  demoiselles  d'honneur. 

Les  jeunes  filles  se  confiaient  des  choses  à  son  sujet.  Il  s'en 
trouva  deux  qui  dirent  : 

—  Ce  ne  sont  point  toujours  les  plus  sérieuses  qui  font  les 
plus  beaux  mariages. 

Cependant  Marguerite-Claire  Cèbes  passa  :  elle  était  avec  sa 
mère.  On  la  gardait  comme  une  demoiselle  et  on  ne  la  laissait 
point  se  mêler  aux  bavardages  dans  l'idée  de  l'établir  mieux,  à 
Toulouse  ou  encore  à  Auch.  Elle  salua  ses  compagnes,  en  pas- 
sant; elle  allait  vers  la  salle  de  bal  où  elle  ne  danserait  qu'une 
fois  ou  deux,  à  l'ouverture,  avec  Elie  Despiau,  peut-être,  ou  le 
fils  de  l'ancien  adjoint  au  maire.  Elle  portait  une  belle  toilette, 
un  chapeau  à  la  mode  des  villes. 

A  la  façade  de  l'école  des  filles  qui  servait  de  salle  de  bal, 
au  haut  de  la  porte,  il  y  avait  des  lanternes  vénitiennes.  Point 
beaucoup,  et  pour  la  plupart  minables  et  défoncées.  Il  y  en 
avait  aussi  devant  les  cafés;  chez  Léandre,  chez  Larroque.  Le 
vent  les  balançait  et  les  éteignait.  Il  s'en  trouva  qui  brûlèrent. 
Des  hommes  attablés  buvaient  de  la  bière,  des  liqueurs  ou  des 
mazagrans  dans  des  verres  lourds.  Plusieurs  jouaient  aux  cartes, 
d'autres  au  billard.  On  les  voyait  derrière  les  vitres,  et  ils  appa- 
raissaient, chez  Léandre,  dans  un  bien-être  tranquille  parmi  les 
fumées  du  tabac.  Mais  chez  Larroqu^i  on  les  pouvait  juger  plus 
bruyans  :  une  vieille  femme  les  servait;  on  avait  en  plus  amé- 
nagé une  pièce  au  premier,  au-dessus  du  café  pour  les  consom- 
mateurs, et  elle  devait  sans  cesse  aller  et  venir  par  le  petit  esca- 
lier, une  bougie  à  la  main. 


6i2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

I 

I 

De  grands  rires  éclataient  souvent  au  travers  des  fenêtres, 
jusqiio  sur  la  route.  Tout  le  comité  de  défense  rc'publicaine  était 
là.  Sagéas,  le  gendre  de  Larroque,  une  serviette  sur  le  bras, 
s'empressait  auprès  des  principaux.  A  tous  ceux  qui  avaient  au 
printemps  soutenu  sa  candidature  malheureuse,  Cèbes,  le  tail- 
leur, tout  en  gardant  son  air  sombre,  payait  généreusement  des 
tournées.  Et  c'est  pourquoi,  quand  il  parlait,  on  se  taisait  par 
déférence.  Hilarion  Tournetz  buvait  avec  lui,  Chelies  le  forge- 
ron bossu,  Pierrett,  Broqua  et  Élie  Despiau.  Mais  le  père  Des- 
piau  était  chez  Delpech  avec  M.  le  maire  et  son  fils,  M.  Mour- 
gues  l'adjoint,  le  jeune  Mourgues,  Ulysse  le  marguillier,  Argès, 
Broquère,  Rieumayrolles,  Saint-Cernain,  Glauselte  l'organiste, 
Puntous  de  la  Peyrère  et  les  Loubers  du  Château  et  du  Courta- 
lie.  Les  Noubel,  le  père  Gaud,  Honoré  qui  cultivait  le  jardin  de 
la  maison  de  briques  rousses,  le  vieux  Danglas,  Jacques  et 
Capéran  étaient  assis  non  loin,  formant  d'autres  groupes. 

Cependant  M.  Daurat  parut  dans  les  deux  cafés  avec  l'éga- 
lité qui  convenait  à  la  largeur  de  ses  vues,  et  à  sa  fraternité  ha- 
bituelle. 

Et  Dominique,  le  pau\Te  vieux  suisse,  plus  pâle  d'être  déjà 
ivre,  buvait  aux  seuils  çà  et  là  au  gré  des  ofTrans  avec  le  caril- 
lonneur. 

Sous  les  auvens  des  portes,  on  jouait,  devant  des  tréteaux, 
à  plusieurs  sortes  de  jeux  d'adresse  ou  de  hasard  :  des  billes 
couraient,  jetées  par  un  ressort  sur  des  tablettes  où  on  avait 
ménagé  des  godets,  chaque  godet  portant  un  chiffre  correspon- 
dant à  quelque  gain.  Des  petits  chevaux  tournaient  sans  trêve 
dans  leurs  rainures,  sur  leurs  tapis  verts.  Il  y  avait  un  tir  aux 
j)ipes  installé  dans  une  grange.  Au-dessus  de  ces  jeux,  des 
lampes  agrandissaient  l'obscurité  par  leurs  lumières  débiles.  Et  . 
la  musique  du  bal  marquait  des  cadences  que  le  bruit  des  pas 
suivait. 

Des  petits  garçons  s'amusaient  à  épier  des  couple?  qui  mar- 
chaient vers  les  chemins  obscurs.  Des  petites  filles  allaient  trois 
par  trois,  riant  et  se  faufilant.  Des  groupes  de  femmes  en  capu- 
le(,  immobiles  sur  la  route,  regardaient  on  ne  savait  quoi. 

Et  le  vent  d'automne  jetait  sur  chacun  et  dans  les  arbres 
défeuillés,  son  avertissement   fuyant  et  inlassable,  sa  force  tra- 

Lu  lune   apparut  et  disparut.   Entre  les  nua^cs^,  lu  Grande 


f 


LA    VIE    FINISSANTE.  613 

Ourso  tournait  sur  les  collines  avec  quelques  autres  étoiles  trem- 
blantes dès  leur  lever.  Des  bandes  de  ciel  clair  coupaient  la 
nuit.  Les  mares  et  les  flaques  d'eau  laissées  ici  et  là  par  les 
pluies  brèves  de  la  journée,  reflétaient  alternativement  leur 
clarté  et  les  ombres.  11  faisait  froid. 

Trois  jeunes  hommes  descendirent  par  la  route  en  chantant. 
Ils  marchaient  tranquillement.  Arrivés  à  la  croix,  ils  remontè- 
rent. Ils  chantaient  : 

N'allez  pas  oublier  l'heure  du  rendez-vous. 
Cette  nuit  j'irai  vous  attendre. 

Et  plus  loin,  au  refrain,  ils  disaient  : 
Ce  sera  la  saison  des  roses. 

Entre  chaque  danse  les  garçons  et  les  jeunes  filles  sortaient 
ensemble  de  la  salle  de  bal.  Il  y  eut  des  amoureux  qui  s'en  vin- 
rent se  parler  tout  contre  le  cimetière.  Les  pauvres  morts  y  dor- 
maient en  paix.  Ils  avaient,  comme  ceux-ci,  dansé  autrefois 
[pour  la  Saint-Martin  et  aimé  au  même  lieu. 

Une  voix,  de  ce  côté,  se  fit  entendre  qui  chantait  la  romance 
Iveule  : 

Verse,  verse  tes  baisers... 

Le  vent  dans  les  cyprès  accompagnait  chaque  geste  avec  une 
[hauteur  indiff'érente. 

Ce  soir-là,  à  la  maison  de  briques  rousses,  M"'  d'Arazac, 
[déjà  au  pied  de  Tescalier  et  prise  d'une  lassitude  infinie,  de- 
[manda  d'elle-même  à  ne  pas  monter. 

En  passant,  M'^*  Clarisse  glissa  à  l'oreille  des  jeunes 
temmes  : 

—  Je  suis  bien  contente  !  Elle  sera  mieux  ici  que  là-haut  et 
je  n'aurai  plus  peur  qu'elle  tombe,  les  soirs... 

Elle  était  contente  aussi  que  sa  sœur  y  fût  venue  d'elle-même  ; 
îUe  se  réjouissait  simplement. 

Quand  tout  fut  prêt,  on  vint  le  dire  à  M"'"  d'Arazac.  Dehors 
les  jeunes  hommes  repassèrent  en  chantant  : 

Ce  soir,  je  viendrai  vous  attendre... 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  se  leva.  Péniblement,  appuyée  sur  les  deux  jeunes 
femmes,  elle  voulut  marcher  jusqu'à  la  chambre.  Sur  le  seuil, 
elle  murmura  : 

—  M'y  voici;  c'est  pour  y  mourir,  je  crois  bien. 
Les  chanteurs  s'éloignaient  : 

N'allez  pas  oublier  l'heure  du  rendez-vous... 

Quand  M""*  d'Arazac  fut  couchée,  dans  le  silence,  ou  enten- 
dit encore  : 

Ce  sera  la  saison  des  roses... 

XXXIII 

Jacques  et  Félicie  remontèrent  par  le  sentier  à  travers  les 
champs. 

Félicie  demanda  : 

—  Où  nous  retrouverons-nous  cet  hiver? 
Jacques  répondit  : 

—  N'aie  pas  peur,  je  saurai  bien  encore  où  te  mener. 
Devant  eux,   le  croissant  pâle   et  fin  de  la   lune  courait,  ses 

pointes  en  l'air,  tout  droit,  en  haut  du  sentier,  dans  un  ciel  de 
cuivre.  Les  genévriers  embaumaient,  perdus  à  demi  dans 
l'ombre  déjà,  et  tout  pleins  de  leurs  petits  fruits  durs  et  violens. 
A  l'orée  du  bois,  des  bergers  ou  des  passans  avaient  fait  un  petit 
feu.  Ils  virent  les  pierres  noircies  où  le  premier  fagot  avait  été 
posé;  entre  les  pierres,  (juclques  tisons  brillaient  encore  faible- 
ment parmi  les  cendres.  Félicie  en  approcha  les  mains. 

Au  haut  des  noyers,  des  acacias  et  des  peupliers,  des  nids 
de  pie,  déserts  et  découverts  par  l'automne,  s'échevelaient  aux 
entre-croisemens  des  branches. 

La  nuit  tombait  avec  une  solennité  tranquille  sur  les  terres 
labourées  au  milieu  desquelles  ils  marchaient;  de  grands  sil- 
lons courbes  y  étaient  marqués  pour  les  drainages,  et  cela 
faisait  des  lignes  sombres,  régulières,  parmi  les  mottes  passées 
à  la  herse.  Un  merveilleux  silence  enveloppait  tout;  une  voix 
chanta  au  loin;  c'était  une  voix  de  femme  jeune,  élevée. 

Félicie  dit  : 

—  Je  crois  que  c'est  la  servante  de  la  Bigorre  qui  chante. 
La  voix  redisait  une   complainte  aux  cadences   anciennes; 


LA   VIE   FINISSANTE.  613 

elle  arrivait  dans  le  vent,  modulée  par  les  souffles  et  encore  par 
ceci  que  la  jeune  fille  devait  vaquer  à  ses  occupations  du  soir, 
entrer  dans  les  étables,  les  bergeries,  le  poulailler,  pour  le  cou- 
cher des  bêtes  et  le  bon  ordre  de  chaque  chose. 

Ils  passèrent  près  de  chez  Puntous,  à  la  Peyrère,  doucement, 
afin  de  n'être  point  entendus.  Il  y  avait  là  un  chêne  séculaire 
contre  lequel  on  avait  appuyé  une  meule  de  paille  et  le  toit 
incliné  d'un  petit  hangar  à  serrer  les  outils. 

La  lune  s'était  faite  brillante  et  les  étoiles  commençaient  de 
paraître  dans  le  soir  plus  avancé  quand  TAngelus  sonna 

Félicie  voulut  s'arrêter  pour  le  dire  ;  dans  cette  heure  admi- 
rable un  recueillement  lui  venait,  profond,  inquiet  un  peu,  en 
même  temps  qu'un  regret,  inavoué  encore  et  simple,  que  ce  fût 
sitôt  la  Noël,  la  confession  qu'elle  croyait  nécessaire  à  sa  qualité 
de  chanteuse.  Elle  ressentait  une  honte  à  cause  de  M.  le  curé; 
son  amour,  qui  lui  était  un  amour  défendu,  léloignait  de  sa  faci- 
lité antérieure  aux  habitudes  pieuses.  Elle  appela  : 

—  Jacques? 

De  quelques  pas  en  avant  d'elle,  il  allait  arriver  à  la  haie  et 
puis  sur  la  route. 

Il  se  retourna  et  demanda  : 

— Que  veux-tu  ? 

Elle  se  suspendit  à  son  bras  sans  rien  dire.  Immobiles  der- 
rière la  haie,  dans  le  temps  de  se  séparer  afin  de  ne  point  paraître 
ensemble  sur  la  route,  ils  ne  pouvaient  se  détacher  l'un  de 
l'autre  ;  ils  ne  se  disaient  rien  ;  ils  ne  se  donnaient  pas  de  baisers. 
On  eût  dit,  à  les  voir,  qu'ils  goûtaient  sans  trouble  un  repos  fra- 
ternel dans  cette  solitude.  Tout  de  môme  Jacques  se  décida  à 
remonter  à  travers  champs  et  Félicie  s'en  fut  par  la  route.  Elle 
rencontra  M""^  Pouzergues  qui  revenait  d'accompagner  à  la  gare 
un  homme  d'affaires  ;  elle  était  animée,  mécontente  el  désireuse 
de  faire  ses  confidences.  Elle  raconta  à  Félicie  que  son  mari 
avait  eu  l'impudence  d'installer  sa  maîtresse  à  Rieul  même,  en 
face  de  la  halle  aux  grains,  dans  un  beau  magasin  neuf  où  il 
passait  ses  journées.  Elle  avait  pris  des  ouvrières;  ils  allaient 
à  Toulouse  très  souvent  ;  elle  s'approvisionnait  pour  ses  fourni- 
tures dans  les  plus  grands  magasins  de  mode  de  là-bas  et  elle 
faisait  une  ^^^rande  toilette.  M""'  Pouzergues  ne  comprenait  point 
comment  il  pouvait  suffire  à  tant  de  dépenses.  Un  jour  qu'elle 
passait  par  la  rue,  sans  rien  savoir  encore  de  tout  cela,  à  son 


Cl  6  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

retour  des  eaux,  la  fille  lavait  regardée  avec  insolence.  Elle 
avait  appelé  son  amant  au  dedans,  il  était  venu  sur  le  seuil,  et  ils 
riaient  ensemble  en  la  regardant  passer,  comme  des  igens  très 
contens  et  bien  tranquilles.  A  présent,  elle  ne  voulait  plus  une 
simple  séparation  d'avec  lui,  la  séparation  de  corps  et  de  biens 
qu'elle  avait  d'abord  acceptée;  elle  voulait  divorcer,  elle  voulait 
être  libre  et  reprendre  son  nom  ancien.  La  figure  en  feu,  elle 
s'abandonnait  à  sa  colère;  elle  raconta  à  Félicie  tout  le  mal  des 
commencemens  ;  elle  avait  tout  su,  tout  recliercbé  ,  elle  l'avait 
épousé  quand  même.  Il  eût  mieux  valu  qu'elle  ne  l'eût  jamais 
fait;  elle  ajouta  : 

—  Il  me  le  fallait,  vois-tu;  c'est  comme  toi  ton  Jacques.  Mais 
sans  mon  argent,  sans  le  mariage,  il  ne  m'aurait  jamais  voulue. 

Félicie  tressaillit  d'entendre  le  nom  de  sou  amant  dans  cette 
bouche  haineuse.  Elle  supplia  : 

—  Ne  parlez  pas  de  moi,  madame  Pouzergues.  Avec  Jacques 
les  gens  croient  des  choses  parce  que  nous  sommes  voisins, 
mais... 

Elle  ne  savait  point  se  disculper;  elle  chercha  à  parler  d'autre 
chose;  comme  elles  passaient  devant  la  maison  de  briques 
rousses,  elle  dit  : 

—  Il  faut  que  j'entre  là,  madame  Pouzergues,  au  revoir,  et  je 
vous  souhaite  de  bien  bon  cœur  de  la  chance  dans  vos  procès. 

Quand  Félicie  entra,  M"^  d'Arazac,  une  petite  lampe  près 
d'elle,  cherchait  dans  son  li\Te  d'heures  la  messe  du  lendemain. 
Il  se  trouvait  que  c'était  celle  du  premier  dimanche  de  l'A  vent. 
A  l'épître  de  l'apôtre  saint  Paul  aux  Romains,  elle  venait  de 
lire  :  «  Il  est  temps  de  nous  réveiller  de  notre  sommeil...  » 

Félicie  ne  voulut  point  s'asseoir;  elle  était  venue  seulement 
pour  savoir  comment  allait  M™*  d'Arazac. 

Dans  le  panier  à  ouvrage  où  son  tricot  dormait  depuis  plu- 
sieurs jours,  il  y  avait  une  lettre  toute  timbrée  et  cachetée 
que  M"*  d'Arazac  donna  à  Félicie  : 

—  Ma  sœur  l'a  écrite  et  l'a  oubliée;  elle  oublie  souvent  bien 
des  choses.  Tu  la  mettras  à  la  poste.  Tu  passes  devant  la  boîte 
en  t'en  allant,  tout  juste. 

C'était  une  lettre  pour  les  jeunes  femmes  adressée  à  Tou- 
louse. Félicie  demanda  si  elles  avaient  fait  un  heureux  voyage  de 
retour. 

M°"  d'Arazac  répondit  que  oui,  qu'elles  lui  avaient  écrit  déjà 


II 


LA   VIE    FINISSANTE.  617 

deux  'ois  depuis  ce  temps.  Elle  soupira  et  dit  que  c'était  pour 
elle  un  grand  malheur  que  M.  Rivais  et  son  fils  ne  fussent  pas 
venus  au  village  cette  dernière  fois. 

—  Je  ne  les  reverrai  pas  en  ce  monde,  pour  sûr. 
Félicie  s'écria: 

—  Oh  !  madame  d'Arazac  !  on  ne  sait  ni  qui  vit,  ni  qui  meurt. 
Vous  les  re verrez  peut-être  bien. 

M"""  d'Arazac  hocha  la  tête. 

—  Je  ne  crois  pas. 

Anna  Soulé  avait  déjà  mis  le  couvert;  mais  M™*  d'Arazac  ne 
s'asseyait  plus  à  table  et  on  lui  servait  un  peu  de  bouillon  ou  du 
lait  sur  un  guéridon,  près  de  son  fauteuil. 

XXXIV 

Le  jour  où  la  pauvre  M""^  d'Arazac  mourut,  le  treizième  de 
décembre  au  matin,  il  y  avait  sur  la  campagne  du  brouillard,  des 
voiles  blancs  tendus  partout.  Le  blanc-gel  s'était  attaché  aux 
prairies  et  aux  branches  des  arbres  qui  apparaissaient  comme 
givrés.  Et  c'était  beaucoup  de  blanc,  —  une  candeur  heureuse,  — 
pour  l'essor  de  la  chère  âme  ancienne. 

De  grands  vols  d'alouettes  et  d'étourneaux  s'élevaient  de 
terre  avec  un  bruit  de  vent.  Des  pies,  par  lesguérets,  sautelaient 
en  hochant  leur  queue  étroite,  dans  des  horizons  rétrécis. 

Mais  un  peu  plus  tard,  quand  le  soleil  avait  paru  en  plein 
ciel,  les  lointains,  en  s'ouvrant,  avaient  laissé  voir  sur  les  col- 
lines les  moulins  aux  ailes  inertes,  tandis  que  les  gouttelettes 
de  rosée  faites  en  glace  au  bord  des  toits  se  détachaient  et  tom- 
baient avec  un  brisement  de  grésil,  à  la  tiédeur  nouvelle. 

Au  commencement  de  la  semaine,  le  docteur  avait  dit  : 

—  Il  n'y  a  plus  rien  à  faire. 

Il  croyait  que,  bientôt,  M""^  d'Arazac  allait  commencer  à  ne 
plus  bien  comprendre,  à  délirer.  Elle  avait  cependant  jusqu'à  la 
fin  gardé  une  certaine  connaissance.  Ayant  pris  à  part  M"''  Cla- 
risse, il  avait  ajouté  : 

—  Vous  pouvez  à  présent  lui  donner  tout  ce  qu'elle  voudra. 
La  nuit  avant  la  dernière,  elle  n'avait  juis  reposé  du  tout: 

Elle  ne  trouvait  pas  de  position  dans  son  lit.  Elle  ne  pouvait  plus 
se  mouvoir  d'elle-même. 

Le  vent  soufflait  avec  violence,  pleurant  autour  de  la  maisn'\ 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  M""*  d'Arazac,  l'aj^nt  entendu  qm  faisait  battre  les  volets  mal 
joints,  avait  dit  : 

—  On  frappe...  Qui  frappe?  Allez  ouvrir. 

On  y  était  allé  pour  lui  faire  plaisir.  Mais  à  la  porte  il  n'y 
avait  personne.  Une  visiteuse  sombre,  seulement,  qu'on  ne  pou- 
vait point  voir  et  dont  l'heure  d'entrer  n'était  pas  encore  venue. 

Après  cette  nuit,  toute  brisée  d'avoir  soutenu  la  lutte 
suprême,  M°*  d'Arazac  avait  voulu  tout  de  même  venir  un  peu 
dans  la  salle  à  manger.  On  l'avait  portée,  tout  enveloppée  d'une 
couverture,  jusqu'à  son  fauteail.  On  lui  avait  allongé  les  jambes 
sur  des  chaises.  On  avait  mis  tout  autour  d'elle  des  oreillers. 
Elle  n'était  vraiment  plus  là  avec  sa  figure  coutumière;  elle  offrait 
l'image  de  quelqu'un  dont  les  habitudes  familières  sont  déjà 
parties  en  avant  avec  les  meubles  d'une  maison  désormais 
déserte  et  qu'il  va  falloir  quitter. 

Elle  avait  voulu  beaucoup  de  feu,  «  des  flambuseades,  » 
comme  elle  disait.  Il  lui  semblait  que  ses  membres  se  raidissaient 
faute  d'avoir  chaud.  Tout  le  jour  devant  elle,  les  flammes  avaient 
dansé  dans  l'âtre,  hautes  et  claires,  les  flammes  joyeuses,  bleues 
et  dorées,  les  flammes  violettes,  avec  les  spirales  de  fumée,  les 
étincelles  qui  pétillaient.  Le  bois,  encore  vert,  pleurait.  Le  soir, 
il  y  avait  eu  dehors  un  beau  crépuscule.  Les  Pyrénées  étaient 
apparues  tout  irisées,  étincelantes  de  neige  nouvelle,  irréelles, 
emplies  de  magnificences.  Le  couchant  était  d'or  rouge.  Mais 
M""*  d'Arazac  avait  vu  le  couchant  dans  les  braises  ardentes  et 
tranquilles  de  son  feu. 

Au  commencement  de  la  dernière  nuit,  on  eût  pu  croire 
qu'elle  allait  mieux.  Elle  avait  paru  s'endormir.  Les  yeux  fermés, 
les  mains  sur  le  drap,  elle  ne  demandait  plus  à  faire  aucun 
mouvement. 

Une  fois  elle  avait  ouvert  les  yeux  ;  elle  y  avait  eu  de  la 
peine.  Elle  cherchait,  ici  et  là,  on  ne  savait  quoi.  Elle  les  avait 
refermés.  Une  autre  fois,  un  peu  plus  tard,  elle  avait  encore  fait 
efi"ort  pour  les  rouvrir...  Ils  étaient  comme  appesantis...  Elle  ne 
pouvait  plus  bien. 

Aux  environs  de  minuit,  l'abbé  Andrau  lui  avait  apporté  le 
Bon  Dieu  en  viatique.  M""  Clarisse,  penchée  tout  contre  elle,  lui 
avait  dit,  pour  rappeler  sa  pensée  à  la  solennité  de  l'acte: 

—  Nous  sommes  bien  heureuses...  Dieu  est  venu  dans  notre 
maison.  Tu  vas  ra\"oir  en  toi... 


LA   VIE   FINISSANTE.  619 

Elle  avait  fait:  «  Oui...  oui,  »  de  la  tête,  faiblement.  Les 
regards  élevés,  les  mains  unies,  elle  priait.  Un  peu  après,  elle 
avait  parlé;  on  n'avait  pas  compris  le  sens  de  ses  paroles: 

Pour  l'Extrême-Onction,  d'elle-même  elle  avait  essayé  d'offrir 
ses  mains. 

Vers  les  petites  heures  du  matin,  M"^  Clarisse,  agenouillée 
sur  un  prie-Dieu,  avait  récité  les  litanies  de  saint  Joseph,  parce 
que  M°^  d'Arazac  aimait  beaucoup  saint  Joseph. 

Au  jour,  M"*  Clarisse  avait  commencé  les  «  Sept  Allégresses.  » 

A  la  troisième.  M"*  d'Arazac  avait  passé.  C'était  huit  heures. 

Dans  le  temps  que  sa  sœur  mourait,  M'^^  Clarisse  s'était  jetée 
à  genoux  par  terre,  contre  son  lit,  en  s'écriant  : 

—  Mon  Dieu  !  ne  soyez  pas  mon  Juge,  mais  mon  Sauveur! 

M"*  d'Arazac  était  morte  dans  une  sérénité  infinie,  comme  une 
bienheureuse. 

Elle  s'en  était  allée  lentement,  vers  la  mort,  comme  un  sym- 
bole de  la  vie  finissante  du  village,  dans  le  beau  cadre  des  sai- 
sons. Et  elle  quittait  la  vie,  à  son  heure,  paisiblement,  sans  plus 
de  difficulté  qu'une  feuille  qui  tombe  en  son  temps  de  la 
branche. 

XXXV 

Il  fallut  habiller  M"°  d'Arazac  pour  la  chapelle  ardente. 

On  lui  mit  un  voile  de  tulle  noir,  ancien  et  orné  de  dentelles, 
sur  la  figure.  Il  se  trouvait  légèrement  déchiré  en  haut  ;  à  tra- 
vers la  déchirure,  on  voyait  un  peu  de  peau,  comme  de  Tivoire, 
sur  la  tempe. 

On  lui  mit  son  livre  entre  les  mains,  un  crucifix,  et  on 
enroula  entre  ses  doigts,  croisés  à  peine,  son  chapelet. 

Un  rayon  de  soleil  entrait  par  la  fenêtre  basse.  Il  luisait  sur 
la  tapisserie  comme  une  flamme  miraculeuse  et  sans  agitation. 
Il  avança  et  se  trouva  sur  les  mains  de  M"*  d'Arazac  ;  il  donna 
une  étincelle  aux  coins  dorés  de  son  livre,  une  autre  aux  vieilles 
bagues  de  ses  doigts. 

Auprès  du  lit  de  M""^  d'Arazac  on  avait  allumé,  sur  une  table 
couverte  d'une  nappe  blanche,  deux  grands  cierges  qui  brûlaieut 
en  crépitant.  C'étaient  des  cierges  qui  avaient  été  bénits  à  la 
Chandeleur,  les  années  précédentes. 

Entre   les  porte-flambeaux  on  avait  mis  le  verre  de  cristal 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taillé  sur  une  assiette  à  fleurs.  Une  branchette  de  myrte  y  trem- 
pait dans  l'eau  bénite  par  le  feuillage  pour  ladieu  de  ceux  qui 
viendraient. 

Et  M™^  d'Arazac  les  attendait,  à  la  lueur  à  la  fois  des  cierges 
et  du  jour.  Et  toutes  les  contractions  de  la  vieillesse  et  de  la 
souffrance  avaient  disparu.  Et  elle  reposait  sur  son  lit,  grande  et 
droite,  comme  au  temps  de  sa  force. 

Dans  l'après-midi,  les  jeunes  femmes  arrivèrent.  Elles 
étaient  venues  en  hâte,  dès  le  premier  appel.  Elles  arrivaient 
trop  tard  pour  voir  la  vieille  amie  encore  vivante.  Elles  pleu- 
raient. Elles  eussent  souhaité  d'entrer  tout  de  suite,  mais  Anna 
Son  lé,  langle  de  son  tablier  roulé  entre  les  doigts,  les  avait 
arrêtées  au  seuil  pour  pleurer  avec  elles.  Elle  leur  racontait  des 
choses  ;  elle  disait  : 

—  Ah!  la  pauvre  dame  !  Je  Faimais  beaucoup,  je  l'ai  soignée 
comme  j'ai  su...  Je  n'ai  pas  de  remords  avec  elle... 

Elle  répétait  : 

—  Je  l'ai  soignée  comme  j'ai  su... 

Une  femme  entra:  Francine,  la  femme  du  métayer.  Son  mari, 
Jacquet  Noubel,  la  suivait.  La  femme  s'arrêta  avec  Anna.  Mais 
l'homme  s'en  vint  droit  à  la  chambre  mortuaire.  On  l'entendit 
qui  pleurait  en  jetant  des  exclamations  sourdes  :  sa  casquette  à 
la  main,  le  bras  levé  et  replié,  il  s'essuyait  les  yeux  à  la  manche 
de  sa  blouse. 

M.  Daurat  vint  aussi,  après  sa  classe.  Il  était  avec  l'abbé  An- 
drau.  Tous  deux,  ils  avaient  causé  dans  le  chemin  de  choses 
attristantes.  M.  Daurat  avait  confié  de  nouveau  à  l'abbé  combien 
il  craignait,  à  cause  de  sa  tolérance  en  matière  religieuse,  de  se 
voir  refuser  pour  son  fils,  instituteur  comme  lui,  large  d'idées 
et  libéral  comme  lui,  le  poste  d'instituteur  au  village,  à  l'au- 
tomme  prochain,  quand  il  serait  temps  pour  lui  de  prendre  sa 
retraite.  Il  avait  espéré  demeurer  au  village  où  sa  vie  s'était 
passée  pour  sa  plus  grande  part,  où  il  avait  donné  toute  son 
activité  d'homme,  et  ne  plus  changer  de  maison.  Il  s'assombris- 
sait à  cette  idée  de  devoir  se  refaire  d'autres  habitudes,  ailleurs, 
comme  aussi  d'être  définitivement  éloigné  des  classes  et  des 
enfans.  Si  son  fils  était  venu,  cela  eût  tout  arrangé  ;  ils  auraient 
pu  vivre  ensemble  ;  il  aurait  gardé  toute  franchise  dans  la  classe  ; 
il  se  serait  même  au  besoin  occupé  des  plus  petits.  Mais  voilà! 
cela  ne  se  ferait  probablement  pas.  Il  avait  conclu  : 


LA    VIE    FINISSANTE.  621 

—  Voyez-vous,  monsieur  l'abbé,  il  arrive  que,  après  une  vie 
passée  dans  une  profession,  l'esprit  d'un  homme  y  demeure  tout 
attaché  ;  et  c'est  la  grande  vieillesse,  la  grande  vieillesse,  si  on 
la  lui  enlève  entièrement... 

Ayant  fait  sa  demande  à  l'avance  par  les  voies  ordinaires,  il 
lui  était  revenu  indirectement,  à  ce  sujet,  de  mauvais  sons  de 
cloche  de  tous  les  côtés,  du  côté  de  l'inspecteur,  du  côté  de  la 
préfecture.  Il  s'en  alarmait.  Il  trouvait  cela,  aussi,  injuste. 
N'avait-il  pas  été  un  bon  serviteur  de  la  République?  Et  s'en 
trouvait-il  encore,  à  cette  heure,  de  plus  loyal?  Il  avait  ajouté, 
avec  l'emphase  dont  il  ne  se  départait  en  aucune  circonstance  : 

—  Je  croyais  à  la  justice  des  hommes,  je  ne  demande  qu'à  y 
croire  encore... 

Après  quoi,  pour  n'en  pas  dire  davantage,  tout  aiissitôt  il 
avait  interrogé  l'abbé  franchement,  à  sa  manière  carrée: 

—  Vous,  que  comptez-vous  faire? 

Il  ne  lui  avait  point  celé  qu'il  connaissait  l'histoire  malheu- 
reuse de  sa  sœur;  que  tout  le  village  la  soupçonnait  tout  au 
moins,  et  qu'il  s'en  menait  un  grand  train  de  bavardages;  même 
à  ce  propos,  il  avait  conseillé  à  l'abbé  de  montrer  la  jeune  fille 
à  tous,  bientôt,  comme  si  de  rien  n'était,  parce  que...  cela  vau- 
drait mieux...  à  cause  de  quelques-uns  qui  disaient... 

Ainsi  il  s'était  exprimé  par  petites  phrases  qu'il  n'achevait 
point. et  que  le  bruit  de  leur  marche  sur  la  route  esseulée,  entre 
les  maisons  du  village,  rendait  plus  menaçantes.  Chacune  avait 
porté  droit  dans  le  cœur  do  l'abbé,  qui  se  taisait,  —  et  M.  Daurat 
avait  pu  le  sentir.  Mais  il  aimait  se  renseigner  aux  sources 
mêmes,  et  il  y  apportait  une  férocité  ingénue,  qu'il  cachait  à 
l'ordinaire  sous  les  dehors  d'une  philanthropie  excessive.  Et 
l'abbé  lui  ayant  dit,  enfin,  qu'il  pensait  certainement  quitter  le 
village,  —  qu'il  en  avait  déjà  porté  l'instance  à  l'archevêché, — 
M.  Daurat  lui  avait  répondu  qu'il  faisait  bien,  et  il  n'avait  lutté 
que  pour  la  forme  contre  ce  projet.  L'abbé  en  avait  ressenti  de 
l'étonnemenl:  c'était  donc  que  M.  Daurat  regardait  aussi  la 
chose,  même  à  l'état  de  simple  soupçon,  comme  très  grave? 

•  Et  tous  deux,  déjà,  ils  s'étaient  trouvés  à  cette  heure,  au  vil- 
lage, comme  des  étrangers,  à  la  veille  de  l'abandonner,  sans 
intérêt  désormais  pour  quoi  que  ce  fût.... 

Au  seuil  de  la  maison  do  briques  rousses,  M.  Daurat  avait 
laissé  passer  l'abbé  Andrau,  le  premier.  Mais,  dans  la  chambre 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mortuaire,  il  s'avança  d'abord  versM™^  d'Arazac  pour  lui  donner 
l'eau  bénite.  M""*  Daurat  arriva  dans  le  même  temps;  elle  em- 
brassa M'''  Clarisse. 

L'abbé   Andrau  s'était  agenouillé  près  des  jeunes  femmes. 

Il  avait  ouvert  son  livre  à  l'Office  des  morts,  et  il  priait  à  la 

lueur  des  cierges,  se  souvenant  d'une  autre  veillée  récente,  et 

jmal  affermi   encore  dans  l'insensibilité  volontaire  qu'il  voulait 

gagner  à  nouveau. 

M"**  Leibax  disait  son  chapelet,  non  loin. 

Il  n'y  avait  plus  de  soleil  depuis  longtemps.  Le  jour  baissait 
vite  et  mourait  à  son  tour.  La  nuit  tomba.  La  voix  connue  de 
l'horloge  marquait  les  heures  silencieuses  régulièrement.  Cepen- 
dant le  petit  oiseau,  dans  sa  cage,  avait  chanté  dans  l'après- 
midi,  plus  qu'à  l'ordinaire. 

A  l'Angelus  du  soir,  M.  et  M"^  Dario  arrivèrent.  La  pauvre 
Marioun  n'y  voyait  plus  du  touL  Son  mari  la  soutenait.  Sa  main 
vacilla  dans  l'air  un  moment  avant  de  trouver  la  branche  de  myrte. 
Il  fallut  la  lui  guider  pour  tracer  la  croix. 

M"*  Clarisse  voulut  réciter  l'Angelus  à  haute  voix.  Les  Dario 
s'en  allaient.  Les  jeunes  femmes,  M""^  Leibax,  et  l'abbé  répon- 
dirent : 

—  L'ange  du  Seigneur  annonça  à  Marie... 

Sa  voix  trembla  et  se  brisa.  Elle  en  avait  tant  dit  avec  la 
pauvre  morte  I 

—  Voici  la  servante  du  Seigneur...  qu'il  me  soit  fait  selon 
votre  parole... 

M"""  d'Arazac,  à  cette  heure,  célébrait  son  acceptation  et  sa 
joie  au  ciel  parmi  les  élus. 

M.  Gaud  parut  sur  le  seuil.  Il  n'entra  point  :  cela  lui  eût  fait 
trop  de  mal.  Il  s'en  retourna.  Il  marchait  tout  de  travers  et 
courbé,  comme  un  homme  qui  a  bu  du  vin.  Il  s'était  vu  à  la 
place  de  M""'  d'Arazac,  couché  comme  elle,  sans  mouvement, 
éclairé  par  des  cierges...  Ils  avaient  le  même  âge,  exactement. 

M°"  Leibax  força  M'^'  Clarisse  à  s'asseoir.  Elle  ne  voulait  point 
d'abord.  Mais,  M""*  Leibax  ayant  insisté,  elle  obéit.  M"^  Leibax 
disait  : 

—  Vous  devez  être  bien  fatiguée.  Voilà  des  nuits  et  des  nuits 
que  vous  ne  dormez  plus... 

M"'  Clarisse  faisait  :  «  Non,  non,  »  de  la  tête  et  des  mains. 
Elle  répondit  : 


LA   VIE    FINISSANTE,  623 

—  Je  ne  suis  pas  fatiguée.  Je  veillais,  je  pensais  :  «  Dieu 
m'envoie  une  grande  croix,  une  grande  épreuve.  Il  me  donnera 
les  ressources  nécessaire».  Il  connaît  ma  force.  Voyez,  Il  me  les 
a  données. 

Cependant  M""*  Leibax  pensait  que  M'^*  Clarisse  ferait  bien 
d'aller  se  coucher  un  moment  sur  son  lit  : 

—  Nous  veillerons.,. 

Elle  ajoutait  à  demi-voix  pour  les  autres  : 

—  Elle  dit  qu'elle  n'est  pas  fatiguée.  Elle  n'en  peut  plu... 
Elle  tombera  malade. 

Cependant  M"°  Clarisse  continuait  à  se  défendre.  Sa  grande 
foi  la  soutenait.  Assise,  à  présent,  les  lèvres  immobiles,  elle  pen- 
sait à  sa  sœur.  Elle  se  souvenait  des  temps  anciens  et  de  toutes 
les  peines  qu'elles  avaient  supportées  ensemble,  dans  la  vie.  Elle 
se  trouva  bien  seule.  Dans  sa  détresse,  elle  se  laissa  aller  au 
dossier  de  sa  chaise.  Les  yeux  fermés,  au  bout  d'un  moment  elle 
paraissait  encore  songer;  mais  elle  s'était  endormie,  sans  le 
savoir. 

La  chaîne  crissa,  des  gouttelettes  discrètes  s'égouttèrent  au 
puits  clos,  quand  Anna  alla  chercher  de  l'eau  pour  le  repas.  Par 
une  fenêtre  entr'ouverte  de  la  salle  à  manger,  ces  bruits  légers 
arrivèrent, 

Anna  vint  dire  tout  bas  que  c'était  servi.  M"®  Clarisse  ne  vou- 
lait rien  prendre;  pourtant  on  l'emmena;  on  lui  fit  boire  un  peu 
de  bouillon;  épuisée  comme  elle  l'était,  elle  en  avait  besoin.  Les 
jeunes  femmes  ne  s'assirent  pas  davantage  à  table;  elles  man- 
gèrent debout,  à  peine.  Anna  en  eut  de  l'ennui.  On  ne  lui  avait 
rien  dit,  et,  suivant  son  devoir  de  tous  les  jours,  elle  avait  pré- 
paré le  dîner  ;  et  voici  qu'il  ne  se  trouvait  personne  pour  avoir 
faim... 

M'^''  Clarisse,  revenue  à  sa  place,  avait  commencé  à  nouveau 
sa  songerie,  son  sommeil,  ses  rêves.  Parfois  elle  s  éveillait  et 
priait.  Puis  elle  retombait  dans  sa  lassitude. 

Ainsi  se  passa  la  nuit. 

Un  grand  silence  se  faisait,  une  solitude,  plus  prufoiide 
d'heure  en  heure. 

M""'  Leibax  s'était  retirée. 

Au  dehors,  par  le  village  et  la  campagne,  les  fenêtres  sétei- 
gnirent.  Et  il  ne  resta  plus,  pour  éclairer,  que  les  lumières  de  la 
maison  où  l'on  veillait,  —  avec  la  lampe  du  sanctuaire,  à  l'église, 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  et  la  lune  dans  le  commencement  de  son  dernier  quartier  de 
décembre,  et  les  étoiles,  en  haut. 

Mais,  de  bonne  heure,  M''°  Clarisse  pensa  aux  invités. 
M.  Rivais  et  son  fils  arrivaient;  d'autres  amis,  des  parens  allaient 
venir.  Il  fallait  se  mettre  en  mesure  de  les  bien  recevoir. 

Au  seuil  de  sa  tristesse,  son  activité  habituelle  la  reprenait, 
après  un  jour  de  trêve. 

Discrètement,  elle  quitta  la  chambre  de  M°*  d'Arazac  où  les 
cierges  raccourcis  étiraient  sur  leurs  mèches,  dans  le  jour  pâle, 
une  flamme  comme  lassée,  et  elle  s'en  fut  vers  la  cuisine. 

Anna  Soulé  l'y  attendait  depuis  longtemps. 

Elle  avait  veillé,  elle  aussi.  Elle  avait  froid,  et  ses  idées  s'em- 
barrassaient grandement  dans  la  fatigue  de  l'aurore. 

Assise  tout  contre  les  cendres,  son  tablier  jeté  par-dessus  sa 
coiffe,  elle  disait  à  Justine,  anxieusement; 

—  Mademoiselle  prie,  et  ne  pense  pas  à  me  donner  des 
ordres... 

Il  se  trouvait  par  surcroît  que  ce  jour  était  un  vendredi.  Gela 
lui  créait  une  difficulté  de  plus.  Justine  avait  conseillé  : 

—  Il  faut  appeler  Mademoiselle... 

Toutefois  Anna  ne  lavait  pas  osé,  et,  ne  sachant  que  faire, 
elle  se  lamentait.  La  tête  couverte,  comme  une  pleureuse  an- 
tique, elle  mêlait  le  deuil  à  d'autres  préoccupations,  dans  son 
entente  simple  de  la  vie  et  de  la  mort. 

C'est  pourquoi,  dès  que  M"*  Clarisse  parut,  Anna  Soulé  se  leva 
en  hâte.  Et  elle  venait  au-devant  d'elle,  humble  et  contente, 
comme  la  bonne  servante  qui  trouve,  dans  les  regards  de  sa 
maîtresse  et  dans  les  gestes  de  ses  mains,  le  réconfort.  Et  elles 
commencèrent  aussitôt  d'échanger  des  propos  utiles.  M"'  Cla- 
risse demanda  s'il  y  avait  des  œufs  dans  la  maison.  Il  y  en  avait. 
C'était  de  ceux  qu'on  renouvelait  sans  cesse,  dans  les  derniers 
temps,  pour  la  pauvre  M'""  d'Arazac.  Il  y  avait  aussi  du  lait 
quon  venait  d'apporter  de  la  métairie,  et,  au  jardin,  des  salades 
d'hiver. 

Toutes  deux,  en  causant,  elles  s'en  allèrent  vers  l'office 
obscur,  où,  dans  une  vieille  armoire  imprégnée  des  arômes  de  la 
vanille,  de  la  girofle,  et  du  poivre,  on  gardait  les  provisions.  Et 
là,  à  la  clarté  incertaine  d'une  petite  lampe,  elles  virent,  dans  des 
paquets  bien  rangés,  différentes  sortes  de  pâtes  fines,  du  riz,  des 
lentilles...  11  restait  encore  des  conserves  de  cèpes  que  M"*  Cla- 


LA    VIE    FINISSANTE  62o 

risse  avait  préparées  dans  un  autre  temps...  Et  elles  hésitaient 
à  choisir. 

Le  heurtoir  résonna  à  la  porte  de  la  route.  Justine  alla  voir 
qui  c'était.  C'était  l'abbé  Andrau.  Il  demandait  M"*  Clarisse.  Il 
avait  besoin  de  lui  parler.  Il  était  pressé.  Justine  courut  l'avertir. 
Elle  vint. 

L'abbé  voulait  seulement  lui  faire  part  de  ses  projets  concer- 
nant les  funérailles  de  M"*  d'Arazac.  Il  pensait  qu'il  était  conve- 
nable qu'il  s'en  entendît  avec  elle.  Mais,  au  surplus,  il  avait  déjà 
organisé  toutes  choses,  et  dignement,  dans  son  bon  désir  de  rendre 
à  M"'  d'Arazac  l'hommage  dû.  Il  avait  invité  des  prêtres,  ses 
confrères  des  paroisses  avoisinantes  :  le  curé  du  petit  village  de 
Castérès,  le  curé  de  Garavet,  et  ceux  de  Saint-Amand-Lafour- 
cades,  de  Montperal  et  du  Plantet.  Il  avait  préparé  un  grand 
luminaire.  Et  il  songeait  à  une  décoration  du  corbillard  :  des 
branches  de  cyprès  aux  angles  du  cadre...  Il  avait  fait  dresser  à 
l'église  un  catafalque  pour  recevoir  le  cercueil  pendant  la  messe 
et  l'absoute...  De  hauts  cierges  éclaireraient  à  Tentour...  Et  il 
avait  convoqué  les  chantres. 

MaisM'^^  Clarisse  se  défendit  de  ce  faste.  Elle  ne  voulait  point 
tout  cela.  Sa  sœur  ne  l'eût  pas  voulu  davantage...  Elle  ne  sou- 
haitait d'autre  cérémonie  que  la  cérémonie  très  simple  dont  elles 
s'étaient  autrefois  contentées  pour  leur  pauvre  père,  pour  leur 
mère... 

—  Il  faut  que  tout  se  passe  comme  pour  nos  parens. 

Il  n'y  avait  pas  eu  alors  de  grands  cierges,  ni  des  branches 
de  cyprès,  ni  même  de  catafalque.  Elle  s'était  mise  à  pleurer  au 
souvenir.  Elle  répétait  : 

—  Il  faut  que  tout  se  passe  dans  une  grande  simplicité... 

Cependant,  l'abbé  Andrau  apportait  une  insistance  à  la  con- 
vaincre. Qu'allait-on  en  penser  dans  le  village?  Sûrement,  les 
gens  ne  comprendraient  pas...  Ils  mettraient  cette  sobriété 
d'ornemens  sur  le  compte  d'une  économie  exagérée...  A  part  lui, 
il  se  sentait  prêt,  si  elle  ne  voulait  toujours  pas  céder,  à  lui  dés- 
obéir. Il  objecta  : 

—  Ce  n'est  plus  pareil,  à  présent.  Les  temps  sont  changés... 
Autrefois... 

Toute  à  ses  larmes,  elle  ne  l'écoutait  point.  Il  dit  encore  : 

—  On  ne  peut  pas  cependant  faire  moins  pour  M""*  d'Arazac 
que  l'on  ne  fit,  l'année  dernière,  pour  le  père  de  M.  Glausette  l'or- 

TOME  XXXIV.  —  i906.  40 


626  REVUE    DES   DEUX    MONDU. 

ganiste?  Et  il  y  avait  un  luminaire  nombreux,  elles  chantres... 

Tout  dernièrement,  quand  on  avait  enterré  la  mère  de  Marie 
Crouzath... 

M"'  Clarisse,  lasse  de  résister  et  vaincue  par  l'attente  du  vil- 
lage, accepta  tout.  Il  pourrait  faire  comme  il  l'entendrait.  Au 
fait,  que  lui  importait,  à  elle,  à  présent?  Elle  comprenait  aussi 
que  chacun  eût  été  déçu  par  le  village,  et  que  cela  eût  donné 
lieu  à  des  murmures  malveillans,  si  l'enterrement  de  M"*"  d'Arazac 
se  fût  passé  de  solennité  extérieure  et  tout  à  fait  comme  le  plus 
liumble  d'entre  les  enterremens  de  la  paroisse. 

Lorsque  l'abbé  s'en  fut  allé,  M'^'  Clarisse  revint  auprès  de  la 
pauvre  morte,  des  gens  étaient  venus,  la  chambre  était  pleine  de 
monde.  Il  y  avait  là  Félicie,  M""'  Pouzergues.  M.  Mauvezens  et 
sa  femme,  les  Loubers...  C'était  vendredi,  jour  de  foire  à 
Lombez,  plusieurs  pensaient  y  aller.  C'est  pourquoi  ils  s'étaient 
empressés,  de  bon  matin,  de  venir  rendre  leurs  devoirs  à 
M""  d'Arazac.  Il  y  avait  là  aussi  le  père  de  l'abbé  Andrau,  et 
Léandre  Delpech  qui,  en  sa  qualité  de  plus  proche  voisin,  devait, 
suivant  la  coutume,  s'occuper  du  cérémonial. 

A  travers  la  fenêtre  entre-bail lée,  un  air  frais  entrait  qui  re- 
muait légèrement  le  rideau  de  mousseline. 

M°"  d'Arazac,  après  la  nuit,  s'était  faite  encore  plus  pâle.  Et 
elle  paraissait  au  jour,  dans  l'oreiller  creusé,  comme  affinée  pa? 
le  grand  repos. 

Vers  dix  heures,  les  ensevelisseuses,  quatre  pauvres  femmes, 
se  présentèrent.  Elles  portaient  de  grands  capulets  noirs  qui 
retombaient  sur  leurs  jupes  unies.  Elles  préparèrent  le  cercueil 
avec  leurs  gestes  accoutumés.  On  l'avait  placé  sur  le  seuil  de 
la  porte  intérieure,  du  côté  du  jardin.  Mais,  pour  l'ensevelisse- 
ment, on  le  transporta  jusque  dans  la  chambre.  C'était  un  cer- 
cueil de  bois  blanc.  Et  une  petite  croix  de  bois  plus  sombre  était 
clouée  dessus. 

Dans  ce  temps.  M"'  Clarisse,  debout  près  de  sa  sœur,  lui  don- 
nait le  dernier  adieu.  Très  doucement,  elle  lui  avait  enlevé  des 
mains  son  livre.  Elle  avait  croisé  à  nouveau  les  pauvres  maina 
sur  le  crucifix  et  le  chapelet,  en  les  gardant  longtemps  par  une 
suprôme  caresse  dans  les  siennes.  Et  Anna,  qui  pleurait  à  côté 
d'elle,  lui  avait  fait  signe,  croyant,  à  cause  de  sa  peine,  qu'elle 
oubliait  les  bagues  : 

—  Il  faudrait  peut-être  les  lui  prendre?... 


LA    VIE    FINISSANTE.  627 

On  ne  les  laissait  point,  habituellement...  Mais  M"*  Clarisse 
n'avait  pas  voulu.  Elle  avait  fait  :  «  Non,  non,  »  d'un  geste  bref. 
Ce  n'était  que  des  bagues  de  mariage  :  la  bague  de  leur  grand'- 
mère,  la  bague  de  leur  mère,  sa  bague  à  elle...  M"°  Clarisse  De 
les  eût  sans  doute  pas  mises  à  ses  doigts.  Et  que  seraient-elles 
devenues  plus  tard,  avec  leur  fil  aminci,  à  la  veille  de  se  briser? 
jyjme  (i'A^razac  les  avait  toujours  portées.  Il  fallait  qu'elle  les 
gardât. 

Gomme  les  femmes  ouvraient  le  cercueil.  M"*  Clarisse  avait 
mis  un  baiser  au  front  de  sa  sœur,  un  long  baiser,  un  baiser 
appuyé,  de  ceux  qui  réchauffent,  pour  un  instant  fugitif,  le  front 
des  morts.  Et  puis,  d'elle-même,  elle  s'était  éloignée.  Appuyée 
au  mur,  sans  pleurer,  silencieuse,  elle  regardait  l'ensevelissement. 

Le  cercueil  fut  paré.  Le  beau  drap  mortuaire  l'enserrait  dans 
sa  grande  croix,  ses  emblèmes  de  souvenir,  et  l'éclat  de  ses 
franges.  Il  passa  le  seuil.  Le  petit  oiseau  de  M'^^  Clarisse  chan- 
tait. Le  cœur  inlassable  de  la  vieille  horloge  lui  envoya  son  adieu 
mesuré.  Dehors,  on  le  posa  sur  le  corbillard.  L'abbé  Andrau 
psalmodiait  : 

—  Exultabunt  Domino  ossa  humiliata... 

Le  corbillard  se  mit  en  marche  comme  emporté  par  l'antienne. 
Deux  des  ensevelisseuses  le  tiraient  par  devant,  les  deux  autres  le 
poussaient  par  derrière.  Et  les  branches  de  cyprès  s'inclinaient 
aux  cahots. 

—  Miserere  mei  Deus... 

Parmi  les  femmes,  pour  la  plupart  en  vêtemens  de  deuil, 
Francine  Noubel  et  sa  servante,  au  premier  rang,  pleuraient. 
Anna  Soulé  les  avait  rejointes  pour  marcher  ensemble.  Et  elle 
poussait  parfois  des  cris  dans  l'excès  de  son  émotion.  Peu  aupa- 
ravant, elle  avait  fait  voir  à  Justine,  qui  devait  garder  la  maison 
et  veiller  au  déjeuner,  ce  qui  cuisait,  au  coin  de  son  feu,  afin  de 
la  mettre  à  même  d'en  prendre  un  soin  entendu.  Mais,  à  pré- 
sent, toute  à  sa  peine  et  emplie  d'images  douloureuses,  elle  va- 
cillait en  marchant,  à  cause  du  psaume,  des  glas,  et  de  la  len- 
teur du  cortège. 

--  Ecce  enim  veritatem  dilexisti... 

Le  cortège  ayant  franchi  le  grand  portail  passa  devant  le 
verger  clos.  L'hiver  y  avait  apporté  sa  désolation.  Cependant, 
comme  une  joie  dernière,  des  moineaux  qui  y  cherchaient  leur 
subsistance  dans  un   carré    de    terre    retournée   que    le    matin 


G28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laissait  humide,  s'envolèrent  en  bande  par-dessus  le  grillage. 

—  Audi  lui  meo  dabis  gaudium  et  Isetitiam... 

Un  peu  plus  loin,  la  croix  aux  emblèmes  découpés  étendit 
sur  tous  le  geste  séculaire  de  ses  bras  de  fer.  A  cause  des  brumes, 
on  ne  voyait  point  au  delà  le  vallon,  les  collines,  les  Pyrénées... 
On  ne  voyait  rien.  Elle  demeurait  seule,  au  bord  de  la  route, 
érigée  sur  son  socle  de  vieille  pierre,  avec  des  voiles  derrière 
elle. 

—  Domine,  labia  mea  aperies... 

Sous  leurs  auvens,  les  cloches  tournaient,  pour  célébrer  la 
mort,  avec  leur  voix  bien  connue  qui  avait  marqué  à  M""^  d'Arazac 
durant  sa  longue  vie,  de  sa  jeunesse  à  son  déclin,  des  heures  de 
bonheur,  des  heures  de  peine,  des  heures  d'offices,  de  prière  et 
de  souffrance. 

Sous  le  grand  porche  de  l'église,  les  pauvres  qui  étaient 
venus  à  l'aumône,  le  vieux  de  Montferran,  la  femme  du  Plantet 
et  d'autres,  s'agenouillèrent  en  priant  à  haute  voix,  quand  elle 
entra  : 

On  chantait  : 

Subvenite,  sancti  Dei, 
Occurrite,  Atiyeli  Doinini, 
Suscipicntes  animain  ejus... 

Au  dedans,  les  prêtres,  précédés  du  vieux  suisse,  montèrent 
au  chœur  avec  les  chantres.  M.  Gaud  avait  tenu  à  venir  au 
lutrin.  Il  était  là,  ferme  à  l'apparence  sous  le  vieil  aigle  de  bois 
aux  ailes  éployées.  Mais  des  larmes  lui  vinrent  aux  yeux  comme 
il  ajustait  ses  lunettes  pour  lire  lOffice  des  morts...  M.  Dario 
était  là  aussi.  Malgré  qu'il  ne  chantât  plus  depuis  longtemps,  il 
avait  aussi  voulu  venir.  Il  figurait,  entre  les  autres,  de  toute  sa 
taille  encore  élevée,  une  belle  force  ancienne  près  de  disparaître. 
Et  il  lui  arrivait  parfois  de  regarder  vers  la  chapelle  de  Saint- 
Roch  où  la  pauvre  vieille  Marioun,  assise  dans  l'ombre  de  la 
voûte,  avait  attendu  le  corlège. 

M""*  Leibax  s'agenouilla  à  droite  du  catafalque.  Etant  la  plus 
proche  voisine  de  la  maison  de  briques  rousses,  elle  devait  rem- 
placer la  famille  dans  l'offrande  et  le  baisement  de  la  croix,  et 
tenir  le  cierge  durant  l'orfice.  Digne  et  attristée  sous  son  voile, 
elle  se  souvenait  des  usages,  se  préparant  à  ne  faillir  à  aucun. 

M""  Clarisse,  qui,  malgré  les  instances,  avait  voulu  accom- 


LA    VIE    FINISSANTE.  629 

pagner  sa  pauvre  sœur  jusqu'au  bout  de  son  chemin  sur  terre, 
désira  occuper  leur  place  accoutumée,  devant  l'autel  de  la  Vierge, 
bien  que  des  prie-Dieu  eussent  été  préparés  pour  elle,  les  jeunes 
femmes,  et  les  autres  dames  de  la  famille,  à  la  place  dhonneur. 

M.  Rivais  et  son  fils,  les  parens,  les  amis  anciens  dont  plu- 
sieurs n'étaient  plus  représentés  que  par  des  inconnus,  leurs 
enfans,  restèrent  dans  la  nef. 

Et  derrière  eux,  les  femmes  du  village  cherchaient  leurs 
chaises  dans  le  désordre  habituel  des  dimanches.  11  y  avait  là, 
parmi  les  autres,  Marie  Crouzath,  M""'  Despiau,  M""'  Labadie, 
Marinette,  Delphine  de  chez  les  Dario,  M""=  Cèbes  et  sa  fille, 
Félicie  avec  sa  mère  et  Gabrielle,  Rosette,  la  marchande  de 
gâteaux,  la  femme  d'Ulysse  Delpech  le  marguillier,  la  femme 
de  M.  Clausette  l'adjoint  au  maire,  la  femme  dHilarion  Tour- 
netz.  M""'  Daurat,  la  jeune  M""'  Mauvezens,  M"""  Larribeau  avec 
Rose,  la  femme  de  M.  Gaud  avec  sa  br^A...  Et  la  pauvre  ménine 
de  Germaine  Lauriol  avec  sa  fille,  toutes  deux  en  grand  deuil 
et  blotties  pour  pouvoir  mieux  pleurer  au  souvenir,  derrière  la 
grande  statue  de  Saint- Antoine...  La  femme  de  Chelles,  le  for- 
geron bossu,  avait  amené  ses  enfans.  L'un  d'eux  se  prit  à 
tousser,  il  fallut  le  faire  sortir. 

Des  petits  garçons  et  des  petites  filles  se  tenaient  bien  sages, 
sur  des  bancs. 

Mais,  à  cause  de  la  foire  de  Lombez,  il  se  trouvait  bien  peu 
d'hommes  à  lenterrement  de  M"^  dArazac.  Ils  n'avaient  pas  pu 
laisser  leurs  affaires.  Ceux  qui  étaient  venus  quand  même,  gênés 
de  n'être  point  assez  nombreux,  se  serraient  au  fond  de  l'église, 
en  s'appuyant  aux  piliers  de  la  tribune.  Il  y  avait  là  Jacquet 
Noubel,  le  métayer  avec  ses  fils,  Philippe  et  Henry.  Il  y  avait 
là  M.  Daurat,  M.  Despiau,  Jacques  Danglas,  le  père  Labadie, 
Honoré... 

—  Mihi  quoque  f;pem  dedisti... 

Les  chants  liturgiques  passèrent  avec  une  magnificence  in- 
comprise sur  l'assemblée.  Les  chants  liturgiques,  les  proses,  les 
leçons  et  les  psaumes,  ornèrent  le  cercueil  comme  la  flamme 
des  cierges  et  les  branches  de  cyprès,  mieux  que  le  beau  drap 
neuf,  mieux  que  tout  autre  faste. 

Les  yeux  fermés,  M""  Clarisse,  dans  la  solitude  absolue  de 
sa  surdité,  présentait  à  Dieu,  avec  son  cœur  plein  de  foi,  l'inter- 
cession pour  la  vie  éternelle.  A  l'absoute,  elle  pleura. 


630  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Quand  ce  fut  achevé,  et  que  l'on  emporta  à  nouveau  le 
cercueil,  quand  M"'  d'Arazac  quitta  à  jamais  l'église  où  elles 
avaient  si  longtemps  prié  ensemble,  il  fallut  aider  M"'  Clarisse 
à  se  lever,  à  marcher...  Elle  voulait  aller  au  cimetière.  Et,  ses 
pauvres  forces  la  trahissant,  elle  chancelait...  Mais,  dehors, l'air 
lui  fit  un  peu  de  bien.  Elle  se  trouva  plus  calme. 

Gomme  le  cortège  passait  devant  le  vivier,  il  y  eut  un  envol 
de  canards.  On  les  vit  se  jeter  à  l'eau  et  s'éloigner.  Des  petites 
plumes  claires  voguaient  sur  les    ondes  menues  de  leur  sillage. 

Au  cimetière,  sous  la  pierre  grise  taillée  à  la  manière  an- 
cienne, dans  la  fosse  creusée  à  même  la  terre  par  Jean-Marie,  on 
déposa  M™*  d'Arazac. 

L'abbé  jeta  sur  son  cercueil  une  pelletée  de  terre.  Des  cail- 
loux sonnèrent  contre  le  bois  mince. 

—  Requiem  œternam  dona  ei,  Domine. 

—  Et  lux  perpétua  luceat  ei. 

Il  n'y  avait  point  là  de  caveau  bâti,  ni  toute  autre  chose 
durable. 

On    n'avait   point    affligé    d'entraves    le    pauvre    corps    de 

M°"  d'Arazac. 

Et  il  allait,  au  printemps  prochain,  s'épanouir  dans  les  sèves 
nouvelles  des  arbres,  dans  les  fleurs  du  cimetière,  dans  les 
herbes,  et  se  mêler  à  l'air  léger.  i 

Après  que  tout  fut  fini,  durant  que  le  glas  sonnait  encore, 
les  femmes  se  retirèrent.  Silencieusement,  elles  s'en  allaient, 
par  plusieurs  sentiers,  dans  le  jour  gris. 

Et  des  brumes  attardées  s'en  allaient  avec  elles,  traînant 
comme  des  lambeaux  sur  les  champs  vides. 

L.  ESPINASSE-MONGENET. 


dëmiërës  mm  m  limigration 


LA   VEILLE    DE    1814 


I 

Ce  qui  caractérise  les  temps  à  travers  lesquels  se  déroulèrent 
les  aventures  des  émigrés,  et  la  période  impériale  plus  peut-être 
que  la  période  révolutionnaire,  c'est  la  difficulté  des  communi- 
cations, non  seulement  entre  la  France  et  les  pays  étrangers, 
mais  encore  entre  les  pays  étrangers  eux-mêmes.  Cette  difficulté 
grandit  au  fur  et  à  mesure  que  s'étend  en  Europe  l'action  des 
armées  françaises.  Là  où  elles  passent,  le  service  des  diligences, 
celui  des  postes  sont  supprimés  ou  suspendus.  Dans  les  pays 
qu'elles  ont  conquis  et  que  Napoléon  gouverne  directement  par 
ses  préfets  ou  indirectement  par  les  rois  qu'il  a  créés,  et  qui  ne 
sont  à  ses  yeux  que  des  fonctionnaires,  une  police  à  l'image  de 
la  sienne  exerce  une  surveillance  soupçonneuse  sur  les  lettres  et 
les  voyageurs.  Pour  s'y  dérober,  les  courriers  sont  contraints  à 
de  longs  détours.  S'ils  sont  obligés  de  recourir  à  la  navigation, 
c'est  pire  encore.  Les  glaces  dans  les  mers  du  Nord,  les  vents 
contraires,  les  calmes  plats,  les  tempêtes,  autant  d'obstacles  qui 
retardent  la  mise  à  la  voile  des  navires  ou  entravent  leur  marche. 
Tel  voyageur  qui   comptait   rester  quinze  jours   en  route  n'esi 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  juillet. 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  encore,  au  bout  de  trois  mois,  arrivé  au  terme  de  son  voyage. 
Toutes  les  correspondances  subissent  des  retards  ;  souvent,  elles 
n'arrivent  pas,  soit  qu'elles  aient  été  saisies ,  soit  qu'elles 
s'égarent. 

A  Vienne,  en  octobre  4807,  le  représentant  de  Louis  XVIII, 
La  Fare,  évêque  de  Nancy,  est  averti  que  le  Roi  et  le  Duc  d'An- 
goulême  se  «ont  embarqués  à  Gothembourg  en  Suède  jpour 
passer  en  Angleterre.  Le  11  décembre,  il  est  sans  nouvelles  de 
leur  traversée  et  ne  sait  ce  qu'ils  sont  devenus ,  bien  qu'en  dé- 
barquant à  Yarmoulh,  le  Roi  lui  ait  fait  écrire.  11  confie  ses  in- 
quiétudes au  comte  de  Blacas,  qui  est  alors  en  Russie. 

«  Je  ne  sais  si  à  Pétersbourg  vous  êtes  mieux  instruit  que  je 
ne  le  suis  ici  sur  ce  qui  concerne  le  voyage  de  notre  maître  et 
des  princes.  Mes  dernières  nouvelles  sont  du  14  octobre  de 
Gothembourg,  lorsqu'on  se  préparait  à  mettre  à  la  voile.  Depuis, 
et  voilà  bientôt  deux  mois,  aucune  nouvelle  d'aucun  côté  sur  le 
voyage  ni  le  débarquement  de  ces  augustes  voyageurs.  Les 
papiers  publics  donnent  des  nouvelles  de  .Londres  et  d'Angle- 
terre jusqu'au  12  novembre,  et  il  n'y  est  fait  aucune  mention 
d'un  objet  aussi  intéressant  pour  l'Europe  entière  qu'il  l'est  pour 
nous.  Buonaparte  aurait-il  fait  défendre  à  tous  les  journalistes 
de  rien  articuler  sur  ce  fait  capable  de  réveiller  l'attention  et 
l'intérêt  des  Français  et  de  ranimer  la  foi  endormie? 

«  Quelquefois,  je  me  demande  :  nos  princes  auraient-ils  pris 
une  autre  direction  que  celle  d'Angleterre?  Ballottés  depuis  si 
longtemps  par  la  politique  versatile  des  puissances,  auraient-ils 
pris  le  parti  d'enfoncer  leur  chapeau,  et  d'aller  se  jeter  dans 
quelqu'une  de  leurs  provinces  pour  y  tenter  la  fortune?  La  fin 
du  mois  de  novembre  eût  été  une  époque  bien  favorable,  Buona- 
parte étant  en  Italie,  la  majeure  partie  des  troupes  de  ligne  et 
les  chefs  les  plus  expérimentés  étant  encore  éloignés  et  dispersés 
dans  les  dilTérenlcs  parties  du  continent.  Dans  pareilles  circon- 
stances, un  débarquement  de  nos  princes,  appuyé  de  forces  suffi- 
santes, devrait  produire  le  meilleur  effet.  Audaces  fortunajuvat.  » 

Les  lettres  qu'attendait  la  Fare  n'étaient  qu'égarées  ;  il  lès 
reçut  un  peu  plus  tard.  Mais  il  n'en  allait  pas  toujours  de  même. 
Il  arrivait  que  les  porteurs  de  dépêches  étant  affiliés  à  la  police 
impériale,  lui  livraient  les  correspondances  dont  le  transport  leur 
était  confié.  En  1813,  à  Dresde,  un  paquet  de  lettres  expédiées 
de  Londres  par  le  Comte  d'Artois  à  La  Fare,  afin  d'être  distri- 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    L  ÉMIGRATION.  C33 

buées  par  ses  soins,  est  remis  par  le  courrier  au  maréchal 
Davout  qui  l'envoie  au  cabinet  de  l'Empereur  :  c  Celui  dont  je 
tiens  mes  renseigaemens,  écrit  La:  Fare,  a  vu  lui-même  ce 
paquet  à  Dresde  sur  la  table  du  duc  de  Bassano.  La  pièce  la 
plus  essentielle  était  une  lettre  de  Monsieur  au  prince  royal  de 
Suède  (Bernadotte).  » 

On  pourrait  citer  vingt  exemples  analogues,  attestant  un  état 
de  choses  que  nous  ne  comprenons  plus  guère  aujourd'hui,  mais 
qui  donnait  alors  à.  la  privation  de  nouvelles  comme  aux  sépa- 
rations un  caractère  douloureux.  Pendant  la  durée  de  son  exil, 
Louis  XVIII  n'a  pas  cessé  d'en  souffrir.  A  Mitau,  il  s'en  plaignait 
et  se  désolait  «  d'être  au  bout  du  monde.  »  Il  ne  fut  pas  plus 
heureux  en  Angleterre,  quoique  plus  rapproché  de  la  France. 

En  1811,  alors  qu'on  s'attendait  à  voir  se  rompre  l'alliance 
conclue  à  Tilsitt  entre  Napoléon  et  Alexandre  et  la  guerre  re- 
commencer, la  rareté  d'informations  sûres  pesa  lourdement  sur 
lui.  Le  gouvernement  anglais  aurait  pu  lui  communiquer  celles 
qu'il  recevait  du  dehors  par  ses  agens  diplomatiques.  Mais  c'était 
un  système  de  ne  plus  entretenir  de  relations  politiques  avec  le 
roi  de  France.  On  ne  lui  communiquait  donc  rien  (1)  ;  il  ne 
savait  rien  que  par  les  papiers  publics  dont  les  dires  étaient  or- 
dinairement erronés  ou  dénaturés.  Les  lettres  que  ses  représen- 
tans  lui  adressaient  ne  présentaient  le  plus  souvent,  quand  il  les 
recevait,  qu'un  intérêt  rétrospectif. 

Du  reste,  ses  moyens  d'informations  s'étaient  singulièrement 
raréfiés  par  suite  de  la  dispersion  des  émigrés  et  du  retour  du 
plus  grand  nombre  en  France.  S'il  n'avait  eu  à  Vienne  La  Fare 
et  le  marquis  de  Bonnay,  et  si  Blacas  n'avait  entretenu  une  active 
correspondance  avec  le  comte  de  Maistre  qui  résidait  toujours  à 
Saint-Pétersbourg,  à  Hartwell  on  n'aurait  su  que  par  les  gazettes 
et  très  incomplètement  ce  qui  se  passait  dans  le  Nord  de  l'Europe 
oti  se  jouait  alors  la  fortune  de  la  France.  C'est  seulement  de 
Saint-Pétersbourg  et  de  Vienne  qu'arrivaient  au  Roi  les  nou- 
velles qu'il  avait  intérêt  à  connaître. 

Pendant  la  campagne  de  Russie,  Joseph  de  Maistre,  mieux 
placé  que  La  Fare  pour  bien  voir,  se  prodigue  pour  tenir  Blacas 
au  courant  des  évênemens.  Il  lui  transmet  les  nouvelles  qui 
arrivent  du  théâtre  de  la  guerre  dans  la  capitale  lasse,  telles 

(11  II  en  était  de  même  en  Russie.  De  Maistre  écrit  :  «  Le  caractère  général  du 
gouvernement  le  porte  à  tout  cacher.  » 


634  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'il  les  apprend,  les  tenant  pour  véridiques  quand  elles 
flattent  ses  espérances,  négligeant  de  signaler  les  exagérations, 
qui  en  altèrent  la  vérité.  Il  les  accompagne  de  commentaires 
véhémens,  qui  s'inspirent  de  sa  haine  contre  Bonaparte  et  qui  ne 
permettraient  pas  aux  Français  de  nos  jours  de  les  lire  sans  que 
leur  patriotisme  protestât  s'ils  ne  faisaient  la  part  des  malheurs 
qui  avaient  exalté  au  delà  de  la  raison  les  âmes  des  victimes  et 
les  avaient  fermées  à  la  pitié.  Ces  lettres  ne  sauraient  être  sépa- 
r.ées  de  Fhistoire  des  émigrés  (1).  On  y  retrouve  l'écho  de  leurs 
passions  et  de  leurs  inimitiés;  à  ce  titre,  il  y  a  lieu  d'en  citer 
ici  quelques  extraits.  Les  propos  y  sont  à  la  fois  d'un  satiriste 
dont  le  spectacle  de  tant  de  calamités  n'a  pas  refroidi  la  verve 
et  d'un  prophète  qui  se  réjouit  en  constatant  qae  ses  prophéties 
se  sont  réalisées  et  au  delà.  On  peut  regretter  cet  accent  dans 
une  telle  bouche.  Mais,  s'il  était  différent,  ce  ne  serait  plus 
rac\;ent  de  Joseph  de  Maistre 

Au  lendemain  de  l'incendie  de  Moscou,  il  écrit  à  Blacas  : 
«  Mon  cher  comte,  mon  très  cher  comte,  je  vous  écris  dans 
un  véritable  transport  de  joie  :  ou  je  me  trompe  infiniment  ou 
Buonaparte  est  perdu.  La  raison  ne  sert  plus  à  rien.  Sa  Majesté 
la  Providence  impose  silence  à  la  logique  humaine  et  rien  n'arrive 
que  ce  qui  ne  devait  pas  arriver.  Si  nous  avions  fait  notre 
devoir  sur  le  Niémen,  que  serait-il  arrivé?  On  aurait  fait  la  paix, 
car  c'est  ce  que  chacun  voulait  sans  oser  l'avouer,  et  chaque  chose 
serait  demeurée  à  sa  place.  Au  lieu  de  cela,  nous  avons  fait 
toutes  les  fautes  qu'on  peut  commettre  à  la  guerre.  Les  Français 
ont  pénétré  dans  la  Russie.  Napoléon  n'a  pas  douté  de  dicter  la 
paix,  appuyé  de  l'influence  du  chancelier  dont  il  était  sûr.  Il 
s.est  jeté  dans  Moscou,  bien  certain  dans  ses  idées  d'en  sortir 
triomphant,  un  traité  de  paix  à  la  main.  Qu'est-il  arrivé,  mon- 
sieur le  comte  ?  L'armée  russe  a  fait  une  retraite  de  quinze  cents 
verstes,  sans  peur  et  sans  reproche,  battant  l'ennemi  toutes  les 
fois  qu'elle  se  trouvait  en  contact  avec  lui  et  reculant  durant 
trois  mois  entiers  sans  éprouver  un  instant  de  découragement  et 
sans  qju'il  ait  été  possible  aux  Français  de  pénétrer,  de  dissiper 
ou  d'envelopper  un  seul  de  ces  corps  disséminés,  suivant  l'aveu 

(1)  C'est  un;devoir  agréable  pour  moi  de  constater  ici  que  ces  lettres  ainsi  que 
celles  que  j'ai  précédemment  citées,  comme  d'ailleurs  un  grand  nombre  des  Corres- 
pondances qu'on  a  lues  dans  mes  études  sur  l'Émigration,  proviennent  des  Archives 
df  M.  le  duc  de  Blacas  et  de  lui  exprimer  ma  vive  gratitude  pour  le  bienveillant 
'«m()re8semoat  au'il  a  mis  à  me  les  ouvrir. 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  635 

exprès  du  ministère  russe,  sur  un  espace  de  huit  cents  verstes. 
Napoléon  a  parlé  de  liberté,  on  s'est  moqué  de  lui  et  chaque 
paysan  a  mis  de  ses  propres  mains  le  feu  à  sa  maison  en  la 
quittant  avant  l'arrivée  des  Français.  Après  la  sanglante  bataille 
de  Borodino,  il  a  volé  sur  la  capitale,  dans  l'espoir  que  les  Russes 
bien  inférieurs  en  nombre  accepteraient  une  bataille  pour  sauver 
la  capitale.  Point  du  tout  ;  les  Russes  ont  dit  :  —  Entrez,  mais 
pomt  de  paix.  Il  est  entré  et  il  a  incendié  de  sang-froid  cette 
immense  capitale.  On  lui  a  dit  :  —  BriUez,  mais  point  de  paix.  » 

Le  13  novembre  de  cette  fatale  année  1812,  c'est  un  chant  de 
victoire  qu'entonne  Joseph  de  Maistre  : 

«  Vive  le  Roi  !  Bu(5naparte  n'a  plus  d'armée.  Le  maréchal 
prince  Koutousofî,  tout  en  le  faisant  harceler  par  un  fort  déta- 
chement de  son  armée  et  par  les  Cosaques,  l'a  coupé  sur  la 
route  d'Orcha  et  l'a  forcé  d'accepter,  le  5  et  le  6  de  ce  mois,  deux 
combats  après  lesquels  tout  est  dit  :  vingt  mille  prisonniers  et 
deux  cents  canons  sont  le  fruit  de  ces  deux  fameuses  journées. 
On  s'est  battu  entre  Orcha  et  Krasnoy,  gouvernement  de  Smo- 
lensk,  mais  cependant  beaucoup  plus  près  de  ce  dernier  endroit, 
je  veux  dire  de  Krasnoy.  Les  Russes  ont  fait  un  immense  butin, 
ils  ont  pris  surtout  l'équipage  de  messeigneurs  les  maréchaux 
Davout  et  Ney  et  jusqu'à  leurs  bâtons  de  commandement,  fort 
belle  relique.  Napoléon  commandait  avec  eux  le  o  et  n'a  rien 
oublié  pour  animer  ses  troupes,  Il  a  passé,  dit-on,  la  nuit  du  5 
au  .6  au  milieu  d'im  bataillon  carré  ;  mais,  depuis  ce  moment,  il  a 
disparu.  Des  20  000  prisonniers, 8  500  ont  mis  bas  les  armes, le 6. 
On  fait  monter  le  nombre  des  morts  à  40  000.  Ney  est  tué.  Il 
y  a  douze  généraux  prisonniers.  Le  reste  de  l'armée  s'est  épar- 
pillé dans  les  bois,  et  ce  qui  échappera  à  la  pique  des  Cosaques 
périra  de  faim  et  de  froid.  Napoléon  s'est  réservé  sans  doute  les 
meilleurs  chevaux  et  les  hommes  les  plus  affidés,  pour  échapper 
à  son  sort  ;  mais  le  6,  Platofî  avec  ses  cosaques  était  à  Dom- 
browno...  Les  Russes  occupent  Rabinovitch.  Wittgenstein  arrive 
par  Penno,  Tchitchagoff  par  Minsk.  Tous  les  paysans  sont  en 
armes.  Il  n'a  plus  de  provisions,  plus  d'artillerie;  les  vainqueurs" 
le  talonnent,  et  il  y  a  douze  degrés  de  froid.  Où  ira-t-il?  où  se 
cachera-t-il?  Une  secousse  à  Paris  est  inévitable,  et  tout  le  con- 
tinent de  lEurope  va  subir  une  révolution  subite,  etc. 

«  Je  mets  mes  humbles  félicitations  et  mes  vives  espérances 
aux  pieds  de  votre  Auguste  Maître.   S'il  daigne  les  relever,  je 


636  REVUR  DES  DEUX  MONDES. 

serai  très  satisfait.  Combien  il  y  a  de  choses  à  dire!  mais  je  n'ai 
pas  le  temps.  Je  vous  serre  dans  mes  bras.  C'est  tout  ce  que  je 
puis  vous  griffonner  à  la  hâte  en  courant  à  la  cathédrale  pour  un 
Te  Deum  un  peu  mieux  motivé  que  beaucoup  d'autres. 

«  Les  Français  dans  les  derniers  temps  ont  mangé  de  la  chair 
humaine.  On  en  a  trouvé  dans  la  poche  de  plusieurs  prison- 
niers. Le  général  Korff  en  a  vu  trois  qui  en  faisaient  rôtir  un 
autre.  Il  l'a  attesté  dans  une  lettre  qui  est  ici  et  l'Empereur  le 
confirme.  » 

Le  24  décembre,  veille  de  Noël,  afin  de  prouver  à  Blacas 
qu'il  n'a  pas  assombri  ses  tableaux,  De  Maistre  lui  envoie  la  copie 
d'une  lettre  qu'il  a  reçue  de  son  fils.  Ce  jeune  officier  vient  de 
parcourir  le  théâtre  des  dernières  batailles  et,  sous  l'impression 
de  ces  spectacles  tragiques,  il  les  décrit  d'une  plume  que  font 
trembler  l'émotion  et  l'effroi  :  des  cadavres  en  pourriture  entassés 
dans  des  maisons  qu'a  détruites  l'incendie  et  dont  les  décombres 
sont  retombés  sur  eux  ;  parmi  ces  centaines  de  morts,  quelques 
vivans  «  dépouillés  jusqu'à  la  chemise  par  quinze  degrés  de 
froid.  »  L'un  d'eux  lui  a  dit  : 

—  Monsieur,  tirez-moi  de  cet  enfer  ou  tuez-moi.  Je  m'appelle 
Normand  de  Flageac;  je  suis  officier  comme  vous. 

('  Je  n'avais  aucun  moyen  de  le  sauver.  Tout  ce  qu'on  put 
faire,  ce  fut  de  lui  donner  des  habits,  mais  sans  pouvoir  le  tirer 
de  cet  horrible  lieu.  De  quelque  côté  qu'on  aille,  on  trouve  les 
chemins  couverts  de  ces  malheureux  qui  se  traînent  encore 
mourant  de  froid  et  de  faim.  Leur  grand  nombre  fait  qu'il  est 
souvent  impossible  de  les  recueillir  à  temps  et  ils  meurent 
presque  tous  avant  d'arriver  au  dépôt.  Je  n'en  vois  jamais  un 
sans  maudire  l'homme  infernal  qui  les  a  conduits  à  cet  excès 
de  malheur  (1).  » 

De  Maistre  complète  ces  détails  affreux  : 

'(  Imaginez,  mon  cher  comte,  un  désert  de  mille  verstes, 
couvert  de  neige  sans  aucune  trace  d'habitation  humaine;  voilà 
la  scène.  Là  l'humanité  et  la  charité  même  sont  impuissantes. 
Les  Français  ont  cessé  même  d'être  sauvables,  car,  si  on  les  ré- 
chauffe, ils  meurent;  et,  si  on  leur  donne  à  manger,  ils  meurent 
encore.  Un  médecin  français,  fait  lui-même  prisonnier,  a  dit  que 

(!)  En  même  temps  qu'il  envoyait  à  Blacas  une  copie  de  cette  lettre  de  son 
(ils,  De  Maistre  cri  envoyait  une  au  comte  de  Front,  ministre  de  Sardaiyne  à 
Londreu.  Elle  figure  dans  sa  Correspondance  ^\ihï\^&. 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  637 

ce  qu'on  pourrait  faire  de  mieux  serait  de  les  fusiller.  Nourris 
depuis  si  longtemps  d'exécrables  alimens,  ils  exhalent  une  telle 
odeur  qu'on  no  peut  les  approcher  de  dix  pas  et  que  deux  ou 
trois  de  ces  malheureux  suffisent  pour  rendre  une  maison  inha- 
bitable. 

«  La  multitude  infinie  des  cadavres  a  donné  de  justes  soucis 
au  gouvernement  qui  a  pris  le  parti  de  les  faire  brûler.  Mais  il 
faut  des  forêts  pour  cette  opération  qui  avance  cependant.  Je 
crains  encore  plus  le  contact  des  vivans.  Déjà,  de  plusieurs  côtés 
se  sont  déclarées  des  maladies  d'un  genre  très  mauvais.  Dieu 
veuille  qu'au  printemps  nous  échappions  à  quelque  funeste  épi- 
démie. 

«  Voilà  donc  la  fin  de  cette  misérable  expédition  qui  devait 
river  les  fers  de  tous  les  esclaves,  et  leur  donner  pour  collègues 
le  reste  des  hommes  libres  du  continent.  En  moins  de  trois 
mois,  nous  aA'^ons  vu  se  compléter  la  perte  d'un  demi-million 
d'hommes,  de  quinze  cents  pièces  d'artillerie,  de  sept  à  huit  mille 
officiers  et  de  trésors  incalculables.  Les  Français  ont  perdu  tout 
ce  qu'ils  avaient  apporté  et  tout  ce  qu'ils  voulaient  emporter. 
On  m'a  nommé  un  régiment  de  Cosaques  dont  chaque  soldat 
avait  pour  sa  part  quatre-vingt-quatre  ducats. 

((  Buonaparte,  au  passage  de  la  Bérézina,  n'eut  pas  plutôt  mis 
le  pied  sur  la  rive  droite  qu'il  ordonna  de  brûler  le  pont.  On 
lui  fit  remarquer  tout  ce  qu'il  laissait  de  l'autre  côté,  vingt  mille 
hommes  environ  et  tous  les  bagages.  11  répondit  : 

('  —  Que  m'importent  ces  crapauds?  Qu'ils  se  tirent  d'affaire 
comme  ils  voudront. 

«  Votre  maître,  mon  cher  comte,  n'aurait  pas  trouvé  cette 
phrase,  mais  c'est  qu'il  n'entend  pas  le  style  souverain  comme 
cet  envoyé  du  ciel.  Vous  me  dites  sans  doute  depuis  plus  d'une 
demi-heure  :  —  Pourquoi  ne  l'a-t-on  pas  pris?  A  cela  je  ne  sais 
que  répondre.  Il  y  a  eu  à  cet  égard  des  plaintes  particulières  et 
quelques  observateurs  ont  prétendu  de  plus  que  les  Russes  en 
général  non  mai  abastanza  esaltati  per  il  valore  sont  cependant, 
du  côté  de  la  tactique,  inférieurs  à  leurs  rivaux  non  gelés.  Quoi 
qu'il  en  soit,  mon  cher  comte,  jouissons  avec  des  transports  de 
reconnaissance  d'une  campagne  miraculeuse  sans  nous  permettre 
de  penser  à  ce  qu'on  aurait  pu  faire  de  plus.  Napoléon  emmène 
tous  ses  maréchaux.  Je  vous  avais  trompé  sur  la  mort  de  Ponia 
tovvski  et  sur  celle  de  Ney.  Mais  vous  savez  que  ces  sortes  d'in- 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

convéniens  sont  inévitables  lorsqu'on  écrit  au  moment  même 
de  l'arrivée  des  nouvelles.  La  loi  invariable  de  la  révolution 
française  s'accomplit  toujours  :  Les  Français  sont  écrasés,  mais 
la  France  est  exaltée  ;  du  reste,  ils  font  leurs  affaires  chez  eux  sans 
que  les  étrangers  puissent  s'en  7nêler.  Si  le  Napoléon  doit  être 
égorgé,  il  le  sera  par  eux.  » 

A  un  avenir  prochain  que  la  suite  des  temps  n'a  pas  désavoué, 
était  réservé  de  démentir  la  sinistre  prédiction  de  Joseph  de 
Maistre.  Dans  Napoléon  malheureux,  il  ne  voyait  à  cette  heure 
qu'un  souverain  détesté  de  ses  sujets,  destiné  à  périr  sous  leurs 
coups,  si  la  mort  ne  le  surprenait  pas  avant  qu'il  ne  se  re- 
trouvât au  milieu  d'eux.  Il  ne  comprenait  pas  que  la  gloire  de 
l'Empereur,  forte  de  ses  revers  comme  de  ses  triomphes,  était 
devenue  un  patrimoine  national  et  que  pour  la  presque-totalité 
des  Français,  pour  ceux  même  qui  maudissaient  ses  ambitions, 
il  ne  faisait  plus  qu'un  avec  la  patrie  dont  son  nom  était  le 
symbole.  La  campagne  de  France,  les  Gent-Jours,  le  retour  des 
Cendres,  et,  trente  ans  après  sa  mort,  l'avènement  de  son  neveu 
allaient  prouver  la  fidélité  de  la  France  au  César  dont  les  fautes 
ne  pouvaient  lui  faire  oublier  les  bienfaits,  ni  ce  qu'il  avait 
ajouté  au  trésor  de  nos  gloires. 

Au  fur  et  à  mesure  que  les  désastres  de  l'armée  française  en 
Russie  étaient  mieux  connus  et  apparaissaient  dans  toute  leur 
tragique  horreur,  les  cervelles,  en  Angleterre,  se  surexcitaient. 
Dans  les  défaites  de  Napoléon,  les  Anglais  saluaient  le  prélude 
de  sa  fin.  Ils  la  prédisaient  avec  enthousiasme  pour  une  date  pro- 
chaine, et  quoique  le  Cabinet  afTectât  au  moins  dans  sa  conduite 
officielle  de  n'être  pas  convaincu  que  les  événemens  qui  se 
succédaient  dussent  avoir  pour  conséquence  la  restauration  des 
Bourbons,  officieusement,  il  n'en  niait  pas  la  possibilité.  Dans 
des  conversations  confidentielles,  il  donnait  à  leur  entourage,  à 
eux-mêmes  des  conseils  en  xua  de  leur  rentrée  en  France.  C'est 
ainsi  que  lord  Castlereagh  se  rendait  un  jour  chez  le  comte 
d'Artois  afin  de  prêcher  la  modération,  la  sagesse,  et  de  dicter 
une  déclaration  propre  à  rassurer  les  Français  sur  les  intentions 
du  Roi.  Celui-ci,  averti  de  cette  visite,  écrivait  :  «  Il  n'y  a  que 
trois  partis  à  prendre  :  rétablir  les  choses  telles  qu'elles  étaient 
en  1787  ;  accorder  une  liberté  illimitée  ou  l'accorder  avec  des 
restrictions.  Le  premier  est  impossible;  le  second  n'est  pas 
permis;  le  troisième  est  dungurcux  parce  qu'il  l'est  toujours  de 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE   L  ÉMIGRATION.  639 

poser,  sans  connaître  le  terrain,  des  limites'  qui  peuvent  se 
trouver  trop  près  ou  trop  loin.  Le  silence  est  donc  le  seul  part^ 
raisonnable.  » 

Ce  langage  ne  trahissait  pas  seulement  des  espérances.  Il 
prouvait  que  le  Roi  commençait  à  les  croire  fondées  et  s'atten- 
dait à  leur  réalisation  prochaine.  C'était  l'avis  de  ce  qui  restait 
encore  d'émigrés  à  Londres.  Ils  voyaient  déjà  la  France  se  rou- 
vrir pour  eux.  Ils  y  rentreraient  à  la  suite  des  armées  étran- 
gères, non  assurés  sans  doute  de  trouver  en  elles  des  instrumens 
de  restauration,  mais  avec  la  certitude  qu'en  dépit  de  leur 
mauvais  vouloir  pour  les  Bourbons,  les  puissances  auraient  la 
main  forcée  par  le  peuple.  Celui-ci  délivré  du  joug  impérial, 
rendu  à  lui-même,  réclamerait  et  obtiendrait  le  rétablissement  de 
son  souverain  légitime. 

Dans  l'entourage  immédiat  du  Roi,  oti  les  lettres  de  Joseph 
de  Maistre  étaient  connues,  cette  surexcitation  atteignait  le 
comble.  Louis  XVIII  et  Blacas  étaient  peut-être  les  seuls  à  se 
rendre  compte  des  difficultés  susceptibles  de  retarder  un  dé- 
nouement heureux.  Blacas  croyait  au  succès  sans  toutefois  en 
préciser  l'époque.  Le  24  novembre,  il  écrivait  à  Joseph  de  Maistre  : 
«  Les  événemens  se  succèdent  avec  une  telle  promptitude  que 
nous  devons  espérer  de  voir  enfin  arriver  ceux  que  nous  atten- 
dons, et  il  faut  convenir  que  les  succès  des  Russes,  que  la  retraite 
forcée  de  Buonaparte,  dont  on  peut  calculer  les  suites,  que  les 
avantages  de  lord  Wellington,  et  les  mouvemens  de  Paris  qui 
font  si  bien  connaître  les  dispositions  de  la  France  doivent  sou- 
tenir cet  espoir.  J'aime  du  moins  à  le  conserver  et  à  voir  dans 
les  opérations  futures  des  armées  russes,  les  événemens  décisifs 
qui  réduiront  le  Corse  aux  plus  dangereuses  extrémités.  » 

Mais  le  Comte  d'Artois  et  ses  fils,  le  Duc  de  Berry  surtout, 
auraient  voulu  partir  sur-le-champ  pour  se  rendre  au  quartier 
général  des  alliés  ;  ils  conseillaient  au  Roi  de  se  mettre  en  route, 
lui  aussi,  pour  le  continent,  eu  emmenant  les  prisonniers  fran- 
çais internés  en  Angleterre,  à  l'aide  desquels,  en  dépit  des  san- 
glans  souvenirs  de  Quiberon,  ils  prétendaient  former  le  noyau 
d'une  armée  royaliste.  Les  nouvelles  qui  se  succédaient,  sans 
qu'on  pût  du  reste  en  affirmer  l'authenticité,  —  la  capture  du 
prince  Eugène  de  Beauharnais,  la  mort  de  Napoléon,  d'autres 
aussi  peu  exactes,  —  enfiévraient  leur  impatience  dont  le  Roi 
s'appliquait  à  modérer  les  excès:  «  La  nouvelle  est  certes  fort  pro- 


CIO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bable,  écrivait-il  à  Blacas,  à  propos  du  prétendu  trépas  de  TEmpe- 
reur;  mais,  comme  ni  vous,  ni  moi  n'y  croyons,  gardons-nous  de 
la  répandre.  » 

Le  20  déceml)ro,  Blacas  s'étant  rendu  à  Londres  pour  quelques 
jours,  il  l'invitait  à  prêcher  la  sagesse. 

«  Toutes  les  lêtes  fermentent  et  je  n'en  suis  pas  surpris,  car 
malgré  ses  cheveux  gris,  la  mienne  en  a  aussi  sa  part.  L'un  vou- 
drait qu'avec  les  équipages  des  Russes,  je  passasse  illico  en 
France,  l'autre  que,  me  fiant  aux  seuls  prisonniers,  je  débarquasse 
à  leur  tête.  Au  travers  de  tout  cela,  je  regrette  qu'au  lieu  d'équi- 
pages qui,  dit-on,  font  au  besoin  le  service  de  terre,  mais  qui  ne 
sont  pas  pour  cela  de  véritables  troupes,  il  ne  soit  pas  arrivé 
trente  mille  hommes  qui  le  soient;  alors  on  aurait  beau  jeu  et 
on  ne  l'a  pas  en  ce  moment,  tout  favorable  qu'il  est.  Préparons 
donc,  je  l'ai  déjà  dit,  cette  expédition;  voilà  à  quoi  nous  devons 
travailler,  tant  ici  qu'à  Pétersbourg,  parce  qu'encore  une  fois, 
pour  danser,  il  faut  des  violons.  Vous  verrez  mardi  mon  frère, 
vous  verrez  le  Duc  de  Berry,  bien  plus  chaud  que  lui,  vous  verrez 
peut-être  le  Duc  d'Angoulême  qui  ne  l'est  pas  moins  que  son 
frère,  restez  dans  cette  ligne  avec  eux. 

«  Il  est  un  point  cependant  sur  lequel  je  crois  devoir  céder 
au  cri  général.  Mon  frère  vous  communiquera  une  note  que 
j'ai  rédigée  et  qui  n'est,  sauf  ce  que  les  circonstances  ont  amené, 
qu'un  extrait  de  la  déclaration  de  1804.  Je  pense  qu'on  pourrait 
essayer  de  les  répandre  toutes  deux,  l'une  pour  ceux  qui  n'aiment 
pas  les  longues  lectures,  l'autre  pour  ceux  qui  n'en  sont  pas 
effrayés. 

«  Je  ne  demande  pas  mieux  que  de  croire  à  la  capture  de 
M.  de  Btiuuharnais  ;  mais  je  suis  tout  à  fait  incrédule  sur  la  mort 
du  Corse  :  un  tel  événement  serait,  ne  sais  comme,  répandu  sur- 
le-champ  partout.  Je  lisais  l'autre  jour  dans  Tite-Live  que  trois 
jours  après  la  défaite  de  Persée,  on  en  parlait  à  Rome,  tandis 
que  les  envoyés  de  Paul-Emile  n'y  arrivèrent  que  le  treizième 
jour;  la  nouvelle  était  sans  doute  importante,  mais  celle-ci  le 
serait  bien  autrement.  Adieu.  » 

Blacas  on  l'a  vu,  ne  se  hâtait  pas  de  chanter  victoire,  et 
lorsqu'il  s'efforçait  de  contenir  l'ardeur  irréfléchie  et  les  enthou- 
siasmes prématurés,  il  obéissait  tout  autant  à  sa  propre  impul- 
sion qu'aux  désirs  du  Roi.  Il  restait  encore  convaincu  que  la  vic- 
toire n'était  ni  aussi  prochaine,  ni  aussi  facile  à  remporter  qu'on 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.         .  6i1 

le  croyait  autour  de  lui.  Il  y  voyait  des  obstacles  et  il  en  faisait 
laveu  à  son  infatigable  correspondant,  Joseph  de  Maistre  : 

«  Par  quel  admirable  coup  d'autorité  Sa  Majesté  la  Providence 
vient  de  briser,  avec  les  décombres  de  Moscou,  ces  fameuses  mu- 
railles de  granit  que  le  choc  des  armées  les  plus  formidables 
avait  trouvées  inébranlables  !  La  rapidité  de  vos  récits  m'a  rendu 
encore  plus  frappant  le  tableau  de  cette  heureuse  révolution. 
Espérons,  mon  cher  comte,  que  ce  ne  sera  pour  le  fléau  du 
monde  que  le  commencement  des  douleurs.  Mais  ce  réveil  a  été 
si  subit  qu'il  laisse  encore  subsister,  je  le  crains,  quelques-unes 
des  illusions  du  sommeil  funeste  où  l'Europe  était  depuis  si  long- 
temps plongée.  Il  serait  sans  doute  bien  important,  il  serait  plus 
nécessaire  que  jamais  de  chercher  à  tarir  dans  sa  source  un 
mal  dont  la  Russie  vient  d'arrêter  les  épouvantables  progrès. 
Mais,  on  est  encore  loin  de  connaître  cette  révolution  une  et  in- 
divisible, dont  Buonaparte  n'est  qu'une  phase.  On  sapplaudit 
d'avoir  blessé  une  des  têtes  de  l'hydre  quand  il  s'agit  de  les 
détruire  toutes. 

«  Il  faut  d'ailleurs  en  convenir,  les  circonstances  ne  sont  pas 
favorables  pour  obtenir  ici  les  moyens  d'action  qui  nous  seraient 
indispensables.  Les  vicissitudes  de  la  guerre  d'Espagne,  toujours 
honorables  à  lord  Wellington,  n'en  exigent  pas  moins,  pour 
conserver  le  fruit  de  ses  victoires,  les  efforts  continuels  de 
l'Angleterre.  C'est  donc  vers  la  Russie  que  se  dirigent  des  espé- 
rances quautorise  la  nature  décisive  des  succès  obtenus  dans 
cette  miraculeuse  campagne.  La  Russie  peut  seule  réduire 
Buonaparte  à  une  infériorité  qui  permette  à  cette  puissance 
d'entreprendre  la  plus  utile  des  diversions.  L'hiver,  il  est  vrai,  n'a 
contracté  avec  vous  qu'une  alliance  défensive,  et  doit  retarder 
une  opération  que  l'on  pourrait  cependant  ne  plus  regarder 
comme  le  rêve  d'un  homme  de  bien.  En  attendant,  mon  cher 
comte,  nous  ignorons  ce  que  peut  produire  le  désenchantement 
de  la  France  sur  l'invincible  destinée  que  lui  promettait  la 
victoire,  dès  qu'elle  n'enveloppera  plus  Buonaparte.  Le  verra- 
t-elle  dans  toute  sa  dill'ormité?  Cette  question,  dont  la  solution 
peut  encore  être  plus  décisive  que  les  triomphes  de  Koutousoll", 
nous  occupe  sans  cesse.  Elle  ne  vous  intéresse  pas  moins  sans 
doute,  mon  cher  comte,  et  je  voudrais  qu'avec  cette  grande  pen- 
sée devant  les  yeux,  vous  rendissiez  à  la  cause  du  Roi  mon  maître 
un  service  que  vous  demande  aussi  mon  amitié:  c'est  de  m'en- 

TOME    X.XXIV.    —    1900.  41 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyer  un  projet  de  déclaration  fondée  sur  celles  que  le  Roi  a 
précédemment  faites  et  que  vous  connaissez  si  bien;  ce  travail, 
dont  personne  n'est  plus  capable  que  vous,  paraît  commandé 
par  les  circonstances. 

«  Combien  je  sens  plus  que  jamais,  mon  cher  comte,  le 
besoin  que  j'aurais  de  me  retrouver  auprès  de  vous!  Vos 
lumières,  vos  sages  avis  suppléeraient  à  tout  ce  qui  me  manque. 
Il  faudrait  un  homme  d'un  génie  supérieur  à  la  place  que 
j'occupe  et  je  le  cherche  inutilement.  Oui,  très  cher  comte,  je  le 
cherche,  je  voudrais  lui  céder  un  poste  qui  devient  tous  les 
jours  plus  difficile  à  remplir.  J'y  ai  fait  peut-être  le  bien,  mais 
je  suis  maintenant  persuadé  qu'il  est  au-dessus  de  mes  forces,  et 
la  responsabilité  m'effraye.  Joignez  à  cela  le  triste  état  de  santé 
dans  lequel  je  me  trouve  et  voyez  si  ce  n'est  pas  le  comble  de  la 
misère  humaine  ?  Aidez-moi  de  vos  idées,  de  votre  esprit,  de  vos 
conseils  et  croyez  au  tendre  attachement  d'un  ami  qui  vous 
aime  et  vous  embrasse  de  tout  son  cœur.  » 

De  cette  lettre  révélatrice  de  la  confiance  de  Blacas  dans  les 
lumières  de  son  illustre  ami  et  de  ce  qu'il  pensait  à  cette  heure 
où,  autour  de  lui,  personne  si  ce  n'est  le  Roi  ne  doutait  de 
l'imminence  d'une  restauration,  il  n'est  à  retenir  que  le  refus 
par  lequel  De  Maistre  répondit  à  la  demande  d'un  projet  de  dé- 
claration, qui  lui  était  adressée  :  «  Malgré  mon  dévouement  à 
la  cause  et  aux  personnes,  répondait-il.  Je  demeure  immobile  et 
ma  plume  glacée.  »  Et  pour  motiver  son  refus,  il  rappelait  ce  qui 
s'était  passé  quelques  années  avant. 

D'Avaray  lui  avait  alors  envoyé  de  Mitau  un  essai  de  mani- 
feste, en  l'autorisant  «  à  couper,  à  tailler,  à  changer,  à  ajouter.  » 
Il  s'était  mis  à  l'œuvre  aussitôt.  Mais,  pas  une  seule  de  ses  cor- 
rections n'avait  été  maintenue  «  et  nous  différâmes  si  capitale- 
ment  que  tout  aurait  fort  bien  pu  finir  par  une  brouillerie  si 
nous  n'avions  été  invinciblement  retenus  par  le  même  zèle  et  les 
mêmes  intentions.  »  A  ce  malheureux  essai  avait  survécu  en  lui 
une  répugnance  à  peu  près  invincible  à  se  mêler  de  ces  sortes 
d'affaires,  «  d'autant  que  celles  qui  concernent  la  souveraineté  ne 
ressemblent  point  aux  autres.  L'expérience  m'a  appris  que  les 
souverains  ont  une  manière  d'apercevoir  les  choses  toute  diffé- 
rente de  la  nôtre  et  quoique,  en  leur  qualité  d'hommes,  ils  puis- 
sent se  tromper  tout  comme  nous,  je  crois  cependant  que  le  cas 
est  infiniment  plus  rare  que  ne  le  pense  assez  souvent  notre 


LES   DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  643 

impertinence.  Je  crois  beaucoup  à  l'instinct  royal  (je  dis  ainsi, 
dites  autrement  si  vous  voulez).  Aussi  l'une  des  idées  auxquelles 
je  tiens  le  plus  fortement,  c'est  qu'il  faut  bien,  lorsqu'on  y  est 
appelé,  avertir  loyalement  l'inclination  des  princes  de  prendre 
garde  à  elle,  mais  qu'il  ne  faut  jamais  lui  faire  la  plus  légère 
violence,  quand  même  on  le  peut.  » 

II 

Lorsque  Blacas  reçut  cette  réponse  en  date  du  2  avril  1813, 
un  souffle  belliqueux  passait  sur  la  cour  d'Hartwell.  La  modéra- 
tion relative  qui  semble  avoir  accompagné  chez  Louis  XVIII 
le  réveil  de  ses  espérances,  n'avait  pu  tenir  longtemps  contre 
la  fièvre  qui,  peu  à  peu,  contaminait  tout  le  monde  autour  de 
lui.  Il  en  subissait  à  son  tour  les  effets.  Dès  le  mois  de  février, 
nous  le  voyons  ressaisi  du  besoin  d'entrer  sans  délai  en  activité 
et  du  désir  impérieux  de  tirer  parti  des  dispositions  des  puis- 
sances dont  les  résultats  de  la  campagne  de  1812,  si  douloureux 
pour  la  nation  française,  avaient  rendu  inexorable  l'inimitié 
contre  Napoléon.  N'attendant  rien  de  l'Angleterre  dont  l'in- 
fluence dans  le  concert  européen  semblait  à  cette  heure  s'effa- 
cer devant  celle  de  l'empereur  Alexandre;  se  défiant  toujours  de 
«  cette  Autriche  qui  a  épousé  l'usurpateur  pour  restreindre 
l'usurpation,  »  c'est  vers  la  Russie  que,  de  nouveau,  il  tournait 
les  yeux.  Les  armées  moscovites  avaient  infligé  à  celles  du 
«  Corse,  »  si  longtemps  invaincu,  de  sanglantes  et  irréparables 
défaites.  Alexandre,  devenu  l'arbitre  de  l'Europe,  s'était  déclaré 
l'irréconciliable  ennemi  de  Napoléon  et,  s'il  voulait  rétablir  les 
Bourbons,  il  le  pouvait.  Louis  XVIII  brûlait  donc  de  nouveau 
de  s'unir  à  lui  et  d'avoir  une  part  du  fruit  de  ses  victoires. 

Afin  de  l'intéresser  à  sa  cause,  il  venait  de  lui  dépêcher  un 
émissaire,  le  comte  Alexis  de  Noailles.  Ce  gentilhomme,  jadis 
émigré  puis  rentré  en  France,  où  son  frère  cadet  Alfred  de 
Noailles,  rallié  à  l'Empire,  servait  en  qualité  d'officier  (1),  était 
revenu  en  Angleterre  pour  se  mettre  aux  ordres  du  Roi  après 
avoir  encouru  la  disgrâce  de  Napoléon  en  propageant  la  bulle 
d'excommunication  lancée  par  Pie  VII  contre  son  persécuteur. 
Ayant,  au  cours  de  son  émigration,  résidé  dans  les  pays  du  Nord, 

(1)  Il  était  aide  de  camp  de  Berthier  pendant  la  campagne  de  Russie  et  fut  tué 
au  passage  de  la  Béiézina. 


644^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  avait  dû  à  cette  circonstance  d'être  désigné  pour  cette  mission 
que  Louis  XVIII  considérait  comme  urgente.  Il  partit,  mais  ne 
lit  qu'apparaître  à  Saint-Pétersbourg.  Une  lettre  de  Joseph 
de  jNIaistre  nous  signale  sa  présence  dans  cette  capitale.  Elle 
rend  hommage  à  ses  mérites,  mais  ne  fait  aucune  allusion  aux 
afTaires  dont  il  était  chargé.  Il  résulte  de  sa  correspondance 
qu'il  échoua  dans  ses  démarches  ou  que,  tout  au  moins,  en 
ayant  reconnu  l'inutilité,  il  renonça  à  les  poursuivre.  Mais,  sans 
attendre  son  retour,  le  Roi  s'était  décidé  à  recommencer  la  ten- 
tative en  la  confiant  à  un  autre  mandataire. 

.Ce  mandataire  fut  le  comte  Auguste  de   La  Ferronnays.  Il 
était  attaché  depuis  longtemps  à  la  maison  du  Duc  de  Berry. 
Pendant  son  séjour  en  Russie,  il  y  avait  noué,  en  1808,  des  rap- 
ports d'intimité  et  de  confiance  avec  le  comte  d'Armfelt,  un  des 
principaux  conseillers    d'Alexandre.    Ils   duraient   depuis   cette 
époque  et  lui  avaient  prouvé  que  cet  homme  d'Etat  était  passion- 
nément dévoué  à  lu  cause  royale.  En  conséquence,  à  la  faveur  de 
lamitié  qui  les  unissait,  il  trouverait  en  lui  un  appui  pour  accom- 
plir'l'importante  mission  que  le  Roi  imposait  à  son  dévouement. 
Elle   avait  pour  objet  de  renouveler  d'anciennes  demandes 
présentées  à  plusieurs  reprises  à  la  Cour  moscovite  ef  qu'elle 
avait   systématiquement  écartées.  Nous  les   trouvons  résumées 
dans  une  note  émanée  du  cabinet  du  Roi.  La  Ferronnays  devait 
négocier  en  vue  d'obtenir  :  1°  la  reconnaissance  des   droits   du 
Roi  pour  rassurer  les  Français  sur  les  desseins  des  alliés;  2°  la 
formation  de  corps  français  avec  les  soldais  prisonniers;  3"  une 
expédition  dans    l'ouest  de   la   France   avec    ces    corps  et  des 
troupes  russes  sous  le  commandement  de  Louis  XVIII;  4°  enfin, 
le  mariage  du  Duc  de  Berry  avec  la  grande-duchesse  Anne  qui 
embrasserait  la  religion  catholique.  Constatons  sans  plus  attendre, 
et  pour  n'y  pas  revenir,  que  ce  dernier  objet  paraît    avoir  été 
abandonné  par  le   négociateur.  Il  en  parle  à  peine  dans  le  rap- 
port qu'à  son   retour  à  Londres,  il  rédigea  pour  rendre  compte 
de  sa  mission   (i).  Il  nous  apprend   seulement  que  la  grande- 
duchesse  n'est  pas  belle  et  q(/elle   lui  a  demandé  des  nouvelles 
du  Duc  de  Berry. 

Accessoirement    à  ces    instructions    écrites,    accompagnées. 

^l)  Ce  rappol  t  que  j'ai  retrouvé  dans  1-s  papiers  de  Louis  XVIII  est  partielle- 
ment reproduit  dans  les  Souvenirs  du  lO'.nte  de  La  l-erronmiys  dont  on  doit  la 
publication  au  marquis  Costa  de  iJeauregard. 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  645 

d'une  lettre  du  Roi  pour  le  Tsar,  il  en  reçut  de  verbales  dont 
l'exécution  était  subordonnée  aux  circonstances  et  à  ses  propres 
appréciations.  Dans  le  cas  où  il  se  trouverait  à  même  d'appro- 
cher le  prince  royal  de  Suède,  maréchal  Bernadotte,  il  devait 
s'attacher  à  l'intéresser  à  la  cause  des  Bourbons.  Adopté  par 
Charles  XIII  qui  régnait  à  Stockholm,  et  désigné  par  lui  comme 
l'héritier  de  la  couronne  aux  applaudissemens  du  peuple  sué- 
dois, le  nouveau  prince  royal,  oubliant  sa  naissance  et  sa  natio- 
nalité, se  disposait  à  entrer  dans  la  coalition  et  à  conduire  contre 
la  France  ses  troupes  mêlées  aux  armées  moscovites.  En  atten- 
dant, il  faisait  la  guerre  au  Danemark. 

Des  informations  envoyées  de  Suède  à  Louis  XVIII  par  des 
émigrés  de  marque,  notamment  par  le  duc  de  Piennes  et  par  le 
comte,  plus  tard  duc  de  Narbonne,  qui  avaient  passé  à  Stralsund 
où  se  trouvait  Bernadotte,  le  présentaient,  dès  son  changement 
de  fortune,  comme  animé  des  meilleures  intentions  envers  les 
princes  français.  Mais,  depuis,  elles  semblaient  s'être  refroidies. 
Le  prétexte  de  ce  refroidissement  était  tiré  de  la  dernière  pro- 
clamation de  Louis  XVIII.  Elle  lui  avait  déplu,  il  ne  le  cachait 
pas.  Il  en  désapprouvait  le  fond  et  la  forme,  déclarait  que  l'efîet 
en  France  en  serait  déplorable  et  regrettait  ouvertement  qu'avant 
de  l'écrire,  le  Boi  ne  l'eût  pas  consulté.  Mais,  au  dire  de  Nar- 
bonne  dont  nous  avons  sous  les  yeux  une  note  confidentielle, 
l'ambiguïté  de  sa  conduite  et  de  son  langage  était  due  à  d'autres 
causes.  Il  trouvait  mauvais  que  Louis  XVIII  n'eût  pas  fait  auprès 
de  lui  une  démarche  directe,  qui  eût  flatté  son  amour-propre  en 
prouvant  que  le  Roi  recherchait  son  alliance  et  son  appui. 

«  En  outre,  écrit  Narbonue,  il  a  reçu  en  dernier  lieu  des  ou- 
vertures de  France,  apportées  par  un  de  ses  généraux  qui  y  était 
prisonnier  de  guerre,  et  qui  est  censé  s'être  échappé.  Il  en  a  reçu 
d'abord  de  Bonaparte  lui-môme,  qui  cherche  à  l'amadouer,  en 
lui  disant  qu'il  ne  peut  trouver  mauvais  que,  comme  Suédois,  il 
se  soit  armé  pour  la  défense  des  Etats  suédois  en  Allemagne, 
mais  qu'il  n'a  nullement  besoin  pour  cela  de  se  joindre  aux 
Russes,  les  ennemis  naturels  de  la  Suède  ;  lui  faisant  même  en- 
trevoir, dit-on,  que  si  lui  Bonaparte  venait  à  manquer,  il  serait 
l'homme  le  plus  naturellement  appelé  à  la  régence  de  l'Empire. 
A  ces  cajoleries  quelques  propositions  plus  précises  élaienl-eMes 
jointes?  C'est  ce  que  je  n'étais  point  à  portée  de  saviir.  Mais 
Bonaparte   et  lui  sont  tellement  ennemis  personnels,  ([ii.ni  ne 


64S  REVIJE    DES    DEUX   MOîa)ES. 

peut  guère  craindre  que  l'un  se    laisse  séduire  ou  tromper  par 
l'autre. 

«  Des  ouvertures  d'une  nature  différente  lui  ont  été  faites  en 
même  temps  de  l'intérieur,  et  c'est,  je  crois,  le  fait  le  plus  impor- 
tant qui  soit  venu  à  ma  connaissance,  d'autant  qu'il  est  assez  évi- 
dent qu'elles  ont  fait  quelque  impression  sur  lui.  Des  membres 
du  Sénat,  et  autres  personnes  actuellement  en  autorité  en  France, 
lui  ont  mandé  qu'ils  ne  voulaient  plus  de  Bonaparte  ni  de  sa 
race,  que  tout  ce  qu'ils  désiraient  était  de  le  déclarer,  lui  Berna- 
dotte,  régent  du  royaume,  et  de  reconnaître  pour  leur  souverain 
l'homme  qu'il  leur  désignerait.  Ces  mêmes  personnes  lui  ajou- 
taient de  ne  rien  faire  en  faveur  des  Bourbons,  parce  qu'ils  n'en 
voulaient  pas  non  plus.  Néanmoins,  en  montrant  à  M.  de  Montri- 
chard  (1)  cette  lettre,  il  lui  dit  avec  emphase  : 

« —  Si  j'acceptais  une  pareille  offre,  ce  serait  le  vœu  natio- 
nal qui  me  guiderait  ;  s'il  étaii  en  faveur  des  Bourbons,  je  serais 
le  prenier  à  les  proclamer,  Mais  je  ne  contrarierais  pas  le  vœu 
national. 

«  Ce  vœu  national,  qui  est  à  présent  son  cheval  de  bataille, 
voudrait  dire  en  pareil  cas  le  parti  qui  satisferait  le  plus  son 
amour-propre,  lequel  est  le  grand  mobile  de  sa  conduite  et  le 
côté  faible  par  où  il  faudra  toujours  l'attaquer.  Je  n'oserais  dire 
que  ces  ouvertures  ne  lui  aient  point  fait  naître  des  idées  d'am- 
bition personnelle,  quoiqu'il  ait  bien  des  fois  protesté  que  si  on 
lui  offrait  la  couronne  de  France,  il  la  refuserait.  Mais  il  est 
Gascon;  il  a  l'accent  de  son  pays,  qui  n'est  pas  en  général  l'accent 
de  la  sincérité. 

«  En  tout,  quand  il  parle  de  nos  princes,  son  refrain  est  tou 
jours  de  dire  qu'il  est  extrêmement  disposé  à  servir  leur  cause, 
mais  que  le  moment  n'est  pas  venu  ;  que  pour  le  présent,  il  faut 
qu'ils  se  tiennent  tranquilles  ;  qu'on  doit  d'abord  chasser  les 
Français  de  l'Allemagne  ;  que  quand  il  serait  sur  les  bords  du 
Rhin  avec  une  armée,  il  parlerait  et  qu'on  pourrait  s'en  rappor- 
ter à  lui  sur  la  proclamation  à  faire  en  pareil  cas.  Il  faut  conve- 
nir que,  jusqu'à  présent,  il  ne  prend  pas  la  route  du  Rhin  bien 
promptement.  Mais  je  dois  ajouter  que  toutes  les  personnes  dont 
j'ai  pu  connaître  l'opinion  semblent  s'accorder  à  dire  que  ce  n'est 
pas  le  moment  de  le  presser  à  cet  égard.  Même  un  homme  qui 

(1)  Émigré,  qui  avait  pris  du  service  en  Suède. 


LES   DERNIÈRES    ANNÉES   DE  l'éMIGRATION.  647 

m  a  parlé  du  Roi  et  des  princes  d'une  manière  qui  m'a  réellement 
fait  plaisir,  et  que  je  sais  être  le  seul  homme  qui  a  osé  soutenir 
et  justifier  la  déclaration  du  Roi,  M.  Thornton,  le  ministre 
d^Angleterre,  m'a  dit  qu'il  leur  conseillerait  extrêmement  de  ne 
;  point  tourmenter  dans  ce  moment-ci  le  prince  royal,  d'attendre 
:  un  moment  plus  favorable,  et  où  il  aurait  moins  d'afiaires  pres- 
santes sur  les  bras.  » 

A  l'appui  du  conseil  indirect  qu'il  donnait  dans  les  dernières 
lignes  de  la  citation  qu'on  vient  de  lire,  Narbonne  invoquait 
l'opinion  du  général  comte  de  Montrichard,  attaché  à  l'état- 
major  du  prince  royal  et  admis  dans  soii  intimité.  Montrichard 
ne  cessait  de  répéter  à  Narbonne  que  rien  en  ce  moment  ne  dé- 
plairait plus  à  Bernadotte  que  l'envoi  d'un  agent  royaliste. 

«  —  Votre  présence  même  n'est  pas  bien  vue  ici,  ajoutait  ce 
digne  et  loyal  militaire.  On  raconte  de  tous  côtés  que  vous 
êtes  un  agent  du  Roi.  Le  prince  royal  vous  croit  chargé  d'une 
mission  auprès  de  lui  et  c'en  est  assez  pour  le  mécontenter.  Il 
est  obligé  de  garder  des  ménagemens  avec  la  nation  suédoise  et 
ne  peut  permettre  à  un  agent  des  Bourbons  de  résider  à  son 
quartier  général.  Je  ne  saurais  trop  vous  engager  à  quitter  Stral- 
sund.  Allez  où  vous  voudrez,  mais  ne  restez  pas  ici.  » 

Narbonne  protestait,  affirmait  qu'il  n'avait  aucune  mission, 
qu'il  n'était  à  Stralsund  que  par  hasard  ;  qu'en  s'y  arrêtant,  il 
ignorait  que  le  prince  royal  s'y  trouvait.  Mais  Stralsund  était 
alors  le  rendez-vous  d'hommes  d'Etat  de  toutes  les  parties  de 
l'Europe,  à  la  grande  satisfaction  de  Bernadotte  «  qui  jouissait 
de  voir  son  quartier  général  devenir  le  centre  où  tout  aboutis- 
sait. »  Les  bonnes  relations  de  Narbonne  avec  la  cour  d'Hartwell 
étaient  trop  connues  pour  qu'il  pût  dissimuler  son  caractère 
d'agent  du  Roi  et,  au  bout  de  quelques  jours,  redoutant  d'être 
expulsé,  il  se  décidait  à  retourner  en  Angleterre. 

Lorsque,  au  commencement  de  juin,  après  s'être  longtemps 
arrêté  en  route,  il  remit  à  Louis  XVIII  la  note  d'où  sont  tirés  les 
détails  qui  précèdent,  La  Ferronnays,  parti  le  26  février,  venait 
de  débarquer  à  fïarwick,  de  retour  de  son  voyage  en  Suède  et 
en  Russie.  Il  avait  fait  cette  longue  course  plus  rapidement  que 
Narbonne  n'avait  fait  la  sienne.  Mais  il  n'en  rapportait  pas  do 
meilleurs  résultats.  A  Stockholm,  sa  première  étape,  il  s'était 
heurté  aux  difficultés  qui  viennent  d'être  exposées.  Plus  persé- 
vérant que  Narbonne,  il  s'était  efl'orcé  de  les  surmonter.  Cet 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

effort  ne  lui  avait  valu  que  d'en  subir  plus  durement  le  contre- 
coup. 

Le  duc  de  Piennes  rencontré  en  chemin  eût  voulu  qu'il  ne 
s'adressât  qu'au  comte  de  Montrichard  pour  obtenir  une  audience 
de  Bernadotte.  Il  le  lui  conseilla  fortement  par  des  raisons  que 
lui  suggérait  une  connaissance  approfondie  de  la  cour  suédoise, 
des  intrigues  dont  elle  était  le  théâtre  et  des  personnages  qui  en 
étaient  l'âme.  La  Ferronnays,  eut  le  tort  —  et  il  l'avoue  dans  sa  re- 
lation, —  de  ne  pas  tenir  compte  de  cet  avis.  Indépendamment 
de  Montrichard,  il  sollicita  les  bons  offices  deThornton,  le  ministre 
d'Angleterre  qu'il  savait  dévoué  aux  intérêts  de  Louis  XVIII,  de 
M.  de  Vitterstedt,  membre  du  cabinet  suédois,  de  M.  de  Camps,  le 
familier  de  Bernadotte,  de  M"^  de  Staël,  venue  à  Stockholm  pour 
faire  entrer  son  fils  dans  l'armée  suédoise.  Partout,  il  reçut  des 
encouragemens  et  d'aimables  paroles.  Mais,  partout  aussi,  on  lui 
donna  à  entendre  que  Bernadotte  ne  le  recevrait  pas.  Les  motifs 
de  ce  refus  étaient  ceux  qu'on  avait  invoqués  pour  contraindre 
Narbonne  à  quitter  le  quartier  général. 

Son  insistance  lui  attira  de  la  part  de  Camps  la  plus  cruelle 
algarade.  Dans  leur  dernière  entrevue,  ce  personnage,  après  avoir 
exprimé  les  regrets  du  prince  royal  et  critiqué  très  vivement  la 
proclamation  de  Louis  XVIII,  s'emporta  tout  à  coup,  reprocha 
aux  Bourbons  «  la  dévotion  excessive  et  intolérante  des  uns,  le 
scandaleux  libertinage  des  autres,  »  les  fautes  qui  leur  avaient 
fait  perdre  la  couronne  et  les  empêchaient  de  la  reconquérir, 
l'aveuglement  qui  les  retenait  dans  le  même  état  d'esprit  que 
lorsqu'ils  avaient  émigré.  Ils  ne  pouvaient  rien  offrir  ni  promettre 
à  la  France.  Ils  n'avaient  pas  même  de  décorations  à  donner,  si 
ce  n'est  la  croix  de  Saint-Louis,  «  ordre  banal  et  avili,  ordre 
militaire  donné  à  des  valets  de  chambre  (I),  à  des  gens  qui 
n'ont  porté  de  leur  vie  ni  uniforme  ni  épée.  » 

—  Si  jamais  vous  rentrez  en  France,  monsieur,  dit  Camps 
en  finissant,  il  faut  vous  défaire  de  vos  ridicules  et  antiques  pré- 
jugés ;  il  faut  apprendre  une  autre  langue,  laisser  tout  tel  que 
vous  le  trouverez  et  ne  faire  de  réformes  que  sur  vous-mêmes. 

La  Ferronnays  n'était  pas  venu  chercher  cette  humiliante 
leçon.  Il  en  fut  mortifié.  Peut-être  allait-il  y  répondre.  Mais  son 
interlocuteur  ne  lui  en  laissa  pas  le  temps  et,  changeant  de  ton, 

(1)  Allusion  à  Cléry  l'ancien  domestique  de  Louis  XVI,  à  qui  Louis  XVIII  avait 
accordé  la  croi.x  de  Saint-Louis. 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉJUGRATION.  619 

en  revint  à  un  langage  moins  acerbe.  Le  prince  royal  n'oubliait 
pas  qu'il  était  né  sujet  des  anciens  rois  de  France.  En  sa  qualité 
de  Béarnais,  il  serait  heureux  et  fier  de  rendre  la  couronne  aux 
descendans  d'Henri  IV.  Il  y  travaillerait  avec  plaisir.  Mais  son 
premier  devoir  était  de  s'occuper  avant  tout  des  intérêts  de  la 
Suède.  Quand  il  s'en  serait  acquitté,  il  verrait  ce  qu'il  pourrait 
faire  pour  les  Bourbons.  Après  cette  douche,  La  Ferronnays 
n'avait  plus  qu'à  quitter  Stockholm  pour  continuer  son  voyage, 
«  convaincu,  dit-il,  que  l'unique  intention  de  Bernadotte,  dans 
cette  guerre,  est  de  la  faire  au  Danemark  et  de  conquérir,  s'il  le 
peut,  la  Norvège.  » 

Le  29  mars,  il  était  à  Saint-Pétersbourg.  Il  avait  jugé  bon  de 
s'y  montrer,  bien  que  l'empereur  Alexandre  en  fût  parti  pour  se 
rendre  à  son  armée  en  route  vers  le  Rhin.  Il  espérait  s'y  pro- 
curer les  moyens  d'arriver  au  quartier  général  de  ce  prince.  Les 
émigrés  qui  résidaient  dans  la  capitale  russe,  et  notamment  le 
comte  de  Brion  et  le  chevalier  de  Vernègues,  unirent  leurs  efforts 
à  ceux  du  comte  d'Armfelt,  du  duc  de  Serra-Capriola,  de  la  com- 
tesse Tolstoï,  pour  le  faire  bien  venir  du  chancelier  Romanzoff. 
Celui-ci  lui  joua  avec  une  incomparable  maestria  la  comédie  du 
plus  entier  dévouement  aux  Bourbons  (1),  le  fit  dîner  avec  les 
ministres  et  les  membres  du  corps  diplomatique,  voulut  le  pré- 
senter aux  deux  impératrices,  la  veuve  de  Paul  P""  et  l'épouse 
d'Alexandre,  et  lui  offrit  un  courrier  pour  faciliter  son  voyage  au 
quartier  général. 

Jusque-là,  le  comte  de  La  Ferronnays  n'avait  eu  qu'à  se  louei 
de  l'accueil  qui  lui  était  fait.  Mais,  lorsque,  après  une  course  de 
trois  jours,  il  débarqua  à  Dresde,  tout  changea.  La  plus  grande 
confusion  régnait  dans  cette  ville  où  se  trouvait  le  roi  de  Prusse 
et  où  le  Tsar  était  attendu.  On  venait  d'y  apprendre  la  mort  du 
général  Koutousoff,  le  retour  subit  de  Napoléon  à  son  armée;  on 
croyait  à  l'imminence  d'une  grande  bataille  autour  de  Leipzig. 

Dans  ce  désarroi,  le  représentant  d'un  monarque  sans  cou- 
ronne ne  pouvait  se  flatter  d'exciter  l'intérêt  ni  d'obtenir  des 
faveurs.  Le  comte  Tolstoï,  conseiller  du  Tsar  et  lord  Catbeart, 
ministre  d'Angleterre  auprès  des  souverains  alliés,  l'accueillii-ent 

(1)  S'il  faut  en  croire  les  rumeurs  qui  couraient  alors  ^  Saint-Pétershourp,  le 
comte  de  Romanzofl",  qu'on  a  vu  à  Coblentz  embrasser  avec  ardeur  la  cause  des 
Bourbons,  conseillait  à  son  maître  de  se  réconcilier  avec  Napoléon,  duquel  il  disait 
que  seul  il  pourrait  donner  l'Orient  à  la  Russie 


650   .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  que  froidement.  Ils  lui  déclarèrent  ne  pouvoir  rien  pour 
lui.  Le  comte  de  Nesselrode  le  reçut  à  sa  porte  et  lui  dit  d'un 
ton  presque  insolent  que  les  affaires  dont  l'Empereur  était  occupé 
ne  lui  laisseraient  pas  le  temps  de  le  recevoirni  de  lire  ses  lettres. 
L'intervention  d'un  autre  fonctionnaire  russe,  le  comte  d'Anstett 
et  celle  d'un  émigré,  le  comte  de  Bruges,  plus  connu  des  Prus- 
siens que  La  Ferronnays  ne  l'était  des  Russes,  eurent  raison,  au 
moins  dans  l'apparence,  de  ces  rigueurs  humiliantes.  L'envoyé 
du  Roi  revit  Nesselrode,  en  fut  mieux  reçu  cette  fois  que  la  pre- 
mière et,  fmalement,  obtint  de  l'Empereur  l'audience  qu'il  sollici- 
tait. Il  en  eut  même  deux.  Dans  la  première,  il  remit  la  lettre  de 
Louis  XVIII  (1)  et  exposa  l'objet  de  sa  mission  ;  dans  la  seconde, 
il  entendit  la  réponse  à  sa  demande.  Quoique  enveloppée  de 
bonne  grâce  et  d'aimables  paroles,  elle  était  négative  sur  tous  les 
points.  Le  Tsar  avait  le  regret,  quelque  intérêt  qu'il  portât  «  au 
comte  de  l'Isle,  »  de  ne  pouvoir  lui  donner  satisfaction.  Le  mo- 
ment n'était  pas  encore  venu  de  le  mettre  en  activité  ni  lui  ni 
les  princes.  Les  alliés  avaient  d'ailleurs  trop  besoin  de  ménager 
la  cour  d'Autriche  pour  s'exposer  à  la  blesser  en  prenant  parti 
pour  les  Bourbons. 

—  Si  nous  parvenons,  ajouta  Alexandre,  à  jeter  Bonaparte  de 
l'autre  côté  du  Rhin  et  qu'alors,  comme  je  n'en  doute  pas,  il  se 
manifeste  en  France  quelque  mouvement  en  faveur  du  Roi, 
croyez  que  je  saurai  profiter  du  moment  et  faire  entendre  à  l'Au- 
triche que,  mon  seul  but  ayant  été  de  rendre  la  liberté  aux  na- 
tions, le  vœu  du  peuple  français  qui  réclame  ses  anciens  maîtres 
rend  nul  tout  engagement  qui  irait  contre  un  vœu  aussi  juste. 
Mais  il  faut  de  la  patience,  une  grande  circonspection  et  le  plus 
profond  secret. 

Ainsi,  c'était  toujours  même  chanson.  En  1813  comme  en 
1796,  on  opposait  aux  démarches  des  Bourbons  des  refus  plus  ou 

(1)  A  cette  époque,  les  journaux  anglais  publièrent  un  pressant  appel  de 
Louis  XVIII  au  Tsar  en  faveur  des  prisonniers  français  faits  pendant  la  campagne 
de  Russie  :  «  Que  m'importe,  disait-il,  sous  quels  drapeaux  ils  ont  marché  !  Ils 
sont  malheureux,  je  ne  vois  plus  en  eux  que  mes  enfans.  Je  les  recommande  aux 
bontés  de  Votre  Majesté  Impériale.  Qu'EIle  veuille  bien  considérer  tout  ce  qu'ils 
ont  déjà  souffert!  Qu'elle  daigne  adoucir  la  rigueur  de  leurs  maux!  Qu'ils  sentent 
enfln  que  leur  vainqueur  est  l'ami  de  leur  père.  Votre  Majesté  Impériale  ne  saurait 
me  donner  une  preuve  plus  touchante  de  ses  sentimens  pour  moi  1  »  Cette  lettre 
porte  la  date  du  2  février  1813.  Mais  je  n'ai  pu  découvrir  par  qui  elle  fut  remise  au 
Tsar.  La  Ferronnays,  qui  partit  d'Angleterre  peu  de  jours  après  qu'elle  eut  été  écrite, 
n'en  parle  pas  dans  sa  relation. 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  651 

moins  déguisés,  qui  les  rendaient  douloureusement  humiliantes 
pour  leurs  envoyés  et  sous  lesquels  ils  trouvaient  toujours  la 
main  de  l'Autriche.  La  Ferronnays  dut  feindre  de  croire  à  la 
sincérité  du  langage  impérial.  Peut-être  même  y,ajouta-i-i4  foi, 
puisqu'il  osa  demander  la  faveur  de  rester  au  quartier  général 
russe.  Mais,  là  encore,  il  échoua.  La  présence  d'un  agent  de 
Louis  XVIII  auprès  des  alliés  était  actuellement  impossible.  Ce- 
pendant les  dernières  paroles  de  l'Empereur,  sincères  ou  non,  lui 
rendirent  un  peu  d'espoir.  Alexandre  lui  promit  de  le  rappeler, 
dès  que  les  circonstances  le  permettraient  et  de  faire  appuyer 
auprès  du  gouvernement  britannique  les  demandes  que  le  comte 
de  risle  jugerait  utile  de  lui  adresser.  A  peine  est-il  besoin  d'ajou- 
ler  que  cette  double  promesse  fut  oubliée  ou  que  le  Tsar  ne  l'ayant 
faite  que  du  bout  des  lèvres  négligea  de  la  tenir. 

En  réalité,  de  ce  pénible  voyage  La  Ferronnays  ne  rapporta 
qu'une  lettre  autographe  d'Alexandre  au  «  comte  de  llsle  »  en- 
core moins  explicite  que  les  réponses  verbales  qui  lui  avaient  été 
faites. 

«  J'ai  voulu  voir  le  comte  de  La  Ferronnays  pour  lui  parler 
des  sentimens  invariables  que  je  vous  conserve.  Il  m'eût  été 
agréable  de  le  conserver  auprès  de  moi,  si  les  événemens  avaient 
été  plus  avancés.  Il  vous  parlera  d'une  victoire  remportée  sur 
Napoléon  en  personne  ;  mais  il  aura  l'honneur  de  vous  dire,  en 
même  temps,  quels  grands  efforts  exigent  encore  les  circon- 
stances, pour  donner  aux  affaires  de  l'Allemagne  les  développe- 
mens  nécessaires.  Nous  sommes  toujours  en  présence.  Il  s'agit  de 
manœuvrer,  de  choisir  des  positions,  de  saisir  le  moment  de 
frapper  un  nouveau  coup.  Vous  jugerez,  d'après  tous  ces  détails, 
que,  quelque  plaisir  que  j'aurais  eu  de  voir  sur  le  continent  le 
Duc  d'Angoulême,  je  crois  que  le  moment  n'est  pas  encore  pro- 
pice. Il  en  est  de  même  de  l'époque  où  de  grands  détachemens 
pourront  être  employés  immédiatement  contre  les  points  que 
vous  indiquez.  J'ai  besoin  ici  de  toutes  mes  forces  réunies  à  celles 
de  la  Prusse,  Les  diversions  directes  ne  seront  utiles  que  lorsque 
nous  approcherons  du  Rhin.  Les  mouvemens  populaires  sont 
trop  incertains  quand  l'esprit  n'est  pas  soutenu  par  la  proximité 
des  armées.  J'espère  que  la  Providence  continuera  à  nous  accor- 
der sa  protection.  Nos  efforts  seront  suivis,  et  notre  persévérance 
est  à  l'épreuve  de  tous  les  événemens.  » 

Tandis  qu'après  Noailles,  La  Ferronnays,  comme  on  vient  de 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  voir,  se  prodiguait  en  pure  perte  au  quartier  général  russe, 
iv\s  divers  émissaires  chargés  par  Louis  XVIII  Jugir  là  ou  ailleurs 
dans  le  même  dessein  n'étaient  pas  plus  heureux.  Le  comte  de 
Bruges,  émigré  français  admis  au  camp  des  alliés  comme  colonel 
an  service  de  l'Angleterre,  Nai-bonne  en  Espagne  où  il  s'était 
rendu  en  revenant  de  Suède,  le  comte  de  Trogoll,  ancien  officier 
<I(;  marine,  émigré  lui  aussi,  envoyé  en  Autriche  où  il  avait  servi 
a\ec  un  grade  supérieur,  se  heurtaient  au  mot  d'ordre  que  toutes 
l«;s  puissances  coalisées  semblaient  s'être  donné  :  Ne  pas  employer 
los  Bourbons  (1).  Blacas  lui-même,  qui  s'était  réservé  la  tâche  de 
rallier  aux  vues  de  son  maître  le  comte  de  Liéven  récemment 
arrivé  à  Londres  en  qualité  d'ambassadeur  de  Bussie,  entendait 
ce  diplomate  objecter  à  ses  demandes  qu'il  le  sollicitait  d'ap- 
puyer auprès  de  sa  cour,  des  argumens  analogues  à  ceux  qu'on 
opposait  partout  aux  messagers  royaux.  Sous  un  langage  presque 
obséquieux  envers  Louis  XVIII,  le  comte  de  Liéven  ne  refusait 
pas  l'appui  qu'on  lui  demandait;  mais  il  prédisait  que  les  re- 
quêtes qu'il  s'agissait  de  faire  aboutir  étaient  condamnées  d'avance. 
Les  puissances  no  pouvaient  rien  pour  les  Bourbons  tant  qu'elles 
ne  seraient  pas  en  France.  Moins  sincère  que  ne  l'avait  été 
Alexandre  en  recevant  La  Ferronnays,  ou  ignorant  les  véritables 
desseins  des  alliés,  il  déclarait  que  ce  n'était  pas  en  France  qu'ils 
voulaient  porter  la  guerre,  qu'ils  ne  souhaitaient  même  pas  d'y 
aller  et  que,  lorsqu'ils  auraient  obligé  Napoléon  à  repasser  le 
Rhin,  ils  seraient  disposés  à  lui  accorder  la  paix.  C'est  unique- 
ment l'Allemagne  qu'ils  défendaient  contre  ses  entreprises. 

(1)  Sur  ces  diverses  missions  auprès  des  souverains  étrangers,  il  règne  beaucoup 
de  confusion  et  d'obscurité,  ce  qui  nous  oblige  à  nous  contenter  de  les  mentionner. 
Il  en  est  de  même  de  plusieurs  autres  qui,  à  partir  d'octobre  1813,  furent  conûées 
pour  l'intérieur  de  la  France  à  de  fidèles  partisans  du  Roi.  Celle  que  reçut  l'un 
d'eux,  le  comte  de  Chabannes,  et  dont  je  n'ai  pu  découvrir  l'objet,  rappelle  à 
l'honneur  de  ce  gentilhomme  un  trait  qu'il  y  a  lieu  de  retenir  ici. 

En  1793,  ayant  écrit  au  Comte  de  Provence  alors  à  Haram,  pour  lui  offrir  ses 
services,  il  en  avait  reçu  cette  réponse  datée  du  10  février:  «  Je  suis  fort  touché, 
monsieur,  des  nobles  sentimens  que  vous  m'exprimez,  et  certes  quand  le  jour  de 
la  vengeance  arrivera,  je  compte  sur  vous  pour  m'y  aider.  —  Louis-Stanislas- 
Xaviek.  » 

Chabannes  avait  pieusement  conservé  ce  billet.  Vingt  ans  plus  tard,  le 
28  octobre  1813,  au  moment  de  se  jeter  en  France  par  ordre  de  Louis  XV'III,  il  le 
lui  renvoyait  après  avoir  écrit  sous  la  signature  du  prince  :  «  Sire,  votre  fidèle 
sujet  a  cherché  à  répondre  aux  bontés  et  à  la  confiance  honorable  que  Votre 
Majesté  a  daigné  lui  témoigner.  S'il  meurt  pour  vous  servir,  il  prend  la  liberté  de 
vous  recommander  sa  femme  et  ses  enfans.  —  Chabannes.  » 

Nous  avons  sous  les  yeux  ce  double  et  touchant  autographe. 


LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  l'ÉMIGRATION.'  633 

Cette  argumentation  désolait  Louis  XVIII  et  Blacas.  Celui-ci 
considérait  comme  imprudente  une  telle  politique  et  il  le  confiait 
à  De  Maistre.  «  Le  Corse,  qui  ne  pourrait  défendre  la  France 
contre  le  Roi  armé  d'un  sage  manifeste,  défendra  encore  l'Alle- 
magne contre  les  canons  du  prince  de  Smolensk.  Et  quand  ils 
seraient  maîtres  de  l'Empire  germanique,  les  Russes  he  se  trou- 
veraient que  sur  le  théâtre  où  Souwaroff  a  vu  borner  sa  victo- 
rieuse carrière.  En  un  niot,  si  je  peux  faire  usage  d'une  figure 
que  vous  me  passerez  en  faveur  de  l'application  et  d'un  vieux 
goût  que  vous  m'avez  reproché  bien  des  fois,  Buonaparte  qui  a 
été  décavé  en  Russie  ne  peut  perdre  son  tout  qu'en  France  et 
c'est  là  qu'un  intérêt  bien  entendu  le  forcerait  à  jouir  de  son 
J'este.  » 

Bientôt  après,  tout  faisait  prévoir  que  les  vœux  de  Blacas  ne 
tarderaient  pas  à  être  exaucés  et  que  la  partie  suprême  se  joue- 
rait sur  le  territoire  français.  Le  13  juillet,  l'armée  anglaise,  qui 
sous  les  ordres  de.  Wellington  opérait  en  Espagne,  s'approchait 
de  la  frontière.  Des  détachemens  isolés  la  franchissaient  acci- 
dentellement sous  prétexte  de  se  procurer  des  vivres  et  du  four- 
rage. Louis  XVIll  s'inquiétait  des  exactions  quils  pourraient 
commettre.  «  J'aimerais  presque  autant  qu'on  allât  planter  les 
Léopards  sur  les  remparts  de  Rayonne  parce  que  ce  serait  une 
démarche  politique,  bien  mauvaise  sans  doute,  mais  qu'une  autre 
pourrait  effacer,  au  lieu  que  l'effet  de  ce  que  je  viens  de  détailler 
doit  être  d'inspirer  haine  et  confiance  contre  ceux  dont  l'appui 
est  indispensable.  Je  voudrais  donc  au  moins  que  le  gouverne- 
ment ordonnât  en  ce  cas  la  discipline  la  plus  exacte  et  punisse 
sévèrement  quiconque  y  aurait  manqué.  » 

Entre  temps,  on  apprenait  à  Londres  que  le  pape  Pie  VII 
venait  de  consentir  à  Napoléon  un  nouveau  concordat  qui  faisait 
de  l'Eglise  la  véritable  vassale  de  l'Empire.  On  ignorait  encore 
en  quelles  circonstances  quasi  tragiques  la  violence  impériale 
avait  arraché  à  la  faiblesse  d'un  vieillard  captif  ces  concessions 
incroyables  ;  on  croyait  qu'il  ne  les  avait  faites  qu'afin  de  rentrer 
en  possession  de  Rome.  Cette  nouvelle  exaspérait  Blacas,  livrait 
son  âme  à  l'indigaation  et  à  la  douleur. 

«  Le  roi  de  Rome  avait  besoin  d'une  légitimalion  et  d'une 
association  plus  imposante  que  celle  du  serment  oll'ert  par  les  sé- 
nateurs et  les  préfets.  Le  successeur  de  saint  Pierre  rendra  ce 
service,  mais  il  aura  Rome  !  Il  ouvrira  au  tyran,  qui  vient  de  sa- 


654  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

îritier  à  son  ambition  un  demi-million  d'hommes,  ce  sanctuaire 
:iue  saint  Ambroise  ferma  à  Théodose  pour  le  massacre  des 
rhessaloniciens,  mais  il  aura  Rome!...  Il  sera,  pour  la  famille 
d'un  monstre,  unique  obstacle  au  bonheur  du  monde,  le  mi- 
nistre d'une  consécration  nouvelle,  mais  il  aura  Rome! 

«<  Ah  !  mon  cher  comte,  le  cœur  se  serre  tellement  à  cette 
pensée  qu'il  ne  peut  laisser  échapper  la  conscience  à  des  vérités 
que  toutes  les  forces  ultra  montai  nés  ne  parviendront  jamais  à 
écarter.  Mais  espérons  plutôt  que  tout  ce  que  disent  les  gazettes 
françaises  est  faux,  ou  du  moins  attendons  d'en  être  sûrs  pour  le 
croire.  » 

A  ce  cri  de  colère.  De  Maistre  répond  par  «  des  duretés.  » 
«  Ah!  comme  vous  traiteriez  et  bien  justement  un  homme  qui 
en  avouant  qu'il  ne  croit  pas  à  telle  où  telle  pièce  attribuée  à 
votre  maître  en  parlerait  cependant  pour  regarder  comme  déjà 
faites  je  ne  sais  combien  de  bassesses  purement  idéales.  C'est 
cependant  ce  que  vous  faites,  mon  cher  comte,  et  c'est  une  assez 
curieuse  chose  d'entendre  un  gentilhomme  français  raisonner 
ainsi,  tandis  qu'un  luthérien,  M.  de  Rennenkampf,  prouve  ici 
par  écrit  que  toute  cette  affaire  n'est  qu'une  absurde  et  atroce 
comédie,  ce  qui  saute  aux  yeux.  »  Et  ces  «  duretés  »  que  Blacas 
reproche  affectueusement  à  son  ami,  et  dont  celui-ci  s'excuse, 
sont  le  point  de  départ  d'une  longue  discussion  théologique  qui 
détourne  un  moment  les  deux  correspondans  de  l'objet  accou- 
tumé de  leurs  préoccupations. 

III 

Au  cours  de  ces  événemens,  on  apprenait  tout  à  coup  à 
Londres  dans  les  premiers  jours  du  mois  de  septembre,  la  pré- 
sence en  Europe  d'un  homme  depuis  longtemps  oublié,  le  gé- 
néral Moreau.  Après  un  séjour  de  plusieurs  années  en  Amérique, 
il  s'était  mis  en  route  pour  le  continent.  Mais  au  lieu  de  venir 
en  Angleterre  où  l'attendait  sa  jeune  femme  arrivée  dix  mois 
avant  lui,  il  était  allé  débarquer  le  1"  août  à  Stralsund,  en 
Suède,  où  le  prince  royal  Bernadolte  l'avait  reçu  comme  un  an- 
cien ami,  entouré  de  soins  et  d'hommages  et  traité  en  héros.  De 
Stralsund,  ce  revenant  s'était  rendu  à  Prague.  L'empereur  d'Au- 
triche rallié  enfin  à  la  coalition  s'y  trouvait  avec  le  tsar  Alexandre 
et  le  roi  de  Prusse.  La  guerre  recommençait.   La  part  que  ve- 


LES   DERNIÈRES   ANNÉES   DE   L  ÉMIGRATION.  655 

nait  de  se  décider  à  y  prendre  le  monarque  autrichien  et  l'adhé- 
sion du  Danemark  qui  avait  dû,  en  faisant  sa  paix  avec  la  Suède, 
promettre  aux  alliés  un  contingent  de  dix  mille  hommes  dres- 
saient en  face  de  Napoléon  un  faisceau  de  forces  belligérantes 
auquel  il  semblait  difficile  qu'il  pût  longtemps  résister.  Accueilli 
par  les  souverains  avec  un  empressement  presque  respectueux, 
Moreau,  qui  s'était  rendu  auprès  d'eux  à  la  sollicitation  de  l'empe- 
reur de  Russie,  leur  avait  promis  ses  conseils  pour  la  campagne 
qui  se  rouvrait. 

Dans  la  situation  faite  à  Louis  XVIII  par  le  dédaigneux  oubli 
où  le  laissaient  les  alliés,  l'arrivée  de  Moreau  constituait  un  évé- 
nement heureux.  Par  des  lettres  d'Amérique  reçues  l'année 
précédente  à  Hartwell  (1)  et  signées  du  royaliste  Hyde  de  Neu- 
ville qu'on  a  vu  mêlé  aux  conspirations  de  1800,  il  savait  que 
Moreau  était  disposé  à  servir  la  cause  des  Bourbons.  «  Dites  à 
Louis  XVIII,  lui  avait  fait  mander  le  général,  que  vous  con- 
naissez un  bon  républicain  qui,  désormais,  servira  sa  cause  avec 
plus  de  fidélité  que  beaucoup  de  gens  qui  se  disaient  autrefois 
royalistes.  Depuis  que  les  républicains  se  font  esclaves,  c'est  au- 
près des  rois  sages  qu'il  faut  aller  chercher  la  liberté.  »  Louis  XVIII, 
dès  ce  moment,  croyait  donc  pouvoir  compter  sur  Moreau. 

Il  le  croyait  maintenant  d'autant  mieux  qu'une  lettre  datée 
de  Stralsund,  le  10  août  1813,  et  adressée  à  Londres  au  comte 
de  Bouille  allié  du  marquis  de  ce  nom,  l'un  des  organisateurs 
de  la  fuite  de  Varennes,  montrait  Moreau,  à  son  arrivée  en  Eu- 
rope, toujours  animé  des  sentimens  qu'il  avait  manifestés  à  Hyde 
de  Neuville  l'année  précédente,  «  tout  rempli  des  plus  nobles 
pensées,  tout  à  sa  patrie  pour  la  délivrer  et  lui  donner  une  con- 
stitution honorable  sous  la  domination  de  la  famille  rovale.  » 

«  Le  prince  de  Suède  lui  a  fait  une  réception  royale,  disait 
cette  lettre,  l'a  logé  chez  lui,  a  tenu  sa  cour  chez  le  général,  et 
lui  était  au  milieu  de  tous  ces  cordons,  de  ces  titres  et  de  ces 
Excellences,  les  deux  bras  pendans  avec  son  petit  frac  et  son  air 
négligé,  regardant,  renierciant  et  rougissant  au  moindre  mot 
d'éloge.  Il  a  enivré  ici  jusqu'au  peuple.  Hier,  au  dîner  du  prince 
royal,  nous  avons  manqué  d'être  écrasés  tant  on  se  pressait  pour 
le  voir.  Il  ne  s'en  apercevait  pas.  Il  est  parti  pour  le  quartier 
général  russe,  ne  veut  revenir  qu'aide  de  camp  de  l'Empereur. 

