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TOROHTO
UBRAvRY
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REVUE
de:
DEUX MONDES
LXXVI» ANNÉE. — CINQUIÈME PÉRIODE
TOME XXXIV. — ■le'" JUILLET 190G.
REVUE
DES
DEUX MONDES
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LXXVP ANNÉE. — CINQUIÈME PÉRIODE
TOME TRENTE-QUATRIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1906
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LA DUCHESSE DE BOURGOGNE
ET
(1)
L'ALLIANCE SAVOYARDE
LE DUC DE BOURGOGNE AU CONSEIL
Nous avons essayé de dépeindre les sentimens qui , dans
l'entourage du Duc de Bourgogne, agitaient les âmes, au lende-
main Ae la mort de Monseigneur. Nous avons montré la Du-
chesse de Sourgogne aimablement triomphante, Saint-Simon
ouvertement ambitieux, Beauvilliers et Chevreuse s'abandonnant
malgré eux à des espérances humaines que combattait leur piété,
enfin Fénelon s'appliquant, non sans quelque mystère, à con-
server et à fortifier son influence sur son ancien élève. Mais nous
n'avons encore rien dit du principal personnage vers qui
convergeaient toutes ces ambitions, étalées ou secrètes, et dont
allaient dépendre, avant qu'il fût longtemps, non seulement ces
destinées diverses, mais celles de la France. Le moment est venu
de tirer, de la pénombre où il se complaisait, le Duc de Bourgogne
lui-mtoie, et de le faire apparaître sur le devant de la scène.
I
Le Duc de Bourgogne ne s'était jamais complètement relevé
de la disgrâce où, dans l'opinion publique, la malheureuse cam-
pagne de 1708 l'avait fait tomber. Il n'avait pas tenu tète à l'orage
et s'était au contraire confiné dans une demi-retraite, ne sor-
(1) Voyez la Revue des 1" et la juin 1905 et du 1" mars 1906.
b REVUE DES DEUX MONDES.
tant de son cabinet que dans la mesure nécessaire pour se mêler
aux cérémonies et aux rares divertissemens de la Cour. Sans
doute l'épreuve l'avait mûri; il ne se livrait plus à ces amuse-
mens puérils, à ces jeux de séminariste que lui reprochait Saint-
Simon, et le temps qu'il passait dans son cabinet était surtout
consacré par lui à des exercices scientifiques, à des recherches
historiques et aussi à des entretiens, plus longs qu'il n'était né-
cessaire, avec son confesseur, le Père Martineau. Quand il en
sortait, il prenait peu de part aux conversations, et les épisodes
de la dernière chasse à courre faisaient généralement les frais de
l'entretien. C'est qu'il était gêné par un double sentiment, d'abord
par un scrupule d'austérité et de charité qui l'empêchait de prendre
sa part d'un échange de propos, tantôt légers, tantôt médisans,
comme étaient, comme sont en tout temps les propos de cour et
de monde ; ensuite et surtout parce qu'il craignait, en s'exprimant
avec trop de liberté sur les événemens et sur les hommes, de
laisser apercevoir le fond de sa pensée et le jugement peu favo-
rable qu'il portait sur certaines mesures adoptées par le Roi.
Le Duc de Bourgogne avait, ainsi que nous le verrons, une
vue très juste des périls que des désordres anciens, aggravés par
les fautes et les malheurs d'un long règne, faisaient courir à la
vieille institution monarchique. Mais il se serait fait scrupule de
laisser apercevoir ces craintes, et toute appréciation trop libre lui
aurait paru un manque à ses devoirs de petit-fils respectueux, sans
parler de la disgrâce qu'auraient pu, par sa faute, encourir ceux
qui lui étaient chers. Suivant toutes les probabilités humaines,
de longues années devaient encore s'écouler avant qu'aucune
responsabilité, aucune autorité lui incombât. Il se sentait guetté
par la cabale de Meudon, qui n'aurait pas manqué de tourner
contre lui la moindre parole imprudente; il était intimidé par la
malveillance, à peine déguisée, de son propre père qui lui témoi-
gnait une froideur, rendue plus blessante encore par une préfé-
rence évidente en faveur du Duc de Berry; enfin il était contenu
par un respect superstitieux pour son grand-père contre lequel il
aurait cru pécher, s'il s'était permis un jugement sévère, même
intérieur. Sa situation était donc difficile, presque dangereuse à
certains points de vue, et comme il n'avait ni lesprit, ni la bonne
grâce, ni la souplesse de la Duchesse de Bourgogne, il croyait
échapper à ces diilicultés et à ces dangers par la retraite et le
silence.
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. '7
Tout autre il apparut quand, rapproché du trôno, rassuré par
la dispersion de la cabale contre les dénonciations qu'il pouvait
craindre, encouragé par la bienveillance et la confiance crois-
santes que lui témoignait le Roi, il put se montrer sans
contrainte ce qu'il était véritablement, c'est-à-dire un prince
judicieux, instruit, bienveillant, facilement accessible. Très ra-
pidement il prit de l'assurance et de l'aisance. Il sortit davan-
tage de son cabinet et se mêla avec plus d'abandon au mouve-
ment de la Cour. Ce fut surtout durant ces longues promenades
dans les jardins de Marly ou de Versailles, qui occupaient les
après-dînées, et auxquelles se complaisait le Roi, qu'il eut occasion
de se familiariser davantage avec les courtisans, et dé se laisser
aller à s'entretenir avec eux. Le Duc de Bourgogne avait beaucoup
étudié, beaucoup lu ; il savait beaucoup ; mais il avait jusque-là
renfermé au dedans de lui-même les notions qu'il avait acquises.
 l'étonnement de ceux qui le connaissaient peu, à la joie de
ceux qui l'appréciaient depuis longtemps, il déploya, dans les
groupes de courtisans qui commençaient à se former autour de
lui, une bonne grâce, une érudition sans pédanterie, voire même
un enjouement dont on le croyait peu capable. Il y joignait de
grands égards pour les personnes, une attention soutenue à
traiter chacun suivant son rang, à distinguer de la foule ceux
qui méritaient de l'être, sans cependant offenser les autres par
une négligence désobligeante; en un mot il fit preuve de qua-
lités qui avaient paru jusque-là tout à fait étrangères à sa nature :
« On vit, dit Saint-Simon, ce prince timide, sauvage, concen-
tré, cette vertu précise, ce savoir déplacé, cet homme engoncé,
étranger dans sa maison, contraint de tout, embarrassé par-
tout, on le vit, dis-je, se montrer par degrés, se déployer peu
à peu, se donner au monde avec mesure, y être libre, majes-
tueux, gai, agréable, tenir le salon de Marly dans des temps
coupés, présider au cercle rassemblé autour de lui, comme la
divinité du temple qui sent et qui reçoit avec bonté les hom-
mages des mortels auxquels il est accoutumé, et les récompenser
de ses douces influences... Le Dauphin devint un autre prince de
Conti. La soif de faire sa cour eut en plusieurs moins de part ù
l'empressement de l'environner, dès qu'il paroissoit, que celle de
l'entendre et d'y puiser une instruction délicieuse par l'agré-
ment et la douceur d'une éloquence naturelle qui n'avoit rien
de recherché, la justesse en tout, et, plus que cela, la consola-
8 REVUE DES DEUX MONDES.
I
tion si nécessaire et si désirée de se voir un maître futur si ca-
pable de l'être par son fonds et par l'usage qu'il montroit qu'il
sauroit on faire (1). »
« M. le Dauphin s'applique fort aux affaires, et se rend plus
afTable aux courtisans, dit plus sobrement M™* de Maintenon
dans une lettre au duc de Noailles. M™" la Dauphine, en prenant
une place plus haute, devient plus polie et plus attentive qu'elle
ne l'a jamais été ; elle fait une grande figure et n'en est pas
fâchée, » et dans une autre lettre : « M. le Dauphin fait mieux
depuis la mort de Monseigneur. M°" la Dauphine se fait adorer
de tout le monde (2). » Dans une lettre, à peu près de môme
date, à la princesse des Ursins (3), M""' de Maintenon ajoute :
« Si elle se couchait un peu moins tard et s'ajustait un peu
plus, elle serait parfaite. Son visage ne supporte pas la négli-
gence qu'elle aime, et elle ne convient pas à sa place. »
En se bornant à dire : « M. le Dauphin fait mieux, » M"' de
Maintenon donne cette note juste dont elle était coutumière,
plus juste peut-être que le ton un peu dithyrambique de Saint-
Simon. « Mieux faire » implique en tout cas un blâme de l'atti-
tude passée. Cette attitude un peu renfrognée du Duc de Bour-
gogne n'avait pas laissé en effet de susciter contre lui certaines
préventions, et il était des milieux oii on ne le voyait pas sans in-
quiétude ainsi rapproché du trône. Nous trouvons l'écho de ces
inquiétudes dans les Lettres Galantes de la frondeuse et un peu
libertine (nous dirions aujourd'hui libre penseuse) W" Dunoyer.
« Ce qui augmente encore, écrivait-elle, la douleur des François,
c'est qu'on a des préventions, qui peut-être sont mal fondées,
contre M. le Duc de Bourgogne. On s'est imaginé, je ne sçais sur
quoi, que le Prince n'avoit pas autant de bonté que son illustre
père, et que, suivant le même esprit et le même caractère qui
domine à présent, son règne n'apporteroit aucun changement
avantageux (4). » Mais ces préventions tombèrent bientôt; c'est
la même M""" Dunoyer qui va nous le dire. « L'on est las de la
(1) Saint-Simon. Édition Cliéruel de 18.'i5, t. IX, p. 302.
(2) La Hcaumelle. Édition de Muëslricht de 1789, t. XI, p. 240 et 242. Nous
avons déjà dit pourquoi les lettres publiées par le seul La Beaunaelle, bien que
toujours un peu suspectes, ne doivent pas cependant, de parti pris, être toutes
rejetées. La lettre page 240 porte jolie et non pas polie. Il est probable que c'est
une faute d'impression ou une altération de La Beaumelle.
(3) Lettres inédiles de M'"' de Maintenon à la princesse des Ursins, t. II, p. 183.
(4) Lettres historiques et galantes^ t. 111, p. 188.
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 9
flatterie et des flatteurs, écrivait-elle, assez peu de temps après,
et je ne désespère pas que la sincérité ne revienne à la mode.
C'est ce que nous devons attendre de l'équité de notre nouveau
Dauphin dont on s'étoit formé jusqu'ici une très fausse idée.
Toute sa conduite détruit cette prévention où l'on étoit contre
lui, car, depuis le pas qu'il vient de faire vers le trône, il s'est
attaché à prendre connoissance des aff"aires, et ce n'a été que pour
leur faire prendre un meilleur tour. Il va travailler surtout à
régler et à augmenter les finances, et cela sans fouler les peuples,
puisque c'est en faisant rendre compte à ceux qui en ont le ma-
niement (1). »
11 n'est guère difficile à l'héritier présomptif d'un trône de se
faire bien voir de l'opinion publique, surtout quand les affaires
vont mal, que le souverain auquel il doit succéder est vieux, et
qu'on peut supposer chez son successeur des vues quelque peu
différentes. Aussi le revirement des esprits en faveur du Duc de
Bourgogne fut-il prompt à s'opérer, et ce mouvement s'étendit
rapidement à toute la France. <( De la Cour à Paris, dit encore
Saint-Simon, et de Paris au fond de toutes les provinces, cette
réputation vola avec tant de promptitude que le peu de gens
anciennement attachés au Dauphin en étoient à se demander les
uns aux autres s'ils pouvoient en croire ce qui leur revenoit de
toutes parts. Quelque fondé que fût ce prodigieux succès, il ne
faut pas croire qu'il fut dû tout entier aux merveilles du jeune
prince. Deux choses y contribuèrent beaucoup : les mesures
immenses et si étrangement poussées de cette cabale dont j'ai
tant parlé à décrier ce prince sur toutes sortes de points, et le
contraste de l'élastique à la chute du poids qui lui écrasoit les
épaules, après lequel on le vit redressé, letonnement extrême
que produisit le même contraste entre l'opinion qu'on en avoit
conçue et ce qu'on ne pouvoit s'empêcher de voir, et le sentiment
de joie intime de chacun, par son plus sensible intérêt, devoir
poindre une aurore qui déjà s'avançoit, et qui promettoit tant
d'ordre et de bonheur après une si longue confusion et tant de
ténèbres (2). »
Si la timidité, le sentiment de la malveillance dont il était
l'objet de la part de son père et la crainte de porter ombrage à
son grami-père avaient en effet écrasé les épaules du Duc de
(1) Lettres historiques et galantes, tome IH, p. 250.
(2) Saint-Simon. Édition Chémel de 1856, t. IX, p. 303.
10 REVUE DES DEUX MONDES.
Bourgogne, la faveur et la confiance que, ih's le lendemain de la
mort de Monseigneur, lui témoigna le Roi durent en ellet le
redresser. Entre autres marques de cette faveur, on remarqua fort
la nomination du duc de Charost comme capitaine des gardes du
corps, en remplacement du maréchal de Boufflers qui venait de
mourir. Le choix était en effet significatif. La mère de Charost,
la duchesse de Béthune, fille de Fouquet, avait été une des
pénitentes de Fénelon et n'avait jamais cessé d'appartenir au
petit troupeau, Charost y tenait également, par son intimité avec
Chevreuse et Beauvilliers, et s'il avait, au dire de Saint-Simon,
(c une probité exacte, beaucoup d'honneur et tout ce qu'il y
pouvoit ajouter de vertu à force de bras, » cette vertu était
« rehaussée de tout l'abandon à M. de Cambrai qui se pouvoit
espérer du fils de la disciple mère (1). » Louis XIV n'ignorait rien
de tout cela et devait, par-dessus le marché, se sentir médiocre-
ment disposé pour le petit-fils de l'homme qu'il avait si cruelle-
ment puni. Mais ces considérations, loin d'arrêter son choix, le
fixèrent. «. Il vous servira plus longtemps que moi, dit-il au Duc
de Bourgogne. Il est juste de vous donner un homme à votre
gré, » et cette nomination inattendue causa beaucoup d'étonne-
ment à la Cour, « qui en conçut un grand respect pour M. le
Dauphin et pour son crédit (2). »
Le Duc de Bourgogne essaya-t-il de faire usage de ce crédit
en faveur de quelqu'un qui lui tenait autrement au cœur que
Charost ou même Beauvilliers? Fit-il quelque tentative pour
mettre un terme à la disgrâce de Fénelon ? Saint-Simon n'en dit
rien, mais M"* Dunoyer l'affirme : « Ce prince, écrit-elle, a
donné encore une marque de son bon cœur et de la justesse de
son discernement dans la tentative qu'il a faite pour rappeler
l'archevêque de Cambrai d'un injuste exil. On avoit cru même
qu'il y avoit réussi, et nous espérions de revoir ici cet illustre
prélat, mais il faut croire qu'il est un temps pour toute chose
et que celui-là n'est pas encore venu (3). » M"" Dunoyer n'était
pas en position d'être très bien inform(!'e, mais pour qu'elle ait
rapporté ce bruit dans ses lettres, il faut qu'il en ait couru,
et ce bruit était trop à l'honneur du Duc de Bourgogne pour
que nous n'ayons pas cru devoir le rapporter.
(1) Saint-Simon. Édition de Chéruel de 1856, tome IX, p. -l'M.
(2) Saint-Simon. Addition au journal de Dangeau, t. Xlll, p. 473.
{S) Lettres /lisloiUiues et julanles, t. III, p. 260.
LA DUCHESSE DE BOURGOGWE. 11
Avant cette nomination, le Roi avait donné une preuve bien
autrement significative de la confiance qu'il mettait dans le Duc
de Bourgogne. « Après l'avoir retenu assez longtemps un matin
dans son cabinet, dit Saint-Simon, il donna ordre le même jour
à ses ministres d'aller travailler chez le Dauphin toutes les fois
qu'il les manderoit, et, sans être mandés encore, de lui aller
rendre compte de toutes les affaires dont, une fois pour toutes, il
leur auroit ordonné de le faire. » C'était là un singulier chan-
gement dans les habitudes du Roi, qui s'était montré si jaloux
jusque-là de son autorité, et qui, plus vieux de quelques années,
devait encore relever si vertement Torcy lorsque celui-ci lui
proposa de faire préparer les affaires par le plus ancien ministre.
Mais c'est qu'il voyait dans son héritier direct comme une incar-
nation et un prolongement de lui-même, et que cet héritier lui
avait donné assez de preuves de son respect et de sa subordi-
nation pour qu'il n'eût à craindre de sa part aucune usurpation.
A en croire Saint-Simon, cet ordre du Roi aurait causé à la
Cour un mouvement prodigieux et aurait été un coup de foudre
pour les ministres « dont ils se trouvèrent tellement étourdis
qu'ils n'en purent cacher leur étonnement ni leur déconcerte-
ment(l). » Mais ici, comme à son ordinaire, Saint-Simon nous
paraît avoir un peu exagéré les choses. Ni Dangeau ni Sourches,
qui s'appesantissent sur la nomination de Charost, ne font en
effet mention de cet ordre, et quant au déconcertement qu'en
auraient éprouvé les ministres, les sentimens qu'il leur prête sont
peu conformes à la vraisemblance. « Ce fut, dit-il en insistant,
un ordre bien amer pour des hommes qui, tirés de la poussière
et tout à coup portés à la plus sûre et à la plus suprême puis-
sance, étoient si accoutumés à régner en plein sous le nom du
Roi auquel ils osaient même parfois substituer le leur, en usage
tranquille et sans contredit de faire et de défaire les fortunes,
d'attaquer avec succès les plus hautes, d'être les maîtres des plus
patrimoniales de tout le monde, de disposer avec toute autorité du
dedans et du dehors de l'Etat, de dispenser à leur gré toute con-
sidération, tout châtiment, toute récompense, de décider de tout
hardiment par un : le Roi le veut.,, en un mot rois d'eiïet et
presque de représentation. Quelle chute pour de tels hommes ! »
Il est, à notre sens, très douteux que ces hommes contre les-
(1) Saint-Simon, Édition Chéruel de 1856, t. IX, p. 305.
12 REVUE DES DEUX MONDES.
quels Saint-Simon épanche sa bile, et qu'il appelle ailleurs « les
marteaux de l'Etat » aient éprouvé les sentimens qu'il leur
prête. Le Duc de Bourgogne était devenu le prince dont leur sort,
d'un jour à l'autre, pouvait dépendre, qui les maintiendrait au
pouvoir ou les précipiterait dans la disgrâce. L'approcher de plus
près, avoir occasion de lui faire apprécier leurs mérites, capter à
l'avance sa faveur était donc de leur intérêt, et rien ne fait sup-
poser qu'ils ne l'aient pas parfaitement compris. D'ailleurs le Duc
de Bourgogne, avec sa bonté réelle, prit soin do leur faciliter le
travail avec lui'(i). « Il les reçut, dit encore Saint-Simon, avec
un air de bonté et de commisération ; il entra avec eux dans le
détail de leurs journées pour leur donner les heures les moins
incommodes à la nécessité du travail et de l'expédition, et, pour
cette première soumission, n'entra pas avec eux en affaires
mais ne différa pas de commencer à travailler chez lui avec
eux. »
Torcy, Voisin, Desmaretz, furent les seuls avec lesquels le
Duc de Bourgogne eut de fréquens entretiens, mais surtout
Desmaretz. C'était en effet l'état des finances dont il se préoc-
cupait le plus, avec juste raison. C'était aussi le ministre avec
lequel le public se réjouissait le plus de le voir travailler. « Mon-
sieur le Dauphin va s'appliquer, dit-on, à régler les finances,
écrivait M""" Dunoyer. Du moins on le voit toujours enfermé
avec M. Desmaretz qui en est le ministre (2) ; » et, dans une
autre lettre : « Notre Dauphin, est enfermé tous les jours avec
M. Desmaretz pour lâcher de mettre les finances sur un pied
qu'on puisse tous les mois être éclairci de la dépense et de la
recette, moyen très sûr pour n'être point trompé (3). »
En s'appliquant ainsi aux affaires, le Duc de Bourgogne ne
faisait que suivre sa pente. Depuis plusieurs années, il y prenait
une part plus active que le public ne le savait par son assiduité
aux Conseils, et comme sa participation à leurs délibérations
n'avait rien qui pût porter ombrage au Roi son grand-père, il ne
se faisait point faute d'y prendre la parole dans un sens toujours
judicieux .et modéré. Avant de pousser plus avant et d'en arriver
à ce que S.iint-Simon appelle son avant-règne, nous le voudrions
montrer dans ce rôle de conseiller du trône.
. (1) Saint-Simon. Édition Chéruel de 1856, tome IX, p. 306.
(2) Lettres hisloviques et galantes, t. ill, p. 188.
(3) Ibid., p. 260.
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 13
II
Les Conseils qui complétaient, pour emprunter une-expression"
à Saint-Simon, la mécanique du ^omv<^.rnement royal, — gou-
vernement absolu sans doute, mais dont les formalités adminis^-
tratives tempéraient l'alasolutisme, — étaient au nombre de troiS
principaux : le Conseil des Dépêches où se traitaient toutes les
affairées concernant a le dedans du royaume, » et en outre « tout9
sorte d'affaires qui lui étaient portées pour une raison ou poui'
une autre (1) ; » le Conseil des Finances où se traitaient, comme-
le nom l'indique, les questions concernant les impôts de toute*
sorte et leur mode de perception, ainsi que celles relatives au
domaine du Roi : enfin le plus important de tous, le Conseil d'eij
Haut, qu'on appelait officiellement le Conseil d'Etat, où se traw
ta-ient toutes les grandes affaires de l'Ktat, aussi bien, en temps
de guerre, celles relatives aux mouvemens des armées ou au'X
négociations, qu'en temps de paix celles concernant les relation.-^
avec les Puissances étrangères. Le Conseil d'en Haut, qui était h^
plus important, se tenait sept fois en quinze jours, le Conseil des
Finances deux fois par semaine, le Conseil des Dépêches tous les
quinze jours seulement. Ces trois Conseils étaient toujours pré*-
sidés par le Roi qui n'y manquait jamais, dans quelque circon--'
stance que ce fût, puisque, nous l'avons vu, il avait fallu le de-,
tourner de tenir conseil le lendemain de la mort de Monseigneuiïv
A ces trois Conseils il faut en ajouter un autre, beaucoup plus
étendu par sa composition, car il comprenait trente conseillers
d'Etat et quatre-vingts maîtres des requêtes, appelé Conseil des
Parties ou Conseil Privé. C était une haute Cour qui exerçait sur
tout le royaume la juridiction suprême en matière civile et en
matière administrative, et devant laquelle pouvaient être portées,
par évocation, toutes les affaires dont, disait le Roi, « nous
jugeons quelquefois à propos, par des raisons d'utilité publique
et de notre service, de lui attribuer la connoissance du fond, en
l'ôtant aux juges ordinaires (2). » Ce Conseil n'était que rarement
présidé par le Roi.
(1) Histoire de France depuis les origines jusqu'à la Révolution, t. Vil. Fasci
cule 2. L'État politique, par M. Ernest Lavisse.
(2) Voir sur ces différens Conseils les savantes études de M. de Boi^lisle, aux
tomes IV et V de son Saint'-Simon.
14 REVUE DES DEUX MONDES.
Le Duc de Bourgogne avait été appelé successivement par le
Roi à faire partie du Conseil des Dépêches, du Conseil des
Finances et du Conseil d'en Haut. Jamais il ne venait au Conseil
des Finances. 11 avait peu de goût à ces matières qu'il connais-
sait mal, et il était très contraire à certaines mesures sanction-
nées parle Roi. S'il était venu au Conseil des Finances, ce n au-
rait donc pu être que pour y faire de l'opposition, et c'était une
attitude qu'il ne voulait pas prendre. Au Conseil des Dépêches,
au contraire, et au Conseil d'en Haut, il se montrait fort exact,
à l'opposé de Monseigneur, son père, qui n'y venait presque
jamais. Dans plusieurs affaires, il prit éloquemment la parole,
entre autres dans une circonstance qui fit grand bruit à la Cour
et qu'il est intéressant de rapporter, ne fût-ce que pour montrer
avec quelle conscience et quelle indépendance, malgré l'arbi-
traire apparent de la procédure, se jugciiient certaines alTaires.
On sait que Marguerite de Rohan, fille et unique héritière
du duc de Rohan, l'illustre chef huguenot créé en 1603 duc
et pair par Henri IV, épousa en 1645 Henri Chabot, sieur de
Saint-Aulaye, dune fort ancienne et illustre maison du Poitou,
et que, trois ans après, une nouvelle érection du duché-
pairie de Rohan était consentie par la Reine régente Anne
d'Autriche en faveur de cet Henri Chabot et des enfans mâles qui
naîtraient de ce premier mariage. Ce premier duc de Rohan-
Chabot était mort depuis cinquante et un ans, et son fils, le
second duc, demeurait en pleine et paisible possession, depuis
plus d'un demi-siècle, du nom et des armes de Rohan, lorsque
le prince de Guéménée, chef d'une seconde branche des Rohan,
s'avisa, en 1700, de lui intenter un procès. Jaloux de ce que deux
fils du duc de Rohan, le prince de Léon et le chevalier de
Rohan, avaient figuré avec éclat à Londres, à la cour du roi
Guillaume (c'était avant la ruplure), tandis qu'il y vivait dans
l'obscurité, il s'avisa de vouloir faire interdire aux enfans du duc
de Rohan, de porter le nom et les armes de Rohan, bien que le
contrat de mariage de leurs grand-père et grand'mère stipulât
expressément « que les enfans qui en naîtroient porleroient à tou-
jours et leur postérité le nom et les armes de Rohan. » Le duc de
Mciulbuzon, son neveu, se joignit à lui, mais ce qui fit l'impor-
tance de l'afTaire, ce fut l'intervention au procès 'd'une tierce
personne, appartenant également à la maison de Rohan, et
qui faisait jîlus grande figure à Versailles non seulement que le
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 15
prince de Guéménéc, et le duc de Montbazon, mais que le duc
de Rohan lui-même. C'était la princesse de Soubise.
Anne de Rohan-Chabot, propre sœur du duc de Rohan, avait
épousé, à l'âge de quinze ans, son cousin M. de Soubise, « le
plus beau gendarme et un des hommes les mieux faits de* son
temps de corps et de visage, » dit Saint-Simon, mais qui avait le
défaut d'être fort pauvre. Lorsqu'elle parut à la Cour, quelques
années après son mariage, sa beauté y fit sensation. Elle avait
les cheveux d'un blond roux, avec les yeux un peu petits, mais
une taille superbe et un teint éblouissant, bien qu'elle passât
pour être de constitution assez malsaine, ce qui la faisait com-
parer par ^P* de Montespan à « une belle pomme gâtée au
dedans. » Mais peut-être faut-il voir dans ce propos de M"* de
Montespan une vengeance de femme, car elle eut bientôt des
griefs contre la nouvelle venue.
La beauté de M""* de Soubise avait produit en effet sur
Louis XIV une vive impression au moment où, las du joug que
faisait peser sur lui son impérieuse maîtresse, il commençait à
se montrer quelque peu infidèle. La vertu de M""^ de Soubise a
donné lieu à beaucoup de discussions dont M. de Roislisle s'est
fait l'écho dans une savante et intéressante notice qu'il a jointe
au tome cinquième de son incomparable édition de Saint-Simon,
et où il a pris la défense de la belle princesse. Il a eu fort à faire
En effet, si les auteurs de certains mémoires et même de cer-
tains pamphlets, comme celui du Grand Alcandre frustré, pré-
tendent que Louis XIV perdit ses peines auprès d'elle, d'autres
pamphlets lui sont au contraire moins favorables. Certains pré-
tendent que « ses yeux allaient tous les jours à la petite guerre, »
ce qui, à la vérité, n'est pas démonstratif; mais d'autres auteurs
qui furent ses contemporains, tels que M"° de Gaylus et Saint-
Simon, vont plus loin et n'hésitent pas à en médire. Saint-Simon
en particulier attribue à Louis XIV la paternité d'Armand-Gaston
de Soubise qui, parmi les nombreux en fans de la princesse \^elle
avait en moyenne de son mari un enfant tous les deux ans), se
distinguait par sa beauté et, disaient les malins, par sa ressem-
blance avec le Roi. Il est vrai que M"'* de Caylus conteste cette
attribution et croit que le Roi fut le père d'un autre enfant. Quoi
qu'on en puisse penser, que ce soit par sa complaisance, comme
le veut Saint-Simon, ou par sa résistance, comme le veut M. de
Boislisie, il est certain qu'elle avait acquis un crédit prodigieux
16 REVUE DES DEUX MONDES.
sur l'esprit du Roi, crédit qu'elle faisait servir sans relâche à
rélévation et à la fortune de sa maison. Il n'était presque pas
d'année qui ne fût signalée par quelque faveur ou par quelque
don d'argent accordés à son mari ou à ses enfans. Entre autres
elle avait obtenu en 1701 pour le bel abbé de Soubise la coadju-
torerie de Strasbourg. Depuis quelques années, retenue par la
maladie, elle paraissait peu à la Cour mais elle était demeurée
en correspondance avec le Roi auquel elle écrivit encore la veille
de sa mort. Quand elle venait à Versailles, le Roi lui accordait
fréquemment des audiences privées dans son cabinet, mais en
ayant soin de laisser les portes ouvertes, habitude qu'il n'avait
point quand il recevait d'autres dames et précaution qu'il pre-
nait pour éviter la médisance, sans se rendre compte que par là
il l'entretenait ou du moins la ravivait. Son autorité sur l'esprit
du Roi continuait à s'affirmer. On savait qu'il n'était point de
grâce qu'elle n'obtînt. Aussi, quand on la vit prendre ouverte-
ment parti contre son propre frère, avec lequel elle avait toujours
fort mal vécu, et se prononcer en faveur de ses cousins et ne-
veux, les amis du duc de Rohan commencèrent à craindre que
les choses ne prissent pour lui une mauvaise tournure.
Par l'intervention des Soubise se joignant aux Guéménée et
aux Montbazon, ce procès devenait celui des Rohan contre les
Rohan-Chabot. Le gros des courtisans se montrait plus favo-
rables au duc de Rohan qu'aux Rohan, ceux-ci ayant eu la ma-
ladresse, dans les mémoires qu'ils avaient fait imprimer, de pré-
tendre « s'élever au-dessus de toute noblesse, eh princes qui
cloient d'une classe hors du niveau, » et ce à raison de l'ancien-
neté de la maison de Rohan qu'ils prétendaient tirer d'un certain
Conan Mériadoc, « prétendu roi de Rretagne, continue Saint-
Simon, qui n'exista jamais (1). » Il n'en fallut pas davantage pour
que les représentans des grandes familles françaises prissent fait
et cause pour le duc de Rohan, bien que celui-ci fût personnel-
lement peu aimé. Informé du bruit que faisait l'affaire, le Roi,
aprrs s'en ôtre défendu iongtern|)s, prit, à la sollicitation des
parties en cause des deux côtés, une grande décision, qui n'avait
cependant rien de contraire aux usages du temps : ce fut d'évo-
quer laflaire devant lui. Mais au lieu de la faire venir devant le
Conseil d'en Haut, qui était généralemer.l appelé à juger les con-
(i) Saint-Simon. Édition Doislisle, t. XIV, p. ITO.
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 17
flils de famille, il décida la formation d'un tribunal spécial devant
lequel le procès serait porté. Ce tribunal devait être composé du
Conseil des Dépêches, du Conseil des Finances et du bureau du
Conseil des Parties qui était chargé, au préalable, d'instruire
l'affaire et de choisir un maître des requêtes pour en faire rap-
port : ce bureau était présidé par Daguesseau père.
L'instruction fut assez lente et conduite avec quelque partia-
lité en faveur de M""^ de Soubise qui déployait de plus en plus
d'ardeur et devenait ainsi partie principale au procès. L'affaire
ne vint en état qu'en août 1704. Le Roi fixa un jour pour
le procès qui devait se juger sur mémoires des parties et sur
rapport du maître des requêtes, mais sans plaidoiries d'avocat.
On ne plaidait point devant le Roi. La veille, 25 août, la
famille de Rohan attendit le Roi au sortir de la messe pour lui
remettre en mains propres un nouveau mémoire. Le coadjuteur
de Strasbourg, que Saint-Simon appelle à cette occasion « le fils
de la Fortune et de l'Amour, » se promenait dans la galerie, avec
l'air d'un homme sûr de son fait et disant qu'on ne devait pas
être surpris « si ceux de sa maison, si fort relevés par leur nais-
sance au-dessus de la noblesse du royaume, étoient jaloux de
leur nom et le souffroient impatiemment à d'autres, » ce qui
lui valut, de la part du marquis d'Ambres, cette verte réplique :
« Cela s'appelle soutenir une mauvaise cause par des propos en-
encore plus odieux. » Les esprits se montaient, comme on voit,
et il était temps d'en finir ; mais, connaissant la faveur dont la
princesse de Soubise jouissait auprès du Roi, ce jour-là peu de
personnes doutaient que l'arrêt ne fût rendu en sa faveur.
Le lendemain 26, le Roi avança l'heure de son dîner, qui était
habituellement une heure, pour donner plus de temps à ouïr la
cause. Il ne dérogeait ainsi à ses habitudes que dans les cir-
constances graves. Les juges se réunirent immédiatement après
le dîner. Un instant avant que l'audience ne commençât, le
Roi demanda tout bas à Chamillart pour qui il serait : « Pour
M"* de Soubise, » répondit à l'oreille le ministre courtisan. Dès
que tous les juges furent en place, le Roi prit la parole :
« Messieurs, dit-il, je dois la justice à tout le monde; je veux la
rendre exactement dans raffairc que je vais juger. Je scrois bien
lâché d'y commettre aucune injustice, mais pour de grâce je n'en
dois à personne, et je vous avertis que je n'en veux faire aucune
au duc de Rohan. » Après ce début, qui faisait mal augurer de
TOME XXXIV. — 1906. 2t
18 REVUE DES DEUX MONDES.
l'afTaire au point de vue du duc de Rohan, le Roi donna immé-
diatement la parole au rapporteur. Le maître des requêtes choisi
pour exercer ces fonctions difficiles était Gourson, le fils de l'in-
tendant Bàville; c'était la première fois qu'il parlait devant le
Roi. Il garda la parole deux heures et s'exprima avec beaucoup
de clarté, d'élégance et de précision. La conclusion, qui surprit
tout le monde, fut entièrement en faveur du duc de Rohan (1).
La délibératioa s'ouvrit ensuite; chacun prenait la parole sui-
vant son rang en commençant par le juge du rang le moins
élevé, suivant une habitude respectueuse de l'indépendance du
juge qui ne date point, comme on le croirait, de nos jours.
Quand vint le tour de Daguesseau, comme on le savait timide,
s'exprimant avec hésitation, et comme son opinion semblait tou-
jours « mourante sur ses lèvres, » on crut, dans le Conseil, qu'il
éviterait pe'jt-être de donner son opinion d'une façon formelle. Il
n'en fut rien. Au contraire il parla cinq quarts d'heure, avec
beaucoup de force et d'éloquence en faveur du duc de Rohan,
et, dans une péroraison éloquente, il adjura le Roi de ne pas
laisser révoquer en doute l'autorité des stipulations d'un contrat
de mariage au bas duquel la Reine sa mère avait apposé sa
signature» donnant ainsi une force particulière aux moindres
stipulations de ce contrat. L'éloquence de Daguesseau entraîna
le vote de Chamillart qui, abandonnant la cause de la princesse
de Soubise, opina en faveur du duc de Rohan; mais d'autres juges
opinèrent en faveur de la princesse. Le duc de Rohan ne l'em-
portait cfue de deux voix au moment où le Chancelier, qui était le
dernier des ministres à entendre, prit la parole. Après lui ne
devait parler que le Duc de Bourgogne. Du sens dans lequel le
Duc de Bourgogne se prononcerait pouvait dépendre l'arrêt.
Aussi le Chancelier, grand ami de M""' de Soubise, s'appliqua-t-il
dans son discours moins h faire valoir les argumens en faveur
des Rohan qu'à mettre le Duc de Bourgogne dans l'embarras, en
lui poussant directement des bottes et en réfutant ce qu'il pour-
rait dire. Sans doute, il espérait ainsi ou emporter la conviction
du jeune prince, ou tout au moins mettre sa timidité à l'épreuve
d'avoir à lui répliquer. Son calcul fut déjoué.
(1) Nous suivons le récit de Saint-Simon. Cependant d'après une lettre du
Chancelier citée par M. de Boislisle en note de son tome XIV, p. 157, l'avis de
Courson n'aurait pas été suivi dans la décision qui fut. comme on va voir, en
faveur du duc do Rohan, d'où il faudrait conclure que l'avis de Courson ne fut pas,
comme le dit Saint-Simon, « entièrement en faveur du duc de llohan. »
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 19
Le Duc de Bourgogne n'était timide quautant qu'il était
incertain du parti qu'il avait à prendre et que sa conscience
n était pas engagée. Mais lorsqu'il croyait obéira la loi du devoir,
aucune considération ne l'arrêtait. Or il avait fait par avance
une étude approfondie de l'afTaire, ayant lu avec soin les nom-
breux mémoires publiés par les deux parties, et fait venir leurs
avocats pour les entendre. Souvent au surplus, il s'était entre-
tenu avec le généalogiste Gaignères des questions concernant les
grandes familles françaises et il connaissait bien leurs origines.
Dans son discours, qui fut long, après un peu de retenue au
début, il finit par s'animer et apostropher en quelque sorte le
Chancelier : « Ce que je vous répondrai, monsieur, dit-il tout à
coup, à ce que vous venez de dire, c'est que je ne trouve pas de
question en ce procès et que je suis surpris de la hardiesse de
la maison de Rohan à l'entreprendre. « Il réfuta alors, point
par point, les argumens du chancelier et reprit avec force ceux
de Daguesseau. Cependant il y en eut un qu'il n'admit point : ce
fut celui du caractère particulier et incommutable donné aux
stipulations du contrat de mariage par la signature de la Reine
mère, car il déclara qu' « il ne croyoit point que l'autorité des
rois pût s'étendre jusque sur les lois de famille. » « Il parla
une heure et demie, ajoute Saint-Simon, et se fit admirer par la
force et la sagesse de son discours, et par la profonde instruc-
tion qu'il y montra (1). » L'avis du Duc de Bourgogne, ainsi
exprimé, faisait l'arrôt en faveur du duc de Rohan à la majorité
de deux voix, mais il restait le Roi. Qu"allait-il dire?
En théorie, c'était le Roi qui jugeait et décidait. En fait il
était infiniment rare qu'il ne se rangeât pas à l'avis de la plura-
lité, comme on disait alors, et il le faisait toujours lorsque, un
procès étant pendant entl-e un particulier et le domaine royal, la
pluralité se prononçait contre le domaine, c'est-à-dire contre lui-
même. Mais il n'avait jamais voulu admettre, en quelque matière
que ce fût, que l'avis de la pluralité l'obligeât, et il avait même
une fois, devant tous les courtisans, blâmé l'empereur Léopold
de ce que « dans les plus grandes allaires de l'État il en passoit
toujours par la voie de son Conseil, » ajoutant que « pour lui il
étoit persuadé qu'un grand monarque devoit prendre les voix de
tous ceux qui composoient son Conseil, mais qu'il étoit à pro-
(1) Saint-Simon. Édition Boislisie, t. XIV, p. 159 (iipassim.
20 REVUE DES BEUX MONDES.
pos qu'il digérât leurs sentimens et qu'il choisît lui-même le
meilleur (1). » Louis XIV aurait donc pu sans abus de pouvoir, ou
du moins sans scandale, ne pas se ranger à l'avis de la pluralité,
d'autant plus que le duc de Rohan ne l'emportait que de deux
voix. Il n'en fit rien. Dans un discours d'un quart dheure il opina
comme un simple juge, exposa les raisons qui l'avaient le plus
touché, donna son approbation au discours tenu par le Duc de
Bourgogne et termina en donnant ordre au Chancelier de rédiger
l'arrêt en faveur du duc de Rohan, et d'une façon si formelle et
si claire que la chose ne pût jamais être remise en question. La
belle princesse succombait.
Le Conseil s'était prolongé jusqu'à huit heures du soir. Pen-
dant cette longue attente, les parties en cause avaient eu une
attitude fort différente. Affectant la sécurité, les Rohan étaient
venus de bonne heure à Versailles ; ils se montraient partout et
le coadjuteur jouait àlhombrechez la Chancelière. Au contraire
le duc de Rohan était demeuré chez lui en ville. Cependant, à la
fin de la journée il vint au palais savoir ce qui l'attendait. La
foule des courtisans, voyant que le prononcé du jugement tardait,
avait grossi peu à peu; elle avait envahi l'appartement du Roi, et
jusque dans la Cour de marbre il y avait du monde qui espérait
savoir la nouvelle par les fenêtres. Le Duc de Bourgogne sortit
le premier du Conseil. Le duc de Rohan s'avança au-devant de
lui et lui demanda son sort. Très secret, le jeune prince ne ré-
pondit rien. Le duc de Rohan, insistant, le pria de lui dire si
tout au moins l'arrêt était rendu. « Oh ! pour cela, oui, » répliqua
le Duc de Bourgogne, et, se tournant incontinent vers le Chan-
celier qui le suivait, il lui demanda s'il pouvait dire le jugement.
Le Chancelier ayant répondu qu'il n'y voyait nul inconvénient :
<( Puisque cela est, reprit le Prince, s'adressant au duc de Rohan,
vous avez gagné entièrement et je suis ravi de vous l'apprendre, »
et il l'embrassa. La nouvelle se répandit comme une traînée de
poudre. Tout l'appartement et toute la Cour de marbre retentit
de cris de joie et d'applaudissemens. « Nous avons gagné ; ils
ont perdu! » criaient tout haut les courtisans, tant les Rohan par
leurs prétentions avaient mis toute la noblesse contre eux. Tout
le monde voulait embrasser le duc de Rohan qui eut beaucoup
de peine à gagner le petit degré par où le Roi, bien que la soirée
(1) Sourches, t. IX, p. 239.
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 21
fût très avancée, tenait à gagner les jardins pour y faire sa pro-
menade quotidienne, fatigué qu'il était par une aussi longue
séance. Avant de sortir, il reçut les remerciemens du duc. Les
Rohan au contraire, surpris de leur défaite, étaient atterrés. Ce-
pendant, le lendemain, la princesse de Soubise se présenta au Roi,
comme il allait passer chez M"^ de Maintenon. Elle demanda
qu'au moins larrêt fût communiqué au prince de Guéménée
avant d'être définitivement rédigé. Elle obtint satisfaction, mais
ne gagna rien sur la rédaction, qui fut toute en faveur du duc de
Rohan.
Ainsi se termina ce procès qui rappelle, par certains côtés,
un procès célèbre et relativement récent, où plusieurs grandes
familles françaises ont été mêlées. Ce que, d'après Saint-Simon,
nous en avons rapporté ne fait pas seulement honneur au sens
judicieux du Duc de Bourgogne et à la consciencieuse application
qu'il portait aux affaires. On y voit la preuve que si, dans les
affaires évoquées devant le Roi, la forme et la procédure étaient
arbitraires, au fond la justice n'avait pas à en souffrir, et que
Louis XIV savait, quand il s'agissait de faire droit, se laisser
convaincre par les bonnes raisons et imposer silence à ses affec-
tions.
Le Duc de Bourgogne donna le même exemple d'impartialité
dans un procès que les Jésuites eurent avec la ville de Brest ou
ils occupaient, depuis d68o, une maison qui leur avait été donnée
par le Roi et dont ils sollicitaient la cure malgré le vœu des habi-
tans. L'affaire avait été, sur leur demande, évoquée devant le Roi.
Les Jésuites comptaient beaucoup sur le Duc de Bourgogne. Son
confesseur, le Père Martineau, était un des leurs. Il passait pour
leur être généralement favorable. Néanmoins, lorsque l'affaire
vint devant le Conseil des Finances, il se prononça contre eux,
et ne craignit pas d'encourir leurs reproches. Le Duc de Bour-
gogne pouvait avoir ses préventions et ses étroitesses, mais, quand
il s'agissait de décider, la voix de la conscience était toujours
celle qui chez lui parlait le plus haut.
III .
Les affaires entre parties privées ou celles concernant « le
dedans du royaume » dont le Duc de Bourgogne pouvait avoir
à connaître au Conseil des Dépêches étaient peu impor-
22 REVUE DES DEUX MONDES.
tantes en comparaison de celles portées devant le Conseil d'en
Haut dont, au moment où nous sommes arrivés, il faisait partie
depuis neuf ans. C'était une haute marque de faveur que le Roi
lui avait donnée de l'appeler à y siéger dès l'âge de vingt ans,
car Monseigneur n'y était entré qu'à trente. Aussi le Duc de
Bourgogne avait-il reçu à cette occasion les complimens de tous
les courtisans, et il tenait à reconnaître la grâce que le Roi lui
avait faite, en assistant assidûment à toutes les séances. « Monsei-
gneur le Duc de Bourgogne, dit Dangeau dans son Journal, à la
date du 24 septembre 1703, ne manque jamais d'y aller et songe
fort à se rendre capable d'afiaires de guerre et de paix {!). »
Jamais peut-être le Conseil d'en Haut, devant lequel étaient
portées, comme nous l'avons dit, toutes les questions concernant
aussi bien les mouvemens des armées que les négociations diplo-
matiques n'eut à prendre des résolutions aussi importantes que
durant la guerre de la succession d'Espagne. Au cours de cette
longue période de onze ans où la France fut toujours en armes,
les négociations diplomatiques marchèrent presque toujours de
front avec les entreprises militaires, et les diplomates n'eurent
pas moins à faire que les généraux (2). Que ce fût par l'intermé-
diaire d'agens secrets tels que le docteur Helvétius, l'introduc-
teur en France de l'ipécacuanha.du résident d'Holstein-Gottorp
.Petekum, du juif portugais Henriquez, du teinturier Florisson,
ou au contraire de personnages haut placés et de ministres pléni-
potentiaires accrédités, les négociations publiques, ou occultes,
ne furent jamais complètement suspendues depuis le lendemain
d'Hochstedt jusqu'à la veille de Denain. Parfois même les géné-
raux se transformaient en diplomates. C'est ainsi qu'en 1708 le
Duc de Bourgogne, alors qu'il commandait l'armée de Flandre,
avait été mêlé à un échange de communications épistolaires entre
Berwick, que le Roi avait, on s'en souvient, placé près de lui, et
Marlborough qui commandait l'armée anglo-hollandaise. C'était
pendant le siège de Lille. Marlborough, dont la sœur, Ara bel la
Churchill, était la mère de Berwick, entretenait par lettres
avec son neveu d'assez fréquentes relations dont Berwick, très
(1) Dangeau, t. IX, p. 300.
(2) Ces longues négociations qui aboutirent aux traités d'Utrecht et de Rastadt
ont été résumées à merveille dans les deux derniers volumes de l'important
ouvrage de M. Legrelle intitulé : la Diplomatie française el la Succession
d'h:.yjayTie.
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 23
loyalement, avait informé Ghamillart, mais qui, chez Marlbo-
rough, sentaient bien un peu la trahison, et l'arrière-pensée de
se faire bien voir du prétendant Jacques III. Vis-à-vis de ce pré-
tendant qui était son propre frère, la reine Anne elle-même pas-
sait pour être mieux disposée que vis-à-vis des héritiers hano-
vriens, peu aimés d'elle, de sa tante la princesse Sophie. Quels
que fussent les motifs, assez difficiles à démêler, de Marlbo-
rough, il adressa à Berwick le 30 octobre, c'est-à-dire dans lin-,
tervalle entre la capitulation de la ville de Lille et celle de la
citadelle, une lettre qui fut portée par un trompette et dans
laquelle, après avoir demandé parole au Duc de Bourgogne que
ni son nom, ni le contenu de sa lettre ne seraient jamais sus
que de lui et du Roi, il s'exprimait de la sorte : « Si Monseigneur
le Duc de Bourgogne ayoit la permission du Roy pour faire des
propositions par voye de lettres aux députés, au prince Eugène
et à moy, nous requiérant de les communiquer à nos maîtres,
ce que nous ne pourrions nous dispenser de faire, cela feroit
un tel effet en Hollande, que certainement la paix s'ensui-
vroit (1). »
Le Duc de Bourgogne était à ce moment au camp du Saulsoy
où se trouvait également Ghamillart. L'ouverture de Marlbo-
rough fut accueillie par lui avec joie, car il souhaitait la paix,
mais non sans "méfiance. L'affaire était trop grave, en tout cas,
pour qu'il n'en référât pas sur-le-champ à Versailles. Aussi
s'empressait-il dès le lendemain d'écrire à Torcy, et, après lavoir
mis au courant de la proposition de Marlborough, il ajoutait :
« J'avoue que je ne compte pas beaucoup sur ce que dit ce
duc, mais ce qui doit faire icy plus d'impression, c'est qu'il
espère, à ce qu'il escrit, que le Roy n'oubliera pas les offres
qu'il [le Roy] luy fit faire personnellement par le marquis
d'Alegre, il y a trois ans, et qu'il [Marlborough] rejeta alors avec
hauteur. Quand un homme glorieux revient ainsy à écouter
son intérest, il paroît que l'on peut espérer quelque chose (2). )>
A Versailles, la proposition était accueillie avec méfiance
également, car on connaissait le personnage. On ne voulait pas
la repousser, mais on ne voulait pas, avec raison, s'engjiger à
l'avance par des préliminaires de paix sur lesquels il serait
(1) Legrelle, t. V, p. m. i
(2) AU', étrangères. Corvesp. Angleterre, vul. 226. Lo Duc de Bourgogne à Torcy,
i" noveiuJjre 1708.
24 REVUE DES DEUX MONDES.
impossible de revenir, Torcy estimait que procéder ainsi n'était
ni de la dignité ni de l'intérêt du Roi, et, quel que fût son désir
de la paix, le Duc de Bourgogne partageait ce sentiment. « Je
pense comme vous, écrivait-il à Torcy, qu'il ne faut point jeter
à la tête de ses ennemis les choses qu'on ne doit se résoudre à
leur lâcher qu'à la dernière extrémité, et quand la paix ne tien-
droit plus qu'à ces articles, » mais il aurait voulu quon signât
une suspension d'armes, ce qui aurait sauvé la citadelle de Lille,
et, à son point de vue particulier, l'aurait tiré des perplexités où
il se débattait encore. « Je suis persuadé, écrivait-il à Torcy, le
5 novembre, que si la suspension étoit une fois faite à des condi-
tions raisonnables, on goûteroit de part et d'autre le repos
qu'elle causeroit, et que les hostilités ne recommenceroient plus
de part ni d'autre (1). »
A Versailles, on crut devoir procéder autrement, et Torcy
envoyait à Berwick le texte d'une réponse qui proposait de sub-
stituer à une suspension d'armes et à des préliminaires publics
des conférences secrètes avec Marlborough et les députés des
États-Généraux. Mais Marlborough prit mal cette réponse où il
vit une défaite, et le Duc de Bourgogne, qui le prévoyait, s'affli-
geait de la marche suivie. Il s'en ouvrait dans une lettre à
Torcy : « Je vois avec douleur que l'on ne fait que changer
l'ordre des choses sans en changer la substance, mais il n'y a
rien à dire lorsque le bien de l'Etat l'ordonne et il doit aller
avant tout (2). » La suite de la négociation devait au reste lui
échapper, car Berwick, sacrifié à l'animosité de Vendôme, allait
prendre le commandement de l'armée d'Allemagne, et Marlbo-
rough ne se souciait pas d'entrer en communication directe avec
le Duc de Bourgogne, car, ainsi que l'écrivait avec raison Torcy,
« on découvre plus aisément ses faiblesses à un neveu qu'à un
prince dont on veut, quoique ennemi, mériter l'estime (3). »
(1) Legrelle, t. V, p. 389.
(2) IbicL, p. 398.
(3) Ibid., p. 398. Il est assez difficile, étant donné le caractère tortueux du per-
sonnage, de dcmcler la véritable pensée de Marlborough. Suivant Berwick, il aurait
été sincère dans son désir de la pai.x et «/aurait été de la part de Chamillart une
faute et un « excès de politique » de ne pas donner suite à cette proposition (Mé-
moires, t. II, p. 51-.13). M. Henri Martin, dans son Histoire île France, t. XVI,
p. 504, va plus loin et dit: « il semble qu a Versailles, Roi, piinistres, généraux, tout
ie monde fut pris de vertige. » Mais M. Legrelle, qui a fait d'après les documens
originaux une étude des plus consciencieuses de laquestion, pense que la proposition
de Marlborough était surtout dictée par la pensée d'obtenir une suspension
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 2o
Peu de jours après, le Duc de Bourgogne quittait lui-même
l'armée de Flandres et retournait à Versailles, où il allait être
mêlé d'encore plus près à des négociations autrement graves.
IV
« S'il y a jamais eu des conjunctures qui demandoient lap .
plication la plus sérieuse à trouver des expédiens pour sortir
heureusement d'une guerre funeste, l'on peut dire que c'est la
présente dans laquelle les ennemis, enflés par les avantages
inouïs qu'ils ont remportés et animés plus que jamais contre la
France, font des menaces qu'on n'ose pas nommer et qu'on croi-
roit non seulement impraticables, mais même insensées, si les
succès si peu attendus qu'ils ont eus depuis quelques années ne
donnoient lieu à tout craindre de la part d'un ennemy impla-
cable et acharné (1). »
Ainsi débute un mémoire sans nom d'auteur, mais daté de
l'année 1709, qui se trouve au ministère des Affaires étrangères
et qui conclut, comme diversion à la guerre qui se poursuivait
alors en Flandre, à une expédition dirigée contre l'Ecosse.
Quel que soit l'auteur de ce mémoire, le ton dont il s'exprime
traduit exactement l'état d'anxiété générale qui régnait en France
au cours de cette néfaste année 1709, dont les épreuves exté-
rieures étaient encore aggravées par la famine et la détresse
intérieure. Aussi n'est-il pas étonnant que tout un parti se formât
en France qui désirait la paix, la paix à quelque condition que
ce fût. La France eut alors ses pacifistes qu'on appelait, dans une
langue plus correcte : les pacifiques, et assurément ils n'étaient
pas sans excuse. Ce parti comptait des adhérens à Versailles
même, parmi les personnages les plus haut placés. Au premier
rang des pacifiques on trouve M""' de Maintenon. Sa correspon-
dance de ces années avec son neveu le duc de Noailles et avec la
princesse des Ursins nous la montre, elle-même en convient,
« abattue, tremblante, » toujours portée à toutes les concessions,
et, quoiqu'elle s'en vante dans les rares momens où elle repre-
d'armes et de tirer ainsi l'armée anglo-hollandaise de la situation dangereuse où
elle se trouvait. H nous parait en tout cas hors de doute que Marlborough voulait
ainsi se faire bien voir de la veuve et du fils de Jacques II avec lesquels il entrete-
nait, dit M. Legrelle, " un ténébreux commerce. »
(1) Aff. étrang. Corresp., Angleterre, vol. 226
26 REVUE DES DEUX MONDES.
nait courago, pas du tout n la petite-fille du vieil Agrippa. »
Elle n'étoit môme pas ("'loigiiéc de voir dans les malheurs
publics un juste châtiment de la Providence. C'est ainsi qu'elle
écrit à la princesse des Ursins : « Vous avez raison, madame,
de dire qu'il faut regarder tout ce qt;.' ^nous arrive comme
venant de Dieu. Notre Roi étoit trop glorieux; il veut l'humi-
lier pour le sauver. La France s'étoit trop étendue et peut-être
injustement ; il veut la resserrer dans des bornes plus étroites et
qui en seront peut-être plus solides. Notre nation étoit insolente
et déréglée ; Dieu veut la punir et l'abaisser. » Aussi est-elle
d'avis, comme au reste l'héroïque défenseur de Lille, Boufflers
lui-même, « qu'il faut faire la paix à quelque condition que ce
soit, qu'il faut céder à la force, au bras de Dieu qui est visible-
ment contre nous, et que le Roi doit plus à ses peuples qu'à
lui-môme. »
L'insistance avec laquelle elle se déclarait pour la paix,
même la plus dure, tout en répétant qu'elle n'était « qu'une
simple particulière, et que ce n'étoient pas ses avis qui feroicnt
la paix ou la guerre, » lui valait des lettres « à feu et à
sang (1) » de la princesse des Ursins, qui lui répondait, d'un ton
à la fois railleur et fier : « On vous fait craindre, madame, le
scorbut et la peste; comment n'y ajoute-t-on pas que le ciel tom-
bera?... Pardonnez-moi si je ne me rends pas sur la nécessité que
vous trouvez à soumettre tout aux lois que la Ligue veut im-
poser au plus grand monarque du monde. Je ne puis me repré-
senter le chagrin mortel qu'il aura, après les avoir subies, sans
ressentir une douleur inconcevable (2). »
Il y avait encore, loin de Versailles, mais exerçant cependant
une secrète influence, jusque dans le Conseil du Roi, un autre
pacifique illustre : c'était Fénelon. L'ardeur qu'il déployait à
prêcher la paix était d'autant plus grande que, voisin de la fron-
tière, il voyait de plus près l'état des choses. Peut-être aussi,
bien qu'il s'en défendît, cette ardeur était-elle entretenue chez
lui par « l'indisposition du cœur d'un homme disgracié (3). »
De son archevêché de Cambrai, Fénelon adressait en effet au
(1) M"* de Mainlenon d'après sa Correspondance authentique, t. II, p. 185, 198,
293.
(2) Lettres inédiles de M"' de Maintenon à la princesse des Ursins, t. IV,
p. 272.
(3) Œuvres complètes de Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 315.
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 27
duc de Ghevreuse, dont il ne pouvait ignorer la situation quasi
ministérielle, des lettres pathétiques où il décrivait 1 état dé-
plorable de l'armée. « Je profite, mon bon duc, avec beaucoup
de joie d'une occasion sûre, pour vous dire que toute cette fron-
tière est consternée. Les troupes y manquent d'argent, et on est
chaque jour au dernier morceau de pain. Ceux qui sont chargés
des affaires paroissent eux-mêmes rebutés, et dans un véritable
Accablement. Les soldats languissent et meurent; les corps
entiers dépérissent et ils n'ont même pas l'espérance de se re-
mettre. Vous savez que je n'aime point à me mêler des affaires
qui sont au-dessus de moi ; mais celles-ci deviennent si violem-
ment les nôtres qu'il nous est permis, ce me semble, de craindre
que les ennemis ne nous envahissent la campagne prochaine...
Voyez ce que vous pourrez dire à MM. de Beauvilliers, Desma-
retz et Voysin; » et dans une autre lettre où il commence par
insister sur l'utilité d'une suspension d'armes : « Quand vous
parviendrez, en poussant tout à bout, à faire encore une cam-
pagne, vous y hasarderez beaucoup, et que deviendrez-vous
après l'avoir faite? Je crains qu'on ne se flatte, et qu'il n'arrive
de grands mécomptes. Ce qui me fait le plus de peur est de voir
que rien, en deçà d'une ruine, ne nous humilie (ce nous signifie
Louis XIV) et ne nous ramène au but; » et encore six semaines
plus tard : « Si la paix traîne, la campagne achèvera de ruiner
ce pays; il pourra même arriver des accidens terribles qui ren-
verseroient tous ces beaux projets, si vos troupes se trouvoient
dépourvues de subsistance (1). »
Il était impossible que l'effet d'objurgations aussi vives ne se
fît pas sentir jusque dans le Conseil d'en Haut, et ne fortifiât pas
le parti des pacifiques. Bien que Ghevreuse n'eût point entrée au
Conseil, on y lisait parfois des mémoires de lui. Assurément il
communiquait à Beauvilliers les lettres de Fénelon, et Beauvil-
liers n'était que trop porté à tout voir par les yeux du prélat.
Chamillart, qui succombait sous le poids du double fardeau
de la Guerre et du Contrôle général, savait mieux que personne
la situation critique de l'armée comme le fâcheux état des
finances. Aussi souhaitait-il avec ardeur une paix qui l'aurait
déchargé d'une responsabilité écrasante, et lorsque, au cours de
l'année 1709, il fut remplacé d'abord au Contrôle général par
(1) Œuvres complètes de Fénelon. Éditiou de Saiat-Sulpice, t. VII, pp. 293,300,
303.
28 REVUE DES DEUX MONDES.
Desmaretz, puisa la Guerre par Voysin, le parti de la paix se for-
tifia encore de deux nouvelles recrues, car Voysin, tout à M"® de
Maintenon à qui il devait son élévation, n'aurait eu garde de la
contrarier, et quant à Desmaretz, auquel incombait la lourde tâche
de trouver les ressources nécessaires pour continuer la guerre,
cette seule raison devait suffire pour l'incliner à la paix. Louis XIV
n'était donc guère entouré que de conseillers pusillanimes ou
découragés. Souvent il s'en plaignait. « Le Roi, dit quelque part
Torcy, dans son Journal (1), gémit sur les instances trop vives
que ses ministres lui avaient faites pour le porter toujours à se
relâcher, et sur la facilité qu'il avait eue de suivre ces conseils. »
Dans ces douloureuses conjonctures, Louis XIV eut cependant
la fortune de trouver en celui dont nous venons dé citer
quelques lignes, et qui était alors secrétaire d'Etat aux Affaires
étrangères, un appui et un instrument. Ce bon serviteur des
mauvais jours mérite mieux qu'une mention rapide, car s'il n'a
point connu, comme tel de ses prédécesseurs, l'heureuse fortune
de préparer la signature de quelque glorieux ou avantageux
traité, il a eu du moins le mérite de parler avec dignité au nom
de la France, dans les temps les plus critiques, et de ne jamais
désespérer d'elle.
Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy, était fils de ce
Colbert de Croissy, frère du grand Colbert, qui fut en 1673 le
successeur de Pomponne, et se montra, pendant quinze ans, assez
médiocre secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères. Élève du
collège de la Marche, qui était situé sur la montagne Sainte-Gene-
viève, « collège de médiocre extérieur et de médiocre pension,
peu fréquenté des gens de noblesse, » dit M. Frédéric Masson,
dans la vivante et vibrante notice dont il a fait précéder le
Journal de Torcy, il y fit de fortes études et y lut prodigieuse-
ment, s'attachant de préférence aux livres d'histoire. A quatorze
ans, il passait brillamment sa thèse de philosophie et eut
l'honneur d'être à cette occasion présenté au Roi qui dit à son
père : « La figure m'en plaît. » A seize ans, ses exercices étant
terminés et une dispense d'âge lui ayant été accordée pour qu'il
pût être reçu licencié et prêter le serment d'avocat, il se mit à
courir l'Europe, mais toujours par obéissance et en mission.
« Souvenez-vous sur toute chose, lui écrivait son père, qu'il n'y
fl) Le Journal de Torcy, f|u'il no faut piis coafundrc avec ses Màiwi'-es, a été
publié j)ar M. Frédéric Masson en 1884
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 29
a que la vertu, le mérite personnel et l'habileté qui soient consi-
dérés du Roi, que les services des pères et des parens n'aident
guère les enfans quand ils ne sont pas capables d'en rendre eux-
mêmes (1). » C'était peut-être beaucoup dire, car si Torcy n'eût
pas été le fils du ministre, il est probable qu'il n'eût pas été non
plus, dès l'âge de dix-neuf ans, chargé d'une mission à Lisbonne,
puis envoyé successivement à Madrid, à Hambourg, à Vienne, à
Munich, à Rome (ce qui lui donna l'occasion d'apprendre l'espa-
gnol, l'allemand, l'italien), puis à Londres, puis de nouveau à
Rome. Mais était-ce donc un si mauvais système celui qui
employait les jeunes gens de bonne heure, les formait aux
affaires en même temps qu'au monde, et ea faisait déjà, à vingt-
quatre ans, des hommes d'expérience? Torcy avait cet âge quand
le Roi lui accorda la survivance de la charge de secrétaire d'État
aux Affaires étrangères qu'exerçait son père. A partir de cette
date, il fut associé au travail des bureaux, n'ayant point encore
entrée au Conseil, mais préparant la rédaction des dépêches dont
il donnait lecture au Roi chez M""^ de Maintenon. Déjà il savait
rendre avec art la pensée royale et se plier avec souplesse à tra-
duire ce que le maître voulait dire. Aussi Louis XIV lui adressa-
t-il un jour ce compliment : « Nous sommes bien heureux de
vous avoir; qu'aurions-nous fait si vous eussiez été d'un autre
caractère (2) ? » Torcy remplit pendant sept ans cet emploi, à peu
près analogue à celui d'un sous-secrétaire d'État de nos jours. Il
était donc bien, comme nous dirions, « de la carrière, » quand,
en 1696, son père étant mort, il lui succéda dans les fonctions
de secrétaire d'État. Quelques mois auparavant il avait épousé la
fille de Pomponne, un de ses prédécesseurs, nièce du grand
Arnauld et de la première mère Angélique, chrétienne austère,
un peu teintée de jansénisme, mais rigide seulement pour elle-
même, car elle était d'une vertu douce, d'un commerce agréable
et savait l'aire bonne mine à chacun. Elle fut pour son mari une
épouse dévouée; il lui fut un mari fidèle, et le ménage défia
jusqu'au bout la médisance. Torcy occupa ces fonctions jus-
qu'en 1715, c'est-à-dire pendant vingt ans. Dans un instant nous
Talions voir à l'œuvre, mais, pour le suivre jusqu'au bout de sa
carrière, disons tout de suite ce qu'il advint do lui au lendemain
de la mort de Louis XIV.
(1) Introduction au Journal de Torcy, par M. Fi-édcric Masson, p. i.
(2) Ibid.^ ï^. XVIII.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
Il semble que le gouvernement nouveau aurait dû se tenir
pour heureux de conserver à son service un ministre de cette
expeîrience. Il n'en fut rien. Sans doute, une place lui fut mé-
nagée dans le Conseil de Régence ; cependant les affaires étran-
gères n'étaient plus expédiées par lui. Comme dédommagement,
la grande maîtrise et surintendance des postes, qu'il exerçait déjà,
était érigée pour lui en office distinct. Au bout de cinq ans, il
donnait sa démission de cette charge secondaire. En 1723, le
Conseil de Régence était dissous par la majorité du Roi. A qua-
rante-quatre ans, Torcy n'était plus rien. C'est trop dire. Il demeu-
rait associé honoraire de l'Académie des Sciences. Comme font à
l'Académie Française quelques anciens ministres de nos jours, il
chercha dans les séances et les travaux de l'Académie des Sciences
une distraction et une occupation. Il y lut même quelques mé-
moires. Mais sa pensée «e tournait de plus en plus habituelle-
ment vers les choses religieuses. « Il faisait sa lecture habituelle
de la Bible, dit encore M. INIasson ; il savait tous les psaumes par
cœur et portait toujours sur lui les livres sapientiaux. » Torcy
vécut ainsi jusqu'à l'âge de quatre-vingt-un ans où une attaque
de paralysie l'emporta. Quelque temps avant sa mort, Clairam-
bault, généalogiste des ordres du Roi, lui demanda Ténuméra-
tion des services de sa famille pour les consigner dans ses re-
gistres. Torcy fournit l'état des services de" son oncle et de son
père. « Pour moi, ajouta-t-il, je ne m'en sais aucun. » L'histoire
n'a pas ratifié ce jugement porté par Torcy sur lui-môme. Au-
jourd'hui que son rôle est mieux connu, elle salue au contraire
en lui un de ces bons serviteurs du Roi, de l'Etat, de la patrie, —
peu importe le mot, la chose était alors la môme, — qui autrefois
se dévouaient à d'obscures, parfois même à d'ingrates besognes.
qui n'en espéraient point de récompense, et qui, loin de chercher
à se faire valoir, savaient au contraire se laisser attaquer injus-
tement plutôt que de trahir le secret des négociations qui leur
avaient été confiées, heureux pourvu que leur conscience leur
rendît ce témoignage qu'ils avaient bien servi. Si nous avons
employé le mot : autrefois, ce n'est pas qu'à notre sens la France
ne compte encore aujourd'hui d'aussi utiles serviteurs, prin-
cipalement peut-être dans la carrière diplomatique, mais le
nombre n'en est pas si grand qu'il ne soit bon de les encourager,
en rendant à leurs devanciers une tardive justice.
Tel était l'homme auquel Louis XIV de\iiit, jusqu'à la fin de
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 31
son règne, conserver sa confiance et qui eut l'honneur tantôt de
parler, tantôt d'écrire au nom du Roi aux puissances étrangères.
Si Louis XIV avait autrefois disgracié Pomponne, parce que,
dit-il dans ses Mémoh'es, « tout ce qui passoit par lui perdoit
de la grandeur et de la force qu'on doit avoir en exécutant
les ordres d'un Roi de France qui n'est pas malheureux (1), »
il n'aurait pu adresser ce môme reproche à Torcy. C'était au
nom d'un roi de France malheureux que Torcy était condamné
à écrire; mais il savait, dans les dépêches qu'il soumettait à sa
signature, conserver le ton, sinon de la force, du moins de la
grandeur. Ce ne fut pas le seul service qu'il rendit à un maître
parfois exigeant, et le labeur incessant auquel il avait à faire
face, comme secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, et comme
administrateur de plusieurs provinces importantes, ne fut pas
la seule preuve de dévouement quïl lui donna. On sait quel fut
son rôle en 1709, lors de ces négociations que l'histoire appelle
les préliminaires de la Haye. Il y avait deux mois que notre
malheureux ministre plénipotentiaire, le président Rouillé, se
débattait dans cette ville contre les exigences des Hollandais qui
croissaient à chaque entrevue. Incertain, effrayé, il n'osait prendre
sur lui aucune responsabilité, soit qu'il s'agît d'accepter ou de
refuser quelques conditions nouvelles, et l'on pouvait craindre
que l'insuffisance du négociateur n'entrât pour quelque chose
dans le mauvais succès des négociations. Ce fut alors qu'à l'issue
d'un Conseil où le Roi avait pris son parti, non sans douleur,
de faire de nouvelles et importantes concessions, Torcy offrit au
Roi de se rendre lui-même à la Haye, porteur de ses instructions
dernières et de chercher à les faire accepter. « Une telle commis-
sion, dit-il dans ses Mémoires (2), n'étoit exempte de péril ni
pour celui qui l'avoit proposée, ni de peines et de déplaisirs
qu'elle pouvoit lui causer pour l'avenir, )> et il ajoute avec rai-
son : « le souvenir des maux qui ne sont plus s'efface aisément;
plus les temps s'éloignent, plus les événemens passés devien-
nent inconnus; mais la postérité se croit en droit de condamner
les sacrifices dont elle ignore quelle a été la fatale nécessité.
(1) Mémoires de Louis XIV, par Charles Dreyss, t. il, p. 521.
(2) Les Mémoires de Torcy ont été publiés pour la première fois en 1156 à
Amsterdam, sous ce titre : Mémoires de M. de M . pour servir à l'Histoire des néijo-
ciations depuis le traité de paix de Byswick jusqu'à la paix d'Vlrecht, et réimpri-
més dans la Collection des Mémoires relatifs à l'Histoire de France, par Petitot et
Monmerqué, deuxième série, t. VII. C'est d'après cette édition que nous les citons.
32 REVUE DES DEUX MONDES.
Celui qui, dans son temps, a signé un traité peu honorable mais
nécessaire est mis au rang des négociateurs infortunes et regardé
comme l'instrument de la honte de sa nation. »
Torcy n'en partit pas moins le l'^'^mai, et, pendant un long
mois, il débattit avec le grand pensionnaire Heinsius, le prince
Eugène et Marlborough, les préliminaires eu quarante articles
d'un traité de paix, dont les dures conditions, dictées pour la
plupart par Heinsius, vengeaient la Hollande des soulTrances et
des humiliations que la France lui avait autrefois infligées. Rouillé
était cependant d'avis de signer. « Vous savez, dit-il à Torcy,
l'état des affaires quand vous êtes venu en Hollande ; votre voyage
en est une preuve; si vous partez sans conclure, quelque onéreuse
que soit la paix, jugez et soyez sûr du découragement de toute
la nation. » « Dieu permit que Torcy espérât mieux, » ajoute
Torcy lui-même dans ses Mémoires (1) qui sont rédigés sous la
forme impersonnelle. Il refusa en effet de signer, et, s'en reve-
nant à Versailles, proposa au Roi de « relever le courage de ses
fidèles sujets et de leur donner une marque de sa bonté pour eux
en les instruisant des facilités presque incroyables que Sa Majesté
avoit inutilement apportées à la paix et de l'opposition opiniâtre
de ses ennemis. » Ainsi fut fait, et il eut Ihonneur de contre-
signer, probablement môme de rédiger la lettre adressée par
Louis XIV aux gouverneurs des provinces de son royaiime, lettre
célèbre où, pour la première fois, après plus de quarante ans
de règne, le Roi faisait appel à ce que nous nommons aujour-
d'hui l'opinion publique et cherchait un point d'appui sur la
nation pour résister à l'étranger. Le sentiment qui la dicta de-
meure l'honneur du Roi vieilli, et Saint-Simon a raison de dire
« que c'est du fond de cet abysme de douleurs de toute espèce
que Louis XIV a su mériter, du consentement de toute l'Europe,
et, ce qui met le comble, aux yeux de ceux qui virent son inté-
rieur de plus près, ce surnom de Grand que les flatteurs luy
avaient ava'ncé devant le temps par le bonheur si long et la
gloire de son règne (2). »
Quelles étaient cependant ces conditions si dures, qu'elles
révoltaient, non seulement l'orgueil royal, mais le sentiment
(1) Mémoires de Torcy dans la Collection des Mémoires relatifs à l'Histoire de
France, par Petitot et Monmerqué, 2* série, t. VII, p. 331.
(2) Saiat-Simoa, Écrits inédits t. l. Parallèle des trois premiers rois Bourbons,
p. 283.
LA DtîCHESSE DE BOURGOGNE. 33
national, et qu'elles valaient au gouvernement de Louis XIV, si
attaqué et si décrié, comme un retour de popularité? Laissons le
Duc de Bourgogne les résumer dans une lettre à son frère Phi-
lippe V, lettre touchante et qui nous fera apercevoir en même
temps les incertitudes de son esprit et les combats de son cœur :
« M. de Torcy arriva avant-hier au soir, écrit-il le 3 juin,
les propositions des ennemis étant telles que je vais vous les
dire : ils demandent que l'on reconnoisse l'Archiduc pour Roy de
toute la monarchie d'Espagne, et que le Roy se rende garant
que vous la céderez entre-cy et deux mois; que l'on rende Stras-
bourg et que l'on rase les places d'Alsace, Landau demeurant
fortifié à l'Empereur; que l'on laisse à M. le duc de Savoye ce
qu'il a pris sur la France en luy rendant ce que l'on ocupe de ses
Etats; que l'on donne à l'Archiduc nos plus considérables places
des Pays-Bas pour être gardées par les Hollandais et servir de
barrière contre la puissance de la France, et cela avant le terme
de deux mois; qu'il y aura une suspension d'armes. On doit
aussi commencer à raser Dunquerque et combler le port pour
la satisfaction des Anglais avant ce terme, et si, lorsqu'il sera
expiré, vous n'avez pas cédé l'Espagne, ou la guerre recom-
mencera contre nous, toutes nos places étant presque entre
leurs mains, ou bien, ainsy qu'il a été dit à M. de Torcy, le
Roy joindra ses forces aux leurs pour vous chasser d'Espagne,
chose qu'il n'acceptera jamais, quoi qu'il en puisse arriver. Ainsi
donc, malgré la situation extresme où nous sommes, le Roy
n'a pas cru devoir acquiescer à de si extraordinaires conditions
qui ne l'assurent point même de la paix, car tout cecy n'en est
que les préliminaires; il a ordonné au président Rouillé de le dé-
clarer en Hollande et de se retirer à moins qu'ils n'adoucissent,
ce qui n'arrivera pas, ces insurmontables articles. »
Après avoir mis ainsi son frère au courant de cette situation
douloureuse, il s'efforce de lui faire admettre les raisons qui
déterminent cependant le Roi à rappeler ses troupes en France,
en abandonnant l'Espagne à ses propres forces, et il continue :
« Ma tendresse pour vous, mon très cher frère, me fait sentir
vivement tout ce qui vous regarde en particulier, et je puis vous
assurer que le seul bien nécessaire de l'État a eu part dans tout
ee que le Roy, qui vous aime comme son petit-fils, a fait d'avances
auprès des ennemis. On ne peut estre plus touché aussi que je
le suis du respect et de la reconnoissancc que vous avez toujours
TOME XXXIV. — 100(). 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
pour luy, connoissant le fonds do son cœur, et que ce n'est que
par force majeure qu'il ne peut continuer à vous donner les
;secours dont il vous a aidé jusqu'à présent. Je n'escris point à la
Reine dans une si triste conjoncture, et j'attends celle de son ac-
couchement pour Ten féliciter et luy renouveler les témoignages
de ma véritable amitié; faittes luy toujours mes complimens, je
vous en supplie, et soyez persuadé, mon très cher frère, que ma
tendresse durera autant que ma vie, m'estimant bien malheureux
que l'état de la France m'ait obligé de penser autrement que ne
î'auroit voulu mon cœur sur ce qui peut estre à votre satisfac-
tion en un sens, je veux dire la soustraction de secours de la part
du Roy. Encore un coup je vous embrasse, mon très cher frère,
et vous aime plus que je ne puis l'expi-imer. »
Quelques semaines plus tard, il renouvelait à son frère l'ex-
pression de sa tendresse :
« Pensez-vous en vérité que, dans les maux qui nous pressent,
j'oublie aussi ceux qui vous menacent, et pourriez-vous soup-
çonner que l'absence eût diminué en moy la tendresse que j'ai
toujours eue pour vous? Je vous puis assurer qu'elle se fait bien
sentir présentement, et que je suis toujours touché, comme je
le doys, et des succès, et des malheurs qui vous arrivent. }e suis
aussi un témoin fidèle de celle que le Roy a pour vous, sûr qu'il
sacrifieroit encore une partie de ses conquestes, et peut-être qu'il
les sacrifieroit toutes pour mettre vos intérests en sûreté et vous
conserver la courone que Dieu vous a donnée. Vos rqjroches
pleins de tendresse ont réveillé la mienne, et j'espère être plus
régulier à vous en donner des marques à l'avenir. Adieu, mon
très cher frère ; Dieu fera tout ce qu'il voudra, et sa volonté seule
est à quoi nous devons nous attacher, mais il est selon cette mesme
volonté que je vous aime aussi tendrement que je le fais, et sente
aussi vivement tout ce qui vous regarde. »
Aussi était-il heureux, quelques jours après, de lui faire part
dune meilleure nouvelle :
« Depuis la lettre que je vous ai écrilte avant-hier, mon très
cher frère, le Roy, changeant de sentimens, s'est rendu à vos
remontrances et vous laisse encore pour quelque temps une partie
des troupes qu'il a en Espagne. Vous verrez au moins par là qu'il
donne à la tendresse tout ce qui ne préjudicie point directement
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 35
au bien de son Etat. Il est constant que les propositions des
ennemis sont pleines d'un orgueil excité par les succès qu'ils
ont eus dans le cours de cette guerre; mais quoiqu'elles ayent été
rejettées présentement, il ne faut pas compter (à moins qu'il
n'arrivast des coups de la main de Dieu seul), il ne faut pas
compter, dis-je, que nous en soyons jamais quittes à beaucoup
meilleur marché. Je me flatte que vous ne me croyez pas capable
d'oublier jamais l'amitié étroitte qui nous a liés pendant notre
enfance et qui me fait pleurer si tendrement notre séparation;
c'est cette mesme amitié qui me fait sentir maintenant combien il
m'est pénible d'estre frère et François en mesme temps, et que nos
malheurs aient été jusqu'au point de désunir en partie ces deux
qualités. Mais ils ne désuniront jamais nos cœurs, et la tendresse
du mien pour vous sera toujours telle, mon très cher frère, qu'elle
doit estre et que vous pouvez désirer (1). »
Comme on le voit par ces lettres, c'était principalement sur la
question de l'aide jusque-là prêtée par la France à l'Espagne que
la négociation avait échoué. Non seulement les alliés exigeaient
que Louis XIV abandonnât Philippe V, et Louis XIV y avait un
moment consenti, mais ils avaient la prétention odieuse de le
contraindre à tourner ses armes contre son petit-fils, si, dans le
délai de deux mois, celui-ci n'abandonnait pas l'Espagne. La
fierté et la résolution dont le jeune Roi avait jusque-là fait preuve
ne laissaient point douter qu'il ne s'y refusât absolument. Ces
sentimens avaient, en eux-mêmes, l'approbation du Duc de
Bourgogne : « Un prince du sang de France, lui écrivait-il
encore, n'en doit ou n'en peut avoir d'autres. » Mais on com-
prend aussi, quels devaient être, en présence d'une question
ainsi posée, ses sentimens à lui-même et la douleur qu'il éprou-
vait de ne pouvoir concilier comme il le lui écrivait, ses deux
qualités de Français et de frère. Malheureusement la même
question devait se poser encore l'année suivante, et d'une façon
encore plus cruelle.
Si la sanglante bataille de Malplaquet, livrée le 11 sep-
tembre 1709, n'avait pas été une victoire, elle avait cependant,
par les pertes considérables infligées aux ennemis, arrêté leur
marche en avant. Mais la campagne de 1710 s'annonçait sous les
(1) Archives d'Alcala. Lettres des 3, 24 et 26 juin communiquées par l'abbé
Baudrillart qui en a publié déjà quelques fragmeas dans son très remarquable
ouvrage sur Philippe V et la Cour de France.
36 REVUE DES DEUX MONDES.
plus tristes auspices. Les troupes étaient mal payées et mal
nourries; les magasins étaient vides; le pays épuisé. Qu'une
bataille fût perdue, et rien n'empêcherait l'armée des alliés
d'arriver jusqu'aux portes de Versailles. Aussi les pacifiques
rentraient-ils en campagne, et le plus ardent était encore Fénelon.
Durant les premiers mois de l'année 1710 on peut dire qu'il
harcèle le duc de Chevreuse de lettres où il lui dépeint la situa-
tion de la façon la plus noire : « Il ne faut point se flatter, lui
écrit-il le 20 mars; vous n'avez de ressource d'aucun côté. Ver-
sailles est ce que vous savez mieux que moi. Tous les corps du
royaume sont épuisés, aigris, et au désespoir; le gouvernement
est haï et méprisé. Toutes ses places sont dégarnies presque de
tout et tomberoient comme d'elles-mêmes en cas de malheur.
Les troupes meurent de faim et n'ont pas la force de marcher.
Nos généraux ne me promettent rien de consolant. Le maréchal
de Villars est une tête vaine qui en impose apparemment au
Roi. Le maréchal de Montesquiou n'a que des talens médiocres
et paroît fort usé. La discipline, Tordre, le courage, l'afTection,
l'espérance ne sont plus dans le corps militaire; tout est tombé
et ne se relèvera point dans cette guerre. Ma conclusion est
qu'il faut acheter Tarmislice à tout prix (1). » Aussi abandon-
nerait-il, pour avoir la paix, des provinces entières, non seulement
l'Artois, les Trois-Evêchés, la Franche-Comté, mais encore Per-
pignan et Bayonne, car « il vaut mieux accepter et même offrir
des conditions très dures et très honteuses que d'être obligé de
les subir dans un an. » Et il ne faut pas se flatter de l'espérance
de rétablir le crédit sur la rupture hautaine que les ennemis
ont faite de la négociation, car « la France est comme une place
assiégée. Le refus de la capitulation irrite la garnison et le
peuple; on fait un nouvel effort pour quatre ou cinq jours;
après quoi le peuple et la garnison affamés crient qu'il faut
se rendre. Tout est fait prisonnier. Ce sont les Fourches Cau-
dines. »
Les lettres ne lui suffisent pas. Il adresse successivement à
Chevreuse un, deux mémoires pressans qu'il lui demande de
communiquer h Beauvilliers et, pour partie, au Duc de Bour-
gogne sur r « état déplorable de la France, » et « sur les rai-
sons qui semblent obliger Philippe V à abdiquer la couronne
(1) Œuvres complètes de Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, t, VU, p. 310 et
vassim.
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 37
d'Espagne (1). » Dans ces mémoires, il ne se borne pas à faire
valoir de nouveau les argumens qui, à son sens, militent en
faveur de la paix, et qui, assurément, n'étaient pas sans force; il
va au-devant de la difficulté qui en a empêché la conclusion et
qu'il connaît bien : l'obligation que les alliés voulaient imposer à
Louis XIV de porter les armes contre son petit-fils. Il convient
que les « ennemis ne doivent point vouloir réduire le Roi à faire
la guerre à son petit-fils; c'est plutôt vouloir le déshonorer
qu'exiger de lui une sûreté effective. » Mais il suggère un expé-
dient. Ce serait que le Roi envoyât une armée en Espagne, pour
enlever, malgré lui, Philippe V et le garantir ainsi d'une capti-
vité honteuse. « On me répondra, dit-il, que le Roi, en ce cas,
détrôneroit son petit-fils de ses propres mains; mais je réponds
qu'il lui seroit bien moins triste et moins honteux de le dé-
trôner lui-même que de le voir détrôner sous ses yeux par ses
ennemis. »
Il revient, à plusieurs reprises, dans ces deux mémoires sur
cette proposition singulière, et il s'indigne même à l'avance
contre ceux qui pourraient y opposer quelque objection. « Que
ceux, s'écrie-t-il, qui disent qu'on relâche trop pour la paix
viennent au plus tôt relever la guerre et les finances. Sinon,
qu'ils se taisent et qu'ils ne s'obstinent pas à vouloir qu'on
hasarde de perdre la France pour l'Espagne. » Dans son ardeur
pacifique, il va jusqu'à craindre des succès qui ne feraient que
flatter de vaines espérances et prolonger la maladie. « Je ne puis,
ajoute-t-il, souhaiter qu'une paix qui nous sauve avec une hu-
miliation dont je demande à Dieu un saint usage. Il n'y a que
l'humilité et l'aveu de l'abus de la prospérité qui puisse apaiser
Dieu. >>
M""^ de Maintenon, de nouveau, se montrait ardente pour la
paix. Bien qu'elle répète encore dans ses lettres à la princesse
des Ursins qu'elle n'est qu'une particulière très peu importante,
qu'elle ne sait point les affaires, qu elle ne veut point s'en mêler
(et d'ailleurs on ne veut point qu'elle s'en mêle), cependant ces
mêmes lettres (2) laissent apercevoir sa pensée véritable qui
est d'abandonner l'Espagne , car elle reproche à la princesse
des Ursins « que la passion qu'elle a pour le Roi et la Reine d'Es-
(1) Œuvres complètes de Fenelon. Édition de Saint-Sulpice, t. VH. p. 1">9 et 164.
(2) M""" de Maintenon d'après sa Correspondance aulhenlique, l. il, p. 232 et
passim
38 REVUE DES DEUX MONDES.
pagne, lui ont fait cesser d'être Françoise. » Sans doute elle sou-
haite de voir leur règne affermi, mais elle ne voudrait pas pour
cela la destruction de la France, et elle craint plus la perte de la
France que celle de l'Espagne. Dans une conversation avec Vil-
lars, elle allait plus loin et disait qu'il n'y avait d'autre parti à
prendre que de faire la guerre à l'Espagne. Son sentiment était
au reste devenu tellement public que le Grand Pensionnaire
Heinsius engageait un des intermédiaires secrets dont il se ser-
vait, le teinturier Florisson, à s'adresser directement à elle parce
qu'il savait qu'elle voulait la paix (1). »
Villars lui-même, si présomptueux d'ordinaire, ne donnait
pas d'autres conseils. Retenu à Versailles par la blessure qu'il
avait reçue à Malplaquet, mais destiné, aussitôt rétabli, à prendre
le commandement de l'armée de Flandre, il ne croyait pas,
rapporte Torcy, que le Roi pût faire la paix à des conditions
meilleures que celles que les ennemis avaient demandées, car « il
recevait de la frontière des lettres lamentables et la misère des
officiers et des soldats était à un tel point que plusieurs ayant
déjà déserté, les meilleurs se voyaient forcés de suivre incessam-
ment le même exemple pour ne pas périr par la faim (2)..»
On comprend qu'ainsi pressé, circonvenu de toutes parts,
Louis XIV se soit résolu, quoique sa fierté en dût souffrir, à
prêter l'oreille aux ouvertures que lui firent de nouveau parvenir
les Hollandais et à rentrer en pourparlers. Le cri public qui
s'élevait, à tort ou à raison, contre le malheureux Rouillé lui fit
choisir de nouveaux plénipotentiaires. C'étaient le maréchal
d'Huxelles et notre ancienne connaissance l'abbé de Polignac,
qui n'était point encore cardinal, mais seulement abbé de Bonport.
Tous deux, au mois de mars 1710, partirent pour la Hollande.
En passant, ils s'arrêtèrent à Cambrai où ils ne cachèrent pas à
Fénelon (et celui-ci dans une nouvelle lettre à Chevreuse s'em-
pare de leur conversation) le peu de confiance qu'ils entretenaient
dans le succès de cette nouvelle négociation. Les instructions
qu'ils emportaient, semblaient cependant de nature à en faciliter
le succès. Hs étaient en effet autorisés à accepter les conditions
si dures des préliminaires de la Haye que nous avons vues
énumérées dans la lettre du Duc de Bourgogne à Philippe V,
une seule exceptée. Au cas où le roi d'Espagne n'aurait pas voulu
(1^ Journal de Torcy, p. 122-177.
(2) Ibid., p. 70.
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 39
accepter la compensation qu'on lui offrait et se serait refusé à
abandonner son royaume d'Espagne, Louis XIV se refusait de
son côté à l'y contraindre par la force. Il se bornerait à retirer
ses troupes d'Espagne, et laisserait les alliés s'y prendre comme
ils l'entendraient pour détrôner le Roi. C'était presque unique-
ment sur ce point qu'allaient porter pendant plusieurs mois les
conférences ouvertes à Gertruydenberg, morne petite ville de
Hollande, située au milieu d'un immense marécage et dont J.a
tristesse, dit avec raison M. Legrelle dans l'intéressante histoire
qu'il a écrite de ces négociations, devait faire une singulier**
impression sur les deux plénipotentiaires français, « habitués h
Versailles ou à Marly, voire au riant paysage de labbaye d?
Bonport (1). »
Sur les péripéties de ces négociations, nous avons un docu-
ment de première main, intéressant jusqu'à en être dramatique,
c'est ce Journal où Torcy écrivait pour lui-même, presque toui!
les soirs, ce qui s'était passé au Conseil d'en Haut. On y voit au
clair les sentimens et l'attitude de chacun des membres du
Conseil. La douloureuse question qui semblait mettre aux prises
l'honneur royal et l'intérêt français y vint en délibération une
première fois le 26 mars. Des lettres longues et chitTrées étaient
arrivées dans la journée. Il fallut l'après-midi pour les dé-
chiffrer, et le Roi remit le Conseil au soir, chez M™^ de Main-
tenon qui assistait à ces conseils tardifs de son lit. Les plénipoten-
tiaires faisaient savoir que, toutes les conditions des préliminaires
de la Haye étant maintenues, les alliés voulaient bien offrir
la Sicile au roi dEspagne ; mais, s'il refusait cette misérable com-
pensation, ils continuaient à exiger que son grand-père lui déclarât
la guerre et se joignît aux alliés pour le détrôner. Le Roi ouvrit
la délibération en commandant à Torcy de dire son avis. Torcy,
de son propre aveu, faiblit. H conseilla de demander Naples en
outre de la Sicile, mais de déclarer que si le roi d'Espagne re-
fusait la compensation, le « Roi consentirait à joindre ses forces
à celles des alliés pour lui faire la guerre. » Desmaretz, Pont-
chartrain, furent de son avis. Mais cet avis fut combattu forte-
ment par Beauvilliers, « qui parla longtemps et avec éloquence
sur l'injustice de faire la gueire au roi d'Espagne » et le Duc
de Bourgogne, prenant la parole après Beauvilliers, « soutint par-
(1) Legrelle, la Diplomatie française et la Succession d'Espagne, t. V, p. 307.
40 REVUE DES DEUX MONDES.
faitement bien les raisons que celui-ci avait fait valoir, parlant,
dit Torcy, « sur les guerres injustes, en prince rempli de piété
et dos maximes de notre religion. » « Il ne m'appartient pas,
ajoutc-t-il, déjuger sïl les appliquait en leur place (1). »
Ainsi, quels que fussent ses motifs, le Duc de Bourgogne se
montrait plus ferme que Torcy, et il se prononçait nettement
contre lacceptalion d'une condition ignominieuse. Le Roi lui
donna raison; s'adressant à Torcy, il déclara « qu'il ne voulait
en aucune façon du monde promettre ni faire envisager que
jamais il consentît à faire la guerre au roi d'Espagne (2), » et il
lui commanda de préparer une autre réponse à faire aux pléni-
potentiaires.
La même question devait revenir une seconde fois devant le
Conseil et dans des circonstances encore plus critiques. Quelle
que fût la pression que de Versailles on exerçât sur lui, Phi-
lippe V répondait que rien ne le déciderait à abandonner de son
plein gré son royaume et ses fidèles sujets castillans. D'un autre
côté, les alliés ne voulaient rien rabattre de leurs exigences ; les
plénipotentiaires de Gertruydenberg faisaient savoir qu'on était
à la veille d'une rupture et demandaient des instructions défini-
tives. Villars, qui était à la veille de partir pour prendre le com-
mandement de l'armée, avait eu une audience du Roi qui lui
donnait le pouvoir de combattre; mais comme c'était « absolu-
ment exposer TEtat au hasard d'une journée, il avait, rapporte
Torcy, cru, en cette occasion, devoir en bon sujet presser Sa Ma-
jesté de faire la paix à des conditions dures, même en déclarant
la guerre au roi d'Espagne, plutôt que de tout perdre (3). »
Il n'était donc plus personne qui ne fût d'avis de céder
et c'est dans ces conditions vraiment tragiques que s'ouvrit le
Conseil du 11 mai. Le Roi invita de nouveau chacun à dire son
avis. Beauvilliers, auquel Chevreuse avait fait parvenir un mé-
moire en ce sens, suggéra un expédient : c'était d'offrir de l'ar-
gent aux alliés pour les dépenses de la guerre qu'ils seraient
obligés de faire au roi d'Espagne. Torcy, qui aurait été disposé
à aller plus loin encore, car il voulait qu'on fît expliquer les
alliés sur la manière dont le Roi s'y prendrait pour détrôner son
petit-fils, se rallia à cet expédient. Voysin, Desmaretz, le Chan-
(1) Journal de Torcy, p. 133.
(2) Ibid., p. 156-la7.
(3) Ibid., p. m.
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. 41
celier firent de même, non sans quelques dissentimens et quelques
récriminations sur le passé, auxquelles le Roi coupa court en
demandant l'avis du Duc de Bourgogne. Voici comment Torcy
résume l'opinion exprimée par le jeune prince : « Il biaisa
quand il fallut dire son sentiment. La conscience, dit-il, empê-
chait presque également et de faire la guerre au roi d'Espagne et
de donner aux ennemis de l'argent pour lui arracher la couronne.
Cependant le bien de l'Etat demandait la paix. Au milieu de ces
perplexités, ce prince, rempli d'excellens sentimens et d'esprit,
comme s'il fût demeuré ébloui de ses propres lumières, ne put
jamais sortir de ce labyrinthe, ni décider du parti qu'il y avait à
prendre, sans toutefois s'opposer à l'avis commun. »
Monseigneur, le propre père du roi d'Espagne, s'élant égale-
ment rangé à cet avis, le Roi céda et commanda à Torcy de
préparer une lettre aux plénipotentiaires par laquelle ceux-ci
seraient autorisés à faire cette dernière concession. Torcy, le
soir même, porta la lettre à signer au Roi chez M""^ de
Maintenon. « Le Roi, dit Torcy, parla pour lors des scrupules
du Duc de Bourgogne, et ne loua pas la manière d'attirer tou-
jours la conscience, bien ou mal, à toutes les affaires d'Etat (1). »
Le récit manifestement malveillant de Torcy qui en voulait
peut-être au Duc de Bourgogne de l'avoir contrecarré précé-
demment et d'avoir montré plus de fermeté que lui, laisse clai-
rement apercevoir ce qui a dû se passer au Conseil. Par scru-
pule de conscience, le Duc de Bourgogne était contraire à l'avis
commun. S'il n'osa pas le dire formellement, il le laissa entendre
et son attitude impliquait un regret de la résolution prise. De
là la mauvaise humeur du Roi, mais faut-il donc le blâmer,
comme l'ont fait quelques historiens, parce que la conscience
lui tenait le même langage et lui dictait les mêmes sentimens
que l'honneur ?
De ces sentimens nous continuons à trouver la touchante
expression dans la suite de la correspondance avec son frère,
vis-à-vis duquel on l'a accusé, nous ignorons sur quels fonde-
mens, d'éprouver des sentimens de jalousie. Au commencement
de l'année, il le met loyalement au courant des difficultés au
milieu desquelles la France se débat. « Si nous étions en état
de continuer la guerre, lui écrit-il, nous ne penserions jamais à
(1) Journal de Torcy, p. 179.
42 REVUE DES DEUX MONDES.
nous séparer de l'Espagne, mais pl-us on va en avant et plus on
se ruine. On n'a point d'argent ni pour payer les troupes, ni
pour acheter du bled, quoiqu'il baisse de prix et qu'il y ait une
belle espérance à la récolte. Les ennemis cependant ont as-
semblé de grands magasins, et s'ils entroient en campagne avant
que le verd soit venu, l'on ne sait si l'on pourroit leur opposer
d'abord une armée. Cependant si les ennemis ne veulent point
de paix qu'à des conditions impossibles, je conviens avec vous
qu'il est de la dernière importance d'essayer à reconquérir la
Catalogne et à renvoyer l'Archiduc en Italie. » En même temps
il redouble l'expression de sa tendresse : « Adieu, mon très cher
frère; encore un coup, après les intérêts de la France je n'en ai
point de plus chers que les vostres. J'espère de la bonté de Dieu
qu'il nous tirera bientost de cette terrible guerre, et qu'il vous
conservera la couronne qu'il vous a donnée. Je vous embrasse
de tout mon cœur et vous demande toujours la continuation de
vostre amitié. »
Les négociations se rouvrent cependant à Gertruydenberg,
mais le Duc de Bourgogne ne semble pas beaucoup croire à
leur succès, et c'est en Dieu qu'il met sa confiance. « Les négo-
tiations de Hollande languissent, écrit-il, le 5 avril. Les ennemis
croyent appuyer leurs demandes par les opérations de leur
armée. Il faut espérer de la bonté de Dieu qu'après s'estre servi
d'eux pour nous châtier, il punira enfin leur injustice et que
leurs succès ne seront pas tels qu'ils se les promettent. » Il ne dit
rien cependant à son frère des décisions prises dans les délibéra-
tions du Conseil où se jouaient tout à la fois le sort de l'Espagne
et celui de la France, car c'eût été trahir le secret du Roi, et
d'ailleurs ses lettres, qu'il expédiait par l'ordinaire, auraient pu
tomber dans les mains des ennemis. Aussi se borne-t-il à exhorter
son frère à la résignation. Apprenant que Philippe 'V a du quitter
Madrid et transporter sa cour à Valladolid : « Je ne doute pas,
lui écrit-il, que vous ne receviez toutes ces choses-là de la main
de Dieu qui nous favorise d'autant plus qu'il nous frappe plus
rudement en cette vie. Il nous est bien nécessaire depuis quelque
temps de nous soutenir dans ces pensées; mais il faut espérer
que Dieu, après nous avoir humiliés, ne nous écrasera pas tout
à fait. »
11 l'assure cependant de son suffrage pour les secours qui ne
préjiidicieraient point à la France, et son amitié ne lui laissera
q
L\ DUCHESSE DE BOURGOGNE. 43
pas oublier les occasions. Une conversation avec le duc de
Nouilles, qui revient d'Espagne, lui fait craindre que PÈilippe V,
qui s'est cru un moment abandonné par la France, n'en ait con-
servé contre lui quelque ressentiment. Il tient à s'expliquer en
toute franchise avec ce frère si véritablement aimé. « Le duc
de Noailles m'a dit que vous l'avez questionné si je n'étois point
refroidi à votre égard. Il est vrai, mon cher frère, que dans les
choses où j'ai pu croire les intérêts de la France différens des
vostres, je me suis attaché à la France, préférable ment à l'Es-
pagne, mais pour le fond du cœur, il a toujours esté le mesme,
et ce m'est une véritable joye que, les intérêts se réunissant, le
devoir et l'amitié puissent tendre à un mesme but. Soyez donc,
je vous prie, bien persuadé de ma tendresse-, et n'ayez plus
aucun doute là-dessus. Je puis vous assurer que dans la situa-
tion où nous nous sommes trouvés, vous en auriez fait autant
que moy, mais je puis vous assurer que je n'ai jamais été que
jusqu'où j'ai cru que l'exacte justice pouvoit me le permettre.
Encore un coup, mon cher frère, aimez moy toujours comme
vous l'avez fait jusqu'icy, et comptez que la tendresse que j'ai
pour vous durera autant que moy (1). »
On sait la suite des événemens. Les alliés n'ayant rien voulu
rabattre de leurs exigences, et ayant déclaré « qu'il n'y avait
qu'à prendre où à laisser, » en n'accordant que quinze jours aux
plénipotentiaires pour répondre, Louis XIV rompit les négocia-
tions. Au lieu d'abandonner l'Espagne, il y renvoyait le duc
de Noailles à la tête d'une armée, et, cédant aux instances de
Philippe V auxquelles se joignait le Duc de Bourgogne, il lui
expédiait Vendôme. Celui-ci remportait à Villa- Viciosa une vic-
toire éclatante qui rétablissait les affaires, au moins en Espagne.
Par inadvertance ou à dessein, car à ce moment il parait avoir
été un peu piqué contre son petit-fils, Louis XIV loua en plein
Conseil le roi d'Espagne « d'avoir laissé faire le duc de Ven-
dôme. » Torcy, qui rappoHe ce propos, admire en même temps
« la vertu de M. le Duc de Bourgogne, car il ne parut en rien que
ce discours lui fît la moindre peine, quoiqu'il eût tout l'esprit et
toiït le discernement nécessaire pour en bien sentir la force (2). »
Le Duc de Bourgogne poussait môme la vertu jusquà écrire à
(1) Archives cVAlcala. Lettres des 9 février, 2 et 2S septembre... 17 noverabre,
communiquées par l'abbé Baudrillart. '
(2^ Journal de Torcy, p. 322.
44 REVUE DES DEUX MONDES.
Vendôme pour le complimenter (1). En Flandre, Villars contenait
les ennemis et les empêchait de faire des progrès, jusqu'au jour
où la victoire de Denain, que le Duc de Bourgogne ne devait
pas voir, rétablissait la fortune de la France et préparait une
paix inespérée, puisque, en 1713 et 1714, les traités d'Utrecht
et de Rastadt non seulement laissaient intacte la France telle
que Louis XIV l'avait faite, mais maintenaient Philippe V sur
le trône d'Espagne. Ainsi le sort donnait raison à ceux qui
n'avaient pas voulu souscrire à ces conditions « très honteuses »
auxquelles Fénelon, Villars, M"'^ de Maintenon, et jusqu'à
Torcy lui-même s'étaient un instant résignés. Ce fut l'honneur
de Louis XIV de ne les accepter jamais, mais le Duc de Bourgogne
partage avec lui »cet honneur, et nous ne croyons céder à aucun
sentiment de complaisance envers lui, en disant que dans ces cir-
constances tragiques, il sut ne manquer à aucun des devoirs que
lui imposait sa triple qualité de frère, de prince et de Français.
Nous venons de voir comment il avait compris et exercé son
rôle dans les Conseils. Il nous reste à montrer comment il se
préparait à ses devoirs de Roi.
Haussonville.
(1) Voici cette lettre, telle qu'on la trouve dans les papiers dé Bellerive qui
sont à la Bibliothèque nationale (manuscrits français, 14 178) : « J'ai vu par votre
lettre que je reçus hier, Monsieur, que le Roy mon frère s'étoit acquitté de la
commission dont je l'avois chargé. Vous venez certainement de lui rendre les plus
importans services, et par les dispositions que je sais que vous faites, je ne doute
pas que vous ne continuiez de même. Soj'ez persuadé que j'y ai pris et y prendrai
toujours beaucoup de part. Vous savez comme je vous en ai parlé, lorsque vous
partîtes d'ici et vous me connoissez pour homme véritable. Assurez-vous aussi.
Monsieur, de la parfaite estime que j'ai pour vous et dont je serai ravi de pouvoir
vous donner des marques quand les occasions s'en présenteront. — Louis. »
LES PAYSAGISTES
ET
L'ETUDE D'APRES NATURE
L'idée de représenter les paysages qui servent de caare â son
existence ne devait que tardivement venir à Thomme. Jeté nu
sur la terre, entouré de dangers de toute sorte, il avait à pour-
voir à trop de nécessités pour songer à regarder la nature. De
bonne heure, cependant, avec cet instinct d'imitation qui lui est
propre, il s'était appliqué à tracer sur des silex et des osse-
mens polis, ou sur les parois des cavernes où il s'abritait, les
silhouettes des grands animaux qui lui fournissaient ses vête-
mens, ses armes, sa nourriture, et il était parvenu à reproduire»
avec une vérité et une correction surprenantes la diversité de
leurs formes et leurs allures.
La nature inanimée ne semble pas avoir au même degré attiré
l'attention de ces artistes primitifs. De nos jours encore, Téton-
nement des campagnards à voir un paysagiste n'épargner ni son
temps, ni sa peine pour dessiner ou peindre un motif pitto-
resque qui Ta séduit, montre bien que cet emploi de son acti-
vité déroute tout à fait les façons de vivre et de penser d'un être
peu cultivé. Parfois même, après avoir longuement regardé
l'étude de l'artiste, le paysan hésite à comprendre quel est l'objet
de son occupation. Je tiens de Louis Français lui-même, qu'un
jour où il peignait d'après nature, un de ces naïfs spectateurs
lui demanda timidement si ce qu'il faisait « c'était le portrait de
l'Empereur ! »
46 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais qu'ils devinent ou qu'ils soupçonnent vaguement à quel
travail se livre le paysagiste, les paysans considèrent ce travail
comme absolument inutile. Ils ne sauraient imaginer qu'un tel
ouvrage sera peut-être acheté un gros prix et qu'un coin de dune
stérile, peint par Ruisdaël, sous le ciel gris, puisse se vendre dix
fois, cent fois plus cher que de beaux sillons de blé étalant au
soleil leur moisson dorée. Ils admirent la patience, le soin que
l'artiste met à une tâche dont ils renoncent à comprendre l'inté-
rêt. Si, de hasard, ils apprenaient qu'une part quelconque des
revenus de l État, c'est-à-dire des contributions qui leur sont im-
posées, pût être employée à de pareilles superfluités, ils n'au-
raient pas assez de colère pour condamner de telles dépenses,
alors que leur vie est si étroite et l'argent qu'ils donnent au fisc
si dur à gagner.
Mais ce n'est pas le paysan seul qui a peine à concevoir
qu'un homme sensé et bien portant emploie son intelligence et
son temps à des besognes dont il ne peut comprendre le but.
Quand on entend Pascal s'écrier : « Quelle vanité que la pein-
ture ([ui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont
on n'admire pas les originaux! » quand on sait qu'un des plus
grands maîtres, Michel-Ange lui-même, a parlé avec le plus pro"
fond mépris de l'écoio flamande, qui •< se contente de peindre des
masures, des champs très verts ombragés d'arbres, des rivières et
des ponts, ce qu on appelle des Paysayes, avec beaucoup de
figures par-ci, par-là. quoique cela fasse un bon effet à certains
yeux, en venté, il n'y a là ni raison,, ni art; point de propor-
tions, poijit de symétrie, nul soin daiis le choix, nulle grandeur ! »
on reste frappé de la diversité des impressions que cause aux
esprits, même les plus ouverts, la représentation pittoresque de
la uatuj'e. A ce titre, l'histoire de la peinture de paysage et de
ses procédés d'étude nous donnera peut-être quelque lumière
sur les senlimens qui ont amené son apparition et nous appren-
dra du moins suivant quelles condilions elle s'est développée
dans les divers milieux oij ce genr-:* a jeté ({uelque éclat. En
constatant la vogue qui i'a depuis longl(;nips accueillie et dont elle
jouit encore aujourd'hui, nous essaierons d'en indiquer les causes
et de montrer aussi quelles pures j(.ui.ssances l'étude de la
nature procure aux paysagistes. De ceUe histoire, en tout cas,
ressortent quelques considérations d'un ordre général que nous
tâcherons de dégager.
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'aPRÈS NATURE. 47
I
II esl permis de dire que l'antiquité n'a point pratiqué Fart
du paysage et que c'est là un genre tout moderne. Aux prises
avec la nature et incapable de comprendre les lois qui la
régissent, l'homme primitif a été porté d'instinct à personnifier
les forces qu'elle lui oppose ou les facilités de vivre qu'elle lui
procure, en autant de divinités bienfaisantes ou terribles dont il
doit par ses prières mériter la faveur ou détourner la colère.
Gomme le paysan de nos jours, ce qu'Homère apprécie surtout
dans la nature ce sont les avantages matériels qu'elle peut offrir
à notre existence : la richesse d'une terre féconde, le calme d'une
mer clémente aux navigateurs, la chaleur fertilisante du soleil
père des moissons, la fraîcheur des cours d'eau répandant partout
l'humidité nécessaire aux plantes. De bonne heure, dans la reli-
gion comme dans l'art, le génie grec incline vers cet anthropo-
morphisme qui tend à incarner la nature dans l'homme. Il ne
s'avise pas que cette nature a ses beautés propres, qui seront plus
tard admirées pour elles-mêmes; il pense moins encore à les
représenter.
Si, durant la période alexandrine et dans l'art romain, la
nature commence à apparaître, ce n'est que timidement, d'une
manière purement décorative. Elle ne doit jamais distraire de
l'être humain, ni absorber l'attention. Le christianisme naissant,
quand il emprunte à l'antiquité païenne les détails pittoresques
destinés à l'ornementation de ses autels ou de ses cimetières,
vise surtout à leur donner une signification symbolique appro-
priée à ses croyances et à ses mystères. C'est en dehors de toute
imitation directe et d'une façon conventionnelle qu'est faite cette
utilisation. La figuration de ces détails devient même si rudi-
mentaire que ceux qui s'appliquent à les reproduire croient pru-
dent de placer, à côté de leur représentation, les noms des
objets dont ils ont voulu tracer l'image. Dans la mosaïque du
Baptême du Christ, au baptistère des orthodoxes à Ravenne, le
cours d'eau où plonge le Christ est indiqué à la fois par des
stries parallèles, simulant les flots, par une divinité fluviale
appuyée sur son urne et par le nom du Jourdain inscrit au-des-
sus de sa tête.
A la suite des bouleversemens profonds qui amenèrent une
48 REVUE DES DEUX MONDES.
société nouvelle, il semble que l'art lui-même dût sombrer, et la
rudesse, la gaucherie de ses productions sont telles qu'on a
peine à y distinguer si c'est l'art ancien qui achève de mourir,
ou l'enfance d'un art nouveau qui s'essaie à ses premiers bégaie-
mens. L'Église elle-même, hésitante entre les courans divers qui
se partageaient ses aspirations, contribuait à prolonger cette bar-
barie et quand, après des luttes violentes, les farouches parti-
sans d'un culte sans images avaient été vaincus, une réglemen.
tation strictement hiératique dans la représentation des sujets
sacrés continuait longtemps encore à peser sur les artistes, jus-
qu'à ce qu'enfin un esprit plus large et plus libre remplaçât ce
formalisme trop rigoureux.
Peu à peu, la nature n'est plus considérée comme une enne-
mie ; elle se révèle aux pieux ermites réfugiés au fond des Thé-
baïdes pour y chercher la paix intérieure. Dans les solitudes qui
l'attirent, l'âme ardente et tendre d'un saint François s'ouvre à
ses beautés; il aime les plantes, les bois, les fontaines, le ciel et
la lumière du jour ; il découvre dans les plus humbles créatures
la puissance et la bonté infinies de leur créateur ; il les célèbre
en des apostrophes émues, avec un enthousiasme poétique que
le monde n'avait pas encore connu.
Il appartenait à notre architecture religieuse de donner sa
pleine et magnifique expression à ce mouvement des idées. Dans
la construction des cathédrales qui de toutes parts s'élèvent sur
notre sol au moyen âge, c'est à la végétation locale, — ainsivque
l'avaient déjà fait les Egyptiens et les Grecs, — que nos archi-
tectes empruntent la décoration des chapiteaux des colonnes de
ces monumens ou des frises qui se déploient le long de leurs
parois. Bientôt après, sur les marges des manuscrits que nos
enlumineurs ornent de miniatures, s'épanouissent les fleurs de
nos champs et de nos bois. En les recueillant, au cours des
saisons, en s'appliquant avec une délicatesse respectueuse à rendre
leur grâce et leur fraîcheur, ces artistes anonymes comprennent
leur beauté, celle môme des lieux où elles sont écloses. Aux fonds
dorés et gaufrés, sur lesquels se détachaient uniformément les
épisodes des textes sacrés, succèdent peu à peu des paysages
candides, représentant les horizons familiers de nos campagnes,
la diversité de nos cultures, la douceur avenante de nos ciels.
Grâce aux ressources que la technique de la peinture à Thuile
met à sa disposition, cette intervention de la nature est désor-
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'aPRÈS NATURE. 49
mais complète ; elle tire de l'universalité des élémens qu'elle
embrasse un intérêt puissant et trouve dans l'art des van Eyck
sa plus éloquente expression. Dans le domaine infini qu'ils ont
conquis, toutes les voies sont ouvertes, toutes les directions
indiquées par la maîtrise souveraine de leur génie.
Ce fut là un moment de féconde expansion pour la peinture.
Il ne devait pas durer et, dans le morcellement en genres spé-
ciaux que celle-ci allait subir, il ne fut donné qu'à quelques
maîtres supérieurs de réaliser de nouveau le programme com-
plet de cette époque privilégiée. Tout en excellant dans plusieurs
parties de leur art, il n'en est guère, en effet, qui l'aient pratiqué
dans son intégralité. Nous avons dit avec quel dédain Michel-
Ange parle du paysage. Tout entier à l'étude et à l'austère
représentation de la personne humaine, il isole celle-ci de la
nature et n'envisage guère la peinture que d'un point de vue un
peu sculptural. A des degrés divers, d'autres artistes, et non des
moindres, pratiquent pareille exclusion. Môme au siècle der-
nier, Ingres, reprenant les traditions de l'art grec, répudie tout
élément pittoresque et vous chercheriez en vain dans son œuvre
un arbre ou un buisson. D'ordinaire les sujets qu'il traite sont
placés dans des intérieurs clos. Le rocher auquel est enchaînée
Andromède est tout à fait dépourvu de réalité et si, comme on
l'a dit, « une âme végétale vit et respire » dans la gracieuse
figure de la Source; si les formes onduleuses et en quelque sorte
fluides de son corps juvénile répondent bien au caractère allégo-
rique de cette figure, il est permis de remarquer que les plantes
qui croissent à côté d'elle et les fleurs grêles et raides qu'arrose
le mince filet d'eau qui s'écoule pauvrement de son urne ren-
versée semblent rapportées ici pour la circonstance. On sent
l'artifice un peu enfantin et la gaucherie de ces accessoires qui
n'évoquent en rien l'idée de la nature.
A travers les âges, il est vrai, et dans les différentes écoles,
la lignée des grands artistes, universels par leurs aspirations
comme par leurs aptitudes, s'est continuée, et les noms de
Léonard de Vinci, de Raphaël, de Corrègc, ceux de G. Bcllini et
surtout de ses illustres élèves Giorgione et Titien, ceux d'Albert
Durer, de Rubens, de Poussin, de Rembrandt, de Vclazquez, et,
en face d'Ingres, celui d'Eugène Delacroix, attestent suffisam-
ment quel charme vivant et expressif l'intervention de la nature
pittoresque ajoute à leurs œuvres. Encore, chez plusieurs de
TOME XXXIV. — 190G.
50 REVUE DES DEUX MONDES.
ces maîtres eux-mêmes, pourrait-on relever quelque trace de
leurs hésitations et de leur réserve à cet égard. Personne n'a
consulté la nature avec plus de curiosité et d'amour que Léonard,
et cependant elle n'apparaît guère que par ses étrangetés dans
les tableaux de l'artiste. Si les admirables dessins exécutés
d'après nature dans la campagne par Diirer sont d'une sincérité
absolue et d'un sens tout moderne, à peine peut-on en soup-
çonner quelques vagues réminiscences dans ses gravures et
moins encore dans ses tableaux. Rubens s'est toujours ressenti
de son éducation classique et de son commerce prolongé avec
les maîtres italiens; ce n'est qu'à la suite de l'acquisition du
domaine de Steen et de ses séjours prolongés à la campagne,
qu'il commença à s'intéresser aux travaux des champs, aux
aspects variés des heures et des saisons, et à comprendre qu'il
y avait pour lui dans de tels spectacles l'occasion de renouveler
et d'étendre son talent, d'en manifester la merveilleuse fécon-
dité, bien plus que dans les imaginations fantaisistes auxquelles
il s'était complu jusque-là. De même, Rembrandt, si original et
si personnel, dès ses débuts, dans ses portraits et ses compo-
sitions, ne s'affranchit que très tardivement de l'influence des
italianisans dans ses interprétations de la nature pittoresque.
C'est seulement en pleine maturité qu'il s'avise de regarder le
pays où il vit et qu'il n'a jamais quitté, d'en copier alors avec une
entière sincérité les plus humbles motifs et, à force de vérité,
d'en dégager le caractère et la poésie. De là un contraste et
comme un antagonisme saisissans entre l'exactitude absolue de
ses dessins et de ses eaux-fortes exécutés en face de la nature,
et l'aspect conventionnel de la plupart de ses paysages peints.
Et cependant, à ce moment, l'école du paysage intime est déjà
fondée et c'est en Hollande môme, à côté de lui et par ses amis,
que s'est opérée cette transformation profonde d'où dérive notre
façon moderne de comprendre et d'interpréter la nature.
Ce n'est que progressivement d'ailleurs et après des tenta-
tives réitérées que les artistes du Nord devaient parvenir à cette
compréhension du paysage, en restreignant de plus en plus la
place que l'homme y occupe. Pendant longtemps en Flandre, les
peintres se refusent à admettre que la nature seule puisse suf-
fire à l'intérêt de leurs œuvres et ils accumulent a l'envi dans
leurs tableaux les accidons pittoresques les plus étranges, réunis
sans plus de goût que de vraisemblance. Chez Patinir et chez
^
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDB d'aPRÈS NATURE. 51
Henri de Blés, considérés bien à tort comme les inventeurs du
paysage pur, ce ne sont que rochers aux formes fantastiques,
percés de cavernes mystérieuses, entassemens de montagnes en-
chevêtrées, fleuves aux sinuosités compliquées, châteaux et villes
échelonnés sur leurs rives, dans des panoramas géographiques
dont la bizarrerie et l'incohérence nous choquent aujourd'hui.
Bien loin de piquer notre curiosité, cette excessive profusiu..
n'aboutit, en somme, qu'à la monotonie.
De môme, après avoir semé, comme au hasard, dans leurs
œuvres les colorations les plus diaprées de la nature, les paysa-
gistes, à un moment donné, sentent la nécessité de mieux régler
ces colorations et de les subordonner à l'harmonie générale.
C'est en vue de cette harmonie qu'ils en viennent à adopter une
répartition systématique de tonalités disposées suivant trois
zones consécutives : le brun des premiers plans ; au-dessus les
verdures variées des arbres; et à l'horizon, le bleu velouté des
lointains. Fondée sur une observation de la nature, juste en
elle-même et assez conforme aux lois de la perspective aérienne,
mais généralisée outre mesure, cette répartition se remarque,
vers la fin du xvi^ siècle, chez un grand nombre de paysagistes,
tels que Gillis van Coninxloo, Josse de Momper, Lucas van
Valckenburgh, A. Gowaerts, van Uden et même Jan Brueghel,
et elle donne à leurs œuvres un caractère fâcheux d'uniformité.
De tels exemples, — et nous pourrions les multiplier ici, —
nous montrent combien certains courans de mode ou de partis
pris systématiques abondent dans l'histoire de l'art, et comment
l'imitation des procédés en vogue se substitue trop souvent à
l'élude sincère de la nature, sans laquelle l'artiste tombe inévita-
blement dans les banalités de la routine et des redites.
Avec l'avènement du paysage intime, l'étude de la nature
allait prendre une importance croissante. Pour donner à ses
œuvres toute leur force expressive, l'artiste sentait la nécessité
de pénétrer plus avant dans la connaissance des élémens pitto-
resques qui entrent dans la composition de son œuvre et de
mettre entre eux l'accord et la cohésion d'où elle tire son carac-
tère. La diversité de la nature est infinie et parmi la profusion
de détails qu'elle oflre au peintre, c'est à lui de choisir les plus
52 REVUE DES DEUX MONDES.
significatifs. Une telle étude est singulièrement complexe; elle
exige une méthode et des procédés dont la pratique, d'abord
assez grossière, devait peu à peu se perfectionner. Pendant long-
temps, chacun marche à l'aventure, suivant ses goûts, ses apti-
tudes et ses moyens particuliers d'observation et de travail. Un
carnet de poche suffit à Poussin pour tracer sommairement dans
la campagne une esquisse rapide des motifs qui lui plaisent. Le
plus souvent, c'est à la plume et à gros traits qu'il en établit les
grandes lignes; les principales valeurs sont indiquées par des
teintes de lavis, avec une franchise qui confine à la rudesse.
Dans la hâte et la brusque concision du travail, on retrouve
quelque chose de cette verve endiablée, furia didiavolo, qu'on
remarque dans les productions de sa jeunesse et qu'il a peu à
peu perdue dans ses tableaux. Ces dessins sont faits pour lui-
môme, sans aucune préoccupation de belle apparence, ni de vir-
tuosité; ils n'ont d'autre but que de le renseigner, de fixer exac-
tement ses souvenirs. Tels qu'ils sont, ils lui suffisent; poussés
plus loin, peut-être gêneraient-ils sa liberté. Mais, au cours de
ses promenades, le maître a besoin d'être seul pour vivre avec
sa pensée, pour la mûrir, pour chercher autour de lui tout ce
qui peut en rendre l'expression plus claire et plus forte. « Il faut
avant tout, disait-il, que le dessin soit conforme à la nature des
sujets. » Ses facultés d'observation s'exercent dans ce sens et
son amour de la nature, toujours plus profond avec les années,
lui inspire des naïvetés touchantes. Un Français établi à Rome et
qui l'a connu dans sa vieillesse, nous le montre errant parmi les
ruines et « rapportant dans son mouchoir des cailloux, de la
mousse, des fleurs et d'autres choses semblables qu'il voulait
peindre exactement. »
Vers ce même temps, Claude Lorrain demandait à la nature
des consultations plus suivies et plus précises. A ses débuts, il
s'était contenté de dessiner dans la campagne avec toute la
conscience dont il était capable^ se servant de la plume ou du
crayon pour tracer son esquisse , il marquait ensuite les valeurs
relatives des principales masses par des teintes légères d'encre
de Chine ou de bistre. Quant aux colorations, il préparait sur
place les tons de sa palette afîn de s'en servir en rentrant à
l'atelier, alors que son souvenii avait encore sa netteté. C'était
là un procédé long et difficile auqvj^l il s'était appliqué, jusqu'à
ce qu'un beau iour, rencontrant J 'Allemand Sandrart oui pei-
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d' APRÈS NATURE. O?
gnait parmi les rochers et les cascades de Tivoli, il lui emprun-
tât sa méthode qu'il jugeait plus expéditive et plus sûre. A son
exemple, il s'était donc mis à exécuter ses études entièrement
d'après nature, sur du papier préparé ou sur des toiles de petites
dimensions. Il commençait par faire avec soin son esquisse et la
peignait ensuite méthodiquement, en procédant de l'ensemble
aux détails. Assidu à sa tâche, il y consacrait des journées en-
tières, attentif surtout aux mouvemens et aux colorations des
nuages, à la dégradation des ombres et des lumières dans la
campagne. Ces études ne nous ont malheureusement pas été
conservées. Pas plus que Poussin, d'ailleurs, Claude ne les a
converties en tableaux, et cependant, à raison du charme de
quelques-uns des motifs qu'il a dessinés d'après nature, il est
permis de le regretter, car c'eût été là pour nous, un côté nou-
veau de son talent. D'habitude, en effet, il cherche surtout dans
la composition de ses tableaux à étendre les horizons, à multi-
plier les plans, à définir chacun d'eux avec cette merveilleuse
entente de la perspective aérienne qu'aucun maître n'a pos-
sédée à ce degré.
Plus encore que Claude et que Poussin, le beau-frère de ce
dernier, Gaspard Dughert (le Guaspre), aimait à peindre d'après
nature et il s'était préoccupé de pourvoir avec plus de commo-
dité à l'installation spéciale qu'exigeait ce travail. Mariette
nous apprend qu'il partait en expédition « avec un petit âne, son
seul domestique, qui lui servait à porter son attirail de peinture,
des provisions et une tente pour pouvoir travailler à l'ombre et
à l'abri du vent. » Aussi avait-il amassé une grande quantité
d'études qu'il s'ingéniait à introduire dans ses tableaux. Du reste,
chasseur intrépide et très adroit, il trouvait, dans le gibier qu'il
abattait sur son passage, de quoi fournir à sa subsistance.
Chez ces divers artistes, le paysage demeurait surtout déco-
ratif et subordonné à l'expression des divers épisodes, sacrés ou
profanes, auxquels il servait de cadre et de commentaire. En
Hollande, au contraire, la nature pittoresque allait être étudiée
pour elle-même. Quand ils ne disparaissent pas complètement
des œuvres de ses peintres, les personnages n'y jouent plus
qu'un rôle tout à fait accessoire. C'est dans les humbles motifs
qu'ils ont sous les yeux que les paysagistes cherchent et trouvent
leurs inspirations ; mais ce pauvre pays, conquis sur la mer et
arraché à l'Espagnol, leur est deux fois cher. Sans chercher à le
54
REVUE DES DEUX MONDES.
parer de grâces étrangères, ils s'attachent à le représenter tel
qu'il est, à lui conserver fidùlenient son caractère. A force de
conscience et d'amour, de cette pauvreté même du Pays de^
Gueux, ils tirent une poétique nouvelle qu'ils imposent par leur
talent à notre admiration. Désireux de nous en montrer des as-
pects véridiques, van Goyen, un des premiers, sent le besoin de
vivre dans un commerce plus étroit avec la nature. Attiré par le
spectacle des immenses étendues d'eau qui couvrent la Hollande,
il s'arrange avec des mariniers pour partiiger leur misérable
existence et sur un album de voyage, qui nous a été conservé,
on peut relever les étapes des traversées qu'il fait avec eux, des-
sinant au passage les estacades branlantes où ils abordent, les
barques qu'ils rencontrent, les rives basses entre lesquelles ils
naviguent et d'où çà et là un bouquet d'arbres, un modeste clo-
cher émergent au-dessus des flots limoneux. Ces croquis, exécu-
tés le plus souvent à la pierre noire, sont enlevés avec autant
de sûreté que de prestesse. Si rapides qu'ils soient, ils suffiront
à l'artiste pour en tirer les sujets de ses tableaux, véritables ca-
maïeux au bistre, dont la monochromie est à peine relevée par
quelque touche d'un azur pâle dans le ciel, le rouge amorti
d'un vêtement et la verdure olivâtre des végétations.
Ces motifs favoris de van Goyen ne reproduisaient, du reste,
qu'un des aspects de sa patrie; Jacob Ruisdaël, allait prendre
possession de la Hollande tout entière. Dans les admirables
dessins du maître, les formes et les valeurs relatives sont indi-
quées avec la plus scrupuleuse exactitude. La campagne des en-
virons de Harlem y apparaît avec ses beautés pittoresques, ses
plages, sa mer, ses bois, ses dunes mélancoliques, ses ciels mou-
vementés. En face de cette nature abandonnée à elle-même, le
grand artiste s'applique de son mieux à mériter ses confidences,
à les exprimer avec une respectueuse sincérité. Les momens
qu'il consacre à ces études font seuls diversion aux rigueurs de
sa destinée, car il a dû, toute sa vie, payer par sa misère la ran-
çon de son génie. La fidélité des images qu'il nous a laissées
est si complète que partout on retrouve sa trace dans ce pays
qu'il a tant aimé et les places mêmes où il s'est assis. Mais si
dans les lignes le portrait est d'une ressemblance absolue, il faut
reconnaître que les colorations en sont tout à fait convention-
nelles et prouvent avec une entière évidence qu'elles n'ont pas
été copiées d'après la nature elle-même. Tout au plus Ruisdaël
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'aPRÉS NATURE. o5
s'est-il borné, — et il ne l'a fait que très rarement, — à ajouter
dans plusieurs de ces dessins quelques rehauts d'aquarelle. Vous
ne rencontrerez jamais dans ses tableaux les verts éclatans des
arbres et surtout des prairies de la Hollande; partout il leur a
substitué les tonalités brunes ou dorées de l'automne, et la
plupart des paysagistes hollandais ont fait comme lui. Seuls
Paul Potter et Adrien van de Velde ont timidement essayé de
reproduire les fraîches verdures du printemps et de l'été, pro-
bablement d'après des études peintes par eux d'après nature.
Celles de Potter sont remarquables par la précision minutieuse
avec laquelle il copiait les moindres détails de la végétation, les
nervures des plantes, les écorces des différentes essences
d'arbres. Aussi, tout en variant les arrangemens qu'il en a faits,
les a-t-il souvent utilisées et identiquement reproduites dans
maintes de ses œuvres. De même, Albert Cuyp a vécu pendant
toute sa vie sur un petit nombre d'études facilement reconnais-
sablés ; les tussilages et les ronces qui garnissent les premiers
plans de ses pâturages y sont partout traités d'une façon uni-
forme et très expéditive.
Ce n'est pas avec des visées pittoresques, mais bien pour
remplir les devoirs officiels de leur charge que les deux Willem
van de Velde, le père et le frère d'Adrien, exécutaient d'après
nature les nombreux dessins, — le musée de Rotterdam en pos-
sède plus de 600, — qu'ils devaient fournir à l'amirauté, et l'on
sait que celle-ci, pour faciliter la tâche de Willem II, mettait à
sa disposition un petit bâtiment que l'on voit figurer parmi ces
dessins, avecl'inscription : « myn galliot » (ma galiote). Un peu
plus tard, un autre peintre, moins en vue, Jean Griffier d'Ams-
terdam, avait rêvé de se donner lui-môme pareilles facilités
d'étude. Après une jeunesse assez aventureuse, ayant amassé
quelque argent en Angleterre, il y avait acheté pour 3 000 florins
un yacht de plaisance qu'il disposait en atelier, et sur lequel il
avait réuni une collection de tableaux qu'il comptait vendre en
Hollande. Mais assailli par une tempête, il faisait naufrage et
perdait tout ce qu'il possédait, sauf une petite somme que sa
fille portait sur elle dans sa ceinture. Ce désastre ne l'ayant pas
guéri de son humeur nomade, il trouvait de nouveau à acquérir
à Rotterdam un vieux bateau pour aller le long des cotes, de
ville en ville, à Hoorn, Enkhuizen, Staveren, etc., séjournant
devant chacune délies autant qu'il était nécessaire pour y peindre
56 REVUE DES DEUX MONDES.
les études qui lui plaisaient, jusqu'à ce qu'à la suite d'un nouvel
accident, il restât engravé sur un banc de sable en vue de
Dordrecht. Ainsi que le remarque Houbraken, « il aimait,
comme la tortue, à porter sa maison avec lui; » mais il ne de-
vait pas tirer grand profit, pour son art, de ces diverses tentatives,
car il ne fut toute sa vie qu'un peintre très médiocre.
On le voit, si consciencieuses qu'elles aient été, les études
faites d'après nature par les maîtres hollandais devaient rester
fort incomplètes. Elles embrassaient, du moins, tous les aspects
de leur pays, et formaient à la longue, dans la représentation du
paysage, plusieurs genres distincts pratiqués par des spécia-
listes : les paysagistes purs, les peintres de marine, d'architec-
ture, d'animaux, etc. Sans parler des italianisans, plusieurs de
ces artistes, désireux de se frayer des voies nouvelles, ou ame-
nés par les circonstances de leur vie à s'expatrier, comme
Everdingen en Norvège, Roghman dans le Tyrol, rapportaient
de ces pays des impressions qu'ils traduisaient avec plus ou
moins de fidélité; quelques-uns même, comme Frans Post,
poussaient jusqu'au Brésil.
Reprenant, à leur tour, les traditions du paysage intime, les
Anglais ne devaient d'abord entrevoir la nature qu'à travers les
œuvres des Flamands ou des Hollandais réunies dans leurs col-
lections. Turner, à ses débuts, imite ces derniers, avant de subir
l'influence de Claude Lorrain, un peu atténuée chez lui par les
études assez sommaires qu'il fait d'après nature, le plus souvent
à l'aquarelle qui, très habilement pratiquée, lui fournit un
moyen de notation aussi expéditif que commode. Il appartenait
à Constable d'inaugurer et de renouveler, en les complétant, tous
ces procédés d'information. Ses études peintes d'après nature
embrassent toutes les parties de son art, et jusqu'à la fin de sa
vie, il les poursuit avec une ardeur et une conscience extrêmes.
De bonne heure, il s'était appliqué à reproduire les divers as-
pects du ciel, de manière à se rendre un compte exact des con-
ditions de rythme et de lumière qui régissent la forme des
nuages, leur groupement et leur éclairage. Pour lui, le ciel est
un des élémens essentiels de la composition, « la clef, l'échelle
et le principal organe de l'impression d'ensemble d'un paysage...
aussi sa peinture est une difficulté qui passe tout le reste. » En
une seule année (1822), « il a peint avec soin une cinquantaine
de ces études de ciel, dans des dimensions assez grandes pour
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'aPRÈS NATUP.E. 57
pouvoir les terminer suffisamment. » Mais, épris comme il lest
de toutes les beautés de la campagne, dans son cher pays d'East
Bergholt, tout l'intéresse ; il en admire les eaux, les buissons et
les moindres fleurs, avec l'ingénuité d'un enfant. 11 profosse
pour les vieux arbres un véritable culte; il les connaît tous, il
parle d'eux avec tendresse, il déplore leur perte comme celle
d'êtres auxquels il est profondément attaché. Dans la vénération
Qu'ils lui inspirent, il voudrait en reproduire les formes comme
les couleurs, avec la plus scrupuleuse exactitude. Pour la pre-
mière fois depuis les primitifs, on voit chez lui réapparaître la
diversité et la fraîcheur de ces verdures que les Hollandais
avaient répudiées. Elles l'attirent, au contraire, et il recherche
les lieux où les prairies et les plantes ont le plus de vivacité et
d'éclat: les berges des ruisseaux, les abords des écluses et des
moulins. Il s'oublie dans de longues séances de travail solitaire,
et, transporté par le charme souverain du printemps, il découvre
partout présens « l'esprit et la main de Dieu. » Son admiration
s'exhale en invocations et en prières, et comme il l'écrit à sa
femme : « Il semble que tout fleurit et s'épanouit dans la cam-
pagne! A chaque pas, de quelque côté que je regarde, je crois
entendre murmurer près de moi ces paroles sublimes de l'Ecri-
ture : Je suis la Résurrection et la Vie ! »
III
Presque en même temps que Constable et avec une sincérité
pareille, notre école moderne de paysage trouvait sa voie dans
une étude assidue de la nature. Même en pleine période acadé-
mique, cette étude n'avait jamais été entièrement délaissée. Les
croquis rapides faits par Watteau dans la campagne, aussi bien
que les fonds de ses scènes galantes, attestent chez lui, à la fois
une imagination très fantaisiste et une observation pénétrante de
la nature. Après lui, Oudry, échappant quand il le peut aux
devoirs de ses charges officielles, trouve de temps à autre le loi-
sir de faire dans les jardins des environs de Paris, à Arcucil, à
Meudon, à Saint-Germain, des dessins aussi remarquables par
leur exactitude que par leur élégante facilité. En regard des
trop nombreuses compositions dans lesquelles Joseph Vernet
cède à la sentimentalité déclamatoire en vogue à cette époque,
des peintures comme le Château Saint-Ange et le Ponte liotto,
o8 REVUE DES DEUX MONDES.
du Louvre, semblent déjà présager Corot, et dans les tableaux
peut-être un peu trop vantés de Georges Micliel, — qui ne sont,
à vrai dire, que des éludes peintes dans les terrains vagues de
Montmartre, — un sentiment original de la nature s'allie à des
réminiscences formelles des maîtres hollandais.
Un artiste français mort avant d'avoir donné sa mesure,
Xavier Le Prince, montre, avec le libre choix de ses motifs, une
habileté consommée dans sa façon de traiter le paysage ainsi
que les nombreuses figures et les animaux dont il étoffe tour à
tour les quais d'embarquement d'Honfleur ou les cimes neigeuses
des Alpes. Gomme lui, un jeune Anglais fixé en France, Richard
Parkes Bonington et Paul Huet, son ami, ne demandent qu'à la
nature leurs enseignemens et emploient les moyens les plus
divers pour la consulter. Attirés tous deux par la Normandie,
ils retracent fidèlement les aspects de ses grasses prairies, de ses
plages et de ses ports. Mais Bonington trouve aussi dans le nord
de ritalie et à Paris même des sujets d'étude. Delacroix, qui
aimait ce grand jeune homme, enlevé prématurément à son art,
nous apprend que, le premier, ïl avait eh l'idée de s'installer
dans un fiacre pour peindre à son aise, et sans avoir à craindre
l'indiscrétion des passans, les aspects de nos rues et de nos places
qui lui semblaient les plus pittoresques.
A ce moment la glorieuse floraison du paysage moderne
allait bientôt atteindre chez nous son complet épanouissement
avec Gorotet Rousseau. On ne l'a pas assez remarqué, d'ailleurs,
ces deux maîtres, qui devaient en être les plus illustres représen-
tans, se rattachent par leur éducation même aux traditions du
paysage historique. Michallon, et après lui Aligny et Berlin dont
Corot se faisait honneur d'avoir reçu les leçons, et Rémond qui
eut Rousseau pour élève, n'avaient jamais cessé de peindre en
Italie ou en France des éludes dont la sincérité contraste avec
leurs compositions. Dans l'œuvre même de Corot on peut relever
la trace de ce dualisme que nous avons déjà observé chez Rubens
et chez Rembrandt. A côté des simples motifs que de plus en
plus il recherchera aux environs de Paris ou dans l'Artois, il
continuera pendant toute sa vie à peindre ces paysages com-
posés dans lesquels, avec une évidente préoccupation de style, il
ne cessera pas d'évoquer ses souvenirs de la campagne de Rome
et des lacs italiens. A la suite de Rousseau, ces visées décora-
tives vont disparaître et avec le point de vue purement natura-
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'aPRÈS NATURE. 59
liste qui s'accuse de plus en plus dans l'école, l'étude d'après
nature triomphe complètement. Les paysagistes qui, au début,
trouvaient dans la banlieue parisienne, à Montmartre, à Beaujon,
à l'île Seguin, à Bougival et au Bas-Meudon, des coins pitto-
resques encore respectés, sont obligés d'étendre peu à peu le
champ de leurs explorations et finissent par prendre possession
delà France entière. Avec sa merveilleuse situation, celle-ci leur
offre les sujets d'étude les plus variés; du Nord au Midi, de
rOcéan à la Méditerranée, des Alpes aux Pyrénées, la diversité
de ses ciels, de ses terrains, de ses cours d'eau, de ses forêts, de
ses cultures les sollicite tour à tour. Ce sont comme autant de
contrées différentes qui ont leurs peintres attitrés. Les plus sau-
vages, les plus retirées les attirent de préférence, car c'est elles
qui ont le mieux conservé leur caractère, c'est là qu'ils ont chance
de rencontrer les solitudes qu'ils recherchent, celles où la nature
préservée des destructions de l'homme a gardé intacte sa phy-
sionomie. A propos des Landes dont on leur a parlé et qu'on leur
dépeint comme un pays désolé, inabordable : « Ça doit être beau,
dit Jules Dupré à Bousseau, et puisqu'on fuit ce pays, c'est là
qu'il faut aller. » Et les voilà partis à l'aventure, n'épargnant ni
leurs pas, ni leurs peines. Il faut vivre de pain noir, coucher sur
la dure, s'accommoder de la rude existence des bergers et des
sabotiers. Mais on est jeune, on aime ardemment son art et les
beautés pittoresques qu'on découvre font passer sur bien des
misères.
Aux difficultés de l'installation, à l'extrême frugalité de la
nourriture se joignaient les farouches dispositions des habitans
du pays. Ce n'est pas sans défiance qu'ils voient arriver ces
étrangers, venus on ne sait d'bù, on ne sait pourquoi. Leurs
mystérieuses allures, leurs stations prolongées sur divers points,
l'étrange emploi qu'ils font de leur temps, tout les rend suspects,
et les mésaventures qui les attendent fourniraient matière à de
longs récits. En 1832, au moment du choléra, Cabat et Jules
Dupré séjournant dans l'Jndre sont l'objet d'une étroite surveil-
lance ; on les soupçonne d'empoisonner les sources et, un jour
qu'ils se sont approchés d'une fontaine, ils sont en danger d'être
écharpés tous deux. Bousseau, installé dans une pauvre auberge
au col de la Faucille, est heureux de pouvoir ajouter à l'insuffi-
sance de sa nourriture « les fraises et les framboises parfumées
qu'il cueille abondamment sur ces hauteurs'. » Mais ses prome
60 REVUE DES DEUX MONDES.
nades au clair de lune, ses allées et venues de chaque côté de la
frontière provoquent la méfiance des douaniers et il est trop heu-
reux de trouver un de ses compatriotes dans un sous-prcfet du
voisinage qui le fait relâcher. Pendant ses premiers séjours en Bre-
tagne, Camille Bernier, qui devait plus tard être si aimé dans
tout le pays, sentait attachés sur lui, pendant qu'il travaillait
dans la campagne, les regards inquiets des paysans qui l'épiaient,
embusqués derrière les haies et les buissons voisins. Quelques
années après la guerre de 1870, un autre de mes amis, Henri
Zuber, peignant une aquarelle en face des vieilles fortifications
d'Antibes, aujourd'hui démolies, se vit arrêté sous la prévention
d'espionnage, et comme il avait par hasard sur lui, ce jour-là,
une dizaine de papiers constatant son identité, — passeport,
cartes d'électeur et d'exposant au Salon, lettres à lui adres-
sées, etc., — le gendarme, qui l'avait appréhendé, lui faisait très
judicieusement observer qu'un malfaiteur seul pouvait être aussi
abondamment pourvu de pièces pareilles. Il dut passer la nuit
en prison et ce n'est que le lendemain matin qu'un télégramme
venu de Paris ordonnait sa mise en liberté.
Les questions bizarres posées aux paysagistes et les supposi-
tions que provoque leur travail témoignent assez des dispositions
qu'excite encore aujourd'hui leur présence dans des pays restés
un peu arriérés où ils sont pris tour à tour pour des agens du
fisc, des géomètres attachés au cadastre, des ingénieurs chargés
de l'établissement d'une route, du curage d'une rivière, etc.,
opérations qui pour les campagnards se traduisent toutes par
des augmentations d'impôts, des taxes ou des réglementations
nouvelles. Le nombre croissant des artistes et la facilité de plus
en plus grande des communications a profondément modifié un
pareil état de choses. Dans la France désormais mieux connue,
les habitans de nos provinces les plus reculées se sont habitués
à la venue des hôtes de toute sorte qu'attirent leurs beautés. Il
n'est même pas rare que le paysagiste dans des coins quil croit
encore peu connus, en quête de motifs qu'il voudrait inédits,
soit accueilli par le propos décourageant de l'indigène qui, avec
l'idée de l'aider dans sa recherche, lui montre la place où se sont
assis ses devanciers, en lui disant : « C'est là qu'ils se mettent
tous ! »
Parmi tant de contrées pittoresques offertes aux études de
nos peintres, il en est qui, à raison de leur caractère plus nette-
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'aPRÈS NATURE. 61
ment marqué, sont devenues de véritables lieux d'élection, con-
sacrés par les œuvres qu'elles ont inspirées: la Normandie, les
Landes, l'Auvergne, la Bretagne, la Provence et le Dauphiné.
Entre toutes, la forêt de Fontainebleau est restée la plus célèbre
dans l'histoire du paysage moderne. A portée de Paris, avec la
diversité de ses aspects et la parure respectée de ses arbres archi-
séculaires, elle était encore presque ignorée quand Rousseau vint
s'établir à Barbizon, d'abord dans la modeste auberge où il pre-
nait gîte pour un prix minime, encore trop élevé pour sa bourse.
Dès qu'il l'avait pu, il la quittait pour louer une chaumière et,
à peu de frais, il s'y faisait approprier un atelier. Il était libre
de vivre à sa guise, dans une étroite intimité avec la nature.
Parti dès le matin avec le pochon qui contenait son frugal repas,
il passait ses journées entières dans la grande forêt et ne ren-
trait qu'à nuit close en son pauvre logis. A l'exemple de Rous-
seau, attirés par lui, d'autres artistes se fixaient dans les villages
placés sur la lisière de la forêt. L'un d'eux même, atteint de
misanthropie, obtenait de l'administration forestière la permis-
sion de se construire, dans une de ses solitudes les plus retirées,
une cabane, aujourd'hui effondrée, qui, à raison de la sauvagerie
du lieu, avait reçu le nom de Hutte aux Loups. D'autres paysa-
gistes désireux de varier leurs stations d'étude, ont imaginé de
vivre dans des voitures, sortes de roulottes imitées de celles des
forains, pour se faire transporter au cœur de pays de leur choix
et y vivre à leur gré. Mais le plus souvent ils ont dû renoncer
à ces installations, à cause des embarras que leur causaient la
nécessité de s'approvisionner et les soins à donner au cheval qui
les traînait.
L'attrait que l'eau avait pour Daubigny était tel que, non con-
tent des stations d'étude faites par lui sur le bord des rivières
et des étangs, il se décidait, âgé de plus de quarante ans, à réa-
liser le rêve, caressé depuis sa jeunesse, de s'établir sur un bateau
aménagé en atelier flottant, le Botin, dont il a retracé les péré-
grinations et les aventures dans une série de croquis à l 'eau-
forte. Avec la possibilité de conduire et d'amarrer son bateau
aux bons endroits et daborder ainsi une. série de motifs autre-
ment inaccessibles, l'artiste avait de plus Tentière latitude de
peindre par tous les temps, abrité du soleil, de la pluie et du
vent. Mais avec ses séductions irrésistibles, cette vie lacustre
entraînait avec elle des dangers certains de lièvres et de maladies
62 REVUE DES DEUX MONDES.
qui devaient à la longue altérer profondément la santé de
Tartiste.
Par tous les moyens, on le voit, et sur tous les points de
notre territoire, les paysagistes ont poursuivi l'étude pittoresque
de la Fraace. Malheureusement, à mesure qu'ils nous révélaient
ses beautés, on commençait à les détruire. Le siècle dernier, qui
les a mises en lumière, en aura aussi fait disparaître un grand
nombre. Une exploitation plus complète de notre sol, les défri-
chemens de forêts, les desséchemens d'étangs, la régularisation
des cours d'eau et l'utilisation de leurs chutes, l'établissement
des voies ferrées, la création des grandes usines avec les boule-
versemens de terrain et les amoncellemens de scories qu'elles
amènent, une foule de causes enfin ont provoqué des transfor-
mations, parfois nécessaires, toujours funestes à l'aspect des lieux
où elles se sont produites. Si un mouvement louable, mais un peu
trop tardif, s'est prononcé récemment on faveur de la protection
de nos vieux monumens et de nos paysages, c'est une preuve
concluante des actes de vandalisme et des irréparables destruc-
tions que depuis longtemps les uns et les autres ont subis. Le
goût même du pittoresque y avait contribué en quelque manière.
Jamais on n'a aimé la nature d'une passion si violente ; jamais on
n'a parlé d'elle avec des attendrissemens aussi verbeux. Le long
de notre littoral, une suite ininterrompue de chalets et de villas
se pressent pour se disputer la vue de la mer: peu à peu, au
fond de nos vallées les plus écartées s'élèvent des constructions
gigantesques, véritables casernes, insuffisantes cependant pour
contenir les amateurs de beaux sites et, sous prétexte d'un air
plus pur, la foule grossissante des anémiés apporte, jusque sur
les cimes les plus élevées de nos montagnes, une ardeur de
plaisirs et de sports variés, bien faite pour développer encore
leur neurasthénie.
Cependant, malgré tant de boulcversemens et de ruines, en
cherchant bien, le paysagiste peut encore trouver des coins tran-
quilles et des beautés naturelles intactes. Mais quand il les a
découverts, il doit se hùter d'en jouir, car d'amèrcs déceptions
attendent celui qui, sur la foi d'anciens souvenirs, revient dans
des stations dont il a déjà goûté le charme : des arbres séculaires
ont été abattus, des terrains éventrés, des maisons bâties, aux
endroits mômes oîi il comptait planter son chevalet. Un hôtel
modem-style jOxx vous n'êtes plus qu'un numéro, a remplacé Thon-
LES PAYSAGISTES ET L ÉTUDE D APRÈS NATURE. 03
note auberge où vous étiez autrefois choyé, et à la bonne cuisine
campagnarde, simple, habile à faire emploi des ressources
locales, ont succédé les menus^ambitieux des tables d'hôte cos-
mopolites, avec leurs viandes équivoques et leurs sauces frela-
tées. Si, par hasard, Fartiste désireux d'horizons nouveaux et de
pays moins profanés, mettant à profit des confidences d'amis ou
les indications des cartes géographiques qu'il a appris à lire à son
point de vue, arrive à découvrir des coins pittoresques encore
ignorés, qu'il se hâte d'y courir ; il ne sera pas toujours prudent
pour lui d'y retourner.
IV
Il n'est pas, croyons-nous, de travail dont le charme soit
comparable à celui que goûte un paysagiste peignant en face de
la nature. Quitter la ville, au printemps, alors qu'on est las de
l'atelier, saturé de la vague odeur d'huile rance qu'on y respire,
plus dégoûté encore des tableaux sur lesquels on a peiné pen-
dant les obscures et courtes journées de l'hiver, et après quelques
heures de voyage, se trouver loin de Paris, affranchi des cor-
vées qu'on y laisse, au cœur d'un beau pays, en air pur, sans
autre préoccupation que d'y vivre à son gré, de choisir à sa fan-
taisie les études auxquelles on va consacrer toutes ses heures et
se donner tout entier, quel changement et quel repos! Peu à peu,
après quelques jours de cette vie saine et bienfaisante, le calme
se fait en vous, et dans ce contact intime avec la nature, votre
amour pour elle vous mérite ses confidences. Vous l'aviez oubliée ;
vos yeux s'ouvrent de nouveau à ses beautés: elle vous apparaît
toujours vivante. Autour de vous, tout en elle vous intéresse,
tout vous captive. Vous voyez beau, et les journées s'écoulent
désormais pareilles, remplies par les contemplations actives de
l'étude.
Oue de douces heures se passeront ainsi fécondes en jouis-
sances et en spectacles imprévus ! Immobile et silencieux, au
cours de ces bonnes séances de travail, vous faites vous-même
partie du paysage. Vous vous familiarisez avec les bruits mysté-
rieux qui s'élèvent autour de vous: les pins dont le murmure
continu rappelle celui des vagues de la mer ; les coups secs et
rythmés du pic martelant sans relâche les vieilles écorces ; la
couleuvre qui glisse sournoisement entre les bruyères; la galo-
64 REVUE- DES DEUX MONDES.
pade brutale d'une harde de sangliers brisant tout sur leur pas-
sage; au coucher du soleil, les croasscmens des corbeaux affairés
autour des cimes des grands arbres, en quête d'un gîte pour la
nuit ; au milieu du calme du soir, les sauvages bramemens du
cerf appelant sa femelle. Après aous avoir patiemment observé, les
animaux, môme les plus soupçonneux, s'habituent à votre pré-
sence, ils sentent en vous un ami, et s'enhardissent autour de
vous. Au bord de la rivière, la fauvette de roseaux, d'abord
craintive, se décide à regagner sous vos yeux son joli nid, chef-
d'œuvre de fragile et intelligente architecture, et le martin-
pêcheur, étincelant comme une pierre précieuse, rase près de
vous, avec un sifflet aigu, la nappe d'eau tranquille, happant au
passage le petit poisson qui frétillait à la surface. Dans la haie à
laquelle vous êtes adossé, le roitelet narquois rôde à portée de
votre main, parmi le fouillis d'épines; plus hardi encore et plus
confiant, le rouge-gorge se campe en face de vous et vous inter-
roge curieusement de son petit œil, brillant et malin. Pendant
toute une après-midi d'été, dans les Vosges, un grand lézard
vert plaqué contre un rocher, au-dessus de ma tête, étalait en
plein soleil son corps d'émeraude, haletant, béat, comme enivré
de chaleur.
Les retraites de la forêt recèlent, da'ns leurs profondeurs, des
hôtes nombreux et variés que, bien posté, vous voyez défiler
devant vous. C'est un honnête ménage d'écureuils, agiles et si
légers qu'ils courbent à peine les branches les plus frêles : une
faîne ou une noisette à la bouche, ils reviennent de la provision
et tardivement surpris de vous apercevoir, vexé de votre pré-
sence, le couple vous gourmande avec des gloussemens de re-
proche et des gestes indignés. Parfois, au loin, des pas, des frois-
semens de branches mortes ou de feuilles sèches, se rapprochent
peu à peu et vous entrevoyez à travers les taillis des formes
rousses et mouvantes; ne bougez pas; retenez votre souffle et
vous verrez apparaître quelque cerf qui vient de se désaltérer à
la mare voisine ; ou une chevrette avec son faon, la mère tou-
jours un peu anxieuse, ne vous quittant pas du regard, le petit
gambadant étourdi, jusqu'à ce que, décidément mis en méfiance,
tous deux par un brusque bondissement se dérobent à votre vue.
Sans doute, ces incidens sont bien menus et ceux qui ne re-
gardent pas la nature n'en sauraient comprendre le charme.
Mais voir ainsi dans leur vrai cadre et surprendre dans leurs
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'aPRÈS NATURE. 65
attitudes familières ces gracieuses créatures^ ce sont là des im-
pressions dont les paysagistes, témoins de pareilles scènes, con-
naissent tout le prix et qui restent profondément gravées dans
leur souvenir. Involontairement, la confiance de ces bêtes inno-
centes dans l'homme, qu'elles n'ont que trop de raisons de con-
sidérer comme leur ennemi, fait rêver à ces temps légendaires
oii, le mal n'existant pas, un accord affectueux unissait tous les
êtres; où, dans l'immensité de ses grands aspects aussi bien que
dans l'harmonie des plus petites choses, tout proclamait la
beauté de l'univers.
Mais si l'étude dans la campagne est attachante, elle ne laisse
pas d'être compliquée. Vous voici installé sur la petite sellette
du paysagiste et avec sa prodigalité indifférente, la nature dé-
ploie devant vous la richesse infinie de ses détails. Ne pouvant
les rendre tous, lesquels choisirez-vous? Lesquels doivent être
négligés ou subordonnés, et quels autres doivent dominer? Les
aspects qui s'offrent à vous sont d'ailleurs, mobiles et fugitifs.
Même avec la sérénité d'un ciel pur, les progrès ou la décrois-
sance de la lumière amènent dans l'éclairage d'un motif des diffé-
rences qui en modifient graduellement le caractère. Avec une
atmosphère plus variable, ces changcmens sont plus brusques
encore et plus accusés. Le nuage qui se forme ou qui se dissipe,
gui passe ou s'arrête, fait et défait à chaque instant sous vos
yeux autant de tableaux différens, presque insaisissables, ayant
chacun leur intérêt propre, plus ou moins marqué. Dans cette
succession d'effets auquel vous arrêter? Quels traits essentiels con-
vient-il de noter au passage? Comment, à travers cette mobilité
incessante, fixer et maintenir l'unité nécessaire à votre œuvre?
Ces problèmes et bien d'autres encore qui se présentent à
vous, au cours de votre étude, sont nombreux et difficiles :
chacun les résout suivant son tempérament, ses aptitudes et
l'expérience qu'il a acquise. A cette diversité infinie des aspects
de la nature correspond d'ailleurs, en une certaine mesure, celle
des interprétations que nous en ont données les maîtres, et
Constable a justement signalé cette corrélation. « On ne voit
jamais, disait-il, deux jours, ni même deux heures tout à fait
semblables, et jamais, depuis la création, il ne s'est rencontré sur
un même arbre deux feuilles qui fussent de toutpoint identiques.
Les œuvres d'art doivent donc être aussi ti'ès variées, très dilTé-
rentes les unes des autres. »
TOME XXXIV. — 1906. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
Mettez en face d'unnièjne motif vingt paysagistes et supposez-
les tous également sincères et à peu près aussi habiles, ils vous
donneront de ce motif vingt images très différentes. Tel en aura
recherché les grandes masses, tel autre les détails; celui-ci vi-
sera la richesse des colorations, celui-là leur sobriété. Les effets
de lumière modérés ou leurs contrastes violons, le caractère de
grâce ou de force, la beauté des silhouettes ou la puissance du
modelé, bien d'autres visées encore, auront préoccupé ces divers
artistes, ou même chacun d'eux suivant ses dispositions présentes.
Avec Fromentin il ne faut pas se lasser de le redire : « L'art de
peindre est peut-être plus indiscret qu'aucun autre. C'est le té-
moignage indubitable de l'état moral du peintre au moment où
il tenait la brosse. » Son œuvre est transparente et en même
temps qu'il traduit à sa façon le coin de nature qu'il a sous les
yeux, il se découvre lui-même et donne, à qui sait voir, l'idée non
seulement de son talent, mais de sa volonté, de son goût, de la
tournure de son esprit.
A travers cette diversité extrême des interprétations, bien des
traits communs se retrouvent chez les artistes d^an même pays
et d'un même temps. Tout d'abord, nous l'avons vu, le choix des
motifs a singulièrement varié, suivant les écoles et suivant les
époques. Au début, les plus compliqués semblent seuls mériter
qu'on les représente ; puis, avec l'avènement du paysage intime,
disparaissent les détails étranges et les vastes panoramas. Les
contrées renommées auparavant comme les plus pittoresques
sont alors délaissées pour celles dont une sorte de logique et
d'harmonie préétablies déterminent le caractère. Aujourd'hui,
les paysagistes jouissent d'une liberté absolue et même, en ces
derniers temps, par une réaction instinctive contre les anciennes
traditions, la vogue s'est portée vers les motifs d'une simplicité
enfantine : une route ou un canal, avec des arbres symétrique-
ment plantés sur leurs bords, un pont, des toits, des meules ali-
gnées le long de sillons dépouillés.
Un vrai peintre peut encore tirer parti de données aussi élé-
mentaires, s'il en relève l'humilité par le talent qu'il y sait mettre :
Cazin l'a surabondamment prouvé. Mais trop souvent, les œuvres
de ce genre, prônées à grand fracas et recommandées à l'admi-
ration lu public, ne donnent même pas une idée bien nette des
objets qui y sont représentés. Dans une des chapelles les plus
courues, ouvertes au culte de l'art nouveau, j'entendais un de ses
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'aPRKS NATLRr;. 67
panégyristes les plus qualifiés s'extasier hautement sur ce qu'il
prenait pour une avenue de peupliers éclairés par les derniers
rayons du soleil, alors que, suivant l'indication formelle du cata-
logue, il s'agissait d'une enfilade de monumenset de tours éche-
lonnés le long d'un fleuve. Si la peinture n'est pas seulement
l'imitation, elle exige du moins un minimum de réalité tel que
le spectateur ne soit pas exposé à de pareilles méprises. Remar-
quons, à ce propos, qu'il n'y a pas trop à s'étonner de la rareté
des photographies faites d'après les tableaux de certains artistes
cependant très réputés. L'insignifiance de ces reproductions,
. privées du charme de la couleur, est déconcertante, et leur aspect
reste parfois si énigmatique qu'il est très positivement difficile de
trouver le sens où il convient de les regarder. Ces aberrations
d'ailleurs ne sont point particulières à la peinture : la musique,
la poésie les ont également subies. Pensez à ces morceaux sym-
phoniques ultra-modernes qui, réduits au piano et n'ayant plus
le soutien du timbre varié des instrumens, montrent à nu la
pauvreté, ou même l'absence totale des idées; ou à ces vers de
rythmes douteux dont il est impossible de découvrir le sens, tous
les mots ayant une couleur, une sonorité, et même une saveur,
mais n'ayant eux-mêmes aucune signification. Entre toutes ces
débilités dont l'impuissance intransigeanle égale les prétentions,
il s'est fondé un syndicat d'admirations mutuelles, fondées sur
de trop regrettables similitudes.
En ceci, comme en toutes choses, il y a une question de me-
sure. Corot nous a montré tout ce qu'un artiste tel que lui
pouvait mettre de poésie jusque dans les motifs les plus humbles.
La liberté du paysagiste demeure donc complète ; mais, après
avoir secoué le joug de traditions qu'avaient consacrées les
maîtres, il ne doit pas abdiquer son indépendance pour se con-
former aveuglément aux bizarreries et aux vulgarités de la
mode. Qu'il garde donc entière sa sincérité en face de la nature;
le domaine de celle-ci est infini et il y aura toujours des décou-
vertes à y faire : si tout a déjà été dit, tout cependant reste
encore à. dire.
Que de fois le peintre a pu s'en convaincre lui-même dans
les lieux qu'il croyait le mieux connaître ! Dans cette station
d'étude dont il pensait avoir épuisé les ressources pittoresques,
tel coin, où il était passé et repassé indifférent, ne lui apparaît-
il pas, à certains jours, sous certaine lumière, transfiguré, paré
68 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une grandeur ou d'une grâce qu'il n'aurait jamais soupçon-
nées? Nous dirons plus : sans se priver des explorations qui
peuvent le tenter, il convient que le paysagiste ait toujours, au
milieu d'un pays de son choix, un lieu de retraite, pratiqué par
lui depuis longtemps, où il aime à revenir. N'ayant plus à satis-
faire cette curiosité inquiète qui l'agite en des localités nouvelles,
il s'attachera à pénétrer le caractère intime de ce pays d'élection
et, sans se disperser en aperçus sommaires, il en cherchera les
traits expressifs, ceux qui font les images vivantes et durables et
les gravent fortement dans le souvenir. Presque tous les maîtres
ont agi ainsi et leurs noms sont inséparables de ceux des contrées
qu'ils ont illustrées par leurs œuvres. C'est la campagne romaine
pour Poussin et Claude; Harlem et ses environs pour Ruisdaël,
Dordrecht pour Cuyp, la vallée du Stour pour Constable, la forêt de
Fontainebleau pour Rousseau et Millet, les bords de l'Oise pour
Daubigny, etc. Avec le temps, tous ces maîtres s'étant de plus en
plus attachés à ces lieux où ils ont vécu, en ont exprimé plus
profondément le charme et la beauté souveraine. La diversité des
procédés techniques employés par eux, — aquarelle, pastel, huile,
plume et crayon, — leur fournissait d'ailleurs les moyens d'en
étudier successivement tous les aspects. Chacun de ces procédés
ayant sa valeur propre, il leur était possible de tirer de chacun
d'eux un enseignement spécial. A côté des études méthodique-
ment suivies et poussées à fond, les simples croquis, les po-
chades rapidement enlevées ont aussi leur utilité puisque seules
elles permettent de saisir au passage les effets les plus fugitifs.
Pour ces effets mêmes, certains artistes, Delacroix et Corot, par
exemple, avaient imaginé des modes de notation sommaires et
tout à fait personnels, à l'aide de chiffres ou de signes convea-
tionnels adoptés par eux.
Animée et fécondée par la diversité de ces travaux, la tâche
du paysagiste est singulièrement attrayante. Ce serait une erreur
de croire qu'elle n'a pas aussi ses dangers. Les heures les plus
belles, celles du matin et du soir, sont souvent aussi les plus
périlleuses. Pour aller trouver son motif, il faut parfois, sous le
soleil, avec la charge de son attirail, parcourir d'assez longues
distances, sur une route poussiéreuse et aveuglante. Installé sur
un siège exigu, le paysagiste reste exposé à la chaleur du jour,
aux averses imprévues, à toutes les moiteurs de l'atmosphère,
au froid qui le pénètre et roidit ù ce ^toint ses doigts que, lors-
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'aPRÊS NATURE. 69
qu'il se décide à quitter la partie, il est incapable de boucler une
courroie ou d'assujettir son vêtement. Aux imprudences de la
jeunesse qui se paient largement avec 1 âge, s'ajoutent l'incom-
modité des gîtes, les auberges de propreté équivoque avec le
voisinage du cabaret attenant où, sinon chaque jour, tout au
moins le dimanche, les disputes, les chants, les vociférations des
ivrognes troublent votre repos fort avant dans la nuit. Joignez-
y les longues réclusions causées par des pluies incessantes oi'
par ces températures implacables pendant lesquelles fia végéta-
tion elle-même, flétrie et brûlée, semble demander grâce. Mais
vienne une saison plus clémente et, avec la possibilité do
reprendre le travail, tous ces ennuis sont bien vite oubliés. On
a dit qu il n'était guère de préoccupation qu'une heure de
bonne lecture ne parvînt à dissiper; combien les diversions que
procure l'étude d'après nature sont plus salutaires encore et
plus efficaces! Elles exigent de vous une participation plus
active; en sollicitant toute votre attention, elles \ovs obligent
à sortir de vous-même et arrivent à vous absorber com-
plètement.
La meilleure preuve de cette action salutaire de la nature
c'est l'attachement passionné qu'elle a inspiré à tous les grands
paysagistes. Dans l'intervalle d'un court répit de la maladie qui
devait l'emporter, Rousseau voulait revoir « sa chère forêt. )>Au
cours d'une dernière promenade en voiture, il s'était fait con-
duire aux beaux endroits ; il s'attendrissait en revoyant les
bruyères fleuries et les vieux chênes « qu'il avait tous dessinés
depuis trente ans et dont il avait les portraits dans ses cartons. »
Le bon Corot, à son lit de mort, se louait de sa vie, se montrait
plein de reconnaissance des pures jouissances que lui avaient
values « son amour de la nature, de la peinture et du travail. »
Et l'ami, à qui, en même temps que ses adieux, il adressait ces
suprêmes confidences, Français, repassant lui-même, quelques
années après, toute sa carrière, écrivait à Edouard Chartoncïans
une de ses dernières lettres : « Ceux qui aiment la nature et qui
s'exercent à la comprendre et à l'approfondir trouvent la récom-
pense de leurs efl'orts, tout au moins en eux-mêmes... Si j'étais
à recommencer ma vie, je me ferais encore peintre de paysage. »
70 RE^'^•E DES deux mondes.
Le lot des paysagistes serait trop beau s'ils n'avaient à faire
que des études d'après nature ; par malheur, ils doivent aussi
faire des tableaux.
Entre ces deux tâches, il est vrai, la délimitation n'est pas
très nette et de notre temps surtout une extrême confusion s'est
produite à cet égard. Le plus souvent, en effet, les paysages qui
figurent à nos expositions ne sont que des copies, grandies ou à
peine modifiées, d'études exécutées d'après nature, quand ce ne
sont pas ces études elles-mêmes. On comprend d'ailleurs qu'une
fois entrées dans les habitudes, ces pratiques se soient rapide-
ment développées, jusqu'à devenir tout à fait exclusives. Dans le
commerce assidu que les paysagistes doivent entretenir avec la
nature, tout en elle leur paraît si beau, qu'à la prendre ainsi pour
soutien continuel, ils arrivent bientôt à ne plus pouvoir se
passer d'elle. La continuité d'un travail aussi attrayant n'excluant
pas une certaine paresse d'esprit, ils ne s'aperçoivent môme pas
qu'ils en sont venus à considérer comme un but et une fin ce
qui, pour leurs devanciers, n'avait été qu'un moyen. En ren-
trant à Tatelier, livrés à leurs seules ressources, ils sentent,
avec l'effacement graduel de leurs impressions et de leurs sou-
venirs, une incapacité croissante à faire des tableaux. Ceux qui
s'y appliquent encore deviennent de plus en plus rares : leur
tâche est ingrate et elle n'est pas encouragée par l'opinion.
Et cependant le tableau doit avoir ses qualités propres, sinon
supérieures à celles de létude d'après nature, tout au moins
différentes. Si cette étude est restée isolée, elle ne répond 'pas à
son objet; elle est incomplète. Il faut qu'elle ait un lien avec
celles qui l'ont précédée, avec celles qui la suivront; que toutes
contribuent à développer chez le paysagiste la mémoire, l'esprit
d'observation, le goût et le sens des ensembles, cette faculté de
dégager d'accidons particuliers et d'indications fragmentaires
quelques lois d'ordre plus général qui constituent la science
complexe du dessin, des valeurs, des effets, des harmonies, en
un mot de tous les élémens de lart de peindre mis en œuvre
dans l'exécution d'un tableau.
Il est certain que les recettes et les vieilles formules ont fini
leur temps ; que les anciens procédés de composition, les cou-
LES PAVSAGISTES ET l'ÉTUDE d' APRÈS NATURE. 71
lisses complaisantes et les repoussoirs, le balancement trop
rythmé des lignes et des masses ne sont plus de mise. Mais les
conventions qui les ont remplacées valent-elles mieux? Pour
avoir, autrefois, un peu trop cherché l'ordre, la pondération,
abusé de la littérature, exclu au nom du goût certaines réalités
comme trop familières, n'avons-nous pas versé dans la confu-
sion, l'absence de toute discipline, la gaucherie ou l'extrême
vulgarité, les symétries ou les incohérences également pué-
riles?
La recherche du tableau avait du bon : elle supposait une
préparation, un dessein mûri, le choix et l'accord des divers
élémens qui devaient entrer dans l'œuvre projetée, leur subordi-
nation en vue d'une impression dont il fallait assurer la clarté
et la force. En dépit des affirmations de l'ignorance, tout cela est
nécessaire pour la création de l'œuvre d'art ; mais à la condition
que l'effort indispensable pour acquérir ces qualités demeure
absolument caché.
L'obligation de faire à tout prix du nouveau, et par consé-
quent de ne ressembler en rien au passé, complique singulière-
ment à notre .époque la tâche du paysagiste. Mais la eueore une
étude attentive et intelligente de la nature peut l'éclairer et le
guider. S'il n'est guère de contrées, si insignifiantes qu'elles
paraissent, où il ne trouve à s'intéresser, à se prendre à quelque
chose, — la lumière les éclaire toutes, et au-dessus de toutes il
y a le ciel, — il est cependant permis d'affirmer qu'il goûtera
davantage celles qui semblent manifester une logique et une har-
monie qui les recommandent à son attention. A certaines heures,
en certaines saisons, un concours particulier de circonstances
favorables peut encore ajouter un ciiarme imprévu à l'aspect de
ces contrées. On dirait alors que tous les détails ont été choisis
pour donner à de pareils spectacles ce cachet d'unité et de
beauté supérieures qui les grave d'une manière inefl'açable dans
notre souvenir.
L'artiste digne de ce nom doit, par son travail et par la con-
duite de toute sa vie, se maintenir en état de profiter des en-
seignemens que lui fournit la nature en de tels momens. C'est
souvent notre faute si ces occasions de nous instruire sont pour
nous trop rares et trop courtes, si elles ne produisent pas sur
nous une action plus durable. Sur ce point encore, Corot nous
servirait, au besoin, d'exemple. Son àme exquise avait été dès ses
72 BEVUE DES DEUX MONDES
débuts et devait rester toute sa vie ouverte à tous les nobles sen-
timens. Sa constante sérénité et la joie qu'il avait de produire
faisaient Tétonnement et l'envie d"'Eugène Delacroix qui, toujours
ardent et troublé, ne pouvait secouer les tourmens et les inquié-
tudes fiévreuses que lui causait la pratique de son art. A la suite
d'une visite faite à l'atelier de Corot, il écrivait dans son journal :
« Il m'a dit d'aller devant moi, en me livrant à ce qui viendrait.
C'est ainsi qu'il fait la plupart du temps, et il n'admet pas qu'on
puisse faire beau en se donnant de la peine. » Il s'en était pour-
tant beaucoup donné et il avait traversé des périodes difficiles.
Mais de bonne heure il avait discerné sa voie et il l'avait suivie
sans hésitations. Portant son attention sur toutes les parties de
son art, ne se lassant pas d'étudier, il avait mérité de conserver
jusque dans sa vieillesse le charme d'ingénuité et de poésie qui
rayonne dans toutes ses œuvres. Ses tableaux avaient toute la
saveur d'études faites d'après nature et ses études toute l'auto-
rité de tableaux composés à loisir. Corot, cependant, ne se
croyait pas un novateur; il ne visait pas à faire une révolution.
A tous ses mérites il joignait une délicieuse modestie. Il se plai-
sait à répéter combien il devait aux enseignemens purement aca-
démiques de Michallon, d'Edouard Bertin et d'Aligny, et il se
montra toujours reconnaissant de leurs conseils. Ce n'est pas lui
qui eût songé à faire table rase du passé; à croire qu'après tant de
maîtres et de chefs-d'œuvre produits par eux, il convînt de re-
commencer à ses risques l'histoire de la peinture, et, sous pré-
texte de naïveté, de retourner à ses premiers tàtonnemens. De
son temps, les artistes acceptaient encore l'obligation d'un ap-
prentissage; ils respectaient leurs maîtres, tout en apprenant
graduellement à se passer d'eux et à trouver dans l'étude de
la nature le complément d'instruction que seule elle pouvait
leur donner. Sans accepter aveuglément les traditions du passé,
ils estimaient qu'il y en a de nécessaires, parce qu'elles tiennent
aux principes et aux racines mêmes de leur art. Ils pensaient que
le dessin est l'élément essentiel de cet art, le support indispen-
sable de la couleur et qu'on ne saurait jamais assez dessiner;
que l'exécution, parce qu'elle est de très près liée au dessin,
peut ou amoindrir une œu\Te, ou la faire puissamment valoir;
qu'il ne faut aucunement confondre avec l'exécution cette virtuo-
sité banale qui n'est qu'une vaine parade; tandis qu'en réalité,
si elle est en rapport avec le caractère du sujet, l'exécution ajoute
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'apRÈS NATURE. 73
à son expression et lui communique quelque chose de la diversité
et de la vie même de la nature.
En dépit de ses incohérences et de ses pauvretés, l'art prétendu
moderne affiche les plus étranges prétentions. Nous avons dit de
quelle simplicité il se contente dans le choix des motifs de ses
paysages. Ses ambitions, du reste, ne sont pas plus hautes dans
la peinture de genre et l'on ne saurait s'intéresser beaucoup au
personnel plus que suspect de créatures dégradées, déformées,
qu'il nous montre dans les déshabillés les plus provocans et les
poses les plus risquées, parmi les bars, les fêtes foraines, les
bals publics et les lieux moins avouables encore où il se complaît.
Jamais d'ailleurs on n'a autant parlé de la mission sociale de
l'art et du rôle qu'il doit jouer dans l'éducation populaire. A moins
que la laideur habituelle et les allures grossières de tout ce joli
monde ne visent à en inspirer le dégoût, il est difficile de com-
prendre la satisfaction qu'on trouve et l'insistance qu'on met à
nous infliger d'aussi plates turpitudes, h placer incessamment
sous nos yeux, dans leur affligeante nudité, ces dames avachies
qui vaquent aux soins les plus secrets de leur toilette. Nous pen-
sons que, sans en contester la modernité, il n'y a pas lieu d'être
fiers de pareilles trouvailles. Des critiques d'avant-garde, comme
ils s'appellent, se sont faits les apôtres de ces doctrines équi-
voques et nous tiennent au courant de leurs merveilleuses dé-
couvertes. A grand renfort de néologismes, d'adjectifs rares et
d'hyperboles fantaisistes, ils ne se lassent pas de nous annoncer
chaque jour l'avènement de quelque maître ignoré, qu'un autre
détrônera le lendemain. Jamais, à les en croire, aucune époque,
aucune école n'aura vu une si abondante éclosion de chefs-
d'œuvre et, depuis que le génie court ainsi les rues, il se trouve
que les talens se font de plus en plus rares. Suivant eux, les
admirations anciennes sont des superstitions qu'il faut secouer,
et, comme pour les renier avec plus d'éclat, ils les remplacent
par des fétiches, qui, une fois adoptés par l'opinion, deviennent
sacrés et peuvent tout se permettre. Quoi qu'ils fassent, ceux-ci
sont intangibles et leurs fantaisies les plus ridicules trouvent
des panégyristes empressés. « Arrêtez-vous, leur crie-t-on de
toutes parts, dès les premiers linéamens de chacune de leurs
œuvres; ne compromettez pas la sublimité de cette ébauche, la
grâce irrésistible de ces indications sommaires! » Et, vous le
savez assez, ceux qu'on adjure ainsi n'ont garde do résister
74 REVUE DES DEUX MONDES.
à de si flatteuses instances. Dans la coulisse, d'ailleurs, des mar-
chands avisés donnent la note à ceux qui conduisent le choeur
triomphal et la foule toujours croissante des snobs emboîte le
pas avec sa docilité moutonnière, raffinant, épiloguant, se flattant
de tout comprendre, même lorsqu'il n'y a rien, distinguant nette-
ment ce qui échappait au vulgaire, même lorsqu'on a oublié
d'allumer la lanterne. Ainsi que les admirations, les dédains de
ces dilettantes sont laits d'ignorance, et, comme ils ne regardent
pas plus la nature qu'ils ne connaissent l'art du passé, leur in-
compétence universelle autorise chez eux ces affirmations tran-
chantes dont ils sont coutumiers, sans qu'ils s'aperçoivent des
démentis qu'à chaque instant ils se donnent à eux-mêmes.
La paresse des jeunes gens et leur désir d'arriver s'autori-
sant de pareilles complicités, ils s'improvisent peintres à l'âge
où ils devraient apprendre leur métier, et, pour conserver leur
précieuse individualité, ils négligent d'acquérir par des études
désintéressées cette instruction professionnelle que plus tard ils
seront incapables de se donner. Aussi le nombre des artistes va
toujours croissant et les moyens de se distinguer deviennent
aussi toujours plus difficiles. Pour qu'on puisse s'y reconnaître,
les groupemens établis entre eux reçoivent les dénominations
les plus variées : intimistes, pointillistes, orientalistes, coloniaux,
peintres de la mer, de la montagne ou de la plaine, intransi-
geans, indépendans, gens du monde des deux sexes, employés
des chemins de fer ou des diverses administrations, etc., ils
trouvent tous où montrer leurs œuvres. Du commencement de
l'automne jusqu'après la fin du printemps, les expositions se
succèdent ou se juxtaposent incessamment, dans les deux palais
et les serres des Champs-Elysées. A côté des deux ou trois salons
réglementaires, l'horticulture, les chiens, les animaux gras, Tau-
toniobilisme ont leurs salons particuliers, sans parler des cercles
et des innombrables locaux où, à grand renfort de réclames, les
marchands de tableaux ne se lassent pas de vous convier. Invo-
lontairement on se demande où vont toutes ces œuvres? do quoi
vivent leurs auteurs? Questions sans doute indiscrètes et qu'il
est prudent de laisser sans réponse.
Dans ces exhibitions multiples, certains artistes, loîit liers do
leur liberté et comptant sur leurs seules forces, se présentent au
public, isolés ou associés entre eux par des tendances ou des
goûts communs. A l'exemple de ces parvenus qui éprouvent le
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'aPRÈS NATURE'. 75
besoin de se donner des ancêtres, vous en voyez d'autres qui
dans l'histoire se cherchent et se trouvent des patrons, dont ils
se prétendent f&s continuateurs ou les héritiers. Certain Salon
d'automne, — qui a laissédansl'esprit des visiteurs des souvenirs
d'une jovialité ou d'une tristesse également justifiées, — fut
placé sous l'invocation d'Ingres, hommage dont le maître, qui
en était l'objet, aurait été aussi surpris qu'irrité. Ces rapproche-
mens, où l'aLidace le dispute à 1 ignorance, sont devenus d'usage
courant chez certains critiques : un peintre qui n'a jamais mani-
festé le moindre souci de la composition dérive directement de
Poussin; tel autre, connu par l'épaisse lourdeur de sa facture,
n'a rien à envier à la suprême élégance de Watteau. Ces contre-
vérités trop ingénieuses, indéfiniment répétées, peuvent à la
longue rencontrer quelque crédit. On s'habitue à entendre dire
périodiquement que la lumière, le plein-air, le clair-obscur et
l'harmonie des colorations viennent d'être découverts, alors que
Titien, Claude, Rubens, Rembrandt, Yelazquez et bien d'autres
les ont cependant pratiqués, non sans quelque distinction. Il est
vrai que chez ces grands artistes, telle qualité, si elle dominait,
n'excluait cependant pas d'autres qualités qui, pour être moins
brillantes, coexistaient cependant. Nous avons changé tout cela :
aujourd'hui une qualité n'est reconnue qu'à la condition d'anni-
hiler toutes les autres, et, par une tactique que Ton croit habile,
mais dont on a certainement trop abusé, on érige en mérites les
défauts les plus évidens. Une œuvre est d'autant plus poétique,
plus expressive qu'elle reste plus flottante, plus vague, la collabo-
ration du public devant, dans la plus large mesure, suppléer à
ce qui lui manque. Le mysticisme et le symbolisme d'ailleurs
sont venus fort à point pour légitimer toutes les incorrections du
dessin, toutes les crudités ou les indigences de la couleur. Quant à
l'exécution, c'est bien pis encore, et dans les paysages les plus
impressionnistes l'intransigeance de leurs auteurs se donne
librement carrière. Aux yeux de certaines gens, une exécution
à peu près correcte est la marque la plus honteuse du vieux
jeu, une tare absolument méprisable. C'est dans l'éxecution
qu'apparaissent avec le plus d'éclat toutes les nouveautés de lart
ultra-moderne : touche en hachures, en zigzags, en virgules, eu
petits carrés, en petits ronds, en pointillagcs irisés, empalés, et
non fondus, afin, nous dit-on, d agir plus fortement sur lu rétine.
Même sans professer un respect superstitieux de l'exécution, il
7o REVUE DES DEUX MONDES.
est permis de croire quelle n'est pas indifTérente dans les œuvres
d'arl. Les Hollandais l'ont assez victorieusement démontré, et si les
tremblemcns ou les brusqueries de Rembrandt dans ses dessins,
et de Millet dans toutes ses œuvres, nous ont appris que des
pierres précieuses peuvent être à demi cachées dans la gangue
où ils les ont laissées, encore fallait-il qu'elles s'y trouvassent.
Si l'on ne veut pas que nous nous arrêtions à certaines factures,
qu'on n'attire pas sur elles notre attention par leur insuffisance
trop notoire. Les fautes d'orthographe n'ont jamais passé pour
des témoignages d'originalité, mais bien pour des marques posi-
tives d'ignorance. Avec les constatations formelles qu'on y
trouve, Ihistoire et les musées attestent nettement que les plus
grands maîtres sont aussi ceux qui ont excellemment possédé la
technique de leur art; qu'avant d'avoir tout leur génie, ils ont
commencé par avoir plus de talent que leurs contemporains, et
que, sentant qu'ils avaient quelque chose à dire, ils n'ont pas
voulu être arrêtés à chaque instant par les lacunes de leur in-
struction professionnelle. Mais on n'a que faire des enseignemens
que peuvent nous procurer les maîtres du passé : c'est un poids
mort, encombrant, inutile à traîner. De moins en moins on les
étudiera ; on n'a plus de temps à perdre pour comprendre et ad-
mirer des chefs-d'œuvre qui sont comme la condamnation vi-
vante de 1 art d'aujourd'hui, un reproche pour ceux qui le pra-
tiquent ou qui le prônent. Les ignorer est déjà une force, en
attendant que les dénigrer devienne un mérite. Ces vieux sont
bien fades et trop équilibrés pour nous. Laissons-les donc et
soyons modernes : l'art date d'aujourd'hui.
H est un peu humiliant d'avoir à faire de pareilles constata-
tions dans ce pays de France naguère réputé pour son goût, pour
l'ordre et la clarté des idées et l'on n'est pas moins écœuré de
voir que le ridicule, qui autrefois tuait les gens, est devenu pour
beaucoup une profession, un moyen de se faire connaître et de
parvenir. Nous conviendrons volontiers que, si regrettables que
soient chez nous ces erreurs, elles aboutissent à des résultats
plus monstrueux encore à l'étranger, toujours empressé à nous
imiter... mais seulement pour les choses de luxe. On commence
d'ailleurs à s'habituer à des travers dont l'exagération môme
liait par provoquer l'iudilîérence et qui ne soulèvent plus ni
colère, ni surprise, le public parisien ne s'étonnant plus et ne
s'irritant plus de graiurchose. Dans l'existence agitée, haletante
LES PAYSAGISTES ET l'ÉTUDE d'aPRÈS NATURE. 77
qui lui est faite, il n'a guère le temps de s'arrêter, et, si quelque
velléité lui prenait de regarder une a>uvre de plus près, il s'aperce-
vrait bien vite que le plus souvent elle s'est révélée à lui tout
entière, dès le premier coup û'œil, et qu'un plus long examen
n'aurait pour effet que de lui en découvrir les défauts. Les ar-
tistes, en somme, auraient mauvaise grâce à se plaindre d'un
état d'esprit qu'ils ont eux-mêmes créé. On les a trop gâtés, trop
choyés; ils sont trop nombreux; ils produisent trop et trop vite.
Au lieu d'être une aristocratie, l'art, comme la littérature, comme
la politique, a été envahi par la rue : il a le public qu'il mérite.
Et cependant, à côté de ces manifestations tapageuses et dis-
cordantes, il y a encore des artistes qui vivent dans leur coin,
étrangers aux intrigues, appliqués à leur travail. Il semble qu'il
leur faille quelque courage pour résister au courant qui entraîne
tant de leurs confrères. En réalité, ils ont choisi la meilleure
part. D'ailleurs, eux aussi ils ont leur public, moins bruyant et
moins capricieux. S'il n'est guère de gageure, si audacieuse
qu'on la suppose, qui aujourd'hui ne puisse être soutenue, à
force de réclames, par certains critiques, il convient d'ajouter
que rien de bon, non plus, ne se perd. C'est des amis inconnus
qu'ils ont mérités, et dont les sympathies viennent spontanément
les chercher, c'est de ceux de leurs confrères qui comprennent
comme eux la dignité de l'art, qu'ils recevront de précieux en-
couragemens. Les meilleurs, ils les trouveront en eux-mêmes, et
pour en revenir à nos paysagistes, ceux qui seront restés con-
stamment fidèles aux enseignemens de la nature ne cesseront pas
de découvrir en elle des beautés nouvelles; ils profiteront de
plus en plus de son étude. Ils ne sont maîtres ni des distinctions
officielles, ni des ventes fructueuses; ils le sont de la direction de
leur vie. Si le succès leur arrive, ils ne se laisseront pas griser
par lui; ils ne lui sacrifieront jamais cette entière sincérité dont
aucun avantage extérieur ne peut remplacer l'intime contente-
ment. La nature, à l'étude de laquelle ils se sont voués, ne sau-
rait les tromper, et en dépit des chefs-d'œuvre qu'elle a déjà
inspirés, il n'est pas à craindre que la source à laquelle on a
tant puisé soit jamais tarie : elle seule est pure, elle seule est
inépuisable.
Emile Michel.
LA VIE FINISSANTE
DEUXIEME PARTIE (1)
Les matins de première communion et les malins de conlir-
mation, on voit, dans les villages, des petites filles tout en blanc
qui portent avec une joie circonspecte leur première robe
longue. Elles ont de hautes ceintures aux bouts flottans qui
marquent leur corps puéril d'une cambrure de femme. Elles ont
une couronne de roses blanches sur la tête et elles font des
gestes nouveaux, pleins d'une grâce mièvre, pour retenir autour
d'elles leurs voiles que le moindre vent fait s'envoler, avec les
fleurs claires des pommiers et des cerisiers, dans le même souffle
fragile. On voit aussi des petits garçons habillés de vêtemens
neufs taillés à la manière de ceux de leur père, dans des pièces
de drap sombre. Et ils vont sagement, en se montrant les uns
aux autres leur brassard de ruban blanc où quelques-uns ont
des franges d'or.
Ce matin-là, les petites filles et les petits garçons qui devaient
être confirmés passèrent en théories nombreuses: il en arrivait
de quelques paroisses voisines. Ils étaient conduits par leur curé
et ils récitaient le chapelet. Ils avaient beaucoup marché en
se gardant de la boue des chemins, et leurs parens formaient
autour d'eux une escorte pieuse. D'autres apparaissaient sur les
(1^ Voyez la Revue du 15 juin.
LA VIE FINISSANTE. 79
portes, dans le village, isolément; et les mères de ceux qui
venaient de la cantpagne veillaient attentivement à leurs pas,
dans les sentiers, à cause des épines des haies, des ronces, des
prunelliers, et des longues branches de rosiers sauvages qui
accrochent et peuvent déchirer...
A l'église, debout dans le chœur. Monseigneur, tout habillé
d'or et sa crosse en main, parla aux enfans des fleurs, qui, du
matin au soir, se tournent vers le soleil, par similitude avec
leurs âmes qui devaient suivre de leur matin à leur soir la
lumière surnaturelle de l'Esprit divin. Des rayons, dans le vitrail,
irradiaient la figure ronde et chifTonnée d'an tout petit bébé.
Son bonnet, fait de trois pièces cousues à la mode ancienne,
semblait orné de turquoises miraculeuses, d'améthystes, de
topazes et d'émeraudes.
Le soleil jetait aussi des taches admirables aux ais mal joints
de la porte; il attachait sa gloire à d'humbles choses; il avan-
çait à travers le ciel dans sa course magnifique et il se jouait à
pâlir les petites flammes des cierges.
L'abbé Andrau monta en chaire pour répondre à Monsei-
gneur; il parut au-dessus de la foule, pâle et plein d'angoisses,
pareil à un crucifié. Il présenta son village — cela doit se faire
ainsi; — il avait beaucoup veillé la nuit dernière pour compo-
ser son discours; il l'avait écrit tout entier sur une feuille étroite
et il ne retrouvait plus la justesse des mots à travers son écri-
ture habituelle.
Après la cérémonie, tandis que des prêtres chantaient encore
des versets pour la paix éternelle des morts, les hommes com-
mencèrent de sortir. Ils s'étaient massés au fond de l'église
comme les dimanches, la cérémonie leur avait paru longue.
Leurs pas inégaux, et ralentis à cause même de leur hâte à vou-
loir sortir en nombre, faisaient sur les dalles un bruit pareil au
bruit des eaux qui s'écoulent parmi des pierres.
A la maison de briques rousses, la pauvre vieille M""" d"Ani-
zac, sans atours, attendait dans son grand fauteuil les jeunes
femmes et M"" Clarisse. Elle^était lasse comme les autres jours;
elle avait terminé ses prières du matin, elle s'ennuyait de ne voir
encore revenir personne et elle en voulait un peu, dans une sorte
de jalousie sénile, à l'église qui gardait son monde si longtemps
et à M'^* Clarisse qui s'y attardait sans cesse. Elle acceptait mal
80 REVUE DES DEUX MONDES.
ses fonctions de marguiilière; elle croyait que M'^* Clarisse lui
préférait ses fleurs dorées et ses autels.
Un joyeux Angchis s'envola des cloches, il fut comme un
rythme aérien sur la marche des gens qui s'en allaient. Anna
sentit son simple cœur tout à la fois s'ouvrir et se serrer. C'était
l'émotion complexe et douloureuse qui se dégage des joies col-
lectives et des sonorités qui l'étreignait obscurément. Mais elle
ne le savait pas ; elle croyait que c'était d'avoir vu des femmes
avec leur mari et leurs enfans bien contens ensemble.
M""" d'Arazac pensa aux petites filles en blanc qu'on fêterait
tout le jour dans les maisons voisines ; elles étaient en tout sem-
blables à ce qu'elle avait été elle-même en son temps. Elles pas-
saient par le même chemin, avec leurs fronts encore luisans de
l'onction sainte, l'onction faite en forme de croix avec le saint
chi'cme, l'onclion très ressemblante à cette autre que l'on reçoit
près do la mort. M""" d'Arazac regarda ses pieds, faibles désor-
mais, presque inutiles et qui pesaient à cette heure sur un cous-
sin, elle regarda ses longues mains où les veines grises inscri-
vaient des signes mystérieux et effrayans... Ses pieds et ses
mains recevraient bientôt, comme son front et le front des
enfans, cette onction suprême. Elle s'attristait, elle eut peur
brusquement que l'espoir de vivre encore ne mourût en elle
avant elle-même.
Dans l'après-midi, quand la voiture de Monseigneur, qui s'en
retournait, passa à nouveau devant la porte de la maison de
briques rousses. M"" d'Arazac, qui était assise là, suivant sa cou-
tume, voulut se lever. Les jeunes femmes la soutinrent ensemble;
et Monseigneur, ayant fait arrêter la voiture, les bénit d'une
grande croix tracée dans l'air pour elles seules et le vieux seuil
résistant.
Ce soir-là, l'abbé Andrau, qui avait accepté de dîner chez
M""' d'Arazac, s'en vint un peu tard fermer l'église. La petite
lampe du sanctuaire et d'autres, devant la Sainte Face, Notre-
Dame de Lourdes et saint Martiji, Ifrûlaient à des hauteurs iné-
gales. Quelques-unes étaient do verre rouge; leurs petites
flammes immobiles, inaltérables, répandaient avec une lueur
étroite une étrange force de sérénité et d'éternité. Les fleurs et
les branches de la veille agonisaient parmi les rigidités durables
LA VIE FINISSANTE. 81
des bouquets artificiels et elles exaltaient dans l'ombre leur
esprit puissant et fugitif, leur esprit de fraîcheur et de parfum,
avant de se flétrir entièrement.
L'abbé regarda les chaises et les prie-Dieu encore en
désordre ; ils se heurtaient tournés dans tous les sens, ils enva-
hissaient le passage; il y en avait de renversés à demi et d'autres
tout à fait par terre. Quelques-uns amoncelés paraissaient
s'étreindre comme immobilisés en pleine lutte ; l'abbé se fraya
un sentier parmi le désordre des chaises. Il avançait pénible-
ment à cause des grandes ombres mal déterminées par les veil-
leuses ; il éprouva une lassitude et un ennui. Cette pensée lui
vint que les chaises de l'église gardaient quelque chose des âmes
de ceux qui s'y étaient agenouillés, de ces âmes sérieuses,
diverses, et violentes, qu'il fallait mener au ciel à travers les
passions humaines et les austérités difficiles de la vertu. Les
prie-Dieu des enfans qui avaient été confirmés le matin se tenaient
tout comme le matin sagement tournés vers l'autel et bien ali-
gnés; ceux des petites filles à gauche, ceux des petits garçons à
droite, séparés par l'intervalle prescrit. Il se demanda combien
de temps encore ces enfans garderaient leur intacte blancheur
de ce jour. Il s'agenouilla pour prier sur la première marche de
l'autel, mais des figures se levaient à demi dans l'ombre autour
de lui indistinctement. C'était la grande fatigue des jours précé-
dens et des dernières nuits sans repos qui se traduisait en visions
étranges et douloureuses. Sa prière s'égarait. Il appuya sa tête
contre le marbre de l'autel ; il serrait ses mains l'une à l'autre
pour essayer de retenir son âme ; mais il n'en avait plus la force
physique; et, étant simplement épuisé, il se croyait tenté par
quelque esprit mauvais...
Il se leva pour rentrer. Les grosses clefs de l'église gémirent
à leur ordinaire dans les vieilles serrures rouillées des portails.
Un rossignol commença de chanter dans le beau calme, sous
les étoiles, au loin.
Devant la petite porte du presbytère, l'abbé Andrau trouva
sa sœur qui causait avec la jeune M""" Mauvezens et son mari.
La jeune M""" Mauvezens portait son poupon entre ses bras parce
qu'il ne voulait pas s'endormir et elle s'écartait parfois de la
causerie pour le bercer en le promenant.
TOMK IXXIV. — 1906.
82
REVUE DES DEUX MONDES.
XI.
L'ombre commença do voiler les lumières magnifiques du
coucliant. Les belles couleurs s'assombrirent par degrés et la
fête des soirs de soleil mourut. Alors, au bord de la route, les
arbres de triomphe, les opieux ornés et couronnés, apparurent
moins tristes que dans la force du jour impuissante à les faire
germer désormais. On les avait abattus dès le matin ; ils gisaient
dans la poussière.
Un homme qui allait par la route, lourdement, à la faconde
ceux qui portent en eux des pensées difficiles, regardait les
arbres avec attention et il se penchait un peu pour mieux les
voir, tout en marchant. Quelques-uns avaient été coupés dans
un petit bois à lui; il savait lesquels; il les reconnaissait et il
comptait les reprendre dès le lendemain. Mais cette idée lui
vint que ce bois vert ne serait bon à brûler qu'à l'automne, alors
il chercha s'il n'y aurait pas d'ici là quelque chose de mieux à
en faire. Il ne trouvait point ; d'autres préoccupations le tenaient
entièrement.
Dans le temps qu'il se penchait sur les arbres, le fils Des-
piau, écartant des deux mains les pointes fines de la haie,
cria :
— Hé ! Tournetz.
L'autre leva la tête pour voir qui l'avait appelé et il regar-
dait derrière lui et en avant, à droite, à gauche. Et ayant aperçu
Despiau, il s'approcha de la haie :
— Que fais-tu là?
Despiau lui montra un petit cheval qui paissait dans le carré
de prairie.
— Voilà, j'essaye de le prendre; c'est l'heure de rentrer.
Mais, ce soir, ça n'allait pas; le cheval faisait le fou. Despiau
parlait brièvement, avec un peu de peine. H avait couru, il était
essoufflé, et sa poitrine souffrait à s'emplir trop vite et trop pro-
fondément de l'air léger du soir. Tournoi/ lui offrit de l'aider; il
accepta. Le cheval recommença de faire par la prairie desvoltes
brusques pour échapper aux hommes; cependant, comme il
•tendait le cou, ralenti par quelques brins d'herbes, dans une
envie do les gagner au passage, Tournetz parvint à saisir le bout
de longe qui pondait au licol. Ils descendirent vers le village.
LA VIE FINISSANTE. 83
Derrière eux, les petits sabots du cheval sonnaient régulièrement
sur la route. Despiau demanda :
— Tu reviens de là-bas?
Et il faisait signe de la tête du côté de la maison de Gèbes le
tailleur, Tournetz répondit :
— Oui.
Alors Despiau voulut savoir s'il se décidait à se laisser por-
ter sur la liste d'opposition. Gèbes était le chef du parti, bien
que conseiller sortant. Il croyait savoir de source certaine que
M. Mauvezens pensait le rayer de sa nouvelle liste. Et d'ailleurs
il en avait assez d'être un simple conseiller municipal, de ceux-
là qu'on n'écoute pas parce qu'ils ne sont jamais de lavis de
tous. Il lui fallait mieux. Il comptait se présenter cette fois
contre M. Mauvezens comme candidat à la mairie et il cher-
chait à se composer un conseil influent.
Dans le village et la campagne, plusieurs marchaient avec
Gèbes. Quelques-uns le trahissaient, d'autres allaient de lui à
M. Mauvezens, indécis, entraînés par des intérêts complexes et
variables. Gependant le fils Despiau faisait carrément de la pro-
pagande pour lui; il aimait à se donner quelque avantage et aussi
il souffrait difficilement les beaux chevaux du fils Mauvezens.
Gela lui déplaisait également que M™*" Mauvezens s'obstinàt à
garder son épicerie malgré leur fortune croissante. Elle en fai-
sait grand état; elle l'avait peu à peu agrandie et transformée
en une façon de magasin général, ce qui diminuait considérable-
ment l'importance de celle que M. et M"" Despiau tenaient avec
moin&de faste. Et il y avait encore une autre raison: Elie Despiau
allait volontiers chez M. Gèbes, à cause de sa fille Marguerite-
Glaire qu'il trouvait jolie.
Tournetz répondit que, tout compte fait, il ne se laisserait
pas porter sur la liste d'opposition. Il s'expliqua : lui aussi élait
conseiller sortant. Dans les quatre années qu'il avait passées au
conseil, il n'avait cessé de contrecarrer M. Mauvezens, mais dans
l'ombre, sans le heurter de front.
— Je lui dois deux mille francs et je ne pense guère les lui
rendre encore.
Gette dette l'avait beaucoup gêné tout le temps pour dire ses
façons de penser.
— Tu comprends, il aurait eu tôt fait de me les réclamer si
j'avais crié trop fort.
84 REVUE DES DEUX MONDES.
Il se déchargea des faiblesses dont on laecusait dans le parti.
C'était à cause de cette dette quil n'avait pas pu insister lorsque
M. Mauvezens n'avait pas voulu faire construire une salle de
danse, non plus que lorsqu'il s'était agi des chemins vicinaux,
ou de l'institutrice tout dernièrement. Il avait pris grand'peine à
le ménager, il ne voulait pas perdre à présent d'un coud le fruit
de ses habiletés.
— Il me raye de sa liste, moi aussi, je le sais, et il fait bien.
Nous ne pouvons pas être d'accord, ça, c'est sûr. Mais je ne veux
pas tout de même avoir l'air trop contre lui
Il haussa les épaules : M. Mauvezens n'avait aucune influence
en haut lieu; tout le monde se moquait de lui, il n'obtenait jamais
rien; on en avait assez. — Il riait, sa pipe à la main, en culbutant
dans l'air, par des gestes vagues, le maire et les conseillers. Ce-
pendant, malgré sa certitude d'un succès, il ne se présentait pas
avec la liste adverse à cause des deux mille francs. Mais il croyait
avoir trouvé un moyen de tout concilier. Il venait de présenter
à Cèbes son frère.
— Théodore, tu sais bien.
Et comme l'autre comprenait mal, il se mit à dire :
— Je serai conseiller à sa place... Il ne sait jamais ce qu'il
veut; il me consulte sur tout; il fera au conseil ce que j'aurai
décidé.
Et comme, de cette façon, il ne figurerait pas sur la liste, il
comptait que M. Mauvezens ne réclamerait pas son argent.
Despiau approuva. Ils se turent; ils ne savaient plus que se
dire. Ils pensaient diversement à des choses pareilles et ils ne
s'inquiétaient que d'eux-mêmes en paraissant s'intéresser au bien
de leur village. Ils ne sentaient entre eux aucune solidarité véri-
table. Ils ne désiraient point que les autres fussent heureux; ils
n'y pensaient guère. Et quand môme ils y auraient pensé, ils
n'auraient su peut-être trouver aucun lien entre leur bon désir et
les élections prochaines. Ils n'avaient que des ambitions, des
intérêts, des rancœurs. La vie politique est faite de tout cela dans
les villages.
Les deux hommes se serrèrent la main. Dans le temps qu'ils
allaient se séparer, Jacques Dauglas apparut au détour d'une
ruelle ; c'était un beau garçon d'environ trente-cinq ans, intelligent
et silencieux, et qui ne se mariait point, disait-on, à cause de
Félicie sa voisine. Il portait des outils sur son épaule; Tournetz
LA VIE FINISSANTE. 83
l'arrêta, voulant à toute force lui faire prendre quelque apéritif.
Mais l'autre se dégageait doucement, avec fermeté. Il n'avait
pas envie de boire; c'était tard; il avait encore à faire chez lui,
avant la nuit «lose. En réalité, c'était qu'il ne voulait point
se mêler à ceux qui faisaient les élections et puis, avec Tour-
netz, il pensait toujours à des choses anciennes... Il se remit en
chemin. Il allait d'un beau pas à la fois puissant et léger, comme
de qui porte en ses membres la jeunesse avec l'équilibre des
proportions exactes. Il allait au-devant de la nuit par la route
montante.
Tournetz entra au café Larroques, qui était celui de 1 opposi-
tion, et Despiau s'en fut, un peu plus loin, jusque chez lui.
Au seuil de l'épicerie, sa mère et Anna Soulé s'entretenaient
de choses et d'autres.
Elie ayant passé pour mener son cheval à l'écurie, M™^ Despiau
se lamenta de ce qu'il se donnait à la politique. Elle n'aimait pas
ces choses et elle les craignait.
— On se fait des ennemis sans savoir pourquoi.
Elle ne croyait point, pour sa part, que M. Mauvezens fût un
mauvais maire. On le trouvait trop clérical ! Mais il ne l'était
point tant que cela! bien au contraire! elle pensait qu'il aurait
mieux fait son salut à l'être davantage.
Anna dit qu'il se pourrait bien qu'un mariage se trouvât dans
cette affaire :
— Jacques va beaucoup chez les Cèbes. On commence à le
dire par le village. Et il y a là-bas Marguerite-Claire qui ne lui
irait pas mal, ce semble.
M"* Despiau hocha la tête; elle ne croyait point qu'on la lu"
donnerait.
— Voyez-vous, on l'attire à présent parce qu'on en a besoin ;
après, on lui dira de s'en retourner. Elle est tron demoiselle pour
nous, Marguerite-Claire.
Anna ne trouvait pas... Elie aussi avait bon air. Il y eut un
silence; M""" Despiau soupira comme dans l'attente de quelque
difficulté.
— Allez, il y a des ennuis pour tous par le monde.
Elle ne disait point le plus grand, qui était de voir son fils
si pâle quelquefois et repris de fièvre et de toux à la moindre
fatigue.
Anna répondit qu'elle avait eu aussi sa part de douleurs. Elle
86 REVUE DES DEUX MONDES.
oiïrit à M"' Despiau de lui prêter un livre où il se trouvait
une prière maij^nifique à dire dans, les tribulations et les cha-
grins. Elle en avait autrefois éprouvé lefficacité. Elle se sauva;
elle avait peur dôtre en retard; elle courait gauchement sur la
route avec la préoccupation de ce qu'elle avail laissé mijoler
devant son feu, un neu loin pour que cela ne risquât pas de
brûler.
Des hommes, un à un, et comme venus à un rendez-vous,
étaient entrés au café de ropposition,el ils gardaient devant eux
des verres de bière tout servis qu'ils ne buvaient point en cau-
sant. On n'entendait pas leurs voix sur la place; ils paraissaient
tranquilles ; — et ils préparaient les élections prochaines avec
leurs passions et leurs intérêts, sans voir plus loin et [)renant des
couleurs politiques au gré de leur mécontentement.
Dehors les hirondelles, récemment revenues, striaient le ciel
clair de l'accent bref de leurs ailes.
XII
M"^ Mérens attendait le facteur en haut de la côte près de
l'étang. Son mariage ayant été arrangé tout à fait cet autre jeudi,
lorsqu'elle était allée à Rieul avec le père Despiau dans la haute
jardinière, elle avait pensé, suivant dans son esprit les étapes
coutumières, qu'elle aurait des lettres de son fiancé peut-être
tous les jours. Il ne lui avait pas encore écrit. Alors elle s'était
dit que ce serait sûrement pour ce jour même qui se trouvait
le premier jeudi depuis leur promesse. C'est pourquoi elle atten-
dait le facteur en haut de la côte. Et elle s'émerveillait de voir
combien ce jour était beau, et les petits canards et les oies doux
à regarder sur l'étang parmi les grandes ombres des cyprès du
cimetière.
Comme le facteur montait la côte, sans se presser, en homme
qui sait marcher et s'épargner la fatigue inutile, M"° Mérens
descendit un peu au-devant de lui. Elle faisait comme une qui
cherche des fleurs et elle cueillait, par contenance, des pâque-
rettes et des primevères au bord du chemin.
Quand il lui eut remis sa lettre, dont elle ne pouvait con-
naître encore l'écriture, et qui venait bien de Rieul, elle eut
l'idée de ne pas 1 ouvrir tout de suite, alin de mieux savourer la
joie nouvelle. Simplement elle remonta avec le facteur, de son
I
LA VIE FINISSANTE. 87
pas tranquille, en causant un peu de menus faits quelconques, et
elle arrangeait son petit bouquet. Le facteur, ayant pris congé
d'elle, entra au presbytère. Elle déchira l'enveloppe. La lettre
disait : « Si vous voulez savoir... allez à Toulouse... samedi... à
l'hôtel d'Auvergne... » Elle n'était pas signée. Elle était toute
pleine de fautes d'orthographe, faites à dessein, aurait-on dit.
Elle apportait sa lâcheté sur un papier misérable, si flasque et
étriqué qu'il se coupait aux plis comme celui des lettres que
certains pauvres vont montrant de porte en porte et qui attestent
des maux incurables et des tares effrayantes.
]\r'^ Mérens la déchira en tout petits morceaux, si bien que
sur chacun il ne se pouvait voir même une syllabe en entier,
et elle les jeta dans l'eau de l'étang. Les remous que font en na-
geant les oies et les canards repoussèrent les fragmens le long
du mur, et sous les broussailles d'un côté du chemin. Ils lui-
saient joliment comme les petites plumes blanches. M'^® Mérens
les regarda passer sur le reflet obscur des cyprès. Elle les suivait
des yeux sans le vouloir, ne sachant plus à quoi penser, ayant
une certitude que son fiancé serait véritablement le samedi avec
sa maîtresse à cet hôtel d'Auvergne.
Des hommes apparurent à la croix. Ils se rendaient à pied à
Rieul pour la foire, mais surtout parce qu'on y devait tenir des
parlotes dans les cafés pour les élections.
M'^^ Mérens ouvrit une ombrelle claire et elle se reprit à
cueillir des fleurs, — des fleurs sur la haie, cette fois, de grandes
fleurs de pommier sauvage et d'églantine, qu'elle se donnait l'al-
lure de vouloir par longues branches, comme pour composer
avec soin une gerbe destinée à quelque beau vase à mettre en un
lieu de prédilection.
Ils la saluèrent en passant. Elfe répondit à leur salut, gen-
timent, avec un air de gaîté. M'^° Mérens se gara au bord de la
route. Des jardinières qui se suivaient passèrent au trot fou de
leurs chevaux étroits, sans beauté réelle et pleins de sang foui
do même. Des gens riaient sur les banquettes, d'autres s'étaient
mis derrière. Ils allaient par la descente, emportés dans le bruit
violent des hautes roues, secoués aux cailloux du chemin et en-
vironnés d'une belle poussière.
Tout cela prenait la route, en se hâtant.
La mère de Félicie passa avec son mari. Ils emportaient dans
un grand panier, avec de la paille dans le fond, un agneau qui
88 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était cassé la patte ; ils espéraient le vendre à quelque boucher.
Tournetz et sa femme passèrent aussi. Et d'autres. M"* Mé-
rens les regardait sans bien savoir. Elle saluait parfois, en sou-
riant. Et tout ce monde allait étrangement par sa mémoire, à
cette heure.
Elle savait que la mère de Félicie l'avait eue elle-même d'un
amant, à quinze ou seize ans, et non pas de celui qu'elle avait
épousé par la suite. A présent ils vivaient tous ensemble, la
grand'mère et son mari, Félicie qui n'avait point voulu se marier,
et sa fille. Ils cultivaient leur bien ensemble, très unis et soli-
daires les uns des autres, en tout semblables à une famille nor-
male. Et ils étaient heureux, à ce qu'il paraissait. L'ordre non
plus que les choses durables n'étaient-ils donc plus nécessaires
dans la vie, pour le bonheur?
M^'* Mérens trouva avec désespoir qu'il valait mieux être sans
doute une enfant ignorante et instinctive que ce qu'elle était
elle-même, et qu'il ne servait de rien, en vérité, de vouloir à
l'amour des sanctions éternelles et des ornemens délicats. Ce
n'étaient que des façons de souffrir, — les meilleures de toutes,
— et, parce qu'elle les avait prises dans les livres avec d'autres
aspirations fines et subtiles, elle détesta cette instruction qu'elle
avait tant désirée, autrefois, alors qu'elle était aussi presque une
paysanne, chez ses parens, dans un village comme celui-ci,
ailleurs. Et, en fait, elle ne savait point assez pour que ce lui fût
une joie et un affermissement dans la vie, et elle savait tléjà
trop pour être encore simple et de jugement tout à fait droit.
Un jour Félicie avait dit que, dans les premiers temps, quand
elle avait su, sa tante, qui devait épouser Tournetz, s'était fâchée.
C'était juste comme le mariage allait se faire : « Elle m'a
chassée de chez elle, elle ne voulait plus voir Tournetz, et puis,
elle l'a pris tout de même. » Voilà : elle était plus âgée que lui,
et veuve. Ils s'étaient accordés parce qu'elle avait une maison et
une bonne terre, et qu'il était jeune. « Elle l'a pris tout de
même. » Ces paroles se redisaient dans la tête de M"° Mérens,
confusément, malgré elle. Elles gagnaient un sens énorme et
insoupçonné, — comme il arrive à de menus faits, à des actes
vulgaires, qui deviennent sans raison, quelquefois, les signes
invincibles d'un avenir. M"° Mérens décida qu'elle épouserait son
fiancé au plus tôt, — à travers tout, — et non plus pour
asseoir un foyer, suivant son ancien rêve, mais seulement pour
LA VIE FINISSANTE. 89
avoir de l'amour comme les autres, quand ce ne serait qu'en
passant, et par celui qu'elle avait désiré.
Elle s'en fut chez M""" Mauvezens. Il y avait dans le magasin
M. Daurat qui, ayant acheté de menues choses, causait. Il était
hostile à M. Mauvezens. Ils ne s'aimaient point l'un l'autre, et
cependant M. Daurat venait à l'épicerie quelquefois. C'était pour
ne point paraître attacher d'importance aux anciennes disgrâces,
pour se donner un air de les mépriser. Et c'était aussi pour
cacher, sous de petites phrases quelconques, des malices et des
insinuations. M"* Mauvezens n'était point embarrassée pour ré-
pondre, et ils se jetaient ainsi, durant leurs entrevues, des pointes,
sans qu'il y parut grandchose au dehors. Cela leur allait à l'un
et à l'autre, et par là ils étaient près de s'entendre.
M. Daurat disait : — Je vais prendre ma retraite dans deux
ans, et mon fils viendra me remplacer. C'est un grand espoir que
j'ai. Je voudrais le voir ici, où j'ai fait toute ma carrière.
M""® Mauvezens répliqua :
— Ah! mais! cane dépend pas de vous seulement, monsieur
Daurat. Oui, ce serait agréable pour vous qu'il vînt ici pour vous
remplacer, et vous pourriez comme ça rester au village et y finir
vos jours. Vous connaissez tout le monde ici, et, quand on est
vieux, on aime être en famille.
M. Daurat s'appuya au comptoir, comme pour s'installer
plus longuement.
— Ça ne dépend pas de moi seul, c'est vrai, madame Mauve-
zens. Mais je pense que personne ne serait fâché, ici, d'avoir
mon fils, et que l'on se souviendra que j'ai bien fait mon
devoir, toujours, et même avec un zèle que d'autres n'apportent
pas au leur.
Il donna à entendre qu'il n'était point embarrassé pour ob-
tenir des faveurs. Il pensait à son ami le député. M""' Mauve-
zens y pensa aussi.
L'institutrice annonça son mariage. M. Daurat la félicita.
M""^ Mauvezens crut mieux faire de l'embrasser.
M"' Mérens passa aussi chez M""" Leibax et à la maison de
briques rousses.
Les voix du village avaient déjà partout annoncé ses fian-
çailles, depuis longtemps, mais on ne lui en disait rien et on
s'émerveillait de la bonne nouvelle comme d'une bonne nouvelle
inattendue.
90 REVUE DES DEUX MONDES.
La journée avançait vers son midi, dans sa magnificence
paisible.
M"' -Mdrens s'avisa qu'elle aurait dû passer chez monsieur le
curé. Mais elle n'avait pas envie de le voir. Que lui dirait-elle?
Les prêtres ne comprennent rien à l'amour. Et elle voulait con-
naître l'amour. Elle allait connaître l'amour.
Elle eut une sensation de plaisir et presque d'orgueil, — si aiguë
et profonde que c'était comme une défaillance. Et ce fut sa joie.
Elle jota sur son lit ses fleurs fanées — les fleurs du prin-
lonips se fanent plus vite que les autres, et entièrement, d'un
coup.
XIII
M""* d'Arazac a sa chambre au premier étage, dans sa vieille
maison de briques rousses. Tous les soirs, quand il est neuf heures,
elle y monte, appuyée au bras de JVF^ Clarisse, quelquefois au bras
d'Anna. A cette heure, elles sont toujours seules dans la maison.
Justine, qui très fréquemment y vient à la journée, est déjà
repartie depuis longtemps.
Honoré, l'homme qui travaille le jardin et que l'on fait dîner
le soir, s'en est retourné lui aussi. Elles sont seules. Le canari
s'est endormi, et le cœur de la vieille horloge est le seul bruit
étranger à leurs mouvemens qui leur tienne encore un peu
compagnie avant le sommeil.
Elles font leur prière ensemble, ici ou là.
Quand M""* d'Arazac est plus fatiguée, c'est autour de son
fauteuil: M'"" Clarisse et Anna à genoux par terre, appuyées bien
droites à l'épaulier de quelque chaise. Mais, quand M""" d'Arazac
se trouve un peu mieux, elle vient jusqu'au corridor et elle s'age-
nouille à demi sur un vieux prie-Dieu aux coussins de velours
jaune. Elle se tient volontiers là parce qu'il y a de l'air, môme
dans le plus fort de l'été. Et s'il fait froid, l'hiver, et dans le prin-
temps encore dont toutes les soirées ne sont pas bonnes, elle va
s'agenouiller à la cuisine sur une chaise basse à haut dossier,
tout près de l'ûtre, et les autres la suivent.
C'est M"* Julio qui récite ordinairement la prière. La prière
serait courte, si elle n'y ajoutait des oraisons de dévotion au
Sacré-Cœur de Jésus, à saint Joseph, et pour les malades, les
mourans, et les âmes du Purgatoire.
LA VIE FINISSANTS. 9!
Elle prie les mains jointes et les yeux fermés, rigide et re-
cueillie. Elle dit à la fin le « Souvenez-vous » qui est une prière
à la Vierge composée par saint Bernard et enrichie d'indul-
gences. Quand elle arrive à la phrase: « Me voici à vos pieds
gémissant sous le poids de mes péchés, » elle dit : « Me voici...
gémissante, accablée, sous le poids énorme de mes péchés. »
C'est petit à petit qu'elle a pris cette coutume de changer un peu
sa prière. Elle ressent tellement jusqu'au fond de l'àme sa piété
qu'elle a voulu s'humilier mieux. Elle croit ainsi qu'elle donne
plus d'amour. Et cela émerveille en vérité de penser au « poids
énorme » des péchés de M'^^ Julie. Les péchés de M"^ Julie tien-
draient à l'aise dans le creux de la main. Cela est tout à fait sûr.
Et, s'il en était autrement, ses yeux ne seraient point restés si
jeunes, si présens, si occupés aux petites choses...
Quand M™^ d'Arazac monte par l'escalier de bois sonore, il
fait connaître le nombre de ses pas à toute la maison, à cause de
son cri sous la canne qu'elle appuie à chaque marche. Il y a sans
doute des poussières menues qui se détachent du vieux bois,
lorsqu'elle passe; peut-être, dans les coins, des toiles d'araignées,
mais on ne le sait point, on ne les voit pas. C'est comme dans
la vie, où de petites choses s'en vont, jour par jour, et ils sont
bien peu ceux qui y prennent garde.
La porte de la chambre de M""^ d'Arazac s'ouvre au milieu
d'un second corridor tout à fait pareil à celui d'en bas et qui y
correspond de tous points, avec deux fenêtres au-dessus des
deux portes de l'autre, une sur la route, une sur le jardin, et
tout plafonné de poutrelles un peu irrégulières, comme celui
d'en bas. Des images y sont suspendues au mur, par places,
avec symétrie : une gravure espagnole de sainte Philomène dans
un cadre noir fileté d'or, et si empli de poussière qu'il faut
l'éprouver avec le doigt pour retrouver l'ancien vernis, le fond
est entièrement rosé et la sainte, à genoux dans sa prison une
palme à la main, attend avec allégresse l'heure de son martyre;
une gravure française du temps de l'Empire venue de Paris on
ne sait plus bien quand, et qui représente « la Ruine et le
désespoir de l'Enfant prodigue, » et d'autres. De petites bètes
montent et descendent sous le verre mal enchâssé...
Sur un bahut, des prunes se conservent, encore fraîches sous
leurs rides innombrables.
Un petit CErist janséniste, les mains élevées, a été posé là
92 REVUE DES DEUX MONDES.
sur une tablette haute, et de petits vases dorés sont auprès de
lui, mais on ne pense jamais à. y mettre des fleurs. Un bras du
Christ s'est trouvé cassé par quelque choc ancien, et M"® Clarisse,
pieusement, voici déjà de longues années, l'a entouré doucement
d'un fil qui le rattache à l'épaule et qui a pris le ton de l'ivoire
vieilli, si bien qu'on le distingue à peine.
M"® d'Arazac est presque assise dans son lit et point cou-
chée comme les jeunes qui respirent facilement. Elle a deux
grands oreillers qui la soulèvent et elle dort, parmi ses rideaux
blancs écartés, les mains sur son drap et la bouche entr'ouverte.
Quand elle s'éveille, elle se plaint et elle prie.
Elle a au mur un reliquaire où se trouvent des reliques de
plusieurs saints et elle le regarde en se rappelant leurs vies
qu'elle connaît bien.
Autour, un grand chapelet est retenu par des clous. Il y a là
aussi un bénitier de porcelaine peinte qui représente un ange
portant une coquille et une image de la Sainte Vierge avec son
Enfant Jésus.
Les figures célestes lui tiennent compagnie, mieux encore la
nuit que le jour, et il lui arrive de se sentir si faible et petite
créature qu'elle s'abandonne mentalement aux bras de son ange
gardien, comme autrefois aux bras de sa mère.
Le rosaire au poignet et ses scapulaires sur la poitrine et
dans les épaules, elle n'a pas peur. Elle a confiance. Mais elle
voudrait bien reprendre quelques forces encore et vivre jusqu'à
un âge plus avancé.
Elle pense quelquefois aux Dario qui sont ses humbles et an-
ciens amis. Ils sont plus vieux qu'elle et ils vont encore à l'église
et ils viennent encore la voir, de temps à autre. Ce lui est une
grande espérance toute voisine.
Il arrive aussi à M™" d'Arazac, certaines nuits, de trouver les
heures infiniment longues et vides. Son esprit est éveillé à demi.
Il confond les temps et les événemens dans l'attente imprévue
de quelque chose de nouveau. L'espj-it de M""" d'Arazac se re-
trouve tout à fait comme à la première aurore de la jeunesse,
alors qu'on commence à concevoir l'amour, qui est la chose pro-
chaine, mais qu'on le craint un peu et qu'on ne le voudrait
point tout de suite. A présent, c'est la mort qui sera l'amour.
C'est la seule chose nouvelle que l'esprit de M"' d'Arazac puisse
LA VIE FINISSANTE. 93
attendre dans son angoisse et son espoir de l'avenir qui est de
tous les âges. Et, mal éveillée, il lui arrive de se sentir en repos
et contente, ne sachant plus si c'est l'amour, la mort.
Il se passe bien des choses mystérieuses et profondes dans les
vieilles têtes. Et de là vient leur beauté.
La maison de briques rousses est comme une âme fermée
qui ne se livre point au dehors. La seule part de vie extérieure
et en quelque sorte publique qu'elle ait encore, c'est des fleurs
dorées de l'église, des cierges, des nappes d'autel qu'elle lui
vient. La maison conserve ces choses avec douceur. M'^* Clarisse
a pensé qu'elles y seraient mieux qu'aux sacftsties, à l'église
même. Elle n'a voulu laisser là-bas que les choses tout à fait
usuelles. Et, les jours de fête, les beaux bouquets, les grands
cierges de cire, les nappes brodées, tout cela sort de la vieille
maison comme un beau trésor fragile, divinement puéril, qu'on
emporte vers l'église par la route, avec d'infinies précautions.
Puis les fêtes passées, toutes ces choses reviennent prendre leur
place dans les immenses cartons et dans les armoires d'une
chambre où on ne va point d'ordinaire. Et elles gardent dans
leur ombre temporaire et paisible quelque chose de vivant : les
regards et les pensées que le peuple y a attachées durant les
offices.
Il y a encore autre chose de la vieille maison qui s'en va
délie au loin. Tous les printemps beaucoup de nids se bâtissent
sous les tuiles de son toit. Ces nids donnent l'essor à des hiron-
delles et à d'autres oiseaux, et, quand le temps est venu, ils
partent du toit vers l'horizon, comme de bonnes pensées vaga-
bondes.
Les oiseaux sont la jeunesse des vieilles maisons, leur gaîté,
la richesse des tuiles un peu brisées.
]yjme (j'Arazac aime beaucoup les oiseaux de son toit. Elle
n'est point comme M^^^ Clarisse, qui ne veut connaître en fait
d'oiseaux que son canari et ses pigeons.
Les hésitations, les agitations, les propagandes de ce temps
électoral passaient autour de la vieille maison; elle n'en parais-
sait pas autrement inquiétée.
Elle avait vu se faire et disparaître bien des maires. Aucun
d'eux n'avait sensiblement augmenté, ni diminué, la part de
bonheur et de souffrance de chacun dans le village. Il importait
94 REVUE DES DEUX M0NDE3.
peu, en vérité, que ce fût l'un ou l'autre. Cependant, elle était
sans doute comme toutes les vieilles gens qui inclinent plus
volontiers vers ce qui a été, que vers ce qui sera.
M"* d'Arazac blâmait Gèbes de son ambition nouvelle,
M"' Clarisse aussi, mais il n'entrait aucune vue politique dans
leur appréciation. C'était seulement parce qu'il leur semblait que
Cèbes aurait bien pu rester conseiller municipal, avec M. Mau-
vezens comme maire, selon qu'elles s'étaient accoutumées à le
voir. Elles auraient trouvé tout simple que chacun restât à sa
place, content et en paix avec soi et les autres.
XIV
Au soir du dimanche 6 mai, jour des élections municipales,
dans la salle de la mairie, M. Mauvezens, avant de procéder au
dépouillement du scrutin, appuya ses deux rnains à la table et
se leva pour dire quelques paroles. Il chercha un moment des
mots propres à bien traduire sa pensée et, ayant trouvé, il dit :
— Quels que soient les élus, il faut qu'après le résultat on
oublie tout et qu'on soit unis comme avant.
C'étaient là des paroles simples et qui lui ressemblaient d'être
pleines de bonnes intentions et de faiblesse. M. Mauvezens n'ai-
mait point les haines, ni les inimitiés ; il craignait toute lutte et
il le disait ingénument. Il eût souhaité plaire à tout le monde,
contenter chacun ; il changeait facilement d'opinion, mais, toute
énergie lui faisant défaut, il ne récoltait pas pour lui-môme la
sympathie qu'il semait sur les autres, parce que les foules ne
veulent aimer que les forts. Sa femme et son tils portaient aussi
à sa popularité une ombre grave. Son fils, orgueilleux et cassant,
blessait facilement les uns et les autres, et, en aucun temps, —
non plus qu'ils ne s'attachent aux faibles, — les foules n'ont
plié volontiers sous les occultes régences de femme.
M. Mauvezens savait tout cela, il en souiïrait, et, dans le mo-
ment de violer le secret de l'urne, il avait peur de perdre la
mairie, lui qui n'allait plus à la messe depuis quelques années,
dans l'intérél de son intlueuce à la préfecture.
Les paroles de M. Mauvezens tombèrent dans le silence avec
une dignité qu'elles empruntaient à l'heure décisive et attendue.
Il y avait peu de gens dans la salle, et généralement pas les
cîindidals. Quelques-uns, qui se tenaient au fond, sortirent l'un
LA VIE FIMSSAXTE. 95
après l'autre, isolément, sans bruit. Au dehors, plusieurs
hommes fumaient en devisant. Quelques-uns faisaient des pro-
nostics, mais la plupart s'entretenaient d'une rixe qui avait eu
lieu la veille, à la tombée de la nuit, à cause d'un fossé mitoyen,
entre Gapéran et Pierrett son voisin, homme plus âgé que lui,
mais très fort et violent... Sans doute ils iraient devant le juge
de paix à Lombez, mais Gapéran, qui avait manqué recevoir
un coup de bêche en pleine tête, disait qu'il voulait porter sa
plainte plus loin que ça et faire venir les gendarmes.
M. Mauvezens et ses assesseurs, ayant fait consciencieuse-
ment leur travail de dépouillement, donnèrent, vers sept heures
et demi, les noms des élus. Une petite pluie fine avait commencé
de tomber; les gens s'étaient en partie dispersés dans les mai-
sons avoisinantes ; il ne se fit aucun bruit ; il n'y eut aucune
manifestation. La liste de M. Mauvezens triomphait; dès lors,
on en pouvait augurer qu'il resterait à la mairie ; ses conseillers
réélus l'y maintiendraient sûrement.
M. Gaud passa. Ayant connu les noms des élus, il s'en allait.
Mais, comme il portait sa blouse des dimanches et qu'il était rasé
de frais, il pensait entrer un peu à la maison de briques rousses
avant que de s'en revenir chez lui. Il était très attaché à
M"* d'Arazac et à M'^^ Glarisse ; ils avaient été enl'ans ensemble ;
c'est un grand lien qui va se resserrant avec les années et les
vides que fait la mort. Un peu de sa jeunesse demeurait en elles
et elles-mêmes retrouvaient un peu de la leur en lui. Et puis,
M. Gaud aimait à faire des visites ; il se présentait agréablement
et ses façons touchaient, par une certaine finesse naturelle et
inattendue, aux façons des gentilshommes d'un autre temps. Le
bruit sec du heurtoir sur le vantail de vieux bois gris sonna par
le corridor. Anna accourut ouvrir.
Lorsque M. Gaud entra, M"^ d'Arazac lui tendit la main en
souriant. M'^* Clarisse lui avança une chaise, et elles lui offrirent
le thé. Mais il n'en voulut point; il ne voulait rien. A la longue,
comme M'^^ Glarisse insistait, il accepta une prune à l'eau-de-
vie. M"^ Glarisse en retira trois du bocal où elles se conservaient
dans leur sirop savamment dosé par elle-même et elle les mettait
dans un petit verre. Mais M. Gaud n'en accepta qu'une. Il était
fort sobre et un peu délicat en ce qui concernait Testomac.
M"" Glarisse recouvrit le bocal de son parchemin qui était une
page de quelque ancien psautier où se lisaient encore des notes
96 REVUE DES DEUX MONDES.
de musique sur des paroles latines, des notes carrées rouges et
noires. M"* Clarisse serra le parchemin avec la vieille ficelle;
c'était un geste bien connu qu'elle faisait depuis des années
lorsque quelqu'un venait à la veillée et qu'il fallait offrir quelque
chose. Le parchemin se remettait souvent de travers, et M'^" Julie
par boutade plaisante appelait son bocal « la mal coiffée. »
M. Gaud donna les nouvelles de l'élection : M. Mauvezens et
les siens étaient élus. M"^ d'Arazac et M"* Clarisse s'en ré-
jouirent. M. Gaud ne dit rien; il ne se permit aucun commen-
taire, bien que pour sa part il fût contraire à M. Mauvezens.
M. Gaud, à cause de sa vieille amitié avec M. Daurat qui pen-
dant vingt ou trente ans l'avait accompagné durant qu'il chan-
tait à l'église, ne pardonnait point à M. Mauvezens de l'avoir
repoussé. C'est pourquoi il avait voté avec ceux de Cèbes, — et
par cette considération aussi qu'il était son voisin, — bien que
celui-ci se présentât comme candidat radical-socialiste.
A quatre-vingts ans, le père Gaud s'était fait radical-socialiste
sanssavoir ce que cela voulait dire. Du reste, il chantait encore à
l'église le dimanche et ne partageait aucune des idées de Cèbes
touchant les traitemens des curés. Et c'était un digne homme
que Tordre des choses ne blessait point en tant que société
ou religion, par ceci qu'il avait toujours accompli ses devoirs
de son mieux, sans fatigue ni révolte, et qu'il ne manquait de
rien.
Quand il eut achevé sa prune, M°' d'Arazac le pria de
chanter. C'était autant pour se reposer sans rien dire que pour
entendre la jolie voix fine un peu fêlée de Gaud. Elle se ren-
versa dans son fauteuil et le vieil homme chanta pour elle.
Il chanta quelque chose de suranné qui ressemblait à leur jeu-
nesse ;
Voltigez, hirondelles.
Voltigez près de moi
Et reposez vos ailes
Au faîte des tourelles
Sans émoi.
La voix de M. Gaud s'élevait facilement dans le calme de la
maison; elle tremblait un peu ; il cherchait à donner de l'expres-
sion aux moindres paroles. Il avait fait partie autrefois, à Saint-
Etienne de Toulouse, de la maîtrise métropolitaine. Là, il avait
pris une façon de chanter plus savante; il prononçait avec soin
LA VIE FINISSANTE. 97
les syllabes en chantant et il scandait son chant dans un rythme
didactique.
Voltigez, hirondelles...
Il y avait d'autres couplets :
Votre nid, bâti à ma mansarde,
Votre doux nid me garde.
M™* d'Arazac, les yeux fermés, se reposait en remuant un peu
la tête de droite et de gauche parfois, à la mesure, pour faire
voir qu'elle ne dormait pas... A la vérité, elle en avait envie; les
vieux sont comme les enfans et les douces chansons les en-
dorment.
Ceux du parti vainqueur buvaient à leurs succès gaîment chez
Léandre, dans la salle très éclairée du grand café. Les autres
étaient rentrés dans leur maison, à la faveur du soir, silencieu-
sement. Mais quelques meneurs avaient arrangé de se retrouver
chez Larroque et là, au premier étage, derrière les volets clos,
ils établissaient un plan de réaction.
Vers minuit, les jeunes de l'opposition décidèrent de fonder un
comité de défense républicaine, et deux d'entre eux, Elie Despiau
et Sagéas, furent désignés pour aller le faire agréer par le sous-
préfet de Lombez. Ils savaient que par les temps actuels, comme
en tout autre temps, on ne repoussait point les bonnes volontés.
Puis tout compte fait, on remplaça Sagéas par Tournetz dans
l'affaire de la délégation. Tournetz parlait mieux. Il avait aussi
plus de poids et meilleure allure. Comme il n'était pas là, on
s'en fut le chercher, l'éveiller, pour savoir s'il voulait bien
accepter la mission, et il se trouva qu'il voulait bien. Même il en
était fort content; il n'avait plus personne à ménager, il était
libre: M. Mauvezens, ayant eu vent de sa combinaison contre
lui et poussé par son fils, lui avait fait réclamer ses deux mille
francs, et Cèbes les avait prêtés afin qu'il ne fût pas dit qu'un des
siens demeurât à la merci de l'adversaire. Cèbes les avait prêtés
aux intérêts annuels de 3 pour 100 au lieu que Tournetz les
payait au 5 à lautre. Il l'avait dit bien haut, croyant ainsi
augmenter sa popularité, mais cela lui avait nui parce qu'on
l'avait jugé aussitôt malavisé et peu apte aux bonnes affaires.
On ramena Tournetz au café; en passant, les hommes virent
TOME IXXIV. — 1906. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
que tout était déjà fermé chez Léandre. Et comme ils avaient
beaucoup bu et que le doux air frais de la nuit avait frappé
d'exaltation leurs intelligences obscures, ils cherchèrent à our-
dir, dans le silence, quelque trame lourde et douloureuse pour
se venger de M. iMauvezens. Ils cherchaient et ne trouvaient
point. L'un d'eux cria : « Une jonchée ! » Mais ils ne savaient
point avec quelle femme lui faire la jonchée. On ne lui connais-
sait aucune liaison. Despiau dit : « Une jonchée à sa femme. »
C'était mieux; cela même le toucherait davantage. Mais sa
femme non plus n'avait pas de liaison; elle n'était plus jeune et
elle sortait peu. Elle allait quelquefois au presbytère, ces der-
niers temps surtout, parce que la sœur de l'abbé Andrau ayant
dû s'absenter pour aller soigner sa marraine tombée malade au
village lointain, elle était revenue comme elle le faisait autre-
fois, aider le père Andrau dans le ménage, par bonté d'âme un
peu, et beaucoup parce qu'elle aimait à entrer chez les autres pour
savoir des histoires intimes et se donner un air d'être indispen-
sable. Elle allait quelquefois au presbytère, c'était tout.
Tournetz dit : « Une jonchée avec le curé. »
L'idée plut; aucun de ces hommes ne détestait le curé, même
ils le trouvaient plutôt bon et sympathique; mais il était le
prêtre, le clérical par essence. Ils ne songèrent point à la souf-
france humaine qu'ils allaient lui infliger, mais seulement à ceci
que cette action réhabiliterait la commune, devant l'opinion des
communes voisines, de cette tare dont la marquait la municipa-
lité choisie dans laquelle se trouvait un chantre, Argès et un
marguillier, Ulysse Delpech, et auprès de laquelle Clausette l'or-
ganiste demeurerait sûrement comme secrétaire de mairie.
Sagéas donna des haricots blancs; les autres hachèrent de
la paille dans l'écurie de Despiau. Ils riaient ; leur idée leur
paraissait très bonne, et l'exécution en était si aisée qu'elle en
devenait encore meilleure.
A cette même heure, au loin et tout à l'entour, des forces
pareilles s'agitaient dans des sens différens par toute la France.
Dans son exiguïté et sa simplicité le village portait les dissen-
sions, les lâchetés, les égoïsmes, tous les germes de mort qui
font éphémères et vains les bons désirs, les efforts vers une
entente meilleure, plus large, plus intelligente, qui semblent
quelquefois vouloir aider au difficile gouvernement des Etats.
Les gens du village se croyaient socialistes, radicaux, repu-
LA VIE FINISSANTE. 99
blicains modérés; d'aucuns croyaient s'attacher à une répu-
blique démocratique, d'autres à une république conservatrice.
Et véritablement, ils ne connaissaient point le sens de ces mots,
et ne se battaient pas pour des mots, mais pour des personnes,
'§t non point encore pour ces personnes dans leur individualité
propre et leurs idées, — mais seulement en en faisant acception
dans leurs rapports avec eux-mêmes.
Tournetz, qui était farceur, avec Sagéas, Despiau et Chelles,
le forgeron bossu, semèrent la jonchée entre les maisons voi-
sines qui élevaient sous le ciel leurs toits paisibles aux arêtes
basses, leurs toits, étendus sur des têtes endormies contre le mal
des saisons, et inhabiles à protéger contre les autres peines.
La jonchée partait d'un seuil pour arriver à l'autre, entre
l'épicerie de jVP* Mauvezens et la petite porte du presbytère.
Les haricots blancs luisaient sur la paille hachée. Ils claquèrent
un peu en toml' ni sur la pierre des deux marches à la porte
du presbytère. Mirza, la petite chienne de l'abbé Andrau, aboya
au dedans. Les hommes s'en furent.
Des constellations déclinaient et d'autres montaient sur les
collines. Et les acacias de la placette, qui avaient jQeuri hâtive-
ment dans les dernières belles journées, a-épandaient leur par-
fum tranquille et profond sur la terre humide.
XV
CONFÉRENCE POUR LE MERCREDI 9 MAI. THÉOLOGIE DOGMATIQUE
« ... La grâce: Un don surnaturel que, en vue des mérites
de Jésus-Christ, Dieu fait à toute créature raisonnable pour lui
permettre d'atteindre sa fin surnaturelle... »
La lampe de l'abbé Andrau vacilla et s'éteignit dans le matin.
Alors il quitta sa table de travail et s'en fut pousser les volets
pleins pour voir si le jour avait paru. Une fine clarté douce et
triste entra par la fenêtre; le jour montait dans son indécision
habituelle. Des petits nuages couraient par le ciel; c'était l'heure
où les étoiles se perdent dans un éloigiiement infini. Les coqs
chantèrent à, la ronde, et ils se répondaient et s'excitaient de
proche en proche. Ils clamaient la victoire de la lumière sur les
ombres. Ils clamaient comme des précurseurs, comme des pro-
phètes, dans le temps même de la lutte, alors que la nuit dcmcu-
100 REVUE DES DEUX MONDES.
rait encore dans les vallons creux et les bois et que la lumière
paraissait faible comme une lumière à l'agonie.
L'abbé tira sa table tout contre la fenêtre et, dans le jour
merveilleux qui croissait lentement sur ses mains, il recom-
mença de travailler à sa conférence. Il cherchait, il lisait, et puis
il se mettait à écrire...
« L'homme est in via, en chemin. Quand il sera arrivé au
terme, Dieu, source du vrai et du bien, comblera l'abîme de ses
désirs... »
Le soleil se leva. Il glissait de longs rayons par-dessus la
colline; l'abbé pensa qu'il n'y avait pas d'image meilleure de la
grâce que le soleil.
Des pas de femme se firent entendre sur le préau. Les coups
de la messe avaient sonné à l'heure habituelle et l'abbé Andrau
ayant rangé ses papiers descendit pour se rendre à l'église. Et
dans l'escalier tout blanchi à la chaux et devant l'horloge qui
marquait les heures de sa vie, il pensait à son âme avec un infini
respect et une angoisse, saisi par cette vision de la joie surna-
turelle et pleine qu'il recevrait d'elle plus tard, et la peur de
n'en pas être assez digne.
En bas, la chienne se jeta dans sa robe, avec de grandes
marques d'affection. Il ouvrit la petite porte par où personne
encore n'avait passé ce matin-là, et, sur son seuil, la jonchée se
présenta à lui. Il regarda et il ne comprit pas tout d'abord. Puis
une colère brusque l'emplit; et aussi une haine qu'il n'avait
jamais connue.
Et dans ce même temps le soleil et les arbres lui apparurent
féroces et comme animés d'une vie, en tout ennemie de la
sienne et plus forte. Une grande misère l'enveloppait ; il avait
les mains vides de joies et voici qu'il se trouvait encore des
hommes pour le blesser. Dans sa tête des pensées marchaient
vite, sans ordre. Il désira partir, s'en aller bien loin pour n'être
plus connu par personne. Il désira mourir. Il avait peur d'entrer
à l'église; cependant il poussa la porte. La fraîcheur de l'eau
bénite sur son front lui causa une sensation douce; il traversa
la nef.
Durant le mois de mai il y a beaucoup de femmes dans les
églises aux messes matinales, parce que c'est un temps consacré
à la Vierge. Il lui semblait que les femmes le regardaient plus
curieusement qu'à l'ordinaire. Au fond, il crut voir Germaine
LA VIE FINISSANTE. 101
Lauriol, la tête dans ses mains, et il craignit qu'elle ne pleu-
rât sur lui.
Dans la sacristie, les deux petits clercs jouaient à pousser à
terre des haricots cueillis dans la jonchée comme on fait avec
des billes ; mais quand ils le virent entrer, ils les cachèrent
vite sous leurs blouses.
Agenouillé sur son grossier prie-Dieu, l'abbé Andrau deman-
dait pardon à Dieu de sa colère et de sa révolte. Il disait : —
« Que voulez- vous faire de moi, Seigneur? » Et il répétait cette
prière sans savoir en dire d'autres. Il craignit que quelques-uns
dans la paroisse ne crussent réellement à des relations coupables
entre lui et la femme du maire. L'horreur et la douleur qu'il
en ressentit furent telles qu'il lui parut tomber comme le Christ
au chemin du Golgotha, tout déchiré, sous une croix trop lourde,
contre des cailloux ardus. Il se souvint des paroles qu'il avait
écrites : « L'homme est en chemin dans la vie, » et de celles-ci :
« Le bonheur l'attend non dans ce qui est créé, fini, mais dans
l'infini lui-même... »
Cependant il s'affligeait de ne pas retrouver son exaltation
de tout à l'heure, le bel élan de foi et d'espoir qui avait rayonné
sur lui avec le soleil, la grâce...
Il se revêtit des ornemens sacerdotaux et, son calice entre
ses mains, sous les étoffes précieuses, il monta à l'autel.
Au soir, comme la nuit était revenue entièrement et que la
placette se trouvait déserte, M. Mauvezens s'en vintau presbytère.
II paraissait gêné. L'abbé Andrau le fit asseoir. Ils ne savaient
que se dire. Ils parlaient de choses lointaines. M. Mauvezens se
leva pour s'en aller, et dans le temps qu'ils arrivaient à la porte
il se décida :
— Voyez-vous, monsieur le curé, il ne faut pas vous faire
d'ennui... Ce n'est pas contre vous, la jonchée. Personne ne peut
rien penser de mal à votre sujet. C'est à cause de moi, ce sont
les autres, ceux qui ont été battus hier qui ont voulu se venger.
Mais l'abbé ne croyait pas tout à fait cela. Il hocha la tète. Il
pensait: « Cela m'atteint tout de même. » Ils se serrèrent la
main. M. Mauvezens s'en fut, et il interrogeait la nuit de droite
et de gauche pour voir si personne n'avait pu surprendre sa dé-
marche. Il ne se souciait pas d'aggraver sa réputation de clérical.
102 RE\'UE DUS DEUX MOiNDES.
XVI
Jacques demanda à Félicie :
— Alors, c'est vrai. Tu ne veux pas?
Elle répondit tristement :
— Non, vois- tu. Je ne puis pas.
La nuit tombait. C'était une heure exquise, toute plerae de
parfums. Félicie revenait de coudre chez Francine Noubel, la
femme du métayer de la maison de briques rousses. Elle s'en
revenait par un petit chemin montant, enveloppé d'arbres et de
haies vives. Et Jacques, (jui savait toujours où la retrouver, avait
paru à son côté quand elle ne l'attendait pas.
Au village, on les croyait amans, parce que, quand on les
voyait ensemble, aux foires, ou aux fêtes, ils se regardaient sans
rien se dire avec un air de ne plus rien voir autour d'eux. On
les croyait amans. Cependant, ils ne l'étaient pas encore. Félicie
n'avait pas voulu. Jacques la désirait depuis longtemps, et elle
se refusait toujours.
!1 voulut la blesser; il dit :
— Tu n'as pas parlé comme ça autrefois, à Tournetz.
Elle cria :
— Oh r tu sais bien, je t'ai déjà dit. Je ne voulais pas, moi.
Mais j'étais si jeune. Je ne savais pas. Et il m'a prise.
^lle songea aux jours anciens. Ils se turent. Et ils marchaient
si près Tun de l'autre qu'ils se touchaient à chaque pas.
Le silence était tout empli du bruit des grillons. Il y avait
aussi des rainettes, en bas, dans la vallée.
Jacques reprit :
— Mais moi, je t'aime. Ce n'est plus comme l'autre. Tu peux
vouloir.
Alors elle chercha des raisons. Sa fille Gabrielle qui était
déjà une grande fille... Et puis la religion qui défendait... Elle
était chanteuse à l'église, avec les jeunes filles, elle chantait
avec Gabrielle. Si on venait à savoir? Elle serait chassée, ce
serait une grande honte pour toutes les deux...
— Et puis, il y en a qui croient que tu es mon frère... parce
que la maison de ton père était près de la nôtre autrefois, comme
à présent, et parce que...
Elle n'osa pas dire que c'était parce que sa mère autrefois,
LA VIE FINISSANTE. i 03
se voyant enceinte, avait crié à tous que c'était à cause de Pierre
Dauglas, le père de Jacques. Ce n'était pas vrai. Seulement il
était riche. Elle pensait avoir un peu d'argent en faisant croire
cette chose.
Jacques répondit :
— Et quand cela serait?
Pourtant ils savaient, Fun et l'autre, que ce n'était pas vrai;
qu'ils n'étaient pas frère et sœur.
Félicie voulut dire encore des raisons. Mais elle n'en trouva
pas. Elle ne savait plus. Elle commençait de parler, et s'arrê-
tait, ne comprenant plus le sens de ses paroles.
Dans le fond, elle aussi, elle désirait l'amour. Mais le respect
de Jacques lui avait toujours été très doux, à elle que les autres
respectaient peu à cause de sa faute et de ceci qu'elle ne s'était
point mariée ensuite. Elle ne voulait pas le perdre. Il lui avait
toujours parlé doucement, sans brutalité. Elle avait peur que
cela ne changeât, après... Elle avait peur de bien des choses.
Il étendit un bras derrière elle. C'était parce qu'elle chance-
lait en marchant, comme prise d'ivresse. Une fatigue infinie l'en-
vahissait. Elle ne savait plus. Et à chaque pas, elle jetait sa tête
alourdie sur l'épaule de l'homme.
Il lui dit :
— Tu veux t'asseoir un moment?
Elle fit « oui » d'un signe léger.
Alors elle commença de se laisser aller au désir profond qui
naissait en elle. Ils marchaient lentement, portant déjà leur
plaisir dans cette heure ardente, silencieusement. Il y avait au
ciel de grandes bandes rouges, violentes et lourdes, et entre ces
bandes rouges, d'autres très pâles et comme transparentes, vertes,
fluides, toutes semblables à de l'eau traversée par une lumière.
Mais Jacques ne voulut point qu'elle se reposât dans le chemin.
Au delà de la haie il y avait des champs de blé et un petit
talus d'herbe courte. Il dit :
— Quand il y aura une brèche dans la haie, nous passerons.
Il s'en trouva, une près d'un cerisier sauvage, tout chargé de
petites cerises mûres. Jacques poussa doucement Félicie en pre-
nant garde à la protéger des épines de la haie.
De l'autre côté ils furent très seuls.
Les blés élevés qui paraissaient monter aux nuages par la
colline fermaient tout l'horizon. Et la haie profonde les séparait
lOi REVUE DES DEUX MONDES.
du chemin. Ils furent très seuls, et ils ne savaient plus que se
dire.
Jacques fit asseoir Fe'licie sur l'herbe, contre le petit talus.
Il prit ses mains. Il jouait avec, doucement. Et puis il lui donna
des baisers dans la figure.
Elle ne les lui rendait pas, elle ne savait pas. Elle était très
pure dans ses bras, immobile, contente et éperdue. Elle renversa
sa tête contre l'herbe. Alors il l'étreignit plus fort.
Les blés connaissent des agitations comme des foules. Il leur
arrive de tourner et d'osciller par places sous des souffles in-
constans qui n'enveloppent que quelques tiges. Ils se penchent
et se relèvent, se soutenant les uns les autres, si fragiles, si forts
d'être ensemble. Les têtes des épis dansent comme des rondes
au rythme du vent. C'est ainsi qu'on les voit au bord des che-
mins. Mais d'un peu plus loin, elles paraissent s'enfuir dans un
grand mouvement de houle. Les champs de blé sont beaux et
changeans comme la mer.
Jacques et Félicie arrivèrent au haut du chemin près du
village. Jacques demanda :
— Vas-tu encore travailler demain chez Rosalie? Félicie ré-
pondit que non. Elle pensait être demain à la maison de briques
rousses, mais ce n'était pas tout à fait sûr.
— J'y vais à présent. On doit me dire si on me veut demain
ou plus tard.
Il demanda encore :
— Et comment est-ce que je le saurai?
Elle chercha un peu. Elle dit :
— Hé bien! demain matin, je sortirai de bonne heure. Si tu
es seul dans ton champ, celui qui est près de chez nous, je te le
dirai.
Ils se quittèrent.
Lorsque Félicie se trouva seule, elle s'appuya au petit mur,
près de la vieille croix de fer qui étend ses bras en arrière sur
le clos de M. Daurat. Personne ne passait. Elle se sentait lasse
et toute changée. Elle promena ses mains sur ses hanches, et elle
les faisait glisser le long de sa robe pour en reformer un peu
les plis. Des brins d'herbe s'étaient accrochés dans ses cheveux.
Elle les ôta.
Le soir commençait d'être déjà bien sombre. Et elle eut peur
de ce qu elle avait fait. Elle pensa sincèrement c[ue cela ne lui
LA VIE FINISSANTE. 105
arriverait plus. Demain matin, — oui, demain matin, — elle
dirait à Jacques qu'il fallait que ce fût fini.
. Elle s'en alla vers la maison de briques rousses. Elle ren-
contra Germaine Lauriol qm courait en portant des livres. M. le
3uré lui en prêtait quelquefois. Elle allait les chercher au seuil
du presbytère. Après, elle entrait à l'église. Sûrement elle s'y
était encore attardée, ce soir-là. Elles se saluèrent amicalement,
et Grermaine disparut par le chemin à gauche qui était celui de
sa maison.
j^jme (j'A^razac voulut parler elle-même à Félicie. Anna la fit
entrer dans la salle à manger où ces dames étaient à dîner déjà.
M"' d'Arazac s'entendit avec elle pour le lendemain, et puis
elle se plaignit: ses jambes avaient enflé, elle ne pouvait plus
dormir, elle ne pouvait plus manger. ^P* Clarisse, qui n'enten-
dait pas bien, demanda :
— Pourquoi sonnait-on, tout à l'heure, à l'église? Anna a
dit qu'on sonnait.
Félicie répondit :
— On sonnait parce qu'il y avait une morte.
Cependant M""* d'Arazac parlait d'autre chose. Cela la fati-
guait vite de suivre une idée. Elle avait interrogé Félicie qu'elle
savait assez amie de l'institutrice pour connaître un peu de ce
qui se passait dans le nouveau ménage.
Il y avait près de quinze jours que M"^ Mérens était mariée :
cela avait bonne apparence, à ce qu'on disait.
Félicie se mit à rire :
— Je crois bien que cela a bonne apparence! M. Pouzergues
s'est mis à travailler. Il représente un grainetier de Rieul, et il
va ici et là dans les foires pour placer son grain. Il a acheté un
cheval et une charrette pour faire ses courses; et, quand elle
peut, ils vont ensemble.
Elle commença de raconter :
— Les petites filles disent qu'elle les laisse en classe, des
fois, tout à coup. Elle court dans la chambre à côté où il se tient
d'habitude à lire son journal et à faire ses comptes; et, sans refer-
mer la porte, elle l'embrasse en lui donnant des petits noms.
Elle riait.
M""' d'Arazac hocha la tête.
— Il faut donc croire que cela va bien. C'est tant mieux.
Félicie avait crié afin que M'"" Clarisse pût entendre. Elle
406 REVUE DES DEUX MONDES.
avuit entendu, mais elle ne disait rien. Cette histoire ne lui
allait pas. Il lui paraissait que les petites filles étaient abandon-
nées en des mains bien incapables de les élever.
Elle demanda à Félicie ce qu'on avait fait à la métairie ce
jour-là. Félicie dit qu'on avait battu le « foin rouge, » le trèfle.
On avait aussi commencé de mettre au pré la jument avec ses
poulains.
Félicie se tenait debout, penchée entre les vieux visages, et
elle parlait facilement, avec une bonne voix vibrante. Elle avait
laissé son aiguille pour se mettre à la fenaison ces temps der-
niers, et le soleil l'avait brunie et faite un peu rouge.
A la cuisine, Anna avait préparé un goûter, comme M"* Cla-
risse lui en avait donné l'ordre. Elle aimait bien Félicie, qui
avait toujours été complaisante pour elle. Cependant elle ne
laissait pas de lui parler avec une certaine hauteur, à cause de
sa situation irrégulière.
Elle avança une chaise près de la table. Et dans le temps
que Félicie mangeait, elles causèrent. Anna parlait et écoutait
posément. Elle avait fini de servir ces dames, et elle marchait
par sa cuisine, de la table à l'évier, avec des assiettes et un
torchon de vieille toile lourde entre les mains.
Elle avait entendu ce que Félicie avait raconté dans la salle
à manger à propos de l'institutrice. Elle dit :
— Moi, je crois que ça ne va pas si bien que ça en a l'air.
Quand ça a l'air d'aller si bien dans les ménages...
Quelqu'un lui avait dit que M. Pouzergues avait déjà signifié
à sa femme qu'il entendait passer trois jours par semaine à
Rieul « pour ses affaires. »
— On sait bien lesquelles, mon Dieu !
Elle s'exclamait, comme attristée, bien sincère, encore que
désireuse d'en savoir plus long.
Mais Félicie ne voulait rien dire. Et puis elle oubliait de
causer, elle pensait à autre chose.
Anna venait de lui apporter des cerises dans une corbeille.
Elle s'était souvenue du cerisier sauvage quelle avait vu dans la
haie, tout à l'heure.
Elle avait mangé, elle était moins lasse, la lampe éclairait.
Elle ne lutta plus comme près de la croix de fer quand la nuit
tombait. Elle accepta l'amour. Elle songeait avec une joie vio-
lente qu'elle retrouverait Jacques demain...
LA. VIE FINISSA>TE. 107
XVII
L'abbé Andrau annonça un dimanche du haut de la chaire
qu'une grande statue de saint Antoine de Padoue était arrivée
depuis peu de jours, qu'on l'installerait bientôt et qu'il faudrait
l'honorer par une fête particulière. Il ajouta qu'elle avait été
offerte par une personne de la paroisse qui désirait ne pas faire
connaître son nom, et qu'il recommandait à tous de dire quelque
prière pour ce généreux donateur qui ne voulait d'autre remer-
cîment que celui-là.
Il se trouva que c'était le dimanche dans l'octave de la fête
du Saint-Sacrement. Il devait y avoir une procession après les
vêpres; l'église était ornée, tout égayée par les bannières déjà
sorties, les fleurs d'or sur l'autel, les lumières, les verdures.
Les femmes s'étaient habillées avec soin, et il y avait beau-
coup de monde à l'office.
Plusieurs regardèrent du côté de la chapelle où M'*® Clarisse
se tenait et qui était celle de la Vierge. Les gens pensaient :
« C'est elle et M""" d'Arazac, ou M. et M""' Rivais, ou les
jeunes femmes qui étaient venues pour Monseigneur qui ont
donné cette grande statue à la paroisse. »
Ils étaient habitués depuis dés temps anciens à recevoir des
bienfaits de la maison de briques rousses. Et ils ne songeaient à
personne d'entre eux pour le don nouveau.
Cependant, tout au fond de l'église, dans le coin des fonts
baptismaux qui est un coin propice, enveloppé d'ombre, Cèbes,
le tailleur, se glorifiait en lui-même d'être celui qui avait offert
la grande statue à l'église du village. Personne ne savait que
c'était lui, mais tout de môme il remplissait les pensées, avec
sa générosité anonyme. Et il se sentait exhaussé et attendri de
déchaîner par son acte tant de curiosités respectueuses. Per-
sonne ne le regardait, et pourtant il habitait, en quelque sorte,
sous une figure hermétique, celle du donateur, dans toutes ces
têtes emplies dans ce même temps d'autres images et d'autres
préoccupations. Et il eut dans cet instant la sensation qu'il tenait
entre ses mains la destinée du village.
Un soir, avant les élections, à la nuit close, alors que per-
sonne ne pouvait le voir, M. Cèbes était venu chez l'abb»' .\ndrau
et il avait dit ; <i Je viens vous offrir de donner pour l'égliso
108 REVUE DES DEUX MONDES.
un saint Antoine comme ceux qu'il y a à Rieul, à Lombez, et à
Sainte-Foy-Peyrolière. Vous direz: « Quelqu'un l'a donné, mais
je ne veux pas qu'on sache que c'est moi, parce que... vous le
comprendrez... » Il s'embarrassait. Il offrait la statue pieuse dans
quelque intention, peut-être même dans un espoir politique. Mais
il ne voulait pas que cela tournât contre lui. Avec les idées qu'il
affichait, on aurait mal compris cette largesse à l'église. C'eût été
perdre le bénéfice de son attitude. Il le pensait et n'osait point le
dire. Il aimait mieux ne pas mettre de paroles sur cette néces-
sité d'avoir deux caractères, deux façons d'agir.
L'abbé Andrau accepta la statue. 11 garderait le secret; ce
fut une affaire décidée.
Mais dans les meilleurs desseins, il se trouve des lacunes, et
il n'est d'esprit bien avisé qui ne mette parfois en oubli des
choses bien importantes...
Gèbes n'avait point pensé au piédestal.
L'abbé Andrau jugea qu'il serait grandement indiscret de
lui en parler présentement, alors qu'il venait de faire une dé-
pense et de subir un échec au conseil municipal. Et cette idée lui
était venue de mettre de côté pour le socle quelques piécettes
qu'il avait encore et de faire une petite quête chez les meilleurs
d'entre ses paroissiens, pour parfaire la somme nécessaire. Et il
avait arrangé dans sa pensée de commencer cette quête dès
après qu'il aurait annoncé en chaire l'avènement de la grande
statue.
C'est pourquoi le soir de ce même dimanche, à l'issue des
vêpres et de la procession, il s'en vint frapper chez les Dario avec
ce projet de commencer par eux sa petite quête.
Les Dario n'avaient jamais rien refusé au bon Dieu. Et, mal-
gré leurs habitudes d'ordre, il se trouvait toujours quelque chose
pour léglise dans l'armoire oii ils tenaient leur argent.
Delphine la servante, la « drôle, » comme ils disaient dans
leur langage ancien, accourut pour ouvrir à monsieur le curé.
Elle était déjà dévêtue de sa belle robe des fêtes et elle portait
dans ses vieux habits une odeur de travail, de jeunesse et de
giirbure.
Elle le fit entrer.
M""" Dario se chauffait assise tlans l'àtre sur une chaise
basse. C'était l'heure où de belles llambées montent dans les
cheminées des cuisines malgré la chaleur des jours. La soupe
LA VIE FINISSANTE. ' 109
pendait dans la flamme, à la crémaillère noire, et M"** Dario était
bien contente d'étendre ses vieilles petites mains vers le feu. Des
étincelles partaient des sarmens avec une 'belle vibration sèche
et gaie, et elles couraient entre les doigts de la vieille femme
avant de se perdre sous la hotte obscure. M. Dario rentra
d'enfermer ses poules. Et ils causèrent tous les trois simplement.
M. le curé voulut savoir des nouvelles de leurs santés. M. Dario
répondit :
— Marioun irait bien, la pauvre, si ce n'était qu'elle perd ses
yeux petit à petit, tous les jours. Elle n'entend pas trop non
plus depuis quelque temps.
Il portait les mains à ses yeux, à ses oreilles. Il ajouta : « Elle
a toujours froid. La nuit, si je n'étais pas là, elle se glacerait
dans son lit, pour sûr, quoiqu'il fasse bon maintenant. »
Il se mit à rire tendrement, sans éclats. Il regardait sa femme
avec un bel air d'être encore fort et bon à la protéger.
Elle demanda à monsieur le curé oij en était M""* d'Arazac.
L'abbé Andrau lui dit qu'elle ne se portait point mal ; seulement
elle ne pouvait toujours pas marcher. Marioun la plaignit. Elle
pouvait marcher, elle, elle pouvait encore aller à l'église. Ce lui
était une grande consolation. Ils donnèrent un louis de 10 francs
pour le socle de saint Antoine. Et ils ne cherchèrent pas à savoir
qui avait fait don de la belle statue. Ils acceptaient les événemens
avec respect, sans curiosités vaines.
La nuit commençait de se faire au dehors. Elle entrait dou-
cement par les fenêtres.
L'abbé Andrau se leva pour s'en a!/er. Il savait que les Dario
se couchaient de bonne heure et qu'ils n'allumaient jamais de
lampe ni de chandelle, par esprit d'économie. Ils avaient au coin
de leur cheminée un calèle à la mode passée. Tout l'été il s'em-
plissait de poussière, et, pour les veillées d'automne et d'hiver,
on y mettait un peu d'huile et deux mèches.
XVIIl
C'était le temps oii il est bon de cueillir sur les groseilliers
les baies roîiges ou blanches pour en faire des confitures.
La veille, M'^* Clarisse en avait fait cueillir beaucoup dans le
verger clos, elle en avait cueilli elle-même. Les petites grappes
avaient reposé toute la nuit dans des corbeilles, et, à présent,
no ' REVUE DES DEUX MONDES.
installées dans le corridor frais, du côté de la route, près de
la porte du couchant qui était leur place matinale, elle et
M""" d'Arazac, avec Anna Soulé et Germaine Lauriol, qui était
venue les aider, égrenaient entre leurs doigts les petits fruits
luisans et fins.
Elles les égrenaient dans des assiettes creuses sur leurs
genoux et puis, quand elles en avaient égrené déjà presque l'as-
siette pleine, elles les faisaient glisser avec soin dans un grésal.
Elles avaient de grands tabliers de toile forte. Leurs doigts étaient
rougis par le jus des groseilles, et elles causaient parfois en
travaillant.
Le matin M"* d'Arazac était encore gaie. Elle voulait bien
rire un peu et raconter des choses anciennes.
Elle se sentait soulagée par la fraîcheur et la jeunesse du
jour. C'était les midis ardens et les lourdes après-dînées, qui la
fatiguaient. L'été, qui emplissait de forces et de sèves les champs,
les jeunes hommes et les jeunes femmes, lui enlevait jour par
jour ce qui lui restait de vie, à elle. L'air violent, plein d'odeurs
chaudes, brûlait sa poitrine. Les mouches joyeuses l'ennuyaient
durant ses longues siestes fatiguées, et le soleil, en tournant au-
dessus de la maison lentement à sa coutume, ôtait aux apparte-
mens, par les vieux volets mal joints, toute fraîcheur et toute
ombre. L'été qui dorait magnifiquement les moissons sur la terre
et qui faisait fermenter des puissances nouvelles dans les êtres et
les choses, l'été la faisait mourir.
jyjme (j'Arazac était habile à égrener entre ses vieux doigts
les grappes fragiles. Elle avait vite fait d'emplir de groseilles son
assiette creuse.
Anna dit en patois que M"® d'Arazac avait plus d'adresse
dans les doigts qu'elles toutes, qui étaient pourtant plus jeunes.
M"'" d'Arazac s'amusa de ce compliment naïf. Elle éli • *» ses
mains, les doigts ouverts. Elle faisait voir qu'elles tren ■ .:jnt
pourtant. Au bout de chaque doigt, le jus vermeil avait mis
comme une circulation plus active. Les doigts de M""" d'Arazac
avaient pris dans les groseilles des couleurs de jeunesse.
Le grésal se trouva plein et il fallut songer à en prendre un
autre. Il y en avait un dans une petite chambre sombre en haut
de l'escalier. Germaine Lauriol s'offrit à l'aller chercher. Elle
avait de bonnes jambes. Elle aurait fait le voyage plus tôt
qu'Anna... Anna la laissa aller. Germaine s'élança dans l'csca-
, LA VIE FINISSANTE. 111
lier. On l'entendit ouvrir la petite porte. Elle redescendit char-
gée. Elle toussait. Elle se rassit.
jy£me d'Arazac lui demanda :
— Tu es donc enrhumée?
Germaine répondit qu'elle ne croyait pas. C'était depuis l'hiver
qu'elle toussait comme cela quelquefois. Elle avait eu un gros
rhume, il avait passé. Il lui restait encore cette petite toux.
— Ce n'est rien, c'est seulement quand je cours. Je cours
toujours trop fort. C'est une mauvaise habitude. On me gronde
à la maison, mais j'aime courir comme quand j'étais petite...
Elle toussait ainsi le matin, en se levant. Elle ne le disait pas;
cela lïnquiétait. Elle pensait quelquefois au fils Despiau qu'elle
connaissait bien et qui était poitrinaire. Elle avait peur de devenir
poitrinaire comme lui. On avait dit une fois devant elle qu'il
toussait le matin...
Mais elle se rassurait tout de suite. Elle se portait bien, pour
sûr! Elle avait bon appétit et une jolie figure arrondie et si
fraîche. Elle s'éveillait avec de l'angoisse et puis elle se voyait
au petit miroir qu'elle avait dans sa chambre, et cela lui enlevait
ses peurs, de voir son visage, son cou, ses bras fermes. Elle se
regardait en s'habillant. Le fils Despiau avait des bras maigres.
On les lui voyait flotter dans les manches de ses habits. Il avait
un cou maigre, de pauvres joues perdues, et un teint gris.
M"® Clarisse priait mentalement. Anna Soulé parlait de sa
fille. Elle était attristée. Elle ne savait plus rien d'elle et de son
mari ni de leur enfant depuis plus d'une quinzaine... Elle s'arrêta
de défaire des groseilles. Elle regardait droit devant elle, dans
le passé. Elle se souvint de choses qu'elle ne sut pas dire.
Vers midi, M. Daurat passa en se promenant. Malgré la
chaleur il lui fallait se dégourdir les jambes après sa classe , et
un peu l'esprit aussi.
Il donna des louanges aux blés qui étaient fort beaux cette
année-là, aux avoines qui gonflaient aussi leurs petites flèches
aiguës de beaux grains bruns, mieux venus que ceux de lété
dernier, on dirait?... Il annonça que déjà le cîiemin de fer arri-
vait dans la plaine de Rieul. 11 avait vu la veille un panache de
fumée claire au-dessus d'un petit bois de chênes. On lui avait
dit que c'était le chemin de fer et il s'était réjoui de ce progros.
On y travaillait vite, bientôt il serait à Saint-Amand ; c'était la
gare qui devait desservir le village; l'aspect des choses allait
112 REVUE DES DEUX MONDES.
changer, se faire plus prospère. Cependant c'était trop tard; tant
de gens étaient partis du village, qui y seraient peut-être restés
avec le chemin de fer! et qui ne songeraient plus à y revenir,
ayant fait leur vie ailleurs...
Il se proposait d'aller un de ces jours voir les travaux. Il
répéta :
— C'est un peu trop tard : mieux vaut tard que jamais.
Il s'en allait, les mains derrière le dos, entre l'ombre du toit
et la bande lumineuse du soleil, sur la route.
Comme M"* d'Arazac et M"* Clarisse étaient à déjeuner, un peu
après, et que Germaine Lauriol aidait Anna dans leur service,
il vint un homme qu'on ne connaissait point et qui se disait
envoyé de Lombez par le matelassier, pour savoir si on n'avait
pas quelque matelas à faire retourner et carder.
Dans le temps qu'Anna mit à expliquer le message à
M"^ Julie, l'homme, qu'elle avait laissé dehors, entra. Il avait
faim, la soupe l'attirait.
Germaine Lauriol vint dire :
— L'homme s'est assis à la cuisine. Il est tout près du feu
et il a allongé unefoisjla main comme pour ôter le couvercle
de la marmite.
Anna s'en fut en hâte.
Elle parla à l'homme avec circonspection, il ne faut point
brusquer les vagabonds, à la campagne, de crainte qu'ils ne re-
viennent à une heure plus propice pour faire un mauvais coup.
Elle lui dit que ces dames n'avaient point de matelas à faire
carder et que d'ailleurs leur matelassier ordinaire ne se trouvait
pas à Lombez mais à Rieui.
Tout doucement, debout près de sa chaise, elle le poussait.
Mais il ne voulait pas s'en aller. Il répondit :
— Lombez, Rieul, c'est tout la même chose.
Il demanda du pain et du vin. Anna courut le dire à ces
dames.
M"° Julie pensa qu'il était prudent de ne pas le lui refuser.
Elle voulut savoir quelle mine il avait. Anna expliqua :
— Il est habillé de bons habits propres. Il a une petite barbe
blonde. Il a îair jeune et pas méchant. C'est un effrr.nté, il a
senti iodciir de la soupe.
M""" dArazac grommelait :
— Est-ce qu'on sait jamais ? Il y a de ces hommes de grand
LA VIE FINISSANTE. 113
chemin qui ont l'air doux et qui sont capables des pires actions
tout de mêrne, qui volent, qui tuent; est-ce qu'on sait?
Elle pressentait, après sa longue vie, que la morale des gens
qui sont sur les routes, sans avoir à eux rien de stable, pouvait
bien ne pas être tout à fait la même que celle des gens qui
vivaient dans leurs maisons parmi les bonnes choses connues, et
qu'on pouvait être un doux vagabond et commettre de grandes
injustices.
M""* d'Arazac gronda Anna de ce qu'elle n'avait pas mieux su
défendre sa porte, et elle recommanda qu'on ne perdît pas
l'homme de vue à. cause de l'argenterie dont une petite part se
trouvait déjà à la cuisine.
Anna servit à l'homme une grande assiette de soupe. Elle
mit devant lui une bouteille de vin et un verre. Elle le surveil-
lait sans rien dire. Il mangeait, penché sur la table.
Il essaya de causer. Il dit, en montrant ses souliers :
— Voyez, je peux marcher, j'ai de bons souliers.
Il dit encore : '
— J'ai été au régiment...
Anna ne lui répondait que par des exclamations sourdes qui
n'avaient aucun sens. Elle l'écoutait à peine, elle cherchait à se
rappeler. Il lui semblait tout à coup qu'elle avait vu une fois cet
homme causer avec Chelles le forgeron bossu...
M"* d'Arazac était inquiète. Elle appelait Germaine à tout
instant pour savoir s'il était parti.
Mais l'homme n'avait pas l'air de vouloir s'en aller si tôt.
Germaine rapportait ses gestes :
— Il mange comme un affamé.
M"® Clarisse parla de faire avertir le maire:
— S'il ne veut pas partir, c'est que nous sommes trois femmes
seules 1
Anna laissa à Germaine la garde de l'homme et elle sortit aux
renseignemens.
Chez le forgeron bossu, on lui dit que c'était « un pecq, »
un innocent, à la façon du carillonneur.
Anna s'en revint radieuse. Puisque c'était « un pecq, » il n'y
avait rien à craindre.
Comme elle rentrait, il s'en alla en remerciant bien.
Il souriait, tout content de n'avoir plus ni faim, ni soif,
d'avoir bien mangé, bien bu. Il répétait :
TOME XXXIV. — 1906. 5
H 4 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je suis sadoul, je suis sàdoul...
Sur la route il se mit à chanter et à rire, ^on sac sur
l'épaule.
Mais M""* d'Arazac, bien que n'ayant plus d'effroi réel, gardait
une angoisse, une angoisse indéfinie à cause de la présence de
cet étranger qui avait passé sous son toit.
Après déjeuner, elle voulut se promener.
Dans le corridor elle marcha un moment appuyée sur M"" Cla-
risse et sur sa canne, courte et forte.
Elle s'asseyait souvent.
Le soleil mettait d'un côté sur le seuil un rayon oblique et
fin. Les mouches bruissaient. On entendait à la cuisine des
heurts d'assiettes et un petit air ancien que Germaine Lauriol
chantait à mi-voix.
C'étaient de bonnes choses paisibles et connues.
Cependant M"' d'Arazac n'en ressentait aucun bienfait. Elle
se trouvait mal en sûreté.
Elle souffrait d'un grand malaise de corps et d'esprit. Elle eût
souhaité se reposer et elle ne le pouvait point.
C'était la lutte contre la mort qui se faisait plus dure à l'en-
trée violente et splendide de l'été.
Le pauvre vieux corps exténué espérait le grand repos, mais
l'esprit de M""^ d'Arazac savait encore désirer de vivre.
Et elle allait par le corridor tranquille, mécontente et comme
poursuivie par des peines et des travaux que les autres ne pou-
vaient voir,
XIX
Autour de la maison de briques rousses où M"® d'Arazac,
brisée de fatigue au fond de son grand fauteuil, soutenait la lutte
suprême contre la mort dans une immobilité silencieuse et dou-
loureuse, la vie lente du village passait, insoucieuse, on aurait
dit, et toute faite de la paix réconfortante que créent des gestes
habituels faits aux mêmes heures dans un môme cadre.
La mort n'apporte rien de tragique dans la vie libre et sans
hâte des campagnes. Ceux-là seuls qui la sentent s'appesantir sur
eux et commencer de les étreindre souffrent de son effort, mais
les autres, si près d'eux qu'ils soient, peuvent encore vivre
exempts d'angoisse.
LA YIE FINISSANTE. 115
Aux champs, la mort va comme l'amour, sans épouvantes;
et c'est par la grande leçon des choses qui s'élèvent et tombent
sur la terre dans les saisons, avec une joie simple, si néces-
sairement qu'il ne saurait y avoir de leçon plus belle en aucun
livre. Oui, la vie lente du village, à laquelle pourtant elle avait
longtemps paru nécessaire, se continuait autour de la maison de
briques rousses où agonisait déjà, dans la vibration alanguis-
sante de l'été, la pauvre M™® d'Arazac.
C'était, bien près d'elle , M'^^ Clarisse dans son verger clos.
Elle admirait aux pruniers les prunes fines qui se doraient un peu
au soleil. Elle suivait des yeux, tout en avançant par le verger,
les plates-bandes qui se trouvaient déjà retournées et préparées
pour recevoir la semence des salades et des légumes d'automne.
Et, ayant apporté un petit panier dans le fond duquel elle avait
mis de belles feuilles prises à la vigne qui s'éployait en espalier
contre la clôture en treillis du jardin, elle se baissait parfois
pour cueillir les fraises mûres...
Et c'était, en face, de lautre côté de la route, M^^ Leibax qui
regardait ses abeilles s'affairer sur les fleurs de son petit jardin,
et s'en aller plus loin, s'en revenir chargées, actives et comme
en or par la belle journée de soleil. M"^ Leibax se tenait assise
sous un gros figuier qui honorait de son bel ombrage ancien un
coin herbeux dans sa cour, vers l'angle de sa maison. De là elle
voyait aussi son champ de blé qui commençait non loin, et elle
pensait que sa place était bonne parce qu'elle y avait de l'ombre
en regard de son champ...
A quatre heures les cloches sonnèrent. Il en va ainsi au
village tous les samedis. L'abbé Andrau traversa la placette.
M"' Clarisse, M""" Labadie, M""' Dario, Marie Crouzath, quelques
autres gardaient la pieuse habitude de se venir confesser tous
les samedis. Elles arrivaient tôt après l'appel des cloches et
l'abbé Andrau avait accoutumé de les attendre à l'église en
disant son office aux pieds de la Sainte Vierge. Elles se présen-
tèrent Tune après l'autre.
M"* Clarisse apportait des cierges enveloppés dans une fine
batiste claire. Silencieuse, elle arrangeait toute chose suivant
l'ordre durable et prévu.
M™* Labadie s'en alla la première; Marioun après elle, et puis
Marie Crouzath, qui sanglota longtemps dans le confessionnal à
116 REVUE DES DElX MONDES.
haute voix. Elle se plaignait de l'injustice de tous... Elle s'en'
alla en s'essuyant les yeux.
M"" Clarisse, étant sourde, se confessait à la sacristie; elle
avait toujours assez vite fait, bien qu'elle apportât un grand soin
à ses examens de conscience. Et, une fois le sacrement reçu,
elle descendait dans la nef pour dire nne action de grâce. L'abbé
s'agenouillait aux marches de l'autel et ils repartaient ensemble
simplement.
Le soleil se mourait dans les vitraux ce soir-là, quand ils
quittèrent l'église. L'abbé invita M'^" Clarisse à entrer un instant
au presbytère pour s'y reposer; elle accepta.
M"* Andrau s'empressa à les bien recevoir; elle tenait dans
ses mains deux perdreaux; elle les éleva vers l'abbé avec une
grâce juvénile, gaîment. Elle s'écriait comme ravie, et voulant
sans retard annoncer le beau présent : — C'est M. Aristide qui
les a pris au piège ; et il nous les a apportés !
Dans la grande cuisine propre et claire qui était la pièce où
se tenait habituellement la jeune fille, l'abbé vit Aristide Mauve-
zens debout, son chapeau à la main et qui souriait. Il alla à lui
la main tendue, il le remercia; il n'aimait point à accepter des
cadeaux, ordinairement :
— Une autre fois vous les garderez, cela vaudra mieux. Les
curés n'ont point coutume à d'aussi bonnes choses... Et chez
vous on les eût appréciés en connaisseur.
Il riait pour paraître cordial ; cependant il se trouvait gêné
sans bien savoir pourquoi. Depuis l'affaire de la jonchée, il se
tenait un peu éloigné des Mauvezens. Il n'augurait point que
l'ien de bon dût lui arriver par eux ; tout de même il pensa :
« C'est là sans doute une façon d'offrande amicale. »
Aristide Mauvezens, ayant pris congé de M^^* Clarisse, s'en
alla. Sa femme l'attendait au seuil de l'épicerie, elle berçait
encore son bébé en fredonnant un vieil air monotone.
Il traversa la placette sans prendre garde à la douceur de l'heure
et il faisait des signes à l'enfant pour le faire rire. Ses chiens cou-
rans pleuraient d'ennui dans le chenil à l'approche du crépuscule.
XX
Vers une heure M"* d'Arazac s'étant éveillée appela :
— Anna?
LA VIE FINISSANTE. 117
Elle demanda :
— Cet homme est-il parti ? Est-ce que les portes sont Lien
fermées ?
Anna répondit :
— Oui, madame, oui ; il n'y a personne que nous dans la
maison; et les verrous tiennent ferme en bas.
Depuis que ce passant était entré dans sa maison. M""* d'Ara-
zac était inquiète, et elle faisait à son sujet des rêves étranges,
les nuits. Il lui avait paru, une fois, que c'était un beau jeune
homme, venu au printemps de sa vie pour l'aimer, alors qu'elle
rêvait d'un bel avenir en se promenant dans ses robes claires,
par les allées droites du verger clos. Une autre fois, il lui avait
paru que c'était un mendiant très grand et maigre, toujours
affamé, et qui n'avait pas trouvé assez de soupe dans la grande
soupière au coin de l'âtre. Avec ses longues mains, il avait cher-
ché encore des choses à manger et elle avait senti ses doigts
froids sur ses meubles comme s'ils s'étaient posés sur sa propre
chair. Quelqu'un avait dit : « Cet homme ressemble à la Mort. »
Elle avait eu bien peur, elle s'était réveillée toute glacée, avec
son vieux sang presque immobile dans ses veines. En vérité,
c'était la Mort.
Anna lui donna une cuillerée d'un sirop calmant que le doc-
teur avait prescrit et qui arrivait de la ville. Elle n'y avait pas
de foi, cependant, et aurait préféré, sans doute, lui donner de
quelque infusion d'herbes que d'autres vieilles femmes connais-
saient. Elle s'assit auprès du lit et elle récitait par cœur des
prières.
Gomme le jour commençait à poindre. M™® d'Arazac s'en-
dormit.
XXI
Ce dimanche, suivant qu'il est prescrit de Pàque? à la Tous-
saint, l'abbé Andrau pria pour la conservation des fruits de la
terre; ce fut à la première messe. Le soleil venait d'apparaître
et faisait s'allonger dans l'étang les hautes ombres matinales des
cyprès du cimetière. Brève et chantante la procession arriva
jusqu'à la route ; et l'abbé, debout au socle de pierre de la croix
aux insignes découpés, sous le vieil ormeau, commença de lii«e
a haute voix l'évangile selon saint Matlueu ;
118 REVUE DES DEUX MONDES.
« Alors Jésus entra dans la barque suivi de ses disciples ; et
voilà qu'une grande agitation se fit dans la mer, de sorte que
les flots couvraient la barque. Lui, cependant, dormait. Ses dis-
ciples, venant à lui, l'éveillèrent et lui dirent : Seigneur, sauvez-
nous, nous périssons. Jésus leur dit:... »
Il lisait et devant lui il y avait la plaine large comme la
mer, aux ondulations lentes, où les épis chevelus encore debout
frémissaient doucement pareils à une foule heureuse. Et les
Pyrénées qui érigeaient au loin leurs dentelures aériennes, leurs
dentelures étincelantes entre des écharpes de brumes ténues,
irisées.
« Jésus leur dit : Pourquoi craignez- vous, hommes de peu de
foi ? Il se leva, commanda aux vents et à la mer, et il se fit un
grand calme. Et, saisis d'admiration, tous disaient : Quel est celui-
ci, que les vents et la mer lui obéissent? »
La flamme des flamberges oscillait; elle prenait au jour une
lueur étrange et mesquine. L'une d'elles heurta un petit acacia
pâle et s'éteignit.
L'abbé Andrau, gagné encore une fois à la pureté matinale
des choses, pensa que l'évangile tombait au dehors dans un
temple vraiment divin. Il pria avec joie pour tout ce qui croissait
et vivait sur la terre; il jeta l'eau bénite; tous ses gestes, quand
il officiait, avaient une belle simplicité grave. Il portait une
vieille chape lourde, à la couleur du jour, qui pendait un peu
en arrière et dont les nuances à la fois vives et fanées rayon-
naient d'un faste accessible.
A la maison de briques rousses. M™* d'Arazac s'éveilla. Le
soleil riait dans sa chambre à travers les vieux volets mal joints.
Elle désira se lever. Avec sa canne elle donna des coups contre
une chaise. Anna accourut; mais elle était un peu lente. Quand
elle arriva, M"' d'Arazac déjà prise d'ennui frappait à nouveau
contre la chaise en murmurant :
— Elle ne se presse pas!... Mon Dieu! comme on me
laisse...
Anna l'aida à s'habiller; ce ne fut pas long. M"" d'Arazac
se sentant fatiguée voulut garder son manteau de lit par-dessous
son corsage. Parfois elle s'impatientait; elle avait un geste vif
vers quelque agrafe, et puis elle se calmait en soupirant, brisée
par le moindre effort.
LA VIE FINISSANTE. 119
M"" Clarisse parut dans l'encadrement de la porte. M"*" d'Ara-
zac lui dit :
— Ah ! te voilà ! C'est donc que la messe est finie depuis
longtemps?
M"" Clarisse, penchée sur elle, sa main contre sa bonne oreille,
répondit :
— Oui, la messe est finie.
Elle lui offrit son bras; elles descendirent. M""' d'Arazac
allait lentement, si lentement que les marches vibrantes où
elle posait ses pieds, paraissaient à chaque fois avoir oublié le
bruit de son pas sur les marches antérieures. Elle gémissait,
et plus haut aux dernières marches, plus lasse et blessée, comme
si la rudesse du vieil escalier lui était entrée toute dans la
poitrine.
La lumière du petit jour de souffrance au palier intérieur
marqua au passage son bonnet blanc de cassures dures et claires.
^me d'Xrazac se tenait d'une main à la rampe de bois lisse ; le
petit jour de souffrance éclaira aussi cette main : elle se serrait
au bois avec une ténacité fragile. En bas, M""^ d'Arazac voulut
s'asseoir dans le corridor. Elle ferma les yeux de fatigue; elle
pensait à l'escalier, elle se disait :
— C'est peut-être la dernière fois que je descends...
Elle eut cette idée qu'elle n'irait plus bien loin. Les mains en
croix sur sa poitrine, elle se souvenait de choses passées. Le
canari de M"^ Clarisse chanta. Dehors, une multitude d'oiseaux
s'éveillait joyeusement dans les arbres. Une grenouille de temps
en temps se faisait entendre. M"^ d'Arazac pensa à son âge. Des
mouches inutiles et brusques, des mouches d'or, dansaient dans
le soleil au pas de sa porte. Elle souhaita sortir, prendre un peu
le grand air avant que la journée plus avancée ne devînt trop
ardente. Il y avait un peu d'ombre sous le marronnier, dans la
cour; Anna y porta un fauteuil, un escabeau. M"* d'Arazac se
mit en marche. Ses pauvres jambes la portaient péniblement;
elle se voûtait contre l'épaule de M"* Clarisse et sur sa canne.
Le seuil lui parut difficile à franchir; mais dehors elle se trouva
bien. Elle regarda autour d'elle avec ses bons yeux encore tout
emplis du grand intérêt de la vie et qui se mouvaient vite sous
leurs arcades, pensifs d'être un peu perdus dans cette ombre que
l'enfoncement des années met aux orbites. Elle regarda autour
d'elle; elle voyait un peu son verger; elle s'y était promenée
120 REVUE DES DEUX MONDES.
encore dans le printemps... Elle voyait aussi la mare et le
jasmin de Virginie qui jetait son feuillage vif et ses belles
cloches rouges sur le puits clos. Les iris étaient morts dans les
jardins; il ne restait plus d'eux que leurs longs couteaux clairs,
mais des lis et des passe-roses y fleurissaient partout. Il y avait
des herbes folles qui se balançaient au moindre vent, et des
lézards que le soleil remplissait de joie au revers des vieux murs.
M""' d'Arazac passa ses mains sur son front et sur ses yeux;
c'était le jour trop éclatant qui lui faisait mal. Et elle restait là
penchée, sur ses mains sans plus rien voir que la transparence
rosée de son sang pau\Te dans ses doigts effilés. Toute la grâce
de la saison, qu'elle avait bien aimée pourtant, toute la grâce et
toute la force de la saison étaient vaines désormais et devenaient
importunes à sa douleur. Amèrement, M""^ d'Arazac se plaignit
des mouches et du bruit des oiseaux. Elle demanda à rentrer.
Quand elle fut bien installée près de la porte du chemin, à sa
place accoutumée, on lui donna son livTe d'heures pour lire sa
messe. Et ses yeux et sa pensée se baissèrent sur les hautes
lettres bien connues.
A l'issue de la seconde messe. M"* d'Arazac eut des visites :
Jacquet Noubel, d'abord, le métayer, avec sa femme Rosalie, qui
demeurèrent sur le seuil, puis M. Daurat. M. Daurat entra, il
s'assit et, ayant demandé à M"** d'Arazac des nouvelles de sa
santé, comme elle lui répondait que cela allait de plus en plus
mal, il s'exclama :
— La faute en est au soleil, ce soleil tue, ce soleil fatigue à
la mort. Aux premières fraîcheurs, cela ira mieux.
Il avait été voir le chemin de fer qui arrivait à Rieul depuis
quelques jours. On ne portait pas encore les voyageurs, mais
déjà c'était beau de voir cette locomotive s'avancer dans la
plaine traînant les wagonnets de ballast.
— Bientôt le chemin de fer sera au bas de la côte. Ce sera
l'aurore d'un temps nouveau et prospère, madame d'Arazac,
vous verrez que vous pourrez encore aller à Toulouse, et sans
fatigue. Nous irons tous, ce sera une promenade facile à faire
dans la journée.
Il disait cela à M""* d'Arazac pour lui faire plaisir et sans y
croire, comme certains qui parlent de vie aux mourans et les
mêlent à des actions prochaines sans savoir quelle source de peine
ils ouvrent dans leur cœur encore conscient. Elle secoua la tête :
LA VIE FINISSANTE. 121
— Non, non, monsieur Daurat, je n'irai plus à Toulouse, je
n'irai plus nulle part, et je ne prendrai pas votre chemin de fer.
C'est bien fini tout cela, pour moi, je suis d'un autre temps.
Elle ajouta : — Je pense mourir bientôt.
Mais elle le disait comme cela par façon de causerie et sans y
attacher une véritable croyance. Elle pensait beaucoup à la
mort et ne pouvait imaginer que l'heure en fût proche. Son
esprit raisonnable en reconnaissait les atteintes et toute une autre
part d'elle-même, toute sa part d'intelligence instinctive, gardait
un fort espoir de vie. C'était en elle comme une grande contra-
diction essentielle, très fatigante, et où sa pensée s'embrouillait.
M. Daurat protesta : — Il n'en est pas encore temps, madame.
Et qui vous parle de mourir, alors que votre voisine, la bonne
M""* Dario,à quatre-vingt-neuf ans, pense encore vivre? Et il s'en
faut qu'elle ait votre bonne apparence. Elle ressemble à un petit
fagot de bois sec.
M""' d'Arazac sourit. Elle aimait d'accepter cette illusion qui
reposait sur une créature tangible et existante et qu'elle voyait
souvent. Ils causèrent d'autre chose. M. Daurat parla confiden-
tiellement de l'institutrice et du désarroi de son ménage. Il se
penchait et parlait doucement en bourdonnant de sa grosse voix
malhabile aux finesses. Il n'aimait point l'institutrice qui avait
pris envers lui au début une attitude de supériorité, et il était
bien content de verser sur elle quelque malice. II raconta
qu'elle avait été battue par son mari. M. Pouzergues était parti
après cela pour Rieul et n'en revenait plus. Il vivait content là-
bas, à ce qu'il paraissait. On disait que M""* Pouzergues voulait
divorcer, mais pour lui il ne le croyait point ; il croyait bien
plutôt qu'elle cherchait une réconciliation.
jyjme d'Arazac agita ses mains en l'air :
— Vous me dites de vilaines histoires, monsieur Daurat. N'en
sauriez-vous pas d'autres ?
M. Daurat se plut à narrer plaisamment l'histoire de Capéran
et de Pierrett : après leur rixe, ils avaient été mandés chez le
juge de paix, lequel les avait condamnés l'un et l'autre à payer
une somme minime. Ils s'en étaient revenus de la ville ensemble
en se chamaillant, depuis ils ne se parlaient plus. Ils n'étaient
point bien ensemble mais rapprochés par ceci qu'ils regret-
taient l'un et l'autre leur argent. Il se mit à rire. Il parla ensuite
des certificats d'étude. Cette année il n'avait point présenté
122 REVUE DÉS DEUX MONDES.
d'élèves, il en avait fort peu et pour la plupart des p^amins. Une
fois de plus, il prédit que dans dix ans le village serait de deux
cents âmes, qu'il n'y aurait plus qu'une école mixte :
— A moins que le chemin de fer ne fasse des miracles.
M"' Clarisse, la main contre sa bonne oreille, dit :
— Monsieur Daurat, il n'y a que le bon Dieu qui fasse des
miracles.
M. Gaud entra. Il avait chanté au lutrin, il était content, il
venait pour savoir des nouvelles de M""" d'Arazac. Il se retira en
saluant avec une noblesse véritable. M""* d'Arazac le suivit un
peu des yeux en souriant, elle dit :
— Pauvre Gaud !
Elle pensait mille choses qui faisaient monter en elle à la
fois un plaisir et une pitié. Ils avaient été jeunes dans le môme
temps.
Elle se trouva fatiguée. La chaleur se faisait intense aux ap-
proches de midi. Elle voulut passer dans le salon fermé;
M. Daurat l'aida à se lever; il lui donna son bras pour la con-
duire.
Dans le salon fermé il arrivait deux rais de lumière par les
trous en losange des volets pleins. M. Daurat mena M""" d'Arazac
à un fauteuil. M'*^ Clarisse l'aida à s'asseoir. Elle s'y renversa
exténuée, brisée d'une détresse nerveuse et d'angoisse.
Elle referma le corsage et le manteau de lit, avec le souci de
couvrir la poitrine, par un respect habituel du corps, et pour
que M"' d'Arazac n'eût pas froid. Et elle lui mouillait les tempes
avec un peu d'eau vinaigrée.
La crise passée, M""' d'Arazac épuisée s'endormit dans son
fauteuil.
Au dehors, le temps se faisait orageux et mauvais et des
nuages commençaient de couvrir le ciel.
L. ESPINASSE-MONGENET
{La troisième partie au prochain numéro.)
MACHIAVEL
ET
LE MACHIAVÉLISME
PREMIÈRE PARTIE (1)
LE MACHIAVÉLISME AVANT MACHIAVEL
n. — COMMENT S'AGRANDIT ET SE RUINE LE PRINCE.
CATHERINE SFORZA. — « PRÉSAGE DE CÉSAR. »
Machiavel eut une occasion toute spéciale de connaître de
près et chez eux, les uns après les autres, plusieurs condottieri,
tyrans ou princes : Jacopo IV d'Appiano, seigneur de Piombino,
Giangiacomo Trivulzio, Pandolfo Petrucci, seigneur de Sienne,
Giovanni Bentivoglio, seigneur de Bologne, Gianpaolo Baglioni
de Pérouse, le marquis de Mantoue, Luciano Grimaldi de Mo-
naco, Yitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, les Orsini, — le
seigneur Pagolo et le duc de Gravina ; — à Florence même,
Pier Soderini et les Médicis; à Rome, des papes, des cardinaux;
hors d'Italie, le roi de France, l'empereur Maximilien d'Alle-
magne. Il fut envoyé, en li99, à « Madonna, » à Catherine Sforza,
comtesse de Forli, et, en lo02, à César Borgia, duc de Valenti-
nois, dans les Romagnes, quand déjà il avait tout lu et déjà il
savait tant voir. Soit par l'étude de l'histoire, soit par la pra-
tique des afïaires, dans les graves leçons de l'antiquité romaine
ou dans la subtile atmosphère de son pays et de son temps, il
(1) Voyez la Revue du 1" juin.
124 REVUE DES' DEUX MONDES.
avait appris, et chaque jour davantage il apprenait, en démontant
pièce à pièce le ressort des âmes et des esprits, à faire jouer la
mécanique politique. Il ne lui fallait plus, pour que son génie
emplît toute sa mesure, pour qu'il osât aller jusqu'au bout de
lui-même, que rencontrer des âmes et des esprits un peu extra-
ordinaires. Il fallait seulement que sa destinée, ou, comme il
eût dit, '■<■ la Fortune, » l'adressât à Catherine et, bien plus encore,
à César.
I
Dans le ménage des Riari, s'il y avait un homme, par la
hardiesse, l'ampleur et la fermeté des desseins, par la tension de
la volonté, par la continuité de l'ambition, par la suite éner-
gique de l'action, c'était moins l'homme que la femme, Girolamo
moins que Catherine. Des deux, l'être le plus viril, en qui rési-
dai! le plus de virtù, c'était cette virago presque vir, celle que
l'on s'est toujours accordé à saluer donna di gran mente e di
virili propositi (1). Mais, en môme temps que par le courage elle
est la plus virile des femmes, elle en reste la plus féminine par
la grâce et par la beauté. Si plus tard les médailles, qui exigent
un relief plus ferme et des lignes sculpturales, lui prêtent un
profil romain, elle a, vers la dix-huitième année, sur le tableau
du musée de Forli, attribué à Marco Palmeggiani, les traits
comme enveloppés d'une douceur angélique, quasi divine, et
que dément à peine la fi.xité du regard plongeant droit. Un vi-
sage raphaélite avant Raphaël; mais une âme machiavélique
avant Machiavel, ou du moins avant la notation par Machiavel
des formules machiavéliques. C'est à ce moment même, vers sa
dix-huilième année, que les historiens de Catherine découvrent
en elle « la première pointe de sa pénétration politique, » la
première marque « de son caractère fort. » Elle sait que Laurent
de Médicis en veut mortellement à son mari, et qu'il a de bonnes
raisons de lui en vouloir. Elle, sans doute, elle aime Girolamo, il
ne faut pas dire, en parlant d'elle, de toutes ses forces, mais de
toute la force de sa seule faiblesse, la faiblesse de sa chair, d'où
(1) Le legazioni e commissarie di Niccolô Machiavelli, riscontrate sugli original!
ed accresciute di nuovi documenti per cura di L. Passerini e G. Milanesi. Lega-
zione H. A Caferina S-forza Riario reggente la signoria di Forli per il figUuolo.
— Notice des éditeurs; volume 1, p. 5.
MACHIAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. 125
lui viennent ses plus grandes épreuves et ses plus grandes misères,
car elle inspire trop l'amour pour pouvoir jamais fuir l'amour :
Amor, ch'a nulV amato amar perdona (1).
Mais elle s'aime encore mieux elle-même, et, en elle-même,
elle aime encore mieux sa race, sa famille, sa maison, leur com-
mune grandeur, la Fortune. Et, dès l'instant où elle est sûre que
la vengeance de Laurent cherche son chemin jusqu'à Girolamo,
tout en défendant fidèlement, vaillamment, son mari, elle com-
mence à laisser entendre qu'elle en est, au fond, politiquement
séparée. Il est Riario, mais elle est Sforza; et les Médicis, ou ce
Médicis, peuvent bien être les ennemis du comte de Forli et
d'Imola, mais ils sont les amis des ducs de Milan, Galeazzo Maria
et Ludovic le More, auxquels elle tient presque d'aussi près
qu'elle tient à Girolamo. Si donc Girolamo doit disparaître, que
Laurent voie en elle, non pas la veuve de son adversaire, mais
la fille et la nièce de ses alliés. « De là, chez Catherine, a-t-on
remarqué, une espèce de duplicité mystérieuse qui en vint dans
la suite jusqu'à la faire soupçonner d'avoir été complice de l'as-
sassinat de son mari (2). » Il serait excessif d'en conclure que,
pour conserver une mère à ses enfans, elle sacrifie ou fait sa-
crifier leur père, mais elle laisse opposer, elle oppose leur mère à
leur père pour leur conserver l'Etat. Or, tout pour conserver
l'Etat, c'est la règle première du machiavélisme.
Tout, et non seulement la duplicité, le double jeu, mais le
grand jeu, le meurtre. Le châtelain de la rocca de Ravaldino à
Forli était un certain Melchiorre Zocchejo de Savone, « très
mauvais homme, autrefois corsaire de mer, et féroce contre les
pauvres chrétiens, » qu'il tuait, dépouillait, mettait aux rames,
noyait à sa fantaisie. La Fortune, dit le chroniqueur Cobelli, —
décidément c'est la déesse des Italiens de ce temps-là, — la
Fortune lui avait donné le temps de se repentir, mais il ne
s'était jamais repenti. « Jamais il ne se confessa. Grand blas-
phémateur de Dieu et des Saints, et autres péchés en lui secrets :
suffit. Et c'est pourquoi le péché le conduisit à une vilaine mort,
à mourir dans la rocca de Forli de maie mort (3). » Girolamo
l'avait nommé, parce que Melchiorre était son compatriote, et il
(1) Dante, Inferno, ch. v.
(2) Pasolini, Caterina Sforza, I, 127, •
(3) Cobelli, Cronache forlijesi, p. 296
126 REVUE DES DEUX MONDES.
n'osait le destituer, parce que l'ancien corsaire ôtait son créan-
cier. Mais il le haïssait, et Catherine ne le pouvait souffrir. Une
nuit donc, la comtesse, quittant son mari toujours malade à
Imola, monta à cheval, courut à Forli, s'approcha de la rocca et
appela le châtelain. « Le dit châtelain se mit aux créneaux, et
dit : « 0 madame, et que voulez-vous? » Madame répondit et
dit : « 0 messire Marchionne [pour Melchiorre), je viens de la
part de monseigneur pour que vous me rendiez la rocca : voici
les contreseings que j'y veux rester, moi (1). » Le châtelain
répondit : « Et qu'en est-il du comte? Jai entendu dire qu'il est
mort. » Madame répondit: «Mais ce n'est pas vrai. Je l'ai laissé
de bonne humeur. » Le châtelain répondit : « Ici, le bruit public
est qu'il est mort. S'il est mort, je veux tenir cette rocca pour
ses fils; et s'il est vivant, je veux la lui remettre à lui-même;
et s'il veut m'en chasser pour y mettre un autre, je veux qu'il
me donne l'argent que je lui ai prêté, et puis je lui rendrai la
rocca, s'il me plaît et me paraît bon. » Après quoi, sans rien
ajouter, Melchiorre tourna le dos, et se retira; ce que voyant la
comtesse, elle reprit toute triste, — dolorosa, — la route d'imola.
Mais la douleur de Catherine ne devait pas être une douleur
résignée.
En ce moment se trouvait à Forli cet Innocenzo Codronchi qui,
sous le règne de Sixte IV, avait été connétable du comte Girolamo
au château Saint-Ange, et qui, chassé de là par Catherine, s'était
ensuite réconcilié avec les Riari, était devenu capitano de'provvi-
sionati, ou chef de la garde du palais, et châtelain de Ravaldino
avant Melchiorre. 11 allait et venait à sa guise dans la rocca, et,
fidèle à la consigne, avait l'œil sur le vieux pirate, dont il flattait
les petites manies, allant dîner, souper et jouer aux dés avec lui.
Le 10 août, ils étaient à table. Ils jouèrent le dîner du lende-
main, et Codronchi s'arrangea pour perdre. Il sortit de la rocca,
et, dès le matin, remit des cailles, des perdrix et des chapons à
un soldat de Forli, nommé Moscardino, en lui disant : « Prends-
les, porte-les à la rocca, et dis qu'on les apprête pour dîner ce
midi; » et il lui donna encore certaines autres instructions se-
crètes. Moscardino obéit; le châtelain le vit venir avec sa provi-
sion, il lui fit ouvrir la porte de la rocca, et, tandis qu'il faisait
(1) Nous essayons de traduire littéralement, au risque de quelque incorrection
grammaticale, pour garder au dialogue, avec sa rapidité, sa couleur et sa saveur
si particulières.
MACHTAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. i27
plumer la chasse, Moscardino « s'occupa de faire ce qui lui avait
été ordonné. » L'heure venue, Codronchi arrive et l'on fait hon-
neur au festin. A la fin du dîner, le châtelain se lève. D'un bond
Codronchi aussi se lève, saisit le châtelain à mi-corps, le tient
embrassé. Aussitôt un esclave (1) dudit châtelain prend un poi-
gnard, et par deux fois l'en frappe au ventre. Moscardino s'en
mêle, pour aller plus vite, et Codronchi achève d'un coup de
cimeterre l'impénitent Melchiorre. Cela fait, il court s'enfermer
dans la tour et hausse les ponts-levis. Cependant, à Imola, le
comte et la comtesse en sont instruits : Girolamo est malade
encore et Catherine est sur le point d'accoucher, — gravida e
grossa a la gola, dit le chroniqueur avec un pittoresque intra-
duisible. De nouveau, elle monte à cheval, pousse et pique tant
qu'elle peut, et vers minuit entre à Forli. Elle traverse la ville
sans rien demander à personne, va droit au pied de la rocca, et
appelle Nocente.
« Alors Nocente se mit aux créneaux et vit Madame la com-
tesse et dit : « 0 madame, et que voulez- vous? » Madame répon-
dit : « 0 Nocente, et pour qui tiens-tu cette rocca? » Nocente
répondit : « Au lieu du seigneur Octaviano(2). » Messer Dominico
Riccio (3) dit : « Donc Octaviano est seigneur, et non le comte?
— Ou vif ou mort, je tiens cette rocca au lieu du comte et de ses
fils. » Là-dessus, Catherine demande à Codronchi pourquoi il a
tué le châtelain : « Madame, il faut donner les rocche à des gens
qui aient de la cervelle, et ne pas les donner à des ivrognes. »
C'est le moment. La comtesse conjure Nocente de lui restituer la
rocca. Et il lui crie, comme saisi de pitié, d'une voix radoucie et
respectueuse : « Très chère madame, pour cette fois, je ne puis
vous répondre autrement. 0 madame, allez vous reposer et ne
craignez rien. Il n'était pas besoin que Votre Seigneurie vînt ici
pour cela. Je vous prie de venir demain dîner avec nous. »
Catherine retourne en ville, va au palais, fait monter la garde
autour de la rocca afin que personne n'y entre. Après quoi, dans
le dessein affiché d'éviter le poison, elle commande le repas qu'on
lui devra porter à la rocca, pourvoit à tout, et ne se couche
(1) « Probablement un jeune Turc, qui, fait prisonnier en mer, avait été retenu
comme esclave. Tel fut le sort de beaucoup d'infidèles fait captifs à la guerre pen-
dant tout le XV» siècle. » Pasolini, ouv. cité, 1, 183.
(2) Ottaviano Riario, fils aîné de Girolamo et de Catherine.
(3) Domenico Ricci, cousin du comte Girolamo, et gouverneur de la ville de
Forli.
128 REVUE DES r-EUX MONDES.
qu'aux premières lueurs du joiir. Ses gens jurèrent qu'elle n'avait
pas du tout dormi cette nuit-là. A l'heure dite, elle se présenta à
la rocca, où Godronchi lui enjoignit de ne se faire suivre que
d'une seule demoiselle. Sans peur, Catherine passe le pont, sa
demoiselle derrière elle, portant les provisions. On dîne, et, en
dînant, Godronchi raconte à la comtesse toute son entreprise; il
n'y a plus qu'à concerter le dénouement ; on fait mine de traiter
et d'écrire les conditions de la reddition. Catherine quitte la
rocca^ où elle ne reviendra que dans trois jours, amenant avec
elle Tommaso Feo de Savone, à qui Nocente Godronchi remet
fidèlement la forteresse ; puis Madame, « calme comme un ca-
poral qui relève la sentinelle, » laisse Feo dans la rocca, et rem-
mène, à sa place, Godronchi. La cour du palais était pleine d'un
peuple impatient. Enfin, la comtesse paraît. « La rocca était
perdue, déclare- t-elle, pour moi et pour vous, avec celui-ci : je
l'ai réacquise et vous laisse un châtelain tout à ma dévotion. »
Les bons bourgeois eussent voulu en savoir davantage; mais pas
un mot de plus. Tout de suite les chevaux, tout de suite en selle,
et le cortège s'éloigne vers Imola, Nocente à côté de Catherine.
Le beau de l'affaire, — et je dis bien : « le beau, » — est que
tout ce faux drame, vrai seulement pour Melchiorre Zocchejo
qui y avait trouvé la mort, malgré toute cette mise en scène,
sommation, refus, invitation à dîner, précautions contre le poi-
son, négociations, capitulation, désaveu public, tout était com-
biné d'avance avec les Riari. Ils voulaient reprendre à l'ancien
corsaire la rocca de Ravaldino, où il leur déplaisait de le voir
s'établir en maître. Melchiorre, lui, ne veut rien entendre, et
contre son obstination Madame elle-même perd sa peine. Tôt
donc, qu'on s'en défasse. On a, pour cette besogne, un homme
sous la main, Nocente. Mais il est capitaine des gardes. Com-
ment faire pour qu'on n'accuse pas le comte et la comtesse d'être
derrière lui et de diriger son bras ? Il faut feindre une surprise,
une rébellion, une résipiscence. C'est ce que des écrivains de
notre temps appellent encore <( une ruse cruelle et ingénieuse, »
— inganno crudele ed ingegnoso, — et quatre siècles écoulés
leur ont appris à ajouter crudele, mais ils répètent ingegnoso : ils
sentent encore et pour un peu ils vanteraient encore la forma
ingegnosa e quasi élégante del tradimento, la forme ingénieuse
et presque élégante de la trahison (1). Fils de leur pays et de
(1) PasoliQi, Calerina Sforza, I, 186-187.
5IACHIAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. 129
leur race, nés de leur terre et de leur ciel, ils jouissent vive-
ment de la beauté : tout ce qui est beau est bien, ou du moins
rien n'est mal qui est beau. Art, plaisir, lutte, gouvernement, et
même brigandage, — ribalderia, — Tltalien de la Renaissance
ne demande rien à rien que la beauté. La férocité de Ferdinand
de Naples, dans la conjuration des barons, est atroce, mais belle.
Et voici venir la beauté des beautés, ce guet-apens de Sinigaglia
que Mgr Paul Jove, évêque de Nocera, consacrera à jamais d'un
superlatif, — il bellissimo inganno, — et où Machiavel décou-
vrira un chef-d'œuvre de prince [digne d'être offert en exemple
au Prince.
Dans l'histoire de Melchiorre et de la rocca de Ravaldino,
Catherine a recouru aux bons offices d'Innocente Codronchi ;
nous allons la voir, aussitôt après, et à peine délivrée de sa
grossesse, opérer elle-même, dans la répression de la conjuration
des Roffi. Ce sont des paysans de Rubano, turbulens et influens,
qui se sont emparés par surprise de la porte Cotogni à Forli, en
faisant crier ou San Maixo! (Venise) ou Chiesa! (le Pape) ou g H
Ordelaffel (les seigneurs dépossédés, les Ordeiaffi). Le coup a
été manqué, cinq des rebelles ont été pendus sur l'heure, les
autres sont aux chaînes dans la rocca. Madame arrive d'Imola,
comme toujours à bride abattue. Elle fait comparaître les cou-
pables, les interroge. Ils avouent, se dénoncent, se chargent
l'un l'autre. « C'est Passi qui a tout monté, insinue Nino Roffi.
— Tu mens par la gorge, s'écrie l'accusé, faux goinfre que tu es,
et ribaud, car il y a près de huit mois que je ne t'ai parlé, et
j'en veux faire la preuve à la corde avec toi (1) ! » Catherine
saisit le joint, et envoie à la corde Nino tout seul, qui confesse
son mensonge. Alors, ostensiblement, solennellement, tenant
Passi par la main, la comtesse le conduit hors de la forteresse,
et là, devant les gardes et devant le peuple, elle le libère : « Va,
lui dit-elle, retourne tranquille et sûr vers ta femme et vers tes
enfans ! » Le second procès achevé, elle affecte de prendre les
ordres de son mari; mais ce gros garçon, lymphatique, bouffi et
mou, n'a d'autres ordres à lui donner que de s'en remettre à elle,
et elle n'en demande pas davantage. Les droits menacés des Riari
réclament du sang : Catherine semble croire que la justice di-
vine y est intéressée, autant que sa propre politique : impas-
(1) A qui subira le mieux l'épreuve de la question par quelques « traits •> de
corde.
TOME XXXIV. — 1906. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
sible, in nomine Domini, selon l'expression naïvement effroyable
de Bernardi, elle fait décapiter en place publique et écarteler les
condamnés, en forçant au métier de bourreau le sujet fidèle,
mais le soldat inepte qui s'était laissé enlever la porte Gotogni.
Toutefois, elle se refusa à outrepasser la justice, défendit contre
la lâcheté sacrilège de la foule les restes des suppliciés, et, les
principaux auteurs châtiés, fit grâce aux moins compromis. Elle
s'était d'ailleurs attachée à suivre scrupuleusement les formes :
« La dite Madame alla à la rocca comme vraie ambassadrice du
seigneur comte son mari, et comme dame de grande justice,
laquelle voulait continuellement aller avec le pied de plomb...
et ne pas courir en furie, afin que le Tout-Puissant Dieu Eter-
nel ne lui pût jamais reprocher aucune chose qu'elle eût mal
faite, et aussi qu'aucune personne ne se pût jamais plaindre
que Sa Seigneurie agisse par force et non par raison (1). » Jus-
tice sévère, promptitude de résolution, lenteur et sûreté d'exé-
cution, respect des apparences et des usages, affectation de géné-
rosité, souci et art de mettre Dieu au service de sa maison, que
de machiavélisme, dès la fin de 1487, en cette jeune femme de
vingt-cinq ans I ^
II
Pour cette jeune femme déjà se pose, et bientôt se posera si
pressante qu'elle ne pourra l'esquiver, la grande question ma-
chiavélique : «Vaut-il mieux se faire craindre ou se faire aimer? »
Et elle essaiera de se faire aimer, mais, n'y réussissant pas à
son gré, elle saura du moins se faire craindre. Ou plutôt elle
s'efforcera de faire à la fois l'un et l'autre, et de concilier la sé-
vérité avec la justice. Pourtant sa justice est terrible. Après l'as-
sassinat de Girolamo Riario par Lodovico et Ghecco Orsi, Giaco-
mo Ronchi et Lodovico Pansechi, à peine prend-elle le temps de
pleurer; tombée, avec ses six enfans, aux mains des meurtriers
qui la traitent « plus durement que ne l'eussent fait les Turcs (2), »
elle ne fléchit pas une minute; elle ne pense qu'à « conserver
l'État, » et, voulant le conserver, elle dispose tout plus encore
pour l'exemple que pour le châtiment. Tout à fait à la première
(1) Bernardi, p. 140.
(2) C'est le mot de Monseigneur Savelli, protonotaire et gouverneur de Cesena,
venu aussitôt pour prendre possession de Forli au nom de l'Église.
MACHIAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. i31
heure, parmi les gens d'armes qui, dans des intentions diverses,
se réfugient à la rocca, elle glisse un homme à elle, chargé
de faire écrire par le châtelain à Bentivoglio de Bologne
et au duc de Milan, afin qu'ils la secourent. Elle reçoit digne-
ment, quoique froidement, Mgr Savelli, protonotaire et gouver-
neur de Cesena, venu aussitôt, à la demande des traîtres, pour
prendre possession de Forli, au nom de l'Eglise. Mais elle ne
peut supporter le mauvais prêtre qui s'ingénie à obtenir d'elle la
reddition de la rocca, en lui tenant cet odieux langage : « Le comte
a été tué pour ses péchés, et, vous-même, le péché d'avoir persécuté
des prêtres et des frères et d'avoir pillé des églises vous fera mal
finir. Or donc, ma sœur, prenez-en votre parti et donnez-nous
cette rocca; autrement, vous ne mangerez ni ne boirez jusqu'à
ce que vous nous l'ayez fait donner, et ainsi nous vous laisse-
rons mourir de faim. » La comtesse étouffe, est comme synco-
pée d'indignation et de colère : elle n'a que la force d'appeler
Lodovico Orsi, dans la maison de qui elle est gardée à vue :
« 0 Messer Lodovico, lui dit-elle, je vous en prie pour l'amour
de Dieu, ôtez d'autour de moi ce prêtre ! y Les plus sages de ses
sujets, ceux qui la connaissent le mieux, ne se trompent pas sur
ce qui se passe et ce qui s'apprête dans son àme.Niccolô Tornielli
conseille prudemment de ne pas la pousser à bout. « Sinon, il
pourrait en découler pour la cité des conséquences très funestes,
car elle est d'esprit subtil, et d'un cœur connu de tous, et fière
aussi et inexorable en ses vengeances (1). »
Ici réapparaît le machiavélisme prémachiavélique de Cathe-
rine (2). Le protonotaire Savelli insiste et fait insister auprès
d'elle pour que la rocca lui soit rendue, sachant bien que, tant
qu'il n'a pas le château, il n'a pas la ville. Elle, qui a sur-le-
champ averti le duc de Milan, son frère, et son voisin de Bo-
logne, Bentivoglio, elle n'a qu'à traîner les choses en longueur,
et par conséquent elle peut tout promettre, pourvu que l'on ne
tienne pas. Pour la troisième fois, elle se rend au pied de la
rocca de Ravaldino, et, pour la troisième fois, le châtelain se met
aux créneaux; mais, cette fois, Madame n'est pas libre et maî-
tresse; ce sont ses ennemis qui l'y ont conduite. De haut en bas,
entre la comtesse et son châtelain, voici le dialogue qui s'en-
gage :
(1) D'après Burriel, II, 260.
(2) AvrU 1488.
132 REVUE DES DEUX MONDES.
« Cède la rocca à ceux-ci, crie Catherine, pour que je ne sois
pas mise à mort avec tous mes enfans !
— On m'enlèvera d'ici en morceaux ! répond le châtelain.
Je ne cède rien.
— Ils me tueront !
— Et qui donc?... Il leur faudra se sauver ensuite du duc de
Milan. »
Puis, suivant le jeu de scène ordinaire, le châtelain tourne
le dos et s'en va. Il a deviné la comédie (stylé d'ailleurs dès le
début) et du coup il y prend son rôle. Mais l'un des conjurés,
Ronchi,qui a longtemps vécu près de la comtesse, ne s'y méprend
pas, lui non plus : « 0 madame Catherine, lui crie-t-il en lui
plantant les yeux en face, si tu voulais, il nous la donnerait,
mais c'est toi qui ne veux pas qu'il nous la rende ; je ne sais
quelle envie me vient de te passer cette pertuisane au travers du
corps et de te faire tomber morte. » Ce disant, Ronchi se permet
de joindre le geste à la parole, et touche de la pointe du fer la
poitrine de la comtesse. Elle, immobile et dédaigneuse : « 0
Jacomo da Ronco, dit-elle, tu ne me fais pas peur ; tu peux me
faire mal, mais peur non pas; car je suis fille d'un homme qui
n'avait pas peur. Fais ce que tu veux. Vous avez tiié mon sei-
gneur, vous pouvez bien me tuer, moi qui suis une femme (1). »
Le lendemain, même cérémonie devant la rocca de Schiavonia
que devant la rocca de Ravaldino. Catherine s'approche : « 0
châtelain, dit-elle, donne iârocca à ceux-ci, comme j'y consens.
— 0 madame, répondent Rianchino et son frère, que Votre Sei-
gneurie nous pardonne; vous ne nous avez jamais donné cette
rocca, et nous ne voulons la donner encore ni à vous, ni à per-
sonne. Maintenant ôtez-vous de là ; sinon, nous vous ferons tirer
dessus. 0 messer Lodovico, ôtez-vous de là. » Dans la ville, les
bons bourgeois font ce qu'ont toujours fait les bons bourgeois
en temps de révolution : ils font des vœux discrets pour l'ordre,
mais ne se compromettent point au delà. Le chroniqueur,
peintre, musicien et maître à danser Cobelli voit passer le triste
cortège : Lodovico et ses partisans, « les princes et les phari-
ciens, cum seniore, et scribas; Catherine, au milieu, environnée
de piques. Il en est tout ému, et nous le confie en sa prose
mêlée de romagnol et de latin. « Ils menèrent Madame à la
(1) Cobelli, p. 321.
MACHIAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. 133
maison de l'Urso avec ces fustibus et lanternis (1), Je veux vous
dire le vrai ; à moi, il me paraissait certes que ce fussent et quils
menassent Madame comme faisaient ces juifs quand ils menaient,
ainsi armés, Jésus-Christ à Anne et à Caïphe et à Pilate ; ainsi
paraissait-il qu'il en fût de madame la comtesse. Certes, cela me
parai; sait une compassion et cela me serrait dans les épaules,
parce que j'avais reçu bienfait de sa seigneurie; mais il me
fallait rester coi, propter timorem zudiorum [Judxorum). » Tout
le monde tremble, sauf Catherine qui, lorsqu'elle n'est plus chez
les Orsi, lorsque Savelli l'a fait déposer, sous la garde de trois
gentilshommes, à la rocchetta de la porte San-Pietro, reprend
hardiment et habilement l'offensive. Dans la chambre étroite où
ils sont entassés, elle-même, sa fille Bianca, ses cinq fils, les
deux derniers avec leurs nourrices, sa mère Lucrezia Landriani,
et sa sœur Stella, c'est un concert de pleurs et de gémissemens.
Mais il y a vraiment en elle de la grandeur romaine ; la viro.go
se montre vraiment presque vir; elle est vraiment princesse, et
vraiment presque le Prince. « N'ayez pas peur, répète-t-elle aux
siens, et surtout, ce qui serait pis, n'ayez pas l'air d'avoir peur. »
Muzio Attendolo et le duc Francesco, ses ancêtres, n'avaient
jamais su ce que c'était que la peur, et c'est pourquoi ils avaient
échappé au fer, au feu, aux trahisons, pourquoi ils avaient été
en leur temps de grands princes et de grands condottieri de
guerre... Elle aussi, quand elle était petite, elle avait eu son père
assassiné, assassiné aussi par ses gens; pourtant elle n'avait pas
perdu courage... Que ses enfans fassent comme elle avait fait! »
Toute sa pensée, toute sa volonté sont maintenant tendues sur
ceci : rentrer dans sa bonne rocca de Ravaldino, et de là défier
ses ennemis, et là rétablir la fortune. Elle monte ce coup de
ruse et de force comme elle en a monté tant d'autres.' Elle a ses
émissaires, ses intermédiaires, qui vont et viennent de la rocca
à la ville, qui circonviennent le protonolaire effaré, les magis-
trats irrésolus, les conjurés hésilans et divisés. « Le châtelain de
Ravaldino, » insinue Francesco Ercolani, « homme de bien, très
sagace et malicieux, ne demanderait pas mieux que de rendre
la rocca, mais il ne veut point passer pour félon, il veut le
consentement de la comtesse, il veut un certificat de bons et
loyaux services. Si seulement il pouvait parler à Madame sans
(1) C'est une citation populaire et qui revient souvent. Cf. la nouvelle CXG do
Sacchetti. Édit. Ottavio Gigli; 1888, Florence, Le Monnier, t. II, p. 143.
134 RKVUE DES DEUX MONDES,
témoins! Si seulement la comtesse pouvait pénétrer dans la
rocca! Seulement pour quelques heures, pour trois heures seu-
lement ! Elle laisserait en otage ses six enfans, sa sœur, sa mère.
Et lui-même, Ercolani, il laisserait comme otages ses propres
fils. »
Peu à peu l'idée chemine. Le gouverneur dit oui. Mais les
Orsi, qui savent ce qu'ils risquent et contre qui ils le risquent,
s'obstinent à dire non. Le plus qu'ils puissent consentir, c'est
de ramener encore une fois Catherine au pied de la muraille;
et qu'encore une fois, de bas en haut, entre elle et le châtelain,
la conversation s'engage. Ils l'y ramènent, et elle crie, elle
adjure, elle pleure. Le châtelain est de pierre comme la tour
à laquelle il est adossé : « Ah ! si du moins, dit-elle, je pouvais
entrer dans la rocca pour vous parler seule à seul, je vous expli-
querais bien la condition des choses, et je vous persuaderais en
vérité de céder ! — Même en ce cas, répond le châtelain, je
ne sais pas ce que je ferais; tout au plus me réglerais-je sur les
propositions que vous pourriez faire. Au reste, quant à moi, j'ai
déjà déclaré au gouverneur et à tous que, pour en finir, je per-
mets et même je veux que vous entriez dans la rocca, pourvu
que vous y entriez seule ! « Vainement les Orsi dénoncent le
piège : Mgr Savelli, qui regarde partout s'il ne voit pas venir les
soldats du duc de Milan, interpose son autorité, l'autorité ponti-
ficale à laquelle Forli s'est donnée. La comtesse s'avance, le
pont-levis s'abaisse, elle le franchit. Alors elle se redresse de
toute sa taille, se retourne, lance un geste d'insulte à ceux des
prises de qui elle s'échappe, et, triomphante, entre dans la rocca.
C'est d'ailleurs, pour Catherine, si la légende doit s'élever
jusqu'à l'histoire, l'heure des gestes obscènes et héroïques : « Oh !
mon cher Tommasino, s'est-elle écriée aussitôt que la porte s'est
refermée sur elle, que nous sommes bien ici dedans! Enfin,
plus d'assassins, plus de traîtres! » Mais ses six enfans sont
dehors, et ils ne sont pas bien, eux, les innocens, à la discré-
tion de ces assassins et de ces traîtves ! On va jouer de l'amour
maternel pour tenter de fléchir l'àme inflexible de la comtesse.
Jeu cruel qui glacera d'épouvante les pauvres petits et qui ne
réussira qu'à faire de la mère une folle sublime, une bête superbe,
une tigresse, une lionne. D'après la légende, les enfans sont là,
de l'autre côté du fossé, sanglotant et se lamentant, sous le cou-
teau levé des Orsi. Que la rocca se rende ou ils sont égorgés:
MACHIAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. 135
« Imbéciles! dit Catherine, en se découvrant, n'ai- je pas le
moyen d'en faire d'autres? » Et voilà résumé, dessiné, à jamais
gravé dans la mémoire populaire, tout le personnage de Cathe-
rine, en un mot, en une posture. L'histoire, maintenant armée
de la critique des sources, prétend au contraire que la chose
s'est passée bien plus simplement. A l'heure où les Orsi ont
traîné devant la rocca, non pas tous les enfans, mais les deux
fils aînés de Catherine, et la font implorer successivement par la
nourrice, par sa sœur Stella, par Ottaviano et Livio, la com-
tesse, brisée de fatigue et d'émotion contenue, est couchée dans
le maschio, ou tour centrale de la forteresse, et profondément
endormie. Elle ne s'éveille que lorsqu'un tumulte éclate, bruits
de rixe, course d'hommes, coups de feu : tumulte artificiel,
fausse alarme provoquée par le châtelain qui redoute que, de la
chambre haute, où il l'a prudemment reléguée, malgré l'épais-
seur des murs, elle n'entende l'appel aigu des chères voix sup-
pliantes, « que cette pauvre madame ne s'attendrisse d'amour et
de pitié, et que le cœur ne lui saute hors de la poitrine. » Cathe-
rine croit que les révoltés donnent l'assaut à la rocca; elle se
jette dans l'escalier, descend, arrive jusqu'au rempart, les che-
veux défaits, en chemise, à demi nue. De là, la légende. Mais,
rectifie l'histoire, à ce moment la comtesse est plus terrifiée que
terrible ; et ni de la posture, ni du mot, ni Cobelli, ni Bernardi,
aucun des chroniqueurs, aucun témoin, aucun contemporain ne
parlent. Machiavel en parle, sans doute, mais il n'est venu à
Forli, il n'a connu personnellement Catherine qu'onze ans après,
en 1499. Qu'importe, n'est-ce pas Machiavel qui a raison? A tout
le moins, il sent mieux que personne ce qu'il y a en Catherine
de machiavélique, et, s'il l'y met, c'est qu'il le sait bien placé en
elle. Ici encore, comme dans tant de cas, la légende est plus
vraie que l'histoire, et Catherine est plus Catherine, telle qu'elle
aurait pu être et que probablement elle n'a pas été.
Si, déprimée par les jours affreux qu'elle traverse, Catherine
n'a pas été telle à cette minute-là, qui cependant est bien restée
pour elle une minute « psychologique, » c'est alors, à cette
minute-là, qu'elle n'a pas été elle-même; mais tout de suite
elle se retrouve, et tout de suite nous la retrouvons. Elle fait
braquer sur la ville les canons de la forteresse et de temps en
temps tirer une volée. Les boulets portent de sa part aux habi-
tans de Forli cet avertissement : pour l'assassinat de Girolamo
d36 REVUE DES DEUX MONDES.
elle punira seulement les coupables; mais si l'on touche à ses
enfans, elle réduira en cendres et en poussière toute la ville.
Puis elle charge ses bombardes dY'pieux dont la pointe est enve-
loppée de papiers où il est écrit : « Forliviens, mes Forliviens,
sus à mes ennemis, tuez-les tous ! Je vous promets qu'au retour,
je vous tiendrai toujours pour bons frères. Faites vite, ne crai-
gnez rien. L'armée milanaise est aux portes; sous peu, vous
aurez la récompense, et eux le châtiment" bien mérité. »
L'armée milanaise, en effet, hâtait sa marche. Déjà Bentivo-
glio de Bologne occupait les villages voisins. Cinquante cava-
liers, envoyés par un des cardinaux parens de la comtesse,
étaient venus renforcer la roccn. Les secours pontificaux que
Mgr Savelli attendait dans les transes et promettait au besoin
par de faux brefs (1), comme pour se rassurer lui-môme, n'ap-
paraissaient pas. Voyant venir l'expiation, les meurtriers du
comte, qui depuis un mois se posaient en libérateurs, les Orsi,
les Ronchi, les Pansechi, avec leurs familles et leurs partisans,
prennent la fuite : c'est vers Cervia, où les Vénitiens ne veulent
pas les recevoir, et vers Città di Castello, un misérable exode de
dix-sept personnes. Et c'est la restauration des Riari, d'Otta-
viano et de sa mère, régnant et gouvernant en son nom, en son
lieu.
III
La conduite de Catherine, reprenant possession de Forli, est
pleinement machiavélique, c'est-à-dire que tous les élémens y
sont de la politique dont, une vingtaine d'années plus tard,
Machiavel donnera la formule. Premièrement, la modération
ou l'apparence de la modération dans la victoire. La comtesse
empêche le sac de la ville, auquel rêvent, depuis des jours et
des jours, les Milanais. Et peut-être le fait-elle autant pour elle-
même qui y perdrait ce qu'une insurrection pillarde lui a laissé
que pour ses sujets qu'elle veut ménager, pour « les femmes
et les filles » dont, avec une pudeur justement alarmée, elle
prend l'honneur en sa garde. Ensuite, l'apparence d'une stricte,
mais équitable justice; les coupables seront punis, mais les
coupables seuls, et c'est à peine si, voulant atteindre un ennemi,
(1) Pasolini, ouv. cilé, I, 251,
i
MAC-'ITAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. 137
l'on s'arrangera pour le trouver coupable, les formes sauves
autant que possible. Ainsi le vieil Orso, père de Lodovico et de
Checco Orsi. 11 semble bien qu'il n'ait point approuvé, ni même
connu à l'avance le crime de ses fils, et si Gobelli n'invente
pas, il leur aurait, le coup fait, tenu ce petit discours, lui aussi
très machiavélique, car le machiavélisme est partout dans l'air
de l'Italie de ce temps-là, et Machiavel n'aura qu'à le recueillir:
« 0 mes fils, vous n'avez fait chose ni bonne ni belle, parce que,
selon moi, vous avez doublement mal fait. D'abord, puisque vous
tuiez le comte, vous deviez en finir avec tous, ou les laisser
vivre, mais les mettre tous en prison. Et puis vous avez laissé
entrer Madame dans la rocca, d'où elle va vous faire une guerre
mortelle... Allez! allez! vous vous êtes conduits comme des
petits enfans [da mammoletti)\ vous vous en repentirez et en
porterez la peine; puissiez -vous au moins ne pas la faire porter
à d'autres, et même à moi, qui suis vieux et malade ! Pour moi,
je vois bien où vous irez finir. » Mais il importait à Catherine
que, Lodovico et Checco s'étant enfuis, la famille scélérate des
Orsi fût frappée et comme anéantie en son patriarche. Devant
lui, on rasa sa maison ; on chassa, pauvres et bus, ses enfans et
petits-enfans; après quoi, on le livra, pour que le bourreau en
fît à sa fantaisie, à cet horrible Babone qui, au milieu de tous
« ces stradiotes malandrins, » faisait à Co^'-'li l'efTet d'un Turc
entouré de Turcs. Et devant ces ruines . et durant le supplice,
la dernière parole de ce vieillard de quatre-vingt-cinq ans fut
un désaveu, presque un anathème : « 0 mauvais fils, où m'avez-
vous conduit! » Il mourut sous un abominable raffinement de
tourmens et d'outrages, comme étaient morts, la veille, Marco
Scossacarri, Pagliarîno, Pielro Albanesc, comme devaient mou-
rir dix autres, et, dans la suite, d'autres encore. Les cadavres
furent dépecés, déchirés, déchiquetés; on s'en disputa les
membres, on en enleva et estima la graisse : « Scossacarri en
avait une couche de près de deux doigts; » l'Albanesc n'en avait
guère moins : « c'était un beau corps d'homme blanc et coloré. »
Autour de cette chair en lambeaux, traitée comme viande de
boucherie, « corne carne in beccaria, » se déchaîna une danse
de sauvages : un soldat « arracha le cœur du vieil Orso, le mit
tout sanglant à sa bouche et mordit dedans ainsi qu'un chien. »
Plus de deux cents maisons, dans le seul bourg de Ravaldino,
subirent le même sort que la maison des Orsi : tandis qu'on y
J38 REVUE DES DEUX MONDES.
était, on vengea par les peines les plus lourdes les plus légjères
injures; ce fut une fureur d'espionnage et de délation; un mot
perdait un homme : Pietro Albanese périt pour avoir été « grand
parleur, » car « celui qui profère l'offense écrit sur la glace,
mais celui qui la reçoit écrit sur le marbre. »
Cependant la comtesse, tout en recherchant et en accusant
elle-même, en accablant de ses invectives quiconque, de près ou
de loin, pouvait avoir participé à l'assassinat de Girolamo, s'atta-
chait à mettre hors de cause les parens, les femmes, les enfans,
les proches des condamnés; elle refusait de profiter de leurs
dépouilles, et, parmi toute cette barbarie lâchée volontairement
pour produire un effet d'effroi, elle réussissait à se donner encore
un air de générosité, de pitié, de clémence. Elle inaugure une
sorte de gouvernement direct, familier, et pour ainsi dire
(( bonhomme, » alla hiiona^ dont tout le prestige, toute la force
est en elle, « où chaque citoyen se sent voisin de cette souve-
raine qui peut devenir formidable, et lié à sa personne par une
espèce de fascination singulière (1). » C'est toujours l'élernelle
question : se faire aimer ou se faire craindre ? Catherine répond
comme Machiavel répondra : se faire craindre et se faire aimer,
mais ne pas craindre de se faire craindre et ne pas trop aimer à
se faire aimer, parce qu'il appartient toujours au prince, il
dépend toujours de lui de se faire craindre, mais il ne dépend
pas de lui, il ne lui appartient pas de se faire aimer : les hommes
aiment à leur gré, mais ils craignent au gré du prince. Pour le
moment, après justice faite, après ces coups frappés et sans
préjudice des coups que directement ou indirectement elle se
réserve de frapper encore, la comtesse reçoit de nouveau, au
nom de son fils et au sien, le serment des chefs de famille de
Forli. Ils s'agenouillent à ses pieds et, la main posée sur les
saints Evangiles, jurent fidélité aux Riari. Peut-être leur seront-
ils en effet plus fidèles qu'elle-même, car déjà, en plein exercice
de sa force et quand elle use ainsi de son prestige, elle succombe
à son unique faiblesse : l'amour tue en elle la veuve et la mère,
elle a ses grandes misères que l'on connaît et une bien plus
grande misère encore que l'on ne connaît pas. Elle aime ardem-
ment, follement, en femme de trente ans, — el quelle femme !
du sang des Sforza, c'est tout dire, — un beau jeune homme
(1) Pasolini, ouv. cité, I, 207.
MACHIAVEL ET LE MACHIAVÉLISJIE. 139
de sa cour, plus ou moins cousin de Girolamo, et frère du châ-
telain de Ravaldino, Giacorao Feo.
Amour violent qui veut être apaisé, mais qui doit compter
avec tous les scrupules, et qui ne peut s'apaiser que dans le ma-
riage ; mariage difficile, et qui heurterait tant de préjugés : dé-
plorable et tragique amour. En Catherine, le cœur et la con-
science se livrent un affreux combat : les poètes n'en ont pas
chanté de pire : sans ce mariage, elle perd Giacomo ; mais par ce
mariage, s'il est su, elle perd l'État. Qui l'emportera des deux,
de sa déraison ou de sa raison, de la plus haute des raisons qui
puissent guider une princesse, de la plus profonde des déraisons
qui puissent entraîner une femme? Elle tombe, elle épouse. C'est
encore, comme Girolamo, un médiocre, et même moins : c'est
un bellâtre, vain et jouisseur, qui s'affiche, et qui, en s'affichant,
l'affiche, et qui, en s'exaltant sans mesure, l'humilie. Elle
l'adore, le hait, le méprise, se méprise un peu soi-même de ne
pas le haïr davantage, et se hait d'être obligée, à cause de lui,
de se mépriser devant ses fils, qui devinent, qu'on instruit, et
vis-à-vis desquels il s'oublie parfois jusqu'à lever la main sur
eux. Elle est aux aguets, soupçonneuse, l'oreille tendue à tous
les bruits, prête à renfoncer dans la gorge des médisans les mots
même qui n'en sortent pas. Mais comment empêcher de bavarder
une petite ville? Giacomo ne garde aucune retenue; il parade et
ordonne en maître : la comtesse ne voit, ne parle, n'agit plus que
par lui. «■ Ils supporteront toute extermination, écrit Bello da
Castrocaro, et Madame ensevelira plutôt toutes leurs personnes,
et ses enfans, et ses biens, ils donneront plutôt l'âme au diable
et l'Etat au Turc que de s'abandonner jamais l'un l'autre. » Le
commissaire florentin à Faenza, Puccio Pucci, ajoute, dans une
lettre à Pierre de Médicis : « Les choses en sont à tel point que
d'ici peu on devra nécessairement en venir à une catastrophe. Il
faut qu'à toute force il arrive un de ces trois faits : ou que Ca-
therine fasse assassiner son amant, ou que l'amant îaszc assassiner
Catherine avec tous ses fils, ou qu'Ottaviano, qui montre des
esprits hardis, devenu adulte, fasse mourir sa mère avec son
amant de mauvais augure. — Si donc messer Jacopo (Giacomo
Feo) a de la cervelle, comme on dit qu'il en a, il faut qu'il pour-
voie à sa sauvegarde, et qu'il n'attende pas qu'Ottaviano se fasse
homme. » Machiavel n'eût pas mieux construit cette espèce de
syllogisme. Mais Giacomo Feo eut moins de cervelle qu'on ne
440 REVUE DES DEUX MONDES.
lui en croyait, ou plus de présomption, et un soir, au retour
de la chasse, presque sous les yeux de Catherine, il fut préci-
pité de cheval, percé, criblé de coups de poignard. Alors la folie
sanguinaire qui avait emporté la comtesse après l'assassinat de
Girolamo, la rage rouge la reprit, plus rouge et plus sangui-
naire dix fois. Ah ! cet homme, son Jacopo, par instans sans
doute elle l'eût voulu mort, mais elle sentait trop qu'il était sa
vie. Et l'on insinuait, les meurtriers alléguaient pour leur dé-
fense qu'ils avaient cru lui complaire en l'en défaisant. Pour un
peu, ils auraient déclaré que c'était elle qui l'avait fait assassiner.
Avec quelle âpre et amère énergie elle s'en défendait : allons!
est-ce que les Sforza n'assassinaient pas eux-mêmes? et pour une
seconde vengeance, auprès de laquelle l'autre fût douce, comme
prix d'un second veuvage, elle entassait victimes sur victimes,
par les mains expertes d'un Mongiardini, moins humain encore
que Babone. Il n'est pas de tableau, si poussé qu'il soit à l'hor-
reur, qui donne le frisson plus que ce simple extrait de la liste
dressée par le curieux et indifférent Cobelli :
D'abord ceux qui l'ont tué (Giacomo), qui sont morts :
Zan Antonio da Ghia (Gian-Antonio Ghetti) fut tué et pendu, et la tête
sur la tour 1
Don Domenico fut. traîné et pondu, et la tête sur la tour 1
Don Antoni da Valdenosa fut traîné et pendu, et la tête sur la tour . . 1
.Maintenant disons les enfans morts pour la cause de la mort de Messer
Jacorao Feo. D'abord :
Deux petits enfans, l'un de quatre ans ek l'autre d'un an 2
Et une fille de l'âge de neuf ou dix ans, tous les trois enfans de don An-
tonio de Valdenosa; sont morts 1
Trois enfans de Bernardino da Ghia et la femme enceinte, tous morts . 5
Un petit enfant de Zan Antonio da Ghia, mort 1
Deux petits enfans de Filippo de maître Jaconio da li Selli, morts . . 2
Qu.itrc enfans de Pierre de Brocco, deux garçons et une fille, et un
mort 4
Deux enfans de ceux de l'Urso, déjà pris au temps du comte Gerolimo,
SOUL morts 2
« Mort, mort, mort... » et que d'autres morts encore! Cobelli
en énumère, outre ceux-là, dix-neuf ou vingt, mis à la torture;
encore des enfans :
MACriTAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. 145
Les jeunes fils d'Agostino de Marcobello, torturés, morts...
Lodovico, alias Scatarello, fils de Bartolo Marcobello...
mortus est {sic).
Laissons cela. Nous n'avons insisté là-dessus que pour bien
faire sentir quelle fut cette femme, — un des types représentatifs
de son pays et de son temps ; — mais nous n'avons tenu à le bien
faire sentir que pour bien faire comprendre comment cette femme,
en tant que type représentatif, devait être un des modèles, un
des « sujets » de Machiavel et contenait en elle les élémens pre-
miers du machiavélisme essentiel, de ce que nous avons appelé
le machiavélisme prémachiavélique. Et elle fut telle jusqu'aux
dernières heures de sa domination : abordable et altière, atten-
tive à se faire craindre et à se faire aimer, mêlant et comme
dosant la douceur et la rigueur, prête à tout acte débonnaire ou
à tout acte tyrannique selon qu'elle jugeait l'un ou l'autre utile
à sa fin (s'il en fallait de nouveaux témoins, les réfractaires de
Forli, Ramberto da Sogliano, Corbizzo Corbizzi, Galeotto de
Bosi en pourraient servir) (1) ; capable de pardon et incapable
d'oubli, capricieuse et tenace, pieuse et sensuelle, scrupuleuse
et fausse, trompant sans vergogne les ducs de Milan, son frère
et son oncle, qui, du reste, ne se privaient pas de la tromper;
— faisant dire d'elle par le doge de Venise : « Comme il ne faut
pas se fier aux prêtres, pareillement il ne faut pas attacher foi
aux femmes, » et par l'ambassadeur de Ludovic le More près de
Giovanni Bentivoglio de Bologne : Makdictus homo qui con/idil
in homijie, et maxime in muliere! mais, avant tout, après tout,
et par-dessus tout, c'est une Sforzesca, elle est Sforza, elle a au
plus haut degré le sens de sa maison, elle a le sens de l'Etat, ou
plutôt le sens de sa maison tend sans cesse chez elle à se con-
fondre avec le sens de l'Etat. On n'ose dire qu'elle ait au même
degré, ni peut-être à aucun degré encore, le sens de sa nation : il
manque à son machiavélisme la plus noble, la plus pure, la plus
éminente expression du machiavélisme, le patriotisme italien.
Son grand regret, son grand chagrin, sa grande peine est que
de ses sept enfans et de ses six fils (cinq de Girolamo Riario,un
de Giacomo Feo), pas un, pas même laîné, ce lourd et épais
Ottaviano auquel elle s'ingénie à procurer une condotta des Flo-
I
(1) Voyez Pasolini, ouv. cité, t. II, p. 79, 80, 82, 83, 84, 87.
142 REVUE DES DEUX MONDES.
rentins et pour qui elle a rassemblé une magnifique compagnie
d'hommes d'armes, pas un ne soit apte à faire reverdir la souche
robuste du vieil Attendolo et de Francesco, ses aïeux; que pas
un ne soit un Sforza; bons pour faire des prêtres, des évêques,
mais non des capitaines de guerre. Et c'était en son cœur viril le
tourment dantesque du disiOj du grand désir insatisfait. Toute-
fois elle eut la consolation, par un troisième mariage, — car deux
maris assassinés n'avaient pas guéri de l'amour cette incurable
amoureuse, — de donner le jour, gloire et joie de sa maternité,
à ce Jean de Mddicis, qui devait être en même temps le dernier
des condottieri illustres et sous certains rapports le premier des
tacticiens modernes, belle et rude plante d'homme, et en vérité
vir né d'une virago, merveille de virtù et dans sa vie et dans sa
mort, Jean des Bandes Noires, Jean d'Italie, Giovatini d'Italia :
Machiavel n'est plus très loin, et, dans ce seul surnom, n'y a-t-il
pas comme un balbutiement de l'exhortation au prince qui doit
venir chasser d'Italie les barbares?
IV
Mais, en attendant, voici venir le vainqueur de Catherine. C'est
un autre prince, et celui-là, c'est le Prince. Cu?n immine Cœsaris
amen, ainsi qu'il est gravé sur l'admirable épée que conservent
dans leurs collections les ducs Caëtani de Sermoneta. César Bor-
gia n'est plus un cadet voué perpétuellement à l'autel, il n'est
plus le cardinal de Santa Maria Nuova, il a rejeté la cape et dé-
posé le chapeau pour coiffer le beretto de gonfalonier de l'Eglise
et de capitaine général des troupes pontificales. Il est devenu,
par l'intrigue, l'époux de Charlotte d'Albret, sœur du roi de
Navarre et pupille de la reine Anne, le parent et le protégé de
Louis XII, César Borgia de France, duc de Valentinois; et, par
le crime probablement, l'aîné des fils du pape Alexandre VI. En
effet, Giovanni, duc de Gandia, avait disparu dans la nuit du
14 juin 1497. La dernière fois qu'on l'avait aperçu vivant, il
revenait de souper, avec son frère César, chez leur mère, la
Vannozza. Sortis ensemble, montés, ils s'étaient séparés peu
après, le duc suivi d'un homme masqué, qui depuis longtemps
l'accompagnait toujours, et d'un estafier qu'il avait laissé piazza
de gli Ehrei. Le lendemain on avait retrouvé l'estafier étendu sur
le pavé, blessé et incapable de rien dire, et la mule du duc errant
MACHIAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. 143
dans Rome, un étrier coupé. D'abord le Pape avait souri, ipsum
ducem alicubi cum puella intendere luxui sihi persuadens (1).
Mais tout à coup le bruit se répandit, sans que l'on sût d'où, que
le duc avait été jeté dans le Tibre. Un Esclavon marchand de
charbon à Ripetta raconta comment, couché dans sa barque, il
avait vu arriver un cavalier, suivi de deux piétons, et portant en
croupe un cadavre que tous trois avaient lancé au fleuve. Inter-
rogé pourquoi il n'avait pas parlé plus tôt, il avait répondu tran-
quillement que cent fois dans sa vie il en avait vu faire autant,
sans que cela tirât à conséquence; et qu'ainsi il n'y avait pas pris
garde (2). Les mariniers envoyés en grand nombre pour fouiller
le Tibre en retirèrent le corps du duc, encore chaussé de ses
bottes éperonnées et vêtu de son manteau. Il avait les mains
liées; neuf blessures aux bras, au buste, à la tête, dont une mor-
telle au visage; dans sa bourse, trente ducats, signe évident qu'on
ne l'avait pas tué pour le voler.
Alexandre VI, quand il sut qu'on avait retrouvé son fils jeté
au fleuve comme une ordure (3), s'enferma dans sa chambre et
pleura très amèrement, refusant d'ouvrir pendant plusieurs
heures et restant sans manger ni boire pendant plusieurs jours,
du mercredi au samedi, sans dormir du jeudi au dimanche. « Si
nous avions sept pontificats, gémit-il dans le consistoire public
qu'il tint le 19 juin, nous les donnerions tous pour avoir la vie
du duc (4). » Cependant les Espagnols de la suite de Gandia
couraient Rome furieux, cherchant l'assassin. On soupçonnait
tout le monde, les Golonna, les Orsini, Bartolommeo d'Alviano,
le cardinal Ascanio Sforza, Giovanni Sforza de Pesaro, le mari
de Lucrèce « répudié par elle comme impuissant, » un troisième
frère de Giovanni et de César, le faible et timide Gioff're, prince
de Squillace, dont la femme, dona Sancha d'Aragon, n'en avait
(1) Burchardi Diarium, édition Thuasne, II. p. 387 et suiv. Nous suivons ici
phrase à phrase M. Pasquale Yillari, Niccolô Machiavelli e i suoi tempi, II, 268, 269,
dont le récit est de beaucoup le plus vif et le plus rapide de tous ceux que nous
avons lus. Cf. Gh. Yriarte, César Borgia, sa vie, sa captivité, sa mort, t. l, p. 107 et
suivantes; Tommaso Tommasi, La vie de César Borgia, 1671.
(2) Respondit ille : se vidisse suis diebus centum in diversis noctibus varie
occisos in flumen projici per locum prœdictum, et nunquam aliqua eorum ratio est
habita; propterea de casu hujus modi existimationera aliquam non fecisse. —
Burchardi Diarium, édition Thuasne, t. II, p. 390.
(3j Pontifex, ut intellexit ducem interfectum et in flumen, wr»rercus,pro'eCtum
compertum esse... etc. — Burchardi Diarium, ibid.
(4) Villari, ouv. cité, I, 269, d'après Sanudo. . ^v^*-
144 REVUE DES DEUX MONDES.
que trop fait, incestueusement, pour exaspérer et armer sa jalou-
sie. César ne quittait pas son palais du Borgo Sant'Angelo, tout
entier en apparence aux préparatifs de lambassado qu'il allait
remplir à Naples. Il partit le 22 juillet sans que le Pape l'eût
reçu. A son retour, le 6 septembre, lorsqu'il se présenta devant
le Souverain Pontife, arrivé au pied du trône, il s'inclina, puis
monta les marches. Alexandre VI, froidement, l'embrassa au
front, sans un mot : Non dixit verbum Papae Valeiitinus necPapa
sibi, note Burchard. Solo lo bacciè, ajoute Sanudo. Qu'y avait-
il dans cette retraite, dans ce silence et dans ce baiser? Tous les
ambassadeurs des villes italiennes qui étaient là, épiant le
moindre geste, pensèrent le comprendre. Vénitiens, Florentins,
Ferrarais, ils s'entendirent. Ils tremblèrent et ils admirèrent.
(( Certainement, avait écrit, dès le début, l'un d'entre eux, Ales-
sandro Bracci, celui qui a mené la chose a eu et de la cervelle et
bon courage; et, de toute façon, on croit que c'a été un grand
maître (1). »
César était donc, depuis 1497, en état de devenir prince. Il
avait été, le 19 décembre 1498, nommé administrateur des biens
du fils de Gandia, substitué dans son duché et dans ses posses-
sions féodales de Sessa, de Teano, de Carinola et de Montcfos-
colo (2). C'était pour lui, son fils aimé, son cœur, que le Pape,
n'ayant rien de plus cher, — cor nostntm, videlicet dilectum
filium quo nihil carias habemiis, — faisait main basse sur les
biens des barons et des cardinaux, des Colonna, des Orsini, des
Caëtani, des Savelli, des Pojano, des Magenza, des d'Estoute-
ville. C'était pour lui qu il voulait un royaume, sans bien savoir
d'abord oîi il le lui trouverait, s'il demanderait au roi de Naples
la principauté de Tarente, la terre de Bari au duc de Milan, à la
maison d'Aragon une province en Espagne, ou s'il prendrait
Ferrare aux Este, avec lesquels d'ailleurs, dans le même instant,
il s'alliait par le mariage de Lucrèce. C'était pour lui, enfin, qu'en
ses jours les meilleurs, porté au-dessus de lui-même et au delà
de son siècle par un amour sans bornes, — svisceratissimo amore,
— il s'élevait jusqu'au grand dessein de faire l'Italie une tout
(1) « E rcrtamente, chi ha governato la cosa ha avuto e cervello e buono co-
raggio, et in ogni modo si crede sia stato gran maestro. « Lettre d'A. Bracci,
ambassadeur florentin, du 17 juin 1497. Voyez Villari, ouv. cité, I, appendice, do-
cument II. — Cf. Ch. Yriartc, César Borgia, I, 131.
(2) Oh. YrJarlc, ouv. ciié, l, 136.
MACHIAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. 145
d'une pièce, tutla di uno pezzo. Mais par où commencer, et com-
ment travestir cette entreprise des Borgia en reprise de l'Eglise?
Justement l'Église avait en Romagne, à Imola et à Forli, une
« fille d'iniquité, » Catherine Sforza, qui, ne tenant qu'à titre
précaire et en vicariat, au nom des Piiari, les villes qu'elle gou-
vernait, ne payait point les redevances. En vain elle excipait de
titres autrefois octroyés par Sixte IV, et dont la confirmation
avait été par elle péniblement arrachée à Innocent VIII; en vain
elle revendiquait l'arriéré des 60000 écus d'or dus encore par
le Trésor pontifical au comte Girolamo, son premier mari; en
vain môme elle offrait, déduction faite de ce que le Saint-Siège
lui devait de ce fait, à elle et à ses enfans, de s'acquitter tout de
suite de ce qu'elle lui devait. Alexandre VI voulait un Etat pour
César, et il en avait là au moins le noyau. Ferrare était trop
grand; la famille ducale, riche de trois fils, hommes faits, était
trop forte. Ici, l'on ne se heurterait qu'à une veuve, — virile, il
est vrai, capable de se défendre et bien apparentée, mais quand
même une femme, avec Ottaviano, à peine un homme, entre ses
frères plus jeunes ou tout jeunes. Depuis longtemps déjà, le
Pape avait eu l'idée que c'était ici qu'était le joint, et qu'il fal-
lait piquer la pointe. Il n'hésitait plus que sur la manière. Son
premier projet avait été d'insinuer les Borgia en Romagne par le
mariage de sa fille Lucrèce et d'Ottaviano, fils de Catherine,
préparant ainsi la voie à César qui eût bien découvert un motif
et un moyen de passer derrière Lucrèce (1). Puis la manière
forte lui avait paru plus rapide; il s'était avisé que les cruautés
* de la comtesse avaient épouvanté ses sujets dans le passé, et les
laissaient épouvantés pour l'avenir, que toute la Romagne en
criait vers le ciel (2) ; lui, Alexandre VI, il avait entendu ce cri
et, ne pouvant permettre que Catherine voulût à tout prix, fût-ce
à ce prix, « satisfaire des passions que, si elle se gouvernait par
raison, elle devrait ensevelir (3), » par bulle pontificale du
9 mars 1499, contresignée de dix-sept cardinaux, il avait déposé
cette «fille d'iniquité, » et investi César de ses Etats. Il ne restait
au duc qu'à les aller prendre, et il s'y disposait. De son bureau
de Ja deuxième chancellerie, à Florence, Machiavel voit venir
(1) Pasolini, ouv. cité, II, 22.
(2) Lettre de l'ambassadeur milanais au duc de Milan. — Voyez Pasolini, I,
381.
(3) Lettre du cardinal Ascanio Sforza, citée par Pasolini, ibid.
TOME XXXIV. — 1906. iû
116 REVUE DES DEUX MONDES.
le choc : avec quel soin, avec quelle attention il observe la
rencontre de ces deux êtres qu'il sent à lui, dont il fait son bien
pour sa future œuvre, l'un n I a vu de près, l'été précédent,
Catherine; l'autre auprès duquel il doit, bientôt après, vivre
trois mois et demi, César Borgia ! « Trois cents lances fran-
çaises, signale-t-il le 15 novembre, et 4 000 Suisses vont partir
pour aller aux dommages de Madame d'Imola, tous à la solde du
Pape qui veut donner cet Etat, avec Rimini, Faenza, Pesaro,
Cesena, Urbino, au Valentinois. On croit que, si les peuples ne
font pas à Madame le pis qu'ils puissent, elle se défendra ; et
quand même les terres, par la perfidie des peuples, ne se défen-
draient point, les forteresses se défendront; en tout cas, il paraît
bien qu'elle soit dans cette intention (1). » Sous l'étendard de
l'Eglise, comme pour une croisade, l'armée pontificale s'avance.
Belle armée! « Huit mille Suisses, Allemands ou Français, deux
mille Espagnols et Gascons, deux mille frères, prêtres, canti-
niers, gourgandines, et deux mille d'une autre canaille, qui en
tout montent à la somme de quatorze mille. » En tête, sur un
beau destrier. César, avec une ai.iiure blanche et la plume
blanche, tout blanc; un virginal et angélique César. Bientôt
éclate « la perfidie des peuples » annoncée par le secrétaire
florentin, et bientôt s'en découvre le sourd cheminement. « Les
terres, » comme il l'avait prévu et prédit, ne se défendent pas.
Ce Luffo Numai, comte, chevalier, chef d'une famille antique,
illustre, très riche, influente, chez qui la comtesse, dans
l'épreuve, avait jadis trouvé un sûr secours, se sentant ou se
croyant à présent suspect, passe à l'ennemi. Il fait, — si ce ne
sont pas les chroniqueurs qui le lui ont fait faire plus tard, sur
le modèle des historiens antiques, — tout un discours pour
démontrer que « les gens de Forli peuvent honorablement et en
bonne conscience abandonner la comtesse (2). » « En bonne con-
science, » et il ergote comme un procureur : « Oltaviano était
venu en personne annoncer au Conseil qu'en vertu d'un décret
papal il était déchu de ses droits et privé de toute autorité et
domaine dans ses Etats d'Imola et de Forli. Or, une ville, dans
SOS actes publics et juridiques, doit se conformer aux actes pu-
blics et juridiques, non au jugement personnel et particulier de
(1) Lettre de Machiavel à Antonio Canigiani, commissaire au camp, dans Paso-
lini, OUI', ciic, il, IHO.
{2) Pasoiini. ouv. cité, II, 170. — D'après Bonoli, p. 278.
MACHIAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. 147
celui-ci ou de celui-là. Si la sentence du pape Alexandre qui
dépose les Riari est injuste, il en répondra un jour devant son
souverain juge ; mais il n'appartient pas aux habitans de Forli
de juger cette sentence, ils sont obligés de s'y soumettre (1). » Il
fait jouer successivement tous les ressorts qui, en se déclen-
chant, disloquent les âmes; — la peur : César est aux portes, avec
quatorze mille hommes, que faire contre lui? — l'intérêt : on
était heureux sous les papes, avant que les tyrans eussent « pul
lulé comme mauvaises herbes, » avant les Calboli, les Orgo
gliosi, les Ordelaffi, sous le cardinal Albornoz, avant le retour
des Ordelaffi, avant Girolamo et Catherine ; — la rancune, la
haine : qu'avait été le gouvernement des Riari ? exils, bannisse-
mens, confiscations, supplices, du sang, toujours du sang! Réni
soit le gouvernement des Papes, sous lequel il n'y a point de
péril de minorité, sous lequel il n'est point possible de tomber
aux mains d'une femme ! « Dites-moi, dites-moi de grâce, de-
mandait Numai, quel est celui d'entre vous qui pourrait dire
qu'il a eu au moins la liberté de marier à qui il le voulait ses
propres filles? » La comtesse en parle à son aise; elle est bien
close dans sa bonne rocca bien gardée; mais eux, les bourgeois,
dans la ville ouverte?... Sur cet avis, et sur d'autres avis sem-
blables, la ville s'ouvrit tout à fait. Les quatorze mille hommes
d'armes, soudards, aventuriers et aventurières, marchands,
rôdeurs et maraudeurs s'y précipitèrent. Chacun se rua où ses
goûts, ses instincts, ses cupidités le portaient. Les uns s'abatti-
rent sur les biens, et les autres sur les personnes. Les cloîtres
furent forcés. Toutes les cloches sonnaient, toutes les religieuses
criaient à laide. Il fallut que le duc fît chasser à grand renfort
de coups ces endiablés, — indemoniati , — qui ne comprenaient
pas quel excès de pudeur lui prenait. Les compagnons demessire
Yves d'Alègre marchaient sur de douloureux et dangereux sou-
venirs. C'était ici, c'était Forli, « la terre qui avait fait jadis la
longue épreuve et des Français le sanglant monceau : »
La terra che fé già la lunga pruova
E di Franceschi sanguinoso mucchio (2).
La place, les maisons, les pavés le leur criaient. Rassemblés
(1) Pasolini, ouv. cité, II, 170. D'après Bonoli, p. 160, 161.
(2^ Dante, Infenio, ch. xxvii. Allusion à l'assaut de 1282 et au massacre des
Français, par un stratagème du comte Guido de Montel'eltro.
148 REVUE DES DEUX MONDES.
en cercle autour de la Crocetta, ils dévisageaient longuement la
statue de Saint Mercuriale placée sur l'autel et se répétaient
l'un à l'autre : « Que veut dire ce poltron d'évêque qui se tient
là assis sur le sépulcre des Français nos ancêtres? Ce peuple l'a
fait en mépris de nous, et ce monument est élevé en commé-
moration de la victoire qu'ils prétendent avoir remportée sur
nous. » Vite par terre, l'évêque, et qu'au milieu des injures et
des blasphèmes, il roule dans la boue ! Les forcenés eussent
mis la statue en morceaux, si quelques-uns, effrayés, reculant
devant le sacrilège, n'eussent appelé les moines, qui l'empor-
tèrent, en piètre état, dans leur couvent. Cependant Catherine,
seule peut-être dans la cité terrorisée, attendait l'assaut, —
imperturbable et farouche. A cette heure qu'elle savait su-
prême pour les Riari et pour elle-même, ce n'était plus la sup-
pliante écrivant à son oncle, le duc de Milan : « qu'elle était
femme et par conséquent de nature peureuse. (1) » Elle se re-
trouvait dressée, bamdée de toute son énergie, prête pour la der-
nière partie, pour le salut ou pour la perte. L'héroïque virago
avait repris sans effort le ton héroïque des deux fins qui devaient
être également sa fin, et auxquelles déjà elle avait échappé, le
langage qu'elle parlait au bord du double abîme creusé devant
elle avec les tombes de Girolamo et de Giacomo : « Je suis pour
sentir les coups, disait-elle, avant que d'avoir peur (2). » Elle
n'avait point d'illusion, et ne se laissait pas prendre au miel
dont essayait de l'engluer César : dans la courtoisie et la galan-
terie du Valentinois, traînait trop l'acre saveur du poison des
Borgia. Mais ils rusaient l'un vis-à-vis de l'autre : le lion et la
lionne, qui allaient s'entrc-déchirer, faisaient à qui mieux mieux
le renard. Par les créneaux de la rocca, qui avaient servi de dé-
cor à tant de comédies du même genre, ils entamaient des con-
versations qui étaient des dissertations, et qui eussent réjoui
Machiavel, s'il eût pu les entendre:
« Madame, disait le duc, vous savez combien la fortune des
Etats est changeante ; je me rappelle qu'à Rome, outre le reste,
on louait en vous l'amour de la lecture et la connaissance de
l'histoire. Voici le moment de mettre à profit votre esprit et votre
savoir. Je ne veux pas vous exposer la condition des choses, et
la cause de ma venue: vous savez tout. Mais j'ai tant à cœur de
(1) Lettre au duc de Milan. Pasolini, II, 55.
(2) Ibid., p. 65.
MACHIAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. 149
VOUS montrer l'estime très haute où je vous tiens et de vous per-
suader que je ne voudrais jamais non seulement maltraiter, mais
môme contrister plus que de nécessité votre personne, que je
vous propose, je vous conjure, de me céder spontanément cette
rocca.
« Je vous promets toutes les conditions les plus avantageuses:
je vous ferai assigner par le Pape des Etats, des revenus conve-
nables pour vous et pour vos fils. Je m'en porterai moi-même
garant. Vous pourrez vous établir partout, à Rome même s'il
vous plaît. Ainsi vous épargnerez à vous-même et aux vôtres
des travaux et des périls beaucoup plus grands que vous ne le
croyez; vous ne verrez pas une horrible effusion de sang; en
capitulant à temps, vous serez jugée femme valeureuse, adroite,
et vous éviterez que par toute l'Italie on parle mal et l'on se rie
de vous comme d'une femme aveugle et folle qui s'obstine à résis-
ter à des forces si supérieures. Cédez, cédez donc, Madame ! Cé-
dez à mes prières. »
Et Catherine de répliquer :
« Seigneur duc, la fortune aide les intrépides et abandonne
les couards. Je suis fille d'un homme qui ne connut point la
peur, et, quelque chose qui puisse m'arriver, je suis résolue à
cheminer sur ses traces jusqu'à la mort,
« Je sais combien sont changeantes les fortunes des États;
des histoires, oui, j'en ai beaucoup lu, il est vrai; mais ce serait
chose indigne qu'oubliant qui fut mon père et qui furent mes
aïeux, je consentisse à me réduire en condition privée. Vous
dites ne pas vouloir me parler de la cause de votre venue, mais
c'est seulement parce qu'il ne vous plairait pas ensuite d'écouter
ce que j'aurais envie de vous répondre.
« Je vous remercie de la bonne opinion que vous dites avoir
encore de moi, mais, quant à la promesse qu'aujourd'hui vous
me faites en votre nom et au nom du pontife, je me trouve
forcée de vous répondre que, comme les prétextes allégués par
votre père pour me déclarer déchue de ces États avec mes fils,
dans le monde entier ont été jugés faux, iniques, misérables, de
même et tout autant pour fallacieuses et trompeuses je tiens vos
promesses et celles du Pape. L'Italie sait ce que vaut la parole
des Borgia, et la mauvaise foi du père enlève tout crédit au fils.
« J'ai des forces suffisantes pour me défendre, et je ne crois
pas du tout que les vôtres soient irrésistibles.
loO REVUE DES DEUX MONDES.
« Plût à Dieu que du duc de Milan mon oncle je pusse avoir
l'aide que déjà j'eus une autre fois; alors, je vous pourrais dé-
montrer, non par des paroles, mais par des faits, où est l'obsti-
nation aveugle, et où la vraie valeur. Si, après avoir refusé
toute condition ignominieuse, toute faiblesse indigne du nom de
Sforza, je suis brisée par vous, sachez bien, et qu'avec vous
le monde le sache, qu'unie de cœur à tous ceux qui sont léans
avec moi, je me conforterai en pensant que le nom de qui meurt
au champ de bataille n'est oublié jamais, et que souvent encore
sa cause revit et triomphe (1). »
C'est comme le refrain de la chanson épique, de la chanson
de geste que la comtesse de Forli est en train, non de chanter,
mais de vivre dans le sang et dans les larmes ; « Je suis fille
d'un homme qui ne connut jamais la peur, » Mais tout le monde
n'est pas fils d'un pareil homme; et la peur, qui n'est point en
elle, est partout autour d'elle : la peur, infailliblement mère de
la trahison. La défection bavarde et chicanière des Numai se
change en défection brutale, muette, panique, mécanique. Ni
l'astuce ni la vaillance n'empêcheront la catastrophe, à peine la
retarderont-elles : le renard et la lionne, qui sont en Catherine,
et dont ni les tours ni le cœur ne lui font défaut jusqu'au bout,
iront du même coup se prendre au même piège. Inutilement elle
essaiera de s'emparer de César, en l'attirant par cette courtoisie,
par cette galanterie qu'il affecte, en l'invitant, pour lui parler de
plus près, à mettre le pied sur le pont-levis subitement relevé.
C'est le duc qui, à la fin, la fera traîner à lui, hors de cette rocca
où elle avait vécu tant de dures journées, loin de son Paradiso
où elle s'était ménagé quelques joies, au bas de ce maschio dont
elle s'était fait comme une aire. Il l'a, à la fin, — et c'est bien la
fin, — il la tient, livrée peut-être par ce Giovanni daCasale, qui
passait un peu pour être ou avoir été son amant. La domination
des Riari s'écroule dans la désaffection générale, dans l'indiffé-
rence pire que la désaffection : « Maintenant que les Sforzeschi
sont tout écrasés, sit nomen Domini benedictum! (2) » Ah! le
beau César, le gonfalonier de l'Eglise qui porte sur son écu les lis
(1) Pasolini, ouv. cité, 178-180, d'après Burriel, III, 770-713. Le comte Pasolini
remarque que « le dialogue est refait dans la forme, » mais que Burriel, qui écri-
vait h. la fin du xvm* siècle, a eu sous les yeux les pièces d'un archivio Riario qu'il
n'a pas été possible de retrouver ou du moins d'identifier sûrement depuis lors.
(2) Mot de Pierre Saverges, évoque de Luçon, chancelier du roi de France à
Milan, à Gian Giorgio Seregni, rapporté par Pasolini, ouv. cité, II, 241.
MACHIAVEL ET LE MACHIAVÉLISME. 151
de France avec le bœuf rouge des Borgia, n'est plus courlois ni
galant à cette heure: déclarations, promesses et sermens s'il en fit,
il a tout oublié ; la bête se réveille dans le Prince, on ne sait quelle
horrible bête en ce prince charmant; ou plutôt est-ce l'effet
voulu d'un monstrueux vouloir : il souille d'une lâcheté et d'une
goujaterie son succès. Le Pape peut estimer que ce n'est pas
assez, désirer qu'on détruise en Catherine « cette semence du
serpent diabolique (1) » qu'est la race des Sforza ; il peut écha-
fauder contre elle, voulant appuyer de motifs la condamnation,
tout un procès pour fausse tentative d'empoisonnement, et ne
lâcher sa proie que lorsque, indignés de ses façons, et furieux
d'avoir été dupes, les gentilshommes français la lui arracheront :
il n'y a plus rien à briser dans cette femme chez qui la Fortune a
successivement brisé l'amour, le pouvoir et l'orgueil. Vit-elle
encore, ce n'est plus que pour s'abîmer en ce triple passé, à ja-
mais passé, où elle fut. Et la complainte populaire traduit fidèle-
ment sa plainte : « Ecoute cette inconsolée Catherine de Forli ! »■
Inconsolée, inconsolable, et qui pleure parce qu'elle n'est plus:
Scolta quella sconsolata
Catherina da Forlivo (2).
V
« Certes, avait écrit Alessandro Bracci, après le meurtre du
duc de Gandia, quiconque ait gouverné la chose, celui-là a été
un grand maître. » A voir comment se joue entre ces princes lo
jeu du monde, le bon chroniqueur Bernardi en demeure stupide :
« Selon moi, les faits des grands maîtres sont très difficiles à
entendre (3). » Ils en jugeaient l'un en ambassadeur, l'autre en
bourgeois placide, parlant l'un de César, et l'autre de Catherine,
dignes rivaux, partenaires égaux. Les deux partenaires, Cathe-
rine comme César, ne s'embarrassaient guère des répugnances de
la sincérité, de la loyauté, ou même de la probité vulgaire : tous
deux partageaient l'opinion que Fortunati frappait ainsi en apho-
risme, à l'usage d'Ottaviano Riario : «Si jus violandum est,
(1^ Casa Sforzesca era semenzti di la serpe indiavolata. » D'après Sanuto, Diarii,
II, fol. 529 et suiv. — Cf. Villari, Niccolô Machiavelli, I, Introduzione, et Pasolini,
ouv. cité, II, 188.
(2) Pasolini, ouv. cité, III, Documenti.
(3) Id., ibid., II, p. 28. D'après Bernardi, c. 377, v. 278, r.
lo2 REVUE DES DEUX MONDES.
rngnandi causa violandiun est. Si le droit doit être violé, c'est
pour régner qu'il doit être violé (1). » Tous deux étaient là-dessus
du même sentiment que tous les tyrans et tous les condottieri,
que Ridolfo da Gamerino (2), que Jean des Bandes Noires, le fils
si longtemps désiré, le fils prédestiné, le fils non seulement de
la cliair, mais de l'esprit et du cœur, des Mcdicis et des Sforza.
« Vas-y hardiment, disait quelqu'un à l'un des soldats de Jean
d'Italie, qui s'en allait combattre ; vas-y sans crainte, tu as rai-
son. » Et le capitaine, interrompant: « Ne te fie pas en cela,
mais en ton cœur et en tes mains; autrement, tu auras l'air
d'une bote (3). » Le droit, la raison, même chose et même mot, —
la ragioney — dans la langue italienne de ce temps-là. Catherine
Sforza en était convaincue, César Borgia en est plus convaincu
encore; il n'est personne alors qui n'en soit convaincu: c'est, de
toute part et chez tous, l'amoralité, ou mieux l'amoralisme ma-
chiavélique. La question de droit se résolvant dans une question
de règne, il n'y a plus qu'à résoudre la question de règne par
une question de force. Machiavel, lorsque, du mois d'octobre 1502
au mois de janvier 150.3, il séjournera près de César, n'aura pas
de peine à reconnaître en lui son homme, l'homme de la force,
l'homme du règne, le Prince, cette espèce d'homme faite pour
surprendre, s'attacher, subjuguer, dominer les hommes, qu'on
appellerait volontiers, à la mode de Lomhvoso,Vuomopolilicanle.
Charles Benoist.
(1) Pasolini, ouv. cité, IT, p. 312,
(2) Cf. Franco Sacchetti, Novella XL, « Il dctto messer Ridolfo [da Camerino] a
]un suc népote, tornalo da Bologna da ypparare ragione, gli prova che ha perduto
il tempo. » Èdit. Ottavio Gigli; 1888, Florence, Le Monnier, t. I, p. 103,
(3) Pasolini, ouv. cité, II, 33.
LE
CONFLIT ANGLO-TURC
Il est rapporté au second livre des Chronicfues, que Salomon,
a lorsqu'il eut achevé de bâtir la maison de l'Eternel, alla à
Eziongaber et à Elath, sur le bord de la mer, au pays de l'idu-
mée, et Hiram lui envoya des navires et des matelots expéri-
mentés qui s'en allèrent avec les serviteurs de Salomon à Opliir,
d'où ils rapportèrent quatre cent cinquante talens d'or... Les na-
vires du roi allaient à Tarsis avec les serviteurs d'Hiram et, de
Tarsis, les navires revenaient une fois en trois ans, apportant de
l'or, de l'argent, de l'ivoire, des singes et des paons. Ainsi le roi
Salomon fut plus grand que tous les rois de la terre... et il do-
minait sur tous les rois depuis le fleuve d'Euphrate jusqu'au pays
des Philistins et jusqu'à la frontière d'Egypte (1). » Transposons
ces scènes bibliques dans un cadre moderne : la mer d'Idumée,
c'est la Mer-Rouge; Ophir c'est l'Témen, l'Ethiopie, les trésors
de l'Orient mystérieux; Elath et Eziongaber au fond du golfe
Elamitique, occupaient à peu près l'emplacement où s'élèvent
aujourd'hui le petit port d'Akaba et les palmiers de Tabah. Un
empire qui s'étendrait, comme celui de Salomon, de l'Euphrate
aux frontières de l'Egypte, ne saurait manquer d'attacher un haut
prix à la possession du golfe d'Akaba et au libre débouché sur la
Mer-Rouge. Nous nous trouvons ainsi transportés dans le décor
géographique du récent conflit anglo-turc et déjà nous en pou-
vons deviner les causes et l'importance. Sur le rivage même où
(1) Chroniques, II, 8 et 9.
154 REVUE DES DEUX MONDES.
le plus magnifique des rois d'Israël vint au-devant de la reine
de Saba, au pied du Sinaï où Moïse, recevant de Dieu la Loi,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face,
des troupes turques et anglo-égyptiennes ont été à la veille d'en
venir aux mains; le monde, pendant quinze jours, a été occupé
de Tabah et d'Akaba. Ces lieux que l'humanité révère pour y
avoir vécu quelques-unes des heures solennelles de sa destinée,
s'éveillent de nouveau à la vie et à l'histoire : la civilisation euro-
péenne, refluant vers ses origines, provoque sur sa route la résur-
rection de l'Asie,
La saignée profonde de l'écorce terrestre où la Mer-Rouge
s'allonge sous son ciel de feu, vient se heurter au Nord aux
puissantes assises du Sinaï; sa masse la divise en deux golfes
qui étreignent, comme entre les deux branches d'une pince, la
péninsule triangulaire de Tor-Sinaï. Ces deux bras de mer, jadis,
finissaient en cul-de-sac, l'un à Suez, l'autre à Akaba. Depuis
longtemps la branche d'Akaba n'avait plus d'histoire; la fortune
de celle de Suez, depuis l'ouverture du canal, avait achevé de
la reléguer dans l'oubli et l'obscurité; on pouvait cependant lui
prédire qu'un jour sa position et son orientation attireraient de
nouveau l'attention sur elle. La longue crevasse que remplissent
les eaux de la Mer-Rouge se continue bien avant dans les terres :
entre les montagnes de Moab, qui forment le rebord occidental
du plateau d'Arabie, et le massif dont le Sinaï est le sommet le
plus élevé, s'ouvre une large dépression, nommée El-Arabah
qu'un seuil peu élevé sépare de la Mer-Rouge et dont une série
de lagunes jalonne le fond; elle se dirige droit vers le Nord
et vient s'évaser en une vaste cuvette dont la Mer-Morte, à
394 mètres au-dessous du niveau des océans, occupe la partie
la plus déprimée; la vallée du Jourdain, si curieusement recti- '
ligne, et le lac de Tibériade prolongent encore cette étrange
faille qui, de la Palestine et de la Syrie à la Mer-Rouge, est
la voie la plus courte et la plus directe. Cette route, tracée par la
nature elle-même, fut jadis très fréquentée et pourrait le rede-
venir. Le petit port u Akaba marque précisément le point où
elle aboutit à la mer. Tabah, à douze kilomètres à l'Ouest
d'Akaba, n'est môme pas un village, un simple point d'eau, une
petite oasis avec quelques dattiers; mais qui occupe Tabah,
LE CONFLIT ANGLO-TURC. lo5
commande le port d'Akaba et surveille le débouché de tout
chemin de fer venant toucher à la mer au fond du golfe.
Tabah était probablement ignoré, il y a quelques semaines,
même des spécialistes de la géographie, et voilà que brusque-
ment son nom entre dans la renommée et remplit les journaux
du monde entier; à propos de cette humble oasis, les nations
prennent l'alarme, les diplomates entrent en campagne, les cui-
rassés appareillent. Pareil phénomène n'est ni isolé, ni nouveau,
dans notre histoire contemporaine, depuis que l'impérialisme
conquérant a transporté au loin les rivalités des grands Etats
européens et étendu à la terre entière le champ de leurs ambitions.
Fachoda, naguère, et Port-Arthur, eurent semblable fortune; les
peuples apprirent à retenir leurs noms moins pour leur impor-
tance intrinsèque que pour la grandeur des intérêts doni ils résu-
mèrent et synthétisèrent le conflit décisif. Fachoda est resté dans
l'histoire pour signifier l'abandon de la vallée du Nil par les
Français; Port-Arthur représente les Russes éloignés des mers
chinoises et l'humiliation des blancs devant les jaunes. Comment
Tabah, durant quelques jours, a connu la même célébrité; pour-
quoi la présence, à une certaine heure, de quelques centaines de
soldats turcs au fond du golfe d'Akaba a failli troubler la paix du
monde ; quelles circonstances enfin ont été au moment de dé-
chaîner un conflit anglo-turc à propos de la presqu'île du Sinaï,
c'est ce que nous voudrions expliquer ici.
I
C'est la Convention de Londres, en 1840, qui, en même
temps qu'elle obligeait Mehemet-Ali, malgré les victoires de son
armée, à se contenter de l'Egypte que lui et ses descendans
administreraient héréditairement au nom et sous la souveraineté
du Sultan, a déterminé la limite qui séparerait les Etats du
Khédive des provinces soumises à l'autorité des valis de Con-
stantinople. L'Europe, qui faisait grise mine à ce vainqueur ami
de la France et qui s'acharnait à le dépouiller de ses conquêtes,
se montra du moins accommodante sur la question des fron-
tières : elle laissa à l'Egypte, en avant de l'isthme de Suez, un
large bastion formé de toute la péninsule de Tor-Sinaï. La fron-
tière quitte le rivage de la Méditerranée à l'embouchure du
Ouadi-Rifah, à l'Est d'El-Arich, près d'El-Rifah contourne le
156 REVUE DES DEUX MONDES.
plateau de Bir-Sabeh et le massif du Djebel-Makra, et vient
aboutir à la Mer-Rouge au fond du golfe d'Akaba. Ce port, situé
un peu à l'Est de la pointe septentrionale du golfe semble donc
être incontestablement turc, tandis que Tabah, placé un peu à
l'Ouest, serait égyptien. Le Sultan, pour assurer la sécurité des
pèlerins se rendant d'Egypte à la Mecque, avait, en 1840, auto-
risé le Khédive à mettre des gendarmes dans certaines localités,
notamment à El-Ouedj, Dabah, Mouellah, petits ports de la côte
du Hedjaz, et à Akaba. A l'époque de l'avènement du Khédive
actuel, Abbas-Hilmi, en 1892, ces localités firent retour à l'ad-
ministration du vilayet du Hedjaz; le fait est constaté dans le
firman d'investiture ; mais, tant dans le firman lui-même, dont
le texte ne reproduisait pas exactement celui dont la Porte s'était
servi pour Tewfik-pacha, que dans une dépêche explicative
adressée le 8 avril 1892 par le grand vizir au Khédive, certaines
phrases laissaient entendre que l'administration de la péninsule
Sinaïtique relevait du vilayet du Hedjaz et que la frontière
devrait aller, non d'El-Rifah à Akaba, mais d'El-Arich à Suez,
donnant toute la péninsule à la Turquie et prolongeant le ter-
ritoire directement soumis au Sultan jusqu'au bord du canal
de Suez. C'est contre une pareille interprétation que, dès cette
époque, le gouvernement britannique ne manqua pas de pro-
tester : sans délai, le 11 avril, sir Evelyn Baring (depuis lord
Cromer) télégraphia au ministre des Affaires étrangères du Sul-
tan, Tigrane-pacha, pour lui demander si des explications avaient
été données au Khédive au sujet de la différence de rédaction
constatée entre le firman de 1892 et ceux qui l'avaient précédé.
Tigrane-pacha répondit en communiquant au représentant du
gouvernement anglais en Egypte la dépêche adressée le 8 avril
par le grand vizir au Khédive. Il y était dit :
Il esta la connaissance de Votre Altesse que Sa Majesté le Sultan avait
autorisé la présence à El-Oucdj, Mouellah, Dabah et Akaba, sur le littoral du
Hedjaz, ainsi que dans certaines localités de la presqu'île de Tor-Sinaï, d'un
nombre suffisant de zaptiehs (gendarmes) placés par le gouvernement égyp-
tien à cause du passage du Mahmal (pèlerinage) égyptien, par voie de terre.
Comme toutes ces localités ne figurent point sur la carte de 1257 remise à
feu Mehemet-Ali-pacha et indiquant les frontières égyptiennes, El-Ouedj en
conséquence a fait dernièrement retour au vilayet du Hedjaz, par iradé de
Sa Majesté Impériale, comme lui ont fait retour dernièrement les localités
de Dabah et de Mouellah. De même Akaba aujourd'hui est également annexé
au dit vilayet et, pour ce qui est de la presqu'île de Tor-Sinaï, le statu quo
LE CONFLIT ANGLO-TURC. 1 o7
est maintenu et elle sera administrée par le Khédivat de la même manière
qu'elle était adrpinistrée du temps de votre grand-père Ismaïl-pacha et de
votre père Mehemet-Tewfik-paclia.
Aussitôt sir Evelyn Baring prit acte, par dépêche du 13 avril,
de l'engagement relatif à la péninsule Sinaïtique et profita de
la circonstance pour affirmer les droits de la Grande-Bretagne.
... Votre Excellence sait qu'aucun changement ne peut être apporté dans
les fîrmans réglant les relations entre la Sublime Porte et l'Egypte sans le
consentement du gouvernement de Sa Majesté Britannique. C'est pour cette
raison que j'ai reçu l'ordre de demander à Votre Excellence de bien vouloir
insérer dans le présent firraan une définition des frontières, le présent firman
laissant entendre que la péninsule du Sinai ne dépendrait plus dans l'avenir,
administrativement, du Khédivat d'Egypte, mais du vilayet du Hedjaz.
Le télégramme du grand vizir, que vous me faites l'honneur de me com-
muniquer, dit clairement que la péninsule du Sinaï, c'est-à-dire le territoire
limité à l'Est par une ligne partant un peu à l'Est d'El-Arich et se termi-
nant à la pointe du golfe d'Akaba, continuera à être administré par
l'Egypte. Le fort d'Akaba, qui est à l'Est de cette ligne, doit donc faire
partie du vilayet du Hedjaz...
Ces deux pièces constituent en somme les documens essen-
tiels du débat entre la Turquie d'une part, l'Egypte et l'Angle-
terre de l'autre. En envoyant, le 15 février 1906_, un bataillon
occuper l'oasis de Tabah, ce sont les revendications de 1892
que le gouvernement ottoman a voulu reprendre. Aux premières
protestations de la diplomatie britannique, la Porte essaya de
répondre en établissant une confusion entre le Tabah (ou Dabah)
situé sur la côte du Hedjaz, occupé jadis par les zaptiehs égyp-
tiens et réoccupé en 1892 par les Turcs, et l'autre Tabah, voisin
d'Akaba, et véritable objet du litige. Mais le débat ne tarda pas
à être replacé sur son véritable terrain : l'occupation par les
troupes turques de quelques morceaux du désert, entre l'ouadi-
Rifah et El-Arich, le déplacement de bornes-frontière et de po-
teaux télégraphiques aux couleurs égyptiennes, montrèrent que
c'était bien toute la péninsule que le gouvernement du Sultan
réclamait le droit d'occuper et de soustraire à l'administration
du Khédive. Si ces exigences avaient reçu satisfaction, le terri-
toire turc se serait avancé jusqu'en face de Suez, sur le bord
même du canal. C'est ce qui faisait dire, le 7 mai, au sous-
secrétaire d'État au Foreign- Office, parlant à la Chambre des
lords : « Il était peu probable que l'Angleterre, après Tinter-
158 REVUE DES DEUX MONDES.
vention de 1882 motivée par le danger que courait du côté de
l'Ouest le canal de Suez, se montrât indifférente, vingt-cinq ans
après, à des dangers analogues se présentant du côté de l'Est. »
Depuis l'époque où le gouvernement de lord Palmerston
traçait, autour de l'Egypte de Mehemet-Ali, le cercle de Popilius
d'où il ne lui serait pas permis de sortir, l'importance de l'isthme
de Suez et de la presqu'île du Sinaï s'est considérablement
accrue; ces régions stériles et abandonnées sont devenues, dans
la lutte politique et économique universelle, un point straté-
gique dont les grandes puissances se disputent âprement la pos-
session. Garantir les approches du canal contre toute tentative
d'obstruction ou d'accaparement est devenu la préoccupation
dominante des maîtres, quels qu'ils soient, de la vallée du Nil.
L'Angleterre a occupé l'Egypte et substitué sa politique active,
son esprit d'initiative et son besoin d'expansion à l'inertie et au
désordre où les successeurs de Mehemet-Ali avaient laissé dé-
choir leur pays; devenue maîtresse au Caire et à Alexandrie, elle
attache d'autant plus de prix à tenir sous son autorité et sous
son contrôle les abords du canal que des traités internationaux
garantissent la neutralité du canal lui-même ; si, en caâ de guerre,
l'Angleterre avait scrupule à mettre la main sur le passage, elle
pourrait en tout cas en bloquer les issues à la distance requise
par les conventions : la domination de la Mer-Rouge rentre donc
dans le programme de sa politique impériale, ku moment où,
sur la côte occidentale, elle créait Port-Soudan pour servir de
débouché à tout le bassin moyen du Nil, il ne pouvait convenir
à la Grande-Bretagne que la Turquie fît acte d'autorité sur la
côte orientale, sur le flanc de cette route de l'Inde que l'An-
gleterre surveille comme l'instrument indispensable de son
omnipotence maritime et comme le signe visible de son hégé-
monie universelle. Le péril d'invasion, pour l'Egypte, est tou-
jours venu de l'Orient, de Syrie ou d'Arabie; l'Angleterre le
sait; attentive à deviner les dangers dont l'avenir pourrait me-
nacer la vallée du Nil, elle monte une garde vigilante sur les
bastions qui flanquent vers l'Est l'Egypte et le canal de Suez.
Nous aurons à expliquer quels mouvemens ostensibles et quelles
sourdes agitations du monde arabe, prélude de profonds boule-
versemens, incitent, particulièrement à l'heure actuelle, le cabinet
de Londres à redoubler de vigilance et à surveiller les frontières
du côté de la Syrie et de l'Arabie.
XÉ CONFLIT ANGLO-TURC. 159
L'occupation de Tabah par les troupes turques posait donc,
au point de vue territorial, une question dont on aperçoit déjà
l'intérêt et sur l'importance propre de laquelle nous devrons
revenir, mais qui, semble-t-il, ne suffirait ni à provoquer la
vigoureuse riposte de l'Angleterre, ni à justifier Témoi des chan-
celleries européennes. Mais, à côté de la question de fait, l'occu-
pation de Tabah et, plus encore, les raisons par lesquelles la
Porte prétendait la justifier, posaient une question de droit sin-
gulièrement plus grave et dont les conséquences n'allaient à rien
moins qu'à contester la situation de fait prise par l'Angleterre
en Egypte. Plus que l'objet revendiqué c'est donc la forme de la
revendication qui a ému l'opinion et le gouvernement britan-
niques. La Sublime Porte se réfère au firman d'investiture de
4892 et à la dépêche du grand vizir au Khédive qui semblent
faire de l'occupation, par le khédivat, de certains points de la
côte du Hedjaz et de la péninsule de Tor-Sinaï, une concession
gracieuse, et par conséquent révocable, du Sultan à son délégué
le Khédive : occuper Tabah c'était donc pour le Sultan faire tout
simplement acte de souveraineté sur une terre dont il se consi-
dère en effet comme le souverain légitime, c'était rappeler au
gouvernement égyptien que celui qui a le pouvoir de donner a
aussi la faculté de reprendre : le Sultan avait confié au Khédive
l'administration de la péninsule du Sinaï, il usait de son droit
en la lui retirant. Si le Sultan est non seulement suzerain, mais
souverain de l'Egypte comme des autres provinces de son em-
pire, il ne saurait exister de contestations de frontière entre
deux parties d'un même tout; la volonté du souverain doit suf-
fire à faire loi. Ainsi posée, la question de Tabah entraînait les
plus graves conséquences : elle rouvrait la question d'Egypte en
rappelant au Khédive sa situation juridique internationale, créée
et consacrée par les traités, et, par suite, elle ravivait le débat
sur l'occupation anglaise. Juridiquement, en effet, la présence
des troupes et des fonctionnaires britanniques n'a pas modifié
la situation du Khédive vis-à-vis du Sultan; l'Egypte, même
occupée par les Anglais, reste une province de l'empire ottoman
gouvernée héréditairement par le Khédive et ses héritiers. Le
fait, par la France, d'avoir, par la convention du 8 avril 1904,
renoncé à prendre l'initiative de réclamer l'évacuation de l'Egypte
par les Anglais n'a rien changé à sa situation internationale ni
rien retranché aux droits des autres puissances ou à ceux de la
i60 REVUE DES DEUX MONDES.
Turquie. C'est ce que M. de Freycinet a, dans la conclusion de
son beau livre, fortement exprimé : « La présence des troupes
britanniques, écrit-il, n'est pas plus légitime à cette heure qu'elle
ne l'était il y a vingt ans. La position « exceptionnelle et tran-
sitoire » de la Grande-Bretagne — pour employer les expressions
de lord Salisbury — ne s'est, au point de vue du droit, aucune-
ment modifiée. La convention du 8 avril 1904 n'y a rien changé.
La France s'est interdit une initiative, et c'est tout. Mais l'An-
gleterre, pas plus aujourd'hui qu'hier, n'est ni souveraine de
l'Egypte, ni protectrice, ni investie d'une délégation du Sultan.
Les traités de i856 et de 1878 sont toujours en vigueur. L'Eu-
rope peut évoquer la question et réclamer une solution conforme
au droit (1). »
Est-ce précisément cette question que le Sultan a voulu
poser? est-ce cette situation juridique qu'il a prétendu rappeler?
a-t-il voulu, par un acte, empêcher une sorte de prescription de
s'établir et affirmer ses droits souverains? Il est permis de le
croire et il est certain que l'Angleterre l'a pensé : dans l'affaire de
Tabah,elle a vu apparaître, menaçante, toute la question d'Egypte.
Etonnée de l'initiative audacieuse d'Abdul-Hamid, elle a cru
discerner derrière lui l'action d'une puissance européenne dont
il passe pour suivre volontiers les inspirations; la coïncidence de
l'affaire de ïabah avec les incidens du Maroc et la conférence
d'Algésiras lui a paru trop frappante pour être fortuite; elle a crii
qu'aux deux extrémités de la Méditerranée, l'Allemagne appliquait
une môme méthode et qu'après avoir voulu rendre manifeste, à
Tanger et à Algésiras, que la convention franco-anglaise n'avait
pas modifié la situation internationale du Maroc, elle cherchait à
établir, en poussant les troupes turques à Tabah, que la même
convention n'avait pas changé davantage la situation internatio-
nale de l'Egypte. On comprend dès lors pourquoi le Cabinet
britannique s'est hâté d'interrompre la négociation au Caire pour
l'évoquer à Londres et à Constantinople, et pourquoi, à propos
d'une insignifiante localité de la côte d'Arabie, il a mobilisé des
troupes, envoyé une puissante escadre dans les eaux de l'Archi-
pel et lancé au Sultan, sous la forme d'une note ultimatum, une
sommation d'avoir, dans un délai de dix jours, à évacuer Tabah
et la péninsule du Sinaï.
(1) La question d'Egypte, oar M. C. de Freycinet (Calmann-Lévy, 1903, in-8»),
p. 439.
Lb' CONFLIT ANGLO-TURC. ICI
II
Jamais les Turcs n'ont dominé effectivement toute la pénin-
sule arabique : la race de rudes et fiers pasteurs dont les
aïeux, jadis, coururent d'un seul élan jusqu'en Poitou et jus-
qu'en Perse, s'est retranchée, à l'abri de ses déserts, dans un
particularisme irréductible; elle a toujours réussi à sauvegarder
la pureté de son sang et l'indépendance de ses tribus. Cepen
dant, au cours de ces trente dernières années, par politique
plus encore que par force, tantôt soudoyant les rivalités des
clans, tantôt semant la discorde dans les familles régnantes j
tantôt exploitant les dissidences religieuses, les valis ottomans,
— et surtout Midhat-pacha pendant son gouvernement de
Bagdad — avaient réussi à introniser, à la tête de chacune des
principales agglomérations arabes des hommes dévoués au
Sultan et disposés à accepter, au moins nominalement, sa suze-
raineté; ils leur prodiguaient les titres, les décorations et les
honneurs, et prenaient soin de les pourvoir de belles esclaves
circassiennes directement exportées du harem même du Sultan;
ainsi, peu à peu, ils parvenaient, tant bien que mal, à plier ces
fièrs émirs à la discipline des fonctionnaires turcs. Le principal
effort des agens de Constantinople portait sur le Hedjaz, oià l'on
révère les villes saintes de l'Islam et qui a toujours été un foyer
d'influence et un noyau de centralisation, et sur l'Yémen, la
plus riche partie de l'Arabie, la mieux cultivée et la plus peuplée.
Les intrigues de la faction turque et l'argent de Yildiz-Kiosk
faisaient et défaisaient, au gré du maître, le grand chérif de la
Mecque. Sanàa, ville principale du Yémen, était devenue le
siège d'un corps d'armée turc, le 7*, dont la présence attes-
tait l'autorité réelle du Sultan dans l'Arabie méridionale. Ainsi
la pénétration turque faisait lentement son œuvre, et Abdul-
Hamid voyait venir l'heure où il pourrait se flatter d'avoir re-
gagné en Asie ce que la guerre de 1878 avait fait perdre à son
empire en Europe et d'avoir définitivement attaché à son service
la forte et belliqueuse race des Arabes. Il espérait, grâce à cette
source nouvelle et inépuisable de recrutement , augmenter le
nombre de ses troupes et balancer, à l'aide des ressources de
l'Asie, l'effort hostile des nationalités balkaniques.
Mais ces succès devaient rester sans lendemain, une nouvelle
TOME XXXIV. — d9û6. 11
Ï62 RE^^JE des deux mondes.
poussée du particularisme arabe allait, dans un sursaut de ré-
colte contre la domination abhorrée des Turcs, emporter les
combinaisons éphémères de la politique Hamidienne. L'émir du
Nedjed, Ibn-Esscoud, avait commencé, dès 1884, à réorganiser,
dans l'Arabie centrale, l'ancien empire des Wahabites; en 1904,
il battit et chassa lemir du Chammar, Abdel-Aziz-ibn-Raschid,
qui avait mis son mfluence au service de la suprématie otto-
mane ; allié à Moubarek, sultan de Koweit, sur le golfe Persique,
qui, soutenu par les Anglais, avait fait reconnaître son indé-
pendance, il réussit peu à peu à grouper autour de lui, en hain«
des Turcs, les principales tribus de l'Arabie centrale et à étendre
son autorité directe ou son influence jusque sur les nomades du
désert de Syrie , jusqu'aux approches de Damas et jusqu'en
Mésopotamie. Une telle puissance devenait inquiétante : pour
en venir à bout, le maréchal turc commandant le 6* corps
(Bagdad), Feizi-pacha , marcha contre l'armée insurgée avec
trente bataillons; il subit, dans leté de 1904, une défaite com-
plète. En même temps , dans l'Yémen , Timan Mahmoud-
Yahia se soulevait contre les Turcs, rassemblait autour de lui
les tribus mécontentes du séjour prolongé dans leur pays des
troupes ottomanes, et assiégeait Sanâa. En 1905, le corps
i^u maréchal Riza-pacha, composé de troupes arabes de Syrie,
refusait de combattre contre les Arabes du Yémen ; 22 000 fan-
tassins, dit-on, avec 14 canons et 4 000 chameaux, passaient à
Ifennemi qui s'emparait de Sanâa et y faisait prisonnier Feizi-
pacha qu'il relâchait généreusement. Un tel échec, s'il restait
sans vengeance, était la ruine complète de la domination turque
en Arabie : le Sultan à l'automne 1905, ordonna de tenter un
grand effort; Feizi-pacha, avec 45 000 hommes, réussit à s'em-
parer de Sanâa, mais, lorsqu'il en voulut sortir, il subit des
échecs répétés : il y est actuellement presque assiégé par les
tribus hostiles et son autorité ne s'étend guère au delà de la ville
où il campe avec- les débris de son armée. A la même époque,
l'Assyr et le Hedjaz suivaient l'exemple de l'Yémen et chas-
saient les garnisons turques ; presque toute l'Arabie péninsulaire
échappait à l'autorité du Sultan.
Un mouvement de révolte aussi prononcé et aussi général
ne pouvait manquer de provoquer à Constantinople un désap-
pointement d'autant plus amer que la politique de pénétration
en Arabie avait donné de plus brillantes espérances, et des
I
Lï CONFLIT ANGLO-TURC. 1(53
alarmes d'autant plus vives que Fon pouvait craindre de voir
l'esprit d'indépendance se répandre, de la péninsule, dans tout
le domaine de la race arabe, c'est-à-dire, au Nord, jusqu'aux
montagnes de l'Arménie, jusqu'à la Méditerranée à l'Ouest, et
à l'Est jusqu'au plateau de l'Iran, Les habitans de la Palestine et
de la Syrie, comme ceux de la Mésopotamie, qu'ils soient musul-
mans, catholiques, nestoriens ou orthodoxes, sont en grande
majorité arabes; mais la vie sédentaire, la promiscuité avec
d'autres peuples, et surtout cinq siècles de domination turque
leur ont fait perdre le sentiment d'une communauté de race et
de patrie. Les Arabes du désert sont restés libres et indomptés;
les autres, ceux des villes et des vallées fertiles, ont accepté le
collier de la servitude. Mais le jour où l'instinct atavique de
l'indépendance viendrait à se réveiller dans leurs âmes, où
12 millions d'Arabes comprendraient qu'ils sont le nombre et
qu'ils ont la force, et resserreraient entre eux des liens effectifs de
solidarité, la domination turque en Asie se trouverait gravement
compromise. C'est de Mésopotamie et de Syrie que le Sultan tire
la meilleure partie de ses revenus en argent et de ses ressources
en hommes ; c'est parmi les Arabes que se recrutent les élémens
de quatre des sept corps qui composent l'armée ottomane. Si, à
l'exemple des peuples balkaniques qui tendent de plus en plus à
constituer des Etats autonomes, la nationalité arabe prenait
conscience d'elle-même, de son passé et de son avenir, et récla-
mait le droit de se gouverner librement, l'assiette sur laquelle
repose tout l'édifice de l'Empire ottoman serait menacée de ruine ;
le jour où la domination turque viendrait à être compromise en
Asie, ce serait fini d'elle en Europe.
Ce jour-là serait venu, s'il en fallait croire sans réserves les
affirmations sensationnelles du livre publié l'année dernière, à
Paris, par M. Negib-Azoury-bey (1), et si l'on s'en rapportait
uniquement au « Manifeste aux nations éclairées et humani-
taires de l'Europe et de l'Amérique du Nord » ou à 1'» Appel de
tous les citoyens de la patrie arabe asservie aux Turcs, » lancés
par le « Comité national arabe de la Turquie. » Invoquant la com-
mimauté de race et rappelant la glorieuse histoire des Arabes
de Syrie et de Mésopotamie au temps des grands Khalifes
Ommiades et Abassides, le «. Comité national arabe » mel en
(!) Le Réveil de la nation arabe dans l'Asie turque (Pion, 1903, m-12'. —
Cf. Fu^ène Jung, les Puissances devant la révolte arabe (Hachette, 1906, in-12).
164 . REVUE DES DEUX MONDES.
parallèle la grandeur et la prospérité d'autrefois avec les humi-
liations et la misère d'aujourd'hui, sous le joug ruineux de
rOsmanli; il évoque le souvenir des empires florissans qui
se sont succédé dans les riches plaines du Tigre, de l'Euphrate,
de rOronte et du Jourdain ; il rappelle les myriades d'hommes
qui pullulaient jadis sur ces terroirs privilégiés; il conclut
enfin que, si la terre n'a pas perdu sa fécondité, ni le soleil
sa chaleur, la dépopulation et la misère actuelles ne sauraient
être que le fait de l'oppression et du mauvais gouverne-
ment des Turcs. Il invite donc les soldats arabes, commandés
par un tout petit nombre de chefs turcs, les sujets arabes,
soumis au joug despotique du Vali et aux rapacités des agens
du Sultan, à s'insurger, à proclamer leur volonté de vivre indé-
pendans et à substituer, sans effusion de sang, une administra-
tion et des chefs arabes aux fonctionnaires ottomans. Coïnci-
dant avec une prise d'armes des peuples balkaniques, Albanais
et Macédoniens, un pareil mouvement aboutirait à un partage
de l'Empire ottoman entre les nationalités qui l'habitent et don-
nerait enfin, à l'éternelle « question d'Orient, » une solution
complète. Musulmans et chrétiens de toutes confessions et de
tous rites seraient, à en croire les rédacteurs du Manifeste, déjà
d'accord ou sur le point de s'y mettre; ils consentiraient à
oublier leurs disscntimens religieux pour ne se souvenir qpie de
leur parenté de race et pour s'unir dans une haine commune
contre le Turc oppresseur. Les désirs des membres du « Comité
national arabe » ont vraisemblablement devancé la marche réelle
des événemens; leurs proclamations affirment par avance l'exis-
tence des sentimens qu'ils sont précisément destinés à faire
naître et à répandre; il semble que les organisateurs du mou-
vement aient avant tout voulu, pour ainsi dire, prendre date et
affirmer, pour le jour où viendrait à se produire le décès de
r « homme malade, » le droit des Arabes à une grosse part de
l'héritage. Le fait de l'organisation d'une propagande nationale
arabe, si rudimenlaire qu'on la suppose, garde une signification
qu'il faut se garder d'exagérer aussi bien que de méconnaître; il
convient, pour en apprécier la portée , de se souvenir que c'est
au Caire, sous l'œil de l'administration anglaise, que « le parti
national arabe » a son comité, et que c'est de là qu'il cherche à
faire rayonner ses idées et pénétrer ses agens dans l'Asie turque.
L'Egypte devient le centre d'une véritable renaissance de la vie
LE CONFLIT ANGLO-TURC. 163
et de la civilisation arabe, par la langue, par la littérature, par
la religion. Il est donc naturel de supposer que la propagande
nationale arabe et la publicité qui lui a été donnée dans l'Eu-
rope occidentale, loin d'être des phénomènes isolés, sont en con-
nexion étroite avec le grand mouvement d'indépendance qui se
manifeste dans l'Arabie péninsulaire et dont l'Angleterre a si
ouvertement favorisé le succès. A la lumière de ces faits, l'in-
cident de Tabah s'éclaire; il n'apparaît plus comme un simple
litige de frontières, sans précédens et sans lendemain ; il
explique les ressorts et il dévoile les secrets desseins de la poli-
tique anglo-égyptienne dans l'Asie turque et dans l'Arabie.
Héritier du pouvoir spirituel des anciens Khalifes arabes (1),
le Padischah de Constantinople revendique l'autorité religieuse
sur tout l'Islam; mais il est de race turque et ne peut invoquer
aucune parenté avec le prophète Mahomet : comme tel il est
suspect aux Arabes et obligé à des ménagemens tout particuliers
envers le grand chérif de la Mecque et les hauts personnages
religieux des villes saintes. La Mecque a toujours été un centre
d'efTervescence politique et religieuse; si, de sa propre initiative
ou à l'instigation de quelque puissance extérieure, an chérif
révéré, un descendant de Mahomet se mettait à prêcher la haine
des Turcs et se proclamait lui-même comme le véritable suc-
cesseur du Prophète et des anciens Khalifes, l'autorité mal
définie, mais considérable, que le Sultan exerce sur tout l'Islam
oriental, se trouverait compromise et son pouvoir politique en
serait du même coup profondément ébranlé. La manifestation,
en Arabie, dans la Rome de l'Islam, loin de tout grand Etat poli-
tique, d'une nouvelle autorité spirituelle, capable d'exercer son
prestige religieux sur une grande partie de l'Islam asiatique,
trouverait certainement dans le milieu égyptien un accueil très
favorable. Toutes les puissances européennes qui administrent des
sujets musulmans la pourraient voir sans déplaisir : mais c'est sur-
tout l'Angleterre qui, semble-t-il, aurait sujet de se féliciter d'une
révolution qui aurait pour résultat de ruiner l'autorité religieuse
d'un sultan avec les droits souverains duquel elle doit compter
(1) On sait qu'après la suppression du khalifat de Bagdad par !e Mongol
Iloulagou en 1258, la dignité de khalife fut restaurée au Caire par Heibars l'Arba-
létrier; elle y resta jusqu'à la conquête de l'Egypte par Sclim l" (1517) qui prit
pour lui le Khalifat et le transmit à ses successeurs, les sultans turcs de Constaa
tinople.
^66 REVUE DES DEUX MONDES.
en Egypte et qui, de plus en plus, échappe à son influente pour
entrer dans le rayon d'action de la politique allemando.
Cette menace, si lointaine quelle puisse paraître encore, n'a
pas échappé à la vigilance soupçonneuse d'Abdul-Hamid; c'est
elle surtout qui explique les sacrifices considérables en hommes
et en argent qu'il fait pour dompter la révolte de l'Yémen et du
Hedjaz, et rester en possession des rilles saintes; c'est elle qui
précipite la construction du chemin de fer qui, de Damas, des-
cend vers la Mer-Rouge et vers la IMecque, La politique actuelU
du Sultan pourrait être définie : une politique do chemins de
fer ; elle procède d'un plan d'ensemble dont rachôvemtnt aurait
pour effet de réunir les diverses parties de l'Empire par des
voies ferrées, de permettre d'y exercer plus aisément la police et
surtout de tirer un meilleur parti de leurs ressources et de leurs
forces militaires. Les chemins de fer d'Asie sont avant tout des
lignes de mobilisation et de concentration ; ils sont destinés à
permettre aux troupes ottomanes, trop peu nombreuses pour
l'étendue des frontières qu'elles ont à surveiller, de se trans-
porter rapidement de TEuphrate aux Balkans, et des bords de la
Mer-Neire aux rivages de la Mer-Rouge. De tous ces chemins de
fer, qu'il ne saurait entrer dans notre cadre d'étudier aujour-
d'hui, aucun n'est plus directement encouragé par le Sultan que
celui qui, de Damas, s'enfonce au Sud dans la direction de la
Mecque et du Hedjaz; d'autres lignes ont été commencées ou
concédées sur les instances de compagnies européennes et
exécutées par elle; celle-là est vraiment une ligne d'intérêt po-
litique turc et d'intérêt religieux islamique ; c'est le chemin des
villes saintes, celui qui, on l'espère du moins à Constantinople,
permettra un jour au Sultan de fonder solidement son autorité
sur le Hedjaz et le Yémen et d'empêcher la création, autour de
la Mecque, d'un Etat arabe dont le souverain pourrait revendi-
quer le titre et l'autorité spirituelle des anciens khalifes. La voie
qui mènera les soldats du Commandeur des croyans au cœur de
l'Arabie, conduira aussi les saints hadjis vers la ville du Pro-
phète; l'ambition dominatrice se couvre ici d'une pieuse inten-
tion, ou plutôt c'est la méthode personnelle du sultan Abdul-
Haniid fjui se révèle dans ces efforts pour reconstituer, au profit
de la Turquie, les élémens d'une politique panislamique. Dans
cet empire ottoman où les réformes n'aboutissent guère et où
lenteur et temporisation sont les maximes favorites du gouver-
LE CONFLIT ANGLO-TURC. 167
nement, on a pu voir le chemin de fer de Damas h la Mecque
poussé avec une extraordinaire célérité, exécuté, sans concours
étrangers, sous la direction et par les soins du génie militaire
ottoman, et payé avec les ressources de l'empire, les réserves du
trésor du Sultan et le produit d'une sorte de souscription natio-
nale patronnée par les chefs religieux en même temps que par
les fonctionnaires. La voie est actuellement terminée jusqu'à
Maân, à l'Est des ruines de l'ancienne Petra; de là elle gagnera
directement Medaouara, tandis qu'un embranchement, dont le
tracé est déjà préparé, ira chercher sur la Mer-Rouge, à Akaba-
les pèlerins venus d'Egypte et de l'Islam occidental. Les rem-
blais sont commencés au Sud de Maân et les travaux se pour-
suivent sous la surveillance de 4000 à 5000 nizams.
Nous sommes ainsi ramenés, on le voit, à l'incident do
Tabah ; nous en découvrons de mieux en mieux la portée. Au
moment où le chemin de fer de la Mecque s'approche de la Mer-
Rouge, on devine pourquoi les Turcs cherchent à s'assurer le
contrôle exclusif du golfe et du port d'Akaba et voudraient
fortifier le point oii la voie ferrée prendra contact avec la mer,
afin d'éloigner toute influence anglo-égyptienne d'une ligne
qu'ils regardent comme l'instrument nécessaire de leur domi-
nation sur l'Arabie.
III
A propos d'un simple incident de frontière entre la Turquie
et l'Egypte et d'un débat diplomatique anglo-turc, nous ne sau-
rions tracer même une simple esquisse des progrès de l'i-nÛuence
germanique dans l'Asie ottomaue. Cependant, ce serait donner
de l'incident de Tabah une physionomie inexacte et dénaturer
son caractère que de ne pas l'étudier en corrélation avec les
efforts de l'Allemagne pour établir son hégémonie économique
et politique sur tout l'empire du Sultan. La diplomatie de l'em-
pereur Guillaume II s'est officiellement désintéressée de l'affaire
de Tabah; mais la force des situations a été plus puissante que
la volonté des hommes d'État : si prépondérante est aujour-
d'hui à Constantinople l'influence allemande, si écoutés les
conseils de l'ambassadeur impérial, si complète et si générale
la compénétration des intérêts turcs et des intérêts germaniques,
que, dans tous les pays, l'opinion publique a voulu voir, dans
i68' REVUE DES^DEUX MONDES.
l'occupation de Tabah par les troupes ottomanes, le résultat
<i un conseil ou d'un encouragement venu de Berlin ; la poli-
tique du Sultan est, d'ordinaire, moins hardie en ses initia-
iives : pour qu'elle ait osé prendre la responsabilité de heurter
directement une puissance comme l'Angleterre, il faut qu'elle se:
îoit sentie appuyée par quelque haute protection. Ainsi raison-
aait-on, et les argumens ne manquaient pas à l'appui de telles
hypothèses ; l'on rappelait les efforts de la politique allemande,
en ces dernières années, pour se créer une clientèle politique,
commerciale et religieuse dans toute l'étendue du monde mu-
sulman, les voyages de l'Empereur à Gonstantinople et à Jéru-
salem, l'entreprise du chemin de fer de Bagdad et tant d'autres,
ovi sont engagés les capitaux allemands. Les incidens de Koweït
avaient naguère mis en présence les diplomaties allemande et
anglaise et l'on était fondé à supposer que l'inspiration qui
poussait les Turcs à Tabah, au débouché du chemin de fer de
Damas à la iVlecque sur la Mer-Rouge, pouvait être la même
qui avait ouvertement appuyé les prétentions de la Porte à
Koweït, au débouché du chemin de fer de Bagdad sur le golfe
Persique. L'activité de la politique allemande dans l'empire
ottoman était de nature à autoriser toutes ces hypothèses , à
donner du crédit à tous ces bruits. Il n'est plus besoin de
répéter que l'Allemagne, en quête de débouchés pour son com-
merce et de champs d'épandage pour le trop-plein de sa popu-
lation, a choisi l'Asie turque pour y appliquer ses méthodes de
i^pénétration pacifique et de colonisation sans occupation. Sauve-
garder l'intégrité de l'empire ottoman et profiter de sa faiblesse
'jour se substituer peu à peu à lui et jouir de l'usufruit des
domaines encore immenses qui lui restent en Europe et surtout
en Asie, protéger le trône du Sultan pour cheminer sous le cou-
vert de son autorité et absorber peu à peu les forces vives de
J'empire, tel apparaît le programme de la politique allemande
en Orient. Partout où s'étend ITslam, tout au moins sur tout le
pourtour de la Méditerranée, au Maroc, en Tripolitaine, en
Egypte, dans l'Asie turque, on croit saisir la trace d'un dessein
allemand d'expansion et de pénétration économique; le panisla-
Tnisnje sert de véhicule au germanisme.
Gomment s'étonner après cela de l'émotion provoquée dans
la presse et dans l'opinion britanniques par l'annonce de l'occu-
pation de Tabah par les Turcs? Dans chaque incident qui surgit
LE CONFLIT ANGLO-TURC. 169^
en travers de sa route impériale, l'Angleterre aujourd'hui croit
découvrir la main de l'Allemagne, comme elle y voyait, naguère
encore, une intrigue russe ou une manœuvre française. La
Grande-Bretagne et, avec elle, l'Europe entière ont été persuadées
que, derrière un conflit turco-égyptien, devait nécessairement se
dissimuler un épisode de la rivalité anglo-allemande, un combat
d'avant-garde précurseur de l'âpre lutte d'influence qui mettra
aux prises les deux grands empires européens sur les ruines de
l'Empire turc; c'est ce qui a prêté un instant à cette simple afl'aire
de Tabah une physionomie dramatique et un caractère inquiétant.
L'Europe troublée, nerveuse, à peine remise des émotions de
Mandchourie et d'Algésiras, a cru sentir se lever le vent des grands
orages et monter sur l'horizon le signe des tempêtes prochaines.
Toujours préoccupée d'assurer, pour toutes les éventualités
de l'avenir, la sécurité de l'Inde et des routes qui y conduisent,
l'Angleterre porte toute son attention du côté de l'Arabie; elle
a conjuré pour longtemps, grâce à l'épée du Japon, le fameux
péril cosaque qu'elle croyait toujours prêt à fondre, du haut
ides Pamirs, sur l'Indus et le Gange ; c'est maintenant la poussée-
allemande vers les routes de l'Inde, c'est la politique musul-
mane de Guillaume II qui la préoccupent, et c'est pourquoi
l'Arabie devient l'objet de ses plus urgens soucis. La péninsuU
arahique, encore si mal connue des Européens et restée si impé
nétrable à leurs explorations, est entrée dans le jeu de la poli
tique universelle; sa masse mystérieuse s'interpose, comme uo
écran très opaque, entre l'Egypte, que les Anglais occupent, et
l'Inde qu'ils possèdent, entre la Mer-Rouge, qu'ils contrôlent par
Aden, Périm et les ports égyptiens, et le golfe Persique, doni
lord Curzon a fait une dépendance de l'Empire des Indes. La»
puissance qui dominerait en Arabie, qui mettrait la paix parmi
les émirs et les sultans qui s'y disputent des souverainetés éphé-
mères, commanderait les deux grandes routes de l'Inde : l'une,
celle qui passe par le canal de Suez et la Mer-Rouge; l'autre
la route de terre, qui d'Asie Mineure ou de Syrie descend, â
travers les riches plaines de la Mésopotamie, vers le golfe Per-
sique et que suivra le chemin de fer de Bagdad. C'est le rôle
qu'en ces derniers années l'Angleterre a cherché à prendre ; de
fous les côtés à la fois elle a entamé l'Arabie. Les Indes, Aden,
l'Egypte lui ont servi de bases d'opérations pour sa politique de
pénétration et d'influence ; elle a utilisé les services des musul-
170 REVUE DES DEUX MONDES.
inans indous ou égyptiens ; elle a mis à profit les rivalités, payé
les révoltes, suscité des compétiteurs aux chefs dévoués à la
Porte; elle a appliqué les procédés qui lui ont servi à conquérir
les Indes. Autour d'Aden, un large territoire a été annexé; des
traités passés avec les tribus de l'intérieur, avec les petits cheikhs
de la côte font de l'Angleterre la véritable maîtresse du Hadra-
maout et de ITémen ; elle étudie un chemin de fer d'Aden à
Sanâa ; c'est à Aden que Mahmoud-Yahia et ses partisans ont pu
se procurer les armes grâce auxquelles ils tiennent en échec le
maréchal Feizi-pacha. L'iman de Mascate, le principal souve-
rain de l'Oman, a accepté le protectorat britannique, et la sen-
tence arbitrale du tribunal de la Haye dans l'alTaire dite « des
boutriers protégés français » a écarté définitivement notre in-
lluence, la seule qui aurait pu rivaliser avec celle de la Grande-
Bretagne. Quant aux côtes du golfe Persique, elles sont de fait
une dépendance de l'Empire des Indes : en exclure toute concur-
rence, en faire un lac britannique, a été la grande préoccupa-
tion, l'œuvre capitale de la vice-royauté de lord Gurzon; on
n'a pas oublié sa croisière triomphale autour du golfe et la réso-
lution avec laquelle il a su éloigner l'influence russe des côtes de
Perse et devancer l'action allemande à Koweït. Le protectorat
britannique est établi sur les îles Bahreïn qui sont devenues
une sorte d'entrepôt d'où les importations anglaises s'enfoncent
dans l'intérieur de l'Arabie; c'est par les ports du golfe Per-
sique que les riz de Birmanie, les étofTes et la métallurgie an-
glaises pénètrent jusqu'au cœur du Nedjed et dans les oasis du
désert de Syrie. Les deux tiers du commerce de la péninsule,
la plus grande partie do la navigalion côtière appartiennent à
des maisons anglaises (1). Ainsi, depuis l'Egypte jusqu'ù Singa-
pour, sur toutes les côtes de l'océan Indien, l'Angleterre règne.
L'énorme masse arabe qui séparait son empire méditerranéen
de son empire des Indes, est en voie de passer, sinon sous sa
domination, du moins sous son contrôle. On comprend dès lors
pourquoi elle surveille si jalousement toutes les influences ri-
vales qui, entre le Nil et l'Euphrate, entre la Mer-Rouge et la
mer des Indes, viendraient contrecarrer sa politique et faire
obstacle à son omnipotence. Tant que, dans ces régions, elle
(1) Une compapnio allemande, la Ilamburg-Amerika, vient do créer un service
de bateaux dans le golfe l'ersiquc où ne pénétrait jusqu'à prébent, en dehors des
bateaux anglais, qu'une compagnie russe.
LU «ONELIT ANGLO-TURC. 171
ne rencontrait devant elle que l'autorité débile et le» forces
restreintes du sultan de Conslanlinople, elle ne prenait pas
l'alarme et laissait faire le temps ; mais lorsqu'elle s'est aperçue
que l'activité insolite de la politique d'Abdul-Hamid révélait
l'efficace assistance d'une grande puissance européenne et que
les progrès de l'action turque dans le monde arabe n'étaient en
définitive que le masque derrière lequel s'abritait le Brang nach
Osten et la poussée allemande, ses procédés ont changé, elle a
pris hardiment l'offensive, suscité les révoltes de l'Yémen et du
Hedjaz, donné asile, en Egypte, aux comités du « parti national
arabe, » envoyé en Mésopotamie l'illustre ingénieur sir William
Willcocks pour y étudier les moyens de régénérer le pays par
l'irrigation, provoqué enfin l'incident de Koweït et mis à profit
celui de Ta bah.
Koweït et Akaba occupent, sur les deux flancs de l'Arabie,
une position presque symétrique; sur la Mer-Rouge et sur le
golfe Persique, l'an fait pendant à l'autre; Koweït est au dé-
bouché du chemin de fer de Bagdad sur la mer des Indes, Tabah
et Akaba sont au débouché sur la Mer-Rouge du chemin de fer
de Damas à la ]\Iecque, au point stratégique d'où l'on maîtrise
la ligne en son milieu. Qui est maître de la baie de Koweït et
du golfe d'Akaba étreint à la gorge la péninsule arabique et
exclut de la mer toute puissance qui viendrait à se développer en
Syrie et en Mésopotamie. Les affaires de Tabah et de Koweït
s'expliquent Tune par l'autre parce qu'elles se complètent l'une
l'autre. On-n'a pas oublié comment la Deutsche Bank ayant, à la
fin de Tannée 4899, oh tenu la concession du chemia de fer de
Bagdad qui devait aboutir à Koweït, à ISO kilomètres au Sud
de Bassora, l'Angleterre chercha aussitôt l'occasion de contester
à la Turquie les droits qu'elle revendiquait avoir sur cette partie
de la côte; le vice-roi des Indes soutint le cheikh Moubarck
dans sa lutte contre l'émir du Nedjed, appuyé par la Porte, et
lui fit accepter le protectorat anglais; une convention cr.uelue
avec la Turquie reconnut lindépendance de Koweït où les
Anglais, de leur côté, s'engagèrent à ne plus envoyer de forces
militaires. Moubarek, inspiré par les agens britanniques, ne
tarda pas à émettre de nouvelles prétentions, il re*clama comme
faisant partie de ses États, non seulement Koweït, mais toute
la côte jusqu'à l'embouchure du Chatt-el-Arab et notamment
Kazima et Failaka, où se trouvent les seuls bons mouilhîi^os de
172 REVUE DES DEUX MONDES.
ces parages. Les Turcs se hâtèrent d'y envoyer un bataillon;
aussitôt le Foreign Office de protester et d'expédier dans le golfe
une escadre chargée de faire une démonstration ; en même
temps, par les soins du gouvernement de Bombay, Moubarek
armait ses sujets et faisait mine de se préparer à la guerre. La
Porte céda cette fois encore et reconnut Kazima et Failaka comme
faisant partie des Etats de Moubarek. Depuis cette époque, sous
l'inspiration des agens de l'Angleterre, Moubarek s'est réconcilié
avec l'érnir du Nedjed, et nous avons vu comment ils conduisent
d'un commun accord la lutte contre les Turcs. Ainsi, presque
trait pour trait, l'incident de Tabah reproduit celui de Koweït :
la Turquie fait avancer des troupes, occupe le territoire contesté,
puis, menacée par l'Angleterre, ne trouvant pas en Europe les
appuis sur lesquels elle croyait pouvoir compter, elle cède.
Mais, à Tabah comme à Koweït, ce sont, en dernière analyse,
les intérêts allemands qui pâtissent, et c'est à l'Allemagne que
l'opinion générale attribue l'échec. Ainsi les différends anglo-
turcs prennent leur signification complète; ils apparaissent
comme les feintes ou les escarmouches par lesquelles deux
escrimeurs habiles, avant d'en venir au corps à corps, se tàtent
et se provoquent.
IV
La crise aiguë du conflit anglo-turc a duré moins de quinze
jours, du 3 au 13 mai. Le gouvernement de Londres s'était,
plus de deux mois durant, contenté de poursuivre un débat diplo-
matique : c'était le temps où la Conférence d'Algésiras absorbait
l'attention de l'Europe. N'obtenant pas satisfaction, le Foreign
Office se décida à agir ; le 3 mai, sir Nicolas O'Conor présenta à
la Sublime Porte une note qui ne lui accordait qu'un délai de
dix jours pour retirer ses troupes de la presqu'île du Sinaï. En
même temps, la Hotte de l'amiral lord Charles Bcresford quittait
Malte pour la rade de Phalère, tandis que le prince Louis de
Battenberg, avec une division de croiseurs, apparaissait dans les
eaux de l'Archipel et que l'escadre cuirassée de l'Atlantique
ralliait Gibraltar. De Malte, de Crète, d'Angleterre môme, des
renforts parlaient pour l'Egypte où l'on ne comptait guère plus
de 5 000 soldats anglais; la presse relatait en les amplifiant tous
eus mouvcmens de troupes. Du côté des Turcs, on disait qu'un
LE CONFLIT ANGLO-TURC. 473
corps nombreux se rassemblait à Raphia, à la frontière égyp-
tienne ; on parlait d'une armée de 80 000 hommes dont les élé-
mens se concentraient à Damas, à Maân, et l'on signalait la mise
à terre, à Beyrouth, de canons destinés à fortifier Akaba où cam-
paient 2 800 hommes sous Ruchdi-pacha. Tout ce branle-bas ne
devait aboutir qu'à une solution pacifique. Le Sultan attendit le
jour où expirait le délai fixé par l'ultimatum, puis, apprenant
que l'escadre du prince de Battenberg avait levé l'ancre et faisait
route vers l'Est, il se hâta de télégraphier à Ruchdi-pacha Tordre
d'évacuer Tabah et tous les points 'de la presqu'île Sinaïtique
occupés par ses troupes. En même temps il informait de sa réso-
lution Tambassade d'Angleterre à Constantinoplc; mais il s'abs-
tenait, dans cette première communication, de faire allusion à la
question de délimitation ; sir Nicolas O'Conor refusa de se con-
tenter de cette satisfaction incomplète, et, le lendemain, la Porte
dut consentir à la nomination d'une commission mixte chargée
de régler la question des frontières sur la base de la Convention
de 1840 et de la dépêche du 8 avril 1892, la limite partant d'El-
Rifah sur la Méditerranée pour aboutir à la pointe du golfe
d'Akaba, à trois milles au moins de ce port. La Commission a
dû se réunir le 28 mai à Akaba. 11 est particiilièrement intéres-
sant de noter qu'elle n'est composée que d'Egyptiens et de Turcs;
aucun Anglais n'en fait partie; sur ce point le Sultan semble donc
avoir eu gain de cause ; il peut continuer à (( ignorer » officielle-
ment l'occupation anglaise en Egypte et sauvegarder le principe
de la souveraineté ottomane sur la vallée du Nil.
Si Abdul-Hamid a cru pouvoir compter, pour tenir tête à la
Grande-Bretagne et poser à nouveau la question d'Egypte, sur
l'appui de l'une des puissances européennes, sa déception aura
été complète. Cet encouragement ou ce secours, il savait qu'il ne
pouvait l'attendre de la France : notre politique est aujourd'hui,
en face de la question d'Egypte, exactement l'inverse de ce
qu'elle était, il y a moins de dix ans, quand la diplomatie de la
République réclamait l'indépendance du Khédive sous la souve-
raineté du Sultan et tentait, en occupant un point sur le Nil
comme la Turquie vient d'essayer d'en occuper un sur la Mer-
Rouge, de rappeler à la Grande-Bretagne qu'elle s'était engagée
à fixer un terme au séjour de ses troupes en Egypte. Le gou-
vernement français s'est considéré comme engagé — par l'arlicle 9
de la Convention du 8 avril 1904, qui l'oblige à « prêter à
!74 HEWE DES DEUX MONDES.
J'Ang:leterre l'appui de sa diplomatie pour l'exécution dos clauses
relatives à l'Egypte » — à intervenir auprès de la Sublime
Porte pour lui conseiller d'accorder satisfaction à l'Angleterre.
L'ambassadeur de France à Constantinople a, en effet, par une
démarche officielle, appuyé de son autorité l'action de son
collègue.
La Grande-Bretagne a vu venir à elle, dans son différend
avec la Turquie, un concours plus inattendu : l'ambassadeur du
Tsar, M. Zinoviev, a, lui aussi, fait connaître au gouvernement
ottoman que la Russie, loin d'être disposée à soutenir sa cause,
l'engageait vivement à ne pas persister dans sa résistance. Ainsi,
pour la première fois peut-être, sur la terre classique de leurs
vieilles querelles, l'Angleterre s'est trouvée marcher d'accord
avec la Russie : un phénomène aussi nouveau était bien fait pour
causer quelque surprise aux diplomates qui se souviennent
d'avoir siégé, voilà moins de trente ans, au Congrès de Berlin !
On a été généralement d'accord pour interpréter la démarche de
l'ambassadeur russe comme la première manifestation, tout au
moins comme le signe précurseur de cet accord général entre la
Russie et l'Angleterre dont, depuis quelques semaines, on s'en-
tretient à mots couverts dans les chancelleries. Des nouvellistes
impatiens ont parlé de « la nouvelle triple alliance » qui se
serait manifestée à propos du conflit anglo-turc. S'ils ont été
bons prophètes, il ne nous appartient pas de le chercher; bor-
nons-nous à constater, l'histoire en mains, que l'Orient est la
pierre de touche des grandes combinaisons politiques ; c'est
presque toujours, quelles que soient les apparences contraires,
en fonction des questions orientales que les alliances euro-
péennes se nouent; c'est sur le champ de bataille diplomatique
de rOrient rru'elles font leurs preuves et c'est là aussi, quand
elles s'y montrent inefficaces, que se manifeste leur caducité.
L'Allemagne, dans ce conflit où, indirectement au moins, ses
intérêts paraissaient en jeu, est restée ostensiblement neutre; sa
diplomatie, loin d'encourager le Sultan à une résistance impos-
sible, s'est employée à lui faire comprendre l'imprudence de son
initiative et les dangers de son obstination; le gouvernement de
l'empereur Guillaume II a nettement décliné toute responsabi-
lité dans le conflit. La presse officieuse, de son côté, a signifié
à la Porte de n'avoir pas à compter sur l'appui ch^s Allemands
ei reconnu le bien fondé des réclamulions anglaises. Seules
LE CONFLIT ANGLO-TURC. 175
quelques feuilles allemandes ou autrichiennes, — notamment la
Neue freie Presse de Vienne dans un article qui a fait beaucoup
de bruit, — ont encouragé le Sultan à la résistance et soutenu la
légitimité de ses prétentions. Il y a là, peut-être, au point de
vue des dispositions de l'opinion allemande, wne indication plus
intéressante que l'attitude officielle des gouvernemens de Berlin
et de Vienne. L'Allemagne est engagée trop avant dans la poli-
tique orientale pour ne pas avoir eu conscience que, dans l'inci-
dent de Tabah, son avenir en Orient était en question; elle a pu
constater, comme l'écrivait M. de Freycinet, « que l'Angleterre,
maîtresse de l'Egypte et soutenue par la plus formidable marine
du monde, pourrait, à son gré, devenir maîtresse de la Syrie et
dominer à la fois l'Asie Mineure et la région de l'Euphrate,
c'est-à-dire commander l'empire ottoman et les voies de com-
munication terrestres entre Gonstantinople et le golfe Persique ;
de sorte que le grand chemin de fer de Bagdad comme le canal
maritime de Suez dépendent d'une seule volonté (1). » La
National Zeitung termine par des constatations analogues un
long article où elle dégage, du point de vue allemand, les consé-
quences de l'incident anglo-turc, et, après avoir prédit que l'af-
faire de Tabah n'est qu'un premier pas vers l'absorption de l'Arabie
tout entière par l'Angleterre pressée de fermer au chemin de fer
de Bagdad l'accès du golfe Persique, elle conclut par ces prévi-
sions peu rassurantes : « Les nuages amoncelés par l'affaire de
Tabah peuvent se disperser provisoirement grâce aux concessions
de la Porte. Mais ils ne tarderont pas à reparaître plus mena-
çans encore, et nous, Allemands, nous avons tout intérêt à nous
garantir contre les orages, même lorsqu'ils ne nous menacent
pas immédiatement. »
Cette phrase semblera peut-être assez significative pour ser-
vir de conclusion à ces quelques pages. Il faut souhaiter que
l'affaire de Tabah, qui a soulevé des questions si épineuses et
ravivé tant de vieilles querelles, n'apparaisse pas, aux histo-
riens de l'avenir, comme l'un de ces signes avant-coureurs qui
d'ordinaire précèdent et annoncent les grands cataclysmes.
René Pin on.
(1) Ouvrage cité, p. 438.
THOMAS HARDY
M. Hardy appelle un de ses volumes, celui où il a réuni ses
plus courtes histoires : Les petites ironies de la vie. Dégagé de
l'épithète qui le réduit, ce titre conviendrait à tous ses ouvrages.
11 en annonce la cruauté, la saveur amère, assaisonnée de
misanthropie, de dédain et de révolte. A travers les peintures
de l'amour, les satires de la société, les évocations de la nature,
l'auteur semble toujours avoir en vue de faire saillir l'ironie
dramatique de nos destinées. S'il se complaît aux tragédies de
.a passion, c'est quelles la manifestent; s'il s'attaque aux con-
tiaintes sociales, c'est qu'elles y ajoutent, La beauté du monde
■le la lui dissimule d'abord que pour la mieux manifester ensuite.
Elle est le fond même de son pessimisme et se joue jusque
dans les rustiques divertissemcns de son humour. Autour
i'elle gravitent les principaux élémens de son inspiration et
s'ordonne, en quelque sorte, la matière d'un art qui, violent
et inégal, composite et raffiné, domine par sa puissance ceux
mêmes qu'il fatigue par ses excès.
•
I
Dans 1(3S qualor/.e romans (1) qu'a publiés M. Thomas Hardy
de 1871 à 1896, — de Desperate Remédies à Jude the obscure, —
fT; Quatre seulcmenl ont été traduits en français : Le Trompette major, par
VoricJi yernanl-Derosnc, et Tens d'Urbervilles, par RI"» Roland (Hachette) ; Jude
i'OtJiicur, p.ir ^1- l'iiniin Ho/. lOilendorff) : Far from the Madding Croud sous le
titre : lUultaras par M"" Malliildc Zeys (lib. du Mercure de France). M. Louis Baron
a donne dans l'Écho de l'aris une traduction du Maire de Caslerbridffe qui n'a pas
6tc publiée en volume. Celle des Woodlanders par MM. Em, Fénard et Firmin
Uoz est sous Dresse.
THOMAS HARDY. 177
on peut dire que la passion tient le premier rang et la princi-
pale place. Cette œuvre se distingue par là avec un singulier
relief des autres productions du roman anglais. Sauf de rares
exceptions, qui éclatent alors comme des compensations et des
revanches, la littérature romanesque de l'Angleterre fait à la
passion une part aussi restreinte qu'elle est, chez nous, déme-
surée. Les dramaturges eux-mêmes, comme Shakspeare dans
Roméo et Juliette ou Othello, lorsqu'ils la veulent mettre en
scène, vont chercher leurs héros et leurs héroïnes dans d'autres
climats et prennent leurs modèles dans d'autres races, sous des
cieux plus chauds.
Ce n'est point ici le lieu d'expliquer le fait, de rechercher dans
quelle mesure il dépend du caractère de la race, quelle influence
il convient d'attribuer à la convention et aux lois sociales, si
puissantes pour refréner l'expression de la passion et, par là,
contenir la passion elle-même. On ne saurait contester que ni
Walter Scott, ni Thackeray, ni Dickens, ni George Eliot n'ont
cherché dans les troubles du cœur ou les fatalités de l'instinct
l'intérêt suprême de leurs tableaux de la vie. A peine trouve-
rions-nous une ou deux œuvres — Wuthering Beights, d'Emily
Brontë, et quelle autre encore? — qui ait demandé à la passion,
à ses désordres et à ses désastres, son frémissement douloureux
et sa beauté '.orage. Chez M. Thomas Hardy, la passion est tou-
jours en jeT., soit dans les drames qu'elle suscite par elle-même,
soit dans ceux que composent avec elle les forces qui dominent
l'individu ou la société.
Elle se devine et, si l'on peut dire, rôde dans l'air autour
des jeunes filles. Celles-ci tiennent une grande place et jouent
un grand rôle dans les romans de M. Hardy. Vivantes images
de la fatalité inconnue qui nous guette et nous attire, elles hési-
tent au seuil de la vie, dans la grâce de l'attente, mystérieuses
comme les rêves, indécises comme le désir. Si diverses que
soient ces figures, présentées en pleine lumière ou à peine
esquissées dans le clair-obscur des arrière-plans , figures charmantes
dont quelques-unes obsèdent notre mémoire, elles ont toutes un
air de parenté, un fond de ressemblance : l'ironie du destin glisse
sur leurs lèvres et passe dans leurs yeux, donne la séduction à
leurs regards et cache des pièges dans leur sourire. Tous les ro-
manciers anglais, à la diff"érence des nôtres qui mettent en scène
de préférence et presque exclusivement des femmes, aiment à
TOME XXXIV. — 1906. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
nous représenter des jeunes filles. Peut-être pensent-ils, comme
Chateaubriand, que « le rayonnement de midi ne vaut pas les
divines pâleurs de l'aube. » Peut-être se bornent-ils à exprimer
les mœurs d an pays où la jeune fille, plus indépendante que
chez nous et pourvue souvent, en guise de dot, des libertés néces-
saires à la conquête du mari, devient vite plus décidée, sinon plus
clairvoyante. M. Hardy semble surtout sensible à l'inconscience
audacieuse, agressive, qui en fait un merveilleux instrument du
destin. Il se plait à composer des créatures exquises et dange-
reuses, nées'pour troubler l'homme et le faire souffrir, et souffrir
aussi. 11 a bien soin de nous les montrer abandonnées à elles-
mêmes, qu'elles soient orphelines comme Bathsheba, Eustacia,
Sue, ou aux mains de parens incapables comme Anne Garland,
Grâce Melbury et Tess, ou indépendantes et en quelque sorte relé-
guées dans leurs modestes emplois de filles de ferme comme
Fanny Robin et les servantes du fermier Crick. Leur cœur est
livré à ses égaremens, à ses surprises et à ses caprices. Tout lui
fait défaut de ce qui pourrait le guider et le contenir. Elles sont
offertes à découvert au vent d'orage, jouets dps passions qu'elles
ressentent ou qu'elles inspirent, toujours séduisantes et pitoyables
jusque dans leurs pires erreurs. Les circonstances s'ajoutent à la
nature pour justifier à leur égard le mot de Shakspeare : « Fra-
gilité. » Mais c'est, bien plutôt que leur condamnation, leur
séduction et leur parure, le secret du sortilège dont s'enivrent
et où se brûlent leurs amoureux. Ellride « dit des choses dignes
d'un épigrammatiste français et agit comme un rouge-gorge dans
une serre. » Fine, passionnée, changeante, elle ment, commet
de terribles fautes et mérite en lin de compte l'amour des trois
hommes qui pleurent sur son tombeau (1). Nous aimons la jolie,
la coquette, l'imprudente Bathsheba, depuis sa première appari-
tion, lorsque dans une voiture de déménagement, au-dessus d'un
entassement de tables et de chaises, entre des pots de Heurs,
une cage de serins et un chat couché dans un panier d'osier, elle
sourit à son miroir, jusqu'à cette matinée pluvieuse et triste où
après tant de traverses et de drames et de désespoirs, elle se
dirige vers l'église, sous un grand parapluie, au bras de Gabriel
Oak, qu'elle aime enfin comme il l'aimait et qu'elle épouse.
« Gabriel, pour la premiùro fois de sa vie, avait Bathsheba à son
(Ij A Pair of blue eye$.
THOMAS HARDT 179
bras. Le fermier était enveloppé d'un grand paletot qui lui
des«endait jusqu'aux ^picloux, et sa fiancée d'un naanteau qui
tombait jusqu'à ses chevilles ; malgrâ sela, elle avait l'air aussi
riant et rajeuni
Que si une rose pouvait redevenk- bouton (1). »
Voici Eustacia, la pâle et brune Eustacia, brûlée du feu inté-
rieur que concentrent en elle sa solitude et son ennui. Elle
cherche l'amour comme une évasion, une délivrance. Elle croit
aimer Wildeve; elle croit aimer Clym Yeobright. Mais son âme
inquiète, son cœur tourmenté suivent l'ombre de la passion et
croient s'avancer dans la lumière de l'amour. Cette illusion
mène la jeune fille, à travers des désastres, jusqu'à la mort (2).
Anne Garland et Grâce Melbury passent à côté du bonheur,
éblouies par la frivolité conquérante, aveugles au sacrifice ob-
scur (3). Il faut regarder et, si l'on peut dire, respirer une à une
les héroïnes de M. Thomas Hardy. Alors, une impression unique
se dégage, celle que l'auteur sans doute a voulu nous laisser : la
pitié des misères où nous traînent les jeux du cœur, menés par
ce despote fantasque et cruel, l'amour.
Car c'est lui qui représente ici l'ironie de la vie, la fatalité;
c'est lui qui met aux prises, dans ce duel où s'opposent les sexes,
le cœur de l'homme et le cœur de la femme, nés pour souffrir
selon la loi de leur tragique destin. « Un homme aime une
femme qui en aime un autre. » C'est l'éternelle histoire, nous
dit Henri Heine dans un lied célèbre de V Intermezzo. C'est l'his-
toire de presque tous les romans de M. Hardy. Et cet « autre »
est le moins digne d'être aimé : c'est le sergent Troy, c'est le
marin Bob Loveday, c'est le docteur Fitzpiers, et sous toutes ces
figures, c'est le' séducteur. Cynique ou raffiné, il est toujours
égoïste, épris de lui-même, attaché à son plaisir ou adonné à sa
chimère. Si difTérens qu'ils soient, tous les séducteurs se ressem-
blent, depuis Troy, le beau militaire, qui fait parade de ses
avantages physiques, jusqu'à Fitzpiers, l'intellectuel ennuyé,
déclassé parmi les paysans. Les uns et les autres excellent à
plaire, tantôt par un art consommé, tantôt par une grâce d'état,
avec une inconscience heureuse assez occupée^ de se laisser
(1) Far from the Madding Crowd.
(2) The Return of the Native.
(3) The Trumpet Major. — The Woodlanders.
■180 REVUE DES DEUX MONDES.
vivre. Ils sèment le désir et voient éclore l'amour, sans être
prêts pour une pareille moisson. Hélas! dans les épis d'or mû-
rira la soullVance. Et pendant que les séducteurs se détournent,
effrayés de ce qu'on leur rend en échange de ce qu'ils avaient
donné, les passionnés soulTrent par celles que d'autres ont fait
souffrir. La plus saisissante de ces figures est celle du gentil-
homme fermier Boldwood dans Far from the Madding Crowd.
Il menait dignement, à l'écart, son existence solitaire, indiffé-
rent aux séductions des jeunes filles, estimé de tous, recherché
par toutes, un peu original et très distant. Sécheresse naturelle
ou réserve acquise et voulue, cet homme paraissait à l'abri de
toute surprise du cœur. Un jour, une fantaisie passe par la tête
légère et pourtant sérieuse de la jolie, de la déconcertante Bath-
sheba Everdene. Elle lui envoie un « valentin, » c'est-à-dire un
de ces messages insignifians et anonymes comme on en échange
chez nous le l*"" avril et qui, en Angleterre, s'envoient le
13 janvier. Elle a scellé l'enveloppe dun cachet portant cette
inscription : Èpousez-inoi. Bathsheba, vous ignoriez donc le
fameux proverbe : « On ne badine pas avec l'amour. » Votre jeu
innocent est un jeu bien coupable; il va devenir le prologue du
plus sombre des drames : Boldwood troublé, puis épris, puis
éperdu, puis affolé, poussé au meurtre et au suicide. Ah! vous
ne saviez pas, imprudente enfant, tout ce que peut souffrir un
cœur d'homme quand il s'est donné et ne peut plus se reprendre
à qui ne veut pas de lui. Bathsheba d'ailleurs souffrira par le
sergent Troy, dont la délivre le coup de fusil de Boldwood. Car
c'est la loi : la passion crée de la souffrance. Cette loi, l'œuvre
entière de M. Hardy la manifeste et l'explique. Nous y voyons
la passion, étrangère à toute raison ou convenance, rapprocher
ceux qui sont le moins faits pour se comprendre. Gomme si elle
voulait les compléter et les unir dans l'impossible accord des
contraires, elle devient un défi à la nature et à la vérité. Clyni
Yeobright revient à sa bruyère d'Egdon avec la nostalgie de la
terre natale et c'est à ce moment précis quEustacia, opprimée
par la mélancolie de ce désert, rêve d'une vie de plaisir qui
l'emporterait hors des mornes solitudes où elle languit comme
une captive. Le jeune homme arrive de Paris, devancé d'abord,
puis environné par tous les prestiges qu'évoque le nom
magique; et elle le provoque à l'amour, elle croit l'aimer; elle
attend de lui qu'il la délivre d'un sortilège dont il est lui-même
THOMAS HARDY. 181
possédé (1). C'est au jeune savant Swithin, tout détaché de la
vie sensible et perdu dans la contemplation du ciel, que le cœur
blessé de Paule, son cœur avide d'émotions et de tendresse vient
demander l'amour (2). Et de même le sage, le patient, le pur
Winterborne aime la frivole Grâce, alors que Marty South, toute
pareille à lui et faite pour son bonheur, est à ses côtés (3). L'ado-
lescence pensive et chimérique de Jude s'éveille à la provocation
d'Arabella, une drôlesse audacieuse (4). Quelle folie, ou plutôt
quelle pitié! Ce n'est plus le jeu de l'amour et du hasard, c'est
l'ironie cruelle, l'absurdité de la vie. Dès son origine et son prin-
cipe, la passion enferme une contradiction qui doit la détruire.
Cette contradiction s'aggrave de ce que la passion est éphémère et
se croit éternelle. Pis encore : la passion n'est autre chose qu'un
égoïsme à deux, un non-sens. Deux êtres dont chacun aspire à
anéantir l'autre en lui ne voient pas qu'ils s'opposent dans un
antagonisme forcené au moment même où ils rêvent l'union ab-
solue. Éternelle illusion, éternelle folie, source de l'éternel mal-
heur. Oiî trouverait-on rien de plus foncièrement tragique? Où
verra-t-on jamais se manifester avec plus d'éclat la fatalité? C'est
pourquoi, sans doute, la passion est le thème inépuisable des
romans de M. Thomas Hardy et comme le centre de ce tableau
de la vie, qu'il semble avoir voulu si sombre et si douloureux.
II
A la pitié que M. Hardy ressent pour les faiblesses du cœur
et les misères où elles nous entraînent, se mêle de la colère
contre les rigueurs dont la vie sociale aggrave le mal de la
douloureuse humanité. Dès sa première œuvre, Desperate Re-
médies, nous voyons poindre la satire. Tous les incidens, toutes
les machinations, toutes les catastrophes de ce roman d'intrigue
dérivent d'une « faute » initiale contre la moralité convention
nelle. Dans A Pair of biiie cyes, Smith ne peut épouser Elfride
parce qu'il est de condition trop humble; Knight, le fat chroni-
queur londonien, repousse l'amour le plus ardent, parce qu'il
découvre dans le passé d'Elfride quelaue chose qui ne s'accorde
(1) r/ie Retum of the Native.
(2) Two on a Tower,
(3) The Woodlanders.
(4) Jude the Obscure,
182 REN-Un DES DEUX MONDES.
pas avec l'idéal féminin que la conrenlion lui a imposé. Il y a
là l'esquisse du caractère d'Angel Clare et de la situation qui se
développera si puissamment dans Tess d'Urbervillcs. La « «onié-
die en chapitres » que l'auteur a voulu écrire dans The hand of
Ethelberta n'est qu'une raillerie de l'esprit de caste, des préjugés
et artifices de la sotiétc anglaise. Ethelberta est la lille du ma-
jordome d'une très respectable famille. Ses grâces, ses talens,
son mariage, l'ont mise sur un pied d'égalité avec les nobles
personnages que sort son père. Le jeune aristocrate qui lui a
donné son nom et son rang' meurt pendant leur lune de miel.
Désormais, Ethelberta est pris® entre sa nombreuse famille, à
qui elle reste fidèlement dévouée, et sa nouvelle situation qu'il
s'agit de sauvegarder. De là, une vie en partie double, ou plutôt
deux ries, l'une asservie aux exigences de son besogneux en-
toiarage, l'autre prodiguée à charmer les salons de Londres par
ses poèmes et son esprit. C'est une perpétuelle conspiration pour
dissimuler la première à ceux qui ne doivent connaître que la se-
conde, un eflort sans fin pour cacher ou déguiser l'existence des
frères et sœurs tout en les aidant et même en les rapprochant
d'elle. Si nous nous amusons de cette tactique et de ces ma-
nœuvres, nous ne pouvons nous défendre tout de môme de
quelque mélancolie; et bientôt la trame légère de la comédie
laisse percer une pointe de tragique, quand nous voyons cette
charmante jeune femme, recherchée par les plus beaux partis,
sacrifier son cœur et épouser un vieux noble débauché.
Mais c'est surtout dans ses deux grandes œuvres les plus
récentes, Tess d' Urbervilies {iSdi) et Jude l'Ol)sciir{iSd^) qu'éclate
ce tragique des faillites où les artifices, préjugés et conventions
de la société abîment nos destinées déjà si douloureuses de par
la loi de nos cœurs.
« Une femme pure, fidèlement présentée, » tel est le sous-titre
de Tess d' Urbervilles . ^L Hardy nous y raconte l'histoire d'une
de ces pathétiques victimes de notre état social, si défectueux non
seulement dans ses institutions mais dans ses mœurs. Tess est
d'une humble famille de paysans, dont le chef, déjà fort inca-
pable, a achevé de perdre toute aptitude à la diriger, depuis que
la chimère de son illustre origine obsède son faible esprit. Et
en ellet ce Durbcyfield descend en droit lignage, comme le lui
a révélé l'imprudent curé, de haute noblesse normande; il est un
aulhenliuue rameau de la vieille maison des d'Urbervilles, com-
THOMAS HARDY. 183
pagnons de Guillaume le Conquérant. Il apprend un jour que de
riches d'Urber villes habitent non loin de son village et le voilà
tout à l'idée de se rapprocher de ces païens plus prospères, de
les intéresser à son sort, de le relever par leur crédit, de l'amé-
liorer par leur concours. Il dépêche en reconnaissance sa fille,
l'exquise Tess. Or, ces d'Urbervilles ne sont que des usurpateurs
d'un nom qu'ils croyaient éteint. Bourgeois enrichis, ils ont
voulu donner à leur fortune le lustre d'un vieux prestige ; ils ont
cherché parmi les anciennes familles nobles une lignée disparue
et se sont parés de son blason et de son titre. L'auteur de cette
usurpation est mort maintenant ; sur le domaine dont il s'est
institué le seigneur vivent sa femme aveugle, indifférente,
emmurée dans la double solitude de sa demeure et de son infir-
mité, son fils Alec d'Urbervilles, oisif, sensuel, égoïste. C'est lui
qui reçoit Tess. Frappé de sa beauté, il la fait agréer comme
demoiselle de compagnie par sa mère, avec le dessein bien arrêté
d'exploiter la situation. L'inexpérience et la candeur de Tess ne
sauraient déjouer la savante tactique du séducteur ni échapper
au piège perfidement tendu. Sans amour et sans joie, comme
sans calcul, la jeune tille y tombe, à peine consciente de la
gravité de sa faute, et elle rapporte au foyer paternel, avec
plus de dégoût que de honte, l'opprobre d'une maternité où l'opi-
nion du monde voit une souillure. Premier résultat des ambi-
tions du vieux Durbeyfield, qui ne sont elles-mêmes que la
conséquence de préjugés séculaires dont la tyrannie pèse sur
les esprits et sur les volontés. Il y en aura bien d'autres et de
pires.
La douce, résignée et courageuse Tess se reprend à la vie.
Elle trouve une place à la laiterie du fermier Crick ; elle y de-
vient presque heureuse, tout à fait heureuse bientôt quand le véri-
table amour réchauffe et réveille son cœur endormi dans l'ombre
sépulcrale du passé. Il a, ce jeune cœur déjà meurtri, encore
confiant et toujours pur, la grâce adorable d'un visage d'enfant
qui sourit à travers ses larmes. Tess Durbej^field aime Angel
Clare et elle en est aimée. Angel Clare est le fils d'un pasteur; il
est venu passer quelque temps chez le fermier Crick, à la lai-
terie de Talbothays, pour s'y former à la pratique avant d'aller
s'établir lui-même en Australie. Il a discerné, sous la fraîche
beauté de Tess, une vaillance sereine, une dignité tranquille et
ce quelque chose de supérieur qui la rehausse comme une invi-
184 REVUE DES DEUX MONDES.
sible parure. La jeune fille sent qu'elle est aimée; elle voudrait
goûter toujours la joie de cet accord délicieux, inexprimé, qu'une
parole qu'il faudra dire un jour pourrait rompre à janjais. Et
Tess ne dit pas celte parole. Elle garde son secret, refoulé par
son amour; et 1 amour est vainqueur, selon la loi de la nature
et de la vérité.
Mais ici intervient l'antique tyrannie qui a ployé à sa servi-
tude nos sentimens les plus droits, nos plus justes aspirations.
Un besoin de franchise et d'aveu, auquel se mêle en quelque
mesure l'idée de la « faute » et du « pardon, » n'a pas cessé de
troubler le bonheur de Tess. Il y reparaît plus despotique à l'heure
suprême où touche sa destinée. Le soir de ses noces, avant de se
livrer à l'amour d'Angel Glare, Tess lui révèle le secret du passé.
Alors tous les fantômes dont la vie morale a peuplé les mornes
espaces de la conscience, toutes les idoles que la société a
dressées sur ses autels, hantent le désespoir du jeune homme et
laissent tomber leurs chaînes sur sa volonté défaillante. Angel
meurt à son amour; il abandonne Tess au deuil de son bonheur
perdu.
Il n'importe pas à notre objet que nous rappelions ici la
suite de l'histoire, comment Tess, héroïque dans l'épreuve,
attend en vain jusqu'à que soit morte en elle non la fidélité, mais
l'espérance; comment Alec d'Urbervilles, obsédant la détresse
de la pauvre fille, arrive à lui faire tolérer son appui; comment
enfin Angel revient, épuisé de souffrance, brisé par les épreuves,
avide de retrouver l'ancien, l'unique amour. Tess n'a pas
attendu; elle n'est plus libre. Alors, du fond de son renonce-
ment, monte une vague furieuse de révolte, la suprême et folle
protestation de cette destinée manquée qui rompt sa dernière
digue avant de retombor à jamais dans l'abîme où l'entraîne la
fatalité. Tess poignarde d'Urbervilles et s'enfuit, libérée, avec
Angel Clare dont elle sera enfin la femme bien-aimée, comme il
sera l'époux infiniment cher, durant les trois jours qui précèdent
l'arrestation de la malheureuse. Quelque temps plus tard, le dra-
peau noir flottait sur la prison de Wintoncester. Tess d'Urber-
villes, la « femme pure, » avait payé sa dette à la société.
Etrange renversement de la vraie justice, pense, à n'en pas
douter, M. Hardy; car c'est au contraire la société qui a une
terrible dette envers son infortunée, son innocente victime. La
lecture de ce poignant récit ne laisse aucun doute à cet égard.
THOMAS HARDY. 485
Plus âpre et plus amer encore, plus désenchanté pourrait paraître
le dernier roman de M. Hardy, Jude r Obscur. On aurait de la
peine à trouver une œuvre où palpite plus douloureusement la
tragédie des destinées manquées, des faillites humaines. L'auteur
voit dans Jude Fawley et sa cousine Sue Bridehead, deux
pitoyables exemples de ce que peut accumuler de désastres et
de ruines la faiblesse de nos cœurs prise dans le réseau des
idées, des lois et des mœurs sociales. C'est l'histoire d'un « couple
hypersensitif. » Jude enfant ne pouvait se résoudre à chasser
les oiseaux dans le champ du fermier Troutham ; il leur laissait
manger le blé et ne gagnait pas ses six pence. L'esprit plein de
rêves, il allait contempler, du toit d'une maison abandonnée, le
rayonnement lumineux de Christminster (lisez Oxford). Il aspi-
rait à la piété, à la science. Jude n'était pas destiné à être heu-
reux. Déjà, à travers mille difficultés, il avait commencé de
s'élever et de s'instruire, lorsqu'il est provoqué à l'amour par
une jolie fille sans idéal, la sensuelle, perverse et adroite Ara-
bella. Cette défaillance d'un après-midi d'été ne serait rien, si
la société n'avait inventé le mariage. Grâce au mensonge d'une
grossesse, Arabella se fait épouser. Il n'est pas possible de con-
cevoir union plus absurde. L'issue était fatale : les deux époux
se séparent, ou plutôt Arabella abandonne son mari et va cher-
cher fortune ailleurs. Jude reste seul, vend ses meubles et se
reprend à ses anciennes chimères. « Il lui semblait que son triste
mariage n'était qu'un songe, qu'il redevenait le petit Jude, fas-
ciné par la science et par Christminster. » Il retourne sur la
colline et revoit la pierre où il avait gravé une inscription qui
symbolisait ses espoirs : « Là-bas. J. F. »
Trois ans plus tard, le jeune homme est à Christminster.
Pourvu d'un métier qui touche à Fart, quelque peu avancé dans
la culture des lettres anciennes et l'étude de la théologie, il va
tenter le suprême effort, essayer de se frayer une voie vers cette
sacro-sainte Université pareille à La Mecque de sa mystique fer-
veur. Mais l'Université n'ouvre pas ainsi ses sanctuaires. Jude
Fawley n'a ni la naissance, ni la fortune, ni les appuis. Il rôdera
à la porte des temples. Sa condition le destine à réparer les
pierres du fronton, non point à s'agenouiller sur les dalles du
parvis ni à partager le festin des fidèles. Son cœur frémissant,
son âme inquiète, qu'un noble souci tourmente, devront cher-
cher ailleurs de quoi satisfaire leur faim.
186 REVUE DES DEUX MONDES.
Jude a retrouvé une cousine à Christminster. Il savait qu'elle
vivait là; il la connaissait par une photographie; il la découvre
dans le magasin d'objets religieux où elle est employée ; un jour
entin, elle passe près de lui. « Il eut le temps de la regarder.
Elle le regarda aussi avec des yeux limpides, énigmatiques, où
se mêlait l'acuité du regard à la tendresse, au mystère de l'ex-
pression. Et quand elle se fut éloignée, il continua de la revoir
dans sa pensée, petite, légère, élégante. En elle, il n'y avait
rien de sculptural. Tout était émotion nerveuse, mobilité, grâce
vivante qu'un peintre eût hésité peut-être à désigner par le nom
de beauté. Jude sentit affluer vers elle tous les rêves et les
désirs accumulés dans son cœur, et comprit qu'il était incapable
de résister à la tentation de la connaître davantage. » Nous pré-
voyons la suite; mais ce que M. Hardy se plaît à nous repré-
senter, c'est le rôle des circonstances sociales. Le mariage anté-
rieur de Jude pèse sur son naissant amour qui n'ose ni s'affirmer
ni disparaître. L'impuissance du jeune homme à sortir de sa
condition et à réaliser son idéal l'abat et le dégrade : il traîne
ses déceptions dans les tavernes et se montre à Sue sous un si
triste jour qu'il a honte de lui-même, s'éloigne d'elle et, renon-
çant à ses premières ambitions, conçoit l'idée d'une humble vie
de prêtre, sans grades, dans un village obscur. Mais une force
invincible le ramène vers l'attirante amie qui a besoin de son
amour et, sans vouloir l'aimer, veut qu'il l'aime. Jeu cruel où
se déplo l'instinct de séduire, àme étrange dont le frémisse-
ment trahit plus encore de mobilité que d'ardeur, plus d'inquié-
tudes que d'aspirations. Sue ne triomphe que pour avoir le
sentiment d'une duperie, quand Jude lui avoue sa situation. Le
dépit la pousse au mariage : elle épouse un maître décole d'âge
mûr, aussi peu fait pour elle que l'était, pour Jude, Arabella.
Folie, sottise, erreur, qu'importe! La libre volonté ne sau-
rait-elle défaire le mal qu'elle a fait? Sue n'est pas de ces esprits
étroits, à qui en impose le vieux prestige des institutions sociales.
Elle met sa conduite d'accord avec ses opinions audacieuses,
quitte son mari, et vient vivre avec Jude. Alors se déroule l'im-
placable rigueur de la fatalité. Arabella est revenue. Elle a an-
noncé à Jude qu'un enfant était né après leur séparation. Jude
accepte de l'élever. Sue a des enfans à son tour et le ménage irré-
gulier mène sa vie douloureuse panni les obstacles que lui sus-
cite une hostilité aussi inlassable que sa patience. Toutes les
THOMAS HARDY.
forces sociales semblent conjurées contre ces deux êtres, assez
téméraires pour sg dérober à leur tyrannio. Car Jude et Sue,
après le double divorce qui leur a rendu la disposition de leurs
personnes, n'ont pas touIu imposer à leur subtil amour les gros-
siers liens du mariage. Et la société ne pardonne pas aux réfrac-
taires. Il y a une pénétrante amertume dans les scènes où
M. Hardy nous représente ses deux héros aux prises aTe« les
cruautés de l'existence. Mais ce n'est rien encore. La suprôme
ironie n'a pas encore accablé leurs destinées. Les puissances
ennemies n'ont pas frappé le coup le plus mortel. Elles res-
serrent leur action autour de leurs [victimes, les investissent,
les épient, visent aux points faibles et touchent où il faut pour
les faire chanceler et les abattre. Une horrible tragédie ensan-
glante le foyer de Jude et de Sue : le meurtre de leurs enfans
par le fils d'Arabella, pauvre être sans âge, tête précocement
vieillie où cheminent dans les ténèbres héréditaires, — car il est
aussi le fils de Jude l'Obscur, — l'idée du mal de vivre. Le passé
de faiblesse et de honte n'était pas mort; on le croyait à jamais
scellé dans sa tombe : il s'est levé et ce fantôme impose sa vic-
toire. Elle sera complète, absolue. Par un revirement observé
et tracé avec une sagacité admirable, toutes les forces tradition-
nelles et conventionnelles qui séparaient les deux êtres, parce
qu'elles dominaient l'homme quand la femme y échappait, se
dressent encore entre eux, maintenant qu'elles ont repris la
femme, tandis que l'homme, cette fois, en est affranchi. Eperdue,
ébranlée, en proie au repentir et doutant d'elle-même, déchue
de sa confiance et de son orgueil, vaincue par la vie, sollicitée
par ses rigueurs et ses exigences comme par une expiation, pos-
sédée du besoin de souffrir, exaltée à l'idée de se renoncer et
de détruire en elle l'être de liberté, d'audace et de chimère. Sue
retourne à Phillotson; Jude, dans sa détresse qui est maintenant
une irrémédiable dégradation, se laisse reprendre à Arabella.