(1)  Elles  étalent  adressées  à  d'Avaray  dont,  en  1812,  la  mort,  survenue  en  ISH, 
étùt  encore  ignorée  eu  Amérique.  Blacas  les  ouvrit  et  les  communiaua  au  Uoi. 


6o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

((  —  Je  ne  dois  rien  commander,  dit-il,  mais  dire  ce  que  je 
sais  et,  s'ils  veulent,  il  sera  battu. 

«  Il  me  disait  : 

«  —  C'est  nous  qui  devons  réparer  les  maux  que  nous  avons 
faits,  afin  qu  on  ne  se  venge  pas  sur  nous. 

«  Il  a  son  plan  [pour  entrer  en  France  ;  tout  est  fondé  sur  dix 
ans  de  méditation.  Deux  Français  vont  commander  la  croisade  : 
l'un  est  Suédois;  l'autre  est  à  nous  et  pour  toujours,  an  des  plus 
grands  capitaines  de  son  siècle  et  un  des  hommes  les  plus  mo- 
dérés et  les  plus  modestes  que  je  connaisse. 

((  —  Je  deviendrai,  disait-il,  postillon  comme  le  prince 
Eugène;  je  courrai  sans  cesse  d'un  roi  à  l'autre  pour  les  accor- 
der; je  voyagerai  les  nuits  et  me  battrai  le  jour. 

«  Et  tout  cela  dit  avec  un  an  do  paix  et  de  modestie  qui 
enchante.  Ce  trésor  nous  est  arrivé  d'Amérique  en  trente  jours. 
Le  vent  est  bon,  mon  cher  ami  !  » 

Communiquée  par  lo  comte  de  Bouille  à  Louis  XVIII,  cette 
lettre  enthousiaste  lui  suggéra  l'idée  d'envoyer  auprès  de  Moreau 
une  homme  de  confiance  chargé  de  se  concerter  avec  lui  sur  les 
moyens  à  prendre  pour  faire  bénéficier  la  cause  royale  de  ses 
heureuses  dispositions.  Il  y  avait  alors  à  Londres  un  vieil  émigré 
qui  jadis  l'avait  connu.  Il  se  nommait  Bascher  de  Boisgely.  C'est 
à  lui  que  Blacas  recourut  pour  interroger  Moreau  et  recevoir  ses 
conseils.  Afin  de  faciliter  l'accomplissement  de  sa  mission,  il  lui 
remit  un  questionnaire  auquel  le  général  devait  répondre.  Ses 
réponses  traceraient  au  Boi  sa  conduite. 

«  Quelles  sont  les  idées  du  général  Moreau  sur  l'opinion 
actuelle  de  la  Fnince  et  sur  les  moyens  de  mettre  en  action  le 
mécontentement  qui  y  règne? 

«  Quel  serait,  à  cet  effet,  le  langage  le  plus  propre  à  concilier 
tous  les  senti  mens,  à  calmer  toutes  les  craintes,  à  encourager 
toutes  les  espérances  ? 

«  Quel  moyen  peut-on  entrevoir  de  former,  soit  en  France, 
soit  hors  de  France  un  noyau  d'armée  française  sous  les  ordres 
du  général  Moreau?  Serait-il  capable  d'armer,  dès  à  présent, 
contre  Bonaparte  les  prisonniers  de  guerre  qui  se  trouvent  en 
Allemagne,  ou  en  Bussie,  ou  en  Angleterre? 

((  Dans  l'une  ou  l'autre  de  ces  suppositions,  la  présence  d'un 
prince  de  la  Maison  de  France  serait  sans  doute  indispensable- 
rnent  nécessaire  à  cette  armée.  Son  arrivée  préalable  aux  armées 


LES   DERNIÈRES   ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  '  63/ 

coalisées  ne  serait-elle  pas  regardée  par  le  général  Moreau  comme 
d'une  haute  importance  et  d'un  intérêt  majeur? 

«  Quel  serait  le  plan  que  le  général  Moreau  regarderait  comme 
le  plus  avantageux,  pour  faire  occuper  par  une  armée  royale 
une  portion  du  territoire  français,  et  quel  point  choisirait-il  de 
préférence  pour  une  semblable  expédition,  dans  le  cas  où  l'on 
pût  rassembler  les  moyens  de  l'entreprendre? 

«  Quelle  idée  se  forme-t-il  des  résultats  probables  de  la 
guerre  présente,  soit  en  Allemagne,  soit  dans  la  Péninsule, 
relativement  à  la  situation  intérieure  et  extérieure  de  la 
France  ? 

«  En  un  mot,  il  ne  sera  rien  négligé  de  tout  ce  qui  peut  faire 
connaître  au  Roi  l'opinion  d'un  homme  auquel  Sa  Majesté  désire 
confier  les  pouvoirs  les  plus  étendus  et  les  plus  nécessaires  au 
succès  d'une  entreprise  dans  laquelle  le  général  Moreau  se  pro- 
met sans  doute  de  recueillir  la  plus  grande  gloire  qui  puisse 
être  offerte  à  la  plus  noble  ambition.  » 

Sous  la  signature  de  Blacas,  dont  ce  questionnaire  était  revêtu, 
le  Roi  avait  écrit  de  sa  main  :  «  En  approuvant  les  présentes 
instructions,  je  saisis  avec  empressement  l'occasion  de  donner 
moi-même  au  général  Moreau  un  nouveau  témoignage  de  l'estime 
et  de  la  confiance  qu'il  me  connaît  pour  lui  depuis  longtemps, 
—  Louis.  » 

Lorsque  Bascher  de  Boisgely  quitta  Londres,  le  12  septembre, 
pour  se  rendre  au  quartier  général  des  alliés  où  il  devait  trou- 
ver Moreau,  il  y  avait  déjà  quinze  jours  que  ce  malheureux 
n'existait  plus.  Le  27  août,  à  la  bataille  de  Dresde,  un  boulet 
lui  avait  brisé  les  jambes.  Transporté  aux  ambulances  de  Lauen, 
il  y  expirait,  le  2  septembre,  sans  avoir  compris,  semble-t-il,  ce 
qu'offrait  d'odieux  sa  présence  parmi  les  armées  qui  .se  prépa- 
raient à  envahir  sa  patrie  et  pourquoi  sa  mort  tragique  apparaî- 
trait à  jamais  comme  un  châtiment  providentiel.  L'envoyé  du  Roi 
n'apprit  ces  nouvelles  qui  coupaient  court  à  sa  mission  qu'après 
s'être  mis  en  chemin. 

EP3S  étaient  déjà  parvenues  à  Londres.  Le  colonel  Rapatel, 
aide  de  camp  du  général,  avait  annoncé  à  M"'®  Moreau  son 
malheur.  Dans  une  première  lettre,  il  lui  disait  :  «  Le  général  a 
perdu  ses  deux  jambes,  mais  sa  tête  nous  reste.  »  Dans  la 
seconde,  il  lui  apprenait  qu'elle  était  veuve.  Elle  recevait  en 
môme  temps,  par  l'entremise  de  Blacas,  les  condoléances  du  Roi 
TOME  XXXIV.  —  1906,  42 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  qui  elle  allait,  dus  ce  moment,  témoigner  en  toute  occasion  sa 
gratitude  et  son  zèle  pour  sa  cause, 

Louis  XVIII  considérait  la  mort  de  Moreau  comme  un  irré- 
parable malheur.  Mais,  en  constatant  que  Bernadotte  avait  en- 
couragé les  projets  du  général,  il  en  revint,  malgré  Téchec  de 
ses  tentatives  précédentes,  à  l'idée  de  recourir  à  lui.  A  cet  effet, 
il  lui  envoya  le  comte  de  Bouille.  Plus  heureux,  que  les  précé- 
dens  négociateurs,  Bouille  put  arriver  jusqu'au  prince  royal  de 
Suède  qui  assiégeait  Davout  dans  Hambourg.  Les  circonstances 
étaient  changées,  la  lutte  tînale  contre  Napoléon  résolument 
engagée.  Bernadotte  ne  se  croyait  plus  obligé  de  refuser  sa 
porte  à  un  agent  secret  des  Bourbons.  Il  reçut  Bouille  avec  une 
bienveillance  marquée,  eut  avec  lui  plusieurs  conversations,  le 
décora  de  l'ordre  de  l'Étoile  polaire.  Mais  il  se  borna  à  lui 
répéter  ce  qu'il  avait  dit  aux  autres  envoyés  du  Roi,  et  Bouille 
n'osa  pousser  ses  demandes  à  fond  : 

«  Je  crois,  mandait-il  le  27  novembre  à  Blacas,  que  si  le  Roi 
jugeait  à  propos  de  faire  auprès  du  prince  une  demande  franche 
et  ouverte,  je  pourrais  risquer  à  m'en  charger.  Mais  le  moment 
n'est  peut-être  pas  encore  assez  favorable  pour  cela.  Il  faut  que 
le  prince  soit  débarrassé  de  la  besogne  qui  l'occupe  dans  ce  mo- 
ment-ci et  que  ses  drapeaux  flottent  sur  les  murs  de  Hambourg 
avant  qu'il  puisse  être  libre  d'agir  sur  d'autres  points.   » 

Un  mois  plus  tard,  ayant  revu  Bernadotte  à  Kiel  après  une 
course  au  quartier  général  russe,  il  fut  accueilli  avec  plus  d'effu- 
sion encore  que  la  première  fois.  «  Il  à  poussé  l'affabilité  jus- 
qu'au point  de  m'embrasser.  »  Rendant  compte  de  ses  entretiens, 
il  envoyait  à  Hartwell  de  piquantes  observations  sur  Bernadotte 
et  son  entourage. 

«  Nos  conversations  ont  entièrement  roulé  sur  sa  haine 
contre  Bonaparte,  sa  résolution  de  renverser  l'usurpateur  (il  ne 
se  sert  plus  que  de  ce  terme  en  parlant  de  lui),  son  désir  de 
gervir  les  Bourbons,  si  la  France  les  redemande,  son  opinion 
personnelle  qu'il  n'y  a  qu'eux  qui  doivent  y  régner.  Mais  cette 
dernière  pensée  est  encore  tellement  délayée  dans  ses  raisonne- 
mens  et  des  hypothèses  à  l'infini,  qu'il  faudrait  vous  écrire  un 
volume  pour  vous  en  rendra  comptt%  et  qu'il  me  serait  même 
alors  bien  difficile  de  le  faire  exactement.  Ce  n'est  point  une 
conversation  que  l'on  a  avec  lui,  c'est  un  discours  que  l'on 
écoute.  Peu  d'hommes  parlent  mieux.  Sou  éloquence  est  forte 


LES   DERNIÈRES   ANNÉES   DE   L  ÊMIGRAtïÔN.  txo9 

et  possède  une  grâce  séduisante  à  laquelle  il  est  difficile  de 
résister.  Il  a  aussi  au  suprême  degré  le  talent  de  se  faire  aimer 
de  tous  ceux  qui  l'entourent.  Un  tel  homme  pourrait  faire  beau- 
coup pour  le  Roi  et  pour  le  bonheur  de  la  France,  si  on  parve- 
nait à. le  mettre  exactement  dans  la  bonne  route  et  à  l'y  main- 
tenir. 

«  J'oserai  dire  qu'il  véiit  marc&er  au  vrai  but,  mais  qu'il  ne 
chemine  encore  que  par  des  sentiers  incertains.  Ses  idées  de 
gloire  sont  sublimes;  il  s'en  fait  une  aussi  juste  que  brillante  de 
celle  qui  deviendrait  son  partage,  s'il  rétablissait  la  monarchie 
d'Henri  IV.  Son  cœur  est  plein  de  sensibilité  et  d'honneur. 
Mais,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  mille  pensées,  mille  projets 
divers  lui  passent  par  la  tête.  II  voudrait  ci,  il  voudrait  ça. 

«  II  a  auprès  de  lui,  et  la  chose  est  assez  singulière,  quatre  per- 
sonnes confidentielles,  qui  sont  absolument  les  antipodes  les 
unes  des  autres.  M.  de  Camps  homme  d'esprit,  son  premier  aide 
de  camp,  son  frère  de  lait,  son  camarade  d'enfance,  et  M.  de 
Shelegel  son  secrétaire  politique,  nous  détestent.  M.  Gré,  son 
compatriote,  son  vieil  ami,  celui  qui  le  premier  lui  mit  un  uni- 
forme sur  le  corps  en  lui  disant  qu'il  le  faisait  maréchal  de 
France  et  qui  lui  sert  maintenant  de  secrétaire  particulier,  ainsi 
qu'un  M.  Plantier,  également  Béarnais,  qui  a  été  émigré,  criblé 
de  blessures  au  service  de  la  bonne  cause  et  qui  porte  conti- 
nuellement sa  croix  de  Saint-Louis,  attachée  sur  son  cœur,  à  sa 
bretelle;  ces  deux  derniers,  dis-je,  sont,  au  contraire,  s'il  était 
possible  de  se  servir  pour  une  pareille  vertu  d'un  pareil  terme, 
des  Bourbonnistes  exagérés.  Aucun  des  quatre  n'exerce  sur  le 
prince  royal  une  influence  assez  décidée  pour  lui  faire  changer 
d'avis,  lorsqu'une  fois  il  a  pris  son  parti;  mais,  comme  ils  vivent 
dans  son  intérieur  le  plus  intime,  surtout  M.  de  Camps,  et  qu'ils 
lui  disent  tout  ce  qu'ils  veulent  dans  leur  patois,  ils  ne  laissent 
pas  que  d'avoir  beaucoup  d'empire  sur  ses  incertitudes  et  de  les 
fixer  quelquefois.  Le  premier  a  plus  d'esprit  que  l'autre,  mais 
celui-ci  a  peut-être  plus  de  finesse.  Voici  donc  les  deux  hommes 
entre  ^asquels  l'opinion  et  le  vœu  du  prince  royal,  au  sujet  du 
rétablissement  de  la  maison  de  Bourbon,  sont  continuellement 
ballottés.  Mais  un  grand  point  de  gagné  déjà,  c'est  que  tout  est 
d'accord  pour  la  chute  du  tyran,  et  pour  l'expulsion  hors  de 
France  de  tout  ce  qui  est  Corse,  ou  tient  à  la  famille  du  Corse.  » 

—  Je  vous  déclare,  avait  dit  Bernadotte  en  nrésence  de  plu- 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sieurs  personnes,  à  en  croire  Bouille,  que  Napoléon  ne  régnera 
plus,  ni  lui,  ni  le  roi  de  Rome,  ni'entendez-vous?  Et  vous  croyez 
peut-être  que  j'ai  l'ambition  de  me  mettre  à  leur  place;  non,  mes- 
sieurs, vous  seriez  dans  une  grande  erreur:  ce  n'est  pas  moi,  c'est 
un  autre  que  j'y  mettrai. 

«  Je  tenais  ceci  du  général  Tattenborn,  qui  était  présent  et 
qui  me  le  dit  en  sortant  du  conseil,  écrivait  Bouille.  Depuis,  le 
prince  me  l'a  confirmé  lui-même.  Il  me  semble  qu'il  ne  pouvait 
guère  s'exprimer  plus  clairement  et  plus  correctement.  » 

Dans  la  même  lettre,  après  avoir  fulminé  contre  M""  de  Staël, 
qu'il  accusait  d'envoyer  de  Londres  au  prince  royal  les  plus 
détestables  conseils  et  de  tenir  sur  les  Bourbons  des  propos 
odieux,  Bouille  racontait  qu'au  quartier  général  russe  où  il 
s'était  rendu  pour  remettre  à  lEmpercur  une  lettre  du  prince  de 
Condé,  il  avait  vu  le  comte  de  Nesselrode;  il  répétait  les  paroles 
que  le  ministre  d'Alexandre  lui  avait  adressées  : 

—  Dites  à  vos  princes,  quand  vous  les  reverrez,  que  nous 
serions  trop  heureux  de  les  rétablir  en  France,  que  nous  ne 
désirons  rien  de  plus,  mais  que  nous  ne  pouvons  rien  faire  pour 
cela  dans  ce  moment-ci.  Qu'ils  laissent  donc  cette  question 
entièrement  entre  nos  mains  !  Qu'ils  restent  tranquilles  !  Qu'ils 
ne  se  tourmentent  et  ne  s'agitent  pas;  surtout,  qu'ils  n'envoient 
personne  et  n'écrivent  rien. 

Le  général  Pozzo  di  Borgo,  à  qui  Bouille  devait  d'avoir  été 
reçu  par  Nesselrode,  lui  avait  parlé  le  môme  langage  et  même 
confié  que  les  souverains  alliés  proposeraient  encore  une  fois  la 
paix  à  Bonaparte  aux  conditions  les  plus  favorables,  quoique 
convaincus  «  que  ce  maître  fou  n'écouterait  rien.  » 

Ces  deux  propos  présentaient  beaucoup  d'analogie  avec  ceux 
que  Bernadotte  lui  avait  tenus.  Ils  révélaient  trop  clairement,  de 
la  part  des  cours  coalisées,  la  volonté  de  ne  pas  utiliser  lo  roi 
de  France  pour  que  Bouille  pût  se  flatter  de  l'espoir  de  la  fléchir. 
Il  ne  lui  restait  donc  qu'à  rentrer  à  Londres,  où  il  arriva  au 
mois  de  février  1814. 

A  ce  moment,  Louis  XVllI,  par  l'intermédiaire  de  Blacas, 
était  en  communication  constante  avec  M""'  Moreau.  A  la  mort 
de  son  mari,  elle  avait  assuré  lo  Boi  de  son  indestructible  dé- 
vouement. Elle  le  lui  prouvait  maintenant  en  lui  communiquant 
les  nouvelles  que  lui  envoyait  du  théâtre  delà  guerre  le  colonel 
Ilapatel.  l'ancien  aide  de  camo  du  général,  resté  à  l'état-maior 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  661 

de  l'empereur  de  Russie  (1).  Parmi  ces  nouvelles,  il  avait  lu 
une  lettre  d'Alexandre,  adressée  le  31  janvier  à  Rapatel  et  au 
comte  de  Rochecliouart,  émigré  français  attaché  aux  armées 
du  Tsar  en  réponse  à  une  démarche  qu'ils  venaient  de  faire 
auprès  de  lui,  afm  d'être  autorisés  à  prendre  le  commande- 
ment des  royalistes  qui,  à  l'entrée  des  alliés  en  France,  s'offri- 
raient pour  combattre  contre  Napoléon. 

«  Je  ne  puis  quapplaudir  aux  sentimens  que  vous  témoi- 
gnez ;  mais  il  ne  faut  pas  agir  en  enfans.  Jai  déjà  devant  les 
yeux  les  affreux  résultats  qui  ont  suivi  la  trop  prompte  déclara- 
tion des  peuples,  et  je  ne  me  pardonnerais  jamais  de  causer  le 
malheur  de  ceux  qui  pensent  comme  vous,  et  que  le  sort  des 
armes  peut  faire  retomber  dans  les  mains  de  Bonaparte.  Je  me 
3uis  cru  obligé  de  dire,  à  tous  ces  Messieurs  qui  se  sont  présen- 
tés à  moi  à  ce  sujet,  que  j'approuverais  et  seconderais  de  tous 
mes  efforts,  tous  les  mouvemens  qui  se  feraient  devant  notre 
ligne,  mais  que  je  ne  me  rendais  responsable  d'aucun  de  ceux  qui 
s'exécuteraient  sur  nos  derrières,  parce  qu'une  affaire  perdue 
pourrait  influencer  sur  la  paix,  et  peut-être  l'amener.  Si  la  Pro- 
vidence ne  nous  abandonne  pas,  j'espère  que  nous  gagnerons  la 
première  bataille.  Je  sais  que  le  vœu  des  Français  est  pour  les 
Bourbons  ;  mais  je  veux  que  la  nation  en  décide,  afin  de  n'être 
jamais  exposé  à  en  recevoir  un  reproche.  Quant  à  vous,  restez 
auprès  de  moi.  Je  saurai  vous  employer  si  nous  frappons  le  der- 
nier coup;  c'est  alorS'  que  je  vous  permettrai  de  vous  répandre 
dans  toute  la  France  comme  les  apôtres  de  la  belle  cause  que 
vous  désirez  servir,  et  que  nous  servirons  ensemble.  Jusqu'à  ce 
que  l'occasion  soit  plus  favorable  pour  elle,  restez  auprès  de 
moi,  et  quoique  les  Princes  n'aient  pas  auprès  de  ma  personne 
de  meilleur  ambassadeur  que  moi-même,  je  vous  autorise  l'un 
et  l'autre  à  en  faire  les  fonctions,  et  à  me  faire  connaître  de 
suite  tout  ce  que  vos  compagnons  voudront  me  demander.  Dites- 
leur  que  le  fantôme  de  Caulaincourt  ne  les  effraye  pas.  Je  ne 
veux  poTat  de  paix  avec  Bonaparte,  mais  je  suis  prêt  à  la  faire 
avec  la  nation.  » 

(1)  La  Correspondance  de  M"""  Moreau  avec  le  comte  de  Blacas  est  trop  volumi- 
neuse pour  être  reproduite  ici.  Mais  elle  fut,  durant  ces  journées  agitées,  une  pré- 
cieuse source  d'informations  pour  Louis  XVlll  et  un  des  principaux  titres  de 
k"*  Moreau  à  la  grâce  qu'il  lui  fit,  rentré  à  Paris,  en  décidant  qu'elle  porterait 
désormais  le  titre  de  maréchale  et  jouirait  des  avantages  et  des  honneurs  attachés 
à  ce  titre. 


662  REMJE   DES    DEUX    MONDES. 

Avant  que  Louis  XVIII  ne  lût  cette  lettre,  s'était  répandue 
dans  Londres  la  nouvelle  que  les  alliés  avaient  franchi  la  fron- 
tière française.  C'était  vrai  et,  malgré  la  résistance  héroïque  qui 
a  immortalisé  la  campagne  de  France,  ils  avançaient  rapidement 
vers  Paris.  Il  semblait  donc  que  l'heure  fût  venue  pour  eux  de 
tenir  les  promesses  qu'ils  avaient  faites  sous  tant  de  formes  di- 
verses aux  envoyés  du  Roi.  Rien  ne  décelait  cependant  qu'ils 
eussent  le  dessein  de  les  tenir.  Leur  mutisme  augmentait  l'impa- 
tience de  Louis  XVIII.  Les  avis  qu'il  recevait  de  France  la  por- 
taient bientôt  à  son  comble.  Un  jeune  soldat  anglais,  fait  pri- 
sonnier sur  la  frontière  espagnole  et  qui  était  parvenu,  grâce  à 
la  complicité  des  royalistes,  à  s'évader  d'Agen  où  il  était  interné, 
avait  été  chargé  par  eux  de  supplier  le  Roi  de  leur  envoyer  un 
prince  pour  se  mettre  à  leur  tête.  Tout  le  Midi,  de  Bordeaux  à 
Pau,  disaient-ils,  était  prêt  à  se  soulever  et  n'attendait  qu'un 
signal. 

D'autre  part,  Wellington,  eu  entrant  dans  le  Béarn,  y  avait 
été  reçu  aux  cris  de  :  Vive  les  Bourbons  !  Nous  voulons  le  sang 
d'Henri  IV!  Eclairé  par  cet  accueil,  il  avait  envoyé  à  Londres  le 
duc  de  Guiche  qui  marchait  avec  ses  troupes,  pour  conseiller  au 
prétendant  de  faire  partir  pour  Bordeaux  Monsieur  ou  l'un  de  ses 
fils.  Le  Roi  demandait  alors  au  gouvernement  anglais  des  passe- 
ports pour  les  princes.  D'abord  on  les  lui  refusait.  Ce  n'est 
qu'après  un  long  débat  qu'il  les  obtenait  sous  des  noms  suppo- 
sés. Quand  Bouille  rentrait  à  Londres,  les  princes  venaient  de 
partir  avec  les  gentilshommes  de  leur  maison,  le  Comte  d'Artois 
pour  le  quartier  général  des  souverains  sous  le  nom  de  comte  de 
Ponthieu,  le  Duc  d'Angoulême  pour  Bordeaux,  sous  le  nom  de 
comte  de  Pradel,  et  le  Duc  de  Berry  pour  Jersey  et  la  Normandie 
sous  le  nom  de  comte  de  Vierzon.  Un  courrier  avait  été  expédié 
au  Duc  d'Orléans,  à  Palerme,  pour  l'inviter  à  se  rendre  en  Pro- 
vence. 

Pour  compléter  ces  grandes  mesures,  le  Roi,  faisant  appel  de 
nouveau  au  dévouement  de  Rouillé,  l'envoyait  à  Be^nadotte  à 
qui  il  demandait  de  prendre  comme  «  généralissime  »  le  com- 
mandement des  troupes  françaises  qui  se  prononceraient  pour  la 
royauté.  Il  eût  voulu  le  nommer  connétable  ou  lieutenant  géné- 
ral du  royaume.  Mais,  la  qualité  de  lieutenant  général  apparte- 
nait au  Comte  d'Artois,  et  celle  de  connétable  n'était  pas  com- 
patible  «   avec   l'adoption    qui  place    le    Prince  royal   sur  les 


LES   DERNIÈRES   ANNÉES   DE   l'ÉMIGRATION.  G63 

marches  du  Irône  de  Suède.  »  Au  reste,  le  titre  de  «  généralis- 
sime »  lui  assurerait  l'autorité  nécessaire  «  à  l'exécution  de  ses 
nobles  projets,  sans  annuler  la  marque  de  confiance  que  Sa 
Majesté  donne  depuis  longtemps  à  un  frère  qui  est  à  la  fois  son 
ami  le  plus  tendre  et  son  serviteur  le  plus  dévoué  (1).  »  Enfin 
Bouille  était  chargé  de  déclarer  «  au  futur  libérateur  de  la 
France  »  que  le  Roi,  jaloux  de  s'acquitter  un  jour  d'une  dette 
sacrée,  avait  hâte  de  connaître  à  cet  égard  les  désirs  du  prince 
royal  pour  lui  et  pour  les  Français  qui  «  sous  ses  étendards 
contribueraient  à  la  délivrance  de  leur  patrie.  » 

Le  Roi  maintenant  n'attendait  plus  que  la  possibilité  de  par- 
tir à  son  tour.  «  Ce  ne  sont  plus  les  années  que  l'on  compte  avec 
la  résignation  du  malheur,  écrivait  Blacas  à  De  Maistre  ;  ce  sont 
les  instans  que  l'on  calcule  avec  les  impatiences  de  l'espoir.  Oui, 
mon  cher  comte,  adhuc  quadraginta  aies!  disons-nous  main- 
tenant avec  une  assurance  presque  prophétique.  Et  cependant 
les  banquets  de  Ninive  bravent  encore  à  Châtillon  le  glaive  ex- 
terminateur !  et  cependant  nous  sommes  condamnés  à  douter  que 
les  jours  d'expiation  soient  consommés.  Vous  avez  sans  doute 
appris  le  départ  de  Monsieur.  Il  doit  être  aujourd'hui  à  portée  de 
plaider  la  cause  de  son  auguste  Maison  devant  les  rois  et  devant 
la  France.  Nous  savons  M.  le  Duc  d'Angoulême  arrivé  à  l'armée 
de  lord  Wellington.  Nous  attendons  que  M.  le  Duc  de  Berry 
puisse,  de  Jersey,  où  il  est  maintenant,  se  porter  sur  quelque 
point  accessible  du  territoire  français.  Voilà,  mon  cher  comte, 
tout  ce  qu'il  a  été  permis  d'entreprendre  dans  une  situation  où  le 
ciel  ne  paraît  vouloir  nous  laisser  qu'une  bien  petite  étendue 
de  cette  chaîne  souple  qui  nous  retient  sans  nous  asservir  comme 
a  dit  autrefois  un  homme  que  j'aime  de  tout  mon  cœur.  » 

Quoique  Blacas  apportât  encore  quelque  timidité  dans  l'ex- 
pression de  ses  espérances,  il  semblait  bien,  cette  fois,  qu'elles 
dussent  se  réaliser.  Avant  que  la  lettre  sur  laquelle  il  les  confiait 


(1)  Le  comte  de  Bouille,  qui  vivait  encore  en  1852,  racontait  tenir  du  duc  de 
Duras  que  celui-ci  s'entretenant  avec  le  Koi  à  la  veille  de  son  départ  pour  la  France 
et  se  félicitant  devant  lui  de  voir  la  couronne  bien  rétablie  dans  la  maison  de 
Bourbon  avait  été  fort  surpris  d'entendre  cette  réponse  : 

—  Bien  rétablie,  cela  dépend. 

—  L'intention  du  Roi  serait-elle  de  ne  pas  accepter  la  couronne  ?  s'était-il  écrié. 

—  Je  l'accepte,  aurait  repris  Louis  XVill,  et  elle  nous  restera,  si  je  survis  à 
mon  frère.  Mais,  si  c'est  lui  qui  me  survit,  je  ne  réponds  de  rien.  {Renseignemens 
comtiiuniqués  à  l'auteur.^ 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  De  Maistre  fût  arrivée  a  sa  destination,  on  apprenait  à  Londres 
les  graves  événemens  survenus  à  Paris  durant  les  trois  premiers 
jours  d'avril  :  la  déchéance  de  Napoléon,  prononcée  par  le  Sénat 
et  la  formation  d'un  gouvernement  provisoire.  Bien  que  le  rappel 
des  Bourbons  n'eût  pas  suivi  ces  mesures,  elles  apparaissaient 
comme  le  prologue  de  leur  rétablissement.  Aux  yeux  des 
Anglais,  Louis  XVIII  cessait  brusquement  d'être  le  souverain 
proscrit  auquel,  depuis  six  ans,  ils  prodiguaient  les  témoignages 
d'une  commisération  respectueuse;  il  redevenait  le  Roi,  le  roi  de 
France  qui  allait  demain  rentrer  en  possession  de  sa  couronne. 
C'est  à  ce  titre  que,  maintenant,  après  avoir  si  longtemps  paru 
l'oublier,  ils  lui  apportaient  leurs  hommages  dans  ce  château 
d'Hartwell  où,  comme  la  Belle  au  bois  dormant,  la  vieille  mo- 
narchie française  sortait  de  son  long  assoupissement  ;  à  ce  titre 
aussi  que  le  prince  régent,  dans  sa  résidence  de  Garlton  House, 
offrait  à  Louis  XVIII  une  fête  somptueuse  à  laquelle  tenait  à 
honneur  d'assister  tout  ce  qui  comptait  dans  la  société  britan- 
nique. 

Cependant,  le  A'ote  du  Sénat  français  rendait  inutile  la  dé- 
marche qu'au  même  moment,  le  comte  de  Bouille,  par  ordre  du 
Roi,  faisait  auprès  de  Bernadotte.  S'il  eût  été  possible  à  Louis  XVIII 
d'arrêter  en  chemin  son  envoyé,  il  se  fût  empressé  de  le  rappe- 
ler. Mais  Bouille  avait  doublé  les  étapes  pour  rejoindre  le  prince 
royal  de  Suède,  couru  après  lui  de  Nancy  à  Cologne,  et,  l'ayant 
enfin  rencontré  à  Kavserslautern  sur  la  route  de  Mavence,  dans  la 
matinée  du  2  avril,  il  s'était  fait  un  devoir  de  lui  remettre  la 
lettre  du  Roi.  Ce  n'est  qu'après  la  lui  avoir  remise,  qu'en 
l'accompagnant  à  Bruxelles,  il  avait  appris  les  résolutions  du 
Sénat  français  et  vu  le  Comte  d'Artois  partir  pour  Paris.  Il  en  était 
réduit  «  à  se  désoler  de  la  fatalité  »  qui  l'avait  entraîné  à 
s'acquitter  de  son  message  avant  de  connaître  les  événemens  de 
la  capitale.  11  est  toujours  fâcheux,  quand  des  services  d'un  ca- 
ractère louche  ne  peuvent  être  utilisés,  de  les  avoir  sollicités. 

Quant  à  Bernadotte  qu'on  a  vu  si  peu  disposé  à  servir  la 
cause  des  Bourbons  quand  elle  semblait  condamnée  et  se  laisser 
dire,  tout  en  protestant  de  son  dévouement  pour  eux,  qu'il  était 
digne  de  régner  à  leur  place,  il  affectait,  maintenant  qu'un  vent 
favorable  enflait  leur  voile,  d'avoir  toujours  défendu  leurs  inté- 
rêts et  d'être  prêt  aies  défondre  encore.  La  lettre  que  lui  appor- 
tait   Bouille    lui    fournissait   une    occasion    de    le    déclarer    à 


LES   DERNIÈRES    ANNÉES    DE    l'ÉMIGRATION.  665 

Louis  XVIII  lui-même.  Il  s'empressa  d'en  profiter,  ainsi  qu'en 
fait  foi  le  message  qu'il  lui  expédia  de  Liège,  le  4  avril  1814,  en 
signant  de  son  nom  dynastique  «  Charles  Jean.  » 

«  Sire,  j'ai  rencontré  à  Kayserslautern  le  comte  de  Bouille 
qui  m'a  remis  la  lettre  que  Votre  Majesté  m'a  fait  l'honneur  de 
m'écrire.  Je  m'empresse  d'y  répondre  et  de  vous  assurer,  Sire, 
qu'on  ne  peut  être  plus  sensible  que  je  ne  le  suis  à  la  confiance 
que  Votre  Majesté  a  placée  en  moi  et  à  tous  les  témoignages 
qu'elle  veut  bien  m'en  adresser  elle-même  ou  m'en  faire  donner 
par  M.  de  Bouille.  Je  me  hâte  de  dépêcher  M.  Gré  vers  Votre 
Majesté  pour  lui  en  porter  mes  remerciemens,  et  pour  lui  dire 
que  des  circonstances  sans  cesse  renaissantes,  mais  toujours  pé- 
rilleuses pour  la  cause  et  pour  moi,  ont  pu  seules  retarder 
l'exécution  d'un  plan  que  je  médite  depuis  longtemps.  Ce  plan, 
Sire,  formé  selon  mon  cœur  se  trouve  aujourd'hui  fort  de  l'inté- 
rêt de  ma  politique  et  du  besoin  de  mettre  un  terme  aux  malheurs 
qui  déchirent  depuis  tant  d'années  notre  belle  Mère  patrie. 

«  J'ai  eu  de  grandes  obligations  et  de  grands  devoirs  à 
remplir  envers  la  brave  nation  qui  m'a  appelé.  J'ai  reconnu 
l'impérieux  besoin  de  ne  point  heurter  des  idées  peu  conformes 
aux  miennes,  mais  tout  en  reconnaissant  qu'un  prince  qui 
s'éloigne  des  vues  générales  des  hommes  qu'il  est  appelé  à  gou- 
verner un  jour,  s'expose  à  s'en  voir  totalement  abandonné.  J'ai 
dû  me  soumettre  à  ce  penchant  de  la  nation  suédoise  sans 
cependant  perdre  de  vue  l'espérance  d'aider  à  rétablir  en  France 
les  descendans  du  grand  et  bon  Henri.  J'ai,  dès  mon  jeune  âge, 
approché  son  berceau  ;  ce  souvenir  est  bien  propre  à  exalter  le 
cœur  d'un  Béarnais,  et  surtout  d'un  Béarnais  devenu  prince. 
Instruit  dès  l'enfance  des  droits  du  peuple  de  ce  pays,  des  lois  et 
des  coutumes  qui  le  liaient  à  ses  souverains  j'ai  souvent  éprouvé 
un  noble  orgueil  en  pensant  que  je  pourrais  un  jour  leur  être 
utile.  Un  motif  si  beau  a  contribué  à  me  faire  quitter  les  montagnes 
et  les  forêts  du  Nord  et  à  me  séparer  d'un  souverain  qui  a  pour 
moi  toute  la  tendresse  d'un  père,  et  d'un  fils  qui  fait  toute  mon 
espérance. 

«  M.  de  Bouille  a  déjà  dû  rendre  compte  à  Votre  Majesté  de 
tout  ce  que  je  lui  ai  dit  à  mon  retour  de  Nancy.  J'ai  éprouvé 
qu'il  est  des  situations  dans  la  vie  où  ce  qu'on  désire  le  plus  doit 
être  ajourné  soit  pour  sa  propre  conservation  soit  pour  l'intérêt 
de  la  cause  qu'on  veut  servir  et  ie  l'ai  chargé  de  dire  à  Monsieur, 


666,  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

que  Son  Altesse  Royale  pouvait  se  rendre- à  mon  quartier  géné- 
ral lorsqu'elle  jugerait  que  l'occasion  est  favorable. 

«  En  me  remettant  la  lettre  de  Votre  Majesté,  M.  de  Bouille 
m'a  communiqué  les  instructions  qu'il  a  reçues  ;  je  l'ai  chargé 
de  lui  rendre  compte  que  j'acceptais  ce  qu'elle  m'offrait  et  M.  Gré 
qui  a  ma  confiance  et  qui  connaît  mes  sentimens  est  chargé  d'en 
réitérer  l'assurance  à  Votre  Majesté.  » 

Nous  n'avons  pu  découvrir  oij  ni  à  quel  moment  Louis  XVIII 
reçut  ces  tardives  protestations.  Mais  il  est  certain  que  lors- 
qu'elles lui  parvinrent,  le  concours  du  prince  royal  de  Suède  ne 
lui  était  plus  nécessaire.  Les  récits  de  Narbonne,  de  La  Ferron- 
nays,  de  Bouille,  cités  plus  haut,  autorisent  d'ailleurs  à  penser 
que  c'était  folie  de  Tavoir  espéré. 

Ce  n'est  pas  la  seule  erreur  de  ce  genre  qu'ait  commise 
Louis  XVIII  pendant  son  séjour  à  l'étranger.  Il  avait  eu  foi 
dans  Dumouriez,  dans  Pichegru,  dans  Moreau,  et  les  déceptions 
successives  que  rappellent  ces  noms  tristement  fameux,  laisse- 
raient, non  moins  que  celle  qu'il  devait  à  Bernadotte,  planer  un 
doute  sur  sa  perspicacité,  si  l'on  ne  savait  combien  sont  fragiles 
les  espoirs  qu'engendre  l'êxil  et  trompeurs  les  jugemens  à  la 
faveur  desquels  ils  naissent,  se  développent  et  se  formulent  en 
résolutions. 

Du  moins,  à  l'heure  oh  ses  douloureuses  aventures  touchaient 
à  leur  dénouement,  tout  contribuait  à  lui  faire  oublier  ces  dé- 
ceptions cruelles.  Il  voyait  enfin  le  terme  de  ses  malheurs  et,  s'il 
ne  se  dissimulait  pas  les  difficultés  qui  l'attendaient  aux  Tui- 
leries, il  se  livrait  du  moins  sans  contrainte  à  la  joie  d'en- 
tendre retentir  à  ses  oreilles,  comme  autrefois  à  celles  de  ses 
aïeux  aux  beaux  jours  de  Vei-sailles,  le  cri  :  Vive  le  Roi  !  Les 
vents  favorables  qui  soufflaient  de  France  comme  pour  lui  en 
ouvrir  le  chemin,  lui  portaient  sur  leurs  ailes  avec  l'appel  des 
fidèles  partisans  de  sa  cause,  des  effluves  sains  et  bienfaisans, 
réparateurs  de  ses  longues  infortunes.  Le  19  avril,  suivi  du  duc 
d'Havre,  du  comte  d'Agoultet  du  comte  de  Blacas,il  s'embarquait 
à  Douvres  sur  une  frégate  anglaise  et  le  23,  à  Calais,  il  mettait 
le  pied  sur  le  sol  de  sa  patrie,  vingt-quatre  ans  après  en  être 
sorti,  et  sans  avoir  jamais  désespéré  d'y  revenir.  Parti  en  fugitif, 
il  y  rentrait  en  roi. 

Ernest  Daudet. 


LÀ 

MALADIE  DU  BURLESQUE 


Saint-Amant,  Sarrasin,  Cyrano  de  Bergerac,  d'Assoucy,  tous 
ces  noms  qui,  sans  avoir  été  jamais  illustres,  brillèrent  pourtant 
jadis  de  leur  éclat,  sont  tombés  depuis  longues  années  dans 
l'oubli.  Gomment  se  fait-il  qu'il  en  soit  autrement  de  celui  de 
Scarron,  leur  émule  ;  et  à  quoi  le  doit-il,  ou  à  qui?  A  sa  femme, 
plus  connue  sous  le  nom  de  Madame  de  Maintenon,  ou  à  son 
mérite?  et,  par  exemple,  à  la  gaieté  convulsive  de  ses  Mazari- 
nades  ou  à  la  force  comique  de  son  théâtre  :  l'Écolier  de  Sala- 
manque,  Jodelet,  Dom  Japhet  d'Arménie?  N'omettons  ici  de 
mentionner,  si  l'on  le  veut,  ni  son  Roman  comique  ni  ses  Nou- 
velles,, traduites  ou  adaptées  de  l'espagnol  de  dona  Maria  de 
Zayas,  et  dont  une  seule  a  fourni,  à  Sedaine  le  sujet  de  la 
Gageure  imprévue,  à  Molière  plusieurs  scènes  de  l'Ecole  des 
Femmes,  et  à  Beaumarchais  le  titre  de  la  Précautiori  inutile. 
Assurément,  c'est  une  manière  de  perpétuer  son  nom  que  de 
s'insinuer  ainsi  dans  l'œuvre  des  autres,  par  avance,  et  de  s'ar- 
ranger pour  que  l'on  ne  puisse  parler  ni  de  Sedaine,  ni  de 
Beaumarchais,  ni  de  Molière  sans  être  obligé  de  rappeler  qu'ils 
doivent  quelque  chose  à  Scarron.  Mais,  cette  survivance  de  sa 
réputation,  Scarron  la  doit  surtout  à  ce  qu'il  se  trouve  repré- 
senter un  genre  dans  l'histoire  de  la  littérature.  Scarron,  c'est 
le  burlesque,  à  lui  tout  seul,  et  à  peu  près  de  même  que  Balzac 
et  Voiture  sont  la  préciosité.  Et  comme  le  burlesque,  dans  l'his- 
toire de  la  littérature,  n'a  guère  été  plus  étudié,  ni  plus  rigou- 
reusement défini  que  le  précieux,  de  là  l'intérêt  de  nouveauté 
qui  continue  toujours  de  s'attacher  à  Scarron. 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  n'est  pas  que  l'on  n'ait  beaucoup  écrit  sur  «  le  burlescpie.  » 
Tout  le  monde  a  lu  les  Grotesques,  de  Théophile  Gautier,  et 
nous  ne  saurions  ici  nous  dispenser  de  rappeler  au  moins  les 
études  de  Philarète  Chaslos  sur  les  Victitnes  de  Boileau.  Son 
lono-  article  sur  Saint- Amaiit,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes 
du  15  juin  1839,  est  ce  que  nous  avons  de  mieux  fait  sur  le 
poète  du  Moïse  et  de  la  Rotne  ridicule.  Le  livre  de  M.  Morillot 
sur  Scarron  cl  le  genre  burlesque  [Paris,  1888,  Lecène  et  Oudin] 
est  un  excellent  livre.  Il  y  a  encore,  sur  Cyrano  de  Bergerac  et 
sur  Saint- Amant,  des  écrits  estimables,  où  la  question,  naturel- 
lement, est  effleurée,  sinon  traitée  à  fond.  La  plupart  des  histo- 
riens de  la  littérature  n'ont  pu  s'empêcher  d'en  dire  quelques 
mots...  Mais  nous  n'avons  pas,  il  n'y  a  pas  de  théorie  du  bur- 
lesque; et  il  ne  faudrait  en  chercher  une  ni  dans  les  savans, 
exacts,  et  substantiels  articles  de  M.  A.  de  Boislisle  sur  Paul 
Scarron[Revue  des  Questions  historiques,  1893  et  1894],  ni  dans 
les  trois  volumes  oii  l'érudit  M.  Chardon,  en  faisant  revivre  la 
troupe  du  Roman  comique,  en  a  ressuscité  l'un  après  l'autre 
les  modèles  originaux  (1),  ni  enfin  dans  le  livre  très  brillant, 
trop  brillant  peut-être  ou  trop  brillante,  que  M.  Emile  Magne 
vient  de  consacrer,  tout  véc^mmeni,  h.  Scarron  et  son  ynilieu  [1905 
dans  la  bibliothèque  du  Mercure  de  France...  Et  ce  n'était  pas 
proprement  leur  objet. 

Il  nous  a  donc  semblé,  pour  cette  raison  même,  que  ce  pour- 
rait être  le  nôtre.  Dans  les  livres  de  MM.  P.  Morillot,  de  Bois- 
lisle, Chardon  et  Magne  on  trouvera  tout  ce  que  nous  savons 
aujourd'hui  de  Scarron.  Nous,  ici,  de  son  œuvre  et  de  celle  de 
quelques-uns  de  ses  contemporains,  mais  surtout  des  circon- 
stances de  leur  publication,  et  de  l'accueil  qu'elles  ont  reçu,  nous 
voudrions  dégager  au  moins  une  esquisse  de  cette  théorie  du 
«  burlesque,  »  qui  nous  manque,  et  sans  laquelle  c'est  vingt- 
cinq  ans  de  noire  histoire  littéraire  où  l'on  est  assez  empêché 
de  voir  clair.  Qu'est-ce  donc  que  le  «  burlesque,  »  non  pas  en 
soi,  et  abstraitement,  in  vacuo,  mais  en  fait,  et  dans  l'histoire, 
et  notamnicnl  dans  Thistoire  de  la  littérature  française?  n'y 
faut-il  voir  qu'un  accident  de  la  mode,  capricieux,  passager  et 
inexplicable  conmiie  elle;  ou  faut-il  au  contraire  y  reconnaître 

(1)  R.  Chardon  :  1.  La  Troïipe  du  roinaii  comique  dévoilée,  Paris,  1876,  Cham- 
pion ;  et,  \\.  Scarron  inconnu  et  les  bjpes  des  personnages  du  Roman  comique, 
2  vol.  Paris,  1904,  Champion. 


LA  MALADIE  DU  BURLESQUE.  669 

une  ((  tendance  »  naturelle  du  langage  et  de  l'esprit,  s'exaspé- 
rant  jusqu'à  la  maladie,  sous  l'empire  de  circonstances  qu'il 
resterait  à  déterminer?  et,  selon  que  l'on  se  range  à  lune  ou  à 
l'autre  de  ces  deux  opinions,  quelles  conséquences  en  résulte- 
t-il,  je  ne  dis  pas  en  général  et  au  point  de  vue  quasi  méta- 
physique de  la  définition  du  rire  et  de  ses  espèces,  mais,  en  fait, 
et  encore  une  fois,  dans  l'histoire  de  notre  littérature? 

I 

«  De  tout  temps  il  a  existé,  en  France,  une  littérature  facé- 
tieuse, où  s'est  épanchée  cette  gaieté  qui  est  un  des  signes  dis- 
tinctifs  de  notre  race.  Dans  chaque  siècle,  sans  exception,  il  y  a 
eu  des  poètes  pour  chanter  «  le  vin,  le  jeu,  les  belles  »  ensemble 
ou  séparément  ;  il  y  a  eu  des  poètes  grivois,  il  y  a  eu  aussi  des 
auteurs  bouffons,  qui  ont  semé  à  pleines  mains  dans  leurs  œuvres 
le  gros  sel  de  la  farce,  et  provoqué  le  rire  de  la  foule  par  l'énor- 
mité  de  la  plaisanterie.  Mais  ces  joyeux  écrivains  ont  fait  partie 
le  plus  souvent  d'une  société  fermée  dont  ils  étaient  lus  et  à 
laquelle  ils  s'adressaient,  et  ils  ne  se  sont  pas  beaucoup  mêlés 
au  grand  courant  de  la  littérature  nationale:  telle  fut  la  bande 
de  Villon,  la  troupe  des  rouges  trognes  qui  entourait  Saint-Amant, 
le  cercle  du  Caveau  au  xviu^  siècle,  et  la  bohème  de  nos  jours; 
ou  bien  c'étaient  des  personnages  très  graves,  parfois  des  savans 
en  us,  qui  se  divertissaient  eux-mêmes  par  ces  gaillardises;  ou 
bien  enfin,  s'il  s'agit  d'un  écrivain  de  génie,  comme  Rabelais,  il  a 
su  cacher,  sous  l'écorce  grossière  de  la  facétie,  «  la  substantifique 
moelle.  »  Mais  c'est  seulement  à  l'époque  de  la  Fronde  qu'on  vit 
ce  spectacle  singulier  :  la  nation  presque  tout  entière  devint 
propre  à  goûter  les  plaisanteries  les  plus  ridicules,  les  idées  et 
les  expressions  les  plus  grotesques  ;  pour  lui  plaire  il  fallut  tra- 
vestir sa  pensée  sous  un  déguisement  carnavalesque,  s'appliquer 
à  rendre  tri'ial  tout  ce  qui  était  distingué,  bas  ce  qui  était  élevé, 
vulgaire  ce  qui  était  noble.  L^équilibre  qui  existait  entre  le  bon 
sens  et  la  fantaisie,  la  raison  et  la  folie,  fut  rompu,  la  facétie 
sortit  de  la  demi-obscurité  où  elle  se  confine  volontiers  pour  être 
plus  libre,  et  trôna,  éclipsant  tous  les  autres  genres  littéraires; 
le  burlesque,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom,  régna  en  maître 
et  devint,  pendant  quelques  années,  un  genre  national.  » 

11  V  a,  dans  cette  jolie  page,  que  j'emprunte   au  Scarron  de 


670 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


M.   P.  Morillot,  quelques  légères  inexactitudes,  et,  d'abord,  je 
ne  puis  lui  accorder  qu'à  aucune  époque,  en  France,  non  pas 
même  entre  1640  et  1660,  le  burlesque  ait  formé  ce  qu'il  appelle 
un  «  genre  national.  »  Je  serais  d'ailleurs  assez  embarrassé  de 
dire  ce  que  c'est  qu'un  «  genre  national,  »  dans  nos  littératures  de 
l'Europe  moderne;  et  j'en  vois  peu  d'exemples.  Il  y  a,  peut-être, 
la  «  nouvelle  »  italienne,  depuis  Boccace  jusqu'à  Bandello,  et  il 
y  a,  en  Espagne,  le  «  roman  picaresque  :  »  Lazarille  de  Tonnes^ 
ou  Don  Pablo  de  Ségovie...  Mais,  en  tout  cas,  pour  qu'un  genre 
devienne  et  soit  réputé  «  national,  »  il  ne  saurait  sans  doute  suf- 
fire qu'une  ou  plusieurs  générations  littéraires  d'un  même  peuple 
s'y  soient  consciencieusement  ou  même  passionnément  appli- 
quées. Songeons  qu'en  effet,  à  ce  compte,  notre  genre  le  plus 
«  national,  »  avec  la  cathédrale  gothique,  serait  le  poème  épique, 
depuis  la  Franciade  de  Ronsard,  jusqu'à  la  Pétréide  de  Thomas, 
et  pourquoi  pas  jusqu'aux  Natchez  de  Chateaubriand?  Je  veux 
donc  bien  qu'en  ce  sens,  et  dans  cette  mesure,  le  burlesque  ait 
été  chez  nous  un  «  genre  national  !  »  Lui  aussi,  de  tout  temps,  il 
a  eu  chez  nous,  comme  le  genre  épique,  ses  poètes  et  ses  prosa- 
teurs. Théodore  de  Banville   ne  se    cachait  pas  d'en  être  un, 
quand  il  donnait  à  l'un  de  ses  premiers  recueils  le  titre  ^'Odes 
funambulesques.  Mais  que  le  goût  du  burlesque  ait  jamais  été 
chez  nous,  dans  notre  littérature,  véritablement  universel  ;  qu'il 
exprime  ou  qu'il  manifeste,  à  quelque  degré  que  ce  soit,  ce  que 
l'on  appelle   un  caractère  de  la  race;  et  que  Saint-Amant  ou 
Scarron  doivent  être  comptés  pour  des  talens  représentatifs  ou 
significatifs  de  1'  «  esprit  français,  »  c'est  ce  qu'il  est  difficile 
d'admettre;  —  et  peut-être,  après  tout,  n'est-ce  pas  ce  qu'a  voulu 
dire  M.  Morillot. 

Je  ne  crois  pas  non  plus  qu'il  ait  dit  exactement  ce  qu'il  vou- 
lait dire  quand  il  a  écrit  que  pendant  quelques  années  le  bur- 
lesque «  avait  éclipsé  tous  les  autres  genres  littéraires.  »  Car,  de 
quels  «  autres  genres  »  l'entendrons-nous?  et,  par  exemple, 
sommes-nous  bien  sûrs  qu'entre  1640  et  1660,  le  burlesque  ait 
éclipsé  le  «  tragi-comique  »  ou  le  «  romanesque?  »  Je  vois  bien 
que  le  Typhon  est  de  1644,  et  le  Virgile  travesti,  —  celui  de 
P.  Scarron,  car  les  catalogues  de  librairie  en  ont  enregistré  deux 
ou  trois  autres  sous  les  mêmes  dates,  —  est  de  1646-1648.  Mais 
n'est-ce  pas  aussi  de  ce  môme  temps  que  datent  la  Cythérée  de 
Gomberville,  1641;  la  Cussandre  de  La  Calprenède,  1643;  /'//- 


LA  MALADIE  DU  BURLESQUE.  671 

lustre  Bassa  des  Scudéri,  1616;  leur  Artamène,  1648;  combiea 
d'autres  romans  encore,  dont  la  vogue  a  pour  le  moins  égalé 
celle  de  la  Rome  ridicule,  ou  de.  toutes  les  Scarronades  !  Et, 
quant  au  théâtre,  pour  ne  nous  en  tenir  qu'au  seul  Corneille, 
qui  ne  sait  que  ses  chefs-d'œuvre  :  Horace,  Cinna,  Polyeticte,  le 
Menteur,  la  Mort  de  Pompée,  la  Suite  du  Menteur,  Rodogune, 
Héraclius,  don  Sanche,  Nicomède  ont  vu  le  jour  précisément  de 
1640  à  1650?  Le  burlesque,  reconnaissons-le  donc,  —  et  on  va 
voir  tout  à  l'heure  l'importance  de  l'observation,  —  n'a  vraiment 
éclipsé,  même  au  temps  de  sa  plus  grande  faveur,  ni  le  «  roma- 
nesque »  ni  r  «  héroïque.  »  On  n'a  pas  du  tout  fait  mine  de 
délaisser  Corneille  ou  W^^  de  Scudéri  pour  Scarron.  Que  dis-je? 
Il  ne  semble  pas  que  la  popularité  du  burlesque  ait  nui  à  la 
fortune  de  la  littérature  même  «  théologique;  »  et  ceci  est  un 
trait  trop  oublié  de  la  physionomie  du  xvii®  siècle,  dans  sa  pre- 
mière moitié,  que,  —  pour  l'abondance  de  la  production,  et  sans 
doute,  et  par  suite,  pour  la  diffusion  de  la  vente,  —  le  «  théolo- 
gique, »  à  lui  tout  seul,  égale  ou  même  dépasse  le  burlesque,  le 
romanesque  et  l'héroïque  joints  ensemble. 

Ce  qui  demeure  pourtant  vrai  des  observations  de  M.  Moril- 
lot,  c'est  que  le  burlesque,  s'il  n'a  pas  régné,  a  du  moins  «  sévi,  » 
pendant  vingt-cinq  ou  trente  ans,  avec  une  intensité  singulière  ; 
et  il  est  naturel  qu'on  veuille  chercher  les  raisons.  Il  y  en  a  plu- 
sieurs, dont  on  pourrait  dire  que  la  première  est  justement  le 
contraire  d'une  raison  «  nationale,  »  si  elle  n'est  autre  que  la 
manie  d'imitation  qui  caractérise  l'époque  où  s'est  développé  le 
«  burlesque.  » 

Comment  se  fait-il,  à  ce  propos,  que  ce  chapitre,  si  important, 
de  notre  histoire  littéraire,  soit  encore  à  écrire?  et  qu'au  début 
du  XX®  siècle,  nous  ne  sachions  toujours  que  d'une  manière 
vague  et  approximative  ce  qu'il  nous  faut  penser  de  l'influence 
des  littératures  italienne  et  espagnole  sur  la  nôtre,  —  entre 
Malherbe,  q^ii  n'a  pu,  quoique  l'ayant  voulu,  complètement  s'y 
soustraire,  et  Boileau,  qui  les  refoulera  par  delà  leurs  Alpes  ou 
leurs  Pyrénées?  Ce  ne  sont  pas  ici  les  détails  qui  nous  manquent, 
ou  les  preuves,  mais  une  vue  d'ensemble  et  des  «  précisions  » 
chronologiques.  Peu  sensibles  en  effet  pendant  le  règne  d'Henri  IV, 
—  s'il  n'y  a  certes  rien  de  plus  «  français  »  ou  de  plus  <(  na- 
tional, »  c'est  le  cas  d'employer  le  mot,  que  les  Essais  de  Mon- 
taigne, les  écrits  un  peu  lourds  de  DuvVair,  la  Sagesse  de  Pierre 


G72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Charron,  rintrodiiction  à  la  vie  dévote  de  saint  François  de  Sales, 
le  r/iéâlre  d'agriculture  d'Olivier  de  Serres,  et  même  rAstrée 
d'Honoré  d'Urfé,  —  l'inHuence  italienne  et  espagnole,  un  moment 
inlerrompues  dans  leur  cours,  le  reprennent  aux  environs  de 
1610,  sous  la  régence  de  Marie  de  Médicis.  On  pourrait  môme 
dire  qu'elles  ont  alors  des  représentans  officiels  à  la  Cour,  en  la 
personne  d'Antonio  Pérès,  l'ancien  secrétaire,  ministre,  et  rival 
de  Philippe  H,  et,  un  peu  plus  tard,  en  celle  du  cavalier  Marin, 
l'autour  de  l'Adone,  —  et  du  vers  célèbre  où  se  résume  toute  une 
esthétique  : 

Chi  non  sa  far  stupir,  vada  alla  striglia, 

«  A  l'écurie  [à  l'étrille]  l'imbécile  qui  ne  sait  pas  stupéfier  son 
monde  !  » 

Si,  maintenant,  on  essaie  de  définir  la  nature  de  cette 
influence,  et  que,  sans  parler  du  reste,  on  ne  s'applique  unique- 
ment qu'à  démêler  la  part  qu'elle  peut  avoir  eue  dans  la  forma- 
tion du  burlesque,  deux  courans  apparaissent  :  l'un,  italien,  qui 
remonte  jusqu'à  Franceseo  Berni,  par  l'intermédiaire  de  ses  imi- 
tateurs, Mauro,  Lasca,  Gaporali;  et  l'autre,  espagnol,  qui  procède, 
pour  une  part,  de  Gongora,  le  maître  du  cultisme  espagnol,  et, 
pour  une  autre  part,  de  la  veine  du  «  roman  picaresque.  »  Le 
caractère  essentiel  de  la  satire  «  bernesque,  »  si  l'on  peut  ainsi 
dire,  a  été  mis  admirablement  en  lumière  par  Franceseo  de 
Sanctis,  dans  cette  Histoire  de  la  littérature  italienne,  que  je  ne 
me  lasse  pas  de  citer,  et  qu'on  ne  se  lasse  point,  en  France,  de 
ne  pas  lire!  Ce  caractère,  —  par  lequel  la  poésie  bernesque 
demeure  encore  lyrique,  et  le  sera  jusque  dans  les  imitations  de 
nos  Saint-Amant  et  de  nos  Scarron,  —  c'est  l'épanouissement 
du  Moi  dans  la  satisfaction  joyeuse  de  sa  vulgarité.  Aller  au- 
devant  des  plaisanteries  que  les  autres  pourraient  faire  de  nous, 
et  non  pas  du  tout  nous  moquer,  mais  nous  glorifier  de  nos 
défauts  et  de  nos  vices  ;  en  faire  étalage  et  parade  ;  les  transformer 
plaisamment  en  des  qualités  dont  on  a  le  droit  d'être  tout  aussi 
fier  qu'on  l'a  été  jusqu'à  présent  de  leur  contraire  ;  se  conjouir 
en  sa  goinfrerie,  par  exemple,  ou  dans  sa  couardise,  à  la  ma- 
nière des  valets  de  Scarron;  et  mieux  encore,  comme  Scarron 
lui-môme,  s'égayer  et  faire  rire  aux  dépens  de  ses  inlirmités,  tel 
est,  d'après  Franceseo   de  Sanctis,  le  caractère  essentiel  de  la 


LA    MALADIE    DU    BURLESQUE.  G73 

poésie  «  bernesque;  »  et  tel  est  bien,  dans  notre  littérature,  l'an 
au  moins  des  caractères  du  burlesque.  Il  y  a  tout  ensemble 
ici  de  la  sensualité,  du  cynisme,  et  de  la  grimace.  Il  y  a  aussi 
du  «  réalisme,  »  parce  qu'il  en  faut  pour  décrire  ou  représenter 
avec  exactitude  ce  que,  dans  le  cours  ordinaire  de  la  vie,  on  est 
plutôt  accoutumé  d'éloigner  de  ses  yeux  comme  un  objet  de  dé- 
goût et  d'horreur.  L'éloge  de  la  gale,  par  exemple,  serait  un  bon 
thème  de  satire  bernesque.  On  nomme  ici  par  son  nom  ce  que 
les  honnêtes  gens,  quand  ils  en  parlent,  enveloppent  de  méta- 
phores ou  d'infinies  circonlocutions... 

Mais  ce  même  caractère  n'est-il  pas  aussi  l'un  de  ceux  du 
«  roman  picaresque  :  »  Lazarille  de  Tormes,  la  Fouine  de  Sévil/e, 
Don  Pablo  de  Ségovie?  Là  en  efîet  le  point  d'honneur  est  d'être 
un  parfait  jncaro,  ce  qui  veut  dire,  comme  l'on  sait,  en  bon 
français,  un  drôle  accompli.  Les  actions  dont  on  se  fait  gloire 
sont  de  celles  qui  mènent  généralement  en  droiture  un  homme 
aux  galères  ou  à  la  potence,  et,  naturellement,  quand  on  les 
raconte,  ce  n'est  point  en  style  de  cour  ni  même  d'alcôve.  Il  faut 
écrire  selon  qu'on  agit  !  A  cet  égard,  —  et  sans  en  procéder  histo- 
riquement le  moins  du  monde  —  le  roman  picaresque  offrait 
donc  aux  imaginations  le  même  attrait  pervers  que  la  poésie 
«  bernesque.  »  Il  offrait  les  mêmes  élémens  à  l'imitation.  C'était 
encore  et  toujours  le  Moi  qui  s'étalait,  quelquefois  dans  les 
mêmes  attitudes,  et  quand  ce  n'étaient  pas  les  mêmes,  alors,  au 
lieu  du  Moi  d'un  bourgeois  égoïste  et  corrompu,  comme  Berni, 
c'était  le  Moi  des  filous  et  des  filles  de  Madrid  et  de  Séville.  Le 
langage,  après  cela,  ne  différait  qu'en  un  point  :  s'il  y  a  plus 
d'obscénités  dans  la  poésie  «  bernesque,  »  il  y  a  plus  de  gros- 
sièretés, il  y  a  surtout  plus  de  férocité,  dans  le  roman  «  pica- 
resque. »  Mais  c'était  bien  au  fond  la  même  chose;  et  on  conçoit 
aisément  qu'aussitôt  que  le  désordre  du  temps  Ta  permis,  c'est- 
à-dire  dès  le  début  de  la  régence  d'Anne  d'Autriche,  1643-1644, 
les  deux  courans  se  soient  rejoints,  unis  et  confondus  pour  donner 
naissance  à  notre  «  burlesque.  » 

C'est  ce  qui  suffirait,  quand  nous  n'en  aurions  point  par 
ailleurs  d'excellentes  raisons,  pour  nous  empêcher  de  voir  dans  le 
développement  du  burlesque  une  réaction  contre  la  «  précio- 
sité. »  Nulle  opinion  n'est  plus  fausse,  quoique  nulle  opinion 
ne  soit  plus  répandue,  et  qu'on  la  retrouve  à  peu  près  dans 
toutes  nos  histoires  de  la  littérature.  Théophile  Gautier,  vers 
TOME  xxxiv.  —  190G.  43 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

4844,  écrivait  dans  ses  Grotesques  :  «  Depuis  Malherbe,  la 
langue  française  a  été  prise  d'un  accès  de  pruderie  et  de  précio- 
sité dans  les  idées  et  dans  les  termes  vraiment  extraordinaire. 
Tout  détail  était  proscrit  comme  familier,  tout  vocable  usuel 
comme  bas  ou  prosaïque.  L'on  en  était  venu  à  n'écrire  qu'avec 
cinq  ou  six  cents  mots,  et  la  langue  littéraire  était,  au  milieu  de 
l'idiome  général,  comme  un  dialecte  abstrait  à  l'usage  des  savans. 
A  côté  de  cette  poésie  si  noble  et  si  dédaigneuse,  s'établit  un 
genre  complètement  opposé,  mais  tout  aussi  faux  assurément, 
le  burlesque,  qui  s'obstinait  à  ne  voir  les  choses  que  par  leur 
aspect  difforme  et  grimaçant,  à  rechercher  la  trivialité,  à  ne  se 
servir  que  de  termes  populaires  ou  ridicules.  »  Encore  Gautier 
discernait-il  fort  bien  ce  qu'il  y  a  dans  le  burlesque  de  voulu  ou 
d'artificiel,  et  l'opposait-il  moins  à  la  préciosité,  d'une  manière 
générale,  qu'à  la  doctrine  de  Malherbe.  Il  commentait  d'ailleurs, 
en  cet  endroit  de  son  Scarron,  la  préface  de  Cromwell,  et  il  es- 
sayait par  avance  d'excepter  «  le  grotesque  »  de  la  condamnation 
qu'il  allait  porter  contre  le  burlesque.  Il  croyait  en  avoir  trouvé 
le  moyen  dans  une  distinction  qu'il  faisait  entre  la  «  bouffon- 
nerie »  et  la  «  parodie;  ~»  et  il  disait,  à  ce  propos  :  «  Nous  ad- 
mettons parfaitement  la  bouffonnerie...  mais  nous  avouons  ne 
rien  comprendre  à  la  parodie,  au  travestissement.  Le  Virgile  tra- 
vesti, un  des  principaux  ouvrages  de  Scarron,  et  celui  qui  a 
fondé  sa  réputation  est  à  coup  sûr  un  de  ceux  qui  nous  plaisent 
le  moins.  »  La  distinction  de  Gautier  mérite  certainement  d'être 
retenue. 

Mais  l'opinion  qu'il  exprimait  s'est  accréditée  depuis  lors,  et 
il  n'est  pas  douteux  que,  d'une  manière  générale,  dans  nos  his- 
toires de  la  littérature,  les  Théophile  de  Viau,  les  Saint-Amant, 
les  Cyrano  de  Bergerac,  et  Scarron  au-dessus  d'eux,  nous  soient 
tous  donnés  comme  les  représentans  de  la  liberté  d'écrire,  et 
même  quelquefois  de  «  penser.  »  Tandis  que  donc,  sous  la  triple 
influence  de  l'hôtel  de  Rambouillet,  de  l'Acadéinie  française  à  ses 
débuts,  et  bientôt  de  la  cour  de  Louis  XIV  jeune,  une  littérature 
aristocratique  se  formait,  précieuse  et  galante,  héroïque  et  roma- 
nesque, «  noble  »  et  mondaine,  oratoire  et  morale,  —  qui  serait 
celle  que  nous  retrouvons  dans  les  Lettres  de  Balzac  et  dans  les 
OEuvres  de  Voiture,  dans  les  romans  de  La  Calprenède,  sa  Cas- 
sandre  ou  sa  Cléopdtre,  et  dans  ceux  de  M"'  de  Scudéri,  dans  les 
tragi-comédies  de  Du  Rver,  de  Tristan,  de  Rotrou,  de  Corneille 


LA  MALADIE  DU  BURLESQUE.  675 

même  et  jusque  dans  les  discours  des  prédicateurs  à  la  mode, 
—  les  «  burlesques,  »  fidèles  au  vieil  esprit  gaulois,  qui  serait 
l'esprit  de  Montaigne  et  surtout  de  Rabelais,  auraient  les  pre- 
miers secoué  un  joug  insupportable  ;  rendu  à  l'écrivain  la  con- 
science  de   son   originalité  compromise  dans  la  fréquentation 
des  gens  de  cour;  revendiqué  contre  cet  idéal  de  fausse  élé- 
gance et  d'héroïsme  déclamatoire  les  droits  de  la  nature  et  de 
la  vérité;  ramené  l'art  à  l'observation  et  à  l'imitation  de  la  vie; 
et  enfin,  et  ainsi,  préparé  les  voies  à  la  satire  de  Boileau,  à  la 
fable  de  La  Fontaine,  à  la  comédie  de  Molière-  Le  jaillissement 
brusque  de   leur  gaîté   aurait  fait  comme  éclater,  et  voler  en 
morceaux  les  cadres  artificiels  que  les  salons  essayaient  d'imposer 
à   la    littérature.  C'est  eux    qui    l'auraient    comme    remise  en 
contact  avec  une  «  réalité  »  dont  il  semblait  qu'elle  eût  perdu  le 
sens  en  sïsolant  du  «  populaire.  »  Ils  auraient  retrempé  la  langue 
à  ses  véritables  sources,  qui  seraient  plutôt,  s'il  fallait  opter,  le 
style  d'amour  des  servantes  que  celui  des  marquises,  et  le  jargon 
des  halles  que  le  «  phœbus  »  de  Vadius  et  de  Trissotin.  Leurs 
«  parodies,  »  en  même  temps  qu'elles  seraient  la  revanche  du  bon 
sens,  auraient  eu  presque  une  portée  sociale.  Et,  après  tout  cela, 
si  l'on  ne  va  pas   précisément   jusqu'à  les  transformer,   pour 
honorer  leur  «  libertinage,  »  —  et  comme  on  l'a  fait  de  Molière 
et  de  Rabelais,  —  en  «  précurseurs  de  la  Révolution  française,  » 
du  moins  voit-on,  et  croit- on  avoir  le  droit  de  voir  en  eux  les 
ancêtres  trop  longtemps  méconnus  de  tout  ce  que  nous  avons 
depuis  lors  appelé  des  noms  de  «  réalisme  »  et  de  «  naturalisme.  » 
L'erreur  n'est  pas  inexplicable.   Il  est  certain  que  ni  Théo- 
phile, ni  Saint-Amant,  ni  Cyrano,  ni  surtout  Scarron,  ni  même 
d'Assoucy  n'ont  manqué  de  verve,  et  la  licence  qu'ils  se  donnent 
de  dire  «  tout  ce  qui  leur  passe  par  la  tête  »  communique  d'or- 
dinaire à  tout  ce  qu'ils  écrivent  un  air  d'indépendance  qui  res- 
semble à  de  la  vérité.  Aussi  bien  toute  satire,  à  tous  les  degrés, 
est-elle  nécessairement  «  réaliste  ;  »  et  le  vocabulaire  de  l'invec- 
tive,  plus  pittoresque,  plus  coloré,  plus  abondant  que  celui  du 
panégyrique,  au  moins  en  notre  langue,  a-t-il  toujours  quelque 
chose  ae  plus  précis  et  de  plus  concret.  C'est  justement  le  cas  de 
nos  «  burlesques.  »  On  n'en  a  point  dressé  les  statistiques,  mais 
il  y  a  des  chances  pour  que  le  vocabulaire  de  Scarron  soit  plus 
étendu,  plus  familier,  moins  abstrait  surtout  que  celui  de  Cor- 
neille. Et  comme  enfin,  en  sa  (Qualité  de  burlesque,  les  suietsaue 


G76  REVUE    DES    DEUX    SrONDES. 

traite  Scarron  sont  en  quelque  manière  de  la  vie  quotidienne, 
actuels,  bourgeois  et  populaires,  il  en  résulte  une  apparence  de 
«  naturalisme  »  à  laquelle  on  a  pu  se  laisser  surprendre.  Mais 
après  S  être  laissé  «  surprendre,  »  et  en  avoir  bien  vu  les  raisons, 
il  est  temps  de  se  «  reprendre.  »  Une  première  erreur  sur  les 
caraclères  du  burlesque  en  a  comme  engendré  beaucoup  d'autres, 
dont  nous  avons  déjà  dit  que  quelques-unes  alTectaient  gravement 
Ihistoire  littéraire.  Serrons  donc  la  question  de  plus  près,  et, 
puisqu'elle  se  trouve  posée  sur  la  nature  des  rapports  du  «  bur- 
lesque »  avec  le  «  précieux,  »  prenons-la  comme  on  la  pose;  et 
tâchons  de  montrer  que,  bien  loin  de  s'être  déterminé  par  son 
opposition  avec  le  «  précieux,  »  le  «  burlesque,  »  au  contraire, 
n'est  lui-même  qu'une  forme  du  «  précieux  ;  »  ou  peut-être,  et 
pour  mieux  dire,  ils  ne  sont  tous  les  deux  que  deux  formes  ou 
deux  phases  réciproques  et  inverses  d'une  même  maladie  des 
langues,  de  l'art  et  de  l'esprit. 

II 

Les  rivalités  littéraires  sont  rarement  pacifiques,  ou  même 
seulement  courtoises.  Quand  par  exemple  Molière,  en  1659,  aura 
donné  ses  Précieuses  ridicules,  et  en  1662,  son  École  des  Femmes, 
précieuses  et  précieux,  qui  se  sentiront  touchés  à  fond,  quoique 
non  pas  atteints  mortellement,  se  coaliseront  aussitôt  contre  lui, 
pour  lattaquer  par  tous  les  moyens  qu'ils  pourront;  et,  quelques 
années  plus  tard,  1664-1665,  quand  à  son  tour,  Boileaii  fera 
paraître  ses  premières  Satires,  ce  n'est  pas  seulement  par  des 
épi  grammes  qu'on  lui  ripostera,  ni  même  par  des  plaisanteries 
analogues  aux  siennes,  lesquelles  déjà  passent  quelquefois  la  me- 
sure, mais  il  soulèvera  de  véritables  fureurs,  et,  comme  Molière 
et  avec  Molière,  ses  ennemis  le  poursuivront  sans  scrupule  ni 
remords  jusque  dans  ses  mœurs  et  sa  vie  privée.  Il  y  a  donc  lieu 
de  croire  qu'entre  1640  et  1660,  si  les  «  académistes  »  et  les 
«  précieux,  »  la  société  de  Conrart  ou  celle  de  l'hôtel  do  Ram- 
])ouillet,  les  Ménage  et  les  Chapelain,  les  Voiture  et  les  Balzac, 
les  Pellisson,  les  Scudéri  s'étaient  sentis  atteints,  ou  même  visés 
]i;ir  les  «  burlesques,  »  ils  n'auraient  pas  été  les  premiers  à  les 
applaudir,  et  ils  leur  eussent  dès  lors  opposé  la  même  résistance 
qu'opposeront  bientôt  ceux  d'entre  eux  qui  vivront  encore  alors 
aux  Molière  et  aux  Boileaul 


LA   MALADIE   DU    BURLESQUE.  677 

Cependant,  c'est  le  contraire  que  nous  voyons  se  produire; 
et,  à  cet  égard,  puisque  c'est  lui  que  l'on  veut  qui  soit  le  maître 
du  genre,  il  n'y  a  rien  de  plus  caractéristique  ni  de  plus  pro- 
bant que  le  cas  deScarron.  Sa  première  protectrice  a  été  M"^  de 
Hautefort,  l'amie  de  Louis  XIII,  une  «  très  grande  dame,  »  la 
même  qui  depuis,  sous   les  titres  de  maréchale  et  duchesse  de 
Schomberg,  sera  la  protectrice,  à  Metz,  des  débuts  de  Bossuet. 
Grâce  à  elle  et  un  peu  par  elle,  sans  doute,  nous  le  voyons  de 
bonne  heure  en  relations    presque  familières    avec  ce  que  l'on 
pourrait  appeler  toutes  les  grandes  «   précieuses  »  du  temps  : 
M""^  de  Sévigné  en  est.  «  Il  se  fait  porter  chez  ces  dames;  »  et 
dès  qu'il  a  épousé  Françoise  d'Aubigné,  ce  sont  elles  qui  vien- 
nent chez  lui,  dans  son  petit  hôtel  de  la  rue  Neuve  Saint-Louis. 
Les  grossièretés  de  ses  Mazarinades  ne  lui  ont  pas  fait  plus  de 
tort  auprès  de  tout  ce  beau  monde  que  les  inepties  et  les  obscé- 
nités   de   son    Virgile  travesti.   On   admire   universellement  sa 
gaîté,  son  enjouement,  son  esprit.  Ainsi  le  grand  Balzac,  dans 
une  Lettre  célèbre,  dont  les  éditeurs  de  Scarron  feront  la  préface 
naturelle  de  ses  Œuvres.  Enfin,  —  consécration   suprême,  — 
c'est  M"^  de  Scudéri  elle-même,  dans  sa  Clélie,  qui  le  met,  sous 
le  nom  de  Scaurus,  au  premier  rang  des  poètes  de  son  temps  : 
M""'  Scarron,  on  le  sait,  y  figure  à  côté   de  son  mari,  sous  le 
nom  de  la  belle  Lyriane  (1)  !  Avouons  que,  si  ce  sont  là  les  gens 
que  Scarron  a  voulu  «  bafouer,  »  ils  n'ont  pas  l'air,  en  tout  cas, 
de  s'en  être  aperçus.  Et,  ils  ont  eu  raison,  car  la  vérité,  c'est  qu'il 
n'a  nullement  voulu  les  bafouer,  pas  plus  que  ne  Fa  voulu  son 
contemporain  Saint-Amant;  ni  se  faire  une  réputation  d'homme 
d'esprit  à  leurs  dépens;  ni  surtout  et  enfin,  il  n'a  cru  rompre 
avec  un  idéal  littéraire  dont  on  commence  peut-être  à  voir  que 
son  «  burlesque  »  n'est  qu'une  forme  ou  une  variété. 

Parcourons,  en  effet,  les  Lettres  de  Balzac,  ou,  si  l'on  le  veut, 
celles  de  Voiture,  ou  encore  les  tragédies  de  Tristan  et  de 
Théophile  :  Mariamne,  la  Mort  de  Crispe,  Pyrame  et  Tisbé.  Quand 
Théophile  écrivait  les  deux  vers  devenus  fameux  : 

Ah  !  voici  le  poignard  qui  du  sang  de  son  maître 
S'est  souillé  lùclicii;onL  11  on  rougit,  le  traître;... 

(1)  C'est  sur  la  situation  de  Sciirron  dans  la  société  de  son  temps  qu'on  lira 
avec  intérêt  le  livre  de  M.  Emile  Magne.  Les  articles  de  M.  de  lUiislisle  renseigiu-- 
ront  le  lecteur  sur  le  mobilier,  le  ménage,  les  habitudes  domestiques  et  la  condi- 
tion pécuniaire  du  poète. 


678  REVUE  DES  DBUX  MONDES. 

je  ne  voudrais  pas  du  tout  jurer  qu'il  «  se  prît  au  sérieux,  » 
comme  on  dit,  et  (fue  son  intention  ne  fût  pas  de  faire  sourire 
autant  que  d'étonner.  Et  Voiture,  est-ce  qu'il  n'annonce  pas 
Scarron,  lui  aussi,  dans  le  rondeau  :  A  M"'  de  Bourbon  gui  avait 
pris  médecine,  ou  encore,  dans  la  petite  pièce  intitulée  :  A  une 
demoiselle  gui  avait  les  manches  de  sa  chemise  retroussées  et 
sales  : 

Yous  qui  tenez  incessamment 
Cent  amans  dedans  votre  manche. 
Tenez-les  au  moins  proprement, 
Et  faites  qu'elle  soit  plus  blanche... 

Qu'on  relise  encore  la  lettre  fameuse  adressée  au  duc  d'En- 
ghien,  datée  de  novembre  1643,  et  connue  sous  le  nom  de  la 
Lettre  de  la  carpe  au  brochet;  ou  pareillement,  dix  autres  lettres, 
adressées  à  M""^  de  Rambouillet,  ou  à  M''"  Paulet,  «  la  Lionne.  » 
Toutes  ces  lettres,  je  le  sais  bien,  n'ont  paru  qu'en  1650,  — 
après  le  Typhon,  et  après  le  Virgile  travesti,  —  mais  on  sait  aussi 
qu'elles  couraient  de  main  en  main,  et  elles  peuvent  passer  pour 
autant  de  modèles  du  genre  de  plaisanteries  qu'on  se  permettait 
quelquefois  jusque  dans  la  «  chambre  bleue  »  de  l'incomparable 
Arthénice. 

Elles  n'ont  pas  toujours,  j'en  conviens,  toute  la  grossièreté  de 
celles  de  Scarron.  Si  l'on  en  voulait  de  plus  grossières,  c'est  dans 
la  collection  des  lettres  de  Balzac  qu'il  faudrait  les  chercher. 
Mais  c'est  déjà  la  note  et  c'est  le  genre  !  Quelle  que  soit  l'origine 
étrangère  du  «  burlesque,  »  —  et,  à  ce  propos,  il  est  bon  de 
rappeler  qu'au  commencement  du  xvn^  siècle  Voiture  est,  avec 
Chapelain,  l'un  des  écrivains  qui  ont  le  mieux  connu  la  littéra- 
ture espagnole,  —  c'est  par  l'hôtel  de  Rambouillet,  et  en  même 
temps  que  la  «  préciosité,  »  pour  des  raisons  à  la  fois  analogues  et 
contraires,  que  le  «  burlesque  »  s'est  acclimaté  dans  notre  litté- 
rature. C'est  ce  que  M.  Henri  Chardon  a  très  bien  dit  dans  son 
Scarron  :  «  Les  vers  burlesques,  tels  qu'ils  étaient  alors,  au  sortir 
des  mains  de  Voiture  et  de  l'hôtel  de  Rambouillet,  c'est-à-dire 
avant  qu'ils  ne  courussent  les  rues  et  qu'ils  n'allassent  s'enca- 
nailler en  pleine  Fronde,  sont  tout  simplement  le  chef-d'œuvre 
et  le  produit  le  plus  naturel  de  l'esprit  français...  »  L'admiration 
passe  ici  la  mesure,  et  les  vers  de  Voiture  ne  sont  pas  des  vors  de 
Corneille,  ni  même  de  Malherbe  !  Mais  M.  Chardon  a  tout  à  fait 


LA    MALADIE    DU    BURLESQUE. 


G79 


raison  quand  il  ajoute  :  «  Ceux  qui  les  applaudissaient,  c'était 
les  Hautefort,  les  Longueville,  l'hôtel  de  Rambouillet...,  »  et  sans 
doute,  il  est  fort  possible,  après  cela,  que  le  goût,  plus  judicieux  et 
plus  délicat,  de  la  vieille  marquise  se  soit  offensé  de  la  vulgarité 
des  plaisanteries  de  Scarron.  S'est-elle  donc  reconnue  et  complue 
dans  les  moindres  imitatrices  de  sa  «  préciosité?  »  L'imitation 
affecte  volontiers  d'être  indiscrète  ou  excessive,  ce  qui  est  au 
surplus  la  seule  manière  qu'elle  ait  souvent  de  paraître  originale. 
Mais  c'est  bien  par  l'hôtel  de  Rambouillet  que  le  «  burlesque  » 
a  fait  son  entrée  dans  le  monde,  et  si  peut-être,  —  pour  parler 
le  langage  du  lieu,  —  il  a  pris  «  en  devenant  grand  garçon  »  des 
manières  plus  libres  et  plus  brusques,  il  n'a  jamais  renié  ses 
origines,  et  ses  premiers  protecteurs  ne  lui  ont  retiré  pour  cela 
ni  leur  estime,  ni  leur  admiration,  ni  leur  faveur. 

Que  signifie  donc  cette  complaisance  de  la  «  préciosité  »  pour 
le  «  burlesque?  »  N'y  faut-il  voir  qu'un  «  fait,  »  comme  l'on  dit; 
le  hasard  d'une  rencontre  historique;  un  concours  de  circon- 
stances qui  n'a  dû  se  produire  qu'une  fois?  Ou  plutôt  ne  serait-ce 
pas  ici  le  témoignage  d'une  affinité  naturelle  des  deux  genres  ; 
et,  tout  en  étant  en  un  sens  le  contraire  du  «  précieux,  »  le  «  bur- 
lesque »  n'en  serait-il  pas  en  même  temps  une  espèce  ou  une 
variété  ?  C'est  ce  que  je  crois,  pour  ma  part,  et  c'est  ce  que  je 
voudrais  essayer  de  montrer. 

On  ne  s'est  trompé  que  d'une  nuance  en  faisant  de  la  «  pa- 
rodie »  le  principe  essentiel  du  burlesque,  et  le  mot,  presque 
synonyme,  dont  il  faut  se  servir  est  celui  de  «  travestissement.  » 
La  «  parodie  »  n'est  qu'un  genre  littéraire  :  le  «  travestissement  » 
est  universel.  On  ne  peut  guère  «  parodier  »  que  des  œuvres 
d'art  et  même,  à  bien  parler,  que  des  œuvres  littéraires  ou 
musicales,  mais  il  n'est  rien  qu'on  ne  puisse  travestir.  C'est  de  ce 
«  travestissement  »  que  le  burlesque  s'engendre.  Joachim  du 
Bellay,  dans  ses  Antiquités  de  Rome,  avait  chanté  les  grandeurs 
de  la  ville  à  «  nulle  autre  seconde  »  :  la  Borne  ridicule  de  Saint- 
Amant  n'est  qu'un  «  travestissement  »  de  celle  de  Du  Bellay. 
Pareillement  les  Mazarinades  de  Scarron  ne  sont  pas  d'une  autre 
espèce  que  son  Virgile  travesti.  On  remarquera  que  c'est  ici  ce 
qui  distingue  profondément  le  burlesque  d'avec  le  comique,  et,  ne 
disons  pas  seulement  Molière  d'avec  Scarron,  mais  Molière  d'avec 
lui-même.  Le  comique  de  l'École  des  Femmes  est  vraiment  du 
comique  :  celui  de  la  cérémonie  du  Bourgeois  Gentilhomme  ou 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  Malade  imaginaire  n'est  proprement  que  du  burlesque.  Ils  ne 
sont  aussi  tous  les  deux  que  du  «  travestissement  (1),  »  L École 
des  Femmes  est  de  l'observation. 

El  voici  maintenant  ce  qui  distingue  le  «  burlesque  »  d'avec 
le  «  satirique  »  ou  d'avec  l'ironie  :  c'est  que  le  burlesque  ne  s'in- 
spire d'aucune  intention  qui  le  dépasse.  Boileau,  dans  ses  pre- 
mières Satires,  ne  s'en  rendra  pas  très  bien  compte,  et,  à  vrai 
dire,  ses  Embarras  de  Paris,  ou  son  Repas  ridicule,  dont  les  ro- 
mantiques affecteront  de  faire  autant  ou  plus  d'estime  que  de 
ses  plus  belles /s"/??7re5,  ne  sont  que  du  burlesque.  Pourquoi  cela? 
parce  qu'il  n'y  laisse  percer  d'autre  intention  que  de  faire  rire, 
et,  comme  un  simple  Scarron,  tant  aux  dépens  des  choses  dont  il 
se  moque,  que  par  le  moyen  ou  l'étalage  de  sa  propre  virtuo- 
sité. C'est  encore  un  caractère  du  burlesque.  Ses  travesti  s  sem  en  s 
ne  mènent  ni  ne  riment  à  rien.  Ils  sont  leur  objet  à  eux-mêmes. 
Le  poète  nous  invite  à  nous  en  amuser  avec  lui.  Pas  davantage  I 
Quand  il  fait  l'éloge  emphatique  de  la  tomate  ou  du  potiron, 
il  ne  songe  nullement  à  nous  en  dégoûter.  Il  ne  veut  pas  non 
plus  nous  donner  une  leçon  de  jardinage.  On  chercherait  vaine- 
ment une  «  symbolique  »  dans  le  Typhon.  Au  contraire,  il  y 
en  a  une  dans  les  Voyages  de  Gulliver.  Le  propre  du  burlesque 
est  de  trouver  en  soi  sa  suffisante  raison  d'être.  Mais  sans. insis- 
ter sur  des  distinctions,  qui  d'ailleurs  ont  leur  importance,  il 
nous  suffit  ici  qu'en  substance  et  au  fond,  le  burlesque  soit  le 
«  travestissement,  »  et  ainsi,  par  définition,  une  altération  ou 
une  déformation  de  la  nature. 

Nous  touchons  le  point  capital.  On  croit  communément  de 
nos  jours  que  l'art,  en  général,  et  la  fiction  poétique,  en  pefti- 
culier,  se  seraient  en  tout  temps  proposé  comme  objet  «  l'imi- 
tation de  la  nature.  »  Il  n'y  a  rien  de  moins  conforme  à  la  vé- 
rité de  l'histoire.  Nous  l'avons  dit  plusieurs  fois,  ici  même,  et 
nous  ne  saurions  trop  le  redire.  Taine  écrivait,  dans  sa  Philosophie 
de  l'Art,  en  1867,  et  par  conséquent  au  temps  de  la  pleine 
faveur  du  «  réalisme  »  :  «  Les  plus  grandes  écoles  d'art  sont 
celles  qui,  dans  l'imitation  de  la  nature,  ont  le  plus  altéré  les 
rapports  réels  des  choses;  »  et,  comme  il  s'adressait  aux  élèves 
de  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  il  invoquait,  à  l'appui  de  son  affîrma- 

(1)  C'est  Walckenaer,  je  crois,  qui  fait  remarquer  quelque  part  qu'aucune 
époque  historique  n'a  poussé  plus  loin  que  la  Fronde  le  goût  du  «  travestissement  ;  t 
et  la  remarque  vaut  la  peine  (('('iro  mlonufi. 


LA   MALADIE    DU    BURLESQUE.  681 

lion,  l'exemple  de  Michel-Ange  et  celui  de  Rubens.  En  Sorbonne 
ou  au  Collège  de  France,  il  eût  appelé  en  témoignage  la  tra- 
gédie de  Corneille  et  le  drame  d'Hugo.  Avait-il  raison,  après 
cela,  de  dire  :  «  Les  plus  grandes  écoles?  »  C'est  une  question, 
et  il  ne  s'agit  point  aujourd'hui  de  donner  des  rangs.  Mais, 
pour  ne  pas  sortir  du  champ  de  la  littérature,  et  de  la  littéra- 
ture française,  il  est  bien  certain  que  ni  Ronsard  et  son  école, 
ni  Malherbe,  ni  surtout  nos  «  précieux,  »  au  début  du  xvn^  siècle 
ne  se  sont,  proposé  dïmiter  la  nature,  mais  au  contraire  de 
r  «  orner,  »  de  1'  «  embellir,  »  ou,  comme  Ralzac  et  comme 
Corneille,  lorsqu'ils  croyaient  en  avoir  la  force,  de  1'  «  héroïser.  » 
L'exemple  de  Corneille,  à  cet  égard,  est  caractéristique,  si  l'on 
songe  à  cette  «  admiration  »  dont  il  a  fait,  comme  l'on  sait,  le 
principal  ressort  de  son  théâtre,  et  qui  la  finalement  conduit  à 
cette  énormité  que  «  l'invraisemblable  »  était  peut-être  l'objet  de 
l'art,  ou  tout  au  moins  de  son  art  :  «  Le  sujet  d'une  belle  tra- 
gédie doit  n'être  pas  vraisemblable.  »  Or,  Corneille,  —  et  quoi 
qu'on  en  dise,  —  n'est  lui-même  que  le  premier,  le  plus  grand, 
le  plus  illustre  des  «  précieux,  »  mais  un  «  précieux;  »  et,  à  ce 
propos,  il  ne  faut  pas  se  lasser  de  rappeler  que  ni  Molière,  ni 
Racine,  ni  Boileau  ne  l'ont  excepté  des  critiques  qu'ils  diri- 
geaient contre  l'hôtel  de  Rambouillet. 

Nous  avons  aujourd'hui  la  manie  de  réconcilier  dans  la 
mort  des  adversaires  qui,  tandis  qu'ils  vivaient,  n'ont  travaillé 
qu'à  se  nuire.  Mais  c'est  bien  à  Corneille  que  s'en  prend 
Molière  dans  le  passage  connu  de  sa  Critique  de  l'École  det 
Femmes  sur  la  difficulté  relative  de  la  comédie  et  de  la  tragédie 
On  exagérerait  à  peine  si  Ion  disait  que  presque  toutes  les  Pré- 
faces de  Racine  sont  dirigées  contre  Corneille.  Le  troisième 
chant  de  l'Art  poétique,  en  ce  qui  regarde  la  tragédie,  n'est  qu'une 
comparaison  de  la  tragédie  de  Racine  avec  celle  de  Corneille,  — 
et  au  pire  aommage  de  Corneille.  Et  sans  doute,  Boileau, 
Racine,  Molière  ont  eu  raison  !  Car,  tous  les  défauts  des  précieux, 
comme  aussi  toutes  leurs  qualités,  sont  ceux  de  Corneille,  et 
ce  qui  lui  ressemble,  ou  ce  qui  lui  ressemblerait  le  plus  dans 
la  littérature  de  son  temps,  ce  serait  les  romans  de  M""  de 
Scudéri,  Ibrahim,  le  Grand  Cyrus,  Clélie,  si  seulement  la  Idu- 
gueur  n'en  était  pas  insupportable,  et  le  style  plus  banal  encore 
que  prolixe  et  verbeux.' Mais  la  source  d'inspiration  est  la  même. 
On  n'  «  imite  "  ici  la  luiture  qu'en  vue  de  1'  «  embellir  »  ou  do 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

r  «  orner.  »  On  prend  à  la  lettre,  et  avant  la  lettre,  le  mot  cé- 
lèbre :  «  Quelle  vanité  que  la  peinture  qui  attire  notre  admiration 
par  l'imitation  de  choses  dont  nous  n'admirons  point  les  origi- 
naux I  ))  et,  en  conséquence,  l'art  consiste  justement  dans  ce  que 
l'on  ajoute  à  ces  originaux.  L'original  n'est  plus  qu'un  prétexte 
ou  un  point  de  départ,  et  c'est  tout  ce  qu'il  garde,  si  je  puis  ainsi 
dire,  de  commun  avec  l'intention  de  l'artiste  ou  du  poète.  Et,  dans 
de  telles  conditions,  s'il  ae  demeure  plus  qu'une  question,  qui 
est  de  savoir  «  comment  »  on  déformera  la  nature,  c'est  ici, 
nous  semble-t-il,  qu'on  ne  saurait  méconnaître  l'étroite  parenté 
du  précieux  et  du  burlesque.  Le  théâtre  de  Scarron  est  si  peu  le 
contraire  de  celui  de  Corneille  qu  il  eu  est  1'  «  envers  »  ou  le 
«  revers.  » 

De  même  que  le  burlesque,  en  effet,  c'est  par  le  moyen  du 
«travestissement  »  que  le  précieux  se  réalise,  et  si  bien  qu'il  de- 
vient quelquefois  difficile  de  les  distinguer  l'un  de  l'autre.  Lorsque 
Cathos  dit  à  son  petit  laquais  :  «  Voiturez-nous  ici  les  commo- 
dités de  la  conversation,  »  si  son  langage  est  précieux  ou  bur- 
lesque, on  pourrait  dire  en  vérité  que  nous  ne  le  savons  que 
depuis  Molière;  mais  ce  qui  n'est  pas  douteux,  c'est  que  toute 
la  finesse  et  la  distinction  qu'elle  croit  mettre  dans  sa  façon  de 
parler  ne  consistent  qu'à  «  déguiser  »  ce  qu'elle  veut  désigner. 
Périphrase,  métaphore,  altération  de  sens,  présentation  de  l'objet 
par  son  aspect  le  plus  inattendu  : 

Ne  dis  plus  qu'il  est  amarante, 
Dis  plutôt  qu'il  est  de  ma  rente, 

si  l'on  analyse  l'un  après  l'autre  les  procédés  du  style  précieux, 
on  trouvera  de  la  sorte  que  la  loi  principale  en  est  de  «  trans- 
poser »  ou  de  «  travestir.  »  Il  s'agit  précisément,  dans  le  style 
précieux  comme  dans  le  style  burlesque,  de  ne  pas  nommer  les 
choses  par  leur  nom.  Ce  que  les  burlesques  avilissent  pour  nous 
faire  rire,  les  précieux  le  fardent  pour  nous  le  faire  admirer. 
Egalement  éloignés  de  vouloir  imiter  la  nature,  ils  s'accordent 
en  oe  point  que  le  triomphe  do  l'art  est  de  la  dénaturer.  On  est 
alors  poète  ou  romancier  dans  la  mesure  où  l'on  passe  la  nature. 
Et  d'ailleurs  on  passe  la  nature,  on  en  sort,  si  je  puis  ainsi  parler, 
par  l'extrémité  que  Ton  veut,  celui-ci,  comme  Corneille,  en  pous- 
sant à  bout  l'héroïsme,  et  celui-là.  comme  Scarron,  en  outrant 


ai 


LA  MALADIE  DU  BURLESQUE.  683 

la  caricature,  M"'  de  Scudéri,  en  raffinant  sur  le  sentiment,  et 
Balzac,  en  se  guindant  sur  le  modèle  des  «  anciens  Romains.  »  Le 
propre  d'un  système  d'art  complet,  qu'on  le  fasse  consister  dans 
l'imitation  ou  dans  l'altération  de  la  nature,  est  de  comporter  plus 
d'une  maoifestation  de  lui-même,  et  l'auteur  à' Andromaque  est 
de  la  même  école  que  cedui  de  l'Avare.  C'est  à  peu  près  ainsi  que 
le  burlesque  et  le  précieux  sont,  comme  on  pourrait  dire,  des 
«  espèces  »  d'un  même  «  genre,  »  et  s'opposent  d'ailleurs  par 
autant  de  traits  que  l'on  voudra,  mais  ne  sont,  en  ce  qu'ils  ont 
d'essentiel,  que  les  expressions  d'un  même  système  ou  idéal 
d'art. 

Ajoutez  qu'en  outre  le  burlesque  et  le  précieux,  par  des 
moyens  analogues  et  contraires,  se  proposent  uniquement  le 
même  but,  qui  est  r«  émerveillement,  »  la  surprise  ou  l'étonne- 
ment  du  lecteur,  ce  que  le  cavalier  Marin,  en  sa  langue,  appe- 
lait la  maraviglia.  Toute  autre  considération,  —  didactique  ou 
morale,  scientifique  ou  objective,  —  leur  est  entièrement  étran- 
gère. Le  choix  même  des  sujets  ne  se  détermine  qu'en  raison 
des  «  ornemens  »  ou  «  embellissemens  »  que  les  sujets  peuvent 
recevoir,  et  dans  la  mesure  on  lesdits  sujets  semblent  propres 
à  faire  valoir  les  qualités  de  l'auteur  qui  les  traite  : 

...  Et  qux 
Desperat  tractata  nitescere  posse,  relinquit. 

C'est  même  ici  par  oij  le  système  d'art  dont  ils  procèdent 
évolue^,  comme  vers  sa  limite,  vers  le  système  de  «  l'art  pour 
l'art.  »  La  forme  n'y  domine  pas  seulement  le  fond  :  elle  le  com- 
mande. On  ne  choisit  pour  le  représenter  que  ce  qui  rentre  dans 
les  convenances  personnelles  de  l'auteur.  Et,  après  cela,  quand 
le  sujet  «  a  plu,  »  quand  le  public  a  témoigné  qu'il  ne  faisait 
pas  de  l'auteur,  Corneille  ou  Scarron,  moins  d'estime  que  l'au- 
teur lui-même,  l'objet  de  l'art,  dans  l'un  et  dans  l'autre  cas,  est 
pleinement  atteint. 

Comment  donc  l'opinion  s'est-elle  établie  que  l'intention 
de  nos  burlesques  aurait  été  de  réagir  contre  nos  précieux  ; 
et  qu'à  leur  manière  les  Saint-Amant  et  les  Scarron  seraient 
ainsi,  dans  l'histoire  de  notre  littérature  du  xvii®  siècle,  les  pré- 
curseurs des  Molière  et  des  Racine,  des  La  Fontaine  et  des  Boi- 
leau  ?  L'un  de  ces  derniers  l'avait  pourtant  écrit,  au  lendemain 


6Si  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  de  F  École  des  Femmes,  que  c'en  était  fait  du  burlesque 
autant  que  du  précieux,  après  les  Précieuses  ridicules: 

Nous  avons  changé  de  méthode  ; 
Jodelct  n"est  plus  à  la  mode 
Et  maintenant  il  ne  faut  pas 
Quitter  la  nature  d'un  pas. 

Jodelet?  tout  le  monde,  en  1662,  entendait  Scarron,  sous  ce 
nom,  qu'il  avait  rendu  populaire;  et  ces  quatre  petits  vers,  bien 
plats,  de  La  Fontaine,  lequel  n'était  pas  encore  l'auteur  de  ses 
Fables f  ne  sont-ils  pas  significatifs?  Mais  en  France,  depuis 
Rabelais,  ou  même  depuis  le  temps  de  nos  Fabliaux,  on  a 
volontiers  confondu  r«  imitation  de  la  nature  »  avec  la  gros- 
sièreté pure  et  simple,  ou  du  moins  avec  la  vulgarité,  comme  on 
a  confondu  la  franchise  avec  le  cynisme  ;  et  c'est  une  erreur  dont 
je  crains  que  nous  ne  soyons  pas  tout  à  fait  revenus.  De  ce  que 
la  grossièreté  des  termes,  involontaire  ou  voulue,  et  la  bassesse 
ou  la  trivialité  des  sentimens,  tantôt  réelle  et  tantôt  affectée, 
sont  des  éléniens  nécessaires  ou  constitutifs  du  burlesque ,  on 
en  a  donc  conclu  que  le  burlesque  c'était  le  «  naturalisme,  »  et 
par  conséquent  le  contraire  du  précieux.  On  aurait  dû  faire 
attention  que  les  contemporains,  comme  nous  venons  de  le  voir, 
ne  s'y  sont  pas  mépris,  et  quand  je  parle  ici  des  contemporains, 
ce  n'est  plus  seulement  aux  précieux  que  je  songe,  mais  à  ceux 
qui  n'ont  pas  alors  moins  vivement  attaqué  les 

Pousseuses  de  tendresse  et  de  beaux  sentimens 

que   les    «  turlupins.   »    Les  burlesques   sont  les  turlupins  de 
Molière. 

Quant  à  la  raison  de  leurs  attaques,  elle  est  facile  mainte- 
nant à  dire.  Ces  grands,  et  bons,  et  vrais  «  naturalistes  »  ne  peu- 
vent admettre  que  leur  art  se  fasse  un  principe,  ou  seulement 
un  moyen,  de  l'altération  ou  de  la  déformation  de  la  nature.  Je 
ne  dis  pas  qu'ils  ne  se  proposent  eux-mêmes  rien  au  delà  de 
limilalion  do  la  nature;  et,  au  contraire,  je  crois  que  cette  imi- 
tation se  subordonne  assez  souvent  chez  eux  à  quelque  fin,  — 
nolémiqiic  ou  sntii'i(|uo,  didiictiquc  ou  morale,  —  qu'ils  consi- 
dèrent comme  plus  li;iut('.  S'ils  ne  se  posent  pouit  en  «  réforma- 
teurs, »  ils  s'iustituonl  bien,  cl  de  j>r(tpos  d<'?lib(!ré.  les  critiques  des 


LA  MALADIE  DU  BURLESQUE.  685 

mœurs  de  leur  temps.  La  Fontaine  lui-même  pr(^iendra  l'être. 
Je  ne  dis  pas  non  plus  qu'à  ce  mot  de  «  nature,  »  dont  on  a  fait, 
et  dont  on  fait  encore  de  nos  jours,  tant  d'emplois  si  différens, 
ils  donnent  tous  toute  l'étendue  qu'un  Honoré  de  Balzac,  par 
exemple,  lui  donnera  dans  sa  Comédie.  Ils  sont  plus  jeunes  que 
nous  de  deux  siècles  entiers!  Et  j'ajouterai,  si  l'on  veut,  que 
Molière,  directeur  de  théâtre,  et,  comme  tel,  obligé  d'avoir  tou- 
jours l'œil  à  la  recette  ,  mettra  plus  d'une  fois  sous  clef  les 
règles  de  son  esthétique,  pour  écrire  Monsieur  de  Puiirceau- 
gnac  ou  les  Fourberies  de  Scapin.  Mais  leur  point  de  départ  sera 
toujours  l'imitation  de  la  nature,  et  parce  qu'il  sera  l'imitation 
de  la  nature,  c'est  pour  cela  qu'ils  ne  s'en  prendront  ni  plus  ni 
moins,  mais  également  aux  burlesques  et  aux  précieux. 

C'est  aussi  pourquoi  leur  prétendue  victoire,  —  la  victoire 
qu'ils  ont  eux-mêmes  cru  qu'ils  avaient  remportée,  et  qu'on 
célèbre  encore  dans  la  plupart  de  nos  histoires  de  la  littérature, 
—  cette  victoire  a  duré  tout  juste  autant  que  la  vie  publique  de 
Molière,  1659-1673,  et  que  lactivité  littéraire  de  Boileau, 
1664-1680.  La  revanche  de  la  préciosité  commence  avec  la  mé- 
morable et  déloyale  opposition  que  mènera  contre  Racine  la 
cabale  de  Pradon  et  de  M'"*  Deshoulières.  Elle  se  continue,  pour 
ainsi  dire,  à  travers  la  querelle  des  anciens  et  des  modernes,  et 
on  sait  que  Gh.  Perrault,  Fontenelle,  Marivaux,  Montesquieu 
même,  —  le  Montesquieu  des  Lettres  persanes,  1721,  et  du 
Temple  de  Gîiidc,  1725,  —  en  seront  d'illustres  représentans. 
Molière,  Boileau,  Racine,  La  Fontaine  non  seulement  n'ont  pas 
triomphé,  mais  on  s'eflorce  universellement  à  réagir  contre  eux; 
on  conspire  contre  leur  gloire  dans  le  salon  de  M"'°  de  Lam- 
bert; et,  ne  l'oublions  pas,  pour  qu'on  leur  rende  une  complète 
justice,  il  faudra  que  le  xviu''  si-'cle  ait  accompli  plus  de  la  moitié 
de  son  cours. 

III 

De  ces  observations  on  peut  tirer  diverses  conclusions,  de 
diverse  nature,  parmi  lesquelles  j'en  indiquerai  qui  intéressent, 
les  unes  la  littérature  générale,  et  les  autres  l  histoire  de  la 
littérature  française  au  xvii**  siècle. 

C'est  ainsi  d'abord  que,  si  le  burlesque  et  le  précieux  ne  sont 
au  fond  qu'une  môme  chose,  une  même  conception  ou  un  même 


686  RiîVUE   DES    DEUX    MONDES. 

idéal  d'art,  il  apparaît  clairement  que  l'histoire  littéraire  du 
XVII®  siècle  se  divise,  non  pas  en  deux,  mais  en  trois  périodes 
parfaitement  distinctes,  qui,  nécessairement,  se  succèdent  ou  se 
continuent  dans  le  temps,  mais  seulement  dans  le  temps,  et  s'op- 
posent d'ailleurs  par  tous  leurs  caractères.  Encore  une  fois,  —  et 
quoique,  tout  récemment,  on  ait  redit  encore  le  contraire  sur 
tous  les  tons,  —  Molière  n'est  pas  le  «  continuateur  »  de  Scarron, 
à  moins  que  ce  ne  soit  dans  la  cérémonie  du  Bourgeois  Gentil- 
homme ou  dans  celle  du  Malade  imaginaire  ,  ni  Racine  sur- 
tout n'est  le  «  continuateur  »  de  Corneille.  Je  laisse  de  côté  la 
question  de  savoir  jusqu'à  quel  point  ils  y  ont  réussi,  mais  leur 
intention  formelle  a  été  de  faire  «  autrement  »  que  Corneille  et 
Scarron,  et  c'est  sur  cette  intention,  consciente  et  parfaitement 
raisonnée,  qu'il  faut  juger  leur  œuvre.  Telle  également  a  été, 
quelques  années  plus  tard ,  l'intention  des  Fontenelle ,  par 
exemple,  et  des  Marivaux,  et  généralement  de  tous  ceux  qui  se 
sont  portés  contre  les  «  anciens  »  les  champions  acharnés  des 
«  modernes  :  »  Marivaux  a  voulu  faire  autrement  que  Molière, 
et  Fontenelle  autrement  que  Racine.  C'est  ici,  vers  1685  ou  1690, 
qae  commence  la  troisième  période.  Et  il  est  remarquable,  mais 
surtout  instructif  que,  voulant  faire  autrement,  on  n'en  ait  pas 
alors  trouvé  d'autre  moyen,  ou  de  plus  prompt,  ni  de  plus  sûr 
que  de  revenir  au  «  burlesque  »  et  à  la  «  préciosité,  »  comme 
si  l'on  croyait  n'avoir  pas  épuisé  la  fécondité  de  cette  conception 
d'art.  C'est  une  des  raisons  encore  que  nous  avons  de  penser 
que  le  burlesque,  pas  plus  que  le  précieux,  n'est  un  accident 
historique  particulier,  qui  ne  se  serait  vu  qu'une  fois,  en  des 
circonstances  déterminées,  mais  au  contraire  une  tendance  in- 
time ou  une  direction  naturelle  de  l'esprit  humain,  qui  se  don- 
nerait carrière  selon  les  époques,  au  gré  du  caprice  de  la  mode 
ou  de  la  fantaisie  de  l'écrivain,  et  de  la  faveur  avec  laquelle 
l'opinion  les  accueillerait. 

Et,  aussi  bien,  ne  le  sait-on  pas,  qu'avec  une  obstination 
que  l'on  a  peine  à  s'expliquer,  c'est  par  des  «  travestissemens  » 
que  débute  le  futur  auteur  des  Fausses  Confidences  et  du  Jeu  de 
l'Amour  et  du  Hasard?  On  a  essayé  de  le  justifier,  et  de  nous  mon- 
trer dans  les  romans  de  sa  jeunesse,  tels  que  les  Effets  surpre~ 
nans  de  la  sympathie,  une  dérision  des  longs  romans  à  la  Scudéri, 
dont  il  aurait  voulu,  nous  dit-on,  d(''goûter  le  public,  mais  dont 
nous  pouvons  en  tous  cas  tenir  pour  assuré  qu'il  avait  commencé 


LA   MALADIE    DU   BURLESQUE.  687 

par  faire,  lui  Marivaux,  ses  délices.  Ici  encore,  ni  Molière,  ni  Boi- 
leau  n'avaient  pu  enlever  un  lecteur  à  V  «  illustre  fille  ;  »  et  ce  n'est 
pas  seulement  l'auteur  de  Marianne,  c'est  celui  de  Manon  Lescaut 
que  nous  trouverons  plein  de  complaisance  et  d'admiration  pour 
ce  genre  de  récits.  Mais,  dans  son  Télémaque  ou  dans  son  Iliade 
travestie,  l'intention  de  Marivaux  ne  diffère  nullement  de  celle 
de  Scarron.  Il  veut  faire  rire,  et  il  veut  faire  rire  par  les  mêmes 
moyens,  dont  le  principal  est  le  «  travestissement,  »  et  sans  en 
excepter  au  besoin,  lui  qui  sera  le  précieux  Marivaux,  la  gros- 
sièreté du  langage.  Ajoute-t-il  peut-être  à  cette  intention  une 
intention  particulière  que  Scarron  n'avait  pas,  et  qui  est  de 
faire  rire  aux  dépens  de  1'  «  antiquité?  »  C'est  alors  en  cela  qu'il 
est  déjà  du  parti  des  «  modernes;  »  et  puis,  notons  ce  point  que, 
n'étant  pas  très  lettré  lui-même,  il  juge  inutile  ou  impertinent 
que  d'autres  le  soient.  Les  «  illettrés  »  dans  l'histoire  de  notre 
littérature,  —  je  veux  dire  ceux  qui  n'ont  pas  reçu  la  culture 
classique  ou  qui  n'en  ont  pas  profité,  —  ont  toujours  été  du  parti 
des  «  modernes.  »  Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'insister;  l'indi- 
cation nous  entraînerait  trop  loin  si  nous  la  poussions;  et  ce 
que  je  veux  seulement  établir  par  l'exemple  de  Marivaux,  carac- 
téristique sans  doute  entre  tous,  c'est  qu'il  n'a  manqué  pour 
faire  fortune,  au  burlesque  de  Vliiade,  ou  du  Télémaciiie  travestis^ 
qu'un  public  aussi  favorable,  et  à  certains  égards  aussi  neuf  que 
l'avait  été  celui  de  Scarron. 

On  pourrait  suivre,  si  l'on  le  voulait,  cette  veine  du  «  bur- 
lesque »  à  travers  le  xvin°  siècle,  et,  —  quoique,  s'il  n'y  a  pas  de 
burlesque  sans  travestissement,  il  pût  y  avoir  du  travestissement 
sans  burlesque,  —  nous  y  rapporterions  volontiers,  pour  notre 
part,  ces  déguisemens  à  l'orientale  dont  les  Lettres  persanes  sont 
demeurées  le  plus  célèbre.  On  consultera  sur  ce  sujet  un  livre 
récent,  auquel  nous  nous  proposons  de  prochainement  re- 
venir :  c'est  l'Orient  dans  la  littérature  française  des  XVII^  et 
XVI 11^  siècles  (1).  Les  Lettres  persanes  pourraient  faire  illusion; 
et  ce  semble  que,  de  l'Orient  tel  que  le  révélaient  aux  hommes 
du  xvni^  siècle  voyageurs,  missionnaires,  traducteurs,  Montes- 
quieu ait  goûté  la  couleur  exotique;  mais  consultez  Lesage,  — 
son  théâtre  de  la  Foire,  Arlequin  roi  de  Serendib  ou  Arlequin 
Huila,  —  et  vous  verrez  que  c'est  d'abord  et  principalement 

(1)  L'Onent   dans    la    littérature   française    des  XVII'    et  XVIII'   siècles,  par 
M.  Pierre  Martino.  1  vol.  ia-8°.  Paris,  1906,  Hachette. 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  d'un  moven  d'amusement  assez  vuleraire  et  de  satire  assez 
grosse  qu'on  a  usé  de  cet  orientalisme.  A  une  autre  génération, 
les  Siamois  de  Dufresny,  les  Persans  de  Montesquieu,  les  Turcs 
de  Lesage  ont  procuré  le  même  genre  de  divertissement  qu'à 
leurs  contemporains  les  caricatures  de  Scarron  et  de  d'Assoucy. 
Ceux  qui  les  ont  mis  en  scène  ne  se  sont  proposé,  comme  les 
burlesques,  que  de  faire  rire,  en  exagérant  ou  en  déformant  la 
nature  et  la  vérité.  C'est  tout  à  fait  par  hasard  que,  sous  ces  dé- 
guisemens,  quelques  traits  de  juste  satire  se  sont  glissés  de  loin 
en  loin  dans  leur  œuvre.  Il  convient  seulement  d'ajouter  que 
tandis  que  le  burlesque  de  leurs  prédécesseurs  n'avait  été  que 
cynique,  l'Orient,  et  l'idée  qu'on  s'en  faisait  alors,  a  permis  aux 
nouveaux  précieux  de  donner  à  leurs  œuvres  un  accent  de  liber- 
tinage qui  en  fait  trop  souvent  l'unique  et  honteuse  originalité. 

C'est  à  Crébillon  fils  que  je  songe  en  écrivant  ceci.  L'étrange 
personnage  qui  se  délassait  de  ses  fonctions  de  «  censeur  royal  » 
en  écrivant  l' Ecumoire  ou  le  Sopha,  et  qu'une  chaste  et  riche 
Anglaise  épousa  pour  ce  qu'elle  avait  découvert  de  sentimentalité 
dans  ses  polissonneries,  n'a  généralement  pas  de  place  dans  nos 
histoires  de  la  littérature;  et  assurément,  je  ne  demande  pas 
qu'on  lui  en  fasse  une!  Mais  ce  que  pourtant  il  faut  savoir,  —  et 
au  besoin  nous  en  trouverions  la  preuve  dans  la  manière  dont 
Marivaux  a  parlé  de  lui,  comme  d'un  émule  qui  le  déshonorait 
en  l'exagérant,  —  c'est  que  son  succès  a  été  considérable;  et,  la 
raison  de  ce  succès,  je  ne  la  vois  pas  moins  dans  l'extravagance 
ou  le  burlesque  de  ses  inventions  que  dans  lindécence  de  ses 
propos  ou  le  libertinage  de  ses  «  analyses.  »  Ce  n'est  pas  du  tout 
le  nom  d'épicurien  ou  de  voluptueux,  ou  quelque  autre  plus 
sévère,  que  ses  contemporains  lui  donnent,  mais  celui  de  «  fou  », 
de  «  grand  fou,  »  c'est-à-dire  d'auteur  éminemment  plaisant, 
dont  les  imaginations  surprennent  autant  qu'elles  font  rire,  ou 
même  ne  font  rire  que  de  ce  qu'elles  offrent  de  surprenant  et 
d'inatlondii.  Les  romans  de  Crébillon,  comme  les  parodies  de 
Lesage  ou  les  travestisscmens  de  Marivaux,  appartiennent  à 
l'histoire  de  la  littérature  du  burlesque. 

Et  nous  serions  tentés  d'en  dire  autant  du  «  vaudeville  » 
naissant  si,  du  moins,  on  en  veut  avec  nous  retrouver  les  ori- 
gines dans  celle  littérature  dramatique  des  dernières  années  du 
xv!!!"  sièvle,  qui  procède  elle-même  du  Théâtre  de  la  Foire, 
cl  qu'on  voit  alors  se  répandre  sur  nos  boulevards.  Car  c'est 


LA  MALADIE  DU  BURLESQUE.  689 

bien  une  forme  de  «  burlesque,  »  —  comme  le  vaudeville  de 
Duvert  et  Lauzanne,  comme  celui  de  Labiche,  —  et  on  le  verrait 
clairement  si  l'on  prenait  la  peine  d'en  analyser  les  élémens. 
Mais  il  y  a  mieux  que  tout  cela  pour  montrer  dans  l'histoire 
de  notre  littérature  la  continuité  de  la  fortune  du  ((  burlesque,  » 
il  y  a  la  Préface  de  Cromwell;  il  y  a  le  théâtre  de  Victor  Hugo, 
il  y  aurait  ses  Misérables  ;  il  y  a  toute  cette  littérature  roman- 
tique <(  seconde,  »  si  je  puis  ainsi  dire,  qui  s'inspira,  non  pas 
de  la  Pléiade,  comme  on  l'a  erronément  prétendu,  mais,  par 
l'intermédiaire  de  Gautier,  de  l'époque  et  du  style  Louis  XIII; 
il  y  a  l'auteur  de  Tragaldabas  ;  il  y  a  celui  des  Odes  funambu- 
lesques;—  il  y  a  aussi,  puisqu'en  ce  moment  même  on  le  joue  sur 
la  scène  de  la  Comédie-Française,  l'auteur  de  la  Fontaine  de 
Jouvence,  M,  Emile  Bergerat. 

On  peut  dire  qu'essentiellement  la  Préface  de  Cromwell  n'est 
que  la  revendication  des  droits  du  «  burlesque  »  dans  l'art.  Elle 
n'a  d'ailleurs  aucune  valeur,  quoiqu'on  ait  essayé  d'en  faire  ce 
qu'on  appelle  «  un  texte  classique,  »  et  l'ignorance  extraordinaire 
d'Hugo  n'y  a  d'égale  que  son  outrecuidance.  Mais  les  droits  du 
«  burlesque  »  ou  du  «  grotesque  »  dans  l'art,  qu'Hugo  ne  dis- 
tingue pas  ni  ne  distinguera  jamais  du  comique  ou  même  du 
«  naturel,  »  —  voyez  ses  Chansons  des  Rues  et  des  Bois,  —  y 
sont  affirmés  avec  une  force,  une  confiance  et  une  autorité  sin- 
gulières. A  la  vérité,  ce  n'était  point  qu'alors  Hugo  prétendît 
entréprendre  une  réhabilitation  de  Scarron  ou  de  Saint-Amant, 
lesquels  sans  doute  il  n'avait  pas  plus  lus  que  Ronsard  ou  que  Du 
Bellay.  Je  ne  dirai  pas  davantage  qu'entre  son  prodigieux  génie 
et  le  talent  de  l'auteur  du  Typhon  il  y  eût  des  affinités  natu- 
relles !  Tout  ar.  plus  ferai-je  observer  qu'avec  d'énormes  diffé- 
rences de  style,  rien  ne  ressemble  davantage  à  Dom  Japhet 
d Arménie  que  le  quatrième  acte  de  Ruy  Blas.  Mais  ce  que  je 
crois  surtout  qu'on  peut  dire,  et  ce  qui  est  plus  intéressant  à 
constater  que  tout  le  reste,  c'est  cette  renaissance  du  grotesque 
en  des  conditions  et  circonstances  aussi  difl'é rentes  qu'il  se  puisse 
de  celles  qui  avaient  marqué  le  temps  de  sa  première  apparition. 
Et  quand  précisément,  vers  1850,  le  mélange  de  «  grotesque  »  et 
de  ((  précieux  »  qu'a  été  le  «  romantisme  »  cessera  d'être  à  la 
mode,  alors,  comme  deux  cents  ans  auparavant,  ce  sera  «  limi- 
tation  de  la  nature  »  qu'on  lui  opposera. 

Aussi  bien  n'est-ce  pas  seulement  dans  l'histoire  de  notre  lit- 

TOME   iXXlV,   —   100(3.  4^ 


690  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

térature  qu  on  pourrait  suivre,  d'âge  en  âge,  à  travers  ses  alterna- 
tives de  faveur  ou  de  discrédit,  le  développement  du  burlesque, 
c'est  dans  les  autres  littératures  de  l'Europe  moderne,  et  notam- 
ment dans  celles  qui  se  sont  développées  sous  l'influence  de  la 
littérature  italienne  de  la  Renaissance.  Et,  en  eflet,  Euphuisme 
en  Angleterre,  Gongorisme  ou  Cultisme  en  Espagne,  Marinisme 
en  Italie,  le  «  précieux  »  et  le  «  burlesque,  »  quelque  définition 
qu'on  en  donne,  ne  sont  pas  des  «  faits  historiques  »  particuliers, 
contemporains  des  circonstances  particulières  qui  les  ont  vus 
naître,  limités  eux-mêmes,  et  bornés  dans  l'histoire  aux  fron- 
tières chronologiques  de  ces  circonstances  :  ce  sont  des  «  faits 
littéraires  généraux.  »  Un  savant  et  spirituel  jésuite,  fort  ami 
de  Balzac,  à  qui  son  livre  est  dédié,  le  P.  Vavasseur,  a  essayé 
de  montrer,  dans  son  De  ludicra  dictione,  que  le  bon  goût  des 
Latins  et  des  Grecs  les  avait  généralement  préservés  de  verser 
dans  le  «  burlesque  (1).  »  Il  y  a,  je  crois,  du  vrai,  dans  cette 
opinion,  et  j'y  souscrirais  en  partie,  pour  ce  qui  regarde  les 
littératures  anciennes,  si  ce  n'était  un  certain  Aristophane,  dont 
l'atticisme  est  un  peu  mêlé;  mais,  dans  toutes  les  littératures  de 
l'Europe  moderne,  à  un  moment  donné  de  l'histoire,  la  maladie 
du  «  burlesque  »  et  celle  du  «  précieux  »  ont  sévi.  L'exemple  ou 
l'autorité  des  anciens  n'y  peut  rien  ! 

Nous  croirons  donc  que  le  «  précieux  »  et  le  «  burlesque  » 
sont  comme  des  crises  par  lesquelles  il  faut  que  passent  les  lan- 
gues. Et  cette  crise,  nous  rappellerons  en  passant  que  le  français 
ne  s'est  pas  mal  trouvé  de  l'avoir  traversée  :  Molière  lui-même  et 
Boileau  doivent  certainement,  —  et  on  le  prouverait,  —  plus 
qu'ils  ne  pensaient  eux-mêmes  à  ces  «  beaux  esprits,  »  et  peut- 
être  à  ces  «  turlupins  »  qu'ils  ont  décriés.  Nous  verrons  encore, 
dans  le  «  burlesque  »  ou  dans  le  «  précieux,  »  des  formes  ou  des 
procédés  d'art,  je  dirai  môme  toute  une  esthétique;  et  si  le  pre- 
mier article  de  cette  esthétique  consiste  à  croire  que  l'objet  de 
l'art  est  r«  embellissement  »  ou  le  «  perfectionnement  de  la  na- 
ture, »  elle  est  donc  presque  platonicienne.  Il  est  plaisant,  mais 
d'ailleurs  nullement  paradoxal,  si  nous  avons  réussi  à  nous  faire 
comprendre,  que  Scarronsoit  ainsi,  de  très  loin,  mais  très  authen- 
tiquement  apparenté  à  Platon.  El  jteut-être  enfin,  dans  le  «  bur- 
lesque »  comme  dans  le   «  précieux,  »  faut-il  voir  plus  que  des 

(1)  Francisci  Vavassoris  S.  I.  de  ludicra  dictione  liber,  in  quo  tota  jocandi  ratio 
ex  velerum  scriplls  œs/imalur.  Un  vol.  in-4,  Paris,  161)8,  Sébastien  Cramoisy. 


LA    MALADIE    DU    BURLESQUE.  691 

formes  ou  des  procédés  d'art,  et  véritablement  une  «  constitution 
d'esprit.  »  11  y  a  des  esprits  ainsi  faits  que  rien  de  simple  et  sur- 
tout de  naturel  ne  les  intéresse,  et  l'art  ne  commence  pour  eux 
qu'avec  l'exception;  il  n'est  à  leurs  yeux  que  traduction,  trans- 
position, ou  interprétation.  C'est  ce  qu'il  serait  intéressant  de 
montrer  dans  une  étude  plus  étendue,  qui  s'appliquerait  à  toutes 
les  littératures  modernes. 

En  attendant,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  prévenir  une  dernière 
objection,  et  s'il  est  vrai  que  le  «  burlesque  »  et  le  «  précieux  » 
soient  des  «  formes  d'art,  »  ou  une  «  constitution  d'esprit,  »  il 
nous  reste  à  dire  en  terminant  quel  droit  nous  avons  de  les  appe- 
ler des  «  maladies.  »  Il  n'y  a  rien  de  plus  facile  !  C'est  que, 
comme  nous  croyons  l'avoir  montré,  l'estbétique  du  «  bur- 
lesque »  et  du  «  précieux  »  s'opposent  à  l'esthétique  fondée  sur 
r«  imitation  de  la  nature;  »  et  dans  toutes  les  littératures,  —  je 
crois  qu'on  pourrait  dire  dans  tous  les  arts  d'imitation,  —  nous 
voyons  et  nous  constatons  que  les  grandes  œuvres,  unanimement 
reconnues  pour  telles,  ne  relèvent  que  de  la  seconde.  On  ne 
peut  rien  objecter  à  cela.  Ni  Dante,  ni  même  Pétrarque,  ni 
Rabelais,  ni  Molière,  ni  Shakspeare,  ni  Milton,  ni  Cervantes,  ni 
Goethe,  ni  Schiller  ne  sont  des  «  précieux  »  ou  des  «  burlesques,  » 
mais  des  «  naturalistes  »  chacun  à  sa  manière.  Et  puisque  ainsi 
c'est  en  eux,  dans  leur  œuvre,  que  l'humanité  s'est  reconnue, 
comme  dans  la  représentation  ou  dans  l'expression  de  ce  qu'il 
y  a  de  plus  profond  et  en  même  temps  de  plus  élevé  en  elle, 
c'est  donc  eux  qui  sont  sains  et  normaux,  et  les  autres  à  pro- 
portion qu'ils  se  rapprochent  d'eux.  11  y  a  d'ailleurs  des  «  mala- 
dies »  constitutionnelles,  qui  sont  vraisemblablement  inhérentes 
à  l'espèce,  et  dont  l'humanité  ne  se  débarrassera  pas  plus  dans 
Tavenir  que  des  organes  qui  en  sont  le  siège,  ou  des  fonctions 
qui  en  sont  l'occasion. 

F.  Bruneïière. 


LE  SUFFRAGE  UNIVERSEL 


ET 


LES  ÉLECTIONS  DE  1906 


Tous  les  quatre  ans  les  quelques  millions  d'électeurs  que 
compte  la  France,  souverains  en  expectative  pendant  1  4GI  jours, 
se  réveillent  investis,  de  par  un  décret,  des  droits  impériaux  : 
ils  prennent  corps  pour  une  journée  de  huit  heures  du  matin  à 
six  heures  après  midi.  Des  millions  de  rectangles  de  papier  sont 
ainsi  jetés  dans  quelque  50  000  boîtes,  puis  ce  vaste  corps  inor- 
ganique qui  s'appelle  le  suffrage  universel  ayant  ainsi  fait  le 
geste  très  bref  d'où  découlent  les  destinées  de  la  nation,  languit, 
se  désagrègeet  rentre  dans  son  repos.  «  Collège  électoral,  »  écrit- 
on  officiellement  en  1906;  «  peuple  français  assemblé  dans  ses 
comices,  »  disait-on  en  1793;  peu  importent  titres  et  formules, 
les  faits  ne  se  modifient  guère  :  depuis  le  premier  essai  de 
suffrage  semi-restreint  de  1791  ou  rétablissement  du  suffrage 
universel  en  1848,  on  peut  dire  que  le  «  corps  électoral  »  est 
demeuré,  d'élections  en  élections,  aussi  peu  éduqué,  aussi  peu 
organisé,  aussi  amorphe  ou  incohérent,  mais  que,  chaque  fois, 
en  revanche,  il  s'est  montré  soumis  davantage  à  la  tyrannie  du 
nombre  et  à  la  férule  gouvernementale. 

Quels  enseignemens  nous  apportent,  à  cet  égard,  les  élec- 
tions des  G  et  20  mai  dernier? 


LE    SUFFRAGE    UNIVERSEL   ET   LES    ÉLECTIONS    DE    i906.  693 

I 

Et  tout  d'abord  les  électeurs;  ceux  des  |57S  circonscriptions 
de  la  métropole  s'entend,  car  nous  n'exprimons  point  ici  d'opi- 
nion sur  la  représentation  coloniale,  mais  l'analyse  ne  peut,  en 
toute  sincérité,  s'étendre  aux  citoyens  de  la  Pointre-à-Pitre  ou 
de  Pondichéry. 

Il  y  avait  en  France  en  490G,  11166  012  électeurs  inscrils 
contre  10987  500  en  1902,  soit  une  augmentation  de  178  512;  ce 
dernier  chiffre  équivaudrait  pour  une  seule  période  de  quatre 
années,  d'après  la  proportion  généralement  admise  entre  ha- 
bitans  et  électeurs,  à  une  augmentation  de  population  de 
650  000  habitans  environ.  Il  serait  intéressant  de  se  reporter,  à 
cet  égard,  aux  recensemens  de  la  période  1881-1885  qui  corres- 
pond à  la  naissance  de  ces  nouveaux  électeurs.  Puisse  du 
moins  cet  accroissement  d'inscrits  ne  répondre  pas  à  la  seule  caté- 
gorie d'électeurs  auxquels  faisait  allusion  ce  candidat  sceptique- 
lorsq  l'il  répondait  à  un  interlocuteur  désireux  de  savoir  par 
quel  quartier  il  commençait  ses  visites  dans  une  grande  ville 
mériiionale  :  «  Mon  ami,  je  vais  d'abord  au  cimetière,  car 
c'est  là  que  je  me  connais  le  plus  grand  nombre  d'adversaires.  » 
La  surveillance  active  des  listes  électorales  devrait  être  à  la  base 
de  l'organisation  de  tout  parti  politique  :  sans  elle  il  n'y  a  que 
paroles  emportées  par  le  vent  et  qu'argent  sottement  dépensé. 

Sur  ces  11166  012  inscrits,  8  703  302  électeurs  ont  exprimé 
au  premier  tour  de  scrutin  des  suffrages  valables,  représentant 
ainsi  77,95  pour  100  de  la  totalité  du  corps  électoral. 

Les  abstention  3,  bulletins  blancs  ou  suffrages  nuls,  —  se  mon- 
tent ^  2  462  710,  —  soit  22,05  pour  100.  Dans  dix  départemens  (1  ) 
(dont  huit  du  midi)  les  abstentions  ont  dépassé  30  pour  100. 
Que  dire  du  Var,  prompt  à  la  parole,  où  elles  atteignent  52,6 
pour  100  et  de  la  Corse  avec  ses  45,6  pour  100  !  Dans  onze  dé- 
partemens   (2)   (dont  deux  seulement  sont    méridionaux)   elles 

(1)  Var  :  '62,G  p.  100;  Corse  :  43,6  p.  100;  Basses-Alpes:  39,9  p.  100;  Seine-lnfé- 
rieare  :  32,8  p.  100;  Alpes-Maritimes  :  32,3  p.  100;  Puy-de-Dôme:  31,6  p.  100; 
Finistère  :  30,8  p.  100  ;  Bouches-du-Rhône  :  30,3  p.  100  ;  Aude  :  30,3  p.  100;  Rhône  : 
30,1  p.  100. 

(2)  Vendée  :  10,8  p.  100;  Aisne  :  11,8  p.  100;  Oise  :  12  p.  100;  Charente  : 
12,7  p.  100;  I^as-de-Calais  :  13,6  p.  100;  Meuse  :  14,1  p.  100;  Loiret  :  14,4  p.  100; 
Sarthe  :  14,5  p.  100;  Loir-et-Cher  :  15  p.  100;  Yonne  :  15  p.  100;  Hautes-Alpes: 
45  p. 100. 


^)y*  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'ont  pas  dépassé  15  pour  100,  la  Vendée  venant  en  tête  avec 
seulement  10,8  pour  100  d'abstentions,  proportion  qui  est, 
croyons-nous,  bien  rarement  atteinte.  Or,  il  y  a  eu,  d'une  part, 
79  790  abstentions,  bulletins  blancs  ou  suffrages  nuls  de  moins 
qu'en  1902  (où  ils  atteignaient  2  542  500,  soit  23,2  pour  100),  de 
l'autre,  augmenfation  des  inscrits  ;  on  a  donc  voté  plus  qu'il  y  a 
quatre  ans,  puisque,  si  la  même  proportion  d'abstentions  s'était 
observée  qu'en  1902,  elles  auraient  dû  s'accroître  de  41  414  et 
atteindre  ainsi  le  chiffre  de  2  583  914.  L'âpreté  de  la  lutte  et 
la  nature  des  intérêts  engagés  entrent  comme  des  facteurs  im- 
portans,  dans  cette  recrudescence  des  votes  ;  mais  il  est  d'autres 
élémens  psychologiques  de  nature  plus  grossière  qui,  au  dire 
des  médisans,  ne  sont  point  à  dédaigner.  L'accès  de  vertu  inac- 
coutumé auquel  s'abandonnait  la  dernière  Chambre,  lorsqu'elle 
édictait,  le  28  octobre  1904,  des  dispositions  relatives  au  secret 
du  vote,  n'a  pas  eu  en  effet  d'écho  dans  les  couloirs  du  Luxem- 
bourg. L'enveloppe  cachetée,  le  célèbre  «  isoloir,  »  la  surveillance 
du  dépouillement  par  les  représentans  des  candidats,  ainsi  qu'elle 
se  pratique  en  Angleterre,  sont,  dans  la  cuisine  électorale,  de  ces 
palliatifs  hygiéniques,  dont  l'application  laisse  toujours  à  désirer 
et  des  paquets  de  bulletins  continuent  de  se  perdre  ou  de  se 
transformer,  et  des  mairies  sont,  comme  par  le  passé,  envahies 
par  les  uns  et  interdites  aux  autres.  Inscriptions  des  élec- 
teurs ou  radiations,  dépouillement  du  scrutin,  recensement  des 
opérations  électorales,  ces  trois  actes  essentiels  demeurent,  tant 
par  la  paresse,  l'imprévoyance  et  l'émiettement  des  partis  que 
par  l'hostilité  des  agens  publics  et  des  vainqueurs,  des  fonctions 
inexercées  par  la  minorité.  Et  pourtant  quel  intérêt  de  moralité 
les  élus  comme  les  vaincus  et  comme  le  gouvernement  n'au- 
raient-ils pas  à  donner,  à  obtenir  ou  à  pratiquer  de  telles  garanties  I 
Les  8  703  302  suffrages  valables  ont  donné  5025  331  voix 
(45  pour  100  des  inscrits  et  57,7  pour  100  des  votans)  aux 
1024  candidats  du  Bloc;  3  606  728  voix  aux  550  candidats 
d'opposition;  et  74  021  voix  à  des  candidats  de  dénomination  di- 
verses :  pasteur  socialiste  chrétien,  antijuif,  antimilitariste,  ré- 
publicain démocrate,  catholique  républicain,  candidat  des  inscrits 
maritimes...  et  autres,  plus  ou  moins  éminens,  mais  d'ailleurs 
inclassables  ou  indécis.  La  majorité  gouvernementale,  au  pre- 
mier tour  de  scrutin,  se  chiffre  ainsi,  sur  l'ensemble  des  votans, 
à  1  418  G03  voix  :  d'où  il  suit  qu'un  déplacement  de  709  302  voix» 


LE  SUFFRAGE  UNIVERSEL  ET  LES  ÉLECTIONS  DE  1960.     695 

représentant  à  peu  près  le  nombre  des  fonctionnaires  (sans 
compter  leurs  parens,  alliés,  serviteurs,  cliens  ou  obligés,  ou 
les  agens  officieux  du  ministre  de  l'Intérieur)  rompraient  le  glo- 
rieux équilibre  de  la  machine  radicalo-socialiste.  S'il  est  vrai 
que  l'écart  a  fortement  augmenté  depuis  1902,  on  peut  dire 
pourtant,  quelque  paradoxale  que  cette  assertion  paraisse  à 
beaucoup,  qu'à  l'examiner  dans  ses  détails  et  à  l'analyser  ainsi 
de  sang-froid,  la  manifestation  du  6  mai  n'a  peut-être  pas  été 
aussi  «  éclatante  »  que  l'affirme  la  dernière  déclaration  mi- 
nistérielle, et  que  la  partie  n'est,  peut-être,  pas  aussi  irrémé- 
diablement compromise  que  l'annoncent,  suivant  leurs  habi- 
tudes périodiques,  les  découragés  par  profession,  toujours  prêts 
à  porter  le  deuil  de  ce  qu'ils  appellent  assez  orgueilleusement 
leurs  illusions.  Ainsi  que  nous  le  verrons  plus  loin  en  repre- 
nant ces  chiffres,  la  majorité  élue  et  légiférante  est  une  majorité 
déformée,  grossie,  boursouflée.  Elle  est  fort  éloignée  d'être  la 
représentation  exacte  de  la  «  volonté  nationale,  »  ainsi  exprimée 
au  premier  tour  de  scrutin.  Et  par  suite  de  la  défectuosité  du 
mode  de  votation,  on  peut  dire  qu'elle  n'est  autre  qu'un  men- 
songe heureux  dont  profitent  les  partis  gouvernementaux  et  en 
compagnie  duquel  il  faut  nous  résigner,  pour  le  moins,  à  vivre 
quatre  années  durant. 

En  ce  qui  concerne  les  partis  ou  groupemens  principaux,  il 
n'est  pas  sans  intérêt  de  donner  la  décomposition  des  votes  du 
6  mai  (1)  : 

1484066  voix  se  sont  portées  sur  227  candidats  radicaux-socialistes. 
1288  483    —  — 

1198  959    —  — 

1118043  —  — 

1033  823  —  — 

986  961  —  — 

962411  —  — 

539313  —  — 

74021  —  — 

Après  les  électeurs  qui  font  les  députés,  les  candidats  qui 
aspirent  à  l'être  et  les  élus  qui  sont  proclamés  :  1610  can- 
didats environ  en  1906  pour  575  sièges  contre  4  000  environ  en 

(1)  Nous  avons  utilisé  oour  ce  travail  les  chiffres  ^t  dénominations  donnés  par 


234 

radicaux. 

391 

socialistes    unifiés    ou 

indépendans. 

177 

progressistes. 

162 

républicains  de  gauche. 

126 

conservateurs. 

162 

libéraux. 

88 

-        nationalistes. 

»         - 

divers. 

69G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1902  (1).  Cette  diminution  provient-elle  d'une  modestie  crois- 
sante chez  nos  concitoyens?  Y  a-t-il  pénurie  dans  la  matière 
«  députable?  »  satiété  des  appétits?  ou  encore  dégoût  très  louable 
des  intrigues?  Il  n'est  pas  interdit  d'en  douter  jusqu'à  plus  ample 
informé.  La  concentration  des  partis,  le  resserrement  des  inté- 
Têts,  les  essais  de  discipline  politique  sont  bien  plutôt  des 
raisons  à  indiquer  en  l'espèce,  sans  que  ce  soit  ici  le  lieu  de  les 
approfondir.  Il  importe  toutefois  de  retenir  ce  fait  que  les  so- 
cialistes, tant  unifiés  qu'indépendans,  et  les  uns  souvent  contre 
les  autres,  ont,  pour  la  première  fois,  importé  en  France  la  tac- 
tique appliquée  par  la  Social-Démocratie  allemande  lors  des 
dernières  élections  au  Reichstag  (2)  Ils  ont  présenté  un  grand 
nombre  de.  candidats  (391)  pour  réunir  dans  l'ensemble  du  pays 
un  grand  nombre  de  voix.  Il  en  résulte  cette  singularité  que  le 
chiffre  des  voix  obtenues  en  moyenne  par  un  candidat  socialiste 
n'est  que  de  3  064-,  a^ors  que  la  moyenne  des  candidats  conser- 
vateurs en  a  obtenu  7  831,  et  la  moyenne  des  candidats  républi- 
cains de  gauche  6  505. 

Sur  les  575  députés,  419  ont  été  élus  au  premier  tour  de 
sl;rtïtin,  156  au  ballottage.  L'ensemble  de  ces  élus  a  obtenu 
5223304  voix,  soit  46,8  pour  100  des  inscrits,  ce  qui  ne  peut 
passer  pour  la  majorité  et  60,2  pour  100  des  votans,  ce  qui  est 
une  faible  majorité. 

Députés  radicaux-socialistes 1186130  voix. 

—  radicaux 984  000  — 

—  républicains  de  gauche 743181  — 

—  progressistes  . 528  446  — 

—  socialistes  unifiés 511132  — 

—  conservateurs 461570  — 

—  libéraux 395  394  — 

—  nationalistes 231 965  — 

—  divers 92  731  — 

—  socialistes  indépendans 88  754  — 

le  Temps,  le  Journal  des  De'bats,  le  Petit  Parisien  et,  pour  les  députés  sortans  les 
votes  divers  relatifs  à  la  séparation  et  aux  congrégations  enseignantes. 

(1)  A  propos  des  élections  législatives  de  1002,  par  M.  Jean  Darcy.  Revue  du 
15  août  1902. 

(2)  Le  Reichstag  allemand  compte  397  députés,  parmi  lesquels  sont  actuelle- 
ment 81  socialistes.  Aux  élections  de  1903,  les  socialistes  allemands  ont  obtenu, 
au  prem.ier  tour,  2  900  000  voix,  sur  8000  000  de  votans.  Ils  avaient  ainsi  gagné 
793  000  voix  sur  1898.  Les  candidats  social-démocrates  étaient,  au  scrutin  de  ballot- 
tage, premiers  ou  seconds  dans  177  circonscriptions. 


LE    SUFFRAGE    UNIVERSEL    ET   LES    ÉLECTIONS    DE    J906.  G97 

Les  voix  battues,  c'est-à-dire  les  voix  émises,  mais  perdues 
pour  la  représentation  nationale,  en  un  mot  les  voix  devenues 
inutiles,  sont  au  nombre  de  3  479  998  et  les  électeurs  non  repré- 
sentés au  nombre  de  5  937  708,  soit  53,2  pour  100  du  corps  élec- 
toral. Enfin  les  3  558200  voix  obtenues  par  les  395  députés  de  la 
majorité  atteignent  péniblement  32,2  pour  100  des  inscrits  et 
40,7  pour  100  des  votans. 

La  loi  est  donc  faite  et  appliquée  par  un  groupe  qui  ne 
représente  môme  pas  le  tiers  des  citoyens  adultes  de  la  métro- 
pole. La  Chambre  ne  représente  pas  la  majorité  du  pays;  la  ma- 
jorité élue  ne  représente  pas  la  majorité  des  votans;  et  cette  ma- 
jorité élue  détient  un  nombre  de  sièges  qui  ne  correspond  pas 
au  nombre  de  voix  qu'elle  a  recueillies. 

Si  nous  nous  reportons,  en  effet,  au  premier  tour  de  scrutin 
qui  donne  seul  une  base  d'appréciation  solide,  nous  constatons' 
ainsi  qu'il  a  été  vu,  que  les  candidats  du  Bloc  ont  groupe 
57,7  pour  100  des  suffrages  valables.  Si  l'on  imagine  la  France 
comme  formant  dans  son  ensemble  une  circonscription  unique, 
suivant  cette  fiction  légale  que  chaque  ^député  est  1/575^  de  la 
représentation  nationale,  le  Bloc  devrait,  aux  termes  de  la  pro- 
portion sus-mentionnée,  avoir  obtenu  331  députés,  les  groupes 
d'opposition  225,  et  les  flottans  ou  inclassables  19.  Il  serait  ainsi 
assuré  d'une  majorité  de  gauche  de  106  voix.  Or  les  élus  du 
Bloc  sont  au  nombre  de  395,  et  ceux  de  l'opposition  de  180, 
ce  qui  représente  une  majorité  de  215  voix.  Cette  majorité  est 
donc,  de  par  la  loi  électorale  et  l'organisation  des  circonscrip- 
tions, aujourd'hui  grossie  de  109  voix  qui  ne  correspondent  pas 
à  la  véritable  majorité  des  suffrages  émis  par  l'ensemble  des 
votans. 

La  disproportion  n'est  pas  moins  choquante  entre  ce  qu'on 
peut  appeler  la  masse  électorale  des  députés  et  leur  capacité 
législative.  Chaque  circonscription  a  son  représentant  qui,  dans 
la  mécanique  du  Palais-Bourbon  représente  une  unité,  que  cette 
circonscription  contienne  comme  l'arrondissement  de  Sarlat 
32517  électeurs,  dont  le  député  est  censé  devenir  le  mandataire, 
ou  3  443  comme  celui  de  Barcelonnette.  Chaque  député  ne  dis- 
pose également  que  d'une  voix,  qu'il  ait  été  élu  par  22  832  élec- 
teurs comme  le  marquis  de  Dion  (Loire-Inférieure 'l  ou  par 
1735  comme  M.  Joly,  des  Basses-Alpes.  Il  en  résulte  que  les 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dix  députés  qui  ont  obtenu  le  plus  grand  nombre  de  voix  repré- 
sentent 168028  électeurs,  contre  30  075  groupées  par  les  dix 
députés  qui  ont  obtenu  le  plus  petit  nombre  de  voix,  et  qu'en 
réunissant  huit  de  ces  derniers  on  n'arrive  pas  au  total  des  voix 
données  au  seul  marquis  de  Dion.  En  vérité,  quelle  respectable 
puissance  que  ce  citoyen  de  Sisteron  dont  le  poids  législatif  est 
treize  fois  supérieur  à  celui  d'un  électeur  de  Nantes  (3®  cir- 
conscription) et  près  de  dix  fois  supérieur  à  celui  d'un  client  de 
M.  Berteaux,  de  Versailles  (l")  ! 

Ainsi  la  moyenne  des  voix  de  chacun  des  44  députés  (1)  con- 
servateurs représente  10  490  électeurs,  et  celle  de  chacun  des 
14  députés  socialistes  indépendans  6338  seulement. 

Le  scrutin  de  ballottage  condamne  de  même,  en  certains 
points,  le  suffrage  majoritaire.  La  France  est  l'une  des  seules 
nations  où  le  ballottage  soit  laissé  à  l'état  inorganique  :  l'Angle- 
terre et  la  Belgique  ne  l'admettent  pas;  l'Allemagne  le  régle- 
mente en  limitant,  au  second  tour  de  scrutin,  les  candidatures 
aux  deux  seuls  candidats  qui  ont  obtenu  le  plus  grand  nombre 
de  voix.  En  fait  cela  tend  à  devenir  l'usage  en  France,  puisque,  le 
20  mai  dernier,  sur  156  ballottages,  17  députés  n'ont  pas  eu  de 
concurrent,  124  en  ont  eu  deux,  et  15  plus  de  deux  (2).  Mais  le 
mode  actuel  du  scrutin  de  ballottage  amène  à  de  singulières  in- 
conséquences ;  en  voici  deux  exemples  typiques. 

Dans  la  5«  circonscription  de  Saint-Denis,  M.  Guyot  de  Ville- 
neuve obtenait  au  premier  tour  9091  voix,  M.  Dépasse  5377  et 
M.  Henripré  4  008.  Il  y  eut  ballottage,  aucun  candidat  n'ayant 
obtenu  un  chiffre  de  voix  égal  à  la  moitié  plus  un  des  votans 
(soit  9239  voix).  Au  second  tour  M.  Dopasse  fut  proclamé  élu  par 
8218  voix,  c'est-à-dire  avec  873  voix  de  moins  que  n'en  avait 
obtenu  au  premier  tour  M.  Guyot  de  Villeneuve  mis  en  ballot- 
tage pour  insuffisance  de  suffrages!  Même  fait  dans  la  Vienne 
(Poitiers,  1"*}  où  le  docteur  Gibiel  a  été  élu  au  second  tour  par 

(1)  La  moyenne  des  électeurs  représentés  par  chaque  député  est  de  9  014,  chiffre 
que  dépassent  264  députés. 

(2)  Au  premier  lourde  scrutin  il  n'y  a  eu  qu'un  candidat  dans  25  circonscriptions- 
Ces  circonscriptions  ont  nommé  21  députés  d'opposition  et  4  du  Bloc.  En  Angle- 
terre il  n'y  aurait  pas  eu  de  vote.  La  déclaration  de  candidature  eut  suffi  pour 
assurer  un  siège  au  seul  candidat  déclaré.  —  D;ins  156  circonscriptions  il  y  a  eu 
deux  candidats.  Dans  le  seul  arrondissement  d'Ajaccio  on  a  compté  15  candidats 
dont  dix  «  réactionnaires,  »  ayant  obtenu  une  moyenne  de  238  voix  1 


LE   SUFFRAGE   UNIVERSEL   ET  LES   ÉLECTIONS   DE   1906.  699 

7445  voix,  alors  que  M.  de  Montjou  en  avait  obtenu  au  premier 
tour  7654,  soit  209  de  plus. 

Jeux  de  cascade  et  non  pas  élections.  C'est  le  malheur  de  ce 
qu'on  appelle  «  la  Raison  »  dans  ce  pays  qui  se  dit  le  plus  épris  de 
raison  du  monde,  de  confiner,  parfois,  tout  uniment  à  l'absurde. 