Ainsi les deux héros, victimes de leurs faibles cœurs, de leurs
âmes incertaines, mais victimes aussi de la vie sociale qui, après
avoir contribué h cette faiblesse et à cette incertitude, leur a
livré de tels assauts et opposé de tels obstacles, épuisent leur
destinée de douleur, Sue dans le martyre de son sacrifice, Jude
dans son agonie solitaire et la suprême défaite de sa mort.
Le sens de cette œuvre n'est-il pas clair? Si nous rappro-
chons Jude r Obscur de Tess d'Urbervilles, si nous nous rappe-
18iS • REVUE DES DEUX MONDES.
Ions les railleries et les satires des premiers ouvrages, si nous
ajoutons enfin que dans la belle série des romans rustiqpies, au
premier aspect étrangers à toute satire, nous voyons presque par-
tout apparaître, en opposition avec les esprits et les cœurs que
leur isolement a sauvegardés, ceux que l'artifice a déformés ou
asservis, ne se dégagera-t-il pas une impression de révolte et
d'anathème contre la société, l'image d'un Rousseau moins
lyrique et tout aussi ardent, plus capable de contenir ses colères
et plus habile à les dissimuler sous les formes concrètes et
objectives du roman contemporain?
Ce serait méconnaître l'inspiration essentielle de M. Thomas
Hardy. On s'y est trompé: la critique anglaise, ou américaine,
voit trop volontiers en lui un « ennemi de la société, » un
rebelle, un révolté, sinon un révolutionnaire. Je ne saurais sous-
crire à ce jugement ni partager cette impression. Nul peintre de
la vie, nul analyste de ses misères n'a plus fortement mis en
• lumière cette vérité que nos pires ennemis sont en nous-mêmes.
Suivons-le Loin de la foule enragée. Quelle ironie ! Ce titre
semble nous inviter à la paix des campagnes, nous promettre
une Arcadie où l'humanité vit simple et heureuse, exempte des
servitudes de l'opinion comme de la tyrannie des lois. Et que
trouvons-nous? La passion provoquant par elle-même, par elle
seule, tous les malheurs, toutes les catastrophes. Il est vrai que le
dernier mot est à la sagesse de la nature, avec le triomphe du
berger Oak. Mais la mélancolie apaisée de ce dénouement ne nous
fait pas oublier les trois victimes, et notre âme reste obsédée du
sentiment de la fatalité. Ce premier chef-d'œuvre de M. Hardy
éclaire la suite de ses romans. La passion, que nous voyons ici
toute pure, se heurtera plus tard contre la société, et elle en
trouvera lourdes les contraintes. Car, la passion n'est que l'indi-
vidualisme en ce qu'il a de plus ombrageux et de plus farouche.
Elle repousse toutes les règles, toutes les lois, non point parce
qu'elles sont telles ou telles, mais parce qu'elles sont des règles et
des lois. Elle leur est donc réfractaire non tant pour ce qu'elles
peuvent avoir de mauvais que pour ce qu'elles ont de meilleur.
La passion n'accepte ni d'être contenue, ni d'être entravée, ni
d'être déviée et engagée de force dans le chemin du désintéres-
sement. C'est pourtant ce chemin, où s'efforcent de la maintenir
les <f préjugés, » qui est celui de l'amour, tandis que la passion
elle-même, la passion en liberté, si nous voulons savoir ce qu'elle
THOMAS HARDY. 189
devient et ce qu'elle peut être, nous n'aurions pas besoin d'in-
terroger là-dessus les psychologues ni les romanciers ; plus clai-
rement que dans leurs livres, nous le voyons tous les jours sur
les bancs de la Cour d'assises où viennent échouer les disciples
de cet Antony qui concentrait toute la poésie du dithyrambe
romantique dans la fameuse formule : « Elle me résistait, je l'ai
assassinée. » M. Hardy n'est pas un romantique. Il voit la pas-
sion sans auréole, dans sa réalité frémissante et douloureuse; il
considère avec la même pitié les tourmens qu'elle nous cause et
les rigueurs dont la société les complète ou les aggrave. Ne lui prê-
tons ni les indignations d'un révolté ni la philosophie d'un réfor-
mateur. Ce romancier anglais, profondément anglais, n'éprouve
aucun désir à reconstruire le monde d'après une épure de sa
façon. Il nous le présente tel qu'il l'observe ou lïmagine, tel
qu'il l'aime et le plaint. Et en opposition à ses orages, il va nous
en faire contempler la beauté.
III
En face des passionnés comme Boldwood, Clym Yeobright,
Jude; des séducteurs comme Troy, Bob LoA^eday, Fitzpiers; des
déclassés comme Wildeve, et de tous ceux enfin que les pré-
jugés de la vie sociale ont façonnés et déformés, comme Henry
Knight et Angel Clare ; en contraste aussi et surtout, d'autre
part, avec l'indécision, la versatilité et la fragilité de ses hé-
roïnes, M. Thomas Hardy s'est plu à nous présenter quelques
figures d'une grandeur tranquille, d'une douce et inébranlable
énergie. Nul doute qu'elles ne soient, à ses yeux, des modèles
de force et de sagesse : c'est Gabriel Oak, Diggory Venu,
Winterborne.
Ils ont entre eux ce trait commun d'être des solitaires. Ils sont
nés au milieu des campagnes, dans les districts du Sud-Ouest
où la vie rustique s'enveloppe plus qu'ailleurs peut-être d'espace
et de sérénité. Leurs travaux ne les mêlent pas beaucoup aux
hommes. Gabriel Oak est berger; Diggory Venu a choisi le
petit commerce ambulant du reddleman (marqueur de moutons)
qui le fait vivre, barbouillé de rouge, dans une voiture de sal-
timbanque et lui donne un aspect fantastique, épouvantail des
enfans ; Winterborne se réfugie dans une hutte de forestiers et
va de village en village avec un pressoir à cidre. Ainsi, à l'écart
190 REVUB DES DEUX MONDES.
des centres de la rie sociale, ces hommes restent étrangers à son
aotton. Mais ils sont en contact perpétuel avec la nature, toujours
aux prises avec ses exigences. Leur esprit suit la réalité de trop
près pour pouvoir se livrer à ses propres chimères ; disciplinés
par un ellort continu et le sentiment sans cesse renouvelé de leur
dépendance, ils ignorent l'égoïsme et l'orgueil. On trouverait du
Robinson en eux. Pratiques, industrieux, courageux, capable»
de se suffire à eux-mêmes, ils ont toutes les qualités de ce type
anglais par excellence. Ils les haussent jusqu'aux vertus du plus
beau type humain. Ce sont de simples et fortes natures, équili-
brées et bien assises. Elles ont le calme et la patience que gagnent
nos débiles existences à vivre de la vie universelle, quand notre
réflexion se borne à la comprendre et notre volonté à l'accepter.
Il n'en faut pas plus pour élever l'àme jusqu'à l'énergie stoïque
et plus haut encore, jusqu'à celte force souveraine qu'exige le
détachement, l'oubli de soi et le sacrifice.
De telles âmes alors sont prêtes pour l'amour, le véritable
amour. Gabriel Oak domine les caprices de Bathsheba, ses
dédains, ses défaillances ; il s'impose à elle comme la sagesse
de la vie; il est à sa mobile humeur, à ses entraînemens, à ses
désespoirs ce que sont les lois de la nature aux dépits des enfans
et à leurs colères : vienne l'âge d'homme, et l'esprit rebelle
trouvera sa joie et sa force à les reconnaître et à leur obéir. De
même Bathsheba ne se reposera qu'à l'ombre tutélaire de cette
raison et de ce dévouement. En vain Diggory Venn est rebuté
par Tamsie Yeobright : il veille sur elle ; il a pris ce bizarre mé-
tier, qui le fait parrifl à un gnome, afin d'être plus aisément son
bon génie ; il s'est détaché de lui-même au point que sa géné-
reuse activité, n'enwpruntant rien à l'espoir, prend l'aspect d'une
tranquille attente. Plus grand encore dans son infortune, Giles
Win ter borne ne s'étonne point, ne s'indigne pas qu'on lui pré-
fère le frivole et séduisant Fitzpiers. 11 s'éloigne ; il eiile dans
la solitude sa fierté, son courage et sa douleur. Les mauvais
jours viennent pour Grâce Melbury; elle pense à Giles comme
au seul ami sûr à qui elle se puisse confier. Lui, depuis longtemps,
n'a plus d'espérance; et voici que la destinée semble sourire à
sa longue misère; voici qu'un soir il pourrait croire que l'heure
a sonné pour son amour de vivre enfin son impossible rêve. Grâce
fuit son mari; elle accourt vers celui qu'elle a délaissé, qui n'a
jamais cessé de l'aimer. Mais Giles \\ inlcrborue est plus fort
THOMAS HARDY. 191
que son amoiir, parce que son amour l'a élevé au-dessus de
toutes les faiblesses, jusqu'à rhéroïsme. Il quitte sa pauvre chau-
mière et toujours simple, toujours droit, toujours pur, va.
s'exposer dans la forêt à l'orage, au froid de la nuit, à la mort
plus clémente pour lui que la vie. Winterborne, Gabriel Oak,
Diggory Venn, nous pouvons apprendre de vous ce que c'est
qu'aimer. L'amour est capable d'intelligence, de résignation et
de sacrifice. Les contraintes sociales lui paraissent légères, à lui
qui supporte sans révolte les pires rigueurs du sort. Il ne redoute
pas le temps, parce qu'il ne procède point d'une impulsion pas-
sagère ni d'une mobile fantaisie : sur la foi du présent, il peut
engager l'avenir. L'amour fonde pour la durée ; il est patient,
docile, autant que la passion est frénétique et rebelle. L'amour
est ami de l'ordre; il y aspire, il le crée; la passion bouleverse
et détruit ; elle ne peut vivre que hors la loi, aussi incapable de
s'accorder à la société qu'à la nature.
Ce n'est certes point la société, mais c'est bien la nn! ire qui
soutient et supporte les calmes héros auxquels semblent aller
toutes les complaisances de M. Hardy et toutes ses prédilections.
Ils se dégagent à peine de ce fond grandiose et leurs contours,
encore que nettement distincts, n'en sont pas moins tissés fil à
fil avec sa trame. L'on ne trouverait sans doute point dans la
littérature anglaise, non plus que dans la nôtre, beaucoup d'œuvres
où la nature avance ainsi au premier plan, jusqu'à tenir elle-
même un rôle, le premier rôle parfois, comme la bruyère d'Egdon,
dans The Return of the Native, ou les bois des Woodlanders. Par-
tout elle déborde, si l'on peut dire, et domine l'humanité. Les
paysages ne sont point un décor extérieur ;ils vivent et leur vie
se mêle à celle des personnages. Nous ne les en pouvons point
isoler.
M. Hardy a groupé ses romans sous la désignation commune
de Wessex Novels. Si le vieux royaume saxon de l'heptarchie se
trouve sensiblement diminué dans les limites, assez flottantes
d'ailleurs, où le réduit la liberté du romancier, il reprend du
moins une sorte d'existence, plus durable peut-être que celle du
passé. Le Wessex des romans de M. Hardy est devenu depuis
quelques années, il sera plus encore dans l'avenir, un de ces
coins du monde dont l'art a fait une patrie à nos imaginations
On va déjà vers lui comme au Cumberland des Lakistes, à
l'Ecosse de Walter Scott et de Burns, au Berry de George Sand.
492 REVUE DES DEUX MONDES.
Et ceux qui ne l'ont pas visité ne l'en connaissent que mieux
peut-être, ne l'en aiment que davantage. Car ils l'ont vu dans sa
vérité et sa beauté, comme ne savent pas toujours voir les
voyageurs. C'est pour eux une terre où l'histoire a laissé de
merveilleuses empreintes, où les campagnes, oubliées par le
temps, gardent l'antique simplicité de leur vie agricole et pasto-
rale. Les villes ont peu changé au cours des derniers siècles, par
delà lesquels nous entrevoyons le plus lointain passé. Voici
Casterbridge(Dorchester), le Casterbridgede Henchard, avec son
grand amphithéâtre romain, « mélancolique, impressionnant et
solitaire... De vieilles gens racontaient qu'à de certaines heures
de l'été, en plein jour, des personnes, assises à lire ou à som-
meiller dans l'arène, avaient, en levant les yeux, aperçu en
lignes, sur les gradins, des légionnaires d'Hadrien, attentifs
comme s'ils contemplaient un combat de gladiateurs ; on avait
entendu aussi le grondement de leurs voix excitées. Cette scène
ne faisait que passer, comme un éclair... » Non loin de la ville,
les grands remparts de Mai-dun ou Maiden Castle (1) rappellent
un passé encore plus lointain. Et ainsi les destinées humaines
nous apparaissent plus fragiles et plus éphémères dans ces décors
où, parmi les beautés de la nature immuable, persistent des
images d'un passé qui ne veut pas mourir. Voici Shaston (Shaf-
tesbury), « l'ancien Palladour britannique, au sommet d'un
escarpement presque perpendiculaire, » Shaston où Sue Bridehead
et Phillotson tiennent leur école, et Melchester où la pauvre
Fanny Robin vient de Weatherbury, un soir neigeux d'hiver,
pour retrouver le sergent Troy. « Le mur élevé était celui d'une
caserne et ce n'était probablement pas le premier rendez-vous
donné en ce lieu, ni la première conversation échangée par-
dessus la rivière. — Êtes-vous le sergent Troy? demanda en trem-
blant la petite créature debout dans la neige. Et elle tenait si
peu de place et son interlocuteur était tellement caché dans
l'ombre, que l'on aurait vraiment pu croire que le mur avait
entrepris de causer un peu avec la neige. »
Autour des villes, les solitudes arides et les mouvantes ver-
dures, la vaste étendue des bruyères, des vergers et des bois, des
vallées et des collines. Ces images enveloppent et pénètrent
toutes les scènes. C'est la vallée des Grandes Laiteries, la plaine
(1) M. Thomas Hardy leur a consacré toute une étude : Earthworks at Casier-
bridge, English lUustrated Magazine, décembre 1893.
THOMAS HARDY. 193
verdoyante arrosée par le Var, pareille à un tapis uni sur lequel
nous voyons Tess, lorsqu'elle descend pour la première fois à la
ferme de Talbothays, incertaine de sa direction, immobile
« comme une mouche sur un billard immense. » C'est le beau
val de Blackmoor, c région enfermée et solitaire d'oii les forêts
ont disparu, tandis que subsistent encore quelques vieilles cou-
tumes de leurs ombrages, » comme cette danse du Premier Mai
que nous voyons au début de Tess cVUrbervilles. C'est la vallée
bleue des pommiers que, dans les Woodlanders on découvre de
Rubdon Hill. C'est la bruyère d'Egdon où s'absorbent les
existences dans The Return of the Native. « L'endroit était, à
vrai dire, étroitement apparenté à la nuit et quand la nuit se
montrait on eût dit que ses ombres s'accordaient avec le paysage
dans un commun désir de graviter ensemble. La sombre étendue
de bosses et de creux semblait s'élever au-devant de l'obscurité
du soir et sympathiser avec elle, la bruyère exhalant les ténèbres
aussi vite que les précipitait le ciel. L'obscurité de l'air et l'obs-
rité de la terre s'unissaient comme deux sombres sœurs dont
chacune aurait fait au-devant de l'autre la moitié du chemin. »
Lorsque Clym Yeobright a appris ce qui a fait mourir sa mère
et qu'il rentre à la maison doù elle s'est crue chassée par
l'épouse cruelle, infidèle peut-être, « au lieu qu'il y ait devant
lui le pâle visage d'Eustacia et la silhouette d'un homme inconnu,
il n'y avait que l'imperturbable attitude de la bruyère qui, après
avoir défié les assauts et les cataclysmes des siècles, réduisait
à l'insignifiance, par ses traits couturés et antiques, l'agitation
furieuse d'une pauvre unité humaine. »
De tels tableaux ne s'oublient pas et leur magique puissance
évoque à jamais un décor, plus fidèlement que ne le ferait la
mémoire de nos yeux. Dans ce décor, M. Hardy nous a repré-
senté la vie paysanne, « confortable, paisible, joyeuse même,
au delà de cette limite où finit le besoin et en.deçà de cette autre
où les convenances commencent à gêner la nature (1). » Entre
les deux, elle se développe librement et la prédilection de l'auteur
dès lors prend tout son sens. S'il y arrête ses regards avec com-
plaisance et l'offre aux nôtres, ce n'est pas seulement pour le
pittoresque de ses dehors ou l'attrait de particularités cu-
rieuses ; encore moins serait-ce pour ce qu'elle peut présenter de
(1^ Tess of Ihe d'Urbervilles, ch. xx.
• TOiiB xxxiv. — 1906. 13
'194
REVUE DES DEUX MONDES.
trivial et de bas. Il n'a garde non plus d'y chercher un prétexte
à caricaturer l'humanité. C'est au contraire dans le dessein de
la trouver plus dégagée et, au sens propre du mot, plus pure,
d'en mieux saisir les sentimens essentiels et les passions pro
fondes, d'en mieux pénétrer et révéler l'âme et le cœur, qu'il la
considère à ce juste degré et dans cet état de privilège. La tra-
gédie classique n'avait pas d'autre raison de préférer à tous les
autres personnages les héros de la légende, et Racine ne deman-
dait pas autre chose aux figures consacrées des Agamemnon, des
Iphigénie et des Andromaque, dégagées, par le bienfait d'une
longue tradition, des entraves où nous embarrassent nos
« besoins » et nos « convenances. » Et c'est pourquoi les per-
sonnages de M. Hardy, transfigurés par leur puissance expres-
sive, deviennent à leur manière des héros et revêtent une véri-
table grandeur. Nous n'en citerons qu'un exemple, tiré des
Woodlanders. L'humble Marty South a aimé sans retour et sans
espoir Giles Winterborne. Elle a vécu près de lui, non pas même
dédaignée, mais inaperçue, quoique toujours dans son chemin,
muette et fidèle comme l'ombre de sa vie. Et quand il est mort
d'un autre amour, mort de son sacrifice à celle qui déjà l'oublie,
Marty apporte des fleurs sur sa tombe. « Solitaire et silencieuse,
droite dans le clair de lune, une robe sans plis sur sa forme grêle
oh les contours s'accusaient à peine, les marques de la pauvreté
et de la fatigue effacées par l'heure brumeuse, elle touchait au
sublime. Ce n'était plus une femme, mais la figure même de
l'humanité (1). »
La nature n'enveloppe pas seulement la vie humaine : elle
l'absorbe ou l'écrase. Union intime ou lutte sans merci, cette
relation est un des thèmes favoris des Wessex Novels. Elle
approfondit le sens d'œu\Tes comme les Woodlanders ou The
Retiirn of the Native. Dans la première, l'auteur nous montre
l'effet des bois sur leurs propres enfans, en qui ils insinuent leur
mystère, leur douceur et leur beauté, sur les étrangers aussi,
comme Filzpiers et surtout Felice Charmond, dont ils irritent l'in-
dividualisme mécontent et révolté. Dans le Retour au Pays nataly
Eustacia, exaspérée contre la solitude et le silence d'Egdon
Ilealh, épouse Clym qui revient de Paris et lui apparaît comme
le libérateur. Mais lui, vrai fils de la bruyère, est repris au
(1) The Woodlanders, ZLvni, fin.
THOMAS HARDY. . 195
sortilège de cette puissance taciturne, et le rêve de la jeune
femme vient s'abîmer dans cette vision de son mari vêtu en
coupeur d'ajoncs et confondu avec la lande... Et ainsi le
naturalisme même de M. Hardy nous ouvre la même tra-
gique perspective que sa vision de notre vie individuelle et de
notre vie sociale : partout l'idée de la misère des cœurs, de la
faiblesse et de la détresse humaines, l'ironie de la vie et de la
destinée.
IV
Il n'est pas étonnant dès lors que M. Hardy apparaisse avant
tout comme un pessimiste. Le cœur humain est en lui-même
merveilleusement disposé pour la souffrance; il souffre encore
par la société, et son fragile destin, troublé par les passions,
étouffé sous les contraintes, n'est finalement qu'un jouet de la
puissante Nature : il s'y abîme ou s'y brise. Vivre, c'est être con-
damné à souffrir, et penser, c'est, hélas ! découvrir cette loi. « Il
avait atteint, — nous dit M. Hardy d'un de ses héros, — ce mo-
ment de la vie d'un jeune homme où l'horreur de la condition
humaine en général devient pour la première fois évidente et
où, en présence de ce fait, l'ambition s'arrête un instant. En
France, cette crise mène souvent au suicide. En Angleterre,
nous faisons mieux, ou pire, selon les cas. » M. Hardy a fait
mieux : il a écrit ses romans.
« L'horreur de la condition humaine » s'y révèle dans toute
son « évidence. » Qu'il en faille accuser notre cœur ou la société
ou la nature, nous l'avons vue se manifester dans les situations
et dans les caractères. Elle éclate dans le tragique des dénoue-
mens ou se devine dans leur tristesse. Tous les romans de
M. Hardy finissent mal. Les moins sombres nous laissent l'im-
pression poignante qu'il faut beaucoup de souffrance pour faire
un peu de bonheur, Gabriel Oak épouse Balhsheba, mais ils ont
passé l'un et l'autre par bien des épreuves et ils se sont rejoints
par-dessus des tombes. John, le trompette-major, se sacrifie à
son frère ; il cache son amour si profond et si pur. L'indécise
Anne Garland épousera le marin ; elle l'aimait déjà sans en être
bien' sûre et lui ne savait pas qu'il l'aimait (l'aimait-il?). Il crut
aimer ailleurs : c'est une comédie, n'est-ce pas? Mais prenez
garde : il y a bien de la mélancolie dans toute l'histoire. Qu'elle
496 REVUE DES DEUX MONDES.
est chargée de pitié, cette fin discrète et comme elle frémit sous
son calme apparent! Jotin va partir ; il vient revoir son père, et
Bob et la jeune fille. « La lumière que son père tenait dans la
main refléta sa clarté vacillante sur le visage et l'uniforme de
John lorsqu'il se retourna vers la scène avec un dernier sourire
d'adieu, le dos tourné à la nuit noire. L'instant d'après, il se
plongea dans les ténèbres, le bruit cadencé de son pas régulier
s'éteignit sur le pont quand il eut rejoint son compagnons
d'armes, et il partit pour aller souffler dans sa trompette jusqu'au
moment où elle devait se taire à jamais sur l'un des sanglans
champs de bataille de l'Europe. »
De tels dénouemens sont heureux auprès de ceux qui abîment
dans la douleur ou dans la mort la faillite des destinées. Quelle
vision désenchantée de la vie que celle des Woodlanders^ du
Retour au Pays natal, àe Tess d'Urbervilles et de Jude VObscurl
Peut-être ne trouverait-on rien, dans le roman contemporain,
de plus pathétique, de plus désespéré que l'agonie de Jude et
sa disparition de la scène du monde, où s'est joué son long
martyre. Il est revenu au Christminster de ses rêves d'enfant,
au paradis de ses chimères, de ses ambitions et de ses efforts;
mais il y est revenu plus pauvre, plus impuissant, plus déçu
que jamais. Un désastre sans nom s'est ajouté aux plus dou-
loureuses défaites pour achever de briser son courage. Sue l'a
immolé et s'est immolée elle-même à ce qu'elle considère
comme son nouveau devoir, et qu'il appelle sa folie: elle est
retournée au mari qu'elle n'aime pas ; Jude est revenu avec
Arabella qu'il méprise. Le chagrin, la maladie, la misère l'ont
terrassé. Un jour, un radieux jour d'été et de fête, le jour des
régates (Chrisminster, ne l'oublions pas, c'est Oxford), il est seul.
Arabella est sortie pendant qu'il sommeillait, lasse de garder ce
moribond qui tarde trop à mourir. A Oldgate Collège, le concert
est commencé. Les notes puissantes de ce concert arrivent jus-
qu'à Jude, réveillé par sa toux et qui demande à boire. Deux
noms se mêlent dans son délire : Sue, Arabella. Aux deux femmes
il ne demande plus qu'une chose: un peu d'eau. Mais pas une
goutte d'eau ne rafraîchit sa fiè\Te et les notes de l'orgue rou-
laient toujours leurs ondes. Alors cet agonisant tragique se dit à
lui-même les dernières prières ; il récite la malédiction de Job:
(( Périsse le jour où je suis né... » Cependant, Arabella par-
court la fête, tentée à tous les plaisirs, amusée des regards,
THOMAS HARDY, 197
courtisée et coquette. Deux camarades de son mari veulent l'en-
traîner jusqu'à la rivière :
« — Venez donc !
« — Oh! je voudrais bien pouvoir! (Elle jetait vers le bas de
la rue des regards d'envie.) Attendez une minute, alors: le temps
de monter au galop et de voir comment il va maintenant. Mon
père est avec lui, je pense. Alors, je pourrai mieux venir. «
Ils attendirent et elle entra. Les locataires du rez-de-chaussée
étaient toujours dehors. En arrivant à la chambre, elle vit que
son père n'était pas venu. « Il ne pourrait donc pas être là!
dit-elle avec impatience. Il veut voir les bateaux, lui aussi, tout
simplement ! » Elle regarda vers le lit et son visage s'éclaira, car
elle vit que Jude semblait dormir, bien qu'il ne fût pas, comme
à l'ordinaire, dans la posture à demi assise que nécessitait sa
toux. Il avait glissé, tout de son long : un second regard la iit
tressaillir, et elle s'approcha du lit. Le visage de Jude était
absolument pâle et devenait peu à peu rigide. Elle toucha ses
doigts : ils étaient froids, bien que son corps fût encore chaud.
Elle écouta à sa poitrine : rien n'y remuait plus. Le battement
de près de trente années avait cessé. Elle eut d'abord un mouve-
ment d'épouvante devant le fait accompli. Mais les notes affai-
blies d'une fanfare vinrent de la rivière à ses oreilles, et d'un ton
irrité elle s'écria : « Il fallait qu'il mourût juste aujourd'hui !
Pourquoi est-il mort aujourd'hui? » Puis, après une ou deux
minutes de réflexion, elle sortit de la pièce, referma doucement
la porte et redescendit l'escalier.
Ainsi se séparaient à jamais les deux destinées disparates que
l'ironie de la vie avait rapprochées et enchaînées. Et Sue, pen-
dant ce temps, gravissait son calvaire. Deux jours plus tard, de-
vant le cercueil de Jude, la cynique Arabella pourra dire (ce
sont les dernières lignes du roman) : « Elle n a jamais trouvé la
paix depuis qu'elle est sortie de ses bras, et elle ne la retrou-
vera jamais, qu'elle ne soit comme il est maintenant. »
Les terribles dénouemens de M. Hardy apparaissent comme
la suite naturelle et la conclusion de toute l'histoire qui s'y ter-
mine. L'humaine destinée plie et rompt sous la loi du malheur.
On dirait que M. Hardy a pris à tâche de nous faire haïr et re-
douter la vie. Pour ne point pâlir d'avance devant les tortures
dont elle dispose, il faut être aveugle ou héroïque. Elle est sans
pitié. Nous le voyons bien, aux tableaux qu'il nous en trace, et
198 REVUE DES DEUX MONDES.
par surcroît il nous l'assure. Ses aphorismes, aiguisés par l'iro-
nie, enfoncent le désenchantement dans nos âmes. Mais il y a
quelque chose de fortifiant dans cette amertume, un tonique dans
ce fiel. Nous sentons grandir en nous le respect et la pitié. Nous
devenons plus graves, plus indulgens, plus résignés. Nous aspi-
rons à la sérénité et à la justice; il nous sepable que nous suppri-
merions beaucoup de mal si nous pouvions devenir un peu plus
sages et rendre la société un peu meilleure. Une œuvre qui
laisse cette impression n'est pas destructrice. M. Hardy n'a pas à
dissimuler son pessimisme.
Pessimiste, il le serait exclusivement et absolument sans
doute, s'il n'était que pensée. Mais il plonge dans la nature par
ses sens qu'elle rassasie de joie. Si ses idées lui ont imposé la
conviction que c'est un mal d'être au monde, ses sensations lui
ont révélé le délice d'être. L'auteur des Wessex Novels, comme
tant d'autres écrivains anglais, jouit de la beauté des choses et
de leur contact. Il ne renierait point, je pense, la philosophie
cachée dans ce bout de dialogue où il nous semble entendre
l'écho de sa propre voix :
— La vie est douce, frère.
— Croyez- vous?
— Sans doute. Fl y a la nuit et le jour, frère, deux douces
choses ; le soleil, la lune et les étoiles, frère, toutes douces
choses; il y a aussi le vent sur la bruyère. La vie est très douce,
frère; qui souhaiterait mourir?
— Je souhaiterais mourir
— ... Souhaiter mourir, vraiment! Un romanichel voudrait
vivre toujours !
— Même malade. Jasper?
— Il y'a le soleil et les étoiles, frère.
— Et même aveugle. Jasper?
— Il y a le vent sur la bruyère, frère (1)...
La caresse du vent„ la caresse de la nature, personne ne s'y
est livré comme M. Thomas Hardy. Il a senti par elle la dou-
leur de vivre se changer en douceur. Il a vu cette douceur
rayonner sur les existences villageoises, dont elle pénètre les
plaisirs et tempère les tristesses. La sensation a sa poésie,
comme la pensée, et parfois une joie païenne illumine telles
(1) George Borrow, Lavengro, ch. XXV.
THOMAS HARDY. 199
OU telles heures des plus sombres destinées. Quand Tess marche
vers la laiterie de Talbothays, où elle est engagée, toute sa jeu-
nesse s'éveille dans la légèreté de l'air. « Ses espérances se
mêlaient aux rayons du soleil, tandis qu'elle s'avançait en bon-
dissant contre la molle brise du Sud. Elle entendait de douces
voix dans tous les souffles de vent et tous les chants d'oiseaux
semblaient cacher une joie. » Sa joie aussi aspire à jaillir dans
un chant. Mais les ballades qu'elle connaît la laissent insatisfaite.
Alors les versets de son psautier, les antiques versets, chargés d'un
sens nouveau, d'un sens que ne leur avait pas donné le roi-pro-
phète, reviennent sur ses lèvres, d'où ils s'envolent comme un
péan d'allégresse :
« 0 soleil et toi, lune, ô étoiles, verdure qui couvres la terre,
oiseaux du ciel, créatures sauvages et animaux domestiques,
enfans des hommes !
« Bénissez le Seigneur, louez-le et glorifiez-le à jamais ! »
Ce plaisir de vivre enveloppe les gens, les bêtes et les
choses, à la laiterie du fermier Grick, dans le doux val de Black-
moor. Il s'idéalise dans les âmes plus raffinées de Tess et d'Angel
Clare. Il s'abaisse ailleurs à une accommodante jovialité et au
ton de la bonne humeur ; il se mêle au « sentiment fataliste, si
fort dans ces coins isolés des campagnes, » et nous avons ainsi
la psychologie essentielle des rustiques des Wessex Novels ; la
famille Chickerel [The Hand of Ethelberta), Poorgras, MarkGlark,
Jan Coggan et les Smallbury [Far from the Maddiîig Crowd)
Timothy Fairway, Grandfer Gantle et Ghristian Gantle {The Re-
turn of the Native). Ils étalent plaisamment leur sagesse où il
entre de l'inconscience et de la résignation. Leur exemple semble
signifier que, sans passion et sans pensée, sans réflexion à ce
qui devrait être ni à ce qui peut arriver et en acceptant ce qui
est, l'homme mène à l'écart ses jours tranquilles. Appuyé sur ses
habitudes, il avance lentement, gauchement, ses actions rythmées
aux mêmes gestes, ses idées malhabiles volontiers accrochées aux
mômes paroles. M. Hardy sourit à cette raideur — ou sourit
d'elle peut-être. C'est là le secret de son humour qui s'amuse à
des scènes pareilles aux images un peu ridicules à la fois et un
peu pitoyables que nous renvoient de nous-mêmes les miroirs
déformateurs. De la bonhomie à la niaiserie le passage est insen-
sible. Le peintre des rustiques d'Anglebury, de Weatherbury et
d'Overcombe. tantôt s'attendrit et tantôt raille, laissant percer
200 REVUE DES DEUX MONDES.
son sens de la vie plus large qu'un système et une pointe de
comique à travers la tragédie.
Mais cette tragédie déroule implacablement, parmi la rictiesse
et la variété des épisodes,, son action douloureuse et poignante.
L'art du romancier est d'abord et par-dessus tout Texpression du
tragique de la vie. Les sujets sont choisis de manière à mani-
fester la lutte des personnages contre la fatalité. Les destinées
en sont l'enjeu, et il y a dans cette conception une sorte de sim-
plicité grandiose qui rappelle le théâtre grec. M. Hardy indique
le rapprochement lui-même, lorsqu'il nous signale l'influence de
la solitude sur ses personnages. « Dans ces endroits écartés,
hors des portes du monde, on trouverait d'ordinaire plus de
méditation que d'action et plus d'indifférence que de méditation »
le raisonnement procède d'étroites prémisses et son allure est
pour une large part Imaginative ; il ne s'y joue pas moins de
temps à autre des drames d'une grandeur et d'une unité vraiment
sophocléennes qui éclatent dans la réalité par la seule vertu des
passions concentrées là et l'interdépendance serrée des exis-
tences. » Nous avons fait ressortir ailleurs la violence des 4é-
nouemens : les catastrophes ne sont point épargnées pour y con-
duire. Dans Far from the Madding Crowd, la passion fait trois
victimes : nous voyons le martyre de Fanny Robin, l'assassinat
du sergent Troy, le suicide du fermier Boldwood. The Retum
of the Native nous offre la mort plus douloureuse encore, plus
poignante de Mrs Yeobriglit sur la bruyère d'Egdon, au retour
de sa visite à son fils, la mort d'Eustacia et de Wildeve dans le
torrent. Felice Charmond, l'aventurière des Woodlanders, est
assassinée par un ancien amant et le loyal, l'héroïque Winter-
borne meurt de son sacrifice à Grâce Melbury. Tess, la « femme
pure, » après avoir tué Alec d'Urbervilles, achève sa tragique
carrière au gibet de la prison de Wintoncester. Faut-il rappeler
enfin le meurtre des enfans de Sue par le fils d'Arabella qui se
tue lui-môme avec ses frères, l'agonie et la mort de Jude? Pas
un de ces grands romans, les chefs-d'œuvre de M. Hardy,
n'échappe à l'impitoyable puissance des modernes Erynnies.
Nous voyons la fatalité installée dans les fermes du "Wessex
comme jadis aux palais d'Argos, de Mycènes ou de Thèbes. En
THOMAS HARDY. 201
ce spis les Wessex Novels sont des transpositions réalistes de la
tragédie antique. Ils excèdent par là même notre ordinaire
faculté de sentir. Ils sont trop poignans et trop sombres. Cer-
taines scènes sont trop pénibles; et la popularité de M. Hardy
a sans doute quelque peu expié le défi qu'il jette à la sen-
sibilité des lecteurs et que beaucoup ne s'empressent point à re-
lever.
Qu'importe, dira-t-on, si son art y gagne en intensité et en
profondeur? Ce n'est point nous qui nous aviserons de mécon-
naître sa puissance. Mais nous sommes bien obligés de constater
que M. Thomas Hardy verse oii il penche et tombe trop souvent
de l'action dans l'intrigue, du drame dans le mélodrame. Il y a
en lui de ce que les Anglais appellent « a novelist of sensation. »
Son premier roman, Desperate Remédies, est tissé de complica-
tions et de péripéties, à la manière de Wilkie Collins. Cette dis-
position s'est modifiée, sous l'empire de plus nobles soucis ; mais
elle est restée comme un goût fort manifeste encore dans les
plus belles œuvres. On en trouverait un exemple, entre beaucoup
d'autres, dans le Livre I du Return of the Native. Les person-
nages y sont présentés avec un parti pris de mystère . qui finit
par devenir irritant. Plus irritante encore l'obstination de l'auteur
à faire sortir presque toujours les événemens décisifs d'un con-
cours de circonstances oii se montre sa main.' Si loin qu'aille
notre complaisance, elle répugne à s'accommoder d'arrangemens
trop factices. Nous en voulons à M. Hardy d'user ainsi, manque
de mesure, la grande idée qui soutient toute son œuvre, l'idée
de la fatalité. Eh! oui, sans doute, il est émouvant de nous mon-
trer la vie comme une force mystérieuse et ironique en qui se
résument toutes les énergies de résistance à notre volonté et à
nos rêves : la tyrannie de la passion, le poids des contraintes
sociales et cette inconnue que n'élimineront jamais nos prévi-
sions et que nous appelons le hasard. Le hasard a sa part dans la
fatalité ; mais il n'y entre pas seul et surtout il n'y entre pas tou-
jours à point nommé. M. Hardy le rend infaillible. Il en fait un
magicien astucieux, moins que cela, un féroce escamoteur.
Voyez plutôt. Mrs Yeobright arrive chez le fils qu'un mariage
funeste lui a enlevé et qu'elle se décide à revoir, à pardonner.
Elle l'a vu rentrer dans la maison; elle frappe; mais Clym
vient justement de s'endormir d'un lourd sommeil et Eustacia
disparaît après avoir montré son visage derrière une vitre.
202 REVUE DES DEUX MONDES.
Mrs Yeobright frappe un second coup ; Clym dori toujours et la
jeune femme est au fond du jardin avec Wildeve. La pauvre
mère ne doute point, elle ne peut pas douter que son fils ne
refuse de la recevoir et ne lui tienne sa porte close. Elle repart
donc épuisée, sans repos après sa longue marche, la tête brûlée
de soleil et surtout le cœur brisé. Elle va mourir sur la bruyère,
mourir de sa fatigue et plus encore de sa douleur, mourir sans
être détrompée, loin de l'enfant toujours tendre qui se disait
chaque jour : « Ah ! si mère pouvait venir! si elle savait comme
je l'attends et quelle fête serait pour moi sa venue! » Un second
désastre suivra celui-ci. Lorsque Clym connaît la vérité, il ne
peut plus vivre avec sa femme. Les deux époux se séparent. Puis
un jour vient où la douleur de Clym, moins enfiévrée, moins
furieuse, accueille l'idée de réparer quelque peu les ruines
effondrées autour d'elle, de relever quelques pierres du passé
pour abriter les jours douloureux que la destinée lui dispense
et sur lesquels la vie se reprend à exercer sa force réparatrice. Il
écrit à sa femme : un hasard encore fait qu'Eustacia ne reçoit
pas cette lettre !
Et trop souvent il en est ainsi; il y a trop d'arrangement des
circonstances, et toujours en vue de faire tourner tout au pire,
de frapper sans trêve, d'abattre, d'anéantir les victimes de la fata-
lité... Sur la même pente, le drame glisse au mélodrame. Certes,
celui-ci est de qualité supérieure; on y retrouve, ou l'on y de-
vine, la main d'un maître. Il n'en garde pas moins son défaut,
qui est de forcer l'émotion, de viser à l'efïet, de nous émouvoir
en faisant violence à notre faculté de sentir. La mort des en fans
de Jude, Bathsheba ouvrant le cercueil de Fanny, Eustacia et
Wildeve noyés dans le torrent, toutes ces scènes sont impres-
sionnantes, il est vrai; mais nlles sont théâtrales, il y éclate un
goût excessif de l'effet, de l'apparat et du décor. Lorsque Angel
Glare, le soir de son mariage, apprend la « faute » de Tess, elle
devient pour lui une autre femme : celle qu'il a aimée et épousée
n'est plus. Il sort et laisse Tess seule dans la chambre. Trois
jours passent ainsi. Angel prend le parti de s'en aller au loin
et la dernière nuit descend sur sa misère. L'idée de la séparation,
l'idée que Tess est pour lui comme si elle n'était plus, qu'elle est
morte et que c'en est fait de son amour, va prendre corps sous
nos yeux dans une scène de somnambulisme. Angel emporte sa
femme à travers la nuit, jusqu'à l'église en ruines de la vieille
THOMAS HARDY. 203
abbaye. Il la dépose avec précaution dans un sarcophage vide,
s'étend par terre à côté d'elle et tombe dans un sommeil pro-
fond. « Tess s'assit dans le cercueil. La nuit, bien que sèche et
douce pour la saison, était encore trop froide pour qu'il n'y eût
pas danger à ce qu'Angel restât longtemps à demi vêtu comme
il l'était... Il fallait agir, car elle commençait à frissonner sous le
mince drap qui la couvrait... Soudain, il lui vint à l'esprit d'em-
ployer la persuasion et elle lui murmura à l'oreille avec autant
de fermeté et de décision qu'elle put : « Remettons-nous en
marche, chéri; » et, pour le déterminer, elle le prit par le bras.
A son grand soulagement, il consentit sans résistance; ces paroles
l'avaient probablement rejeté dans son rêve qui, dès lors, parut
entrer dans une nouvelle phase où il crut voir l'esprit de Tess le
conduisant au ciel. Le tenant par le bras, elle le mena ainsi
jusqu'au pont de pierre en face de leurs demeures, et ils traver-
sèrent pour se trouver à la porte du manoir (1). »
Ce goût mélodramatique de M. Hardy l'amène à abuser des
effets de nuit et à déployer, autour de certains épisodes, un
grandiose d'opéra : l'arrestation de Tess parmi les monumens
druidiques de Stonehenge (2), l'exercice au sabre, dans la
prairie, près des ruches d'abeilles (3). Encore ces deux scènes
ont-elles un sens qui, les rattachant étroitement au sujet, les
explique et les justifie. Tess a quelque chose de païen qui l'har-
monise au milieu où vient s'achever sa destinée, et quant au
symbolisme du jeu brillant et dangereux dont le fringant cava-
lier circonvient, éblouit, menace, enchante et grise une jolie
fille, il est assez clair pour que nous n'ayons pas besoin de le
commenter. A peine peut-on estimer que tant de virtuosité laisse
trop voir l'artiste. Mais tous les spectacles que se plaît à nous
donner M. Hardy ne se rattachent pas ainsi à l'ensemble de
l'œuvre. Il lui suffit qu'ils s'en détachent avec un saisissant re-
lief. N'est-ce pas le cas. de l'extraordinaire partie de dés sur la
bruyère, entre Wildeve et Diggory Venn (4), à la clarté des vers
jluisans, devant r.n cercle de chevaux sauvages?
Tous ces morceaux trahissent l'auteur. 11 pourrait du moins
répondre qu'il ne les renie pas et qu'ils lui font assez d'honneur
(!) Tess of the d'Urberv'lles, xxivn.
(2) Ibid., LVi.
(3) Far from the Madding Croicd, xxi.
(4j The Return of the Native, iiv. 111, ch. vm.
204 REVUE DES DEUX MONDES.
Cela est vrai. Peu de romanciers contemporains, — je ne dis
pas seulement en Angleterre, — laisseraient tomber, si l'on ré-
duisait leur récit à l'essentiel, de pareilles coupures. Mais il est
toujours hasardeux que l'auteur se montre et l'intervention de
M. Hardy est souvent plus directe et moins heureuse. Nous ne
lui reprocherons point, encore que l'impersonnalité soit la grande
loi de l'art, de laisser percer ses sentimens : il môle ainsi à l'in-
spiration objective du romancier un élément de lyrisme et de
poésie qui n'est pas sans charme. Le défaut commence quand
l'auteur s'arrête pour attirer notre attention sur ce qu'il va
faire, sur ce qu'il va dire, nous en signaler la difficulté ou la
portée, avec des gloses de scoliaste, des sentences de philosophe
ou des réflexions de sociologue, dans quel style, grands dieux!
Le joli portrait de Grâce Melbury est précédé de ces lignes :
« Du point de vue le plus élevé, décrire avec précision un être
humain, le foyer d'un univers, quelle tentative impossible! Mais,
transcendantalisme à part, il n'y eut probablement jamais créature
vivante qui fût en soi, plus complètement que celle-ci, une
reductio ad absiirdum des essais pour faire connaître une femme,
même extérieurement, par les détails de la face et de la figure. »
Un romancier français n'a pas besoin du talent de M. Hardy
pour se garder d'un aussi abominable galimatias. H abonde, je
le sais, dans la prose anglaise où trop souvent une pensée mal
débrouillée s'exprime n'importe comment. C'est encore un trait
caractéristique du goût anglais que cette indifférence aux dis-
parates de ton et de style dues à l'intrusion d'un langage tech
nique dans l'œuvre littéraire : il y a des termes de philosophie,
de théologie et de science, des expressions latines aux endroits
où on les attend le moins, tout un attirail inutile et fâcheux dont
l'auteur, loin d'en paraître gêné, semble plutôt faire cas. Et nous
ne signalerions point ces défauts, communs à presque tous les
écrivains anglais, s'ils ne ressortaient d'autant plus ici parmi
d'incomparables beautés.
M. Hardy est un merveilleux réaliste, sans aucune ressem-
blance, par conséquent, avec l'école qui, chez nous, a accaparé
et à peu près déshonoré le mot. Dans une littérature où ce
genre a donné des chefs-d'œuvre, il égale les plus grands et,
ici ou là, les surpasse peut-être. Cette solide prise de la vie,
comme disent les Anglais, gra^p of life^ cette sûreté de vision,
cette vigueur et cette finesse de touche, ce magique pouvoir enfin
THOMAS HARDY. 205
de nous restituer le réel, que nous admirons chez un Flaubert, un
Daudet, un Maupassant, nul n'en offre de plus beaux exemples,
au pays même de Dickens, de Thackeray, des Brontë et de George
Eliot. Nous n'avons point l'impression d'avoir lu des livres, mais
d'avoir passé des jours dans ce pays, des jours qui nous laisse-
ront un éternel souvenir.
C'est que le réalisme de M. Hardy ne s'arrête pas aux amuse-
mens du trompe-l'œil, aux dextérités des peintres de nature
morte ou des tableaux de genre. On l'a parfois comparé aux
maîtres hollandais. Ce serait déjà plus juste. Lui-même a mis
en sous-titre d'un de ses premiers romans, Unde.r the Greenwood
Tree, « scènes rustiques à la manière de l'école hollandaise. »
Mais la minutie exacte, la perfection patiente et véridique, l'in-
tensité du détail ne sont que des coins dans son œuvre, ne re-
présentent qu'un des aspects de son talent. La manière, sans être
moins fidèle, en est ordinairement plus large. On penserait plutôt
aux belles pages de Tolstoï et de Dostoïewsky. Car ce qui fait
peut-être la puissance de cet art, c'est son humanité. Il est tout
pénétré de sympathie. M. Hardy n'observe pas ses personnages
du dehors, tour à tour bienveillant ou dédaigneux. Non; il vit leur
vie, entre dans leurs pensées, leurs sentimens et leurs faiblesses.
H ne les observe pas : il les voit; il ne les juge pas : il les com-
prend. La sympathie mène à l'intelligence. Elle mène aussi à
la pitié : on ne condamne pas ceux qu'on aime. Et qu'on les
admire ou qu'on les plaigne, eu les voyant dans leur vérité, on
les voit et on les montre dans leur beauté, car si le réel peut
être vulgaire, la vérité est toujours poésie. H y a de la poésie
dans la jeunesse et la beauté d'Elfride, de Bathsheba, de Grâce
Melbury, de Tess; dans la sérénité robuste de Gabriel Oak, dans
le dévouement mystérieux et souvent invisible de Diggory Venn,
dans la souffrance de Winterborne, dans la mortelle passion de
Boldwood, dans la frivolité conquérante de Troy, dans la révolte
d'Eustacia, dans les chimères de Jude et les caprices de Sue. On
ne trouverait pas une caricature dans les romans de M.Hardy;
il ne hait pas un de ses personnages ; il ne trahit jamais ni in-
compréhension, ni colère. Voyez, dans Tess d'Urbervilles, ce
ménage de pasteur, le père et la mère d'Angel, si honnêtes, si
droits, si purs. Quel thème à tirades faciles que leur étroitesse
d'esprit! Et n'était-il pas tout simple d'expliquer par leur in-
fluence la conduite du fils qui, « avec toutes ses tentatives d'in-
206 REVUE DES DEUX MONDES.
dépendance, était encore l'esclave de la coutume et des conven-
tions, quand il se laissait reprendre à l'improviste par ses vieux
préjugés. » M. Hardy les a vus avec des yeux plus lucides, plus
clairvoyans sans doute, et il a su lire dans leur faiblesse le secret
de leur grandeur et de leur beauté : « Aucun d'eux n'avait une
juste conception des forces complexes qui étaient à l'œuvre
hors du courant doux et paisible sur lequel il flottait... »
Cette poésie,* éparse dans l'ombre des destinées tranquilles,
dans l'éclair et les ténèbres des destinées orageuses, idéalise cer-
taines figures jusqu'au symbole. Elle humanise les paysages et
les choses même et, en leur donnant une âme, en fait des êtres
vivans, des personnages qu'on pourrait assez justement comparer
au chœur du drame antique : la bruyère d'Egdon, cette « face sur
laquelle le temps ne laisse guère d'empreinte, » les bois des
Woodlanders, le château dans A Laodicean. Une telle force de péné-
tration au cœur même des choses, ce magique pouvoir de nous
les restituer avec tout leur sens concourent à faire de M. Hardy
un incomparable peintre de la nature. On lui chercherait en
vain dans la prose anglaise un égal. Seule, la vision radieuse et
précise d'un Tennyson, cette intuition qui fait saisir en même
temps la beauté des choses et leur caractère, pourraient annoncer
la manière des Wessex Novels et en être rapprochées. Dans les
deux cas, il y a la même union du sujet et des paysages : ceux-ci
ne s'en peuvent détacher; ils font corps avec lui et il est vrai-
ment leur âme. Mais il ne faudrait point forcer le parallèle.
M. Hardy est trop profondément original pour qu'on puisse
caractériser ses descriptions par des analogies. On en donnerait
! mieux l'idée en disant qu'il connaît la nature comme un paysan,
la voit comme un artiste, la traduit comme un poète. Pas un
détail de la vie des saisons, pas une heure du jour qui n'ait trouvé
en lui un interprète et où il n'ait môle 1 ame de ses héros. Son
oreille n'est pas moins attentive que ses yeux ni moins subtile.
Aussi nettement qu'il a vu l'averse, il entend le vent sur la
fougère.
Les descriptions de M. Hardy suffiraient à attester la venu
de son style. S'il en partago les défauts avec ses compatriotes,
les beautés en sont bien à lui. M. Hardy n'est pas proprement
un styliste. La qualité de l'expression n'a point à ses yeux une
valeur absolue, il n'a pas le culte de 1' « écriture. » C'est pour-
quoi '1 peut être un grand écrivain. 11 l'est, sauf par intervalles,
THOMAS HARDY. 207
et à la seule condition de s'abandonner à l'intensité de ses sensa-
tions et d'une puissance imaginative qui en tire ses meilleures ri-
chesses. Il le serait toujours, s'il se contentait d'écrire comme un
conteur et coriime un poète. Nous en trouvons la preuve dans ses
courtes nouvelles, d'une perfection admirable (1), et dans les meil-
leurs passages de ses romans, ceux où il nous révèle le tragique de
la vie, la beauté de la nature, ceux surtout où les deux éiémens
se pénètrent et se confondent. Car l'homme et le monde ont
rassemblé leurs richesses, sons les yeux du romancier, dans les
limites d'une contrée familière où il est né, où il a vécu,
observé, rêvé. Il en connaît le passé aussi bien que le présent; |
il utilise le travail des siècles qui ont façonné les physionomies
et les âmes et mêlé leurs souvenirs aux décors des paysages, j
Son œuvre emprunte à cette communion avec le réel une préci-
sion, une intensité, une profondeur qui lui donnent la vérité
d'un document et la poésie d'une création de l'art. Elle ajoute à
la force qu'elle reçoit du génie de lauteur celle que ses racines
puisent dans le sol. Toute la vie d'un coin de terre s'y absorbe
et s'y concentre comme dans un miroir qui nous en rend les
aspects particuliers et le sens universel. Et c'est pourquoi il
ne nous semble pas téméraire d'avancer que les « Romans du
Wessex, » à la fois si pittoresques et si humains, si poignans et
si vrais, assurent à M. Thomas Hardy une place qui ne saurait lui
être disputée par aucun des romanciers de son pays.
FiRMiN Roz.
(1) Voyez notamment : The Three Strangers et The Distracted Preacher dans
les « Wessex Taies » et tout le volume intitulé : Life's Little Ironies.
STyiTUE SONORE DE MEMNON
Les pharaons des dynasties primitives faisaient élever, en
avant de la pyramide, destinée à leur servir de tombeau, une
chapelle où on leur rendait un culte après la mort.
Plus tard, sous le Nouvel-Empire thébain, ces cénotaphes
prirent une importance considérable et devinrent des temples
somptueux sur les parois desquels les souverains firent sculpter
et peindre les fastes de leur régne.
Les édifices de ce genre dont on voit encore les ruines sur la
rive gauche du Nil sont, par ordre chronologique : le temple de
la reine Hatasou (1), à Deïr-el-Bahari; celui de Seti l®' (2), à
Gournah ; le Ilamesséum dont les parois nous racontent les
exploits de Séfiostris (3), et enfin le temple de Ramsès III (4), à
Médinet-Abou. Entre ce dernier et le Ramesséum, à peu près à
égale distance de chacun, une tranchée a été pratiquée dans les
premiers contreforts de la chaîne libyque, et de là, jusque fort
avant dans la plaine, le sol est jonché de nombreux vestiges :
stèles, bas-reliefs, tambours de colonnes, etc., provenant de
TAménophium, cénotaphe que le roi Amenhotep III (5) fit
élever en son honneur. De ce temple, aujourd'hui disparu, il
nest resté debout que les deux statues colossales qu'on voit, de
nos jours encore, dans la campagne thébaine et dont celle du
(1) XVIII* <lynastie,
(2) XIX' dynastie.
(3) Ramsfs II, XIX» dynastie.
(4) XX' dynastie.
(5) L'Aménophis des Grecs, pharaon de la XVIU* dynastie.
LA STATUE SONORE DE MEMNON. 209
nord est connue sous le nom de colosse de Memnon, Par suite
de la propriété qu'elle possédait jadis de faire entendre un son,
dès qu'apparaissaient les premiers rayons du soleil, cette statue
acquit une grande célébrité. Depuis Néron jusqu'à Septime
Sévère, c'est-à-dire pendant une période d'environ cent cin-
quante ans, elle vit accourir, de tous les points du monde ro-
main, des milliers de voyageurs pour entendre sa voix mélo-
dieuse, que l'on croyait d'origine divine. La restauration du
colosse ayant mis fin à sa vibration, l'enthousiasme se calma peu
à peu et un oubli de quatorze siècles succéda à la plus retentis-
sante renommée.
Ce fut seulement à l'époque de la Renaissance, que la statue
merveilleuse attira, à nouveau, l'attention des savans. Scaliger,
Marsham, Van Dale et plusieurs autres en parlèrent dans leurs
écrits; mais, faute de documens et ignorant qu'elle existait encore
sur les bords du Nil, ils se bornèrent à répéter les antiques
récits. Périzonius imitn ses devanciers et, sans tenir compte des
listes de Manéthon, il considéra le nom d'Amenhotep comme un
symbole et mit en doute l'existence de ce pharaon, parce qu'il
n'était pas mentionné dans le catalogue des rois thébains, dressé
par Eratosthène.
Pendant son voyage en Orient, Pococke releva le dessin des
deux colosses dont l'un, celui du nord, a les jambes couvertes
d'inscriptions. Leur déchiffrement démontra qu'elles se rappor-
taient à la fameuse statue sonore et confirma le témoignage des
anciens voyageurs sur la réalité de la voix memnonienne, sans
toutefois en expliquer la cause. D'autres inscriptions rapportées
par Norden complétèrent les premières.
Mettant à profit ces nouveaux élémens, Jablonski (1) fit, sur
le même sujet, un travail d'ensemble d'une grande érudition,
mais dépourvu de critique et embrouillé par des étymologies
plutôt fantaisistes. Après lui, d'autres érudits voulurent, à leur
tour, expliquer ce qu'était exactement cette statue dans laquelle
Bruce avait reconnu un niloraètre. Dupuis (2) la considérait
comme une représentation du Jour, alors que Langlès en faisait
l'emblème du soleil équinoxial. Certains y voyaient un sym-
bole flottant entre le jour et la nuit; un cycle annuel de can-
tiques quotidiens, l'harmonie retentissante des sphères, etc. Un
(1) De Memnone Graecorum et Mgyptiorum, Francfort, 1753.
(2) Dupuis, Origine de tous les cultes, t. I, p. 33.
TOME XXXIV. — 1906. i4
210 REVl'E DES DEUX MONDES.
autre, croyant que les Égyptiens s'en servaient comme de gno-
mon pour indiquer les saisons au moyen de l'ombre, détermina,
par un calcul trigonométrique, la longueur de celte ombre à
l'heure de midi, à l'époque des équinoxes et des solstices. La plu-
part, mettant en doute sa propriété sonore, l'attribuaient à la
supercherie et s'évertuèrent à décrire le mécanisme qui servait
à produire la voix miraculeuse.
Dans sa Dissertation sur la statue vocale de Memnon, Le-
tronne, il y a environ trois quarts de siècle, fit justice de ces
opinions erronées. Non seulement il réfuta les argumens de
Langlès et des auteurs qui avaient écrit sur le même sujet, déter-
mina l'époque exacte à laquelle la statue cessa de ^o faire en-
tendre, mais, grâce à une savante reconstitution des inscriptions,
à une étude critique de chacune d'elles, il put aussi en fixer la
date et donner, en quelque sorte, le caractère des personnes qui
les avaient gravées. N'ayant rien à reprendre à ces apprécia-
tions judicieuses, nous n'y avons rien changé. En revanche, en
dépit des inscriptions qui accusent Cambyse de la mutilation du
colosse du nord, Letronne l'attribua à un tremblement de terre.
Sans vérifier l'affirmation de l'éminent archéologue, on a ac-
cepté ses conclusions qu'il est difficile d'admettre quand on a vu
le monument. Durant un long séjour en Thébaïde, voulant, une
fois pour toutes, en avoir le cœur net, j'ai, le mètre et le crayon
à la main, examiné avec le plus grand soin les deux colosses,
celui du nord surtout. Le résultat de ces observations et les pro-
grès qu'a faits l'égyptologie depuis une cinquantaine d'années,
m'ont convaincu qu'il ne serait pas sans intérêt de reprendre, à
nouveau, cette question, et c'est ce travail que je viens aujour-
d'hui présenter au lecteur.
I
Comme tous les temples pharaoniques, l'Aménophium était
précédé de deux grands pylônes encadrant une porte monunien-
lale par laquelle on accédait à l'intérieur do l'édifice. C'est à
droite et à gauche de cette entrée triomphale (1) que s'élevaient
les deux colosses. Images du pharaon Amenhotep III, ces statues
(1) Suivant Pline, Flist. nat., XI, 4, la statue de Memnon était placée dans le
temple de Sérapis; affirmilion inexacte, car le culte de cette divinité ne fut intro-
LA STATUE SONORE DE MEMNON. 211
formaient, probablement, le point de départ d'un chemin royal,
bordé de sphinx et conduisant au Nil en face du temple de
Louqsor. Chacune d'elles, haute de 15", 60, taillée dans un blov
monolithe d'une roche diaprée de gris, d'ocre jaune brillant
comme l'or et de rouge foncé (1), pèse environ 800 000 kilo-
grammes et repose sur un immense piédestal formé également
d'un seul bloc de la même matière. L'aspect de ces colosses a
quelque chose d'imposant, et l'esprit un peu déconcerté cherche
à se rendre compte par quels moyens, seize siècles avant notre
ère, à une époque où les arts mécaniques étaient encore dans
l'enfance, on a pu transporter et mettre en place des matériaux
aussi considérables.
De pareilles masses ne sont point d'un maniement facile;
leur transport offrant de grandes difficultés, les Égyptiens ne
se décidaient à Les mettre en mouvement qu'après les avoir
rendues le moins lourdes possible et réduites à leur plus simple
expression, comme poids et comme volume. Aucun de ces mo-
nolithes n'était donc sculpté à sa place définitive, mais taillé,
fini, parachevé sur carrière; et ce n'est qu'une fois le travail de
sculpture terminé_, alors qu'il ne restait plus le nioindre morceau
de pierre à enlever, qu'on amenait le colosse à destination. Pour
cela, on le plaçait d'abord sur des madriers graissés; puis, au
moyen de câbles, il était, à force de bras, traîné par un grand
nombre d'individus disposés sur plusieurs rangs.
Sous la XIl" dynastie, le transport d'un colosse parais-
sait une œuvre si extraordinaire, qu'un nommé Kaï, nomarque
de l'Heptanomide, ayant dirigé une semblable entreprise, voulut
en perpétuer le souvenir jusqu'à la postérité la plus lointaine et
fit reproduire cette scène sur l'une des parois de son tombeau (2)
où elle est accompagnée d'une inscription expliquant les divers
épisodes de ce genre de travail. *
« Le chemin par où devait passer cette statue, dit le texte,
était impraticable par suite de la quantité d'hommes qu'exi-
geait la traction de ce monolithe d'un volume énorme. Pour
mettre la voie en état, j'envoyai des compagnies de jeunes
recrues, accompagnées d'ouvriers de toute sorte que dirigeaient
leurs maîtres, avec mission de transporter cette statue.
(1) II est reconnu que cette pierre est une brèche agatifère.
(2) 11 est situé dans les grottes de Berscheh, au sud-est d'Antinoé, non loin de
Rhodah.
212 REVUE DES DEUX MONDES.
« Durant Topération, tout le monde fit preuve de beaucoup
d'ardeur, les vieillards s'appuyaient sur les jeunes gens, et les
plus robustes soutenaient ceux dont les forces faiblissaient; de
sorte que leurs bras devenant puissans, un seul faisait l'effort
de mille. Bientôt on vit cette statue, à socle carré, sortir majes-
tueusement de la montagne; j'avais auprès de moi mes enfans
bien parés, mes concitoyens vantaient mes actions, poussaient
des cris d'allégresse, et mon cœur se dilatait, car ce spectacle
était grandiose et beau à voir.
« Des barques de transport, équipées et remplies de ri-
chesses, évacuèrent ensuite mes recrues, tandis que les corpora-
tions de rameurs emportaient la statue. Tous prononçaient des
paroles flatteuses pour ma personne, à propos des récompenses
qui me furent décernées de la part du roi. J'arrivai enfin dans
Cette ville (Hermopolis) où, joyeuses, les femmes s'assemblèrent,
ce qui produisait un effet agréable à voir plus que toute autre
chose. L'on m'en fit gouverneur, et les distinctions dont je fus
l'objet ne me suscitèrent point des envieux, »
Le bas-relief nous montre le colosse assis et tourné vers la
droite. Il est fixé sur un épais traîneau de bois, au moyen de
crampons latéraux qui retiennent un câble passant par-dessus
les genoux de la statue. Les cordes de traction, attachées par
des nœuds à une boucle placée à l'avant du traîneau, sont tirées
par 172 individus disposés sur quatre rangs. Debout à l'avant du
socle, un personnage verse un liquide, probablement de l'huile,
sur les madriers pour faciliter le glissement, tandis qu'un autre,
monté sur les genoux du colosse, commande la traction en bat-
tant des mains, de manière à assurer un mouvement d'ensemble
à l'effort de chacun. En face de celui-ci, mais par terre, un troi-
sième frappe, l'un contre l'autre, deux espèces de battoirs à
surface plate, pour répéter avec plus de force le signal régula-
teur. Derrière la statue, douze aides paraissent suivre le mouve-
ment et se tenir prêts à donner un coup de main si cela devient
nécessaire. Trois autres sont armés du bâton, pour assurer le
bon ordre, maintenir la discipline, tandis que, chargés d'une
pièce de bois à crans irréguliers sur l'un des côtés, quelques
ouvriers marchent derrière des porteurs d'eau. Enfin dans le
haut de la composition, nous voyons, défilant en bon ordre,
les recrues militaires que Kaï avait envoyées pour préparer le
chemin.
LA STATUE SONORE DE MEMNON. 243
Ce bas-relief et son texte explicatif sont, ainsi qu'on peut le
voir, d'un intérêt indiscutable, puisqu'ils nous montrent com-
ment, sous la XIP dynastie, s'effectuait le transport de ces
énormes monolithes. Or, jusqu'au temps des Ptolémées, époque
où l'influence grecque commença de s'infiltrer peu à peu dans la
vallée du Nil, une innovation étant chose fort rare en Egypte, il
est permis d'affirmer qu'on employa le même système pour trans-
porter dans la plaine de Thèbes les deux statues que nous y
voyons encore aujourd'hui. Mais arrivé à destination, il s'agis-
sait de hisser chaque monolithe à sa place définitive ; dès lors,
on construisait un plan incliné, en pierres ou en briques, allant
du sol à la partie supérieure du piédestal, et c'est par ce chemin
improvisé, qu'à nouveau tirée à bras d'hommes, la statue était
dressée sur sa plate-forme. Cette opération terminée, des ouvriers
enduisaient le colosse d'un stuc blanc très fin, sur lequel ils
appliquaient de brillantes couleurs. Les chairs recevaient une
teinte rouge, la coiffure était striée de raies bleues et jaunes, la
schenti (1) et autres parties du costume avaient la coloration qui
convenait.
C'est ainsi qu'apparaissaient, dans leur nouveauté, les statues
du pharaon Amenhotep III.
Aucun texte ne mentionne l'architecte qui dirigea la mise
en place de ces monolithes, mais on peut, sans invraisemblance,
en attribuer l'honneur à un fonctionnaire de la cour d'Amen-
hotep III, portant, comme ce prince, le nom d'Amenhotep et
dont on voit la statue au musée égyptien du Caire. Cette figure,
taillée dans un calcaire compact, représente le personnage assis
par terre, les genoux relevés jusqu'au menton, le tout recou-
vert d'une ample draperie. Une inscription gravée sur l'étoffe
nous apprend, entre autres choses, qu'il fut littérateur distingué
et promu aux plus hautes dignités. Nommé général en chef,
commandant les troupes égyptiennes, il devint ensuite architecte
principal de Thèbes et surintendant de tous les travaux. A ce
titre, il fit construire un pylône, ériger des colonnes de dimen-
sions colossales, travailla à l'embellissement d'un temple et
éleva, au roi, une statue de granit ornée de pierreries.
Quoique l'inscription n'en parle pas, il est difficile de ne
point admettre que c'est ce personnage qui fit transporter, en
'1^ La schenti était une sorte de pagne.
214 REVUE DES DEUX MONDES.
avant du cénotaphe d'Amenhotep III, les deux statues de ce
pharaon. En dehors de la restauration dont fut l'objet celle du
nord, ces statues sont identiques et nous montrent le roi, assis
sur son trône, les mains posées sur ses cuisses, la tête cou-
verte du claft (1) où brille l'uraeus et n'ayant pour tout costume
que la schenti qui entoure sa taille. Le siège est d'une richesse
extrême. Ses pieds de devant sont formés par deux figures de
femmes représentant, l'une la mère, l'autre l'épouse du roi;
elles sont debout et couronnées de vipères. Entre les jambes
du pharaon, le vide est diminué par l'effigie, très mutilée, de
l'une de ses filles. Sur les faces latérales sont reproduites, en
bas-reliefs, les figures allégoriques des deux Nils, emblèmes
de la basse et de la haute Egypte, caractérisées par le papyrus
et le lotus, la fleur du nord et la fleur du sud. Traitées avec ce
goût si pur, si délicat de la XVIII* dynastie, ces sculptures sont
exquises, et leur exécution dénote une si grande habileté, qu'elles
ne seraient point désavouées par les meilleurs artistes de la
Renaissance.
Durant la période pharaonique et grecque, mil ne songea à
voir dans ces figures autre chose que l'image du royal fondateur
du monument; mais sous la domination romaine, une légende se
forma autour du colosse du nord, par suite de la propriété qu'il
possédait d'émettre des vibrations sonores, dès qu'apparaissaient
à l'horizon les premiers rayons du soleil
II
De tous les écrivains de l'antiquité, Strabon est le premier à
mentionner ce phénomène. En parlant des deux colosses, il dit
que l'un est resté debout, tandis que la partie supérieure de
l'autre, à partir du siège, a été renversée, paraît-il, par un
tremblement de terre. 11 ajoute, en outre, que lors de la pre-
mière Aisite qu'il fit à ce monument en compagnie de son ami
^lius Gallus, il entendit un bruit qui venait ou du piédestal, ou
bien de la statue elle-même, mais il semble plutôt disposé à
croire à une supercherie qu'à un phénomène naturel (2).
Ce cataclysme, dont parle le géographe grec, ayant eu lieu
l'an 27 avant notre ère, était antérieur, d'environ quinze à
(1) Clafl, coiffure égyptienne ordinaire.
(2) Liv. XVI 1, ch. 1, § 46.
LA STATUE SONORE DE MEMNON. 215
vingt ans (1), au voyage qu'il fit en Thébaïde. Les indigène?
n'avaient donc pu, en aussi peu de temps, perdre le souvenir
d'une catastrophe, d'autant plus inoubliable qu'elle se produit
rarement en Egypte. Ils pouvaient donc se rappeler encore quels
étaient le» mon"mens qui en avaient le plus souffert. Or si le
colosse du nord eût été du nombre, ils auraient formulé leur
renseignement d'une faço moins vague, et Strabon lui-même
serait plus affirmatif. Après le bouleversement dont la Thébaïde
fut le théâtre, antérieurement au cataclysme, le caractère vague
du témoignage de Strabon permet donc d'émettre quelques
doutes à son sujet et d'attribuer à une tout autre cause qu'à un
tremblement de terre la destruction de la partie supérieure de
l'un des colosses.
L'an 87 avant Jésus-Christ, Ptolémée Lathire, voulant se
venger des habitans de Thèbes qui refusaient leur soumission, fit
le siège de cette ville et détruisit de nombreux monumens.
Quatre siècles auparavant (2), Cambyse avait porté la déso-
lation dans l'Egypte entière ; tuant le bœuf Apis, profanant les
sépulcres, ravageant par le fer et par le feu un grand nombre
d'édifices sacrés, il laissa une réputation détestable : la haine
attachée à son nom était encore si vivace sous la domination
romaine, que tous les bouleversemens, toutes les dévastations
et notamment la destruction du colosse du nord lui furent
imputés.
Quelque exagérée que fût l'opinion des Egyptiens sur les mé-
faits de ce prince, cette version paraît la plus vraisemblable, non
parce qu'elle accuse Cambyse de cette destruction (3), mais sur-
tout parce que c'est à la main de l'homme et non à un tremble-
ment de terre qu'elle attribue le renversement du monolithe. Le
témoignage de Pausanias (4), celui de quelques inscriptions,
mais, avant tout, un examen détaillé de chaque colosse sont là
pour l'attester.
Si l'on établit une comparaison entre les monumens endom-
magés par le tremblement de terre et la forme des deux statues,
on verra que la partie supérieure de celles-ci, offrant un en-
semble qui va en diminuant depuis la ceinture jusqu'au sommet
(1) On place le voyage de Strabon en Egypte entre les années 18 et 7 avant J.-C.
(2) De 520 à 517 av. J.-C.
(3) On pourrait aussi bien l'attribuer à Ptolémée Lathire.
(4) Liv. I, ch. XLVii.
216 REVUE DES DEUX MONDES.
de la tête, le bas constitue une assiette plutôt large pour son peu
d'élévation. Une pareille masse ne pouvait donc se détacher que
par un choc dû au renversement complet du colosse lui-même,
ce qui aurait exigé un cataclysme d'une violence telle qu'aucun
monument de Thèbes, aucun obélisque, aucune colonne de la
salle hypostyle ne fussent restés debout. Or, malgré son inten-
sité extrême, celui de l'an 27 ne fit qu'ébranler et tordre des
édifices moins homogènes que ne l'est un monolithe, comme la
partie occidentale du pylône d'Horus à Karnak.
Letronne, lui-même, qui attribue cette destruction au trem-
blement de terre, ne peut s'empêcher de le reconnaître : « On
concevrait, avec quelque peine, dit-il, qu'un tremblement de
terre eût été assez violent pour briser le colosse par le milieu,
sans renverser du même coup la plupart des édifices de
Thèbes (1). »
Une étude attentive de chaque monolithe ne peut laisser le
moindre doute à cet égard, car elle permet de se rendre compte
des moyens qui furent employés pour briser l'un d'eux.
On commença d'abord, à l'aide d'entailles pratiquées aux
jointures des bras, par dégager entièrement la partie supérieure,
puis, frappant à coups redoublés, on la fit voler en éclats. Ce
système était d'autant plus pratique que, sous l'action alterna-
tive de l'humidité et de la chaleur, cette pierre se désagrège et
tombe par fragmens, souvent considérables. Peut-être des coins
en bois, introduits de force dans les fissures et saturé*" 'l'eau,
jouèrent-ils aussi un rôle efficace.
Malgré sa restauration, on distingue fort bien, encore, sur le
colosse du nord, la cassure pratiquée aux avant-bras, elle se
trouve exactement à la même place sur celui du sud dont on
avait commencé à marteler le côté droit. Une pareille symétrie
ne saurait, en aucune façon, être l'effet d'un phénomène naturel
c'est donc à la main de l'homme qu'il faut attribuer cet acte de
vandalisme. Ceci bien établi, on peut se demander pourquoi cette
statue n'a pas fait entendre aussitôt le son qu'elle produisit plus
tard sous le règne d'Auguste. En voici la raison. La destruction
d'une pareille masse exigeait des chocs si violens, que les contre-
coups, en se répercutant sur l'ensemble du monolithe, provo-
quèrent une fissure, d'abord peu apparente, allant du nord au
(1) Dissertation sur la statue vocale de Memnon, p. 27.
LA STATUE SONORE DE MEMNON. 217
sud. La secousse produite par le tremblement de terre déplaça
de 2°W le niveau normal du piédestal et agrandit cette fissure,
ce qui donna à la statue sa propriété sonore. Cette vibration,
n'ayant pas lieu tous les jours, ne fut pas constatée tout d'abord;
quand on l'eut remarquée, on y ajouta si peu d'importance que
personne ne cliercha à perpétuer le souvenir de ce phénomène
en faisant graver son nom sur le monument. Il en fut ainsi pro-
bablement jusqu'à la visite de Strabon et quelques années après;
mais, peu à peu, la nouvelle s'en étant universellement répandue,
les voyageurs affluèrent de toutes parts croyant à un prodige.
Enclins à tout poétiser, les Grecs ne tardèrent pas à entourer de
merveilleux un fait qu'ils ne pouvaient expliquer. Deux causes
contribuaient à les induire en erreur. D'abord l'emplacement où
se trouvait la statue. Cet endroit, par suite, sans doute, des nom-
breux édifices qui s'élèvent sur la lisière du désert, dut à l'ori-
gine s'appeler Mennounia, du mot égyptien mennou qui signifie
monumens ; déjà sous Ptolémée Evergète II, ce nom hellénisé
par les Grecs, se prononçait Memîionia.
L'autre cause fut la faculté que possédait ce monolithe
d'émettre des sons dès qu'apparaissaient les premiers rayons de
l'aurore. Ce phénomène les ayant entraînés à établir un rappro-
chement entre Memnonia et Memnon, ils refusèrent, dès lors,
malgré l'affirmation des habitans de Thèbes (1), de voir dans
jette statue l'image du pharaon Amenhotep III et prétendirent
qu'elle représentait le divin Memnon, fils de Tithon et de l'Au-
rore, qui, tous les matins, saluait sa mère à son lever ; heureux
de retrouver dans l'histoire de l'Egypte un héros de leur cycle
héroïque, auquel ils attribuèrent la plupart des monumens de
ce pays (2).
Nous possédons trop de témoignages authentiques relatifs à
la sonorité de cette statue, pour qu'on puisse la révoquer en
doute. Strabon la compare au bruit que produirait un petit coup
sec et Pausanias à celui d'une corde de cithare ou de lyre qui
se rompt. Indépendamment de ces deux écrivains, Tacite (3),
Juvénal(4), Lucien (5), d'autres encore, nous parlent de la voix de
(11 Pausanias, liv. I, ch. xlii.
(2) On sait que Memnon se rendit à Troie, comme allié de Priam et fut tué
par Achille.
(3) Annales, liv. If, 61,
(4) Satire XV, De la superstition.
(5) Le menteur d'inclination.
218
RE^^E DES DEUX MONDES.
Memnon;Denys le Periégète(l) la célébrée envers, et de nom-
breuses inscriptions corroborent les récits de ces auteurs.
Quel que fût l'enthousiasme provoqué par ce phénomène,
celui-ci n'avait rien de surnaturel puisque, de nos jours, il se
reproduit fréquemment dans diverses régions et sous toutes les
latitudes. Sans même sortir de la vallée du Nil, à Karnak, à
Phila^, dans les carrières de granit de Syène, les membres de la
commission d'Egypte ont, au soleil levant, entendu un bruit
semblable.
En Asie, dans la péninsule du Sinaï, le voyageur qui passe
à Djebel Nakous (montagne des cloches), l'une des gorges du
mont Serbal, perçoit un son qui rappelle tantôt celui d'un orgue,
tantôt celui d'une flûte lointaine (2).
En Europe, sur le versant méridional des Pyrénées, aux
environs de la Maladetta, dès que le soleil se lève, on entend un
murmure plaintif, continu, que les habitans du pays appellent
les matines de la Maudite (3).
De Humboldt rapporte qu'en Amérique, sur les rochers des
bords de rOrénoque, on entend parfois, au lever du soleil, des
bruits souterrains, analogues à des sons d'orgues et que les mis-
sionnaires européens ont appelés laxas de musique (musique des
rochers). La raison d'être de ces phénomènes, dont le change-
ment de température est la cause principale, a été scientifique-
ment expliquée- Il en est de même pour la statue de Memnon.
John Herschell attribue la cause de sa sonorité aux dilatations
et aux expansions pyrométriques de la matière hétérogène dont
elle est formée (4). En d'autres termes, la Voix divine était pro-
duite par l'ébranlement vibratoire que causaient les premiers
rayons de soleil en chassant énergiquement l'humidité dont la
roche s'était imprégnée pendant la nuit.
Il ne saurait donc y avoir supercherie dans un fait aussi na-
turel. Cependant quelques savans modernes ont voulu l'inter-
préter d'une manière différente. Prétextant l'habileté des anciens
dans l'art de fabriquer les androïdes, certains ont prétendu que
l'un de ces engins avait, sans doute, été enfermé dans l'intérieur
de la statue et ont voulu y voir un mécanisme dans le genre de
celui qui animait, soit les théraphims des Hébreux, soit les musi-
(1) Du vers 248 au vers 250.
(2) Elisée Reclus, Géographie, t. IX, p. 718.
(3) Revue Britannique, mars-avril 1830. La Maudite, p. 297.
(4) Asiatic Journal, décembre 1832, p. 360.
LA STATUE SONORE DE MEMNON. 219
ciennes d'or qui, suivant Pindare, chantaient en chœur à la voûte
du temple de Delphes (1), ou bien encore dans le genre du
Auteur de Vaucanson qui exécutait douze airs différens avec une
précision tout à fait remarquable.
D'autres, connaissant le parti que les Chinois savent tirer des
pierres sonores (2) pour leur musique, ont pensé qu'on avait dis-
posé quelques-unes de ces pierres dans l'intérieur du monolithe,
de manière à répercuter la voix du prêtre qui s'y tenait caché.
Langlès n'était pas très éloigné de croire que ces cailloux pou-
vaient être frappés par des marteaux placés le long d'un clavier,
semblable à celui de nos carillons (3). Pour qu'une semblable
hypothèse fût admissible, il aurait' fallu que la roche possédât
une chambre assez vaste pour loger un prêtre et son harmonium.
Or il n'y a qu'une fissure qui, dans sa plus grande largeur, sur le
côté gauche, mesure à peine quarante centimètres.
De pareilles explications sont, pour le moins, tout aussi fan-
taisistes que les récits des anciens qui, voyant dans ce bruit
mystérieux une intervention miraculeuse, propagèrent sur la
statue du divin Memnon les plus extraordinaires histoires. On
prétendit que cette statue était en pierre noire, qu'elle parlait
lorsque les premiers feux du jour frappaient la bouche de Mem-
non, et qu'alors les yeux de celui-ci devenaient aussi brillans
que ceux d'un homme exposé aux rayons du soleil (4).
Indépendamment des fables concernant ce héros, on en ré-
pandit également sur les pyramides, qui, disait-on, étaient si
élevées qu'elles ne produisaient pas d'ombre!
L'imagination populaire renchérissant sur les inventions
poétiques, ces contes ridicules s'infiltrèrent si bien dans l'esprit
des masses, que bientôt les gens ne firent le voyage d'Egypte
que pour voir les pyramides et entendre la statue de Memnon,
dont la voix miraculeuse éclipsait les autres merveilles. La plu-
part des voyageurs, soit par dévotion, soit par vanité, désirant
laisser à la postérité un témoignage de leur admiration pour la
statue divine, la couvrirent de nombreuses inscriptions. Nous
allons examiner celles qui paraissent offrir le plus d'intérêt.
(1) Pausanias, liv. X, chap. v.
(2) On en compte quatre espèces principales : l'Yu, la plus belle et la plus pré-
cieuse; le Niéou Yéouché; l'Hiang-ché qui rend un son métaJlique, et enfln une
quatrième ressemblant à du marbre. ^
(3) Dissertation sur la statue parlante de Memmon, p. 237.
(4) Philostrate, Vie d'Apollonius de Tyane, liv. VI, 4.
220
REVUE DES DEUX MONDES.
III
Ces inscriptions n'ont rien de commun avec les graffiti dont
nos modernes voyageurs s'amusent à souiller les monumens.
Quelques-unes sont des proscynèmes, de véritables documens
historiques confirmant les témoignages des anciens écrivains;
d'autres nous font connaître des incidens curieux, des traits de
mœurs intéressans. Il en est enfin, dans le nombre, qui par le
goût avec leqtiel elles sont rédigées et la pensée qui s'en dégage,
dénotent chez leurs auteurs un talent poétique souvent fort
remarquable (1).
Une partie de ces inscriptions ne porte point de date, chez
certaines elle est fixée d'une manière précise ou peut facilement
s'établir. La plus ancienne remonte au temps de Néron ; c'est
uniquement cette particularité qui me la fait mentionner. Elle
est de trois officiers romains de la légion fulminée; un primipi-
laire, un centurion et un décurion; ils ont fait graver leur nom
sur la jambe gauche et affirment avoir entendu Memnon l'an II
du règne de Néron, le XVII des calendes d'Avril (2).
Il arrivait parfois que, choquées de ne pas entendre la voix
divine, des personnes se croyaient obligées d'expliquer ce silence
par un argument qui flattât leur amour-propre. Tel semble avoir
été le cas du stratège Celler. Avec une modestie qui n'a rien
d'excessif, il s'évertue à nous faire comprendre que s'il n'entendit
rien la première fois, c'est parce qu'il n'était pas venu pour cela,
n*ais plutôt pour rendre au Dieu ses devoirs religieux en qualité
de théore (3), intention d'ailleurs parfaitement comprise par
Memnon, puisqu'il s'abstint de parler, tandis qu'après un inter-
valle de deux jours, étant venu exprès pour entendre la voix
miraculeuse, le Dieu se rendit à son désir.
Une dame romaine, Vetulla, y met plus de sincérité et avoue
que ce fut seulement à la troisième visite qu'elle entendit la voix
divine.
Venu seul de son pays où il a laissé sa compagne, Aponius
(1) Pour ces inscriptions, voir Letronne, Inscriptions grecques et latines de
l'Egypte.
['1) Cette date correspond au 15 mars de l'an 64 de Jésus-Christ.
(3) On nommait théore le délégué d'un peuple ou d'une ville auprès d'une divi-
nité pour l'adorer ou consulter ses oracles.
LA STATUE SONORE DE MEMNON. 221
entendit la voix de Memnon à la première heure ; regrettant
vivement de n'avoir point auprès de lui son épouse Aphrodita-
rium, il en fit graver le proscynème.
Gemellus, au contraire, n'aimant pas voyager seul, c'est
accompagné de sa famille qu'il comprend une visite à Memnon.
Voilà pourquoi, par une douce matinée de mai, suivi de tous les
siens, nous le voyons cheminant dans la plaine de; Thèbes, l'air
inspiré, composant des hexamètres.
Arrivé devant le colosse et ne trouvant point, sur celui-ci,
une place suffisante pour que sa longue inscription pût se déve-
lopper à l'aise, c'est sur le côté droit du piédestal, qu'il fit
graver les vers suivans :
« Ta mère, la déesse Aurore aux doigts de rose, ô célèbre
Memnon, t'a rendu sonore pour moi qui désirais t' entendre. La
douzième année de l'illustre Antonin, le mois de pachôn comp-
tant treize jours (i), deux fois, ô être divin ! j'ai entendu ta voix,
lorsque le soleil quittait les flots majestueux de l'Océan. Jadis le
fils de Saturne, Jupiter, te fit roi de l'Orient ; maintenant gardien
de pierre, c'est d'une pierre que sort ta voix.
« Gemellus a écrit ces vers à son tour, étant venu ici avec sa
chère épouse Rufilla et ses enfans. »
La renommée du colosse thébain n'attirait pas seulement les
voyageurs de Rome et de la Grèce ; on en voyait accourir de
l'Asie Mineure, des rivages de la mer Egée. C'est ainsi que
Panion et Pardalas vinrent pour entendre Memnon, le premier
de Sidée en Pamphilie, et le second de Sardes.
Que de fois Panion avait entendu parler de la statue sonore ;
mais fort sceptique, jamais il n'aurait pu croire à une semblable
merveille, tandis que, désormais, il ne peut en douter, ayant
constaté, par lui-même, que Memnon est doué d'une voix.
Quant à Pardalas, s'il a la mauvaise habitude d'écrire son
nom partout où il passe, même dans les syringes royales (2), du
moins est-il assez intelligent pour prendre des notes au cours
de ses voyages. Comme il a eu la bonne fortune d'entendre deux
fois la voix divine, il se promet bien d'en faire mention dans
ses tablettes pour émerveiller ses amis à son retour à Sardes.
Nous avons vu, plus haut, que la mauvaise réputation de
Cambyse lui ayant survécu pendant toute la période romaine,
(1) 8 mai de l'an 150.
(2) On a relevé son nom dans le tombeau de Ramsès VI.
222 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est à lui seul qu'on attribuait la destruction du colosse et d'autres
monumens de Thèbes. Cette version est confirmée par des in-
scriptions dues à deux dames romaines, la mère et sa fille Cécilia
Trébulla. Elles nous apprennent, en outre, que la croyance était
alors fort accréditée, qu'avant d'avoir été brisée la statue de
Memnon possédait une voix beaucoup plus mélodieuse.
Cécilia, qui paraît assez habile dans l'art de versifier en grec,
nous raconte qu'elle et sa mère entendirent par trois fois la voix
divine, mais que la première fois, ce ne fut qu'un faible son,
tandis qu'à la deuxième, Memnon les ayant saluées comme con-
naissances et amies, elles furent émerveillées à la pensée que la
nature, créatrice de toutes choses, pût donner à la pierre le sen-
timent et la voix. L'autre inscription est conçue en ces termes :
« Cambyse m'a brisée, moi cette pierre que voici, représen-
tant l'image d'un roi de l'Orient. Jadis je possédais une voix
plaintive qui déplorait les malheurs de Memnon et que, depuis
longtemps, Cambyse m'a enlevée. Maintenant, mes plaintes ne
sont plus que des sons inarticulés et dénués de sens, triste reste
de ma fortune passée. »
Le fils de l'Aurore étant considéré comme une divinité à
laquelle on attribuait toutes les vertus, il en recevait les hom-
mages et on lui offrait des sacrifices, des libations pieuses. Cha-
cun croyait qu'en pensant aux personnes qui nous sont chères,
au moment où le dieu se faisait entendre, ce souvenir appelait
sur les absens les faveurs célestes. C'est pour ce motif qu'Hélio-
dore de Césarée se souvint de ses deux frères, Zenon et Aïanus,
les quatre fois qu'il entendit la voix divine.
A une dévotion profonde, le chef de la Thébaïde, Catulus,
joignait une patience rare. Etant venu pour entendre la voix
du « très divin Memnon » et ne voulant pas en perdre une syl-
labe, il se rendit de nuit auprès du colosse pour être là dès les
premiers rayons de l'aurore. Sa constance fut récompensée, car
il entendit la voix miraculeuse, lui Catulus.
Les amiraux qui naviguaient sur les côtes d'Egypte, les pré-
fets que leurs fonctions appelaient jusqu'à Thèbes ou Eléphan-
tine, ne manquaient jamais d'aller présenter leurs religieux
hommages à la pierre immortelle.
Le préfet de la flotte Q. Marcius Hermogène, chargé par
l'empereur de croiser dans les eaux de Pharos, laissa son escadre
dans le port d'Alexandrie et remonta le Nil pour admirer les
LA STATUE SONORE DE MEMNON. 223
merveilles de la Thébaïde. Arrivé à Thèbes, il fit ses dévotions
à Memnon dont il entendit la voix le 7 mars 134.
Ce fut probablement aussi au cours d'une tournée d'inspec-
tion que le préfet, Pétronius Secundus, se trouvant à Thèbes le
14 mars 95, se rendit auprès de Memnon pour lui rendre hom-
mage. Esprit cultivé, il voulut honorer le dieu par des vers
grecs, mais ses loisirs ne lui permettant pas un séjour prolongé,
il chargea un chef de cohorte de les faire graver :
« Tu viens de te faire entendre, car c'est, ô Memnon ! une
partie de toi-même qui est assise en ce lieu, frappée des rayons
brûlans du fils de Latone. «
Les poètes payèrent aussi à Memnon leur tribut d'enthou-
siasme. Arius, poète homérique du Musée, émerveillé du phé-
nomène dont il est témoin, manifeste ainsi son admiration :
« Grands dieux ! quel prodige étonnant frappe mes regards !
C'est quelque Dieu, l'un de ceux qui habitent le vaste ciel et
qui, enfermé dans cette statue, vient de faire entendre sa voix et
retient le peuple assemblé. En efîet, jamais mortel ne pourrait
produire un tel prodige. »
Asclépiodote qui, à sa qualité de poète, joignait le titre de
procurateur de César, fit graver sur la face antérieure du pié-
destal une pièce de vers qui peut être considérée comme l'une
des plus remarquables qu'ait inspirées Memnon. Je la donne
in extenso:
« Asclépiodote
« Apprends, ô Thétis, toi qui résides dans la mer, que Mem-
non respire encore et que, réchauffé par le flambeau maternel,
il élève une voix sonore au pied des montagnes libyques de
l'Egypte, desquelles le Nil, dans son cours, sépare Thèbes aux
belles portes; tandis que ton Achille, jadis insatiable de com-
bats, reste à présent muet dans les champs des Troyens, comme
en Thessalie.
« poète procurateur de César. »
Comme il serait trop long, fastidieux même, de citer ici toutes
les inscriptions gravées sur ce colosse, je terminerai cet examen
par l'étude de celles qui ont trait à la visite qu'Adrien et sou
épouse Sabine firent à la statue sonore.
22 i.
REVUE DES DEUX MONDES.
IV
Quand il eut visité la Grèce et l'Asie Mineure, l'empereur
Adrien entra en Egypte par Péluse, où il fil élever un monument
à la mémoire de Pompée. Après un séjour à Alexandrie, il se
rendit à Memphis qui, déjà à cette époque, n'était plus qu'un
monceau de ruines, puis, lentement remonta le cours du Nil,
pour voir ce qui restait encore des constructions pharaoniques.
Dans ce voyage, il était accompagné de l'impératrice Sabine
et d'Antinous, lequel se noya à un jour ou deux en aval de
Latopolis.
Arrivé à Thèbes, vers le milieu de novembre (1), il examina,
en connaisseur, les somptueux édifices de la cité d'Ammon et
la statue sonore fut l'objet de plusieurs visites.
Parmi les personnes de distinction qui accompagnaient le
couple impérial, se trouvait une poétesse dont les^vers étaient,
sans doute, fort appréciés d'Adrien et de Sabine. Descendant
d'un roi de la Comagène, très fière de son origine, fort instruite
et quelque peu vaniteuse, cette dame se nommait Julia Balbilla.
Chaque fois que l'occasion s'en présentait, elle ne manquait
jamais de faire parade de son talent poétique. Etant de la suite
de l'empereur, lors de la première visite que celui-ci fit à Mem-
non, dès que la voix divine eut produit ses dernières modula-
tions, Balbilla fit aligner les vers suivans :
« Vers de Julia Balbilla lorsque l'illustre Adrien entendit
Memnon. — J'avais appris que l'Égyptien Memnon, échaufTé par
les rayons du soleil, faisait entendre une voix sortie de la pierre
thébaine. Ayant aperçu Adrien le roi du monde, avant le lever
du soleil, il le salua autant qu'il pouvait le faire. Mais, lorsque
le Titan, poussant à travers les airs ses blancs coursiers, occu-
pait la seconde mesure des heures marquée par l'ombre du
cadran, Memnon rendit un son aigu comme celui d'un instru-
ment de cuivre frappé et, plein de joie, il rendit pour la troi-
sième fois un son. L'empereur Adrien salua Memnon autant de
fois et Balbilla a écrit ces vers, composés par elle-même, qui
montrent tout ce qu'elle a vu et distinctement entendu. Il a été
évident pour tous que les dieux le chérissent. »
(1) L'an 130 de notre ère.
LA STATUE SONORE DE ME.MNON. 225
N'avant pu, sans doute, accompagner son époux au cours de
cette première visite, l'impératrice fut moins bien favorisée,
quand à son tour elle se rendit auprès de Memnon. Celui-ci
ayant négligé de se faire entendre, l'irascible Sabine témoigna
d'un violent dépit. Mais revenue une seconde fois, elle n'a qu'à
s'en féliciter, car après s'être fait un peu tirer l'oreille (?) le dieu
répare sa maladresse de la veille :
« Hier n'ayant pas entendu Memnon, nous l'avons supplié
de n'être pas une seconde fois défavorable, car les traits véné-
rables de l'impératrice s'étaient enflammés de courroux, et de
faire entendre un son divin, de peur que le roi lui-môme ne
s'irritât et qu'une longue tristesse ne s'emparât de sa, vénérable
épouse; aussi Memnon, craignant le courroux de ces princes
immortels, a fait entendre, tout à coup, une douce voix et a
témoigné qu'il se plaisait dans la compagnie des dieux. »
Une statue aussi merveilleuse ne pouvait manquer de pro-
duire une sensation profonde sur les illustres visiteurs. Cepen-
dant, il semble que ce soit, surtout, l'impératrice et Balbilla
qui en aient été impressionnées le plus, car ces dames paraissent
avoir fait du colosse le but préféré de leurs promenades.
A chaque visite, Balbilla, donnant un libre essor à sa verve poé-
tique, faisait toujours graver sur la statue une pièce de vers
dont l'une nous apprend que Memnon était aussi connu sous le
nom de Phamenoth (1) !
« La pierre ayant rendu un son, moi Balbilla j'ai entendu la
voix divine de Memnon ou Phamenoth. J'accompagnais cette
aimable reine Sabine. Le soleil tenait le cours de la première
heure, la quinzième année de l'empereur Adrien, Athir était à
son vingt-quatrième jour (2). »
Avant de quitter Thèbes, Sabine qui, décidément, parait
s'être tout à fait réconciliée avec Memnon, voulant laisser sur la
statue un témoignage d'admiration, fit graver, en très beaux
caractères, son nom sur la jambe gauche.
« Sabine Auguste, femme de l'empereur César Auguste, a
entendu deux fois Memnon, pendant la première heure. »
Le séjour d'Adrien à Thèbes donna lieu à de nombreuses
fêtes, à de grandes réjouissances; des médailles commémora-
tives furent frappées à cette occasion et, de môme qu'à Smyrne
(1) D'après Pausanias, liv. I, chap. xm, les ïtiébains. l'appelaient IMiamerictpiii^.
(2) Le 20 novembre de l'an 130.
TOME xxxiv. — 1900. 15
220 . KEVLE DES DEUX MONDES.
I on avait créé, en son honneur, les jeux Hadrianiens, les TIk*-
bains lui consacrrrent trente jours éponymes qui furent le mois
d'Adrien (1).
\'
La visite d Adrien accrut, d'une façon considérable, la célé-
brité de Meninon qui, bientôt, plus que jamais vit aftluer les
voyageurs et se multiplier les proscynèmes.
Cet enthousiasme ne devait pas être de longue durée.
En revenant de battre les Parthes, Septime Sévère se rendit
eu Egypte, suivant le même itinéraire qu'avait suivi Adrien. Il
remonta le Nil jusqu'à Phila?, visita en passant les merveilles
de la Thébaïde et surtout la célèbre statue de Memnon dont la
renommée était alors universelle.
A Memphis, il fit restaurer le grand sphinx et, à Esneh,
il ordonna des embellissemens au pronaos du grand temple.
Les splendeurs d'Alexandrie lémerveillèrent. Mais ce qui
attira particulièrement son attention ce fut le culte de Sérapis,
alors fort répandu dans toute l'Egypte et dont les cérémonies
étaient célébrées avec une pompe orientale, un luxe inouï de
mise en scène. Ce dieu considéré comme le principe et la fin de
toutes choses, dépositaire des forces de la nature, résumant à lui
seul la puissance des autres dieux réunis, produisit une vive
impression sur l'esprit superstitieux de l'empereur, qui fut bien-
tôt, lui et les siens, gagné au culte de cette puissante divinité.
A la même époque, indépendamment du christianisme, sans
cesse grandissant, de nombreuses sectes philosophiques et reli-
gieuses se partageaient le monde. Cette difi'usion de nouveaux
élémens avait si complètement transformé la société antique que,
toutes les aspirations se portaient vers l'idée religieuse; il se fil
alors un mouvement en faveur du mysticisme qui devint univer-
sel; les anciens oracles, muets depuis longtemps, recouvrèrent
leur voix, les empereurs ajoutèrent à leur protocole le titre de
•< pieux, » et les impératrices prirent celui d<' « très saintes. »
Ce mouvement, beaucoup plus marqué en Orient que partout
ailleurs, n'échappa certainement pas à Septime Sévère qui,
durant son voyage, put se rendre compte de l'eft'ervescence reli-
(1) Une inscription de Chéramon. straU-f.'e d'Iiermontliis et do Latopolis. nous
apiMcnd <|ii'il enteiulit Meuinoii l'an 13 5 du mois d'Adrien.
i
LA STAUTE SONORE DE ME.MNON. 227
gieiise qui agitait les contrées qu'il parcourait. Fort dévot, très
attaché aux dieux de l'empire, suivant l'ascendant de son épouse
Julia Domna, fille d'un grand prêtre du Soleil à Emèse, jaloux
surtout d'assurer la tranquillité publique, il fit de nombreux
règlemens contre les chrétiens, et son retour à Rome fut mar-
qué par un édit de persécution.
En Egypte où le christianisme était très répandu, les vic-
times lurent nombreuses ; et comme il fallait à tout prix enrayer
la propagande, on dut opposer miracle à miracle.
L'opinion était alors fort accréditée, qu'avant d'être mutilée la
statue de Memnon faisait entendre une voix bien plus mélodieuse et
rendait de véritables oracles. Sa particularité d'émettre des sons
dès les premiers rayons de l'aurore, amena le plus grand nombre
à la considérer comme une image du Soleil (1) et à établir, avec
la statue de Sérapis d'Alexandrie, un rapprochement que ren-
dait facile l'éclairage spécial sous lequel on la montrait et qui
avait été très habilement imaginé par les prêtres.
Cette statue, d'un bleu sombre, emblème de l'hémisphère
inférieur, composée de tous les métaux consacrés aux planètes,
d'or, d'argent, de cuivre, de fer et d'étain, était enveloppée dans
les replis d'un serpent entre lesquels figuraient les constellations
zodiacales, serties d'émeraudes, de topazes et de saphirs. Retenue
dans l'espace au moyen d'un aimant, sa face seule était frappée
par les rayons solaires, alors que le reste du corps, plongé dans
une mystérieuse pénombre, laissait voir, çà et là, quelques
phosphorescences produites par les pierres précieuses. Il n'en
fallait pas plus à des gens dont la vive imagination se plaisait au
merveilleux, pour identifier deux images évoquant une idée comr-
mune. Aussi quel succès inespéré si, par une restauration qui
lui rendrait sa forme primitive, Memnon retrouvait la belle
voix qu'il possédait jadis ! Quel moyen plus efficace d'arrêter, en
Egypte du moins, les progrès du christianisme?
Nous n'avons aucune donnée historique sur l'époque exacte
à laquelle cette statue l'ut restaurée et cessa de se faire entendre;
mais dans l'une des nombreuses inscriptions dont elle est recou-
verte, et qui est due à un affranchi des Augustes, ce dernier mot
est représenté par le sigle AVGG (2), forme dont l'usage no
s'établit que sous le règne simultané de Septime Sévère et de
(1) Voyez Pausaaias, liv. I, chap. xlu.
(2) Voyez Letronne, Inscriptions grecques et fa'ines de l'Éf/i/p(e, p. 385.
228 REVUE DES DEUX MONDES.
Caracalla. Celte inscriplion ne remonte donc pas plus haut que
l'an 198 de notre orc, année où Caracalla lut proclamé Auguste;
elle pourrait, il est vrai, se rapporter à deux autres empereurs
ayant régné ensemble dans un temps plus rapproché de nous;
mais le silence des écrivains relativement à la statue sonore, à
partir de l'époque où régnaient Sévère et son fils, permet de
croire avec quelque vraisemblance que c'est alors qu'elle cessa
de se faire entendre, ce qu'on ne peut attribuer qu'à une restau-
ration.
Etant donnés l'état des esprits à cette époque, la recrudes-
cence de piété en faveur des anciennes divinités, surtout pour le
culte du Soleil (i), qui alla toujours croissant jusqu'au temps de
Julien, on peut, je crois, affirmer que c'est entre le voyage de
Septime Sévère en Thébaïdc et la mort de Caracalla, c'est-à-dire
entre lan 201 etran2l7, de notre ère, que dut s'accomplir celte
restauration. Ignorant la cause scientifique de la vibration
sonore, ne cherchant même pas à la découvrir puisqu'on la
croyait émanée de la puissance divine, ceux qui entreprirent ce
travail y employèrent, non la même substance, mais des blocs
de grès appareillés en cinq rangs d'assises superposées, dont la
dernière forme la tète. Ainsi disposées, ces pierres fermèrent
l'orifice par où se dégageait la vapeur, ce qui empêcha la vibra-
tion de continuer à se produire. De brillantes couleurs rehaus-
sèrent l'ensemble du monument, et lorsqu'il apparut à nou-
veau, dans sa splendeur première, nul ne douta que le dieu ne
recommençât à rendre ses oracles; mais, ô déception amère! la
voix mélodieuse ne fit plus entendre ses harmonieux accords,
et ce fut le Galiléen qui resta triomphant.
P. HiPPOLYTE-BoUSSAC.
(1) Philostrate appelle .Memnon le soleil éthiopien. Vie d'Apollonius de Tyane,
liv. Vl,4.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
29 juin.
Le grand débat sur le socialisme, qui avait été annoncé comme
devant remplir les jjremiers jours de la législature, les a remplis en
effet. La Chambre a entendu de longs et d'éloquens discours. Ont-ils
influé beaucoup sur son opinion? Il est permis d'en douter; mais ils
lui ont donné l'occasion de la dégager et de la manifester. Les socia-
listes faisaient sonner très haut leurs progrès. Où donc les ont-ils
faits? Ce n'est pas dans le pays : ils étaient une cinquantaine dans
la dernière Chambre, et ils sont une cinquantaine dans celle-ci. Mais,
à défaut du pays, ils espéraient peut-être conquérir la Chambre elle-
ménie, la séduire par la beauté architecturale de leur construction
sociale, l'entraîner par l'éclat de leur rhétorique, en quoi ils se sont cer-
tainement trompés. L'effet produit a été tout contraire : une majorité
formidable s'est immédiatement formée contre eux. Tous les socia-
listes n'ont peut-être pas partagé les mêmes illusions. Il en est qui,
soit par dédain du Parlement, soit par défiance, se sont abstenus de
donner dans la bataille. Si M. Jaurès a eu à lui seul la sonorité d'un
orchestre, on a remarqué le mutisme et même l'absence de M. Jules
Guesde. M. Jaurès a été médiocrement secondé par ses amis. En re-
vanche, il a eu affaire à des adversaires nombreux, habiles, pressans,
M. Biétry, M. Clemenceau, M. Paul Deschanel. Et le ministère, de-
mandera-t-on, a-t-il fait connaître ses vues? On a pu croire qu'il allait
le faire lorsque M. Clemenceau est monté à la tribune, mais on s'est
demandé s'il l'avait fait lorsqu'il en est descendu. M. Clemenceau a
une si vieille habitude de parler pour lui-même et pour lui seul,
suivant son humeur et sa fantaisie, qu'il n'y renoncera sans doute
jamais. En de certains momens, il a paru oublier la déclaration mi-
230 REVUE DES DEUX MONDES.
nistérielle ; sa verve l'en avait'éloigné beaucoup. Il est vrai que M. Sar-
rien, quand le flot oratoire a eu cessé de couler de la tribune, a essayé
de résumer le débat et de le préciser; mais son discours n'a témoigné
que de ses bonnes intentions. Tout le monde s'est accordé à le trouver
incolore, et, quelques jours après, M. Hriand est allé à Roanne en pro-
noncer un autre où, à lexemple de M. Clemenceau, mais dans un
sens assez dilîérent, il a exposé, lui aussi, son programme personnel.
Chaque fois qu'un ministre parle, on est frappé de la didérence entre
lui et ses collègues. Le gouvernement n'en a pas moins été consolidé
par le vote que la Chambre a émis beaucoup moins pour lui que contre
M. Jaurès ; et les vacances devant commencer dans trois semaines, la
question ministérielle ne se posera vraisemblablement plus avant la
rentrée d'octobre. .
Le discours de M. Jaurès est un des plus longs qu'U ait prononci-s.
La société d'aujourd'hui y a été mise en accusation; celle de demain
y a été esquissée en larges traits. On s'attendait à ce que l'orateur
déposât, comme conclusion, une série de projets de loi qui auraient
donné à ses idées une forme législative définie et concrète, espoir
d'autant plus naturel que M. Jaurès avait promis avant les élections
de le réaliser immédiatement après : mais il a demandé quatre mois
encore pour terminer ses plans et devis de la cité future. Est-ce trop
de quatre mois, semblait-il dire, pour opérer une révolution aussi
gigantesque? Non, certes; mais il y a si longtemps que M. Jaurès est
en gestation du nouveau monde, qu'on le croyait plus près d'aboutir.
Nous devons donc nous contenter provisoirement de son discours.
La preuiière partie, qui est un violent réquisitoire contre la société
actuelle, peut se. résumer en quelques chillres. M. Jaurès estime
que la fortune de la France s'élève à un capital de tTtJ milliards. Il est
resté, dit-on, au-dessous delà vérité et s'en serait rapproché davantage
s'il avait parlé de 2'Jo milliards : la rectification a été faite par M. Ay-
nard. Mais M. Aynard en a fait une autre plus importante. Sur les
176 milliards (iiiil veut bien nous accorder, M. Jaurès affirme que 105
sont possédés par !22i()()0 personnes; il n'y en aurait que 70 environ
pour tout le reste des Français. C'est assurément une grande inégalité !
Elle l'est encore plus que vous ne le croyez, continue M. Jaurès :
il y a \'.\ millions de Français qui ne possèdent rien du tout! Ces
calculs ont pour base le eliifire annuel des décès et celui des succes-
sions déclarées. M. Jaurès n'a oublié qu'une chose, les enfans mi-
neurs qui meurent sanfe qu'il y ait ouverture de succession ; ou
plutôt il ne les a pas oubliés, mids la quantité lui en a paru négli-
REVUE. CHRONIQUE. 231
geable. Elle ne l'est pas. Si on fait entrer les mineurs en ligne de
compte, le chiffre des Français qui meurent sans succession est
réduit d'après M. Aynard à 9 ou à 10 millions, et d'après M. le niinislre
des Unances à 7 millions et demi, juste la moitié de celui qu'avait
énoncé M. Jaurès. Mais le chiffre des enfans morts en bas âge est-il la
seule défalcation à faire ici ? N'y a-t-il pas un nombre appréciable de
Français qui vivent fort bien en dépensant ce qu'ils gagnent et ne
laissent rien après eux? Au surplus, l'heure n'est pas encore venue de
discuter avec M. Jaurès, puisqu'il n'a encore fourni qu'un élément de
sa démonstration; mais si tous les autres n'ont pas plus d'exac-
titude, il faudra les serrer de près et en rabattre. Les chiffres de
M. Jaurès ont grand besoin d'être contrôlés. Ils l'ont été par M. Biétry,
par M. Clemenceau, par M. Deschanel qui en ont montré le caractère
le plus souvent arbitraire. Cela fait bien au frontispice d'une discus-
sion sur le socialisme de déclarer qu'il y a quinze millions de Fran-
.ç ai s qui ne possèdent rien: malheureusement, ou plutôt heureuse-
ment, cela n'est pas vrai. Nous reconnaissons d'ailleurs qu'il reste
Encore une inégalité très grande, trop grande sans doute : il faut
cependant qu'il y en ait une et qu'elle soit sensible. Sinon, qui voudrait
travailler, économiser? Le ressort de ^acti^ité humaine serait brisé
ou déplorablement détendu. C'est ce que les socialistes oublient tou-
jours dans l'élaboration de leurs systèmes. Ils raisonnent sur un
homme idéal qui entretiendrait en lui toutes les vertus du tra^'ail,
sans y chercher un avantage personnel supérieur à celui du maladroit,
du paresseux ou du vicieux. Où est-il, cet homme phénomène '!
Peut-être ne l'avons-nous pas assez cherché : en tout cas nous no
l'avons pas encore trouvé. L'homme que nous connaissons, celui qui
est sorti des mains du créateur avec des mobiles d'action qui lui ont
déjà fait faire tant de merveilles, cessera d'en faire le jom* où on
l'aura soumis à la loi déprimante de l'égalité des fortunes. Sa morale
sociale sera celle du lazzarone napolitain qui dort au soleil après avoir
assuré sa misérable existence. Pourquoi travaillerait-il au delà du
strict nécessaire, si on lui enlève avec les fruits de son labeur tout
ce qui fait la Uberté, la dignité et l'agrément de la xie ?
M. Jaurès n'est pas sans s'être quelque peu préoccupé de ce
côté de la question, mais il s'est encore plus préoccupé d'un autre-
qui est de maintenir l'égalité, ou du moins une certaine somme
d'égahté, après l'avoir étabUc. Combien de fois n'a-t-on pas fait
l'observation que si la totalité des biens était partagée également
entre les hommes, les mêmes causes qui onl amené l'inégalité la veille
2;{2 REVUE DES DEUX MONDES.
la ramèneraient encore le lendemain ? Et comment répondre à cela?
M. Jaurî'S croit en avoir trouvé le moyen. Il ne l'a pas inventé et
n'en a d'ailleurs pas la prétention : il a tout emprunté aux grands
réformateurs allemands, non pas à Karl Marx qui commence à n'être
plus de mode, mais à Bernstein et surtout à l'ingénieux auteur du
collectivisme dernier modèle, TAutrichien Scha^ffle. Voici le système.
Les biens de ce monde se partagent en deux catégories, les instrumens
de production et les produits qu'on peut généralement ranger sous le
nom d'objets de consommation. M. Jaurès proteste lorsqu'on l'accuse,
comme nous l'avons fait plus haut, de ne pas donner à chacun la
rémunération équitable de son travail. Il repousse ce grief loin de lui:
seulement, il veut que le travail soit récompensé par l'attribution d'un
nombre plus ou moins considérable d'objets de consommation, et
jamais, jamais! d'un instrument de production. Les instrumens de
production doivent tomber dans la propriété collective; les produits
seuls formeront dans l'avenir le contingent de la propriété indivi-
duelle. On voit tout de suite que celle-ci ne pourra pas croître beau-
coup, et cela pour deux motifs : le premier est que la faculté de con-
sommation étant limitée chez l'homme, l'intérêt pour lui de posséder
des objets à consommer est également restreinte; le second est que
le lot de chacun lui sera mesuré et octroyé dans des proportions
jugées convenables. Par qui? Par un fonctionnaire, naturellement.
Le règne du collectivisme sera celui du fonctionnarisme au super-
latif. Mais qu'on se rassure : les fonctionnaires de l'avenir, apparte-
tenant à une humanité régénérée, seront infailUbles et impeccables.
Ils ne se tromperont jamais dans le calcul de la production qui sera
proportionnelle aux besoins de la consommation, et, pour ce qui est
de la distribution des produits, il ne viendra à la pensée de personne
qu'ils puissent obéir à des influences étrangères au noble but de leurs
fonctions, et tomber par exemple sous des dépendances politiques
ou électorales !
Où sommes-nous? Est-ce avec Platon dans sa République? Est-ce
avec Idoménée àSalente? Est-ce avec Cabet en Icarie? En tout cas,
nous sommes bien loin du monde présent ! On pourrait rêver long-
temps dans la contemplation de la cité nouvelle, et poser à M. Jaurès
un assez grand nombre de questions sur la manière dont il en conçoit
l'aménagement. Ainsi, M. Ueschanel lui a demandé où était la ligne
de démarcation ciiti'c les moyens de [)roduction et les objets de con-
sommation. Il n'y a presque pas un de ceu.\-ci qui ne puisse, dans
certaines conditions, devenir un de ceux-lfi. Vous mo donnez un épi
REVUE. CHRONIQUE. 233
pour mon pain : ne pourrai-je pas en semer les grains ? Vous me
donnez un fruit : ne pourrai-je pas en utiliser pour le même objet les
pépins ou le noyau ? Vous me donnez un mouton : ne pourrai-je
pas, après en aA'oir tiré ma nourriture, faire de sa graisse ou de ses
os des applications industrielles ? Mais non, je ne le pourrai pas,
puis(iue je n'aurai plus de terre, ni d'usine à ma disposition. Tout cela
sera dans la collectivité; l'avais-je donc oublié? Qu'il est difficile de
renoncer à ses vieilles habitudes d'esprit ! Il y a toutefois un instru-
ment de production dont nous voudrions bien savoir comment
M. Jaurès s'y prendra pour le faire tomber dans la collectivité sans
l'anéantir : nous voulons parler du pinceau du peintre, du ciseau du
sculpteur, de la plume de l'écrivain. C'est une source de la richesse
nationale : M. Jaurès la tarirait-il? Non, peut-être : il tolérera que le
peintre continue de faire ses tableaux, le sculpteur ses statues, l'écri-
vain ses livres. Mais comment les récompensera-t-il? Avec des bons
de consommation? Il est à craindre, très à craindre, que ces produc-
teurs n'aiment mieux envoyer leurs produits à l'étranger. Mais que
feront-ils de l'argent qu'ils auront reçu en échange? Il n'y aura plus,
à proprement parler, de numéraire en France. Alors il est à craindre,
fort à craindre, que ces producteurs particuliers qu'on ne peut pas
séparer de leur moyen de production, et même que beaucoup d'autres
qui ne voudront pas se séparer des leurs, ne passent les frontières
et n'apportent au dehors l'art qui ennoblissait la France et l'industrie
qui l'enrichissait. Mais, dit M. Jaurès, l'étranger, charmé par notre
expérience, ne pourra pas se retenir de l'imiter, et par conséquent...
Laissons rêver M. Jaurès, et que nos lecteurs nous excusent de cette
digression prématurée.
Où son rêve a semblé prendre un caractère plus précis, c'est
lorsque M. Jaurès s'est demandé comment faire pour déposséder les
propriétaires des \~6 milliards qui constituent le capital national, ou,
si l'on veut, le capital à nationaliser. L'opération n'est pas très
simple; les capitalistes actuels auront peut-être, en effet, le mauvais
goût de se défendre; mais ils auront bien tort, car, s'ils le fonl, leur
cas ne manquera pas de s'aggraver, comme de juste. M. Jaurès cite
l'exemple de la Révolution. Si les nobles propriétaires de cette
époque s'étaient laissé bénévolement dépouiller de leurs biens, peut-
être, qui sait? leur aurait-on donné une indemnité. Mais ils ont re-
gimbé, ils ont émigré ; l'histoire nous apprend ce qui en est résulté.
Précédent à méditer! Aujourd'hui, M. Jaurès conçoit la dépossession
des capitalistes comme une immense expropriation pour cause d'utilité
234 REVUE DES DEUX MONDES.
publique : jamais, dit-il, il n'y aura eu utilité publique mieux dé-
montrée, ni cause d'expropriation plus légitime. On ne peut pas, dit-
il, appeler cela un acte révolutionnaire : c'est 'l'application pure et
simple d'un article de notre code bourgeois. Mais l'expropriation ne
va' pas sans indemnité préalable: il est même habituel, dans la pra-
tique, de porter celle-ci à un chillVe un peu supérieur à la valeur
réelle de l'objet exproprié. M. Jaurès ne l'ignore pas, et il a très loyale-
ment posé devant la Chambre la question de savoir si on indemniserait
les capitalistes dont on prendrait le capital; mais, très loyalement
aussi, il a déclaré qu'il n'en savait rien. Cela a jeté un froid. Non pas
que M. Jaurès n'ait pas une idée personnelle sur la question; il est
bon prince; il serait volontiers partisan d'une indemnité qui assurerait
aux propriétaires expropriés le moyen de se retourner. « Ils auront,
dit-il, devant eux une réserve de temps que nos aînés de la Révolution
bourgeoise n'ont pas toujours donnée au clergé et à la noblesse pour
s'adapter au régime nouveau. Le temps sera donné aux grands pos-
sédans eux-mêmes, aux privilégiés eux-mêmes, de s'accommoder à
l'ordre nouveau, d'accommoder leurs descendans à la société nou-
velle fondée sur le travail égalitaire. » M. Jaurès trouve ces per-
spectives infiniment séduisantes; mais en attribue-t-il le bénéfice cer-
tains à ceux dont il voudrait faire, grâce à la magie de son éloquence,
des dépossédés par persuasion? Nullement, car il n'est pas libre; le
parti socialiste est divisé sur la question, et M. Jaurès, dans l'igno-
rance où il est de la solution qui prévaudra, l'accepte les yeux fer-
més, mais ne saurait encore nous la dire. « Je n'ai, sécrie-t-il, ni la
fatuité, ni l'iniquité de prétendre poser d'avance des conditions à la
classe ouvrière, au monde du travaO. Je sais et je proclame que le
droit du travail est souveniin, et je m'associerai, quelque forme que
le monde du travail veuille donner à la société nouvelle, je m'asso-
cierai de tout cojur et de tout esprit à cet effort nécessaire de trans-
formation. » Le croifait-on ? la Chambre n'a pas trouvé ces déclara-
tions tout à fait rassurantes, et cette partie du discours de M. Jaurès
a fait courir sur presque tous les bancs un de ces frissons subits qui
laissent longtemps les âmes dans l'anxiété.
Peut-être a-t-on attaché trop d'importance à cette question d'in-
demnité. Mettons qu'elle soit résolue dans le sens affirmatif que pré-
fère, mais que ne promet pas M. Jaurès : les dépossédés eu serout-ils
beaucou[» plus heureux? Ilien n'est moins sûr. .Si on avait indemnisé
les grands propriétaires de l'époque révolutionnaire, ils auraient été
plus favorisés que les nôtres, car on leur aurait donné des rentes.
REVUE. CHRONIQUE. 23.0
C'est ce qu'a fait, en 1825, la loi qui a attribué aux survivans d'entre
eux et aux héritiers des autres un milliard d'indemnité réelle, avec
lequel ils ont pu créer des sources de richesse. Mais M. Jaurès
n'attribue à ses indemnisés, à lui, que des bons de consommation!
C'est ce qu'il dit dans cette plirase îypique, dont il a évidem-
ment pesé tous les mots : « L'indemnité qui sera accordée par la
société aux détenteurs du capital exproprié au profit de la collectivité
et des travailleurs, cette indemnité sera logiquement déterminée par
la nature même de la société nouvelle. » Si le sujet n'était pas aussi
«érieux, nous dirions que ces « valeurs d'indemnité, » comme s'ex-
prime encore M. Jaurès, ne seront que monnaie de singe. M. Des-
chanel a rappelé avec raison les assignats : ce sera moins encore.
Quelque dépréciés qu'ils fussent, les assignats pouvaient être employés
à acheter des terres, à fonder des industries, à se procurer des
moyens de production. Cela leur donnait un marché. Mais les bons
ée consommation de M. Jaurès n'auront pas ce caractère; on ne
pourra pas leur donner cet emploi ; ils ne serviront qu'à la nourriture
quotidienne. Et quoi de plus naturel, puisque leur objet sera pré-
cisément d'empêcher entre des mains trop habiles la reconstitution
d'une propriété productive? Ils seront seulement ou représenteront
des choses fongibles. Nous plaignons donc les capitalistes dépossédés
si on ne les indemnise pas : mais faudrait- il les plaindre beaucoup
moins si on les indemnise?
La Chambre nouvelle contient beaucoup de députés qui ne con-
naissaient pas encore M. Jaurès: ils n'ont pas été plus surpris que
ceux qui le connaissaient déjà, en assistant à ce déballage oratoire
du socialisme. Les livres socialistes sont souvent cités, mais peu lus.
En dehors de quelques adeptes de la rehgion de l'avenir, il n'y a
peut-être, au Palais-Bourbon, que M. Paul Deschanel qui en ait fait
une étude approfondie, et qui se tienne quotidiennement au courant
de l'évolution du dogme et de la morale. Les collectivistes avaient
jusqu'à ce jour paru croire que le Parlement n'était pas encore arrivé
au point de maturité où il pouvait les comprendre : aussi gardaient-ils
fermée leur main pleine de vérités, et tout au plus en ouvraient-ils de
temps en temps un doigt ou deux. Les aveux presque complets de
M. Jaurès ont produit de la stupéfaction et de la stupeur. Ni la
Chambre, qui est une Chambre radicale mais bourgeoise, ni le pays
qui a la passion et le culte de la propriété individuelle, ne sont prêts à
se laisser séduire à un pitoyable sophisme. Nous douions que
M. Jaurès ait rendu un service à son parti par cette révélation inliMU-
236 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
pestive. Le sentiment de réprobation qui s'est répandu dans la majo-
rité s'est d'ailleurs doublé d'an sentiment de révolte déjà ancien, mais
qui n'avait pas encore pu se manifester, contre la domination du
parti collectiviste dans les deux dernières Cbambres. La dictatm^e de
M. Jaurès a été lourde ; on en a assez ; on n'en veut plus. C'est ce qui
a fait, en dehors même de leur talent, le succès immédiat des ora-
teurs qui ont pris la parole après M. Jaurès, et dont l'un au moins,
M. 'Clemenceau, l'a traité fort irrévérencieusement. La Chambre a paru
en éprouver une sorte de joie.
Le discours de M. Biétry a été comme un coup de bélier dans l'édi-
fice sociaUste. M. Biétry est un ancien révolutionnaire, aujourd'hui
converti à des idées plus sages. Sorti du prolétariat, il en connaît
les besoins, et aussi les passions. La part considérable et fina-
lement prépondérante quil a prise depuis quelques années à la
création des syndicats jaunes, destinés à faire contrepoids aux syndi-
cats rouges, l'a rendu odieux à tout le monde qui gravite autour de ces
derniers; mais il ne s'est laissé ni intimider, ni arrêter; il a pour-
suivi son œuvre avec une ténacité remarquable, et avec une efficacité
dont il a apporté le témoignage à la tribune . Les syndicats jaunes, en
elfet, bien qu'ils ne jouissent d'aucune des subventions que les
Bourses du travail réservent aux rouges, comprennent un plus grand
nombre d'ouvriers que ces derniers. M. Biétry l'a assuré en pro-
duisant des chiffres, et on peut regarder l'afUrmation comme exacte,
car elle n'a pas pu être contestée. Ajoutons d'ailleurs qu'il y a
encore un bien plus grand nombre d'ouvriers qui préfèrent rester
Hu dehors de tous les syndicats, quelle que soit leur couleur. L'élec-
tion de M. Biétry a été un des incidens les plus signilicatifs des élec-
tions dernières : il avait pour concurrent M. Goude, cet ouvrier de
l'arsenal qui a longtemps fomenté à Brest toutes les agitations révo-
lutionnaires et qui, devenu adjoint au maire, a été tout-puissant pendant
le proconsulat de M. Pclletan. Les choses ont changé sous le ministère-
de M. Thomson. L'intervention de M. Biétry à la tribune empruntait
à cet ensemble de circonstances uu intérêt particulier, qui a été encore
accru par les clameurs sous lesquelles l'extrême gauche collectiviste a
essayé d'étouder sa voix. Mais M. Biétry a de la défense. L'impression
produite par son vigoureux discours a été vive : elle aurait été plus
durable si M. Clemenceau ne lui avait pas succédé.
M. Clemenceau, dans ces derniers temps, a parlé plusieurs fois
h la tribune du Luxembourg, mais il n'avait pas reparu à celle du
Palais-Bourbon depuis une douzaine d'années. Peut-être a-t-il trouvé
REVUE. — CIIROMQLE. 237
la Chambre bien changée : ceux de ses collègues d'autrefois qui y
sont encore l'ont retrouvé le même. Il a remporté dans sa réponse
à M. Jaurès un de ses plus brillans succès oratoires, avec des moyens
qui ne sont qu'à lui et qui sont faits d'entrain, de verve, de mots
d'esprit, de mots de bon sens, le tout servi par une humeur caus-
tique à souhait et une voix mordante dont l'effet est immanquable sur
une assemblée, lorsque M. Clemenceau n'abuse pas trop longtemps
de ses avantages. La Chambre n'a pas trouvé qu'il en abusât contre
M.Jaurès; mais il en a usé largement. Le Coniemmre divos pourrait
lui servir de devise : il est de première force à cet exercice. Dès les
premiers mots qu'il a prononcés, on s'est trouvé à l'antipode de la
solennité majestueuse de M. Jaurès ; aussi s'est-on bien amusé. M. Cle-
menceau paraissait s'amuser beaucoup lui-même à démolir la con-
struction oratoire de son adversaire et à montrer qu'il n'y avait rien
dedans. A la différence de M. Jaurès, il n'est pas l'homme des belles
théories et des grands développemens ; il procède par des sailhes
courtes, promptes, agiles, qui se succèdent avec une rapidité décon-
certante ; il a à la tribune un coup de fleuret qui tient parfois de la
prestidigitation. Aussi son discours échappe-t-il à l'analyse ; mais on
peut en indiquer l'idée maîtresse, qui est simple et sensée. M. Cle-
menceau ne croit pas que, — même dans quatre mois, — M. Jaurès
puisse changer de fond en comble un état social qui est le résultat
de longs siècles d'efforts. Il a observé la marche du progrès; elle
lui a toujours paru lente. Lorsqu'elle a été trop rapide, elle a été
suivie de brusques reculs. Le progrès est une œuvre de patience : il
opère par des approximations successives qui poussent l'humanité
vers un idéal qu'elle n'atteindra probablement jamais. Heureuse la
génération qui a amélioré un peu la condition du monde ! Quant à
celle qui l'a transformée du tout au tout, on la chercherait en vain
dans le passé : comment espérer que nous en verrons l'aurore dès la
fin des vacances? M. Clemenceau ne croit pas aux baguettes ma-
giques, n'en ayant jamais vu que dans les contes de fées. Il a de la
peine à regarder M. Jaurès comme une fée. Il craint fort que ses con-
ceptions n'aboutissent à un désastre inti'Uectuel ; mais il se console en
pensant qu'après tout la faOlite de l'esprit de M. Jaurès ne serait pas
celle de l'esprit humain.
Un tel discours ne pouvait se produire et se développer jusqu'au
bout que dans une assemblée dont la sympathie était acquise à l'ora-
teur. Celui de M.Paul Deschanel a un autre caractère. M. Dcschanel
a eu le mérite difficile de relever la discussion au uniment où elle
2'i^ REVUE DES DEUX MONDES.
semblait épuisée : il a dit des choses qui n'avaient pas été dites et
qui devaient l'être. La parfaite connaissance qu'il a des écrits socia-
listes lui a permis de citer à M. .laurès ses propres auteurs, soit pour
rectifier, soit pour compléter sa pensée. Il a invoqué Kautsky; il a
invoqué Bernstein; mais ce sont gens que la Chambre ne connaît
guère et qui, dès lors, ne font pas par eux-mêmes autorité auprès
d'elle. La partie de son très éloquent discours qui a produit le plus
d'impression est celle où M. Deschanel, mettant directement en cause
la thèse de M. .Jaurès, a montré que le collectivisme ainsi compris et
appliqué ralentirait l'activité humaine et ferait rétrograder la civih-
sation. Oui, a-t-il dit, l'idée socialiste est contraire à la civilisation,
^jarce que si les capitaux ne rapportent plus rien, on ne prendra plus
Ja pehie de les créer. Au reste, nous avons largement emprunté à
M. Deschanel dans les objections que nous avons faites à M. Jaurès. Sa
conclusion sera aussi la nôtre, au moins à titre provisoire, puisque
nous ne connaissons encore que par des développ(?mens oratoires la
pensée de l'oralour socialiste. « Tant qu'on ne nous aura pas apporté
des textes précis, a déclaré M. Deschanel, nous serons en droit de
dire que ce n'est pas des' amendemens à la législation sociale qu'il
faudra proposer, mais des amendemens à la nature humaine, car c'est
l'homme même qu'il faudrait changer pour (ju'un tel système pût
réussir. » Qu'on ne croie pas que cela embarrasse M. Jaurès: c'est
bien l'homme même qu'il se propose changer. Il en est resté à l'idée
de Rousseau que l'homme actuel est le produit déformé de la société
et des lois. Hendez-le à la nature, c'est-à-dire au socialisme : il sera
méconnaissable.
Est-ce à dire que nous soyons d'accord avec AI. Clemenceau et avec
M. Deschanel sur tous les points? Avec eux, de même (pi'avec
M. Jaurès, nous avons des réserves à faire, parce qu'ils nous pro-
mettent comme lui des projets que nous ne connaissons pas encore.
Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que M. Deschanel annonce une
nouvelle organisation du contrat collectif de travail, qu'il rattache au-
jourd'hui à un large développement du système syncUcal. M. Clemen-
ceau aussi, la déclaration ministérielle aussi parlent, d'une manière
malheureusement mystérieuse mais singulièrement alléchante, d'un
contrat collectif du travail où le droit des minorités sera scrupuleuse-
ment respecté. Comment cela se feru-l-il? Nous avons peine à le com-
prendre. M. Milleraud a bien déposé des projets de loi pour le même
objet; seulement le droit de la minorité y est absorbé dans celui de la
majorité, c'est-à-dire supprimé. Au moins cola est clair, mais ne peut
REVUE. — CHRONIQUE. 239
pas être ce que prépare M. Clemenceau. M. Waldeck-Rousseau a dit
dans un de ses bons jours que le droit d'un seul ouvrier qui veut
travailler est égal à celui de tous les autres qui ne le veulent pas, et
doit être aussi efticacement protégé. M. Clemenceau a encore renforcé
l'expression de cette vérité, en faisant remarquer que les grévistes as-
piraient au mieux-être, tandis que l'ouvrier père de famille qui pré-
fère le travail à la grève aspire à être. Comment, après cela, pourrait-il
annihiler dans le contrat de travail la liberté de cet ouvrier qui se con-
tente d'être comme il est? Et s'il ne porte aucune atteinte à sa liberté,
que devient le contrat — collectif — de travail? Cruelle énigme! Mais
attendons les projets de M. Clemenceau et de M. Deschanel.
Le succès de M. Clemenceau, à gauche, au centre et jusqu'aux
confins de la droite, ne saurait nous faire oublier que, parlant comme
ministre, il a sur plus dun point dépassé le programme ministériel
M. Sarrien, quand il a pris la parole, a jeté des ombres grisâtres sur
tout cela, mais ne l'a pas fait disparaître, ni oublier. M. Clemenceau
s'est déclaré partisan du rachat de « certaines » compagnies de
chemin de fer : le gouvernement avait eu soin de n'en rien dire dans sa
déclaration, et cette abstention avait été remarquée. On a pu mesurer
bientôt le degré de la fermeté ministérielle. M. Sarrien, dans son lan-
gage neutre, effacé, conciliant, a cédé en partie a M. Clemenceau dont
l'impétuosité l'a emporté en ouragan plus loin qu'il n'avait voulu aller
d'abord : il a annoncé que le gouvernement étudierait la question du
rachat d'une compagnie. En sera-t-il de même de l'impôt sur le re-
venu? Le gouvernement s'est bien gardé de dire que cet impôt serait
progressif, il a même dit le contraire. M. Clemenceau, lui, s'est pro-
noncé nettement pour la progression. Cette fois encore, entraînera-t-il
le ministère? Enfin, répondant à M. Jaurès qui lui demandait où était
son programme : « Mon programme, a-t-il dit, vous le connaissez
bien, il est dans votre poche, vous me l'avez pris. » On voit que ces
deux grands jouteurs, en dépit des coups d'estoc et de taille qu'ils se
sont portés devant la galerie, ne sont pas incapables de se réconciher
tranquillement dans la coulisse. A la fin de cette discussion dont le
ministère est sorti intact, le programme ministériel, déjà si vague,
s'est trouvé plus vague encore. Et ce n'est pas M. F^riand qui l'a pré-
cisé depuis! M. Hriand, quelques jours plus tard, est allé prononcer à
Roanne un discours où, exprimant la crainte que la majorité ne fàl
trop forte et ne contint quelques élémens inquiétans, il a recom-
mandé la reconstitution du vieux bloc. Les élémens inquiétans sont
au centre : une- partie du centre a \"oté pour le gouverneincMU.
2i0 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Briand est socialiste et il entend le rester, bien qu'il ait été offi-
ciellement exclu du parti au moment où il est entré au ministère. Les
doctiines de M. Jaurès sont les siennes, et il a pu se sentir atteint par
la réfutation qu'en a faite son collègue de l'Intérieur. C'est pourquoi il
a tenu à marquer nettement sa place de bataille, et les socialistes, le
lendemain, ont aussi bien accueilli son discours qu'ils s'étaient montrés
blessés de celui de M. Clemenceau. Ils ont opposé ministre à ministre.
Alors tout le monde a commencé à demander où était le gouverne-
ment. Chacun de ses membres a un programme à lui et l'expose en
toute indépendance, sans se demander s'il n'est pas en contradiction
avec celui de ses collègues. On ne sait auquel entendre: c'est une vé-
ritable cacophonie, et, en vérité, de tous les ministres, M. Sarrien est
celui qui semble le moins être le président du Conseil. On l'a vu à la
Chambre pratiquer l'art d'accommoder les restes avec les morceaux
disloqués du programme ministériel, et nul ne peut dire s'il a réussi
dans cet exercice où sa modestie a doucement brillé. Ce ministère,
quia tant de tètes, manque de chef.
Mauvaise condition pour vivre bien et longtemps! Mais, quant à
présent, personne ne veut renverser le cabinet. Les progressistes se
demandent par qui et par quoi il serait remplacé. Les radicaux ont fait
fête à M. Clemenceau, et ne savent pas encore comment ils se dé-
brouilleront. Les socialistes mettent une demi-conliance dans M. Briand,
qui d'aOleurs s'applique à ne décourager personne. Dans son discours
de Roanne, il a fait de l'évolution continuelle un principe. J'évolue,
a-t-il dit ; évoluez, et tout ira pour le mieux ! C'est ce qu'on appelait
autrefois faire de l'opportunisme : n'y aurait-il que les mots qui
changent? En attendant l'avenir encore trouble, la seule chose qui se
dégage nettement de la discussion qui vient d'avoir lieu est que la
Chambre n'est pas socialiste, et cela devrait nous rassurer. Mais les
socialistes battus et les radicaux vainqueurs cherchent à se réconci-
lier cl cela nous inquiète. Quant au gouvernement, il ressemble au
char symbolique dont l'équilibre des forces contraires qui s'exercent
sur lui assurent l'immobilité. Il ne peut en sortir sans subir de rudes
secousses et sans être bientôt renversé.
Francis CqarmEs.
Le Directeur-Gérant y
F. Brunetière.
LETTRES
DE
BENJAMIN CONSTANT
PROSPER DE RARA1NTE">
PREMIERE PARTIE
1805-1808
Paris, 1" mars 1805.
A Monsieur Prosper de Bavante.
Sûrement que le dîner n'est pas dérangé, mais le lieu où nous
dînons est changé. Nous avons préféré dîner chez Hochet (2),
pour être plus tranquilles que chez Naudet, où la foule est
énorme. En conséquence, le pique-nique est commandé pour
cinq heures, et Hochet lui donne azyle. Venez donc à quatre
heures trois quarts chez lui, rue Saint-Honoré, n° 27, presque vis
à-vis la rue neuve du Luxembourg. N'allez pas y manquer : car
(1) Nous devons communication de cette intéressante série de Lettres à M. le
baron de Barante, qui, en s'en rendant l'éditeur, a bien voulu se charger de l'anno-
ter et de la commenter. Nous l'en remercions ; et nous ne doutons pas que les lec-
teurs de la Revue n'associent leurs remerciemens aux nôtres. [N. D. L. R.]
(2) M. Hochet (1773-1857) collaborait à cette époque, avec MM. Suart et Lacre-
telle aîné, au Publicisfe, journal où la critique littéraire tenait la première place,
car seule elle comportait une certaine indépendance, très surveillée et fort relative,
11 est vrai. M. Hochet appartenait au petit groupe qui gravitait autour de
M— de Staël. 1! était même de l'intimité de Coppet. On l'y dénommait » le grand
ami; « comme Benjamin Constant « le petit ami; » « la belle Juliette » ne pouvait
TOME XXXIV. — ^906. 10
242 RE\TJE DES DEUX MONDES.
tous nos convives (1) s'en prendraient à moi, qui me*suis chargé
de vous avertir^ et outre que je perdrais le plaisir de dîner avec
vous, je ne suis pas sûr qu'on me permît de dîner du tout, tant
ils seraient en colère. Je voudrais bien pouvoir revenir vous
prendre, mais je suis forcé d'aller à Tivoli voir cette pauvre
M"' Talma (2) qui est toujours bien mal ; et je voudrais y rester
le plus de tems possible. Je serai donc chez Hochet à quatre
heures trois quarts. JlUUe amitiés.
II
Genève, avril 1806.
Croyez-vous, mon cher Prosper, que je me résigne facilement
à votre silence? Non certes, et je viens m'en plaiiidre à vous.
Notre amie (3) part aujourd'hui, et si vous ne m'écrivez pas di-
rectement, je n'aurai plus de vos nouvelles. Donnez-m'en donc,
en adressant vos lettres à Genève, d'où on me les enverra par-
tout où je serai. Si vous ne le faites pas, je croirai qu'il y a dans
l'atmosphère où vous vivez quelque chose à quoi personne ne
peut résister. Je continue mes travaux et je continue aussi à les
communiauer à M. votre père (4) qui jusqu'à présent a la bonté
être que M"* Récamiei et « la grande amie, » la maîtresse de maison. Leurs pré-
noms Elzéar, Mathieu, Prosper, désignaient MM. de Sabran, de Montmorency, de
Barante. M. Hochet était surtout, en ce milieu, le fidèle confident dont la nù6$ion
est de faire cesser les malentendus, de négocier les réconciliations, d'insinuer les
ilâmes, l'ami dont on reconnaît avec elTusion le dévouement, mais dont on
éveille souvent la susceptibilité en lui laissant comprendre qu'il n'occupe pas le
premier rang dans vos affections.
M. Hochet entra en 1806 au Conseil d'État dont il devint, en 1816, le secrétaire
général, après y avoir été, pendant dix ans, secrétaire de la Commission du
Contentieux. Son fils lui succéda de 1839 à 1853. M. Hochet publia, en 1806, les
« Lettres de la marquise du Châfelet ù M. le comte d'Argental, » précédées d'une
notice historique sur chacun de ces deux correspondans.
(1) MM. Piscatory et Charles de Villers étaient aussi de ce dîner.
(2) Louise-Julie Carreau, née en 1766, avait épousé, en 1~91, l'acteur François-
Joseph Talma. Leur divorce fut proQoncé le 6 février 1801, et le 26 juin 1802,
*ralma se remariait à M"* Charlotte Vanhove. Julie Talma fut un des plus vifs
attachemens de Benjamin Constant. Elle mourut le 6 mars 1805.
(3) M°" de Staël partait pour la France où elle avait été autorisée à se] rendre,
mais Paris lui était interdit. Elle chercha à s'en rapprocher le plus possible eu
s'installant à Auxerre où tous ses amis s'empressèrent de se succéder auprès
d'elle.
(4) Claude-Ignace de Barante, alors préfet du Léman, avait un goût littérairo
très sûr et une véritable érudition. La Révolution, en le dépossédant de sa charge
de magistrat, lui créa des loisirs employés, même pendant une incarcération de
plusieurs mois, 4 composer divers ouvrages, et entre autres : une Introduction à
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 243
d'en être très content. Envoyez-moi, je vous prie, ce que vous
m'avez promis sur les jurés.
Je suppose que vous avez repris nos dîners où je regrette
bien de ne pas être. Je ne me consolerai de la solitude absolue
dans laquelle je vais vivre que par le travail le plus continuel;
mais j'aurais besoin pour que cette consolation fût efficace que
mes amis me prouvent de tems en tems qu'ils ne m'ont pas ou-
blié. J'espère que vous avez remis à mon notaire le paquet dont
vous aviez bien voulu vous charger pour lui. Je n'ai encore au-
cune de ses nouvelles.
Adieu, mon cher Prosper. Si vous m'oubliez, je regarderai la
place d'auditeur (1) comme aussi funeste à la mémoire que l'a
été celle de ministre à certain évêque de beaucoup d'esprit.
Je vous aime et vous embrasse.
III
Lausanne, 16 mai 1806.
Je suppose, cher Prosper, que vous êtes allé à Auxerre et que
vous êtes de retour à Paris. C'est donc à Paris que j'adresse cette
lettre. Je n'ai point reçu les brochures sur le jury, mais j'aime
mieux à présent que vous ne me les envoyiez pas, car je ferai
probablement une course rapide à Paris.
J'ai énormément travaillé ici, et mon ouvrage (2) devient
vraiment respectable, par la masse : il aura deux volumes, ce qui
est le plus que le public, je pense, puisse aujourd'hui supporter.
Je compte bien sur vous pour le relire encore avant sa publi-
cation. Vous êtes pour moi l'opinion publique.
Ce pays-ci est dix fois plus insupportable que Genève. Les
gens pris valent bien mieux que ceux qui craignent de l'être.
Heureusement je le quitte sous très peu de jours, et je ne m'ar-
rêterai non plus que très peu de jours à Genève.
J'ai lu avec plaisir dans le Publiciste deux articles signés
VÊtude des langues, un Examen du principe fondamental des maximes de La
Rochefoucauld, de nombreux articles dan- l'Historien (1796-1797), dans la Décade
philosophique, 1799. Il fut un des collaborateurs de la Biographie universelle, pu-
bliée par les frères Michaud.
(1) M. de Barante venait d'être nommé auditeur au Conseil d'État le 12 mars
1806.*
(2) De la religion considérée dans sa source, ses formes cl ses développemens.
Cet ouvrage ne devait commencer à paraitre qu sn 1824.
244 REVUE DES DEUX MONDES.
A, M. (1). Dites-moi si vous n'en connaissez pas l'auteur et s'il
n'a pas changé de lettre initiale. Il a, sauf son respect, fait une
sottise de choisir un M; car jai été sur le point de sauter l'ar-
ticle comme étant de M"° de Meulan. Cependant il est impossible
que ces deux articles soient d'elle.
Quelqu'un de nos amis a-t-il des nouvelles de Villers (2)? Il
m'avait dit de lui écrire ; mais je n'ai pu me résoudre à causer
avec lui à travers les armées russe, autrichienne et française.
Probablement il aura écrit à Hochet, ou au moins Hochet saura
ce qu'il fait, où il est, et s'il revient bientôt à Paris, chargé de
M-"" Rodde.
Il faut longtemps pour que ma lettre vous parvienne, car je
l'envoie à notre amie parce que je ne sais pas votre adresse, et
(1) M. de Barante signait, de ces deux lettres A. M., les études littéraires qu'il
écrivait, de temps à autre, dans le Publiciste. Les deux articles dont parle ici
M. Benjamin Constant faisaient partie d'une série de feuilletons sur Dancourt et
les mœurs du règne de Louis XIV, publiés les 25 et 30 a^ril, " et 10 mai 1806.
(2) Il est peu de sujets que n'ait abordés Charles de Villers, lieutenant à Tout.
Au sortir de l'école d'artillerie de Metz, 1783, il compose des romans scientifiques,
des comédies, des tragédies, puis, de 1789 à 1791, quatre écrits politiques. Émigré
en 1792, il parcourt, après la dispersion de l'armée de Condé, l'Allemagne dont
il étudie la langue, les monumens, les mœurs et s'inscrit à l'Université de Gœt-
tingue. Il y fait la connaissance de Dorothée Schlœger, fille de l'historien, pre-
mière femme qui sut conquérir le grade de docteur en philosophie sans dédaigner
pour cela ni la musique ni la danse. Bientôt, elle épouse M. de Rodde, sénateur
de Lubeck, où Villers la suit et ne se sépare plus désormais de ce ménage. C'est la
liaison de Gœthe avec M"* de Stein, qu'il renouvelle avec M°" de Rodde dont
l'influence achève de le germaniser.
Faire connaître à la France les richesses littéraires, philosophiques et morales
de l'Allemagne devient le but de son activité qui s'emploie en toute sorte de pu-
blications. En 1801, paraît son œuvre principale : Philosophie de Kanl ou prin-
cipes fondamentaux de la philosophie transcendanlale, dont le succès engage le
Premier Consul à s'en faire rédiger un résumé. VEssai sw l'esprit et l'influence de
la Réforme lui vaut le premier prix de l'Institut de France. Charles de Villers
repart, en 1805, pour l'Allemagne après trois ans de séjour à Paris. Les événe-
mens se précipitent. Sa patrie d'adoption est envahie par son autre patrie, qui,
quelques années plus tard, se voit elle-même refoulée par les vaincus de la veille,
et successivement il s'entremet au bénéfice des uns et des autres. De 1811 à 1813,
il traverse, non sans quelques accès de nostalgie de son pays natal, il est vrai, une
période heureuse de succès et de popularité, il est professeur de littérature fran-
çaise à l'Université de Gœttingue que ses relations avec le roi Jérôme a préservée
d'une annexion à l'Université française. Mais cette même faveur amène sa révo-
cation au retour de l'ancien gouvernement du Hanovre. On lui accorde, toute-
fois, une pension, et il demeure à Gattingue, avec les de Rodde qui, ruinés par
le blocus continental, s'étaient réfugiés auprès de lui. Charles de Villers mourut le
26 février 1816. M. Ernest Seillière en a publié une biographie très complète dans
la Revue de Paris d'octobre 1898, et M. Paul Gautier, plus récemment, a ici même
apprécié son rôle d'intermédiaire entre la philosophie allemande et la pensée
française. Voyez dans la Revue du i" mars 1906, Un idéologue sous le Consulat
et le Premier Empire.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 245
malgré le titre d'auditeur, je craindrais d'adresser tout simple-
ment à Paris, et croyez que je vous aime et vous suis attaché
tendrement et pour la vie.
IV
Paris, ce 15 avril 1807.
Si l'on vous a dit, mon cher Prosper, que je prenais moins
d'intérêt à tout ce qui vous regarde, que dans le tems où je
jouissais tous les jours de votre société (1), on vous a dit une chose
fausse. Si vous avez pu le croire, vous m'avez fait bien tort. Je
ne vous ai pas écrit parce que je supposais que les lettres que
vous receviez de notre amie vous disaient que je ne vous oubliais
pas, et que les lettres depuis longtems ne me paraissent que
des certificats de vie et d'amitié. Elles prouvent que l'on n'a pas
cessé de sentir, mais n'expriment rien de ce qu'on pense. L'amitié
peut survivre à tous les orages qui nous ballottent, mais elle ne
peut pas parler. L'absence est devenue doublement pénible: il
n'y a plus de communications qui l'adoucissent. Au moins faut-il
pouvoir espérer que Ton est bien sûr du cœur les uns des autres,
et que le silence ne sera pas considéré comme un effet de l'oubli,
et n'en deviendra pas une cause.
Notre amie va partir (2). Elle vous en a, je crois, écrit les
raisons. J'ai fait ce que j'ai pu pour retarder ce moment, et de-
puis que mes efforts en ce genre ont échoué, j'ai fait encore ce que
j'ai pu pour l'adoucir. Mais je sens que c'est une faible consolation
de n'avoir rien négligé nour éviter un malheur, lorsque ce malheur
(1) Au mois d'octobre 1806, M. de Barante, ainsi que plusieurs de ses collègues
au Conseil d'État, avait reçu l'ordre, de se rendre à Berlin auprès de M. Daru, in-
tendant général de l'armée. M. de Barante, quelques jours après son arrivée dans
cette ville, apprit qu'il était nommé intendant à Dantzig. Mais Dantzig n'était pas
encore occupé, et du quartier général du 5' corps il dut se rendre à Posen, et de
là à Varsovie pour y étudier les moyens de ravitaillement de l'armée. Il fut enfin
adjoint avec M. Mounier à M. Lespérut, chargé d'organiser, à Breslau, l'administra-
tion de la Silésie. M. de Barante ne revint d'Allemagne qu'en octobre 1807.
(2) D'Auxerre, M""' de Staël avait été à Blois, puis au château de Ghaumont.
Rentrée à Auxerre, elle en repartit le 14 septembre 1806, pour Rouen, d'où elle se
rendit le 23 janvier 1807 chez le marquis de Gastellane à Acosta près d'Aubergen-
ville (Seine-et-Oise), à douze lieues de Paris'. Elle allait s'installer dans la terre de
Cernay qu'elle venait d'acheter dans les environs de Franconville, quand le Gou-
vernement le lui interdit, ne l'autorisant à prolonger son séjour à Acusta que
jusqu'au 1" avril. Passé cette date, Genève seul lui était permis sur le territoire
français L'intervention de nombreux amis en sa faveur n'avait pas abouti.
246 REVUE DES DEUX MONDES.
arrive. Elle publiera en partant un ouvrage que je regarde comme
bien supérieur à ce qu'elle a écrit, un ouvrage (1) dans lequel il
est facile de voir combien le malheur ajoute au talent. C'est une
langue nouvelle, quand on la compare à la langue que l'on
parle actuellement. C'est un rayon d'un soleil pur qui se fait jour
à travers d'épais nuages. Les persécutions qu'elle a essuyées ont
beaucoup retardé le travail dont je m'occupe. J'aurais besoin
pour le finir de quelques mois d'une solitude absolue, mais je
ne sais quand je pourrai me les accorder. Il y a si longtemps que
je les désire que je ne vois aucune raison pour que je les
obtienne jamais. Je les espérais pour cet été, si notre amie avait
réussi, et que j'eusse pu la laisser pendant quelque tems agréa-
blement entourée, mais nous sommes aujourd'hui bien loin
de là.
J'ai pris bien de la part à tout ce que vous avez souffert (2) et
jai sûrement bien partagé tous vos sentimens et toutes vos pen-
sées. Chacun vogue comme il peut sur cette eau bourbeuse et
agitée qu'on appelle la vie ; mais il y a des esprits qui corres-
pondent toujours entre eux et qui ne cessent jamais de s'entendre.
Notre amie me dit que vous avez retrouvé votre frère, et que
vos inquiétudes à cet égard sont diminuées. C'est toujours beau-
coup. Quand on ne peut plus s'intéresser aux choses générales,
il faut au moins être épargné dans ses affections individuelles.
Simonde a enfin paru (3). Je n'ai pas encore lu son ouvrage
entier. J'en ai vu des morceaux qui annoncent une grande fierté
d'àme et de nobles sentimens. il y a moins desprit que dans
Rulhières (4); mais j'en aime pourtant mieux la forme et la
direction. Rulhières me semble avoir pris l'histoire en commé-
rage et cherché à amuser par des anecdotes et à briller par des
portraits. Je suis tellement las des auteurs à intentions comme
presque tous ceux du xviii" siècle que j'aimerais, je crois, mieux
un sot qui n'aurait aucun but dans ce qu'il raconterait qu'un
(1) Corinne.
(2) Anselme de Baranic, officier de dragons, avait disparu après la bataille
d'Eylau; son frère le retrouva, quelques semaines plus tard, dans les environs de
Thorn, blessé de deux coups de sabre et de sept coups de lance.
(3) Les deux premiers volumes deVlIistoire des républiques italiennes au moyen
d^e, par J. C.-L. Simonde de Sismondi;lcs quaton^e autres parurent de 1808 à 1818,
(4) Histoire de l'anarchie de Pologne et du démembrement de cette République,
par C.-L. Rulhières, suivie des anecdotes sur la Révolution de Russie en 1762, par
le môme auteur. Cet ouvrage posthume était publié par M. Daunou qui le faisait
^précéder d'urne notice, sur Claude Carloman de Rulhières.
1
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 247
homme d'esprit dans les récits duquel je verrais toujours un
but.
Nos amis de Paris sont comme oujours. Notre compagnon
de voyage (1) engraisse depuis qu'il a troqué le Publiciste contre
le grand Juge (2). Il est toujours noble dans sa conduite, géné-
reux toutes les fois que l'occasion s'en présente, assez comique
dans ses discours et tracassier dans ses lettres. M""* R...(3) ne
vieillit point, même de figure. Elle n'a pas une ride et pas une
idée de plus qu'à l'époque de votre départ, mais elle est toujours
bonne et agréable, et dans ces derniers momens, elle s'est mon-
trée amie très dévouée.
Adieu, mon cher Prosper. Croyez que je vous suis, que je
vous serai toujours attaché pour la vie, et conservez-moi une
amitié à laquelle je mets un prix tel que sa perte me serait une
des plus vives peines que je puisse imaginer. Quand nous rever-
rons-nous ? Quand dinerons-nous ensemble? Que de choses!
Que de distances! Que le passé est loin! et que l'avenir est
obscur.
Paris, ce 29 avril 1807.
Je VOUS ai écrit, mon cher Prosper, la veille du jour où j'ai
reçu votre lettre, mais je veux pourtant vous en remercier. Je
veux aussi réparer quelques mots d'humeur que contenait ma
dernière lettre sur le grand ami et sur la belle Juliette. J'étais
dans une assez mauvaise disposition et les persécutions de notre
pauvre amie m'avaient fait une impression de mécontentement
et d'humeur qui rejaillissait sur tout le monde. Quelques tracas-
series que je soupçonnais le grand ami d'avoir voulu faire entre
vous et moi avaient ajouté à cette impression. Mais depuis, ce
grand ami et Juliette se sont conduits avec tant d'amitié pour
notre amie, que je voudrais effacer tout ce que j'ai écrit sur eux.
Ce sont de bonnes, et même, si Ton juge par comparaison, de
généreuses créatures. Il y a eu des traits dïnfamie dans cesder-
(1) M. Hochet, compagnon de M, Benjamin Constant et de Barante dans
plusieurs de leurs voyages en Suisse.
(2) Le Grand Juge Hégnier était président de droit de la Commission du
Contentieux.
(3) Madame Récamier.
248 REVUE DES DEUX MONDES.
niers jours qui donnent un prix nouveau à tout ce qui est noble
et élevé. Je vous prie donc, mon cher Prosper, de ne pas laisser
apercevoir la moindre chose à l'ami dont il était question. Il est
si susceptible au milieu de toutes ses qualités que la moindre
chose entraîne des explications qui n'en finissent plus.
Notre amie est partie ; elle couche probablement aujourd'hui
à Nevers; elle a été pendant les derniers jours de son séjour
ici dans un état déchirant, et j'ai eu souvent une véritable inquié-
tude sur ses projets ultérieurs. J'ai bien peur que le séjour de
Genève, qu'elle déteste, n'ajoute à toutes ses sensations pénibles,
et je ne sais ce qu'elle fera. Toutes ces tribulations m'em-
pêchent d'achever mon ouvrage, dernier et faible intérêt qui me
reste. Cependant toutes les fois que j'ai huit jours de libres, je
l'avance beaucoup. Comme ma tête commence à se fermer aux
idées nouvelles, je me retrouve toujours en état de sui\Te les
nniennes et de les reprendre. Je travaille indépendamment du
public que je n'espère point, car je ne l'aperçois nulle part. Mais
mon li\Te a pour moi lattrait d'une chose commencée dès long-
temps, et je le continue comme on a vu des gens ajouter chaque
jour à une collection de coquilles ou de tulipes. L'esprit humain
a l'admirable faculté de poursuivre sa route, même quand il n'a
plus le motif qui l'avait fait se mettre en route.
Corinne va paraître. Je suis très curieux de son efîet. Si,
comme je l'espère, le succès est proportionné au mérite de l'ou-
vrage, ce sera bien le triomphe du talent, car il n'y a rien de
moins en harmonie que la disposition enthousiaste et poétique
ie Corinne, et les goûts et la tournure d'idées, de propos et
l'actions qui distinguent ce moment-ci.
2 mai.
Cette lettre, mon ami, a été interrompue par une fureur de
1 ravail qui m'a saisi soudain, et qui depuis trois jours ne me
q-uitte pas. Je me lève à six heures du matin' et je ne sors que
pour aller dîner à sept heures du soir. Aussi je fais des progrès
tellement rapides que si je travaillais de la sorte six semaines,
mon ouvrage serait fini. Je suis tenté quelquefois d'aller m'en-
f»rmer dans quelque lieu solitaire pour l'achever d'arrache-pied.
Cette passioM subite ne me di.'-'rait pas cependant des intérêts
que j'ai sur nos frontières nouvelles, je veux dire à Breslau : tant
que vous y serez, je regarderai c» pays comme une espèce de
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 249
patrie. On attend journellement quelque grande nouvelle. Le
siii'.c^s est si peu douteux, que je crois déjà la savoir avant de
Tavoir apprise.
Adi-eu, mon cher Prosper. Croyez que je vous serai toute ma
vie tendrement attaché-.' Je vais retourner à mon polythéisme.
Vous êtes à peu près le seul vivant pour lequel je me sente
capable de quitter les morts.
VI
Paris, ce 23 février 1808.
Je ne saurais vous dire, mon cher Prosper (i), combien votre
lettre m'a fait plaisir. Vous en jugerez par mon empressement à
vous répondre.
Ma tragédie (2) est fort ajournée, quant à la représentation
au moins. Je crois que Hochet vous a rendu compte du résultat
de la lecture chez M"'* Récamier. J'avais eu tort de réunir à la
fois Talma et d'autres (3), Talma n'a vu que son rôle, et les
autres ont reçu son impression. Du reste il y avait, dans les cri-
tiques, des choses vraies, au milieu de beaucoup de choses qui
tenaient à l'impossibilité de faire entrer une conception étran-
gère dans une tête française. Les morceaux les plus littérale-
ment traduits de l'allemand ont été les plus critiqués. La scène
de l'officier qui raconte la mort d'Alfred, nommément, et celle
de Thécla et d'Elise. C'étaient les deux que j'aimais le mieux.
J'en ai eu de l'humeur environ cinq jours, puis je n'y ai plus
pensé. Mais je suis convaincu, non seulement par l'effet de cette
lecture, mais par une autre conversation avec un de mes amis
sur \^allstein dont je lui ai lu des morceaux, que je ne puis tra-
vailler pour le théâtre français. On exige une direction tellement
précise, et des couleurs si tranchées que je ne sais pas les peindre
parce qu'elles ne sont pas dans ma nature. Je ne connais de
naturel en tout que les nuances, mais, en France, il y a pour le
théâtre un certain nombre de moules à caractères : un tyran doit
(1) M. de Barante était sous-préfet de Brcssuire depuis la fin de 1807. Quel-
ques-unes de ses lettres adressées d'Allemagne, et ouvertes, semblaient lui avoir
attiré cette disgrâce.
(2) WaLlenstein.
(3) MM. Lemontey, Lacretelle jeune, EIzéar de Sabran et le docteur KorelT assis-
taient au>ù à cette lecture.
250 REVUE DES DEUX MONDES.
être tel, un conspirateur tel, etc. Ce ne sont pas les hommes
qu'il faut peindre, mais des cadres donnés à remplir, et je crois
que le type de la tragédie qu'ils veulent c'est le Pyrrhus de
Lehoc (1). Les couleurs locales ne leur plaisent pas du tout, et
les mœurs de tous les siècles doivent être celles convenues au
théâtre. On me proposait gravement de faire de Wallstein un
philosophe ennemi delà superstition et de l'esclavage, et proje-
tant la liberté des cultes et des nations. Que voulez-vous? C'est
un peuple si vieux que la nature ne lui est de rien, excepté dans
quelques détails de passions qu il a ouï dire exister dans une
partie que l'on lui a dit s'appeler le cœur humain.
Ni vous ni moi, mon cher Prosper, ne sommes faits pour
travailler dans ce siècle. Il n'y a plus d'àmes sympathiques avec
les nôtres, et la langue que nous parlons, quoique composée des
mêmes syllabes que celle des bipèdes que nous rencontrons, ne
sert qu'à ne pas nous faire entendre. Tout est enrégimenté. Il y
a des gens qu'on appelle philosophes, et quand on est philo-
sophe, il faut ne mettre d'intérêt qu'à l'avilissement de la reli-
gion, et se consoler de tout pourvu que la religion soit avilie.
Il faut ne reconnaître aucun talent à ceux qui ont la moindre
étincelle de sentiment religieux, et savoir gré à tous ceux qui
sont athées, n'eussent-ils aucun talent. J'ai eu le malheur hier
de dire en pareille société que le Discours de Bossuet sur l'his-
toire universelle me paraissait plus un ouvrage historique que
VEssai sur les mœurs et l'esprit des nations (2), et j'aijexcité un
scandale universel. Il y a des gens qu'on appelle dévots et avec
ceux-là il faut croire que le doute est un crime, que la religion
est une chose positive, fixe, de formes bien tracées d'avance, et
dont on ne peut s'écarter. Enfin il n'y a plus d'individus, mais
des bataillons qui portent des uniformes. Les pauvres diables
comme vous et moi, qui ont un habit de fantaisie, ne savent où
se placer. Aussi ce qu'ils peuvent faire de mieux c'est de se
coucher et de se taire.
(1) Pyrrhus ou les Aiacidcs, trnpéiUe en 5 actes, 1807.
Louis-Grégoire Lehoc (1743-1810) avait été secrétaire tle légation à Constanti-
nople sous ie comte de Clioiseul-Gouflier, ministre plénipotentiaire de Louis XVI
à Hambourg, ambassadeur extraordinaire du Directoire .1 Stockholm. Son P»/?T/tHs,
commencé avant son entrée aux atraires, fut terminé à l'dge de la retraite; aussi,
écrivait M. Hochet : « tous les défauts d'un jeune homme sont dans les quatre pre-
miers actes, tous ceux d'un vieillard dans le cinquième. » Tahna s'y tailla néan-
moins un grand succès.
(2) De Voltaire.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 2oi
Vous sentez comme votre discours (1) a irrité au milieu d'une
pareille disposition. On vous a trouvé très irrévérencieux et sur-
tout n'ayant pas, c'est le grand mot, de direction fixe. Ce qu'on
exige, c'est qu'un auteur attaque ou défende. Malheur à celui qui
ne veut que juger!
Ce qu'il y a de comique ici, c'est le docteur Gall (2). C'est un
homme de beaucoup d'esprit, d'une instruction extrême, et
d'une grande sagacité d'observation. Il est tout étonné de la
nation au milieu de laquelle il s'est fourré. Cette inattention, ces
objections qui ne portent jamais que sur les conséquences de sa
doctrine, au lieu de porter sur sa vérité, cette rapidité avec
laquelle on le condamne sans l'entendre et en lui disant qu'on
le devine, parce que les Français ont éminemment de la pres-
tesse d'esprit, le jettent dans une surprise perpétuelle. Je
n'adopte pas tout son système, quoiqu'il ne me paraisse pas plus
incroyable que la nature ait placé dans le cerveau le nerf qui
répond à l'organe de la sensibilité ou de la mémoire que celui
qui répond au sens de la vue ou de l'ouïe; mais je me divertis
beaucoup à ma manière, c'est-à-dire par la contemplation de
l'absurdité, en voyant comment on l'attaque et comment on croit
le juger.
Je vous le dis, mon cher Prosper, vous êtes prévenu en
faveur des gens que vous croyez nos compatriotes et ce que vous
avez vu des étrangers vous a confirmé dans cette prévention. Je
conviens que les étrangers ne sont guères estimables, mais ce
sont des êtres naturels, môme dans ce qu'ils ont de mauvais.
Nous sommes des êtres factices, même dans ce que nous avons
de bon. La Chine ! la Chine! Nous y tendons, nous y marchons
à grands pas. De l'argent, et des cérémonies, et des formes, voilà
ce qui nous reste. Du courage, voilà ce qui nous distingue, mais
la mort a passé par là. Il n'y a plus rien de naturel en nous,
et je n'aperçois pas même de quoi nous recomposer, quoi qu'il
arrive.
Je voudrais bien aller vous voir. Je conçois votre repos et je
l'envie. Mais j'ai fait toujours ce que je ne voulais pas, jo nai
(1) Tableau de la litléralure française au XVIII' siècle. On sait avec quelle sé-
vérité l'Académie accueillit ce travail destiné au concours de 1808. Elle ne par-
donna pas au jeune auteur l'indépendance de ses jugemens sur un siècle dont les
héritiers et les derniers rei^résentans régnaient encore à l'Institut.
(2) François-Joseph Gall (l"o8-iS28).
252 REVUE DES DEUX MONDES.
jamais fait ce que je voulais, d'où je conclus que je n'irai pas
vous voir, à mon grand regret.
Adieu, cher Prosper, écrivez-moi, je ne puis avoir de plus vif
plaisir que de recevoir de vos nouvelles et j'ai peu de plaisirs
dans ce monde.
Vil
Paris, ce 20 mars 1808.
J'ai reçu votre lettre, cher Prosper, et je vous en remercie.
Je regrette encore plus que vous ne pouvez le faire que vous ne
soyez pas à Paris. J'éprouve sans cesse le besoin de trouver quel-
qu'un qui juge avec moi, non de ce qui se fait, car cela ne me
regarde plus, mais de ce qui se dit, ce qui peut-être n'est guère
plus intéressant, mais ce qui est plus innocent à juger. Siècle
de poussière, où la poussière est toujours prête à devenir de la
fange ! Ce qui redouble mon indignation contre ce siècle, c'est
que je sens son influence s'étendre jusqu'à moi. Je ne travaille,
je ne pense, je ne sens plus que par une suite d'une impulsion
donnée antérieurement. Toute discussion m'est insupportable.
Dans la solitude, j'ai toujours du plaisir à suivre le développe-
ment de mes idées, mais dans le monde, je suis toujours prêt à
les abandonner, pour me dispenser de les défendre. Ce n'est pas
de la prudence, car il m'est encore plus fatigant de discuter sur
Homère que sur les choses présentes. C'est une conviction qui a
pénétré en moi que rien de ce qu'on dit ne sert à rien, et l'inté-
rêt que les autres mettent à une opinion m'étonne comme une
manie, que rien n'expliquerait, si la vanité ne survivait pas à
tout. Cette vanité, qui se maintient dans ces vieilles têtes dessé-
chées, me rappelle l'histoire de cette souris qui s'était glissée
dans une tête de mort et qui la faisait rouler par la chambre.
Je vous ai déjà mandé que je laissais reposer Wallstein. Je
me suis rejeté en entier dans mon ouvrage des religions. C'est la
seule chose qui m'intéresse et dont l'idée me ranime. Je trouve
assez de plaisir à peindre, surtout dans la dernière partie, l'écrou-
lement de toutes les opinions, la dégénération de l'espèce
humaine, le scepticisme réduisant tout en poussière, l'homme
n'ayant plus la force de rien croire ets'enorgueillissant de ce qui
est le symptôme de la faiblesse la plus incurable, du persiflage
universel, l'autorité prenant, rejetant, reprenant la religion, la
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 253
couvrant de boue, puis la nettoyant pour s'en servir, puis cassant
l'instrument pour le rendre plus souple, des philosophes devenus
des parasites, des prêtres tour à tour mendians et courtisans,
des littérateurs rangeant dans un ordre nouveau, en prose des
phrases, en vers des hémistiches tout faits, rien de vrai, rien de
naturel, rien qui ait de la chair ou du sang...
J'ai été interrompu comme j'en étais là, et bien vous en
prend, car je ne sais où m'aurais conduit la colère à laquelle je
m'abandonnais. Actuellement je suis tout calme, et au fond
pourquoi me fàcherais-je d'un état de choses que tout le monde
trouve si beau? N'y a-t-il pas un Institut et des gens de lettres
et des savans, et ne font-ils pas des rapports, et ne sont-ils pas
tous contens de leur petite existence? Pourquoi serais-jeunmort
plus factieux que les autres morts mes camarades? A propos de
morts et de gens de lettres, ce qui est la même chose, j'ai fait
connaissance avec une des espérances du parti, M. Victorin
Fabre (1). Je l'ai trouvé plein de zèle pour la feue philosophie,
et en répétant, avec une mémoire admirable, et une chaleur plus
admirable que sa mémoire, des tirades entières tant en vers
qu'en prose. Il a en littérature toute l'orthodoxie, et en opinion
toute l'hétérodoxie qu'il croit encore à la mode. Il est plein de
mépris pour les préjugés de Bossuet, mais plein d'admiration
pour le génie poétique de Boileau. Je n'ai pas lu encore son
éloge de Corneille. Vous savez que Chazet (2) a obtenu une
mention honorable. C'est à peu près la proportion des deux
siècles, l'auteur des Innocentins et l'auteur du Cid.
Trêve de littérature, et parlons de nos amis : Hochet vit
très heureux (3). Son bonheur est grave, mais il a pris le meil-
leur parti qu'on puisse prendre. Je ne le vois pas souvent,
parce que je ne sors point le matin et que nous ne nous rencon-
trons que de tems en tems le soir chez M""^ Suard (4). Juliette
(1) Victorin Fabre (178o-1831), poète et prosateur, s'est surtout fait connaître
par une série déloges de Boileau, de Corneill<;, de La Bruyère, de Montaigne, etc. ;
par ses poèmes : la Mort d'Henri IV, les Emôei'lissemens de I\iris, la Tour d'Ur/lan-
iine; par des fables, des opuscules et discours en vers. 11 a publié, en 1810, un
Tableau de la litléralure du XVIII' siècle.
(2) René Alissan de Chazet (1772-1844), auteur dramatique des plus féconds,
écrivain dont les divers gouvernemens n'eurent qu'à se louer. 11 a laissé aussi
quelques ouvrages d'histoire, souvenirs et mélanges.
(;!) M. Hochet s'était marié l'année précéd ente.
(4) M"" Suard, née Panckouke, avait un salon littéraire, fort recheiché et très
influent, qu'elle dirigeait avec esprit et grand charme. M. Suard, secrétaire pcrpc-
254 REVUE DES DEUX MONDES.
est un peu désœuvrée. Les hommages des Russes(4)lui paraissent
légers, après des hommages plus sincères et plus assidus qui
lui ont été offerts cet été (2). Toute légère qu'est sa vie, elle lui
pèse sur les bras, et elle voudrait la déposer quelque part. Je
ne crois pas qu'elle y parvienne. Les honneurs pleuvont sur
Regnault (3). Il est toujours ce qu'il était, c'est-à-dire selon moi,
et pour ses amis, un excellent homme. Je l'ai entendu défendre
le docteur Gall, sous le rapport de la liberté d'exposer ses opi-
nions, et de l'utilité de tous les systèmes comme moyen d'acti-
vité pour Tesprit, et d'acheminement aux découvertes avec une
raison parfaite, qui, dans ce moment-là, n'était pas sans courage.
Tout va du reste comme bien vous savez. La création de la nou-
velle noblesse n'a pas encore dans la société un effet bien sen-
sible. Mais quoi qu'on en dise, avec le tems et en assez peu de
tems, cette noblesse effacera les souvenirs de l'autre. Les pères
ne seront que riches, parce qu'on les enrichit aujourd'hui. Mais
demain les enfans seront riches et bien élevés ; je ne parle que
de l'éducation telle qu'on nous la fait aujourd'hui. Ces enfans
auront des formes polies, et je ne vois pas alors la différence
qu'il y aura entre eux et leurs prédécesseurs dépossédés. Il en est,
au reste, de cette nouvelle institution comme de toutes les insti-
tutions qu'on crée dans ce siècle. On fait des plaisanteries et
l'on pense à part soi au moyen de s^y faire recevoir.
Adieu, mon cher Prosper. Ecrivez-moi, je suis ici encore
pour deux mois. Je serai si vous le voulez, un correspondant
bien exact. H est impossible d'être un ami plus attaché.
tuel de l'Académie, exerçait alors une véritable magistrature intellectuelle. Il le
devait moins à ses œuvres agréablement écrites et pensées qu'à ses qualités
aimables, à la souplesse de sa diplomatie, et surtout au souvenir de ses relations
avec les écrivains, les savans, les artistes les hommes d'État, les femmes cé-
lèbres de la fin du dernier siècle.
(i) Le prince Gagarine était alors fort assidu auprès de M°" Récamier.
(2) Le prince Auguste de Prusse, neveu du grand Frédéric, éperdument amou-
reux de M"' Récamier, lui avait offert de l'épouser, ce que permettait l'annulation
possible de son mariage avec M. Récamier ; la lettre digne, paternelle et tendre par
laquelle celui-ci déclara ne pas s'y o]5poser, décida M"* Récamier à rester fidèle à
l'ancien compagnon de sa vie, maintenant vieilli et appauvri.
(3) Michel-Louis-Étienne Regnault de Saint-Jean-d'Angély. déjà conseiller
d'État, et président de la section de l'initérieur, procureur général de la Haute-Cou
impériale, grand officier de la Légion d "honneur, venait d'être nommé, en 180T, se-
crétaire d'État de la famille ii»périaie et, en 1808, comte de l'Empire.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 2o5
VIII
Des Herbages (1), Cè SS^a-vrïï 1808.
Je crois, mon cher Prosper, que j'avais mal daté ma der-
nière lettre. Celle-ci l'est exactement; mais elle mettra peut-
être quelques jours de plus à vous parvenir, parce que je sup-
pose qu'elle passera par Paris. Je suis venu jeter un coup d'oeil
sur ma pauvre campagne, mais je n'y resterai pas : et au lieu d'y
passer quinze jours, comme je me le proposais, je crois que
j'en repartirai après-demain. J'y suis mal arrangé comme on
l'est toujours dans un bien qu'on n'habite jamais, et l'idée que
je dois en repartir m'ôte tout intérêt et s'oppose à toute occu-
pation. Ma disposition morale est aussi très peu propre à la so-
litude. Je suis triste et découragé. J'ai un besoin de repos qui,
rencontrant des obstacles, devient quelquefois une douleur très
aiguë, et qui en même tems, se fesant sentir chaque jour plus
impérieusement, amènera des choses qui m'attristent en per-
spective. Ajouter à cela que je suis entouré ici d'une correspon ;
dance de près de vingt ans, presque entièrement avec des morts,
et que je ne puis m'empêcher de relire sans cesse, quoiqu'elle
fatigue mes yeux et brise quelquefois mon cœur. Ce n'est pas»
tant le regret des individus qui m'attriste, bien qu'il y en ait qui
sont pour moi des pertes irréparables, que ce sentiment du
passé, et cette mort au bout de tant d'activité, de tant de liaisons»
de tant de querelles quelquefois, c'est surtout dans les lettres de
femmes que cela se fait sentir. Il n'y a pas d'homme qui n'ait été
aimé, qui n'ait rompu, soit à tort, soit avec raison ; mais ces
ruptures, qui paraissent fort simples, tant que les objets en sont
encore existans, deviennent horriblement lugubres, lorsqu'elles
sont terminées par cette grande et silencieuse catastrophe qui
termine tout. C'est en vain que des années se sont écoulées entre
la rupture, et la mort. Cet intervalle est bon, en ce qu'il prouve
que l'une n'a contribué en rien à l'autre. Mais je ne sais com-
ment il se fait que ce qui est devenu impossible redevient un
objet de désir. Je promène mes regards sur toutes ces lettres
écrites par des mains qui sont à présent de la poussière, sur ces
lettres, qui ne peuvent plus être répondues, et auxquelles,
(1) Propriété de Benjamin Constant, située '-en Seine-et-Oise,^ntre,^Iaflier et
Franconviile.
2S6 REVUE DES DEUX MONDES.
quand je répondais, j'opposais tant de raisonnemens tirés de la
vie, et des circonstances et de l'avenir. Tous ces raisonnemens,
toutes ces circonstances, tout cet avenir s'est abîmé dans une
fosse qui elle-même a disparu.
Je m'arrête pour ne pas vous importuner daiis votre solitude
de Bressuire, par la mélancolie qui pèse sur moi dans ma soli-
tude des Herbages. La campagne est horrible. Il n'y a pas une
feuille sur les arbres. Le vent de l'hiver souffle à travers leurs
branches noires. Rien n'annonce encore le printems de la nature,
qui m'est d'autant plus nécessaire que l'automne a déjà com-
mencé pour moi. Croyez-moi, mon cher Prosper, il faut se faire
autour de soi quelque chose qui nous tire de nous-mêmes. Ce ne
peut pas être le monde; il est trop indifférent. Ce ne peuvent
pas être les affaires; elles exigent de l'activité d'esprit, et c'est
surtout pour les momens où notre esprit est fatigué que la dis-
traction est nécessaire.
Je romps encore la chaîne de mes idées parce que je ne sais
trop où elles me conduiraient, et qu'il y a en moi une sorte de
folie contemplative que je veux réprimer le plus que je puis.
Chaque jour j'entends moins ce que c'est que la vie; et je suis
prêt à me jeter sur la terre, pour lui demander son secret. Tout
le monde a-t-il ce sentiment, et le cache-t-il comme je le cache?
Tout le monde joue-t-il son rôle, et se fait-il commun et incon-
séquent, de peur de paraître fou? Ou y a-t-il vraiment des gens
à qui la vie telle qu'elle est convienne, et à qui il paraisse tout
simple de naître, de voir mourir autour d'eux, de sentir la main
invisible qui s'appesantit sur eux, sillonne leurs traits, et affai-
blit leurs organes, enfin de mourir eux-mêmes? Je suis comme
ces pédans qui répètent le om mystérieux. Il n'y a pas de pa-
role dans aucune langue qui puisse exprimer les questions que
je voudrais adresser à cet inconnu muet que je sens, et qui se
tait.
Parlons d'autre chose, si je puis. Je travaille à Wallstcin, je
le refonds : je crois que la pièce ne sera pas jouable en France,
mais il y aura de grandes beautés. Un cordonnier en a fait une
sur Zênohie (1), qui, dit-on, est pleine de beautés. On m'en a
(1) « A propos de tragédie, écrivait, le 23 août 1808. M. Hochet à M. de Barante,
ie viens d'entendre celle du cordonnier dont on a tant parlé dans les journaux, et
je vous assure qu'on n'a rien exagéré dans les éloges. Dans les mauvaises scènes, il
f&t au niveau de Hardy et Garnier, mais ni Arnault, ni Lcgouvé ne concevront
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 2o7
cité quelques vers, vraiment heureux. Lacreteile(l), en en parlant,
l'a félicité de son heureuse ignorance des langues étrangères qui
l'a empêché de s'égarer el d'abandonner les grands modèles.
D'Alembert écrivait il y a quarante ans : « La première condition
pour un homme de lettres, c'est d'avoir le courage d'ignorer
beaucoup de choses. » Je ne sais pas si c'est la première, mais
c'est certainement la mieux observée.
J'ai lu votre discours, et j'ai dit même aux membres de l'In-
stitut qu'il y avait plus de choses dans une de vos pages que
dans les quatre discours qu'ils ont couronnés. C'est bien véri-
tablement mon opinion. Il y a dans votre scepticisme plus de
jamais des caractères et des sentimens comme il s'en trouve plus d'un dans la
pièce. Il a des traits et même des tirades que Corneille n'eût pas désavoués ; et
croyez-moi, je n'exagère rien. Le sujet est la chute de Zénobie et du royaume de
Palmyre. C'est le maître du monde qui ne veut pas souffrir un seul État indépen-
dant. Ce pauvre homme ne s'est pas douté qu'il avait fait une pièce tout appli-
cable à ces temps-ci; aussi, après avoir été entendu et loué chez les princesses qui
lui ont fait même une pension, vient-il de recevoir l'ordre de ne plus lire son
ouvrage. Il en est tout confondu. Le caractère de Zénobie est plein de noblesse ;
elle dit en refusant des indemnités que lui propose Aurélien :
Je vivrai ton égale ou mourrai ta viciime.
Elle lui dit à lui-même :
Ne pouvez-vous régner sans régner en Syrie?
« Mais un caractère vraiment original est celui de Longus, c'est la première fois
qu'un philosophe a été mis sur la scène d'une manière dramatique, car je ne
doute pas qu'il ne fît beaucoup d'effet à la représentation. Ce qu'il y a de plus re-
marquable dans l'ouvrage, c'est un bon sens vigoureux, et une dialectique serrée,
vraiment étonnante dans un homme sans lettres. Je ne sais s'il pourra renouveler
cette bonne fortune ; malheureusement il a déjà quarante ans, et il a encore beau-
coup à acquérir pour la correction et l'élégance. »
(1) Sans doute, Lacretelle jeune.
Les deux frères, Pierre-Louis (1751-1824) et Jean-Charles-Dominique (1766-1855),
jouissaient alors d'une situation importante dans les milieux littéraires et dans la
société. L'aîné, ami et collaborateur des encyclopédistes, bon jurisconsulte, fort
protégé de Malesherbes, siégeait à l'assemblée législative parmi les Feuillans et
son rôle n'y fut pas inaperçu. La politique, le droit, la philosophie, l'économie
sociale inspirèrent surtout ses écrits où, cependant, la littérature a tenu une cer-
taine place.
L'œuvre littéraire de son frère a été plus considérable, mais il est surtout
l'historien des événemens écoulés en France pendant le xviii' siècle, la Révolution,
l'Empire et la Restauration. Un véritable talent oratoire signala, de 1809 à 1S4S, son
cours d'histoire à la Faculté des lettres. Lacretelle jeune fut, pendant la Révo-
lution, un des plus courageux écrivains de la presse constitutionnelle modérée et
il en courut, sous la Terreur comme au 18 fructidor, les périlleuses conséquences.
Membre du ^-ureau de la Presse en 1800, censeur impérial en 1810, joembre de
l'Académie française en 1811, il ne se vit pas moins favorisé par le gouvernement
de la Restauration; mais, eh 1827, il se rangea parmi les adversaires <'f sa poli-
tique. L'Institut, la Sorbonne, les hommages de la nouvelle élite littéiair ui'.cu-
pèrent seuls ses dernières années.
TOÎiK xxxiv. — ^806. '
258 REVUE DES DEUX MONDES.
vigueur que dans leurs assertions les plus positives, et dans vos
contradictions apparentes plus de profondeur et de justesse que
dans leurs systèmes les mieux arrangés. Cependant je vous dirai
ce que je pourrais me dire à moi-même. Nous ne savons pas
assez ce que nous voulons. Noijs sommes dégoûtés de notre siècle,
et pourtant nous sommes de notre siècle. Nous avons senti les in-
convéniens de la philosophie. D'ailleurs ses ennemis ne valant
pas mieux ou valant moins que ses apôtres, nous craignons de
faire cause commune avec ses ennemis. Il en résulte qu'après
nous avoir lus on se demande quel est notre but, el c'est un défaut
pour le succès. C'est là le plus grand, le seul réel dans votre ou-
vrage. Le style m'en a plu souvent, on voit que vous sentez
plus que vous ne dites, et c'est le premier mérite du style à mon
avis. Nos écrivains actuels laissent sans cesse voir qu'ils ne
sentent rien. Il ne faudrait pas deux jours pour faire disparaître
tout ce qui ne tient qu'à la rédaction. JMais l'autre défaut, si
c'en est un, comment le corriger? Je m'en déclare incapable,
car on me le reproche sans cesse, et je ne sais répondre autre
chose sinon que je ne vois pas d'une manière plus décidée, et
qu'il faut me prendre impartial et sceptique, ou me laissei. Je
ne crois pas que vous en tenez mieux. Partout hors de France,
on permet aux écrivains qui ont des observations neuves, de ne
pas avoir de résultat positif. Mais les Français, qui veulent tout
utiliser, ne veulent pas avoir lu pour rien.
Adieu, cher Prosper. Le temps est devenu plus affreux en-
core, pendant que je vous écrivais. Je repars pour Paris. C'est là
que je mettrai ma lettre à la poste. J'aime encore mieux les
hommes que les vilains arbres qui m'entourent. Jugez si ces
arbres sont laids.
IX
Versailles, ce 19 mai 1808.
Je vous écris d'une auberge où je suis venu demander à mon
préfet un passeport, pour voyager dans toute l'Europe. C'est
une chose que depuis six ans je fais toutes les années. Je prens
ensuite le plus d'argent que je peux avec moi, puis, je pars pour
Genève et ses environs, et j'y reste avec mes projets. Mais j'ai
au moins la satisfaction d'avoir tous les moyens matériels de
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 259
les exécuter et de ne pouvoir m'en prendre qu'à moi, si je ne
les exécute pas.
Vous ai-je mandé que j'avais fait une nouvelle tentative pour
croire à quelque chose? J'ai été me faire dire la bonne aventure
par une sorcière, très renommée à Paris, et dont on raconte des
anecdotes très avantageuses. Hélas! cher Prosper, j'étais plus
qu'impartial, et elle ne m'a rien dit qui pût me fournir un pré-
texte de supposer quelque communication entre les hommes et
la nature, mais la superstition même me refuse son appui!
Cependant cette sorcière m'a intéressé à certains égards.
Lorsque j ai vu qu'il fallait désespérer d'être sa dupe, je me suis
mis à lobserver. Elle est fort bète, mais on remarquait Tétude
que son intérêt lui a fait faire des passions humaines, malgré sa
bêtise. Elle parle vite et en phrases très longues, avec beaucoup
de mots parasites, pour lui donner le tems de rassembler des
idées. Elle dit à tout le monde à peu près la même chose, mais,
de tems en tems, elle jette un regard rapide et de côté, sur la
figure de celui à qui elle parle (le reste du tems, elle tient les
yeux l)aissés et a l'air d'une machine à paroles), et quand elle
croit avoir remarqué l'impression qu'elle a faite, elle pèse sur
cette impression avec une sorte de dextérité. Elle parle aux
hommes d'argent et d'ambition, aux femmes d'amour, et j'ai
conçu comment elle parvenait à faire effet. Il n'y a pas un
homme qui ne croie avoir quelque ennemi caché, et pas une
femme [qui ne craigne] qu'on ne lui enlève son amant. En con-
séquence, elle les étonne toujours en leur disant là-dessus des
choses fort vagues, qui leur paraissent frappantes parce qu'elles
s'appliquent plus ou moins à leur situation particulière.
J'ai nn peu travaillé à Wallstein. Mon départ qui approche
m'empêchera de le finir avant l'automne. Mais je crois avoir
trouvé le moyen de rendre cette pièce susceptible d'être jouée, et
d'en faire disparaître les défauts les plus graves.
Je compte partir dans peu de tems. Ecrivez-moi pourtant
toujours ici, cher Prosper. On me renverra vos lettres. Adressez
directement rue Neuve-des-Mathurins, n° 40.
Brévant près Dôle, département du Jura, ce 9 juin ISOS.
On m'a renvoyé votre lettre de Paris, mon cher Prosper. Elle
260 REVUE DES DEUX MONDES.
m'a profondément touché, et tout mon cœur répond à l'amitié
que vous me témoignez. Ce que vous blâmez en moi n'est nulle-
ment de la défiance, mais une sorte de découragement de moi-
même et d'habitude prise depuis un tems immémorial de ne
pas parler de moi-môme. Je n'en repousse pas lidée, mais elle
ne m'en vient pas. Ajoutez à cela qu'ayant une grande incerti-
tude dans le caractère, j'ai souffert souvent de ce que l'on con-
cluait de ce que je disais à ce que je devais faire. La plupart des
hommes, ou même tous, car la chose n'est pas un défaut dans
l'amitié ou dans la compréhension, mais une loi de la nature,
voient ce qui intéresse les autres d'une manière nette et tranchée,
parce qu'ils ne saisissent que les faits, et que les faits sont la
partie la moins importante de nos douleurs. Le cœur est une
partie de nous-mêmes incommunicable. Il a les maladies, dont
on ne peut pas vouloir guérir, quoiqu'il soit possible que l'on
en guérisse. Mais ce sont les hasards, les circonstances qui
amènent cette guérison, et comme je l'ai dit, tant qu'elle n'a pas
eu lieu, on ne la veut pas. Or les amis la veulent, et ce qu'ils
disent pour y déterminer, et la fatigue que l'on aperçoit qu'ils
éprouvent, quand ils voient que Ion ne veut pas sortir de la
situation dont on se plaint, aigrit la souffrance au lieu de la
calmer.
Je remarque, cher Prosper, que je vous fais là du marivau-
dage de mélancolie. Nous causerions bien autrement si nous
nous voyions; mais jusque-là j'ajourne tout, hors ma reconnais-
sance et ma bien tendre amitié.
Peu de jours après ma dernière lettre j'ai quitté Paris pour
venir voir mon père (1). Ma présence ici lui fait du plaisir. On en
a si peu à quatre-vingt-trois ans, que je ne néglige rien pour lui
procurer ceux dont il peut encore jouir et nos relations, depuis
quelques années, sont devenues chaque jour plus intimes et plus
douces.
Je travaille à Walhtein, moins que je ne devrais et ne vou-
drais, mais cependant de manière à prévoir qu'il sera fini dans
(1) Jil<ît-v\rnold de Constant de Rebecque avait été pénéral au service de la
Iloliaade. I.a famille de Constant de Rebecque était originaire d'Aire-en-Artois;
plusieurs le ses membres servirent successivement les ducs de Bourgogne, puis
Charles-Quinf. Antoine de Constant de Rebecque, de !a religion réTormée, quitta
lArtûis espagnol et combattit sous les drapeaux huguenots d'Henri IV à la ba-
taille de Coutras (1581). Les Constant s'expatrièrent vers 1605 en Suisse, où naquit,
à Lausanne, en 17C7, Henri-Benjamin.;
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 261
le courant de l'été. Je verrai alors à le faire recevoir et imprimer
l'hiver prochain. Il me tarde de pouvoir me remettre à mon
polythéisme, qui est l'ouvrage de ma vie. Je ne conçois pas
qu'on dise tant de bien de mes vers, et que j'aie si peu de pen-
chant à en faire. /
J'ai bien peur que nous ne nous voyions pas à Paris de long-
tems. Puisque vous y venez cet été, vous n'y serez pas en hiver,
et ce ne sera, je suppose, qu'alors que j'y irai. J'ai trouvé la^vie
de Paris douce à mener, et c'est peut-être ce qui a ajouté à ma
tristesse.
Mes grands projets de voyage ne se réaliseront pas plus cette
année que^ les autres : et je ne vous les avais pas annoncés
comme devant se réaliser, car je me souviens d'avoir ajouté que
depuis longtems je prenais tous les ans les mêmes mesures, et
qu'après m'être assuré les possibilités, je m'en tenais là.
Adieu, cher Prosper. Cette lettre est une bien insuffisante
réponse à la vôtre. Croyez que je le sens. Croyez que je vous
suis attaché pour toute ma vie, et que l'un de mes plus grands
bonheurs sera de vous revoir et de causer avec vous de vous et
de moi.
XI
Coppet, le 27 juillet 1808.
Les renseignemens^contradictoires, qui me sont parvenus sur
votre voyage à Paris, mon cher Prosper, m'ont empêché de
répondre, aussitôt que je l'aurais désiré, à votre lettre du 23 juin.
Vous m'aviez mandé que vous seriez dans un mois et pour un
mois ou deux dans la grande capitale. On me dit que vous avez
renoncé à cette course, et que vous rencontrerez monsieur votre
père en Auvergne, flochet me mande que vous l'avez prié de vous
écrire à Bressuire. Je suis resté suspendu entre ces diverses
nouvelles, et je prens enfin le parti de vous adresser cette lettre
dans le chef-lieu de votre sous-préfecture, convaincu que c'est-de
là que tout ce qui vous est destiné vous parvient le plus sûrement.
Répondez-moi le plus tôt que vous pourrez, pour que notre
correspondance reprenne la régularité qui m'était si agréable.
Il est vrai que j'étais moins triste à Dôle que je ne lavais
été à Pans. Cela tenait à diiTérentes circonstances^qui ne peuvent
se détacher d'un petit ensemble d'événemens, lequel lors même
262 REVUE DES DEUX MONDES.
ne se pourrait raconter qu'avec des explications fort ennuyeuses
par lettre, mais que j'aurai quelque plaisir à vous confier, quand
nous nous verrons (1). Mais cela tenait aussi à une révolution
qui s'est faite en moi, qui a commencé il y a environ un an, et
qui fait des progrès dont je m'applaudis, et que je fa\^rise au-
tant qu'on peut favoriser une chose dont la piemière base est la
conviction profonde que le seul moyen de bonheur donné à
l'homme sur celte terre est l'abnégation do sa volonté. Je ne
prononce au reste que pour les caractères semblables aux miens,
qui, n ayant pas assez de force de volonté pour que cette volonté
les entraîne, n'éprouvent que l'irritation de ne pouvoir jamais la
défendre, soit contre les volontés étrangères, soit contre la mo-
bilité de leur propre esprit. Ces caractères sont d'autant plus
malheureux qu'ils ont d'ordinaire, avec leur faiblesse, un grand
amour de l'indépendance. Il en résulte un froissement perpétuel,
et un état de fièvre le plus douloureux qui se puisse imaginer.
Or, comme on peut bien renoncer aux forces qu'on a, mais non
se donner celles qu'on n'a pas, le seul parti à prendre, c'est
d'abdiquer cette faculté de vouloir, qui n'est pas suffisante pour
persister, et qui l'est pour faire de la vie une suite de tourmens.
On finit la lutte, on n'est plus harcelé par la violence, la pitié,
l'indécision. On s'enveloppe dans son manteau, et l'on se laisse
rouler par les vagues. On raconte de je ne sais quel niais, qu'il
s'était mis dans l'eau de peur de pluie. Ce n'est pas un parti
si sot qu'il le paraît. Si en abdiquant sa volonté on peut y
joindre une conviction fort opposée aux idées philosophiques,
mais qui n'est pas dénuée d'une certaine viaisemblance de senti
ment, c'est que nous sommes entourés d'une force intelligente,
dont nous sommes ou les créatures ou une partie, et que cette
force se mêle de nous, on n'est presque plus malheureux. On
(!) Benjamin Constant avait épousé, le 8 juin, Charlotte de Hardenberg. Ce
mariage resta secret pendant quelque temps. Charlotte de Hardenberg appartenait
à une des plus anciennes et des plus importantes familles de Hanovre. M. de Ma-
renholz fut son premier mari. Le divorce rendit la liberté à l'un et à l'autre, fort
malheureux de leur union. Le comte Dutertre, ancien émigré devenu général, lui
succéda. Ce mariage d'un catholique avec une protestante divorcée n'existait pas
aux yeux de l'Église, et cette situation ne contribua pas peu à engager M. Dutertre
à laisser se rompre les liens qui l'unissaient à Charldtte. Une somme d'argent
versée par Benjamin Constant pour obtenir sa renonciation écrite à tous les droits
qu'il pouvait avoir sur M"" de Ilardenbt rg finit de le déterminer à accepter cette
solution. Benjamin Constant avait eu déjà grand goût pour M"" de Hardenberg,
quand elle était encore M"* de Marenholz.
LETTRES DE BENJAMIN CO'STANT. 263
parvient assez facilement à établir dans sa pensée une certaine
correspondance de cette force avec soi, et, l'imagination une fois
tournée en ce sens, mille événemens individuels viennent justi-
fier cette conviction. Alors un monde nouveau s'ouvre. On est
débarrassé du poids de soi-même ; on n'a plus la charge de son
égoïsme, ni le fardeau de son individualité. Comme on n'a plus
de plan, les événemens paraissent n'avoir plus de suite. On mor-
celé la vie heure à heure, jour à jour, et la vie y gagne beau-
coup. Je ne sais si vous comprendrez tout cela, cher Prosper. Je
m'aperçois que je décris en incrédule les avantages de ce qu'on
nomme la superstition. Mais uia description est un reste de
mauvaises habitudes, et je suis ime preuve qu'on peut analyser
ce qu'on éprouve sans que l'analyse détruise la sensation.
En écrivant le mot de superstition, j'ai réfléchi à son étymo-
logie. Jamais mot ne fut plus expressif, quoique son vrai sens
soit tout à fait oublié. La superstition est en effet la seule chose
qui survive à tout. Ça n'est autre chose que la religion appli-
quée, adaptée à nos besoins de tous les momens. C'est la partie
de la religion dans laquelle l'homme trouve des ressources. La
religion sans ce qu'on a appelé la superstition n'est qu'une phi-
losophie d'une autre espèce : et qui dit philosophie dit une chose
essentiellement sèche et stérile
Je fais trêve à tout ceci, que je me reproche de vous avoir
écrit, parce que cela paraît inintelligible, sans développemens,
et je vais user le peu de papier qui me reste à vous parler de ce
qui vous intéressera davantage. Je vous écris de Coppet où je
suis depuis environ trois semaines. Notre amie est bien. Son
séjour à Vienne lui a fait une impression agréable. Elle y a été
entourée d'hommages et do bienveillance. Elle travaille à des
lettres sur l'Allemagne où il y aura beaucoup d'aperçus piquans
et nouveaux. Je travaille à Wallstein, sans entraînement. Je n'en
ai plus pour rien de ce qui n'est pas le repos. Le succès a perdu
pour moi presque tout son charme, quoique je n'en aie pas
beaucoup usé. Mais je travaille, parce que j'afflige ceux qui
m'entourent, quand je ne travaille pas. J'ai plus développé le
caractère de Wallstein, qui était manque dans mes derniers actes.
De temps en temps, il me revient un regain de force qui me fait
faire quelques vers heureux. J'ai remis beaucoup de pensées et
quelques scènes de Schiller. On me conseille de l'imprimer, et
comme je ne m'oppose à rien, je suppose que l'impression aura
264 REVUE DES DEUX MONDES.
lieu, mais il en sera ce qu'il plaira à la destinée, ou à Dieu
comme vous voudrez. J'aime mieux la dernière expression
quoique je sois plus habitué à l'autre.
Genève est comme autrefois. Je n'y ai été qu'une seule fois.
Je n'y vais que quand on m'y mène. On y reçoit de temps en
temps des nouvelles d'Espagne, presque toujours fausses, mais
qui remplissent les conversations. Il y a des Russes et des Alle-
mands à foison. Tout cela vient ici, et en repart, sans laisser de
traces, au moins pour moi. Camille Jordan (1), qui vaut mieux,
a dîné aujourd'hui.
XII
[Genève] ce 18 septembre 1808.
J'ai vingt fois commencé à vous écrire, cher Prosper, et je
n'ai jamais su où vous adresser ma lettre. On me disait bien que
j'avais encore le temps de vous la faire parvenir à Barante (2),
mais je trouvais d'après mon calcul qu'elle n'y arriverait qu'après
votre départ. J'ai donc attendu la nouvelle de votre séjour' à
Paris, et comme on me dit que les opérations de la conscription
no vous permettront pas d'y rester longtems, je me hâte de
répondre à votre lettre du 10 août, dont la date est pour moi un
siijet de regret continuel, car j'aurais déjà pu en recevoir une
autre, si j'avais répondu tout de suite.
Monsieur votre père que j'ai vu avant-hier très bien portant
»r "annonce que vous allez faire paraître votre essai sur le
(1) Camille Jordan ne pouvait point ne pas être un ami de M"" de Staël. En
politir|ue, il en avait le vrai libéralisme et, comme elle, connaissait et savait appré-
cier les {grandes littératures étrangères, et les contemporains qui en étaient la
gloire. Tout jeune, il assistait à Vizille, chez son oncle Périer, aux débuts du
mouvement on 1789, mais son premier écrit protestait contre la constitution civile
du clergé, et il luttait à Lyon contre les armées de la Convention. Au Conseil des
Cinq-Cents (1797) la religion persécutée trouvait en lui un éloquent défenseur,
•et il fut de ceux qui cherchèrent à faire du Directoire un gouvernement constitu-
tionnel et non plus révolutionnaire. Proscrit au 18 fructidor, il rencontrait, à
Weimar, Gœthc, Wieland, t>,hiller, Herder et en devenait l'ami, comme en 1795,
à Londres, de Fox, lord Erskine et autres illustres parlementaires anglais. M"" de
Stacl lui avait donné l'hospitalité à Saint-Ouen, lors de son retour en France, en
1800 ; puis les années de l'Empire s'écoulèrent sans qu'il songeât ù quitter sa re-
traite de Lyon. En 1814, la monarchie constitutionnelle réalisait son idéal poli-
tique. Conseiller d'État et député, Camille Jordan prit rang parmi les doctri-
naires, aux côtés de Royer-CoUard, et en partagea la disgrâce en 1820. 11 mourut
quelques mois après en 1821.
(2) Le ch&toau de Uarante aux environs de Thierâ (Puy-do-Dome).
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. ' 265
xviii^ siècle. J'en félicite vous et moi, et le public. Il y aura,
dans cet essai, plus d'idées neuves et justes que dans les ou-
vrages couronnés présens et à venir. Il m'a parlé (monsieur votre
père) des vues sur la civilisation que vous avez, dit-il, renoncé
à mettre à la fm de votre essai. Je ne puis trop juger de vos
motifs : mais je regrette tout ce que vous avez retranché, et si, —
c'est toujours d'après ce que m'a dit monsieur votre père que je
raisonne, — si vous n'avez été déterminé que parce que les consi-
dérations sur la civilisation étaient d'une longueur dispropor-
tionnée au reste de l'ouvrage, cette raison ne me paraît pas
suffisante pour vous engager à omettre ce qui certainement au-
rait été la partie la plus piquante et la plus profonde de vos
recherches. Au reste, M. de Barante m'a paru de votre avis :
ainsi je suis loin de décider, et ce n'est que mon impression que
je vous transmets, impression vague et aventurée, puisque je
n'ai point de données précises à cet égard.
Je suis à la fin de mon travail sur Wallstein^ que j'envoie à
l'impression, dans la semaine prochaine. Après m'être beaucoup
tourmenté pour l'arrangement du plan, et l'avoir refondu en
entier, je me suis trouvé ramené, à mon grand étonnement, au
plan que j'avais adopté dans l'origine. C'est ce qui m'est arrivé
plus d'une fois, dans la composition de plusieurs de mes ou-
vrages. Cependant le travail de cette refonte n'a pas été perdu.
Je crois avoir ajouté surtout au caractère deWallstein plusieurs
développemens nécessaires. Ce caractère est le grani défaut de
la pièce de Schiller, et de la mienne. Si je n'ai pu y porter re-
mède entièrement, je crois du moins l'avoir rendu moins sen-
sible. Enfm, cette pièce va paraître, telle quelle. Je m'intéresse
assez peu au résultat littéraire. Le succès, à ce que je crois
sentir, car il ne faut répondre de rien, le succès, dis-je, m'est
presque indifférent. Je la publie, parce que j'ai dit que je la
publierais, et parce qu'on me talonne pour la publier. Ce sera
ensuite l'affaire du public, s'il y en a un, et s'il veut s'en
occuper.
Je conçois comment vous trouvez l'abnégation de la volonté
une tiède jouissance. Mais il y a moyen de la revêtir d'une
sorte de sentiment pareil à celui de l'amour, et alors, à ce que
je crois, elle devient une jouissance assez vive, plus vivo peut-
être que toutes les autres. Il y aurait bien des choses à dire là-
dessus ; elles nous mèneraient trop loin. Je ne suis moi-mèmi
266 REVUE DES DEUX MONDES.
que dans la route, et je n'en connais pas encore assez le terme
pour vous en parler. J'ai beaucoup lu ce qu'on appelle les
Mystiques dans ces derniers temps, et notamment M""* Guyon :
et je les ai lus dans un esprit de bonne foi complète, sans
croyance fixe, mais aussi sans préjugé contre, et avec une
grande fatigue de l'incrédulité. L'efïet que ces livres et mes mé-
ditations m'ont produit a été variable et interrompu. Cepen-
dant, en prenant le tout ensemble, ils m'ont certainement fait
faire des découvertes dans le cœur humain et dans le mien
propre. L'homme est composé de trois choses, de sentimens,de
réflexions et de sens. Les sentimens et les sens sont les seules
choses qu'il tienne de la nature. Les réflexions ne sont que le
résultat de ses rapports avec les objets extérieurs. En consé-
quence, ce dont il est orgueilleux, l'esprit ou la raison, n'est
qu'une chose qu'il acquiert de la seconde main, et qui varie
suivant les expériences qui lui servent de base. Elle est donc
tout à fait inapplicable quant aux objets qui sortent de sa
sphère. La religion est à l'âme ce que le plus haut des plaisirs
des sens est au corps. La raison n'a rien à faire dans tout cela.
Il y a une liaison intime entre l'âme et les sens. Ce sont les
parties constitutives et naturelles de l'homme. La raison
est un intrus, venu après coup, et qui fait du bruit dans la
maison.
Ce qui paraît lui donner tant d'avantage, c'est que le seul
moyen que nous ayons de rendre ce que nous éprouvons, c'est
le langage et que le langage est une invention de l'esprit. Aussi
n'exprime-t-il nettement que ce qui est de son ressort, et ne
pouvons-nous trouver des paroles pour rendre aucune sensation
ni du corps ni de l'âme.
Je vous écris tout ceci, je ne sais pourquoi, cher Prosper,
tout au plus peut-on causer là-dessus, mais non pas écrire. J'au-
rais une grande soif de causer avec vous. Mais Dieu" sait quand
nous nous verrons. Si Bressuire n'était pas en pleine Vendée,
j'irais vous y voir. Mais les souvenirs d'une guerre civile m'em-
pêchent de me décider à cette visite.
Adieu, mon ami. Je vous assure que j'aurai toujours un
grand bonheur à vous garder souvenir et à recevoir des marques
du vôtre, et que vos lettres font toujours époque, dans ma vie
ù la fois monotone et vagabonde. Je vous embrasse. Dites-moi
dans votre réponse précisément où il faut vous écrire.
LHTRES DB BENJA-MIN CONSTANT. 267
XIII
Genève, ce 21 octobre 1808.
Je voudrais bien, mon cher Prosper, pouvoir espérer que je
vous trouverai encore à Paris ; mais, malgré vos retards et votre
désir de ne pas retourner de sitôt dans le siège de votre empire,
je crains fort que vous n'y soyez déjà, quand j'arriverai dans la
capitale. INIon malheureux Wallstein me retient ici et n'a\ance
guère, malgré mes prières et mes menaces, dont mon imprimeur
se rit également. Je n'en ai pas encore la première épreuve,
quoiqu'il y ait plus de rfuinze jours que j'en ai donné le rRanu-
scrit à Paschoud (1). Cela me dérange sous mille rapports. Celui
de ne plus vous rencontrer n'est pas le moins fâcheux. Je ne pré-
vois pas que je quitte Genève avant le l^*" décembre, ni que je
sois à Paris avant le 1" janvier. J'ajouterai à Wallstein quelques
notes historiques, indispensables pour l'intelligence de la pièce,
et un discours préliminaire sur quelques-unes des différences les
plus remarquables entre le théâtre français et le théâtre alle-
mand, le tout bien uniquement littéraire, comme vous sentez.
Dites-moi où je pourrai vous adresser tout cela, dans le cas où
vous ne seriez plus à Paris, quand ça paraîtra. J'ai aussi une
grande impatience de voir votre xviii® siècle. Je suppose qu'il
sera imprimé avant que je parte d'ici. Dans ce cas, envoyez-le-
moi le plus tôt possible; mais s'il tarde remettez-le à quelqu'un,
à Hochet, par exemple, qui me le donne à mon arrivée. Dès que
j'aurai fini Wallstein, je me replongerai dans mon ouvrage sur
le Polythéisme, que je ne me rappelle dans ce moment que
d'une manière assez vague et surtout très opposée à la direction
actuelle de mes idées. Non que les faits et la marche de l'esprit
humain ne soient pas selon moi toujours la même que celle que
j'avais cru démêler de tout tems. Mais le résultat est autre, et
sans rien changer à mes assertions sur la progression, je finirai
tout différemment de ce que mes premières intentions encyclo-
pédistes semblaient l'annoncer, ce qui m'oblige à modifier une
quantité de petites phrases, écrites dans le xvni*" siècle et pour
lui, et qui ne doivent pas lui survivre. N'êtes-vous pas frappé
comme moi, mon cher Prosper, de la grande impulsion reli-
(1) Libraire éditeur de Genève.
268 REVUE DES DEUX MONDES.
gieusc, qui semble imprimée à tous les esprits de notre siècle?
La religion s'est retirée de l'extérieur de la vie ; mais elle n'en
est que plus entière dans l'intérieur de l'homme. Cela est moins
sensible en France que partout ailleurs, parce que la France est
une Chine européenne où il n'y a d'un côté que la mode, et de
l'autre que des pratiques, mais partout ailleurs la religion, telle
que je la conçois, mystique et comme de dessous terre. Est-ce
l'époque? Il y a sans doute des traits de ressemblance avec celle
qui précéda et favorisa l'établissement du christianisme. Mais
l'époque même n'a-t-elle pas quelque chose de miraculeux?
Adieu, cher Prosper. Ecrivez-moi bien vite et conservez-moi
votre amitié, quoi qu'il nous arrive à l'un et à l'autre, sur ce
monde de sable mouvant.
XIV
Genève, ce 23 novembre 1808.
Je réponds à votre dernière lettre, cher Prosper, quoique je
ne sois point sûr que la mienne vous trouve à Paris. 11 me pa-
raît même plus que probable que vous n'y serez plus quand elle
y arrivera; mais on vous la fera tenir, et vous me direz alors où
vous écrire.
Je suis sur le point de quitter Genève pour aller d'abord en
Franche-Comté, puis à Paris, où je serai vers le 15 ou le 20 du
mois prochain. Wallstein est achevé d'imprimer et s'acheminera
vers la capitale à peu près en même temps que moi. Dieu nous
accorde à tous deux une bonne réception, quoique d'une nature
différente, car je ne demande pour moi que l'obscurité, et le
repos à la campagne, où je passerai une grande partie de l'hiver
si rien ne vient contrecarrer mes projets.
J'ai eu bien à travailler à Wallstein depuis qu'il a été donné
à l'impression ; mille choses que je tolérais par paresse m'ont
choqué quand je les ai vues prêtes à partir pour aller se montrer
à l'étranger, et j'ai refait plus de mille vers. Je crois que l'ouvrage
y a gagné et j'y ai gagné aussi de remplir mon tems et d'user
la vie. A présent la chose est faite et je sens déjà que je rede-
viens aussi indilléront aux critiques que j'étais ombrageux, pen-
dant qu'il y avait encore une possibilité de corriger ei damé-
liorcr.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 269
J'ai fait précéder l'ouvrage par quelques réflexions sur le
Théâtre allemand bien adoucies et aussi peu hétérodoxes que je
l'ai pu. J'ai tâché de déclarer que je préférais notre Théâtre à
tous les autres, et je l'ai dit encore plus que je ne le pense. Mais
je ne veux point proposer d'innovations à mes risques et périls,
et de toutes les réputations celle que j'aimerais le moins serait
celle d'un novateur. Je ne crois pas d'ailleurs que les innova-
tions préméditées réussissent; quand une littérature est jeune,
elles se font d'elles-mêmes. Quand une littérature est vieille, on
a beau les essayer, elles ne prennent pas plus qu'une branche
verte qu'on voudrait enter sur un arbre mort. Tout ce qu'on
peut faire en France, dans notre état de décrépitude, c'est du
galvanisme et non de la vie.
Sortirons-nous de cet état de décrépitude ? Certainement ce
ne sera pas exprès. Notre volonté n'y peut rien, ou plutôt nous
ne pouvons pas avoir de volonté. Il n'y a que la religion qui
puisse nous ressusciter comme il n'y a que les miracles qui res-
suscitent les morts. Mais ce ne sera pas si l'on prend la religion
comme moyen de littérature. C'est la tuer un peu plus. Il faut
tâcher d'y croire gratis, car quand on veut y croire dans un but
on n'y croit pas.
Je suis bien moins éloigné que vous ne le pensez de votre
manière de sentir sur la religion. Ce ne sont pas les pratiques
que je blâme, au contraire je les aime, et elles me font du bien.
Je ne blâme que la volonté de les imposer aux autres. Chacun
a ses pratiques, ses croyances, son genre de rapport avec Dieu.
Nul ne peut faire entrer un autre dans sa route, parce que nul
ne peut rendre un autre soi. Ma religion consiste en deux
points : vouloir ce que Dieu veut, c'est-à-dire lui faire l'hommage
de notre cœur ; ne rien nier, c'est-à-dire lui faire l'hommage de
notre esprit. Ces deux points donnés, la route est établie de la
terre au ciel, et chacun pour soi trouve cette route pleine de
protection, de consolation intérieure, et d'une providence parti-
culière que nul ne peut prouver, mais qui se fait sentir à chacun
à chaque pas.
Je vous le jure, cher Prosper, je ne sais plus du tout comme
on pourrait vivre sur la terre, au moins comme j'y pourrais
vivre sans l'appui du ciel, et je dirai, sans vouloir délier le
malheur, car je ne sais ce que le malheur pourrait produire phy-
siquement et moralement sur moi, je dirai qu'avec cette con-
270 REVUE DES DEUX MONDES.
fiance profonde qu'une croyance qui n'a en aucune manière le
raisonnement pour ^ase peut inspirer à un esprit revenu du rai-
sonnement, il n'y a peut-ôtrc point de malheur que l'on ne pût
supporter, ou qui du moins ne fût considérablement adouci
Nous avons eu tout cet été force philosophes et poètes alle-
mands. Leur imagination est d'une nature très particulière et qui
bien saisie a beaucoup de charmes. Vous ne connaissez guère que
Schlegel (4), qui de toute l'école a le moins de cette imagination.
Adieu, mon cher Prosper. En quelque lieu que ma. lettre
vous trouve, répondez-moi et adressez à Dôle. Car si quelque
chose d'imprévu ne vient pas déranger tous mes projets, ce sera
là que je la trouverai.
XV
Dôle, ce 24 décembre 1808.
Je reçois à l'instant, mon cher Prosper, votre Tableau de la
littérature du XVIII^ siècle et je me hâte de vous en remercier,
quoique je sois forcé d'emprunter, pour vous écrire, une main
étrangère, une brûlure très considérable et très douloureuse
m'empôchant de me servir de la mienne. Dès que je serai sorti
de cet état d'impuissance, je m'occuperai avec un bien grand
plaisir de rendre à votre ouvrage la justice qu'il mérite. Je serai
heureux de saisir cette occasion de professer mon opinion sur
votre caractère et sur vos talens, mais il faut que j'attende que
je puisse écrire moi-même. Dites-moi cependant le plus tôt que
vous pourrez si vous êtes sûr que je ne serai pas devancé dans
le Publiciste. C'est le seul journal dans lequel je sois assuré de
faire insérer mes articles; et comme je ne pourrai guère tra-
vailler à celui qui vous intéresse que dans une quinzaine de
jours et que je voudrais d'ailleurs le faire à Paris même où l'on
dit toujours mieux ce qu'il est utile de dire, il se pourrait que le
(1) M""* de Staël, fort séduite par l'universalité de connaissances, l'esprit abon-
dant, ingénieux et clair de Guilliuiine de Schlegel, se l'était attaché, en 1804, sous
le prétexte do lui conlier la surveillance de l'éducation de ses onfans. Douze mille
francs par an et la promesse d'une pension assuraient désormais l'avenir du célèbre
critique. Leurs relations interrompues, sept ans plus tard, par ordre de Napoléon,
se renouèrent en 181 i et (huèrent jusqu'à la mort de M"" de Staël. Histoire,
poésie, théâtre, langues anciennes, modernes et orientales, traductions, archéo-
logie, littt'ralures dr toutes époques et de tout pays, trouvent place dans la volu-
mineuse bibliographie d'Augustc-Uuillaume de Schle^^el, n67-i84!j.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 271
Publicistc eût déjà rendu compte de votre discours. J'essayerais
dans ce cas d'engager M. Suard à mettre mon article comme
seconde manière de considérer le même sujet; mais dans le cas
où il n'y consentirait pas, mandez-moi à qui je pourrai m'adres-
ser pour le faire recevoir dans quelque autre journal. Adressez
votre réponse à Paris où je serai probablement avant qu'elle y
arrive. Adieu, mon. cher Prosper, je vous aime et vous em-
brasse.
XVI
Ce 15 février 1809.
J'ai tardé^'quelqueHems à vous répondre, cher Prosper, et à
vous remercier de votre excellent article. Je voulais pouvoir
vous annoncer qu'il était inséré. Mais Lacretelle a fait des diffi-
cultés, et a fini par le refuser tout à fait sous prétexte qu'il était
trop favorable à l'ouvrage. J'en ai été fort étonné parce que Lacre-
telle se porte pour avoir de l'amitié pour moi. Hochet, que j'avais
prié de se charger de cette négociation, y a mis un zèle amical,
mais inutile. Ce n'est que depuis avant-hier que j'ai rattrapé
votre article. Je tâcherai de le faire mettre dans un autre journal.
Je ne veux pas perdre ce témoignage de votre amitié, mais je
regrette qu'il ne soit pas dans le Piibliciste. J'ai retranché un
paragraphe qui avait trait à mon ouvrage sur le Polythéisme,
et la dernière phrase, n'étant pas sûr, l'article devant paraître
dans un autre journal, que vous consentiez qu'on vous Tat-
tri.)ue.
J'ai admiré, mon cher Prosper, l'adresse avec laquelle vous
ave/ trouvé à de certains défauts de ma tragédie des excuses qui
les justifient parfaitement, mais dont je n'ai pas le mérite, car
je n'y avais point pensé. Telle est par exemple la générosité un
peu trop niaise de W..., lorsqu'il permet à Alfred d'emmener
ses cuirassiers. On est heureux de trouver un apologiste comme
vous.
J'ai été pendant quelque tems assez mécontent de l'effet
de W... J'en suis assez satisfait actuellement, et comme il a eu à
vaincre de grandes difficultés, tant à cause de la maladresse du
libraire que d'une certaine malveillance à laquelle je ne m'atten-
dais pas dans un grand nombre de journalistes, je crois, puis-
qu'il les a vaincues, qu'il ne fera pas mal son chemin.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
Vos réflexions sur la tragédie historique sont d'une nou-
veauté et d'une profondeur extrême et seraient susceptibles de
beaucoup d'heuroux développemens.
Je travaille à mon Polythéisme avec une araeur qui me
charme. Je le recopie en entier moi-même pour ôter les queues
encyclopédistes. Si je ne suis pas troublé par quelque orage,
extérieur ou intérieur, j'aurai fini cette copie ce priutems.
J'apprends à l'instant par Laborie (1) votre nomination à la
V^endée (2). Je n'ai pas besoin de vous dire que je m'en réjouis.
C'est donc à Napoléon-Ville que j'irai vous voir et je mourrai
sans avoir vu Bressuire.
Adieu, cher Prosper. Si vos affaires vous laissent un mo-
ment, écrivez-moi, et, surtout, ayez toujours au moins le tems
de m'aimer.
Benjamin Constant.
(1) M. Roux de Laborie, secrétaire en 1~92 de M. Bigot de Sainte-Croix, mi-
nistre des Aflaires étrangères, devint au 18 brOmaire, après un séjour en Angle-
terre, chef du Secrétariat des Relations extérieures. Fondateur et co-propriétaire,
avec M. Bertin, du Journal des Débats, il fut impliqué, comme celui-ci, dans une
conspiration royaliste en 1800, puis exilé de 1801 à 1804. M. Roux de Laborie, se'cré-
taire général adjoint du gouvernement provisoire en 1814, siégea en qualité de dé-
puté de la Somme, à la Chambre introuvable. Spirituel et serviable, aussi souple
qu'adroit, M. de Laborie avait des intelligences dans les camps lee plus divers, se
mêlait à tous et à tout, non sans un certain goût pour l'intrigue. Nombre de gens
d'esprit fréquentaient le salon de M"° de Laborie dont le caractère répondait assei
a celui de son mari ; ils y trouvaient un centre agréable d'informations.
(2) M. de Barante avait été nommé, le 44 février, préfet de la Vendée.
LES
DERNIERES AlÉES DE llMldRATION"
LE SUCCESSEUR DU COMTE D'AVARAY
I
En arrivant en Angleterre à la fin de 1807, Louis XVIII
nourrissait l'espoir que, rapproché de son royaume et réuni à
son frère le Comte d'Artois, à ses cousins, le duc d'Orléans, le
prince de Condé et le Duc de Bourbon, il pourrait travailler plus
efficacement pour sa cause. Mais, bientôt, il s'était vu, comme
aux étapes antérieures de sa vie errante, condamné à l'inaction.
A l'exemple des puissances européennes liguées contre Napo-
léon, le gouvernement britannique s'obstinait à le tenir éloigné
de leurs entreprises communes. Installé à Hartwell, « vieux châ-
teau sombre et humide, » propriété du duc de Buckingham, à
douze lieues de Londres, l'exilé allait y être réduit jusqu'à sa
rentrée en France à une vie obscure et morose, tel un homme
que ses contemporains ont oublié ou dont ils croient la carrière
terminée. Quelques courses chez les châtelains des environs,
des stations périodiques à Bath où il ira tous les ans prendre
les eaux, de rares voyages d'agrément couperont seuls l'unifor-
mité de son existence. La Reine, le Duc et la Duchesse d'Angou-
lème, un petit groupe de serviteurs fidèles la partageront avec
(1) D'après des documens inédits. Voyez la Revue des 1" et 13 février.
TOME xxxiv. — 1900. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
lui; les visites de son frère et de ses cousins en constitueront
l'unique distraction. Quant à la politique, et encore qu'il ne cesse
pas d'en suivre les mouvemens et les variations, elle ne lui ap-
portera, pendant les premières années de son séjour en Angle-
terre, que déceptions et sujets de découragement.
Durant cette période. Napoléon est véritablement le maître
du monde. L'empereur Alexandre vit en paix avec lui; la Prusse
lui est soumise; l'Autricho lui donne pour compagne une de ses
archiduchesses; ses frères ?ont assis sur les trônes où régnèrent
les Bourbons; lui-même semble indestructible sur celui qu'il
occupe et d'où il dicte ses lois à l'Europe. Il faut une foi robuste
pour croire que Louis XVIII recouvrera ses Etats. Cette foi ses
partisans pour la plupart l'ont perdue. Si lui-même s'y rattache
encore avec une indomptable ténacité, il ne peut méconnaître
que personne ne croit plus à son retour en France et qu'aux
yeux des hommes d'Etat qui prétendent diriger la politique
européenne, il n'est plus qu'un monarque désaffecté. Il est vrai
qu'ils se sont si souvent trompés que le Roi peut croira
qu'ils se trompent encore. Leur conviction et l'attitude qu'elle
leur dicte n'en sont pas moins bien faites pour assombrir son
âme, pour inspirer à tout ce qui l'entoure un [amer décourage-
ment, car c'est bien le découragement qui, de 1807 à 1811, règne
dans la petite cour d'Hartwell. Il a désarmé les dévouemens fra-
giles, mais il rend plus méritoires ceux que n'ont pas ébranlés
tant de circonstances imprévues, fatales à là cause des Bourbons.
Parmi ceux-là, il en est un qu'on retrouve à cette époque,
aussi solide, aussi généreux, aussi disposé à tous les sacrifices,
même celui de la vie, que lorsqu'il s'exerça pour la première fois
en 1793, à l'effet d'assurer la fuite de Monsieur, Comte de Pro-
vence. C'est celui de d'Avaray. Tel il était jadis, tel il est resté
Loin de l'affaiblir, les déceptions, les revers, une maladie incu-
rable qui s'est aggravée avec Tâge, les coups répétés du malheur
semblent avoir contribué à le fortifier. Il a môme résisté aux in-
cessantes attaques que forgent sans se lasser, contre ce conseiller
trop puissant à leur gré, les envieux qui voudraient l'éloigner du
Roi pour délivrer celui-ci d'une influence à laquelle il ne sait
pas résister. Leurs efforts qui n'ont pu ralentir le dévouement
du serviteur à son maître n'ont pas davantage altéré la confiance
du maître en son serviteur. Dans une querelle qui éclate entre
d'Avaray et le Duc d'Angoulôme sur le motif le plus futile, le
LES' DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 275
Roi prend parti pour son ami et oblige son neveu à exprimer des
regrets. Le comte de Puisaye qui ose entreprendre de perdre
d'Avaray se brise à cette méchante besogne. Convaincu de men-
songe, il est honteusement chassé par le Roi, qui ne le consi-
dérera plus désormais que comme un ennemi méprisable et dange-
reux, et qui, pour donner à son ami un témoignage éclatant de
l'estime et de l'affection qu'il lui garde, le déclare « duc et pair de
France (l). »
Cette haute distinction n'était pas nécessaire pour accroître le
dévouement de d'Avaray. Il n'aurait pu mettre à le manifester
plus d'ardeur qu'il n'en avait mis jusque-là, et le Roi savait depuis
longtemps par les innombrables preuves qu'il en avait reçues
qu'il ne pouvait en attendre de plus positives. Aussi n'était-ce
pas pour en provoquer de nouvelles, mais pour se donner une
satisfaction douce à son cœur, qu'il venait de reconnaître ce zèle
quasi héroïque, en le récompensant publiquement.
Depuis longtemps, on le sait, il avait saisi toutes les occasions
de le proclamer. Les hommages qu'il lui rendait tiennent une
large place dans sa correspondance. Nous les trouvons en quelque
sorte résumés dans une annotation de sa main, laquelle figure
sur un état des traitemens qu'il faisait à ses serviteurs. Cet état,
dressé en 1807, était destiné à l'empereur Alexandre que le Roi, en
prévision de sa mort, suppliait de continuer ces pensions. A côté
du nom de d'Avaray, lequel en sa qualité de capitaine des gardes
«-V de maréchal de camp, reçoit par an dix mille li\Tes, on lit :
« Je lui dois la vie et la liberté. Cette obligation de Vhomme
est la moindre de celles du Roi à son égard. Je n'ajoute qu'un
seul mot : il ne lui a manqué qu'un Henri IV pour faire revivre
Sully. Il est l'aîné d'une famille nombreuse et dévouée. Son
père fut un des députés à l'Assemblée, qui ont le plus marqué
par leur fidélité. Un de ses frères et un de ses beaux-frères sont
morts au champ d'honneur à Quiberon. Il fit ses premières armes
au siège de Gibraltar; il fut fait colonel à son retour, en récom-
pense de sa conduite valeureuse, particulièrement à l'affaire des
batteries flottantes où il se trouva sur la plus exposée au feu de
(1) La scandaleuse attaque de Puisaye contre d'Avaray, dans le sixième volume
^e ses Mémoires, donna lieu à des incidens cpi'il n'y a pas lieu de raconter ici. Le
titre de duc qu'elle valut à d'Avaray ne fut pas reconnu par le gouvernement
anglais. « L'ami du Roi » n'en fut pas moins pour tous les émigrés le duc d'Avaray,
et c'est ainsi que désormais, ils le désignèrent. En 1817, le titre^passa.à son père,
ieutenant général et député.
276 REVUE DES DEUX MONDES.
la place, sans que le devoir l'eût appelé à cette périlleuse attaque.
Il a abandonné quatre-vingt mille livres de rente, auxquelles il
était appelé en France, pour s'attacher à mon malheureux sort.
Sa santé est absolument détruite par l'eiret d'une cruelle ma-
ladie, fruit de ses fatigues depuis quinze ans qu'il est mon com-
pagnon d'infortunes, de travaux et d'exil. »
Sauf dans ses premières lignes où il est visible qu'en com-
parant d'Avaray à Sully, Louis XVIII a parlé surtout le langage
d'une amitié qui ne sait pas se contenir, cette note ne dit que la
vérité. Ce qui y est vrai notamment, c'est l'attestation qui s'y
trouve de ce que coûtaient à d'Avaray les cruelles épreuves de
l'exil, dont il avait toujours tenu à prendre sa part. Une santé
compromise par les rapides progrès d'un mal ancien; des crises
fréquentes qui, depuis plusieurs années, durant l'hiver, le con-
damnaient à des séjours périodiques en Italie; un lent affaiblis-
sement de ses facultés physiques, qui ne laissait d'activité qu'à
son esprit et à son cœur et le contraignait au repos, tel était le
fruit de sa longue et laborieuse fidélité à la maison de France.
A plusieurs reprises, il s'était cru aux portes de la mort, et
particulièrement en 1801, au moment où, à la suite du Roi, il
venait d'arriver à Varsovie. Convaincu alors qu'il touchait à sa
fin, ne voulant pas affliger son maître en lui laissant voir ses
appréhensions, tenant cependant avant de quitter la vie à lui
donner des conseils que lui suggérait son dévouement, c'est
labbé Edgeworth qu'il en avait fait le dépositaire. 11 savait
quelle respectueuse admiration le Roi professait pour l'ancien
confesseur de Louis XVI, devenu le sien, duquel il disait : « Sa
vertu est de celles qu'on n'ose même louer dans la crainte de
les ternir. » Ce saint prêtre, après avoir pieusement écouté le
comte d'Avaray, s'était empressé d'écrire, pour n'en rien oublier,
ce qu'il avait entendu et nous lui devons de connaître les pensées
qui agitaient l'ami du Roi alors qu'il se préparait à mourir.
.< Dans cette convcrsalion qui a été assez longue, écrit l'abbé
Edgeworth, JM. le comte d'Avaray m'a paru beaucoup moins
occupé de son état, quoi(|u'il le regarde comme inliniment cri-
tique, que de l'isolement où sa mort jetterait le maître auquel il
a consacré sa vie. Il m'a paru désirer extrêmement (si Dieu le
retire de ce momie) que le Roi s'occupe sans délai de se former
un conseil peu nombreux, mais bien choisi, pour délibérer sur \
toutes ses allaires. Mais en me parlant de ce conseil, il m'a fait
il
LES DERNIÈRES ANNÉES DE L'ÉJnGRATION. 277
sentir avec force combien il sera essentiel que le Roi en soit
véritablement l'âme, et qu'après avoir écouté les avis de ceux
qu'il voudra bien y admettre, il finisse toujours par se décider
seul et sans jamais donner une confiance exclusive à personne.
« — Le Roi, m'a-t-il ajouté, a trop de connaissances de tous
les genres, et trop de justesse dans ses vues, pour avoir jamais
besoin d'un premier ministre. D'ailleurs, un premier ministre,
ou même un bomnie réputé tel sans en avoir le titre, ne ferait
que lui ravir une partie de sa gloire, à laquelle il a droit d'as-
pirer par lui-même, et qu'il ne doit partager avec personne.