II 

Il  n'est  peut-être  pas  aussi  téméraire  qu'on  veut  bien  le  dire 
de  rechercher  les  causes  de  cet  accroissement  de  la  majorité 
radicalo-socialiste.  Le  recul  du  temps  manque,  sans  doute,  en- 
core pour  les  apprécier,  mais  il  faut  en  politique  savoir  regarder 
vite  et  clair.  L'historien  pèse  les  faits  quand  leurs  origines  sont, 
depuis  longtemps,  mises  à  nu  et  quand  leurs  conséquences  se 
sont,  depuis  longtemps,  déroulées.  Le  politique,  sans  prétendre 
au  rôle  inutile  et  ingrat  de  prophète  de  l'avenir,  est  contraint  de 
juger  les  faits  au  jour  le  jour,  quitte  à  compter  avec  ses  erreurs; 
le  difficile  de  sa  tâche  consiste  en  ceci  qu'il  doit  se  tailler  à  la 
hache  un  chemin  au  travers  de  la  brousse;  s'il  est  un  maître,  il 
domine  les  événemens;  s'il  est  simplement  sagace,  il  les  utilise, 
s'il  est  aveugle,  il  se  laisse  écraser  par  eux. 

Trois  cent  vingt  mille  jeunes  gens,  en  chiffre  rond,  forment 
le  contingent  annuel  de  nos  classes  de  recrutement.  Ce  sont  donc 
également  trois  cent  vingt  mille  jeunes  gens  environ  qui  sont 
annuellement  ajoutés  aux  listes  électorales.  Ceux  qui  sont  par- 
venus à  la  vie  électorale  de  1902  à  1906  sont  nés  de  1881  à 
4885  (1).  Ils  ont  d^nc  été  formés,  instruits,  façonnés  au  radica- 
lisme par  les  généiations  nouvelles  d'instituteurs  et  par  elles  dans 
l'école  nouvelle  qui  commençait  alors  à  porter  tous  ses  fruits.  En 
quatre  ans  ce  sont  ainsi,  d'une  part,  1  280000  électeurs  nouveaux 
qui  pénètrent  dans  la  vie  nationale,  et  de  l'autre  plusieurs  cen- 
taines de  mille  d'électeurs  qui  disparaissent,  alors  que,  mûris  par 
l'âge  et  par  l'expérience,  ils  étaient  moins  sensibles  aux  idées  nou- 
velles et  certainement  moins  aisément  «  intoxicables.  »  Les  rangs 
des  électeurs  qui  avaient  l'âge  d'homme  à  l'époque  de  la  Guerre 
et  de  la  Commune  commencent  à  s'éclaircir.  Le  travail  incessant 

(1)  Ou  plus  exactement,  pour  le  plus  grand  nombre  d'entre  eux,  de  187S  à  1SS2, 
puisque,  jusqu'ici,  l'inscrit  ne  devenait  généralement  votant  au'à  24  ans,  en  raison 
des  trois  années  de  présence  sous  les  drapeaux. 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

auquel  se  livrent  tant  à  la  ville  qu'à  la  campagne,  tant  à  l'école 
qu'aux  cours  d'adultes,  les  organes  de  la  libre  pensée  et  du  radi- 
calisme, la  propagande  chaque  jour  mieux  disciplinée  et  plus 
sûrement  dirigée  des  feuilles  avancées  ont  pesé  d'un  poids  indis- 
cutable dans  les  dernières  élections.  Il  est  certain,  quelque  in- 
quiétant que  cela  puisse  être  pour  l'avenir,  que  ce  sont  les  jeunes 
gens  qui  ont,  en  grande  partie,  fait  les  scrutins  des  6  et  20  mai 
dernier.  Et,  sans  doute,  est-ce  en  ce  point  que  résidera  la  plus 
grande  difficulté  de  la  lutte  de  demain.  Il  ne  peut  en  être  au- 
trement :  à  école  rouge,  élections  rouges.  Sans  aller  jusqu'aux 
factums  de  M.  Thalamas  ou  de  M.  Gustave  Hervé,  chaque  exem- 
plaire des  manuels  d'histoire  de  nos  modernes  Loriquets,  chaque 
opuscule  de  morale  athée,  irréligieuse  ou  antimilitariste  qui  sort 
des  presses  radicales  accroît  le  nombre  de  nos  Jacobins,  en  défor- 
mant la  mentalité  de  nos  «  primaires.  » 

Et  que  ne  promet-on  pas  aux  appétits  chaque  jour  plus  ex- 
cités de  cette  masse  ardente!  Ici,  délire  budgétaire  et  surenchère 
électorale  des  575  (1)  députés  qui  veulent  conserver  leur  siège; 
là,  délire  des  aspirans  législateurs  qui,  ne  pouvant  se  réclamer 
de  leurs  votes  d'hier,  font  miroiter  leurs  votes  de  demain  :  pro- 
cureurs impitoyables  ils  requièrent  en  termes  indignés  contre  la 
société  qui  ne  s'est  pas,  jusqu'à  ce  jour,  abandonnée  à  eux  et 
chantent  l'idylle  de  «  l'humanité  nouvelle  »  régénérée  par  leurs 
soins.  Ainsi,  la  Chambre  expirante  a  voté  la  loi  de  deux  ans,  la 
loi  sur  les  bouilleurs  de  cru,  la  loi  sur  les  retraites  ouvrières, 
comptant  toujours  sur  la  prudence  du  Sénat  pour  raccommoder 
son  œuvre  hâtive  et  malfaisante.  Elle  se  savait  des  tuteurs  et  peu 
lui  importail  de  mourir  sur  des  promesses  auxquelles  devait  se 
prendre  le  corps  électoral  !  L'Angleterre  a  depuis  longtemps  obvié 
à  cet  inconvénient  par  la  pratique  très  sage  de  la  dissolution  de 
la  Chambre  des  communes,  qui  arrive  rarement  au  terme  exact 
de  son  mandat.  Les  pénibles  révélations  auxquelles  le  ministre 
des  Finances  a  été  amené  au  sujet  du  budget  de  1907  font  voir 
sans  ambages  vers  quel  abîme  nous  conduit,  de  gaîté  de  cœur, 
le  député  en  mal  de  réélection.  Un  échec  tel  que  celui  de  M.  Motte 
à  Roubaix  et  le  succès  de  M.  Jules  Guesde  nous  apprennent, 
d'autre  part,  sans  qu'il  y  ail  sujet  de  s'en  étonner,  qu'il  serait 
vraiment  malavisé  de  s'arrêter  dans  la  voie  des  chimères.  Et 

(1)  La  Chambre  actuelle  contient  -410  députés  qui  faisaient  partie  de  la  précé- 
dente législature. 


LE    SUFFRAGE    UNIVERSEL    ET    LES    ÉLECTIONS    DE    1906,  ',01 

comment  le  protagoniste  de  la  journée  de  une  heure  vingt  mi- 
nutes de  travail  ne  serait-il  pas,  en  telle  affaire,  le  plus  irré- 
sistible des  séducteurs?  Il  faut  au  candidat  un  singulier  mérite 
pour  demeurer  honnête. 

Le  mérite  de  l'électeur  qui  ne  mord  pas  à  l'appât  est  sans 
doute  plus  grand  encore.  Il  se  met  lui-même,  pour  ainsi  dire,  hors 
la  grâce  des  dieux  tout-puissans  ;  il  devient  un  suspect  et  se  con- 
damne à  n'être  qu'un  demi-citoyeo.  Le  plus  surprenant  en  l'es- 
pèce n'est  pas  que  le  gouvernement  puisse  se  réclamer  des 
S  025  331  électeurs  qui  ont  voté  au  premier  tour  pour  les  candi- 
dats de  gauche,  mais  bien  que,  dans  ce  pays  si  centralisé,  si  con- 
servateur de  ce  qui  est,  si  sensible  à  l'attraction  des  forces  admi- 
nistratives, 3  606  728  électeurs  aient  eu  la  fidélité,  la  volonté,  le 
courage  de  soutenir  les  adversaires  déclarés  de  la  politique  gou- 
vernementale. On  ne  saurait,  en  vérité,  reprocher  à  leur  poli- 
tique d'être  opportuniste  et  de  se  réclamer  du  do  nt  des.  On 
peut  dire  d'eux  qu'ils  se  sont  montrés  irréconciliables  et  incor- 
ruptibles puisqu'ils  savent  ne  rien  obtenir.  Leur  vote  est  une 
affirmation  de  principes.  Le  premier  honneur  de  l'opposition  est 
aujourd'hui  dans  ce  fait  même  qu'après  cinq  années  d'ostracisme, 
de  délation  et  de  «  délégation,  »  elle  ait  continué  d'exister,  quand 
bien  même  elle  se  manifeste  très  certainement  amoindrie. 

Les  germes  de  faiblesse  qu'elle  renferme  en  soi  sont  du  reste 
nombreux.  Elle  est  désunie,  ombrageuse,  jalouse,  individua- 
liste à  l'excès  et  marche  à  la  bataille  sous  quatre  étendards  di- 
vers au  lieu  de  se  grouper  sous  un  seul  drapeau  ;  elle  craint  les 
supériorités,  quand  il  s'en  révèle,  et  regimbe  à  leur  discipline. 
Elle  s'épouvante  des  nuances  et  leur  sacrifie  tout.  Ainsi  s'explique 
que,  si  l'on  parle  beaucoup  de  «  l'anli-bloc,  »  on  ne  trouve  guère 
à  sa  place  que  des  fragmens  :  chacun  y  donne  son  avis,  entendant 
le  faire  dominer.  Cette  opposition,  singulièrement  brillante  à  la 
tribune  et  souvent  si  courageuse,  n'a  même  pas  son  conseil  fé- 
déral où  préparer  ses  campagnes  et  ses  attaques  ;  elle  n'a  pas  de 
cadres,  pas  de  «  vvjiips,  »  ne  forme  pas  masse  et  chacun  vou- 
drait s'y  voir,  pour  le  moins,  colonel.  Elle  n'a  pas,  dans  le  pays, 
depuis  tant  d'années  qu'elle  s'y  exerce,  une  organisation  locale, 
partant  de  la  commune  et  aboutissant  à  la  tête;  il  lui  faudrait 
ses  «  maires,  »  ses  «  sous-préfets  »  et  ses  <*  préfets.  »  Elle  na 
pas  en  province  de  grands  organes  régionaux  adaptés  aux  cou- 
tumes, aux  besoins,  aux  exigences  des  populations,  suffisamment 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

renseignés,  et  frappant  le  même  jour  le  même  coup,  avec   la 
même  sûreté  et  la  même  insistance. 

Elle  s'est  présentée  aux  électeurs  tantôt  avec  un  programme 
de  critique  et  tantôt  avec  un  programme  d'idées  pures,  mais  non 
pas  avec  un  programme  commun  de  faits  étudiés,  de  réformes 
mûries,  de  construction  raisonnée,  de  solutions  cherchées  pour 
tous  ces  problèmes  sociaux  qui  naissent  chaque  jour  sous  nos 
pas  et  qui  passionnent,  à  juste  titre,  l'opinion  devenue  chaque 
jour  plus  éprise  du  fait.  Ici,  craintive,  renfrognée,  elle  ne 
marche  pas  de  l'avant;  là,  elle  s'essaye  à  la  bascule;  avec  d'autres 
enfin,  elle  s'emporte  aux  extrêmes,  effrayant  par  son  langage 
ceux  qu'elle  voudrait  retenir  ou  conquérir.  Et,  sur  les  points  où 
elle  se  croyait  suivie,  elle  a  été  abandonnée,  payant  cher  aujour- 
d'hui l'erreur  des  inventaires  et  l'illusion  si  vaine,  mais  si  tenace 
et  si  habilement  exploitée  contre  elle,  qu'il  puisse  se  former  dans 
ce  pays  de  France  un  grand  parti  religieux  aussi  dangereux 
qu'inutile. 

Mais  si  elle  s'est  ainsi  diminuée  par  ses  propres  erreurs,  elle 
l'est  pratiquement  davantage  encore  par  la  législation  vicieuse 
dont,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  elle  paye  tous  les  frais  qui  retombe- 
ront sur  elle  jusqu'au  jour  oti  le  seul  correctif,  non  pas  suf- 
fisant mais  nécessaire,  aura  enfin,  dans  l'intérêt  de  tous,  été  ap- 
porté. 


III 


La  France  étant,  de  par  sa  constitution,  un  organisme  qui  nô 
possède  pas  de  contrepoids  ou  de  frein  à  l'expression  de  la  vo- 
lonté nationale,  le  problème  à  résoudre  dans  une  démocratie,  où 
le  suffrage  universel  est  un  fait  définitivement  acquis,  consiste 
pratiquement  dans  le  suivant  :  le  pouvoir  législatif  devant  être, 
s'il  veut  se  fonder  sur  une  idée  d'ordre,  de  vérité  et  de  justice, 
la  reproduction  aussi  fidèle  que  possible  de  l'opinion,  comment 
organiser  le  scrutin  do  la  manière  la  plus  simple  possible,  sans 
recourir  à  des  procédés  factices  ou  à  la  création  de  circonscrip- 
tions artificielles,  de  telle  sorte  que  chaque  électeur  conservant 
dans  son  vot*e  le  plus  de  liberté  possible,  puisse  se  dire  repré- 
senté, et  que  le  plus  petit  nombre  possible  de  suffrages  se  trouve 
inutilisé? 


LE    SUFFRAGE    UNIVERSEL    ET    LES    ÉLECTIONS    DE    1906.  703 

La  majorité  légiférante  ne  doit  pas  cesser  de  correspondre  à 
la  majorité  votante,  mais  la  minorité  doit  conserver  dans  son 
intégrité  son  droit  pratique  d'opposition  et  de  contrôle. 

Il  importe  de  remarquer  dès  l'abord  que  la  représentation 
mathématiquement  proportionnelle  est  une  conception  d'ordre 
théorique  dont  la  réalisation  est  une  chimère.  Elle  ne  serait  pos- 
sible qu'en  admettant  avec  Condorcet  et  Emile  de  Girardin  que 
chacun  de-nos  11 166012  inscrits  ou  de  nos  8  703302  votans  pût 
inscrire  sur  son  bulletin  le  seul  nom  du  représentant  choisi 
par  lui  ou  encore,  en  une  liste,  les  noms  des  575  députés  de  son 
goût  et  que  les  suffrages  ainsi  recueillis  fussent  totalisés  pour 
l'ensemble  de  la  France.  Quel  plébiscite  invraisemblable  sur  des 
milliers  de  noms!  En  Belgique,  où  la  représentation  proportion- 
nelle fonctionne  sans  heurts  depuis  six  ans,  une  proportion  ma- 
thématique aurait  dû  donner,  lors  des  élections  de  1900,  76  dé- 
putés catholiques,  35  libéraux,  35  socialistes,  4  démocrates 
chrétiens,  2  radicaux,  alors  que  les  votes  appelèrent  à  la  Chambre 
85  catholiques,  31  libéraux,  33  socialistes,  1  démocrate  chré- 
tien et  2  radicaux  (1).  Les  166  députés  belges  se  décomposent 
aujourd'hui  en  93  catholiques,  43  libéraux,  28  socialistes  et 
2  démocrates  chrétiens.  C'est  là  l'expression  la  plus  générale  et  la 
plus  complète  qui  ait  été  tentée  de  ce  système  :  la  meilleure  ré- 
ponse qu'on  puisse  faire  à  ses  adversaires  est  que,  malgré  la 
complexité  du  mode  de  votation  adopté,  il  n'y  eut  en  1900,  sur 
2  134  937  électeurs  que  84  023  bulletins  nuls,  et  qu'un  seul  des 
résultats  proclamés  fut  modifié  par  la  Chambre. 

A  la  base  de  la  représentation  proportionnelle  est  le  scrutin 
de  liste.  Le  nombre  de  députés  à  attribuer  à  chaque  liste  doit 
découler,  par  un  calcul  simple,  du  nombre  de  voix  recueillies 
par  chacune  d'elles  le  jour  même  de  l'élection.  Si  l'on  admet, 
comme  plusieurs  Etats  le  font  pour  certaines  élections,  le  vote 
limité  (2),  c'est-à-dire  le  vote  de  chaque  électeur  pour  un  nombre 
de  candidats  inférieur  à  celui  des  députés  à  élire,  on  porte 
atteinte  à  la  liberté  du  vote  en  fixant,  antérieurement  à  ce  vote, 
le  nombre  des  députés  revenant  à  chaque  parti.  C'est  un  pro- 
cédé artificiel  et  arbitraire  qui  conduit  souvent  à  des  résultats 
contradictoires. 

fl)  Henry  Clément,  la  Réforme  électorale,  p.  93. 

(2)  11  n'a  jamais  été  appliqué  d'une  manière  définitive  pour  l'ensembte  d'élec- 
ions  législatives. 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Si  l'on  interdit  le  panachage  des  listes  ainsi  que  le  font 
la  législation  belge,  celle  de  Serbie  ou  du  Tessin,  on  porte  de 
môme  atteinte  à  i;i  liberté  du  vote  en  obligeant  l'électeur  à  se 
prononcer  exclusivement  pour  un  parti  et  en  l'empêchant  d'in- 
diquer ses  préférences  pour  telle  ou  telle  individualité  d'opinion 
voisine. 

Il  n'est  pas  possible  de  passer  ici  en  revue  tous  les  systèmes 
mis  à  l'essai  à  l'étranger  ou  proposés  :  vote  plural,  vote  cumu- 
latif (chaque  électeur  jouissant  d'un  nombre  de  voix  égal  au 
nombre  de  députés  à  élire  et  ayant  la  liberté  de  les  réunir  sur 
un  ou  plusieurs  noms),  capacité  législative  variable  attribuée  à 
chaque  député  suivant  le  nombre  de  ses  électeurs  effectifs, 
nombre  mobile  de  députés,  réversibilité  des  voix  sur  des  candi- 
dats préférés,  etc.,  etc.  Aucun  de  ces  systèmes  ne  répond  à  cette 
donnée  essentielle  du  problème  qui,  rappelons-le  encore,  est 
pour  l'électeur  la  simplicité  dans  l'expression  de  son  vote. 

De  nombreux  projets  ayant  trait  à  la  représentation  propor- 
tionnelle en  France  ont  été,  depuis  dix  ans,  déposés  tant  à  la 
Chambre  qu'au  Sénat  :  ils  nous  intéressent  donc  de  plus  près. 
M.  Mirman  (l),iM.  Gourju  (2)  et  M.  Bouhey-Allex  (3)  ont  pro- 
posé d'appliq-uer  le  principe  aux  élections  municipales  pour  ac- 
climater le  système  dans  le  pays;  M.  Louis  Martin  (4)  a  songé 
à  conserver  le  scrutin  uninominal  et  majoritaire,  mais  en  abro- 
geant la  loi  sur  les  candidatures  multiples  et  en  proclamant  élu 
tout  candidat  qui,  sans  obtenir  dans  une  circonscription  la  ma- 
jorité des  suffrages,  aurait  groupé  20  000  voix  en  divers  arron- 
dissemens;  on  aurait  donc  des  députés  départementaux  et  des 
députés  généraux,  pour  ainsi  dire  ;  l'abbé  Lemire  (5),  dans  une 
proposition  très  simple,  a  recours  au  système  du  quotient  élec- 
toral tel  qu'il  a  été  adopté  à  Genève  après  l'active  propagande 
de  M.  Naville. 

Enfin  le  projet  le  plus  étudié,  sinon  le  plus  simple,  a  été 
déposé  par  MM.  Gh.  Benoist,  Mill,  Chastenet,  Deloncle,  Mirman, 

(1)  Chambre  des  Députés,  18  décembre  1899  et  4  juillet  1903. 

(2)  Sénat,  12  juin  1902. 

(3)  Chambre  des  Députés,  23  décembre  1903. 

(4)  Chambre  des  Députés,  25  juin  1903. 

(5)  Ibid.,  25  juin  1896. 


LE    SUFFRAGE    UNITERSEL   ET   LES    ÉLECTIONS    DE    1906.  70^ 

de  Pressensé,  Réveillaud,  Jules  Roche  et  Georges  Ge'rald  (1)  au 
nom  de  la  Ligue  pour  la  représentation  proportionnelle.  Il  inter- 
dit les  candidatures  multiples  et  le  panachage^  et  exige  la  décla- 
ration préalable  des  candidats  sur  la  proposition  de  100  élec- 
teurs de  la  circonscription.  L'électeur,  pour  classer  ses  choix, 
peut,  sur  la  liste  qu'il  adopte,  souligner  les  noms  de  2,  3  ou 
5  candidats  suivant  le  nombre  de  députés  à  élire  ;  il  peut  encore 
voter  pour  un  candidat  isolé  par  un  bulletin  individuel  qui  ne 
sert  alors  qu'à  classer  les  candidats.  Le  recensement  électoral  se 
fait  sous  la  présidence  d'un  magistrat,  assisté  de  calculateurs 
qui  opèrent  d'après  le  système  belge  du  commun  diviseur.  Le 
chiffre  électoral  de  chaque  liste  est  successivement  divisé  par 
1,  2,  3,  4,  etc.  jusqu'à  ce  qu'on  ait  obtenu  pour  chaque  liste  un 
nombre  de  quotiens  égal  au  nombre  de  députés  à  élire  :  six  divi- 
sions pour  chaque  Jiste,  si!  y  a  six  députés,  sept,  s'il  y  en  a  sept, 
et  ainsi  de  suite.  Le  nombre  de  députés  à  attribuer  à  chaque 
liste  est  ensuite  établi  en  divisant  chacun  des  chiffres  électoraux 
par  le  dernier  de  ces  quotiens.  En  cas  de  vacance  d'un  siège 
pendant  la  durée  de  la  législature,  il  n'y  a  pas  lieu  à  élection 
partielle,  les  candidats  non  élus  de  chaque  liste  étant,  dans 
l'ordre  des  suffrages  obtenus  par  eux,  considérés  comme  sup- 
pléans  éventuels  et  députés  en  expectative. 

Toutes  ces  propositions,  ainsi  que  celle  de  M.  Vazeille  (2)  et 
de  M.  Dansette  (3),  ont  été  renvoyées  à  une  Commission  de 
22  membres  dite  «  du  suffrage  universel.  »  Le  7  avril  19Uo, 
M.  Buyat  déposait  en  son  nom  son  rapport  définitif:  elle  rejetait 
la  représentation  proportionnelle  ;  elle  adoptait  le  scrutin  de  liste 
et  une  législature  de  six  années  (avec  renouvellement  par  moi- 
tié), chaque  département  étant  appelé  à  élire  un  député  par 
75000  habitans  on  fraction  de  73000  en  surplus.  Elle  n'admet- 
tait entin  les  élections  partielles  que  lorsque,  dans  un  départe- 
ment, le  nombre  des  députés  en  fonctions  serait  réduit  aux  deux 
tiers  du  chiffre  fixé. 


De  cette  étude  sommaire  et  des  principes  que  nous  avons  cm 
pouvoir  poser,  il  semble  résulter  que  les  réformes  les  plus  dési- 

(1)  Chambre  des  Députés,  8  juiu  1903. 

(2)  Ibid.,  9  décembre  1901. 

(3)  Ibïd.,  10  juin  1902. 

TOME  xxxiv.  —  1906.  45 


70G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rables  d'une  part,  cl,  de  l'autre,  les  plus  simples  et  qui  corres- 
pondraient ainsi  le  mieux  à  la  culture  de  la  grande  majorité  des 
électeurs  français,  pourraient  ôtre  les  suivantes:  suppression  du 
vote  des  assistés;  surveillance  légale  des  listes  électorales;  éta- 
blissement du  scrutin  de  liste;  déclaration  préalable;  présenta- 
tion des  candidats  par  100  électeurs  pour  parer  à  des  dépôts  de 
listes  fantaisistes;  vote  secret;  liberté  complète  du  vote,  soit 
par  'panachage,  soit  par  adoption  d'une  liste  incomplète.  Dans 
le  système  qui  donne  en  Suisse  d'excellens  résultats  (1),  les  suf- 
frages recueillis  par  chaque  candidat  sont  attribués  d'une  part  à 
l'individu  comme  unité  et  de  l'autre  à  sa  liste;  lorsqu'un  candidat 
est  porté  sur  plusieurs  listes,  les  suffrages  qu'il  obtient  n'ont 
qu'une  valeur  individuelle.  Le  total  des  voix  réunies  par  chaque 
liste,  divisé  par  le  nombre  des  députés  à  élire,  donne  le  quotient 
électoral  d'où  résulte  par  une  nouvelle  division  le  chiffre  des  dépu- 
tés attribués  à  chaque  liste,  et  sur  cette  base  les  candidats  de 
chaque  liste  se  classent  entre  eux  comme  élus  d'après  le  nombre 
de  voix  qu'ils  ont  individuellement  recueillies. 

Enfin  la  surveillance  des  opérations  électorales  et  du  dépouil- 
lement local  devrait  être  assurée  par  le  maire  assisté  d'un  ou 
deux  représentans  de  chaque  liste,  et  le  recensement  électoral 
fait  au  chef-lieu  du  département  par  une  commission  présidée 
pas  un  juge  assisté  des  représentans  de  l'administration  et  des 
diverses  listes. 

Maximum  de  liberté  dans  le  vote  de  chaque  citoyen,  maxi- 
mum d'honnêteté  dans  les  opérations  électorales,  maximum  de 
sincérité  dans  la  représentation  nationale  :  tels  sont  les  trois  desi- 
derata qu'il  n'est,  peut-être,  pas  inopportun  de  formuler  et  de 
répéter  sans  cesse.  Il  est  dans  l'intérêt  de  tous,  puissans  ou 
faibles,  de  s'en  pénétrer,  au  nom  du  patrimoine  commun  de 
vérité  et  de  moralité;  car,  bien  que  M.  Clemenceau  ait  ((  par 
l'action  définitivement  vaincu  l'oppression  de  la  faction  ro- 
maine (2),  »  l'avenir  n'appartient  à  personne  et 

Tel  qui  ril  vendredi,  dimanche  pleurera. 


E(l)  Genève.  Loi  du  3  septembre  1892. 
Zug.  Loi  du  1"  septembre  i894. 
Fribourg.  Loi  du  19  mai  1894. 
Neuchàlel.  Loi  du  22  novembre  1894. 
(2)  Chambre  des  Députés,  19  juin  1906. 


LE    SUFFRAGE    UNIVERSEL    ET    LES    ÉLECTIONS    DE    1006.  707 

Les  catholiques  belges  ont  eu  la  sagesse  de  le  comprendre  le 
jour  où,  étant  les  maîtres  incontestés  du  pouvoir,  au  lendemain 
de  l'écrasement  des  libéraux  (octobre  1894)  qui  n'était  pas  sans 
agiter  le  pays,  ils  ont  fait  adopter  la  représentation  proportion- 
nelle qu'ils  savaient  pourtant  devoir  leur  faire  perdre  quelques 
sièges  (1). 

Il  est  permis  de  souhaiter  que  le  bon  sens  ne  soit  pas  une 
vertu  dont  on  ne  se  pare  qu'à  Bruxelles,  sur  les  bords  du  Léman 
ou,  le  cas  échéant,  à  Belgrade.  Sans  doute,  puisqu'il  est  démode 
de  parler  «  réformes,  »  serait-il  plus  profitable  d  aborder  l'étude 
de  telles  questions  que  d'entendre  M.  Jaurès  édifier  «  ses  palais 
dans  les  nuages.  » 

F.    DE   WlTT-GuiZOT. 

(1)  lis  avaient  112  sièges  avec  le  système  du  vote  plural  et  en  ont  obtenu  86 
■en  1900  avec  la  représentation  proportionnelle. 


1 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  juillet. 

L'arrêt  final  rendu  par  la  Cour  de  cassation  dans  l'affaire  Dreyfus 
ne  nous  servira  pas  de  prétexte  à  reprendre  une  fois  de  plus  toute 
l'affaire.  Le  calme  parfait  avec  lequel  l'opinion  a  accueilli  l'arrêt 
montre  que,  soit  par  l'effet  de  la  lassitude,  soit  par  un  retour  aux  con- 
ditions dans  lesquelles  la  justice  doit  être  rendue,  on  a  enfin  renoncé 
à  mêler  à  l'affaire  des  choses  qui  lui  sont  étrangères  et  qui  auraient 
dû  le  rester  toujours.  Cette  question  que  chacun  tranchait  à  sa  ma- 
nière, nous  avons  toujours  été  d'avis  qu'elle  ne  relevait  que  des  tri- 
bunaux, et,  malgré  les  contradictions  de  la  justice  humaine  dont  nous 
avons  eu  à  ce  propos  même  de  si  inquiétans  témoignages,  notre 
conviction  n'a  pas  changé.  C'est  dire  que  nous  devons  nous  incliner 
devant  l'arrêt  de  la  Cour  de  cassation,  avec  le  désir  sincère  qu'il  mérite 
l'épilhète  de  final  que  nous  lui  avons  appliquée.  Il  y  a  eu  sans  doute, 
au  premier  moment,  de  la  part  du  gouvernement  et  des  Chambres, 
des  excès  de  gesticulation,  qui  ont  paru  d'autant  plus  singuUers  que  le 
pays  y  prenait  moins  de  part.  Nous  ne  parlons  pas  des  lois  qui  ont 
été  déposées  et  votées  pour  réintégrer  dans  l'armée  le  capitaine  Drey 
fus  avec  le  grade  de  commandant  et  le  colonel  Picquart  avec  celui  de 
général  de  brigade:  elles  étaient  la  conséquence  naturelle  et  logique 
de  l'arrêt  de  la  Cour.  Tout  le  reste  n'a  pas  eu  le  même  à-propos,  ni  la 
même  mesure,  et,  si  nous  n'y  insistons  pas,  c'est  que  le  souvenir  com- 
mence déjà  à  s'en  effacer.  Une  fois  de  plus  l'esprit  de  parti  a  paru 
vouloir  se  donner  libre  carrière,  l'esprit  de  revanche  aussi  et  de 
représailles;  mais  il  s'est  arrêté  parce  qu'il  n'a  pas  été  suivi.  Le  gou- 
vernement a  senti  tout  le  premier  qu'il  serait  périlleux  de  s'engager 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  709 

dans  cette  voie  :  il  s'est  contenté  de  faire  appel  à  l'histoire,  qui  saura, 
a-t-il  dit,  opérer  l'attribution  de  toutes  les  responsabilités.  A  elle  de 
prononcer  le  dernier  mot.  Nous  lui  abandonnons  volontiers  ce  soin, 
sans  essayer  de  prévoir  comment  elle  s'en  acquittera.  Les  jugemens 
de  l'histoire  sont  parfois  très  différens  de  ceux  que  prononcent  et 
qu'essaient  de  fixer  les  générations  qui  ont  été  les  témoins  des  évé- 
nemens.  Sont-ils,  pour  cela,  plus  justes  et  plus  sûrs  ?  Ils  sont  du 
moins  plus  désintéressés.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'histoire  se  condamne- 
rait elle-même  à  d'inextricables  perplexités  si  elle  cherchait  sa  bous- 
sole à  travers  les  oscillations  désordonnées  des  assemblées  politiques. 
Il  n'y  a  pas  de  spectacle  plus  attristant,  ni  plus  écœurant  que  celui 
de  leurs  opinions  successives,  mais  toujours  impérieuses  et  intran- 
sigeantes. 

Nous  n'en  dirons  pas  davantage  sur  cette  lamentable  affaire  qui  a 
été  si  mal  engagée,  si  mal  poursuivie,  et  qui,  après  avoir  vicié  toute 
notre  politique,  pèsera  encore  longtemps  sur  nous.  Cependant  d'autres 
soucis  sollicitent  aujourd'hui  notre  attention  et  semblent  de  nature  à 
l'occuper  tout  entière.  S'il  y  a  eu  des  erreurs  commises  dans  l'affaire 
Dreyfus,  elles  ont  reçu  la  réparation  la  plus  large  possible.  Il  y  a  là 
de  quoi  satisfaire  ceux  qui  se  sont  jetés  dans  la  lutte  avec  un  senti- 
ment de  générosité  que  nous  n'avons  garde  de  contester.  Quant  aux 
autres,  le  pays  a  le  droit  d'exiger  d'eux  qu'ils  lui  permettent  enfin 
de  s'occuper  à  ses  affaires.  L'arrêt  de  la  Cour  et  les  mesures  qui  ont 
été  prises  en  conséquence  sont  une  conclusion  et,  qu'U  nous  soit 
permis,  de  l'espérer,  une  clôture  définitive.  Au  même  moment,  une 
législature  nouvelle  s'ouvre  et  tout  le  monde  en  prévoit  l'importance. 
Laissons  donc  au  passé  ce  qui,  désormais,  lui  appartient. 

La  législature  sera  ce  que  sera  la  Chambre  elle-même,  et  c'est  un 
point  sur  lequel  nous  manquons  encore  de  lumières  suffisantes. 
Cependant  on  peut  espérer,  d'après  quelques  indices,  que  la  nouvelle 
Chambre  n'est  pas  disposée  à  se  laisser  conduire  par  le  groupe  so- 
cialiste :  elle  a  une  tendance  à  s'émanciper  d'un  joug  qui  a  pesé  si 
lourdement  sur  sa  devancière.  Plusieurs  votes  parlementaires,  qui  se 
sont  produits  coup  sur  coup  avant  la  séparation  des  Chambres,  ont 
montré  chez  les  radicaux  des  velléités  d'indépendance,  et  aussitôt  tout 
le  monde  s'est  mis  à  parler  de  la  dissolution  du  bloc. 

Si  le  bloc  se  dissout,  les  socialistes  ne  peuvent  guère  s'en  étonner: 
n'ont-ils  pas  annoncé  les  premiers  qu'ils  n'entendaient  plus  en  faire 
partie  ?  Ils  espéraient  bien,  à  la  vérité,  le  dominer  du  dehors  comme 


10 


UKVLE    DES    DEUX    MONDES. 


ils  l'avaient  fait  du  dedans;  ils  prétendaient  s'en  distinguer  plutôt  que 
s'en  séparer;  ce  n'était  là,  de  leur  part,  qu'une  formation  tactique 
d'un  ordre  particulier.  Leur  espérance,  au  moins  jusqu'ici,  ne  s'est  pas 
réalisée.  Les  radicaux  ont  cessé  de  se  rallier  à  eux,  et  cela  dans 
deux  occasions  d'importance  inégale,  mais  significatives  l'une  et 
l'autre  :  la  première  se  rapporte  à  la  réintégration  des  agens  des 
postes  congédies  à  la  suite  de  la  grève,  la  seconde  aux  questions  bud- 
gétaires. L'une  a  mis  en  scène  M.  Barthou,  l'autre  M.  Poincaré.  Il 
s'agissail,  en  somme,  de  savoir  si  le  gouvernement  prendrait  la  direc- 
tion de  la  majorité  ou  se  laisserait  conduire  par  elle  :  dans  ce  dernier 
cas,  la  majorité  elle-même  aurait  été  conduite  par  une  minorité  éner- 
gique et  ^dolente.  L'affaire  des  postiers  n'a  été  qu'une  escarmouche 
assez  vive  ;  mais  la  question  fmancière,  —  question  du  budget,  ques- 
tion de  l'impôt  sur  le  revenu,  —  a  été  une  vraie  bataille,  et  la  ^'ictoire 
a  été  brillamment  remportée  par  M.  Poincaré.  Jamais  il  n'avait  mon- 
tré plus  de  talent,  ni  surtout  plus  de  caractère  :  la  Chambre  en  a  été, 
en  quelque  sorte,  saisie.  Elle  a  donné  au  gouvernement,  comme 
entrée  de  jeu,  une  majorité  très  forte  :  mais  la  lui  maintiendra- t-elle? 
Déjà  les  radicaux-socialistes  avancés  la  lui  disputent  avec  acharne- 
ment. M.  CamiUe  Pelletan  s'y  emploie  de  toutes  ses  forces,  et,  s'il  a 
eu  peu  de  succès  devant  la  Chambre,  il  en  a  davantage  dans  la  com- 
mission du  budget,  qui  semble  devoir  devenir  un  instrument  d'oppo- 
sition. Nous  en  avons  déjà  fait  la  remarque  :  les  faits,  depuis,  l'ont 
confirmée. 

L'affaire  des  postiers  est  née  de  l'amnistie.  M.  Barthou  a  refusé  de 
les  y  comprendre,  ce  qui  aurait  été  d'ailleurs  un  non-sens,  l'amnistie 
n'effaçant  que  des  peines  judiciaires  et  non  pas  des  peines  discipli- 
naires de  l'ordre  administratif.  Mais  c'est  làime  difficulté  de  forme  :  il 
était  facile  de  la  tourner  au  moyen  d'une  motion  qui  aurait  enjoint  au 
gouvernement  de  réintégrer  en  bloc  tous  les  agens  révoqués.  Cette 
motion  a  été  proposée  :  le  gouvernement  s'y  est  opposé,  elle  a  été  re- 
poussée. M.  Barthou  n'a  d'ailleurs  combattu  que  pour  le  principe  : 
sur  les  questions  de  fait,  il  a  été  fort  conciUant,  et,  sans  prendre 
aucun  engagement  ferme,  il  s'est  montré  disposé  à  procéder  à  des 
réintégrations  individuelles  qui  épuiseraient  la  matière.  Ne  soyons  pas 
trop  cxigeans  :  il  ne  fallait  pas  donner  à  l'affaire,  en  soi,  une  gravité 
qu'elle  n'avait  pas.  Mais  elle  a  permis  au  gouvernement  et  à  l'opposi- 
tion de  mesurer  leurs  forces  sur  un  terrain  presque  neutre,  et  le  gou- 
vernement l'a  emporté  très  largement. 

Avec  l'impôt  sur  le  revenu,  le  débat  devait  avoir  plus  d'importance 


1 


I 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  711 

et  d'ampleur.  Nous  l'avons  dit,  il  a  y  quinze  jours,  le  gouvernement 
avait  accepté  que  la  discussion  des  quatre  contributions  directes  servît 
de  rendez-vous  à  lui  et  aux  nombreux  interpellateurs  qui  désirai(3nt 
connaître  ses  projets.  M.  Poincaré  n'a  pas  déçu  la  curiosité  qu'il  avait 
fait  naître  :  il  a  détaillé  son  système  avec  autant  de  netteté  et  de  pré- 
cision qu'il  était  possible.  Nous  n'entrerons  pas  ici  dans  toutes  les 
explications  qu'il  a  données  :  les  bornes  d'une  chronique  ne  nous  le 
permettraient  pas,  et  c'est  surtout  de  la  situation  politique  générale 
que  nous  nous  occupons  actuellement.  Il  nous  suffira  de  dire  que, 
parmi  les  difîérens  systèmes  d'impôts  sur  le  revenu,  M.  Poincaré  a 
donné  ses  préférences  à  l'impôt  cédulaire  ou  analytique  anglais,  à 
l'exclusion  de  l'impôt  global  et  synthétique  allemand.  En  d'autres 
termes,  il  distingue  les  différens  revenus  pour  les  atteindre  séparé- 
ment par  des  moyens  et  suivant  des  taux  variés,  au  lieu  de  les  con- 
fondre dans  un  total  unique  qu'il  frapperait  en  bloc.  On  ne  peut  que 
l'en  louer.  S'il  faut  en  passer  par  l'impôt  sur  le  revenu,  —  et  nous  re- 
connaissons qu'il  y  a  là  une  nécessité,  non  pas  financière  assurément, 
mais  politique, —  mieux  vaut  l'ingéniosité  de  Vincome-tax  britannique 
que  la  brutaUté  de  V Finkommensieuer  germanique.  L'impôt  cédulaire, 
en  permettant  de  distinguer  les  divers  revenus,  permet  aussi  de  traiter 
différemment  ceux  qui  proviennent  du  capital,  ceux  qui  proviennent 
du  travail,  et  ceux  qui  tiennent  de  l'un  et  de  l'autre.  On  parle  beau- 
coup de  mettre  de  la  justice,  toujours  plus  de  justice  dans  l'impôt  : 
il  y  a  là,  semble-t-il,  un  moyen  de  le  faire.  Enfin  le  système  de 
M.  Poincaré  a  un  avantage  que  ne  dédaigneront  pas  les  partisans  des 
réformes  prudentes  et  successives,  mais  qui,  en  revanche,  soulèvera 
contre  lui  ceux  d'une  révolution  radicale  et  immédiate.  Il  conserve,  en 
somme,  sous  des  appellations  différentes,  toute  une  partie  des  impôts 
existans,  auxquels  nous  sommes  habitués  et  qui  ont  fait  leurs  preuves, 
et  n'en  modifie  l'assiette  que  le  moins  possible.  Attachez-vous  beaucoup 
d'importance  à  ce  que,  dans  l'impôt  foncier  qui  est  maintenu,  l'impôt 
sur  la  propriété  bâtie  s'appelle  désormais  cédule  A,  et  l'impôt  sur  la  pro- 
priété non-bâtie  cédule  B;  à  ce  que  l'impôt  sur  les  valeurs  mobilières 
s'appelle  cédule  C,et  l'impôt  sur  les  patentes  cédule  D? —  Si  cela  fait 
plaisir  à  qui  que  ce  soit,  pourquoi  ne  lui  en  donnerait-on  pas  la  satis- 
faction? Il  est  vrai  que  M.  Poincaré  innove  davantage  dans  la  cédule  E, 
la  dernière  :  elle  comprend  les  bénéfices  des  revenus  qui  ne  sont  pas 
actuellement  assujettis  aux  patentes,  c'est-à-dire  les  pensions,  les  trai- 
temens,  les  salaires,  etc.  Mais,  en  somme,  la  cédule  E  remplace,  avec 
avantage   peut-être,  l'impôt  personnel-mobilier,  qui  est  supprimé. 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cet  impôt, comme  le  dit  M.  Poincaré,  — et  ii  pourrait  le  dire  aussi  de 
celui  des  portes  et  fenêtres  supprimé  également,  —  est  un  commence- 
ment d'impôt  global  sur  le  revenu,  et  il  y  a  lieu  d'être  surpris  à 
quelques  égards  de  la  facilité  avec  laquelle  les  défenseurs  de  cet  impôt 
en  acceptent  la  disparition.  Ils  auraient  dû,  au  contraire,  s'accrocher 
à  la  mobilière  et  y  établir  le  pivot  de  leur  réforme.  Mais  soit  !  M.  Poin- 
caré fait  remarquer,  avec  raison,  que  l'impôt  foncier,  l'impôt  sur  les 
valeurs  mobilières  et  l'impôt  sur  les  patentes  appartiennent  au  sys- 
tème cédulaire,  et  que  l'impôt  personnel-mobilier,  appartenant  au 
système  global,  se  trouve  faire  pléonasme  dans  un  système  compo- 
site où  il  frappe  par  superposition  des  revenus  déjà  imposés.  Désor- 
mais, plus  de  double  emploi  de  ce  genre.  Chaque  revenu  sera  taxé  une 
fois  pour  toutes  suivant  la  justice,  et  ne  subira  plus  de  surtaxe  pro- 
venant d'un  impôt  général,  même  léger.  11  profitera,  au  contraire,  de 
détaxes  suivant  les  situations  de  famille.  Cela  ne  vaut-il  pas  mieux? 

Pourquoi  la  réforme  de  M.  Poincaré  ne  s'en  tient-elle  pas  là?  Il 
y  a  autre  chose,  malheureusement;  il  y  a  la  progression,  et  c'est  un 
point  sur  lequel  nous  devons  faire  toutes  réserves.  «  Pour  que  lidée  de 
justice  reçoive  entièrement  satisfaction  dans  l'établissement  du  projet, 
il  faut,  j'en  conviens,  dit  M.  Poincaré,  que  ce  projet  remplisse  trois 
conditions  :  la  première,  qu'il  ne  frappe  pas  d'un  taux  uniforme  les 
revenus  du  capital  et  ceux  du  travail;  la  seconde  qu'U  ne  frappe 
pas  non  plus  dun  même  taux  les  petits  et  les  gros  revenus;  la  troi- 
sième, qu'il  tienne  compte  des  charges  de  famille.  »  Sur  le  pre- 
mier et  sur  le  troisième  point,  nous  sommes  pleinement  d'accord  avec 
M.  Poincaré  ;  mais  comment  l'être  sur  le  deuxième?  Ce  n'est  rien 
moins  que  l'impôt  progressif.  On  l'appelle  aussi  dégressif,  ou  diffé- 
rentiel. 

M.  Poincaré  a  eu  le  bon  esprit  de  dire  que  tous  ces  mots  avaient 
le  même  sens.  S'il  aune  préférence  pour  le  dernier,  c'est  probablement 
parce  qu'on  n'en  a  pas  encore  autant  abusé  que  des  autres.  Nous 
sommes  donc  en  face  de  la  progression  :  «  mais,  dit  M.  Poincaré, 
il  faut  y  mettre  une  limite  en  en  excluant  l'arbitraire.  »  Et  voilà  pré- 
cisément ce  qui  est  difficile  !  Le  jour  oîi  M.  Poincaré  nous  aura  montré 
comment  on  peut  exclure  l'arbitraire  de  la  progression,  il  n'y  aura 
plus  de  dissidence  entre  nous.  Le  fera-t-il  jamais?  Nous  l'en  dé- 
fions bien.  11  mettra  à  sa  progression,  k  lui,  une  hmite  qui,  pour  être 
prudente,  n'en  sera  pas  moins  arbitraire.  L'arbitraire  ne  commence 
pas  toujours  mal;  il  n'exclut  pas  nécessairement  la  modération,  ni 
la  sagesse,  ni  la  justice  ;  mais  il  ne  les  garantit  pas,  et  s'il  en  donne 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  713 

l'exemple  un  jour,  il  n'en  assure  nullement  le  maintien  dans 
l'avenir.  M.  Poincaré  a  fait  un  tableau  saisissant  de  l'état  morcelé  de 
la  propriété  en  France.  Il  en  résulte,  comme  on  le  savait  d'ailleurs, 
mais  avec  plus  de  précision  encore  qu'on  ne  le  savait,  que  l'immense 
réservoir  de  la  fortune  publique  est  entre  les  mains  des  classes 
moyennes.  Les  fortunes  vraiment  grandes  sont  rares,  et,  si  on  veut 
leur  faire  rendre  beaucoup  par  l'impôt,  il  faudra  les  frapper  de  cette 
progression  indéfinie  que  Stuart  Mill  a  appelée  «  une  volerie  graduée.  » 
Nous  empruntons  cette  qualification  à  M.  Poincaré,  qui  l'a  reproduite 
et  s'en  est  approprié  l'esprit.  Il  repousse  la  volerie  dénoncée  par 
Stuart  Mill  ;  mais  d'autres  seront  moins  énergiques  à  le  faire,  et  quand 
ils  verront  que,  même  alors,  la  progression  rapportera  moins  qu'ils 
ne  l'avaient  espéré,  il  faudra  bien  qu'ils  appliquent  un  taux  plus  fort 
aux  fortune^  moyennes,  les  seules  qui  rendent.  Là  est  le  défaut  prin- 
cipal de  la  réforme  de  M.  le  ministre  des  Finances.  Nous  doutons  que 
l'appel,  très  éloquent  d'ailleurs,  qu'il  adresse  à  Tintelligence,  au  pa- 
triotisme, au  dévouement  de  la  bourgeoisie  française,  empêche  celle-ci 
d'en  apercevoir  le  danger. 

Le  discours  de  M.  Poincaré,  en  dehors  de  la  question  de  l'impôt  sur 
le  revenu,  contient  un  grand  nombre  d'observations  très  justes  dont 
la  plupart  se  rapportent  à  notre  situation  budgétaire  :  nous  en  avons 
parlé  par  avance  et  nous  n'y  reviendrons  pas  aujourd'hui,  sauf  pour 
répéter  que  M.  le  ministre  des  Finances  a  donné,  avec  à-propos  et  avec 
courage,  un  avertissement  qui  était  devenu  nécessaire.  Quand  même 
il  ne  resterait  pas  autre  chose  de  son  passage  au  pouvoir,  ce  serait  déjà 
beaucoup  :  mais  nous  en  espérons  davantage.  Ce  discours  a  donné  à 
son  auteur  une  situation  hors  de  pair  dans  le  gouvernement,  et  le  parti 
avancé  ne  s'y  est  pas  trompé  :  il  a  senti  qu'il  devait  porter  tout  son 
effort  de  ce  côté  pour  détruire  autant  que  possible  l'effet  produit,  que 
nous  jugeons  bon  et  qu'il  trouve  mauvais.  M.  Camille  Pelletan  s'est 
chargé  de  la  besogne  et  s'en  est  acquitté  en  orateur  insidieux,  mais 
en  manœuvrier  maladroit.  Il  fallait  donner  une  conclusion  au  débat 
qui  venait  d'avoir  lieu.  Deux  ordres  du  jour  étaient  en  présence  :  ils 
se  ressemblaient  beaucoup  par  la  rédaction,  mais  on  leur  a  attribué 
des  sens  dillérens.  L'un  et  l'autre  témoignaient  de  la  confiance  de  la 
Chambre  dans  le  gouvernement  pour  lui  apporter  un  projet  dimpôt 
progressif  sur  le  revenu  :  seulement  l'un  sous-entendait  que  cet 
impôt  devrait  remplacer  d'un  seul  coup  les  quatre  contributions 
directes,  tandis  que  l'autre  laissait  au  gouvernement  la  liberté  de  pro- 
céder graduellement   et  de  n'apporter,  au  mois  d'octobre  prochain, 


ili  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'une  réforme  partielle.  L'impôt  des  portes  et  fenêtres,  déjà  supprimé 
en  principe,  disparaîtrait  en  fait;  il  en  serait  de  même  de  l'impôt  per- 
sonnel mobilier,  et  M.  le  ministre  des  Finances  exprimait  l'espoir, 
sans  toutefois  prendre  l'engagement  formel  de  le  faire,  qu'il  pourrait 
étendre  la  suppressionà  l'impôt  foncier  sur  les  propriétés  non  bâties, 
soit  en  totalitt',soit  en  partie.  Dans  sa  pensée,  la  réforme  s'appliquera 
par  la  suite  aux  quatre  contributions  directes  ;  elles  disparaîtront 
toutes  pour  faire  place  aux  cédules  dont  nous  avons  parlé  plus  haut. 
Mais  il  s'agit  d'un  milliard  d'impôts  dont  un  peu  plus  de  la  moitié 
revient  à  r£tat  et  le  reste,  sous  forme  de  centimes  additionnels,  aux 
départemens  et  aux  communes:  les  supprimer  d'un  trait  de  plume, 
pour  les  remplacer  par  d'autres  taxes  dont  quelques-unes  n'ont  pas  été 
encore  suffisamment  étudiées,  serait  une  aventure  voisine  de  la  folie. 
Aussitôt  qu'on  s'est  expliqué,  le  désaccord  est  apparu.  Il  faut  rendre  à 
M.  Pelletan  la  justice  qu'il  n'a  rien  fait  pour  le  déguiser,  au  contraire. 
M.  Poincaré  n'a  pas  été  moins  net:  il  a  déclaré  qu'il  n'accepterait  pas 
de  faire  courir  au  budget  les  risques  d'une  opération  globale  faite 
d'un  seul  coup.—  Vous  aurez  au  mois  d'octobre,  a-t-il,  dit,  la  suppres- 
sion de  deux  contributions  directes  certainement,  de  deux  et  demie 
probablement,  mais  pas  davantage:  le  reste  viendra  plus  tard.  —  La 
question  étant  ainsi  posée,  on  est  allé  au  vote  :  le  gouvernement  a 
obtenu  une  majorité  de  389  voix  contre  147,  majorité  qui  a  encore 
augmenté,  comme  il  arrive  toujours,  dans  les  scrutins  ultérieurs  et 
qui  s'est  finalement  élevée  à  410  voix  contre  42.  C'est  trop  beau  !  On 
se  demande  si  cela  durera. 

En  tout  cas,  ce  ne  sera  pas  la  faute  de  la  Commission  du  budget.  A 
peine  la  Chambre  est-elle  entrée  en  vacances  que  la  Commission  s'est 
mise  à  tailler  des  croupières  à  M.  le  ministre  des  Finances,  que  quel- 
ques-uns de  ses  membres  sont  d'ailleurs  tout  prêts  à  remplacer  :  dès 
qu'on  s'adressera  à  leur  dévouement,  l'appel  sera  entendu.  Dans  ce 
milieu  particulier  où  chacun  se  croit  un  spécialiste,  mais  qui  ne  paraît 
guère  représenter  l'esprit  de  la  Chambre,  la  malveillance  est  évidente 
à  l'égard  des  projets  du  gouvernement.  Celui-ci  a  compris  dans  le 
budget  de  1907  la  revision  des  évaluations  du  revenu  des  propriétés,, 
foncières  non  bâties  :  la  Commission  s'est  empressée  d'en  opérer  la 
disjonction,  ce  qui  est  une  manière  de  renvoyer  la  revision  à  un  temps 
indéterminé.  Il  semble  que  la  Commission  se  soit  proposé  par  là  de 
rendre  impossible  au  mois  d'octobre  la  partie  de  la  réforme  fiscale  que 
M.  Poincaré  avait  exprimé  l'espoir  d'appliquer  à  la  propriété  non  bâtie  : 
elle  l'accusera  ensuite  de  n'avoir  rien  fait,  ou  presque  rien.  Et  puis 


REVUE.    CHRONIQUE.  713 

M.  Pelletan  a  des  idées  personnelles  sur  l'impôt  foncier.  Quelle  con 
séquence  faut-il  tirer  de  l'attitude  de  combat  résolument  prise  par  la 
Commission  contre  le  ministre  ?  C'est  que  la  Commission  ne  tient  aucun 
compte  du  vote  de  la  Chambre  et  de  l'approbation  d'ensemble  qu'il  a 
ilonnée  aux  projets  du  gouvernement.  La  Commission  en  a  d'autres; 
Bile  commence  aies  faire  connaître,  et  la  Chambre,  qui  a  cru  avoir 
choisi  avant  les  vacances,  devra  choisir  encore  après.  Qui  aura  le  der- 
nier mot?  Qui  devra  se  soumettre  ou  se  démettre?  Le  gouvernement 
a  annoncé  très  résolument  qu'il  ne  se  soumettrait  pas. 

Le  courage  lui  a  réussi  jusqu'à  ce  jour  :  il  n'a  donc  qu'à  continuer. 
La  Chambre  n'est  pas  aussi  engagée  qu'on  l'avait  cru  au  premier 
abord  dans  les  voies  du  radicalisme  conduisant  au  socialisme.  Le 
socialisme,  quand  elle  l'aperçoit  face  à  face,  pur  et  sans  mélange, 
opère  sur  elle  comme  un  repoussoir.  Combien  doit-on  remercier 
M.  Jaurès  d'avoir  exposé  tout  de  suite  à  cette  Chambre,  fraîchement 
issue  du  suffrage  universel,  les  scrupules  de  conscience  ou  les  em- 
barras de  casuistique  qu'il  éprouvait  au  sujet  de  la  propriété  indi\d- 
duelle  :  il  ne  savait  pas  si  on  devrait  s'en  emparer  avec  ou  sans  in- 
demnité! M.  Poincaré  a  été  couvert  d'applaudissemens  lorsqu'il  a  dit 
à  propos  des  monopoles  :  «  La  question  est  moins  douteuse  pour  moi  : 
je  considérerais  l'expropriation  sans  indemnité  comme  un  vol  carac- 
térisé. Nous  ne  rendons  pas  les  financiers  de  la  commission  du 
budget  solidaires  des  opinions  de  M.  Jaurès  sur  la  reprise  sociale;  ce 
serait  sans  doute  injuste;  mais  enfin  M.  Jaurès  d'un  côté  et  le  gouver- 
nement de  l'autre  ont  opéré  dans  la  Chambre  nouvelle  comme  deux 
pôles  contraires  d'attraction,  et  on  a  vu  se  dessiner  d'une  manière  déjà 
distincte  les  groupemens  de  la  majorité  et  de  la  minorité  futures.  La 
minorité  entend  reformer  le  bloc  avec  les  socialistes  :  la  majorité 
obéit  à  d'autres  préoccupations.  Il  n'y  a  là  quelque  chose  d'imprévu 
que  pour  ceux  qui  ne  se  sont  pas  suffisamment  rendu  compte  des 
conditions  particulières,  c'est-à-dire  provisoires,  dans  lesquelles 
l'ancien  bloc  s'est  constitué  et  a  pu  longtemps  se  maintenir.  La  force 
de  M.  Combes,  aussi  bien  que  l'étroitesse  de  ses  vues  et  la  brutaUté 
de  ses  procédés,  est  venue  de  ce  qu'il  a  enfermé  sa  politique  dans  la 
question  reUgieuse.  Pour  lui,  il  n'y  a  eu  rien  en  deçà,  ni  surtout  au 
delà.  Sur  cette  question  les  socialistes  et  les  radicaux  ont  été  facile- 
ment d'accord.  Leurs  clientèles  électorales,  à  quelques  variétés  sociales 
qu'elles  appartinssent,  étaient  violemment  anti-cléricales  et  même 
anti-religieuses.  L'entente  entre  eux  a  donc  été  parfaite;  mais  si  on 
a  cru  qu'elle  s'appliquerait  à  tout,  et  qu'une  fois  faite  sur  le  terrain 


"10  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

religieux  elle  pourrait  être  transportée  sur  un  autre,  voire  sur  tous 
les  autres,  sans  s'altérer  et  se  briser,  on  s'est  trompé.  La  clientèle  des 
radicaux  est  en  grande  partie  composée  de  petits  propriétaires  qui 
tiennent  passionnément  à  leur  propriété,  de  petits  industriels,  de 
petits  commerçans,  qui  ne  tiennent  pas  avec  une  moindre  énergie  à 
leur  industrie  et  à  leur  commerce,  enfin  de  gens  pratiques,  laborieux, 
économes,  qui  n'ont  peut-être  pas  d'idées  bien  hautes,  mais  qui  en 
ont  de  très  solides,  soutenues  d'ailleurs  par  des  sentimens  très  âpres. 
Pour  eux,  la  justice  sociale  consiste  à  alléger  sur  leurs  épaules  les 
charges  fiscales  et  à  en  rejeter  le  poids  sur  celles  d'autrui  ;  mais  pour- 
quoi? Pour  qu'ils  puissent  encore  augmenter  leurs  propriétés.  Le  jour 
où  elles  seront  menacées,  ils  se  révolteront  comme  un  seul  homme. 
Aussi  longtemps  que  M.  Jaurès  les  a  invités  à  pourchasser  des  reli- 
gieux, des  religieuses,  ou  même  des  curés,  ils  ont  dit  de  lui  :  Quel 
grand  homme!  Dès  qu'il  leur  a  parlé  d'expropriation,  même  avec 
indemnité,  ils  en  ont  dit  :  Quel  rêveur  dangereux!  Et  leurs  représen- 
tans  à  la  Chambre  le  savent  fort  bien.  Voilà  pourquoi,  quand  ils  ont 
vu  M.  Clemenceau  prendre  parti  contre  M.  Jaurès,  ils  ont  été  du  côté 
de  M.  Clemenceau;  et,  quand  ils  ont  entendu  M.  Poincaré  réprouver 
les  tht'ories  collectivistes  et  promettre  une  réforme  de  l'impôt  qui 
respecterait  les  propriétés  privées,  petites  ou  grandes,  ils  ont  été  du 
côté  de  M.  Poincaré. 

Ce  sont  là  des  symptômes  à  relever  :  ils  témoignent  d'un  état 
d'esprit  qui  n'a  rien  de  socialiste.  On  le  retrouvera  sans  doute  tou- 
jours dans  cette  Chambre  lorsqu'on  y  parlera  de  socialisme,  —  surtout 
lorsque  les  socialistes  eux-mêmes  voudront  bien  se  charger  de  le 
faire. 

Nous  cherchons  un  peu  partout  les  manifestations  du  courage  de 
nos  ministres  :  descendons  du  point  où  nous  sommes  pour  en  trouver 
ailleurs  des  exemples  plus  modestes.  On  nous  assure  que  M.  Briand  a 
montré  du  courage  en  ajournant  la  réforme  de  l'orthographe.  Nous 
ne  demandons  pas  mieux  de  lui  en  donner  le  témoignage.  Il  est  cer- 
tain que  M.  le  ministre  de  l'inslructiou  publique  a  dû  se  soustraire  à 
des  suggestions  très  nombreuses  et  très  actives  pour  prendre  le  parti 
qu'il  a  pris,  au  moins  provisoirement  :  si  sa  résolution  avait  été  délini- 
live,  son  courage  se  serait  élevé  jas(|u'à  l'héroïsme  et  nous  n'en 
demandons  pas  tant.  L'Académie  française  s'est  prononcée  sur  la 
réforme  de  l'orthographe,  et  il  n'y  a  certainement  pas  lieu  d'opposer 
à  sa  compétence,  la  première  de  toutes  en  pareille  matière,  celle  du 


'       REVUE.    —    CHRONIQUE.  717 

Conseil  supérieur  de  l'Instruction  publi(jue.  Tel  a  été  ra\is  de 
M,  Briand.  Ce  grand  révolutionnaire,  qui  s'est  déjà  arrêté  devant  un 
certain  nombre  d'autorités  sociales,  s'arrête  maintenant,  avec  un 
respect  de  bon  goût,  devant  celle  de  notre  vieille  grammaire  et  de 
notre  vieux  dictionnaire.  L'esprit  conservateur  souffle  où  il  veut, 
quelquefois  où  l'on  s'y  attendait  le  moins.  Les  électeurs  de  M.  Briand 
ne  lui  en  voudront  certainement  pas  d'avoir  cru  et  d'avoir  dit  que, 
parmi  tant  d'autres,  la  réforme  de  l'orthographe  n'était  pas  mûre  et 
qu'elle  pouvait  attendre  ;  ce  n'est  pas  à  leurs  yeux  la  plus  urgente  ;  et 
quant  aux  autres  citoyens,  beaucoup  d'entre  eux,  qui  aiment  la  figure 
même  de  notre  langue  et  la  reconnaîtraient  mal  sous  une  autre,  lui 
sauront  gré  de  sa  décision.  M.  Briand  n'a  pas  encore  d'idée  arrêtée 
sur  la  réforme  de  l'orthographe.  Il  veut  s'en  faire  une  avant  de  sou- 
mettre la  question  au  Conseil  supérieur  :  c'est  son  droit,  c'est  son 
devoir.  Mais  nous  avons  vu  tant  de  ministres  suivre  docilement  le 
courant  sans  se  préoccuper  de  savoir  où  il  les  conduisait,  que  lorsque 
nous  en  voyons  un  qui  se  propose  de  le  diriger  au  lieu  de  s'y  aban- 
donner aveuglément,  nous  ne  pouvons  pas  nous  retenir  de  l'en  féli- 
citer. C'est  notre  cas  avec  M.  Briand. 

Le  très  grave  événement  qui  a  eu  lieu  en  Russie  est  encore  trop 
récent  pour  qu'on  en  puisse  prévoir  toutes  les  conséquences  ;  mais  il 
provoque  dès  maintenant  de  \dves  inquiétudes.  La  Douma  a  été 
dissoute,  avec  promesse  d'en  faire  élire  une  autre  au  mois  de  mars 
prochain  conformément  à  une  loi  électorale  encore  inconnue.  Nous 
sommes  convaincu  que  cette  promesse  est  sincère;  mais  ce  qui 
vient  de  se  passer  montre  que  la  sincérité  initiale  ne  suffit  pas  à 
un  gouvernement  faible,  et  que  les  meilleures  intentions  serv'ent  à 
peu  de  chose  si  elles  ne  sont  pas  soutenues  par  la  prévoyance  et  par  la 
volonté.  Or  le  gouvernement  actuel  n'avait  rien  prévu,  ni  par  con- 
séquent rien  préparé,  et,  quand  les  premières  difficultés  se  sont  pro- 
duites, il  a  perdu  son  sang-froid.  Comment  ne  pas  regretter  que 
l'entreprise  généreuse  dont  l'empereur  Nicolas  avait  pris  l'initiative 
ait  abouti,  ne  fût-ce  que  provisoirement,  à  ce  lamentable  avortement? 

Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  parlent  de  la  pohtique  intérieure 
d'un  pays  étranger  avec  la  même  liberté  que  de  la  leur  :  nous  mettons 
alors  pins  de  réserve  et  de  discrétion  dans  nos  jugemens,  surtout  lors- 
qu'ils s'appliquent  à  une  nation  et  à  un  gouvernement  amis.  Il  non? 
semble  toutefois  que  la  Douma  russe  n'avait  pas  mérité  le  sort  qui 
vient  de  lui  être  infligé,  et  nous  doutons  fort,  puisqu'on  doit  en  élire 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  autre,  qu'elle  soit  de  beaucoup  supérieure  à  celle-ci.  Puisse- 
t-elle  du  moins  avoir  en  face  d'elle  un  gouvernement  capable  de  lu' 
parler!  Cette  condition  élémentaire  d'une  collaboration  effective  e1 
efûcace  entre  un  ministère  et  une  assemblée  a  fait  complètemeni 
défaut  dans  la  phase  historique  qui  vient  de  se  clore.  La  Douma  et  le 
ministère  ne  semblaient  pas  parler  la  même  langue,  et  ils  n'ont  pas 
tardé  à  s'ignorer  complètement.  Dès  lors,  le  gouvernement  ne  pouvait 
faire  que  de  l'arbitraire  comme  autrefois,  et  la  Douma  que  des  mani- 
festations stériles.  Ils  n'y  ont  manqué  ni  l'un  ni  l'autre.  A  mesure  que 
la  Douma  sentait  son  impuissance,  qui  était  le  résultat  de  son  isole- 
ment, ses  manifestations  ont  dû  s'accentuer  davantage  et  elles  ont 
failh  prendre,  au  dernier  moment,  un  caractère  révolutionnaire.  La 
Douma  n'a  pourtant  pas  commis  c€tte  faute  :  si  elle  l'avait  commise, 
le  fait,  quelque  condamnable  qu'il  eût  été,  n'aurait  pas  manqué  de 
quelque  excuse.  Du  cûté  du  gouvernement  et  de  la  Cour,  la  Douma  ne 
sentait  à  son  égard  qu'éloignement  et  défiance  :  il  fallait  donc  bien 
qu'elle  cherchât  un  point  d'appui  ailleurs.  Si  la  Cour  lui  avait  témoi- 
gné d'autres  sentimens,  et  si  le  gouvernement  avait  su  les  lui  expri- 
mer, les  choses  auraient  sans  doute  pris  une  autre  allure.  Mais,  soit 
maladresse,  soit  calcul,  on  a  tout  fait  pour  pousser  l'assemblée  dans 
les  extrêmes,  et  pour  déconsidérer  le  parti  modéré,  qui  a  compromis 
et  perdu  sa  popularité  en  l'empêchant  de  s'y  jeter.  Nous  qid  sommes 
de  vieux  parlementaires  et  qui  savons  de  quels  sacriGces  personnels 
se  compose  le  rôle  difficile  des  partis  intermédiaires,  nous  plaignons 
de  tout  notre  cœur  les  constitutionnels-démocrates,  les  cadets,  comme 
on  les  appelle  en  Russie.  Un  gouvernement  intelUgent  aurait  essayé 
de  faire  quelque  chose  avec  eux.  On  a  cru  un  moment  que  le  gou- 
vernement impérial  tenterait  l'expérience;  mais  il  n'en  a  rien  fait, 
et  il  a  brisé  du  coup  l'instrument  qui  lui  aurait  permis  de  gouverner 
avec  la  Douma,  ou  du  moins  de  l'essayer  loyalement.  Alors  les  évé- 
nemens  se  sont  précipités  ;  la  Douma  a  été  dissoute  ;  le  parti  des 
transactions  est  tombé  dans  le  discrédit,  et  il  n'existe  plus  pour  le 
moment  en  Russie  que  le  gouvernement  autocrate  d'un  côté  et  la 
Révolution  de  l'autre.  On  fait  affluer  les  troupes  à  Saint-Pétersbourg, 
et  on  a  raison  sans  doute;  mais  il  en  faudra  partout,  et  il  est  à  craindre 
que  l'ordre  ne  puisse  êtr«  maintenu  qu'au  prix  d'une  terrible  répres- 
sion. 

Le  manifeste  impérial  qui  explique  les  motifs  pour  lesquels  la 
Douma  a  été  dissoute  est  naturellement  un  acte  d'accusation,  et  ne 
pouvait  guère  être  autre  chose.  Il  reproche  à  l'Assemblée  d'être  dès  le 


REVUE.    CHRONIQUE.  719 

premier  jour  sortie  de  ses  attributions,'  et  d'avoir  empiété  sur  celles 
du  pouvoir  exécutif  en  ordonnant  des  enquêtes  qui  n'étaient  pas  de 
sa  compétence.  L'Assemblée  a  voulu  savoir,  en  effet,  comment  certains 
massacres  s'étaient  produits,  préoccupation  qui  était  de  sa  part  assez 
légitime  après  les  terribles  révélations  que  le  prince  Ouroussoff  avait 
portées  à  la  tribune,  et  qui  n'avaient  pas  été  contredites.  Ps'otons,  en 
passant,  que  le  prince  Ouroussoff  avait  dégagé,  dans  toutes  ces  aff'aires, 
la  responsabilité  personnelle  de  M.  Stolypine,  ministre  de  l'Intérieur, 
aujourd'hui  président  du  Conseil.  Si  l'Empereur  avait  voulu  faire 
purement  et  simplement  de  la  réaction  et  de  la  dictature,  ce  n'est  pas 
à  M.  Stolypine  qu'il  se  serait  adressé  pour  cela.  Mais  en  admettant  que 
tous  les  faits  relevés  à  la  charge  de  la  Douma  aient  chacun  pour  sa 
part  motivé  sa  disgrâce,  celui  de  tous  qui  a  été  le  plus  décisif,  la 
goutte  d'eau  qui  a  provoqué  le  débordement  du  vase,  est  l'attitude  de 
l'Assemblée  dans  la  question  agraire.  Le  ministère  proposait  l'aliéna- 
tion au  profit  des  paysans  des  domaines  de  la  Couronne  :  la  Douma 
estimait  que  ce  n'était  pas  assez  et  réclamait  de  larges  expropriations 
opérées  sur  la  propriété  privée. 

Elle  a  paru  vouloir  saisir  directement  le  pays  de  cette  question,  la 
plus  propre  de  toutes  à  l'agiter  jusque  dans  ses  couches  les  plus 
profondes.  Aussi  l'inquiétude  du  gouvernement  s'explique-t-elle  fort 
bien  ;  mais  on  peut  se  demander  si  la  cause  en  a  été  dissipée  avec  la 
Douma  elle-même.  Jusqu'ici,  le  paysan  russe  avait  mis  toute  son  espé- 
rance dans  l'Empereur  pour  obtenir  de  lui  des  distributions  de  terres  : 
ne  la  mettra-t-il  pas  désormais  ailleurs  après  l'immense  déception 
qu'il  vient  d'éprouver,  et  quels  ravages  ce  changement  ne  fera-t-U  pas 
dans  sa  mentalité  très  simple  ?  Pour  retenir  les  esprits  qui  risquent  de 
s'échapper  hors  des  voies  du  loyalisme,  ou  pour  les  y  ramener,  le 
gouvernement  a  beaucoup  à  faire.  Il  a  des  initiatives  hardies  à  prendre 
et  à  exécuter  rapidement.  Des  actes  comme  celui  qu'il  \àent  d'accomplir 
ne  se  justifient  que  par  les  suites  qu'on  sait  en  tirer.  Catherine  de 
Médicis  aurait  dit  que  c'est  bien  coupé,  mais  qu'n  faut  coudre. 

Le  fait  une  fois  accompli,  la  faute  une  fois  commise,  le  mieux  est 
de  s'appliquer  à  en  atténuer  les  conséquences  au  lieu  de  les  aggraver. 
La  bonne  foi  de  l'Empereur  est  hors  de  cause.  Lorsqu'il  affirme  qu'il 
reste  partisan  d'un  gouvernement  appuyé  sur  une  assemblée,  il  mé- 
rite d'être  cru,  et  ceux  mêmes  qui  n'auraient  pas  une  confiance  entière 
dans  la  fermeté  de  sa  résolution  n'ont  pourtant  rien  de  plus  sage  à 
faire  que  de  le  prendre  au  mot.  La  majorité  de  l'assemblée  dissoute  a 
probablement  commis  une  faute  en  se  rendant  à  Viborg,  en  Finlande, 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  en  y  adressant  à  la  nation  'un  appel  qui  se  termine  par  une  sorte 
d'interdit  lancé  contre  le  gouvernement.  Les  citoyens  sont  invités  à 
lui  refuser  l'impôt  et  le  ser\'ice  militaire.  Ce  refus  est  Vultima  ratio, 
le  dernier  recours  d'un  peuple  contre  lequel  toutes  les  lois  ont  été  vio- 
lées. On  n'en  est  pas  là  en  Russie.  La  dissolution  de  la  Douma  est  un 
acte  violent,  mais  strictement  légal.  Si  nous  cherchons  dans  notre  his- 
toire un  fait  qui  présente  quelque  analogie  avec  la  situation  actuelle 
delà  Russie,  le  souvenir  du  16  mai  1877  se  présente  à  la  mémoire. 
Est-ce  que  l'Assemblée  dissoute  à  cette  époque  a  eu  l'idée  de  recourir 
tout  de  suite  à  des  procédés  révolutionnaires  ?  Non,  elle  a  dit  ou  on  a 
dit  pour  elle:  — Nous  sommes  363,  nous  reviendrons  400!  Les  mem- 
bres de  la  Douma  feraient  mieux  d'imiter  ce  précédent.  Leur  réélec- 
tion serait  leur  meilleure  revanche,  et  la  plus  sûre  garantie  de  leur 
force  future. 

Attendons  la  suite  des  événemens.  Notre  souhait  le  plus  vif  est  que 
la  Russie  sorte  avec  le  moindre  dommage  et  le  plus  de  rapidité  pos- 
sible de  la  crise  où  elle  ^ient  d'entrer.  Nous  nous  garderons  bien 
d'ailleurs  d'imiter  les  journaux  qui  ont  prodigué  des  encouragemens 
à  tel  parti  contre  tel  autre  et  ont  annoncé,  par  exemple,  avec  fracas, 
le  triomphe  prochain  et  certain  de  la  révolution.  Il  est  douteux  qu'ils 
aient  servi  utilement  les  intérêts  qulls  avaient  à  cœur. 

Francis  Charmes. 


Le  Directeur-Gérant, 
F.  Brunetièrb. 


MONSIEUR  ET  MADAME  MOLOCH 


DEUXIEME    PARTIE  (1) 


IV 

Je  traversai,  de  ce  pas  ailé  qu'on  a  dans  les  rêves,  les  deux 
salons  de  la  princesse,  le  Louis  XVI  et  l'Empire,  puis  le  vesti- 
bule où  noircissaient  aux  murs  d'innombrables  portraits  des 
siècles  derniers,  fort  médiocres.  L'escalier,  en  marbre  brun  de 
Dôschnitz,  me  porta,  —  oui  vraiment,  me  porta,  —  jusqu'au  rez- 
de-chaussée  par  où  je  gagnai  la  colonnade,  en  grès  de  Grôsga- 
litz,  le  perron  d'honneur,  la  cour...  Dans  la  cour,  je  croisai  le 
Hof-intendant,  comte  Lipawski.  Il  vint  à  moi.  C'était  un  homme 
d'une  cinquantaine  d'années,  petit,  vif  et  grassouillet,  fort  éru- 
dit  d'ailleurs,  et  dont  l'aménité  s'aiguisait  d'une  pointe  caustique. 

—  Monsieur  le  docteur,  fit-il,  je  vous  présente  mes  devoirs. 
Vous  venez  d'enseigner  notre  charmante  souveraine  ?  Travaille- 
t-elle  à  votre  gré? 

—  La  princesse,  répliquai-je,  volontairement  solennel,  est 
admirable  d'intelligence  et  d'application. 

—  Fort  bien  !  fort  bien  !  Toute  la  cour  remarque  en  effet, 
depuis  votre  arrivée,  son  goût  très  vif  pour  le  Français...  je 
veux  dire  pour  la  langue  française,  vous  m'entendez  bien  ?  Au 
revoir,  heureux  docteur. 

Il  s'éloigna  sur  ce  mot,  sans  me  laisser  le  temps  d'une  réplique. 
Le  quart  avant  onze  heures  sonna  au  campanile  du  château. 
«  Bon,  pensai-je,  j'ai  près  de  vingt  minutes  de  liberté  avant  ma 
leçon  au  prince  !  »  Il  me  plut  d'avoir  ce  loisir  pour  m'isoler  et 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  août. 

TOME  XXXIV.  —  d906.  40 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  réfléchir.  Car  le  persiflage  de  lintendant  avait  douché  mon 
alh'gresse,  et  j'eusse  été  mal  à  l'aise  de  rencontrer  Max  sur-le- 
champ.  Je  gagnai  le  parc  par  la  deuxième  cour  et  les  serres. 

Il  faisait  le  temps  môme  de  la  vie,  le  temps  qu'on  imagine 
pour  le  paradis,  le  temps  que  Puvis.de  Chavannes  fait  régner 
sur  son  Doux  pays.  La  fraîcheur  qu'exhale,  tout  le  long  de  la 
nuit,  l'eau  frissonnante  de  la  Rotha,  ne  s'était  pas  encore  toute 
évaporée,  et,  malgré  le  ciel  sans  nuage,  où  luisait  le  grand  soleil 
d'août,  l'air  frôlait  les  membres  et  caressait  le  palais.  Un  voile 
léger,  invisible,  s'étendait  entre  le  ciel  et  la  terre,  tamisait  la 
clarté,  en  lui  ôtant  juste  ce  qu'elle  aurait  eu  d'excessif.  Lumière, 
air,  couleur  du  sol,  mouvemens  des  arbres  dont  une  brise  im- 
perceptible feuilletait  distraitement  les  ramures,  toutes  choses, 
autour  de  moi,  étaient  une  volupté,  une  gaîté. 

J'avais  dépassé  les  serres  et  traversé  le  jardin  de  la  prin- 
cesse, où  ma  souveraine,  de  ses  actives  mains  allemandes,  soi- 
gnait les  parterres,  semait  et  cultivait  ses  fleurs.  Les  bégonias, 
les  capucines,  les  géraniums  multicolores  y  dessinaient  des  ara- 
besques. Planté  sur  léperon  même  de  la  colline,  ce  jardin  se 
développait  tout  en  longueur.  Il  aboutissait  au  parc,  qui  se 
divisait  en  deux  régions  bien  distinctes.  L'une,  occupant  l'étroit 
plateau,  était  arrangée  en  style  français,  et  datait  du  prince  Ernst  : 
chaque  petit  souverain  d'Allemagne  voulait  alors  posséder  son 
Versailles.  Et,  comme  à  Versailles,  réduits  seulement  à  des  pro- 
portions minuscules  par  la  médiocrité  de  l'espace  disponible,  on 
y  trouvait  en  eff"et  un  petit  lac,  une  allée  avec  des  bronzes  figu- 
rant des  Dauphins  et  des  Marmousets,  puis  des  cabinets  de  ver- 
dure adossés  à  des  taillis  où  circulaient  des  sentiers  mystérieux... 
Plus  loin,  la  colline,  rapidement  déclive,  descendait  de  toutes 
parts  vers  la  boucle  de  la  Rotha.  C'était  le  parc  anglais,  conquis 
tout  simplement  sur  la  forêt  environnante.  C'était  aussi  le  lieu 
favori  de  mes  promenades  avec  la  princesse.  Il  me  parut  conve- 
nable d'aller  rêver  un  instant  dans  la  grotte  fameuse  de  Maria- 
Il  clena.  Je  pris  par  le  plus  court  en  traversant  les  taillis  du 
jardin  français. 

Gomme  je  passais  derrière  l'un  des  cabinets  de  verdure,  à  un 
endroit  où  le  taillis  s'amincissait  de  façon  qu'on  pût  voir  tout 
ce  qui  se  passait  à  côté,  le  bruit  de  deux  voix  m'arrêta.  Je  ne  me 
souciais  pas  de  faire  une  rencontre  ni  de  troubler  un  rendez- 
vous  :  le  prince  Otto  eu  donnait  là,  parfois,  aux  sujettes  de  son 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  723 

choix.  Mais  tout  de  suite  je  reconnus  les  voix,  qui  parlaient 
haut,  sans  la  moindre  gêne.  Elles  étaient  jeunes  l'une  et  l'autre; 
une  voix  de  garçonnet  qui  achève  de  muer  et  un  clair  timbre  de 
fillette.  Cette  familière  conversation,  entrecoupée  de  rires, 
s'échangeait  entre  ma  sœur  Gritte  et  le  prince  héritier. 

«  Comment  diable  ont-ils  fait  connaissance  ?Et  comment  cette 
peste  de  Gritte  est-elle  entrée  au  château?  » 

J'approchai  doucement.  Je  les  vis  assis  côte  à  côte  sur  le 
banc  de  bois  circulaire.  Un  faune  de  pierre,  moussu,  ébréché, 
riait  au-dessus  d'eux.  Gritte  tenait  en  main  un  bouquet  de  roses  : 
je  frémis  en  pensant  qu'elle  avait  dû  les  cueillir  dans  les  plates- 
bandes  princières.  Elle  écoutait  Max,  dojit  la  jolie  silhouette  un 
peu  grêle,  vêtue  de' l'uniforme  bleu  à  paremens  d'argent,  m'était 
visible  de  face,  tandis  que  Gritte  me  tournait  le  dos. 

—  Alors,  disait  le  prince  Max,  quand  j'ai  fini  ma  leçon  de 
conversation  avec  M.  le  docteur.... 

—  Quel  docteur  ? 

—  Votre  frère,  le  docteur  Dubert... 

—  Mais  il  n'est  pas  docteur  !  Un  docteur,  en  français,  c'est  un 
médecin.  Il  ne  faut  pas  parler  allemand  en  français,  voyons  ! 

—  Enfin,  reprit  docilement  Max,  quand  votre  frère  M.  Dubert 
a  fini  de  me  donner  sa  leçon,  je  vais  rejoindre  au  château  le 
comte  de  Marbach,  qui  m'apprend  l'art  militaire 

—  Qui  est-ce,  ce  comte? 

—  C'est  le  major  de  la  Cour.  Il  est  né  à  Bringen,  en  Prusse. 
Il  a  fait  campagne  contre  les  Herreros  et  en  est  revenu  avec  une 
maladie  de  foie.  Il  a  failli  sauter,  là-bas,  d'un  coup  de  mine,  et 
depuis,  la  moindre  explosion  lui  donne  une  attaque.  A  peine  s'il 
peut  chasser.  Alors  il  ne  pouvait  rester  au  service.  Mon  père  l'a 
pris  ici. 

—  Qu'est-ce  qu'il  vous  apprend  ? 

—  L'exercice,  d'abord,  comme  à  un  soldat.  La  tactique.  La 
logistique.  Et  puis  à  monter  à  cheval.  11  monte  très  bien.  Seu- 
lement, ajouta  le  prince  en  baissant  la  voix,  comme  s'il  redou- 
tait d'être  entendu  de  son  terrible  mentor,  ce  n'est  pas  un  pro- 
fesseur. II  a  les  façons  prussiennes...  Vous  savez?,.. 

—  Qu'est-ce  que  c'est,  les  façons  prussiennes? 

Le  prince  regarda  autour  de  lui  d'un  air  craintif...  Il  faillit 
parler.  Mais  il  se  contenta  d'un  geste  vague.  Il  dit  après  un 
siknce  : 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Enfin,  j'aime  mieux  votre  frère. 

—  Je  crois  bien  !  dit  Gritte  en  se  rengorgeant.  Vous  ne  trou- 
verez pas  beaucoup  de  professeurs  comme  mon  frère.  D'abord, 
c'est  un  homme  du  monde. 

—  Ah  !  fit  naïvement  le  prince  Max.  Il  est  noble  ?... 

—  Noble!...  En  France,  depuis  la  Révolution,  noble  ou  pas 
noble,  cela  ne  signifie  rien.  Il  y  a  les  gens  bien  élevés  et  les 
gens  mal  élevés,  les  gens  qui  sont  de  bonne  famille  et  ceux  qui 
ne  le  sont  pas...  Mon  frère  et  moi  nous  sommes  de  bonne  famille. 
Avant  nos  revers  de  fortune  et  la  mort  de  mon  père,  nous  étions 
en  relations  avec  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  Paris.  Et  si  mon  père 
n'était  pas  mort  l'an  passé,  et  si  nous  n'avions  pas  été  ruinés,  ni 
mon  frère  ni  moi  ne  serions  ici  en  ce  moment. 

—  Moi,  fit  Max  en  levant  sur  Gritte  ses  jolis  yeux  gris,  si 
expressifs,  je  suis  content  que  M.  Dubert  soit  ici.  Et  je  suis 
content  que  vous  y  soyez  venue,  vous  aussi. 

Gritte  ne  répondit  pas.  Elle  plongea  son  nez  rose  dans  le 
bouquet  de  roses  rouges,  d'un  geste  qui  ne  me  parut  pas  exempt 
de  coquetterie. 

—  Quel  âge  avez-vous?  demanda-t-elle. 

—  Treize  ans.  Et  vous? 

—  Quatorze.  Quatorze  depuis  un  mois  seulement. 

—  Vous  habitez  Paris? 

—  Non.  Depuis  la  mort  de  papa,  je  suis  pensionnaire  près 
de  Paris. 

—  Vous  n'avez  jamais  vu  une  Cour? 

—  Une  Cour? 

—  Je  vous  demande  si  vous  n'êtes  jamais  venue  dans  un 
endroit  comme  celui-ci,  avec  un  prince,  une  princesse,  un  major, 
un  Hof-intendant,  des  dames  d'honneur,  une  étiquette?...  Enfin, 
tout  ce  qui  constitue  une  Cour?.... 

—  Non,  fit  Gritte  avec  une  moue...  En  France,  il  n'y  a  pas 
de  Cour.  J'ai  vu  des  fêtes  à  l'Elysée...  Ça  n'est  pas  très  amusant. 
C'est  à  peu  près  comme  une  l'ète  dans  un  ministère.  J'aime 
mieux  les  fêtes  dans  les  ambassades... 

—  C'est  brillant,  tout  cela,  l'Elysée,  les  ministères,  les  am- 
bassades ? 

—  Très  brillant. 

—  Plus  brillant  qu'ici? 

—  Oh  !  oui. 


MONSIEUR    ET    MADAME    MOLOCH.  72o 

—  Plus  brillant  que  les  salons  que  je  vous  ai  montrés  tout: 
à  l'heure  par  les  fenêtres  ouvertes?... 

Gritte  médita  un  instant,  puis  : 

—  On  ne  peut  pas  comparer,  répondit-olle.  Ici,  comme  châ- 
teau, ce  n'est  pas  très  joli...  ce  n'est  pas  très  somptueux...  ce 
n'est  pas  arrangé  avec  beaucoup  de  goût  (à  mon  idée).  Mais  tout 
de  même,  cela  a  un  certain  air.  Oui,  c'est  bien  !  C'est  d'aplomb  ; 
c'est  comme  ça  doit  être. 

Je  vis  que  ce  compliment,  pourtant  modéré,  faisait  rougir 
jusqu'au  front  le  joli  visage  de  Max,  et  lui  éclairait  les  yeux  de 
plaisir. 

—  C'est  que,  dit-il,  —  et  sa  voix  trembla  un  peu,  —  notre 
famille  est  très  ancienne.  La  principauté  n'est  pas  grande  :  avec 
Lichtenstein,  c'est  la  plus  petite  de  l'Empire.  Mais  nous  sommes 
de  bonne  race  :  un  de  mes  aïeux  a  été  empereur  d'Allemagne  en 
un  temps  où  les  Hohenzollern  n'étaient  que  des  coureurs  de 
grand  chemin. 

—  Ah!  comment  s'appelait-il? 

—  Gunther.  Il  fut  élu  en  1413. 

—  Est-ce  qu'il  régna  longtemps? 

—  No».  Trois  mois  après  son  élection,  il  mourut  subitement. 
On  croit  qu'il  fut  empoisonné. 

Les  deux  enfans  furent  quelque  temps  silencieux,  comme  si 
leur  jeune  esprit  s'hypnotisait  devant  le  grand  mystère  du  passé, 
de  l'histoire...  Et  les  réflexions  de  Gritte  amenèrent  sur  ses 
lèvres  cette  réflexion  : 

—  S'il  y  avait  la  guerre  entre  la  France  et  TAllemagne,  vous 
devriez  vous  battre  contre  mon  frère  ? 

—  Il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  la  guerre,  répliqua  Max  grave- 
ment. On  dit  ici,  à  la  Cour,  que  les  Français  veulent  la  guerre, 
est-ce  vrai  ? 

—  En  France,  répondit  Gritte,  on  dit  que  ce  sont  les  Alle- 
mands qui  veulent  la  guerre. 

—  Quelques-uns  la  désirent,  ici...  Le  major  de  la  Cour  dit 
qu'il  faut  en  finir.  Moi,  je  ne  désire  pas  la  guerre. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  On  dit  que  je  ressemble  à  mon  aïeul,  le  prince  Ernst.  Il 
se  battit  très  bien  pendant  la  guerre  de  Sept  ans.  Mais  il  détes- 
tait la  guerre  tout  de  môme:  il  aimait  les  arts  et  la  philosophie. 
Il  rêvait  de  faire  de  Steinach,  alors  unie  à  Rothberg-,  une  autrQ 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cour  de  Weimar...  Aujourd'hui,  Steinach  est  une  enclave  prus- 
sienne à  jamais  séparée  de  Rolhberg.  Rolhberg  n'est  plus  qu'un 
village  de  paysans,  quelques  villas,  d'été,  un  château.  C'est  à 
grand'peine,  et  par  une  faveur  exceptionnelle,  que  nous  gardons 
notre  timbre-poste  et  que  nous  n'avons  pas  de  garnison  prus- 
sienne :  nous  sommes  aussi  indépendans  que  le  roi  de  Saxe  ou 
le  prince-régent  de  Bavière.  Mais  je  sais  bien  qu'on  nous  laisse 
cette  indépendance  à  titre  de  curiosité.  Et  qu'est-ce  qu'une  indé- 
pendance qu'on  ne  peut  pas  défendre? 
Gritte  murmura  : 

—  Comme  vous  êtes  sérieux  ! 
Max  sourit . 

—  J'aime  bien  à  m'amuser  aussi,  je  vous  assure....  Seule- 
ment je  n'ai  personne  de  mon  âge,  ici.  Quand  j'étais  petit,  j'avais 
au  moins  mon  frère  de  lait  Hans,  qui  jouait  avec  moi...  Mainte- 
nant il  est  cocher  chez  Graus,  et  je  ne  le  vois  plus  que  par 
hasard...  Il  faudra  que  vous  veniez  au  château;  je  dirai  à  ma- 
man de  vous  inviter.  Vous  verrez  comme  maman  est  belle  et 
bonne.  Elle  aime  beaucoup  votre  frère. 

Cette  dernière  phrase,  prononcée  par  cette  bouche  inno- 
cente, me  donna  une  sensation  de  malaise,  et  j'allais  "me  mon- 
trer pour  couper  court  à  l'entretien,  quand  brusquement  Max  se 
leva  et  se  figea  dans  une  attitude  militaire.  En  même  temps 
j'entendis  des  pas  sur  le  sable  et  je  vis  apparaître  la  silhouette 
raide,  sanglée,  bottée,  du  comte  de  Marbach.  Il  s'avança  vive- 
ment vers  le  prince;  il  était  cramoisi  d'émotion. 

—  Monseigneur,  dit-il  sèchement,  il  est  onze  heures  :  vous 
devriez  être  au  château. 

Et  se  tournant  vers  Gritte  : 

—  Vous,  petite,  qu'eist-ce  que  vous  faites  ici? 

Le  maréchal  parlait  allemand.  Gritte  ne  comprit  pas  les 
mots,  mais  le  ton  l'offusqua.  Elle  regarda  l'interpellateur  d'un 
certain  air  à  la  fois  hautain  et  gamin  qu'elle  prenait  volontiers 
avec  les  gens  impolis,  et,  se  tournant  vers  le  prince  : 

—  Qu'est-ce  qu'il  veut,  celui-là?  murnuira-l-elle. 

Le  prince  n'était  pas  reconnaissable.  Diminué,  l'œil  en  des- 
sous, il  semblait  un  enfant  qui  a  peur  d'être  battu.  Le  comte 
poursuivit  en  français. 

—  Ah  !  Française?  Vous,  petite  Française...  Pas  public,  ici... 
Dehors  !  dehors  !...  Ici,  iardin  du  château.  Dehors  1 


MONSIEUR    ET   MADAME    MO  LOCH.  727 

Gritte  se  leva  : 

—  Monsieur,  dit-elle  au  maréchal  d'un  ton  très  poli,  vous 
êtes  très  mal  élevé.  Et  vous  êtes  très  laid,  aussi,  et  vous  avez  lair 
d'un  écuyer  de  cirque  avec  vos  bottes  jaunes.  Donc,  je  m'en 
vais,  parce  qu'avec  un  homme  mal  élevé  comme  vous  une  jeune 
fille  n'est  pas  en  sûreté. 

Elle  allait  prendre  ses  fleurs  quand  le  major,  les  apercevant, 
s'écria  : 

—  Des  fleurs  !...  des  roses  du  jardin  de  la  princesse  !  Vous 
avez  cueilli  des  fleurs  sans  permission...  Voulez-vous  laisser,  ces 
fleurs...  petite  voleuse! 

Le  petit  prince  objecta  timidement  : 

—  Monsieur  le  comte,  c'est  moi  qui  ai  permis... 

—  Vous  n'avez  pas  à  permettre  !  vous  serez  aux  arrêts  aujour- 
d'hui et  demain...  Allons,  debout,  et  au  château. 

Le  prince  hésitait.  Le  major,  jugeant  sans  doute  qu'il  n'obéis- 
sait pas  assez  vite,  le  prit  par  l'épaule  et  le  fît  tourner  sur  lui- 
même.  Max  devint  pale,  je  crus  un  instant  qu'il  allait  se  jeter 
sur  son  maître  ;  mais  le  ressort  de  son  énergie  se  détendit  aussi- 
tôt. Gritte  haussa  les  épaules  et,  tranquillement,  reprit  sur  le 
banc  le  bouquet  de  roses.  Ce  geste  acheva  de  mettre  le  major 
hors  de  lui. 

—  Laissez  les  fleurs!  laissez  les  fleurs!...  balbutia-t-il  en 
français.  Je  défends!  je  défends  d'emporter! 

—  Ah  !  mais,  s'écria  Gritte  en  sautant  lestement  de  l'autre 
côté  du  banc,  vous  m'ennuyez,  vous,  l'écuyer!  Essayez  donc  de 
les  prendre,  mes  fleurs...  Tenez! 

Lestement  elle  prit  du  champ,  son  bouquet  à  la  main.  A  demi 
penchée,  prête  à  détaler,  dans  la  pose  de  la  fillette  qui  joue  aux 
barres,  et  aussi  gaie  que  si  réellement  elle  jouait  aux  barres,  elle 
narguait  le  major.  Je  jugeai  qu'il  était  temps  de  paraître  pour 
dénouer  pacifiquement  ce  petit  drame.  Je  me  démasquai.  Gritte 
courut  à  moi  :  mais  je  la  devançai  et  j'allai  vers  le  comte  de 
Marbach. 

—  Monsieur  le  major,  lui  dis-je,  cette  jeune  fille  est  ma 
sœur.  Elle  est  entrée  dans  le  parc,  parce  qu'elle  ne  savait  pas 
que  c'était  défendu.  Elle  a  accepté  des  fleurs  que  le  prince  lui 
a  offertes...  Je  crois  pouvoir  vous  assurer  que  la  princesse  n'en 
aura  pas  de  colère,...  et  je  vous  prie  de  lever  les  arrêts  du 
prince. 


728  RE^-UE   DES    DEUX    MONDE». 

Marbach  répliqua  : 

—  Monsieur  la  professeur,  le  prince  héritier  est  sous  mon 
gouvernement.  Vous  pouvez  être  très  renseigné  sur  les  inten- 
tions de  la  princesse,  mais  moi  je  sais  que  les  intentions  du 
prince  régnant  sont  que  son  fils  observe  la  discipline  allemande. 
Il  restera  donc  vingi-quatre  heures  aux  arrêts.  Rentrez  au 
château,  Monseigneur. 

—  Restez  ici,  Monseigneur,  répliquai-^je...  Je  me  permets  de 
vous  faire  observer,  dis-je  au  major,  qu'il  est  onze  heures  pas- 
sées, que  c'est  l'heure  de  la  leçon  de  français  du  prince.  Il  me 
convient  de  la  donner  aujourd'hui  dans  le  parc.  Bien  entendu, 
sitôt  la  leçon  terminée,  le  prince  ira  prendre  les  arrêts. 

Le  major  se  demanda  évidemment  s'il  allait  se  porter  sur 
moi  à  des  voies  de  fait.  Il  se  calma  cependant.  Haussant  les 
épaules,  il  s'éloigna  en  grommelant  quelque  chose  de  confus,  où 
je  distinguai  le  nom  de  «  Franzose  »  accolé  à  un  adjectif  peu 
sympathique. 

Gritte  était  penaude. 

—  Ne  fais  pas  ta  méchante  figure,  Loup,  me  dit-elle...  Il  est 
clair  que  j'aurais  mieux  fait  de  ne  pas  entrer.  Mais  j  ai  vu...  (elle 
montra  le  prince  d'un  geste  du  menton)  qui  avait  lair  de  tant 
s'ennuyer  !  Alors  je  lui  ai  dit  bonjour. 

—  Et  c'est  moi  qui  ai  prié  Mademoiselle  d'entrer,  poursuivit 
le  prince  qui  retrouvait  son  assurance,  maintenant  que  le  major 
était  hors  de  vue. 

Je  pris  l'air  le  plus  sérieux  que  je  pus  pour  ébaucher  une 
gronderie.  Gritte,  les  yeux  un  peu  gros,  s'en  retourna  toute 
seule  vers  la  villa.  Je  gardai  mon  élève... 

La  leçon  de  conversation  commença  sur  le  banc  de  pierre, 
devant  le  sourire  moqueur  du  faune.  Il  me  parut  bien  que  la 
princesse  avait  raison  :  l'esprit  de  son  fils  s'était  de  nouveau 
assoupi  en  mon  absence.  Trois  jours  aux  mains  du  major  avaient 
suffi  pour  le  plonger  dans  cette  torpeur  craintive  où  je  lavais 
trouvé  dix-huit  mois  auparavant,  eu  arrivant  à  Rothberg.  Evi- 
demment, Marbach  le  frappait,  à  l'ancienne  mode,  et  l'enfant, 
moitié  par  honte,  moitié  par  peur,  n'osait  se  plaindre.  Mais  il 
contractait  à  ce  régime  une  sorte  de  soumission  abrutie,  hypo- 
crite, doublée  de  révolte  haineuse.  Que  de  fois,  tandis  qu'il  re- 
gardait le  major,  j'avais  lu  de  la  haine,  de  la  vraie  haine  dans 
ses  yeux  enfantins  I  ■» 


MONSIEUR    ET   MADAME   MOLOCH.  729 

Avec  moi,  méfiant  d'abord,  il  s'était  assez  vite  apprivoisé.  Et 
peu  à  peu  nous  étions  devenus  bons  amis.  Son  curieux  tempé- 
rament s'était  révélé.  Je  m'étais  rendu  compte  que  ce  garçon 
frêle,  nerveux,  impressionnable,  froissé  depuis  l'enfance  dans  sa 
sensibilité  un  peu  féminine  d'abord  par  le  prince,  puis  par  M.  de 
Marbach,  avait  conçu  une  horreur  profonde  de  la  discipline 
brutale  et  inflexible  qu'on  lui  imposait.  Il  était,  lui,  fm  et 
délicat,  un  rêveur  égaré  dans  la  race  des  Rothberg,  une  réplique 
affaiblie  du  prince  Ernest,  né  à  contretemps  dans  le  siècle  de 
l'impérialisme  allemand. 

Mon  rôle  avait  consisté  à  calmer  ses  nerfs  et  à  le  rendre  franc. 
Il  avait  pris,  sur  mes  injonctions,  l'habitude  de  me  regarder  dans 
les  yeux  quand  il  me  parlait.  Il  s'était  désaccoutumé  de  dissi- 
muler et  de  mentir.  Enfin  son  esprit  s'était  montré  tel  qu'il  était, 
vif,  pénétrant,  imprévu.  Sa  sensibilité  tendre  avait  cessé  de 
craindre  les  rebuffades  et  les  quolibets.  Il  m'aimail  sincèrement, 
et  j'obtenais  de  lui,  par  la  douceur,  beaucoup  plus  que  le  major 
par  les  coups. 

;..  Au  bout  d'une  demi-heure  de  leçon,  il  s'anima,  comme  si, 
peu  à  peu,  les  vapeurs  d'un  lourd  narcotique  se  dissipaient.  Il  me 
parla  de  Gritte,  me  confia  sa  joie  de  l'avoir  rencontrée.  Elle  lui 
avait  dit  qu'il  parlait  bien  français  et  il  s'en  montrait  extrême- 
ment fier. 

—  Pourquoi,  me  demanda-t-il,  n'habite-t-elle  pas  au  château? 

—  Parce  qu'elle  n'a  pas  de  charge  à  la  Cour. 

—  Mais  si  on  lui  en  donnait  une?  Comme  cela,  elle  ne  retour- 
nerait pas  en  France,  et  vous  l'auriez  tout  le  temps  auprès  de 
vous. 

—  Gritte  est  très  indépendante,  répliquai-jc...  Elle  serait  une 
mauvaise  demoiselle  d'honneur. 

Max  médita  quelques  instans,  puis  déclara  : 

—  Si  j'étais  prince  régnant  à  la  façon  de  mes  ancêtres,  dit-il 
en  riant,  je  vous  forcerais  à  rester  dans  mes  États,  votre  sœur  et 
vous  I 

Il  avait  reconquis  sa  gaîté  et  sa  bonne  grâce  d'avant  mon 
départ.  Il  ne  voulut  plus  mo  quitter,  et,  quand  la  leçon  fut  finit , 
il  me  fallut  l'accompagner  jusqu'au  château. 

Au  moment  de  me  quitter,  il  redevint  sombre. 

—  Je  rentre  en  prison,  me  dit-il.  Ah!  que  vous  êtes  heureux, 
nonsieur  Dubert.  Vous  ne  serez  jamais  prisonnier,  vous  1 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Bah  !  fis-jo ,  vingt-quatre  lioiires  d'arrêts  sont  bientôt  passées  ! 

—  Je  ne  suis  guère  moins  prisonnier  quand  je  ne  suis  pas 
aux  arrêts,  dit-il  en  secouant  la  tète. 

Et,  après  un  instant  de  rétlexion,  où  je  vis  la  lueur  de  haine 
que  je  connaissais  passer  dans  ses  yeux: 

—  Pourricz-vous,  me  dit-il  avec  un  peu  d'embarras,  dire  à 
Ilans,  mon  frère  de  lait,  de  venir  me  parler,  demain  vers  deux 
heures,  à  la  petite  entrée  du  parc? 

—  Ma  foi,  Monseigneur,  répondis-je,  j'aime  mieux  ne  pas 
faire  de  commissions  à  Hans  de  votre  part. 

—  Bon,  excusez-moi.  Je  le  ferai  prévenir. 
Il  s'enfuit  les  larmes  aux  yeux. 

«  L'étrange  gamin,  pensai-je  en  m'en  retournant.  Pourquoi 
diable  veut-il  parler  à  Hans?...  » 

Midi  avait  sonné  quand  j'atteignis  la  villa  Else.  Gritte  m'atten- 
dait sur  la  porte. 

—  Tues  toujours  fâché?  me  demanda-t-ellc,  un  peu  anxieuse. 

—  Pas  du  tout.  Ton  péché  n'était  pas  bien  grave. 

—  Tant  mieux,  fit-elle.  Parce  que... 

—  Parce  que? 

—  Parce  que  j'ai  peur  d'avoir  encore  fait  une  bêtise. 

—  Bon  !  Quelle  bêtise? 

—  Tu  sais,  les  deux  vieux  qui  sont  nos  voisins  :  M.  et  M"'  Mo- 
loch? 

—  Eh  bien? 

—  Nous  prenons  avec  eux  le  repasde  midi,  le  Mittagessen.... 
Tu  comprends,  la  vieille  dame  est  venue  à  moi  sur  le  balcon; 
elle  m'a  interpellée  gentiment...  Elle  m'a  demandé  qui  tu  étais... 
Moi,  tu  sais,  j'aime  à  parler  de  toi...  J'ai  bavardé  avec  elle.  Et 
elle  nous  a  invités  à  sa  table,  tout  à  l'heure. 

Je  réfléchis  un  instant. 

«  INloloch  n'est  pas  très  sympathique  au  château.  Le  prince 
me  battra  froid...  Bah!  je  suis  libre,  après  tout!  Hors  de  mes 
fonctions  de  précepteur,  je  ne  dépends  que  de  moi  !  » 

Il  ne  me  déplut  pas  d'affirmer  publiquement  cette  indépen- 
dance. 

Jembrassai  Grille. 

—  Tu  as  très  bien  fait  d'accepter,  mignonne. 

Le  second  coup  de  cloche  appelait  les  convives.  Nous 
gagnâmes  la  salle  à  manger. 


MONSIEUR    ET   3IADAME    MOLOCH..  731 


Herr  Graiis  montrait  avec  orgueil  un  lavis  de  l'architecte 
berlinois  Gumper,  qui  représentait  la  future  salle  à  manger  du 
futur  hôtel.  Elle  serait  toute  blanche,  ornée  de  colonnes,  décorée 
sur  les  murs  d'ornemens  blancs  en  forme  de  parafes,  de  fumée 
de  cigarettes  et  de  ténias,  meublée  de  sièges  et  de  tables  dans  le 
goût  anglo-belge.  Par  bonheur,  la  réalisation  de  ces  somptueux 
projets  était  remise  à  une  échéance  hypothétique,  et  nous  prîmes 
le  Mittagessen,  M.  et  M""^  Moloch,  Gritte  et  moi,  dans  l'antique 
«  Speisesaal  »  de  la  vieille  auberge,  à  une  solide  table  en  sapin 
de  Thuringe,  assis  sur  des  chaises  paillées  par  les  paysans  du 
Rennstieg  au  long  des  veillées  hivernales. 

Près  de  nous,  des  familles  allemandes  se  nourrissaient,  cos- 
sues et  dépensières,  gardant  volontiers,  à  portée  de  la  main, 
dans  le  seau  à  glace,  le  flacon  vert  de  Hochheimer  ou  le  flacon 
ambré  de  Piesporter. 

Une  prolificité  magnifique  triomphait  autour  des  petites 
tables  isolées,  aussi  bien  qu'autour  de  la  vaste  table  d'hôte.  Pour 
chaque  couple  de  parens,  grosse  mère  pansue  et  mamelue,  dont 
la  santé  faisait  craquer  le  corset,  jeune  papa  chauve  et  gras  aux 
joues  roses,  au  poil  châtain  ou  blond,  à  lourde  chaîne  sur  la 
bedaine,  —  quatre  ou  cinq  rejetons,  frais  bambin  fillettes  aux 
yeux  de  bleuets,  jacassaient  et  s'entonnaient  du  rôti,  des  com- 
potes, du  vin.  J'avais  la  sensation  d'être  au  milieu  d'une  forte 
plantation  humaine,  d'une  plantation  drûment  taillée. 

M.  Moloch,  qui  mangeait  activement,  avec  des  gestes  affairés, 
ne  cessait  guère  cependant  de  parler.  Il  parlait  en  allemand,  à 
haute  voix,  sans  crainte  d'être  entendu,  tandis  que  sa  femme 
conversait  en  français  avec  Gritte,  ne  perdant  jamais  du  regard 
son  grand  enfant  de  savant.  Distrait  comme  Ampère,  celui-ci 
égarait  tantôt  sa  fourchette,  tantôt  son  couteau,  remettait  la  cuil- 
lère à  sel  dans  le  pot  à  moutarde  ou  se  versait  à  boire  avec  le 
flacon  au  vinaigre.  Il  portait  toujours  sa  redingote  noire  débou- 
tonnée, sa  petite  cravate  noire  sur  une  chemise  impeccablement 
blanche.  Ses  cheveux  blancs  très  fins  voltigeaient  à  droite  et  à 
gauche  de  son  front  bombé  et  dénudé.  Toute  sa  figure  de  singe 
surhumain  se  plissait  sous  le  double  effort  do  la  mastication  et 
dt)  la  parole,  et  les  prunelles  de  ses  yeux  aux  cils  jaunâtres  vire- 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voilaient  dans  les  orbites  comme  des  roues  à  grande  vitesse. 
—  Ah!  vous  êtes  à  la  Cour,  disait-il...  Eli  bien!  je  ne  vous 
envie  pas,  monsieur.  Il  n'y  a  rien  de  plus  ridicule  qu'une  Cour 
quelconque,  si  ce  n'est  une  petite  Cour  allemande...  Je  l'ai  connue, 
moi  qui  vous  parle,  la  Cour  do  Rothberg...  J'ai  été  «  hoffaehig,  » 
Mionsicur.  J'ai  traversé,  en  bas  dé  soie  et  en  culotte,  avec  une 
chemise  à  jabot  el  un  habit  à  boulons  d'argent,  la  salle  des  por- 
traits, la  salle  des  chevaux,  la  salie  des  cornes  de  cerf,  que  sais-je 
encore?  Et  j'étais  fier!  et  je  faisais  des  révérences,  —  devant  un 
homme  qui  représentait,  en  somme,  infiniment  moins  de  valeur 
sociale  réelle  qu'un  industriel  de  Westphalie  ou  môme  un  intel- 
ligent préparateur  de  laboratoire,  —  des  révérences  à  voir  mon 
visage  de  courtisan  dans  le  parquet  ciré!...  Pourtant  je  n'étais 
pas  bôto  alors,  ni  vil...  Mais  j'étais  jeune,  et  l'idée  que  le  fils  du 
savetier  de  Rothberg-Dorf  avait  ses  entrées  au  château  me  grisait 
les  méninges.  Savez-vous  ce  qui  m'a  guéri  de  cette  sottise,  le 
savez-vous? 

Il  criait  :  «  le  savez-vous  »  à  tue-lele,  levant  en  l'air  sa  four- 
chette menaçante...  La  longue  main  de  M"'"  Moloch glissa  douce- 
ment sur  le  bras  levé  de  son  mari,  et  d'une  tendre  pression  le 
rabattit  sur  la  table. 

—  Ce  qui  m'a  guéri,  monsieur,  continua  Moloch,  c'est  la 
guerre  de  France,  la  campagne  que  j'ai  faite  dans  votre  pays. 
J'ai  eu  pour  chef  un  héros  véritable,  qui,  malheureusement  pour 
ce  pays  d'Allemagne,  n'a  régné  qu'an  temps  très  court.  Il  me 
prit  en  amitié  à  la  suite  d'une  circonstance  où,  ayant  besoin  d'un 
chimiste  pour  analyser  une  eau  suspecte,  on  m'avait  mandé 
auprès  de  lui.  Je  lui  ai  dû  de  comprendre  qu'on  peut  faire  bra- 
vement son  devoir  de  soldat  et  cependant  détester  la  guerre.  J'ai 
eu  sous  les  yeux  un  guerrier  philosophe,  un  prince  qui  était  un 
sage.  Parce  qu'il  avait  tiré  le  glaive  pour  défendre  sa  patrie,  il 
ne  se  croyait  pas  obligé  de  répudier  l'héritage  de  la  pensée  alle- 
mande, de  la  bonté  allemande.  Son  exemple,  et  quelques  mots 
tombés  do  sa  bouche,  ont  renouvelé  mon  esprit.  Je  bois  à  la 
mémoire  du  seul  grand  empereur  allemand  moderne  :  Fré- 
déric 111! 

Ayant  dit  cela,  le  savant  leva  son  verre,  but  d'un  trait  le 
hochhcimer  qu'il  contenait,  puis,  d'un  geste  large  et  vif,  reposa 
le  verre  vide  sur  le  moulin  ù  poivre,  où  il  se  brisa  en  mille 
pièces  vertes. 


MONSIEUR    ET   mDAME    MOLOCH.  733 

—  Eitel!  murmura  M""'  Moloch  d'un  ton  de  doux  reproche. 
Lestement,   adroitement,  silencieusement,   aidée    de   Gritte, 

puis  du  kellner  affairé,  elle  répara  le  désordre.  Cependant 
M.  Moloch,  d'un  air  de  défi,  regardait  les  uns  après  les  autres 
les  gens  attablés  au  tour  de  nous,  que  l'incident  avait  distraits  de 
leur  mangeaille. 

—  Imbéciles!  badauds!  grommelait  le  savant:.,  n'ont-ils 
jamais  vu  casser  un  verre?... 

Quand  tout  fut  remis  en  ordre,  il  continua,  tout  en  man- 
geant, avec  une  vélocité  extraordinaire,  du  bœuf  braisé  relevé 
d'une  compote  de  mirabelles  : 

—  J'ai  été  blessé  devant  Orléans,  monsieur  le  docteur.  Une 
balle,  tirée  par  un  de  vos  compatriotes,  m'est  entrée  dans  la 
sixième  côte  droite,  et  elle  y  est  restée  une  dizaine  d'années. 
Quand  on  l'a  eu  extraite,  je  l'ai  fait  suspendre  à  un  fil  d'argent 
dans  mon  laboratoire,  à  léna.  Et  j'ai  écrit  dessous:  «  Don  d'un 
Français  inconnu  au  docteur  Zimmermann  très  reconnaissant.  » 
Car  je  dus  beaucoup  à  cette  petite  balle  de  chassepot,  monsieur. 
Je  revins  de  France  absolument  transformé.  La  guerre  est  hor. 
rible,  elle  est  inhumaine.  Que  des  gens  civilisés,  comme  vous  et 
moi,  puissent  se  battre  l'un  contre  l'autre  parce  que  des  imbé- 
ciles de  diplomates,  qui  ne  se  battent  pas,  ont  brouillé  les  cartes, 
c'est  une  pure  monstruosité.  Les  gens  comme  vous  et  moi,  les 
gens  d'étude,  l'ont  compris  quelque  temps  dans  ce  pays  et  dans 
le  votre.  J'ignore  ce  qui  se  passe  chez  vous:  mais,  aujourd'hui, 
même  les  gens  de  laboratoire,  en  Allemagne,  deviennent  des 
conquérans.  Je  serai  bientôt  le  seul  chimiste  d'Allemagne  à  ne 
pas  affûter  mon  sabre.  3ntre  deux  pesées... 

—  Monsieur,  fit  Gritte,  à  qui  M"'  Moloch  avait  expliqué  en 
français  les  dernières  paroles  de  son  mari,  vous  savez  si  j'aime 
mon  frère  et  si  je  serais  désolée  de  le  voir  partir.  Mais  tout  de 
même,  si  l'on  nous  pousse  à  bout,  en  France,  tant  pis  !  hommes 
et  femmes,  nous  risquerons  la  chose. 

—  Vous  l'entendez?  reprit  M.  Moloch.  Voilà, monsieur,  voilà 
l'état  d'esprit  où  nos  bellicoles  ont  amemé  les  gens  des  deux 
pays  !  C'est  navrant.  Au  xx^  siècle  !  Si  vous  saviez  ce  que  j'en- 
tends parmi  mes  propres  élèves,  qui  pourtant  m'aiment  bien  et 
qui  ont  confiance  en  moi,  à  léna  !  C'est  l'impérialisme,  le  pan- 
germanisme, que  sais-je  !  Il  faut  prendre  la  Champagne,  la 
Franche-Comté,  nrendre  le  Danemark,  la  Suisse,  ^l'Autriche,  le 


734  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Maroc,  le  Levant,  que  sais-je  encore!  Ah!  qu'ils  sont  vains! 
qu'ils  ont  mal  étudié  Thistoire  des  peuples!  Ils  s'imaginent  que 
d'étendre  sa  fortune  par  la  guerre  assure  un  caractère  de  durée 
aux  institutions  des  hommes  !  Et  ni  la  chute  de  l'empire 
d'Alexandre,  ni  celle  de  Rome,  ni  celle  de  l'Autriche,  ni  celle  de 
lEspagne,  ni  celle  de  Napoléon  n'ont  pu  les  détromper  !  Ils  croient 
aux  choses  que  fonde  la  force  brutale  !  Ils  ne  voient  pas  que 
l'épée  détruit  l'œuvre  de  l'épée  ! 

M.  Moloch  se  tut.  On  desservait.  Le  silence  régna  dans  la 
grande  salle  à  manger  enfumée. 

—  Observez  ceci,  dit  M""^  Moloch  en  souriant. 

Elle  nous  montra  la  porte  qui,  de  la  salle  à  manger,  donnait 
sur  les  offices.  En  ce  moment  cette  porte  s'était  refermée  après 
avoir  engouffré  les  «  kellners,  »  Seul,  Herr  Graus  en  redingote, 
debout  contre  cette  porte  fermée,  attendait,  avec  une  gravité  un 
peu  anxieuse,  tel  un  général  d'armée  qui  va  dire  :  «  Faites 
donner  la  réserve  !  » 

Des  profondeurs  de  l'office  un  coup  de  timbre  retentit. 
Herr  Graus  ouvrit  d'un  geste  sec,  bref,  militaire,  la  porte  mys- 
térieuse. Un  kellner,  puis  deux,  puis  trois,  tous  les  kellners  au 
pas  militaire,  la  poitrine  bombée, le  ventre  avalé,  chacun  por- 
tant à  bras  tendu  le  plat  de  métal  garni  de  gelinottes,  sortirent 
de  l'ombre  de  l'office,  et,  toujours  militairement,  gagnèrent  la 
table  qui  leur  était  affectée.  Là,  ils  présentèrent  le  plat,  comme 
on  présente  les  armes. 

—  Voilà  !  s'écria  Moloch.  Ces  imbéciles  s'imaginent  qu'ils 
sont  en  train  de  prendre  les  provinces  baltiques,  ou  Trieste  ou 
la  Bourgogne.  Et  le  Graus,  qui  m'a  tout  l'air  d'un  simple  agent 
prussien  dans  la  principauté,  se  croit  une  façon  de  Gustave- 
Adolphe  ou  de  Bonaparte,  parce  qu'il  dresse  ses  kellners  à  servir 
comme  des  automates.  Ah  !  le  bon  temps  de  ma  jeunesse  !  A  la 
place  de  ces  faces  rasées  et  de  ces  habits  gras,  quelles  jolies 
commères  nous  réjouissaient  l'œil  !... 

Ainsi  dissertait  le  savant.  Moi,  je  pensais  :  «  Un  homme 
qui  profère  si  bruyamment  de  tels  propos  ne  saurait  être  bien 
vu  à  la  Cour.  Décidément,  Gritte  m'a  induit  imprudemment  à 
déjeuner  en  public  avec  lui.  Le  prince  le  saura,  grâce  à  l'es- 
pion Graus...  Et  cela  se  compliquera  du  différend  que  j'eus  ce 
matin  avec  le  major... 

—  Alors,  madame,  demanda  Gritte,  —  qui  poursuivait  av»c 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  735 

M""'  Moloch  sa  conversation,  parallèlement   avec  la  nôtre,  — 
vous  vous  êtes  mariée  sans  savoir  de  quoi  vous  vivriez? 

—  Oui,  petite  demoiselle,  répliqua  la  vieille  dame  en  dégus- 
tant, avec  des  mines  du  siècle  passé,  un  blanc-manger  largement 
agglutiné  de  gélatine.  Le  docteur  venait  d'être  obligé  de  quitter 
Rothberg,  pour  avoir  prononcé  un  discours  contre  l'annexion 
des  territoires  français.  On  déclara  qu'il  était  un  péril  public... 
lui  qui  a  la  religion  de  l'ordre,  de  l'harmonie,  de  la  concorde! 
Sa  place  de  professeur  à  l'École  de  Steinach  fut  supprimée. 
C'était  juste  à  la  veille  de  notre  mariage  :  le  docteur  m'avait 
rencontrée  à  Steinach  où  j'habitais  avec  ma  mère  et  ma  tante 
une  vieille  maison  sur  le  Rathausplatz. 

—  La  place  où  il  y  a  un  bonhomme  en  bronze,  à  che- 
val?... 

—  Oui...  La  place  du  margrave  Louis-Ulrich.  Ma  mère  et  ma 
tante  s'opposèrent  dès  lors  à  mon  mariage,  parce  qu'elles  aussi 
croyaient  que  Eitel  voulait  brûler  Steinach  et  tuer  le  vieux 
prince...  Mais  j'étais  majeure.  Je  partis,  une  nuit,  je  pris  le  train, 
et  je  rejoignis  mon  fiancé  à  Hambourg  où  il  gagnait  sa  vie  en 
U'availlant  pour  un  apothicaire...  Et  nous  nous  mariâmes,  con- 
clut-elle simplement,  —  en  se  levant  de  table,  car  le  repas  était 
fini. 

Nous  l'imitâmes.  Elle  enleva  d'un  geste  agile,  du  gilet  de  son 
mari,  la  serviette  que  celui-ci  emportait,  fichée  dans  l'ouverture. 
Sa  main  fit  tomber  les  miettes  éparses  sur  les  revers  de  la  redin- 
gote. Gritte,  suspendue  à  mon  bras,  les  regardait  tous  deux 
avec  une  curiosité  malicieuse. 

—  Voulez-vous,  lui  dit  la  vieille  dame,  pendant  que  ces  mes- 
sieurs prennent  leur  café,  monter  chez  nous?  j'ai  de  jolies  pho- 
tographies d'Allemagne  à  vous  montrer,  et  aussi  le  portrait  de 
M.  le  docteur  à  vingt-cinq  ans... 

Gritte  accepta  joyeusement.  Le  savant  et  moi  nous  nous 
assîmes  dans  le  vestibule  arrangé  en  façon  de  hall.  Une  bonne 
fraîcheur  y  régnait.  Deux  tables  seulement,  outre  la  nôtre, 
furent  occupées  :  l'une  par  une  florissante  famille,  père,  mère, 
trois  garçons  et  une  fille  ;  l'autre,  voisine  de  nous,  par  deux 
messieurs  à  l'accent  de  Hanovre,  qui  fumaient  et  discutaient. 
L'on  entendait  des  bribes  de  leurs  phrases  :  «  Expansion  com- 
merciale germanique...  insolence  de  l'Angleterre...  les  cuiras- 
sés... les  sous-marins...  la  France  serait  l'otage...   »  M.   Moloch 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devait  entendre  comme  moi,  et  je  fus  surpris  d'abord  que  sa  vive 
nature  n'en  éprouvât  pas  une  réaction  éloquente.  Mais  je  m'aper- 
çus qu'oubliant  même  sa  tasse  de  moka,  il  était  plongé  dans  la 
contemplation  d'une  toute  petite  chenille  verte  cheminant  sur  le 
bord  de  la  table  et  que  sans  doute  le  vêtement  de  quelque 
voyageur  avait  apportée  là,  du  dehors.  Le  savant  avait  installé  un 
gros  lorgnon  bombé  sur  son  nez  aplati  ;  il  regardait  la  souple 
bestiole,  alternativement  arquée  et  détendue,  et  parfois  à  demi 
soulevée,  oscillant  de  sa  tête  minuscule  comme  pour  un  mysté- 
rieux signal.  Finalement  il  la  prit  avec  précaution,  la  posa  dans 
sa  main  ridée,  et  me  la  montra,  en  me  dardant  ses  regards  mo- 
biles par-dessus  l'orbe  géminée  du  lorgnon  d'écaillé  : 

—  Regardez,  monsieur  le  docteur,  dit-il,  regardez  cet  admi- 
rable petit  être.  Il  est  étonné,  en  ce  moment,,  par  la  nouveauté 
du  site  que  lui  offre  ma  main  ouverte  :  probablement  jamais 
encore,  durant  sa  courte  existence,  il  n'a  résidé  sur  une  paume 
humaine.  Ses  organes  sensoriels  embryonnaires  essaient  do 
forcer  le  mystère  du  monde  extérieur,  qui  l'opprime.  Nous  avons 
des  cauchemars  vagues,  parfois,  qui  doivent  ressembler  assez 
aux  veilles  d'une  caniciila  virens...  Eh  bien!  monsieur  le 
docteur,  je  vais  vous  ouvrir  des  horizons  tels  que  la  poésie  tra- 
ditionnelle de  l'antiquité  et  des  temps  modernes  n'en  a  jamais 
embrassés  du  regard... 

Il  installa  adroitement  la  canicula  virens  sur  la  pointe  de  son 
index.  La  peXite  stylite  verte  se  roula  en  anneau  autour  de 
l'ongle. 

—  Regardez  cet  insecte,  monsieur  le  docteur.  Savez-vous 
qu'un  hasard,  infiniment  plus  rare  que  celui  qui  nous  réunit 
tous  les  deux  à  table,  a  fait  que  le  protoplasma  originel  est  de- 
venu en  vous,  par  l'évolution  des  années,  un  jeune  Français  in- 
telligent et  cultivé  et,  dans  ce  petit  être,  une  canicula  virens  ? 
Un  millième  de  millimètre  de  distance  en  plus  ou  en  moins  entre 
les  principes  essentiels,  un  millionième  de  degré  en  plus  ou  en 
moins  dans  la  variation  des  températures,  votre  protoplasma 
ontogénique,  à  vous,  docteur,  évoluait  selon  une  courbe  qui 
l'eût  amené  aujourd'hui  à  être  celte  canicula  virens,  tandis  que 
le  protoplasma  ontogénique  de  cette  canicula  évoluait  à  travers 
l'échelle  des  organismes  jusqu'à  devenir,  ou  bien  le  jeune  pro- 
fesseur que  vous  êtes,  ou  bien  moi  qui  vous  la  démontre. 

Il  ouitta  son  siège,  et  alla  poser  la  bestiole  quelque  part  sur 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  737 

la  clématite  dont  se  décorait  la  porte  de  la  villa.  Puis  il  revint, 
non  sans  avoir,  au  passage,  renversé  une  chaise  sur  laquelle 
étaient  posés  tous  les  chapeaux  de  la  florissante  famille.  Les  deux 
Allemands  du  Nord  avaient  interrompu  leur  conversation  poli- 
tique pour  nous  écouter.  M.  Moloch  ne  se  rassit  pas,  il  se  planta 
devant  moi  et  poursuivit,  agitant  les  bras,  excité,  échevelé,  pro- 
phétique : 

—  Etes-vous  saisi,  comme  moi,  de  l'émotion  qu'il  convient 
devant  cet  admirable  échange  des  êtres,  devant  la  grandeur  de 
ces  phénomènes  évolutifs?...  Croyez-vous  qu'aucune  imagination 
de  poésie  grecque,  avec  ses  dieux  ridicules,  ses  déesses  déver- 
gondées, ses  cieux  de  cristal,  tout  cet  amas  de  rêvasseries  pué- 
riles, —  croyez- vous  que  tout  cela  puisse  soutenir  la  compa- 
raison avec  les  puissantes  réalités  que  la  science  moderne  a 
résumées  dans  la  doctrine  moniste  ?  Vous  ne  le  pensez  pas,  ou 
vous  seriez  un  déshérité  de  la  pensée...  Monsieur!  j'ai  vu  des 
femmes,  de  simples  femmes,  pleines  d'admiration  et  de  joie,  à 
certaines  conférences  que  je  fais  à  léna,  sur  le  monisme,  confé- 
rences privées  que  j'ai  organisées  sans  le  concours  de  l'adminis- 
tration. L'harmonie  des  sphères,  qui  enchantait  Scipion,  n'était 
qu'un  grincement  d'orgue  de  Barbarie  à  côté  de  celle  que  les 
germes  du  monde  en  perpétuelle  voie  d'intégration  et  de  désa- 
grégation font  entendre  à  l'oreille  exercée  du  savant... 

La  redingote,  les  cheveux  blancs,  les  bras  de  M.  Moloch 
s'agitaient  en  cadence,  tandis  qu'il  déclamait  ainsi,  au  profond 
ébahissement  de  la  florissante  famill-e  et  des  deux  messieurs 
hanovriens.  L'un  de  ceux-ci  confia  à  l'autre  : 

—  Mir  scheint,  der  Mann  ist  verrûckt  !  Ein  Narr  ! 

—  Ein  gefaerlicher  Narr!  répliqua  le  voisin. 

Le  savant,  lui,  n'entendait  rien  :  et  sans  doute  il  aurait  con- 
tinué pour  nous  sa  prédication  moniste,  si  M""^  Moloch,  avec 
Gritte,  n'avaient  opportunément  reparu  sur  l'escalier,  puis  dans 
le  vestibule. 

—  Quoi?  quoi?s'écria  Moloch,  quand  sa  vieille  et  douce  com- 
pagne lui  mit  la  main  sur  le  bras.  Pourquoi  me  déranger  toujours? 
Ah  !  monsieur  le  docteur  !  les  femmes  sont  un  grand  impedimcn- 
twnlTu  dis  qu'il  esttroisheures?Bon...  bon...  je  le  sais...  je  vais 
monter  au  laboratoire...  Oui,  oui,  c'est  moi  qui  t'ai  dit  de  me 
rappeler  l'heure.  Tu  es  une  bonne,  fidèle  compagne...  Voici 
l'heure  du  travail,  monsieur  le  docteur.  Nidla  dies  otiosa!  Gar- 

TOME  XXXIV.  —  1906.  47 


738  REVUE   DES    DEUX   MO>'DES. 

dez  cette  devise,  observez-la;  elle  vous  assurera  le  bonheur... 

—  Ta  tasse  de  calé,  Eitel,  rappela  doucement  la  vieille 
dame. 

—  Ah  !  c'est  juste. 

Il  l'avala  d'un  trait,  sauf  une  moitié  qui  s'éparpilla  en  une 
gerbe  ambrée  sur  le  plastron  de  sa  chemise  et  sur  son  gilet.  Puis. 
pur  un  geste  circulaire,  il  dit  adieu  aux  assistans,  remit  sur  ses 
cheveux  blancs  envolés  son  chapeau  haut-de-forme,  prit  le  bras- 
de  M""*  Moloch ,  qui  sourit.  Tous  deux  s'en  allèrent  par  la 
porte  ensoleillée,  M""  Moloch,  fme,  longue,  calme  dans  sa  robo 
mordorée,  M.  Moloch  pendu  à  son  bras,  petit,  contrefait,  sautil- 
lant, les  cheveux  ébouriffés  sous  les  bords  plats  du  chapeau, 
les  basques  de  la  redingote  envolées,  parlant  à  tue-tête. 

La  plantureuse  famille  ne  trouvait  pas  de  mots  pour  exprimer 
son  étonne  ment.  Les  deux  Hanovriens  appelèrent  Graus  qui 
passait  et  lui  demandèrent  des  explications  qu'il  fournit  à  voix 
basse.  Cependant  Grille,  comme  un  pinson  échappé  de  sa  cage, 
se  sentait  mal  à  l'aise  sous  un  toit. 

—  Maintenant,  me  dit-elle  avec  autorité,  il  faut  que  tu  me 
montres  Rothberg. 

Et  comme  M.  Moloch  à  sa  femme,  j'obéis.  Nous  cédons  tou- 
jours à  notre  impcdimenlwn  féminin,  qu'il  ail  les  cheveux  châ- 
tains ou  les  cheveux  blancs. 

A  mon  côté,  d'un  pas  élastique,  la  taille  moulée  dans  une 
blouse  de  mousseline  blanche,  courte  jupe  grise,  chapeau  de 
paille  gris,  ma  sœurette  traversa  le  Luftkurort  :  et  je  notai,  non 
sans  fierté,  les  regards  envieux  que  lui  jetaient  les  femmes  et  les 
autres  jeunes  filles.  Jolies  aussi,  souvent  !  mais  quelque  chose 
manquait,  comme  un  vernis  à  un  tableau,  à  leur  joliesse  :  l'élé- 
gance. Les  quatorze  ans  triomphans  de  ma  petite  parisienne  de 
sœur  troublèrent  ce  jour-là  bien  des  cervelles  féminines. 

Nous  achetâmes  dabord  deux  cartes  illustrées  qui  furent 
expédiées,  l'une  «  à  M*""  Governy,  dame  professeur  à  l'école  de 
la  Légion  dhonneur,  à  Vernon;  »  l'autre  «  àM'^°  Grange,  château 
de  Salins,  par  Lisons,  Indre-et-Loire.  »  Ce  devoir  accompli,  le  pas 
léger  de  ma  sœurette  m'entraîna  par  le  chemin  en  zigzag  qui 
descendait  du  Luftkurort  à  Holhherg-Dorf,  c'est-à-dire  au  village 
même,  étalé  le  long  de  la  Uotha.  Tout  en  bondissant  sur  lesentiei 
pierreux,  tantôt  me  montianl  sou  lourd  chignon  châtain,  tantôt 


I 


MONSIEUR    ET   MADAME    JIOLOCII.  739 

sa  frimousse  fraîche  et  vivace,  Gritte  dissertait  sur  les  choses. 

—  Vois-tu,  mon  Loup,  disait-elle,  c'est  dommage  que  Moloch 
ait  tellement  l'air  d'un  singe...  parce  qu'on  ne  peut  pas  trouver 
aussi  jolie  son  histoire  avec  M"*  Moloch...  Quand  je  la  regarde, 
elle,  elle  a  beau  être  une  vieille  dame,  elle  est  fine,  adroite,  elle 
n'est  presque  pas  ridée,  elle  sent  une  bonne  odeur  d'ancienne 
boîte  à  parfums.  Elle  m'a  d'ailleurs  montré  tout  à  l'heure  son 
portrait  déjeune  fille  :  elle  était  mal  habillée,  mais  charmante. 
Je  l'imagine  très  bien  sortant  la  nuit  d'une  des  petites  maisons 
étroites  à  écailles  d'ardoise,  et  disant  adieu  au  bonhom.me  en 
bronze  pour  rejoindre  son  fiancé.  Et  cela  me  touche,  cela  me 
donne  envie  de  pleurer  et  de  l'embrasser...  Mais  quand  je  pense 
à  son  arrivée  à  Hambourg,  au  petit  Moloch  l'attendant  à  la  gare 
avec  ses  cheveux  au  vent,  sa  redingote,  son  chapeau  haut-de- 
forme  !  J'ai  vu  son  portrait,  à  lui  aussi,  quand  il  était  jeune.  Et 
bien,  mon  Loup,  il  était  encore  plus  vilain  qu'à  présent.  Alors 
j'ai  envie  de  rire.  Rt,  de  penser  qu'ils  s'embrassaient,  ça  me  dé- 
goûte un  peu.  C'est  mal,  n'est-ce  pas? 

Soudain  pendue  à  mon  bras,  elle  ajouta,  ses  yeux  me  jetant 
le  charmant  reflet  de  sa  jeune  âme  : 

—  J'espère  bien  que  je  n'aimerai  pas  un  homme  aussi  vilain 
que  Moloch...  Dis,  mon  Loup?...  Du  reste,  c'est  bien  simple  :  je 
ne  veux  jamais  aimer  que  toi. 

Et  je  faillis  perdre  l'équilibre  sous  l'impétueux  baiser  qu'elle 
appliqua  à  l'improviste  dans  mon  oreille,  et  qui  me  rendit  sourd 
pour  cinq  bonnes  minutes,  jusqu'au  moment  où  nous  atteignîmes 
les  premières  maisons  de  Rothberg-Dorf. 

Rothberg-Dorf,  c'est  l'antique  bourg  de  Thuringe,  bâti  à 
droite  et  à  gauche  de  la  rivière,  au  petit  bonheur,  avec  des  dé- 
tours imprévus  et  inexplicables,  des  constrvictions  rapiécées  de 
siècle  en  siècle,  des  ruelles  qui  ne  mènent  à  rien.  Les  maisons 
sont  en  pans  de  bois  entrelaçant  un  torchis  de  terre  rosâtre,  ou 
bien  écaillées  d'ardoises  grises,  du  sol  au  faîtage.  Elles  ont  des 
fenêtres  (invraisemblablement  petites,  des  fenêtres  de  poupées. 
Derrière  leurs  carreaux  minuscules,  on  voit  des  pots  de*"ch- 
sias  :  un  pot  et  son  fuchsia  couvrent  toute  la  fenêtre.  Chacjue 
maison  s'entoure  d'un  jardinet  clos  de  vieux  lattis  très  délabrés." 
La  flore  de  ces  jardinets  était,  pour  Tiustant,  constituée  par  les 
rouges  fleurs  des  haricots,  qui  s'y  épanouissaient  avec  une  char- 
mante abondance. 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  un  joli  village,  dit  Gritte  en  flairant  de  ses  narines 
roses  l'odeur  des  haricots  fleuris.  Il  est  un  peu  sale,  mais  cela 
le  rend  plus  pittoresque.  Seulement,  où  sont  les  gens  du  village? 
nous  ne  rencontrons  que  des  oies... 

Le  village,  en  efi'et,  semblait  désert.  La  moisson  retenait  tout 
le  monde  aux  champs.  Les  oies,  qui  formaient  en  temps  ordi- 
naire la  majeure  partie  de  la  population,  régnaient  dans  les  rues 
et  les  jardins.  On  les  voyait  cheminer  par  compagnies,  qui 
tantôt  passaient  gravement  1  une  à  côté  de  l'autre,  sans  vouloir 
se  connaître,  tantôt  s'arrêtaient  pour  faire,  de  société  à  société, 
un  bout  de  conversation.  On  en  voyait  aussi  qui  rendaient  des 
visites  d'un  jardin  à  l'autre  et  que  les  oies  vbGîtées  recevaient 
avec  mille  démonstrations  amicales.  Quelques-unes  erraient  à 
l'écart,  comme  mises  à  l'index  par  la  bonne  compagnie  des  oies 
de  Rothberg. 

—  Elles  sont  très  élégantes,  me  fit  observer  Gritte.  La  plupart 
sont  toutes  habillées  de  blanc,  à  la  mode  des  toilettes  de  Paris. 
D'autres  ont  un  petit  châle  de  plumage  gris  jeté  négligemment, 
en  pointe,  sur  leur  dos  blanc. 

Des  bandes  de  jeunes  oies  minces,  immaculées,  nous  sédui- 
saient par  leur  tenue  modeste  :  telles  des  jeunes  filles  dé  pro- 
vince bien  élevées,  très  honnôtes,  mais  peu  spirituelles  et  nulle- 
ment instruites  de  la  vie.  De  loin  les  surveillaient  certaines  oies 
matrones,  lourdes,  empâtées,  l'allure  méfiante. 

Un  peu  avant  d'atteindre  le  pont  de  pierres  chenues  jeté  sur 
la  Rotha,  les  maisonnettes  de  torchis  et  d'ardoise  s'écartent  et 
laissent  vide  un  espace  irrégulier  décoré  du  nom  de  Grosse- 
Platz.  Là  encore, nul  habitant;  mais  nous  y  trouvâmes  rassemblé 
un  véritable  congrès  d'oies.  Une  à  une,  elles  remontaient  du  lit 
de  la  Rotha,  où  elles  avaient  été  boire.  Nous  nous  divertissions  à 
regarder  celles  qui,  gravement,  se  grattaient  les  narines  de  leur 
pied  palmé,  quand  soudain  un  silence  de  mauvais  augure  en- 
gourdit l'assemblée,  jusque-là  doucement  gloussante  ;  puis  toutes, 
comme  à  un  mot  d'ordre,  dressèrent  leur  long  col,  ouvrirent  leur 
bec  jaune  creusé  de  comiques  entailles,  et  tendues  vers  nous, 
hostiles,  menaçantes,  firent  entendre  le  plus  violent,  le  plus 
affreux,  le  plus  injurieux  des  grincemens.  Certaines,  singulière- 
ment hardies,  s'avançaient  à  notre  rencontre.  Mais  nous  sentions 
bien  qu'elles  ne  nous  toucheraient  pas.  Leur  colère  semblait 
factice.  Elles  manifestaient.  Elles  blulFaieut.  On  eût  dit  qu'elles 


MONSIEUR    ET   MADAME   MOLOCII.  741 

obéissaîcntui  un  mot  d'ordre.  En  les  entendant,  je  né  pus  m'em- 
pêelier  de  penser  à  la  Strassbiirgcr  Post  et  à  la  Kœlnische  Zei- 
tung. 

Je  crus  devoir  leur  adresser  une  harangue. 

—  Oies  d'Allemagne,  leur  dis-je,  avez-vous  donc,  vous  aussi, 
reçu  la  consigne,  et  reconnaissez-vous  que  nous  sommes  des 
Français?  Oies  d'Allemagne,  rassurez-vous,  et  surtout  taisez- 
vous.  On  vous  trompe  sur  nos  intentions.  Nous  ne  venons  pas 
vous  disputer  votre  pitance,  manger  vos  fèves  et  vos  pommes 
de  terre,  ni  vous  empêcher  de  pondre  vos  œufs  sur  de  nouveaux 
territoires.  Fermez  vos  becs  jaunes;  ils  sont  laids,  ainsi  ouverts, 
et  font  entendre  d'insupportables  croassemens...  Reprenez  vos 
labeurs  et  vos  jeux,  oies  d'Allemagne.  Ces  deux  Français  qui 
passent  ne  vous  veulent  aucun  mal. 

Un  lourd  et  long  char,  où  les  tonnelets  de  bière  s'amonce- 
laient en  pyramide,  débouchait  en  ce  moment  sur  la  Grosse- 
Platz  :  son  fracas  de  ferraille  suffit  à  mettre  en  fuite  la  blanche 
troupe  grinçante,  qui,  les  ailes  ouvertes,  avec  d'éperdues  cla- 
meurs, s'enfuit  en  débandade  maladroite  vers  la  Rotha.  Nous 
continuâmes  en  paix  notre  tournée  dans  le  village.  Je  montrai 
à  ma  sœur  les  rares  maisons  de  fonctionnaires  de  la  principauté, 
à  peine  moins  simples  que  les  autres,  et  aussi  les  logis  pour 
étrangers  qu'agençaient  en  été  quelques  habitans  industrieux. 
Le  cours  de  la  Rotha  s'élargissait  ici,  et,  par  cette  chaude  saison, 
il  en  émergeait  de  larges  espaces  pierreux.  D'autres  bandes 
d'oies  se  reposaient  pacifiquement  sur  la  fraîcheur  des  cailloux 
mouillés.  Mêlés  à  elles,  de  petits  enfans  de  Rothberg,  roses  et 
malpropres,  avec  des  cheveux  couleur  d'étoupe,  colligeaient  en 
des  sacs  et  des  paniers  les  plumes  blanches,  le  duvet  laissé  par 
les  oies  sur  les  cailloux  de  la  Rotha.  Avec  ces  plumes,  avec  ce 
duvet,  on  ferait  l'hiver  de  chaudes  couvertures,  des  «f  plu- 
meaux, »  comme  ils  disent,  qu'on  habillerait  de  piqué  blanc,  et 
qui  protégeraient  contre  le  froid  l'étroit  lit  thuringien,  le  lit  à 
un  seul  drap,  inhabitable,  inexplicable  pour  des  Welches. 

Au  bout  du  village,  un  chemin  pénétrait  dans  les  bois,  mon- 
tait lentement  à  travers  les  bouleaux  et  les  hêtres.  Nous  le  sui- 
vîmes. Bientôt  le  mystère  de  la  forêt  nous  entoura,  nous  rendit 
lents  et  silencieux.  Gritte  prit  ma  main,  ses  doigts  s'entrelacèrent 
avec  les  miens. 

«  Jamais,  pensai -je,  je  ne  pourrai  dire  adieu  à  cette  petite 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

main;  jamais  je  ne  pourrai  vouloir  moii  bonheur  aux  dépens  de 
cette  enfant  et  chercher  ma  joie  hors  de  sa  joie...  » 

Comnje  si  elle  m'eût  deviné,  comme  si  elle  voulait  me  re- 
mercier, la  petite  main  serra  plus  étroitement  ma  main. 

«  Alors,  qu'est-ce  que  je  fais  ici?  me  demandai-je.  Où  vais-je, 
laissant  glisser  mon  cœur  vers  quelque  chose  qui  ressemble  à  de 
l'amour?...  » 

La  petite  main  s'enlaçait  à  la  mienne,  semblait  dire  :  «  Ne 
t'en  va  pas!  Ne  me  laisse  pas  seule!  Et,  pour  toi-même,  crains  la 
solitude  quand  tu  ne  m'auras  plus...  » 

Au  bout  d'une  demi:heure  de  montée,  le  chemin  se  démasqua, 
s'éclaira  sur  la  gauche,  devint  une  corniche  qui  dominait,  comme 
un  balcon  magnifique,  la  vallée  de  la  Rotha.  On  apercevait  eu 
face  de  soi,  par  delà  cette  vallée,  le  village,  les  villas  de  Graus 
et  aussi  la  façade  intérieure  du  château,  avec  sa  cour  d'honneur, 
son  portique  Empire,  le  jardin  où  Gritte  et  le  prince  avaient 
cueilli  des  roses.  Nous  contemplâmes  quelque  temps  le  merveil- 
leux décor.  Puis,  toujours  silencieux,  nous  redescendîmes  vers 
Rothberg-Dorf  par  un  sentier  de  chèvre,  entre  les  mélèzes.  En 
repassant  le  vieux  pont,  nous  constatâmes  que  les  oies  n'étaient 
plus,  à  cette  heure,  les  seules  habitantes  du  lieu.  La  population 
humaine  rentrait  des  champs.  De  solides  Thuringiens  fumaient 
leur  pipe  sur  le  seuil.  Des  femmes  bavardaient,  la  hotte  sur  le 
dos,  cette  hotte  caractéristique,  qui  grandit,  semble-t-il,  avec  la 
porteuse  :  il  en  est  de  minuscules,  accrochées  aux  épaules  des  ga- 
mines. D'aimables  jeunes  filles  nous  saluaient,  nous  souriaient. 
La  plupart  étaient  blondes,  d'un  blond  moins  blanc  que  les 
petits  enfans  ramasseurs  de  plumes  d'oies,  mais  pâle  encore 
comme  du  vermeil.  Leur  visage  rose  respirait  la  santé,  et  re- 
commandait merveilleusement  Rothberg  comme  lieu  de  cure 
d'air. 

Gomme  nous  regagnions  la  villa  Else,  parmi  les  promeneurs 
du  LufUvurort,  Gritte  me  dit  : 

—  Loup,  je  suis  heureuse.  Il  faut  me  promettre  que  tu  ne  me 
quitteras  jamais. 

Je  répondis  astucieusement  : 

—  G'esl  toi  ([ui  me  quitteras,  petite.  Crois-lu  donc  que  too 
mari  se  souciera  de  te  partager  avec  moi? 

Grille  baissa  la  tôte  et  ne  parla  plus  jusqu'à  ce  que  nous 
fussions  rentrés  dans  notre  appartement. 


MONSIEUR    ET   MADAME    3I0L0CII.  743 

Sur  ma  table  de  travail,  une  lettre  était  déposée.  Je  reconnus 
l'enveloppe  et  le  cachet  de  la  Cour.  C'était  une  lettre  du  major 
qui  disait  : 

«  Monsieur  le  Docteur, 

«  Veuillez  vous  présenter  ce  soir  à  neuf  heures  au  cabiiiel 
de  S.  A.  qui  veut  bien  vous  recevoir  en  audience  privée. 
«  Votre  obéissant  serviteur, 

«  Comte  Lucius  de  jMarbach.  » 

«  Bon!  pensai-je  !...  Il  va  falloir  recevoir  une  mercuriale  : 
premièrement,  pour  ma  dispute  avec  le  major,  secondement  pour 
avoir  dîné  avec  Moloch.  Je  ne  suis  pas  aujourd'hui  d'humeur 
tolérante.  J'ai  trois  mille  marks  d'économies.  Si  le  prince 
m  agace,  je  pars  avec  Grilte.  » 

Mais  comme  je  prononçais  ces  mots,  seul  dans  ma  chambre, 
mon  cœur  ressentit  une  vague  tristesse.  Le  goût  d'un  baiser  me 
revint  aux  lèvres. 

«  Suis-je  donc  moins  libre  que  je  ne  le  crois?  »  me  de- 
mandai-je. 

Et  je  ne  sus  pas  me  répondre. 

VI 

Nous  soupâmes,  Gritte  et  moi,  dans  la  salle  commune.  Heri 
Graus,  comme  la  plupart  des  hôteliers  allemands,  ne  tenait  pas 
table  d'hôte  le  soir.  Chacun  venait  se  nourrir  à  son  gré  entre 
six  heures  et  demie  et  dix  heures  du  soir.  Gritte  remarqua  que 
chaque  membre  d'une  famille  commandait  sa  portion  sans 
s  occuper  du  voisin.  Le  père  mangeait  du  schnitzel,  la  femme 
une  omelette,  la  fille  du  jambon  froid,  le  gamin  de  la  confiture, 
nul  ne  partageait.  Et  nous  excitions  à  notre  tour  la  curiosité  de 
nos  voisins  en  divisant  fraternellement,  Gritte  et  moi,  la  portion 
servie  pour  chacun  de  nous  deux. 

Quand  je  partis  pour  me  rendre  à  la  convocation  du  prince 
Gritte  me  dit  : 

—  Je  monte  me  coucher.  Je  suis  toute  grisée  de  grand  air 
Je  tombe  de  sommeil.  Quand  lu  reiiiroras,  promets-moi  de  pas- 
ser par  ma  chambre  et  de  venir  m'embrasser,  même  si  je  dors. 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  promis.  Comme  jalluis  franchir  la  porte,  Griltc  répéta  de 
loin  : 

—  Même  si  je  dors  ! 

De  la  villa  Else  au  château,  il  y  a  environ  trois  quarts  de  kilo- 
mètre :  je  les  fis  à  pied,  par  la  nuit  douce,  fraîche,  presque 
froide.  En  levant  les  yeux,  je  contemplais  un  lumineux  exem- 
plaire de  la  carte  céleste,  les  étoiles  marquées  en  taches  d'or  sur 
le  sombre  azur.  Devant  moi,  juste  au-dessus  du  château,  bril- 
laient les  Hyades,  chantées  par  Homère.  Arcturus  clignait  son 
œil  rougeàtre  entre  deux  cornes  de  la  forêt,  là-haut,  là-haut. 
Une  délicieuse  sensation  me  pénétra  :  celle  d'être  un  petit  élé- 
ment infime  du  vaste  univers,  à  peu  près  comme  si  mon 
protoplasma  ontogénique  était  devenu  la  chenille  verte  de 
M.  Moloch.  Il  me  parut  que  j'étais  en  route  pour  aller  voir  une 
autre  chenille  aussi  dénuée  d'importance  que  moi-même  :  rien  ne 
ressemble  à  un  professeur  de  français  comme  un  petit  potentat 
d'Allemagne,  quand  on  les  regarde  tous  deux  du  haut  d'Arcturus. 
Grâce  à  ces  réflexions  cosmiques,  éminemment  réconfortantes, 
je  franchis  d'un  pas  ferme,  d'un  pas  d'homme  libre  et  résolu,  la 
poterne  du  château,  le  vestibule,  les  escaliers,  jusqu'aux  appar- 
temens  du  prince. 