« En convenant avec moi de la difficulté de bien composer
ce conseil dans les circonstances actuelles, il m'a cependant
désigné M. de Cazalès et M. le marquis d'Escars, comme dignes
d'y avoir place : et il ne doute pas que l'un et l'autre ne se
rendent à l'invitation du Roi, s'il daigne la leur faire. Il m'a aussi
parlé, avec l'accent de la plus profonde estime, de M. de Thau-
venay qu'il regarde comme un des plus parfaits serviteurs qu'ait
aujourd'hui le Roi. Il n'hésiterait même pas à le désigner s'il
n'était pas nécessaire ailleurs pour le bien général des affaires.
« Un autre homme des talens duquel M. le comte d'Avaray
m'a paru faire une grande estime, et qu'il désire même que le
Roi puisse appeler auprès de lui, est l'abbé de la Marre.
« — Il a peut-être, m'a-t-il dit, quelques inconvéniens de ca-
ractère, mais on les préviendra en le tenant d'une main un peu
ferme. Au surplus, si le Roi ne juge pas à propos de le rappro-
cher de sa personne, du moins est-il à souhaiter qu'il l'emploie
toujours aux affaires, parce qu'à des talens réels et à un dévoue-
ment plus réel encore, il joint une connaissance parfaite de la
révolution et des principaux personnages qui y jouent aujour-
d'hui un rôle. Le duc de Richelieu et le marquis de Duras,
m'a-t-il ajouté, sont encore deux hommes bien précieux dans un
autre genre; et il est à souhaiter que le Roi se les attache de
plus en plus, parce qu'ils peuvent lui être très utiles.
« En me nommant ces différentes personnes, et en désirant
par conséquent que le Roi augmente le petit nombre de servi-
teurs qui l'entourent aujourd'hui, M. le comte d'Avaray m'a
paru craindre excessivement, que peu à peu ce nombre n'ex-
cédât les justes bornes qu'une sage politique semble lui pros-
crire. Sa crainte à cet égard est si grande, et lui parait si
bien motivée, qu'il n'a pas hésité de me dire que la Reine elle-
278 REVUE DES DEUX MONDES.
même ne devait pas se rapprocher de Varsovie tant que le Roi
n'y aurait qu'une existence précaire.
« Parmi les personnes qui environnent aujourd'hui le Roi, il
ma paru distinguer le vicomte d'Agoult : homme sûr,m'a-t-il dit,
et sur lequel le Roi peut absolument compter. Il m'a paru dési-
rer aussi que le Roi continuât toujours à avoir des bontés par-
ticulières pour MM. Gourvoisier,Hardomneau et Fleuriel,des ser-
vices desquels il a beaucoup à se louer. La situation de M. le duc
d'Aumont et du comte de Cossé m'a également paru intéresser
la sensibilité de M. d'Avaray; mais les finances du Roi ne lui
permettent pas de faire aujourd'hui des traitemens lixes à aucun
de ses serviteurs ; il ne m'a parlé que d'un secours de cent louis
pour le premier, et d'à peu près autant pour le second, si toute-
fois il n'a pas touché sa pension de Russie. Il est aussi très occupé
de son fidèle valet de chambre Potin, dont il espère que le Roi
se souviendra toujours, quelles que soient les chances de l'avenir.
« Quant à ses affaires personnelles, M. le comte d'Avaray
m'a répété plusieurs fois que tout ce qui était chez lui provenant
des bontés de son maître, devait retourner à son service, quand
il ne serait plus. Il désire cependant que les papiers qui le re-
gardent personnellement soient envoyés à sa famille, quand on
en aura l'occasion. Il ne recommande pas sa famille au Roi,
parce qu'il est bien assuré que les bontés qu'il a toujours
eues pour lui se répandront sur elle, quand il ne sera plus. Mais
une faveur à laquelle il attacherait le plus grand prix, serait que
le Roi fît passer dans leur écusson les fleurs de lys qu'il lui a
permis de prendre dans le sien. Deux amis qu'il laisse derrière
lui (MM. d'Hautefort et Charles de Damas) m'ont aussi paru
l'occuper beaucoup. 11 désire que le Roi ne les oublie jamais, et
les regarde comme deux de s<- plus fidMes serviteurs.
« En me parlant de ses papiers, M. le comie d'Avaray m a
communiqué uu projet qu'il m'a dit avoir conçu depuis long-
temps, mais auquel la multiplicité de ses aflairos l'avait empêché
de travailler, c'est celui d'un ouvrage, dont les lettres du Roi
formeraient, pour ainsi dire, les bases, et auquel les siennes,
ainsi qu'une quanti te? de notes éparses que l'on trouvera dans
ses papiers, serviraient de commentaire. Il m'a paru atta-
cher une grande importance à cet ouvrage, en ce qu'il contri-
buerait, plus que tout ce que 1 ou pourrait imaginer d'ailleurs, à
faire connaître le Roi à la France et à l'Europe.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 279
« Dans une conversation postérieure à celle dont je viens de
donner la substance, M. d'Avaray est revenu sur ce même projet
d'ouvrage, et m'a désigné M. de Thauvenay comme l'homme le
plus propre à y mettre. Il m'a témoigné une seconde fois le plus
grand désir de voir cet excellent serviteur plus rapproché du Roi
qu'il ne l'est.
« — D'ailleurs, mVt-il ajouté, en supposant même que ma
santé se rétablisse, la convalescence sera nécessairement bien
longue : et je ne connais personne qui puisse mieux me sup-
pléer auprès de mon maître que M. de Thauvenay. »
La crise dont ce curieux document nous dévoile la gravité
s'était, contrairement à ce qu'on en pouvait craindre, heureuse-
ment dénouée. Entouré de soins, objet de l'incessante sollicitude
du Roi, le comte d'Avaray avait recouvré sinon la santé, du
moins les moyens de vivre. Après une longue convalescence, il
avait pu retourner en Italie. Quelques mois plus tard, il en était
revenu, obligé encore à des précautions minutieuses, en état ce-
pendant de reprendre sa place auprès de son maître. En son
absence, Thauvenay, rappelé à cet effet de Hambourg, l'avait
occupée provisoirement comme l'occupa avec le même caractère
provisoire, durant les années suivantes, le marquis de Bonnay,
un autre fidèle serviteur de Louis XVIII.
Les choses en étaient à ce point, lorsqu'on 1809, à la suite de
la retentissante querelle de d'Avaray avec le comte de Puisaye,
sa santé déjà si Iragile se trouva menacée de nouveau et plus
gravement. Il comprit lui-même que son zèle était désormais in-
suffisant pour la tâche à laquelle il le consacrait depuis si long-
temps. Sans même attendre que les commissaires désignés par
le Roi pour se prononcer sur les prétendus griefs de Puisaye,
eussent rendu la sentence qui en démontrait la fausseté, il se
décida à la retraite. De Londres où il s était établi pour mieux
tenir tête à Puisaye, il fit part de son désir à Louis XVIII. Celui-ci
ne s'attendait que trop à cette demande à laquelle l'avaient préparé
des conversations antérieures. Sa réponse, datée d'Hartwell le
24 mars, démontre cependant qu'il ne désespérait pas de voir
d'Avaray revenir auprès de lui.
« Je sors, mon ami, de mon cons-eil de famille c«)mposé de
mon frère, de mes neveux, de M. le prince de Gondé et de
M. le duc de Bourbon. Comme vous le savez, j'y avais appelé
MM. l'archevêque de Reims, le duc d'Havre, Je comte d'Escars
280
REVUE DBS DEUX MONDES.
de Barentin, le comte de la Chapelle, le comte de Blacas et
dOutremont. Ce dernier a lu le rapport de l'examen fait par
mes ordres des papiers produits par M. de Puisaye et, avec la
sagacité qui lui appartient, il a démontré, jusqu'à la dernière évi-
dence, l'imposture et l'absurdité des inculpations articulées
contre vous et contre moi-même. Chacun des membres, à com-
mencer par mon frère, a déclaré que ce rapport ne faisait que le
confirmer dans l'opinion qu'il a de vous et dans leslime qu'il
vous porte. J'ai ensuite ajouté qu'ayant, dès le principe, prononcé
la mienne, je n'avais aucun besoin de ce témoignage pour asseoir
mon jugement, mais que l'amitié qui existe entre nous, faisant
qu'en moi le Roi devait se défier de l'homme, j'avais cru néces-
saire de m'entourer des lumières de ceux qui, à juste titre, mé-
ritent le mieux ma confiance; que pleinement satisfait de ce que
je venais d'entendre, et voulant que vous en fussiez informé
d'une manière aussi honorable que les circonstances peuvent le
permettre, je chargeais M. de Barentin, ancien garde des Sceaux,
et d'Outremont (qui vous portent cette lettre) d'aller vous expri-
mer le sentiment unanime et le mien propre.
« Dès que les trois commissaires auront rédigé le résumé qui
doit fixer définitivement l'opinion publique sur cette criminelle
affaire et en attendant des temps plus heureux où un jugement
légal pourra donner un grand exemple, je ferai passer ledit
résumé aux ministres de Sa Majesté Britannique afin d'obte-
nir leur assentiment à une publication qui nous est à tous deux
également nécessaire. Ce résumé et le procès-verbal de vérifi-
cation vous seront remis.
« Je n'ai pas besoin de vous dire qu'en terminant, j'ai ordonné,
avec l'applaudissement général, au comte de la Chapelle, de
rayer M. de Puisaye de mon étal militaire. De plus, j'ai déclaré
que mon intention était que mes fidèles sujets ne répondissent
désormais que par le plus profond mépris aux écrits que ce lâche
imposteur pourrait publier.
« Maintenant, mon ami, je répondrai à la demande que vous
m'avez faite de prendre du repos en vous préparant aux remèdes
que les médecins vous ordonnent. Je ne ressens que trop vive-
ment le déplorable état dans lequel votre santé est réduite après
tant de souffrances, mais j'ai dû attendre encore, avant de vous
satisfaire, que son résultat ne soit plus un secret pour personne ;
il ne faut pas donner pâture à la malignité.
LES DERNIÈRES ANNEES DE L'ÉMIGRATION. 281
« Depuis le 21 juin 1791, combien d'années de tourmens, de
travaux communs, de chagrins partagés nous ont rendus l'un à
l'autre nécessaires! Soignez-vous, conservez-moi un ami si pré-
cieux; je n'ai pas besoin d'ajouter que je ne vous laisserai pas
perdre de vue un instant que votre charge et ma juste confiance
vous donnent un double devoir à remplir auprès de moi. Tout
ce que je vous demande pour le moment, c'est d'attendre une
quinzaine de jours, ayant indispensable ment besoin de votre
présence, pour bien mettre au courant les serviteurs que -je me
propose d'employer dans mon cabinet. Adieu, mon ami, je vous
attends avec impatience. »
II
Entre les serviteurs auxquels le Roi faisait allusion en finis-
sant cette lettre, il en est un que, depuis longtemps, il honorait
d'une estime particulière parce que c'est au comte d'Avaray qu'il
devait de le connaître, et auquel il songeait déjà pour remplacer
celui-ci. Né à Avignon en 1770, ce gentilhomme appartenait à
une vieille maison de Provence oii, dès Fan 940, ses aïeux pos-
sédaient la principauté de Baux et la baronnie d'Aulps, comme
fiefs de l'Empire ; il se nommait le comte de Blacas.
Capitaine dans les dragons du Roi et chevalier honoraire de
Malte, il avait émigré à la fm de 1789 et, en 1790, se trouvant à
Nice, protesté publiquement par un écrit inséré dans la Gazette
de Paris contre le décret du 19 juin qui abolissait la noblesse
héréditaire. Après avoir établi, en remontant aux origines de sa
famille, qu'il ne tenait pas cette noblesse de la nation française et
qu'en conséquence aucun décret ne pouvait la lui ravir, il dé-
clarait « qu'il la défendrait aux dépens de ses jours, entendant la
laisser sans tache à ses enfans comme la plus précieuse portion de
l'héritage de ses pères. » Avec une égale ardeur, il se déclarait
prêt à verser jusqu'à la dernière goutte de son sang pour la re-
ligion catholique, apostolique et romaine qu'ils avaient toujours
professée, « pour rendre au meilleur et au plus infortuné des mo-
narques son autorité légitime et pour venger son auguste épouse
des atroces complots formés contre ses jouis. » — « Voilà les
sentimens dans lesquels je jure de vivre et de mourir, toujours
fidèle à mon Roi légitime et aux princes de la maison de Bour
bon, dignes du sang du Grand Henri. »
282 REVUE DES DEUX MONDES.
A cette protestation ne s'était pas borné le témoignage de son
royalisme. L'année suivante, le bruit s'étant répandu que le Roi
serait libre si des gentilshommes français se rendaient prison-
niers à sa place, il s'était offert en otage. « Je suis établi à Nice,
écrivait-il dans une lettre rendue publique comme sa protesta-
tion, mais prêt à rentrer en France pour porter ma tête aux
geôliers de mon Roi ou pour me rendre dans la prison que l'on
voudra m'indiquer. »
Cette offre chevaleresque n'ayant pas été acceptée, le jeune
Provençal s'était rendu à Coblentz. A peine arrivé, il en était
reparti pour retourner à Nice en qualité d'aide de camp du duc
de Durfort chargé d'organiser et de commander le rassemble-
ment royaliste qui se formait dans cette ville. Mais l'échec de
cette tentative le décidait bientôt à aller attendre en Italie une
occasion plus propice de combattre pour la cause royale.
De 1793 à 1799, il séjourna tour à tour à Turin, à Venise, à
Rome, à Florence. A Venise, l'émigration provençale était trè?
nombreuse. D'Avaray y venait souvent de Vérone où Louis XVIII
était alors installé. Cette circonstance lui permit de présenter au
Roi le comte de Blacas. Le Roi ne ménagea au protégé de son
ami ni les éloges pour le passé, ni les encouragemens pour
l'avenir, et sans doute celui-ci obéissait aux sentimens qu'avait
dû surexciter en lui un accueil si flatteur, lorsque, à la fin de 1799,
las de son inaction, il allait s'engager dans le régiment des
« Nobles à pied » faisant partie de l'armée de Condé, alors au
service de la Russie. Il ne la quitta qu'à l'époque de son licen-
ciement. Pendant l'année 1801, on le retrouve au service autri-
chien dans la légion Louis de Rohan d'abord, dans le régiment
d'Auersperg ensuite. Il y resta durant cette année, et lorsque les
cvénemens eurent mis fin à la période militante de l'émigration,
il revint en Italie. A Florence, il retrouva le comte d'Avaray.
Celui-ci y passait l'hiver et y reparut pendant celui de 1803. Tout
naturellement, les anciennes relations s'étaient renouées. Une
estime réciproque, un goût commun pour les arts, des ren-
contres fréquentes, le jour dans les musées, le soir dans les
salons, leur donnaient promptcmenl un caractère d'intimité et de
confiance, qui n'était que le prologue de l'étroite amitié qui
bientôt se créa entre eux. C'est alors que d'Avaray donna une
preuve de la sienne à son compatriote en lui proposant d'entrer
au service du Roi. L'offre fut acceptée avec reconnaissance.
tES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 283
A.U mois de juin suivant, les deux amis arrivaient à Varsovie.
Ramené par d'Avaray, Blacas ne pouvait n'être pas aussi
bien reçu qu'il l'avait été jadis à Vérone. Louis XVllI se souve-
nait de lui, connaissait l'opinion qu'en avait d'Avaray et daigna
lui dire :
— L'adversité n'est pas bien difficile à supporter lorsqu'on a
de fidèles sujets comme vous et qu'on ne perd pas l'espoir d'em-
ployer leur zèle au service de l'Etat.
Dès ce jour, il lui accorda sa confiance. Il ne tarda pas à la
lui manifester en le chargeant d'aller le représenter à Saint-
Pétersbourg aux lieu et place du vieux marquis de la Ferté, qui
invoquait son âge et ses fatigues pour aspirer au repos. Les
quatre années durant lesquelles le comte de Blacas allait vivre
à Saint-Pétersbourg devaient rendre plus éclatans aux yeux du
Roi son dévouement, son tact, sa prudence et son savoir faire.
Sa situation dans cette capitale était autrement difficile que
n'avait été celle de ses prédécesseurs sous le règne de Paul I*^
Jusqu'au jour où ce souverain mobile et fantasque avait chassé
Louis XVIII du territoire impérial, il s'était montré prodigue de
faveurs envers les représentans du Roi. L'un d'eux, le comte de
Caraman, occupait le rang d'ambassadeur à la cour de Russie. Il
faisait partie du corps diplomatique tout aussi bien que si son
maître eût régné. Il n'en allait plus de même maintenant. Pour
Alexandre I""", pour ses ministres, Louis XVIII n'était que le
comte de l'Isle. Son représentant dépourvu de tout caractère
officiel ne pouvait obtenir que d'un excès de bienveillance d'être
reconnu en cette qualité lorsqu'il avait à traiter des affaires per-
sonnelles du Roi, et cette bienveillance il ne pouvait se l'assurer
qu'au prix d'un prodigieux et constant effort d'habileté.
En dépit de l'inexpérience qu'on doit supposer à un homme
de trente-quatre ans, que sa vie antérieure n'a pas préparé à la
fonction qu'il exerce, Blacas ne fut pas inférieur à sa tâche. Se
recommandant déjà par son nom et son passé, par la confiance
de son souverain, par l'intérêt que lui portaient tant de nobles
personnages qu'il avait connus au cours de ses pérégrinations, il
devait naturellement conquérir, dès sa présentation dans la
société russe et dans la petite colonie des émigrés français,
la considération et l'estime. Mais il les mérita en outre par la
dignité de sa vie, par son esprit et sa bonne grâce. Les senti mens
qu'il inspirait furent ses meilleures armes, au cours de sa mis-
284 REVUE DES DEUX MONDES.
sion. S'il ne lui arriva pas toujours d'être exaucé par les mi-
nistres auprès desquels il plaidait la cause de son maître, du
moins était-il sûr d'être écouté par eux avec déférence.
Ceux qui se succédèrent durant son séjour en Russie, Roman-
zof, Czartorisky, Budberg, témoignaient de leur sympathie pour
c<' jeune homme qui s'acquittait avec un zèle égal à son intelli-
gence d'un devoir difficile. Pour tenter de les gagner à ses
vues, il savait employer à propos des avocats puissans et res-
pectés, acquis déjà à la cause royale, et auxquels il n'hésitait
pas à faire appel quand les circonstances l'exigeaient. Tels le duc
de Serra Capriola, ambassadeur de Naples, le baron de Stedingt,
ministre de Suède, et le représentant du roi de Sardaigne, Joseph
de Maistre. Ces hauts personnages étaient dévoués au roi de
France, Joseph de Maistre pour sa part saisissait toutes les
occasions de le lui prouver. Il avait accueilli cordialement
Blacas qu'il connaissait déjà pour l'avoir rencontré à Florence, et
qu'à Saint-Pétersbourg le hasard lui avait donné pour voisin
dans la maison qu'il habitait, il s'était même offert pour expé-
dier sûrement de Russie ce que Sa Majesté voudrait bien lui
faire parvenir. « Mais Elle doit prendre de grandes précautions
et ne se fier qu'à une personne sûre ou à un chiffre inatta-
quable. » Des relations de l'illustre écrivain avec le représen-
tant de Louis XVlll naquit promptement une amitié dont leur
correspondance, commencée en 1807 et qui durait encore en
1820, atteste la vivacité.
Par ces protecteurs ou par lui-même, Blacas obtint en 1807
que le Tsar, qui allait rejoindre sou armée, s'arrêterait à Mitau
pour y voir le souverain proscrit auquel il donnait asile. Si
cette entre\Tie n'eut pas les résultats que Blacas en avait espérés,
la faute n'en fut pas à lui, mais à la fâcheuse impression
qu'Alexandre emporta de sa rencontre avec Louis XVlll. Cet
exilé que le malheur et des infirmités avaient précocement vieilli,
lui apparut comme un homme médiocre. Il le quitta convaincu
qu'il ne régnerait jamais et, après lui avoir fait de vagues pro-
messes, il les oublia.
Le Duc d'Angoulême et le Duc de Berry qui brûlaient de
faire campagne dans ses armées n'y furent pas admis, bien que
le Roi l'eût sollicité pour eux, et cette déconvenue détruisit dans
lœuf le beau projet formé par d'Avaray de demander pour le
cadet des deux frères la main de la grande-duchesse Anne, la
LES- DERNIÈRES ANNEES DE l'ÉMIGRATION. 283
plus jeune sœur d'Alexandre, qu'un peu plu« tard Napoléon
songea, lui aussi, à épouser.
Une autre tentative à laquelle Blacas participa ne réussit pas
mieux. A l'instigation de d'Avaray, le Roi suggéra au Tsar de
conseillera l'Angleterre la formation d'un corps de 30 000 volon-
taires recrutés parmi les prisonniers français, dont il prendrait
le commandement et qui opérerait en Vendée. Alexandre ayant
promis d'examiner cette étrange proposition, Blacas avait été
invité à en entretenir le prince Czartorisky, qui était alors chan-
celier. Pour le disposer à entrer dans les vues du Roi, il ima-
gina de lui faire lire une Histoire des Guerres de Vendée qui
venait de paraître et qu'il avait annotée. Cette lecture, s'il faut
en croire de Maistre, convainquit le chancelier de l'excellence
du projet ; il s'efforça de le faire aboutir. Mais il quitta le pou-
voir avant d'y avoir réussi et Budberg son successeur ne voulut
pas renouer la négociation. Des espérances qu'avait données le
Tsar à Louis XVIII dans leur entretien, une seule parut devoir
se réaliser. On discuta d'une proclamation royale qui serait
répandue dans l'armée française. Mais quand des pourparlers
on en vint à l'exécution, cette idée fut abandonnée.
Il est bien vrai, d'ailleurs, qu'on croyait alors moins que
jamais à la possibilité d'une restauration. Les puissances n'avaient
pas encore en vue le renversement de Napoléon. Son renverse-
ment ne devint leur objectif qu'un peu plus tard. A cette heure,
elles ne cherchaient qu'à contenir ses vues ambitieuses, arrêter
sa marche et le contraindre à la paix, une paix fondée sur des
bases qu'elles auraient imposées. Louis XVIII ne tenait aucune
place dans leurs calculs. Tandis qu'il s'évertuait à leur prouver
que la pacification de l'Europe ne pouvait s'opérer sans lui,
elles l'avaient condamné, toujours prêtes, et trop souvent non
sans raison, à trouver inexécutables les plans qu'il leur propo-
sait. A toutes ses demandes, celle de sa reconnaissance comme
roi de France, celle de marchera la tète de leurs armées afin de
prouver qu'elles ne faisaient pas une guerre de conquête, elles
persistaient à répondre par des refus. Elles étaient résolues ii lui
tout refuser. C'est à cette résolution que se heurtait incessam-
ment Blacas, comme s'y heurtaient à Vienne et à Londres les
autres agens du Roi.
D'Avaray étant venu en 1807 à Saint-Pétersbourg pour con-
sulter les médecins, churcliu à utiliser son voyage au profit de la
286
REVUE DES DEUX MONDES.
cause royale. Il essaya' de reprendre les affaires dont Blacas
poursuivait sans succès la solution. Il en entretint le chancelier
baron de Budberg. Ordre avait été donné par le Tsar à son mi-
nistre de répondre aux multiples requêtes du prétendant par de
banales formules de politesse. D'Avaray n'obtint rien de plus.
Bientôt après, revenu à Mitau, il apprenait que ses démarches, de
quelque réserve qu'il les eût entourées, avaient paru aussi dé-
placées qu'inopportunes et qu'on l'accusait de ne suggérer au
Roi que des projets extravagans. 11 ne pardonna pas à Budberg
de professer une telle opinion sur son compte. Il le lui pardonna
d'autant moins que peu de temps après, à propos de la procla-
mation du Roi, le chancelier affecta dans sa correspondance avec
Mitau de se passer- du concours de d'Avaray. Dans un long mé-
moire, celui-ci expose ses griefs et se montre profondément blessé
du sans façon avec lequel le chancelier de Russie lavait traité
en cette circonstance.
Blacas dut à la bonne- réputation dont il jouissait à Saint-
Pétersbourg de n'avoir pas- à souffrir de ces tiraillemens. Il y
demeura, suivant avec anxiété les événemens qui se déroulaient
sur le territoire de la Prusse, où, après la bataille d'Eylau,
Français d'un côté. Russes et Prussiens de l'autre, étaient restés
en présence. Durant plusieurs mois, son rôle fut simplement un
rôle d'informateur. A l'affût des nouvelles qui arrivaient du
théâtre de la guerre et qu'il recueillait chez la duchesse de Wur-
temberg, chez la princesse de Tarente, chez la comtesse Strogo-
nof, à l'ambassade de Naples, à la légation de Sardaigne où de
Maistre le recevait en ami, il les transmettait à Mitau avec les
commentaires auxquels elles donnaient lieu.
Parfois aussi, quoique rarement, c'est par les ministres impé-
riaux eux-mêmes quelles lui étaient communiquées ou qu'il
apprenait ce qu'ils en pensaient, ce qu'en pensait l'Empereur.
Au lendemain de la bataille d'Austerlitz. (1), ayant rencontré
dans un salon le prince Adam Gzartorisky, celui-ci lui dit :
(1) Plusieurs émigrés, officiers dans l'armée russe, assistaient à cette bataille,
et notamment le comte de Langeron, Emmanuel de Saint-Priest et son frère, le
comte de Rastignac, le baron de Damas, M. de Boissaison, M. de Villerot, qui fut
tué, et les deux fils de la princesse de Broglie-Revel, dont l'aîné fut blessé à mort.
Leur mère était en Russie. Le Tsar lui écrivit pour lui annoncer la mort de son fils
et pour rendre hommage à la valeur de celui qui survivait. Mais cet éloge ne la
consola pas. Toute à sa douleur, elle disait à Blacas :
— Il a emporté tout mou bonheur. Je l'eusse sacrifié pour le Roi. Mais, c'est
inutilement qu'il a péri.
LES.DERISIËRES ANNÉES DE l'ÉJMGRATION. 287
— Vous devez être bien accablé par les derniers événemens.
— Nous sommes depuis longtemps accoutumés aiïx revers,
répondit Blacas. Nous avons gémi en silence sur des malheurs
que nous avions prévus quand nous avons vu recommencer la
guerre sans qu'il fût question du Roi. Mais, nous ne nous lais-
sons pas abattre; nous conservons nos espérances. Notre maître
nous donne l'exemple du courage.
Il aurait pu envelopper dans le même éloge l'empereur
Alexandre, qui lui aussi conservait l'espoir de vaincre. Cet espoir
partagé par ses sujets les disposait à transformer en victoires
immenses les combats douteux ou même les défaites de leurs
armes. Il en fut ainsi de la bataille d'Eylau, à la suite de laquelle
on alla jusqu'à raconter que plusieurs maréchaux de France
avaient été tués ou blessés et <( que le Corse n'avait dû son
salut qu'à la vitesse de son cheval. »
De ce que le général de Benningsen, placé à la tête des
troupes alliées, n'avait pas été écrasé, les Russes tiraient cette
conclusion que l'armée de Napoléon serait mise en déroute au
premier choc qui se produirait. En juin 1807, la bataille de
Friedland vint infliger à ces espérances un éclatant et sanglant
démenti. Elle livrait toute la Prusse à Napoléon et contraignait
Alexandre à déposer les armes. C'était pour les patriotes russes
une déception aussi cruelle qu'inattendue. Elle ne le fut pas moins
pour les émigrés dont elle paralysait de nouveau les projets.
— Notre cause est perdue, avouait le duc de Richelieu.
A Mitau, à ce moment, Louis XVIII se préparait à partir pour
la Suède. Gustave IV, en guerre avec la France, dans le dessein de
reconquérir ses possessions d'Allemagne, avait dû à l'énergique
résistance de ses sujets poméraniens, assiégés dans Stralsund,
d'obtenir un armistice durant lequel il s'était mis en état de re-
prendre les hostilités. Maintenant, il voulait le rompre, recom-
mencer à combattre, et il avait appelé le roi de France à sa cour
à titre d'allié. Louis XVIII enthousiasmé par cet appel allait se
mettre en route quand il apprit le résultat de la bataille de Fried-
land. Redoutant que le roi de Suède n'eût renoncé à ses plans, il
suspendit son départ. Mais, pressé d'être fixé sur ce qu'il devait
espérer ou craindre, il résolut d'envoyer un émissaire à Carls-
crone, port suédois sur la Baltique, où Gustave IV lui avait donné
rendez-vous. Le comte de Blacas mandé d'urgence à Mitau reçut
de lui cette mission de confiance. En arrivant à Carlscroue il y
288 REVUE DES DEUX MONDES.
fut salué par la nouvelle de la paix conclue le 8 juillet à Tilsitt
entre la Russie et la France. Il devait croire qu'il n'y avait plus
rien à attendre du monarqoie suédois. Mais ses craintes furent
heureusement trompées. Rentré à Milau au mois d'août, après
avoir longuement conféré avec Gustave IV, il apprenait à
Louis XVIII que le roi de Suède persévérait dans ses desseins.
La réussite en était si peu vraisemblable quil semble impossible
que le prétendant ait pu y croire. Il n'hésita pas cependant à
quitter Mitau,eny laissant la Reine et la Duchesse d'Angoulême
et après avoir écrit au Tsar pour lui annoncer son départ et son
prochain retour, quoique, dès ce moment, il fût hanté par son
désir de passer en Angleterre.
Quant à Blacas, le Roi lui demanda comme une preuve nou-
velle de dévouement de rentrer à Saint-Pétersbourg. Sans doute,
sa position y serait bien différente de ce quelle était avant la
paix. « Il y aura toute la différence de l'Empereur de Russie
embrassant Louis XVIII à Mitau, au même Empereur embrassant
Buonaparte à Tilsitt. » Mais le Roi avait trop souffert, en
d'autres temps, de n'avoir pas un agent en Russie, pour recom-
mencer l'expérience, alors surtout qu'en prévision d'une rupture
probable et prochaine entre les deux empereurs, il importait
qu'il fût toujours à même d'en tirer profit.
« Le comte de Blacas n'a proprement jamais été mon ministre
accrédité; mais s'il ne létait pas de droit, il Tétait de fait et il
ne faut plus qu'il le soit, même en apparence. Il faut sans doute
qu'il conserve ses liaisons avec les ministres étrangers, mais qu'il
évite, qu'il refuse même toute occasion de figurer parmi le corps
diplomatique. Il faut qu'il se ménage les moyens daborder les
ministres, mais jamais officiellement : une simple note dont les
agens de Buonap;irte auraient connaissance déterminerait peut-
être son renvoi. En un mot, le comte de Blacas ne doit être à
'extérieur qu'un émigré, auquel la bonté de l'Empereur a, de-
puis trois ans, permis d'habiter Pétersbourg et qui revient, après
une absence, jouir de cet avantage. Ce rôle, je le répète, est dif-
ficile à jouer, c'est marcher sur des charbons à peine couverts
d'une cendre trompeuse; mais is je ne connaissais pas la capa-
cité du comte de Blacas, je ne l'en chargerais pas.
« Les objets qu'il doit avoir en vue sont : 1" d'être aux aguets
des moindres circonstances pour .saisir le moment de la rupture
'\t tàchej" de faire donner, à la guerre qui recommencera, lu seule
.LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 289
direction raisonnable ; 2° de veiller à mes intérêts pécuniaires et
à empêcher, ce qui au reste n'est pas très probable, qu'on ne re-
prenne l'idée de m'ensevelir dans quelque trou comme Kiew;
3° enfin de se tenir en mesure de parer les bottes qu'on ne man-
quera sûrement pas, dans toutes les occasions et même sans occa-
sions, de nous porter. Prudence, discrétion, réserve, vigilance,
voilà ses armes. »
Muni de ces instructions, Blacas rejoignit son poste, préparé
aux difficultés que le Roi lui avait prédites en lui conseillant les
moyens de les conjurer. Mais il eut bientôt compris qu'elles
étaient insurmontables. Le gouvernement russe était à cette heure
uniquement soucieux de ne pas déplaire à Napoléon, de le con-
vaincre de sa bonne foi; il n'eût pas souffert la présence du
comte de Blacas à Saint-Pétersbourg si ce dernier avait encore
prétendu au rôle d'agent autorisé de Louis XVIII. Il s'appliqua
donc, comme le lui dictaient ses instructions, à ne paraître qu'un
émigré toléré en Russie comme tant d'autres. Par malheur,
sous cette forme, sa fonction perdait toute son utilité. N'en pou-
vant tirer profit, il n'en sentait que les inconvéniens, n'en obte-
nait que des déboires. Les ministres ne le recevaient plus qu'à
titre privé, par courtoisie; il n'eût rien osé leur demander. Il
redoutait d'être renvoyé (1) et ne pouvait plus porter sa croix
de Saint-Louis. Sans les amis qui lui étaient reste's fidèles, sans
Joseph de Maistre, il n'aurait même pas été informé de ce que
le Roi avait intérêt à savoir. En ces conditions, son séjour dans
la capitale russe devait lui devenir promptement intolérable.
Les lettres qu'il écrit alors à d'Avaray, passé en Angleterre
avec le Roi, trahissent sa lassitude, son impatience de se retrou-
ver auprès d'eux, alors que dans la place qu'il occupe il ne peut
plus être utile. Il allègue qu'il n'a d'autres ressources que celles
qu'il liciii de la bonté du Roi et qui sont insuffisantes. Il a con-
tracté des dettes et, quand il les aura payées, il sera sans moyens
d'existence. Il désigne un personnage résidant à Saint-Péters-
bourg qu'il juge apte à le remplacer. C'est un émigré, le comte
Parseval de Brion, lieutenant général en France, passé avec le
grade de général major au service de la Russie. Ce vieux soldat
suffira à la tâche et Blacas demande à lui remettre ses pouvoirs.
(1) Il fut sans doute bien près de l'être quoiqu'il semble l'avoir ignoré ; Cau-
laincourt, dans un rapport à Napoléon, écrit: « Le comte de Blacas a été renvoyé
de Saint-Pétersbourg. »
TOME XXXIV. — 1906. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
Ses vœux furent enfin exaucés. En juillet 1808, il quittait la
Russie, rejoignait à Gothembourg la Reine et la Duchesse d'An-
goulôme parties de Mitau pour s'installer en Angleterre. Arrivô
avec elles à Hartwell, il y devenait en peu de temps le bras
droit de d'Avaray et par contre-coup Tobjet de l'entière confiance
du Roi.
Ne s'attendant que trop à perdre son ami, ou tout au moins
à le voir s'éloigner de lui, Louis XVIII, docile à ses conseils,
était résolu déjà à lui donner Blacas pour successeur. En atten-
dant, afin de s'attacher celui-ci d'une manière définitive, il le
nommait Grand maître de la garde-robe. « Mon désir et mon
intention, lui écrivait-il, sont, mon cher comte, dans des temps
plus heureux, de vous placer auprès de moi d'une manière con-
venable à votre nom et à votre dévouement à ma personne. En
attendant, je vous charge en chef de régler et d'ordonner ma
maison, en vous entendant avec le comte de La Chapelle. Je sais
que c'est moins vous donner un témoignage de satisfaction que
vous demander une nouvelle preuve d'attachement; mais j'aime
à en recevoir de vous. »
Dans l'état modeste et précaire de la cour de France exilée,
la fonction qui venait d'être confiée à Blacas était assurément
au-dessous de ses mérites. Mais de toutes celles dont il eût pu
être chargé, il n'en était pas de mieux faite pour le rapprocher
du Roi et permettre à celui-ci d'apprécier à sa valeur le conseiller
nouveau qu'il se donnait. Du reste, tant vaut l'homme, tant vaut
la fonction, et Blacas en prenant possession de la sienne y
voyait le moyen non seulement de se consacrer plus activement
encore que par le passé à la cause de Louis XVIII, mais aussi
de le mieux faire connaître. Il le disait au comte de Maistre,
avec qui, depuis son départ de Saint-Pétersbourg, il correspon-
dait fréquemment.
« Oui, mon cher comte, c'est moi indigne qui suis chargé,
comme vous dites, de l'emploi du monde le plus honorable.
Mais combien ne serait-il pas au-dessus de mes forces et de mes
moyens, si ceux de mon maître ne suppléaient pas à tout ce qui
me manque ! Je m'en aperçois tous les jours, à tous les momens,
et je puis dire que je jouis en voyant que sa tête froide, son es-
prit juste et droit, son jugement sain, son éloquence naturelle,
ses connaissances profondes, sa facilité pour tout, son indulgence
el sa bonté infinie le mettront, dans quelque circonstance qu'il se
tES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 291
trouve, plus en mesure qu'homme au monde de conduire les
affaires, de tout diriger et de ramener les esprits. Mais il faut
qu'on le sache; il faut que personne n'en doute, et ce doit être ma
principale occupation, car c'est pervertir l'ordre des choses que
de laisser attribuer les résolutions aux sujets et les déférences
au souverain. C'est à la tète seule qu'il appartient de délibérer
et de résoudre, et toutes les fonctions des autres membres ne
consistent que dans l'exécution des ordres qui leur sont donnés.
Ce principe sera toujours le mien et plût à Dieu que, dans tous
les temps, il eût été à l'ordre du jour. »
D'Avaray eût signé cette profession de foi, lui qui n'avait
jamais admis que les résolutions du Roi pussent être discutées
et s'était toujours appliqué à lui en attribuer l'honneur, bien
que souvent il les lui eût suggérées. Son successeur ne ferait
pas autrement et rien ne serait changé dans les principes apportés
jusque-là à la conduite des affaires. C'était l'opinion générale
parmi les émigrés. Ils n'en furent pas moins satisfaits d'ap-
prendre que le Roi s'était choisi un nouveau collaborateur. Mais
cette satisfaction tenait tout autant qu'au choix lui-même à la
retraite de d'Avaray qui en était la cause. Joseph de Maistre,
dans une lettre au chevalier de Rossi, ministre des Affaires
étrangères en Sardaigne, nous donne l'explication de ce double
sentiment : « D'Avaray est détesté de tout ce qui se mêle des
affaires du Roi parce que jamais le Roi ne résistera à une idée
de son ami et ne voudra supposer qu'il se trompe... Rlacas est le
seul qui le défende, secondé par la Duchesse d'Angoulême. » Il
ajoute, ce qui fait honneur à Blacas non moins qu'à d'Avaray,
w qu'ils sont peut-être les seuls qui aiment le Roi pour le Roi,
sans ambition et sans limites. » Mais s'il les juge égaux par les
sentimens, il attribue à Blacas la supériorité des talens. « Il est
né homme d'Etat et ambassadeur. »
Les mérites auxquels Joseph de Maistre rend cet hommage
n'empêcheront pas Blacas, à peine entré en fonctions, de susciter
les mêmes jalousies que d'Avaray. Il est vrai que le Roi le dé-
fendra comme il a défendu son ami ; il lui dira « qu'il faut dé-
daigner les sots et continuer à conduire son fiacre, » Les encou-
ragemens de son Roi, l'estime de Joseph de Maistre, son amitié,
voilà plus qu'il n'en faut pour consoler Blacas de l'injustice et le
venger de la calomnie.
292 REVUE DES DEUX MONDES.
III
Cette amitié, on Ta vu, s'était nouée à Saint-Pétersbourg et
promptement fortifiée. La séparation ne pouvait la détruire. Elle
semble même l'avoir rendue plus confiante et plus étroite. Nous
en trouvons le témoignage dans la longue suite de lettres, à la-
quelle nous avons déjà fait allusion, correspondance presque
totalement ignorée jusqu'à ce jour, où d'un côté passe le souffle
du génie, où s'expriment de l'autre une haute raison, une rare
droiture, des qualités de cœur pour tout dire, qui expliquent l'at-
tachement réciproque des deux correspondans.
Elle commence au mois de juin 1807. Blacas vient de partir
pour Mitau où le Roi l'a appelé pour l'envoyer en Suède. En ar-
rivant auprès du Roi, il apprend que l'abbé Edgeworth vient de
mourir en soignant les soldats français prisonniers en Courtaude.
La nouvelle n'a été connue à Saint-Pétersbourg qu'après son
départ. Le comte de Maistre lui a écrit aussitôt (1) :
« Grand Dieu! quel événement chez votre auguste maître!
quel vide immense dans sa famille ! L'abbé Edgeworth devait une
fois faire une entrée publique à Paris et illuminer la pourpre
aujourd'hui ternie par la nécessité. Tous nos projets nous échap-
pent comme des songes : tous les héros disparaissent. J'ai
conservé tant que j'ai pu l'espoir que les fidèles seraient appelés
à rebâtir l'édifice ; mais il me semble que de nouveaux ouvriers
s'élancent dans la profonde obscurité de l'avenir, et que Sa Ma-
jesté la Providence dit : Ecce! nova facto omnia. Pour moi, je
ne doute nullement de quelque événement extraordinaire, mais
de date indéchiffrable. En attendant, mon cher comte, je ne me
lasse pas d'admirer la divine bizarrerie des événemens. Le confes-
seur de Louis XVI, Ihéroïque Edgeworth mourant à Mitau d'une
contagion gagnée en confessant, en consolant, en envoyant au
ciel des soldats de Buonaparte, à côtci de Louis XVIII. Quel
spectacle ! »
Quelques mois plus tard, chargé par Blacas de faire réparer
une voiture, do Maistre lui rend compte de la commission dont
il s'est acquitté. Cette voiture lui rappelle de doux souvenirs et
lui inspirera d'amers regrets si son ami ne revient pas à Saint-
(1) De toutes les lettres dont nous donnons ici des extraits, celle-ci est la seule
qui ait été déjà publiée.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. î293
Pétersbourg, Il n'y montera jamais sans se rappeler le temps où
ils y montaient ensemble.
« Je ne m'accoutume point du tout à la perte d'un ami tel
que vous. Voilà le malheur des temps et de notre amitié en par-
ticulier : tous les jours on meurt, pour quelqu'un en attendant
qu'on meure pour tout le monde. Je me dis bien que lorsque je
fis votre connaissance dans la loge de la princesse Corsini à Flo-
rence, il n'y avait guère d'apparence que nous dussions un jour
habiter la même maison et même nous casser la tête ensemble à
Pétersbourg, ce qui est cependant arrivé, et qu'ainsi il ne faut
désespérer de rien. Tout cela est bel et bon, mais les années
volent, les choses vont en empirant, et je n'ose plus me flatter
de vous revoir. C'est l'idée qui me saisit en vous quittant. Venez
la démentir, vous serez bien aimable. Mon cher comte, tout est
perdu fors l'honneur. Voici le moment prédit par l'immortelle
chanson de 1775:
Les Rois se croyant des abus
Ne voudront plus l'être.
« C'est une chanson qui ne donne pas envie de rire, mais je
m'arrête de peur que vous ne me disiez : Que me chantez-vous là?
Mon très cher comte, je vous embrasse de tout mon cœur avec
un sentiment profond de tristesse et d'attachement. Conservez-
moi votre souvenir et votre amitié que j'aime comme vous savez.
Quant à moi je ne puis cesser d'être à vous. »
Blacas rentrait de Suède lorsque cette lettre lui est parvenue
à Mitau où on vient d'apprendre que Napoléon et Alexandre se
sont donné rendez-vous à Tilsitt. Sa réponse au comte de Maistre
se ressent du désarroi que cause en Europe, en Angleterre sur-
tout et parmi les émigrés, la nouvelle de cet événement précur-
seur de la paix.
« Ce ne sera qu'une tranquillité funeste et momentanée, une
tranquillité qui nous annoncera de nouveaux troubles, de nou-
veaux malheurs, de nouvelles usurpations. Peut-être faut-il tout
cela pour nous ramener au seul ordre de choses qui puisse
rendre le calme et le bonheur au monde, car ce n'est pas seule-
ment pour le bonheur de la France qu'il faut lui rendre son légi-
time souverain; c'est pour assurer celui de tous les peuples et
pour raffermir tous les trônes. Combien vos réflexions, vos
idées, vos pensées sont justes, sages et profondes ! J'ai éprouvé
29i HEVuk DES DEUX MONDES.
une véritable jouissance à les mettre sous les yeux du Roi ! Il
vous a reconnu ù tout ce que contient votre lettre, et il me
charge de vous le dire en vous renouvelant l'assurance de tous
les sentimens qu'il vous porte.
« Je ne peux pas calculer précisément encore l'instant de
mon retour à Pétersbourg. 11 lient à des circonstances et à des
affaires dont il est impossible que je prévoie le terme. Mais
soyez certain, mon très cher comte, qu'on se trouve trop bien
dans votre voisinage pour ne pas chercher à y revenir.
« Le comte d'Avaray m'ôte la plume des mains; il veut
répondre à votre lettre. Je vous aime trop, l'un et l'autre, pour
ne pas lui en laisser le plaisir. »
Le retour de Blacas à Saint-Pétersbourg suspend pour quel-
ques mois ce commerce épistolaire. Mais, lorsqu'il est reparti en
juin 1808, et définitivement cette fois, la correspondance est
reprise. Désormais, elle ne sera plus interrompue. On nous saura
gré de reproduire encore quelques-unes des réflexions que les
événemens inspirent au comte de Maistre et qui s'agrémentent
souvent des informations qu'il y mêle.
Le 6 août, il écrit: « Il y a trois jours que le Caulaincourt (1)
a donné un repas superbe de quatre-vingts couverts environ, où
il ne manquait que vous et moi pour célébrer la naissance de
son maître. Le comte Nicolas se leva le premier pour annoncer
la santé de l'Empereur Napoléon d'abord ; après, Caulaincourt
porta celle de lEmpereur Alexandre : mais écoutez un charmant
sproposito: pendant qu'on se préparait à ces deux grands actes,
la musique russe qui n'y entendait nulle finesse se mit à jouer
God save the King. Certaines personnes étaient tentées d'y entendre
finesse ; mais ce fut tout uniment une heureuse bêtise.
« Bien obligé, mon cher comte, de votre intérêt pour mon
fils (2), il m'est revenu et je ferai ce que je pourrai pour le rete-
nir. 11 a fait preuve en deux occasions d'une valeur tranquille
et à toute épreuve. C'est assez. Je m'ennuie de le voir jouer sur
ce vilain échiquier. Le général (Harclay de Tolly) a demandé
pour lui la croix de Sainte-Anne et celle de Saint-Wladimir.
J'espère qu'il les aura. Je ne me repens nullement de lavoir
jeté dans la carrière des armes. Pour longtemps, il n'en aura pas
(1) Le général de Caulaincourt avait été nommé, après Tilsitt, ambassadeur de
France en Russie.
(2) Il avait pris, comme officier, du service dans l'armée russe.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 295
d'autres, et d'ailleurs c'est la meilleure pour tout homme qui
n'est pas aveugle comme moi. D'ailleurs encore, je n'avais pas
droit de sacrifier mon fils. D'ailleurs encore cette carrière n'en
exclut point une autre. On écrit fort bien une pièce diploma-
tique avec la pointe d'une épée. Quelquefois les liaisons ne
sont pas bien faites ; mais la lettre est bien formée, ce qui suffit.
« Je désire que vos maîtres se trouvent bien en Angleterre.
Il me semble qu'il n'y a plus pour eux d'autre position décente
et qu'ils ne sont pas faits pour être pris au collet quand Paris le
juge à propos. Disons donc comme Lusignan : Allez ! le ciel fera
le reste. Mon cher comte, je vous embrasse tendrement, je
me recommande à votre souvenir ; pour moi, je ne puis cesser
de vous aimer, ni de vous regretter. »
Le 8 octobre, c'est de la guerre d'Espagne que de Maistre
entretient Blacas et de l'entrevue d'Erfurth.
« Eh bien, monsieur le comte, que dites-vous de cette immor-
telle Espagne? Si l'on nous avait dit ici pendant que nous étions
à nous apitoyer sur l'état des choses: — Dans six mois, votre
ami Napoléon perdra cinq ou six batailles de suite ; on lui pren-
dra quatre ou cinq de ses généraux, on lui fera des prisonniers
par 5 ou 6 000. Où est-ce que tout cela se passera? nous aurions
dit: En Pologne ou en Allemagne. Les nations y auront vu
clair. Les princes seront d'accord, etc., etc. Alors si le prophète
nous avait dit : — Nieton ; tout cela se fera par des paysans
espagnols, n'est-ce pas, mon cher comte, que nous aurions été
bien ébahis? Que je regrette de ne pouvoir parler de toutes ces
merveilles avec vous ! Au reste, je tremble comme un roseau
dans la crainte que toute cette belle affaire ne finisse mal. Nous
ne manquons pas, comme vous pouvez bien l'imaginer, de gens
qui nous prouvent par bons et beaux raisonnemens que l'Espagne
doit nécessairement plier. J'aime à croire tout le contraire. Je
ne veux point trop me flatter ; mais quant à la possibilité j'y
crois fermement ; je vais même jusqu'à la probabilité. Que de
choses, monsieur le comte, peuvent naître de cette Espagne !
« Vous serez tombé des nues en apprenant le voyage d'Erfurth.
Ici, tout s'est ébranlé pour l'empêcher; tout a été vain. Per-
sonne, dit-on, n'a été plus éloquent que la grande-duchesse Marie
(Weimar). C'est que l'excellente dame en a tâté. L'Empereur en
est toujours venu au grand mot : — J'ai donné ma parole ; mais
voici qui est remarquable, il a ajouté : — Je Tai donnée quand
296 REVUE DES DEUX MONDES.
il était heureux. Je ne puis la retirer à présent qu'il est dans le
malheur. Dans ce dernier mot, je lus toutes les nouvelles d'Es-
pagne que nous ne savions point encore. J'espère cependant que
ce voyage ne produira pas tout le mal qu'on craignait. L'Empe-
reur paraît asservi, et en effet, il l'est dans un sens. Il est vaincu
intérieurement ; il n'a plus de foi ni en lui-même, ni dans sa
nation. Il croit ne posséder aucun talent militaire chez lui : il se
croit perdu s'il faisait un geste contre la France, voilà tout le
secret. Du reste, il s'est laissé dire si tranquillement il y a peu
de temps, il s'est laissé écrire même de telles vérités ; il s'est
laissé présenter de tels projets qu'on ne peut le soupçonner d'être
perverti. »
Les jours et les mois s'écoulent; les événemens se succèdent,
imprévus, émouvans, vertigineux; Joseph de Maistre continue à
les commenter. Tout ce qu'il craint, tout ce qu'il espère, il le
dit, s'estimant heureux, à l'en croire, d'être là où il est, séjour
qui lui paraît délicieux quand il songe au reste de l'Europe
« ou, si vous voulez, à l'Europe, car il n'est pas bien clair qu'ici
nous y soyons. » — « Dieu veuille que l'incendie ne vienne pas
jusqu'à nous, écrit-il en août 1809; en attendant, au moins, ce
poste vaut mieux que beaucoup d'autres. Que de belles choses a
fait encore l'aimable Corso depuis que nous nous sommes sépa-
rés? Je crains bien au reste, mon très cher comte, que votre
Auguste Maître n'ait pas pour lui toute la tendresse et la recon-
naissance qu'il lui doit. Sans doute que Buonaparte pouvait
écrire son nom à côté de celui des grands princes, donner la
paix au monde, se mettre à la tête du système religieux de
l'Europe, et gouverner sagement la France augmentée d'un quart ;
sans doute, mais alors il était légitime et il prenait racine pour
toujours. En pillant, en trompant, en saccageant, en égorgeant,
il donne les plus légitimes espérances qu'il doit disparaître, dès
que ses commissions seront accomplies, et il renonce lui-même
formellement à la qualité de légitime souverain : c'est cette atten-
tion délicate dont je suis touché. Ah! mon cher comte, que je
voudrais être aussi sur de la date des événemens, que je le suis
des événemens mômes! Mais c'est là le mystère. Toute la raison,
toute l'attention humaine ne peuvent pénétrer jusque-là. En
attendant, fuites-moi des Bourbons, je vous en prie, prenez-vous y
comme il vous plaira, mais faites-m'en. »
« Je suis toujours à la place où vous m'vcz laissé, miniastre
LES DÏERMÊRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 297
comme un autre, traité comme tel, sans voir les Français, comme
vous l'imaginez bien, et sans leur faire aucune espèce d'avance.
Cependant, ils ne cherchent pas à me nuire, sans que je sache
trop pourquoi, cette situation fait spectacle et contrarie si fort
les apparences que j'ai reçu des lettres de Vienne adressées à M...
ci-devant ministre, etc. L'état de guerre oii je suis a pour moi
le grand avantage de me dispenser de toute communication avec
ces messieurs. Les autres sont obligés de dévorer repas, Te Deum^
feux d'artifices, toasts, ce qui est ma foi bien indigeste. A tout
prendre, je trouve qu'un homme extrêmement malheureux ne
saurait guère être plus heureux. Voilà ma position, mais que je
voudrais savoir quelque chose de la vôtre. »
Le 24 décembre 1809, la note est plus sombre.
« Je dirai comme vous, cher et aimable ami : hélas ! que
vous dirais-je? En effet, que peut-on dire au milieu de ce ren-
versement universel dont nous sommes les témoins et les vic-
times. Vous avez vu la puissance autrichienne disparaître en
trois mois comme un brouillard du matin. A-t-on jamais rien
vu d'égal à six armées commandées par six princes, tous grands
généraux et tous d'accord; à cette invasion de l'Italie, avant d'être
sûr de rien en Allemagne ; à cette armée de Ratisbonne qui ne
sait pas où est Buonaparte (vrai au pied de la lettre] et qui est
écrasée en un instant pendant qu'une armée de quarante mille
hommes écoute tranquillement le canon de l'autre côté du
Danube et demande ce que c'est ; à ce général qui laisse traver-
ser un fossé appelé Danube sans tirer un coup de fusil sur les
traverseurs ; qui se retranche de l'autre côté et se laisse tour-
ner, etc., etc.? Enfin, mon cher comte, miracles, miracles et
toujours miracles. Il faut s'envelopper la tête comme César et
laisser frapper.
« Malgré tout ce qu'on nous raconte de la France où l'on
souffre sans doute, je trouve dans le cœur humain que la nation
se laissera enivrer par des succès inouïs et se consolera comme
les anciens Romains du temps des Empereurs, des soufflets
qu'elle reçoit par ceux qu'elle donne. L'homme est fait ainsi :
voilà cette monarchie universelle dont on a tant parlé, réalisée
sous nos yeux, car jamais on n'a entendu ce mot universelle au
pied de la lettre, et il me semble que l'Europe entière moins
l'Angleterre ne laisse pas de faire un bel établissement pour un
officier. Vous me dites : N'y aura-t-il jamais un Prince qui sache
2'Ô8 REVUE DES DEUX MONDES.
périr, etc.? Et qu'y gagnerions-nous, je vous prie? Un malheur
de plus. Jamais uji prince ne se défendra contre un usurpateur.
Tous ceux qui dans les révolutions ont voulu faire tête à l'orage,
y ont perdu le trône ou la vie. Il y a des raisons (honorables
môme pour eux) qui les rendent incapables de se tirer de ces
épouvantables tourbillons.
« Je ne sais si c'est à M. le comte d'Avaray que j'écrivais un
jour : l'or ne saurait couper le fer. Je ne m'en dédis pas : voyez
le Tyrol ! voyez l'Espagne ! C'est une vérité qui ne doit certaine-
ment pas humilier les souverains. Mais je ne veux point m'em-
barquer dans cette dissertation. L'édifice élevé par Buonaparte
tombera sans doute. Mais quand? Mais comment? Voilà le triste
problème. Le plus sûr est de compter sur une longue durée, car
le monde entier est modifié par cette épouvantable révolution
et des ouvrages de cette espèce ne se font pas en huit jours.
« Parmi tous ces miracles, le plus grand de tous ces miracles
c'est l'inconcevable aveuglement des Princes qui jamais n'ont
vu comment il fallait attaquer la révolution. Non seulement ils
ont laissé égarer les yeux des Français, non seulement ils n'ont
jamais voulu les fixer sur un objet unique, mais ils ont fini par
prendre en aversion cet objet unique et, au lieu de l'élever de
toutes leurs forces pour le rendre visible de loin, ils n'ont rien
onblié pour l'enterrer. Il ne reste plus maintenant qu'à négliger
la succession, et cela, mon cher comte, c'est vous autres qui le
ferez; car il faut bien que tout le monde s'en mêle. Vous direz :
il n'en manque pas; il y a bien du temps, et vous verrez où ces
phrases vous mèneront. J'ai peur du sophisme mortel. « Nous
serons sages demain. » 11 faut l'être aujourd'hui.
c( Mon Dieu! mon Dieu! Quel épouvantable renversement!
D'un autre côté, je ne puis absolument être séduit par les événe-
mens et croire que ces viles races doivent un jour commander
paisiblement l'Europe. J'attends donc ou que vos princes pro-
posent à d'illustres demoiselles de nous faire des Bourbons, ou
que le mariage le plus intéressajit de l'Europe devienne tout à
coup miraculeusement fécond. Je m'amuse avec ces idées; hors
de là, je ne sais où me tourner^
« J'ai appris, mais sans détail, les changemens qui se sont
faits chez vous. J'ai su que vous étiez chargé des fonctions les
plus honorables et les plus fatigantes. Tant pis pour vous, cher
comte, mais tantjnieux pour votre maître. J'honore beaucoup la
LES DERNIÈRES ANNEES DE l'ÉMIGRATION, 299
fidfîlité et le dévouement de votre prédécesseur, mais il était ex-
cessivement peu fait pour les affaires que vous faites, vous, à
merveille. Vous aurez beaucoup de peine sans doute; mais cette
peine est noble, honorable et digne de vous. »
On voit qu'à la date où Joseph de Maistre se réjouissait de
voir Blacas prendre la direction des affaires du Roi, la santé de
d'Avaray l'avait contraint au suprême sacrifice que, depuis un
an, la présence à ses côtés d'un collaborateur lui permettait de
reculer, en lui donnant l'illusion que de sa petite maison de
Chelsea, d'où il ne sortait plus qu'accidentellement, il était
encore utile à son maître. Effrayés par les progrès de la maladie
qui ravageait son corps épuisé, les médecins, non contens de
lui ordonner le repos le plus absolu, conseillaient en outre un
climat moins pluvieux et moins humide que celui d'Angleterre,
plus chaud et plus salubre que celui même d'Italie. C'est dans
l'île de Madère qu'ils voulaient voir le malade se fixer. De leur
ordonnance, il n'acceptait encore qu'un article, celui qui prescri-
vait le repos, il repoussait l'autre qui le condamnait à vi^Te
loin du prince auquel il avait consacré sa vie et auprès duquel
il craignait de ne pouvoir revenir. Mais, à quelques mois de là,
le mal qui le minait, les conseils attristés de son maître, ceux
de Blacas, allaient avoir raison de sa résistance et l'obliger à se
soumettre aux prescriptions médicales.
Tout est déchirement dans son âme, à cette étape de sa ^ae
qui sera la dernière. Il faut quitter ce qu'il a le plus aimé, re-
noncer à être le témoin du grand jour dont il n'a jamais déses-
péré et qui verra Louis XVIII rentrer triomphant dans sa capi-
tale aux acclamations de son peuple. Lorsque, à la veille de son
départ, le Roi en larmes le serre dans ses bras, d'Avaray qui fait
effort pour contenir les siennes afin de ne pas dramatiser la
tristesse de ses adieux, pressent qu'il ne le reverra pas, et dans
un élan de cœur, il le recommande au dévouement de Blacas.
Le 23 août 1810, après avoir attendu pendant toute une
semaine les vents favorables, il s'embarquait à Falmouth, ac-
compagné d'un jeune secrétaire, le comte de Pradel, dont en
peu de temps il avait gagné l'affection et du vieux domestique
qu'il appelait son « fidèle Potin. » « Adieu, mon cher comte,
mande-t-il à Blacas au moment où le navire va mettre à la voile.
Je suis, avec le sentiment du plus profond dévouement, aux pieds
du Roi et de son auguste famille. »
300 BEVUE DES DEUX MONDES.
IV
Si le comte d'Avaray avait abandonné la direction-des affaires
du Roi quelques années plus tôt, son départ eût été considéré
parmi les émigrés comme un événement d'importance. Ceux qui
jalousaient sa faveur et attribuaient, les uns à sa modération
relative, les autres à l'intransigeance de ses principes, l'échec
des tentatives royalistes depuis quinze ans, se fussent réjouis,
tandis que ses admirateurs auraient déploré l'effacement d'un
conseiller qui, même lorsqu'il s'était trompé, n'avait jamais eu
en vue que l'intérêt de son maître, et dont toute la conduite
attestait le désintéressement.
Mais, au moment où il quitte la scène sans que l'on puisse
espérer ou craindre de l'y voir revenir, Louis XVIII n'est pas
seulement condamné à l'inaction par les circonstances qui sem-
blent se liguer pour lui fermer le chemin de son royaume; il
l'est aussi, comme nous l'avons dit, par les Cabinets européens
qui ne croient pas plus au rétablissement des Bourbons qu'ils
ne le souhaitent. La pauvre cour d'Hartwell est tombée dans un
calme morne et mélancolique où l'on pourrait voir la preuve
d'un renoncement total à d'anciennes espérances, reconnues
irréalisables si l'on ne savait qu'en dépit de malheurs accablans
Louis XVIII a conservé sa foi dans le triomphe de ses légitimes
revendications. Le changement survenu dans son conseil passe
inaperçu même en Angleterre, inaperçu à ce point que dix mois
plus tard, le prince de Galles, récemment proclamé régent, invi-
tant les princes de la maison de France à une fête qu'il doit
donner au jour anniversaire de la naissance de son père, le roi
Georges 111, fait porter une invitation au comte d'Avaray.
<( Il s'est passé quelque chose de fort singulier, écrit Blacas
à son prédécesseur. .M. le régent avait oublié que vous étiez à
Madère et avait chargé le général Hamond de vous cherchar à
Londres et ensuite à Hartwell. Effectivement, ne vous ayant
pas trouvé à Londres, il est venu ici, vous a demandé. On a
cru qu'il voulait parler du duc d'Havre, et on l'a conduit chez
lui... On en est venu aux explications et le fuit a été éclairci. »
Cet incident, d'autres encore non moins révélateurs que celui-
ci de l'indifférence et de l'oubli dont est l'objet la cour d'Har-
twell, ne permettent pas de s'étonner du caractère de la corres-
LEfS DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉBIIGRATION. 301
pondance de Blacas à cette époque. Les lettres qu'il écrit à de
Maistre et aux rares agens royalistes répandus à l'étranger ne
s'alimentent guère que de discussions purement platoniques sur
les événemens, de réflexions plus ou moins judicieuses sur les
hommes ou les choses.
Le 4 mars 1810, lorsque commence à se répandre la nouvelle
du prochain mariage de Napoléon avec l'archiduchesse Mariei
Louise, il écrit à son illustre ami : « On nous menace d'un ma-
riage qui me fait frissonner. Une descendante de Saint-Louis !
Une petite-fille de Louis XIV! Mon sang se glace... Personne ne
lui rappellera-t-il que quand on proposa à l'infante Charlotte
d'épouser César Borgia, duc de Valentinois, elle répondit :
« — Je ne veux pas épouser un sanguinaire, un assassin, in-
fâme par sa naissance et plus infâme encore par ses forfaits (1). »
Le 9 avril 1811, il engage de Maistre à travailler au rétablis-
sement des liaisons qui n'auraient jamais dû cesser d'exister
entre la Russie et l'Angleterre et l'invite à en parler au comte
Romanzof. « La Russie n'a rien ici à rendre ou à demander.
Il en est de môme de l'Angleterre qui donnera à la Russie tous
les subsides dont elle aura besoin pour une guerre qui sera la
conséquence de la paix, si elle consent à renouveler un traité de
commerce qui a subsisté vingt années à l'avantage des deux
pays et l'on peut dire que ces vingt années ont été l'époque la
plus florissante de la Russie. »
Un peu plus tard, à propos des malheurs de la Papauté," de
Maistre, dans une lettre à Blacas, a parlé avec irrévérence des
quatre fameuses propositions gallicanes de 1682, « le plus mi-
sérable chifl'on de toute l'histoire ecclésiastique. » — « Je cache
votre lettre aux regards de Bossuet dont le portrait est dans ma
chambre, lui répond Blacas. Mais, où avez-vous vu le repentir et
le désaveu de Louis XIV? » Et un débat s'engage qui donne lieu à
de longues et intéressantes missives sans rapport avec les affaires
politiques du Roi, que la force majeure relègue à Tarrière-plan.
Elles tiennent encore moins de place dans les lettres que
(1) A propos de ce « fatal mariage » de Maistre écrivait à Blacas : « Vous savez'
bien que le cuivre seul et réluin seul ne peuvent faire ni canon, ni cloche, niais
que les deux métaux réunis les font ti'cs bien. Qui sait si un sang auguste, mais
blanc et alfaibli mêlé à l'écume rouge d'un brigand ne pourrait pas former un
souverain? Voilà la pensée qui m'a souvent assailli depuis la déplorable victoire
remportée sur la Souveraineté européenne par le terrible usurpateur. » 3 juillet 1811
Documens inédits.
302
REVUE DES DEUX MODES.
Blacas envoie à « son cher duc d'Avaray. » Le sachant écrasé
par la maladie et par la douloureuse séparation qui en est la
suite, il l'entretient le moins qu'il peut de ce qui pourrait
l'attrister, l'assombrir et cherche surtout à le distraire en mul-
tipliant les détails sur les faits et gestes des princes et des per-
sonnes de leur société.
Le Roi a eu un douloureux accès de goutte. — Monsieur et le
Duc de Berry sont allés chasser chez lord Seveton, — Melchior de
Polignac est venu faire signer par le Roi le contrat de son ma-
riage avec M"^ le Vasseur de la Touche, nièce d'Edouard Dillon.
Le père du marié est loujours en Russie. La goutte l'a mis dans
un état affreux. La comtesse Diane est sourde à ne pas entendre
un coup de canon. — M™®® de Narbonne et de Damas sont aux
bains de mer. — Le duc de Grammont a eu la jaunisse à son
retour des eaux. — Les Gazettes avaient annoncé la mort de
l'émigré comte de Langeron, général au service de la Russie.
La nouvelle était fausse. — Le duc de Queensberry qui vient
de mourir a laissé quelque chose à toutes ses connaissances.
M'^* de Dortans, petite-fille d'un Hamilton, a eu mille livres
sterling, ce qui est peu. Mais on a tenu tant de propos sur les
dames auxquelles il a laissé qu'elle est très aise de n'avoir pas
eu davantage. — Le Roi a visité le château de Warwick. et la
ville de Manchester. Il est revenu enchanté de son voyage.
Et au milieu de ces détails qui relèvent de la chronique
mondaine et ne sont intéressans que parce qu'ils nous initient à
la vie des rares émigrés restés en Angleterre avec la famille
royale, cette piquante observation qui nous révèle en Blacas le
souci de l'étiquette : « L'archevêque de Reims doit me donner
une lettre pour vous. A propos de lui, vous m'en avez adressé
une que je lui ai remise sur l'adresse de laquelle était : à Monsei-
gneur l'Archevêque, etc. Il aurait trouvé très naturel que vous
lui eussiez écrit à Monsieur t Archevêque. \)'An%\(i fait, si ce n'est
pour vous, c'est pour vos pairs que vous vous devez de ne pas
donner du Monseigneur aux évêques, ni dans les lettres, ni sur
le couvert. Je tâcherai de me procurer un petit protocole du
style employé par les ducs dans certaines occasions pour vous
l'envoyer. Le Roi me remettra une lettre pour vous et j'en
attends du duc d'Havre. »
Le 18 novembre, la correspondance prend subitement un ton
plus grave. La lettre que Blacas écrit ce jour-là au duc d'Avaray
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGHATION. 303
lui annonce la mort de la Reine qui a succombé le 12 à une
nydropisie, « suite de la maladie noire dont elle était attaquée
depuis si longtemps. » Obligée de s'aliter le 5, dès le lendemain
elle s'est sentie perdue. Elle a demandé à se confesser et à rece-
voir les derniers sacremens que l'archevêque de Reims lui a
administrés en présence du Roi, de la Duchesse d'Angoulême et
de toute la maison. Le 8, le Comte d'Artois, informé de l'état de la
Reine, est arrivé à Hartwell, et successivement ses deux fils qu'on
est allé prévenir chez lord Moira oii ils étaient à la chasse, le
prince et la princesse de Condé, le duc de Rourbon. Le 10, la
malade s'est trouvée si mal qu'elle a demandé à l'archevêque de
lui réciter les prières des agonisans. Rlacas qui donne à d'Ava-
ray ces détails continue ainsi :
(( Elle appela ensuite auprès de son lit le Roi, qui depuis
quatre jours ne quittait pas un instant la chambre de la Reine,
pour le remercier, dans les termes les plustouchans, de tous les
soins, de toutes les attentions qu'il n'avait cessé d'avoir pour
Elle, et Elle lui fit ensuite des excuses pour les chagrins, pour
les peines qu'Elle avait pu lui causer, le priant de les lui par-
donner et de croire que son cœur n'avait été pour rien dans ce
qu'Elle avait pu faire qui l'eût affligé. Elle fit après cela appro-
cher Madame et Monseigneur ; elle les bénit de la manière la
plus tendre et la 'plus attendrissante, leur souhaitant tous les
bonheurs qu'ils méritaient en leur disant :
« — Mes enfans, car je vous ai toujours regardés comme tels,
continuez à vivre comme vous le faites, soyez résignés aux vo-
loûtés de Dieu et soumis aux ordres du Roi. Recevez ce dernier
avis avec ma bénédiction.
« La Reine ayant appelé ensuite M. le Duc de Rerry, l'enga-
gea à changer de conduite, en lui faisant sur celle qu'il tenait et
sur celle qu'il devrait tenir, une exhortation vraiment admirable.
Enfin, Sa Majesté s'adressant à Monsieur, lui parla de la fin
prochaine qu'elle allait faire.
« — Je vais paraître devant Dieu, lui dit-elle ; j'ai un terrible
compte à lui rendre de mes actions ; je redoute sa justice ; mais
je compte sur sa miséricorde.
m Dans la journée, elle fit au duc d'Havre des excuses pour
tous les momens d'impatience qu'elle avait eus contre lui et parla
dans le même sens à presque tous ses gens et avec une telle bonté,
une telle sensibilité, que je les ai tous vus fondre en larmes et
304
REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il n'existe personne dans la maison qui ne regrette sincère-
ment, et qui ne pleure encore celte excellente princesse qui n'a
été véritablement connue et appréciée qu'au dernier moment.
« La veille de sa mort, elle disait à Madame qui lui rendait
les soins les plus assidus :
« — Mon cœur, ne m'aimez pas autant. Et elle l'engageait à
aller se reposer en lui disant : — Si je me trouve plus mal,
je vous ferai appeler. Soyez tranquille, vous me reverrez
encore.
« Le 10, à quatre heures après-midi, elle fit prier le Roi de
se retirer, ne voulant pas qu'il fût témoin du triste spectacle
qu'allait lui causer sa mort. Cependant vers le soir, elle se trouva
un peu soulagée, elle fut mieux la journée de dimanche; celle
du lundi fut si bonne qu'elle donna quelque espoir et que le mé-
decin croyait qu'elle pourrait du moins vivre encore plusieurs
semaines. Mais la nuit fut très mauvaise et le matin à sept heures,
quand le Roi se rendit chez elle, elle lui dit :
« — C'en est fait, je finis.
« Cependant les médecins trouvèrent qu'elle reprenait des
forces et engagèrent le Roi à se promener un moment dans le
parc après la messe. Sa Majesté sortit efîectivement, mais à
peine était-Elle hors du château que l'état de la Reine empira au
point qu'on fut chercher le Roi et qu'elle n'existait plus quand
il rentra dans son appartement. Monsieur, qui était auprès de son
lit, lui a fermé les yeux. Le Roi voulut encore entrer dans la
chambre de la Reine, M""" de Narbonne put seule l'en empêcher
en lui parlant des dernières volontés de son auguste épouse ; il
se rendit à la chapelle pénétré d'une douleur aussi vivement
sentie que difficile à exprimer. »
Quelques instans après, sur les instances de son frère et de
sa nièce, le Roi « dans un état d'accablement et de douleur im-
possible à décrire, » suivi de toute sa famille, du duc de Gram-
mont et du comte de Blacas, quittait Hartwcll pour se rendre à
Wimbledon où le prince de Gondé lui offrait sa maison. Le duc
d'Havre restait à Hartwell chargé de tout régler et de tout ordon-
ner en vue des funérailles. Elles eurent lieu à Londres, en
grand apparat. la semaine suivante. Le corps de la Reine avait
été exposé en chambre ardente trois jours durant. Elle fut
inhumée pro\ isoirement à Westminster et devait y rester jus-
qu'au jour où i! serait possible de la transporter en Sardaigne,
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 305
conformément à sa volonté (I). « Le chagrin du Roi est toujours
le même, écrit encore Blacas. Rien ne peut le distraire. Il est
obligé de prendre de Téther tous les soirs pour pouvoir reposer.
Il est changé d'une manière effrayante et je ne puis vous dire,
mon cher duc, combien je suis inquiet, tourmenté et malheu-
reux de l'état de notre cher maître. L'impression que lui ont
faite les derniers momens de la Reine est incroyable. »
Le Roi était depuis trente-six heures à Wimbledon lorsque,
dans la matinée du 14 novembre, on y apprit à l'improviste
l'arrivée à Yarmouth du roi de Suède. Chassé de ses États par
une révolution militaire qui l'avait contraint d'abdiquer en
faveur de son oncle, jadis régent du royaume, pendant sa mino-
rité, Gustave IV venait, sous le nom de comte de Gottorp,
demander asile à l'Angleterre. Sur l'ordre de Louis XVIII,
Blacas partit sur-le-champ pour aller offrir ses services à ce
nouveau proscrit qui, au temps de sa puissance et à l'exemple de
son père, avait embrassé avec ardeur la cause des Bourbons. Il
le rencontra au château de Braxted près Colchester où une res-
pectueuse hospitalité lui avait été offerte.
— Je ne doute pas, sire, lui dit-il, que la Cour de Saint-
James ne fasse pour Votre Majesté ce qu'aile a fait pour le Roi
de France. Mais, en attendant, tout ce qui est à mon maître est
à la disposition de Votre Majesté et tous les Français fidèles
sont à vos ordres.
Le Roi lui sauta au cou et l'embrassa les larmes aux yeux, en
le remerciant d'avoir prévenu ses désirs. Il n'en avait d'autre que
de se rendre auprès de Louis XVIII et d'accepter un asile chez lui.
— Je croirai avoir retrouvé une famille. Je suis seul et n'ai
pour toute suite qu'un domestique. Une chambre me suffira, et
auprès du Roi je serai heureux. Je ne puis d'ailleurs gêner per-
sonne maintenant que je ne suis plus que le comte de Gottorp.
Je veux être traité comme tel, j'ai renoncé à la Suède et aux Suédois
que je tiens pour indignes de moi depuis qu'ils ont laissé les
rebelles porter la main sur ma personne sans qu'aucun d'eux ait
élevé la voix en ma faveur ni tiré l'épée pour me défendre.
Blacas reste auprès du roi de Suède durant cette journée. Le
(1) La pompe onéreuse donnée à ces funérailles fut généralement blâmée en
Angleterre. Les ministres ne voulurent payer qu'une part des frais qu'elles avaien
occasionnés et, à la suite de débats pénibles, celle qui restait au compte de
Louis XVIII s'éleva encore à plus de mille livres sterling.
TOME XXXIV. — 1906. 20
306 REVUE DBS DEUX MONDES.
lendemain arrive un envoyé du gouvernement britannique. Il a
pour mission d'empêcher Gustave IV de se rendre à Londres et
proteste lorsqu'il apprend que le voyageur accepte l'hospitalité
de Louis XVIIl. Leur réunion fera croire à des projets que
lAngleterre ne saurait approuver. Le Roi s'emporte, il déclare
que s'il ne doit pas être libre de ses volontés, il repartira pour le
continent. Blacas le calme et obtient de lui qu'il attendra à
Braxted le résultat des démarches qui vont être faites auprès
des ministres anglais. Tout s'arrange enfin; les ministres cèdent
et consentent à la réunion des deux princes.
« Le 23, au matin, il arriva à Wimbledon seul dans un post-
chaise à deux chevaux n'ayant pour suite que son sabre et pour
escorte deux pistolets, car le domestique, qui est à présent toute
sa maison, ne vient que longtemps après lui. Notre maître était
entouré de toute sa famille et le roi de Suède semblait se croire
au milieu de la sienne. Depuis lors, il a toujours été de même,
plein d'attention pour tout le monde, parlant toujours avec
noblesse, avec dignité, froid, mais touché des moindres soins...
Il est venu de Wimbledon ici (Hartwell) avec le Roi. Il occupe
la chambre bleue ; mais l'appartement de la Reine va être pré-
paré pour lui. Je vais tâcher de me procurer un cheval de selle
parce que je sais qu'il aime à monter à cheval ; et comme égale-
ment, il aime la musique, j'ai demandé à Londres un piano forte.
Je crains malgré nos soins qu'il ne reste pas très longtemps en
Angleterre. Le climat lui déplaît et les premières difficultés qu'il
a éprouvées lui avaient donné beaucoup d'humeur. Il a refusé
le traitement que le gouvernement lui a offert ainsi qu'un appar
tement dans le château d'Hampton-Court, qui lui a été proposé. »
Gustave IV passa trois mois à Hartwell, et peut-être se fût-il
décidé, malgré tout, à se fixer en Angleterre, s'il n'eût constaté
à divers traits que le gouvernement souhaitait qu'il abrégeât son
séjour.
« Tout le monde est pour lui d'une injustice atroce, » disait
Blacas. On essayait de le faire passer pour fou et les témoi-
gnages de respect et d'affection qu'on lui prodiguait à Hartwell
ne le consolaient pas des « procédés inqualifiables » dont il était
l'objet de la part du gouvernement. Ils le décidèrent à partir. A la
fin de mars, il s'embarquait à Yarmouth, poursuivi jusqu'au
bout par le mauvais vouloir des Anglais. Louis XVIII eût voulu
qu'un gentilhomme français, le comte de la Ferronnays, accom-
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'éMIGRATION. 307
pa^nàt le royal voyageur sur le continent. Mais le gouvernement
anglais s'y opposa, ne voulant le laisser s'embarquer qu'en com-
pagnie du seul domestique avec lequel il était arrivé. Sur sa
demande, le roi de France lui en avait cédé un au départ du-
quel on s'opposa aussi et qui ne parvint à l'accompagner qu'en
se cachant à bord avec la complicité du capitaine et en ne se
montrant que lorsque le navire eut gagné la pleine mer.
La mort de la Reine et le séjour du roi de Suède, tels sont
les événemens qui agitèrent la cour d'Hartwell à la fin de 1810
et au commencement de 1811, en y suscitant des difficultés
dont les plaintes de Blacas à d'Avaray, sans en préciser les-
causes, nous révèlent le caractère irritant. « Ah ! mon cher duc,
combien je ressens tous les jours davantage le regret de votre
absence ! Vous nous manquez à tous les momens et dans toutes
les occasions. Je le croyais avant votre départ et j'en ai acquis
la malheureuse certitude. La loyauté, la noblesse, la pureté de
principes sont des folies; le dévouement est une sottise, la fidé-
lité et le respect une vieille mode, l'intégrité une duperie, la
franchise un mot vide de sens et la religion un masque derrière
lequel on peut tout faire. » Que d'intrigues, de conflits, de décep-
tions trahissent ces plaintes!
Le duc d'Avaray, lorsqu'il les reçut, n'était plus en situation de
s'en émouvoir. Si durant les premiers mois de son séjour à Ma-
dère, il avait pu se faire illusion sur la gravité de son état, et
croire à sa guérison, il ne le pouvait plus maintenant. La mort
le guettait, il le savait, et, si proche de sa fin, il accueillait sans
en concevoir de colère les tristes échos qui lui arrivaient du
monde où lui-même avait vécu en proie à des tourmens inces-
sans et meurtriers. Il n'avait nlus de volonté que pour se pré-
parer à bien mourir.
Une relation manuscrite de son secrétaire le comte de Pradel
nous initie aux angoisses de ses derniers jours. Elle nous le
montre s'alitant le 23 mai 1811, jour de l'Ascension, affaibli jus-
qu'à l'épuisement par les crachemens de sang, disputé en vain à
la maladie par ses médecins, ofirant à Pradel et à « son fidèle
Potin » qui lui prodiguent leurs soins, l'exemple d'un courage
chevaleresque et du plus rare sang-froid; dominant ses souf-
frances, encore qu'il demande à Dieu de les abréger, pour dicter
ses dispositions suprêmes, et remplir avec ferveur ses devoirs
religieux et ne regrettant de quitter la vie que parce qu'il meurt
308 REVUE DES DEUX MONDES.
éloigné de son Roi dont le nom erre sur ses lèvres jusque dans
les affres d'une lente et douloureuse agonie.
Le 4 juin, après avoir cherché dans ses papiers ceux qu'on
devra brûler quand il ne sera plus, il se fait relire la dernière
lettre qu'il a reçue du Roi. Elle lui exprime l'espoir de le revoir
bientôt. « C'est dans le ciel, mon cher maître, écrit-il, que se
fera cette réunion si Dieu a pitié de moi. » Et comme s'il n'avait
retrouvé de forces que pour tracer cet adieu où passe une grande
espérance, il ne tarde pas à rendre l'âme (1).
Dans la réponse éplorée que, le 13 juillet, Blacas adressait à
Pradel, on lit : « Les détails que vous me donnez ont déchiré
mon cœur et la contrainte dans laquelle je suis vis-à-vis de mon
maître me met dans un état impossible à rendre. Oui, mon
cher comte, je n'ai pu lui apprendre encore la perte qu'il vient
de faire. Un accès de goutte dont le Roi est attaqué en ce mo-
ment a fait décider par les médecins que l'on ne pouvait annon-
cer à Sa Majesté la catastrophe qui nous plonge dans une si
grande affliction sans l'exposer à une révolution qui pourrait
déplacer la goutte et en porter l'humeur dans les parties où elle
serait dangereuse. Je suis donc condamné au silence. Voyez et
jugez de mon état, de mon affreuse position. »
Plusieurs jours s'écoulèrent avant que la nouvelle pût être
communiquée à Louis XVIIl. Au faisceau de ses poignantes in-
fortunes, elle en ajoutait une de plus et non la moins cruelle.
Avec le plus cher de ses compagnons d'exil, il perdait le plus
dévoué. D'abord accablé par le fatal événement qui le lui arra-
chait, il en resta longtemps inconsolable. 11 ne devait jamais ou-
blier le serviteur auquel il devait la liberté, la vie et les joies
d'une amitié désintéressée jusqu'à l'héroïsme. Du moins, à cette
épreuve, il y avait un dédommagement dont il sentait déjà le
prix: d'Avaray lui léguait Blacas. Au moment où les tragiques
péripéties des campagnes de 1812 et de 1813, en ranimant ses
espérances, vont lui prouver qu'il a eu raison de ne jamais douter
de la victoire de ses droits héréditaires, il ne peut que se réjouir,
d'avoir retrouvé dans Blacas un autre d'Avaray.
EuNEST Daudet.
(1) Enterré clans l'église de Santa Luzia a Madère, son corps fut |ramené eu J
frapcç en 1824.
LE CHARBON
AU POINT DE VUE NAVAL
Le charDon est le nerf de îa guerre navale. Au cours des hos-
tilités, tout commandant d'un navire isolé, a fortiori tout chet
d'escadre aura deux préoccupations dominantes : le ravitaillement
en charbon et en munitions, en charbon d'abord. D'autant plus
que les cuirassés actuels, véritables usines, en consomment des
quantités énormes.
Par suite, un bâtiment de guerre ne possédera jamais trop de
moyens de se procurer du charbon et de l'embarquer rapidement.
Les Américains, les Espagnols et les Russes en ont fait l'expé-
rience dans les deux dernières guerres.
Outre la production du charbon, nous nous proposons d'étu-
dier ici l'installation des dépôts à entretenir dans les points
d'appui, les modes de conservation et les procédés de ravitaille-
ment dans les divers cas de la pratique. Ces opérations tendent à
assurer, dans le plus bref délai possible, le renouvellement du
rayon d'action, facteur stratégique de premier ordre, le seul des
élémens du navire que l'on puisse reconstituer.
*
* *
A tout seigneur, tout honneur. L'Angleterre occupe snns
conteste le premier rang pour la production du charbon, surtout
si l'on considère la qualité des produits. Voici du reste, les
chiffres que donne la statistique ;
31 U REVUE DES DEUX MONDES.
En 1904, l'Angleterre, 236 millions de tonnes; rAllemagne,
169,5; l'Amérique du Nord, 324; la France, 34.
Remarquons, en passant, que notre production ne dépasse pas
le 1/10 de celle des Etats-Unis, le 1/7 de celle de l'Angleterre et
le 1/5 de celle de l'Allemagne. De plus, elle n'augmente cpie très
lentement, de 1 p. 100 par année. Enfin, notre consommation
dépasse, de 14 millions de tonnes, notre production.
Les mines du Royaume-Uni (Pays de Galles, Ecosse, Irlande)
emploient 833 629 ouvriers, dont la production moyenne varie,
pour chacun, dans des limites assez étendues: de 341 tonnes en
Ecosse, elle descend à 263 dans le Pavs de Galles.
On tire des houillères anglaises trois espèces principales de
charbon, dont l'une, le smokeless (qui brûle sans dégager de
fumée) est très précieuse pour les opérations de guerre. Le smo-
keless permet en eJBfet de chauffer sans produire ces immenses
panaches de fumée noire, qui décèlent la présence des navires
à 20 ou 30 milles en mer, empêchant toute surprise de jour ou
la nuit par clair de lune. L'Amirauté anglaise considère avec
raison cette variété comme le meilleur type de charbon. M. Daw-
kins le désigne sous le nom significatif de « charbon de l'Ami-
rauté. » L'Angleterre en a livré au Japon pendant la dernière
guerre, mais les Russes se contentaient des qualités inférieures.
Les^ gisemens du Pays de Galles, d'où l'on extrait ce précieux
combustible, couvrent une superficie de 180 milles carrés; la
surface des terrains carbonifères de cette région atteignait elle-
même à peu près 1 000 milles carrés.
On » beaucoup parlé l'année dernière de l'épuisement des
mines anglaises et la marine de ce pays s'est demandé avec
inquiétude la durée probable de l'exploitation des gisemens.
C'était un point noir pour l'avenir de la puissance navale de
l'Angleterre. En 1904, ses escadres ont consommé 8 à 9 p. 100
de la production totale des- 24 mines (13 millions de tonnes,
d'après la Coal Commission). Le reste passe à l'étranger. Les de-
mandes de l'extérieur sont si actives, que parfois les commandes
de l'Amirauté anglaise éprouvent du retard, souvent dans des
momens critiques : à l'époque de l'incident de Fachoda, pour n'en
citer qu'un. Ainsi, la réserve de charbon, peu importante, est
promptement absorbée par les puissances étrangères.
D'autre part, en constituer d'énormes provisions est un mau-
vais calcul, à cause de la détérioration que ce combustible éprouve
LE CHARBON AU POINT DE VUE NAVAL. 311
dans les dépôts. Qne faire alors? On conseillait à l'Amirauté de
réserver un certain nombre de mines. Le prix d'un cuirassé ou
de deux cuirassés, par an, suffirait pour assurer l'avenir.
Puis, la question s'est généralisée. Le gouvernement, effrayé
par les polémiques des journaux et les prophéties pessimistes,
chargea une commission d'évaluer les ressources de l'ensemble
des gisemens carbonifères du royaume. Cette commission, pré-
sidée par M. Jackson, député et président du Great Northeim,
comptait comme membres les géologues, les ingénieurs des
mines, les négocians et les gros consommateurs les plus connus.
Il s'agissait d'étudier les points suivans : Effet de l'exportation
du charbon sur la fourniture aux consommateurs du royaume ;
évaluation du temps pendant lequel il serait possible de conti-
nuer cette fourniture (surtout pour les meilleures qualités) aux
consommateurs nationaux, y compris la flotte de guerre, à un
prix abordable ; possibilité de réduire ce prix, soit par l'adoption
de procédés de transport plus économiques, par la diminution
des gaspillages pendant l'extraction, ou par l'emploi de méthodes
et d'appareils plus perfectionnés.
C'était reprendre l'œuvre de la commission de 1866, que
présidait le duc d'Argyl.
Plus optimiste que sa devancière, la commission Jackson
estime que les mines renferment 1/9 de charbon de plus ; et que
la production durera encore deux ou trois siècles. Son rapport,
très documenté, publié en 1905, indique que « dans les gisemens
utilisables, une grande fraction du combustible se présente par
strates épaisses de deux pieds. Actuellement, la production ne
dépasse pas le vingtième de la masse totale des gisemens. On
peut donc continuer l'exploitation longtemps encore, malgré les
progrès de la production, depuis dix ou quinze ans.
L'usage des machines pour l'extraction se répand de
plus en plus. On comptait 483 machines en 1902, contre 643
en 1903.
La consommation du charbon à l'usage de la marine de
guerre a beaucoup augmenté dans les dix dernières années.
Enfm, jusqu'à présent, on n'a trouvé aucun charbon supé-
rieur à celui du Pavs de Galles. »
Ainsi, l'Angleterre possédera pendant longtemps de grandes
richesses. Néanmoins, un de ses ingénieurs, M. Swinton, adjure
ses compatriotes de ménager cette puissance industrielle, en
312 REVUE DES DEUX MONDES.
tirant parti des chutes d'eau. D'après ses calculs, l'emploi des
turbines hydrauliques économise annuellement 12 millions de
tonnes de charbon. Ce chiffre considérable ne représente que
2 p. 100 de la production totale; mais, nous ne sommes qu'au
commencement de cette évolution industrielle.
De 1890 à 1900, l'exportation des charbons des États-Unis a
quadruplé. Ces combustibles auraient pu conquérir les marchés
de la Méditerranée, si les Américains avaient affecté à ces trans-
ports des cargo-boats de grand tonnage pour diminuer les frais
généraux. Mais la concurrence allemande, qui grandit de jour
en jour, éloigne les produits transatlantiques.
Les mines de Westphalie, qui ont envoyé récemment à Cour-
rières leurs intrépides sauveteurs, fournissent, à elles seules, plus
'de la moitié des charbons allemands. Voici les chiffres de la pro-
duction, en 1893 et en 1900 :
1893. 1000.
Production totale de
l'Allemagne. . . . 73 millions de tonnes ilO millions de tonnes
Production des mines
de Westphalie ... 39 — 60 —
Le syndicat de vente des charbons westphaliens exerce en
Allemagne une influence considérable sur le marché des com-
bustibles. Il rayonne un peu partout, jusque dans la Méditerranée,
ainsi qu'en témoignent les dépôts qu'il a créés à Marseille, Gênes,
Naples et Port-Saïd.
Quant à l'industrie houillère française, on compte, depuis
peu, de nombreux puits nouveaux dans le Nord et le Pas-de-
Calais. Mais, nos mines ne présentent ni la richesse, ni les
facilités d'extraction des gisemens étrangers. De plus, nos char-
bonnages luttent .sans cesse contre linsuffisance de la main-
d'œuvre. Le Nord fait appel à la Belgique; mais il ne s'est résolu
à cet expédient qu'après avoir essayé des mineurs du Gard.
Tentative infructueuse : les mineurs méridionaux reprirent la
route du Sud, en quittant au plus vite une région qu'ils consi-
déraient comme un simple lieu d'exil.
Malgré ces conditions défavorables, la production française
dépassait 30 millions de tonnes en 1897, et la courbe monte de-
puis cette époque, sauf un léger fléchissement en 1902, à cause
des grèves. Le désastre sans précédent des mines de Courrières,
LE CHARBON AU POINT DE VUE NAVAL. 313
survenu le iO mars dernier, est encore présent à toutes les mé-
moires. Cet épouvantable accident, qui a fait 1 100 victimes, a
marqué le signal d'une grève à peu près générale dans nos bas-
sins du Nord. D'où une hausse de 15 à 20 poiir 100 sur le prix
du charbon de Cardiff et de 3 à 4 francs sur ceux des bassins de
Liège et de Charleroi (1).
L'Italie est, sous le rapport du charbon, dans une situation
fort inférieure à la nôtre; car, dépourvue de giscmens de houille,
elle est obligée d'importer tout le charbon nécessaire à sa con-
sommation. A l'époque de la guerre sud-africaine (1900), le gou-
vernement anglais frappa ce produit d'une taxe d'un shilling
par tonne. Les Italiens payèrent de ce chef au Trésor anglais la
somme annuelle de 6230000 francs, surprise d'autant plus dés-
agréable que sir Michael Hicks Beach amadouait l'opinion
anglaise, en répétant : « N'oublions pas que ce seront les étran-
gers et en grande partie les flottes de guerre, qui paieront cet
impôt. »
Les résultats n'ont pas été très favorables. De 1894 à 1900,
l'exportation anglaise passait de 32 millions à 4i- millions de
tonnes. En 1901, elle rétrograda à 42 millions et, en 1905, elle
n'atteignit que 47 1/2 millions de tonnes. Le ministère libéral
actuel se propose de rayer cette ressource du budget.
En Italie, cette taxe nouvelle eut pour effet de mettre en ve-
dette les projets de remplacement du charbon par le pétrole et
la houille blanche.
On trouve aussi des gisemens en Australie, au Japon, au
Tonkin et en Chine. Mais la plupart des produits de ces mines
lointaines brûlent très vite, comme de la paille, en donnant une
épaisse fumée noire qui les rend à peu près impropres aux
usages militaires.
Les gisemens du Céleste-Empire ont une grande impor-
tance ; mais, jusqu'ici, le développement de ces ressources natu-
relles n'a pas pris beaucoup d'essor. Sur quelques points seule-
ment, l'exploitation donne lieu à une certaine activité, dans le
Tchili, par exemple, où une compagnie chinoise exploite les
mines de Kaï-Ping. Ce nom générique englobe trois gisemens.
Dans les limites des exploitations actuelles, 100 millions de tonnes
(1) A la fin d'avril 1906, au moment de la grève, nos compagnies houillères
n'arrivaient pas à extraire la quantité nécessaire à l'alimentation de leurs propres
cl)audières, qui assurent Iç fonctionnement des cages et des ventilateurs.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
sont disponibles et 225 millions de tonnes seraient assurées,
jusqu'à la profondeur de 600 mètres.
La réorganisation de cette entreprise date de la dernière
guerre sino-japonaise. Les mines occupent une longueur de
20 milles sur la ligne ferrée de Tien-Tsin à New-Tchouang.
Le charbon extrait de la mine, la marine marchande le dis-
tribue aux points de consommation. Dès le xv^ siècle, on appe-
lait déjà la houille « charbon de mer, » parce que les voiliers
anglais en transportaient partout. Aujourd'hui, d'innombrables
vapeurs, employés à ce trafic, portent ce produit sur tous les
océans ; et, comme les Anglais ont perdu le monopole de ces
transports, la concurrence amène des fluctuations considérables
sur les prix du fret. En 1902, le fret de Gardilî à Gènes descendit
à 5 shillings, ce qui n'était pas arrivé depuis 189o. A cette
époque, le charbon américain payait : de New- York à Gênes,
9 shillings 1/2 la tonne; de Philadelphie à Stettin, 10 shil-
lings 1/2; de Philadelphie à Rotterdam et Hambourg, 7 1/2.
Ces cargaisons de combustible ofïrent de sérieux dangers
pour les transporteurs. En 1874, sur 4485 navires chargés de
charbon, 60 (1 sur 75) périrent par suite de combustion spon-
tanée. L'humidité favorise ces accidens; elle désagrège et frag-
mente les morceaux de houille; d'où, surface plus considérable
à l'absorption de l'oxygène. Ce gaz oxydant étant le grand cou-
pable, il importe de connaître tout accroissement anormal de la
température des soutes, et l'on a inventé à cet effet plusieurs
appareils indicateurs.
Les bàtimens de guerre eux-mêmes ne sont pas à l'abri de
ces dangers. En 1874, un cas de combustion spontanée se déclara
à bord de V Antilope, à Saigon. Un matin, comme d'habitude,
on ouvrait les trous d'homme du pont, afin d'aérer les soutes,
quand il en sortit une épaisse fumée. 11 fallut refermer en hâte,
pour empocher l'air de pénétrer. Le navire étant échoué dans le
dock flottant, on dut dérouler une longue manche pour atteindre
la rivière. Enfin, on noya l'incendie sous des flots deau. Quand
on vida les soutes, on constata que la masse entière du combu-
stible avait soufl'crt; (le gros blocs, soudés ensemble, présentaient
l'uspccl métallique du coke. Le feu couvait doue depuis long-
LE CHARBON AU POINT I>E VUE NAVAL. 315
temps ; mais aucun indice n'avait permis de prévenir eet accident.
11 faut user des plus grandes précautions et, autant que possible,
éviter d'embarquer le charbon par temps de pluie; enfin, sur-
veiller les soutes d'une façon continue, sans défaillance
Il va s;;ns dire que la nature des charbons exerce aussi son
influence. Pour les bâtimens de guerre qui naviguent au loin, le
choix du combustible a une importance véritable. Nos marchés
prév^oient un certain nombre d'épreuves relatives aux recettes
dans les pai-cs de France : poids, densité, manière de brûler, com-
position et poids des résidus. Mais les commissions chargées de
recevoir les combustibles en cours de campagne se contentaient
jusqu'ici, en l'absence de tout moyen de contrôle, d'en examiner
1 aspect extérieur; examen superficiel qui amenait souvent des
mécomptes. Aussi, tout récemment, le ministre a-t-il édicté des
règles particulières. On fera dorénavant des épreuves de calci-
nation dans un four électrique à installer sur les navires des sta-
tions lointaines. D'autre part, on réunira, dans les écoles de mé-'
caniciens de Brest et de Toulon, des échantillons de tous les
charbons que l'on rencontre à l'étranger. En outre, on créera
dans ces établissemens des conférences spéciales sur les combus-
tibles. Tout cela, au grand profit des officiers mécaniciens, qui,
hors de France, choisiront les charbons en connaissance de
cause.
L'état physique du charbon a, sur la chauffe, une influence
considérable. A Santiago, pendant la guerre hispano-américaine,
Gervera ne trouva que du charbon en poussière. Quand vint la
sortie finale, cette poussière passa à travers les barreaux de
grille, sans aucun profit pour la chauffe. D'où impossibilit(i d'at-
teindre une vitesse qui aurait pu sauver au moins une partie de
l'escadre espagnole.
Autant que possible, il faut donc éviter d'embarquer du pous
sier. Sous ce rapport les manipulations fréquentes sont très dé-
favorables. Un ingénieur allemand, M. Schwartz, peut-être un
peu pessimiste, estime à 20 pour 100 la perte de pouvoir calori-
fique due aux manipulations qu'on fait subir au charbon à bord
des navires. Le mode de conservation à terre exerce aussi, sur
ce produit, une influence considérable. Généralement, on l'em-
pile dans des parcs, soit à l'aii libre, soit sous des hangars ou
toitures.
L'Angleterre fait, en ce moment, des essais comparatif de
316
REVUE DES DBUX MONDES.
conservation, à l'air et sous l'eau. Le service compétent a divisé
21 tonnes de charbon en 3 lots : 2 de 10 tonnes chacun et
1 d'une tonne seulement. Des deux premiers tas, Tun, divisé en
cinq parties, a été recouvert de toiles; l'autre, également divisé
en cinq fractions, a été immergé dans un bassin. Le dernier tas
d'un tonneau, brûlé avec soin, a donné des chiffres, aussi rigou-
reux que possible, sur ses propriétés calorifiques. A la fm de
l'expérience, on opérera des combustions successives permettant
d'obtenir des moyennes pour déterminer le meilleur mode de
conservation.
La marine de guerre française n'emploie, en Europe, que des
briquettes comprimées, d'une composition toujours égale, et plus
faciles, théoriquement, à arrimer dans les soutes, à cause de
leurs dimensions régulières.
*
« *
Avant la guerre russo-japonaise, toutes les puissances mari-
times limitaient aux mers d'Europe l'action des cuirassés d'es-
cadre. En France, on calculait ce rayon d'action en prenant pour
base la distance (aller et retour), Toulon-Port-Saïd (1 485 milles),
ou Cherbourg-Cronstadt. Il s'agissait de fournir aux cuirassés
les moyens d'atteindre ces ports avec une quantité de charbon
suffisante pour marcher pendant quelque temps à la vitesse de
combat sans avoir à vider les soutes, qui constituent une bonne
protection, en limitant considérablement les explosions d'obus.
On arrivait ainsi à 5000 milles comme rayon d'action d'un cui-
rassé. En supposant une vitesse moyenne de 10 nœuds :
Le Jaurégidberry , lancé en 1893, a un rayon d'action de
6380 milles.
Le Bouvet, lancé en 1895 (qui marque un recul notable sur
le précédent, à tous les points de vue), a un rayon d'action de
4 050 milles.
Les six cuirassés qui entreront prochainement en service
[République, Démocratie, Patrie, Liberté, Justice, Vérité) auront,
avec un approvisionnement de 1 825 tonnes, un rayon de
8 390 milles.
Enlin, les cuirassés de 18000 tonnes en projet (vitesse
maxima, 19 nœuds) prendront 2010 tonnes et pourront parcou-
rir 8 130 milles ù 10 nœuds.
LE CHARBON AU POINT DE VUE NAVAL. 317
Nous sommes déjà loin du rayon d'action du Bouvet.
Ainsi l'on accroît de plus en plus le rayon d'action des grosses
unités destinées à former le corps de bataille. Ces b«âtimens
peuvent en effet être entraînés à guerroyer hors des mers
d'Europe.
Les croiseurs cuirassés, très discutés aujourd'hui, répondent
à d'autres objectifs que les cuirassés. Il leur faut, pour battre
les mers, un rayon d'action beaucoup plus étendu : le chiffre de
15 000 milles paraît un desideratum convenable. Mais nous n'y
sommes pas encore.
Le croiseur Léon-Gambetla, lancé en 1901, prend 2 100 tonnes
(99 tonnes de pétrole sont comprises dans ce chiffre) et peut
parcourir 12 000 milles, ce qui représente 50 jours de chauffe,
à 10 nœuds. Les nouveaux croiseurs Victor-Hugo, Michelet,
Edgar-Qttmet, Waldeck-Rousseau, Ernest-Renan, auront égale-
ment un rayon de 12 000 milles. Nous enregistrons avec satisfac-
tion ces données, qui marquent un pas sérieux dans la voie du
progrès.
La marine italienne, devançant son époque, a adopté une
solution remarquable du problème des grands bâtimens de com-
bat. Elle construit des types qui tiennent à la fois du cuirassé
pour l'armement et du croiseur pour la vitesse et le rayon d'ac-
tion. Les quatre navires (en achèvement), type Napoli, prennent
en effet 2800 tonnes de charbon et donneront, d'après les pré-
visions, une vitesse de 21°, o à 22 nœuds, pour un déplacement
modéré, 12 600 touQeaux. Leur armement ne comprendra que
de grosses pièces (305 et 203). Tout ceci avant la publication
des fameux enseignemens de la guerre russo-japonaise.
Pour quelques-uns des croiseurs même, l'Italie nous dépasse
notablement. Prenons le Dupleix (français) et le Garibaldi (ita-
lien), du même déplacement, 7 700 tonnes. Le rayon du pre-
mier ne dépasse pas 6 000 milles, tandis que l'autre peut en par-
courir 9 300. La différence est sensible.
se
Cette question du rayon d'action, liée à celle des points d'ap-
pui, jouera, pendant une guerre maritime, un rôle prépondé-
rant. « La grande difficulté des guerres futures, a dit avec raison
le général Verdy du Vernois, sera d'assurer Talimentation des
318 BEVUE DES DEUX MONDES.
masses armées. » Ce sera, pour la guerre navale, d'assurer le
charbonnage des navires. On en pourrait citer de nombreux
exemples. Pendant la guerre hispano-américaine, depuis le com-
mencement jusqu'à la fm, le combustible est resté le souci le
plus grave du gouvernement des Etats-Unis. On se demanda
longtemps avec anxiété si VOrégon pourrait embarquer assez de
charbon pour prendre part au combat final, et s'il en aurait une
quantité suffisante pour échapper à la poursuite éventuelle d'une
force navale supérieure. La capture de ce navire isolé pouvait
en effet tenter les Espagnols ; mais Cervera n'eut pas le loisir
d'y songer. D'autre part, le maintien du blocus de Santiago dé-
pendait de la réponse à cette question : les Américains pourront-
ils fournir à leurs navires une quantité suffisante de charbon de
bonne qualité? Rodjestvensky, dans son périple lamentable de la
Baltique à Tsou-Shima, se préoccupa surtout du ravitaillement
de ses unités. Pour y pourvoir, il nolisa une soixantaine de
vapeurs allemands, les échelonna par rendez-vous successifs, en
se servant, sinon de nos points d'appui, tout au moins de nos
eaux territoriales.
Des navires à courte haleine, comme les bâtimens actuels,
ayant à servir une politique dont on agrandit sans cesse les
limites, réclament un échelonnement de stations capables de
leur fournir du charbon, des vivres et des munitions.
Aussi, les puissances maritimes s'efforcent-elles de créer sur
les Océans, des relais sans lesquels il n'est pas de guerre pos-
sible.
L'Angleterre, que nous trouvons naturellement au premier
rang, a espacé des points d'appui sur les principales routes du
globe. L'Allemagne cherche à en créer un dans la Méditerranée; *
elle serait aussi, dit-on, sur le point d'installer un dépôt dans
lile de Bornéo. Les Etats-Unis, instruits par l'expérience, consa-
crent des sommes importantes à la fortification des dépôts de
combustible. En France, depuis de nombreuses années, on a
mis cette question à l'ordre du jour, mais sans la traiter avec
toute l'activité et la suite désirables. Les créateurs de notre em-
pire colonial, cherchant des débouchés au commerce, nous ont
donné des emplacemens propres à la constitution de solides
points d'appui, nécessaires à notre action maritime. Voici les
principaux, en dehors des cinq ports militaires métropoli-
tains :
LE CHARBON AU POINT DE VUE NAVAL. 319
Méditerranée : Bizerte.
Océan Atlantique ; Martinique, Dakar.
Océan Indien : Diégo-Suarez (Madagascar), Djibouti;
Océan Pacifique : Tahiti, Nouméa
Mer de Gliine : Saigon, Port-Courbet.
Nota : La Martinique et Tatiiti prendront une iciportance
considérable à l'ouverture du Canal de Panama.
On n'est pas toujours libre de choisir les points d'appui de la
flotte comme on le désirerait ; mais il est bien certain que plus
ces relais seront rapprochés les uns des autres, mieux ils seront,
fortifiés, et plus le rayonnement de la flotte aura d'efficacité. C'est
à la stratégie, qui est Vart de prévoir, que revient la charge d'or-
ganiser les points en question. Tous n'ont pas la même impor-
tance. La situation de la Martinique, dans le rayon des convoi-
tises américaines, et très rapprochée des possessions anglaises, n&
peut être comparée à celle de Libreville, par exemple. Ces deux,
points qui, d'ailleurs, ne fournissent pas les mêmes ressources^
ne sauraient exiger les mêmes travaux de défense. On doit donc,
distinguer : les points d'appui principaux et les points d'appui.,
secondaires.
Les uns et les autres doivent, autant que possible, répondre
aux conditions ci-après :
l" Ne pas être trop près de la mer, afin d'enlever à l'ennemi
la possibilité de s'en emparer par un coup de main;
2° Être pourvu d'un système fortifié suffisant pour pouvoir se
défendre seul au besoin;
3° Être relié à un réseau de chemin de fer, pour faciliter
l'approvisionnement du parc à charbon;
4° Posséder des movens de conservation appropriés au cli-
mat;
5° Être pourvu d'installations d'embarquement permettant de
ravitailler, avec toute la rapidité désirable, plusieurs bàtimens à
la fois;
6° Avoir un stock de charbon considérable. Car, si le charbon
est considéré comme contrebande de guerre, les puissances
neutres ne pourront s'en réapprovisionner pendant les hostilités.
Il faudrait adopter un roulement qui permît de consommer ce
stock et de le renouveler dans un intervalle de temps conve-
nable. - •
En 1901, le Parlement a voté 170 millions pour les porls^t
320 REVUE DES DEUX MONDES.
les points d'appui (dont 70 pour les points d'appui hors de la
métropole). Mais il reste encore beaucoup de travaux à finir ou
à entreprendre. Cette année même, M. Thomson a fait au Sénat
l'aveu suivant : « L'augmentation du matériel flottant des arse-
naux a été reconnu nécessaire; on a inscrit au budget actuel
un crédit de 1 million pour le matériel destiné à faciliter le ravi-
taillement. » C'est une goutte d'eau dans la mer. Comme le dit si
bien M. Ch. Bos, en dix ans (4898-1908), la puissance de notre
marine aura presque doublé; et il se demande : les stocks de
charbon prévus auront-ils suivi la même progression?
En 1891, le ministre portait à 389 000 tonnes le stock de
guerre nécessaire à nos escadres. Nous n'avons point à recher-
cher ici pourquoi ce chiffre ne fut pas réalisé. Constatons sim-
plement que, le 1" janvier 1895, le stock ne dépassait pas
378548 tonnes. En 1900, l'état-major général réclamait 550 000
tonnes, pour une puissance de 631 360 chevaux- vapeur. En
tenant compte des unités entrées en service depuis cette époque, on
calcule qu'il fallait accroître ce chifl"re d'au moins 15 000 tonnes,
et, à mesure que les navires du programme de 1900 entreront
en service, il sera urgent de l'augmenter encore. Le 1" avril 1904,
le stock atteignait 431 268 tonnes. M. Ch. Bos estime, avec beau-
coup de raison, qu'il nous manque plusieurs centaines de mille
tonnes.
Il faut surtout constituer à Bizerte et à Saigon des dé-
pôts très considérables, à cause de la situation de ces deux
points.
En février 1904, au moment de l'ouverture des hostilités en
Extrême-Orient, le stock de Saigon était insignifiant. Le mi-
nistre affréta six vapeurs pour transporter des briquettes dans ce
port. L'administration locale, de son côté, passa des marchés
sur place, si bien que, quelques mois après, le 1" juin 1904, le
stock de la colonie atteignait 40 000 tonnes. C'était insuffisant
pour le temps de guerre.
Le projet de réorganisation, qui date de 1902, prévoit, dans ce
point d'appui, un dépôt de 100 000 tonnes à maintenir toujours
au complet. On a pensé un instant que le charbon des mines
de Port-Coui'bet pourrait y suppléer en partie. Cette considéra-
tion fournit même un argument en faveur de l'adoption de ce
port comme point d'appui de la flotte. Mais le charbon tonki-
nois n'est guère utilisable que sous forme de briquettes. De
LE CHARBON AU POINT DE VUE NAVAL. 321
plus, cette fabrication exige l'adjonction de brai et de charbon
japonais.
La situation de Bizerte, au point de vue au dépôt de charbon,
est plus mauvaise encore que celle de Saigon. Le l'^'" avril 1904,
il n'y avait à Bizerte que 17 000 tonnes, et il en faudrait 100 000
au moins. Ici, l'Etat pourrait se soustraire à l'obligation d'opérer
lui-même, en employant le moyen que propose M. Chautemps,
et qui d'ailleurs profiterait à la colonie tout entière. Doubler
Bizerte d'un important port de commerce, qui lui permettrait de
se ravitailler continuellement en charbon, c'est-à-dire, opérer à
Bizerte comme nous l'avons fait à Alger. Mais ceci n'est exécu-
table qu'à la condition de fournir un fret de retour aux char-
bonniers. La plupart des navires qui portent du charbon à
Malte, vont chercher partout, jusque dans la Mer-Noire, un char-
gement de retour. La Tunisie fournit assez de minerais et de
phosphates pour assurer aux vapeurs d'abondantes cargaisons
de retour.
Dès le principe, on a songé à créer à Bizerte un port de
commerce à côté de l'arsenal maritime. Mais, à l'époque où
l'on travaillait à rendre Bizerte accessible, on creusait le port
et le canal de Tunis. De la sorte, le commerce de la Tunisie
du Nord a continué à converger vers Tunis, tandis que Bizerte
n'était guère fréquentée que par les paquebots-poste et les
cargo-boats chargés de matériel pour le compte de la marine
nationale.
Pourtant, Bizerte étant sur la route de Gibraltar à Port-Saïd,
il passe annuellement, devant ce port, de 8 000 à 10 000 navires;
on était presque en droit d'espérer qu'avec le temps, quelques-
uns d'entre eux viendraient y renouveler leur combustible. On
fondait cette espérance en partie sur la transformation du port
d'Alger, devenu grand pourvoyeur de charbon, au détriment do
Gibraltar. Quelques-uns pensaient même, sans l'avouer ouver-
tement, que Bizerte supplanterait Alger. C'était de bonne guerre,
puisque ces deux ports vivent sous un régime différent. J/uis,
pour avoir des chances de réussite, il aurait fallu ériger Bizerte
en port franc, dès le principe. Or, on tua la poule aux œufs
d'or, en établissant des taxes qui éloignèrent les vapeurs au lieu
de les appeler.
Voici, à titre de curiosité, les quantités de charbon fournies à
la navigation, à Gibraltar et à Alger, de 1883 à 1898 •
TOME xxxiv. — 1906. 2J
322
REVUE DES DEUX MONDES.
Gibraltar.
Alger.
Gibraltar.
Alger.
1885 . .
. 344 600
8133
1892 . .
296 300
H3 691
1886 . .
. 391 300
12 432
1893 . .
. 295 200
189 200
1887. .
. 494 500
27 754
1894 . .
. 278000
221 175
1888. .
. 506 800
44 700
1895 . .
272 200
244 200
1889. .
. 562 100
59 375
1896 . .
262 300
276 800
1890 . .
. 450 300
61 185
1897 . .
283 000
317 000
1891 . .
. 401 700
16 962
1898 . .
308 000
315000
Ainsi, la progression n'est pas régulièrement décroissante à
Gibraltar, mais elle croît à Alger par bonds successifs. Quoi
qu'il en soit, les vapeurs ne se ravitaillent pas à Bizerte, mais
bien à Alger, situé à peu près à mi-distance entre Londres et
Port-Saïd. C'est là en grande partie le secret de la force de
notre port algérien.
Nous terminerons ce rapide examen des points d'appui par
une réflexion tirée de la conférence patriotique faite récem-
ment à Bordeaux par M. Lockroy. L'éloquent orateur s'expri-
mait ainsi : « Pour avoir une marine, il ne suffit pas d'avoir
des vaisseaux, il faut avoir des points d'appui, des points où
l'on puisse se ravitailler et se radouber avec sécurité. Trouve-
rions-nous cela à Saigon, à Bizerte? Le trouverions-nous même
à Dakar? Hélas! non. »
*
* *
Le ravitaillement des bâtimens en charbon se présente sous
deux formes, suivant que l'on pratique cette opération en rade
ou à la mer. En rade, il faut des installations particulières et,
sous ce rapport, Toulon peut servir de modèle, au moins pour les
ports sans marée. Cet arsenal possède 8 parcs, contenant en-
semble 200 000 tonnes. A lui seul, le parc de Castigneau, le plus
vaste de tous, renferme 70000 tonnes de briquettes (en comptant
à 4 mètres la hauteur des piles à l'air libre, et à 5 mètres celle
des piles sous hangar). Ce parc est desservi par une voie ferrée
avec plaques tournantes, qui le met en rapport, d'une part, avec
le réseau P.-L.-M.; de l'autre, avec les appontemens de la rade,
où viennent s'amarrer les navires à ravitailler. Ceux-ci peuvent
embarquer leur charbon des deux côtés des appontemens ^If
l'aide des wagons de la compagnie du chemin de fer, qui ar
rivent tout chargés.
i
le' charbon au point de vue naval. 323
L'arsenal possède aussi de nombreux chalands, pontés ou
non, pour le service de la rade. On emploie les uns ou les autres,
suivant la nature du temps et l'état de la mer.
Il faut, de toute nécessité, approfondir cette question pour
les autres ports. Certes, l'absence de marée facilite beaucoup les
choses à Toulon, mais il existe une installation remarquable à
Liverpool. Donc, la question n'est point insoluble.
Les Anglais viennent d'installer à Portsmouth un vaste dépôt
flottant; c'est une grande coque en acier, qui porte 12 000 tonnes
de charbon. Cuirassés et croiseurs se mettent le long du bord
pour se ravitailler. Huit transbordeurs puissans réduisent au mi-
nimum le temps nécessaire à cette opération,
A Port-Saïd, où la main-d'œuvre n'est pas très chère, des
nuées d'Arabes ravitaillent, en quelques heures, les plus grands
paquebots. Il est vrai que les installations particulières per-
mettent à ces vapeurs de recevoir à la fois d'importantes masses
de charbon. De même à la Martinique, où le chargement s'opère
par des négresses, qui semblent courir à l'incendie.
Les bâtimens de guerre anglais qui naviguent en escadres
font très fréquemment des match pour accroître le record de
l'embarquement du combustible. Ainsi, à Las Palmas, on a re-
levé les moyennes horaires suivantes :
Cxmr 147 tonnes. Implacable 96 tonnes.
Cornwallis 1 38 — Ejidymion 74 —
Queen 131 — Prince George . ... 68 —
London 127 — Jupiter 68 —
Mars 95 — Bedford 65- —
Victorious 77 —
Au mois de février 1905, le Victorious opérant contre le Ma-
gnificent a pratiquement établi le record : 255 tonnes à l'heure.
Dans les escadres françaises, les bâtimens rivalisent aussi de
vitesse dans des exercices du même ordre. En 1902, pendant les
manœuvres d'armée, un exercice de ravitaillement a donné, pour
le cuirassé Bouvet, 340 tonnes en 1 heure et demie, soit 226 à
l'heure.
Pour assurer un ravitaillement rapide, il faudrait outiller les
bâtimens pour leur permettre d'absorber vite le combustible qui
arrive à bord. Les nôtres ne sont point favorisés sous ce rapport.
Si la cuirasse, que l'on étend de plus en plu3 dans les hauts, ne
324 REVUE DES DEUX MONDES.
permet pas de découper de grands sabords, pourquoi ne pas
imiter les Italiens et disposer une trentaine de manches à grand
diamètre, mettant en communication directe le pont et les
soutes?
A ce propos, M. Schwartz, dont nous avons déjà parlé, vou-
drait abandonner les vieux erremens, et placer les soutes ali-
mentaires, non plus sous le pont cuirassé, mais au-dessus de
ce pont. Les soutes installées sous le pont serviraient de soutes
de réserve. On aurait ainsi des vides plus vastes, plus faciles à
remplir; enfin, le chemina parcourir comme hauteur de chute,
par le combustible, au moment de l'embarquement, serait moins
considérable.
Il est évident qu'en temps de guerre, une force navale ne res-
tera pas toujours à portée d'un point d'appui. Dans leur lutte
contre la Russie, les Japonais avaient leurs bases à proximité et
ils en tirèrent de grands avantages ; mais c'est un cas très parti-
culier. Il faut qu'une escadre puisse renouveler son approvision-
nement en dehors des points d'appui et c'est là que le ravitaille-
ment à la mer intervient. Cette opération exige le concours de
navires charbonniers qui doivent remplir plusieurs conditions.
Il faut leur donner une vitesse assez grande pour leur permettre
de suivre le gros (18 nœuds) dans toutes les circonstances; les
munir d'un très grand nombre de sacs et d'appareils de charge-
ment ; les armer enfin de pièces légères pour repousser au
besoin les attaques de torpilleurs.
Notre escadre a fait souvent dos expériences de ravitaille-
ment à la mer. Un vapeur du commerce ayant à bord
1 200 tonnes de briquettes, 4 000 sacs vides et 2 appareils Tem-
perley, a pu ravitailler 3 cuirassés, par beau temps, filant
5 nœuds, bord à bord, au taux moyen de 40 tonnes à l'heure.
Tout va bien par temps calme, à l'abri de la terre ; mais, dès que
s'élève la plus petite houle, ce procédé devient très délicat et les
frôlemens entre les deux navires peuvent amener des désastres.
L'Angleterre, les États-Unis, l'Italie, ont des transports de
charbon. L'Allemagne va probablement en mettre sur les chan-
tiers. On leur donnera, dit-on, de la rentrée, afin de réduire à
une simple ligne la surface de friction entre bâtimens accostés
bord à bord. Depuis la guerre d'Espagne, les Américains ont
également senti la nécessité de construire des charbonniers. Ces
auxiliaires auront 142 mètres de long, un déplacement de
Le charbon au POINt DE VUE NAVAL. 32o
i 2 500 tonnes, une vitesse de 1 6 nœuds, et ils porteront 6000 tonnes
de charbon.
Auparavant, les Américains n'avaient pas étudié sérieuse-
ment le problème si important du charbonnage à la mer. Il leur
fallut d'abord chercher une base en pays ennemi pour opérer en
eau calme; puis affréter 18 vapeurs charbonniers. L'opération
se pratiquait bord à bord, en interposant entre les deux navires
des balles de coton, ou mieux, de grosses masses de broussailles
vertes, qui agissaient comme des ressorts. Tout allait bien au
mouillage; mais, en marche, on n'obtenait pas de bons résultats.
Règle générale : dès qu'il y a un peu de clapotis, il faut adopter
le remorquage et le trolley, le ravitailleur et le ravitaillé séparés
par une distance de 300 mètres.
Voici le principe du système à trolley. Le bâtiment à ravi-
tailler remorque le charbonnier. Un fil d'acier passe du mât du
remorqueur à celui du remorqué. Les sacs pleins de charbon
prennent ce fil pour guide et sont mis en mouvement par des
cordes que manœuvrent des treuils. Une installation particulière
maintient le fil d'acier à une tension uniforme, malgré les va-
riations de distance, inévitables entre les deux navires. Par mer
modérée ou peu agitée, à la vitesse de 8 à 10 nœuds, on fait
ainsi 35 à 40 tonnes à l'heure.
Un autre dispositif, dû à M. Cunningham Seaton, permet aux
navires. (le ravitailleur et le ravitaillé) de naviguer presque bord
à bord, pendant l'opération. L'originalité du système consiste
en un jet d'eau sous-marin lancé d'un navire à Tautre, perpen-
diculairement à l'axe, pour maintenir un écart constant entre
les deux navires. On peut employer, pour cela, la pt)mpe de cir-
culation, par exemple. Les cordes qui mesurent la distance entre
les deux bâtimens sont maintenues raides, en activant ou en
modérant les jets d'eau. L'Allemagne, dépourvue de points
d'appui, se préoccupe beaucoup de cette importante question ;
elle emploie surtout l'appareil Spencer-Miller, -de la famille des
dispositifs à trolley. Les deux navires se remorquent à la dis-
tance de 300 mètres, réunis par un fil d'acier de 20 millimètres,
que l'on maintient à une tension constante. En marche, à la vi-
tesse de 5 à 8 nœuds, on fait 40 tonnes à l'heure. L'installation
coûte 125 000 francs par navire.
En 1904, le transbordeur imaginé par M. Metcalf, officier
mécanicien de la marine anglaise, a donné de bons résultais à
32G REVUE DES Dj:UX MONDES,
Portsmoulh. L'appareil est analogue au Spencer-IMill^r; les sacs
de charbon se décrochent automatiquement à l'arrivée.
Citons encore le transbordeur américain LiHgervvood-Miller,
mû par rélcctricité. L'arbre de l'enduit est monté sur l'axe du
treuil et la vitesse de déroulement atteint ^60 mètres par mi-
nute. Un dispositif de l'espèce fonctionnait sur le Relvisan; on
l'a installé aussi sur le cuirassé anglais TrafaUjar. Par forte
brise, le Trafalgar, remorquant le charbonnier à la vitesse de
11 nœuds, a pu faire, sans difficulté, 40 tonnes à l'heiUje. C'est
là un précieux résultat.
Le problème du ravitaillement à la mer peut doaç être con-
sidéré comme résolu.
Il nous resterait encore à examiner l'utilisation du charbon,
ce qui nous conduirait à parler des chaudières et nous entraîne-
rait hors des limites de ce travail, la question des chaudières
étant une des plus controversées.
*
* *
En temps de guerre, une puissance neutre ne saurait com-
pléter l'approvisionnement de charbon d'un bâtiment belligérant
sans fournir une sorte de secours au belligérant dont ce navire
porte le pavillon. Dans ces conditions, on prend un moyen terme
en lui délivrant seulement la quantité de charbon nécessaire
pour gagner le port national le plus rapproché.
La France a déclaré le charbon libre en 1859 et 1870. Con-
formément à l'intérêt de son commerce, l'Angleterre fait la
même déclaration, quand elle reste neutre dans un conflit. Mais,
si elle est belligérante, elle tend à défendre le transport de cet
article.
Il est très désirable qu'une entente se fasse sur la question
générale de la contrebande de guerre, une des plus incertaines
du droit international. Ainsi, pendant la dernière guerre, la
Russie voulant considérer le riz et le charbon comme contre-
bande de guerre, lord Lansdowne réclania, disant que, jusqu'en
1884, la Russie n'avait pas considén- le charbon comme contre-
bande. Le gouvernement russe consonli't à faire étudier cette
question par une commission que présidait M. de Martens. Mais
il refubu formellement de prendre une décision de principe. Il
atténua pourtant ses prétentions eu admettant mie dillérence,
LE CHARBON AU POINT DE VUE NAVAL. 327
selon que les oDjets étaient adressés au gouvernement ennemi
ou à des particuliers.
Le Japon nous a fait un grief d'avoir laissé Rodjestvensky em-
barquer dans nos eaux territoriales (à Nossi-Bé et à Kam-Ranh),
au moyen de ses vapeurs charbonniers, une quantité illimitée
de charbon. A cette distance du théâtre de la guerre, disait-il,
surtout à Kam-Ranh, toute fourniture de charbon à une force
navale en route, pour la bataille, constitue une infraction à la
neutralité. Parfaitement; mais quand le ravitaillement s'opère,
non pas dans un port, mais dans les eaux territoriales, à 3 milles
de terre, parfois même plus loin, est-il possible de contrôler la
manœuvre et d'évaluer la quantité de charbon qui passe d'un
navire sur l'autre, par transbordement? On peut admettre, jus-
qu'à un certain point, la thèse du Japon. Mais alors, pourquoi
cette puissance n'a-t-elle soulevé aucune objection contre la
façon d'agir de l'Angleterre, qui livrait à Vladivostock
120 000 tonnes de charbon, en 1904?
Ayez donc le courage d'avouer que, lorsqu'il s'agit d'affaires,
certains négocians oublient tout, même les devoirs des neutres.
Les charbonniers sauvaient les apparences, en chargeant pour
Delagoa-Bay, Mozambique, La Sude, au lieu de déclarer les
ports japonais et russes. Cette petite supercherie dura longtemps,
car on calcule que, pendant les hostilités, l'exportation des
charbons anglais augmenta de 1500 000 tonnes.
*
* *
Devant les prix élevés du charbon, et aussi pour concentrer
plus de combustible sous un même volume, on a essayé d'autres
produits. L'Allemagne emploie Vosmon (tiré de la tourbe) en
briquettes comprimées.
Mais c'est surtout le mazout qui est à l'ordre du jour.
Brûlé avec le charbon, il constitue le chauffage mixte. A l'aide
de becs appropriés, on lance du mazout pulvérisé sur le charbon
incandescent des grilles.
Ce procédé n'est pas destiné à un usage fréquent. On l'em-
ploiera en temps de guerre, pour passer d'une vitesse moyenne
à la vitesse maxima ; par exemple, pour donner la chasse à
l'ennemi.
Plusieurs avantages le recommandent d'une façon particu-
328
REVUE DES DEUX MONDES.
lière. Il permet de pousser rapidement les feux, d'obtenir et de
soutenir un accroissement de pression sans augmentation de
travail pour le personnel. Enfin, il retarde le décrassage. En
quelques minutes, par la manœuvre d'un simple robinet, les
chaudières donnent toute leur pression et le bâtiment toute sa
vitesse. Voilà pourquoi ce procédé jouit d'une telle faveur. Le
croiseur cuirassé neuf Léon-Gambelta a entrepris une série
d'essais sur ce mode de chauffe. On a poussé la combustion du
charbon à 90 kilogrammes par mètre carré-heure de grille, en
injectant graduellement du pétrole, pour déterminer la pression
maxima qui peut être atteinte dans ces conditions.
Les Anglais installent le chauffage mixte sur tous leurs
navires.
Non seulement on a essayé d'autres combustibles, mais on a
tenté de supprimer totalement le charbon, en employant la
houille blanche.
Cette expression, qui n'est qu'une simple métaphore, désigne
l'utilisation de la force vive des eaux courantes pour produire
de l'énergie, par l'intermédiaire des lurbino'^ La question se lie
à celle du transport de la force à distance et on peut rappeler
à ce propos que Marcel Deprez réalisa pour la première fois, en
1883, un transport à distance par l'électricile, entre Vizille et
Grenoble. Outre une économie réelle, la houille blanche pré
sente des avantages particuliers que les Américains apprécient à
leur juste valeur. La force motrice hydraulique est pratiquement
inépuisable et toujours prête. Quoique le charbon ne coûte guère
plus de 10 francs la tonne en Amérique, l'industrie de ce pays
établit des transports de force, ayant pour origine des chutes
d'eau, aux distances de plusieurs centaines de kilomètres.
On a calculé que la chute du Niagara pourrait fournir 7 mil-
lions de chevaux. Mais la palme reste encore au Zambèze, qui
donnerait une somme d'énergie beaucoup plus considérable.
*
* *
Nous en avons dit assez pour montrer l'extrême importance
que prend, en temps de guerre, la ranidité du charbonnage, en
rade et à la mer.
Nos installations laissent beaucoup à désirer et notre outil-
lage est d'une notoire insuffisance. Et pourtant, on ne saurait
LE CHARBON AU POINT DE VUE NAVAL. 329
trop le répéter : Jcamais un navire n'aura trop de moyens de se
procurer du charbon et de l'embarquer rapidement.
Je ne conçois pas, pour ma part, que l'on ne mette pas sans
retard à l'étude les questions suivantes :
lo Installations indispensables à bord de navires, pour char-
bonner rapidement ;
2° Installations nécessaires dans les ports et les points
d'appui (quais, appontemens, chalands, chemins de fer, etc.);
3" Création de ravitailleurs pourvus d'apparaux puissans et
nombreux.
Impossible, jusqu'ici, de démêler, au moins en France, une
idée directrice à ce sujet. Chacun « navigue à la part, » comme
disent les marins du commerce. Le choix des types, leur pro-
tection, leur ai-mement, absorbent toute l'attention des Conseils,
des ministres, du Parlement. Certes, le choix des types de bàti-
mens, la recherche continuelle des améliorations possibles, mé-
ritent des discussions approfondies. Mais ne convient-il pas
aussi de s'occuper, très activement des moyens d'alimenter les
navires et de les ravitailler, de les rendre utilisables, enfin? La
prochaine guerre sérieuse en montrera non seulement l'utilité,
mais la nécessité absolue, soyez-en sûrs. La marine ne s'impro-
vise pas et le temps est passé où le « débrouillez-vous ! » tenait
lieu de tout. L'art de la guerre s'est singulièrement compliqué.
Il faut aujourd'hui prévoir le plus possible et ne laisser au
hasard ou à l'inspiration du moment que les questions impos-
sibles à trancher par avance.
Commandant Davin.
LA VIE FINISSANTE
TROISIEME PARTIE {n
XXII
A l'occasion de la fête nationale du 14 juillet, et quelque
temps avant, des événemens fâcheux se produisirent qui mirent
à nouveau en présence les partis.
Il arriva que M. Leleu, le député, sollicité par M. Mauvezens
et les principaux dans le Conseil qui espéraient par là affirmer
quelque influence, accorda cinquante francs au village pour les
réjouissances accoutumées. Et M. Mourgues, un homme de bien,
l'adjoint au maire, descendit à Lombez pour toucher cette somme
chez le représentant de M. le député, qui se trouvait être un
certain M. Lorgeril, marchand drapier.
Mais M. Lorgeril ne voulut point lui remettre la somme. Il
avait reçu des ordres. Il s'expliqua : M. Leleu ne tenait point à
ce que sa petite libéralité prit une importance officielle, ni que
l'on contredit à son sujet. Son intention était qu'elle fût remise
à quelque garçon du village, en tant que représentant de toute
la jeunesse sans distinclion de partis, et à simple titre amical :
— Vous comprenez, monsieur l'adjoint au maire, c'est la jeu-
nesse qui fera la France de demain.
Il était bien naturel qu'un homme soucieux des intérêts de sa cir-
conscription marquàtuneattention toute particulière à la jeunesse.
(1) Voyez la Revue du 13 juin et du !•' juillet.
LA TIE FIIVISSANTE. 331
M. Mourgiies salua poliment et s'en fut. Il pensait : « M. Leleu
veut ménager les partis... pour une autre fois. Nous l'avons bien
servi. Mais les temps marchent. »
Il s'en retournait, pris d'ennui devant un pareil souci de
l'avenir qui allait compromettre encore leur suprématie déjà
chancelante. Et il cherchait dans sa tête un moyen de parer à
cette défaite. Le bruit des hautes roues de sa jardinière et le
claquement à terre des sabots de son cheval berçaient et mesu-
raient ses pensées. Il se sentait soutenu, aidé par le mouvement
des ornières, des cailloux. Les gens de ce pays sont habitués
à songer à des choses sérieuses, en revenant des foires, en y
allant, parmi les heurts de leurs routes difficiles.
Aux environs de Puylausic, il doutait encore amèrement.
Mais à la hauteur de Montégut-sur-Save, il pensa : « Je vais pro-
poser mon fils comme représentant de la jeunesse. Pourquoi pas
lui, aussi bien qu'un autre? Et ce sera tout de même nous qui
aurons l'argent. » La jeunesse, était divisée par des opinions
déjà vives, peut-être plus vives encore d'être moins raisonnées.
M. Leleu, dans la gravité journalière des luttes législatives, n'y
avait point fait réflexion. Pourtant, à la vérité, le fils Mourgues,
qui était d'un heureux caractère, savait se tenir d'accord avec
chacun.
Le projet de son adjoint parut excellent à M. Mauvezens,et,
dès le surlendemain, le jeune Mourgues accompagné de Capéran
descendit à la ville. Ils reçurent une enveloppe cachetée de cire
rouge. Ils la remirent à M. le maire. Mais il ne s'y trouva pas
d'argent.
On revint à la ville. M. Lorgeril affirma n'y rien comprendre :
il avait confié aux jeunes gens le pli même émanant de M. le
député. Cependant M. Mauvezens niait avoir rien reçu. Et le fils
Mourgues, non plus que Capéran, ne savait point ce que conte-
nait l'enveloppe fermée qu'ils avaient apportée à M. le maire. Ils
disaient l'un et l'autre : « On ne nous a pas donné autre chose. »
Ils disaient vrai. On chercha. Et les cinquante francs ne se re-
trouvèrent pas. Tout le village en causait. Les ennemis politiques
de M. Mauvezens apportaient un grand zèle à commenter l'affaire
dans les villages voisins.
Ce fut une histoire malheureuse, digne en tous points de
quelques autres histoires que les générations vont se répétant.
Il s'y glissait des soupçons, des défiances. Et elle contenait vir
332 REVUE DES DEUX MONDES.
luellement tous les fermens qui divisent et font tomber les in-
stitutions.
Il y eut encore ..utre chose. Deux jours avant la fête, le
Comité de Défense républicaine, ayant eu connaissance que
M. Mauvezens avait obtenu de la sous-préfecture la faculté d'ou-
vrir au banquet officiel l'ancienne mairie devenue l'école des
filles, dépêcha quelques-uns de ses membres au chef-lieu pour
représenter à M. le préfet ce qui se passait et demander un
contre-ordre d'urgence. On le leur accorda.
C'était au temps où MM. Millerand et Waldeck-Rousseau
s'élevaient de plus en plus solidement au pouvoir. L'étoile de
M. Méline s'elfaçait au loin, tendant à disparaître tout à fait. Et
M. Mauvezens, avec ses opinions mélinistes bien connues, deve-
nait un adversaire facile à vexer. Il n'était point aussi que l'his-
toire des cinquante francs ne fût arrivée jusqu'aux Préfectures.
Les délégués du Comité de Défense républicaine rentrèrent
au village, triomphans.
Mais quand M. Mauvezens reçut la notification de la disposi-
tion préfectorale qui lui interdisait d'ouvrir la salle de l'ancienne
mairie au banquet officiel, il n'hésita point, et monta en voiture
à côté de son fils pour se rendre à son tour au chef-lieu.
L'hésitation, en politique, est généralement une grande
faute. M. Mauvezens, qui hésitait quelquefois, n'y tomba point
dans cette circonstance, et ce fut sa sauvegarde.
A risle-Jourdain il prit seul le train d'Auch et son fils Aris-
tide s'en fut à l'auberge dételer et l'attendre.
Admis, après l'insistance nécessaire, auprès de M. le préfet,
M. Mauvezens déclara ses bonnes convictions non seulement ré-
publicaines mais encore pleinement gouvernementales, avec une
loyauté simple et communicativc qu'il convient de louer, et par
laquelle il enleva à nouveau toute franchise concernant l'école
des filles.
Il s'exclamait: « Vous verrez, monsieur le préfet, vous verrez,
aux prochaines élections, ça ira autrement : nous voterons pour
le plus avancé ! »
Il jetait M. Leleu par-dessus bord. On ne lui parla pas des
cinquante francs, et il trouva même dans cette aventure quelque
regain de faveur.
Le lendemain, au petit jour, le premier train d'Auch le
remit à l'Isle-Jourdain. C'était le matin de la fête. Et M. Mauve-
LA VIE FINISSANTE. 333
zens, pour s'être en ces jours approcné du préfet, s'en revenait
sans parler, rêveur, près de son fils, sur sa carriole, par les beaux
chemins accidentés, bordés des fortes verdures estivales, avec de
l'orgueil dans le cœur et un espoir vague de quelque décoration
à recevoir, dans un temps prochain.
Le soir, le café Larroque arbora une grande illumination
multicolore. Des hommes, sous les lanternes, buvaient bruyam-
ment en choquant des brocs pleins de bière. Et Sageas, le gendre
de Larroque, allait disant : « Nous avons bien fait les choses,
nous. Ce n'est pas difficile, nous sommes payés ! » Ils aA^aient reçu
de l'argent de l'opposition. Côbes avait eu des largesses habiles,
et Sageas l'avouait fièrement dans une ingénuité profonde. Il ne
pensait pas que ce fût le moins du monde déshonorant pour un
homme d'avoir des dévouemens et des opinions tarifés, ni de
savoir se tourner vers le plus offrant. Cela lui paraissait grande-
ment honorable, au contraire, car c'était donner la mesure d'un
esprit libre, indépendant, et pratique. Il disait aussi : « Nous
sommes payés, » par allusion aux cinquante francs perdus de
M. Leleu, qui manquaient aux fastes officiels.
A la vérité, chez Léandre, on n'avait mis en devanture que
quelques quinquets autour d'un drapeau déteint. Et il n'y avait
aux tables que de bonnes gens tranquilles qui n'affectaient point
de boire plus qu'à leur habitude. On tira quelques fusées, ici et
là, dans l'un et l'autre parti. Il y en eut qui montèrent droit
avec un air de vouloir joindre les étoiles. Et d'autres qui s'en
furent tout de travers, misérables, sans force. Des jeunes filles
dansèrent dans le cercle clair des lanternes, devant le café Lar-
roque. On dansait aussi devant l'ancienne mairie. Et les musi-
ciens, installés sur une estrade contre la maison, donnaient le
rythme à tout le monde.
La chaleur était très forte. Une grande poussière s'élevait,
que le vent des jupes faisait tournoyer avec les couples.
XXIII
Il y eut un silence. L'abbé Andrau reprit :
— Pourquoi vous attrister? Je crois que vous avez encore un
long temps à vivre, et, quand cela ne serait pas, une belle éter-
nité est devant voui.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
M"' d'Arazac secoua la tête.
— J'ai trop d'années dans le passé, monsieur l'abbé; voyez-
vous, il ne faut pas souhaiter de devenir vieux. Il doit être plus
facile de mourir avec encore quelque espoir. On se dit : « Il se fût
peut-être réalisé si j'avais vécu. » Mais quand on a vu toute sa vie,
on se rappelle à la lin que rien ne s'est réalisé, alors on sent
beaucoup la fatigue des jours.
L^abbé Andrau se souvint des paroles du roi David au psaume
quatre-vingt-neuvième : Dies annorum nostrorum in ipsis septua-
ginta a?mi — Si autem in potestatibus octoginta anni — Et
amplius eorum labur et dolor (1). — Les jours de nos années
forment en eux-mêmes soixante-dix ans, chez les plus forts
quatre-vingts; au delà il n'y a que travail et douleur.
Il avait toujours trouvé une grande beauté à ces paroles, et
jamais il n'avait pensé jusque-là qu'elles pussent atteindre à une
semblable profondeur de vérité subjective.
M™' d'Arazac respira longuement. Cela ne lui était point
arrivé encore de parler ainsi à l'abbé, bien qu'il eût toute sa con-
fiance et qu'elle l'aimât véritablement comme un fils. C'est
pourquoi il en eut une brusque souffrance, cette sensation pré-
cise que la vie de la vieille femme achevait de s'user dans les
suprêmes mémoires. A la vérité, il n'eût point osé croire, avant,
qu'elle eût encore une lucidité aussi tranquille. Des accomplis-
semens infiniment douloureux tenaient dans ses paroles, et il lui
parut, à lui qui avait cru un temps connaître ce qu'était la vie
et la peser à sa valeur, il lui parut qu'il ne savait rien. Et il se
retrouvait comme un enfant étonné et craintif devant cette âme
qui pouvait à cette heure embrasser du regard toute une longue
existence véritablement révolue et qui voyait sur un même
plan les commencemens et la fin. Toutes les choses semblèrent
perdre de leur importance, ce fut comme un déchirement de
nuit par lequel seraient entrées des clartés plus hautes. Devant
lui, la vie la plus simple en apparence devenait une heure tra-
gique. Il chercha à répoudre et ne trouva point de paroles dans
son intelligence nouvelle.
M""" d'Arazac dit :
— Il y a eu un temps où j'avais de grands yeux clairs. Alors,
je regardais dans l'avenir en souriant. C'était un temps où l'on
m'eût fait plaisir avec une fleur.
(Ij Jeudi saint, Laudes, psaume LXXXIX.
LA VIE FINISSANTE. 335
Elle voulut expliquer à l'abbé des choses anciennes. Dans le
vieil album elle lui montra des portraits pâlis, do mauvaises re-
productions de daguerréotypes et quelques cartes plus récentes.
Elle voyait dans ces figures toute une animation d'autrefois.
Plusieurs de ceux dont l'image subsistait encore vaguement entre
les feuillets de l'album étaient morts. Mais le souvenir de
M""" d'Arazac leur restituait une vie fidèle dans quelques anec-
dotes par quoi ils avaient été mêlés à sa vie.
Une figure de femme jeune et volontaire se présenta.
M"'" d'Arazac, le doigt appuyé sur elle, dit :
— Voilà une jeune fille que j'aimais beaucoup, nous avions
le même âge; elle a été, je crois bien, ma plus chère amie. Elle
habitait un vieux château avec une terrasse délabrée ; nous re"
gardions de là quelquefois le coucher du soleil. Nous avons
beaucoup rêvé sur cette terrasse délabrée; je me rappelle : un
petit arbre croissait entre des pierres écroulées, il était vieux,
tout couvert de mousses et il n'avait pas pu grandir.
L'abbé, l'esprit en peine devant la révélation inattendue de
cette fine sensibilité ancienne, demanda :
— C'est donc, madame d'Arazac, que vous aimiez les cou-
chers de soleil et les arbres et les rêveries autrefois?
Elle sourit franchement :
— Oh ! oui, beaucoup ; mais peu l'ont su voir.
Elle tourna le feuillet, elle indiquait : — Un général... et
cet autre un monsieur Candeilh, dont les parens demeuraient
dans la belle maison que les Mauvezens ont achetée...
Elle s'amusa un instant à regarder cette figure romantique de
très jeune homme, mis avec élégance dans des ajustemens
surannés. Celui-là avait mené une vie aventureuse...
Une jeune femme pensive apparut. Elle se tenait appuyée à
un balustre et portait une belle robe ample à falbalas. — Plu^
loin il se trouva un religieux de l'ordre de Saint-Dominique, un
préfet dans un costume galonné...
Elle s'arrêta encore sur le portrait d'un adolescent aux traits
réguliers qui courbait une cravache sur de hautes bottes à
l'écuyère. Elle le regarda et elle dit :
— C'était le fils d'une cousine éloignée ; sa mère habitait la
ville et elle nous l'envoyait ici quelquefois pendant les vacances ;
c'était un gentil enfant; je l'ai souvent tenu sur mes genoux;
plus tard," il a été tué à la guerre.
336 REVUE DÈS DEUX MONDES,
Serrée dans la reliure à cause de son format plus étendu, il
se trouva, après la dernière page, une belle photographie plus
récente qui représentait un chanoine dans son costume de
chœur. Il portait haut une belle tête digne et fière et paraissait à
la fois un homme de pensée et un homme du monde.
— Voilà le chanoine d'Arglier. Il avait gardé des habitudes
de cour; il venait me voir et il me baisait la main. Il est mort
il y a déjà un peu de temps.
Elle referma le livre. Assurément elle l'avait ouvert plus pour
elle-même que pour l'abbé Andrau. Elle se renversa contre
l'oreille de son grand fauteuil à la Voltaire et, ayant fermé les
yeux, elle entra dans une méditation lointaine.
L'abbé respecta son silence, et il la regardait marcher invin-
ciblement à la mort, les yeux tournés en arrière, fermés sur le
présent et tout grands ouverts sur un passé désormais inutile.
Une tendresse pieuse, préparée par l'intelligence de la mort
venue un peu plus tôt, éclaira à ce moment, d'une façon nouvelle
à la fois inoubliable et fugitive, son cœur qu'il avait gardf
jusque-là attaché seulement aux méthodes didactiques du sémi
naire et volontairement sec. Et s'étant levé, il dit :
— Madame d'Arazac, je vous apporterai demain matin le bon
Dieu et il vous donnera encore des forces pour vivre.
Elle le remercia; il s'en fut. Il pensait dans le chemin à
toutes ces vies des gens de l'album, à ces vies perdues dans le
passé et dont la dernière lueur allait s'éteindre bientôt avec la
mémoire encore vivante de M""" d'Arazac. Il désira prier pour
ces morts. Et, ayant pris son bréviaire, il descendit vers le cime-
tière pour y lire son ofiice. Quand il passa, des grenouilles sau-
tèrent des bords dans le vivier ; elles dessinèrent en tombant
des cercles sur l'eau, des cercles étroits qui vibraient et allaient
s'élargissant, des cercles qui s'enlaçaient, se mêlaient sans se
déformer, avec une beauté géométrique.
Lorsque les cercles s'étaient élargis, ils se perdaient en ondes
imperceptibles jusqu'à ce que l'eau eût retrouvé son calme.
L'abbé s'arrêta à les regarder; et il lui parut qu'il se trouvait
dans ces cercles, mêlés, agrandis, affaiblis, puis efîacés, une
grande image exacte de la vie. Des bulles d'air montaient çà et
là, de temps à autre, sur l'eau, elles venaient du fond, elles
étaient le signe extérieur de la vie ardente et obscure, de la vie
mystérieuse des eaux dormantes. Et elles crevaient dans la
LA VIE FINISSANTE. 337
lumière tranquillement parmi les reflets, sur le miroir de l'eau
que le ciel emplissait, suivant les heures, de bleu, de nuages, de
nuit et d'astres.
Au cimetière, un geai lourd vola entre les cyprès de tombe en
tombe et jusque sur les cerisiers de l'abbé Andrau de l'autre côté
du mur. De grands chardons poussaient dans les coins et aux
interstices des pierres, des chardons à grosse tête bleue, des
chardons roses, des chardons stériles aux feuilles vertes lisérées
de blanc. Il se trouvait dans l'herbe des ossemens que la bêche
du fossoyeur, — la terre aussi peut-être dans son lent travail de
rénovation, — avait rejetés au dehors. Une poule, tuée par
quelque oiseau de proie et laissée là dans ce lieu solitaire, ache-
vait de se pourrir parmi ses pauvres plumes maculées. Et le vent,
— il y en a presque toujours sur les collines, — le vent pas-
sait comme un souffle éternel dans les arbres.
Les pierres tombales de ceux de la maison de briques Tousses,
vieilles et simples, grises, et taillées dans une manière de déco-
ration fruste, s'élevaient du côté de l'eau. Involontairement,
l'abbé Andrau mesura des yeux le tertre qu'il faudrait bientôt à
]^jme (j'Arazac ; c'était une petite place dans un espace plus libre,
plus gardé...
Mais l'aspect du cimetière était doux. Une haute tige toute
chargée de clochettes mauv^es se balançait, sorlie d'un creux de
la muraille. Elle se cramponnait puissamment à sa poignée de
terre; elle avait prisa sa base, pour pouvoir monter droit, une
étrange courbe qui la faisait semblable aux fleurs que stylisaient
les artistes aux temps gothiques. Il y avait là aussi d'autres
fleurs bien soignées, sur de petits jardins; et partout, jusque
dans le cimetière, les abeilles de M™° Leibax, mêlées à dautres
mouches bruissantes, vibraient et agissaient. Elles volaient indif-
férentes et affairées entre ces fleurs dont la sève s'accroissait des
forces anciennes des morts. L'abbé sen alla.
Le soleil cojumençait à décliner derrière le presbytère et les
derniers rayons sur la mare faisaient danser des reflets, — l'âme
de l'eau, — contre le mur du cimetière. L'heure était si belle
qu'il s'avança jusqu'à la croix pour regarder le pays; c'était, à
perte de vue, tout près et au loin sur les champs, les gerbes
liées qui faisaient à terre des ombres déjà longues et dures; et
les pies et d'autres oiseaux sautelaient par-dessus. Les palmes
des maïs, si douces à voir, sargenlaienl avec une grâce iulinie;
TOME XXXIV. — 1906. 22
338 REVUE DBS DEUX MONDES.
des petites herbes, blanches de chaleur, apparaissaient un peu
partout. Et tout cela gagnait une grande beauté tranquille à
l'heure qui était celle où le soleil jette de longs rayons dénués
d'effort qui éclairent sans fatigue.
Des enfans se roulaient au seuil d'une maison, un homme
sifflait un air joyeux dans un verger...
Germaine Lauriol monta lentement le chemin ombreux. Il
faisait une chaleur immense. C'était partout sur la terre comme
d'une ardeur heureuse; et les plantes baissaient la tête vaincues
par la trop forte caresse du soleil. Germaine cueillait, en mar-
chant, des fleurs, suivant le geste habituel des petites filles.
Mais il arrivait que ces fleurs trop ouvertes, trop données à la
lumière déjà, s'effeuillaient dans ses mains aussitôt. Elle mon-
tait lentement, avec une lassitude nouvelle on aurait dit, et elle
pensait à ce qu'elle devait faire au village. Elle devait y acheter
des cahiers chez M"" Mauvezens pour y transcrire les longs
devoirs que l'institutrice M""* Pouzergues lui donnait, dans
sa fierté de préparer une élève à des examens supérieurs. Elle
devait aussi prendre en passant, par déférence, des nouvelles de
M"* d'Arazac,et entrer au presbytère pour y rapporter des li\Tes,
— en recevoir peut-être de nouveaux, — car elle avait obtenu
de l'abbé Andrau qu'il lui prêtât des livres de temps à autre.
Elle aimait lire et elle était bien contente, aussi, de voir l'abbé par
ce moyen un peu plus particulièrement quelquefois. Klle aimait
lire ; cependaiit elle aimait surtout les livres qu'il avait choisis
pour elle. Et quand même parfois ils dépassaient son intelli-
gence, — fine assurément, mais sans grande culture, — de petite
fille des champs, elle se haussait jusqu'à eux par la force simple
de son amour pour lui, très candide et fait d'une admiration
sans bornes, d'une grande confiance, do quelques autres senti-
mens indéfinissables qui se résolvaient en tendresse, en pas-
sant par son cœur déjà fait à limage d'un cœur de femme. Et
encore, elle sentait sur elle la prédilection de l'abbé, bien
que jamais par aucune parole, aucun geste, elle ne lui eût été
révélée. Cependant sa joliesse et la délicatesse un peu mor-
bide de son corps, mieux fait que celui de ses compagnes
pour les sensations fines, lui donnaient linstinct des compréhen-
sions amoureuses. Et, pure véritablement à la façon profonde
des figures anciennes de jeunes vierges, elle allait dans la vie
LA VIE FINISSANTE. 339
comme environnée d'une force ténue et puissante de volupté.
Mais l'abbé ne savait point cela, et, simplement, il cherchait
pour elle des livres, avec une joie réelle. Il était lier de l'âme
de cette enfant où il ne trouvait rien qui ne fût noble et pieux.
Il se plaisait à l'éveil de cette âme qu'il savait entre ses mains;
elle lui appartenait vraiment par l'intimité mystique, plus cer-
taine qu'aucune autre, du confessionnal. C'était encore à cette
heure la seule intimité de la jeune fille ; elle y apportait toute sa
foi ; et l'abbé trouvait un grand repos à voir jusqu'au fond dans
cette âme nouvelle, comme à travers une eau délicate et claire.
Il cherchait des livres ; c'étaient des livres où des vies de saints
et de saintes étaient contées et commentées et d'autres qui trai-
taient des évangiles et de la Terre sainte; ou encore des belles
apparitions de la Vierge. Quand elle avait lu, elle arrivait au
presbytère à l'heure du crépuscule, sachant que M. le curé à
cette heure était libre et qu'elle ne le dérangeait pas. Elle voyait
sa sœur un instant_, elle s'asseyait avec elle dans la cuisine;
l'abbé venait les retrouver. Mais si M"® Andrau n'était pas là,
elle n'entrait point et l'abbé la recevait sur le seuil. Il prenait
ses livres et il allait en chercher d'autres et il voulait bien cau-
ser avec elle cinq minutes, pas davantage, car il savait que les
hommes et les femmes du village étaient enclins à le mal juger
parce qu'il était encore jeune et point rude d'apparence, et que,
dans la grossièreté ingénue de leurs pensées, ils ne voyaient point
qu'un homme jeune eût à dire à une fille autre chose que des
choses de désir.
Germaine aimait le seuil du presbytère ; habituellement elle
se réjouissait à l'avance de s'y présenter. Mais, ce jour-là, elle
s'attristait dans le chemin, à se sentir si lasse; elle pensa:
« C'est peut-être seulement qu'il fait très chaud ? » Cependant,
malgré qu'elle n'allât pas bien vite, elle toussait parfois dans le
simple effort de la côte à monter; elle s'attristait aussi pour
d'autres choses, sans bien savoir lesquelles, et elle portait dans
l'âme un ennui vague qui lui pesait. C'est pourquoi elle eut cette
idée d'aller avant toute chose à l'église, offrir à Dieu sa peine et
prier sainte Germaine sa patronne, — de qui il y avait une
statue à la paroi droite du maître-autei, — de la dissiper.
C'était le temps où, dans chaque cour de ferme, les hautes et
longues gerbières s'élèvent, bâties solidement d'épis serrés, dans
3i0 BEVUE DES DEUX MONDES.
une môme forme architecliirale. Hl le bruit cruel des machines
à dépiquer emplissait l'air de sa vibration pénible. Il y en avait
une au loin, une plus près, leurs ronflemens se mêlaient sur les
anciens champs de blé, pris et rejetés par les échos sur les
chaumes. Et les moulins à vent, presque tous immobiles dans
cette première quinzaine d'août, avaient l'air d'attendre.
L'activité des hommes et des femmes, presque silencieuse,
passait sous les courroies, sous les fumées, dans les stridences
parfois des sifflemens, dans lodeur chaude et étrangère des
bouches à feu, dans les poussières, les trépidations. Le blé était,
pour la première fois, mêlé à une action violente — en attendant
laclion des meules avec le vent comme premiei* terme. Il dispa-
raissait, attaché merveilleusement à son épi, dans ses alvéoles
finement entr'ouverts, et il reparaissait, détaché de tout, prêt à
se donner aux bêtes comme aliment, aux hommes afin d'être
emporté dans des sacs, ailleurs.
Le soleil était déjà au ras des collines quand Germaine
frappa à la porte du presbytère. Elle attendit un peu, et, comme
on ne lui ouvrait point, elle pensa : « M''* Andrau n'y est pas. »
Elle en ressentit un plaisir léger, une émotion inexplicable.
Elle aimait mieux rester sur le seuil et voir M. le curé sans
que personre se trouvât entre eux. Mirza la chienne aboyait à
i Ultérieur, l'abbé lui-même vint ouvrir et aussitôt Germaine lui
. émit ses livres.
Durant le temps qu'il montait en choisir quelques autres dans
sa bibliothèque, elle entra un peu dans le vestibule. Elle écoutait
le tic tac de l'horloge, le bruit que faisaient des oies dans le pré,
k'S pas de l'abbé dans sa chambre.
Il descendit ; il lui dit :
— Vous voilà des livres, Germaine; lisez-les lentement,
parce que, après ceux-ci, je ne saurai plus lesquels vous donner
Il lui avait posé la main sur l'épaule, par manière de protec-
non. Elle tressaillit, devenue toute rouge, et elle ne sut que ré-
pondre, ses yeux vagues levés vers l'abb»', dans son trouble pro-
fond. L'abbé retira aussitôt sa main. Une gêne lui venait, un
regret brusque d'avoir fait ce geste si simple, si habituel avec
d'autres. 11 la renvoya plus durement qu'à l'ordinaire, plus
vile :
— J'ai beaucoup à travailler ce soir ; je ne peux pas vous
k.
LA VIE FINISSANTE. 341
garder plus longtemps. Et puis, il n'est pas bien non plus que
les jeunes filles soient sur les chemins trop tard.
Germaine passa devant les maisons «lu village. Rlle gagna le
chemin déjà assombri sous les arbres, qui menait chez etie.
Elle allait silencieuse, tout éperdue encore de son tressail-
lement.
L'été, dans les chemins creux, au bord des mares, les cra-
pauds flûtent délicieusement aux temps de pleine lune.
XXIV
M"® Andrau, agenouillée au bord de l'étang, lavait le simple,
linge du presbytère dans l'eau profonde touic pleine des reflets
du matin. Inconsciemment elle brisait les beaux reflets en mille
plis par ses mouvemens vifs. Et des plumes légères ondulaient
aux fines crêtes de ces plis jusqu'à l'autre bord.
Vers onze heures, Aristide Mauvezens descendit avec son
cheval vers l'étang. En passant près de la jeune fille, il frôla de
la main sa nuque blonde et chaude. Elle se retourna. Ils se
sourirent. Il demanda :
— Viendras-tu ce soir dans le petit bois?
Elle répondit :
— Oh! non, monsieur Mauvezens, pour sûr non. Tout
aujourd'hui je suis de lessive.
La mousse claire du savon s'irisait le long de ses bras. Elle
avait relevé ses manches plus que de coutume à cause de la
grande chaleur ; elle les avait relevées presque jusqu'à l'épaule,
et on voyait sa peau plus blanche en haut, très fine, transparente,
au grain serré. Son corsage défait laissait l'air et la lumière
entrer librement dans sa poitrine, durant quelle se penchait sur
l'eau, contre la planche; mais elle ne s'en apercevait point.
Ils causèrent. Aristide Mauvezens lui parlait doucemeni, et il
la tutoyait parce qu'ils étaient seuls. Cependant elle lui répondit
comme si plusieurs avaient dû l'entendre.
Il se plaignit:
— Alors qu'est-ce que je vais devenir? C'est trop tôt me
laisser, vois-tu?
Elle secoua la tête :
— Une autre fois... pas aujourd'hui... une autre fois...
Il s'en fut un peu plus loin pour s'occuper de son cheval.
342 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle continua à laver. Et ils causèrent des choses du village et
des champs. Cependant il la tutoyait encore. Il ne parlait point à
très haute voix. Personne ne passait plus sur le chemin, et il ne
croyait point qu'on pût les entendre. Pour elle, elle répondait
comme tout à l'heure, en disant à chaque fois : « monsieur Mau-
vczens » ou « monsieur Aristide. »
L'abbé Andrau qui venait d'achever son office dans son clos
de cerisiers, derrière le cimetière, entra dans son verger. Il
entendit des voix, et reconnut sa sœur avec Aristide Mauvezens,
et l'un et l'autre ne le voyaient point. Mauvezens disait :
— Mais oui, je peux vous porter toutes les deux, jeudi, à Rieul.
Entre toi et ma femme, vous ne chargerez point trop la voiture.
Et ce projet et ce tutoiement blessèrent l'abbé Andrau au
cœur. Il eut peur brusquement, mais il songea : « Elle est une
paysanne, lui aussi est un paysan, ils se voient souvent. »
Gela lui rappela le soir où il avait trouvé, en rentrant, Aris-
tide au presbytère dans la grande cuisine, ce soir où sa sœur
avait couru au-devant de lui pour lui faire voir les deux per-
dreaux, — et elle les élevait dans ses mains avec un air de joie
enfantine. Cela lui rappela encore cet autre soir où elle lui avait
dit, — mais si simplement: « Jai rencontré Aristide Mauvezens
à la lisière du petit bois. » Déjà ces deux fois il avait éprouvé
un ennui, une inquiétude. Après quelques jours, cela avait passé:
les yeux de sa sœur, doux .et candides, portaient véritablement
en eux une force de paix, une force d'innocence.
Cette autre idée le rassura mieux : s'il y avait eu quelque
chose entre Aristide Mauvezens et sa sœur, à coup sûr les dames
Mauvezens s'en fussent aperçues, la jeune surtout ; elle connais-
sait les façons de son mari, elle devait en ressentir de grandes
jalousies, car elle paraissait l'aimer; et elle devait veiller sans
doute. Quant à la mère, elle non plus, il le croyail, n'aurait pas
souflert de son lils, malgré son adoration pour lui, qu'il entraî-
nât au mal, si près d'elle, une jeune lillo à qui elle se plaisait à
témoigner de la syni[)alhie. Après la jonchée comme avant, —
même, on eût dit, mieux après qu'avant, avec des recherches
plus humbles, plus cordiales, — elle avait paru' s'intéresser à
M"" Andrau. Certes il n'y fallait point avoir trop de confiance,
et l'abbé n'avait jamais auguré que rien de bon dût leur venir
d'une intimité avec la famille de M. le maire. Cependant, et tout
en mettant un peu sa sœur en garde, il avait toujours tenu et
LA VIE FINISSANTE. 343
tenait encore pour incligne de sa pensée de croire que M""' Mau-
vezens pût être une femme sans prudence.
Il se décida à pousser le petit portail à claire-voie, et il vint
s arrêter auprès d'Aristide Mauvezens. Ils se saluèrent, amicale-
ment à l'apparence. Celui-ci, dans l'instant, portait sa brosse
mouillée sur la croupe de son cheval ; et l'eau brillante glissait
doucement sur le poil fauve, en y laissant des traces qui luisaient.
Ils se mirent à parler. Ce fut entre eux une causerie comme tant
d'autres, où ils s'appliquèrent chacun a paraître simples et sans
arrière-pensée. Mais l'abbé, ayant jeté les yeux sur sa sœur, rit,
dans son mouvement de laveuse, toute la jeunesse ferme de sa
poitrine qui éclatait au soleil. Et comme il ne pouvait dans ce
moment rien lui dire, il se troubla dans son esprit et pensa qu'il
valait mieux s'en aller. Alors, se tournant vers Aristide Mauve-
zens, il dit :
— Nous remontons ?
Aristide Mauvezens retira son cheval de l'eau ; le pansage
était achevé :
— Oui, monsieur le curé, je vais avec vous.
Et ils s'en allèrent tous deux par la route, puis par le préau,
dans la belle heure brûlante, silencieuse et immobile, de midi.
Gomme ils arrivaient à la petite porte du presbytère, lAn-
gelus commença de sonner tout près d'eux, sur leurs têtes. Les
cloches dansaient joliment dans leurs arceaux.
On n'entendait plus les coups de battoir, à l'étang.
Et M"° Andrau apparut à l'orée du petit pré d'herbe rase.
Cambrée, une corbeille aux bras, elle marchait vite. Et son visage
était tout ardent d'avoir travaillé entre le rayonnement du ciel
et l'extrême chaleur des reflets du soleil sur l'eau.
XXV
Au commencement de septembre, la mère de Marie Crouzath
mourut.
Quand Jean-Marie le carillonneur, qui était aussi fossoyeur,
passa au petit jour devant le champ de Pierrett, — ce môme Pier-
rett qui avait eu une rixe au printemps avec Gapéran, — celui-ci
déjà au travail lui cria :
— Hé! croque-mort, où vas-tu comme cela, tes outils sur
l'épaule ?
34i REVUE DES DEUX MONDES.
Jean-Marie tranquillement s'arrêta devant la haie, point
pressé Je répondre, inhabile à parler et lent à sa coutume. Il
regardait Pierrett dans ses maïs, Pierrett, qui s'activait, coupant
leurs têtes fleuries, leurs jolies têtes légères afin que l'épi eût
toute la sève. Et des branches rouges d'épine-vinette étaient
entre eux avec des baies de prunelliers parmi des ronces.
Tout de même il dit :
— Je vais creuser la fosse de la vieille Cécile Crouzath.
Pierrett s'offrit à lui donner un coup de main.
— Si je ne t'aide pas trop, je te tiendrai compagnie.
Le fossoyeur accepta.
Ils se mirent en marche. En haut du perron de briques, le
cimetière les accueillit en plein éveil joyeux. Les fleurs sur les
tombes s'ouvraient au matin, les oiseaux voletaient avec des
petits cris: c'était le bruit heureux d'un jardin.
Mais, comme il y avait du vent et qu'il soufflait assez fort, les
couronnes et les médaillons à devise, attachés sur les monumens,
claquaient contre les pierres.
Ils commencèrent à creuser. Quand le trou fut un peu pro-
fond, un cercueil ancien, disjoint, rongé d'humidité, apparut;
quand ils essayèrent de le dégager un peu pour faire place près
de lui au nouveau, il laissa sortir, d'entre ses jointures enfon-
cées, des ossemens et d'autres choses tristes et terreuses.
Alors Pierrett, sans dire mot, remonta le petit talus, dans le
temps même que Jean-Marie prenait avec simplicité et sans
dégoût cette terre palpitante et ces os dans ses mains pour les
remettre en place, sous le couvercle défait. Comme il restait
penché, attentif à son travail, la grosse croix de pierre, en tête
du tombeau, vacilla sur son socle et se fût immanquablement
abattue sur lui, si Pierrett n'avait crié à temps pour l'avertir.
L'iiomme, redressé, les mains hautes et ouvertes, soutint la croix.
A eux deux ils la renversèrent dans l'berbe. D'abord, elle leur
parut seulement descellée, mais lorsqu'ils la regardèrent plus
altenlivemenl,ils virent que le pied en était quelque peu brisé. Sans
doute il devait y avoir eu là une fêlure, c'était une vieille croix...
Le nouveau travail l'avait ébranlée, aussi. Pierrett demanda :
— Que vas-tu faire, à présent?
Jean-Marie ne répondit rien. A genoux par terre, il se lamen-
tait tristement. Pauvre comme il était, il avait besoin de tous
dans la paroisse, il disait :
LA VIE FINISSANTE. 34o
— Marie Crouzath me la fera payer, sa croix, pour sûr. Elle
est riche, c'est vrai, elle n'en aurait point besoin, mais elle est
aussi bien avaricieuse ; elle ne me donnera plus d'œufs à Pâques,
ni le pain de la Noël...
C'était une tradition, les œufs de Pâques au fossoyeur, au
carillonneur, et les pains de la Noël. Pour les pains, Jean-Marie
espaçait ses visites dans les maisons de la Noël jusqu'à l'été, il
allait les quérir à la mesure de ses besoins ; les œufs , il les
prenait tous ensemble et s'en allait les vendre à Samathan, à
Rieul, à risle-Dodon.
Pierrett le tira par sa manche :
— Viens-t'en ; le fils de Larribeau qui est maçon te réparera
ça, et on n'y connaîtra rien tout à l'heure. Il fera bien ça pour toi.
Après que la croix fut réparée, il ne s'y voyait plus qu'une
veine blanche à l'endroit de la cassure; alors Pierrett, qui aimait
boire et offrir à boire par un goût naturel d'ostentation géné-
reuse, emuitna le fils Larribeau et Jean-Marie au café. Non
point chez Léandre certes, mais chez Larroque. Capéran, qu'il
regardait toujeurs comme son ennemi depuis l'histoire du fossé,
Capéran marchant avec le maire et le conseil, il se devait à
l'opposition. Ils burent à la santé de la morte. Ce fut Pierrett
qui porta la santé. Il se montrait très gai, à sa manière, il don-
nait sur la table de grands coups de poing qui faisaient tinter
les verres; il s'amusait aussi à regarder au dehors les gens qui
passaient, en disant un mot plaisant sur chacun.
Le fils Larribeau raconta des histoires de régiment, cl il
interpellait de temps à autre la femme Sagéas qui les servait
sans bruit. Mais Jean-Marie buvait le vin pieusement, en silence,
avec son visage recueilli des jours de fête, à l'église, quand il
descendait de son balcon extérieur à la tribune, dans l'intervalle
de ses carillons, pour voir les lumières.
Une carriole s'arrêta en face devant l'école des filles. Un
jeune garçon la conduisait, et ce n'était point un garçon du vil-
lage, car Pierrett et Larribeau ne le reconnurent point, non
plus que le cheval. Lestement il descendit de son siège et aussi-
tôt qu'il eut heurté à la porte de l'institutrice, celle-ci parut
son chapeau sur la tête et comme toute prête à partir. Elle lui
donna la main amicalement, avec un sourire joyeux, et puis,
allant et venant, elle commença à arranger dans la voiture de
menus paquets, des sacs. Par l'ouverture de la porte, au bas de
346 REVUE DES DEUX MONDES.
l'escalier, une malle se montra. Le jeune homme la traînait de
son mieux, elle semblait lourde. M"* Pouzergues essaya, pour
l'aider, de la soulever d'un côté, mais elle ne le pouvait pas...
La malle retomba et M""* Pouzergues se mit à rire en renver-
sant la tète, comme si, en vérité, cela eût été bien amusant.
Pierrett s élança hors du café. Du milieu de la route, il criait :
— Voici un homme de bonne volonté pour vous servir,
madame Pouzergues.
Et Larribeau et Jean-Marie le regardaient faire de derrière
les vitres. Il empoigna ta malle, elle eut l'air d'un jouet entre
ses fortes mains; il commanda au garçon :
— Aide-moi, petit, sur l'épaule. Hop!
Et il enleva la malle sur son épaule. Comme il la déposait
dans la carriole et que M"^ Pouzergues, qui lavait suivi dehors,
le remerciait, il dit :
— Vous partez en voyage, madame Pouzergues? Eh bien ! vous
n'aviez pas besoin de faire venir un drôle d'ailleurs, pour vous
porter. Il ne manque point de chevaux et de carrioles à votre
service par ici; il ne manque point, non plus, de braves gens.
Elle répondit :
— Ce jeune homme est le (ils d'une amie à moi qui habite
Montpezat; ils m'ont offert leur voiture, j'ai accepté.
Pierrett demanda :
— Et où donc est-ce que vous allez, à cette heure?
L'institutrice hésita un peu, elle cherchait visiblement. Elle
ne voulait point faire connaître le but de son voyage. Elle ré-
pondit :
— Pour l'heure, je vais à Toulouse; après, j'irai peut-être
aux eaux, quelque part, passer les vacances, je ne sais pas où.
Je me déciderai en chemin. Puisque mon mari me laisse,
monsieur Pierrett, ne faut-il pas que je me donne du bon temps
toute seule? Je suis jeune, il est bien juste que je prenne un
peu de plaisir.
Pierrett affirma :
— Ah ! oui, pour sûr, c'est bien juste.
Chez Larroque, Jean-Marie s'était levé :
— Il faut que je m'en aille; l'enterrement va venir, il faut
que je sois là à l'avance, pour sonner.
Il aurait bien voulu que Pierrett revint; mais Pierrett ne se
pressait point. Il trouvait de l'agrément aux coquetteries de
LA VIE FINISSANT!!. 347
jyjme Pouzergues. M"^ Pouzergiies, le voyant fort et encore assez
beau malgré sa cinquantaine, lui faisait des agaceries. Elle se
prenait un peu à son jeu et cela les amusait l'un et l'autre.
Larribeau paya le vin. Il ne lésinait point comme son père; il
était même facilement prodigue comme plusieurs de ceux dont les
pères ont trop économisé. 11 se savait riche, son métier aussi lui
rapportait un peu d'argent et il n'avait point encore à entretenir
de ménage. Il paya le vin, et il était pressé de s'en aller, brus-
quement, sans dire pourquoi. Ils sortirent. Pierrett les retrouva
sur le chemin, et, quand ils se furent un peu éloignés, il dit :
— Ce n'est point un cadet comme celui qu'elle a trouvé qu'il
lui faudrait, à l'institutrice, mais un homme plus fort.
Il riait. Larribeau assura qu'elle l'eût choisi de préférence,
lui Pierrett, s'il se fût présenté au bon moment.
C'était l'heure encore matinale, mais point trop fraîche déjà,
où Rose, la servante de M™^ Leibax, avait accoutumé de s'as-
seoir sous le gros figuier pour éplucher les légumes de midi ou
travailler à quelque ouvrage de couture. Dans ce temps, le
figuier de couvert fruits mûrs était toujours bruissant d'abeilles.
Sa vie intense et son odeur, comme vivante aussi, allait bien à
la jeune fille. Et elle se plaisait là parce que sur la route il pas-
sait parfois quelque amoureux.
Larribeau d'un peu loin regarda sous le figuier. Il s'était mis
un peu à l'écart et en arrière des autres, afin d'être plus libre pour
voir, et il sifflotait d'un air indifférent. Mais Rose n'y était point.
En passant devant le portail ils la virent tout à coup, près
d'eux, derrière les barreaux de fer. Elle leur cria à tous trois :
— Bonjour !
Pierrett voulut savoir ce qu'elle faisait là; son ouvrage aux
mains et le nez eu l'air. Elle répliqua :
— Je regardais des moineaux qui préparent une seconde
couvée dans la bouche du lion là-haut. Ils entrent et ils sortent
tout le temps, je leur ai jeté des brins de laine, mais ils ne les
prennent pas. Leur nid est déjà tout fait pour sûr là dedans et
je n'y avais jamais fait attention !
Pierrett haussa les épaules :
— La voilà qui dit qu'elle n'a pas fait attention aux nids. Tu
as peut-être déjà l'ait le tien, petite garce!
Elle montra dans un grand rire ses dents blanches, serrées
dans ses gencives d'un rose violent, et elle courut à la maison
348 REVUE DES DEUX MONDES.
sans répondre. Pieriell jela son coude aux côtes de Larrfbeau.
— A quelle liouie 1 as-tu quittée ce malin, que' la voilà si
fière?
Larribeau se secoua :
— Que voule»-vous dire?...
Mais Pierrelt continuait :
— L'enterrement aujourd'hui, et puis les noces un autre jour,
et le baptême après... quelquefois avant.
Il rélléchit un peu :
— Le baptême d'avant, c'est même celui-là qui est le plus
sûr. Après, dame, après... La maisonnée est lourde. On fait
comme les autres...
Sur le toit de l'église, Jean-Marie éveillait déjà les cloches
pour le carillon funèbre.
XXVI
M. Daurat dit :
— Oui, monsieur le curé, vous avez raison. Enseignez-leur la
religion, à ces enfans. C'est une grande base morale. Moi, je ne
peux rien leur dire pour la remplacer. Si même il y a quelque
chose qui puisse en tenir lieu, — ce que je ne crois pas, monsieur
le curé, vous le savez ; — si même donc il y a quelque chose qui
puisse en tenir lieu, ce n'est point fait pour eux. Ils n'ont pas le
temps d'assez apprendre, ni d'assez comprendre. Et, à l'ordi-
naire, ils n'ont pas assez de force dans l'intelligence et dans le
sang pour se faire une droiture purement raisonnée.
Ils avancèrent de quelques pas sur le préau. La statue de la
Vierge, érigée à une mission déjà ancienne et dont le temps
avait merveilleusement adouci les trop vives couleurs primi-
tives, laissait tourner sur eux son ombre de neuf heures. Il y
avait une grande douceur dans cette matinée de septembre finis-
sant.
Les petits garçons, que l'abbé Andrau réunissait au caté-
chisme trois fois par semaine malgré les vacances, à cette
heure-là, attendaient sous le porche latéral en se poussant les
uns les autres sournoisement, avec des figures bien sages, nour
se faire rire.
L'instituteur continua :
— Je crois, monsieur le curé, qu'il faut savoir beaucoup de
LA VIE FINISSANTE. 349
choses pour arriver à un édifice moral, sans y mettre l'entente
de la religion. Le désir du bien ne vient pas tout seul.
Il fit un grand geste vers les enfans :
— Enseignez-leur donc la religion, monsieur le curé; par là
seulement ils comprendront un peu ce que ça peut être : Tordre.
L'abbé répondit :
— Je m'y efforce, monsieur Daurat. Et je dois dire qu'avec
vous qui ne contrecarrez pas mes enseignemeiis à l'école, comme
cela se passe malheureusement dans d'autres villages, la tâche
me reste facile.
Les bras levés, avec le ton d'un homme qui achève un dis
cours, M. Daurat reprit :
— Ah! monsieur le curé, ne m'en parlez pas. J'aime le pro-
grès, mais j'aime aussi la tradition ; la tradition me paraît même
nécessaire à un progrès meilleur. Et que donnera-t-on à ces
enfans pour leur refaire une tradition, si on leur enlève Dieu
avec les paroles et les rites anciens'^
M. Daurat ne pensait point qu'on pût refaire une tradition
avec quelques doctrines sociales, quelques enseignemens ci-
viques. Il y faudrait, tout au moins, un long temps.
L'abbé hocha la tête avec une tristesse sincère.
— Il est vrai ; si on leur enlève Dieu, que leur donnera-
t-on?
M. Daurat, agissant dans une sphère familière, loin des au-
torités universitaires et des préfectures, aux côtés d'un maire qui
ne voulait point lui nuire désormais dans l'intérêt de ses candi-
datures successives, et ménagé par le parti adverse qui cher-
chait à se l'attacher, assez aimé, en outre, par ceux-là mômes
qu'il avait instruits dans sa longue carrière, M. Daurat n'était
point asservi comme les instituteurs qui professent près des
villes. Il pouvait penser largement et il ressemblait assez à un
homme libre. C'est pourquoi il lui était loisible de respecter la
religion et de ne s'en point cacher. Sans toutefois afficher une
dévotion qu'il eût jugée peu compatible avec son caractère
libéral, comme aussi avec sa situation de fonctionnaire, forcé-
ment tenu à une neutralité complète en même temps qu'à un
certain dévoûment aux idées actuelles, M. Daurat venait à la
messe les dimanches. Dans le fond il était même croyant, bien
qu'il se donnât volontiers l'avantage de paraître ne considérer
la religion qu'au point de vue strictement utilitaire de son rôle
3,"0 REVUE DES DEUX MONDES.
social et de sa force traditionnelle. Et il arrivait que Tabbé
Andrau se contentait tout de même de cette attitude.
M. Daurat s'écria :
— A bas les sectaires! monsieur le curé, à bas les Jacobins!
Pourquoi vouloir rétrécir son intelligence jusqu'à ne point ac-
cepter toutes les compréhensions? Celle-ci... puis celle-là... non
point celle-ci à l'exclusion de celle-là !
Il brusqua les adieux. Il jeta un petit salut vers les enfans,
ses disciples, et comme l'abbé l'accompagnait par le préau au
lieu d'entrer à l'église, il lui serra les mains, en le repoussant
familièrement à sa manière protectrice :
— Non, non, monsieur le curé, allez à votre devoir, allez. Je
vais au mien qui est aujourd'hui de surveiller la mise en grenier
du blé des Rouziès !
II s'éloignait à grands pas; l'abbé lui cria :
— Et n'oubliez pas, monsieur Daurat, que je pense commen-
cer ce soir la quête du blé. Notre fabrique est pauvre, très pauvre,
nous manquons de bien des choses. Ne mettez pas en grenier
tout le blé des Rouziès !
Dans l'église fraîche et nette, toute traversée de rayons de
soleil, l'abbé appela :
— Théodore Clausette, Jacques Saint-Cernain, Aristide
Chelles, Claude Argès...
Les garçons se levaient à l'appel de leur nom et puis ils se
rasseyaient en faisant claquer les pieds inégaux des bancs contre
les dalles.
Il appela aussi les petites filles qui étaient arrivées isolément
ou deux par deux et qui l'avaient bien sagement attendu à
l'église, à leur place :
— Amélie Pentous, Baptistine Loubers, Gabrielle Saint-
Cernain, Maria Delpech?
Et elles se levaient l'une après l'autre, un peu intimidées, et
elles s'essayaient à se rasseoir sans bruit. Plusieurs avaient ap-
porté, pour le faire en chemin, un petit tricot qu'elles cachaient
à cette heure sous leur tablier en prenant bien soin de n'en pas
perdre les longues aiguilles. Mais Aristide Chelles ne savait plus
ce que la désobéissance d'Adam et d'Eve avait amené dans le
monde : l'ignorance, la concupiscence, la mort.
Il bredouillait, eu uhunlaut, des choses absurdes. 11 ne savait
plus.
LA VIE FINISSANTE. 351
Patiemment, sans lassitude, l'abbé rectifiait, expliquait.
Une petite tille récita sa leçon sans faute; elle donna aussi de
bonnes réponses à quelques questions ; celle-ci savait bien son
catéchisme. L'abbé la posa en exemple. Il le pouvait : c'était
une enfant pauvrement vêtue et elle ne devait pas exciter d'envie.
Germaine Lauriol entra. Des rayons entrèrent avec elle par
la porte ouverte. L'abbé se plut à constater encore la finesse et
la netteté de la silhouette de la jeune fille qui en représentait
bien exactement à ses yeux la finesse et la netteté intérieures.
Elle arrivait ce matin-là un peu en retard. Agenouillée un
instant elle pria, et puis, ayant retourné sa chaise, elle s'assit.
Germaine avait, après sa première communion, demandé à
l'abbé la permission de continuer d'assister à ses catéchismes;
il la lui avait accordée. C'était bien là, en vérité, un bon désir,
une manifestation précieuse de l'âme de la jeune fille, bien sin-
cèrement chrétienne et désireuse de s'instruire, d'année en année,
plus solidement dans sa religion. De même, il arrivait qu'elle
groupât autour d'elle les fillettes pour leur répéter les leçons de
l'abbé. Elle lui était donc, par surcroît, un gentil et précieux
auxiliaire, et c'était avec plaisir qu'il la voyait venir. Elle se
mettait toujours à la même place, non loin des enfans, du côté
de la chapelle de la Vierge
Mais ce matin-là, les mouvemens de la jeune fille lui appa-
rurent inexplicablement un peu difïérens de l'ordinaire.
Lorsqu'il rentra au presbytère, l'abbé crut reconnaître la voix
de Germaine Lauriol. Elle était encore là; elle devait causer
avec M"® Andrau dans la cuisine. Il poussa la porte. Effective-
ment Germaine était là, assise sur une chaise basse, et M"* An-
drau avait mis devant elle un escabeau de paille pour qu'elle
pût s'allonger à demi, se reposer mieux. Elle était là, comme
une malade, avec une figure douloureuse qu'il ne lui connaissait
point. Elle paraissait avoir pleuré. Elle tenta de se lever pour
venir au-devant de lui, et elle s'appuyait à la table pour s'aider,
péniblement.
L'abbé, brusquement ému, s'écria :
— Ma pauvre enfant, qu'y a-t-il? Je vois que vous soufTrez,
mais de quoi?
Il l'interrogeait avec une affection plus visible, plus douce
qu'à l'ordinaire. Il la força de se rasseoir. Elle lui sourit, à sa
coutume ; elle répondit ;
352 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ce n'est rien, je pense; je souffre d'avoir envie de tousser,
cela me pique affreusement dans la poitrine, dans la gorge comme
tout à l'heure à l'église. Alors, il faut que je tousse, il faut que
je crache; après, dans mon mouchoir, c'est comme du sang.
Elle baissa la tête, un peu gônéc, désireuse tout de môme d'avouer
à l'abbé tout son mal, ses longues craintes, et la misère survenue.
— Je suis bien fatiguée; je toussais déjà ce printemps; mais
ce n'était rien, c'était seulement quand je montais un escalier,
quand je courais, et le matin en me levant. A présent, c'est bien
davantage; dès que je reniue, je suis tout essoufflée et jo
toussi; sans raison. Et voilà aussi qu'il y a plusieurs nuils que je
ne dors presque pas. Les nuits, j'ai de grandes douleurs, ici.
Elle passait ses deux mains de ses hanches à ses genoux, en
revenant vers l'intérieur sur le milieu de sa robe.
— Et il me semble, après ça, que j'ai été battue, partout, bien
fort.
Elle remuait ses pauvres épaules fragiles, si joliment arron-
dies et modelées, si peu faites pour la souffrance. Elle n'avait
rien voulu dire à ses vieux pour ne pas les inquiéter. Elle se
sauvait dans le jardin pour tousser ou bien dans l'étable. Ils la
voyaient quand même avec ses joues fraîches, et ils étaient
contens. Mais à présent elle ne saurait plus, elle ne pouvait plus
retrouver son bon courage; elle croyait bien qu'elle allait cette
fois se coucher pour être malade. Elle disait tout cela à, l'abbé
comme elle lui eût dit ses péchés au confessionnal, dans un
désir de pleine effusion, un immense besoin de s'ouvrir. Et, en
même temps, elle le regardait avec ses yeux étranges, très
simplement, très humblement, avec une grande confiance, comme
si elle avait cru qu'il allait pouvoir lui imposer les mains et la
guérir, à l'exemple des saints dans les âges de foi.
Lorsqu'elle se trouva un peu mieux, que la crise de défail-
lance se fut éloignée, Germaine Lauriol s'en fut. L'abbé avait
exigé qu'elle se laissât accompagner par sa sœur, et elle s'en al-
lait ainsi, appuyée au bras de M"" Andrau, dans la matinée sur
son déclin.
Dehors, il lui avait fout de suite paru être mieux. Les objets,
à quoi elle donnait à sa coutume une attention gracieuse, la
défendaient de son angoisse. Elle fut distraite par le vol des
oiseaux. En passant devant le verger clos de la maison de briques
rousses, elle vit aux treilles des raisins déjà dorés, et elle dit :
i
LA VIE FINISSANTE. 35^
— M"* Clarisse les vendangera bientôt.
Dans le chemin creux, elle cessa de s'appuyer à sa compagne.
Fille allait ici et là, vers les haies, pour cueillir des fleurs, des
herbes fines.
Du seuil de la porte de son père, M"* Cèbes lui fit un bonjour
amical; elle y répondit gaieinenl. Près de chez elle, sur la route,
son petit chien Faltendait. il s'élança sur elle tout joyeux, tout
plein de caresses. M'^^ Andrau s'en retourna.
Ce fut vers les quatre heures de relevée que l'abbé Àndrau,
accompagné de Delpech, le principal d'entre ses fabriciens,
quitta le presbytère pour commencer la quête annuelle du blé.
Ils allèrent, ce jour-là, vers les fermes au delà de la Lieuse, et
la haute jardinière de Delpech les emportait par de beaux che-
mins inégaux où l'automne commençait de se faire pressentir à
quelques signes légers.
XXVII
Il pleuvait. Félicie ayant frappé à la maison de briques
rousses, attendit, en se serrant au vantail de bois gris, sous le
toit, au haut des marches.
Justine vint lui ouvrir en boitant, sa fine aiguille de lingère
et sa toile blanche aux doigts; Félicie entra. Elle secoua sa robe;
elle avait marché vite sur la terre mouillée et ses souliers je-
taient une odeur animale de cuir fort et peu préparé. Elle
déplia son ouvrage devant M""* d'Arazac : c'était un bon vête-
ment, une sorte de casavecq à la fois chaud et très léger et ample,
bon à mettre dès le matin par les journées d'automne.
^|me (j'^razac le prit entre ses mains, elle le tournait et le retour-
nait. Elle examina les entournures, les doublures, les coutures;
elle ne dit mot, mais elle parut satisfaite. Elle demanda à l'es-
sayer. Elle appela :
— Justine, Justine.
Justine s'empressa. Les deux femmes l'aidèrent à se dévêtir
au coin du feu. Lorsqu'elles lui eurent passé le casavecq, il se
trouva qu'il était un peu juste sur la poitrine. Elle s'en plaignit.
Ce n'était rien qu'un bâti à défaire, Félicie ouvrait déjà la cou-
ture, mais M""^ d'Arazac qui n'avait plus le temps d'attendre, por-
tait à sa poitrine ses mains fiévreuses. Des épingles furent
TOMF, XXXIV. — 1006, 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
posées. Comme on lui ôtait le casavecq avec d'infinies précau
lions, à cause des épingles, M""* d'Arazac dit à Félicie :
— Il faudra me le donner bientôt; aux premiers jours, il fera
froid, j'en aurai besoin.
Félicie le lui promit pour les premiers jours de la semaine
pro lors M"* d'Arazac la fit asseoir près d'elle afin de
causer un peu à son habitude. Félicie voulut d'abord savoir de
ses nouvelles. M"*® d'Arazic lui dit qu'elle se sentait mieux
depuis quelques jours. Elle (Uait contente.
— Il fait bon maintenant, il fait frais, je peux bien res-
pirer.
Seulement elle ne pouvait toujours pas marcher. L'enflure
ne cessait de gagner par ses pauvres jambes. Tout de même le
docteur, son vieux docteur de Lombez, lui avait donne de l'es-
poir. Il avait trouvé pour son état un bon remède facile à
prendre, et il avait dit par surcroît que cela ferait courir un peu
mieux le sang dans ses veines. Avec cela, il avait encore prescrit
un sirop ; mais ce sirop ne pouvait que la faire un peu dormir les
nuits. Elle souriait. Une fois de plus elle avait donc confiance.
Elle avoua cependant que l'été l'avait grandement alTaiblie.
Félicie ne manqua point à lui faire compliment de sa bonne mine
bien que, en elle-même, elle trouvât à la vieille femme les yeux
plus enfoncés et trop brillans, les pommettes trop rouges et les
traits tirés et comme durcis par une maigreur nouvelle et dou-
loureuse.
^|me (j'^rajrac lui fit connaître que sa sœur, M''" Clarisse,
avait le projet de l'installer dans la petite chambre voisine de
la salle à manger et qui servait présentement d'oratoire. Il y
avait là un bon lit, une place bien suffisante pour en mettre un
autre, et la chambre ouvrait ici même de plain-pied. Ce lui
serait bien agréable certainement de n'avoir plus à monter son
étage. D'autant que, quand on la portait sur sa chaise comme
on le faisait maintenant , elle avait toujours peur qu'on la
laissât choir. Cela avait bien failli arriver une fois...
— Quand M. le curé est là, ça peut encore aller; il est plus
fort; entre lui et Anna je ne crains point autant. Mais quand
c'est ma pauvre sœur, c'est bien autre chose... Autrefois elle a
été forte, à présent elle vieillit, tout comme moi...
Elle se tut un instant. On entendit une bobine rouler à terre
avec un petit bruit sec, près de la chaise de Justine, dans l'em-
I
LA VIE FINISSANTE. 355
brasure de la fenêtre. Puis le crissement léger de son dé contre
l'aiguille à chaque point dans la toile serrée.
Mais M""" d'Arazac ne voulait point de cette chambre d'en
bas parce que sa mère y était morte. Il lui paraissait que si elle
s'y installait ce serait aussi pour y mourir. Elle croisa ses mains
sur ses genoux, par-dessus son psautier. Les yeux grands ouverts
et fixés sur quelque objet à son entour, elle regardait en arrière
parmi les choses passées. Félicie, pour la distraire, lui demanda
si elle ne se souciait point aujourd'hui de savoir les nouvelles
du village. Il s'en trouvait tout juste quelques-unes; des tristes,
des gaies et d'autres dont on ne savait dire si elles étaient tristes
ou gaies. M"* d'Arazac répondit qu'elle voulait bien savoir les
nouvelles. Alors Félicie, ayant un peu cherché dans sa pensée,
commença de lui raconter un mariage : c'était tout récent, on n'en
parlait que depuis la veille, et bien que cela se passât dans le
voisinage immédiat, peut-être M™* d'Arazac n'en avait-elle encore
rien entendu dire?
jyjm* (j'A.razac fit signe qu'elle ne voyait point de mariage
dans ses environs. Elle nomma au hasard deux ou trois jeunes
filles; Félicie s'écria :
— Oh ! madame d'Arazac, vous ne devineriez jamais. C'est
Rose, la petite Rose de M"^ Leibax, qui épouse le fils Larribeau...
C'était un superbe mariage pour elle qui n'était qu une petite
servante coquette et sans le sou, mais les Larribeau étaient
navrés.
Félicie eut un mouvement d'épaules :
— Ils donneront tout de même leur consentement ; qu'est-ce
que vous voulez, il le faudra bien. Le fils leur a dit qu'il parti-
rait si on ne le laissait pas marier avec Rose, et qu'il se mettrait
tout de même avec elle, d'ailleurs. Il l'aime, ce garçon.
Elle baissa la voix à cause de Justine et, penchée plus avant
vers M"* d'Arazac, elle dit encore :
— Il y a de mauvaises langues qui répètent déjà qu'elle est
enceinte, que c'est pour ça qu'il l'épouse. Dieu me garde de
faire une calomnie, mais pour ce qui est de ça, c'est bien pos-
sible. Toutes les nuits de cet été ils ont dormi ensemble; elle
lui ouvrait la porte, des gens leg ont vus, et M"'" Leibax ne s'en
est jamais doutée.
M""^ d'Arazac jeta une exclamation, étonnée, amusée, un peu
scandalisée à l'apparence. Félicie continuait : M""' Mauvezens
356 REVUE DES DEUX MONDES.
qui était intime avec M""* Leibax lui avait laissé comprendre
que l'idée de M""* Leibax, pour l'instant, était de renvoyer Rose
dans sa famille, à Garavet :
— Ce n'est point que ce soit bien loin; l'histoire se saura là-
bas comme ici, mais quand môme cela vaut mieux.
M'""^ d'Arazac hocha la tête :
— Hou ! elle est fine, la drôle ! Elle a su choisir l'amoureux.
C'est un beau garçon et il a du bien. Mais tu as raison, Félicie,
de dire qu'il est bien possible qu'elle soit enceinte. Il y en a eu
bien d'autres avant elle...
Félicie baissa les yeux en rougissant. De sa bonne voix gron-
deuse M""' d'Arazac disait :
— Veille bien sur ta fille, toi qui sais ce que c'est. Et qu'elle
ne fasse pas comme vous autres, ta mère et toi... Elle me paraît
avoir l'allure bien vive et s'être bien faite en femme cet été.
Félicie jeta un long soupir pour habiter le silence, ne
sachant que répondre. Tristement, en elle-même, elle pensait:
« Comment saurais-je garder ma fille, moi qui ne sais point me
garder? » Elle ne s'était point défendue de lamour non plus que
sa mère. Elle sentit à ce moment avec une crainte désarmée
qu'un sang tout pareil au leur coulait à travers le cœur de son
enfant. Elle entrevit des images précises qui lui déplurent. La
vie de sa fille se mêla à sa propre vie, devint sa vie; elle en eut
un regret, une angoisse. Elle ne voyait rien pour empêcher cela;
en vérité qu'aurait-elle pu faire, elle qui, à l'heure même, venait
de quitter Jacques sur la route de Forgues, à la lisière de la
forêt. C'était ainsi. Ils avaient passé ensemble tout le commence-
ment de l'après-dînée; elle ne savait point lui refuser de le ren-
contrer ici et là quand il le lui demandait. Ils s'étaient cette fois
retrouvés sous le couvert des chênes, parmi les hautes fougères
qui commençaient à blanchir et les faux-houx piquans aux
belles graines rouges. Jacques avait dit :
— Puisqu'il pleut, il faudrait bien voir à cherchor un abri.
Il avait écarté des branches basses, et elle était venue derrière lui,
docile et confiante, un peu inclinée, par les taillis. Jacques, qui
aimait chasser comme presque tous les hommes de ce pays, con-
naissait dans les forêts les abris frustes où l'on vient attendre
le gibier à la pointe du jour, certains malins d'automne, ou les
nuits. Il avait eu vite fait d'en découvrir un. En s'efiaçant, pour
que Félicie passât devant lui, il l'avait fait entrer par une porte
^
>
*;
LA VIE FINISSANTE. 357
étroite dans une hutte au milieu d'un fourré. Et, son fusil posé
dans un coin, ii s'était assis tout près d'elle sur un banc de
genêts. Des gouttes d'eau, fraîclies et capricieuses, leur arrivaient
au gré des frondaisons souples, des feuilles glissantes et du
vent, par la vétusté du toit. Le chien, couché contre la porte,
tremblait d'ennui. Et au-devant d'eux, dans le petit carré de la
fenêtre, il y avait une bande de ciel au haut de la pente, une
bande de ciel blanc, une éclaircie comme un espoir, toute coupée
par les stèles des arbres élevés et voilée par les verdures infé-
rieures. Mais à ceci, Jacques et Félicie n'avaient point donné
d'attention : attentifs à eux-mêmes, ils avaient mieux joui seu-
lement, sans savoir pourquoi, de s'aimer parmi ces choses, au
bruit de la pluie, dans le froid.
A demi défaillante au souvenir, Félicie se laissa aller contre
le dossier de sa chaise. Elle oubliait sa lllle, ses soucis de tout
à l'heure, M"* d'Arazac. Mais M"" d'Arazac, sa longue main
maigre posée sur son bras, la secouait :
— Qu'est-ce que tu as à te taire ainsi ? Pour sûr lu es fati-
guée ou bien tu as quelque chose que tu ne dis pas et qui te
tourmente?
Dans son bon vieux cœur indulgent, une crainte brusque
survenait d'avoir, tout à l'heure, fait de la peine à Félicie avec
ses allusions. Elle s'en inquiéta.
— Ce n'est toujours pas ce que je t'ai dit à propos de Rose,
je pense. Tu sais bien que je ne t'ai jamais trop jeté la pierre.
Félicie s'essaya à rire :
— Oh ! non, madame d'Arazac, non ; ce n'est pas ce que vous
m'avez dit. Et puis, vous pouvez tout me dire, vous; vous avez
toujours été très bonne et charitable pour moi, même dans les
plus mauvais jours...
Elle chercha au commencement de sa rêverie, elle trouva
qu'elle lui était venue à propos de sa fille. Alors elle dit pour
dire quelque chose :
— C'est que vous avez parlé de Gabrielle, madame d'Arazac;
pour sûr qu'il y a déjà des garçons qui lui font la cour ; et cela
me porte souci.
M"^ d'Arazac conseilla :
— Il faut faire attention, bien attention ; il faut veiller.
Félicie répondit :
— Oui, madame d'Arazac, je comprends bien et je le ferai
358 RE^'^JE des deux mondes.
comme vous dites : je veillerai. Mais voilà, c'est que je suis bien
souvent dehors, moi, à cause de mon métier.
Elle parla d'autre chose. On disait que la petite Germaine Lau-
riol était malade, qu'elle n'avait pas pu se lever Tautre matin, et
que ses parens avaient fait chercher un médecin à Samathan.
M"* d'Arazac aimait beaucoup Germaine Lauriol ; elle espéra
que son mal ne serait point grave. Là où il y avait de la jeu-
nesse, il y avait toujours de lespoir...
Le fils Despiau, qui avait été passer quelque temps à Gaute-
rets, dans les Pyrénées, pour sa poitrine, venait de rentrer. Le
bon air de là-bas lui avait fait du bien. Et il racontait partout
qu'il avait vu à Luchon, en passant. M""* Pouzergues l'institu-
trice, avec le petit jeune homme qui était venu la chercher au
commencement des vacances dans sa carriole. Les commentaires
allaient leur train; on préparait encore des lettres anonymes.
M"* Clarisse entra. Elle portait avec de grandes précautions
une chasuble dont le galon d'or se défaisait sur l'un des côtés.
Elle fut contente de trouver là Félicie. Elle lui dit :
— Tu vas me recoudre ce galon ; je l'aurais fait recoudre par
Justine, mais c'est plutôt ton affaire que la sienne. 11 ne s'agit
pas ici de faire de très petits points.
Elle s'en fut chercher de la soie jaune; Félicie étalait l'or-
nement sur la grande table.
Quand M"* Clarisse lui eut donné la belle soie qui reluisait
sur un carton blanc et sentait bon la boîte ancienne où M"' Cla-
risse la conservait d'habitude, elle s'approcha de la fenêtre pour
choisir l'aiguille qu'il fallait. Son étui découvert, ses aiguilles
en éventail entre les doigts de sa main gauche, elle essayait la
soie aux ouvertures fines. Et ayant choisi une aiguille à la fois
menue et résistante, elle commença de coudre.
Deux coups sonnèrent en tierce à la vieille horloge dans le
passage; c'était la demie de quatre heures. M""* d'Arazac deman-
da ses pilules; elle aurait dû les avoir prises déjà. Et, comme
M"* Clarisse s'attardait à les chercher dans les tiroirs, elle com-
mença de se plaindre, impatiente et douloureuse, aux approches
de la fin du jour.
Son travail achevé, Félicie s'en alla. Elle rencontra dans le
chemin Anna Soulé qui rentrait d'une tournée d'œufs dans la
campagne. Il en fallait toujours pour M""" d'Arazac, et les poules
ne pondaient guère en ce temps-ci...
LA VIE FINISSANTE. 359
Anna découvrit son panier pour faire voir les œufs à Féli-
cie. Ils étaient bien rangés sur de la paille et ils gardaient, d'être
très frais, une nuance délicate et laiteuse.
Gomme Félicie se penchait sur le panier, Jacques passa. Il
salua les deux femmes sans rien dire, et il allait par le chemin
que devait suivre Félicie, gravement, lentement, à la manière
de ceux qui attendent. Et son chien le suivait.
XXVIII
Aux environs du 15 octobre, le chemin de fer arriva àSaint-
\mand-Lafourcades qui devait être, au bas de la côte, dans la
vallée, la station desservant le village. On ne portait point encore
les voyageurs au delà de Rieul, bien que la ligne fût établie déjà
complètement jusqu'à son point extrême qui se trouvait être
la petite ville de Boulogne-sur-Gesse en Gascogne; mais, dans
les wagons neufs, les ingénieurs de la Compagnie allaient et
venaient au souffle de leur locomotive dont les animaux
s'effrayaient sur le parcours. A la gare, que des ouvriers ache-
vaient de construire, on disait aux gens :
— Pour la Toussaint, on vous portera.
En cette saison, les foires battaient leur plein : à Rieul le
jeudi, à Samathan le lundi et à Lombez, le vendredi; les gens
s'y portaient en foule : il y en eut qui descendirent de Rieul à
Toulouse par le chemin de fer et qui rentrèrent dans la même
journée. Bien que les trafics fussent en tout semblables à ce
qu'ils avaient été l'année précédente, on leur donnait plus d'im-
portance à cause de la nouvelle activité, toute prochaine, que le
chemin de fer allait déverser sur la région.
Or, le train de Boulogne-sur-Gesse etdeSainte-Foy-Peyrolière
se formait à Toulouse à l'orée du faubourg Saint-Cyprien. Il fran-
chissait une des portes de la ville et suivait durant quelques
kilomètres la route de Bayonne; plus tard, il traversait des
champs, silencieux et labourés à cette heure, et des vignes où
commençaient de se rouiller les feuilles. Il s'arrêtait à de beaux
villages mollement couchés dans la plaine, au bord de quelque
rivière : à Tournefeuille, à Plaisance-du-Touch, à Fonsorbes, à
Saint-Lys; il entrait ensuite dans les bois; on lui avait ouvert une
tranchée parmi les arbres et les taillis ; il accrochait sa vapeur
légère aux branches des hêtres, des chênes et des peupliers. Et,
360 REVUE DES DEUX MONDES.
dans ce temps où l'aiilomnc jetait par le monde sa richesse d'or
et de sang, cela faisait, en vérité, au nouveau venu, un beau
chemin de triomplie.
Il s'arrêtait encore à Lamasquère, puis à Saint-CIar et à
Rieul. En le voyant monter et descendre si librement et ajouter
le mouvement aux formes anciennes, de vieilles paysannes qui
n'avaient point désiré de connaître, durant leur jeunesse, un autre
horizon que l'horizon familier de leur seuil, pensèrent venir à
Toulouse. Mais il s'en trouva aussi qui eurent bien peur et qui
crurent que ce train était une œuvre de sorcier à laquelle le
diable avait dû prendre quoique part.
Tout de même, la distance abolie, la ville commença de pos
séder mystérieusement chacun. Il ne parut point, généralement,
que le village deviendrait plus facilement habitable; il parut
qu'on en sortirait plus facilement.
Appuyés sur leurs outils, aux lisières de leurs champs, les
cultivateurs regardaient passer le train qui leur marquait déjà
des heures nouvelles.
XXIX
Germaine Lauriol soulevée sur son lit demanda;
— Est-ce que M. le curé a dit qu'il viendrait?
Sa grande cousine lui répondit :
— Oui, il a promis de venir tout à l'heure.
Alors Germaine pria qu'on fût lui chercher son miroir. Elle
voulait y voir comme elle était décoiffée. Elle voulait tâcher à
arranger encore son pauvre visage.
Mais sa cousine se prit à rire en l'embrassant. Elle eût mieux
aimé ne pas le lui donner; elle craignait ensuite pour l'enfant
une grande tristesse. Elle s'essaya à la distraire de son désir :
— Qu'avait-elle besoin de miroir? Ne savait-elle point qu'elle
était encore gentille, même malade et dans son lit? Et encore
pour qui toute cette coquetterie? Et quel fiancé allait venir?
Cependant, comme Germaine insistait, tout agitée déjà par
cette résistance, elle s'en fut chercher le miroir. Elle mit un peu
de temps à le détacher de la muraille; et elle Tépoussetait tout
en marchant; elle ne l'apportait point vite.
Germaine le reçut avidement entre ses mains. Elle s'y re-
garda en hâte. Elle s'y regarda encore et plus longuement. Ses
LA VIE FINISSANTE. 361
yeux agrandis suivirent avec soin les lignes bien connues de son
visage. Et ceci arriva qu'il lui parut à cette heure ne pas se re-
connaître. Son visage ne gardait plus que l'éclat de sa pâleur
tachée aux joues d'un rouge trop intense et l'éclat de ses yeux
étranges, pleins de fièvre. Sa bouche semblait grande maintenant
dans l'amincissement des contours. Et l'arête fine de son nez
s'était alourdie, écrasée presque, à sa base, inexplicablement; elle
y avait ressenti ces derniers temps de grandes douleurs, mais elle
ne croyait point que sa forme extérieure en dût être à ce point
changée.
Son bon courage effacé, sa joie partie, elle pleura silencieuse-
ment. Et sa cousine qui s'était tenue, anxieuse, derrière elle, ne
trouvant rien à lui dire, pleurait aussi.
Cependant, au dehors, le petit chien aboya. Germaine, ses
larmes séchées en hâte, attentive, écouta chaque bruit dans la
maison. Elle pensait, elle murmura:
— Serait-ce déjà lui?
La cousine alla jusqu'à la porte pour voir. Mais non, ce n'était
point encore l'abbé Andrau. C'était quelque indifférent sur la
route.
Son miroir retombé, Germaine, les yeux à présent vers la
fenêtre, regardait la treille qui laissait balancer au vent ses
pampres aux vives couleurs. Elle regardait la treille, et, après
la treille, le chemin qu'elle ne pouvait voir que dans son sou-
venir, et après le chemin, la placette, l'église, le presbytère, des
lieux d'espoir où elle avait été joyeuse parmi les fleurs, la prière,
et le réconfort d'une préférence seulement devinée, très pure, très
nécessaire à son cœur d'enfant affiné par une hérédité doulou-
reuse et tout empli déjà de grands désirs.
Elle voulut être coiffée.
Sa cousine la coiffa doucement, et la bonne vieille tante —
la ménine — survenue, tenait le miroir devant Germaine, un
peu égayée, intéressée à nouveau à la vie par la belle masse
claire, chaude et ondulante de ses cheveux. On les lui laissa un
peu bouffans autour du visage, bien libres. Ils retrouvèrent, à
avoir été brossés et peignés avec soin, leurs douces frisures an-
ciennes. Et cela fut à la petite malade un renouveau de grâce
dont elle se sentit tout allégée.
Germaine pria qu'on allât lui chercher des fleurs. Il n'y en
avait point beaucoup dehors, à cette heure d'octobre. Il restait
362 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques colchiques au bord des mares, q lelques pâquerettes au
ras de Iherbe courte, et c'était tout. Ce fut un bouquet de ces
fleurs que sa cousine lui rapporta. Germaine le prit, et elle le
tenait avec une grande joie, et on eût dit qu'elle causait mysté-
rieusement avec ces fleurs tardives, si tôt fanées, comme mou-
rantes.
Quand labbé Andrau arriva, il pouvait être trois heures.
Un beau rayon de soleil traversait la chambre de Germaine,
mettant une grande gaîté sur les murs, dans les rideaux à car-
reaux bleus et blancs, et sur le carrelage. Ce rayon tournait len-
tement, prenant tantôt une simple chose et tantôt une autre
simple chose, pour la mettre en valeur. Et chacun se réjouis-
sait de ce rayon et de son mouvement, qu'on eût dit salutaire,
autour de l'enfant malade, sans penser que sa frêle vie s'éloi-
gnait d'elle dans le rayon à chaque degré gagné vers le déclin.
Germaine voulut se confesser.
L'abbé Andrau fit un signe de croix. On les laissa seuls.
Alors, fervente et les mains jointes, Germaine commença à dire
ses fautes légères, toutes les peines de ces derniers temps et
jusqu'à la déception de sa vanité tout à Theure devant le mi-
roir. Elle levait ses yeux vers l'image de la Vierge qui proté-
geait son lit, vers une «autre image qui représentait un ange
gardien guidant un enfant par une route difficile semée de pe-
tites croix. Elle laissait aussi retomber ses paupières parfois,
comme pour mieux voir au dedans d'elle-même. Et d'autres fois
elle mettait son regard dans celui de son confesseur, simple-
ment, avec une grande franchise et la tendresse émouvante et
irretrouvable de ceux qui vont mourir.
L'abbé parla à son tour. Il lui dit de belles choses de rési-
gnation. Il chercha aussi dans les Ecritures des passages propres
à donner de l'espoir de vie à une âme puérile. Et, l'ayant bénie
d'une croix tracée sur son front, il s'en fut ouvrir la porte et
rappela la bonne ménine et les autres.
Un peu plus tard, en s'en allant dans le chemin, il pensait
à Germaine malade dans sa chambre en fête, telle qu'il l'avait
vue, transfigurée par une joie intérieure.
On n'avait point su lui dire quel était son mal Ses parens
croyaient bien qu'elle devait être poitrinaire comme le fils Despiau,
puisqu'elle toussait, mais le médecin ne l'avait point déclaré.
Bien qu'il fût jeune, ce médecin, instruit dans les choses uou-
LA VIE FINISSANTE. 363
velles, et qu'il la soignât avec attention sans laisser de venir
presque chaque jour de Samathan exprès pour la voir, il n'avait
encore rien pu dire de précis. Et la ménine s'en affligeait.
A deux ou trois reprises il lui avait répété, quand elle l'interro-
geait : « Peut-être ceci et peut-être cela... » Elle n'avait plus
confiance, elle voulait appeler' des femmes qui connaissaient des
herbes, quelque sorcier. A part elle, elle pensait que tout ce mal
venait à l'enfant de quelque crise de puberté, un peu tardive
au vrai, mais Germaine n'avait jamais été grande ni très avancée
physiquement dans chacun de ses âges d'enfant. 11 se pouvait
aussi que ce fût un sort? Elle s'en était ouverte à l'abbé Andrau.
11 avait fait de son mieux pour la dissuader en ce qui concernait
le sort; mais il craignait bien de n'y avoir pas réussi.
Cependant, à travers ces choses, la figure expressive de la
petite malade apparaissait à l'abbé magnifiée par sa souffrance
inconnue et très ressemblante à ces pures victimes que Dieu se
plaît à marquer dès les commencemens du sceau de sa prédes-
tination, à ces victimes auxquelles il laisse porter ici-bas un
grand fardeau de tortures pour leur meilleure gloire éter-
nelle, contre le mal des siècles. Il la voyait, nimbée d'une grâce
surnaturelle, dans laffliction de cette maladie incompréhensible
qui mêlait aux sanies expiatoires des beautés et un rayonne-
ment mystiques.
Il envisagea qu'elle allait vraiment quitter la terre. A cause
de sa grande foi et de sa volonté qui ne cessait d'être droite, il
sut s'en réjouir. Dieu prenait soin lui-même d'assurer l'avenir
de cette âme pour laquelle si souvent il avait craint, à la voir si
transparente et fine, les périls et les heurts de la vie, en parti-
culier de cette vie d'institutrice qu'on avait songé à lui faire.
Mais, tout de même, à la pensée de la confiance, de raffection
qu'il se souvenait d'avoir trouvées dans ses yeux, dans ses
moindres gestes et ses paroles, alors qu'elle venait gur le seuil
de son presbytère chercher des livres, il se troubla dans son
esprit et désira d'un désir profond d'intercéder pour que l'épreuve
fût adoucie à la pauvre enfant. Et il allait, entre les talus déjà
dans l'ombre, sous les feuillages aux agonies ardentes dont le
crépuscule mêlait les couleurs, tout plein de tristesse et de
prières.
Au Trujeau il rencontra la charrette du médecin. Celui-ci
menait lui-même son cheval. Il faisait marcher sa bête douce-
3Gi REVUE DES DEUX MONDES.
ment à cause des ornières, à l'entrée du chemin creux, et il
l'arrêta en reconnaissant l'abbé Andrau.
Un inslant ils causèrent de plusieurs choses indifTérentes
d'abord, puis de Germaine Lauriol. L'abbé dit qu'il venait de la
voir, que son grand changement l'avait frappé. Il interrogea :
— Mais qu'a-t-elle donc?
Il ne cela pas son étonnemcnt :
— N'était-elle pas fraîche comme les autres, il y a peu ae
temps? Et la voilà mourante, on dirait?
. Le docteur répondit :
— Oui, la voilà mourante, j'en ai peur.
Il expliqua: une hérédité morbide, on n'y avait point pensé
avant la crise, on ne s'inquiétait de rien chez elle, bien qu'étant
enfant elle en eût donné quelque indice par une maladie d'yeux ;
cette hérédité se faisait jour à ses quinze ans dans le meilleur
moment de sa floraison; cela n'était point rare...
Mais l'abbé comprenait mal. Il connaissait le père de Ger-
maine Lauriol pour l'avoir vu quelquefois au village. C'était un
homme qui paraissait vigoureux. Il était sans doute usé par le
travail des ateliers dans les villes, par une vie où il entrait peut-
être quelques excès. Cependant rien en lui ne faisait prévoir une
menace pour son enfant. Sa mère ? Il ne savait pas au juste,
mais il croyait bien qu'elle vivait toujours. Il n'avait pas entendu
dire qu'elle fût morte de phtisie ou autrement. Il cherchait
encore par delà, avec sincérité, ne voyant pas autre chose.
Alors le docteur lui dit qu'il ne croyait point que ce fût seu-
lement d'une contagion de tuberculose que se mourait l'enfant,
mais encore de telles autres hérédités qui l'offraient sans
défense au mal, et dont l'évocation intervenue jeta soudain au
regard de l'abbé une ombre désolée sur l'image radieuse de Ger-
maine. Une grande blessure sembla s'ouvrir violemment dans
son cœur. Voilà que de la boue arrivait par là invinciblement
autour de la pauvre innocente. Et ce lui parut une immense
injustice, une iniquité dont il n'arrivait point à mesurer l'éten-
due. Pourtant il s'attachait à n'en rien laisser voir au dehors, et
il trouva encore quelques paroles à échanger avec le docteur.
Ces paroles sonnèrent à leur valeur habituelle dans la solitude
du chemin ; mais en y repensant, un peu plus tard, il no sut y
attacher aucun sens précis. Et ils se séparèrent dans ce temps,
sans que le médecin, devant Qui toutes les misères des corps se
LA VIE F1NISSA>TE. 365
tenaient sur une même ligne, eût soupçonné le trésor de dou-
leurs qu'il venait de susciter dans l'âme difTérente de l'abbé,
dans cette âme donnée à une autre connaissance, à d'autres
actions, à d'autres forces, et demeurant ailleurs.
A la maison, l'abbé Andrau ne rencontra point sa sœur, qui
était allée sans doute faire quelque course utile au ménage, par la
campagne. Son père achevait de retourner au jardin un carré
de terre, en se hâtant à cause de la nuit toute prochaine.
Il s'en fut à l'église. Agenouillé sur la pierre, contre l'autel,
il pria comme d'autres fois à d'autres heures de détresse. Mais
il ne se trouvait point ce soir de figures de douceur pour venir à
rencontre de ses larmes. Et, silencieusement, le cœur mourant
devant Dieu, il s'affligeait en cherchant au fond de lui-même d'où
lui venait cette douleur trop grande. Une clarté le quittait: voici
que, après la mort de Germaine, il ne resterait plus dans son
cœur que des choses dures et pénibles; et jusqu'alors il ne
l'avait point pensé.
Dans le sentier derrière l'église, quelqu'un passa qui chantait.
Il reconnut une voix de femme, — une chanson que sa sœur fre-
donnait quelquefois en travaillant.
Le carillonneur monta aux cloches sans le voir, pour sonner
le dernier angélus. Les sons s'égrenèrent au-dessus de lui, tran-
quilles, avec leur sonorité bien connue.
Et la nuit tout à fait tombée qui gagnait, par les verrières,
la nef, enveloppa l'abbé Andrau de son ombre bienfaisante.
Ce fut vers ce temps-là qu'on commença à s'occuper beau-
coup de Germaine Lauriol dans le village. On parlait d'elle de
porte en porte. On s'attristait à cause de sa jeunesse, à cause de
sa joliesse, de sa grâce et de sa douceur.
Cependant il ne s'en trouva que peu parmi ses compagnes
qui s'en furent la voir — par insouciance, peut-être aussi par une
crainte vague, non justifiée, de son mal. Et Germaine, durant
ses longues journées d'ennui, s'en plaignait amèrement. Elle
disait :
— J'aurais cru qu'on m'aimait davantage...
L. EsPINASSE-]\IONGENET.
[La dernière nartie au prochain numéro.)
LA LIÏTERATLRE POPULAIRE
DE
L'EXTREME NORD
'WASSILISSA LA BELLE
On connaît déjà en Occident, par de nombreuses traductions,
comme par les extraits qu'en ont faits maints auteurs de talent,
la littérature populaire de la Grande et de la Petite-Russie, ainsi
que celle des peuples slaves en général. Sans prétendre en faire
ici une analyse, ni même en donner un aperçu, on peut dire
que l'un de ses caractères les plus saillans consiste en une
bonhomie narquoise, assez dépourvue d'esthétique, mais non de
profondeur, et, en outre de ses qualités propres, imprégnée d'un
levain de sagesse orientale. Cette littérature populaire des Slaves,
très humaine, très inquiète des questions sociales, est imbue de
finesse pratique, et même de ruse. Sous ce dernier rapport, elle
se rapproche du vieux folk-lore gaulois ou germain, bien que
celui-ci soit d'une philosophie essentiellement individualiste.
Dans le folk-lore slave, on trouve plutôt l'idée collectiviste.
On y trouve aussi plus d'insouciance, moins de précision, un
scepticisme moins mordant, mais moins superficiel, plus réel et
surtout beaucoup plus vaste. On y sent un doute à la fois plus
profond et plus largement tolérant, d'une tolérance qui va
presque jusqu'au ninvana, en passant par le nietchevo.
Le bon sens y est moindre que chez les Gaulois ou les Ger-
mains. Il s'y trouve aussi moins de préoccupation de la justice,
plus de faveur pour les imbéciles, que les fées françaises dé-
testent tant, plus d'indulgence pour les filous et les ingrats, et,
avec moins de malice peut-être, une duplicité plus savante et plus
LA LITTÉRATURE POPULAIRE DE l'eXTRÊME NORD. 367
compliquée. En somme moins d'équité, plus de tolérance, moins
de justesse et plus de hauteur de vues, un esprit moins frondeur,
mais plus tranquillement hardi dans la destruction ou la négation.
A travers ces sentimens, qui sont ceux de l'âme slave en gé-
néral, et qui n'impliquent pas de croyance à telle ou telle reli-
gion, persiste presque toujours, dans les traditions populaires
de Russie, même dans leurs mythes les plus païens, une sorte de
reflet venu de Byzance, un souci indélébile du cadre chrétien. Ce
qui Souvent, lorsqu'il s'agit de textes d'origine orientale, les dé-
nature étrangement. Et il faut entendre ici le christianisme non
pas sous sa forme idéaliste et rêveuse, mais sous sa forme dog-
matique et rituelle, ce qui est d'ailleurs le caractère du christia-
nisme d'Orient. Ah! certes, ce ne sont pas les popes russes qui
auraient inventé le catholicisme sans dogme, entrevu par Chateau-
briand. Dans l'ordre des croyances religieuses, \e filioque, dont
bien peu de croyans français comprendraient toute l'importance,
a suffi pour créer pendant des siècles, et suffit encore pour main-
tenir une muraille de Chine entre l'Empire russe et le monde
latin. De même, dans le domaine de la légende, lorsque l'idée
chrétienne s'associe, chez les Slaves, aux vieux mythes païens,
elle le fait en gardant sa forme la plus doctrinaire et la plus
inflexible.
Tout cela est, en somme, assez peu favorable à la naïveté ou
à la sincérité des légendes, ainsi qu'à leur prestige.
En outre, l'esprit imprécis, mais pourtant utilitaire et sub-
jectif, des Slaves, s accommode mal du contact de la Nature et
de son amour désintéressé. Du reste, la monotonie et le manque
de pittoresque de la majeure partie des pays qu'habite la race
slave ne sont pas faits pour lui inspirer le culte des manifesta-
tions, grandes ou petites, des phénomènes naturels extérieurs à
l'homme. Les gens de cette race en méconnaissent volontiers le
charme et ne se plaisent pas à leur contemplation, ce qui peut
s'expliquer dans des contrées ternes, banales et monotones,
exploitées à outrance par des paysans sceptiques et cupides, pro-
fanées par une industrie sans scrupules, et dont les campagnes
ou même les forêts sont dépourvues de tout mystère, sinon de
toute poésie.
Cependant, pour être exact, il faut dire que tout ceci ne s'ap-
plique qu'à la Russie classique, c'est-à-dire à la partie de lEm-
pire russe dont la vie et les idées s'échangent, depuis deux
3G8 REVUE DES DEUX MONDES.
siècles, avec celles de l'Europe, et qui nous a envoyé, après l'éclio
de troubles assez confus pour nous, dans un pays hie'ratique et
lointain, les exemples d'une bureaucratie puissante, absolue,
inflexible, et, plus récemment, les théories anarchistes et sociales
les plus radicales et les plus osées.
Mais plus au Nord, en dehors de la Russie proprement dite,
c'est-à-dire de la Grande-Russie, en dehors même, on peut le
dire, des limites de la Sainle Russie, de cet ensemble de pays
dogmatiques et cristallisés, — volcaniques aussi, paraît-il, — où
la mentalité complexe, profonde et formaliste des habitans s'est
constituée par la combinaison hétérogène et laborieuse des
anciens élémens slaves, sarmates, normands, byzantins, tartares
et autres, il y a encore d'autres pays, dont les populations, de
souche différente, et très clairsemées, ont rarement l'occasion
de faire entendre leur voix jusqu'en Occident.
Ces populations, plus naïves, vivant plus au grand air que
celles de la Russie centrale, et moins hypnotisées par le pro-
blème social, dont les sophismes ont succédé à ceux des que-
relles religieuses, ont aussi une littérature populaire, et elle est
foncièrement différente de celle de la Moscovie et des contrées
plus méridionales.
Le vaste bassin de l'océan Glacial, auquel on peut adjoindre
celui du golfe de Bothnie et la partie Nord de celui du golfe de
Finlande, forme une grande région, presque déserte aujourd'hui,
presque oubliée aussi, qui, politiquement, fait partie intégrante
de l'Empire russe, mais qui présente, avec des traits géogra-
phiques différens, une population bien distincte de celle de la
Grande-Russie, comme caractères physiques, comme tendances,
comme mœurs, comme idées.
Cette région a été négligée, presque évacuée depuis le com-
mencement du xvii^ siècle jusqu'à il y a moins de dix ans,
époque où la résurrection d'Arkhangelsk, provoquée par la con-
struction du chemin de fer entre Moscou et ce port, est venue
rendre la vie à tout un pays presque désert, et que beaucoup
jugeaient condamné par la nature à une mort perpétuelle.
Relativement peuplé pendant tout le moyen âge et jusqu'au
milieu du xvi'' siècle, jouant même un rôle assez important dans
l'Histoire de Russie, ce pays a été privé de sa population de
colons, de chasseurs, d'outlaws, de mineurs et de condamnés, à
l'époaue où, sous Ivan IV, Yermak découvrit et conquit la Si-
LA LITTERATURE POPULAIRE DE l'eXTRÊME NORD. 369
bérie, détournant avec lui de ce côté les élémens qui, auparavant,
se portaient, de gré ou de force, vers l'Extrême-Nord de l'Europe.
Un peu plus tard survint, après la mort d'Ivan le Terrible,
la longue période d'anarchie appelé le Temps des Troubles, qui,
pendant soixante ans, mit la Russie moscovite hors d'état de
coloniser ou d'exploiter aucun territoire lointain, et détourna
son attention dans des directions bien différentes de celle du
Nord. Cette période ne prit fin, on le sait, qu'à l'avènement des
RomanofF, à la suite duquel on ne songea plus à reprendre la
route dont il s'agit. L'avenir de la Russie était au Sud, vers le
Dnieper et la Grimée, où elle avait à combattre les Turcs et les
Tartares, à l'Ouest, vers l'Europe, où elle avait à prendre place
dans le concert des peuples occidentaux, et à l'Est, en Asie, où
Pierre le Grand lui avait magistralement tracé la voie qu'elle
devait suivre pendant deux siècles. En somme, cet avenir était
partout, excepté du côté du Nord.
Du reste, il est juste de dire que la conquête des provinces
baltiques et les victoires sur la Suède, en ouvrant à la Russie
une porte directe sur l'Occident, lui firent à bon droit négliger
Arkhangelsk comme voie de communication avec l'Europe. On
cessa de se souvenir qu'auparavant Arkhangelsk était le seul
port par lequel la Moscovie pouvait communiquer avec l'Angle-
terre, difficilement peut-être, mais sûrement et régulièrement.
Le pays fut presque oublié et la défaveur s'étendit sur lui.
Les forêts recouvrirent les régions jadis exploitées par des mi-
neurs nombreux lorsque l'on ne possédait pas l'Oural et la Sibé-
rie, et la contrée redevint presque vierge. Il en fut ainsi jusqu'à
l'époque très récente où, par l'initiative et l'énergique volonté
d'un ministre persuadé que le chemin de fer est un outil créateur
et que l'organe crée la fonction, la ligne de Moscou à Arkhangelsk,
jugée utopique et inutile, sinon impossible, par bien des gens, fut
ouverte, sur une longueur totale de 1 073 verstes (1 1 35 kilomètres),
dans un temps étonnamment court, et au milieu d'extrêmes dif-
ficultés. Elle rendit la vie à ces contrées mortes (1).
(1) Peu de temps après cette première ligne, allant directement du Sud au
Nord, une autre voie Terrée, partant de l'Oural, c'est-à-dire de Perm, où elle se
raccorde avec le Transsibérien d'une part, et avec les réseaux de navigation de la
Kama et de la Volga d'autre part, fut, dans un temps prodigieusement bref (en
quelques mois) construite jusqu'à Kotlas, sur une longueur de 811 verstes
(860 kilomètres), en passant par Viatka.
Comme la précédente, celte ligne fut due à l'initiative personnelle cl i la
TOME ixiiv. — 1906. 24
370
REVUE DES DEUX MONDES.
Ce pays n'est pas russe, à proprement parler, ou du moins li
n'est pas slave. C'est cet arrière-pays, — comme on dit aujour-
d'hui en langage colonial, — séparé de la Suède par le golfe de
Bothnie, et s'étendant indéfiniment vers lEst, que les Finnois
d'abord ont occupé et que les Normands ensuite ont colonisé
incomplètement, en dehors de la péninsule Scandinave, dont il
est la suite, et dont aucune barrière, surtout pour des pécheurs
et des navigateurs, ne le sépare.
C'est le pays des Hyperboréens, que l'élément grec, venu du
Sud, a trouvé trop lointain pour y pénétrer, aussi bien pendant
l'antiquité que plus tard, sous la forme christiano-byzantine.
Les invasions des Barbares classiques, venues d'Asie et diri-
gées vers le monde latin, l'ont laissé en dehors de leur route.
Les obscures migrations finnoises, celles des races que l'on
appelle ouralo-altaïques, et dans lesauelles on comprend les Huns,
en les apparentant aux Chinois et aux Turcs, y ont seules péné-
tré, à des époques que l'Histoire définit mal, mais qui se placent
entre le ii« siècle avant Jésus-Christ et le vii« siècle de notre ère.
En dehors de la Laponie et de la Finlande, pays granitiques
qui, géologiquement, se rattachent à la Suède, cette région de
l'Extrême-Nord comprend encore, en Europe, la Bjarmie, vaste
contrée d'une nature géologique différente, — elle est formée de
terrains de transition, — comprise entre l'Oural et la Mer-Blanche,
volonté persistante du prince Hilkoff, ministre des voies de communication, qui a
apporté en Russie les procédés de conception simple, d'exécution raoide et de
mépris pour les obstacles, que professent les Américains.
A partir de Rotlas, une magnifique voie navigable, la Dvina du Nord, prati-
cable seulement en été, mais qui sera doublée prochainement par un chemin de
fer, est maintenant utilisée par des bateaux à vapeur, et prolonge en ligne droite
cette ligne ferrée jusqu'à Arkhangelsk,
Le chemin de fer de Moscou une fois ouvert, l'initiative et l'énergie du 'général
Engelhardt, gouverneur d'Arkhangelsk, et de ses collaborateurs, qui s'est exercée
tant à Arkhangelsk qu'en Laponie et en divers points du même gouvernement, a
créé, avec une rapidité qui tient du prodige, des centres de population là où il n'y
avait rien, et des ports excellens et fréquentés là où n'abordeùent que quelques
barques.
Enfin la construction de la grande ligne du Nord-Est, de Saint-Pétersbourg à
Viatka et Perm, longtemps désirée, vient d'être achevée en 1905, malgré la guerre
d'Orient, et les premiers trains ont pu passer au mois de septembre dernier. Elle se
raccorde avec les deux voies ferrées précédentes à Vologda et à Viatka. Cette ligne
a un double but. Elle donne au Transsibérien une issue directe vers la capitale et
vers l'Europe, en évitant le détour par Moscou et en diminuant ainsi de deux
jours la distance qui sépare la Sibérie de la mer Baltique. Mais elle établit aussi
une relation directe entre Saint-Pétersbourg et les régions de l'Extréme-Nord, qui
jusqu'à présent n'étaient que très difficilement accessibles.
LA LITTÉRATURE POPULAIRE DE l'eXTRÊME NORD. 371
et qui paraît avoir été, pour les peuples de race altaïque, l'étape
entre la Mongolie et la Scandinavie. On sait que la Bjarmie, Fan-
cien royaume des Tchoudes, a été conquise, au xii^ siècle, par
la République de Novgorod, et que de cette époque date son
rattachement au monde russe.