—  Monsieur  le  docteur  Louis  Dubert! 

Le  valet  de  chambre,  en  proclamant  ainsi  mon  titre  et  mon 
nom,  ouvrit  la  porte  du  cabinet  et  m'introduisit. 

Le  prince  était  assis  devant  sa  table  de  travail,  chargée  de 
livres  et  de  papiers.  Il  écrivait.  Il  me  fit  signe  d'attendre.  La 
table  était  massive,  en  chêne  clair,  les  sièges  en  chêne  clair  égale- 
ment, garnis  de  cuir  rouge,  affectation  de  simplicité  qui  copiait 
le  cabinet  de  Guillaume  I"  à  Potsdam.  Aux  murs,  les  portraits  de 
Frédéric  II  et  des  derniers  empereurs  allemands.  Sur  la  cheminée, 
un  bronze  qui  prétendait  représenter,  casqué  et  la  cotte  de 
mailles  aux  flancs,  Gunther  1"  de  Rothberg,  empereur.  Le 
prince  écrivait,  très  sérieux.  Debout,  j'attendais  son  bon  plaisir, 
et  je  me  dédommageais  en  supputant  ironiquement  l'appoint  du 
travail  actuel  de  Son  Altesse  à  la  politique  européenne. 

—  Asseyez-vous,  je  vous  prie,  monsieur  le  docteur,  me  dit 
d'un  ton  bienveillant,  en  fort  bon  français,  mon  souverain. 

Il  me  montra  un  fauteuil  à  côté  de  son  bureau.  Je  m'assis,  il 
continua  d'écrire  :  ce  qui  me  permit  de  l'observer  de  tout  près, 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCII.  743 

très  <5clair6  sous  l'abat-jour  de  la  lampe,  comme  un  objet  vu  au 
microscope.  Il  était  gras,  la  chair  rosée,  le  poil  blond,  un  peu 
indécis  de  couleur,  virant  au  gris.  Le  petit  uniforme  bleu  hus- 
sard à  paremens  blancs  le  sanglait  avec  difficulté.  Ses  cheveux 
en  brosse,  rares  sur  le  front,  laissaient  voir  la  peau  du  crâne 
semée  de  taches  de  boutons,  çà  et  là.  Baissées  sur  les  yeux  bleu 
clair,  les  paupières  se  ridaient  fortement  aux  angles  par  l  habi- 
tuel plissement  des  myopes.  Les  chasses,  les  randonnées  au  grand 
vent,  au  grand  soleil,  avaient  hàlé  le  visage,  dont  la  graisse  dis- 
simulait la  forte  ossature.  Mais  au-dessus  du  col  de  la  vareuse, 
le  cou  penché  se  divisait  en  deux  régions,  celle  d'en  haut  brune, 
celle  d'en  bas  très  blanche.  La  main,  brune  elle-même  à  partir 
du  poignet,  s'empâtait  aussi. 

Le  prince  respirait  fortement,  tout  en  écrivant.  Sa  bouche, 
d'un  dessin  assez  net,  assez  noble,  remuait  comme  s'il  eût  pro- 
noncé à  mesure  les  mots  qu'il  écrivait,  et  les  crocs  relevés  de  la 
forte  moustache  blonde,  bien  cirés,  montaient  et  descendaient  à 
mesure,  dessinant  sur  les  joues  une  ombre  mouvante  un  peu 
comique...  Je  le  regardais  avec  une  sorte  de  curiosité  sympa- 
thique. J'oubliais  sa  qualité  de  prince  :  c'était  un  homme  pareil 
à  moi,  sur  qui  les  années  marquaient  leur  empreinte  comme 
elles  la  marquaient  sur  moi-même,  un  homme  avec  un  foyer  et 
des  affections.  Et  moi,  je  méditais  de  lui  voler  quelque  chose  de 
son  bien  et  de  son  repos. 

—  Monsieur  le  docteur,  veuillez  m'excuser,  dit-il.  Je  termi- 
nais une  dépêché  que  je  veux  adresser  à  l'inventeur  américain 
Silversmith,  qui  vient  d'appliquer  aux  automobiles  un  ingénieux 
procédé  de  mise  en  marche.  Cette  dépêche  paraîtra  demain  dans 
la  Rothberger-Zeitung . 

Je  m'inclinai,  sans  demander  à  connaître,  avant  l'Europe,  ce 
papier  international.  Le  prince  eut  un  mouvement  un  peu  impa- 
tient et,  d'un  ton  brusque  : 

—  Vous  avez  eu  ce  matin,  monsieur  le  docteur,  une  sorte 
de...  querelle,  ou  plutôt  de...  conflit  avec  le  major  comte  de 
Marbach? 

—  Oh!  Monseigneur,  fis-je...  Le  mot  de  conflit  est  encore 
trop  fort.  Le  major  a  donne  à  Son  Altesse  le  prince  héréditaire 
l'ordre  de  rentrer  à  une  heure  où,  d'après  mes  fonctions,  j'avais 
seul  le  droit  de  donner  un  ordre  à  mon  élève. 

—  Bien,  bien  I  de  tels  petits...  difl'érends...  ont  lieu  dans  toutes 


74G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  Cours...  et  je  vous  dis  tout  de  suite  que  je  ne  m'en  plains  pas... 
Ils  montrent  que  chaque  bon  serviteur  est  jaloux  de  son  service 
et  de  ses  droits...  Je  ne  vous  blâme  donc  pas...  Je  ne  lai  pas 
caché  au  comte  Lucius. 

Avec  une  nuance  d'embarras,  il  ajouta  : 

—  Et  j'espère  que...  mademoiselle  votre  sœur  ne  lui  garde 
pas  de  rancune  pour  avoir  été  réprimandée  un  peu  vivement...  Il 
a  fait  son  devoir  en  réprimandant  une  personne  entrée  dans  le 
parc  sans  autorisation,  mais  je  ne  voudrais  pas...  que  cette 
jeune  demoiselle  nous  accusât  de...  manquer  de  courtoisie...  de 
galanterie.  Dites-lui  bien,  vous  qui  nous  connaissez,  que,  si  la 
consigne  allemande  est  d  airain,  nous  ne  sommes  pas,  pour  cela, 
des  barbares! 

Il  avait  proféré  tout  cela  a'un  trait,  sur  un  ton  de  gaîté  con- 
trainte. «  Nous  ne  sommes  pas  des  barbares!  »  Que  de  fois  déjà, 
Français  exilé  depuis  dix  mois,  j "avais  entendu  cette  phrase, 
prononcée  par  des  bourgeois,  par  des  nobles,  par  la  princesse 
elle-même. 

Le  prince  reprit  : 

—  Bien  entendu...  cette  jeune  demoiselle,  durant  son  séjour 
ici,  aura  ses  entrées  dans  le  parc.  Je  ne  vois  même  aucun  incon- 
vénient à  ce  qu'elle  cause  avec  le  prince  héritier,  qui  est  à  peu 
près  de  son  âge,  n'est-ce  pas?  Ce  sera  pour  lui  un  excellent 
exercice  pratique  de  conversation.  Quant  à  Marbach,  tout  est 
arrangé.  Il  ira  vous  tendre  la  main  dès  qu'il  vous  rencontrera. 
Et  je  désire...  j'espère  que  vous  lui  ferez  un  accueil  amical. 
N'est-ce  pas? 

—  Je  vous  assure.  Monseigneur,  répondis-je  en  souriant, 
que  je  ne  conserve  pas  la  moindre  rancune  contre  M.  le  major. 

—  Bon,  bon,  fit  le  prince. 

Il  toussa,  passa  la  main  sur  la  brosse  rare  de  ses  cheveux, 
recula  la  lampe,  la  régla.  Je  devinais  bien  que  l'important  de  la 
conversation  restait  à  dire.  Renversé  dans  son  fauteuil,  son  re- 
gard bleu  arrêté  droit  sur  moi,  le  prince  proféra  brusquement, 
presque  sévèrement  : 

—  M.  le  professeur  Zimmermann,  tandis  que  vous  preniez 
avec  lui  le  Mittagessen,  vous  a-t-il  entretenu  de  la  mauvaise 
humeur  qu'il  nourrit  contre  moi? 

—  Monseigneur,  répondis-je,  je  tiens  d'abord  à  vous  dire 
que  le  hasard  seul,   le  hasard  d'une  rencontre  entre  ma   jeune 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  747 

sœur  et  M""*  Zimmermann,  a  été  la  cause  de  ce  déjeuner  en 
commun.  M'y  refuser,  après  que  la  chose  avait  été  conclue  sans 
arrière-pensée,  m'aurait  paru  une  impolitesse,  vis-à-vis  d'une 
femme  âgée  et  gracieuse.  J'ajoute  que  le  nom  de  Votre  Altesse 
n'a  pas  été  prononcé  entre  nous,  et  qjie  je  n'aurais  pas  permis 
qu'il  fût  l'objet  d'une  critique  quelconque.  Le  professeur  a  exposé 
ses  idées  politiques,  a  raconté  sa  jeunesse,  son  mariage,  m'a  dé- 
veloppé des  théories  scientifiques.  Voilà  tout. 

—  Sa  jeunesse  !  ses  théories!  fit  le  prince  avec  ironie,  en  se 
1  en  versant  sur  le  dossier  du  fauteuil!  Quel  fou  que  ce  Zimmer- 
mann  ! 

Il  se  leva,  vse  mit  à  marcher  dans  la  vaste  pièce.  Je  me 
levai  moi-même. 

—  Quel  fou  !  Il  pouvait  être  une  gloire  scientifique  de  Roth- 
berg  !  Il  aurait  trouvé  en  mon  père  et  en  moi  des  protecteurs.il 
a  préféré  déblatérer  contre  l'Empire,  contre  l'unité  allemande, 
contre  les  hauts  faits  de  l'année  mémorable...  Ah!  les  ennemis 
de  la  puissance  allemande  ont  là  un  allié  sincère,  et  je  comprends 
qu'il  vous  ait  recherché.  Mais  je  ne  tolérerai  pas  qu'il  renou- 
velle ici  ses  exploits  d'il  y  a  trente-cinq  ans...  Comment!  l'ac- 
croissement de  notre  force  et  de  notre  prospérité,  durant  ce  tiers 
de  siècle,  ne  l'a  pas  convaincu  de  la  sagesse  de  nos  pères?  Il 
y  a  trente-cinq  ans,  on  pouvait  douter,  dire  :  «  Prenez  garde! 
craignez  de  trop  entreprendre,  de  faire  trop  grand  !  »  Mais  au- 
jourd'hui, monsieur  Dubert,  voyons,  soyez  sincère  !  L'Allemagne 
a-t-elle  pâti  de  s'être  imposé  la  discipline  prussienne?  L'effort 
militaire  a-t-il  gêné  le  développement  de  notre  industrie,  de 
notre  commerce?  A-t-il  enrayé  l'accroissement  de  notre  race?... 
Nous  sommes  toujours  la  plus  forte  nation  armée  sur  terre  ; 
notre  marine  marchande  couvre  les  mers.  L'univers  est  tribu- 
taire de  l'industrie  allemande,  du  commerce  allemand,  de  la 
science  allemande...  Et  voilà  qu'un  homme,  à  qui  Dieu  avait 
donné  un  génie  scientifique  supérieur,  s'avise  d'insulter  un 
système  qui  a  fait  ses  preuves  scientifiquement,  on  peut  le  dire! 
Au  noni  de  je  ne  sais  quelle  rêvasserie,  de  social-u(  )pie,  il  pro- 
teste contre  le  caporalisme,  le  despotisme,  l'impérialisme  prus- 
sien! Il  prêche  l'internationalisme,  le  désarmement...  Il  devient 
l'apôtre  d'une  sorte  de  religion  nouvelle,  le  monisme,  et  rêve  de 
l'installer  à  la  place  des  Églises  officielles!...  Qu'il  raconte  cela  à 
Hambourg  ou  à  léna,  cela  m'est  égal  :  il  ne  m'appartient  pas  do 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'en  empêcher.  Mais  à  Rothberg,  chez  moi,  sur  mon  territoire, 
je  l'engage  à  brider  sa  langue  !  J'étais  plein  de  bienveillance 
pour  lui  quand  il  est  arrivé  ici,  tandis  que  vous  étiez  à  Garlsbad. 
Je  le  regardais  comme  un  concitoyen  qui  nous  faisait  honneur, 
et  je  supposais  que  l  âge  l'avait  assagi.  Je  n'ai  pas  de  raison  de 
vous  cacher  que  j'ai  envoyé  le  major  pour  le  saluer  et  l'inviter 
au  château.  Savcz-vous  ce  qu'il  a  répondu,  le  savez-vous? 
Il  se  planta  devant  moi,  face  à  face. 

—  Il  a  répondu  que  mes  complimens  le  touchaient  beaucoup; 
qu'il  me  présentait  les  siens,  mais  que  ses  travaux  lui  interdi- 
saient toute  distraction.  Voilà,  monsieur  Dubert,  ce  qu'il  a  ré- 
pondu au  prince  régnant  de  Rothberg.  Est-ce  de  la  politesse, 
cela,  dites,  vous  qui  êtes  d'un  pays  où  l'on  se  targue  d'être 
poli? 

Quand  les  princes  ne  vous  interrogent  pas,  il  est  interdit  de 
leur  parler  ;  quand  ils  vous  interrogent,  il  est  parfois  plus  adroit 
de  ne  point  leur  répondre.  La  Cour  en  miniature,  où  je  vivais 
depuis  dix  mois,  m'avait  déjà  enseigné  de  telles  précautions.  Mais, 
cette  fois,  il  me  parut  lâche  d'esquiver  la  réponse,  d'autant  plus 
que  certains  propos  du  prince  m'avaient  un  peu  secoué  la 
bile. 

—  Monseigneur,  répliquai-jc,  si  vraiment  mon  opinion  vous 
importe... 

—  Mais  certainemeni,  elle  m'importe! 

—  Eh  bien  !...  Je  crois  que  Zimmermann  est  simplement  un 
doctrinaire  et  un  entêté.  Il  n'a  ni  de  rancune  Contre  le  défunt 
prince  ni  de  haine  contre  vous.  Sa  visite  à  la  Cour  serait  inter- 
prétée, pense-t-il,  comme  un  désaveu  de  sa  conduite  passée, 
comme  une  sorte  de  palinodie.  Donc,  il  préfère  s'abstenir.  Atti- 
tude, si  Votre  Altesse  le  veut;  mais  toute  conviction  sincère,  à 
la  longue,  n'imposc-t-elle  pas  une  attitude? 

Le  prince  haussa  les  épaules.  Il  marcha  vers  sa  bibliothèque, 
et,  avec  cette  attention  extrême  qu'on  afTecte  quand  on  pense  à 
tout  autre  chose,  inspecta  quelques  reliures.  Puis  il  fit  demi- 
tour,  militairement,  comme  à  la  parade,  et,  adossé  cette  fois 
aux  rayons,  me  dévisagea  : 

—  Vous,  au  fond,  sur  la  politique  allemande,  vous  pensez 
comme  Zimmermann? 

Je  ne  protestai  pas. 

—  Or,  vous  êtes,  reprit  le  prince,  vous  êtes  (politiquement 


MONSIEUR    ET   MADAME.  MOLOCH.  749 

s'entend)  un  ennemi  héréditaire  de  l'Allemagne.  J'estime  que 
les  doctrines  de  Zimmermann  sont  périlleuses  et  mauvaises, 
justement  parce  qu'elles  ont  l'approbation  de  nos  ennemis. 

—  Monseigneur,  voilà  un  argument  que  j'ai  souvent  entendu, 
renversé,  naturellement,  de  la  bouche  de  mes  compatriotes. 

—  Il  n'en  est  pas  moins  irréfutable. 

—  Ce  n'est  pas  mon  avis.  De  bons  esprits,  hors  de  nos  fron- 
tières, jugeaient  nuisible  à  la  France,  en  1812,  les  projets  de 
Napoléon.  Ils  n'avaient  pas  tort  ;  mais  les  rares  Français  patriotes 
qui  pensaient  comme  eux  n'avaient  pas  tort  non  plus. 

—  Alors,  aujourd'hui,  reprit  le  prince  ironiquement,  vous 
donnez  à  l'Allemagne  le  conseil  d'être  accommodante  et  paci- 
fique, de  se  faire  petite? 

—  Je  n'ai  nulle  qualité  pour  donner  un  conseil  à  l'Allemagne. 
Mais,  justement  parce  que  je  suis  étranger,  je  distingue  peut- 
être  mieux  la  situation  de  l'Allemagne  parmi  les  autres  Etats  : 
et  l'Allemagne  me  semble  plus  menacée  aujourd'hui  qu'elle  ne 
l'était  hier,  parce  qu'on  la  juge  plus  menaçante. 

—  Que  peut-on  reprocher  à  l'Allemagne? 

—  Monseigneur  ! 

—  Mais  parlez,  parlez  !  Un  auditeur  allemand  sait  objectiver 
une  doctrine  ! 

«  Comment  un  Allemand,  pensai-je,  pourrait-il  soutenir  une 
discussion  si  l'on  rayait  de  son  vocabulaire  le  verbe  :  objectiver?» 

—  Monseigneur,  repris-je  tout  haut,  on  reproche  à  l'Alle- 
magne d'avoir  la  fortune  provocante.  Lisez  les  journaux  indé- 
pendans  du  mondje  entier,  ils  expriment  ce  reproche,  qui  fit  tant 
de  tort  à  la  France  avant  l'année  1870.  L'Empire  allemand  de- 
vient pangermaniste,  pour  parler  le  jargon  à  la  mode.  Or,  le 
pangermanisme,  qu'est-ce  donc? 

—  C'est  tout  simplement  réunir  sous  le  môme  gouvernement 
les  peuples  de  nationalité  et  de  langue  allemande. 

—  C'est  plus  que  cela,  Monseigneur.  Dans  la  pensée  des  pan- 
germanistes,  nous  sentons  le  projet  d'imposer  l'esprit  allemand, 
l'initiative  allemande  à  toute  l'Europe,  ou  du  moins  à  la  plus 
grande  quantité  possible  d'Européens...  Cette  pensée  se  traduit 
nettement  chez  les  plus  audacieux  de  vos  publicistes.  D'après 
eux,  la  nation  allemande  à  seule  le  droit  d'expansion.  La  morale 
allemande  est  supérieure  à  toute  morale.  La  force  allemande 
doit  dompter  toute  autre  force. 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oui,  bravo,  bravo  !  fit  le  prince  avec  un  rire  joyeux  que 
je  connaissais,  eboz  lui  et  chez  d'autres  de  son  peuple,  et  qui 
chaque  fois  me  choquait  et  m'attristait. 

—  Vous  voyez,  Monseigneur!  m'écriai-je...  Tel  est  votre  avis. 
Cela  vous  expose,  avec  les  autres  peuples,  à  un  terrible  malen- 
tendu. Car  je  vous  assure  que,  personnellement,  je  ne  suis  pas 
né  belliqueux.  Mais  j'aime  mieux  courir  tous  les  hasards  que  de 
subir  la  culture  allemande,  la  morale  allemande,  la  force  alle- 
mande. Plutôt  que  d'être  citoyen  d'une  Europe  allemande, 
j'aime  mieux  cesser  d'être  Européen. 

Avais-je  dépassé  la  mesure?  Je  le  crus  un  instant,  car  le 
prince  devint  brusquement  rouge,  comme  à  la  menace  d'une 
congestion.  Je  vis  les  deux  crocs  de  sa  moustache  osciller  aux 
soubresauts  de  ses  lèvres.  Il  se  calma  d'un  effort  de  volonté  qui 
fit  saillir  les  veines  de  ses  tempes.  Il  lui  plut  de  prouver  au 
chétif  Latin  que  j'étais,  sa  force  d'àme  de  Germain. 

Il  amusa  sa  colère  à  disposer  méthodiquement  sur  sa  table 
des  objets  de  bureau.  Puis,  d'un  ton  très  bas  et  comme  déta- 
ché : 

—  Je  vous  répète,  monsieur  Dubert,  que  chez  un  étranger, 
surtout  chez  un  Français  qui  a  subi  le  poids  de  l'épéc  allemande, 
ces  façons  de  voir  ne  m'étonnent  pas.  Avouez  d'ailleurs  que  ce 
que  vous  dites  justifie  la  méfiance  de  l'Allemagne  à  l'égard  de 
ses  voisins...  Mais  cet  «sprit  de  critique  et  de  méfiance,  naturel 
chez  un  étranger,  ne  me  paraît  pas  tolérable  chez  un  Allemand. 
Voyez  donc  tant  qu'il  vous  plaira  votre  ami  le  docteur  Zimmer- 
mann...  mais  conseillez-lui  la  prudence  des  actes  et  des  paroles. 
Quand  on  professe  de  telles  idées,  il  est  dangereux  de  manier 
des  explosifs. 

Il  sourit  sur  ces  derniers  mots,  redevenu  maître  de  lui  : 

—  Je  plaisante,  vous  m'entendez  bien.  Je  ne  prends  pas  Zim- 
mermann  pour  un  anarchiste.  Je  trouve  ses  idées  bien  plus  re- 
doutables que  ses  poudres.  Qu'il  s'abstienne  de  manifestation 
pendant  son  séjour  à  Rothberg,  et  je  le  dispense  de  toute 
sympathie  et  môme  de  toute  politesse  à  mon  égard.  Dites-le-lui, 
n'est-ce  pas? 

Il  me  regarda  dans  les  yeux,  sur  ces  mots,  redevenu  très 
impératif,  très  souverain.  Je  m'inclinai. 

—  J'y  compte,  reprit-il,  et,  pour  cela  môme,  je  ne  vois  nul 
inconvénient   à  ce  que   vous  le   fréquentiez.   Adieu,   monsieur 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCII.  7S1 

Dubert,  je  vous  rends  votre  liberté;  présentez  mes  regrets  et 
mes  excuses  à  mademoiselle  votre  sœur  pour  l'incident  de  ce 
matin... 

En  regagnant  la  villa  Else,  je  ne  m'amusai  plus  à  parcourir 
la  carte  céleste  sur  laquelle  la  blancheur  montante  de  la  lune, 
encore  invisible  derrière  les  noires  montagnes,  efîaçait  peu  à  peu 
les  étoiles.  Je  marchais,  le  front  penché. 

«  Il  y  a  un  an,  me  disais-je,  quand  nous  dissertions  entre 
camarades,  dans  un  certain  petit  cénacle  de  la  rue  Greuze,  chez 
mon  ami  Lespéraut,  avec  Herbelin,  le  blond  Jancourt,  Marini  et 
quelques  autres  jeunes  bourgeois  riches  et  cultivés,  si  quelqu'un 
de  nous  eût  proféré  les  paroles  que  je  viens  de  faire  entendre  au 
prince  Otto,  il  se  fût  attiré  les  sarcasmes  et  les  huées  de  tous  les 
autres...  — «  Le  mot  de  patriotisme,  disait  alors  Herbelin,  tout 
comme  les  mots  de  vertu  et  de  conscience,  déshonore  qui- 
conque les  prononce  en  croyant  exprimer  quelque  chose.  »  Et 
moi  j'opinais  approbativement,  avec  tous  les  autres  membres 
du  cénacle.  Que  disent-ils  à  présent,  les  amis?  Que  dit  Herbelin 
lui-même,  depuis  le  retour  offensif  allemand  à  propos  des  événe- 
mens  marocains  ?...  Ont-ils  évolué  comme  moi,  eux  qui  n'en- 
tendent que^e  loin  «  rugir  le  monstre?  » 

Ainsi  méditant,  je  rentrai  dans  ma  villa,  dont  la  porte  exté- 
rieure n'était  point  fermée  à  clé  :  le  Luftkurort  gardait  encore 
la  simplicité  de  l'antique  Allemagne.  A  la  lueur  du  bougeoir, 
que  j'allumai,  je  montai  l'escalier,  je  pénétrai  dans  le  vestibule 
de  notre  appartement.  La  chambre  de  Gritte  ouvrait  en  face,  la 
mienne  à  gauche.  Selon  ma  promesse,  j'entrai  chez  Gritte  :  je 
l'embrassai,  sans  l'éveiller,  dans  ses  cheveux  sombres  éparpillés 
sur  l'oreiller.  Après  quoi  je  gagnai  ma  propre  chambre. 

Je  trouvai  celle-ci  si  largement  éclairée  par  la  lune,  enfin 
démasquée,  que  j'éteignis  mon  misérable  luminaire.  La  blanche 
clarté  baignait  tout  :  aisément  je  me  guidais,  et  je  distinguais  tous 
les  objets  autour  de  moi. 

Je  n'avais  aucune  envie  de  dormir.  J'allai  m'asseoir  sur  la 
terrasse,  contre  la  séparation  mitoyenne  :  il  me  semblait  que  ce 
calme  paysage  nocturne  apaiserait  mes  nerfs  encore  un  peu 
vibrans.  Et  de  fait,  à  regarder  ce  décor  de  féerie,  dans  cette 
lumière  de  rêve,  peu  à  peu  l'irritation  confuse  que  je  ressen- 
tais de  mon  entretien  avec  le  prince  s'apaisait...  J'inclinais  de 


7y2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nouveau  vers  l'ironie.  Le  désir  d'une  charmante  revanche  me 
hantait  contre  ce  Germain  féodal  : 

«  Il  ne  m'a  pas  caché  qu'il  me  considère  comme  un  ennemi... 
Va  pour  lennemi  !  Je  serais  bien  sot  de  m'encombrer  de  scru- 
pules... » 

Comme  je  méditais  ainsi,  j'entendis,  de  l'autre  côté  de  la 
stalle  mitoyenne  la  porte-fenètrc  de  mes  voisins  s'ouvrir.  Je  per- 
çus le  frisson  soyeux  de  la  robe  de  Frau  DocLor  :  puis  un  Komml 
Schatz!  prononcé  à  mi-voix. 

«  Schatz,  trésor,  »  cette  appellation  touchante  s'adressait  à 
M.  Moloch.  L'alerte  vieillard  rejoignit  en  effet  sa  femme. 

—  Wunderschœn  !  fit-il  en  regardant  le  paysage. 
Elle  répéta  : 

—  Wwiderschœn! 

Ainsi,  de  ma  cachette,  je  percevais  ce  que  disait  le  vieux 
couple.  Et  je  confesse  que  cela  me  gêna  un  instant...  Mais  le 
moyen  de  m'en  aller  sans  manifester  ma  présence  ?  La  peur 
d'avoir  l'air  indiscret  me  commanda  l'indiscrétion.  Du  reste, 
soyons  sincère  !  la  conversation  de  mes  voisins  me  captiva  très 
vite.  Ils  parlaient  à  mi-voix,  comme  y  conviait  le  silence  noc- 
turne. Ils  parlaient  une  très  jolie,  très  pure  langue  allemande, 
aux  tournures  un  peu  anciennes  sur  les  lèvres  de  M"*  Moloch, 
d'une  précision  plus  scientifique  dans  la  bouche  de  son  mari. 
L'écran  qui  nous  séparait  m'évitait  le  spectacle  attristant  de  leur 
âge  :  et  je  crus  vraiment  entendre,  par  momens,  l'amante  de 
Werther  converser  avec  Zarathustra. 

Voici  ce  qu'ils  disaient  : 

M"*  Moloch.  —  Donne-moi  ta  main,  trésor.  Je  t'aime.  Je  suis 
heureuse  de  revoir  à  côté  de  toi,  et  comme  avec  tes  yeux,  ce 
paysage  où  mon  cœur  s'est  éveillé...  Je  te  remercie  de  m'avoir 
accordé  ce  bonheur.  Toi,  n'es-tu  pas  heureux  d'être  venu? 

M.  MoLOCii.  —  Bien-aimée,  je  suis  heureux. 

M"*  Moloch.  —  Un  amour  qui  naît  parmi  ces  forêts  éternel- 
lement vertes  ne  craint  pas  plus  qu'elles  les  années.  Oh  !  site 
admirable  !... 

M.  Moloch.  —  Oui,  le  site  est  bien  composé.  Il  offre  ces 
recoupemens  de  lignes,  et  ces  oppositions  d'ombre  et  de  lumière 
où  se  complaît  l'œil  humain  :  car  toute  joie  nous  vient  d'un 
exercice  harmonieux  de  nos  facultés  sensorielles.  L'œil  humain 
trouve  ici,  pour  chaque  effort,  sa  récompense.  Pourtant  le  chà- 


MONSIEUR    ET    MADAME    MOLOCH.  733 

teau  lui-même  est  d'une  extrême  laideur.  Il  évoque  à  la  fois 
Tinfirmier  et  le  reître.  C'est  une  caserne  et  un  hôpital.  C'est 
tout  cela  prétentieusement,  avec  l'envie  de  dominer,  d'être  vu 
de  loin,  d'imposer  la  soumission, 

M"""  MoLocH. —  Tais-loi!  trésor,  tais-toi!...  Ne  dis  pas  de 
mal  du  château  !  Je  le  trouvais  si  beau,  moi,  quand  j'étais  toute 
jeune  fille  et  que  je  ne  te  connaissais  pas  encore  !  Si,  aujour- 
d'hui,  j'ai  le  goût  meilleur  grâce  à  tes  leçons,  si  j'en  vois  les 
défauls  de  style  et  d'harmonie, —  je  persiste  à  trouver  qu'il  est 
un  ornement  de  ce  beau  site.  Le  site  perdrait  sa  beauté,  sans  le 
château. 

M.  MoLOCH.  —  Il  est  vrai  que  de  laides  choses,  heureusement 
situées,  contribuent  parfois  à  la  beauté  d'un  ensemble,  comme 
des  doctrines  erronées  peuvent  être  bienfaisantes  dans  l'applica- 
tion. Crois  pourtant  que  les  habitans  d'un  tel  château  en  subissent 
la  mauvaise  influence.  Dans  le  cœur  des  Rothberg-Steinach, 
depuis  que  ce  vilain  bâtiment  les  abrite,  il  y  a  du  soudard,  et  du 
charlatan...  Ah!  le  beau  feu  de  joie  qu'on  ferait,  sur  le  haut 
de  ce  mamelon,  avec  ce  repaire!  Gros  comme  un  saucisson 
de  Francfort  de  ma  «  Cécilite,  »  et  soudain  :  poum!...  Feu 
de  joie  ! 

(Ici  M.  Moloch  éclata  de  rire,  et  je  crus  percevoir  même 
qu'il  dansait  un  pas  sur  le  balcon.  Sa  femme  se  récria.) 

M"""  Moloch.  : —  De  grâce,  mon  amour,  ne  dis  pas  ces 
choses!...  Toi,  le  plus  compatissant,  le  meilleur  des  hommes, 
peux-tu  vouloir  la  destruction,  la  mort,  la  ruine  de  quelque 
chose?...  Imagine  le  vide  laissé  sur  cette  crête  par  ce  château 
que  contemplèrent  nos  regards  d'amoureux  ! 

M.  Moloch.  —  Tu  dis  vrai.  Moi  aussi,  chérie,  quelque  chose 
de  moi  aime  encore  cette  masse  de  moellons  et  d'ardoises,  jus- 
tement parce  que  son  image  fait  partie  de  mes  souvenirs,  c'est- 
à-dire  est  une  modification  de  mon  Moi...  Ne  le  détruisons  donc 
pas...  Que  le  peuple  de  Rolhberg  se  contente  de  le  désaffecter.. 
Qu'il  en  expulse  les  habitans  ridicules,  cette  futile  princesse,  ce 
prince  de  carnaval,  ce  major  grotesque,  et  les  dames  et  les 
valets,  et  les  filles  de  chambre  et  les  gardes  !... 

M"*  Moloch.  —  Si  le  château  reste  vide,  ami,  qu'en  feront 
donc  les  habitans  de  Rothberg  ? 

M.  Moloch.  —  Qu'ils  en  fassent  un  temple.  Pourquoi  pas? 
un  temple  de  la  religion  scientifique,  un  temple  à  la  gloire  de 

lOMK  XKXIV.  —   1906.  48 


7o4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


l'Evolution.  Nous  avons  réalisé  modestement  une  sorte  de  cha- 
p'elle  moniste  à  Weimar,  ^ràco  au  concours  de  mes  fidèles  amis 
et  disciples  :  Gerta  Epfenhof,  Franz  Kapith,  Albert  et  Michel. 
Imagine,  chère  femme,  de  pareilles  réunions,  accrues  d'un  grand 
concours  de  peuple,  dans  un  vaste  édifice  tel  que  celui-ci  !  Véri- 
table temple,  on  y  verrait,  au  lieu  d'images  de  sainteté,  la  repré- 
sentation artistique  des  beautés  de  la  nature.  Entre  les  hautes 
colonnes  qu'entoureraient  des  lianes,  les  sveltes  palmiers,  les 
fougères  arborescentes  rappelleraient  la  force  créatrice  des  tro- 
piques. En  de  grands  aquariums,  sous  les  fenêtres,  les  gra- 
cieuses méduses  et  les  siphonophores,  les  coraux  et  les  astéries 
enseigneraient  les  formes  artistiques  de  la  vie  marine  !  Au  lieu 
tlu  maître-autel  serait  une  Uranie  qui  rendrait  visible,  dans  les 
©louvemens  des  corps  célestes,  la  toute-puissance  de  la  loi  de 
substance  Le  pasteur  du  nouveau  culte  philosophique  le  démon- 
trerait aux  fidèles.  La  morale  moniste  serait  enseignée  aux 
enfaus,  confirmée  aux  adultes.  Les  unions  s'y  célébreraient 
d'accord  avec  le  rite  éternel.  Puisque  à  cette  race  allemande  il 
faut  absolument  une  foi  et  un  culte,  au  moins  pratiquerait-elle 
une  religion  conforme  aux  données  de  la  science  et  aux  lois  de 
la  raison  !... 

(M"""  Moloch  ne  répondit  point  :  et  quelque  temps  le  silence 
admirable  de  la  nuit  recueillit  seul  autour  de  nous  la  vie  uni- 
verselle... Dans  ce  silence,  il  me  sembla  que  j'entendais  la  pensée 
ide  la  vieille  dame,  et  que  cette  pensée,  soumise  assurément  à  la 
discipline  intellectuelle  de  son  mari,  remontait  pourtant  avec 
complaisance  aux  souvenirs  du  passé,  à  la  religion  de  son  en- 
lance.  Les  mots  qu'elle  prononça  après  une  longue  pause  conti- 
nuèrent la  méditation  que  je  devinais.) 

M"'  MoLoc.n.  —  Te  souviens-tu,  Schalz,  de  notre  rencontre 
première  sur  le  seuil  de  l'église  Saint-Johann,  à  Steinach? 
Avec  ma  vieille  tante,  qui  était  fort  pieuse,  je  sortais  du  service 
de  l  après-midi,  un  jour  de  Pentecôte,  comme  la  Marguerite  de 

Faust... 

M.  MoLOCii.  —  Et  moi  je  regardais,  avec  de  gais  Kommili- 
•toneii  assez  peu  dévots,  sortir  de  Saint-Johann  les  jolies  filles 

telles  que  toi. 

M"'  MoLOCH.  —  Ce  jour-là,  Eitel,  j'ai  vu  tes  yeux  pour  la 
(première  fois,  tes  yeux  dont  le  regard  ne  ressemble  h  aucun 
autre  regard.  Dire  que  j'ai  eu  le  bonheur  d'avoir  à  moi  seule  ces 


MONSIEUR    ET   MADAME    MOLOCH.  735 

yeux-là,  de  les  regarder  toute  ma  vie!...  Est-il  une  plus  bell^ 
destinée,  mon  ami  ? 

M.>MoLOCH,  —  Du  jour  où,  moi,  j'ai  vu  la  nièce  de  Frau 
Traube  descendre  les  degrés  de  Saint-Johann,  à  moi  aussi  s'est 
révélé  ce  que  tu  appelles  la  destinée,  c'est-à-dire  que  le  Génie  de 
l'espèce  m'a  imposé  la  nécessité  de  te  rejoindre...  J'ai  délicieu- 
sement cédé  à  l'illusion  dont  nous  leurre  l'éternelle  Maïa...  J'ai 
connu  les  jeux  dont  elle  nous  amuse  dans  son  paradis  terrestre, 
les  promenades  sentimentales,  les  rendez-vous  haletans,  l'insom- 
nie tumultueuse  des  séparaticms,  et  aussi  le  désir  éperdu  !...  Oh  ! 
le  doux  leurre...  Et  que  la  nature  est  compatissante  de  l'offrir  à 
la  pauvre  humanité  ! 

M™^  MoLOCH.  —  Ne  dis  pas  que  c'est  un  leurre,  Eitel  !  Ya-t-il 
rien  de  plus  réel  que  l'amour?  C'est  la  seule  réalité  du  monde. 
Ceux  qui  ne  la  connaissent  pas,  ou  qui  la  dédaignent,  n'auront 
pas  vécu.  Revoir  Saint-Johann  m'a  fait  battre  le  cœur,  et  aussi 
revoir  la  statue  de  l'Electeur,  et  le  vieux  pont  sur  la  Rotha. 

M.  MoLOCH.  —  Et  la  ruelle  qui,  de  la  place  du  Rathaus,  va 
rejoindre  la  Ludwigstrasse,  où  pour  la  première  fois,  je  t'ai  parlé 
seul  à  seule... 

M""^  MoLocH.  —  Et  cette  route  de  Rothberg,  que  suivirent 
nos  promenades  d'amoureux... 

M.  MoLocH.  —  Et  la  taverne  du  Rathskeller  où  je  me  pris  de 
querelle  avec  un  étudiant  d'iéna,  qui  parlait  légèrement  de  ta 
beauté. 

]\jme  jyiQLocH.  —  Bien-aimé!  Tu  te  battis  alors  pour  moi!  Et 
je  me  rendis  seule  dans  ton  logis  d'étudiant,  quand  j'appris  que 
tu  étais  blessé  au  front. 

M.  MoLOCH.  —  Pas  assez  blessé  pour  que  tu  n'aies  dû  te  sauver 
de  moi  en  me  laissant  aux  mains  la  frange  de  ton  fichu  ! 

M""*  MoLOCH.  —  Que  je  t'en  voulus  alors,  Eitel!... 

M.  MoLocH.  —  Et  que  j'eus  de  peine  à  obtenir  un  autre 
rendez- vous!...  Il  fallut  pour  cela  que  le  prince  commençât  de  me 
persécuter.  Oh  !  petite  traditionnelle,  combien  les  hérédités 
t'avaient  inculqué  profondément  le  préjugé  de  la  pudeur! 

M"^  MoLOCH.  —  Le  regrettes-tu?  Ton  bonheur  ne  fut-il  pas 
plus  grand,  à  Hambourg,  après  le  mariage,  de  presser  sur  ton 
cœur  la  jeune  fille  intacte  qui  s'était  gardée  pour  toi? 

M.  MoLOCH.  —  Certes  :  car  si  mon  cerveau  put  s'afTranchir, 
mes  sens  et  mes  instincts  gardent  le  pli  des  ancêtres.  Longtemps 


7o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

encore,  jusqu'à  ce  que  s'accomplisse  cet  affranchissement  par  la 
nature  que  prévit  notre  Gœthe,  nous  sentirons  rôder  en  nous- 
mômes  les  instincts,  les  préjugés  des  aïeux,  comme  des  reve- 
nans  dans  la  maison. 

(Les  deux  vieux  époux  se  turent,  et  quelque  temps  je  n'en- 
tendis plus  que  le  fredonnement  de  la  Rolha  dans  le  fond  de  la 
vallée,  et  la  respiration  un  peu  précipitée  du  savant.  La  lune 
nageait  maintenant  en  plein  dans  le  pâle  lac  du  ciel,  au-dessus  de 
la  vallée.  Le  chaos  des  fonds  devenait  visible,  la  pelouse  d'un 
vert  de  féerie,  la  Rotha  scintillante,  les  arbres  au  feuillage  im- 
mobile... Autour  de  Tastre  victorieux,  les  étoiles  n'étaient  plus 
que  des  gouttes  argentées...  La  voix  de  M""*"  Moloch  se  fit  entendre 
de  nouveau,  légère  comme  un  souffle  :) 

M""*  MoLocH.  —  Eitel!...  mon  amour!  que  la  nature  est  belle 
autour  de  nous...  et  comme  je  me  sens  participante  de  sa  beauté... 
S'il  est  des  paysages  plus  admirables  ailleurs,  que  m'importe? 
Celui-ci  est  notre  paysage.  Il  fait  partie  de  nous-mêmes.  Un  peu  de 
lui  mourra  avec  nous.  Chère  contrée!  chère  Allemagne! 

M.  Moloch.  —  Oui,  chère  Allemagne!  Comme  ton  cœur, 
Cécile,  en  présence  d'un  tel  paysage,  mon  cœur  vibre  à  l'unisson 
de  ces  harmonies  mystérieuses  dont  l'ensemble  s'appelle  :  Alle- 
magne... Allemagne!  c'est-à-dire  tant  de  grandes  pensées,  de 
nobles  sentimens,  tant  de  vertus  et  d'actes  héroïques  qui  il- 
lustrent la  race  germanique!  L'Allemagne  est  grande.  Nous, 
Allemands,  nous  sommes  des  penseurs  incomparables.  Nous 
avons  lutté  corps  à  corps  avec  le  noir  Fafner  de  l'Inconnu  méta- 
physique. Nous  l'avons  éventré  et  disséqué.  Et  nous  avons 
aussi  été  laborieux  et  fidèles  :  nous  avons  fécondé  une  terre  in- 
grate que  nos  sueurs  ont  rendue  prospère.  Cependant  nous 
fûmes  au  si  des  soldats,  de  durs  comhattans  :  d'abord  à  la  solde 
des  princes,  puis  pour  défendre  la  patrie...  Aujourd'hui  nous 
voulons  toujours  la  défendre,  la  chèro  patrie.  Mais  ceux  qui 
aiment  vraiment  l'Allemagne  ne  rêvent  pas  d'en  refaire  un 
peuple  de  reîtres.  Allemagne,  ta  vraie  royauté  n'est  pas  celle 
des  armes.  Tes  guerriers  sont  patiens,  disci]>lines  :  mais,  c'est 
leur^honneur,  ils  n'aiment  pas  la  guerre.  Le  sceptre  de  la  poésie 
et  de  la  pensée,  nous  ne  voulons  pas  1  tiiu.iger  contre  le  scpptre 
vain  qu'ont  port*'  des  barbares,  tels  que  d'engis'  Kaii. 

M'""  MuLocu.  —  Parle,  Eitel,  parle!  il  me  semble  que  ta  voix 


MU>SIEUR    ET    MADAME    MOLOCH  737 

esi  la  voix  même  de  notre  Allemagne,  et  que  cette  vallée  raé' 
parle  avec  ta  voix. 

M.  MoLOCH.  —  Regarde-la  bien,  Cécile,  cette  vallée.  Si  par- 
faitement allemande,  elle  symbolise  l'Allemagne  moderne.  Le 
Reître  y  dresse  orgueilleusement  son  repaire.  Il  est  l'Allemagne 
prussienne,  l'Allemagne  de  la  force  brutale.  Et  je  suis  debout 
en  face  de  lui,  moi  simple  citoyen,  et  il  me  regarde  comme  une 
chétive  bestiole.  Mais  quand  le  nom  de  cet  Otto  sera  tombé 
dans  la  fosse  commune  où  gisent  ses  illustres  aïeux,  dont  lui- 
même  a  oublié  les  noms  obscurs,  mon  nom  brillera  encore 
dans  la  pensée  et  restera  sur  les  lèvres  des  hommes,  parce 
que  son  nom  signifie  la  force,  et  que  le  mien  signifie  la  pensée. 
Oui,  deux  Allemagnes  sont  ici  en  présence.  Laissons  les  philis- 
tins célébrer  le  triomphe  de  la  force  allemande  :  je  veux  croire 
au  triomphe  de  la  pensée  allemande.  Allemagne  du  rêve,  de  la 
poésie,  de  l'analyse,  ô  vraie  sainte  Allemagne,  je  reste  ton 
chevalier! 

Ainsi  parla  M.  Moloch.  M™^  Moloch  ne  répondit  pas;  mais 
un  froissement  délicat  d'élofîc  soyeuse  révéla  qu'elle  s'approchait 
de  son  mari,  et  je  perçus  le  bruit  d'un  baiser...  Fut-ce  l'heure  et 
le  site  romanesque,  fut-ce  l'effet  sur  mon  imagination  des  pa- 
roles évocatrices  qu'avaient  prononcées  les  deux  époux?  A  tra- 
vers la  séparation  de  bois  des  deux  balcons,  j'imaginai  le  jeune 
étudi-ant  et  la  gracieuse  jeune  fille  de  Steinach,  unissant  leurs 
lèvres  de  vingt  ans,  lui  avec  ses  cheveux  blonds  sous  le  béret, 
sa  balafre  à  la  figure,  ses  gestes  vifs  d'apprenti  savant,  elle 
avec  sa  pâleur  de  vierge  exaltée,  ses  bandeaux  de  madone, 
la  guimpe  blanche  couvrant  chastement  son  sein  où  la  pudeur 
palpitait. 

Ils  rentrèrent  dans  leur  appartement  sans  avoir  prononcé  une 
parole  de  plus  :  les  contrevens,  puis  les  fenêtres  se  fermèrent. 
Alors  je  quittai  le  coin  obscur  d'où  je  les  avais  entendus,  j'allai 
m'accouder  à  mon  tour  sur  le  balcon. 

Et  voici  que  dans  l'absolu  silence,  où  le  chuchotement  de  la 
rivière  se  percevait  à  peine,  dans  cette  lueur  d'enchantement  que 
diffusait  encore  dans  la  vallée  la  lune  au  moment  de  s'abimer 
derrière  les  monts  boisés,  les  sonorités  initiales  du  Prélude 
s'épandirent,  jaillies  de  là-bas,  d'une  chambre  du  château,  la 
chambre  sans  lumière  dont  les  fenêtres  demeuraient  ouvertes  I 


738  REVUE    DES    DEUX    l\rONDES. 

Tendre  Else!  elle  m'envoyait  cet  appel  pour  me  dire  qu'elle 
pensait  à  moi,  qu  elle  m'aimait... 

Après  l'adorable  entretien  des  vieux  époux,  la  douceur  alle- 
mande s'imposait  de  nouveau  à  moi  dans  cette  nuit  mémorable. 
L'Allemagne  m'offrait,  comme  une  revanche  aux  brutalités 
d'ULto,  la  grâce  romantique  de  ses  sites  nocturnes,  le  rappel  de 
sa  pensée,  sa  tendre  façon  de  comprendre  l'amour,  et  la  divine 
puissance  de  son  art. 

((  Moloch  a  raison,  pensai-je.  Qu'est-ce  qu'un  petit  prince 
gontlé  de  superbe,  qu'est-ce  même  qu'un  empereur  à  mous- 
taches dressées  mimant  des  attitudes  féodales,  qu'est-ce  auprès 
des  forces  conjurées  de  la  nature,  de  l'art,  de  lamour?...  Moloch 
a  raison.  L'Allemagne  des  reîtres  est  une  fausse  et  passagère 
Allemagne.  L'Allemagne  véritable,  l'Allemagne  éternelle,  c'est 
l'Allemagne  de  Kant,  et  de  Schopenhauer  ;  c'est  l'Allemagne  de 
Charlotte  et  de  Werther,  l'Allemagne  de  VInter?nezzo...  C'est 
l'Allemagne  de  l'immortel  magicien  des  sons,  qui,  dans  le  plus 
émouvant  des  arts,  sut  résumer  tous  les  autres.  Périsse  l'Alle- 
magne des  reîtres,  —  et  tous  les  peuples  du  monde,  saluant 
cette  patrie  privilégiée  de  la  pensée  et  de  l'harmonie,  s'écrieront 
comme  Moloch  :  «  Chcre  Allemagne  !  » 

Marcel  Prévost. 
{La  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


LE  BUDGET  DE   1907 


TRENTE  ANS  DE  FINANCES  FRANÇAISES 


Dans  les  premiers  jours  du  mois  d'avril  dernier,  trois  se- 
maines environ  avant  les  élections,  le  Sénat  vota  l'affichage,  dans 
toutes  les  communes  de  France,  d'un  important  discours  de 
M.  Poincaré,  ministre  des  Finances.  Tout  en  y  reconnaissant 
que  le  budget  de  1906  n'était  écfuilibré  qu'au  moyen  d'expédiens, 
c'est-à-dire  de  ressources  exceptionnelles  et  d'emprunts,  tout 
en  y  déclarant  que  l'établissement  du  budget  de  1907  offrirait 
des  difficultés,  M.  Poincaré  glissait  rapidement  sur  ces  consta- 
tations fâcheuses;  il  se  livrait,  au  contraire,  avec  complaisance,  à 
une  ample  apologie  de  la  gestion  de  nos  finances,  si  ce  n'est 
depuis  trente  ans,  du  moins  depuis  une  dizaine  d'années.  C'est 
ce  caractère  d'apologie  qui,  en  pleine  période  électorale,  fit 
voter  l'affichage  de  ce  discours  ministériel.  L'orateur  pouvait 
dire  qu'il  n'avait  pas  caché  la  vérité  ;  et,  en  effet,  pour  les  quel- 
ques rares  personnes  expérimentées  et  compétentes,  les  fai- 
blesses de  notre  situation  financière,  si  elles  n'étaient  pas  mises 
en  pleine  lumière  dans  cette  harangue,  n'y  étaient  pas,  cepen- 
dant, complètement  voilées.  Il  n'en  était  pas  de  même  pour  le 
grand  public,  superficiel  et  peu  au  courant  des  choses  de 
finances.  L'art  du  ministre  avait  été,  sans  nier  les  difficultés 
réelles,  de  les  mentionner  si  fugitivement  et  de  les  noyer  dans  de 
si  abondans  développemens  formant  une  sorte  de  panégyrique, 
que  le  lecteur  peu  familier  avec  la  matière  en  retirait  une  im- 
pression rassurante.  Pour  compenser  ce  langage,  optimiste  tout 
au  moins  dans  la  forme  et  dans  l'ensemble,  il  eût  fallu  joindre, 


760  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  cet  affichage  communal,  au  discours  du  ministre  des 
Finances  les  discours,  empreints  d'un  juste  esprit  critique,  de 
plusieurs  d(''put(''s  ou  sénateurs  notables,  M.  Jules  Roche, 
M.  Prével,  M.  BouJenoot  et  quelques  autres,  ou  plutôt,  il  serait 
beaucoup  plus  simple  de  renoncer  à  ce  procédé  assez  enfantin  de 
l'affichage  qui  ne  soumet  au  public  qu'une  thèse,  parfois  une 
thèse  tout  à  fait  momentanée,  et  que  peu  de  tenq)s  après  l'auteur 
même  doit  abandonner.  C'est  ce  qui  est  arrivé  dans  le  cas  qui 
nous  occupe.  Le  budget  de  1907,  que  M.  Poincaré  a  déposé  de- 
vant la  Chambre  nouvelle  à  la  fin  du  mois  de  juin  dernier,  et 
le  très,  ample  exposé  des  motifs  qui  le  précède  constituent  bien, 
quoi  qu'on  dise,  une  sorte  d'antithèse  au  discours  affiché  deux 
mois  auparavant.  Il  laisse  une  impression  aussi  préoccupante 
que  le  premier  en  produisait  une  rassurante,  tellement  «  la  ma- 
nière »  est  pour  beaucoup  dans  la  présentation  des  choses  et 
dans  l'effet  quelles  font  sur  les  esprits. 

I 

Le  budget  de  1907,  proposé  par  M.  Poincaré,  a  fait  une  sen- 
sation profonde.  Les  cercles  parlementaires  et  le  public  s'en  sont 
immédiatement  émus.  Chacun  savait  que  le  grossissement  con- 
tinu de  nos  dépenses  devait  nous  mener  rapidement  à  une  accu- 
mulation effrayante  de  charges  ;  nous-mème,  l'hiver  dernier, 
nous  avions  donné  ce  titre  à  un  article  sur  le  budget  de  1906  ; 
«  La  course  au  quatrième  milliard.  »  Nous  en  étions  encore 
séparés  par  près  de  300  millions.  Or,  M.  Poincaré  nous  place, 
pour  l'année  1907  même,  en  face  d'un  budget  qui  dépasse 
quatre  milliards,  exactement  4  010  922535  francs.  Quand  on 
croyait  avoir  encore  trois  ou  quatre  étapes  à  franchir  avant 
d'arriver  à  ce  sommet  vertigineux,  M.  Poincaré  nous  montre  que 
nous  y  sommes  parvenus  inconsciemment  en  une  seule  étape  :  et, 
cependant,  les  principales  grosses  dépenses  projetées,  celle  notam- 
ment des  retraites  ouvrières,  n'ont  aucune  place  dans  ce  budget. 

On  comprend  que  cette  révélation  ait  provoqué  d'abord  de  la 
stupeur,  puis  chez  quelques-uns  de  l'opposition,  sinon  de  l'in- 
dignation. 

Pour  bien  comprendre  ce  qu'a  de  saisissant  et  d'effrayant  ce 
budget  de  plus  de  4  milliards  de  francs,  il  faut  se  rappeler  qu'il 
se  produit  après  que,  en  1900,  l'on  a  détaché  du  budget  de  la 


LE    BUDGET   DE    1907,  761 

France  les  dépenses  de  l'Algérie,  après  également  la  conversion 
de  la  dette  publique  effectuée  en  1902,  après  aussi  un  essor  des 
recettes  des  chemins  de  fer  qui  a  presque  éliminé  pour  le  Trésor 
la  charge  des  garanties  d'intérêt  envers  les  grandes  compagnies  et 
qui  même  a  ouvert  pour  lui  la  période  rémunératrice  des  rembour- 
semens  de  la  part  de  ces  sociétés  Voilà  bien  des  circonstances 
favorables  qui  eussent  dû  compenser  le  développement  des  ser- 
vices publics,  et  cependant  le  budget  excède  les  quatre  milliards. 

On  va  s'efforcer,  et  il  sera  facile  d'y  parvenir,  de  le  réduire 
officiellement,  sans  rien  changer  d'ailleurs  au  fond  de  la  situa- 
tion financière,  au-dessous  de  ce  terrible  chiffre. 

On  sait  que,  au  printemps  de  l'année  1903,  l'optimisme  gou- 
vernemental, qui  reposait  sur  ce  principe  que  l'ère  des  grandes 
guerres  était  à  jamais  close  dans  l'Europe  occidentale,  reçut  un 
soudain  et  violent  démenti  par  l'attitude  menaçante  que  prit  à 
notre  égard  l'Allemagne,  par  les  sommations  impérieuses  et 
inattendues  qu'elle  nous  fit  au  sujet  de  l'affaire  marocaine.  Les 
ministres  de  la  Guerre  et  de  la  Marine  avaient  laissé  tomber 
au-dessous  des  quantités  normales  tous  nos  approvisionnemens 
militaires.  Il  fallut  faire  en  toute  hâte  et  continûment,  pour 
réparer  cette  impardonnable  négligence,  des  dépenses  extraor- 
dinaires. Pour  ne  pas  éveiller  l'attention  de  l'Allemagne  et  éviter 
de  lui  fournir  des  prétextes  d'agression,  on  ne  soumit  aux 
Chambres  aucune  demande  de  crédits  nouveaux;  le  gouverne- 
ment se  pourvut  seulement  de  l'autorisation  secrète  de  la  Com- 
mission du  budget  de  la  Chambre  et  de  la  Commission  des 
finances  du  Sénat  pour  engager  193  240  200  francs  de  dépenses 
extrabudgétaires  de  guerre  et  de  marine  :  tel  est  le  chiffre  fourni 
par  les  documens  ministériels.  Ces  dépenses  ont  été  faites 
en  190o  et  1906,  ou  elles  continuent  de  se  faire  sans  qu'aucun 
crédit  régulier  les  ait  encore  sanctionnées.  M.  Poincarc  a  rat- 
taché ces  193  millions  de  francs  au  budget  de  1907,  et  il  avait 
d'excellentes  raisons  de  le  faire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  chiffre  de  quatre  milliards  du  budget 
de  1907,  tel  que  l'a  déposé  M.  Poincaré,  est  trop  importun  et 
trop  impressionnant  pour  que  le  Parlement  le  laisse  subsister. 
Or  va  donc  sans  doute  retrancher  du  budget  du  prochain  exer- 
cice les  193  millions  en  question  et  en  faire  l'objet  de  crédits 
supplémentaires  à  l'exercice  1906  :  du  chef  de  cette  déduction, 
le  budget  de  1907  restera  en  deçà  de  la  borne  effrayante  de  4  mil- 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liards  et  ne  s'élèvera  plus  qu'à  3  milliards  816  millions  en 
chiiTres  ronds.  Il  est  possible  que  l'on  veuille  encore  lui  faire 
subir  une  autre  déduction  :  M.  Poincaré,  en  effet,  outre  les 
193  millions  ci-dessus,  a  fait  une  catégorie  spéciale  de  50  mil- 
lions et  demi  de  dépenses,  celles-ci  incombant  incontestable- 
ment à  l'exercice  1907,  mais  qu'il  déclare  «  correspondre  à  des 
circonstances  passagères,  et  ne  paraissant  pas  devoir  se  re- 
nouveler sur  les  exercices  prochains;  »  ces  dépenses,  le  ministre 
des  Finances  propose  d'y  pourvoir,  comme  pour  les  193  millions, 
au  moyen  d'emprunts  à  court  terme,  ce  qui  porterait  à  244  mil- 
lions en  chiffres  ronds  la  somme  à  emprunter.  On  peut  se  de- 
mander si  ces  50  millions  et  demi  ont  vraiment  un  caractère 
extraordinaire,  et  s'ils  constituent  des  dépenses  non  renouve- 
lables. Si  l'on  fait  sortir  encore  du  budget  de  1907  ces  50  mil- 
lions et  demi,  avec  les  193  millions  précédens,  le  chiffre  du 
budget  de  1907  s'abaissera  de  4  milliards  10  millions  à  3765  mil- 
lions. On  aura  ainsi  écarté  le  spectre  des  4  milliards;  mais,  au 
fond,  rien  ne  sera  changé;  il  faudra  toujours  payer  d'une  ma- 
nière ou  d'une  autre  ces  dépenses  soit  déjà  effectuées,  soit  en 
cours  de  l'être,  soit  regardées  comme  nécessaires.  On  aura  calmé 
momentanément  les  appréhensions  du  pays,  qui  aurait  beaucoup 
plus  besoin  d'être  secoué  par  la  révélation  nette  de  la  réalité 
que  d'être  assoupi  par  des  ménagemens  habiles. 

Dût-on  le  réduire  en  apparence  par  ces  artifices  à  3  765  mil- 
lions, au  lieu  des  4  010  du  projet  de  loi  déposé,  le  budget  de 
1907  dépasserait  encore  do  56  raillions  le  budget  voté  de  1906; 
la  course,  dont  nous  avons  parlé,  au  quatrième  milliard  con- 
tinue, et  ce  chiffre  fatidi((ue  sera  atteint,  sans  qu'il  soit  possible 
de  le  dissimuler  par  aucun  expédient,  au  cours  de  la  législature 
présente.  Nos  budgets  prochains  ne  verront  guère  de  dépenses 
disparaître  (les  conversions  de  dettes  publiques  notamment  ne 
pourront  plus  légalement  se  produire  avant  Tannée  1911);  ils 
verront,  au  contraire,  grossir  une  foule  de  germes  de  dépenses 
que  les  législatures  passées  ont  déposés  imprudemment,  parfois 
inconsciemment,  dans  les  finances  publiques.  Comme  le  dit 
M.  Poincaré  fpage  43  de  TExposé  des  motifs)  :  «  Les  lois  votées 
dans  celte  période  (1904,  1905,  1906)  n'ont  pas  toutes  reçu  une 
exécution  immédiate  :  quelques-unes,  comme  la  loi  militaire 
ou  la  loi  d'assistance  aux  vieillards  infirmes  et  incurables,  ne 
doivent  commencera  entrer  en  application  qu'en  1907;  d'autres 


LE    BUDGET    DE    1907.  763 

ont  été  échelonnées  sur  plusieurs  exercices  et  ne  battront  leur 
plein  que  plus  tard.  Les  augmentations  réelles  et  définitives  sont 
donc  très  supérieures  aux  augmentations  apparentes.  »  Et  plus 
loin  (page  104  de  l'Exposé  des  motifs),  le  ministre  des  Finances 
déclare  que  «  dès  l'année  prochaine  (1908)  de  nouvelles  dé- 
penses surgiront;  »  et  il  en  énumère  quelques-unes  :  l'amor- 
tissement de  deux  séries  de  la  rente  3  pour  100  amortissable 
exigera  un  surcroît  de  24  millions  d'annuité  ;  «  la  loi  de  deux  ans 
de  service  militaire  imposera  un  dernier  relèvement  de  crédit  ar- 
bitré à  13  millions;  les  constructions  navales,  l'Instruction  pu- 
blique, les  postes,  les  pensions  auront  besoin  de  ressources  plus 
étendues.  »  On  peut  en  tirer  la  conclusion  que,  quoi  que  l'on 
fasse,  le  budget  de  1908  se  rapprochera  de  3  900  millions,  et  les 
budgets  suivans  croîtront  comme  leurs  prédécesseurs. 

Ainsi,  l'on  aura  un  peu  écarté  le  spectre  des  4  milliards; 
mais  il  se  représentera,  prendra  chair  et  s'imposera  comme  une 
réalité  à  bref  délai,  et  cela  sans  même  faire  intervenir  la  loi  des 
retraites  ouvrières. 

Dira-t-on  que  le  gouvernement  et  le  Parlement  vont  s'ingé- 
nier, par  un  méritoire  et  suprême  effort,  à  réformer  les  services 
publics,  à  refondre  l'organisation  administrative  de  la  France,  de 
façon  à  procurer  des  économies  considérables.  Il  y  aurait  sans 
doute,  de  ce  côté,  une  œuvre  sérieuse  à  entreprendre.  M.  Poin- 
caré  l'a  suggérée  dans  le  discours  affiché  avant  les  élections;  il  y 
fait  à  peine  allusion  dans  l'Exposé  des  motifs  de  1907,  et  sa  foi 
en  cette  régénération  administrative,  source  à  la  fois  d'économies 
pour  le  budget  et  de  rajeunissement  pour  le  pays,  paraît  assez 
atténuée.  Les  difficultés  de  cette  entreprise  apparaissent  énormes, 
en  effet,  et  demanderaient,  de  la  part  des  Chambres  et  du  person- 
nel politicien,  un  désintéressement,  une  abnégation  môme,  un 
esprit  de  méthode,  auxquels  ils  ne  nous  ont  aucunement  habitués. 

Le  président  de  la  Commission  des  finances  du  Sénat,  le 
vétéran,  le  doyen  même  du  parti,  M.  Magnin,  réélu  pour  la  hui- 
tième fois  président  de  cette  Commission,  a  énergique  ment 
signalé,  à  l'ouverture  de  ses  travaux  la  gravité  de  la  situation  : 
<c  Je  n'ai  jamais  vu,  a-t-il  dit,  depuis  quarante-trois  ans  que  je 
participe  aux  travaux  parlementaires,  un  budget  plus  difficile  à 
établir  que  celui  de  1907  (1).  »  Comment,  depuis  quarante-trois 

(1)  Voyez  Le  Temps  du  9  juillet  1906,  p.  2. 


704  .RE^'UE   DES    DEUX   MONDES. 

ans?  Pas  même  les  budgets  qui  ont  immédiatement  suivi  la  guerre 
de  1870-71!  D'où  vient  que  l'on  soit  acculé  à  ces  difficultés, 
et  que  le  pays  n'en  ait  pas  été  solennellement  averti?  Comment 
se  fait-il  surtout  que,  à  la  veille  dune  situation  si  dilTicile,  et 
alors  qu'on  devait  la  connaître,  le  Sénat  ait  voté,  au  commence- 
ment d'avril  19Û(),  en  période  électorale,  l'arfichage  d'un  dis- 
cours ministériel  rassurant,  presque  0})timistc,  sur  l'état  de  nos 
finances?  Par  quels  enlraînemens,  quelles  négligences  ou  quelle 
aberration  est-on  arrivé  à  cette  situation?  C'est  ce  que  nous 
allons  examiner,  en  prenant  toujours  pour  base  de  renseigno- 
mens  l'Exposé  des  motifs  de  M.  Poincaré.  Nous  étudierons  en- 
suite les  moyens  qu'il  propose  pour  pourvoir  aux  besoins  pré- 
sens, sinon  aux  besoins  prochains. 

II 

C'est  une  sorte  de  rapide  revue  de  la  gestion  de  nos  finances 
depuis  1871  que  fait,  avec  une  grande  abondance  de  chiffres  et  de 
tableaux,  l'Exposé  des  motifs  du  budget  de  1907.  M.  Poincaré, 
négligeant  les  cadres  budgétaires  officiels,  la  plupart  du  temps 
inexacts  et  décevans,  groupe  pour  chaque  année  écoulée,  dans 
«ette  période  plus  que  trentenaire,  toutes  les  recettes  normales 
d'une  part  et,  de  l'autre,  toutes  les  dépenses.  Les  recettes  nor- 
males se  sont  considérablement  accrues  :  de  1 689  millions 
en  4870,  elles  se  sont  élevées  par  un  bond  énorme,  par  suite  des 
impôts  nouveaux  qu'établit  l'Assemblée  nationale,  à  2  777  mil- 
lions en  187.5,  soit  près  de  1100  millions  d'augmentation  en 
cinq  années;  elles  continuèrent  de  se  développer,  mais  plus  len- 
tement :  elles  atteignaient  3  024  millions  en  1885,  s'étant  ainsi 
en  quinze  années  accrues  de  1  335  millions,  ce  qui  représente  sur 
le  point  de  départ  une  augmentation  d'environ  80  pour  100.  De- 
puis lors,  leur  allure  se  calma,  certains  dégrèvemens  d'ailleurs 
bien  tardifs  et,  dans  l'ensemble,  insuffisans,  étant  venus  réduire 
un  peu  la  formidable  taxation  que  nos  catastrophes  nationales 
avaient  fait  établir.  En  1904,  nos  recettes  normales  atteignaient 
le  point  culminant  qu'elles  aient  jusqu'ici  touché,  à  savoir 
3,679  millions  de  francs. 

Si  colossale  qu'ait  été  l'augmentation  des  recettes,  elle  n'a  pu 
égaler  celle  des  dépenses.  M.  Poincaré  a  joint  à  son  Exposé  un 
curieux  tableau  graphique,  qui  rend  saisissable  à  l'œil  les  eu- 


LE    BUDGET   DE    1907.  /6o 

traînemens  et  l'imprévoyance  dont  nos  finances  ont  souffert  du- 
rant cette  période  trentonaire  :  «  Malgré  cette  progression  pour 
ainsi  dire  constante,  écrit-il,  les  recettes  normales  sont,  saut*  de 
rares  exceptions,  restées  continuellement  au-dessous  des  dé- 
penses. »  Sur  le  graphique,  la  ligne  des  dépenses  se  tient  presque 
constamment  au-dessus  de  la  ligne  des  recettes  :  la  «  ligne 
unique  des  dépenses  groupées,  dit  M.  Poincaré  (page  11  de 
l'Exposé  des  motifs),  est  heureusement,  mais  exceptionnellement, 
dépassée  par  celle  des  recettes,  en  1898,  en  1903  et  en  190i.  Ce 
que  nous  savons  du  règlement  de  l'exercice  1905  nous  laisse 
espérer  qu'elle  le  sera  aussi  en  1905  et  qu'il  y  aura  lieu  de  rec- 
tifier sur  ce  point  les  indications  du  graphique.  Mais  à  part  ces 
quatre  exercices,  le  déficit  a  été  permanent  comme  il  lavait  été, 
sauf  des  exceptions  plus  rares  encore,  sous  tous  les  régimes  pré- 
cédens.  » 

Laissons  de  côté  «  les  régimes  précédens,  »  que  M.  Poincaré 
invoque  comme  circonstances  atténuantes  :  on  pourrait  l'aire  obser- 
ver que  la  France  étant  beaucoup  moins  imposée  et  que,  le  dé- 
veloppement de  la  richesse  étant  beaucoup  plus  accentué,  la 
population  s'accroissant  aussi  sous  ces  régimes,  quelque  impré- 
voyance ou  quelques  entraîneinens  de  leur  part  étaient  beaucoup 
moins  coupables  et  moins  funestes  alors  qu'ils  ne  le  sont  aujour- 
d'hui. Puis,  d'une  façon  plus  générale,  on  pourrait  objecter  le 
refrain  judicieux  de  l'opérette  :  «  C'était  pas  la  peine  assuré- 
ment, etc.  » 

Ainsi,  d'après  le  ministre  des  Finances,  sur  les  36  budgets 
depuis  1871,  il  n'y  en  aurait  que  quatre,  un  sur  neuf,  qui  se 
seraient  soldés  en  équilibre  réel;  encore  doit-on  dire  qu'un 
examen  plus  attentif  démontre,  d'une  manière  irréfragable,  que, 
pour  deux  de  ces  budgets  tout  au  moins,  ceux  de  1904  et  1905, 
l'équilibre  est  fictif.  On  a  vu,  en  effet,  que,  au  printemps  de  1905, 
lorsque  éclata  l'incident  marocain,  le  gouvernement  s'aperçut 
soudain  qu'on  avait  négligé  de  maintenir  aux  quantités  nor- 
males et  nécessaires  les  approvisionnemens  de  la  guerre  et  de  la 
marine  :  vêtemens,  chaussures,  munitions,  vivres  :  il  fallut 
à  la  hâte  obtenir,  en  dehors  du  Parlement,  le  vote  clandestin 
par  la  Commission  du.  budget  de  !a  Chambre  et  la  Commission 
des  finances  du  Sénat  des  crédits  supplémentaires  de  193  mil- 
lions, pour  reconstituer  les  approvisionnemens  militaires  :  on  a 
donc  le  droit  de  dire  aue  les  budgets  de  1903,  1904  et  1905  ne 


7C6  RE^njE    DES   DEUX    MONDES. 

comprenaient  pas  toutes  les  dépenses  nécessaires  :  en  imputant 
à  ces  trois  budgets  ces  193  millions  de  crédits  supplémentaires 
tardifs  et  occultes,  soit  64  millions  un  tiers  pour  chacun  d'eux, 
on  fait  une  correction  indispensable.  Alors  les  budgets  de  1903 
et  1903  cessent  dêtre  en  équilibre;  celui  de  1904  offre  encore 
un  excédent  d'environ  18  millions. 

Tels  sont  les  résultats  de  la  gestion  financière  de  la  France 
pendant  cette  longue  époque  de  paix  1871-1906:  sur  36  budgets, 
34  sont  en  déficit,  2  seulement  se  trouvent  en  léger  excédent  : 
l'un,  celui  de  1898,  de  28  millions;  l'autre,  celui  de  1904,  de 
18  millions. 

Cette  époque  plus  que  trentenaire,  M.  Poincaré,  dans  sa 
revue  rétrospective,  la  divisée  en  cinq  périodes  :  la  première, 
celle  de  1871-1878,  que  nous  appellerons  la  période  de  reconsti- 
tution ;  la  seconde,  celle  de  1879  à  1890,  qui  fut  essentiellement 
une  période  d'entraînemens  ;  la  troisième,  de  1891  à  1898,  qui 
fut  un  peu  une  période  de  recueillement,  et  enfin  la  quatrième, 
celle  de  1899  à  l'heure  présente^  où,  après  avoir  bénéficié  mo- 
mentanément du  résultat  des  efforts  de  la  précédente,  on  retombe 
dans  les  imprudences,  disons  plutôt  dans  les  folies. 

La  première  période,  celle  de  1871-1878,  témoigne  favora- 
blement et  tourne  à  l'honneur  des  pouvoirs  publics.  A  vrai  dire, 
on  a  eu  tort  d'y  comprendre  l'année  1878,  qui  inaugure  l'ère  des 
grosses  imprudences  et  appartient  plutôt  à  la  période  suivante. 
Politiquement  et  économiquement,  il  fallait  l'arrêter  à  l'année 
1877  |incluse.  A  partir  de  1878,  c'est  un  autre  personnel  gou- 
vernemental qui  entre  en  scène,  un  autre  esprit,  une  autre  con- 
ception; la  prudence,  la  circonspection,  la  prévoyance  s'atténuent 
ou  même  disparaissent. 

De  1871  à  1877  inclus  on  sent,  chez  les  pouvoirs  publics,  le 
souci  continu  d'enrayer  le  développement  des  dépenses  :  l'année 
1877  porte  à  2  991  millions  les  dépenses  de  toute  nature  contre 
2734  millions  en  1872;  c'est  bien  un  accroissement  de  257  mil- 
lions ;  mais  il  concerne  presque  uniquement  les  dépenses  néces- 
saires ou  d'un  manifeste  intérêt  national  :  la  charge  de  la  dette 
consolidée  ou  remboursable  est  portée  de  1 029  millions  à 
1  070;  les  crédits  du  ministère  de  la  Guerre,  ordinaires  et 
extraordinaires,  de  501  millions  à  766;  ceux  de  la  Marine, 
de  144  millions  fi  190;  l'augmentation  de  ces  trois  chapitres, 
laquelle  atteint  352  millions,  dépasse  sensiblement  l'accroissement 


LE    BUDGET    DE    1907.  76t 

total  dos  dépenses  budgétaires  ou  extra-budgétaires  qui  est  seu- 
lement de  257  millions.  On  doit  rendre  hommage  aux  pouvoirs' 
publics  de  cette  période  1871-1877  :  ils  se  sont  appliqués  avec 
un  soin  vigilant  et  incessant  à  contenir  toutes  les  dépenses 
parasites,  et  à  tout  subordonner  au  relèvement  des  forces  de  la 
nation. 

Il  en  est  tout  autrement  pour  la  période  suivante  qui,  nous) 
le  répétons,  car  ce  point  a  historiquement  et  psychologiquement 
une  grande  importance,  s'ouvre  avec  l'année  1878  et  non   pas, 
comme  le  dit  le  document  que  nous  analysons,  en  1879.  Dans 
cette  seconde  période,  l'imprévoyance  règne  en  maîtresse  :  sou- 
dain, de  2  991  millions  en  1877,  les  dépenses  publiques  s'élèvent 
à  3  334  millions  en  1878,  soit  343  millions  d'accroissement  en 
une  seule  année,  puis,  par  une  suite  de  bonds,  elles  atteigneni' 
3  744  millions  en  1882  et  3  779  millions   en  1883,  le  point  cul- 
minant jusqu'à  ce  jour.  L'insuffisance  annuelle  des  recettes  nor- 
males pour  couvrir  ces  dépenses  oscille,  dans  ces  années  1878 
à  1883,  entre  491  et  763  millions  par  an  (491  millions  minimum 
en  1878  et  763  millions  maximum  en   1883).  On  s'abandonne 
alors  à  tous  les  entraînemens  ;  l'Etat  rachète  inutilement  des 
lignes  ferrées  et  en  assume  l'exploitation;  il  fait  à  la  fois,  sans 
études  sérieuses,  les  travaux  publics   les  plus  divers,  souvent 
destinés  à  une  complète  improductivité,  sinon  même  à  l'aban- 
don;   il   assume    la    construction    directe   de    nouvelles    lignes 
ferrées,  il  pousse  les  localités,  par  des  subventions  exagérées  et 
irréfléchies,  dans  la  même  voie  ruineuse;  il  fait  pour  l'Instruc- 
tion publique  des  sacrifices  dont  le  principe  est  louable,  mais 
dont  l'application  est  en   partie   désordonnée  et   inefficace;   il 
enfle  le  personnel  de  toutes  les  administrations  ;  en  même  temps 
il  étend,  disperse  et  conduit  sans  méthode  les  entreprises  colo- 
niales. Bref,  il  semble  que  les  pouvoirs  publics  alors  jugent  du 
mérite  et  de  l'effiicacité  de  leur  tâche  d'après  la  rapidité  du  taux 
de  l'accroissement  des  dépenses  de  l'Etat  et  des  localités.  On 
allait  ainsi  à  l'épuisement  et  aux  embarras  financiers  les  plus 
graves  :  des  insuffisances  de  recettes  de  500  à  760  millions  pai 
année  relativement  à  l'ensemble    des    dépenses  budgétaires   et 
extra-budgétaires  n'eussent  pu  continuer  indéfiniment  :  elles  se 
prolongèrent  pendant  six  ans.  A  partir   de  1883,   ce  vent  de 
folie  s'atténua:  on  revint  à  un  peu  de  réflexion,  sinon  encore 
à   la   sagesse;  la  signature  des  conventions  de   1883  avec  -}es 


7G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grandes  compagnies  de  chemins  de  fer  marque  le  retour  à  la 
prudence  :  on  sait  qu'il  est  de  mode,  dans  les  groupes  radicaux, 
d'appeler  «  conventions  scélérates  »  ces  contrats  salutaires  qui 
prévinrent  la  ruine  de  nos  finances;  dès  le  lendemain  de  ces 
actes,  la  situation  s'améliore:  l'insuffisance  des  recettes  normales 
par  rapport  aux  dépenses  de  toute  nature  qui  était  de  763  mil- 
lions en  1883,  s'abaisse  à  453  millions  en  1884,  puis  à  420  en 
4885;  elle  reste,  toutefois,  aux  environs  de  350  à  400  millions 
pendant  les  années  suivantes.  Graduellement,  grâce  aux  efforts 
notamment  de  M.  Rouvier,  qui  fit  à  cette  époque  preuve  d'éner- 
gie, ces  insuffisances  se  réduisirent  et,  en  1890,  l'excédent  des 
dépenses  sur  les  recettes  normales  n'était  plus  que  de  177  mil- 
lions. 

En  1891  s'ouvre,  d'après  M.  Poincaré,  la  troisième  période, 
qui  se  signale  par  le  retour  à  l'unité  budgétaire,  par  la  réinté- 
gration dans  le  budget  de  la  plupart  des  dépenses  qui  formaient 
antérieurement  des  comptes  à  part;  l'écart  entre  l'ensemble  des 
dépenses  et  les  recettes  normales  se  restreint  :  jusqu'à  1896  in- 
clus,   il    oscille   entre    50    et   100    millions   annuellement.    En 

1897,  l'excédent  des  dépenses  se  réduit  à  7  millions  et,  enfin,  en 

1898,  pour  la  première  fois  depuis  1870,  on  obtient  un  excédent 
des  recettes  sur  les  dépenses,  bien  léger  il  est  vrai,  à  savoir 
28  millions.  Cet  excédent  des  recettes  constitue  un  phéjiomène 
isolé;  en  1899,  on  réalise  à  peu  près  l'équilibre;  mais  en  1900, 
1901  et  1902,  on  voit  se  reproduire  des  insuffisances  considé- 
rables, qui,  atteignent  209  millions,  en  1901,  et  179  millions,  en 

1902.  M.  Poincaré  a  fait  une  période  à  part  des  années  1899  à 
1906  ;  elles  seraient  caractérisées  par  une  relative  correction 
budgétaire,  en  ce  sens  que  les  dépenses  hors  budget  auraient  dis- 
j)aru;  il  les  signale,  en  outre,  on  l'a  vu,  comme  ayant  donné  en 

1903,  en  1904  et  en  1905  de  légers  excédons  des  recettes  nor- 
males sur  l'ensemble  des  dépenses;  mais,  comme  nous  l'avons 
fait  remarquer  plus  haut,  on  ne  peut  admettre  un  excédent  réel 
des  recettes  que  pour  l'année  1904,  puisque  le  gouvernemeL^t  a 
été  obligé,  en  1905,  d'ouvrir  193  millions  de  crédits  extraordi- 
naires au  département  de  la  Guerre,  par  suite  de  la  réduc- 
tion abusive  des  crédits  d'entretien  des  approvisionnemens  en 
1903,  1904  et  1905.  Si  l'on  répartit  ces  193  millions  de  crédits 
extraordinaires  sur  ces  trois  exercices,  à  raison  de  04  millions  un 
tiers  pour  chacun  d'eux,  l'excédent  apparent  des  exercices  1903  et 


LE   BUDGET   DE    1907.  769 

190o  est  absolument  absorbé,  et  l'exercice  1904  reste  seul  eu 
excédent  réel,  de  18  millions  environ. 

Telle  a  été  la  marche  de  nos  finances  depuis  1871  :  deux  exer- 
cices seulement,  ceux  de  1898  et  de  1904,  offrent  un  excédent 
des  recettes  normales  sur  l'ensemble  des  dépenses,  excédent  bien 
maigre,  d'ailleurs  :  28  millions  en  1898  et  18  millions  en  1904. 
Néanmoins,  on  ne  peut  contester  qu'il  n'y  ait  eu  dans  la  gestion 
une  amélioration  assez  sensible  depuis  1885,  et  surtout  depuis 
1891.  Cette  amélioration,  si  insuffisante  qu'elle  soit,  ne  tient  pas 
principalement  à  plus  de  prudence  et  de  fermeté  dans  l'engage- 
ment des  dépenses  :  elle  a  deux  autres  causes  :  d'une  part,  les 
conversions  de  dettes  publiques,  qui  ont  procuré  au  Trésor  des 
économies  considérables,  d'autre  part  le  relèvement  des  recettes 
nettes  des  grandes  Compagnies  de  chemins  de  fer,  qui  a  sin- 
gulièrement réduit  le  fardeau  des  garanties  d'intérêts  et  qui  même 
a  ouvert  pour  le  Trésor  la  période  des  remboursemens  à  lui 
faits  par  les  Compagnies.  Voilà  les  deux  aubaines  qui  ont  sauvé 
nos  finances  publiques  d'embarras  inextricables. 

En  1883,  en  1894,  en  1302,  la  dette  de  près  de  6  milliards 
contractée  au  taux  d'iutérêt  de  5  pour  100  après  la  guerre  de 
1870-71  a  été  réduite  en  4  et  demi  d'abord,  puis  en  3  et  demi, 
puis  en  3  pour  100;  il  en  est  résulté  un  allégement  total  de 
136  millions  de  francs  en  chiffres  ronds.  Nous  laissons  de  côté 
quelques  autres  conversions  moins  importantes  qui  ont  aussi 
procuré  au  Trésor,  soit  sous  la  forme  d'apport  de  capital,  soit 
sous  celle  de  réduction  d'intérêts,  quelques  ressources,  comme  la 
conversion  de  l'emprunt  Morgan  et  celle  des  anciennes  rentes 
4  et  demi  et  4  pour  100.  Le  bénéfice  des  conversions  s'est  sur- 
tout fait  sentir  dans  la  période  de  1894  à  1903. 

Au  cours  de  la  môme  période,  le  gouvernement  ayant  adopté 
dans  ses  rapports  avec  les  grandes  Compagnies  de  chemins  de 
•fer  un  modus  vivemli  équitable,  la  charge  des  garanties  d'intérêts, 
qui  un  moment/avait  été  écrasante  pour  nos  budgets,  s'atténua 
considérablement,  puis  fit  place  à  des  rentrées  notables  :  en  l'année 
1895,  d'après  les  tableaux  de  M.  Poincaré,  la  charge  de  ces  ga- 
ranties d'intérêts  atteignait  99  millions;  elles  ne  figurent  plus 
au  budget  de  1907  que  pour  15  millions;  mais,  d'autre  part,  on 
trouve  en  recette  au  même  budget  13  millions  de  reversemens  à 
faire  par  certaines  Compagnies  ?ur  les  garanties  d'intérêts  anté- 
rieurement payées  et,  en  outre,  4  millions  et  demi  de  parlage 

TOME  XX-MV.    —    1906.  lù 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

'des  bénéfices  avec  la  Compagnie  de  Lyon  :  ainsi  l'Etat,  en  1907, 
versera  15  millions  aux  Compagnies,  mais  en  recevra  17  millions 
et  demi,  de  sorte  qu  il  aura  un  boni  de  2  millions  et  demi  ;  en 
1895,  au  contraire,  il  devait  leur  verser,  sans  aucune  contre- 
partie correspondante,  99  millions;  c'est  donc,  du  chef  des  pro- 
grès de  l'exploitation  des  chemins  de  fer,  une  économie  pour 
le  Trésor  de  101  millions  en  1907  relativement  à  1895. 

Les  136  millions  d'économies  des  conversions,  les  101  mil- 
lions de  disponibilités  annuelles  résultant  des  réductions  de 
compte  de  la  garantie  d'intérêts  ou  de  la  participation  dans  les 
bénéfices  des  voies  ferrées,  c'est  là  une  double  aubaine  d'en- 
semble 237  millions  qui  eût  dû  mettre  à  l'aise  nos  budgets.  Et 
cependant,  ils  sont  retombés  dans  la  gêne  la  plus  préoccupante, 
dans  le  déficit  le  plus  manifeste  en  1906  et  en  1907  :  M.  Poin- 
caré  le  proclame  avec  netteté,  sinon  même  avec  rudesse,  ce 
qui,  de  sa  part,  est  méritoire;  le  doyen  du  Parlement  et  du  parti, 
M.  Magnin,  homme  de  grande  expérience,  le  reconnaît  avec 
mélancolie.  Le  présent  est  dur  pour  le  contribuable,  et  l'avenir 
s'annonce  pour  lui  comme  encore  plus  sombre.  Gomment,  en 
trente-six  ans  de  paix,  malgré  le  bénéfice  énorme  des  conver- 
sions et  les  revenus,  au  lieu  des  charges,  que  l'Etat  commence 
à  retirer  des  voies  ferrées,  en  est-on  arrivé  à  cette  sorte  de 
détresse?  Nous  n'y  voyons,  quant  à  nous,  qu'une  cause,  une 
seule,  et  c'est  M.  Poincaré  lui-même  qui  l'indique  (page  35  de 
l'Exposé  des  motifs)  :  «  La  fièvre  de  dépenses  un  moment 
conjurée  a  bientôt  des  retours  offensifs.  »  On  est  retombé  dans 
une  nouvelle  ère  de  folies  et,  si  l'on  n'y  met  un  terme,  le  budget 
va  être  de  nouveau  submergé  et  offrir  des  insuffisances  de  3  ou 
400  millions,  sinon  davantage,  comme  dans  la  période  de  1878 
à  1887. 

III 

On  cherche,  cependant,  d'autres  causes  à  la  gêne  actuelle  du 
Trésor  :  ce  ne  serait  pas  seulement  l'entraînement  des  dépenses 
qui  l'aurait  conduit  à  ces  insuffisances  de  ressources,  c'est,  dit-on, 
des  dégrèvemons  inopportuns  ou  excessifs.  Que  certains  aban- 
dons d'imp(jts  aient  été  malencontreux,  on  n'en  peut  douter. 
Mais  il  est  impossible  de  soutenir  que,  dans  les  trente-six  années 
de  paix  ininterrompue  qui  viennent  de  s'écouler,  le  Trésor  frau- 


LE    BUDGET    DE    1907.  771 

çais  se  soit  montré  trop  libéral  envers  le  contribuable  et  lui  ait 
fait  des  remises  d'impôts  injustifiées.  Tout  au  contraire,  il  n'eût 
été  que  juste  qu'au  bout  de  cette  longue  période,  représentant 
presque  la  vie  active  d'une  génération,  on  eût  aboli  complète- 
ment les  taxes  mises  sur  le  pays  après  la  guerre  de  1870-71. 
Cela  eût  été  d'autant  plus  équitable  que  le  Trésor,  comme  on 
l'a  vu,  à  bénéficié  d'une  énorme  aubaine  par  les  conversions  de 
la  dette  publique. 

Le  ministre  des  Finances,  dans  l'Exposé  des  motifs  du  budget 
de  1907,  fait  grand  état  des  dégrèvemens  consentis  au  cours  de 
cette  période  trentenaire  ;  ses  observations  à  ce  sujet  méritent 
d'être  examinées  et  commentées.  Les  impôts  nouveaux  et  les  sur- 
taxes établis  depuis  le  1"  janvier  1870  se  seraient  élevés  à 
1215  millions  de  francs  et  les  dégrèvemens  réalisés  depuis  le 
l*''"  janvier  1870  jusqu'au  1"  juin  1906  atteindraient  840  millions 
en  chiffres  ronds  :  les  impôts  nouveaux  durant  cette  longue  pé- 
riode dépasseraient  ainsi  les  dégrèvemens  de  375  millions 
(page  68  de  l'Exposé  des  motifs). 

Nous  verrons  qu'il  y  a  des  rectifications  importantes  à  faire  à 
ces  calculs  ou,  du  moins,  à  l'interprétation  de  ces  calculs.  Pre- 
nons-les, toutefois,  provisoirement  tels  qu'on  nous  les  présente; 
mais  faisons-y  cette  addition  nécessaire  :  M.  Poincaré  propose 
pour  1907  une  somme  de  153  millions  d'impôts  nouveaux,  à  sa- 
voir 124  millions  d'impôts  divers  et  29  millions  du  décime  des 
successions  (pages  103  à  105  de  l'Exposé  des  motifs).  Si  l'on  joint 
ces  153  millions  aux  375  précédons,  on  voit  que  les  impôts  éta- 
blis ou  à  établir  depuis  la  guerre  et  qui  survivent,  dépassent  de 
528  millions  de  francs  les  dégrèvemens  effectués,  et  cela  sans 
préjudice  des  observations  que  nous  présenterons  tout  à  l'heure 
et  qui  tendent  à  grossir  considérablement  ce  chiffre. 

Qu'après  trente-cinq  ans  de  paix,  et  après  le  bénéfice  de  la 
réduction  du  taux  de  5  pour  100  au  taux  de  3  pour  100 
des  intérêts  d'une  grosse  partie  de  la  dette  publique,  la  France 
soit  dans  la  nécessité  de  maintenir  528  millions  de  taxes  di- 
verses en  plus  de  celles  qu'elle  supportait  avant  1870,  nous  ne 
pouvons,  quant  à  nous,  trouver  qu'il  y  ait  là  matière  à  congra- 
tulation; c'est,  au  contraire,  la  condamnation  la  plus  décisive  de 
la  conduite  des  finances  françaises  pendant  cette  longue  période 
qu'aucune  calamité  publique  n'est  venue  frapper. 

Cette  condamnation  par  les  faits  eux-mêmes  de  la  gestion 


lis  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


financière  du  pays  s'aggrave  encore  quand  on  étudie  d'un  peu 
près  le  mouvement  des  impôts  nouveaux  et  des  dégrèvemens.  Il 
ne  faudrait  pas  croire,  en  elîet,  que  les  1  213  millions  d'impôts 
ou  de  surtaxes  qui  ont  vu  le  jour  depuis  1870  aient  été  tous  éta- 
blis dans  les  années  qui  ont  immédiatement  suivi  la  guerre 
franco-allemande.  Sur  les  1215  millions  ci-dessus,  485  millions 
en  cliifTres  ronds  datent  des  années  1880  ou  postérieures.  Le 
chitTre  des  impôts  ou  surtaxes  qui  remontent  aux  années  187(> 
1879,  et  qui  peuvent  par  conséquent  êlro  considérés  comme  ayant 
eu  la  guerre  de  1870-71  pour  cause  directe,  atteint  730  millions 
environ.  Si,  de  ce  chiffre  de  730  millions  d'impôts  dus  à  la 
guerre,  on  rapproche  celui  de  528  millions  d'excédens  dos  im- 
pôts établis  sur  les  dégrèvemens  effectués  dans  la  période  1870- 
1907,  en  supposant  votées  les  surtaxes  proposées  par  M.  Poin- 
caré  dans  le  projet  de  budget  de  cette  dernière  année,  on  voit 
que  la  France  supportera  encore  en  1907  sensiblement  plus  des 
deux  tiers  des  impôts  que  la  guerre  de  1870-71  a  rendus  néces- 
saires. En  trente-six  années  de  paix,  l'on  n'est  pas  arrivé  à  ré- 
duire d'un  tiers  le  montant  effroyable  des  taxes  que  des  cala- 
mités nationales  sans  précédens  avaient  forcé  d'imposer  au  pays. 
Jamais,  croyons-nous,  une  grande  nation,  en  pareille  circon- 
stance, n'a  fait  preuve  d'une  semblable  imprévoyance  et  d'une 
aussi  condamnable  légèreté. 

Il  est  clair  que,  dans  cette  voie,  l'on  marche  à  l'écrasement 
complet  du  contribuable.  Dans  les  périodes  de  paix  les  plus  pro- 
longées, on  maintient  les  deux  tiers  des  impôts  établis  dans  les 
périodes  de  calamité;  comme  la  nature  des  choses  fait  réappa- 
raître à  des  intervalles  plus  ou  moins  distans  les  jours  d'épreuves, 
le  poids  des  taxes,  ne  s'allégeant  presque  pas  dans  les  périodes 
prospères  et  s'aggravant  considérablement  dans  les  temps  de 
crise,  le  fardeau  doit  à  la  longue  en  devenir  intolérable. 

•  Nous  nous  en  sommes  tenu  jusqu'ici  aux  chiffres  mêmes  de 
fExposé  des  motifs  pour  apprécier  la  somme  des  impositions 
nouvelles  et  celle  des  dégrèvemens  dans  cette  période  de  trente- 
sept  ans,  le  budget  de  1907  y  inclus.  Mais  il  faut  y  faire  quelques 
corrections  qui  se  traduisent  en  aggravations.  Quelle  est  la  base 
des  calculs  de  l'Exposé  des  motifs  pour  ces  impositions  et  ces 
dégrèvemens?  On  le  dit  à  la  page  71  :  «  Les  chilTres  sont  pris, 
bien  entendu,  au  moment  de  la  création  des  impôts  ou  du  vote 
des  dégrèvemens.  »  Soit,  c'est   une  luélhode   très  simple;  mais 


LE   BUDGET  DE    1907.  773 

elle  conduit  à  des  résultats  qui,  si  on  ne  les  interprète  judicieu- 
sement, induisent  en  erreur.  Prenons  deux  exemples  caractéris- 
tiques :  voici  l'impôt  sur  le  papier;  il  est  établi  par  des  lois  de 
1871  et  de  1873  et  figure  dans  la  colonne  des  impositions  nou- 
velles pour  12177  000  francs;  d'un  autre  côté,  il  est  supprimé 
par  une  loi  de  1885  et  figure  dans  la  colonne  des  dégrèvemens 
pour  son  produit  d'alors,  soit  pour  14  400  000  francs;  c'est-à-dire 
que  de  ce  chef  on  fait  ressortir  pour  le  même  impôt  2  223  000  francs 
de  plus  à  la  suppression  qu'à  l'établissement;  ces  2223  000  francs 
viennent  fausser  la  comparaison  globale  des  impositions  nou- 
velles et  des  dégrèvemens  :  on  paraît,  de  ce  chef,  avoir  supprimé 
une  somme  d'impôt  plus  forte  que  celle  qu'on  a  établie,  alors 
qu'il  n'en  est  rien.  Voici  un  autre  exemple  qui  est  encore  plus 
frappant  :  à  la  page  76  de  l'Exposé,  l'impôt  sur  le  revenu  des 
valeurs  mobilières  (car  il  existe  bien,  cet  impôt  sur  le  revenu) 
avec  difîérens  droits  accessoires  figure,  dans  le  tableau  des  im- 
positions nouvelles,  pour  34  297000  francs  seulement,  parce  que 
c'était  le  chiffre  qu'on  en  attendait  quand  on  l'établit.  Or,  dans 
l'année  1905,  cet  impôt  a  produit  85  839  000  francs,  soit  51  mil- 
lions de  francs  de  plus  que  cette  évaluation;  c'est  à  ce  dernier 
chiffre,  et  non  pas  à  celui  de  l'évaluation  lors  de  sa  création, 
qu'il  faut  estimer  le  poids  de  l'impôt.  On  pourrait  multiplier  ces 
exemples.  La  conséquence  est  considérable  :  ce  n'est  pas  à 
528  millions  de  francs  (y  compris  les  propositions  de  M.  Poincaré 
pour  1907)  que  l'on  doit  estimer  le  surcroît  d'impôts  que  sup- 
porte actuellement  le  peuple  français  par  comparaison  avec  les 
années  antérieures  à  1870,  c'est  à  700  millions  tout  au  moins.  Il 
y  faudrait  joindre  les  considérables  surtaxes  locales.  Peut-on 
dire  qu'une  gestion  qui  maintient  après  trente-six  années  de 
paix  une  surcharge  aussi  énorme,  établie  dans  les  jours  des 
plus  cruelles  épreuves,  ne  soit  pas  une  gestion  calamiteuse  et 
y  a-t-il  une  apologie  possible  devant  des  faits  regrettables  aussi 
certains  ? 

Jetons  maintenant  un  rapide  coup  d'œil  sur  les  impositions 
nouvelles  et  les  dégrèvemens  effectués,  particulièrement  depuis 
1880  et  plus  encore  depuis  1890;  nous  verrons  que  ce  double 
mouvement  a  eu  pour  but  et  pour  effet  de  déplacer  la  base  de  la 
taxation,  en  la  renfermant  dans  un  cercle  de  plus  en  plus  étroit, 
en  y  comprenant  uu  nombre  de  contribuables  de  plus  en  plus 
restreint. 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Si  l'on  considère  les  impôts  directs  proprement  dits,  les 
«  quatre  vieilles,  »  comme  on  les  appelle,  on  voit  que,  depuis  1870, 
elles  ont,  pour  le  compte  de  l'État,  subi  peu  de  modifications, 
le  total  des  impositions  nouvelles  y  atteignant  83  millions  et 
demi  et  le  total  des  dégrèvemens  96  millions;  il  ne  faudrait  pas 
croire,  toutefois,  qu'on  y  ait  plus  dégrevé  qu'imposé.  L'écart 
Aient,  en  grande  partie,  de  ce  que  les  dégrèvemens  étant  plus 
récens  que  les  impositions,  la  matière  imposable  s'était  déve- 
loppée dans  l'intervalle;  on  en  a  un  exemple  des  plus  frappans 
dans  la  taxe  sur  les  vélocipèdes,  qui  figure  pour  1350  000  francs 
dans  le  tableau  des  impositions  lors  de  sa  création  et  qui  est  in- 
scrite pour  5  150  000  francs  dans  le  tableau  des  dégrèvemens;  de 
même  pour  la  taxe  militaire,  qui  est  portée  dans  le  premier 
tableau  pour  720000  francs  lors  de  sa  création  en  1891  et  se 
trouve  inscrite  pour  2911  000  francs  dans  le  tableau  des  dégrève- 
mens :  on  a  l'air  ainsi  de  dégrever  deux,  trois  et  jusqu'à  quatre 
fois  plus  (pour  les  vélocipèdes)  que  l'on  n'a  imposé,  tandis  qu'il 
s'agit  au  fond  d'une  môme  taxe  d'abord  établie,  puis  supprimée 
ou  atténuée.  Un  gros  article  que  l'on  trouve  dans  le  tableau  des 
dégrèvemens  des  impôts  directs,  c'est  celui  de  la  détaxe  des 
petites  cotes  foncières  pour  16  606  000  francs;  or,  c'est  bien  là 
un  exemple  de  cette  tendance  que  nous  signalons  à  réduire  de 
plus  en  plus  la  base  d'imposition  en  exemptant  un  grand  nombre 
de  contribuables  et  en  concentrant  le  poids  des  taxes  sur  le  res- 
tant. Si  l'on  tient  compte  des  observations  qui  précèdent,  on  voit 
que,  contrairement  à  l'apparence,  les  contributions  directes, 
sauf  pour  certaines  catégories  favorisées  de  contribuables,  n'ont 
pas  été  allégées  depuis  1870  en  ce  qui  concerne  la  part  de  l'Etat; 
elles  ont  été,  d'autre  part,  singulièrement  accrues  du  chef  des 
localités  et  notamment,  dans  les  villes,  à  la  suite  du  dégrève- 
ment des  octrois. 

La  catégorie  des  droits  d'enregistrement  et  de  timbre  offre 
beaucoup  plus  de  modifications  :  les  impositions  nouvelles  de- 
puis 1870  y  montent  à  248  millions  et  les  dégrèvemens  à  moins 
de  63  millions,  laissant  subsister  une  aggravation  de  185  mil- 
lions. En  réalité,  celle-ci  est  beaucoup  plus  forte,  parce  qu'il  faut 
tenir  compte,  comme  nous  l'avons  fait  observ-er,  que  les  imposi- 
tions nouvelles  et  les  dégrèvemens  n'ont  pas  été  en  général 
simultanés  et  que  la  matière  imposable  s'était  développée  entre 
la  date  des  impositions  et  la  date  plus  tardive  des  dégrèvemens. 


LE    BUDGET   DE    1907.  775 

Il  importe  d'examiner  un  peu  les  unes  et  les  autres.  La  plupart 
des  taxes  nouvelles  et  des  surtaxes  portent  sur  cette  fameuse 
«  richesse  acquise,  »  qui  évidemment  doit  contribuer,  mais  ne 
peut,  formant  la  minorité  des  revenus,  supporter,  sans  en  être 
écrasée,  le  poids  principal  de  la  contribution  :  deuxième  dé- 
cime et  demi-décime  sur  les  droits  d'enregistrement,  élévation 
des  droits  de  transmission  sur  les  valeurs  mobilières,  élévation 
des  droits  de  timbre  sur  les  fonds  publics  étrangers  et  les  valeurs 
étrangères,  etc.,  modification  du  taux  de  capitalisation  du  revenu 
des  immeubles  pour  la  perception  des  droits  de  succession  ; 
hausse  de  ces  derniers  droits  et  introduction  d'un  tarif  progres- 
sif; voilà  les  principales  surtaxes  et  aucune  d'elles  n'est  l'objet 
d'un  dégrèvement  ultérieur.  En  revanche,  les  63  millions  de 
dégrèvemens  à  l'enregistrement  et  au  timbre  profitent  à  peu 
près  uniquement  à  la  masse  du  public:  10106  000  francs  de 
suppression  du  droit  de  timbre  sur  les  journaux,  3168000  sur  les 
permis  de  chasse,  23500  000  sur  les  effets  de  commerce,  8  100  000 
sur  les  colis  postaux  en  diverses  fois,  5  200000  sur  les  frais  de 
justice  pour  les  petits  litiges,  5  millions  également  sur  certains 
droits  d'enregistrement  pour  alléger  la  charge  des  petits  actes,  etc. 
Il  ne  suffit  donc  pas  de  dire  que,  depuis  1871,  l'on  a  augmenté 
les  droits  d'enregistremenl  de  248  millions  et  qu'on  les  a  réduits 
de  près  de  63  millions,  ce  qui  ne  laisserait  subsister  qu'une  sur- 
charge de  485  millions;  il  faut,  par  l'examen  du  détail,  se 
rendre  compte  des  catégories  de  contribuables  qui  ont  été  sur- 
chargées et  de  celles  qui  ont  été  dégrevées  ;  on  voit  alors  qu'au- 
cune des  taxes  établies  depuis  la  guerre  et  frappant  la  «  richesse 
acquise  »  n'a  été  réduite,  que  celles  qui  grevaient  la  massé  du 
public  ont  été  soit  notablement  diminuées,  soit  môme  suppri- 
mées. 

C'est  toujours  la  même  tendance  que  l'on  constate  dans  toutes 
les  branches  des  impositions  ;  et  si  l'on  peut  dire  que,  dans  une 
certaine  mesure,  elle  est  légitime  et  conforme  à  l'esprit  du  temps, 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  poussée  à  outrance,  comme  c'est 
le  cas,  elle  aboutit  à  déplacer  complètement  le  poids  de  la  taxa- 
tion et  à  en  réduire  singulièrement  la  base. 

Vient  ensuite,  dans  la  série  des  tableaux  de  M.  Poincaré,  une 
branche  de  recettes  qui  a  surgi  depuis  la  guerre  de  1870-71  et 
s'est  notablement  épanouie,  à  savoir  l'impôt  sur  le  revenu  des 
valeurs  mobilières  établi  ei>  1872  .surélevé  en  18110,  et  dont  lad- 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ministration  n'a  cessé  de  poursuivre  l'extension  clans  la  pratique 
par  des  interprétations  subtiles  ;  c'est  là,  certes,  un  impôt  sur  la 
«  richesse  acquise  ;  »  M.  Poincaréne  l'inscrit  que  pour  la  somme 
modique  de  34297  000  francs  dans  le  tableau  des  impôts  créés 
après  la  guerre  ;  mais  nous  répétons  qu'il  a  fourni  près  de  86  mil- 
lions en  1905.  Il  n'a  été  l'objet  que  d'an  dégrèvement,  d'ailleurs 
minuscule,  évalué  à  20000  francs  en  faveur  des  associations 
coopératives. 

L'une  des  branches  de  recettes  qui  ont  été  l'objet  du  plus  de 
remaniemens  après  la  guerre,  c'est  celle  des  douanes  :  l'esprit 
protectionniste  y  a  eu  plus  de  part,  toutefois,  que  l'esprit  fiscal. 
Les  impôts  nouveaux  créés  ou  les  surtaxes  établies,  dans  cette 
administration,  depuis  1870,  s'élèvent  à  283  800  000  francs;  par 
contre,  les  dégrèvemens  ont  atteint  185  millions  et  demi,  de  sorte 
qu'il  ne  resterait  en  vigueur,  à  l'heure  présente,  sur  les  impôts 
de  cette  nature  créés  ou  relevés  depuis  la  guerre,  qu'une  somme 
correspondant  à  98  millions.  La  plus  grande  partie  des  185  mil- 
lions de  dégrèvemens  efl'ectués  dans  cette  période  concernent  des 
consommations  populaires,  notamment  109  millions  sur  les 
sucres,  7  millions  sur  les  sels,  44  millions  sur  les  pétroles,  qui 
n'avaient  été  préalablement,  depuis  1870,  surtaxés  que  de  18  mil- 
lions ;  enfm  les  droits  de  douane  sur  les  vins  eux-mêmes  ont  été 
réduits  de  19  millions  par  rapport  aux  surtaxes  antérieurement 
établies.  Ce  chapitre  des  droits  de  douane  appelle  cette  observa- 
tion que  plusieurs  des  articles  principaux  qui  y  figurent  ne  pro- 
duisent plus  que  petitement  et  exceptionnellement  :  tel  est  le  cas 
des  droits  sur  le  vin,  dont  l'excès  de  la  production  intérieure  rend 
les  importations  de  plus  en  plus  faibles  ;  tel  est  et  surtout  tel 
sera,  dans  un  avenir  très  prochain,  le  cas  pour  les  droits  sur  les 
céréales,  dont  la  France,  avec  sa  population  stationnaire  et  le 
progrès  de  son  agriculture,  importe  et  importera  de  moins  en 
moins.  Les  droits  de  douane  sur  les  céréales  portés  pour  65  mil- 
lions dans  le  tableau  des  impôts  nouveaux  et  des  surtaxes  posté- 
rieures à  1870  ne  produisent,  dans  les  années  récentes,  que  12  à 
15  millions  de  francs  (13  591000  francs  en  1904);  cette  obser- 
vation est  utile  pour  juger  le  poids  de  notre  système  fiscal  sur 
les  diverses  couches  de  la  population. 

Les  contributions  indirectes  intérieures,  monopoles  d'Etat 
compris,  sont  la  branche  de  recettes  qui  a  été  la  plus  remaniée 
dans  les  Ircute-six  années  que  nous  considérons.  L'Exposé  des 


LE    BUDGET   DE    1907.  177 

motifs  du  budget  de  1905  porte  à  343  millions  et  demi  le  total 
des  impôts  nouveaux  ou  des  surtaxes  établies  depuis  1870  dans 
ce  vaste  groupe  d'impositions  ;  d'autre  part,  les  dégrèvcmens, 
durant  la  même  période,  y  figurent  pour  396  millions  et  demi  ; 
l'accroissement,  c'est-à-dire  l'excédent  des  impôts  nouveaux  ou 
surtaxes  relativement  aux  dégrèvemens,  serait  donc  de  47  mil- 
lions seulement.  En  réalité,  il  doit  être  le  double,  sinon  le 
triple,  par  la  raison  précédemment  donnée  que  les  impôts  nou- 
veaux sont  comptés  pour  leur  produit  au  moment  de  leur  créa- 
tion et  les  dégrèvemens  pour  leur  produit  dans  l'année  la  plus 
récente;  or,  le  plus  souvent,  il  y  avait  eu  dans  l'intervalle  entre 
ces  deux  momens  un  développement  du  produit. 

Quoiqu'il  en  soit,  l'ensemble  des  modifications  aux  contribu- 
tions indirectes  témoigne  toujours  de  la  même  tendance,  dont 
l'inspiration,  certes,  peut  être  louable,  mais  dont  l'application  est 
excessive,  dangereuse  et,  en  définitive,  inique,  à  savoir  des  immu- 
nités de  plus  en  plus  étendues  accordées  à  la  masse  du  public 
et  un  rétrécissement  de  plus  en  plus  accentué  de  la  base  de  la 
taxation.  Tous  les  objets  de  consommation  populaire,  ceux  du 
moins  que  l'hygiène  déclare  inofîensifs,  ont  été  considérablement 
réduits  :  les  sucres,  le  vin,  la  bière,  le  sel  ;  il  en  a  été  de  même 
pour  les  transports  en  chemins  de  fer,  détaxes  accompagnées  de 
faveurs  particulières  pour  la  troisième  classe  :  si  l'on  y  joignait 
les  dégrèvemens  considérables  alloués  aux  boissons  dites  livs^ié- 
niques  dans  la  réforme  des  octrois  au  cours  des  années  1897- 
1900,  on  arriverait  à  un  allégement  de  plusieurs  centaines  de 
millions  de  francs  des  droits  grevant  les  consommations  popu- 
laires, par  rapport  non  seulement  aux  années  1871-1880,  mais 
même  aux  années  qui  ont  précédé  la  guerre  de  1870.  Deux  taxes 
seulement  ont  été  relevées,  dans  des  proportions  considérables, 
il  est  vrai:  la  première  frappe  un  produitmanifestement  nuisible, 
l'alcool;  l'autre  un  produit,  dont  l'excès,  sinon  l'usage,  prête  à  la 
critique:  le  tabac.  Ce  sont  là,  avec  l'impôt  plus  tracassier  que  lourd 
sur  les  allumettes,  et  quelques  taxes  somptuaires  sur  les  cartes  à 
jouer,  les  matières  d'or  et  d'argent^  la  poudre  de  chasse,  les  seules 
branches  de  contributions  indirectes  qui  soient,  à  l'heure  présente, 
sensiblement  plus  élevées  que  dans  la  période  finale  du  second  Em- 
pire ;  toutes  les  autres  taxes  indirectes  sont  à  des  taux  plus  bas.  Il 
en  résulte  que  celui  qui  ne  boit  pas  d'alcool  et  qui  ne  fume  pas  ou 
qui  fume  peu  paie  très  peu  d'impôts  indirects  en  France  :  dans 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  campagnes,  il  arrive  même  que  la  plupart  de  ceux  qui  boivent 
de  l'alcool  ne  paient  aucun  impôt,  grâce  au  privilège  des  bouil- 
leurs de  cru.  D'une  façon  générale,  d'ailleurs,  nos  droits  sur 
l'alcool,  même  en  y  ajoutant  les  surtaxes  locales,  et  nos  droits 
sur  le  tabac  ne  sont  pas  plus  élevés  que  dans  divers  autres  pays 
où  l'ensemble  des  impôts  est  beaucoup  plus  faible  que  chez  nous: 
en  Angleterre,  l'impôt  sur  le  tabac  a  produit  absolument  net 
en  1904-1905  une  somme  de  332  millions  de  francs:  en  France, 
nous  arrivons  pour  le  produit  net  à  340  ou  350  millions  ;  la  diffé- 
rence est  donc  faible.  Quant  aux  droits  sur  les  spiritueux,  ils 
rapportent  à  l'Angleterre  530  millions  de  francs,  soit  une  cei>- 
taine  de  millions  de  plus  que  chez  nous,  en  réunissant  les  droits 
intérieurs,  les  droits  de  douane  et  les  droits  locaux.  On  ne  peut 
donc  dire  que  les  deux  seuls  gros  impôts  indirects  qui  subsis- 
tent en  France,  ceux  sur  l'alcool  et  sur  le  tabac,  chargent  le 
consommateur  français  d'une  façon  écrasante,  puisque  l'on 
trouve  ces  mêmes  taxes  aussi  élevées,  sinon  davantage,  dans  des 
pays  auxquels  leur  situation  florissante  permet  de  n'avoir  qu'un 
ensemble  d'impôts  modérés. 

Pour  terminer  cet  examen,  un  peu  fastidieux,  peut-être,  mais 
nécessaire,  nous  arrivons  à  la  dernière  grande  branche,  non  pas 
d'impôts,  mais  de  recettes,  car,  quoi  qu'on  en  dise,  si  l'on  étudie 
les  choses  minutieusement,  l'Etat  n'en  tire  qu'une  recette  nette 
assez  modique,  à  savoir  les  produits  des  postes  et  des  télégraphes. 
Ici,  les  détaxes  dépassent,  depuis  trente-six  ans,  dans  des  pro- 
portions énormes,  les  surtaxes.  On  a  porté,  dans  les  tableaux  du 
document  officiel  que  nous  considérons,  pour  21  millions  et 
demi  les  surtaxes  établies  aux  tarifs  télégraphiques  et  postaux 
depuis  1871, et  à  99600  000  francs  les  détaxes;  nous  admettons, 
pour  les  raisons  déjà  données,  que  l'écart  entre  les  unes  et  les 
autres  doit  être  moins  considérable  ;  mais,  alors  même  que 
l'on  évaluerait  à  50  millions  seulement,  au  lieu  de  78,  le  bénéfice 
net  des  réductions,  l'avantage  serait  notable  et  il  profiterait  à 
tous. 

En  somme  les  316  millions  prévus  de  recettes  brutes  postales, 
télégraphiques  et  téléphoniques,  si  l'on  en  retranche,  comme  on 
devrait  le  faire,  non  seulement  les  frais  courans  (297  millions  et 
demi  au  budget  de  1907),  mais  l'intérêt  et  l'amortissement  des 
installations,  les  pensions  des  agens,  ne  fournissent  au  Trésor 
aucun  produit  net  appréciable  :  on  dira  peut-être  qu'il  faudrait 


LE    BUDGET   DE    1907.  '  779 

déduire  des  frais  environ  27  millions  de  subventions  à  des  com- 
pagnies postales  de  navigation  et  à  des  câbles  télégraphiques 
sous-marins  ;  mais,  tout  au  moins  pour  une  partie,  ce  sont  bien 
là  des  frais  d'exploitation,  dont  on  ne  saurait  se  passer.  On  ajou- 
tera que  l'État  a,  comme  bénéfice  net,  la  franchise  de  ses  télé- 
grammes et  de  ses  propres  correspondances,  et  cela  est  exact; 
mais,  d'autre  part,  il  ne  paie  directement  aucune  redevance  aux 
Compagnies  de  chemins  de  fer  pour  les  transports  postaux,  et 
il  subit  indirectement  les  frais  de  cette  gratuité  apparente,  soit 
par  le  grossissement  des  garanties  d'intérêts  à  sa  charge,  soit 
par  le  retard  ou  l'amoindrissement  de  sa  participation  aux  bé- 
néfices des  Compagnies.  Tout  considéré,  contrairement  à  l'opi- 
nion publique,  en  tenant  compte  de  tous  les  élémens,  le  service 
des  postes  et  des  télégraphes  se  fait  en  France  presque  au  prix 
coûtant;  ce  service  public,  avec  les  tarifs  actuels,  ne  rapporte 
rien  ou  quasi  rien  à  l'Etat;  iî  serait  important  que  l'on  se  rendît 
compte  de  cette  vérité;  cela  couperait  court  à  beaucoup  d'entraî- 
nemens;  elle  ressortirait  encore  avec  plus  d'éclat  si  l'on  défal- 
quait de  cette  administration  complexe  la  branche  des  téléphones 
qui,  elle,  paraît  être  en  bénéfice  net  d'une  douzaine  de  millions 

On  trouvera  peut-être  que  nous  nous  sommes  étendu  avec 
trop  de  complaisance  sur'  les  impositions  nouvelles  et  les  de- 
gré vemens  effectués  depuis  trente-six  ans  dans  les  diverses 
branches  des  administrations  fiscales.  Il  était  indispensable  de 
le  faire  pour  montrer  ce  travail  persistant  de  rétrécissement 
graduel  de  la  base  des  impôts,  d'immunités  de  plus  en  plus 
larges  allouées  à  la  masse,  et  de  concentration  du  poids  des 
taxes  sur  un  nombre  de  plus  en  plus  restreint  de  contribuables. 

Avec  la  disparition  ou  l'atténuation  des  principaux  impôts 
indirects,  auxquels  on  substitue  de  plus  en  plus  des  taxes  por- 
tant principalement  sur  «  la  richesse  acquise,  »  les  finances  fran- 
çaises ont  perdu  à  la  fois  en  solidité  et  en  élasticité.  Cet  amoin- 
drissement de  l'élasticité  devient  chaque  jour  plus  visible,  aussi 
bien  pour  les  finances  locales  que  pour  les  finances  nationales. 
Cela  n'empêche  pas  que  nombre  de  politiciens,  attardés  ou 
étourdis,  non  seulement  veulent  continuer  ce  mouvement  de 
déplacement  du  poids  des  taxes,  mais  prétendent  même  l'accé- 
lérer, au  risque  de  rendre  quasi  paralytiques  les  finances  fran- 
çaises, au  point  que,  complètement  anémiées  et  sans  ressort, 
elles  ne  pourraient  plus  soutenir  'nos  écrasans  budgets. 


780        '         REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


IV 


Il  est  singuli^^cment  regrettable  que  les  propositions  de 
M.  Poincaré,  pour  1  équilibre  du  budget  de  1907,  donnent  dans 
ce  travers.  Nous  les  rappelons  :  le  ministre  propose  d'emprun- 
ter 244  millions  pour  faire  face  à  des  dépenses  considérées 
comme  extraordinaires  et  de  nature  à  ne  pas  se  renouveler;  puis, 
il  demande  rétablissement,  non  pas  seulement  de  123  853  000  francs 
d'impôts,  ainsi  que  pourrait  le  croire  le  lecteur  superficiel,  mais 
de  153  millions;  car  il  y  faut  comprendre  le  décime  demandé 
sur  les  droits  de  succession  et  de  donation  préalablement  rele- 
vés de  30  pour  100.  Voici  ces  153  millions  d'impôts  proposés  : 

Évaluation  du  produit. 
Francs. 

Augmentation  de  30  p.  100  des  droits  de  succession  et 
de  donation;  notons  en  passant  que  M.  Poincaré 
donne  à  ces  surtaxes  pures  et  simples  ce  libellé 
inattendu  et  injustifié  :  «  Réforme  des  successions 
et  des  donations.  »... 67627000 

Décime  sur  les  droits  de  succession  et  de  donation  après 

la  majoration  précédente  efTecluée 29  30[j000 

Relèvement  à  0  fr.  25  p.  100  du  droit  de  transmission 

sur  les  valeurs  mobilières 11922  000 

Relèvement  à  0  fr.  10  p.  100  du  droit  de  timbre  sur  les 

effets  de  commerce 17  304000 

Droit  à  l'importation  sur  les  collections loOOOOO 

Modification  du  régime  des  vermouts  et  absinthes;  taxe 

sur  les  eaux  minérales 17  500  000 

Répression  de  la  fraude  en  matière  d'alcool  et  d'allu- 
mettes          6000000 

Relèvement  du  tarif  des  imprimés  sous  bande  (trans- 
port postal) 2000000 

Total 153138  000 

La  simple  inspection  de  ce  tableau  indique  immédiatement 
l'inégalité  de  la  répartition  :  les  trois  premières  taxes  portent  in- 
contestablement sur  la  fameuse  «  richesse  acquise,  »  et  elles 
sclèvent  à  108  854  000  francs;  les  cinq  autres  mesures  seulement 
portent  sur  l'ensemble  de  la  population  et  elles  n'atteignent  que 
44  304000  francs.  Ainsi,  sensiblement  plus  des  deux  tiers  des 
impôts  projetéii  sont  rejetés  sur  le  capital  et  notablement  moins 
du  tiers  sur  l'ensemble  de  la  population.  Bien  plus,  ce  n'est  pas 


LE    BUDGET    DE    1907.  781 

sur  le  total  de  la  «  richesse  acquise  »  que  les  108  Soi  000  francs 
de  taxes  nouvolJes  vont  être  établis,  mais  sur  une  fraction  seu- 
Icmenl,  la  plus  considérable,  il  est  vrai,  de  cette  richesse.  Les 
30  pour  100  de  première  aggravation  des  droits  de  succession,  en 
effet,  ne  grèveront  que  les  parts  héréditaires  supérieures  à 
10  000  francs,  celles  ne  dépassant  pas  ce  dernier  chiffre  en  res- 
tant indemnes.  Or,  d'après  les  calculs  de  l'Exposé  des  motifs,  les 
parts  ne  dépassant  pas  10000  francs  représentent,  comme  valeur, 
environ  le  cinquième  de  l'ensemble  des  successions. 

On  évalue  en  général  à  un  chiffre  variant  entre  27  et  30  mil- 
liards le  revenu  des  Français:  prenons  28  milliards  qui  paraîtrait 
plutôt  un  chiffre  un  peu  inférieur  à  la  réalité  :  d'autre  part,  la 
richesse  privée  des  Français,  en  dehors  des  biens  appartenant  à 
la  nation  et  aux  communes,  est  estimée  par  les  statisticiens 
judicieux  à  220  ou  225  milliards  de  francs,  sur  lesquels  20  à 
25  milliards  représentent  des  mobiliers,  des  bijoux,  des  collec- 
tions et  autres  objets  d'usage  ou  de  luxe,  mais  improductifs.  Il 
reste  ainsi  200  milliards  en  chiffres  ronds  qui  sont  productifs  de 
revenu  :  à  3  un  quart  pour  100  net  en  moyenne,  cela  représen- 
terait un  revenu  de  6  milliards  et  demi;  veut-on  s'arrêter  à  un 
revenu  moyen  net  de  3  et  demi  pour  100,  ce  qui  est  certai- 
nement un  grand  maximum,  on  aurait,  pour  l'ensemble  de  la 
«  richesse  acquise  »  en  France,  c'est-à-dire  pour  les  capitaux  de 
toute  nature,  meubles  et  immeubles,  un  revenu  de  7  milliards 
de  francs,  chiffre  sans  doute  exagéré  ;  en  face  de  cette  somme,  il 
faudrait  placer  les  revenus  ne  provenant  pas  de  capitaux,  à 
savoir  les  émolumens  divers,  les  traitemens  et  les  salaires.  Voici 
donc,  autant  qu'on  peut  s'en  rendre  compte,  la  distribution  des 
revenus  en  France  :  6  et  demi  à  7  milliards  pour  les  revenus  de 
capitaux,  21  à  21  et  demi  milliards  d'autres  revenus  de  toutes 
sortes,  dont  les  deux  tiers  environ  de  salaires. 

Or,  les  153  millions  d'impôts  nouveaux  pour  le  budget 
de  1907,  M.  Poincaré  les  demande  à  concurrence  de  108  millions 
et  demi  de  francs,  c'est-à-dire  de  plus  des  deux  tiers,  aux  6  et 
demi  ou  7  milliards  de  revenus  de  capitaux  et  à  concurrence 
de  4i  millions  de  francs,  non  pas  seulement  aux  21  ou  21 
milliards  et  demi  de  revenus  divers,  mais  aux  28  milliards  du 
total  des  revenus  des  Français,  y  compris  les  revenus  de  capi- 
taux qui  doivent  aussi  contribuer  à  ces  derniers  44  millions. 
Bien  plus  encore,  ce  ne  sont  pas  intégralement  les  6  et  demi 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  7  milliards  de  revenus  de  capitaux  qui  doivent  supporter  la 
nouvelle  charge  de  108  millions,  mais  seulement  les  cinq 
sixièmes  environ  de  ces  6  milliards  et  demi  ou  7  milliards,  puis- 
qu'on a  vu  que  le  projet  exempte  de  la  surcharge  les  successions 
ne  dépassant  pas  1 0  000  francs,  lesquelles  constituent  en  valeur  près 
du  cinquième  de  l'ensemble  des  successions.  Il  faut  donc  con- 
sidérer seulement,  comme  subissant  toute  cette  charge  nouvelle, 
les  quatre  cinquièmes  de  la  fortune  acquise  et  non  pas  la  tota- 
lité. Ainsi,  étant  donné  que  les  revenus  des  Français  montent 
à  28  milliards  environ,  M.  Poincaré,  ayant  besoin  de  453  mil- 
lions d'impôts  nouveaux,  en  fait  peser  108  et  demi  exclusive- 
ment sur'  moins  de  6  milliards  de  francs  et  n'en  rejette  que 
44  sur  les  28  milliards  de  francs  qui  forment  l'ensemble  des  re- 
venus. Ne  saisit-on  pas  toute  l'inégalité  et  l'injustice  de  cette  dis- 
tribution? la  masse  est  quasi  indemne  et  une  minorité,  une  très 
faible  minorité,  va  supporter  tout  le  poids  des  taxes  nouvelles. 

M.  Poincaré  va  nous  dire  lui-même,  et  avec  la  plus  complète 
précision,  combien  est  petite  la  minorité  sur  laquelle  il  fait  peser 
la  plus  grande  partie  des  taxes  nouvelles.  Il  y  a,  pages  92  et  93 
de  l'Exposé  des  motifs  du  budget  de  1907,  un  passage  qui  mérite 
d'être  intégralement  reproduit,  tellement  il  exprime  avec  exacti- 
tude, on  pourrait  presque  dire  avec  ingénuité,  la  nouvelle  théorie 
fiscale,  qui  consiste  à  faire  presque  tout  payer  au  tout  petit  nombre 
et  à  immuniser  presque  complètement  le  très  grand  nombre. 

Voici  ce  passage  très  démonstratif  :  «  Parmi  les  circonstances 
qui  manifestent  l'existence  de  cette  fortune  (la  fortune  acquise), 
l'ouverture  des  successions  est  celle  qui  échappe  le  plus  diffi- 
cilement aux  recherches  du  Trésor,  et  il  nous  a  paru  pos- 
sible d'accroître  tout  d'abord  les  tarifs  édictés  par  les  lois  du 
25  février  1901  et  du  30  mars  1902.  C'est  bien  la  richesse  formée 
qui  sera  atteinte  puisque  le  principe  de  la  déduction  des  dettes, 
introduit  par  la  première  de  ces  lois,  assure  la  répartition  équi- 
table de  l'impôt  d'après  l'importance  réelle  des  parts.  Nous  vous 
proposons,  du  reste,  de  limiter  aux  parts  supérieures  à 
10000  francs  la  majoration  des  droits  et  de  ménager  ainsi  la  plus 
grande  partie  des  héritiers  ou  des  légataires.  Il  ne  sera  pas  inu- 
tile, en  effet,  de  faire  remarquer  que  le  nombre  des  parts  infé- 
rieures à  10  000  francs  représente  une  fraction  très  élevée  du 
nombre  total  des  parts  :  en  1902,  sur  991239  parts,  937  488 
figurent  dans  cette  catégorie,  de  sorte  que  la  majoration  n'eût 


I 


LE    BUDGET   DE    1907.  783 

porté  que  sur  53751  parts;  en  1903,  sur  1  011  305  parts,  946152 
eussent  été  exemptées  :  6  pour  100  seulement  des  héritiers  seront 
ainsi  touchés  par  l'augmentation  de  30  pour  1 00  que  nous  vous 
proposons.  Nous  ajouterons  que  la  progressivité  des  droits  sera 
maintenue  à  partir  de  10  000  francs  puisque  tous  les  tarifs  seront 
proportionnellement  relevés.  »  Voilà  qui  est  décisif;  6  pour  100 
seulement  des  contribuables  seront  atteints,  l'aggravation  d'im- 
pôts ne  portera  donc  que  sur  une  très  petite  minorité;  elle  n'a 
par  conséquent  aucun  inconvénient,  politique  s'entend.  Telle  est 
la  théorie  en  cours 

Encore  M.  Poincaré  s'excuse-t-il  d'avoir  retenu  une  soixan- 
taine de  mille  contribuables  sur  un  million  ;  il  aurait  voulu  mieux 
faire  et  n'en  prendre  qu'un  plus  petit  nombre.  Ecoutons-le  encore 
(page  93  de  l'Exposé  des  motifs),  car  tout  cet  exposé  est  vraiment 
précieux  :  «  L'importance  même  de  cette  somme  qui  nous  était 
indispensable  pour  l'équilibre  du  budget  et  le  petit  nombre  rela- 
tif de  parts  successorales  appelées  à  la  fournir  expliquent  pour 
quels  motifs  nous  avons  dû  surtaxer  toutes  les  parts  supérieures 
à  10  000  francs.  Si  l'on  se  réfère  aux  résultats  de  1904,  à  défaut 
de  renseignemens  suffisans  pour  1905,  on  constate  que,  si  l'on 
surtaxait  seulement  les  parts  supérieures  ,à  50  000  francs,  le 
produit  de  l'impôt  fléchirait  de  plus  de  15  millions  et  demi;  en 
ne  taxant  que  les  parts  supérieurs  à  100  000  francs,  la  diminu- 
tion serait  de  22  millions  et  demi  et,  déjà  dans  ce  dernier  cas, 
la  majoration  devrait  être  portée  à  près  de  50  pour  100,  au  lieu 
de  30,  si  l'on  voulait  obtenir  une  ressource  de  60  millions.  » 

La  tendance  de  la  nouvelle  fiscalité  est  ici  très  nettement 
accusée;  il  s'agit  de  concentrer  l'impôt,  en  en  exemptant  le  plus 
,^rand  nombre,  sur  des  têtes  choisies.  M.  Poincaré  croit  agir 
avec  beaucoup  de  modération  en  retenant  6  pour  100  des  con- 
tribuables, tandis  qu'il  eût  pu  n'en  retenir  que  2  pour  100  ou 
1  pour  100;  mais  alors  la  base  de  taxation  eût  été  tellement 
étroite  et  le  poids  si  écrasant  que  le  ministre  a  reculé,  laissant 
à  un  de  ses  successeurs  le  soin  d'être  plus  audacieux,  plus  témé- 
raire plutôt,  et  plus  logique. 

Dans  cette  voie,  on  glisse  rapidement  à  la  confiscation  et, 
quoi  que  pense  M.  Poincaré,  il  y  est  déjà  arrivé.  On  est  déjà 
bien  loin,  à  l'heure  présente,  de  la  vicesima  h^reditatiim,  le 
vingtième  des  héritages,  taxe  établie  par  Auguste,  laquelle,  dans 
l'état  de  choses  le  plus  fréquent  au  cours  de  la  civilisation,  jusque 


784 


RE^'UE   DES    DEUX    MONDES. 


vers  le  dernier  quartier  du  xix^  siècle,  représentait  environ  une 
année  de  revenu  (1).  Les  lois  du  25  février  1901,  votées  sur 
l'initiative  de  M.  Poincaré,  et  du  30  mars  1902,  ont  déjà  édicté 
un  tarif  de  droits  successoraux  que  Ton  peut  appeler  féroce  :  les 
droits,  en  elfet,  y  peuvent  atteindre  le  taux  de  14  pour  100 
entre  frères  et  sœurs,  de  15,50  entre  oncles  ou  tantes  et  neveux 
et  nièces,  de  17,50  entre  grands-oncles  ou  grand'tantes  et  petits- 
neveux  ou  petites-nièces ,  c'est-à-dire  entre  collatéraux  pro- 
ches, de  20,50  enfin  entre  parens  au  delà  du  sixième  degré  et 
entre  personnes  non  parentes.  Pour  rédification  du  lecteur,  nous 
reproduisons  ici  le  tableau  de  ces  droits  : 

TAUX  APPLICABLE  A  LA  FHACTION  DE  LA  PART  NETTE  COMPRISE  ENTRE  : 


INDICATION 
des  dogrés 

DK   PARENTÉ. 

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«  2" 

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«  (N 
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0 

p.  100 

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p.  100 

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«  c 
p.  100 

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g   1     à  10  millions. 

"^           Do  10000001 
0         à  50  millions. 

0       . 

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p.  lot 

p.  100 

p.  100 

l'Ligne  directe. 

1,00 

1,25 

1,50 

1,75 

2,00 

2,50 

2,50 

3,00 

3,50 

4,00 

4,50 

5,00 

2°  Entre  époux. 

3,75 

4,00 

4,50 

5,00 

5,50 

6,00 

6,50 

7,00 

7,50 

8,00 

8,50 

9,00 

3°  Entre  frères 

et  sœurs  .  .  . 

8,50 

9,00 

9,50 

10,00 

10,50 

11,00 

11,50 

12,00 

12,50 

1:100 

13,50 

14,00 

40  Entre  oncles 

ou    tantes    et 

neveux  ou  niè- 

i 

ces 

10,00 

10,50 

11,00 

11,50 

12,00 

12,50 

13,00 

13,50 

14,00 

U,50 

15,00 

15,50 

5"  Entre  grands- 

oncles      et 

grand'tantes 

et   petits -ne- 

veux   ou   pe- 

tites-nièces et 

entre   cousins 

germains.  .   . 

12,00 

12,50 

13,00 

13,50 

14,00 

14,50 

15,00 

15,50 

16,00 

16,50 

17,00 

17,50 

6°  Entre  parens 

~ 

aux  5*  ou  au 

6*  degré..   .   . 

14,00 

14,50 

15,00 

15,50 

16,00 

16,50 

17,00 

17,50 

18,00 

18,50 

W,00 

19,50 

7°  Entre  parens 

au  delà  du  6* 

degré  et  entre 

personnes  non 

parentes .   .   . 

15,00 

15,50 

16,00 

16,50 

17,00 

17,50 

18,00 

18,50 

19,00 

19,50 

20.00 

20. .KO 

(1)  11  est  Intéressant  de  se  reporter  au  commentaire  de  Pline  sur  cet  impôt; 
nous  l'avons  reproduit  dans  notre  Tiailé  de  la  Science  des  Finances,  7*  édition 

1. 1".  p.  on. 


1 


LE    BUDGET   DE    1907. 


783 


Des  perceptions  de  13  à  20,50  pour  100,  correspondant  à 
quatre  ou  sept  années  de  revenu,  nous  n'hésitons  pas  à  dire  que 
ce  ne  sont  pas  des  impôts,  ce  sont  des  confiscations.  Ce  sont  ces 
taxes  déjà  formidables  que  M.  Poincaré  va  énormément  accroître, 
par  deux  majorations  successives:  la  première,  de  30  pour  100 
pour  toutes  les  parts  supérieures  à  10  000  francs,  la  seconde  de 
10  pour  100  pour  ces  mêmes  parts  et  s'ajoutant  à  la  majoration 
précédente  et  portant,  pour  celles-ci,  le  total  de  la  majoration  à 
43  pour  100;  M.  Poincaré  revient  encore  ici  sur  l'immunité 
accordée  au  plus  grand  nombre  et  à  la  concentration  de  la  taxe 
sur  un  très  petit  nombre  :  «  Vous  remarquerez,  dit-il  (page  105), 

TAXE    APPLICABLE,    d'aPRÈS   LE   PROJET    GOUVERNEMENTAL,    A    LA    FRACTION    DE     PART   NETTB 

COMPRISE   ENTRE    .* 


LNDICATIOiN 
des  degrés 

DU    PARENÏIC. 

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1  "Ligne  direcle. 

p.  100 

1,00 

p.  100 
1,25 

p.  100 

2,14 

p.  100 
2,50 

p.  100 

2,80 

p.  100 
3,57 

p.  If'O 
3,57 

p.  100 
4,29 

p.  100 
5,00 

p.  100 
5,72 

p.  100 

6,43 

p.  luu 
7,15 

2°  Entre  époux. 
.'{"  Entre    frères 

3,75 

4,00 

6,43 

7,15 

7,86 

8.. 58 

9,29 

10,01 

10,72 

11,44 

12,15 

12, 8î 

et  sœurs  .   .   . 
4°  Entre  oncles 

8,:jo 

9,00 

13,58 

14,43 

15,01 

15,73 

10,44 

17,16 

17,87 

18,59 

19,30 

20,02 

ou    tantes    et 

1 

neveux      ou 

nièces. .   .   .   . 
G  "Entre  grands- 

10,00 

10,50 

15,73 

16,44 

17,01 

17,89 

18,59 

19,36 

20,02 

20,73 

21,45 

22,10 

oncles       ou 

grand'tantes, 

petits -ne  veux 

. 

ou    petites- 

. 

nièces  et  entre 

cousins     ger- 

mains .... 
0°  Entreparens 

12,00 

12,50 

18,59 

19,30 

20,02 

20,73 

1 

21,45 

22,16 

22,88[23,59  24,31 

i 

25,02 

au    5*    et    au 

1 
1 

6»  degré  .    .   . 
""Entre    pa- 

14,00 

14,50 

21,45 

22,16 

22,88 

23,59 

24,31 

25,02: 

25,74 

26,45 

27.17' 

27.  Sh 

( 

rens    au   delà 

du    6*     degré 

et    entre  per- 

sonnes  non 

parentes  .   .   . 

15,00 

15,50 

22,88 

23,59 

24,3125,02 

1 

25,74 

26,45 

27,17 

i 

27.88  28,60 

2S.S 

1 

TdMK  XXXIV.    •-  lyu'6. 


i)U 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  ce  décime  porto  sur  les  mêmes  parts  nettes  que  la  surtaxe 
de  30  pour  100;  la  très  grande  majorité  des  héritiers  ou  léga- 
taires n'y  sera  donc  point  soumise.  »  Il  résulte  de  ces  majorations 
cumulées  le  tableau  précédent  qui  est  trop  intéressant  pour  qu'on 
ne  le  soumette  pas  au  lecteur. 

Il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  ce  tableau  pour  voir  que  le  mot 
de  confiscation  n'est  pas  exagéré  en  présence  d'une  taxation 
aussi  formidable.  C'est  à  croire  que  M.  Poincaré  aura  négligé  de 
se  faire  présenter  ces  calculs  :  en  tout  cas,  l'Exposé  des  motifs  et 
les  Documens  annexes  ne  les  contiennent  pas;  ils  nous  eussent 
épargné  la  peine  fastidieuse  de  les  faire.  On  y  voit  que  sur 
84  taux  de  taxation,  qui  s'appliquent  aux  taxes  successorales,  le 
taux  de  10  pour  100  est  atteint  ou  dépassé  dans  63  cas;  le  taux 
de  15  pour  100  lest  dans  50  cas;  le  taux  de  20  pour  100  l'est 
dans  32  cas;  celui  de  25  pour  100  est  atteint  ou  dépassé  dans 
13  cas;  celui  de  27  pour  100  l'est  dans  6  cas,  enfin,  celui  de 
28  pour  100  l'est  dans  2  cas. 

Ce  qui  donne  encore  un  caractère  plus  épouvantable  à  ces 
appropriations  indues  du  fisc,  véritables  vols  auxquels  on  pré- 
tend donner  une  sanction  légale,  c'est  que,  quand  il  s'agit  de 
propriétés  immobilières,  bâties  ou  non  bâties,  la  base  d'évalua- 
tion qui  sert  à  l'établissement  de  l'assiette  des  droits  est  fort 
exagérée  :  on  multiplie,  en  effet,  le  revenu,  sans  aucune  déduc- 
tion des  charges  ou  impôts,  par  vingt  pour  la  propriété  bâtie  et 
par  vingt-cinq  pour  la  propriété  non  bâtie,  ce  qui  fait  ressortir 
en  général  la  valeur  fiscale  à  un  cinquième  ou  un  quart,  parfois 
à  un  tiers  ou  moitié,  au-dessus  de  la  valeur  vénale  ou  réelle. 
Tous  les  taux  ci-dessus  doivent  donc  être,  dans  la  pratique, 
relevés  d'un  cinquième  ou  d'un  quart  au  moins  quand  il  s'agit 
d'immeubles  = 

Tenons-nous-en,  toutefois,  aux  taux  officiels,  on  voit  que 
l'on  arrive  au  taux  de  10  pour  100  entre  époux  dès  que  la  part 
héréditaire  dépasse  1  million;  on  franchit  15  pour  100  entre 
frères  et  sœurs  dès  que  la  part  héréditaire  excède  100  000  francs 
et  on  dépasse  17  pour  100,  au  môme  degré  de  parenté,  dès  qu'elle 
excède  1  million.  On  franchit  le  taux  de  15  pour  100  entre  oncle 
et  neveu,  dès  que  la  part  excède  10  000  francs,  et  l'on  franchit 
le  taux  de  18  pour  100  dès  qu'elle  dépasse  500  000  francs,  et 
enfin  on  franchit  le  taux  de  20  pour  100  dès  qu'elle  excède  2  mil- 
lions :  entre  grand-oncle  ou  grand'tante  et  petit-neveu  ou  petite- 


LE    BUDGET   DE    1907.  787 

nièce,  le  taux  de  20  pour  100  est  dépassé  dès  cpie  la  part  héré- 
ditaire est  au-dessus  de  100000  francs  et  le  taux  de  22  pour  100 
est  franchi  dès  qu'elle  arrive  à  1  million  ;  enfin  entre  parens  au 
delà  du  sixième  degré  et  entre  étrangers,  le  taux  est  de  près  de 
23  pour  100  pour  une  part  de  plus  de  10  000  francs,  il  excède 
25  pour  jOO  pour  une  part  dépassant  250000  francs  et  aboutit, 
en  fin  de  compte,  au  taux  maximum  de  28,81  pour  100. 

Il  n'est  aucune  législation  à  notre  connaissance,  chez  aucun 
grand  peuple  et  dans  aucun  temps,  qui  contienne  de  pareilles 
monstruosités.  En  Angleterre,  un  chancelier  de  l'Echiquier  radi- 
cal, sir  William  Harcourt,  fit  voter,  par  le  Parlement  britannique, 
en  1894,  sur  les  successions,  un  système  de  taxes  hautement 
progressif,  mais  qui  s'arrêtait  au  maximum  de  18  pour  100,  au 
lieu  du  taux  de  28,8  pour  100  proposé  aujourd'hui  en  France  :  le 
taux  britannique  entre  frères  et  sœurs  et  descendans  d'eux  ne 
dépasse  pas  7  et  demi  pour  100  jusqu'à  1  250000  francs  et  n'at- 
teint 10  pour  100  qu'au  delà  de  6  millions  un  quart;  le  taux 
maximum,  même  pour  les  successions  de  plus  de  25  millions, 
n'est  entre  frères  et  soeurs  et  leurs  descendans  que  de  11  pour  100, 
soit  inférieur  de  moitié  au  maximum  proposé  en  France  en 
pareil  cas  ;  entre  descendans  de  frères  et  sœurs  du  grand-père  et 
de  la  grand'mère  du  défunt,  le  taux  reste  encore,  en  Angleterre, 
de  11  pour  100  jusqu'à  1  875  000  francs  et  ne  dépasse  12  pour  100 
qu'au  delà  de  3  750  000  francs  :  en  France,  le  droit  nouveau 
proposé  est  environ  le  double.  Il  n'y  a  donc  aucune  compa- 
raison à  établir  entre  le  tarif  britannique,  considéré,  cependant, 
comme  draconien,  et  le  tarif  français  proposé  qui  est  vraiment 
révolutionnaire. 

Néanmoins,  quand  sir  William  Harcourt  fit  voter  ce  tarif  de 
1894,  le  chef  de  l'opposition  d'alors,  M.  Balfour,  devenu  plus  tard 
premier  ministre,  lui  fit  cette  observation  judicieuse  :  «  Il  n'est 
pourtant  pas  possible  que  le  gouvernement  ne  laisse  aux  héri- 
tiers que  la  part  d'actif  qu'il  ne  lui  convient  pas  de  retenir.  »  C'est 
avec  grand  sens  aussi  que  M.  Stourm,  à  propos  de  ces  taxations 
exagérées  et  arbitraires,  donne  à  l'un  des  chapitres  de  son  ouvrage 
sur  les  impôts  ce  titre  caractéristique  :  «  A  qui  appartiennent  les 
successions?  »  La  législation  française  projetée,  retournant  au 
droit  féodal  ou  se  conformant  au  droit  musulman,  part  manifes- 
tement de  ce  principe  que  les  successions  appartiennent  à  lÉtat 
qui,  par  grâce,  daigne  laisser  aux  héritiers  ce  qu'il  juge  conve- 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nable  ou  ce  que  ceux-ci  lui  arracheraient  par  ruse,  s'il  prétendait 
à  lui  seul  tout  ou  presque  tout  prendre. 

Nous  mettons  au  défi  que  l'on  trouve  une  législation  moderne, 
chez  un  grand  peuple  civilisé  quelconque,  qui  applique  des  droits 
successoraux  approchant,  même  de  fort  loin,  de  ceux  que  pro- 
pose M.  Poincaré  avec  une  stupéfiante  sérénité.  Voici  lltalie, 
par  exemple,  pays  qui  a  dénormes  charges  et  a  dû  faire  preuve 
de  grands  efforts  pour  relever  sa  situation  financière  ébranlée; 
elle  a  appliqué  dernièrement  aux  successions  un  tarif  progressif 
très  accentué:  elle  porte  le  taux  jusqu'à  22  p.  100,  manifeste- 
ment extravagant,  pour  les  transmissions  entre  parens  éloignés 
ou  non-parens;  mais  cette  limite  maxima,  si  excessive  qu'elle 
soit,  est  encore  bien  en  deçà  de  celle  de  près  de  29  p.  100  qui 
ressort  des  droits  nouveaux  propr»sés  par  notre  ministre  des 
Finances.  Le  tarif  italien,  sauf  cette  exception,  est  en  général 
beaucoup  •  moindre  que  le  tarif  français  actuel,  notamment  en 
ligne  directe  et  pour  les  collatéraux  rapprochés  :  la  taxe  maxima 
italienne  est  de  3,60  en  ligne  directe,  contre  5  p.  100  actuelle- 
ment chez  nous  et  7,15  p.  100,  taux  proposé  dans  notre  nouveau 
tarif;  de  même,  entre  époux,  le  taux  italien  maximum  est  de 
6,60  contre  9  actuellement  chez  nous  et  12,87,  taux  aujourd'hui 
projeté;  il  en  est  de  môme  pour  la  généralité  des  taxes  sur  les 
héritages  collatéraux  (1). 

Il  est  difficile  de  comprendre,  quand  on  soumet  ainsi  à  un 
Parlement  des  mesures  de  confiscation,  dont  aucun  peuple  n'a  eu 
l'idée,  qu'on  s'adresse,  d'un  ton  avenant,  aux  victimes,  en  leur 
disant  qu'elles  doivent  «  tenir  certainement  à  honneur  de  tendre 
spontanément  une  main  fraternelle  au  peuple  qui  s'élève,  »et  que 
leurs  «  intérêts  légitimes  n'auront  jamais  à  souffrir  des  légers, 
bien  légers  sacrifices  qu'elles  pourront  faire  à  la  paix  publique 
et  à  l'esprit  de  solidarité.  »  Telle  était  la  brillante  péroraison  de 
M.  Poincaré  à  son  discours  du  11  juillet  dernier.  Il  est  vrai  qu'il 
parlait  alors,  non  de  son  projet  sur  les  successions,  mais  de  son 
projet  d'impôt  sur  le  revenu  dont  nous  entretiendrons  dans  un 
instant  le  lecteur.  Il  y  aurait  là,  néanmoins,  une  sorte  de  phé- 
nomène d'amnésie,  car  la  fiscalité  d'un  peuple  forme  un  ensemble 
et  l'on  ne  peut  on  détacher  une  pièce  isolée  :  de  «  légers,  bien 
légers  sacrifices,  »  des  taxations  de  10  à  12  1/2  p.  100   entre 

(1)  On  peut  se  reporter  sur  tous  ces  points  à  notre  Traité  de  la  Science  des 
Finances,  1*  édition,  t.  11,  p.  614  à  (j;>6,  également  p.  172  à  251. 


LE    BUDGET    DE    1907.  789 

é  loiix,  de  15  à  20  p.  100  entre  frères  et  sœurs,  de  17  à  22  p.  100' 
entré  oncles  et  neveux  et  le  reste  à  l'avenant. 

Les  démocraties  modernes  se  mettent  ainsi  à  reproduire  tous 
les  vice?,  notamment  l'envie  et  la  voracité  populaire,  des  démo- 
c  aties  de  l'antiquité,  au  risque  d'avoir  le  même  sort.  Nous  avons 
rpcueilli  un  jour  en  parcourant,  par  délassement,  les  observa- 
tions de  Xénophon  sur  Socrate,  ce  mot  caractéristique,  échappé 
à  la  sagesse  antique  :  «  Et  si  la  multitude  dans  les  Etats  démo- 
cratiques prend,  vis-à-vis  des  riches,  des  mesures  oppressives, 
dira-t-on  que  c'est  là  une  loi  (1)?  »  Ce  qui  signifie  :  dira-t-on 
que  ce  soit  là  une  de  ces  mesures  qui  aient  le  caractère  équitable 
et  pondéré  qu'une  loi  doit  avoir  pour  obliger  la  conscience?  Eh 
non!  ce  ne  sont  pas  là  des  lois;  ce  sont  des  brigandages  collec- 
tifs, entourés  hypocritement  des  formes  légales,  et  l'on  a  autant 
le  droit  de  se  défendre  à  l'encontre  de  ces  actes  criminels  qu'à 
rencontre  des  brigandages  particuliers.  On  aurait  mauvaise  grâce 
à  le  contester  ;  car  dans  son  grand  et  retentissant  discours  du 
1 1  juillet,  M  Poincaré  a  cité  le  mot  de  Stuart  Mill  sur  la  pro- 
gression indéfinie  qu'il  appelait  une  «.  volerie  graduée  (2).  »  Ce 
mot  de  «  volerie  graduée  »  s'applique  à  merveille  à  ces  taxes 
successorales  de  15  à  29  p.  100,  en  attendant  mieux. 

La  surtaxe  que  M.  le  ministre  des  Finances  prétend  établir 
sur  les  Amateurs  mobilières  au  porteur  mérite  également  de  vives 
critiques.  Il  s'agit  de  porter  de  0,20  à  0,25  p.  100  le  taux  du  droit 
de  transmission  perçu  par  abonnement.  A  l'heure  actuelle,  les 
valeurs  mobilières  au  porteur  supportent  d'abord  l'impôt  de 
4  p.  100  sur  le  revenu,  ensuite  cette  taxe  de  transmission  de 
0,20  p.  100  d'après  le  cours  moyen  coté  dans  l'année;  cela  repré- 
sente, sur  le  coupon,  une  taxation  de  10  p.  100,  de  sorte  qu'une 
obligation  de  chemin  de  fer  rapportant  nominalement  15  francs 
ne  produit  net  que  13  fr.  50  au  porteur;  en  élevant  de  0,20  à 
0,25  par  100  francs  de  capital  la  taxe  de  transmission,  perçue 
par  abonnement,  la  retenue  pour  le  fisc  sera  grossie  de  0  fr.  225 
par  obligation  de  500  francs  3  p.  100,  ce  qui  en  portera  le  total 
à  1  fr.  725,  soit  11,60  p.  100,  ce  qui  est  excessif  :  le  porteur  de 
litre  ne  toucherait  plus  que  13  fr.  275  au  lieu  dos  45  francs  de 
revenu  nominal,  et  encore  il  devrait  subir  ultérieurement,  par 
surcroît,  l'impôt  général  sur  le  revenu  (ju'il  est  question  d'éta- 

(1)  Œuvres  complètes  de  Xénophon,  traduction  de  ïalbot,  t.  1",  p.  12. 