En Asie, par delà l'Oural, cette même zone ethnique s'étend
vaguement, à travers des contrées inclémentes et désertes, occu-
pées à diverses reprises par des peuplades naguère encore féti-
chistes, dont les Kamennyi-Babi^ les frustes idoles de pierre,
attestent le culte, jusque dans le voisinage de l'océan Pacifique.
Là-bas, sous l'éternelle forêt du Nord, au bord des grands
marais solitaires, sur les plateaux de granité qui s'étendent entre
le cercle polaire et l'océan Glacial, il y a encore place pour le
rêve purement objectif et pour la foi naïve.
Sur les eaux de ces grands fleuves qui ne dégèlent que tem-
porairement, sur ces golfes et ces lacs, analogues, comme mode
de formation et comme âge géologique, aux fjords de la Norvège,
mais plus morts, plus larges, plus dormans et plus glacés, plus
inviolés aussi, flottent encore, dans un vague et froid brouillard,
les débris du vieux mythe Scandinave, de la cosmogonie d'Odin.
Mieux que dans leurs terres classiques, la Norvège et la Suède,
devenues chrétiennes et policées, on pourrait les retrouver là,
dans les grands bois, ou bien, au delà même de la zone des forêts,
au-dessus des toundras, des prairies tremblantes sur les bords
desquelles vaguent les rennes et les élans, sur les rochers presque
dénudés, en vue des caps où vient, chaque année, s'appuyer la ban-
quise polaire, et qu'éclaire, à rares intervalles, le reflet des aurores
boréales, incendies autour desquels, pendant la longue nuit d'hi-
ver, dans leur retraite inaccessible, se chauff"ent les dieux exilés.
Mais, à côté de la religion classique des grands dieux du
Valhalla, de l'Olympe Scandinave, à côté de la croyance à la
divinité principale d'Odin le Borgne, dont l'œil unique éclaire
le monde, à côté de ce mythe solaire, apporté par des races
supérieures, les Normands, peut-être les Phéniciens (1) — ou
(1) L'Ullima Thule (sans doute l'une des îles Shetland), et mieux encore les
régions où les navires phéniciens allaient, en contournant l'Europe, chercher
l'ambre jaune, cette résine fossile de la région baltique, peuvent avoir été, durant
l'antiquité, des lieux de contact entre les Phéniciens, adorateurs du Soleil, et les
peuplades encore barbares de l'Extréme-Nord, qui ont pu leur emprunter certaines
croyances.
D'autre part, il existe une similitude absolue, et impossible à attribuer au
372 REVUE DES DEUX MONDES.
par d'autres — ont longtemps subsisté, et subsistent encore,
sous la forme légendaire, les traces d'une religion plus ancienne,
moins dogmatique et plus instinctive, adorant confusément les
diverses forces de la Nature, sans que leur unité lui soit bien
démontrée.
Cette religion, ou plutôt cet ensemble de traditions, appa-
renté aux vieux mythes bretons que les Kymris ont portés avec
eux vers l'Ouest, jusqu'à l'océan Atlantique, s'est traduit en Occi-
dent, dans le pays d'Armor, par le culte des fées (4).
Dans les pays de l'Extrôme-Nord de l'Europe, granitiques
comme la Bretagne, mais où la vie est plus dure, où les soli-
tudes sont plus âpres, où les rigueurs de la nature ambiante
sont plus brutales, la même idée s'est traduite par la croyance
aux sorcières, aux Baba-Yagha, plus méchantes, plus fortes,
plus grandes et moins mignonnes que les fées.
Celles-ci se sont réfugiées dans le peuple, pour ne se révéler
qu'aux petits, aux humbles, aux ignorans, aux simples, voire
même aux ivrognes, à ceux que l'on pourrait appeler les petits
initiés^ ou les petits croyans. Les Baba-Yagha, à la faveur de la
foi populaire, ont survécu à Odin, à Freya, à Thor, à Balder, à
la grande mythologie Scandinave, tuée par le Christianisme, de
même que les fées, les elfes, les korrigans ont survécu, dans les
landes bretonnes, à l'écroulement des dolmens et à la désaffec-
tation des menhirs, que d'ailleurs la Croix a déclassés sans les
renverser.
Le culte des grands dieux de l'Olympe Scandinave a été pra-
tiqué par les Vikings, par ces guerriers gigantesques et querel-
leurs, et par ces rois de la mer qui menaient fièrement leurs
barques à la conquête et au pillage du monde, du cap Nord en
hasard, entre certains des bijoux ou des objets d'orfèvrerie que l'on découvre dans
les sépultures des Vikings, ainsi qu'entre certains emblèmes qui y sont figurés, et
les objets ou images similaires que nous livre maintenant en abondance l'anti-
quité persane. On peut donc penser qu'à une époque et par des voies dont l'Histoire
ne nous a pas transmis l'indication, voies terrestres ou maritimes, il y a eu com-
munication entre les peuples de la Scandinavie et ceux du plateau de l'Iran, l'un
des principaux berceaux du culte solaire.
(1) Du reste, les fées bretonnes sont peut-être elles-mêmes d'origine Scandinave
ou même slave. C'est-à-dire que leur nom au moins a peut-être été inventé par
l'ancienne couche de populations hellènes qui a peuplé une partie de la Scythie.
Le 0 grec se traduit phonétiquement, en russe, par un f : c'est ainsi que de
0£o8(Dpoc on a fait Féodor, de ©cptoOsu;, Fimofée, etc. Et, par une coïncidence
peut-être fortuite, le mot fée n'est autre chose que le mot grec Oça, déesse^
prononcé à la manière russe.
LA LITTÉRATURE POPULAIRE DK l'eXTRÊMR NORD. 573
Sicile et d'Islande en Palestine, en Amérique même, ouvrant
leur chemin à grands coups d'épéc, au travers des batailles, pour
suivre dans la mêlée la charge échevelée des Walkures, avec la
même audace que, devenus chrétiens, ils mirent à aller déli-
vrer et piller les Lieux-Saints. Mais, en même temps, le culte
mi-fétichiste, mi-panthéiste des Baba-Yagha a été préféré, et, plus
tard, a été conservé par leurs humbles sujets, les Finnois et les
Lapons, chasseurs, pêcheurs et paysans, parens des Chinois, et
plus proches encore peut-être des Aïnos (1), la vieille race
autochtone du Nord de l'archipel japonais. Ces peuples, braves
assurément, enthousiastes môme, ont toujours été cependant plus
admirateurs de la sagesse, voire même de l'adresse, que de la
gloire
N'étant pas un dogme, mais un sentiment, cette croyance
populaire a résisté à l'invasion du Christianisme, devant laquelle
a succombé l'aristocratie du Walhalla, comme l'avait fait, d'ail-
leurs, celle de l'Olympe gréco-romain.
Pour ne nous placer aujourd'hui qu'au point de vue pure-
ment littéraire, et non pas philosophique, ni surtout historique,
ce qui sortirait de notre cadre actuel, nous nous bornerons à
donner ici le texte de l'une des légendes les plus populaires de
l'Extrême Nord-Est de l'Europe, celle de Wassilissa la Belle.
Cette légende, on la retrouve dans la Russie centrale, dans
la région moscovite, et même plus au Sud, c'est-à-dire dans
presque toute la Russie, Le nom même de l'héroïne est russe, et,
comme peuvent le voir les hellénistes même les plus novices,
d'étymologie grecque. Mais l'origine du conte est certainement
septentrionale. Il a dû être apporté par les Normands ou par
d'autres races du Nord, à l'encontre d'un très grand nombre de
traditions populaires russes, d'ailleurs très composites et rema-
niées, mais dont l'origine est le plus souvent polonaise, lithua-
nienne ou orientale. Ceci n'a rien pour nous surprendre, car,
dans le domaine politique, ce sont des dynasties normandes,
issues de Rurik, qui ont fondé non seulement les principautés du
Nord de la Russie, comme laroslav, Moscou, Novgorod ou Smo-
lensk, mais même les Etats du Sud, comme celui dont Kief
était la capitale. La conquête normande s'étant étendue, et cela
(1) On peut remarquer que, par une singulière coïncidence, Aïno est, dans
l'épopée finnoise du Kalevala, le nom de l'une des héroïnes, la sœur du Lapon
Joukahaïnen.
374 REVUE DES DEUX MONDES.
dès les premiers temps, jusqu'à la Mer-Noire, quelques légendes
ont pu la suivre.
WASSILISSA LA BELLE
Dans un royaume que n'indique pas l'histoire, il y avait une
fois un marchand. Il devint veuf, après douze ans de mariage,
et il ne lui resta qu'une fille, nommée Wassilissa.
Quand il perdit sa femme, sa fille avait huit ans.
Au moment de mourir, la mère, étant seule dans sa chambre
avec sa fille, l'appela auprès d'elle, et, tirant de son lit une pou-
pée, elle lui dit :
— Écoute-moi, ma fille. Je vais mourir. Je te donne ma bé-
nédiction. Prends cette poupée. Ne la montre jamais à personne.
Quand tu seras, dans la vie, en présence d'un malheur ou d'une
difficulté, offre-lui à manger, demande-lui conseil, et elle te
viendra en aide.
Elle remit la poupée à la petite fille, l'embrassa et mourut.
Cependant le marchand, se trouvant seul, songea bientôt à se
remarier. Il fit choix d'une veuve, qui avait quelque bien, et
qui lui sembla devoir être une compagne avisée pour lui et une
mère pour sa fille. Cette veuve avait elle-même deux filles, un
peu plus âgées que Wassilissa.
Mais le marchand s'était trompé dans son choix, et sa nou-
velle femme ne fut pas, pour Wassilissa, la mère qu'il avait
espérée. Elle réservait toute son affection pour ses propres filles,
et n'en avait aucune pour la fille de son mari, qu'elle maltraitait
et réduisait à l'état de servante des deux aînées. Le père, presque
toujours absent, pour les nécessités de son trafic au loin, ne
pouvait pas intervenir et prendre la défense de sa fille. Du
reste, quand il était là, la belle-mère dissimulait sa méchanceté.
Wassilissa grandit. C'était la plus jolie fille du pays. Sa
belle-mère et ses sœurs enviaient sa beauté. La belle-mère la
maltraitait et la chargeait de tout l'ouvrage. Elle la privait de
nourriture et ne lui donnait que des vêtemens dont les deux
aînées ne voulaient pas. Cependant Wassilissa embellissait de
jour en jour, et devenait de jour en jour plus grasse et plus
blanche, ainsi qu'il est désirable.
Comment cela se pouvait-il ? C'est que la poupée faisait tout
l'ouvrage de Wassilissa Dès le matin, les plates-bandes du
LA LITTÉRATURE PORULAIRE DE l'eXTRÊME NORD. 375
jardin étaient sarclées, les légumes arrosés, le poêle allumé.
Pendant que la poupée travaillait, Wassilissa se reposait à
l'ombre en cueillant des fleurs.
La poupée indiquait à Wassilissa l'herbe contre le hâle.
Aussi devenait-elle chaque jour plus jolie et plus blanche,
tandis que, de rage, la belle-mère et ses filles devenaient chaque
jour plus maigres et plus noires.
Wassilissa vint en âge d'être mariée. Tous les garçons du
village demandaient sa main. Mais la belle-mère déclarait à tous
qu'elle ne marierait pas Wassilissa avant les deux aînées. Puis,
quand les voisins étaient loin, elle et ses filles battaient Wassi-
lissa pour se venger. Wassilissa supportait tout sans se plaindre,
car elle était douce et bonne. Et elle devenait, malgré tout,
chaque jour plus belle. Quand elle était seule, elle tirait la poupée
de sa poche, partageait avec elle la maigre pitance qu'on lui
donnait, et elle disait :
— Mange, petite poupée, et vois mon chagrin.
Et la poupée mangeait, puis s'animait et la consolait.
Le marchand partit pour un long voyage. Pendant son
absence, sa femme changea de domicile : elle alla demeurer dans
une maison isolée, située au bout du village, et qui était voisine
d'une grande forêt.
Au milieu de cette forêt demeurait, disait-on, une sorcière,
une Baba-Yagha, qui ne laissait approcher personne et mangeait
les hommes comme des poulets.
Bien des gens, étant allés dans la forêt afin d'y chercher du
bois ou d'y tendre des pièges au gibier, l'avaient rencontrée, et
quelques-uns d'entre eux seulement avaient pu revenir pour
faire connaître le sort de leurs camarades. D'autres, qui, égarés
dans la forêt, ou étrangers à la contrée, s'étaient approchés sans
le savoir de la clairière où habitait la Baba-Yagha, avaient été
saisis par elle et dévorés. Quelques-uns même, plus braves, ré-
solus à en finir et se croyant possesseurs de secrets magiques,
avaient essayé d'en débarrasser le pays, et étaient allés volontai-
rement à sa recherche, soit seuls, soit en troupe. Mais aucun
d'eux n'était revenu.
Un soir d'été, la belle-mère s'absenta et les trois jeunes filles
restèrent seules à la maison. L'aînée faisait de la dentelle,
la seconde tricotait, et la plus jeune, Wassilissa, avait pour
tâche de filer. Le feu de la cuisine s'était éteint, et les trois
37G RE^^JB des deux mondes.
jeunes filles n'étaient éclairées que par une seule chandelle.
A un certain moment, comme la clumdelle coulait, l'aînée
des sœurs prit des ciseaux pour la moucher, et, conformément
à ce qui avait été convenu avec sa mère, elle l'éteignit.
— Qui nous donnera maintenant du feu? dit-elle. Tous les
gens du village sont couchés. Il faut que l'une de nous aille en
chercher dans la maison de la sorcière.
— C'est indispensable, dit la seconde. Ce n'est que là qu'il sera
possible de trouver du feu à pareille heure. Mais qui de nous ira?
— Les tètes de mes épingles m'éclairent, reprit l'aînée. Je
n'ai pas besoin de lumière pour continuer mon ouvrage.
— La lueur de mes aiguilles me suffit, répliqua la seconde
sœur. Il faut que ce soit Wassilissa qui aille chez la sorcière.
Sans lui demander son avis, les deux sœurs poussèrent
Wassilissa hors de la chambre et fermèrent la porte, en lui met-
tant dans la main un morceau de pain noir et sec.
Wassilissa monta dans la petite chambre qu'elle occupait
sous le toit. Quand elle eut fermé la porte, elle tira la poupée
de sa poche et ne put s'empêcher de pleurer. Pourtant elle plaça
devant la poupée le morceau de pain qui constituait son unique
provision, et lui dit :
— Mange, petite poupée, et vois ma peine.
La poupée mangea. Et, comme toujours, à mesure qu'elle
mangeait, ses yeux se mirent à briller. Et, quand elle eut mangé
tout le pain, elle avait tout à fait l'air d'une personne vivante.
Elle se mit alors à parler, et dit :
— Va chez la sorcière, Wassilissa, et ne crains rien.
Wassilissa sécha ses larmes, mit la poupée dans sa poche et
sortit dans la nuit noire. Elle gagna la forêt et prit au hasard
le premier sentier qui s'y enfonçait.
Wassilissa marcha toute la nuit. Au bout de six ou sept
hejresde marche, elfe vit, entre les branches, passer, non loin
d'elle, un cavalier.
Ce cavalier était vêtu de blanc. Il était jeime, et son visage
était charniant. Il montait un cheval blanc, qui marchait joyeu-
sement, d'un pas léger, en faisant bruire les feuilles et en
humant l'air des bois. Son armure était blanche et semblait d'ar-
gent, et son harnais était également blanc.
Sur son passage, la forêt s^clairait d'une lueur argentée, et
des reflets roses et violets se nlaquaieut aux tronc des bouleaux
LA LITTÉRATURE POPULAIRE DB l'eXTRÊME NORD. 377
et des grands sapins. Et les notes d'un vert gai des jeunes feuilles
pointaient sur les rameaux et se piquaient sur la frondaison
sombre des vieux arbres. Derrière lui les oiseaux caquetaient ou
sifflaient en s'éveillant, et les fleurettes s'entr'ouvraient, en sou-
levant leurs petites têtes chargées de rosée, au-dessus des brins
d'herbe que reliaient entre eui des fils légers et blancs, que les
hommes ne savent pas tisser.
Et sur la mousse humide qui revotait les rochers passaient
des kieurs douces ou des clartés d'émerau Je, tandis que le sévère
granité lui-même prenait des teintes roses et bleuâtres.
Et un vent léger réveillait, en les caressant, les fleurs mi-
closes. Et les abeilles engourdies se levaient lourdement en fai-
sant vibrer, pour les sécher, leurs ailes encore humides.
Ce cavalier ne fit que passer. 11 disparut entre les arbres, au
pas alerte de son cheval, qui respirait la brise en hennissant dou-
cement.
Et quand il fut passé, l'aube éclairait le ciel.
Wassilissa continua sa route et remarqua que sur le sol, là où
le cavalier avait marché, fleurissaient les trèfles roses et blancs.
Un peu plus loin, elle vit passer, dans la feuillée, un second
cavalier.
Ce cavalier était vctu de rouge. Il portait une armure rouge.
Il montait un cheval entièrement rouge, à la crinière flam-
boyante, qui caracolait fièrement. Dans sa main il tenait une
torche enflammée, et sur son passage la forêt semblait embrasée.
Et, à la lueur de cette torche, Wassilissa remarqua que le visage
du cavalier avait une expression glorieuse et triomphale.
Les larges masses de feuillage des aunes et des trembles
frémissaient. Les aiguilles des pins crépitaient. Et les campa-
nules violettes, auxquelles de gros bourdons vêtus de velours
faisaient bruyamment la cour, s'ouvraient tant qu'elles pouvaient
et se balançaient comme des cloches muettes. El les asters au
cœur jaune se redressaient en grosses touffes épanouies. Le»
salicaires pourprées faisaient fièrement ondoyer leurs panaches
rouges le long des ruisseaux, tandis que les fougères diverses,
et les balsamines, aux fleurs d'or finement et bizarrement ou-
vragées, au feuillage d'un vert noir et vernissé, et dont les pieds
trempent dans les sources, semblaient se cacher de la lumière
trop vive sous la protection des vieux sapins. Et les insectes
d'or, d'un trait rapide et fulgurant, coupaient les^ rayons de
378 REVUE DEfe DEUX MONDES.
lumière, qui filtraient à travers la cime opaque des arbres noirs.
Et les oiseaux chantaient à pleine gorge, et les fleurs exha-
laient, jusqu'à en mourir, tous les parfums de leur cœur.
Et il faisait grand jour.
Quand le cavalier se fut éloigné, Wassilissa vit que, là où
il avait passé, les brins d'herbe étaient brûlés et les fleurs des-
séchées.
Sans rencontrer personne, elle marcha encore toute la jour
née. La faim et la soif la tourmentaient. Elle but de l'eau des
sources dans les creux de rochers, et mangea des airelles, des
mûres et des pommes sauvages que la poupée lui avait fait con-
naître auparavant. Vers le soir, sans s'être arrêtée, elle arriva
près de la maison de la Baba-Yagha, qui se dressait dans une
clairière, au milieu d'un enclos entourant un jardin.
Oh ! oh ! c'était une singulière maison que l'isba de la sor-
cière, et c'était un singulier jardin que celui-là. La petite maison
de bois avait de loin l'air d'une isba de paysans aisés, au milieu
d'un fouillis de grandes plantes échevelées, mais de près tous les
détails de sa construction paraissaient macabres et efTrayans. Les
alentours étaient jonchés d'ossemens, les uns blancs comme de
l'ivoire, les autres récemment rongés. Les montans de la porte,
ainsi que les barreaux de la grille d'entrée du jardin, étaient faits
de tibias et de fémurs, et, comme serrure, une mâchoire humaine
grimaçait. Sur la haie, tout autour du jardin, il y avait des
crânes humains, emmanchés aux pieux de la clôture, et, dans le
jardin, il y en avait d'autres sur les tuteurs des plantes, ou dis-
séminés çà et là, comme des pavots sur leurs tiges.
Comme elle approchait de la maison, Wassilissa vit venir, à
travers bois, un troisième cavalier.
Ce troisième cavalier était vêtu de noir, son armure était
noire. Son cheval, entièrement noir, dont les yeux hagards et
lumineux étaient pareils à deux étoiles, avait aux jambes de
longs crins traînans, et marchait la tête basse et tendue en avant,
foulant sans bruit le tapis de la forêt, sur lequel il semblait
glisser. De ses naseaux sortait comme une brume flottante, qui
se condensait derrière lui en traînée de brouillard sur le sol. Et,
sur son passage, les pierres et les herbes se couvraient de rosée.
Le cavalier avait la tête baissée. Sous son casque d'acier
bruni on apercevait à peine sa figure pâle, glabre et morne, aux
traits impassibles.
LA LITTÉRATURE POPULAIRE DE L EXTRÊME NORD. 379
Ses épaules étaient couvertes d'un manteau noir, sous lequel,
par intervalles, brillait discrètement l'éclair froid de ses armes.
Et devant lui les oiseaux se taisaient, et les petites fleurs se
refermaient, et les couleurs du feuillage s'éteignaient. Seul, un
harfang, la grande chouette du Nord, le suivait, volant silen-
cieusement dans l'air, de ses ailes ouatées, et semblant l'annon-
cer, de loin en loin, par son cri sinistre.
Et sur les pas du cheval sortaient de terre les cryptogames
mystérieux et les champignons phosphorescens. Et les lichens,
sur les troncs et sur les rochers, élargissaient leurs disques, les
fougères et les lycopodes déployaient leurs éventails, et les
mousses sourdes foisonnaient. Et les limaces, sortant de leurs
trous, rampaient, en laissant sur les aiguilles des pins une large
trace argentée.
Ce cavalier dépassa Wassilissa. Quand il arriva près de la
porte de l'enclos de la sorcière, il disparut, comme s'il s'était
abîmé sous terre.
Et il faisait nuit.
Wassilissa remarqua alors que les yeux des crânes placés
sur la haie devenaient lumineux et projetaient par leurs orbites
des gerbes de clarté aux alentours. 11 en était de même de toutes
les têtes de morts qui se trouvaient dans le jardin.
Tout à coup un grand bruit dans la forêt annonça l'arrivée
de la Baba-Yagha. Les arbres craquaient en se courbant, les
feuilles tourbillonnaient comme au passage d'un ouragan. Et un
grondement sourd faisait résonner les échos des ravins au fond des
bois. Et la Baba-Yagha parut, faisant plier les cimes des arbres.
Elle était assise dans un mortier, selon l'usage des sorcières; elle
le faisait avancer d'une main avec son pilon, et de l'autre, elle
efl"açait dans l'air, à l'aide de son balai, fait d'un arbre entier, la
trace de son passage, trace invisible aux yeux humains.
Elle était gigantesque. Sa peau ridée et grisâtre formait de
larges plis, et ses cheveux gris tombaient en désordre sur ses
épaules. Elle mit pied à terre dans la clairière auprès de sa
demeure.
Wassilissa s'approcha et la salua.
— Que viens-tu faire ici, petite Wassilissa? lui demamlu la
sorcière.
— Grand'mère [Babouchka), se sont mes sœurs et ma belle-
mère qui m'ont envoyée vers toi pour te demander du feu.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est bien. Je les connais. Entre dans ma maison et tra-
vaille pour moi. Si tu travailles bien à ce que je te dirai, je te
donnerai du feu. Et sinon, je te mangerai.
La sorcière siffla. Le pilon, le mortier et le balai s'éloignèrent
au galop. Puis elle cria, d'une voix qui fit trembler le sol :
— Mes fortes serrures, mes larges portes, ouvrez- vous.
La porte de la clôture s'ouvrit toute grande et la sorcière
entra, suivie de Wassilissa.
La sorcière lui dit :
— Va dans la cuisine et allume le feu.
Wassilissa \)\-\\. ;m imir iino torche qu'elle alluma en l'appro-
chant de l'un des ciùiios du jr.rdin, cl prépara le feu.
— Vois dans le poôlc ce qu'il y a à manger et apporte-le-
moi, dit alors la Baba-Yagha.
Wassilissa regarda dans le poêle. Il y avait des provisions
pour vingt personnes. Wassilissa les prit, fit chauffer ce qu'il
fallait mettre au feu et apporta le tout à la vieille. Mais elle se
tint immobile derrière celle-ci pendant le repas, sans oser lui
pailer, par crainte.
La vieille mangea tout. Elle but également un grand pot de
kvvass qui aurait pu désaltérer touie une troupe d'hommes.
Puis elle donna à Wassilissa un peu de chtclii (1) et de pain noir
avec du porc, et elle lui dit :
— Va te coucher là-haut. Et ne t'occupe pas de ce qui se
passe en bas. Demain tu balayeras partout, tu feras le ménage,
tu nettoieras la maison entière, tu donneras à manger aux poules
et à toutes les bêtes. Tu iras chercher de l'eau, tu prépareras le
feu, tu arroseras le jardin. Puis tu iras à la huche, tu y pren-
dras dix boisseaux (2) de seigle qui s'y trouvent, et tu en retireras
tous les petits grains noirs qui y sont mélangés. Il faut que tout
soit fini pour le soir, lorsque je rentrerai. Et si tu n'as pas fini,
jo to mangerai.
Wassilissa monta dans la soupente qui lui était indiquée, et
bientôt elle entendit la vieille ronfler à faire trembler le plancher.
l'allé tira alors de sa poche la poupée, et, mettant devant
(1) Chichi, sorte de soupe aux choux, que l'on mange dans la plus grande
partie de la Russie.
(2) Un tchelwerk, mol à mot un quart. Cette mesure, considérable, représente le
quart de la graine nécessaire pour ensemencer une surface déterminée et assez
grande.
*
LA UTTÉRATURE POPULAIRE DE l'eXTRÊME NORD. 381
celle-ci son frugal repas, le partagea avec elle. En mangeant, la
poupée s'anima, comme de coutume. Wassilissa lui expliqua ce
que la Baba-Yagha lui avait imposé.
— Comment faire tout cet ouvrage? lui dit-elle. Et si je n'y
parviens pas, la Baba-Yagha me mangera.
— Rassure-toi, lui dit la poupée, je t'aiderai et tout se pas-
sera bien.
Wassilissa avait confiance dans sa poupée. Et comme elle
était bien fatiguée, elle s'endormit à son tour profondément.
Le lendemain matin, au petit jour, elle se leva et, descen-
dant, elle trouva la Baba-Yagha dans le jardin.
La sorcière siffla. Le mortier, le pilon et le balai parurent.
— Fais ce que je t'ai dit, Wassilissa, et que tout soit ter-
miné pour ce soir, ou sinon je te mangerai.
Puis elle s'élança dans les airs et disparut à travers la forêt.
Quand elle se fut éloignée, Wassilissa servit à la poupée tout
ce qui lui restait pour son déjeuner, et lui montra le grain dans
la huche.
La poupée se mit à l'ouvrage, et, pendant ce temps, Wassi-
lissa nettoyait la maison, allait chercher de l'eau, et préparait le
feu et le dîner. A deux heures de l'après-midi, tout était terminé.
— Voilà qui est fait, dit la poupée en se glissant dans la
poche de Wassilissa.
Wassilissa se promena dans le jardin en attendant le retour
de la vieille. Il était rempli de fleurs étranges dont elle ne savait
pas les noms.
Le soir la sorcière rentra. D'un coup d'oeil elle inspecta la
maison et ses abords.
— As-tu fait ce que je t'ai dit? demanda-t-elle à Wassilissa.
Oii est le seigle que je t'avais chargé de trier?
Wassilissa le lui montra, divisé en deux tas.
La Baba-Yagha regarda le grain. Puis elle cria :
— Serviteurs fidèles, mes amis de cœur, prenez ce grain et
faites-le moudre.
Trois paires de mains parurent, prirent le seigle et l'empor-
tèrent.
La sorcière se mit à table, mangea comme la veille. Puis
elle se coucha et s'endormit, après avoir donné à Wassilissa un
peu de pain et de soupe.
Auparavant elle lui dit :
382 REVUE DES DEUX MONDES.
— Demain, tu travailleras comme aujourd'hui. Tu prépare-
ras et tu nettoieras tout dans la maison. Puis tu iras à la huche,
tu y trouveras dix boisseaux de graines de pavot, et tu les net-
toieras. Quelqu'un de malintentionné y a mélangé de la terre.
Et si tu ne réussis pas, je te mangerai.
Le lendemain matin, la Baba-Yagha partit, dans le même
équipage que la veille.
Wassilissa se mit à l'ouvrage. La tâche était difficile et
aurait demandé un temps énorme pour les gens les plus ha-
biles. Mais, grâce à la poupée, ce fut fait aussi aisément que le
reste.
Tout se passa comme la veille. Tandis que Wassilissa faisait
le reste de la besogne, la poupée, "par les moyens qu'elle savait,
triait la graine.
Le soir la sorcière rentra, comme de coutume.
— Eh bien! cria-t-elle à Wassilissa, as-tu fait ce que je t'ai
dit? J'ai les dents longues aujourd'hui, tu es grasse, et je te
mangerais volontiers.
Wassilissa lui montra la graine de pavot, séparée de toutes
lés particules de sable et de terre. La sorcière regarda d'un air
satisfait. Puis elle cria de nouveau :
— Serviteurs fidèles, amis de mon cœur, prenez cette graine
et allez en extraire l'huile.
Les trois paires de mains parurent, prirent le grain et l'em-
portèrent.
— Apporte-moi le dîner que tu m'as préparé, dit la Baba-
Yagha à la jeune fille.
Wassilissa apporta le dîner.
— Assieds-toi là, lui dit la vieille, et mange avec moi.
Wassilissa s'assit à tabU', pour obéir à la sorcière, mais elle
touchait à peine aux plats, quoiqu'elle eût grand'faim, et elle
restait muette.
— Pourquoi ne me parles-tu pas? demanda la sorcière.
— Je n'ose pas, répondit Wassilissa.
— C'est bien. Je n'aime pas les bavards. Pourtant, tu as pu
voir ici des choses qui ont dû t'étonner.
— Je ne parle pas de ce qui m'étonne.
— Tu as raison, je n'aime pas les gens curieux.
— Pourtant je voudrais bien vous demander une chose.
— Demande. Mais en même temps n'oublie pas le proverbe ;
LA LITTÉRATURE POPULAIRE DE L EXTRÊME NORD. 383
« Ceux qui apprennent trop vieillissent vite. » Maintenant, dis ce
que tu veux.
— En venant ici, dans la forêt, reprit la jeune fille, j'ai ren-
contré un cavalier blanc, vêtu d'une armure blanche, monté sur
m cheval blanc. Qui était-il?
— C'est mon Matin clair, répondit la vieille.
— Un peu plus loin, toujours dans la forêt, j'ai rencontré
un autre cavalier, rouge celui-là, vêtu de rouge, montant un
cheval rouge.
— C'est mon Soleil rouge (1).
— Enfin, en arrivant ici, j'ai vu un cavalier noir, vêtu de
noir, sur un cheval noir.
— C'est ma Nuit sombre.
Wassilissa pensa aussitôt aux trois paires de mains qu'elle
avait vues apparaître.
— Que veux-tu savoir encore?
— C'est tout, dit la jeune fille.
— Très bien. La poussière du dehors, ne doit pas se mé-
langer avec celle de l'intérieur de mon isba. A mon tour, main-
tenant, dit la Baba-Yagha, de te poser une question. Comment
as-tu pu trouver le temps, hier comme aujourd'hui, de faire tout
l'ouvrage que je t'ai imposé?
— La bénédiction de ma mère, qu'elle m'a donnée en mou-
rant, m'y a aidée, répondit Wassilissa.
— Ah! c'est comme cela? Eh bien, va-t'en, fille bénie, s'écria
la sorcière. Retourne chez toi. Je n'aime pas les gens bénis!
Elle la poussa dehors par les épaules. Wassilissa se mit à
courir. Mais la sorcière la rappela :
— Attends donc. Voici le feu que tu es venue chercher.
Porte-le dans ta maison.
Elle prit un des crânes sur la haie, et, y enfonçant un bâton
dans le trou inférieur, elle mit ce bâton dans la main de Was-
silissa.
(1) En Russie, le soleil est toujours qualifié de rou^e. L'origine de cette épilhèle
peut être discutée. Mais on peut remarquer que, dans les pays de l'Extrôme-Nord
où le soleil, lorsqu'il paraît, s'élève très peu au-dessus de l'horizon, et met long-
temps à monter progressivement par une ascension oblique, l'astre conserve long-
temps l'aspect spécial et la couleur pourprée qu'il a parfois, pendant quelques
instans seulement, à l'aurore et au crépuscule, dans les pays tempérés. On explique
généralement ce phénomène en disant que la grande épaisseur d'atmosphère tra-
versée ne laisse arriver à l'œil des observateurs que les rayons les plus réfran-
gibles, qui sont les rayons rouges du spectre, et fait dévier les autres
384 REVUE DES DEUX MONDES.
Wassilissa se remit à courir, et, dès qu'elle fut hors de vue de
l'isba, elle voulut jeter le crâne, qui lui faisait peur. Mais une
voix sourde en sortit :
— Ne me jette pas. Et porte-moi dans ta maison : tu t'en
trouveras bien.
La jeune fille continua sa route, portant la tête de mort qui
Téclairait à travers la forôt, et qui ne s'éteignit que lorsqu'il fit jour.
Toute la journée encore elle marcha à travers les bois. La nuit
tombait lorsqu'elle arriva au village, et, à mesure que l'obscurité
venait, la tète redevenait lumineuse.
Quand elle arriva près de la maison, il faisait déjà nuit
noire. Elle fut très étonnée de n'y voir aucune lumière.
Ayant ouvert la porte, elle trouva sa belle-mère et ses sœurs,
et, pour la première fois, on l'accueillit aimablement. On lui dit
que l'on espérait que le feu qu'elle apportait pourrait brûler
dans l'habitation. Depuis son départ, on n'avait pu y avoir ni feu,
ni lumière. Le briquet refusait de donner des étincelles et le
feu qu'on apportait de chez les voisins s'éteignait aussitôt.
Dans la maison comme au dehors, le crâne continua à pro-
jeter par ses orbites une lueur ardente. La belle-mère et ses filles
voulurent y allumer des tisons. Mais elles ne purent y par-
venir. Les yeux du crâne les regardaient et les brûlaient. Wassi-
lissa seule ne ressentait aucune brûlure.
La belle-mère et ses filles eurent peur et voulurent se sauver.
Mais les yeux du crâne les suivaient partout de leur regard, de
la cave au grenier, et les brûlaient jusqu'aux os. Au matin, elles
étaient complètement calcinées et changées en charbon.
Wassilissa ferma la porte de la maison, enterra le crâne dans
le jardin et alla demander l'hospitalité à une vieille femme du
pays, qui demeurait seule non loin de là. Cette vieille femme
laccueillit bien et la traita comme sa fille. Wassilissa resta
chez elle tout l'hiver.
Au printemps suivant, en passant près de la maison, W^assi-
lissa vit qu'à l'endroit où elle avait enterré le crâne, avait poussé
une énorme touffe de lin. Ce lin était si beau qu'elle ne put
s'empêcher de l'admirer.
Le soir, elle dit à la vieille femme :
— Il faut m'acheter un fuseau. Je voudrais filer.
Le lendemain, elle alla couper le lin, le prépara avec soin,
et, dès qu'il fut prêt, elle commença à filer.
LA LITTÉRATURE POPULAIRE DE l'eXTRÊME NORD. 385
Le fil brûlait ses doigts tant il se formait vite. Jamais elle
n'avait filé aussi vite. Et, à certains momens, il semblait à Was-
silissa que d'autres mains aidaient les siennes.
Quand le fil fut filé, il était si fin que jamais on ne put
trouver un métier convenable pour le tisser.
Wassilissa et la bonne femme s'adressèrent inutilement à tous
les tisserands et à tous les menuisiers du pays.
Enfin Wassilissa eut l'idée, comme toujours, de confier son
embarras à la poupée.
— C'est très simple, lui dit celle-ci. Donne-moi seulement
un vieux métier et du crin de cheval.
Wassilissa les lui donna un soir. La poupée se mit à l'ou-
vrage, et le lendemain elle avait fabriqué pour la jeune fille un
très bon métier, convenant à la grosseur du fil. Avec ce métier,
Wassilissa tissa la toile, et, quand tout le fil de lin fut employé,
il y avait dix pièces de cette toile. Elle était si fine que chaque
pièce passait par le trou d'une aiguille.
Wassilissa la donna à la vieille et lui dit d'aller la vendre, mais
de ne la céder qu'au roi.
La vieille prit la toile et s'en alla au palais du roi, qui était
situé dans la ville voisine, sur une colline. Pendant toute une
journée, elle se promena avec son paquet devant les fenêtres du
palais, jusqu'à ce (ju'on vînt lui demander ce qu'elle voulait.
Elle répondit qu'elle désirait être conduite au roi lui-même,
pour lui oft'rir quelque chose de précieux.
Elle fut conduite devant le roi, qui était jeune et beau, et qui
lui demanda ce qu'elle apportait. La vieille lui présenta la
toile, et toutes les personnes de la cour furent émerveillées. Il
demanda à la bonne femme combien elle voulait vendre cette
étoffe.
— C'est une chose sans prix, répondit-elle. Aussi je suis
venue pour en faire hommage au souverain.
Le roi prit la toile et fit donner à la vieille une grande bourse
pleine d'argent.
La toile fut admirée de tous. Le roi décida de la faire tailler
pour s'en faire à lui-rnênic des chemises. Mais, quand celles-ci
furent coupées, le tissu était si fin qu'il fut impossible de
trouver une ouvrière assez habile ni du fil assez fin pour les
coudre.
Le roi fit exposer la toile et convoquer toutes les plus
TOME XXXIV. — 1G06. 2.Ï
386 ' REVUE DES DEUX MONDES.
habiles ouvrières de son royaume pour concourir à la tâche.
Mais dès qu'elles voyaient l'étoffe, elles se déclaraient incapables
de faire le travail qui leur était demandé. Une seule essaya de
coudre les pièces, mais n'y put parvenir.
Enfin le roi eut une idée, une idée comme en ont les rois. Il
se dit :
« Je vais faire venir la bonne femme qui m'a apporté la
toile. Celle qui l'a tissée saura bien la coudre. »
Il fit rechercher la vieille femme, et, quand il ,sut où elle
habitait, il envoya au village un de ses gardes pour la mander
auprès de lui.
— Va où l'on t'appelle, dit Wassilissa à la vieille.
Quant à elle, elle fit sa toilette, peigna ses cheveux, mit ses
plus beaux vêtemens. Puis elle se plaça près de la fenêtre et
attendit.
L.orsque la vieille fut en présence du roi :
— Je t'ai fait venir, lui dit celui-ci, pour que tu couses la
toile que tu m'as apportée. J'ai pensé que celle q\ii l'a tissée
saurait la coudre, ce qui, paraît-il, est très difficile.
— Ce n'est pas moi qui l'ai tissée, répondit la vieille femme.
C'est ma fille adoptive.
— Va la chercher, lui dit le roi.
La bonne femme alla retrouver Wassilissa, et lui dit que le
roi voulait la voir.
— J'y vais, répondit Wassilissa.
Dès que le roi la vit, il fut saisi d'admiration, ainsi que tout;
ses serviteurs.
— Je t'ai fait venir, lui dit-il, pour coudre cette toile que
tout le monde admire. Mais si tu le veux, tu resteras auprès de
moi, ma belle, et lu seras mon épouse chérie.
Les Roces se firent en grande pompe, et tout le village s'en
réjouit, car Wassilissa était aimée de tous.
Quelque temps après, le marchand revint : il trouva sa fille
mariée au roi, et il demeura avec eux jusqu'à sa mort. La vieille
fut aussi comblée de leurs bienfaits.
Wassilissa garda la poupée toute sa vie ; elle eut soin de ne
jamais la laisser voir à personne. |r
Lhistoire ne dit pas quels sont ceux de ses enfans qui en ont
hérité, ni ce que sont devenus les morceaux, s'il en subsiste. Il
pourrait être intéressant de le rechercher.
?•
LA LITTÉRATURE POPULAIRE DE l'eXTREME NORD. 387
Cette légende n'est pas slave. Elle n'est pas byzantine. Elle
n'est pas orientale, on du moins elle n'appartient ni à l'Orient
aryen ni au cycle sémitique. On n'en retrouve pas la trace,
comme c'est le cas pour tant d'autres fables russes, dans l'héri-
tage des conteurs musulmans:
Elle n'est pas chrétienne non plus. Quant à sa ressemblance
avec le conte de Cendrillon, qui peut frapper au premier abord,
elle n'est que superficielle. Cette légende est profondément
panthéiste.
Mais nous n'avons pas affaire ici au panthéisme grec, tou-
jours policé, môme quand, sous sa forme archaïque, la plus
mystique et la plus haute, il revêt l'aspect colossal et fruste du
culte du Grand Pan, devant lequel les dieux de l'Olympe ne
sont que des comparses élégans et humanisés.
C'est le vieux panthéisme populaire des brumes du Nord,
celui des fées, celui des pays d'Armor, que l'on peut opposer
aussi bien à la forme gréco-latine au'à la forme pythagoricienne,
dérivée de l'Inde ou de l'Egypte.
La Baba-Yagha, c'est l'une des lois de la nature, ou plutôt
c'est la nature elle-même, la nature implacable et sereine, qui
broie sans pitié les hommes et les autres êtres avec son pilon de
bois dans son mortier de fer.
Les serviteurs, ce sont, pour chaque Baba-Yagha, un groupe
de forces de la nature, ou d'esprits élémentaires, comme
disaient les alchimistes, qui sont ici l'aube, le soleil et la nuit, et
qui, pour d'autres Baba-Yagha, sont les quatre élémens, ou les
trois règnes de la nature, ou les quatre vents du ciel.
Wassilissa, c'est l'âme humaine.
La poupée de Wassilissa, c'est la sagesse, ou la science
humaine, qui vient des ancêtres, que l'on commence à recevoir
à l'âge de raison, et qui dompte ou utilise, dans une certaine
mesure, les forces naturelles.
Elle dit à l'âme les choses qui consolent, les mots qui rendent
fort.
Ces paroles, que la sagesse répète et apprend aux hommes,
ce sont celles qui font accepter le mal d'ici-bas en persuadant
qu'il est un bien, ce sont les mots qui asservissent à la volonté
de l'homme les forces extérieures, contre lesquelles il serait
impuissant à lutter, et qui semblaient d'abord ses pires
ennemis.
38S REVUE DES DEUX MONDES.
Ce sont aussi les formules souveraines que les initiés ont dé-
couvertes, que les fondateurs de religions ont adoptées, les mots
magiques, menteurs et tout-puissans qui font trouver aux misé-
rables que la vie est belle et aux martyrs que la mort est douce.
Ce rang prépondérant donné à la sagesse, c'est aussi l'un
des traits qui révèlent l'origine extrême-orientale des Finnois,
parens non seulement des disciples de Confucius, mais d'autres
races plus lointaines et plus anciennes encore.
C'est par la sagesse, non par le courage ni la beauté, que se
distinguent surtout les héros du Kalevala, de la grande épopée
formée par l'assemblage de tous les vieux runes finnois. Et si
une déesse de la troupe des dieux grecs en exil avait chance de
tenir le rang suprême chez les Hyperboréens, ce ne serait pas
Vénus, ce serait Minerve — à moins que ce ne lût Tliétis(l), —
de môme que Vulcain, à l'instar de son confrère Scandinave le
dieu Thor et du forgeron finnois llmarinen, l'éternel batteur de
fer, l'inventeur de l'acier, qui forgea « le couvercle du monde, »
aurait sans doute, en Laponie, j'avantage sur Mars, contraire-
ment à ce qui nous a été enseigné dès notre enfance comme
un principe dans toutes les écoles d'Occident.
Ici apparaît aussi, indiquons-le en passant, l'idée populaire
que la possession de la sagesse ou de la science, pour avoir toute
sa puissance, doit rester ignorée.
Cette idée est admise, dans une certaine mesure, par les phi-
losophies sémitiques, mais seulement au point de vue de la pru-
dence temporelle. La formule islamique : « Qui hausse son
portail cherche sa ruine, » est une règle de conduite ou de poli-
tique plutôt qu'un dogme, à l'instar du vieux dicton français:
« Pour vivre heureux, vivons cachés. » Mais on peut prétendre
aussi qu'au contraire, dans l'Orient musulman ou aryen, chez
les Arabes comme chez les Indous, le Sage est volontiers honoré
et môme adulé. L'enseignement pour lui est presque un devoir,
et la science ou le pouvoir ne sont pas tenus de rester secrets.
Dans les sociétés brahmaniques ou musulmanes, la puissance ou
le savoir vont volontiers avec l'ostentation.
11 y a pourtant des exceptions. Mais c'est bien plutôt encore
chez les cabalistes occidealaux du moyen âge, ainsi que chez les
(1) VoukahaïncDjIa Vierge des Eaux, joue un rôle prépondérant à l'origine du
mythe finnois, de même que, sous d'autres noms, Anmterasou, par exemple, elle
est vénérée dans la cosmojjonie de l'Extrême-Orient.
1
LA LITTÉRATURE POPULAIRE DE l'eXTRÊME NORD. 389
adeptes des traditions hermcLiques, que la sagesse et le pouvoir
sont voués au secret. Les Kymris, comme les Celtes, paraissent
avoir eu cette idée et l'avoir portée avec eux. Dans bien des cas,
c'est l'un des caractères de la puissance magique d'être perdue
ou diminuée dès qu'elle est connue. Ainsi les fées les plus
divines et les enchanteurs les plus puissans se cachent tou-
jours, dans les traditions populaires du Nord ou de l'Occident,
sous des dehors modestes, et môme pauvres ou ridicules.
Quant à la touffe de lin naissant du crâne mort, on peut y
voir, soit l'idée de la permanence de la force vitale, soit l'idée
de la récompense indirecte des bonnes actions dans un autre
cycle. La théorie de la métempsycose a laissé là ses traces,
comme elle l'a fait dans les traditions primitives de tant d'autres
peuples. Les commentateurs peu connus et taxés de fantaisie,
qui ont fait, sans en être bien persuadés eux-mêmes, des disser-
tations hypothétiques sur les traces du brahmanisme et du boud-
dhisme chez les Scandinaves, ont peut-être eu raison.
Voilà bien du pédantisme, à propos d'un simple conte.
Mais il nous a paru intéressant de recueillir et de présenter
aux Occidentaux cette petite Wassilissa, pendant que l'industrie
n'a pas encore envahi et transformé son pays, en y traînant à sa
suite, avec une population nouvelle, ses inconvéniens habituels,
et tandis que de grands travaux publics, — admirables du reste,
— n'ont pas encore percé à jour et rendu inhabitable pour les
légendes une région qui constitue l'un de leurs derniers asiles
en Europe (1).
En attendant, là-bas, tout au nord du Vieux Continent, dans
les toundras, sur les granités ruisselans et pauvres où poussent
à l'aise les mousses et les myrtilles sous l'abri précaire de l'an-
cienne forêt arctique, et où les rares et maigres cultures, arra-
chées par places à la virginité rebelle du sol, ne sont que de
petites taches éparses, là l'économie politique, avec ses lois
(1) Ce pays, situé au nord de la région Ouralienne, partie en Europe, partie en
Asie, entre la Finlande, la Sibérie, l'océan Glacial et le Nord-Est de l'ancienne
Moscovie, s'appelait autrefois, avons-nous dit au commencement de cet article, le
pays des Tchoudes. Le mot tckoudl signifle à la fois, en russe, prodige et sorcier.
Cette dénomination, appliquée aux habitans de la contrée dont il s'agit, peut
avoir eu pour cause leur religion fétichiste. A l'époque des guerres contre la
République de Novgorod et contre les États Slaves, qui mirent fin à son exis-
tence indépendante, ce pays était gouverné par des Rois sorciers, descendans,
peut-être, de Wassilissa. Les guerres dites des Sorciers se placent, dans les
anciennes aimales russes, entre le vu" et le xii' siècle.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
quelque peu factices, ne sévit pas en maîtresse, là le problème
social n'a pas encore accaparé les cerveaux humains au point de
leur faire oublier tout le reste.
Là, l'héritage vieilli des habitudes byzantines, cultivant les
querelles sociales après les querelles religieuses, et venant s'unir
à la misère et à l'alcoolisme, n'a pas poussé les hommes à ne
plus voir que des intérêts momentanés et à se déchirer entre
eux, en perdant de vue le monde extérieur et la Nature, la
grande consolatrice, la grande ennemie peut-être, mais la mère
en même temps, dont les merveilleux secrets sont inépuisables,
dont les lois sont éternelles et dont la connaissance ou l'étude
fait planer ses adeptes si haut par-dessus tous les vices et toutes
les intrigues des hommes et des sectes. A un moindre niveau,
sa contemplation ou simplement son contact assidus, même sous
forme de lutte, suffisent à vivifier et à satisfaire les esprits les
plus humbles, comme les plus exigeans.
Là-bas, dans le Nord, dans des contrées pourtant bien déshé-
ritées, loin des villes et de ces universités, détournées de leur
but pour devenir des pépinières de politiciens aveugles et de
méconteus professionnels, il y a encore, tout comme dans les
campagnes de maints autres pays, des naïfs, ignorans — peut-
être? — contens et résignés, qui acceptent les rigueurs de la
création ambiante, qui en admirent même les lois, — et qui n'en
sont pas plus malheureux. Pour eux, il y a encore des légendes.
Et dans ces légendes, il y a des enseignemens, des souvenirs ou
des superstitions, — comme on voudra, — mais des choses aux-
quelles on croit, ce qui est le caractère des vraies légendes.
Et celle-ci en est une.
('hez ces populations si pauvres et si mal partagées, existent
encore des croyances anciennes et naïves, reposant sur un pro-
fond sentiment de la Nature, et sur un pressentiment d'art, de
foi, et même sur une sorte de science instinctive, qui, plus au
Sud, ont disparu devant l'hypertrophie du socialisme et devant
son exclusivisme.
Edouard Blanc.
LES
t
RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS
IV (1)
FONCTIONNAIRES DE L'ÉTAT
ET DES ADMINISTRATIONS PRIVÉES
La société humaine, observée sous l'angle des intérêts, f^
compose d' « actionnaires » et d' « obligataires. » Tous les hu-
mains, sans exception, et peut-être sans le savoir, — comme
M. Jourdain pour la prose, — possèdent un capital et le font
valoir.
Quelques-uns ont acquis ou hérité le capital matériel (argent,
terres, biens quelconques) ; tous reçoivent en naissant le capital
personnel (force, intelligence, facultés diverses). Ce capital per-
sonnel est bien plus important que l'autre. Non seulement la
plus grande part des recettes globales de la nation, les deux tiers
aujourd'hui, — lui appartiennent, mais encore il conquiert et
s'annexe fatalement le capital matériel, chez tous les peuples et
en tous les temps. Tandis qu'au contraire les détenteurs du ca-
pital matériel le perdent, quand ils sont dénués de ce que nous
nommons ici le « capital personnel. »
Les voies et moyens par où s'acquiert la richesse varient
suivant les époques, et, de même que les fortunes modernes ne
(1) Voye'. la Revue des 15 férrier, 15 mars et 1" juin.
392 REVUE DÉS DEUX MONDES.
se composent pas à'élémens semblables à ceux des fortunes an-
ciennes, les capacités propices au gain ont changé avec les siècles :
dans un capital personnel, la vigueur physique et la bravoure
guerrière, réservée par les nations de 1906 à l'usage externe, ne
sont plus les « valeurs » lucratives qu'elles étaient il y a cinq
cents ans. L'aptitude financière au recouvrement des impôts et
à la gestion des fonds d'État n'ont plus cette utilité privée, en
vertu de laquelle le « traitant » d'ancien régime expropriait
quelque peu le Trésor à son profit individuel.
Suivant ses besoins et son état social un peuple paie tel ou
tel mérite par le don de l'opulence, et les citoyens qui obtiennent
cette opulence par leur effort intellectuel travaillent, soit comme
« actionnaires, » soit comme « obligataires. » Les actionnaires
de la vie sont ceux qui mettent au jeu sans réserve leurs biens
ou leurs personnes, qui ont part à l'intégralité des chances et des
risques et s'exposent à gagner beaucoup ou à tout perdre. Ces
capitaines d'aventure, ces hardis routiers, sont les commerçans et
industriels d'aujourd'hui; ce sont aussi les avocats, médecins,
artistes, gens adonnés aux professions libérales et les entrepre-
neurs de travail à la tâche.
Les « obligataires » sont ceux qui placent et louent leurs
capitaux matériels ou personnels à taux limité, mais garanti. Le
mirage des perspectives lointaines et indéfinies de la spéculation
ne les séduit pas. Ils en redoutent les dangers et les désastres, et
ge mettent à l'abri derrière un traitement fixe : ces prudens che-
valiers, ces archers circonspects d'aujourd'hui sont les fonction-
naires de tout uniforme et les rentiers de tous repos; ce sont
les ouvriers payés à l'heure et à la journée.
Mais, qu'ils se cantonnent dans un salaire ou se livrent tout
entiers aux profits et pertes, il arrive qu'en tout tojips les genres
d'affaires qui distribuent les gros « dividendes » aux action-
naires, sont aussi ceux qui servent aux obligataires les gros « in-
térêts; » que les soldes militaires furent élevées lorsque la guerre
menait à la fortune; que les traitemens civils de l'Etat furent
avantageux lorsque « le royaume » était, pour ses fournisseurs,
le client taillable et débonnaiie par excellence; et qu'enfin de
nos jours, où le libre négoce avec l'universalité des citoyens
est la source principale de richesse, c'est dans les services et les
admini.stralions privées que foisonnent les plus hauts honoraires
comme les plus hauts apoointemens.
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 393
I
Un brave chevalier, un écuyer bien monté, se payaient jadis
le même prix qu'un chef de bureau d'aujourd'hui dans un mi-
nistère. Les traitemens civils, attachés aux emplois de finance,
de police et des autres branches d'administration, ont suivi dans
les temps modernes une marche inverse à celle des soldes mili-
taires. Celles-ci oat baissé, ceux-là ont monté.
Si les premières ont baissé, ce n'est pas que l'efîcctif des
armées ait diminué. Dans notre siècle pacifique il y a beaucoup
plus d'hommes d'armes que naguère; seulement ils ne sont
point belliqueux. Il leur est défendu de l'être. Il y a plus d'épées,
mais elles ne sortent pas du fourreau et n'ont d'ailleurs nulle
envie d'en sortir. Ceux qui les portent, comme simples soldats,
sont des civils habillés pour un temps en militaires; servant par
force et non par goût; non dans l'espoir d'un gain personnel,
mais en vue de l'intérêt national. Leurs chefs sont des profes-
seurs de guerre, auxquels la civilisation commande d'aimer la
paix et qui, par une abnégation patriotique, doivent se résigner
à ne jouer jamais la pièce qu'ils apprennent et répètent tou-
jours.
Les éducateurs civils, eux aussi, ont augmenté en nombre : il
y a, dans notre république, trois fois plus de maîtres d'école que
de sergens. Et, comme on n'a pas songé à enrôler, de par la loi,
des fonctionnaires pour la paix, comme des soldats pour la
guerre, les plus humbles préposés aux organismes multiples et
compliqués de l'Etat contemporain sont des serviteurs volon-
taires. Le taux de leurs appointemens a été fixé, en apparence par
le pouvoir politique, en réalité par les influences économiques,
que chacun subit, sans s'en douter.
Il peut paraître, au premier abord, téméraire d'avancer que
le prix d'un ambassadeur ou d'un receveur d'octroi, d'un tré-
sorier général ou d'un garde des eaux et forêts, se détermine
suivant les mêmes règles mystérieuses que le prix d'un chapeau,
d'une douzaine d'œufs ou d'un cheval ; mais c'est la pure vérité.
Le tarif des capacités humaines, à travers les âges et les conti-
nens, n'a pas évidemment la régularité mathématique du cours
des denrées d'après leur prix de revient. Et, parmi les capacités
humaines, il semble plus facile de trouver une base uniforme
394 REVUE DES DEUX MONDES.
d'estii. ration pour les plus simples, la main-d'œuvre matérielle,
— salaires et ^ipes, — chilTrable en heures et en journées, que
pour les travaux plus compliqués, — œmTe intellectuelle, mé-
rite moral, — des individus.
Cependant il s'établit, par le seul effet de l'offre et de la
demande, un prix des pâtes tendres de Sèvres ou des tapis-
series des Gobelins, un prix des plaidoiries d'avocats ou des
visites de médecins, comme un prix de location des chasses
giboyeuses ou un prix des étalons vainqueurs sur le turf. Et les
prix de vente de toutes ces choses ne dépendent nullement de
leurs prix de revient, qui sont inconnus, indifférons ou « in-
chiffrables. »
Ces prix ne dépendent pas du mérite intrinsèque des choses;
non plus que le taux des traitemens ou des honoraires ne dépend
du mérite intrinsèque des hommes. Le mérite d'un tableau de
Fragonard est le même, — petit ou grand, — qu'il vaille 1500 fr.
ou qu'il en vaille 200000; et le mérite de Molière n'est pas
moindre que celui d'un vaudevilliste actuel qui gagne quinze
fois davantage. La valeur vénale des choses ou des hommes ne
signifie absolument rien, sinon l'estime juste ou injuste que l'on
en fait, le besoin que l'on en a, ou — ce qui revient au même,
— que l'on croit en avoir, le plus ou moins de facilité que l'on
trouve à se les procurer et le plus ou moins de richesse de ceux
qui les paient. Mais cette valeur dépend d'offres et de demandes
que suscitent l'opinion, les mœurs, l'ambiance du temps; elle ne
dépend pas de l'appréciation volontaire d'un homme, fût-il roi,
ni d'un groupe d'hommes, fussent-ils patentés législateurs.
L'Etat, dans la rémunération des emplois publics, obéit,
aussi bien que les particuliers pour les emplois privés, — les-
quels sont autant et plus nombreux que ceux de l'Etat, — à l'as-
cendant d'une « mercuriale » invisible. C'est cette « mercuriale
d'opinion » qui l'amène, par analogie et hiérarchie, ou suivant
des rapports, des rapprochemens, une solidarité qui s'impose
entre les diverses fonctions, à attribuer aux unes et aux autres
telles ou telles sommes.
L'État moderne est un grand, le plus grand employeur qu'il
y ait en France de ces prolétaires en habit noir, qualifiés de
« bourgeois » parce qu'ils ont un porte-plume pour outil et que
leur « atelier » s'appelle un « bureau. » D'ailleurs, parmi les
six cent quinze mille mains civiles qui émargent chaque mois au
«
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 395
budget, beaucoup ne sont pas des mains de bureaucrates ni
d'« intellectuels : » ce sont des douaniers, facteurs, cantonniers,
geôliers, ouvriers de manufactures et d'arsenaux, ressortissant
aux divers départemens ministériels. Mais, si l'Etat est le plus
grand collateur de ces bénéfices laïques, il n'est pas le seul grand
distributeur de fonctions.
A elles six, nos compagnies de chemins de fer privées ont à
leur solde 300 000 employés. Nombre de puissans établissemens
de banque, de commerce ou d'industrie, entretiennent un per-
sonnel de deux, trois ou quatre mille scribes, commis, comp-
tables et agens de toute sorte; et une infinité de moindres
patrons rétribuent, qui vingt ou trente, qui trois ou quatre su-
bordonnés. Il existe une concurrence naturelle entre tous ces
libres « offreurs » de places ; il en existe une entre les fonctions
privées et les fonctions officielles. A chacune des unes et des
autres l'opinion assigne une valeur, comme elle en assigne une
au travail du moissonneur, du maçon ou de la « bonne à tout
faire ; » comme elle en assigne une à la marchandise la plus
simple, au kilo de blé, de viande ou de poisson.
On ne saurait trop insister sur ce phénomène A' indépendance
absolue des prix, du prix des services comme du prix des objets
matériels et du prix même des services qui, par nature, semble-
raient échapper à la loi économique et soumis au pur arbitraire.
On n'y saurait trop insister parce que c'est une vérité ignorée ou
méconnue. L'histoire des chiffres nous la révèle ; elle nous
permet d'affirmer que le prix des choses demeurerait libre, même
dans un état tyrannique ; que jamais il ne se laisse asservir.
Or certaines théories politiques, certains idéals de gouverne-
ment, rêvés un peu partout en Europe, par de nobles âmes, sou-
cieuses du bien-être populaire, reposent uniquement sur l'opinion
que le pouvoir exécutif et législatif pourrait, en s'y prenant bien,
dominer, maîtriser les prix. L'étude du passé montre le néant
de ces espérances. Elle prouve que le taux du salaire par
exemple n'est réglé, ni par l'ouvrier, ni par le patron, qu'il ne le
serait pas même par l'union des ouvriers et des patrons, coali-
sés ensemble en un syndicat gigantesque de producteurs, ni
d'ailleurs par l'association des consommateurs. Mais le salaire
est la résultante de toutes ces prétentions hostiles, toujours en
lutte et toujours contraintes à s'accorder.
Dans la fixation conventionnelle des appointemens ou des
396 REVUE DES DEUX MONDES.
honoraires par ceux qui, les paient et par ceux qui les touchent,
interviennent une quantité d'élémens : le rang social attaché
par exemple à telle ou telle occupation appelle ou éloigne les
candidats, autant que le plus ou moins de stabilité, d'avantages,
que cette occupation comporte et d'instruction technique qu'elle
exige. Il est ainsi des postes moins lucratifs que d'autres, parce
qu'ils ont plus de prestige.
L'Etat, chez nous, a sur les particuliers une supériorité qu'il
n'a pas en Angleterre ou en Amérique : il est dans la nature
française de rechercher les emplois de gouvernement et de s'y
plaire, comme il est dans la constitution de certaines plantes
d'aimer la pluie ou la sécheresse. Des individus, qui ne sont ni
plus sots ni moins honnêtes que d'autres, préféreront une
fonction publique à moitié salaire d'une fonction privée.
La moyenne de 615 000 traitemens civils payés par l'Etat
ressort à 1 500 francs environ ; mais, comme on vient de le dire,
un très grand nombre des titulaires exécutent une besogne ma-
nuelle. Les « fonctionnaires » ouvriers, là où ils dominent en
nombre, tendent à abaisser la moyenne — pour l'administration
des forêts elle descend à 1 060 francs. — Les frais de représen-
tation alloués aux diplomates ont TelTet opposé sur le personnel
restreint des Affaires étrangères, qui paraît jouir de 7 500 francs
par tête. Le chiffre moyen de 1500 francs pour l'ensemble des
traitemens payés par l'Etat, sera donc beaucoup trop faible et
par conséquent inexact, lorsqu'on en aura retranché ceux qui
récompensent un travail de bras plutôt qu'un travail de tête.
Même ainsi relevée, la rémunération des fonctions officielles
demeurerait inférieure à celle des fonctions privées. Pour l'élite,
pour les chefs de file de la troupe des salariés de l'Etat, la chose
n'est pas douteuse.
Officielle ou privée, la moyenne des traitemens civils con-
temporains, si elle pouvait être comparée à celle des traitemens
de jadis, nous montrerait ceux-ci trois fois moindres dans les
siècles passés qu'ils ne sont de nos jours. Ils ont donc augmenté
plus que les salaires ouvriers, qu'ils dépassent généralement au-
jourd'hui ; tandis qu'autrefois les gages des petits employés
étaient souvent inférieurs à ceux des compagnons de métier. Et
ceci nous est une preuve que les traitemens des uns ne se pro~
portionnmt pas nécessairement h ceux dos autres, que la hausse
ou la baisse du travail de plume n'a pas pour corollaire la hausse
,^
j*:
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 397
OU 1.1 baisse du travail d'outil; mais que les prix de l'un et de
l'autre évoluent suivant leurs lois propres, suivant les besoins
de leurs marchés distincts.
Aujourd'hui où le salaire du maçon, du charpentier, consi-
déré comme type de l'ouvrier de métier, est de 1 070 francs par
an, il n'y a pas d'à employé n adulte qui ne gagne autant; les
simples commis aux écritures peuvent prétendre à un minimum
de 1 500 francs, soit le double d'un manœuvre rural à 7S0 francs
par an.
Aux xm® et xiv^ siècles, lorsque le salaire annuel des
ouvriers du bâtiment variait de 875 à 1 000 francs, — au
xv^ siècle il monta beaucoup plus haut, — lorsque le gain des
journaliers oscillait entre 530 et 700 francs par an, l'employé
des contributions indirectes, le scribe subalterne, à la solde des
villes ou des princes, touche 450 à 600 francs par an : tels, en
Champagne, le clerc du grenetier des gabelles à 400 francs
(1287) et 427 francs (1341) : à Perpignan, le collecteur des droits
d'octroi à 438 francs (1368) ; en Faucigny (Savoie), le procureur-
fiscal à 510 francs (1362); à Tours, les clercs inspecteurs de po-
lice à 642 francs. Le mieux rente des receveurs provinciaux des
finances, au moyen âge, a 14 000 francs d'appointemens. Après
lui vient le « garde des foires » à 8 600 francs et le principal
« gruyer » — inspecteur des forêts — à 6 400 francs.
Dans notre administration actuelle des eaux et forêts les plus
haut gradés sont des conservateurs à 12 000 francs; les inspec-
teurs ont de 3 000 à 6 000 et les gardes généraux en moyenne
2 600. Jadis les « maires des bois, » les « maîtres-enquêteurs »
des forêts, touchaient de 1 200 à 4 000 francs ; les « sergens des
bois » à cheval, les mesureurs, les gardes des garennes, allaient
de 800 à 1 200 francs. Ces traitemens, qui s'accrurent peu aux
temps modernes, sont de ceux qui de nos jours ont le moins
augmenté.
Pour les « officiers de finance, » qui avaient un maniement
de fonds, l'on n'oserait se prononcer sur leur gain effectif. Ces
receveurs municipaux de Tours à 1070 francs (1368), d'Aix à
1500 francs (1249), d'Orléans à 2 800 francs (1564), traitement
équivalent à celui d'échevin, — car les échevins du xvi^ siècle
étaient payés, — ces « clavaires » et « clercs des comptes » dos
bonnes villes étaient-ils jadis dévorés de scrupules, plus que
peux de l'Etat ou des particuliers? Il est malaisé de le savoir; 11$
398 REVUE DES DEUX MONDES.
devaient être étroitement surveillés par des municipalités le
plus souvent économes; mais la comptabilité fut, jusqu'à des
temps très rapprochés de nous, chose réfrac taire au progrès.
Il y avait beaucoup d'obscurités voulues dans ces rouleaux de
parchemin et dans ces tablettes de cire, qui servaient de livre-
journal aux trésoriers de l'époque féodale. Les traductions
d'espèces sonnantes en monnaie de compte permettaient aux
Gaorsins et aux Lombards de prendre, avec le change de la
livre-tournois, des libertés audacieuses. Tel ce Dime Raponde,
Lucquois de nation et encaisseur de profession, investi de la
confiance du duc de Bourgogne, du seigneur de La TrémoïUe et
de plusieurs princes. Les déficits qui semblaient ressortir de ses
écritures, venaient-ils à être attentivement contrôlés, ils se
transformaient en excédens.
Les menus larcins, que ces madrés personnages picoraient
dans les budgets restreints des Valois, devinrent, sous les pre-
miers Bourbons, de vraies opérations de piraterie, favorisées
par l'accroissement subit et colossal des besoins de l'Etat. Ses
employés de finances lui firent la loi. Leurs bénéfices, suivant la
règle ordinaire, furent d'autant plus grands qu'on ne pouvait se
passer d'eux et qu'ils abusèrent d'un monopole. Les agens
fiscaux du Trésor lui vendirent très cher son propre argent, celui
des contribuables. Pour la peine qu'ils prenaient de le récolter,
ils en gardaient à peu près le tiers : 25 pour 100 sur l'impôt
direct, 40 pour 100 sur l'impôt indirect,, toujours affermé à
cette époque. Depuis la mort de Henri IV jusqu'aux premières
années du ministère de Golbert, on peut dire que, pécuniaire-
ment parlant, le pays légal fut au-dessous de ses affaires, et
qu'il n'y eut pas, en toute la France, de plus mauvais payeur
que la France elle-même.
Au XVIII* siècle, où la machine à recevoir et à payer s'était
sensiblement améliorée, les « aides » — contributions indirectes
— de province, exploitées en régie, coûtaient encore 16 pour 100
de frais de recouvrement. A la fin du règne de Louis XVI, ces
frais absorbaient encore 11 pour 100 du budget total, et ce n'est
que depuis une quarantaine d'années, sous Napoléon III, qu'ils
sont descendus à 5, 40 pour 100.
A mesure que le crédit public s'est fondé et que la compta-
bilité s'est perfectionnée, les traitemens des caissiers et collec-
teurs, réduits au rôle de simples agens d'exécution, ont été rognés
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 399
de jour en jour davantage. Ils ont été rognés les derniers, après
avoir résisté plus longtemps que les autres et avoir fait jouir
encore leurs titulaires, au xtx* siècle, des plus lucratives fonc-
tions de l'État. Mais, suivant l'inexorable loi économique, nos
trésoriers modernes ont vu baisser leurs prix à mesure que leurs
services devenaient moins précieux.
Les seuls grands postes officiels d'autrefois, dont les appoin-
temens se soient maintenus et même aient. grossi à notre époque,
sont ceux du corps diplomatique. Ici le taux du salaire emprunte
à la résidence des personnages qui en bénéficient un caractère
international. Une puissance de premier ordre a l'amour-propre
d'entretenir ses envoyés, à l'étranger, sur un pied égal à celui
des nations qui tiennent même rang dans le monde. Au xvi® siècle
l'ambassadeur de l'Empereur en Angleterre touchait 43 000 francs
(1553) ; celui du roi d'Espagne en France n'avait que 39 800 francs
(1562). Peut-être ces plénipotentiaires étaient-ils « ordinaires, »
tenus à moins d'éclat que les chefs de missions passagères et
fortuites. Aujourd'hui tous nos ambassadeurs, dussent-ils résider
quinze ans de suite près la même cour, sont titrés d' « extraor-
dinaires, » et nous comptons qu'ils rivaliseront de faste avec
ceux qu'accréditait le roi Louis XIV ; car nous les payons plus
cher qu'au xvii^ siècle, sauf celui de Gonstantinople, qui avait
180 000 francs en 164-0 et qui n'en a plus que 150 000. Le voyage
est moins pénible, il est vrai, avec l'Orient-Express, et les affaires
plus simples avec la Banque ottomane, qu'en cette année 1640
où précisément se passait à Gonstantinople, entre Bajazet, Amu-
rat et Roxane, la tragédie qui devait, peu d'années après, être
mise en scène à Paris. « L'extrême éloignement de ces person-
nages turcs, écrivait Racine dans la préface de Bajazet, fait
qu'on les regarde de bonne heure comme anciens et leur donne,
quelque modernes qu'ils soient, de la dignité sur notre théâtre. »
L'ambassadeur de France en Savoie touchait 60 000 francs, tout
juste autant que l'ambassadeur actuel à Berne. Tous les autres
recevaient uniformément 90 000 francs par an à Londres, Venise,
Rome et Madrid. Aujourd'hui le poste de Madrid vaut
110 000 francs, celui de Rome 120000 francs, et celui de Londres
200 000. La roue de la fortune, en tournant, a changé l'impor-
tance respective de ces capitales ; mais les représentans de la
République, au dehors, sont mieux gagés que n'étaient ceux du
grand Roi.
400 REVUE DES DEUX MONDES.
A l'intérieur, la monnaie de souverains qpie sont les repré-
sentans du peuple est meilleur marché que le monarque unique
du passé. L'indemnité de 25 francs par jour, attribuée à nos
députés et sénateuis, diffère peu des 21 fr. 60 que recevaient,
au xiv^ siècle, les députés aux Etats de Dauphiné. Elle est infé-
rieure aux 39 francs des députés aux États de Normandie
en 1449, et supérieure à la rétribution quotidienne des députés
aux États généraux de. Blois : 19 fr. 50 en 1588.
Il
La catégorie qui a le plus enchéri parmi les traitemens civils
de l'État est, comme on l'imagine sans le secours d'aucune sta-
tistique, celle des fonctionnaires de l'Instruction publique. Un
bon professeur, au moyen âge, devait s'estimer heureux d'avoir
la solde d'un bon arbalétrier. Il l'obtenait rarement, autant que
l'on en peut juger, tandis qu'aujourd'hui le professeur de Sor-
bonne est mieux payé que le général de brigade.
Le précepteur du duc de Bourgogne, au xiv® siècle, avait
4 300 francs ; au xv", celui du vicomte de Rohan touchait
3 200 francs ; mais le maître d'école d'un seigneur ordinaire re-
cevait quatre fois moins, et le précepteur de Marguerite d'Au-
triche, fille naturelle de Charles-Quint, se contentait de 300 francs
par an, à Bruxelles, en 1530. C'est aussi dans les Pays-Bas, à
Louvain, que j'ai noté, au même siècle, les plus hauts appointe-
mens d'homme de lettres : 8 000 francs attribués à l'historio-
graphe du roi d'Espagne, Juste Lipse. A Paris, il n'y en eut pas
d'égaux à ceux de professeur au Collège de France, fixés à
6 000 francs en 1550. Seulement on ne les payait pas, ou si mal,
que c'était un sujet perpétuel de lamentations de la part des
intéressés. Ils sont aujourd'hui de 10 000 francs, somme d'ail-
leurs presque partout atteinte par les professeurs de facultés,
en province, et portée à 15 000 dans la capitale, pour les profes-
seurs titulaires de sciences et de lettres de la Sorbonne, pour
ceux de l'École de droit et de l'École de médecine.
Les professeurs de lycées louchent en moyenne G 500 francs
à Paris, 4 000 en province. Sous l'ancien régime il n'était fait
au(;une distinction entre les d(;ux enseignomens que nous nom-
mons « secondaire » et « supérieur. » Et, comme il n'existait
jadis rien d'analogue à notre corps enseignant, trié par des con-
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 40l
cours, enrégimenté et hiérarchisé, pour remplir les chaires des
facultés et des collèges, il n'y avait pas plus d'uniformité entre
les appointemens des pédagogues qu'entre leur aptitude pro-
bable, sinon garantie.
Il n'y avait pas de limite à la baisse et à la hausse de cette
« valeur » pédagogique. Il se trouve à Nantes en 1732 un pro-
fesseur de médecine qui touche 570 francs, et à Pau, en 1610,
un professeur de théologie qui touche 13 000 francs. Jus-
qu'en 1789, l'instruction demeura un peu, pour les maîtres, ce
que la guerre avait été pour les hommes d'armes au moyen âge :
un métier librement exercé par ceux qui en avaient le goût pour
le compte de ceux qui rémunéraient leurs services. A prix va-
riables, naturellement, suivant le talent, l'abondance des candi-
dats ou des places. L'Etat paie maintenant le même prix des
professeurs de mérite très différent, parce qu'il est le seul entre-
preneur d'instruction ; mais il les paie tous beaucoup mieux que
les municipalités d'il y a deux ou trois cents ans, auxquelles
incombait en pratique l'entretien des collèges.
A suivre l'histoire des maîtres et des élèves en France, aux
derniers siècles, on s'aperçoit que l'offre des premiers a de
beaucoup précédé et surpassé la demande des seconds, surtout
en fait d'instruction primaire. Je veux dire qu'il y avait propor-
tionnellement beaucoup plus de lettrés capables d'enseigner que
d'illettrés désireux d'apprendre, même d'apprendre gratis. Le
nombre des bourses dans tous les pensionnats, petits et grands,
était tel que l'on éprouvait quelque embarras à leur trouver des
titulaires. Ou bien les boursiers, assidus au réfectoire, s'abste-
naient de paraître dans les classes. Beaucoup n'étaient étudians
que de nom ; plusieurs passent dans les collèges douze, quinze
ans et plus, <.< ignorant jusqu'aux élémens des diverses études. »
Au xvu^ siècle pourtant, où le menu peuple ne se souciait
pas encore de savoir lire, un mouvement marqué emporta la
classe moyenne vers l'enseignement moyen. Les bourgeois vou-
lurent apprendre le latin sans se déplacer; d'où, comme consé-
quence, la création des collèges communaux et l'abandon relatif
des « universités. » Celle de Paris, la plus ancienne, la plus
illustre des seize corporations successivement dotées du privi-
lège de « graduer » les jeunes gens en théologie, jurisprudence,
belles-lettres ou médecine, qui se composait de 44 collèges sous
François I", était, en 1789, tombée à 8. Déjà sous Louis XIV,
TOME XXXIV. — 1906. 26
402 RE^'UE DES deux mondes.
elle a'en comptait plus que 12, parmi lesquels plusieurs étaient
déserts : Boncourt navait plus que la moitié de ses régens;
Tournai n'avait plus ni régens, ni élèves; une partie des locaux
avait été convertie en boutiques, louées à des menuisiers, maçons
ou armuriers. Dans les autres, l'antique discipline était assez
oubliée, puisqu'ils abritaient des « femmes mal vivantes,» que le
Parlement ordonne d'expulser en mettant, si besoin est, « leurs
meubles sur le carreau. »
Les professeurs des universités vivaient sur les dotations pri-
mitives de leur emploi, chaque jour plus insuffisantes par suite
de l'abaissement de la li\Te-tournois. Ceux de Paris eurent long-
temps le monopole de vendre les offices de messagers en tout le
royaume ; sorte de régie des postes qui, dans leurs mains, resta
constamment stérile, aussi bien que la « taxe du parchemin »
ou l'immense domaine du Pré-aux-Clercs, — la moitié du faubourg
Saint-Germain actuel, — dont ils étaient propriétaires et qu'ils
laissèrent émietter pour quelques milliers de francs.
Le plus clair du revenu était les « actes, » droits d'examen et
de diplôme payés par les étudians. Impossible de déterminer le
chiffre de ce casuel, puisque nous ignorons leffectif annuel des
candidats et le quantum réservé aux recteurs trimestriels, syndics
annuels, régens de collèges et autres « suppôts » de l'université
qui avaient séance et « voix ex cita tive » dans les exercices. A
Paris, le montant de ces frais d'actes, assez capricieusement
taxés, variait de 148 francs pour le baccalauréat, de 223 et
247 francs, pour les grades de licencié es arts ou de docteur en
décret, jusqu'à 3 450 et 3 900 francs pour les titres de docteur en
médecine ou en théologie. Ce dernier était, au xvn* siècle, supé-
sieur à tous les autres, comme la théologie à toutes les autres
sciences. La « vesperie, » dernière « dispute » du licencié avant
d'être admis à coiffer le bonnet de docteur, attirait un auditoire
mondain et choisi. On s'y pâmait d'aise à ouïr ces subtiles dis-
cussions de la scolastique, qui nous semblent aujourd'hui si
frivoles, pour ne pas dire si bouffonnes.
Nos pères, sans se l'avouer, durent trouver, en leur for inté-
rieur, que larchaïsme et la routine de ces vastes usines scien-
tifiques ne répondaient plus à leurs besoins; puisque les écoles
se décentralisèrent à partir de Henri IV et que la matière de
l'enseignement changea. Quoiqu'un mémoire administratif assure,
sous Richelieu, que le grand nombre de collèges « ne sert qu'à faire
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 403
de pauvres prêtres, avocats, procureurs, chicaneurs et sergens, »
et que, vers la fin du règne de Louis XIV, l'auteur du Parfait
'Négociant recommande à ses confrères, marchands en gros, de
ne pas mettre leurs fils en pension, « où ils seraient appelés par
leurs camarades courtaiits de boutique et où il se dégoûteraient
du métier paternel, » la chisse moyenne voulut s'instruire,
parce que l'étude était un luxe et qu'elle aspirait à tous les luxes,
et parce qu'elle procurait le profit d'un grandissement dans
l'opinion, une auctio capitis. Un certain minimum de science,
une fois entré dans les mœurs de cette classe, devint indispen-
sable à tous ses membres. Celui qui ne l'eût pas possédé eût été
par là même amoindri vis-à-vis de ses pairs.
Cette évolution fut toute spontanée et même assez mal vue
tout d'abord du gouvernement, plus porté à restreindre qu'à
encourager la diffusion des études secondaires. Mais les courans
nationaux d'opinion sont bien plus puissans que les pouvoirs
politiques, même sous un monarque absolu.
Les municipalités de toutes les grandes, et même de beau-
coup de petites villes s'imposèrent donc des sacrifices « en vue
de bonifier la cité par l'organisation d'un collège » et, naturel-
lement, cherchèrent à dépenser pour cela le moins possible. Il
ressort des chiffres que j'ai recueillis que 45 pour 100 des pro-
fesseurs ou principaux touchaieat moins de 2000 francs de trai-
tement; 30 pour 100 recevaient de 2 000 à 3 000 francs; 11 pour
100 de 3 000 à 4 000 ; 9 pour 100 de 4 000 à 6 000 et 5 pour 100
avaient des appointemens supérieurs à 6 000 francs. Du xvi° siècle
au XVIII®, le taux moyen ne semble pas avoir augmenté. Il variait
seulement suivant les localités et suivant l'objet du cours ; aussi
bien pour les chaires de droit et de médecine que pour les
classes de latin et de sciences.
Cependant le traitement respectif des professeurs dans le
même établissement et,- par conséquent, le rang que l'on as-
signait à leur enseignement, changea. Sous Henri IV, le théolo-
gien, à moins qu'il ne jouisse comme clerc d'un bénéfice ecclé-
siastique, est le mieux rétribué. Le professeur de grec touche
quatre fois autant que son collègue le professeur de physique :
6170 contre 1434 francs. Sous Louis XV, il se voit encore des
régens de mathématiques à 1 470 francs, à côté de philosophes
à 2100 ; c'est le cas à Bourges. Mais, à Rouen (1781), les uns et
les autres obtiennent 2 800 francs, un peu plus que les régens
40 i REVUE DES DEUX MONDES.
de latin et de grammaire. Ces derniers, avec 2 600 francs, attei-
gnaient dans la capitale normande le maximum d'un emploi,
dont le minimum paraît être de 840 francs à Evreux. Partout
ailleurs, même à Paris, de 17G0 à 1790, ils se contentent d'environ
1 800 francs par an; somme nullement supérieure à celle qui,
cent cinquante ans auparavant, était accordée à leurs prédéces-
seurs.
De notre temps, au reste, les traitemens universitaires, loin
de tendre à se niveler, — comme les traitemens judiciaires, —
accusent un écart plus grand qu'autrefois entre l'élite et la masse,
entre la Sorbonne et le collège du chef-lieu d'arrondissement.
Mais, entre le proviseur et les maîtres actuels, s'est établie une
quasi -parité d'appointemens, toute différente du régime de
jadis, où le principal se taillait une part très supérieure à celle
des régens, qu'il s'engageait à entretenir « idoines et de la qua-
lité requise. » Prétention d'autant moins fondée que ces princi-
paux de l'ancien régime laissaient à désirer sous beaucoup de
rapports et notamment sous celui de la discipline et du choix de
leurs collaborateurs.
Le principal de la Rochelle « ne se souciant pas du châtiment
des enfans, toute licence règne » au pensionnat de cette ville ;
le principal de Troyes exerçait la médecine et n'avait point de
régens ; un autre quitte sa place après avoir loué à un de ses
professeurs les produits de sa principauté. Une ville plaide contre
son recteur, qu'elle accuse de ne pas entretenir le nombre de
maîtres porté sur son bail ; les maîtres plaident contre le prin-
cipal, auquel ils reprochent de ne pas payer leurs traitemens ;
le principal plaide contre un professeur expulsé comme cou-
pable de « débander les élèves » et qui refuse dévider les lieux.
De quelque côté que fût la justice, c'étaient des chicanes bien
fréquentes pour le bon ordre.
Le défaut d'une autorité supérieure, d'une machine à fabri-
quer et à distribuer les professeurs, se faisait gravement sentir.
Une des causes du succès des religieux, des jésuites surtout,
c'est que seuls ils disposaient d'une administration régulière et
bien montée d'instruction publique et que les bourgeois de la
mairie, embarrassés, excédés, se voyaient heureux d'abdiquer
entre leurs mains.
Les communes rurales éprouvaient les mêmes ennuis dans
la recrutement des instituteurs. Un maître d'école étant venu à
li
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ATVS. 40î>
Cliantcmerle (Dauphiné), on 1607, « savoir si les habitans
voulaient faire apprendre leurs enfans, » le conseil communal
répond qu'il ne peut traiter « à cause de la pauvreté du lieu ; »
pour le même motif, les gens de Grisac, en Languedoc, refusaient
d'entretenir un magister : « Les enfans, disaient-ils, ne pour-
raient aller à l'école pendant neuf mois de l'année, occupés
qu'ils sont aux travaux de la campagne, « sans lesquels leurs
pères et mères se trouveraient hors d'état de pourvoir à leur
subsistance ; » pendant les trois mois d'hiver, où ils auraient le
temps d'aller en classe, les chemins sont impraticables, « à
cause des neiges et du nombre prodigieux de loups et de san-
gliers qui habitent les bois, qui, excités par la faim, épouvantent
les personnes de tout âge. »
En l(J50, la commune de Gontaud (Gascogne) supprime les
gages du régent, « attendu qu'il n"a pas d'écoliers; » quelque
trente ans plus tard, M""* de Sévigné s'exprimait ainsi sur le
compte de ses vassaux d'Epoisses, en Bourgogne, village doté .
pourtant d'un instituteur: « Ce sont des sauvages, qui n'en-
tendent même pas ce que c'est que Jésus-Christ. »
Voilà les quatre types de populations illettrées qui formaient,
jusqu'au xviiv' siècle, la grande majorité des Français : la ville
d'Aire, siège d'un évêché cependant, s'avise pour la première
fois en 1750 d'avoir un régent « afin de sortir la jeunesse de son
ignorance crasse. » Sous Louis XIV et Louis XV, le pouvoir
central, qui commence à se découvrir Ads-à-vis de l'enfance des
devoirs et des droits, intervint tantôt pour encourager, tantôt
pour restreindre : l'intendant de Dauphiné, ayant appris que des
consuls n'avaient pas inscrit à leur budget le traitement du
régent, leur écrit d'avoir à le faire sans retard : « parce qu'autre-
ment j'ordonnerai que vous le paierez en votre propre et privé
nom (1709). » En Bourgogne, au contraire, les curés se
plaignent que « nos seigneurs les intendans refusent d'homolo-
guer les actes des paroisses pour les apnointemens des maîtres
d'école. »
Ces appointemens étaient si modiques qu'il y a, pensora-t-on,
quelque ironie, à faire entrer dans !'« histoire des riches » celle
de fonctionnaires qui n'avaient pas de quoi vivre. Tel instituteur,
nouvellement engagé, s'en allait au bout de quelques mois et
refusait de continuer son année, « ne pouvant, disait-il, sub-
sister avec ses gages, » Un autre décampe sans mot dire et écrit
406 REVUE DES DEUX MONDES.
aux consuls pour s'excuser d'être parti « parce qu'il n'avait pas
six écus — 90 francs — d'assurés. »
La commune essaye successivement tous les systèmes, sans
doute pour éprouver à l'usage quel est le meilleur : celle-ci
prend un maître d'école à 150 francs par an, plus le logement,
— souvent on lui accorde aussi le chauffage; — peu après,
« comme il ne fait pas son devoir envers les enfans, » elle le
remplace par un autre à 220 francs ; puis elle porte ses gages à
650 francs à la condition qu'il ne prendra aucun salaire des
écoliers. » Enfin elle supprime la totalité du traitement, l'insti-
tuteur devant se contenter uniquement de la pension payée par
les parens.
En dix ans, tous les modes de rémunération avaient été ap-
pliqués là : appointemens fixes, combinés avec la rétribution
scolaire, appointemens fixes seuls, autrement dit gratuité absolue
de la classe; rétribution scolaire seule, c'est-à-dire l'école à la
charge exclusive des intéressés. Il est d'autres façons, pour l'ag-
glomération communale, de récompenser son « précepteur : »
l'un est « nourri et alimenté par les particuliers les mieux aisés, »
chacun pendant un mois; régime qui dura cent vingt ans el prit
fin en 1715, où Ion accorda une indemnité annuelle de 100 francs
au pédagogue, « attendu que personne ne veut plus le nourrir. »
Un « pauvre jeune homme instruisant la petite jeunesse, » à
Vézelay, reçoit 50 litres de froment et 50 litres d'orge, pris aux
revenus de l'hôpital, qui prélève ainsi, sur la part des malades,
la part des ignorans.
A Brétigny, le magister est payé au moyen de souscriptions
volontaires s'élevant à 2i0 francs par an. Ailleurs cette rede-
vance est rendue obligatoire, par délibération municipale ot im-
posée sur chaque feu à raison de 5 fr, 80 par laboureur,
4 fr. 30 par journalier et 2 fr. 25 par veuve.
Chaque paroisse agit à sa guise et l'on ne peut trouver mau-
vais quelle cherche à se procurer l'instruction au moindre prix
possible. Mais, évidemment, elle lésine trop, et son instituteur
mériterait d'être inscrit au bureau de bienfaisance. Il l'est parfois :
vers 1750, à Saint-Tri vier (Bresse), on accorde', à titre d'aumône,
au maître d'école, « attendu sa pauvreté, 2 livres de pain par
jour. »
Les ordonnances rowlos qui fixent les appointemens ne signi-
fient rien, car elles ne furent observées nulle part. Il faut voir
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 407
les faits et non les édits. Or il résulte des chiffres rassemblés
par moi que : 44 pour 100 des instituteurs avaient sous l'ancien
régime un traitement inférieur à 200 francs; 36 pour 100 rece-
vaient de 200 à oOO francs; 12 pour 100 de 500 à 800 francs,
et 8 pour 100 touchaient au-dessus de 800 francs. De ces privi-
légiés était le maître d'école du faubourg Saint-Antoine, à Paris,
payé par l'Hôtel-Dieu 1600 francs par an en 1711.
Il est clair que l'instituteur doit cumuler divers métiers pour
vivre : chantre généralement et sacristain, il est parfois geôlier,
sergent et témoin attitré des actes notariés. Que faisait-il avant
de prendre en main la férule? Mille choses; il est un peu de
toutes les conditions : celui-ci est un ancien bénédictin, celui-là
un ex-capitaine d'infanterie, cet autre est procureur postulant
de plusieurs paroisses. La corporation est fort mêlée : « Le ré-
gent, disent les jurades de Mezin, en Guyenne, enseigne très bien
le latin, l'écriture et l'arithmétique, et les élèves peuvent entrer,
au sortir de sa classe, en première ou en seconde dans les bons
collèges. » Maître Julien Mathieu, « écrivain et précepteur » à
Malestroit, en Bretagne, fait représenter par ses propres écoliers
l'Histoire de Judith, son œuvre; c'est peut-être un lettré.
Pendant ce temps des consuls de Provence cherchent vaine-
ment un maître d'école « qui ait bon caractère, » c'est-à-dire
qui écrive bien ; des habitans du Dauphiné se plaignent de leur
instituteur « habituellement courant les vignes et les vergers à
prendre les fruits, ce qui est un mauvais exemple. » Un autre
maître est renvoyé parce « qu'il s'acquitte mal de sa charge et
soulève. des querelles dans la paroisse, » et l'on prie M. le curé de
faire subir un examen aux deux compétiteurs qui se présentent
pour le remplacer. En principe, il faut préférer un homme du
pays : « Avez à prendre garde, écrit aux consuls de Rousset
(Comtat-Venaissin) un candidat à la régence, à qui devez confier
vos enfans; non à ces racailles d'Auvergnats, Narbonnais et
autres lieux lointains, mais à des personnes circonvoisines qui
ont quelque chose au monde. »
Il semble bien en effet que les instituteurs auraient dû pos-
séder des rentes de leur chef, puisqu'ils n'en tiraient guère de
leur emploi; même en joignant au traitement fixe le produit de
la rétribution scolaire, à laquelle les enfans aisés sont astreints.
Cette mensualité, le plus souvent versée dans la caisse commu-
nale et quelquefois perçue par le magister à titre de supplément
408 RE^1JE DES DEUX MONDÉS.
de gages, était en moyenne, au xvi* siècle, de 1 fr. 20 par mois.
Elle variait, au xvii* siècle, de 0 fr. 80 à 2 fr. 50, selon que
les élèves « syllabaient, » lisaient, écrivaient ou apprenaient la
grammaire. A Nevers, les « abécédaires » débutent à 1 fr. 25;
on demande aux « écrivains » \ fr. 70; aux « arithméticiens »
2 fr. 50; aux « latinistes » 3 fr. 40. Ces rétributions, librement
fixées par les conseils de ville , vont du simple au double à
quelques lieues de distance; dans la môme localité, elles augmen-
taient, diminuaient ou disparaissaient tout à fait suivant les fluc-
tuations de l'opinion publique.
En général, les prix du xvni* siècle furent beaucoup moins
élevés que ceux du règne de Louis XIV, — ils oscillent de 0 fr. 40
à \ fr, 50, — soit que l'instruction devint moins coûteuse parce
qu'elle se répandit davantage, soit que le peuple lait plus ap-
préciée parce qu'elle était meilleur marché.
Les instituteurs actuels, divisés en cinq classes de 1 150 à
2050 francs, touchent en fait un traitement moyen de 1 500 francs.
Sous l'ancien régime, la moyenne de leur appointement fixe paraît
ressortir à 300 francs, majoré d'une centaine de francs par la
rétribution scolaire. C'est donc la catégorie de fonctionnaires
publics qui a le plus gagné au xix^ siècle; comme les soldats
furent, depuis le xvi^ siècle, la catégorie qui a le plus perdu.
III
Mais le phénomène saillant, l'évolution capitale dans l'his-
toire des chiffres, c'est la supériorité nouvelle des traltemens
privés sur les traitemens publics. Nous avons vu un phénomène,
une évolution analogue, du temps passé au temps présent, dans
la formation des capitaux, dans leur nature changeante et dans le
plus ou moins de dépendance où ils ont été du « gouverne-
ment. » Nous le constatons ici pour le revenu du travail bour-
geois que l'on nomme « appointemens » ou « honoraires. »
Quoique le « gouvernement » ait prodigieusement grossi,
essaimé et pullulé, par ses fonctionnaires et par tout ce qu'il les
charge de faire, de surveiller ou d'empêcher, ces 50 000, 100 000 et
200 000 francs par an, que l'État du moyen âge et de l'ancien ré-
gime concédait ou procurait à ses généraux, à ses chanceliers,
à ses sénéchaux, à ses gouverneurs, à ses archevêques, à ses in-
tendans, à ses grands dignitaires, l'Etat contemporain ne les
-1
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 409
leur donne plus. Il alloue au maximum 35 000, 2o000, 20 000,
16000 francs à ses préfets, à ses commandans de corps d'armée,
à ses premiers présidens, à ses recteurs, à ses conseillers d'Etat;
et ceux qui, dans les postes officiels, civils ou militaires, tou-
chent plus de loOOO francs par an, ne forment pas aujourd'hui
an effectif total de mille personnes, y compris les agens diplo-
matiques et les trésoriers de finance, dont les uns sont astreints
à une représentation onéreuse et les autres au dépôt d'un fort
cautionnement.
Parmi les emplois privés au contraire, en la place des cour-
tiers et des « facteurs » du marchand en gros, des clercs et
srribes du ban([i!ier, des contremaîtres et « suppôts » du manu-
facturier, petites gens et de basse mine du xviii^ siècle, nous
voyons des salariés de haute envergure, puissans personnages
qui, sous titres de directeurs, administrateurs ou gérans, sont à
la tête des chemins de fer, des compagnies de navigation et
autres entreprises de transports, des usines et des magasins
géans, des établissemens de crédit aux bras longs et multiples,
des journaux, des hôtels monstres, des théâtres, des docks, des
sociétés d'assurances, d'éclairage, des houillères et des industries
de toute sorte où les émolumens de SO 000 francs sont fréquens,
où il s'en trouve un bon nombre de 100 000 francs et quelques-
uns bien supérieurs.
Les trois « maréchaux de la nouveauté, » qui mènent le ma-
gasin le plus prospère en ce genre, se partagent un traitement de
600 000 francs, égal à la moitié de celui du Président de la Répu-
blique. Les douze commis supérieurs qui les assistent et forment
leur conseil 4;ouchent autant que le conseil des ministres. Au-
dessous d'eux, et pour l'ensemble des grands bazars, à Paris, il
existe au total plus de 250 traitemens de 25 000 et 20 000 francs
— égaux à ceux des préfets de 2^ et 3^ classe — encaissés pai
les chefs de comptoir et assimilés.
Et cela, dans une seule branche d'activité commerciale.
Quoique ainsi transformés, ceux que l'on appelait sous la Restau-
ration des « calicots » n'en sont pas moins des prolétaires de
naissance, qui capitalisent leur intelligence et leur énergie.
Les principaux employés de l'industrie, quoiqu'ils possèdent
une instruction technique supérieure, sont aussi dénués le
plus souvent de tout capital matériel; ils ne possèdent que le
capital personnel, mais leur salaire d'une année arrive à repré-
410 REVUE DES DEUX MONDES.
senter une fortune: 10 pour 100 sur les bénéfices au gérant de
cette société métallurgique, qui occupe des milliers d'ouvriers,
est-ce trop payer sa valeur? Non sans doute, puisqu'il est seul
responsable du succès. Mais, d'après le dividende moyen depuis
vingt ans, cela équivaut à un traitement de 700 000 francs; le
triple de ce que Charles-Quint, dans sa magnificence, donnait
au prince gouverneur des Pays-Bas. Colbert n'avait pas autant
lorsqu'il réformait la France ; encore se servait-il lui-même et
prenait-il dans la caisse à l'insu du Roi !
Au xviii'' siècle, lorsque l'on imagina de faire des routes dans
le royaume, pour aller ailleurs que de Paris à Versailles ou à
Fontainebleau, le gouvernement de Louis XV, soucieux d'obtenir
les hommes compétens dont il avait besoin, leur assura un
traitement honorable : le directeur général des Ponts et Chaus-
sées, à Paris, toucha 45 000 francs (1736); l'ingénieur en chef
d'une province reçut 11400 francs. Mais, dans l'industrie privée,
le directeur d'une mine de charbon du Midi était payé 2 660 fr.
en 1754, au lieu qu'aujourd'hui son successeur, dans la même
exploitation, est payé 30 000 francs.
Ainsi, non seulement la société actuelle se montre plus pro-
digue que les Etats anciens et modernes, envers ces travailleurs
à tous risques que nous nommons ses « actionnaires, » mais elle
récompense aussi plus généreusement ses « obligataires, » les
employés à salaire convenu. Car, si nous voulions continuer le
parallèle entre les fonctions officielles et les fonctions privées,
au-dessous des chefs de colonnes, des individualités chanceuses
et le plus souvent précieuses, levain d'intelligence et de volonté
par qui la pâte humaine fermente, nous trouverions en sous-
ordre un peuple de laborieux agens : les uns font mouvoir les
organes délicats de ces vastes machines à fabriquer, à vendre,
à prêter, à transporter, dont les noms sont partout connus ; les
autres — moins en évidence mais en majorité sans doute —
secondent, à titre de « fondés de pouvoirs, » d'« intéressés » et
de lieutenans de confiance, les 19 000 patrons du haut commerce
et les 193 000 industriels français.
L'éliage des trait émeus est, pour ceux-là, deux et trois fois
plus élevé que pour les serviteurs de l'Etat; ce qui s'explique
économiquement par la différence des mérites respectifs: dans
les emplois privés, il y a peu d'incapable;-; il ne pourrait guère y
en avoir. Ceux qui occupent ces emplois sont trop surveillésu
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 411
trop sous l'œil de patrons ou de supérieurs hiérarchiques, eux-
mêmes talonnés par le souci de leurs intérêts ou les exigences
des bailleurs de fonds. On s'aperçoit très vite des défauts d'un
subordonné, et on le renvoie parce que ces défauts causent un
préjudice.
La machine nationale, qu'elle s'appelle (< gouvernement, »
« administration » ou « magistrature, » est aujourd'hui montée
de telle sorte quelle laisse peu de place à l'initiative, et impose
peu de responsabilité aux individus qui président à ses rouages.
il est beaucoup plus facile d'être, je ne dirai pas député, — cela
va de soi, — mais ministre ou trésorier général, que d'être direc-
teur d'un chemin de fer ou d'une compagnie d'assurances.
Il semble même que le premier venu soit apte à remplir une
fonction publique parce que, s'il la remplit mal ou médiocre-
ment, son incompétence, pourvu qu'elle soit discrète, est peu
apparente. Il n'y a pas de sanction pour la révéler comme dans
les affaires privées, où l'action s'impose, où la lutte des concur-
rens est âpre et où le bilan sert de critérium.
Un juge, un sous-préfet, un ingénieur même de l'Etat,
peuvent impunément commettre des fautes lourdes ; un ingé-
nieur industriel ou un chef d'agence du Crédit Lyonnais ne
le pourrait pas. Avec de la prudence et de la respectabilité, le
salarié officiel, couvert par ses chefs, encadré par ses collègues,
fortement tenu en lisières par des règlemens minutieux, a toute
chance d'arriver sans encombre à la retraite. Pour le salarié
privé, quel que soit son grade, — sauf en certaines administrations
déjà cristallisées sur le modèle de l'Etat, — la paresse est
voyante, l'incompétence est coupable, les bévues sont person-
nelles, et il les paie... de sa place.
En revanche, ses ambitions peuvent se donner carrière.
Celui-ci, comme un homme d'armes féodal, est l'officier en
campagne, soumis aux bons et mauvais hasards; l'autre est le
militaire en garnison, dont les espoirs sont bornés comme les
périls.
Naturellement cette justice distributive qui fait, à chaque
époque, les profits compagnons des peines, n'est pas plus parfaite
aujourd'hui qu'autrefois : elle souffre des exceptions. Le roi avait
ses favoris, le peuple a les siens, que sa faveur dispense de mé-
rite; mais seulement dans le champ borné des dignités poli-
tiques. Le citoyen-électeur votera peut-être par caprice ; niiùs
'^U
REVUE DES DEUX MONDES.
c'est par raison que le citoyen-plaideur et le citoyen-malade
choisiront leur avocat ou leur médecin. Et ce sont aussi des mo-
biles raisonnables qui feront estimer et réputer tels ou tels
j)eiiilrcs, arcliilcctes, écrivains, professeurs ou artistes drama-
tKiiios.
Exercer une profession dite « libérale, » être médecin, avocat,
artiste, homme de lettres ou même otficier ministériel, c'est se
livrera une industrie dont les produits sont purement intellec-
tuels, puisque l'on tire ici toute la matière de sou cerveau. Il est
clair qu'il faut un peu plus de génie pour écrire un dranïe que
pour grossoyer des conclusions; mais, dans les deux cas, c'est le
travail de l'auteur qui constitue Vunique valeur de l'ouvrage;
c'est l'eflort et la peine que l'un vend et que l'autre achète, et,
par là, l'individu adonné aux professions libérales ressemble aux
employés.
Il ressemble aux industriels et commerçans en ceci : qu'il
fait valoir en « actionnaire de la vie » son capital-humain, sujet
comme tel à plus de chances bonnes ou mauvaises que celui du
capitaliste à traitement fixe, du fonctionnaire petit ou grand. Dans
les entreprises innombrables que le siècle dernier vit éclore,
r « employé » n'a pas eu sa part des succès éclatans : des distil-
leries comme la Bénédictine , qui partit de 2 millions pour
arriver à 31 ; ni des compagnies d'assurances comme la Géné-
rale, qui, de 5 millions — incendie et vie réunis — monta à
187 millions; ni des charbonnages qui débutèrent à 6, 3 ou
1 million, comme Courrières, Bruay ou Lens, pour atteindre
170, 207 ou 230 millions; ni d'aucune autre de ces affaires heu-
reuses qui servent d'appâts au capital coureur d'aventures et
d'exemples aux ennemis du capital, pour flétrir son avidité.
Mais cet « employé » n'a pas été atteint dans son budget,
dans ses économies, par le désastre des valeurs mortes, mou-
rantes et avariées, dont les unes disparaissent de la cote après
faillite ou liquidation, dont les autres continuent d'y figurer avec
BU dividende rongé ou spasmodique. Telles sont des douzaines
de compagnies de traction, de gaz, d'électricité, d'armement, de
navigation, d'imprimerie, do verrerie, de brasserie, d'assurances,
de produits chimiques et autres, dont le capital s'est évaporé.
S'il est permis d'avancer, après une étude attentive, que,
pour l'industrie et le commerce pris en bloc depuis cinquante anSy
du moins pour cette portion connuc^dcs adaircs, qui ontété orga-
LES RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS. 413
nisées en sociétés et cotées à la Bourse, les bénéfices et les
pertes, de 3 ou 4 milliards chacun, se balancent; s'il est permis
d'en conclure que les capitalistes, pris en bloc, n'ont ni gagné
ni perdu, il est clair aussi que cet équilibre global recouvre
autant de défaites que de triomphes partiels et que la chance
d'autrui est une mince consolation pour l'actionnaire ruiné.
Semblables sont les destinées de ceux qui, n'ayant d'autre
capital que leur personne, sont jaloux de l'exploiter eux-mêmes.
Beaucoup ici rêvent la renommée, celte gloire viagère, plus en-
core que la fortune ; en tous cas nul n'atteindra la fortune qu'avec
et par la renommée. Cette fortune, suivant les diverses car-
rières, sera très différente ; et, dans la même carrière, elle variera
fort suivant la nature de l'ouvrage, beaucoup plus que suivant
son mérite.
Seulement, toutes les professions « libérales, » soit qu'elles
répondent à un besoin, soit qu'elles procurent un plaisir, sont
aujourd'hui gratifiées d'honoraires et d'appointemens tout à fait
supérieurs à ceux des fonctionnaires de l'Etat ; tandis qu'aux
siècles anciens c'était le contraire. L'Etat n'a donc plus la même
importance; il ne joue plus le même rôle dans notre vie. Certes
il a grandi, mais plus encore que lui, plus que la « France pu-
blique, » a grandi la « France privée; » et il est tout de même
plus facile à un homme de talent, • — hors du terrain sacrifié aux
passions politiques, — d'être quelque chose aujourd'hui malgré
le peuple que naguère malgré le roi.
V* G. d'Avenel.
LETTRES ECRITES
DU
SUD DE L'INDE
III (^>
PONDICHÉRY : Le tanaou Sandirapoullé; la bayadère de
Tanjore; les nuits de Pondichéry; la faune des suburbes;
le Parc et le Jardin colonial ; la cavalerie d'Aïnar.
n. PONDICHÉRY
Pondichéry, 30 juin 1901.
Le pion Cheick Iman (2) m'a remis l'autre matin trois cartes
de visite. Sur la première s'alignent les titres honorifiques de
T. A. Sandirapoullé : Président honoraire du Comité consultatif
de jurisprudence indienne — chevalier de la Légion d'honneur
— officier d'Académie — médailles d'or de /•■* classe — Canne à
pomme d'or.
Cette dernière dignité me permet de reconnaître Sandira-
poullé, mieux que son nom, oublié par moi depuis longtemps.
Est-il possible qu'il soit encore vivant, ce petit vieux basané,
au nez chaussé de lunettes d'argent, que l'on nous montrait, il
y a vingt ans, dans les rues de Pondichéry, comme un person-
nage légendaire? Gravement, il s'avançait, à pas comptés, s'ap-
puyant sur cette haute canne à grosse pomme d'or, léguée par
(1) Voyez la Revue des 15 mai et 15 juin.
(2) C'est par une erreur de transcription que dans mes premières lettres j'ai
donné le nom de Cheick Ismaël à ce pion dont je ne saurais tv^o louer l'allure
correcte et la sévère probité.
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 415
son arrière-grand-père Ramalinga. Et l'histoire de cette canne
est tellement glorieuse que personne ne s'avisait de trouver le
vieux SandirapouUé ridicule, malgré son turban dressé en
façon de tour et son extraordinaire jupon plissé, en mousseline
blanche, qui par son épanouissement nuageux rappelait un gi-
gantesque tutu de danseuse.
SandirapouUé est bien vivant; à telles enseignes qu'il
m'adresse une invitation pour ce soir. Il donne une grande soirée
où dansera, devant un public choisi, la plus renommée des
bayadères de Tanjore. SandirapouUé, vu son grand âge, — il a
dépassé quatre-vingts ans et est aux trois quarts aveugle, —
s'excuse, par l'organe de ses fils, de ne pas venir en personne.
Les deux tils sont là, qui attendent. Comment ne point les rece-
voir ! L'un se nomme Tandou Sandira Souprayapoullé ; l'autre,
Tandon Sandira RamalingapouUé. Tous deux exercent la profes-
sion de « rentier, » ainsi qu'il est écrit sur leurs cartes, et de-
meurent rue des Vellajas, dans la ville Noire. Les fils de Sandi-
rapouUé « canne à pomme d'or » m'ont conté par le menu
l'histoire de leur illustre ancêtre Ramalinga ; ils m'ont remis un
mémoire justificatif avec pièces à l'appui. Je crois maintenant
connaître le fond de cette affaire Ramalinga qui, engagée
sous le règne de Louis XV, ne prit fin qu'au commencement
du siècle dernier, bien après la mort de l'intéressé, si tant est
qu'on puisse considérer comme une fin l'allocation annuelle de
quatre mille francs que sert le gouvernement français aux des-
cendans de ce Ramalinga qui nous fit bénévolement crédit de
plusieurs millions, et en demeura à découvert. Ses héritiers
continuent aujourd'hui, sans se décourager, leurs démarches,
dans l'espoir chimérique que la France consentira à liquider sa
dette. Je n'ai pas réussi à leur prouver l'inanité de leurs espé-
rances, même en leur citant la phrase fameuse d'un grand
homme d'État : « Malheur aux nations reconnaissantes. »
Ramalinga comptait parmi les Hindous notables de Pondi-
chéry à cette triste (époque où le comte de Lally ToUendal
s'épuisait à lutter contre l'activité des Anglais, la lâcheté de l'en-
tourage de Louis XV, la perfidie à peine voilée des agens de la
Compagnie française à Pondichéry, et la sournoise mauvaise
volonté de ses propres troupes. De celles-ci, d'ailleurs, la solde
n'était que rarement payée, et chaque jour elles menaçaient de
se révolter et de piller la ville de Pondichéry, où le faste iriso-
416 RE^'^JE des deux mondes.
lent des traitans do l'école de Dupleix prouvait aux gens de
guerre manquant de pain que, suivant l'expression vulgaire,
« l'argent n'était pas perdu pour tout le monde. »
Une légende veut que les derniers paquets de mitraille, tirés
en 1761 par les défenseurs de Pondichéry, aient été de pagodes
d'or et de roupies d'argent. Comme les projectiles manquaient,
un Hindou serait venu trouver le comte de Lally Tollendal, avec
un chariot plein d'espèces monnayées, et le prier de s'en servir
pour charger ses canons. On a même écrit que les chirurgiens de
l'armée anglaise auraient trouvé, dans les plaies de leurs blessés,
des monnaies au lieu de morceaux de fer et de plomb. C'était
confondre la chose avec l'idée, si l'on peut dire, et donner un
corps à une simple métaphore. S'il est vrai que les derniers
coups de canon furent tirés avec l'argent do '{amalinga, rien ne
l'est moins que de soutenir que ces canons iurent chargés avec
cet argent.
En cette circonstance comme dans les autres, Ramalinga mit
toutes ses ressources au service du général en chef des armées du
Roi à Pondichéry. Dès le 28 avril 1758, Lally Tollendal était
entré en relations avec Ramalinga. Il s'agissait de ravitailler le
corps français occupé à assiéger les Anglais dans le fort Saint-
David, après la prise de Goudelour. Ce corps manquait non seu-
lement d'argent, mais encore de vivres, à tel point qu'on
craignait de voir les hommes affamés se mutiner et se débander.
Les membres du Conseil de la Compagnie des Indes avaient
inauguré la politique d'obstruction qu'ils ne cessèrent de suivre
en dilapidant les sommes affectées à la guerre, et en se refusant
à fournir les subsistances, les transports, voire l'artillerie, sous
prétexte que le numéraire manquait. Ainsi les pires ennemis de
Lally ne furent point les Anglais, mais bien ces Français mêmes
qu'il avait charge de défendre... Passons!...
Et, cependant, je ne puis m'empôcher de songer à cette ini-
quité. J'ai consacré de longues heures, dans la paisible biblio-
thèque de Pondichéry, avec mon vieil ami Bourgoin qui l'admi-
nistre soigneusement, à feuilleter les registres des délibérations
de la Compagnie. Partout j'ai trouvé les preuves du mauvais
vouloir qui accompagna l'infortuné Lally depuis son arrivée dans
l'Inde jusqu'à sou odieuse condamnation, suffisante pour désho-
norer un règne...
Le comte de Lally Tollendal fit donc mander Ramalinga aux
LETTRES ECRITES DU SUD DE l'iNDE. 417
premières heures du matin et, par les promesses les plus
flatteuses, il le décida à ravitailler le corps assiégeant. Rama-
linga ne perdit pas un instant. Bien qu'une distance de quatre
lieues séparât le fort Saint-David de Pondichéry, avant midi les
troupes françaises pouvaient faire un repas suffisant. Pour re-
connaître ce service, Lally nomma, le jour même, Ramalinga
Aroumbatlé, c'est-à-dire fournisseur en chef des armées fran-
çaises. C'était là une charge plutôt onéreuse, car la Compagnie
était dans l'impossibilité matérielle de solder un seul de ses
créanciers. La confiance traditionnelle des Hindous envers la
Compagnie, dont la sage administration et l'honnêteté des Martin
et des Dumas fonda le crédit, avait été trop rudement ébranlée
par les dilapidations de Dupleix et les malversations de ses
successeurs pour que le malheureux Lally pût en attendre quoi
que ce fût. Le dévouement de Ramalinga fut donc une exception,
et sa conduite ne saurait être assez louée.
Je n'irai pas jusqu'à vous dire que ce fournisseur modèle n'ait
point demandé de garanties. Pour se couvrir d'avances dont
l'importance allait toujours s'augmentant, Ramalinga reçut à
ferme les revenus des provinces. Mais il dut encore avancer à la
Compagnie des Indes cinquante mille roupies sur le prix de
l'ancienne ferme dont les tenanciers déchus n'avaient point
acquitté les arrérages. On exigea de lui d'autres versemens
encore plus considérables. L'argent devait à cette époque être
terriblement commun dans l'Inde ! En 1760, la créance de Rama-
linga s'élevait à trois millions de roupies, soit un peu plus de
sept millions de francs. Si l'on calcule que l'intérêt moyen était
alors de dix-huit pour cent, on est efï'rayé par le chiffre que
devait atteindre la dette au bout de quelques années.
Jamais les affaires de la France en Inde n'avaient été plus
mauvaises, et Ramalinga nous demeurait obstinément fidèle.
Ambassadeur de la Compagnie auprès des Mahrattes, il réussit,
en cette même année 1760, à conclure avec leur chef Morari
Rao un traité assez avantageux. Il continua d'entretenir à ses
frais le gros de cavalerie dont il était propriétaire commandant,
sans qu'on lui en payât la solde. Et cette fidélité est d'autant
plus admirable que nos ennemis faisaient à Ramalinga les pro-
positions les plus avantageuses, s'il consentait à abandonner
notre cause et à passer aux Anglais avec ses troupes et son
argent.
TOME xxxiv. — 1906. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
Le colonel Coate, commandant aes troupes anglaises, lui
écrivait, le 4 décembre 1760, en ce sens. Et, le même jour, le
nabab Mahmoud Ali Khan envoyait à Ramalinga la lettre sui-
vante, que m'a communiquée son fils aîné : » Jai appris que
vous étiez arrivé à Tiagar avec la cavalerie et l'infanterie ; je vous
engage à venir me trouvera Achur avec tous vos gens. Si vous
venez, je vous ferai enrôler tous vos cavaliers et fantassins, et
vous serez payé sans difficulté. Comme les Français vous ont
traité, moi je vous traiterai. Si tous vos ennemis arrivaient ici
pour vous desservir, je ne les écouterais pas, parce que vous
êtes un homme capable. C'est pourquoi je vous écris. Je vous
donnerai un paravana (sauf-conduit) pour faire sortir de Pondi-
chéry tous vos effets et toute votre famille. Soyez assuré que
cette lettre que je vous écris vaut dix mille paravanas. »
Six semaines plus tard, les Français étaient battus à Wandi-
wash par les Anglais de Coate. Vous connaissez la triste his-
toire de cette bataille où linqualifiable conduite de M. d'Au-
mont, qui refusa de charger avec la cavalerie à la suite du
comte de Lally Tollendal, prépara notre défaite, accentuée par
la lâcheté des marins qui composaient notre extrême gauche. En
cette funeste journée, la seule brigade de Lorraine tint une con-
duite honorable, avec le régiment de Lally. Les troupes de
Ramalinga n'étaient point à cette affaire. Elles avaient dû garder
leur poste de Tiagar avec la garnison que Lally y laissa, en se
repliant sur Pondichéry.
Quand cette dernière place se rendit, le lo janvier 1761, Rama-
linga conduisit sa cavalerie auprès d'Hyder-Ali et la mit à son
service, demeurant ainsi fidèle à la France qu'il avait aidée de
ses deniers jusqu'aux derniers jours du siège. Il était encore dû
à Ramalinga plus de la moitié des trois millions avancés par
lui, sans compter le prix de ses récentes fournitures. La perte
qu'il éprouva par la dépossession de sa ferme, au moment où il
allait en toucher les revenus territoriaux, acheva sa ruine.
Lors de la reprise de nos établissemens, en 1765, une com-
mission, nommée par la Compagnie, s'occupa de liquider la ges-
tion de cet extraordinaire créancier qui se trouvait ruiné à plat,
sans avoir voulu abandonner son service. Comme toutes les
commissions administratives, celle-ci paraît avoir procédé avec
la plus sage lenteur. Au bout de huit années (4 septembre 1773),
le Conseil supérieur de la Compagnie des Indes, oui son rappor-
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 419
teur, décidait que Ramalinga ne serait obligé de payer ses créan-
ciers qu'après la liquidation définitive de ses comptes avec
ladite compagnie, et elle faisait défense auxdits créanciers
d'exercer aucune contrainte vis-à-vis de l'intéressé.
Ramalinga n'en était donc plus à réclamer son dû, mais à
implorer la protection de la France pour ne pas être exécuté et
emprisonné comme débiteur insolvable. Il n'avait gagné, à nous
servir, que le droit de porter la grande canne à pomme d'or, in-
signe honorable et recherché pour son excessive rareté. Cinq
années s'étaient écoulées depuis qu'il avait remis à la Compagnie
ses pièces de comptabilité, et à grand'peine avait-il pu trouver
l'argent nécessaire au paiement de ses écrivains « qui ne tra-
vaillent qu'autant qu'ils sont payés. »
Ramalinga n'était pas au bout de ses peines. Vingt années
passèrent avant qu'an arrêt du Conseil de Paris en date du
43 février 1791 liquidât sa créance à la somme totale de
2 437 790 francs, tant en principal qu'en intérêts. Sur cette somme
étaient prélevés 600 000 francs comme représentant le fonds
d'une rente viagère de 6000 francs que l'on devait servir à son
fils Souprayapoullé. Car j'ai oublié de vous dire que Rama-
linga était mort bien avant que l'on eût pris envers lui cette
décision réparatrice. Au total, les créances liquides de la suc-
cession de l'ancien fournisseur dépassaient le chiffre de trois
millions.
Vous croyez, peut-être, que l'héritier en toucha quelque
chose? Grande est votre erreur. Nonobstant le prononcé de cet
arrêt du Conseil, officiellement annoncé, le 4 mai 4792, au mi-
nistre de la Marine par son collègue de l'Intérieur, Soupraya-
poullé demeura frustré comme devant. Le gouvernement de la
Terreur, le Directoire, le Consulat se succédèrent, puis l'Empire,
et Souprayapoullé ne toucha rien. Sa nombreuse famille était
dans la plus profonde indigence, lorsqu'en 4847, la France de
Louis XVIII, ayant récupéré ses possessions de l'Inde, se décida
à donner au fils de Ramalinga une allocation annuelle de
2000 francs, sur les fonds de la colonie. Mais cette largesse ne
fut officiellement approuvée qu'en 1820.
Puis la pension fut doublée, de telle sorte qu'aujourd'hui le
vieux Sandirapoullé et ses deux fils vivent d'un secours annuel
de 4000 francs, soit un et demi pour mille, environ, du capital
primitif. La France, d'ailleurs, n'a jamais renié sa dette. Mais, si
420 REVUE DES DEUX MONDES.
I
ron suppute les intérêts au taux le plus modique, elle doit au-
jourd'hui quelque chose comme une dizaine de millions ù ce
petit vieux qui a le droit de porter la canne à pomme d'or que lui
léguèrent ses ancêtres. C'est pour cette distinction honorifique
que l'antique Ramalinga se ruina, lui et ses descendans.
A vrai dire, je crois que les millions de la France ne leur au-
raient guère profité. Si je m'en rapporte à l'invitation de San-
dirapoullé, je crains que ce vieillard, « Président de la Société
Théosophique de Pondicliéry, dont le siège est à Madras, » ne
vive dans la peau d'un prodigue. La bayadère de Tanjore ne danse
pas à moins de quatre mille francs la séance, si j'en crois les
gens bien informés. Son seul cachet engage donc les finances de
Sandirapoullé pour une année entière. Qu'il en aille ainsi du
reste, et vous voyez vers quelle faillite s'achemine le porteur de
la canne à pomme d'or. J'ai cependant promis aux fils de San-
dirapoullé de rappeler leur affaire au Ministre. Sans engager le
résultat, je m'acquitterai certainement de leur commission dès
mon retour à Paris (1).
Pondichéry, 3 juillet 1901.
Sandirapoullé m'a outrageusement trompé. Ce nest point la
renommée bayadère de Tanjore que j'ai vue danser chez lui,
mais les petites de la pagode de Yillenour. Malgré la présence
de Soupou, que sa qualité d'homme du monde condamne à être
de toutes les fêtes, nous nous sommes enfuis, Paul Mimande et
moi, simulant un mal de tête aussi violent que subit. La femme
de Sandirapoullé, belle et jeune Indienne qui pourrait être son
arrière-petite-fille, ses deux fils, nous ont en vain retenus. Nous
courons encore. Notre regret a d'ailleurs été doublé, car, la
veille même, nous avions pu assister au magnifique spectacle
de la grande danseuse de Tanjore, chez ladministruteur de la
pagode de Villenour.
Gonguilam Sandiramourty, en effet, continue de marier le
petit couple que j'avais vu savancer en palanquin, il y a plus
d'un mois, dans la splendeur des feux de Bengale. La soirée de
danse à laquelle nous fûmes conviés continuait la série des
(1) J'ai en effet porté la réclamation de ces Messieurs au ministre des Colonies
dès le commencement de laniiie 1902. Mais Sandirapoullé est mort en 1903 sans
avoir obtenu satisfaction.
I
y
*l
d
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE L INDE. 421
fêtes que l'aimable et fastueux Hindou donne depuis des se-
maines.
Souffre/ donc que, négligeant, ne fût-ce que pour un temps,
le fallacieux et infortuné SandirapouUé, je vous entretienne de la
bayadère de Tanjore.
Le vaste salon blanc de l'étage, éclairé par des lampes et des
lustres sans nombre, paraît encore plus grand tant il est nu et
vide. Les invités arrivent lentement et nous sommes parmi les
premiers. Au fond, sur un canapé noir, somnole le minuscule
marié entre deux autres enfans, pareils à des marionnettes coiffées
de calottes brodées, costumées d'oripeaux à paillettes. Une ligne
de fauteuils est disposée en avant. Nous prenons place. Au mi-
lieu de la pièce, la bayadère s'avance; les danseuses de Villenour
l'accompagnent de loin et se tiennent debout, à distance respec-
tueuse, en arrière. Ce sont les seules femmes indiennes dans
toute l'assistance où se pressent, sur une centaine de chaises gar-
nissant les bas côtés, les Hindous notables de Pondichéry et
quelques Européens privilégiés.
Au costume près, la grande bayadère casquée de jasmin est
pareille à la mariée dont je vous parlais en ces temps derniers.
Mêmes pagnes diaprés et bridés, avec leur retombée en queue de
paon, mêmes caleçons longs de satin, même profusion de lourds
bijoux archaïques. Son collier est fait de souverains assemblés
sur trois rangs, ses bracelets massifs sont d'or ciselé. C'est une
fille encore jeune, bien prise dans ses formes puissantes, et ferme
sur ses appuis. Ses bras ronds et pleins, ses flancs bruns lustrés
qui se montrent au défaut du corset et de la ceinture, ses pieds
chargés de bagues sont tout ce qu'on voit d'elle. Le reste se de-
vine sous la soie et les joyaux. Le visage aux traits accentués
rappelle le type de Mathoura, île voisine de Java, et dont les
femmes sont célèbres pour la beauté de leur corps.
Après des saints et des baisers, envoyés du bout de ses doigts
ruisselans de pierreries, la bayadère débite un compliment mo-
notone, tout en marchant sur ses pointes. Et elle le débite de
telle sorte que chacun de nous peut se le croire particulièrement
destiné. Puis sa mimique s'anime, sa figure s'éclaire, ses yeux
démesurément ouverts, agrandis par le kohl, lumineux, superbes,
ne semblent plus rien voir devant eux que le ciel qui s'ouvrirait
pour livrer passage à un Dieu. C'est le Dieu même qu'elle voit,
qu'elle admire, qu'elle implore, en tendant les bras. Le délire
422
REVUE DES DEUX MONDES.
amoureux qui l'entraîne s'exprime par sa danse grave, molle et
discrètement sensuelle. A mesure que l'ardeur la gagne, elle
s'avance par bonds plus légers, puis elle recule, offrant sa poi-
trine en fleur, et ses bras étendus palpitent comme des ailes
d'oiseau. Leurs imperceptibles battemens règlent ses moindres
mouvemens. Elle bondit avec une telle souplesse qu'on croirait
qu'elle Va s'envoler, l'on s'étonne que sur ses épaules, au modelé
pur et moelleux, ne soient point greffées des ailes.
Dans cette fuite en arrière, l'air s'engouffrant dans la retombée
des pagnes les fait s'épanouir ainsi qu'un éventail qui s'ouvre.
Et quand la danseuse revient en avant, les plis se referment,
comme par le jeu de quelque ressort mystérieux.
Mais l'amour des dieux est inconstant et fugace, Krishna a
trompé toutes les femmes, même sa favorite Radah. L'amante
abandonnée s'arrête, tord ses bras, chancelle. Ses traits décom-
posés crient la douleur sous laquelle elle succombe, jusqu'à ce
que, se laissant aller à la renverse, elle nous donne, ployée en
arc, l'illusion que sa nuque où brille un modillon d'or, rejoint
les crotales qui sonnent à ses talons.
Elle s'est redressée soudain. Sur son visage convulsé par la
colère, on croit voir couler des larmes. Ses yeux flamboient, à
faire pâlir les feux que jettent les saphirs de son bandeau. Elle
objurgue, conjure, menace ; mais ce n'est que pour mieux affir-
mer sa soumission. Les plaintes les plus douces se pressent sur
ses lèvres avides, oii la haine ne peut remplacer l'amour.
Tous, maintenant, elle nous prend à témoin de sa disgrâce.
Mieux encore, elle lente de nous séduire, et s'adresse successi-
vement à chacun. Ses regards enflammés, son sein superbe qui
s'enfle au gré de ses soupirs, ses bras qui s'ouvrent pour affirmer
l'offre et retombent pour annoncer l'abandon, ses lèvres qui mur-
murent des promesses calculées, sont bien ceux de ces filles de
Mara qui entourent de leurs pièges les Vanaprastas, ascètes ré-
putés du désert.
La voici qui s'en prend à moi, et un dialogue s'établit entre
nous, — à cela près toutefois que je joue un personnage muet,
condamné par l'étiquette à demeurer impassible. La tentation
de saint Antoine ne fut rien, en vérité, je vous le dis en confi-
dence, au prix de l'assaut que je subis en cette soirée. Cet assaut
fut heureusement bref et ma victoire sur cette beauté artificieuse
fut petite. Continuant de jouer son rôle avec le plus parfait natu-
LEtTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE 423
rel, la bayadère de Tanjore, outrée de mon indifférence, se retira
de moi avec plus de mépris que de dépit: Son poing fermé en
signe de menace s'ouvrit pour me gratifier d'un baiser d'adieu.
Puis elle s'arrêta comme pour m'attendre. Sur son visage à l'ex-
pression fausse et cruelle se reflétaient en cet instant toutes les
morbides passions de l'Asie. Enfin, haussant les épaules, frap-
pant du pied pour exprimer son dégoût, elle détourne sa tête
caparaçonnée d'or, de fleurs et de perles, avec un cliquetis de
harnais, et entreprend mon voisin de gauche, Paul Mimande, que
sa qualité de secrétaire général du gouvernement désignait plus
particulièrement à ses coups. Que mon distingué confrère se tire
d'affaire comme il pourra ! Remis d'une alarme si chaude, je ne
veux plus avoir d'yeux que pour les musiciens.
Ces braves gens sont en tout dignes de remarque. Emboîtant
le pas à la danseuse, ils la suivent fidèlement, copiant sa démarche,
soutiennent ses tirades les plus passionnées par des trémolos véri-
tablement émouvans. Il est des momens où je crois que le joueur
de clarinette va s'élever, en ascension droite, jusqu'au plafond,
tant il se guindé en aspirant l'air avec son instrument évasé. Ses
yeux, son nez, ses oreilles, son turban, son cou participent à ce
délire poétique. Mais c'est surtout son conque j'admire, son cou
dont la pomme d'Adam descend et monte au gré des envolées du
poème. Quand les situations atteignent au summum du pathé-
tique, le larynx du bonhomme remonte sous les mâchoires et
disparaît pour un temps. Je ne connaissais jusqu'ici que les céta-
cés pour être doués d'un organe aussi mobile.
Le joueur de clarinette n'est pourtant qu'un pauvre com-
pagnon à côté du natouva, chef d'orchestre. Celui-là porte sur son
ventre un tambour étroit, horizontalement suspendu à son cou
par une corde, tout comme les dames font aujourd'hui pour leur
manchon. Une housse en tapisserie habille le tambour; pour fati-
guée qu'elle soit, j'y distingue les armes de la maison de Hanovre,
la licorne et le léopard anglais. Sur les deux tympans de peau d'âne,
le natouva frappe de ses paumes ou de ses doigts, sans relâche. De
l'orchestre il règle ainsi la cadence et il en constitue la partie
fondamentale. Sa tête, ses épaules, son torse, son ventre même,
battent la mesure. Et ses coudes s'escriment sur ses flancs ; ses
cuisses, ses jarrets, ses jambes, ses pieds, animés d'une agita-
tion perpétuelle, concourent à l'œuvre. Et, par-dessus tout, des
gloussemens inarticulés ou des glapissemens aigus, émis en
424 REVUE DES DEUX MONDES.
temps utile par le convulsionnaire, servent d'nverti s sèment aux
trois autres musiciens, et même au public, quand il va se dire,
se chanter ou se passer quelque chose de véritablement important.
Ayant en vain obsédé Paul Mimande, puis le procureur de
la République que la présence de sa femme suffit à retenir dans
le devoir, voici que la bayadère adresse ses déclarations brû-
lantes à un vieil Hindou, un richard, sans doute, à en juger par
ses lunettes d'or et ses vètemens irréprochablement plissés.
L'attitude stoïque du personnage devant cette persécution ga-
lante, extraordinaire ment mimée, s'expliqua d'elle-même quand
il s'éveilla en sursaut, avec un ronflement sonore, quelques ins-
tans après que la danseuse fut partie.
Elle avait disparu derrière un rideau. C'est là que nous la
trouvâmes occupée à boire du soda ; familièrement elle s'abreu-
vait au goulot de la fiole, en épongeant d'un mouchoir son front
moite de sueur, car il doit être noté qu'à la fête de Sandira-
mourty, la température n'était pas inférieure à 35° centigrades.
Sans cesse on nous offrait du vin de Champagne frappé, des
sirops glacés, que sais-je encore? Le marié dormait profondé-
ment avec ses deux compagnons de canapé. On les emporta pour
les coucher, et la représentation continua.
Maintenant la bayadère mimait les grands poèmes héroïques
de l'Inde. Tendant lare avec Rama, un genou en terre, elle cri-
blait de ses flèches les Raksahs de Lanka. Campée fièrement, la
jambe gauche avancée, elle combattait avec la hache, se couvrait
du bouclier, pointait ou taillait del'épée. Autant sa danse amou-
reuse avait été molle et légère, autant sa pyrrhique se faisait
lourde et puissante, avec des foulées de gladiateur et des dé-
tentes brusques, promptes et précises comme les mouvemens de
l'escrime.
Tout, en cette belle femme, semblait changé, jusqu'à son
costume, jusqu'à son sexe même. Un héros éphèbe se dressait
devant nous, à cette heure, un de ces jeunes dieux des combats,
dont les bras innombrables manient des armes légères, fulgu-
rantes et terribles. Ses yeux étincelans disaient l'ivresse de la
bataille, ses traits impassibles le courage réfléchi qui assure la
victoire, son sourire cruel la joie de donner la mort et de braver
le danger. Ses vètemens serrés prenaient des aspects d'armure,
sa coiffure brillante figurait un casque, les plaques battantes des
cmpes en étaient les paragnathides, les nattes tressées d'or et
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 42o
les houppes de soie en simulaient le cimier. Ses bracelets étages
devenaient des brassards, les volutes des emmanchures se chan-
geaient en épaulières, et les anneaux des jambes tenaient lieu
de enémides. C'était Soubramanyé lui-même qui descendait
parmi nous.
Puis elle redevint femme pour voltiger, décrire des spirales,
des cercles. Et, la face tournée toujours vers nous, elle s'envo-
lait, pareille aux Péris que la brise berce au-dessus des grandes
fleurs épanouies parmi les lianes des bois. Quelques bonds la
portaient à l'autre bout de la salle. Quand elle s'élançait en
arrière, les bras largement ouverts, pour régler son équilibre,
travaillant sur ses jarrets d'acier, plus fière qu'un cheval de
guerre, l'on entendait le bruit sourd de l'air refoulé sous le
pagne épanoui en queue de paon.
Elle revenait dans un amble menu, les poings fermés sur
SCS hanches rondes, comptant ses pas, les yeux voilés par ses
longues paupières, les lèvres abaissées par une moue dédai-
gneuse, et s'arrêtait, à nous toucher. Dardant alors ses prunelles
de feu, nous fascinant de leur expression perverse, elle incar-
nait le génie de la luxure, criait, quoique muette, la gloire de
la chair, l'empire de l'amour plus fort que la mort, dominateur
du monde, qui surmonte toutes choses et survit à toutes, qui vit
en se détruisant lui-même, et ne se satisfait point.
Puis, brusquement, de pied ferme, au beau milieu de la
tirade sensuelle où elle semblait ne penser qu'à faire, de la
bouche et du geste, un sort à chaque mot, la voici qui s'élance
à plusieurs pieds de terre, tourne sur elle-même en un saut péril-
leux, frétille en l'air tel un gros poisson doré, et retombe sur ses
pieds, calme, paisible, sans qu'un pli de son costume, sans qu'une
fleur de sa coiff'ure ait bougé. Et la bayadère continue de dé-
biter son monologue, avec sa mine astucieuse, sournoise et
lubrique, plus voluptueuse que cette fameuse déesse Mariani-
min qui, par suite d'un accident, eut sa tête recollée sur le corps
d'une prostituée, tête vénérée dans la pagode de Virapatnam par
la population des Macquois...
Nous quittâmes la maison de Sandiramourty fort avant dans
la nuit, en le remerciant de nous avoir donné un spectacle aussi
merveilleux. Les Hindous ne paraissent point pressés de partir.
La fête, une fois les profanes éloignés, devait prendre un carac-
tère plus intime sur lequel je ne me suis pas fait renseigner.
426 REVUE DES DEUX MONDES.
Pondichérv, 2 juillet 1901.
... C'est un lieu commun de dire que la température de Pon-
dichéry est intolérable pendant la saison chaude. Nous y jouis-
sons depuis deux mois d'une chaleur torride et d'une sécheresse
exceptionnelle. Voici plusieurs années qu'il n'y a eu que peu ou
pas de pluie. La famine sévit dans le Coromandel. Grâce à la
misère qu'elle engendre, les entrepreneurs engagent avec facilité
des coolies pour les Mascareignes et Madagascar. Nous avons ici
un de ces agens d'émigration qui crée au gouvernement de
nombreuses difficultés avec les autorités anglaises. Vous n'igno-
rez pas que le petit territoire qui entoure Pondichéry est com-
posé d'aidées, c'est-à-dire de minuscules districts, enclavés dans
les possessions anglaises comme les cases blanches d'un échi-
quier le sont parmi les noires. Or le gouvernement anglais inter-
dit le recrutement, aux agens étrangers, sur son territoire. Vous
voyez d'ici les contestations perpétuelles qui se produisent quand
on embauche des coolies. Vérifier leur état civil n'est point
chose aisée.
Cette mosaïque d'aidées est cause d'autres difficultés. Passer
de Tune dans l'autre devient, à cause des barrières de douane,
une affaire d'État, d'autant que l'Hindou, contrebandier ou pour
mieux dire fraudeur par essence, ne manque jamais de tromper
les douaniers des deux nations. Tout déplacement obligeant les
gens à traverser plusieurs fois les terres anglaises et françaises,
les Hindous en profitèrent longtemps pour trafiquer sur les
bijoux sans payer de droits. Je ne vous rappellerai pas que, dans
tout ménage indigène, la femme porte sur elle en or et en
argent façonnés, bracelets, anneaux, pendans, boucles, colliers,
toute l'épargne de la famille. On chargeait donc les femmes du
plus grand nombre de joyaux possible, soit à l'aller, soit au
retour, et les ventes et les achats allaient leur train sans que le
fisc britannique eût sa part. Les lois promulguées depuis
quelques années ont changé tout cela. L'« Indian Act » frappe
indistinctement d'un droit protecteur de 5 p. 100 tous les pro-
duits et marchandises venant de l'extérieur, fût-ce d'Angleterre
ou des colonies anglaises, même les plus rapprochées de l'Inde,
telles que Ceylan. Et le contrôle étant exercé avec une sévérité
extraordinaire, les fraudeurs ont dû renoncer à leurs opéra-
tions.
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE L INDE. 427
Depuis que le régime douanier du 10 mars 1894 a été mis en
vigueur, Pondichéry s'est trouvé isolé complètement de l'Inde
anglaise, et son commerce réduit à rien. Victime des luttes
douanières entre les deux métropoles, notre petit établissement
agonise lentement. Il se console en se livrant aux agitations poli-
tiques avec une activité digne de remarque. Le gouvernement
de Pondichéry n'est pas une sinécure, car la plupart des Fran-
çais résidant s'allient ouvertement avec les indigènes des
« Sociétés progressistes » contre le représentant de l'autorité.
Depuis Dupleix et Lally Tollendal, l'esprit n'a pas changé. A cela
près que le fameux « arbre aux roupies » est depuis longtemps
flétri, et qu'une misère générale remplace la prospérité passée,
les mêmes vertus fleurissent chez ces politiciens de village. L'en-
vie, la haine, la calomnie, la dénonciation se développent libre-
ment à l'ombre de l'arbre nouveau, l'arbre électoral ! Pour des
fonctions salariées, tout porteur d'une carte d'électeur, brahme
ou paria, vendrait la France entière et Pondichéry s'il se trou-
vait quelqu'un d'assez malavisé pour Tacheter.
Mais c'est assez, c'est trop parler de ces questions vaines et
irritantes. J'aime mieux vous entretenir, avant mon départ pour
le Malabar, de mes recherches d'histoire naturelle aux environs
de Pondichéry. Sans aller bien loin, du reste, je puis observer'
la faune indienne, surtout depuis que Soupou m'a notifié offi-
ciellement son départ pour Madras. Cette formule signifie sim-
plement que, pendant quelques jours, mon ami Soupou se désin-
téressera des choses de son hôtel, dont je continue d'être le seul
occupant. Son frère, Soupou Ainapassamy, est chargé alors de
la régence. Ces interrègnes sont particulièrement calamiteux.
Le frère, personnage invisible, gouverne despotiquement le
caravansérail. Je ne puis plus rien obtenir des domestiques que
je suis obligé, à jour fixe, de menacer de mort violente, pour
avoir du pain à ma suffisance, et de la glace pour un seul repas.
Je me suis même résigné, de guerre lasse, à acheter ce dernier
article de mes deniers. Ce sont mes domestiques particuliers qui
font le ménage, lorsque Soupou, quoique établi à Madras, ne
les emploie pas à ses propres affaires, sous un prétexte ou un
autre. Le seul Cheick Iman demeure incorruptible. Mais comme
il remplit auprès de moi des besognes officielles et quasi admi-
nistratives, je ne le vois qu'à temps compté.
Les quatre heures qui s'écoulent entre le déjeuner et la re-
428 REVUE DES DEUX MONDES.
prise de la vie, vers le coucher du soleil, se passent pour moi
dans la solitude. J'en profite pour me livrer en paix à mes mi-
nutieux travaux de laboratoire. Je trie, je prépare les animaux
que j'ai pu me procurer au cours de mes excursions du matin.
Puis, quand lombre a gagné un coin de la cour, j'y transporte
mon fauteuil, et j'observe, en fumant tranquillement ma pipe,
les êtres qui circulent sur le mur qui borde mon horizon.
De ce mur décrépit le chaperon, formé de tuiles disjointes,
se couronne d'une jungle en miniature où des graminées dres-
sent leur chaumes flétris entre des plantes plus humbles, velou-
tées, mousseuses, dont la plupart ressemblent à des éponges
sèches. C'est là que le petit écureuil Isabelle, strié de noir
{Eoxerus palmarum Linn.), règne despotiquement en poussant des
cris stridens. On le nomme vulgairement rat palmiste; car, non
content d'infester les villes, il pullule dans les cocotiers dont il
détruit les fruits. Il fait bon le voir galoper sur la crête des
pierres, grimper le long des parois les plus lisses, glisser le
long des corniches où il se querelle avec les moineaux et les
corneilles. Il poursuit ses semblables, gronde, glapit, jure,
saute / ca briole ainsi qu'un démon familier jusque dans ma
chambre. Sa qucu fourrée l'ombrage à la façon d'un parasol
pendant la clialeur du jour, il la relève jusqu'au voisinage de sa
tête. Quand le soleil ne donne plus, cette queue qui traîne der-
rière son propriétaire, devient pour ses congénères un précieux
objet de divertissement, mais aussi un sujet de luttes sauvages.
Les rats palmistes passent le plus clair de leur temps à se per-
sécuter, à se mordiller, r se happer la queue à la course. Leur
plus grande préoccupation est de garder le haut de la crête du
mur après en avoir précipité leurs rivaux. Le vainqueur file
alors rapidement parmi les végétations parasites et pousse des
glapissemens qui s'entendent à plus de cent mètres, bien qu'ils
sortent d'un rongeur exigu qui égale à peine un rat noir pour
la taille.
Mais notre écureuil voit parfois se dresser devant lui un
autre amateur de murs, qui soufflant, sifflant, déployant sa
crête, gonflant les plis de son cou, donne, en un mot, l'aspect le
plus formidable à sa modeste nature. Celui-là est un agame,
une sorte de lézard [Calotes versicolor Daud.) qui atteint 40 centi-
mètres de long. Malgré sa longueur, le saurien se présente peu
redoutable, d'autant qu'il est tout en queue. Brun jaunâtre, avec
LETTRES ÉCRITES DU SUD MK l'iNDR. 420-
des taches et des bandes brunes, il se confond merveilleusement
avec la lèpre végétale qui couvre les tuiles. Aplati, en embus-
cade, dans son coin, il guette les mouches, les papillons, et les
gobe quand leur mauvaise fortune les place à sa portée. En les
avalant, il ferme ses yeux iivec une mine recueillie et volup-
tueuse. Pour pacifique que soit ce Calotes,i\ n'aime point qu'on
le trouble dans son industrie. Aussi pourchasse-t-il à son tour
le rat palmiste impudent qui bat aussitôt en retraite et laisse
tomber la graine qu'il venait de récolter, au passage, sur une
touffe, et le Calotes se tapit, à nouveau, dans l'attente d'un in-
secte que guette un autre agame [Sitana ponticeinana Cuv.) plus
petit, mais à livrée autrement brillante. Le sitane de Pondichéry
ne dépasse point 20 centimètres. Il a les pattes longues, la
»]ueue fine et déliée comme une mèche de fouet; son dos, sans
crête, ses flancs olivâtres sont ornés de losanges verts et noirs.
Le mâle se reconnaît à son magnifique fanon brillant des
teintes les plus vives et les plus tranchées : bleu, noir, orangé,
rouge. Ce reptile bariolé est très commun sur les murs de la
ville, aussi bien que sur les rochers, et surtout parmi les
ruines. Chasseur infatigable d'insectes, il court en plein soleil
avec une grande rapidité. Mais sa timidité égale sa lestesse. Il
décampe devant le rat palmiste, sans aucune honte, pour se ré-
fugier dans un trou.
Le roi, le tyran des lieux habités, est le perchai [Nesokia
bandicota Penn.). Perchai vient des deux mots tamouls périé
grand ; tchali, rat. C'est en effet le plus grand des rats. De la
pointe du museau à celle de la queue il mesure plus de deux
pieds. Son échine est couverte de crins bruns, rudes, à demi
dressés, ses moustaches sont énormes. Pullulant dans les maga-
sins de riz mitoyens de l'hôtel Soupou, cet aimable compagnon
me favorise de ses visites. Hier, encore, j'en ai effleuré un, de
mon pied nu, dans la salle de bains primitive où j'ai la jouis-
sance d'une cuve en bois oblongue en tout pareille à celles que
l'on voit figurées dans les miniatures médiévales. Blotti contre
le mur, ce rat, gros- comme un chat, m'attendait sans peur.
Voyant que mes intentions étaient pacifiques, il se lissa les
moustaches avec ses pattes, et se retira à pas lents. A côté du
Perchai tous les autres rats de l'Inde, tels que le Vandcleuria
oteracea Penn., si commun ici, ne sont que des pygmées. La
nuit, ses cris sauvages suffisent à interrompre mon sommeiî,
430 REVUE DES DEUX MONDES.
tant il domine la voix de tous les autres vampires qui s'empa-
rent de mon logis, dès que le soleil est couché. C'est l'heure où
les mangoustes {Herpestes griseus E. GeofTr.) circulent librement
dans les rues. Une famille de ces carnassiers vermif ormes me
fait parfois l'honneur de passer devant moi. A onze heures du
soir, par les nuits sans lune, elle traverse la cour et se glisse
sous la porte charretière qui donne sur une place déserte. Le
mâle, la femelle, quatre petits progressante la file, se suivent
de si près qu'on croirait voir un seul animal à cent pieds courir
sur le sol dont il aurait la couleur. L'apparition fantastique a la
durée de l'éclair.
Dans ma chambre même, des crapauds sautillent lourdement
et certains sont larges comme une soucoupe, ronds comme un
ballon, surtout quand je les retrouve entassés, la- panse pleine,
tous, dans le même coin. C'est là que ces batraciens, dont la
réunion simule une masse innommable,digèrent, jusqu'à l'heure
du balayage, les insectes dont il» oc sont gorgés, et luttent, par
leur humidité commune, contre la sécheresse. Des grillons
livides se hâtent sur la natte'qui recouvre !e carreau. Ils courent,
bondissent, se glissent derrière les caisses et stridulent sur
le mode aigu. Ils pénètrent dans les armoires les mieux closes
et s'occupent en compagnie de jeunes cancrelats roux grivelés
de jaune, et de lépismes brillant ainsi que des globules de mer-
cure, à ronger l'empois du linge et l'encollage des papiers. Tous
ces orthoptères sont les victimes habituelles de deux musa-
raignes (Croczofi^ra m?/rm« et cœndea). Les gracieux insectivores
au nez pointu, à la fourrure veloutée, trottinent sur le sol et
poussent des cris lamentables, comme s'ils se désolaient devant
l'immensité de l'espace découvert qu'ils traversent. Souvent,
prise de désespoir, une de ces musaraignes s'arrête brusque-
ment sous le fauteuil où je lis. Et sa voix plaintive semble me
prendre à témoin du danger où elle se trouve. Puis elle repart,
et quand je l'ai perdue de vue, j'entends le bruit de ses mâ-
choires qui broient les tégumens cornés des insectes.
De ceux-ci la compagnie m'est fidèle tant que ma lampe est
allumée. Des voia u- termites s'abattent sur ma table. Les
longues ailes transparentes ne tardent pas à couvrir mes papiers;
et les termites, devenus aptères, par un phénomène autotomique
dont aucune patience n'a encore pu saisir le secret, courent çà
et là. Des petits scarabées, des noctuelles, des bombyx bour-
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 431
donnent. S'ils s'élèvent jusqu'au plafond, ils trouvent à qui
parler. Rasant les poutres, des chauves-souris glapissantes
[Taphozous melanopogon Temm.) doublent la pièce de leur vol
en zigzag, entrent par une porte pour sortir par une fenêtre.
Tout cela n'est que demi-mal tant qu'on est éveillé. Mais dès
que je me couche, avec le vague espoir de dormir, tous ces
bruits se font plus mystérieux, s'enflent, se transforment. On
dirait que le sol s'anime et se change en des légions d'êtres ram-
pans, glissans, grinçans, soufflant, sautant. Ils s'appellent et se
répondent. Les murs aussi paraissent vivre, et le toit, d'où les
geckos poussent leur mélancolique chanson à deux notes. Et
par-dessus tout broche le susurrement ininterrompu des mous-
tiques, véhicules de la fièvre, cherchant avec persévérance le
moindre défaut des rideaux de gaze oii je me figure être en
sûreté.
Les nuits de l'Inde n'ont pas encore eu leur poète, elles méri-
tent pourtant d'être chantées, avec l'insomnie, le cauchemar,
précurseurs de l'anémie fiévreuse, et qui vous rappellent qu'on
n'est point là sur une terre amie. Une fois que les ténèbres la
couvrent, cette terre reprend la lutte éternelle contre l'envahis-
seur et, par ses mille voix, lui conseille de fuir s'il ne veut pas
être gardé. Je sens planer autour de moi tous les grands dieux
dépossédés, dont la femme de Dupleix a fait renverser les
temples et qui se plaignent de ce qu'on ne les ait point recon-
struits. Ils peuplent la nuit de leurs murmures implacables,
j'entends le bruissement de leurs ailes, la plainte de l'air agité
par leurs cent bras.
Le paon de Soubramanyé s'éploie au-dessus de ma tête et ses
griffes laissent échapper le naja qui tombe sur moi en sifflant.
Garouda à la tête blanche me menafee de son bec, le canard
brahme cher à Sarasvati nage à côté de moi et m'inonde de l'eau
du Gange. Bien mieux, la déesse Ganga elle-même rampe, croco-
dile monstrueux, sur ma couche, et le chien sauvage de Vaï-
rever glapit à mes oreilles. Ils m'ap paraissent tous, Kali la noire
avec son collier d'ossemens, Virapatrin coiffé d'une tiare flam-
boyante. Le Pouléar brandit sa trompe, Mariammin danse avec
le démon à figure de bouc auquel elle se prostitua. Le Boudha
8e balance sur une fleur de lotus, adoré par la déesse verte Tara.
Et enfin c'est Vishnou, sous les espèces du cheval destructeur,
qui annonce la fin du monde.
432 REVUE DES DEUX MONDES.
Telles sont mes nuits dans cette ville française, fière de son
antique civilisation, où se voit la statue de Dupleix porteur d'une
épée qu'il ne tira jamais du fourreau. Ville française que la cha-
rité ou la dérision de l'étranger a laissée vivre sur cette plage
morte, ville de progrès, où le sufîrage universel bat son plein.
Les Hindous politiciens méditent quelque coup de leur façon au
gouverneur, et prennent conseil de la nuit, cependant que les
cobras et les mangoustes rampent et trottent, se faisant la
guerre par les rues et les jardins, et que les rats perchais
continuent leurs luttes fratricides en se provoquant à grands
cris, pareils aux héros d'Homère, dans les magasins à riz du
quai.
Si je m'endors enfin, tant la fatigue peut faire oublier de
choses, c'est pour être réveillé au petit jour par mon ami le ca-
pitaine Fouquet, l'officier d'ordonnance du gouverneur et mon
fidèle compagnon d'excursions. L'amour de l'entomologie le pré-
cipite dans Fantre de Soupou avant que l'aurore ait rougi l'ho-
rizon. Il s'agit d'aller chercher des cicindèles à Chounambar, des
longicornes à Ariancoupan, des Mastax et autres carabides dans
les marais des deux jardins coloniaux. La bienveillance inlas-
sable du gouverneur, M. Rodier, met à notre disposition sa voi-
ture môme et ses chevaux. Ainsi pouvons-nous pendant quelques
heures récolter utilement dans les environs de Pondichéry,
pousser jusqu'au Grand Etang, plus loin encore.
Nous avons fait à Chounambar plus d'une trouvaille intéres-
sante, entre autres celle du Schizocephala bicornis Linn. C'est
une grande mante grêle, aussi allongée qu'un phasme, et qui
change de couleur, suivant que les roseaux sur. lesquels elle se
tient sont frais ou secs. Vert sur les premiers, le [curieux ortho-
ptère est d'un jaune grisâtre sur les seconds. La belle Cicindela
quadrilineala Fab. voltige sur les bancs de sable, jusqu'au mi--
lieu de la rivière, et c'est un exercice assez pénible que de l'y pour-
chasser, tandis que la vulgaire Cicindela catena F. se prend
facilement dans les champs, où elle vole à la manière de notre
cicindèle champêtre. Sur les cotonniers nous récoltons un joli
bupreste bronzé [Sphenoptera gossypii), et sur les mimosas un
autre bupreste vert doré beaucoup plus grand, le Sternocera strr-
nicornis. C'est avec les élylres de ce beau coléoptère, répandu
dans l'Inde entière, que les brodeurs garnissent leurs ouvrages.
Ils fixent à l'aiguille ces clytres éclatantes sur le drap, la soie, la
LETTRES ÉCRITES f>U SUD ÛÈ L'i^'DE. 4-33
mousseline et les relient par des ornemens courans. L'Inde du
Sud ne possède pas de si habiles ouvriers; on n'y fabrique aucune
broderie, aucun tissu de luxe. Les tisserands se contentent de
produire ces immenses pièces de cotonnade que l'on voit, tendues
horizontalement sur leurs métiers rustiques, s'allonger à l'infini
dans les landes stériles où se dressent de misérables paillotes en
pisé. Le paysage ici n'a rien de commun avec les splendeurs de
la nature tropicale. Entre la mer, dont la ligne bleue ferme
l'horizon et se confond avec le ciel, et la campagne roussâtre,
s'étendent les sables blancs de la plage où les cocotiers sont
pressés comme les colonnes grêles d'un temple ruiné. L'estuaire
de la rivière, obstrué par des bancs, se garnit sur ses bords
d'arbustes épineux qui, pour la plupart, sont des légumineuses à
bois dur. Partout la végétation est pauvre, clairsemée; la terre
rougeâtre, crevassée, s'effrite sous le soleil torride. On sent que
tout cela appelle la pluie, l'attend depuis des mois, depuis des
années même. Dès qu'une plante a levé sa tige hors du sol,
elle se courbe, se flétrit et meurt. Ce n'est qu'à force d'arrosages
que l'on sauve les jardins à bétel. Le long de la route, ils lout
de grandes taches vertes, sombres, carrées. Sur les larges feuilles,
l'eau ruisselle ; les jardiniers ne cessent d'actionner les norias.
Chacun de ces enclos est soigneusement gardé, défendu par de
hautes parois en nattes qui sont reliées à des pieux. La nuit,
des veilleurs s'y installent de peur des voleurs. Quand nous nous
approchons de ces jardins, les indigènes nous surveillent d'un
œil soupçonneux.
Ils nous surveillent partout d'ailleurs, mais plutôt par curio-
sité que par méfiance. Etonnés de voir des hommes graves se
donner tant de mal pour attraper des mouches, ils nous accom-
pagnent de loin ; certains, plus familiers, nous suivent pas à pas;
d'autres interrogent le cocher et aussi le « Myrmidon. » Le Myr-
midon est un petit paria d'espérance que Fouquet a pris à son
service. Il consacre une partie de son temps à la recherche des
insectes et l'autre à vagabonder par les rues. Pas de matin où je
ne le rencontre flânant en compagnie des marchands de lait qui
vont de porte en porte traînant leur vache à bout de corde et
portant sous le bras un veau empaillé, au moyen duquel ils
donnent à la bête laitière l'illusion du petit absent. Tandis que
la vache lèche tendrement cette vaine dépouille, le laitier peut
traire sans craindre les coups de corne ou de pied. Les jours
TOME IXXIV. — J906. ^ 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
d'excursion, le Myrmidon se tient fièrement sur le siège de la
voiture d'où il excite l'admiration et l'envie des polissons de caste
qui jouent à la marelle devant les maisons. Il porte en bandou-
lière le traditionnel cylindre peint en vert, et tient un filet à
papillons dont la poche de gaze flotte au vent pareille à une
bannière. Quand on met pied à terre, il se charge encore des
parapluies à insectes et de divers autres ustensiles. Ce bagage ne
nuit en rien à la liberté de ses mouvemens. Le Myrmidon, s'ai-
dant de sa taille exiguë, se coule à travers les haies, se glisse
entre les palis, grimpe aux arbres, franchit les ruisseaux, et
poursuit les papillons pour lesquels il nourrit une spéciale pré-
dilection. N'hésitant jamais à envahir les propriétés closes, il
traite de Turc à More le propriétaire qui l'invective, et prend à
tout propos des airs importans.
A sa suite, nous avons pénétré, un jour, dans une de ces
plantations de cocotiers qui abondent sur les rivages sablonneux
de Ghounambar. Beaucoup de ces palmiers étaient traversés, à
hauteur d'homme, par une fenêtre carrée. Les troncs, ainsi per-
forés à la main, avaient été attaqués par la larve d'un gros coléo-
ptère, un scarabée nasicorne [Oryctes rhinocéros) et le trou est,
paraît-il, destiné à arrêter la larve dans son ascension. Dès qu'elle
atteint ce vide, gênée par le contact de l'air, elle cesse de creuser
le bois et meurt. Ce renseignement, — je vous le donne pour
ce qu'il vaut, — nous fut donné par le maître de la plantation,
Hindou de caste, avocat à la Cour de Pondichéry, et agricul-
teur à Ghounambar. La culture du cocotier est une entreprise
assez lucrative, paraît-il, même lorsqu'elle se mène sur une pe-
tite échelle, comme c'est ici le cas. La noix de coco sert à bien
des usages. C'est en examinant les vieux fruits fendus, accumulés
en tas, par places, pour y chercher des coléoptères, que nous
avons fait la connaissance du propriétaire. Nous lui avons
appris que le Carpophilus hetnipterus, ce petit clavicorne roux
et fauve qui pullule chez lui, a passé avec les produits phar-
maceutiques dans nos officines d'Europe, et avec les produits
coloniaux dans nos épiceries , où il est commun dans les
figues sèches. Charmé de voir des gens aussi savans parcourir
son bien, notre Hindou nous met au courant de ses travaux
agricoles.
Sans aller, comme un certain poète indien, jusqu'à nous
énumérer les huit cents emplois de ce cocotier cultivé dont les
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 435
ancêtres sauvages croissent encore dans les forêts du Malabar
intérieur, il nous en indique les principaux. La sève devient
une boisson fermentée, nutritive et rafraîchissante, une sorte
devin blanc aigrelet dit callou et vin de palme, qui peut se
tourner en bon vinaigre. Par évaporation, elle fournit une cas-
sonade noire dont par voie de distillation on obtient l'arack,
cette eau-de-vie dont la canaille en général, et mes deux pous-
seurs en particulier, font une abusive consommation. Avec le
tronc on fabrique les charpentes des paillottes ; les palmes en
constituent le toit. La noix fraîche est un savoureux comestible,
le lait limpide un breuvage délicieux; la pulpe sèche, rtâpée,
entre dans la composition du carry ; par écrasement, on en
extrait de l'huile ; comprimée, elle n'est autre que le copra qui
s'exporte par millions de kilogrammes jusqu'en Europe et con-
stitue les tourteaux propres à l'engraissement du* bétail. L'enve-
loppe fibreuse de la noix est un combustible. Que sais-je
encore ?
Mais le cocotier compte de nombreux ennemis, parmi les-
quels le rat palmiste et aussi un carnassier du groupe des
civettes, la martre des cocotiers {Paradoxurus typus) et un autre
du genre ratel [Mellivora indica). Ceux-là s'en prennent aux
fruits. Le fameux ver palmiste qui semble avoir été le cossus
des gourmets de l'antiquité, attaque le tronc. Cette larve
blanche, rosée, dodue, est celle d'un gros charançon rougeâtre
du genre calandre, le Rhynchophorus ferrugineus. Elle se déve-
loppe dans le tissu du tronc et, pour se métamorphoser, s'enve-
loppe d'une coque façonnée de fibres ligneuses qu'elle enroule
ingénieusement en spirale. Chacun de ces cocons atteint la
taille d'un petit œuf de poule. Un cocon de même nature, mais
autrement volumineux, est fabriqué dans le tronc dautres pal-
miers par le plus puissant des longicornes de l'Inde, VAcantho-
phorus serraticornis. Ce prione géant, dont les plus belles
femelles atteignent presque la longueur de la main, attaque le
rondier {Borassus flabeUiformis), et aussi le talipot {fiorypha
umbraciilifera) .
Le premier de ces palmiers est sans contredit l'arbre le plus
utile à l'Hindou, qui y trouve d'abord tout ce qui peut servir à
construire sa maison : charpentes, parois, toiture, cordes pour
relier le tout. La fleur mâle, une fois sèche, est combustible.
La fleur femelle donne une sève potable, qui est le vrai vin de
436 REVUE DES DEUX MONDES.
palme, le véritable calloii supérieur à celui du cocotier; il en
est de même de son sucre et de son arack. Qu'on laisse le
régime de fleurs se développer, on a des fruits dont l'amande fl
et la pulpe constituent un excellent manger. Leurs sucs, épaissis
après cuisson, se solidifient en une pâte qui se débite en
tablettes et se consomme ainsi que la pâte de jujube. Si on
plante la graine, elle a vite germé, et' la jeune pousse, dès
qu'elle atteint un pied de haut, se mange en bouillie. Sa richesse
en matières amylacées la rend très nutritive. Le bourgeon ter-
minal de l'arbre est célèbre sous le nom de chou palmiste;
mais cette friandise est assez coûteuse, car on ne se procure une
salade qu'au prix de la mort du palmier. Le bois, beaucoup plus
compact que celui du cocotier, et incorruptible, est estimé sur-
tout pour les pilotis. La feuille entière, convenablement dessé-
chée, est l'élément fondamenlal de toute toiture. Ces palmes
imbriquées, liées sur les solives des combles, sont imperméables
à l'eau du ciel, impénétrables aux rayons du soleil, et par leur
légèreté, leur solidité, défient toute comparaison avec les autres
matériaux. Avec le limbe on fabrique des éventails, des nattes,
des vases qui ne fuient point. Des fibres solides du pédoncule,
on tresse des cordes, des ouvrages de sparterie. C'est encore avec
ces feuilles que l'on fait les allés, petites tablettes sur les-
quelles on écrit à l'aide d'un stylet. Je n'en finirais pas en vérité
si je continuais de vous énumérer les vertus des palmiers de
l'Inde...
Pondichéry, 9 août 1901.
... Le territoire de, Chounambar a failli devenir funeste à
mon ami Fouquet, peu s'en est fallu qu'il n'ait été aveuglé par
une Anihia. Je n'étais pas revenu de ma tournée dans le Mala-
bar et les Nilghiris, que nous reprenions nos excursions zoolo-
giques autour de Pondichéry. La première Anthia que nous ren-
contrâmes, vers six heures du matin, grimpait le long d'un
acacia épineux. Fouquet se précipita pour la saisir. Mais îl avait
compté sans le liquide corrosif que ce grand coléoptère lance
avec force par derrière, à la manière de nos carabes. Cette émis-
sion de liquide s'accompagna d'une explosion aussi forte que la
détonation de ces grands brachynes ou bombardiers que l'on
nomme des Pheropsophiis. Fouquet re(;ut dans l'œil cette dé-
charge acide, il en demeura plus de trente minutes aveuglé.
A
LÉTTPES ECriTES DU SUD DE l'iNDE. 437
Son malheur aura profilé à la science, car c'est la première
observation de ce genre qu'on ait faite sur les Anthies indiennes
du sous-genre Pachymorpha.
L'Anthia sexguttata est le plus grand des carabides de l'Inde
et aussi le plus commun dans les lieux qu'il habite. Vous avez
vu certainement dans quelque collection cette forte bête noire,
portant six taches blanches, rondes, farineuses, deux sur chaque
élytre et deux sur le corselet. Celui-ci est étranglé en arrière où
il se bifurque en deux saillies plus ou moins accusées et déve-
loppées surtout chez les mâles. L'insecte est répandu depuis la
côte d'Orissa, à l'Est, jusque dans le Sind, au Nord. Je l'ai
trouvé à Kurrachi en 1896, et la race de cette localité extrême
est remarquable par sa taille plus faible et plus élancée, par
d'autres caractères encore qui la rapprochent de VAnthia Man-
nerheimi de la région Caspienne. La distribution du genre
Anthia est extrêmemeni remarquable. Africain dans son essence,
il est représenté sur tout le continent noir, de l'Algérie au Cap
et du Congo au Mozambique, par une centaine d'espèces; il
compte quelques rares représentans en Arabie. Partout ailleurs
il n'existe pas, si ce n'est dans les régions sèches et arides de
l'Inde et de la Caspienne. Or les Anthies indiennes (et elles
peuvent se ramener à une seule espèce) sont extrêmemeni voi-
sines de leurs congénères éthiopiennes, notamment de VAnthïa
ferox, des solitudes somalis et danakils, et qui descend parfois
jusqu'aux environs d'Ol ock.
Vous savez que la science actuelle tend de plus en plus à
réunir en une même région le littoral éthiopien et ses premières
terrasses avec les rivages de l'Inde jusqu'au golfe du Bengale et
leur système de plateaux étages. La côte de Malabar devrait,,
avec Ceylan, être exclue de ce système où l'Arabie doit rentrer
presque tout entière, ainsi que la Perse. Or si l'on traçait sur
une carte la ligne d'habitation des Anthia appartenant au sous
genre Pachymorpha ou en étant très voisines, on verrait a\'ÊTj
surprise ce modeste insecte suivre exactement le tracé que ?es
géographes modernes donnent à leur Eurasie.
Au contraire de ses congénères africains qui semblent essen-^
tiellement terrestres, l'Anthie de l'Inde a des mœurs arbori-
coles, au moins dans le Coromandel. On la voit descendre le
long des arbres, figuiers et acacias, au coucher du soleil, pour
gao-nor la terre. Une blatte large et courte, la Conplia Pcliuç^
438 REVUE DES DEUX MONDES.
riana, qui imite sa livrée noire tachée de blaDC, court vivement
sur les écorces crevassées aux côtés du redoutable coléoptère.
Orbiculaire et bombée, elle ressemble à. une Anthie mutilée qui
serait réduite à son seul arrière-train. Je n'ai pu saisir encore
les rapports qui existent entre ces deux insectes qui se copient.
Peut-être la Corydia vit-elle des résidus de VAnthia?
Les mœurs de tous ces animaux nocturnes sont mal con-
nues, tant il est difficile de les observer fidèlement. J'en suis à
me demander si les Anthies sont réellement aussi carnassières
que semblent l'indiquer leurs formidables mandibules en lame
de faux. Jamais je ne les ai pu surprendre en train de manger.
De même pour ces beaux carabides si communs dans les allées
du Parc colonial de Pondichéry aux premières heures du matin
[Eudema angulatum), et dont la livrée noire est rehaussée de
quatre vastes taches orangées. Je tiens ce congénère de nos
panagées d'Europe pour très capable de dévorer, la nuit, divers
mollusques gastropodes, hélices et vitrines, en introduisant sa
tête dans leur coquille à l'instar des Isotarsus africains. Mais je
ne l'ai jamais pris sur le fait. Même incertitude pour ces Phe-
ropsophus jaunes bruns, qui abondent sous les feuilles sèches
au pied de? porchers et des manguiers, et dont j'ai recueilli là
plus de six espèces. Si on les dérange sous leur abri, c'est une
fuite d'arquebusiers. Chacun décharge son arme vivement. Les
explosions se succèdent, aussi fortes que celles d'une capsule à
fulminate. Que l'on saisisse les fuyards, l'on s'aperçoit que le
liquide gazeux qu'ils détergent est corrosif, mordant comme
l'acide nitrique, il brûle et jaunit les doigts.
Les deux jardins publics de Pondichéry sont pour le natura-
liste, établi sur place, une précieuse ressource. Toujours il y
trouvera des choses intéressantes, et longtemps il en découvrira
de nouvelles. La grande erreur des voyageurs est de croire qu'il
faut parcourir des lieues de pays pour se procurer du nouveau,
et aussi de s'imaginer qu'on ne collige rien de remarquable
autour des lieux habités. Pour mon compte, c'est toujours dans
les suburbes que j'ai fait mes meilleures récoltes, en plaine
comme en montagne. Je ne parle naturellement pas de ces
espèces propres aux grandes forêts élevées, cétoines, buprestes,
lucanes et autres bêtes marchandes que les entomologistes trafi-
quans recueillent de préférence à toutes autres, pour couvrir
leurs frais. A qui n'est point guidé par un semblable calcul, les
Â
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 439
campagnes, les en tours des villes, sont souvent les meilleurs
terrains de chasse. En demeurant sur place on a toute occasion
d'observer, de récolter méthodiquement en visitant pendant des
semaines les mêmes localités. On peut disposer à loisir des
pièges, des appâts, élever des larves, suivre les éclosions.
Au voisinage immédiat de Thomme s'établissent une flore et
ime faune variées comme on n'en voit nulle part ailleurs. Le sol
ameubli permettant aux larves de s'y loger, d'y pousser facile-
ment leurs galeries, les végétaux les plus divers réunis sur un
même point, les arbres plantés à découvert, les détritus accu-
mulés, l'eau toujours abondante, sont autant de conditions que
n'offre guère la nature sauvage, surtout dans les régions arides
et nues comme la côte de Coromandel.
Le nombre d'espèces que m'ont fourni les jardins de Pondi-
chéry est relativement considérable. Mais c'est dans le Parc
colonial que je me suis procuré le meilleur. Etabli au mois de
mai 1826 sur l'ancien Champ de Mars, sous le nom de Jardin
Royal de naturalisation, il eut pour premier directeur le natura-
liste Bélanger. On y tenta l'acclimatation des cannes à sucre de
Java, de certains poissons d'eau douce rapportés des Masca-
reignes, notamment du gourami [Osphronemiis olfax). Mais
l'administration ne fit pas longtemps crédit à la science.
Quatre années n'étaient pas écoulées qu'on supprimait le
Jardin Royal de naturalisation. « Attendu que son utilité n'était
pas en rapport avec les dépenses que son rétablissement et son
entretien exigeaient. » Aujourd'hui on a affecté à la colonie péni-
tentiaire les dix-sept hectares plantés d'arbres divers, et le pro-
duit de certains, tels que les cocotiers, est affermé. A l'excep-
tion des condamnés qui circulent, par escouades, dans les allées
ombreuses, sous prétexte de balayer, de sarcler, d émonder, on
ne voit personne dans ce parc. Aussi est-il mon lieu de prome-
nade favori, tandis que je fréquente peu dans le petit jardin
colonial, oîi je suis sûr d'être continuellement dérangé.
De celui-ci la fondation ne remonte qu'au 15 mai 1861. Sa
superficie est de huit hectares. Il est arrosé grâce à un puits
artésien, creusé en 1899, et qui fournit jusqu'à trois cents litres
d'eau par minute. Ses allées sont plantées de grands arbres :
manguiers, acacias, porchers à fleurs jaunes {Thespesia popul-
nea), flamboyans à fleurs écarlates [Poinciania regina), multi-
plians {Ficus obtusifolia et iudica) dont les racines adventives
440 REVUE DES DEUX MONDES.
descendant des branches forment autour du tronc principal des
séries de colonnes enchevêtrées. Ces racines aériennes man-
quent au figuier sacré [Ficus rellgiosa), l'arbre consacré à
Vichnou, et dont les feuilles sont celles du tremble.
Des haies vives entourent les parterres et les pépinières où
l'on élève toutes sortes de plantes, parmi lesquelles la vanille
est l'objet de soins tout particuliers. Près de vingt-sept ares sont
airectés à sa culture sous la direction du pharmacien en chef de
la colonie. Mais ce fonctionnaire est entravé par un Conseil mu-
nicipal où on lui marchande les subventions en s'é tonnant que
celte culture n'ait pas donné de bénéfices dès la première année.
L'Hindou, qui n'est jamais pressé quand il s'agit des affaires d'au-
trui, se montre ici extraordinairement impatient et soupçonneux,
d'autant qu'on lui a donné une part dans l'administration du
pays. Il voudrait que la moisson rapporte avant que d'avoir levé,
La portion eurasienne ou européenne du Conseil ne s'intéresse
qu'à ses entreprises ou à la politique. Aussi la décadence géné-
rale n'a pas épargné les jardins coloniaux de l'Inde française,
tandis que ceux de l'Inde anglaise sont supérieurement organi-
sés. Celui d'Otakamund, dans les Nilghiris, que j'ai visité der-
nièrement, pourrait servir d'exemple.
Les débuts du jardin de Poudichéry furent cependant excel-
lens. Un botaniste de mérite, Perrotet, célèbre par les observa-
tions et les envois intéressans qu'il expédiait sans cesse aux
savans français, avait été mis à sa tête. Il réunit, dans une
maison de ce jardin, la collection la plus complète de graines et
d'échantillons de plantes indiennes qui ait existé à l'époque.
Mais depuis que Perrotet est mort, voici près de quarante ans,
son herbier et ses graines ont été détruits par les termites, et le
jardin botanique et d'acclimatation a suivi la fortune de son
aîné, le Parc colonial. Un botaniste y est toujours attaché, simple
gardien, fonctionnaire indigène, dépendant du service local et qui
s'appli(jue surtout à se faire oublier. Pour qui connaît l'esprit des
conseils municipaux et généraux de l'Inde française, cette pru-
dence ne saurait être blâmée. Le jardin botanique de Poudi-
chéry rentre dans la catégorie des exploitations potagères. Les
particuliers peuvent s'y procurer, à des prix raisonnables, les
légutnes, les fruits et les fleurs dont l'industrie indigène est
incapable de l'approvisionner suffisamment. J'ai regretté, il y a
quelque vingt ans, de n'avoir pas été nommé botaniste agricul-
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE L'INDE. 441
teiir à Pondichéry. Je m'en félicite aujourd'hui en voyant l'état
de la fondation à laquelle j'avais failli m'intëresser.
Ce jardin m'est pourtant cher à plus d'un titre. C'est là que
j'ai capturé, certain matin, la rare Cicindela corticata qui, pa-
reille à la petite Cicindela paradoxa de Ceylan que j'ai retrouvée
dernièrement en quantité à Mahé du Malabar, court lestement
sur le sol aride, en plein soleil, et ne s'envole qu'à la dernière
extrémité. Sur la boue desséchée des rigoles d'irrigation, j'y ai
encore recueilli de jolis Mastax, petits brachynes rouges dont
les élytrcs noires portent des taches orangées et blanches; ils
trottent avec une agilité sans pareille, se réfugient dans les ger-
çures du sol, avec les Callistomijnus qui imitent leur livrée ba-
riolée, mais ne possèdent pas leur propriété crépitante. Je n'en
finirais pas de vous citer toutes les populations d'insectes qui
courent au bord des mares, parmi les herbes et les débris de
roseaux, depuis les Ophionea élancées, jaunes avec la tête noire
et les élytres marquées de bleu, jusqu'au joli Lachnotliorax
higuttatus dont les élytres bronzées portent à leur extrémité
une gouttelette couleur citron. Des cybisteter, des hydrophiles
et des sternolophes nagent allègrement, des nèpcs, des naucores,
des ranâtres, des punaises d'eau de toutes sortes se terrent dans
la vase et s'entre-dévorent amicalement. Parmi ces dernières,
une des plus curieuses est le Diplonychus rusticus qui porte sur
son dos aplati ses œufs réunis côte à côte comme les alvéoles
d'un gâteau d'abeilles.
Si le soleil implacable ne se mettait dès neuf heures à nous
accabler de ses rayons, pour nous chasser de ces diminutifs do
rivage où abondent les Clivina, les Oodes, les Chlœniiis et
autres Carabiques, Fouquet et moi, oublieux du temps, nous
éterniserions dans les jardins de Pondichéry. Nous revenons,
longeant les haies, parmi le bourdonnement des grosses abeilles
violettes [Xijlocopa eenuiscapa), des papillons multicolores, des
diptères bariolés qui butinent sur les fleurs déjà flétries des
buissons. La sécheresse torride qui sévit depuis plusieurs
années a éloigné les oiseaux, on n'en voit pour ainsi dire pas, et
ce qu'on en voit ne présente rien dintéressant...
Pondichéry, 10 août 1901.
... Quand on veut trouver des Scarites, il faut se rendre à
Sakkili Top, lieu désert, sablonneux et inculte, situé à moins d'un
442 REVUE DES DEUX MONDES.
mille de Pondichéry. Les Scarites sont, comme chacun sait, des
coléoptères noirs, allongés, cylindriques au moins pour les
formes dravidiennes, et remarquables par leurs grandes mandi-
bules falquées. Le jour, ils se tiennent dans le sablo où ils pro-
gressent à couvert et font la guerre aux insectes. Au soleil
couchant, ils s'envolent parfois, gardant une allure verticale, et
l'on dirait de ces petits génies que l'on voit planer debout dans
les miniatures persanes. Voilà bien longtemps que je connais
l'endroit aux Scarites. Depuis vingt ans il n'a pas sensiblement
changé. C'est toujours la même lande désolée, grisâtre, coupée
de ruisseaux aujourd'hui taris, et qu'ombragent parcimonieuse-
ment quelques arbres au feuillage maigre et roussi. Les ossemens
en cendres se mêlent à des débris de charbon dans les monti-
cules de poudre. Car Sakkili Top est l'emplacement où les
Hindous de Pondichéry ont coutume de brûler leurs morts.
Les obsèques, dans Tlnde, ne sont point accompagnées avec
cette grave et lente majesté qui nous paraît, en Occident, insépa-
rable de toute cérémonie funéraire. Aux sons des trompettes,
des clochettes et des tambourins, l'on porte, à bras d'hommes, le
défunt vers le bûcher où sa dépouille se consumera en plein
vent. J'ai vu souvent passer des cortèges funèbres. La première
fois j'ai cru assister à une réjouissance champêtre. Les appels
de la grande trompe liturgique éveillaient de loin mon attention.
Bientôt j'apercevais le gros des parens et des amis marchant en
désordre et d'une allure rapide, devançant, flanquant, suivant le
brancard porté par six hommes. Sur ce brancard était couchée
une jeune femme qui disparaissait sous les fleurs. On ne voyait
que sa face pâlie et sa longue chevelure noire épandue parmi les
jasmins et les roses. Oscillant aux cahots du chemin et au
hasard des mouvemens des porteurs, la morte paraissait dormir
et les gens du cortège se féliciter de la manière commode dont
elle accomplissait son voyage... Ne me demandez pas des dé-
tails sur le bûcher ni sur la crémation. Je ne saurais trop le ré-
péter, ma fidèle habitude est de ne pas m'immiscer dans les fêtes
où je ne suis pas con\'ié. Le spectacle d'une incinération n'a rien
de particulièrement curieux ni de nouveau, tant les voyageurs
se sont appesantis sur la chose. On ne brûle plus, en pompe, les
veuves vivantes avec leurs époux décédés. C'est un progrès.
Mais la règle de la vie leur assure une condition tellement mi-
sérable, avec la servitude et la prostitution familiales, que la
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE L INDE. 443
plupart de ces veuves n'hésiteraient pas à monter sur le bûcher
si elles en avaient congé.
Ce qui est bien plus curieux, à mon sens, c'est le petit pagotin
des environs, où un pandaram mène sa procession solitaire en
débitant ses oraisons au pied de la statue équestre d'Aïnar. La
silhouette du gigantesque cavalier se profile sur le ciel embrasé
par le soleil à son déclin, et le religieux vêtu de toile rousse
tourne autour du socle que garde un Dévarpal à massue, appliqué
en bas-relief, et en tout pareil, comme coiffure et costume, à
l'homme qui se perd dans l'ombre du soir. Grâce à une roupie
offerte avec à propos à ce pénitent de Civa, pauvre Hindou dé-
charné à la face couleur de poussière et dont les yeux gris ne
paraissent rien voir ici-bas, j'ai obtenu la permission de m'appro-
cher de la puissante idole et reçu une pincée de cendres. Le
bois de sandal et la bouse de vache dont elles sont le résidu
donnent à ces cendres un caractère indéniable de sainteté, et
d'ailleurs elles viennent d'un pèlerinage réputé, sans que ma
curiosité aille jusqu'à s'enquérir de sa position exacte.
Coiffé d'une sorte de tricorne, vêtu d'un court pagne et d'une
écharpe de toile jaune que l'user a rendue roussâtre, le gardien
d'Aïnar se reconnaît à première vue pour un de ces pandarams
qui ont fait vœu de garder une vie chaste et solitaire pour l'amour
du Dieu Civa. 11 nous a autorisés à regarder de près la colossale
statue équestre, à cette condition de ne point passer entre le
petit temple et le socle où le pion de terre cuite monte, avec sa
masse, son éternelle faction. Le rite défend aux piétons chaussés
de souliers de longer les pagotins d'Aïnar, il interdit aussi de
s'en approcher à cheval ou en voiture. Puis, nous ayant adressé
ses recommandations, le pandaram reprend sa promenade mo-
notone, marmonnant des oraisons. Il s'éloigne le dos voûté,
égrenant entre ses doigts les grains d'un collier d'oiitrachon,
grains qui écartent Yamen, génie de la mort, et dont les saillies
embrouillées répètent certaines de ces figures qu'aime à prendre
Civa quand il descend sur la terre.
La statue équestre en terre cuite, de proportions colossales,
est bien celle de cette divinité secondaire, gardienne de Tordre,
d'Aïnar, fils de Civa et de Moyéni. Vous savez sans doute que
Moyéni est un des avatars accessoires de Vischnou. Le grand Dieu
aux mille formes jugea à propos de prendre celle d'une femme
pour séduire les" géans et leur enlever TAmourdon, la liqueur
ai REVUE DES DEU^ TStONDES.
sacrée qui donne l'immortalilé et giièles Déverkcls avaient tirée
lie la mer de lait. Puis il s'amusa a' tenter Giva et y réussit
jusqu'à le rendre père d'Aïnar.
Cet Aïnnr est une divinilé champêtre de première impor-
tance, quoique de catégorid inférieure. On lui sacrifie des coqs
^t des chèvres. JamaTs ses pagolins ni ses statues ne. s'érigent
flaûs les villes. A plus d'un tournant de route vous rencontre-
riez sa figure monumentale peinte en blanc, en rouge et en noir.
Le Dieu milré, joufflu, moustachu, énorme, mesurant cinq et
six mètres de haut, est souvent installé sur une haute banquette,
la jambe gauche repliée, la droite posant à terre. Près de lui,
des génies, des satellites, des pions, de moindre taille, mais
rehaussés de couleurs aussi voyantes, sont assis à la file. Tous
ces serviteurs attendent la tombée de la nuit pour amener des
écuries de leur maître les montures qui serviront à la chevauchée
des ténèbres. Et les montures ne sont pas loin : à quelques pas
du groupe, à demi perdues dans un bosquet ou en contre-bas
du chemin, dix ou douze effigies de chevaux gigantesques,
harnachés dans le style indo-persan le plus riche, se campent
fièrement, rangées en bel ordre, comme à la parade, sous la
garde de bonshommes peinturlurés, qui jouent de la flûte pour
leur faire passer plus doucement, peut-être, les heures d'at-
tente.
Il ne faudrait pas croire que ces statues soient taillées dans
le porphyre ou le basalte, à l'exemple des grandes divinités des
vieilles pagodes. Modelées et cuites souvent sur place par les
potiers ou édifiées avec des briques industrieusement assemblées
à chaux et mortier, puis crépites et peintes de couleurs assez
solides pour résister à l'eau du ciel et à l'ardeur du soleil, ces
grandioses épouvantails valent surtout par le caractère de la
silhouette. Rien de plus intéressant que de voir, au soleil cou-
chant, ces escadrons monstrueux se profiler à l'horizon, comme
s'ils sortaient de la terre avec les vapeurs du soir. Le respect su-
perstitieux que portent les Hindous au grand cavalier de la nuit,
s'accroît encore lorsque à la clarté blafarde de la lune ces figures
massives, coupées de rouge et de noir sur leur blancheur de
craie, semblent s'agiter confusément et commencer leur marche
en avant. C'est l'heure où Aïnar, gardien des fruits et des biens
do la terre, parcourt son domaine, galopant par les rizières, les
cli:'.mps et les iardins, suivi par toute sa cavalerie de pions, la
é
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 445
main prête à étrangler les maraudeurs et autres vagabonds qui
abondent en mauvais desseins.
Pour l'artiste et l'archéologue, Aïnar el ses chevaux sont
toujours une heureuse rencontre. Les seconds surtout four-
nissent maints renseignemens utiles sur les types archaïques et
le harnachement de la montui^e de guerre. Pas une bossette de
mors, une pièce de la têtière, pas un modillon de la croupière
ou une pendeloque des colliers de poitrail, pas un miraillet des
brides qui ne soit reproduit avec une puérile, naïve et entière
exactitude. Et de même pour toutes les pièces de la selle. Quant
à la bête elle-même, le parti de la masse est si fidèlement res-
pecté, pour grossier que soit le modelé, qu'on reconnaît le tra-
ditionnel étalon iranien des belles miniatures mogoles, voire
même celui de certains bas-reliefs assyriens, encore que le type
ait tant soit peu changé. Car vous n'ignorez pas que rien n'est
plus sujet à varier dans Tespace et le temps que les races de
chevaux de guerre, puisque, pour n'en prendre qu'un exemple
entre cent, les débris de chevaux de lance, datant du xv® siècle,
trouvés au cours des fouilles en Italie, ont révélé un animal
aujourd'hui disparu, mais rigoureusement identique aux monu-
mens figurés contemporains.
Maurice Maindron.
REVUE LITTERAIRE
L'ŒUVRE D'ALBERT SOREL
tJn jour de l'année 1904, comme il venait de mettre le point final
à son grand ouvrage, l'auteur de l'Europe et Là Révolution française
écrivait à un intime pour lui en donner la nouvelle, et il terminait
sa lettre par les mots de la liturgie : Et nunc dimitte servum tuum, Do-
mine!... On a maintes fois constaté ce fait mystérieux dont la destinée
des grands travailleurs nous offre de frappans exemples : tant que le
but qu'ils se sont assigné dans la fierté justement ambitieuse de leur
esprit, n'est pas atteint, ils retiennent les forces d'une vie déjà défail-
lante; le labeur terminé, ils cessent de tendre leur volonté et d'op-
poser une résistance à l'effort de destruction de la nature. Que leur
importe de disparaître, puisqu'ils sont assurés que leur œuvre restera,
et qu'importe que cette vie leur échappe puisque le monument qu'ils
ont bâti durera? C'est bien un « monument » qu'a élevé Albert Sorel
et auquel il n'a pas consacré moins de trente années : il l'a construit
sur des assises solides, avec des matériaux minutieusement éprouvés,
dans des proportions harmonieuses, souhaitant que l'impression d'en-
semble en fût, tout à la fois et pour les mêmes raisons, une impression
de puissance et de beauté. Il a voulu que l'accès n'en fût pas réservé
aux seuls spécialistes. Son livre est un des meilleurs spécimens de la
moderne littérature historique : il nous appartient donc de rechercher'
comment il a été préparé, conçu, composé, ce qui manquerait au ré-
pertoire de nos idées s'il n'avait pas été écrit, et ce qui en fait le mérite
unique. Si d'ailleurs nous nous attachons seulement à l'ouvrage ca-
pital d'Albert Sorel, ce n'est pas que nous méconnaissions la valeur
REVUE LITTÉRAIRE. 447'
de ses moindres travaux. Nous n'oublions ni cette Histoire diploma-
tique de la guerre franco-allemande publiée au lendemain des événe-
mens et où l'auteur sait garder ime belle tenue d'historien, ni cet
exposé lucide et souple de la Question d'Orient au XVII I" siècle, ni
les portraits de Montesquieu et de Madame de Staël (1) tracés d'un
crayon sûr et délicat, ni les études sur divers sujets d'histoire, de
littérature, de morale, où Albert Sorel fait preuve d'une curiosité si
variée et souvent de tant de bonhomie spirituelle. Mais c'est l'honneur
même de l'écrivain que ces travaux secondaires ne nous apparaissent
plus que par rapport à l'œuvre où il a concentré tout son effort et où il
a donné sa mesure.
Sorel n'eût pas aimé qu'on parlât de cette œuvre de façon abstraite
et sans apercevoir derrière elle l'homme qui s'y était mis tout entier.
Son esprit, amoureux de réalités concrètes, n'était satisfait que lors-
qu'il avait pu saisir par delà l'événement, le système, ou le mot,
^'homme agissant, pensant, parlant, avec son tempérament, son édu-
cation, ses habitudes, tout ce qui faisait la saveur particulière de son
originalité. Le fait est qu'on peut lui appliquer à lui-même la méthode
qu'il préconisait : l'œuvre de l'historien s'explique mieux quand on
évoque l'image de l'homme avec sa haute stature, sa carrure solide,
sa fière prestance, toute cette personne qui disait la force, la volonté
tenace, la bonté robuste, l'optimisme \'igoureux, l'inaltérable confiance
dans la vie. Albert Sorel était Normand : il était né sur ce sol provin
cial où sa famille avait de profondes racines ; U avait beaucoup vécu
en Normandie ; il y revenait toujours. Tout ce qui touchait à la petite
patrie lui était cher; il s'intéressait passionnément aux efforts de l'ar
chéologie locale, il accompagnait de toute sa sympathie les recherches
de cette « Société du vieux Honfleur » attentive à protéger les reliques
du passé. Il communiait en imagination avec les grands ancêtres. lise
réjouit qu'on eût commémoré la date où Champlain partait de Honfleur
pour naviguer vers le Canada. Et quand U parla à Rouen devant cette
« table de marbre » dont Corneille s'était approché, l'émotion chez lui
fut si forte qu'elle hâta sa fin. Il relisait avec une particulière prédilec-
tion les écrivains nés en Normandie, depuis Corneille jusqu'à Flau-
bert et Maupassant. Il projetait d'écrire un livre à la gloire de la pro-
vince natale. Il avait une foi entière dans cette influence puissante et
douce du milieu, dans la force de ces attaches subtiles qui, une fois
pour toutes, se sont insinuées jusqu'à l'âme. Comme on lui parlait
(1) Les ouvrages d'Albert Sorel ont été publiés à la librairie Pion, à l'excepUon
des biographies de Montesquieu et de M"* de Staël, publiées chez Hachette.
448 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un de ses jeunes compatriotes dont l'esprit dérivait au courant des
chimères modernes, il répondait sans s'émouvoir : « Gela n'a pas
d'importance. Je le ramènerai en Normandie. » Quand un homme s'est
tenu si jalousement en intimité avec la province à laquelle il appar-
tient, U est naturel qu'on en retrouve en lui l'empreinte spéciale.
De l'esprit normand, Sorel a d'abord le bon sens, le goût des réali-
tés positives. De là viendra sa méfiance à l'égard de toute vue systé-
matique, son antipathie pour les utopistes, pour ceux qui transportent
dans les faits leurs billevesées, leurs chimères ou philosophiques
ou sentimentales. Parmi les acteurs du grand drame historique, il
n'aura d'admiration ou d'indulgence que j)our ceux qui ont été avant
tout des réalistes : Mirabeau ou Talleyrand, Frédéric ou Napoléon.
Il pardonnera beaucoup à Danton pour ce sens des réalités qui était
en lui, il exécrera Robespierre pour ce mélange d'idéologie et de
mysticisme qu'U avait appris à l'école de Rousseau. « Condorcet
avait bien jugé et de très haut Danton. Ce formidable démagogue
était né homme de gouvernement. 11 possédait les parties essentielles
de l'homme d'État... Rien d'abstrait et de chimérique en ses proposi-
tions : elles sont toutes pratiques et toutes réalistes. Il ne se pique
pas de théories sociales, il ne se soucie point de gouverner l'homme
idéal; il s'occupe de mener les hommes qui l'entourent, qu'il connaît,
avec lesquels il vit. La patrie n'est pas pour lui la cité cosmopolite
d'une utopie, c'est la France dont ses pieds foulent le sol et dont il
respire l'air. » Robespierre est le sophiste et l'utopiste. « Il se croit
appelé à régénérer le monde. 11 porte le secret du salut de l'humanité.
Il le révélera quand l'heure sera venue; il agit avec la certitude qu'il
le possède... 11 est le messie dont Rousseau a été le précurseur... Il
confond, dans sa vanité qui est incommensurable, l'intérêt de son
existence, celui de la Révolution, celui du genre humain. Il élève ainsi
à l'état de mission providentielle cette peur qui le talonne et ce souci
de sa personne qui le pousse sans cesse à réclamer de nouveaux sup-
plices pour anéantir de nouveaux ennemis... Il n'avait de la logique
que les formules; les lignes de sa pensée étaient comme celles des
géomètres qui ne sont ni larges ni profondes et qui ne paraissent
aller si loin que parce qu'elles ne mènent à rien... » Chez Albert Sorel
l'obscurité des théories et le vague des mots contrarient un goût pas-
sionné de clarté, comme le charlatanisme révolte son besoin de sim-
plicité. De la nature normande, il avait, aussi bien que le bon sens, la
prudence avisée, la sagesse et la finesse. 11 aurait été homme à jouer
son rôle dans cette histoiie diplomatique qu'il se réduisit à écrire. Il
REVUE LITTÉRAIRE. 449
est à l'aise au milieu des négociations : il se débrouille, avec une
remarquable sûreté, à travers les affaires les plus compliquées; il
éprouve du plaisir à démêler cet écheveau. A ces qualités de sens pra-
tique et de finesse, — pour être en règle avec l'hérédité normande et
ne pas l'aire injure à Corneille, — encore est-U juste d'ajouter une cer-
taine grandiloquence, le goût de ce qui est noble, fort et généreux.
Telle était la tournure d'esprit que Sorel avait reçue de ses origines,
de sa race, de son milieu natal. Elle allait être accentuée et fortifiée
par les leçons que lui réservait la vie. Car ceci est un trait essentiel et
sans lequel on ne comprendrait pas l'un des mérites les plus signifi-
catifs de son œuvre : U a été mêlé aux affaires, n a vu les hommes et
les choses, il a observé comment les individus agissent sur les masses.
De bonne heure distingué par Guizot et encouragé par lui, 0 avait fait
des études de droit. Il avait séjourné en Allemagne où il put être témoin
du mouvement qui préparait les événemens de 1870. Diplomate de
carrière, il fut, à Tours et à Bordeaux, associé de très près aux négocia-
tions du gouvernement de la Défense nationale. Il était attaché au
ministère des Affaires étrangères, quand, en 1875, un nouveau conflit
fut sur le point d'éclater. Puis ce confident des Ghaudordyet des Decazes
devint secrétaire général du Sénat : sans s'être jamais empsisonné dans
aucun parti, il se trouva toujours au cœur même de la politique.Cette
pratique des affaires et ce voisinage des hommes qui les dirigent, voila
ce qui est inestimable pour mettre en déroute l'esprit de chimère. Et
voilà ce qui donne à l'œuvre de l'historien une consistance, un relief, et
une couleur qui manquent chez ceux qui n'ont aperçu la vie publique
qu'à travers les fenêtres de leur cabinet de travail. Nulle part cette sorte
d'expérience n'est plus nécessaire que dans l'histoire diplomatique. La
critique elle-même des documens y dcAient impossible, si on ne sait
comment ils ont été faits. Il faut avoir sui\i une négociation, connu
par soi-même une ambassade et un cabinet, voyagé, vu les étrangers,
fréquenté les diplomates. Rien ne remplace ce tact particulier qu'on
n'acquiert que par le frottement des hommes et le spectacle des
affaires. C'était ce que Sorel regrettait de ne pas trouver dans une
œuvre parallèle à la sienne, celle de Sybel, dont il appréciait d'aUIeurs
hautement les mérites. Pour sa part, il savait tout ce qu'il devait à ce
poste de spectateur privilégié qu'il lui avait été donné d'occuper. « J'en-
seigne depuis vingt-cinq ans l'histoire des relations de la France mo-
derne avec l'Europe, et, avant de rechercher cette histoire dans le
passé, j'ai vu, dans une des crises les plus terribles que la France ait
jamais traversées, comment cette histoire se fait dans le présent. J'ai
TOME XXXIV- — 1906. 20
450 REVUE DES DEUX MONDES.
appris à lire les documens diplomatiques en voyant comment on les
écrit, et j'ai appris à traduire les mots abstraits et ternes en réalités
menaçantes et redoutables, lorsque j'ai éprouvé tout ce que la rhéto-
rique glacée des 'hancelleries masque trop souvent de passions, de
haines, de convoitises et de perfidies. Depuis "vàngt et un ans, je suis
témoin, collaborateur de ^œu^Te législative. J'ai vécu la vie des
assemblées... » C'est aussi bien ce qui va lui permettre de comprendre
d'abord, et ensuite d'animer, de débarrasser de leur poussière, et
d'éveiller de leur sommeil les textes où dort la mémoire du passé.
Nul n'a été plus que Sorel un patient fouilleur de documens. H avait
fréquenté l'École des Chartes. 11 y avait trouvé un. initiateur en Qui-
cherat, auquel il fut toujours reconnaissant de lui avoir « montré com-
ment on suit le développement de la pensée et de la vie humaine à
travers les monumens de l'humanité. » 11 a passé une partie de sa vie
dans les recherches d'archives. Il était discipliné aux plus rigoureuses
méthodes de l'érudition. Mais sur le squelette que fournissent les
documens il savait qu'il faut faire palpiter la chair et courir le sang.
S'il y réussissait, c'est d'abord grâce à ce contact qu'il ne perdit jamais
avec la réalité des afif aires.
Ce qui n'est guère moins important, c'est que pour devenir histo-
rien, Sorel comprenait l'impérieuse nécessité d'être un littérateur,
n avait commencé par écrire des romans et par faire des vers. Il était
passionné pour la musique, et la savait en homme qui en a étudié la
technique. Une symphonie le ravissait par la merveille de l'agence-
ment et du dessin. Très soucieux du style, attentif à l'équilibre de
la composition et à l'éclat de la forme, il ne lui suffisait pas de trou-
ver l'expression juste : il la voulait relevée encore de quelques-unes
de ces images qui portent l'idée, qui l'aident à se détacher du livre et
à faire son chemin par le monde. Il n'est pas une de ses pages qu'il
n'ait recommencé plusieurs fois et jusqu'à ce qu'il l'eût amenée au
point qu'il désespérait de dépasser. Il y a plus. Et s'il est inutile de
répondre à ceux qui prétendent réduire l'historien à accumuler les
petits faits, à entasser les documens, encore faut-il s'expliquer avec
ceux d'après qui l'art en histoire ne servirait que pour l'ornement, et
consisterait tout juste dans l'agrément de la forme. C'est de tout autre
chose qu'il s'agit; et l'art n'est ici rien de moins qu'une condition
même de la vérité. « Comme le peintre analyse et fixe en lignes les
formes, décompose et fixe en taches immobiles les couleurs que nous
voyons passer, frémir et fuir devant nos yeux, l'historien dégage en
leur suite et enchaîne en leurs rapports les événemens que les con-
REVUE LITTÉRAIRE. 4ol
temporains accomplissent sans les connaître, ou considèrent sans les
comprendre. Il leur donne les proportions, il les place en leur recul;
ce faisant, il nous les rend intelligibles et mémorables. Il les ramène
aux conditions de l'esprit humain. Le spectacle des choses humaines
a son optique qui est sa règle de vérité. » De même, on se trompe
volontiers, ou on affecte de se tromper, sur le sens du mot : littéra-
ture. On feint de croire qu'avec la littérature c'est la fantaisie qui s'in-
troduit dans l'histoire, aux dépens de l'exactitude. On ne s'aperçoit
pas que l'histoire manque son but si eUe n'appelle pas la littérature à
son secours. En effet, l'objet de la littérature n'est autre que de nous
donner l'impression de la vie et de nous en révéler le sens: il con-
siste à dégager, de tout ce qui le masque et le cache, l'élément humain.
Sans le moyen de la littérature, on n'atteint pas jusqu'à l'homme. Or
c'est l'homme qui, dans sa nature, ses instincts, ses passions, ses
désirs, ses convoitises, garde la clef des événemens historiques. Cet
homme dont l'historien doit s'occuper, ce n'est pas l'être imper-
sonnel et sans physionomie, mais l'homme vivant et agissant. Il
l'étudié tantôt comme individu, quand il fixe le rôle joué par un chef
d'État, un général, un diplomate, tantôt comme élément d'une foule.
Et, « la foule n'est pas, comme l'Océan, une agglomération de gouttes
d'eau toutes identiques; c'est la réunion d'êtres dont chacun est une
personne. » Notons en ce sens un aveu que fait Sorel, ou plutôt un
hommage qu'il rend à la littérature. Il signale quelque part l'impor-
tance d'une notion qui, de plus en plus, tend à s'introduire dans
l'histoire : celle du rôle des foules. Or tandis qu'on y voit géné-
ralement une application des sciences physiques, tout au contraire
Sorel remarque très justement que c'est une idée de romancier et
une idée de poète. « Elle n'est pas un corollaire, dans l'étude des so-
ciétés, du rôle des infiniment petits dans le corps humain, de la con-
currence vitale, du suffrage universel et des révolutions des microbes
dont Pasteur a découvert l'existence et défini les lois ; c'est une vue
toute d'intuition, et l'histoire l'a reçue de la littérature ; Shakspeare
dans Jules César, Tolstoï dans la Guerre et la Paix. Balzac en était
pénétré. » Ainsi la littérature apparaissait à cet historien ce qu'elle est
vraiment : le plus sûr instrument d'investigation que nous ayons pour
pénétrer dans le cœur humain, où se trouve aussi bien le secret de _
toutes les affaires humaines.
Empreinte de la race normande, leçons de l'expérience et des
affaires, goût de la littérature entendue à la manière classique, tout ici
agit dans la même dii-ection : tout concourt à développer chez Albert
452 REVUE DES DEUX MONDES.
Sorel le sens du réel. On devine la conception qu'il se fera de l'his-
toire et la méthode qu'il y apportera. Il est exactement à l'opposé des
philosophes qui partent' d'une idée et bâtissent un système auquel il
leur restera ensuite à plier les faits. Lui, au contraire, part des faits.
Ces faits ce sont tout uniment les plus grands ou les plus gros, les
faits massifs, populaires, qui se voient de loin. Il les compare aux
monumens d'une ville : ils donnent les points de repère et les points
d'attache; ils sont à l'histoire ce que le Panthéon, Notre-Dame, l'Arc
de Triomphe, les InvaUdes sont à Paris. 11 s'impose comme règle de
ne jamais perdre de vue ce « fait brutal, indiscutable, qui est arrivé, que
rien ne changera plus. AusterUtz a été une victoire, Waterloo une
défaite : toutes les révélations du monde n'y feront rien, et c'est sur
l'événement qu'il faut en juger. Les nouveautés en histoire ne portent
jamais que sur l'explication du fait. » Le rôle de l'historien n'est que
de trouver le chemin qui permet de passer d'un fait à un autre ; son
œu\Te ne consiste qu'à recomposer la trame de l'histoire en nous faisant
saisir la suite, et l'enchaînement des faits. Mais pour que cette suite
apparaisse, il est nécessaire de remonter dans la série des causes. Elle
échappe à qui Umite son regard au présent; elle se révèle à qui prend
dans le passé son point de perspective. Rappellerons-nous que c'était
l'opinion de Bossuet? L'historien auquel on a si fort reproché de
n'avoir composé qu'une œuATe « oratoire » s'occupait justement de
rechercher les causet: éloignées de « ces grands coups dont le contre-
coup porte si loin ; » et c'est lui qui écrivait : « Tout est surprenant à ne
regarder que les causes particulières et néanmoins tout s'avance avec
une suite réglée. » Sorel, avec son habituelle loyauté, s'est empressé
de souUgner cette fdiation de ses idées. Et il est singulièrement ins-
tructif de voir l'un des historiens les plus pénétrés des idées modernes,
citer à deux reprises le Discours sur V Histoire universelle, dans Vlnlro-
duction de son grand ouvrage, et le disciple de Montesquieu, de Guizot,
de Tocqueville, de Taine et de Fustel de Coulanges, se recommander
d'abord de Bossuet. Faire rentrer dans l'histoire de la Révolution la
notion de continuité, c'a été l'œuvre même d'Albert Sorel. Il a montré
qu'entre l'ancienne France et la nouveUe, il n'y avait pas eu de bri-
sure. C'est le service qu'il a rendu à l'histoire de France, et il faut
ajouter: à la France. C'est par là qu'il a été original, hardi, novateur.
Jusqu'alors apologistes ou adversaires de la Révolution, et qu'ils
la tinssent pour providentielle ou pour diabolique, voyaient en
elle un fait anormal et monstrueux, éclatant au milieu de notre
histoire afin d'en troubler le cours et d'en déranger les lignes. Sorel
REVUE LITTÉRAIRE. 453
va montrer qu'au contraire la Révolution n'a pas rompu la marche des
événemens, qu'elle est un épisode de dimensions extraordinaires,
sans doute, mais de même nature et soumis aux mêmes lois que
les autres ; il la présente comme une suite nécessaire de l'histoire de
l'Europe et fait voir « que cette révolution n'a point porté de consé-
quence même la plus singulière qui ne découle de cette histoire et ne
s'explique par les précédens de l'ancien régime. » Cette thèse neuve
et féconde, l'historien la développe avec une richesse d'aperçus, U
rétablit avec une abondance et une force de démonstration qui, sur
les points essentiels, ne permettent pas la contradiction. C'est l'idée
inspiratrice du livre ; c'en est l'âme. Est-U besoin de redii'e que les
Jacobins n'eurent qu'à reprendre les maximes du pouvoir absolu et à
s'approprier les mesures des anciennes proscriptions, sans d'ailleurs
que ce soit pour eux une excuse d'avoir emprunté ses pires pratiques
au régime qu'Us prétendaient détruire ? Mais à la fin du xvni^ siècle on
retrouve dans toute l'Europe ce goût de réformes et de nouveautés,
cette inquiétude, cet enthousiasme, ces espérances qui vont amener
la Révolution. Si elle éclate d'abord en France, c'est parce que la
France était alors le pays le plus prospère, celui où les mstitutions du
moyen âge ayant été le plus complètement détruites, on en supportait
les débris avec plus d'impatience. Si la France la première adopte et
propage à travers le monde les idées de la Révolution, c'est grâce à
ces facultés d'enthousiasme et de vertu conquérante qui, à d'autres
époques, l'ont pareillement caractérisée. La France n'a pas changé et
ce sont ses « morts « les plus lointains qui « parlent » et qui agissent
par la voix et par les actes de leurs descendans. Les hommes qui gou-
vernent la France en 1795 sont ces formidables légistes, armés et
bardés de fer, descendans directs des chevaliers es lois de Phihppe le
Bel, émules excessifs de RicheUeu, continuateurs démesurés de
Louvois. Les « frontières naturelles, » que réclament les Conven
tionnels pour la France, sont celles mêmes que la légende avait esquis-
sées et que l'histoire dessinait depuis des siècles. L'élan qui pousse
les soldats de la Convention contre l'étranger procède de la même
révolte de sentinient national, de la même impulsion héréditaire
qui avait sauvé la France, aux temps de la guerre de Cent ans et des
guerres de religion. La \dctoire réveille dans les âmes tous les ins-
tincts anciens de gloire, de croisade, d'éclat et d'aventures, « ce fonds
de roman de chevalerie et de chanson de geste que porte en soi chaque
Français. »
Un exemple entre cent fera bien comprendre quelle lumière pro-
454 REVUE DES DEUX MONDES.
jette sur l'histoire de la Révolution cette notion de la survivance du
passé. Les apologistes de la Terreur se sont plu à propager la légende
d'après laquelle les excès mêmes de la tyrannie et la cruauté des
exécutions des Terroristes auraient eu pour résultat de sauver la
France en faisant du patriotisme une nécessité. Gela est proprement
dépourvu de sens. « Si l'on s'en tient à la concordance des faits, écrit
l'auteur de V Europe et la Révolution française, si l'on a par malheur le
regard assez borné et l'esprit assez court pour n'apercevoir que ces
deux objets; un écbafaud et une armée, un gouvernement qui exter-
mine et des héros qui se dévouent, et si l'on conclut de l'un à l'autre,
on en arrive à ce paradoxe d'attribuer à la tyrannie la plus avilissante
que la France ait subie, l'œuvre la plus magnifique qu'ait exécutée le
génie français. La chaîne se brise, il n'y a plus de proportions, par-
tant plus de vérité. » En effet, il y a un troisième terme qu'il faut faire
intervenir, et qu'on ne découvre qu'à condition de se placer assez haut
pour l'apercevoir dans le lointain: c'est le passé de notre race et c'est
notre génie national. D'où viendrait l'héroïsme si ce n'est d'une tra-
dition héroïque? « Si. l'on considère les Français de 1792, on recon-
naît dans cette foule de pauvres gens qui s'en vont aux frontières
combattre pour la liberté de la France et pour celle du vieux monde,
les descendans de ces guerriers illuminés du moyen âge, intrépides
et violens, qui marchaient au miracle à l'appel de leurs moines. » La
France a été sauvée malgré la Terreur, disait déjà Michelet... Aussi
bien, cette idée de la continuité dans l'histoire révolutionnaire, au
moment où Sorel la présenta était nouvelle et pouvait sembler para-
doxale : elle est aujourd'hui une de ces notions entrées dans le
domaine courant et qui font partie du commun patrimoine des idées.
De même qu'il rattache les événemens de la Révolution à notre
passé, l'auteur de l'Europe et la Révolution française insiste sur le rap-
port qu'ils soutiennent avec les événemens contemporains dont l'Europe
était alors le théâtre. Si la Révolution n'est pas en dehors de notre his-
toire, elle ne saurait être davantage indépendante de l'ensemble des
faits au milieu desquels eUe s'est produite, qu'elle a en partie déter-
minés chez nos voisins et dont elle a dû à son tour subir le contre-
coup. C'est ici la seconde des idées directrices de Sorel et qui procède A
aussi bien de la même conception, ou pour mieux dii-e de la même ■
vision concrète de la réalité, puisqu'on ne peut, si ce n'est par un ■
effort d'abstraction, séparer les faits de leur ambiance et mesurer le
mouvement sans tenir compte de la résistance qu'il a provoquée.
Sorel était frappé de voir qu'on eût si souvent écrit l'histoire intérieure
REVUE LITTÉRAIRE. 455
de la Révolution, comme si la France eût été seule dans le monde,
sans rivaux, sans jaloux, sans ennemis. « On a fait trop insuffisante la
part de l'Europe, de ses princes, de ses peuples, de leurs prétentions,
de leurs traditions, de leurs convoitises de la terre, de leurs desseins
de suprématie... J'ai essayé de faire cette part plus exactement. »
L'Europe avait commencé par assister sans inqpiiétude au mouvement
révolutionnaire ; les penseurs y avaient applaudi, et les chefs d'État s'en
réjouissaient, très persuadés que c'était pour la France une cause cer-
taine d'affaiblissement. Mais il fallut bientôt s'éveiller de cette sécurité.
Car si la Révolution baigne dans le passé, ou si les traditions du passé
s'y insinuent, d'autre part elle offre un caractère nouveau, qui la
différencie de toutes les révolutions qui l'avaient précédée en Europe :
c'est le prosélytisme, la frénésie de propagande. Elle veut porter dans
tous les pays les idées françaises ; mais en travaillant au triomphe de
ces idées, elle poursuit en même temps celui de la suprématie fran-
çaise et devient une menace pour les États européens.
Ces deux points établis — le lien avec le passé de notre histoire,
le lien avec la politique de l'Europe — l'historien de la Révolution n'a
plus de peine à dérouler la trame ininterrompue où se succèdent tous
les événemens. Les guerres de la Révolution font suite à celles de la
monarchie, nous mettant aux prises avec les mêmes adversaires pour
la possession des mêmes avantages; les guerres de l'Empire font
suite aux guerres de la Révolution. Danton s'écriait : « Les limites de
la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs
quatre points : à l'Océan, aux bords du Rhin, aux [Alpes, aux Pyré-
nées. » C'est la maxime d'État d'où vont sortir -vdngt-trois années de
guerre. A aucun moment l'Europe n'admit que la France conservât
ses limites naturelles. Une fois engagés dans cette lutte, ni le gouver-
nement révolutionnaire, ni celui de Napoléon ne pouvaient plus
s'arrêter. La politique de l'Empire continue celle du Directoire, qui
avait continué celle de la Convention. On a coutume démettre sur le
compte d'une insatiable avidité de conquêtes l'enchaînement des
guerres napoléoniennes ; le fait est qu'il y faut plutôt voir un effet de
la force des choses. A maintes reprises Napoléon a souhaité la paix,
d'autant plus sincèrement qu'elle était tout à son profit. Après
Marengo, il n'avait plus rien à gagner à la guerre. La paix, une
paix splendide, était sa raison d'être au pouvoir et la garantie de
son gouvernement. La paix partout, dans la société par le Code ciA^l,
dans les âmes par le Concordat, la réorganisation du travail, de l'in-
dustrie, du commerce, du crédit de la France, voilà le programme du
45G RRVUE DES DEUX MONDES.
CoQiUlal. La grande chimère de Napoléon est d'avoir cra cette paix
possible et de l'avoir cru jusqu'aux dernières catastrophes. « Cette
chimère qui trahit chez ce grand réaliste un côté de spéculation dans
l'espace, un fond de mathématicien, sans quoi il n'eût pas été com-
plètement de son siècle, et ne l'eût pas dominé, c'est l'idée a priori
qu'il y a une limite, une fm logique, un système coordonné définitif
dans les choses humaines, que la raison de l'homme peut concevoir
«e système, et la main de l'homme le disposer... » Après Austerlitz,
même désir passionné de la paix. Mais l'Empereur connaissait les dis-
positions de l'Europe, qui, elle, n'accorderait la paix que comme
une trêve et pour la rompre. C'est pourquoi il se met en mesure de
rendre aussi formidable que possible le statu quo dont il entendait
exiger la reconnaissance. « Le Grand Empire, comme la plus grande
République du Directoire, dérive de cette nécessité de contraindre
l'Angleterre à la paix française. Napoléon l'entoure des rois de son
sang, créés et investis par lui, comme le Directoire s'entourait de
républiques suscitées par la République française et à son image. »
Cependant ce continuel état de guerre avait pour résultat de faire
germer, croître, s'épanouir chez les peuples étrangers une des prin-
cipales idées que la Révolution leur avait apportées. Elle prêchait que
les peuples s'appartiennent, et doivent être maîtres chez eux. Elle
les appelait à l'indépendance. Elle exaltait le sentiment national. A
mesure que ce sentiment s'affermissait, il devenait pour la France
plus menaçant. Car la première application qu'allaient faire les nations
du principe sur lequel on fondait le droit nouveau, c'était justement de
s'affranchir de la domination française. Ainsi nos désastres devaieni
provenir du triomphe même de l'idée dont nous nous étions faits les
champions et qui se retournait contre nous. L'Empire qui continuait
la tradition révolutionnaire devait succomber sous la poussée d'un
dogme issu de la Révolution. Par une espèce d'ironie, ou plutôt par
une conséquence logique, la R'^volution qui s'était faite au nom de la
paix et de la fraternité universelle des peuples, avait substitué à
l'Europe cosmopolite, où dominaient la culture et l'influence françaises,
une Europe où la France allait se trouver entourée de nationalités
rréduclibles.
On voit assez comment la vie circule dans l'histoire ainsi comprise.
L'œuvre prend en même temps un incontestable caractère de grandeur
Albert Sorel avait une hantise des horizons reculés jusqu'à l'infini.
A l'ami qui l'accompagnait dans ses promenades en Normandie, il
réoétait souvent: « Allons plus haut, là où l'on découvre la mer... » Il
REVUE LITTÉRAIR2. i^l
aimait à embrasser de vastes étendues. De même pour l'histoire : si
large que fût le tableau, il croyait nécessaire de donner l'impression
qu'ily a plus d'espace derrière la toile que sur la toile même. « Comme
du bruissement de la forêt ou de celui de la mer, des chants semblent
s'élever jusqu'à nous, il faut que des voix montent du passé, mysté-
rieuses et distinctes. » Au surplus, cette importance donnée à la pres-
sion du passé, n'aboutit pas chez l'historien au fatalisme. S'il recon-
naît une nécessité en histoire, c'est une nécessité qui ne provient
que de l'accumulation d'actes humains : elle a été faite par des
hommes, elle peut être défaite par d'autres hommes. Plus encore qu'aux
impulsions de l'homme de génie, Sorel croit aux efforts multiples,
innombrables d'une (foule, de tous ces humbles qui composent un
peuple. Il est persuadé qu'aucune tâche n'est au-dessus de cet effort
collectif et volontaire. Cette idée donne à son récit une valeur morale,
y répand la chaleur et l'émotion. C'est sous le coup des évéaemens
de 1870 qu'Albert Sorel conçut la première idée de son livre. Il voulut
en faire une œuvre d'impartialité sans doute, mais aussi une œuvre de
patriotisme et un moyen de relèvement. Ce relèvement de son pays,
au moment où U terminait son livre, U n'avait pas cessé d'y croire. Il
évoquait aux dernières lignes l'image de ces petites gens, de ces
pauvres diables de chez nous qui ont fait, dans la suite des temps, de
si grandes choses. 11 continuait d'en attendre beaucoup. Il protestait
de sa « foi inébranlable dans les destinées de son pays. » Une telle assu-
rance, venant d'un homme qui avait pénétré si avant dans les secrets
de notre histoire, a beaucoup de prix. A vrai dire, en traçant à grands
traits ce mouvant tableau d'une des périodes décisives de notre passé,
Albert Sorel travaillait à préparer au pays cet avenir meilleur qu'il
lui souhaitait, puisque son livre enseigne à chaque page la largeur
des vues, le respect du vrai et un pareil amour pour cette ancienne
France et cette France nouvelle — qui ne font qu'une France .
René Doumic.
REVUES ÉTRANGÈRES
LES MÉMOIRES D'UN AVENTURIER IRLANDAIS
Buck Whaley's Memoirs, edited, with Introduction and Notes, by
Sir Edward Sullivan, 1 vol. in-8°, Londres, 1906.
Un soir du commencement de l'année 1788, tout le beau monde de
Dublin était réuni, à table, dans l'hôtel somptueux du duc de Leinster.
n y avait là, à côté d'un grand nombre de dames de l'aristocratie anglaise
et irlandaise, les principaux représentans de la « jeunesse dorée » de
l'endroit ; membres du Club du Feu d'Enfer, dont les mystérieuses
orgies faisaient à la fois le scandale et l'admiration de la ^^lle, ou bien
de ce Club de Daly dont les volets, — toujours fermés depuis midi,
pour que l'on pût y jouer avec plus d'entrain à la lumière des lampes,
— ne s'ouvraient que, de temps à autre, pour livrer passage à un tri-
cheur qu'on lançait à la rue. Il y avait là quelques-uns de ces buc/cs
(daims, ou boucs) de Dublin, que toutes les capitales de l'Europe en-
viaient justement à la capitale irlandaise : le Buck Sheehy, lord
Clonmell, ou peut-être ce Buck English qui, un jour, au cabaret,
ayant tué un domestique, avait simplement réglé l'affaire en deman-
dant qu'on lui comptât ce domestique, sur sa note, pour cinquante
li\Tes sterling. Mais le héros de la fête, ce soir-là, était un autre buck,
Thomas Whaley, un garçon de vingt-deux ans, dont on savait qu'il lui
avait suffi de cinq ans pour dépenser toute la grosse fortune qu'il avait
héritée de son père.
Avec le dernier argent qui lui restait, Whaley venait de se faire
construire, àPlymouth.un vaisseau de deux cent quatre-vingts tonnes,
armé de vingt-deux canons. Il avait commandé ce vaisseau sans avoir
REVUES ÉTRANGÈRES. 459
la moindre idée de l'usage qu'il pourrait en faire ; et comme, après le
souper, quelqu'un lui demandait, par plaisanterie, vers quel lieu du
monde il comptait d'abord se diriger, c'est à tout hasard qu'il répon-
dit : « Vers Jérusalem I » La réponse fut accueillie par un éclat de rire
unanime. La plupart des assistans affirmèrent que Jérusalem avait
cessé d'exister, depuis des siècles, de la même façon que Babylone, ou
que Tyr et Sidon ;les autres soutinrent que, si l'ancienne cité biblique
existait encore quelque part, ce n'était pas Whaley, en tout cas, qui
parviendrait à la découvrir. Le jeune buck, qui avait toujours adoré la
contradiction, fut ravi d'une aussi excellente occasion de se faire
valoir : il s'ofTrit à parier, contre tout le monde, qu'il irait à Jérusalem
et serait de retour à Dublin avant deux ans. Dès le surlendemain, les
enjeux du pari avaient déjà dépassé 12 000 livres sterling.
Voilà comment fut décidé le voyage de Thomas Whaley en Pales-
tine. Et le voyage eut lieu, — mais non pas sur le vaisseau commandé
à Piymouth, le jeune homme s'étant vu contraint de le vendre, aus-
sitôt construit; — et Whaley, s'il eut infiniment de peine à toucher les
sommes qu'il avait gagnées, s'acquit du moins, par cet exploit, une
célébrité immortelle : car il n'y a personne, aujourd'hui encore, en
Angleterre comme en Irlande, qui ne connaisse le nom de ce « Jéru-
salem Whaley » qui, — pour citer une des innombrables chansons
composées à sa gloire, — « étant très à court d'argent, et ayant l'ha-
bitude d'étonner son monde, a parié plus de 10 000 livres qu'il visi-
terait les Lieux Saints. » Mais on s'était toujours demandé, jusqu'ici,
ce que pouvaient être devenus les mémoires que l'aventurier irlandais
passait pour avoir écrits, au retour de son voyage; et la surprise et
le plaisir ont été grands lorsque, le mois passc, l'on a appris que ces
mémoires qu'on croyait perdus allaient enfin être publiés.
Ils avaient été découverts, tout récemment, par un érudit irlan-
dais, sir Edward Sulhvan, dans des circonstances assez singulières.
Étant entré, par hasard, à Londres, dans une salle de ventes, M. Sul-
livan s'était fait adjuger deux volumes reliés, que l'on vendait unique-
ment pour la beauté, ou plutôt pour le luxe un peu prétentieux, de
leur reliure. Sous cette reliure en maroquin rouge lourdement doré
se trouvait un manuscrit, signé des initiales W. M., et intitulé:
Voyages dans diverses parties de V Europe et de l'Asie, et notamment à
Jérusalem, avec un récit sommaire de la vie de V auteur, et ses mémoires
privés. Le manuscrit était une copie très soignée, évidemment faite en
vue de l'impression : au bas de la page du titre, écrite à l'imitation
d'un titre imprimé, on avait mis : « Dublin, 1797. » Et un coup d'œil jeté
460 REVUE DES DEUX MONDES.
sur le texte suffit à sir tilward Sullivan pour lui prouver que les deux
volumes qu'il venait d'acheter étaient bien les mémoires inédits de
Jérusalem Whaley, dont un ami intime de celui-ci avait fait mention,
dans une notice nécrologique, en 1800, au lendemain de la mort du
voyageur. Cependant, le nouveau possesseur du manuscrit ne voulut
point s'en tenir à cette première certitude, et se livra à une longue en-
quête supplémentaire, qui eut pour résultat de rendre absolument in-
contestable l'authenticité de sa précieuse trouvaille. Non seulement,
en effet, des descendans de Whaley mirent à sa disposition un autre
manuscrit des mêmes mémoires, mais il eut encore la bonne fortune
de découvrir le journal de route d'un certain capitaine Moore, qui
avait accompagné Whaley à Jérusalem, et 'dont le récit concordait
pleinement avec celui du célèbre « beau » irlandais.
Et, delà confrontation de ce journal de route du capitaine Moore
avec les mémoires de Whaley, une seconde conclusion s'est trouvée
ressortir, qui doit avoir achevé de décider sir Edward Sullivan à la
publication de son manuscrit : c'est que Whaley, avec tous ses vices,
n'a jamais menti, dans ce qu'il nous raconte de ses aventures. T.e fait
est qu'il n'y a pas un seul point, dans toute sa relation du voyage
à Jérusalem, où son récit s'écarte sérieusemiènt des notes prises,
au jour le jour, par son compagnon : de telle sorte que nous avons
tout droit de supposer que Whaley n'a pas été moins véridique dans
cette autre partie de ses souvenirs où, faute d'avoir personne pour
nous permettre de contrôler ses affirmations, nous sommes plus ou
moins forcés de le croire sur parole.
Cette autre partie, malheureusement, tient assez peu de place dans
l'en-^enible du manuscrit : soit que Whaley ait considéré son voyage à
Jérusalem comme l'événement capital de sa vie, ou plutôt que, ayant
recueilli des notes tout le long de sa route, il ait voulu ensuite les uti-
liser jusqu'au moindre détail. Sur les 340 pages que remplissent ses
Mémoires, dans l'édition nouvelle, le fameux voyage, à lui seul, en
occupe tout près de 250; et l'on ne peut s'empêcher de regretter que
l'auteur n'ait pas traité avec le même développement maints autres
épisodes de son aventureuse carrière, qui auraient eu beaucoup plus
de quoi nous intéresser que son itinéraire de Dublin à Jérusalem.
Non pas, pourtant, que cet itinéraire soit jamais ennuyeux, ni même
qu'on ne puisse y trouver une foule de petites particularités instruc-
tives ou divertissantes. Tout en étant, à coup sûr, ce qu'on pourrait
hardiment appeler un « drôle, » Jérusalem Whaley est un homme
REVUES ÉTRANGÈRES. 461
fort intelligent, lettré, spirituel, bon observateur, avec un mélange
singulier de résignation philosophique et de cynisme ingénu. Lors
même que, suivant l'usage invariable des voyageurs de son temps, il
emprunte à d'autres livres les élémens de ses descriptions, il sait
donner à ses emprunts un tour original ; et souvent aussi il regarde et
juge pour son propre compte, notamment quand il s'agit des femmes,
dont il reste également curieux sous toutes les latitudes, ou encore
quand il s'agit des mille formes diverses que prennent, dans les divers
pays, toute sorte de vices dont personne ne connaît mieux que lui
la forme anglaise, ou européenne. Il y a, dans son livre, des portraits
d'ivrognes, de joueurs, de proxénètes, de charmans et dangereux
coquins, que j'aimerais à pouvoir citer, en leur opposant même une ou
deux figures naïvement touchantes de braves gens, comme celle de ce
Supérieur de la mission catholique de Jérusalem, qui féhcite si chaude-
ment le jeune homme de l'objet pieux de son pèlerinage que Whaley,
rouge de honte, se demande s'il ne va pas lui révéler le véritable objet
de son excursion au tombeau du Sauveur. Voici, du moins, quelques
passages, que je prends un peu au hasard, et qui pourront donner une
idée de l'attrait piquant de ce long récit :
A Srayrne, les douanes étaient affermées à un Turc orgueilleux, qui se
montra surpris que nous ne fussions pas venus, en personne, lui présenter
nos hommages. Ayant été informé do la manière de penser de ce fonction-
naire, et du grand attachement qu'il avait pour les petits pourboires, je
mis une lorgnette dans ma poche et, en compagnie de M. L..., je me rendis
aux btireaux de la douane, où nous découvrîmes que ce fermier général à
longue barbe nous attendait, et se proposait de nous recevoir en cérémonie.
Introduits dans sa salle d'apparat, nous le trouvâmes assis à terre : il ne
daigna pas nous favoriser d'un regard, mais nous ordonna de nous asseoir
et de prendre des pipes. J'étais encore depuis trop peu de temps en Turquie
pour avoir déjà adopté la coutume de fumer; mais mon compagnon m'in-
forma que je paraîtrais extrêmement impoli si je ne faisais pas, tout au
moins, semblant de fumer. Il me fallut donc me mettre une pipe entre
les lèvres; et ainsi nous restâmes, pendant plus d'un quart d'heure, sans
qu'une seule syllabe fût prononcée, bien qu'il y eût plus de vingt per-
sonnes réunies dans la salle. Puis on nous servit des douceurs, et puis un
peu de café sans sucre. Enfin, après cette collation, le douanier turc con-
descendit à rompre le silence, et nous demanda si nous avions, dans nos
malles, autre chose que des vêtemens. Sur notre réponse négative, il or-
donna aussitôt que notre bagage nous fût délivré sans être ouvert. Je lui
présentai alors ma lorgnette : il me fit l'honneur de l'accepter, mais sans
la regarder, ni me dire un mot de remerciement.
Et je fus très frappé, d'abord, d'une façon d'agir aussi incivile ; mais
bientôt, en connaissant mieux le caractère des Turcs, je découvris que cette
462 RKVUE DES DEUX MONDES.
façon d'agir ne procédait point ûu mauvais vouloir, ni de l'impolitesse. Les
Turcs, dans leur orgueil, ne veulent point que vous supposiez que quelque
chose qui leur vient de vous puisse leur apporter la moindre satisfaction.
En recevant un cadeau d'un chrétien, un Turc est persuadé que c'est lui qui
oblige, et jamais vous ne l'amènerez à concevoir que vous l'obligiez, si
même vous lui faites présent de la moitié de votre fortune.
Quelques jours après, à Fotcha Nova Whaley eut l'occasion
d'assister à une autre manifestation du caractère turc :
En revenant d'une de nos chasses, nous fûmes accostés par un musul-
man d'apparence tirs respectable, qui nous témoigna le désir de nous
accompagner à bord, pour voir notre bateau. Nous l'emmenàme^ donc avec
nous, et il sembla très touché de cette attention. 11 loua grandement l'odeur
de notre porter en bouteille, et approuva fort notre cuisine anglaise ; mais
lorsqu'on lui présenta un couteau et une fourchette, il se montra très sur-
pris de ces instrumens, et, après une tentative malheureuse pour en faire
usage, il eut recours à sa vieille méthode, qu'il trouva la meilleure, et dont
il fît un emploi excellent pour dévorer tout ce qu'il y avait sur la table qui
pût être mangé. Le dîner fini, nous lui offrîmes du vin, qu'il refusa; mais il
but une bouteille entière de rhum, qui ne fit que lui donner soif. Or,
comme notre provision de rhum était très réduite, je proposai de lui servir,
en échange, un peu d'eau de lavande, ayant lu dans les Mémoires de De
Tott que les Turcs absorbent parfois de grandes quantités de ce liquide
extrêmement violent. On lui en servit une bouteille, dont il but aussitôt la
moitié; et, certainement, il aurait achevé la bouteille si je ne la lui avais
retirée des mains. Et alors, le rhum et la lavande ayant commencé à
opérer, je ne pus m'empêcher d'éprouver de très sérieuses appréhensions :
car lorsqu'un Turc s'enivre, il ce se fait point de scrupule de tuer le pre-
mier ^taowr qu'il rencontre, et la loi ne punit ce délit que d'une légère bas-
tonnade. Cependant j'eus le plaisir de voir que notre hôte se tenait relative-
ment tranquille. Nous le ramenâmes au port, et le laissâmes là, à la garde
de Dieu.