(2)  Journal  Officiel  du  13  juillet  1906,  p.  2  319. 


790  REVUE    DES    DEUX    5I0NDES.    . 

blir.  Au  lieu  de  cette  surtaxe  nouvelle  sur  les  valeurs  mobilière?, 
déjà  lourdement  grevées,  il  vaudrait  beaucoup  mieux  augmenter 
de  150  p.  100,  ce  qui  donnerait  le  même  produit,  ou  tout  au 
moins  de  100  p.  100,  ce  qui  assurerait  encore  une  rentrée  de 
7  millions,  l'impôt  aujourd'hui  très  bénin  sur  les  opérations  de 
Bourse,  lequel  n'est  que  de  5  centimes  par  1  000  francs,  soit  de 
5  francs  par  100000  francs,  avec  réduction  de  moitié  pour  les 
reports.  Aucun  intérêt  ne  serait  sérieusement  lésé  par  une  forte 
augmentation  de  cette  taxe  bénigne. 

Si  l'on  a  absolument  besoin  d'impôts  nouveaux,  il  n'y  a  pas 
de  très  graves  objections  à  faire  au  relèvement  de  0  fr.  03  à 
0  fr.  10  de  la  taxe  sur  les  effets  de  commerce,  laquelle,  étant 
générale,  se  répandrait  sur  toutes  les  transactions  en  raison  de 
leur  importance  et  produirait  17  millions  et  demi;  il  y  en  a  peu 
aux  droits  d'importation  sur  les  objets  de  collection,  destinés 
à  rapporter  1500000  francs;  on  devrait,  non  seulement  se 
consoler,  mais  s'applaudir  de  l'élévation  des  droits  sur  l'ab- 
sinthe qui  pourrait  être  beaucoup  plus  forte  que  ne  le  propose 
M.  Poincaré  et  rapporterait  aisément ,  non  pas  seulement 
les  16  millions  qu'il  en  attend,  mais  20  à  25  millions,  sinon 
davantage.  De  môme,  les  mesures  de  répression  de  la  fraude  en 
matière  d'alcool  et  d'allumettes  doivent  avoir  l'universelle  appro- 
bation ;  si  ces  mesures  étaient  sérieusement  appliquées  en  ce  qui 
touche  l'alcool,  ce  n'est  pas  6  millions  qu'on  en  pourrait  ob- 
tenir, mais  un  chiffre  quintuple,  sinon  décuple.  Le  relèvement 
de  1  centime  à  2  centimes  du  tarif  postal  des  imprimés,  lequel 
ne  couvre  pas  ses  frais,  et  dont  on  attend  2  millions,  doit  égale- 
ment être  approuvé. 

Ayant  été  dans  l'obligation  de  combattre  les  principales  pro- 
positions de  M.  Poincaré,  parce  qu'elles  tournent  à  la  confisca- 
tion, nous  sommes  heureux  de  noter  certaines  observations  justes 
de  son  Exposé  des  motifs,  par  lesquelles  il  écarte  des  proposi- 
tions d'origine  parlementaire  tout  à  fait  enfantines.  L'une  con- 
cerne l'abolition  de  certaines  catégories  de  successio?is  ab 
intestat,  notamment  de  celles  au  delà  du  sixième  degré,  c'est-à- 
dire  entre  cousins  issus  de  germains,  ce  qui,  en  définitive,  con- 
stitue une  parenté  assez  proche.  M.  Poincaré  démontre  que,  en 
1904,  les  successions  de  cette  nature,  ont  monté  à  une  valeur 
nette  de  11827  433  francs,  sur  lesquels  les  successions  testa- 
mentaires représentent  8279  270  francs,  de  sorte   que,  si  l'on 


LE    BUDGET    DE    1907.  791 

supprimait  toute  cette  catégorie  d'héritages  ah  intentât^  TEtat 
recueillerait  tout  au  plus  3o481S7  francs;  mais,  dit  avec  raison 
M.  Poincaré,  il  faudrait  tenir  compte  du  nombre  croissant  des 
testamens  et  également  des  droits  du  conjoint  survivant  qui,  en 
l'absence  de  parens  successibles,  jouit  d'une  priorité  sur  l'Etat, 
de  sorte  que  «  le  bénéfice  à  attendre  de  la  suppression  des 
six  derniers  dégrés  de  parenté  n'atteindrait  pas  2  millions 
(page  93  de  l'Exposé  des  motifs  du  budget  de  1907).  » 

De  même,  le  ministre  des  Finances  écarte  cette  autre  idée 
puérile  qu'il  suffit  d'attribuer  à  l'état  de  nouveaux  monopoles, 
celui,  par  exemple,  des  raffineries  de  sucre  ou  de  pétrole,  de  la 
rectification  de  l'alcool  et  des  assurances,  pour  lui  procurer  des 
ressources  nouvelles.  Il  faut  tenir  compte  d'abord  des  indemnités 
à  payer  qui  seraient  énormes;  puis  lÉtat  exploitera-t-il  mieux 
que  les  particuliers,  là  est  la  grande  question.  Nous  ne  pouvons, 
quant  à  nous,  d'après  tous  les  précédens  et  toutes  les  analogies , 
la  trancher  que  par  la  négative.  On  aurait  singulièrement  com- 
pliqué la  tâche  de  l'Etat  et  réduit  le  champ  fécond  de  l'initiative 
individuelle,  pour  aboutir,  suivant  toutes  les  probabilités,  à  des 
résultats  financièrement  décevans. 


Nous  ne  pouvons  terminer  cette  revue  de  la  gestion  finan- 
cière des  trente  dernières  années  et  des  propositions  faites  pour 
en  faciliter  la  liquidation,  sans  jeter  un  coup  d'œil  très  rapide 
sur  l'esquisse,  d'ailleurs  assez  vague,  que  M.  Poincaré  vient  de 
tracer  de  son  projet  d'impôt  général  sur  le  revenu.  L'on  sait  que, 
depuis  un  quart  de  siècle,  et  surtout  depuis  une  douzaine  d'an- 
nées, l'impôt  général  sur  le  revenu  apparaît  comme  la  grande 
pensée  du  règne;  il  semble  que  la  République  ne  sera  complète 
que  quand  l'impôt  général  sur  le  revenu  fonctionnera  en  France. 

Nous  croyons,  quant  à  nous,  que  cet  impôt  ne  peut,  au  con- 
traire, donner  en  France  de  bons  résultats.  Tout  répugne  chez 
nous  à  ce  système  :  et  nos  mœurs,  nos  traditions,  qui  redoutent 
les  investigations  dans  la  vie  privée,  et  notre  régime  politique, 
qui  nous  voue  aux  passions  et  aux  haines  locales,  et  la  réparti- 
tion de  la  richesse  qui,  étant  infiniment  morcelée,  exigera,  comme 
on  le  verra,  pour  une  taxation  de  cette  nature,  un  appareil  beau- 
coup plus  vaste  qu'en  Angleterre  ou  en  Prusse.  Nous  sommes 


792  HEVUE  DES  deux  mondes. 

convaincu  qu'en  substituant  à  nos  impôts  réels,  qui  atteignent 
largement  toutes  les  branches  de  revenu,  à  bien  peu  d'exceptions 
près,  et  qui  rentrent  régulièrement,  un  impôt  plus  ou  moins 
personnel,  reposant  sur  des  bases  conjecturales,  on  court  une 
énorme  et  ruineuse  aventure.  Examinons,  néanmoins,  le  plan 
de  M.  Poincaré,  très  rapidement  et  succinctement,  car,  pour 
l'étudier  en  détail,  il  faudrait  un  article  spécial. 

L'on  sait  qu'il  y  a  deux  principaux  systèmes  ou  types  d'im- 
pôt général  sur  le  revenu  :  le  système  anglais,  dit  cédulaire, 
qui,  sauf  le  cas  particulier  d'immunité  ou  de  remises  pour  les 
petits  contribuables,  néglige  le  revenu  global  des  imposés  et 
prend  et  taxe  chaque  nature  de  revenu  à  sa  source  ;  en  second 
lieu,  le  système  allemand  ou  prussien  qui  s'attaque  nettement 
au  revenu  global,  taxé  sur  la  base  de  la  déclaration  du  contri- 
buable, contrôlée  par  le  fisc.  Le  premier'système  s'éloigne  moins 
de  l'impôt  réel;  le  second  système  constitue  essentiellement  un 
impôt  personnel.  M.  Poincaré  fait  choix  du  premier,  le  système 
anglais,  comme  étant  moins  contraire  à  nos  mœurs,  et  en  cela 
il  a  raison;  mais  il  va  s'exposer  à  des  difficultés  pratiques  que 
l'on  peut  considérer  comme  inextricables. 

Il  distinguera,  dit-il,  les  revenus  du  capital,  les  revenus  du 
travail  et  les  revenus  mixtes  provenant  de  l'un  et  de  l'autre,  et 
il  leur  appliquera  des  taux  ditTérens,  par  exemple  3  pour  100 
pour  les  premiers,  1,50  pour  100  pour  les  seconds  et  2,25  pour 
les  troisièmes  ;  ce  n'est  pas  là  une  invention,  car  voilà  plus  d'un 
quart  de  siècle  que  nous  avons  signalé  et  recommandé,  en  pareil 
cas,  cette  «  discrimination  »  dans  notre  Traité  de  la  Science  des 
Finances;  elle  est  essentiellement  équitable.  D'après  le  plan  mi- 
nistériel, on  constituera  cinq  cédules  pour  l'assiette  et  la  per- 
ception de  l'impôt:  la  cédule  A  concernant  les  revenus  des  pro- 
priétés bâties;  la  cédule  B,  ceux  des  propriétés  non  bâties;  la 
cédule  G  les  revenus  des  capitaux  mobiliers  ;  la  cédule  D  les 
revenus  provenant  de  la  collaboration  du  capital  et  du  travail 
bénéfices  des  professions  actuellement  assujetties  à  la  contribu- 
tion des  patentes);  la  cédule  E,  les  bénéfices  des  professions  qui 
ne  M  mt  pas  assujetties  à  la  patente  (pensions,  traitemens,  salaires). 

Toute  cette  contexture  est  à  peu  près  copiée  textuellement  sur 
\lnco7ne-lax  ou  impôt  général  britannique  sur  le  revenu  et  ne 
prête  à  aucune  objection  de  principe.  Où  M.  Poincaré  s'écarte  de 
ï'Inconie-(ax,  c'est  quand  il  affirme  que  la  déclaration  ne  sera 


LE    BUDGET   DE    1907.  793- 

jamais  exigée  du  contribuable  et  qu'elle  n'interviendra  jamais; 
que  facultativement  de  la  part  de  celui-ci  et  dans  son  intérêt 
propre.  En  Angleterre,  il  n'y  a  aucune  déclaration  du  revenu 
global,  sauf  de  la  part  de  ceux  qui  soutiennent  qu'ils  n'ont  qu'un 
revenu  inférieur  au  minimum  imposable  ou  bien  que  leur  reve- 
nu, tout  en  dépassant  le  minimum  imposable,  rentre  dans  la  ca- 
tégorie des  revenus  modiques  auxquels  on  accorde  certaines  ré- 
ductions. Mais  en  Angleterre  la  déclaration  est  obligatoire  pour 
les  revenus  de  la  cédule  D,  à  savoir  les  revenus  des  industriels, 
des  commerçans,  des  professionnels,  avocats,  médecins,  arcbi- 
tectes,  hommes  de  lettres,  artistes,  etc.,  tous  ceux  qui  ont  des 
émolumens,  des  honoraires  et  non  des  traitemens  fixes.  M.  Poiu- 
caré  prétend  qu'il  n'exigera  pas  de  déclaration  de  ces  catégories 
de  personnes;  alors,  il  les  imposera  d'après  l'importance  de  leur 
logement,  et  l'on  ne  voit  pas,  dans  ce  cas,  pourquoi  il  substi- 
tuerait cet  impôt  à  notre  contribution  mobilière:  ou  bien  il  les 
taxera  daprès  la  commune  renommée,  ce  qui  est  le  comble  de 
Farbitrairc.  En  fait,  il  est  certain  que  l'on  aboutira  pour  les  re- 
venus professionnels  consistant  en  bénéfices  variables  à  la  dé- 
claration obligatoire,  car  il  ne  peut  y  avoir  aucune  autre  base 
sérieuse  d'imposition,  puisque,  en j rejetant  la  contribution  mobi- 
lière,on  supprime  l'indice  du  loyer  d'habitation. 

M.  Poincaré  affirme  que  son  impôt  ne  sera  que  modérément 
progressif  ou  plutôt  dégressif  :  comme  la  généralité  de  ceux  qui 
emploient  ces  expressions, il  croitqu'elles  sont  synonymes  et  que 
la  seconde  n'est  qu'une  formule  adoucie  de  la  première.  Il  v  a, 
au  contraire,  comme  nous  l'avons  démontré  ailleurs,  une  dilTo- 
rence  essentielle,  capitale,  entre  l'impôt  progressif  et  limpCt 
dégressif  :  l'impôt  esl  dégressif  quand  le  taux  yyiaximum  de 
r impôt  s'applique  à  la  majorité  de  la  matière  imposable  et  que  de>i 
réductions  du  taux  de  t impôt  ne  sont  accordées  quà  la  minorité 
de  la  matière  imposable.  Vimpôt  est,  au  contraire,  prog)'essj; 
quand  le  taux  maximum  ne  porte  que  sur  la  minorité  de  la  ma^ 
tière  imposable.  ^Qs  droits  successoraux  sont  progressifs;  notre 
contribution  mobilière,  anciennement  du  moins,  était  décries- 
sive.  Cette  définition,  qui  répond  à  la  nature  des  choses,  est  de 
la  plus  haute  importance,  à  la  fois  théorique  et  pratique  (1\ 

L'exposé  qu'a  fait  de  son  système  M.  Poincaré  dans  la  séance 

(1)  Voyez  notre  Traité  de  la  Science  des  Finances,  ~i'  édition,  t.  J,  p.  203  et  204; 
on  y  trouve  des.  exemples  à  l'appui. 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  12  juillet  dernier  lui  a  valu  les  applaudissemens  presque 
unanimes  de  la  Chambre  et  lui  a  même  procuré  une  sorte 
de  triomphe  oratoire.  D'une  part,  le. grand  talent  de  parole 
du  ministre,  d'autre  part  la  manifeste  ignorance  de  la  Chambre 
en  ces  matières  et,  on  peut  le  dire,  sa  naïveté  sont  les  causes  de 
cet  accueil.  Quand  il  va  falloir  préciser  et  surtout  appliquer  ce 
plan  séducteur,  on  s'apercevra  bientôt  que  les  difficultés  sont 
inextricables.  Elles  tiennent  aux  antécédens  de  notre  pays,  aux 
impôts  déjà  existans  et  que  Ion  veut  maintenir,  aux  habitudes, 
aux  préventions,  à  la  violence  des  partis  politiques  et  des  divi- 
sions locales,  enfin  et  surtout  à  la  distribution  et  à  la  dissémi- 
nation de  la  richesse  dans  toutes  les  couches  de  la  nation,  ce  qui 
distingue  profondément  la  France  de  l'Angleterre  et  même  de 
l'Allemagne, 

Ne  nous  arrêtons  qu'à  deux  des  principales  difficultés  :  la 
première  est  la  question  de  la  taxation  de  la  rente  française  ; 
nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qu'efîraie  l'imposition  de  la  rente 
française  ;  nous  nous  sommes  souvent  élevé  contre  l'immunité 
dont  elle  jouit;  mais  il  y  a  une  sorte  de  préjugé  général,  qui 
s'appuie  d'ailleurs  sur  quelques  textes  et  sur  nombre  de  décla- 
rations officielles  en  faveur  du  maintien  de  cette  immunité;  or, 
quel  que  soit  le  système  d'impôt  général  sur  le  revenu  que  l'on 
adopte,  cédulaire  ou  global,  il  est  impossible  de  n'y  pas  assu- 
jettir la  rente  française.  En  premier  lieu,  si  on  la  maintenait 
indemne,  on  commettrait  une  manifeste  iniquité;  en  efîet, 
l'impôt  sur  le  revenu  est  destiné,  au  moins  on  le  proclame,  à 
remplacer  deux  contributions  que  l'on  prétend  supprimer  pour 
le  compte  de  l'État  :  la  contribution  personnelle  et  mobilière  et 
celle  des  portes  et  fenêtres;  si  l'on  faisait  cette  suppression  en 
exemptant  de  l'impôt  nouveau  les  propriétaires  de  rentes  fran- 
çaises, on  déchargerait  ceux-ci  d'impôts  qu'ils  paient  actuelle- 
ment sans  rien  leur  demander  comme  compensation  ;  ce  serait 
une  révoltante  injustice.  En  second  lieu,  l'imposition  de  la  rente 
française  est  absolument  nécessaire  pour  assurer  le  recouvre- 
ment de  l'impôt  sur  les  autres  valeurs;  autrement,  une  personne 
vivant  très  largement  pourrait  toujours  se  soustraire  à  l'impôt 
en  prétendant  qu'elle  a  toute  sa  fortune  en  rentes  françaises  et 
rien  ne  lui  serait  plus  facile,  aux  époques  de  la  mise  en  assiette 
de  l'impôt,  que  de  mettre  ses  autres  valeurs  en  report  en  bourse 
et  de  prendre  elle-même  en  report  des  rentes  françaises.  L'im- 


LE    BUDGET   DE    i907.  795 

position  de  la  rente  française  est  donc  la  condition  sme  qua  non 
de  tout  impôt  général  sur  le  revenu,  soit  global,  soit  même  cédu- 
laire;  il  faut  s'y  résigner. 

Un  autre  obstacle  qui,  lui,  est  quasi  insurmontable,  c'est  la 
répartition  de  la  richesse  en  France;  notre  pays,  sous  ce  rapport, 
forme  un  complet  contraste  avec  l'Angleterre.  M.  Jules  Roche, 
au  courage  et  au  talent  duquel  nous  sommes  heureux  de  rendre 
hommage,  l'a  parfaitement  démontré  en  ce  qui  concerne  la  ri- 
chesse foncière,  terres  et  maisons.  Disons  en  passant  que  le  très 
méritoire  courage  civique  dont  fait  preuve  M.  Jules  Roche  en 
combattant  le  mirage  de  ces  lois  fascinatrices,  l'impôt  sur  le  re- 
venu, les  retraites  obligatoires,  ne  lui  a  aucunement  nui  auprès 
du  corps  électoral,  ce  qui  devrait  induire  beaucoup  de  ses  col- 
lègues à  suivre  son  exemple.  M.  Jules  Roche  a  rappelé  qu'il  y  a 
1150  000  propriétaires  dans  le  Royaume-Uni,  dont  850  000  ne 
sont  que  des  propriétaires  parcellaires,  tandis  que,  en  France,  il 
y  de  6  à  7  millions  de  propriétaires  :  cela  crée  une  différence 
énorme  pour  la  facilité  de  l'assiette  et  du  recou^Tement  de 
l'impôt.  En  voici  une  autre,  plus  grave  encore,  et  nous  ne 
sachions  pas  qu'on  l'eût  jusqu'ici  signalée.  En  Angleterre,  toute 
la  terre  est  affermée  ;  le  revenu  des  terres  est  donc  très  aisé  à 
connaître.  En  France,  le  fermage  est  l'exception  ;  d'après  la  plus 
récente  enquête  agricole,  celle  de  1892,  sur  34  720  200  hectares 
cultivés,  indépendamment  des  bois,  routes,  chemins,  etc.,  le  fer- 
mage n'occupe  que  12  628  800  hectares;  le  métayage  en  occupe 
3  767  000  et  enfm  le  faire  valoir  direct  18  324  000  (1).  Cette  répar- 
tition de  la  richesse  et  surtout  ces  modes  de  tenure  de  près  des 
deux  tiers  du  territoire  décuplent  les  diflicultés  de  l'assiette,  en 
France,  d'un  impôt  général  sur  le  revenu. 

Les  difficultés  vont  être  encore  bien  plus  grandes  pour  les 
valeurs  mobilières.  En  Angleterre,  c'est  une  très  petite  minorité 
des  habitans  qui  possède  de  ces  valeurs;  on  compte  qu'il  n'y  a 
pas  plus  de  200000  propriétaires  de  consolidés  Britanniques;  en 
France,  le  nombre  des  inscriptions  de  rentes  perpétuelles,  en 
1903,  était  de  4  502188;  sans  doute,  il  y  a  des  doubles  et  triples 
emplois;  mais  il  est  certain  que  le  nombre  des  Français  qui  pos- 
sèdent des  fonds  nationaux  est  dix  ou  quinze  fois  plus  considé- 
rable que  celui  des  Anglais  qui  détiennent  des  fonds  publics  bri- 

(1)  statistique  agricole  de  la  France.  Résultats  généraux  de  l'enquête  décennale 
de  1892.  Imprimerie  Mationaie,  1897,  2«  partie,  p.  236  et  237. 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tanniques,  et  la  même  différence  existe  entre  les  propriétaires 
de  valeurs  mobilières  quelconques  de  ce  côté-ci  et  de  l'autre  côté 
de  la  Manche.  Il  y  a  certainement  bien  près  d'une  demi-dou- 
zaine de  millions  de  personnes  en  France  qui  possèdent  des  va- 
leurs mobilières.  Quand  celles-ci  vont  être  assujetties,  en  plus 
des  impôts  actuels,  à  l'impôt  général  sur  le  revenu,  on  com- 
mencera par  retenir  le  montant  de  cet  impôt,  quitte  à  le  restituer 
ensuite  aux  personnes  qui  feront  la  preuve  qu'elles  n'ont  pas  un 
revenu  suffisant.  Voilà  donc  5  à  6  millions  de  personnes  aux- 
quelles on  va  retenir  une  fraction  du  revenu  de  leurs  titres,  en 
leur  demandant,  pour  la  leur  rendre,  des  justifications  diverses. 
Conçoit-on  quels  tracas  pour  ce  grand  nombre  de  porteurs,  quelle 
paperasserie,  quelle  augmentation  du  chifTre  d'employés? 

Les  titres  au  porteur  supportent  déjà  deux  impôts  :  l'impôt 
actuel  de  4  pour  100  sur  le  revenu  et  l'impôt  de  transmission 
perçu  par  abonnement,  qui  va  actuellement  à  6  pour  100  environ, 
et  que  l'on  propose  de  porter  à  7  et  demi.  On  y  joindra  un  troi- 
sième impôt  de  3  pour  100,  semble-t-il,  dit  impôt  général  sur  le 
revenu,  ce  sera  en  tout  14  et  demi  pour  100.  Aucun  autre  impôt 
direct  ne  sera,  d'ailleurs,  complètement  supprimé,  car  on  main- 
tiendra, pour  l'assiette  des  taxes  locales,  la  contribution  mobi- 
lière et  la  contribution  des  portes  et  fenêtres. 

Quand  l'impôt  général  sur  le  revenu  sera  appliqué,  ce  sera 
une  déception  profonde  chez  ses  partisans  aujourd'hui  aveugles 
et  une  irritation  universelle  chez  les  millions  d'assujettis,  dont 
les  uns  seront  des  assujettis  permanens  et  les  autres  des  assu- 
jettis provisoires,  puisqu'on  commencera  par  leur  faire  une  re- 
tenue, quitte  à  la  leur  restituer  plus  tard  après  des  démarches 
et  des  justifications.  Ceux  qui  auront  la  responsabilité  de  cet 
impôt,  sauf  quelques  fanatiques,  regretteront  et  rougiront  d'avoir 
voté  une  taxe  à  la  fois  antipathique  à  notre  tempérament  natio- 
nal et  en  opposition  avec  la  distribution,  le  morcellement, 
l'émiettemeut  de  la  richesse  en  France 

VI 

Nous  avons  résumé,  d'après  les  documens  officiels  récens, 
l'histoire  de  trente  ans  de  finances  publiques,  dans  notre  pays 
Elle  est  très  peu  édifiante  :  un  gaspillage  constant,  changeant 
seulement  de  forme  et  d'objet;  deux  budgets  seulement  en  équi- 


LE    BUDGET   DE    i907.  797 

libre  ou  en  minuscule  excédent  sur  plus  de  30  buflgets;  la  pro- 
position de  taxes  nettement  révolutionnaires,  comme  celles  qui 
prendraient  de  20  à  30  pour  100  de  nombreuses  catégories  d'hé- 
ritages; des  budgets  présens  qui,  au  témoignage  de  M.  Magnin, 
président  de  la  Commission  du  Sénat,  oll'ient,  pour  les  mettre 
en  équilibre,  des  dilficultés  que  Ion  n'avait  pas  rencontrées  de- 
puis plus  de  quarante  ans;  la  perspective,  d'après  le  précédent 
rapporteur  de  la  Commission  du  Sénat,  M.  Antonin  Dubost,  qui 
est  aujourd'hui  le. président  même  du  Sénat,  de  370  millions  de 
dépenses  nouvelles  «  qui  sont  destinées  à  se  produire  pour  ainsi 
dire  automatiquement  par  une  conséquence  fatale  de  l'existence 
de  certains  services-  »  et  de  180  autres  millions  qui  provien- 
draient «  non  pas  de  l'extension  automatique  et  en  quelque  sorte 
forcée,  mais  du  développement  voulu  et  intentionnel  de  cer- 
tains services  ;  »  en  tout  ooO  millions  d'accroissement  de  dépenses 
en  vue  (1),  auxquels  il  faudra  joindre,  si  Ion  ne  coupe  court  à 
cette  folie,  200  millions,  sinon  plus,  de  contribution  de  l'État 
aux  retraites  ouvrières  projetées;  en  face  de  tout  ce  supplément 
éventuel  de  charges,  une  population  stationnaire,  une  richesse 
dont  l'accroissement  se  ralentit  et  qui,  d'ailleurs,  commence 
très  légitimement  à.  prendre  peur  et  à  se  chercher  des  gîtes  au 
delà  de  la  frontière  ;  tels  sont  les  facteurs  de  nos  finances  fu- 
tures. C'est  dire  qu'un  changement  absolu  de  conduite  s'impose 
à  la  France  :  il  faut,  en  ce  qui  concerne  les  finances  publiques, 
une  politique  de  retranchement;  en  ce  qui  concerne  les  finances 
privées,  une  politique  de  ménagement.  Nos  Chambres  frivoles  et 
passionnées  le  comprendront-elles?  Un  exemple  utile  nous  a  été 
donné  pas  un  pays  voisin,  l'Italie,  qui,  par  dix  années  d'applica- 
tion et  de  sagesse,  a  relevé  des  finances  naguère  compromises. 
Saurons-nous  faire  un  examen  de  conscience  aussi  sincère  et  des 
eilorts  aussi  vigoureux  et  aussi  soutenus? 

Paul  Leroy-Beaulieu. 

(1)  Rapport  de  M.  Antonin  Dubost,  au  nom  de  la  Commission  des  Finances, 
sur  le  budget  de  1903. 


MADAME  DE  CHARRIERE 

D'APRÈS  UN  LIVRE  RÉCENT 


I 

C'est  une  destinée  assez  bizarre  que  celle  de  M"**  de  Char- 
rière.  Vivante  ou  morte,  elle  a  manqué  plusieurs  fois  la  célé- 
brité. Et,  cependant,  il  reste,  à  son  endroit,  un  regret  et  comme 
un  remords  dans  la  conscience  de  la  critique  française.  Un  je  ne 
sais  quoi  nous  avertit  que  tout  n'est  pas  dit;  que  cette  femme  ne 
peut  pas,  ne  doit  pas  disparaître  ;  qu'elle  n'a  pas  su  nous  donner 
ou  que  nous  n'avons  pas  su  tirer  d'elle  tout  ce  qu'elle  nous  ap- 
portait. La  Revue  est  intéressée,  au  premier  chef,  dans  cette  ex- 
humation périodique  qui  pourrait  bien  aboutir,  à  une  résurrec- 
tion définitive.  C'est  ici  que  Sainte-Beuve  fit,  à  deux  reprises, 
vers  le  milieu  du  dernier  siècle,  une  tentative  mémorable  pour 
remettre  à  la  mode  l'auteur  de  Caliste  et  des  Lettres  Neuchâte- 
loises.  C'est  aussi  dans  ces  mêmes  colonnes  que  commença  de  se 
produire  un  nouvel  et  important  effort  qui  atteint  aujourd'hui  son 
entier  développement  et  que  je  crois  appelé  à  réaliser  son  objet. 

A  peine  entrevue  de  son  siècle,  elle  ne  réussit  jamais  à  se 
faire  jouer  et  trouvait  de  grandes  difficultés  à  se  faire  imprimer. 
Plusieurs  de  ses  ouvrages  n'ont  paru  qu'en  allemand  ;  d'autres 
sont  demeurés  en  manuscrit  et  ont  habité,  depuis  plus  de  cent 
ans,  des  tiroirs  de  commode  ou  d'armoire.  Jamais,  —  pardon  de 
ce  détail,  mais  c'est  la  pierre  de  touche,  —  elle  n'en  a  tiré  un  sou, 
pas  même  de  ceux  qui  ont  été  le  plus  connus.  Elle  tenta  la  for- 
tune des  concours  académiques,  mais  sans  rien  obtenir.  Pour- 
tant elle  jouissait  d'une  certaine  notoriété,  moitié  littéraire,  moi- 
tié mondaine.  On  savait  qu'il  y  avait  au  pied  du  Jura,  dans  un 


MADAME   DE    CHARRIÈRE.  799 

bourg  voisin  de  Neuchâtel,  une  femme  très  bien  née  et  de  beau- 
coup d'esprit  qui  parlait  et  écrivait  à  merveille.  Les  étrangers 
qui  traversaient  la  principauté  allaient  la  visiter  comme  une  des 
curiosités  du  pays  et  revenaient  enchantés  de  sa  conversation. 
Mais  ces  impressions  s'effaçaient  vite,  à  moins  qu'il  ne  s'ensuivît 
un  de  ces  commerces  de  lettres  qui  se  traînent  dans  la  langueur 
des  amitiés  à  distance.  Ses  premiers  romans  avaient  fait  un  cer- 
tain bruit  autour  d'elle,  un  bruit  qui  n'avait  rien  de  très  sympa- 
thique, caria  malignité  locale  avait  vu  des  allusions  personnelles 
dans  certains  traits  de  mœurs  et  dans  certaines  peintures  de  ca- 
ractères. Elle  se  défendit  comme  se  défendent  les  gens  d'esprit, 
en  donnant  de  nouveaux  griefs  à  ceux  qui  se  plaignaient  de  son 
humeur  satirique.   Si  bien  que  les  Neuchâtelois  ne  semblaient 
plus  bien  savoir  s'ils  devaient  la  dénoncer  ou  la  prôner,  en  être 
mécontens  ou  en  être   fiers.  Au  milieu  de  tout  cela,  elle  avait 
trouvé,  non  seulement  à  Lausanne  mais  à  Paris,  des  critiques 
Justes  et  même  favorables.  Caliste  était  passionnément  admirée 
de  quelques  femmes,   au  premier  rang  desquelles  était  M""*  de 
Staël,  mais  M""^  de  Charrière  repoussa  cette  admiration,  —  on 
verra  pourquoi,  —  avec  une  brusquerie  qui  alla  jusqu'à  la  vio- 
lence. Ce  qu'elle  écrivit  ensuite  plut  beaucoup   moins  ou    se 
perdit  dans  le  grand  tumulte  de  la  Révolution  et  des  temps  nou- 
veaux qui    commençaient.   Quand  elle    eut  disparu,    la    petite 
église,  dont  les  fidèles  ne  se  connaissaient  pas  entre  eux,  se  per- 
pétua. M"""  Guizot,  qui  signait  alors  Pauline  de  Meulan,  fit  pa- 
raître dans  le  Publiciste,  en  1809,  une  étude  où  elle  exaltait  non 
seulement  Caliste,  mais  les  Trois  Femmes  avec  cette  exagération 
qui  accompagne  toujours  les  véritables  enthousiasmes.  Ensuite, 
nouvelle  éclipse.  Mais,  de  1830  à  1840,  au  lendemain  de  la  mort 
de  Benjamin    Constant,  on   parla  beaucoup  de  lui  :    comment 
n'eût-on  pas  parlé  un  peu  de  celle  qui  avait  été  en  quelque  sorte 
son  éducatrice,  sa  marraine,  selon  l'expression  de  Sainte-Beuve? 
Il  trouvait  galant  et  discret  de  jeter  ce  mot  comme  un  voile  sur 
une  faute  qu'il  absolvait,  d'ailleurs,  sans  la  moindre  difficulté. 
Nous  nous  demanderons  tout  à  l'heure  s'il  ne  convient  pas  de 
réhabiliter  M"^  de  Charrière  d'une  indulgence  dont  elle  n'a  pas 
besoin.  Quoi  qu'il  en  soit,  Sainte-Beuve  donna  sur  il/'"*  de  Char- 
rière, puis  sur  Benjamin   Constant  et  .1/'"*  de  Charrière  deux 
articles  qui  parurent  le  13  mars  1839  et  le  15  avril  1844.  L'ana- 
lyse et  les  extraits  d(!s  Lettres  Neuchdteluises  faisaient  le  charme 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  premier;  des  citations  nombreuses  des  lettres  de  Benjamin 
Constant  prêtaient  au  second  un  agrément  très  vif.  Le  reste,  — 
ce  qui  est  personnel  à  l'écrivain,  —  est  moins  de  la  critique  que 
des  impressions  do  lecture.  Je  ne  sais  si  M""'  de  Charrière  eût 
aimé  ces  articles.  On  y  louait  la  netteté,  la  franchise,  la  droiture 
de  son  style  dans  un  style  qui  brillait  par  des  qualités  très 
difTérentes,  sinon  opposées  :  par  une  subtilité  un  peu  trouble, 
par  l'acuité  et  la  ténuité.  Mais  elle  y  était  devinée  avec  une  rare 
pénétration,  en  dépit  des  lacunes,  des  ignorances  et  des  erreurs, 
inévitables  dans  un  premier  voyage  à  la  découverte  d'une  àme. 
Ces  articles  produisirent  un  grand  effet,  et  c'est  à  ce  moment 
que  M""*  de  Charrière  toucha  de  plus  près  à  la  popularité. 
Dès  1833,  une  nouvelle  édition  des  Lettres  Neuchàteloises  avait 
paru  à  Neuchàtel,  précédée  d'une  préface  contenant  une  page 
inédite  de  l'écrivain.  En  18i5,  on  réimprimait  Caliste  avec  les 
Lettres  de  Lausanne  dont  elle  n'était,  primitivement,  qu'un  épi- 
sode et  qui,  à  présent,  lui  servent  d'introduction;  le  tout  en- 
cadré dans  les  deux  études  de  Sainte-Beuve  et  accompagné  d'un 
autre  article  où  M"""  Caroline  Olivier  comparait  Caliste  avec 
Manon  Lescaut  et  Leone  Leoni.  Les  lecteurs  de  la  Revue  qui  ont 
eu  récemment  sous  les  yeux  la  correspondance  de  Sainte-Beuve 
avec  Juste  Olivier,  mari  de  cette  dame,  n'ont  pas  besoin  qu'on 
leur  rappelle  les  attaches,  vaudoises  du  grand  critique.  Ce  sont 
ses  amis  de  Lausanne  qui  l'avaient  mis  sur  la  voie  d'admirer 
M"^  de  Charrière.  Son  principal  informateur  était  le  professeur 
Gaullieur,  fils  d'une  amie  intime  de  M"""  de  Charrière,  qu'elle 
avait  faite,  en  mourant,  dépositaire  de  ses  papiers.  Propriétaire, 
par  héritage,  des  manuscrits  de  l'auteur  de  Caliste,  Gaullieur  se 
rappelait  trop  la  vieille  définition  romaine  de  la  propriété  :jus 
îitcndi  et  ubutendi.  Il  était  d'une  génération  qui  commençait  à 
aimer  les  documens,  mais  n'avait  pas  encore  appris  à  les  respec- 
ter, et  qui  croyait  qu'un  bout  de  toilette  ne  messied  pas  à  la 
vérité.  C'est  pourquoi  Gaullieur  se  croyait  en  droit  d'  «  arran- 
ger »  M™°  de  Charrière.  Elle  eût  cruellement  souffert  de  ces  mu- 
tilations si  bien  intentionnées,  si  elle  avait  pu  les  prévoir,  car 
elle  tenait  non  seulement  à  sa  pensée,  mais  à  sa  phrase,  et  elle 
avait  raison  :  il  n'y  a  que  les  maladroits  qui  s'imaginent  qu'il  y  a 
deux  manières  de  dire  une  chose  (1).  Gaullieur  remaniait,  résu- 

(1)  Elle  n'avait  jamais  pardonné  à  Lally  Tollendal  d  avoir  retouché  un  de  ses 
ouvrages  pour  l'accommoder  à  la  oudeur  anglaise 


'       MADAME    DE    CH ARRIÈRE.  801 

mait,  transposait,  prêtait  à  M"""  de  Charrière  des  lettres  e'criles, 
en  réalité,  par  sa  propre  mère  et,  pour  rendre  vraisemblable 
cette  petite  supercherie,  la  faisait  aller  à  Berlin  où  elle  ne  mit 
jamais  les  pieds.  Aux  détails  vrais  qu'il  connaissait,  il  en  ajou- 
tait d'autres  cfu'il  trouvait  probables  et  traitait,  en  somme,  sa 
biographie  comme  un  roman  qu'il  s'agit  de  rendre  attrayant  en 
y  faisant  entrer  le  plus  d'élémens  curieux  qu'il  est  possible.  Il  est 
l'auteur  responsable  de  quelques-unes  des  erreurs  de  Sainte- 
Beuve,  notamment  de  celle  qui  fait  de  M"'  de  Charrière  une  ha- 
bituée du  salon  Necker  lors  de  son  séjour  à  Paris  en  1787. 

Certain  matin,  un  jeune  étudiant  feuilletait  des  volumes  à  la 
devanture  d'une  librairie  de  Neuchàtel.  Il  avait  en  main  un  des 
livres  de  M™'  de  Charrière  lorsqu'un  vieillard,  frappant  sur  son 
épaule,  lui  dit  :  «  Emportez  cet  ouvrage  et  lisez-le  :  il  vous  fera 
plaisir.  »  Ce  vieillard  s'appelait  César  d'Ivernois.  C"est  celui  que 
M"""  de  Charrière  nomme,  dans  sa  correspondance,  «  notre  pe- 
tit maire.  »  Il  avait  été  l'ami  sûr,  actif  et  dévoué  des  dernières 
heures.  Quant  à  l'étudiant,  son  nom  était  Charles  Berthoud  et 
ce  toile,  /e^e,  prononcé  si  à  propos,  eut  une  influence  décisive  sur 
sa  vie  littéraire.  Il  devint  un  des  fervens  de  la  châtelaine  du 
Pontet  et  se  donna  pour  mission  d'écrire  sa  biographie.  Avec  le 
zèle  de  Gaullieur,  il  avait  le  tact,  le  goût,  la  finesse  qui  avaient 
manqué  à  son  prédécesseur.  Mais  c'était  un  grand  et  difficile 
effort  que  d'évoquer,  autour  de  cette  figure  complexe  et  quelque 
peu  énigmatique,  tout  un  monde  disparu.  Que  le  temps  ou  les 
forces  lui  aient  manqué,  il  mourut  sans  avoir  accompli  sa  tâche 
et  la  légua,  en  quelque  sorte,  à  M.  Philippe  Godet. 

Le  présent  historien  de  M""'  de  Charrière  possédait,  lui,  toutes 
les  qualités  requises  pour  mener  à  bien  cette  tâche  :  la  patience, 
le  talent,  la  sagacité  ingénieuse  et  le  scrupule  infini  de  l'érudit, 
l'art  délicat  de  l'écrivain.  Aux  documens  amassés  par  Gaullieur 
et  Charles  Berthoud,  il  en  ajouta  une  quantité  d'autres  quil  alla 
chercher  partout.  A  l'intelligence  des  grands  courans  intellec- 
tuels qui  entraînaient  la  société  contemporaine  de  M"""  de  Char- 
rière, il  joignait  une  connaissance  intime,  innée,  héréditaire,  si 
j'ose  dire,  des  gens,  des  lieux  qui  avaient  été  les  témoins  de  cette 
existence  intéressante.  Dans  ce  bourg  de  Colombier  où  elle  a 
vécu  et  où  elle  repose,  pas  un  recoin  qui  ne  lui  soit  familier 
depuis  l'enfance.  Il  sait  sur  le  bout  du  doigt  l'histoire  des  fa- 
milles, celle  des  maisons  et  jusqu'à  celle  des  arbres.  Il  sait  les 

TOME    XXXIV.   —    1906.  '^l 


802  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heures  d'omljre  et  de  soleil  de  tel  banc  où  s'asseyait  M""'  de 
Charrièrc;i]  h  mesiird  du  regard  et  touché  du  doigt  la  planche 
quelle  avait  fait  adapter  à  la  fenêtre  de  sa  chambre  à  coucher 
pour  donner  aux  oiseaux  du  jardin  leur  déjeuner  matinal. 

Tous  les  biographes,  on  le  sait,  ont  un  faible  pour  leur  héros 
ou  leur  héroïne.  Ce  sentiment  a  pris,  chez  lui,  la  forme  d'une 
dévotion  chevaleresque,  quelque  peu  analogue  à  celle  qui  atta- 
chait Victor  Cousin  à  M""'  de  Longueville,  mais  avec  plus  de 
bonhomie  et  de  spontanéité.  M""  de  Charrière  nomme  quelque 
part  le  grand-père  de  M.  Godet  comme  un  de  ceux  qui  l'appré- 
ciaient et  la  défendaient  à  Neuchàtel.  Elle  eût  fait  du  petit-fils 
son  meilleur  ami  et  l'eût  choisi,  parmi  bien  d'autres,  comme 
son  biographe  et  son  champion  à  cause  de  ses  qualités  d'homme 
et  d'écrivain,  celles-là,  précisément,  qu'elle  prisait  le  plus  haut. 

Donc,  —  pour  employer  le  mot  de  la  pauvre  Caliste  dans  un 
sens  tout  différent,  —  «  c'est  fait,  »  l'œuvre  est  accomplie.  Ce 
monde  disparu  dont  je  parlais,  il  est  vivant  pour  M.  Godet  et 
pour  ceux  qui  le  lisent.  Des  centaines  de  petites  figures,  que 
personne,  sans  lui,  n'aurait  songé  à  évoquer  jusqu'au  Jugement 
dernier,  se  réveillent  et  s'animent,  posent  devant  nous  un  mo- 
ment dans  l'attitude  qui  les  caractérise,  avec  l'intonation,  le 
geste  fugitif  qui  marque  leur  individualité  et,  après  avoir  dit 
leur  mot,  parfois  livré  leur  secret,  se  perdent  dans  la'foule.  Plus 
d'un  nous  attache  et  nous  retient.  Tels  d'Hermenche,  le  Vau- 
dois  qui  exagère  la  légèreté  française  ;  Boswell,  l'Ecossais  fat  et 
pédant  qui  réclame  une  déclaration  d'amour  et  donne  en  retour 
une  leçon  de  morale  ;  Du  Peyrou,  l'ami  et  le  confident  de  Rous 
seau,  qui  a  autant  de  manies  que  de  vertus  ;  Georges  de  Mont- 
moliii,  le  jeune  oflicior  suisse  dont  le  10  Août  vint  clore  tragi- 
quement la  douce  idylle  et  qui  s'enveloppa  pour  mourir  dans  les 
plis  de  son  drapeau;  la  comtesse  Denhof,  la  maîtresse  légitime 
de  Frédéric-Guillaume  II,  pauvre  petite  femme  qui  se  fourvoie 
dans  la  politique  et  qui  s'y  brise,  mais  à  qui  je  ne  puis  m'em- 
pêcher  de  savoir  quelque  gré  d'avoir,  en  pleine  féodalité  exas- 
pérée et  u  la  veille  du  Manifeste  de  Brunswick,  conspiré  on 
faveur  de  la  France  et  de  la  Révolution;  les  Iluber  et  l'Anglais 
Forster,  le  plus  honnête,  le  plus  naïf,  le  plus  inconscient  des 
groupes  humains  qui  aient  jamais  pu  être  observés  depuis  qu'il  y 
a  des  ménages  à  trois;  enfin,  Chaillet,  ce  bourru,  ce  baroque,  cet 
étonnant   Chaillet,    prédicateur  éloquent,   critique    original    et 


MADAME    DE    CHARRIÈRE.  803 

hardi,  qui  fuf  l'ami  de  Mercier,  l'admirateur  de  Flestif  et  qui, 
en  même  temps,  se  disait  et  n'avait  pas  tort  de  se  dire  «  le  ser- 
viteur de  Jésus-Christ.  »  On  s'oublierait  volontiers  auprès  de  ces 
personnages  de  second  plan  qui  figureraient  parfaitement  au 
premier.  On  s'attarderait  dans  ces  chapitres  d'un  intérêt  tout 
spécial  qui  nous  présentent  le  défilé  des  prétendans  de  M"*  de 
Zuylen  —  les  lecteurs  de  la  Revue  en  ont  eu  la  primeur  (1)  — 
ou  l'histoire  de  la  bataille  des  éditeurs  de  Genève  et  de  Neuchà- 
tel  autour  du  manuscrit  des  Confessions,  ou  le  curieux  tableau 
de  l'émigration  àNeuchàtel,  une  page  à  ajouter  aux  belles  études 
de  M.  Ernest  Daudet.  Mais  je  ne  me  reconnais  pas  le  droit  de 
céder  ici  à  ces  fantaisies,  à  ces  attractions  bilatérales.  Je  ne  dois 
point  m'éloigner  de  celle  qui  fait  le  principal  objet  du  livre  et 
l'unique  objet  de  cet  article.  En  deux  mots,  je  dirai  le  double, 
lïmmense  service  que  lui  a  rendu  M.  Godet.  D'abord  il  a  exhumé 
toute  cette  partie  de  son  œuvre  (partie  considérable!)  qui  était 
ou  caduque  ou  complètement  inconnue.  Puis  il  nous  a  montré 
en  pleine  lumière,  sous  tous  ses  aspects  et  à  tous  les  momens  de 
sa  vie,  l'âme  que  Sainte-Beuve  nous  avait  fait  entrevoir  ;  il  a 
dégagé  la  femme  de  l'auteur.  Or,  la  femme,  c'est  ce  aui  vaut  le 
plus  dans  les  ouvrages  de  l'auteur. 

II 

Faisons  d'abord  justice  à  ces  ouvrages  et  dressons,  avec 
M.  Godet  et  d'après  lui,  son  bilan  littéraire. 

J'élimine  ses  opéras,  qui  ne  me  concernent  pas  et  que  je  n'ai 
aucun  moyen  de  juger.  Ce  fut  une  des  nombreuses  erreurs  où  la 
jeta  sa  fièvre  d'activité  et  d'émotion  :  elle  se  crut  compositeur 
comme  elle  se  crut  peintre,  poète,  auteur  dramatique  et  publi- 
ciste.  Ces  ambitions  ne  sont  pas  toutes  aussi  ridicules  les  unes  que 
les  autres.  De  cette  vocation  musicale,  sur  laquelle  on  ne  nous 
laisse  aucune  illusion,  il  ne  faut  retenir  que  certains  traits  de 
caractère  qui  serviront  à  son  portrait  moral  :  persévérance  enragée 
dans  la  poursuite  de  l'inaccessible  et  naïf  optimisme  quand  elle 
se  juge.  «  C'est  très  joli!  »  écrit-elle  sans  hésitation  et  sans  le 
plus  léger  déploiement  de  fausse  modestie.  Chansons,  romances, 
opéras   (l'un   de  ceux-ci    alla  vainement  frapper  à  la  porte  de 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  juin  1891.  Une  jeune  fille  au  XVIII*  siècle. 


soi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rOpéra-Comiqiie),  tout  a  péri,  sauf  quelques  pages,  et  le  peu  qui 
subsiste  ôte  le  regret  du  reste. 

M.  Godet,  qui  fut  poète  dans  sa  jeunesse  et  l'est  encore 
quand  il  lui  plaît,  est  presque  aussi  dédaigneux  pour  les  vers  de 
M"'"  de  Gharrière  que  pour  sa  musique.  Sainte-Beuve  est  plus 
indulgent,  quoique  poète  lui-même  et  d'une  tout  autre  école, 
car  vraiment  il  y  a  loin  des  Rayons  jaunes  au  Barbet.  Pour  moi, 
je  n'entends  rien  à  ces  choses;  pourtant  il  me  paraît  que  la  pièce 
mise  en  tète  de  la  seconde  édition  des  Lettres  Neuchâteloises  est 
jolie  et  spirituelle  ;  mais,  peut-être,  est-ce  un  crime  pour  les  vers 
que  d  être  spirituels.  Je  viens  de  nommer  le  Barbet,  cette  petite 
fable  qui  fut  son  adieu  au  bonheur.  Ceux  qui  la  liront  trouve- 
ront, je  pense,  comme  moi  qu'elle  y  attrape  presque  la  bonhomie 
maligne,  le  tour  élégant  et  libre,  la  sensibilité  voilée  et  discrète 
du  fabuliste  qui  lui  était  cher.  Aujourd'hui  que  l'on  grossit  tout 
par  des  mots  et  qu'on  prend  des  airs  tragiques  à  propos  de  rien, 
comprendra- t-on  cette  façon  d'exprimer  une  émotion  profonde  en 
l'atténuant  d'un  sourire?  Et  la  vengeance  de  la  femme  abandouni  e 
n'y  perd  rien.  Quand  on  lit  cette  fable  pour  la  première  fois,  on  la 
trouve  mélancolique,  humble  et  charmante;  à  la  seconde  lecture, 
amère,  féroce,  impitoyable,  et  c'est  ce  qu'elle  voulait  être. 

La  politique  eut  son  neure  dans  l'existence  de  M""*  de  Ghar- 
rière. Jusqu'à  son  séjour  à  Paris,  en  1787,  elle  ne  paraît  pas  s'en 
être  beaucoup  souciée.  Mais,  au  début  de  la  Révolution  fran-^ 
çaise,  elle  éprouva  le  hesoin  de  dire  son  mot.  De  là  les  Observa- 
tions et  Conjectures^  etc.,  qui  formèrent  une  quinzaine  de  fasci- 
cules, publiés,  pour  la  plupart,  par  les  soins  de  Du  Peyrou  chez 
son  protégé  Fauche,  le  libraire  de  Neuchàtel.  Une  de  ces  feuilles 
alla  à  Paris  et  valut  au  pauvre  diable  qui  la  vendit  les  honneurs 
de  la  Bastille.  La  première  traitait  des  afTaires  de  Hollande  oîi  le 
stathoudérat  essayait  de  se  transformer  en  royauté  tandis  que  le 
parti  populaire  voulait  une  république  pour  de  bon.  A  ce  sujet, 
il  est  à  propos  de  remarquer  qu'elle  n'échappa  jamais  à  sa  natio- 
nalité primitive.  Elle  se  croyait  cosmopolite  et  était  restée  Hol- 
landaise. Deux  autres  fascicules,  Bien  Né  ei  Aiglonette  et  Insi- 
nuanle,  sont,  sous  la  forme  de  contes,  des  conseils  adressés  à 
Louis  XVI  et  à  Marie-Antoinette.  Ces  conseils  ne  semblent  être 
jamais  parvenus  à  leurs  destinataires.  S'ils  avaient  été  lus,  ils 
n'auraient  pas  été  suivis  et,  s'ils  eussent  été  suivis,  ne  les 
auraient  pas  sauves.  Une  des  feuilles,  qui  traite  de  la  question 


MADAME    DE    CHARRIÈRE.  803 

religieuse,  est  censée  émaner  d'un  évoque.  Il  veut  que  l'Eglise 
remette  ses  biens  ^ux  pauvres;  il  ne  semble  pas  s'apercevoir  que 
c'est  précisément  le  bien  des  pauvres  et  que  les  pauvres  le  perdent 
le  jour  où  l'Église  s'en  dessaisit.  D'ailleurs,  de  quoi  vivra  le 
clergé  ?  S'il  cesse  d'être  propriétaire,  il  faut  qu'il  devienne  fonc- 
tionnaire ou  mendiant. 

Lorsqu'elle  était  encore  jeune  tille,  elle  avait  composé  un  petit 
conte  à  la  Voltaire,  intitulé  le  Noble,  qui  est  fort  spiritin^^  encore 
qu'un  peu  complaisamment  écrit  et  excessivement  chargé  d'iro- 
nie. Elle  y  cinglait  les  vices  et  les  ridicules  de  la  noblesse  avec 
une  cruauté  qui,  peut-être,  avait  surtout  pour  but  de  scandaliser 
les  hobereaux  d'Utrecht  et  le  beau  monde  de  La  Haye.  En 
même  temps  elle  s'avouait  fort  aise  de  sentir  dans  ses  veines  le 
vieux  sang  des  Tuyll  de  Zuylen.  A  la  veille  de  la  Révolution 
elle  se  retrouvait  avec  la  môme  contradiction  :  anti-aristocrate, 
mais  non  démocrate,  comme  elle  se  définissait  elle-même  un  peu 
plus  tard.  Derrière  le  Tiers-État  qui,  selon  Sieyès,  devait  être 
lout,  mais  qui  ne  représentait  pour  elle  que  la  seule  bourgeoisie, 
elle  voyait  monter  la  marée  des  revendications  sans  fin.  Les 
crimes  des  Jacobins  lui  firent  horreur  ;  mais  quand  elle  vit  de 
près  les  enfantillages,  les  commérages,  l'incurable  légèreté  des 
émigrés,  tout  en  aidant  son  ami  Du  Peyrou  à  les  secourir  et  à 
les  protéger,  tout  en  faisant  ses  amis  intimes  de  quelques-uns 
d'entre  eux,  elle  se  confirma  dans  l'idée  que  les  hautes  classes 
avaient  vécu  et  même  vécu  un  jour  de  plus  que  leur  temps. 
Après  le  9  Thermidor,  elle  ne  voulut  pas  se  faire  néo-girondine 
avec  son  ami  Benjamin  Constant,  croire  à  une  république  rai- 
sonnable et  modérée.  Que  demandait-elle?  Un  despote  qui  remît 
tout  en  ordre  et  en  place.  Il  vint  et  elle  ne  le  reconnut  pas. 

Telle  fut  la  politique  de  M"""  de  Charrière,  politique  pure- 
ment négative  mais  non  dénuée  de  quelque  sens  critique.  Il 
faut  la  joindre  à  la  liste  déjà  longue  des  témoins  étrangers  qui 
assistèrent,  de  loin,  à  la  Révolution  et  la  jugèrent  avec  plus  ou 
moins  de  sagacité  et  de  justice  (1). 

M""'  de  Charrière  est  l'auteur  de  trois  petits  écrits  relatifs  à 
Jean-Jacques  Rousseau  et  qui  forment  un  groupe  à  part  dans 

(1)  Si  l'on  veut  être  complet,  on  ajoutera  aux  autres  écrits  politiques  de 
M""  de  Charrière  les  Dix  lettres  trouvées  dans  la  neige,  composées  à  la  requête 
d'un  ami  pour  calmer  l'effervescence  qui,  en  l"9i,  se  manifestait  au  Locle  et  à  la 
Chaux-de-Fonds.  Ces  lettres,  on  le  conçoit,  n'ont  qu'un  intérêt  purement  local. 


806 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


son  œuvre.  Ils  sont  à  peu  près  du  même  temps.  Le  premier  est 
une  Défense  de  Thérèse  Levasseur  qu'elle  entreprit,  à  ce  qu'il 
semble,  sans  grande  conviction,  pour  faire  plaisir  à  son  vieil 
ami  Du  Peyrou  et,  aussi,  pour  contredire  M"*  de  Staël  qu'elle 
avait  déjà  en  grippe  longtemps  avant  leur  première  rencontre 
et,  par  conséquent,  bien  avant  leur  rivalité  au  sujet  de  Benja- 
min Constant.  Une  seconde  circonstance  l'amena  à  prendre  la 
plume  dans  la  polémique  qui  s'engagea  à  propos  des  deux  édi- 
tions rivales  des  Confessions,  parues  presque  simultanément  à 
Genève  et  à  Neuchâtel.  Le  grand  écrivain  avait  exprimé  le  désir 
que  la  seconde  partie  de  son  autobiographie  ne  vît  le  jour  qu'au 
commencement  du  xix^  siècle.  Mais  le  détenteur  du  manuscrit 
ne  respecta  point  ce  désir  et,  en  1788,  paraissait,  à  Genève, 
ime  édition  tronquée.  Les  éditeurs  avaient  omis,  disaient-ils, 
certains  passages  contenant  «  de  plates  et  grossières  injures  qui 
ne  pouvaient  que  faire  du  tort  à  leur  bilieux  auteur.  »  C'est  alors 
que  Du  Peyrou,  possesseur  d'une  copie  authentique,  publia,  à 
Neuchâtel,  le  texte  intégral.  On  l'accusait davoir  cédé  à  un  motif 
d'intérêt,  accusation  contre  laquelle  sa  haute  probité  et  son  im- 
mense fortune  eussent  amplement  suffi  à  le  défendre.  Il  voulut 
s'expliquer  et  le  fit  avec  une  gaucherie  extrême.  M"'  de  Char- 
rière  rédigea  alors  un  Éclaircissement  qui  replaça  les  gens  et 
les  faits  sous  leur  jour  véritable  dans  quelque  phrases  claires, 
agréables,  bien  tournées  et  d'une  jolie  impertinence. 

Enfin  elle  concourut,  comme  M"^  de  Staël,  pour  l'Eloge  de 
Rousseau,  proposé  par  lAcadémie  française  et,  pas  plus  que 
M""*  de  Staël,  n'obtint  le  prix.  Son  discours  se  composait  d'une 
soixantaine  de  pages  dont  quelques-unes  sont  remarquables. 
Rousseau,  dit-elle,  a  été  le  bienfaiteur  des  hommes  parce  qu'il 
leur  a  appris  à  rêver.  Musicien  médiocre  dans  ses  opéras,  mais 
musicien  incomparable  dans  son  style,  il  a  fait  voir  toute  la  ma- 
jestueuse et  douce  harmonie  dont  les  mots  sont  capables.  Ce 
sont  là  des  vues  justes  et  brillantes,  mais  partielles.  Ne  voyant 
que  des  fragmens  de  Jean-Jacques,  elle  ne  peut  nous  le  montrer 
tout  entier,  soit  que  la  nature  de  son  esprit  ne  lui  permette  pas 
d'embrasser  à  la  fois  toutes  les  parties  d'un  sujet,  soit  qu  elle  ne 
soit  pas  en  complète  sympathie  avec  son  héros,  ou  pour  ces 
deux  raisons  ensemble. 

Je  passerai  légèrement  sur  les  comédies  de  M""  de  Charrière. 
Aucune  ne  fut  jouée  si  ce  n'est  chez  elle;  aucune  ne  fut  impri- 


MADAME    DE    CHARRIÈRE.  807 

mée,  si  ce  n'est  sous  la  forme  d'une  traduction  allemande.  Trois 
de  ses  comédies,  l'Extravagant,  le  Mariage  rompu,  r Enfant 
gâté,  sont  écrites  en  vers.  La  dernière  fut  présentée  aux  comé- 
diens du  Théâtre-Français  et  rejetée  par  eux.  Cette  condam- 
nation ne  serait  pas  sans  appel,  mais  M.  Godet  qui  a  lu  ces 
manuscrits  et  dont  l'appréciation,  en  bien  comme  en  mal,  est  tou- 
jours motivée,  nous  en  rend  un  compte  peu  favorable.  Les  comé- 
dies en  prose  paraissent  un  peu  meilleures,  surtout  VÉmigré  et 
ï Inconsolable  qui  sont  un  tableau  des  mœurs  de  l'émigration.  Il 
y  a,  notamment,  des  conversations  piquantes  dans  l'Émigré.  Mais 
une  conversation  n'est  pas  une  scène,  et  cinquante  pages  de 
dialogue,  fussent-elles  semées  de  mots* spirituels,  ne  consti- 
tuent pas  une  pièce  de  théâtre  ;  il  y  faut  une  action  qui  marche 
et  qui  justifie  le  développement  des  caractères.  Pour  réussir,  la 
plus  humble  farce  et  la  plus  belle  tragédie  doivent  observer  cette 
loi.  C'est  de  quoi  M""*  de  Charrière  semble  ne  s'être  jamais 
avisée.  Sauf  erreur  et  autant  que  je  puis  en  juger  par  les  extraits 
que  nous  ofïre  M.  Godet,  le  style  de  ses  comédies  est  un  peu  plus 
apprêté,  a  des  allures  moins  aisées  que  celui  de  ses  lettres  et  de 
ses  romans.  Or  c'est  le  style  qui  fait  le  grand  charme,  l'origina- 
lité distinctive  de  M™^  de  Charrière.  Nous  la  trouvons  véritable- 
ment là  où  sa  phrase  se  calque  sur  sa  pensée,  traduit  sans  efîort 
son  émotion,  c"est-à-dire  dans  ses  lettres  et  dans  ses  romans 
qui,  d'ailleurs,  sont  encore  des  lettres. 

Ces  romans  ou,  comme  elle  disait,  ces  anecdotes  forment,  à 
ce  qu'il  me  paraît,  deux  séries  qui  se  distinguent  nettement 
l'une  de  l'autre  et  par  la  date  et  par  le  caractère.  Le  groupe  des 
romans  romanesques,  écrits  de  1784  à  4786,  comprend  les  Lettres 
Neuchâteloises,  Mistress  Eenley,  les  Lettres  de  Lausanne  et  la 
suite  de  ces  lettres  qui  est  Caliste.  Les  romans  de  la  seconde 
série  ont  été  composés  de  1792  à  1802,  mais  on  doit  y  rattacher 
les  deux  petits  apologues  politiques.  Bien  Né  et  Aiglonette  et 
Insinuante,  dont  j'ai  déjà  dit  un  mot,  ainsi  que  le  Noble,  cette 
satire  sociale  où  elle  avait  jeté  ses  malices  de  jeune  fille  éman- 
cipée. Dans  la  première  série,  elle  conte  pour  conter;  dans  la 
seconde,  elle  conte  pour  prouver  quelque  chose.  Tout  de  même 
on  sent  qu'il  y  avait  déjà  des  intentions  philosophiques  dans  ses 
premiers  récits  ;  les  derniers  gardent,  çà  et  là,  quelque  chose  des 
grâces  narratives  et  des  facultés  d'analyse  dont  étaient  pleins 
leurs  devanciers. 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M"""  de  Charrière  ne  nous  cache  pas  le  nom  de  ses  maîtres  : 
ils  s'appellent  M""*  de  La  Fayette,  Marivaux,  et  l'abbé  Prévost.  Il 
lui  eût  été  difficile  d'en  choisir  de  meilleurs,  à  moins  de  passer 
la  Manche  et  d'évoquer,  avec  Diderot,  rimmorlelle  Clarisse.  Dans 
une  lettre  adressée  à  un  de  ses  amis  de  Hollande  qui  l'avait 
interrogée  sur  ses  ouvrages  (1),  elle  indique  l'impression  pro- 
duite en  elle  par  un  roman  hollandais,  Sarah  Burgerhart.  C'est 
làqu'elle  avait  vu  combien  une  aventure  romanesque  gagne  à  être 
placée  dans  un  cadre  vrai,  exactement  défini  et  détaillé  avec 
précision.  Placer  une  sœur  de  la  princesse  de  Clèves,  ou  de  Ma- 
rianne, ou  de  Manon  dans  un  décor  peint  par  Melzu,  Terburg, 
Miéris  ou  Gérard  Dov  n'est,  certes,  pas  un  plan  à  mépriser.  Mais 
la-t-elle  suivi  ?  Seulement  dans  la  première  partie  des  Lettres  de 
Lausanne  où  cette  vérité  locale  n'encadre,  malheureusement,  que 
des  ligures  d'un  médiocre  intérêt,  et  dans  les  Lettres  Neuchàte- 
loises  où  il  arrive  quelquefois  à  l'accessoire  de  venir  sur  le  pre- 
mier plan  et  de  déborder  du  cadre.  Partout  ailleurs,  le  lieu  de 
la  scène  est  vague,  banal,  quelconque  comme  la  place  où  se 
déroule  la  tragédie  antique,  comme  la  forêt  où  tout  le  monde  se 
rencontre  dans  les  romans  de  chevalerie.  C'est  grand  dommage. 
Ah  !  si  elle  avait  passé  seulement  huit  jours  à  Bath,  lors  de  son 
voyage  en  Angleterre,  quel  joli  fond  de  toile  elle  eût  pu  donner 
à  Caliste!  Mais  elle  ne  possède  pas  ce  don  de  voir,  dans  tous  ses 
détails  et  sous  tous  ses  aspects,  un  lieu  imaginaire,  de  le  peu- 
pler, de  le  meubler,  de  l'animer  et  de  faire  partager  à  d'autres 
lillusion  après  se  l'être  donnée  à  soi-même. 

Est-elle  plus  inventive  en  ce  qui  touche  les  caractères  ?  Ellb 
s'est  défendue  spirituellement  d'avoir,  dans  les  Lettres  Neiic/id- 
teloises,  visé  tel  ou  tel.  Elle  dit,  dans  cette  lettre  au  Hollandais 
dont  il  a  été  question  plus  haut:  «  Lorsqu'on  représente  un 
troupeau  de  moutons,  chaque  mouton  croit  reconnaître  son 
portrait  ou,  du  moins,  celui  de  son  voisin.  »  Cela  est  plaisant, 
mais  les  moutons,  pardon  !  les  Neucliàtelois  n'en  furent  pas  per- 
suadés et  ils  n'avaient  pas  tout  à  fait  tort  puisque  M.  Godet  a 
retrouvé  et  nous  désigne,  un  à  un,  la  plupart  des  originaux  qui 
ont  posé  devant  l'écrivain.  En  poignant   M"''  de  la  Prise,  elle 

(1)  Cette  lettre,  dont  on  connaissait  déjà  quelques  fraj^mens  publiés  dans  la 
Préface  de  l'édition  des  Lettres  Neuc/id/eloises  de  1833,  a  été  retrouvée  par 
M.  Godet  depuis  l'apparition  de  son  livre  et  a  été  donnée  au  public  dans  le  Journal 
de  Genève  du  14  mai  1906. 


MADAME    DE    CITARRIÈRE.  809 

pensait  à  M"^  de  Mézerac.  Ce  caustique  Neucliûtelois  qui  fait 
aux  étrangers  les  honneurs  de  sa  ville  et  de  ses  compatriotes  en 
se  moquant  de  l'une  et  des  autres,  est  M.  de  Marval.  Une  jeune 
fille  du  canton  de  Yaiid  a  prêté  à  Cécile  [Lettrefi  de  Lausanne) 
ce  commencement  de  goitre  et  cette  transpiration  facile  qui 
donne  de  la  transparence  à  son  teint  :  deux  détails  naturalistes 
qui  affligeaient  Paul  de  Molènes  et  je  suis  bien  de  son  avis! 
Dans  Joséphine  [Trois  Femmes),  la  femme  de  chambre  qui  a  de 
si  vilaines  mœurs  et  de  si  beaux  sentimens,  nous  reconnaîtrions, 
sans  avoir  besoin  d'être  aidés,  cette  étonnante  Henriette  Mona- 
chon,  la  femme  de  chambre  de  M"**  de  Charrière  dont  les  aven- 
tures galantes  mirent  plusieurs  fois  le  trouble  dans  la  maison  et 
que  sa  maîtresse  soutint,  avec  un  si  absurde  don-quichottisme, 
contre  les  autorités  civiles  et  religieuses  et  contre  ses  propres 
amis.  Le  ménage  Henley,  le  mari  philosophe  et  la  femme  qui 
veut  des  émotions,  c'est  le  ménage  Charrière  en  personne.  M"*  de 
Charrière  se  retrouve  dans  la  mère  de  Cécile  qui  met  tant  de 
finesse  à  faire  des  gaffes  et  tant  d'esprit  à  dire  des  sottises.  Et 
c'est  encore  Caliste  elle-même,  malgré  la  différence  des  situa- 
tions, car  pourquoi  aurait-elle  «  tant  pleuré  »  en  décrivant  l'amer- 
tume, le  déchirement  de  la  femnie  trahie  si  elle  ne  s'était  sou- 
venue de  ce  qu'elle  venait  de  souffrir  elle-même  pendant  les 
journées  solitaires  et  désespérées  de  sa  retraite  à  Chexbres  ? 
Enfin,  M"®  de  Charrière  reparaîtra  encore  sous  la  forme  d'un 
de  ces  abbés  fantastiques  dont  elle  a  le  secret  dans  les  Lettres 
d'Emigrés,  où,  du  reste,  elle  a  jeté  toutes  crues  et  sans  le 
moindre  déguisement  les  personnes  qui  composent  sa  société 
intime,  à  commencer  par  Suzanne  Moula  et  Benjamin  Constant. 
En  deux  de  ces  circonstances,  cependant,  elle  a  fait  œuvre 
de  romancier;  elle  s'est  approprié,  elle  a  marqué  de  son  origi- 
nalité deux  de  ces  types  qu'elle  avait  empruntés  à  la  réalité 
vivante.  C'est  lorsqu'elle  a  peint  Marianne  de  la  Prise,  l'héroïne 
des  Lettres  Neuchdteloises,  et  Caliste,  dont  la  touchante  histoire 
remplit  la  seconde  moitié  des  Lettres  de  Lausanne.  J'ai  peur  de 
p/éférer  la  première  à  la  seconde,  mais  je  me  hâte  de  prévenir 
le  lecteur  que  j'ai  contre  moi  M"'*  de  Staël,  Sainte-Beuve  et,  je 
crois,  à  peu  près  tout  le  monde.  D'ailleurs,  on  fera  bien  de  se 
méfier  d'un  homme  qui,  en  pleine  floraison  du  roman  psycho- 
logique, regrette  cet  art  d'autrefois,  ces  romans  concentrés  où 
un  mot,  un  geste,  un  regard  montraient  toute  une  ame  jusqu'au 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fond  comme  à  la  lueur  des  éclairs.  Je  ne  connais  pas  dix  scènes, 
en  littérature,  que  je  voulusse  mettre  au-dessus  ou  même  à  côté 
de  celle  qui  nous  introduit  dans  [intérieur  des  La  Prise,  au  fau- 
bourg de  Neuchâtel.  Avec  la  liberté  des  mœurs  locales,  Ma- 
rianne a  ramené  chez  ses  parens  deux  jeunes  gens  qui  l'ont 
escortée.  On  les  accueille  ;  la  conversation  s'engage.  Il  est  ques- 
tion d'une  jeune  fille  qui,  étant  elle-même  sans  fortune  et  aimant 
un  jeune  homme  pau\Te,  s'est  laissé  marier  à  un  homme  qu'elle 
n'aime  point,  mais  qui  est  riche.  «  Que  pouvait-elle  faire?» 
demande  iM"'°  de  La  Prise.  «  Mendier  avec  l'autre,  »  murmure 
Marianne  à  demi-voix.  Son  père  l'embrasse  pour  ce  mot  et  je 
souhaiterais  d'en  faire  autant.  Ce  mendier  avec  l'autre,  entendu 
à  vingt  ans,  pourrait  décider  de  toute  une  vie  :  il  illumine  tout 
le  roman.  Marianne  est  une  vraie  jeune  fille  :  courageuse  et  fine, 
chaste  et  passionnée.  La  façon  dont  elle  s'y  prend  pour  faire 
réparer  et  expier  une  faute  commise  par  celui  qu'elle  aime  sans 
lui  ôter  l'espoir  est  un  mélange  admirable  de  tact,  de  bonté,  de 
raison  et  d'amour  et,  à  mon  sens,  c'est  la  meilleure  inspiration 
de  M"'  de  Charrière. 

Marianne  n'est  qu'une  esquisse,  je  le  veux,  tandis  que  Caliste 
est  profondément  étudiée  et  analysée.  Mais  c'est  précisément 
cette  minutieuse  analyse  qui  appelle  des  objections  et  éveille 
la  critique.  D'abord,  l'impardonnable  stupidité  du  héros  ne 
fait-elle  pas  quelque  tort  à  l'héroïne?  Si  nous  rencontrions,  à 
Wiesbaden  ou  à  Trouville,  une  ancienne  femme  entretenue  qui 
entourerait  de  ses  plus  tendres  prévenances  un  sot  de  cette  di- 
mension, avec  l'intention  visible,  avouée  de  se  faire  épouser,  que 
penserions-nous  d'elle?  Que  c'est  une  intrigante.  Certes,  Caliste 
n'est  pas  une  intrigante;  mais,  tout  de  même,  elle  place  la  consi- 
dération sociale  avant  le  bonheur,  puisqu'il  lui  faut  absolument 
être  la  femme  de  quelqu'un.  Il  y  a  un  moment  où  elle  est  à  la 
fois  bien  séduisante  et  bien  touchante  et  où  je  suis  tout  à  fait  son 
ami.  Lorsque  le  père  de  l'homme  qu'elle  aime  a  refusé  d'ap- 
prouver leur  union,  elle  se  soumet.  Va-t-elle,  alors,  devenir  sa 
maîtresse?  Elle  s'offre  et  se  reprend.  Non,  elle  ne  se  donnera 
pas,  car  ce  serait  déchoir  une  seconde  fois  et  perdre  l'estime  à 
laquelle  elle  tient  le  plus.  Mais  ne  peut-elle  espérer  de  le  retenir 
auprès  d'elle  par  le  seul  prestige  de  lamour  en  l'enivrant  d'in- 
nocentes caresses?  C'est  là  une  des  chimères  de  la  femme  et, 
par  cette  chimère,  elle  vaut  mieux  que  nous.   Je  ne  comprends 


'       MADAME    DE    CHARRIÈRE.  811 

plus  Caliste  lorsque,  ne  voulant  pas  être  la  maîtresse  de  ce 
jeune  homme  et  ne  pouvant  être  sa  femme,  elle  accepte,  d'em- 
blée, un  mari  inconnu  qui  lui  tombe  du  Norfolkshire. 

Pourquoi  se  marie-t-elle  ?  Cette  question  fut  soulevée  un  soir 
dans  un  dîner  où  M""^  de  Staël  louait  avec  enthousiasme  l'œuvre 
de  M""^  de  Charrière.  Chambrier  d'Oleyres,  le  fin  diplomate,  était 
présent  à  la  conversation  et  l'a  racontée  dans  une  lettre.  M"*  de 
Staël,  qui,  je  crois,  n'est  jamais  restée  court,  répondit  vivement 
que  ce  qui  donne  de  la  vérité  à  un  roman,  c'est  qu'on  y  voit  le 
héros  et  l'héroïne  faire,  comme  nous,  des  choses  qui  n'ont  pas  le 
sens  commun.  Car  quel  droit  aurait  la  fiction  d'être  plus  logique 
que  la  vie?  Ces  explications-là  sont  toujours  acceptées  dans  un 
dîner,  mais  je  ne  sais  si  la  critique  s'en  accommoderait.  Pour 
moi,  je  ne  puis  m'empêcher  de  retirer  ma  sympathie  à  Caliste 
lorsque  je  là  vois  mariée  sans  amour  et  en  dépit  de  l'amour.  Je 
me  dis  :  «  C'est  donc  un  état  civil  qu'elle  voulait  !  »  Elle  est 
obligée  de  mourir  pour  me  prouver  la  sincérité  de  son  amour 
et,  malheureusement,  je  ne  crois  pas  à  ces  morts-là. 

On  lit  ces  mots  écrits  par  Benjamin  Constant  sur  un  des 
livres  de  M""^  de  Charrière  :  «  De  l'esprit,  de  la  sensibilité  et  des 
fautes  de  goût.  »  L'éloge  est  mérité;  le  blâme  l'est  aussi.  Hélas! 
oui,  il  y  a  des  fautes  de  goût  dans  les  meilleurs  ouvrages  de 
M"^  de  Charrière.  J'en  ai  déjà  cité  une  ou  deux  et  je  pourrais 
multiplier  les  exemples.  Je  n'en  signalerai  qu'un.  On  trouvera, 
dans  Caliste,  un  contrat  de  mariage  et  trois  testamens  avec  des 
codicilles.  Dans  les  Lettres  de  Lausanne,  la  mère  de  Cécile,  non 
contente  de  nous  faire  connaître  la  petite  dot  de  sa  fille,  croit 
devoir  nous  raconter  l'origine  et  l'histoire  de  toutes  les  sommes 
qui  la  composent  et  nous  régale  d'une  comparaison  entre  la 
valeur  de  la  livre  de  France  et  du  franc  suisse.  Qui  aurait  cru 
qu'une  femme  qui  tenait  si  peu  et  si  mal  ses  comptes  se  plairait 
tant  à  aligner  des  chiffres  dans  ses  romans  ! 

Elle  y  jette,  comme  elle  l'avoue  elle-même,  ce  qui  lui  vient 
à  l'esprit.  Elle  ne  choisit  pas  ses  épisodes.  Il  en  est  de  charmans  ; 
il  en  est  aussi  de  puérils,  d'inutiles  ou  même  d'absurdes.  Elle 
n'en  sait  rien.  Lorsqu'elle  a  composé  Bien  Ne,  elle  le  lit  à  ses 
amis  et  attend,  le  cœur  battant,  qu'on  lui  dise  «  si  c'est  sublime 
ou  plat.  »  Or,  Bien  Né  n'est  ni  l'un  ni  l'autre.  Elle  n'est  pas 
tous  les  jours  d'humeur  à  profiter  des  corrections  d'autrui  et 
ne  peut  se  corriger,  étant  de  ces  auteurs  qui,  —  comme  Méri- 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mée  l'a  dit  de  Sîendhal,  —  ajoutent  des  fautes  en  se  relisant. 

Ce  ne  sont  là  que  des  taches,  mais  voici  qui  est  plus  grave. 
La  mère  de  Cécile  commet  une  étourderie  en  signalant  la  pre- 
mière à  sa  fille  la  passion  qu'elle  a  inspirée  à  un  homme  marié. 
Elle  commet  une  imprudence  et  une  inconvenance  lorsqu'elle 
adresse  un  long  sermon  sur  la  chasteté  à  sa  fille  qui,  embrassée 
à  l'improviste  par  cet  homme,  a  mis  quelques  secondes  à  se  dé- 
gager. Pourtant  la  mère  doit  savoir  que  cette  petite  est  défendue 
par  son  honnêteté  naturelle  et  par  un  autre  amour.  Pas  un  mot 
de  cette  homélie  qui  ne  soit,  en  lui-même,  juste  et  bien  dit,  mais 
pas  un  mot  qui  ne  soit  une  insulte  à  l'innocence  de  Cécile. 

Dans  les  œuvres  de  la  première  époque,  de  telles  erreurs  sont 
l'exception  *  elles  deviennent  la  règle  dans  celles  du  déclin.  Elles 
y  afîectent  les  idées  sur  lesquelles  et  pour  lesquelles  ces  œuvres 
finales  ont  été  écrites.  Car  ce  sont  des  romans  à  thèse.  Tous  les 
ouvrages  de  cette  classe  ont  le  malheur  commun  de  ne  rien 
prouver  parce  qu'on  ne  prouve  rien  en  s'appuyant  sur  des  faits 
imaginaires.  A  ce  défaut  inévitable,  inhérent  au  genre,  M""*  de 
Charrière  en  joint  un  antre  qui  lui  est  particulier  et  qui  est  do 
perdre  sa  thèse  de  vue  à  mesure  qu'elle  avance  dans  son  récit, 
pour  s'attacher  à  d'autres  fantômes  d'idées  qui  la  sollicitent  ;  de 
sorte  qu'en  arrivant  au  terme  elle  ne  sait  plus  bien  ce  qu'elle  a 
voulu  démontrer,  ni  ne  semble  s'en  soucier  beaucoup. 

Sainte-Beuve  a  dit  des  Trois  Fenwies  que  c'était  «  un  romac 
Directoire.  »  Il  voulait  dire,  je  crois,  par  ce  mot,  également  ap- 
plicable aux  autres  romans  écrits  par  M"""  de  Charrière  vers  la 
même  date,  qu'on  y  sent  le  relâchement  de  tous  les  principes, 
avec  un  effort,  incertain  et  mal  dirigé,  de  la  conscience  pour  se 
ressaisir  et  retrouver  les  lumières  dont  elle  a  besoin.  En  effet  tout 
s'était  écroulé  et  l'on  cherchait,  dans  les  décombres,  si  quelques 
matériaux  de  l'ancienne  société  ne  pourraient  pas  servir  à  recon- 
struire la  nouvelle,  ou  s'il  faudrait  bàlir  tout  à  neuf.  M'""'  de  Char- 
j-ière  s'y  employait  avec  une  ardeur  qui  ne  me  surprend  pas.  Elle 
avait  été  une  insurgée  en  morale  :  elle  devait  finir  moraliste.  Mais 
avait-elle  la  rectitude  d'es[»rit,  la  sûreté  de  jugement  nécessaire 
pour  faire  le  dé[)art  entre  les  devoirs  naturels  et  les  devoirs  con- 
ventionnels, —  sans  parler  ici  des  devoirs  révélés,  —  entre  ce  qui 
passe  et  ce  qui  dure,  entre  ce  qui  n'avait  été  que  la  mode  d'un 
temps  disparu,  l'étiquette  d'un  régime  aboli  et  ce  qui  tient  inti- 
mement, profondément,  définitivement  à  notre  nature? 


MADAME   DE    CHARRIÈRE.  813 

M""*  de  Charrière  s'était  fait  «  raconter  »  Kant  et,  sans  être 
bien  sûre  de  le  comprendre,  prétendait  illustrer,  par  un  petit 
récit,  sa  théorie  de  la  loi  morale.  Donc,  l'abbé  de  La  Tour 
{encore  un  abbé  étrange!)  expose  à  une  dame  de  ses  amies  le 
cas  des  trois  femmes  qui  sont  coupables,  mais  qui  ont,  cependant, 
en  elles  l'idée  du  devoir  par  où  elles  se  relèvent  et  se  peuvent 
racheter.  Voyons  leur  faute  et  la  vertu  rédemptrice.  Joséphine, 
femme  de  chambre  d'Emilie,  a  des  amans  et  entend  ne  point  re- 
noncer à  son  libertinage  ;  mais  elle  aime  sa  maîtresse  et  lui  est 
dévouée.  M"°  de  Beaucourt  possède  un  bien  mal  acquis,  et,  se 
trouvant  dans  l'impossibilité  de  le  restituer,  continue  à  en  jouir, 
mais  l'emploie  à  faire  le  bien.  De  ces  deux  femmes,  J'une  me 
paraît  sans  excuse  et  la  seconde  sans  reproche.  Quant  à  Emilie, 
la  troisième,  je  ne  vois  pas  bien  son  crime,  si  ce  n'est  d'avoir 
obtenu  les  préférences  d'un  jeune  baron  allemand,  Théobaid 
d'Altendorff^  sur  lequel  une  petite  cousine  croit  avoir  des  droits. 
Dans  la  seconde  partie,  nous  voyons  Emilie  mariée  à  son 
Théobald.  Elle  accouche  d'un  petit  garçon  en  même  temps  que 
Joséphine.  On  confond  les  deux  enfans;  on  élèvera  ensemble 
l'enfant  de  l'amour  légitime  et  le  produit  du  libertinage  ano- 
nyme et,  plus  tard,  on  verra,  à  leurs  sentimens,  lequel  sera  le 
plus  baron  des  deux.  Trait  hideux,  abominable,  que  nous  par- 
donnerons à  M""*  de  Charrière  parce  qu'elle  n'a  pas  eu  l'honneur 
d'être  mère.  Oh  !.oui,  c'est  bien  Directoire! 

Sainte-Anne  et  Honorine  dUserche  semblent  avoir  pour  but 
de  nous  faire  croire  que  l'instruction  ne  sert  à  rien  et  que,  si 
l'éducation  du  bien  est  inutile,  celle  du  mal  porte  seule  des 
fruits.  M.  de  Sainte-Anne,  au  lieu  de  chercher  femme  dans  sa 
classe,  épouse  une  jeune  fille  qui  est  l'enfant  adultérin  d'un 
gentilhomme  et  d'une  paysanne;  en  sorte  qu'elle  unit  les  vertus 
du  peuple  à  celles  de  la  noblesse.  On  ne  lui  a  rien  appris,  mais 
son  tact  naturel,  son  intelligence  innée  et  la  bonté  de  son  cœur 
la  préservent  de  toute  faute  et  même  de  toute  maladresse, 
comme  la  Paméla  de  Ulchardson.  L'ombre  de  Rousseau,  qui 
revient  dans  Sainte- Anne,  montre  encore  le  bout  de  l'oreille 
àwL\^' Honorine  d'User che.  Cette  Honorine,  née  des  amours  d'un 
athée  et  d'une  bigote  (on  naît  beaucoup  hors  mariage  dans  les 
romans  de  M'"''  de  Charrière),  élevée  par  son  père  dans  des  prin- 
cipes irréligieux,  s'éprend  de  son  frère  Florentin  sans  savoir  quel  • 
lien  les  unit  et,  quand  le  secret  lui  est  révélé,  se  révolte  contre 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  lois  tyranniques  qui  lui  interdisent  le  bonheur.  On  ne  sait 
pas  trop  si  M"*  de  Charrière  sympathise  avec  son  héroïne.  En 
tout  cas,  elle  ne  paraît  pas  se  douter  que  la  science  puisse  avoir 
son  mot  à  dire,  après  la  religion,  dans  la  question  des  mariages 
consanguins. 

C'est  encore  le  problème  de  l'éducation  qui  fait  le  fond  des 
Finch,  petit  roman  par  lettres  qui  a  eu  quelque  succès.  Il  en 
aurait  peut-être  davantage  aujourd'hui  si  on  nous  le  donnait 
avec  la  seconde  partie,  restée  inédite,  et  qui  en  est  la  contre- 
épreuve.  Un  gentleman  écossais,  sir  Walter  Finch,  a  élevé  son 
fils  d'après  ses  idées  personnelles  et  au  mépris  de  toutes  les 
notions  reçues.  Il  rend  compte  au  jeune  homme  des  motifs 
auxquels  il  a  obéi,  et  le  jeune  homme,  à  son  tour,  dans  une 
nouvelle  série  de  lettres,  raconte  ses  débuts  dans  la  vie  et  ses 
propres  expériences  qui  ont  mis  le  système  paternel  à  l'épreuve. 
Comme  c'est  l'usage  dans  les  fictions  de  M""  de  Charrière,  le  ré- 
sultat est  purement  négatif.  Rien  ne  vaut,  rien  ne  sert,  rien  ne 
conduit  à  rien. 

Elle  faisait,  semblo-t-il,  une  exception  pour  ceux  que  leur  si- 
tuation appelle  à  gouverner  les  autres.  Dans  Azychis,  prince 
d'Egypte  qui  fut  son  dernier,  ou  avant-dernier  écrit,  elle  donne 
ses  vues  sur  la  manière  d'élever  un  présomptif.  M,  Godet  nous 
avertit  que  le  roman  est  ennuyeux  et  nous  ne  sommes  pas  surpris 
d'apprendre  que  la  couleur  locale  en  est  des  plus  faibles.  Com- 
bien elle  était  loin,  maintenant,  de  ce  réalisme  que  lui  avait  in- 
spiré la  lecture  de  Sarah  Burgerhart  et  auquel  elle  avait  si  heu- 
reusement visé  dans  les  Lettres  Neuchâteloises! 

Entre  les  brillantes  œuvres  de  sa  maturité  et  les  œuvres,  si 
discutables,  de  son  déclin,  il  y  a,  pourtant,  un  trait  commun  : 
le  style,  qui,  étant  inné  chez  elle,  était,  par  conséquent,  ina- 
missible.  Certes  elle  n'en  devait  pas  le  secret  à  cette  bonne 
M""*  Prévost,  l'institutrice  genevoise  qui  avait  fait  son  éducation. 
Quiconque  mettra  en  regard  les  lettres  de  la  maîtresse  et  celles 
de  l'élève  (alors  que  celle-ci  n'avait  encore  que  douze  ou  treize 
ans)  n'aura  aucun  doute  là-dessus.  Comme  il  arrive  à  tous  ceux 
qui  sont  élevés  loin  du  centre  et  au  delà  des  frontières,  son  fran- 
çai.s  retarde  de  trente  ou  quarante  ans,  au  moins,  sur  celui  de 
Paris  et  de  Versailles.  Ses  maîtres  préférés  sont  Pascal,  La  Fon- 
taine, M""*  de  La  Fayette,  Fontciielle,  Lesage;  c'est  d'eux  qu'elle 
tieut  directement  sa  langue.  Sainte-Beuve  la  date  très  bien  quand 


MADAME    DE    CHARRIÈRE,  815 

il  la  compare  à  M""*  de  Staal-Delaunay,  l'exquise  soubrette  de 
la  duchesse  du  Maine.  M"*  de  Charrière  estime  que,  notre  idiome 
ayant  atteint  sa  perfection  et  son  apogée  avec  les  grands  écrivains 
que  je  viens  de  nommer,  il  n'y  a  rien  à  faire  que  de  le  main- 
tenir tel  qu'ils  l'ont  fait.  Mais  les  besoins  nouveaux?  —  Tant  pis 
pour  les  besoins  nouveaux  s'ils  ne  s'accommodent  point  de  ce 
beau  langage  définitif,  immuable!  Elle  a  beau  admirer  Jean- 
Jacques,  s'assimiler  quelques-unes  de  ses  idées,  elle  n'imite  point 
ses  procédés  littéraires  et  elle  le  traduit  dans  une  langue  qu'il 
n'eût  pas  reconnue  pour  sienne.  Elle  pense  Rousseau  et  elle 
écrit  Voltaire.  Quant  à  Chateaubriand,  elle  en  parle  comme,  il  y 
a  vingt  ans,  eût  parlé  des  décadens  un  vieux  professeur  de  rhéto- 
rique. 

Pour  elle,  la  qualité  maîtresse,  c'est  la  brièveté.  Elle  la 
pratique  et  la  prône  au  point  d'agacer  Benjamin  Constant.  Et 
pourtant,  comme  elle  a  raison  !  La  concision  des  maîtres,  bre- 
vitas  imperatoi'ia!  Tandis  que  nous  tournons  gauchement  autour 
d'une  idée  et  que  nous  lui  essayons,  l'une  après  l'autre,  plusieurs 
expressions  qui  ne  vont  jamais,  elle,  d'un  coup,  trouve  le  mot 
juste,  qui  habille  et  qui  sied,  et  n'y  retouche  pas.  Gela  semble 
de  la  maigreur,  mais  cette  maigreur  n'existe  que  par  compa- 
raison avec  l'embonpoint  malsain  de  nos  phrases  gonflées  de 
mots  parasites  ou  excessifs. 

Sainte-Beuve  a  relevé  une  incorrection  chez  M"*  de  Char- 
rière. Vraiment!  Rien  qu'une?  A  ce  solécisme  unique  il  eût  pu 
ajouter  une  infinité  de  barbarismes  dont  elle  ne  se  fait  pas  faute 
et  qui  n'empêchent  pas  son  français  d'être  excellent,  car  la 
langue  est  bien  moins  dans  les  mots  que  dans  les  tours  et  dans 
un  je  ne  sais  quoi  que  les  grammairiens  ne  comprendront  ja- 
mais. Le  grand  mérite  de  ce  style,  à  mon  gré,  c'est  qu'on  l'y 
voit  au  travers,  avec  sa  brusque  sincérité,  son  impétueuse  fran- 
chise qui  ne  ment  jamais,  ne  recule  jamais,  attaque  de  front  les 
obstacles,  au  risque  de  s'y  briser;  avec  sa  bonté  et  sa  moquerie; 
avec  ses  sensations  fines  et  ardentes,  ses  élans,  si  souvent  trompés, 
vers  le  bien,  qui  aboutissent  à  l'universel  dégoût.  M"*  Necker 
de  Saussure  a  dit  qu'elle  trouvait  toujours  dans  les  moindres 
ouvrages  de  M™'  de  Charrière  «  une  femme  qui  pense  et  qui  sent.  » 
Ce  mot  explique  l'attrait  de  ses  livres  et  promet  quelque  chose  de 
plus  à  ceux  qui  pourront  pénétrer  dans  l'intimité  de  cette  femme. 

Nous  y  pénétrons  aujourd'hui  avec  M.  Godet. 


S<6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III 


CVst  nn  pou  on  ronqnoranto,  en  triompliatrîce  qu'Isabelle  ou, 
coniiïio  on  disait,  Délie  de  Zuylen,  avait  pris  possession  de  la 
vie.  Elle  était  une  Tuyll  :  cela  ne  signifie  pas  grand'chose  pour 
des  Parisiens  du  xx*  siècle,  mais  cela  voulait  dire  pour  un  Hol- 
landais de  1750  qu'elle  lUait  de  très  vieille  et  très  noble  race. 
Elle  avait  cent  mille  llorins  de  dot,  ce  qui  était  quelque  chose 
pour  ce  temps-là.  Elle  possédait  un  père  et  une  mère  dont  on 
devine  la  tendre  indulgence  sous  la  vieille  étiquette  familiale  et 
la  froideur  hollandaise.  Elle  dessinait,  jouait  de  la  harpe  et  du 
clavecin.  Elle  avait  de  lesprit  à  faire  peur  et  son  appétit  de 
savoir  s'attaquait  à  tout,  aux  mathématiques,  à  la  philosophie, 
aux  langues  anciennes  et  modernes.  Son  anglais  me  semble  im- 
peccable et  son  français  eût  rendu  jaloux  bien  des  académiciens. 

Etait-elle  jolie?  c'est  toujours  la  grande  question  quand  il 
s'agil  d'une  femme.  Latour  vint  faire  son  portrait  à  Zuylen,  lors- 
quelle  avait  vingt-cinq  ans,  et  le  recommença  deux  fois,  soit 
qu'il  fût  mécontent  de  sa  première  esquisse,  soit  qu'il  se  plût 
auprès  de  son  modèle  (certain  passage  d'une  lettre  me  le  fait 
penser).  Houdon  exécuta  son  buste  à  Paris,  lorsqu'elle  y  vint  et 
y  séjourna  aussitôt  après  son  mariage,  et  il  fallait  être  Houdon 
pour  essayer  de  traduire  en  marbre  cette  mobile  physionomie. 
M.  Godet  nous  donne,  en  tète  du  premier  volume,  une  repro- 
duction coloriée  du  pastel  de  Latour  et  une  photogravure  du 
buste  de  Houdon  au  commencement  du  second.  Hé  bien,  que 
répondent  les  deux  grands  artistes  à  notre  curiosité?  Pas  régu- 
lièrement jolie,  mais  extrêmement  séduisante.  De  magnifiques 
cheveux  blonds,  des  yeux  vert  de  mer,  une  peau  lumineuse  et 
rosée,  une  belle  gorge,  un  sourire  fm  et  gai  avec  ce  nez  où  les 
Romains  voyaient  le  signe  certain  des  penchans  satiriques. 

Et  au  moral?  Elle  va  nous  aider  elle-même,  car  elle  a  tracé 
plusieurs  fois  sa  propre  imago.  Les  peintres  d'eux-mêmes  ne  mé- 
ritent pas,  en  général,  beaucoup  de  confiance,  mais  il  faut  faire 
pour  elle  une  exception  parce  qu'elle  est  la  sincérité  même. 
«  Zélide  est  voluptueuse  »  (nous  dirions  sensuelle)  :  il  faut  l'en 
croire.  «  Point  vaniteuse  »  :  c'est  encore  vrai,  mais  il  faut  ajouter 
qu'elle  ost  ambitieuse,  non  pas  ambitieuse  d'honneurs,  mais 
a  ubiticiisr  do  jcuer  un  rôle,  de  dépenser  sa  vitalité  débordante 


MADAME   DE    CHARRIÉRE.  817 

en  actions  ou  en  paroles.  C'est  cette  vitalité  débordante  qui  la 
tient  éveillée  jusqu'au  milieu  de  la  nuit,  lisant,  causant  ou  écri- 
vant. Elle  ne  se  déciderait  pas  à  clore  sa  journée  et  à  se  coucher 
si  ce  n'était  par  pitié  pour  sa  femme  de  chambre.  La  conscience 
de  sa  supériorité  la  travaille  et,  à  certaines  heures,  la  tourmente. 
Alors  sa  vie  lui  pèse,  son  milieu  l'excède.  D'ordinaire,  elle  est 
familière,  bonne  enfant,  rieuse,  toujours  prête  à  jouer.  En  reli- 
gion, elle  est  agnostique.  Cette  catégorie  lui  manque.  Quand 
elle  essaie  de  raisonner  sur  ces  matières,  c'est  sans  anxiété,  sans 
trouble,  presque  sans  intérêt.  Née  protestante,  il  lui  serait  in- 
différent d'épouser  un  catholique,  mais  elle  ne  voudrait  pas  que 
ses  filles  allassent  au  couvent  et  qu'on  leur  répétât  toute  la 
journée  :  «  Quel  dommage  que  votre  maman  soit  damnée!  » 
Donc,  elle  s'occupe  peu  de  l'autre  monde  et  il  lui  paraît  que,  dans 
celui-ci,  la  grande  affaire  est  d'aimer  et  d'être  aimée.  Un  grand 
moraliste  lui  a  bien  appris  qu'il  n'y  a  pas  de  délicieux  ma- 
riages. Cependant,  elle  sent  qu'elle  pourrait  être  heureuse  avec 
un  mari  qui  l'aimerait.  Mais  il  ne  suffirait  pas  qu'il  l'aimât  seule- 
ment un  peu,  car  elle  «  est  faite  pour  les  sentimens  vifs  et 
n'échappera  pas  à  sa  destinée.  »  A  qui  fait-elle  cette  déclaration? 
A  un  jeune  Ecossais,  James  Boswell,  étudiant  en  droit  à  l'Uni- 
versité d'Utrecht.  Elle  adresse  des  confidences  bien  plus  sca- 
breuses à  un  homme  qui  en  est  encore  moins  digne  que  cet 
honnête  lourdaud  de  Boswell,  au  colonel  de  Constant  d'Her- 
menches  qui  commandait  un  régiment  bernois  au  service  de 
Leurs  Hautes  Puissances,  les  États  de  Hollande.  C'est  un  homme 
marié  qui  hait  sa  femme  et  aspire  au  divorce.  D'âge  moyen  et  de 
mœurs  pis  que  douteuses,  il  s'arroge,  auprès  de  la  jeune  fille, 
un  rôle  qui  tient  de  l'amoureux  et  du  confesseur,  sous-entendant 
ses  désirs  et  voilant  ses  galanteries  sous  des  conseils.  Pendant 
huit  ou  dix  ans,  elle  lui  dit,  dans  une  correspondance  clandes- 
tine, ce  que  l'on  dit  à  peine  à  une  amie  intime,  à  une  sœur 
aînée.  Lorsqu'elle  s'avise,  enfin,  de  son  imprudence  et  rede- 
mande ses  lettres,  il  fait  la  sourde  oreille  et  nous  sommes  bien 
forcés  de  nous  en  féliciter,  puisque,  sans  ce  refus  impudent, 
nous  n'aurions  jamais  lu  ces  lettres,  étourdissantes  de  brio  et 
d'humour  et,  parfois,  d'une  si  fine  et  si  pénétrante  sensibilité. 
Ah  !  comme  la  pauvre  Caliste  paraît  ennuyeuse  et  pâle  à  côté 
des  lettres  à  d'Hermenches! 

C'est  grâce  à  elles  que  nous  assistons  à  ce  défilé  de  préten- 
lOMK  zxziv.  —  1906.  52 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  qui  dura  presque  sans  interruption  de  1760  à  1770.  Les 
chapitres  qui  nous  offrent  cet  amusant  spectacle  ayant  paru  ici 
même,  je  n'insisterai  pas.  Je  rappellerai  simplement  qu'il  y  en 
eut  de  tous  les  âges,  de  toutes  les  humeurs,  de  toutes  les  nationa- 
lités et  de  toutes  les  fortunes,  depuis  un  personnage  allié  à  la 
famille  royale  de  Prusse,  qui  eût  fait  d'elle  une  quasi-princesse, 
et  le  Rhingrave  qui  l'eût  faite  reine  dans  un  rayon  de  trois 
lieues,  jusqu'à  un  marquis  français  ruiné  qui  rêvait  de  rebâtir  ses 
châteaux  avec  la  dot  d'Isabelle,  et  un  lord  jacobite  proscrit,  dont 
les  biens  étaient  sous  séquestre.  Je  ne  comprends  pas  Boswell 
dans  la  liste,  puisqu'il  s'est  vivement  défendu  d'être  un  pré- 
tendant. Pourtant  il  se  crut  aimé  et  n'avait  pas  tout  à  fait  tort.  Car 
ce  fut  une  de  ses  innombrables  erreurs  de  jugement  de  prendre 
ce  grotesque  au  sérieux.  A  ce  moment,  du  reste,  et  jusqu'à  la  fin 
du  siècle,  l'Anglais  plaît  fort  aux  femmes.  Pourquoi?  Est-ce  à 
cause  de  sa  vigueur  physique,  ou  du  soin  qu'il  prend  de  sa  per- 
sonne, ou  de  cette  froideur  qu'on  suppose  recouvrir  les  flammes 
de  la  passion?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  dans  le  roman  et  dans 
la  vie,  il  a  le  pas  comme  héros  et  fait  prime  comme  épouseur. 
Le  voyage  que  fait  Belle  de  Zuylen  en  Angleterre,  en  1766-67,  ne 
serait-il  pas  une  campagne  matrimoniale  plus  ou  moins  dé- 
guisée? Elle  est  entourée,  fêtée,  soigneusement  examinée  par  les 
belles  curieuses  de  l'aristocratie.  Elle  fréquente  les  gens  cé- 
lèbres, donne  à  dîner  à  David  Hume,  qui  se  signale  par  son 
adresse  à  ressaisir  un  poulet  rôti  qu'un  petit  chien  vient  d'en- 
lever sur  la  table  (la  philosophie  sert  à  tout!)  mais,  de  soupirant, 
point.  C'est  à  ce  moment  que  je  vois  apparaître  en  elle  les  pre- 
miers symptômes  du  pessimisme  qui  l'envahira  tous  les  jours 
davantage. 

Parmi  ces  prétendans  qui  s'annonçaient  de  loin,  quelques- 
uns,  comme  le  comte  d'Anhalt,  ne  parurent  jamais.  D'autres, 
comme  le  marquis  de  Bellegarde,  firent  longtemps  leur  cour  et, 
finalement,  sous  divers  prétextes,  ^e  retirèrent.  Quelle  fut  la 
vraie  cause  de  leur  retraite?  Est-ce  ses  qualités  ou  ses  défauts 
qui  les  rebutèrent?  Eurent-ils  peur  de  sa  réputation,  de  son 
caractère  ou  de  son  esprit?  Fut-ce  la  petite  tache  d'encre  qu'elle 
jivait  déjà  au  bout  de  ses  doigts?  Quifi  qu'il  en  soit,  à  trente 
ans,  elle  était  encore  filte  et  lit  un  coup  de  tête.  Elle  épousa, 
contre  le  gré  de  sa  famille  e*  presque  malgré  lui,  M.  de  Char- 
riere,  un  gentilhomme  pauvre  qui  avait  été  le  précepteur  de  ses 


■«► 


MADAME    DE    CHABRIÈRE.  819 

frères.  C'était  un  homme  modeste,  point  ambitieux  ni  intrigant, 
qui  avait  la  passion  des  mathématiques.  Il  n'avait  pas  prévu  le 
périlleux  honneur  d'épouser  une  Belle  de  Zuylen  et  c'est  lui- 
même  qui  essaya  de  lui  démontrer  les  dangers  et  les  désavan- 
tages de  leur  union.  Elle  s'ohstina.  Dans  ses  lettres  de  ce  temps, 
elle  répète,  avec  une  instance  qui  est  presque  pénible  à  observer  : 
«  L'homme  que  j'aime.  »  Elle  veut  se  le  persuader  à  elle-même 
en  même  temps  qu'imposer  aux  autres  le  respect  de  son  choix. 
Le  soir  du  mariage,  les  deux  anciens  élèves  de  M.  de  Charrière, 
devenus  ses  beaux-frères,  s'amusèrent  à  lui  faire  boire  du  punch. 
De  là  s'ensuivit  un  malaise  de  l'honnête  gentilhomme  et  l'on 
entrevoit  une  nuit  de  noces  qui  n'a  rien  de  romanesque. 

D'Utrecht  ils  vont  à  Paris  et  la  jeune  femme  n'en  est  pas 
éblouie.  Disons-le  franchement  :  elle  n'aima  jamais  ce  pays  dont 
elle  parlait  et  écrivait  si  bien  la  langue,  dont  le  génie  était  en 
elle.  Elle  ne  le  connut  jamais  bien.  Cette  noblesse  formaliste  et 
corrompue,  imbue  d'une  philosophie  qui  ne  menait  à  rien  ou 
feignant  une  foi  qu'elle  n'avait  plus,  ne  l'attirait  guère  et,  plus 
tard,  la  petite  bourgeoisie  et  le  bas  peuple  lui  parurent  aussi 
grossiers  et  aussi  féroces  que  l'aristocratie  lui  semblait  frivole, 
vicieuse,  usée.  Elle  croyait  assister  à  une  fin  de  race. 

La  voici  maintenant  dans  ce  manoir  du  Pontet  où  elle 
apporte  l'aisance,  au  moins  pour  un  temps.  Elle  va  y  vivre  entre 
ce  mari  philosophe  et  deux  belles-sœurs  que  le  manque  de  for- 
tune et  d'agrémens  personnels  ont  clouées  là  sans  espoir  de  trouver 
up  établissement.  L'une  est  aigrie  et  revêche  ;  l'autre  est  la  bonté 
même,  mais  sans  aucune  ouverture  d'esprit.  Neuchâtel,  la  ville 
voisine,  d'où  il  faut  tirer  toutes  les  ressources  matérielles  et  in- 
tellectuelles, n'est  guère  qu'un  grand  village  avec  trois  mille  habi- 
tans.  Pourtant  il  y  a  de  l'aristocratie,  de  la  richesse,  des  plaisirs, 
une  vie  mondaine  et  des  prétentions  justifiées  à  la  politesse. 
Aux  noms  qui  passent  devant  nous,  nous  ne  tardons  guère  à  nous 
apercevoir  que  Neuchâtel  a  une  importance  bien  supérieure  à  ce 
que  promet  sa  population  et  qu'on  est  ici,  en  quelque  sorte,  sur 
le  grand  chemin  où  tout  passe,  les  hommes,  les  événemens,  les- 
idées.  Hier  encore,  c'était  l'asile  de  Jean-Jacques  et  Mylord 
Maréchal  y  commandait  pour  le  roi  de  Prusse.  Voltaire  n'est  pas 
loin  et  Gibbon  achève  son  histoire  de  la  Décadence  de  l'Empire 
romain  dans  un  autre  coin  de  cette  même  Suisse  romande  où 
vont  bientôt  paraître  M"*  de  Staël  et  Benjamin  Constant.  Aussi 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  nous  plaignons-nous  pas  que  M.  Godet  ait  rempli  fort  adroi- 
tement avec  la  chronique  de  Neuchâtel  ces  douze  premières 
années  de  la  vie  de  M"*  de  Charrière  au  Pontet,  ces  douze  années 
ou  elle  se  dérobe  un  peu  à  notre  curiosité.  D'abord  elle  dut  se 
répéter  tous  les  jours  à  elle-même  qu'un  mari  bonhomme  et  ma- 
Itnématicien  était  bien  son  héros  et  qu'elle  était  vraiment  née 
pour  la  vie  rustique.  Puis  elle  dut  s'avouer  son  erreur.  Puis... 
Ici  nous  nous  heurtons  à  un  mystère  et  c'est  une  des  bonnes 
fortunes  du  livre  dont  nous  nous  occupons  d'avoir  posé  l'énigme 
sans  la  résoudre.  M.  Godet  a  un  nom  sur  les  lèvres,  mais  ne  le 
prononce  pas.  «  L'amant  inconnu  :  »  il  désigne  ainsi  l'homme 
auquel  M""*  de  Charrière,  à  l'apogée  de  sa  puissance  d'aimer,  s'at- 
tacha passionnément,  de  toute  limpéluosité  dune  jeunesse 
longtemps  refoulée  et  d'autant  plus  âpre  à  l'amour  qu'elle  allait 
finir.  Tout  ce  que  nous  savons,  c'est  qu'elle  le  rencontra  dans  la 
haute  société  de  Genève,  où  elle  passa  plusieurs  hivers.  Son  nom, 
croit-on  deviner,  nous  est  familier,  parce  que  l'un  des  siens  l'a 
illustré.  Si  nos  fils  sont  aussi  insatiables  de  ces  investigations 
psychologiques  que  nous  l'avons  été,  ils  retrouveront  peut-être 
quelque  part  un  paquet  de  lettres  jaunies  qui  leur  permettra 
d'écrire  le  nom  de  l'amant  inconnu  et  d'exhumer  toute  cette 
douloureuse  aventure.  D'ici  là  laissons  à  la  pauvre  femme  le 
bienfait  posthume,  la  douceur  de  cette  ombre  où  s'enveloppe  sa 
plus  cruelle  déception. 

Cet  homme  s'éloigna  d'elle  pour  se  marier;  elle  alla  dévorer 
sa  douleur  à  Chexbres,  dans  un  site  qu'elle  déclarait  le  plus  beau 
du  monde  et  où  le  spectacle  de  la  nature  paraît  avoir  été  sa 
meilleure  consolation.  Elle  trouva  aussi  une  étrange  distraction 
en  donnant  des  leçons  de  géographie  aux  bons  paysans  de 
Chexbres,  à  l'aide  d'un  globe  à  demi  cassé  que  son  vieil  ami, 
M.  de  Saïgas,  lui  avait  envoyé  de  Lausanne.  M.  de  Charrière  res- 
pecta sa  solitude  et  son  chagrin  dont  il  ne  pouvait  ignorer  la 
cause.  Il  lui  écrivait  des  lettres  pleines  d'une  tendre  et  discrète 
commisération  dont  on  ne  saurait  dire  si  elles  sont  admirables 
ou  ridicules.  Il  lui  avait  promis,  surtout  il  s'était  promis  à  lui- 
même,  de  la  laisser  libre  et  tenait  parole. 

Après  ces  premières  heures  où  le  chagrin  de  la  femme  trahie 
semble  avoir  pris  la  forme  d'une  sauvage  et  misanthropique 
amertume,  elle  se  calma,  reprit  avec  la  possession  d'elle-même 
ce  ton  railleur  et  légèrement  hautain  qui  est  la  note  du  temps, 


MADAME    DE    CIIARRIÈRE.  821 

Mais  sa  ganté  était  dérangée.  De  là  plusieurs  voyages  à  la  re- 
cherche d'une  guérison,  à  Louèche  et  à  Plombières  où  elle  ren- 
contra le  baron  d'Holbach.  Elle  alla  à  Strasbourg  consulter 
Cagliostro,  dont  elle  resta  Tadepte  fervente  et  ce  fut  encore  là  une 
de  ses  innombrables  méprises  sur  les  hommes,  dont  on  a  déjà 
vu  plusieurs  exemples. 

Ce  qui  la  remit  d'aplomb,  ce  ne  fut  ni  la  contemplation  des 
rochers  de  la  Meillerie,  ni  la  petite  classe  rurale  de  géographie, 
ni  l'attendrissement  philosophique  de  M.  de  Gharrière,  ni  Plonv 
bières,  ni  Cagliostro,  mais  ce  fut  d'écrire  les  Lettres  Neuchdte- 
loises,  Mistress  He7iley  et  les  Lettres  de  Lausanjie. 

Nous  sommes  en  1784.  La  phase  littéraire  commence.  La 
phase  politique  lui  succédera,  puis  la  phase  musicale,  en  atten- 
dant la  phase  finale  qui  sera  la  phase  pédagogique.  Quant  aux 
phases  amoureuses,  elles  correspondent  aux  âges,  aux  états 
d'âme  que  traverse  la  femme,  à  ses  différentes  manières  d'envi- 
sager ses  relations  avec  l'autre  sexe  :  le  flirt,  la  passion,  lamour- 
amitié  qui  paraît  ou  croit  être  une  sorte  de  maternité.  On  l'a 
entrevu  dans  ses  deux  premières  phases  :  on  va  assister  de  plus 
près  à  la  troisième.  Ainsi  va  sa  vie,  dérivant  au  gré  de  ses  ar- 
dentes fantaisies,  toujours  renaissantes,  mais  tx)ujours  déçues, 
changeant  d'objet  presque  sans  changer  de  nature.  Elle  nomme 
cela  obéir  à, son  maître  le  Destin.  Peut-être  a-t-elle  raison. 

IV 

La  légère  rumeur  sympathique  qui  s'était  faite  autour  de  Ca- 
liste  allait-elle  grandir  et  se  transformer  en  une  vraie  gloire? 
C'était  aux  salons,  aux  bureaux  d'esprit  de  la  capitale  qu'il  fal- 
lait aller  le  demander.  De  là,  je  suppose,  le  voyage  de  178G. 
Comme  il  est  arrivé  à  bien  d'autres  qui  se  sont  crus  tout  près 
d'être  célèbres,  M"""  de  Charrière  fut  détrompée  en  mettant  le 
pied  à  Paris.  En  ces  jours  pleins  de  fièvre  et  d'attente,  à  la 
veille  de  la  réunion  des  Notables,  elle  trouva  les  Parisiens 
occupés  de  tout  autre  chose  que  des  malheurs  de  Caliste.  Mais, 
dans  le  salon  des  Suard,  où  elle  fréquentait  assidûment,  elle  ren- 
rentra  celui  qui  allait  tenir  une  si  grande  place  dans  sa  vie. 

Benjamin  Constant  (il  s'était  déjà  débarrassé  de  la  double 
particule  (1),  sauf  à  la  reprendre  quand  besoin   serait)  avait 

(1)  Ou  sait  que  son  nom  était  Benjamin  de  Constant  de  llebecquç. 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

alors  dix-neuf  ans.  C'était  un  grand  diable  à  cheveux  roux,  qui 
se  tenait  mal  et  négligeait  sa  mise.  Il  n'avait  pas  eu  d'enfance, 
point  de  cette  première   éducation   familiale  dont  la  trace  ne 
peut  disparaître.  11  avait  grandi  sans  mère,  élevé,  à  distance,  par  un 
père  qui  lui  envoyait,  de  temps  à  autre,  de  l'argent  et  un  sermon. 
Ce   Vaudois,  fils  d'un   colonel   au   service  de    Hollande,  était 
imbu  de  toutes  les  idées  françaises,  bien  qu'il  eût  été  instruit  en 
Angleterre  et  qu'il  parlât  l'allemand  à  merveille.   Il  adorait  le 
jeu  et  les  femmes.  En  même  temps  il  avaif  grand  besoin  d'émo- 
tions, sincères  ou  artificielles.  Il  jouait  la  comédie,   non  pour 
duper  les  autres,  mais  pour  se  duper  lui-même.  Nous  connais- 
sons deux  circonstances  oii  il   essaya,  plus  ou  moins  gauche- 
ment, la  scène  du  suicide.  «  Il  avait  toujours  sur  lui,  dit  impi- 
toyablement M.  Godet,  de  quoi  se  tuer  et  de  quoi  s'empêcher  de 
mourir.  »  Comment  le  savons-nous?  Par  ses  aveux  :  des  aveux 
très  gais,  car  nul  homme  n'a  jamais  eu  moins  de  scrupule  à  se 
moquer  de  lui-même.  Sainte-Beuve  a  très  finement  distingué  ces 
deux  hommes  qui  étaient  en  lui  :  un  naïf,  un  emballé ,  vivant 
côte  à  côte  avec  un  ironiste  sans  merci  qui  le  dénonçait  et  le 
ridiculisait   à  plaisir.  Il  mettait  à  ce  jeu   tout  l'esprit  de  son 
siècle,  dont  il  était  abondamment  pourvu;  mais  il  était  et  resta 
imbu  de  l'idée  que  l'esprit  ne  doit  servir  qu'à  la  conversation 
et  aux  lettres.  Jamais  il  ne  permit  à  cet  esprit  d'entrer  dans  ses 
livres.  C'est  pourquoi  il  n'y  a  rien  de  si  ennuyeux  ({vJAdolphej 
rien  de  si  amusant  que  Benjamin  Constant.  Pourtant  ce  sont  les 
deux  moitiés  du  même  être.  Adolphe,  le  sceptique,  survivra  au 
bon  diable  naïf  et  passionné,  mais  ne  cessera  de  porter  son  deuil. 
En  1786,  Adolphe  est  encore  bien  loin  et   le  pessimisme  de 
Benjamin  éclate  en  farces  et  en  équipées.  «  Un  polisson  vrai- 
ment extraordinaire  »  (elle  le  définit  ainsi  elle-même)  :  tel  était 
Constant  lorsqu'il  apparut  à  cette  femme  qui  attendait  l'amour 
depuis  trente  ans.  Elle  avait  aussi  bien  de  l'esprit,  et  ce  fut  un 
premier  lien  entre  eux.  Etourdis  et  comme  ravis  de  trouver  cha- 
cun de  leur  côté  un  tel  partenaire,  ils  se  grisaient  de  paroles, 
insatiables  l'un  de  l'autre,  au  point  de  ne  pouvoir  plus  se  quit- 
ter, même  la   nuit.   Imaginez    Benjamin  assis    près  du  lit  de 
M""*  de  Charrière  jusqu'à  six  heures  du  matin  et  à  cette  heure, 
matinale  ou  tardive,  comme  on  voudra,   prenant  avec  elle  une 
tasse  de  thé.  Plus  d'une  fois,  les  habitansdes  chambres  voisines 
durent  maudire  ces  deux  eu    gés  (qui  sait  si  ce  n'est  pcB  )a  rai- 


MADAME    DE   CHARRIÈRK.  823 

son  de  leurs  nombreuses  migrations  d'hôtel  en  hôtel?).  Et  pour- 
tant que  d'étincelles  durent  jaillir  du  choc  de  ces  deux  brillans 
esprits,  enfidvrés  par  la  veille,  la  solitude  et  l'attraction  indéfi- 
nissable qui  les  appelait  l'un  vers  l'autre  !  Que  de  choses  éton- 
nantes durent-ils  se  dire,  au  cours  de  ces  conversations  qui 
passaient  tout  au  laminoir,  d«)gnies,  théories,  usages,  réputations 
et  caractères  !  Et  quel  dommage  qu'il  ne  se  soit  pas  trouvé  un 
indiscret  derrière  la  cloison  pour  noter  et  conserver  ces  torrens 
de  mots  où  devaient,  certainement,  se  trouver  mêlées  bien  des 
paillettes  de  pur  métal!  On  dit  qu'elle  lui  enseigna  à  se  moquer 
de  tout;  mais,  avait-il  réellement  beaucoup  à  apprendre  en  ce 
genre  lorsqu'il  la  connut?  En  tout  cas,  l'élève  devait  dépasser  le 
maître  et,  eu  lui  retirant  ses  illusions,  elle  dut  s'apercevoir 
qu'elle  perdait  les  dernières  qui  lui  fussent  restées. 

Que  disait  de  tout  cela  le  bon  M.  de  Charrière?  Toujours 
philosophe  et  toujours  souriant,  il  prêtait  de  l'argent  au  jeune 
homme,  lorsque  le  colonel  de  Constant  oubliait  de  joindre  une 
traite  à  son  sermon,  et  ce  fut  avec  quelques  louis,  avancés  par 
lui,  que  Benjamin  put  effectuer  cette  fugue  en  Angleterre  où  il 
vécut  en  bohème,  eu  chemineaa,  pendant  plusieurs  semaines. 
Pour  le  dire  en  passant,  —  et  il  importe  de  le  dire  parce  que 
c'est  un  trait  de  caractère,  —  M""*  de  Charrière  ne  semble  pas 
avoir  su  le  moindre  gré  à  son  mari  de  cette  attitude  tolérante  et 
bénigne.  Une  des  singularités  de  ce  roman  intime,  c'est  que 
Benjamin  eut  bien  souvent  à  entendre  les  plaintes  les  plus  amères 
sur  r«  indifférence,  »  la  «  froideur  »  de  M.  de  Charrière.  Un 
peu  plus,  elle  eût  été  femme  à  dire,  comme  certaine  héroïne 
d'Emile  Augier  :  «  Mais  bats-moi  donc  !  » 

Le  chemineau  qui  venait  d'errer,  avec  trois  chemises  et  deux 
paires  de  bas,  sur  les  routes  du  la/ce  district  où  allaient  bientôt 
venir  Wordsworth  et  Coleridge,  se  voit,  vers  la  fin  de  cette 
année  1787,  métamorphosé  en  chambellan  de  Son  Altesse  Séré- 
nissime  le  duc  de  Brunswick  :  brusque  revirement  de  la  desti- 
née dont  s'amuse  cet  esprit  fantasque  et  décousu,  cette  âme 
nomade  et  avide  de  contrastes.  Avant  de  prendre  possession  de 
ce  poste  absurde,  le  dernier  auquel  on  eût  dû  songer  pour  lui, 
il  vient  se  faire  soigner  à  Neuchàtel  d'une  maladie  sur  l'origine 
de  laquelle  il  serait  déplaisant  de  s'appesantir.  Puis,  il  se  repose 
à  Colombier  dans  la  société  de  son  amie.  Il  ne  la  quittait  point. 
Lorsqu'elle  était  dans  sa  chambre  et  lui  dans  la  sienne,  il  lui 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a(lressait  des  billets  auxquels  elle  s'empressait  de  répondre  (1). 
Ils  n'en  causaient  pas  moins,  au  jardin,  à  souper,  jusque  dans  la 
•  uismc  où  ils  philosophaient  à  leur  manière  devant  un  beau  feu 
dt>  r«armens.  La  bonne  M""  Louise  allait  et  venait  autour  d'eux, 
tout  étourdie  de  ces  plaisanteries  audacieuses  qui  éclataient 
près  d'elle,  et  laissait  quelquefois  échapper  un  :  «  mais,  mais, 
mais!  »  qui  esl  bien  Suisse  romande  et  que  je  crois  entendre.  Et 
M''"  Moula,  —  lamie  de  Genève,  —  que  le  gamin  féroce  plai- 
santait sur  les  aridités  de  son  corsage,  se  vengeait  en  découpant 
sa  silhouette  falote  et  dégingandée.  Cet  automne  fut,  peut-être, 
pour  tous  les  deux,  le  meilleur  temps  de  leur  vie. 

Enfin,  il  quitta,  dans  les  premiers  jours  de  1788,  ce  cher 
manoir  du  Pontet  où  il  avait  apporté  tant  de  gaîté  et  trouvé  tant 
de  repos.  Il  s'éloigna,  mais,  à  chaque  étape  et  jusque  dans  sa 
chaise  de  poste,  il  griffonnait  des  messages  où  il  racontait  à 
l'amie  laissée  derrière  lui  les  menus  incidens  du  voyage.  Arrivé 
à  destination,  sa  correspondance  se  change  en  un  véritable  jour- 
nal où  revit —  si  elle  a  jamais  vécu  !  —  la  petite  cour  automa- 
tique dont  les  gestes  semblent  réglés  par  des  mouvemens  d'hor- 
logerie. 11  prétend  s'ennuyer,  être  au  désespoir.  Mais  on  n'a 
jamais  vu  un  désespoir  plus  spirituel  ni  un  ennui  décrit  de 
façon  plus  amusante.  C'est  le  compliment  que  lui  adresse  M""*  de 
Charrière  et  il  est  mérité. 

Impossible  d'ajourner  plus  longtemps  le  problème  délicat 
qui  se  pose  de  lui-même.  Que  s'était-il  passé  entre  eux?  Quelle 
espèce  de  lien  existait  entre  ce  garçon  qui  avait  tout  juste  vingt 
ans  et  celte  femme  qui  en  avait  quarante-sept  bien  sonnés? 
Lorsqu'on  se  rappelle  que  M""  de  Charrière,  jeune  fille, s'avouait 
«  voluptueuse,  »  que  Benjamin  Constant  était  un  débauché  dé- 
pourvu de  scrupules,  lorsqu'on  songe  à  ces  longues  nuits  en 
tête  à  tête,  lorsqu'on  rencontre,  dans  les  lettres  de  Benjamin,  des 
explosions  comme  celle-ci  :  «  Isabelle,  je  t'embrasse,  »  et  autres 
mots  qui  ne  semblent  guère  pouvoir  s'échanger  que  d'amant  à 
maîtresse,  on  est  tenté  d'adhérer  à  la  silencieuse  conclusion  de 
Sainte-Beuve,  à  cette  conclusion  qu'il  suggère,  mais  qui,  sous  la 
plume  des  critiques  venus  après  lui,  s'est  transformée  en  une 
brutale  affirmation  :  «  Benjamin  Constant,  qui  avait  été  l'amant 

(1)  Il  porta  cet  usage  plus  tard  à  Coppet.  Là,  on  fit  mieux,  ou  pis.  Le  soir,  assis 
autour  d'une  grande  table,  les  hôtes  du  château  sécrivaient  au  lieu  de  causer.  Je 
ne  crois  cas  qu'oii  puisse  pousser  plus  loin  la  rage  écrivassière. 


MADAME    DE    CHARRIÈRE.  825 

do  M""*  de  Charrière...  »  voilà  ce  que  disent,  sans  hésiter,  tous 
les  dictionnaires  de  biographie  politique  ou  littéraire.  M.  Godet 
ne  l'entend  pas  ainsi  et,  n'étant  pas  de  l'avis  de  Sainte-Beuve,  ne 
croit  pas  devoir  imiter  son  abstention.  C'est  pourquoi  il  déchire 
tous  les  voiles  et  aborde  franchement  la  question.  Quelles  sont 
ses  raisons  pour  croire  à  l'innocence  de  cette  liaison  ?  La  pre- 
mière est  une  dénégation  formelle  de  Benjamin  Constant,  expri- 
mée dans  le  «  cahier  rouge,  »  qui  contient  ses  souvenirs  intimes 
dont  Sainte-Beuve  n'a  jamais  eu  connaissance.  On  dira  peut-être 
qu'un  galant  homme,  en  pareil  cas,  a  le  droit  et,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  le  devoir  de  mentir;  que  l'aveu  d'avoir  trompé  un 
homme  auquel  il  avait  des  obligations  pécuniaires  eût  été  extrê- 
mement disgracieux.  Considérations  vraies,  en  général,  mais 
qui  s'appliquent  mal  au  cas  particulier  dont  nous  nous  occu- 
pons. Lorsque  Constant  écrivait  ces  lignes,  vers  le  soir  de  sa  vie, 
il  savait  que  ni  M*"^  de  Charrière,  ni  son  mari,  ni  ses  belles- 
sœurs  ne  les  liraient  jamais  et  que  la  famille  s'éteignait  avec 
eux.  Or  qu'importait  au  reste  du  monde?  Quant  à  lui,  il  n'était 
pas  homme  à  se  ménager,  à  s'embellir.  Les  cyniques  mélanco- 
liques, comme  lui,  ne  prennent  pas  la  plume  pour  faire  de 
fausses  confidences  à  la  postérité.  Ou  ils  ne  disent  rien,  ou  ils 
disent  tout. 

M.  Godet  fait  ressortir  un  autre  fait.  Pendant  la  première 
étape  de  sa  liaison  avec  M'"^de  Charrière,  Benjamin  est  amoureux 
de  M"^  Jenny  F'ourrat  en  l'honneur  de  laquelle  il  avale,  devant 
témoins,  le  contenu  d'une  fiole  de  laudanum.  Il  raconte  tout  à 
l'auteur  de  Caliste.  Plus  tard  elle  est,  également,  mise  au  cou- 
rant de  ses  amours  brunswickoises  qui  aboutissent  à  un  mariage, 
•puis  à  un  divorce.  Confie-t-on  ainsi  à  une  maîtresse  les  infi- 
délités qu'on  lui  fait?  Je  passe  vite  sur  la  troisième  raison 
de  M.  Godet,  quoiqu'elle  ait  bien  sa  valeur.  La  maladie  dont 
souffrait  Benjamin  dans  les  derniers  mois  de  1787  le  rendait  par- 
faitement inoffensif  pour  l'honneur  de  M.  de  Charrière.  Je  crois 
donc  qu'il  eut  pour  elle  l'affection  àc  l'ami  pour  son  amie,  do 
l'élève  pour  son  maître.  J'irai  plus  loin  :  pourquoi  n'y  anrait-il 
pas  eu  quelque  chose  de  filial  dans  son  attachement  pour  celle 
qui,  seule,  lui  avait  donné  un  moment  la  sensation  de  la  vie  de 
famille,  la  douce  illusion  du  foyer?  «  Il  n'y  a,  écrit-il,  qu'un 
Colombier  au  monde  !  »  et  ailleurs  :  «  Je  ne  parlerai  plus  de 
me  tuer,  mais  je  me  réfugierai  à  Colombier.  »  T^'^est-ce  pas  le 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cri  du  pauvre  vagabond  qui  a  entrevu,  dans  la  nuit,  les  lumières 
du  home? 

Comme  il  se   savait   aimé  plus,    mieux    et   autrement  qu'il 
n'aimait  lui-môme,  il  essayait  de  donner  le  change  à  la  pauvre 
âme  en   peine  par   ces  jolis    mots   teiidres,   par    ces   ardentes' 
caresses  dont  les  enfans  gâtés  ont  le  secret.  Au  surplus,  c'est  de 
ce  style-là  qu'tà  Tâge  de  douze  ans,  il  écrivait»à  sa  grand'mère. 
Mais  elle?  Elle  soutfrit  cruellement  de  n'être  aimée  qu'à  demi, 
alors  qu'elle  aimait  avec  tout  son  être.  Mais  il  le  fallait  :  ainsi 
l'ordonnait    son   maître   le    Destin.    Il    y  a   quelques    années, 
M.  Godet  donna  une  conférence  à  Paris  sur  ce  sujet.  Le  lende- 
main, au  dîner  des  Débats,  notre  confrère  M.   André  Hallays, 
répéta  à  Renan  les  argumens  dont  s'était  servi  le  conférencier 
pour  réhabiliter  son  héroïne.   M.  Goblet,  présent  à  la  soirée, 
s'approcha  pour  recueillir  l'impression  du  maître.  Le  sphinx- 
philosophe  répondit,  avec  ce  léger  haussement  d'épaules  que 
l'on  connaît:  «  Pourquoi  pas?  Les  femmes  sont  si  étranges!  » 
Voilà  qui  vaut  déjà  mieux  que  l'absolution,  un  peu  grossière,  de 
Sainte-Beuve.  Mais  je  ne  consens  point  que  M"""  de  Charrière  se 
soit  montrée  étrange  en   cette   circonstance.   Elle  savait  que   le 
don  de  son  esprit  retiendrait  plus  longtemps  Benjamin  que  le 
don  de  sa  personne.  Elle  fut  une  avare  ménagère  du  bonheur  qui 
lui  était  mesuré.  C'est  une  terrible  tragédie  que  celle  de  l'amour 
né  trop  tard  et  qui  est  obligé  de  se  déguiser  en  amitié,  une  tra- 
gédie plus  commune  qu'on  ne  pense.  Mais  le  monde  ne  peut  la 
plaindre,  parce  quil  ne  la  connaît  pas,  car  ceux  qui  en  souffrent 
la  cachent  comme  une  lèpre  et  se  laissent  ronger  le  cœur  en 
silence. 

Il  m'est  impossible  de  suivre  cette  liaison  dans  toutes  ses 
phases.  Sainte-Beuve,  qui  croyait  à  des  relations  matérielles,  volt 
venir  très  vite  la  satiété,  tandis  que  M.  Godet  est  en  mesure  de 
prouver  que  la  tendre  amitié  du  jeune  homme  pour  la  châte- 
laine du  Pontet  dura  longtemps  et  que,  si  elle  subit  des  éclipses, 
elle  eut  de  vils  retours  de  ferveur.  Leur  principale  querelle  fut 
à  propos  d'un  orocès  où  le  colonel  de  Constant  ne  joua  pas  un 
rôle  fort  brillant.  Benjamin  prit,  avec  une  fougue  qui  l'honore,  la 
défense  de  son  père.  M""*  de  Charrière  aimait  peu  cette  famille 
dont  elle  se  savait  mal  jugée,  et,  soit  malveillance,  soit,  comme 
elle  l'explique,  pour  mettre  son  ami  en  garde  contre  des  rumeurs 
fâcheuses,  laissa  tomber  dans  une    lettre  Quelques  phrases  peu 


MADAME    DE    CIIARRIÊRE. 


827 


flatteuses  pour  le  colonel.  Benjamin  répondit  par  des  imperti- 
nences, somma  M"*  de  Charrière  de  détruire  ses  lettres  et  jota 
au  feu  celles  qu'il  avait  reçues  d'elle.  Perte  irréparable  :  nous 
n'assistons  à  leur  liaison  que  comme  on  assiste  à  une  conversa- 
tion par  le  téléphone  dont  on  n'entend  qu'une  moitié.  Ils  se  rap- 
prochèrent bientôt,  pour  se  quereller  et  se  réconcilier  encore. 
Dans  l'hiver  de  1793-94,  Benjamin  fit  un  long  séjour  à  Colombier 
dans  le  voisinage  immédiat  du  manoir  où  il  passait  presque 
toutes  ses  journées.  Mais  la  fin  inévitable,  le  divorce  intellectuel 
s'annonçait  par  bien  des  symptômes.  Ce  n'était  point  la  satiété 
physique  de  l'amant,  mais  l'impatience  du  disciple  qui  veut 
secouer  le  joug  de  son  maître. 

Il  avait  maintenant,  comme  disent  les  Anglais,  out  grown 
cette  amitié-là.  Il  était  las  de  cette  tendre  tyrannie  qui  lui  pres- 
crivait des  lectures  et  des  impressions.  Bon  pour  cette  femme 
désenchantée  et  sur  le  déclin  de  s'enfermer  dans  un  dédaigneux 
et  universel  scepticisme.  Lui,  il  voulait  se  mêler  aux  hommes,  se 
tailler  un  rôle,  se  faire  un  nom,  et  ses  ambitions,  qu'elle  ne  sem- 
blait guère  prendre  au  sérieux,  regimbaient  contre  elle  et  l'incli- 
naient à  la  révolte.  Il  cherchait  des  mobiles  d'action,  un  parti  à 
servir  et  elle  n'avait  à  lui  offrir  que  des  sensations  d'art,  en  reli- 
gion et  en  métaphysique  le  doute,  en  politique  l'abstention.  II 
croyait  à  la  Bévolution  où  elle  ne  voyait  qu'une  mêlée  confuse 
de  passions  et  de  systèmes,  également  incapable  de  plaindre  les 
vaincus  ou  d'admirer  les  vainqueurs.  Il  voyait  se  lever  vers 
l'Allemagne  une  lumière  qui  allait  éclairer  le  monde,  tandis 
qu'elle  en  était  encore  à  considérer  les  Allemands  comme  des 
balourds  qui  essaient  d'imiter  les  grâces  françaises  et  de  traduire 
la  pensée  française,  mais  ne  réussissent  qu'à  l'obscurcir.  Ils 
étaient  semblables  à  deux  instrumens  désaccordés  qui  ne  peuvent 
plus  jouer  au  même  diapason.  Tout  à  coup,  ces  choses  qu'il 
rêvait,  qu'il  entrevoyait  et  que  M""*  de  Charrière  ne  voulait  ni  ne 
pouvait  lui  donner,  une  autre  femme  allait  les  lui  apporter  avec 
une  netteté,  une  richesse,  une  splendeur  d'imagination  inespérée 
et  irrésistible.  Et  cette  femme  avait  près  de  trente  ans  de  moins 
que  M"*  de  Charrière.  Laide,  la  fascination  de  son  éloquence  la 
rendait  plus  séduisante  que  les  plus  jolies  femmes.  Elle  était  le 
.génie  du  siècle  qui  allait  naître  comme  M"*  de  Charrière  incar- 
nait l'esprit  de  celui  qui  finissait.  Placé  entre  elles  comme  entre 
le  passé  et  l'avenir,  son  choix  pouvait-il  être  douteux? 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  lui  le  chemin  de  DamaS;  ce  fut  la  grande  route  de 
Genève  à  Lausanne,  où  il  rejoignit,  à  Nyons,  M""^  de  Staël  qu'il 
était  allé  chercher  à  Coppet,  Il  la  vit  là  pour  la  première  fois  au 
mois  de  septembre  1794  et  ce  fut  seulement  quelques  semaines 
plus  tard  qu'il  osa  avouer,  dans  une  lettre  à  M""  de  Charrière, 
toute  l'étendue  de  ses  nouveaux  sentimens.  En  môme  temps,  il 
annonçait  sa  visite  à  Colombier.  S'il  avait  cru  mener  de  front 
l'ancienne  amitié  et  le  nouvel  amour,  il  fut  vite  détrompé.  Elle 
lui  répondit  :  «  Resioz  où  vous  êtes!  »  Et  elle  lui  donne,  pour 
lui  interdire  Colombier,  une  raison  qui  sonne  le  plus  étran- 
gement du  monde  dans  ce  drame  passionnel,  dans  ce  duel  de 
deux  grandes  âmes  féminines  :  la  difficulté  de  se  procurer,  dans 
le  Jura,  la  viande  de  boucherie  dont  il  a  besoin  pour  sa  santé. 
Il  y  a  toutes  sortes  de  contradictions  dans  les  lettres  qui  suivent. 
Tantôt  c'est  la  colère  âpre,  sèche,  impitoyable  ;  c'est  le  cœur  qui 
se  brise.  Puis,  il  y  a  des  retours  de  douceur,  de  tendre  tristesse. 
Tout  est  fini,  mais  «  avec  mon  détachement  de  vous  on  ferait 
encore  un  des  plus  beaux  attachemens  qui  se  puissent  voir.  » 
N'est-ce  pas  bien  caractéristique,  bien  d'elle  et  de  son  siècle, 
qu'elle  ait  exhalé  son  désespoir  en  deux  petits  morceaux,  dignes 
du  Mercwe  galant,  un  apologue  et  une  épigramme.  Sainte- 
Beuve  a  cité  l'apologue,  je  citerai  l'épigramme. 

TOUT  OU  RIEN 

Tout  OU  rien,  c'est  là  ma  devise  : 
Elle  est  hardie,  on  le  sait  bien; 
Mais  quoi  qu'on  fasse  et  quoi  qu'on  dise^ 
A  quelque  sort  qu'on  me  réduise, 
Toujours  je  dirai  :  Tout  ou  rien. 

Lecteur,  ami,  point  de  méprise. 
C'est  du  cœur,  comme  du  seul  bien 
Que  dans  ce  monde  encor  je  prise, 
Qu'en  mes  vers  ici  je  devise  : 
De  ton  cœur  je  veux  Tout  ou  rien. 

Fut-ce  le  dénouement?  Mon  Dieu,  non.  La  vie,  parfois, 
monte  jusqu'au  tragique,  mais  no  sait  pas  s'y  maintenir.  L'an- 
cienne intimité  ne  pouvait  revivre,  mais  des  relations  se 
renouèrent,  à  propos  d'un  échange  de  valet  de  chambre  et,  sur- 
tout, à  propos  des  ouvrages  de  M""*  de  Charrière.  Elle  le  tour- 
mentait comme  font  les  provinciaux  qui  connaissent  un  Parisien 
influent.  Elle  l'accablait  à^errata,  le  chargeait  de  lui  trouver  un 


MADAME   DE    CHARRIÈRE.  829 

éditeur  et  il  n'en  trouvait  pas,  probablement  parce  qu'il  u'avait 
pas  cherché. 

Une  des  distractions  qui  occupèrent  et  consolèrent  ses  der- 
nières  années,  ce  fut  d'imprégner  de  ses  idées  des  jeunes  filles 
qu'elle  disputait,  —  il  faut  bien  le  dire,  —  à  l'autorité  et  à  la 
discipline  maternelles.  Elle  qui  avait  si  mal  conduit  sa  vie,  et  si 
mal  jugé  les  hommes,  était-elle  le  guide  qu'il  faut  à  de  jeunes 
esprits?  Je  laisse  cette  question  et  je  remarque  seulement  que  ce 
fut  sa  suprême  contradiction,  après  tant  d'autres,  de  se  faire  édu- 
catrice  dans  le  temps  même  qu'elle  niait  par  ses  écrits,  comme 
on  l'a  vu,  l'influence  et,  même,  l'utilité  de  l'éducation. 

A  partir  de  1802,  elle  n'écrit  plus  rien.  Ses  lettres,  plus 
rares,  trahissent  la  soufl"rance  physique  et  morale.  Dans  sa  der- 
nière lettre  à  Benjamin,  elle  lui  souhaite,  comme  le  plus  grand 
bien  qui  soit,  d'être  en  paix  avec  lui-même.  Et  elle  ajoute 
brièvement  :  «  Je  suis  très  mécontente  de  moi.  »  Ce  mot  nous 
livre  le  secret  des  amères  et  sombres  rêveries  où  elle  s'enferme 
pendant  ces  années  de  farouche  silence.  Elle  repassait  sa  vie 
manquée,  les  vanités  de  sa  jeunesse,  ce  mariage  médiocre  et  les 
années  perdues  à  se  persuader  qu'elle  était  heureuse  alors  qu'elle 
ne  l'était , point,  le  double  abandon  dont  elle  avait  souffert,  ses 
amitiés  dispersées  (1),  sa  fortune  gaspillée  (2),  ses  brillantes  fa- 
cultés dont  elle  avait  fait,  en  somme,  un  pauvre  emploi,  n'ayant 
donné  au  monde  que  d'admirables  bagatelles.  Et,  lorsqu'elle  se 
retournait  vers  l'avenir,  vers  l'au-delà,  elle  ne  voyait  que  té- 
nèbres. Elle  regarda  la  mort  s'avancer  pas  à  pas.  Quelques 
heures  avant  la  fin,  une  clémence  suprême  jeta  un  voile  devant 
ses  yeux  et  lui  déroba  le  spectacle  de  sa  propre  destruction. 
C'était  le  27  décembre  1803.  Voici,  dans  sa  simplicité  austère 
et  douloureuse,  la  scène  des  funérailles  : 

«  Cinq  ou  six  amis  intimes  formaient  le  cortège  funèbre  avec 
quelques  notables  de  Colombier  et  les  vignerons  de  M.  de  Char- 
rière  qui,  selon  l'usage  local,  portaient  le  cercueil.  Et,  tandis 
que  l'enterrement  passe  sous  l'antique  porche  de  la  cour  et 
monte  la  rampe  du  Pontet,  de  cette  allure  lente  que  rythme  la 
cloche  de  la  vieille  église,  les  dames  amies  de  la  famille  sont 

(1)  Il  n'y  avait,  à  Neuchâtel,  qu'un  homme  d'esprit,  M.  de  Marval  et  un  homme 
de  talent,  le  pasteur  Chaillet.  Elle  les  avait  eus  pour  amis  et  s'était  brouillée 
avec  eux. 

(.2)  Il  ne  demeuraU  presque  rien  de  sa  dot  lorsqu'elle  mourut. 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réunies  dans  le  salon  aux  volets  mi-clos...  M.  de  Charrière,  qui 
n'a  pu  suivre  l'enterrement,  tant  il  est  affaibli  et  déchu,  est  assis 
au  coin  de  son  feu,  plongé  dans  une  stupeur  morne.  Il  a  aimé 
autant  qu'il  était  en  lui  cette  femme  dont  il  admirait  les  talens, 
dont  il  savait  la  bonté;  il  a  essayé  de  la  rendre  heureuse  en  lui 
laissant  la  libre  disposition  de  sa  vie  et  de  sa  fortune  :  il  n'y  a 
point  réussi  parce  qu'elle  était,  suivant  son  propre  aveu,  «  tou- 
jours mécontente  d'elle-même,  »  et  «  partout  étrangère...  » 

«  Les  amis  entourent  la  fosse  ouverte.  Le  pasteur  dit  la  belle 
prière  :  «  Puisqu'il  a  plu  à  Dieu  de  retirer  à  lui  l'âme  de  notre 
sœur,  nous  devons  déposer  son  corps  dans  le  tombeau  :  nous 
rendons  ainsi  la  terre  à  la  terre,  la  poudre  à  la  poudre,  la 
cendre  à  la  cendre,  mais  avec  une  ferme  et  pleine  assurance  de 
la  résurrection  à  la  vie  éternelle  par  Jésus-Christ  notre 
Seigneur...  » 

J'en  étais  arrivé  à  cette  page.  Dans  une  des  chambres  les  plus 
retirées  de  la  maison  silencieuse  où  j'achève  ma  propre  vie,  une 
jeune  fille  anglaise  me  lisait  ce  passage,  après  avoir  suivi  avec 
moi  tous  les  espoirs  déçus  et  toutes  les  agitations  stériles  de 
cette  âme  inquiète.  Là,  elle  s'arrêta,  incapable  de  continuer  et, 
pendant  quelques  instans,  nous  demeurâmes  pénétrés  djune  reli- 
gieuse tristesse,  comme  si  nous  nous  tenions  nous-mêmes  dans  le 
petit  cimetière,  au  bord  de  cette  fosse  où,  cent  ans  auparavant 
(presque  jour  pour  jour),  était  descendue  M°"  de  Charrière. 

Je  ne  chercherai  pas  d'autre  conclusion  que  ce  jaillissement 
d'émotion,  si  soudain,  si  spontané,  si  inattendu,  de  la  part  d'une 
iaconnue  et  d'une  étrangère,  venue  au  monde  trois  quarts  de 
siècle  après  que  l'auteur  de  Galiste  en  était  sortie  et  bien  loin 
des  lieux  où  elle  avait  vécu.  Simt  lacrymœ  rerum,  M"""  de  Char- 
rière eût  préféré  ces  larmes  à  tous  les  hommages.  Elle  les  doit 
au  biographe  dévoué,  à  l'écrivain  accompli  qui  l'a  fait  revivre 
telle  qu'elle  a  été,  telle  qu'elle  aurait  pu,  telle  qu'elle  aurait  voulu 
être,  telle,  enfin,  que  la  connaissaient  ceux  qui  l'ont  comprise 
et  qui  l'ont  aimée. 

Augustin  Filon. 


LETTRES  ÉCRITES 


DU 


SUD  DE  L'INDE 


IV  w 

VIRAPATNAM.  —  Le  pagotin  de  Mariammin.  —  VELLORE 
La  forteresse.  —  Le  harem  de  Tippou-Saïb.  —  La  pagode 
de  Çiva. 


II,    —   PONDICHERY 


Pondichéry,  19  août  1901. 

...  Soupou,  enfin  revenu  de  Madras,  s'est  constitué  périé- 
gète  pour  mon  particulier  profit.  Il  m'a  initié  aux  mystères  du 
culte  de  Mariammin,  la  déesse  des  gens  de  mer  que  l'on  appelle 
ici  les  Macquois.  J'ai  à  deux  reprises  visité  la  petite  pagode  de 
Yirapatnam,  assisté  à  la  fête  solennelle  qui  tombe  le  dernier 
vendredi  du  mois  d'Ahdi  (16  août).  Elle  attire  une  énorme  quan- 
tité de  pèlerins  venus  de  tous  les  points  du  Coromandel  et  du 
Carnatic,  voire  du  Deccan.  Leur  chiffre  dépasse  quarante  mille. 
Chacun  des  cinq  vendredis  du  mois,  des  cérémonies  s'accom- 
plissent, où  les  sacrifices  de  coqs  et  de  houes  tiennent  la  princi- 
pale place.  A  ces  offrandes  sanglantes,  telles  qu'en  exigent  les 
divinités  des  deux  catégories  inférieures,  s'en  mêlent  de  plus 
innocentes,  telles  que  des  bouillies  et  autres  clémens  des  repas 


(1) 


Voyez  la  Revue  des  15  mai,  15  juin  et  15  juillet. 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sacrés.  Les  fidèles  se  ceignent  de  guirlandes  en  fleurs  de  jasmin, 
de  laurier-rose  et  d'artemisia,  se  couronnent  de  feuilles  de 
margousier. 

La  route  qu'il  faut  suivre  pour  atteindre  ce  bourg  de  Vira- 
patnam  où  la  légende  place  le  premier  établissement  des  Français 
cfui  fondèrent  Pondichéry  au  xvn®  siècle,  est  dans  un  état 
pitoyable.  Nous  allions,  cahotés,  au  trot  d'un  cheval  plus 
efflanqué  que  celui  de  l'Apocalypse,  et  encore  Soupou  me  ga- 
rantissait-il que  c'était  le  meilleur  qu'on  pût  louer  à  Pondi- 
chéry. Et  Soupou,  à  chaque  cahot,  regrettait  amèrement  que 
l'exiguïté  de  ses  ressources  ne  lui  permît  point  de  réparer  la 
route  à  ses  frais,  et  même  de  la  remettre  à  neuf.  Comme  je  lui 
demandais  les  raisons  d'un  dévouement  aussi  singulier,  il  daigna 
s'expliquer  :  «  C'est  pour  laisser  mon  nom  à  la  postérité  !  Voyez, 
tout  le  long  du  chemin,  ces  bancs  très  hauts  qui  se  dressent.  Ils 
ont  été  construits  en  bonne  maçonnerie  par  des  Hindous  chari- 
tables, afin  que  les  pauvres  diables  portant  de  lourds  fardeaux 
sur  leurs  épaules  puissent  s'y  adosser  et  se  reposer  debout  sans 
être  obligés  à  se  décharger. 

—  Voilà  qui  est  fort  bien,  Soupou,  lui  répondis-je.  Mais  pour- 
riez-vous  me  dire,  s'il  vous  plaît,  comment  s'appelaient  les  géné- 
reux Hindous  qui  ont  édifié  ces  bancs?  » 

Soupou  avoua  qu'on  n'en  avait  gardé  aucun  souvenir.  Qu'un 
pareil  oubli  s'étendît  sur  la  route  qu'il  souhaitait  pouvoir  éta- 
blir à  ses  deniers,  c'était  là  une  éventualité  qu'il  envisageait  sans 
chagrin.  L'important  pour  lui  était  de  rendre  service  en  se  con- 
sacrant à  une  bonne  œuvre.  En  cela,  Soupou  suivait  la  tradition 
commune  à  ses  compatriotes.  Attachant  une  grande  importance 
aux  œuvres,  ils  s'y  consacrent  avec  un  zèle  dont  les  fameux 
repas  sacrés,  offerts  au  peuple  des  pauvres,  vous  ont  déjà  fourni 
un  exemple.  L'abondance  extraordinaire  des  pénitens  de  toutes 
sectes  en  est  encore  un.  Et,  à  mesure  que  nous  approchons  de 
Virapatnam,  le  nombre  de  ces  pénitens  augmente.  Hs  s'avancent 
sur  la  route  blanche,  poudreuse,  sous  le  soleil  implacable,  en 
longues  théories,  aussi  pressés  que  les  pèlerins  qui  s'acheminent 
vers  la  piscine  miraculeuse  de  Notre-Dame  de  Lourdes.  Virapat- 
nam est  pour  ces  Hindous  un  autre  Lourdes.  Les  miracles  y  sont 
fréquens,  et  les  ex-voto  qui  encombrent  les  abords  de  la  pagode 
prouvent  la  guérison  et  la  reconnaissance  de  milliers  de  fidèles. 

L'Hindou  est  pèlerin  par  nature.  Sa  vie  se  passe  à  voyager 


LETTRES  ÉCRITES  DU  SUD  DE  l'iNDE.  833 

dans  toute  l'Inde,  à  visiter  les  sanctuaires  les  plus  réputés,  à 
assister  aux  fêtes.  Non  content  d'honorer  par  des  pèlerinages  ses 
innombrables  dieux,  il  vénère  aussi  les  divinités  étrangères.  Je 
vous  parlais  de  Notre-Dame  de  Lourdes  :  la  vierge  miraculeuse 
possède  une  chapelle  à  Pondichéry,  et  les  dévots  les  plus  em- 
pressés à  offrir  des  cierges  ne  sont  pas  toujours  les  chrétiens. 
Les  femmes  hindoues  des  diverses  castes  y  font  aussi  brûler 
des  cierges  et  adressent  leurs  vœux  à  la  grande  déesse  des 
chrétiens.  Dans  l'église  de  la  mission,  toujours  à  Pondichéry, 
on  peut  voir  une  statue  de  Saint-Michel.  L'archange  foule 
aux  pieds  le  dragon  sous  les  espèces  d'un  homme  noir,  muni 
d'une  queue  de  serpent  qui  se  termine  en  dard,  et  portant 
sur  son  front  le  ndman,  le  signe  procréateur,  le  symbole  de 
Vichnou,  objet  de  l'exécration  des  missionnaires.  Ainsi  ont-ils 
imposé  l'image  du  christianisme  conculquant  l'hindouisme  dans 
ce  qu'il  a  de  plus  hideux.  Les  chrétiens  brûlent  devant  Saint- 
Michel  des  bougies  sans  nombre;  les  brahmanistes  ne  se  font 
faute  de  les  imiter.  Mais  leurs  dévotions  s'adressent  au  démon 
qui  porte  l'insigne  de  Vichnou.  Ainsi  s'établit  une  tolérance 
réciproque  qui  s'achemine,  peut-être,  vers  un  syncrétisme  indo- 
chrétien, tout  pratique.  La  largeur  d'esprit  d'Ackbar  aurait  cer- 
tainement mieux  réussi  dans  l'Inde  que  le  fanatisme  sauvage 
d'Aureng-Zeb,  d'Hyder-Ali  et  de  Tippou-Saïb.  Mais  cette  largeur 
d'esprit  devançait  son  temps.  Ce  temps  fut  celui  où  le  zèle  ar- 
dent d'un  François-Xavier  semait  sa  route  de  bûchers  dont  les 
flammes  dévoraient  les  Hindous  christianisés,  hérétiques  de  fait, 
mais  inconsciens  de  leur  état;  celui  où  un  légat  du  Pape,  préten- 
dant obliger  les  Hindous  convertis  à  renoncer  aux  signes  exté- 
rieurs du  paganisme,  amenait,  au  xvii^  siècle,  54000  apostasies 
parmi  les  chrétiens;  celui  où  les  Portugais  dépassaient  en  fureur 
iconoclaste  les  musulmans  les  plus  exaltés;  celui  même  où  la 
femme  de  Dupleix,  fidèle  à  ses  origines  lusitaniennes,  obtenait 
de  la  faiblesse  infatuée  de  son  mari  la  permission  de  ruiner,  à 
Pondichéry,  en  1748,  le  grand  temple  de  Vichnou  Péroumale. 
Cette  action  compte  parmi  les  plus  impolitiques  de  Dupleix  et 
aussi  parmi  les  plus  blâmables.  Car  il  oublia,  ce  jour-là,  qu'une 
des  conditions  de  la  cession  du  territoire  faite  aux  Français  avait 
été  leur  engagement  de  respecter  le  culte  hindou.  Ces  engage- 
mens  furent  consentis  deux  fois.  Dupleix  crut  pouvoir  s'y  sous- 
traire. La  haine  traditionnelle  dont  le  poursuivent  les  Hindous 

lOME  xxxiv.  —  1906.  «3 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Poodichéry  est  la  juste  contre-partie  de  l'afTaire.  Et  même, 
pour  aller  au  vrai,  ils  semblent  suivre,  dans  les  événemens 
actuels,  une  obscure  vengeance. 

Bien  innocens  de  toutes  ces  erreurs  qui  trouvent  leur  justifi- 
cation même  dans  l'esprit  de  leur  temps,  les  religieux  sont  au- 
jourd'hui offerts  en  holocauste  par  le  gouvernement  au  monstre 
électoral  dont  les  mille  gueules  ne  cessent  d'aboyer,  autant  pour 
demander  des  exécutions  que  pour  solliciter  des  places.  Des 
professeurs  laïcs  ont  remplacé  les  Pères  dans  le  collège  de  Pondi- 
chéry.  Je  souhaite  que  ces  éducateurs  à  programme  libéralement 
anti-chrétien  s'acquittent  de  leur  œuvre  avec  la  même  con- 
science que  leurs  devanciers.  Je  souhaite  aussi  que  les  résultats 
obtenus  soient  à  la  hauteur  des  dépenses  que  nécessitent  ces 
transformations. . . 

Excusez  mon  humeur  buissonnière.  Une  chose  en  amenant 
une  autre,  comme  on  dit,  on  ne  saurait  être  logique  sans  user  de 
la  digression.  Revenons-en  à  Mariammin  ou  Mariattale,  suivant 
qu'il  vous  plaira  d'appeler  la  Grande  Déesse  des  Parias  ;  elle  a  pour 
insigne  spécial  le  trident  qui  lui  servit  à  combattre  le  géant  Tar- 
gassourin.  Les  mouchys  la  représentent  sous  les  traits  d'une  belle 
femme  rouge,  coiffée  de  la  haute  tiare  au  nimbe  de  flammes, 
propre  aux  divinités  auxquelles  on  doit  des  sacrifices  sanglans. 

Les  Parias  tiennent  leur  déesse  pour  supérieure  à  Brahma 
lui-même.  Ils  l'honorent  par  des  danses  spéciales  où  l'on  avance, 
portant  sur  la  tête  des  vases  en  terre,  pleins  d'eau,  superposés, 
et  garnis  de  feuilles  de  margousiers.  Je  vous  ai  déjà  dit  que  les 
feuilles  de  cet  arbre  apparaissent  dans  toutes  les  occasions  où  l'on 
veut  flatter  la  déesse.  Mariammin  règne  surtout  vénérée  par  la 
terreur.  Vienne  une  épidémie,  on  a  bien  soin  de  disposer  des 
rameaux  du  végétal  sacré  autour  des  malades.  On  ne  leur  permet 
de  se  gratter  qu'avec  ces  feuilles.  On  en  jonche  leur  lit,  on  en 
couronne  le  baldaquin;  on  en  tapisse  la  maison,  son  toit, et  aussi 
toutes  les  habitations  du  voisinage. 

En  tant  que  patronne  de  la  variole,  Mariammin  est  adorée 
par  tous  les  Hindous,  voire  des  plus  hautes  castes.  Mais  alors 
leurs  dévotions  s'adressent  à  la  tête  seule  de  la  divinité.  Ceci 
demande  une  explication  que  peut  seule  donner  l'histoire  de  cette 
singulière  déesse.  Je  vous  la  résume  brièvement,  en  suivant  la 
tradition  pondichérj'enne,  d'après  les  notes  qu'un  poète  du  lieu, 
NarQ^anamayanaï,  m'a  obligeamment  communiquées. 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iXDE.  835 

Mariammin,  aux  origines,  était  la  femme  du  pénitent  Chama- 
daguini.  En  elle  engendra  Vichnou  dans  son  avatar  de  Para- 
sourama,  sa  sixième  incarnation.  La  mère  du  Dieu  devint  déesse, 
elle-même.  Mais  cette  condition  était  soumise  à  l'observance  de 
la  parfaite  pureté.  Les  dieux,  fidèles  à  leur  usage,  ne  man- 
quèrent point  de  la  tenter.  Un  jour  qu'elle  puisait  de  Feau  dans 
un  étang  et  que,  suivant  sa  coutume,  elle  la  façonnait  en  un 
globe  solide,  pour  la  porter  plus  commodément  à  sa  maison, 
elle  vit  se  refléter  à  la  surface  de  l'étang  des  ligures  de  Grando- 
wers  qui  voltigeaient  au-dessus  de  sa  tête.  Ces  Grandowers  sont 
des  sylphes  auxquels  les  dieux  ont  départi  la  parfaite  beauté, 
pour  égarer  les  femmes.  Mariammin,  que  sa  divinité  incomplète 
ne  mettait  pas  à  l'abri  du  désir,  fut  aussitôt  prise  d'amour  pour  ces 
génies  merveilleux.  L'impureté  étant  ainsi  entrée  dans  son  cœur, 
l'épouse  de  Chamadaguini  perdit  le  don  de  solidifier  les  eaux.  Le 
liquide  qu'elle  tenait  retomba  dans  l'étang,  et  elle  ne  put  jamais 
venir  à  bout  de  le  recueillir  en  boule,  suivant  sa  manière  ordi- 
naire. Elle  dut  se  servir  d'un  vase  ainsi  qu'une  simple  mortelle. 

Le  pénitent  connut  à  ce  signe  que  sa  compagne  avait  cessé 
d'être  pure.  Dans  l'excès  de  sa  colère,  il  commanda  à  son  fils 
d'entraîner  la  coupable  vers  le  lieu  du  supplice  et  de  lui  trancher 
la  tête.  Parasourama  ne  put  désobéir  à  cet  ordre.  Mais  il  ne  l'eut 
pas  plutôt  exécuté,  qu'une  douleur  affreuse  l'accabla.  Chamada- 
guini, touché  de  son  désespoir,  lui  permit  alors  de  ressusciter 
sa  mère,  en  rejoignant  la  tête  au  corps,  non  sans  avoir  murmuré  à 
l'oreille  de  la  décapitée  une  prière  souveraine  pour  ramener  la  vie. 

L'empressement  de  Parasourama  fut  tel  qu'il  commit  une 
fâcheuse  méprise,  méprise  irréparable  et  que  son  émotion  seule 
peut  faire  excuser.  Prenant  le  chef  de  Mariammin,  il  l'ajusta  au 
corps  d'une  Parachi,  prostituée  qui  gisait  sur  la  place  après  avoir 
payé  ses  infamies  du  dernier  supplice.  Ainsi  cet  assemblage 
monstrueux  donna  à  Mariammin  les  vertus  d'une  déesse  et  les 
vices  d'une  femme  folle  de  son  corps.  Le  pénitent  s'étant  em- 
pressé de  la  chasser  de  sa  maison,  elle  parcourut  le  pays,  en 
semant  les  crimes  sur  son  passage.  Son  pouvoir  malfaisant 
devint  tel  que  les  Deverkels,  ces  demi-dieux  qui  régnent  aux 
quatre  coins  du  ciel,  ne  crurent  pouvoir  l'apaiser  qu'en  donnant 
à  Mariammin  le  pouvoir  de  guérir  la  variole,  et  en  l'assurant 
qu'elle  serait  grandement  honorée  par  le  peuple  quand  séviraient 
les  épidémies. 


^36^  '^RVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Leâ  débordemeiis  de  Mariammin  sont  figurés  en  détail  sur 
Jôs  bas-reliefs  de  ses  pagodes  et  de  ses  chars;  je  vous  en  épargne 
la  description.  Sa  tête  est  déposée  dans  le  sanctuaire  de  chacune 
de  ses  pagodes.  A  Virapatnam,  ce  sanctuaire  est,  paraît-il,  fort 
ancien.  Il  représente  le  chevet  d'une  croix  dont  la  pagode  elle- 
même,  beaucoup  plus  récente,  reproduit  la  disposition.  L'his- 
toire de  cette  tête,  que  je  n'ai  pu  voir,  car  l'entrée  du  sanctuaire 
est  interdite  aux  profanes,  n'est  pas  moins  miraculeuse  que  la 
légende  de  la  déesse.  Trouvé  par  des  Macquois  dans  leurs  filets 
tendus  au  fond  de  la  mer,  ce  chef  de  pierre  fut  transporté  dans 
le  pagotin  primitif ,  où  sa  présence  s'affirma  par  quantité  de  pro- 
diges. Jamais  il  n'en  doit  sortir.  A  côté,  on  conserve  une  statue 
de  bois,  non  moins  vénérée.  Elle  représente  le  corps  de  la  Parachi. 
L'image  que  l'on  exhibe,  sur  un  char,  pendant  les  cérémonies, 
est  en  bronze. 

C'est  elle  que  nous  voyons  s'avancer  sur  la  route.  Elle  dispa- 
raît sous  des  guirlandes.  Un  brahme  et  des  Poussaris,  prêtres  de 
basse  caste,  la  flanquent  et  tapent  sur  des  nacaires  de  cuivre. 
Jusque  sous  les  chevaux  cabrés  du  quadrige  en  bois  sculpté  et 
peint,  la  foule  s'écrase  pour  recevoir  les  fleurs  qui  ont  touché  la 
déesse,  et  que  le  brahme  lance  à  poignées.  Tous,  hommes  et 
femmes,  se  disputent  les  pétales,  se  les  arrachent,  se  les  rejettent 
après  les  avoir  portés  à  leur  front.  Le  cocher  tricéphale  qui  se 
dresse  à  l'avant  du  char  entre  les  lions  bondissans  et  les  pions 
de  bois  doré,  sourit  de  ses  trois  bouches,  de  ses  six  yeux,  à  la 
multitude  qu'il  domine.  Les  fidèles  se  bousculent  dans  leur 
empressement  à  tirer  sur  les  cordes,  et  le  véhicule  où  trône  la 
Mariammin  de  bronze  progresse  lentement,  secoué  au  hasard 
des  ornières,  tel  un  vaisseau  bercé  par  la  houle. 

La  fête  bruit,  sous  le  soleil  brûlant,  dans  des  nuages  de 
poussière.  Dans  cette  fourmilière  humaine ,  toutes  les  castes 
sont  confondues.  Les  plus  jolies  Indiennes,  dans  leurs  plus 
riches  atours,  sont  coudoyées  par  des  mendians  hideux,  presque 
nus.  Pandarams  vêtus  de  roux,  Dasseris  en  haillons,  Poussaris 
non  moins  dépenaillés,  toute  la  racaille  des  pénitens,  des  petits 
sacerdotes  mendians,  balafrés  de  rouge,  de  blanc,  ou  de  traînées 
de  cendres,  tourbillonnent  côte  à  côte.  Par  endroits  les  têtes 
rasées  roulent,  innombrables,  à  rappeler  le  moutonnement  des 
vagues  de  la  mer.  Des  remous  s'y  forment  d'où  émerge  une  voi- 
ture traînée  par  de  petits  bœufs  blancs  ou  fauves  dont  les  clo- 


L'ÈtfllÈS    ECRlfÉS    DU    SUD    DE    L  IKDE.  837 

chettes  tintent.  Aux  fenêtres  carrées  apparaissent  des  figures 
curieuses  de  femmes,  jaunies  par  le  curcuma.  Ou  bien  c'est  une 
charrette  voûtée  jonchée  de  paille  oij  des  filles,  cachées  sous  des 
voiles  de  mille  couleurs,  scintillent  comme  autant  de  joyaux, 
en  accompagnant  chaque  cahot  de  rires  frais  onde  cris  peureux. 

A  graud'peine  nous  nous  frayons  un  passage,  quoique  la  po- 
lice, en  corps,  nous  devance  et  nous  flanque  pour  dégager  la  voie. 

—  Prenez  garde  à  vos  poches!  . — .Tel  a  été  le  premier 
avertissement  du  chef  de  la  police  avant  de  nous  laisser  pénétrer 
dans  cette  loule.  Les  voleurs  subtils  y  abondent,  malgré  la  pré- 
caution qu'il  a  prise  d'arrêter  préventivement  les  plus  réputés  de 
ces  industriels.  Je  les  ai  vus,  ces  bons  callers,  dignes  représen- 
tans  de  cette  vieille  caste  qui  eut  jadis  l'honneur,  paraît-il,  de 
fournir  quelques  rois  à  l'Inde.  Ce  sont  des  filous  notoires  qui  ont 
passé  du  territoire  anglais  sur  le-  nôtre  dans  la  louable  intention 
de  travailler  de  leurs  mains  aux  fêtes  de  la  déesse.  Ils  se  tiennent 
rangés  sous  l'auvent  du  poste  et  attendent  patiemment  la  fin  de 
la  cérémonie  pour  être  relâchés  et  pouvoir  retourner  à  leurs 
besognes.  Des  femmes  sont  mêlées  aux  hommes.  Le  commissaire 
me  les  a  exhibées:  aimables  personnes,  très  convenables,  elles 
ont  une  mine  décente  et  savent  sourire  sans  montrer  les  petits 
morceaux  de  verre  qu'elles  tiennent  cachés  entre  leurs  lèvres  et 
leurs  gencives,  et  dont  elles  se  servent  avec  art  pour  trancher  les 
fils  des  colliers. 

Mais  nous  voici  à  l'entrée  de  la  pagode  où  nous  sommes  salués 
par  l'éléphant  quêteur.  Il  a  été  prêté  par  le  temple  sacro-saint  de 
Conjeveram.  Saluant  de  la  tête,  il  s'agenouille  à  demi,  fait  prendre 
à  sa  trompe  les  courbes  les  plus  gracieuses,  l'allonge  pour  saisir 
les  petites  pièces  d'argent.  Il  les  reconnaît  à  merveille,  néglige  la 
monnaie  de  billon  et  proportionne  ses  génuflexions  à  l'importance 
de  l'aumône.  Si  elle  lui  paraît  honnête,  il  brandit  *a  proboscide  et 
barrit  avec  une  clameur  plus  stridente  que  l'appel  d'un  cuivre.  Les 
mendians  qui  m'assaillent  sont  une  concurrence  sérieuse  pour, 
l'éléphant.  Comment  se  débarrasser  de  cette  tourbe,  plus  impor- 
tune que  les  essaims  de  mouches  qui  s'empressent  sur  les" 
gâteaux  offerts  par  les  fidèles?  Ils  m'entourent,  me  harcèlent,- 
me  tirent  par  la  manche,  ouvrent  un  concours  de  plaies  hideusesp 
m'exhibent  leurs  ulcères  en  écartant  leurs  sordides  haillons.  L'ne 
poignée  de  caches  lancée  à  propos  me  rend  libre  pour  un  ins- 
tant; j'en  profite  pour  franchir  le  portique,  tandis  que  les  oiisé- 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rables  se  précipitont,  se  chamaillent,  s'écrasent  dans  la  pous- 
sière pour  récolter  les  liards. 

Ainsi  je  puis  pénétrer  dans  la  première  enceinte.  A  droite  et 
à  gauche  du  gopura  s'élèvent  des  modestes  pagotins  de  pierre 
dédiés  à  diverses  divinités.  L'inévitable  Pouléar  est  là,  avec  sa 
panse  obèse,  sa  tête  d'éléphant  et  son  rat.  Un  petit  édicule  est 
affecté  à  la  vierge  Kanni  dont  les  images  sont  adorées  dans  toutes 
les  campagnes.  Le  menu  peuple,  les  nomades  tels  que  les  Irou- 
laires,  chasseurs  d'abeilles,  lui  rendent  particulièrement  des 
honneurs.  Son  culte  est  négligé  dans  les  villes.  Kanni  Gapara- 
mésouari  est  une  divinité  de  catégorie  inférieure.  C'était  une 
fille  Vaïssya,  d'une  merveilleuse  beauté,  qui  habitait  le  Kaïlasa, 
ou  Paradis  de  Çiva.  Un  roi,  Gandarva,  qui  la  vit,  s'en  éprit  et 
la  demanda  en  mariage  à  son  père.  Le  Vaïssya  repoussa  le  pré- 
tendant, parce  que,  pour  roi  qu'il  fût,  Gandarva  appartenait  à 
une  caste  assez  basse.  Gandarva  se  vengea  de  ce  refus,  sans 
noblesse.  Usant  de  sa  malédiction  souveraine,  il  condamna  la 
vierge  Kanni  à  descendre  sur  terre  sous  les  espèces  d'une  simple 
mortelle.  Elle  y  descendit  donc  comme  fille  d'un  Vaïssya  nommé 
Consouma  Chetty,  et  fut  aussitôt  distinguée  et  demandée  en 
mariage  par  le  roi  du  pays.  L'aventure  première  se  répéta, 
identique.  Consouma  Chetly  s'opposa  à  l'union  parce  que  le  roi 
n'était  pas  de  la  même  caste  que  lui.  Le  roi  ne  voulut  rien 
entendre.  Alors  Consouma  Chetty  et  tous  ses  parens  s'entas- 
sèrent avec  l'innocente  Kanni  sur  un  même  bûcher,  préférant  la 
mort  par  le  feu  au  déshonneur  d'une  telle  mésalliance.  Ils 
périrent  jusqu'au  dernier  à  l'exception  de  la  belle  Kanni  qui  se 
mit  à  danser,  tout  comme  une  salamandre,  au  milieu  des 
flammes,  et  s'envola  vers  le  ciel,  laissant  l'injurieux  Gandarva 
avec  le  seul  regret  de  sa  vengeance  inutile. 

Ainsi  mes  amis  les  brahmes  de  Villenour  me  racontent  la 
légende  de  Kanni,  en  me  passant  au  cou  des  guirlandes  blanches 
et  roses.  Ils  consentent,  à  cause  de  l'importance  du  lieu,  à  des- 
servir la  pagode  de  Virapatnam.  Et  c'est  là  une  exception  à  la 
règle  qui  veut  que  Mariammin  ait  pour  offîcians  des  Poussaris 
de  basse  caste. 

Cependant  les  pèlerins  continuent  d'affluer.  Ils  vont,  viennent, 
apportant  des  ex-voto  ou  des  offrandes  propitiatoires  :  gâteaux, 
figurines  de  bois  ou  d'argile.  Celles-ci  attestent  la  guérison  d'un 
enfant.  L'entrée  de  l'enceinte,  où  les  fidèles  se  baignent  pèle- 


LETTRES    ECRITKS    DU    SUD    DE   l'iNDE.  839 

mêle  dans  l'étang  vaseux,  est  encombrée  par  la  foule  des  misé- 
rables qui  semblent  chargés  de  représenter  les  misères  de  la 
terre.  Partout  s'étalent  les  difformités  les  plus  affreuses.  Tous 
les  cancéreux,  les  lépreux,  les  mutilés,  les  estropiés  de  l'Inde 
dravidienno  se  sont  donné  rendez-vous  dans  le  lieu  saint.  Voici 
un  garçon  microcéphale  cfui  vagit,  sa  tête  de  singe  n'est  pas  plus 
grosse  qu'une  grenade,  et  son  corps  est  celui  d'un  enfant  de 
quatorze  ans.  Voilà  un  paralytique  porté  à  dos  d'homme,  une 
femme  dont  le  visage  entier  a  été  décharné  par  un  lupus,  uae 
fille  sans  nez,  un  vieillard  dont  l'ulcère  malin  décou^Te  la  moitié 
des  côtes.  Tel  autre  est  atteint  d'un  éléphantiasis  monstrueux. 
L'eiiUure  de  ses  jambes,  grosses  et  rugueuses  ainsi  que  des 
troncs  d'arbres,  crevassées,  gercées,  sanglantes,  ne  laisse  plus 
distinguer  les  pieds  noyés  dans  la  masse  informe.  Voilà  un  père 
qui  est  venu  de  plusieurs  lieues  en  se  roulant  par  terre,  avec 
son  enfant  malade  entre  ses  bras.  Il  a  accompli  son  vœu,  pénétré 
dans  l'enceinte.  Il  se  prosterne  devant  le  sanctuaire.  Essoufflé, 
efflanqué,  dégouttant  de  sueur,  souillé  de  boue,  gris  de  poudre 
il  ressemble  à  une  loque  qui  marcherait.  Chacun  de  ses  hoquets 
creuse  sa  poitrine  maigre  dont  la  peau  paraît  al'ors  rejoindre  sa 
maigre  échine.  Ses  yeux  agrandis  par  l'extase  regardent  sans 
voir  les  pénitens,  qui,  allongés  sur  le  sol,  les  bras  en  croix,  à 
plat  ventre,  marmonnent  autour  de  lui  des  prières. 

Les  odeurs  écœurantes  de  ces  pèlerins  se  confondent  avec 
les  parfums  acres  ou  délicats  des  résines  et  des  gommes  qui  cré- 
pitent dans  les  vases  de  cuivre.  Le  camphre  flambe  avec  des 
lueurs  vertes  sur  les  feuilles  de  margousier,  sur  les  plateaux, 
les  trépieds,  et  mêle  ses  vapeurs  à  celles  de  mille  lampes 
fumeuses,  des  lampions  accrochés  par  centaines  à  des  herses. 
Les  relens  des  huiles  rances,  des  fritures,  dominent  le  tout, 
même  la  senteur  du  surre  qui  se  carbonise  sur  des  fourneaux 
où  des  marchands  cuisinent  gravement  en  plein  vent,  adossés 
aux  frises  sculptées  du  temple.  Dès  qu'ils  ont  accompli  leurs 
dévotions,  les  pèlerins  s'empressent  d'acheter  des  victuailles  et 
de  s'installer  sous  les  vastes  pandals  qui  les  attendent.  Là,  assis  à 
l'ombre,  à  même  la  terre  ou  sur  des  nattes,  ils  mangent,  boivent, 
causent  gaiement.  N'était  l'absence  de  végétation  de  la  région 
aride,  on  dirait  que  ces  familles  font  une  partie  de  campagne. 

Quand  je  traverse  leurs  petites  assemblées,  tous  me  regardent 
avec  une  bienveillante  indifférence.  Ma  vue  no  les  intéresso  ea 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rien,  et  c'est  assez  naturel.  Tout  au  plaisir  de  leur  voyage  mené 
à  bonne  fin,  ils  festoient,  s'ébattent,  bavardent  à  tue-têté.  Ou 
bien  ils  se  livrent  à  des  jeux.  Deux  manèges  de  chevaux  de  bois 
les  attirent  particulièrement.  C'est  à  qui  y  montera,  on  fait  queue 
à  l'entrée.  Et,  au  sommet  de  chacun  des  manèges,  deux  grandes 
bayadères  sculptées,  bariolées,  luisantes,  tournent  en  sens  in- 
verse et  entremêlent  leur  guirlande,  tandis  que,  sous  le  kiosque, 
au  toit  conique  et  mouvant,  les  bons  Hindous  tournent,  aux  sons 
de  la  musique  de  foire,  confortablement  assis  sur  les  chaises 
suspendues  qui  remplacent  les  traditionnels  chevaux  de  bois. 

Sous  des  hangars,  on  sacrifie  'des  coqs  à  la  déesse.  Le  sol 
détrempé  par  le  sang  forme  une  boue  rougeâtre  farcie  de 
plumes.  Plus  loin,  on  immole  des  boucs  et  des  moutons.  Cou- 
ronné d'herbes,  ce  bétail  attend  les  cliens.  Dès  qu'un  dévot  a 
arrêté  son  choix,  payé  le  prix  convenu,  le  sacrificateur  saisit  la 
bête,  lui  jette  de  l'eau  sur  la  tête,  et  fait  signe  à  deux  aides. 
L'un  tire  sur  le  licou,  l'autre  sur  les  jarrets  de  derrière,  et  le 
sacrificateur  tranche  si  vivement  la  tête  avec  sa  grande  faucille 
dont  il  tient  le  long  manche  à  deux  mains,  que  l'on  croirait 
voir  couper  une  simple  corde.  Mais  comme  le  cou  a  été  sec- 
tionné en  son  milieu,  l'inhibition  est  incomplète.  Pendant 
quelques  minutes  le  corps  se  roule  à  terre,  secoué  de  grandes 
convulsions.  A  chaque  ruade,  des  jets  de  sang  noir  et  vermeil 
giclent.  La  rosée  hideuse  tache  les  pieds,  les  jambes  et  les  vête- 
mens  des  assistans.  Ainsi  suis-je  revenu  des  fêtes  de  Mariammin 
portant  les  marques  des  victimes  offertes  par  les  pèlerins  à  la 
grande  déesse  de  la  variole. 

Je  m'en  tiens  pour  aujourd'hui  à  son  histoire.  Ma  prochaine 
lettre  vous  renseignera  sur  la  vénérable  forteresse  de  Vellore 
que  j'ai  visitée  ces  jours  derniers. 

^  Vellore,  12  août  1901. 

...  Vellore  est  la  forteresse  célèbre  entre  toutes  celles  de 
l'Inde  méridionale  pour  son  bel  appareil  et  sa  conservation.  Et 
pourtant  les  touristes  la  négligent,  je  ne  sais  trop  pourquoi.  Le 
voyageur  ne  peut  prendre  pour  excuse  à  son  indifférence  l'éloi- 
gnement  non  plus  que  la  difficulté  des  communications.  Le  che- 
min de  fer  de  Madras  a  une  station  dans  la  ville.  En  quelques 
heures,  ou  s'y  trouve  transporté.  Si  l'on  part  de  Pondichéry  le 
matin,  on  en  est  quitte  pour   le  traditionnel    arrêt  à  Villapou- 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  841 

ram,  arrêt  de  plusieurs  heures,  que  coupe  un  déjeuner  frugal  et 
peu  coûteux,  pris  au  buffet  de  la  gare.  Puis  le  train  du  soir  vous 
mène,  de  sa  petite  allure  modeste,  franchement  indienne, 
jusque  dans  Vellore  où  l'on  trouve  un  bengalow,  un  lit  et  une 
table  suffisante. 

Je  vous  en  parle,  d'ailleurs,  d'après  les  guides,  car  l'aide 
collecteur  anglais  m'a  donné  l'hospitalité  de  la  meilleure  grâce 
du  monde.  Le  gouverneur  de  Madras,  quand  je  lui  rendis  visite 
à  Otakamund,  dans  les  brouillards  de  la  haute  cime  des  Nilghi- 
ris,  au  mois  de  juillet,  me  recommanda  à  toutes  les  autorités 
de  la  Présidence,  afin  que  je  fusse  bien  reçu  partout. 

Cependant,  à  me  rappeler  la  manière  dont  je  fus  accueilli 
dans  le  Sind,  le  Bélouchistan  et  l'Oman,  en  1896,  par  les  fonc- 
tionnaires et  les  officiers  de  Sa  Majesté,  je  trouve  que  la  diffé- 
rence éclate  aujourd'hui  fâcheuse.  Les  Anglais,  au  cours  de  ce 
voyage  de  1901,  ne  m'ont  montré  aucune  amitié.  Tous  ont  été 
unanimes  à  me  reprocher  l'attitude  de  la  Presse  française  lors  de 
la  guerre  sud-africaine.  Ces  attaques  furent  cruellement  ressen- 
ties par  l'Angleterre.  Et  tout  étranger  que  je  sois  au  journalisme, 
tout  partisan  que  je  sois  de  l'Impérialisme,  de  la  domination  du 
plus  courageux,  du  meilleur,  tout  admirateur  convaincu  que  je 
sois  de  la  ténacité  et  de  la  solidité  britanniques,  je  ne  réussis 
guère  à  ramener  mes  auditeurs  anglais.  Ou  bien  je  m'attire  des 
complimens  dans  le  genre  de  celui-là  : 

—  V^enez,  accourez,  messieurs  !  Voici  un  Français  qui  aime 
les  Anglais  ! 

Enfin,  grâce  à  l'aide  collecteur  de  Vellore,  j'ai  pu  visiter  et 
la  ville  et  la  forteresse.  Mais  j'ai  payé  rançon  en  subissant  la 
lecture  d'une  élucubration  littéraire,  pas  plus  mauvaise  qu'une 
autre,  d'ailleurs.  L'auteur,  mon  hôte  en  personne,  qui  connaît 
très  bien  le  français,  y  exposait  les  griefs  de  l'Angleterre  contre 
la  France.  Il  lui  reprochait  son  manque  de  gentillesse  dans  une 
langue  archaïque  conventionnelle,  beaucoup  plus  voisine  du 
patois  qu'employa  Balzac  dans  les  Contes  drolatiques  que  du 
jargon  de  Rabelais.  Ne  trouvez-vous  pas  quelque  chose  de  tou- 
chant en  ce  jeune  fonctionnaire  du  «  Civil  Service  »  qui  se  console 
des  ennuis  de  l'exil  par  l'étude  de  notre  littérature  ancienne  et 
en  se  livrant  à  la  fabrication  de  pastiches  dont  beaucoup  de  nos 
lettrés  ne  récuseraient  point  la  paternité?  Ces  Anglais  sont  véri- 
tablement admirables.  Tout  en  remplissant  avec  conscience  les 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devoirs  de  leur  charge,  ils  se  distraient  par  des  travaux  d'esprit, 
par  l'étude  qu'ils  allerneDt  avec  les  sports.  Joueurs  de  polo,  de 
crocket,  de  golf,  chasseurs,  naturalistes,  peintres,  littérateurs, 
ils  occupent  intelligemment  leurs  loisirs,  combattent  cette  apa- 
thie de  l'homme  oisif  que  guettent  les  quatre  fléaux  des  colo- 
nies asiatiques  :  le  jeu,  la  cohabitation  sentimentale  avec  une 
femme  indigène,  l'alcool  ou  l'opium! 

Assis  au  pied  des  petites  chaînes  qui  commencent  près  de 
Nellore  pour  se  renfler,  se  doubler,  se  réunir  au  Sud  en  un  mas- 
sif dont  Salem  occupe  le  pied,  Vellore,  jadis  appelé  Vellappedi, 
est  le  chef-lieu  du  talukia  ou  circonscription  de  Vellore,  dans 
le  district  du  North-Arcat.  Il  est  exactement  situé  à  quatre-vingt- 
treize  milles  et  un  quart  de  Villapouram,  au  Nord-Ouest,  à  une 
altitude  de  230  mètres,  et  domine  la  route  du  Mysore,  au  som- 
met d'un  triangle  dont  la  mer  constitue  la  base,  avec  Pondi- 
chéry  et  Madras  à  ses  deux  angles,  et  Genji  en  son  milieu. 
Aussi  Vellore  et  Genji  furent-ils  les  deux  points  que  se  dispu- 
tèrent, de  tous  temps,  les  envahisseurs  du  Carnate.  Musulmans, 
Mahrattes,  Européens,  luttent  à  l'envi  jusqu'aux  premières 
années  du  xix®  siècle  pour  la  possession  de  ces  forteresses.  Les 
Anglais  sont  restés  les  maîtres,  là  comme  partout  ailleurs. 
Genji,  que  je  compte  revoir  le  mois  prochain,  après  vingt  années 
d'absence,  ne  montre  plus  que  des  ruines.  Vellore  a  perdu  ses 
fortifications  extérieures,  et  dans  sa  citadelle,  soigneusement 
conservée,  voisinent  le  palais  d'un  rajah  interné,  les  bureaux  de 
l'administration,  des  casernes  à  peu  près  vides,,  et  cette  pagode 
de  Vichnouque  la  beauté  de  ses  sculptures,  sauvées  du  vanda- 
lisme par  les  Anglais,  a  depuis  longtemps  rendue  classique. 

Des  défenses  de  la  ville  elle-même,  il  ne  reste  plus  rien  ;  plus 
rien  de  cet  ensemble  imposant  d'ouvrages  qui  unissaient  le  vieux 
Vellappedi,  les  pics  de  l'Est,  Murtiz-Ghiri,  Gajgaraoghiri,  Saja- 
raoghiri  couronnés  tous  trois  par  des  forts,  et  rejoignaient  les 
rives  du  Palar.  Vellappedi  n'est  plus  aujourd'hui  qu'un  faubourg 
de  Vellore,  et  la  ville,  très  accrue  en  surface,  compte  quarante- 
cinq  mille  habitans,  hindous  brahmanistes  pour  les  trois  quarts, 
le  reste  musulmans,  descendans  des  anciens  conquérans  venus 
de  Golconde  et  de  Bijapour. 

Aux  premières  heures  du  matin,  nous  sommes  partis  pour 
visiter  la  forteresse,  en  profitant  d'une  fraîcheur  relative,  car 
bien  avant  midi  la  réverbération  des  montagnes  dénudées  aug- 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  843 

menfera  la  chaleur  d'un  soleil  de  plomb  jusqu'à  la  rendre  in- 
supportable. A  pied,  nous  faisons  le  tour  de  l'enceinte,  par  le 
glacis,  côtoyant  les  douves,  larges  et  profondes,  jadis  célèbres 
par  les  crocodiles  qui  vivaient  dans  leurs  eaux.  La  sécheresse 
qui  sévit  depuis  plusieurs  années  les  a  taries  à  tel  point  que, 
par  endroits,  le  fond  du  fossé  n'est  qu'un  bourbier  entrecoupé  de 
flaques  où  des  oiseaux  de  toutes  sortes  circulent  parmi  les  joncs. 
Des  petites  aigrettes  blanches,  des  poules  d'eau,  déambulent  sur 
les  larges  feuilles  des  nénufars,  des  guêpiers  verts  et  bleus 
chassent  aux  insectes  le  long  des  parapets,  se  poursuivent  entre 
les  créneaux  où  une  chouette,  perchée  sur  un  merlon,  et  sem- 
blant faire  corps  avec  la  pierre  grise,  sommeille  sans  s'occuper 
des  éternels  rats  palmistes  qui  jouent  à  cache-cache  dans  les 
meurtrières. 

De  la  fausse-braie  et  de  ses  tours  à  mâchicoulis  les  débris 
jonchent  le  fossé.  Le  rempart  et  ses  tours  bastionnées,  de  meil- 
leure étoffe,  ont  résisté  au  temps,  mais  ou  y  compte  plus  d'une 
brèche.  La  conservation  des  monumens  historique,  VArcheologi- 
cal  Survey^  a  un  peu  négligé  ses  devoirs.  L'ingénieur  du  district 
n'est  point  passé  par  là  depuis  longtemps.  Sur  mon  exclamation 
désespérée,  l'Aide  collecteur  me  promet  d'en  écrire  le  jour  même 
à  qui  de  droit.  Et  je  me  console  en  pensant  que  ma  visite  à 
Vellore  aura  été  utile  à  quelque  chose.  Si  cela  devait  continuer, 
la  fameuse  citadelle  ne  serait  bientôt  plus  qu'un  amas  de  ruines. 
A  l'action  du  temps,  au  vandalisme,  s'ajoutent  les  progrès  im- 
pitoyables de  toute  cette  végétation  parasite  qui,  à  la  faveur  de 
l'humidiié  des  douves,  prospère  entre  les  pierres,  les  écarte,  les 
renverse,  tandis  que  les  phénomènes  d'érosion  activés  par  l'ar- 
deur continue  de  ce  soleil  de  feu,  exagérés  par  la  violence  in- 
termittente de  pluies  diluviennes,  s'attaquent  à  la  matière  elle- 
même  et  réduisent  en  poudre  la  roche  dure.  Et  c'est  pourquoi 
les  monumens  de  l'Inde  tombent  et  disparaissent  avec  une  si 
grande  rapidité,  pourquoi  tous  sont  d'une  antiquité  si  médiocre, 
quoi  qu'en  disent  les  légendes,  encore  plus  modernes  qu'eux, 
d'ailleurs. 

Les  ruines  les  plus  vénérables  de  l'Inde  dravidienno  ne 
remontent  guère  au  delà  du  xiv^  siècle  de  notre  ère.  Il  est  à 
peu  près  certain  que  les  parties  les  moins  récentes  de  la  forte- 
resse de  Vellore  datent  à  peine  du  xv*.  Leur  origine  est  certai- 
nement fabuleuse.  On  l'attribue  à  un  prince  de  Bhadrachalum, 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  le  Kitchna/Bommi-Reddi,  qui  vivait  à  la  fin  du  xii;  siècle. 
Les  traits  de  ce  Bommi,  ou  de  son  fils,  se  verraient  même  sur 
le  médaillon  sculpté  d'un  pilier  de  la  pagode  intérieure.  La 
légende  veut  encore  que  Bommi  ait  obtenu,  d'un  roi  de  la 
dynastie  Ghola,  la  permission  de  s'établir  à  Vellore  où  il  aurait 
commencé  de  construire  vers  1293. 

Selon  une  autre  tradition,  à  laquelle  je  me  rallie  volontiers, 
la  citadelle  aurait  été  élevée  par  des  ingénieurs  italiens  au  ser- 
vice des  souverains  de  Vijianagar,  très  probablement  pendant  la 
seconde  moitié  du  xv®  siècle.  Il  faut  compter  aussi  avec  l'in- 
fluence des  Jésuites  qui  furent  partout  de  grands  constructeurs 
et  ne  refusèrent  leurs  conseils  à  personne  quand  il  s'agissait  de 
bâtir,  comme  ils  l'ont  prouvé  dans  le  Maduré.  Les  merlons 
amygdaloïdes  qui  couronnent  l'enceinte,  ne  laissant  entre  eux 
que  d'étroites  embrasures,  d'autres  détails  encore  sont  bien  dans 
la  manière  des  architectes  occidentaux  qui  s'étaient  inspirés  des 
fortifications  de  Terre  Sainte.  Quand  on  voyage  dans  le  Sud  de 
l'Inde,  ou  en  Arabie,  l'œil  est  frappé  par  les  similitudes  d'aspect 
que  présentent  les  monumens  fortifiés.  Ce  que  je  vois  à  Yellore 
me  rappelle  ce  que  j'ai  vu  à  Mascate,  dont  la  chemise  crénelée, 
que  j'ai  jadis  décrite,  fut  construite  vers  1589  par  des  Européens. 

Il  est  plus  que  probable  que  l'enceinte  de  Vellore  n'est  guère 
plus  ancienne  et  qu'elle  a  été  établie  sur  les  mêmes  principes. 
Il  est  à  peu  près  certain  que  le  corps  même  du  rempart  fait  de 
parpaings  de  micaschiste  merveilleusement  appareillés,  à  joints 
cimentés,  est  l'œuvre  d'ouvriers  hindous,  du  xv*  siècle,  sous 
une  direction  occidentale.  Il  est  sûr  que  le  couronnement  cré- 
nelé a  été  élevé  un  peu  plus  tard,  d'après  les  mêmes  principes, 
puis  mutilé  et  remanié  par  les  musulmans  au  xvn*  siècle.  Et 
enfin,  les  Européens  ont  dressé  le  parapet  de  briques,  percé  de 
meurtrières,  à  l'extrême  fin  du  xvin^  siècle. 

Ces  remaniemens  successifs  n'ont  pas  été  sans  entraîner  de? 
dégâts,  mais  les  boulets  des  divers  assiégeans  en  ont  occasionné 
davantage.  Plus  d'un  projectile  de  pierre  est  encore  logé  dans  le 
revêtement.  La  superbe  frise  sculptée  qui  fait  le  tour  de  l'en- 
ceinte a  été  dégradée  en  bien  des  endroits,  et  quand  on  répara 
les  brèches,  on  remit  souvent  les  sculptures  à  une  place  tout 
autre  que  celle  qu'elles  occupaient  à  l'origine  :  un  éléphant  se 
présente  les  quatre  pieds  en  l'air,  un  taureau  est  encastré,  de 
travers,  àdeyx  mètres  au-dessous  du  cordon,  et  JQ  ne  pa'^le  que 


LETTRES    ÉCRITES   DU    SUD    DE   l'iNDE.  SiS 

des  défauts  les  plus  apparens.  De  même  des  grands  masques  eu 
bas-relief  que  portait  chaque  merlon  en  son  milieu.  La  plupart 
ont  été  martelés  et  beaucoup  gisent  au  fond  du  fossé,  dans  la 
fange,  d'autres  ont  été  scellés  un  peu  partout,  au  hasard. 

La  façade  nue,  coupée  par  ce  seul  cordon  de  frise,  est  du 
plus  bel  effet.  Quel  contraste  avec  tous  ces  autres  monumens  où 
fourmillent  les  figures  animales  et  humaines,  sans  un  repos,  sans 
un  amortissement,  comme  si  le  façonnage  en  bas  ou  haut  relief 
était  la  condition  de  la  matière  elle-même  !  Ici  la  frise  afîouillée 
en  broderie  réveille  la  tristesse  grave  de  cette  façade  nue  dont 
le  plein  n'est  rompu  par  aucun  vide.  Ainsi  les  constructeurs 
atteignirent  à  ce  maximum  de  puissance  simple,  de  grandeur 
véritable  dont  nous  éprouvons  l'impression  devant  les  ruines  de 

r 

l'Assyrie  et  de  l'Egypte.  Nous  trouvons  d'ailleurs,  entre  Taichi- 
tecture  de  ces  régions  et  celle  de  l'Inde  dravidienne,  des  rapports 
fréquens.  Plus  d'une  occasion  s'offrira  de  vous  les  signaler 
quand  je  vous  parlerai  de  ces  pagodes  de  l'Extrôme-Sud  que  je 
me  flatte  de  revoir. 

Mais  le  point  de  vue  sur  lequel  je  désire  appeler  dès  mainte- 
nant votre  attention  est  cet  air  de  famille  qu'on  reconnaît  à  tant 
de  beaux  monumens  dravidiens  et  à  ceux  de  la  France  datant  de 
l'époque  des  petits  Valois.  Prenez,  par  exemple,  une  photogra- 
phie de  la  célèbre  forteresse  de  Tanjore  et  comparez-la  avec 
cette  façade  du  vieux  Louvre  terminée  à  la  fin  du  xvi®  siècle. 
La  similitude  est  frappante.  Même  compensation  des  masses  au 
point  de  vue  décoratif,  même  parti  architectural,  mêmes  statues 
dressées  dans  des  niches  que  complètent  des  pilastres  et  que 
bordent  des  plates-bandes  verticales.  Les  proportions  des  figures, 
au  regard  de  l'ensemble,  sont  à  peu  près  les  mêmes  dans  ces 
deux  monumens.  La  compensation  judicieuse,  ici  des  vides  et 
des  pleins,  là  des  ornemens  et  des  repos,  le  système  des  amor- 
tissemens  en  hauteur  comme  en  largeur,  dénotent  une  origine 
commune.  A  Paris  comme  à  Tanjore  la  profusion  des  élémens 
décoratifs  ne  diminue  pas  la  grandeur  de  l'ensemble,  et  l'on 
n'éprouve  point  cette  sensation  fatigante  de  fourmillement  que 
donnent  les  accumulations  de  personnages,  de  bêtes,  d'ornemens 
en  plein  relief,  accolés,  dispersés,  superposés,  jetés  souvent 
comme  au  hasard,  sur  les  corniches  et  les  cntablemens  des 
gopuras,  dans  la  plupart  des  pagodes  dravidiennes.  Et  de  celles- 
là,   encore,  pa^   endroits,   la  filiatiou   semble  eôtublir  avec  les 


846  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

I 

productions  italiennes  du  xv^  siècle.  Prenez,  entre  autres,  les 
classiques  bas-reliefs  de  Donatello  où  des  génies  enfans  courent, 
entrelaçant  leurs  bras,  dansant,  se  jouant,  sur  une  frise  à  com- 
partimens  soutenue  par  des  corbeaux  qui  répondent  chacun  à 
deux  des  colonnes  du  portique.  Comparez  ces  ensembles  et  leurs 
détails  avec  ceux  de  telle  porte  de  Tanjore  où  des  bayadères 
forment  rampe  à  un  balcon  avec  leurs  bras  entrelacés!... 

N'était  cette  obligation  purement  liturgique  qui  astreignit 
toujours  les  artistes  hindous  à  donner  aux  divinités  des  propor- 
tions colossales  quand  elles  sont  mêlées  aux  figures  simplement 
humaines,  leurs  œuvres  ne  seraient  souvent  pas  inférieures,  au 
moins  en  harmonie,  à  celles  de  leurs  inspirateurs  occidentaux. 
On  sait  très  bien  que  les  Italiens  ont  travaillé  en  Inde  dès  la 
fin  du  XVI*  siècle,  sinon  avant,  et  cela,  non  seulement  dans  le 
Sud,  mais  encore  dans  le  Bengale,  plus  au  Nord  même.  Le  Taj 
d'Agra,  à  défaut  d'autre  intérêt,  présente  celui  d'avoir  été  fabri- 
qué par  des  marbriers  et  des  mosaïstes  d'Italie.  Le  nom  d'un 
architecte  français  ou  savoyard,  Augustin  de  Bordeaux,  a  été  cité 
par  des  auteurs  qui,  pour  ne  nommer  que  Fergusson,  sont  tenus 
pour  autorités  en  la  matière.  Quant  à  la  forteresse  de  Tanjore, 
les  dates,  un  tant  soit  peu  postérieures,  sont  encore  plus  expli- 
cites. Elle  fut  construite  par  le  roi  Vijaga  Raghava,  le  dernier 
Nayaka  de  sa  dynastie,  dans  la  seconde  moitié  du  xvii*  siècle,  en 
un  temps  où  le  Mysore  était  largement  ouvert  aux  Européens. 
Les  Jésuites  y  avaient  pris  bonne  position.  Ils  ne  refusaient  ni 
leurs  conseils  ni  leurs  services  aux  souverains  accueillans. 
Ingénieurs,  architectes,  fondeurs  de  canons,  imprimeurs,  astro- 
nomes, ces  missionnaires  étaient  d'actifs  agens  de  civilisation. 
Pour  les  ouvriers  italiens,  chercheurs  d'aventures  qui,  dès  le 
XIII*  siècle,  avaient  pénétré  jusqu'auprès  du  Khan  de  Tartarie,  le 
prêtre  Jean  asiatique,  et  façonné  pour  lui  «  une  fontaine  d'orfè- 
vrerie surmontée  d'un  ange  en  argent  qui  sonnait  de  la  trom- 
pette, »  ils  trouvaient  facilement  à  se  faire  embaucher  par  les 
rajahs  des  Grandes  Indes,  avec  leurs  outils,  leurs  croquis  et 
leurs  recueils  de  poncifs.  J'ai  jadis  publié  des  notes  sur  ces 
recueils  à  l'usage  des  armuriers,  qui,  dès  le  xvi«  siècle,  étaient 
copiés  et  surtout  dénaturés  par  les  Japonais  dont  les  harnois  de 
guerre  n'ont  d'ailleurs  été,  à  partir  du  xv*  siècle,  que  des  répliques 
médiocres  de  nos  vieilles  armures  portées  sur  les  galères... 

Marquons  un   tenipa,   et  nous  eu  retournons  vers  Vellore. 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  847 

Cette  digression  arciiéologique  m'en  a  tant  soit  peu  éloigné. 
Aussi  bien  ne  me  suis-je  attaché  à  cette  forteresse  que  pour  en 
étudier  et  le  caractère,  et  l'histoire,  et  ses  rapports  avec  ses 
pareilles. 

Les  figures  de  la  frise  de  Vcllore,  par  la  solidité  de  leur  fac- 
ture, indiquent  la  belle  époque  et  certainement  la  main  de  ces 
fameux  tailleurs  de  pierre  tanjorais,  célèbres  depuis  plus  de 
quatre  siècles  dans  toute  l'Inde  du  Sud.  Le  défilé  des  taureaux, 
des  éléphans,  des  chevaux,  les  enlacemens  compliqués  des  divi- 
nités pouraniques,  les  scènes  rituelles  qui  illustrent  avec  une 
lubrique  et  magnifique  exactitude  l'histoire  de  la  déesse  Mariam- 
min,  le  prouvent  surabondamment.  Nous  sommes  loin  des 
appliques  disproportionnées  qui  revêtent  lesgopuras  des  pagodes 
aux  environs  de  Pondichéry. 

Si  les  musulmans,  quand  ils  occupèrent  Vellore,  ne  détrui- 
sirent pas  ces  imae:es  de  pierre  grise,  c'est  qu'ils  craignirent, 
peut-être,  en  attaquant  l'œuvre  en  surplomb,  de  tomber  dans  le 
fossé  où  vivaient  en  paix  ces  crocodiles  fameux  «  d'une  gran- 
deur énorme  »  dont  parlait  en  1736  le  Révérend  Père  Saignes  à 
M""^  de  Sainte-Hyacinthe,  dans  Les  Lettres  édifiantes  et  curieuses, 
et  qu'il  avait  vus  de  ses  yeux.  Les  gens  d'Hyder-Ali  ne  se  firent 
point  faute  pourtant  de  ravager  les  environs  de  Vellore.  Le  sou- 
venir du  père  de  Tippou  ne  passera  non  plus  que  la  désolation 
du  désert  qu'il  créa  en  brûlant  tout  sur  un  rayon  de  dix  milles. 
Jamais  le  pays  ne  s'en  est  relevé.  L'importance  considérable  de 
Vellore  au  point  de  vue  stratégique  le  condamnait  d'ailleurs  à 
un  ravage  continu.  Pendant  trois  siècles,  vainqueurs  et  vaincus 
l'ont  rançonné,  pillé,  dévasté,  sans  merci. 

"  Occupée,  le  xv^  siècle  durant,  par  les  rois  de  la  dynastie 
Chola,  puis  au  xvi®  par  ceux  de  Vijianagar  dont  le  plus  illustre 
fut  ce  Krishnadeva  Raja  qui  se  tailla  dans  l'Inde  du  Sud  un 
royaume  égal  en  surface  à  la  présidence  actuelle  de  Madras,  la 
place  fut  conquise  au  milieu  du  xvii*  siècle,  pour  les  musulmans 
de  Golconde,  par  Shadji  Rao,  commandant  du  contingent  de 
Bijapour,  et  père  du  célèbre  Sivadji.  Les  princes  de  Golconde 
gardèrent  Vellore  pendant  une  quarantaine  d'années,  puis  ils 
durent  l'abandonner  aux  Mahrattes  de  Tukoji  Rao,  après  ce  siège 
de  1677  où  succomba  Abdullah  Khan.  Mais  la  domination  des 
I^ahrattes  fut  encore  plus  éphémère.  Le  siècle  n'était  pas  révolu 
qu'ils  se  voyaient  chassés  du  Carnate  par  un  lieutenant  de  l'em- 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES,  c 

pereur  Aureng-Zeb,  le  soubadar  Zulfikar-Khan.  Celui-ci  nous 
apparaît  comme  un  des  plus  patiens  hommes  de  guerre  de  la 
péninsule.  Le'  temps  ne  compte  pas  pour  ce  soubadar.  Pendant 
sept  années,  il  assiège  la  grande  place  fortifiée  de  Gengi;  sans  se 
décourager,  il  maintient  son  blocus  et  réussit  enfin  à  forcer  ce 
lieu  qui  passait  déjà  pour  imprenable.  Mais  son  succès  demeura 
incomplet.  Pour  n'avoir  pu  mettre  la  main  sur  l'usurpateur  mah- 
ratte  Radjaram  qui  s'était  enfui  de  Genji  et  avait  réussi  à  gagner 
Vellore,  Zulfikar-Khan  se  vit  condamné  à  continuer  la  guerre 
de  siège.  Méthodiquement,  il  investit  Vellore  et  planta  ses  tentes 
non  loin  des  douves  et  de  leurs  crocodiles,  chargés  de  «  fermer 
le  passage  aux  ennemis.  »  Grâce  aux  solides  murailles  et  aux 
crocodiles,  sans  doute,  le  soubadar  attendit  deux  années  entières 
une  occasion  favorable.  Celle-ci  se  présenta  enfin.  Le  gouverneur 
de  Vellore,  Siekoji,  off"rit  aux  assiégeans,  en  composition,  une 
somme  de  150000  pagodes  qui  fut  aussitôt  acceptée.  Le  souba- 
dar se  retira  avec  son  or  et  Rajaram  gagna  Sattara,  y  rassembla 
une  armée,  pour  revenir  bientôt  mettre  en  question,  dans  le  Car- 
nate,  la  suprématie  du  Mogol  de  Delhi.  Et  les  Mahrattes  péné- 
trèrent une  fois  de  plus  dans  l'enceinte  de  Vellore.  Mais  la  puis- 
sance des  incorrigibles  pillards  touchait  à  son  terme.  En  1708 
le  nabab  Daoud-Khan,  au  nom  de  l'Empereur,  les  pourchasse, 
les  rabat,  les  assiège.  Vellore  tombe  entre  ses  mains  après  cinq 
mois  d'efforts.  C'en  est  fait  de  la  domination  mahratte.  Les  cava- 
liers de  Pounuh  ne  rentreront  plus  dans  Vellore.  En  1710,  la 
ville  devient  apanage  de  Ghulan-Ali-Khan,  frère  du  nabab  Sou- 
dad-OuUah-Khan,  qui  a  succédé  à  Daoud-Khan.  Jusqu'en  1763 
la  descendance  de  Ghulan  jouit  de  l'apanage,  les  Européens  font 
alors  leur  entrée  sur  la  scène.  Grâce  aux  Anglais  qui  protègent 
le  nabab  Mohammed-Ali,  Mortiz-Ali,  petit-fils  de  Ghulan,  est 
évincé  de  la  forteresse  familiale 

Ces  deux  nouveaux  personnages  valent  qu'on  s'y  arrête.  Tous 
deux  ont  été  nommés  nababs  du  Carnate,  non  par  l'empereur 
de  Delhi  qui  détient,  de  principe,  le  droit  d'investiture,  mais 
par  les  envahisseurs  d'Occident.  Au  profit  de  ceux-ci  vont  se 
canaliser  les  troubles.  Avant  que  de  s'affirmer  propriétaires  des 
choses,  ils  s'assurent  dans  la  position  d'arbitre.  La  valeur  mo- 
rale des  deux  candidats  à  la  Nababie  est  parfaitement  égale. 
Mohammed-Ali,  le  nabab  nommé  des  Anglais,  a  traîtreusement 
assassiné,   avec   la  tacite   complicité  du  major  Lawrence,    son 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  849 

rival  Chunda-Sahib,  victime  de  Tincapacité  de  notre  général, 
Law,  qui  a  succombé  devant  Trichinopoly.  Mortiz-Ali,  aussi 
célèbre  par  ses  crimes  que  par  ses  richesses,  est  le  nabab  nommé 
de  Dupleix  qui  lui  a  vendu,  à  haut  prix,  l'investiture.  Cette 
investiture,  Dupleix  a  acquis  du  soubab  du  Deccan,  Salabat- 
Sing,  mandataire  de  l'empereur  Ahmed-Shah,  le  droit  de  la 
conférer.  S'il  a  choisi  Mortiz-Ali,  c'est  que  Dupleix  compte  sur 
ses  prochaines  levées  de  troupes  pour  tenir  tête  aux  Anglais 
victorieux,  et  sur  ses  ressources  d'argent  pour  donner  du  cœur 
aux  Mahrattes  de  Morari-Rao  et  aux  Mysoricns  de  Virana. 

Le  choix  de  Dupleix  ne  fut  pas  extraordinairement  heureux. 
Si,  profitant  de  notre  victoire  de  Tiruvadi  sur  les  Anglais, 
Mortiz-Ali  défit  les  troupes  de  son  compétiteur  Mohammed-Ali, 
il  se  laissa  bientôt  battre  complètement  à  Tirnamalé,  et,  voyant 
notre  étoile  pâlir,  il  nous  abandonna  avec  une  cauteleuse 
sagesse.  Quand  Dupleix  fut  rappelé  en  France,  Mortiz-Ali  s'em- 
pressa de  faire  sa  soumission  au  nabab  des  Anglais,  Mohammed- 
Ali  ;  après  quoi,  il  se  retira  prudemment  dans  sa  forteresse  de 
Vellore  et  n'en  sortit  plus. 

La  place  lui  était  depuis  longtemps  familière.  C'était  à  Vel- 
lore que,  sous  des  habits  de  femme,  il  s'était  réfugié,  treize  années 
plus  tôt,  lors  de  la  révolte  qui  suivit  la  mort  de  son  beau-frère, 
le  nabab  Soufder-Ali,  assassiné  par  ses  ordres  le  2  sep- 
tembre 1741,  et  dont  il  avait  usurpé  le  titre.  Vellore  lui  avait 
encore  donné  asile  lorsque,  après  le  meurtre  du  jeune  Mohammed- 
Khan,  fils  de  ce  Soufder-Ali,  meurtre  auquel  Mortiz-Ali  ne  fut 
rien  moins  qu'étranger,  il  s'était  échappé  de  la  cour  du  soubab 
avec  un  parti  de  cavalerie. 

La  réserve  que  garda  le  gouverneur  de  Vellore  après  le 
départ  de  Dupleix  ne  l'empêcha  pas  longtemps  d'être  molesté  par 
les  Anglais.  Gomme  ils  avaient  besoin  d'argent  pour  leur  nabab 
Mohammed  Ali,  ils  trouvèrent  tout  naturel  de  mettre  la  main 
sur  les  trésors  de  ce  Mortiz-Ali,  qui  passait  pour  être  l'homme  le 
plus  riche  de  tout  le  Carnate.  Et,  sous  le  vague  prétexte  de  tributs 
arriérés  à  récupérer,  sans  sommation  régulière,  les  autorités 
de  Madras  envoyèrent  le  major  Killpatrick,  à  la  tête  de  cinq  cents 
Européens  et  de  quinze  cents  cipayes,  dans  la  direction  de  Vel- 
lore. Cette  armée  qui,  avec  ses  convois  et  ses  non-combattans, 
devait  bien  être  de  vingt  mille  âmes,  s'établit  sous  les  murs  le 
dernier  jour  de  janvier  1756,  et  y  apprit  cette  nouvelle  qu'un 

TOME  xxxiv.  —  1906.  54 


8o0  REVUE  DSS   DEUX  MONDES. 

gros  de  troupes  s'approchait  et  que  ses  corps  s'dtendaient  de 
Genji  à  la  hauteur  de  Chetpet  ou  Settipettou.  C'étaient,  en  effet, 
sept  cents  Français  et  Suisses  accrus  d'un  nombre  double  de  ci- 
payes,  que  M.  de  Leyrit,  gouverneur  de  Pondicliéry,  acheminait 
vers  le  refuge  de  Mortiz-Ali,  non  sans  avoir  averti  le  gouverneur 
de  Madras  qu'il  tiendrait  la  moindre  entreprise  contre  Vellore 
pour  une  infraction  au  traité  de  paix. 

Les  Anglais  ne  s'engagèrent  pas  plus  avant.  Mais  ils  surent 
si  bien  manœuvrer  et  parlementer  qu'ils  obtinrent  de  Mortiz-Ali, 
trop  heureux  de  s'en  tirer  à  ce  prix,  quatre  cent  mille  roupies, 
près  d'un  million  et  demi  de  notre  monnaie.  Ayant  ainsi  couvert 
leurs  frais  de  mise  en  route,  ils  retournèrent  à  Madras  sans  re- 
noncer à  l'espoir  d'une  entreprise  plus  profitable.  Le  nabab 
honoraire  ne  s'attendait  pas  à  renvoyer  ses  formidables  ennemis 
â  si  bon  compte.  Et,  pour  tout  dire,  sa  méfiance  se  partageait 
entre  ses  ennemis  et  ses  amis,  d'une  manière  égale.  Malgré  les 
bonnes  paroles  dont  l'honora  M.  de  Leyrit  par  voie  de  courrier, 
Mortiz-Ali  se  refusa  à  laisser  pénétrer  un  seul  Français  dans  sa 
citadelle.  Sachant  de  reste  qu'avec  les  hommes  de  l'Occident  un 
Hindou  n'était  jamais  sûr  de  rester  maître  dans  sa  maison,  quand 
il  en  avait  ouvert  la  porte,  il  tint  ses  battans  à  bossettes  de  fer 
hermétiquement  clos  et  demeura,  à  l'abri  de  son  mur  à  frise 
sculptée,  sous  la  garde  de  ses  crocodiles,  nourris  avec  les  crimi- 
nels qu'on  leur  jetait  de  temps  à  autre. 

Mortiz-Ali  devait  jouir  en  propriétaire  paisible  de  sa  forte- 
resse, pendant  sept  années  encore.  Puis  l'inlassable  Mohammed- 
Ali  revint  à  la  charge  avec  ses  amis  les  Anglais.  Et,  en  17G3, 
Vellore  tomba  entre  leui*s  mains  après  un  siège  de  trois 
mois. 

Les  Anglais  ne  lâcheront  plus  leur  proie.  En  vain  Hyder-Ali 
les  assiégera-t-il  en  1781,  resserrant  le  blocus  jusqu'à  réduire 
la  garnison  aux  pires  extrémités  de  famine.  Le  30  septembre  de 
la  même  aiinée,  sir  Eyre  Coote,  vainqueur  des  Mysoriens  à 
Sholingur,  ravitaille  la  place  où  le  colonel  Ross  Lang  dirige  la 
résistance  avec  une  opiniâtreté  stoïque.  Le  lieutenant  Parr,  qui 
commande  dans  le  Sajjaraoghiri,  ne  déploie  pas  un  moindre  hé- 
roïsme. Contre  ce  fort,  les  officiers  français  à  la  solde  des  Myso- 
Tiens  usèrent  leur  talent  et  leur  courage  sans  parvenir  à  éteindre 
ses  feux,  non  plus  d'ailleurs  que  ceux  des  autres  ouvrages  de 
1  enceinte.  Et,  au  mois  de  ianvier  de  l'unnée  suivante,  une  expo 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE  851 

dition  partie  de  xMadras  jetait  un  nouveau  secours  d'hommes  et 
de  vivres  dans  Veliore. 

Hyder  dut  se  retirer.  Il  laissait  derrière  lui  dix  milles  de  plat 
pays  en  ruines  :  villages,  arbres,  maisons,  tout  avait  été  réduit 
en  cendres.  Les  murailles  de  Veliore  n'avaient  point  cédé. 
L'usurpateur  mysorien  ne  survécut  que  peu  à  sa  malheureuse 
entreprise.  L'importance  stratégique  du  point  où  échoua  sa  for- 
tune alla  toujours  s'augmentant.  C'est,  en  1791,  la  place  d'armes 
où  le  lord  Cornwallis  réunit  son  armée  pour  marcher  sur  Benga- 
lore  qu'il  prit  au  commencement  du  printemps,  tandis  que 
Tippou-Saïb,  trompé  par  une  adroite  manœuvre,  attendait  les 
troupes  de  la  Compagnie  des  Indes  au  défilé  d'Ambur.  Bientôt 
refoulé  dans  ses  Etats,  puis  dépouillé  de  ses  meilleures  posses- 
sions, le  fils  d'Hyder-Ali  perd  le  pouvoir  et  la  vie  à  Séringapatam 
quelques  années  après  (1799).  Et  c'est  aux  murs  de  Veliore  que 
l'Angleterre  se  confie  pour  garder  la  famille  du  dernier  souve- 
rain de  Mysore,  c'est  dans  la  citadelle  qu'ils  murent  son  harem 
tout  entier.  Rien  ne  semblait  devoir  porter  ombrage  à  la  domi- 
nation anglaise  dans  l'Inde  dravidienne,  lorsque  l'insurrection 
qui  éclata  en  1806  prouva  que  la  paix  britannique  n'était  pas 
définitivement  maîtresse.  On  aurait  convaincu  quelques  parens 
du  défunt  sultan  d'avoir  fomenté  cette  révolte.  On  les  a  accusés 
d'avoir  agi  sous  l'instigation  d'agens  français.  L'imputation  ne  me 
paraît  point  téméraire.  La  politique  de  Napoléon  traquait  l'An- 
gleterre aussi  bien  en  Occident  qu'en  Inde.  Si  l'Empereur  avait 
renoncé,  momentanément,  à  ses  plans  de  1798,  après  le  mauvais 
succès  de  ses  stipendiés  ou  alliés,  Tippou-Saïb,  le  Nizam  d'Hy- 
derabad,  le  Scindiah  de  Gwalior,  le  Holkar  d'Indore,  il  nourris- 
sait toujours  des  jilans  d'invasion  dans  l'Inde  du  Nord,  par  le 
pays  Afghan  et  la  Perse.  Il  lui  convenait  en  tous  cas  de  créer, 
d'entretenir  l'agitation  sur  les  points  les  plus  opposés  de  l'Inde 
britannique. 

Le  tumulte  de  Veliore  se  rattache  sans  doute  à  cette  trame 
d'intrigues  beaucoup  plus  qu'à  un  plan  d'insurrection  nationale. 
De  tous  temps,  l'Inde  s'est  composée  d'élémens  trop  disparates 
pour  qu'une  action  générale  y  soit  possible.  Le  morcellement  de 
l'Italie,  jusqu'à  l'époque  moderne,  peut  passer  pour  de  la  cohé- 
sion au  prix  de  cette  poussière  de  peuples  groupés  sous  la  for- 
mule géographique  qui  porte  le  nom  d'Inde.  On  a  cherché,  vers 
le  milieu  du  dernier  siècle,  à  rattacher  la  fameuse  révolte  dite 


832  .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  des  Ci  payes  »  à  un  dessein  longuement  mûri  par  un  prince 
musulman  qui  rôvait  de  rétablir  l'ancien  empire  des  Mogols. 
L'opinion  peut  à  la  rigueur  se  produire,  mais  non  celle  qui  ten- 
dait à  nous  imposer  l'idée  dune  Inde  ayant  conscience  de  son 
existence  en  tant  que  nation. 

La  révolte  du  8  juillet  1800  eut  pour  patron,  sinon  pour  chef, 
le  fils  cadet  de  Tippou-Saïb,  Futch-Hyder;  du  moins  ce  prince 
fut-il  proclamé  rajah  par  les  troupes  natives  qui  arborèrent  le 
drapeau  du  Mysore  au  sommet  de  la  citadelle. 

Comme  dans  toute  insurrection  bien  organisée,  les  conjurés 
avaient  choisi  les  premières  heures  du  matin  pour  commencer 
leur  entreprise.  Surpris  à  deux  heures  et  demie,  au  milieu  de 
leur  sommeil,  les  Anglais  sans  défense  furent  facilement  assas- 
sinés. Cent  quinze  soldats,  dix  officiers,  tombèrent  tout  d'abord 
sous  les  coups  de  la  garde  de  nuit  fournie  par  le  premier  régi- 
ment des  cipayes.  Le  secret  avait  été  strictement  gardé. 

Aussi  bien  la  garnison  européenne,  composée  de  deux  com- 
pagnies de  ce  69®  régiment  qui  est  devenu  le  second  bataillon 
du  régiment  de  Galles,  avait-elle  contre  elle  toutes  les  forces 
indigènes,  à  savoir  plus  de  quinze  cents  hommes  :  six  compa- 
gnies du  1"'  bataillon  du  1"'  régiment  et  du  2''  bataillon  du  23« 
d'infanterie.  Dans  ce  dernier  s'était  fomentée  la  révolte.  Le 
|cr  i-éginient  était  déjà  sur  le  terrain  de  manœuvres  quand  les 
rebelles,  ayant  enlevé  le  poste  européen,  s'y  rendirent  pour  l'em- 
baucher. Ce  fut  chose  facile.  Bientôt  toute  cette  masse  organisée 
s  ébranla  sous  les  ordres  de  ses  officiers  indigènes,  musulmans 
pour  la  plupart,  et  ouvrit  le  feu  contre  le  casernement  anglais. 
Les  soldats  occidentaux  encore  endormis  succombèrent,  privés 
de  leurs  ofliciers.  Ceux-ci  surpris  au  lit,  dans  leurs  logis,  furent 
massacrés  avec  leur  famille.  Il  en  fut  cependant  qui,  plus  actifs 
ou  plus  heureux,  purent  se  mettre  en  défense,  se  grouper  et 
tenir  les  assaillans  en  respect,  tant  il  est  vrai  que  des  gens  ré- 
solus, même  en  petit  nombre,  peuvent  faire  tête  utilement  à  une 
horde  d'émeutiers.  Autour  de  ces  courageux  officiers  et  fonc- 
tionnaires de  tous  grades  se  rallièrent  les  restes  de  la  garnison 
blanche.  Et  ils  se  rallièrent  si  bien  qu'ils  repoussèrent  les  ré- 
voltés jusqu'à  la  grande  porte  de  la  citadelle,  les  emitèchèrent 
ie  relever  le  pont  volant  et  abattirent  le  drapeau  du  Mysore 
qui  remplaçait  celui  d'Angleterre. 

Cette  opiniâtre  résistance  donna  le  temps  aux  secours  d'ar- 


LETTRES  ÉCRITES  DU  SUD  DE  l'iNDE.  8o3 

river.  A  neuf  heures  du  matin,  le  colonel  Gillespie  entrait  dans 
Vellore  avec  un  escadron  du  19*  dragons,  parti  à  franc  étrier  de 
son  casernement  de  Ranipet,  et  commençait  de  sabrer  les  cipayes 
qui,  confians  dans  leur  nombre,  essayèrent  de  faire  ferme.  Mais 
ils  se  débandèrent  bientôt  sous  l'effort  du  gros  des  dragons  qui 
avait  rejoint.  Un  renfort,  fourni  par  la  7'^  cavalerie  native,  accen- 
tua la  déroute.  Près  de  quatre  cents  mutins  périrent  dans  la 
citadelle,  le  reste  se  rendit  à  discrétion.  La  révolte  était  étouffée; 
le  châtiment  fut  proportionné  à  la  faute.  En  pareil  cas  l'excès 
de  rigueur  est  ordonné  encore  plus  par  la  politique,  qui  prêche 
avant  tout  par  l'exemple,  que  par  l'idée  de  justice.  Les  répres- 
sions molles  encouragent  les  séditions  qui  mettent  sur  le  compte 
de  la  lâcheté  ce  qui  n'est  qu'humanité  mal  comprise.  Tout  gou- 
vernement sûr  de  lui-même  se  doit  d'imposer  le  respect.  Pour 
l'Oriental,  le  respect  n'est  que  la  forme  extérieure  de  la  terreur. 
N'honorant  que  la  force,  il  ne  la  comprend  plus  quand  elle  ne 
s'accompagne  pas  d'une  sanction. 

La  sanction  de  la  justice  anglaise  se  recommanda  par  son 
impitoyable  rigueur.  Et  sans  doute  ne  contribua-t-elle  pas  peu 
à  établir,  cette  fois  prise  pour  toutes,  la  paisible  domination  où 
l'Hindou  avait  peu  à  perdre  et  tout  à  gagner.  Tous  les  chefs  du 
tumulte  de  Vellore  furent,  suivant  l'usage,  attachés  à  la  gueule 
des  canons,  et  leurs  corps  volèrent  par  quartiers  devant  le  front 
des  troupes  :  supplice  théâtral,  peu  cruel  si  l'on  s'arrête  à  la  na- 
ture subite  du  trépas,  et  qui  est  peut-être  celui  oti  le  condamné 
sent  le  moins  venir  la  mort,  puisqu'un  seul  coup  disperse  sa  dé- 
pouille charnelle  aux  quatre  vents  du  ciel.  Le  1"  et  le  23*^  i-égi- 
mens  natifs  furent  rayés  des  contrôles  de  l'armée;  et  il  ne  fut 
plus  question  de  la  révolte. 

Cet  incident,  peu  important  en  soi,  si  l'on  considère  l'époque, 
tant  aussi  il  se  répète  dans  l'histoire  de  toute  conquête,  porte 
cependant  sa  leçon  morale.  Il  prouve,  ce  que  je  vous  répète 
depuis  des  années,  que  les  peuples  des  colonies  sont  toujours 
composés  de  sujets  et  jamais  de  citoyens.  Indifforens  à  la  main 
qui  les  gouverne,  lis  sont  toujours  prêts  à  reconnaître  le  maître 
de  l'heure,  que  celui-ci  vienne  d'Orient  ou  d'Occident.  Les 
agitateurs  politiques,  ambitieux  ou  intrigans  de  hasard,  n'ont  pas 
à  compter  sur  la  multitude,  comme  en  notre  malheureux  pavs, 
proie  de  choix  pour  les  marchands  d'orviétan  et  de  bonheur 
social.  SeulS;,  en  Inde,  les  corps  militaires  leur  peuvent  servir 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'instmmens.  Sur  ceux-ci,  les  entrepreneurs  de  révoltes  agissent 
par  des  moyens  très  simples.  Les  mobiles  qu  ils  créent  sont  tirés 
des  considérations  les  plus  vulgaires  de  la  vie.  Jamais  une  idée 
élevée  n'est  exposée,  jamais  un  objectif  moral  n'est  proposé 
comme  but.  La  plupart  du  temps  c'est  le  fanatisme  religieux 
qui  fournit  le  meilleur  prétexte.  Vous  n'en  êtes  pas  à  ignorer 
la  fable,  grâce  à  laquelle  les  cipayes  musulmans  furent  lancés 
dans  la  grande  insurrection  de  1856.  On  leur  donna  à  croire 
que  leurs  cartouches,  —  et  ils  devaient  les  déchirer  avec  leurs 
dents  comme  de  coutume,  —  avaient  été  graissées  avec  du  lard. 
Il  suffit  d'évoquer  l'animal  immonde  pour  que  les  fusils  par- 
tissent tout  seuls  contre  les  Anglais,  inventeurs  de  cette  abomi- 
nation. Si,  par  grand  hasard,  le  Nana-Saïb  et  autres  entrepreneurs 
de  cette  affaire  oti  la  Compagnie  des  Indes  perdit  son  monopole, 
—  et  c'est  là  un  des  côtés  considérables  de  la  question,  —  avaient 
prêché  ces  mêmes  cipayes  au  nom  du  patriotisme  hindou,  tenez 
pour  certain  qu'ils  n'auraient  pas  recruté  assez  de  partisans  pour 
une  pauvre  et  méchante  émeute.  N'oubliez  pas  non  plus  que 
l'Inde  du  Nord  a  été  de  tous  temps  célèbre  par  le  mauvais  esprit 
de  ses  populations,  au  contraire  de  l'Inde  dravidienno  habitée 
par  les  plus  paciliques  des  hommes.  C'est  pourauoi  le  Nord  a 
toujours  opprimé  le  Sud. 

Le  moyen  employé  par  les  fauteurs  des  troubles  de  Vellore, 
cinquante  années  avant  la  grande  révolte  des  cipayes,  rentre  dans 
une  catégorie  similaire.  On  raconta  aux  fusiliers  natifs  que  les 
nouveautés  apportées  dans  l'équipement  allaient  contre  la  reli- 
gion de  leurs  pères,  qu'ils  fussent  brahmanistes  ou  musulmans. 
Sans  compter  une  forme  nouvelle  de  turban  qui  déplut,  un 
tournevis  nouveau  suffit  pour  amener  la  révolte.  De  ce  tournevis, 
pareil  en  cela  aux  clefs  des  anciennes  arquebuses  dont  les  aile- 
rons renforcés  autour  de  l'œil  carré  simulaient  les  branches 
d'une  croix,  la  figure  était  celle  de  l'emblème  du  christianisme. 
Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  que  les  cipayes  de  Vellore  se 
crussent  à  la  veille  d'être  institués  chrétiens,  par  ordre.  Les 
émissaires  de  la  famille  de  Tippou-Saïb  surent  jouer  do  ce 
tournevis  pour  le  plus  grand  profit  de  la  cause  mysorienne. 
A  un  demi-siècle  de  distance,  la  cartouche  à  graisse  de  porc 
n'obtint  pas  un  moindre  succès.  Tant  il  est  vrai  que  l'histoire 
est  un  continuel  recommencement... 

La  forteresse  de  Vellore  est  une  ville  au  sein  de  la  ville  et 


LETTRES  ÉCRITES  DU  SUD  DE  t'i^DE.  8oD 

qui  a  ses  avenues,  ses  boulevards  plantés  d'arbres,  ses  esplanades^, 
ses  rues  et  ses  ruelles,  ses  bàtimens  anglo-indiens  de  toutes 
formes,  maisons  à  jardins,  offices  du  gouvernement,  tribunal, 
anciennes  casernes,  sans  préjudice  des  monumens  anciens  et  de 
la  pagode.  Et  dans  cette  seconde  ville  enclose  il  est  encore  une 
troisième.  L'assistant  collecteur  frappe  du  heurtoir  rouillé  la 
plaque  d'une  vieille  porte.  Une  figure  apparaît  au  guichet  dont 
le  battant  s'écarte.  Des  barres  sont  tirées,  des  serrures  grincent, 
et  nous  entrons.  Nous  voici  de  plain-pied  dans  une  grande  cour 
carrée.  Tout  autour  règne  un  cloître  à  arcatures  de  plein  ceintre 
qui  soutient  l'étage.  Face  à  la  porte,  un  péristyle  à  colonnes, 
mandapam  du  type  dravidien,  précède  un  vaste  corps  de  logis 
dont  tous  les  jours  sont  aveuglés  par  des  vantaux  massifs  ou  des 
persiennes  à  lames  serrées.  Nous  entrons  à  peine,  et  le  troupeau 
de  femmes  et  d'enfans,  qui  musait  dans  l'enceinte  avec  les  vaches 
et  les  chèvres,  se  disperse  à  grands  cris,  objurgué,  poussé, 
chassé  par  des  serviteurs.  Tout  bondit,  trotte,  piaille,  bêle  ou 
mugit,  s'appelle.  Des  marmots  tout  nus  tombent,  hurlant  d'épou- 
vante, parmi  les  poules,  les  poussins  et  les  cabris,  les  chats 
aussi  qui  galopent,  les  chiens  qui  grondent  et  les  corneilles  qui 
croassent  et  s'envolent.  C'est  la  déroute,  la  fuite  éperdue  d'un 
harem,  dans  une  ville  forcée.  Vivement  on  se  réfugie  sous  le 
cloître.  A  l'abri  favorable  d'un  pilier  on  a  beau  voir  sans  être 
vu,  on  peut  cracher  sur  la  dalle  en  signe  de  scandale,  et  dévi- 
sager, à  distance  respectueuse,  les  méprisables  intrus  d'Occident, 
coiffés  du  casque  blanc,  et  qui  ne  viennent  que  pour  opprimer, 
vexer,  inquiéter  le  maître  du  lieu,  sans  égard  pour  sa  famille. 
Telles  sont,  je  présume,  les  réflexions  intimes  de  ces  femmes  de 
caste  qui  ont  fait  place  nette. 

Ces  effrayées,  dont  la  peur  n'alourdit  point  les  talons,  sont, 
pour  la  plupart,  nues  jusqu'à  la  ceinture,  n'ayant  que  le  clas- 
sique jupon  long  d'intérieur,  remarquable  autant  par  sa  coupe 
évasée  que  par  son  large  volant  épanoui.  Les  torses  de  bronze 
clair,  les  chevelures  de  jais,  l'argent  ou  le  laiton  des  bijoux,  les 
soies  et  les  cotonnades  de  tons  crus  ont  lui  un  instant  sous  les 
rayons  du  soleil  qui  tapent  d'aplomb,  puis  tout  a  disparu,  jus- 
qu'aux vaches  dont  j'entends  encore  les  sonnettes  tinter. 

Et  j'ai  eu,  à  ce  moment,  la  vision  de  l'Inde  véritable,  de  cette 
Inde  qu'on  ne  voit  pas,  de  celte  Inde  fermée  à  l'Européen  qui,  s'il 
en  a  forcé  les  places  et  soumis  les  nations,  n'eu  peut  que  par 


8o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surprise  entrevoir  un  pauvre  détail.  Ainsi,  il  y  a  un  mois,  ai-je 
aperçu,  dans  le  palais  de  Calicut,  du  haut  d'une  vérandah,  très 
basse,  les  princesses  et  les  bralimines  se  baignant  dans  le  bassin 
de  la  cour  intérieure,  au  retour  de  funérailles.  J'ai  eu  la  vue 
pleine  et  entière  des  plus  beaux  corps  du  Malabar  et  du  Coorg, 
dans  le  cadre  de  la  demeure  royale  où  Vasco  de  Gama  et  ses 
compagnons  furent  reçus,  voici  plus  de  quatre  siècles,  par  le 
Zamorin  en  personne.  Cette  demeure  garde  dans  son  enceinte  la 
plus  curieuse  dos  pagodes  de  la  contrée,  et,  pour  tout  dire,  la 
seule  qui  ait  échappé  à  la  rage  iconoclaste  d'Hyder-Ali  et  de 
Tippou-Saïh.  Je  doute  que  le  Zamorin  ait  donné  au  navigateur 
portugais  le  spectacle  dont  j'ai  joui  dans  son  vieux  palais.  Aussi 
bien  n'ai-je  point  à  me  prévaloir  d'une  indiscrétion  où  ma  curio- 
sité d'artiste  et  d'observateur  peut  me  tenir  lieu  d'excuse.  Le  rajah 
interné  dans  le  palais  de  Vellore  n'aura  pas  eu,  je  pense,  à 
blâmer  ses  femmes  pour  s'être  exposées,  avec  une  indifférente 
complaisance,  aux  regards  de  l'étranger.  Elles  nous  ont  tourné 
le  dos  trop  vite,  et  avec  un  trop  parfait  ensemble,  pour  que  l'as- 
sistant collecteur  ait  pu,  non  plus  que  moi,  contempler  autre 
chose  que  leur  chignon  oblique,  leur  échine  souple,  leurs  bras 
cerclés  d'anneaux,  et  encore  l'espace  d'un  instant. 

Le  rajah  était  absent  d'ailleurs...  «  Pour  ses  affaires...  Un  petit 
voyage...  Oh!  très  court!...  >;  Et  le  ministre  qui  hasardait  ces 
mensonges,  au  beau  milieu  de  la  cour  déserte,  un  petit  brahme 
mal  rasé,  mal  vêtu,  et  dont  la  main  prompte  ramenait  sur  une 
poitrine  velue  son  écharpe  en  désordre,  tournait  furtivement  la 
tête  du  côté  du  mandapani  pour  témoigner  de  la  véracité  de  son 
dire.  Mais  l'assistant  collecteur  insistait,  et  le  «  ministre  »  com- 
mençait de  faiblir,  lorsque  sortit  du  logis  à  colonnes  un  pauvre 
Hindou  que  je  reconnus  aussitôt  pour  un  mendiant. 

La  petite  monnaie  divisionnaire  de  l'Inde  étant  fractionnée 
jusqu'à  moins  d'un  liard,  j'ai  toujours  dans  ma  poche  une 
poignée  de  «  caches  »  atîn  de  prouver  ma  libéralité  à  bon 
compte.  Je  m'apprêtais  donc  à  gratifier  ce  malheureux  de  quelque 
billon,  quand  je  reconnus  mon"  erreur.  Le  Prince  se  dressait 
devant  nous.  En  vérité  il  était  plus  pauvrement  accommodé  que 
le  brahme,  ses  pagnes,  au  moins  aussi  crasseux,  gardaient  une 
pire  ordonnance,  et  ce  grand  de  la  terre  portait  sa  tête  rasée 
sans  coiiriire,  ce  qui  est  le  comble  du  négligé  dans  la  toilette  pour 
qui  sort  de  sa  maison  en  cérémonie.  Et  je  pensai  à  Soupou  et 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    L  INDE.  8o7 

aux  autres  hommes  du  monde,  honneur  de  Pondichéry,  dont  les 
bonnets  à  carre  en  demi-cercle  obliffuemcnt  incliné  devraient 
être  proposés  en  cxem})le  au  Garnate  et  au  Deccan  tout  entiers. 

Ce  que  la  crapule,  la  turpitude,  la  fausseté,  la  lâcheté,  et 
quelques  autres  qualités  de  pareil  ordre  peuvent  ajouter  à  la  no- 
blesse de  l'attitude,  concourait  à  orner  ce  rajah  que  le  gouverne- 
ment britannique  garde  en  chartre  priv'ée  dans  l'ancienne  résidence 
des  derniers  descendans  de  Tippou-Saïb.  Le  colloque,  entre  l'as- 
sistant collecteur  du  district  et  le  souverain  pensionnaire  de  la 
couronne,  me  parut,  à  ce  que  j'en  pus  saisir  par  mon  trucheman 
Cheick-Iman,  absolument  dénué  d'amitié.  Le  nez  baissé,  le 
tchatria  interné  écouta  l'allocution  du  représentant  de  l'autorité. 
Puis  il  nous  salua,  plus  bas  qu'il  n'était  nécessaire,  et  rientra  sous 
son  mandapam,  toujours  suivi  par  son  «  ministre  »  et  quelques 
dignitaires  qui  me  firent  l'effet  d'être  plutôt  ses  gardiens. 

Ainsi  me  fut-il  donné  de  voir  le  type  traditionnel  du  radj- 
poute  abruti  par  l'ivrognerie  et  tombé  en  tutelle  du  «  Civil  Ser- 
vice, »  qui  lui  ménage  moins  les  réprimandes  et  les  punitions 
que  l'argent.  Il  y  aurait  un  livre  à  écrire  sur  les  roitelets  beso- 
gneux, descendus  au  plus  bas  degré  de  l'abjection  et  que  l'Angle- 
terre doit  prendre  en  garde  jusqu'à  ce  que  l'intempérance  et  les 
autres  excès  les  envoient  dans  le  paradis  de  Çiva,  au  défaut  de 
celui  d'Indra  où  n'étaient  admis  que  ceux  de  leurs  ancêtres, 
tombés  les  armes  à  la  main.  Vous  apprendrai-je  que,  sous  ce 
nom  général  de  Radjpoutes,  vivent  encore  dans  l'Inde  du  Sud 
quantité  de  ces  envahisseurs  anciens,  d'origine  plus  ou  moins 
indo-scythique,  qui  appartiennent  à  cette  catégorie  clairsemée 
des  Tchatrias  ou  guerriers,  débris  de  la  caste  puissante  issue  des 
bras  de  Vichnou,  s'il  en  faut  croire  le  Piirusa-Siikta?  Vichnou 
cependant  détruisit  ces  fils  de  sa  propre  substance,  sur  la  prière 
de  Brahma,  parce  qu'ils  exerçaient  la  plus  dure  des  tyrannies 
sur  le  monde.  Que  l'on  s'en  rapporte  aux  Brahmes,  et  ils  se 
chargent  de  vous  prouver  que  les  Tchatrias  historiques  ne  se- 
raient même  que  des  bâtards,  issus  des  femmes  survivantes  de 
la  caste  détruite,  passées  à  la  condition  de  concubines  des  seuls 
Bralimes. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  victoire  probable  do  la  théocratie 
sur  la  prépotence  d'une  caste  guerrière,  les  Tchatrias  actuels 
du  Carnate,  ou  soi-disant  tels,  se  parent  du  nom  de  radjpoutes, 
non  point  qu'ils  viennent  du  Radjpoutana,  mais  parce  que  cotte 


8o8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

région  fut,  suivant  les  légendes,  le  berceau  des  Tchatrias,  A.u 
Malabar,  sous  le  nom  de  Naïrs,  ils  continuent  de  mener  leur 
existence  féodale,  dans  la  solitude  de  leurs  vastes  propriétés 
foncières,  exerçant  sur  leur  entourage  une  autorité  despotique, 
et  ne  perdant  rien,  avec  le  temps,  de  leur  férocité  altière  et  de 
leur  orgueil  effréné.  Quelque  jour,  souhaitons-le,  se  lèvera  un 
autre  Rudyard  Kypling  qui  nous  peindra  dans  son  entière  ori- 
ginalité le  tableau  de  cette  société  naïre  du  Malabar  et  du  Coorg. 
Mais  cet  écrivain  de  choix  devra  pénétrer  dans  des  pays  inhospi- 
taliers entre  tous  ceux  de  llnde  brahmaniste,  où  la  porte  de 
toute  habitation  est  close  pour  l'étranger,  où  les  domaines  s'en- 
tourent de  fossés  à  remblais  qui  prêtent  à  chacun  d'eux  l'aspect 
d'un  camp  retranché.  Et  des  armées  de  serviteurs  fanatiques 
veillent  derrière  ces  levées  de  terre  rouge  pour  éloigner  du 
maître  le  contact  de  l'homme  de  basse  caste,  pour  lui  épargner 
jusqu'à  la  vue  du  paria... 

Les  radjpoutes  du  Carnate  n'empruntent  point  des  espèces 
aussi  redoutables.  Pauvres  diables  toujours  entre  deux  verres  de 
brandy  ou  d'arack,  ils  subsistent  le  plus  souvent  grâce  aux  arti- 
fices d'une  mendicité  noblement  exercée  dans  ces  villages,  où 
jadis,  suivant  une  rumeur  publique  à  laquelle  ils  n'opposent 
aucun  démenti,  leurs  pères  régnaient  en  maîtres  incontestés  de 
par  la  loi  de  lépée.  L'époque  de  leur  dépossession  s'enveloj)pe 
toujours' dans  les  nuages  des  obscurités  de  l'histoire.  Pour  ne 
pas  mécontenter  le  gouvernement  anglais  qui  leur  fournit  la 
sportule,  ces  nécessiteux  de  race  rendent  générc^lement  les  Mu- 
sulmans responsables  de  leur  primitive  disgrâce.  Des  petits 
poèmes,  modernes  pour  la  majorité,  chantent  les  prouesses 
possibles  de  ces  paladins  incertains.  Entre  ces  Tchatrias  de 
hasard,  les  plus  favorisés  sont  bien  ces  principicules  dont 
l'Angleterre  a  pris  les  possessions,  en  échange  d'une  pension. 
Mais  celle-ci,  fût-elle  portée  au  décuple,  ne  suffirait  jamais  à 
désaltérer  le  pensionné  qui  s'endette,  tripote,  se  lance  dans  des 
aventures,  ébauche  des  conspirations  où  la  police  fournit  les 
affidés  de  confiance.  Puis,  finalement,  le  radjpoute  aux  abois 
s'aplatit,  et  subit  rinternement  dans  une  forteresse  avec  son 
«  Conseil  des  ministres.  » 

Encore  des  portes  à  bossettes  de  fer  doucement  arrondies  en 
seins  de  femme,  des  serrures  archaïques  de  style  arabe,  des 
cloîtres,  des  piliers  et  des  cours.  IVous  voici  dans  ces  petits  bâti- 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  8S9 

mens  nus  où  les  femmes  de  Ïippou-Saïb  traînèrent  leur  vie, 
après  la  disparition  du  maître.  Une  e'glise  méthodiste  mitoyenne 
y  l'ut  leur  unique  distraction,  et  aussi  un  pied  de  henné  pour  se 
rougir  à  loisir  la  paume  des  mains,  les  ongles  et  la  plante  des 
pieds.  De  ce  Lawsonia,  mort  et  abattu  depuis  longtemps,  un 
rejet  a  fourni  un  autre  pied  qui  végète,  et  nous  pouvons  froisser 
entre  nos  doigts  les  feuilles  de  ce  même  arbuste  où  les  bégoms 
et  les  ranis  mysoriennes  «  jalouses  des  yeux  de  leurs  gazelles  » 
prenaient  leur  traditionnelle  teinture.  M'étant  laissé  aller  jusqu'à 
m  api  loyer  sur  le  sort  de  ces  recluses  dont  la  plus  jeune  comp- 
terait aujourd'hui  plus  de  cent  vingt  ans,  je  m'attirai  cette 
réponse  du  vieux  gardien  de  ce  sérail  historique  :  «  Que  dis-tu 
là,  sahib?  Si  ces  femmes  n'avaient  pas  été  ainsi  enfermées,  elles 
ne  se  seraient  pas  crues  aimées  du  maître  qui  les  aurait  laissées 
exposées,  après  sa  mort,  aux  regards  et  aux  désirs  de  tous.  » 

Ces  paroles  m'ont  frappé  par  leur  judicieuse  simplicité. 
Imposer  nos  préjugés  occidentaux  à  qui  n'en  a  cure  est  une  de 
ces  naïves  outrecuidances  dont  je  m'abstiens  dans  la  limite  du 
possible.  J'approuvai  le  gardien  ad  honores  de  la  prison  où  se 
flétrirent  ces  fleurs  de  jeunesse  et  de  beauté  et  continuai  d'exa- 
miner les  logettes  entourées  de  hautes  murailles,  sans  une  fe- 
nêtre, le  petit  promenoir  où  les  princesses  jouissaient  de  la  seule 
vue  du  ciel  et,  le  dimanche  et  les  jours  fériés,  de  la  voix  de  l'orgue 
et  des  cantiques  du  temple  protestant.  Il  leur  était  même  loisible 
d'assister  à  l'office  piétiste  «  pour  se  distraire,  »  —  toujours 
d'après  le  gardien  hindou,  —  par  une  sorte  de  guichet  qui  me 
fit  penser  à  celui  que  j'ai  vu  jadis  dans  l'Eglise  de  rEscurial,où 
il  fut  percé  à  l'usage  de  Philippe  II.  Qui  vécut,  en  somme,  le 
plus  séparé  du  monde,  du  grand  roi  catholique  ou  des  veuves 
de  Tippou-Saïb?...  Je  vous  laisse  libre  de  trancher  la  question... 

Les  bégoms  et  les  ranis  dorment  maintenant  leur  éternel 
sommeil  sous  les  stèles  du  cimetière  princier,  à  proximité  de  la 
citadelle,  environ  trois  cents  pas  vers  l'Ouest.  J  ai  pensé,  un 
instant,  à  y  faire  un  petit  pèlerinage.  Mais  comment  reconnaître 
les  tombes  parmi  les  quatre  cents  qui  entourent  les  dix  princi- 
pales ?  Et,  d'ailleurs,  on  m'apprend  que  ce  cimetière  n'est  quun 
terrain  vague  où  la  basse  végétation  a  tout  envahi. 

Laissant  derrière  nous  le  palais  du  rajah  interné  et  le  harem 
du  «  citoyen  Tippou,  »  nous  nous  dirigeons  vers  la  pagode.  Do 
celle-ci  la  bonne  conservation  est  due  à  la  conquête  anglaise.  Si 


860  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  colonel  Ross-Lang  se  fût  laissé  forcer  dans  Vellore,  nul  doute 
qu'Hyder-Ali  n'eût  détruit  ce  bijou  d'architecture  religieuse  où 
l'art  dravidien  aflirme  ce  principe  que  la  grandeur  des  lignes  ne 
consiste  pas  dans  l'écrasante  majesté  de  la  masse.  On  croit 
généralement  que  les  temples  indiens  sont  de  proportions 
énormes.  Les  photographies  courantes  ont  contribué  à  vulga- 
riser cette  erreur.  Les  voyageurs,  et  bien  d'autres  avec  eux, 
attachent  un  grand  prix  aux  fortes  dimensions.  Ceci  me  rap- 
pelle l'ingénuité  d'un  missionnaire  des  environs  d'Arni.  Alors 
que  je  parcourais  ce  district  en  1880,  me  voyant  occupé  à  mesu- 
rer les  hommes  de  son  village,  le  bon  Père  m'en  amena  un,  en 
triomphe  :  «  Prenez  plutôt  ce  gaillard-là,  il  est  extraordinaire- 
ment  grand  !  »  C'était  se  faire  une  idée  assez  fausse  des  prin- 
cipes mêmes  de  la  mensuration  appliquée  à  un  ensemble  de 
populations.  De  même  que  certains  naturalistes,  ou  soi-disant 
tels,  récoltent  seulement  les  plus  gros  insectes,  les  plus  larges 
d'entre  les  papillons,  les  plus  longs  parmi  les  serpens,  les  plus 
brillans  qu'ils  trouvent  parmi  les'  oiseaux,  et  négligent  les  petits, 
les  sombres,  les  humbles,  beaucoup  de  touristes  ou  d'explora- 
teurs, à  votre  choix,  ont  rapporté  les  seules  images  des  édifices 
qui  leur  paraissaient  dépasser  les  proportions  communes,  — 
ainsi  de  cette  tour  qui  se  dresse  au-dessus  du  Chandikesvaram 
de  Tanjore  à  une  hauteur  de  63  mètres  environ,  —  et  ont  né- 
gligé des  perles  de  l'architecture  religieuse  telles  que  le  temple 
de  Soubramanyé,  etc. 

Les  Anglais  n'ont  pas  seulement  sauvé  la  pagode  de  Vellore, 
ils  l'ont  conservée  dans  son  intégrité,  et  cela  par  un  moyen 
d'une  simplicité  extrême.  Bien  avant  qu'on  eût  inventé  les 
o  Monumens  historiques,  »  le  fameux  Archeological  Survey,  ils 
avaient  trouvé  la  solution  la  plus  pratique  pour  soustraire  les 
vieilles  bâtisses  à  la  dégradation.  La  pagode  du  dieu  Çiva  devint 
l'Arsenal  de  la  place.  A  la  foule  malveillante  et  brutale  des 
musulmans  fanatiques  se  trouva,  du  coup,  interdit  l'accès  du 
temple,  où  elle  aurait  vivement  martelé  ou  lapidé  les  sculptures, 
en  haine  du  culte  idolâtre.  Du  côté  des  Hindous,  il  n'y  eut  point 
de  réclamations,  car  depuis  la  fin  du  xvu^  siècle  la  pagode 
çivaiste  était  abandonnée.  La  tradition  attribue  cet  abandon  à  un 
meurtre.  Le  sang  aurait  coulé  dans  l'enceinte,  au  voisinage  du 
sanctuaire  môme.  La  profanation  (Hait  de  celles  qu'aucune  puri- 
hcation  ne  peut  racheter.  Les  brahmes  se  retirèrent  et  l'édifice 


LETTRES  ÉCRITES  DU  SUD  DE  L  INDE.  861 

resfa  désert  jusqu'à  ce  que  les  Anglais,  un  demi-siècle  plus  tard, 
lui  vinssent  donner  un  nouvel  emploi.  Cette  tradition  est  loia 
de  me  satisfaire,  mais  le  temps  me  manque  pour  en  exercer  Iti 
critique,  et,  comme  j'aurai  à  vous  le  répéter  pfus  loin,  il  semble- 
rait plus  plausible  d'attribuer  la  désaffectation  de  cette  pagode 
à  quelque  conquête  violente  oii  le  pillage  aurait  tenu  sa  place. 
Entre  toutes  ses  congénères  de  l'Inde  dravidienne,  la  pagode 
de  Vellore  est  une  des  plus  intactes.  Çiva,  à  qui  elle  était  dédiée, 
y  fut  honoré  sous  le  nom  de  Jalakanteswara,  c'est-à-dire  «  rési- 
dant dans  l'eau.  »  Des  deux  gopuras  monumentaux  qui  sur- 
montent les  portes,  le  principal,  celui  de  la  première  entrée, 
dresse  à  trente  mètres  de  hauteur  sa  pyramide  de  sept  étages, 
chargée  de  sculptures  à  profusion.  La  porte  massive  est  défendue 
par  deux  grands  pions  de  granit  noir  qui,  sur  un  socle  très  bas, 
montent  chacun  leur  garde  avec  la  massue.  Leurs  bonnes  pro- 
portions, la  solidité  de  la  facture,  la  perfectioii  du  travail, 
datent  ces  œuvres  de  la  belle  époque  et  dénoncent  la  main  des 
statuaires  de  Tanjore.  Le  poli  de  la  pierre  dure  n'a  pas  plus  tué 
les  finesses  des  détails  que  le  caractère  de  l'ensemble.  A  peine 
sommes-nous  engagés  sous  le  porche  où  des  abeilles  sauvages 
bourdonnent  et  couvrent  en  laborieux  essaims  leurs  gâteaux 
verticalement  suspendus  à  quinze  pieds  au-dessus  de  nos  têtes, 
que  la  forêt  des  piliers  commence  à  nous  entourer  de  ses  fûts 
ciselés,  repercés,  élégis,  divisés,  et  dont  il  n'est  pas  deux  qui  soient 
pareils.  A  droite,  à  gauche,  courent  les  vestibules  qui  mènent  à 
des  péristyles,  mandapams  dont  chacun  peut  être  comparé  avec 
justesse  aux  salles  hyposty  les  des  temples  égyptiens.  C'est  sur  une 
des  colonnes  de  ce  vestibule,  qui  coupe  à  angle  droit  le  porche, 
que  l'on  peut  voir  le  médaillon  de  ce  fameux  Bommi-Reddi, 
tenu,  ainsi  que  je  vous  l'ai  dit,  pour  le  fondateur  de  la  forte- 
resse et  du  temple.  Voici  le  mandapam  du  Kaliaua,  où  l'on 
apportait  chaque  année,  en  pompe,  le  Çiva  tiré  du  sanctuaire 
pour  son  mariage  avec  la  déesse  Parvati.  Tout  le  Panthéon 
hindou  vit  dans  la  pierre,  et  les  grandes  dalles  dont  est  com- 
posé le  plafond  portent  sculptées  les  perruches  chères  à  la 
déesse.  Elles  se  suivent  en  cercle,  avec,  entre  leurs  griffes  ou 
dans  leur  bec,  la  fleur  du  lotus.  Autour  de  nous  c'est  un  monde 
de  dieux  et  de  génies.  Les  figures,  de  proportions  toujours  faibles, 
dépassent  rarement  un  mètre  en  hauteur;  toutes  ont  été  taillées 
en  haut  relief  dans  le  pilier  même  où  elles  s'adossent.  Chacune 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  est  presque  entièrement  détachée,  ne  s'y  rattachant  souvent 
que  par  les  pieds  et  la  pointe  de  la  tiare.  Et,  comme  si  ces 
sculpteurs  de  roche  dure  avaient  voulu  jouer  avec  la  difficulté, 
pour  le  plaisir,  des  monstres  tenaient  entre  leurs  mâchoires  une 
boule  parfaitement  ronde  qui  roulait  librement  sans  quon  pût 
la  retirer  de  la  gueule  où  elle  se  mouvait.  La  dernière  de  ces 
boules  a  été  brisée  assez  récemment  par  un  de  ces  visiteurs 
européens  dont  le  soin  principal  est  de  faire  œuvre  individuelle 
dans  tout  endroit  qu'ils  honorent  de  leur  visite.  Erostrate  a  pris 
aujourd'hui  des  mœurs  bourgeoises  :  «  Globe  Trotter,  »  selon 
l'expression  usuelle,  il  collectionne  les  souvenirs  de  ses  voyages 
en  les  détachant  des  monuraens  figurés.  Qu'il  s'empare  de  l'orteil 
d'un  marbre  antique,  de  la  tête  d'une  statuette,  du  fleuron  d'un 
ornement,  peu  lui  importe,  pourvu  que  le  débris  puisse  se 
transporter  et  surtout  se  cacher  aisément.  Quand  il  sera  de  retour 
dans  son  «  home,  »  le  touriste  offrira  à  l'admiration  de  ses  amis 
le  produit  de  ses  voyages. 

Un  pareil  désir  ne  me  tient  point  devant  ces  merveilleux 
piliers.  Mais,  malgré  le  soleil  brûlant  dont  les  feux  passent  dans 
ce  granit  poli,  je  me  laisse  aller  à  ce  plaisir  sensuel  qui  est  de 
caresser  de  la  main  la  belle  sculpture.  Les  petits  guerriers  qui 
soutiennent  courageusement,  avec  leur  bouclier  tenu  plus  haut 
que  la  tête,  le  poids  des  lourds  chevaux  cabrés  dont  les  oreilles 
rejoignent  les  premières  volutes  des  entablemens,  gardent,  mal- 
gré l'excessif  effort,  une  expression  recueillie  et  de  sérénité 
souriante.  Hélas!  combien  de  ces  piétons  ont  perdu  qui  son 
épée,  qui  un  bras,  qui  les  deux,  même,  quand  ce  ne  sont  pas 
les  jambes?  Heureusement  que  les  gros  dégâts  sont  rares.  Aux 
entre-deux  des  colonnes  jumelles,  triples,  quadruples,  quoique 
tirées  du  même  bloc,  il  ne  manque  pas  une  maille  de  leur  den- 
telle de  pierre.  Aux  frises,  aux  soubassemens,  on  peut  compter 
les  dieux,  les  personnages  et  les  bêtes  par  centaines.  La  coquet- 
terie des  artistes  a  été  dans  ce  parti  de  ne  pas  répéter  une  seule 
fois  le  même  motif  de  décoration,  voire  le  même  motif  d'archi- 
tecture. Dans  cette  travée  où  je  passe,  pas  une  colonne  qui  soit 
semblable  à  une  autre,  pas  un  groupe,  pas  une  statue,  pas  un 
animal  qui  soit  une  réplique,  l'out  a  un  caractère  individuel,  et 
pourtant  l'anarchique  liberté  du  détail  n'enlève  rien  à  la  gran- 
deur, à  la  régularité  du  tout.  Jaoïais,  d'ailleurs,  l'art  indien  n'a 
chéri  les   ordonnances   symétriques.   La    symétrie  parfaite,  de 


LBWTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    l'iNDE.  863 

même  que  le  parachèvement  absolu  d'une  œuvre,  y  est  tenue 
pour  la  négation  de  la  vie.  Gt  c'est  en  vertu  de  ce  principe  que 
les   oagodes  ne  doivent  jamais  être  terminées.  On  y  doit  tra- 
vailler sans  cesse,  ou  les  abandonner.  Si,  comme  la  grande  majo- 
rité des  pagodes  dravidiennes,  celle  de  Vellore  eût  été  construite 
en  épaisses  assises  de  briques,  depuis  longtemps  il  n'en  resterait 
plus  que  des  ruines  où  les  Djaïnas,  qui  collectionnent  pour  leurs 
temples  les  belles  sculptures  et  les  belles  colonnes,  à  l'exemple 
des  papes  de  l'ancienne  Rome  ou  des  empereurs  de  Byzance  qui 
en  ornaient  des  églises,  n'auraient  rien  laissé  à  y   glaner.  La 
nature  de  la  matière  employée  explique  non  seulement  la  con- 
servation, mais  aussi  la  légèreté  de  l'ensemble.  S'il  s'agissait  des 
plus  anciens  temples  de  l'Inde  qui,  vous  le  savez,  étaient  con- 
struits en  bois,  on  ne  trouverait  pas  à  louer  davantage  le  travail 
du  bédane  et  du  ciseau.  Tout,  d'ailleurs,  indique  une  disposilion 
de  charpentes.  La  pierre  copie  le  bois,  le  parpaing  imite  la  poutre. 
P<is  de  voûtes,   pas  d'arcades  à  points   convergens,  mais   des 
blocs  disposés  toujours  par  assises  étagées  en  saillies  croissantes, 
avec   des  colonnes  pour  soutiens.  C'est  là  le  principe    fonda- 
mental de  l'architecture  dravidienne,  et  il  se  trouve  énoncé  dans 
les  plus  antiques  traités,  tels  que  celui  de  Ram-Rat,  où  il  est  dit 
que  les  voûtes  à  points  convergens  «  ne  dorment  jamais.  »  Les 
têtes  des  saillies,  dans  toutes  ces  assises  croissantes,  sont  si  admi- 
rablement travaillées  en  doucines,  terminées  en  poupe  de  vais- 
seau, reliées  aux  encorbellemens  par  des  consoles  à  pendentifs 
et  à  culs-de-lampe,  que  l'on  n'éprouve  jamais  cette  impression 
de  sécheresse  que  donne  trop  souvent  dans  nos  monumens  l'abus 
des  lignes  horizontales  et  verticales,  sans    amortissemens.   Et 
l'on  ne  sait  ce  qu'on  doit  ici  le  plus  admirer,  ou  de  la  sveltesse 
de  toutes  ces  colonnes  décomposées,  ou  du  poids  énorme  des  cor- 
niches monolithes  qu'elles  ne  cessent  de  supporter  depuis  des 
siècles.  De  ces  corniches,  chantournées  en   courbe  circonflexe 
pour  former  auvens,  le  façonnage  a  été  exécuté  au  ciseau,  en 
plein  granit,  dans  des  blocs  longs  de  plusieurs  mètres,  avec  les 
ornemens  entablés,  les  mutules,  les  gouttes  du  coupe-larmes  et 
toute  la   série  des   monstres  constituant  le  couronnement  du 
chcneau. 

Le  travail  de  ces  artistes  dravidiens  n'est  pas  moins  à  Ioih'i: 
dans  les  piliers.  Ceux  du  mandapam  du  Kuliana  cnmpieul  parmi 
les  merveilles  du  aenre.  Les  blocs    clans  Tesquels  ils  sont   piis 


{^64  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mesurent  encore  jusqu'à  deux  mètres  de  diamètre,  et  sur  cha- 
cune de  leurs  quatre  faces.  Et  parfois,  d'un  même  bloc,  sortent 
quatre  colonnes  avec  leur  base,  leur  chapiteau,  leurs  colonnettes 
accessoires  et  les  groupes  d'hommes  luttant  contre  les  monstres 
cabrés.  Les  archéologues  anglais,  dont  l'enthousiasme  pour  les 
productions  de  l'art  indien  n'a  généralement  rien  d'excessif,  ont 
avoué  qu'il  n'existe  rien,  dans  les  plus  beaux  monumens  de  notre 
Europe,  qui  leur  puisse  être  comparé.  Cette  opinion  est  juste.  Il 
convient,  en  effet,  de  ne  pas  oublier  que  nos  tailleurs  de  pierre, 
voire  nos  sculpteurs,  n'ont  jamais  attaqué  qu'une  matière  facile 
à  l'outil,  des  roches  calcaires,  pour  tout  dire,  dont  certaines,  si 
vous  prenez  l'albâtre,  pourraient  se  travailler  avec  un  ciseau  de 
fer  doux.  Les  granits,  les  gneiss,  les  micaschistes,  les  serpentines 
de  rinde  ne  se  laissent  point  ainsi  entamer;  et  ce  serait  à  nos 
graveurs  en  pierres  fines  à  nous  apprendre  comment  on  traite 
sur  le  tour  ces  substances  plus  dures  que  l'acier  trempé  et  qu'on 
est,  dans  la  pratique,  obligé  d'user  avec  de  la  poussière  de  corin- 
don ou  de  diamant.  M.  Maspéro  nous  a  renseignés  sur  les  procédés 
des  sculpteurs  de  l'antique  Egypte,  qui  «  triomphaient  des  pierres 
dures  à  force  d'user  du  fer  sur  elles,  »  et  les  faussaires  modernes 
qui  fabriquent  pour  les  touristes  amateurs,  àLouxor  et  à  Saqqa- 
rah,  des  scarabées  et  des  figurines  funéraires,  ont  repris  la  vieille 
méthode;  tant  il  est  vrai  qu'on  ne  crée  de  bonnes  imitations  de 
vieux  qu'avec  l'outillage  du  temps.  Les  statuaires  dravidiens 
n'ont  pas  dû  agir  autrement. 

Mais  on  renonce  à  évaluer  le  nombre  d'hommes,  à  supputer 
les  mois,  les  années,  à  apprécier  le  labeur,  sans  compter  l'art 
et  l'argent  prodigués  dans  une  pareille  entreprise.  Si  peu  haut 
prisée  que  fût  la  main-d'œuvre,  il  a  fallu  payer  les  ouvriers, 
car  c'est  un  lieu  commun,  pour  parler  honnêtement,  que  de 
déclarer  avec  certains  historiens  philosophes  :  ('  De  pareils  tra- 
vaux ne  se  mènent  à  bien  que  dans  des  pays  à  esclaves.  »  Miche- 
let  et  ses  parèdres  n'auraient  pas  autrement  exprimé  leurs  certi- 
tudes générales  sur  tout  ce  qui  leur  était  inconnu.  D'autres  nous 
ont  chanté  sur  divers  tons,  touchant  surtout  la  corde  humani- 
taire, toujours  avantageuse  pour  qui  la  sait  faire  vibrer  en  me-- 
sure,  que  ces  monumens  furent  élevés  par  des  corvées  de  paysans 
«  courbés  sous  le  fouet  d'un  despote,  »  et  ils  nous  proposent  en 
exemple  les  Juifs  qui  collaborèrent  aux  pyramides  des  Pharaons. 
Permettez-moi  de  n'en  rien  croire.   Les  enfans   d'Israël  ne  se 


LETTRES    ÉCRITES    DU    SUD    DE    L  INDE.  865 

seraient  point  ainsi  laissé  victimer.  Pour  aller  au  pire,  peut-être 
ont-ils  transporté  les  briques  et  autres  matériaux  à  pied  d'œuvre, 
et  encore  moyennant  rémunération.  On  les  paya,  suivant  les  us 
et  coutumes  de  la  vieille  Egypte,  où  la  monnaie  n'avait  pas  cours, 
avec  des  denrées. 

Et  encore,  les  conquérans  cholas,  yadavas,  pandyas,  d'autres 
même  dont  les  noms  sont  oubliés,  auraient-ils  obligé  tous  ces 
bons  Hindous  à  travailler  pour  la  gloire,  jamais  ces  pasteurs  de 
peuples  ne  les  auraient  rendus  artistes  de  par  leur  royale  volonté. 
Qu'il  s'agisse  de  ciseler  la  pierre  en  observant  les  canons,  de 
composer  des  groupes,  de  leur  donner  le  mouvement,  de  ména- 
ger les  proportions,  de  conserver  le  caractère  de  l'ensemble, 
jamais  on  n'obligera  un  homme,  eût-il  le  glaive  au-dessus  de  la 
tête,  à  enfanter  à  la  grosse  de  tels  chefs-d'œuvre.  Aussi  bien, 
sans  plus  longtemps  nous  divertir,  reconnaissons  que  la  chose 
est  très  simple  et  ignorée  de  personne.  C'était  affaire  d'argent, 
et  l'Inde  du  Sud  en  avait  alors  plus  qu'à  sa  suffisance,  le  fameux 
arbre  aux  roupies  émettait  de  vigoureux  rameaux.  Les  rajahs  et 
autres  principicules  avaient  toujours  de  quoi  financer  quand  il 
s'agissait  de  bâtir.  Sous  la  pluie  d'or  échappée  de  leurs  doigts, 
la  pierre  sculptée  levait  comme  les  moissons  sous  les  ondées 
d'été.  Alors,  tout  comme  aujourd'hui,  l'ouvrier  de  l'Inde  peinait 
pour  un  modique  salaire.  Tout  métier  est  bon  qui  nourrit  son 
homme,  surtout  quand  cet  homme  vit  avec  quelques  centimes 
par  jour,  et  n'est  ni  électeur,  ni  terrorisé  par  un  syndicat  et  par 
des  entrepreneurs  de  grèves.  Dans  tout  bon  métier  se  recrutent 
facilement  apprentis  et  maîtres.  Il  n'était  pas  rare  qu'un  prince 
ou  que  les  faÎDriciens  des  pagodes  missent  en  mouvement,  pour 
une  portion  d'édifice,  jusqu'à  trois  et  quatre  mille  ouvriers,  et 
cela  pendant  cinq  et  six  années.  Les  merveilles  de  Vellore,  de 
Madura,  de  Vijianagar,  de  Mahavellipore,  n'ont  pas,  à  tout 
prendre,  coûté  plus  cher  que  notre  Opéra  ou  notre  nouvel  Hôtel 
de  Ville,  sans  que  je  songe  un  seul  instant  à  établir  une  compa- 
raison entre  ces  «  fabricals  »  occidentaux  et  les  chefs-d'œuvre 
de  l'architecture- dravidienne.  Et  d'ailleurs  les  temples  précités 
ont  certainement  nécessité  une  moindre  dépense,  tout  en  mettant 
en  compte  les  différences  de  pouvoir  d'argent  et  dans  l'espace  et 
dans  le  temps. 

Ainsi,  me  livrant  à  mes  réflexions,  je  m'achemine  lentement 
vers  le  sanctuaire  central.  A  mesure  que  nous  avançons,  le  décor 

TOME  XXXIV.  —  1906.  *  W 


866  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  pierre  perd  en  richesse.  Les  couloirs  n'ont  plus  ni  piliers 
ouvrages  ni  bas-reliefs.  Voici  enfin  le  vimana,  le  saint  des  saints, 
lé  sanctuaire  !...  Une  petite  loge  carrée  avec  ses  quatre  murs 
nus,  sans  fenêtres,  et  ne  prenant  son  jour  que  par  la  porte 
étroite  et  basse,  rectangulaire.  Au  plafond,  quatre  poutres  de 
bois,  les  seules  de  tout  ce  temple  où  les  voliges,  les  lambris, 
les  plinthes,  les  stylobates  sont  de  pierre.  Ces  poutres  paral- 
lèles s'alignent  pour  rappeler  les  quatre  Védas.  La  chaleur  est 
étouffante  et  l'obscurité  presque  complète.  Un  pion  agite  sa 
torche  allumée,  passe  le  seuil,  je  le  suis,  et  c'est  sur  les  dalles 
une  fuite  de  bctes  immondes,  comme  si  les  esprits  de  la  pagode 
souillée,  empruntant  les  espèces  animales,  s'enfuyaient  à  l'ap- 
proche des  étrangers,  tels  les  grands  dieux  de  la  Grèce  en  ce  jour 
funeste  où  l'Olympe  fut  envahi  et  le  pouvoir  de  Jupiter  mis  en 
question.  Quand  les  crapauds,  les  blattes  et  les  grillons  ont  dis- 
paru, ce  sont  les  chauves-souris  et  les  hiboux  qui  nous  éventent 
de  leurs  ailes.  Tout  ce  monde  des  ténèbres  a  pris  l'alarme  pour 
bien  peu 

Nous  nous  retirons  que  leur  vol  incertain  raye  encore  en  zig- 
zag les  tourbillons  de  fumée  des  flambeaux  en  paille.  Ce  n'est 
pas  le  sanctuaire  lui-même,  avec  ses  murs  de  pierres  polies, 
d'un  irréprochable  appareil,  son  autel  carré  de  granit  où  se 
dressait  jadis  la  statue  de  Çiva,  ses  quatre  poutres  même,  qui 
sont  intéressans,  mais  ses  entours.  Du  couloir,  que  nous  avons 
dû  suivre  pour  accéder  au  vimana,  les  parois  ont  été  percées  de 
larges  fenêtres,  sans  doute  à  l'époque  où  l'on  installa  l'Arsenal. 
Au  beau  temps,  c'était  un  long  boyau  obscur,  garni  d'une  ban- 
quette de  pierre,  dans  toute  sa  longueur,  et  sur  cette  banquette 
s.alignaient  par  rangées  les  images  des  dieux.  On  m'a  raconté 
qu'entre  ces  idoles,  de  taille  moyenne,  les  moins  précieuses 
étaient  d'argent  massif;  et  beaucoup,  d'or  pur,  avaient  leurs  yeux 
et  leurs  ornemens  faits  de  pierreries.  Je  ne  m'oppose  point  à 
ces  dires.  On  m'a  affirmé  quelque  chose  de  bien  plus  extraor- 
dinaire, et  le  témoignage  formel  d'un  agent  du  gouvernement 
anglais  ajoute  son  poids  à  la  «  crédibilité  »  de  l'histoire.  Le 
puits  que  chacun  peut  voir  en  face  du  mandapam,  à  langle 
nord-ouest  du  temple,  possède  ime  porte  qui  s'ouvre  à  quel- 
ques pieds  au-dessous  du  niveau  des  basses  eaux  Cette  porte 
est  close  par  un  battant  monolithe,  pierre  tournant  sur  des 
gonds,  et  si  parfaitement  ajustée  dans  sa  feuillure,  que  la  près- 


LETTRES  ÉCRITES  DU  SUD  DE  l'iNDE.  867 

sion  de  l'eau  en  assure  la  fermeture  hermétique.  Il  ne  s'agit  pas 
là  d'un  conte  des  Mille  et  une  Nuits,  notez-le.  Le  secrétaire  de 
l'officier  d'état-major  du  district,  mettant  à  proiit  la  sécheresse 
extraordinaire  de  l'année  1877,  où  tous  les  puits  tarirent,  des- 
cendit dans  celui-ci,  trouva  la  porte  qu'il  réussit  à  ouvrir,  et 
pénétra  dans  une  vaste  salle  à  colonnes.  Là  semble  avoir  pris 
fin  l'exploration  de  l'aventureux  secrétaire.  Il  prétendit  avoir  vii 
un  passage  qui  devait,  probablement,  mener  jusqu'à  la  rivière 
Palar,  mais  les  choses  en  restèrent  là.  En  vain  je  suppliai  las- 
sistant  collecteur  de  tenter  avec  moi  une  nouvelle  descente  dans 
ces  sous-sols  mystérieux  où  la  légende  veut  que  les  trésors  de 
Çiva  soient  déposés  sous  la  garde  des  Esprits  du  mal  :  «  Profi- 
tons, lui  dis-je,  de  la  sécheresse  exceptionnelle  de  cette  an- 
née 1901,  supérieure,  s'il  en  faut  croire  la  rumeur  publique,  à 
celle  de  1877  !  Allons,  des  échelles,  des  cordes,  et  des  falots,  et 
en  route  pour  le  mandapam  souterrain,  à  nous  les  trésors  de 
Çiva!  »  Je  ne  pus  rien  obtenir.  On  ne  pouvait  entreprendre  le 
plus  petit  sondage  sans  l'autorisation  et  le  concours  de  lingé- 
nieur  du  district,  Du  moment  qu'on  devait  procéder  par  voie 
administrative,  je  compris  que  l'affaire  était  enterrée.  La  bu- 
reaucratie anglaise  peut,  certes,  rivaliser  avec  la  nôtre  :  sa  marche 
lente,  lourde  et  sûre,  est  celle  des  éléphans  attachés  aux  parcs 
d'artillerie,  cette  comparaison  me  paraissant  la  plus  décente  que 
je  trouve  sous  ma  plume. 

En  attendant  des  éclaircissemens  plus  amples  sur  les  souter- 
rains et  les  couloirs  aujourd'hui  veufs  de  leurs  images  d'orfè- 
vrerie, je  demeure  convaincu  qu'il  y  a  là-dessous  quelque 
histoire  de  pillage.  L'expulsion  des  brahmes,  la  mainmise  sur 
les  divinités  d'or  et  d'argent,  constellées  de  gemmes,  peut  être 
raisonnablement  attribuée  aux  musulmans  de  Golconde  et  de 
Vijapour,  peut-être  aussi  aux  Occidentaux  qui  leur  succédèrent 
après  les  Mahrattes,  et  encore  ces  derniers,  quoique  hindouistes, 
ne  se  sont-ils  jamais  fait  scrupule  de  dépouiller  les  pagodes... 
Je  renonce,  pour  l'heure,  à  savoir  quels  furent  les  spoliateurs 
de  Çiva.  Ma  consolation,  en  cette  incertitude,  est  dans  l'espoir 
que  j'aurai  une  fortune  meilleure  à  Genji.  Là  dorment  aussi  des 
trésors  sous  une  pierre  en  façon  de  carapace  de  tortue  où  sont 
gravés  le  bélier  d'Agni,  l'arc  et  les  cinq  llèches  de  Rama, 
d'autres  signes  encore.  J'ai  repéré  la  place  au  mois  de  dé- 
cembre 1880.   Depuis  plus  de  vingt  ans,  j'ai  gardé  mes  notes, 


SCS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

• 

proposé  plusieurs  fois  au  gouvernement  de  m'envoyer  en  mis- 
sion dans  ce  bon  district,  sans  succès  d'ailleurs.  Il  n'est  que  de 
savoir  attendre.  Après  avoir  parcouru  la  Malaisie,  pour  la  se- 
conde fois  d'ailleurs,  étudié  méthodiquement  certains  points  de 
l'Ethiopie,  de  l'Arabie  et  du  Sind,  touché  au  Bélouchistan,  me 
voici  derechef  dans  l'Inde  dravidienne.  Quinze  jours  encore  et 
je  reverrai  Genji,  commencerai  mes  fouilles!  Un  cinquième  seu- 
lement de  siècle  aurait-il  changé  à  ce  point  les  vieilles  ruines 
où  courent  les  Iroulaires,  chasseurs  d'abeilles,  que  je  n'y  retrou- 
verais- point  mon  petit  vimana  perdu  dans  la  brousse,  à  mi-hau- 
'teur  du  Rajahghiri,  et  aussi  la  pierre  qui  simule  une  carapace  de 
tortue,  et  une  autre,  continuant  l'alignement,  où  se  remarque 
l'emblème  mystérieux  de  la  hache  ! 

Mais,  pour  aujourd'hui,  nous  en  avons  fmi  avec  l'archéologie. 
L'assistant  collecteur  m'emmène  au  tribunal,  là  il  doit  interro- 
ger des  coolies  qui  vont  s'engager  pour  les  Bermudes  ou  quelques 
autres  îles  d'Amérique.  La  famine  multiplie  les  demandes  d'en- 
gagement! Et  je  m'aperçois  que  je  ne  vous  ai  pas  encore  parlé 
de  la  famine.  C'est  là  cependant  un  sujet  sur  lequel  je  ne  tari- 
rais pas,  non  plus  que  sur  la  misère  qu'engendre  le  fléau  du 
Coromandel.  Voici  cinq  années  que  toutes  les  récoltes  sèchent 
sur  pied,  faute  de  pluie.  Tandis  que,  il  y  a  un  mois,  je  voyais, 
dans  le  Malabar,  le  pays  fondre  sous  l'eau  du  ciel,  ici  tout  meurt 
brûlé  par  le  soleil,  et  les  étangs  sont  taris.  Aussi  le  peuple  des 
campagnes,  chassé  par  la  faim,  abandonne-t-il  ses  tristes  pé- 
nates. Mieux  vaut  émigrer  aux  Antilles  ou  aux  Mascareignes, 
avec  femme  et  enfans,  sous  la  garantie  d'un  contrat  officiel,  que 
de  mourir  d'inanition  au  tournant  d'un  chemin  et  d'avoir  pour 
sépulture  la  panse  du  chacal.  Ce  sera  donc  à  la  famine  et  à  l'em- 
bauchage des  coolies  émigrans  que  je  consacrerai  ma  prochaine 
lettre.  Aussi  bien  je  quitterai  Vellore  aujourd'hui  même,  et  aurai 
tout  le  temps  de  vous  écrire  pendant  le  classique  arrêt  de  Villa- 
pouram. 

Maurice  Maindron. 


SECRET  DU  VOTE 


ET 


REPRÉSENTATION  PROPORTIONNELLE 


UNE  EXPERIENCE 
LES  ÉLECTIONS  BELGES  DU  27  MAI  1906 


En  France,  —  où,  dans  les  dernières  années,  ces  questions 
ont  été  posées  comme  partout,  et  peut-être  même  devaient  lêtre 
un  peu  plus  qu'ailleurs,  —  chaque  fois  qu'on  a  parlé  d'assurer 
le  secret  du  vote  et  d'instituer  la  représentation  proportionnelle 
les  bonnes  intentions  sont  restées  vaines,  tous  les  efforts  se  sont 
brisés  à  des  objections  dites  «  de  bon  sens,  »  formulées  par  des 
gens  qui  se  disent  «  pratiques.  »  Secret  du  vote  obtenu  par 
l'emploi  combiné  de  l'enveloppe  ou  du  bulletin  uniforme  et  de 
la  cabine,  ou  «  isoloir  »  ou  «  dispositif  »  d'isolement  (lequel  de 
ces  deux  mots  écorche  le  moins  la  langue  française?)  ;  représenta- 
tion proportionnelle,  supposant  le  scrutin  de  liste  avec  ou  sans 
«  panachage  »  et  se  réalisant  en  une  répartition  des  sièges  entre 
les  différens  partis  d'après  la  règle  du  quotient  ou  du  diviseur 
commun  :  tout  cela,  déclarent  ou  insinuent  les  «  gens  prati- 
ques, »  les  «  députés-maires,  »  ceux  qui  «  ont  l'habitude  de 
manier  la  pâte  électorale,  »  tout  cela  est  très  joli  ;  mais  c'est 
construction   d'architecte    politique,    bàlie    en    fumée    sur   un 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nuage;  moins  encore  :  c'est  pure  rêverie  de  théoricien;  et  il 
n'est  pire  injure  dans  le  vocabulaire  de  nos  parlemens  d'aujour- 
d'hui. «  La  cabine  servira  à  faire  toutes  sortes  de  niches;  on  s'y 
enfermera,  on  n'en  sortira  plus,  et,  par  conséquent,  le  vote  n'en 
finira  plus,  et  par  suite  augmentera  le  nombre  déjà  trop  grand 
des  abstentions.  Quant  à  la  représentation  proportionnelle, 
l'électeur  n'y  comprendra  rien;  les  scrutateurs  s'embrouilleront 
dans  toutes  ces  listes,  les  commissions  de  recensement  se  per- 
dront dans  tous  ces  calculs.  »  Il  est  inutile  de  chercher  des  rai- 
sons nouvelles  pour  répondre  à  ces  argumens,  infatigablement, 
automatiquement  ressassés.  Puisque  la  «  cabine  d'isolement  » 
et  la  représentation  proportionnelle  fonctionnent  tout  près  de 
nous  en  Belgique,  le  plus  simple  était  «  d'y  aller  voir;  »  et  d'y 
aller  voir  non  point  une  répétition  avec  des  figurans  stylés, 
mais  le  vrai  drame  joué  par  le  vrai. peuple,  un  jour  d'émotion 
et  de  combat. 


I 


Les  élections  législatives  belges  du  27  mai  1906  avaient  une 
importance  considérable.  Il  s'agissait  de  renouveler  la  plus  forte 
moitié  de  la  Chambre  des  représentans,  soit  (S5  membres  sur  166. 
Il  s'agissait,  par  là  même,  de  savoir  si  le  parti  catholique,  au 
pouvoir  depuis  vingt-deux  ans,  depuis  188i,  y  demeurerait  ou 
en  serait  renversé.  Ce  serait  donc  ne  rien  dire  de  trop  de  ces 
élections  que  d'en  dire  qu'elles  pouvaient  avoir  une  importance 
historique.  Aucun  parti  ne  s'y  trompait  ;  ni  les  «  cléricaux,  » 
ni  les  libéraux,  ni  les  socialistes;  et  à  aucun,  dans  l'espoir  ou 
dans  la  crainte  d'un  pareil  résultat,  aucun  sacrifice  n'avait  paru 
'lourd.  Tandis  qu'à  Bruxelles  ils  couraient  chacun  sa  chance,  en 
d'autres  circonscriptions  ils  avaient  contracté  des  unions  pous- 
sées jus{fu'à  la  confusion.  L'opposition  avait  emprunté  à  la  po- 
litique allemande  le  cartel,  chose  et  mot,  l'assouplissant  du  reste 
et  le  conformant  aux  circonstances  locales.  C'est  ainsi  que,  dans 
l'arrondissement  de  Louvain,  on  avait  vu  naître  un  cartel //ôeVa/- 
'socialiste,  présentant  trois  candidats  :  un  socialiste,  encadré  de 
deux  libéraux;  de  même  dans  l'arrondissement  de  Nivelles  :  un 
libéral,  deux  socialistes,  un  candidat  sans  qualification.  A 
Anvers,  comme  à  Bruxelles,  socialistes,  cléricaux,  démocrates 


SECRET    DU    VOTE    ET    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.         871 

chrétiens  marchent  chacun  pour  soi,  mais  les  libéraux  s'intir 
tulent  libéraux-unis,  —  ce  qui  signifie,  je  pense,  libéraux  et 
radicaux  d'accord;  —  toute  une  concentration,  un  petit  Bloc  (et 
il  a  été  en  effet,  pendant  la  dernière  campagne,  .presque  autant 
question  du  Bloc  en  Belgique  qu'en  France).  Dans  l'arrondisse- 
ment de  Matines,  nous  retrouvons  le  cartel  libéral-socialiste,  qui 
s'affirme  aussi  dans  l'arrondissement  de  Turnhout,  comme  dans 
l'arrondissement  de  Namur,  dans  celui  de  Dir  ant-Philippeville, 
dans  celui  d'Arlon-Marclie-Bastogne,  dans  celui  de  Neufchàteaii- 
Virton,  et  s'élargit,  dans  les  arrondissemens  de  Bruges,  de 
Courtrai,  de  Furnes-Dixmude-Ostende,  de  Roulers-Tbielt, 
d'Ypres,  —  par  l'accession  des  partisans  de  l'abbé  Daens,  —  en 
cartel  libéral-socialiste-démocrate  chrétien.  Rarement  mobilisa- 
tion a  été  mieux  faite,  rarement  bataille  a  été  mieux  réglée  ; 
rarement  il  y  a  eu  plus  d'intérêt  à  la  victoire,  rarement  il  eût 
dû  y  avoir  plus  de  passion  dans  la  lutte.  S'il  n'y  en  eut  pas,  s'il  y 
en  eut  aussi  peu  que  possible,  en  tout  cas  bien  moins  que  l'on 
n'eût  cru,  ou  si  on  ne  la  vit  point,  et  si  c'est  en  somme  un  pro- 
grès, à  quoi  faut-il  en  faire  honneur?  Mais,  d'abord,  est-il  vrai 
qu'il  n'y  en  eut  pas,  ou  qu'on  ne  la  vit  point? 

Samedi  56'  mai.  —  Premières  impressions.  —  J'ai  acheté,  au 
départ  de  Paris,  les  journaux  de  Bruxelles;  mais,  comme  par 
hasard,  je  n'ai  trouvé  que  les  feuilles  libérales  :  l' Indépendance 
et  le  Petit  Bleu,  la  Chronique,  et,  avec  eux,  un  journal  que  la 
grande  journée  de  demain  paraît  préoccuper  médiocrement,  le 
Messager.  Au  ton  du  moindre  «  entrefilet  »  ou  de  la  moindre 
«  information,  »  il  est  facile  de  sentir  que  le  parti  libéral  est 
plein  de  confiance,  qu'il  croit  que  sa  galère  a  le  vent  en  poupe. 
Il  nous  suffira  de  constater  que,  de  sa  part,  la  campagne  der- 
nière n'a  certes  pas  manqué  de  passion  ;  mais  la  lecture  do 
quelques  numéros  du  Peuple  amènerait,  pour  les  socialistes,  à 
une  constatation  identique;  et  si  certaines  épithètes  employées 
par  tel  ou  tel  organe  des  gauches  sont  d'un  mauvais  goût  qui  ne 
fait  pas  de  doute,  peut-être  les  journaux  de  la  droite  ne  sontrils 
pas,  à  cet  égard,  exempts  de  tout  reproche.  Entraînement,  et 
peut-être  nécessité  de  la  bataille.  Il  s'agit  bien  do  faire  des 
grâces,  lorsqu'on  se  jette  au  visage  tout  ce  qui  tombe  sous  la 
main'  Et  le  pavé  ne  pèse  rien,  qui  assomme  l'adversaire! 

Que  de  pavés  on   s'est  lancés  d'un  camp  à  l'autre!  La  Chro 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nique  dit  vrai  :  «  manifestes,  brochures  et  tracts  ont  été  répan- 
dus à  foison.  »  La  collection  qu'on  a  eu  Tobligcance  de  me  gar- 
der est  loin  dôtre  complète  :  elle  suffit  pourtant  à  donner  une 
idée  de  l'abondance  et  de  la  variété  des  genres  Les  catholiques 
[OEuvre  des  tracts  catholiques,  39,  rue  Antoine-Dansaert)  ont,  à 
pleine  fronde,  décoché  à  leurs  assaillans  tout  un  panier  de 
pamphlets  rapides.  Ces  socialistes...  les  connaissez-vous?  (par 
Sylvain  Gravez);  Les  élections  du  '27  mai  (par  C.  FieuUien);  Bas 
les  masques,  par  V.  B.  ;  Aux  électeurs  consciencieux  ;  les  Trois 
programmes;  Pour  qui  voterons-nous?  Devoir  .des  électeurs;  le 
Résultat  certain  des  élections  de  1906 ;  Tableau  fidèle,  le  Loup 
dans  la  bergerie  ;  Un  mariage  curieux  ;  le  Bloc  liber o-socialisle 
au  pouvoir,  les  funestes  conséquences  ;  le  Gouvernement  catho- 
lique approuvé  et  loué  par  ses  adversaires;  le  Catéchisme  de 
l'électeur  (A.  Baisir).  Plus  d'un  de  ces  petits  écrits,  pour  le 
remarquer  en  passant,  ferait,  à  lui  seul,  chez  nous,  annuler  une 
élection,  comme  entachée  de  pression  cléricale.  Le  XX^  Siècle, 
doublant  V OEuvre  des  tracts,  a  publié  :  Fichards,  socialistes  et 
libéraux;  la  mouchardise  politique  appliquée  au  recrutement  de 
la  magistrature  ;  les  résultats  du  système  sous  le  dernier  mi- 
nistère anti-catholique  ;  et  le  crayon  a  été  appelé  au  secours  de 
la  plume  ;  le  Sifflet,  selon  sa  promesse,  «  a  sifflé  tous  les  di- 
manches. »  On  peut  aimer  plus  ou  moins  cette  musique,  et 
tous  les  airs,  —  comment  avoir  de  l'esprit  tous  les  dimanches? 
—  ne  sont  pas  d'égale  qualité.  • 

Béduites  en  cartes  postales,  et  circulant  d'uu  bout  à  l'autre 
du  pays,  on  ne  saurait  croire  le  succès  de  ces  images,  leur  portée, 
leur  force  de  pénétration  électorale.  Aussi  les  associations  les 
multiplient-elles,  avec  légendes  dans  les  deux  langues,  en  deux 
séries,  française  et  flamande. 

Naturellement  les  libéraux  ne  demeurent  pas  en  reste,  et  ils 
ripostent  par  tout  un  lot  de  brochures:  Des  faits  et  des  chiffres, 
des  chiffres  et  des  faits!  Les  ennemis  de  Bruxelles  démasqués,  par 
Jean  Verax;  les  Accusés,  par  G.  Bahlenbeck;  Combisme  et  Libé- 
ralisme, par  Rafaël  Rens  (chez  nos  voisins  comme  chez  nous- 
mêmes,  le  mot  «  combisme  »  est  admis  aux  honneurs  du  voca- 
bulaire politique,  et  il  est  devenu  d'usage  courant  à  la  tribune 
et  dans  la  presse).  Aux  brochures  le  parti  libéral  joint,  ainsi  que 
les  catholiques,  son  paquet  de  cartes  postales.  Non  pas  seule- 
ment la  carte  banale,  avec  photographie  des  candidats,  telle  que 


SECRET  DU  VOTE  ET  REPRÉSENTATION  PROPORTIONNELLE.    873 

nous  commençons  à  la  voir  circuler  pondant  la  période  élec- 
torale, mais  la  bonne  carte  satirique,  la  bonne  carte  caricature, 
où  Ton  n'étale  pas  sa  beauté,  mais  les  ridicules  de  l'adversaire. 
Encore  une  fois,  elle  ne  se  pique  pas  d'une  délicatesse  exquise; 
elle  ne  s'interdit  pas  quelque  brutalité;  et,  en  cela  aussi,  les  libé- 
raux ne  le  cèdent  à  personne. 

Mais  les  socialistes  l'emportent  encore  sur  les  uns  et  les  autres, 
sinon  par  la  quantité,  du  moins  par  la  qualité  de  leurs  publi- 
cations de  propagande,  —  en  prenant  qualité  au  sens  péjoratif. 
Il  n'est  pas  juste  de  traiter  de  «  brutales  »  les  illustrations 
éditées  rue  Antoine-Dansaert  ou  rue  Verbist,  avant  d'avoir  re- 
gardé celles  qui  ornent  la  brochure  de  M.  Louis  Bertrand, 
député  de  Bruxelles  :  La  Lutte  électorale  de  1906.  Le  programme 
des  trois  partis  (1).  La  violence,  qui  s'en  trouve  accusée  par  la 
grossièreté  de  l'exécution,  sur  un  papier  rugueux  où  la  gravure 
vient  mal,  est  d'autant  plus  choquante  que  le  texte  est  relati- 
vement calme  et  correct.  Le  symbolisme  n'en  est  pas  exclu  : 
pour  frontispice,  «  l'arbre  de  l'évolution.  »  De  «  la  brute  »  au 
«  capitalisme,  »  en  passant  par  «  le  sauvage,  »  «  le  maître  »  et 
«  le  noble,  »  l'humanité  monte  vers  l'avenir  ensoleillé;  l'artiste 
ne  se  fait  pas  faute  de  l'assurer  que  «  le  capitalisme  n'est  pas  le 
dernier  stade  de  l'évolution  :  »  ainsi,  qu'elle  ne  se  lasse  pas  de 
monter  à  l'arbre,  qu'elle  monte  !  Toujours  dans  un  éclatant  soleil, 
le  torse  nu,  le  pic  sur  l'épaule,  s'avance,  parmi  des  traits  verti- 
caux que  l'on  peut  supposer  être  des  fusils  et  des  baïonnettes, 
un  robuste  ouvrier  :  en  exergue  :  «  Place  au  travail.  Souvenir 
de  1886  et  de  1893.  »  Passons  les  meilleures,  —  ou  les  plus 
mauvaises. 

A  tout  prendre,  si  vif  —  et  si  regrettable  —  qu'ait  été  le 
ton  de  certaines  plaisanteries,  peu  ou  point  de  «  personnalités.  » 
A  peine  raille-t-on  M.  Emile  Vandervelde  sur  «  son  automobile 
de  vingt-cinq  chevaux,  »  et  surtout  M.  Furnémont,  autre  socia- 
liste, sur  ses  «  150  francs,  »  bien  plus,  sur  ses  «  300  francs  de 
revenu  par  jour  !  »  C'est  r Action  catholique  qui  plaisante  de  la 
sorte,  dans  une  circulaire  ;  et  cette  circulaire  est  le  seul  docu- 
ment, ou  à  peu  près  le  seul  de  la  collection  que  j'ai  rapportée, 
où  l'attaque  soit  vraiment  directe. 

Quant  aux  affiches,  on  ne  les  a  pas  prodiguées,  bien  que  des 

(1)  Imprimerie-lithographie  veuve  Désiré  Brismée,  11,  rue  de  la  Prévôté. 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bruxellois  aient  l'impression  qu'il  y  en  eut,  cette  année,  beaucoup, 
plus  qu'e"  4902.  Mon  impression,  à  moi  est  d'étonnement  devant 
le  petit  nombre.  Ce  ne  sont  pas  —  oh  !  non  !  —  nos  orgies  pari- 
siennes d'avril,  qui  recouvraient  la  ville  d'une  couche  de  carton  ! 
De  la  gare  du  Midi  à  la  Grande-Place,  je  n'en  ai  aperçu  que 
d'assez  rares.  Et  comme  elles  sont,  en  général,  d'un  ton  pla- 
cide !  Que  cette  littérature,  en  son  ensemble,  est  «  bon  enfant  1  » 
Sans  doute,  dans  l'énervement  de  la  dernière  heure,  on  verra  bien 
apparaître  sur  les  murs  quelques  «  menteurs  »  et  quelques  «  men- 
songes (1).  »  On  agitera  bien  le  spectre  de  M.  Vadécard,  tout 
comme  celui  de  M.  Combes  lui-même,  et,  derrière  eux,  le  spectre 
rouge,  le  spectre  ensanglanté  de  l'émeute,  souvenir  de  1902  : 
«  Les  Vadécards  socialistes.  »  Le  mot  «  casserole,  »  pris  dans 
son  acception  toute  moderne,  politique  ou  policière,  ne  sera 
plus  seulement  français;  il  deviendra  belge:  «  A  bas  les  casse- 
roles socialistes  et  maçonniques  !  » 

Mais  ce  sont  des  coups  portés  par  un  parti  à  un  parti,  non 
par  un  homme  à  un  autre  homme.  Rien  qui  ressemble  à  cette 
frénésie  de  diffamation  et  d'injures  que  le  scrutin  d'arrondisse- 
ment déchaîne  si  follement  chez  nous.  Même  quand  les  person- 
nalités se  découvrent  ou  sont  un  peu  plus  rudement  découvertes, 
on  est  loin  de  perdre  en  Belgique,  au  point  où  nous  les  per- 
dons, toute  retenue  et  toute  mesure.  Le  pis  qu'on  dise  de 
M.  Janson  dans  l'affiche  où  on  l'oppose  à  M.  Picard  et  où  on  lui 
oppose  M.  Picard,  c'est  de  l'appeler  «  ce  Jean  qui  rit,  Jean  qui 
pleure  de  la  révolution.  »  Que  d'hommes  d'Etat  de  la  Répu- 
blique s'abonneraient  à  ce  traitement  bénin  !  Les  dessinateurs  ou 
les  peintres,  —  car  on  fait  la  caricature  murale  en  double  colom- 
bier ainsi  que  la  caricature  postale  sur  carte  de  quelques  centi- 
mètres, —  les  artistes  qui  traduisent  en  formes  et  figures  visibles 
aux  yeux  du  peuple  souverain  les  rancunes,  les  désira,  les  espé- 
rances des  partis  ne  se  montrent  pas  plus  féroces  que  les  rédac- 
teurs de  pamphlets  ou  de  placards.  La  pointe  du  crayon,  autant 
que  la  pointe  de  la  plume,  s'est  émoussôe  sur  la  table  des 
vieilles  tavernes  flamandes,  et  ce  que  l'esprit  parisien  aurait  de 
trop  léger  ou  de  trop  vif  s'appesantit  peut-être,  mais  sûrement 


(1)  Affiches  catholiques  :  La  politique  du  carfel  mise  en  chiffres.  —  Et  la  Dette 
publique!  —  Cf.  le  pamphlet,  égaienient.  catholique  :  Dix  réponses  aux  dix  gros 
mcnsonoeg  dea  blocards. 


SECRET   DU    VOTE    ET   REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.         iS7o 

s'apaise  à  Bruxelles,  dans  une  fumée  de  tabac,  une  vapeur  de 
lambic  et  de  faro. 

Ces  chefs  de  groupes  qui  se  livrent  assaut  ne  cessent  pas 
d'être  des  bourgeois  qui  s'amusent  ;  et  de  fait  toute  cette  ima- 
gerie s'inspire  des  jeux  populaires  :  la  balançoire  et  le  jeu  de 
quilles.  Sur  une  balançoire  qui  penche,  M.  Féron  est  mal  assis; 
et,  comme  la  corde  libérale  craque  et  va  rompre,  il  se  raccroche 
désespérément  à  la  corde  socialiste  :  «  Voilà  où  en  arrive  le 
doctrinaire  :  libéraux,  jugez  !  >>  Le  jeu  de  quilles  n'a  pas  fourni 
moins  de  quatre  interprétations  différentes  ou  contraires;  chaque 
parti  a  eu  la  sienne.  Mais  toujours,  dans  le  texte  ou  dans  l'image, 
sur  l'affiche  imprimée  ou  l'affiche  illustrée,  ce  sont  des  partis  qui 
s'en  prennent  à  des  partis,  et  presque  toujours  impersonnelle- 
ment. Il  y  eut  bien,  par-ci  par-là,  quelque  essai  de  particularisme, 
le  plus  souvent  professionnel  :  une  liste  «  d'agriculteurs,  »  une 
circulaire  «  d'agens  de  change,  »  un  appel  «  aux  cafetiers  et  ca- 
baretiers  ;  »  mais  de  candidat  qui  parlât  franchement  en  son  par- 
ticulier et  privé  nom,  je  n'en  vis  guère  qu'un  seul  ;  il  me  parut 
inofîensif.  Il  s'appelait,  si  j'ai  bonne  mémoire,  M.  Dekens  et  se 
réclamait  des  idées  de  M.  l'abbé  Daens  ;  «  Pêcheurs!  »  s'écriait- 
il,  et  il  jurait  que  nul,  hors  lui,  n'était  capable  de  défendre  et  de 
faire  triompher  les  revendications  des  pêcheurs  à  la  ligne, 
mêlant  d'ailleurs  étrangement,  au  paragraphe  suivant,  par  une 
sorte  de  calembour  involontaire,  les  lignes  à  pêche  et  les  lignes 
de  chemins  de  fer  (1).  Plus  encore  que  de  partis,  et  plus  encore 
que  de  listes,  on  eût  dit  que  c'était  une  bataille  de  numéros. 
Quand  le  délai  pour  le  dépôt  des  listes  est  expiré,  on  tire  au  sort 
l'ordre  dans  lequel  elles  figureront  sur  le  bulletin  commun;  el 
c'était  donc  la  liste  n°  2  (catholiques)  contre  la  liste  n°  6  (socia- 
listes) ou  la  liste  n°  7  (libéraux). 