A Chypre, Whaley s'achète une petite amie :
Jamais je n'oublierai ma tendre, fidèle et charmante Teresina, telle que
je l'ai achetée à ses parens. Quand je la vis d'abord, elle était assise devant
sa porte. La beauté de son teint, la régularité de ses traits, mais surtout la
simplicité innocente et modeste de son expression, me firent la considérer
avec ravissement. Ce que voyant, ses parens résolurent aussitôt de tournera
leur profit la vive impression que leur aimable enfant avait faite sur moi,
Un quartd'heuro après,le marché était conclu, j'avais payé environ 130 livres,
et Teresina m'appartenait. Pour étrange que cela puisse sembler, j'étais la
seule personne à m'étonner d'une transaction aussi extraordinaire. Teresina
versa bien quelques larmes en quittant ses parens, mais elles furent vite
séchées lorsque je l'eus pourvue des robes les plus coûteuses qu'on vendait
dans la ville. Elle était pleinement heureuse de sa situation nouvelle. Elle.
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REVUES ÉTRANGÈRES. 463
n'avait que treize ans, mais son âme répondait le mieux du monde à
l'admirable symétrie de sa personne : courtoise et affable pour chacun,
sans regret du passé ni souci de l'avenir, son unique préoccupation
était d'assurer le bonheur de celui qu'elle considérait comme un maître
et un bienfaiteur. Quant à moi, parvenu au terme de mon voyage, je com-
pris que c'était à la fois mon devoir et mon penchant d'assurer le sort de
cette adorable fille; et comme j'étais convaincu qu'elle ne pouvait pas être
insensible aux précieuses qualités de mon cher valet arménien, Paolo, qui
était sur le point de s'en retourner dans son pays, je leur proposai de se
marier ensemble, ce qu'ils acceptèrent tous deux avec un empressement
mêlé de reconnaissance... Heureuse simplicité ! Je laisse à nos philosophes
modernes le soin de la commenter; pour ma part, je ne rougis point de
reconnaître que j'admire de tout mon cœur la soumission passive et la
sage inphilosophie de ma chère Teresina, en même temps que je ne trouve
pas d'expressions assez fortes pour flétrir l'égoïsme intéressé de ses parens.
Mais bien d'autres voyageurs, avant et après Thomas Whaley,
nous ont promenés à leur suite sur les chemins de Jérusalem; et il
faut reconnaître que les plus sceptiques ont encore mis à leur pèleri-
nage un recueillement, une préoccupation de la beauté, ou du rôle
historique, des lieux visités, qui manquent vraiment un peu trop dans
les impressions de route du jeune Irlandais. On sent trop que celui-ci,
tout en ne négligeant aucun moyen de se divertir, — et H est homme,
je le répète, à goûter la vue d'une belle ruine, ou d'une inscription
curieuse, presque autant que celle d'une joUe fille, — n'a cependant
de pensée, au fond de son cœur, que pour le gros enjeu qui l'attend à
Dublin. Lui-même, d'aOleurs, nous le dit, avec sa franchise ordinaire.
Parmi les émotions de toute espèce que lui inspire le premier aspect de
Jérusalem, aucune ne lui paraît aussi importante à nous signaler que
« la perspective radieuse de terminer bientôt son expédition, et de
pouvoir se remettre en route vers l'Irlande. » Son voyage à Jérusalem
n'a décidément été, dans sa vie, qu'un incident pareU à cent autres,
une des cent folies où l'a entraîné, avec son besoin naturel « d'étonner
le monde, » l'extraordinaire passion d'aventures qu'il avait en soi. Et
c'est chose certaine que les quelques pages de son récit qui ne sont
point consacrées au fameux voyage, s'il avait consenti à les dévelop-
per,jlui auraient fourni la matière d'un livre infiniment plus intéressant
pour nous que celui que vient d'exhumer sir Edward Sullivan.
Ces quelques pages se répartissent en deux chapitres distincts,
dont l'un sert de préface au hvre, et l'autre d'épilogue. Le premier
nous raconte la jeunesse de Whaley; le second est un résumé rapide
464 RE\TJE DES DEUX MONDES.
des événemens qui ont suivi son retour en Europe, et notamment des
nombreux séjours qu'U a faits à Paris, pendant les plus tragiques
années de la Révolution.
Du premier chapitre on ne saurait donner une idée plus exacte,
me semble-t-n, qu'en le comparant à un chapitre de Gil Blas ou du
Roderick Random de SmoUetl, mais en ajoutant qu'il y a toujours,
chez Whaley, un accent particulier de véracité à la fois fanfaronne et
quasi honteuse, le ton d'un homme qui voudrait bien se vanter, et
qui, en même temps, est forcé de reconnaître que de plus malins
que lui l'ont conduit par le nez. Il raconte d'abord que, lorsqu'il
avait seize ans, sa mère, désirant qu'il terminât son éducation, la
envoyé en France, sous la garde d'un précepteur qui lui avait été
recommandé comme un homme de tout repos. Dès le lendemain de
l'arrivée à Paris, le précepteur propose à son élève de l'emmener au
théâtre; mais l'élève, « pour certaines raisons,» préfère rester à
l'hôtel; et quand le précepteur revient du théâtre, à minuit, U trouve
Whaley « en très fâcheuse compagnie. » Sur quoi le pauvre garçon
s'inquiète de la réprimande qu'il prévoit pour le lendemain matin; et
il est tout heureux de découvrir que son maître, en fait de reproche,
le blâme seulement de se faire tant de souci « pour une bagatelle. »
Cette largeur d'esprit, nous dit-il, « eut vite fait de me réconcilier avee
le caractère de mon précepteur, si bien que, depuis lors, nous vécûmes
ensemble dans les meilleurs termes. »
De Paris, les deux amis se rendent à Auch, où le précepteur a de-
meuré autrefois, et qu'il représente à son élève comme la ville de
France où il pourra le mieux « apprendre le français, et se perfec-
tionner dans les arts de l'équitation, de l'escrime, et de la danse. »
Whaley loue donc, à Auch, une « élégante maison; » mais il en loue
aussi à Cauterets, à Bagnères, et à Tarbes, pour plus de variété.
« Toutes ces maisons n'étaient qu'à quelques lieues l'une de l'autre ; et,
dans chacune, j'avais soin que les honneurs de ma table fussent faits
par une favorite. Mon précepteur, de son côté, voulut suivre mon
exemple ; en conséquence de quoi il prit sous sa protection une autre
beauté, avec laquelle il visita, tour à tour, mes diverses maisons. Mais
bien que nos goûts et nos penchans, au sujet du beau sexe, fussent
parfaitement pareils, je crus m'apercevoir que, en général, nous nous
entendions mieux de loin que de près; et, dès ce moment, sa visite à
l'une de mes résidences fut toujours, pour moi, un signal d'avoir à
me transporter dans une autre. »
L'auteur nous décrit, au passage, auelquos-unes des personnes
REVUES ÉTRANGÈRES. 465
qu'il a eu l'occasion de connaître, pendant ce séjour de plus d'un an dans
les Pyrénées: l'évéque de Tarbes, un certain comte deV..., le prince
et la princesse de Rohan. Ces derniers, le sachant très riche, lui au-
raient volontiers donné pour femme une de leurs filles ; mais la mère de
Whaley s'est opposée au mariage, en raison de la différence des reli-
gions : car j'oubliais de dire que Whaley était protestant, d'une famille
anglaise introduite en Irlande par Cromwell, et que son père s'était
même acquis le surnom significatif de « brûleur de chapelles. » De
telle manière que le jeune homme, se voyant condamné au célibat,
s'est empressé de séduire une jeune fille noble, cousine du comte de
V...; et cette nouvelle intrigue a eu pour effet de le contraindre à
quitter brusquement ses quatre maisons pyrénéennes. Dénoncé aux
parens de la jeune fille par un abbé, qu'il avait pris pour professeur de
français, il a publiquement fouetté ledit abbé, à Auch, sur le Cours,
ce qui lui a valu d'être mis en prison. Heureusement sa victime s'est
trouvée n'être qu'un faux abbé ; et Whaley, après quelques semaines
d'emprisonnement, a pu se retirer à Marseille, puis à Lyon, où d'ai-
mables jeunes femmes et des gentilshommes des plus « distingués »
lui ont gagné, après boire, des sommes incroyables. Le fait est que sa
merveilleuse facilité à perdre de l'argent lui avait procuré, dès lors,
une renommée européenne : car il nous apprend que deux nobles
étrangers sont venus tout exprès de Spa jusqu'à Lyon, pour lui pro-
poser une partie de cartes. A Paris, ensuite, il a rencontré une char-
mante jeune femme, dont le mari avait un emploi à la cour : et celle-
là, après huit jours de rendez-vous mystérieux, lui a encore soutiré
500 livres sterling. Mais comment analyser un récit dont tout l'attrait
est dans la finesse pittoresque des nuances, dans la piquante justesse
des traits de caractère, et dans un entremêlement continuel, aux anec-
dotes galantes, de réflexions « sociologiques » sur les mœurs pari-
siennes et provinciales des dernières années de l'Ancien Régime?
Tout autre est le ton du dernier chapitre, où Whaley raconte les
séjours qu'il a faits à Paris après son retour de Jérusalem, entre 1791
et 1793. L'Irlandais continue bien à commettre, et à nous avouer, toute
sorte d'extravagances plus ou moins malpropres ; mais il nous en
parle, à présent, avec la gravité d'un homme qui, ayant été jusque-là
toujours trompé et volé, estime avoir acquis, contre le monde, un
droit de représailles. Aussi bien a-t-il, désormais, des devoirs nou-
veaux. Il ne s'est pas encore marié, en vérité : mais il vit maritalement
avec une jeune femme « d'un goût exquis et pleine de sensibilité, »
TOME XXXIV. — 1900. 30
466 REVUE DES DEUX .MONDES.
miss Courtney, qu'il paraît aimer beaucoup, ainsi que les eiifa;ns-
qui lui sont nés d'elle. C'est maintenant pour eux, autant que pour
lui-même, quil a besoin de gagner de l'argent par tous, les moyens;
et ce sentiment, joint au progrès naturel des instincts de moraliste
que notre aventurier a toujours eus dans un recoin de son âme,
revêt les pages Anales de son récit d'une dignité sobre, sévère, un
peu mélancolique, qui ne laisse pas de nous en rendre la lecture à la
fois plus bizarre et plus agréable.
L'impression qui se dégage le plus nettement, pour nous, de cette
dernière partie des souvenirs de Whaley, c'est que jamais Paris n'a
été une vUle plus gaie, plus frivole, plus adonnée au plaisir sous
toutes ses formes, que pendant les crises les plus aiguës de la Révolu-
tion. Sans doute, cette impression tient surtout au caractère même du
narrateur; et il n'est pas sur[)renant qu'un homme comme celui-là, qui
trouvait le moyen de perdre de l'argent au pharaon sur les mines du
Temple de Jérusalem, ait trouvé le moyen de se refaire une fortune en
commanditant un tripot, au Palais-Royal, dans l'ancienne Chancellerie-
de la rue de Valois, pendant que se déroulait le procès de Louis XVI.
Mais Whaley ne nous introduit pas seulement dans ce tripot, où se
coudoient, chacune nuit, autour du tapis vert, les représentans les
plus notoires de tous les partis opposés : à chaque pas qu'il fait dans
Paris, des occasions s'offrent à lui de jouer aux cartes, de s'enivrer en
joyeuse compagnie, ou de repousser vertueusement les avances de-
quelque jeune et charmante beauté, aristocrate ou bourgeoise, roya-
liste ou sans-culotte. Évidemment l'un des premiers effets de la lièvre
révolutionnaire a été, non point peut-être d'aviver, mais d'enhardir,
d'émanciper, de précipiter au grand jour de la rue, la dépravation
produite, dans les mœurs françaises, par cent ans de paresse et de
« libre pensée. » C'est en soitant d'une partie de //assettc au Pavillon
de Hanovre que Whaley assiste au retour de la fainilh; royale, après le
drame de Varennes; et c'est au Café de Foy (|uil apprend, entre deux
parties de p/taro, les détails circonstanciés de l'exécution de Louis XVI.
Il y aurait à citer en outre, dans ce récit, mainte page précieuse
pour notre connaissance de l'histoire anecdotique des hommes et des
choses de la Révolution ; mais la place me manque, et, puisque je
viens de mentionner le retour de Varennes et l'exécution de Louis XVI,
ce sont ces deux épisodes que je vais choisir, parmi vingt autres,
pour achever de donner un aperçu sommaire de l'intérêt, comme
aussi de l'exactitude habituelle, du récit de Whaley. Voici d'abord Ifr
retour de Varennes :
REVUES ÉTRANGÈRES. 467
A trois heures de l'après-midi, je me procurai, avec l'aide de quelques
louis d'or, un siè^^c dans une sorte de théâtre, édifié, pour la circonstance, à
la porte des Tuileries.
L'ordre avait été donné qu'un profond silence fût observé, et que per-
sonne, sous aucun prétexte, ne se découvrit, f^e carrosse du roi était d'ail-
leurs entouré de gardes nationaux, qui formaient, autour de lui, une masse
iuipénétrable. Et j'ajoute que cet' ordre ne m'empêcha point de soulever
mon chapeau, au passage du roi : hardiesse que j'aurais payée cher, si uu
officier n'avait point persuadé aux sans-culottes de me laisser tranquille, en
leur assurant que j'étais un fou irlandais.
Il y avait dans le carrosse, avec la famille royale, deux des commissaires,
Barnave et Pétion, ce dernier tenant le petit Dauphin sur ses genoux. Le
troisième commissaire, La Tour Maubourg, était dans une autre voiture.
Sur le siège du carrosse royal étaient assis deux gardes du corps, tous
deux jeunes, et d'excellente famille. Ils avaient les mains liées, comme les
plus vils scélérats, et les visages exposés à la brûlure du soleil.
Le "20 janvier, veille de l'exécution de Louis XVI, Whaley vit
entrer au Café de Foy deux hommes qui, armés de sabres et de pisto-
lets, crièrent à plusieurs reprises : <> Que ceux-là nous suivent, qui
veulent sauver le roil «Mais personne ne répondit à cet appel. Le len-
demain, l'Irlandais, « vêtu comme un vrai sans-culotte, » se trouvait,
dès neuf heures, sur la Place de la Révolution, déjà absolument rem-
plie de curieux; mais, après s'être poussé jusqu'au pied de lécha-
faud, son courage l'abandonna, et il s'enfuit au Palais-Royal. Il nous
raconte, cependant, ce qu'il a pu savoir de la tragédie :
A dix heures, un grand corps de soldats, à pied et à cheval, firent leur
apparition. Ils étaient suivis d'un carrosse, traîné par deux chevaux noirs,
et amenant la victime royale, son confesseur, un offirier municipal, deux offi-
ciers des gardes nationaux, et deux itiétres assermentés. Devant le carrosse
chevauchait l'infâme Santerre.
Parvenu au bas de l'échafaud, le roi descendit, ôta son habit, qui était
de couleur grise, et gravit les marches, d'un pas fermi\ en promenant
sur la foule un regard tranquille. Puis il s'avanea, et voulut parler; mais
une batterie de tambours étouffa sa voix, de telle sorte qu'on ne put
entendre que ces mots : << Je meurs innocent. Je pardonne à mes enne-
mis, et fasse le Ciel ([ue la France... » Ici, par l'ordre de Santerre, l'exé-
cuteur saisit le roi et l'attacha sur la planche. La chute du couperet no
sépara pas innnédiatement la tète du tronc; mais le bourreau, en pressant
sur le fer, la fit tomber dans un pauier placé là pour la recevoir. Alors
uu des aides, que l'on m'a dit être un ancien commis d'un marchand de
vins de Reims, saisit la tête coupée, et, faisant li> tour de l'échataud, l'ex-
posa au peuple. «Juelques voix crièrent: ' Vive la .Nation! Vive la Uépu-
Itlique! »
Quant à moi, j'avais encore l'esprit tout torturé des sensations les plus
468 REVUE DES DEUX MONDES,
affligeantes, lorsque, — oh! honte sur ces Anglais dégradés! — quelques-
uns de mes compatriotes entrèrent au café, et, d'un air de parfait contente-
ment de soi, me montrèrent leurs mouchoirs, qu'ils avaient obtenu la
permission i]^ plongci- dans le sang du roi.
Quelques mois plus tard, notre homme était à Calais, où il atten-
dait le retour de sa maîtresse. II rencontra là un « duc français, » qui
lui sembla singulièrement désireux de se lier avec lui : mais il faisait
voir, dans sa conversation, une telle violence de « principes démo-
cratiques » que Whaley crut devoir [« écarter ses avances, autant du
moins qu'il pouvait le faire sans manquer à la politesse. » Or ce duc,
une nuit, en grand mystère, vint frapper à la porte de l'Irlandais, et
lui avoua que lui-même et plusieurs de ses amis n'affectaient le répu-
blicanisme que pour mieux servir les intérêts de la famille royale :
après quoi il demanda à Whaley si celui-ci consentirait, moyennant
mille louis, à se rendre aussitôt à Paris, avec certains papiers qu'il
remettrait, en mains propres, à certain personnage « dont on désirait
que le nom ne fût point révélé. » Et comme Whaley s'excusait de ne
pouvoir pas quitter Calais avant deux ou trois jours, le mystérieux
conspirateur parut atterré de cette réponse : il déclara au jeune homme
« qu'un simple délai de quelques heures suffirait pour faire échouer
tout un vaste projet. »
Nous aimerions à savoir ce que pouvait être ce « projet, » dont
l'échec n'a peut-être tenu qu'à la présence, éminemment fortuite,
cette nuit-là, dans la poche de Whaley, d'assez d'argent pour préserver
l'aventurier de la tentation de gagner les mille louis qu'on lui propo-
sait ; mais Whaley nous dit seulement que, depuis, « jamais plus il
n'a eu de nouvelles du duc, ni de ses papiers. » En fait, il commen-
çait dès lors à se désintéresser de la politique française, ayant formé
le dessein de transporter en Angleterre sa fructueuse industrie de
commanditaire de tripots. Et le lecteur apprendra avec plaisir qu'à sa
mort, en 1800, il avait déjà suffisamment reconstitué sa fortune pour
devenir l'ami intime du prince de Galles (on raconte même qu'il lui
aurait gagné, aux cartes, une de ses maîtresses), pour épouser la sœur
d'un lord et pour se faire bâtir un superbe château.
T. DE Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
12 juillet.
Les premiers actes de la nouvelle Chambre ne permettent pas encore
de la juger, ce qui est heureux pour elle, car le jugement qu'on
devrait en porter ne lui serait pas, jusqu'ici, très favorable. On était
porté à croire, sans en avoir d'ailleurs aucun indice, que la majorité,
se sentant assez forte pour se mettre au-dessus des petites rancunes,
serait clémente envers ses adversaires et ne ferait pas de difficulté à
les valider. C'était une erreur qui n'a pas tardé à se dissiper : la ma-
jorité a montré tout de suite qu'on s'était trompé sur ses dispositions.
La règle qu'elle a adoptée est la plus simple du monde : vahder ses
amis, même lorsque leur élection était entachée de fraude et de vio-
lence ; invalider ou enquêter les autres. La première partie de cette
règle a été appliquée, par exemple, à M. Jaurès, et la seconde à
M. Pierre Leroy-Beaulieu. Nous regretterions beaucoup que M. Jaurès
ne fît pas partie de la Chambre ; mais une élection comme la sienne
aurait été impitoyablement brisée si elle s'était faite au profit d'un
membre de la droite, ou même d'un progressiste. Quant à M. Pierre
Leroy-Beauheu, U a été incontestablement élu puisqu'il a été pro-
clamé par la commission départementale : cette preuve nous suffit
dans un département où la commission n'a pas l'habitude de procla-
mer un candidat modéré lorsqu'elle a le plus léger prétexte pour faire
autrement, et elle a sous ce rapport la conscience extrêmement
large. Il fallait que M. Pierre Leroy-Beaulieu eût été vingt fois éki dans
l'Hérault pour y avoir été proclamé : la majorité de la Chambre n'en a
pas moins ordonné une enquête sur son élection. Il n'y a rien de
pire que ces enquêtes, qui réveillent, raniment, prolongent l'agitation
électorale pendant de longs mois : une Chambre équitable ne devrait
470
REVUE DES DEUX MONDES.
y avoir recours qu'en cas d'absolue nécessité. Dans ce cas même,
son premier devoir est de nommer une commission dont l'impartialité
ne saurait être d'avance frappée de suspicion. Est-ce là ce qu'a fait la
Chambre actuelle au sujet de l'élection de Montpellier? Non, certes I
Elle a composé presque exclusivement la commission d'adversaires
politiques de M. Pierre Leroy-Beaulieu. Ce n'est pas une commisl^ion
d'enquête qui est appelée à opérer dans le département de l'Hérault,
mais un Comité électoral qui vole au secours du candidat battu. Il n'y
aurait qu'un moyen de couper court à ces scandales : ce serait d'en-
lever aux assemblées politiques la vérification des pouvoirs de leurs
membres pour la confier à un tribunal indépendant. Personne n'y
songe. Il faudrait pour cela une loi qui serait faite par les Chambres
elles-mêmes. Or les Chambres ont bien fait des lois pour enlever la
vérification de leurs pouvoirs aux conseils généraux, aux conseils
municipaux , enfin à toutes les autres assemblées électives ; mais
quand il s'est agi d'elles, elles ont très résolument et très âprement
conservé les attributions dont on les voit faire un si bel usage. Com-
ment dire plus clairement que, dans leur pensée, il s'agit là d'une
affaire politique et non pas d'une question de justice? La démon-
stration gagnerait, toutefois, à se produire de façon plus discrète et
plus enveloppée.
La majorité a la force, elle la met partout. Elle l'a mise, par
exemple, dans la composition des grandes commissions, y compris
celle du budget qui a un caractère spécial. Les radicaux-socialistes
y ont pris pour eux toute la place et en ont exclu les autres partis.
Et pourtant si jamais la participation de la Chambre tout entière à
l'étude du budget a été imposée par les circonstances, c'est aujourd'hui.
Pour la première fois depuis longtemps, nous sommes condanmés à
recourir à la fois à l'impôt et à l'emprunt pour mettre le budget en
équilibre : encore est-il permis de dire qu'un équilil)re en partie
obtenu par l'emprunt, n'est pas un proct'dé absolument normal. Mais
passons sur ce détaO. Nous savons gré à M. le ministre des Finances
d'avoir assuré l'amortissement en douze années de l'emprunt par le-
quel il couvre des dépenses mihlaires qui n'ont eu d'extraordinaire que
l'obUgation où on s'est trouvé de les improviser. Nous lui savons gré
surtout d'avoir courageusement rompu avec les habitudes de dissi-
Oiulation de ces dernières années, et d'avoir dit au pays la vérité, toute
la vérité, sur une situation financière bien faite pour l'inquiéter. Cette
situation était connue de tous ceux qui ont suivi d'un œil attentif le
développement de nos dépenses sensiblement plus rapide que celui de
REVUE, CHRONIQUE. 471
•nos recettes. Ils savaient fort bien que l'équilibre de nos budgets était
un trompe-l'œil et qu'il faudrait un jour ou l'autre, et un jour pro-
chain, tenir un plus grand compte des réalités. Mais, lorsqu'ils le
disaient, des contestations officielles s'élevaient aussitôt; on les accu-
sait de noircir le tableau ; on les taxait de malveillanco systématique
et de dénigrement. Continuera-t-on à leur adresser les mêmes re-
proches, aujourd'hui que M. le ministre des Finances confirme tout ce
qu'ils ont dit? Il faut bien s'y attendre, puisque M. le ministre des
Finances est l'objet d'accusations du même genre et non moins pas-
sionnées. Il a commis, lui aussi, le crime de troubler le pays dans sa
quiétude, et c'est ce que ne lui pardonnent pas ceux qui s'appliquaient
à l'y maintenir. C'est pourtant ce dont il faut le louer, car sa quiétude
était trompeuse, et tôt ou tard le pays devait en être réveillé en
sursaut. Plus on aurait tardé, plus la secousse aurait été brutale, et si
celle que M. Poincaré nous a donnée l'a déjà été quelque peu, celle
que nous aurions reçue bientôt des événemens, en dépit de tous les
procédés anesthésiques, l'aurait été encore davantage. Il n'était que
temps d'aviser. L'émotion a été vive lorsqu'on a connu le projet de
budget de M. le ministre des Finances; elle dure encore, elle durera
longtemps, car nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Nous
parlons du bon pubHc qui, vivant et dormant sur la foi des assu-
rances gouvernementales, ne se doutait de rien et n'était pas éloigné
de voir des ennemis de la République dans ceux qui l'avertissaient.
On a qualifié nos derniers budgets de budgets d'attente : nous vou-
drions bien savoir ce qu'on attendait. Le budget de M. Poincaré est un
premier budget d'avertissement. L'avertissement est rude, soit : il
n'en est que plus salutaire.
Nous négligerons autant que possible les détails techniques, lais-
sant à plus compétent que nous le soin de les relever dans une des
prochaines livraisons de la /ievue. Un chiffre, dans le budget de 1907,
a frappé l'opinion : c'est celui de i milUards présenté comme le total
de nos dépenses. Tout le monde s'est rappelé alors le fameux mot de
M. Thiers quelque temps après la révolution de 1830, au moment où
notre budget dépassait pour la première fois un milliard : « Saluez ce
milliard, car vous ne le reverrez plus ! » On ne l'a plus revu en effet ;
le budget n'a jamais connu un reflux qui l'ait ramené en deçà, et
quelque soixante-dix ans plus tard le voilà sur le pohit de doubler
l'effrayant promontoire du quatrième milliard. Mais ce chiffre est-il
bien exact? L'avons-nous dépassé sans retour? Ne le reverrons-nous
plus, et, laissant le quatrième milliard derrière nous, marcherons-
i72 REVUE DES DEUX MONDES.
nous plus ou moins vite vers l'échéance du cinquième? Ici il faut
s'entendre. Le chiffre est exact comme total de nos dépenses faites
ou à faire, et M. Poincaré a eu raison de n'en rien dissimuler; mais
la totalité de ces dépenses ne pèsera pas sur l'exercice de 1907 de
tout le poids d'un bloc indivisible. On doit, en effet, en défalquer
"244 mOlions demandés, non pas à l'impôt, mais à l'emprunt sous la
forme de bons du trésor amortissables en douze ans. La charge im-
médiate s'en trouvera assez allégée. D'où viennent ces 244 mil-
lions? Ils viennent, jusqu'à concurrence de 193, des dépenses mili-
taires qu'il a fallu faire à la hâte au moment où la question marocaine
nous a causé des appréhensions sérieuses, et, pour le reste, des
dépenses complémentaires du même genre dont M. le ministre des
Finances dit, avec quelque complaisance peut-être, qu'elles « corres-
pondent à des circonstances passagères, » et qu'elles « paraissent ne
pas devoir se renouveler dans les exercices prochains. » Quoi qu'il
en soit, c'est un chiffre considérable ! On a reproché à M. Poincaré de
l'avoir concentré, accumulé sur le seul exercice de 1907, comme s'il
s'était proposé de le mettre bien en vue, alors qu'il aurait pu, ou
plutôt qu'il aurait dû le diviser de manière à en reporter la plus
grande; partie sur l'exercice précédent. N'est-ce pas en 1906, et peut-
être même en 1905, que la majeure partie des dépenses a été faite?
En éparpillant ainsi la charge, on l'aurait rendue moins lourde sur
chaque exercice, et celui de 1906 en particulier présentera des excé-
dens qui auraient permis d'y faire face pour une portion importante.
Mais, dit-on, — et c'est M. Camille Pelletan qui a surtout tenu ce
langage, — M. Poincaré a voulu produire sur les esprits une impres-
sion violente, jeter le discrédit sur les ministères précédons, effrayer
les imaginations pour l'avenir. Nous ne savons pas si M. Poincaré a
voulu en effet faire naître dès aujourd'hui, en prévision de l'avenir,
un effroi qui nous paraîtrait aussi salutaire que M. Pelletan le juge
déplacé ; mais pourquoi lui en prêter l'intention? Il a eu bien d'autres
raisons (le procéder comme il l'a fait. Les dépenses militaires ont sans
doute commencé en 1905; elles ont été poursuivies en 1906; elles se
continueront en 1907; mais, au moment où nous sommes, il est
impossible de dire dans quelles proportions elles pèseront finalement
sur chacun de ces exercices, et c'est un des motifs pour lesquels
M. Poincaré les a réunies sur le dernier. Est-ce le seul? Non. Lorsque
M, Pelletan soutient qu'on aurait dû profiter des excédens de 1!»06 pour
éteindre une partie de la dette militaire, il est victime de l'illusion
que lui et ses amis se sont appliqués à donner au pays. Il croit que
I
REVUE. — CHRONIQUE. 473
l'exercice de 1906 se soldera en excédent, alors qu'il se soldera en
déficit : l'équilibre n'en a été assuré que par l'emprunt. Gager sur un
ancien emprunt non amortissable l'amortissement d'un nouveau, est
une opération financière purement artificielle. On voit encore une
fois ici les deux systèmes en présence, celui de la vérité et celui de la
fiction. La fiction trop prolongée devient décidément un mensonge :
M. Poincaré a préféré la vérité.
Nous reconnaissons d'ailleurs que la vérité coûte cher lorsqu'elle
succède à de longs mensonges. Indépendamment de l'emprunt dont
nous venons de parler, M. le ministre des Finances s'est vu obligé
d'introduire dans le budget des recettes 123 millions d'impôts nou-
veaux, — somme énorme ! Les endormeurs s'indignent, les endormis
brusquement réveillés s'étonnent de ce chiffre, et en demandent la
provenance. Elle est double. La première cause de l'augmentation des
dépenses est la disparition de certaines ressources d'expédient qui
ont servi à équilibrer le budget de 1906, et qui manqueront à celui
de 1907; la seconde est le coût des lois que la dernière Chambre a
votées à la veille des élections. On vote des lois sans se préoccuper
des conséquences, en vue d'une popularité immédiate mais provi-
soire, qui se dissipe ou s'atténue sensiblement quand arrive le mo-
ment de payer. Mais qu'importe, s'il arrive quand les élections sont
faites? Le budget de 1907 supportera, seulement de ce chef, une sur-
charge de 83 millions. Où trouver l'argent? Où prendre les 123 mil-
lions indispensables? M. le ministre des Finances est allé tout droit
aux successions, qui sont déjà très lourdement chargées et qu'U écrase
d'une surcharge de 67 627 000 francs, et aux droits de transmis-
sion sur les valeurs mobilières qu'il augmente de 11922 000. Gela
ne fait pas loin de 80 milhons sur les 123 : ils sont pris à ce qu'on
•appelle la richesse acquise. A ce train, elle sera bientôt acquise par
l'État! Les 43 milhons restans sont prélevés : 17 300 000 francs sur les
effets de commerce, et une somme à peu près égale sur les absinthes,
les vermouts et les eaux minérales. Pourquoi les eaux minérales ?
C'est confondre les genres : elles sont aussi salutaires à la santé pu-
blique que les absinthes et les vermouts lui sont contraires. Mais
M.'le ministre des Finances ne se préoccupe que subsidiairement de
l'hygiène : il prend l'argent où U est. — Nous négligeons pour le
moment ses autres impôts.
Ce n'est pas sa faute s'il est acculé et s'il nous accule à de sem-
blables extrémités, mais elles sont cruelles! L'impôt sur les succes-
sions est un impôt progressif: il était facile de prévoir que la première
474 REVUE DES DEUX MONDES.
fois où le trésor sf trouverait en ctal de pénurie, c'est à lui qu'on
aurait recours pour y pourvoir. Ouoi de plus simple, en effet? Cet
impôt a l'avantago do ne pas fléchir comme les autres quand on lui
demande trop, puisque TËtat paraît toujours maître de s'adjuger
dans une succession ouverte la part qui lui convient. Est-ce à dire
qu'il peut ici tout se permettre ? Non : les abus de fiscalité entraînent
toujours dej; dissimulations et des fraudes. La richesse acquise ne
sait pas toujours se détendre, mais elle est trî'S habile à se cacher et
les frontières ne l'arrêtent pas, au contraire : on le voit dès aujour-
d'hui. Kt ici nous ne jugeons pas. nous constatons. Quand un impôt
commence à tourner à la confiscation, bien des gens se croient tout
permis pour y échapper. Confiscation! Le mot paraîtra bien gros; il
est peut-être prématuré. Pourtant, lorsqu'on voit l'impôt successoral
s'élever déjà dans certains cas. entre personnes non parentes il est
vrai, à près du tiers de la matière imposable, ne peut-on pas dire que
ce mot correspond à plus du tiers de la vérité? Même entre parens,
l'échelle progressive est tout à fait excessive, puisqu'elle va finale-
ment jusqu'à plus de 25 p. 100. M. le ministre des Finances, se rap-
pelant sans doute qu'il a été autrefois le principal auteur de la loi
à laquelle nous devons la progression en matière successorale, a eu
du moins la prudence, — que n'auront pas tous ses successeurs, —
de ne pas aggraver l'échelle de la progression elle-même : il s'est
contenté d'en surcharger également tous les degrés. C'est un moindre
mal, mais c'est quand même un poids très lourd! Tout le monde
commence enfin à s'efîrayer des facilités dangereuses que présente
ce genre d'impôts. A quoi M. le ministre des Finances répond qu'il
ne tient pas plus à celui-là qu'à un autre et que, si on en trouve un
meilleur, il en sera enchanté : il ne mettra aucun amour-propre
d'auteur à défendre le sien. Personne, nous le craignons, ne sera plus
ingénieusement inventif que M. Poincaré; mais, s'il faut l'approuver,
nous n'en protesterons que plus fort contre ceux qui nous ont mis
dans la triste obhgation de le faire. Et nous ne parlons pour le moment
que de la partie qui nous est connue des projets de M. le ministre des
Finances, c'est-à-dh-e de celle que le budget nous apporte. Nous ignorons
toujours ce que sera l'impôt sur le revenu qu'il prépare. Nous savons
seulement une chose, c'est qu'à moins de n'être qu'un remaniement
des taxes actuelles, de manière à les répartir plus équitablement sans
chercher à en obtenir un rendement plus considérable, cet impôt sera,
dans les circonstances actuelles, la plus folle des aventures. Et s'il est
seulement ce que nous venons de dire, qui satisfera-t-il?
»
REVUE. CHRONIQUE. 475
Les deux Chambres ont nommé leurs commissions da budget. Le
Sénat, où elle s'appeUe commission des finances, a fait des choix qui,
dans l'ensemble, sont excellens : il paraît résolu à soutenir le gouver-
nement dans l'œuvre, nécessairement médiocre, mais relativement
modérée, qu'il a entreprise. Eu est-il de même de la Chambre des
députés ? Peut-être ne faut-il pas donner à ses choix, non plus qu'à
ceux de sa Commission du budget elle-même, une signification défi-
nitive : mais ils sont peu rassurans. La Commission a failli élire pour
président M. Camille Pelle tan : au troisième tour de scrutin elle
s'est rabattue sur M. Berteaux. EUe a nommé rapporteur général
M. Mougeot, qui ne parait pas devoir être au-dessus de sa tâche. Quant
à M. Berteaux, il est trop connu pour que nous ayons à parler de lui :
il s'est déjà montré propre à beaucoup de choses. En prenant pos-
session du fauteuil présidentiel, il a prononcé un discours qui
contient peut-être la pensée encore confuse de la Commission. On y
lit ce qui suit : « Vous estimerez, j'en suis sur, que si notre devoir
est toujours de dire toute la vérité, il nous commande aussi de ne
pas exagérer les difûcultés financières actuelles. » Cela veut dire que
M. Poincaré les a exagérées, en quoi il a manqué à son devoir.
« Nous aurons donc, a continué M. Berteaux, à rechercher, après
tous les efforts de compression nécessaires, quelle part des dépenses
extraordinaires de la Guerre incombe aux exercices antérieurs et
quelle part ressortit au budget de 1907, pour ne lui faire supporter
que celle-là. » Gela veut dire que M. Poincaré a eu tort d'imputer la
charge sur un seul budget, au lieu de l'éparpiller entre ftlusieurs.
<i Nous pourrons même examiner, a poursui\-i M. Berteaux, si, confor-
mément à la plupart des précédens, des dépenses destinées à accroître,
par des améliorations matérielles, notre force permanente, ne devraient
pas être gagées sur des ressources spéciales. » Gela veut dire qu'il
convient sans doute de refaire un budget extraordinaire de la Guerre.
Et tout cela nous amène à nous demander s'il n'y a pas quelque
excès d'ironie dans la phrase finale de M. Berteaux : «Je sais, davance,
que la République peut compter à la fois sur le concours de chacun
de vous et sur l'active et cordiale collaboration du gouvernement. "
Soit; mais le gouvernement, celui d'aujourd'hui du moins, peut-il
compter sur l'active et cordiale collaboration de la Commission du
budget? Sur tous les points essentiels de son programme, M. Ber-
teaux a pris une attitude contraire à celle de M. Poincaré. Que fera la
Chambre elle-même ? Nous le saurons bientôt, peut-être même avant
les vacances, quoiqu'elles soient imminentes. On annonce en effet que
476
REVUE DES DEUX MONDES.
la discussion des quatre contiibutions pourra servir de cadre à un
large échange d'explications.
Si les perspectives les plus prochaines ne sont pas exemptes de
nuages, celles de l'avenir, de celui qui commencera après les vacances,
sont encore plus obscures. En réalité nous n'avons pas de gouverne-
ment : nous avons des ministres dont chacun agit à sa tète : ils ne
vivent, non pas d'accord mais ensemble, qu'à la condition d'en garder
la liberté. Le fait était déjà connu de nos lecteurs : ils en trouveront une
preuve nouvelle dans la prodigieuse désinvolture avec laquelle M. le
ministre de l'Intérieur a subitement frappé de disgrâce M. Collignon,
préfet du Finistère, et M. Tourel, sous-préfet de Brest. Il ne s'agit pas
ici d'un incident ordinaire, et ce n'est pas le cas de dire: Qu'importe
un préfet ? Qu'importe un sous-préfet? Leur premier, leur seul devoir
n'est-il pas de plaire au gouvernement, et, sils ne lui plaisent pas,
bon voyage! Il s'agit de deux fonctionnaires excellens et courageux,
qui ont montré de l'habileté et de la fermeté dans une situation très
délicate, et auxquels tous les ministères antérieurs ont rendu justice.
M. Combes lui-même a défendu M. Collignon contre les socialistes qui
l'attaquaient, et M. Etienne a décoré M. Tourel.
On sait avec quelles difficultés, avec quels dangers ils ont été aux
prises dans un département où se trouvent le port et l'arsenal de
Brest. L'arsenal a été mis en état de révolution par le citoyen Goude
qui. comme adjoint au maire, est parvenu par surcroît à dominer
la municipahté. Pendant tout le proconsulat de M. Pelletan, M. Goude
a été tout-puissant à Brest. Le préfet et le sous-préfet lui ont pour-
tant tenu tête, et, certes, ils y ont eu du mérite : qui pouvait leur ré-
pondre qu'ils ne seraient pas un jour ou l'autre désavoués par leur
ministre ? 11 aurait suffi pour cela du moindre accident où le sang
aurait coulé : grâce à eux, cet accident ne s'est pas produit. Ils
ont été désavoués quand même par M. Clemenceau au moment où
rien ne le faisait prévoir, et mis en disponibilité l'un et l'autre. Pour-
quoi? Le saura-t-on jamais? Aucun débat n'a eu lieu à ce sujet à la
tribune. Les députés et les sénateurs du Finistère se sont contentés
d'aller demander à M. Clemenceau beaucoup moins des explications
sur sa propre conduite, que des promesses de réparation pour les mal-
heureux qu'il venait de briser. M. Clemenceau a fait ces promesses.
Mais, quelque sympathie que méritent M. Collignon et M. Tourel, leur
intérêt personnel n'est pas le seul qui nous touche dans cette alfaire.
Il y en a un autre plus général. Quoi! deux fonctionnaires tiennent
en respect le socialisme déchaîné; ils rétablissent l'ordre dans
REVUE, — CHRONIQUE. 477
l'arsenal de Brest; ils sont encouragés par toute la partie saine du
département; tous les ministres, même les pires, - nous n'appli-
quons pas ce qualificatif à M. Etienne, — leur ont rendu justice.
M. Clemenceau vient les frapper dans le dos! Que signifie ce coup
double? — Rien du tout, a dit M. Clemenceau aux représent ans du
Finistère; on aurait tort de croire que j'aie attaché à cela la moindre
importance, et surtout la moindre signification. La chose s'est pro-
duite ainsi, voilà tout. Mais les successeurs de MM. Gollignon et
Tourel ont reçu pour instruction de suivre exactement la même poli-
tique qu'eux, car c'est celle du gouvernement. Et comment pour-
raient-ils douter, s'ils marchent droit dans ce sens, qu'ils seront éner-
giquement soutenus? N'ai-je pas fait mes preuves ? — Nous espérons»
en effet, que M. Clemenceau n'a eu qu'une distraction et qu'U n'en
aura pas deux : mais on conviendra que sa distraction a été forte.
Ceux qui lui avaient attribué une intention réfléchie avaient de lui
une opinion dont il avait lieu, en somme, d'être flatté. Il aime mieux
qu'on pense qu'il n'a pas su ce qu'il faisait : soit ! Avouons-le, nous
avions cru nous-même qu'après son brillant discours contre M. Jaurès,
il avait voulu donner un gage de réconciUation aux socialistes. Mais
que reste-t-il d'un discours lorsqu'il n'est pas confirmé par des actes ?
Peu de chose. Et qu'en reste-t-il lorsqu'il est contredit par eux? Abso-
lument rien : H n'en reste qu'une défaillance qui fortifie l'adversaire
au lieu de l'affaiblir. Le discours de M. Clemenceau est affiché sur
les murs des 36 000 communes de France. M. Jaurès n'en triomphe
pas moins, et M. Goude avec lui, puisqu'on leur a sacrifié deux fonc-
tionnaires choisis parmi les meilleurs : leçon de choses bien décon-
certante donnée à tous ceux qui font leur devoir! A la vérité, ils
ont rarement affaire à un ministre aussi fantaisiste que celui d'au-
jourd'hui.
L'inexplicable et inexpliqué caprice de M. Clemenceau a pourtant
eu un bon résultat : il a assuré la validation par la Chambre, à une
très grande majorité, de l'élection de M. Biétry, le concurrent heureux
deM. Goude. LaChambre a bien des défauts, mais ses tendances ne sont
pas socialistes- EUe avait trop chaleureusement applaudi le discours
de M. Clemenceau pour ne pas continuer à s'en inspirer. M. Clemen-
ceau, lui, a des inspirations moins suivies, et ce n'est pas la première
fois qu'U ne met pas d'accord ce qu'il dit et ce qu'il fait. Comme il est
pour le moment l'homme le plus important du ministère, cela trouble.
Nous restons sous une impression d'incohérence qui pèsera sur nos
vacances : et qui sait si elle ne s'y aggravera pas encore ?
478 REVUE DES DEUX MONDES. *
&
L'Espagrne vient de traverser une crise, plus grave peut-être
dans la réalité que dans l'apparence. Il semble, en effet, que ce ne soit
qu'une < lise ministérielle : encore s'est-elle réduite à la substitution
de quelques lionimes à quelques autres, sans qu'on soit sorti du
même parti. Le maréchal Lopez Dominguez, libéral, a remplacé
M. Moret. libéral lui-même : le parti libéral reste donc aux affaires, pro-
bablement avec le même programme, en tout cas, avec un programme
qui ne saurait être bien sensiblement modifié. Où est donc l'impor-
tance du changement? Elle est dans la décomposition des partis dont
il apporte un nouveau témoignage. Nous parlons au pluriel, parce que
le parti conservateur souffre du môme mal que le parti libéral : le
dernier ministère de M. Maura en est mort, comme en meurt aujour-
d'hui celui de M. Moret. Mais ce mal sévit naturellement avec moins
d'intensité sur un parti lorsqu'il est dans l'opposition que lorsqu'il
est au pouvoir. Dans l'opposition, il réunit plus facilement toutes ses
forces pour renverser le gouvernement adverse et prendre sa place :
le lendemain, il se divise quand il doit gouverner à son tour.
Le parti libéral , — nous parlons surtout de lui puisqu'il est
actuellement en cause, — est fort loin de manquer de personnalités
très distinguées: peut-être, même, en a-t-il trop; mais, depuis que la
mort l'a privé de M. Sagasta, comme elle a privé le parti conserva-
teur de M. Canovas del Castillo, le temps n'a pas encore donné à un
autre la même somme d'autorité. Il en résulte que le parti au pouvoir,
quel qu'il soit d'aOleurs, a ime tendance à se diviser sous des impul-
sions différentes; il ne présente pas toute l'homogénéité désirable.
C'est pour ce motif que M. Montero Rios, qui avait heureusement
présidé à toutes les négociations qui ont précédé la Conférence d'Algé-
siras, a donné sa démission avant cette conférence, et a été remplacé
par M. Moret, qui a donné la sienne peu do temps après. On dit même
qu'il aurait pu être amené à la donner encore i)lus tôt, si le mariage
du Roi ne lui avait pas assuré quelques semaines de survie. Personne
ne voulait d'une crise ministérielle pendant la Conférence ou avant le
mariage, et c'est à cette double ( irconstance que M. Moret aurait dû
la durée, pourtant si courte, de son ministère. M. Moret est pourtant
un homme d'un rare mérite. Il a un très grand talent oratoire, une
longue pratique des affaires, et déjà un ascendant personnel que per-
sonne ne conteste, mais auquel, toutefois, certains de ses amis ne
tardent pas à échapper après l'avoir subi quelque temps. La règle que
chacun doit avoir son tour semble dominer les évolutions politiques
de l'Espagne. Après M. Montero Rios, M. Moret: après M. Moret, le
REVUE. CHRONIQUE. 479
maréchal Lopez Dominguez. Nous souhaitons à ce dernier plus de
durée que n'en ont eu ses prédécesseurs ; mais c'est un souhait que
nous formions déjà pour ceux-ci et qui n'a pas été exaucé, ce qui nous
rend un peu sceptiques sur sa réalisation future. Il est à craindre que
les difficultés ne restent les mêmes, quel que soit le ministre.
M. Moret avait affaire à une majorité qu'il jugeait trop faible et ne
sentait pas assez solide. Il n'a vu qu'un moyen de sortir d'embarras,
et peut-être en effet n'y en avait-il pas d'autre pour lui, c'était
d'obtenir du Roi la dissolution de la Chambre, suivie d'élections nou-
velles. Il l'a demandée ; le Roi ne la lui a pas accordée, et non, ce
semble, sans quelques motifs très plausibles. Les élections ont été
faites l'année dernière par M. Montero Rios : peut-on les renouveler
tous les ans ? EUes ont été faites par un ministère hbéral : un autre
ministère hbéral peut-il les refaire après un aussi bref délai? M. Moret
estimait qu'il les ferait mieux, ou autrement que M. Montero Rios, et
qu'il y trouverait plus de force. C'est possible ; mais si le Roi a jugé
qu'un renouvellement électoral opéré coup sur coup présentait des
inconvéniens, qui pourrait l'en blâmer? Au surplus, il n'a pas pris
son parti sans avoir consulté tout le monde avec la correction la plus
constitutionnelle. Il n'avait pas besoin d'interroger les conservateurs
pour savoir d'avance qu'ils ne lui conseilleraient pas de charger le
parti libéral de faire des élections nouvelles destinées à le consolider.
Mais le parti libéral a-t-il du moms donné au Roi, dans l'autre sens,
un conseil unanime? Loin de là, la plupart des «^ amis » de M. Moret
ont déclaré que la dissolution n'était nullement nécessaire et que la
majorité actuelle était assez forte pour qu'on pût gouverner avec elle.
Telle a été notamment l'opinion très ferme du maréchal Lopez Domin-
guez : U l'a exprimée avec une décision d'esprit qui le désignait pour
le futur ministère, et le Roi l'a pris au mot. Comment le Roi aurait-il
pu se prononcer pour une solution que M. Moret lui recommandait, il
est vrai, mais que le parti conservateur était unanime^à repousser et
que le parti libéral n'était pas, tant s'en faut, unanime à accepter? S'il
avait jugé le moment venu de changer l'orientation politi(|ue générale
et d'appeler les conservateurs au pouvoir, la dissolution et des élections
nouvelles seraient devenues nécessaires : mais évidemment il ne l'a
pas cru. On va donc essayer de gouverner avec les Cortès actuelles.
Le maréchal Lopez Dominguez s'est l'ait fort d'y réussir.
Les elVets de ces changemens si multipliés et si rapides se font
beaucoup plus sentir sur la politique intérieure de nos voisins que sur
leur politique extérieure : on peut mémo dire qu'ils sont sur celle-ci tout
480 REVUE DES DEUX MONDES.
à fait insensibles. Tous les partis estiment, et depuis assez longtemps
déjà, que l'entente cordiale de la France avec l'Angleterre, et non moins
cordiale avec l'italio, sans parler de son alliance avec le Russie, doit être
naturellement complétée par une entente du même caractère avec
l'Espagne. Cette politique a été mise à l'épreuve à Algésiras; elle en est
sortie triomphante. Puis(iue l'occasion s'en présente, nous rendons
hommage à la mémoire du duc d'Almodovar, qui l'a pratiquée avec tant
de courtoisie envers toutes les puissances et tant de loyauté envers
la France. Il avait naturellement les vertus chevaleresques de sa race,
et a laissé à ceux qui l'ont connu l'impression d'un vrai gentilhomme.
Sa mort prématurée a été une perte pour l'Espagne, mais une perte
qui, toute question personnelle mise à part, est réparable dans un pays
où les mêmes qualités se retrouvent si fréquemment. M. Ferez Caballero
n'a fait qu'une apparition fugitive au ministère des Affaires étrangères ;
il avait été le second plénipotentiaire espagnol à Algésiras, et il aurait
continué la politique du duc d'Almodovar, si on lui en avait laissé
le temps. M. GuUon la continuera non moins certainement. Il se
produit d'ailleurs chez nous un phénomène à peu près analogue : la
politique intérieure n'y influe heureusement que fort peu sur la poli-
tique extérieure qui garde, dans ses lignes essentielles, son indépen-
dance et sa continuité. Cette même constatation, que nous faisons en
Espagne, nous rassure avec les agitations d'un pays pour lequel nous
éprouvons tant de sympathies, et sur la parole duquel, quand il l'a
donnée, nous savons qu'on peut fermement compter. Pourquoi faul-il
qu'en ce moment même desdiflicultés douanières s'élèvent entre lui et
nous? Puissent-elles être rapidement aplanies. Nous désirons avoir
avec l'Espagne, dans tous les domaines de notre activité commune,
soit diplomaticiue, soit économique, des rapports de confiance et
d'amitié. Ce vœu sera facilement réalisé pour peu qu'on reste convaincu
des deux côtés des Pyrénées que, les intérêts étant communs, les
senlimens doivent le demeurer aussi.
Francis Cqarmes.
I.e Directeur-Gérant,
F. Brunetière.
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH
PREMIERS PARTIS
Quand, par l'express de l'après-midi, on va de Carlsbad à
Rothberg, chef-lieu de la petite principauté du même nom, aux
confins de la Thuringe et de la Franconie, on attend un peu plus
de trois quarts d'heure à Steinach, d'où part la voiture publique
pour Rothberg. La raison de cette attente est que la voiture de
Rothberg récolte aussi les voyageurs venant dErfurt. Or l'express
d'Erfurt arrive à Steinach quarante-sept minutes après celui de
Carlsbad.
Quarante-sept minutes, c'est plus qu'il n'en faut pour visiter
Steinach. Cette ancienne capitale de la principauté de Rothberg-
Steinach est gouvernée par les HohenzoUern depuis 1866. Proche
de la gare, une ville neuve s'est bâtie, maisons en pierre d'une
redoutable architecture prussienne, magasins à la mode berlir
noise, tramways à trolley. Plus bas, vers la rivière appelée
Rotha, somnole la vieille cité de Thuringe, ardoises et pans de
bois, Rathaus du xv^ siècle, statue équestre du margrave Louis-
Ulrich. Les étrangers, munis du guide rouge, vont en pèlerinage
jusqu'à la place du Rathaus, faire connaissance avec la joviale
figure du margrave. Les Prussiens de passage dédaignent la
ville ancienne, se promènent dans la Kaiserstrasse, admirent
l'architecture néo-nationale, les tramways électriques, les maga-
TOMK xxxiv. — 1906. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
sins. Quant aux gens du pays, ils se gardent bien de quitter la
salle d'attente, où, sur des tables ornées de napperons rouges et
bleus, on détaille certaine bière qui n'est pas méprisable.
Dix mois de séjour à Rothberg, en qualité de précepteur du
jeune prince héritier, m'avaient suffisamment enseigné l'attrait
d'une loyale bière de Thuringo, pour que par cette après-midi
d'août toute luisante de jaune soleil, mon premier soin, en des-
cendant du train de Carlsbad, fût de m'attabler dans la salle
d'attente... M"^ Grescenz Binger, assise au comptoir, me reconnut,
d'un sourire : c'était une petite personne fort maigre, tout empa-
quetée de noir, sauf une collerette de fausse dentelle bise. Elle
avait la figure d'un oiseau de nuit, les cheveux pauvres, la bouche
mince, les yeux couleur de café trop dilué. Elle vint d'elle-
même déposer devant moi le pot de grès qui, sous l'armet d'étain,
bavait de la mousse blonde. Elle accompagna ce geste d'un long
regard qui semblait dire : « Avec ce pot, je vous offre ma vie !... »
De fait, j'avais cru naguère, — fatuité bien française, — que
M"' Grescenz Binger était éprise de moi. Mais cette illusion me
fut enlevée du jour où, entrant à l'improviste dans la salle
d'attente, je surpris cette jeune personne sentimentale embras-
sant éperdument Herr Graus, principal citoyen de Rothberg,
propriétaire-hôtelier des villas Luftkurort, c'est-à-dire du Lieu-
de-cure-d'air qui avoisine le château.
Tandis que je buvais les premières gorgées, le brouhaha de
l'arrivée continua d'animer la petite gare. M"° Binger distribua
d'autres cruches à d'autres buveurs, avec le même sourire
d'offrande intégrale. Des bagages furent roulés, des appels de
voix se heurtèrent. Puis le train repartit ; les voyageurs se dis-
persèrent; les buveurs rafraîchis quittèrent la gare. Je demeurai
seul dans la salle en tête à tête avec ma cruche entamée.
— M. le docteur attend la voiture de Rothberg? murmura la
voix charmante, vraiment charmante, de M'^* Binger.
Je répliquai que j'attendais non seulement la voiture de
Rothberg, mais aussi le train venant d'Erfurt, qui devait m'ame-
ner quelqu'un de connaissance.
— Et M. le docteur a été à Carlsbad pour préparer le prochain
voyage de Son Altesse la princesse régnante ?
Cette fois je me contentai d'un vague signe de tête. A part
moi, je pensais : « Encore une indiscrétion de Herr Graus ! Il
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 483'
renseigne décidément sa bien-aimée sur tous les menus incidens
de la Cour... »
La demoiselle de comptoir n'insista pas. Elle parut retomber
dans une rêverie profonde et ses yeux café trop clair regar-
dèrent dans le vague. Que voyait-elle dans ce vague? Un officier
prussien, Herr Graus ou moi-même? Je ne m'attardai pas à ré-
soudre cette énigme et je me pris à méditer pour mon propre
compte.
Il était trois heures un peu passées. La salle d'attente, avec
ses boiseries jaunes et son papier imitant la planche de chêner -
était envahie par un soleil oblique, pas trop ardent, qui jouait
sur l'étain des bocks, sur les cheveux fades de la caissière, sur
une glace attachée au mur, en face de moi. Je jetai les yeux sur
cette glace. Elle me renvoya l'image d'un jeune homme assis
devant un bock. Ce jeune homme, assez élégamment vêtu d'un
complet gris fer, ne paraissait guère plus de vingt ans ; je savais
toutefois qu'il en avait vingt-six, puisque ce jeune homme, c'était
moi-même. Je le regardai curieusement, comme on regarde un
étranger. Aussitôt le jeune homme de la glace se composa une
mine grave : mais son visage juvénile, régulier, encadré de che-
veux abondans, ses yeux bleus bien ouverts, sa bouche qui avait
peine à s'empêcher de sourire, démentaient et raillaient cet efiort
de sévérité.
« Louis Dubert, dis-je mentalement à cette image ironique,
pourquoi avez-vous aujourd'hui des idées couleur de soleil?...
Mon garçon, votre cas n'est pas si brillant ! Vous êtes pauvre, et
pauvre après avoir cru être riche, ce qui est pire. Jusqu'à 1 an
passé, vous étiez un jeune bourgeois de Paris, vaguement attaché
aux Affaires étrangères, faisant pour son agrément de la méta-
physique et des vers invertébrés. Votre père était un financier
considérable, maître du marché de la betterave. Certes il ne
s'occupait pas beaucoup de vous ni de votre jeune sœur Gritte !
C'était un financier mondain. Resté veuf trop jeune, il s'employait
avec trop de zèle à protéger les artistes. Mais enfin il ne vous
laissait manquer de rien, pas même du superflu. Votre agréable
inutilité, et l'affection tendre qui vous unit à Gritte suffisaient
à vous rendre heureux.
« La betterave a trahi le financier, qui a perdu du coup sa
fortune et sa vie. Il a fallu mettre l'insouciante Gritte à Vernon
dans la pension des filles de légionnaires. Vous-même avez été
484 REVUE DES DEUX MONDES.
trop content, grâce h l'appui de votre ministre, d'accepter celle
place de précepteur de prince, au fin fond de rAllemagne, avec
5 000 marks d'appointemens! Depuis ces catastrophes, dix mois
à peine ont passé... Louis Dubert, il est encore trop tôt pour
sourire ! »
Ainsi, comme un régent maussade frappe de la règle son pu-
pitre pour empêcher les élèves de se dissiper et de rire, je cinglais
ma mémoire avec le souvenir de toutes mes raisons de tristesse,
réunies en faisceau. L'un de ces plus tristes souvenirs était mon
arrivée à Rothberg, l'hiver précédent. C'était au temps de Noël...
Les sapins, les hêtres et les mélèzes de la Rotha dormaient transis
sous leur manteau de neige ; pour la première fois, je montais,
dans une voiture de Herr Graus, les neuf kilomètres de côte qui
séparent Steinach de Rothberg. Je moulais par la nuit et lavent,
comme le cavalier du roi des Aulnes. La triste nuit, le triste
vent! N'était-ce pas la porte d'une prison, cette poterne farouche
ou s'engagea la voiture, éclairant de ses lanternes le portier du
château, qui me parut le geôlier? Tout en lampant la bière de
M"^ Crescenz Binger, je me plus à évoquer cette apparition du Hof-
portier Krebs, au jaune des lanternes, cette face à grosse barbe
grise, ce haut corps galonné aplati contre le mur sinistre pour
laisser passer la voiture... El je crus que je tenais ma mélancolie...
Mais la plus indécente gaîté de vivre protesta aussitôt au
dedans de moi. La ligure du Hof-portier Krebs s'effaça, à peine
surgie, comme une buée sur un miroir, tandis que deux visages
infiniment plus gracieux, quoique inégalement gracieux, deux
visages féminins, se jouaient à sa place.
Il me redevint manifeste que j'avais vingt-six ans ; qu'au-
jourd'hui, pur une après-midi d'août, pleine de soleil, j'étais
assis devant une cruche de bière savoureuse à la gare de Steinach,
arrivant de Carlsbad et attendant le train d'Erfurt. Mes mains
cherchèrent d'elles-mêmes mon portefeuille dans la poche inté-
rieure de mon veston, comme si elles eussent voulu me mettre
une fois de plus sous les yeux les raisons que j'avais de sourire
à la destinée. Ces raisons étaient deux lettres, que je me décidai
aussitôt à relire.
La première lettre, timbrée de France, et grillonnée d'une
écriture un peu garçonnière, disail ;
II
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 485
« Veine! joie! Hip ! mon Loup chéri, je pars demain pour
l'Allemagne, pour le pays de ton prince, et surtout pour toi,
mon grand, mon Loup! J'ai peine à croire que c'est vrai, que
c'est la chose de demain; que je fais une vraie malle; que j'y
mets une certaine robe, non, deux certaines robes ! ils verront
ça, les Rothbergeois, et le prince, et toi! Où enétais-je?... Oui!
penser que ta Gritte bien vivante et bien éveillée prendra demain
un train sur le coup de sept heures du soir et que mardi, vers
quatre heures, elle tombera dans les bras de son Loup chéri, lui
brouillera sa belle raie pour le faire enrager, lui tirera la mous-
tache, luttera à mains plates avec lui et lui racontera sa vie
depuis dix mois !... Car tu comprends, il y a des tas de choses
que je n'ai pas mises dans mes lettres... C'est effrayant ce que je
vais parler, mardi !... Ouvre tes oreilles de Loup. Et tu parleras
aussi, tu me raconteras tout ce que tu vois, des choses nouvelles
et extraordinaires, car tu as beau me dire que c'est triste, là-bas,
c'est toujours plus folâtre que céans, comme eût dit notre fon-
datrice, la mère Maintenon ! Hip! hip ! je vais revoir Loup î Et
toi, es-tu content? Je ne trouve pas ta dernière lettre assez exu
bérante, assez toquée. Tu me dis des choses précises, des expli
cations sur les changemens de train, sur les horaires. Je m'en
fiche, de tout cela, Loup, entends-tu ? Je veux que tu sois comme
moi, éperdu de joie, fou à l'idée que no\is allons nous rejoindre?
(Tu sais? 11 est vraiment très gentil, ton prince, de t'avoir auto-
risé à ne pas habiter le château pendant mon séjour à Rothberg;
nous allons faire, toi et moi, un délicieux petit ménage en liberté.
Tandis que si j'avais dû vivre au château, même avec toi, je me
serais toujours sentie un peu pensionnaire. C'est que je n'ai pas,
comme toi, l'habitude des Cours...) Dieu! que je vais te cram-
ponner pendant cinq semaines : tu ne peux pas t'en faire une
idée. Les mois passés loin de toi ont été si durs! bien plus durs
que mes lettres ne te le disaient. Je me suis rendu compte de ce
qu'avait été mon bonheur quand nous nous voyions tous les
jours ! Sotte que j'étais! je me contentais alors d'être heureuse,
sans penser tout le temps : Comme je suis heureuse!... Tu vois,
moi, je ne sais pas ce que je te raconte, je perds le fil; ce n'est
pas comme toi, espèce de précepteur de prince, avec tes horaires
de trains et tes indications du côté où il faut regarder le paysage!
Je me moque du paysage, Ba'.deker aux oreilles de Loup! Sache
cependant (si toutefois M™" la directrice ne te la pas écrit) que
486 REVUE DES DEUX MONDES.
je voyagerai jusqu'à Erfurt avec des gens très bien, des gens
d'ambassade chargés d'empêcher qu'on enlève ta Gritte en route.
A Erfurt, par exemple, on me livre à moi-même. Les gens très
bien continuent sur Dresde. Il ne tiendra qu'à moi, au lieu d'aller
te retrouver, de me faire capter par un général prussien. Tu n'es
pas un peu inquiet? un peu jaloux? Tu étais jaloux, avant de
me quitter !...
« Voilà. Je t'aime, mon grand Loup, et je t'embrasse de tout
mon cœur sur ta raie, sur tes yeux. Je me pelotonne dans toi, sur
tes genoux, tu sais? comme quand je fais la « toute petite fille. »
« Gritte.
« P.-S. — Je suppose qu'il y a un tennis, là-bas, chez ton
souverain? »
... Avoir une sœur de douze ans plus jeune que soi, s'en di-
vertir d'abord comme d'une poupée vivante, puis comme d'une
compagne de jeux qu'on protège et qu'on enseigne ; puis, à
l'époque où, soi-même, on est agité par la jeunesse vigoureuse, la
voir s'épanouir jeune fille, résumer toutes les séductions de cette
troublante espèce à laquelle un Français pense uniquement vers
la vingtième année : la femme, et en jouir sans émoi ! Sentir les
bras frais d'une jeune fille vous enlacer le cou, le parfum de ses
cheveux vous monter aux narines, cueillir le tendre regard de
ses yeux, et que tout cela soit sain, calmant, fortifiant : voilà
une joie très rare, réservée aux grands frères qui ont pratiqué
une tendre intimité avec une sœur beaucoup moins âgée qu'eux-
mêmes. Gritte, née en 1890, n'avait guère connu notre mère,
morte en 1896. On ne saurait dire non plus qu'elle eût beaucoup
connu notre père, qui vivait principalement hors de chez lui.
Ce fut donc moi l'éducateur de Grilte, jusqu'à la catastrophe
qui nous ruina et emporta notre père. Mais le bien que je fis à
Gritte, Gritte me le rendit au centuple. Cette présence pure
m'empêcha de pratiquer vis-à-vis des femmes en général les
théories brutales ou dédaigneuses de mes contemporains. Jeune,
ûisif, riche, libre dans Paris, certes je n'eus pas la vie d'un
moine. Mais du moins je ne professai pas que « toutes les femmes
sont des grues » ni que l'amour est un simple geste. Une petite
fleur bleue de France prospérait dans mon cœur quand je
paHis pour rAUemagno. f
i
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 487
... Comme j'évoquais ces souvenirs, ayant renfermé la lettre
de Gritte dans mon portefeuille, un employé à mine et à cos-
tume de soldat entra dans la salle ; sa voix irritée proclama que
le train d'Erfurt avait sept minutes de retard. Après quoi, il re-
garda d'un air menaçant cette tendre momie de M"* Binger et
moi-même, comme pour nous avertir que nous n'avions pas à
récriminer, qu'un train prussien à le droit d'être en retard et
que, sur une ligne prussienne, les voyageurs sont les sujets du
train, émanation de l'Empereur. M^^' Binger écouta cet avis et
subit ce regard avec l'indifférence d'une âme déliée de toute
attache terrestre. Quant à moi, l'irruption de ce fonctionnaire
me fournit l'entr'acte dont mes scrupules avaient besoin pour
relire, après la lettre de Gritte, une autre lettre féminine, —
moins parfaitement pure.
Cette autre lettre, plus longue, était aussi écrite en français,
mais d'une écriture plus large, plus étudiée, et nettement alle-
mande, grâce à laspect des r, des m et des a : quatre pages de
papier bleuâtre, timbrées d'une simple couronne d'or fermée,
parfumée d'une légère odeur de jicky... Les jeux de la psycho-
logie sentimentale m'avaient toujours diverti. Je m'avouai, sans
m'en absoudre, que les plaisirs nés des deux lettres se mêlaient,
inextricables, dans ma joie présente.
Celle-ci était datée de l'avant-veille, et du château de Roth-
berg. Je l'avais reçue la veille à Carlsbad.
(c Vous êtes prié, mon ami, — disait-elle, — d'évoquer devant
vos yeux (vos yeux couleur du ciel de France) le buen-retiro où
j'aime à entendre votre voix me lire le cher Verlaine, Baudelaire,
et aussi Octave Feuillet et George Sand... Vous imaginez, n'est-ce
pas? Une heure après minuit. Le château est endormi autour de
moi. Un grand silence, un peu effrayant. Tout à l'heure, de ma
fenêtre, j'ai regardé vers la vallée de la Rotha en soulevant les
rideaux; la nuit est sans lune, mais avec tant d'étoiles, et sur-
tout notre Véga! (Il faut que vous regardiez aussi notre Véga dès
qu'elle paraît : et quand elle paraîtra, vous penserez que c'est
mon regard qui se reflète dans les yeux de Véga.) On n'enten-
dait dans la profonde vallée que le murmure de la Rotha,. bon-
dissant de roche en roche comme l'Use de Heine. En face de
moi, les villas de Luftkurort que je déleste piquaient encore
quelques points de clarté. Je vous donnai alors ma pensée, que
48'^ REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS devrez mettre bien vite dans votre cœur comme un très
précieux pétale de fleur,
(' Mais pensez-vous seulement encore à notre triste et glo-
rieux Rothberg, et à la prisonnière languissante qui l'habite,
prisonnière de son rang et de sa fidélité allemande? Je n'ose le
croire. Vous êtes un jeune Français, c'est-à-dire un être spirituel,
charmant... et léger. Ce voyage à Carlsbad a été pour vous une
sortie d'écolier; à Carlsbad, je suis bien certaine que vous vous
divertissez beaucoup. C'est rempli de créatures jolies et faciles.
Et jamais on ne vit un Français tranquille parmi de jolies et
faciles créatures.
« Je vous taquine. Je suis injuste. Je vous estime trop pour
penser qu'une certaine image puisse céder la place à celles de
femmes quelconques. Vous avez le cœur trop noble, et le sens de
l'importance des choses. Votre absence est un service que vous
me rendez; il me plaît que ce soit vous qui m'installiez, qui me
choisissiez mon gîte, afin qu'en septembre, quand j'y serai loin
de vous, vous puissiez évoquer à votre tour les lieux où je vivrai.
(Du reste je m'arrangerai avec le prince pour avoir besoin de
vous, alors, au moins durant quelques jours.) Je suis sûre que
vous m'aurez trouvé un très bon nid. (N'oubliez pas que la
chambre de bains soit munie d'un appareil pour chauffer le
linge : j'ai tant souffert de ce manque, l'an passé, à Marienbad,
où Bertha devait chauffer mon linge directement sur un horrible
poêle à pétrole!)
« J'entends la sentinelle qui fait sa tournée dans le chemin de
ronde, au pied de ma fenêtre; son pas solide et discipliné évoque
pour moi la sécurité et la force allemandes, autour de ma soli-
tude. Hélas! une telle force, une telle sécurité ne suffisent plus
à mon repos. Cette nuit comme la précédente je dormirai mal...
Il me manquera la sensation que, non loin de moi, dans cet
immense château, habite mon cher héréditaire ennemi. Il ne me
défend pas des dangers physiques comme la forte sentinelle alle-
mande; mais il sait chasser loin de moi les affreuses mélan-
colies qui montent, pour moi, des profondeurs de cette trop
sublime vallée et des méditations sur les conditions de ma vie...
0 mon poète et professeur, votre élève veut vous avouer qu'elle
se juge isolée loin de vous. Et elle a quelque chagrin de penser
que, durant cinq longues semaines, même après votre retour,
vous ne dormirez plus sous son toit.
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 489
« J'ai refait, toute seule, nos pèlerinages favoris... le Maria-
Helena-Silz, Grippstein, les bois du Thiergarten, le pavillon de
la Fasanerie. Les paysages que nous avions trouvés si beaux
ensemble, si sourians, avaient perdu leur sourire et, il me
semblait, quelque peu aussi de leur beauté. Mais que dis-je
là? j'oublie vraiment et qui je suis, et qui je dois être. Il faut
que vous m'inspiriez une étrange confiance pour recevoir de
moi de tels aveux! En êtes-vous fier, au moins? Dites-le-moi
pour que je sois moins confuse et moins irritée contre moi-
même.
« J'attends une lettre de vous demain à la première heure.
De grâce, qu'elle m'apporte vous tel que vous êtes lorsque je vous
ai près de moi, et non pas un fonctionnaire respectueux (comme
la dernière que j'ai reçue). Mon ami! je suis lasse du respect!
Depuis que je suis toute petite on me fatigue avec le respect. J'ai
vécu dans le respect à la cour d'Erlenburg, toute ma jeunesse...
J'ai retrouvé le respect comme princesse régnante de Rothberg
où tout le monde me respecte, même mon mari!... Vous, mon
nouveau sujet, je vous délie du devoir de respect envers votre
souveraine et amie. Est-ce dit? Et recevrai-je enfin la lettre
désirée, non du sujet mais de l'ami, la lettre que l'amie n'osera
laisser lire à la souveraine?
« Je me hâte de fermer cette lettre : je la déchirerais peut
être si je la relisais.
« Else, princesse de Rothberg.
« P.-S. — M'^* de Bohlberg me recommande de vous dire de
ne pas oublier de réassortir les quatre petits '/erres qui manquent
à mon service à liqueurs. Elle vous rappelle l'adresse : Stinde,
Hoflieferant, Bergstrasse, 28.
« Deuxième P.-S. — Croiriez-vous que j'ai dû, ce soir encore,
avoir à souper auchâtteau le ministre de la police Drontheim,son
énorme femme, et sa sœur Frika? On n'a gardé aucune mesure
avec Frika. On s'est égaré dans le parc anglais, seul avec elle...
Pensez combien, en ces minutes, mon cœur a librement battu
pour vous ! ))
Était-ce d'avoir lu, juste lïnstant d'avant, la lettre rafraîchis-
sante de Gritte? Je relus celle-ci avec une lucidité, un sang-froid
490 REVUE DES DEUX MONDES.
de notaire. Pourtant, l'avant-veille, quand je lavais reçue à
Garlsbad, elle m'avait quelque peu grisé. Je m'étais mis à danser
sur le tapis de la chambre d'hôtel; après quoi, je m'étais atten-
tivement regardé dans la glace de l'armoire; j'avais arrangé
presque tendrement mes cheveux et ma cravate ; finalement, je
m'étais déclaré à moi-même que tout s'expliquait et que ma
souveraine avait bon goût... Aux environs de vingt-cinq ans, la
vanité contribue plus que les sens ou que le cœur à pousser un
jeune Français vers l'amour. Il se trouvait qu'au moment où
j'avais quitté la France, j'attendais encore un incident notable
dans ma vie sentimentale. Celui-ci était notable entre tous : une
princesse régnante! Je me persuadais aisément que j'avais pres-
senti une telle aventure, que je m'étais gardé pour elle. Et le jour
où, à Carlsbad, je reçus cette lettre, je baisai comme un collé-
gien les jambages qui formaient le nom d'Else, et je baisai aussi
la photographie placée sur ma table qui représentait « ma sou-
veraine » couronnée, ses épaules nues à demi couvertes par le
manteau de Cour. Et il me plut de ne pas remarquer que cette
photographie datait d'une dizaine d'années.
Ainsi m'étais-je comporté dans ma chambre d'hôtel à Carls-
bad, après une journée vouée au service à liqueurs et à la salle
de bains-. Aujourd'hui, dans la gare de Steinach, cinq minutes
avant l'arrivée de ma sœur Gritte, une merveilleuse. clairvoyance
décomposait, analysait pour moi toutes les phrases de cette même
lettre. J'y lisais le caractère de la princesse. Bonne ! oh ! la bonté
même, incapable de causer un mal volontaire : sa douceur tem-
pérée par une extrême fierté de son rang (encore qu'elle n'en
voulût pas convenir) et par un chauvinisme allemand très vio-
lent (encore qu'elle s'en défendît et qu'elle le raillât chez le prince
son mari). Obsédée par le romanesque et par toute la sentimen-
talité germanique. Pour la première fois je compris qu'elle n'en-
tendait rien à la nature, qu'elle la voyait à travers les poètes. Il
me parut aussi qu'elle manquait de tact, ce dont je m'étais déjà
aperçu antérieurement : les recommandations sur la verrerie à
remplacer, sur la nécessité d'un chauiîe-linge, suivant de près
les efFusions ut les aveux, me remettaient à ma place de domes-
tique supérieur. Et le post-scriptum relatif aux infidélités du
prince, à ses amours avec M"" F'riederika de Drontheim, mis
là comme une suprême excuse au ton de toute la lettre, me
causait aussi un léger malaise.
MONSIEUR ET MADAME 5I0L0CH. 491
... Mais, trêve d'analyse : voici que s'annonce le train d'Erfiirt.
Les voyageurs, les amis des voyageurs s'empressent. Je laisse
mon écot sur la nappe, à côté de la cruche à demi vidée, et,
après avoir adressé à M"" Crescenz un sourire qu elle me rend,
si l'on peut ainsi s'exprimer, au centuple, je cours moi-même
vers le quai.
En uniforme rouge galonné d'or, également comparable à un
portier d'hôtel ou à un général bolivien, le chef de gare de Stei-
nach présidait à la manœuvre de trois malles et d'un panier de
poulets, grave comme un capitaine qui livre un combat dé-
cisif.
« Gritte, pensai-je en scrutant l'horizon boisé par où tout à
l'heure jaillirait le train; Gritte, ma sœur, ma Providence mi-
gnonne, c'est toi seule que j'aime, décidément. »
Abîmes du cœur! disaient les romantiques. Tandis que
j'adressais à Gritte cette oraison jaculatoire, une voix intime
protesta en moi. Et, comme parfois, au désert, les ermites ne
savaient plus si c'était le bon ou le mauvais ange qui leur chu-
chotait à l'oreille, je ne sus pas distinguer si cette voix était celle
de ma conscience, celle de ma vanité, ou tout simplement celle
de mes sens :
« Ingrat! disait cette voix... Pourquoi renies-tu l'autre Pro-
vidence féminine qui t'a accueilli ici? Rappelle-toi ton angoisse
quand tu franchis la poterne du Château! Rappelle-toi les révoltes
de ton orgueil en présence du major, comte de Marbach, et du
prince lui-même! Qui t'a fait la vie supportable et même douce,
en te manifestant hardiment sa bienveillance, aussitôt imitée par
la servile petite Cour, par le Hof-intendant Lipawski, par le mi-
nistre Drontheim, par les magistrats, par l'aumônier? Sans cette
protection féminine, tes dix mois de séjour à Rothberg eussent-
ils été tolérables? Et puis, elle est jolie, cette Providence...
Juste à la veille du déclin, peut-être, mais encore exquise, ré-
putée telle dans toute la contrée... Un peu artificielle dans sa
sentimentalité, dans son admiration de la nature? qu'importe, si
sa présence a coloré pour toi les paysages que vous voyez en-
semble ! Défaut de tact? qu'importe, si son cœur est sincère, et
il est sincère, tu le sais!... Allemande? peux-tu lui reprocher
d'aimer son pays, d'admirer une force, une prospérité qui sont
réelles? Enfin elle t'aime, et c'est le fond des choses. Laisse-toi
aimer, et ne ratiocine pas tant sur ton bonheur... »
492 REVUE DES DEUX MONDES.
A ce moment, le soleil d'août me parut éclairer, plus radieux,
le cercle de collines velues qui environnait la petite gare...
J'acceptai décidément toute ma joie de vivre, et, pures ou non,
je me résoins à boire aux sources d'où me semblait jaillir le
bonheur. Soudain une grosse locomotive déboucha du tunnel
tout proche. Elle fonça vers la gare : bientôt toute la masse du
train s'arrêta dans un fracas de freins et de roues grinçantes. La
portière d'un compartiment s'ouvrit juste devant moi : et Gritte
se précipita dans mes bras.
Ce fut une minute savoureuse. Plus grand que Gritte de dix
centimètres, je l'avais soulevée de terre : elle nichait sa tôle
entre mon épaule et ma figure, je sentais la fraîcheur de sa joue
contre mon visage, et toute la vivante jeunesse, tout le parfum
de fleur de cet être chéri, je les respirais. Quand je la reposai à
terre, Gritte murmura :
— Ah! c'est bon...
Et me sautant au cou de nouveau, elle m'embrassa encore, et
manqua faire tomber mon chapeau. Alors elle prit mon bras
libre (l'autre portait son petit sac) et me dit, me regardant de la
tête aux pieds :
— Tu es toujours beau, mon Loup... Pas un des frères de
mes compagnes, que je vois les jours de parloir, n'est beau
comme toi... Oui, madame, ajouta-t-elle en s'adressant à une
honnête bourgeoise, coifTée d'un chapeau à coques' beiges, qui,
aux côtés d,e son époux, écarquillait les yeux et les oreilles à la
vue de deux étrangers si librement tendres; oui, mon frère est
très beau, plus beau que votre fadasse de mari à lunettes!
— Et toi, lui dis-je en baisant sa main nue, tu es bien la
plus ravissante petite Française que l'on puisse expédier en
Thuringe... C'est joliment agréable d'en voir une de ton espèce,
quand on en a été privé depuis dix mois... Ton voyage?
— Excellent. Ecoute. Le monsieur et la dame très bien qui
m'ont accompagnée jusqu'à Erfurt sont M. et M™° de la Courtel-
lerie, attachés à Pétersbourg... C'est ton ex-ministre qui les a
procurés. Un peu snobs et raseurs, mais très gentils pour moi...
Ecoute encore....
Ceci se passait sur ie quai de la gare, emplie en ce moment
du brouhaha du débarquement. Le chef rouge et or comptait d'un
œil sévère les voyageurs, comme autant de prisonniers d'une ré-
cente bataille. A l'entrée des bàtimens, le redoutable annoncia-
MONSIEUR ET MADAME MOLOCTI. 493
teur des retards arrachait les billets aux doigts des voyageurs;
on eût dit qu'il vérifiait l'écrou. De brefs commandemens mili-
taires s'échangeaient au long du train. Le train siffla sec,
s'ébranla, grinça, repartit vers la Boliôme... Nous pénétrâmes
dans la gare où nous attendîmes nos bagages.
— Pourquoi, me demanda Gritte, ces gens galonnés d'Alle-
magne font-ils tant d'embarras, tout cela pour qu'en fin de
compte les trains arrivent en retard, comme en France? Chez
nous, du moins, cela se passe à la bonne franquette...
— Beaucoup de choses, répliquai-je dogmatiquement,
marchent cependant, ici, mieux qu'en France.
Gritte me regarda : ses beaux yeux gris, sa bouche ferme,
toute sa jolie figure ronde à l'air décidé dessinèrent une petite
moue. Nous attendions les bagages, parmi la foule disciplinée.
Je songeais : « J'ai quitté la France, il y a dix mois, admirateur
sincère de l'Allemagne. Aujourd'hui, si je n'accepte pas intégra-
lement la formule sommaire trouvée par Gritte, ne suis-je pas
frappé par la part de vérité qu'elle contient? Il est certain que
mon admiration pour l'Allemagne n'est plus aveugle et inté-
grale. Tant de choses y froissent mon goût latin de la mesure!
Le règne de la force s'est installé si souverainement dans ce vieux
pays de la pensée !»
Gritte, dans la file, se trouvait séparée de moi par la dame
pansue, à gros chignon, coiffée du chapeau de paille qu'ornaient
des rubans beiges. Ma jolie sœurette, elle, ne coiffait pas d'un
chapeau de paille à coques beiges ses abondans cheveux châtains.
Un béret de velours noir s'y fixait par une épingle à tète de
lapis, — cadeau que je lui avais fait au temps de notre prospé-
rité. Sa^ taille mince, affranchie du corset et simplement sou-
tenue par une brassière, laissait le buste libre de rouler sur les
hanches : tout cela dans un simple costume tailleur de serge
bleue à boléro; des gants suède un peu noircis par le voyage, et,
— sous le béret, — le plus joli visage d'enfant jeune fille, un
teint de pèche rosée, le nez droit et petit, le regard gris bleu si
direct, si. brave, si franc... On ne pouvait pas ne pas remarquer
ma sœur Gritte. Elle faisait sensation.
« Ce n'est qu'une petite pensionnaire de France, à peine
sortie de l'âge ingrat, pensai-je. Et, déjà, sa royauté de grâce
s'établit ici, sur ces bourgeois de Thuringe ! Pourtant, il y a de
doux yeux bleus ici, et des masses de cheveux dorés encadrant
494 REVUE DES DEUX MONDES.
<.l aimables visages roses. Mais cette fine essence de féminité
que Gritte exlinle, n'est-ce pas une essence latine?... »
Je fus tiré de mes réflexions par la curiosité que m'inspirè-
rent les manœuvres de Gritte elle-même. Ayant trouvé que les
choses n'allaient pas assez promptement à son gré, dans la gare
de Steinacli, elle s'était dégagée de la file, avait passé la barrière
qui la séparait de ses bagages. Toute seule, elle cherchait sa
malle, la trouvait, prenait un employé par le bras, et dans la
langue de Voltaire, tout simplement, lui ordonnait de la trans-
porter. Puissance admirable de la jeune grâce féminine ! Cette
brute de porteur, barbu et sale comme un moujick, obéissait,
prenait la malle, suivait Gritte triomphante ! Et parmi le trou-
peau docile qui attendait à son tour, nul ne protestait. Seul, le
redoutable annonciateur des retards, ayant p^rçu de loin qu'il
se passait de l'illégal, se précipita : mais déjà la malle, sur le
dos du moujick asservi, descendait les degrés extérieurs; on la
hissait sur la tapissière de Herr Graus. Je me hâtai de prévenir
un conflit; je rejoignis l'âpre fonctionnaire, et lui montrant
Gritte qui l'observait avec indifférence, je prononçai ce simple
mot :
— Eofdienstï
L'homme aux paremens rouges s'arrêta net, me regarda,
me reconnut, regarda Gritte, et, gêné devant ces yeux impérieux
et clairs, ébaucha un salut, et rentra en grommelant dans la
gare.
Hofdienst! Mot magique dans le périmètre des États de
Rothberg ! Je venais de constater que son effet s'exerçait même
au delà des frontières de la principauté, sur le territoire prus-
sien. « Hofdienst, service de la Cour, » disent les dictionnaires.
Et cette traduction, qui signifie en français une sorte de domes-
ticité, rend mal ce que contient au contraire de décoratif le
vocable allemand. Jamais, d'ailleurs, je ne l'avais vu brider si
nettement l'instinct tyrannique d'un fonctionnaire. Peut-être,
s'appliquant à Gritte, avait-il signifié, pour l'obscur cerveau de
ce bas tyran, que cette enfant radieuse était elle-même une
petite princesse.
— Comment, monsieur le docteur, prononça une voix der-
rière moi ; comment, monsieur le docteur, ce nest pas un véhi-
cule du château qui vient vous chercher ici?
MONSIEUR ET MADAME MOLDCH, 495
Il fallut qiio Herr Graus me touchât le coude pour que je
comprisse que ces paroles s'adressaient réellement à moi. Après
dix mois d'Allemagne, je n'étais pas encore accoutumé au tître
considérable que me valaient mes fonctions. Je me retournai; je
reconnus la forte carrure, le visage haut en couleur, la barbe
noire luisante de l'important personnage.
Il s'inclina avec une déférence un peu ironique : je tendis la
main à ce principal citoyen de la principauté, réputé le plus
riche après le prince. Je lui répondis, en allemand, qu'en effet,
ma sœur et moi, nous gagnerions tout simplement Rothberg par
la voiture publique, avec Herr Graus lui-même, s'il nous faisait
toutefois l'honneur de s'asseoir à nos côtés dans « son véhi-
cule. » Je ne parlais pas un trop mauvais allemand, ma pre-
mière enfance ayant été confiée aux soins d'une Hanovrienne
dévouée. Mais Herr Graus n'admettait pas qu'un Français pût
comprendre l'idiome de Gœthe et le parler de façon intelligible.
Il me répondit en français. Il parlait français en Berlinois qu'il
était, c'est-à-dire avec une lenteur extrême, assez de correction,
et des mots choisis, trop choisis. Dans ce français de choix, Herr
Graus répliqua :
— J'espère que Mademoiselle aimera notre beau pays, avec
ses montagnes romantiques et le magnifique château du prince.
J'espère qu'elle se plaira en Allemagne, et qu'en revenant à
Paris, sur les boulevards, elle dira à ses jeunes amies que nous
ne sommes pas des barbares.
Je jugeai superflu d'avertir Herr Graus que ma sœur ne
passait pas toute son existence sur les boulevards de Paris, et
qu'au surplus, elle n'arrivait pas en Thuringe convaincue d'y
trouver des Germains du temps d'Arminius. Je demandai seule-
ment (en français cette fois, car je ne suis point entêté) :
— Nos chambres sont-elles prêtes là-haut, Herr Graus?
— Oui, monsieur le docteur. Je vous ai fait préparer l'appar-
tement de droite, au premier, dans la villa Else. Vous avez deux
pièces communicantes, l'une donnant sur la place pour made-
moiselle votre sœur : c'est la plus gaie. L'autre possède une
grande terrasse abritée, avec vue sur la vallée de la Rotha, le
Thiergarten et le château. Ce n'est pas, évidemment, le luxe de
la Cour auquel vous êtes accoutumé. Mais la vue est encore plus
admirable que de votre chambre du château.
On avait fini de charger les bagages sur le toit de la tapis-
496 REVUE DES DEUX MONDES. ~'
sière. Nous montâmes. Outre Herr Graus et nous deux, il s'y
trouvait la dame au chapeau à coques beiges, et son mari, le
personnage blond à lunettes d'or. Graus me confia à l'oreille
que c'étaient des bonnetiers de Saxe, qui venaient passer leurs
vacances au Luftkurort, parce que « la dame était un peu
anématique. » J'aurais pu corriger Graus et lui dire qu'on pro-
nonçait anémique. Mais corriger tout le vocabulaire savant de
Herr Graus (encore qu'il m'en priât sans cesse) m'avait paru une
besogne ingrate et superflue, qui eût d'ailleurs ôté à sa conver-
sation française ce qu'elle ofl'rait de plus pittoresque.
Au trot de ses deux beaux et lourds chevaux bais de Fran-
conie, nous commençâmes à rouler par les promenades et les
rues ensoleillées de Steinach. Un jeune cocher, presque un en-
fant, aux cheveux d'étoupe pâle, empaqueté dans une livrée trop
vaste pour lui, conduisait. En me voyant, il m'avait fait un
signe d'amitié. C'était Hans, frère de lait de mon élève le prince
héréditaire. Le négociant à lunettes d'or et son épouse étaient
assis au fond, contre le siège: Herr Graus causait avec eux en
les appelant infatigablement : « monsieur le conseiller de com-
merce, » et : « la gracieuse femme de monsieur le conseiller de
commerce. » La manie des titres, a dit Henri Heine, est une
manie bien allemande. Herr Graus ne pouvait parler à quelqu'un
sans l'afi'ubler d'un titre. H se faisait appeler lui-même : mon-
sieur le directeur, signifiant par là qu'il dirigeait les villas,
le Kurhaus, les hôtels, du Luftkurort de Rothberg, et sans
doute aussi, par extension, le village et quelque peu la princi-
pauté.
Gritte s'était installée près de la portière. Elle m'avait fait
asseoir à côté d'elle ; sa petite main s'était glissée sous mon bras;
nous jouissions de nous sentir bien serrés l'un contre l'autre.
Nos yeux regardaient les mômes choses. D'abord les maisons du
nouveau Steinach, du Steinach prussien : le boulevard neuf, la
Mollkestrasso, la Kaiscrstrasse. C'étaient de lourdes bâtisses
cossues, la plupart en stuc, les plus récemment bâties en pierre
de taille, d'un style très chargé, mélange bizarre de gothique et
de rococo. Des magasins abondans et voyans ornaient les rez-de-
chaussée. Il passait peu de monde parce qu'on était en été, mais
le petit car électrique circulait tout de môme entre la gare et les
faubourgs. Sur le trottoir ensoleillé, trois officiers sanglés dans
l'uniforme bleu faisaient sonner leurs éperons; les rares bour-
MONSIEUR ET MADA.ME MOLOCH. 497
geois, hommes et femmes, s'effaçaient devant eux. Un lourd
camion chargé de fûts de bière croisa notre tapissière. Une Vic-
toria bien attelée emporta une opulente dame coiffée d'un cha-
peau Gainsborough et vêtue d'un costume en taffetas changeant
qui miroitait. Deux petites bonnes, leur panier au bras, inter-
rompirent une conversation affairée, au bord du trottoir, pour
contempler notre équipage. Et ce fut tout ce que nous livra de
pittoresque germanique le nouveau Steinach, par cette après-
midi du mois d'août.
Mais soudain la voiture quitta le boulevard, s'engagea dans
une voie plus étroite, et enfin déboucha sur une place demi-
circulaire, assez mal pavée, environnée de maisons anciennes, à
la vieille mode de Thuringe, — tantôt en pans de bois apparent
et en torchis rose, rose comme le sable de la Rotha, — tantôt
de haut en bas carapacées d'ardoises, avec de petites, toutes
petites fenêtres percées dans la carapace. Hans arrêta devant le
Rathaus, où Herr Graus avait affaire. L'antique maison commu-
nale dressait au sommet du demi-cercle ses toits pointus, sa
façade ouvragée : au rez-de-chaussée, la porte basse et les
vieilles échoppes allemandes descendaient à moitié sous le sol,
peu à peu débordées par la place qui montait lentement, au
cours des centaines d'années!... D'une de ces tavernes encavées
où l'on accède par des escaliers de pierre affleurant au trottoir,
jaillirent des chants d'étudians en vacances. L'un d'eux apparut,
béret au front, balafré sur sa joyeuse et loyale figure de can-
didat. La statue équestre d'un homme à barbe, l'air d'un bon
propriétaire rural malgré son costume militaire, ornait le milieu
de la place : c'était l'image du margrave Louis- Ulrich, qui gou-
verna, vers la fin du xvn® siècle, la petite principauté de Stei
nach. Souverain pacifique de ce modeste État, il vivait en paix
avec ses voisins, notamment avec le prince de Rothberg, à qui
il maria sa fille. Il réunit ainsi les deux territoires : Steinach
devint capitale de Rothberg-Steinach. Steinach ne possédait sous
son règne ni la Moltkestrasse, ni la gare, ni le Dcnkmal dos
guerriers, ni les tramways électriques. Mais c'était la libre capi-
tale d'un petit État libre, au lieu d'être un lointain morceau de la
Prusse. Et quand il se passait des événemens au Maroc, les bu-
veurs du Rathskeller (ou taverne du Rathaus) continuaient à
fumer leur pipe de porcelaine et à lamper la bière claire ou fon-
cée, selon les époques de l'année et le goût de chacun : ils
TOME zxxiv. — 1906. 33
498 RE^'XIE DES DEUX MONDES.
étaient bien sûrs que le sultan du Maroc ne les empêcherait de
finir leur cruche ni leur pipe...
— C'est joli, ce coin-là, me dit Gritte en montrant la place et
le Rathaus.
En ce moment Herr Graus remontait en voiture.
— Vous devez trouver cette partie de la ville bien laide,
vous qui venez de Paris, mademoiselle? dit-il. Mais vous avez
vu la ville neuve près de la gare? Un jour viendra où tout Stei-
nach sera comme cela, en maison de pierres.
Gritte répéta :
— Je trouve cette place très jolie.
— Oh! fit Graus. Vous dites cela avec la politesse française,
mais vous ne pouvez pas le penser.
Gritte dédaigna de répondre. La tapissière était repartie, au
bon trot de son attelage, par les rues étroites du vieux Steinach.
Bientôt les maisons s'espacèrent : quelques villas dormaient au
soleil parmi des jardins verts. La plaine de la Rotha apparut,
et, tout à l'entour, les nobles montagnes encapuchonnées de
verdure. On fit halte devant une maisonnette d'où, par la
fenêtre, une femme tendit au cocher une sébile d'étain dans
laquelle nous versâmes chacun quelques pfennigs, péage de la
route princière. Cet incident d'un autre âge divertit Gritte : Herr
Graus en parut humilié. Il détourna la tête. Nous entrions dans
les Etats de Rothberg. La route rejoignit la Rotha, ici calme et
tranquille sur son lit de sable rouge. Les chevaux se mirent au
pas. La montée, longue de neuf kilomètres, commençait.
II
A Steinach, la Rotha garde l'apparence d'une sage rivière
civique, contente d'être enfermée entre ses quais de pierre comme
une dame de bourgmestre dans son hôtel. Il faut même, auxi
petits polissons de la ville qui s'amusent à l'observer du haut du
pont de pierre, mainte expérience exécutée avec des bouchons,
des coquilles de noix et des morceaux de papier, pour constater
qu'elle coule réellement, qu'elle n'est pas un étang immobile, ou
même une rivière peinte, peinte en rose par la fantaisie char-
mante de quelque margrave de Steinach, au temps où les Mar-
graves donnaient de la fantaisie à Steinach.
Car la Rotha est légèrement rose, grâce à la poussière de gra-
MONSIEUR ET MADJlME MOLOCII. 499
nit rouge qu'elle charrie dans son cours. Elle détache cette fine
poussière des rochers nus, là-haut, là-haut, alors qu'elle n'est
encore qu'un petit torrent furieux, vers les anciennes limites de
la Thuringe, au delà de Rothberg, sur le Rennstieg... Hors de
Steinach, elle garde quelque temps encore son allure de sage
bourgeoise en promenade de campagne. Elle n'est pas immo-
bile comme dans la cité, mais elle progresse dignement, entre
des rives verdoyantes cultivées comme des jardins.
En remontant son cours, on rencontre à environ 1500 mètres
de la ville un Schweizerhaus^ c'est-à-dire un chalet de bois
entouré de bosquets qui exhalent au printemps l'odeur des lilas
et tout le long de l'année celle des pommes de terre bouillies et
du veau à la poêle. Le Schweizerhaus est le lieu où la jeunesse de
Steinach prend ses ébats du dimanche. Dans la belle saison, les
dames de Steinach y viennent aussi, par bandes, boire à petites
gorgées le café au lait, parlant toutes à la fois, autour des tables
revêtues de napperons multicolores... Il n'y a pas d'exemple,
d'ailleurs, qu'une véritable dame de Steinach ait jamais poussé sa
promenade à pied plus loin que le Schweizerhaus. Seuls, les
étudians et leurs compagnes en excursion sentimentale s'engagent
au delà, dans la gorge subitement resserrée d'où s'échappe la
Rotha. Et dès lors la Rotha, sachant bien sans doute que les
dames de Steinach ne dépassent jamais le Schweizerhaus, se met
à gambader sur les rochers et les touffes d'arbres de son lit,
montrant ses dessous d'écume dentelée et le nu rose de ses gra-
nits. Peu à peu, encadrant ces gambades, s'étagent plus haut,
plus haut toujours, les pentes fourrées de hêtres, de bouleaux,
de sapins et de mélèzes, et toute cette grave verdure contraste le
plus romantiquement du monde avec les pirouettes et les chan-
sons, avec le dévergondage bruyant de la petite Rotha. La route
monte ; les talus obliques la dominent de plus en plus. Et voilà
que peu à peu la Rotha elle-même, dans ce sévère paysage, prend
de la sévérité. L'ombre des gigantesques parois fait qu'elle ne
semble presque plus rose. Elle devient un sombre torrent. Çà et
là, les forêts déclives sont éclaircies par un abat d'arbres : alors,
dans une tranchée, les troncs, dépouillés de leurs branches et
lancés au hasard, semblent un gigantesque jeu de jonchets...
Point de maisons: où les logerait-on? le chemin a tout juste sa
place, côte à côte avec la Rotha. Peu de passans: quelques bûche-
rons, quelques paysannes, parfois un break du Luftkurort chargé
500 REVUE DES DEUX MONDES.
d'excursionnistes, parfois une voiture de la Cour, attelée à quatre
clievaux, descendant du château vers la ville. C'est un site ter-
rible et beau, qui remuerait lame jusqu'à la mélancolie si l'on
ne pressentait pas que plus loin, plus haut, quand on gagnera
les sommets de ces montagnes, la lumière inondera de nouveau
la vallée, et que la petite Holha redeviendra joyeuse, bruyante
et rose sous le soleil.
Or, quoi qu'en ait dit un psychologue suisse, les paysages
régnent impérieusement sur notre âme. Les hêtres et les mélèzes
du Rothathal, dans cette partie où la gorge s'étrécit et s'enté-
nèbre, ouïrent-ils jamais les voyageurs rire aux éclats, et chan-
ter des refrains de concert? Impérieuse, la Rotha donne le ton
aux entretiens par un sourd murmure. La forêt répond par ses
mille voix de mystère : et ce dialogue de la vallée aux mon-
tagnes est si imposant que les voix humaines n'osent le troubler
par d'indécens éclats. Même le grand bonnetier de Saxe et sa
compagne avaient cessé, vers le troisiènie kilomètre, une con-
versation politique des plus passionnantes avec Herr Graus, sur
le point d'établir si l'empereur arriverait ou non, avec l'aide
du centre catholique, à brider le suffrage universel. Tous trois,
maintenant, se taisaient, gênés sans savoir pourquoi, impatiens
d'un site et d'une atmosphère qui se prêtassent mieux à disputer
d'intérêts contingens. Sur leurs âmes pesait le paysage, quoi-
qu'ils ne comprissent pas tous ces graves murmures, ni la poésie
de cette tristesse des choses. Mais Gritte et moi, serrés l'un
contre l'autre et depuis longtemps silencieux aussi, nous enten-
dions fort bien ce que grondaient à l'unisson la forêt de Thu-
ringe et la Rotha.
« Que nous importent, disaient-elles, le Rcichstag, le Land-
tag, le centre catholique, et le socialisme, et la national-démo-
cratie?... Nous sommes la vieille Allemagne, nous avons vu Armi-
nius, Barberousse, Luther et Goethe passer par ce ravin. Et,
de tout ce qu'ont fait ces grands hommes,. il ne reste qu'un peu
de pensée... »
— Hardi! Moschel!... Hardi! Gover!...
Au pas des bons chevaux bais que Hans excite d'un discret
sifflement et caresse, sur la croupe, avec la mèche du fouet, les
kilomètres de route blanche glissent sous la voiture. Tout à coup
le soleil, qui nous guettait à un tournant, montre, par-dessus les
MONSIEUR ET MADAME MOLOCII. ÎJOl
lignes noires des ramures, sa placide figure germanique. Hurrah !
voici la lumière dévalant en cascade sur les degrés successifs
que forment les pointes des conifères ! Voici la gaie lumière de la
vie qui roule jusqu'à nous, accroche une cocarde d'or au cha-
peau verni de Hans, allume des astres dans les lunettes du bon-
netier saxon, attendrit le bleu des yeux de sa compagne, et délie
la langue de Herr Graus.
— Wunderschœn! dit-il, s'adressant au couple qui ac-
quiesce.
Puis, se rapprochant de nous, il parle à Gritte, en français:
— Mademoiselle n'est pas sans doute habituée à des sites tel-
lement sauvages ? Cela attriste et oppresse le cœur des dames et
des jeunes filles. Mais àRothberg, vous verrez ; le paysage, quoique
peut-être plus beau encore, est tout à fait reposant et joyeux
pour les yeux et pour l'âme.
— Il ne me déplaît pas d'être triste, monsieur, répond Gritte
simplement.
Herr Graus rougit comme si Gritte avait dit une inconvenance.
Il change de conversation et désormais s'adresse à moi.
— Vous allez voir beaucoup de monde dans les villas, mon-
sieur le docteur. Depuis que vous êtes absent, il en est venu de
tous les points dé l'Empire, il en est même venu de l'étranger.
Et il y a maintenant, justement à côté de vous dans la villa
Else,. un homme très célèbre, avec sa femme, \in homme mon-
dial... Oui, un homme mondial, répète le Kurdirector, satisfait
.d'avoir ajouté ce mot français à sa collection de vocables d'im-
portance.
Et il traduit aussitôt pour les deux bourgeois qui l'écoutent
bouche bée :
— Eine Weltberïihmtheit , wirklicJic Weltherilhintheit , Herr
Professer Zimmermann aus lenc .
— Ce grand savant, reprend en français l'hôtelier, enseigne
la chimie biologique, et la chimie des explosifs à l'université
d'Iéna, qui est, comme mademoiselle ne le sait probablement
pas, de 100, kilomètres seulement au nord de Rothberg. C'est un
savant mondial, comme votre Pasteur, et c'est en plus un philo-
sophe. Sa philosophfe-vv. enfin.., vous comprenez... une philo-
sophie de savant... d'homme qui vit dans les chiffres et les
chimères... loin de^ la pratique... Mais, cela n'est pas important
en Allemagne, que les philosophes pensent des choses chimé-
ît
502 REVUE DES DEUX MONDES.
riques : parce qu'il y a un gouvernement et des soldats qui pro-
tègent les choses réelles contre les rêves des philosophes. Donc
ce professeur est né au village de Rothberg, dans la vallée qui
s'étend au pied du château. 11 est né en 4846 dans une maison
de savetier. Son père exerçait cette profession. Et il rentre seule-
ment aujourd'hui dans son pays natal de Rothberg... Parce qu'il
a eu une jeunesse accidentée, et même (Herr Graus se pencha
vers moi comme pour me confier un secret d'Etat) et même des
démêlés avec feu le prince Conrad, père du prince régnant Otto.
Il continua en allemand, s'adressant cette fois au couple
saxon. Gritte n'avait pas écouté. Elle regardait autour d'elle.
Redevenue capricieuse, la rivière gambadait à deux cents pieds
au-dessous de nous, écumante sur les roches roses. Comme des
portans de théâtre qui se reculeraient lentement vers les cou-
lisses pour laisser enfin apercevoir la toile de fond, les recoupe-
mensdes contreforts s'écartaient peu à peu, et l'on devinait qu'un
vaste paysage allait bientôt s'ouvrir aux regards.
— C'est beau, me confia Gritte; je suis contente.
Sa petite main serra mon bras, comme si j'étais le peintre
décorateur de cette belle nature et qu'il fallût me remercier. Je
jouissais de sa joie : le site vu par ses yeux reprenait cette grâce
de nouveauté qu'il avait peu à peu perdue pour moi. Cependant
mon oreille distraite percevait, sans les écouter, les renseigne-
mens que Herr Graus continuait de confier aux deux bourgeois
sur le professeur Zimmermann et ses démêlés avec feu le prince
Conrad de Rothberg... J'entendis ainsi que le professeur avait
naguère étudié à léna, qu'au moment de la guerre de 1870, il
venait d'être reçu docteur. Il s'était bravement battu sous les
ordres du kronprinz : mais il avait rapporté dans ses foyers, la
paix signée, le même dégoût que son chef pour la guerre et pour
ses horreurs. Actif, éloquent, il représenta dans ce petit coin de
Thuringe le parti, si peu nombreux, qui protesta contre l'annexion
de l'Alsace-Lorraine, cause de perpétuel dissentiment politique
entre les deux pays.
Avec cette sérénité dans le manque de tact qui nous décon-
certe chez certains Allemands du Nord, Herr Graus contait tout
cela, sans le moindre souci de mes oreilles.
— Croiriez-vous, monsieur le conseiller de commerce, croi-
riez-vous (jue cet homme, qui avait participé à la gloire et à
l'unification de l'Empire, déblatéra contre le gouvernement de
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 503
l'Empereur, contre les décisions de la nation, et, partout où le
prince Conrad manifesta son accord avec les idées impériales,
essaya de le combattre? Le prince Conrad était cependant un
prince dévoué à son petit peuple :..il sut garder l'autonomie de
Rothberg... Rothberg, grâce à l'amitié qui le liait avec le grand
empereur, n'a jamais eu de garnison étrangère au sol de la prin-
cipauté : tous les soldats, tous les officiers de la garnison sont
nés dans les Etats du prince. Il y a aussi ce curieux privilège d'un
timbre-poste particulier, comme la Bavière ! Enfin, pour en reve-
nir au docteur Zimmermann, le prince Conrad en avait assez de
cet opposant, le seul qu'on eût jamais vu de mémoire d'homme
dans les Etats de Rothberg... On le déclara ennemi de l'Empire,
ennemi du prince, ennemi de la société ; on l'empêcha d'ensei-
gner à Steinach; on lui rendit la vie intenable... C'est alors qu'il
s'installa à Hambourg, où il fit de grands travaux de chimie et la
biologie... Il publia des ouvrages de science, et aussi de philo-
sophie ; mais, vous pouvez me croire, sa science vaut mieux que
sa philosophie. Et ainsi il est devenu célèbre. Son cours est
un des plus suivis qui soient professés à léna. On dit d'autre
part qu'il a inventé un explosif tellement puissant qu'avec gros
comme une noisette il ferait sauter tous les forts des Français
depuis Toul jusqu'à Verdun. Mais il ne veut pas le donner au
ministre de la Guerre, toujours à cause de ses utopies sur la paix
et la fraternité universelles. J'ignore pourquoi il est venu à
Rothberg cette année. Quand il m'a écrit pour demander à loger
dans mes villas, naturellement j'ai d'abord prévenu le prince Otto.
Le prince a répondu tout de suite qu'il voulait bien, que sans
doute les années avaient rendu plus sage le Zimmermann d'autre-
fois : et puis il désirait lui marquer de la mansuétude. Et un
télégramme a été envoyé aussitôt aux journaux principaux de
l'Allemagne et de l'Europe pour raconter cette mansuétude du
prince Otto. Voilà comment, — ajouta Herr Graus en se tournant
vers Gritîe et en reprenant la langue française, — Mademoiselle
va avoir à la villa Else un voisin qui manipule tout le jour les
élémens chimiques et dynamiques.
Comme Herr Graus prononçait ces mots, les chevaux attei-
gnirent le palier de la route. Hans les arrêta, soit pour les lais-
ser souffler, soit parce qu'il avait le sens des beautés de la nature
et souhaitait nous faire admirer la vue enfin conquise par
une heure et demie d'ascension.
504 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette vue s'ouvrait sur la vallée de la Rotha, qui fuyait obli-
quement à cent pieds au-dessous de nous dans une profonde
entaille boisée. Le village de Rothberg allongeait ses toits d'ar-
doise dans cette entaille, le long de la rivière tumultueuse. A ce
paysage d'abîme s'opposait merveilleusement le paysage des som-
mets. En suivant la corniche de la route sur laquelle soufflaient
nos chevaux, l'œil rencontrait les blanches villas du Kurort,
alignées au bord du précipice, et plus loin, plus haut, l'énorme
masse jaunâtre du château, percé de cent fenêtres et surmonté
d'un clocheton. Tout cela dans un immense cirque de montagnes
drapées d'une inextricable végétation, où le soleil déclinant oppo-
sait féeriquement l'ombre et la lumière.
— Oh! Loup, me chuchota Gritte en se serrant contre moi...
comme j'aime ce pays!... Et qu'il fera bon revoir cela tous les
deux, sans personne auprès de nous.
Hans claqua de la langue. Moschel et Gover reprirent un trot
calme, la voiture doucement entraînée suivit la route surplom-
bante qui nous rapprochait des villas. Quelques promeneurs du
Kurort nous croisaient. C'étaient de robustes dames bien vêtues,
des jeunes filles habillées de piqué blanc, des étudians en pro-
menade, le bâton à la main, le chapeau de feutre sur le chef, le
paquetage à l'épaule, alertes, basanés et suans. Et c'étaient aussi
des hommes blonds, un peu chauves, le chapeau de paille à la
main, la figure légèrement bouffie, retroussant des moustaches
claires. Nous rencontrâmes le courrier de la poste, grosse voiture
jaune décorée de l'aigle noir, menée par un cocher d'apparence
militaire. Herr Graus salua l'aigle avec affectation. De place en
place, au bord de la route, des bancs étaient installés pour que
l'on pût admirer le paysage. Tout à coup, d'un air mystérieux,
Herr Graus toucha le bras de Hans qui mit les bêtes au pas ;
puis, le doigt sur la bouche, avec des clignemens d'yeux, il nous
montra, assis sur le banc que nous allions atteindre, un couple
de vieux, — le vieux et la vieille...
La vieille, sensiblement la plus grande des deux, était vêtue
d'une vaste jupe d'étofTc vert sombre, tellement froncée qu'on
l'eût dite soutenue par une crinoline : elle portait un tablier de
tafl'etas noir à ruche noire. Son corsage était aussi en taffetas
noir avec un petit col de dentelle, et comme une bavette d'en-
fant par devant. Elle se coiffait d'un bonnet de tulle noir, dis-
crètement décoré do cerises. Ses cheveux avaient cette couleur
I
MONSIEUR ET MADAME MOLOCII. 503
jaune indéfinissable que prennent, en blanchissant, les cheveux
qui furent blond clair pendant la jeunesse. Quel séduisant visage
ils avaient dû encadrer, du temps qu'ils étaient blonds, puisque
la vieillesse elle-même n'en détruisait pas tout le charme ! Visage
d'un ovale affiné, blanc sans pâleur, ridé à peine, aux yeux de
myosotis, au nez délicat, aux lèvres encore rouges. La taille,
mince et ronde, n'avait point fléchi. De la main droite, la vieille
dame tenait une plante, vers laquelle se penchait attentivement
le vieux: son autre main était dans la main droite du vieux...
Lui, tout au contraire, offrait l'exacte ressemblance d'un macaque
travesti en homme. De dessous son chapeau haut de forme à
bords plats s'échappait à droite et à gauche une grosse boucle de
cheveux d'un blanc de neige. Son maigre corps un peu difforme,
peut-être seulement déformé par l'âge, flottait dans une ample
redingote noire unie. Le visage était couleur de vieux parchemin,
incroyablement ridé, d'une mobilité prodigieuse, avec deux
petits yeux noirs si vifs que les prunelles y semblaient animées
d'un mouvement de rotation dans l'orbite. Cet étonnant petit
vieux parlait avec une animation voisine de la colère ; il sem-
blait démontrer, de sa main libre, quelque particularité de la
plante: mais l'autre main restait toujours tendrement enlacée à
la main de sa calme et attentive compagne.
— Mademoiselle, dit à voix basse Herr Graus, en se penchant
vers Gritte, vous voyez ici un des plus grands dynamologues de
l'Allemagne.
Les yeux de Gritte m'interrogèrent.
« Dynamologue? pensai-je. Que veut dire par là ce pédant?
Ah! oui... Duna?nis, dunaméôs... Logos, logou... La chimie des
explosifs... »
J'allais donner à Gritte cette explication grammaticale quand
une nuée de poussière apparut en haut de la pente. Hans rangea
prestement son équipage sur la gauche. Deux cavaliers de front,
suivis d'un groupe de cinq ou six autres, dévalaient vers nous
à grande allure. Je reconnus sur l'un des deux chevaux de tête
la stature trapue, la forte figure colorée, les moustaches en
croc du prince Otto, et, à ses côtés, la haute et maigre silhouette
du major de la Cour, comte de Marbach. Le peloton passa en
tourbillon de poussière à côté de notre voiture. Nous saluâmes.
Herr Graus fit même entendre un « Hoch ! » qui se perdit dans
le fracas des sabots... Ni le vieux ni la vieille n'avaient bougé
506 REVUE DES DEUX MONDES.
de leur banc. Penchés sur la plante, ils l 'étudiaient toujours.
— Vous avez vu, dit en allemand l'hôtelier aux deux Saxons,
tandis que notre voiture s'ébranlait de nouveau... Le docteur
et sa femme n'ont même pas salué le prince !
— Schaendlich! firent ensemble le bonnetier et son épouse.
— Ce docteur, reprit Herr Graus, est décidément un homme
rancunier et terrible. On m'a assuré que le télégramme du
prince aux journaux d'Europe, — où le prince parle de mansué-
tude envers lui, — l'a mécontenté... Mais le prince le matera,
croyez-moi, il le matera!
Et, de son poing fermé, Graus simulait le geste d'enfoncer un
clou qui résiste.
Rothberg, môme au Luftkurort, domaine de Herr Graus, est
encore, à l'heure qu'il est, préservé des somptuosités architec-
turales de la moderne Allemagne. Herr Graus méditait bien un
hôtel gigantesque « à la façon des anciennes demeures de Thu-
ringe. » Il exhibait à ses hôtes le projet d'un architecte berli-
nois qui réalisait ce vœu : une chaumière thuringienne grandie
aux proportions d'une gare de capitale. Quand il me montra ce
projet, j'objectai que ce qui convient à un chalet peut discon-
venir à un palais. Il crut que je parlais par envie. Mais, Gott sei
gelohtl Herr Graus n'a pas encore réalisé le projet de l'architecte
berlinois. Les villas du Luftkurort sont encore de sages petites
demeures allemandes en briques stuquées, avec de gentils
balcons de bois, et le nom de la villa écrit au-dessus de la maî-
tresse porte en caractères gothiques. Seul, à l'entrée du Luft-
kurort, le bâtiment de la poste impériale impose sa massive
façade en pierre de taille, ses lourdes fenêtres, sa porte monu-
mentale. La poste, à tous les coins de l'Empire, ne doit-elle pas
évoquer la domination et le goût artistique du Kaiser?
Notre appartement, dans la villa Else, se composait de deux
chambres. Celle de Gritte donnait sur la route, élargie en cet
endroit comme une place publique. La mienne ouvrait sur une
sorte de balcon abrité d'où l'on dominait toute la vallée, et le
château. J'avais voulu aider Gritte à défaire sa malle, mais elle
m'avait déclaré que je n'y entendais rien, et m'avait intimé
l'ordre de m'asseoir sur une chaise et de la laisser faire. Avec
une tendre curiosité, je la regardais tirer des casiers, pièce à pièce,
son trousseau de pensionnaire, bien simple, bien uni, sans orne-
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. o07
mens. Elle y avait adjoint, pour me faire honneur, dit-elle,
quelques épaves d'avant notre ruine. Les deux robes annoncées
dans sa lettre furent déployées sous me» yeux, deux robes de
« l'ancienne splendeur, » comme disait Gritte avec résignation.
Elle les avait fait remettre à la mode, hors de la pension, par
l'entremise d'une amie riche. M"' Grange, fille du directeur
de la Banque Industrielle. Rajeunies, ces robes faisaient encore
figure d'élégance.
— Tu ne reconnais pas la blanche? Voyons, Loup, tu ne la
reconnais pas? celle que je portais au bal blanc de l'ambassade
d'Autriche, il y a dix-huit mois? M"** Grange m'y avait menée
avec sa fille. Et tu vins nous rejoindre parce que je voulais être
vue par toi dans tout mon éclat. L'autre, la mauve, c'est celle
qu'Emery m'a faite pour le dîner de Noël... l'autre Noël, pas le
dernier. Le dernier Noël a été bien triste pour ta Gritte, mon
Loup, et bien seul !
Elle installait les robes, — tout en bavardant, — les pendait,
sous une cloche de mousseline, dans les armoires de la
chambre.
— Vois-tu, reprit-elle, cela me serait encore égal que nous
soyons devenus pauvres, si cela ne nous avait pas séparés. Mais
penser que d'être pauvres, pour nous, cela signifie qu'on m'em-
prisonne dix mois par an et que, toi, on t'exile au bout de l'Alle-
magne, c'est trop, vois-tu ! Je ne veux pas que cela dure; je m'y
emploierai.
Ce « je m'y emploierai » ét^it évidemment assez comique,
proféré par une gamine de quatorze ans en vacances. Pourquoi
n'eus-je pas envie de rire? Sous cette voix enfantine, reconnus-je
l'accent de la destinée?
« Est-il donc vrai, pensai-je, qu'un jour je quitterai Roth-
berg... pour ne plus revenir? »
Quelque chose de sensible s'endolorit à cette pensée dans
mon cœur, quelque chose de sensible qui s'était assoupi depuis
l'arrivée de Gritte.
Gritte, ayant fini ses rangemens, fit quelques pas de boston
dans la chambre, ainsi qu'elle en avait coutume après toute occu-
pation sérieuse, puis elle adressa des révérences à son image,
dans la glace de l'armoire, et lui dit en propres termes :
— Ma petite Gritte, vous n'êtes pas trop, trop laide, mais
vous êtes extrêmement malpropre. Vous avez de la poussière de
508 REVUE DES DEUX MONDES.
Franconie et du charbon westphalien sur vos habits, sur vos
joues, et dans vos cheveux. Dépèchez-vous de faire votre toi-
lette.
L'instant d'après elle était sur mes genoux.
— Et vous, monsieur Loup, débarrassez ma chambre. Dans
une demi-heure, vous embrasserez une Gritte aussi nette qu'un
mark neuf.
Leste, elle se remit sur pied, me prit par la main, me con-
duisit jusqu'à la porte de ma chambre qu'elle ferma derrière
moi.
Je profitai de ma solitude pour faire moi-même un bout de
toilette. Comme je m'y employais, on frappa à ma porte. Un des
serviteurs du château, uniforme vert, bottes et ceinture fauves,
feutre vert à plume de faisan, et l'étoile d'acier sur la manche,
me remit avec les signes du plus vif respect deux lettres au timbre
de la Cour. Je reconnus l'écriture de ma souveraine et celle de
mon élève.
— Il n'y a pas de réponses, fit l'émissaire, qui se retira.
Dans l'enveloppe de la princesse il n"y avait que ces mots sur
un carton couronné : Willkommen! c'est-à-dire: Bienvenue! et
en français : « Je compte sur ma chère leçon demain matin à
neuf heures. » Le jeune prince, plus explicite, m'écrivait :
« Mon cher monsieur Dubert! je suis heureux de vous saluer
à votre retour. J'espère que vous avez bien voyagé. J'ai lu, en
votre absence, Eviradmts. Je trouve cela très beau. Mais votre
absence me donnait de l'ennui. Quelle joie de vous revoir de-
main! On ne m'a pas permis d'aller à votre villa ce soir, autre-
ment vous m'auriez vu et j'aurais fait connaissance avec made-
moiselle votre sœur, que je salue.
« Tout à vous,
a Max. »
« On ne saurait nier, pensai-je, que voilà d'aimables élèves.
Et après tout, le gros homme à moustaches en croc n'est pas si
terrible, lui-même, qu'il veut le paraître. »
Ma toilette finie, j'allai inspecter le paysage, du haut de ma
terrasse. Un vaste et profond amphithéâtre de forêts s'ouvrait
au regard, un coliséc de verdure mille fois agrandi. L'arène de
ce colisée était une immense pelouse dun vert tendre, encore
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 509
printanier malgré la saison. La Rolha s'y promenait, tantôt
contournant les hauteurs, tantôt coupant onduleusement les
herbes. A mes pieds, la pente descendait, à pic, vers ce tapis
d'émeraude, pente hérissée de mélèzes dont les plus proches
frôlaient de leur cime le plancher de la terrasse. Et ce contrefort
boisé sur lequel se rangeaient les villas, à bord d'abîme, se pro-
longeait jusqu'au château, soutenant d'abord la route, puis le
château dressé à la pointe. Seule construction apparente parmi
cet horizon de forêts montagneuses, le château avait beau n'être
qu'une grande caserne du xviii® siècle, surmontée d'un clocheton
de couvent, il gardait une allure imposante, grâce au site et à
l'énormité des proportions. D'autres pentes, moins abruptes,
montaient du fond d'émeraude jusqu'aux lointains sommets de
l'amphithéâtre. Juste en face de moi, un gros mamelon inextrica-
blQment tapissé d'arbres, surgissait, contourné par la Rotha.
C'était le Thiergarten, l'asile des chevreuils, où se trouve aussi
la Fasanerie ou Faisanderie du château. A droite, l'œil suivait
le cours de la Rolha sinueuse et scintillante, vers un petit bourg
nommé Litzendorf, invisible de l'endroit où j'étais, mais dont
quelques carrés de culture se découvraient, découpés dans le
velours opaque des forêts.
« Herr Graus a raison, le paysage est plus admirable, vu d'ici.
D'ici l'isolement du château a quelque chose de somptueux... »
C'était pourtant sa plus morne façade, sa jaune façade de
caserne qu'il présentait à la vallée. Vingt et une fenêtres régu-
lières la perçaient, sur deux rangées. La sixième fenêtre du se-
cond étage avait ses persiennes fermées : c'était celle de ma
chambre, que, durant quelques semaines, je n'allais plus habiter.
Au premier étage, les trois dernières fenêtres attirèrent mes yeux
qui finirent par ne plus voir autre chose : c'étaient celles du bou-
doir intime et du cabinet de toilette de la princesse Else. Je
distinguais les rideaux de « quinze-seize » jaunes, les stores
demi-tirés en carrés de filet ancien et, à la fenêtre du cabinet de
toilette, la glace ovale de la table à coiffer. Toute cette intimité
féminine dans laquelle j'avais peu à peu pénétré depuis dix mois
envahit mon souvenir, et il me sembla que la molle brise qui,
comme chaque soir au soleil couchant, montait de la Rotha,
m'apportait le parfum d'iris et de jicky mêlés que je respirais
là-bas, chaque jour, durant des heures de lecture et de causerie,
à la blonde lumière tamisée par les rideaux, ou quand la prin-
510 REVUE DES DEUX MONDES.
cesse, assise à son piano, jouait pour moi ce prélude de Parsifal
que je ne me lassais pas d'écouter. Mon cœur se gonfla d'un
sentiment très loux, d'un appel vers une présence amicale... Je
me reprochai la gêne que j'éprouvais, depuis l'arrivée de Gritte,
à évoquer l'amie qui habitait cette hautaine prison princière.
« Ma tendre reconnaissance pour cette amie ôte-t-elle quelque
chose à mon affection pour Gritte? Pourquoi ne pas céder à la
double joie de cette double présence féminine? Jouissons de la
grâce du présent! jouissons du beau paysage, de la lumière
exquise, de la saison, de la jeunesse, de l'affectueuse faiblesse des
femmes... »
Qui n'a éprouvé, vers la vingt-cinquième année, ces élans
vers la possession de la vie, de toute la vie, avec toutes ses joies
à la fois, les permises et les défendues, pêle-mêle?... La chaleur
généreuse du sang que le cœur jeune envoie au jeune cerveau
nous grise. Nous imaginons alors le monde comme une char-
mante et facile proie offerte à notre divertissement... Don Juan,
Lovelace, M. de Camors... Cette activité souveraine, victorieuse
de tous les scrupules, me parut à cette heure l'idéal de ma vie.
Et je n'aurais pas été un jeune bourgeois parisien épris de culture
étrangère si Zarathustra n'avait alors reçu mon hommage.
— Coucou, lit une voix derrière moi.
Les mains de Gritte cachèrent un instant pour moi la vallée,
le château et le fantôme du surhomme.
— Tout de même, reprit-elle en rendant la liberté à mes yeux,
ton prince a un joli royaume.
Elle aussi donna le vol à ses regards par-dessus la conque
immense et profonde, le cirque boisé, le château sur l'éperon
de sa colline velue, les cultures vers Litzendorf, le ciel qui ro-
sissait avant de s'embrunir. C'était l'heure divine de ces sites
montueux et boisés d'Allemagne, l'heure ou l'ombre et la lumière,
alternant entre les lignes successives des arbres, les détachent
un à un dans une fumée de clarté. Du Thiergarten sortit un che-
vreuil, puis deux, puis toute une barde, à pas précautionneux.
Leur fine tête levée au vent et au bruit, ils s'avancèrent sur le
tapis herbu : leurs ombres s'allongèrent, obliques, sur les longs
fils de leurs jambes. La barde vint s'abreuver à la Rotha, puis
se dispersa dans la vallée, broutant l'herbe. Je regardai Gritte.
Elle avait mis sa robe mauve; jamais silhouette plus charmante
de Parisienne n'était apparue, les yeux en éveil, le teint animé,
f
MONSIEUR ET MADAME MO LOCH. 511
sur les terrasses de Herr Graus. Là-bas, là-bas, aux deux avant-
dernières fenêtres du château, les rideaux furent tirés et une
lampe s'alluma.
La main de Gritte glissa sous mon bras, et tout son souple
corps s'appuya contre le mien.
— Loup, murmura-t-elle, dis-moi que je ne rêve pas, que
je suis bien là, près de toi, en Thuringe... La Thuringe! Si tu
savais comme ce nom-là me caresse, me trouble; il me semble
enchanté... Gela tient, je crois, à ce que, toute petite, j'ai lu des
contes merveilleux qui se passaient en Thuringe. Il y avait entre
autres l'histoire d'un charbonnier qui vendait au diable son cœur
contre un cœur de pierre, et qui devenait méchant, méchant... Et
puis l'histoire d'une petite fille qui s'en allait chercher des
herbes et qu'une vieille emmenait dans sa maison où elle la
gardait si longtemps, si longtemps, que quand la petite sortait, ses
frères et ses sœurs étaient devenues de vieilles gens. La Thu-
ringe... je me la figurais comme un pays de montagnes et de
forêts, où habitent des fées, des génies, et où, dans des châteaux,
vivent des gens armés, bardés de fer... Et j'ai bien trouvé ici les
montagnes, les forêts, le château... c'est bien la Thuringe que
je rêvais... Seulement, il me semble qu'il n'y a plus de génies ni
de fées, nî de gens d'armes bardés de fer... Dis, Loup, qu'est-ce
que c'est que la Thuringe, aujourd'hui? Et ton prince règne-t-il
sur toute la Thuringe?
— Ecoute, petite fille, répondis-je, et surtout ne me pose
pas trop de questions à la fois... L'image que le nom de Thu-
ringe évoque pour toi n'est pas inexacte : tu es ici dans le cœur
de la vieille Allemagne, et le Thuringerwald enclôt autant de
légendes dans ses cirques de mélèzes que le Rheingau dans ses
coteaux chargés de vignes. La loi d'airain de l'Empire unifié a
assurément changé bien des choses ici depuis le temps du char-
bonnier Peter, au cœur froid. Il y a toujours des gens d'armes
en Thuringe : ils ont troqué leur casque d'acier contre un casque
de cuir bouilli, mais cette transformation n'a eu aucune in-
fluence sur leur cerveau ; et ils pensent toujours, comme au
moyen âge, que rien n'est plus beau qu'une épée plantée dans
un ventre... En revanche, les génies et les fées ont horreur de
la politique mondiale, de l'impérialisme, du Flottenverein et
des articles de la Gazette de i' Allemagne du Nord. Ils ont donc
déserté toute la partie septentrionale de la Thuringe, trop voi-
I
512 REVUE DES DEUX MONDES.
sine de la Prusse et trop prussienne; ils habitent plus volontiers
la région méridionale, contiguë à la Franconie et à la Bavière.
On dit que le lieu préféré de leur réunion est désormais une
vieille route romaine qui suit la crête des monts de Thuringe :
le Rennstieg, Je te montrerai cet antique chemin, il passe tout
proche de Rothberg, là-haut, sur ces montagnes, en face de nous.
Il semble précisément une ligne de partage des deux Alle-
magncs : l'Allemagne de la force brutale, au Nord; au Sud, l'Al-
lemagne de la poésie et de la pensée. Un poète célèbre l'a chanté
et je veux, pour ton plaisir et pour le mien, en cette première
fois 011 tes yeux voient le Thuringerwald au soleil couchant, te
dire les stances de Viktor von Scheffel sur le Rennstieg :
Sur le faîte de la montage court une vieille voie
Souvent encombrée par les fougères foisonnantes.
— La cigogne, pour la septième fois, s'apprête-t-elle au départ?
Voici les riverains assemblés à la frontière.
Droit de forêt, droit de chasse, 11 s'agit de trancher les différends:
Il faut tracer à nouveau la Marche et la jalonner de bornes.
Ce n'est point un pavé à la mode romaine.
Tel que mon œil le vit en Terre Sainte
Richement orné de pierres milliaires, d'aqueducs.
De monumens funéraires et de ponts.
C'est un sentier de montagne allemand ! Il fuit les villes
Et halète vers la crête de la montagne forestière.
A travers les frondaisons des bois et l'ombre des sapinières il se faufile,
Et cache dans le taillis sa course farouche.
L'écureuil peut de branche en branche s'élancer
Aussi loin qu'il s'étend, sans jamais sauter sur le sol.
C'est le Rennstieg ! l'antique frontière
Qui court de la Werra à la Saale ,
Séparant droit et coutume, ban de chasse, ban de justice
De la Thuringe et de la Franconie.
Tu peux dire avec raison, quand tu gravis cette route :
A gauche l'Allemagne du Nord, à droite celle du Sud.
Quand la neige fond à droite, son flux torrentueux roule vers le Mein;
A gauche, il coule vers l'Elbe...
Obscures migrations de peuplades disparues
Luttes pour la suzeraineté... embuscades, déroutes,
Comices guerriers, meurtres, supplices... maint secret
Flotte oublié sur la crête et le ravin !
Celui qui, d'une oreille pieuse, sait entendre
Comment, plus magnifique que le lied et le poème,
Dans ce doux, interminable bruissement des cimes.
■
MONSIEUR ET MADAME MOLOCII. 513
Se parle à elle-même l'âme de la forêt :
Celui-là doit, quand rôde la brise de l'été,
Monter en pèlerinage sur le Rcnnstieg...
Gritte, dont la jeune sensibilité n'était pas rebelle à la poésie,
écouta sans impatience les stances do Viktor von Scbeffel. Quand
j'eus fini, elle me questionna de nouveau :
— Alors, Loup, nous sommes ici du bon côté du Rennstieg,
du côté des génies et des fées, pas du côté prussien?
— Oui, petite fille : Rothberg est en effet un coin de l'Alle-
magne légendaire. Ces monts velus, cette verte vallée, ce tor-
rent rougeâtre ont été longtemps le séjour des mystérieux
esprits, gardiens de la vieille Allemagne. Dans ce château, ou
du moins dans le burg sur les ruines duquel ce château fut bâti,
a vécu un empereur allemand, Giinther, empoisonné six mois
après son élection, comme il convenait à un empereur du moyen
âge, à longue barbe et à vêtement de fer. Plus tard, un prince
moins barbare l'habita, — Ernst, — qui en fit le séjour de la
philosophie et de la poésie. Rothberg eut des princesses d'une
grâce et d'une beauté célèbres, telle cette Maria-Helena pour
l'amour de qui un bel officier déserta et perdit la vie... Mais
Ernst et Maria-Helena, c'étaient encore, ayant changé ses vête-
mens de fer contre des vêtemens de soie, — la vieille Alle-
magne...
— Et aujourd'hui ? demande Gritte.
— Aujourd'hui, ma chérie, la principauté est régie par un
souverain très moderne, qui, bien que né de ce côté du Renns-
tieg, prend le mot d'ordre à Berlin. Ce prince règne sur Roth-
berg, qui a 1 800 habitans, sur Litzendorf, bourg industriel qui
en compte 3 000 ; deux autres mille habitans sont dispersés dans
les hameaux de la forêt. L'amitié de Guillaume I^"" pour l'aïeul
du prince actuel valut à Rothberg de garder une ombre d'indé-
pendance : le contingent militaire est recruté sur son territoire
et y demeure ; le timbre-poste de Rothberg subsiste avec l'effigie
casquée de l'empereur Gunther. Mais le prince régnant, Otto,
n'en a pas moins comme ambition de façonner son domaine ù
l'image de la Prusse. Il a pris de son maître les moustaches en
croc, le goût des télégrammes sensationnels, la manie des uni-
formes... Tu le verras; tu connaîtras la petite cour disciplinée à
la prussienne : le major de Marbach, Prussien d'origine, le comte
TOME XXXIV. — 1906. 33
SI 4 REVUE DES DEUX MONDES.
Lipawski, Hof-intendant, le baron de Ûrontlieim, ministre de la
police et chef de toute l'administration, — l'architecte, l'aumô-
nier, le maître de chapelle, — sans compter le président du tri-
bunal qui siège à Litzendorf, et divers fonctionnaires moins im-
portans. Tout ce petit monde officiel est très prussien, à l'image
au-maître, ou, pour mieux dire, très hobereau... Or les génies et
les fces, c est avéré, détestent les hobereaux. Voilà pourquoi
tu n'en rencontreras point sur le territoire de Rothberg, à moins,
peut-être, de te promener au clair de lune sur le Rênnstieg.
— Et le petit prince, demanda Gritte après un silence, est-il
aimable, ton élève?
— C'est un enfant d'un bon naturel, avec des dessous de
colère et de violence, héritage de ses ancêtres, — avec une ten-
dance à la dissimulation qui lui vient de ce que le major Mar-
bach l'élève à la mode brutale... Pour moi, je dois convenir
qu'il est plein de gentillesse.
— Et la princesse?...
Je ne répondis pas tout de suite, bien aise que le crépuscule
assombri cachât la rougeur que je sentais monter à mes joues.
— La princesse, répondis-je, est une Erlenburg, vieille race
allemande... Elle est cultivée et parle bien le français...
A oe moment, un pas résonna sur la terrasse contiguë à la
nôtre Gritte cessa de m'écouter.
' — Regarde, me dit-elle à demi-voix : Monsieur Moloch !
Je regardai: c'était le petit vieux de la route, toujours en
redingote noire et en chapeau haut de forme. Les mains dans les
goussets de ses chausses, il contemplait la vallée de ses yeux
virevoltans.
« Pourquoi Gritte l'appelle-t-elle M. Moloch? » pensai-je.
Puis je me souvins: « Ah!... Dynamologue! Le mot de Herr
Graus ! Gritte simplifie. »
— Il ne s'appelle pas M. Moloch, dis-je en souriant, il s'ap-
pelle : Herr prof essor Zimmermann.
Elle ne répondit pas. Mais comme la vieille dame apparais-
sait à son tour, vêtue cette fois d'une belle robe de taffetas»' puce,
et que sa longue main d'ivoire ancien allait rejoindre sur la
balustrade la main ridée et agitée de son mari, Gritte ajouta :
- Et voilà M-"' Moloch.
3I0NS1EUR ET MADAME MOLOCII. 515
III
«... Ces ravalemens de lame, ces voluptés d'abaissement,
l'amour ne doit pas les souffrir. Son effort, au contraire, est
d'élever la personne aimante, tout au moins de la maintenir à
son niveau, de cultiver l'union par ce qui la resserre, ce qui seul
la rend réelle : l'égalité. Si les deux âmes étaient si dispropor-
tionnées, nul échange ne serait possible, nul mélange. On ne
parviendra jamais à harmoniser tout à rien. » '
Sous la clarté matinale, filtrée en jaune par les rideaux de
« quinze-seize », j'écoutais ce morceau, que la princesse accen-
tuait avec l'application d'une bonne élève, et aussi avec le souli-
gnement, à certains mots, d'une lectrice soucieuse de prouver
qu'elle comprend, apprécie et interprète.
Nous étions dans le boudoir-bibliothèque, elle assise devant
un bonheur-du-jour, moi confortablement établi dans une ber-
gère. Tout au fond, vers la porte, la demoiselle d'honneur,
M'^'' de Bohlberg, jeune personne d'une cinquantaine d'années,
maigre et massive à la fois, et portant toute sa moustache, bro-
dait un chemin de table, d'une infatigable' aiguille, sans jamais
lever les paupières. La jaune lumière animait la charmante
pièce Louis XV, grise et blanche, aux armoires grillagées gar-
nies de vieilles reliures... Entre les deux fenêtres, le portrait
du prince Ernst, l'aïeul qui avait décoré ce boudoir et collec-
tionné les livres. C'était une fine figure pointue, aux yeux noirs
spirituels, au nez un peu fort, et qui souriait ironiquement. Bien
des fois, pendant la leçon, tandis que lisait mon auguste élève,
je ' dialoguais mentalement avec le portrait du prince Ernst,
ami de Voltaire, et si vivant, si njirlant sous sa perruque à
queue mince, nouée d'un ruban feu !
Il me parut, ce matin-là, qu'il me disait :
— Mon jeune ami, vous faites débiter à ma petite-bru un
étrange galimatias, orné de quelques vérités de La Palice.
— Prince, répliquai-jc à part moi, il est vrai que cela est
horrible. Songez toutefois qu'avant mon arrivée ici, votre petite-
bru se nourrissait de romans soi-disant français que lui envoyait
un éditeur de Leipzig. Cela s'appelait Chairs ardentes, les Faux
Sexes, l'Enfer des Voluptés, que sais-je encore ? La douce Else
prenait cela pour de la littérature française. Elle s'adonnait
516 REVUE DES DEUX MONDES.
d'autre part aux rébus de l'école décadente qui fleurit à Paris
vers 1890, et s'imaginait voir clair dans cette nuil. Maintenant,
elle pratique Hugo, Verlaine, Balzac. Aujourd'hui, ne vous
déplaise, c'est du Michelet qu'elle débite.
La princesse lisait toujours :
« L'état des femmes du Nord est tr(^s mobile. Il suffit sou-
vent d'un peu d'adresse et d'amour pour changer cette pure per-
sonne tout à coup, et la faire passer à la plus charmante dou-
ceur, aux larmes, aux plus amoureux abandons. L'homme doit
bien y réfléchir... »
Conseil excellent de l'illustre écrivain ! Je me pris tout juste
à réfléchir aux amoureux abandons des femmes du Nord. Et
pour donner un support à ces réflexions, je regardai attentive-
ment ma souveraine. Sa robe d'intérieur, en mousseline de soie
crème, d'une élégance surchargée qui décelait la provenance ber-
linoise, alourdissait un peu ses formes. La princesse s'habillait
plus volontiers à Vienne ou à Paris.: mais, de temps à autre, le
prince faisait pour elle une commande à Berlin, la contraignant à
honorer l'industrie nationale. Grande et fortement charpentée
comme la plupart des Erlenbourgeoises, Else était restée maigre
et osseuse, disait-on, jusqu'il y avait environ quatre ans. Alors
elle s'était mise à prendre quelque embonpoint ; son visage et ses
membres y avaient acquis une grâce qui leur manquait et elle
avait, du même coup, rajeuni... Ce matin-là, tandis qu'elle lisait
Michelet d'un ton si pénétré, je n'avais pas besoin du complai-
sant effort que font volontiers les jeunes gens pour trouver ado-
rable l'objet de leur préférence. Mes yeux s'arrêtaient sur la
nuque blonde et mate, sur le lourd édifice de cheveux blonds,
qui la couronnait. Les cheveux, les abondans cheveux cendrés,
sont une plante allemande. Les bonnes d'enfans, comme les prin-
cesses, exposent là-bas des chevelures à exaspérer une Pari-
sienne. Mais, môme en pays germanique, les cheveux de la prin-
cesse étaient un rare spécimen. Ils couronnaient et encadraient
noblement un visage un peu moutonnier, devenu assez original
depuis qu'il s'empâtait légèrement, et auquel un observateur
désintéressé n'aurait pu reprocher qu'une certaine fadeur. Les
yeux, point très grands, d'un bleu foncé, avaient un regard si
jeune, si bienveillant, si tendre môme qu'ils illuminaient toute
la figure. La première fois que ces yeux m'avaient regardé, je
les avais jugés pénétrans et ils m'avaient troublé. Maintenant je
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 517
les savais dépourvus de toute pénétration, mais riches de bonté
et d'une charmante curiosité sentimentale. Ils ne voyaient pas
d'une façon très perspicace les gens et les choses, mais ils
voulaient les voir diuie certaine façon que désirait le cœur.
Comme les cheveux, comme la nuque, comme tout le corps et
tout le visage d'Elsc, ils dégageaient ce fluide dont le nom est
intraduisible en français et que les Allemands appellent la
Gemïuhlichkeit .
« Chère Else, pensai-je, combien je vous suis obligé de
m'avoir attendu pour être jolie ! Car vos portraits d'extrême
jeunesse me séduisent moins que votre maturité présente!... »
— Mademoiselle de Bohlberg, dit à ce moment la princesse
en posant le Michelet sur le bonheur-du-jour, il fait un beau
soleil. Je crois que voici l'heure prescrite par le docteur pour
votre promenade.
M'^° de Bohlberg roula prestement son ouvrage, et, d'un air
pincé, sortit du boudoir sans prononcer une parole. Dès qu'elle
eut refermé la porte, la princesse me regarda en éclatant de
rire.
— Elle vous en veut à mort! Pauvre Bohlberg! elle est
jalouse de moi et jalouse de vous. Venez ! Laissons la lecture :
je ne pouvais plus la supporter. Venez !... plus près de moi, plus
près...
C'était dit, assurément, avec une gentille impatience, mais,
tout de même, cette gentillesse masquait un ton de commande-
ment, le ton des gens qui, toute leur vie, ont vu beaucoup
d'échinés ployées. Comme à l'ordinaire, cela gâta mes disposi-
tions amicales. Je m'approchai, dans l'attitude de recevoir des
ordres.
— Eh bien 1 fit Else... C'est tout?
Et un si naïf désappointement se peignit sur ses traits que je
ne pus m'empêcher de sourire. Je pris la main qu'elle me ten-
dait et j'y posai mes lèvres, plus longuement que ne le voulait
l'étiquette.
— Quoi ! me dit-elle... Vous »e m'avez pas vue depuis quatre
jours, et voilà vos laçons 1 Assoyoz-vous ici.
J'obéis. Je m'assis sur une banquette voisine do la table. Je
regardai les yeux bleus. Ils étaient un pou humides. Peut-être
parce que j'avais, Iheure d'avant, contemplé le visage de qua-
torze ans de G rit te, je lus sur la tendre meurtrissure de ces
!
518 REVUE DES DEUX MONDES.
yeux mouillés le chiffre des années. Et cela me toucha : la fuite
de la beauté féminine est émouvante. Je regrettai d'avoir fait
cette absence ; peut-être, en rompant l'habitude, avais-je perdu
la faculté d'être épris.
« Que deviendrai-je, pensai-je égoïstement, comment suppor-
terai-je la vie de Rothberg-Schloss, si je ne suis plus épris?...
Interminables mois d'hiver, comment vous subir sans une pas-
sionnette? »
Else parla d'une voix un peu troublée.
— Mon ami, fit-elle, je me suis sentie bien seule quand vous
avez été parti. Le prince a chassé, a manœuvré avec la garnison.
Je me suis promenée avec M"' de Bohlberg, à qui j'ai fait toutes'
sortes de misères, parce qu'elle ne pouvait s'empêcher de rayon-
ner, vous sachant au loin... J'ai compris alors combien j'ai
besoin de vous.
« Vrai, pensais-je, elle n'est plus souveraine le moins du
monde. Elle est seulement tendre, et, comment dire? gentille.
Une petite ouvrière d'Iéna ne doit pas accueillir très différem-
ment un étudiant, — son ami, — qui a passé trois jours loin de
la ville. »
Le vilain sentiment d'être le plus fort, l'étrange goût de tour-
menter ce qui nous aime, peut-être aussi le désir pervers d'exci-
ter jusqu'à la crise cette sensibilité tendue me firent répondre
avec un respect affecté :
— : Madame, vous pouvez être assurée que, moi aussi, j'ai
trouvé le temps long loin de Votre Altesse.
Elle se recula vivement.
— Altesse!... Vous m'appelez Altesse à présent!... Qu'est-ce
qui vous a changé durant ces trois jours de Carlsbad? Ah ! vous,
n'êtes qu'un Français, frivole et léger, et j'aurais bien tort de
m'attacher à un Français. Je vous ai permis de ne pas me traiter
selon mon rang. C'est un autre manque de respect que de re-
fuser cette permission.
Elle se leva et, pour cacher des larmes qui pointaient de
nouveau à ses yeux, alla brusquement à la fenêtre.
« Ses cheveux sont admirables et sa taille est jolie, me disais-
je. Décidément elle a raison, je ne suis qu'un frivole Français.
Mais pourquoi, môme dans ses momens de passion, manque-
t-elle de tact? Toujours le rappel de ma situation subordonnée !...,
Toujours les mots de permission, d'obéissance, de respect 1... »
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 519
Elle se retourna; elle avait essuyé ses yeux. Et elle me dit
seulement :
— Ce n'est pas bien.
Ces mots trouvèrent le chemin de mon cœur. L'envie me
passa soudain de faire sur elle et sur moi des expériences de
psychologie compliquée. Et je redevins moi-même létudiaut
d'Iéna, à qui sa petite amie aux doigts piqués d'aiguille fait
une scène sans motif, au retour. Je pris les doigts sans piqûre
d'une longue main, belle et noble, qui pendait sur les appli-
cations de la robe de Berlin. Cette main résista un peu, mais je
l'emprisonnai.
— Ma grande amie! murmurai-je.
Elle me sourit. Elle aimait cette appellation, que j'avais un
jour trouvée pour lui parler; elle y distinguait je ne sais quelle
ingéniosité française.
— Oh! fit-elle... c'est gentil de m'appeler de nouveau
ainsi.
Nous nous assîmes côte à côte sur un canapé voisin des fe-
nêtres.
— J'ai compris, dit-elle, combien votre présence m'est pré-
cieuse, en recommençant pour trois jours la vie que je menais ici
avant votre arrivée au château. Je m'étais grisée tout à fait
depuis que vous êtes auprès de moi ; je ne me rendais plus compte
de la réalité. Ma prison me plaisait, parce que j'avais partagé
l'amusement de votre curiosité à connaître cette prison prin-
cière. Auparavant rien ne m'y intéressait. N'ai-je pas vu tout
cela depuis mon enfance ? Le palais somptueux, les grandes
salles, les réceptions, la morgue allemande!... Vous, jeune Pari-
sien qui n'avez jamais été reçu dans une Cour, cela vous était
nouveau. Et cela m'anmsait de vous expliquer tout cela, de vous
montrer la salle des chevaux, la salle des portraits, la miracu-
leuse Vierge d'acier dans la chapelle, la salle des Cerfs... de
vous associer à ma vie de princesse, et aussi de m'initier à
votre vie, que j'ignorais... Jamais je n'avais conversé avec un
Français !
— Et votre professeur de danse ? objectai-je en souriant.
— Il était contrefait, il s'appelait Birenseel, et je crois qu'il
était Belge... Otui, le château, le paysage, la Cour me semblaient
enfin vivans, réveillés d'un sommeil de quinze années. Et le
prince lui-môme (ajouta-t-elle avec une nuance d'embarras,
f)20 REVUE DES DEUX MONDES.
mais avec le s(h'ieiix d'une personne à qui manque radicalement
le sens du comique), le prince qui daigne si volontiers discuter
avec vous, qui défend la grandeur et la beauté de l'Allemagne
contre votre grâce et votre esprit, oui, je trouvais au prince des
pensées et un caractère qu'auparavant je n'avais pas su aussi
bien démêler et apprécier. Je lui savais gré de bien discuter avec
vous, et d'animer votre esprit par ses argumens... Et le major
de la Cour, aussi, me devenait intéressant, parce qu'il vous dé-
teste et n'ose rien contre vous à cause de moi. Et jusqu'à ma
pauvre Bohlbérg qui m'amusait comme un personnage de ro-
man, qui jaunissait de jalousie, elle que je croyais seulement
être l'étiquette habillée !...
Elle s'interrompit et me regarda... Ce qu'elle disait m'était
vraiment délicieux à entendre et je ne le trouvais pas trop mal
dit. Je la remerciai, et du même coup je l'encourageai à pour-
suivre en appuyant mes lèvres au-dessus du bracelet en gour-
mette qui ceignait son poignet droit.
— Quel dommage, murmurai-je, cette fois d'un ton con-
vaincu, que je ne puisse écrire les jolies choses que vous venez
de dire !
— Vous vous moquez ! fit-elle.
Elle employait volontiers les locutions du répertoire, et,
quelques germanismes à part, parlait, en somme, une excellente
langue française. Elle mit sa main gauche sur mon épaule et
poursuivit :
— Et Max, mon petit Max, qui a pour vous tant d'affection,
et qui dit si gentiment : « Mon compatriote M. Louis Dubert! »
Car il aime votre langue et votre pays d'instinct, celui-là ! Il est
le portrait ressuscité de son aïeul Ernst, avec un peu de mon
cœur en plus. Max avait fait tant de progrès depuis votre arri-
vée! L'enfant endormi qu'il était naguère s'éveillait, devenait
intelligent. Eh bien! quand vous avez été parti, Max s'est
rendormi, et avec lui toute la Cour et le château et le paysage
delà Rotha... Bohlbérg a ressorti ses vieilles histoires qu'elle
n'osait plus raconter depuis un an, les histoires de sa famille,
qui remonte à Ottomar le Grand, assure-t-elle. Et j'avais
beau lui dire : « Bohlbérg, qu'est-ce que ça me fait que votre
famille remonte à Ottomar le Grand?» Elle ne me passait pas un
Kuno, ni un Friedebrand, ni un Theodulf. A table, le prince et
le maior ont recommencé leur discussion sur le matériel d'artil-
f
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 521
lerie. Ils se gênent devant vous, parce qu'ils ont peur que vous
ne donniez des renseignemens à votre gouvernement. Les canons,
pourtant, cela vous est bien e'gal, n'est-ce pas, mon ami?.,.
« Convenu! pensai-je. Je suis le Français léger, frivole; le
canon ne compte pas pour moi... Il y a eu Valmy, pourtant...
Et même Saint-Privat... »
— Oui, reprit-elle, tout m'a paru rendormi et odieux. Alors
j'ai voulu être seule... avec le souvenir de ces dix mois. J'ai re-
fusé de sortir en phaéton avec le prince, j'ai renvoyé Bohlberg,
j'ai laissé mon petit Max aux soins du major. J'ai refait toute
seule nos pèlerinages dans le parc... et surtout celui de Maria-
Helena...
Elle baissa les yeux, confuse. Je pensai :
« Il n'y a vraiment pas de quoi rougir. Est-elle innocente, au
fond? Pour un moment où sa tête de souveraine s'oublia sur
l'épaule du précepteur, dans la grotte de Maria-Helena ! »
— Tout cela, reprit-elle, ne m'a fait que mieux sentir com-
bien les lieux ne sont rien, combien les souvenirs sont des va-
nités.,. Désespérée, je me suis enfermée ici et j'ai relu ce que
vous m'aviez lu... des choses françaises qui me redonnaient le
son de votre voix. Cela m'enchantait et me tourmentait. Mon
caractère est devenu exécrable. Hier, j'ai frappé Bohlberg qui me
piquait dans le dos avec une épingle, en m'attachant mon cor-
sage ! . . .
Je baisai franchement la belle main longue, qui devenait fié-
vreuse.
— Moi aussi, répondis-je, je vous ai donné durant ces
jours d'absence le meilleur de ma pensée. Quand le train m'em-
portait loin de Rothberg, je me sentais horriblement seul. Votre
photographie n'a pas cessé d'être à portée de ma main et de mes
yeux. Et hier même, à la gare de Steinach, en attendant l'ar-
rivée de ma chère petite sœur, c'était votre lettre que je reli-
sais.
— Vrai? s'écria la princesse, toute joyeuse. Et elle fit un
mouvement pour porter à son tour ma main, — cette main pb:-
béienne qu'elle tenait, — jusqu'à sa bouche. Mais l'hérédité prin-
cière et l'éducation bridèrent l'instinct, et, avec une charmante
gaucherie, elle reposa ma main sur ses genoux.
Moi je pensais : u J'ai dit un demi-monsongc. J'ai lu la lettre
de Gritte avant lu lettre d'Else, et la lettre d'Else a eu tort contre
522 REVUE DES DEUX MONDES.
celle de Gritte. Mais, en affaire sentimentale, qu'est-ce qu'un
demi-mensonge? »
Jusqu'en ce point de l'aventure et de mes réflexions, j'avais
gardé un sang-froid à peu près absolu. Je me regardais agir,
selon la bonne tradition psychologique. Mais la princesse, ayant
arrêté si brusquement le geste tendre commencé, en conçut sans
doute quelque remords, ou bien, tout simplement, son cœur sin-
cère eut un élan. Elle murmura :
— Venez plus près... Puisque vous avez pensé à votre sou-
veraine, je vous permets de venir plus près, comme à Maria-
Helena-Sitz.
Soyons sincère : toute envie de m'analyser et de réfléchir
disparut. Je pris instantanément la position, mémorable entre
nous parce que, jusqu'ici, elle avait été unique, dite : de Maria-
Helena-Sitz, — c'est-à-dire que je cédai à l'appel tendre du bras
d'Else^ et que je posai mon front sur son épaule, à l'endroit où
la robe de Berlin, par une galante attention du prince Otto,
s'échancrait sur la naissance du cou. Mon visage se trouva ainsi
posé entre les ruches de fausse « Angleterre » façonnées par les
mains diligentes des ouvrières prussiennes et les frisons de
cheveux cendrés qui faisaient Fécole buissonnière hors dw
chignon.
— Mon ami! mon ami... murmura Else, rapprochant son
visage du mien, jusqu'à faire toucher nos joues... Cette absence
m'a terriblement montré le mal de mon cœur. Dites-moi si vous...
si vous m'aimez?
Ces derniers mots furent un léger souffle; il fallait écouter
d'aussi près pour y démêler des mots. Je répondis d'une voix
dont l'assurance m'étonna moi-même :
— Oui... vous le savez bien... je vous aime.
Elle se dégagea, comme si ma réponse, qu'elle avait pourtant
demandée, la blessait. Son visage marquait un grand trouble :
elle ne s'aperçut même pas qu'un peigne d'écaillé se détachait de
ses cheveux. Elle parcourut vivement des yeux toute la tranquille
bibliothèque et, par les vitres, le paysage de la Rotha.
— J'ai trop souffert ici, murmura-t-elle, comme si elle se
justifiait. Ce n'est pas vivre... Ce n'est pas vivre! Voilà mes
l»lus belles années qui passent, dans cette prison ! Je vous assure,
Louis, ajouta-t-ello en se tournant vers moi , je n'aurais pas
demandé mieux que de trouver dans le mariage la joie com-
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 523
plète de mon cœur. Ne me croyez pas pareille à vos compa-
triotes qui ne prennent pas le mariage au sérieux. Quand on
m'a mariée au prince Otto, j'avais dix-sept ans... j étais tout à
fait ce qu'un de vos romanciers a appelé une oie blanche. Ce
n'était pas d'être princesse régnante qui me tentait, c'(Uait d'être
la femme de mon mari, comme une petite bourgeoise. Et j'ai
adopté d'abord les goûts du prince Otto... Je me suis inté-
ressée aux choses de l'empire, aux crédits militaires, à la
chasse, au matériel de l'artillerie, à la question du timbre-
poste de Rothberg et de la garnison... oui, à tout cela je me
suis intéressée, parce que, vous le savez bien, mon cœur est
très germanique et puis, j'aimais le prince, et, ce qu'il aimait,
je voulais l'aimer... Seulement, je souhaitais que le prince s'in-
téressât à toutes ces choses, comment dirai-je? pour moi, à
cause de moi ! Je voulais être sa première affection, son premier
souci. Et il ne m'a pas fallu longtemps pour apercevoir que
j'étais, sans plus, la princesse. Comme je lui avais tout de
suite donné un fils, il n'attendait plus rien de moi. J'étais jeune,
pourtant, et jolie, bien que tout le monde dise qu'à présent je
suis encore plus jolie. Le prince m'a préféré toutes mes demoi-
selles, toutes les femmes de fonctionnaires, et jusqu'aux filles
de chambre. Aujourd'hui, sa maîtresse est cette petite Frika de
Drontheim, la sœur du ministre de la police, une fille si mal
élevée, et tellement maigre ! Il n'y a que Bohlberg qu'il ait res-
pectée, je crois !
Toute vibrante, toute nerveuse, elle alla ouvrir largement
la fenêtre, respira l'air de la vallée, revint vers moi.
— J'étouffe, reprit-elle, j'étouffe ici... C'est trop petit pour
mon cœur, si quelqu'un ne l'y retient pas. Cette Cour figée dans
sa vieille étiquette... ce peuple sans ressort dont le respect et
l'affection même sont fades... cette monotonie des jours iden-
tiques à la veille, au lendemain. Non... tout cela n'est suppor-
table qu'avec l'amour. Et je n'ai pas l'amour. Il y a des jours où
je me suis levée comme folle, résolue à m'évader d'ici, si je ne
rencontrais pas l'aventure, la fantaisie... Il n'aurait tenu qu'à un
de mes sujets, — si son visage m'avait plu, — de cueillir un caprice
de sa souveraine... J'errais dans le parc... je me disais : « Je suis
jeune... je suis belle... Parmi les habitans de cette vallée, il n'y
en aura donc pas un seul qui rêve de mon visage, qui essaye de
le regarder de plus près, qui se glisse dans les fourrés du parc
524 REVUE DES DEUX MOKDES.
pour m'approclier, comme cet. officier qui, il y a un siècle et
demi, s'éprit de la princesse Maria-Ilelena? » Combien j'aurais été
indulgente!... Les portes du parc sont ouvertes. On n'a, la plu-
part du temps, qu'un anneau de fil de fer à soulever... Seule-
ment, un vieil écriteau accroché à un arbre dit, aux abords des
chemins qui pénètrent dans le parc : Verbotener Weg ! Et ce
peuple est si servile que jamais une infraction n'est commise à la
consigne. Non seulement jamais je n'ai rencontré, comme Maria-
Ilelena, le sujet épris... mais jamais un fiancé n'a monté les sen-
tiers du parc, afin de voler une Heur pour sa fiancée... jamais
une fiancée ne demanda à son fiancé de voler cette fleur!
Elle s'arrêta. Elle s'était émue au son de ses propres pa-
roles.
— Alors, reprit-elle plus bas, comme je commençais à
m'erigourdir dans mon isolement, une Providence vous a en-
voyé...
Elle s'interrompit encore et se mit à rire, de son rire gai
d'écolière, à une image apparue dans sa mémoire.
— Figurez-vous, reprit-elle, que quand le prince m'a dit,
l'an passé, qu'il avait fait demander, à l'ambassade d'Allemagne
à Paris, un professeur de français pour Max, j'ai tout de suite
imaginé ce professeur sous les traits de mon ancien maître à
danser, le Belge Birenseel... |Un petit vieux aux jambes grêles,
tout juste pas bossu. Mais dès le lendemain de votre arrivée ici,
j'ai deviné que vous étiez joli garçon, à l'air mécontent de
Bohlberg que j'interrogeais sur vous. Elle vous avait entrevu.
« 11 ne me plaît pas, » dit-elle d'un ton pincé! Bohlberg a le
goût des choses laides. Elle aime l'étiquette, les toilettes de
Berlin et le major de la Cour.
Le clair rire d'Else résonna encore sur ces mois. Le rire
d'Else avait quinze ans de moins qu'elle. En fermant les yeux
j'entendais une jeune fille rire à côté de moi.
— Vous m'avez changé ma vie, reprit-elle, devenue sérieuse
et s'asseyant tout près de moi sur le même petit canapé. Je me
suis réveillée. J'ai goûté la nature, les livres, la vie. Je ne vou-
lais pas m'avouer que vous étiez la cause de cette transforma-
tion. Cela m'humiliait, cela choquait ma pudeur de femme et
mon orgueil de princesse. Mais, trois jours d'absence m'ont ôté
mon orgueil...
Elle baissa les yeux et ne finit pas sa phrase, sans doute pour
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 525
laisser entendre que la pudeur de la femme n'avait pas disparu
avec l'orgueil de la princesse. Moi, je crois bien que toutes ces
paroles féminines, où l'offrande de soi était si peu dissimulée,
n'avaient pas bouleversé mes sens : mais elles avaient grisé à
fond ma vanité. Et j'en étais à discuter les objections de mora-
lité, ce qui est le signe du consentement de l'instinct.
« Le mari est un ennemi... un ennemi de mon pays, de ma
race. Sous ses apparences correctes, il est parfois d'une insup-
portable insolence. De plus, c'est un mauvais mari. Il me paye?
Eh bien! ne lui donné-je donc rien en échange de ses marks? »
Comme je rêvais ainsi, l'avant-bras nu d'Else glissa contre
mon visage et, doucement, je me sentis ramener à « l'attitude
de Maria-Helena-Sitz. » Mes yeux se levèrent vers ma souve-
raine :
« Moi aussi, je suis seul, pensai-je. Nous sommes deux
exilés! »
Malgré toutes les résolutions antérieures de ne faire aucune
avance, je dus instinctivement ébaucher quelque geste de rap-
prochement. Le charmant visage un peu meurtri d'Else fut tout
contre le mien; ses regards, si l'on peut ainsi dire, entrèrent
dans mon regard. Que les moralistes, avant de me condamner,
réfléchissent que j'avais vingt-six ans, que depuis dix mois,
vivant dans l'intimité d'une femme, aucune caiesse féminin©
ne m'avait effleuré!... Tout cela conspira contre les résolutions
de Tabstinence stoïque, et de la vertu.
« D'ailleurs, résister serait ridicule,» pensai-je, au moment
où des lèvres de princesse touchèrent mes lèvres de plébéien.
Baiser! geste subtil, bizarre, souvent un pou comique et
parfois tragiquement émouvant; effleurement des lèvres qui ne
savent plus remuer pour la parole, ayant dit tout ce que peuvent
exprimer des mots; baiser instinctif, héréditaire, et pourtanl
convenu, qui t'inventa, qui te perfectionna, qui fit de toi, dans
notre civilisation accablée d'histoire et de tradition, le rite de
l'accord passionnel, la dernière des passes d'armes amoureuses,
le sceau de la promesse définitive, comme l'anneau de fian(;ailles
de la possession? Si quelques amans t'échangent dans la grise «
rie impétueuse d'un transport qui ne se gouverne plus, com-
bien plus souvent tu es le simple et commode aboutissement
d'une situation qui sans toi deviendrait, bientôt, intolérable ou
526 REVUE DES DEUX MONDES.
ridicule ! Que dire après qu'on a dit certaines choses? Aux
pauvres amans à court d'éloquence, tu enlèves à temps la pos-
sibilité même de parler. Tu les bâillonnes savoureusement à
l'heure où, sans doute, ils ne diraient plus que des pauvretés.
Baiser, point d'orgue ou point final, tu es spirituel : car la quan-
tité de sottises qui, grâce à toi, n'auront jamais été prononcées,
est sans doute innombrable. Mais tu es traître aussi. Souvent
commencé sans entrain et par pure convenance mondaine, tu
mêles les êtres, tu fais jaillir en eux le fougueux instinct qu'ils
croyaient dompté par la politesse, assoupi sous la morphine des
usages. Telles lèvres qui se sont unies, tout simplement pour
accomplir une formalité sentimentale, presque mondaine, goûtent
soudain une saveur imprévue : les électricités contraires
s'échangent par ces pôles au contact, en sorte qu'une fois désu-
nis, les deux êtres ne sont plus les mêmes qu'avant le baiser.
Ainsi, malgré tes apparences rituelles, malgré ton air de rester
idéal à demi, tu finis par nous apparaître comme le signe ma-
çonnique du génie de l'espèce, geste inexplicable, ingénieux, dé-
cevant!...
— Bohlberg! murmura tout à coup la princesse en me re-
poussant.
Sa main attrapa assez adroitement le Michelet qui bâillait
sur le guéridon... Je m'écartai autant que me le permit l'étroit
canapé.
('( Les femmes pures, douces et fidèles, lut Else, les femmes
qui n'ont rien à dissimuler, ont plus que les autres besoin de la
confession d'amour, besoin de se verser sans cesse dans un cœur
aimant... Comment se fait-il que l'homme profite généralement
si peu d'un tel élément de bonheur?... »
M"" de Bohlberg entra sur cette question vraiment angois-
sante. Else lut encore deux ou trois lignes, puis ferma le livre
et se leva. Elle avait reconquis son sang-froid. Mais ses yeux
brillaient de bonheur.
— Bohlberg, vous êtes-vous bien promenée? Gomment va
votre sciaiique?
— Je remercie la princesse. Je ne peux presque pas marcher,
la princesse le sait bien. C'est pour lui obéir que j'ai été faire
trois pas dans le parc. Je me suis traînée jusqu'au banc d'écorce
et j'y suis demeurée une demi -heure.
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 527
— Bon ! Cela vous fera un grand bien, Bohlberg.
— Puis-je poser une question à monsieur le docteur?
— Certainement.
— Monsieur le docteur, pourquoi avez-vous apporté de
Carlsbad du demi-cristal au lieu de cristal fin pour compléter le
service de Bohême?
— Ma foi, mademoiselle, répliquai-je, j'ai fait ce que j'ai pu.
Je regrette ma maladresse, mais je n'ai pas de compétence spér
ciale sur la cristallerie.
— Laissez donc M. Dubert tranquille, fit la princesse agacée
Vous êtes assommante, Bohlberg.
— La princesse va-t-elle s'habiller? reprit la vieille fille in-
flexible.
— Oui! oui! Allez m'attendre dans le cabinet de toilette.
Allez!... A bientôt, monsieur Dubert. Merci pour votre bonne
leçon. Ce Micheletest passionnant!
M"* de Bohlberg sortit en rechignant par la chambre à cou-
iher. Comme je m'éloignais vers la porte du salon, Else me
suivit d'un pas ou deux...
Et, dans l'entre- bâillement de la porte, une courte réplique
du geste rituel nous dispensa d'inventer d'éwjquentes formules
d'adieu.
Marcel Prévost.
[La deuxième partie au prochain numéro.)
fi
LETTRES
DE
BENJAMIN CONSTANT
Â
(1)
PROSPER DE BARAME
.DERNIERE PARTIE
1809-1830
XVII
Lyon, le 2 juillet 1809.
A Monsieur Prosper de Baranie.
Il y a loiigtems, cher Prosper, que nous ne nous sommes
écrit. Je ne sais plus si c'est à vous ou à moi qu'en est la faute.
Ce que je sais, c'est que ce n'est pas à mon désir que nous pou-
vons nous en prendre. Il a été comme il sera toujours, de rece-
voir de vos nouvelles, le plus souvent possible, car ce m'est un
de mes plus grands plaisirs, et qui ne le cède qu'à celui plus
grand encore de vous voir.
Mais ôtes-vous actuellement en état de prendre intérêt à moi?
Je voudrais vous offrir des consolations sur le nouveau mal-
heur (2) qui vous a frappé. Je sais trop malheureusement que
(1) Voyez la Revue du l'j juillet.
(2) M. de Baiante venait de perdre deux de ses frères : Amable, mort le 10 mars
à Saiat-Cyr ; Charles, ufûcier de chasseurs à cheval, tué le 8 mai, au passage de la
l'iave.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 529
les consolations doivent venir d'elles-mêmes. On les éprouve
plus qu'on ne les accepte, et, dans tous les maux de la vie, il n'y
a qu'une triste et lente recette, soufifrir et attendre. Si pourtant
l'idée de vos amis, parmi lesquels, j'ose le dire, vous n'en trou-
verez aucun qui vous soit plus profondément, plus sincèrement
attaché que moi, si cette idée vous est encore douce, vous devez
y puiser bien des dédommagemens. Car je ne connais per-
sonne qui ait inspiré, à tant de gens et de si bonne heure,
autant d'intérêt, d'affection pour son caractère, d'estime pour
ses talens.
J'ai beaucoup couru depuis que je ne vous ai vu, et je n ai eu
le tems ni d'écrire, ni de lire, ni même de penser. Je regrette les
années qui se précipitent ainsi, souvent douloureuses, toujours
inutiles. Peut-être en sauverai-je quelques-unes du naufrage;
peut-être me reposerai-je dans la solitude, et la solitude me ren-
dra-t-elle quelque puissance de travail. Ah! si enfin j'échappe
aux hommes, ils ne me rattraperont pas. Je vivrai pour deux ou
trois amis, pour une ou deux affections de diverses natures,
pour le passé que j'étudierai, pour l'avenir, s'il peut redevenir un
objet d'espérance, mais le présent me sera toujours étranger, et
de ma vie je n'aurai rien à faire avec les hommes de mon tems.
Si je rentre dans un port quelconque, — il en est quelquefois
d'inespérés que le sort nous offre, — si j'y rentre avec mon
vaisseau demi-brisé, je plierai les voiles, je m'étendrai sur le
sable, et puisse l'orage m'atteindre si je l'affronte de nouveau !
J'ai un besoin de repos qui va jusqu'à la fureur. Il me semble
que je pourrai dormir des années entières, et que, si je me
réveille, mon penchant sera encore à faire semblant de dormir.
Continuez-vous, je l'espère, votre histoire de la Vendée (1)?
C'est un noble monument de la seule portion honorable de ces
vingt dernières années. Avez-vous lu les lettres de M"" de Les-
pinasse? Je suis pour cette lecture comme le spectateur de
Judith, iç, pleure, hélas! pour ce pauvre Holopherne, c'est-à-
dire pour M. de Guibert. Mais c'est une attachante lecture,
comme description d'une maladie de cœur. C'est en quelque sorte
mon roman retourné.
Ecrivez-moi, si vous voulez me faire plaisir, à Genève ou à
Goppet, plutôt à Genève, à ce que je pense. Aimez-moi surtout,
(1) M. de Barante composait les Mémoires de M"" de La Rochejaquelein.
TOME XXXIV. — 1006. 34
JJ30 REVUE DES DEUX MONDES.
ëi VOUS pouvez. Il me semble que si j'étais là, vous ne pourriez
pas faire autrement. Adieu, quant à moi, je vous aimerai toute
ma vie.
XVIII
Genève, ce 22 août 1809.
Je suis resté quelque tems sans vous répondre, cher Prosper,
assez de tristesse, et des occupations que j'ai appelées à mon
secours m'ont pris tout mon tems, ou plutôt je le leur ai donné,
pour qu'il ne pesât pas trop sur moi. Mais j'ai su de vos nou-
velles par M"* de Staël qui a reçu plusieurs lettres de vous.
Je compte partir pour Paris vers la fin de septembre. N'y
viendrez-vous point? Je ne sais point du tout encore comment je
passerai l'hiver; mais j'ai toujours envie de vous voir, parce que
nos réunions, passagères comme tout ce qu'il y a de bon au
monde, sont un des grands plaisirs de ma vie.
Je me suis remis à mon Polythéisme, dont j'ai enfin déter-
miné invariablement le plan, résolu que je suis à ne plus le re-
fondre, parce que je n'en finirais jamais. Je le crois d'ailleurs à
peu près le meilleur possible. La totalité de l'ouvrage, à la der-
nière partie et à l'introduction près, est écrite : ceux h qui j'en
ai lu s'étonnent de la quantité de recherches. Je m'étonne, moi,
de toutes celles que j'aurais à faire, et je crois que ma conscience
littéraire me forcera, ^v'.and j'aurai tout rédigé et fait copier, à
consacrer encore beaucoup de tems à des lectures et à des
extraits que je sens m'être nécessaires.
Si le siècle était tel qu'on pût se répondre de quelques an-
nées de retraite non troublée, je n'hésiterais pas à ajourner toute
publication jusqu'à l'époque où je ne verrais plus rien à ap-
prendre ni par conséquent rien à corriger. Mais un avenir n'est
plus un bien de ce monde; et l'on a toujours le sentiment que ce
qu'aa ne fait pas aujourd'hui ne pourra plus se faire demain. Si
nous retrouvons dans une autre vie les gens qui ont vécu avant
Xious, je crois qu'ils nous diront sur ce que l'existence était de
leur tems des choses dent nous n'avons aucune idée, car on nous
a escamoté la nôtre avant que nous eussions pu en jouir.
Le baron de Voglhs (1) est ici, et sera j'espère d'une grande
(1) Le baron de Voghts, conseiller d'État du roi de Danemark, économiste dont
les écrits traitaient surtout de questioui de bienfaisance et d'assistance.
1
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 534
ressource pour M"* de Staël quand ses autres amis seront obli^
gés de la quitter. Les adieux commencent déjà. Mathieu (1) part
demain et Juliette ne restera pas au delà de la semaine pro-
chaine. La vie est si triste que la peine de se quitter ferait, si
l'on était sage, renoncer au plaisir de se voir.
Adieu, cher Prosper. Malgré ce que je viens de dire, vous
voir est cependant un plaisir auquel je ne veux pas renoncer.
Monsieur votre père va vous faire une visite, à ce que j'apprends.
Mais je pense que vous ne passerez pas 1 "hiver entier sans faire
une course à Paris.
Je vous embrasse tendrement.
XIX
Coppet, ce 31 mars 1810.
Quoique j'espère vous revoir bientôt, cher Prosper, je ne
veux pas attendre jusqu'à ce moment pour répondre à votre
bonne lettre du 4. Le renouvellement de notre correspondance
m'a été un grand plaisir, et actuellement qu'Anselme n'est plus
incommodé (2), je serais tenté de me réjouir de ce que son in-
disposition a été pour moi l'occasion de rompre un silence qui
me pesait chaque jour plus en se prolongeant, et dont cependant
la prolongation devenait une nouvelle cause pour moi de re-
tards.
Je me mettrai en route pour Paris vers les premiers jours
d'avril, et j'y serai, j'espère, avant le 14, époque à laquelle il
faut que j'y sois pour des affaires. Je voudrais bien, et je me
flatte que mon désir ne sera pas trompé, je voudrais bien, dis-
je, vous y trouver encore. On sait si peu quand on se reverra,
dans ce monde, si bizarrement agité et si singulièrement pai-
sible, qu'il n'est pas indifférent de manquer une occasion de se
rencontrer.
Ce ne sera pas pour longtemps, à ce que je crains. Vous re-
tournerez vers ce temps-là dans votre ermitage et je ne pense
pas que je séjourne non plus d'une manière suivie à Paris. J'ai
grande envie et grand besoin d'être à la caRipagne, et dès que je
le pourrai, j'irai revoir les arbres que j'ai plantés, en votre pré-
(1) Mathieu de Montmorency.
(2) Anselme de Bavante, mal remis de ses terribles blessures d'EyIau, revenait
de la campagne d'Espagne en fort médiocre état.
532 REVUE DES DEUX MONDES.
sence, il y a cinq ans, et qui ont grandi pour se désennuyer. Je
ne sais si je me mettrai à travailler avec zèle. J'en ai un peu
perdu l'habitude, et les motifs qui m'encourageaient au travail
jadis ont un peu diminué. Cependant comme c'est encore ce qu'il
y a de mieux à faire, à moins qu'on ne veuille faire pis, ce qui
est une autre espèce de mieux, je tacherai de m'imaginer que
j'y mets de lintérêt.
Vous me parlez de mon Polythéisme : je l'avais assez avancé
l'été dernier. Depuis trois mois, je ne m'en suis plus occupé.
J'ai entrepris, par complaisance pour Laborie, jo ne sais quels
articles dans je ne sais quel Dictionnaire, sur lequel je n'ai
plus de données exactes, et il me paraît, par un prospectus que
j'ai vu, qu'on a changé sur ce que l'on exige de moi.
Adieu, cher Prosper. J'attends avec impatience la nouvelle
édition de votre xvm^ siècle. Vous n'aviez pas besoin de vos con-
currens pour relever ce qu'il y a de beau dans votre ouvrage :
mais ils y font ce qu'ils peuvent.
Jo vous embrasse mille et mille fois. Je ne vous dis pas de
me répondre. Votre lettre ne me trouverait plus ici.
XX
Des Herbages, ce 29 mai 1810.
J'ai été bien longtems sans répondre àvotrebonne etaimable
lettre, cher Prosper. Mille raisons m'en ont empêché, et il est
encore de la nature de ces raisons de faire que je ne vous les
détaille pas à présent. Mais je viens de lire votre admirable his-
toire de la Vendée, et je ne puis tarder à vous en écrire. Vous
devez vous trouver heureux d'avoir ainsi consacré les plus glo-
rieux, je dirais presque les seuls glorieux souvenirs de notre
longue, sanglante et inutile révolution. Je ne connais rien qui
soit d'un intérêt pareil. Nous en causerons mieux encore quand
je vous verrai. Qu'il me soit seulement permis de vous dire que
dans cette lecture l'estime et l'admiration se partagent entre les
héros et l'historien.
Je voudrais que votre exemple pût m'animer et me donner le
courage de travailler à quelque entreprise de longue haleine.
Mon Polythéisme serait bien ce qu'il faudrait, mais je n'en ai
guère le loisir, et indépendamment de mille autres choses, mes
articles coupent mon tems et me désespèrent. J'en ai cependant
LETTRES DB BENJAMIN CONSTANT. 533
fait quelques-uns, et si je puis avoir cet été quelque repos, je
ferai les autres.
Ma campagne me plaît assez, la vie que j'y mène me con-
viendrait. Mais depuis qu'on a retranché l'avenir de toutes les
vies, ce qui plaît a perdu sans que ce qui déplaît soit diminué.
On a le sentiment d'être dans une auberge; si elle est bonne, on
s'afflige de la quitter; si elle est mauvaise, on n'en ressent pas
moins les inconvéniens, et l'on a de plus l'idée qu'il ne vaut pas
la peine d'y remédier. Je ne connais rien qui ait plus dévoré tous
les genres d'intérêts que la manière dont on nous fait vivre. Si
elle ne nous démoralise pas entièrement, c'est que nous n'avons
plus assez de force même pour l'immoralité. Mais la jeunesse
qui arrive au milieu de tout cela, avec ses passions toutes vives
et ses organes tout neufs, vous verrez comme elle s'en tirera. La
guerre, point d'habitudes, aucun retour sur soi-même, l'insou-
ciance de l'état sauvage, et les moyens de la civilisation, et par-
dessus tout cela, l'ironie philosophique sans philosophie, c'est
une combinaison qui mènera loin l'espèce humaine.
Chaumont, 27 juin.
Vous verrez, cher Prosper, par la date de cette lettre, qu'il y a
longtems que je voulais vous écrire. Monsieur votre père ayant
passé deux journées ici (1), Anselme se charge de cette lettre
commencée il y a si longtems. M""^ de Staël me dit que vous vous
plaignez de mon silence. Croyez que jamais ce silence ne pourra
prouver que je ne vous sois pas profondément et inviolablement
attaché. Dispersés que nous sommes, et réduits en poussière, ce
n'est plus que par des rapports d'esprit et d'âme que l'on se tient ;
et je crois qu'il en existe entre nous. Il faudrait de longues
conversations pour tout expliquer: et je ne prévois guère le
moment où. nous nous rencontrerons. Vous ne paraissez pas
songer à une course à Paris. Je serai forcé cet hiver den faire
une en Allemagne. Qui sait ce qu'ensuite nous deviendrons, ce
que deviendra le monde? J'espère pourtant que, quelque part,
de quelque manière nous serons poussés l'un contre l'autre, et
nous aurons alors de quoi parler pendant des années. M"*^Réca-
mier est ici, fatiguée de sa vie, légère comme un vaisseau trop peu
(1) M°" de Staël s'était mise en route, dans les premiers jours de mars, pour
Chaumont-sur-Loire d'oii elle comptait se rendre un peu plus tard en Amérique,
puis en Angleterre.
53* REVUE DES DEUX MONDES.
lesté, bonne, charitable, moins dévote que je ne m'y attendais,
repoussant la coquetterie avec regret, ou s'y livrant avec scru-
pule, et n'ayant ni le calme de ses vertus, ni le plaisir de ses
fautes.
On me presse pour le dîner qui doit précéder le départ de
votre famille. Celle séparation maftlige pour M""' de S..., à qui
elle en annonce tant d'autres bien douloureuses. Adieu, cher Pros-
per. Croyez que je vous suis tendrement dévoué et pour la vie.
XXI
Paris, ce 8 août 1810.
J'ai reçu ici, mon cher Prosper, votre lettre du 12 juillet,
qui m'a été renvoyée de Chaumont. Je vous aurais répondu plus
tôt, si je n'avais eu, à mon retour, de petits arrangemens
d'affaires à terminer. Je vois avec peine, mais sans surprise, le
découragement que respire votre lettre. Tout en m'en affligeant
je serais fort embarrassé de vous faire aucune objection contre
ce que j'éprouve au moins autant que vous. Je travaille à mes
articles (1) dont je n'ai fait encore que douze: et je ne veux m'ar-
rêter que quand j'en aurai fait de trente à quarante. Alors
j'aurai assez d'avance pour pouvoir me livrer pendant quelque
tems à mon Polythéisme, que j'ai bien perdu de vue.
Je suis arrivé ici au milieu de l'explosion qu'a produite le
rapport du jury sur les prix décennaux. C'est merveille que de
voir tous ces gens, morts d'ailleurs depuis longtems, et ressus-
cites en amour-propre. La vanité a rouvert les tombeaux, et a
dit aux paralytiques : Lève-toi et crie. Juges, académiciens,
auteurs, amis, public, tout est aussi petit et misérable. Ce sont
des lamentations les uns sur l'injustice, les autres sur ce qu'on
ne respecte pas, disent-ils, le corps où s'était réfugiée la dernière
considération personnelle qui existât en France. Ma foi, s'il n'y
en avait que là, autant vaut qu'il n'y en ait point. Quand la mai-
son est en cendres, pourquoi cette économie de bouts de chau'
délies? Au milieu de toute cette agitation, on s'aperçoit qu'il n'y a
r^en de réel au fond des âmes. Les juges ne croient pas aux
titres qu'ils prétendent avoir au respect; les auteurs qui réclament,
ne croient pas trop non plus au mérite qu'ils s'attribuent. C'est
(1) M. Benjamin Constant coUaboi^t, ainsi que M..\e Baraate, à la Biographie
Universelle éditée par Michaud frères.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 835
de réminiscence qu'ils font tout cela. Ce sont des ombr qui
jouent à la Madame. Quel état! quelle poussière que le genre
humain! Il y a un physicien nommé La Metterie (1), et ce n'est
pas le Lamettrie du Roi de Prusse, lequel La Metterie a fait un
livre qui a pour titre : Principes de philosophie naturelle (2) '
Dans ce livre il prétend que les espèces dominent tour à tour
sur la terre. Je ne sais quelles espèces actuellement détruites y ont
occupé le premier rang, avant la race humaine ; et j'ai oublie'
quelle est celle qui doit nous remplacer: je ne sais si ce n'est pas
le lion ou l'orang-outang. Mais je trouve que nous avons tout à
fait la mine d'une espèce usée et qui va s'éteindre. Il me semble
que cela se voit non seulement intellectuellement mais physique-
ment. Le mépris de la vie et de la douleur, qui n'est fondé sur
aucun principe de dévouement ou d'opinion, me paraît en être
un symptôme ; on aime encore le plaisir, mais on ne craint plus
guère la douleur. On arrivera à se pétrifier encore davantage.
On n'aimera plus le plaisir, et l'espèce s'éteindra.
Chaque peuple à son tour a brillé sur la terre,
Par les lois, par les arts et surtout par la guerre.
Eh bien! le tour du singe est à la fin venu.
Une personne qui est bien loin d'être éteinte, c'est notre
amie de Ghaumont. Son talent est plus beau qu'il ne l'a jamais
été. Je ne connais rien d'égal à quelques parties et à tout le troi-
sième volume de son ouvrage actuel (3). J'espère qu'elle l'aura
bientôt achevé. C'est un superbe monument du xix* siècle, le
dernier peut-être.
Conçoit-on que Chateaubriand n'ait pas été nommé dans le
Rapport? et qu'ils s'en tirent par un jeu de mots, en disant que
le Génie du Christianisme est un livre de théologie?
Comment ira notre Dictionnaire si vous n'avez encore rien
fait? On m'a assuré qu'on commençait l'impression des A lundi
prochain. Je serais bien fâché que les vôtres n'y fussent pas.
J'espère que vous êtes un fanfaron de paresse.
Adieu, cher Prosper. Je suppose que vous verrez notre amie
avant son départ. Au reste, les circonstances me semblent s'ai-
(1) Jean-Claude de La Métherie, médecin, naturaliste et physicien (1743-1817),
professeur-adjoint des Sciences naturelles au Collège de France.
(2) Genève, 1778.
(3) De l'Allemagne.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
ranger de manière que ce départ sera forcément renvoyé à l'année
prochaine. Le livre n'est pas terminé; viendra la censure, qui
sûrement ne sera pas aussi expéditive qu'on le croit (1). Le tems
s'écoulera, l'hiver viendra, et le moment de s'embarquer sera
passé. J'éprouve à cette idée un plaisir mêlé d'inquiétude.
Ecrivez-moi bientôt. Je ne puis vous demander un plus grand
plaisir
«
XXII
J'ai été bien longtemps sans vous répondre, cher Prosper, et
cela m'étonne. J'ai un tel plaisir à vous écrire et à recevoir de
vos lettres que je ne devrais Jamais être coupable d'une telle
négligence. L'entreprise que j'ai faite depuis six semaines de
mettre en ordre et de faire copier dans quelques volumes tout
ce que j'avais écrit depuis que je me suis mis à penser, m'a fort
occupé. Elle avait un côté triste, comme le passé l'est toujours.
Toutes ces esquisses, commencées et continuées dans des circon-
stances si différentes, ces manuscrits dépositaires de tant d'espé-
rances qui ont été trompées, et les changemens successifs qu'ils
ont subis, changemens qui tous attestent une marche opposée à
celle sur laquelle on croyait pouvoir compter, m'ont jeté dans
un découragement dont j'ai souvent eu peine à me relever. J'en
suis pourtant venu à bout, et comme ce sont toujours nos défauts
et nos petitesses qui nous consolent du mal que nous fait la
bonne partie de nous-mêmes, parce qu'elle n'est pas à sa place
dans ce monde, j'ai eu, au milieu de ma mélancolie, un certain
plaisir minutieux à voir l'ordre dans lequel j'avais rangé mes
(1) Les éditeurs, de par le décret impérial 1810, devaient soumettre avant l'im-
pression, chaque manuscrit à la censure. L'autorisation donnée, l'ouvrage n'était
pas, pour cela, garanti contre, l'interdiction, qui pouvait toujours être prononcée.
L'éditeur de-M™" de Staël soumit à la censure l'œuvre qui lui avait été confiée,
puis, sans attendre une décision que M"" de Staël et lui préjugeaient favorable, il
en avait commencé la composition. Le 2^ septembre,- M"" de Staël corrigeait sa
dernière épreuve, et, deux jours plus tard, avant tout avis de la censure, on appre-
nait que le magasin de iNicole venait d'être fermé par la police, et cinq mille
exemplaires de l' Allemagne 'confisqués. M"" de Staël recevait, en même temps,
l'ordre de quitter la France, dans les vingt-quatre heures, pour les Étals-Unis ou
Coppet. La saison ne permettait point un départ pour l'Amérique, .M°" de Staël dut
rentrer à Coppet. Le manuscrit de l'Allemar/ne put échapper à la destruction pres-
crite. M. le baron de Gorbigny, préfet du Loir-et-Cher, s'cl(:nt contenté d'une mau-
vaise copie, remise pendant que l'on déposait, en lieu sur, le manuscrit, ce pro-
cédé courtois lui coûta sa préfecture.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. o37
idées, et à suivre chaque jour l'accroissement de ma collection.
Elle est à moitié copiée, et arrangée en totalité. Quant à l'usage
que j'en ferai, qui peut le prévoir? Aucun peut-être, et je m'en
dédommagerai en pensant qu'an autre tems en héritera; comme
si chaque siècle n'était pas tellement occupé de lui-même, qu'il
n'a ni la volonté, ni le loisir de rechercher dans les précédens
ce qui n'a pas eu une influence qui s'étende jusqu'à lui. Mais ces
appels à la postérité ont été inventés pour consoler les hommes
du tems dans lequel ils vivent, et lors même qu'on n'y croit pas,
l'idée en fait toujours un certain plaisir.
J'ai passé ces six dernières semaines de suite à la campagne,
sauf deux courses, chacune d'un jour, que j'ai faites à Paris, pour
me laisser secouer par le bruit de la capitale, et pour donner à mon
esprit cette espèce d'ébranlement plus physique que moral, que
produit la vue d'une activité à laquelle on ne prend aucune part.
J'ai vu les membres du jury, toujours plus désolés de ce qu'on
détruit toutes les réputations littéraires, comme si en fait d'opi-
jiion on pouvait détruire par la force ce qui n'est pas déjà
détruit. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'ils croient ce qu'ils
disent et que, de ce qu'on veut les avilir, ils se regardent comme
avilis. C'est vraiment une merveilleuse complaisance, et une
curieuse époque que celle-ci où on dit aux uns : Je vous fais
braves, aux autres : Je vous fais vils, et où chacun répond : Soit
fait ainsi que vous l'ordonnez.
Ce que vous dites de l'effet de l'imprimerie et de l'artillerie,
l'une pour la force, l'autre pour la pensée, est bien spirituel et
peut-être profondément vrai. On chante victoire quand on a
trouvé un moyen de plus, comme si les moyens ne servaient pas
pour et contre, dans un tems donné. Mais alors, que deviendra
l'espèce humaine? Je ne fais pas cette question seulement sous
le rapport intellectuel, sous le rapport de la perfectibilité, enfin
sous tous les rapports philosophico-romanesques ; mais je la fais
dans toute son étendue et je ne sais trop comment la résoudre.
La Chine me paraît bien une assez longue station, et nous nous
en approchons à grands pas. Mais pourrons-nous y rester tou-
jours, ou y aura-t-il encore un progrès dans ce sens, qui a cela
de remarquable qu'il est pour ainsi dire à la fois anti-physique
et anti-moral ? La Chine me paraît la première époque du règne
du mécanisme sur le genre humain. Los sens ont commencé,
après les sens Fàme. Jusqu'alors il y a la nature et très belle
538 REVUE DES DEUX MONDES.
nature dans l'homme. L'expérience a créé l'esprit qui est déjà
quelque chose de moins naturel. L'esprit a tué l'âme, et affaibli
l'empire des sens. Maintenant l'esprit se tue lui-même. Il ne nous
en reste déjà plus que ce qu'il faut pour nous faire attacher plus
de prix au repos qu'à tout, ce qui est assez bien raisonné, quand
on n'attache de prix à rien. Si vous examinez bien les hommes
de cette époque, vous verrez qu'ils ne craignent presque plus la
douleur, et c'est peut-être la cause de la bravoure qui est si com-
mune. Ils n'aiment plus la vie. Ils ne s'aiment pour ainsi dire
presque plus eux-mêmes. Ils aiment encore le plaisir parce que
cela ne tient à rien, n'a ni passé ni avenir, n'exige aucune suite,
aucun enchaînement d'idées, rien de durable, rien qui assujettisse
ou qui engage au delà du moment. Encore sacrifient-ils le plai-
sir sans beaucoup de regret. Or, je le demande, que deviendra
l'espèce humaine, quand elle ne craindra plus la douleur, ne
recherchera plus le plaisir, et n'aimera plus la vie, et cela sans
aucun enthousiasme qui tienne lieu de tous ces désirs et de
toutes ces craintes? Elle deviendra une espèce mécanique, qui
agira nécessairement d'une manière prévue dans chaque circon-
stance donnée : et je trouve que ce caractère se fait déjà remarquer.
Chacun fait dans chaque circoustance ce que tout le monde ferait
dans la même. Peuples, individus, n'importe, on peut mettre les
noms dans un sac, tirer au hasard, le nom^ l'action et le discours,
et être sûr que tout ira de même, la position étant donnée. Ce
qu'on veut éviter, ce n'est pas la douleur, ce n'est pas la mort,
c'est la fatigue de la lutte, et l'excès de l'affaiblissement moral
mène à un résultat pareil à l'extérieur à la résignation religieuse.
Le dedans diffère, parce que la résignation est de la vie et que
notre disposition est du néant.
Je m'aperçois qu'en voilà bien long en galimatias méta-
physique. Je m'en remets à votre esprit que j'estime plus que
tous les esprits à moi connus, pour tirer de cette longue et con-
fuse digression quelque chose de net. Si vous y pensez bien, je
crois que vous trouverez de la vérité au fond.
J'espère que l'ouvrage sur l'Allemagne va paraître. Aucun
obstaele ne s'annonce et la très grande partie est déjà censurée.
Il est vrai qu'il n'y a rien qui puisse mériter la moindre obser-
vation, et je n'ai jamais vu d'ouvrage aussi purement littéraire.
Adieu, cher Prosper, donnez-moi de vos nouvelles. Actuelle-
ment que j'ai fini de mettre en ordre toutes mes œuvres, je ne
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 539
resterai plus aussi longtemps sans vous répondre. Je voudrais
bien que nous nous vissions. Mais je ne serai pas, je crois, à Paris
cet hiver. Adieu encore, je vous aime et vous embrasse.
XXllI
Paris, le 3 décembre 1810.
Je ne sais, cher Prosper, quelle impression monsieur votre
père et vous aurez reçue de son déplacement si subit et si peu
attendu (1), mais j^ai besoin de vous exprimer l'intérêt que je
prends à cette nouvelle. Cet intérêt sera partagé par tout Genève.
^\ s'y joint en moi l'amitié que je vous ai vouée, et mon souvenir
de la bienveillance que monsieur votre père m'avait toujours
témoignée. Je le regrette aussi pour notre amie, envers laquelle
il s'était montré, dans toutes les circonstances, et nommément
dans les dernières, si noble et si bon. M. de Montlosier m'assure
qu'il doit venir incessamment à Paris, ce qui m'empêche de lui
écrire. Mais je vous prie d'être mon interprète à cet égard et de
lui porter l'expression du tendre et respectueux attachement que
je lui ai voué. Si je suis encore ici à son passage, j'espère le
voir et lui en réitérer moi-même les assurances.
Je vous ai écrit deux fois depuis le 25 septembre, date de
ma première lettre. Je ne sais à quelle cause attribuer votre
long silence. Vous ne m'aviez pas accoutumé à cette rigueur et
je m*en plains d'autant plus amèrement.
J'ai reçu, non sans peine, la seconde édition de votre livre.
(1) Le préfet du Léman avait reçu l'ordre de faire poser les scellés sur tous les
papiers qui se trouveraient à Coppet, mais il s'était contenté d'une déclaration
écrite de M""" de Staël, par laquelle elle s'engageait à ne faire imprimer ni publier,
dans aucun pays du Continent, le livi'e De l'Allemagne. Ce dernier ménagement
pour M"" de Staël entraîna tout de suite la révocation de M. de Barante, déjà suspect
de par ses relations avec Coppet. Puis, d'autres griefs encore existaient contre lui :
« MM. de Bassano et de Montalivet, écrit Prosper de Barante dans ses Souvenirs,
me mirent au courant de ces griefs. L'administration de mon père était irrépro-
chable, mais sans influence sur les Genevois ; ils ne devenaient pas Frani-ai;;,
Genève restait un canton suisse et conservait les mêmes opinions, la même indé-
pendance d'esprit et de conversation ; les exilés y recevaient un accueil sympa-
thique; L'Empereur s'était, du reste, déjà plaint à mon père d'avoir laissé subsister
un article du traité par lequel la République de Genève, en consentant à sa réunion
avec la République Française, réservait à la municipalité de cette ville l'instruc-
tion publique, les institutions religieuses et de charité. 11 lui avait répondu quil
se croyait obligé de respecter les termes d'un traité consenti par le gouver-
nement français, et que, de plus, l'abolition de cette clause serait un surcroit de
dépense. »
510 REVUE DES DEUX MONDES.
J'ai été bien content des additions que vous y avez faites. Il y
a plus didées et de justesse d'esprit dans ces 300 pages que dans
rien de co qui a été public dans ces derniers tems.
Je compte partir pour la Suisse sous peu de jours. Je serai
pourtant à Paris je pense assez longtcms pour pouvoir recevoir
votre réponse à cette lettre. J'espérais vous voir cet hiver auprès
de monsieur votre père, mais je crains que son cloignement de
Genève n'entraîne le vôtre.
Adieu, cher Prosper, je vous suis bien tendrement attaché.
XXIV
Bàle, le 2S mai 1811.
Que de tems il s'est écoulé depuis que nous ne nous sommes
écrit, cher Prosper. Ce n'est pas que je n'en aie eu souvent le
désir et le besoin. Mais je ne restais à Genèvo et à Lausanne
que d'un jour à l'autre, et je ne savais où vous prier de me ré-
pondre. Je ne le sais pas trop encore, car il n'est point décidé
si j'irai en Allemagne ou si je retournerai à Paris. Cependant je
ne tiens plus au triste silence qui s'est établi entre nous, et je
vous demande de me donner un signe de vio en m'ad ressaut votre
lettre ici, sous le couvert de MM. Passavant et Faesch qui me la
feront parvenir, où que je sois.
Savez-vous un projet qui me séduit fort? J'ai vendu ma
campagne parce qu'elle était inhabitable pour ma femme. J'at-
tends plusieurs circonstances de fortune et autres pour savoir
si je ferai une nouvelle acquisition. Cependant je ne crois pas
rester longtemps dans cette Westphalie (1) qui a tous les incon-
véniens de Paris, et nul de ses avantages. Quand serez-vous à
Napoléon-Vendée, combien de tems y resterez- vous? Pendant
que je ferais faire à Paris par mon notaire les recherches néces-
saires pour former un nouvel établissement plus convenable à ma
situation actuelle que le premier, je serais bien tenté de passer
deux mois près de vous. Nous causerions comme il y a bien
loiigtems que je n'ai causé. Je me sentirais encouragé par vous à
travailler; je rapporterais d'Allemagne quelques livres qui me
sont très nécessaires, et je finirais peut-être sous vos yeux le
(1) Benjamin Constant était sur le point de se remlrc en Alieinai,'ne, dans la
famille de sa fciume, au château de llardoabcr^ près de Goltingen.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 541
Polythéisme auquel vous vous intéressiez autrefois. Tout cela
dans l'hypothèse que vous restiez préfet de la Vendée, ce qui
peut changer à chaque instant, car il y a une grande probabi-
lité que vous vous rapprocherez, ou plutôt que vous serez rap-
proché de Paris. Alors voilà tous mes projets de retraite auprès
de vous renversés à leur tour.
Notre amie est à Aix, sa situation m'attriste. Je l'ai peu vu«
cet hiver malgré moi, et, à ce qu'elle a bien voulu me témoigner,
malgré elle. Mais on ne peut pas être à demi dans son atmo-
sphère. Elle s'est amusée à Genève. Mais cet amusement n'ar-
range rien pour son avenir, et je ne vois pas s'approcher pour
elle l'époque du calme et de quelque chose de fixe. Elle a de
grands projets qu'elle nexécutera pas et qui ne lui servent qu'à
ne rien préparer de plus rapproché et à se laisser ballotter par
un vague souvent orageux et presque toujours pénible. Que la vie
est difficile à arranger, elle l'est plus en proportion qu'on a plus
de facultés. Vous même en savez quelque chose.
La triste certitude que j'ai de n'être pas établi d'ici à trois
mois et de vivre dans les auberges ou chez les autres, m'a fait
prendre des moyens de travailler à bâtons rompus, il est vrai,
partout où je serai. J'espère dans ma route, que je fais lente-
ment, avoir préparé le Polytliéismc de manière à pouvoir pro-
fiter en arrivant de l'université de Gôttingue.
Adieu, cher Prosper, si vous me répondez, vous me ferez un
des plaisirs les plus vifs que je puisse goûter dans ma vie.
XXV
Wiesbaden, près Francfort, ce 15 juillet 1811.
Votre lettre que j'ai trouvée à Francfort m'a fait un plaisir
extrême, cher Prosper. L'intérêt que je prends à la nouvelle
que vous m'annoncez (1) ne peut vous être un objet de doute. Je
ne veux pas non plus douter de votre bonheur à venir. Vous
êtes tellement fait pour en donner qu'il doit nécessairement vous
en revenir quelque chose. Je crois peu à l'influence réciproque
des hommes sur le caractère les uns des autres. Je n'ai jamais
vu un caractère changer autrement que par la vieillesse ou lex-
périence, qui est un genre de vieillesse. Mais je crois beaucoup
(1) M. de Barante épousait M"« de Iloudetot.
542 REVUE DES DEUX MONDES.
à l'attachement que a ous devez inspirer, beaucoup aussi à votre
indulgence pour les petites choses de la vie. J'espère donc pour
vous, non pas comme on me l'écrit, que, dans la solitude de
Napoléon, vous formerez et façonnerez à vos goûts la personne
que vous épousez, mais que vous trouverez du plaisir au plaisir
que ses goûts innocens lui donneront, même quand ces goûts
ne seraient pas les vôtres. Je ne sais si je me trompe : mais je
vous crois, en certaines choses, un peu de ma nature, et quoique
beaucoup plus jeune, je n'imagine guère que vous puissiez avoir
des jouissances vives pour votre compte seul. Votre regard a
creusé trop avant dans toutes les choses : mais vous jouirez du
bonheur que vous donnerez et de celui que vous laisserez avoir
sous votre protection et sous vos auspices. Le bonheur des
autres, surtout celui qui va de lui-même et auquel il ne faut pas
travailler, est comme un air frais ou un bain d'eau pure qui
caresse agréablement sans pénétrer bien au fond. Cela ne guérit
pas les maladies sérieuses de l'àme; mais cela fait du bien, ou
adoucit le mal, en montrant du contentement et du calme, qui
ont une contagion bienfaisante comme le mécontentement et
l'agitation ont une contagion funeste.
Je suis ici dans un bain, attendant une partie de la famille
de ma femme qui doit nous y rejoindre. Il n'y a guère ici que
des malades qui y viennent pour se guérir, et des soldats, qui
en partent pour aller se faire tuer; ces derniers sont les plus
sûrs de leur fait. Jamais l'Europe n'eut l'air aussi enrégimentée,
§i j'additionne ceux que je vois en uniforme; les recrues qui ont
un bonnet de soldat, en attendant qu'ils en aient l'habit; et les
déserteurs qui ont une sorte de froc, comme les capucins, je
suis sûr qu'ils forment un nombre quadruple de ceux qui n'ont
rien qui tienne comme costume ou comme châtiment à l'état
militaire. La conscription, dit-on, est plus sincère ici qu'en
France. Comme Ton est arrivé à ceci sans passer par l'égalité,
les privilèges qui ont survécu ont fait peser cette obligation
d'autant plus lourdement sur les non-privilégiés. Le seul amuse-
ment qu'il y ait c'est une assez bonne troupe de comédiens,
mais qui ne donne aucune tragédie, mais des drames d'une
époque assez reculée du théâtre allemand, c'est-à-dire de ceux
qu'on représentait il y a une vingtaine d'années, avant ce qu'on
nomme à Genève la nouvelle école, et dont on nous donne la
traduction sur les boulevards. Seulement rAUemand vaut mieux
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT, 543
que le Français, et les comédiens allemands, du moins ceux-ci,
sont fort supérieurs à nos acteurs du boulevard ou même de la
province. Hier on nous a donné un drame le plus comique du
monde, quoiqu'il fût destiné à émouvoir. Il était intitulé pièce
militaire. En effet, c'était un vieillard condamné à mort pour
espionnage dans une île assiégée. Mais le commandant de File,
en nommant un tribunal pour le juger, ne parlait aux juges que
de la douceur qu'il y aurait pour eux à l'absoudre. Les juges
pleuraient et plusieurs juraient que, fût-il coupable, ils ne le con-
damneraient pas. Cependant il était condamné. Alors le président
du tribunal venait dans la prison pour le faire évader. Le geôlier
lui remettait les clefs. Le gouverneur arrivait pour dire aux
autres qu'il avait deviné ce qu'ils projetaient et que, pour ne pas
les en empêcher, il allait faire une petite absence. Les senti-
nelles servaient de guide au fugitif. Enfin, c'étaient tous des
agneaux en uniforme. Un seul pauvre diable d'officier qui, ren-
contrant le fugitif dans la rue, croyait qu'on ne l'avait pas
condamné pour le laisser échapper, et le ramenait, était traité
d'homme abominable, et se mettait à pleurer comme les autres,
sur l'horreur de son action. Enfin, pour tout finir, l'innocence de
l'accusé était reconnue, devinez comment? Par une lettre du
général ennemi qui, ayant appris qu'on allait le pendre, attestait
qu'il n'était pas un espion, et promettait de se retirer et de lever
le siège, parce qu'il ne voulait devoir aucun succès à la mort
d'un innocent. Tout allait à merveille et on récompensait de
plus le commandant, les officiers, les geôliers, tous ceux qui
avaient travaillé à l'évasion. Vous conviendrez que c'est un
paradis terrestre que cette garnison-là. Ajoutez-y trois femmes
qui, ayant toutes trois des droits à une fortune immense, portent
chacune dans leur poche la donation qu'elles s'en font réciproque-
ment, deux amoureuses qui se disputent à qui fera épouser son
amant à sa rivale, l'une d'entre elles qui se jette à genoux et qui
dit à Dieu : « Je ne te demande qu'une grâce, c'est de me faire
retrouver celle qui doit me réduire à la mendicité et m'enlever
l'homme que j'adore. » Puis le père qui veut mourir pour le fils,
le fils pour le père, la mère pour la fille, la fille pour sa mère,
son amant et le père de son amant, chaque amoureuse pour sa
rivale, un ami pour l'amant et la maîtresse, le commandant de
la place pour son major, le domestique pour son maître, et jus-
qu'au geôlier pour tout le monde. C'est à qui courra le plus vite
544 REVUE DES DEUX MONDES.
pour être ruiné et perdu, et pourtant, comme il y a dans ce
sacrifice quelque chose qui répond à notre nature, il y a deux
ou trois momcns où le spectateur est ému, malgré la monotonie,
le ridicule et le pathos du style. Mais je jouissais doublement
de la pièce (quand je dis jouir, ce n'est peut-être pas le mot
propre) en comparant ces commissions militaires couleur de
rose, et ce régiment arcadien à d'autres choses qui ne leur res-
semblent guère. Je n'ai pas pu dire cette fois : C'est tout comme
chez nous.
Je m'aperçois que je vous ai écrit deux énormes pages sur
cette comédie, et je m'en repens, mais il est trop tard pour
recommencer.
Je compte être à Gottingue dans huit ou dix jours. Je m'y
plongerai dans un océan de livres et de travail. Je compte mettre
des volumes entre la société allemande de Cassel qui doit être
ennuyeuse et la société française de Westphalie qui est pis
qu'ennuyeuse, et moi qui ne veux être ni des conquérans ni des
conquis. J'ai éprouvé par quelques jours de travail en courant la
poste qu'il m'était facile da reprendre à mon ouvrage, au bout
de deux heures d'applicatic^n. Les idées m'en sont si familières
qu'elles se saisissent de moi et m'entourent, dès que je ne
me laisse pas aller aux distractions ultérieures. Je compte donc
employer mon temps de mon mieux, et ne rien souffrir qui
m'agite ou me dérange. Ma position est très bonne pour cela.
J'ignore tout à fait quand je repartirai. S'il y a sûreté et repos à
Gottingue, j'y reste jusqu'à ce que mon ouvrage soit fini, et il
en sera bien plus tôt achevé. Je crois que votre mariage changera
aussi non seulement vos projets, mais votre situation, et je ne
compte plus guère sur notre séjour à Napoléon que je regrette.
Cependant il est possible que Gottingue ait des inconvéniens dont
je ne puis juger. Alors j'en repars. Je ne sais ce que fera notre
amie. Son esprit est indécis, et les obstacles extérieurs transfor-
meront, je crois, cette indécision en immobilité pour quelque
temps. C'est peut-être le mieux. Qui peut prévoir dans la vie les
suites d'un seul mouvement ? J'ai été fort triste pour elle de
l'aventure de Wilhelm (1) dont je ne sais pas les détails et à
laquelle je ne conçois rien. Ses lettres pourtant ne sont pas fort
(1) M"»* de Staël, à son retour d'Aix-les-Bains, apprit à Genève, par le préfet
Capelle, fine la frontii-re frani;aise lui était intenlite et que Guillaume Schlegel de-
vait quitter nun suuleuienl Genève mais aussi Goppet situé sur le territoire suisse.
1.ÉTTRES DE BENJAMIN CÔ'NSTANT. 543
tristes, quand on la connaît. Le château, m'écrit-elle, est triste
et doux cet été. Elle m'occupe plus qu'elle ne croit, et je parie
qu'il en est de même de vous.
Je voudrais bien que vous renvoyassiez Villers à Gottingue,
volontairement de sa part, s'entend. Je me fesais une telle fête
de l'y trouver que son absence m'a été un vrai désappointement.
J'aurais voulu me retracer avec lui nos dîners de 1805. Que de
choses se sont passées depuis ce temps, et pour nous et pour
les autres ! Gomme la vie nous dit: Marche, marche; on se sent
traîné par un bras invisible à travers les cailloux, les torrens,
les ronces et quelquefois un peu de pelouse où l'on voudrait en
vain s'arrêler. Énigme de ce monde, te devinera-t-on jamais, ou
faudra-t-il recommencer à tout apprendre, à tout souffrir, pour
recommencer encore et sans cesse à tout souffrir et à tout
apprendre pour tout oublier?
Adieu, cher Prosper, voilà une énorme lettre, surtout com-
parée aux petites vôtres de trois petits quarts de page. Quand
vous me répondrez, adressez, je vous prie, chez le comte de Har-
denberg, près Gottingue, Westphalie. Quoique je voyage en
escargot, j'y serai arrivé, j'espère, avant que votre réponse y
arrive. Je vous aime.et vous embrasse tendrement.
XXVI
Du Hardenberg, ce 11 octobre 1811.
J'ai reçu votre réponse à ma lettre de Francfort, cher Prosper,
au moment où je débarquais ici dans une famille à moi toute
nouvelle, et j'ai eu beaucoup de devoirs de politesse et d'établis-
sement à remplir. J'ai été ensuite horriblement pressé de mettre
mes papiers en ordre, pour profiter de mon séjour à Gottingue,
si, comme je l'espère, les dieux de ce monde me permettent de
l'y passer tranquillement. Je sortais à peine de ce chaos lorsqu'il
m'est parvenu sur notre amie des nouvelles tellement tristes (1)
(1) C'était mainLenant dans les amis qui venaient encore la voir à Coppet que
le gouvernement impérial frappait M""» de Staël. 11 internait Mathieu de Montmo-
rency dans une ville du centre et envoyait M"" Récamier à Châlons-sur-Marne.
Adrien de Montmorency, Elzéar de Sabran voyaient leurs lettres interceptées, et
n'échappaient pas aux menaces. Coppet même devenait une prison. Tenter d'en
sortir décidait une arrestation. Le préfet parlait déjà de placer un poste à la porte
du château. Causer ainsi le malheur des plus courageux dévouemens fut la plus
cruelle épreuve subie par M""' de Staël. Elle en manifestait un affreux désespoir.
TOME xxxiv. — 190G, 3d
546 REVUE DES DEUX MONDES.
que j'en ai été dans un véritable chagrin. A cette douleur que
me causaient les lettres que je recevais d'elle et de ses amis, a
succédé un silence, qui, en me livrant à toutes les conjectures
que me suggérait mon inquiétude, m'a jeté dans un état plus
pénible encore. Ce silence, causé par l'inexactitude des postes,
n'a cessé qu'aujourd'hui où j'ai reçu plusieurs lettres à la fois.
Ce n'est donc vraiment que d'aujourd'hui que je respire un peu
librement. J'entre dans tout ce détail pour vous expliquer com-
ment il s'est fait que je n'ai pas tout de suite répondu à votre si
bonne et si amicale lettre. Vous savez trop le bonheur que j'ai
à en recevoir pour n'être pas convaincu que, sans d'aussi tristes
raisons, je n'aurais pas tellement tardé. Aussi, comme il faut
saisir au vol les momens de repos ou de répit que la destinée
nous accorde, le premier usage que je fais d'un peu de liberté
d'esprit et de soulagement d'àme est de vous écrire. Je ne sais
où ma lettre vous trouvera, je l'adresse à tout hasard à Napoléon,
"d'où je suppose qu'elle vous sera renvoyée si vous êtes à Paris.
Je voudrais bien que ma négligence apparente n'eût pas refroidi
le mouvement qui vous disposait à m'écrire. C'est me faire un
vrai bien, je vous assure. Ma vie ici est assez bien arrangée,
quand les inquiétudes ne viennent pas la troubler intérieure-
ment. Je me suis remis avec une ardeur inexprimable à mon
Polythéisme . Je l'ai refait tout entier sur un nouveau plan, et à
bien des égards, dans des idées nouvelles, car j'ai continué, de
la meilleure foi du monde, à me rapprocher, sans le vouloir et
parce que les faits et le raisonnement m'y poussaient, des idées
religieuses, pour lesquelles vous m'avez déjà vu assez de disposi-
tion. Depuis que je suis entré dans cette route, un horizon tout
à fait nouveau s'est ouvert devant moi. Cette tendance de l'homme
à perfectionner sa religion, en raison de ses lumières, loin d'être
une preuve que la religion n'est qu'une chimère, que l'homme
façonne à chaque époque suivant sa fantaisie, en est une que la
religion est son but et sa destination primitive. Je crois que dans
ce sens il y a encore bien des choses à dire qui n'ont jamais été
dites. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne dirai pas un mot qui ne
soit ma conviction : et comme c'est graduellement, à mesure
que les faits m'y ont comme forcé, que j'ai adopté des idées plus
religieuses, cela pourra bien m'arriver encore davantage. Il est
impossible, en remontant vers l'origine de quoi que ce soit, de
ne pas rencontrer une énigme dont la religion seule est le mot.
LETTRES DE, BENJAMIN CONSTANT. 547
Il ny a pas dans le cœur un bon sentiment qui ne perde à être
séparé de la religion : et s'il fallait choisir d'un peuple athée
ou d'un peuple superstitieux, il n'y aurait pas à hésiter pour
ce dernier. Se faire incrédule, parce que des fous ou des mé-
chans ont abusé de la religion, c'est se faire eunuque parce que
des libertins ont pris la vérole.
Je voudrais vous parler aussi du pays que j'habite, mais cela
n'est pas facile. Il y a quelque chose de très vrai dans ce que
vous dites des tristes effets de la bonhomie, et même de la
loyauté allemandes. La boue en France n'a été composée que
de poussière et de pluie. En conséquence on s'en dépêtre, et, au
premier rayon de soleil, la boue redevient poussière. Mais, en
Allemagne, l'orage est tombé sur une terre forte et grasse, et
on y enfonce jusqu'à mi-jambe. On pardonne à certaines gens
beaucoup de choses, parce que leurs paroles sont le contraire de
leur conduite, et qu'on entend plus ce qu'ils disent, qu'on ne
voit ce qu'ils font. Mais quand les phrases et les actions sont
d'accord, c'est beau comme conséquence, mais c'est ennuyeux
d'une part et révoltant de l'autre, et la justesse de la logique est
un faible dédommagement.
Quand nous reverrons-nous, cher Prosper? Où nous rever-
rons-nous ? Oii causerons-nous à cœur ouvert? Sera-ce au coin
de votre feu, au fond de votre noble Vendée, dans le chef-lieu
fde la préfecture? Sera-ce dans ce bizarre Paris, où tout se dit,
où rien de ce qui se dit n'influe même sur ceux qui le disent, où
les opinions sont d'un côté, les intérêts de l'autre, et où ces deux
choses vivent paisiblement, d'une paix qui se fonde sur leur mé-
pris réciproque, dans ce Paris où tout se pardonne, parce qu'on
ne croit à rien, où tout s'adoucit, parce qu'on n'estime rien, où
il y a de l'humeur, parce qu'il y a de la vanité, et pas de ven-
geance, puisqu'il n'y a pas de mémoire, et qu'en effet il n'y a
rien qui vaille qu'on se souvienne, et que chaque démonstration
de la veille est démentie par le lendemain.
N'êtes-vous pas affligé et inquiet de l'accident de Juliette (1)?
J'ai peur quil n'ait des suites plus longues qu'elle ne le craint.
Elle qui jugeait si bien la situation de notre amie se fait sur la
sienne les mêmes illusions qu'elle trouvait si peu raisonnables
dans une autre. Les malheureux sont comme les poitrinaires. Si
(1) Le séjour forcé de Châlons-sur-Marne.
548 REVUE DES DEUX MONDES.
j'avais su où adresser à Juliette l'expression de la part que je
prends à ce qui lui arrive, je l'aurais fait. Mais je ne sais pas du
tout où elle est, ni comment lui faire parvenir une lettre. Si vous
le savez, et que vous lui en écriviez, parlez-lui de moi.
Adieu, cher Prosper. Je donnerais bien des choses pour cau-
ser avec vous, ne fût-ce que sur la comète qui devient chaque
jour plus brillante, et qui nous menace de sa queue. Si elle
approche, nous pourrons bien nous trouver réunis; mais en si
nombreuse et si mauvaise compagnie que nous n'aurons pas le
temps de parler. Je crois pourtant que, malgré le nombre, il n'y
aura pas d'espions dans ce moment-là.
Je vais me remettre à mon Polythéisme. Vous êtes une partie
de mon public. Il se réduit à cinq ou six personnes. C'est assez,
et je n'ai pas besoin d'une autre espérance. Ecrivez-moi directe-
ment à Gôttingue. Mon beau-père quitte sa campagne pour aller
à Cassel; et moi je vais m'établir près de la Bibliothèque. Je vois
beaucoup Villers, qui est toujours bon et aimable, mais ni lui
ni moi ne sommes ce que nous étions à nos dîners de 1803.
C'était un bon temps. Je vous aime et vous embrasse. Songez
qu'une lettre est un vrai bonheur.
XXVII
Gôttingue, ce 2 décembre 1811.
On dirait, cher Prosper, que vous aviez lu dans mon esprit
et dans mon cœur, quand vous m'écriviez votre dernière lettre.
Il y a entre nos pensées une étonnante analogie. La seule diffé-
rence qu'il y aura peut-être entre nous, c'est que le sort, qui m'a
repoussé loin de toute carrière active, me permettra d'exprimer
ce que nous pensons tous deux avec plus de développemens.
Mais mon ouvrage sera bien dans votre sens. J'y ai été conduit
par une foule innombrable de faits, envisagés avec d'autant plus
d'impartialité que je les ai recueillis dans un sens contraire, et
que mes habitudes et la direction de mes idées m'ont même
porté longtems à leur faire une sorte de violence pour les plier
à l'intention de mon entreprise. Mais comme j'étais de bonne
foi,^la violence n'y a rien fait. Les preuves ont réagi sur moi, le
cœur humain s'est montré ce qu'il est quand le sentiment reli-
gieux eu est banni, et le sentiment religieux lui-même n'a pu
i
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 549
longtemps me satisfaire, impuissant et vague qu'il est, lorsqu'il
est abandoané à ses propres forces. J'ai vu l'homme incrédule se
précipitant dans la magie. J'ai vu l'homme fatigué de l'incrédu-
lité et ne pouvant mettre à sa place que l'extase, un enthou-
siasme sans frein, et des exagérations d'autant plus incurables
qu'elles partaient du raisonnement, et marchaient méthodique-
ment à la folie. J'ai vu la raison dans toute sa pompe et dans
toute sa faiblesse, le résultat de quatre siècles de méditations
n'être d'abord que le chaos, puis une ordonnance fantastique et
arbitraire, l'homme parvenant à tout détruire et hors d'état de
rien rétablir, et succombant enfin sous tant d'évidences irrésis-
tibles, j'ai vu Dieu rendant à l'homme non seulement la religion,
mais la raison même.
Depuis que je me suis franchement avoué ces vérités, je ne
sais quelle simplicité merveilleuse s'est répandue sur mon ou-
vrage. Ma route si incertaine pendant tant d'années, s'est tout à
coup présentée à moi, claire et unie. J'ai vu toutes mes idées se
ranger dans un ordre que tous mes efforts n'avaient jusqu'alors
pu découvrir. J'ai vu les grandes énigmes se résoudre.
La philosophie allemande me sert beaucoup, quoiqu'elle ne
marche pas dans une direction parfaitement analogue à la
mienne. Elle marche dans le sens dont je me suis écarté, mais
qui suit pourtant une ligne parallèle. Ce n'est pas cette étroite
et cynique philosophie, qui, dans Voltaire, nous fesait naître
entre l'urine et la matière fécale, dans Helvétius ne nous dis-
tinguait des chevaux que par les mains, dans Diderot voulait
étrangler le dernier prêtre avec les boyaux du dernier roi, et
dans Cabanis définissait la pensée une sécrétion du cerveau.
C'est une philosophie un peu vague, mais respectant tout ce qui
est religieux, retrouvant la religion dans tout ce qui est bon, et
s'agitant seulement dans ses tentatives pour généraliser ses
idées, et placer la divinité dans tout, afin de parvenir à un
résultat plus séduisant par son universalité apparente. Comme
détails, cette philosophie est infiniment précieuse. Les Allemands
ont une conscience littéraire qui ne leur permet de négliger et
de déguiser aucun fait : et leur imagination abonde en rappro-
chemens, tantôt ingénieux, tantôt touchans. Je suis occupé dans
ce moment à l'esquisse de mon dernier livre, la dégénération et
la naissance, la mort par la civilisation, la vie redescendant du
ciel sur la terre.
350 REVUE DES DEUX MONDES.
J'ai peu de données sur les projets de notre amie. Elle m'écrit,
mais ses lettres sont courtes, et ses résolutions incertaines. Ce
que vous me dites sur Juliette est triste. Cette crise (1) dans une
vie déjà mal arrangée, et qui avance, est un malheur plus grand
par ses suites que par ce qu'elle peut en souffrir dans le moment
même. Elle ne prépare rien pour l'avenir, et quand tout ce qui
pare le présent sera passé, elle aura peut-être à souffrir de l'iso-
lement qu'elle ne prévoit pas assez. Cependant elle a tant de
charme et tant de véritable bonté que le sort peut-être sera
moins sévère. Elle a plus de dévouement que d'amitié, ce qui est
unîmalheur, mais ce dévouement lui vaudra peut-être des amis
qui la consoleront, si elle peut les aimer assez pour être consolée
par eux.
Je crois que je passerai ici ou dans les environs non seule-
ment cet hiver mais l'été prochain. Si vous étiez à Napoléon ou
dans quelque autre préfecture, vers le commencement de l'au-
tomne, il n'y a aucun doute que je n'aille vous y voir. J'aurais
sinon fini du moins bien avancé mon ouvrage, et vous me seriez
aussi nécessaire que la bibliothèque de Gôttingue me l'est à
présent.
Répondez-moi le plus tôt que vous pourrez, car vos lettres me
font un grand bien. Parlez-moi un peu de vous, vous ne m'en
dites pas un mot, et j'en murmure, et croyez à une amitié et à
une sympathie inaltérable.
XXVIIl
Gôttingue, ce 30 janvier 1812.
Que de tems s'est écoulé, cher Prosper, depuis que j'aurais
dû répondre à votre dernière lettre ! Je ne sais quel décourage-
ment m'avait saisi. Je trouve qu'il y a des momens où l'on évite
les conversations ou les correspondances qui rappellent la pen-
sée et mettent l'esprit en mouvement, comme au milieu d'une
douleur très profonde, pour un ami qu'on a perdu, on évite de
prononcer le nom de celui qu'on regrette. J'ai d'ailleurs eu des
courses à faire, et dans un état d'àme où l'occupation unique
(1) Auguste de Staël, alors Agé de 21 ans, se montrait des plus attentifs pour
M"* Récainier qui semblait fort goûter ces hommages, sans que son impeccabiiitô
«n fut toutefois ébranlée.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 551
d'un travail suivi est la seule ressource, et où l'immobilité est né-
cessaire pour ne pas être privé de cette ressource, et rejeté dans
le monde qu'on veut fuir ; les courses, les voyages, les déplace-
mens ne sont propres qu'à désorganiser et à rendre incapable de
quoi que ce soit. Je ne suis à mon aise que quand je suis rentré
dans une série d'idées qui ne se mêle en rien au présent. Alors, au
bout de quelques heures, je me refais une atmosphère et une so-
ciété où je respire ; et j'oublie complètement tout ce qui n'est pas
cette société de morts qui ont sur nous l'aA^antage d'avoir vécu
d'une vie forte et réelle, tandis que nous sommes des morts qui,
comme celui de l'Arioste, n'avons conservé des habitudes vi-
vantes que celle de nous battre, ce qui nous donne l'air du cou-
rage, parce que nous risquons bravement une vie que nous
n'avons plus.
Je ne sais absolument pas ce que je ferai au printemps. Je
voudrais bien vous voir, mais vous serez peut-être si occupé de
toutes les. mesures que l'enthousiasme général propose, mais que
la prudence administrative régularise, que nous jouirions peu
l'un de l'autre. Il est pourtant probable que je ferai une course
en France à une époque peu éloignée.
Je n'ai aucune nouvelle directe de notre amie, mais bien des
articles de gazette, et des détails par les voyageurs. Simonde a-t-il
exécuté son projet, et est-il à Paris pour faire imprimer son cours
de littérature? Il a eu beaucoup de succès à Genève. Mais ce n'est
pas une preuve qu'il en aura autant là où le style est plus im-
portant que les idées, et où l'on a des doctrines reçues dont il
est défendu de s'écarter. On dit que Schlegel donne un cours de
littérature à Stockholm. Les rayons du soleil de Coppet brillent
encore au Nord et au Midi, mais l'astre même a disparu.
Adieu, cher Prosper, je languis de vous voir. Vous êtespoui
moi le représentant d'un meilleur siècle, car aujourd'hui les
années sont des siècles, et nous nous rapetissons à pas de géant.
Voilà une figure où vous reconnaîtrez l'incohérence tuJesque.
Je vous embrasse, écrivez-moi.
XXIX
Gôttingue, ce 20 mars 1812.
J'ai tardé quelque temps à répondre à votre lettre, cher
Prosper. La douleur que m'a causée la perte de mon père, bien
532 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'annoncée dès longtemps par son âge et par ses infirmités,
m'avait jeté dans un état de découragement qui me rendait in-
capable de toute occupation volontaire. Il y a dans ce genre de
perte tant de causes de souffrance, tant de souvenirs qui tous
deviennent pénibles, les uns dans un sens, les autres dans le
sens opposé, il y a d'ailleurs dans mon âme tant de. disposition
à l'abattement, que je suis encore bien peu propre à causer
avec mes amis. Cependant je tâclie de me relever encore de cet
éternel et fatigant combat contre la vie, et je vous écris pour
recourir à l'espèce de distraction la plus propre à écarter de
moi pour quelques momens les pensées qui me poursuivent et
qui m'oppressent.
J'ai lu M"" du Deffant (1), triste et sévère lecture, sous une
forme frivole et amusante au premier coup d'œil; mais on est
tout surpris, après s'être diverti en la lisant, de voir, dans son
propre cœur, le même vide et la même misère dont elle fait une
description d'autant plus frappante qu'elle n'y attache pas même
une grande importance, et qu'elle paraît presque aussi détachée
d'elle-même que des autres. M. AValpole me paraît un homme
d'esprit, mais avec des bornes assez étroites et dur d'autant plus
inexcusablement que c'est par une faiblesse égoïste que rien ne
relève.
Je vais essayer de me remettre à mon Polythéisme que l'état
de mon âme m'a obligé d'interrompre depuis quelques semaines.
Je ne fais pas de la bibliothèque de Gôttingue tout l'usage que
je voudrais. J'ai rassemblé tant de matériaux, à diverses, époques
et souvent dans des sens différens, suivant les modifications suc-
cessives de mes opinions, qu'il faut de toute nécessité que je
les mette en ordre, avant de profiter des nouvelles richesses qui
s'offrent à moi. Il y a des momens où je suis effrayé de l'espèce
de chaos qui se renouvelle de tems à autre, lorsque je lève une
des écluses, et que deux à trois mille notes viennent se jeter au
milieu de ce que j'ai déjà composé. L'expérience me rassure un
peu, j'ai vu plus d'une fois quand j'avais rassemblé tous les ma-
tériaux, un ordre subit s'y introduire, et tous les fragmens se
ranger presque d'eux-mêmes à leur place. Cette entreprise m'a
décidé à prolonger mon séjour ici. J'ai fait mon établissement
pour tout l'été. C'est beaucoup, dans ce tems, qu'un avenir de
(1) Les lettres de la marquise du Deffand à Horace Walpole de 1766 à 1780 et à
Voltaire de 1"j9 à 1"15, venaient d'être publiées à Londres en 1810 par miss Bcrv
J
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 553
six mois, j'admire la force de l'habitude qui fait encore croire à
l'avenir. Comme tout sert à la puissance. Gomme elle profite de
ce qu'elle détruit!
Notre amie a encore éprouvé un chagrin. On lui refuse les
passeports si longtems promis pour l'Amérique, et son voyage
paraît impossible. J'en suis triste, car elle avait besoin de fixer
son imagination sur ce projet, qu'elle n'aurait d'ailleurs exécuté
de sa vie.
Juliette est-elle toujours à Châlons? Je voulais lui écrire, je
ne l'ai pas fait. Quand on a beaucoup de peine soi-même, on est
peu propre à consoler les autres. A présent, que j'ai tant tardé,
je trouve qu'il n'est plus tems. Je voudrais néanmoins savoir de
ses nouvelles. Je trouve que nous ressemblons à des fourmis
dont on a submergé la fourmilière. On voit de côté et d'autre de
pauvres bêtes s'accrochant où elles peuvent, et occupées à se
sécher. Mon Dieu ! que le fond de mon âme est abymé !
Hochet me doit une réponse depuis assez longtems. J'ai su
de ses nouvelles par Villers qui, ne sachant pas s'il est compris
dans le décret sur les Français, au service étranger, s'était adressé
à lui pour cette affaire qui le tourmente et l'intéresse beaucoup.
Hochet lui a répondu trois lignes qui ne décident rien, et lui a
fait ensuite une page et demie sur son bonheur conjugal et pa-
ternel. Je me reproche cette plaisanterie, car, dans la même
lettre, Hochet dit sur moi mille choses obligeantes.