La  veille  même  des  élections,  les  rues  ont  leur  physionomie 
de  tous  les  jours  ;  ni  plus  de  passans,  ni  de  plus  agités.  Pour- 
tant, à  l'imitation  de  l'Angleterre  et  des  Etats-Unis,  on  promène 
des  voitures,  de  vastes  et  antiques  tapissières,  blindées  d'affiches 
nmlticolores  :  «  Votez  pour  la  liste  n**  2  !  2  !  »  Mais  tant  de  belle 
humeur  est  dans  l'air  que  cette  répétition  du  n"  2  n'amène  sur 
les  lèvres  qu'une  innocente  réminiscence  des  douces  soirées  de 
loto.  A  un  carrefour  de  la  ville  haute,  rue  du  Parchemin,  une 

(1)  D'autre  part,  un  «  clérical  dissident,  »  M.  Schcerlinck,  formait  une  liste  à 
lui  tout  seul. 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ces  voitures-réclame  se  trouve  tout  à  coup  entourée  d'une 
bande  d'étudians,  porteurs  de  pancartes  de  la  liste  libérale  ;  le 
n"  2  et  le  n°  7  dansent  alors  une  sarabande  joyeuse,  où  alter- 
nativement ils  disparaissent  et  reparaissent.  Nulle  querelle,  nulle 
bagarre.  Une  grande  paix  électorale  est  descendue  sur  la  Bel- 
gique. Si,  comme,  du  premier  mouvement,  on  est  porté  à  le 
penser,  la  représentation  proportionnelle  a  fait  ce  miracle,  voilà, 
à  son  actif,  un  avantage  certain.  Mais,  ainsi  que  toute  institu- 
tion des  hommes,  elle  doit  avoir  ses  inconvéniens  :  —  cho- 
quent-ils beaucoup?  ses  imperfections  ou  ses  difficultés  :  — 
lesquelles  / 


II 


Tous  les  journaux,  catholiques,  libéraux  ou  socialistes,  en 
termes  à  peine  difl'érens,  contiennent  un  avertissement  au  fond 
identique  ;  r Indépendance  belge  et  la  Chronique,  par  exemple  : 

Avis  très  important. 

Lors  de  l'élection  d'Ucclc,  le  13  mai  dernier,  plus  de  400  bulletins  anti- 
cléricaux ont  dû  être  déclarés  nuls  parce  que  l'électeur,  après  avoir  noirci 
le  point  blanc  de  la  case  placée  à  côté  du  nom  du  candidat  du  Cartel,  avait 
ensuite  voté  en  tête  de  la  liste. 

Pour  éviter  de  pareils  mécomptes  le  27  mai  où  quelques  voix  peuvent 
décider  de  l'attribution  d'un  siège,  il  faut  que  les  électeurs  libéraux  se 
mettent  bien  en  tête  ce  qui  suit  : 

1°  Tout  panachage  rend  le  bulletin  nul.  Impossible  de  voter  pour  des 
candidats  figurant  sur  des  listes  différentes; 

2°  Un  seul  vote  de  préférence  est  toléré,  tant  pour  les  candidats  effectifs 
que  pour  les  candidats  suppléans.  Est  nul,  par  conséquent,  tout  bulletin 
portant,  dans  les  cases  figurant  à  côté  du  nom  des  candidats,  plus  d'un  yot» 
pour  les  effectifs  et  plus  d'un  vote  pour  les  suppléans; 

3°  Ne  pas  noircir  la  case  de  tête  après  avoir  voté  à  côté  d'un  nom  d'une 
liste,  en  donnant  à  un  candidat  de  cette  liste  un  vote  de  préférence,  sinon 
vous  faites  un  bulletin  nul. 

Si  l'on  veut  émettre  un  vote  de  préférence  :  En  ce  cas,  votez  en  noircis- 
sant une  seule  case  d'une  liste. 

De  ce  qui  précède,  il  résulte  qu'un  seul  moyen  est  infaillible  pour 
émettre  un  vote  valable  : 

C'est  de  voter  en  tête  de  la  liste  7. 

Un  seul  coup  de  crayon  dans  la  case  de  tête  et  l'on  évite  jusqu'à  la  po»- 
s;bililé  d'une  erreur  et  d'ujie  nullité  de  bulletin. 


SECRET   DU    VOTE    ET   REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.         877 

Les  électeurs  libéraux  se  rallieront  unanimement  à  ce  système  de 
vote. 

Les  votes  de  préférence  sont  presque  toujours  complètement  inefficaces 
et  ils  sont  le  plus  souvent  dangereux! 


On  connaît  le  mécanisme  du  scrutin  en  Belgique.  Toutes  les 
listes,  avec  les  numéros  d'ordre  que  le  sort  leur  a  attribués,  sont 
portées  sur  le  même  bulletin,  et,  dans  chaque  liste,  les  noms  des 
candidats  se  suivent  selon  le  rang  que  les  100  électeurs  parrains 
de  la  liste,  c'est-à-dire  en  fait  les  partis,  les  comités,  les  asso- 
ciations, leur  ont  assigné.  Quiconque  veut  voter  pour  la  liste  et 
accepte  l'ordre  de  préférence  dans  lequel  les  candidats  sont  pré- 
sentés n'a  qu'à  noircir  d'un  coup  de  crayon  le  point  demeuré 
blanc  dans  le  petit  carré  noir  en  tête  de  la  liste  ;  quiconque  veut 
voter  pour  la  liste,  mais  désire  changer  l'ordre  au  profit  d'un 
autre  candidat,  n'a  qu'à  noircir  le  point  laissé  en  blanc  dans  la 
petite  case  noire,  en  face  du  nom  de  ce  candidat.  On  ne  peut 
sans  perdre  sa  voix  faire  les  deux  choses  à  la  fois  :  noircir  à  la 
fois  le  point  blanc  en  tête  de  la  liste  et  le  point  blanc  en  face  du 
nom  de  l'un  des  candidats.  C'est  ce  qu'il  paraît  bien,  si  l'on 
s'en  rapporte  à  l'avertissement  ci-dessus,  que  les  électeurs  belges 
n'aient  pas  encore  parfaitement  compris.  Aussi  distribue-t-on  à 
profusion,  comme  si  la  publicité  des  journaux  ne  suffisait  pas, 
des  «  modèles  du  bulletin  de  vote  »  qui  disent  dans  les  deux 
langues  :  Votez  ainsi,  Stemt  zoo,  et  qui,  afin  de  parler  plus  sûre- 
ment à  l'esprit,  parlent  aux  yeux,  sous  les  espèces  d'une  main 
noircissant  le  point  blanc  en  tête  de  la  liste  n°  7,  si  le  papier  vient 
des  libéraux,  ou  de  la  liste  n"  2,  s'il  vient  des  catholiques  :  «  Un 
seul  coup  de  crayon  dans  la  case  au-dessus  du  n°7.  — Votez  ici, 
Stemt  hier,  n"  2.  »  Et,  par  excès  de  précaution,  les  catholiques, 
pour  la  liste  n°  2,  les  libéraux  pour  la  liste  n°  7,  n'inscrivent  sur 
ce  «  modèle  du  bulletin  de  vote  »  que  les  noms  de  leurs  candi- 
dats à  eux;  toutes  les  autres  listes  y  sont  comme  des  trous  bou- 
chés avec  des  zéros;  cela  sans  intention  satirique,  uniquement 
pour  n'habituer  l'électeur  qu'à  la  place,  au  numéro,  à  la  liste, 
aux  noms  qu'il  doit  retenir,  et,  lui  vidant  la  mémoire  de  tout  le 
superflu,  éliminer  le  plus  possible,  de  l'acte  qu'on  lui  demande, 
toute  chance  d'erreur. 

En  France,  et  notamment  à  la  Chambre  franc^^aisc,  on  pré- 
tend parfois,  —  c'est  un  bruit  que  répandent  certains  députés 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voisins  de  la  frontière,  —  que  la  complication  du  système  dé- 
concerte les  Belges  eux-mêmes,  et  que,  sur  la  représentation 
proportionnelle,  ils  en  reviennent,  comme  on  dit,  de  leur  en- 
gouement passager.  Je  l'ai  demandé  à  droite  et  à  gauche,  non 
point  à  des  hommes  politiques,  qui  pouvaient  être  intéressés,  ou 
non  point  seulement  à  eux,  mais  à  n'importe  qui,  dont  je  ne 
saurai  jamais  le  nom,  au  hasard  des  rencontres.  Quelqu'un  qui 
déjeunait  auprès  de  moi  au  restaurant  (à  plus  d'un  trait  de  sa 
conversation,  il  me  fut  aisé  de  reconnaître  un  de  ces  libéraux  qui 
sont  avant  tout  violemment  anticléricaux)  m'a  répondu  sans  am- 
bages que  dans  tous  les  camps,  au  contraire,  on  était  content  de 
la  R.  P.  ;  «  sauf  peut-être,  ajoutait-il,  quelques  grincheux  de 
chaque  parti.  »  D'après  mon  interlocuteur,  la  représentation  pro- 
portionnelle a  réellement  le  mérite  de  l'apaisement  électoral,  qui 
m'a  frappé.  Avant  elle,  on  jouait  le  tout  pour  le  tout,  et  l'on  se 
démenait  en  conséquence.  Avec  elle,  il  ne  s'agit  pour  un  parti 
que  d'avoir  ou  ne  pas  avoir  un  ou  deux  sièges  de  plus.  Tandis 
que  nous  y  sommes,  je  pousse  un  peu  notre  homme;  il  s'échaufîe, 
et  à  toute  objection  que  je  soulève,  il  me  découvre  une  nou- 
velle vertu  de  la  R.  P.  Pas  de  ballottage,  d'abord,  ce  qui,  en 
effet,  est  considérable;  et  puis,  pas  de  surprise,  les  listes  étant 
arrêtées  quinze  jours  à  l'avance.  «  Mais,  dis-je,  est-ce  qu'on  ne 
se  plaint  pas  de  cette  carte  forcée,  de  cette  liste  «  bloquée,  »  où 
l'électeur  n'a  le  droit  de  rien  changer? Ne  trouve-t-on  pas  que  c'est 
fonder  la  tyrannie  des  comités  et  supprimer  le  suffrage  univer- 
sel? —  Mais  non  ;  l'électeur,  il  est  vrai,  ne  peut  changer  aucun 
nom  sur  la  liste,  mais  il  peut,  pour  un  candidat  au  moins, 
changer  l'ordre,  par  son  vote  de  préférence  :  c'est  une  satisfac- 
tion. —  Précisément,  continuai-je,  cette  faculté  étant  donnée, 
n'arrive-t-il  pas  qu'au  moyen  de  telles  ou  telles  combinaisons 
d  une  habileté  plus  ou  moins  scrupuleuse,  on  écarte  les  chefs, 
on  décapite  les  listes?  —  En  théorie,  cela  n'est  pas  impossible; 
en  fait,  il  est  extrêmement  difficile  que  cela  se  produise.  Il  faut 
trop  dévotes  de  préférence  pour  réussir  à  changer  l'ordre.  On  a 
pourtant  réussi  à  le  changer  une  fois  au  bénéfice  de  M.  Golfs, 
mais  cette  seule  fois,  et  il  n'y  fallut  pas  moins  de  10  000  suf- 
frages de  préférence.  A  présent,  par  suite  de  l'augmentation  du 
nombre  des  voix,  il  en  faudrait  plus  de  12  000.  Ce  sera  donc  tou- 
jours très  exceptionnel.  —  Et  comment  l'électeur,  surtout 
l'électeur  rural,  le  paysan  flamand  par  exemple,  comment  se  dé- 


SECRET   DU    VOTE    ET    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE,         879 

broiwlle-t-il  en  cet  enchevêtrement  de  formalités?  —  Le  mieux, 
du  monde,  pour  la  bonne  raison  qu'il  n'a  rien  à  faire.  Ce  ne  sont 
même  pas  les  bureaux  de  vote  qui  ont  à  se  débrouiller,  ni 
même  les  bureaux  de  dépouillement.  Ces  bureaux  (il  y  a,  d'ordi- 
naire, un  bureau  de  dépouillement  pour  trois  bureaux  de  vote) 
vident  les  urnes,  comptent  les  bulletins,  dressent  un  procès- 
verbal  ;  mais  la  répartition  des  sièges  entre  les  listes  et  l'aîtri- 
bution  aux  candidats  de  chaque  liste  se  font  au  bureau  princi- 
pal de  l'arrondissement.  Or,  comme  il  est  assisté  de  calculateurs 
professionnels,  lorsque  les  vérifications  sont  achevées,  et  que  le 
recensement  a  établi  les  chiffres  définitifs,  c'est  l'affaire  d'un 
moment  ;  en  un  quart  d'heure,  sans  contestation  ni  protestation 
possible,  on  a  mesuré  à  chacun  sa  part.  »  Ainsi  parla  le  libéral 
inconnu,  et,  le  lendemain,  M.  Yandervelde,  sous  les  quelques 
réserves  que  sa  situation  lui  impose, 'me  tint  un  langage  où  il 
n'entrait  pas  plus  de  récriminations. 


III 


Dimanche  37  mai,  sept  heures  du  niatin.  —  Il  pleut;  une  de 
ces  pluies  brabançonnes  qu'on  appelle,  je  crois  la  '<  drache.  » 
Toute  la  nuit,  les  «  Jeunes  Gardes  »  ont  parcouru  la  ville  et  les 
faubourgs,  armés  de  seaux  et  de  pinceaux,  collant,  décollant, 
recollant.  Deux  bandes,  dans  la  course  au  clocher  ù  laquelle  elles 
se  livraient,  se  sont  heurtées  tout  à  coup,  et  ce  matin,  il  y  a,  chez 
ces  «  beaux  fils  »  de  l'aristocratie,  de  la  bourgeoisie  riche,  aisée, 
et  cultivée,  mêlés  fraternellement  aux  enfans  douvriers,  plus 
d'un  poignet  foulé  et  plus  d'un  œil  meurtri.  Mais  ces  jeunes 
gens  sont  de  très  jeunes  gens,  quoiqu'en  principe  on  ne  les 
enrôle  pas  dans  les  «  Jeunes  Gardes  »  avant  leur  dix-septième 
année  :  ils  sont  friands  de  la  lame,  impatiens  de  donner  et  de 
recevoir  leurs  premiers  coups.  Les  hommes  mûrs  et  majeurs, 
citoyens  belges  âgés  de  plus  de  vingt-cinq  ans,  électeurs  à  une, 
deux  ou  trois  voix,  n'ont  plus  de  ces  emportemeus,  el  les  aboixls 
des  sections  sont  déserts,  quand,  à  sept  heures  et  demie,  je  me 
rends  dans  l'une  d'elles,  boulevard  du  Midi. 

Le  président,  un  magistrat  aimable  et  obligeant,  juge  au  tri- 
bunal de  Bruxelles,  a  bien  voulu  promettre  de  me  montrer  tout 
ce  que  la  loi  lui  permet  de  faire  voir  à  un  étranger,  c'est-à-dire  ] 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  un  non-électeur.  Premièrement,  la  formation  du  bureau.  Un 
peu  avant  huit  heures,  —  heure  légale  de  l'ouverture  du  scrutin, 
—  le  président,  désigné  quatorze  jours  au  moins  à  l'avance, 
juge  ou  juge  suppléant  du  tribunal  de  première  instance,  selon 
le  rang  d'ancienneté,  juge  de  paix  ou  suppléant  selon  le  rang 
d'ancienneté,  ou  bien,  à  défaut  de  tout  juge,  électeur  choisi  par 
le  président  du  premier  bureau,  parmi  les  personnes  de  l'arron 
dissement  jouissant  du  triple  vote,  —  le  président  du  bureau 
fait  donc  l'appel  des  assesseurs  et  assesseurs  suppléans  qu'à  son 
tour  il  a  désignés  douze  jours  à  l'avance  parmi  les  électeurs  de 
la  section,  «  ayant  au  moins  quarante  ans  au  jour  de  V élection, 
et  jouissant  du  triple  vote  ou  subsidiairement  du  double  vote  (1).  » 
Il  les  appelle  dans  l'ordre  de  désignation,  les  quatre  titulaires 
d'abord,  et,  s'il  en  manque,  les  quatre  suppléans,  à  prendre  place 
au  bureau.  Après  quoi,  Ion  ouvre  les  paquets  scellés  qu'il  a  ap- 
portés et  qui  contiennent  les  bulletins  de  vote,  de  modèle  uni- 
forme et  officiel,  tels  qu'il  les  a  reçus  par  la  poste,  le  jeudi  ou  le 
vendredi  précédent  (2);  on  les  compte  et  on  les  dispose  sur  la 
table.  Pendant  ce  temps,  les  témoins  délégués  par  les  divers 
partis  sont  arrivés.  Ils  sont,  ainsi  que  les  assesseurs  et  le  secré- 
taire, invités  à  prêter  ce  serment  :  «  Je  jure  de  garder  le 
secret  du  vote.  »  La  chose  se  fait,  sinon  avec  solennité,  ce  serait 
5rop  dire,  du  moins  avec  un  grand  sérieux;  lorsqu'elle  est  faite,  le 
bureau  est  constitué.  Huit  heures  sonnent,  les  électeurs  peuvent 
entrer... 

A  ce  moment,  il  faut  que  je  me  retire.  Mais  il  n'y  a  point  de 
mystère.  Les  électeurs  vont  et  reviennent  par  petits  groupes, divisés 
et  canalisés  en  quelque  sorte  dès  la  porte  par  une  espèce  de 
tambour;  à  gauche  l'entrée,  à  droite  la  sortie.  Ils  présentent  au 
président  leur  lettre  de  convocation,  équivalent  de  notre  carte 
électorale,  mais  beaucoup  plus  explicite  qu'elle  :  en  voici  un 
échantillon  : 

(1)  Code  électoral,  art.  143  et  146. 

(2)  Circulaire  de  M.  F.  Dequesne,  président  du  tribunal  de  1"  instance  et  prési- 
dent du  Collège  électoral  de  Bruxelles,  au.x  juges  de  paix,  19  maii  1906. 


SECRET   DU   VOTE   ET   REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.        881 


PROVINCE 

DE  BRABAiNT 

ARRONDISSEMENT  ADMINISTRATIF 

DE  BRUXELLES 
VILLE  DE  BRUXELLES 

1"  SECTION 

22"  bureau 


III 


ELECTIOINS    LÉGISLATIVES 

CONVOCATION  DU  COLLÈGI-:  ÉLECTORAL 
DE    L'ARRONDISSLJiENT    DE    BRUXELLES 


DESIGNATION    DE     L'ÉLECTEUR 

Nom  : 
Prénoms  : 
Profession  : 
Né  à  ,  le 

Domicilié  à 
Rue  n» 

Nombre  de  votes  atti^ibiié  â  r électeur  par 
les  listes  électorales  pour  la  Chambre: 

TROIS  (1) 


Monsieur, 


Le  Collège  des  Bourgmestre  et  Echevins  de  la  ville  de 
Bruxelles  a  l'honneur  de  vous  prier  de  vous  rendre,  muni  de  la 
présente  lettre  de  convocation,  le  DIMANCHE  27  MAI  1906  entre 
8  heures  du  matin  et  1  heure  de  l'après-midi, 

A  L'ÉCOLE  NMl,  RUE  DES  DOUZE-APOTRES, 

pour  prendre  part  à  l'élection  de  21  membres  de  la  Chambre  des 
Représentans  en  remplacement  de  MM.  ,  etc. 

Veuillez,  Monsieur,  accuser  la  réception  de  la  présente  lettre 
de  convocation  en  apposant  l'indication  de  la  date  où  elle  vous 
aura  été  remise,  ainsi  que  votre  signature  à  côté  de  votre  nom  écrit 
sur  le  tableau  que  vous  présentera  le  porteur. 


Sceau 

Par  le  Collège  : 

de  la  ville 

Le  secrétaire^ 

Le  Bourgmestre, 

do 

A.  DWELSHAUVERS. 

E.  DE  Mot. 

Bruxelles. 

(1)  Ou  une  ou  deux,  en  vertu  de  l'art.  47  de  la  Constitution  revisée,  instituant  la 
vote  plural  à  une,  deux  et  trois  voix  pour  les  élections  législatives. 

TOMK  xxuv.  —  1906.  S6 


882  REVUE  DES 'DEUX  MONDES. 

Suivent,  au  bas  de  la  page,  des  Instructions  pou?'  V électeur  et,  au 
verso,  le  texte  des  articles  20,  21,  23,  61,  173  alinéa  7,  215,  220,  221, 
222  et  223  du  Code  électoral  (exclusions,  suspensions,  obligation  de 
vote),  avec  le  tableau  de  la  répartition  des  électeurs  de  la  ville  de 
Bruxelles  dans  les  différentes  sections. 

Sur  le  vu  de  cette  lettre,  le  président  du  bureau  remet  à  l'élec- 
teur un,  deux  ou  trois  bulletins,  selon  que  celui-ci  a  une,  deux 
ou  trois  voix,  et  l'électeur  se  dirige  vers  1'  «  isoloir.  »  Ah! 
Visoloir!  terreur  de  tant  de  membres  du  Parlement  français  ! 
Que  peut-il,  ou  plutôt  que  ne  peut-il  se  passer  dans  «  la  cabine!  » 
Et  si  un  farceur  y  reste  dix  minutes!  Et  s'il  s'y  enferme!  Mais 
comment  s'y  enfermerait-il,  si  cette  cabine  n'en  est  pas  une,  si 
elle  n'a  pas  de  porte,  si  elle  est  ouverte,  si  ce  n'est  qu'un  para- 
vent à  trois  feuilles  dont  deux  forment  les  côtés  et  la  troisième 
le  fond?  Contre  la  feuille  du  fond,  à  hauteur  d'appui,  une  plan- 
chette, et  sur  la  planchette,  un  gros  crayon,  attaché  par  une 
petite  chaîne,  comme  autrefois  les  couverts  d'étain  dans  les 
restaurans  à  clientèle  suspecte,  ou,  sans  aller  si  loin,  comme 
aujourd'hui  encore  les  porte-plume  dans  certaines  administra- 
tions publiques.  D'un  coup  de  ce  gros  crayon,  l'électeur  noircit 
le  point  blanc,  plie  son  bulletin  ou  ses  bulletins  en  quatre,  le 
timbre  en  dessus,  et  le  dépose  ou  les  dépose  dans  l'urne,  de  di- 
mensions bien  plus  granJc?  que  les  nôtres,  à  cause  de  la  gran- 
deur même  du  bulletin  où  toutes  les  listes  sont  imprimées  côte  à 
côte,  et  placée  sur  une  seconde  table,  devant  celle  où  siège  le 
bureau.  Pas  une  seconde,  durant  son  court  séjour  dans  l'isoloir, 
il  n'a  été  hors  de  la  juridiction  du  président,  qui  a  la  police  de  la 
salle,  hors  des  atteintes  des  électeurs  qui  suivent,  et  qui  se  lasse- 
raient vite  d'attendre  la  fin  de  la  mystification;  il  suffit  qu'il  ait 
été  hors  de  la  vue  de  tous,  seul  avec  lui-même,  affranchi  par 
cette  solitude  de  toute  affection  et  de  toute  crainte,  indépendant 
de  toute  sollicitation  et  de  toute  pression,  parfaitement  maître 
de  soi,  souverainement  libre. 

Une  heure  après-midi.  —  Le  scrutin  est  clos.  On  est  un  peu 
inquiet,  ou  plutôt  on  n'est  pas  très  rassuré  «  dans  les  sphères 
officielles.  »  Que  l'on  doive  p(!rdre  des  sièges,  c'est  ce  qui  ne 
fait  aucun  doute;  mais  combien?  et  si  l'on  en  perd  trop,  quelle 
décision  prendra  le  gouvernement?   Marchera-t-il,  même   avec 


SECRET    DU    VOTE    ET    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.        883 

une  majorité   rognée   et  réduite  presque  à  rien?  Recourra-t-il 
à  une  dissolution?  Ou  se  déiaettra-t-il  purement  et  simplement? 
Dans  le  cabinet,  il  paraît  que  les  avis  sont  partagés.  Attendons. 
Mais  il  est  certain   qu'à   Bruxelles   du   moins,  les  catholiques 
semblent  avoir  le  courant  contre  eux.  Ceux  qui  n'ont  pas  d'autres 
raisons  de  leur  en  vouloir  trouvent  que  voilà  trop  longtemps 
qu'ils  durent.  La  Belgique  c(»mmence  à  «  s'ennuyer,  »  comme 
s'ennuyait  la  France,  au  dire  de  Lamartine.  Aussi  les  libéraux 
sont-ils  pleins  d'espérance  ;  une  seule  chose  les  trouble  :  ils  n'ont, 
dans  leurs  tournées  de  propagande,  pu  joindre  les  «  cléricaux  » 
nulle  part,  «  ni  au  café,  ni  en  chemin  de  fer,  »  car  il  y  a  des 
prédicateurs  ambulans  qui  montent  en  wagon  tout  exprès  pour 
avoir  une  occasion  de  plus  de  recommander  leur  chapelle,  je 
veux  dire  leur  parti.  Mais  les  «  ciéricaux  »,  eux,  on  ne  les  a  pas 
vus  !  Il  est  vrai  que  «  la  dernière  heure  »  est  passée,  et  qu'il  ne 
s'est  point  produit  le  moindre  corp,  la  moindre  «  manœuvre  de 
la  dernière  heure;  »  pas  la  moindre  machination,  entre  toutes 
celles,  plus  noires  les  unes  que  les  autres,  auxquelles  les  libé- 
raux croyaient  leurs  adversaires  occupés  dans  l'ombre  et  le  si- 
lence. Maintenant  les  amis  de  M.  Janson  respirent.  Ils  font  et 
refont  des  pointages.  Si  le  ministère,  au  lieu  de  ses  vingt  voix  de 
majorité  dans  la  Chambre  des  rejœésentans,  n'en  a  plus  que  huit 
ou  dix,  il  est  mort;   en  tout  eus,  mortellement  blessé  :  peut- 
être  essaiera-t-il  de  se  traîner  encore,  rCMiS  il  ne  saurait  aller 
loin. 

Cinq  heures.  —  Devant  la  Maison  du  Peuple.  La  petite  place 
est  toute  noire  d'une  foule  grouillante  :  hommes,  femmes, 
enfans,  tout  petits  enfans  qui  courent,  se  poursuivent,  se  bous- 
culent; on  se  demande  comment  il  n'y  en  a  pas  d'écrasés  par 
les  tramways  dont  le  service  n'est  pas  interrompu.  La  salle  du 
café  regorg-e  de  buveurs.  Là-haut,  derrière  la  loggia,  où  Ton 
affiche  les  résultats,  le  consuil  du  parti  siège  en  permanence. 
L'escalier  est  gardé  sévèrement.  Par  bonheur,  pendant  que  je 
parlemente  avec  la  sentinelli,  arrive  le  citoyen  Maes,  secrétaire 
du  parti  ouvrier  belge.  Il  fuit  fléchir  pour  moi  la  consigne,  et 
je  puis  ainsi  entrer.  Le  citoyen  Vandervelde  est  au  fond,  tout 
près  de  la  grande  baie  enti'ou verte.  Nous  causons  un  peu.  La 
joie,  ici,  est  modeste,  à  la  nicsure  du  succès  qui  ne  s'annonce  pas 
bien  éclatant.  Mais  pas  de  découragement  non  plus,  pourvu  que 


884   -  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  socialisme  maintienne  ses  positions.  Or,  à  Bruxelles  même, 
le  cinquième  siège  est  contesté.  Qui  l'emportera?  Le  parti 
ouvrier  ou  les  indépendans? 

A  la  «  Brasserie  flamande,  »  chez  les  libéraux,  ce  n'est  point 
une  foule,  mais  une  cohue  de  gens  décorés  du  bleuet,  délirans, 
hurlans.  11  est  extrêmement  difficile  d'approcher  de  la  porte, 
impossible  de  la  franchir.  Une  telle  augmentation  du  nombre  des 
voix  libérales,  —  30000  voix  gagnées  par  rapport  aux  élections 
du  25  mai  1902(1),  — étonne  tout  le  monde,  et  les  plus  étonnés 
encore  sont  peut-être  les  chefs  du  parti.  Cette  universelle  sur- 
prise et  le  plaisir  qu'on  en  éprouve  se  traduisent  naturellement 
par  de  vigoureux  :  A  bas  la  calotte!  Chants  anticléricaux 
variés. 

Dix  heures,  rue  du  Miroir.  —  On  ne  crie  plus  :  «  A  bas  la 
calottel  »  mais  :  «  Vive  la  calotte!  »  C'est  un  insoluble  problème, 
que  de  savoir  comment  se  faire  jour  jusqu'à  l'estrade.  Mon  guide 
le  résout  à  la  manière  de  Jean  Bart,  à  coups  de  coude.  Nous  voici 
là-haut.  De  minute  en  minute  un  renseignement  arrive.  Le 
président,  un  sénateur  de  Bruxelles,  le  communique  aussitôt, 
en  y  ajoutant  le  chiffre  correspondant  de  1902,  et  en  soulignant 
la  différence,  gain  ou  perte.  L'organisation  de  ce  service  est 
parfaite.  Secouée  d'une  vibration  continue,  l'assemblée  conspue 
ou  acclame.  Successive menf,  quelques-uns  des  anciens  et  des 
nouveaux  élus  font  une  apparition,  et  l'on  entend  alors,  sur 
l'air  des  Lampions  :  «  Vive  Renkin!  »  ou,  à  l'adresse  de  M.  Henri 
Carton  de  Wiart  :  «  Un  discours!  un  discours!  »  Second  pro- 
blème aussi  insoluble  que  le  premier  :  comment  sortir?  A  force 
de  chercher  une  issue  dérobée,  par  des  escaliers  détournés,  nous 
en  trouvons  une.  Un  Père  en  a  la  clef,  car  je  ne  m'en  doutais 
pas,  mais  nous  étions  chez  les  Pères.  La  parole  de  ce  religieux 
est  d'une  énergie  qui  déroute  toutes  nos  habitudes  françaises. 
Elle  m'emporte  à  trois  siècles  et  à  trois  mille  lieues  de  moi- 
même.  Une  pareille  attitude,  de  la  part  du  clergé,  serait  en 
France  tout  à  la  fois  la  dernière  des  imprudences  et  la  dernière 
des  maladresses;  mais  enlin,  si  elle  réussit  en  Belgique!  Si  elle  y 

(1)  Les  catholiques  eurent  alors  à  Bruxelles  98104  voix;  ils  en  ont,  en  190G, 
109  317.  Les  libéraux  passent  de  59  Sn  à  89188;  les  socialistes,  au  contraire  (et 
c'est  là  une  indication  dont  il  ne  faut  pas  exagérer,  mais  non  plus  nier  l'imper- 
tancej,  ne  gagnent  que  300  voix  :  57  434  en  1902,  57  722  en  1006. 


SECRET   DU    VOTE    ET    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.         885 

réussit,  cela  prouve  tout  bonnement,  —  ce  qui  n'a  d'ailleurs  pas 
besoin  d'être  prouvé,  —  que  la  Belgique  n'est  pas  la  France. 

Onze  heures.  —  Au  ministère  de  l'Intérieur,  dans  le  cabinet 
de  M.  de  Trooz.  Toute  la  Belgique  politique  est  réunie  là:  les 
ministres,  M.  le  comte  de  Smet  de  Naeyer,  à  leur  tête  ;  M.  Beer- 
naert,  M.  Woeste.  Les  informations  viennent  une  à  une.  Un 
bataillon  de  fonctionnaires,  sous  les  ordres  d'un  chef  de  bureau, 
les  reçoit  et  les  totalise.  A  la  fin  de  la  soirée,  il  est  à  peu  près 
sûr  que  les  catholiques  ne  perdront  que  quatre  sièges,  —  moins 
iju'ils  ne  craignaient,  —  e1  qu'il  leur  restera  donc  douze  voix  de 
majorité  à  la  Chambre.  Mais  ce  ne  sont  encore  que  des  résultats 
officieux  ;  les  résultats  officiels,  on  ne  les  aura,  au  plus  tôt,  que 
demain  soir,  et  peut-être  seulement  après-demain  matin. 


IV 


Lundi  98  mai.  —  Le  bureau  principal  se  réunit  à  midi  et 
demi,  dans  l'admirable  Salle  gothique  de  l'admirable  Hôtel  de 
Ville,  pour  procéder  au  recensement  général  des  votes.  Faire 
partie  de  ce  bureau  n'est  pas  une  sinécure,  car,  depuis  le  com- 
mencement de  la  période  électorale,  c'est  la  cinquième  fois  qu'il 
est  convoqué.  Il  l'a  été  déjà  : 

i°  Le  samedi  12  mai  courant,  à  six  heures  du  soir,  pour  arrêter  provi- 
soirement la  liste  des  candidats; 

2°  Le  dimanche  13  mai  courant,  à  quatre  heures,  pour  arrêter  défini tive- 
nent  la  liste  des  candidats  et  le  bulletin  de  vote  ; 

3»  Le  jeudi  24  mai,  à  neuf  heures  du  malin,  pour  tirer  au  sort  les 
membres  des  bureaux  de  dépouillement; 

4°  Le  dimanche  27  mai,  à  sept  heures  quarante-cinq  miiuites  du  malin, 
pour  assister  aux  opérations  du  vote. 

Et  la  loi  ne  plaisante  pas.  Code  èlecloraK  art.  liT,  alinéa  2  : 
«  Sera  puni  d'une  amende  de  50  à  200  francs,  le  président, 
l'assesseur  ou  l'assesseur  suppléant  qui  n'aura  pas  fait  connailre 
ses  motifs  d'empêchement  dans  le  délai  fixé  ou  qui,  après  avoir 
accepté  ces  fonctions,  s'abstiendra  sans  cause  légitime  de  les  rem- 
plir, o  Cette  disposition  pénale  se  rattache  à  l'ensemble  du  sys- 
tème d'obligation  qui  ne  permet  à  personne  de  se  dérober  un 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devoir  public  de  voter.  En  revanche,  «  les  membres  du  bureau 
reçoivent  chacun  un  jeton  de  5  francs,  indépendamment  d'une 
indemnité  de  déplacement  calculée  à  raison  de  3  francs  par 
myriamètre  parcouru...;  le  jeton  est  de  10  francs  pour  les 
membres  du  bureau  principal  et  pour  les  présidens  de  bureaux. . .  » 
Ceux  qui  ont  été  admis  à  prêter  le  serment,  et  qui  n'ont  pas  siégé, 
n'ont,  comme  de  juste,  droit  à  rien. 

Un  fiacre  à  galerie  pénètre  dans  la  cour  de  l'Hôtel  de  Ville, 
et  vient  se  ranger  devant  le  petit  perron  de  gauche.  A  côté  du 
cocher,  un  vieillard  respectable,  le  type  convenu  de  l'huissier 
d'ancien  style,  menton  soigneusement  rasé,  petits  favoris  coupés 
courts,  cravate  blanche,  jaquette  noire  qui  conserve  en  sa  fami- 
liarité quelque  chose  du  cérémonieux  ou  cérémoniel  habit.  C'est 
en  eiïet  l'huissier  du  président  du  tribunal  de  première  instance 
de  Bruxelles,  président  de  droit  du  bureau  principal,  et  du  col- 
lège électoral  de  l'arrondissement;  c'est  le  fidèle  Devos,  à  qui  le 
président  lui-même,  le  très  distingué  M.  Dequesne,  témoigne, 
comme  à  un  serviteur  de  choix,  une  bienveillance  empreinte  de 
considération.  Sous  l'œil  attentif  de  M.  Dequesne,  Devos  des- 
cend de  la  voiture  je  ne  sais  combien  de  paquets  et  un  grand 
sjic,  que  le  président,  aux  termes  de  la  loij  est  allé  en  personne 
prendre  à  la  Poste  centrale.  Ce  sac  et  ces  paquets  contiennent  : 
1"  les  bulletins  contestés;  2°  les  procès-verbaux  des  bureaux  de 
vote;  3°  les  prccès-verbaux  de  dépouillement.  Le  président  les 
fait  ranger  sur  les  banquettes,  commune  par  commune.  Peu  à 
peu  les  assesseurs  arrivent  ;  parmi  eux,  M.  Lepage,  échevin  de 
l'Instruction  publique,  député  libéral  sortant  et  réélu  de 
Bruxelles  ;  puis  les  témoins  des  partis,  en  dehors  desquels  nulle 
opération  ne  se  pratique,  et  parmi  eux  le  socialiste  M.  Maes. 
Par  une  faveur  particulière  dont  je  ne  saurais  me  montrer  trop 
reconnaissant  et  au  ministre  de  la  Justice,  si  connu  et  si  aimé 
de  tant  de  Français,  M.  J.  van  den  Ileuvel,  et  à  M.  le  président 
Dequesne,  j'ai  été,  bien  que  le  recensement  général  ait  lieu  à 
huis  clos,  autorisé  à  y  assister.  Quatre  heures  durant,  j'en  ai 
suivi  la  marche  méthodique  et  sûre  ;  j'ai  vu  refaire  un  à  un  les 
totaux  des  procès- verbaux  de  dépouillement  (1),  avec  un  souci 

(1)  Dans  l'arrondissement  de  Bruxelles,  il  y  avait  107  bureaux  de  dépouillement 
pour  574  bureaux  de  vote.  Pour  la  seule  commune  d'Anderlecht  (13  bureaux),  la 
vérification  a  exigé  plus  d'une  heure,  un  tableau  étant  incomplet,  un  autre  ayant 
été  transmis  en  blanc,  par  substitution  accidentelle  de  feuille. 


SECREi  DU  VOTE  ET  REPRESENTATION  PROPORTIONNELLE.    887 

scrupuleux  d'expliquer,  de  réparer  la  plus  insignifiante  erreur; 
et  si  les  conditions  mêmes  dans  lesquelles  je  l'ai  vu  m'empêchent 
de  dire  autre  chose,  je  puis  dire,  je  dois  dire  que  j'ai  vu  fonc- 
tionner loyalement  le  suffrage  universel. 


Dans  une  salle  voisine,  les  «calculateurs  professionnels  »  se 
tiennent  à  la  disposition  du  bureau.  Les  chiffres  de  toutes  les 
listes  étant  acquis  et  consacrés,  ils  vont,  par  un  secret  de  leur 
art  qui  n'est  pas  un  bien  grand  secret,  déterminer  le  diviseur 
commun  suivant  lequel  les  mandats  seront  répartis  entre  les 
listes.  A  Bruxelles,  comme  il  y  a  vingt  et  un  sièges,  le  diviseur 
commun  sera  le  vingt-et-unième  quotient  par  ordre  décroissant 
d'importance.  C'est  entendu,  compris,  accepté,  et  pas  une  voix 
ne  réclame.  Il  ne  doit  y  avoir  ni  doute  ni  équivoque  sur  ce  point. 
Personne,  en  Belgique,  ne  proteste  plus  contre  la  représentation 
proportionnelle.  Depuis  que  la  question  est  posée  en  France,  et 
que  la  R.  P.  y  gagne  chaque  jour  du  terrain,  on  insinue 
volontiers,  je  le  répète,  que  les  Belges  en  sont  mécontens  et 
s'apprêtent  à  l'abandonner.  Je  répète  aussi  que  rien  n'est  plus 
inexact.  Ce  dont  un  certain  nombre  de  Belges,  qui  ne  sont  pas 
encore. la  majorité,  sont  mécontens,  ce  qu'ils  songent  à  abolir, 
c'est  le  vote  plural,  en  vertu  duquel  il  y  a  des  électeurs  à  une, 
deux  et  trois  voix  en  matière  législative  ;  à  une,  deux,  trois  et 
quatre  voix  en  matière  communale  (1).  Mais  le  vote  plural  est 
une  chose  et  la  représentation  proportionnelle  en  est  une  autre. 
On  peut  fort  bien  concevoir  la  représentation  proportionnelle 
sans  le  vote  plural  ;  on  la  conçoit  même  mieux  sans  lui,  car  ce 
n'est  pas  le  lieu  de  discuterde  ses  mérites  et  de  ses  défauts  intrin- 
sèques, mais,  combiné  avec  la  représentation  proportionnelle,  il 
faut  reconnaître  qu'il  la  complique. 

Les  quelques  anicroches  que  j'ai  pu  noter  dans  le  fonctionne- 
ment du  régime  électoral  belge,  les  quelques  arrêts  ou  accrocs 
dans  la  mécanique,  ne  viennent  point  de  la  représentation  pro- 
portionnelle et  ne  tiennent  point  à  la  représentation  proportion- 
nelle ;  en  somme,  dans  ce  régime,  ce  qui  sobtieut  le  plus  aisé- 

(1)  Loi  du  11  avril  1895,  relative  à  la  formation  des  listes  des  électeurs  commu- 
naux, art.  3. 


lï"--. 

f^  888      __   ■  ;;   REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment,  c'est  la  proportionnalité  proprement  dite.  Il  se  peut  qu'en 
Belgique,  comme  chez  nous,  tous  les  pi-ésidens  de  bureaux  de 
vote  ou  de  bureaux  de  dépouillement,  quoique  triés  sur  le  volet, 
et  malgré  les  instructions  dont  ils  sont  munis  (1),  ne  soient  pas 
infaillibles,  qu'ils  se  trompent  dans  l'accomplissement  des  for- 
malités ;  il  se  peut  qu'ils  comptent  ou  ne  comptent  pas,  là  oii 
ils  ne  devraient  pas  ou  devraient  les  compter,  des  votes  de  pré- 
férence ou  des  votes  pour  les  suppléans;  mais,  au  recensement 
général,  le  bureau  principal  les  redresse,  parfois  avec  une 
semonce,  et,  dans  tous  les  cas,  l'addition  rectifiée  et  le  total 
établi,  ni  la  répartition  des  sièges  entre  les  listes,  ni  leur  attri- 
bution aux  candidats  de  chaque  liste,  —  c'est-à-dire  la  représen- 
tation proportionnelle,  — n'en  peuvent  être  atteintes. 

Je  n'oublie  pas,  d'autre  part,  les  critiques  que  des  Belges, 
même  amis,  initiateurs  et  auteurs  de  laB.  P.,  sont  les  premiers 
à  formuler  contre  certains  détails  de  son  fonctionnement  ;  encore 
ces  critiques,  non  plus  que  les  reproches  précédens,  ne  portent- 
elles  pas  contre  la  représentation  proportionnelle  elle-même, 
mais  seulement  contre  l'organisation  intérieure  des  partis.  A  les 
entendre,  le  poil  qui  sert  à  désigner  les  candidats  serait  assez 
imparfait  ;  il  laisserait  trop  de  place  aux  intrigues  et  aux  rivalités 
personnelles  ;  les  associations  de  canton  n'apporteraient  pas  assez 
de  zèle  et  de  désintéressement  dans  le  choix  de  leurs  délégués 
à  la  réunion  centrale,  chargée  de  former  la  liste  des  candida- 
tures du  parti  ;  mais  la  représentation  proportionnelle  n'existe- 
rait pas,  qu'il  en  serait  ou  pourrait  en  être  absolument  de  même 
avec  le  scrutin  de  liste  pur  et  simple:  la  représentation  propor- 
tionnelle n'y  est  donc  pour  rien.  Enfin,  on  discute  toujours  sur 
les  défauts  et  les  qualités  réciproques  de  la  liste  «  panachée,  » 
celle  où  l'électeur  peut  ajouter,  retrancher,  mêler  les  noms  de 
plusieurs  listes  ;  M.  Beernaert  peut  continuer  à  préférer  cette 
première  forme,  plus  libérale,  à  l'autre,  qui,  à  ses  yeux,  assure- 
t-on,  cl  aux  yeux  de  beaucoup,  a  le  tort  de  porter  à  l'excès  «  la 
pr'ssance  des  comités;   »  mais  de  la  représentation  proportion- 

/l^  Ministère  de  l'Intérieur  et  de  l'Instruction  publique.  Administration  des 
A  d'il  ires  électorales  et  de  la  Statistique  générale.  Élections  léqislalives.  Instructions 
n  messieurs  les  Présidens  des  Bureaux  électoraux  ;  une  forte  brochure  in-4''. 
Bruxelles,  imprimerie  Vanbuggenhondt.  —  Élections  législatives.  Opérations  des 
//■uveaux  de  dépouillement  [Recensement].  Instructions  spéciales  relatives  au  recen- 
sement général  des  voles,  à  la  répartition  et  à  l'attribution  des  sièges;  une  bro- 
cnure  in-folio.  Bruxelles.  l'Juu. 


SECRET   DU    VOTE    ET    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE.         889 

nelle,  avec  liste  «  bloquée  »  ou  liste  «  panachée,  »  on  ne  discute 
plus.  Et,  puisque  je  viens  de  citer  M.  Beernaert,  je  vais  citer 
M.  Van  den  Heuvel,  qui  n'a  guère  eu  moins  de  part  dans  l'intro- 
duction de  la  réforme;  il  peut  bien  penser,  lui,  que  le  système 
électoral  «  est  en  avance  de  huit  à  dix  ans  sur  l'organisation  des 
partis  en  Belgique;  »  mais  sa  foi  dans  la  représentation  propor- 
tionnelle n'est  pas  ébranlée,  n'a  pas  chancelé:  c'est  l'organisation 
des  partis  qu'il  s'agit  de  régler  en  vue  de  la  représentation  pro- 
portionnelle ;  il  ne  s'agit  pas  de  déserter  la  représentation  pro- 
portionnelle à  cause  de  l'organisation  actuelle  des  partis,  car  ce 
serait  rétrograder  et  tourner  le  dos  à  l'avenir. 

Quant  à  r«  isoloir  »  ou  «  cabine  »  ou  «  dispositif  d'isolement,  »• 
comme  on  voudra  l'appeler,  il  n'est  au  monde  chose  plus  pra- 
tique, ni  moyen  moins  coûteux  d'assurer  le  secret  du  vote.  Trois 
planches,  un  rideau  sur  une  tringle,  y  suffisent.  Il  faut  vrai- 
ment de  l'imagination  pour  s'en  faire  le  monstre  que  certains  de 
nos  députés  s'en  font  !  La  manière  de  s'en  servir  est  aussi  inno- 
cente que  la  manière  de  le  construire.  Elle  ne  donne  lieu  à  aucun 
abus,  pour  le  motif  péremptoire  que,  de  par  sa  construction  même, 
il  ne  s'y  prêterait  pas  du  tout.  Le  vote  plural  complique  la  re- 
présentation proportionnelle,  et,  si  l'on  le  veut,  la  représentation 
proportionnelle  complique  le  scrutin  de  liste  ;  mais  l'isoloir  ne 
complique  pas  le  scrutin  :  je  pourrais  dire  qu'en  divisant  le  Qot 
des  électeurs,  aux  heures  de  presse,  en  le  canalisant,  il  le  sim- 
plifie. 

De  même  pour  les  représentans  aes  partis.  Cesl  «ne  de  ces 
formules  frappées  en  fausses  médailles,  et,  à  ne  point  mâcher  les 
termes,  un  de  ces  sophismes  dont  M.  Waldeck-Rousseau,  en 
dépit  de  l'apparente  icclitude  de  son  esprit, avait  une  ample  pro- 
vision, que  de  répondre,  quand  on  en  parle  :  «  Vous  organisore/ 
la  bataille  autour  de  l'urne  !  »  Avant  tout  examen  de  fait,  il 
est  probabhi  que  des  hommes,  investis  du  mandat  régulier  de 
suivre  les  opérations  électorales,  en  quelque  sorte  promus  à  la 
dignité  de  fonctionnaires  du  scrutin,  et  admis  à  prêter  serment, 
se  tiendront  plus  correctement  que  le  premier  venu  qui  sur- 
veille le  scrutin  parce  qu'il  lui  plaît  do  le  faire  ou  qu'on 
l'a  payé  pour  le  faire,  sans  titre  légal  et  sans  droit  autre  que 
celui  d'électeur,  sans  responsabilité  aussi,  du  moins  sans  res- 
ponsabilité qui  dérive  spécialement  de  la  qualité  en  laquelle  il 
est  là.  Mais  le  fait  confirme  l'hypothèse  de  la  façon  la  plus  évi- 


890  REVUE  BES  DEUX  MONDES. 

dente.  De  tous  les  témoins  que  j'ai  vus  à  leur  poste,  je  n'en 
ai  vu  qu'un  seul  qui  fût  un  peu  pointilleux  et  même  un  peu 
pointu  :  c'était  un  tout  jeune  homme,  qui  voulait  faire  blanc  de 
son  épée  toute  neuve  :  prenez  «  épée  »  au  figuré,  pour  «  science  » 
toute  neuve  ou  «  autorité  »  toute  neuve  ;  encore  n'a-t-il  rien  dit 
ni  rien  fait  d'où  pût  s'élever  «  une  bataille  autour  de  l'urne.  »Le 
président,  la  loi  à  la  main,  l'a  rappelé  à  l'ordre,  et,  comme 
lui-même  avait  conscience  de  représenter  l'ordre,  il  y  est  immé- 
diatement rentré.  Non;  ce  qui  «  organise  »  la  bataille,  c'est  qu'il 
soit  possible  ou  que  l'on  croie  qu'il  est  possible  d'«  organiser  »le 
tumulte  afin  d'  «  organiser  »  la  fraude.  Au  contraire,  tout  ce 
qui  tend  à  «  organiser  »  la  probité  du  scrutin,  «,  organise  »  du 
même  coup  la  paix. 

La  conclusion?  Un  mot.  Que  l'on  considère  soit  la  représen- 
tation proportionnelle,  soit  «  le  secret  et  la  liberté  du  vote,  » 
soit  enfin  «  la  sincérité  des  opérations  électorales,  »  l'expérience 
belge  est  décisive.  Reprenons-la  à  notre  compte;  nous  avons 
tout  à  y  gagner. 

Charles  Benoist. 


L'IRLANDE  RELIGIEUSE 


Lorsque  Edouard  VII,  en  ceig-tiant  la  couronne  britannique, 
dut  naguère,  selon  la  tradition,  déclarer  en  un  serment  solennel 
et  «  en  présence  de  Dieu  »  le  catholicisme  «  superstitieux  et  ido- 
lâtre, »  —  «  idolâtres  »  ses  dix-neuf  cent  mille  sujets  catholiques 
de  Grande-Bretagne  et  ses  trois  millions  et  demi  de  sujets  catho- 
liques irlandais,  —  l'Angleterre  catholique  sourit  et,  sûre  de  sa 
force,  protesta  sans  s'émouvoir  :  en  Irlande  au  contraire,  tandis 
que  la  minorité  protestante  triomphait  bruyamment,  fière  d  avoir 
fait  maintenir,  après  avoir  craint  un  moment  de  voir  abroger ,  cette 
déclaration  fondamentale  d'indignité  à  l'adresse  de  la  majorité 
«  papiste,  »  celle-ci  frémit  sous  l'injure  officielle  où  elle  trouvait 
une  nouvelle  raison  de  haïr  l'Angleterre  et  qui,  marque  dop- 
probre,  rappelait  et  symbolisait  à  ses  yeux  tout  un  passé  de  souf- 
frances et  d'asservissement.  C'est  que  la  question  religieuse 
occupe  en  Irlande  une  tout  autre  place  qu'en  Angleterre.  Nulle 
part  elle  n'est  plus  aiguë,  nulle  part  elle  n'est  plus  intimement 
mêlée  à  la  vie  publique  ou  sociale,  à  la  question  politique  ou 
nationale.  Et  c'est  pourquoi  nous  voudrions,  après  avoir  retracé 
ici  même  le  mouvement  psychologique  et  le  mouvement  poli- 
tique (1),  étudier  le  mouvement  religieux  de  l'Irlande  contem- 
poraine. 

(1)  Voyez  la  Revue'dxx  13  a-vril  1902  et  du  13  mai  1903. 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Entre  protestans  et  catholiques,  la  lutte  dure  depuis  trois 
siècles  et  demi  en  Irlande,  épuisante  et  désastreuse,  déplorée  par 
les  vrais  patriotes  qui  tous  ont  eu  pour  idéal  cette  Irlande-Unie 
qui  na  vécu,  il  y  a  un  peu  plus  de  cent  ans,  que  juste  assez 
pour  montrer  qu'elle  pouvait  vivre.  D'un  côté  la  force,  la  richesse, 
les  honneurs  el  le  pouvoir,  le  glaive  rouillé  et  le  code  jauni  de 
la  persécution,  aux  mains  de  la  caste  unioniste,  de  la  «  garni- 
son »  anglaise  en  Irlande  ;  de  l'autre  le  nombre,  la  misère,  tout 
un  peuple  de  vaincus  que  la  conquête  anglo-saxonne  a  dépouillés 
de  leurs  terres,  de  leur  aristocratie,  de  leur  gouvernement, 
séparés  des  anglicans  dans  la  société  par  une  ligne  de  démar- 
cation horizontale,  —  en  haut  les  privilégiés,  les  amis  du 
«  château,  »  en  bas  la  masse  catholique  et  pauvre,  —  au  lieu 
de  l'être  par  une  coupe  verticale  comme  en  Angleterre  où  le 
catholicisme  compte  en  ses  rangs  un  duc,  des  pairs,  des  bour- 
geois, des  ouvriers,  des  représentans  de  toutes  les  classes 
sociales  (1). 

Les  catholiques,  étant  majorité,  font  la  guerre  défensive.  Il 
y  a  en  eux  moins  d'antiprotestantisme  que  d'antibritannisme  : 
s'ils  attaquent  la  «  colonie  »  anglaise,  VAscendancy,  c'est  pour 
ses  privilèges  et  sa  tyrannie  bien  plutôt  que  pour  sa  religion. 
Qu'un  protestant  soit  nationaliste,  nul  ne  sera  plus  populaire  ; 
de  fait,  il  y  a  plusieurs  protestans  parmi  les  députés  nationa- 
listes, et  les  mauvaises  langues  disent  môme  que  les  électeurs 
catholiques  votent  volontiers  pour  un  protestant,  s'il  est  nationa- 
liste, sûrs  que  celui-là,  au  moins,  ne  les  trahira  pas  :  n'a-t-il  pas 
brûlé  ses  vaisseaux?  —  Chez  les  protestans  d'Irlande  au  con- 
traire, —  si  différens  des  protestans  d'Angleterre,  dont  ils  ne 
laissent  pas  de  choquer  souvent  l'esprit  libéral  et  tolérant,  — 
l'anticatholicisnie  égale  ou  domine  l'antinationalisme.  La  reli- 
gion  catholique  n'est   pas  seulement  pour  eux  1'   «    erreur  de 


(1)  H  y  avait  en  Irlande,  en  iOOl,  3308661  callioliques,  soit  74  pour  100; 
581089  protestans  épiscopaliens,  soit  13  p.  100;  443276  presbytériens,  soit  10 
pour  100  de  la  population  totale,  sans  cotnptei'  125  749  individus  appartenant  à 
des  confessions  ou  religions  diverses.  Des  presbytériens,  —  descendans  des  colons 
écossais  plantés  par  Jacques  I"  et  Grounvell  en  Ulster,  —  on  pourrait  dire,  si  l'on 
ne  savait  qu'au  xviii*  siècle  ils  ont  eux-mêmes  été  persécutés  par  les  anglicans, 
que,  comme  les  peuples  heureux,  ils  n'ont  pas  d'histoire.  Le  chiffre  de  la  popula- 
tion catholique  d'Irlande  n'a  cessé  d'osciller  depuis  trois  siècles  autour  de  75  ou 
80  pour  100  de  la  population  totale  selon  les  fluctuations  de  l'émigration  et  de 
l'immigration. 


l'irla^de  religieuse.  893 

Rome;  »  c'est  la  religion  des  vaincus,  et  ils  la  méprisent;  c'est  la 
religion  qu'après  avoir  tout  pris  à  l'Irlande  ils  n'ont  pu  confis- 
quer, la  religion  qui  a  survécu  aux  massacres  et  aux  «  plan- 
tations, »  à  la  famine  et  aux  lois  «  pénales,  »  et  qui  les  brave 
dans  leur  échec  :  de  ce  chef,  ils  la  haïssent.  Certes  il  y  a,  môme 
en  Irlande,  des  protestans  qui  ont  le  courage  d'être  libéraux;  on 
voudrait  qu'il  y  en  eût  davantage!  Rien  de  pareil  au  monde, 
croyons-nous,  à  l'état  d'esprit  régnant  aujourd'hui  encore  à  Bel- 
fast ou  à  Portadown,  où,  périodiquement,  émeutes  et  manifes- 
tations sont  organisées  contre  les  «  Papistes,  »  avec  coups  de 
pierres,  de  poings  et  de  bâton,  où  les  «  Papistes  »  sont  insultés 
par  les  rues  aux  cris  de  Croppies  lie  doivn  et  de  To  hell  with  the 
Pope,  les  ouvriers  «  papistes  »  chassés  des  usines  pour  satisfaire 
les  «  orangistes  :  »  notez  qu'à  Belfast,  les  protestans  sont  trois 
contre  un!  Dans  le  reste  du  pays,  tout  en  prêchant  la  paix  reli- 
gieuse, en  criant  à  la  persécution,  on  attaque  le  papisme  dans 
les  journaux,  les  placards,  les  réunions  publiques  ;  mieux  encore, 
on  exclut  en  pratique  les  papistes  des  fonctions  d'Etat,  des  jurys, 
des  meilleures  places  dans  le  commerce  et  Tinduslric:  no  papist 
need  apply,  le  mot  n'est  encore  que  trop  souvent  vrai  en  Irlande. 
—  Les  papistes,  à  vrai  dire,  commencent  à  regimber  sous 
l'éperon,  à  revendiquer  leur  place  au  soleil,  et,  récemment,  une 
loi  sur  le  gouvernement  local  a  fait  tomber  dans  leurs  mains,  par 
le  jeu  de  l'élection  populaire,  tous  les  emplois  locaux  que  mono- 
polisaient autrefois  les  protestans  :  de  là,  par  un  contre-coup 
naturel,  cette  recrudescence  de  l'anticatholicisme  protestant  dont 
on  relève  actuellement  mille  signes  en  Irlande,  ces  diatribes 
contre  Rome  prononcées  par  des  évoques  anglicans,  ces  protes- 
tations indignées  contre  l'établissement  d'une  université  catho- 
lique, ces  hauts  cris  jetés  lorsque  de  plus  tolérans  proposèrent, 
à  la  mort  de  la  reine  Victoria,  de  supprimer  dans  la  formule  du 
serment  royal  la  fameuse  déclaration  contre  1'  «  idolâtrie  »  catho- 
lique, bref  toutes  les  plaintes  d'une  oligarchie  qui  se  sent  atteinte 
dans  ses  privilèges  et  sa  dignité  par  le  relèvement  des  «  ido- 
lâtres, »  et  se  désespère  de  l'échec  final  des  efforts  qu'elle  a  faits, 
trois  siècles  durant,  pour  prendre  à  l'Irlande  sa  religion,  pour 
«  décatholiciser  »  Erin. 

Ce  n'est  pas  que  l'Angleterre  et  ses  représentans  en  Irlande 
n'aient  tout  fait  depuis  la  Réforme  pour  protestantiser  1'  ^  Ile- 
Sœur.  »  On  sait  de  quel  magnifique  épanouissement  religieux, 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  quelle  floraison  artistique  et  intellectuelle  avait  été  suivie  cette 
christianisation  irlandaise  dont  la  légende,  sinon  l'histoire,  attri- 
bue le  succès  aux  prédications  de  saint  Patrick,  et  comment, 
du  V*  au  VIII*  siècle,  l'Ile  des  Sai]\ts  et  des  Docteurs,  gardienne  de 
la  civilisation,  illustrée  par  sainte  Brigitte,  par  saint  Columban, 
envoyait  ses  missionnaires  par  toute  l'Europe,  et  attirait  de 
toutes  parts  les  étudians  à  ses  écoles  d'Armagh,  de  Lismore,  de 
Clonmacnoise.  Restaurée  par  saint  Malachie  après  les  invasions 
danoises,  l'Eglise  celtique  d'Irlande  voyait,  au  xii^  siècle,  lors  de 
l'invasion  anglo-normande,  s'établir  auprès  d'elle,  sur  l'étroit 
domaine  de  la  «  colonie  »  du  Pale,  une  Eglise  conquérante,  un 
clergé  anglais.  Au  xvi®  siècle,  cette  Eglise  anglaii-e  du  Pale 
acceptait  la  Réforme  :  l'Eglise  celtique  d'Irlande,  comme  toute 
l'Irlande  celtique,  la  rejeta,  et  dès  lors,  avec  la  «  bonne  reine 
Bess,  »  commencèrent  les  persécutions  et  les  confiscations.  Ne 
pouvant  «  réformer  »  le  catholicisme  irlandais,  Elisabeth  l'inter- 
dit; ne  pouvant  gagner  les  Irlandais  au  protestantisme,  elle 
«  planta  »  en  Irlande  ses  colonies  de  protestans  anglais.  Elle 
«  établit  »  officiellement  l'Eglise  anglicane  d'Irlande,  lui  livra 
les  Eglises,  les  biens  des  monastères,  des  terres  sans  limite.  Elle 
massacra,  déporta,  le  peuple  des  papistes,  faisant,  dit  élo- 
quemment  le  cardinal  Perraud,  «  peu  d'apostats  et  beaucoup  de 
martyrs.  »  Gromwell,  après  la  rébellion  de  1641,  reprit  l'œu^Te 
et  l'acheva.  Hibernia  pacata  :  l'Irlande  alors  est  pacifiée,  mais 
elle  reste  catholique. 

Au  xvni®  siècle,  de  violente,  la  persécution  se  fait  légale.  Le 
traité  de  Limerick  ayant  en  1691  promis  à  l'Irlande  la  liberté  re- 
ligieuse, Guillaume  III  et  la  reine  Anne  lui  donnent  à  la  place  le 
célèbre  Code  pénal,  le  code  de  l'oppression  et  de  la  corruption,  qui, 
maintenu  pendant  près  d'un  siècle,  a  marqué  sur  l'âme  du  peuple 
asservi  une  si  profonde  et  si  durable  empreinte.  Les  droits  poli- 
tiques, le  droit  d'enseigner,  la  plupart  des  droits  civils  sont  re- 
tirés aux  catholiques,  des  barrières  légales  mises  de  tous  côtés 
à  leur  relèvement,  tout  un  système  d'appâts  offerts  aux  apostats 
et  aux  délateurs.  Le  culte  est  toléré,  mais  à  titre  provisoire,  et  à 
l'exclusion  de  toute  pratique  extérieure  :  évêques,  moines  et  jé- 
suites sont  bannis  de  par  la  loi  ;  on  ne  respecte  les  séculiers  que 
s'ils  se  font  enregistrer,  en  prêtant  un  serment  que  l'Eglise  d'ail- 
leurs déclare  illégal.  Les  prêtres,  très  réduits  en  nombre,  vivent 
sous  de  faux  noms,   dans  des  cabanes  perdues,  toujours  à  la 


L  IRLANDE    RELIGIEUSE.  895 

merci  d'une  dénonciation  des  «  chasseurs  de  curés.  »  A  partir  de 
1778,  ce  Code  pénal,  «  fruit  de  la  sécurité,  »  disait  Burke,  «  non 
de  la  crainte,  »  s'abroge  peu  à  peu  par  morceaux  ;  c'est  alors  la 
fin  des  grandes  persécutions,  sinon  des  efforts  secrets  ou  patens 
du  prosélytisme  protestant.  Pour  la  première  fois  depuis  la 
Réforme,  le  catholicisme  irlandais  trouve  à  la  fin  du  xvni^  siècle 
un  peu  de  calme  et  de  tranquillité  :  dès  lors  nous  le  verrons  se 
relever  et  s'épanouir.  Mais  suivons  d'abord  l'histoire  de  l'Église 
officielle  et  «  établie,  »  de  «  l'Église  d'Irlande,  »  pour  lui  donner 
son  nom  statutaire. 


I 


L'«  Eglise  d'Irlande  »  est  encore  à  la  fin  du  xviii"  siècle,  et 
pendant  une  partie  du  xix^,  souveraine  en  Erin.  Elle  est 
l'Eglise  de  la  minorité  gouvernante,  le  rempart  de  la  «  garni- 
son, »  la  forteresse  avancée  de  l'Angleterre  en  Irlande.  Soumise 
au  Parlement  pour  son  formulaire  et  sa  discipline,  à  la  Couronne 
pour  le  choix  des  évêques,  elle  constitue  l'une  des  premières 
puissances  de  l'Etat,  puissance  plus  séculière  que  spirituelle  : 
ses  pasteurs,  oublieux  de  leur  mission  évangélique,  se  sont  faits 
les  agens  politiques  du  gouvernement.  Emblème  et  instrument 
de  l'oppression  anglaise,  r«  Etablissement,  »  comme  on  l'appelle, 
comblé  par  les  rois  du  produit  des  confiscations,  riche  des  dé- 
pouilles de  l'Église  de  Rome,  extorquant  de  plus  —  au  prix  de 
quelles  exactions!  —  la  dîme  des  paysans  «  papistes,  »  pèse  d'un 
poids  terrible  sur  l'Irlande  catholique  ;  il  est  haï  même  par  les 
presbytériens.  Ses  revenus  annuels  atteignent  encore  en  1868  la 
somme  brute  de  sept  cent  mille  livres  sterling,  dont  plus  de  moitié 
en  dîmes.  Fatalement,  l'excès  des  richesses  a  engendré  les  abus. 
Les  hauts  dignitaires  sont  comblés  et  oisifs,  le  bas  clergé  vit  à 
peine.  Moitié  des  «  bénéficiers,  »  avec  des  revenus  variant  de 
huit  cents  à  trois  mille  livres  sterling,  sont  absentéistes.  En  1809, 
il  y  a  encore  199  paroisses  où  ne  se  trouve  pas  un  protestant, 
et  107  où  il  n'y  a  de  proies  tans  que  deux  ou  trois  familles  en 
moyenne,  dont  celles  du  parson  et  du  sacristain.  Eglises  et  cathé- 
drales, çà  et  là,  'tombent  en  ruines.  Voilà  l'Eglise  que  Macaulay 
en  1845  définissait  «  de  toutes  les  institutions  du  monde  civilisé 
la  plus  absurde,  »  et  dont  un  député  protestant  allait  bientôt  dire 


896  REVUE  DES  Deux  MONDES. 

à  Westminster  dans  un  discours  resté  célèbre  :  «  Elle  est  fondée 
sur  l'injustice.  Eglise  missionnaire,  elle  a  misérablement  échoué. 
La  malédiction  de  la  stérilité  est  sur  elle  ;  elle  n'a  point  de 
feuilles,  elle  ne  porte  pas  de  fruits.  Coupez-la  !  Pourquoi  en- 
combre-t-elle  le  sol!  » 

Du  jour  où  l'ère  des  réparations  s'ouvrait,  r«  Etablissement,  » 
instrument  de  conquête  et  de  tyrannie,  était  condamné.  Par 
deux  fois,  lAngleterre  tenta  de  le  sauver  en  le  réformant,  en 
convertissant  la  dîme  en  une  taxe  foncière  à  la  charge  des  land- 
lords,  lesquels  s'empressèrent  de  hausser  d'autant  les  fermages 
de  leurs  tenanciers.  En  1869  enfin,  M.  Gladstone  dut  passer 
condamnation  et  faire  voter  la  fameuse  loi  de  «  désétablisse- 
ment,  »  ou  pour  prendre  le  terme  français,  assez  peu  exact  ici,  la 
séparation  de  l'Eglise  (épiscopale)  et  de  l'État  en  Irlande:  œuvre 
considérable,  dont  il  n'est  pas  inutile  de  préciser  quelque  peu  le 
caractère,  ne  fût-ce  que  pour  prévenir  les  rapprochemens  qu'on 
pourrait  être  tenté  d'établir  entre  la  mesure  très  libérale  et  très 
respectueuse  de  M.  Gladstone  et  notre  récente  et  jacobine  loi 
de  séparation  française.  L'Eglise  «  désétablie  »  ne  cesse  pas  de 
par  la  loi,  comme  on  l'a  dit,  d'être  reconnue  par  l'État,  elle 
cesse  d'être  une  Eglise  d'Etat,  un  «  Etablissement  »  temporel 
implanté  par  l'Angleterre  pour  le  service  de  sa  garnison  au  mi- 
lieu et  à  la  charge  d'un  pays  vaincu.  D'autre  part,  la  loi  ne  «  sé- 
cularise »  pas  purement  et  simplement  les  immenses  dotations 
et  dîmes  attribuées  par  l'État  à  l'Église  au  temps  de  la  Réforme; 
l'Église  est  mise  à  même  de  se  reconstituer  une  dotation  nou- 
velle au  moyen  de  ce  qui  lui  est  laissé  à  titre  de  compensation 
pour  droits  acquis. 

Elle  perd  ses  privilèges  politiques.  Elle  n'envoie  plus  de  re- 
présentans  à  la  Chambre  des  lords.  Elle  n'est  plus  institution  pu- 
blique, partie  intégrante  de  l'État.  La  suprématie  de  la  Couronne 
tombe  à  son  égard,  ainsi  que  les  droits  du  Parlement.  En  re- 
vanche toute  liberté  lui  est  laissée  pour  s'organiser  et  se  gou- 
verner :  elle  se  constitue  en  efTet  une  sorte  de  gouvernement  re- 
présentatif, avec  convocations  du  clergé,  synodes  diocésains  et 
synode  général,  etc.  Elle  est,  nous  le  répétons,  reconnue  par 
l'État  en  tant  qu'institution  religieuse  et  non  glus  temporelle. 
Elle  a  son  rang  de  préséance,  elle  est  représentée  dans  les  céré- 
monies publiques;  officieusement,  sinon  officiellement,  l'Eglise 
et  l'État  restent  alliés  en  Irlande. 


l'irlande  religieuse.  897 

Qu'advient-il  de  la  fortune,  du  temporel  de  l'Eglise  désé- 
tablie?  Eglises  et  cathédrales,  avec  tout  leur  contenu  mobilier, 
lui  sont  laissées  gratuitement;  les  presbytères,  à  très  bas  prix(l). 
Tout  le  reste,  terres  et  dîmes,  passe  aux  mains  d'une  Commis- 
sion de  liquidation  chargée  d'en  réaliser  la  valeur  (2).  La  loi, 
notons-le,  réserve  et  indemnise  tous  les  droits  acquis,  ceux 
mêmes  des  landlords  propriétaires  de  bénéfices,  ceux  des  maîtres 
d'écoles,  chantres,  bedeaux,  et  jusqu'à  ceux  des  fossoyeurs  des 
cimetières  :  le  surplus  du  Church  Fund  devra  servir  d'abord  à 
compenser  par  une  dotation  en  capital  la  suppression  des  cré- 
dits annuels  en  faveur  des  presbytériens  et  du  collège  de 
Maynooth,  et,  pour  le  reste,  à  satisfaire  éventuellement  à  des 
besoins  d'intérêt  public  en  Irlande. 

De  tous  les  droits  acquis,  les  plus  importans  sont  naturelle- 
ment les  droits  viagers  des  membres  du  clergé  :  la  valeur  capi- 
talisée au  taux  des  tables  de  mortalité  et  augmentée  d'une  prime 
supplémentaire  de  12  pour  100,  don  gracieux  de  l'Etat,  en  est 
versée  entre  les  mains  de  l'Eglise  désétablie  qui  reçoit  de  ce 
chef,  pour  les  2  043  ministres  du  culte  alors  en  fonctions  (3), 
un  capital  de  7  581  075  livres  sterling,  sur  lequel  elle  a  réalisé, 
toutes  compensations  payées  aux  ayans  droit,  grâce  à  la  prime 
supplémentaire  du  Trésor,  aune  heureuse  gestion  financière,  à 
un  système  de  transactions  pour  retraites  anticipées,  grâce 
enfin  à  l'importance  même  du  chiffre  des  droits  acquis,  un  bé- 


(1)  Le  sol  des  presbytères,  jardins  et  dépendances,  est  vendu  à  l'église  désé- 
tablie moyennant  dix  lois  le  montant  du  revenu  annuel  imposable  de  ces  pro- 
priétés. Quant  aux  maisons,  elles  sont  données  pour  rien  quand  il  n'y  a  pas  de 
building  cha7-ge  (cha.rge  de  construction  à  payer  par  l'État),  et  là  où  il  y  a  building 
charge,  pour  un  prix  que  Gladstone  qualifiait  de  nominal.  (Voyez  Hansard, 
vol.  CXCIV,  p.  442,  vol.  GXCV,  p.  1630.  Cf.  le  Discours  de  Gladstone  à  la  Ghambre 
des  communes  du  26  juillet  1870.  Cf.  la  très  intéressante  étude  du  Rev. 
D'  J.  F.  Hogan  dans  le  Freeman's  Journal  du  17  novembre  1904.) 

(2)  La  Church  Temporalities  Commission,  dont  les  opérations  furent  reprises  à 
partir  de  1881  par  la  Land  Commission.  Les  terres  sont  vendues  peu  à  peu;  les 
dîmes  sont  capitalisées  et  ur»  système  de  rachat  de  ces  dîmes  par  les  landlords  est 
organisé  au  moyen  d'avances  faites  par  l'Échiquier,  avances  remboursables  en 
45  ans.  —  Voyez,  sur  les  finances  du  Désétablissement  le  Report  of  Ihe  Commis- 
sioners  of  Church  lemporalities  in  Ireland  for  Ihe  period  1869-1880  (Dublin, 
1880). 

(3)  Le  nombre  exact  des  ministres  du  culte  alors  en  fonctions  était  de  2  282, 
mais  un  petit  nombre  furent  traités  à  part,  ayant  demandé  à  profiter  d'une  dis- 
position de  la  loi  qui  leur  permettrait  de  refuser  la  «  capitalisation  »  de  leurs 
droits  viagers  et  de  se  faire  servir  ces  droits  annuellement  par  l'Etat  jusqu'à  leur 
décès. 

TOME  XXXIV.   -    <906-  B'' 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

néfice  ou  profit  net  qu'on  évalue  à  3  millions  et  demi  de  livres 
sterling:  (1),  ou  87  millions  et  demi  de  francs,  —  soit  à  peu 
près  loO  francs  par  tête  d'épiscopalien  irlandais,  —  sans  parler 
du  demi-million  sterling  qui  lui  fut  remis  en  représentation  des 
dons  et  legs  reçus  par  elle  depuis  IGGO,  date  de  sa  reconstitu- 
tion après  les  temps  cromwelliens.  Voilà  le  re-endowment,  la 
dotation  nouvelle  constituée  à  l'Église  désétablie  par  l'opération 
même  du  désétablissement  :  ce  n'est  pas  peu  de  chose,  surtout 
si  l'on  considère  que  cela  fait  à  l'Eglise  dirlande,  avec  tout  ce 
qu'elle  a  mis  de  côté  sur  les  contributions  volontaires  de  ses 
membres,  un  capital  assuré,"  liquide,  inattaquable,  alors  que 
l'ancienne  fortune  de  16  millions  sterling,  fruit  des  confiscations 
du  passé,  rendait  peu  et  rentrait  mal,  sans  cesse  menacée  par  les 
guerres  agraires  et  les  revendications  nationalistes. 

Le  désétablissement  n'a  donc  pas  laissé  l'Eglise  d'Irlande 
dans  la  misère.  Il  a  d'autre  part  consolidé  sa  situation  en  effa- 
çant en  elle  la  marque  oppressive  et  privilégiée,  en  lui  rendant 
l'indépendance,  en  rompant  ses  compromettantes  attaches  avec 
le  gouvernement  et  le  «  château,  »  avec  «  ces  amis  qui  avaient  été 
ses  pires  ennemis,  »  selon  le  mot  d'un  auteur  protestant,  et  qui 
l'avaient  si  longtemps  associée  à  leur  politique  de  persécutions 

(1)  C'est  le  chiffre  donné  par  un  protestant,  M.  Houston,  Q.  C.  dans  un  article 
de  la  Contemporary  Review  de  mai  1894.  —  Sur  ces  3  millions  et  demi  de  livres 
sterling,  la  prime  de  12  pour  100,  fournie  par  le  Trésor,  représente  812  258  livres 
sterling  ;  les  transactions  pour  retraites  anticipées  ou  «  rengagemens  «  selon  le 
nouveau  régime  ont  donné  1  648  809  livres  sterling;  le  reste  provient  des  bénéfices 
réalisés  sur  la  gestion  financière  du  capital  de  1  581  075  livrée  sterling  remis  au 
Church  Représentative  Body  en  1871.  Le  Church  Représentative  Body,  commission 
de  65  membres,  tant  laïques  qu'ecclésiastiques,  chargée  de  gérer  le  temporel 
de  l'Église  désétablie,  a  mis  de  côté  et  capitalisé  au  fur  et  à  mesure  une  partie 
du  profit  réalisé  sur  le  désétablissement,  mais  le  montant  de  ces  capitalisations 
ne  ressort  pas  des  comptes  publiés  annuellement  par  cette  assemblée;  le  surplus 
a  été  chaque  année  appliqué  aux  besoins  du  culte,  versé  aux  comptes  diocésains, 
de  façon  qu'on  rendait  disponible  et  qu'on  pouvait  capitaliser  pendant  ce  temps 
tout  ou  partie  des  contributions  volontaires  versées  à  l'Église  par  les  fidèles.  Le 
capital  de  l'Église  désétablie  s'élevait  en  1904,  selon  le  dernier  rapport  du  G.  R.  B., 
à  la  somme  de  8  414  138  livres  sterling.  D'après  ce  même  rapport,  les  contri- 
butions volontaires  reçues  des  fidèles  depuis  1870  s'élevaient  au  total  de 
5  941  547  livres  sterling,  somme  qui,  pour  trente-quatre  ans,  si  l'on  compte  sur 
un  chiffre  moyen  de  600  000  épiscopaliens  irlandais,  représenterait  une  charge 
annuelle  et  par  tête  de  5  sh.  9  d.  ou  7  fr.  2o.  .\joutons  que  les  autorités  officielles  de 
l'Église  désétablie  nient  expressément  qu'un  re-endowment  soit  sorti  de  l'opéra- 
tion même  du  dését.iblisseinent.  M.  Gladstone,  nuant  à  lui,  estimait  que,  sur 
10  millions  de  livres  sterling  de  capital,  i  «perajon  laissait  à  l'Église  désétablie 
7  millions  de  livres  sterling,  plus  la  valeur  des  édifices  et  constructions  (Cf. 
For/niyhtly  Review,  mars  1901,  p.  460). 


l'irlande  religieuse.  899 

et  de  confiscations.  On  s'explique  donc  que  plusieurs  de  ses 
dignitaires  avouent  qu'elle  a  plus  gagné  que  perdu  à  cette  opé- 
ration de  1869,  dont  l'exemple  sert  aujourd'hui  d'argument  aux 
partisans  du  désétablissement  de  l'autre  côté  du  canal  Saint- 
Georges.  Les  parsons  vivent  maintenant  en  bonne  intelligence 
avec  la  population  catholique,  et  les  évoques  ne  sont  plus  des 
ennemis  aux  yeux  des  presbytériens.  Les  laïques  enfin  se  sont 
rapprochés  des  pasteurs,  prenant  un  intérêt  nouveau  aux  choses 
d'église  et  une  part  croissante  à  la  gestion  des  aiîaires,  et  c'est 
là  même  ce  qui  explique  que  depuis  trente  ans  on  ait  vu  s'ac- 
centuer de  plus  en  plus  dans  la  doctrine  et  le  rituel  de  l'Église 
d'Irlande,  par  contraste  avec  les  pratiques  de  l'Église  d'Angle- 
terre, les  tendances  anti-ritualistes  dites  de  la  Basse-Église,  low 
chiirch.  —  Il  faut  dire  que  jamais  les  deux  Églises  sœurs  n'avaient 
été  en  complète  harmonie  quant  à  la  nature  et  aux  formes  de 
leur  protestantisme  depuis  que  la  Restauration  de  1660  avait 
ramené  dans  l'Église  d'Angleterre  un  certain  degré  de  sacerdo- 
talisme,  tandis  que  l'Église  d'Irlande  avait  gardé  la  marque 
puritaine  de  la  Révolution.  La  commune  soumission  au  Parle- 
ment et  à  la  couronne  d'Angleterre  maintenait  cependant  de- 
puis 1800  entre  les  deux  Églises  une  certaine  uniformité  exté- 
rieure, bien  que  la  poussée  évangélique  se  fût  encore  affirmée 
chez  les  laïques  irlandais  dans  la  première  moitié  du  xix^  siècle. 
Du  jour  du  désétablissement,  tandis  que  se  propagent  en 
Angleterre  les  tendances  ritualistes,  les  tendances  contraires 
s'accentuent  en  Irlande ,  par  un  contre-coup  de  la  liberté 
rendue  à  l'Église  et  de  l'influence  nouvelle  prise  dans  son 
«ein  par  les  laïques.  Aujourd'hui,  s'il  y  a  quelques  paroisses 
«  suspectes,  »  notamment  à  Dublin,  s'il  est  même  vrai  que  la 
Divinity  school  soit  imprégnée  d'un  certain  esprit  ritualiste 
•iïi  même  temps  d'ailleurs  que  rationaliste,  l'Irlande  épiscopa- 
lienne  n'en  est  pas  moins  dans  l'ensemble  nettement,  aggressi- 
vement  low  church,  plus  proche  à  bien  des  égards  du  calvinisme 
que  de  l'anglicanisme.  On  est  «  protestant  »  tout  court  en  Ir- 
lande, au  moins  chez  les  laïques,  et  l'on  n'a  cure  de  se  dire 
catholique  par-dessus  le  marché,  comme  on  le  fait  en  Angle- 
terre par  amour  du  contradictoire.  On  est  d'autant  plus  anti- 
ritualiste  que  les  catholiques  sont  plus  voisins.  «  IS'ous  avons 
ici  le  papisme  dans  toute  sa  beauté,  »  disait  naguère  le  colo- 
nel   Saunderson,   «    pas    de    danger    que    nous    n'en   fassions 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme   en   Angleterre   une    feinte    imitation,   a   sham   imita- 
tion! » 

Tout  cela  tend,  on  le  conçoit,  à  relâcher  les  liens  naturels  qui 
jadis  associaient  l'Église  d'Irlande  à  l'Église  d'Angleterre,  et  à 
accentuer  l'isolement  où  en  est  réduite  aujourd'hui  l'Église  désé- 
tablie,  entre  les  catholiques  qui  ont  pour  eux  le  nombre,  les 
dissidens  qu'elle  n'a  pu  se  concilier,  et  l'Église  d'Angleterre  dont 
la  sépare  un  différend  trop  profond.  Les  évêques  ont  beau  célé- 
brer, quant  à  eux,  la  «  catholicité  »  de  leur  Église,  —  l'Église 
historique  d'Irlande,  disent-ils,  vieille  de  quinze  siècles,  l'héri- 
tière directe  de  saint  Patrick  et  des  premiers  apôtres,  —  son 
particularisme  se  fait  sentir  de  plus  en  plus  à  ses  membres. 
Impérialistes  et  unionistes  en  politique,  ils  ont  été  home  rulers  et 
nationalistes  en  religion,  et  de  leur  indépendance  est  né  leur 
isolement.  Effet  du  même  esprit  :  paroisse  ou  diocèse,  chaque 
unité  tend  à  s'isoler  de  l'ensemble,  l'Épiscopalisme  se  teinte  de 
congrégationalisme,  l'unité  de  l'Église  pt  l'intérêt  commun  ne 
semblent  plus  s'imposer.  Ajoutons  que  la  situation  sociale  des 
prmcipaux  soutiens  de  l'Église  d'Irlande,  des  landlords,  qui  sont 
presque  seuls  à  subvenir  aux  frais  du  culte,  est  fort  menacée  : 
non  seulement  les  lois  et  guerres  agraires  ont  réduit  leurs  res- 
sources, mais  la  législation  nouvelle  sur  le  rachat  des  terres  les 
porte  de  plus  en  plus  à  quitter  le  pays,  avec  leurs  familles  et 
leurs  cliens  ruraux,  une  fois  leurs  domaines  vendus  aux  paysans. 
Les  campagnes  se  vident  et  se  videront  de  plus  en  plus  de 
protestans.  Dès  à  présent  le  nombre  des  paroisses  et  des  dio- 
cèses excède  les  besoins  d'une  population  de  fidèles  réduite  : 
pourra-t-on  «  amalgamer  »  les  paroisses  sans  créer  des  circon- 
scriptions où  l'énormité  des  distances  rendra  tout  service  im- 
possible? Voudra-t-on  renoncer  à  cette  organisation  paroissiale 
à  laquelle  pour  tant  de  raisons  historiques  et  politiques  l'Eglise 
d'Irlande  a  toujours  attaché  tant  de  prix?  Quoi  qu'on  fasse, 
ce  ne  sera  pas  une  tâche  aisée  que  de  faire  vivre  en  Irlande, 
rUlster  et  les  villes  exceptés,  une  Église  qui,  par  la  force 
des  choses,  paraît  vouée  à  perdre  de  jour  en  jour  ses  propres 
ouailles. 

N'en  regagno-t-clle  pas,  dira-t-on,  d'autres  par  ailleurs,  sur 
les  catholiques?  Officiellement,  elle  ne  s'adonne  plus  aujourd'hui 
à  l'œuvre  d'évangélisation  des  Papistes  irlandais,  elle  l'abandonne 
à  un  certain  nombre  de  sociétés  spéciales  de  prosélytisme  que 


L'iRLAiNDE    RELIGIEUSE.  901 

patronnent  d'ailleurs  ses  propres  dignitaires.  Fondées  pour  la 
plupart  au  commencement  du  xix*'  siècle,  ces  sociétés  organi- 
sèrent dès  l'origine  en  Irlande  un  vaste  système  de  secours  en 
nature  destinés  à  acheter  les  conversions,  distributions  de  vête- 
mens,  de  soupes  surtout,  d'où  le  nom  de  souperism  appliqué  au 
système,  et  celui  de  soupers  à  ceux  qui  s'y  laissaient  prendre  : 
un  système  établi  à  la  fois  sur  la  corruption  c'  l'exploitation  de 
la  «oufl'rance,  et  dont  le  caractère  apparut  plus  odieux  que  jamais 
lors  de  la  grande  famine  de  1847,  quand  les  paysans  mouraient 
par  milliers,  par  les  champs  et  les  routes,  refusant  le  secours 
offert  au  prix  d'une  apostasie.  Trois  ou  quatre  seulement  ont 
quelque  vitalité  apparente  aujourd'hui;  elles  opèrent  dans  les 
quartiers  les  plus  pauvres  des  grandes  villes  et  les  campagnes 
les  plus  pauvres  de  l'Ouest.  Prêches  en  plein  air,  meetings  de 
controverse,  lecture  de  la  Bible  sur  les  places  publiques,  aux 
foires  et  marchés,  avec  lanterne  magique  pour  attirer  la  foule, 
placards  attirans,  tournées  d'agens  missionnaires  qui  promènent 
avec  eux  leur  «  hutte  »  de  bois  et  ne  craignent  pas  de  recevoir 
quelques  horions  quand  ils  agacent  par  trop  les  populations  : 
tout  cela  reste  absolument  sans  résultat.  Mais  les  enfans  ne  se 
défendent  pas  comme  les  adultes,  et  ce  sont  eux  que  visent  sur- 
tout les  sociétés  d'évangélisation.  Elles  les  racolent  et  les  achè- 
tent, matériellement  ou  moralement,  pour  les  instruire  dans 
des  écoles  protestantes  ou  les  élever  dans  des  homes  spéciaux  dé- 
corés du  doux  nom  de  Bird's  nests  (nids  d'oiseaux).  Ce  coupable 
trafic  de  jeunes  âmes,  qui  s'exerce  encore  assez  largement  à 
Dublin,  —  il  a  fallu  créer  une  maison  spéciale,  dite  du  Sacré- 
Cœur,  destinée  à  secourir  les  enfans  «  prosélytisés  »  ou  en  danger 
de  l'être,  —  est  jugé  par  les  protestans  libéraux  comme  il  doit 
l'être j  comme  une  œuvre  de  scandale  et  de  dégradation.  On  peut 
regretter  toutefois  qu'aucune  voix  autorisée  du  monde  épiscopa- 
lien  ne  se  soit  encore  élevée  publiquement  contre  ces  pratiques 
d'un  prosélytisme  corrupteur,  qui  ne  fait  qu'exaspérer  les  catho- 
liques et  nourrir  en  Irlande  l'esprit  de  guerre  religieuse.  L'  «  Eglise 
d'Irlande  »  perd,  croyons-nous,  plus  qu'elle  ne  gagne  à  Tœuvre 
des  sociétés  de  propagande,  aux  bird's  nests  et  aux  script ure  rea- 
ders.  Ce  ne  sont  pas  quelques  centaines  d'âmes  d'enfans  peu  ho- 
norablement gagnées  au  protestantisme  qui  la  fortifieront  contre 
l'avenir.  L'expérience  est  fuite  :  1  Irlande  s'est  anglicisée  au  cours 
du  XIX''  siècle,  elle  ne  s'est  pas,  si  l'on  nous  permet  ce  mot,  «  an- 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

glicanisée  ;  »  et  la  déchéance  officielle  subie  par  l'épiscopa- 
lisme  en  Irlande  a  pour  contre-partie  l'épanouissement  du  catho- 
licisme irlandais  depuis  cent  ans. 


II 


Le  catholicisme,  au  sortir  des  lois  pénales,  était  comme  pa- 
ralysé. Point  d'églises,  elles  ont  été  prises  ou  détruites  par  les 
protestans;  des  «  chapelles  »  sans  croix,  ni  cloche,  ni  clocher, 
masures  cachées  dans  les  ruelles  écartées  des  villes,  hors  des 
regards  intolérans  de  la  «  garnison  »  protestante,  simples 
cabanes  aux  murs  de  boue  séchée  dans  les  campagnes,  au  sol 
de  terre  battue,  trop  petites  pour  contenir  les  fidèles  dont  la 
moitié  reste  à  genoux  devant  la  porte.  En  maint  village,  on  dit 
la  messe  en  plein  air,  sur  la  place.  Bien  avant  dans  le  xix®  siècle, 
il  n'y  avait  encore  qu'une  «  chapelle  »  catholique  à  Belfast.  Un 
jour  à  Callan,  pendant  le  saint  sacrifice,  le  toit  de  la  chapelle 
cède,  les  hommes  en  soutiennent  le  poids  sur  leurs  épaules 
jusqu'à  la  cérémonie  terminée.  Le  clergé  tout  entier  reçoit  son 
éducation  sur  le  continent,  dans  les  collèges  de  Louvain,  de 
Paris,  de  Douai,  de  Salamanque,  où  règne  un  esprit  traditionnel 
d'obéissance  aux  lois  et  aux  autorités  établies  ;  loyaliste  et  con- 
servateur, ferme  devant  la  persécution,  il  souffre  sans  révolte, 
toujours  frémissant  à  la  crainte  de  provoquer  de  nouvelles 
tyrannies  ;  il  hait  la  Révolution  française  et  combat  énergique- 
ment  l'insurrection  des  United  Irishmen  en  1798. 

Quel  contraste  aujourd'hui,  et  comment  dire  l'impression  de 
puissance  libre  et  forte  qui  ressort  de  toutes  les  manifestations 
extérieures  du  catholicisme  irlandais!  Sur  2  418  églises,  pas  une 
peut-être  qui  n'ait  été  bâtie  depuis  un  siècle.  Partout  de  somp- 
tueuses cathédrales,  décorées,  on  regrette  de  le  dire,  dans  un 
assez  mauvais  goût  italien  ou  munichois,  et  dont  on  serait  tenté 
de  trouver  les  dimensions  excessives,  la  richesse  hors  de  pro- 
portion avec  la  misère  du  pays,  si  l'on  ne  se  disait  qu'elles  sont 
le  .seul  luxe  que  se  donne  l'Irlande  et  que  la  piété  du  peuple  y 
met  toute  sa  gloire.  Dès  1825,  Dublin  avait  son  église  métro- 
politaine dans  Marlborough  street,  à  peu  de  distance  de  ces 
célèbres  cathédrales  gothiques  de  Saint  Patrick's  et  de  Christ 
Church  demeurées  aux  mains  des  protestans.  Chaque  village 


L  IRLANDE    RELIGIEUSE.  903 

a  sa  «  chapelle  »  catholique  (le  mot  est  resté),  blanche  et  gra- 
cieuse, à  côté  de  l'autre  église,  de  l'église  du  landlord,  celle-là 
même  où  les  ancêtres  allaient  prier  avant  la  réforme,  close, 
froide  et  muette,  tandis  que  l'Angelus  tinte  discrètement  du 
haut  du  clocheton  voisin.  — Au  centre  du  pays,  à  quelques  lieues 
de  Dublin,  voilà  le  célèbre  collège  de  Maynooth,  «  le  plus  grand 
séminaire  de  la  chrétienté,  »  disait  le  cardinal  Newman,  et 
d'où  sort  la  grande  majorité  des  2  953  prêtres  séculiers  irlandais 
sans  parler  des  27  évêques  et  archevêques  de  la  province  d'Hi- 
bernie  (1).  Pittoresquement  situé  sur  l'ancien  domaine  du  duc  de 
Leinster,  —  la  chapelle  protestante  du  domaine  s'enclave  encore 
dans  ses  murs  et,  libéralement,  s'ouvre  chaque  dimanche  au 
culte,  —  il  semblerait  une  vaste  université  anglaise  avec  son  parc, 
ses  prairies,  la  rivière  qui  le  borde,  et  en  un  sens  avec  la  vie 
même  des  étudians  qu'aux  heures  de  récréation  on  entraîne  à 
l'équitation,  aux  grands  jeux  extérieurs,  si  ce  n'était  la  régula- 
rité de  ces  grands  bâtimens  scolaires  à  l'air  encore  neuf  et  la 
magnificence  de  cette  haute  chapelle  de  Saint  Patrick  qui  se 
dresse  sur  le  flanc  du  cloître  collégial.  Maynooth  compte  norma- 
lement six  cents  élèves  destinés  aux  ordres.  La  majorité  sert 
en  Irlande;  les  autres  seront  appelés,  avec  les  prêtres  spécia- 
lement formés  par  le  collège  d'Ail  Hallows,  vers  les  régions  du 
nouveau  monde  ou  des  antipodes,  pour  satisfaire  à  cette  mission 
qui  semble  avoir  été  celle  de  l'Irlande  au  xix®  siècle,  de  fonder  le 
catholicisme   dans  les   sociétés  anglo-saxonnes  d'au  delà    des 


(1)  Chiffres  extraits  de  l'irish  Catholic  Directory  pour  1903.  Ajoutons  588  prêtres 
du  clergé  régulier,  212  maisons  religieuses  d'hommes  et  31  communautés  reli- 
gieuses de  femmes.  —  On  sait  comment  sont  nommés  les  évêques  irlandais.  Une 
liste  de  pénétration  comprenant  trois  noms  [dignus,  dignior  et  diqnissimus)  est 
dressée  par  l'assemblée  des  curés  du  diocèse,  auxquels  se  sont  joints  les  membres 
du  chapitre;  les  évêques  de  la  province,  réunis  sur  l'invitation  du  Métropolitain, 
font  leurs  observations  sur  la  liste  de  présentation,  laquelle  esf  ensuite  envoyée  à 
Rome.  Le  Pape  peut,  bien  entendu,  choisir  le  nouvel  évêque  en  dehors  de  la  liste; 
le  fait,  pourtant,  est  rare.  L'évêquc  nomme  les  curés,  vicaires,  etc.,  en  toute  indé- 
pendance ;  les  curés,  une  fois  nommés,  sont  inamovibles.  —  Comment  sont  admi- 
nistrés les  biens  ecclésiastiques?  lis  sont,  dans  chaque  diocèse,  immatriculés 
[vested]  au  nom  de  4  ou  5  Trustées,  qui  les  administrent.  Autrefois  les  Trustées 
étaient  paroissiaux,  mais  on  tend  de  plus  en  plus  à  n'avoir  que  des  Tt-ustees  dio- 
césains. Les  Trustées  sont  presque  tous  des  ecclésiastiques  (ce  n'est  qu'exception- 
nellement qu'on  prend  des  laïques);  au  décès  de  l'un  d'eux,  les  survivans  élisent 
un  nouveau  membre.  Lorsqu'il  y  a  une  grosse  dépense  à  faire,  église  ou  école  à 
bâtir  par  exemple,  le  curé  forme  un  Committee  composé  tant  de  laïques  que  d'ec- 
clésiastiques pour  recueillir  les  fonds  et  établir  les  devis;  le  curé  rend  compte  à 
l'évêque,  les  comptes  sont  en  général  publiés  i^uand  tout  est  liai. 


90i  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

mers,  comme  celle  de  l'Irlande  primitive  avait  été  d'instruire 
dans  la  foi  les  nations  du  continent  européen.  L'Irlande  a 
fourni  au  xix®  siècle  à  l'Australie  tout  son  clergé,  sans  en  excep- 
ter l'éminent  archevêque  de  Sidney,  le  cardinal  Moran.  Elle  a 
présidé  à  l'enfance  de  l'Eglise  catholique  aux  Etats-Unis,  elle 
fournit  encore  aujourd'hui  de  prêtres  tout  l'Ouest  américain,  et 
la  liste  des  dignitaires  de  l'Eglise  de  Rome  en  Amérique  est 
encore  presque  exclusivement  composée  de  noms  irlandais, 
depuis  celui  do  S.  E.  le  cardinal  Gibbons  jusqu'à  celui  de 
Mgr  Keane,  archevêque  de  Dubuque.  Nation  missionnaire  par 
excellence,  l'Irlande  a  mérité  ce  nom  de  «  mère  de  toutes  les 
Églises  du  monde  anglo-saxon,  »  elle  a  rempli  héroïquement,  par 
ses  prêtres  du  xix"  siècle  comme  par  ses  moines  du  vu®,  cette 
fonction  suprême  de  l'apôtre  :  percgrinari  pro  Christo. 

Fidèle  servante  du  Saint-Siège,  elle  jouit  aujourd'hui  chez 
elle,  dans  l'exercice  de  la  religion  catholique  et  romaine,  sous 
le  gouvernement  anglais  et  protestant,  de  la  tolérance  la  plus 
large,  L'Etat  sans  doute  ne  fournit  au  culte  nulle  subvention, 
exception  faite  pour  la  petite  dotation  de  Maynoolh.  Le  curé 
irlandais  vit  des  contributions  que  lui  paient  ses  paroissiens  à 
Pâques  et  à  Noël  et  auxquelles  s'ajoutent  les  droits  pour  messes 
et  cérémonies  (1),  et  il  est  bien  payé,  eu  égard  surtout  à  la  pau- 
vreté qui  l'entoure.  Il  n'est  éligible  à  aucune  assemblée  politique 
ou  fonction  publique;  il  ne  saurait  porter  extérieurement  la  sou- 
tane, ce  qui  a  peut-être  cet  avantage  de  le  rapprocher  naturel- 
lement du  peuple.  Ceci  dit,  il  est  maître  chez  lui,  le  culte  est  libre 
de  toute  restriction  légale  ou  policière,  et  nulle  part  le  bras  sé- 
culier ne  respecte  davantage  la  religion  et  ses  ministres  :  un  tel 
exemple  de  tolérance,  venant  du  gouvernement  protestant,  —  et 
fort  s'il  en  fut,  —  d'un  pays  qui  comme  l'Irlande  reste  à  tant 
d'égards   encore    un   pays    conquis,   nest-il    pas   instructif,   et 

(1)  Il  est  assez  malaisé  de  savoir  à  combien  se  montent  ces  «  contributions  » 
paroissiales  annuelles.  L'évéque  de  Raphoe  les  évaluait,  il  y  a  quelques  années,  à 
une  moyenixe  de  6  à  7  shillings  par  famille  dans  les  régions  très  pauvres  de 
l'ouest.  Mgr  Perraud,  en  18G2,  estimait  le  traitement  annuel  moyen  d'un  vicaire  à 
80  livres  sterling.,  celui  d'un  curé  à  200  liv.  st.,  celui  d'un  évéque  à  bOO  liv.  st. 
(Études  sur  l'Irlande  contemporaine,  11,  492.  —  Cf.  Financial  Relations  Commis- 
sion, Evidence,  I,  170).  Une  part  proportionnelle  du  produit  des  contributions  an- 
nuelles est  versée  parle  curé  à  son  vicaire  ou  à  ses  vicaires;  en  outre,  chaque  curé 
verse  une  subvention  annuelle  à  son  évéque,  lequel  jouit  en  outre  du  revenu  de 
deux  paroisses  dont  il  est  officiellement  le  curé  et  qu'il  fait  gérer  par  un  adminiS' 
tralor. 


l'irlande  religieuse.  903 

«loit-il  être  à  Jamais  perdu  pour  nos  gouvernemens  Jacobins? 
Notez  que  le  prêtre  irlandais  n'a  guère  cessé  depuis  près  de 
cent  ans  de  jouer  un  rôle  politique;  qu'il  prend  parti  dans 
toutes  les  élections;  qu'il  n'est  guère  de  mee ?/??// nationaliste  où 
l'on  ne  voie  le  curé  de  l'endroit  sur  l'estrade;  que,  lors  de  la- 
guerre  du  Transvaal,  les  évoques  ont  tous  condamné  les  armes 
anglaises  dans  leurs  lettres  pastorales  :  l'autorité  civile  ne  voit 
dans  tout  cela  ni  crime  ni  délit.  Le  clergé  tout  entier  est  natio- 
naliste :  n'est-ce  pas  après  tout  son  droit?  —  Il  l'est  devenu,  on 
le  sait,  dès  le  commencement  du  xix^  siècle,  alors  que,  passée 
l'ère  des  grandes  persécutions,  s'ouvrait  celle  des  revendications. 
Son  premier  témoignage  public  fut  de  rejeter,  malgré  l'avis  de 
Rome,  le  salaire  officiel  que  l'Angleterre  lui  offrait,  dans  un 
projet  de  concordat,  en  échange  d'un  droit  de  veto  sur  les  nomi- 
nations épiscopales.  Avec  O'Gonnell,  avec  ces  deux  grands  prélats 
qui  s'appelèrent  Mac  Haie  et  Doyle,  il  prend  officiellement 
la  défense  des  catholiques  contre  l'intolérance  protestante  et 
celle  des  paysans  contre  l'oppression  du  landlord,  il  entre  dans 
l'action  politique.  Grâce  à  lui,  l'émancipation  catholique  est 
gagnée  en  1829,  les  dîmes  abolies  en  1838.  Il  soutient  la  cam- 
pagne du  Repeal  et  étouffe  dans  l'œuf  l'insurrection  de  1848. 
Après  les  années  de  réaction  où  domine  un  prélat  à  tendances 
ultramontaines,  le  cardinal  Cullen,  il  reprend  sa  place  de  bataille, 
à  la  voix  du  grand  archevêque  de  Cashel,  Mgr  Croke,  pendant 
la  terrible  crise  qui  convulsé  l'Irlande  de  1880  à  1890.  —  On 
sait  enfin  que  les  excès  populaires  du  boycottage  et  du  «  plan 
de  campagne,  »  qui  provoquèrent,  en  1888,  l'intervention  du 
Vatican  et  les  paternelles  admonestations  de  Léon  XIII  «  à  son 
peuple  d'Hibernie,  »  contribuèrent  pour  beaucoup,  avec  l'échec 
final  de  la  campagne  entreprise  par  une  grande  partie  du  clergé, 
après  la  mort  de  Pàrnell,  contre  les  fidèles  du  parnellismc,  à 
provoquer  la  retraite  politique  du  gros  de  l'armée  ecclésias- 
tique. Son  abstention  relative  est  aujourd'hui  déplorée  par 
tous  les  partisans  d'un  mouvement  fort  en  Irlande,  sa  prudecce 
même  lui  est  imputée  à  faiblesse  et  indifférence  :  mais  qui  sait 
s'il  retrouvera  jamais,  du  moins  au  même  degré,  son  pouvoir 
politique  d'anlan? 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III 


A  vrai  dire,  ce  pouvoir  politique  n'est  qu'une  des  formes,  et 
non  pas  même  la  principale,  de  l'action  prépondérante,  de  l'es- 
pèce de  «  suprématie  »  qu'exerce  à  bien  des  égards  le  clergé  catho- 
lique en  Irlande.  Cette  suprématie  n'a  sans  doute  rien  d'absolu, 
j'entends  en  matière  temporelle.  Il  faut  se  défier  ici  des  exagé- 
rations intéressées  qui  voudraient  nous  faire  voir  dans  l'Irlande 
actuelle  a  priest-ridden  country ,  un  pays  esclave  du  prêtre.  Hors 
du  domaine  spirituel,  en  politique  surtout,  ce  sont  ses  qualités 
personnelles  qui  font  au  prêtre  son  influence  :  le  paysan  d'Ir- 
lande a  de  la  pénétration,  il  juge  l'homme  sous  le  prêtre,  et 
selon  ce  jugement  il  suit  ou  non  son  conseiller;  qu'une  fois  ce 
conseiller  se  trompe,  et  voilà  la  confiance  disparue  !  Ne  croyons 
pas  non  plus  que  l'Irlande,  victime  de  l'ultramontanisme,  soit 
en  danger  de  «  romanisation,  »  et  qu'à  force  de  méprendre  les 
intérêts  de  «  Rome  »  pour  les  siens,  elle  tende  à  n'être  qu'«  une 
province  romaine,  »  avec  un  souverain  qui  ne  serait  plus  le  roi 
d'Angleterre,  mais  «  l'évêque  de  Rome  :  »  les  catholiques  an- 
glais se  chargent  de  répondre  à  cette  absurdité  lorsqu'ils  nous 
disent  que  ce  qu'ils  reprochent  le  plus  à  l'Irlande,  c'est  justement 
de  ne  point  obéir  à  Rome  !  La  vérité,  c'est  que  si  la  religion  se 
mêle  étroitement  en  Irlande  à  la  vie  nationale,  emplissant  l'atmo- 
sphère publique,  intervenant  dans  toutes  les  affaires  politiques 
ou  sociales,  sans  que  personne  songe  à  s'en  étonner,  —  c'est 
le  résultat  de  trois  siècles  de  persécution  à  la  fois  religieuse  et 
nationale,  de  trois  siècles  de  lutte  pour  la  patrie  et  la  foi  irlan- 
daise, —  l'Irlande  a  toujours  su  distinguer  entre  sa  politique 
et  sa  religion.  «  Nous  demandons  notre  religion  à  Rome,  » 
disait  O'Connell,  «  mais  nous  irions  plutôt  chercher  notre  poli- 
tique à  Constantinople  !  »  O'Connell  en  ce  mot  était  «  peuple,  » 
il  reflétait  exactement  le  sentiment  du  peuple,  et  le  peuple  a  si 
peu  changé  de  sentiment  qu'il  lui  a  repris  son  mot  pour  en  faire 
aujourd'hui  une  maxime  courante  :  our  religion  from  Rome,  our 
poli  tics  from  home. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'en  nul  pays  l'ascendant  moral 
du  clergé  n'est  plus  puissant.  En  religion,  en  morale,  son  auto- 
rité est  indiscutable  et  indiscutée.  Il  a  l'instruction  presque  tout 


l'irlande  religieuse.  907 

entière  dans  ses  mains  :  entrez  dans  une  école  primaire  «  pu- 
blique, »  l'instituteur  sera  toujours  un  laïque,  mais  neuf  fois  sur 
dix  le  manager  ou  gérant  sera  le  curé  de  l'endroit,  et  quant  à 
l'enseignement  secondaire  ou  technique,  ce  sont  partout  des 
prêtres,  des  «  frères  »  ou  des  «  sœurs  »  qui  le  donnent  aux  ca- 
tholiques. Toutes  les  difficultés  entre  les  paysans  et  le  landlord, 
c'est  au  curé  qu'on  s'en  remet  de  les  faire  lever.  Lorsqu'en  1898 
l'Irlande  eut  à  faire  l'apprentissage  du  local  government,  c'est  le 
clergé  qui  l'y  aida,  et  fit  le  succès  de  l'expérience.  En  politique 
même,  sa  voix  pèsera  toujours  d'un  grand  poids  sur  les  conseils 
de  la  nation;  elle  sera  parfois  décisive  s'il  s'agit  des  intérêts  ca- 
tholiques, comme  en  1902,  quand  l'épiscopat  força  le  groupe 
des  députés  nationalistes  irlandais  à  voter  au  Parlement  pour 
VEducation  bill  anglais,  c'est-à-dire  à  soutenir  le  gouvernement 
unioniste,  par  intérêt  pour  l'éducation  catholique  en  Angleterre. 
Le  clergé  dispose  ainsi  en  Irlande  d'une  puissance  exception- 
nelle, cela  ne  peut  se  contester,  si  même  cette  puissance  est 
moindre  qu'on  ne  le  dit  parfois  ;  cherchons-en  d'abord  les 
causes. 

La  première  est  évidente  en  soi,  car  il  y  a  peu  de  caractéris- 
tiques de  race  aussi  marquées  que  l'intensité  de  la  foi  religieuse 
dans  les  races  celtiques,  et  surtout  dans  la  race  irlandaise. 
Celle-ci  était  comme  prédestinée  au  catholicisme  par  ses  aspira- 
tions spiritualistes,  par  cet  idéalisme  instinctif,  toujours  en  con- 
tact avec  l'au-delà,  par  ce  mysticisme  dédaigneux  de  l'irréalité 
du  monde  réel,  qui  semble  avoir  protégé  du  rationalisme  protes- 
tant non  seulement  le  peuple  irlandais,  mais  la  plupart  des 
peuples  de  sang  celtique;  ajoutons  par  le  langage  gaélique,  de 
caractère  si  profondément  religieux,  si  différent  du  matérialisme 
utilitaire  de  cette  langue  anglo-saxonne  où  certains  esprits 
croient  voir  aujourd'hui  un  danger  pour  la  foi  irlandaise.  Trois 
siècles  de  persécutions  n'ont  fait  que  rendre  l'Irlande  plus  atta- 
chée à  sa  foi,  et  cet  attachement  plus  méritoire,  si  l'on  ne  veut 
dire  héroïque.  Et  maintenant  cette  foi  semble  faire  partie  de  la 
race  et  de  la  nationalité,  ne  se  distinguer  plus  de  l'une  ni  de 
l'autre.  Elle  est  dans  le  sang.  C'est  une  seconde  nature,  un  ins- 
tinct traditionnel  qui  n'a  pas  besoin  d'être  raisonné  pour  être 
profond,  et  qui  de  fait  n'est  pas  très  raisonné,  ni  philosophique- 
ment étayé,  comme  il  est  naturel  en  un  pays  où  l'instruction  est 
arriérée,   la  culture  et  l'esprit  scieutiiique  rares.  Il  y  a   ainsi, 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  quelque  exagération,  un  fond  de  vrai  peut-être  dans  ce  que 
nous  disait  naguère  un  catholique  anglais  qui  prétendait  que  la 
foi  irlandaise  est  «  dans  la  race  »  plus  que  «  dans  l'individu  :  » 
«  Ils  sont  catholiques  parce  qu'Irlandais,  et  Irlandais  parce  que 
catholiques;  ils  ne  veulent  pas  que,  moi  Anglais,  je  sois  catho- 
lique, —  c'est  leur  privilège,  —  et  ils  me  détestent,  moi  catho- 
lique, parce  qu'Anglais,  et  peut-être  plus  encore  parce  que 
catholique  anglais.  » 

S'il  est  vrai  que  la  piété,  comme  la  moralité,  ait  quelque  peu 
baissé  depuis  un  demi-siècle  en  Irlande,  la  raison  n'en  est  pas 
à  chercher  bien  loin,  c'est  l'introduction  brutale  dans  un  milieu 
resté  très  primitif  des  élémens  dune  demi-instruction  et  d'une 
demi-civilisation,  étrangères  toutes  deux  à  l'esprit  de  la  race, 
et  dont  les  premiers  effets,  sinon  les  seuls,  sont  les  mauvais 
effets.  Il  est  certain  que  dans  l'état  actuel  des  choses,  les  Irlan- 
dais ne  sont  guère  mieux  armés  pour  la  lutte  dans  la  vie  spiri- 
tuelle que  dans  la  vie  matérielle  :  dès  qu'ils  éniigrent,  la  déper- 
dition est  énorme,  par  la  brusque  transition  entre  des  conditions 
de  vie  très  saines  et  les  bas-fonds  des  grandes  villes  d'Angle- 
terre ou  d'Amérique.  Notre  Anglais  de  tout  à  l'heure  nous 
dirait  ici  que  le  plus  grand  obstacle  à  la  «  catholicisation  »  de 
l'Angleterre,  c'est  l'Irlande,  lisez  l'impiété  de  vie  des  Irlandais 
de  Liverpool  ou  de  Glasgow.  Aux  Etats-Unis  on  estime  que,  dans 
les  soixante  dernières  années,  la  moitié  des  Irlandais  immigrés 
ou  nés  d'immigrés  aurait  été  perdue  au  catholicisme  et  à  toute 
espèce  de  religion  positive.  —  N'empêche  qu'on  ne  peut  qu'être 
encore  frappé  dans  l'Irlande  d'aujourd'hui  de  l'intensité  de  la  foi 
catholique  et  de  ses  manifestations  extérieures  :  l'énorme  foule 
populaire  qui  se  presse  aux  Eglises  dans  les  villes,  les  hommes 
plus  nombreux  encore  que  les  femmes,  semble-t-il,  tout  ce 
monde  agenouillé  à  même  les  dalles,  sans  un  geste,  sans  un 
bruit,  prosterné  et  comme  pétrifié  dans  la  prière;  à  Dublin,  aux 
messes  matinales,  trois  ou  quatre  prêtres  donnant  en  même  temps 
la  communion  aux  nombreux  fidèles;  dans  les  campagnes  et 
surtout  dans  l'Ouest,  la  récitation^  habituelle  du  rosaire  en  fa- 
mille, la  pratique  fréquente  du  jeûne  de  deux  jours  avant  la 
communion,  les  «  stations  »  faites  à  Pâques  et  à  Noël  dans  chaque 
hameau,  avec  confession  et  communion  générale,  par  le  pasteur 
de  la  paroisse  qui  descend  chez  l'habitant  et  célèbre  le  Saint- 
Sacrifice  dans  les  maisons  de  ferme,  selon  un  touchant  usage  qui 


l'irlande  religieuse.  909 

date  du  temps  des  persécutions.  Admirons  cette  piété  irlandaise, 
si  vive  et  si  ardente  !  Et  si  les  critiques  y  relèvent  quelque 
trace  de  la  légèreté  d'esprit  et  de  la  mobilité  de  caractère  de  ce 
grand  enfant  qu'est  souvent  le  paysan  d'Irlande,  reconnaissons 
du  moins  que,  de  tous  les  peuples  européens,  celui-là  est  le  plus 
foncièrement  religieux,  et  que  c'est  à  lui  que  serait  le  mieux 
appliqué,  s'il  doit  l'être  jamais,  le  mot  divin  :  «  Allez,  votre  foi 
vous  a  sauvés  !  » 

Aimant  sa  religion,  il  aime  son  Eglise.  Son  Eglise  est  sa 
maîtresse,  dit  le  proverbe  populaire.  Elle  est  l'autorité  spiri- 
tuelle à  qui  se  doit  le  respect,  l'obéissance;  elle  est  le  joyau  que 
n'a  pu  lui  arracher  le  Sassenach,  la  seule  organisation  perma- 
nente, la  seule  expression  nationale  de  l'Irlande  :  autant  de  rai- 
sons de  l'aimer  !  Aux  temps  d'épreuve,  elle  a  été  son  seul  sou- 
tien. Sous  Elisabeth  et  sous  Cromwell,  sous  les  «  lois  pénales,  » 
le  prêtre  à  souffert  avec  le  peuple,  il  lui  est  resté  fidèle  jusqu'à 
la  mort  et  au  martyre.  L'alliance,  l'union  s'est  ainsi  scellée  entre 
le  prêtre  et  le  peuple.  Le  prêtre  a  conquis  pour  jamais  la  recon- 
naissance, et  la  vénération  du  peuple,  il  est  devenu  son  guide, 
son  ami,  il  a  gagné  ce  nom  qui  lui  restera  de  sagart  a  rnin,àQ 
prêtre  aimé  du  peuple.  —  Rien  de  touchant  à  voir,  aujourd'hui 
encore,  comme  cet  attachement  des  paysans  d'Irlande  pour  leur 
pasteur,  ce  respect  et  cette  affection  dont  il  est  entouré,  cette  in- 
timité et  cette  confiance  qui  régnent  entre  ses  ouailles  et  lui. 
C'est  ce  qui  frappe  quand  on  rencontre  dans  les  bourgades  do 
l'Ouest  le  curé  du  village,  le parish  pries t,  —  chapeau  haut-de- 
forme,  pardessus  noir  et  pantalon  noir,  —  grand,  fort,  le  teint 
coloré,  se  promenant  avec  son  jeune  enraie,  son  vicaire  à  la  phy- 
sionomie fine  et  grave  ;  tout  le  monde  le  salue  sans  qu'il  ré- 
ponde (il  y  userait  son  chapeau)  autrement  que  par  un  mot 
aimable  à  l'adresse  de  chacun  ;  il  semble  un  roi  dans  son  royaume, 
il  est  vraiment  le  père  de  son  peuple,  un  père  parfois  un  peu 
autoritaire,  mais  affable,  courtois,  familier,  s'intéressant  à  tous,  et 
par-dessus  tout  «  populaire.  »  Pour  lui,  le  peuple  est  prêt  à  tout; 
il  n'est  pas  d'hommage  qu'on  ne  lui  rende.  Combien  de  pareils  à 
ce  spirituel  et  vieux  curé,  Fal/ier  Dan,  dont  M.  l'abbé  Slieohan  a 
si  joliment  dessiné  le  type  dans  cette  charmante  peinture  de  la 
vie  ecclésiastique  en  Irlande,  My  new  citrate!  Quelle  simplicité, 
quelle  jovialité  chez  tous  ces  «  clercs  »  qui,  comme  le  légendaire 
Father  O'Flynn  chanté  par  A.  P.  Graves,  n'entendent  cas  laisser 


910  REMJE    DES    DEUX    MONDES. 

toute  gaîté  au  siècle  :  «  le  prêtre  n'est-il  pas  un  Irlandais  lui 
aussi?  »  Nulle  roideur,  nulle  hauteur,  point  de  mur  de  pierre  qui 
les  sépare  des  simples  fidèles,  ils  se  font  aimer  par  leur  bonne 
grâce  et  au  besoin  leur  rudesse.  Et,  avec  cela,  généreux,  pleins 
d'entrain,  de  chaleur  :  quand  ils  voyagent  en  France,  notre  clergé 
rural  leur  fait  une  singulière  impression  de  passivité  qu'ils  s'ex- 
pliquent par  sa  dépendance  à  légard  de  l'Etat.  Mais  s'ils  sont  eux- 
mêmes  si  populaires  et  si  forts,  ne  croyons  pas  que  ce  soit  seule- 
ment qu'ils  sont  indépendans  du  gouvernement,  soutenus  et 
payés  par  le  peuple.  Plus  haute  est  la  question  :  leur  force,  c'est 
la  foi  et  la  piété  de  l'Irlande,  c'est  un  peuple  entier  croyant  et 
pratiquant. 

Il  y  a  autre  chose,  un  second  facteur  à  la  situation.  Le 
prêtre  irlandais  n'est  pas  seulement  le  pasteur  spirituel,  il  est  le 
guide,  le  conseiller  temporel;  l'histoire  l'a  fait  par  la  force  des 
choses  le  leader,  et  le  seul  leader,  du  peuple.  Le  peuple 
d'Irlande  aurait  pu  avoir,  comme  les  autres,  son  aristocratie 
nationale,  sa  bourgeoisie  cultivée,  si  la  conquête  anglaise  n'avait 
arrêté  dans  son  cours  naturel  le  développement  du  pays,  sans 
d'ailleurs  pouvoir  créer  de  toutes  pièces  un  nouvel  état  social 
durable.  Lorsque,  au  xvin®  siècle,  la  conquête  étant  parfaite,  l'op- 
pression s'organise,  l'Irlande  n'a  plus  ni  aristocratie,  —  la  terre 
est  aux  mains  des  landlords  anglais  et  protestans,  —  ni  bour- 
geoisie, —  elle  est  anéantie  ou  elle  a  fui  ;  —  la  nation  n'est  plus 
qu'une  plèbe  inorganisée  de  paysans  très  pau\Tes,  esclaves  d'une 
Ascendancy  et  d'un  gouvernement  étrangers  de  race  et  de  reli- 
gion, et  à  qui  il  ne  reste  plus  de  chefs  que  dans  le  clergé  qui 
seul  a  de  l'instruction,  et  la  confiance  de  tous. 

Voyez  la  situation,  aujourd'hui  encore,  dans  les  campagnes: 
dans  rOuest,  le  prêtre  est  normalement  le  seul  individu  tant 
soit  peu  instruit  du  village;  il  est,  dans  les  quatre  provinces,  le 
seul  conseiller  capable,  le  seul  chef  écouté.  Les  politiciens?  Le 
peuple  s'en  sert,  mais  les  juge  à  leur  valeur.  Le  landlord?  Il  n'a 
pas  le  plus  souvent  un  intérêt,  un  sentiment,  un  but  qui  ne 
soient  contraires  à  ceux  des  paysans,  aux  yeux  de  qui,  fatale- 
ment, il  est  un  ennemi  ou  un  suspect,  fût-il  même  catholique, 
car  alors  c'est  un  traître  qui  a  vendu  son  pays  pour  garder  sa 
terre.  A  la  ville,  le  cas  se  présente  un  peu  différemment,  mais  la 
même  cause  historique  donne  au  clergé  une  influence  exception- 
nelle :  c'est  l'absence  ou  du  moins  l'insuffisance,  en  nombre  et 


l'iRLANDE   RELIGIEUSE.  911 

en  valeur,  d'une  bourgeoisie  vrain^ent  instruite,  cultivée,  indé- 
pendante, capable  de  remplir  son  rôle  dans  la  société.  Sur  les 
ruines  de  l'ancienne,  une  bourgeoisie  nouvelle  commence  sans 
doute  à  se  reconstituer,  mais  le  haut  enseignement  fait  encore  si 
cruellement  défaut,  l'enseignement  secondaire  est  lui-même  si 
faible  souvent,  qu'on  ne  trouverait  aujourd'hui  encore  chez  les 
catholiques  d'Irlande,  même  dans  les  classes  libérales,  qu'un 
petit  nombre  d'hommes  ayant  une  véritable  et  complète  instruc- 
tion, une  réelle  culture.  Ce  qui  se  trouve  partout  au  contraire, 
c'est  une  certaine  forme  d'apathie  intellectuelle,  un  dégoût  de 
l'efTort  mental,  une  certaine  absence  de  sens  critique  et  de  juge- 
ment personnel  qui  est  d'autant  plus  à  remarquer  que  l'Irlan- 
dais a  naturellement  l'esprit  caustique  et  gouailleur,  et  le  don 
psychologique  :  notez  que  cela  n'est  pas  vrai  des  seuls  catho- 
liques, mais  tout  autant  de  VAscendancy  protestante,  car  c'est 
la  revanche  de  l'histoire  que  les  lois  pénales  n'aient  guère 
moins  fait  sentir  leur  effet  sur  les  persécuteurs  que  sur  les  per- 
sécutés. Voilà  une  question  capitale  par  exemple,  celle  de  l'en- 
seignement, qui  n'intéressera  là-bas  que  fort  peu  de  gens,  catho- 
liques ou  protestans.  D'opinion  catholique,  on  ne  trouverait 
guère,  dans  le  monde  laïque,  qui  soit  digne  de  ce  nom,  d'autant 
que  l'instruction  religieuse  des  upper  classes  est  rarement 
poussée  un  peu  avant.  L'Irlande  n'a  pas  de  ces  grands  champions 
du  catholicisme  qui  ont  eu  nom  Windhorst,  Ward  ou  Monta- 
lembert.  On  compterait  les  hommes  d'esprit  sûr  et  cultivé  qui 
sont  vraiment  indépendans,  capables  de  servir  de  point  d'appui 
à  une  opinion  publique  saine  et  réfléchie,  et  de  contrepoids  à 
l'influence  du  clergé  dans  la  vie  nationale  ;  ils  sont  isolés,  trop 
peu  nombreux  et  trop  peu  organisés  pour  s'imposer,  et  naturel- 
lement la  masse  continue  de  s'appuyer  traditionnellement  sur 
son  seul  protecteur,  le  clergé. 

Celui-ci  est  d'ailleurs  le  premier  à  reconnaître  ce  qu'il  y  a 
d'anormal,  de  malsain,  dans  une  société  où  manque  Yeducated 
laity^  l'élément  laïque  supérieur  et  indépendant,  et  il  est  le  pre- 
mier à  désirer  le  développement  de  cette  bourgeoisie  instruite 
et  libérale  dont  il  ne  réclame  que  la  reconnaissance  de  ses  droits 
en  matière  de  morale  et  de  foi.  Mais  d'où  vient  le  mal  si  ce  n'est 
des  lois  pénales  et  des  persécutions,  —  il  faut  toujours  en 
revenir  là,  —  qui,  en  privant  l'Irlande  de  ses  classes  dirigeantes, 
ont  fait  la  prépondérance  du  clergé,  qui  ont  réduit  le  peuple  à 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'ignorance  obligatoire  comme  à  la  misère  obligatoire,  et  l'ont 
frappé  de  cette  servitude  dont  il  n'y  a  que  les  suites  nécessaires 
dans  ce  que  nous  voyons  aujourd'hui,  cette  inertie,  cette  léthar- 
gie de  l'opinion,  ce  manque  de  liberté  d'esprit,  d'énergie  et  de 
résistance  morale?  «  Les  épaules  restent  courbées,  ;>  disait  Shiel, 
«  bien  longtemps  après  que  le  poids  de  l'oppression  est  à  bas.  » 
Le  catholique  irlandais  porte  encore  la  marque  du  servage,  il  y 
a  encore  en  lui,  selon  le  mot  de  G.  de  Beaumont,  la  moitié 
d'un  esclave:  half  slave!  dit-il  lui-même,  demi-serf  de  son  igno- 
rance et  de  sa  faiblesse  de  caractère.  Le  mal,  cependant,  dimi- 
nue. L'Irlande  se  relève  peu  à  peu  de  son  antique  servitude. 
Les  papistes,  nous  l'avons  dit,  commencent  à  revendiquer  leurs 
droits,  à  se  faire  respecter  et  à  faire  respecter  leur  religion.  De 
même  et  en  même  temps,  l'instruction  se  développe,  la  bour- 
geoisie grandit,  le  noyau  libéral  et  cultivé  grossit.  Plus  ces 
forces  s'accroîtront,  plus  les  causes  de  la  prépondérance  sécu- 
lière du  clergé  diminueront,  et,  lorsque  la  nation  se  sera  enfin 
créé  cette  haute  bourgeoisie  réellement  instruite  et  indépendante 
qui  est  actuellement  le  premier  de  ses  besoins,  on  peut  prédire 
qu'on  verra  disparaître  en  ce  qu'elle  a  dès  à  présent  d'anormal, 
en  ce  qu'elle  aura  alors  d'excessif,  et  qui  ne  répondra  plus  à 
une  nécessité  des  faits,  cette  suprématie  temporelle  du  clergé 
catholique  en  Irlande. 


IV 


Elle  n'est  donc,  à  voir  les  choses  historiquement,  qu  une 
phase  transitoire  de  l'évolution  sociale  du  pays,  un  legs  du 
passé,  produit  nécessaire  de  conditions  très  spéciales  dont  l'An- 
gleterre et  les  «  Anglais  en  Irlande,  »  perpétuels  dénonciateurs 
du  clergé  irlandais,  sont  aussi  bien  les  premiers  responsables. 
Reste  à  savoir  l'usage  qui  en  a  été  fait.  Disons-le  tout  de  suite  : 
lintluence  du  clergé  catholique  au  xix«  siècle  en  Irlande  a  été 
surtout  conservatrice,  modératrice,  plus  apte  à  prévenir  le  mal 
qu'à  susciter  le  bien.  Et  ne  fallait-il  pas  qu'il  en  fût  ainsi  quand 
les  persécutions  récentes  et  l'oppression  constante  provoquaient 
le  peuple  esclave  à  des  violences,  à  des  révoltes  qui,  pour  être 
contenues,  demandaient  une  main  répressive  et  apaisante,  la 
l>ride  et  non  pas  la  cravache? 


l'irlande  religieuse.  Ôlâ 

Le  plus  puissant  facteur  de  paix  cfui  ait  jamais  agi  en  Irlande, 
c'est  l'Église  catholique  :  l'Angleterre  ne  lui  en  saura  jamais 
assez  gré.  Si  ce  facteur  de  paix  n'a  pu  toujours  éliminer  les 
facteurs  de  troubles,  il  en  a  toujours  contre-balancé  l'action, 
amorti  les  effets.  «  Les  Irlandais  seraient  libres  depuis  longtemps 
disait  le  révolutionnaire  JohnMitchel,  hut  for  heir  damned  soûls, 
n'étaient  leurs  diablesses  d'àmes!  »  Le  clergé  a  sapé  les  bases  de 
toute  insurrection,  paralysé  par  l'excommunication  tout  effort 
de  la  «  force  physique  »  et  toute  action  des  «  sociétés  secrètes.  » 
Et  pour  peu  qu'on  réfléchisse  à  l'étendue  de  son  pouvoir,  à  son 
influence  dans  la  vie  publique  et  jusqu'au  dernier  des  hameaux 
perdus  de  la  campagne,  à  la  force  et  à  la  ferveur  du  loyalisme 
que  lui  a  voué  le  peuple,  on  se  demandera  ce  qui  serait  advenu 
si  par  impossible  il  s  était  jeté  du  côté  de  l'action  !... 

Il  a  pris  part  à  l'agitation  légale  et  constitutionnelle,  par  pa- 
triotisme non  moins  que  par  crainte  de  l'agitation  révolution- 
naire. Il  ne  l'a  pas  fait  toujours  avec  mesure,  et  sans  doute  il  va 
bien  des  choses  à  regretter  dans  son  intervention  proprement 
politique  au  cours  du  dernier  siècle  :  ces  emportemens  de 
prêtres  changés  en  tribuns  pendant  la  crise  agraire  de  1880-1890, 
cette  inutile  campagne  antiparnelliste  menée  par  une  grande 
partie  du  clergé,  de  1890  à  1895,  et,  aujourd'hui  même,  ces  ha- 
rangues parfois  excessives  prononcées  par  des  prêtres  sur  les 
plaies-formes  des  meetings,  ces  discussions  politiques  soulevées 
au  sein  du  clergé  même  et  qui  font  qu'un  petit  vicaire  de  cam- 
pagne se  permettra  d'attaquer  le  primat  d'Irlande  pour  ses  décla- 
rations sur  la  loi  agraire.  Mais  n'oublions  pas,  ici  encore,  que 
c'est  la  tyrannie  anglaise  qui  a  fait  au  clergé  son  rôle  politique 
et  qui  a  «  forcé  »  le  pays  dans  une  série  d'agitations  constitu- 
tionnelles, agitations  civiles  et  religieuses  d'abord,  puis  agraires 
et  politiques,  dont  le  clergé  n'avait  ni  le  pouvoir  ni  le  devoir  de 
rester  spectateur  indifférent.  Seul  leader  du  peuple,  il  se  devait 
à  lui,  il  s'est  fait  son  soutien  dans  les  revendications  nécessaires 
et  dans  cette  lutte  inégale  contre  l'oppression  dont,  sans  lui,  le 
peuple  ne  fût  jamais  sorti  vainqueur,  et  il  n'est  pas  de  juge 
impartial  qui  ne  reconnaisse  que,  dans  l'ensemble  et  sauf  les 
excès  individuels,  il  employa  le  meilleur  de  sa  force  à  contenir 
l'agitation,  à  proscrire  les  violences,  à  faire  sentir  contre 
l'anarchie  et  la  jacquerie  son  autorité  modératrice  et  répressive. 

Un  pouvoir  conservateur  se  fait  malaisément  artisan  de  pro- 
TOiiE  XXXIV.  —  1906.  r>8 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grès.  Si,  moralement,  le  clergé  irlandais  a,  en  somme,  admirable- 
ment réussi  à  garder  son  peuple  vertueux  et  pieux,  il  n'a  pas  eu 
autant  de  succès  dans  cette  tâche  autrement  difficile  de  régé- 
nération intellectuelle  et  sociale,  à  laquelle  pourtant  il  n'a  pas 
manqué  de  prêtres  qui  aient  travaillé  et  réussi,  dans  leur  sphère 
locale,  tels  ce  Father  Davis,  de  Baltimore,  et  tant  d'autres  dont  un 
ministre  anglais  disait  un  jour  en  plein  Parlement  qu'ils  furent 
«  des  héros  en  même  temps  que  des  saints.  »  Lorsqu'en  1749, 
un  observateur  protestant,  l'évêque  philosophe  Berkeley,  écri- 
vait dans  ce  curieux  opuscule,  A  word  to  the  tvise,  qu'il  ne  con- 
naissait «  pas  sur  terre  de  classe  d'hommes  ayant  pouvoir  de 
faire  plus  de  bien  que  le  clergé  catholique  d'Irlande,  de  le  faire 
pms  aisément  et  avec  plus  de  profit  pour  autrui,  »  il  en  jugeait  à 
son  aise,  il  ne  se  demandait  pas  si  les  lois  pénales,  alors  floris- 
santes, n'allaient  pas  prolonger  bien  avant  dans  le  siècle  suivant 
des  effets  que  le  pire  des  régimes  agraires  et  civils  devait  aggraver 
encore,  de  manière  à  paralyser  d'avance  tout  progrès  en  Irlande 
et  pour  combien  de  temps?...  Il  faut  sentir  le  poids  de  ces 
causes  qui  s'opposaient  naguère  encore  au  développement  social 
de  l'Irlande,  il  faut  voir  aussi  celles  qui  ont  fait  le  clergé  irlan- 
dais ce  qu'il  est. 

Il  est  du  peuple.  Les  lois  pénales  ont  imprimé  sur  lui  leur 
marque  comme  sur  le  peuple,  et  si  ces  lois  ont  passé,  leur  œuvre 
faite,  l'Angleterre  est  restée,  qui  se  dresse  devant  l'Irlande  comme 
un  mur  de  prison,  l'isole  du  monde  et  l'enferme  dans  le  cercle 
étroit  de  son  horizon  factice  :  le  prêtre  irlandais  n'est  pas  sorti 
de  ce  milieu  léthargique  dont  il  subit  l'influence  déprimante,  ses 
regards  n'ont  pas  franchi  le  cercle  magique.  Ajoutez  que  le 
peuple  a  la  fierté  de  faire  son  clergé,  sinon  riche,  du  moins 
aisé;  ajoutez  que  ce  clergé  ne  sent  pas  l'aiguillon  d'une  opi- 
nion indépendante  et  éclairée,  qu'il  ne  sent  plus  l'aiguillon  de  la 
persécution  violente.  La  conséquence,  c'est  que,  comme  le  peuple, 
il  s'est  laissé  attarder  aux  revendications  politiques,  absorber  par 
la  lutte  contre  l'oppression,  lent  à  suivre  son  siècle  dans  la  voie 
du  progrès  social.  Voyez  dans  le  roman  de  M.  l'ilibé  Sheehan 
cette  jolie  figure  de  Father  Dan,  si  caractéristique  de  toute  une 
génération  de  prêtres  irlandais,  génération  finissante  aujourd'hui. 
Father  Dan  est  de  caractère  aisé  et  tranquille,  respectueux  du 
passé,  défiant  du  nouveau  ;  il  a  essayé  de  faire  quelque  chose 
pour  son  peuple,  il  a  échoué,  et  a  fini  par  «  accepter  l'inévi- 


l'irlande  reugieuse.  915 

tablo,  »  se  disant  «  qu'il  faut  aller  doucement  et  qu'on  ne  peut 
défaire  en  un  jour  l'œuvre  de  trois  cents  ans.  »  11  a  pris  pour 
maxime  :  quieta  non  movere,  et  il  s'est  résigné  :  «  Ctii  bono!  ce 
sera  la  même  chose  dans  cent  ans  d'ici  !  » 

C'est  surtout  en  matière  d'enseignement  qu'on  reproche  au- 
jourd'hui au  clergé  irlandais  de  n'avoir  pas  montré  assez  d'initia- 
tive et  d'esprit  de  progrès.  Directement  ou  indirectement,  il  tient 
presque  toute  l'instruction  des  catholiques,  et  la  raison,  c'est 
d'abord  l'insuffisance  de  l'élément  laïque  instruit  et  capable,  c'est 
aussi  que  pour  se  défendre  contre  les  efforts  faits  de  toutes  parts 
par  le  prosélytisme  officiel  ou  officieux,  à  l'école  primaire  ou 
dans  les  sociétés  de  propagande,  le  catholicisme  a  dû  rejeter 
l'enseignement  neutre  et  «  confessionnaliser  »  l'instruction. 
«  Nous  vivrions  en  Espagne,  »  nous  disait  un  ami  d'Irlande,  un 
laïque,  «  que  nous  serions  libéraux,  mais  le  libéralisme  est  ici 
un  luxe  que  nous  ne  pouvons  nous  permettre,  il  coûte  trop  cher  !  » 
N'empêche  qu'en  fait  d'enseignemeut,  le  monopole  n'est  jamais 
une  bonne  chose,  et  de  fait,  il  n'est  guère  contestable  que  l'instruc- 
tion publique  en  Irlande  ne  soit  restée  assez  faible  et  arriérée  au 
moins  jusqu'à  ces  dernières  années.  De  là  des  attaques  assez  vives, 
et  souvent  fort  exagérées,  contre  le  clergé  irlandais  dans  son 
rôle  d'éducateur,  dont  la  plus  retentissante  émana,  il  y  a  quatre 
ans,  du  commissaire  permanent  de  l'Enseignement  primaire,  le 
docteur  Starkie.  On  riposte  d'autre  part  que  la  grande  faute  est 
à  l'État  qui,  par  les  programmes  et  les  examens,  tenait  la  clef  du 
système,  imposait  cependant  un  enseignement  mal  entendu,  des 
méthodes  arriérées  et  destructives  de  l'intelligence,  enterrait  tout 
son  argent  dans  des  établissemens  mort-nés  comme  les  écoles 
dites  modèles  et  les  Queens  collèges  de  Cork  et  Galway.  Aussi 
bien,  n'est-il  pas  piquant  de  voir  des  protestans,  et  non  des 
moindres,  —  par  exemple  l'évêque  anglican  de  Killaloe  en  un 
discours  synodal,  —  reconnaître  la  supériorité  des  écoles  catho- 
liques sur  les  écoles  protestantes  en  Irlande  ;  de  voir  bon  nombre 
de  familles  protestantes  envoyer  de  préférence  leurs  enfans  à  ces 
écoles  catholiques,  et  de  trouver  10  pour  100  d'étudians  protes- 
tans sur  les  rôles  de  VUniversily  collège  de  Dublin,  lequel  est 
tenu  par  les  jésuites? 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  clergé  irlandais  aurait  sans  doute  mieux 
réussi  dan*)  l'œuvre  du  développement  intellectuel  et  social 
d'Erin,    s'il  avait  lui-même  été  mieux  préparé  à  la  tâche.  Le 


916  '    REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

grand  séminaire  irlandais  de  Maynooth  a  toujours  fait  de  très 
saints  prêtres,  admirablement  préparés  à  leur  mission  spirituelle; 
mais  jusqu'à  ces  derniers  temps  du  moins,  il  ne  les  préparait 
pas  assez  efficacement  à  leur  rôle  de  leaders,  au  sens  le  plus 
élevé  du  mot,  à  cette  fonction  spéciale  de  promoteurs  du  pro- 
grès en  Irlande.  Les  études  sacrées  y  étaient  supérieures,  les 
études  profanes  un  peu  négligées;  le  prêtre  sortait  de  là  avec, 
une  instruction  ecclésiastique  excellente,  mais  avec  une  instruc- 
tion générale  assez  incomplète  et  étroite  ;  il  lui  manquait  un  peu 
de  ces  qualités  mentales  que  donne  une  bonne  éducation  litté- 
raire, un  peu  «  de  cette  chose  indéfinissable,  »  dit  l'éminent 
évoque  de  Limerick,  Mgr  O'Dwyer,  «  qui  n'est  pas  le  savoir 
mais  la  culture.  »  Quoi  d'étonnant  dès  lors  si  souvent  le  prêtre, 
installé  et  isolé  dans  son  petit  presbytère  rural,  montrait  peu 
d'activité  intellectuelle,  peu  de  goût  pour  l'étude,  si  sa  biblio- 
thèque était  pauvre  et  sa  plume  peu  féconde,  s'il  réussissait 
mal  dans  le  training  des  esprits  et  des  caractères? 

Constatons  d'ailleurs  que  depuis  une  vingtaine  d'années  on 
a  commencé  à  réaliser  à  Maynooth,  dans  l'ordre  des  études 
classiques  et  scientifiques,  des  progrès  remarquables  dont  la 
répercussion  ne  peut  manquer  de  se  faire  sentir  sur  le  clergé 
irlandais  dans  son  ensemble.  Tant  dans  les  sciences  que  dans  les 
lettres,  le  niveau  des  études  a  été  fortement  relevé,  le  nombre 
des  professeurs  augmenté,  des  laïques  nommés  à  cinq  ou  six 
chaires,  des  séries  de  conférences  confiées  à  des  gens  compétens 
sur  des  sujets  économiques  et  sociaux.  On  s'efforce  de  procurer  à 
une  partie  au  moins  du  clergé  les  bénéfices  d'un  enseignement 
universitaire,  qui  doit  non  seulement  permettre  à  l'Eglise,  selon 
le  vœu  célèbre  de  Léon  XIII,  d'avoir  des  représcntans  dignes 
d'elle  dans  toutes  les  branches  de  la  haute  culture,  mais  contri- 
buer aussi,  en  mettant  l'étudiant  ecclésiasiique  plus  en  contact 
avec  l'étudiant  laïque,  à  rapprocher  le  prêtre  des  fidèles.  Chaque 
année,  on  envoie  donc  des  Maynooth  students  prendre  leurs 
«  degrés  «à  Dublin  devant  cette  commission  d'examens  univer- 
sitaires qui  est  décorée  du  nom  de  l'Université  royale  d'Irlande; 
on  envoie  des  prêtres  ou  futurs  prêtres  aux  Facultés  du  conti- 
nent, à  Paris,  à  Bonn,  à  Louvain,  de  même  qu'à  V Univeraity 
Collrfjr  (le  Dublin.  De  quel  avantage  ne  sera  pas  enfin,  pour  lo 
clergé  lui-même,  celte  Université  nationale  et  ouverte  aux  ca- 
Ihoiiciues  que  l'Irlande  ne  cesse  de  demander,  et  que  le  gouver- 


L'IRLANDE    RELIGIEUSE.  917 

nement  anglais  se  décidera  peut-être  à  créer  et  à  doter  en  face 
de  la  vieille  Université  protestante  de  Trinity  Collège,  donnant 
ainsi  au  monde,  une  fois  de  plus,  Texein pie  d'un  bel  et  vrai  libé- 
ralisme i 


Ce  n'est  que  justice  de  dire  que  tous  ces  efforts  faits  pour 
fortifier  la  culture  générale  du  prêtre  ont  largement  contribué 
au  succès  rencontré,  et  à  la  transformation  opérée,  dans  le 
sein  du  clergé  irlandais,  par  ces  mouvemens  récens,  ces  nou- 
velles tendances  des  esprits  qui  se  sont  fait  jour  en  Irlande 
depuis  dix  ou  quinze  ans.  L'Irlande  a  compris,  depuis  la  crise 
du  home  ride,  qu'à  se  laisser  trop  longtemps  absorber  par  la  po- 
litique et  l'agitation,  elle  compromettait  sa  nationalité  menacée 
par  l'anglicisation,  et  que  c'était  maintenant  le  premier  de  ses 
devoirs  de  restaurer  au  pays  son  individualité  nationale,  en  le 
rattachant  à  ses  traditions,  à  son  histoire,  à  son  langage,  en  lui 
refaisant  une  vie  propre  au  point  de  vue  psychologique  et  social: 
de  là  d'abord  le  mouvement  «  gaélique,  »  qui  vise  à  régénérer, 
à  «  re nationaliser  »  l'âme  irlandaise;  puis,  parallèlement,  un 
mouvement  «  économique,  »  qui  s'efforce  de  rendre  au  pays  par 
\eself  help,  la  coopération  et  l'enseignement  technique,  le  carac- 
tère et  les  formes  économiques  qui  le  sauveront  de  la  ruine 
matérielle.  Il  y  avait  là. de  quoi  faire  réfléchir  le  clergé  et  lui 
inspirer  quelque  salutaire  examen  de  conscience.  N'avait-il  pas 
lui-môme  abusé  de  la  politique  et  fait  trop  longtemps  passer  !s.^s 
revendications  agraires  ou  constitutionnelles  avant  la  réforme 
intérieure  et  l'éducation  de  l'individu?  xN'avait-il  pas  inconsciem- 
ment favorisé  les  progrès  de  l'anglicisation  par  cet  esprit  d'oppor- 
tunisme qui  le  faisait  toujours  regarder  vers  l'Angleterre  pour 
toute  mesure  de  réparation?  Le  l'ait  est  que  très  vite  il  fut  touché 
de  l'esprit  nouveau.  Son  horizon  dès  lors  se  déplace,  s'élargit. 
Son  activité  temporelle  s'oriente  de  moins  en  moins  vers  la  poli- 
tique et  de  plus  en  plus  vers  les  réformes  intellectuelles  et  so- 
ciales, vers  le  travail  nécessaire  de  l'éducation  nalionale,  d'au- 
tant plus  aisément  que  la  nécessité  de  son  intervention  politique 
diminue  elle-même  peu  à  peu.  S'il  se  trouve  encore  aujourd'hui 
de  ses  membres  pour  contester  la  possibilité  d'une  renaissance 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gaélique,  pour  déclarer  qu'il  faut  remettre  tout  effort  économique 
à  Iheure  qui  suivra  le  rachat  général  des  terres  ou  l'obleniion 
du  home  riile,  voici  dans  son  sein  toute  une  génération  nouvelle 
et  pénétrée  des  idées  nouvelles,  très  différente  de  celle  qui  l'a 
précédée  et  qu'illustrait  si  bien  le  Father  Dan  de  My  new  Citrate^ 
une  génération  active  et  énergique,  mieux  instruite  et  mieux 
outillée   pour  son  rôle    social,   et  qui  fournit   aujourd'hui  des 
leaders  aux  deux  grands  mouvemens  de  la  régénération  irlandaise. 
Les  précurseurs  n'avaient   d'ailleurs  pas  manqué,    au    sein 
môme  du  clergé.  Maynooth,  où  pendant  trente  ans  la  chaire  de 
langue  irlandaise  s'était  vue  négligée,  eut  l'honneur  de  former 
l'un  des  premiers  promoteurs  de  la  renaissance  gaélique  dans  la 
personne  de  feu  labbé  O'Growney,  comme  l'un  de  ses  principaux 
artisans  actuels  dans  celle  de  M.  l'abbé  O'Hickey;  tous  deux  ont 
remis  lirlandais  en  honneur  au  séminaire,  et  il  y  a  déjà  bon 
nombre  d'années  que  de  tous  les  jeunes  lévites  de  Maynooth,  il 
n'y  a  pas  un  qui  ne  soit  un  enthousiaste  du  langage  gaélique  et 
de  l'idée  de  la  régénération  gaélique.  —  De  même,  je  ne  crois 
pas  qu'après  Horace  Plunkelt  personne  ait  fait  davantage  pour 
préciser  et  propager  les  idées  maîtresses  du  nouvel  esprit  éco- 
nomique que  le  Père  Finlay.  Par  toute  l'Irlande,   les  «  Frères 
chrétiens,  »  de  l'ordre  fondé  en  1802  par  Ignatius  Rice,  le  De  la 
Salle  irlandais,  se  sont  faits  à  côté  du  clergé  paroissial  les  pion- 
niers des  idées  nouvelles.  L'éducation  se  désanglicise  peu  à  peu 
dans  ces  centres  d'anglicisation  qu'étaient  les  collèges  congré- 
ganistes  et  les  couvens.  Les  évoques  favorisent  le  mouvement 
gaélique,  où  ils  voient  un  auxiliaire  dans  la  lutte  pour  la  foi, 
ils    sont    les  plus  actifs   soutiens  du  mouvement   économique. 
Partout  le  clergé  met  lui-môme  la  main  à  la  pùfe  :  il  fonde  des 
classes  et  des  associations  gaéliques,  des  industries    nouvelles, 
des  caisses  rurales  et  des  svndicats.  A  Ballinu,  c'est  un  vicaire 
de   campagne,   Father  Quinn,  qui   établit  une  fabrique   coopé- 
rative de   chaussures;  à  Castlebar,  c'est  M.   le  curé  Lyons   qui 
organise  une  société  de  force  électrique;  à  Foxford,  ce  sont  les 
Sd.'ursde  la  Merci  qui  fondent  un  tissage  et  réalisent  des  pro- 
diges en  relevant  la  condition  des  tenants  cinq  lieues  à  la  ronde. 
Seul  avec  la  sirnir  de  charité,  le  prêtre  sait  se  faire  entendre  du 
paysan  irlandais,  lui  faire  rompre  avec  les  vieux  usages,  lui  faire 
désirer   le    progrès   en   le   Ivii  faisant   comprendre  :  seul  il  est 
écouté  parce  qu'il  est  désintéressé. 


l'irlande''  religieuse.  9 1 9 

Autre  chose  :  le  clergé  s'est  repris,  sous  la  pression  des  idées 
nouvelles,  à  lutter  avec  ardeur  contre  ces  deux  fléaux  nationaux 
de  l'Irlande,  l'émigration  et  l'alcoolisme.  Contre  l'émigration, 
qui  tient  à  des  causes  économiques  et  sociales  trop  profondes, 
tout  ce  qu'il  peut  faire  est  peu  de  chose  :  il  peut  combattre  une 
partie  du  mal,  l'émigration  volontaire,  provoquée  moins  par  la 
misère  que  par  l'esprit  d'imitation,  le  désir  du  nouveau,  la  tris- 
tesse de  la  vie  rurale,  et  il  le  fait  en  prêchant  sur  les  risques 
matériels  et  moraux  de  l'émigrant,  mais  surtout  en  rattachant  le 
paysan  au  pays  par  l'organisation  de  cercles  ruraux,  de  lectures, 
de  bibliothèques.  Plus  active,  et  relativement  plus  aisée,  est  la 
lutte  contre  l'alcoolisme,  où  l'on  sait  qu'il  y  a  une  soixantaine 
d'années  un  fameux  capucin,  le  Père  Matthew,  avait  obtenu  le 
succès  le  plus  merveilleux  par  le  moyen  le  plus  radical,  l'enrôle- 
ment en  masse  sous  le  drapeau  de  l'a  abstinence  totale.  »  Bro- 
chures, discours,  congrès  anli-alcooliques,  le  clergé  irlandais  mé- 
prise ces  moyens  :  il  n'en  a  qu'un,  mais  qui  réussit,  c'est  iepledge, 
l'engagement  solennel  d'«  abstinence  »  ou  de  «  tempérance  » 
pris  collectivement  et  périodiquement  par  tous  les  hommes 
enrôlés  dans  une  «  ligue.  »  11  y  a  aujourd'hui  de  ces  «  ligues  » 
un  peu  partout  :  l'abstinence  totale  est  pour  l'élite,  la  tempé- 
rance pour  la  masse.  Et  comme  les  mœurs,  surtout  quand  elles 
sont  vicieuses,  se  ressemblent  fort  souvent  de  pays  à  pays,  on  ne 
s'étonnera  pas  de  savoir  que  celle  qui  réussit  le  mieux,  c'est 
Vantilreating  league,  la  ligue  contre  les  «  tournées  »  au  cabaret, 
chaque  membre  s'engageant  à  n'accepter  ni  ne  payer  de  tour- 
née :  ne  serait-ce  pas  à  imiter  en  maint  endroit  de  France? 
Souhaitons  à  toute  cette  campagne  un  succès  pareil  à  celui  de 
Father  Matthew,  mais  plus  durable  :  elle  a  ce  que  n'avait  pas 
l'autre,  l'organisation,  à  quoi  rien  ne  supplée,  pas  môme  l'en- 
thousiasme 1 


VI 


De  ces  premiers  pas  faits  dans  la  bonne  voie  on  est  sans 
doute  en  droit  de  bien  augurer  de  l'avenir.  Les  temps,  à  vrai 
dire,  sont  pressans,  l'heure  est  critique  :  l'Irlande  est  au  point 
tournant  de  son  histoire,  et  selon  la  direction  prise,  selon  l'eiTort 
accompli,  elle  va  dès  maintenant  vers  la  décadence  finale  ou  la 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

régénération.  Il  faut  des  leaders  à  une  démocratie,  et  jusqu'au 
jour  où  la  démocratie  irlandaise  se  sera  fait  une  élite  assez  forte, 
assez  indépendante  et  assez  éclairée  pour  diriger  à  elle  seule  les 
destinées  du  pays,  il  est  inévitable  que  le  leadership  social  de 
l'Irlande  reste  provisoirement,  qu'on  le  veuille  ou  non,  aux 
mains  du  clergé,  seul  agent  capable,  seul  facteur  éventuel  de  ces 
mouvemens  nouveaux  d'où  la  nation  espère  son  salut.  Sans 
doute  la  mission  des  ministres  de  Dieu  n'est  pas  de  ce  monde,  et 
les  apôtres  ont  été  envoyés  aux  nations  pour  prêcher  la  loi 
divine  et  non  le  progrès  humain.  Mais  n'y  a-t-il  pas  en  Irlande 
des  circonstances  spéciales  qui,  legs  d'un  passé  de  soutîrances, 
imposent  au  clergé,  à  côté  de  sa  mission  spirituelle,  après  sa 
mission  spirituelle,  une  mission  sociale  à  laquelle  il  a  le  devoir 
de  travailler  dès  qu'il  en  a  le  moyen?  Ce  que  le  clergé  tchèque  a 
fait  pour  la  Bohême,  ce  que  le  clergé  flamand  a  fait  pour  la 
Belgique,  le  clergé  irlandais  a  le  moyen  de  le  faire  pour  l'Irlande. 
D'autre  part,  et  qu'il  se  le  dise,  tout  ce  qui  se  fera  hors  de  lui 
ou  malgré  lui  pourrait  bien  se  faire  contre  lui;  l'émigration  et 
l'anglicisation,  si  elles  ne  sont  enrayées,  pourraient  bien  réduire 
au  pasteur  son  troupeau  jusqu'à  ne  lui  plus  laisser  un  jour  de 
fidèles  à  garder!  Aura-t-il  maintenant  la  souplesse  et  la  largeur 
d'esprit  nécessaires  pour  exercer  cette  délicate  fonction  de  pro- 
moteur du  progrès  social  sans  blesser  la  susceptibilité  d'une 
démocratie  naissante,  sans  alarmer  les  indépendances  ni  susciter 
les  jalousies?  Aura-t-il  l'énergie  et  la  persévérance  nécessaires 
pour  mener  à  bien  cette  régénération  d'un  peuple  par  l'éduca- 
tion de  l'individu,  pour  vaincre  «  cette  inertie  de  l'Irlande  que 
rien,  »  au  dire  de  Father  Dan,  «  ne  saurait  vaincre  au  monde  ?  >» 
Réussira-t-il  enfin  dans  son  œuvre  etsaura-t-il  rendre  à  l'Irlande, 
après  la  faillite  qu'y  a  subie  le  protestantisme,  quelque  chose 
de  cette  splendeur  dont  les  moines  des  vi®  et  vu*  siècles  avaient 
fait  briller  sa  civilisation  ? 

C'est  le  secret  de  l'avenir.  Pour  le  moment,  il  n*a  pas  à  se 
dissimuler  que  le  jour  n'est  peut-être  plus  bien  lointain  où, 
devenue  majeure,  la  démocratie  irlandaise  lui  demandera  ses 
comptes.  L'anticléricalisme,  au  sens  où  nous  entendons  ce  mot 
en  France,  n'a  pas  de  prise  bien  sérieuse,  quant  à  présent,  sur 
ce  peuple  d'Irlande  où  la  foi  catholique  a  des  racines  trop 
profondes  et,  si  l'on  peut  dire,  trop  nationales  (1).  Nous  n'ap- 

(1)  Il  a  cependant  un  représentant,  et  des  plus  brillans,  dans  un  romancier 


l'iRLANDE    RELIGIliUSE.  921 

pcllerons  pas  en  effet  de  ce  nom  l'hostilité  acharnée,  à  la  fois 
confessionnelle  et  politique,  que  témoignent  à  l'Eglise  romaine 
les  protestans  irlandais,  ou  au  moins  les  plus  bruyans  d'entre 
eux,  qui  ne  cessent  de  clamer  :  «  Trop  d'églises  !  Trop  de  prêtres  ! 
Trop  de  richesses  !  »  sans  se  souvenir  qu'ils  n'ont  pas  eu  à  se 
bâtir  d'églises,  ayant  pris  aux  papistes  les  leurs  sous  la  Réforme, 
et  sans  s'apercevoir  que  l'Eglise  épiscopale  d'Irlande  poss^ule 
non  seulemeiit  un  capital  fort  honnête  que  lui  a  constitué  le 
désétablissement,  mais  un  clergé  sensiblement  plus  nombreux 
que  le  clergé  catholique  à  proportion  du  nombre  des  fidèles. 
Du  côté  des  catholiques,  nous  ne  trouvons  guère,  à  côté  d'an 
petit  noyau  d'intellectuels  ou  soi-disant  tels,  naïfs  admira- 
teurs de  nos  pires  anticléricaux  de  France,  à  côté  des  «  agnos- 
tiques »  voltairiens  et  gouailleurs,  indifférens  surtout,  que  des 
politiciens  en  froid  avec  le  clergé  pour  causes  électorales,  et  des 
«  intransigcans  »  à  l'idéal  séparatiste  et|  républicain,  partisans 
plus  ou  moins  avérés  de  cette  doctrine  de  la  «  force  physique  » 
que  l'Eglise  a  toujours  proscrite,  adversaires  de  la  politique  du 
clergé  sans  l'être  du  clergé  lui-même.  En  fait  d'anticléricalisme, 
tout  cela  est  assez  peu  de  chose,  pour  le  présent.  L'Irlande,  qui, 
par  ce  qu'il  y  a  d'exceptionnel  dans  la  puissance  sociale  de  son 
clergé,  semble  offrir  tant  de  tentations  aux  attaques  des  sectaires, 
n'est  par  mûre  encore  pour  le  mouvement.  Mais  le  mouvement 
est  d'ores  et  déjà  en  progrès.  Que  scra-t-il?  Cela  dépend  pour 
beaucoup  du  clergé  lui-même.  D'ailleurs,  au  jour  de  l'épreuve, 
la  meilleure  sauvegarde  de  l'Irlande  ne  se  trouvera-t-elle  pas 
être  précisément,  —  fclix  cjilpa,  —  l'anticatholicisme  du  pro- 
testant irlandais,  de  l'ennemi-né  de  l'Irlande  nationale  ?  N'em- 
pêche qu'il  n'y  aurait  pas  présentement  de  plus  grand  danger 
pour  l'avenir  du  pays  que  celui  d'une  poussée  d'anticléricalisme, 
et  nous  pouvons  en  croire  ce  que  disait  naguère  un  protestant, 
un  libéral  celui-là,  sir  Horace  Plunkutt,  devant  une  commis- 
sion officielle,  c'est  que  «  si  un  mouvement  anticlérical  devait 
jamais  réussir,  ce  serait  un  tel  danger  de  dégradation  morale, 
sociale  et  politique,  que  toute  espérance  de  renaissance  natio- 
nale en  serait  du  coup  ruinée.  » 

d'esprit  plus  anglais  qu'irlandais,  disons  même  :  plus  français  qu'anglais,  M.  George 
Moore,  qui,  convaincu  de  la  décadence  du  caUioiicisme  et  de,-^  nalions  calholiqiies, 
a  récemment  fait  application  de  sa  thèse  favorite  à  l'Irlande  dans  un  charmant 
petit  volume  de  nouvelles  irlandaises,  d'un  art  déucat  t;  trùs  habile,  mais  inspiré 
du  plus  pur  préjiiffé  anlicléri'-al  à  la  française,  The  Unlilled  Field. 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  faut  à  l'Irlande,  pour  le  succès  de  sa  régénération  natio- 
nale, il  lui  faut  de  toute  nécessité,  le  premier  des  biens:  la  paix 
religieuse.  En  religion  surtout,  la  guerre  est  impie  !  Il  lui  faut 
la  paix  entre  protestans  et  catholiques,  la  paix  entre  cléricaux 
et  anticléricaux.  Que  les  protestans  d'Irlande  sachent  se  faire 
tolérans  à  l'égard  du  catholicisme  et  des  catholiques,  comme  le 
sont  leurs  frères  d'Angleterre  1  Que  le  clergé  catholique  sache, 
dans  son  action  sociale,  se  faire  libéral,  comme.il  est  de  sa 
nature  de  l'être,  comme  il  le  serait  sans  les  persécutions  passées 
et  les  constantes  embûches  du  prosélytisme  protestant  en 
Irlande,  comme  l'est  actuellement  en  Amérique  le  clergé  d'ori- 
gine irlandaise,  si  différent  sur  ce  point  du  clergé  germano- 
américain  !  Enfin  que  l'union  se  maintienne  entre  le  prêtre  et  le 
peuple  aussi  forte,  aussi  confiante  qu'elle  l'a  été  depuis  deux 
siècles!  Ce  n'est  qu'à  ce  prix  que  des  jours  meilleurs  pourront 
venir,  et  que  pourra  se  réaliser  peut-être  la  prédiction  célèbre 
que  fit  en  un  jour  d'enthousiasme  le  cardinal  Newman  :  «  Je  vois, 
dit-il,  une  cité  nouvelle,  loin  des  vieux  sanctuaires,  une  nation 
à  la  fois  très  vieille  et  très  jeune,  vieille  en  son  christianisme, 
et  jeune  en  ses  promesses  d'avenir,  un  peuple  qui  reçut  la  grâce 
avant  que  le  Saxon  ne  fût  venu  en  Bretagne  et  qui  n'a  jamais 
fojfait  sa  foi.  C'est  un  peuple  qui  a  eu  une  longue  nuit  et  qui  va 
voir  enfin  le  jour.  Là,  comme  vers  un  sol  sacré,  seconde  patrie 
du  christianisme,  viennent  étudier  les  hommes  en  foule  :  tous 
ont  une  même  foi,  tous  cherchent  la  vraie  sagesse,  et  ils  retournent 
dans  leur  patrie  pour  porter  la  paix  aux  hommes  de  bonne 
volonté.  » 

L.  Paul-Dubois. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


LE  RETOUR  A  LA  POÉSIE  INTIME  ET  FAMILIÈRE 


L'année  a  été  bonne  pour  les  poètes  :  on  s'est  beaucoup  occupé 
d'eux;  on  les  a  comblés  d'éloges,  on  leur  a  tressé  des  couronnes,  on 
leur  a  décerné  des  prix,  et  non  seulement  les  prix  déjà  connus, 
mais  d'autres  encore,  inédits  et  qu'on  a  fondés  exprès  pour  eux.  Car 
depuis  qu'on  a  découvert  qu'il  est  immoral  de  distribuer  les  prix  aux 
enfans,  nous  les  prodiguons  à  l'âge  viril.  Jamais  on  n'avait  institué 
tant  de  prix,  si  divers,  si  considérables  par  leur  importance  et  par 
celle  des  lauréats  qui  en  bénéûcient.  Que  n'a-t-on  pas  dit,  depuis 
toujours,  à  la  honte  du  prix  de  Rome,  et  n'était-il  pas  le  vrai  cou- 
pable, si  nos  peintres  se  montraient  parfois  dépourvus  d'originalité  ? 
Voici  que,  depuis  cette  année,  les  poètes  aussi  ont  leur  «  prix  de 
Rome.  »  Loin  de  nous  l'idée  de  critiquer  cette  inoffensive  ou  char- 
mante nouveauté  I  Si  le  prix  de  Rome  ne  crée  par  les  génies  poé- 
tiques, il  ne  les  empêchera  pas  de  naître.  Le  titulaire  de  ce  prix  ne  se 
croira  pas  un  émule  de  Lamartine  ou  de  Hugo;  ou  plutôt,  il  songera 
qu'il  débute  comme  ces  grands  ancêtres,  qui  travaillèrent  d'abord  pour 
mériter  les  suffrages  de  l'Académie  de  Mâcon  ou  des  Jeux  floraux  de 
Toulouse:  il  aura  conscience  d'être  un  bon  élève,  le  meilleur  élève 
en  poésie  parmi  les  jeunes  hommes  de  son  âge,  le  plus  fort  de  sa 
classe  en  vers  français. 

Au  surplus  les  poètes  ne  sauraient  être  trop  encouragés.  Leur 
œuvre  arrive  difficilement  au  public,  même  à  ce  pubUc  restreint,  à  cette 
élite  de  lettrés  qu'ils  souhaitent  d'atteindre.  Et  pourtant  elle  est  utile, 
alors  même  qu'elle  n'ajoute  pas  au  patrimoine  de  notre  Ultératnrc 
quelques-unes  de  ces  «  sublimes  beautés  »  dont,  aussi  bien,  la  reu- 


92i-  m: VUE  des  ueux  mondes. 

contre  est  rare.  Elle  empêche  de  se  briser  la  chaîne  d'une  tradition. 
Elle  entretient  chez  le  lecteur  le  goût  des  pensées  nobles  et  des  sen- 
ti mens  délicats,  la  poésie  ne  se  prêtant  guère  à  l'expression  de  ce 
qui  est  vulgaire  ou  médiocre.  Surtout  elle  sert  à  «  défendre  et  illus- 
trer »  la  langue  ;  elle  nous  rappelle  sans  cesse  ces  principes  de  l'art 
d'écrire  :  le  respect  de  la  forme,  le  choix  des  mots,  le  sens  du  rythme 
et  de  l'harmonie.  Il  arrive  assez  fréquemment  qu'il  y  ait  comme  une 
éclipse  dans  le  rayonnement  poétique  :  on  dit  que  les  temps  sont 
passés,  que  la  poésie  est  morte;  elle,  cependant,  ne  meurt  que  pour 
renaître.  Dans  ces  dernières  années,  il  faut  avouer  que  la  production 
poétique  avait  été  assez  décevante.  Mais  c'est  qu'il  y  a  une  lutte  entre 
les  genres  littéraires  comme  entre  les  espèces  vivantes,  et  chacun 
d'eux  à  son  tour  témoigne  de  sa  vitahté.  Certes,  nous  ne  manquions 
jusqu'ici  ni  de  romanciers,  ni  d'écrivains  de  théâtre  :  voici  que  nous 
assistons  à  toute  une  éclosion  de  poésie.  Les  jeunes  poètes  sont  une 
pléiade.  Nous  ne  les  nommerons  pas  tous;  nous  ne  leur  donnerons  pas 
de  places,  et  ceux  que  nous  aurons  omis,  ce  ne  sera  pas  signe  que  nous 
les  dédaignions;  mais  nous  ne  rédigeons  pas  un  palmarès.  Et,  puisque 
le  meilleur  moyen  de  louer  les  poètes  est  de  citer  leurs  vers,  nous 
aurons  soin  de  mettre  sous  les  yeux  du  lecteur  le  plus  grand  nombre 
possible  des  pièces  qui  nous  ont  charmé,  tandis  que,  par  ces  chaudes 
journées  d'été,  nous  feuilletions  les  écrits  de  ces  jeunes  hommes  au 
langage  harmonieux. 

Il  y  a  une  quinzaine  d'années,  on  ne  pouvait,  sans  une  juste 
appréhension,  ouvrir  un  Uvre  de  vers  nouveaux.  On  savait  d'avance  à 
quelle  torture  on  s'exposait  :  celle  d'assister  aux  vains  efforts  de  htté- 
rateurs,  impuissans  à  débrouiller  leur  propre  pensée.  SymboHstes, 
décadeutistes,  vers-hbristes  n'ont  à  se  plaindre  de  personne,  sauf 
d'eux-mêmes.  Si  une  certaine  presse  ne  leur  a  pas  ménagé  l'ironie, 
c'est  qu'ils  avaient  grand  soin  de  la  provoquer.  Quant  à  la  critique, 
elle  s'est  efforcée  de  venir  à  leur  secours,  de  les  aider  à  voir  clair  dans 
leurs  brouillards,  et  de  formuler  pour  eux  leurs  vagues  aspirations. 
Nulle  part  la  théorie  symbohste  n'a  été  plus  fortement  exposée  qu'ici 
même,  et  nous  pouvons  bien  le  dire  puisque  c'était  à  une  époque  où 
nous  n'y  écrivions  pas.  Les  poètes  d'alors  dogmatisaient  volontiers; 
ceux  d'aujourd'hui  se  méfient  des  théories.  Ile  ne  lancent  pas  de 
manifestes,  ils  ne  rédigent  pas  de  programmes,  ils  affectent  de  ne 
ineltre  en  tête  de  leurs  livres  pas  même  un  bout  de  préface.  Ils  ne 
forment  ni  écoles,  ni  groupes,  et  ils  n'ont,  pour  se  reconnaître  entre 
eux  et  se  désigner  à  l'attention  publique,  aucun  vocable  à  terminaison 


REVUE    LITTÉRAIRH.  925 

savante  ou  pédantesque.  J'espère  qu'ils  ont  quand  même  des  idées  sur 
leur  art,  et  qu'ils  ne  méconnaissent  ni  l'utilité  des  discussions  théo- 
riques ni  le  prix  de  l'efTort  conscient  et  réfléchi  ;  mais  ils  se  sou- 
viennent d'un  temps  où  leurs  aînés  annonçaient  chaque  matin  qu'ils 
auraient  du  génie  le  lendemain.  Cela  les  a  rendus  plus  réservés  et 
moins  prodigues  de  promesses.  Ils  tâchent  de  nous  donner  des 
œuvres,  telles  quelles,  en  nous  laissant  le  soin  d'épiloguer  sur  elles. 
Ce  qui  apparaît  tout  de  suite  dans  ces  œuvres,  c'est  la  netteté  du 
dessein  qu'ont  eu  leurs  auteurs  de  rompre  avec  l'esthétique  de  leurs 
devanciers.  Vous  y  chercheriez  vainement  l'ombre  d'un  symbole.  Est- 
ce  un  bien,  est-ce  un  mal?  11  nous  suffit  de  constater  que  les  poètes 
ont  renoncé  au  système  de  1'  «  allusion,  »  c'est-à-dire  de  l'expression 
indirecte,  et  qu'ils  se  soucient  au  contraire  d'exprimer  chaque  nuance 
de  leur  sensibilité  de  la  façon  la  plus  directe,  et,  s'il  est  possible,  la 
plus  adéquate.  Au  vague  où  se  complaisaient  les  poètes  musiciens,  ils 
préfèrent  une  forme  moins  imprécise,  moins  indécise,  et  ils  ne 
souhaitent  rien  tant  que  de  saisir  au  passage  quelque  image  colorée, 
éclatante,  splendide.  Je  sais,  dit  l'un  d'eux,  M.  Emile  Despax, 

Que  les  beaux  vers,  honneur  du  langage  français, 
Sont  vifs  comme  le  chant  aigu  de  la  cigale, 
Chauds  comme  le  velours  des  roses  du  Bengale, 
Frais  comme  un  caillou  blanc  dans  la  source  qui  luit, 
Et  purs  comme  le  chœur  des  astres  de  la  nuit  (1)... 

Cela  signifie  sans  doute  que  les  vers  doivent  être  aisés  à  com- 
prendre, justement  cadencés  et  revêtus  de  belles  images.  Ils  ont 
totalement  renoncé  au  vers  libre,  du  moins  à  celui  dont  la  liberté 
n'était  réglée  que  par  le  caprice  du  poète.  Quelquefois  encore  il  arrive 
que  leur  prosodie  s'affole  et  qu'on  rencontre  quelques  séries  de  vers 
qui  échappent  à  toute  mesure  ;  ils  sont  comme  isolés  et  perdus 
dans  un  ensemble  de  vers  fidèles  à  la  coupe  traditionnelle,  qui  est 
la  coupe  classique,  peu  à  peu  modifiée  par  les  romantiques  et  les  par- 
nassiens. Tout  juste  est-on  parvenu  à  libérer  le  vers  de  certaines  con- 
traintes inutiles,  et  de  quelques  interdictions  arbitraires.  C'est  à  quoi 
se  réduit  tout  ce  que  la  nouvelle  génération  des  poètes  doit  à  la  pré- 
cédente. D'ailleurs  elle  prend  le  contre-pied  de  toutes  ses  tendances. 

Le  plus  grand  défaut  de  la  poésie  d'antan,  c'était  d'être  nuageuse  au 
point  de  s'évanouir  dans  on  ne  sait  quelle  brume  sans  forme  et  sans 

(1)  M.  Emile  Despax,  Lamaisvn  des  Glycines,  i  vol.  (Lemerre). 


92Ç  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nom.  Il  lui  fallait  reprendre  corps.  Une  première  tentative  fut  faite  pour 
lui  rendre  cette  substance  qui  lui  manquait  et  sans  laquelle  toute  vie  de- 
venait impossible.  Ce  fut  l'œuvre  d'une  sorte  de  néo-parnassianisme 
où  s'illustrèrent  M.  Henri  de  Régnier  et  le  regretté  Albert  Samain.  Mais 
la  poésie  parnassienne  n'avait  pas  résidé  tout  entière  dans  l'œuvre  im 
personnelle  des  Leconte  de  Liste  ou  des  Heredia  ;  de  bonne  heure 
M.  Sully  Prudhomme,  M,  Coppée  y  avaient  fait  entrer  l'expression  de 
ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  dans  la  sensibilité.  C'est  de  ceux-ci  que  pro- 
cède, en  tenant  compte  d'autres  influences,  la  génération  actuelle. 
Dans  un  recueil  de  beaux  vers,  publié  il  y  a  quelques  années  déjà 
par  M.  André  Dumas,  Paysages,  la  note  de  tendresse  inquiète,  l'effu- 
sion d'une  sympathie  qui  communie  avec  toute  la  nature  et  toute 
l'humanité  fait  songer  au  poète  des  Solitudes.  Et  le  poète  des  Intimités 
ou  des  Croquis  parisiens  peut,  comme  le  maître  au  disciple,  tendre  la 
main  à  l'auteur  de  la  Belle  Matinée,  M.  Gauthier-Ferrières  (1).  Comme 
eux,  le  poète  d'aujourd'hui  croit  qu'il  peut  trouver  en  lui-même  le 
sujet  de  ses  vers,  et  U  estime  que  toute  émotion  provoquée  par  la 
vie,  tout  reflet  des  choses  sur  son  âme  peut  servir  de  thème  à  ses 
variations  : 

Poète,  sois  sincère;  écris  ainsi  qu'on  aime, 
Sans  fard  et  dédaignant  la  vanité  des  mots; 
Regarde  le  soleil  frémir  sur  les  rameaux. 
Et  mêle  à  l'infini  du  monde  ton  poème. 

Les  ciels  de  ton  pays,  les  eaux  et  les  bois  verts. 
Et  ton  amour  qui  rit  ou  qui  souffre,  peut-être; 
L'oiseau  qui  vient  poser  son  vol  à  ta  fenêtre, 
Que  tout  cela  frissonne  et  rêve  dans  tes  vers. 

Et  sans  quêter  la  gloire  ou  chercher  le  génie, 
Selon  le  rythme  simple  et  divers  de  ta  vie, 
Par  les  soirs  bleus  de  lune  et  de  sérénité, 
Parle  de  ton  bonheur,  en  toute  humilité, 
Et  de  ta  peine  avec  des  phrases  innocentes 
Qui  pleurent  comme  l'onde  aux  sources  bruissante 
El  qui  chantent  aussi,  comme  on  entend  chanter 
Les  sauterelles  d'or  dans  les  brises  d'été... 

Ces  conseils,  M.  Léon  Bocquet,  l'auteur  des  Cygnes  noirs  (2),  affirme 
qu'il  les  lient  de  M.  Francis  Jammeset  les  déclare  excellens.  En  fait, 

(1)  Gauthier-Ferrières,  La  Belle  Matinée,  1  vol.  (Lemerre). 

(2)  Léon  Bocquet,  Les  Cygnes  noirs,  1  vol.  (Mercure  de  France). 


REVUE   LITTÉRAIRE.  927 

cet  art  poétique  est  aussi  ancien  (jue  la  poésie  lyrique  elle-même.  L'au- 
teur des  Lettres  de  Dupuis  et  Cotonet  définissait  déjà  le  romantisme 
par  le  genre  intime.  Seulement  les  romantiques  ne  consentaient  qu'à 
exprimer  des  sentimens  exceptionnels  ou  rares,  et  c'était  dans  cette 
direction  déjà  que  Sainte-Beuve  orientait  ou  faisait  dévier  la  poésie 
intime.  Aussi,  pour  définir  le  courant  de  poésie  qui  se  dessine  aujour- 
d'hui, faut-il  au  mot  «  intime  »  ajouter,  pour  le  préciser,  celui  de 
ft  familière.  »  Car  c'est  des  sentimens  les  plus  communs  et  c'est  du 
spectacle  de  la  vie  quotidienne  que  les  jeunes  écrivains  essaient  de 
dégager  toute  leur  poésie. 

Ce  retour  à  une  poésie  intime  et  familière,  M.  Fernand  Gregh  a 
été,  avec  M.  Charles  Guérin  et  M.  André  Rivoire,  un  des  premiers  à  en 
donner  le  signal.  De  là  vint  le  succès  de  son  volume  de  début,  la  Mai- 
son de  V enfance,  où  l'on  goûta  tout  ensemble  la  fraîcheur  du  sentiment 
et  la  clarté  de  l'expression.  Depuis  lors,  son  talent  n'a  cessé  de  se 
développer,  et,  d'un  recueil  à  l'autre,  sa  personnahté  s'est  modifiée, 
comme  il  convient  à  mesure  que  l'horizon  s'étend  et  qu'on  découvre  de 
plus  haut  le  sens  de  la  vie.  Comme  les  très  jeunes  gens,  le  poète  avait 
commencé  par  se  plaindre  et  par  désespérer,  et  nous  avait  fait  le  con- 
fident de  ses  soufi'rances.  Puis  il  s'était  aperçu  que  ces  lamentations 
sont  étrangement  vaines,  et,  s'éprenant  de  l'action,  il  avait  célébré  la 
Beauté  de  vivre.  Il  y  a  dans  les  Clartés  humaines  un  généreux  enthou- 
siasme. Mais  c'est  dans  son  dernier  recueil  V Or  des  minutes  {\),  que  le 
poète  a  mis  vraiment  toute  son  âme.  Il  l'exprime  au  gré  du  moment, 
au  fil  de  l'heure.  Peu  importe  l'occasion  ou  le  prétexte  :  un  paysage 
aperçu,  un  ciel  de  mars,  un  soir  d'avril,  une  nuit  d'été,  une  langueur 
d'automne.  C'est  une  note  très  pénétrante  de  tendresse  et  de  sagesse, 
de  mélancolie  résignée  ou  de  bonheur  calme,  qui  s'élargit  en  sympa- 
thie humaine  et  en  gravité  religieuse.  Certes  le  poète  sent  profon- 
dément en  lui  ce  qu'il  y  a  d'incomplet  dans  toutes  les  joies  humaines  : 
et,  quoiqu'il  ait  obtenu  de  la  vie,  il  mesure  toute  la  distance  qui  le 
sépare  de  l'idéal  toujours  rêvé  et  toujours  inaccessible  : 

Un  chagrin  pleure  au  fond  de  ma  joie  incertaine 
Comme  un  enfant  captif  dans  sa  chambre  lointaine. 
Quel  chagrin  ?  Ali  !  celui  qu'on  ne  peut  consoler, 
Le  chagrin  d'un  cœur  vide  impossible  à  combler 
L'ennui  perpétuel  d'une  âme  inassouvie!... 
Rien  ne  pourra  remplir  cette  âme  avide  et  triste... 

(1)  Fernand  Gregh,  La  Maison  de  l'enfance;  —  La  Beauté  de  vivre;   ~    Les 
Clartés  humaines;  —  L'Or  des  Miîiutes;  4  vol.  in-18  (.Fasquelle). 


92S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Toute  la  gloire  et  tout  l'araour  sont  superflus  : 

Et,  comme  un  grand  feu  mort  qui  brusquement  rougeoie, 

Son  désir  renaîtra  des  cendres  de  sa  joie  1 

Cela  même  fait  la  noblesse  d'un  esprit,  d'être  toujours  en  quête  de 
satisfactions  plus  hautes.  Mais  d'ailleurs  faut-il  se  révolter  contre  ce 
qui  est  la  loi?  A  quoi  bon  ces  anathèmes  qu'on  sait  inutiles?  Et  le 
secret  n'est-il  pas  de  goûter,  dans  la  mesure  où  il  nous  est  accordé, 
un  bonheur  dont  s'illuminent  tout  au  moins  quelques  heures  ou  quel- 
ques minutes  exquises  ?  L'égoïste  ou  l'enfant  malade  s'isole  en  lui  : 
l'homme  se  soucie  de  prendre  sa  place  dans  l'ordre  éternel,  de  colla- 
borer pour  sa  part  humble  à  l'univers.  Dans  les  mouvemens  de  son 
âme  il  retrouve  ceux  de  toute  l'âme  humaine,  comme  en  présence 
d'une  soirée  radieuse  il  songe  à  des  soirs  innombrables,  où  il  ne  vivait 
pas,  où  il  ne  vivra  plus.  L'immensité  de  l'espace  et  du  temps  se  révèle 
à  la  créature. chétive  et  éphémère  ;  et  c'est  pourquoi  la  pensée  du  poète 
s'élève  jusqu'au  maître,  ordonnateur  de  l'apparence  universelle,  et 
son  livre  s'achève  par  un  hymne  au  Dieu  inconnu. 

La  pièce  la  plus  considérable  du  livre  de  M.  Gregh  est  celle  qu'il 
intitule  Les  Ancêtres.  C'est  une  sorte  de  vision  de  Légende  des  siècles. 
Le  poète  imagine  que,  dans  une  plaine  immense  et  surnaturelle,  il 
aperçoit  groupés  des  milliers  d'hommes  et  de  femmes.  A  mesure  que 
ses  yeux  se  fixent  sur  cette  foule  énorme  et  pa^^dennent  à  en  démêler 
la  confusion,  il  reconnaît  que  tous  ces  êtres  échelonaés  à  l'infini 
forment  la  série  de  tous  ceux  qui  l'ont  précédé  dans  sa  race  et  qid 
foimont  la  chaîne  multiple  et  complexe  de  ses  ascendans  : 

Tous  CCS  morts  amenés  dans  ce  champ,  tous  ces  êtres 
Réunis  devant  moi,  c'étaient  tous  mes  ancêtres, 
Toute  la  successive  et  faible  humanité 
Qui  m'a  de  couple  en  couple  à  mon  tour  enfanté... 
Chaîne  ample  dont  le  bout  se  perd  dans  le  mystère, 
Qui  m'a  légué  ma  vie  et  mon  âme  et  mon  nom 
Et  dont  je  fus  hier  le  suprême  chaînon. 

C'est  de  leur  pensée  à  tous,  c'est  de  tous  leurs  rêves,  de  tous  leurs 
ellbrls  qu'est  faite  la  pensée  de  celui  qui  vit  un  jour  sur  cette  terre 
où  chacun  est  l'héritier  de  tous  ceux  qui,  l'ont  précédé.  Ainsi,  il  leur 
doit  à  tous  un  peu  de  ce  qu'il  est,  et  sa  piété  remonte  à  l'infini  ;  tandis 
que  lui-même  se  sent  déjà  responsable  envers  tous  ceux  dont  l'âuio 
devra,  au  lointain  de  l'avenir,  quelque  chose  à  son  âme. 

Le  même  thème  se  trouve  développé,  —  par  une  de  ces  analogies  où 


REVUE    LITTÉRAIRE.  929 

oa  reconnaît  qu'une  idée  est  dans  l'air,  —  dans  une  pièce  du  volume 
de  M.  Louis  Mercier  :  le  Poème  de  la  Maison,  intitulée  Eux  (1).  Les 
aLcôtres,  «  eux,  »  il  les  imagine  groupés,  non  pas  dans  une  plaine 
apooalvt.'tique,  mais  tout  uniment  dans  la  maison  villageoise  où  ils 
se  sont  succédé.  C'étaient  d'obscurs  artisans,  de  ceux  qui  n'ont  pas 
d''iistoire  :  ils  sont  nés,  Us  sont  morts,  et  c'est  tout  leur  destin.  Leurs 
pas  ont  éndé  le  bois  du  seuil,  leurs  doigts  ont  usé  le  fer  de  la  clef  et  le 
manche  de»  outils  :  rien  autre  ne  témoigne  de  leur  passage  dans  la 
maison  familiale.  Mais  leur  âme  continue  de  vivre  et  c'est  elle  qui 
inspire  an  poète  né  de  leur  sang  de  dire  des  émotions  qui  étaient  en 
eux,  —  .•!.  plus  profond,  au  plus  obscur  d'eux-mêmes,  —  et  qu'ils  ont 
ressentius  ~ars  savoir  les  exprimer  ; 

Ai  ■!.  ime  paysanne  est  fille  de  la  vôtre. 

Si  j  cii  pu  quelquefois  exprimer  mieux  qu'un  autre 

L'émouvante  beauté  du  rustique  labeur; 

Si  pour  dire  ce  vieux  et  candide  poème 

Il  .T.e  vient  dès  accens  qui  me  troublent  moi-même, 

Tant  je  les  sens  frémir  de  tendresse  et  d'ardeur, 

C'est  à  vous  mes  aïeux  que  j'en  dois  rendre  grâce. 
Car  mon  œuvre  est  la  fleur  de  A^otre  esprit  vivace  ; 
Le  souffle  de  mes  morts  y  revient  palpiter. 
Et,  sans  doute,  ce  sont  les  lointaines  pensées 
Silencieusement  dans  leur  être  amassées 
Dont  mon  âme  déborde  et  qui  la  font  chanter. 

Ce  fils  de  paysans  et  qui  a  vécu  à  la  campagne,  s'est  donc  bien 
gardé  d'aller  chercher  ailleurs  les  sources  d'une  poésie  qu'il  avait  dans 
le  sang  :  il  s'est  efforcé  uniquement  de  rendre  le  charme  intime  et 
puissant  de  ces  choses  qui  lui  étaient  familières,  dont  il  s'était  vu  tou- 
jours entouré,  dont  il  portait  en  lui  le  goût  atavique. 

Ce  que  dit  M.  Louis  Mercier,  c'est  «  la  maison,  »  où  se  sont  succédé 
les  générations,  où  les  derniers  venus  trouvent  un  asile  et  un  abri,  la 
maison  maternelle,  image  concrète  et  toujours  présente  de  la  famille. 
EUe  laisse,  au  matin,  partir  ceux  qui  vont  travailler  dans  la  campagne 
prochaine,  et,  tout  le  jour,  elle  ne  cesse  de  les  apercevoir;  elle  les 
rappelle  et  les  recueille,  le  soir,  heureuse  de  sentir  tous  les  siens 
réunis  sous  la  garde  de  ses  murailles.  Elle  est  vraiment  un  être  vi- 
vant :  elle  surveille,  elle  protège,  elle  garde,  elle  so  sonnent,  elle  re- 
grette. Elle  souftre  des  assauts  du  vent  et  des  tourmentes  de  la  noigc  : 

(1)  Louis  Mercier,  Les  Voix  de  la  Terre  et  du  Temps;  —  Le  Poème  de  la  Maison, 
2  vol.,  in-18  (Calmann-Lévy). 

TOMB  xxxiv.  —  1906.  B9 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  souffre  davantage  des  absences  et  des  deuils.  L'âge  et  le  ch:'.j:i:a 
ont  passé  sur  elle  :  de  là  -sàent  ce  charme  émouvant  et  sacré  qui  est  en 
elle  et  qui  nous  fait  découvrir  à  son  visage  on  ne  sait  quoi  d'huma-.;i. 
Ce  qu'il  dit,  le  bon  poète,  c'est  la  terre  et  c'est  le  labeur  auguste  de 
ceux  qui  peinent,  afin  de  lui  arracher  notre  subsistance.  Comme  ceux 
qui  ont  grandi  à  la  campagne  et  qui  sont  tout  près  du  soi,  il  coriLtlt 
ce  que  nous  autres  citadins  nous  ignorerons  toujours  :  ce*'.o  (îS[)rco 
de  communion  avec  toute  la  nature,  l'attente  des  saisor  .,  l'uugoisse 
de  l'hiver,  l'espoir  que  l'approche  du  printemps  fait  renaître  Jar.s  les 
cœurs  comme  elle  fait  monter  la  sève  dans  les  arbres.  11  soi!  'y  mois 
de  l'herbe  et  le  temps  des  moissons,  l'obscure  poussée  ai.  'f:.i[n  qui 
germe  et  deviendra  l'épi  de  blé,  la  chanson  du  vent  f|  l'.s  litanies 
du  feu  bienfaisant.  Il  admire  les  travailleurs  des  chM  ■  /.  nour  leur 
effort  continu  et  pour  leur  patience  féconde;  et,  danè  ra  raconnais- 
sance,  il  leur  associe  ces  compagnons  de  leurs  épreuves  quotidiennes, 
les  animaux.  Entre  eux  et  les  humains  n'y  a-t-il  pas,  en  même  temps 
que  la  camaraderie  du  travail, 

Cette  fraternité  tragique  de  la  mort? 

Ce  qui  donne  à  cette  poésie  vaillante  et  saine  un  caractère  de  véri- 
table grandeur,  c'est  qu'elle  baigne  dans  le  passé,  et  c'est  que 
l'image  s'y  reflète  de  ce  qui  ne  change  pas.  Le  geste  du  semeur 
s'élargit  jusqu'aux  lointains  d'une  antiquité  millénaire.  La  mort  a 
passé  sur  ces  choses  et  ces  gens  de  la  campagne.  Le  lit  des  nouveaux 
époux  est  fait  d'un  noyer  planté  par  un  ancêtre  ;  autour  de  l'âtre  se 
sont  groupés  ceux  de  la  maison  qui  ne  sont  plus  ;  le  même  sol  qu'ils 
ont  labouré  jadis,  abrite  maintenant  leur  éternel  repos. 

Le  premier  recueil  de  M .  Louis  Mercier  :  Voix  de  la  Terre  et  du  Temps 
avait  déjà  frappé  l'attention  par  ses  quahtés  de  franchise  et  de  simpli- 
cité robuste,  et  par  cet  art  de  dire  avec  intensité  des  choses  profondé- 
ment senties.  On  rencontre  ici  maint  tableau  d'un  réalisme  sobre,  et 
qui  donne,  sans  qu'on  puisse  s'y  tromper,  l'impression  de  la  scène  vue  : 

La  table,  un  jour  d'été.  Les  gens  de  la  maison. 
Le  père,  les  grands  fils,  les  lâcherons  à  gage 
Qu'on  garde  tout  le  temps  que  dure  la  moisson 
S'acquittent  de  manger  comme  on  fait  d'un  ouvrage. 

La  femme,  ainsi  chez  nous  l'usage  ancien  le  veut, 
Esclave  des  travaux  humbles  et  véritables, 
Demeure  près  de  l'àtre  et  veille  sur  le  feu, 
Laissant  les  hommes  seuls  prendre  place  à  la  table. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  931 

Ils  mangent  sans  rien  dire  et  sans  penser  à  rien. 
Les  cuillers  à  leurs  doigts  tintent  sur  les  écuelles, 
Une  guêpe  bourdonne  à  la  vitre  ;  le  chien 
Rôde  avec  le  désir  du  pain  dans  les  prunelles. 

La  porte  est  grande  ouverte  et  laisse  voir  les  champs, 
Le  pays  et  le  ciel  et  le  soleil  immense. 
Tout  se  tait,  hors,  parfois,  au  fond  des  blés,  le  chant 
D'une  caille  annonçant  la  saison  d'abondance. 

Mais  ce  qui  mérite  surtout  d'être  remarqué  chez  M.  Louis  Mercier, 
plus  encore  que  la  carrure  d'un  vers  solide  et  plein ,  c"est  l'ampleur  de  la 
composition.  Chacune  des  pièces  du  recueil  forme  une  sorte  de  poème 
où  le  rythme  varie  avec  les  divers  momens  du  drame.  Prenons  pour 
exemple  celle  qui  est  intitulée  :  la  Porte.  Voici  d'abord  les  heures  du 
jour  oïl  la  porte  s'ouvre  pour  accueillir  ceux  qui  viennent,  les  men- 
dians  comme  les  travailleurs  et  les  bêtes  comme  les  gens  ;  puis  c'est 
le  soir  où  la  porte  se  ferme  sur  ceux  qu'elle  va  garantir  de  toutes  les 
embûches  de  la  nuit;  peu  à  peu  le  poète  subit  l'inquiétude  de  l'ombre, 
l'angoisse  des  ténèbres  ;  il  lui  semble  de^vaner  le  fantôme  de  la  mort 
qui  rôde,  et,  en  des  strophes  inquiètes,  il  supplie  la  porte  d'écarter 
l'ennemie;  mais  déjà  l'obscurité  s'éclaircit,  l'aube  dissipe  les  terreurs 
avec  les  ombres,  et  la  vie  renaît  avec  l'activité  matinale.  C'est  là  le 
mouvement  propre  à  la  poésie  lyrique,  celui  qui  traduit  les  progrès  de 
î'émotion  dans  Vâme  du  poète.  En  un  temps  où  les  meilleurs  ont  l'ha- 
leine si  courte,  il  est  intéressant  de  noter  chez  un  écrivain  en  vers 
cette  largeur  de  souffle. 

M.  Louis  Mercier  décrit  la  maison  et  toutes  les  parties  de  la  mai- 
son :  la  porte,  les  fenêtres,  la  cave,  le  grenier,  et  la  cheminée,  la  table, 
le  lit,  l'horloge,  etc.  M.  Abel  Bonnard,  auteur  des  Familiers  (1),  nous 
décrit  toute  la  basse-cour,  tout  le  poulailler,  toute  la  volière.  Nous 
trouverons  donc,  dans  cet  immense  «  bestiaire,  »  le  chien  et  le  chat, 
le  coq  et  la  poule,  le  lapin  et  le  cochon,  l'oie  et  la  dinde,  et  les 
colombes,  et  les  hirondelles,  et  les  pigeons,  et  bien  d'autres  aussi. 
Car  si  M.  Bonnard  n'oublie  ni  l'aigle,  ni  l'alouette,  ni  le  corbeau,  il 
accueille  pareillement  dans  sa  ménagerie  et  le  puceron,  et  le  mous- 
tique, et  l'araignée,  et  le  grillon,  la  Umace,  le  rat  et  la  punaise,  et  il 
nous  dira  le  «  propos  des  ménagères  contre  les  mites.  »  Encore,  et  si 
variée  qu'elle  soit,  la  collection  n'est-elle  pas  complète.  Il  reste  beau- 
coup à  faire  à  M.  Bonnard,  s'il  veut  mettre  en  vers  toute  l'histoire  natu- 

(1)  Abel  Bonnard,  Les  Familiers,  1  vol.  in-I8  (Lecène  et  Oudin). 


932  HEVUE  DES  deux  mondes. 

relie.  Il  n'en  sera  aucunement  embarrassé.  Cotte  fois,  ce  ne  sont 
guère  que  six  mille  alexandrins  qu'il  nous  donne,  pour  son  coup 
d'essai  et  sans  qu'on  y  devine  nul  effort  :  ils  ont  échappé,  sans  dou- 
leur, à  sa  veine  fertile.  Ils  ont  valu  à  M.  Bonnard  l'honneur  d'être 
le  premier  à  remporter  le  «  prix  de  Rome  des  poètes,  »  et  nul  n'a 
prétendu  que  cette  récompense  fût  imméritée  ;  au  contraire,  c'a  été 
un  concert  unanime  de  louanges  pour  célébrer  la  verve  intarissable 
de  cet  exubérant  rhétoricien. 

Les  bêtes,  dans  le  livre  de  M.  Bonnard,  prennent  la  parole  :  cela 
n'est  pas  pour  nous  surprendre,  car  nous  nous  souvenons  tous  «  du 
temps  que  les  bêtes  parlaient.  »  Elles  nous  font  les  honneurs,  et  plus 
souvent  la  satire  d'elles-mêmes:  ce  sont  des  bêtes  observatrices  et 
psychologues,  analystes,  critiques,  ironistes.  Elles  se  connaissent 
elles-mêmes,  et  elles  aiment  à  se  faire  connaître.  Elles  n'ont  pas  de 
fausse  honte  et  ne  craignent  pas  de  se  mettre  en  scène  :  «  Nous 
sommes  les  pinsons...  Nous  sommes  les  oiseaux...  »  Ces  bêtes-là  ont 
assisté  à  des  revues  de  fin  d'année  et  elles  en  ont  retenu  les  procédés. 
Bavardes,  ce  qui  est  difficile  pour  elles  c'est  uniquement  de  s'inter- 
rompre et  de  se  taire.  Interpellés  par  les  matelots,  les  dauphins  leur 
répondent  :  ils  leur  répondent  en  deux  cents  vers  et  font  mentir 
effrontément  le  vieux  proverbe  qui  disait  :  «  muet  comme  un  poisson.  » 
Mais  le  fait  est  que  les  coqs,  lorsqu'ils  veulent  saluer  le  matin,  ne 
peuvent  s'en  tirer  à  moins  de  cinq  cents  vers.  Spirituels  et  moqueurs, 
ces  animaux  familiers  aiment  fort  à  se  moquer  de  l'homme,  ou 
encore  à  se  railler  les  uns  les  autres.  Le  gibier  sait  bien  qu'il  finira 
par  être  pris  ;  mais  il  se  venge  en  songeant  à  la  mine  que  font  tant  de 
chasseurs  qui  reviennent  bredouille.  Le  poulet  sait  bien  qu'on  va  lui 
tordre  le  cou,  et  cela  ne  lui  fait  pas  de  plaisir  ;  mais  il  se  console  en 
songeant  au  bon  tour  qu'il  joue  à  son  bourreau,  rien  que  parce  qu'il 
est  maigre.  Les  mouches  s'égaient  aux  dépens  de  celui  qu'elles  assail- 
lent et  qui  est  obligé  de  les  subir,  car  elles  sont  trop  I  La  dinde  plai- 
sante l'oie  qui  plaisante  la  dinde.  Le  plus  souvent  elles  se  raillent 
elles-mêmes  et  se  donnent  la  comédie  de  leurs  propres  travers,  de 
leurs  ridicules,  de  leur  vanité,  de  leur  paresse  ou  de  leur  sottise.  Le 
chat  se  fait  son  procès,  en  dénonçant  sa  nonchalance,  ses  airs  dédai- 
gneux, son  égoïsme  et  sa  perfidie  ;  le  geai  avoue  l'envie  dont  il  sèche  en 
face  du  paon;  le  cochon  étale  son  cynisme  et  son  goût  de  TordurB... 

Le  procédé  est  connu,  et  M.  Bonnard  ne  le  donne  pas  pour  nou- 
veau. La  Fontaine  ne  l'avait  pas  inventé,  noa  plus  que  les  auteurs  du 
Roman  du  /(enard,  qui  l'avaient  emprunté  aux  fabulistes  des  temps 


BEVUE    LITTERAIRE.  933 

anciens  et  de  tous  les  temps.  Il  consiste  à  noter  l'air  et  l'attitude  des 
animaux  et  à  leur  prêter  les  senlimens  qui,  dans  le  monde  des  hommes, 
correspondent  à  cet  air  et  accompagnent  cette  attitude.  La  poule  que 
nous  voyons  inquiète,  affairée,  nous  dira  : 

Vois-tu  comme  ma  tête  est  petite  ?  J'épie. 

Je  ne  sais  plus  pourquoi  je  suis  ici  tapie. 

J'escalade  le  bois  sec,  j'écoute  un  moment, 

Puis  au  haut  des  fagots  je  danse  brusquement. 

Je  n'ai  pas  de  cervelle  et  je  n'af  qu'une  huppe. 

Tout  m'inquiète  et  c'est  tout  et  rien  qui  m'occupe  ; 

Je  replie  un  instant  la  patte  au  bord  du  pré, 

Et  mon  œil  roni]  a  l'air  d'un  guetteur  effaré. 

J'hésite,  je  reviens,  je  pars,  lèvent  me  touche. 

Je  cours;  j'ai  toujours  l'air  de  poursuivre  une  mouche. 

Donc  elle  personnifiera  l'écervelée  et  la  petite  folle.  La  tortue  va 
dans  sa  lenteur  fameuse  et  la  grive  dans  sa  perpétuelle  ivresse.  Ce 
monde  des  bêtes  est  si  pareil  au  monde  des  hommes  qu'on  y  trouve 
les  mêmes  institutions,  qu'on  y  respecte  la  même  hiérarchie  sociale. 
Le  faucon  est  un  baron  de  l'azur,  le  coq  un  héraut,  le  chat  un  juge,  le 
merle  un  augure,  et  le  scarabée  un  ermite.  Les  choses  elles-mêmes 
ont  part  à  cet  universel  humanisme  :  le  soleil  est  un  ogre,  le  nuage 
un  capitan,  le  feu  un  seigneur,  les  tisons  sont  fourrés  comme  des 
maréchaux. 

M.  Bonnard  ne  se  lasse  pas  de  continuer,  de  prolonger,  et  de 
Tépcter  ce  jeu.  Nous  ne  lui  reprocherons,  pour  notre  part,  ni  sa  décon- 
certante fécondité,  ni  la  monotonie  de  ses  effets.  Nous  aimons  mieux 
le  féliciter  d'être  si  vraiment  jeune,  de  mettre  dans  ses  vers,  à  défaut 
d'un  goût  très  pur,  tant  de  gaieté,  de  gentillesse  et  d'espièglerie.  Il 
a  ce  don  de  l'image  qui  fait  le  poète  : 

La  lampe,  l'île  d'or  qu'enclôt  la  mer  du  rêve... 
Iles,  tentations  charmantes  des  navires... 
Les  étoiles  par  (jui  l'été  prol'ond  s'augmente 
Sortent  de  l'onde,  ainsi  qu'une  moisson  clémente,  etc. 

Le  difficile  dans  cette  œuvre  touffue  el  proUxc  est  de  choisir  et 
c'est,  au  surplus,  ce  à  quoi  M.  Bonnard  n'a  pas  réussi.  Il  se  corrigera, 
avec  le  temps;  et  ses  défauts  sont  de  ceux  dont  il  n'est  pas  impossible 
de  se  débarrasser.  Il  apprendra  à  se  restreindre  et  à  se  discipliner. 
Il  appL'qucra  à  des  entreprises  qui  en  seront  plus  dignes  les  qualités 
d'observation  malicieuse,  d'imagination  facile,  et  d'heureuse  inveu- 
ti'jn  verbale  dont  il  semble  si  vraiment  doué. 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Bonnard  connaît-il  la  campagne,  pour  y  être  né  et  y  avoir  passé 
son  adolescence  toute  récente  encore?  La  justesse  de  sa  vision  le  ferait 
croire,  si  l'espièglerie  de  sa  traduction  ne  nous  en  faisait  douter. 
Mais  sûrement  M.  Auguste  Dupouy  est  Breton,  et  son  livre  Partances 
est  tout  plein  de  souvenirs  de  la  mer  et  des  récifs,  et  des  quais  et  des 
flottilles  de  là-bas  (1).  M.  Georges  DruUhet  est  Lorrain  et  veut  faire 
passer  dans  ses  Haltes  sereines  (2)  toute  sa  province  avec  l'aspect  du 
pays  comme  avec  l'humeur  dg  la  race.  D'autres  encore,  qui  sont  de 
précieux  rimeurs,  trouveraient  ici  leur  place.  Mais  je  ne  puis  qu'in- 
diquer une  tendance  générale,  des  aspirations  éparses  à  travers  beau- 
coup d'œuvres  charmantes.  Eux  tous,  ces  poètes,  leur  pente  les  porte 
à  se  souvenir  de  la  terre  et  de  la  maison  natale.  Ils  en  aiment  les 
impressions  profondes  et  douces.  Ils  veulent  continuer  à  travers  les 
épreuves  de  la  vie  changeante  et  décevante  le  rêve  qu'Us  y  ont  com- 
mencé. Ils  ignorent  volontairement  la  fièvre,  la  brutalité,  les  haines 
qui  rendent  notre  société  si  hostile  à  ceux  dont  l'âme  est  simple  et  le 
cœur  est  tendre.  Étrangers  à  ce  goût  du  changement,  à  cette  fan- 
tasmagorie de  nouveauté  qui>  nous  lance  éperdus  à  la  poursuite 
d'édens  chimériques,  ils  se  réfugient  dans  le  passé,  ils  recherchent  ce 
qui,  depuis  le  lointain  des  temps,  s'est  maintenu  jusqu'à  nous  tou- 
jours pareil.  Leur  idéal  est  un  idéal  de  sagesse  et  de  modestie  ;  et 
leur  rêve,  qu'il  s'encadre  dans  un  décor  de  ville  ou  de  campagne,  est 
un  rêve  d'intimité,  de  vie  grave  et  recueillie.  La  poésie  a  plus  d'un 
objet  ;  elle  peut  se  prêter  aux  tentatives  les  plus  différentes  :  elle  peut 
dire  les  grandes  aspirations  de  l'âme  humaine,  ou  célébrer  l'orage  de 
ses  passions;  elle  peut  refléter  les  changemens  des  époques  ou  expri- 
mer l'éternité  des  idées.  Nos  poètes,  non  pas  timides  mais  prudens, 
se  sont  interdit  pour  un  temps  les  ambitions  trop  hautes  ;  ils  trouvent 
qu'il  est  doux  d'entendre  et  de  compter  chacun  des  baltemens  de  son 
cœur,  ils  sont  d'avis  qu'un  charme  réside  dans  tout  ce  qui  est  simple 
et  régulier,  qu'il  y  a,  dans  tout  ce  que  ramène  l'habitude  et  que  la  tra- 
dition consacre,  une  vertu  secrète,  et  ils  s'estiment  heureux  de  cueilhr 
cette  poésie  qui  fleurit  à  portée  de  la  main. 

René  Doumic, 

(1)  Auguste  Dupouy,  Partances,  1  vol.  in-18  (Lemerre). 

(2)  Georges  Druilhet,  Les  Halles  sereines,  1  vol.  iii-18  (Lemerre). 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


UNE  NOUVELLE  BIOGRAPHIE  DE  MARIE  DE  MODÈNIÎ; 


Queen  Mary  of  Modena,  her  Life  and  Letters,  par  Martin  Haile,  1  vol.  in-8^, 
illustré.  Londres,  librairie  Dent,  1906. 


C'est  au  début  de  l'année  1673  qu'il  fut  décidé  que  le  duc  d'York, 
frère  cadet  du  roi  Charles  II,  devait  chercher  à  se  remarier.  U 
était,  depuis  deux  ans,  veuf  de  sa  première  femme,  Anne  Hyde,  grasse 
et  excellente  personne  qu'il  avait  épousée  jadis  sans  trop  savoir  pour- 
quoi, contre  le  gré  de  leurs  deux  familles,  et  qu'il  avait  ensuite 
trompée  presque  constamment.  Des  huit  enfans  qu^elle  avait  eus,  elle 
ne  lui  avait  laissé,  en  mourant,  que  deux  filles,  et  l'on  espérait  qu'un 
nouveau  mariage  donnerait  au  duc  d'York  un  héritier  mâle,  ce  qui 
assurerait  la  succession  au  trône  :  car  il  n'était  plus  guère  probable 
que  le  Roi  eût  jamais  des  enfans  de  sa  femme,  Catherine  de  Bragance, 
avec  qui  il  était  marié  depuis  près  de  douze  ans.  Les  protestans,  en 
vérité,  auraient  préféré  que  le  Roi  lui-même  congédiât  la  catholique 
Catherine  de  Bragance,  et  se  choisit  une  autre  femme,  à  la  fois  plus 
féconde  et  moins  «  idolâtre.  »  «  Parmi  les  argumens  que  l'on  peut 
invoquer  contre  la  polygamie,  —  déclarait  l'un  d'eux,  Burnet,  le  futur 
évêque  de  Salisbury,  —  je  n'en  vois  pas  qui  soit  assez  fort  pour 
balancer  les  grands,  visibles,  et  imminens  hasards  qui  menacent  de 
nombreux  milliers  d'hommes,  si,  dans  le  cas  présent,  elle  n'est  point 
permise.  »  Et  déjà  la  Chambre  des  Lords  avait  voté  un  bill  autorisant 
le  Roi  à  cet  acte  salutaire  de  «  polygamie.  »  Mais  Charles,  que  les  scru- 
pules de  conscience,  à  l'ordinaire,  embarrassaient  peu,  s'était  fait 


930  REVUE  DES  DEUX  MO>DES. 

ponrlant  un  scrupule  de  répudier  une  princesse  qu'il  respeclait 
d'autant  plus  qu'il  sentait  qu'elle  avait  plus  de  torts  à  lui  pardonner. 
Il  avait  donc  résolu  de  la  garder  pour  femme  ,  et  de  trouver  , 
au  plus  vite,  une  fiancée  pour  son  frère  Jacques.  Celui-ci,  de  son  côté, 
tout  en  s'accommodant  fort  bien  de  son  veuvage,  était  trop  loyal  sujet 
pour  refuser  de  se  rendre  au  désir  de  son  frère  :  il  avait  seulement 
exigé  que  sa  seconde  femme,  d'où  qu'elle  pût  lui  venir,  possédât  une 
qualité  dont  U  avait  toujours  déploré  l'absence  chez  la  première.  «  Se 
piquant  d'être  bon  mari,  —  écrivait,  à  ce  propos,  le  ministre  français 
Pomponne,  —  le  duc  d'York  ne  veut  épouser  qu'une  belle  femme.  » 

Aussi  s'était-on  occupé  de  dresser  une  liste  de  toutes  les  prin- 
cesses qui,  aux  quatre  coins  de  l'Europe,  avaient  quelque  chance  de 
remplir  cette  condition.  On  avait  découvert  d'abord  onze  de  ces  prin- 
cesses; mais  cinq  d'entre  elles,  pour  des  motifs  divers,  n'avaient 
point  tardé  à  être  éliminées,  de  telle  sorte  que  la  hste  définitive 
n'en  comprenait  plus  que  six  :  l'archiduchesse  Claudie-Félicité  d'Ins- 
pruck,  la  princesse  Éléonore-Madeleine  de  Neubourg,  la  princesse 
Marie-Anne  de  Wurtemberg,  la  princesse  Marie-Béatrice  de  Modène, 
la  duchesse  de  Guise,  et  M'"  de  Retz.  Il  s'agissait  à  présent  de  les 
examiner  discrètement,  l'une  après  l'autre,  de  comparer  leurs  mé- 
rites, et  d'en  choisir  une  :  mission  infiniment  grave  et  délicate,  qui 
fut  confiée,  en  février  1673,  à  l'an  des  plus  fidèles  serviteurs  du  duc 
d'York,  Henri  Mordaunt,  deuxième  comte  de  Peterborough. 

De  toutes  ces  princesses,  le  parti  le  plus  désirable  pour  le  duc 
d'York  était,  à  coup  sûr,  l'arcliiduchesse  autrichienne  :  il  n'y  avait  pas 
une  Cour  où  n'eût  pénétré  le  renom  de  sa  fraîche,  légère,  et  char- 
mante beauté.  Malheureusement,  elle  était  trop  belle  :  et  l'on  savait 
aussi  que  l'empereur  Léopold  avait  résolu  d'en  faire  une  impératrice, 
aussitôt  que  la  grâce  du  ciel  l'aurait  rendu  veuf.  C'est  cependant  vers 
elle  que  se  dirigea  d'abord  Peterborough,  «  avec  des  joyaux  d'une 
valeur  de  vingt  mille  hvres  sterling,  pris  par  le  duc  d'York  dans  son 
propre  cabinet.  »  Mais,  en  débarquant  à  Calais,  le  négociateur  apprit 
que  l'impératrice  venait  de  mourir,  et  que  déjà  Léopold  avait  proclamé 
son  intention  «  d'avoir  pour  lui-même  la  belle  princesse.  »  La  liste  des 
fiancées  possibles  se  trouvait  ainsi  réduite  à  cinq  ;  et  Peterborough 
recevait  d'Angleterre  un  nouvel  ordre  :  «  d'essayer  de  voir  ces  prin- 
cesses, ou  tout  au  moins  leurs  portraits,  et  d'envoyer  à  Londres  la 
relation  la  plus  impartiale  de  k'urs  manières  et  dispositions.  » 

A  Paris,  Peterborough  vit  d'abord  la  duchesse  de  Guise,  fille 
cadette  de  Gaston  d'Orléans.  Le  duc  d'York,  qui  la  connaissait  déjà. 


REVUES    ETRANGl^RES.  937 

n'en  avait  pas  conservé  un  très  bon  souvenir;  et  le  fait  est  qu'elle  se 
trouva  être  «  basse  de  taille,  mal  conformée,  »  en  un  mot  impossible. 
Une  autre  des  jeunes  filles  de  la  liste,  M""  de  Retz,  était  à  la  cam- 
pagne; et  Polerbofough,  d'après  tout  ce  qu'û  entendit  d'elle,  ne  crut 
pas  devoir  entreprendre  le  petit  voyage  qu'il  aurait  eu  à  faire  pour 
la  mieux  étudier.  En  revanche,  la  princesse  Marie-Anne  de  Wurtem- 
berg séjournait  alors  à  Paris.  Peterborough  s'empressa  d'aller  lui 
présenter  ses  hommages,  dans  le  couA'ent  où,  depuis  la  mort  ré- 
cente de  son  père,  elle  s'était  retirée.  Elle  était  «  de  taille  moyenne, 
d'un  joli  teint,  avec  des  cheveux  bruns,  un  visage  tourné  très  agréa- 
blement, des  yeux  gris,  une  expression  de  regard  grave,  mais  douce, 
et,  dans  toute  sa  personne,  les  mouvemens  d'une  femme  de  qualité 
et  d'éducation;  mais,  surtout,  elle  avait  l'apparence  d'une  jeune  fUlo 
dans  toute  la  maturité  de  son  développement,  douée  d'une  constitu- 
tion vigoureuse  et  saine,  capable  de  mettre  au  monde  des  enfans 
robustes,  et  tels  qu'ils  auraient  chance  de  vivre  et  de  prospérer.  »  Et 
Peterborough  ajoute  que,  «  bien  qu'il  y  eût  beaucoup  de  modestie 
dans  toute  sa  conduite,  elle  n'était  point,  pourtant,  avare  de  ses  dis- 
cours. » 

Tout  cela,  sauf  peut-être  le  dernier  trait,  aurait  sans  doute  convenu 
au  duc  d'York;  mais  le  choix  de  la  princesse  de  Wurtemberg  déplai- 
sait à  Louis  XIV,  qui,  dès  le  début,  s'était  fort  intéressé  aux  projets  de 
mariage  de  son  cousin  anglais.  Quant  à  la  princesse  Marie-Béatrice  de 
Modène,  dont  Peterborough  avait  vu  un  portrait  chez  le  prince  de 
Conti,  et  qui,  à  en  juger  par  cette  image,  lui  avait  paru  «  une  lumière 
de  beauté,  »  le  chargé  d'affaires  à  Paris  de  la  cour  de  Modène  lui  avait 
malheureusement  déclaré  que  cette  jeune  princesse,  avec  le  consente- 
ment de  la  régente  de  Modène,  sa  mère,  avait  formé  le  vœu  de  ne  se 
jamais  marier,  et  d'entrer  au  couvent.  Si  bien  que,  au  sortir  de  son 
entrevue  avec  Marie-Anne  de  Wurtemberg,  Peterborough  eut  à  se 
mettre  en  route  pour  Dusseldorf,  où  demeurait,  avec  ses  parens,  la 
princesse  Éléonore-Madeleine  de  Ncubourg. 

Le  duc  de  Neubourg,  qui  n'ignorait  ni  sa  quaUté,  ni  l'objet  de  sa 
visite,  tint  pourtant  à  respecter  son  incognito.  De  la  façon  la  plus 
comique  du  monde,  il  fit  tomber  la  conversation  sur  les  démarches 
matrimoniales  du  duc  dYork,et  sur  le  bon  M.  de  Peterborough,  qui 
en  était  chargé.  Où  se  trouvait,  à  cette  heure,  ce  digne  gentilhomme? 
Et  était-ce  vrai,  comme  on  l'avait  dit,  que  le  duc  d'York,  faute  de  pou- 
voir épouser  l'archiduchesse  d'Inspruck,  allait  se  marier  avec  une 
dame  anglaise  ?  Mais  peut-être  le  touriste  anglais  aimerait-il  à  laiie 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

connaissance  avec  la  duchesse  de  Neubourg,  et  avec  leur  fille  ?  Puis, 
lorsque  arrivèrent  les  deux  dames,  il  apparut  que,  malheureusement, 
la  duchesse  ne  pouvait  parler  ni  l'anglais,  ni  le  français;  mais  au 
contraire  sa  fille  connaissait  toutes  les  langues,  et  allait  se  faire  une 
joie  de  leur  servir  d'interprète. 

Ainsi  la  conversation  s'engage,  et  Peterborough,  pendant  que  la 
jeune  princesse  s'ingénie  à  lui  découvrir  tous  ses  talens,  —  avec  une 
insistance  dont  il  ne  laisse  pas  d'être  un  peu  choqué,  —  a  le  loisir  de 
procéder  à  son  examen.  «  La  princesse  est  âgée  de  dix-huit  ans;  elle 
est  de  taille  moyenne,  d'un  teint  agréable,  d'un  visage  plutôt  rond 
qu'ovale;  et  la  partie  de  sa  gorge  que  j'ai  pu  voir  est  blanche  comme 
neige;  mais,  au  total,  étant  donné  son  âge,  on  devine  qu'elle  est 
portée  à  devenir  grasse.  »  L'impression  de  l'examinateur,  décidément, 
n'est  pas  bonne.  Il  attend  avec  impatience  la  fin  de  l'entrevue,  et  se 
hâte  de  quitter  Dusseldorf,  sans  avoir  dévoilé  son  incognito  :  ne 
prévoyant  pas  que,  seize  ans  plus  tard,  cette  même  princesse,  de- 
venue la  troisième  femme  de  l'empereur  Léopold,  va  se  venger  sur 
Jacques  II  du  dédain  de  son  mandataire,  et  contraindre  son  mari 
à  rejeter  les  touchans  appels  de  secours  que  lui  adressera  le  roi 
détrôné. 

De  retour  à  Paris,  Peterborough  est  chargé  d'étudier  un  nouveau 
parti.  La  duchesse  de  Portsmouth,  maîtresse  de  Charles  II,  a  imaginé 
de  marier  le  duc  d'York  avec  une  nièce  de  Turenne,  M'^^  d'Elbeuf  : 
mais  cette  demoiselle  vient  à  peine  d'avoir  treize  ans,  et  Peterbo- 
rough ne  peut  prendre  sur  lui  d'encourager  son  mariage  avec  un 
prince  de  quarante  ans  passés.  Tout  compte  fait,  c'est  encore  la  prin- 
cesse de  Wurtemberg  qui  lui  semble,  comme  aussi  au  duc  d'York 
lui-même,  le  parti  le  plus  sortable.  Il  retourne  donc  la  voir,  dans 
son  couvent;  et,  cette  fois,  lui  fait  connaître  «  les  ordres  qu'il  a  toute 
raison  de  penser  qu'il  va  recevoir,  et  après  lesquels  il  n'aura  plus  qu'à 
l'appeler  sa  Maîtresse,  en  lui  offrant  les  respects  dus  à  la  qualité  qui 
accompagne  ce  titre.  »  Sur  quoi  Peterborough  raconte  que  «  la  modé- 
ration que  montrait  d'ordinaire  la  jeune  princesse,  dans  son  caractère, 
n'a  pas  été  assez  grande  pour  lui  faire  dissimuler  sa  joie  en  cette 
occasion.  »  Hélas!  au  moment  même  où  il  rentre  chez  lui,  de  cette 
visite,  une  dépêche  lui  est  remise  qui  lui  défend  de  s'occuper  désor- 
mais de  la  princesse  de  Wurtemberg,  et  lui  enjoint  de  se  remettre  en 
route,  immédiatement,  pour  Modène.  Et  Peterborough  obéit,  mais 
non  pas  sans  avoir  cherché,  de  tout  son  cœur,  un  moyen  d'adoucir  à 
la  princesse   Marie-Aune  la  cruelle  déception  qui  lui  est  réservée. 


REVUES    ETRANGERES.  939 

«  Car  ce  n'était  point  cnose  commode,  écri(,-il  ingénument,  d'apaiser 
une  âme  désappointée  à  un  tel  degré!  » 

A  Modène,  il  y  a  deux  princesses  disponibles,  la  tante  et  la  nièce, 
l'une  âgée  de  trente  ans,  l'autre  de  quinze.  Charles  II  et  Louis  XIV 
sont  d'avis  que  Peterborough  doit  s'efforcer  d'obtenir  le  consentement 
de  l'une  ou  de  l'autre,  «  mutatis  mutandis;  »  mais  le  duc  d'York,  bien 
résolu  à  n'épouser  qu'une  «  belle  femme,  »  ne  veut  pas  entendre  par- 
ler de  la  tante,  et  exige  que  son  mandataire  concentre  tous  ses  soins 
et  tout  son  talent  à  obtenir  l'adhésion  de  la  jeune  princesse  Marie 
Béatrice. 

Celle-ci,  à  la  voir  en  personne,  dépasse  encore  toutes  les  pro- 
messes du  portrait  interrogé  par  Peterborough  chez  le  prince  de 
Conti.  «  EUe  est  grande,  et  formée  admirablement;  son  teint  est  d'une 
beauté  merveilleuse,  ses  cheveux  d'un  noir  de  jais,  de  même  que  ses 
sourcils  et  ses  yeux  :  mais  ces  derniers  si  pleins  de  lumière  et  de 
douceur  qu'on  en  est,  à  la  fois,  ébloui  et  charmé.  Et  dans  tous  les 
contours  de  son  visage,  de  l'ovale  le  plus  gracieux  qui  puisse  être  rêvé, 
il  y  a  vraiment  tout  ce  qui  peut  être  grand  et  beau  chez  une  créature 
humaine.  »  Mais  en  vain  Peterborough,  émerveillé  de  la  figure  et  des 
manières  de  la  jeune  princesse,  lui  dit  tout  cela  à  elle-même,  pour  la 
convaincre  de  l'impossibihté  de  dérober  au  monde  tant  de  perfection; 
en  vain,  dans  une  longue  entrevue,  il  s'efforce  de  combattre  ses  scru- 
pules, et  de  la  décider  à  rompre  son  vœu  ;  en  vain  il  renouvelle  ses 
tentatives  auprès  de  la  mère,  à  qui  le  mariage  de  sa  fille  ne  déplairait 
point,  mais  qui  est  trop  pieuse  pour  ne  point  se  croire  tenue  de  res- 
pecter les  désirs  pieux  de  la  jeune  princesse  ;  en  vain  Charles  II  et 
Louis  XIV  mettent  en  œuvre  toutes  les  ressources  de  la  diplomatie  : 
Marie-Béatrice  a  résolu  d'entrer  au  couvent,  et  rien  ne  peut  la  faire 
revenir  sur  cette  décision. 

Non  pas,  au  moins,  qu'elle  soit  une  petite  sotte,  ignorant  tout  du 
monde,  et  aveuglément  férue  de  sa  dévotion!  Avec  sa  beauté  pure  et 
déUcate,  qui  va  survivre  aux  années  comme  à  la  souIVrance,  et  durer 
jusqu'à  nous  dans  d'admirables  portraits,  elle  est  gaie,  vive,  spiri- 
tuelle, passionnément  amoureuse  de  musique  et  de  po.isie;  instruite 
aussi,  écrivant  à  merveille  lu  latin  et  le  français,  curieuse  du  progros 
des  sciences,  que  la  cour  de  Modène  a  toujours  protégées,  «t  ayant 
une  telle  souplesse  d'intelligence  que  quelques  mois  vont  lui  suf- 
fire pour  apprendre  l'anglais,  pour  devenir  infiniment  plus  anglaise 
qu'aucune  autre  des  princesses  étrangères  que  le  mariage  a  jamais 
transDortées  à  la  cour  de  Londres  :  mais  elle  a,  dès  lors,  un  simple  et 


OiO  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

profond  sentiment  d'honneur  qui  l'empôche  d'admettre,  une  seule  mi- 
nute, qu'une  promesse  qu'elle  a  faite  ne  soit  point  tenue.  Et  déjàPcter- 
borough  se  prépare  tristement  à  quitter  Modène,  pour  aller  étudier  à 
nouveau  la  princesse  de  Neubourg,  lorsqu'un  événement  se  produit 
qui  change,  tout  à  coup,  la  face  des  choses.  Le  pape  Clément  X,  peut- 
être  pour  répondre  aux  prières  des  cours  d'Angleterre  et  de  France» 
ou  peut-être,  plutôt,  par  sollicitude  paternelle  pour  l'avenir  des  catho- 
liques anglais,  écrit,  de  sa  propre  main,  à  la  petite  princesse  Marie- 
Béalrice,  une  longue  et  belle  lettre  latine  où  il  lui  ordonne  d'oublier 
son  vœu,  et  de  consentir  au  mariage  qui  lui  est  proposé.  «  Chère  fdle 
en  Jésus-Christ,  lui  dit-il,  vous  pourrez  aisément  comprendre  de 
quelle  anxiété  Nous  avons  eu  l'âme  remplie  lorsque  Nous  avons  été 
informé  de  votre  répugnance  pour  le  mariage.  Car,  bien  que  Nous 
comprissions  que  cette  répugnance  résultait  d'un  désir,  très  louable 
en  soi,  d'embrasser  la  discipline  religieuse.  Nous  en  avons  été  pourtant 
sincèrement  affligé,  en  songeant  que,  dans  l'occasion  présente,  elle 
risquait  de  former  un  obstacle  aux  progrès  de  la  religion.  » 

Cette  lettre,  cet  ordre,  eut  sur  Marie-Béatrice  un  effet  immédiat  :  la 
jeune  fille  fit  savoir  à  Peterboroiigh  qu'elle  consentait  au  mariage,  ce 
dont  l'excellent  homme  fut  à  la  fois  si  étonné  et  si  ravi  qu'il  résolut  de 
procéder  immédiatement  à  la  cérémonie,  sans  même  attendre  l'achè- 
vement de  négociations  qui  venaient  d'être  entamées  avec  la  Cour 
de  Rome,  touchant  certaines  clauses  secrètes  du  contrat.  Le  30  sep- 
tembre 1673,  dans  la  chapelle  du  palais  ducal  de  Modène,  le  chapelain 
de  la  Cour,  Dom  Andréa  Roncagli,  célébra  le  mariage  du  duc  d'York, 
représenté  par  le  comte  de  Peterborough,  avec  la  princesse  Marie-Béa- 
trice. Au  sortir  de  la  chapelle,  la  nouvelle  duchesse  d'York  eut  à 
prendre  le  pas  sur  sa  mère  et  sur  la  vieille  régente  de  Modène,  veuve 
de  son  grand-père.  Toute  la  vOle  se  remplit  de  joyeuses  mascaj^adus, 
qui  durèrent  trois  jours,  avec  un  éclat  et  une  élégance  artistique 
incomparables.  Le  lendemain,  après  une  messe  solennelle  à  la  cathé- 
drale, et  avant  une  course  de  chevaux,  il  y  eut  un  fastueux  banquet, 
autour  d'une  grande  table  que  décoi  aient  une  série  de  triomphes,  ingé- 
nieux monumens  allégoriques  construits  en  sucre,  en  pâte,  et  en  mas- 
sepain. Et  tout  le  duché  fut  en  fête,  sous  un  doux  soleil  d'automne, 
jusqu'au  5  octobre,  où  la  jeune  duchesse,  accompagnée  de  sa  mère  et 
de  l'heureux  Peterborough,  quitta  Modène  pour  aller  faire  connais- 
sance avec  son  mari . 

A  Paris,  où  elle  arriva  le  2  novembre,  la  Cour  et  la  Ville  lui  firent 
l'accueil  le  plus  chaleureux  :  mais  elle  eut  le  chagrin  (ou  peut-êti^e  lo 


UEVUES    ÉTRANGÈRES.  ■  941 

plaisir)  d'apprendre  que,  sans  doute,  elle  devrait  retourner  à  Modènc, 
et  se  consacrer  désormais  tout  entière  à  Dieu.  Car  le  Parlement,  à 
Londres,  se  refusait  formellement  à  admettre  le  mariage  du  duc 
d'York  avec  une  princesse  catholique  ;  et  la  fureur  des  proteslans  était 
toile  que  Charles  II  avait  à  peu  près  décidé  d'annuler  la  cérémonie  de 
Modéne,  sauf,  pour  son  frère,  à  se  distraire  de  son  veuvage  avec  ses 
maîtresses,  s'il  ne  pouvait  se  résigner  à  épouser  une  proteslanlo. 
Mais  Jacques,  maintenant  qu'il  était  marié,  n'entendait  plus  redevenir 
veuf.  Il  écrivit  de  Londres,  à  sa  jeune  femme,  une  lettre  où  il  la  priait 
«  de  ne  pas  trop  s'inquiéter  de  ce  qui  se  passait  en  Angleterre,  »  et  ce 
fut  lui,  sans  doute,  qui  obtint  de  son  frère  que  celui-ci,  après  avoir 
paru  vouloir  céder  aux  sommations  des  protestans,  se  rendît  à  la 
Chambre  des  Lords,  un  beau  matin,  en  robe  royale  et  la  couronne  en 
tête,  pour  proroger  le  Parlement  jusqu'à  l'année  suivante.  Aussitôt, 
le  duc  dTork  fît  savoir  à  la  duchesse  qu'il  l'attendait  avec  impatience; 
et,  le  soir  du  premier  décembre,  le  yacnt  Catherine,  escorté  de  quatre 
vaisseaux  de  guerre,  amena  la  jeune  femme  dans  le  port  de  Douvres. 
«  Là,  sur  le  sable,  —  nous  dit  Peterborough,  —  le  duc  son  mari  était 
venu  à  sa  rencontre;  et  à  peine  fut-elle  débarquée  quelle  prit  pos- 
session de  son  cœur  aussi  bien  que  de  ses  bras  ;  et  de  là  fut  conduite 
à  son  logement.  » 

Elle  était  si  belle,  si  charmante,  si  parfaitement  aimable  de  corps 
et  d'âme,  que,  toujours,  sa  présence  devait  désarmer  jusqu'à  ses 
ennemis  les  plus  acharnés.  A  Londres,  quand  elle  y  arriva,  on  peut 
bien  dire  que  tout  le  monde  se  trouva  contraint  de  l'aimer  :  le  Par- 
lement lui-même,  en  1674  et  plusieurs  fois  ensuite,  fut  tenté  de  lui 
pardonner  son  «  idolâtrie.  »  Les  poètes,  Dryden,  WaUer,  écrivirent  à 
sa  louange  des  vers  qui  comptent  parmi  ce  qu'ils  nous  ont  laissé 
de  plus  sincère  et  de  plus  touchant.  Mais  elle,  avec  son  cœur  de 
petite  fille,  longtemps  elle  ne  put  se  résoudre  à  accepter  pleinement 
le  rôle  que  lui  avait  imposé  une  volonté  supérieure.  Voici  la  pre- 
mière lettre  qu'elle  écrivait  de  Londres,  le  8  janvier  1674,  à  l'abbes^se 
de  ce  couvent  de  la  Visitation  de  Modène  où  elle  avait,  autrefois, 
espéré  passer  toute  sa  vie  : 


Très  révérende  More, 

Je  suis  en  très  bonne  santé,  grâce  à  Dieu,  ma  chère  Mrrc,  mais  je  no 
puis  pas  encore  m'accoutumcr  à  cotte  condition  où  je  nie  trouve,  cl  à 
laquelle,  comme  vous  savez,  j'ai  toujours  été  opposée;  et,  eu  conséquence, 


042  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  pleure  beaucoup  et  suis  très  affligée,  ne  parvenant  pas  à  me  défaire  de 
ma  mélancolie. 

Puissiez-vous  du  moins,  ma  chère  Mère,  trouver  une  consolation  dans  ce 
que  je  vais  vous  dire  :  que  le  duc  mon  mari  est  un  très  bon  homme,  et  me 
veut  un  grand  bien,  et  ferait  tout  au  monde  pour  me  le  prouver.  Il  est  si 
ferme  et  si  résolu  dans  notre  sainte  religion  (qu'il  professe  ouvertement, 
comme  un  bon  catholique),  qu'il  n'y  a  rien  qui  puisse  jamais  le  décider  à 
l'abandonner;  et,  dans  ma  tristesse,  accrue  encore  par  le  départ  de  ma 
chère  maman,  c'est  cela  qui  fait  ma  consolation. 

Je  reste,  à  jamais,  votre  fidèle  et  affectueuse  fille 

Marie  d'Esté,  duchesse  d'York. 

C'est  ainsi  qu'a  commencé  la  carrière  publique  de  cette  reine  dont 
Dangeau  allait  pouvoir  dire,  un  demi-siècle  après,  «  qu'elle  était 
morte  comme  une  sainte,  et  comme  elle  avait  vécu,  »  et  Saint-Simon 
que  «  sa  vie  et  sa  mort  étaient  comparables  à  celles  des  plus  grands 
saints.  »  On  a  beaucoup  écrit  sur  Marie  de  Modène,  depuis  son  temps 
jusqu'au  nôtre  ;  et  les  longues  années  de  son  exil  à  Saint-Germain, 
notamment,  ont  fait  l'objet  de  nombreuses  publications,  anglaises  et 
françaises,  dont  la  plupart  n'ont  que  le  défaut  d'être  rendues  un  peu 
ennuyeuses  par  une  préoccupation  trop  constante,  et  malheureuse- 
ment trop  commune  chez  tous  les  hagiographes,  d'insister  à  l'excès 
sur  les  preuves  du  martyre  de  la  sainte  princesse.  Mais  tout  cela 
s'efface,  désormais,  devant  l'énorme  et  magnifique  ouvrage  que  vient 
de  consacrer  à  la  seconde  femme  de  Jacques  II  un  érudit  anglais, 
M.  Martin  Ilaile.  Non  que  celm-ci  ait  mis  dans  son  travail  plus  d'agré- 
ment littéraire  que  ses  devanciers  :  je  dirais  plutôt  qu'il  a  entièrement 
supprimé  de  soji  travail  toute  littérature,  pour  n'en  faire  qu'un  recueil, 
Completel  définitif,  de  documens  originaux,  quelques-uns  peu  connus 
et  un  très  grand  nombre  absolument  inédits.  Les  archives  publiques 
de  Londres,  de  Paris,  de  Modène,  de  Vienne,  du  Vatican,  de  Florence, 
les  archives  privées  des  grandes  familles  jacobites  du  Royaume- 
Uni,  M.  Ilaile  a  tout  exploré,  avec  une  conscience  et  un  bonheur 
admirables,  dans  son  désir  de  nous  présenter  une  image  exacte,  «  do- 
cumentaire, »  de  la  vie  et  de  la  personne  d'une  princesse  qu'il  s'ab- 
stient toujours  soigneusement  de  juger,  et  dont  nous  sentons  toute- 
fois qu'il  l'aime  et  la  vénère  à  l'égal  des  plus  enthousiastes  de  ses  pré- 
décesseurs. Et  quelle  étonnante  récolte  d'histoire,  grande  et  petite,  il 
a  rapportée  de  ces  explorations  !  A  côté  de  la  série  des  lettres  intimes 
de  Marie  de  Modène  à  sa  famille,  aux  religieuses  de  la  Visitation,  à  ses 
axuis,  italiuiw  et  anglais,  son  livre  abonde  eu  extraits  des  rapports 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  943 

confidentiels  d'ambassadeurs  et  de  chargés  d'affaires,  transmettant  à 
leurs  princes  tous  les  menus  faits  des  cours  de  Londres  et  de  Saint- 
Germain,  comme  aussi  en  extraits  des  rapports  et  des  lettres  d'une 
foule  d'agens  secrets  employés  par  Jacques  II,  par  sa  veuve  et  son 
fils,  après  la  catastrophe  de  1688.  Pour  l'étude  de  la  période  qui  a 
immédiatement  précédé  cette  catastrophe,  en  particulier,  tous  les  his- 
toriens anglais  devront  savoir  gré  à  M.  Haile  de  la  masse  de  rensei- 
gnemens  nouveaux  qu'il  a  réunis;  et  je  crois  bien  que,  en  France 
même,  une  traduction  de  ce  précieux  recueil  ne  manquerait  pas  d'être 
bien  accueillie.  Mais  surtout  l'on  sera  frappé,  à  la  lecture  du  recueil, 
de  tout  ce  que  chacune  des  innombrables  pièces  citées  ou  analysées 
par  M.  Haile  ajoute  de  relief,  de  simple  et  touchante  vérité  humaine, 
aux  deux  figures  du  roi  Jacques  et  de  la  reine  Marie  :  figures  extrême- 
ment dissemblables,  et  qui  pourtant,  lorsqu'oQ  les  voit  ainsi  se  des- 
siner peu  à  peu  d'elles-mêmes,  au  long  des  années,  se  complètent,  en 
quelque  façon,  et  s'éclairent  l'une  l'autre. 

Elles  ne  se  ressemblent  que  par  un  seul  point  :  l'attachement 
profond  des  deux  époux  à  leur  foi  catholique.  Mais,  là  encore,  la 
ressemblance  est  loin  d'être  parfaite.  On  serait  tenté  de  dire  que 
Jacques  II  et  sa  femme  se  sont  partagé  le  rôle  idéal  d'un  bon  catho- 
lique :  Jacques  II  ayant  été  un  martyr,  et  sa  femme  une  sainte.  Car 
vraiment  tous  les  actes  publics  du  dernier  roi  Stuart,  depuis  sa  con- 
version jusqu'à  ses  vaines  tentatives  de  restauration,  présentent  un 
caractère  de  folie  héroïque  et  intempestive  qui  fait  songer  aux  his- 
toires de  saint  Sébastien  et  de  saint  Maurice ,  des  plus  romanesques 
martyrs  de  la  Légende  Dorée.  A  chaque  instant,  sans  autre  motif  pos- 
sible qu'un  besoin  fiévreux  d'affirmer  sa  foi  et  de  souffrir  pour  elle, 
Jacques  II  se  livre  à  des  provocations  imprudentes,  inutiles,  et  dont 
chacune  a  invariablement  pour  efl'et  de  l'exposer  à  de  nouveaux 
ennuis.  A  chaque  instant,  lorsque  sa  situation  personnelle  et  celle  de 
tous  les  catholiques  anglais  semblent  en  voie  de  s'améhorer,  le 
malheureux  s'empresse  de  tout  gâter,  une  fois  de  plus,  par  une  pro- 
clamation, plus  ou  moins  directe,  de  sa  ferveur  «  papiste.  »  Jamais, 
peut-être,  prince  n'a  plus  obstinément  attiré  sur  lui  les  coups  qu'il  a 
reçus.  Évidemment  il  avait,  d'instinct  ou  par  zèle  chrétien,  la  soif  du 
martyre  :  et  c'est  ce  que  tous  ses  détracteurs  mêmes,  à  l'exception  du 
seul  Macaulay,  ont  été  contraints  de  reconnaître  et  d'admirer  en  lui. 
Mais,  avec  cela,  et  au  contraire  des  martyrs  de  la  Légende  Dorée,  on 
ne  voit  pas  que  les  nombreuses  occasions  au'il  à  eues  de  désaltérer 


94 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rette  soif  généreuse  lui  aient  procuré  le  moindre  plaisir  :  pour  s'être 
al  tiré  lui-même  les  coups  qu'O  a  reçus,  il  paraît  bien,  d'ordinaire, 
avoir  fait  triste  mine  en  les  recevant;  et  il  n'y  a  pas  jusqu'à  sa  manière 
de  provoquer  les  ennemis  de  sa  foi  qui  n'ait  eu  (Quelque  chose  de 
passif  et  de  résigné,  comme  s'il  obéissait  à  une  fatalité  de  sa  nature 
plus  qu'à  un  élan  spontané  de  son  cœur.  Sans  compter  que,  au  mar- 
tyre près,  ce  prince  infortuné  n'avait  rien  d'un  saint  :  c'était  simple- 
ment un  brave  homme,  très  loyal  et  très  sûr  dans  ses  affections, 
scrupuleusement  soucieux  de  sa  dignité,  toujours  prompt  à  se  fâcher 
comme  à  pardonner,  et  n'aimant,  en  vérité,  ni  le  vin  ni  le  jeu,  mais 
ayant  beaucoup  aimé  les  femmes,  depuis  sa  jeunesse,  et  ne  s'étant 
repenti  de  les  avoir  trop  aimées  qu'à  un  âge  où  ce  repentir  n'avait  plus 
guère  rien  qui  pût  nous  édifler  (1). 

Sa  femme,  Marie  de  Modène,  a  certainement  souffert  autant  et  plus 
que  lui,  et  avec  cette  aggravation  qu'elle  a  eu,  presque  toujours,  à 
souffrir  par  lui,  par  ses  infidélités  des  premières  années  de  leur  ma- 
riage, ou  par  l'effet  d'actes  politiques  inopportuns  et  dangereux  qu'il 
s'est  mis  en  tête  de  commettre,  et  dont  elle  a  vainement  essayé  de  le 
détourner.  Depuis  les  larmes  que  nous  lui  avons  vu  verser  au  lende- 
main de  son  arrivée  en  Angleterre,  combien  de  larmes  ont  dû  couler 
de  ces  beaux  grands  yeux  noirs,  qui  Oluminent  tous  les  portraits  que 
nous  avons  d'elle!  La  perte  de  sa  couronne  et  le  dur  exil,  la  mort 
successive  de  tous  ses  enfans,  à  l'exception  du  malheureux  Jacques  III, 
l'odieuse  trahison  de  ses  deux  belles-filles,  l'abandon  de  ses  amis  et 
de  ses  parens  même,  i'échec  de  toutes  les  entreprises  de  son  mari, 
de  toutes  celles  de  son  fils,  la  proscription  de  celui-ci,  chassé  tour  à 
tour  de  France,  de  Lorraine,  d'Avignon,  et  les  maladies,  et  la  misère, 
—  l'engagement  ou  la  vente  de  ses  derniers  bijoux,  l'obligation,  par- 
fois, de  ne  se  nourrir  que  de  légumes  pendant  des  semaines,  l'impos- 
sibilité de  fournir  du  pain  à  la  colonie  pitoyable  des  émigrés  irlan- 
dais :  ce  n'est  là  qu'une  partie  des  épreuves  qu'elle  a  eu  à  subir.  Et 
pourtant  ses  yeux  noirs  nous  sourient,  dans  tous  ses  portraits;  et 
peut-être  leur  sourire  nous  apparaît-il  encore  plus  franc,  plus  tran- 
quille, dans  les  portraits  qui  datent  de  ses  dernières  années,  lorsque 
déjà  tout  le  poids  de  ces  terribles  épreuves  s'est  abattu  sur  elle.  Rien 


(1)  Un  écrivain  anglais  anonyme  a  publié  récemment  à  Londres,  sous  le  titre 
de  The  Advenlures  o/'  Kin;/  James  11  (librairie  Lonyuians),  une  excellente  biof^ra- 
phie  anecdotique  de  Jacques  il,  et  dont  les  conclusions,  touchant  les  caractères 
du  Roi  et  île  la  Reine,  sont  entièrement  confirmées  par  les  pièces  que  vient  de 
recueillir  M.  Martin  llaiio. 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  9io 

déplus  caractéristique,  à  ce  point  de  vue,  que  le  contraste  des  deux 
figures  du  roi  et  de  la  reine,  juxtaposées,  et  accompagnées  de  celles 
de  leurs  deux  enfans,  dans  une  gravure  de  propagande  jacobite  qui 
doit  avoir  été  dessinée  à  Paris  vers  1696  :  Jacques,  malgré  tout  reffort 
pieux  de  son  portraitiste,  garde  toujours  la  mine  à  la  fois  hautaine  et 
maussade  d'un  prince  qui  n'a  que  trop  de  motifs  de  se  plaindre  du 
sort;  mais  au  contraire  sa  femme,  dans  le  médaillon  voisin,  amai- 
grie et  pâlie,  avec  un  long  visage  de  fantôme  sous  les  boucles 
épaisses  de  sa  chevelure,  continue  à  nous  sourire  doucement,  de  ses 
lèvres  minces  et  de  ses  grands  yeux,  doucement  et  presque  gaî- 
ment,  comme  si  elle  avait  au  cœur  une  belle  flamme  de  vie  que  pas 
une  des  souffrances  de  ce  monde  passagerne  saurait  éteindre.  Et  c'est 
ce  sourire  que  nous  retrouvons  aussi,  par-dessous  ses  larmes,  dans 
toutes  ses  lettres  :  depuis  celles  qu'elle  écriv^ait,  de  Londres,  aux  reli- 
gieuses de  Modène,  pour  leur  vanter  les  vertus  de  son  mari,  ou  pour 
leur  faire  part  des  témoignages  d'affection  qu'elle  recevait,  —  croyait 
recevoir,  —  de  ses  belles-filles,  jusqu'à  celles  que,  quarante  an? 
après, 'de  Saint-Germain,  déjà  veuve,  séparée  de  son  fils,  réduite  à  l'ùi- 
digence,  elle  écrivait  aux  religieuses  de  Chaillot  pour  leur  annoncer 
qu'elle  viendrait  partager  avec  elles  un  panier  de  fruits  qu'avait  bien 
voulu  lui  envoyer  M"*  de  Maintenon.  De  la  même  façon  que  son 
mari  avait  la  soif  du  martyre,  cette  victime  tragique  de  la  destinée  a 
conservé,  jusqu'au  bout,  la  gaité  intrépide,  invincible,  des  saints. 

G.aîté  qui  lui  venait  surtout,  comme  à  tous  les  saints,  de  deux 
sources:  de  l'impossibilité  où  elle  était,  par  nature,  de  penser  jamais 
à  soi,  et  de  l'habitude  qu'elle  avait  prise  de  se» créer  toujours  des 
devoirs,  qui,  en  occupant  son  cœur,  l'empêchaient  de  s'abandonner  à 
des  regrets  inutiles.  Si  cruelle  que  lui  fût  la  vie,  elle  lui  laissait  encore 
des  maux  à  prévenir  ou  à  soulager,  des  espérances  nouvelles  à  entre- 
tenir, de  nouvelles  occasions  de  dépenser  joyeusement  la  tendresse 
d'un  cœur  tout  rempli  de  l'amour  des  autres  et  de  Dieu.  Exilée  d'An- 
gleterre une  première  fois,  en  1679,  elle  écrivait  à  son  frère,  de 
Bruxelles,  qu'elle  espérait  bien  pouvoir  lui  rendre  un  service  qu'il  lui 
avait  demandé;  qu'elle  était  fort  inquiète  delà  santé  de  sa  belle-fille, 
la  princesse  d'Orange,  —  »  qui  a  un  aussi  grand  désir  de  me  voir  que 
moi  de  la  voir;  »  —  et  qu'elle  craignait  d'avoir  à  rester  exilée  ««  pour 
un  bon  petit  bout  de  temps;  »  mais  qu'au  reste  tout  le  monde,  à 
Bruxelles,  «  la  traitait  avec  plus  de  civiUté  qu'elle  n'aurait  pu  dire.  » 
L'année  suivante,  exilée  de  nouveau,  elle  écrivait:  ><  Nous  n'appre- 
nons rien  de  bon  de  l'Angleterre.  Le  Parlement  a  commencé  ses 
TOME  xxxiv.   —  1906.  tiO 


946  KEVIE    DES    DEIX     MONDES. 

séances  à  la  gaillarde,  et  le  duc  mon  mari  est  accusé  de  tous  les  maux 
qui  se  suiil  produits  dans  le  royaume  depuis  ces  deux  ans.  Puisse  Dieu 
nous  accorder  la  patience!...  Mais  ici,  en  attendant,  tout  le  mond»^ 
nous  traite  de  la  manière  la  plus  touchante;  et  nous  nous  arrangerions 
assez  d'y  rester,  puisqu'ils  ne  veulent  pas  de  nous  en  Angleli'rre  :  mais 
j'ai  bien  peur  quils  ne  se  disent  que  nous  sommes  encore  trop  à  notre 
aise,  et  ne  nous  envoient  quelque  part  plus  loin.  »  La  mort  de- 
Charles  II,  en  février  1685,  la  désole  au  point  de  la  rendre  malade;  et 
les  premiers  mots  qu'elle  peut  écrire,  ensuite,  après  huit  jours  de 
fièvre,  sont  pour  s'inquiéter  de  son  jeune  l'rère,  pour  le  détourner 
d'une  liaison  quelle  juge  fâcheuse,  et  puis,  une  fois  de  plus,  pour  se 
louer  et  s'étonner  des  marques  de  bonté  dont  on  la  comblée. 

Mais  c'est  pendant  les  trente  années  de  son  dernier  exil  qu'il  faut 
la  voir,  telle  que  nous  la  montrent  sa  conversation  et  ses  lettres,  sou- 
riant à  la  fatalité  qui  s'acharne  contre  elle.  Un  jour,  en  1709,  elle 
apprend  que  ses  chères  religieuses  de  Chaillot,  la  sachant  privée  de  sa 
petite  rente,  tiennent  de  louer,  à  une  dame  plus  riche,  les  chambres 
qui,  depuis  des  années,  lui  étaient  réservées  dans  leur  couvent.  EUe 
sourit  encore,  sous  cette  humiUation  :  et  bientôt  nous  la  retrouvons 
plus  affectueuse  que  jamais  pour  ses  bonnes  amies  de  Chaillot,  plai- 
santant avec  elles  des  rubans  nouveaux  qu'elle  vient  de  coudre  à  de 
vieux  souliers,  les  aidant  à  soigner  leurs  malades,  leur  racontant 
toutes  les  minutes  un  peu  ensoleillées  de  sa  pauvre  vie,  ou  bien  leur 
disant  combien  eUe  est  reconnaissante  à  Dieu  de  lui  avoir  touj<»urs 
caché  l'avenir.  «  Quand  je  suis  arrivée  en  France,  j'aurais  été  au  déses- 
poir si  l'on  m'avait  annoncé  que  je  devrais  y  rester  deux  ans  :  et  voilà 
vingt-trois  ans  que  nous  y  demeurons  I  » 

•«  Je  ne  connais  personne  d'aussi  saint  !  »  disait  d'elle  Bourdaloue. 
qui  la  rencontrait  là.  Mais  jamais  sa  sainteté  ne  l'a  empêchée  d'être 
aimable,  ni,  somme  toute,  heureuse.  Et  peut-être  n'est-ce  pas  l'un  des 
moindres  mérites  du  précieux  recueil  de  M.  Martin  Haile,  de  nous 
rappeler  que,  même  dans  les  conditions  les  plus  pathétiques,  les  saints 
peuvent  fort  bien,  dès  cette  vie,  avoir  leur  récompense. 

T.  DE  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14   août. 

Les  nouvelles  de  Russie  nous  étant  parvenues,  il  y  a  quinze  jours, 
au  moment  même  où  nous  écrivions  notre  chronique,  nous  nous 
sommes  contentés  de  donner,  en  termes  sommaires,  l'impression  gé- 
nérale qui  s'en  dégageait.  Il  nous  semblait  qu'au  bout  de  deux  ou 
trois  semaines,  les  événemens  auraient  pris  une  direction  mieux 
déterminée,  que  les  choses  se  seraient  en  quelque  sorte  tassées,  et 
qu'on  commencerait  à  y  voir  plus  clair.  Ces  espérances  ont  été  en 
partie  trompées,  et  il  reste  encore  très  difficile  d'émettre  un  jugement 
et  surtout  une  prévision  quelconque  sur  ce  qu'on  est  convenu  d'ap- 
peler la  révolution  russe. 

Révolution  est-il  le  mot  juste  ?  La  France  ayant  été,  pendant  assez 
longtemps,  le  pays  classique  des  révolutions,  nous  avons  pu  mieux 
que  personne  en  observer  les  caractères  :  nous  ne  les  retrouvons  pas 
dans  les  événemens  russes,  et,  plus  nous  allons,  plus  les  analogies 
qu'on  se  fait  un  jeu  d'établir  entre  des  manières  de  procéder  et  d'évo- 
luer aussi  opposées  nous  apparaissent  ar])itraires.  Il  y  a  eu  chez  nous, 
dans  certaines  périodes  de  notre  histoire,  un  élan  général  vers  un 
même  but,  correspondant  à  une  pensée  et  à  des  sentimens communs. 
La  poussée  qui  se  formait  aUtrs  était  une  et  irrésistible.  En  Russie, 
rien  de  pareO.  Il  est  impossible  de  moins  se  ressembler  que  les  Russes 
et  nous.  Notre  esprit  latin  est  net,  précis,  logique,  naturellement 
porté  à  l'organisation  et  à  la  cohésion;  le  leur  est  vague, indéterminé, 
flottant,  dispersé,  et,  s'il  faut  dire  le  mot,  volontiers  porté  à 
l'anarchie.  L'anarchie  a  sans  doute  sa  place  dans  toutes  les  révolu- 
tions, puisqu'il  faut  détruire  avant  de  remplacer.  Parmi  nos  historiens, 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Taine  est  celui  qui  a  le  mieux  décrit,  au  début  de  la  nôtre,  ce  phéno- 
mène d'  <«  anarchie  spontanée,  ■>  dont  il  a  réuni  tant  de  traits  épars 
sur  toute  la  surface  du  territoire.  Mais,  sous  cette  décomposition  de 
surface,  une  recomposition  se  formait,  spontanément  aussi,  et,  bien 
avant  qu'on  ait  pu  dire  que  déjà  Napoléon  perçait  sous  Bonaparte,  les 
linéamens  d'un  gouvernement  nouveau,  extrêmement  concentré  et 
vigoureux,  apparaissaient  aux  yeux  les  moins  perspicaces.  L'esprit 
du  jacobinisme  était,  à  coup  sûr,  un  esprit  de  gouvernement.  Tout 
tendait  à  une  organisation  puissante,  et  il  y  a  eu  changement  plutôt 
qu'interruption  de  souveraineté.  Telle  a  été  la  physionomie  de  notre 
révolution.  Celle  de  la  révolution  russe  est  tout  autre  :  on  y  relève 
bien  les  phénomènes  d'anarchie  constatés  ailleuis;  ils  ont  même 
quelque  chose  de  plus  accentué  et  surtout  de  plus  général,  car  ils 
s'étendent  au  gouvernement  et  à  l'administration  jusque  dans  leurs 
œuvres  vives  :  quant  aux  symptômes  révélateurs  d'un  ordre  de  choses 
nouveau  et  prochain,  on  ne  les  aperçoit  nulle  part.  Et  c'est  là  ce  qui 
est  inquiétant. 

Nous  reconnai!?sons  volontiers  que  la  Douma  n'a  pas  tenu  les 
espérances  qu'on  avait  mises  en  elle  :  mais  serait-il  juste  de  lui  en 
attribuer  toute  la  faute?  Non,  certes:  ce  serait,  au  contraire,  une 
grande  injustice.  Il  est  si  naturel  que  la  Douma  ait  montré  de 
l'inexpérience,  qu'on  ne  saurait  lui  en  faire  un  grief.  En  revanche,  elle 
était  pleine  de  bonne  volonté,  et  un  gouvernement  qui  aurait  voulu  se 
donner  la  peine  d'entrer  en  collaboration  loyale  avec  elle,  pour 
l'éclairer  et  la  diriger,  aurait  certainement  obtenu  quelques  résultats 
de  son  entreprise.  Par  quelle  aberration  inconcevable,,  au  moment 
même  où  on  a  fait  sortir  de  la  boîte  magique  un  personnage  aussi 
naturellement  débordant,  encombrant  et,  tranchons  le  mot,  menaçant, 
qu'une  grande  assemblée  poUtique,  et  cela  dans  un  pays  où  l'expé- 
rience était  tentée  pour  la  première  fois,  a-t-on  amoindri  le  gouverne- 
ment au  point  d'en  présenter  le  minimum  et  de  le  faire  tomber  dans  la 
nulHté?  Cette  faute  initiale  a  tout  compromis.  Il  est  incroyable  et 
pourtant  vrai  que,  pendant  plusieurs  semaines,  le  ministère  Gorémy- 
kine  n'a  saisi  l'assemblée  d'aucune  proposition  législative,  et,  lors- 
qu'il s'est  enfin  décidé  à  sortir  de  cette  inertie,  les  quelques  projets 
qu'il  a  déposés  d'abord  ont  été  d'une  insignifiance  et  d'une  puérilité 
telles  qu'on  aurait  pu  croire  à  une  intention  d'ironie.  Le  télégraphe 
n'a-t-il  pas  annoncé  un  jour  au  monde  étonné  que  le  ministère  venait 
de  soumettre  à  la  Douma  une  demande  de  crédit  en  vue  de  la  répara- 
tion d'un  lavoir  dans  un  établissement  scolaire?  Les  circonstances 


REVUE.    CHRONIQUE.  949 

exigeaient  autre  chose,  à  savoir  un  ministère  doué  de  prestige,  d'au- 
torité et  surtout  d'activité.  On  a  été  loin  de  compte  !  Les  événe- 
mens  auraient  pris  un  autre  cours  si,  dès  le  lendemain  même  de  son 
ouverture,  la  Douma  avait  été  mise  en  présence  d'un  programme  lon- 
guement médité,  habilement  préparé,  énergiquement  soutenu.  Au  lieu 
de  ne  lui  donner  rien  à  faire,  il  aurait  fallu  tout  de  suite  l'accabler  de 
besogne,  et  se  mettre  à  sa  disposition  pour  l'aider  à  s'en  acquitter. 
On  a  fait  l'opposé.  Mais  c'est  là  le  passé  :  à  quoi  bon  y  revenir?  Si 
nous  le  faisons,  c'est  pour  montrer  l'anarchie  dans  le  gouvernement 
lui-même,  puisque  anarchie  veut  dire  défaut  d'autorité,  de  direction  et 
de  commandement,  et  que  jamais  ce  défaut  n'a  été  plus  manifeste.  11 
n'est  que  trop  vrai  que  la  Douma  a  vécu  d'une  vie  démonstrative, 
déclamatoire  et  vide;  mais,  à  côté  d'elle,  le  gouvernement  a  été  inerte 
et  comme  inexistant.  L'ignorance  des  conditions  dans  lesquelles  peu- 
vent fonctionner  l'un  relativement  à  l'autre  et  collaborer  un  ministère 
et  une  assemblée  a  été  pour  quelque  chose  dans  le  lamentable  échec 
d'une  expérience  dont  on  attendait  mieux.  Nous  voudrions  croire  qu'il 
n'y  a  pas  eu  autre  chose,  car  l'ignorance  se  dissipe  et  l'expérience 
s'acquiert;  mais  peut-être  y  existe-t-H  aussi  une  certaine  inaptitude 
congénitale  à  se  comprendre,  à  se  tolérer  et  à  vivre  d'une  vie  com- 
mune, qui  se  dissipe  plus  difficilement  et  qui,  pendant  qu'elle  dure, 
frappe  l'expérience  elle-même  de  stérilité. 

Cette  incapacité  réciproque  existe-t-elle  vraiment  chez  le  gou- 
vernement et  chez  la  Douma?  Nous  le  saurons  par  la  suite,  puisque 
l'épreuve  doit  être  reprise,  si  elle  l'est  toutefois  dans  d'autres  con- 
ditions. En  attendant,  il  est  permis  de  ne  pas  accepter  pour  la 
Douma  dissoute  un  autre  reproche  qu'on  lui  a  fait.  On  a  mis  à 
sa  charge  tous  les  troubles,  agraires  et  autres,  qui  ont  éclaté  pen- 
dant sa  courte  session,  comme  si  elle  les  avait  provoqués  et  si  elle 
en  était  seule  coupable.  11  semble,  à  hre  le  manifeste  impérial  écrit 
en  vue  de  justifier  sa  dissolution,  que  l'Assemblée  soit  intervenue 
comme  un  trouble-fête  dans  un  pays  calme,  heureux,  bien  ordonné, 
où  son  imprudence  a  déchaîné  la  tempête.  La  vérité  est,  hélas!  toute 
contraire.  Personne,  en  Russie,  n'aurait  eu  l'idée  de  convoquer  la 
Douma  si  le  gouvernement  autocratique  n'avait  pas  fait  la  plus  lamen- 
table failUte.  La  Douma  n'a  pas  été  une  panacée,  soit;  elle  n'a  pas 
guéri  les  maux  dont  le  pays  soutirait  cruellement,  nous  le  voulons 
bien;  mais  ces  maux  lui  sont  antérieurs,  ce  n'est  pas  elle  qui  les 
a  créés.  Qu'on  dise  tout  le  mal  qu'on  voudra  du  parlementarisme; 
peut-être  peut-on  en  dire  beaucoup  on  voyant  comment  il  se  comporte 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  quelques  autres  pays  :  en  Russie,  il  est,  qu'on  nous  passe  le  mot, 
innocent  comme  l'enfant  qui  ^•ient  de  naître  et  qui  d'ailleurs  est  mort 
en  naissant.  C'est  en  dehors  de  lui  qu'il  faut  chercher  et  qu'on  trou- 
vera la  cause  de  létat  actuel  de  misère  où  se  débat  ce  grand  et 
noble  pays.  Et,  cette  fois  encore,  il  est  fâcheux  qu'il  en  soit  ainsi,  car, 
si  la  Douma  était  seule  coupable,  on  pourrait  espérer  que  sa  dispari- 
tion arrangera  tout.  Mais  y  a-t-il  un  homme,  en  Russie  ou  ailleurs, 
qui  ait  une  pareille  illusion?  Il  s'en  faut  de  beaucoup  que  la  situation 
soit  améliorée  par  la  dissolution  de  l'Assemblée.  Ce  que  les  plus  opti- 
mistes peuvent  en  dire  de  mieux  est  qu'elle  reste  la  même.  Les  motifs 
qui  ont  amené  le  gouvernement  autocrate  à  s'associer  les  représen- 
tans  de  la  nation  dans  une  œuvre  qui  ne  saurait  être  seulement  légis- 
lative, et  qui  doit  s'étendre  peu  à  peu  à  d'autres  manifestations  de  la 
vie  politique,  ces  motifs  persistent  tous  ;  ils  ne  sont  nullement  affai- 
blis ;  on  serait  même  tenté  de  croire  qu'ils  ont  pris  plus  de  force  depuis 
les  derniers  incidens.  Voilà  pourquoi  la  Douma  reviendra.  On  s'aper- 
cevra que,  si  la  vie  est  difficile  avec  elle,  elle  l'est  encore  plus  sans 
elle.  Souhaitons  toutefois  que  les  anciens  députés ,  rentrés  dans  leurs 
foyers  et  livrés  à  leurs  réflexions  sohtaires,  reconnaissent  au  fond  de 
l'âme  qu'ils  ont  plus  d'une  fois  dépassé  la  mesure  ;  qu'ils  ne  sont  pas 
les  seuls  représentans  du  peuple  ;  qu'il  y  a,  dans  la  plupart  des  pays 
d'Europe,  d'autres  pouvoirs  que  les  pouvoirs  élus,  et  de  non  moins 
légitimes  ;  qu'aucune  révolution  n'est  assez  puissante  pour  supprimer 
d'un  seul  coup  l'héritage  historique  d'une  vieille  nation;  enfin  que  le 
progrès  n'est  durable  que  s'il  est  l'œuvre  du  temps. 

Nous  avons  déjà  dit  que  les  membres  de  la  Douma  ont  quelque  peu 
perdu  la  tête  le  lendemain  de  la  dissolution.  Prendre  Viborg  pour  une 
sorte  de  Mont  Sinaï  duù  l'on  pouvait  lancer  sur  le  pays  la  foudre  et 
les  éclairs  a  été  une  erreur,  une  faute,  et,  pourquoi  ne  pas  le  dire?  une 
sottise.  Il  est  regrettable  que  les  cadets  n'aient  pas  cru  pouvoir  faire 
autrement  que  de  s'associer  à  cette  manifestation  impuissante,  et 
heureusement-impuissante,  car  elle  aurait  été  malfaisante  si  elle  avait 
réussi.  Comment  prendre  au  sérieux  cette  Convention  de  Viborg,  qui 
ne  se  composait  même  pas  de  la  majorité  de  la  Douma,  et  qui  a  dû 
délibérer  et  voter  à  la  hâte,  la  police  l'ayant  avisée  qu'elle  ne  lui 
accorderait  que  quelques  heures  dé  répit?  Le  manifeste  sorti  de  ce 
tronçon  d'assemblée  s'est  perdu  dans  le  vide,  bien  (pi'on  ait  fait  et  qu'on 
fasse  encore  les  plus  grands  efforts  pourle  répandre  à  foison  dans  toute 
la  Russie  :  on  n'en  a  pas  senti  l'influence  dans  les  événemens  ulté- 
rieurs. Ces  événemens  sont  troj)  connus  pour  que  nous  les  racontions 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  *i^i[ 

en  détail  :  tous  les  journaux  l'ont  fait.  Il  y  a  eu,  on  le  sait,  sur 
plusieurs  points  du  golfo  de  Finlande  des  insurrections  militaires  <|iii 
ont  menacé  Saint-Pétersbourg,  et  même  Peterhof.  Quand  la  nou- 
velle s'en  est  répandue  dans  l'Europe  occidentale,  l'inquiétude  a  été 
d'abord  assez  vive.  Il  était  impossible  de  se  rendre  compte  à  distance 
de  la  gravité  que  pouvait  avoir  cette  explosion  soudaine  de  mécon- 
tentement militaire  ;  on  ne  savait  pas  dans  quelle  mesure  le  reste  de 
l'armée  resterait  fidèle  ;  on  se  demandait  enfin  ce  qui  allait  arriver.  Le 
bruit  courait  que  la  révolte  avait  été  préparée  de  longue  main  par  le 
parti  révolutionnaire;  qu'elle  avait  des  ramifications  puissantes  ;  que 
ce  n'était  pas  sans  dessein  qu'elle  éclatait  à  proximité  du  siège  du  gou- 
vernement et  de  la  demeure  impériale,  et  qu'elle  gagnerait  bientôt  de 
proche  en  proche  le  pays  tout  entier.  Nous  en  avons  douté.  Si  le  gou- 
vernement sait  mal  s'organiser  en  Russie,  l'opposition  révolution- 
naire n'est  pas  plus  habile  :  elle  s'enlize  également  dans  l'anarchie.  Un 
ne  l'a  pas  encore  vue  dessiner  un  grand  mouvement  d'ensemble,  ni 
donner  un  mot  d'ordre  universellement  suivi.  La  grève  générale  de- 
vait suivre  ou  accompagner  la  révolte  mihtaire.  La  réAolte  militaire, 
mal  combinée  et  mal  exécutée,  n'a  pas  tardé  à  échouer.  Quant  à  la 
grève  générale,  on  en  a  vaguement  entendu  parler,  mais  elle  n'a  même 
pas  eu  un  commencement  d'exécution.  L'échec  a  été  complet,  et  les 
amis  éclairés  de  la  Russie  s'en  sont  réjouis,  car  ce  n'est  pas  de  la  ré- 
volution violente  et  brutale  qu'ils  attendent  sa  régénération. 

Chez  nous,  la  plus  grande  partie  de  la  presse  a  partagé  à  cet  égard 
lés  mêmes  impressions  et  les  a  exprimées  avec  mesure  ;  seuls, 
quelques  journaux  sociiilistès  ont  formé  des  vœux  bruyans  pour 
le  succès  des  insurrections  militaires  dans  lesquelles  ils  affeotaiont 
de  voir  des  tentatives  d'émancipation  politique.  11  est  difficile  de 
pousser  plus  loin  l'aveuglement  I  La  bonne  fortune  de  la  Russie,  — 
ce  qui  lui  en  reste,  —  a  voulu  que  jusqu'ici  aucun  officier  d'un  grade 
^levé  ne  se  soit  mis  à  la  tète  d'un  mouvement  iusurrectionnel  quel- 
conque. Tous  ceux  qui,  dans  l'armée,  exercent  un  commandement 
sont  restés  disciplinés  et  fidèles,  et  quelques-uns  d'entre  eux  ont  payé 
cette  fidélité  de  leur  vie  avec  un  héroïsme  parfois  très  touchant.  Les 
soldats  seuls  se  sont  révoltés,  et  cela  pour  des  motifs  qui  tenaient  aux 
conditions  de  leur  existence  matérielle  :  ils  en  demandaient  impérieu- 
sement l'amèUoration.  La  liberté  politique  leur  est  aussi  inLhfférente 
qu'aux  paysans  dont  toute  la  pensée  est  enfermée  dans  les  limites  de 
la  question  agridre.Les  paysans  demandent  de  la  terre,  en  quoi  ils  ont 
•d'ailleurs  riiison;  les  soldats  demandent  un  meillfur  ordinaii-e,  et 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut-être  n'ont-ils  pas  tort  dans  le  fond  :  ils  l'ont  eu  seulement  dans 
la  forme.  Ce  qui  est  surprenant,  c'est  que  nos  socialistes  aient  vu  en 
tout  cela  des  symptômes  de  généreuses  aspirations  politiques.  Il  n'y  en 
a  nullement  dans  l'armée  et  rien  n'est  plus  heureux.  Quoi  de  pire, en 
effet,  dans  toute  l'histoire  du  monde  que  les  révolutions  faites  par 
l'armée,  qu'elles  \iennent,  en  bas,  de  la  soldatesque,  ou,  un  peu  plus 
haut,  des  états-majors?  La  politique  de  caserne  est  la  plus  dépourvue 
de  mobiles  désintéressés.  A  quelque  point  de  vue  qu'on  se  place,  le 
succès  des  insurrections  militaires  aurait  été  pour  la  Russie  le  plus 
déplorable  en  même  temps  que  le  plus  liumiliant  des  désastres. 

L'impuissance  dont  le  parti  révolutionnaire  a  fait  preuve  devrait 
encourager  les  modérés,  les  libéraux,  les  cadets,  à  se  séparer  de  lui 
très  nettement.  Le  feront-ils  ?  Nous  n'oserions  le  dire.  Les  cadets 
étaient  le  groupe  le  plus  nombreux  de  la  Douma,  mais  ils  ne  représen- 
taient pas  la  majorité  du  pays.  Si  le  gouvernement  s'était  appuyé  sur 
eux  et  les  avait  appuyés  eux-mêmes,  ils  auraient  pris  de  la  consis- 
tance et  rendu  des  services.  Mais  on  s'est  appliqué  aies  déconsidérer. 
La  conséquence  est  que,  pour  le  moment,  les  partis  extrêmes  sont 
seuls  en  présence  en  Russie  :  le  parti  intermédiaire,  affaibli,  est  natu- 
rellement amené  à  chercher  des  alUances  et  il  risque  fort  de  ne 
trouver  que  des  compromissions.  Quant  au  gouvernement,  comment 
sortira-t-il  de  l'impasse?  Nous  n'en  savons  rien  :  sans  doute  il  ne  le 
sait  pas  lui-même,  car  toute  sa  conduite  est  marquée  au  coin  de  la 
plus  parfaite  imprévoyance.  Après  avoir  réuni  la  Douma  sans  avoir 
arrêté  un  programme  à  lui  soumettre,  il  l'a  dissoute  sans  avoir  davan- 
tage rien  arrêté  de  ce  qu'il  ferait  le  lendemain.  Il  a  prévu,  à  la  vérité, 
que  des  troubles  pourraient  éclater  à  Saint-Pétersbourg,  à  Moscou, 
et  sur  d'autres  points  du  territoire  où  il  a  accumulé  des  troupes.  C'était 
bien,  ce  n'était  pas  assez.  La  sécurité  matérielle  n'était  pas  la  seule 
qu'on  dût  assurer  ;  il  fallait  encore  donner  une  certaine  direction  et 
certaines  satisfactions  aux  esprits.  L'a-t-on  fait?  Non,  et  comment 
aurait-on  pu  le  faire  ?  Il  aurait  fallu  avoir  un  gouvernement  et  il  n'y 
en  a  pas.  Il  n'y  a  qu'un  ministre,  M.  Stolypine,  dont  on  dit  beaucoup 
de  bien,  mais  qui  cherche  des  collègues  et  n'en  a  pas  encore  trouvé 
en  dehors  do  la  bureaucratie.  Quand  la  Douma  a  été  dissoute,  tout  le 
monde  a  cru  qu'il  y  avait  dans  la  coulisse,  prêt  à  en  sortir,  un  gou- 
vernement qui  donnerait  aux  affaires  une  allure  ferme  et  hardie.  On 
l'attend  toujours.  Le  manifeste  impérial  a  fait  le  procès  de  la  Douma 
(léfimte.  Soit:  il  fallait  bien  justifier  l'acte  accompli.  Mais  il  aurait 
fallu  aussi  fiapper  les  imaginations  par  l'annonce  d'autre  chose.  On 


REVUE.    CHRONIQUE.  953 

aurait  compris  un  gouvernement  qui  aurait  dit  :  —  La  Douma  n'a  pas 
réalisé  vos  espérances,  nous  le  ferons  à  sa  place;  nous  donnerons 
sous  une  autre,  forme  des  libertés  au  pays;  nous  résoudrons  la 
question  agraire  ;  enfin,  si  nous  avons  pris  une  grande  responsalnlité, 
nous  serons  à  la  hauteur  des  obligations  ({uelle  nous  impose;  nos 
actes  en  feront  foi.  —  Mais  le  gouvernement  n'a  rien  dit,  ni  rien  fait. 
M  Stolypine  s'est  contenté  de  se  prêter  à  l'interview  avec  une  bonne 
grâce  parfaite.  La  presse  lui  en  a  su  gré.  Toutefois,  l'interview  n'est 
qu'un  mode  de  publicité  et  non  pas  une  méthode  de  gouvernement. 
On  est  forcé  de  constater  que  beaucoup  de  temps  a  été  perdu,  qui 
aurait  pu  et  aurait  dû  être  mieux  employé.  Saura-t-on  le  rattraper  ? 
'  Nous  le  souhaitons  plus  que  nous  ne  l'espérons.  Aussi  longtemps 
que  la  machine  autocratique  a  fonctionné  bien  ou  mal,  mais  normale- 
ment, les  choses  ont  pu  rester  en  l'état.  Il  y  avait  dans  le  pays  de 
grandes  souffrances  dont  on  connaissait  mal  les  causes  :  peut-être  ne 
voulait-on  pas,  ou  n'osait-on  pas  soulever  le  voile  qui  les  cachait.  Mais 
le  jour  est  venu  où  l'autocratie  elle-même  a  fait  un  aveu  qui  a  eu, 
comme  il  devait  l'avoir,  un  retentissement  immense.  Elle  a  reconnu 
qu'elle  avait  commis  des  fautes  et  qu'elle  devait  s'associer,  pour  gou- 
verner, quelques  élémens  nouveaux.  L'essai  a  été  fait.  Alors  on  s'est 
aperçu  qu'il  y  avait  moins  d'esprit  révolutionnaire  qu'on  ne  l'avait 
cru,  mais  aussi  moins  d'esprit  gouvernemental.  Les  pouvoirs  anciens 
et  nouveaux  se  sont  mis  à  fonctionner  les  uns  à  côté  des  autres 
avec  gaucherie  et  maladresse.  Il  a  été  bientôt  é\ident  que,  dans  ces 
conditions,  la  machine  ne  pouvait  pas  aller  :  elle  faisait  beaucoup 
de  bruit  et  ne  produisait  rien.  L'épreuve  est  à  recommencer,  et  c'est 
bien  aiijsi  que  l'entend  l'empereur  Nicolas.  Seulement,  si  on  veut 
qu'elle  réussisse,  il  importe  de  se  rendre  compte  des  motifs  qui  l'ont 
fait  échouer  une  première  fois,  et  nous  avons  apporté  modestement 
notre  contribution  à  cette  recherche.  Les  révolutionnaires  ont  de- 
mandé au  pouvoir  autocrate,  c'est-à-dire  à  l'Empereur,  d'abdiquer  au 
profit  de  la  Douma,  ce  qui  est  purement  insensé,  d'abord  parce  qu'un 
pouvoir  n'abdique  jamais,  ensuite  parce  que,  dans  le  cas  actuel,  l'ab- 
dication pure  et  simple  du  tsarisme  serait  la  plus  folle  des  aventures. 
Le  gouvernement  d'une  assemblée  unique  et  souveraiae  est  un  des 
pires  qui  aient  jamais  existé,  et  vouloir  l'introduire  par  improvisation 
dans  un  pays  comme  la  Russie  témoigne  d'une  inintelligence  politique 
absolue.  Si  on  veut  que  la  révolution  russe  se  fasse  sans  amener  des 
réactions  violentes,  il  faut  opérer  lentement  et  par  des  transactions 
réciproques.  Ni  l'ancienne  Douma,  ni  l'ancien  gouvernement,  ne  s'en 


954  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  rendu  compte  :  c'est  une  leçon  pour  le  gouvernement  et  pour  la 
Douma  de  demain. 

Car,  encore  une  fois,  nous  y  croyons,  et  nous  dirons  volontiers 
avec  sir  Henry  Campbell  Bannerman  :  «  La  Douma  est  morte,  vive  la 
Douma  1  »  On  sait  dans  quelles  circonstances  le  premier  ministre  an- 
glais a  prononcé  ces  paroles  d'abord  mal  comprises,  puisqu'on  y  avait 
vu  un  blâme,  qui  aurait  été  assurément  très  déplacé  dans  sa  bouche, 
d'un  acte  de  politique  intérieure  accompli  par  un  gouvernement  étran- 
ger. Sir  Henry  navait  aucune  pensée  de  ce  genre  et  il  avait  pris  soin 
de  le  dire.  Le  gouvernement  impérial  ayant  annoncé  lui-môme  l'in- 
tention de  convoquer  une  autre  Douma,  il  était  naturel,  légitime,  con- 
venable, que  le  représentant  d'un  grand  pays  libre  la  saluât  au  pas- 
sage.Les  assemblées  ont  leurs  défauts, mais  on  n"a encore  trouvé  rien  de 
mieux  pour  assurer  un  contrôle  indispensable  sur  les  actes  d'un  gou- 
vernement et  pour  y  associer  le  pays.  La  Douma  n'est  pas  morte  : 
une  Douma  seulement  a  été  dissoute,  ce  qui  n'est  pas  la  même  chose. 
Les  promesses  de  l'Empereur  et  ses  rescrits  restent  :  il  ne  faut  pas 
douter  que  les  premières  seront  tenues  et  les  seconds  exécutés. 

Ce  discours  de  sir  Henry  Campbell  Bannerman  a  été  prononcé  à 
la  première  séance  de  la  Conférence  interparlementaire  récemment 
réunie  à  Londres.  Il  a  fait  grand  bruit,  non  seulement  à  cause  du 
passage  relatif  à  la  Douma,  mais  à  cause  de  sa  contexture  générale. 
Singulière  évocation  que  cette  conférence  inter parlementaire  !  Elle  Sje 
composait  de  représentans  de  tous  les  parlemens  du  motyle  :  peut-être 
en  avait-on  oublié  quelques-uns,  mais  il  y  en  avait  une  vingtaine  de 
représentés,  ce  qui  rendait  l'assemblée  suffisamment  imposante.  Tou- 
tefois ces  représentans  s'étaient  désignés  eux-mêmes,  circonstance 
qui  diminuait  un  peu  leur  autorité.  La  Conférence  s'élant  ouverte  le 
jour  même  où  l'on  a  appris  la  dissolution  de  la  Douma,  les  membres 
de  ceUe-ci  s'en  sont  retirés  très  dignement,  et  leur  départ  a  provoqué 
une  émotion  vive  et  profonde  dont  sir  Henry  Campbell  Bannerman 
s'est  fait  l'interprète  élo(|uent.  La  Conférence  n'avait,  on  le  voit,  rien 
d'officiel  :  néanmoins  sir  Henry  y  est  venu  et  y  a  parlé  en  qualité 
de  chef  du  gouvernement,  ce  qui  a  donné  à  ses  déclarations  sinon 
plus  d'intérêt,  au  moins  plus  de  poids.  L'assemblée  était  une  réunion 
de  «  pacifistes,  ■>  le  mot  est  devenu  à  la  mode;  sir  Henry  s'y  est  mon- 
tré le  plus  pacifiste  de  tous.  Il  s'agissait  de  [)réparer  la  nouvelle  réu- 
nion de  la  Conférence  de  La  Haye  qui  doit  avoir  lieu,  paraît-il,  l'année 
prochaine.  L'arbitrage,  la  paix,  la  diminution  des  armemens  devaient 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  9oO 

dès  lofs  faire  les  principaux  frais  de  l'éloquence  qui  a  coulé  à  pleins 
bords.  Le  sujet  y  prête;  les  orateurs  sont  toujours  dispos;  il  y  en  a 
eu  de  très  abondans. 

Malgré  tout,  les  réunions  et  les  harangues  de  ce  genre  ont  un  carac- 
tère habituel  de  banalité  dont  la  Conférence   interparlementaire  de 
Londres  n'aurait  pas  été  exempte,  en  dépit  de  la  présence  et  de  l'in- 
tervention du  premier  ministre  britannique,  si  on  s'en  était  tenu  là.  Le 
discours  de  sir  Henry  ne  se  distinguait  pas  sensiblement  de  tant 
d'autres  qu'on  a  entendus  sur  la  même  matière  ;  mais,  en  môme  temps 
qu'il  le  prononçait,  le  gouvernement  dont  il  est  le  chef  déposait  et 
défendait  devant  le  parlement  un  projet  de  réduction  des  dépenses 
navales,  ce  qui    donnait   ou  semblait  donner  plus  de   valeur  pra- 
tique à  ses  paroles.  Il  ne  s'agissait  plus  seulement  d'un  discours,  mais 
d'un  acte,  et  cet  acte  venait  du  gouvernement  qui,  sur  toute  la  surface 
du  monde,  fait  les  dépenses  militaires  les  plus  considérables.  Comment 
les  «  pacifistes  »    n'auraient-ils  pas  été  heureux  d'une  adliésion  en 
apparence  aussi  formelle  donnée  à  leurs  idées?  Les  simples  pacifiques, 
qu'il  ne  faut  pas  confondre    avec  les    pacifistes,    en    ont   été   eux- 
mêmes  au  premier  moment  très  frappés.  Les  pacifiques  sont  gens 
qui  aiment  la  paix,  mais  croient  qu'il  faut  toujours  être  prêt  à  faire 
la  guerre;  les  pacifistes,  moins  convaincus  de  cette  nécessité,  estiment 
que  le  meilleur  moyen  d'assurer  le  maintien  de  la  paix  est  de  désar- 
mer, ou  d'armer  moins.   Ils  entendent  toutefois,  ou  du  moins  ceux 
d'entre   eux  qui  ont  conservé  quelque  prudence,  entendent  que  le 
désarmement,  partiel  ou  complet,  doit  être  réciproque  et  simultané. 
Il  semble  qu'on  pourrait  se  mettre  d'accord  sur  cette  base  ;  mais  les 
pacifistes  ont  une  tendance  un  peu  trop  naïve  à  croire  à  la  réalisation 
facile  et  prochaine  de  leur  désir,  et  ils  comptent  aussi  un  peu  trop, 
pour  la  hâter,  sur  les  progrès  de  l'arbitrage  international.  Toute  cette 
idylle  serait  assez  inofîensive  si  la  propagande  des  pacifistes  n'habi- 
tuait pas  le  peuple  à  croire  que  la  guerre  est  une  barbarie  pure  et 
simple,  qu'elle  appartient  à  un  monde  destiné  à  disparaître,  qu'elle 
disparaîtra  en  conséquence  elle-même  et  bientôt,  que  l'arbitrage  ré- 
glera désormais  tous  les  dilférends^  entre   les  nations,  enfin  qu'il  est 
devenu  inutile  d'entretenir  des  armées  coûteuses  et  de  fournir  à  la 
patrie  un  service  miUtaire  dont  elle  n'a  plus  besoin.  Ces  idées  et  ces 
sentimens  conduisent  vite  à  la  décadence  ceux  qui  s'en  inspirent  :  ils 
font  moins  de  mal  à  ceux  qui  se  contentent  den  parler. 

Dans  quelle  catégorie  faut-il  ranger  les  hommes  d'État  qui  com- 
posent aujourd'hui  Iç  gouvernement  britannique?  Dieu  nous  garde  d« 


9o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mettre  en  doute  la  parfaite  sincérité  de  sir  Henry  Campbell  Banner- 
man  !  Il  est  le  chef  d'un  parti  dont  les  tendances  humanitaires  sont 
bien  connues  :  ces  tendances  sont  les  siennes,  et  il  s'y  abandonne 
volontiers  toutes  les  fois  qu'il  juge  que  son  pays  n'aura  pas  à  en 
souffrir.  Il  pense  que,  même  quand  on  cède  à  des  obUgations  maté- 
rielles impérieuses,  il  est  bon  de  prononcer  certaines  paroles,  d'en- 
tretenir certaines  espérances,  de  réchauffer  dans  les  cœurs  certains 
sentimens  dont  l'avenir,  à  défaut  du  présent,  fera  peut-être  son  proût. 
L'homme  le  plus  réalistp  a  dans  l'esprit  un  coin  réservé  au  rêve,  où 
il  aime  à  revenir  quelquefois  :  il  en  est  de  même  des  partis  qui 
sont  une  collection  dhommes.  Rien  n'est  plus  conforme  au  caractère 
anglais,  et  aussi  au  caractère  allemand  où  la  raison  pure  et  la  raison 
pratique  font  si  bon  ménage  ensemble.  Notre  esprit,  à  nous,  a  moins 
de  compartimens  et  plus  de  simplicité  :  nous  allons  droit  aux  conclu- 
sions logiques,  elles  deviennent  finalement  maîtresses  de  toute  notre 
pensée.  C'est  pourquoi  le  discours  de  sir  Henry  Campbell  Bannerman 
était  moins  dangereux  pour  ses  compatriotes  que  pour  quelques  autres 
de  ses  auditeurs.  —  Mais,  dira-t-on,  a'ous  oubliez  les  projets  de  loi  du 
gouvernement  dont  vous  avez  vous-même  parlé  plus  haut.  —  Précisé- 
ment :  il  faut  se  reporter  à  ces  projets,  et  surtout  à  la  discussion  à  la- 
quelle ils  ont  donné  lieu,  pour  bien  comprendre  la  portée,  c'est-k-dire 
les  hmites,  des  pensées  généreuses  que  sir  Henry  a  fait  applaudir  à  la 
Conférence  interparlementaire. 

Les  projets  en  question  ont  été,  comme  il  arrive  toujours,  attaqués 
par  l'opposition.  Ils  ont  été  défendus  par  le  gouvernement  et  par  sir 
Henry  Campbell  Bannerman  lui-même  :  il  y  a  eu  là  pour  nos  pacifistes 
un  grand  enseignement,  s'ils  l'ont  compris.  Le  gouvernement  s'est 
appliqué  à  rassurer  l'opposition  :  quoi  que  celle-ci  ne  l'ait  pas 
avoué,  nous  croyons  bien  qu'il  y  a  réussi.  La  situation  est  telle 
aujourd'hui  que,  conformément  à  une  règle  passée  à  l'état  de  tradi- 
tion en  Angleterre,  la  Hotte  britannique  peut  faire  face  aux  deux  plus 
fortes  (lottes  du  continent,  et  encore,  a  déclaré  lord  Brassey  dans 
une  lettre  qu'il  a  écrite  au  Tinn^s,  et  encore  «  il  y  a  de  la  marge.  » 
M.  Robertson,  secrétaire  de  l'Amirauté,  a  confirmé  cette  déclaration  : 
il  a  ajouté  que  les  deux  principales  flottes  du  continent  appar- 
tiennent à  deux  pays  entre  lesquels  une  coalition  paraît  actuellement 
peu  probable  :  en  effet,  ce  sont  la  France  et  l'Allemagne.  La  sécurité 
de  l'Angleterre  est  donc  absolue  en  Europe.  Quant  à  l'E.xtrême- 
Orient,  si  des  complications  venaient  par  hasard  à  s'y  produire,  la 
puissance  navale  de  l'Angleterre,  qui  y  est  hors  de  pair  avec  celle  de 


REVUE.    CHRONIQUE.  957 

toutes  les  autres  puissances  européennes  réunies,  serait  encore 
accrue  de  celle  du  Japon.  L'Angleterre  peut  sonder  tous  les  horizons, 
les  plus  prochains  ou  les  plus  lointains  sans  y  découvrir  aucun  sujet 
de  crainte  :  elle  se  sent  à  même  de  faire  face  à  toutes  les  éventualités. 
Cela  étant,  n'est-il  pas  naturel  qu'elle  dise  aux  autres  :  —  Si  nous  en 
restions  là?  N'est-ce  pas  folie  d'augmenter  sans  cesse  nos  armemens  : 
ne  finirons-nous  pas  par  nous  épuiser  à  ce  jeu?  — Et  tel  est,  en  effet, 
le  langage  qu'a  tenu  sir  Henry  Campbell  Bannerman  aux  pacifistes 
ravis  :  ils  le  sont  à  bon  compte  !  Mais  on  répète  que  le  ministère 
anglais  a  proposé,  dès  maintenant,  la  diminution  des  crédits  affectés 
aux  constructions  navales,  et  on  nous  dit  qu  il  faut  que  nous  fermions 
obstinément  les  yeux  à  la  lumière  pour  ne  pas  reconnaître  ses  bonnes 
intentions.  Nous  les  reconnaissons  fort  bien,  mais  à  la  manière  dont 
il  les  explique.  Il  y  a  souvent,  et  même  presque  annuellement,  des 
diminutions  de  crédits  sur  les  constructions  navales  en  Angleterre.  Il 
y  en  a  eu,  ou  il  y  en  aura  cette  année  comme  à  l'ordinaire.  Pour- 
quoi? Parce  que  le  plan  de  construction  a  été  fait  pour  maintenir  la 
supériorité  proportionnelle  de  l'Angleterre  sur  d'autres  nations  qui 
en  avaient  fait  de  leur  côté,  et  que,  à  Tobservation,  l'Amirauté  bri- 
tannique a  remarqué  que  les  constructions  des  autres  ne  marchaient 
pas  aussi  vite  qu'elle  s'y  était  attendue.  Elle  en  a  conclu  qu'elle 
pouvait  sans  inconvéniens  ralentir  les  siennes.  Enfin  le  gouverne- 
ment ne  désespère  pas  de  voir  décider  l'année  prochaine,  à  La  Haye, 
qu'on  s'arrêtera  dans  la  voie  des  armemens  :  les  pacifistes  sont  si 
persuasifs!  Dans  ce  cas,  il  aurait  tout  avantage  à  faire  l'économie  de 
constructions  inutiles.  Voilà  ce  que  M.  Roberston  et  ce  que  sir  Henry 
Campbell  Bannerman  ont  exposé  au  parlement  avec  une  grande  luci- 
dité. Est-ce  tout?  Non  :  ils  ont  dit  encore  que  si  les  autres  puissances 
mettaient  tout  d'un  coup  à  la  rapidité  de  leurs  constructions  une  accé- 
lération peu  vraisemblable,  mais  possible,  l'Angleterre  disposait  d'un 
outillage  qui  lui  permettait  de  tenir  le  record  de  la  vitesse  et  de  dépasser 
facilement  les  plus  favorisés  à  cet  égard.  Donc,  elle  n'avait  rien  à 
redouter,  et  elle  pouvait,  sans  courir  le  moindre  risque,  faire  quelques 
économies  sur  le  plan  primitif  de  ses  constructions. 

Le  parlement  a  été  convaincu  :  il  a  voté  ces  économies.  On  serait 
heureux  de  pouvoir  en  faire  de  pareilles;  on  les  voterait  dos  deux 
mains  1  Mais  qui  n'a  entendu  que  le  discours  de  sir  Henry  Campbell 
Bannerman  à  la  Conférence  înterparlementaire  n'a  eu  que  la  moitié 
de  sa  pensée  :  pour  l'avoir  tout  entière,  il  aurait  fallu  que  nos  paci- 
fistes le  suivissent  à  la  Chambre  des  communes  et  (ju'ils  écoutassent 


958  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  ministre  dans  le  grave  exercice  de  ses  fonctions,  après  s'être  laissé 
charmer  par  le  doctrinaire  idéaliste,  le  philosophe,  on  serait  tenté  de 
dire  le  poète.  Nous  ne  demandons  pas  mieux,  nous  aussi,  qu'on  pro- 
ct'de  à  la  Limitation  des  arméniens,  pourvu  qu'on  le  fasse  partout  en 
même  temps  ;  mais  nous  n'espérons  guère  qu'on  aille  loin  dans  cette 
voie,  même  à  La  Haye.  L'Angleterre  voudra  toujours  conserver  sa 
supériorité  sur  deux,  peut-être  trois  flottes  réunies  :  après  cela,  si  les 
autres  consentent  à  diminuer  leurs  constructions  futures,  elle  dimi- 
nuera volontiers  les  siennes  dans  la  même  proportion  ;  ce  sera  autant 
d'économisé.  L'Allemagne  voudra  toujours  conserver,  proportionnelle- 
ment à  d'autres  groupomens  européens,  la  force  que  lui  assurent  son 
armée  et  celles  de  ses  alliés.  Si  les  autres  diminuent  la  leur,  dimi- 
nuera-t-elle  la  sienne?  C'est  moins  sûr  que  pour  l'Angleterre  :  cepen- 
dant la  chose  est  possible.  Nous  espérons,  en  tout  cas,  que  la  France 
ne  consentira  jamais  à  se  réduire  à  un  état  d'infériorité  notoire  dans 
ce  nouveau  concert  européen. 

Ces  considérations  nous  entraîneraient  trop  loin.  Nous  avons  voulu 
seulement,  par  la  juxtaposition  des  deux  discours  de  sir  Henry 
Campbell  Bannerman,  montrer  à  quelles  déceptions  et  bientôt  à  quelles 
déchéances  on  se  condamnerait  si  on  prenait  certaines  paroles  au  pied 
de  la  lettre,  en  les  isolant  des  actes  qui  les  éclairent  et  en  précisent  le 
sens.  La  vérité  est  que  le  monde  est  peu  changé.  L'arbitrage  ne  sert  à 
régler  que  les  questions  au  sujet  desquelles  on  estime  qu'il  ne  vaut 
pas  la  peine  de  se  battre  et  on  est  résolu  à  ne  pas  le  faire.  Dans  cette 
mesure,  c'est  un  instrument  fort  utile.  Pour  le  reste,  les  puissances 
qui  se  sentent  extrêmement  fortes  veulent  bien  ne  pas  faire  l'effort  de 
le  devenir  davantage,  pourvu  que  les  autres  consentent  à  ne  pas 
diminuer  la  distance  entre  elles.  Celles  qui  sont  au  premier  rang 
sont  satisfaites  de  leur  sort  :  si  celles  qui  sont  au  second,  ou  au  troi- 
sième, ou  au  quatrième,  le  sont  également,  tout  pourra  s'arranger  à 
la  plus  grande  gloire  des  pacifistes.  Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas, 
car  Terreur  serait  mortelle  :  c'est  là  tout  le  progrés  qu'ils  ont  encore 
fait  faire  à  l'humanilé. 

Francis  Cuarmes. 


Le  Directeur-Gérant, 
F.  Br[inetière. 


CINQUIÈxME   PÉRIODE.    —    LXXVP   ANNÉE 


TABLE    DES    MATIÈRES 


DU 


TRENTE-QUATRIÈME  VOLUME 


JUILLET    —    AOUT 


Livraison  du  1"  Juillet. 

Pages. 

La  duchesse   de    Bourgogne   et  l'Alliance   savoyarde.  —  Le   duc  de   Bour- 
gogne   AU  CONSEIL,    par  M.   le  comte  D'HAUSSONVILLE,  de  l'Académie 

française '> 

Les  Paysagistes  et  l'étude  d'après  nature,  par  M.  É.mile  MICHEL,  de  l'Aca- 
démie des  Beaux- Arts 45 

La  Vie  finissante,  deuxième  partie,  par  .M»»  L.  ESPINASSE-MOXGENET.   .  78 
Machiavel  et  le   Machiavélisme.  —  H.  Comment   s'agrandit   et  se  ruine  le 

pfeiNCE.  —  Catherine  Sfokza,  par  M.  Charles   BENOIST 123 

Le  CONFLIT  anglo-turc,  par  M.  René   PINO.N 153 

Thomas  Hardy  et  son  oeuvre,  par  M.  Firmin   ROZ 176 

La  statue  SONORE  de  Memnon,  par  M.  P.  IIIPPOLYTE-BOUSSAC 208 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.   .  229 

Livraison  du  15  Juillet. 

Lettres    de    Benjamin    Constant    a    Prosper     de     Barante,    première    partie 

(1805-1808) 241 

Les  dernières  années  de  l'Émigr.\tion.  —  I.  Le  successeur  du  co.mte  d'Avaray, 

par  M.  Ernest  DAUDET 273 

Le  Charbon  au  point  de  vue  naval,  pur  M.  le  commandant  D.WIN.   ....  309 

La  Vie  finiss.\ntb,  troisième  partie,  par  M""  L.  ESPLNASSE-MONGENET.   .  330 


9t)l)  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  Littérature  por-iXAiRE  de  l'extrè.me  nord.  —  Wassilissa  la  Belle,  par 
M.  ÉDOiARD  BLANC 366 

Les  KiCHE»  hepiis  sept  cents  axs.  —  Fonctionnaires  de  l'État  et  des  admi- 
MSTRATiOKS  PRIVÉES,  par  M.  Ic  viconitc  Georges  D'AVENEL 3'Jl 

Lettres  kcrites  nf  sir'  i>e  l  ixoE.  —  III.  Pondichéry  :  Le  tandou  Sandi/a- 
pouUé:  —  La  Bav.idire  ilc  Tanjore;  —  Le  Parc  et  le  Jardin  colonial,  par 
M.  Mairice  MAINDROX .     414 

Revue  littéraire.  —  L'ICuvre  n'.VLBEhT  Sohel,  par  M.  René  DOUMIC.   .   .   .     446 
Revies  étrangères.  —  Les  Mémoires  d'in  aventurier  irlandais,  par  M.  T.  DE 
WYZEVVA 458 

Chrotiqvk  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  FranCis  CHARMES,  .     4(39 

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Monsieur  et  madame  Moloch,  première  partie,  par  M.  Marcel  PRÉVOST  .  .     481 

Lettres    de    Benjamin    Constant    a    Prosper    de    Barante,    dernière    partie 

(1809-1830., , 528 

Préparation  au  service  réduit,  par  M.  le  général  LIBER.M.WN 568 

La  Vie  finissante,  dernière  partie,  par  M-"'  L.  ESPl.NASSE-.MONGENET.   .   .  rj98 

Les  dehmkres  années  de  lÉmigration.  —  11.  La  veille  de  1814,  par 
M.  Ernest  DALDET 631 

La  maladie  du  Burlesque,  par  .M.  Ferdinand  BRUNETIÈRE,  de  l'Académie 
française 66T 

Le  Suffrage  universel  et  les  élections  de  1906.  par  .JJ.  F.  DE  W'IÏT- 
GllZOT 692 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.  .    708 

Livraison  du  15  Août. 

Monsieur  et  madame  Moloch,  deuxième  partie,  par  M.  .Marcel  PHÉVoST.   .     121 
Le   Budget   de    1907.   —  Trente    ans    de    finances   françaises,   par  M.    Paul 

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Lettres  écrites  du   sud  de  l'Inde.  —  IV.  Virapatxam.  —  Vellore  :   La   for- 
teresse;   —  Le     harem  de    Tippou-Saib;  —    La    pagode    de  Çiva,    par 
M.  M\rHiCE  MAINDUON 831 

Secret  du  vote  et  heprésextation  proportionnelle.  —  Les  Élections  belges 

DU  27  mai  1!»0G,  par  M.  Charles  BENOIST -869 

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Revue  littéraire.  —  Le  hetoi  r  a  la  poésie  inti.me  et  familière,  par  M.  René 
DOUMIC 923 

Revues  étrangères.  —  Une  mhveii.e  hiographie  de  .Marie  de  Modène,  par 
M.  T.  DE   WYZEWA 935 

Chronique  DE  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES,    .    947 


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Revue  deâ  deux  mondes 


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