Villers est en tout dans une situation assez pénible. D'abord
il s'ennuie prodigieusement. Il s'est cru beaucoup plus allemand
qu'il ne l'est; et, comme il le dit lui-même, il était -fait pour
expliquer l'Allemagne aux Français, et il se trouve que c'est à
présent aux Allemands qu'il explique la France. Heureusement
pour lui, il a toujours vécu avec une excellente mais un peu lourde
Allemande, n'ayant de l'esprit qu'en ligne droite, et voyant plus
loin que son nez, mais pas'a côté, de sorte qu'il a pris l'habitude
de n'être compris qu'après s'être commenté lui-même. Avec cela,
il s'ennuie, il trouve sa carrière peu convenable pour lui, sa
fortune est très réduite et très incertaine, sa santé est mauvaise.
Son sentiment auquel il a fait tant de sacrifices et qui lui impose
encore une conduite très belle, mais qui n'est plus je crois un
plaisir de mouvement, enlace sa vie sans la remplir. H est mé-
content du climat, du genre de vie, de son logement, de sa
nourriture, de la conversation, du présent, de l'avenir. Vous ne
554 REVUE DES DEUX MONDES.
Je reconnaîtriez presque plus et c'est encore une triste preuve de
cette fatalité attachée de nos jours à tout ce qui est noble et
bon.
Pour moi, cherProsper, je me trouve ici comme le doge de
Gênes à Versailles, toujours plus étonné d'être loin de la France
et d'en être loin par ma volonté. Si je puis me remettre au tra-
vail, mon séjour ici m'aura été utile, si tant est qu'on puisse
appeler utile ce qui ne sert qu'à terminer un livre qui ne trou-
vera guère de lecteurs. Mais enfin, il est commencé, et même
presque achevé, et il m'aura rendu le service d'avoir rempli ma
vie. Ce qui entretient encore dans mon âme un sentiment un
peu actif, c'est l'espérance et la résolution ferme de passer du
temps avec vous, non pas à Paris, où nous jouirions bien peu l'un
de l'autre, mais dans la préfecture quelconque que vous occupe-
rez quand je serai au bout de mon pèlerinage. Il me semble que
votre conversation rendra de la vie à mon esprit, et que cette
longue séparation même nous fournira bien des choses à nous
dire. Il y a longtems que j'ai été privé du plaisir de la confiance.
Ce n'est pas que je ne trouve dans mon intérieur tout ce que
que la douceur peut ofîrir de ressources et l'afîection de bonheur.
Je ne veux pas faire, comme Hochet, un développement pom-
peux et pathétique des avantages de l'intimité conjugale, bien
que j'en jouisse autant que lui.
Adieu, cher Prosper. Excusez mon silence de deux mois qui
n'a été causé que par de trop bonnes raisons, et croyez à un
attachement qui ne finira qu'avec ma vie.
XXX
Gôttingue, 12 juin 1812.
Cher Prosper, je voudrais vous écrire, par pur égoïsme, pour
recevoir une lettre de vous : et, cependant, je ne sais que vous
dire, non que je n'eusse mille choses à vous dire si nous étions
ensemble, mais de si loin, sur le papier, sans qu'aucune réponse
m'anime, je ne sais comment trouver en moi quelque chose qui
vaille la peine d'être écrit
Vous avez raison : l'Allemagne est triste et pour la raison que
vous dites. Le monde réel est de trop peu d'intérêt pour ces
hommes qui se sont fait un monde en eux-mêmes. Quand Ana-
xarque disait en se laissant piler dans un mortier : « Tu u atteins que
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 555
l'enveloppe d'Anaxarque, » c'était beau. Mais pour les autres,
qui n'avaient sous les yeux que l'enveloppe d'Anaxarque, le spec-
tacle était horrible et monotone.
L'absence d'amusement a produit sur moi à Gôttingue l'effet
que l'excès d'amusement produisait souvent sur moi à Paris.
Toutes mes idées sont éparpillées comme des mouches, et je
les saisis au vol, comme des mouches qui volent dans une autre
direction que moi.
J'ai lu l'article « Saint Augustin » et celui « Bernier » dans
notre Biographie. Je vous y aurais reconnu tout de suite, et je me
suis retrouvé un moment avec vous. Hélas ! quand ce plaisir me
sera-t-il accordé réellement?
Villers donne un cours de littérature française. Il y met
beaucoup d'idées neuves et piquantes, dont quelques-unes ne
seraient pas admises sans contestation par la Sorbonne litté-
raire de Paris. Je n'ai assisté qu'aux premières leçons. Il est à
présent dans les troubadours que j'ai toujours détestés. Je
n'aime ni notre ancienne poésie, ni notre chevalerie, ni rien de
ce qui caractérise nos aïeux. Nous avons toujours été des Gas-
cons, à la fois maniérés et emphatiques, et dans les plus beaux
tems de notre histoire, il y a quelque chose qui me refroidit, qui
répond mal à l'élan naturel de l'âme. Je trouve que nos héros ne
sont pas de chair et d'os; leur nature n'est pas de l'organisation,
mais du mécanisme. Je n'excepte ni Bayard, ni Duguesclin, ni
même Henri IV qui n'a pas su pardonner à son ami (1), Saint
Louis est le seul être réel que je connaisse dans toute l'his-
toire française. C'est à la religion qu'il le devait. Elle avait fait
de lui un homme, au lieu que les autres me paraissent tous
des êtres factices, qui ne vivent pas réellement. C'est peut-être
pour cela que nos compatriotes ont toujours eu pour qualité
distinctive la bravoure. Ils sentaient qu'en se faisant tuer ils
ne fesaient qu'exposer une machine plus ou moins belle à être
brisée.
À propos de la Biographie ou pour mieux dire en y revenant,
ne trouvez-vous pas qu'on y a inséré bien des phrases de bou-
doir? et des articles entiers qui ne peuvent intéresser que des
salons, de très bonne compagnie à la vérité, mais qui pourtant
ne sont pas une chose historique ni européenne. Six colonnes sur
îi) Charles de Gontaut duc de Biron (1562-1602).
556 REVUB DES DEUX MONDES.
le prince de Beaiivau (1), qui n'a de place dans ce Dictionnaire
que pour avoir écrit une lettre sur une phrase de cent quatre-
vingts mots (2). Il est vrai que dans ces six colonnes il y a des
phrases qui auront fait plaisir à ceux à qui on les aura lues et
l'on a jugé l'Europe sur la coterie. Ceci entre nous. Je ne vou-
drais pas désobliger l'auteur (3) que j'aime et que j'eslime.
D'ailleurs la postérité n'est pas dupe. Elle élaguera tout cela.
Avez-vous des projets pour cet hiver? Le passerez-vous dans
votre solitude administrative, ou i'erez-vous une visite à ce Paris
qui ressemble à l'Elysée de V Iliade? Pour moi, j'ignore tout
à fait ce que je ferai. Je ne sais si mes facultés et mon ardeur
pour l'étude reviendront. Depuis huit jours, tout a disparu de ma
tête, et je m'attends comme un étranger.
Adieu, cher Prosper. Voilà une sotte lettre. Mais j'espère
obtenir de vous quelques mots, qui me feront un vif plaisir, et
je serai sûrement mieux disposé ; dans ce cas, vous aurez une lettre
moins sotte. Ne regardez celle-ci que comme un prétexte pour
vous dire que je vous aime et un hameçon pour en accrocher une
de vous.
XXXI
Gôttingue, ce 21 juillet 1812.
Nos vœux se rencontrent, comn;ie nos çsprits, mon cher
Prosper. C'est un de mes désirs les plus vifs que de vous voir
un peu de suite et librement, et pour cet elîet je souhaite que ce
soit à Napoléon plutôt qu'à Paris. Si vos arrangemens le per-
mettent donc, je prendrai le tems où vous y serez, pour vous y
faire une visite. Voici à peu près la marche que je compte suivre,
à moins de quelque événement que je ne prévois pas. Je reste ici
jusqu'à la fin de septembre. J'irai d'ici à Weimar, où je séjour-
nerai plus ou moins longtems, et de Weimar je me rendrai en
Suisse, où j'ai des afl'aires. Il faut que je sois à Paris
vers la fin de février, ci je ne crois pas pouvoir devancer cette
(1) Charles-Just, prince de Beauvau, maréchal de France, n20-l"93. Nommé
membre de l'Académie française en mi.
(2) Lettre à l'abbé Desfonlaines sur une phrase, « la seconde » de cent quatre-
vingts mots d'un discours de l'abbé Uardion, à la réception de M. de Mairan à l'Aca-
démie française, 1745. Paris.
(3) Le marquis de Lally-Tollendal.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 5o7
époque. J'aurai besoin, pour mettre en ordre tout ce que mon
absence a laissé s'arriérer, d'environ un mois. Ce serait donc à la
fm de mars, ou dans le courant d'avril, que je serai à votre dis-
position. Voyez jusqu'à quel point cela cadre avec vos projets,
et donnez-m'en avis, car j'espère que notre correspondance ne
souffrira pas d'interruption jusqu'alors. Adressez votre réponse
ici. Elle me parviendra avant mon départ, et les lettres qui arri-
veraient après me seront soigneusement renvoyées.
J'ignore où notre amie est dans ce moment (1), où elle sera
dans un mois. Je ne reçois rien d'elle depuis assez longtems. Son
silence a commencé au moment où je m'attendais à recevoir des
détails qu'elle m'avait annoncés sur sa position, sur laquelle elle
ne pouvait encore former aucun jugement fixe. Je ne suis point
sûr que mes lettres lui parviennent. 11 est très possible que les
siennes ne m'arrivent pas. Tout est obscur, noir, et sans terme.
Le travail me sort quelquefois de mon abattement, et c'est la
seule chose qui me rende de la force. Dès que je ne puis pas
travailler, toute force me quitte : et c'est ce qui m'arrive assez
fréquemment. L'excès même dans lequel je cherche une distrac-
tion rend la durée de mon travail impossible. Je suis contraint
de l'interrompre tous les cinq ou six jours, et l'absence de toute
société dans cette ville où tout le monde vit pour travailler fait
que le désœuvrement fatigue plus qu'il ne délasse. Cependant
j'avance à grands pas, et j'ai appris à me regarder comme une
machine souffrante, mais qui, tout en souffrant, se remonte. Je
m'attends donc, et je me retrouve. Mais il ne reste de moi que
mon livre. L'individuel est fini, et quand j'aurai achevé de dire
ce que je crois noble et bon, je ne crois pas que je trouve autre
chose à faire dans ce monde. Je suis loin au reste de toucher à
ce moment. Les idées se multiplient, et leur nombre devient
effrayant. Vous m'aiderez à ranger ce chaos et vous marquerez à
la mer ses bornes.
Vous me dites que vous avez peur de perdre vos facultés et
de tomber enfin dans la dégradation commune. Je vous en crois
bien loin et je crois la chute impossible. Mais voulez-vous une
recette sûre pour que la contagion ne vous gagne pas? J'en ai
(1) M""' de Staël s'était évadée de Coppet, le 23 mai 1812, pour se rendre à
Vienne. L'espionnage, dont elle y fut bientôt l'objet, l'engagea à partir pour
Moscou. Après avoir séjourné quelque temps à Saint-Pétersbourg, elle gagna
Stockholm, puis arriva à Londi-es eu juin 1813.
558 REVUE DES DEUX MONDES.
fait usage et je continue à en faire usage depuis que ma vie
changée m'a jeté au milieu de beaucoup de sociétés diverses, de
petites villes de courtisans, et d'autres espèces de cette nature.
Cette recette est de ne parler sur rien de ce qui tient à aucune
des idées qu'on ne veut pas étouffer en soi. La conversation des
gens médiocres souille ces idées sans qu'on s'en aperçoive. Cette
conversation relâche comme les bains tièdes, et il n'y a de moyen
de s'en garantir que de mettre à l'abri ce qu'on ne veut qui soit
relâché. Je traverse donc la vie avec mon trésor d'idées que je
crois bonnes et fières, sans qu'elles entrent jamais en contact.
J'ajoute à cela d'y penser exprès en parlant d'autre chose. Cela
ne donne pas beaucoup de suite à mes discours. Mais qu'im-
porte? Ils valent bien ceux qui les écoutent. J'ai quelquefois une
sorte de satisfaction à porter ainsi en moi ce que personne ne
peut atteindre, et quand je cause, je suis comme ce sorcier qui
avait créé un fantôme contre lequel son ennemi se battait, et qui
riait de la méprise. Je ne reparlerai du fond de moi-même,
cher Prosper, que quand nous nous reverrons.
Il y à du vrai dans ce que vous dites du factice. Sans doute
il y a toujours sous le factice du réel, qui met en mouvement
ce factice. Mais je distingue pourtant entre deux classes d'êtres,
et vous aussi, puisque vous convenez que les anciens étaient dif-
férens de nous. Que ce soit l'individualité qui crée le factice est
parfaitement juste. Aussi les anciens sont-ils d'autant moins
factices qu'ils sont moins individuels. Hésiode t est plus quHo-
mère. Aussi y a-t-il du factice dans Hésiode, tandis qu'il n'y en
a point dans V Iliade, ni dans Y Odyssée. On ne voit pas d'indi-
vidualité dans Sophocle. C'est une grande et belle couleur na-
tionale : ainsi tout est nature dans Sophocle. Euripide est tout
individuel, mais tout est factice dans Euripide. Le factice vient
donc, comme vous dites, de l'individuel oppose'; au général. C'est
un but partiel qui n'est pas d'accord avec le grand but. C'est le
mouvement de chaque vague qui tournoie en suivant le cours
du fleuve. Cela est si vrai qu'un fleuve où toutes les petites
vagues auraient un mouvement marqué à elles ne serait pas à
beaucoup près si imposant, ne nous paraîtrait pas aussi naturel
que celui dont la surface uniforme porterait toute notre atten-
tion sur son cours rapide. Voilà de la métaphysique en échange
de la vôtre, cher Prosper, mais vous la comprendrez mieux que
tous nos professeurs allemands. .._
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 559
A propos de professeur, il faut que je vous raconte un trait
de désintéressement ou plutôt d'insouciance sur la fortune qui
m'a fort frappé. Le célèbre Heyne (4), qui vient de mourir, il y
a huit jours, après cinquante ans de travaux utiles et une très
belle carrière, a cru toute la fortune de sa femme anéantie par
des mesures financières qui viennent d'être prises ici. Il en a été
assez affligé, parce que ces choses-là affligent toujours, et il son
est plaint à ses connaissances. Tout d'un coup il s'est trouvé que
sa femme n'avait pas un sol placé sur l'Etat, que tout son bien
était ailleurs, et qu'elle ne perd rien, de sorte qu'il est prouvé
que ce vieux savant ignorait jusqu'à la nature de sa fortune et
n'en jugeait que par ouï-dire sans avoir jamais pris la peine de
s'en informer. C'était un objet de 120000 francs. Nos sa vans
français sont plus avisés.
Adieu, cher Prosper. Si je m'en croyais, je causerais encore,
car je ne vois jamais de raison de finir avec vous ni de com-
mencer avec les autres. Mais il y a un terme à tout. Je vous
embrasse et vous prie de me répondre bientôt.
XXXII
Gôttingue, août 1812.
J'ai voulu attendre pour vous répondre, cher Prosper, que
je susse quelque chose de mon retour et de notre réunion, sur
laquelle vous me montrez des doutes, qu'heureusement je ne
partage pas. Il est certain que, depuis que j'ai mis toute ma vie
dans un ouvrage, dont les progrès sont pour moi une occupation
animée, qui m'empêche de regarder ce qui se passe autour de
moi, je supporte sans peine une demeure, où je suis privé d'ail-
leurs de tous les agrémens que j'avais l'habitude de croire né-
cessaires et même de ceux que vous supposez les remplacer. Car
quand vous me parlez de la conversation d'hommes instruits, et
plongés dans une existence idéale, on voit bien que vous ne con-
naissez pas Gôttingue. Il y a de ces hommes sans doute, mais
leur existence est tellement idéale, qu'ils ne la communiquent
point. Ils ne causent jamais d'aucune idée. Quand ils se réu-
nissent, ce qui est rare, c'est pour oublier tout ce qui les occupe,
comme Malebranche montait à cheval sur ud bâton. Ils ne
(1) Christian-Gottlob Heyne, philologue et archéologue allemand (1729-1812).
560 REVUE DÉS DEUX MONDES.
parlent de rien : ce qu'ils appellent la société, c'est le silence
dans le repos, ce qui la distingue de leur solitude, qui est le si-
lence dans l'action. Malgré cela, comme je le disais tout à l'heure,
il est certain que mon ouvrage, qui m'a mis dans la même caté-
gorie qu'eux, en me donnant un objet de pensée dont je ne parle
jamais, me fait supporter cette vie complètement solitaire et sans
communication quelconque. Mais je n'en fixe pas moins dans
ma tête une époque où elle finira, et où je retrouverai le petit,
très petit nombre d'hommes avec lesquels la parole est encore
possible. Or vous savez que vous êtes au premier rang de ces
hommes, ou plutôt il n'en est aucun que je puisse placer à côté
de vous. Ce n'est donc pas un simple projet que je forme, une
rencontre agréable que j'aime à espérer vaguement, c'est une
affaire importante pour moi que de vous revoir; mais vous dire
quand, à quelques mois près, est encore difficile. J'ai des affaires
ici qui ne finissent point, et tant que ma véritable affaire ne sera
pas finie, je ne presserai pas celles qui me servent de prétexte
raisonnable, sans lequel je n'aurai pas, avec mou caractère, la
fermeté de rester ici. Car d'après ce que je vous dis de Gôt-
tingue, vous sentez que pour une femme c'est un insupportable
séjour, et je ne pourrais condamner la mienne à cet ennui s'il ne
s'agissait pas d'une grande partie de sa fortune. De toutes ma-
nières, mon établissement dans les environs ne passera pas cet
hiver. 11 est même déjà convenu que nous partirons cet automne.
Mais je compte sur nos débiteurs, et dans ce genre ils ne m'ont
pas encore manqué. Il y a donc une possibilité que je vous revoie
vers le mois de novembre. Il y a une probabilité que ce ne sera
qu'au mois de mars ou d'avril. Je ne ferai que traverser la Suisse.
Il y a un château désert dont je ne pourrais supporter la vue ni
même le voisinage. Quelques politesses à quelques parens et je
partirai pour Paris, et, si vous êtes à Nantes (1), j'irai le plus tôt
que je le pourrai à Nantes. Vous me paraissez préférer que nous
nous voyions là, et je le préfère aussi de beaucoup. Nous se-
rons plus libres, et nous causerons autant que nous pourrons le
souhaiter.
(1) M. (le Harante donnait souvent rendez-vous à Nantes aux amis qui dési-
raient le rencontrer. Nantes était moins éloignée de Paris que Napoléon-Vendée, le
voyage plus facile et les routes, surtout, bien meilleures. Il devait s'y installer
officiellement quelques mois après; le 12 mars 1813, M. de Barante fut nommé
préfet de la Loire-Iuférieure.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 561
Si je ne pars qu'au printems, je crois que je rapporterai tout
mon Polythéisme achevé. Je l'ai cru fini plus d'une fois, et je
me suis toujours aperçu qu'il ne l'était pas encore. Cependant
pour tout autre il le serait. Mais je suis consciencieux dans les
détails, et quelquefois un détail influe sur l'ensemble. J'ai eu
surtout beaucoup à refaire au commencement. C'était toujours
ce qui m'eff"rayait, parce que, commencé dans un sens assez dif-
férent, il tournait le dos au but auquel la dernière partie allait.
J'ai retourné cette partie de mon armée et tout marche en-
semble. J'aurai fièrement à élaguer, car sur beaucoup d'objets
j'ai tout recueilli pour avoir le choix. C'est surtout sous ce rap-
port que des conseils me seront utiles. Ah ! si notre amie...
Je ne fais pas entrer dans mes projets les événemens qui
peuvent tout bouleverser, parce qu'ils ne se laissent ni calculer
ni éviter. Il faut les attendre. Peut-être ne viendront-ils point
Si j'avais cessé de travailler, lorsqu'il y avait dix à parier contre
un que je n'achèverais pas, je serais encore à faire le tout. Je
ne m'occupe donc en rien de ce qui ne dépend pas de moi, et
jusqu'à présent je m'en trouve bien. L'incertitude sur la vie en
elle-même est telle que les autres incertitudes qui peuvent s'y
joindre n'y ajoutent guère.
Que dites-vous de l'Institut? Il y a des gens qui ont l'air de
s'affliger sérieusement de la déconsidération dans laquelle il
tombe. Ils me paraissent presque aussi fous que ceux qui causent
cette déconsidération en s'en emparant, ou même beaucoup plus,
car enfin, tant que les déjeuners ne coûteront pas 1 500 livres de
rente, il y aura gain à arriver à l'Institut par les déjeuners. La
dégradation va vite du cœur aux extrémités. J'en ai le petit
plaisir d'un prophète.
Je viens de lire un vieux ouvrage mythologique de Rabaut
Saint-Étienne qui m'a amusé, en me reportant aux temps de la
coterie encyclopédique. Ce sont des complimens à tous les con-
frères alors vivans qui tous sont morts aujourd'hui, de sorte que
c'est la poussière flattant la poussière (quand nos vivans se
flattent, c'est la boue flattant la boue), ce sont des complimens
amenés de si loin qu'ils en sont comiques. Par exemple, il veut
flatter Saint-Lambert, et, à propos d'une dissc.ttation assez pédau-
tesque sur le langage du peuple primitif, il dit en note : si Ion
veut avoir une idée du langage harmonieux figuré de ce peuple,
il faut lire, etc., et il cite seize ou vingt vers de boudoir tirés
TOME XXXTV. — 1006. 36
s 62 REVUE DES DEUX MONDES.
des Quatre parties du Jour. Voilà ce que j'appelle de l'ériiditioii
élégante.
Adieu, cher Prosper. Savez-vous, soit dit sans reproche, que
vos lettres sont cruellement courtes. Quand je les reçois, et que
je me réjouis de causer quelques instans avec vous, j'ai un vrai
chagrin de ne trouver que quelques lignes. Ecrivez-moi pour-
tant, longuement, si vous pouvez, brièvement, s il le faut, mais
écrivez-moi.
XXXIII
Gôttingen, ce 23 septembre [1812].
Le tems est sombre, les arbres perdent leurs feuilles, voilà
donc l'été passé, tout aussi vite que s'il y avait du bonheur, du
repos, de l'avenir. Je n'ai jamais autant senti la rapidité de la
vie. Peut-être l'uniformité de la mienne y contribue-t-elle.
Chaque jour se ressemble, chaque heure est aujourd'hui ce que
la même heure était hier; et le tems s'enfuit, sans qu'excepté par
mon ouvrage qui avance, je puisse mettre une marque à aucun
moment pour le distinguer de ceux qui l'ont précédé ou de ceux
qui vont le suivre. J'ai une sorte d'ivresse de solitude, qui a un
singulier effet sur mes idées. Je n'ai pas au monde un intérêt
commun avec qui que ce soit. Je ne parle pas de l'intérieur, oti
les intérêts ne font qu'un quand ils existent. Mais comme je
n'en ai point, je ne puis en partager, et j'empêche seulement,
sans le vouloir, que ceux qui tiennent à moi n'en aient. Je ne
m'occupe en rien de fortune, parce que ce que j'ai suffit, s'il me
reste, et que je ne puis rien faire pour avoir plus de sûreté de
le conserver. L'agitation que je vois au dehors pour des places
et des avantages positifs m'est si étrangère que je commence à
ne la plus comprendre. Le fracas des empires qui se choquent
n'est qu'un bruit incommode. L'avenir, il n'y en a plus. Le pré-
sent est imperceptible. C'est ainsi, je suppose, qu'existeraient les
ombres d'Homère, si son Elysée avait existé. Encore les guer-
riers y polissaient-ils leurs armes, et les chasseurs y couraient-
ils après des ombres d'animaux. Je suis quelquefois effrayé de
mon immobilité. Je ne souffre ni ne jouis, et je me tàte quel-
quefois pour savoir si je vis encore. J'ai l'air de vivre par poli-
tesse, comme j'ôte mon chapeau dans la rue aux gens qui me
saluent et que je ne connais pas.
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 563
A quoi bon toute cette description ? Pourquoi charger la
poste de ce néant, et pourquoi vous le faire lire? C'est que j'es-
père revivre jusqu'à un certain point avec vous, cher Prosper,si
nous sommes dans votre retraite. Nos souvenirs nous rendront
une chaleur momentanée comme la flamme de votre cheminée
colorera nos visages d'une couleur qui ne viendra pas de nous.
Vous me dites de bien belles choses sur ce que je sais et sur
ce que vous ne savez pas, à ce que vous prétendez. Je sens trop
que vos éloges ne sont pas fondés. Je tire un assez bon parti du
peu que je sais ou que j'apprends. Mais je vois des lacunes
énormes que je ne remplirai jamais, et je saute de Tune à l'autre
comme les chasseurs de chamois. Pour bien faire mon livre, il
faudrait dix années d'études, et les questions sont si nombreuses
que pour les approfondir toutes, il faudrait tant de volumes que
je ne trouverais pas de lecteurs. En trouverai-je même à pré-
sent? C'est ce que je ne puis deviner. Croyez- vous qu'en France
il y ait cent personnes qui lisent trois volumes, quoique ces
trois volumes contiennent de quoi en faire soixante? J'ai écrit, il
y a six semaines, six pages à Hochet, qui m'avait fait des ques-
tions avec une aimable apparence de curiosité. Je ne suis pas
sûr que ces six pages n'aient pas été beaucoup trop longues
pour lui. Quand je vois la disposition universelle, je me de-
mande où est l'espèce humaine que j'ai connue ou plutôt qu'on
m'avait promise. Je ne retrouve pas trace de ce que j'imaginais
constituer l'homme, et j'écris pour une race qui n'est plus; car
la postérité, à moins d'un déluge, vaudra moins encore que
nous. Vous et une autre personne exceptés, je suis seul de ma
nature sur cette terre bouleversée. Tant que cette autre personne
vivra, je ne serai pourtant pas seul. Ma pensée se rattache à la
sienne. Mes pages sont des lettres que je lui écris. Je sens ce
qu'elle aimera à lire et je dis :
Sine me liber ibis in urbem.
Mes projets sont toujours ce que je vous ai iinandé. Je tour-
nerai, d'ici au mois de février, dans le rayon le plus voisin que
je pourrai de la bibliothèque d'ici, et à cette époque je traver-
serai la Suisse et j'irai à Paris pour aller de là à Napoléon, qui
est un but, pour moi, bien plus agréable. J'aurai (îni l'ordon-
nance de mon Polylhéistne, dont les distributions sont entîn
oG4 REVUE DES DEUX MONDES.
dans un ordre qui me plaît et dans un ordre immuable. Vous
jugerez si toutes les idées étrangères sont assez francisées pour
se montrer parmi nos compatriotes. Je ne parle que de la forme :
car le fond est intransmissible au public français. C'est de la
rosée sur des pierres. La superficie est mouillée, le fond reste
sec.
N'êtes-vous pas frappé de la différence qui existe entre notre
nation et toutes les autres? Je le suis toujours davantage : et les
lettres qu'on publie achèvent de me confirmer dans cette impres-
sion. Cest surtout la forme qui est remarquable. Le fond est
requis. Mais dans la forme il y a une certaine ignorance, avec
une certaine légèreté, une grâce de convention, quelque chose
de cavalier et en même tems un tonde garnison, une admiration
pour la mécanique de la vie, pour labatage des forêls plus que
pour les vieux chênes, pour les canaux et non pour les fleuves,
un mépris pour la barbarie antérieure à la civilisation et une
satisfaction de la postérieure : tout cet ensemble est unique, à
moins que la Chine n'ait passé par là, ce qui est assez mon
idée comme je crois la vôtre. Tout ce que je dis est embrouillé
parce que j'écris à la hâte, et qu'aussi je ne trouve pas néces-
saire d'être par trop clair.
Adieu, cher Prosper, depuis que ma lettre est commencée,
je gèle. Le froid est survenu subitement. Il paraît que nous
aurons un vilain automne après un infâme été. Je ne veux pas
faire de feu, parce que les poêles sont trop chauds, de sorte
que j'ai peine à remuer les doigts pour vous dire que je vous
aime. Écrivez-moi toujours ici, quoique je ne sache où j'irai.
On m'enverra vos lettres.
XXXIV
Gôttingiie,7 avril [1813].
Je me hâte de répondre à votre lettre, cher Prosper, parce
qu'on ne sait pas pendant combien de temps encore, si la moitié
des bruits qui courent sont vrais, mes lettres pourront se trans-
porter jusqu'à vous. Nous sommes déjà coupés d'une partie de
l'Europe. Il y a des villes à trente lieues de nous dont nous ne
pouvons avoir aucunes nouvelles, etOotlingue s'insularise chaque
jour davantage. Des affaires et mon Polythéisme, et Villers m'y
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. 565
retiennent; sans mes affaires, je n'aurais aucun motif raison-
nable dans l'acception commune du mot, pour y rester; sans
mon Polythéisme, je n'y resterais pas, quelles que fussent mes
affaires. Et sans Villers, je n'aurais pas la force d'y rester, même
pour mon ouvrage, parce que sa conversation est le seul délas-
sement que je puisse trouver ici. Mais cette triple combinaison
me fait demeurer, quand bien des gens se sauvent. Il est vrai
qu'ils mettent à eux un grand intérêt, et que je n'ai pas ce
bonheur. Je ne puis guère craindre un avenir dont j'espère si
peu : et les chances de la vie ne m'effrayent pas, parce que je
n'en vois aucune de bonne. La seule chose pour laquelle j'aie et
j'acquière chaque jour une invincible répugnance, c'est l'agita-
tion. Je resterais, je crois, dans un hôpital de pestiférés, plutôt
que d'en sortir en courant: et je vois sans inquiétude venir le
moment où toute sortie d'ici sera impossible, parce que cela
finira le bourdonnement d'irrésolution qui fait autour de mes
oreilles un bruit monotone et fatigant. Mais après avoir pris la
plume pour que ma lettre vous parvienne encore, je songe à ce
que je mettrai dans cette lettre, et je ne le vois guère. Vous par-
ler éternellement de mon ouvrage, m'ennuyerait plus que vous.
Je ne pourrais vous en rien dire qui vous en donnât une idée
moins vague que celle qui peut vous en être restée. Il faudra
vous le lire, quand il sera fait, mais je me fatiguerais et vous
fatiguerais en vain, si je voulais en traiter par lettre. Vous parler
des affaires publiques, ne conviendrait ni à moi qui suis éloigné
de tout ce qui y a rapport, ni à vous qui marchez à grands pas
et brillamment dans la carrière administrative. Vous dire
quelque chose sur notre amie, je le voudrais bien, mais je ne
sais rien que de très vague. Toute communication est inter-
rompue depuis longtemps, et la communication qui existait n'était
point sans gêne. Sa situation extérieure est brillante, comme
partout. Elle paraît heureuse, comme partout, à ceux qui ne la
connaissent pas. Elle s'agite et souffre sûrement, comme partout
et comme toujours. De tems en tems, à d'assez longs inter-
valles, je rêve d'elle et ces rêves mettent dans ma vie, pour plu-
sieurs heures après que le réveil est venu, un mouvement inusité,
comme quand nos soldats passaient auprès d'un grand feu, à
Smolensk ou sur la Beresina. Du reste, ma vie est calme, assez
douce quand je travaille, mais pesante et désorganisée quand je
ne travaille pas. Le monde m'est étranger, je n'ai plus d'identité
566 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'uvec quelques idées. Quand je les interromps et que la chaîne
s'en brise, je ne suis plus qu'une poussière inquiète et soutTrante.
Je viens de lire la correspondance d'Horace Walpole en
anglais, non pas ses lettres à M""' du DetTant, mais à ses amis
et sur M""' du Deiïant, et sur la France. J'ai pris beaucoup meil-
leure opinion : il y a, dans sa conduite et dans ses lettres, de la
droiture, de la noblesse et beaucoup d'esprit. Ses jugemens sur
notre Révolution m'auraient bien scandalisé autrefois. Je les
signerais aujourd'hui, ainsi que ceux sur notre nation en géné-
ral. C'est une lecture toujours intéressante que celle d'une
correspondance qui dure près de cinquante ans. On voit tant d'es-
pérances qui n'ont pas de suite, sans que celui qui les avait con-
çues en soit plus malheureux, tant de projets dont les uns
échouent sans que celui qui les avait formés s'en trouve plus
mal, et dont les plus fâcheux d'ordinaire sont ceux qui réus-
sissent, qu'on se calme sur soi-même, et qu'on finit par voir que
le mieux est de gagner la fin de la vie sans trop de douleurs.
Adieu, cher Prosper. Je désire que ma lettre vous parvienne,
et je vous supplie d'en risquer une en réponse, le plus tôt que
vous pourrez. Nous ne disons rien qui ne puisse être lu par le
monde entier et le moment de notre réunion devient trop incer-
tain pour que vos lettres ne me soient pas nécessaires. t
Au moment où je finis cette lettre, j'en reçois une de Hochet
qui m'annonce les couches de M°" de Barante. Je vous en féli-
cite de tout mon cœur. C'est un bonheur qu'une telle inquié-
tude de moins et parmi les chances de la vie, les relations de
père et de fille sont peut-être l'une de celles qui promettent le
plus de bonheur.
XXXV
^Paris, 1814.]
Mon cher Prosper,
Je suis tout honteux : une affaire qui m'a pris à sept heures
du matin et qui a duré jusqu'à présent m'a non seulement fait
oublier votre invitation, mais forcé tellement à parler, que je
suis hors d'état de lire. Comme il n'est pas juste de vous avoir
fait attendre pour rien, je vous envoie le roman (1) en vous
ii) Affnipfie.
r
LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT. b67
priant de ne le communiquer à personne, c'est-à-dire de ne le
mettre entre les mains de personne, mais seulement de le lire
aux personnes à qui a'ous vouliez que je le lusse. Je vous
demande de m'indiquer un moment où je puisse être présenté à
M""' de Barante puisque j'en perds l'occasion ce matin.
XXXVI
Paris, 18 octobre 1830 (1).
Vous êtes venu chez moi hier, mon cher Prosper. J'ai été
désolé de ce qu'on ne vous a pas laissé entrer. Ma santé a été si
mauvaise que je me suis souvent trouvé incapable de soutenir
une heure de conversation. Je suis mieux à présent et peut-
être ferai-je de nouveau un bail de deux ou trois ans avec la
vie (2). Il y a des choses assez curieuses pour qu'on veuille en
voir, je ne dis pas la fin, mais la suite. Je ne sortirai pas encore
de toute la semaine et ma porte sera toujours ouverte. Si donc
vous avez un moment à perdre, causer avec vous me fera un
plaisir extrême. Mille sincères amitiés.
Benjamin Constant.
(1) De 1815 à 1830 les relations de M. de Barante avec M. Benjamin Constant
étaient devenues beaucoup moins intimes. M. Constant s'était laissé accaparer par
un groupe politique et social fort différent de celui où ils avaient sécu et pensé
côte à côte sous l'Empire. Cependant, en dépit de toutes les aigreurs que ses nou-
velles accointances avaient pu lui inspirer contre ses anciens amis, ceux-ci ne
perdaient point le souvenir du Benjamin Constant d'autrefois et surent fort délica-
tement le lui témoigner au début du gouvernement de Juillet.
Î2) Benjamin Constant mourut quelques jours après, le 10 décembre 1830.
PRÉPARATION
AU
SERVICE RÉDUIT
La question des effectifs a fourni l'argument principal dans
les éloquentes et savantes joutes oratoires auxquelles a donné
lieu la discussion du projet de loi qui réduit de trois à deux ans
la durée du service militaire sous les drapeaux. Elle domine le
débat, elle décide des innovations, elle est la cause des différences
profondes entre les dispositions nouvelles et leurs devancières;
notamment l'égalisation des charges. La fixité de leur chiffre est
comme le pivot autour duquel se déroulent et s'entre-choquent
les combinaisons dans le champ clos des recherches et des
luttes.
Ce n'est pas sans raison. La fixation des effectifs résulte, en
effet, des obligations du temps de paix et de la mobilisation,
des nécessités de l'instruction et même de conventions interna-
tionales : elle dépend avant tout des fluctuations de la popula-
tion. Le contingent augmente, dans les pays où celle-ci s'accroît
et dont le réservoir d'hommes devient de plus en plus vaste.
Il est, au contraire, soumis à une diminution progressive, chez
los nations, qui, malheureusement comme la France, voient
d année en année la natalité décroître d'une manière inquiétante.
Après avoir fait appel à toutes les ressources du recrutement
la mesure la plus propre à obvier à cette diminution fatale et
redoutable a paru consister à combler les lacunes successives au
moyen de rengagemens.
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT. ÔG9
Les effectifs ainsi obtenus, à frais de plus en plus onéreux et
qui présentent, entre autres, l'inconvénient de diminuer d'autant
les forces de nos réserves, donneront-ils le résultat cherché?
soit, à défaut du plus grand nombre, des troupes de première
ligne de qualité supérieure, assurant l'avantage, ou tout au
moins rétablissant l'équilibre, dans les chocs du début, dont l'in-
fluence est si considérable sur l'issue de la lutte?
Quoi qu'il en soit, l'adaptation des anciens soldats, comme
auxiliaires des cadres semble le moyen le plus simple, le plus
efficace, et l'on est, par suite, conduit à examiner dans quelle
mesure leur perfectionnement progressif, d'année en année, ré-
pond au but recherché, et si des différences essentielles, dans
nos mœurs, nos institutions, nos tendances et par-dessus tout
dans les procédés actuels de la guerre et les modifications appor-
tées à la tactique par les effets d'engins de toute nature, sans
cesse renouvelés, n'amènent pas la conception et la nécessité
d'un soldat plus approprié aux exigences nouvelles, et dont la
formation tienne compte, dans une plus large mesure, de tous
ces élémens.
Il y a entre les différentes parties de l'organisme militaire,
un lien si étroit, que chacune d'elles est solidaire des autres.
C'est ainsi que la valeur du soldat dépend essentiellement de
celle des cadres chargés de le former, pendant la paix, et de le
mener au combat. Tous les hommes de guerre ont professé cette
opinion. Le raisonnement, l'expérience et les enseignemens de
l'histoire s'accordent à en démontrer la vérité.
Les élémens dont la réunion et le développement la déter-
minent peuvent se résumer à trois principaux : l'éducation phy-
sique, l'éducation morale, l'exercice du jugement.
L'éducation physique date de l'apparition de l'homme sur
la terre. La lutte pour la vie, avec un outillage longtemps rudi-
menlaire, lui a imposé, dès l'origine, la recherche du dévelop-
pement^ de sa force musculaire et de son agilité. Le combat
antique en impliquait la prédominance presque exclusive dans la
formation du guerrier, qui était préparé dès le plus jeune âge.
Les exercices du corps et le maniement des armes étaient fami-
liers, à toutes, les catégories de citoyens de la Grèce et de la
Rome républicaine, appelés au service militaire et, à peine ado-
iescens, les rendaient aptes à combattre.
Chez les peuples de la Gaule et de la Germanie, lapprentis-
570 REVUE DES DEUX MO.NDES.
sage de la chasse et de la guerre commençait aussitôt que l'en-
fant savait marcher et produisait cette vigueur et cette audace,
qui ont tant de fois étonné et terrifié le monde antique. Si la
Rome impériale s'est vue peu à peu refoulée et réduite à l'im-
puissance par le flot des barbares, on doit l'attribuer, sans doute,
au relâchement de ses mœurs et des institutions qui avaient fait
sa force, mais plus qu'à toute autre cause, à l'abandon du dres-
sage de sa jeunesse à la guerre, conséquence de la suppression du
service obligatoire, aboli par Auguste pour assurer l'absolutisme
du pouvoir. Les légions composées, dès lors, peu à peu, presque
exclusivement de mercenaires perdirent la force physique et
la force morale qui les avaient rendues maîtresses du monde.
Au moyen âge, la race conquérante s'exerce seule à la chasse
et à la guerre. Elle en conserve, avec un soin jaloux, le privi-
lège exclusif. La masse conquise, servile dans les campagnes,
adonnée aux sciences, aux arts, aux métiers et au^ commerce
dans les villes, ne sert partiellement que comme appoint et ne
reçoit aucune éducation physique préalable. L'agrandissement
progressif du pouvoir central aux dépens de la féodalité, l'aug-
mentation de la population et de la durée de l'état de guerre,
conduisent à la création d'unités permanentes et font apparaître
le soldat de profession, dont l'éducation exige un temps d'autant
plus considérable que rien ne l'a préparé au métier des armes.
De là, pour en obtenir le rendement maximum, le service à long
terme, qui, sous des transformations successives, s'est main-
tenu à travers les siècles, jusqu'à une époque très récente.
L'obligation du service, pour tous, imposé par les revers de
l'année terrible, mais de plus en plus réduit, fait comprendre
la nécessité de procédés de nature à compenser la diminution
du temps passé sous les drapeaux par une préparation efficace.
L'éducation physique s'est de plus en plus développée dans
ces dernières années. La gymnastique, la marche et le tir en-
couragés par les pouvoirs publics dans les établissemens d'in-
struction et par le concours de nombreuses sociétés particulières,
sont devenus familiers à une partie de la jeunesse des centres
populeux. Mais ces moyens sont encore insuffisans. L'obli-
gation de l'instruction de la gymnastique, dans les écoles, in-
scrite dans la loi, est restée inobservée dans la plupart des com-
munes rurales. D'ailleurs, les enfans quittant l'école vers douze
ou treize ans, les résultats de cet enseignement ne seraient que
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT. S71
peu appréciables, si des dispositions légales, à intervenir, ne
prescrivaient de l'entretenir de la sortie de l'école à l'entrée du
service militaire. Si l'on doit s'efforcer de développer la pratique
des exercices physiques et à l'étendre aux petites localités et aux
campagnes qui fournissant la masse des contingens, il est d'au-
tant plus urgent encore d'inculquer le sentiment des devoirs en-
vers la patrie : le dévouement, l'abnégation, l'esprit de sacrifice
et de discipline, la fidélité au drapeau, que ces vertus sur les-
quelles s'étaie la force des armées et des nations sont violem-
ment battues en brèche par des théories malsaines, dont' les
propagateurs et les partisans, égarés par des illusions décevantes
ou séduits par l'apparence trompeuse d'avantages -matériels
quand ils n'obéissent pas à des suggestions moins avouables, les
proclament avec plus d'ardeur.
La prolongation de la paix armée, en faisant paraître de plus
en plus lourd le fardeau des charges militaires aux générations
qui n'ont pas assisté directement à nos désastres, dont les té-
moins disparaissent peu à peu, produit un état de malaise dont
les manifestations amènent, plus que toute autre cause, la dimi-
nution progressive de la durée du service et exercent une
répercussion des plus fâcheuses sur l'état des esprits, en prédis-
posant aux utopies les plus dangereuses, destructrices de toute
organisation rationnelle. Cependant les forces qui enserrent nos
frontières s'accroissent, sans cesse, tandis que les populations
voisines accusent, sur la nôtre, à peiné stationnaire, une supé-
riorité numérique de plus en plus inquiétante, d'un recensement
à l'autre. Il peut se faire, si rien ne vient entraver ou compenser
cette marche, en sens inverse, que la disproportion devienne
telle que la lutte ne soit plus possible qu'avec l'aide d'alliances
dont il faut rechercher les avantages incontestables, mais sur
lesquelles il serait téméraire de trop compter. D'ailleurs, une des
conditions essentielles de leur solidité est un état militaire puis-
sant; de sorte que, isolés ou coalisés, il n'est pas moins néces-
saire pour nous d'affronter les éventualités d'un avenir incer-
tain, avec une organisation qui nous permette, au moment du
besoin, d'utiliser nos forces, dans les conditions les plus favo-
rables. Les élémens qui les composent comprennent des moyens
matériels et la mise en œuvre de ces moyens. La multiplicité des
échanges et des informations qui s'étendent, sans cesse, entre
les pays civilisés, tend à égaliser la valeur intrinsèque de leur
572 REVUE DES DEUX MONDES.
outillage de guerre. Les différences existant entre eux consis-
tent surtout dans des quantités et des conditions économiques
relatives. Une invention nouvelle ou un armement perfectionné,
ne constituant en faveur de l'un d'eux qu'un avantage momen-
tané, ne peut prendre une place prépondérante dans le calcul
des prévisions. C'est un atout dans le jeu de l'un des partis, qui
peut être- contre-balancé et au delà, chez l'adversaire, par une
mise en œuvre supérieure, une direction plus habile et un
emploi mieux conçu de ses ressources.
Acquérir cette supériorité est le but à atteindre pour rester
maître de ses destinées. Les leçons du passé éclairent la voie à
suivre pour l'obtenir : aussi est-il rationnel de s'y reporter pour
y trouver les moyens propres à sauvegarder Tavenir, en les
adaptant à notre état social, à nos idées et à nos tendances,
comme aux exigences nouvelles des luttes futures. Pour en fa-
ciliter la recherche, il n'est pas inutile de procéder par élimina-
tion et de faire table rase de croyances et d'impressions, qui, par
leur persistance, ne laissent pas d'exercer une influence assez
puissante pour modifier et fausser nos institutions et nos idées,
et, comme l'ivraie incomplètement arrachée, menacent d'étouffer
peu à peu la semence féconde.
La légende de 1792 est une des plus fortement enracinées et
persiste encore, malgré ce que plusieurs historiens ont écrit pour
en démontrer la fausseté.
Trois fois, en moins d'un siècle, la France a durement expé-
rimenté le peu de valeur des formations improvisées qu'elle pré-
conise, et il n'est pas superflu de rappeler quelques pièces du
procès, pour convaincre tous les esprits du peu de consistance
que présentent des agglomérations d'hommes, sans organisation
solide et sans instruction militaire préalable et pour formuler la
loi fondamentale qu'elles ont méconnue ou plutôt qui leur a
manqué, non par la faute des hommes auxquels n'ont fait défaut
ni l'activité ni l'énergie, ni le patriotisme ni môme le génie. Les
événemens les poussaient et, s'ils disposaient de ressources con-
sidérables, deux élémens, que rien ne remplace, leur échap-
paient, le temps et les institutions.
De 1791 à 1794, notre pays se trouve en présence de l'Europe
coalisée, avec une armée presque désoiganisce et, à coup sûr,
trop faible pour faire face à l'ennemi sur toutes les frontières.
Plus qu'à aucune autre époque, un facteur moral puissant, l'en-
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT. 373
thoiisiasme, anime la nation. Les volontaires affluent. Mais quel
est le résultat de cet effort produit par un ardent patriotisme?
Les documens sont nombreux et unanimes qui nous en
montrent l'impuissance. Camille Rousset en a trouvé un grand
nombre dans les archives du Ministère de la guerre (1), qui tous
font puissamment ressortir l'indiscipline, le manque de cohé-
sion, l'ignorance professionnelle et la. désertion en masse paraly-
sant les meilleures volontés et rendent évident le vice de ces
formations improvisées.
Si alors la France échappe à un désastre, elle le doit surtout
aux lenteurs des coalisés, au peu de forces mises sur pied par
eux, à leur manque d'entente, au décousu de leurs opérations,
aux procédés imparfaits de la guerre de ce temps et, dans une
plus large mesure encore, au prestige de son unité, de la supré-
matie du chitTre de sa population, de ses ressources et de son
glorieux passé. Elle dispose ainsi des ressources nécessaires pour
traverser la période difficile et former les admirables soldats
qui portent si haut la gloire de notre pays.
Le générai baron Thiébault, connu par ses Mémoires parti-
culièrement remarquables, volontaire de 1792, écrivait, en 1837,
au sujet de la campagne du Nord en 1793, à laquelle il avait
participé, comme capitaine du 24^ bataillon d'infanterie légère :
« Combien de fois, de vive voix, comme par écrit n'a-t-on
pas répété : « Sans généraux, sans officiers, sans soldats, nous
avons battu toutes les armées du monde. » Rien n'est plus ridicule
et plus faux. Sans les lenteurs systématiques des Autrichiens
surtout, nous étions perdus cent fois pour une. Eux seuls nous
ont sauvés en nous donnant le temps de faire des soldats, des
officiers et des généraux. »
En 1813, la plus belle et la plus nombreuse armée qui eût
paru jusqu'alors était restée presque tout entière sous les glaces
de la Russie. Après des efiorts inouïs pour en constituer une
nouvelle en hommes et en cadres, tout en appliquant pendant
plusieurs mois à cette tâche les ressources du plus puissant
génie militaire secondé par des administrateurs et des hommes
de guerre éminens, la réorganisation se trouvait si incomplète
qu'au mois d'avril, quinze jours avant Liitzen, les commandans
de corps d'armée étaient unanimes à signaler les dilTicultéà que
(ï) Les Volontaires de 1791 à 1794.
S74 REVUE DES DEUX MONDES.
devait leur créer l'entrée en campagne prochaine et à manifester
la crainte de mener au feu leurs troupes.
Les hommes ne sont pas instruits et les cadres manquent,
telle est l'analyse de tous les rapports des généraux et le résumé
de leur correspondance. Aussi expriment-ils les appréhensions
les plus sérieuses, tant avant que pendant l'armistice.
Les Mémoires sur cette époque reflètent les mêmes impres-
sions. Le général Marbot notamment, alors colonel d'un régiment
de cavalerie légère, plus complet etiimieux tenu que la plupart
des autres, exprime le sentiment, partagé, dit-il, par tous ses
camarades, qu'il eût fallu plusieurs années de paix pour
reconstituer les corps et leur rendre la solidité nécessaire.
Aussi bien, avant le grand désastre de cette campagne (la ba-
taille de Leipzig), la désorganisation s'était-elle mise dans
l'armée et l'Empereur se voyait-il forcé de mander à Kellermann,
établi à Mayence, d'arrêter, dans cette ville, les fuyards et les
traînards qui quittaient l'armée en foule et de les réexpédier sur
Leipzig après les avoir équipés et armés de nouveau.
En 1870, ce n'étaient plus quelques dizaines de mille hommes
éparpillés sur* nos frontières qui nous menaçaient, comme en
1792, ou une coalition maintenue dans l'origine, à plusieurs
centaines de lieues de notre pays, comme en 1813; l'armée régu-
lière avait disparu et un million d'hommes, les mieux organisés
pour la guerre dont lâge moderne ait eu le spectacle, foulaient,
en vainqueurs, notre sol.
Ce sera, sans doute, le- plus grand titre de gloire de cette
génération, que l'efi'ort gigantesque tenté par elle pour la résis-
tance, que son affirmation virile d'un patriotisme que les revers
n'ont pu abattre. Mais les formations improvisées sous l'impul-
sion d'une direction habile et d'une rare énergie et dont le nombre
et la valeur relative étaient, pour les Allemands, un continuel
sujet d'étonnement et d'inquiétude, portaient, en elles, comme
leurs devancières de 1792 et de 1813, un vice originel, auquel le
temps seul eût pu remédier : le manque de préparation.
En remontant le cours des siècles, nous voyons un des plus
illustres, sinon le plus grand capitaine de l'antiquité, infliger à
ses ennemis les plus cruels désastres dont l'histoire fasse mention.
Annibal, après avoir anéanti l'armée romaine à Cannes, semble
avoir mis son adversaire à sa merci et pouvoir, de la pointe de
son épée, rayer le nom d'un peuple de la carte du monde.
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT. 573
Quel est le secret de la résistance bientôt victorieuse de
Rome, en face de ce génie supérieur et de sa tactique perfec-
tionnée , la raison de son héroïsme , après ses immenses
revers ?
C'est l'éducation militaire de tous ses enfang.
L'instruction militaire obligatoire pour tous lui permet de
lever sans cesse de nouvelles armées et lui donne des soldats et
des cadres tout formés tant qu'i) reste des Romains.
Comment, en effet, s'opéraient les levées, à cette époque
de Rome? L'historien d'Annibal, Polybe, nous le dira lui-
même (1).
« Tous les citoyens sont obligés, jusqu'à quarante-six ans, de
porter les armes; soit dix ans dans la cavalerie, soit seize ans
dans l'infanterie. On n'excepte que ceux dont le bien ne dépasse
pas 400 drachmes, ceux-là sont réservés pour la marine. Quand
la nécessité l'exige, les citoyens qui servent dans l'infanterie
sont retenus sous les drapeaux pendant vingt ans. Personne ne
peut être élevé à une magistrature qu'il n'ait été dix ans au ser-
vice.
« Quand on doit faire une levée ordinairement de quatre
légions, tous les Romains en âge de porter les armes sont convo-
qués au Capitole.. Là les tribuns militaires tirent les tribus au
sort et choisissent dans la première, que le sort désigne, quatre
hommes égaux, autant qu'il est possible en âge et en force. Les
tribuns de la première légion font leur choix les premiers, ceux
de la seconde ensuite et ainsi des autres. Après ces quatre
citoyens, il s'en approche quatre autres et c'est alors les tribuns
de la deuxième légion qui font leur choix les premiers, ceux de
la troisième après et ainsi de suite. Le même ordre s'observe
jusqu'à la fin, d'où il résulte qr.e chaque légion est composée
d'hommes de même âge et de même force.
« Les tribuns, après le serment, indiquent aux légions le jour
où elles doivent se trouver sous les armes puis les congédient.
Quand elles sont rassemblées, au jour marqué, des plus jeunes
et des moins riches on fait les vélites, ceux qui les suivent en
âge forment les hastaires, les plus habiles et les plus vigoureux
composent les primaires. »
Ainsi l'on pouvait prendre indistinctement, en tout temps,
(1) Duruy, Histoire des Rojnains.
576 REVUE DES DEUX MONDES.
les hommes valides de dix-sept à quarante-six ans, de seize à
soixante, dans les grands périls. Ils savaient tous manier l'arme
que la patrie leur confiait pour sa grandeur ou pour son salut,
et acclamer des chefs que les exercices pratiques en commun, à
défaut de ceux que la guerre avait formés ou imposés, dési-
gnaient à leur choix.
A l'exemple de Rome, la République de 1792 et celle de 1870
faisaient choisir leurs cadres par les nouvelles levées. Mais
Tobligation d'une instruction militaire préalable, en réunissant,
dès leur enfance, pour partager les travaux du Champ de Mars,
les membres de chaque tribu, dictait naturellement des choix
heureux, pour lesquels nos volontaires et nos mobiles n'avaient,
au contraire, aucune base solide d'appréciation.
S'imagine-t-on combien eût changé le cours des événemens,
à ces grandes époques de notre histoire, et comme nos destinées
eussent été différentes, si les Français avaient reçu, comme les
Romains, comme les Grecs, comme tous les peuples de l'anti-
quité soucieux de leur nationalité, la préparation militaire? Il
est permis d'affirmer que la première République aurait imposé
une paix rapide ; que l'on n'eût pas vu les alliés traverser le Rhin
en 1814, et que la troisième invasion nous eût été épargnée
en 1870.
A la suite de la terrible épreuve de 1807 et des résultats con-
statés de 1813 à 1815, la Prusse empruntait aux Romains une
partie de leurs institutions militaires :
1° La faculté d'appeler sous les drapeaux les hommes de dix-
sept à cinquante ans;
2° Le service obligatoire et personnel.
Les succès éclatans de l'organisation qui en a été la consé-
quence, en 1866 et en 1870, l'ont fait adopter par toutes les
grandes puissances du continent européen.
L'état militaire se trouve, de ce fait, si profondément mo-
difié qu'en lui appliquant les procédés antérieurs, on se voit aux
prises avec les plus grandes difficultés.
L'ancienne armée, en effet, en raison de son recrutement
restreint, tendait à retenir le soldat longtemps sous les drapeaux
pour conserver l'effectif déterminé. Elle disposait ainsi d'un temps
considérable pour la formation des hommes et des cadres.
Le service obligatoire, au contraire, réclame impérieusement
la diminution de la durée du service, par suite des causes con-
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT. 577
nues, (égalité dans les charges, limites imposées au budget, exi-
gences sociales et économiques, etc., etc. Cependant les armées
nouvelles, composées d'hommes moins longtemps exercés et
rappelés, après plusieurs années, demandent, tout au moins,
des cadres aussi solides qu'autrefois, tandis que la tactique mo-
derne exige un dressage plus perfectionné. Il y a donc contra-
diction entre les deux termes de la question. C'est un problème
nouveau qui se pose, et dans des conditions si compliquées qu'il
n'a pu être résolu, d'une manière complètement satisfaisante,
dans aucun pays. Les procédés employés doivent concilier les
intérêts en opposition : service long pour les cadres, service
court pour les soldats, obligations auxquelles la loi réduisant à
deux ans le service sous les drapeaux ajoute un certain nombre
de soldats à service prolongé (rengagés).
Les résultats désirables sont-ils obtenus par ces procédés?
En Allemagne, où le service obligatoire a été mis en œuvre
par des hommes remarquables, et fonctionne depuis près d'un
siècle appuyé sur un système d'institutions sans rivales, et sous
un gouvernement qui, par tradition, a pour principal souci les
choses de la guerre, avec des mœurs qui font de l'armée le che-
min presque exclusif des situations enviées à tous les degrés de
l'échelle sociale et dans un pays relativement pauvre, qui en
facilite, par là, l'application, on s'attend à trouver un tout homo-
gène ne présentant aucune partie faible.
En fait, si l'on y rencontre une organisation supérieure à
celles qui l'ont imitée, l'on y remarque aussi des défauts que
l'avenir ne peut qu'accentuer de plus en plus, tant que lui
manquera la base rationnelle et nécessaire de l'organisation
complète du service obligatoire, celle que cette étude tend à dé-
gager, c'est-à-dire une préparation efficace, obligatoire comme
ce service lui-même.
Ainsi, le premier des principes empruntés à Rome, la faculté
d'appeler sous les drapeaux les hommes de dix-sept à quarante-
deux ans, ne pourrait être appliqué que d'une façon incomplète
puisqu'il faudrait défalquer les jeunes gens de dix-sept à vingt
ans et les hommes plus âgés, très nombreux, qui n'ont reçu
qu'une instruction militaire très sommaire ou qui s'en trouvent
totalement dépourvus. Le total de ces deux catégories peut être
évalué à plus deux millions de manquans de la première heure,
qui ne pourraient être sérieusement utilisés que si la guerre se
TOME xxxiv. — 1906. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
prolongeait pendant plusieurs mois. Les mesures prises 'pour
l'organisation du Landsturni démontrent la difficulté de trouver
les cadres nécessaires à cette formation.
Môme dans l'armée active, le recrutement des sous-officiers,
ce rouage si important de l'armée, ne donne pas tous les résultats
désirables, et s'il est suffisant, comme nombre, la qualité ne
répond certainement pas aux exigences de la guerre actuelle.
La presse militaire allemande s'est occupée de ce sujet, dès
le lendemain de la guerre de 1870-1871. Un article déjà ancien
est, à cet égard, particulièrement instructif, en ce qu'il fait
connaître, en les analysant, les différentes sources où s'alimente
le corps des sous-officiers au delà des Vosges. Il est tiré dune
des publications périodiques allemandes les,plus autorisées (1), et
les modifications survenues, depuis lors, n'ont pas influé d'une
manière essentielle sur la situation signalée; aussi est-il intéres-
sant de le reproduire et d'en tirer les conclusions qu'il comporte.
« Les sous-officiers de l'effectif de paix se recrutent princi-
palement au moyen des rengagés, en cas de besoin, au moyen
d'hommes qui n'ont pas encore terminé leurs trois ans de pré-
sence sous les drapeaux. En outre, un grand nombre d'entre eux
sort des écoles de sous-officiers, dans lesquelles on peut s'en-
gager volontairement après dix-sept ans accomplis.
« Les élèves de ces écoles sont tenus de servir deux ans, dans
l'armée active, pour chaque année de présence à l'Ecole, et en
outre des trois années de leur service légal, c'est-à-dire qu'ils
restent six ans sous les drapeaux après leur sortie des écoles.
« Les années d'école comptent comme service actif. Dans ces
dernières années, le recrutement des sous-officiers a été insuffi-
sant dans l'armée allemande, comme du reste dans les autres
armées.
« La cause doit en être attribuée en partie aux pertes considé-
rables subies pendant et après la guerre, mais surtout aux chan-
gemens qui ont affecté les conditions ordinaires de la vie sociale.
Le commerce et l'industrie ont pris un essor inaccoutumé,
l'augmentation des salaires combat le penchant qui portait les
jeunes gens vers le métier des armes, penchant qui se développe
pourtant d'habitude dans une population vigoureuse, à la suite
de succès militaires. L'augmentation de solde comme les autres
(1) Jahresberichte ûber die Verùnderungen und Fortschritte im Mllilàrwesen,
ï875.
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT. 579
améliorations apportées à la position des sous-officiers ont eu
pour résultat d'enrayer le mouvement, là s'est bornée leur
influence.
« On peut espérer, il est vrai, que l'application progressive de
ces améliorations amènera peu à peu un plus grand nombre de
sujets à se destiner au métier de sous-officier, tandis que la diminu-
tion des salaires agira dans le même sens. Nous sommes persuadés
qu'il faudra d'autres moyens encore pour donner au corps des
sous-officiers non seulement le nombre de sujets nécessaires, mais
encore des sujets qui soient à hauteur des exigences actuelles.
En réalité^ c'est encore la qualité plus que le nombre qui fait
défaut dans notre corps de sous -officiers.
H La tactique moderne exige que le soldat ait une bonne in-
struction individuelle. Or, dans une armée qui incorpore des
jeunes gens appartenant à toutes les classes d'une nation où
l'instruction est très répandue et qui est obligée de les exercer
rapidement en raison du temps du service légal relativement
court, on ne saurait atteindre les résultats désirables si les sous-
officiers sortent pour la plus grande partie de la classe ouvrière.
Il faudra faire plus encore pour attirer, dans les rangs des sous-
officiers, les meilleurs élémens de la bourgeoisie et de la popu-
lation des campagnes. On y arrivera, selon nous, non^ pas en
augmentant la solde, qui est suffisante et en rapport avec les
habitudes que doit avoir un sous-officier, mais bien en assurant
son avenir. »
Ces vues sur une situation qui ne s'est que peu modifiée, dans
ses grandes lignes, sont très instructives. Elles montrent qu'en
appliquant la méthode adoptée en Allemagne et copiée, avec des
tempéramens plus ou moins heureux, par tous les autres pays,
le recrutement des cadres est lié aux fluctuations des conditions
économiques; que l'on arrive ainsi à souhaiter, pour le faciliter,
la diminution des salaires. Souhait inhumain d'une part et mal
avisé de l'autre, même au point de vue militaire, puisqu'en géné-
ral, il correspond à une diminution de la richesse publique et
par suite des ressources que le pays peut mettre en œuvre pour
sa défense.
Quoi qu'il en soit, si des crises passagères peuvent faire de ce
vœu une réalité momentanée, la marche constante du progrès
économique et l'augmentation incessante du bien-être matériel
le rendent le plus souvent chimériq^ue.
580
REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi, malgré des conditions exceptionnellemenf favorables,
qui ne se rencontrent nulle part au même degré, l'Allemagne
prévoit que les sous-officiers pourraient lui manquer, comme
nombre, alors que déjà les qualités désirables leur font défaut.
Ses nombreuses écoles de sous-officiers constituent certaine-
ment, dans l'état actuel des méthodes employées dans tous les pays,
un avantage des plus appréciables sur ceux qui en sont dépourvus ;
mais l'insuffisance des sujets qu'elles forment au point de vue de
la qualité, d'après le document cité, révèle une lacune, qui se
trouve d'ailleurs dans toutes les armées. Elle tient à des causes
autres que celles qui lui sont attribuées par l'auteur allemand.
Nous chercherons au cours de cette étude à faire connaître ces
causes, en indiquant les moyens propres à la faire disparaître
dans notre pays et à nous assurer, par leur emploi, une supé-
riorité indéniable.
La force de l'armée allemande réside plus particulièrement
dans SOU: corps d'officiers. Les mœurs, des traditions anciennes
entretenues avec soin, poussent l'élite de la nation à briguer
l'honneur d'en faire partie et ont permis de réaliser la parité
d'origine fondée sur une instruction générale étendue et une
éducation solide. Le grand nombre de candidats et la sélection
qui en résulte ont développé, à un haut degré, l'émulation et
le travail et donnent aux cadres des officiers allemands une
composition remarquable et une valeur' des plus sérieuses.
Néanmoins les critiques formulées au sujet des sous-officiers ne
passent pas au-dessus de leurs têtes. Ils en sont les éducateurs,
et si, malgré leur zèle, leurs soins et le nombre des sujets, leur
tâche reste incomplète, c'est qu'il y a, entre eux, une défectuosité
commune, indépendante des milieux sociaux d'où ils sont sortis,
comme de la différence de leur instruction.
La France se trouve par suite de la pénurie d'institutions,
militaires similaires et de la différence de ses mœurs, de ses
tendances et de son système économique et politique, dans des
conditions moins favorables que l'Allemagne pour le recrute-
ment de ses cadres. Elle ne dispose, pour former les sous-officiers,
que des quelques années qu'ils doivent passer sous les drapeaux.
De là la résistance opposée à toutes les mesures qui tendent à
diminuer la durée du service, de là le rétablissement et l'augmen-
tation successive des rengagemens avec primes, malgré toutes les
bonnes raisons qui les avaient fait écarter de la loi du 27 juillet 1872.
1
PREPARATION AU SERVICE REDUIT. 581
Ces erremens produisent un contingent bien inférieur à celui
de l'Allemagne et donnent lieu, pour des motifs semblables qui
ressortiront au cours de cette étude, à des critiques analogues à
celles d'outre-Rhin quant à la valeur des sujets obtenus.
Notre corps d'officiers est profondément pénétré du ressenti-
ment patriotique de nos désastres et de la volonté de faire tous
ses efforts pour les effacer et pour se trouver à même de remplir
la haute mission qui lui est confiée dans la grande tâche du
relèvement de la nation. Mais son recrutement est soumis aux
conditions sociales où nous vivons, et, s'il donne des résultats
satisfaisans actuellement, l'avenir semble plus incertain.
Un si grand nombre de carrières moins pénibles, plus rapides
et plus lucratives, sollicitent la jeunesse intelligente et instruite,
que l'on peut craindre une diminution graduelle des sujets de
valeur. D'autre part, la prolongation de Tétat de paix, en pro-
duisant une longue stagnation dans chaque grade, réduit encore
les chances de parvenir, tandis que les vocations, à l'âge où elles
se décident, restent incertaines de leurs aptitudes spéciales,
qu'elles n'ont actuellement aucun moyen de reconnaître. Les
attaques incessantes dont l'armée est l'objet de la part d'un parti
relativement peu nombreux, mais remuant, actif et de plus en
plus puissant, sont aussi de nature, par une désagrégation lente
et dont les effets se font déjà sentir, à détourner beaucoup de
jeunes gens de la carrière des armes.
Il ne faut pas se dissimuler qu'en présence de l'augmentation
des richesses, du bien-être et de l'âpre désir de jouir qui en est la
conséquence, il n'est possible d'échapper que par une vigoureuse
réaction à la loi historique de la diminution de l'esprit militaire,
une des formes de l'esprit de sacrifice.
Cette réaction s'était produite dans les esprits et les cœurs à
la suite de nos revers, et si dès lors elle ne s'est pas traduite
complètement dans les faits, si elle menace de s'affaiblir, c'est
qu'il ne suffisait pas de proclamer le service obligatoire qui en a
été lexpression, il fallait l'étayer de son complément indispen-
sable : une préparation préalable.
On ne conteste pas les bienfaits de la généralisation de l'in-
struction, un des besoins essentiels de notre société démocra-
tique. Elle prépare l'enfant au combat de la vie, et lui donne
l'outil qui lui assure l'existence, ou tout au moins qui la lui
facilite. Bien dirigée, elle développerait son discernement et sou
582 REATJE DES DEUX MONDES.
jugement, résultat à rechercher tout particulièroment sous le ré-
gime du suffrage universel, d'un intérêt de premier ordre pour
le bien dii pays et, comme on le verra plus loin, pour la force de
l'armée dont la puissance est la principale garantie de l'indé-
pendance de la nation, la condition même de son existence.
Les forces sérieuses ne s'improvisent pas au moment du
danger. Une préparation méthodique peut seule constituer les
armées redoutables. C'est en inspirant à l'enfant, en entretenant
chez le jeune homme, les senti mens de patriotisme, de devoir
et d'esprit de sacrifice, en développant ses forces physiques, en
lui rendant familière la raison d'être de ses actes par un exercice
précoce et jjraHuel de son jugement, que l'on inspirera une ini-
tiative ei une confiance judicieuses qui donneront à l'homme
toute sa valeur et lui feront produire le maximum d'effet utile.
Sans doute l'établissement du service obligatoire a eu pour
objet de donner à tous les citoyens l'instruction militaire et de
développer, sous les drapeaux, les sentimens de patriotisme et de
valeur puisés au sein de la famille, véritable foyer de l'éducation
de l'enfant. Mais il apparaît qu'il ne faut pas exclusivement
compter sur la durée de l'impression de nos malheurs et sur leur
répercussion sur la masse profonde de notre population. D'autre
part, il a déjà été indiqué que le service obligatoire réduit à ses
forces actuelles était impuissant à se suffire à lui-même ; qu'il
ne parvenait à créer des cadres en nombre nécessaire et dont la
valeur laisse cependant à désirer, qu'en empruntant à la con-
stitution de l'ancienne armée une de ses obligations les plus
dures, la plus lourde au point de vue budgétaire, la moins
propre à une égale répartition des charges du recrutement, et la
moins favorable au point de vue du développement économique
du pays; à savoir, la prolongation du service, tout au moins
pour une portion très appréciable de ses forces.
Dans l'état actuel et avec les erremens en vigueur, un service
d'une certaine durée ne s'impose pas seulement par la nécessité
d'obtenir des cadres, mais encore par l'obligation du dressage
presque entier de l'homme, dressage qui reste imparfait, quand
même, opéré par des instructeurs formés eux-mêmes par des pro-
cédés insuffisans. Tel qu'il est pratiqué, il comporte pour le
jeune soldat une éducation physique et une instruction morale,
également nouvelles, qu'il faut du temps pour acquérir et dont
l'apprentissage, au moment et dans les conditions où il les reçoit
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT. S83
n'est pas fait pour exalter ses sentimens patriotiques et mili-
taires. C'est plus tard seulement, quand il a traversé la période
d'initiation, que les premières impressions fâcheuses s'effacent
et qu'il se pénètre de ses devoirs envers la Patrie.
Le service obligatoire est résulté, en France, d'un élan pa-
triotique en face d'une nécessité évidente. Mais par cela mémo
qu'il ne s'est pas produit par l'éclosion d'idées en germe depuis
longtemps dans les esprits, il ne peut avoir sur les générations
nouvelles qu'une action lente dont la nature est subordonnée
aux influences variables d'une opinion incomplètement éclairée
et sujette à être impressionnée par les illusions et les utopies
qu'engendre un état de paix prolongé. Il est venu s'établir brus-
quement dans un milieu où le service militaire passait pour la
plus dure des obligations, à laquelle la plupart désiraient se sous-
traire, que beaucoup évitaient, et qui était considérée par les
autres comme une période de rude épreuve, dont ils saluaient le
terme avec joie, après l'avoir attendu avec impatience.
Comment espérer que l'éducation de la famille, pénétrée
pendant si longtemps de ce sentiment, presque étrangère, en
général, à ce qui touche l'armée, permette à l'enfant d'y puiser
l'esprit militaire, cette l'orme particulière de l'esprit de sacrifice?
N'est-il pas à craindre que le patriotisme longtemps stimulé par
nos revers ne s'engourdisse? Et quand même il serait plus
durable, en dehors des cœurs d'élite dont le nombre est toujours
restreint, il n'est pas assez puissant, s'il n'est entretenu et déve-
loppé, pour combattre victorieusement les causes multiples qui
tendent à l'amoindrir; par-dessus tout, il reste stérile s'il n'est
pas guidé et discipliné.
Ainsi, en tout état de cause, le service obligatoire est impuis-
sant à produire les résultats qui ont décidé son adoption s'iL
n'est étayé d'une préparation et de moyens suffisans,
1° Instruction militaire assez généralisée et élasticité suffi-
ôante dans la formation des cadres, pour offrir la faculté de faire
concourir efficacement tous les hommes valides au salut du pays,
le jour où son existence est menacée.
2° Service court en temps de paix, produisant une égale
répartition des charges et satisfaisant néanmoins, dans la plus
large mesure, aux besoins économiques du pays, tout en entre-
tenant, dans les esprits, les sentimens de patriotisme, de devoir
et de discipline, sans lesquels une nation touche à sa perte.
584 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces considérations qui n'avaient pas échappé aux esprits
clairvoyans ont déterminé des tentatives multiples, dès le len-
demain de la guerre contre l'Allemagne.
On s'est rendu compte que l'éducation morale qui devrait
commencer au premier éveil de l'intelligence de lenfant, a sa
place marquée dans le programme de l'école.
Le général Trochu avait émis l'idée d'un catéchisme mili-
taire (1), indiquant les devoirs envers la patrie, leur nature, leur
but, les travaux nécessaires à leur accomplissement, les obliga-
tions et les sacrifices qu'ils comportent. Ce vœu s'est réalisé
par l'usage d'un manuel qui renferme aussi quelques élémens
techniques utiles. De même, dans le domaine physique, l'ensei-
gnement de la gymnastique est devenu obligatoire. Mais, outre
que cette prescription est inappliquée dans la plupart des
communes rurales, la grande majorité des enfans quittent
l'école de douze à treize ans ; même si elle était généralisée, les
notions reçues, n'étant pas entretenues, se trouveraient à peu
près perdues pour la plupart. Les sociétés de gymnastique et de
tir qui ont pour objet de les continuer et de les développer,
malgré des efforts qui leur méritent et leur valent les plus sé-
rieux et les plus hauts encouragemens, ne peuvent encore et
ne pourront que difficilement étendre leur action sur les petites
communes, c'est-à-dire sur la masse des contingens.
De même les notions d'éducation morale et patriotique pui-
sées à l'école, restant à la merci des contingences particulières
des familles et des milieux, il est fort à craindre que les élé-
mens enseignés et le plus souvent incomplètement assimilés par
l'enfant ne laissent que de bien faibles traces, s'ils ne sont fré-
quemment rappelés à l'adolescent. Avant d'étudier les moyens
qui paraissent propres à remédier autant que possible à ces
inconvénieus, il parait utile d'examiner le troisième des élémens
nécessaires à la formation des soldats et des cadres, et par con-
séquent à leur préparation : r exercice du jugement.
Jusqu'à l'adoption des armes rayées et à tir rapide, en raison
de la faible portée des fusils et des canons à âme lisse, la
bataille, après le tâtonnement et l'engagement de quelques
troupes légères, consistait surtout dans le choc des masses plus
ou moins épaisses, selon la prédominance alternant, dans -les
(H L Armée française en i879.
I
PRÉPARATION AU SERVICE REDUIT. 583
idées tactiques, de la colonne ou de la li^ne ou suivant la force
et la qualité des troupes en présence. Mais quelle que fût sa for-
mation, la condition du succès de l'infanterie employée dans
l'ofîensive comme un projectile destiné à rompre la résis-
tance opposée, ou comme un mur assez solide pour briser son
élan dans la défensive, résidait dans une cohésion en état de se
maintenir (pendant un temps relativement court, il est vrai,
pour chacune des phases de la lutte) malgré l'effet matériel et
moral du canon et des charges de cavalerie, jusqu'à son contact
avec l'infanterie ennemie. L'efficacité du fusil à âme lisse ne
dépassant pas 30 à 40 mètres, ce contact, en raison de la longue
durée du chargement de l'arme, était immédiatement suivi, soit
du corps à corps, soit plutôt, avant le choc, de la retraite plus
ou moins précipitée de celui des deux partis qui subissait l'ascen-
dant moral supérieur de son adversaire. Aussi l'éducation des
troupes visait-elle surtout et par-dessus tout l'inébranlable fer-
meté du rang, le coude à coude, quand même, qui ne s'obte-
naient que par un profond sentiment de discipline et une grande
habitude du contact dans la manœuvre compassée de la place
d'exercice et dans les exigences rigides des multiples et minu-
tieux détails de la vie de la caserne et des camps. Leur répétition
journalière entre les mêmes individualités établissait entre
elles un lien étroit et engendrait ce sentiment d'amour-propre
collectif, particulier aux groupes d'hommes réunis, longuement,
dans un but commun, qu'on a appelé l'esprit de corps. En même
temps, elle les façonnait, peu à peu, à un geste mécanique,
dont la perfection consistait en une uniformité et une régula-
rité absolues, exclusives de toute pensée propre, de toute initia-
tive individuelle, de nature à rompre l'harmonie géométrique
des mouvemens de l'ordonnance. De là, l'importance extrême
attachée aux parades et aux revues. L'alignement impeccable
des troupes au repos et en marche et l'ensemble d'un manie-
ment d'armes obtenu par une cadence identique où aucune ma-
ladresse ne venait produire de dissonance, étaient, en effet, l'in-
dice certain d'un dressage complet et perfectionné. Ces spectacles,
à la majesté desquels contribuaient le retentissement des sonne-
ries, le roulement des tambours, l'harmonie dos musiques et des
fanfares, le cliquetis des armes, leur chatoiement sous les ruis-
sellemens des rayons d'un soleil d'été, emplissaient de confiance
le cœur des soldats et d'un légitime orgueil celui de leurs chefs,
586 REVUE DES DEUX MONDES.
faisaient une impression profonde sur les foules et donnaient, à
. tous, le sentiment de la force et comme un enivrement anticipé
de victoires futures. Sans doute, à la guerre, le dissolvant des
privations et des fatigues, les rancœurs qui les accompagnent,
l'énervement et la dépression du danger et de son attente, les
larges trouées creusées dans les rangs par les projectiles et leur
effet moral plus encore Que leur effet matériel tendaient à relâ-
cher la tension de ces rouages. La supériorité n'en restait pas
moins à ceux qui les conservaient les plus intacts, et le plus
bel éloge que l'on pût faire d'une troupe au combat, c'est qu'elle
y évoluait comme à la parade.
' L'automatisme voulu et recherché, objet de toutes les préoc-
cupations, but incessamment visé, avait sur les cadres la réper-
cussion fatale des méthodes d'instruction qu'il exigeait. Elles les
habituaient à la passivité du rang, à l'absence de toute réÛexion
étrangère à l'exécution étroite de formations et de mouvemens
réglés dans leurs plus minutieux détails, d'après des types inva-
riables, et leurs pensées, n'allant pas au delà du maintien de la
cohésion et de la régularité, les laissaient hésitans et désarmés
dans les rares occasions où l'imprévu leur imposait une décision
personnelle. Le haut commandement seul avait en effet à y
penser et à se préoccuper de combinaisons auxquelles il était peu
préparé par un stage prolongé dans l'ambiance de ces erremens
ou par la spécialisation de la guerre coloniale, lorsqu'il ne s'était
pas formé par la méditation ou la pratique de la guerre euro-
.péenne. Aussi, méconnaissant les principes essentiels, le voyait-
on souvent réduire ses conceptions à une poussée aveugle en
avant ou à l'immobilité inféconde de la défensive passive.
Depuis l'effarement causé en 1866 par le fusil à aiguille,
trente-sept ans se sont écoulés, des guerres longues et acharnées
ont ensanglanté les deux hémisphères, les armes se sont perfec-
tionnées, le tir s'est fait plus rapide, les portées sont devenues
plus grandes, les trajectoires plus rasantes, et nulle part une mé-
thode solidement établie sur des assises rationnelles ne s'est
substituée à celle qu'avait fixée la pratique séculaire de l'arme-
ment ancien.
Ce n'est pas que partout des recherches n'aient été faites, des
essais tentés et des règles posées, mais n'ayant pu ou su se sous-
traire assez complètement aux influences du passé pour ne pas
conserver l'empreinte d'un formalisme qui les rend éphémères,
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT. 587
les prescriptions empiriques auxquelles ils ont donné lieu, sont
abandonnées avant même de subir l'épreuve du combat.
Il en résulte, pour les esprits réfléchis, une sorte de malaise
et de doute, qui croît à chaque fait de guerre contemporaine,
origine d'une nouvelle éclosion de solutions et de panacées des-
tinées à rejoindre bientôt leurs devancières. Aussi les théories
et les sentimens les plus opposés se font-ils jour en tous pays.
En Angleterre, en pleine guerre des Boers, un officier supé-
rieur des plus distingués propose le retour à l'automatisme
pur. En Allemagne, un livre récent (1) cause un vif émoi dans
l'armée, par la critique violente de ses méthodes d'instruction
qui, continuant celles du passé par des parades et des exercices
sans valeur, détruisent l'initiative individuelle, ne forment que
des machines humaines, sans âme, dès qu'elles n'ont plus d'offi-
ciers capables de les actionner; et l'auteur conclut en se deman-
dant si l'on marche vers léna ou vers Sedan.
L'armée française, pas plus que l'armée allemande et les
autres armées, n'a secoué le joug d'un formalisme suranné. Tout
en proclamant la nécessité de l'initiative individuelle et en l'in-
scrivant au frontispice des règlemens, elle n'aura de vie réelle
que si l'on applique les moyens capables de la faire naître et de
se développer au lieu de la laisser se débattre dans des formules
et des types rigides propres à la restreindre. Avec le développe-
ment de l'outillage de guerre et des moyens de destruction, les
méthodes anciennes deviennent de plus en plus caduques. Les
combats livrés depuis leur emploi en font foi. Il est facile de
s'en rendre compte par les conditions actuelles ou futures des
combattans. Ce ne sont plus, comme autrefois, de courtes
distances qui les séparent avant de ressentir les effets réciproques
de leurs feux, leur permettant, sans pertes sensibles, des marches
d'approche en formations denses et profondes, pour lesquelles,
éviter le plus possible les couverts et les obstacles, était une
nécessité. Les espaces à franchir sous des trombes de fer et de
plomb, inconnues autrefois, ont augmenté dans d'immenses pro-
portions et c'est l'évidence même que toute troupe, quelle que
soit sa formation, en place ou en marche sur les points de
chute des gerbes de projectiles lancés par les engins mo-
dernes, se trouve vouée à une destruction plus rapide, si elle
(1) lena ou Sedan, par Fraaz Adam Beyerlin, 1903
588 RF"\nTE OTÎS DEITX MONDES.
est massée; aussi sûre, bien que plus lente, si elle est dispersée.
Cette considération rend le problème d'autant plus difficile
qu'on admet généralement qu'un feu ajusté répartit à peu près
également les projectiles sur les surfaces à battre, de sorte
qu'un champ de tir, même moyennement étendu, entre çles adver-
saires d'un dressage similaire, rendrait toute rencontre impos-
sible.
C'est cette conviction qui, en inspirant les démarches et les
études très documentées de M. de Bloch, a grandement con-
tribué à la réunion de la conférence internationale de La Haye.
Elle a conduit aussi à rechercher la solution dans la supériorité
du feu obtenue, tant par une masse plus grande que par un tir
mieux- ajusté que celui de l'adversaire, pour annihiler ses forces
plus rapidement qu'il ne serait en mesure de le faire pour les
forces opposées. En tous pays l'instruction du tir prend une
place de plus en plus prépondérante et ses résultats, quoique
encore incomplètement étudiés, ont paru si important que l'on
n'escompte plus seulement le tir ajusté, mais que l'on arrive à
compter sur le tir de précision. La conséquence rationnelle de
ces erremens, s'ils étaient exacts, assurerait à la défensive une
supériorité incontestable sur l'offensive, et l'on serait conduit à
reproduire les instructions déplorables données, à cet égard, à
notre armée, au début de la guerre de 1870.
L'importance du tir, certainement très grande, n'est cependant
que relative. J'ai établi, dans une série d'articles parus pendant
les premiers mois de l'année 1894 (1) dans la Revue des sciences
militaires, que, dans la bataille, l'état d'àme des combattans les
empêche le plus souvent d'ajuster, quand il leur permet de
placer l'arme à l'épaule, quelle que soit d'ailleurs leur habileté
individuelle au tir, et qu'il en résulte une grande incertitude
sur les points de chute des projectiles. En suivant pas à pas la
marche d'une des premières batailles du mois d'août 1870, que
de multiples documons tant français qu'allemands font con-
naître dans le plus grand détail, et en examinant les pertes
subies de part et d'autre, à toutes les distances sur la partie de
son étendue présentant les conditions les plus favorables au tir,
il est aisé de constater que de grands espaces visibles aux deux
partis ont été occupés et traversés, presque sans que les balles
(1) Aperçus sur le feu et les vrocédes de l'Infanterie au combat.
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT 589
les atteignissent, par des fractions de troupes d'une densité
assez forte, et cela malgré le feu le plus violent.
Cette preuve expérimentale du manque de justesse, par suite
de l'émotion éprouvée, est vérifiée et confirmée par l'analyse
raisonnée de toutes les rencontres sur lesquelles on possède
des élémens suffisans d'appréciation. Un officier supérieur dis-
tingué, dans un travail fort original sur le tir, publié récemment,
arrive à des conclusions semblables par une savante démonstra-
tion physiologique (1). D'ailleurs, ainsi que je le faisais remar-
quer, dans l'étude déjà citée, s'il en était autrement, en raison
de la consommation énorme de munitions, une seule journée
de lutte suffirait pour anéantir les deux armées adverses à
l'image des renards ennemis de la fable qui s'entre-dévorent
jusqu'à la queue, tandis qu'en réalité les pertes diminuent plutôt
qu'elles n'augmentent, avec le progrès de l'armement. Par suite
du défaut irrémédiable de justesse du tir à la bataille, les
gerbes de projectiles se trouvent inégalement réparties sur
l'étendue du champ d'action en des points qui échappent souvent
à toute prévision et, si le perfectionnement continu des moyens
de destruction rend les zones battues de plus en plus meur-
trières, il devient d'autant plus essentiel, pour gagner du terrain
ou s'y maintenir, de profiter de toutes les conditions favorables
et, avant tout, des espaces les plus épargnés par le feu. Ces
espaces relativement indemnes ne se révèlent guère qu'au cours
de la lutte, souvent même ils sont dus aux obstacles naturels ou
artificiels du terrain; mais, dès qu'ils ont été constatés, il faut
s'efforcer de les occuper, à l'exclusion presque absolue des por-
tions inondées de projectiles.
Des fractions de troupes d'un faible effectif lancées vers l'en-
nemi et couvrant, sans cesse, les mouvemens en avant ou, le
plus longtemps possible, les positions momentanément occu-
pées, suffiront pour déterminer, par leurs pertes relatives, les
parties les moins dangereuses du terrain. Leur utilisation, pour
arrêter les directions à suivre, les points à occuper, les forma-
tions à prendre, l'opportunité de passer de l'offensive à la défen-
sive et vice versa, exigera de la part de tous, du général au soldat,
chacun dans sa sphère d'action, une variété et une spontanéité
de décisions impliquant la conscience incessante des conditions
(1) Le commandant Dégo du 74*.
590 REVUE DES DEUX MONDES..
successîves dans lesquelles se meut ou stationne chaque fraction,
grande ou petite, parfois môme l'individu, dans son groupe,
comme aussi l'obligation d'en déduire la conduite à tenir et
l'initiative à prendre.
La tension d'esprit et la préoccupation résultant de la néces-
sité de cette observation et de cette action personnelle aideront
puissamment à soustraire les combattans à l'énervement et aux
impressions déprimantes de la bataille, en les tenant sans cesse
en éveil, et augmenteront leur effet utile, dans des proportions
inappréciables, tout en limitant leurs pertes au minimum. On
objectera, non sans raison, que c'est demander à la masse une
faculté d'observation, de jugement et de décision en tout temps
peu commune et d'autant moins fréquente au combat qu'elle
doit s'y produire dans des conditions et sous des impressions
peu favorables à son éclosion, de sorte qu'elle ne sera jamais
que l'apanage d'une élite des plus restreintes.
En effet, de même que les formations improvisées n'ont
donné dans le passé que des élémens sans valeur, les procédés
actuels sont incapables de prêter au jugement la rectitude et la
promptitude nécessaires. Entés sur une éducation incomplète
et des idées surannées qui conduisent à l'automatisme et aux
solutions toutes faites plus ou moins bien assimilées auxquelles
la réflexion et la méditation personnelles restent étrangères, ils
tendent à les voiler, sinon à les étouffer, chez ceux mêmes aux-
quels, dans des conditions plus favorables, elles seraient deve-
nues aisément familières.
Les facultés mentales s'étiolent et s'atrophient, comme les
organes physiques, quand elles ne sont pas exercées, et l'habi-
tude invétérée de mécanismes préalablement établis et exclusi-
vement étudiés détermine, au lieu d'une diversité féconde, une
uniformité de solutions comparables à la thérapeutique du
docteur Sangrado, n'admettant d'autres réformes que des modi-
fications dans la forme de l'instrument et la température de
l'eau.
L'effort intellectuel dévoyé se perd dans des minuties d'ordre
secondaire et ne vise plus les points essentiels. L'esprit se satis-
fait de prescriptions sans sanction. De là l'importance attachée
à la règle et l'attente de formules s'adaptant victorieusement à
toutes les situations. Est-il besoin de répéter' que cet espoir,
toujours déçu, est chimérique et qu'il n'y a d'autre solution
PRÉPARATION AU SERVICE REDUIT. 591
que je développement de l'observation et du jugement néces-
saires à l'application rationnelle des principes et des enseigne-
mens qui servent de base aux déterminations à prendre?
Peut-on vulgariser l'habitude d'analyser une question sous
toutes ses faces, une situation sous tous ses aspects et d'agir
suivant la synthèse qui en est la résultante?
Sans doute, dans le domaine psychique, comme dans tous
les autres, les personnalités présentent, entre elles, de profondes
inégalités, mais, si restreinte qu'elle soit pour un grand nombre,
la faculté de méditer et de juger n'en existe pas moins chez
toutes, et il ne s'agit que de lui appliquer une culture judicieuse
et persévérante, pour lui donner l'extension dont elle est sus-
ceptible et la doter de la plénitude de sa valeur relative.
Les procédés d'éducation usités ne tendent que très impar-
faitement à la former chez l'enfant et le jeune homme. Dans
toutes les épreuves scolaires, comme aux examens exigés pour
l'accession aux différentes carrières, la mémoire joue un rôle
presque exclusif. Aussi, depuis l'école primaire jusqu'aux éta-
blissemens d'instruction supérieure, s'applique-t-on à la déve-
lopper au détriment du jugement. Il s'ensuit que dans toutes
les situations sociales, les intelligences se trouvent enserrées
dans un moule que ne parviennent à briser que les esprits supé-
rieurs et particulièrement réfléchis.
L'habitude de ne penser que par autrui rend incapable
d'idées personnelles et d'initiative rationnelle et fait accepter,
sans contrôle, les faits et les théories les plus contestables, dont
souvent une analyse, même superficielle, montrerait l'énormité.
Sans parler des gens si nombreux qui n'ont d'autres opinions
que celles de leur journal, les hommes d'un esprit élevé, quel que
soit le domaine dans lequel s'exerce leur activité, se rendent
compte des liens qui enserrent les intelligences, annihilent la
personnalité et effacent les caractères, en raison d'une éduca-
tion faussée par l'abus de la formule et le règne du gabarit.
Si une réforme de l'éducation s'impose pour tous les
citoyens, elle est devenue indispensable aux futurs soldats et
plus eacore à ceux qui auront mission de les conduire. L'éla-
boration détaillée de son programme, de l'école primaire aux
établissemens d'instruction supérieure, n'entre pas dans le cadre
de cette étude.
D une manière générale, l'éducateur doit s'attacher à apprendre
592 REVUE DES DEUX MONDES.
à penser, à méditer et à exercer le jugement en habituant jour-
nellement les élèves à se rendre compte par une analyse de plus
en plus approfondie de quelques-uns de leurs actes d'abord, puis
progressivement de ceux d 'autrui, en se plaçant dans les condi-
tions particulières de temps, de lieu, de milieu, de tempéra-
ment, d'état d'âme, de mobiles, etc., etc., qui les ont influencés
et déterminés, sans perdre de vue, que l'on ne peut connaître
exactement tous ces élémens que pour ses gestes propres, ceux
des autres, même quand ils sont contemporains, présentant tou-
jours des côtés hypothétiques et des faces incomplètement
éclairées.
Etendre la même méthode à des questions plus générales, à
des ensembles, familiariser progressivement les jeunes gens avec
la précision des analyses, la rapidité des synthèses et des solu-
tions, tels sont les principes qui en compléteront l'application.
Un exemple emprunté à la pédagogie de l'école primaire ré-
sumera l'économie de cette instruction.
« Choix d'un itinéraire. »
Se rendre d'un point à un autre, dans une intention à
indiquer : objet à porter, promenade, secours à apporter, vi-
site, etc., etc. Plusieurs chemins y conduisent. Demander à
l'élève celui qu'il prendra de préférence, en lui faisant examiner
les motifs de son choix d'après les élémens ci-après : but, dis-
tance, état relatif de viabilité, saison, température, temps, heure
de la journée, convenance personnelle (désir de passer par tel ou
tel point, telle ou telle rue, d'arriver vite ou lentement), etc., etc.
Questions similaires sur ses occupations à l'école et au dehors
ses jeux, etc., etc.
Envisager ensuite des situations hypothétiques exigeant une
décision, dont on indiquera d'abord les mobiles à l'élève et que,
plus tard, il aura à rechercher lui-môme.
Ces erremens devront prendre place dans les programmes
des écoles, des cours, des examens et des concours. Une large
part y sera faite à la pensée, à la méditation et à l'exercice du
jugement et du discernement.
C'est aussi l'unique moyen de développer la personnalité et le
caractère, et de mettre un terme à la routine, dans laquelle
s'enli/ont nos facultés les plus précieuses, pour la remplacer
par la confiance en soi, et donner un large essor à l'initiative
réfléchie et à l'esprit d'entreprise, à ces qualités qui forment le
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT. o93
fond de notre tempérament trop souvent dévoyé par une édu-
cation faussée et qui, bien qu'incomplètement développées, ont
porté si haut, dans le passé, notre force d'expansion.
Ainsi préparés dès l'école primaire, et même au sein de la fa-
mille, quand les générations à venir, élevées d'après ces procédés,
se seront pénétrées de ces principes, les jeunes gens verront
s'ouvrir devant eux, dans les conditions les plus favorables, les
carrières auxquelles ils so destinent, de la plus humble à la plus
élevée, et, à partir de quatorze, quinze ou seize ans, ils seront
prêts à recevoir avec fruit la culture préparatoire au service
militaire, dont le développement complet se fera au régiment.
Elle ne consistera qu'en une application plus spécialisée d'une
méthode familière, sans nécessité d'uniforme, d'équipement et
d'armement. Les instructeurs se trouveront facilement, dans les
grandes agglomérations, parmi les associations qui ont pour objet
l'instruction militaire, dans les cadres de nos réserves, composés
d'hommes animés, pour la plupart, des sentimens patriotiques
les plus élevés. Les centres moins importans, et jusqu'aux plus
humbles communes, possèdent dans l'instituteur, appelé à de-
venir officier ou tout au moins sous-officier de réserve et de ter-
ritoriale, un instructeur n'ayant qu'à continuer, le plus souvent
avec les mêmes élèves, le mode d'enseignement de l'école.
Il sera très facile pour les uns et les autres de réunir les
futurs conscrits, une ou deux fois par mois, de préférence pen-
dant la belle saison, sur un point de la campagne voisine, où,
après leur avoir rappelé les indications générales données dans
une séance précédente, ils leur feront résoudre, — par l'analyse et
la synthèse de circonstances déterminées et dans les conditions
présentées par le terrain sur lequel ils se trouveront placés, —
les problèmes simples concernant le soldat en station, en marche
et au combat, en notant les solutions trouvées par chacun et
en faisant ressortir, par une explication détaillée, les défectuo-
sités ou les avantages des unes et des autres(l). La répétition de
ces exercices dans des directions ou des sites différens, en dé-
veloppant dans cette voie spéciale la gymnastique du jugement,
conduira à des décisions promptes et justes qui se graveront si
profondément dans la pensée qu'elles persisteront au milieu
même du combat, malgré les affres du danger, y rendront plus
clairvoyans le courage et l'esprit de sacrifice.
(1) Méthode identique à celle qui aura dû être employée à l'école.
TOUE zxxiv. — 1906. 3S
Î594 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour les mieux doués, l'expérience s'élargira de l'actioc de
l'homme à celle du groupe et visera la conduite de fractions de
troupes, escouades, sections, pelotons et même compagnies
pour les plus aptes. Ceux qui joindront à la clairvoyance et à la
promptitude du jugement les qualités physiques nécessaires, —
vigueur, agilité, et adresse encore fortifiées par des sentimens
patriotiques élevés, seront tout désignés pour la formation des
cadres. Des dispositions législatives pourront leur faciliter et
leur abréger l'admission aux grades, après leur incorporation.
Dans le même ordre d'idées, il devra être fait une large place à
ces élémens dans les programmes des concours d'admission aux
écoles militaires.
L'application de pareils procédés assurera une base solide
aux vocations, en les rendant conscientes de leurs devoirs, de
leurs obligations, de la nature des travaux à accomplir et de
leur avenir. Ils influeront très favorablement sur la discipline,
dont le fondement le plus solide est dans la confiance de ceux
qui obéissent en la valeur de ceux qui commandent. Même dans
les pays monarchiques et aristocratiques où le prestige du prince
et de la hiérarchie sociale imprègne les esprits, sous la pression
des événemens, celui-ci ne se maintient que par la conviction
d'une supériorité réelle.
A plus forte raison, dans une démocratie où les sentimens
d'égalité prédominent, — pour que ne se produisent pas à la longue
en temps de paix, brusquement à la guerre, la désagrégation des
forces, parle relâchement ou la rupture des liens qui les unissent
et les font agir avec le même élan vers le but commun, — il
faut pouvoir compter sur la constitution et la solidité de cadres
dont les élémens auront donné, dès le jeune âge, presque dès
l'école, les preuves d'une incontestable supériorité, indéniable
pour les témoins de son éclosion et de ses manifestations suc-
cessives. La sélection des grades élevés s'exerçant dans les corps
et dans toutes les situations militaires, dans des conditions
semblables, fera éclater le mérite à tous les yeux et l'imposera
aux choix. Le commandement se trouvera ainsi entre les
mains des plus dignes et des plus capables et, ce qui est fort
important, de chefs reconnus comme tels, de bas en haut, comme
de haut en bas. Quelles assises autrement solides qu'une autorité
imposée et souvent discutée, aux heures difficiles, sinon ouver-
tement, du moins au fond des âmes, exposée à la merci d'un
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT. 595
choc et placée sous la menace constante d'un efîondrement !
Le régiment coordonnera les élémens ainsi préparés. Les
jeunes soldats y seront façonnés au maniement des armes, aux
connaissances techniques, au développement et à la pratique
perfectionnée des notions déjà reçues, pour compléter leur édu-
cation physique, professionnelle et morale. Ils y gagneront la
cohésion nécessaire aux marches, aux évolutions préparatoires
du combat, aux rassembkmens et aux ralliemens, au cours de
la lutte et à son issue. Ils y acquerront la solidarité qui naît
du contact, de la vie en commun sous une même discipline et
de sentimens patriotiques partagés et développés sous la même
impulsion. Cet ensemble de qualités et de sentimens toujours
visés, rarement atteints dans leur plénitude, constituera un
dressage perfectionné capable de produire les plus surprenans
résultats. L'armée issue de cette préparation sera, dans des
proportions difficiles à apprécier, mais certainement très consi-
dérables, plus puissante qu'aucune armée rivale, sui laquelle
elle aura l'avantage d'une harmonie plus complète de toutes ses
parties, de l'allégement du poids mort des intelligences entra-
vées et des inerties, de la conscience plus réfléchie de sa force
physique et morale et enfin de l'entrain supérieur communiqué
à tous par la confiance dans la justesse des initiatives et des dé-
cisions. Elle serait, sans doute, en état de réaliser l'idée émise,
pour un avenir lointain, dans un livre (1) qui a eu, il y a quel-
ques années, un grand retentissement : des forces relativement
minimes victorieuses des immenses rassemblemens d'hommes
mis sur pied par la paix armée, comme les annales du monde
nous en ofïrent des exemples dans le passé.
La guerre de l'Afrique du Sud présente une éclatante confir-
mation de la puissance d'une préparation semblable à celle dont
les grandes lignes viennent d'être tracées. L'éducation des Boers
s'en rapproche autant que le permet la diversité des situations
des mœurs et des milieux. Chez eux, la formation et le dévelop-
pement du jugement comme l'aptitude au commandement sont
déterminés en même temps que la vigueur physique et l'énergie
morale, dans l'isolement de fermes fort éloignées les unes des
autres et disséminées au milieu d'une contrée encore sauvaee,
où la réflexion et l'initiative s'imposent à l'enfant dès le plus
(1) La nation armée, par le général major von der Goitz.
596 BEVUE DES DEUX MONDES.
jeune âge, en le mettant aux prises, comme ses parens et ses
aînés, avec les rudes labeurs du défrichement, la lutte avec les
fauves et la menace perpétuelle du Noir. L'univers entier a suivi,
avec une poignante anxiété, ce choc si prodigieusement inégal;
il en a admiré l'héroïsme, avec enthousiasme et non sans stu-
peur. On peut se figurer, par ses étonuuntes péripéties, ce qu'il
serait advenu si les forces avaient été moins disproportionnées
et surtout si la cohésion, la solidarité- et la discipline du régi-
ment avaient cimenté la préparation intensive de l'enfant et de
l'homme.
La promptitude de l'esprit français et notre état social qui
n'oppose aux capacités aucune entrave de caste et de préjugés,
nous assureraient des conditions particulièrement favorables,
alors que les erremens traditionnels, suivis, eu tous pays, pla-
cent d'autre part notre démocratie, dans un état d'infériorité au
point de vue des assises et du prestige du commandement vis-à-
vis des milieux hiérarchisés des monarchies voisines.
La répercussion do ces procédés sur nos lois militaires est
l'une déduction aisée.
La fixité invariable des effectifs surélevés dont les causes ont
été indiquées, au début de cette étude, n'aura plus les mêmes
raisons d'intangibilité avec les élémens nouveaux dont ils seront
composés. Leur valeur supérieure permettra d'éliminer toutes
les inaptitudes physiques et toutes les aptitudes douteuses qui
entrent encore dans une proportion trop considérable dans les
affectations du contingent, et présentent, en même temps qu'un
mirage trompeur de nos forces, un système onéreux pendant la
paix, déprimant durant la guerre. La sélection des cadres pré-
parée avant l'entrée au service en hâtant leur formation abré-
gera le temps nécessaire à leur constitution et l'affirmation
préalable des aptitudes et des vocations assurera avec certitude
la base de leurs assises permanentes.
Dans ces conditions, un passage sous les drapeaux de 18 mois
et même d'une année, avec les mesures complémentaires appro-
priées, sera probablement suffisant pour les armes à pied.
L'habitude de l'équitation se faisant de plus en plus rare dans
tous les rangs de la société, tant par suite de la rapidité que de
la facilité des transports et de la multiplicité des sports qui l'ont
peu à peu remplacée, la durée du service dans les troupes 5, che-
PRÉPARATION AU SERVICE RÉDUIT. 597
val comprendra forcément le temps indispensable à former des
cavaliers suffisamment solides. Si l'on tient compte des apti-
tudes et des vocations et si l'on prend quelques dispositions gé-
nérales spéciales qui permettent d'utiliser les chevaux et les
manèges des corps montés, depuis le départ de la classe jusqu'à
l'arrivée des recrues, pour exercer des futurs conscrits de bonne
volonté, 18 mois de passage sous les drapeaux pourraient suffire.
On arriverait ainsi soit à uniformiser le service pour toutes
les armes à 18 mois, soit à réduire à une année celui des armes
à pied, en prolongeant de quelques mois sa durée pour les troupes
à cheval, moyennant certaines compensations, telles qu'une
réduction double ou triple dans l'armée territoriale, — mesure
analogue à celle qui est adoptée dans d'autres pays.
Ce ne sont là, bien entendu, que des vues générales destinées
à indiquer sommairement que le service militaire, en temps de
paix, pourra être réduit, sans porter atteinte à la force de
l'armée et à la défense nationale. La durée en serait déterminée
exactement d'après la constatation de résultats qui ne devien-
dront complets que pour les générations formées dès l'enfance
par des éducateurs et des instituteurs habiles. En attendant, il
faut s'efforcer d'obtenir le plus promptement possible ce ré-
sultat si désirable par l'application effective et intégrale de
l'instruction obligatoire de la gymnastique dans toutes les écoles,
par l'extension des sociétés de gymnastique, de tir, d'escrime
et d'instruction militaire. 11 faut en favoriser l'éclosion et le dé-
veloppement, non seulement dans les grands centres, mais dans
tous les cantons, sinon toutes les communes, et surtout par la
revision des programmes des écoles, des examens, et des con-
cours en y faisant une large place à la « gymnastique du juge-
ment » telle qu'elle a été esquissée dans son ensemble (1).
C'est ainsi et seulement ainsi que peu à peu à la routine et
aux vieux erremens succédera une initiative féconde et que la
présence sous les drapeaux en temps de paix pourra subir, sans
danger, des diminutions qui seraient trop prématurées avec le
dressage et les procédés actuels.
G**- LlBERMANN.
(1) Les modifications apportées récemmer* au programme du concours de
l'École de Saint-Cyr marquent un premier et très heureux pas dans cette voie.
LA VIE FINISSANTE
DERNIERE PARTIE (1)
XXX
Le soir, par le chemin, comme il sortait d'assister au déclin
de M"* d'Arazac, l'abbé Andrau pensait à Germaine Lauriol. On
était venu lui dire qu'elle allait fort mal. Il avait passé chez elle
deux fois dans la journée, car il ne se défendait plus maintenant,
comme dans les commencemens, de ressentir pour elle de la,
tendresse. Même, lorsqu'il lui arrivait d'y songer, il ne savait
retrouver comment il avait pu, un instant, prendre ombrage d'un
sentiment si pur qui lui apparaissait à présent comme sanctifié
par la mort prochaine. Et il s'y laissait aller avec une grande
tristesse, en priant Dieu pour la douce âme encore captive
dans le frêle corps émacié. Il avait recommandé qu'on vînt le
chercher encore dans la nuit, à n'importe quelle heure, si le
moment fatal paraissait approcher.
Et il rentrait, soutenu encore et déchiré déjà par cette ten-
dresse solitaire de son cœur qui n'en avait pas connu d'autre,
hormis celle de sa mère, et n'eu devait plus pouvoir connaître
jamais.
Il n'y avait âme vivante dans tout le paysage, et aucun autre
bruit que le bruit du vent. Il n'y avait de lumières nulle part;
ni au ciel, ni dans les maisons de la terre, ou plutôt, ces der-
(1) Voyez la Revue du 15 |uin et des 1" et 15 juillet.
LA VIE FINISSANTE. 599
nières, on ne les voyait point du dehors, parce que chacune était
bien close. Quelques rais clairs filtraient seulement sous les
contrevens joints, avec une tranquillité intime que l'abbé regretta
d'avoir perdue pour un temps. Il désira se retrouver chez lui; il
pressa le pas. Il se disait :
« Je travaillerai en attendant... » Mais les voix lointaines des
pauvres chiens qui gémissaient au vent dans les cours des fermes
lui rendirent aussitôt sa mélancolie. Et chez lui, assis un peu plus
tard à sa table, son office du jour achevé, ses grands livres fami-
liers ouverts, il ne pouvait arriver à bien lire. Il eût souhaité
rechercher à travers la Somme de saint Thomas d'Aquin la force
à la fois de la doctrine et de la méthode, — la paix à travers les
Evangiles... Les yeux errans par les textes bien connus, l'âme
perdue dans une inquiétude, il ne retirait aucun bienfait de son
bon \ouloir. Devant l'imminence de l'appel nocturne au chevet
de la petite mourante qu'il aimait, il lui apparut clairement qu'il
ne pouvait faire autre chose que de l'attendre. Et cela lui déplut
de se reconnaître dans cet instant privé à ce point de sa liberté
d'esprit. Son esprit ne recevait plus l'enseignement salutaire
accoutumé, à l'heure même où il lui eût été le plus nécessaire.
Les mains croisées sur ses livres il voulut prier; il pria; et un
r-éconfort lui vint de voir que Dieu ne lui refusait pas sa paix,
malgré tout : cette paix précieuse qui est l'efficacité même de
l'humilité dans la prière. Le vent pleurait à grandes intermit-
tences par la cheminée de la chambre, comme par d'autres
foyers, à sa manière d'automne. L'abbé désira regarder au de-
hors. C'était avec la vague angoisse de celui qui attend et espère
sans cesse, en regardant une route, y voir venir plus tôt ou en-
core y retarder le message. Mais, se croyant en paix, il se l'avoua
mal; c'est pourquoi il ouvrit sa fenêtre.
Certes, il ne faisait point clair au dehors; des nuages cou-
raient devant la lune de novembre à son premier quartier; elle
jetait sur la route, par leurs déchirures, sa lumière pâle et comme
lavée qui faisait luire les ornières. Et une grande tristesse in-
quiète remplissait la nuit.
Cependant, par le grand besoin qu'il en avait, l'abbé s'était
attendu à plus de clarté, à un calme meilleur; il s'étonna. Et aus-
sitôt la nuit lui parut menaçante et étrange de s'être faite, pour
une fois, si ressemblante à son esprit. Il lui en arrivait comme
un avertissement confus, indéfinissable. Immobile à sa fenêtre,
600 REVUE DES DEUX MONDES.
toute science abolie, dperdu à nouveau sous son apparence pai-
sible, il écouta. Aucun bruit distinct ne se faisait entendre; le
vent apportait parfois quelques craquemens de branches, quelques
crissemens de feuilles sèches dansantes; et, à d'autres fois, il
dispersait du silence. Tout de môme, après un peu de temps
l'abbé perçut, venant de l'autre côté de la maison, le côté du
préau, dans un souffle, un bruit comme de quelque bâton frô-
lant le mur et des pas assourdis. La chienne Mirza, au bas de
l'escalier, donna un coup de voix, puis se tut; les chiens d'Aris-
tide Mauvezens gémirent au chenil, en réponse. Bien que per-
sonne n'eût passé devant lui sur la route, cette crainte lui vint
que ce ne fussent des gens pour la petite mourante. Le cœur
violemment étreint et attentif, il se rejeta au dedans : debout,
prêt à descendre, il attendit quelques minutes. Mais le heurtoir
ne résonna pas. Les grandes rafales silencieuses venaient seules
le chercher jusqu'au milieu de la chambre par sa fenêtre restée
ouverte. Et après ce sursaut inutile, il leur trouva de la dou-
ceur. Et, penché une seconde fois au dehors, le front dans le
vent, sans l'avoir voulu il regardait au loin vers le pli de terrain
où se trouvait la maison de Germaine. Cependant on n'en pouvait
point voir la lumière, ni le toit, ni rien, à cause de la col-
line. Mais le ciel par là était un peu clair et il s'y trouvait des
étoiles fragiles, de celles qui paraissent et se perdent dans les
ciels brouillés, mouillées on dirait, tremblantes, et comme véri-
tablement émues.
Non loin de lui, une fenêtre se referma doucement; il lui
sembla que c'était dans la chambre donnant sur le préau, qui était
celle de sa sœur. Peut-être, elle aussi, avait-elle entendu le léger
bruit, le cri de la chienne, et elle avait voulu voir?... 11 s'étonna
un peu, tout de même, qu'elle se fût éveillée si vite pour si peu.
Il se pouvait aussi qu'elle ne fût pas encore couchée. Cependant
l'heure était tardive, et il n'entrait guère dans ses habitudes de
veiller. Elle faisait à sa coutume comme les femmes des villages
qui se lèvent tôt et ont besoin pour leurs travaux plutôt de la
lumière du jour que de celle de la lampe. Inconsidérément, il
pensa que sa propre attente pouvait être aussi celle de M"' An-
drau. 11 sortit de sa chambre. Il arriva jusque dans le corridor,
avec cette idée de l'appeler.
Le vent fit battre derrière lui sa porte et vaciller à l'éteindre
la flamme de sa bougie. Il s'arrêta.
LA VIE FINISSANTE. 001
A droite, la grande respiration bruyante de son père s'élevait
derrière la cloison ; il dormait en paix comme il sied à un homme
juste. Un peu de lumière passait sous la porte de sa sœur, et
Tabbé allait y frapper, — à la vérité contre sa coutume, car il dé-
sirait ne point mettre entre eux d'intimité, — dans son besoin
d'échanger cette nuit, avec quelqu'un de familier, quelques
bonnes paroles à cause de sa tristesse, quand, brusquement, il lui
parut entendre au dedans un chuchotement, des voix, celle de
sa sœur, une autre. D'abord, il n'eut pas de soupçons; elle avait
peut-être prié une amie de veiller avec elle; elles s'occupaient
ensemble à quelque travail de coquetterie, — un colilichet pour
le lendemain qui se trouvait être un dimanche...
Il pensa seulement s'éloigner sans bruit. Mais dans le mo-
ment qu'il s'en allait, il se ressouvint du bruit de pas qu'il avait
entendu un peu avant, alors que personne n'était venu par la
route; et de cet autre bruit de la fenêtre refermée qu'il n'avait
pas entendue s'ouvrir et qu'on avait paru faire léger à dessein. Il
demeurait indécis, un peu inquiet sur le palier, ne sachant que
penser ni que faire.
L'escalier s'ouvrait devant lui, avec dans son milieu l'hor-
loge qui égrenait la régularité sereine de ses tics tacs dans cette
nuit difficile. A cause de sa lumière éteinte, il ne la voyait
point, il l'entendait simplement. Cette idée lui vint de descendre.
Les mains au mur il descendit, très doucement, avec de grandes
précautions pour ne pas donner l'éveil. Sa chienne le flaira;
elle vint au-devant de lui et, sautant contre sa robe, elle lui
léchait les mains. Il la prit et l'emporta dans la cuisine; il n'eût
point fallu qu'elle aboyât. Il l'entendit qui se blottissait dans
l'âtre, contre les cendres chaudes; il l'enferma. Et ayant ouvert
la petite porte du dehors, il hésitait maintenant sur le seuil,
gagné brusquement par une peur de ce soupçon inavoué qui
l'avait amené là. Il n'osait point descendre les quelques marches,
ni regarder.
Devant lui, dans les lueurs fugitives, l'église , le clocher
triangulaire découfJaient leur grande ombre simple. Le vent agi-
tait les petits acacias du préau ; leurs fines feuilles séchées et
dansantes tourbillonnaient capricieusement, entraînées çà et là
sans repos. Et il sortait encore de ces choses comme une im-
pression d'incertitude. L'abbé Andrau s'aventura sur le petit
perron. La lune se découvrit comme il arrivait au bas; et,
602 REVUE DES DEUX MONDES.
ayant voulu de toute sa volonté savoir enfin, ses yeux aperçurent
une échelle appuyée au mur et qui rejoignait la fenêtre de
sa sœur. Mais aussitôt, celte pensée lui vint comme un secours
que ce n'était là qu'une vision fallacieuse créée par son appréhen-
sion. Et, la lune à nouveau disparue, il marcha les mains en
avant jusqu'à cette échelle. Il en toucha les degrés dans l'ombre
et il se demandait dans le silence que la certitude imposait
maintenant à son esprit :
« Qui a pu venir par là? »
C'était bien la coutume des jeunes gens du village d'arriver
par un tel chemin chez leurs amoureuses; pourtant il avait
beau chercher, il ne trouvait point quel pouvait être celui-là qui
était venu lui prendre sa sœur dans son presbytère. M"* Andrau
menait une vie réservée; elle n'allait point avec les autres jeunes
filles aux veillées dont on revient lentement par des chemins
détournés ; elle ne sortait guère que pour faire les courses du
ménage; elle ne voyait que la jeune M"' Mauvezens, M"' Aris-
tide, et celle-ci était une âme bien pure et bien douce de sa-
crifiée, de dévouée; ce n'avait pu être pour elle une compagne
funeste?...
Dans ce moment, il la revit causant un soir de printemps
avec Aristide Mauvezens, pendant que la jeune femme promenait
par la placette son petit enfant qui ne voulait pas s'endormir :
le tambour des conscrits s'éloignait par la route, des rossignols
avaient commencé de chanter... Il la revit, au soir même de ce
jour où il avait eu avec M"" d'Arazac la belle conversation dans
laquelle il avait trouvé des clartés nouvelles sur la vie et la mort,
avec le sentiment d'une tendresse plus humaine et profonde
pour M""" d'Arazac, et pour tous les êtres en elle, condamnés
comme elle, déclinant dès les premiers jours comme elle, à tra-
vers des attentes et des déceptions... Ce soir-là, comme il regar-
dait, en rentrant, sa sœur, avec son cœur nouveau, elle lui avait
dit, en pétrissant un gâteau de ses mains de servante active, alors
qu'il lui demandait si elle n'avait rencontré personne dans le
chemin : « Jai rencontré Aristide Mauvezens qui posait des filets
à perdreaux à la lisière du petit bois... »
Il la revit, un autre soir. Elle élevait dans ses mains, devant
lui, joyeusement les deux perdreaux qu'Aristide Mauvezens
avait apportés. Et il la revit lavant au bord de la mare, ce jour
d'été violent où elle avait tant ouvert sa chemisette... Aristide
LA VIE FINISSANTS. 603
Mauvezens la tutoyait en lui disant : « Je peux vous porter
toutes les deux jeudi à Rieul; entre toi et ma femme vous ne
chargerez point trop la voiture... »
D'autres menues choses lui revinrent à la mémoire ; mais
aucun autre jeune homme qu'Aristide Mauvezens ne se présen-
tait à sa pensée. Il se dit:
« Ce ne peut être que lui... »
Le mal lui parut plus grand et plus douloureux que ce fût
un homme marié que sa sœur ne pourrait épouser. Il pensa :
« Elle le savait pourtant bien en se donnant? »
Et il ne pouvait comprendre son âme de captive.
Etait-ce la première fois qu'Aristide Mauvezens venait ainsi
retrouver sa sœur dans sa chambre, la nuit? Ce n'était point par
surprise, de cela il pouvait en être certain, ayant entendu la
fenêtre qui se refermait seulement... Il n'y avait point donné
d'attention dans le moment; cela se précisait à cette heure.
Il douta si des gens le savaient dans le village? Des images, des
craintes et des projets se heurtaient en confusion devant lui,
mais comme si tout cela eût été d'un autre. Et, troublé dans son
esprit, il ne savait ce qu'il eût été bon de faire contre ce mal
imprévu. Un désir violent s'élevait en lui de retirer l'échelle, de
courir jusqu'à la chambre de sa sœur, d'enfoncer cette porte et
de leur apparaître pour convaincre l'homme de sa vilenie et lui
enlever la jeune fille. Cependant son âme, tremblante d'angoisse
à la pensée de la faute qui se commettait à cette heure si près de
lui, se refusa à servir sa propre énergie. Une habitude de haute
pureté craintive, une répulsion devenue invincible pour les
choses de la chair, le retenaient au bord de l'action à l'heure
où il eût fallu se hâter. Et, sa conscience meurtrie en révolte,
tombé à genoux dans un coin du corridor près de la porte
ouverte, lamentable, et plus chargé de peines qu'il n'en pouvait
porter, il pleura amèrement en se reprochant à la fois sa lâcheté,
son inadvertance, d'autres manquemens illusoires.
Il se passa une heure, ou deux peut-être, sans que l'abbé fît
aucun mouvement: inerte, couvert d'aune sueur mortelle, et se
considérant comme plus coupable encore que sa sœur, il priait
Dieu de lui pardonner. Seulement, la certitude lui venait que
d'autres connaissaient depuis longtemps la liaison de sa sœur
avec le fils du maire. Les Mauvezens étaient des gens notoires,
enviés, on avait beaucoup les yeux sur eux...
604 REVUE DES DEUX MONDES.
Aristide lui-même avait dû se vanter, auprès de certains amis,
de sa conquête. Cela entrait assez dans ses manières avanta-
geuses... L'abbé pensa tristement :
« Il ne s'est trouvé personne pour m'avertir. » La vie au vil-
lage lui apparut désormais impossible. Après la jonchée, au
soir des élections municipales, il avait cru une fois surprendre
des sourires dans son auditoire, comme il prêchait, en suivant
les commandemens de Dieu, la droiture et la chasteté à chacun
selon son état. Comment donc dirait-il aux parens, désormais :
« Gardez vos jeunes filles, » alors que lui-même il n'avait pu
garder sa sœur?
Dans ce temps, il se souvint d'elle encore enfant. Elle cou-
rait, ses belles joues bien roses, par les sentiers, derrière lui
qu'elle ne pouvait jamais atteindre. Ils allaient cueillir des mûres
sur les haies, des prunelles, des poires de Sainte-Catherine, aux
vacances. Il était déjà un grand garçon alors qu'elle n'était
encore qu'une toute petite fille. Et ce détail le remplit d'une
peine infinie qu'elle se réfugiait contre lui à la moindre peur,
ses petits bras l'enserrant étroitement et ses yeux limpides et
confians levés vers les siens.
Il avait promis à leur mère mourante de veiller sur elle.
Il n'avait point su le faire. Oh! pourtant, quand elle était venue...
Oubliant de rechercher ses sévères résolutions d'alors, si vite
désarmées par la simplicité candide de la jeune fille, il ne songea
plus qu'à la grâce ordonnée qu'elle avait apportée au presbytère
en s'y installant. Et l'intimité évoquée de ce presbytère lui fit
mal étrangement dans le cœur. Voici que cette maison qu'il
avait cru faire sienne pour un temps, lui semblait devenue hos-
tile et tout à fait étrangère. Il ne retrouvait plus son désir d'y
vivre parmi ses livres, ses prières et les soucis de ses devoirs.
Il sentit qu'il allait vouloir changer de maison et de village,
tout de suite, au plus tôt. Il savait que cela ne serait point facile;
mais il se dit qu'il s'ouvrirait de tout à son évoque, qu'il se jet-
terait à ses pieds.... Auparavant, il écrirait an grand vicaire une
lettre où, sans rien lui confier d'abord, il laisserait soupçonner
des raisons graves à l'appui de sa détermination, de sa requête.
Des fragmens de cette lettre se composèrent dans son esprit sans
qu'il y mêlât une volonté directe. Il obtiendrait son changement;
il voulait bien aller dans une paroisse plus petite. Que lui im-
portait?
I
1.x VIE FINISSANTE. 605
L'image de Germaine Lauriol se dressa devant lui ; elle se
mourait, il l'assisterait encore, il n'aurait point à la quitter.
L'image de M"^ d'Arazac lui arrivait aussi ; mais comme de plus
loin, déjà plus effacée. Il se dit :
« Quelque autre prêtre, plus digne que moi, sera auprès d'elle
à ses derniers momens. »
Dans cette heure d'aridité et de douleur, il sacrifiait l'affec-
tion de la pauvre vieille femme, la douceur qu'il sentait bien que
lui seul pourrait donner à sa mort par l'entente de son déclin
lentement suivi, et que tout autre n'aurait point connu.
Il se vit, passant le seuil de son presbytère, pauvre de joies
et d'espérances humaines, allant où Dieu voudrait.
A l'étage au-dessus il se fît un bruit léger. La fenêtre de sa
sœur s'ouvrait; il se pencha vite, il regarda par la porte, dans la
nuit; il vit, véritablement, un homme qui emportait l'échelle et
la couchait derrière l'église. A cause de l'ombre, il ne distingua
point ses traits ; mais cet homme se hâtait vers la maison des
Manvezens. Il en ouvrit la porte avec une clef familière. Et le
vieux chien qui ne servait plus pour la chasse et couchait dans
une niche tout contre, n'aboya pas quand il entra.
XXXI
Dans leur lettre, les jeunes femmes disaient : « Nous \nen-
drons bientôt ; peut-être pour la Saint-Martin parce que ce sera
la fête du village. Nous aiderons M'^* Clarisse à orner l'autel et
dans le temps que les bonnes gens danseront au dehors, au bruit
de leur musique accoutumée, nous resterons près de M"' d'Arazac
que l'automne attriste peut-être. Et elle nous contera des his-
toires d'autrefois telles que nous les aimons. Et nous l'entoure-
rons d'affection et de respect comme si nous étions ses filles. »
Elles ajoutaient que M. Rivais et son fils avaient un grand désir
de les accompagner cette fois : que cependant il ne fallait point
trop les attendre. Ils avaient à la ville des occupations qui les
retiendraient peut-être, malgré leur vouloir.
M"* Clarisse lisait lentement, un peu difficilement, à haute
voix.
Et M""^ d'Arazac prenait à entendre lire cette lettre un grand
plaisir mêlé à sa pensée habituelle.
Elle dit :
606
REVUE DES DEUX MONDES.
— Elles font bien de venir maintenant si elles veulent encore
me voir.
Mais elle soupira dans cette persuasion que M. Rivais ne
viendrait pas. Il était un peu âgé déjà, la température avait
beaucoup fraîchi, cela le ferait hésiter sans doute.
Elle murmura :
— Je ne verrai plus en ce monde le vieil ami.
Pour ce qui était de son fils, quoiqu'il eût à mener ?>
Toulouse une vie active, elle espérai! qu'il accompagnerait sa
femme. Elle se souvint avec joie de sa force juvénile, de la pré-
cision souple de chacun de ses gestes. Elle dit :
— S'il vient, quand il sera ici, il m'aidera à me promener
encore un peu dans le corridor.
Il lui parut qu'elle allait regagner un peu de vie à cette aide
nouvelle et forte.
Déjà M''* Clarisse songeait aux chambres à préparer et elle
ordonnait, dans son esprit, des repas aux goûts divers de ceux
qui allaient venir. Et la détresse tranquille de M""* d'Arazac
n'arrivait point jusqu'à elle.
Chacune, elles avaient au cœur la peine de la séparation;
cependant M"^ Clarisse, protégée par sa surdité contre les
plaintes de sa sœur, n'entendait en elle-même que sa propre
peine. Il arrivait même, à certaines fois, quand M°" Leibax,
M. Daurat ou encore Félicie venaient faire quelque visite, il
arrivait qu'elle racontât ses nuits de veille , et elle n'en omet-
tait point ses fatigues, ni les exigences de l'heure présente.
M"' d'Arazac pouvait entendre; on la croyait souvent endormie
alors qu'elle ne faisait q"e se reposer en elle-même du présent
et de ce qui allait venir par le souvenir du passé. Gomme elle
se taisait, on ne le savait point. Mais une incommensurable
angoisse, que personne ne cherchait à voir, pouvait tenir dans
ses orbites profondes, dans ses mains oisives. Une incommensu-
rable angoisse, comme une colère contenue !
Une tristesse immense reposait sur tout le pays sans soleil.
En ces jours-là, la lune se levait an loin, à une heure familière,
pleine et ronde ; au fond des vallées pour quelques-uns, sur les
collines pour d'autres. Et il y avait des gens qui pouvaient
dire :
— Nous l'avons vue, ce soir se lever sur 'e toit de notre
maison.
LA VIE FINISSANTE. 607
Tout autour de ce pays, un peu plus loin, vers les villes, les
vignes étaient rouges et comme blessées. Les eaux élevées dans
certains canaux, au bord des prairies, reflétaient un ciel blanc et
s'emplissaient de feuilles retournées parce que plusieurs arbres
commençaient à perdre leurs frondaisons. Il y avait un peu
partout, surtout à l'entour des mares, des peupliers comme
des cierges flambans et d'autres écimés qui avaient poussé en
buisson et qui ressemblaient à des flammes.
Les rouliers, par les chemins, allaient près de leurs attelages,
encapuchonnés de limousines. Et les crépuscules hâtifs les
jetaient, eux et leurs chevaux aux beaux colliers à haute corne
recourbée, et leurs chars, en silhouettes obscures sur les der-
nières clartés.
Aux églises, disséminées par la campagne, c'était tous les
jours, à la tombée de la nuit, suivant la coutume, l'office du
Chemin de la Croix dans l'Octave des Morts. A cette heure-là, de
l'une à l'autre, les cloches s'appelaient et se répondaient. Elles
se faisaient par-dessus les champs leurs signes sonores. Alors
des femmes sortaient de leurs maisons pour aller au Chemin de
la Croix; elles y venaient, leur mouchoir de soie étroitement
serré autour du visage , et celles qui se trouvaient en deuil
paraissaient plus tristes en ces jours-là dans leur cape noire.
Quelques hommes avec leurs vêtemens de travail se rendaient
aussi à l'église; chacun y apportait le recueillement de quelque
souvenir. Et les lampes suspendues éclairaient durement des
profils simples que leur lumière faisait pâles.
La haute croix argentée, branlante un peu dans son vieux
manche de bois, aux mains de l'enfant de chœur, menait les
fidèles de station en station tout autour de l'église. Deux autres
enfans de chœur, aux deux côtés de la croix, tenaient élevées
entre leurs mains les flambeaux dont la lumière se couchait
sur les gaines métalliques au mouvement de leur marche.
Et ils avaient tous les trois des poches bruissantes sous leur
petite robe noire et leur rochet, des poches emplies étrange-
ment de billes, de ficelles et d'autres choses à quoi ils pensaient.
Et ils étaient là, devant l'immense mystère, doux et inconsciens
comme les enfans d'autrefois, les enfans de Jérusalem qui, sans
doute, virent sans étonnement passer Jésus sur le chemin du
Calvaire, distraits à peine de leurs jeux par le cortège de douleur.
A chaque station il se taisait dans l'église un silence pour une
G08 REVUE DES DEUX MONDES.
courte méditation. Le silence profond du dehors répondait à ce
silence intérieur. C'était le moment où la nuit entrait par les ver-
rières, où les étoiles commençaient d'apparaître au-dessus de
l'église et partout. En ce temps, au De profundis, la lune éclai-
rait déjà, encore bien haute. Et sa lumière oblique allongerait
tout à l'heure, à la sortie, des ombres falotes devant chaque
groupe. L'église serait belle, alors, illuminée au dedans, et ceux
qui se retourneraient dans le chemin, en s'en allant, pourraient
y trouver un espoir joyeux pour se consoler dans leurs sou-
venirs.
Et les cloches du soir seraient avec eux.
XXXII
Ce matin, — qui était le matin même de la Saint-Martin, —
les gens, avec des paniers et des sacs, étaient venus de bonne
heure faire leurs provisions : des provisions énormes, car il
convenait aux fastes traditionnels que l'on mangeât beaucoup
de viandes aux repas de ce jour. Chacun avait encore, par sur-
croît, sacrifié dans sa maison, quelque dindon, quelque oie ou
des poulets. Et les voisins, les amis, les parens conviés, devaient
gagner, à voir sur la table les beaux quartiers de bœuf rôtis et
bouillis et les volailles, une forte gaîté à laquelle aideraient les
vins venus de Condom et de Lectoure.
Comme les coups de la grand'messe sonnaient, les jeunes
femmes, arrivées de la veille, — et qui déjà avaient secondé
M"' Clarisse dans son travail autour des autels en l'honneur de
saint Martin, — aidèrent M"' d'Arazac, qui venait de se lever, à
descendre l'escalier. M""* Leibax vint au-devant de la vieille dame
pour lui marquer sa déférence; elle l'avait attendue assez long-
temps, assise au coin de la grande cheminée, désirant avoir des
nouvelles de la nuit, et maintenant elle pensait aller à la grand'-
messe avec M"" Clarisse. Dans le temps qu'elle accompagnait
M""* d'Arazac et les jeunes femmes jusque dans la salle à manger,
M"" Andrau se présenta qui demandait à faire ses adieux à ces
dames. Elle était avec sa belle-sœur, la femme de son frère aîné
qui demeurait dans un autre village du côté de Mirande, et cette
femme disait :
— Mon mari et moi, nous sommes venus pour la fête.
LA VIE FINISSANTE. 609
En réalité, ils étaient venus chercher la jeune fille et
M"^ Leibax le savait. Ils repartaient le soir môme. iM'"" Andrau
prit congé de JVr^^ Clarisse et de M™* d'Arazac; l'une et l'autre
l'embrassèrent. Tranquille et fraîche à son ordinaire, un peu
plus craintive seulement. M"* Andrau suivait sans ennui sa belle-
sœur. Elle paraissait n'avoir pas de peine à quitter le village; elle
voulait bien aller où son destin la menait et, pour chaque chose,
il entrait dans son caractère simplement de s'en remettre aux
autres. Elles s'en furent.
M"' Leibax dit :
— La petite Germaine Lauriol est morte.
Elle croyait bien que cela s'était passé la veille au soir vers
les onze heures. Mais elle ne savait pas au juste, n'y étant pas
encore allée. On lui avait dit que l'enfant avait gardé sa con-
naissance jusqu'au bout. Elle s'était sentie mourir :
— A la fin tout à fait, elle a rêvé un peu ; il paraît qu'elle faisait
de beaux rêves; elle voyait l'église et elle se croyait au ciel.
M"* Leibax ajouta que l'abbé Andrau était resté là-bas fort
avant dans la nuit. Il avait montré un admirable dévouement.
(Juand tous pleuraient, il avait encore trouvé des mots pour
consoler la pauvre petite mourante.
— On m'a dit qu'elle lui avait pris la main en rêvant; elle
lui parlait tout doucement, sans plus savoir que c'était lui. Elle
est morte en lui tenant la main.
jy^me (j'Arazac, les mains jointes, s'écria :
— Mon Dieu! quelle triste chose, si jeune!
Elle se tut. Inexplicablement elle ressentait à la fois un effroi
et comme une consolation. Puisqu'on pouvait mourir si vite à
quinze ans, que cela pouvait être fini d'un soir à un matin, à
quoi donc tenait présentement le peu de vie qui lui restait à
elle? L'issue était toute proche. Elle s'égara à la sentir passer.
Mais il lui parut que ses années, en regard des années de l'en-
fant, gagnaient encore en durée. Et, malgré la peine et le trop
grand âge, il lui parut qu'il avait été utile et bon de vivre au
delà de quinze ans.
M'^* Clarisse était allée mettre son chapeau. Les jeunes
femmes dans la cuisine, devant l'àtre tlambant, demandaient à
Anna Soulé des recettes anciennes.
Cependant quand M"' Clarisse, et M""* Leibax furent parties
pour la messe, elles revinrent à la salle à manger.
TOiiE XXXIV. — 1906. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
Et, seules désormais pour un temps avec M""' d'Arazac, elles
qui avaient assisté à une messe matinale, elles la prièrent de leur
parler de sa jeunesse. Penchées vers la vieille femme, leurs
mains unies aux siennes, elles écoutèrent chaque parole pieuse-
ment, avides de recueillir les souvenirs fragiles pour les mettre
dans leur cœur et leur donner, avec leur vie encore nouvelle,
une vie au delà de celle de M""* d'Arazac, au delà de sa pauvTe
mémoire déjà parfois vacillante. Et, le vieil album sur leurs
genoux, il leur arriva ainsi de se trouver mêlées dans la pensée
de M"^ d'Arazac à des gaietés et à des peines éphémères d'êtres
effacés depuis longtemps, à qui elles assuraient encore un peu de
durée par leur attention affectueuse.
Toute une compagnie de figures familières revécut en ce
moment dans la paix favorable de la vieille maison, à cette heure
dominicale, toute une compagnie de figures anciennes, sans doute
anxieuses de n'être point oubliées, et reconnaissantes aux nou-
velles mémoires. Et les jeunes femmes furent comme entourées
d'âmes qu'elles n'avaient pas connues et qui venaient à elles
tout de même dans les histoires de M"" d'Arazac, amicalement et
fortement, du fond de leur passé, comme un grand signe de la
brièveté de chaque vie et du lien étroit qui attache par les
mémoires un temps à un autre temps.
Le soir, à l'issue de la bénédiction, M"' Clarisse, sa grande
voilette rejetée en arrière et aidée de Marie Crouzath, éteignit
les cierges et les flambeaux lentement, avec précaution. Les lu-
mières entraient tour à tour sous le capuchon de l'éteignoir et
elles mouraient devant le peuple en désordre des chaises, dans
l'é^^lise déserte toute chaude encore d'encens, simplement, vite
et un peu fumeuses.
Et ce fut à cette heure seulement qu'il commença d'y avoir
un peu d'animation par le village.
En s'en revenant. M"' Clarisse et sa seconde marguillière
rencontrèrent sur la route des bandes de jeunes filles qui se don-
naient le bras. Elles riaient, elles causaient entre elles avant le
bal, et quelques-unes parfois parlaient tout bas et les autres alors
se penchaient pour les entendre. Elles saluèrent M"' Clarisse et
Marie Crouzath.
Celle-ci leur fit des admonestations avec rudesse, avec un
peu d'envie. M"* Clarisse, un doigt levé, leur conseilla seule-
LA VIE FINISSANTE.
611]
mont une grande circonspection dans le plaisir. Elle ne croyait'
point qu'une jeune fille put jamais être trop réservée, ni trop
sage. C'était là sans doute sa meilleure parure. Elle parlait sans
sévérité, en souriant ; mais Marie Crouzath regrettait de n'être
plus jeune. Elles continuèrent leur chemin. Les jeunes filles
s'éloignèrent. Elles portaient presque toutes des châles blancs
qui accrochaient ce qui restait de clarté dans le crépuscule bas.
Il y avait là Gabrielle, la fille de Félicie, Marinette et Delphine
de chez les Dario, parmi les autres. Rose, de chez M"" Leibax
n'y était point. On venait de la fiancer au fils Larribeau ; les
noces se feraient dans le courant du mois et elle ne devait reve-
nir au village que le matin même, pour l'église et la mairie, dans
la haute jardinière de quelque ami du fiancé, selon la coutume,
avec ses demoiselles d'honneur.
Les jeunes filles se confiaient des choses à son sujet. Il s'en
trouva deux qui dirent :
— Ce ne sont point toujours les plus sérieuses qui font les
plus beaux mariages.
Cependant Marguerite-Claire Cèbes passa : elle était avec sa
mère. On la gardait comme une demoiselle et on ne la laissait
point se mêler aux bavardages dans l'idée de l'établir mieux, à
Toulouse ou encore à Auch. Elle salua ses compagnes, en pas-
sant; elle allait vers la salle de bal où elle ne danserait qu'une
fois ou deux, à l'ouverture, avec Elie Despiau, peut-être, ou le
fils de l'ancien adjoint au maire. Elle portait une belle toilette,
un chapeau à la mode des villes.
A la façade de l'école des filles qui servait de salle de bal,
au haut de la porte, il y avait des lanternes vénitiennes. Point
beaucoup, et pour la plupart minables et défoncées. Il y en
avait aussi devant les cafés; chez Léandre, chez Larroque. Le
vent les balançait et les éteignait. Il s'en trouva qui brûlèrent.
Des hommes attablés buvaient de la bière, des liqueurs ou des
mazagrans dans des verres lourds. Plusieurs jouaient aux cartes,
d'autres au billard. On les voyait derrière les vitres, et ils appa-
raissaient, chez Léandre, dans un bien-être tranquille parmi les
fumées du tabac. Mais chez Larroqu^i on les pouvait juger plus
bruyans : une vieille femme les servait; on avait en plus amé-
nagé une pièce au premier, au-dessus du café pour les consom-
mateurs, et elle devait sans cesse aller et venir par le petit esca-
lier, une bougie à la main.
6i2 REVUE DES DEUX MONDES.
I
I
De grands rires éclataient souvent au travers des fenêtres,
jusqiio sur la route. Tout le comité de défense rc'publicaine était
là. Sagéas, le gendre de Larroque, une serviette sur le bras,
s'empressait auprès des principaux. A tous ceux qui avaient au
printemps soutenu sa candidature malheureuse, Cèbes, le tail-
leur, tout en gardant son air sombre, payait généreusement des
tournées. Et c'est pourquoi, quand il parlait, on se taisait par
déférence. Hilarion Tournetz buvait avec lui, Chelies le forge-
ron bossu, Pierrett, Broqua et Élie Despiau. Mais le père Des-
piau était chez Delpech avec M. le maire et son fils, M. Mour-
gues l'adjoint, le jeune Mourgues, Ulysse le marguillier, Argès,
Broquère, Rieumayrolles, Saint-Cernain, Glauselte l'organiste,
Puntous de la Peyrère et les Loubers du Château et du Courta-
lie. Les Noubel, le père Gaud, Honoré qui cultivait le jardin de
la maison de briques rousses, le vieux Danglas, Jacques et
Capéran étaient assis non loin, formant d'autres groupes.
Cependant M. Daurat parut dans les deux cafés avec l'éga-
lité qui convenait à la largeur de ses vues, et à sa fraternité ha-
bituelle.
Et Dominique, le pau\Te vieux suisse, plus pâle d'être déjà
ivre, buvait aux seuils çà et là au gré des ofTrans avec le caril-
lonneur.
Sous les auvens des portes, on jouait, devant des tréteaux,
à plusieurs sortes de jeux d'adresse ou de hasard : des billes
couraient, jetées par un ressort sur des tablettes où on avait
ménagé des godets, chaque godet portant un chiffre correspon-
dant à quelque gain. Des petits chevaux tournaient sans trêve
dans leurs rainures, sur leurs tapis verts. Il y avait un tir aux
j)ipes installé dans une grange. Au-dessus de ces jeux, des
lampes agrandissaient l'obscurité par leurs lumières débiles. Et .
la musique du bal marquait des cadences que le bruit des pas
suivait.
Des petits garçons s'amusaient à épier des couple? qui mar-
chaient vers les chemins obscurs. Des petites filles allaient trois
par trois, riant et se faufilant. Des groupes de femmes en capu-
le(, immobiles sur la route, regardaient on ne savait quoi.
Et le vent d'automne jetait sur chacun et dans les arbres
défeuillés, son avertissement fuyant et inlassable, sa force tra-
Lu lune apparut et disparut. Entre les nua^cs^, lu Grande
f
LA VIE FINISSANTE. 613
Ourso tournait sur les collines avec quelques autres étoiles trem-
blantes dès leur lever. Des bandes de ciel clair coupaient la
nuit. Les mares et les flaques d'eau laissées ici et là par les
pluies brèves de la journée, reflétaient alternativement leur
clarté et les ombres. 11 faisait froid.
Trois jeunes hommes descendirent par la route en chantant.
Ils marchaient tranquillement. Arrivés à la croix, ils remontè-
rent. Ils chantaient :
N'allez pas oublier l'heure du rendez-vous.
Cette nuit j'irai vous attendre.
Et plus loin, au refrain, ils disaient :
Ce sera la saison des roses.
Entre chaque danse les garçons et les jeunes filles sortaient
ensemble de la salle de bal. Il y eut des amoureux qui s'en vin-
rent se parler tout contre le cimetière. Les pauvres morts y dor-
maient en paix. Ils avaient, comme ceux-ci, dansé autrefois
[pour la Saint-Martin et aimé au même lieu.
Une voix, de ce côté, se fit entendre qui chantait la romance
Iveule :
Verse, verse tes baisers...
Le vent dans les cyprès accompagnait chaque geste avec une
[hauteur indiff'érente.
Ce soir-là, à la maison de briques rousses, M"' d'Arazac,
[déjà au pied de Tescalier et prise d'une lassitude infinie, de-
[manda d'elle-même à ne pas monter.
En passant, M'^* Clarisse glissa à l'oreille des jeunes
temmes :
— Je suis bien contente ! Elle sera mieux ici que là-haut et
je n'aurai plus peur qu'elle tombe, les soirs...
Elle était contente aussi que sa sœur y fût venue d'elle-même ;
îUe se réjouissait simplement.
Quand tout fut prêt, on vint le dire à M"'" d'Arazac. Dehors
les jeunes hommes repassèrent en chantant :
Ce soir, je viendrai vous attendre...
614 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle se leva. Péniblement, appuyée sur les deux jeunes
femmes, elle voulut marcher jusqu'à la chambre. Sur le seuil,
elle murmura :
— M'y voici; c'est pour y mourir, je crois bien.
Les chanteurs s'éloignaient :
N'allez pas oublier l'heure du rendez-vous...
Quand M""* d'Arazac fut couchée, dans le silence, ou enten-
dit encore :
Ce sera la saison des roses...
XXXIII
Jacques et Félicie remontèrent par le sentier à travers les
champs.
Félicie demanda :
— Où nous retrouverons-nous cet hiver?
Jacques répondit :
— N'aie pas peur, je saurai bien encore où te mener.
Devant eux, le croissant pâle et fin de la lune courait, ses
pointes en l'air, tout droit, en haut du sentier, dans un ciel de
cuivre. Les genévriers embaumaient, perdus à demi dans
l'ombre déjà, et tout pleins de leurs petits fruits durs et violens.
A l'orée du bois, des bergers ou des passans avaient fait un petit
feu. Ils virent les pierres noircies où le premier fagot avait été
posé; entre les pierres, (juclques tisons brillaient encore faible-
ment parmi les cendres. Félicie en approcha les mains.
Au haut des noyers, des acacias et des peupliers, des nids
de pie, déserts et découverts par l'automne, s'échevelaient aux
entre-croisemens des branches.
La nuit tombait avec une solennité tranquille sur les terres
labourées au milieu desquelles ils marchaient; de grands sil-
lons courbes y étaient marqués pour les drainages, et cela
faisait des lignes sombres, régulières, parmi les mottes passées
à la herse. Un merveilleux silence enveloppait tout; une voix
chanta au loin; c'était une voix de femme jeune, élevée.
Félicie dit :
— Je crois que c'est la servante de la Bigorre qui chante.
La voix redisait une complainte aux cadences anciennes;
LA VIE FINISSANTE. 613
elle arrivait dans le vent, modulée par les souffles et encore par
ceci que la jeune fille devait vaquer à ses occupations du soir,
entrer dans les étables, les bergeries, le poulailler, pour le cou-
cher des bêtes et le bon ordre de chaque chose.
Ils passèrent près de chez Puntous, à la Peyrère, doucement,
afin de n'être point entendus. Il y avait là un chêne séculaire
contre lequel on avait appuyé une meule de paille et le toit
incliné d'un petit hangar à serrer les outils.
La lune s'était faite brillante et les étoiles commençaient de
paraître dans le soir plus avancé quand TAngelus sonna
Félicie voulut s'arrêter pour le dire ; dans cette heure admi-
rable un recueillement lui venait, profond, inquiet un peu, en
même temps qu'un regret, inavoué encore et simple, que ce fût
sitôt la Noël, la confession qu'elle croyait nécessaire à sa qualité
de chanteuse. Elle ressentait une honte à cause de M. le curé;
son amour, qui lui était un amour défendu, léloignait de sa faci-
lité antérieure aux habitudes pieuses. Elle appela :
— Jacques?
De quelques pas en avant d'elle, il allait arriver à la haie et
puis sur la route.
Il se retourna et demanda :
— Que veux-tu ?
Elle se suspendit à son bras sans rien dire. Immobiles der-
rière la haie, dans le temps de se séparer afin de ne point paraître
ensemble sur la route, ils ne pouvaient se détacher l'un de
l'autre ; ils ne se disaient rien ; ils ne se donnaient pas de baisers.
On eût dit, à les voir, qu'ils goûtaient sans trouble un repos fra-
ternel dans cette solitude. Tout de môme Jacques se décida à
remonter à travers champs et Félicie s'en fut par la route. Elle
rencontra M""^ Pouzergues qui revenait d'accompagner à la gare
un homme d'affaires ; elle était animée, mécontente el désireuse
de faire ses confidences. Elle raconta à Félicie que son mari
avait eu l'impudence d'installer sa maîtresse à Rieul même, en
face de la halle aux grains, dans un beau magasin neuf où il
passait ses journées. Elle avait pris des ouvrières; ils allaient
à Toulouse très souvent ; elle s'approvisionnait pour ses fourni-
tures dans les plus grands magasins de mode de là-bas et elle
faisait une ^^^rande toilette. M""' Pouzergues ne comprenait point
comment il pouvait suffire à tant de dépenses. Un jour qu'elle
passait par la rue, sans rien savoir encore de tout cela, à son
Cl 6 REVUE DES DEUX MONDES,
retour des eaux, la fille lavait regardée avec insolence. Elle
avait appelé son amant au dedans, il était venu sur le seuil, et ils
riaient ensemble en la regardant passer, comme des igens très
contens et bien tranquilles. A présent, elle ne voulait plus une
simple séparation d'avec lui, la séparation de corps et de biens
qu'elle avait d'abord acceptée; elle voulait divorcer, elle voulait
être libre et reprendre son nom ancien. La figure en feu, elle
s'abandonnait à sa colère; elle raconta à Félicie tout le mal des
commencemens ; elle avait tout su, tout recliercbé , elle l'avait
épousé quand même. Il eût mieux valu qu'elle ne l'eût jamais
fait; elle ajouta :
— Il me le fallait, vois-tu; c'est comme toi ton Jacques. Mais
sans mon argent, sans le mariage, il ne m'aurait jamais voulue.
Félicie tressaillit d'entendre le nom de sou amant dans cette
bouche haineuse. Elle supplia :
— Ne parlez pas de moi, madame Pouzergues. Avec Jacques
les gens croient des choses parce que nous sommes voisins,
mais...
Elle ne savait point se disculper; elle chercha à parler d'autre
chose; comme elles passaient devant la maison de briques
rousses, elle dit :
— Il faut que j'entre là, madame Pouzergues, au revoir, et je
vous souhaite de bien bon cœur de la chance dans vos procès.
Quand Félicie entra, M"^ d'Arazac, une petite lampe près
d'elle, cherchait dans son li\Te d'heures la messe du lendemain.
Il se trouvait que c'était celle du premier dimanche de l'A vent.
A l'épître de l'apôtre saint Paul aux Romains, elle venait de
lire : « Il est temps de nous réveiller de notre sommeil... »
Félicie ne voulut point s'asseoir; elle était venue seulement
pour savoir comment allait M™* d'Arazac.
Dans le panier à ouvrage où son tricot dormait depuis plu-
sieurs jours, il y avait une lettre toute timbrée et cachetée
que M"* d'Arazac donna à Félicie :
— Ma sœur l'a écrite et l'a oubliée; elle oublie souvent bien
des choses. Tu la mettras à la poste. Tu passes devant la boîte
en t'en allant, tout juste.
C'était une lettre pour les jeunes femmes adressée à Tou-
louse. Félicie demanda si elles avaient fait un heureux voyage de
retour.
M°" d'Arazac répondit que oui, qu'elles lui avaient écrit déjà
II
LA VIE FINISSANTE. 617
deux 'ois depuis ce temps. Elle soupira et dit que c'était pour
elle un grand malheur que M. Rivais et son fils ne fussent pas
venus au village cette dernière fois.
— Je ne les reverrai pas en ce monde, pour sûr.
Félicie s'écria:
— Oh ! madame d'Arazac ! on ne sait ni qui vit, ni qui meurt.
Vous les re verrez peut-être bien.
M""" d'Arazac hocha la tête.
— Je ne crois pas.
Anna Soulé avait déjà mis le couvert; mais M™* d'Arazac ne
s'asseyait plus à table et on lui servait un peu de bouillon ou du
lait sur un guéridon, près de son fauteuil.
XXXIV
Le jour où la pauvre M""^ d'Arazac mourut, le treizième de
décembre au matin, il y avait sur la campagne du brouillard, des
voiles blancs tendus partout. Le blanc-gel s'était attaché aux
prairies et aux branches des arbres qui apparaissaient comme
givrés. Et c'était beaucoup de blanc, — une candeur heureuse, —
pour l'essor de la chère âme ancienne.
De grands vols d'alouettes et d'étourneaux s'élevaient de
terre avec un bruit de vent. Des pies, par lesguérets, sautelaient
en hochant leur queue étroite, dans des horizons rétrécis.
Mais un peu plus tard, quand le soleil avait paru en plein
ciel, les lointains, en s'ouvrant, avaient laissé voir sur les col-
lines les moulins aux ailes inertes, tandis que les gouttelettes
de rosée faites en glace au bord des toits se détachaient et tom-
baient avec un brisement de grésil, à la tiédeur nouvelle.
Au commencement de la semaine, le docteur avait dit :
— Il n'y a plus rien à faire.
Il croyait que, bientôt, M""^ d'Arazac allait commencer à ne
plus bien comprendre, à délirer. Elle avait cependant jusqu'à la
fin gardé une certaine connaissance. Ayant pris à part M"'' Cla-
risse, il avait ajouté :
— Vous pouvez à présent lui donner tout ce qu'elle voudra.
La nuit avant la dernière, elle n'avait juis reposé du tout:
Elle ne trouvait pas de position dans son lit. Elle ne pouvait plus
se mouvoir d'elle-même.
Le vent soufflait avec violence, pleurant autour de la maisn'\
618 REVUE DES DEUX MONDES.
Et M""* d'Arazac, l'aj^nt entendu qm faisait battre les volets mal
joints, avait dit :
— On frappe... Qui frappe? Allez ouvrir.
On y était allé pour lui faire plaisir. Mais à la porte il n'y
avait personne. Une visiteuse sombre, seulement, qu'on ne pou-
vait point voir et dont l'heure d'entrer n'était pas encore venue.
Après cette nuit, toute brisée d'avoir soutenu la lutte
suprême, M°* d'Arazac avait voulu tout de même venir un peu
dans la salle à manger. On l'avait portée, tout enveloppée d'une
couverture, jusqu'à son fauteail. On lui avait allongé les jambes
sur des chaises. On avait mis tout autour d'elle des oreillers.
Elle n'était vraiment plus là avec sa figure coutumière; elle offrait
l'image de quelqu'un dont les habitudes familières sont déjà
parties en avant avec les meubles d'une maison désormais
déserte et qu'il va falloir quitter.
Elle avait voulu beaucoup de feu, « des flambuseades, »
comme elle disait. Il lui semblait que ses membres se raidissaient
faute d'avoir chaud. Tout le jour devant elle, les flammes avaient
dansé dans l'âtre, hautes et claires, les flammes joyeuses, bleues
et dorées, les flammes violettes, avec les spirales de fumée, les
étincelles qui pétillaient. Le bois, encore vert, pleurait. Le soir,
il y avait eu dehors un beau crépuscule. Les Pyrénées étaient
apparues tout irisées, étincelantes de neige nouvelle, irréelles,
emplies de magnificences. Le couchant était d'or rouge. Mais
M""* d'Arazac avait vu le couchant dans les braises ardentes et
tranquilles de son feu.
Au commencement de la dernière nuit, on eût pu croire
qu'elle allait mieux. Elle avait paru s'endormir. Les yeux fermés,
les mains sur le drap, elle ne demandait plus à faire aucun
mouvement.
Une fois elle avait ouvert les yeux ; elle y avait eu de la
peine. Elle cherchait, ici et là, on ne savait quoi. Elle les avait
refermés. Une autre fois, un peu plus tard, elle avait encore fait
efi"ort pour les rouvrir... Ils étaient comme appesantis... Elle ne
pouvait plus bien.
Aux environs de minuit, l'abbé Andrau lui avait apporté le
Bon Dieu en viatique. M"" Clarisse, penchée tout contre elle, lui
avait dit, pour rappeler sa pensée à la solennité de l'acte:
— Nous sommes bien heureuses... Dieu est venu dans notre
maison. Tu vas ra\"oir en toi...
LA VIE FINISSANTE. 619
Elle avait fait: « Oui... oui, » de la tête, faiblement. Les
regards élevés, les mains unies, elle priait. Un peu après, elle
avait parlé; on n'avait pas compris le sens de ses paroles:
Pour l'Extrême-Onction, d'elle-même elle avait essayé d'offrir
ses mains.
Vers les petites heures du matin, M"^ Clarisse, agenouillée
sur un prie-Dieu, avait récité les litanies de saint Joseph, parce
que M°^ d'Arazac aimait beaucoup saint Joseph.
Au jour, M"* Clarisse avait commencé les « Sept Allégresses. »
A la troisième. M"* d'Arazac avait passé. C'était huit heures.
Dans le temps que sa sœur mourait, M'^^ Clarisse s'était jetée
à genoux par terre, contre son lit, en s'écriant :
— Mon Dieu ! ne soyez pas mon Juge, mais mon Sauveur!
M"* d'Arazac était morte dans une sérénité infinie, comme une
bienheureuse.
Elle s'en était allée lentement, vers la mort, comme un sym-
bole de la vie finissante du village, dans le beau cadre des sai-
sons. Et elle quittait la vie, à son heure, paisiblement, sans plus
de difficulté qu'une feuille qui tombe en son temps de la
branche.
XXXV
Il fallut habiller M"° d'Arazac pour la chapelle ardente.
On lui mit un voile de tulle noir, ancien et orné de dentelles,
sur la figure. Il se trouvait légèrement déchiré en haut ; à tra-
vers la déchirure, on voyait un peu de peau, comme de Tivoire,
sur la tempe.
On lui mit son livre entre les mains, un crucifix, et on
enroula entre ses doigts, croisés à peine, son chapelet.
Un rayon de soleil entrait par la fenêtre basse. Il luisait sur
la tapisserie comme une flamme miraculeuse et sans agitation.
Il avança et se trouva sur les mains de M"* d'Arazac ; il donna
une étincelle aux coins dorés de son livre, une autre aux vieilles
bagues de ses doigts.
Auprès du lit de M""^ d'Arazac on avait allumé, sur une table
couverte d'une nappe blanche, deux grands cierges qui brûlaieut
en crépitant. C'étaient des cierges qui avaient été bénits à la
Chandeleur, les années précédentes.
Entre les porte-flambeaux on avait mis le verre de cristal
620 REVUE DES DEUX MONDES.
taillé sur une assiette à fleurs. Une branchette de myrte y trem-
pait dans l'eau bénite par le feuillage pour ladieu de ceux qui
viendraient.
Et M™^ d'Arazac les attendait, à la lueur à la fois des cierges
et du jour. Et toutes les contractions de la vieillesse et de la
souffrance avaient disparu. Et elle reposait sur son lit, grande et
droite, comme au temps de sa force.
Dans l'après-midi, les jeunes femmes arrivèrent. Elles
étaient venues en hâte, dès le premier appel. Elles arrivaient
trop tard pour voir la vieille amie encore vivante. Elles pleu-
raient. Elles eussent souhaité d'entrer tout de suite, mais Anna
Son lé, langle de son tablier roulé entre les doigts, les avait
arrêtées au seuil pour pleurer avec elles. Elle leur racontait des
choses ; elle disait :
— Ah! la pauvre dame ! Je Faimais beaucoup, je l'ai soignée
comme j'ai su... Je n'ai pas de remords avec elle...
Elle répétait :
— Je l'ai soignée comme j'ai su...
Une femme entra: Francine, la femme du métayer. Son mari,
Jacquet Noubel, la suivait. La femme s'arrêta avec Anna. Mais
l'homme s'en vint droit à la chambre mortuaire. On l'entendit
qui pleurait en jetant des exclamations sourdes : sa casquette à
la main, le bras levé et replié, il s'essuyait les yeux à la manche
de sa blouse.
M. Daurat vint aussi, après sa classe. Il était avec l'abbé An-
drau. Tous deux, ils avaient causé dans le chemin de choses
attristantes. M. Daurat avait confié de nouveau à l'abbé combien
il craignait, à cause de sa tolérance en matière religieuse, de se
voir refuser pour son fils, instituteur comme lui, large d'idées
et libéral comme lui, le poste d'instituteur au village, à l'au-
tomme prochain, quand il serait temps pour lui de prendre sa
retraite. Il avait espéré demeurer au village où sa vie s'était
passée pour sa plus grande part, où il avait donné toute son
activité d'homme, et ne plus changer de maison. Il s'assombris-
sait à cette idée de devoir se refaire d'autres habitudes, ailleurs,
comme aussi d'être définitivement éloigné des classes et des
enfans. Si son fils était venu, cela eût tout arrangé ; ils auraient
pu vivre ensemble ; il aurait gardé toute franchise dans la classe ;
il se serait même au besoin occupé des plus petits. Mais voilà!
cela ne se ferait probablement pas. Il avait conclu :
LA VIE FINISSANTE. 621
— Voyez-vous, monsieur l'abbé, il arrive que, après une vie
passée dans une profession, l'esprit d'un homme y demeure tout
attaché ; et c'est la grande vieillesse, la grande vieillesse, si on
la lui enlève entièrement...
Ayant fait sa demande à l'avance par les voies ordinaires, il
lui était revenu indirectement, à ce sujet, de mauvais sons de
cloche de tous les côtés, du côté de l'inspecteur, du côté de la
préfecture. Il s'en alarmait. Il trouvait cela, aussi, injuste.
N'avait-il pas été un bon serviteur de la République? Et s'en
trouvait-il encore, à cette heure, de plus loyal? Il avait ajouté,
avec l'emphase dont il ne se départait en aucune circonstance :
— Je croyais à la justice des hommes, je ne demande qu'à y
croire encore...
Après quoi, pour n'en pas dire davantage, tout aiissitôt il
avait interrogé l'abbé franchement, à sa manière carrée:
— Vous, que comptez-vous faire?
Il ne lui avait point celé qu'il connaissait l'histoire malheu-
reuse de sa sœur; que tout le village la soupçonnait tout au
moins, et qu'il s'en menait un grand train de bavardages; même
à ce propos, il avait conseillé à l'abbé de montrer la jeune fille
à tous, bientôt, comme si de rien n'était, parce que... cela vau-
drait mieux... à cause de quelques-uns qui disaient...
Ainsi il s'était exprimé par petites phrases qu'il n'achevait
point. et que le bruit de leur marche sur la route esseulée, entre
les maisons du village, rendait plus menaçantes. Chacune avait
porté droit dans le cœur do l'abbé, qui se taisait, — et M. Daurat
avait pu le sentir. Mais il aimait se renseigner aux sources
mêmes, et il y apportait une férocité ingénue, qu'il cachait à
l'ordinaire sous les dehors d'une philanthropie excessive. Et
l'abbé lui ayant dit, enfin, qu'il pensait certainement quitter le
village, — qu'il en avait déjà porté l'instance à l'archevêché, —
M. Daurat lui avait répondu qu'il faisait bien, et il n'avait lutté
que pour la forme contre ce projet. L'abbé en avait ressenti de
l'étonnemenl: c'était donc que M. Daurat regardait aussi la
chose, même à l'état de simple soupçon, comme très grave?
• Et tous deux, déjà, ils s'étaient trouvés à cette heure, au vil-
lage, comme des étrangers, à la veille de l'abandonner, sans
intérêt désormais pour quoi que ce fût....
Au seuil de la maison do briques rousses, M. Daurat avait
laissé passer l'abbé Andrau, le premier. Mais, dans la chambre
622 REVUE DES DEUX MONDES.
mortuaire, il s'avança d'abord versM™^ d'Arazac pour lui donner
l'eau bénite. M""* Daurat arriva dans le même temps; elle em-
brassa M''' Clarisse.
L'abbé Andrau s'était agenouillé près des jeunes femmes.
Il avait ouvert son livre à l'Office des morts, et il priait à la
lueur des cierges, se souvenant d'une autre veillée récente, et
jmal affermi encore dans l'insensibilité volontaire qu'il voulait
gagner à nouveau.
M"** Leibax disait son chapelet, non loin.
Il n'y avait plus de soleil depuis longtemps. Le jour baissait
vite et mourait à son tour. La nuit tomba. La voix connue de
l'horloge marquait les heures silencieuses régulièrement. Cepen-
dant le petit oiseau, dans sa cage, avait chanté dans l'après-
midi, plus qu'à l'ordinaire.
A l'Angelus du soir, M. et M"^ Dario arrivèrent. La pauvre
Marioun n'y voyait plus du touL Son mari la soutenait. Sa main
vacilla dans l'air un moment avant de trouver la branche de myrte.
Il fallut la lui guider pour tracer la croix.
M"* Clarisse voulut réciter l'Angelus à haute voix. Les Dario
s'en allaient. Les jeunes femmes, M""^ Leibax, et l'abbé répon-
dirent :
— L'ange du Seigneur annonça à Marie...
Sa voix trembla et se brisa. Elle en avait tant dit avec la
pauvre morte I
— Voici la servante du Seigneur... qu'il me soit fait selon
votre parole...
M""" d'Arazac, à cette heure, célébrait son acceptation et sa
joie au ciel parmi les élus.
M. Gaud parut sur le seuil. Il n'entra point : cela lui eût fait
trop de mal. Il s'en retourna. Il marchait tout de travers et
courbé, comme un homme qui a bu du vin. Il s'était vu à la
place de M""' d'Arazac, couché comme elle, sans mouvement,
éclairé par des cierges... Ils avaient le même âge, exactement.
M°" Leibax força M'^' Clarisse à s'asseoir. Elle ne voulait point
d'abord. Mais, M""* Leibax ayant insisté, elle obéit. M"^ Leibax
disait :
— Vous devez être bien fatiguée. Voilà des nuits et des nuits
que vous ne dormez plus...
M"' Clarisse faisait : « Non, non, » de la tête et des mains.
Elle répondit :
LA VIE FINISSANTE, 623
— Je ne suis pas fatiguée. Je veillais, je pensais : « Dieu
m'envoie une grande croix, une grande épreuve. Il me donnera
les ressources nécessaire». Il connaît ma force. Voyez, Il me les
a données.
Cependant M""* Leibax pensait que M'^* Clarisse ferait bien
d'aller se coucher un moment sur son lit :
— Nous veillerons.,.
Elle ajoutait à demi-voix pour les autres :
— Elle dit qu'elle n'est pas fatiguée. Elle n'en peut plu...
Elle tombera malade.
Cependant M"° Clarisse continuait à se défendre. Sa grande
foi la soutenait. Assise, à présent, les lèvres immobiles, elle pen-
sait à sa sœur. Elle se souvenait des temps anciens et de toutes
les peines qu'elles avaient supportées ensemble, dans la vie. Elle
se trouva bien seule. Dans sa détresse, elle se laissa aller au
dossier de sa chaise. Les yeux fermés, au bout d'un moment elle
paraissait encore songer; mais elle s'était endormie, sans le
savoir.
La chaîne crissa, des gouttelettes discrètes s'égouttèrent au
puits clos, quand Anna alla chercher de l'eau pour le repas. Par
une fenêtre entr'ouverte de la salle à manger, ces bruits légers
arrivèrent,
Anna vint dire tout bas que c'était servi. M"® Clarisse ne vou-
lait rien prendre; pourtant on l'emmena; on lui fit boire un peu
de bouillon; épuisée comme elle l'était, elle en avait besoin. Les
jeunes femmes ne s'assirent pas davantage à table; elles man-
gèrent debout, à peine. Anna en eut de l'ennui. On ne lui avait
rien dit, et, suivant son devoir de tous les jours, elle avait pré-
paré le dîner ; et voici qu'il ne se trouvait personne pour avoir
faim...
M'^'' Clarisse, revenue à sa place, avait commencé à nouveau
sa songerie, son sommeil, ses rêves. Parfois elle s éveillait et
priait. Puis elle retombait dans sa lassitude.
Ainsi se passa la nuit.
Un grand silence se faisait, une solitude, plus prufoiide
d'heure en heure.
M""' Leibax s'était retirée.
Au dehors, par le village et la campagne, les fenêtres sétei-
gnirent. Et il ne resta plus, pour éclairer, que les lumières de la
maison où l'on veillait, — avec la lampe du sanctuaire, à l'église,
624 REVUE DES DEUX MONDES.
— et la lune dans le commencement de son dernier quartier de
décembre, et les étoiles, en haut.
Mais, de bonne heure, M''° Clarisse pensa aux invités.
M. Rivais et son fils arrivaient; d'autres amis, des parens allaient
venir. Il fallait se mettre en mesure de les bien recevoir.
Au seuil de sa tristesse, son activité habituelle la reprenait,
après un jour de trêve.
Discrètement, elle quitta la chambre de M°* d'Arazac où les
cierges raccourcis étiraient sur leurs mèches, dans le jour pâle,
une flamme comme lassée, et elle s'en fut vers la cuisine.
Anna Soulé l'y attendait depuis longtemps.
Elle avait veillé, elle aussi. Elle avait froid, et ses idées s'em-
barrassaient grandement dans la fatigue de l'aurore.
Assise tout contre les cendres, son tablier jeté par-dessus sa
coiffe, elle disait à Justine, anxieusement;
— Mademoiselle prie, et ne pense pas à me donner des
ordres...
Il se trouvait par surcroît que ce jour était un vendredi. Gela
lui créait une difficulté de plus. Justine avait conseillé :
— Il faut appeler Mademoiselle...
Toutefois Anna ne lavait pas osé, et, ne sachant que faire,
elle se lamentait. La tête couverte, comme une pleureuse an-
tique, elle mêlait le deuil à d'autres préoccupations, dans son
entente simple de la vie et de la mort.
C'est pourquoi, dès que M"* Clarisse parut, Anna Soulé se leva
en hâte. Et elle venait au-devant d'elle, humble et contente,
comme la bonne servante qui trouve, dans les regards de sa
maîtresse et dans les gestes de ses mains, le réconfort. Et elles
commencèrent aussitôt d'échanger des propos utiles. M"' Cla-
risse demanda s'il y avait des œufs dans la maison. Il y en avait.
C'était de ceux qu'on renouvelait sans cesse, dans les derniers
temps, pour la pauvre M'"" d'Arazac. Il y avait aussi du lait
quon venait d'apporter de la métairie, et, au jardin, des salades
d'hiver.
Toutes deux, en causant, elles s'en allèrent vers l'office
obscur, où, dans une vieille armoire imprégnée des arômes de la
vanille, de la girofle, et du poivre, on gardait les provisions. Et
là, à la clarté incertaine d'une petite lampe, elles virent, dans des
paquets bien rangés, différentes sortes de pâtes fines, du riz, des
lentilles... 11 restait encore des conserves de cèpes que M"* Cla-
LA VIE FINISSANTE 62o
risse avait préparées dans un autre temps... Et elles hésitaient
à choisir.
Le heurtoir résonna à la porte de la route. Justine alla voir
qui c'était. C'était l'abbé Andrau. Il demandait M"* Clarisse. Il
avait besoin de lui parler. Il était pressé. Justine courut l'avertir.
Elle vint.
L'abbé voulait seulement lui faire part de ses projets concer-
nant les funérailles de M"* d'Arazac. Il pensait qu'il était conve-
nable qu'il s'en entendît avec elle. Mais, au surplus, il avait déjà
organisé toutes choses, et dignement, dans son bon désir de rendre
à M"' d'Arazac l'hommage dû. Il avait invité des prêtres, ses
confrères des paroisses avoisinantes : le curé du petit village de
Castérès, le curé de Garavet, et ceux de Saint-Amand-Lafour-
cades, de Montperal et du Plantet. Il avait préparé un grand
luminaire. Et il songeait à une décoration du corbillard : des
branches de cyprès aux angles du cadre... Il avait fait dresser à
l'église un catafalque pour recevoir le cercueil pendant la messe
et l'absoute... De hauts cierges éclaireraient à Tentour... Et il
avait convoqué les chantres.
MaisM'^^ Clarisse se défendit de ce faste. Elle ne voulait point
tout cela. Sa sœur ne l'eût pas voulu davantage... Elle ne sou-
haitait d'autre cérémonie que la cérémonie très simple dont elles
s'étaient autrefois contentées pour leur pauvre père, pour leur
mère...
— Il faut que tout se passe comme pour nos parens.
Il n'y avait pas eu alors de grands cierges, ni des branches
de cyprès, ni même de catafalque. Elle s'était mise à pleurer au
souvenir. Elle répétait :
— Il faut que tout se passe dans une grande simplicité...
Cependant, l'abbé Andrau apportait une insistance à la con-
vaincre. Qu'allait-on en penser dans le village? Sûrement, les
gens ne comprendraient pas... Ils mettraient cette sobriété
d'ornemens sur le compte d'une économie exagérée... A part lui,
il se sentait prêt, si elle ne voulait toujours pas céder, à lui dés-
obéir. Il objecta :
— Ce n'est plus pareil, à présent. Les temps sont changés...
Autrefois...
Toute à ses larmes, elle ne l'écoutait point. Il dit encore :
— On ne peut pas cependant faire moins pour M""* d'Arazac
que l'on ne fit, l'année dernière, pour le père de M. Glausette l'or-
TOME XXXIV. — i906. 40
626 REVUE DES DEUX MONDU.
ganiste? Et il y avait un luminaire nombreux, elles chantres...
Tout dernièrement, quand on avait enterré la mère de Marie
Crouzath...
M"' Clarisse, lasse de résister et vaincue par l'attente du vil-
lage, accepta tout. Il pourrait faire comme il l'entendrait. Au
fait, que lui importait, à elle, à présent? Elle comprenait aussi
que chacun eût été déçu par le village, et que cela eût donné
lieu à des murmures malveillans, si l'enterrement de M"*" d'Arazac
se fût passé de solennité extérieure et tout à fait comme le plus
liumble d'entre les enterremens de la paroisse.
Lorsque l'abbé s'en fut allé, M'^' Clarisse revint auprès de la
pauvre morte, des gens étaient venus, la chambre était pleine de
monde. Il y avait là Félicie, M""' Pouzergues. M. Mauvezens et
sa femme, les Loubers... C'était vendredi, jour de foire à
Lombez, plusieurs pensaient y aller. C'est pourquoi ils s'étaient
empressés, de bon matin, de venir rendre leurs devoirs à
M"" d'Arazac. Il y avait là aussi le père de l'abbé Andrau, et
Léandre Delpech qui, en sa qualité de plus proche voisin, devait,
suivant la coutume, s'occuper du cérémonial.
A travers la fenêtre entre-bail lée, un air frais entrait qui re-
muait légèrement le rideau de mousseline.
M°" d'Arazac, après la nuit, s'était faite encore plus pâle. Et
elle paraissait au jour, dans l'oreiller creusé, comme affinée pa?
le grand repos.
Vers dix heures, les ensevelisseuses, quatre pauvres femmes,
se présentèrent. Elles portaient de grands capulets noirs qui
retombaient sur leurs jupes unies. Elles préparèrent le cercueil
avec leurs gestes accoutumés. On l'avait placé sur le seuil de
la porte intérieure, du côté du jardin. Mais, pour l'ensevelisse-
ment, on le transporta jusque dans la chambre. C'était un cer-
cueil de bois blanc. Et une petite croix de bois plus sombre était
clouée dessus.
Dans ce temps. M"' Clarisse, debout près de sa sœur, lui don-
nait le dernier adieu. Très doucement, elle lui avait enlevé des
mains son livre. Elle avait croisé à nouveau les pauvres maina
sur le crucifix et le chapelet, en les gardant longtemps par une
suprôme caresse dans les siennes. Et Anna, qui pleurait à côté
d'elle, lui avait fait signe, croyant, à cause de sa peine, qu'elle
oubliait les bagues :
— Il faudrait peut-être les lui prendre?...
LA VIE FINISSANTE. 627
On ne les laissait point, habituellement... Mais M"* Clarisse
n'avait pas voulu. Elle avait fait : « Non, non, » d'un geste bref.
Ce n'était que des bagues de mariage : la bague de leur grand'-
mère, la bague de leur mère, sa bague à elle... M"° Clarisse De
les eût sans doute pas mises à ses doigts. Et que seraient-elles
devenues plus tard, avec leur fil aminci, à la veille de se briser?
jyjme (i'A^razac les avait toujours portées. Il fallait qu'elle les
gardât.
Gomme les femmes ouvraient le cercueil. M"* Clarisse avait
mis un baiser au front de sa sœur, un long baiser, un baiser
appuyé, de ceux qui réchauffent, pour un instant fugitif, le front
des morts. Et puis, d'elle-même, elle s'était éloignée. Appuyée
au mur, sans pleurer, silencieuse, elle regardait l'ensevelissement.
Le cercueil fut paré. Le beau drap mortuaire l'enserrait dans
sa grande croix, ses emblèmes de souvenir, et l'éclat de ses
franges. Il passa le seuil. Le petit oiseau de M'^^ Clarisse chan-
tait. Le cœur inlassable de la vieille horloge lui envoya son adieu
mesuré. Dehors, on le posa sur le corbillard. L'abbé Andrau
psalmodiait :
— Exultabunt Domino ossa humiliata...
Le corbillard se mit en marche comme emporté par l'antienne.
Deux des ensevelisseuses le tiraient par devant, les deux autres le
poussaient par derrière. Et les branches de cyprès s'inclinaient
aux cahots.
— Miserere mei Deus...
Parmi les femmes, pour la plupart en vêtemens de deuil,
Francine Noubel et sa servante, au premier rang, pleuraient.
Anna Soulé les avait rejointes pour marcher ensemble. Et elle
poussait parfois des cris dans l'excès de son émotion. Peu aupa-
ravant, elle avait fait voir à Justine, qui devait garder la maison
et veiller au déjeuner, ce qui cuisait, au coin de son feu, afin de
la mettre à même d'en prendre un soin entendu. Mais, à pré-
sent, toute à sa peine et emplie d'images douloureuses, elle va-
cillait en marchant, à cause du psaume, des glas, et de la len-
teur du cortège.
-- Ecce enim veritatem dilexisti...
Le cortège ayant franchi le grand portail passa devant le
verger clos. L'hiver y avait apporté sa désolation. Cependant,
comme une joie dernière, des moineaux qui y cherchaient leur
subsistance dans un carré de terre retournée que le matin
G28 REVUE DES DEUX MONDES.
laissait humide, s'envolèrent en bande par-dessus le grillage.
— Audi lui meo dabis gaudium et Isetitiam...
Un peu plus loin, la croix aux emblèmes découpés étendit
sur tous le geste séculaire de ses bras de fer. A cause des brumes,
on ne voyait point au delà le vallon, les collines, les Pyrénées...
On ne voyait rien. Elle demeurait seule, au bord de la route,
érigée sur son socle de vieille pierre, avec des voiles derrière
elle.
— Domine, labia mea aperies...
Sous leurs auvens, les cloches tournaient, pour célébrer la
mort, avec leur voix bien connue qui avait marqué à M""^ d'Arazac
durant sa longue vie, de sa jeunesse à son déclin, des heures de
bonheur, des heures de peine, des heures d'offices, de prière et
de souffrance.
Sous le grand porche de l'église, les pauvres qui étaient
venus à l'aumône, le vieux de Montferran, la femme du Plantet
et d'autres, s'agenouillèrent en priant à haute voix, quand elle
entra :
On chantait :
Subvenite, sancti Dei,
Occurrite, Atiyeli Doinini,
Suscipicntes animain ejus...
Au dedans, les prêtres, précédés du vieux suisse, montèrent
au chœur avec les chantres. M. Gaud avait tenu à venir au
lutrin. Il était là, ferme à l'apparence sous le vieil aigle de bois
aux ailes éployées. Mais des larmes lui vinrent aux yeux comme
il ajustait ses lunettes pour lire lOffice des morts... M. Dario
était là aussi. Malgré qu'il ne chantât plus depuis longtemps, il
avait aussi voulu venir. Il figurait, entre les autres, de toute sa
taille encore élevée, une belle force ancienne près de disparaître.
Et il lui arrivait parfois de regarder vers la chapelle de Saint-
Roch où la pauvre vieille Marioun, assise dans l'ombre de la
voûte, avait attendu le corlège.
M""* Leibax s'agenouilla à droite du catafalque. Etant la plus
proche voisine de la maison de briques rousses, elle devait rem-
placer la famille dans l'offrande et le baisement de la croix, et
tenir le cierge durant l'orfice. Digne et attristée sous son voile,
elle se souvenait des usages, se préparant à ne faillir à aucun.
M"" Clarisse, qui, malgré les instances, avait voulu accom-
LA VIE FINISSANTE. 629
pagner sa pauvre sœur jusqu'au bout de son chemin sur terre,
désira occuper leur place accoutumée, devant l'autel de la Vierge,
bien que des prie-Dieu eussent été préparés pour elle, les jeunes
femmes, et les autres dames de la famille, à la place dhonneur.
M. Rivais et son fils, les parens, les amis anciens dont plu-
sieurs n'étaient plus représentés que par des inconnus, leurs
enfans, restèrent dans la nef.
Et derrière eux, les femmes du village cherchaient leurs
chaises dans le désordre habituel des dimanches. 11 y avait là,
parmi les autres, Marie Crouzath, M""' Despiau, M""' Labadie,
Marinette, Delphine de chez les Dario, M""= Cèbes et sa fille,
Félicie avec sa mère et Gabrielle, Rosette, la marchande de
gâteaux, la femme d'Ulysse Delpech le marguillier, la femme
de M. Clausette l'adjoint au maire, la femme dHilarion Tour-
netz. M""' Daurat, la jeune M""' Mauvezens, M""" Larribeau avec
Rose, la femme de M. Gaud avec sa br^A... Et la pauvre ménine
de Germaine Lauriol avec sa fille, toutes deux en grand deuil
et blotties pour pouvoir mieux pleurer au souvenir, derrière la
grande statue de Saint- Antoine... La femme de Chelles, le for-
geron bossu, avait amené ses enfans. L'un d'eux se prit à
tousser, il fallut le faire sortir.
Des petits garçons et des petites filles se tenaient bien sages,
sur des bancs.
Mais, à cause de la foire de Lombez, il se trouvait bien peu
d'hommes à lenterrement de M"^ dArazac. Ils n'avaient pas pu
laisser leurs affaires. Ceux qui étaient venus quand même, gênés
de n'être point assez nombreux, se serraient au fond de l'église,
en s'appuyant aux piliers de la tribune. Il y avait là Jacquet
Noubel, le métayer avec ses fils, Philippe et Henry. Il y avait
là M. Daurat, M. Despiau, Jacques Danglas, le père Labadie,
Honoré...
— Mihi quoque f;pem dedisti...
Les chants liturgiques passèrent avec une magnificence in-
comprise sur l'assemblée. Les chants liturgiques, les proses, les
leçons et les psaumes, ornèrent le cercueil comme la flamme
des cierges et les branches de cyprès, mieux que le beau drap
neuf, mieux que tout autre faste.
Les yeux fermés, M"" Clarisse, dans la solitude absolue de
sa surdité, présentait à Dieu, avec son cœur plein de foi, l'inter-
cession pour la vie éternelle. A l'absoute, elle pleura.
630 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand ce fut achevé, et que l'on emporta à nouveau le
cercueil, quand M"' d'Arazac quitta à jamais l'église où elles
avaient si longtemps prié ensemble, il fallut aider M"' Clarisse
à se lever, à marcher... Elle voulait aller au cimetière. Et, ses
pauvres forces la trahissant, elle chancelait... Mais, dehors, l'air
lui fit un peu de bien. Elle se trouva plus calme.
Gomme le cortège passait devant le vivier, il y eut un envol
de canards. On les vit se jeter à l'eau et s'éloigner. Des petites
plumes claires voguaient sur les ondes menues de leur sillage.
Au cimetière, sous la pierre grise taillée à la manière an-
cienne, dans la fosse creusée à même la terre par Jean-Marie, on
déposa M™* d'Arazac.
L'abbé jeta sur son cercueil une pelletée de terre. Des cail-
loux sonnèrent contre le bois mince.
— Requiem œternam dona ei, Domine.
— Et lux perpétua luceat ei.
Il n'y avait point là de caveau bâti, ni toute autre chose
durable.
On n'avait point affligé d'entraves le pauvre corps de
M°" d'Arazac.
Et il allait, au printemps prochain, s'épanouir dans les sèves
nouvelles des arbres, dans les fleurs du cimetière, dans les
herbes, et se mêler à l'air léger. i
Après que tout fut fini, durant que le glas sonnait encore,
les femmes se retirèrent. Silencieusement, elles s'en allaient,
par plusieurs sentiers, dans le jour gris.
Et des brumes attardées s'en allaient avec elles, traînant
comme des lambeaux sur les champs vides.
L. ESPINASSE-MONGENET.
dëmiërës mm m limigration
LA VEILLE DE 1814
I
Ce qui caractérise les temps à travers lesquels se déroulèrent
les aventures des émigrés, et la période impériale plus peut-être
que la période révolutionnaire, c'est la difficulté des communi-
cations, non seulement entre la France et les pays étrangers,
mais encore entre les pays étrangers eux-mêmes. Cette difficulté
grandit au fur et à mesure que s'étend en Europe l'action des
armées françaises. Là où elles passent, le service des diligences,
celui des postes sont supprimés ou suspendus. Dans les pays
qu'elles ont conquis et que Napoléon gouverne directement par
ses préfets ou indirectement par les rois qu'il a créés, et qui ne
sont à ses yeux que des fonctionnaires, une police à l'image de
la sienne exerce une surveillance soupçonneuse sur les lettres et
les voyageurs. Pour s'y dérober, les courriers sont contraints à
de longs détours. S'ils sont obligés de recourir à la navigation,
c'est pire encore. Les glaces dans les mers du Nord, les vents
contraires, les calmes plats, les tempêtes, autant d'obstacles qui
retardent la mise à la voile des navires ou entravent leur marche.
Tel voyageur qui comptait rester quinze jours en route n'esi
(1) Voyez la Revue du 15 juillet.
632 REVUE DES DEUX MONDES.
pas encore, au bout de trois mois, arrivé au terme de son voyage.
Toutes les correspondances subissent des retards ; souvent, elles
n'arrivent pas, soit qu'elles aient été saisies , soit qu'elles
s'égarent.
A Vienne, en octobre 4807, le représentant de Louis XVIII,
La Fare, évêque de Nancy, est averti que le Roi et le Duc d'An-
goulême se «ont embarqués à Gothembourg en Suède jpour
passer en Angleterre. Le 11 décembre, il est sans nouvelles de
leur traversée et ne sait ce qu'ils sont devenus , bien qu'en dé-
barquant à Yarmoulh, le Roi lui ait fait écrire. 11 confie ses in-
quiétudes au comte de Blacas, qui est alors en Russie.
« Je ne sais si à Pétersbourg vous êtes mieux instruit que je
ne le suis ici sur ce qui concerne le voyage de notre maître et
des princes. Mes dernières nouvelles sont du 14 octobre de
Gothembourg, lorsqu'on se préparait à mettre à la voile. Depuis,
et voilà bientôt deux mois, aucune nouvelle d'aucun côté sur le
voyage ni le débarquement de ces augustes voyageurs. Les
papiers publics donnent des nouvelles de .Londres et d'Angle-
terre jusqu'au 12 novembre, et il n'y est fait aucune mention
d'un objet aussi intéressant pour l'Europe entière qu'il l'est pour
nous. Buonaparte aurait-il fait défendre à tous les journalistes
de rien articuler sur ce fait capable de réveiller l'attention et
l'intérêt des Français et de ranimer la foi endormie?
« Quelquefois, je me demande : nos princes auraient-ils pris
une autre direction que celle d'Angleterre? Ballottés depuis si
longtemps par la politique versatile des puissances, auraient-ils
pris le parti d'enfoncer leur chapeau, et d'aller se jeter dans
quelqu'une de leurs provinces pour y tenter la fortune? La fin
du mois de novembre eût été une époque bien favorable, Buona-
parte étant en Italie, la majeure partie des troupes de ligne et
les chefs les plus expérimentés étant encore éloignés et dispersés
dans les dilTérenlcs parties du continent. Dans pareilles circon-
stances, un débarquement de nos princes, appuyé de forces suffi-
santes, devrait produire le meilleur effet. Audaces fortunajuvat. »
Les lettres qu'attendait la Fare n'étaient qu'égarées ; il lès
reçut un peu plus tard. Mais il n'en allait pas toujours de même.
Il arrivait que les porteurs de dépêches étant affiliés à la police
impériale, lui livraient les correspondances dont le transport leur
était confié. En 1813, à Dresde, un paquet de lettres expédiées
de Londres par le Comte d'Artois à La Fare, afin d'être distri-
LES DERNIÈRES ANNÉES DE L ÉMIGRATION. C33
buées par ses soins, est remis par le courrier au maréchal
Davout qui l'envoie au cabinet de l'Empereur : c Celui dont je
tiens mes renseigaemens, écrit La: Fare, a vu lui-même ce
paquet à Dresde sur la table du duc de Bassano. La pièce la
plus essentielle était une lettre de Monsieur au prince royal de
Suède (Bernadotte). »
On pourrait citer vingt exemples analogues, attestant un état
de choses que nous ne comprenons plus guère aujourd'hui, mais
qui donnait alors à. la privation de nouvelles comme aux sépa-
rations un caractère douloureux. Pendant la durée de son exil,
Louis XVIII n'a pas cessé d'en souffrir. A Mitau, il s'en plaignait
et se désolait « d'être au bout du monde. » Il ne fut pas plus
heureux en Angleterre, quoique plus rapproché de la France.
En 1811, alors qu'on s'attendait à voir se rompre l'alliance
conclue à Tilsitt entre Napoléon et Alexandre et la guerre re-
commencer, la rareté d'informations sûres pesa lourdement sur
lui. Le gouvernement anglais aurait pu lui communiquer celles
qu'il recevait du dehors par ses agens diplomatiques. Mais c'était
un système de ne plus entretenir de relations politiques avec le
roi de France. On ne lui communiquait donc rien (1) ; il ne
savait rien que par les papiers publics dont les dires étaient or-
dinairement erronés ou dénaturés. Les lettres que ses représen-
tans lui adressaient ne présentaient le plus souvent, quand il les
recevait, qu'un intérêt rétrospectif.
Du reste, ses moyens d'informations s'étaient singulièrement
raréfiés par suite de la dispersion des émigrés et du retour du
plus grand nombre en France. S'il n'avait eu à Vienne La Fare
et le marquis de Bonnay, et si Blacas n'avait entretenu une active
correspondance avec le comte de Maistre qui résidait toujours à
Saint-Pétersbourg, à Hartwell on n'aurait su que par les gazettes
et très incomplètement ce qui se passait dans le Nord de l'Europe
oti se jouait alors la fortune de la France. C'est seulement de
Saint-Pétersbourg et de Vienne qu'arrivaient au Roi les nou-
velles qu'il avait intérêt à connaître.
Pendant la campagne de Russie, Joseph de Maistre, mieux
placé que La Fare pour bien voir, se prodigue pour tenir Blacas
au courant des évênemens. Il lui transmet les nouvelles qui
arrivent du théâtre de la guerre dans la capitale lasse, telles
(11 II en était de même en Russie. De Maistre écrit : « Le caractère général du
gouvernement le porte à tout cacher. »
634 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il les apprend, les tenant pour véridiques quand elles
flattent ses espérances, négligeant de signaler les exagérations,
qui en altèrent la vérité. Il les accompagne de commentaires
véhémens, qui s'inspirent de sa haine contre Bonaparte et qui ne
permettraient pas aux Français de nos jours de les lire sans que
leur patriotisme protestât s'ils ne faisaient la part des malheurs
qui avaient exalté au delà de la raison les âmes des victimes et
les avaient fermées à la pitié. Ces lettres ne sauraient être sépa-
r.ées de Fhistoire des émigrés (1). On y retrouve l'écho de leurs
passions et de leurs inimitiés; à ce titre, il y a lieu d'en citer
ici quelques extraits. Les propos y sont à la fois d'un satiriste
dont le spectacle de tant de calamités n'a pas refroidi la verve
et d'un prophète qui se réjouit en constatant qae ses prophéties
se sont réalisées et au delà. On peut regretter cet accent dans
une telle bouche. Mais, s'il était différent, ce ne serait plus
rac\;ent de Joseph de Maistre
Au lendemain de l'incendie de Moscou, il écrit à Blacas :
« Mon cher comte, mon très cher comte, je vous écris dans
un véritable transport de joie : ou je me trompe infiniment ou
Buonaparte est perdu. La raison ne sert plus à rien. Sa Majesté
la Providence impose silence à la logique humaine et rien n'arrive
que ce qui ne devait pas arriver. Si nous avions fait notre
devoir sur le Niémen, que serait-il arrivé? On aurait fait la paix,
car c'est ce que chacun voulait sans oser l'avouer, et chaque chose
serait demeurée à sa place. Au lieu de cela, nous avons fait
toutes les fautes qu'on peut commettre à la guerre. Les Français
ont pénétré dans la Russie. Napoléon n'a pas douté de dicter la
paix, appuyé de l'influence du chancelier dont il était sûr. Il
s.est jeté dans Moscou, bien certain dans ses idées d'en sortir
triomphant, un traité de paix à la main. Qu'est-il arrivé, mon-
sieur le comte ? L'armée russe a fait une retraite de quinze cents
verstes, sans peur et sans reproche, battant l'ennemi toutes les
fois qu'elle se trouvait en contact avec lui et reculant durant
trois mois entiers sans éprouver un instant de découragement et
sans qju'il ait été possible aux Français de pénétrer, de dissiper
ou d'envelopper un seul de ces corps disséminés, suivant l'aveu
(1) C'est un;devoir agréable pour moi de constater ici que ces lettres ainsi que
celles que j'ai précédemment citées, comme d'ailleurs un grand nombre des Corres-
pondances qu'on a lues dans mes études sur l'Émigration, proviennent des Archives
df M. le duc de Blacas et de lui exprimer ma vive gratitude pour le bienveillant
'«m()re8semoat au'il a mis à me les ouvrir.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 635
exprès du ministère russe, sur un espace de huit cents verstes.
Napoléon a parlé de liberté, on s'est moqué de lui et chaque
paysan a mis de ses propres mains le feu à sa maison en la
quittant avant l'arrivée des Français. Après la sanglante bataille
de Borodino, il a volé sur la capitale, dans l'espoir que les Russes
bien inférieurs en nombre accepteraient une bataille pour sauver
la capitale. Point du tout ; les Russes ont dit : — Entrez, mais
pomt de paix. Il est entré et il a incendié de sang-froid cette
immense capitale. On lui a dit : — BriUez, mais point de paix. »
Le 13 novembre de cette fatale année 1812, c'est un chant de
victoire qu'entonne Joseph de Maistre :
« Vive le Roi ! Bu(5naparte n'a plus d'armée. Le maréchal
prince Koutousofî, tout en le faisant harceler par un fort déta-
chement de son armée et par les Cosaques, l'a coupé sur la
route d'Orcha et l'a forcé d'accepter, le 5 et le 6 de ce mois, deux
combats après lesquels tout est dit : vingt mille prisonniers et
deux cents canons sont le fruit de ces deux fameuses journées.
On s'est battu entre Orcha et Krasnoy, gouvernement de Smo-
lensk, mais cependant beaucoup plus près de ce dernier endroit,
je veux dire de Krasnoy. Les Russes ont fait un immense butin,
ils ont pris surtout l'équipage de messeigneurs les maréchaux
Davout et Ney et jusqu'à leurs bâtons de commandement, fort
belle relique. Napoléon commandait avec eux le o et n'a rien
oublié pour animer ses troupes, Il a passé, dit-on, la nuit du 5
au .6 au milieu d'im bataillon carré ; mais, depuis ce moment, il a
disparu. Des 20 000 prisonniers, 8 500 ont mis bas les armes, le 6.
On fait monter le nombre des morts à 40 000. Ney est tué. Il
y a douze généraux prisonniers. Le reste de l'armée s'est épar-
pillé dans les bois, et ce qui échappera à la pique des Cosaques
périra de faim et de froid. Napoléon s'est réservé sans doute les
meilleurs chevaux et les hommes les plus affidés, pour échapper
à son sort ; mais le 6, Platofî avec ses cosaques était à Dom-
browno... Les Russes occupent Rabinovitch. Wittgenstein arrive
par Penno, Tchitchagoff par Minsk. Tous les paysans sont en
armes. Il n'a plus de provisions, plus d'artillerie; les vainqueurs"
le talonnent, et il y a douze degrés de froid. Où ira-t-il? où se
cachera-t-il? Une secousse à Paris est inévitable, et tout le con-
tinent de lEurope va subir une révolution subite, etc.
« Je mets mes humbles félicitations et mes vives espérances
aux pieds de votre Auguste Maître. S'il daigne les relever, je
636 REVUR DES DEUX MONDES.
serai très satisfait. Combien il y a de choses à dire! mais je n'ai
pas le temps. Je vous serre dans mes bras. C'est tout ce que je
puis vous griffonner à la hâte en courant à la cathédrale pour un
Te Deum un peu mieux motivé que beaucoup d'autres.
« Les Français dans les derniers temps ont mangé de la chair
humaine. On en a trouvé dans la poche de plusieurs prison-
niers. Le général Korff en a vu trois qui en faisaient rôtir un
autre. Il l'a attesté dans une lettre qui est ici et l'Empereur le
confirme. »
Le 24 décembre, veille de Noël, afin de prouver à Blacas
qu'il n'a pas assombri ses tableaux, De Maistre lui envoie la copie
d'une lettre qu'il a reçue de son fils. Ce jeune officier vient de
parcourir le théâtre des dernières batailles et, sous l'impression
de ces spectacles tragiques, il les décrit d'une plume que font
trembler l'émotion et l'effroi : des cadavres en pourriture entassés
dans des maisons qu'a détruites l'incendie et dont les décombres
sont retombés sur eux ; parmi ces centaines de morts, quelques
vivans « dépouillés jusqu'à la chemise par quinze degrés de
froid. » L'un d'eux lui a dit :
— Monsieur, tirez-moi de cet enfer ou tuez-moi. Je m'appelle
Normand de Flageac; je suis officier comme vous.
(' Je n'avais aucun moyen de le sauver. Tout ce qu'on put
faire, ce fut de lui donner des habits, mais sans pouvoir le tirer
de cet horrible lieu. De quelque côté qu'on aille, on trouve les
chemins couverts de ces malheureux qui se traînent encore
mourant de froid et de faim. Leur grand nombre fait qu'il est
souvent impossible de les recueillir à temps et ils meurent
presque tous avant d'arriver au dépôt. Je n'en vois jamais un
sans maudire l'homme infernal qui les a conduits à cet excès
de malheur (1). »
De Maistre complète ces détails affreux :
'( Imaginez, mon cher comte, un désert de mille verstes,
couvert de neige sans aucune trace d'habitation humaine; voilà
la scène. Là l'humanité et la charité même sont impuissantes.
Les Français ont cessé même d'être sauvables, car, si on les ré-
chauffe, ils meurent; et, si on leur donne à manger, ils meurent
encore. Un médecin français, fait lui-même prisonnier, a dit que
(!) En même temps qu'il envoyait à Blacas une copie de cette lettre de son
(ils, De Maistre cri envoyait une au comte de Front, ministre de Sardaiyne à
Londreu. Elle figure dans sa Correspondance ^\ihï\^&.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 637
ce qu'on pourrait faire de mieux serait de les fusiller. Nourris
depuis si longtemps d'exécrables alimens, ils exhalent une telle
odeur qu'on no peut les approcher de dix pas et que deux ou
trois de ces malheureux suffisent pour rendre une maison inha-
bitable.
« La multitude infinie des cadavres a donné de justes soucis
au gouvernement qui a pris le parti de les faire brûler. Mais il
faut des forêts pour cette opération qui avance cependant. Je
crains encore plus le contact des vivans. Déjà, de plusieurs côtés
se sont déclarées des maladies d'un genre très mauvais. Dieu
veuille qu'au printemps nous échappions à quelque funeste épi-
démie.
« Voilà donc la fin de cette misérable expédition qui devait
river les fers de tous les esclaves, et leur donner pour collègues
le reste des hommes libres du continent. En moins de trois
mois, nous aA'^ons vu se compléter la perte d'un demi-million
d'hommes, de quinze cents pièces d'artillerie, de sept à huit mille
officiers et de trésors incalculables. Les Français ont perdu tout
ce qu'ils avaient apporté et tout ce qu'ils voulaient emporter.
On m'a nommé un régiment de Cosaques dont chaque soldat
avait pour sa part quatre-vingt-quatre ducats.
(( Buonaparte, au passage de la Bérézina, n'eut pas plutôt mis
le pied sur la rive droite qu'il ordonna de brûler le pont. On
lui fit remarquer tout ce qu'il laissait de l'autre côté, vingt mille
hommes environ et tous les bagages. 11 répondit :
(' — Que m'importent ces crapauds? Qu'ils se tirent d'affaire
comme ils voudront.
« Votre maître, mon cher comte, n'aurait pas trouvé cette
phrase, mais c'est qu'il n'entend pas le style souverain comme
cet envoyé du ciel. Vous me dites sans doute depuis plus d'une
demi-heure : — Pourquoi ne l'a-t-on pas pris? A cela je ne sais
que répondre. Il y a eu à cet égard des plaintes particulières et
quelques observateurs ont prétendu de plus que les Russes en
général non mai abastanza esaltati per il valore sont cependant,
du côté de la tactique, inférieurs à leurs rivaux non gelés. Quoi
qu'il en soit, mon cher comte, jouissons avec des transports de
reconnaissance d'une campagne miraculeuse sans nous permettre
de penser à ce qu'on aurait pu faire de plus. Napoléon emmène
tous ses maréchaux. Je vous avais trompé sur la mort de Ponia
tovvski et sur celle de Ney. Mais vous savez que ces sortes d'in-
638 REVUE DES DEUX MONDES.
convéniens sont inévitables lorsqu'on écrit au moment même
de l'arrivée des nouvelles. La loi invariable de la révolution
française s'accomplit toujours : Les Français sont écrasés, mais
la France est exaltée ; du reste, ils font leurs affaires chez eux sans
que les étrangers puissent s'en 7nêler. Si le Napoléon doit être
égorgé, il le sera par eux. »
A un avenir prochain que la suite des temps n'a pas désavoué,
était réservé de démentir la sinistre prédiction de Joseph de
Maistre. Dans Napoléon malheureux, il ne voyait à cette heure
qu'un souverain détesté de ses sujets, destiné à périr sous leurs
coups, si la mort ne le surprenait pas avant qu'il ne se re-
trouvât au milieu d'eux. Il ne comprenait pas que la gloire de
l'Empereur, forte de ses revers comme de ses triomphes, était
devenue un patrimoine national et que pour la presque-totalité
des Français, pour ceux même qui maudissaient ses ambitions,
il ne faisait plus qu'un avec la patrie dont son nom était le
symbole. La campagne de France, les Gent-Jours, le retour des
Cendres, et, trente ans après sa mort, l'avènement de son neveu
allaient prouver la fidélité de la France au César dont les fautes
ne pouvaient lui faire oublier les bienfaits, ni ce qu'il avait
ajouté au trésor de nos gloires.
Au fur et à mesure que les désastres de l'armée française en
Russie étaient mieux connus et apparaissaient dans toute leur
tragique horreur, les cervelles, en Angleterre, se surexcitaient.
Dans les défaites de Napoléon, les Anglais saluaient le prélude
de sa fin. Ils la prédisaient avec enthousiasme pour une date pro-
chaine, et quoique le Cabinet afTectât au moins dans sa conduite
officielle de n'être pas convaincu que les événemens qui se
succédaient dussent avoir pour conséquence la restauration des
Bourbons, officieusement, il n'en niait pas la possibilité. Dans
des conversations confidentielles, il donnait à leur entourage, à
eux-mêmes des conseils en xua de leur rentrée en France. C'est
ainsi que lord Castlereagh se rendait un jour chez le comte
d'Artois afin de prêcher la modération, la sagesse, et de dicter
une déclaration propre à rassurer les Français sur les intentions
du Roi. Celui-ci, averti de cette visite, écrivait : « Il n'y a que
trois partis à prendre : rétablir les choses telles qu'elles étaient
en 1787 ; accorder une liberté illimitée ou l'accorder avec des
restrictions. Le premier est impossible; le second n'est pas
permis; le troisième est dungurcux parce qu'il l'est toujours de
LES DERNIÈRES ANNÉES DE L ÉMIGRATION. 639
poser, sans connaître le terrain, des limites' qui peuvent se
trouver trop près ou trop loin. Le silence est donc le seul part^
raisonnable. »
Ce langage ne trahissait pas seulement des espérances. Il
prouvait que le Roi commençait à les croire fondées et s'atten-
dait à leur réalisation prochaine. C'était l'avis de ce qui restait
encore d'émigrés à Londres. Ils voyaient déjà la France se rou-
vrir pour eux. Ils y rentreraient à la suite des armées étran-
gères, non assurés sans doute de trouver en elles des instrumens
de restauration, mais avec la certitude qu'en dépit de leur
mauvais vouloir pour les Bourbons, les puissances auraient la
main forcée par le peuple. Celui-ci délivré du joug impérial,
rendu à lui-même, réclamerait et obtiendrait le rétablissement de
son souverain légitime.
Dans l'entourage immédiat du Roi, oti les lettres de Joseph
de Maistre étaient connues, cette surexcitation atteignait le
comble. Louis XVIII et Blacas étaient peut-être les seuls à se
rendre compte des difficultés susceptibles de retarder un dé-
nouement heureux. Blacas croyait au succès sans toutefois en
préciser l'époque. Le 24 novembre, il écrivait à Joseph de Maistre :
« Les événemens se succèdent avec une telle promptitude que
nous devons espérer de voir enfin arriver ceux que nous atten-
dons, et il faut convenir que les succès des Russes, que la retraite
forcée de Buonaparte, dont on peut calculer les suites, que les
avantages de lord Wellington, et les mouvemens de Paris qui
font si bien connaître les dispositions de la France doivent sou-
tenir cet espoir. J'aime du moins à le conserver et à voir dans
les opérations futures des armées russes, les événemens décisifs
qui réduiront le Corse aux plus dangereuses extrémités. »
Mais le Comte d'Artois et ses fils, le Duc de Berry surtout,
auraient voulu partir sur-le-champ pour se rendre au quartier
général des alliés ; ils conseillaient au Roi de se mettre en route,
lui aussi, pour le continent, eu emmenant les prisonniers fran-
çais internés en Angleterre, à l'aide desquels, en dépit des san-
glans souvenirs de Quiberon, ils prétendaient former le noyau
d'une armée royaliste. Les nouvelles qui se succédaient, sans
qu'on pût du reste en affirmer l'authenticité, — la capture du
prince Eugène de Beauharnais, la mort de Napoléon, d'autres
aussi peu exactes, — enfiévraient leur impatience dont le Roi
s'appliquait à modérer les excès: « La nouvelle est certes fort pro-
CIO REVUE DES DEUX MONDES.
bable, écrivait-il à Blacas, à propos du prétendu trépas de TEmpe-
reur; mais, comme ni vous, ni moi n'y croyons, gardons-nous de
la répandre. »
Le 20 déceml)ro, Blacas s'étant rendu à Londres pour quelques
jours, il l'invitait à prêcher la sagesse.
« Toutes les lêtes fermentent et je n'en suis pas surpris, car
malgré ses cheveux gris, la mienne en a aussi sa part. L'un vou-
drait qu'avec les équipages des Russes, je passasse illico en
France, l'autre que, me fiant aux seuls prisonniers, je débarquasse
à leur tête. Au travers de tout cela, je regrette qu'au lieu d'équi-
pages qui, dit-on, font au besoin le service de terre, mais qui ne
sont pas pour cela de véritables troupes, il ne soit pas arrivé
trente mille hommes qui le soient; alors on aurait beau jeu et
on ne l'a pas en ce moment, tout favorable qu'il est. Préparons
donc, je l'ai déjà dit, cette expédition; voilà à quoi nous devons
travailler, tant ici qu'à Pétersbourg, parce qu'encore une fois,
pour danser, il faut des violons. Vous verrez mardi mon frère,
vous verrez le Duc de Berry, bien plus chaud que lui, vous verrez
peut-être le Duc d'Angoulême qui ne l'est pas moins que son
frère, restez dans cette ligne avec eux.
« Il est un point cependant sur lequel je crois devoir céder
au cri général. Mon frère vous communiquera une note que
j'ai rédigée et qui n'est, sauf ce que les circonstances ont amené,
qu'un extrait de la déclaration de 1804. Je pense qu'on pourrait
essayer de les répandre toutes deux, l'une pour ceux qui n'aiment
pas les longues lectures, l'autre pour ceux qui n'en sont pas
effrayés.
« Je ne demande pas mieux que de croire à la capture de
M. de Btiuuharnais ; mais je suis tout à fait incrédule sur la mort
du Corse : un tel événement serait, ne sais comme, répandu sur-
le-champ partout. Je lisais l'autre jour dans Tite-Live que trois
jours après la défaite de Persée, on en parlait à Rome, tandis
que les envoyés de Paul-Emile n'y arrivèrent que le treizième
jour; la nouvelle était sans doute importante, mais celle-ci le
serait bien autrement. Adieu. »
Blacas on l'a vu, ne se hâtait pas de chanter victoire, et
lorsqu'il s'efforçait de contenir l'ardeur irréfléchie et les enthou-
siasmes prématurés, il obéissait tout autant à sa propre impul-
sion qu'aux désirs du Roi. Il restait encore convaincu que la vic-
toire n'était ni aussi prochaine, ni aussi facile à remporter qu'on
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. . 6i1
le croyait autour de lui. Il y voyait des obstacles et il en faisait
laveu à son infatigable correspondant, Joseph de Maistre :
« Par quel admirable coup d'autorité Sa Majesté la Providence
vient de briser, avec les décombres de Moscou, ces fameuses mu-
railles de granit que le choc des armées les plus formidables
avait trouvées inébranlables ! La rapidité de vos récits m'a rendu
encore plus frappant le tableau de cette heureuse révolution.
Espérons, mon cher comte, que ce ne sera pour le fléau du
monde que le commencement des douleurs. Mais ce réveil a été
si subit qu'il laisse encore subsister, je le crains, quelques-unes
des illusions du sommeil funeste où l'Europe était depuis si long-
temps plongée. Il serait sans doute bien important, il serait plus
nécessaire que jamais de chercher à tarir dans sa source un
mal dont la Russie vient d'arrêter les épouvantables progrès.
Mais, on est encore loin de connaître cette révolution une et in-
divisible, dont Buonaparte n'est qu'une phase. On sapplaudit
d'avoir blessé une des têtes de l'hydre quand il s'agit de les
détruire toutes.
« Il faut d'ailleurs en convenir, les circonstances ne sont pas
favorables pour obtenir ici les moyens d'action qui nous seraient
indispensables. Les vicissitudes de la guerre d'Espagne, toujours
honorables à lord Wellington, n'en exigent pas moins, pour
conserver le fruit de ses victoires, les efforts continuels de
l'Angleterre. C'est donc vers la Russie que se dirigent des espé-
rances quautorise la nature décisive des succès obtenus dans
cette miraculeuse campagne. La Russie peut seule réduire
Buonaparte à une infériorité qui permette à cette puissance
d'entreprendre la plus utile des diversions. L'hiver, il est vrai, n'a
contracté avec vous qu'une alliance défensive, et doit retarder
une opération que l'on pourrait cependant ne plus regarder
comme le rêve d'un homme de bien. En attendant, mon cher
comte, nous ignorons ce que peut produire le désenchantement
de la France sur l'invincible destinée que lui promettait la
victoire, dès qu'elle n'enveloppera plus Buonaparte. Le verra-
t-elle dans toute sa dill'ormité? Cette question, dont la solution
peut encore être plus décisive que les triomphes de Koutousoll",
nous occupe sans cesse. Elle ne vous intéresse pas moins sans
doute, mon cher comte, et je voudrais qu'avec cette grande pen-
sée devant les yeux, vous rendissiez à la cause du Roi mon maître
un service que vous demande aussi mon amitié: c'est de m'en-
TOME X.XXIV. — 1900. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
voyer un projet de déclaration fondée sur celles que le Roi a
précédemment faites et que vous connaissez si bien; ce travail,
dont personne n'est plus capable que vous, paraît commandé
par les circonstances.
« Combien je sens plus que jamais, mon cher comte, le
besoin que j'aurais de me retrouver auprès de vous! Vos
lumières, vos sages avis suppléeraient à tout ce qui me manque.
Il faudrait un homme d'un génie supérieur à la place que
j'occupe et je le cherche inutilement. Oui, très cher comte, je le
cherche, je voudrais lui céder un poste qui devient tous les
jours plus difficile à remplir. J'y ai fait peut-être le bien, mais
je suis maintenant persuadé qu'il est au-dessus de mes forces, et
la responsabilité m'effraye. Joignez à cela le triste état de santé
dans lequel je me trouve et voyez si ce n'est pas le comble de la
misère humaine ? Aidez-moi de vos idées, de votre esprit, de vos
conseils et croyez au tendre attachement d'un ami qui vous
aime et vous embrasse de tout son cœur. »
De cette lettre révélatrice de la confiance de Blacas dans les
lumières de son illustre ami et de ce qu'il pensait à cette heure
où, autour de lui, personne si ce n'est le Roi ne doutait de
l'imminence d'une restauration, il n'est à retenir que le refus
par lequel De Maistre répondit à la demande d'un projet de dé-
claration, qui lui était adressée : « Malgré mon dévouement à
la cause et aux personnes, répondait-il. Je demeure immobile et
ma plume glacée. » Et pour motiver son refus, il rappelait ce qui
s'était passé quelques années avant.
D'Avaray lui avait alors envoyé de Mitau un essai de mani-
feste, en l'autorisant « à couper, à tailler, à changer, à ajouter. »
Il s'était mis à l'œuvre aussitôt. Mais, pas une seule de ses cor-
rections n'avait été maintenue « et nous différâmes si capitale-
ment que tout aurait fort bien pu finir par une brouillerie si
nous n'avions été invinciblement retenus par le même zèle et les
mêmes intentions. » A ce malheureux essai avait survécu en lui
une répugnance à peu près invincible à se mêler de ces sortes
d'affaires, « d'autant que celles qui concernent la souveraineté ne
ressemblent point aux autres. L'expérience m'a appris que les
souverains ont une manière d'apercevoir les choses toute diffé-
rente de la nôtre et quoique, en leur qualité d'hommes, ils puis-
sent se tromper tout comme nous, je crois cependant que le cas
est infiniment plus rare que ne le pense assez souvent notre
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 643
impertinence. Je crois beaucoup à l'instinct royal (je dis ainsi,
dites autrement si vous voulez). Aussi l'une des idées auxquelles
je tiens le plus fortement, c'est qu'il faut bien, lorsqu'on y est
appelé, avertir loyalement l'inclination des princes de prendre
garde à elle, mais qu'il ne faut jamais lui faire la plus légère
violence, quand même on le peut. »
II
Lorsque Blacas reçut cette réponse en date du 2 avril 1813,
un souffle belliqueux passait sur la cour d'Hartwell. La modéra-
tion relative qui semble avoir accompagné chez Louis XVIII
le réveil de ses espérances, n'avait pu tenir longtemps contre
la fièvre qui, peu à peu, contaminait tout le monde autour de
lui. Il en subissait à son tour les effets. Dès le mois de février,
nous le voyons ressaisi du besoin d'entrer sans délai en activité
et du désir impérieux de tirer parti des dispositions des puis-
sances dont les résultats de la campagne de 1812, si douloureux
pour la nation française, avaient rendu inexorable l'inimitié
contre Napoléon. N'attendant rien de l'Angleterre dont l'in-
fluence dans le concert européen semblait à cette heure s'effa-
cer devant celle de l'empereur Alexandre; se défiant toujours de
« cette Autriche qui a épousé l'usurpateur pour restreindre
l'usurpation, » c'est vers la Russie que, de nouveau, il tournait
les yeux. Les armées moscovites avaient infligé à celles du
« Corse, » si longtemps invaincu, de sanglantes et irréparables
défaites. Alexandre, devenu l'arbitre de l'Europe, s'était déclaré
l'irréconciliable ennemi de Napoléon et, s'il voulait rétablir les
Bourbons, il le pouvait. Louis XVIII brûlait donc de nouveau
de s'unir à lui et d'avoir une part du fruit de ses victoires.
Afin de l'intéresser à sa cause, il venait de lui dépêcher un
émissaire, le comte Alexis de Noailles. Ce gentilhomme, jadis
émigré puis rentré en France, où son frère cadet Alfred de
Noailles, rallié à l'Empire, servait en qualité d'officier (1), était
revenu en Angleterre pour se mettre aux ordres du Roi après
avoir encouru la disgrâce de Napoléon en propageant la bulle
d'excommunication lancée par Pie VII contre son persécuteur.
Ayant, au cours de son émigration, résidé dans les pays du Nord,
(1) Il était aide de camp de Berthier pendant la campagne de Russie et fut tué
au passage de la Béiézina.
644^ REVUE DES DEUX MONDES.
il avait dû à cette circonstance d'être désigné pour cette mission
que Louis XVIII considérait comme urgente. Il partit, mais ne
lit qu'apparaître à Saint-Pétersbourg. Une lettre de Joseph
de jNIaistre nous signale sa présence dans cette capitale. Elle
rend hommage à ses mérites, mais ne fait aucune allusion aux
afTaires dont il était chargé. Il résulte de sa correspondance
qu'il échoua dans ses démarches ou que, tout au moins, en
ayant reconnu l'inutilité, il renonça à les poursuivre. Mais, sans
attendre son retour, le Roi s'était décidé à recommencer la ten-
tative en la confiant à un autre mandataire.
.Ce mandataire fut le comte Auguste de La Ferronnays. Il
était attaché depuis longtemps à la maison du Duc de Berry.
Pendant son séjour en Russie, il y avait noué, en 1808, des rap-
ports d'intimité et de confiance avec le comte d'Armfelt, un des
principaux conseillers d'Alexandre. Ils duraient depuis cette
époque et lui avaient prouvé que cet homme d'Etat était passion-
nément dévoué à lu cause royale. En conséquence, à la faveur de
lamitié qui les unissait, il trouverait en lui un appui pour accom-
plir'l'importante mission que le Roi imposait à son dévouement.
Elle avait pour objet de renouveler d'anciennes demandes
présentées à plusieurs reprises à la Cour moscovite ef qu'elle
avait systématiquement écartées. Nous les trouvons résumées
dans une note émanée du cabinet du Roi. La Ferronnays devait
négocier en vue d'obtenir : 1° la reconnaissance des droits du
Roi pour rassurer les Français sur les desseins des alliés; 2° la
formation de corps français avec les soldais prisonniers; 3" une
expédition dans l'ouest de la France avec ces corps et des
troupes russes sous le commandement de Louis XVIII; 4° enfin,
le mariage du Duc de Berry avec la grande-duchesse Anne qui
embrasserait la religion catholique. Constatons sans plus attendre,
et pour n'y pas revenir, que ce dernier objet paraît avoir été
abandonné par le négociateur. Il en parle à peine dans le rap-
port qu'à son retour à Londres, il rédigea pour rendre compte
de sa mission (i). Il nous apprend seulement que la grande-
duchesse n'est pas belle et q(/elle lui a demandé des nouvelles
du Duc de Berry.
Accessoirement à ces instructions écrites, accompagnées.
^l) Ce rappol t que j'ai retrouvé dans 1-s papiers de Louis XVIII est partielle-
ment reproduit dans les Souvenirs du lO'.nte de La l-erronmiys dont on doit la
publication au marquis Costa de iJeauregard.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 645
d'une lettre du Roi pour le Tsar, il en reçut de verbales dont
l'exécution était subordonnée aux circonstances et à ses propres
appréciations. Dans le cas où il se trouverait à même d'appro-
cher le prince royal de Suède, maréchal Bernadotte, il devait
s'attacher à l'intéresser à la cause des Bourbons. Adopté par
Charles XIII qui régnait à Stockholm, et désigné par lui comme
l'héritier de la couronne aux applaudissemens du peuple sué-
dois, le nouveau prince royal, oubliant sa naissance et sa natio-
nalité, se disposait à entrer dans la coalition et à conduire contre
la France ses troupes mêlées aux armées moscovites. En atten-
dant, il faisait la guerre au Danemark.
Des informations envoyées de Suède à Louis XVIII par des
émigrés de marque, notamment par le duc de Piennes et par le
comte, plus tard duc de Narbonne, qui avaient passé à Stralsund
où se trouvait Bernadotte, le présentaient, dès son changement
de fortune, comme animé des meilleures intentions envers les
princes français. Mais, depuis, elles semblaient s'être refroidies.
Le prétexte de ce refroidissement était tiré de la dernière pro-
clamation de Louis XVIII. Elle lui avait déplu, il ne le cachait
pas. Il en désapprouvait le fond et la forme, déclarait que l'efîet
en France en serait déplorable et regrettait ouvertement qu'avant
de l'écrire, le Boi ne l'eût pas consulté. Mais, au dire de Nar-
bonne dont nous avons sous les yeux une note confidentielle,
l'ambiguïté de sa conduite et de son langage était due à d'autres
causes. Il trouvait mauvais que Louis XVIII n'eût pas fait auprès
de lui une démarche directe, qui eût flatté son amour-propre en
prouvant que le Roi recherchait son alliance et son appui.
« En outre, écrit Narbonue, il a reçu en dernier lieu des ou-
vertures de France, apportées par un de ses généraux qui y était
prisonnier de guerre, et qui est censé s'être échappé. Il en a reçu
d'abord de Bonaparte lui-môme, qui cherche à l'amadouer, en
lui disant qu'il ne peut trouver mauvais que, comme Suédois, il
se soit armé pour la défense des Etats suédois en Allemagne,
mais qu'il n'a nullement besoin pour cela de se joindre aux
Russes, les ennemis naturels de la Suède ; lui faisant même en-
trevoir, dit-on, que si lui Bonaparte venait à manquer, il serait
l'homme le plus naturellement appelé à la régence de l'Empire.
A ces cajoleries quelques propositions plus précises élaienl-eMes
jointes? C'est ce que je n'étais point à portée de saviir. Mais
Bonaparte et lui sont tellement ennemis personnels, ([ii.ni ne
64S REVIJE DES DEUX MOîa)ES.
peut guère craindre que l'un se laisse séduire ou tromper par
l'autre.
« Des ouvertures d'une nature différente lui ont été faites en
même temps de l'intérieur, et c'est, je crois, le fait le plus impor-
tant qui soit venu à ma connaissance, d'autant qu'il est assez évi-
dent qu'elles ont fait quelque impression sur lui. Des membres
du Sénat, et autres personnes actuellement en autorité en France,
lui ont mandé qu'ils ne voulaient plus de Bonaparte ni de sa
race, que tout ce qu'ils désiraient était de le déclarer, lui Berna-
dotte, régent du royaume, et de reconnaître pour leur souverain
l'homme qu'il leur désignerait. Ces mêmes personnes lui ajou-
taient de ne rien faire en faveur des Bourbons, parce qu'ils n'en
voulaient pas non plus. Néanmoins, en montrant à M. de Montri-
chard (1) cette lettre, il lui dit avec emphase :
« — Si j'acceptais une pareille offre, ce serait le vœu natio-
nal qui me guiderait ; s'il étaii en faveur des Bourbons, je serais
le prenier à les proclamer, Mais je ne contrarierais pas le vœu
national.
« Ce vœu national, qui est à présent son cheval de bataille,
voudrait dire en pareil cas le parti qui satisferait le plus son
amour-propre, lequel est le grand mobile de sa conduite et le
côté faible par où il faudra toujours l'attaquer. Je n'oserais dire
que ces ouvertures ne lui aient point fait naître des idées d'am-
bition personnelle, quoiqu'il ait bien des fois protesté que si on
lui offrait la couronne de France, il la refuserait. Mais il est
Gascon; il a l'accent de son pays, qui n'est pas en général l'accent
de la sincérité.
« En tout, quand il parle de nos princes, son refrain est tou
jours de dire qu'il est extrêmement disposé à servir leur cause,
mais que le moment n'est pas venu ; que pour le présent, il faut
qu'ils se tiennent tranquilles ; qu'on doit d'abord chasser les
Français de l'Allemagne ; que quand il serait sur les bords du
Rhin avec une armée, il parlerait et qu'on pourrait s'en rappor-
ter à lui sur la proclamation à faire en pareil cas. Il faut conve-
nir que, jusqu'à présent, il ne prend pas la route du Rhin bien
promptement. Mais je dois ajouter que toutes les personnes dont
j'ai pu connaître l'opinion semblent s'accorder à dire que ce n'est
pas le moment de le presser à cet égard. Même un homme qui
(1) Émigré, qui avait pris du service en Suède.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'éMIGRATION. 647
m a parlé du Roi et des princes d'une manière qui m'a réellement
fait plaisir, et que je sais être le seul homme qui a osé soutenir
et justifier la déclaration du Roi, M. Thornton, le ministre
d^Angleterre, m'a dit qu'il leur conseillerait extrêmement de ne
; point tourmenter dans ce moment-ci le prince royal, d'attendre
: un moment plus favorable, et où il aurait moins d'afiaires pres-
santes sur les bras. »
A l'appui du conseil indirect qu'il donnait dans les dernières
lignes de la citation qu'on vient de lire, Narbonne invoquait
l'opinion du général comte de Montrichard, attaché à l'état-
major du prince royal et admis dans soii intimité. Montrichard
ne cessait de répéter à Narbonne que rien en ce moment ne dé-
plairait plus à Bernadotte que l'envoi d'un agent royaliste.
« — Votre présence même n'est pas bien vue ici, ajoutait ce
digne et loyal militaire. On raconte de tous côtés que vous
êtes un agent du Roi. Le prince royal vous croit chargé d'une
mission auprès de lui et c'en est assez pour le mécontenter. Il
est obligé de garder des ménagemens avec la nation suédoise et
ne peut permettre à un agent des Bourbons de résider à son
quartier général. Je ne saurais trop vous engager à quitter Stral-
sund. Allez où vous voudrez, mais ne restez pas ici. »
Narbonne protestait, affirmait qu'il n'avait aucune mission,
qu'il n'était à Stralsund que par hasard ; qu'en s'y arrêtant, il
ignorait que le prince royal s'y trouvait. Mais Stralsund était
alors le rendez-vous d'hommes d'Etat de toutes les parties de
l'Europe, à la grande satisfaction de Bernadotte « qui jouissait
de voir son quartier général devenir le centre où tout aboutis-
sait. » Les bonnes relations de Narbonne avec la cour d'Hartwell
étaient trop connues pour qu'il pût dissimuler son caractère
d'agent du Roi et, au bout de quelques jours, redoutant d'être
expulsé, il se décidait à retourner en Angleterre.
Lorsque, au commencement de juin, après s'être longtemps
arrêté en route, il remit à Louis XVIII la note d'où sont tirés les
détails qui précèdent, La Ferronnays, parti le 26 février, venait
de débarquer à fïarwick, de retour de son voyage en Suède et
en Russie. Il avait fait cette longue course plus rapidement que
Narbonne n'avait fait la sienne. Mais il n'en rapportait pas do
meilleurs résultats. A Stockholm, sa première étape, il s'était
heurté aux difficultés qui viennent d'être exposées. Plus persé-
vérant que Narbonne, il s'était efl'orcé de les surmonter. Cet
648 REVUE DES DEUX MONDES.
effort ne lui avait valu que d'en subir plus durement le contre-
coup.
Le duc de Piennes rencontré en chemin eût voulu qu'il ne
s'adressât qu'au comte de Montrichard pour obtenir une audience
de Bernadotte. Il le lui conseilla fortement par des raisons que
lui suggérait une connaissance approfondie de la cour suédoise,
des intrigues dont elle était le théâtre et des personnages qui en
étaient l'âme. La Ferronnays, eut le tort — et il l'avoue dans sa re-
lation, — de ne pas tenir compte de cet avis. Indépendamment
de Montrichard, il sollicita les bons offices deThornton, le ministre
d'Angleterre qu'il savait dévoué aux intérêts de Louis XVIII, de
M. de Vitterstedt, membre du cabinet suédois, de M. de Camps, le
familier de Bernadotte, de M"^ de Staël, venue à Stockholm pour
faire entrer son fils dans l'armée suédoise. Partout, il reçut des
encouragemens et d'aimables paroles. Mais, partout aussi, on lui
donna à entendre que Bernadotte ne le recevrait pas. Les motifs
de ce refus étaient ceux qu'on avait invoqués pour contraindre
Narbonne à quitter le quartier général.
Son insistance lui attira de la part de Camps la plus cruelle
algarade. Dans leur dernière entrevue, ce personnage, après avoir
exprimé les regrets du prince royal et critiqué très vivement la
proclamation de Louis XVIII, s'emporta tout à coup, reprocha
aux Bourbons « la dévotion excessive et intolérante des uns, le
scandaleux libertinage des autres, » les fautes qui leur avaient
fait perdre la couronne et les empêchaient de la reconquérir,
l'aveuglement qui les retenait dans le même état d'esprit que
lorsqu'ils avaient émigré. Ils ne pouvaient rien offrir ni promettre
à la France. Ils n'avaient pas même de décorations à donner, si
ce n'est la croix de Saint-Louis, « ordre banal et avili, ordre
militaire donné à des valets de chambre (I), à des gens qui
n'ont porté de leur vie ni uniforme ni épée. »
— Si jamais vous rentrez en France, monsieur, dit Camps
en finissant, il faut vous défaire de vos ridicules et antiques pré-
jugés ; il faut apprendre une autre langue, laisser tout tel que
vous le trouverez et ne faire de réformes que sur vous-mêmes.
La Ferronnays n'était pas venu chercher cette humiliante
leçon. Il en fut mortifié. Peut-être allait-il y répondre. Mais son
interlocuteur ne lui en laissa pas le temps et, changeant de ton,
(1) Allusion à Cléry l'ancien domestique de Louis XVI, à qui Louis XVIII avait
accordé la croi.x de Saint-Louis.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉJUGRATION. 619
en revint à un langage moins acerbe. Le prince royal n'oubliait
pas qu'il était né sujet des anciens rois de France. En sa qualité
de Béarnais, il serait heureux et fier de rendre la couronne aux
descendans d'Henri IV. Il y travaillerait avec plaisir. Mais son
premier devoir était de s'occuper avant tout des intérêts de la
Suède. Quand il s'en serait acquitté, il verrait ce qu'il pourrait
faire pour les Bourbons. Après cette douche, La Ferronnays
n'avait plus qu'à quitter Stockholm pour continuer son voyage,
« convaincu, dit-il, que l'unique intention de Bernadotte, dans
cette guerre, est de la faire au Danemark et de conquérir, s'il le
peut, la Norvège. »
Le 29 mars, il était à Saint-Pétersbourg. Il avait jugé bon de
s'y montrer, bien que l'empereur Alexandre en fût parti pour se
rendre à son armée en route vers le Rhin. Il espérait s'y pro-
curer les moyens d'arriver au quartier général de ce prince. Les
émigrés qui résidaient dans la capitale russe, et notamment le
comte de Brion et le chevalier de Vernègues, unirent leurs efforts
à ceux du comte d'Armfelt, du duc de Serra-Capriola, de la com-
tesse Tolstoï, pour le faire bien venir du chancelier Romanzoff.
Celui-ci lui joua avec une incomparable maestria la comédie du
plus entier dévouement aux Bourbons (1), le fit dîner avec les
ministres et les membres du corps diplomatique, voulut le pré-
senter aux deux impératrices, la veuve de Paul P"" et l'épouse
d'Alexandre, et lui offrit un courrier pour faciliter son voyage au
quartier général.
Jusque-là, le comte de La Ferronnays n'avait eu qu'à se louei
de l'accueil qui lui était fait. Mais, lorsque, après une course de
trois jours, il débarqua à Dresde, tout changea. La plus grande
confusion régnait dans cette ville où se trouvait le roi de Prusse
et où le Tsar était attendu. On venait d'y apprendre la mort du
général Koutousoff, le retour subit de Napoléon à son armée; on
croyait à l'imminence d'une grande bataille autour de Leipzig.
Dans ce désarroi, le représentant d'un monarque sans cou-
ronne ne pouvait se flatter d'exciter l'intérêt ni d'obtenir des
faveurs. Le comte Tolstoï, conseiller du Tsar et lord Catbeart,
ministre d'Angleterre auprès des souverains alliés, l'accueillii-ent
(1) S'il faut en croire les rumeurs qui couraient alors ^ Saint-Pétershourp, le
comte de Romanzofl", qu'on a vu à Coblentz embrasser avec ardeur la cause des
Bourbons, conseillait à son maître de se réconcilier avec Napoléon, duquel il disait
que seul il pourrait donner l'Orient à la Russie
650 . REVUE DES DEUX MONDES.
plus que froidement. Ils lui déclarèrent ne pouvoir rien pour
lui. Le comte de Nesselrode le reçut à sa porte et lui dit d'un
ton presque insolent que les affaires dont l'Empereur était occupé
ne lui laisseraient pas le temps de le recevoirni de lire ses lettres.
L'intervention d'un autre fonctionnaire russe, le comte d'Anstett
et celle d'un émigré, le comte de Bruges, plus connu des Prus-
siens que La Ferronnays ne l'était des Russes, eurent raison, au
moins dans l'apparence, de ces rigueurs humiliantes. L'envoyé
du Roi revit Nesselrode, en fut mieux reçu cette fois que la pre-
mière et, fmalement, obtint de l'Empereur l'audience qu'il sollici-
tait. Il en eut même deux. Dans la première, il remit la lettre de
Louis XVIII (1) et exposa l'objet de sa mission ; dans la seconde,
il entendit la réponse à sa demande. Quoique enveloppée de
bonne grâce et d'aimables paroles, elle était négative sur tous les
points. Le Tsar avait le regret, quelque intérêt qu'il portât « au
comte de l'Isle, » de ne pouvoir lui donner satisfaction. Le mo-
ment n'était pas encore venu de le mettre en activité ni lui ni
les princes. Les alliés avaient d'ailleurs trop besoin de ménager
la cour d'Autriche pour s'exposer à la blesser en prenant parti
pour les Bourbons.
— Si nous parvenons, ajouta Alexandre, à jeter Bonaparte de
l'autre côté du Rhin et qu'alors, comme je n'en doute pas, il se
manifeste en France quelque mouvement en faveur du Roi,
croyez que je saurai profiter du moment et faire entendre à l'Au-
triche que, mon seul but ayant été de rendre la liberté aux na-
tions, le vœu du peuple français qui réclame ses anciens maîtres
rend nul tout engagement qui irait contre un vœu aussi juste.
Mais il faut de la patience, une grande circonspection et le plus
profond secret.
Ainsi, c'était toujours même chanson. En 1813 comme en
1796, on opposait aux démarches des Bourbons des refus plus ou
(1) A cette époque, les journaux anglais publièrent un pressant appel de
Louis XVIII au Tsar en faveur des prisonniers français faits pendant la campagne
de Russie : « Que m'importe, disait-il, sous quels drapeaux ils ont marché ! Ils
sont malheureux, je ne vois plus en eux que mes enfans. Je les recommande aux
bontés de Votre Majesté Impériale. Qu'EIle veuille bien considérer tout ce qu'ils
ont déjà souffert! Qu'elle daigne adoucir la rigueur de leurs maux! Qu'ils sentent
enfln que leur vainqueur est l'ami de leur père. Votre Majesté Impériale ne saurait
me donner une preuve plus touchante de ses sentimens pour moi 1 » Cette lettre
porte la date du 2 février 1813. Mais je n'ai pu découvrir par qui elle fut remise au
Tsar. La Ferronnays, qui partit d'Angleterre peu de jours après qu'elle eut été écrite,
n'en parle pas dans sa relation.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 651
moins déguisés, qui les rendaient douloureusement humiliantes
pour leurs envoyés et sous lesquels ils trouvaient toujours la
main de l'Autriche. La Ferronnays dut feindre de croire à la
sincérité du langage impérial. Peut-être même y,ajouta-i-i4 foi,
puisqu'il osa demander la faveur de rester au quartier général
russe. Mais, là encore, il échoua. La présence d'un agent de
Louis XVIII auprès des alliés était actuellement impossible. Ce-
pendant les dernières paroles de l'Empereur, sincères ou non, lui
rendirent un peu d'espoir. Alexandre lui promit de le rappeler,
dès que les circonstances le permettraient et de faire appuyer
auprès du gouvernement britannique les demandes que le comte
de risle jugerait utile de lui adresser. A peine est-il besoin d'ajou-
ler que cette double promesse fut oubliée ou que le Tsar ne l'ayant
faite que du bout des lèvres négligea de la tenir.
En réalité, de ce pénible voyage La Ferronnays ne rapporta
qu'une lettre autographe d'Alexandre au « comte de llsle » en-
core moins explicite que les réponses verbales qui lui avaient été
faites.
« J'ai voulu voir le comte de La Ferronnays pour lui parler
des sentimens invariables que je vous conserve. Il m'eût été
agréable de le conserver auprès de moi, si les événemens avaient
été plus avancés. Il vous parlera d'une victoire remportée sur
Napoléon en personne ; mais il aura l'honneur de vous dire, en
même temps, quels grands efforts exigent encore les circon-
stances, pour donner aux affaires de l'Allemagne les développe-
mens nécessaires. Nous sommes toujours en présence. Il s'agit de
manœuvrer, de choisir des positions, de saisir le moment de
frapper un nouveau coup. Vous jugerez, d'après tous ces détails,
que, quelque plaisir que j'aurais eu de voir sur le continent le
Duc d'Angoulême, je crois que le moment n'est pas encore pro-
pice. Il en est de même de l'époque où de grands détachemens
pourront être employés immédiatement contre les points que
vous indiquez. J'ai besoin ici de toutes mes forces réunies à celles
de la Prusse, Les diversions directes ne seront utiles que lorsque
nous approcherons du Rhin. Les mouvemens populaires sont
trop incertains quand l'esprit n'est pas soutenu par la proximité
des armées. J'espère que la Providence continuera à nous accor-
der sa protection. Nos efforts seront suivis, et notre persévérance
est à l'épreuve de tous les événemens. »
Tandis qu'après Noailles, La Ferronnays, comme on vient de
652 REVUE DES DEUX MONDES.
le voir, se prodiguait en pure perte au quartier général russe,
iv\s divers émissaires chargés par Louis XVIII Jugir là ou ailleurs
dans le même dessein n'étaient pas plus heureux. Le comte de
Bruges, émigré français admis au camp des alliés comme colonel
an service de l'Angleterre, Nai-bonne en Espagne où il s'était
rendu en revenant de Suède, le comte de Trogoll, ancien officier
<I(; marine, émigré lui aussi, envoyé en Autriche où il avait servi
a\ec un grade supérieur, se heurtaient au mot d'ordre que toutes
l«;s puissances coalisées semblaient s'être donné : Ne pas employer
los Bourbons (1). Blacas lui-même, qui s'était réservé la tâche de
rallier aux vues de son maître le comte de Liéven récemment
arrivé à Londres en qualité d'ambassadeur de Bussie, entendait
ce diplomate objecter à ses demandes qu'il le sollicitait d'ap-
puyer auprès de sa cour, des argumens analogues à ceux qu'on
opposait partout aux messagers royaux. Sous un langage presque
obséquieux envers Louis XVIII, le comte de Liéven ne refusait
pas l'appui qu'on lui demandait; mais il prédisait que les re-
quêtes qu'il s'agissait de faire aboutir étaient condamnées d'avance.
Les puissances no pouvaient rien pour les Bourbons tant qu'elles
ne seraient pas en France. Moins sincère que ne l'avait été
Alexandre en recevant La Ferronnays, ou ignorant les véritables
desseins des alliés, il déclarait que ce n'était pas en France qu'ils
voulaient porter la guerre, qu'ils ne souhaitaient même pas d'y
aller et que, lorsqu'ils auraient obligé Napoléon à repasser le
Rhin, ils seraient disposés à lui accorder la paix. C'est unique-
ment l'Allemagne qu'ils défendaient contre ses entreprises.
(1) Sur ces diverses missions auprès des souverains étrangers, il règne beaucoup
de confusion et d'obscurité, ce qui nous oblige à nous contenter de les mentionner.
Il en est de même de plusieurs autres qui, à partir d'octobre 1813, furent conûées
pour l'intérieur de la France à de fidèles partisans du Roi. Celle que reçut l'un
d'eux, le comte de Chabannes, et dont je n'ai pu découvrir l'objet, rappelle à
l'honneur de ce gentilhomme un trait qu'il y a lieu de retenir ici.
En 1793, ayant écrit au Comte de Provence alors à Haram, pour lui offrir ses
services, il en avait reçu cette réponse datée du 10 février: « Je suis fort touché,
monsieur, des nobles sentimens que vous m'exprimez, et certes quand le jour de
la vengeance arrivera, je compte sur vous pour m'y aider. — Louis-Stanislas-
Xaviek. »
Chabannes avait pieusement conservé ce billet. Vingt ans plus tard, le
28 octobre 1813, au moment de se jeter en France par ordre de Louis XV'III, il le
lui renvoyait après avoir écrit sous la signature du prince : « Sire, votre fidèle
sujet a cherché à répondre aux bontés et à la confiance honorable que Votre
Majesté a daigné lui témoigner. S'il meurt pour vous servir, il prend la liberté de
vous recommander sa femme et ses enfans. — Chabannes. »
Nous avons sous les yeux ce double et touchant autographe.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION.' 633
Cette argumentation désolait Louis XVIII et Blacas. Celui-ci
considérait comme imprudente une telle politique et il le confiait
à De Maistre. « Le Corse, qui ne pourrait défendre la France
contre le Roi armé d'un sage manifeste, défendra encore l'Alle-
magne contre les canons du prince de Smolensk. Et quand ils
seraient maîtres de l'Empire germanique, les Russes he se trou-
veraient que sur le théâtre où Souwaroff a vu borner sa victo-
rieuse carrière. En un niot, si je peux faire usage d'une figure
que vous me passerez en faveur de l'application et d'un vieux
goût que vous m'avez reproché bien des fois, Buonaparte qui a
été décavé en Russie ne peut perdre son tout qu'en France et
c'est là qu'un intérêt bien entendu le forcerait à jouir de son
J'este. »
Bientôt après, tout faisait prévoir que les vœux de Blacas ne
tarderaient pas à être exaucés et que la partie suprême se joue-
rait sur le territoire français. Le 13 juillet, l'armée anglaise, qui
sous les ordres de. Wellington opérait en Espagne, s'approchait
de la frontière. Des détachemens isolés la franchissaient acci-
dentellement sous prétexte de se procurer des vivres et du four-
rage. Louis XVIll s'inquiétait des exactions quils pourraient
commettre. « J'aimerais presque autant qu'on allât planter les
Léopards sur les remparts de Rayonne parce que ce serait une
démarche politique, bien mauvaise sans doute, mais qu'une autre
pourrait effacer, au lieu que l'effet de ce que je viens de détailler
doit être d'inspirer haine et confiance contre ceux dont l'appui
est indispensable. Je voudrais donc au moins que le gouverne-
ment ordonnât en ce cas la discipline la plus exacte et punisse
sévèrement quiconque y aurait manqué. »
Entre temps, on apprenait à Londres que le pape Pie VII
venait de consentir à Napoléon un nouveau concordat qui faisait
de l'Eglise la véritable vassale de l'Empire. On ignorait encore
en quelles circonstances quasi tragiques la violence impériale
avait arraché à la faiblesse d'un vieillard captif ces concessions
incroyables ; on croyait qu'il ne les avait faites qu'afin de rentrer
en possession de Rome. Cette nouvelle exaspérait Blacas, livrait
son âme à l'indigaation et à la douleur.
« Le roi de Rome avait besoin d'une légitimalion et d'une
association plus imposante que celle du serment oll'ert par les sé-
nateurs et les préfets. Le successeur de saint Pierre rendra ce
service, mais il aura Rome ! Il ouvrira au tyran, qui vient de sa-
654 REVUE DES DEUX MONDES.
îritier à son ambition un demi-million d'hommes, ce sanctuaire
:iue saint Ambroise ferma à Théodose pour le massacre des
rhessaloniciens, mais il aura Rome!... Il sera, pour la famille
d'un monstre, unique obstacle au bonheur du monde, le mi-
nistre d'une consécration nouvelle, mais il aura Rome!
«< Ah ! mon cher comte, le cœur se serre tellement à cette
pensée qu'il ne peut laisser échapper la conscience à des vérités
que toutes les forces ultra montai nés ne parviendront jamais à
écarter. Mais espérons plutôt que tout ce que disent les gazettes
françaises est faux, ou du moins attendons d'en être sûrs pour le
croire. »
A ce cri de colère. De Maistre répond par « des duretés. »
« Ah! comme vous traiteriez et bien justement un homme qui
en avouant qu'il ne croit pas à telle où telle pièce attribuée à
votre maître en parlerait cependant pour regarder comme déjà
faites je ne sais combien de bassesses purement idéales. C'est
cependant ce que vous faites, mon cher comte, et c'est une assez
curieuse chose d'entendre un gentilhomme français raisonner
ainsi, tandis qu'un luthérien, M. de Rennenkampf, prouve ici
par écrit que toute cette affaire n'est qu'une absurde et atroce
comédie, ce qui saute aux yeux. » Et ces « duretés » que Blacas
reproche affectueusement à son ami, et dont celui-ci s'excuse,
sont le point de départ d'une longue discussion théologique qui
détourne un moment les deux correspondans de l'objet accou-
tumé de leurs préoccupations.
III
Au cours de ces événemens, on apprenait tout à coup à
Londres dans les premiers jours du mois de septembre, la pré-
sence en Europe d'un homme depuis longtemps oublié, le gé-
néral Moreau. Après un séjour de plusieurs années en Amérique,
il s'était mis en route pour le continent. Mais au lieu de venir
en Angleterre où l'attendait sa jeune femme arrivée dix mois
avant lui, il était allé débarquer le 1" août à Stralsund, en
Suède, où le prince royal Bernadolte l'avait reçu comme un an-
cien ami, entouré de soins et d'hommages et traité en héros. De
Stralsund, ce revenant s'était rendu à Prague. L'empereur d'Au-
triche rallié enfin à la coalition s'y trouvait avec le tsar Alexandre
et le roi de Prusse. La guerre recommençait. La part que ve-
LES DERNIÈRES ANNÉES DE L ÉMIGRATION. 655
nait de se décider à y prendre le monarque autrichien et l'adhé-
sion du Danemark qui avait dû, en faisant sa paix avec la Suède,
promettre aux alliés un contingent de dix mille hommes dres-
saient en face de Napoléon un faisceau de forces belligérantes
auquel il semblait difficile qu'il pût longtemps résister. Accueilli
par les souverains avec un empressement presque respectueux,
Moreau, qui s'était rendu auprès d'eux à la sollicitation de l'empe-
reur de Russie, leur avait promis ses conseils pour la campagne
qui se rouvrait.
Dans la situation faite à Louis XVIII par le dédaigneux oubli
où le laissaient les alliés, l'arrivée de Moreau constituait un évé-
nement heureux. Par des lettres d'Amérique reçues l'année
précédente à Hartwell (1) et signées du royaliste Hyde de Neu-
ville qu'on a vu mêlé aux conspirations de 1800, il savait que
Moreau était disposé à servir la cause des Bourbons. « Dites à
Louis XVIII, lui avait fait mander le général, que vous con-
naissez un bon républicain qui, désormais, servira sa cause avec
plus de fidélité que beaucoup de gens qui se disaient autrefois
royalistes. Depuis que les républicains se font esclaves, c'est au-
près des rois sages qu'il faut aller chercher la liberté. » Louis XVIII,
dès ce moment, croyait donc pouvoir compter sur Moreau.
Il le croyait maintenant d'autant mieux qu'une lettre datée
de Stralsund, le 10 août 1813, et adressée à Londres au comte
de Bouille allié du marquis de ce nom, l'un des organisateurs
de la fuite de Varennes, montrait Moreau, à son arrivée en Eu-
rope, toujours animé des sentimens qu'il avait manifestés à Hyde
de Neuville l'année précédente, « tout rempli des plus nobles
pensées, tout à sa patrie pour la délivrer et lui donner une con-
stitution honorable sous la domination de la famille rovale. »
« Le prince de Suède lui a fait une réception royale, disait
cette lettre, l'a logé chez lui, a tenu sa cour chez le général, et
lui était au milieu de tous ces cordons, de ces titres et de ces
Excellences, les deux bras pendans avec son petit frac et son air
négligé, regardant, renierciant et rougissant au moindre mot
d'éloge. Il a enivré ici jusqu'au peuple. Hier, au dîner du prince
royal, nous avons manqué d'être écrasés tant on se pressait pour
le voir. Il ne s'en apercevait pas. Il est parti pour le quartier
général russe, ne veut revenir qu'aide de camp de l'Empereur.
(1) Elles étalent adressées à d'Avaray dont, en 1812, la mort, survenue en ISH,
étùt encore ignorée eu Amérique. Blacas les ouvrit et les communiaua au Uoi.
6o6 REVUE DES DEUX MONDES.
(( — Je ne dois rien commander, dit-il, mais dire ce que je
sais et, s'ils veulent, il sera battu.
« Il me disait :
« — C'est nous qui devons réparer les maux que nous avons
faits, afin qu on ne se venge pas sur nous.
« Il a son plan [pour entrer en France ; tout est fondé sur dix
ans de méditation. Deux Français vont commander la croisade :
l'un est Suédois; l'autre est à nous et pour toujours, an des plus
grands capitaines de son siècle et un des hommes les plus mo-
dérés et les plus modestes que je connaisse.
(( — Je deviendrai, disait-il, postillon comme le prince
Eugène; je courrai sans cesse d'un roi à l'autre pour les accor-
der; je voyagerai les nuits et me battrai le jour.
« Et tout cela dit avec un an do paix et de modestie qui
enchante. Ce trésor nous est arrivé d'Amérique en trente jours.
Le vent est bon, mon cher ami ! »
Communiquée par lo comte de Bouille à Louis XVIII, cette
lettre enthousiaste lui suggéra l'idée d'envoyer auprès de Moreau
une homme de confiance chargé de se concerter avec lui sur les
moyens à prendre pour faire bénéficier la cause royale de ses
heureuses dispositions. Il y avait alors à Londres un vieil émigré
qui jadis l'avait connu. Il se nommait Bascher de Boisgely. C'est
à lui que Blacas recourut pour interroger Moreau et recevoir ses
conseils. Afin de faciliter l'accomplissement de sa mission, il lui
remit un questionnaire auquel le général devait répondre. Ses
réponses traceraient au Boi sa conduite.
« Quelles sont les idées du général Moreau sur l'opinion
actuelle de la Fnince et sur les moyens de mettre en action le
mécontentement qui y règne?
« Quel serait, à cet effet, le langage le plus propre à concilier
tous les senti mens, à calmer toutes les craintes, à encourager
toutes les espérances ?
« Quel moyen peut-on entrevoir de former, soit en France,
soit hors de France un noyau d'armée française sous les ordres
du général Moreau? Serait-il capable d'armer, dès à présent,
contre Bonaparte les prisonniers de guerre qui se trouvent en
Allemagne, ou en Bussie, ou en Angleterre?
(( Dans l'une ou l'autre de ces suppositions, la présence d'un
prince de la Maison de France serait sans doute indispensable-
rnent nécessaire à cette armée. Son arrivée préalable aux armées
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. ' 63/
coalisées ne serait-elle pas regardée par le général Moreau comme
d'une haute importance et d'un intérêt majeur?
« Quel serait le plan que le général Moreau regarderait comme
le plus avantageux, pour faire occuper par une armée royale
une portion du territoire français, et quel point choisirait-il de
préférence pour une semblable expédition, dans le cas où l'on
pût rassembler les moyens de l'entreprendre?
« Quelle idée se forme-t-il des résultats probables de la
guerre présente, soit en Allemagne, soit dans la Péninsule,
relativement à la situation intérieure et extérieure de la
France ?
« En un mot, il ne sera rien négligé de tout ce qui peut faire
connaître au Roi l'opinion d'un homme auquel Sa Majesté désire
confier les pouvoirs les plus étendus et les plus nécessaires au
succès d'une entreprise dans laquelle le général Moreau se pro-
met sans doute de recueillir la plus grande gloire qui puisse
être offerte à la plus noble ambition. »
Sous la signature de Blacas, dont ce questionnaire était revêtu,
le Roi avait écrit de sa main : « En approuvant les présentes
instructions, je saisis avec empressement l'occasion de donner
moi-même au général Moreau un nouveau témoignage de l'estime
et de la confiance qu'il me connaît pour lui depuis longtemps,
— Louis. »
Lorsque Bascher de Boisgely quitta Londres, le 12 septembre,
pour se rendre au quartier général des alliés où il devait trou-
ver Moreau, il y avait déjà quinze jours que ce malheureux
n'existait plus. Le 27 août, à la bataille de Dresde, un boulet
lui avait brisé les jambes. Transporté aux ambulances de Lauen,
il y expirait, le 2 septembre, sans avoir compris, semble-t-il, ce
qu'offrait d'odieux sa présence parmi les armées qui .se prépa-
raient à envahir sa patrie et pourquoi sa mort tragique apparaî-
trait à jamais comme un châtiment providentiel. L'envoyé du Roi
n'apprit ces nouvelles qui coupaient court à sa mission qu'après
s'être mis en chemin.
EP3S étaient déjà parvenues à Londres. Le colonel Rapatel,
aide de camp du général, avait annoncé à M"'® Moreau son
malheur. Dans une première lettre, il lui disait : « Le général a
perdu ses deux jambes, mais sa tête nous reste. » Dans la
seconde, il lui apprenait qu'elle était veuve. Elle recevait en
môme temps, par l'entremise de Blacas, les condoléances du Roi
TOME XXXIV. — 1906, 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
à qui elle allait, dus ce moment, témoigner en toute occasion sa
gratitude et son zèle pour sa cause,
Louis XVIII considérait la mort de Moreau comme un irré-
parable malheur. Mais, en constatant que Bernadotte avait en-
couragé les projets du général, il en revint, malgré Téchec de
ses tentatives précédentes, à l'idée de recourir à lui. A cet effet,
il lui envoya le comte de Bouille. Plus heureux, que les précé-
dens négociateurs, Bouille put arriver jusqu'au prince royal de
Suède qui assiégeait Davout dans Hambourg. Les circonstances
étaient changées, la lutte tînale contre Napoléon résolument
engagée. Bernadotte ne se croyait plus obligé de refuser sa
porte à un agent secret des Bourbons. Il reçut Bouille avec une
bienveillance marquée, eut avec lui plusieurs conversations, le
décora de l'ordre de l'Étoile polaire. Mais il se borna à lui
répéter ce qu'il avait dit aux autres envoyés du Roi, et Bouille
n'osa pousser ses demandes à fond :
« Je crois, mandait-il le 27 novembre à Blacas, que si le Roi
jugeait à propos de faire auprès du prince une demande franche
et ouverte, je pourrais risquer à m'en charger. Mais le moment
n'est peut-être pas encore assez favorable pour cela. Il faut que
le prince soit débarrassé de la besogne qui l'occupe dans ce mo-
ment-ci et que ses drapeaux flottent sur les murs de Hambourg
avant qu'il puisse être libre d'agir sur d'autres points. »
Un mois plus tard, ayant revu Bernadotte à Kiel après une
course au quartier général russe, il fut accueilli avec plus d'effu-
sion encore que la première fois. « Il à poussé l'affabilité jus-
qu'au point de m'embrasser. » Rendant compte de ses entretiens,
il envoyait à Hartwell de piquantes observations sur Bernadotte
et son entourage.
« Nos conversations ont entièrement roulé sur sa haine
contre Bonaparte, sa résolution de renverser l'usurpateur (il ne
se sert plus que de ce terme en parlant de lui), son désir de
gervir les Bourbons, si la France les redemande, son opinion
personnelle qu'il n'y a qu'eux qui doivent y régner. Mais cette
dernière pensée est encore tellement délayée dans ses raisonne-
mens et des hypothèses à l'infini, qu'il faudrait vous écrire un
volume pour vous en rendra comptt% et qu'il me serait même
alors bien difficile de le faire exactement. Ce n'est point une
conversation que l'on a avec lui, c'est un discours que l'on
écoute. Peu d'hommes parlent mieux. Sou éloquence est forte
LES DERNIÈRES ANNÉES DE L ÊMIGRAtïÔN. txo9
et possède une grâce séduisante à laquelle il est difficile de
résister. Il a aussi au suprême degré le talent de se faire aimer
de tous ceux qui l'entourent. Un tel homme pourrait faire beau-
coup pour le Roi et pour le bonheur de la France, si on parve-
nait à. le mettre exactement dans la bonne route et à l'y main-
tenir.
« J'oserai dire qu'il véiit marc&er au vrai but, mais qu'il ne
chemine encore que par des sentiers incertains. Ses idées de
gloire sont sublimes; il s'en fait une aussi juste que brillante de
celle qui deviendrait son partage, s'il rétablissait la monarchie
d'Henri IV. Son cœur est plein de sensibilité et d'honneur.
Mais, comme je vous l'ai déjà dit, mille pensées, mille projets
divers lui passent par la tête. II voudrait ci, il voudrait ça.
« II a auprès de lui, et la chose est assez singulière, quatre per-
sonnes confidentielles, qui sont absolument les antipodes les
unes des autres. M. de Camps homme d'esprit, son premier aide
de camp, son frère de lait, son camarade d'enfance, et M. de
Shelegel son secrétaire politique, nous détestent. M. Gré, son
compatriote, son vieil ami, celui qui le premier lui mit un uni-
forme sur le corps en lui disant qu'il le faisait maréchal de
France et qui lui sert maintenant de secrétaire particulier, ainsi
qu'un M. Plantier, également Béarnais, qui a été émigré, criblé
de blessures au service de la bonne cause et qui porte conti-
nuellement sa croix de Saint-Louis, attachée sur son cœur, à sa
bretelle; ces deux derniers, dis-je, sont, au contraire, s'il était
possible de se servir pour une pareille vertu d'un pareil terme,
des Bourbonnistes exagérés. Aucun des quatre n'exerce sur le
prince royal une influence assez décidée pour lui faire changer
d'avis, lorsqu'une fois il a pris son parti; mais, comme ils vivent
dans son intérieur le plus intime, surtout M. de Camps, et qu'ils
lui disent tout ce qu'ils veulent dans leur patois, ils ne laissent
pas que d'avoir beaucoup d'empire sur ses incertitudes et de les
fixer quelquefois. Le premier a plus d'esprit que l'autre, mais
celui-ci a peut-être plus de finesse. Voici donc les deux hommes
entre ^asquels l'opinion et le vœu du prince royal, au sujet du
rétablissement de la maison de Bourbon, sont continuellement
ballottés. Mais un grand point de gagné déjà, c'est que tout est
d'accord pour la chute du tyran, et pour l'expulsion hors de
France de tout ce qui est Corse, ou tient à la famille du Corse. »
— Je vous déclare, avait dit Bernadotte en nrésence de plu-
660 REVUE DES DEUX MONDES.
sieurs personnes, à en croire Bouille, que Napoléon ne régnera
plus, ni lui, ni le roi de Rome, ni'entendez-vous? Et vous croyez
peut-être que j'ai l'ambition de me mettre à leur place; non, mes-
sieurs, vous seriez dans une grande erreur: ce n'est pas moi, c'est
un autre que j'y mettrai.
« Je tenais ceci du général Tattenborn, qui était présent et
qui me le dit en sortant du conseil, écrivait Bouille. Depuis, le
prince me l'a confirmé lui-même. Il me semble qu'il ne pouvait
guère s'exprimer plus clairement et plus correctement. »
Dans la même lettre, après avoir fulminé contre M"" de Staël,
qu'il accusait d'envoyer de Londres au prince royal les plus
détestables conseils et de tenir sur les Bourbons des propos
odieux, Bouille racontait qu'au quartier général russe où il
s'était rendu pour remettre à lEmpercur une lettre du prince de
Condé, il avait vu le comte de Nesselrode; il répétait les paroles
que le ministre d'Alexandre lui avait adressées :
— Dites à vos princes, quand vous les reverrez, que nous
serions trop heureux de les rétablir en France, que nous ne
désirons rien de plus, mais que nous ne pouvons rien faire pour
cela dans ce moment-ci. Qu'ils laissent donc cette question
entièrement entre nos mains ! Qu'ils restent tranquilles ! Qu'ils
ne se tourmentent et ne s'agitent pas; surtout, qu'ils n'envoient
personne et n'écrivent rien.
Le général Pozzo di Borgo, à qui Bouille devait d'avoir été
reçu par Nesselrode, lui avait parlé le môme langage et même
confié que les souverains alliés proposeraient encore une fois la
paix à Bonaparte aux conditions les plus favorables, quoique
convaincus « que ce maître fou n'écouterait rien. »
Ces deux propos présentaient beaucoup d'analogie avec ceux
que Bernadotte lui avait tenus. Ils révélaient trop clairement, de
la part des cours coalisées, la volonté de ne pas utiliser lo roi
de France pour que Bouille pût se flatter de l'espoir de la fléchir.
Il ne lui restait donc qu'à rentrer à Londres, où il arriva au
mois de février 1814.
A ce moment, Louis XVllI, par l'intermédiaire de Blacas,
était en communication constante avec M""' Moreau. A la mort
de son mari, elle avait assuré lo Boi de son indestructible dé-
vouement. Elle le lui prouvait maintenant en lui communiquant
les nouvelles que lui envoyait du théâtre delà guerre le colonel
Ilapatel. l'ancien aide de camo du général, resté à l'état-maior
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 661
de l'empereur de Russie (1). Parmi ces nouvelles, il avait lu
une lettre d'Alexandre, adressée le 31 janvier à Rapatel et au
comte de Rochecliouart, émigré français attaché aux armées
du Tsar en réponse à une démarche qu'ils venaient de faire
auprès de lui, afm d'être autorisés à prendre le commande-
ment des royalistes qui, à l'entrée des alliés en France, s'offri-
raient pour combattre contre Napoléon.
« Je ne puis quapplaudir aux sentimens que vous témoi-
gnez ; mais il ne faut pas agir en enfans. Jai déjà devant les
yeux les affreux résultats qui ont suivi la trop prompte déclara-
tion des peuples, et je ne me pardonnerais jamais de causer le
malheur de ceux qui pensent comme vous, et que le sort des
armes peut faire retomber dans les mains de Bonaparte. Je me
3uis cru obligé de dire, à tous ces Messieurs qui se sont présen-
tés à moi à ce sujet, que j'approuverais et seconderais de tous
mes efforts, tous les mouvemens qui se feraient devant notre
ligne, mais que je ne me rendais responsable d'aucun de ceux qui
s'exécuteraient sur nos derrières, parce qu'une affaire perdue
pourrait influencer sur la paix, et peut-être l'amener. Si la Pro-
vidence ne nous abandonne pas, j'espère que nous gagnerons la
première bataille. Je sais que le vœu des Français est pour les
Bourbons ; mais je veux que la nation en décide, afin de n'être
jamais exposé à en recevoir un reproche. Quant à vous, restez
auprès de moi. Je saurai vous employer si nous frappons le der-
nier coup; c'est alorS' que je vous permettrai de vous répandre
dans toute la France comme les apôtres de la belle cause que
vous désirez servir, et que nous servirons ensemble. Jusqu'à ce
que l'occasion soit plus favorable pour elle, restez auprès de
moi, et quoique les Princes n'aient pas auprès de ma personne
de meilleur ambassadeur que moi-même, je vous autorise l'un
et l'autre à en faire les fonctions, et à me faire connaître de
suite tout ce que vos compagnons voudront me demander. Dites-
leur que le fantôme de Caulaincourt ne les effraye pas. Je ne
veux poTat de paix avec Bonaparte, mais je suis prêt à la faire
avec la nation. »
(1) La Correspondance de M""" Moreau avec le comte de Blacas est trop volumi-
neuse pour être reproduite ici. Mais elle fut, durant ces journées agitées, une pré-
cieuse source d'informations pour Louis XVlll et un des principaux titres de
k"* Moreau à la grâce qu'il lui fit, rentré à Paris, en décidant qu'elle porterait
désormais le titre de maréchale et jouirait des avantages et des honneurs attachés
à ce titre.
662 REMJE DES DEUX MONDES.
Avant que Louis XVIII ne lût cette lettre, s'était répandue
dans Londres la nouvelle que les alliés avaient franchi la fron-
tière française. C'était vrai et, malgré la résistance héroïque qui
a immortalisé la campagne de France, ils avançaient rapidement
vers Paris. Il semblait donc que l'heure fût venue pour eux de
tenir les promesses qu'ils avaient faites sous tant de formes di-
verses aux envoyés du Roi. Rien ne décelait cependant qu'ils
eussent le dessein de les tenir. Leur mutisme augmentait l'impa-
tience de Louis XVIII. Les avis qu'il recevait de France la por-
taient bientôt à son comble. Un jeune soldat anglais, fait pri-
sonnier sur la frontière espagnole et qui était parvenu, grâce à
la complicité des royalistes, à s'évader d'Agen où il était interné,
avait été chargé par eux de supplier le Roi de leur envoyer un
prince pour se mettre à leur tête. Tout le Midi, de Bordeaux à
Pau, disaient-ils, était prêt à se soulever et n'attendait qu'un
signal.
D'autre part, Wellington, eu entrant dans le Béarn, y avait
été reçu aux cris de : Vive les Bourbons ! Nous voulons le sang
d'Henri IV! Eclairé par cet accueil, il avait envoyé à Londres le
duc de Guiche qui marchait avec ses troupes, pour conseiller au
prétendant de faire partir pour Bordeaux Monsieur ou l'un de ses
fils. Le Roi demandait alors au gouvernement anglais des passe-
ports pour les princes. D'abord on les lui refusait. Ce n'est
qu'après un long débat qu'il les obtenait sous des noms suppo-
sés. Quand Bouille rentrait à Londres, les princes venaient de
partir avec les gentilshommes de leur maison, le Comte d'Artois
pour le quartier général des souverains sous le nom de comte de
Ponthieu, le Duc d'Angoulême pour Bordeaux, sous le nom de
comte de Pradel, et le Duc de Berry pour Jersey et la Normandie
sous le nom de comte de Vierzon. Un courrier avait été expédié
au Duc d'Orléans, à Palerme, pour l'inviter à se rendre en Pro-
vence.
Pour compléter ces grandes mesures, le Roi, faisant appel de
nouveau au dévouement de Rouillé, l'envoyait à Be^nadotte à
qui il demandait de prendre comme « généralissime » le com-
mandement des troupes françaises qui se prononceraient pour la
royauté. Il eût voulu le nommer connétable ou lieutenant géné-
ral du royaume. Mais, la qualité de lieutenant général apparte-
nait au Comte d'Artois, et celle de connétable n'était pas com-
patible « avec l'adoption qui place le Prince royal sur les
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. G63
marches du Irône de Suède. » Au reste, le titre de « généralis-
sime » lui assurerait l'autorité nécessaire « à l'exécution de ses
nobles projets, sans annuler la marque de confiance que Sa
Majesté donne depuis longtemps à un frère qui est à la fois son
ami le plus tendre et son serviteur le plus dévoué (1). » Enfin
Bouille était chargé de déclarer « au futur libérateur de la
France » que le Roi, jaloux de s'acquitter un jour d'une dette
sacrée, avait hâte de connaître à cet égard les désirs du prince
royal pour lui et pour les Français qui « sous ses étendards
contribueraient à la délivrance de leur patrie. »
Le Roi maintenant n'attendait plus que la possibilité de par-
tir à son tour. « Ce ne sont plus les années que l'on compte avec
la résignation du malheur, écrivait Blacas à De Maistre ; ce sont
les instans que l'on calcule avec les impatiences de l'espoir. Oui,
mon cher comte, adhuc quadraginta aies! disons-nous main-
tenant avec une assurance presque prophétique. Et cependant
les banquets de Ninive bravent encore à Châtillon le glaive ex-
terminateur ! et cependant nous sommes condamnés à douter que
les jours d'expiation soient consommés. Vous avez sans doute
appris le départ de Monsieur. Il doit être aujourd'hui à portée de
plaider la cause de son auguste Maison devant les rois et devant
la France. Nous savons M. le Duc d'Angoulême arrivé à l'armée
de lord Wellington. Nous attendons que M. le Duc de Berry
puisse, de Jersey, où il est maintenant, se porter sur quelque
point accessible du territoire français. Voilà, mon cher comte,
tout ce qu'il a été permis d'entreprendre dans une situation où le
ciel ne paraît vouloir nous laisser qu'une bien petite étendue
de cette chaîne souple qui nous retient sans nous asservir comme
a dit autrefois un homme que j'aime de tout mon cœur. »
Quoique Blacas apportât encore quelque timidité dans l'ex-
pression de ses espérances, il semblait bien, cette fois, qu'elles
dussent se réaliser. Avant que la lettre sur laquelle il les confiait
(1) Le comte de Bouille, qui vivait encore en 1852, racontait tenir du duc de
Duras que celui-ci s'entretenant avec le Koi à la veille de son départ pour la France
et se félicitant devant lui de voir la couronne bien rétablie dans la maison de
Bourbon avait été fort surpris d'entendre cette réponse :
— Bien rétablie, cela dépend.
— L'intention du Roi serait-elle de ne pas accepter la couronne ? s'était-il écrié.
— Je l'accepte, aurait repris Louis XVill, et elle nous restera, si je survis à
mon frère. Mais, si c'est lui qui me survit, je ne réponds de rien. {Renseignemens
comtiiuniqués à l'auteur.^
664 REVUE DES DEUX MONDES.
à De Maistre fût arrivée a sa destination, on apprenait à Londres
les graves événemens survenus à Paris durant les trois premiers
jours d'avril : la déchéance de Napoléon, prononcée par le Sénat
et la formation d'un gouvernement provisoire. Bien que le rappel
des Bourbons n'eût pas suivi ces mesures, elles apparaissaient
comme le prologue de leur rétablissement. Aux yeux des
Anglais, Louis XVIII cessait brusquement d'être le souverain
proscrit auquel, depuis six ans, ils prodiguaient les témoignages
d'une commisération respectueuse; il redevenait le Roi, le roi de
France qui allait demain rentrer en possession de sa couronne.
C'est à ce titre que, maintenant, après avoir si longtemps paru
l'oublier, ils lui apportaient leurs hommages dans ce château
d'Hartwell où, comme la Belle au bois dormant, la vieille mo-
narchie française sortait de son long assoupissement ; à ce titre
aussi que le prince régent, dans sa résidence de Garlton House,
offrait à Louis XVIII une fête somptueuse à laquelle tenait à
honneur d'assister tout ce qui comptait dans la société britan-
nique.
Cependant, le A'ote du Sénat français rendait inutile la dé-
marche qu'au même moment, le comte de Bouille, par ordre du
Roi, faisait auprès de Bernadotte. S'il eût été possible à Louis XVIII
d'arrêter en chemin son envoyé, il se fût empressé de le rappe-
ler. Mais Bouille avait doublé les étapes pour rejoindre le prince
royal de Suède, couru après lui de Nancy à Cologne, et, l'ayant
enfin rencontré à Kavserslautern sur la route de Mavence, dans la
matinée du 2 avril, il s'était fait un devoir de lui remettre la
lettre du Roi. Ce n'est qu'après la lui avoir remise, qu'en
l'accompagnant à Bruxelles, il avait appris les résolutions du
Sénat français et vu le Comte d'Artois partir pour Paris. Il en était
réduit « à se désoler de la fatalité » qui l'avait entraîné à
s'acquitter de son message avant de connaître les événemens de
la capitale. 11 est toujours fâcheux, quand des services d'un ca-
ractère louche ne peuvent être utilisés, de les avoir sollicités.
Quant à Bernadotte qu'on a vu si peu disposé à servir la
cause des Bourbons quand elle semblait condamnée et se laisser
dire, tout en protestant de son dévouement pour eux, qu'il était
digne de régner à leur place, il affectait, maintenant qu'un vent
favorable enflait leur voile, d'avoir toujours défendu leurs inté-
rêts et d'être prêt aies défondre encore. La lettre que lui appor-
tait Bouille lui fournissait une occasion de le déclarer à
LES DERNIÈRES ANNÉES DE l'ÉMIGRATION. 665
Louis XVIII lui-même. Il s'empressa d'en profiter, ainsi qu'en
fait foi le message qu'il lui expédia de Liège, le 4 avril 1814, en
signant de son nom dynastique « Charles Jean. »
« Sire, j'ai rencontré à Kayserslautern le comte de Bouille
qui m'a remis la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de
m'écrire. Je m'empresse d'y répondre et de vous assurer, Sire,
qu'on ne peut être plus sensible que je ne le suis à la confiance
que Votre Majesté a placée en moi et à tous les témoignages
qu'elle veut bien m'en adresser elle-même ou m'en faire donner
par M. de Bouille. Je me hâte de dépêcher M. Gré vers Votre
Majesté pour lui en porter mes remerciemens, et pour lui dire
que des circonstances sans cesse renaissantes, mais toujours pé-
rilleuses pour la cause et pour moi, ont pu seules retarder
l'exécution d'un plan que je médite depuis longtemps. Ce plan,
Sire, formé selon mon cœur se trouve aujourd'hui fort de l'inté-
rêt de ma politique et du besoin de mettre un terme aux malheurs
qui déchirent depuis tant d'années notre belle Mère patrie.
« J'ai eu de grandes obligations et de grands devoirs à
remplir envers la brave nation qui m'a appelé. J'ai reconnu
l'impérieux besoin de ne point heurter des idées peu conformes
aux miennes, mais tout en reconnaissant qu'un prince qui
s'éloigne des vues générales des hommes qu'il est appelé à gou-
verner un jour, s'expose à s'en voir totalement abandonné. J'ai
dû me soumettre à ce penchant de la nation suédoise sans
cependant perdre de vue l'espérance d'aider à rétablir en France
les descendans du grand et bon Henri. J'ai, dès mon jeune âge,
approché son berceau ; ce souvenir est bien propre à exalter le
cœur d'un Béarnais, et surtout d'un Béarnais devenu prince.
Instruit dès l'enfance des droits du peuple de ce pays, des lois et
des coutumes qui le liaient à ses souverains j'ai souvent éprouvé
un noble orgueil en pensant que je pourrais un jour leur être
utile. Un motif si beau a contribué à me faire quitter les montagnes
et les forêts du Nord et à me séparer d'un souverain qui a pour
moi toute la tendresse d'un père, et d'un fils qui fait toute mon
espérance.
« M. de Bouille a déjà dû rendre compte à Votre Majesté de
tout ce que je lui ai dit à mon retour de Nancy. J'ai éprouvé
qu'il est des situations dans la vie où ce qu'on désire le plus doit
être ajourné soit pour sa propre conservation soit pour l'intérêt
de la cause qu'on veut servir et ie l'ai chargé de dire à Monsieur,
666, REVUE DES DEUX MONDES.
que Son Altesse Royale pouvait se rendre- à mon quartier géné-
ral lorsqu'elle jugerait que l'occasion est favorable.
« En me remettant la lettre de Votre Majesté, M. de Bouille
m'a communiqué les instructions qu'il a reçues ; je l'ai chargé
de lui rendre compte que j'acceptais ce qu'elle m'offrait et M. Gré
qui a ma confiance et qui connaît mes sentimens est chargé d'en
réitérer l'assurance à Votre Majesté. »
Nous n'avons pu découvrir oij ni à quel moment Louis XVIII
reçut ces tardives protestations. Mais il est certain que lors-
qu'elles lui parvinrent, le concours du prince royal de Suède ne
lui était plus nécessaire. Les récits de Narbonne, de La Ferron-
nays, de Bouille, cités plus haut, autorisent d'ailleurs à penser
que c'était folie de Tavoir espéré.
Ce n'est pas la seule erreur de ce genre qu'ait commise
Louis XVIII pendant son séjour à l'étranger. Il avait eu foi
dans Dumouriez, dans Pichegru, dans Moreau, et les déceptions
successives que rappellent ces noms tristement fameux, laisse-
raient, non moins que celle qu'il devait à Bernadotte, planer un
doute sur sa perspicacité, si l'on ne savait combien sont fragiles
les espoirs qu'engendre l'êxil et trompeurs les jugemens à la
faveur desquels ils naissent, se développent et se formulent en
résolutions.
Du moins, à l'heure oh ses douloureuses aventures touchaient
à leur dénouement, tout contribuait à lui faire oublier ces dé-
ceptions cruelles. Il voyait enfin le terme de ses malheurs et, s'il
ne se dissimulait pas les difficultés qui l'attendaient aux Tui-
leries, il se livrait du moins sans contrainte à la joie d'en-
tendre retentir à ses oreilles, comme autrefois à celles de ses
aïeux aux beaux jours de Vei-sailles, le cri : Vive le Roi ! Les
vents favorables qui soufflaient de France comme pour lui en
ouvrir le chemin, lui portaient sur leurs ailes avec l'appel des
fidèles partisans de sa cause, des effluves sains et bienfaisans,
réparateurs de ses longues infortunes. Le 19 avril, suivi du duc
d'Havre, du comte d'Agoultet du comte de Blacas,il s'embarquait
à Douvres sur une frégate anglaise et le 23, à Calais, il mettait
le pied sur le sol de sa patrie, vingt-quatre ans après en être
sorti, et sans avoir jamais désespéré d'y revenir. Parti en fugitif,
il y rentrait en roi.
Ernest Daudet.
LÀ
MALADIE DU BURLESQUE
Saint-Amant, Sarrasin, Cyrano de Bergerac, d'Assoucy, tous
ces noms qui, sans avoir été jamais illustres, brillèrent pourtant
jadis de leur éclat, sont tombés depuis longues années dans
l'oubli. Gomment se fait-il qu'il en soit autrement de celui de
Scarron, leur émule ; et à quoi le doit-il, ou à qui? A sa femme,
plus connue sous le nom de Madame de Maintenon, ou à son
mérite? et, par exemple, à la gaieté convulsive de ses Mazari-
nades ou à la force comique de son théâtre : l'Écolier de Sala-
manque, Jodelet, Dom Japhet d'Arménie? N'omettons ici de
mentionner, si l'on le veut, ni son Roman comique ni ses Nou-
velles,, traduites ou adaptées de l'espagnol de dona Maria de
Zayas, et dont une seule a fourni, à Sedaine le sujet de la
Gageure imprévue, à Molière plusieurs scènes de l'Ecole des
Femmes, et à Beaumarchais le titre de la Précautiori inutile.
Assurément, c'est une manière de perpétuer son nom que de
s'insinuer ainsi dans l'œuvre des autres, par avance, et de s'ar-
ranger pour que l'on ne puisse parler ni de Sedaine, ni de
Beaumarchais, ni de Molière sans être obligé de rappeler qu'ils
doivent quelque chose à Scarron. Mais, cette survivance de sa
réputation, Scarron la doit surtout à ce qu'il se trouve repré-
senter un genre dans l'histoire de la littérature. Scarron, c'est
le burlesque, à lui tout seul, et à peu près de même que Balzac
et Voiture sont la préciosité. Et comme le burlesque, dans l'his-
toire de la littérature, n'a guère été plus étudié, ni plus rigou-
reusement défini que le précieux, de là l'intérêt de nouveauté
qui continue toujours de s'attacher à Scarron.
668 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce n'est pas que l'on n'ait beaucoup écrit sur « le burlescpie. »
Tout le monde a lu les Grotesques, de Théophile Gautier, et
nous ne saurions ici nous dispenser de rappeler au moins les
études de Philarète Chaslos sur les Victitnes de Boileau. Son
lono- article sur Saint- Amaiit, dans la Revue des Deux Mondes
du 15 juin 1839, est ce que nous avons de mieux fait sur le
poète du Moïse et de la Rotne ridicule. Le livre de M. Morillot
sur Scarron cl le genre burlesque [Paris, 1888, Lecène et Oudin]
est un excellent livre. Il y a encore, sur Cyrano de Bergerac et
sur Saint- Amant, des écrits estimables, où la question, naturel-
lement, est effleurée, sinon traitée à fond. La plupart des histo-
riens de la littérature n'ont pu s'empêcher d'en dire quelques
mots... Mais nous n'avons pas, il n'y a pas de théorie du bur-
lesque; et il ne faudrait en chercher une ni dans les savans,
exacts, et substantiels articles de M. A. de Boislisle sur Paul
Scarron[Revue des Questions historiques, 1893 et 1894], ni dans
les trois volumes oii l'érudit M. Chardon, en faisant revivre la
troupe du Roman comique, en a ressuscité l'un après l'autre
les modèles originaux (1), ni enfin dans le livre très brillant,
trop brillant peut-être ou trop brillante, que M. Emile Magne
vient de consacrer, tout véc^mmeni, h. Scarron et son ynilieu [1905
dans la bibliothèque du Mercure de France... Et ce n'était pas
proprement leur objet.
Il nous a donc semblé, pour cette raison même, que ce pour-
rait être le nôtre. Dans les livres de MM. P. Morillot, de Bois-
lisle, Chardon et Magne on trouvera tout ce que nous savons
aujourd'hui de Scarron. Nous, ici, de son œuvre et de celle de
quelques-uns de ses contemporains, mais surtout des circon-
stances de leur publication, et de l'accueil qu'elles ont reçu, nous
voudrions dégager au moins une esquisse de cette théorie du
« burlesque, » qui nous manque, et sans laquelle c'est vingt-
cinq ans de noire histoire littéraire où l'on est assez empêché
de voir clair. Qu'est-ce donc que le « burlesque, » non pas en
soi, et abstraitement, in vacuo, mais en fait, et dans l'histoire,
et notamnicnl dans Thistoire de la littérature française? n'y
faut-il voir qu'un accident de la mode, capricieux, passager et
inexplicable conmiie elle; ou faut-il au contraire y reconnaître
(1) R. Chardon : 1. La Troïipe du roinaii comique dévoilée, Paris, 1876, Cham-
pion ; et, \\. Scarron inconnu et les bjpes des personnages du Roman comique,
2 vol. Paris, 1904, Champion.
LA MALADIE DU BURLESQUE. 669
une (( tendance » naturelle du langage et de l'esprit, s'exaspé-
rant jusqu'à la maladie, sous l'empire de circonstances qu'il
resterait à déterminer? et, selon que l'on se range à lune ou à
l'autre de ces deux opinions, quelles conséquences en résulte-
t-il, je ne dis pas en général et au point de vue quasi méta-
physique de la définition du rire et de ses espèces, mais, en fait,
et encore une fois, dans l'histoire de notre littérature?
I
« De tout temps il a existé, en France, une littérature facé-
tieuse, où s'est épanchée cette gaieté qui est un des signes dis-
tinctifs de notre race. Dans chaque siècle, sans exception, il y a
eu des poètes pour chanter « le vin, le jeu, les belles » ensemble
ou séparément ; il y a eu des poètes grivois, il y a eu aussi des
auteurs bouffons, qui ont semé à pleines mains dans leurs œuvres
le gros sel de la farce, et provoqué le rire de la foule par l'énor-
mité de la plaisanterie. Mais ces joyeux écrivains ont fait partie
le plus souvent d'une société fermée dont ils étaient lus et à
laquelle ils s'adressaient, et ils ne se sont pas beaucoup mêlés
au grand courant de la littérature nationale: telle fut la bande
de Villon, la troupe des rouges trognes qui entourait Saint-Amant,
le cercle du Caveau au xviu^ siècle, et la bohème de nos jours;
ou bien c'étaient des personnages très graves, parfois des savans
en us, qui se divertissaient eux-mêmes par ces gaillardises; ou
bien enfin, s'il s'agit d'un écrivain de génie, comme Rabelais, il a
su cacher, sous l'écorce grossière de la facétie, « la substantifique
moelle. » Mais c'est seulement à l'époque de la Fronde qu'on vit
ce spectacle singulier : la nation presque tout entière devint
propre à goûter les plaisanteries les plus ridicules, les idées et
les expressions les plus grotesques ; pour lui plaire il fallut tra-
vestir sa pensée sous un déguisement carnavalesque, s'appliquer
à rendre tri'ial tout ce qui était distingué, bas ce qui était élevé,
vulgaire ce qui était noble. L^équilibre qui existait entre le bon
sens et la fantaisie, la raison et la folie, fut rompu, la facétie
sortit de la demi-obscurité où elle se confine volontiers pour être
plus libre, et trôna, éclipsant tous les autres genres littéraires;
le burlesque, puisqu'il faut l'appeler par son nom, régna en maître
et devint, pendant quelques années, un genre national. »
11 V a, dans cette jolie page, que j'emprunte au Scarron de
670
REVUE DES DEUX MONDES.
M. P. Morillot, quelques légères inexactitudes, et, d'abord, je
ne puis lui accorder qu'à aucune époque, en France, non pas
même entre 1640 et 1660, le burlesque ait formé ce qu'il appelle
un « genre national. » Je serais d'ailleurs assez embarrassé de
dire ce que c'est qu'un « genre national, » dans nos littératures de
l'Europe moderne; et j'en vois peu d'exemples. Il y a, peut-être,
la « nouvelle » italienne, depuis Boccace jusqu'à Bandello, et il
y a, en Espagne, le « roman picaresque : » Lazarille de Tonnes^
ou Don Pablo de Ségovie... Mais, en tout cas, pour qu'un genre
devienne et soit réputé « national, » il ne saurait sans doute suf-
fire qu'une ou plusieurs générations littéraires d'un même peuple
s'y soient consciencieusement ou même passionnément appli-
quées. Songeons qu'en effet, à ce compte, notre genre le plus
« national, » avec la cathédrale gothique, serait le poème épique,
depuis la Franciade de Ronsard, jusqu'à la Pétréide de Thomas,
et pourquoi pas jusqu'aux Natchez de Chateaubriand? Je veux
donc bien qu'en ce sens, et dans cette mesure, le burlesque ait
été chez nous un « genre national ! » Lui aussi, de tout temps, il
a eu chez nous, comme le genre épique, ses poètes et ses prosa-
teurs. Théodore de Banville ne se cachait pas d'en être un,
quand il donnait à l'un de ses premiers recueils le titre ^'Odes
funambulesques. Mais que le goût du burlesque ait jamais été
chez nous, dans notre littérature, véritablement universel ; qu'il
exprime ou qu'il manifeste, à quelque degré que ce soit, ce que
l'on appelle un caractère de la race; et que Saint-Amant ou
Scarron doivent être comptés pour des talens représentatifs ou
significatifs de 1' « esprit français, » c'est ce qu'il est difficile
d'admettre; — et peut-être, après tout, n'est-ce pas ce qu'a voulu
dire M. Morillot.
Je ne crois pas non plus qu'il ait dit exactement ce qu'il vou-
lait dire quand il a écrit que pendant quelques années le bur-
lesque « avait éclipsé tous les autres genres littéraires. » Car, de
quels « autres genres » l'entendrons-nous? et, par exemple,
sommes-nous bien sûrs qu'entre 1640 et 1660, le burlesque ait
éclipsé le « tragi-comique » ou le « romanesque? » Je vois bien
que le Typhon est de 1644, et le Virgile travesti, — celui de
P. Scarron, car les catalogues de librairie en ont enregistré deux
ou trois autres sous les mêmes dates, — est de 1646-1648. Mais
n'est-ce pas aussi de ce môme temps que datent la Cythérée de
Gomberville, 1641; la Cussandre de La Calprenède, 1643; /'//-
LA MALADIE DU BURLESQUE. 671
lustre Bassa des Scudéri, 1616; leur Artamène, 1648; combiea
d'autres romans encore, dont la vogue a pour le moins égalé
celle de la Rome ridicule, ou de. toutes les Scarronades ! Et,
quant au théâtre, pour ne nous en tenir qu'au seul Corneille,
qui ne sait que ses chefs-d'œuvre : Horace, Cinna, Polyeticte, le
Menteur, la Mort de Pompée, la Suite du Menteur, Rodogune,
Héraclius, don Sanche, Nicomède ont vu le jour précisément de
1640 à 1650? Le burlesque, reconnaissons-le donc, — et on va
voir tout à l'heure l'importance de l'observation, — n'a vraiment
éclipsé, même au temps de sa plus grande faveur, ni le « roma-
nesque » ni r « héroïque. » On n'a pas du tout fait mine de
délaisser Corneille ou W^^ de Scudéri pour Scarron. Que dis-je?
Il ne semble pas que la popularité du burlesque ait nui à la
fortune de la littérature même « théologique; » et ceci est un
trait trop oublié de la physionomie du xvii® siècle, dans sa pre-
mière moitié, que, — pour l'abondance de la production, et sans
doute, et par suite, pour la diffusion de la vente, — le « théolo-
gique, » à lui tout seul, égale ou même dépasse le burlesque, le
romanesque et l'héroïque joints ensemble.
Ce qui demeure pourtant vrai des observations de M. Moril-
lot, c'est que le burlesque, s'il n'a pas régné, a du moins « sévi, »
pendant vingt-cinq ou trente ans, avec une intensité singulière ;
et il est naturel qu'on veuille chercher les raisons. Il y en a plu-
sieurs, dont on pourrait dire que la première est justement le
contraire d'une raison « nationale, » si elle n'est autre que la
manie d'imitation qui caractérise l'époque où s'est développé le
« burlesque. »
Comment se fait-il, à ce propos, que ce chapitre, si important,
de notre histoire littéraire, soit encore à écrire? et qu'au début
du XX® siècle, nous ne sachions toujours que d'une manière
vague et approximative ce qu'il nous faut penser de l'influence
des littératures italienne et espagnole sur la nôtre, — entre
Malherbe, q^ii n'a pu, quoique l'ayant voulu, complètement s'y
soustraire, et Boileau, qui les refoulera par delà leurs Alpes ou
leurs Pyrénées? Ce ne sont pas ici les détails qui nous manquent,
ou les preuves, mais une vue d'ensemble et des « précisions »
chronologiques. Peu sensibles en effet pendant le règne d'Henri IV,
— s'il n'y a certes rien de plus « français » ou de plus <( na-
tional, » c'est le cas d'employer le mot, que les Essais de Mon-
taigne, les écrits un peu lourds de DuvVair, la Sagesse de Pierre
G72 REVUE DES DEUX MONDES.
Charron, rintrodiiction à la vie dévote de saint François de Sales,
le r/iéâlre d'agriculture d'Olivier de Serres, et même rAstrée
d'Honoré d'Urfé, — l'inHuence italienne et espagnole, un moment
inlerrompues dans leur cours, le reprennent aux environs de
1610, sous la régence de Marie de Médicis. On pourrait môme
dire qu'elles ont alors des représentans officiels à la Cour, en la
personne d'Antonio Pérès, l'ancien secrétaire, ministre, et rival
de Philippe H, et, un peu plus tard, en celle du cavalier Marin,
l'autour de l'Adone, — et du vers célèbre où se résume toute une
esthétique :
Chi non sa far stupir, vada alla striglia,
« A l'écurie [à l'étrille] l'imbécile qui ne sait pas stupéfier son
monde ! »
Si, maintenant, on essaie de définir la nature de cette
influence, et que, sans parler du reste, on ne s'applique unique-
ment qu'à démêler la part qu'elle peut avoir eue dans la forma-
tion du burlesque, deux courans apparaissent : l'un, italien, qui
remonte jusqu'à Franceseo Berni, par l'intermédiaire de ses imi-
tateurs, Mauro, Lasca, Gaporali; et l'autre, espagnol, qui procède,
pour une part, de Gongora, le maître du cultisme espagnol, et,
pour une autre part, de la veine du « roman picaresque. » Le
caractère essentiel de la satire « bernesque, » si l'on peut ainsi
dire, a été mis admirablement en lumière par Franceseo de
Sanctis, dans cette Histoire de la littérature italienne, que je ne
me lasse pas de citer, et qu'on ne se lasse point, en France, de
ne pas lire! Ce caractère, — par lequel la poésie bernesque
demeure encore lyrique, et le sera jusque dans les imitations de
nos Saint-Amant et de nos Scarron, — c'est l'épanouissement
du Moi dans la satisfaction joyeuse de sa vulgarité. Aller au-
devant des plaisanteries que les autres pourraient faire de nous,
et non pas du tout nous moquer, mais nous glorifier de nos
défauts et de nos vices ; en faire étalage et parade ; les transformer
plaisamment en des qualités dont on a le droit d'être tout aussi
fier qu'on l'a été jusqu'à présent de leur contraire ; se conjouir
en sa goinfrerie, par exemple, ou dans sa couardise, à la ma-
nière des valets de Scarron; et mieux encore, comme Scarron
lui-môme, s'égayer et faire rire aux dépens de ses inlirmités, tel
est, d'après Franceseo de Sanctis, le caractère essentiel de la
LA MALADIE DU BURLESQUE. G73
poésie « bernesque; » et tel est bien, dans notre littérature, l'an
au moins des caractères du burlesque. Il y a tout ensemble
ici de la sensualité, du cynisme, et de la grimace. Il y a aussi
du « réalisme, » parce qu'il en faut pour décrire ou représenter
avec exactitude ce que, dans le cours ordinaire de la vie, on est
plutôt accoutumé d'éloigner de ses yeux comme un objet de dé-
goût et d'horreur. L'éloge de la gale, par exemple, serait un bon
thème de satire bernesque. On nomme ici par son nom ce que
les honnêtes gens, quand ils en parlent, enveloppent de méta-
phores ou d'infinies circonlocutions...
Mais ce même caractère n'est-il pas aussi l'un de ceux du
« roman picaresque : » Lazarille de Tormes, la Fouine de Sévil/e,
Don Pablo de Ségovie? Là en efîet le point d'honneur est d'être
un parfait jncaro, ce qui veut dire, comme l'on sait, en bon
français, un drôle accompli. Les actions dont on se fait gloire
sont de celles qui mènent généralement en droiture un homme
aux galères ou à la potence, et, naturellement, quand on les
raconte, ce n'est point en style de cour ni même d'alcôve. Il faut
écrire selon qu'on agit ! A cet égard, — et sans en procéder histo-
riquement le moins du monde — le roman picaresque offrait
donc aux imaginations le même attrait pervers que la poésie
« bernesque. » Il offrait les mêmes élémens à l'imitation. C'était
encore et toujours le Moi qui s'étalait, quelquefois dans les
mêmes attitudes, et quand ce n'étaient pas les mêmes, alors, au
lieu du Moi d'un bourgeois égoïste et corrompu, comme Berni,
c'était le Moi des filous et des filles de Madrid et de Séville. Le
langage, après cela, ne différait qu'en un point : s'il y a plus
d'obscénités dans la poésie « bernesque, » il y a plus de gros-
sièretés, il y a surtout plus de férocité, dans le roman « pica-
resque. » Mais c'était bien au fond la même chose; et on conçoit
aisément qu'aussitôt que le désordre du temps Ta permis, c'est-
à-dire dès le début de la régence d'Anne d'Autriche, 1643-1644,
les deux courans se soient rejoints, unis et confondus pour donner
naissance à notre « burlesque. »
C'est ce qui suffirait, quand nous n'en aurions point par
ailleurs d'excellentes raisons, pour nous empêcher de voir dans le
développement du burlesque une réaction contre la « précio-
sité. » Nulle opinion n'est plus fausse, quoique nulle opinion
ne soit plus répandue, et qu'on la retrouve à peu près dans
toutes nos histoires de la littérature. Théophile Gautier, vers
TOME xxxiv. — 190G. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
4844, écrivait dans ses Grotesques : « Depuis Malherbe, la
langue française a été prise d'un accès de pruderie et de précio-
sité dans les idées et dans les termes vraiment extraordinaire.
Tout détail était proscrit comme familier, tout vocable usuel
comme bas ou prosaïque. L'on en était venu à n'écrire qu'avec
cinq ou six cents mots, et la langue littéraire était, au milieu de
l'idiome général, comme un dialecte abstrait à l'usage des savans.
A côté de cette poésie si noble et si dédaigneuse, s'établit un
genre complètement opposé, mais tout aussi faux assurément,
le burlesque, qui s'obstinait à ne voir les choses que par leur
aspect difforme et grimaçant, à rechercher la trivialité, à ne se
servir que de termes populaires ou ridicules. » Encore Gautier
discernait-il fort bien ce qu'il y a dans le burlesque de voulu ou
d'artificiel, et l'opposait-il moins à la préciosité, d'une manière
générale, qu'à la doctrine de Malherbe. Il commentait d'ailleurs,
en cet endroit de son Scarron, la préface de Cromwell, et il es-
sayait par avance d'excepter « le grotesque » de la condamnation
qu'il allait porter contre le burlesque. Il croyait en avoir trouvé
le moyen dans une distinction qu'il faisait entre la « bouffon-
nerie » et la « parodie; ~» et il disait, à ce propos : « Nous ad-
mettons parfaitement la bouffonnerie... mais nous avouons ne
rien comprendre à la parodie, au travestissement. Le Virgile tra-
vesti, un des principaux ouvrages de Scarron, et celui qui a
fondé sa réputation est à coup sûr un de ceux qui nous plaisent
le moins. » La distinction de Gautier mérite certainement d'être
retenue.
Mais l'opinion qu'il exprimait s'est accréditée depuis lors, et
il n'est pas douteux que, d'une manière générale, dans nos his-
toires de la littérature, les Théophile de Viau, les Saint-Amant,
les Cyrano de Bergerac, et Scarron au-dessus d'eux, nous soient
tous donnés comme les représentans de la liberté d'écrire, et
même quelquefois de « penser. » Tandis que donc, sous la triple
influence de l'hôtel de Rambouillet, de l'Acadéinie française à ses
débuts, et bientôt de la cour de Louis XIV jeune, une littérature
aristocratique se formait, précieuse et galante, héroïque et roma-
nesque, « noble » et mondaine, oratoire et morale, — qui serait
celle que nous retrouvons dans les Lettres de Balzac et dans les
OEuvres de Voiture, dans les romans de La Calprenède, sa Cas-
sandre ou sa Cléopdtre, et dans ceux de M"' de Scudéri, dans les
tragi-comédies de Du Rver, de Tristan, de Rotrou, de Corneille
LA MALADIE DU BURLESQUE. 675
même et jusque dans les discours des prédicateurs à la mode,
— les « burlesques, » fidèles au vieil esprit gaulois, qui serait
l'esprit de Montaigne et surtout de Rabelais, auraient les pre-
miers secoué un joug insupportable ; rendu à l'écrivain la con-
science de son originalité compromise dans la fréquentation
des gens de cour; revendiqué contre cet idéal de fausse élé-
gance et d'héroïsme déclamatoire les droits de la nature et de
la vérité; ramené l'art à l'observation et à l'imitation de la vie;
et enfin, et ainsi, préparé les voies à la satire de Boileau, à la
fable de La Fontaine, à la comédie de Molière- Le jaillissement
brusque de leur gaîté aurait fait comme éclater, et voler en
morceaux les cadres artificiels que les salons essayaient d'imposer
à la littérature. C'est eux qui l'auraient comme remise en
contact avec une « réalité » dont il semblait qu'elle eût perdu le
sens en sïsolant du « populaire. » Ils auraient retrempé la langue
à ses véritables sources, qui seraient plutôt, s'il fallait opter, le
style d'amour des servantes que celui des marquises, et le jargon
des halles que le « phœbus » de Vadius et de Trissotin. Leurs
« parodies, » en même temps qu'elles seraient la revanche du bon
sens, auraient eu presque une portée sociale. Et, après tout cela,
si l'on ne va pas précisément jusqu'à les transformer, pour
honorer leur « libertinage, » — et comme on l'a fait de Molière
et de Rabelais, — en « précurseurs de la Révolution française, »
du moins voit-on, et croit- on avoir le droit de voir en eux les
ancêtres trop longtemps méconnus de tout ce que nous avons
depuis lors appelé des noms de « réalisme » et de « naturalisme. »
L'erreur n'est pas inexplicable. Il est certain que ni Théo-
phile, ni Saint-Amant, ni Cyrano, ni surtout Scarron, ni même
d'Assoucy n'ont manqué de verve, et la licence qu'ils se donnent
de dire « tout ce qui leur passe par la tête » communique d'or-
dinaire à tout ce qu'ils écrivent un air d'indépendance qui res-
semble à de la vérité. Aussi bien toute satire, à tous les degrés,
est-elle nécessairement « réaliste ; » et le vocabulaire de l'invec-
tive, plus pittoresque, plus coloré, plus abondant que celui du
panégyrique, au moins en notre langue, a-t-il toujours quelque
chose ae plus précis et de plus concret. C'est justement le cas de
nos « burlesques. » On n'en a point dressé les statistiques, mais
il y a des chances pour que le vocabulaire de Scarron soit plus
étendu, plus familier, moins abstrait surtout que celui de Cor-
neille. Et comme enfin, en sa (Qualité de burlesque, les suietsaue
G76 REVUE DES DEUX SrONDES.
traite Scarron sont en quelque manière de la vie quotidienne,
actuels, bourgeois et populaires, il en résulte une apparence de
« naturalisme » à laquelle on a pu se laisser surprendre. Mais
après S être laissé « surprendre, » et en avoir bien vu les raisons,
il est temps de se « reprendre. » Une première erreur sur les
caraclères du burlesque en a comme engendré beaucoup d'autres,
dont nous avons déjà dit que quelques-unes alTectaient gravement
Ihistoire littéraire. Serrons donc la question de plus près, et,
puisqu'elle se trouve posée sur la nature des rapports du « bur-
lesque » avec le « précieux, » prenons-la comme on la pose; et
tâchons de montrer que, bien loin de s'être déterminé par son
opposition avec le « précieux, » le « burlesque, » au contraire,
n'est lui-même qu'une forme du « précieux ; » ou peut-être, et
pour mieux dire, ils ne sont tous les deux que deux formes ou
deux phases réciproques et inverses d'une même maladie des
langues, de l'art et de l'esprit.
II
Les rivalités littéraires sont rarement pacifiques, ou même
seulement courtoises. Quand par exemple Molière, en 1659, aura
donné ses Précieuses ridicules, et en 1662, son École des Femmes,
précieuses et précieux, qui se sentiront touchés à fond, quoique
non pas atteints mortellement, se coaliseront aussitôt contre lui,
pour lattaquer par tous les moyens qu'ils pourront; et, quelques
années plus tard, 1664-1665, quand à son tour, Boileaii fera
paraître ses premières Satires, ce n'est pas seulement par des
épi grammes qu'on lui ripostera, ni même par des plaisanteries
analogues aux siennes, lesquelles déjà passent quelquefois la me-
sure, mais il soulèvera de véritables fureurs, et, comme Molière
et avec Molière, ses ennemis le poursuivront sans scrupule ni
remords jusque dans ses mœurs et sa vie privée. Il y a donc lieu
de croire qu'entre 1640 et 1660, si les « académistes » et les
« précieux, » la société de Conrart ou celle de l'hôtel do Ram-
])ouillet, les Ménage et les Chapelain, les Voiture et les Balzac,
les Pellisson, les Scudéri s'étaient sentis atteints, ou même visés
]i;ir les « burlesques, » ils n'auraient pas été les premiers à les
applaudir, et ils leur eussent dès lors opposé la même résistance
qu'opposeront bientôt ceux d'entre eux qui vivront encore alors
aux Molière et aux Boileaul
LA MALADIE DU BURLESQUE. 677
Cependant, c'est le contraire que nous voyons se produire;
et, à cet égard, puisque c'est lui que l'on veut qui soit le maître
du genre, il n'y a rien de plus caractéristique ni de plus pro-
bant que le cas deScarron. Sa première protectrice a été M"^ de
Hautefort, l'amie de Louis XIII, une « très grande dame, » la
même qui depuis, sous les titres de maréchale et duchesse de
Schomberg, sera la protectrice, à Metz, des débuts de Bossuet.
Grâce à elle et un peu par elle, sans doute, nous le voyons de
bonne heure en relations presque familières avec ce que l'on
pourrait appeler toutes les grandes « précieuses » du temps :
M""^ de Sévigné en est. « Il se fait porter chez ces dames; » et
dès qu'il a épousé Françoise d'Aubigné, ce sont elles qui vien-
nent chez lui, dans son petit hôtel de la rue Neuve Saint-Louis.
Les grossièretés de ses Mazarinades ne lui ont pas fait plus de
tort auprès de tout ce beau monde que les inepties et les obscé-
nités de son Virgile travesti. On admire universellement sa
gaîté, son enjouement, son esprit. Ainsi le grand Balzac, dans
une Lettre célèbre, dont les éditeurs de Scarron feront la préface
naturelle de ses Œuvres. Enfin, — consécration suprême, —
c'est M"^ de Scudéri elle-même, dans sa Clélie, qui le met, sous
le nom de Scaurus, au premier rang des poètes de son temps :
M""' Scarron, on le sait, y figure à côté de son mari, sous le
nom de la belle Lyriane (1) ! Avouons que, si ce sont là les gens
que Scarron a voulu « bafouer, » ils n'ont pas l'air, en tout cas,
de s'en être aperçus. Et, ils ont eu raison, car la vérité, c'est qu'il
n'a nullement voulu les bafouer, pas plus que ne Fa voulu son
contemporain Saint-Amant; ni se faire une réputation d'homme
d'esprit à leurs dépens; ni surtout et enfin, il n'a cru rompre
avec un idéal littéraire dont on commence peut-être à voir que
son « burlesque » n'est qu'une forme ou une variété.
Parcourons, en effet, les Lettres de Balzac, ou, si l'on le veut,
celles de Voiture, ou encore les tragédies de Tristan et de
Théophile : Mariamne, la Mort de Crispe, Pyrame et Tisbé. Quand
Théophile écrivait les deux vers devenus fameux :
Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître
S'est souillé lùclicii;onL 11 on rougit, le traître;...
(1) C'est sur la situation de Sciirron dans la société de son temps qu'on lira
avec intérêt le livre de M. Emile Magne. Les articles de M. de lUiislisle renseigiu--
ront le lecteur sur le mobilier, le ménage, les habitudes domestiques et la condi-
tion pécuniaire du poète.
678 REVUE DES DBUX MONDES.
je ne voudrais pas du tout jurer qu'il « se prît au sérieux, »
comme on dit, et (fue son intention ne fût pas de faire sourire
autant que d'étonner. Et Voiture, est-ce qu'il n'annonce pas
Scarron, lui aussi, dans le rondeau : A M"' de Bourbon gui avait
pris médecine, ou encore, dans la petite pièce intitulée : A une
demoiselle gui avait les manches de sa chemise retroussées et
sales :
Yous qui tenez incessamment
Cent amans dedans votre manche.
Tenez-les au moins proprement,
Et faites qu'elle soit plus blanche...
Qu'on relise encore la lettre fameuse adressée au duc d'En-
ghien, datée de novembre 1643, et connue sous le nom de la
Lettre de la carpe au brochet; ou pareillement, dix autres lettres,
adressées à M""^ de Rambouillet, ou à M''" Paulet, « la Lionne. »
Toutes ces lettres, je le sais bien, n'ont paru qu'en 1650, —
après le Typhon, et après le Virgile travesti, — mais on sait aussi
qu'elles couraient de main en main, et elles peuvent passer pour
autant de modèles du genre de plaisanteries qu'on se permettait
quelquefois jusque dans la « chambre bleue » de l'incomparable
Arthénice.
Elles n'ont pas toujours, j'en conviens, toute la grossièreté de
celles de Scarron. Si l'on en voulait de plus grossières, c'est dans
la collection des lettres de Balzac qu'il faudrait les chercher.
Mais c'est déjà la note et c'est le genre ! Quelle que soit l'origine
étrangère du « burlesque, » — et, à ce propos, il est bon de
rappeler qu'au commencement du xvn^ siècle Voiture est, avec
Chapelain, l'un des écrivains qui ont le mieux connu la littéra-
ture espagnole, — c'est par l'hôtel de Rambouillet, et en même
temps que la « préciosité, » pour des raisons à la fois analogues et
contraires, que le « burlesque » s'est acclimaté dans notre litté-
rature. C'est ce que M. Henri Chardon a très bien dit dans son
Scarron : « Les vers burlesques, tels qu'ils étaient alors, au sortir
des mains de Voiture et de l'hôtel de Rambouillet, c'est-à-dire
avant qu'ils ne courussent les rues et qu'ils n'allassent s'enca-
nailler en pleine Fronde, sont tout simplement le chef-d'œuvre
et le produit le plus naturel de l'esprit français... » L'admiration
passe ici la mesure, et les vers de Voiture ne sont pas des vors de
Corneille, ni même de Malherbe ! Mais M. Chardon a tout à fait
LA MALADIE DU BURLESQUE.
G79
raison quand il ajoute : « Ceux qui les applaudissaient, c'était
les Hautefort, les Longueville, l'hôtel de Rambouillet..., » et sans
doute, il est fort possible, après cela, que le goût, plus judicieux et
plus délicat, de la vieille marquise se soit offensé de la vulgarité
des plaisanteries de Scarron. S'est-elle donc reconnue et complue
dans les moindres imitatrices de sa « préciosité? » L'imitation
affecte volontiers d'être indiscrète ou excessive, ce qui est au
surplus la seule manière qu'elle ait souvent de paraître originale.
Mais c'est bien par l'hôtel de Rambouillet que le « burlesque »
a fait son entrée dans le monde, et si peut-être, — pour parler
le langage du lieu, — il a pris « en devenant grand garçon » des
manières plus libres et plus brusques, il n'a jamais renié ses
origines, et ses premiers protecteurs ne lui ont retiré pour cela
ni leur estime, ni leur admiration, ni leur faveur.
Que signifie donc cette complaisance de la « préciosité » pour
le « burlesque? » N'y faut-il voir qu'un « fait, » comme l'on dit;
le hasard d'une rencontre historique; un concours de circon-
stances qui n'a dû se produire qu'une fois? Ou plutôt ne serait-ce
pas ici le témoignage d'une affinité naturelle des deux genres ;
et, tout en étant en un sens le contraire du « précieux, » le « bur-
lesque » n'en serait-il pas en même temps une espèce ou une
variété ? C'est ce que je crois, pour ma part, et c'est ce que je
voudrais essayer de montrer.
On ne s'est trompé que d'une nuance en faisant de la « pa-
rodie » le principe essentiel du burlesque, et le mot, presque
synonyme, dont il faut se servir est celui de « travestissement. »
La « parodie » n'est qu'un genre littéraire : le « travestissement »
est universel. On ne peut guère « parodier » que des œuvres
d'art et même, à bien parler, que des œuvres littéraires ou
musicales, mais il n'est rien qu'on ne puisse travestir. C'est de ce
« travestissement » que le burlesque s'engendre. Joachim du
Bellay, dans ses Antiquités de Rome, avait chanté les grandeurs
de la ville à « nulle autre seconde » : la Borne ridicule de Saint-
Amant n'est qu'un « travestissement » de celle de Du Bellay.
Pareillement les Mazarinades de Scarron ne sont pas d'une autre
espèce que son Virgile travesti. On remarquera que c'est ici ce
qui distingue profondément le burlesque d'avec le comique, et, ne
disons pas seulement Molière d'avec Scarron, mais Molière d'avec
lui-même. Le comique de l'École des Femmes est vraiment du
comique : celui de la cérémonie du Bourgeois Gentilhomme ou
680 REVUE DES DEUX MONDES.
du Malade imaginaire n'est proprement que du burlesque. Ils ne
sont aussi tous les deux que du « travestissement (1), » L École
des Femmes est de l'observation.
El voici maintenant ce qui distingue le « burlesque » d'avec
le « satirique » ou d'avec l'ironie : c'est que le burlesque ne s'in-
spire d'aucune intention qui le dépasse. Boileau, dans ses pre-
mières Satires, ne s'en rendra pas très bien compte, et, à vrai
dire, ses Embarras de Paris, ou son Repas ridicule, dont les ro-
mantiques affecteront de faire autant ou plus d'estime que de
ses plus belles /s"/??7re5, ne sont que du burlesque. Pourquoi cela?
parce qu'il n'y laisse percer d'autre intention que de faire rire,
et, comme un simple Scarron, tant aux dépens des choses dont il
se moque, que par le moyen ou l'étalage de sa propre virtuo-
sité. C'est encore un caractère du burlesque. Ses travesti s sem en s
ne mènent ni ne riment à rien. Ils sont leur objet à eux-mêmes.
Le poète nous invite à nous en amuser avec lui. Pas davantage I
Quand il fait l'éloge emphatique de la tomate ou du potiron,
il ne songe nullement à nous en dégoûter. Il ne veut pas non
plus nous donner une leçon de jardinage. On chercherait vaine-
ment une « symbolique » dans le Typhon. Au contraire, il y
en a une dans les Voyages de Gulliver. Le propre du burlesque
est de trouver en soi sa suffisante raison d'être. Mais sans. insis-
ter sur des distinctions, qui d'ailleurs ont leur importance, il
nous suffit ici qu'en substance et au fond, le burlesque soit le
« travestissement, » et ainsi, par définition, une altération ou
une déformation de la nature.
Nous touchons le point capital. On croit communément de
nos jours que l'art, en général, et la fiction poétique, en pefti-
culier, se seraient en tout temps proposé comme objet « l'imi-
tation de la nature. » Il n'y a rien de moins conforme à la vé-
rité de l'histoire. Nous l'avons dit plusieurs fois, ici même, et
nous ne saurions trop le redire. Taine écrivait, dans sa Philosophie
de l'Art, en 1867, et par conséquent au temps de la pleine
faveur du « réalisme » : « Les plus grandes écoles d'art sont
celles qui, dans l'imitation de la nature, ont le plus altéré les
rapports réels des choses; » et, comme il s'adressait aux élèves
de l'Ecole des Beaux-Arts, il invoquait, à l'appui de son affîrma-
(1) C'est Walckenaer, je crois, qui fait remarquer quelque part qu'aucune
époque historique n'a poussé plus loin que la Fronde le goût du « travestissement ; t
et la remarque vaut la peine (('('iro mlonufi.
LA MALADIE DU BURLESQUE. 681
lion, l'exemple de Michel-Ange et celui de Rubens. En Sorbonne
ou au Collège de France, il eût appelé en témoignage la tra-
gédie de Corneille et le drame d'Hugo. Avait-il raison, après
cela, de dire : « Les plus grandes écoles? » C'est une question,
et il ne s'agit point aujourd'hui de donner des rangs. Mais,
pour ne pas sortir du champ de la littérature, et de la littéra-
ture française, il est bien certain que ni Ronsard et son école,
ni Malherbe, ni surtout nos « précieux, » au début du xvn^ siècle
ne se sont, proposé dïmiter la nature, mais au contraire de
r « orner, » de 1' « embellir, » ou, comme Ralzac et comme
Corneille, lorsqu'ils croyaient en avoir la force, de 1' « héroïser. »
L'exemple de Corneille, à cet égard, est caractéristique, si l'on
songe à cette « admiration » dont il a fait, comme l'on sait, le
principal ressort de son théâtre, et qui la finalement conduit à
cette énormité que « l'invraisemblable » était peut-être l'objet de
l'art, ou tout au moins de son art : « Le sujet d'une belle tra-
gédie doit n'être pas vraisemblable. » Or, Corneille, — et quoi
qu'on en dise, — n'est lui-même que le premier, le plus grand,
le plus illustre des « précieux, » mais un « précieux; » et, à ce
propos, il ne faut pas se lasser de rappeler que ni Molière, ni
Racine, ni Boileau ne l'ont excepté des critiques qu'ils diri-
geaient contre l'hôtel de Rambouillet.
Nous avons aujourd'hui la manie de réconcilier dans la
mort des adversaires qui, tandis qu'ils vivaient, n'ont travaillé
qu'à se nuire. Mais c'est bien à Corneille que s'en prend
Molière dans le passage connu de sa Critique de l'École det
Femmes sur la difficulté relative de la comédie et de la tragédie
On exagérerait à peine si Ion disait que presque toutes les Pré-
faces de Racine sont dirigées contre Corneille. Le troisième
chant de l'Art poétique, en ce qui regarde la tragédie, n'est qu'une
comparaison de la tragédie de Racine avec celle de Corneille, —
et au pire aommage de Corneille. Et sans doute, Boileau,
Racine, Molière ont eu raison ! Car, tous les défauts des précieux,
comme aussi toutes leurs qualités, sont ceux de Corneille, et
ce qui lui ressemble, ou ce qui lui ressemblerait le plus dans
la littérature de son temps, ce serait les romans de M"" de
Scudéri, Ibrahim, le Grand Cyrus, Clélie, si seulement la Idu-
gueur n'en était pas insupportable, et le style plus banal encore
que prolixe et verbeux.' Mais la source d'inspiration est la même.
On n' « imite " ici la luiture qu'en vue de 1' « embellir » ou do
682 REVUE DES DEUX MONDES.
r « orner. » On prend à la lettre, et avant la lettre, le mot cé-
lèbre : « Quelle vanité que la peinture qui attire notre admiration
par l'imitation de choses dont nous n'admirons point les origi-
naux I )) et, en conséquence, l'art consiste justement dans ce que
l'on ajoute à ces originaux. L'original n'est plus qu'un prétexte
ou un point de départ, et c'est tout ce qu'il garde, si je puis ainsi
dire, de commun avec l'intention de l'artiste ou du poète. Et, dans
de telles conditions, s'il ae demeure plus qu'une question, qui
est de savoir « comment » on déformera la nature, c'est ici,
nous semble-t-il, qu'on ne saurait méconnaître l'étroite parenté
du précieux et du burlesque. Le théâtre de Scarron est si peu le
contraire de celui de Corneille qu il eu est 1' « envers » ou le
« revers. »
De même que le burlesque, en effet, c'est par le moyen du
«travestissement » que le précieux se réalise, et si bien qu'il de-
vient quelquefois difficile de les distinguer l'un de l'autre. Lorsque
Cathos dit à son petit laquais : « Voiturez-nous ici les commo-
dités de la conversation, » si son langage est précieux ou bur-
lesque, on pourrait dire en vérité que nous ne le savons que
depuis Molière; mais ce qui n'est pas douteux, c'est que toute
la finesse et la distinction qu'elle croit mettre dans sa façon de
parler ne consistent qu'à « déguiser » ce qu'elle veut désigner.
Périphrase, métaphore, altération de sens, présentation de l'objet
par son aspect le plus inattendu :
Ne dis plus qu'il est amarante,
Dis plutôt qu'il est de ma rente,
si l'on analyse l'un après l'autre les procédés du style précieux,
on trouvera de la sorte que la loi principale en est de « trans-
poser » ou de « travestir. » Il s'agit précisément, dans le style
précieux comme dans le style burlesque, de ne pas nommer les
choses par leur nom. Ce que les burlesques avilissent pour nous
faire rire, les précieux le fardent pour nous le faire admirer.
Egalement éloignés de vouloir imiter la nature, ils s'accordent
en oe point que le triomphe do l'art est de la dénaturer. On est
alors poète ou romancier dans la mesure où l'on passe la nature.
Et d'ailleurs on passe la nature, on en sort, si je puis ainsi parler,
par l'extrémité que Ton veut, celui-ci, comme Corneille, en pous-
sant à bout l'héroïsme, et celui-là. comme Scarron, en outrant
ai
LA MALADIE DU BURLESQUE. 683
la caricature, M"' de Scudéri, en raffinant sur le sentiment, et
Balzac, en se guindant sur le modèle des « anciens Romains. » Le
propre d'un système d'art complet, qu'on le fasse consister dans
l'imitation ou dans l'altération de la nature, est de comporter plus
d'une maoifestation de lui-même, et l'auteur à' Andromaque est
de la même école que cedui de l'Avare. C'est à peu près ainsi que
le burlesque et le précieux sont, comme on pourrait dire, des
« espèces » d'un même « genre, » et s'opposent d'ailleurs par
autant de traits que l'on voudra, mais ne sont, en ce qu'ils ont
d'essentiel, que les expressions d'un même système ou idéal
d'art.
Ajoutez qu'en outre le burlesque et le précieux, par des
moyens analogues et contraires, se proposent uniquement le
même but, qui est r« émerveillement, » la surprise ou l'étonne-
ment du lecteur, ce que le cavalier Marin, en sa langue, appe-
lait la maraviglia. Toute autre considération, — didactique ou
morale, scientifique ou objective, — leur est entièrement étran-
gère. Le choix même des sujets ne se détermine qu'en raison
des « ornemens » ou « embellissemens » que les sujets peuvent
recevoir, et dans la mesure on lesdits sujets semblent propres
à faire valoir les qualités de l'auteur qui les traite :
... Et qux
Desperat tractata nitescere posse, relinquit.
C'est même ici par oij le système d'art dont ils procèdent
évolue^, comme vers sa limite, vers le système de « l'art pour
l'art. » La forme n'y domine pas seulement le fond : elle le com-
mande. On ne choisit pour le représenter que ce qui rentre dans
les convenances personnelles de l'auteur. Et, après cela, quand
le sujet « a plu, » quand le public a témoigné qu'il ne faisait
pas de l'auteur, Corneille ou Scarron, moins d'estime que l'au-
teur lui-même, l'objet de l'art, dans l'un et dans l'autre cas, est
pleinement atteint.
Comment donc l'opinion s'est-elle établie que l'intention
de nos burlesques aurait été de réagir contre nos précieux ;
et qu'à leur manière les Saint-Amant et les Scarron seraient
ainsi, dans l'histoire de notre littérature du xvii® siècle, les pré-
curseurs des Molière et des Racine, des La Fontaine et des Boi-
leau ? L'un de ces derniers l'avait pourtant écrit, au lendemain
6Si REVUE DES DEUX MONDES.
même de F École des Femmes, que c'en était fait du burlesque
autant que du précieux, après les Précieuses ridicules:
Nous avons changé de méthode ;
Jodelct n"est plus à la mode
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d'un pas.
Jodelet? tout le monde, en 1662, entendait Scarron, sous ce
nom, qu'il avait rendu populaire; et ces quatre petits vers, bien
plats, de La Fontaine, lequel n'était pas encore l'auteur de ses
Fables f ne sont-ils pas significatifs? Mais en France, depuis
Rabelais, ou même depuis le temps de nos Fabliaux, on a
volontiers confondu r« imitation de la nature » avec la gros-
sièreté pure et simple, ou du moins avec la vulgarité, comme on
a confondu la franchise avec le cynisme ; et c'est une erreur dont
je crains que nous ne soyons pas tout à fait revenus. De ce que
la grossièreté des termes, involontaire ou voulue, et la bassesse
ou la trivialité des sentimens, tantôt réelle et tantôt affectée,
sont des éléniens nécessaires ou constitutifs du burlesque , on
en a donc conclu que le burlesque c'était le « naturalisme, » et
par conséquent le contraire du précieux. On aurait dû faire
attention que les contemporains, comme nous venons de le voir,
ne s'y sont pas mépris, et quand je parle ici des contemporains,
ce n'est plus seulement aux précieux que je songe, mais à ceux
qui n'ont pas alors moins vivement attaqué les
Pousseuses de tendresse et de beaux sentimens
que les « turlupins. » Les burlesques sont les turlupins de
Molière.
Quant à la raison de leurs attaques, elle est facile mainte-
nant à dire. Ces grands, et bons, et vrais « naturalistes » ne peu-
vent admettre que leur art se fasse un principe, ou seulement
un moyen, de l'altération ou de la déformation de la nature. Je
ne dis pas qu'ils ne se proposent eux-mêmes rien au delà de
limilalion do la nature; et, au contraire, je crois que cette imi-
tation se subordonne assez souvent chez eux à quelque fin, —
nolémiqiic ou sntii'i(|uo, didiictiquc ou morale, — qu'ils consi-
dèrent comme plus li;iut('. S'ils ne se posent pouit en « réforma-
teurs, » ils s'iustituonl bien, cl de j>r(tpos d<'?lib(!ré. les critiques des
LA MALADIE DU BURLESQUE. 685
mœurs de leur temps. La Fontaine lui-même pr(^iendra l'être.
Je ne dis pas non plus qu'à ce mot de « nature, » dont on a fait,
et dont on fait encore de nos jours, tant d'emplois si différens,
ils donnent tous toute l'étendue qu'un Honoré de Balzac, par
exemple, lui donnera dans sa Comédie. Ils sont plus jeunes que
nous de deux siècles entiers! Et j'ajouterai, si l'on veut, que
Molière, directeur de théâtre, et, comme tel, obligé d'avoir tou-
jours l'œil à la recette , mettra plus d'une fois sous clef les
règles de son esthétique, pour écrire Monsieur de Puiirceau-
gnac ou les Fourberies de Scapin. Mais leur point de départ sera
toujours l'imitation de la nature, et parce qu'il sera l'imitation
de la nature, c'est pour cela qu'ils ne s'en prendront ni plus ni
moins, mais également aux burlesques et aux précieux.
C'est aussi pourquoi leur prétendue victoire, — la victoire
qu'ils ont eux-mêmes cru qu'ils avaient remportée, et qu'on
célèbre encore dans la plupart de nos histoires de la littérature,
— cette victoire a duré tout juste autant que la vie publique de
Molière, 1659-1673, et que lactivité littéraire de Boileau,
1664-1680. La revanche de la préciosité commence avec la mé-
morable et déloyale opposition que mènera contre Racine la
cabale de Pradon et de M'"* Deshoulières. Elle se continue, pour
ainsi dire, à travers la querelle des anciens et des modernes, et
on sait que Gh. Perrault, Fontenelle, Marivaux, Montesquieu
même, — le Montesquieu des Lettres persanes, 1721, et du
Temple de Gîiidc, 1725, — en seront d'illustres représentans.
Molière, Boileau, Racine, La Fontaine non seulement n'ont pas
triomphé, mais on s'eflorce universellement à réagir contre eux;
on conspire contre leur gloire dans le salon de M"'° de Lam-
bert; et, ne l'oublions pas, pour qu'on leur rende une complète
justice, il faudra que le xviu'' si-'cle ait accompli plus de la moitié
de son cours.
III
De ces observations on peut tirer diverses conclusions, de
diverse nature, parmi lesquelles j'en indiquerai qui intéressent,
les unes la littérature générale, et les autres l histoire de la
littérature française au xvii** siècle.
C'est ainsi d'abord que, si le burlesque et le précieux ne sont
au fond qu'une môme chose, une même conception ou un même
686 RiîVUE DES DEUX MONDES.
idéal d'art, il apparaît clairement que l'histoire littéraire du
XVII® siècle se divise, non pas en deux, mais en trois périodes
parfaitement distinctes, qui, nécessairement, se succèdent ou se
continuent dans le temps, mais seulement dans le temps, et s'op-
posent d'ailleurs par tous leurs caractères. Encore une fois, — et
quoique, tout récemment, on ait redit encore le contraire sur
tous les tons, — Molière n'est pas le « continuateur » de Scarron,
à moins que ce ne soit dans la cérémonie du Bourgeois Gentil-
homme ou dans celle du Malade imaginaire , ni Racine sur-
tout n'est le « continuateur » de Corneille. Je laisse de côté la
question de savoir jusqu'à quel point ils y ont réussi, mais leur
intention formelle a été de faire « autrement » que Corneille et
Scarron, et c'est sur cette intention, consciente et parfaitement
raisonnée, qu'il faut juger leur œuvre. Telle également a été,
quelques années plus tard , l'intention des Fontenelle , par
exemple, et des Marivaux, et généralement de tous ceux qui se
sont portés contre les « anciens » les champions acharnés des
« modernes : » Marivaux a voulu faire autrement que Molière,
et Fontenelle autrement que Racine. C'est ici, vers 1685 ou 1690,
qae commence la troisième période. Et il est remarquable, mais
surtout instructif que, voulant faire autrement, on n'en ait pas
alors trouvé d'autre moyen, ou de plus prompt, ni de plus sûr
que de revenir au « burlesque » et à la « préciosité, » comme
si l'on croyait n'avoir pas épuisé la fécondité de cette conception
d'art. C'est une des raisons encore que nous avons de penser
que le burlesque, pas plus que le précieux, n'est un accident
historique particulier, qui ne se serait vu qu'une fois, en des
circonstances déterminées, mais au contraire une tendance in-
time ou une direction naturelle de l'esprit humain, qui se don-
nerait carrière selon les époques, au gré du caprice de la mode
ou de la fantaisie de l'écrivain, et de la faveur avec laquelle
l'opinion les accueillerait.
Et, aussi bien, ne le sait-on pas, qu'avec une obstination
que l'on a peine à s'expliquer, c'est par des « travestissemens »
que débute le futur auteur des Fausses Confidences et du Jeu de
l'Amour et du Hasard? On a essayé de le justifier, et de nous mon-
trer dans les romans de sa jeunesse, tels que les Effets surpre~
nans de la sympathie, une dérision des longs romans à la Scudéri,
dont il aurait voulu, nous dit-on, d(''goûter le public, mais dont
nous pouvons en tous cas tenir pour assuré qu'il avait commencé
LA MALADIE DU BURLESQUE. 687
par faire, lui Marivaux, ses délices. Ici encore, ni Molière, ni Boi-
leau n'avaient pu enlever un lecteur à V « illustre fille ; » et ce n'est
pas seulement l'auteur de Marianne, c'est celui de Manon Lescaut
que nous trouverons plein de complaisance et d'admiration pour
ce genre de récits. Mais, dans son Télémaque ou dans son Iliade
travestie, l'intention de Marivaux ne diffère nullement de celle
de Scarron. Il veut faire rire, et il veut faire rire par les mêmes
moyens, dont le principal est le « travestissement, » et sans en
excepter au besoin, lui qui sera le précieux Marivaux, la gros-
sièreté du langage. Ajoute-t-il peut-être à cette intention une
intention particulière que Scarron n'avait pas, et qui est de
faire rire aux dépens de 1' « antiquité? » C'est alors en cela qu'il
est déjà du parti des « modernes; » et puis, notons ce point que,
n'étant pas très lettré lui-même, il juge inutile ou impertinent
que d'autres le soient. Les « illettrés » dans l'histoire de notre
littérature, — je veux dire ceux qui n'ont pas reçu la culture
classique ou qui n'en ont pas profité, — ont toujours été du parti
des « modernes. » Mais ce n'est pas ici le lieu d'insister; l'indi-
cation nous entraînerait trop loin si nous la poussions; et ce
que je veux seulement établir par l'exemple de Marivaux, carac-
téristique sans doute entre tous, c'est qu'il n'a manqué pour
faire fortune, au burlesque de Vliiade, ou du Télémaciiie travestis^
qu'un public aussi favorable, et à certains égards aussi neuf que
l'avait été celui de Scarron.
On pourrait suivre, si l'on le voulait, cette veine du « bur-
lesque » à travers le xvin° siècle, et, — quoique, s'il n'y a pas de
burlesque sans travestissement, il pût y avoir du travestissement
sans burlesque, — nous y rapporterions volontiers, pour notre
part, ces déguisemens à l'orientale dont les Lettres persanes sont
demeurées le plus célèbre. On consultera sur ce sujet un livre
récent, auquel nous nous proposons de prochainement re-
venir : c'est l'Orient dans la littérature française des XVII^ et
XVI 11^ siècles (1). Les Lettres persanes pourraient faire illusion;
et ce semble que, de l'Orient tel que le révélaient aux hommes
du xvni^ siècle voyageurs, missionnaires, traducteurs, Montes-
quieu ait goûté la couleur exotique; mais consultez Lesage, —
son théâtre de la Foire, Arlequin roi de Serendib ou Arlequin
Huila, — et vous verrez que c'est d'abord et principalement
(1) L'Onent dans la littérature française des XVII' et XVIII' siècles, par
M. Pierre Martino. 1 vol. ia-8°. Paris, 1906, Hachette.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
comme d'un moven d'amusement assez vuleraire et de satire assez
grosse qu'on a usé de cet orientalisme. A une autre génération,
les Siamois de Dufresny, les Persans de Montesquieu, les Turcs
de Lesage ont procuré le même genre de divertissement qu'à
leurs contemporains les caricatures de Scarron et de d'Assoucy.
Ceux qui les ont mis en scène ne se sont proposé, comme les
burlesques, que de faire rire, en exagérant ou en déformant la
nature et la vérité. C'est tout à fait par hasard que, sous ces dé-
guisemens, quelques traits de juste satire se sont glissés de loin
en loin dans leur œuvre. Il convient seulement d'ajouter que
tandis que le burlesque de leurs prédécesseurs n'avait été que
cynique, l'Orient, et l'idée qu'on s'en faisait alors, a permis aux
nouveaux précieux de donner à leurs œuvres un accent de liber-
tinage qui en fait trop souvent l'unique et honteuse originalité.
C'est à Crébillon fils que je songe en écrivant ceci. L'étrange
personnage qui se délassait de ses fonctions de « censeur royal »
en écrivant l' Ecumoire ou le Sopha, et qu'une chaste et riche
Anglaise épousa pour ce qu'elle avait découvert de sentimentalité
dans ses polissonneries, n'a généralement pas de place dans nos
histoires de la littérature; et assurément, je ne demande pas
qu'on lui en fasse une! Mais ce que pourtant il faut savoir, — et
au besoin nous en trouverions la preuve dans la manière dont
Marivaux a parlé de lui, comme d'un émule qui le déshonorait
en l'exagérant, — c'est que son succès a été considérable; et, la
raison de ce succès, je ne la vois pas moins dans l'extravagance
ou le burlesque de ses inventions que dans lindécence de ses
propos ou le libertinage de ses « analyses. » Ce n'est pas du tout
le nom d'épicurien ou de voluptueux, ou quelque autre plus
sévère, que ses contemporains lui donnent, mais celui de « fou »,
de « grand fou, » c'est-à-dire d'auteur éminemment plaisant,
dont les imaginations surprennent autant qu'elles font rire, ou
même ne font rire que de ce qu'elles offrent de surprenant et
d'inatlondii. Les romans de Crébillon, comme les parodies de
Lesage ou les travestisscmens de Marivaux, appartiennent à
l'histoire de la littérature du burlesque.
Et nous serions tentés d'en dire autant du « vaudeville »
naissant si, du moins, on en veut avec nous retrouver les ori-
gines dans celle littérature dramatique des dernières années du
xv!!!" sièvle, qui procède elle-même du Théâtre de la Foire,
cl qu'on voit alors se répandre sur nos boulevards. Car c'est
LA MALADIE DU BURLESQUE. 689
bien une forme de « burlesque, » — comme le vaudeville de
Duvert et Lauzanne, comme celui de Labiche, — et on le verrait
clairement si l'on prenait la peine d'en analyser les élémens.
Mais il y a mieux que tout cela pour montrer dans l'histoire
de notre littérature la continuité de la fortune du (( burlesque, »
il y a la Préface de Cromwell; il y a le théâtre de Victor Hugo,
il y aurait ses Misérables ; il y a toute cette littérature roman-
tique <( seconde, » si je puis ainsi dire, qui s'inspira, non pas
de la Pléiade, comme on l'a erronément prétendu, mais, par
l'intermédiaire de Gautier, de l'époque et du style Louis XIII;
il y a l'auteur de Tragaldabas ; il y a celui des Odes funambu-
lesques;— il y a aussi, puisqu'en ce moment même on le joue sur
la scène de la Comédie-Française, l'auteur de la Fontaine de
Jouvence, M, Emile Bergerat.
On peut dire qu'essentiellement la Préface de Cromwell n'est
que la revendication des droits du « burlesque » dans l'art. Elle
n'a d'ailleurs aucune valeur, quoiqu'on ait essayé d'en faire ce
qu'on appelle « un texte classique, » et l'ignorance extraordinaire
d'Hugo n'y a d'égale que son outrecuidance. Mais les droits du
« burlesque » ou du « grotesque » dans l'art, qu'Hugo ne dis-
tingue pas ni ne distinguera jamais du comique ou même du
« naturel, » — voyez ses Chansons des Rues et des Bois, — y
sont affirmés avec une force, une confiance et une autorité sin-
gulières. A la vérité, ce n'était point qu'alors Hugo prétendît
entréprendre une réhabilitation de Scarron ou de Saint-Amant,
lesquels sans doute il n'avait pas plus lus que Ronsard ou que Du
Bellay. Je ne dirai pas davantage qu'entre son prodigieux génie
et le talent de l'auteur du Typhon il y eût des affinités natu-
relles ! Tout ar. plus ferai-je observer qu'avec d'énormes diffé-
rences de style, rien ne ressemble davantage à Dom Japhet
d Arménie que le quatrième acte de Ruy Blas. Mais ce que je
crois surtout qu'on peut dire, et ce qui est plus intéressant à
constater que tout le reste, c'est cette renaissance du grotesque
en des conditions et circonstances aussi difl'é rentes qu'il se puisse
de celles qui avaient marqué le temps de sa première apparition.
Et quand précisément, vers 1850, le mélange de « grotesque » et
de (( précieux » qu'a été le « romantisme » cessera d'être à la
mode, alors, comme deux cents ans auparavant, ce sera « limi-
tation de la nature » qu'on lui opposera.
Aussi bien n'est-ce pas seulement dans l'histoire de notre lit-
TOME iXXlV, — 100(3. 4^
690 REVUE DES DEUX MONDES.
térature qu on pourrait suivre, d'âge en âge, à travers ses alterna-
tives de faveur ou de discrédit, le développement du burlesque,
c'est dans les autres littératures de l'Europe moderne, et notam-
ment dans celles qui se sont développées sous l'influence de la
littérature italienne de la Renaissance. Et, en eflet, Euphuisme
en Angleterre, Gongorisme ou Cultisme en Espagne, Marinisme
en Italie, le « précieux » et le « burlesque, » quelque définition
qu'on en donne, ne sont pas des « faits historiques » particuliers,
contemporains des circonstances particulières qui les ont vus
naître, limités eux-mêmes, et bornés dans l'histoire aux fron-
tières chronologiques de ces circonstances : ce sont des « faits
littéraires généraux. » Un savant et spirituel jésuite, fort ami
de Balzac, à qui son livre est dédié, le P. Vavasseur, a essayé
de montrer, dans son De ludicra dictione, que le bon goût des
Latins et des Grecs les avait généralement préservés de verser
dans le « burlesque (1). » Il y a, je crois, du vrai, dans cette
opinion, et j'y souscrirais en partie, pour ce qui regarde les
littératures anciennes, si ce n'était un certain Aristophane, dont
l'atticisme est un peu mêlé; mais, dans toutes les littératures de
l'Europe moderne, à un moment donné de l'histoire, la maladie
du « burlesque » et celle du « précieux » ont sévi. L'exemple ou
l'autorité des anciens n'y peut rien !
Nous croirons donc que le « précieux » et le « burlesque »
sont comme des crises par lesquelles il faut que passent les lan-
gues. Et cette crise, nous rappellerons en passant que le français
ne s'est pas mal trouvé de l'avoir traversée : Molière lui-même et
Boileau doivent certainement, — et on le prouverait, — plus
qu'ils ne pensaient eux-mêmes à ces « beaux esprits, » et peut-
être à ces « turlupins » qu'ils ont décriés. Nous verrons encore,
dans le « burlesque » ou dans le « précieux, » des formes ou des
procédés d'art, je dirai môme toute une esthétique; et si le pre-
mier article de cette esthétique consiste à croire que l'objet de
l'art est r« embellissement » ou le « perfectionnement de la na-
ture, » elle est donc presque platonicienne. Il est plaisant, mais
d'ailleurs nullement paradoxal, si nous avons réussi à nous faire
comprendre, que Scarronsoit ainsi, de très loin, mais très authen-
tiquement apparenté à Platon. El jteut-être enfin, dans le « bur-
lesque » comme dans le « précieux, » faut-il voir plus que des
(1) Francisci Vavassoris S. I. de ludicra dictione liber, in quo tota jocandi ratio
ex velerum scriplls œs/imalur. Un vol. in-4, Paris, 161)8, Sébastien Cramoisy.
LA MALADIE DU BURLESQUE. 691
formes ou des procédés d'art, et véritablement une « constitution
d'esprit. » 11 y a des esprits ainsi faits que rien de simple et sur-
tout de naturel ne les intéresse, et l'art ne commence pour eux
qu'avec l'exception; il n'est à leurs yeux que traduction, trans-
position, ou interprétation. C'est ce qu'il serait intéressant de
montrer dans une étude plus étendue, qui s'appliquerait à toutes
les littératures modernes.
En attendant, il ne nous reste plus qu'à prévenir une dernière
objection, et s'il est vrai que le « burlesque » et le « précieux »
soient des « formes d'art, » ou une « constitution d'esprit, » il
nous reste à dire en terminant quel droit nous avons de les appe-
ler des « maladies. » Il n'y a rien de plus facile ! C'est que,
comme nous croyons l'avoir montré, l'estbétique du « bur-
lesque » et du « précieux » s'opposent à l'esthétique fondée sur
r« imitation de la nature; » et dans toutes les littératures, — je
crois qu'on pourrait dire dans tous les arts d'imitation, — nous
voyons et nous constatons que les grandes œuvres, unanimement
reconnues pour telles, ne relèvent que de la seconde. On ne
peut rien objecter à cela. Ni Dante, ni même Pétrarque, ni
Rabelais, ni Molière, ni Shakspeare, ni Milton, ni Cervantes, ni
Goethe, ni Schiller ne sont des « précieux » ou des « burlesques, »
mais des « naturalistes » chacun à sa manière. Et puisque ainsi
c'est en eux, dans leur œuvre, que l'humanité s'est reconnue,
comme dans la représentation ou dans l'expression de ce qu'il
y a de plus profond et en même temps de plus élevé en elle,
c'est donc eux qui sont sains et normaux, et les autres à pro-
portion qu'ils se rapprochent d'eux. 11 y a d'ailleurs des « mala-
dies » constitutionnelles, qui sont vraisemblablement inhérentes
à l'espèce, et dont l'humanité ne se débarrassera pas plus dans
Tavenir que des organes qui en sont le siège, ou des fonctions
qui en sont l'occasion.
F. Bruneïière.
LE SUFFRAGE UNIVERSEL
ET
LES ÉLECTIONS DE 1906
Tous les quatre ans les quelques millions d'électeurs que
compte la France, souverains en expectative pendant 1 4GI jours,
se réveillent investis, de par un décret, des droits impériaux :
ils prennent corps pour une journée de huit heures du matin à
six heures après midi. Des millions de rectangles de papier sont
ainsi jetés dans quelque 50 000 boîtes, puis ce vaste corps inor-
ganique qui s'appelle le suffrage universel ayant ainsi fait le
geste très bref d'où découlent les destinées de la nation, languit,
se désagrègeet rentre dans son repos. « Collège électoral, » écrit-
on officiellement en 1906; « peuple français assemblé dans ses
comices, » disait-on en 1793; peu importent titres et formules,
les faits ne se modifient guère : depuis le premier essai de
suffrage semi-restreint de 1791 ou rétablissement du suffrage
universel en 1848, on peut dire que le « corps électoral » est
demeuré, d'élections en élections, aussi peu éduqué, aussi peu
organisé, aussi amorphe ou incohérent, mais que, chaque fois,
en revanche, il s'est montré soumis davantage à la tyrannie du
nombre et à la férule gouvernementale.
Quels enseignemens nous apportent, à cet égard, les élec-
tions des G et 20 mai dernier?
LE SUFFRAGE UNIVERSEL ET LES ÉLECTIONS DE i906. 693
I
Et tout d'abord les électeurs; ceux des |57S circonscriptions
de la métropole s'entend, car nous n'exprimons point ici d'opi-
nion sur la représentation coloniale, mais l'analyse ne peut, en
toute sincérité, s'étendre aux citoyens de la Pointre-à-Pitre ou
de Pondichéry.
Il y avait en France en 490G, 11166 012 électeurs inscrils
contre 10987 500 en 1902, soit une augmentation de 178 512; ce
dernier chiffre équivaudrait pour une seule période de quatre
années, d'après la proportion généralement admise entre ha-
bitans et électeurs, à une augmentation de population de
650 000 habitans environ. Il serait intéressant de se reporter, à
cet égard, aux recensemens de la période 1881-1885 qui corres-
pond à la naissance de ces nouveaux électeurs. Puisse du
moins cet accroissement d'inscrits ne répondre pas à la seule caté-
gorie d'électeurs auxquels faisait allusion ce candidat sceptique-
lorsq l'il répondait à un interlocuteur désireux de savoir par
quel quartier il commençait ses visites dans une grande ville
mériiionale : « Mon ami, je vais d'abord au cimetière, car
c'est là que je me connais le plus grand nombre d'adversaires. »
La surveillance active des listes électorales devrait être à la base
de l'organisation de tout parti politique : sans elle il n'y a que
paroles emportées par le vent et qu'argent sottement dépensé.
Sur ces 11166 012 inscrits, 8 703 302 électeurs ont exprimé
au premier tour de scrutin des suffrages valables, représentant
ainsi 77,95 pour 100 de la totalité du corps électoral.
Les abstention 3, bulletins blancs ou suffrages nuls, — se mon-
tent ^ 2 462 710, — soit 22,05 pour 100. Dans dix départemens (1 )
(dont huit du midi) les abstentions ont dépassé 30 pour 100.
Que dire du Var, prompt à la parole, où elles atteignent 52,6
pour 100 et de la Corse avec ses 45,6 pour 100 ! Dans onze dé-
partemens (2) (dont deux seulement sont méridionaux) elles
(1) Var : '62,G p. 100; Corse : 43,6 p. 100; Basses-Alpes: 39,9 p. 100; Seine-lnfé-
rieare : 32,8 p. 100; Alpes-Maritimes : 32,3 p. 100; Puy-de-Dôme: 31,6 p. 100;
Finistère : 30,8 p. 100 ; Bouches-du-Rhône : 30,3 p. 100 ; Aude : 30,3 p. 100; Rhône :
30,1 p. 100.
(2) Vendée : 10,8 p. 100; Aisne : 11,8 p. 100; Oise : 12 p. 100; Charente :
12,7 p. 100; I^as-de-Calais : 13,6 p. 100; Meuse : 14,1 p. 100; Loiret : 14,4 p. 100;
Sarthe : 14,5 p. 100; Loir-et-Cher : 15 p. 100; Yonne : 15 p. 100; Hautes-Alpes:
45 p. 100.
^)y* REVUE DES DEUX MONDES.
n'ont pas dépassé 15 pour 100, la Vendée venant en tête avec
seulement 10,8 pour 100 d'abstentions, proportion qui est,
croyons-nous, bien rarement atteinte. Or, il y a eu, d'une part,
79 790 abstentions, bulletins blancs ou suffrages nuls de moins
qu'en 1902 (où ils atteignaient 2 542 500, soit 23,2 pour 100), de
l'autre, augmenfation des inscrits ; on a donc voté plus qu'il y a
quatre ans, puisque, si la même proportion d'abstentions s'était
observée qu'en 1902, elles auraient dû s'accroître de 41 414 et
atteindre ainsi le chiffre de 2 583 914. L'âpreté de la lutte et
la nature des intérêts engagés entrent comme des facteurs im-
portans, dans cette recrudescence des votes ; mais il est d'autres
élémens psychologiques de nature plus grossière qui, au dire
des médisans, ne sont point à dédaigner. L'accès de vertu inac-
coutumé auquel s'abandonnait la dernière Chambre, lorsqu'elle
édictait, le 28 octobre 1904, des dispositions relatives au secret
du vote, n'a pas eu en effet d'écho dans les couloirs du Luxem-
bourg. L'enveloppe cachetée, le célèbre « isoloir, » la surveillance
du dépouillement par les représentans des candidats, ainsi qu'elle
se pratique en Angleterre, sont, dans la cuisine électorale, de ces
palliatifs hygiéniques, dont l'application laisse toujours à désirer
et des paquets de bulletins continuent de se perdre ou de se
transformer, et des mairies sont, comme par le passé, envahies
par les uns et interdites aux autres. Inscriptions des élec-
teurs ou radiations, dépouillement du scrutin, recensement des
opérations électorales, ces trois actes essentiels demeurent, tant
par la paresse, l'imprévoyance et l'émiettement des partis que
par l'hostilité des agens publics et des vainqueurs, des fonctions
inexercées par la minorité. Et pourtant quel intérêt de moralité
les élus comme les vaincus et comme le gouvernement n'au-
raient-ils pas à donner, à obtenir ou à pratiquer de telles garanties I
Les 8 703 302 suffrages valables ont donné 5025 331 voix
(45 pour 100 des inscrits et 57,7 pour 100 des votans) aux
1024 candidats du Bloc; 3 606 728 voix aux 550 candidats
d'opposition; et 74 021 voix à des candidats de dénomination di-
verses : pasteur socialiste chrétien, antijuif, antimilitariste, ré-
publicain démocrate, catholique républicain, candidat des inscrits
maritimes... et autres, plus ou moins éminens, mais d'ailleurs
inclassables ou indécis. La majorité gouvernementale, au pre-
mier tour de scrutin, se chiffre ainsi, sur l'ensemble des votans,
à 1 418 G03 voix : d'où il suit qu'un déplacement de 709 302 voix»
LE SUFFRAGE UNIVERSEL ET LES ÉLECTIONS DE 1960. 695
représentant à peu près le nombre des fonctionnaires (sans
compter leurs parens, alliés, serviteurs, cliens ou obligés, ou
les agens officieux du ministre de l'Intérieur) rompraient le glo-
rieux équilibre de la machine radicalo-socialiste. S'il est vrai
que l'écart a fortement augmenté depuis 1902, on peut dire
pourtant, quelque paradoxale que cette assertion paraisse à
beaucoup, qu'à l'examiner dans ses détails et à l'analyser ainsi
de sang-froid, la manifestation du 6 mai n'a peut-être pas été
aussi « éclatante » que l'affirme la dernière déclaration mi-
nistérielle, et que la partie n'est, peut-être, pas aussi irrémé-
diablement compromise que l'annoncent, suivant leurs habi-
tudes périodiques, les découragés par profession, toujours prêts
à porter le deuil de ce qu'ils appellent assez orgueilleusement
leurs illusions. Ainsi que nous le verrons plus loin en repre-
nant ces chiffres, la majorité élue et légiférante est une majorité
déformée, grossie, boursouflée. Elle est fort éloignée d'être la
représentation exacte de la « volonté nationale, » ainsi exprimée
au premier tour de scrutin. Et par suite de la défectuosité du
mode de votation, on peut dire qu'elle n'est autre qu'un men-
songe heureux dont profitent les partis gouvernementaux et en
compagnie duquel il faut nous résigner, pour le moins, à vivre
quatre années durant.
En ce qui concerne les partis ou groupemens principaux, il
n'est pas sans intérêt de donner la décomposition des votes du
6 mai (1) :
1484066 voix se sont portées sur 227 candidats radicaux-socialistes.
1288 483 — —
1198 959 — —
1118043 — —
1033 823 — —
986 961 — —
962411 — —
539313 — —
74021 — —
Après les électeurs qui font les députés, les candidats qui
aspirent à l'être et les élus qui sont proclamés : 1610 can-
didats environ en 1906 pour 575 sièges contre 4 000 environ en
(1) Nous avons utilisé oour ce travail les chiffres ^t dénominations donnés par
234
radicaux.
391
socialistes unifiés ou
indépendans.
177
progressistes.
162
républicains de gauche.
126
conservateurs.
162
libéraux.
88
- nationalistes.
» -
divers.
69G REVUE DES DEUX MONDES.
1902 (1). Cette diminution provient-elle d'une modestie crois-
sante chez nos concitoyens? Y a-t-il pénurie dans la matière
« députable? » satiété des appétits? ou encore dégoût très louable
des intrigues? Il n'est pas interdit d'en douter jusqu'à plus ample
informé. La concentration des partis, le resserrement des inté-
Têts, les essais de discipline politique sont bien plutôt des
raisons à indiquer en l'espèce, sans que ce soit ici le lieu de les
approfondir. Il importe toutefois de retenir ce fait que les so-
cialistes, tant unifiés qu'indépendans, et les uns souvent contre
les autres, ont, pour la première fois, importé en France la tac-
tique appliquée par la Social-Démocratie allemande lors des
dernières élections au Reichstag (2) Ils ont présenté un grand
nombre de. candidats (391) pour réunir dans l'ensemble du pays
un grand nombre de voix. Il en résulte cette singularité que le
chiffre des voix obtenues en moyenne par un candidat socialiste
n'est que de 3 064-, a^ors que la moyenne des candidats conser-
vateurs en a obtenu 7 831, et la moyenne des candidats républi-
cains de gauche 6 505.
Sur les 575 députés, 419 ont été élus au premier tour de
sl;rtïtin, 156 au ballottage. L'ensemble de ces élus a obtenu
5223304 voix, soit 46,8 pour 100 des inscrits, ce qui ne peut
passer pour la majorité et 60,2 pour 100 des votans, ce qui est
une faible majorité.
Députés radicaux-socialistes 1186130 voix.
— radicaux 984 000 —
— républicains de gauche 743181 —
— progressistes . 528 446 —
— socialistes unifiés 511132 —
— conservateurs 461570 —
— libéraux 395 394 —
— nationalistes 231 965 —
— divers 92 731 —
— socialistes indépendans 88 754 —
le Temps, le Journal des De'bats, le Petit Parisien et, pour les députés sortans les
votes divers relatifs à la séparation et aux congrégations enseignantes.
(1) A propos des élections législatives de 1002, par M. Jean Darcy. Revue du
15 août 1902.
(2) Le Reichstag allemand compte 397 députés, parmi lesquels sont actuelle-
ment 81 socialistes. Aux élections de 1903, les socialistes allemands ont obtenu,
au prem.ier tour, 2 900 000 voix, sur 8000 000 de votans. Ils avaient ainsi gagné
793 000 voix sur 1898. Les candidats social-démocrates étaient, au scrutin de ballot-
tage, premiers ou seconds dans 177 circonscriptions.
LE SUFFRAGE UNIVERSEL ET LES ÉLECTIONS DE J906. G97
Les voix battues, c'est-à-dire les voix émises, mais perdues
pour la représentation nationale, en un mot les voix devenues
inutiles, sont au nombre de 3 479 998 et les électeurs non repré-
sentés au nombre de 5 937 708, soit 53,2 pour 100 du corps élec-
toral. Enfin les 3 558200 voix obtenues par les 395 députés de la
majorité atteignent péniblement 32,2 pour 100 des inscrits et
40,7 pour 100 des votans.
La loi est donc faite et appliquée par un groupe qui ne
représente môme pas le tiers des citoyens adultes de la métro-
pole. La Chambre ne représente pas la majorité du pays; la ma-
jorité élue ne représente pas la majorité des votans; et cette ma-
jorité élue détient un nombre de sièges qui ne correspond pas
au nombre de voix qu'elle a recueillies.
Si nous nous reportons, en effet, au premier tour de scrutin
qui donne seul une base d'appréciation solide, nous constatons'
ainsi qu'il a été vu, que les candidats du Bloc ont groupe
57,7 pour 100 des suffrages valables. Si l'on imagine la France
comme formant dans son ensemble une circonscription unique,
suivant cette fiction légale que chaque ^député est 1/575^ de la
représentation nationale, le Bloc devrait, aux termes de la pro-
portion sus-mentionnée, avoir obtenu 331 députés, les groupes
d'opposition 225, et les flottans ou inclassables 19. Il serait ainsi
assuré d'une majorité de gauche de 106 voix. Or les élus du
Bloc sont au nombre de 395, et ceux de l'opposition de 180,
ce qui représente une majorité de 215 voix. Cette majorité est
donc, de par la loi électorale et l'organisation des circonscrip-
tions, aujourd'hui grossie de 109 voix qui ne correspondent pas
à la véritable majorité des suffrages émis par l'ensemble des
votans.
La disproportion n'est pas moins choquante entre ce qu'on
peut appeler la masse électorale des députés et leur capacité
législative. Chaque circonscription a son représentant qui, dans
la mécanique du Palais-Bourbon représente une unité, que cette
circonscription contienne comme l'arrondissement de Sarlat
32517 électeurs, dont le député est censé devenir le mandataire,
ou 3 443 comme celui de Barcelonnette. Chaque député ne dis-
pose également que d'une voix, qu'il ait été élu par 22 832 élec-
teurs comme le marquis de Dion (Loire-Inférieure 'l ou par
1735 comme M. Joly, des Basses-Alpes. Il en résulte que les
698 REVUE DES DEUX MONDES.
dix députés qui ont obtenu le plus grand nombre de voix repré-
sentent 168028 électeurs, contre 30 075 groupées par les dix
députés qui ont obtenu le plus petit nombre de voix, et qu'en
réunissant huit de ces derniers on n'arrive pas au total des voix
données au seul marquis de Dion. En vérité, quelle respectable
puissance que ce citoyen de Sisteron dont le poids législatif est
treize fois supérieur à celui d'un électeur de Nantes (3® cir-
conscription) et près de dix fois supérieur à celui d'un client de
M. Berteaux, de Versailles (l") !
Ainsi la moyenne des voix de chacun des 44 députés (1) con-
servateurs représente 10 490 électeurs, et celle de chacun des
14 députés socialistes indépendans 6338 seulement.
Le scrutin de ballottage condamne de même, en certains
points, le suffrage majoritaire. La France est l'une des seules
nations où le ballottage soit laissé à l'état inorganique : l'Angle-
terre et la Belgique ne l'admettent pas; l'Allemagne le régle-
mente en limitant, au second tour de scrutin, les candidatures
aux deux seuls candidats qui ont obtenu le plus grand nombre
de voix. En fait cela tend à devenir l'usage en France, puisque, le
20 mai dernier, sur 156 ballottages, 17 députés n'ont pas eu de
concurrent, 124 en ont eu deux, et 15 plus de deux (2). Mais le
mode actuel du scrutin de ballottage amène à de singulières in-
conséquences ; en voici deux exemples typiques.
Dans la 5« circonscription de Saint-Denis, M. Guyot de Ville-
neuve obtenait au premier tour 9091 voix, M. Dépasse 5377 et
M. Henripré 4 008. Il y eut ballottage, aucun candidat n'ayant
obtenu un chiffre de voix égal à la moitié plus un des votans
(soit 9239 voix). Au second tour M. Dopasse fut proclamé élu par
8218 voix, c'est-à-dire avec 873 voix de moins que n'en avait
obtenu au premier tour M. Guyot de Villeneuve mis en ballot-
tage pour insuffisance de suffrages! Même fait dans la Vienne
(Poitiers, 1"*} où le docteur Gibiel a été élu au second tour par
(1) La moyenne des électeurs représentés par chaque député est de 9 014, chiffre
que dépassent 264 députés.
(2) Au premier lourde scrutin il n'y a eu qu'un candidat dans 25 circonscriptions-
Ces circonscriptions ont nommé 21 députés d'opposition et 4 du Bloc. En Angle-
terre il n'y aurait pas eu de vote. La déclaration de candidature eut suffi pour
assurer un siège au seul candidat déclaré. — D;ins 156 circonscriptions il y a eu
deux candidats. Dans le seul arrondissement d'Ajaccio on a compté 15 candidats
dont dix « réactionnaires, » ayant obtenu une moyenne de 238 voix 1
LE SUFFRAGE UNIVERSEL ET LES ÉLECTIONS DE 1906. 699
7445 voix, alors que M. de Montjou en avait obtenu au premier
tour 7654, soit 209 de plus.
Jeux de cascade et non pas élections. C'est le malheur de ce
qu'on appelle « la Raison » dans ce pays qui se dit le plus épris de
raison du monde, de confiner, parfois, tout uniment à l'absurde.
II
Il n'est peut-être pas aussi téméraire qu'on veut bien le dire
de rechercher les causes de cet accroissement de la majorité
radicalo-socialiste. Le recul du temps manque, sans doute, en-
core pour les apprécier, mais il faut en politique savoir regarder
vite et clair. L'historien pèse les faits quand leurs origines sont,
depuis longtemps, mises à nu et quand leurs conséquences se
sont, depuis longtemps, déroulées. Le politique, sans prétendre
au rôle inutile et ingrat de prophète de l'avenir, est contraint de
juger les faits au jour le jour, quitte à compter avec ses erreurs;
le difficile de sa tâche consiste en ceci qu'il doit se tailler à la
hache un chemin au travers de la brousse; s'il est un maître, il
domine les événemens; s'il est simplement sagace, il les utilise,
s'il est aveugle, il se laisse écraser par eux.
Trois cent vingt mille jeunes gens, en chiffre rond, forment
le contingent annuel de nos classes de recrutement. Ce sont donc
également trois cent vingt mille jeunes gens environ qui sont
annuellement ajoutés aux listes électorales. Ceux qui sont par-
venus à la vie électorale de 1902 à 1906 sont nés de 1881 à
4885 (1). Ils ont d^nc été formés, instruits, façonnés au radica-
lisme par les généiations nouvelles d'instituteurs et par elles dans
l'école nouvelle qui commençait alors à porter tous ses fruits. En
quatre ans ce sont ainsi, d'une part, 1 280000 électeurs nouveaux
qui pénètrent dans la vie nationale, et de l'autre plusieurs cen-
taines de mille d'électeurs qui disparaissent, alors que, mûris par
l'âge et par l'expérience, ils étaient moins sensibles aux idées nou-
velles et certainement moins aisément « intoxicables. » Les rangs
des électeurs qui avaient l'âge d'homme à l'époque de la Guerre
et de la Commune commencent à s'éclaircir. Le travail incessant
(1) Ou plus exactement, pour le plus grand nombre d'entre eux, de 187S à 1SS2,
puisque, jusqu'ici, l'inscrit ne devenait généralement votant au'à 24 ans, en raison
des trois années de présence sous les drapeaux.
700 REVUE DES DEUX MONDES.
auquel se livrent tant à la ville qu'à la campagne, tant à l'école
qu'aux cours d'adultes, les organes de la libre pensée et du radi-
calisme, la propagande chaque jour mieux disciplinée et plus
sûrement dirigée des feuilles avancées ont pesé d'un poids indis-
cutable dans les dernières élections. Il est certain, quelque in-
quiétant que cela puisse être pour l'avenir, que ce sont les jeunes
gens qui ont, en grande partie, fait les scrutins des 6 et 20 mai
dernier. Et, sans doute, est-ce en ce point que résidera la plus
grande difficulté de la lutte de demain. Il ne peut en être au-
trement : à école rouge, élections rouges. Sans aller jusqu'aux
factums de M. Thalamas ou de M. Gustave Hervé, chaque exem-
plaire des manuels d'histoire de nos modernes Loriquets, chaque
opuscule de morale athée, irréligieuse ou antimilitariste qui sort
des presses radicales accroît le nombre de nos Jacobins, en défor-
mant la mentalité de nos « primaires. »
Et que ne promet-on pas aux appétits chaque jour plus ex-
cités de cette masse ardente! Ici, délire budgétaire et surenchère
électorale des 575 (1) députés qui veulent conserver leur siège;
là, délire des aspirans législateurs qui, ne pouvant se réclamer
de leurs votes d'hier, font miroiter leurs votes de demain : pro-
cureurs impitoyables ils requièrent en termes indignés contre la
société qui ne s'est pas, jusqu'à ce jour, abandonnée à eux et
chantent l'idylle de « l'humanité nouvelle » régénérée par leurs
soins. Ainsi, la Chambre expirante a voté la loi de deux ans, la
loi sur les bouilleurs de cru, la loi sur les retraites ouvrières,
comptant toujours sur la prudence du Sénat pour raccommoder
son œuvre hâtive et malfaisante. Elle se savait des tuteurs et peu
lui importail de mourir sur des promesses auxquelles devait se
prendre le corps électoral ! L'Angleterre a depuis longtemps obvié
à cet inconvénient par la pratique très sage de la dissolution de
la Chambre des communes, qui arrive rarement au terme exact
de son mandat. Les pénibles révélations auxquelles le ministre
des Finances a été amené au sujet du budget de 1907 font voir
sans ambages vers quel abîme nous conduit, de gaîté de cœur,
le député en mal de réélection. Un échec tel que celui de M. Motte
à Roubaix et le succès de M. Jules Guesde nous apprennent,
d'autre part, sans qu'il y ail sujet de s'en étonner, qu'il serait
vraiment malavisé de s'arrêter dans la voie des chimères. Et
(1) La Chambre actuelle contient -410 députés qui faisaient partie de la précé-
dente législature.
LE SUFFRAGE UNIVERSEL ET LES ÉLECTIONS DE 1906, ',01
comment le protagoniste de la journée de une heure vingt mi-
nutes de travail ne serait-il pas, en telle affaire, le plus irré-
sistible des séducteurs? Il faut au candidat un singulier mérite
pour demeurer honnête.
Le mérite de l'électeur qui ne mord pas à l'appât est sans
doute plus grand encore. Il se met lui-même, pour ainsi dire, hors
la grâce des dieux tout-puissans ; il devient un suspect et se con-
damne à n'être qu'un demi-citoyeo. Le plus surprenant en l'es-
pèce n'est pas que le gouvernement puisse se réclamer des
S 025 331 électeurs qui ont voté au premier tour pour les candi-
dats de gauche, mais bien que, dans ce pays si centralisé, si con-
servateur de ce qui est, si sensible à l'attraction des forces admi-
nistratives, 3 606 728 électeurs aient eu la fidélité, la volonté, le
courage de soutenir les adversaires déclarés de la politique gou-
vernementale. On ne saurait, en vérité, reprocher à leur poli-
tique d'être opportuniste et de se réclamer du do nt des. On
peut dire d'eux qu'ils se sont montrés irréconciliables et incor-
ruptibles puisqu'ils savent ne rien obtenir. Leur vote est une
affirmation de principes. Le premier honneur de l'opposition est
aujourd'hui dans ce fait même qu'après cinq années d'ostracisme,
de délation et de « délégation, » elle ait continué d'exister, quand
bien même elle se manifeste très certainement amoindrie.
Les germes de faiblesse qu'elle renferme en soi sont du reste
nombreux. Elle est désunie, ombrageuse, jalouse, individua-
liste à l'excès et marche à la bataille sous quatre étendards di-
vers au lieu de se grouper sous un seul drapeau ; elle craint les
supériorités, quand il s'en révèle, et regimbe à leur discipline.
Elle s'épouvante des nuances et leur sacrifie tout. Ainsi s'explique
que, si l'on parle beaucoup de « l'anli-bloc, » on ne trouve guère
à sa place que des fragmens : chacun y donne son avis, entendant
le faire dominer. Cette opposition, singulièrement brillante à la
tribune et souvent si courageuse, n'a même pas son conseil fé-
déral où préparer ses campagnes et ses attaques ; elle n'a pas de
cadres, pas de « vvjiips, » ne forme pas masse et chacun vou-
drait s'y voir, pour le moins, colonel. Elle n'a pas, dans le pays,
depuis tant d'années qu'elle s'y exerce, une organisation locale,
partant de la commune et aboutissant à la tête; il lui faudrait
ses « maires, » ses « sous-préfets » et ses <* préfets. » Elle na
pas en province de grands organes régionaux adaptés aux cou-
tumes, aux besoins, aux exigences des populations, suffisamment
702 REVUE DES DEUX MONDES.
renseignés, et frappant le même jour le même coup, avec la
même sûreté et la même insistance.
Elle s'est présentée aux électeurs tantôt avec un programme
de critique et tantôt avec un programme d'idées pures, mais non
pas avec un programme commun de faits étudiés, de réformes
mûries, de construction raisonnée, de solutions cherchées pour
tous ces problèmes sociaux qui naissent chaque jour sous nos
pas et qui passionnent, à juste titre, l'opinion devenue chaque
jour plus éprise du fait. Ici, craintive, renfrognée, elle ne
marche pas de l'avant; là, elle s'essaye à la bascule; avec d'autres
enfin, elle s'emporte aux extrêmes, effrayant par son langage
ceux qu'elle voudrait retenir ou conquérir. Et, sur les points où
elle se croyait suivie, elle a été abandonnée, payant cher aujour-
d'hui l'erreur des inventaires et l'illusion si vaine, mais si tenace
et si habilement exploitée contre elle, qu'il puisse se former dans
ce pays de France un grand parti religieux aussi dangereux
qu'inutile.
Mais si elle s'est ainsi diminuée par ses propres erreurs, elle
l'est pratiquement davantage encore par la législation vicieuse
dont, ainsi qu'on l'a vu, elle paye tous les frais qui retombe-
ront sur elle jusqu'au jour oti le seul correctif, non pas suf-
fisant mais nécessaire, aura enfin, dans l'intérêt de tous, été ap-
porté.
III
La France étant, de par sa constitution, un organisme qui nô
possède pas de contrepoids ou de frein à l'expression de la vo-
lonté nationale, le problème à résoudre dans une démocratie, où
le suffrage universel est un fait définitivement acquis, consiste
pratiquement dans le suivant : le pouvoir législatif devant être,
s'il veut se fonder sur une idée d'ordre, de vérité et de justice,
la reproduction aussi fidèle que possible de l'opinion, comment
organiser le scrutin do la manière la plus simple possible, sans
recourir à des procédés factices ou à la création de circonscrip-
tions artificielles, de telle sorte que chaque électeur conservant
dans son vot*e le plus de liberté possible, puisse se dire repré-
senté, et que le plus petit nombre possible de suffrages se trouve
inutilisé?
LE SUFFRAGE UNIVERSEL ET LES ÉLECTIONS DE 1906. 703
La majorité légiférante ne doit pas cesser de correspondre à
la majorité votante, mais la minorité doit conserver dans son
intégrité son droit pratique d'opposition et de contrôle.
Il importe de remarquer dès l'abord que la représentation
mathématiquement proportionnelle est une conception d'ordre
théorique dont la réalisation est une chimère. Elle ne serait pos-
sible qu'en admettant avec Condorcet et Emile de Girardin que
chacun de-nos 11 166012 inscrits ou de nos 8 703302 votans pût
inscrire sur son bulletin le seul nom du représentant choisi
par lui ou encore, en une liste, les noms des 575 députés de son
goût et que les suffrages ainsi recueillis fussent totalisés pour
l'ensemble de la France. Quel plébiscite invraisemblable sur des
milliers de noms! En Belgique, où la représentation proportion-
nelle fonctionne sans heurts depuis six ans, une proportion ma-
thématique aurait dû donner, lors des élections de 1900, 76 dé-
putés catholiques, 35 libéraux, 35 socialistes, 4 démocrates
chrétiens, 2 radicaux, alors que les votes appelèrent à la Chambre
85 catholiques, 31 libéraux, 33 socialistes, 1 démocrate chré-
tien et 2 radicaux (1). Les 166 députés belges se décomposent
aujourd'hui en 93 catholiques, 43 libéraux, 28 socialistes et
2 démocrates chrétiens. C'est là l'expression la plus générale et la
plus complète qui ait été tentée de ce système : la meilleure ré-
ponse qu'on puisse faire à ses adversaires est que, malgré la
complexité du mode de votation adopté, il n'y eut en 1900, sur
2 134 937 électeurs que 84 023 bulletins nuls, et qu'un seul des
résultats proclamés fut modifié par la Chambre.
A la base de la représentation proportionnelle est le scrutin
de liste. Le nombre de députés à attribuer à chaque liste doit
découler, par un calcul simple, du nombre de voix recueillies
par chacune d'elles le jour même de l'élection. Si l'on admet,
comme plusieurs Etats le font pour certaines élections, le vote
limité (2), c'est-à-dire le vote de chaque électeur pour un nombre
de candidats inférieur à celui des députés à élire, on porte
atteinte à la liberté du vote en fixant, antérieurement à ce vote,
le nombre des députés revenant à chaque parti. C'est un pro-
cédé artificiel et arbitraire qui conduit souvent à des résultats
contradictoires.
fl) Henry Clément, la Réforme électorale, p. 93.
(2) 11 n'a jamais été appliqué d'une manière définitive pour l'ensembte d'élec-
ions législatives.
704 REVUE DES DEUX MONDES.
Si l'on interdit le panachage des listes ainsi que le font
la législation belge, celle de Serbie ou du Tessin, on porte de
môme atteinte à i;i liberté du vote en obligeant l'électeur à se
prononcer exclusivement pour un parti et en l'empêchant d'in-
diquer ses préférences pour telle ou telle individualité d'opinion
voisine.
Il n'est pas possible de passer ici en revue tous les systèmes
mis à l'essai à l'étranger ou proposés : vote plural, vote cumu-
latif (chaque électeur jouissant d'un nombre de voix égal au
nombre de députés à élire et ayant la liberté de les réunir sur
un ou plusieurs noms), capacité législative variable attribuée à
chaque député suivant le nombre de ses électeurs effectifs,
nombre mobile de députés, réversibilité des voix sur des candi-
dats préférés, etc., etc. Aucun de ces systèmes ne répond à cette
donnée essentielle du problème qui, rappelons-le encore, est
pour l'électeur la simplicité dans l'expression de son vote.
De nombreux projets ayant trait à la représentation propor-
tionnelle en France ont été, depuis dix ans, déposés tant à la
Chambre qu'au Sénat : ils nous intéressent donc de plus près.
M. Mirman (l),iM. Gourju (2) et M. Bouhey-Allex (3) ont pro-
posé d'appliq-uer le principe aux élections municipales pour ac-
climater le système dans le pays; M. Louis Martin (4) a songé
à conserver le scrutin uninominal et majoritaire, mais en abro-
geant la loi sur les candidatures multiples et en proclamant élu
tout candidat qui, sans obtenir dans une circonscription la ma-
jorité des suffrages, aurait groupé 20 000 voix en divers arron-
dissemens; on aurait donc des députés départementaux et des
députés généraux, pour ainsi dire ; l'abbé Lemire (5), dans une
proposition très simple, a recours au système du quotient élec-
toral tel qu'il a été adopté à Genève après l'active propagande
de M. Naville.
Enfin le projet le plus étudié, sinon le plus simple, a été
déposé par MM. Gh. Benoist, Mill, Chastenet, Deloncle, Mirman,
(1) Chambre des Députés, 18 décembre 1899 et 4 juillet 1903.
(2) Sénat, 12 juin 1902.
(3) Chambre des Députés, 23 décembre 1903.
(4) Chambre des Députés, 25 juin 1903.
(5) Ibid., 25 juin 1896.
LE SUFFRAGE UNITERSEL ET LES ÉLECTIONS DE 1906. 70^
de Pressensé, Réveillaud, Jules Roche et Georges Ge'rald (1) au
nom de la Ligue pour la représentation proportionnelle. Il inter-
dit les candidatures multiples et le panachage^ et exige la décla-
ration préalable des candidats sur la proposition de 100 élec-
teurs de la circonscription. L'électeur, pour classer ses choix,
peut, sur la liste qu'il adopte, souligner les noms de 2, 3 ou
5 candidats suivant le nombre de députés à élire ; il peut encore
voter pour un candidat isolé par un bulletin individuel qui ne
sert alors qu'à classer les candidats. Le recensement électoral se
fait sous la présidence d'un magistrat, assisté de calculateurs
qui opèrent d'après le système belge du commun diviseur. Le
chiffre électoral de chaque liste est successivement divisé par
1, 2, 3, 4, etc. jusqu'à ce qu'on ait obtenu pour chaque liste un
nombre de quotiens égal au nombre de députés à élire : six divi-
sions pour chaque Jiste, si! y a six députés, sept, s'il y en a sept,
et ainsi de suite. Le nombre de députés à attribuer à chaque
liste est ensuite établi en divisant chacun des chiffres électoraux
par le dernier de ces quotiens. En cas de vacance d'un siège
pendant la durée de la législature, il n'y a pas lieu à élection
partielle, les candidats non élus de chaque liste étant, dans
l'ordre des suffrages obtenus par eux, considérés comme sup-
pléans éventuels et députés en expectative.
Toutes ces propositions, ainsi que celle de M. Vazeille (2) et
de M. Dansette (3), ont été renvoyées à une Commission de
22 membres dite « du suffrage universel. » Le 7 avril 19Uo,
M. Buyat déposait en son nom son rapport définitif: elle rejetait
la représentation proportionnelle ; elle adoptait le scrutin de liste
et une législature de six années (avec renouvellement par moi-
tié), chaque département étant appelé à élire un député par
75000 habitans on fraction de 73000 en surplus. Elle n'admet-
tait entin les élections partielles que lorsque, dans un départe-
ment, le nombre des députés en fonctions serait réduit aux deux
tiers du chiffre fixé.
De cette étude sommaire et des principes que nous avons cm
pouvoir poser, il semble résulter que les réformes les plus dési-
(1) Chambre des Députés, 8 juiu 1903.
(2) Ibid., 9 décembre 1901.
(3) Ibïd., 10 juin 1902.
TOME xxxiv. — 1906. 45
70G REVUE DES DEUX MONDES.
rables d'une part, cl, de l'autre, les plus simples et qui corres-
pondraient ainsi le mieux à la culture de la grande majorité des
électeurs français, pourraient ôtre les suivantes: suppression du
vote des assistés; surveillance légale des listes électorales; éta-
blissement du scrutin de liste; déclaration préalable; présenta-
tion des candidats par 100 électeurs pour parer à des dépôts de
listes fantaisistes; vote secret; liberté complète du vote, soit
par 'panachage, soit par adoption d'une liste incomplète. Dans
le système qui donne en Suisse d'excellens résultats (1), les suf-
frages recueillis par chaque candidat sont attribués d'une part à
l'individu comme unité et de l'autre à sa liste; lorsqu'un candidat
est porté sur plusieurs listes, les suffrages qu'il obtient n'ont
qu'une valeur individuelle. Le total des voix réunies par chaque
liste, divisé par le nombre des députés à élire, donne le quotient
électoral d'où résulte par une nouvelle division le chiffre des dépu-
tés attribués à chaque liste, et sur cette base les candidats de
chaque liste se classent entre eux comme élus d'après le nombre
de voix qu'ils ont individuellement recueillies.
Enfin la surveillance des opérations électorales et du dépouil-
lement local devrait être assurée par le maire assisté d'un ou
deux représentans de chaque liste, et le recensement électoral
fait au chef-lieu du département par une commission présidée
pas un juge assisté des représentans de l'administration et des
diverses listes.
Maximum de liberté dans le vote de chaque citoyen, maxi-
mum d'honnêteté dans les opérations électorales, maximum de
sincérité dans la représentation nationale : tels sont les trois desi-
derata qu'il n'est, peut-être, pas inopportun de formuler et de
répéter sans cesse. Il est dans l'intérêt de tous, puissans ou
faibles, de s'en pénétrer, au nom du patrimoine commun de
vérité et de moralité; car, bien que M. Clemenceau ait (( par
l'action définitivement vaincu l'oppression de la faction ro-
maine (2), » l'avenir n'appartient à personne et
Tel qui ril vendredi, dimanche pleurera.
E(l) Genève. Loi du 3 septembre 1892.
Zug. Loi du 1" septembre i894.
Fribourg. Loi du 19 mai 1894.
Neuchàlel. Loi du 22 novembre 1894.
(2) Chambre des Députés, 19 juin 1906.
LE SUFFRAGE UNIVERSEL ET LES ÉLECTIONS DE 1006. 707
Les catholiques belges ont eu la sagesse de le comprendre le
jour où, étant les maîtres incontestés du pouvoir, au lendemain
de l'écrasement des libéraux (octobre 1894) qui n'était pas sans
agiter le pays, ils ont fait adopter la représentation proportion-
nelle qu'ils savaient pourtant devoir leur faire perdre quelques
sièges (1).
Il est permis de souhaiter que le bon sens ne soit pas une
vertu dont on ne se pare qu'à Bruxelles, sur les bords du Léman
ou, le cas échéant, à Belgrade. Sans doute, puisqu'il est démode
de parler « réformes, » serait-il plus profitable d aborder l'étude
de telles questions que d'entendre M. Jaurès édifier « ses palais
dans les nuages. »
F. DE WlTT-GuiZOT.
(1) lis avaient 112 sièges avec le système du vote plural et en ont obtenu 86
■en 1900 avec la représentation proportionnelle.
1
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 juillet.
L'arrêt final rendu par la Cour de cassation dans l'affaire Dreyfus
ne nous servira pas de prétexte à reprendre une fois de plus toute
l'affaire. Le calme parfait avec lequel l'opinion a accueilli l'arrêt
montre que, soit par l'effet de la lassitude, soit par un retour aux con-
ditions dans lesquelles la justice doit être rendue, on a enfin renoncé
à mêler à l'affaire des choses qui lui sont étrangères et qui auraient
dû le rester toujours. Cette question que chacun tranchait à sa ma-
nière, nous avons toujours été d'avis qu'elle ne relevait que des tri-
bunaux, et, malgré les contradictions de la justice humaine dont nous
avons eu à ce propos même de si inquiétans témoignages, notre
conviction n'a pas changé. C'est dire que nous devons nous incliner
devant l'arrêt de la Cour de cassation, avec le désir sincère qu'il mérite
l'épilhète de final que nous lui avons appliquée. Il y a eu sans doute,
au premier moment, de la part du gouvernement et des Chambres,
des excès de gesticulation, qui ont paru d'autant plus singuUers que le
pays y prenait moins de part. Nous ne parlons pas des lois qui ont
été déposées et votées pour réintégrer dans l'armée le capitaine Drey
fus avec le grade de commandant et le colonel Picquart avec celui de
général de brigade: elles étaient la conséquence naturelle et logique
de l'arrêt de la Cour. Tout le reste n'a pas eu le même à-propos, ni la
même mesure, et, si nous n'y insistons pas, c'est que le souvenir com-
mence déjà à s'en effacer. Une fois de plus l'esprit de parti a paru
vouloir se donner libre carrière, l'esprit de revanche aussi et de
représailles; mais il s'est arrêté parce qu'il n'a pas été suivi. Le gou-
vernement a senti tout le premier qu'il serait périlleux de s'engager
REVUE. — CHRONIQUE. 709
dans cette voie : il s'est contenté de faire appel à l'histoire, qui saura,
a-t-il dit, opérer l'attribution de toutes les responsabilités. A elle de
prononcer le dernier mot. Nous lui abandonnons volontiers ce soin,
sans essayer de prévoir comment elle s'en acquittera. Les jugemens
de l'histoire sont parfois très différens de ceux que prononcent et
qu'essaient de fixer les générations qui ont été les témoins des évé-
nemens. Sont-ils, pour cela, plus justes et plus sûrs ? Ils sont du
moins plus désintéressés. Quoi qu'il en soit, l'histoire se condamne-
rait elle-même à d'inextricables perplexités si elle cherchait sa bous-
sole à travers les oscillations désordonnées des assemblées politiques.
Il n'y a pas de spectacle plus attristant, ni plus écœurant que celui
de leurs opinions successives, mais toujours impérieuses et intran-
sigeantes.
Nous n'en dirons pas davantage sur cette lamentable affaire qui a
été si mal engagée, si mal poursuivie, et qui, après avoir vicié toute
notre politique, pèsera encore longtemps sur nous. Cependant d'autres
soucis sollicitent aujourd'hui notre attention et semblent de nature à
l'occuper tout entière. S'il y a eu des erreurs commises dans l'affaire
Dreyfus, elles ont reçu la réparation la plus large possible. Il y a là
de quoi satisfaire ceux qui se sont jetés dans la lutte avec un senti-
ment de générosité que nous n'avons garde de contester. Quant aux
autres, le pays a le droit d'exiger d'eux qu'ils lui permettent enfin
de s'occuper à ses affaires. L'arrêt de la Cour et les mesures qui ont
été prises en conséquence sont une conclusion et, qu'U nous soit
permis, de l'espérer, une clôture définitive. Au même moment, une
législature nouvelle s'ouvre et tout le monde en prévoit l'importance.
Laissons donc au passé ce qui, désormais, lui appartient.
La législature sera ce que sera la Chambre elle-même, et c'est un
point sur lequel nous manquons encore de lumières suffisantes.
Cependant on peut espérer, d'après quelques indices, que la nouvelle
Chambre n'est pas disposée à se laisser conduire par le groupe so-
cialiste : elle a une tendance à s'émanciper d'un joug qui a pesé si
lourdement sur sa devancière. Plusieurs votes parlementaires, qui se
sont produits coup sur coup avant la séparation des Chambres, ont
montré chez les radicaux des velléités d'indépendance, et aussitôt tout
le monde s'est mis à parler de la dissolution du bloc.
Si le bloc se dissout, les socialistes ne peuvent guère s'en étonner:
n'ont-ils pas annoncé les premiers qu'ils n'entendaient plus en faire
partie ? Ils espéraient bien, à la vérité, le dominer du dehors comme
10
UKVLE DES DEUX MONDES.
ils l'avaient fait du dedans; ils prétendaient s'en distinguer plutôt que
s'en séparer; ce n'était là, de leur part, qu'une formation tactique
d'un ordre particulier. Leur espérance, au moins jusqu'ici, ne s'est pas
réalisée. Les radicaux ont cessé de se rallier à eux, et cela dans
deux occasions d'importance inégale, mais significatives l'une et
l'autre : la première se rapporte à la réintégration des agens des
postes congédies à la suite de la grève, la seconde aux questions bud-
gétaires. L'une a mis en scène M. Barthou, l'autre M. Poincaré. Il
s'agissail, en somme, de savoir si le gouvernement prendrait la direc-
tion de la majorité ou se laisserait conduire par elle : dans ce dernier
cas, la majorité elle-même aurait été conduite par une minorité éner-
gique et ^dolente. L'affaire des postiers n'a été qu'une escarmouche
assez vive ; mais la question fmancière, — question du budget, ques-
tion de l'impôt sur le revenu, — a été une vraie bataille, et la ^'ictoire
a été brillamment remportée par M. Poincaré. Jamais il n'avait mon-
tré plus de talent, ni surtout plus de caractère : la Chambre en a été,
en quelque sorte, saisie. Elle a donné au gouvernement, comme
entrée de jeu, une majorité très forte : mais la lui maintiendra- t-elle?
Déjà les radicaux-socialistes avancés la lui disputent avec acharne-
ment. M. CamiUe Pelletan s'y emploie de toutes ses forces, et, s'il a
eu peu de succès devant la Chambre, il en a davantage dans la com-
mission du budget, qui semble devoir devenir un instrument d'oppo-
sition. Nous en avons déjà fait la remarque : les faits, depuis, l'ont
confirmée.
L'affaire des postiers est née de l'amnistie. M. Barthou a refusé de
les y comprendre, ce qui aurait été d'ailleurs un non-sens, l'amnistie
n'effaçant que des peines judiciaires et non pas des peines discipli-
naires de l'ordre administratif. Mais c'est làime difficulté de forme : il
était facile de la tourner au moyen d'une motion qui aurait enjoint au
gouvernement de réintégrer en bloc tous les agens révoqués. Cette
motion a été proposée : le gouvernement s'y est opposé, elle a été re-
poussée. M. Barthou n'a d'ailleurs combattu que pour le principe :
sur les questions de fait, il a été fort conciUant, et, sans prendre
aucun engagement ferme, il s'est montré disposé à procéder à des
réintégrations individuelles qui épuiseraient la matière. Ne soyons pas
trop cxigeans : il ne fallait pas donner à l'affaire, en soi, une gravité
qu'elle n'avait pas. Mais elle a permis au gouvernement et à l'opposi-
tion de mesurer leurs forces sur un terrain presque neutre, et le gou-
vernement l'a emporté très largement.
Avec l'impôt sur le revenu, le débat devait avoir plus d'importance
1
I
REVUE. — CHRONIQUE. 711
et d'ampleur. Nous l'avons dit, il a y quinze jours, le gouvernement
avait accepté que la discussion des quatre contributions directes servît
de rendez-vous à lui et aux nombreux interpellateurs qui désirai(3nt
connaître ses projets. M. Poincaré n'a pas déçu la curiosité qu'il avait
fait naître : il a détaillé son système avec autant de netteté et de pré-
cision qu'il était possible. Nous n'entrerons pas ici dans toutes les
explications qu'il a données : les bornes d'une chronique ne nous le
permettraient pas, et c'est surtout de la situation politique générale
que nous nous occupons actuellement. Il nous suffira de dire que,
parmi les difîérens systèmes d'impôts sur le revenu, M. Poincaré a
donné ses préférences à l'impôt cédulaire ou analytique anglais, à
l'exclusion de l'impôt global et synthétique allemand. En d'autres
termes, il distingue les différens revenus pour les atteindre séparé-
ment par des moyens et suivant des taux variés, au lieu de les con-
fondre dans un total unique qu'il frapperait en bloc. On ne peut que
l'en louer. S'il faut en passer par l'impôt sur le revenu, — et nous re-
connaissons qu'il y a là une nécessité, non pas financière assurément,
mais politique, — mieux vaut l'ingéniosité de Vincome-tax britannique
que la brutaUté de V Finkommensieuer germanique. L'impôt cédulaire,
en permettant de distinguer les divers revenus, permet aussi de traiter
différemment ceux qui proviennent du capital, ceux qui proviennent
du travail, et ceux qui tiennent de l'un et de l'autre. On parle beau-
coup de mettre de la justice, toujours plus de justice dans l'impôt :
il y a là, semble-t-il, un moyen de le faire. Enfin le système de
M. Poincaré a un avantage que ne dédaigneront pas les partisans des
réformes prudentes et successives, mais qui, en revanche, soulèvera
contre lui ceux d'une révolution radicale et immédiate. Il conserve, en
somme, sous des appellations différentes, toute une partie des impôts
existans, auxquels nous sommes habitués et qui ont fait leurs preuves,
et n'en modifie l'assiette que le moins possible. Attachez-vous beaucoup
d'importance à ce que, dans l'impôt foncier qui est maintenu, l'impôt
sur la propriété bâtie s'appelle désormais cédule A, et l'impôt sur la pro-
priété non-bâtie cédule B; à ce que l'impôt sur les valeurs mobilières
s'appelle cédule C,et l'impôt sur les patentes cédule D? — Si cela fait
plaisir à qui que ce soit, pourquoi ne lui en donnerait-on pas la satis-
faction? Il est vrai que M. Poincaré innove davantage dans la cédule E,
la dernière : elle comprend les bénéfices des revenus qui ne sont pas
actuellement assujettis aux patentes, c'est-à-dire les pensions, les trai-
temens, les salaires, etc. Mais, en somme, la cédule E remplace, avec
avantage peut-être, l'impôt personnel-mobilier, qui est supprimé.
712 REVUE DES DEUX MONDES.
Cet impôt, comme le dit M. Poincaré, — et ii pourrait le dire aussi de
celui des portes et fenêtres supprimé également, — est un commence-
ment d'impôt global sur le revenu, et il y a lieu d'être surpris à
quelques égards de la facilité avec laquelle les défenseurs de cet impôt
en acceptent la disparition. Ils auraient dû, au contraire, s'accrocher
à la mobilière et y établir le pivot de leur réforme. Mais soit ! M. Poin-
caré fait remarquer, avec raison, que l'impôt foncier, l'impôt sur les
valeurs mobilières et l'impôt sur les patentes appartiennent au sys-
tème cédulaire, et que l'impôt personnel-mobilier, appartenant au
système global, se trouve faire pléonasme dans un système compo-
site où il frappe par superposition des revenus déjà imposés. Désor-
mais, plus de double emploi de ce genre. Chaque revenu sera taxé une
fois pour toutes suivant la justice, et ne subira plus de surtaxe pro-
venant d'un impôt général, même léger. 11 profitera, au contraire, de
détaxes suivant les situations de famille. Cela ne vaut-il pas mieux?
Pourquoi la réforme de M. Poincaré ne s'en tient-elle pas là? Il
y a autre chose, malheureusement; il y a la progression, et c'est un
point sur lequel nous devons faire toutes réserves. « Pour que lidée de
justice reçoive entièrement satisfaction dans l'établissement du projet,
il faut, j'en conviens, dit M. Poincaré, que ce projet remplisse trois
conditions : la première, qu'il ne frappe pas d'un taux uniforme les
revenus du capital et ceux du travail; la seconde qu'U ne frappe
pas non plus dun même taux les petits et les gros revenus; la troi-
sième, qu'il tienne compte des charges de famille. » Sur le pre-
mier et sur le troisième point, nous sommes pleinement d'accord avec
M. Poincaré ; mais comment l'être sur le deuxième? Ce n'est rien
moins que l'impôt progressif. On l'appelle aussi dégressif, ou diffé-
rentiel.
M. Poincaré a eu le bon esprit de dire que tous ces mots avaient
le même sens. S'il aune préférence pour le dernier, c'est probablement
parce qu'on n'en a pas encore autant abusé que des autres. Nous
sommes donc en face de la progression : « mais, dit M. Poincaré,
il faut y mettre une limite en en excluant l'arbitraire. » Et voilà pré-
cisément ce qui est difficile ! Le jour oîi M. Poincaré nous aura montré
comment on peut exclure l'arbitraire de la progression, il n'y aura
plus de dissidence entre nous. Le fera-t-il jamais? Nous l'en dé-
fions bien. 11 mettra à sa progression, k lui, une hmite qui, pour être
prudente, n'en sera pas moins arbitraire. L'arbitraire ne commence
pas toujours mal; il n'exclut pas nécessairement la modération, ni
la sagesse, ni la justice ; mais il ne les garantit pas, et s'il en donne
REVUE. — CHRONIQUE. 713
l'exemple un jour, il n'en assure nullement le maintien dans
l'avenir. M. Poincaré a fait un tableau saisissant de l'état morcelé de
la propriété en France. Il en résulte, comme on le savait d'ailleurs,
mais avec plus de précision encore qu'on ne le savait, que l'immense
réservoir de la fortune publique est entre les mains des classes
moyennes. Les fortunes vraiment grandes sont rares, et, si on veut
leur faire rendre beaucoup par l'impôt, il faudra les frapper de cette
progression indéfinie que Stuart Mill a appelée « une volerie graduée. »
Nous empruntons cette qualification à M. Poincaré, qui l'a reproduite
et s'en est approprié l'esprit. Il repousse la volerie dénoncée par
Stuart Mill ; mais d'autres seront moins énergiques à le faire, et quand
ils verront que, même alors, la progression rapportera moins qu'ils
ne l'avaient espéré, il faudra bien qu'ils appliquent un taux plus fort
aux fortune^ moyennes, les seules qui rendent. Là est le défaut prin-
cipal de la réforme de M. le ministre des Finances. Nous doutons que
l'appel, très éloquent d'ailleurs, qu'il adresse à Tintelligence, au pa-
triotisme, au dévouement de la bourgeoisie française, empêche celle-ci
d'en apercevoir le danger.
Le discours de M. Poincaré, en dehors de la question de l'impôt sur
le revenu, contient un grand nombre d'observations très justes dont
la plupart se rapportent à notre situation budgétaire : nous en avons
parlé par avance et nous n'y reviendrons pas aujourd'hui, sauf pour
répéter que M. le ministre des Finances a donné, avec à-propos et avec
courage, un avertissement qui était devenu nécessaire. Quand même
il ne resterait pas autre chose de son passage au pouvoir, ce serait déjà
beaucoup : mais nous en espérons davantage. Ce discours a donné à
son auteur une situation hors de pair dans le gouvernement, et le parti
avancé ne s'y est pas trompé : il a senti qu'il devait porter tout son
effort de ce côté pour détruire autant que possible l'effet produit, que
nous jugeons bon et qu'il trouve mauvais. M. Camille Pelletan s'est
chargé de la besogne et s'en est acquitté en orateur insidieux, mais
en manœuvrier maladroit. Il fallait donner une conclusion au débat
qui venait d'avoir lieu. Deux ordres du jour étaient en présence : ils
se ressemblaient beaucoup par la rédaction, mais on leur a attribué
des sens dillérens. L'un et l'autre témoignaient de la confiance de la
Chambre dans le gouvernement pour lui apporter un projet dimpôt
progressif sur le revenu : seulement l'un sous-entendait que cet
impôt devrait remplacer d'un seul coup les quatre contributions
directes, tandis que l'autre laissait au gouvernement la liberté de pro-
céder graduellement et de n'apporter, au mois d'octobre prochain,
ili REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une réforme partielle. L'impôt des portes et fenêtres, déjà supprimé
en principe, disparaîtrait en fait; il en serait de même de l'impôt per-
sonnel mobilier, et M. le ministre des Finances exprimait l'espoir,
sans toutefois prendre l'engagement formel de le faire, qu'il pourrait
étendre la suppressionà l'impôt foncier sur les propriétés non bâties,
soit en totalitt',soit en partie. Dans sa pensée, la réforme s'appliquera
par la suite aux quatre contributions directes ; elles disparaîtront
toutes pour faire place aux cédules dont nous avons parlé plus haut.
Mais il s'agit d'un milliard d'impôts dont un peu plus de la moitié
revient à r£tat et le reste, sous forme de centimes additionnels, aux
départemens et aux communes: les supprimer d'un trait de plume,
pour les remplacer par d'autres taxes dont quelques-unes n'ont pas été
encore suffisamment étudiées, serait une aventure voisine de la folie.
Aussitôt qu'on s'est expliqué, le désaccord est apparu. Il faut rendre à
M. Pelletan la justice qu'il n'a rien fait pour le déguiser, au contraire.
M. Poincaré n'a pas été moins net: il a déclaré qu'il n'accepterait pas
de faire courir au budget les risques d'une opération globale faite
d'un seul coup.— Vous aurez au mois d'octobre, a-t-il, dit, la suppres-
sion de deux contributions directes certainement, de deux et demie
probablement, mais pas davantage: le reste viendra plus tard. — La
question étant ainsi posée, on est allé au vote : le gouvernement a
obtenu une majorité de 389 voix contre 147, majorité qui a encore
augmenté, comme il arrive toujours, dans les scrutins ultérieurs et
qui s'est finalement élevée à 410 voix contre 42. C'est trop beau ! On
se demande si cela durera.
En tout cas, ce ne sera pas la faute de la Commission du budget. A
peine la Chambre est-elle entrée en vacances que la Commission s'est
mise à tailler des croupières à M. le ministre des Finances, que quel-
ques-uns de ses membres sont d'ailleurs tout prêts à remplacer : dès
qu'on s'adressera à leur dévouement, l'appel sera entendu. Dans ce
milieu particulier où chacun se croit un spécialiste, mais qui ne paraît
guère représenter l'esprit de la Chambre, la malveillance est évidente
à l'égard des projets du gouvernement. Celui-ci a compris dans le
budget de 1907 la revision des évaluations du revenu des propriétés,,
foncières non bâties : la Commission s'est empressée d'en opérer la
disjonction, ce qui est une manière de renvoyer la revision à un temps
indéterminé. Il semble que la Commission se soit proposé par là de
rendre impossible au mois d'octobre la partie de la réforme fiscale que
M. Poincaré avait exprimé l'espoir d'appliquer à la propriété non bâtie :
elle l'accusera ensuite de n'avoir rien fait, ou presque rien. Et puis
REVUE. CHRONIQUE. 713
M. Pelletan a des idées personnelles sur l'impôt foncier. Quelle con
séquence faut-il tirer de l'attitude de combat résolument prise par la
Commission contre le ministre ? C'est que la Commission ne tient aucun
compte du vote de la Chambre et de l'approbation d'ensemble qu'il a
ilonnée aux projets du gouvernement. La Commission en a d'autres;
Bile commence aies faire connaître, et la Chambre, qui a cru avoir
choisi avant les vacances, devra choisir encore après. Qui aura le der-
nier mot? Qui devra se soumettre ou se démettre? Le gouvernement
a annoncé très résolument qu'il ne se soumettrait pas.
Le courage lui a réussi jusqu'à ce jour : il n'a donc qu'à continuer.
La Chambre n'est pas aussi engagée qu'on l'avait cru au premier
abord dans les voies du radicalisme conduisant au socialisme. Le
socialisme, quand elle l'aperçoit face à face, pur et sans mélange,
opère sur elle comme un repoussoir. Combien doit-on remercier
M. Jaurès d'avoir exposé tout de suite à cette Chambre, fraîchement
issue du suffrage universel, les scrupules de conscience ou les em-
barras de casuistique qu'il éprouvait au sujet de la propriété indi\d-
duelle : il ne savait pas si on devrait s'en emparer avec ou sans in-
demnité! M. Poincaré a été couvert d'applaudissemens lorsqu'il a dit
à propos des monopoles : « La question est moins douteuse pour moi :
je considérerais l'expropriation sans indemnité comme un vol carac-
térisé. Nous ne rendons pas les financiers de la commission du
budget solidaires des opinions de M. Jaurès sur la reprise sociale; ce
serait sans doute injuste; mais enfin M. Jaurès d'un côté et le gouver-
nement de l'autre ont opéré dans la Chambre nouvelle comme deux
pôles contraires d'attraction, et on a vu se dessiner d'une manière déjà
distincte les groupemens de la majorité et de la minorité futures. La
minorité entend reformer le bloc avec les socialistes : la majorité
obéit à d'autres préoccupations. Il n'y a là quelque chose d'imprévu
que pour ceux qui ne se sont pas suffisamment rendu compte des
conditions particulières, c'est-à-dire provisoires, dans lesquelles
l'ancien bloc s'est constitué et a pu longtemps se maintenir. La force
de M. Combes, aussi bien que l'étroitesse de ses vues et la brutaUté
de ses procédés, est venue de ce qu'il a enfermé sa politique dans la
question reUgieuse. Pour lui, il n'y a eu rien en deçà, ni surtout au
delà. Sur cette question les socialistes et les radicaux ont été facile-
ment d'accord. Leurs clientèles électorales, à quelques variétés sociales
qu'elles appartinssent, étaient violemment anti-cléricales et même
anti-religieuses. L'entente entre eux a donc été parfaite; mais si on
a cru qu'elle s'appliquerait à tout, et qu'une fois faite sur le terrain
"10 REVUE DES DEUX MONDES.
religieux elle pourrait être transportée sur un autre, voire sur tous
les autres, sans s'altérer et se briser, on s'est trompé. La clientèle des
radicaux est en grande partie composée de petits propriétaires qui
tiennent passionnément à leur propriété, de petits industriels, de
petits commerçans, qui ne tiennent pas avec une moindre énergie à
leur industrie et à leur commerce, enfin de gens pratiques, laborieux,
économes, qui n'ont peut-être pas d'idées bien hautes, mais qui en
ont de très solides, soutenues d'ailleurs par des sentimens très âpres.
Pour eux, la justice sociale consiste à alléger sur leurs épaules les
charges fiscales et à en rejeter le poids sur celles d'autrui ; mais pour-
quoi? Pour qu'ils puissent encore augmenter leurs propriétés. Le jour
où elles seront menacées, ils se révolteront comme un seul homme.
Aussi longtemps que M. Jaurès les a invités à pourchasser des reli-
gieux, des religieuses, ou même des curés, ils ont dit de lui : Quel
grand homme! Dès qu'il leur a parlé d'expropriation, même avec
indemnité, ils en ont dit : Quel rêveur dangereux! Et leurs représen-
tans à la Chambre le savent fort bien. Voilà pourquoi, quand ils ont
vu M. Clemenceau prendre parti contre M. Jaurès, ils ont été du côté
de M. Clemenceau; et, quand ils ont entendu M. Poincaré réprouver
les tht'ories collectivistes et promettre une réforme de l'impôt qui
respecterait les propriétés privées, petites ou grandes, ils ont été du
côté de M. Poincaré.
Ce sont là des symptômes à relever : ils témoignent d'un état
d'esprit qui n'a rien de socialiste. On le retrouvera sans doute tou-
jours dans cette Chambre lorsqu'on y parlera de socialisme, — surtout
lorsque les socialistes eux-mêmes voudront bien se charger de le
faire.
Nous cherchons un peu partout les manifestations du courage de
nos ministres : descendons du point où nous sommes pour en trouver
ailleurs des exemples plus modestes. On nous assure que M. Briand a
montré du courage en ajournant la réforme de l'orthographe. Nous
ne demandons pas mieux de lui en donner le témoignage. Il est cer-
tain que M. le ministre de l'inslructiou publique a dû se soustraire à
des suggestions très nombreuses et très actives pour prendre le parti
qu'il a pris, au moins provisoirement : si sa résolution avait été délini-
live, son courage se serait élevé jas(|u'à l'héroïsme et nous n'en
demandons pas tant. L'Académie française s'est prononcée sur la
réforme de l'orthographe, et il n'y a certainement pas lieu d'opposer
à sa compétence, la première de toutes en pareille matière, celle du
' REVUE. — CHRONIQUE. 717
Conseil supérieur de l'Instruction publi(jue. Tel a été ra\is de
M, Briand. Ce grand révolutionnaire, qui s'est déjà arrêté devant un
certain nombre d'autorités sociales, s'arrête maintenant, avec un
respect de bon goût, devant celle de notre vieille grammaire et de
notre vieux dictionnaire. L'esprit conservateur souffle où il veut,
quelquefois où l'on s'y attendait le moins. Les électeurs de M. Briand
ne lui en voudront certainement pas d'avoir cru et d'avoir dit que,
parmi tant d'autres, la réforme de l'orthographe n'était pas mûre et
qu'elle pouvait attendre ; ce n'est pas à leurs yeux la plus urgente ; et
quant aux autres citoyens, beaucoup d'entre eux, qui aiment la figure
même de notre langue et la reconnaîtraient mal sous une autre, lui
sauront gré de sa décision. M. Briand n'a pas encore d'idée arrêtée
sur la réforme de l'orthographe. Il veut s'en faire une avant de sou-
mettre la question au Conseil supérieur : c'est son droit, c'est son
devoir. Mais nous avons vu tant de ministres suivre docilement le
courant sans se préoccuper de savoir où il les conduisait, que lorsque
nous en voyons un qui se propose de le diriger au lieu de s'y aban-
donner aveuglément, nous ne pouvons pas nous retenir de l'en féli-
citer. C'est notre cas avec M. Briand.
Le très grave événement qui a eu lieu en Russie est encore trop
récent pour qu'on en puisse prévoir toutes les conséquences ; mais il
provoque dès maintenant de \dves inquiétudes. La Douma a été
dissoute, avec promesse d'en faire élire une autre au mois de mars
prochain conformément à une loi électorale encore inconnue. Nous
sommes convaincu que cette promesse est sincère; mais ce qui
vient de se passer montre que la sincérité initiale ne suffit pas à
un gouvernement faible, et que les meilleures intentions serv'ent à
peu de chose si elles ne sont pas soutenues par la prévoyance et par la
volonté. Or le gouvernement actuel n'avait rien prévu, ni par con-
séquent rien préparé, et, quand les premières difficultés se sont pro-
duites, il a perdu son sang-froid. Comment ne pas regretter que
l'entreprise généreuse dont l'empereur Nicolas avait pris l'initiative
ait abouti, ne fût-ce que provisoirement, à ce lamentable avortement?
Nous ne sommes pas de ceux qui parlent de la pohtique intérieure
d'un pays étranger avec la même liberté que de la leur : nous mettons
alors pins de réserve et de discrétion dans nos jugemens, surtout lors-
qu'ils s'appliquent à une nation et à un gouvernement amis. Il non?
semble toutefois que la Douma russe n'avait pas mérité le sort qui
vient de lui être infligé, et nous doutons fort, puisqu'on doit en élire
718 REVUE DES DEUX MONDES.
une autre, qu'elle soit de beaucoup supérieure à celle-ci. Puisse-
t-elle du moins avoir en face d'elle un gouvernement capable de lu'
parler! Cette condition élémentaire d'une collaboration effective e1
efûcace entre un ministère et une assemblée a fait complètemeni
défaut dans la phase historique qui vient de se clore. La Douma et le
ministère ne semblaient pas parler la même langue, et ils n'ont pas
tardé à s'ignorer complètement. Dès lors, le gouvernement ne pouvait
faire que de l'arbitraire comme autrefois, et la Douma que des mani-
festations stériles. Ils n'y ont manqué ni l'un ni l'autre. A mesure que
la Douma sentait son impuissance, qui était le résultat de son isole-
ment, ses manifestations ont dû s'accentuer davantage et elles ont
failh prendre, au dernier moment, un caractère révolutionnaire. La
Douma n'a pourtant pas commis c€tte faute : si elle l'avait commise,
le fait, quelque condamnable qu'il eût été, n'aurait pas manqué de
quelque excuse. Du cûté du gouvernement et de la Cour, la Douma ne
sentait à son égard qu'éloignement et défiance : il fallait donc bien
qu'elle cherchât un point d'appui ailleurs. Si la Cour lui avait témoi-
gné d'autres sentimens, et si le gouvernement avait su les lui expri-
mer, les choses auraient sans doute pris une autre allure. Mais, soit
maladresse, soit calcul, on a tout fait pour pousser l'assemblée dans
les extrêmes, et pour déconsidérer le parti modéré, qui a compromis
et perdu sa popularité en l'empêchant de s'y jeter. Nous qid sommes
de vieux parlementaires et qui savons de quels sacriGces personnels
se compose le rôle difficile des partis intermédiaires, nous plaignons
de tout notre cœur les constitutionnels-démocrates, les cadets, comme
on les appelle en Russie. Un gouvernement intelUgent aurait essayé
de faire quelque chose avec eux. On a cru un moment que le gou-
vernement impérial tenterait l'expérience; mais il n'en a rien fait,
et il a brisé du coup l'instrument qui lui aurait permis de gouverner
avec la Douma, ou du moins de l'essayer loyalement. Alors les évé-
nemens se sont précipités ; la Douma a été dissoute ; le parti des
transactions est tombé dans le discrédit, et il n'existe plus pour le
moment en Russie que le gouvernement autocrate d'un côté et la
Révolution de l'autre. On fait affluer les troupes à Saint-Pétersbourg,
et on a raison sans doute; mais il en faudra partout, et il est à craindre
que l'ordre ne puisse êtr« maintenu qu'au prix d'une terrible répres-
sion.
Le manifeste impérial qui explique les motifs pour lesquels la
Douma a été dissoute est naturellement un acte d'accusation, et ne
pouvait guère être autre chose. Il reproche à l'Assemblée d'être dès le
REVUE. CHRONIQUE. 719
premier jour sortie de ses attributions,' et d'avoir empiété sur celles
du pouvoir exécutif en ordonnant des enquêtes qui n'étaient pas de
sa compétence. L'Assemblée a voulu savoir, en effet, comment certains
massacres s'étaient produits, préoccupation qui était de sa part assez
légitime après les terribles révélations que le prince Ouroussoff avait
portées à la tribune, et qui n'avaient pas été contredites. Ps'otons, en
passant, que le prince Ouroussoff avait dégagé, dans toutes ces aff'aires,
la responsabilité personnelle de M. Stolypine, ministre de l'Intérieur,
aujourd'hui président du Conseil. Si l'Empereur avait voulu faire
purement et simplement de la réaction et de la dictature, ce n'est pas
à M. Stolypine qu'il se serait adressé pour cela. Mais en admettant que
tous les faits relevés à la charge de la Douma aient chacun pour sa
part motivé sa disgrâce, celui de tous qui a été le plus décisif, la
goutte d'eau qui a provoqué le débordement du vase, est l'attitude de
l'Assemblée dans la question agraire. Le ministère proposait l'aliéna-
tion au profit des paysans des domaines de la Couronne : la Douma
estimait que ce n'était pas assez et réclamait de larges expropriations
opérées sur la propriété privée.
Elle a paru vouloir saisir directement le pays de cette question, la
plus propre de toutes à l'agiter jusque dans ses couches les plus
profondes. Aussi l'inquiétude du gouvernement s'explique-t-elle fort
bien ; mais on peut se demander si la cause en a été dissipée avec la
Douma elle-même. Jusqu'ici, le paysan russe avait mis toute son espé-
rance dans l'Empereur pour obtenir de lui des distributions de terres :
ne la mettra-t-il pas désormais ailleurs après l'immense déception
qu'il vient d'éprouver, et quels ravages ce changement ne fera-t-U pas
dans sa mentalité très simple ? Pour retenir les esprits qui risquent de
s'échapper hors des voies du loyalisme, ou pour les y ramener, le
gouvernement a beaucoup à faire. Il a des initiatives hardies à prendre
et à exécuter rapidement. Des actes comme celui qu'il \àent d'accomplir
ne se justifient que par les suites qu'on sait en tirer. Catherine de
Médicis aurait dit que c'est bien coupé, mais qu'n faut coudre.
Le fait une fois accompli, la faute une fois commise, le mieux est
de s'appliquer à en atténuer les conséquences au lieu de les aggraver.
La bonne foi de l'Empereur est hors de cause. Lorsqu'il affirme qu'il
reste partisan d'un gouvernement appuyé sur une assemblée, il mé-
rite d'être cru, et ceux mêmes qui n'auraient pas une confiance entière
dans la fermeté de sa résolution n'ont pourtant rien de plus sage à
faire que de le prendre au mot. La majorité de l'assemblée dissoute a
probablement commis une faute en se rendant à Viborg, en Finlande,
720 REVUE DES DEUX MONDES.
et en y adressant à la nation 'un appel qui se termine par une sorte
d'interdit lancé contre le gouvernement. Les citoyens sont invités à
lui refuser l'impôt et le ser\'ice militaire. Ce refus est Vultima ratio,
le dernier recours d'un peuple contre lequel toutes les lois ont été vio-
lées. On n'en est pas là en Russie. La dissolution de la Douma est un
acte violent, mais strictement légal. Si nous cherchons dans notre his-
toire un fait qui présente quelque analogie avec la situation actuelle
delà Russie, le souvenir du 16 mai 1877 se présente à la mémoire.
Est-ce que l'Assemblée dissoute à cette époque a eu l'idée de recourir
tout de suite à des procédés révolutionnaires ? Non, elle a dit ou on a
dit pour elle: — Nous sommes 363, nous reviendrons 400! Les mem-
bres de la Douma feraient mieux d'imiter ce précédent. Leur réélec-
tion serait leur meilleure revanche, et la plus sûre garantie de leur
force future.
Attendons la suite des événemens. Notre souhait le plus vif est que
la Russie sorte avec le moindre dommage et le plus de rapidité pos-
sible de la crise où elle ^ient d'entrer. Nous nous garderons bien
d'ailleurs d'imiter les journaux qui ont prodigué des encouragemens
à tel parti contre tel autre et ont annoncé, par exemple, avec fracas,
le triomphe prochain et certain de la révolution. Il est douteux qu'ils
aient servi utilement les intérêts qulls avaient à cœur.
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetièrb.
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH
DEUXIEME PARTIE (1)
IV
Je traversai, de ce pas ailé qu'on a dans les rêves, les deux
salons de la princesse, le Louis XVI et l'Empire, puis le vesti-
bule où noircissaient aux murs d'innombrables portraits des
siècles derniers, fort médiocres. L'escalier, en marbre brun de
Dôschnitz, me porta, — oui vraiment, me porta, — jusqu'au rez-
de-chaussée par où je gagnai la colonnade, en grès de Grôsga-
litz, le perron d'honneur, la cour... Dans la cour, je croisai le
Hof-intendant, comte Lipawski. Il vint à moi. C'était un homme
d'une cinquantaine d'années, petit, vif et grassouillet, fort éru-
dit d'ailleurs, et dont l'aménité s'aiguisait d'une pointe caustique.
— Monsieur le docteur, fit-il, je vous présente mes devoirs.
Vous venez d'enseigner notre charmante souveraine ? Travaille-
t-elle à votre gré?
— La princesse, répliquai-je, volontairement solennel, est
admirable d'intelligence et d'application.
— Fort bien ! fort bien ! Toute la cour remarque en effet,
depuis votre arrivée, son goût très vif pour le Français... je
veux dire pour la langue française, vous m'entendez bien ? Au
revoir, heureux docteur.
Il s'éloigna sur ce mot, sans me laisser le temps d'une réplique.
Le quart avant onze heures sonna au campanile du château.
« Bon, pensai-je, j'ai près de vingt minutes de liberté avant ma
leçon au prince ! » Il me plut d'avoir ce loisir pour m'isoler et
(1) Voyez la Revue du 1" août.
TOME XXXIV. — d906. 40
722 REVUE DES DEUX MONDES.
pour réfléchir. Car le persiflage de lintendant avait douché mon
alh'gresse, et j'eusse été mal à l'aise de rencontrer Max sur-le-
champ. Je gagnai le parc par la deuxième cour et les serres.
Il faisait le temps môme de la vie, le temps qu'on imagine
pour le paradis, le temps que Puvis.de Chavannes fait régner
sur son Doux pays. La fraîcheur qu'exhale, tout le long de la
nuit, l'eau frissonnante de la Rotha, ne s'était pas encore toute
évaporée, et, malgré le ciel sans nuage, où luisait le grand soleil
d'août, l'air frôlait les membres et caressait le palais. Un voile
léger, invisible, s'étendait entre le ciel et la terre, tamisait la
clarté, en lui ôtant juste ce qu'elle aurait eu d'excessif. Lumière,
air, couleur du sol, mouvemens des arbres dont une brise im-
perceptible feuilletait distraitement les ramures, toutes choses,
autour de moi, étaient une volupté, une gaîté.
J'avais dépassé les serres et traversé le jardin de la prin-
cesse, où ma souveraine, de ses actives mains allemandes, soi-
gnait les parterres, semait et cultivait ses fleurs. Les bégonias,
les capucines, les géraniums multicolores y dessinaient des ara-
besques. Planté sur léperon même de la colline, ce jardin se
développait tout en longueur. Il aboutissait au parc, qui se
divisait en deux régions bien distinctes. L'une, occupant l'étroit
plateau, était arrangée en style français, et datait du prince Ernst :
chaque petit souverain d'Allemagne voulait alors posséder son
Versailles. Et, comme à Versailles, réduits seulement à des pro-
portions minuscules par la médiocrité de l'espace disponible, on
y trouvait en eff"et un petit lac, une allée avec des bronzes figu-
rant des Dauphins et des Marmousets, puis des cabinets de ver-
dure adossés à des taillis où circulaient des sentiers mystérieux...
Plus loin, la colline, rapidement déclive, descendait de toutes
parts vers la boucle de la Rotha. C'était le parc anglais, conquis
tout simplement sur la forêt environnante. C'était aussi le lieu
favori de mes promenades avec la princesse. Il me parut conve-
nable d'aller rêver un instant dans la grotte fameuse de Maria-
Il clena. Je pris par le plus court en traversant les taillis du
jardin français.
Gomme je passais derrière l'un des cabinets de verdure, à un
endroit où le taillis s'amincissait de façon qu'on pût voir tout
ce qui se passait à côté, le bruit de deux voix m'arrêta. Je ne me
souciais pas de faire une rencontre ni de troubler un rendez-
vous : le prince Otto eu donnait là, parfois, aux sujettes de son
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 723
choix. Mais tout de suite je reconnus les voix, qui parlaient
haut, sans la moindre gêne. Elles étaient jeunes l'une et l'autre;
une voix de garçonnet qui achève de muer et un clair timbre de
fillette. Cette familière conversation, entrecoupée de rires,
s'échangeait entre ma sœur Gritte et le prince héritier.
« Comment diable ont-ils fait connaissance ?Et comment cette
peste de Gritte est-elle entrée au château? »
J'approchai doucement. Je les vis assis côte à côte sur le
banc de bois circulaire. Un faune de pierre, moussu, ébréché,
riait au-dessus d'eux. Gritte tenait en main un bouquet de roses :
je frémis en pensant qu'elle avait dû les cueillir dans les plates-
bandes princières. Elle écoutait Max, dojit la jolie silhouette un
peu grêle, vêtue de' l'uniforme bleu à paremens d'argent, m'était
visible de face, tandis que Gritte me tournait le dos.
— Alors, disait le prince Max, quand j'ai fini ma leçon de
conversation avec M. le docteur....
— Quel docteur ?
— Votre frère, le docteur Dubert...
— Mais il n'est pas docteur ! Un docteur, en français, c'est un
médecin. Il ne faut pas parler allemand en français, voyons !
— Enfin, reprit docilement Max, quand votre frère M. Dubert
a fini de me donner sa leçon, je vais rejoindre au château le
comte de Marbach, qui m'apprend l'art militaire
— Qui est-ce, ce comte?
— C'est le major de la Cour. Il est né à Bringen, en Prusse.
Il a fait campagne contre les Herreros et en est revenu avec une
maladie de foie. Il a failli sauter, là-bas, d'un coup de mine, et
depuis, la moindre explosion lui donne une attaque. A peine s'il
peut chasser. Alors il ne pouvait rester au service. Mon père l'a
pris ici.
— Qu'est-ce qu'il vous apprend ?
— L'exercice, d'abord, comme à un soldat. La tactique. La
logistique. Et puis à monter à cheval. 11 monte très bien. Seu-
lement, ajouta le prince en baissant la voix, comme s'il redou-
tait d'être entendu de son terrible mentor, ce n'est pas un pro-
fesseur. II a les façons prussiennes... Vous savez?,..
— Qu'est-ce que c'est, les façons prussiennes?
Le prince regarda autour de lui d'un air craintif... Il faillit
parler. Mais il se contenta d'un geste vague. Il dit après un
siknce :
724 REVUE DES DEUX MONDES.
— Enfin, j'aime mieux votre frère.
— Je crois bien ! dit Gritte en se rengorgeant. Vous ne trou-
verez pas beaucoup de professeurs comme mon frère. D'abord,
c'est un homme du monde.
— Ah ! fit naïvement le prince Max. Il est noble ?...
— Noble!... En France, depuis la Révolution, noble ou pas
noble, cela ne signifie rien. Il y a les gens bien élevés et les
gens mal élevés, les gens qui sont de bonne famille et ceux qui
ne le sont pas... Mon frère et moi nous sommes de bonne famille.
Avant nos revers de fortune et la mort de mon père, nous étions
en relations avec ce qu'il y a de mieux à Paris. Et si mon père
n'était pas mort l'an passé, et si nous n'avions pas été ruinés, ni
mon frère ni moi ne serions ici en ce moment.
— Moi, fit Max en levant sur Gritte ses jolis yeux gris, si
expressifs, je suis content que M. Dubert soit ici. Et je suis
content que vous y soyez venue, vous aussi.
Gritte ne répondit pas. Elle plongea son nez rose dans le
bouquet de roses rouges, d'un geste qui ne me parut pas exempt
de coquetterie.
— Quel âge avez-vous? demanda-t-elle.
— Treize ans. Et vous?
— Quatorze. Quatorze depuis un mois seulement.
— Vous habitez Paris?
— Non. Depuis la mort de papa, je suis pensionnaire près
de Paris.
— Vous n'avez jamais vu une Cour?
— Une Cour?
— Je vous demande si vous n'êtes jamais venue dans un
endroit comme celui-ci, avec un prince, une princesse, un major,
un Hof-intendant, des dames d'honneur, une étiquette?... Enfin,
tout ce qui constitue une Cour?....
— Non, fit Gritte avec une moue... En France, il n'y a pas
de Cour. J'ai vu des fêtes à l'Elysée... Ça n'est pas très amusant.
C'est à peu près comme une l'ète dans un ministère. J'aime
mieux les fêtes dans les ambassades...
— C'est brillant, tout cela, l'Elysée, les ministères, les am-
bassades ?
— Très brillant.
— Plus brillant qu'ici?
— Oh ! oui.
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 72o
— Plus brillant que les salons que je vous ai montrés tout:
à l'heure par les fenêtres ouvertes?...
Gritte médita un instant, puis :
— On ne peut pas comparer, répondit-olle. Ici, comme châ-
teau, ce n'est pas très joli... ce n'est pas très somptueux... ce
n'est pas arrangé avec beaucoup de goût (à mon idée). Mais tout
de même, cela a un certain air. Oui, c'est bien ! C'est d'aplomb ;
c'est comme ça doit être.
Je vis que ce compliment, pourtant modéré, faisait rougir
jusqu'au front le joli visage de Max, et lui éclairait les yeux de
plaisir.
— C'est que, dit-il, — et sa voix trembla un peu, — notre
famille est très ancienne. La principauté n'est pas grande : avec
Lichtenstein, c'est la plus petite de l'Empire. Mais nous sommes
de bonne race : un de mes aïeux a été empereur d'Allemagne en
un temps où les Hohenzollern n'étaient que des coureurs de
grand chemin.
— Ah! comment s'appelait-il?
— Gunther. Il fut élu en 1413.
— Est-ce qu'il régna longtemps?
— No». Trois mois après son élection, il mourut subitement.
On croit qu'il fut empoisonné.
Les deux enfans furent quelque temps silencieux, comme si
leur jeune esprit s'hypnotisait devant le grand mystère du passé,
de l'histoire... Et les réflexions de Gritte amenèrent sur ses
lèvres cette réflexion :
— S'il y avait la guerre entre la France et TAllemagne, vous
devriez vous battre contre mon frère ?
— Il ne faut pas qu'il y ait la guerre, répliqua Max grave-
ment. On dit ici, à la Cour, que les Français veulent la guerre,
est-ce vrai ?
— En France, répondit Gritte, on dit que ce sont les Alle-
mands qui veulent la guerre.
— Quelques-uns la désirent, ici... Le major de la Cour dit
qu'il faut en finir. Moi, je ne désire pas la guerre.
— Pourquoi cela ?
— On dit que je ressemble à mon aïeul, le prince Ernst. Il
se battit très bien pendant la guerre de Sept ans. Mais il détes-
tait la guerre tout de môme: il aimait les arts et la philosophie.
Il rêvait de faire de Steinach, alors unie à Rothberg-, une autrQ
726 REVUE DES DEUX MONDES.
Cour de Weimar... Aujourd'hui, Steinach est une enclave prus-
sienne à jamais séparée de Rolhberg. Rolhberg n'est plus qu'un
village de paysans, quelques villas, d'été, un château. C'est à
grand'peine, et par une faveur exceptionnelle, que nous gardons
notre timbre-poste et que nous n'avons pas de garnison prus-
sienne : nous sommes aussi indépendans que le roi de Saxe ou
le prince-régent de Bavière. Mais je sais bien qu'on nous laisse
cette indépendance à titre de curiosité. Et qu'est-ce qu'une indé-
pendance qu'on ne peut pas défendre?
Gritte murmura :
— Comme vous êtes sérieux !
Max sourit .
— J'aime bien à m'amuser aussi, je vous assure.... Seule-
ment je n'ai personne de mon âge, ici. Quand j'étais petit, j'avais
au moins mon frère de lait Hans, qui jouait avec moi... Mainte-
nant il est cocher chez Graus, et je ne le vois plus que par
hasard... Il faudra que vous veniez au château; je dirai à ma-
man de vous inviter. Vous verrez comme maman est belle et
bonne. Elle aime beaucoup votre frère.
Cette dernière phrase, prononcée par cette bouche inno-
cente, me donna une sensation de malaise, et j'allais "me mon-
trer pour couper court à l'entretien, quand brusquement Max se
leva et se figea dans une attitude militaire. En même temps
j'entendis des pas sur le sable et je vis apparaître la silhouette
raide, sanglée, bottée, du comte de Marbach. Il s'avança vive-
ment vers le prince; il était cramoisi d'émotion.
— Monseigneur, dit-il sèchement, il est onze heures : vous
devriez être au château.
Et se tournant vers Gritte :
— Vous, petite, qu'eist-ce que vous faites ici?
Le maréchal parlait allemand. Gritte ne comprit pas les
mots, mais le ton l'offusqua. Elle regarda l'interpellateur d'un
certain air à la fois hautain et gamin qu'elle prenait volontiers
avec les gens impolis, et, se tournant vers le prince :
— Qu'est-ce qu'il veut, celui-là? murnuira-l-elle.
Le prince n'était pas reconnaissable. Diminué, l'œil en des-
sous, il semblait un enfant qui a peur d'être battu. Le comte
poursuivit en français.
— Ah ! Française? Vous, petite Française... Pas public, ici...
Dehors ! dehors !... Ici, iardin du château. Dehors 1
MONSIEUR ET MADAME MO LOCH. 727
Gritte se leva :
— Monsieur, dit-elle au maréchal d'un ton très poli, vous
êtes très mal élevé. Et vous êtes très laid, aussi, et vous avez lair
d'un écuyer de cirque avec vos bottes jaunes. Donc, je m'en
vais, parce qu'avec un homme mal élevé comme vous une jeune
fille n'est pas en sûreté.
Elle allait prendre ses fleurs quand le major, les apercevant,
s'écria :
— Des fleurs !... des roses du jardin de la princesse ! Vous
avez cueilli des fleurs sans permission... Voulez-vous laisser, ces
fleurs... petite voleuse!
Le petit prince objecta timidement :
— Monsieur le comte, c'est moi qui ai permis...
— Vous n'avez pas à permettre ! vous serez aux arrêts aujour-
d'hui et demain... Allons, debout, et au château.
Le prince hésitait. Le major, jugeant sans doute qu'il n'obéis-
sait pas assez vite, le prit par l'épaule et le fît tourner sur lui-
même. Max devint pale, je crus un instant qu'il allait se jeter
sur son maître ; mais le ressort de son énergie se détendit aussi-
tôt. Gritte haussa les épaules et, tranquillement, reprit sur le
banc le bouquet de roses. Ce geste acheva de mettre le major
hors de lui.
— Laissez les fleurs! laissez les fleurs!... balbutia-t-il en
français. Je défends! je défends d'emporter!
— Ah ! mais, s'écria Gritte en sautant lestement de l'autre
côté du banc, vous m'ennuyez, vous, l'écuyer! Essayez donc de
les prendre, mes fleurs... Tenez!
Lestement elle prit du champ, son bouquet à la main. A demi
penchée, prête à détaler, dans la pose de la fillette qui joue aux
barres, et aussi gaie que si réellement elle jouait aux barres, elle
narguait le major. Je jugeai qu'il était temps de paraître pour
dénouer pacifiquement ce petit drame. Je me démasquai. Gritte
courut à moi : mais je la devançai et j'allai vers le comte de
Marbach.
— Monsieur le major, lui dis-je, cette jeune fille est ma
sœur. Elle est entrée dans le parc, parce qu'elle ne savait pas
que c'était défendu. Elle a accepté des fleurs que le prince lui
a offertes... Je crois pouvoir vous assurer que la princesse n'en
aura pas de colère,... et je vous prie de lever les arrêts du
prince.
728 RE^-UE DES DEUX MONDE».
Marbach répliqua :
— Monsieur la professeur, le prince héritier est sous mon
gouvernement. Vous pouvez être très renseigné sur les inten-
tions de la princesse, mais moi je sais que les intentions du
prince régnant sont que son fils observe la discipline allemande.
Il restera donc vingi-quatre heures aux arrêts. Rentrez au
château, Monseigneur.
— Restez ici, Monseigneur, répliquai-^je... Je me permets de
vous faire observer, dis-je au major, qu'il est onze heures pas-
sées, que c'est l'heure de la leçon de français du prince. Il me
convient de la donner aujourd'hui dans le parc. Bien entendu,
sitôt la leçon terminée, le prince ira prendre les arrêts.
Le major se demanda évidemment s'il allait se porter sur
moi à des voies de fait. Il se calma cependant. Haussant les
épaules, il s'éloigna en grommelant quelque chose de confus, où
je distinguai le nom de « Franzose » accolé à un adjectif peu
sympathique.
Gritte était penaude.
— Ne fais pas ta méchante figure, Loup, me dit-elle... Il est
clair que j'aurais mieux fait de ne pas entrer. Mais j ai vu... (elle
montra le prince d'un geste du menton) qui avait lair de tant
s'ennuyer ! Alors je lui ai dit bonjour.
— Et c'est moi qui ai prié Mademoiselle d'entrer, poursuivit
le prince qui retrouvait son assurance, maintenant que le major
était hors de vue.
Je pris l'air le plus sérieux que je pus pour ébaucher une
gronderie. Gritte, les yeux un peu gros, s'en retourna toute
seule vers la villa. Je gardai mon élève...
La leçon de conversation commença sur le banc de pierre,
devant le sourire moqueur du faune. Il me parut bien que la
princesse avait raison : l'esprit de son fils s'était de nouveau
assoupi en mon absence. Trois jours aux mains du major avaient
suffi pour le plonger dans cette torpeur craintive où je lavais
trouvé dix-huit mois auparavant, eu arrivant à Rothberg. Evi-
demment, Marbach le frappait, à l'ancienne mode, et l'enfant,
moitié par honte, moitié par peur, n'osait se plaindre. Mais il
contractait à ce régime une sorte de soumission abrutie, hypo-
crite, doublée de révolte haineuse. Que de fois, tandis qu'il re-
gardait le major, j'avais lu de la haine, de la vraie haine dans
ses yeux enfantins I ■»
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 729
Avec moi, méfiant d'abord, il s'était assez vite apprivoisé. Et
peu à peu nous étions devenus bons amis. Son curieux tempé-
rament s'était révélé. Je m'étais rendu compte que ce garçon
frêle, nerveux, impressionnable, froissé depuis l'enfance dans sa
sensibilité un peu féminine d'abord par le prince, puis par M. de
Marbach, avait conçu une horreur profonde de la discipline
brutale et inflexible qu'on lui imposait. Il était, lui, fm et
délicat, un rêveur égaré dans la race des Rothberg, une réplique
affaiblie du prince Ernest, né à contretemps dans le siècle de
l'impérialisme allemand.
Mon rôle avait consisté à calmer ses nerfs et à le rendre franc.
Il avait pris, sur mes injonctions, l'habitude de me regarder dans
les yeux quand il me parlait. Il s'était désaccoutumé de dissi-
muler et de mentir. Enfin son esprit s'était montré tel qu'il était,
vif, pénétrant, imprévu. Sa sensibilité tendre avait cessé de
craindre les rebuffades et les quolibets. Il m'aimail sincèrement,
et j'obtenais de lui, par la douceur, beaucoup plus que le major
par les coups.
;.. Au bout d'une demi-heure de leçon, il s'anima, comme si,
peu à peu, les vapeurs d'un lourd narcotique se dissipaient. Il me
parla de Gritte, me confia sa joie de l'avoir rencontrée. Elle lui
avait dit qu'il parlait bien français et il s'en montrait extrême-
ment fier.
— Pourquoi, me demanda-t-il, n'habite-t-elle pas au château?
— Parce qu'elle n'a pas de charge à la Cour.
— Mais si on lui en donnait une? Comme cela, elle ne retour-
nerait pas en France, et vous l'auriez tout le temps auprès de
vous.
— Gritte est très indépendante, répliquai-jc... Elle serait une
mauvaise demoiselle d'honneur.
Max médita quelques instans, puis déclara :
— Si j'étais prince régnant à la façon de mes ancêtres, dit-il
en riant, je vous forcerais à rester dans mes États, votre sœur et
vous I
Il avait reconquis sa gaîté et sa bonne grâce d'avant mon
départ. Il ne voulut plus mo quitter, et, quand la leçon fut finit ,
il me fallut l'accompagner jusqu'au château.
Au moment de me quitter, il redevint sombre.
— Je rentre en prison, me dit-il. Ah! que vous êtes heureux,
nonsieur Dubert. Vous ne serez jamais prisonnier, vous 1
730 REVUE DES DEUX MONDES.
— Bah ! fis-jo , vingt-quatre lioiires d'arrêts sont bientôt passées !
— Je ne suis guère moins prisonnier quand je ne suis pas
aux arrêts, dit-il en secouant la tète.
Et, après un instant de rétlexion, où je vis la lueur de haine
que je connaissais passer dans ses yeux:
— Pourricz-vous, me dit-il avec un peu d'embarras, dire à
Ilans, mon frère de lait, de venir me parler, demain vers deux
heures, à la petite entrée du parc?
— Ma foi, Monseigneur, répondis-je, j'aime mieux ne pas
faire de commissions à Hans de votre part.
— Bon, excusez-moi. Je le ferai prévenir.
Il s'enfuit les larmes aux yeux.
« L'étrange gamin, pensai-je en m'en retournant. Pourquoi
diable veut-il parler à Hans?... »
Midi avait sonné quand j'atteignis la villa Else. Gritte m'atten-
dait sur la porte.
— Tues toujours fâché? me demanda-t-ellc, un peu anxieuse.
— Pas du tout. Ton péché n'était pas bien grave.
— Tant mieux, fit-elle. Parce que...
— Parce que?
— Parce que j'ai peur d'avoir encore fait une bêtise.
— Bon ! Quelle bêtise?
— Tu sais, les deux vieux qui sont nos voisins : M. et M"' Mo-
loch?
— Eh bien?
— Nous prenons avec eux le repasde midi, le Mittagessen....
Tu comprends, la vieille dame est venue à moi sur le balcon;
elle m'a interpellée gentiment... Elle m'a demandé qui tu étais...
Moi, tu sais, j'aime à parler de toi... J'ai bavardé avec elle. Et
elle nous a invités à sa table, tout à l'heure.
Je réfléchis un instant.
« INloloch n'est pas très sympathique au château. Le prince
me battra froid... Bah! je suis libre, après tout! Hors de mes
fonctions de précepteur, je ne dépends que de moi ! »
Il ne me déplut pas d'affirmer publiquement cette indépen-
dance.
Jembrassai Grille.
— Tu as très bien fait d'accepter, mignonne.
Le second coup de cloche appelait les convives. Nous
gagnâmes la salle à manger.
MONSIEUR ET 3IADAME MOLOCH.. 731
Herr Graiis montrait avec orgueil un lavis de l'architecte
berlinois Gumper, qui représentait la future salle à manger du
futur hôtel. Elle serait toute blanche, ornée de colonnes, décorée
sur les murs d'ornemens blancs en forme de parafes, de fumée
de cigarettes et de ténias, meublée de sièges et de tables dans le
goût anglo-belge. Par bonheur, la réalisation de ces somptueux
projets était remise à une échéance hypothétique, et nous prîmes
le Mittagessen, M. et M""^ Moloch, Gritte et moi, dans l'antique
« Speisesaal » de la vieille auberge, à une solide table en sapin
de Thuringe, assis sur des chaises paillées par les paysans du
Rennstieg au long des veillées hivernales.
Près de nous, des familles allemandes se nourrissaient, cos-
sues et dépensières, gardant volontiers, à portée de la main,
dans le seau à glace, le flacon vert de Hochheimer ou le flacon
ambré de Piesporter.
Une prolificité magnifique triomphait autour des petites
tables isolées, aussi bien qu'autour de la vaste table d'hôte. Pour
chaque couple de parens, grosse mère pansue et mamelue, dont
la santé faisait craquer le corset, jeune papa chauve et gras aux
joues roses, au poil châtain ou blond, à lourde chaîne sur la
bedaine, — quatre ou cinq rejetons, frais bambin fillettes aux
yeux de bleuets, jacassaient et s'entonnaient du rôti, des com-
potes, du vin. J'avais la sensation d'être au milieu d'une forte
plantation humaine, d'une plantation drûment taillée.
M. Moloch, qui mangeait activement, avec des gestes affairés,
ne cessait guère cependant de parler. Il parlait en allemand, à
haute voix, sans crainte d'être entendu, tandis que sa femme
conversait en français avec Gritte, ne perdant jamais du regard
son grand enfant de savant. Distrait comme Ampère, celui-ci
égarait tantôt sa fourchette, tantôt son couteau, remettait la cuil-
lère à sel dans le pot à moutarde ou se versait à boire avec le
flacon au vinaigre. Il portait toujours sa redingote noire débou-
tonnée, sa petite cravate noire sur une chemise impeccablement
blanche. Ses cheveux blancs très fins voltigeaient à droite et à
gauche de son front bombé et dénudé. Toute sa figure de singe
surhumain se plissait sous le double effort do la mastication et
dt) la parole, et les prunelles de ses yeux aux cils jaunâtres vire-
732 REVUE DES DEUX MONDES.
voilaient dans les orbites comme des roues à grande vitesse.
— Ah! vous êtes à la Cour, disait-il... Eli bien! je ne vous
envie pas, monsieur. Il n'y a rien de plus ridicule qu'une Cour
quelconque, si ce n'est une petite Cour allemande... Je l'ai connue,
moi qui vous parle, la Cour do Rothberg... J'ai été « hoffaehig, »
Mionsicur. J'ai traversé, en bas dé soie et en culotte, avec une
chemise à jabot el un habit à boulons d'argent, la salle des por-
traits, la salle des chevaux, la salie des cornes de cerf, que sais-je
encore? Et j'étais fier! et je faisais des révérences, — devant un
homme qui représentait, en somme, infiniment moins de valeur
sociale réelle qu'un industriel de Westphalie ou môme un intel-
ligent préparateur de laboratoire, — des révérences à voir mon
visage de courtisan dans le parquet ciré!... Pourtant je n'étais
pas bôto alors, ni vil... Mais j'étais jeune, et l'idée que le fils du
savetier de Rothberg-Dorf avait ses entrées au château me grisait
les méninges. Savez-vous ce qui m'a guéri de cette sottise, le
savez-vous?
Il criait : « le savez-vous » à tue-lele, levant en l'air sa four-
chette menaçante... La longue main de M"'" Moloch glissa douce-
ment sur le bras levé de son mari, et d'une tendre pression le
rabattit sur la table.
— Ce qui m'a guéri, monsieur, continua Moloch, c'est la
guerre de France, la campagne que j'ai faite dans votre pays.
J'ai eu pour chef un héros véritable, qui, malheureusement pour
ce pays d'Allemagne, n'a régné qu'an temps très court. Il me
prit en amitié à la suite d'une circonstance où, ayant besoin d'un
chimiste pour analyser une eau suspecte, on m'avait mandé
auprès de lui. Je lui ai dû de comprendre qu'on peut faire bra-
vement son devoir de soldat et cependant détester la guerre. J'ai
eu sous les yeux un guerrier philosophe, un prince qui était un
sage. Parce qu'il avait tiré le glaive pour défendre sa patrie, il
ne se croyait pas obligé de répudier l'héritage de la pensée alle-
mande, de la bonté allemande. Son exemple, et quelques mots
tombés do sa bouche, ont renouvelé mon esprit. Je bois à la
mémoire du seul grand empereur allemand moderne : Fré-
déric 111!
Ayant dit cela, le savant leva son verre, but d'un trait le
hochhcimer qu'il contenait, puis, d'un geste large et vif, reposa
le verre vide sur le moulin ù poivre, où il se brisa en mille
pièces vertes.
MONSIEUR ET mDAME MOLOCH. 733
— Eitel! murmura M""' Moloch d'un ton de doux reproche.
Lestement, adroitement, silencieusement, aidée de Gritte,
puis du kellner affairé, elle répara le désordre. Cependant
M. Moloch, d'un air de défi, regardait les uns après les autres
les gens attablés au tour de nous, que l'incident avait distraits de
leur mangeaille.
— Imbéciles! badauds! grommelait le savant:., n'ont-ils
jamais vu casser un verre?...
Quand tout fut remis en ordre, il continua, tout en man-
geant, avec une vélocité extraordinaire, du bœuf braisé relevé
d'une compote de mirabelles :
— J'ai été blessé devant Orléans, monsieur le docteur. Une
balle, tirée par un de vos compatriotes, m'est entrée dans la
sixième côte droite, et elle y est restée une dizaine d'années.
Quand on l'a eu extraite, je l'ai fait suspendre à un fil d'argent
dans mon laboratoire, à léna. Et j'ai écrit dessous: « Don d'un
Français inconnu au docteur Zimmermann très reconnaissant. »
Car je dus beaucoup à cette petite balle de chassepot, monsieur.
Je revins de France absolument transformé. La guerre est hor.
rible, elle est inhumaine. Que des gens civilisés, comme vous et
moi, puissent se battre l'un contre l'autre parce que des imbé-
ciles de diplomates, qui ne se battent pas, ont brouillé les cartes,
c'est une pure monstruosité. Les gens comme vous et moi, les
gens d'étude, l'ont compris quelque temps dans ce pays et dans
le votre. J'ignore ce qui se passe chez vous: mais, aujourd'hui,
même les gens de laboratoire, en Allemagne, deviennent des
conquérans. Je serai bientôt le seul chimiste d'Allemagne à ne
pas affûter mon sabre. 3ntre deux pesées...
— Monsieur, fit Gritte, à qui M"' Moloch avait expliqué en
français les dernières paroles de son mari, vous savez si j'aime
mon frère et si je serais désolée de le voir partir. Mais tout de
même, si l'on nous pousse à bout, en France, tant pis ! hommes
et femmes, nous risquerons la chose.
— Vous l'entendez? reprit M. Moloch. Voilà, monsieur, voilà
l'état d'esprit où nos bellicoles ont amemé les gens des deux
pays ! C'est navrant. Au xx^ siècle ! Si vous saviez ce que j'en-
tends parmi mes propres élèves, qui pourtant m'aiment bien et
qui ont confiance en moi, à léna ! C'est l'impérialisme, le pan-
germanisme, que sais-je ! Il faut prendre la Champagne, la
Franche-Comté, nrendre le Danemark, la Suisse, ^l'Autriche, le
734 REVUE DES DEUX MONDES.
Maroc, le Levant, que sais-je encore! Ah! qu'ils sont vains!
qu'ils ont mal étudié Thistoire des peuples! Ils s'imaginent que
d'étendre sa fortune par la guerre assure un caractère de durée
aux institutions des hommes ! Et ni la chute de l'empire
d'Alexandre, ni celle de Rome, ni celle de l'Autriche, ni celle de
lEspagne, ni celle de Napoléon n'ont pu les détromper ! Ils croient
aux choses que fonde la force brutale ! Ils ne voient pas que
l'épée détruit l'œuvre de l'épée !
M. Moloch se tut. On desservait. Le silence régna dans la
grande salle à manger enfumée.
— Observez ceci, dit M""^ Moloch en souriant.
Elle nous montra la porte qui, de la salle à manger, donnait
sur les offices. En ce moment cette porte s'était refermée après
avoir engouffré les « kellners, » Seul, Herr Graus en redingote,
debout contre cette porte fermée, attendait, avec une gravité un
peu anxieuse, tel un général d'armée qui va dire : « Faites
donner la réserve ! »
Des profondeurs de l'office un coup de timbre retentit.
Herr Graus ouvrit d'un geste sec, bref, militaire, la porte mys-
térieuse. Un kellner, puis deux, puis trois, tous les kellners au
pas militaire, la poitrine bombée, le ventre avalé, chacun por-
tant à bras tendu le plat de métal garni de gelinottes, sortirent
de l'ombre de l'office, et, toujours militairement, gagnèrent la
table qui leur était affectée. Là, ils présentèrent le plat, comme
on présente les armes.
— Voilà ! s'écria Moloch. Ces imbéciles s'imaginent qu'ils
sont en train de prendre les provinces baltiques, ou Trieste ou
la Bourgogne. Et le Graus, qui m'a tout l'air d'un simple agent
prussien dans la principauté, se croit une façon de Gustave-
Adolphe ou de Bonaparte, parce qu'il dresse ses kellners à servir
comme des automates. Ah ! le bon temps de ma jeunesse ! A la
place de ces faces rasées et de ces habits gras, quelles jolies
commères nous réjouissaient l'œil !...
Ainsi dissertait le savant. Moi, je pensais : « Un homme
qui profère si bruyamment de tels propos ne saurait être bien
vu à la Cour. Décidément, Gritte m'a induit imprudemment à
déjeuner en public avec lui. Le prince le saura, grâce à l'es-
pion Graus... Et cela se compliquera du différend que j'eus ce
matin avec le major...
— Alors, madame, demanda Gritte, — qui poursuivait av»c
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 735
M""' Moloch sa conversation, parallèlement avec la nôtre, —
vous vous êtes mariée sans savoir de quoi vous vivriez?
— Oui, petite demoiselle, répliqua la vieille dame en dégus-
tant, avec des mines du siècle passé, un blanc-manger largement
agglutiné de gélatine. Le docteur venait d'être obligé de quitter
Rothberg, pour avoir prononcé un discours contre l'annexion
des territoires français. On déclara qu'il était un péril public...
lui qui a la religion de l'ordre, de l'harmonie, de la concorde!
Sa place de professeur à l'École de Steinach fut supprimée.
C'était juste à la veille de notre mariage : le docteur m'avait
rencontrée à Steinach où j'habitais avec ma mère et ma tante
une vieille maison sur le Rathausplatz.
— La place où il y a un bonhomme en bronze, à che-
val?...
— Oui... La place du margrave Louis-Ulrich. Ma mère et ma
tante s'opposèrent dès lors à mon mariage, parce qu'elles aussi
croyaient que Eitel voulait brûler Steinach et tuer le vieux
prince... Mais j'étais majeure. Je partis, une nuit, je pris le train,
et je rejoignis mon fiancé à Hambourg où il gagnait sa vie en
U'availlant pour un apothicaire... Et nous nous mariâmes, con-
clut-elle simplement, — en se levant de table, car le repas était
fini.
Nous l'imitâmes. Elle enleva d'un geste agile, du gilet de son
mari, la serviette que celui-ci emportait, fichée dans l'ouverture.
Sa main fit tomber les miettes éparses sur les revers de la redin-
gote. Gritte, suspendue à mon bras, les regardait tous deux
avec une curiosité malicieuse.
— Voulez-vous, lui dit la vieille dame, pendant que ces mes-
sieurs prennent leur café, monter chez nous? j'ai de jolies pho-
tographies d'Allemagne à vous montrer, et aussi le portrait de
M. le docteur à vingt-cinq ans...
Gritte accepta joyeusement. Le savant et moi nous nous
assîmes dans le vestibule arrangé en façon de hall. Une bonne
fraîcheur y régnait. Deux tables seulement, outre la nôtre,
furent occupées : l'une par une florissante famille, père, mère,
trois garçons et une fille ; l'autre, voisine de nous, par deux
messieurs à l'accent de Hanovre, qui fumaient et discutaient.
L'on entendait des bribes de leurs phrases : « Expansion com-
merciale germanique... insolence de l'Angleterre... les cuiras-
sés... les sous-marins... la France serait l'otage... » M. Moloch
736 REVUE DES DEUX MONDES.
devait entendre comme moi, et je fus surpris d'abord que sa vive
nature n'en éprouvât pas une réaction éloquente. Mais je m'aper-
çus qu'oubliant même sa tasse de moka, il était plongé dans la
contemplation d'une toute petite chenille verte cheminant sur le
bord de la table et que sans doute le vêtement de quelque
voyageur avait apportée là, du dehors. Le savant avait installé un
gros lorgnon bombé sur son nez aplati ; il regardait la souple
bestiole, alternativement arquée et détendue, et parfois à demi
soulevée, oscillant de sa tête minuscule comme pour un mysté-
rieux signal. Finalement il la prit avec précaution, la posa dans
sa main ridée, et me la montra, en me dardant ses regards mo-
biles par-dessus l'orbe géminée du lorgnon d'écaillé :
— Regardez, monsieur le docteur, dit-il, regardez cet admi-
rable petit être. Il est étonné, en ce moment,, par la nouveauté
du site que lui offre ma main ouverte : probablement jamais
encore, durant sa courte existence, il n'a résidé sur une paume
humaine. Ses organes sensoriels embryonnaires essaient do
forcer le mystère du monde extérieur, qui l'opprime. Nous avons
des cauchemars vagues, parfois, qui doivent ressembler assez
aux veilles d'une caniciila virens... Eh bien! monsieur le
docteur, je vais vous ouvrir des horizons tels que la poésie tra-
ditionnelle de l'antiquité et des temps modernes n'en a jamais
embrassés du regard...
Il installa adroitement la canicula virens sur la pointe de son
index. La peXite stylite verte se roula en anneau autour de
l'ongle.
— Regardez cet insecte, monsieur le docteur. Savez-vous
qu'un hasard, infiniment plus rare que celui qui nous réunit
tous les deux à table, a fait que le protoplasma originel est de-
venu en vous, par l'évolution des années, un jeune Français in-
telligent et cultivé et, dans ce petit être, une canicula virens ?
Un millième de millimètre de distance en plus ou en moins entre
les principes essentiels, un millionième de degré en plus ou en
moins dans la variation des températures, votre protoplasma
ontogénique, à vous, docteur, évoluait selon une courbe qui
l'eût amené aujourd'hui à être celte canicula virens, tandis que
le protoplasma ontogénique de cette canicula évoluait à travers
l'échelle des organismes jusqu'à devenir, ou bien le jeune pro-
fesseur que vous êtes, ou bien moi qui vous la démontre.
Il ouitta son siège, et alla poser la bestiole quelque part sur
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 737
la clématite dont se décorait la porte de la villa. Puis il revint,
non sans avoir, au passage, renversé une chaise sur laquelle
étaient posés tous les chapeaux de la florissante famille. Les deux
Allemands du Nord avaient interrompu leur conversation poli-
tique pour nous écouter. M. Moloch ne se rassit pas, il se planta
devant moi et poursuivit, agitant les bras, excité, échevelé, pro-
phétique :
— Etes-vous saisi, comme moi, de l'émotion qu'il convient
devant cet admirable échange des êtres, devant la grandeur de
ces phénomènes évolutifs?... Croyez-vous qu'aucune imagination
de poésie grecque, avec ses dieux ridicules, ses déesses déver-
gondées, ses cieux de cristal, tout cet amas de rêvasseries pué-
riles, — croyez- vous que tout cela puisse soutenir la compa-
raison avec les puissantes réalités que la science moderne a
résumées dans la doctrine moniste ? Vous ne le pensez pas, ou
vous seriez un déshérité de la pensée... Monsieur! j'ai vu des
femmes, de simples femmes, pleines d'admiration et de joie, à
certaines conférences que je fais à léna, sur le monisme, confé-
rences privées que j'ai organisées sans le concours de l'adminis-
tration. L'harmonie des sphères, qui enchantait Scipion, n'était
qu'un grincement d'orgue de Barbarie à côté de celle que les
germes du monde en perpétuelle voie d'intégration et de désa-
grégation font entendre à l'oreille exercée du savant...
La redingote, les cheveux blancs, les bras de M. Moloch
s'agitaient en cadence, tandis qu'il déclamait ainsi, au profond
ébahissement de la florissante famill-e et des deux messieurs
hanovriens. L'un de ceux-ci confia à l'autre :
— Mir scheint, der Mann ist verrûckt ! Ein Narr !
— Ein gefaerlicher Narr! répliqua le voisin.
Le savant, lui, n'entendait rien : et sans doute il aurait con-
tinué pour nous sa prédication moniste, si M""^ Moloch, avec
Gritte, n'avaient opportunément reparu sur l'escalier, puis dans
le vestibule.
— Quoi? quoi?s'écria Moloch, quand sa vieille et douce com-
pagne lui mit la main sur le bras. Pourquoi me déranger toujours?
Ah ! monsieur le docteur ! les femmes sont un grand impedimcn-
twnlTu dis qu'il esttroisheures?Bon... bon... je le sais... je vais
monter au laboratoire... Oui, oui, c'est moi qui t'ai dit de me
rappeler l'heure. Tu es une bonne, fidèle compagne... Voici
l'heure du travail, monsieur le docteur. Nidla dies otiosa! Gar-
TOME XXXIV. — 1906. 47
738 REVUE DES DEUX MO>'DES.
dez cette devise, observez-la; elle vous assurera le bonheur...
— Ta tasse de calé, Eitel, rappela doucement la vieille
dame.
— Ah ! c'est juste.
Il l'avala d'un trait, sauf une moitié qui s'éparpilla en une
gerbe ambrée sur le plastron de sa chemise et sur son gilet. Puis.
pur un geste circulaire, il dit adieu aux assistans, remit sur ses
cheveux blancs envolés son chapeau haut-de-forme, prit le bras-
de M""* Moloch , qui sourit. Tous deux s'en allèrent par la
porte ensoleillée, M"" Moloch, fme, longue, calme dans sa robo
mordorée, M. Moloch pendu à son bras, petit, contrefait, sautil-
lant, les cheveux ébouriffés sous les bords plats du chapeau,
les basques de la redingote envolées, parlant à tue-tête.
La plantureuse famille ne trouvait pas de mots pour exprimer
son étonne ment. Les deux Hanovriens appelèrent Graus qui
passait et lui demandèrent des explications qu'il fournit à voix
basse. Cependant Grille, comme un pinson échappé de sa cage,
se sentait mal à l'aise sous un toit.
— Maintenant, me dit-elle avec autorité, il faut que tu me
montres Rothberg.
Et comme M. Moloch à sa femme, j'obéis. Nous cédons tou-
jours à notre impcdimenlwn féminin, qu'il ail les cheveux châ-
tains ou les cheveux blancs.
A mon côté, d'un pas élastique, la taille moulée dans une
blouse de mousseline blanche, courte jupe grise, chapeau de
paille gris, ma sœurette traversa le Luftkurort : et je notai, non
sans fierté, les regards envieux que lui jetaient les femmes et les
autres jeunes filles. Jolies aussi, souvent ! mais quelque chose
manquait, comme un vernis à un tableau, à leur joliesse : l'élé-
gance. Les quatorze ans triomphans de ma petite parisienne de
sœur troublèrent ce jour-là bien des cervelles féminines.
Nous achetâmes dabord deux cartes illustrées qui furent
expédiées, l'une « à M*"" Governy, dame professeur à l'école de
la Légion dhonneur, à Vernon; » l'autre « àM'^° Grange, château
de Salins, par Lisons, Indre-et-Loire. » Ce devoir accompli, le pas
léger de ma sœurette m'entraîna par le chemin en zigzag qui
descendait du Luftkurort à Holhherg-Dorf, c'est-à-dire au village
même, étalé le long de la Uotha. Tout en bondissant sur lesentiei
pierreux, tantôt me montianl sou lourd chignon châtain, tantôt
I
MONSIEUR ET MADAME JIOLOCII. 739
sa frimousse fraîche et vivace, Gritte dissertait sur les choses.
— Vois-tu, mon Loup, disait-elle, c'est dommage que Moloch
ait tellement l'air d'un singe... parce qu'on ne peut pas trouver
aussi jolie son histoire avec M"* Moloch... Quand je la regarde,
elle, elle a beau être une vieille dame, elle est fine, adroite, elle
n'est presque pas ridée, elle sent une bonne odeur d'ancienne
boîte à parfums. Elle m'a d'ailleurs montré tout à l'heure son
portrait déjeune fille : elle était mal habillée, mais charmante.
Je l'imagine très bien sortant la nuit d'une des petites maisons
étroites à écailles d'ardoise, et disant adieu au bonhom.me en
bronze pour rejoindre son fiancé. Et cela me touche, cela me
donne envie de pleurer et de l'embrasser... Mais quand je pense
à son arrivée à Hambourg, au petit Moloch l'attendant à la gare
avec ses cheveux au vent, sa redingote, son chapeau haut-de-
forme ! J'ai vu son portrait, à lui aussi, quand il était jeune. Et
bien, mon Loup, il était encore plus vilain qu'à présent. Alors
j'ai envie de rire. Rt, de penser qu'ils s'embrassaient, ça me dé-
goûte un peu. C'est mal, n'est-ce pas?
Soudain pendue à mon bras, elle ajouta, ses yeux me jetant
le charmant reflet de sa jeune âme :
— J'espère bien que je n'aimerai pas un homme aussi vilain
que Moloch... Dis, mon Loup?... Du reste, c'est bien simple : je
ne veux jamais aimer que toi.
Et je faillis perdre l'équilibre sous l'impétueux baiser qu'elle
appliqua à l'improviste dans mon oreille, et qui me rendit sourd
pour cinq bonnes minutes, jusqu'au moment où nous atteignîmes
les premières maisons de Rothberg-Dorf.
Rothberg-Dorf, c'est l'antique bourg de Thuringe, bâti à
droite et à gauche de la rivière, au petit bonheur, avec des dé-
tours imprévus et inexplicables, des constrvictions rapiécées de
siècle en siècle, des ruelles qui ne mènent à rien. Les maisons
sont en pans de bois entrelaçant un torchis de terre rosâtre, ou
bien écaillées d'ardoises grises, du sol au faîtage. Elles ont des
fenêtres (invraisemblablement petites, des fenêtres de poupées.
Derrière leurs carreaux minuscules, on voit des pots de*"ch-
sias : un pot et son fuchsia couvrent toute la fenêtre. Chacjue
maison s'entoure d'un jardinet clos de vieux lattis très délabrés."
La flore de ces jardinets était, pour Tiustant, constituée par les
rouges fleurs des haricots, qui s'y épanouissaient avec une char-
mante abondance.
740 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est un joli village, dit Gritte en flairant de ses narines
roses l'odeur des haricots fleuris. Il est un peu sale, mais cela
le rend plus pittoresque. Seulement, où sont les gens du village?
nous ne rencontrons que des oies...
Le village, en efi'et, semblait désert. La moisson retenait tout
le monde aux champs. Les oies, qui formaient en temps ordi-
naire la majeure partie de la population, régnaient dans les rues
et les jardins. On les voyait cheminer par compagnies, qui
tantôt passaient gravement 1 une à côté de l'autre, sans vouloir
se connaître, tantôt s'arrêtaient pour faire, de société à société,
un bout de conversation. On en voyait aussi qui rendaient des
visites d'un jardin à l'autre et que les oies vbGîtées recevaient
avec mille démonstrations amicales. Quelques-unes erraient à
l'écart, comme mises à l'index par la bonne compagnie des oies
de Rothberg.
— Elles sont très élégantes, me fit observer Gritte. La plupart
sont toutes habillées de blanc, à la mode des toilettes de Paris.
D'autres ont un petit châle de plumage gris jeté négligemment,
en pointe, sur leur dos blanc.
Des bandes de jeunes oies minces, immaculées, nous sédui-
saient par leur tenue modeste : telles des jeunes filles dé pro-
vince bien élevées, très honnôtes, mais peu spirituelles et nulle-
ment instruites de la vie. De loin les surveillaient certaines oies
matrones, lourdes, empâtées, l'allure méfiante.
Un peu avant d'atteindre le pont de pierres chenues jeté sur
la Rotha, les maisonnettes de torchis et d'ardoise s'écartent et
laissent vide un espace irrégulier décoré du nom de Grosse-
Platz. Là encore, nul habitant; mais nous y trouvâmes rassemblé
un véritable congrès d'oies. Une à une, elles remontaient du lit
de la Rotha, où elles avaient été boire. Nous nous divertissions à
regarder celles qui, gravement, se grattaient les narines de leur
pied palmé, quand soudain un silence de mauvais augure en-
gourdit l'assemblée, jusque-là doucement gloussante ; puis toutes,
comme à un mot d'ordre, dressèrent leur long col, ouvrirent leur
bec jaune creusé de comiques entailles, et tendues vers nous,
hostiles, menaçantes, firent entendre le plus violent, le plus
affreux, le plus injurieux des grincemens. Certaines, singulière-
ment hardies, s'avançaient à notre rencontre. Mais nous sentions
bien qu'elles ne nous toucheraient pas. Leur colère semblait
factice. Elles manifestaient. Elles blulFaieut. On eût dit qu'elles
MONSIEUR ET MADAME MOLOCII. 741
obéissaîcntui un mot d'ordre. En les entendant, je né pus m'em-
pêelier de penser à la Strassbiirgcr Post et à la Kœlnische Zei-
tung.
Je crus devoir leur adresser une harangue.
— Oies d'Allemagne, leur dis-je, avez-vous donc, vous aussi,
reçu la consigne, et reconnaissez-vous que nous sommes des
Français? Oies d'Allemagne, rassurez-vous, et surtout taisez-
vous. On vous trompe sur nos intentions. Nous ne venons pas
vous disputer votre pitance, manger vos fèves et vos pommes
de terre, ni vous empêcher de pondre vos œufs sur de nouveaux
territoires. Fermez vos becs jaunes; ils sont laids, ainsi ouverts,
et font entendre d'insupportables croassemens... Reprenez vos
labeurs et vos jeux, oies d'Allemagne. Ces deux Français qui
passent ne vous veulent aucun mal.
Un lourd et long char, où les tonnelets de bière s'amonce-
laient en pyramide, débouchait en ce moment sur la Grosse-
Platz : son fracas de ferraille suffit à mettre en fuite la blanche
troupe grinçante, qui, les ailes ouvertes, avec d'éperdues cla-
meurs, s'enfuit en débandade maladroite vers la Rotha. Nous
continuâmes en paix notre tournée dans le village. Je montrai
à ma sœur les rares maisons de fonctionnaires de la principauté,
à peine moins simples que les autres, et aussi les logis pour
étrangers qu'agençaient en été quelques habitans industrieux.
Le cours de la Rotha s'élargissait ici, et, par cette chaude saison,
il en émergeait de larges espaces pierreux. D'autres bandes
d'oies se reposaient pacifiquement sur la fraîcheur des cailloux
mouillés. Mêlés à elles, de petits enfans de Rothberg, roses et
malpropres, avec des cheveux couleur d'étoupe, colligeaient en
des sacs et des paniers les plumes blanches, le duvet laissé par
les oies sur les cailloux de la Rotha. Avec ces plumes, avec ce
duvet, on ferait l'hiver de chaudes couvertures, des «f plu-
meaux, » comme ils disent, qu'on habillerait de piqué blanc, et
qui protégeraient contre le froid l'étroit lit thuringien, le lit à
un seul drap, inhabitable, inexplicable pour des Welches.
Au bout du village, un chemin pénétrait dans les bois, mon-
tait lentement à travers les bouleaux et les hêtres. Nous le sui-
vîmes. Bientôt le mystère de la forêt nous entoura, nous rendit
lents et silencieux. Gritte prit ma main, ses doigts s'entrelacèrent
avec les miens.
« Jamais, pensai -je, je ne pourrai dire adieu à cette petite
742 REVUE DES DEUX MONDES.
main; jamais je ne pourrai vouloir moii bonheur aux dépens de
cette enfant et chercher ma joie hors de sa joie... »
Comnje si elle m'eût deviné, comme si elle voulait me re-
mercier, la petite main serra plus étroitement ma main.
« Alors, qu'est-ce que je fais ici? me demandai-je. Où vais-je,
laissant glisser mon cœur vers quelque chose qui ressemble à de
l'amour?... »
La petite main s'enlaçait à la mienne, semblait dire : « Ne
t'en va pas! Ne me laisse pas seule! Et, pour toi-même, crains la
solitude quand tu ne m'auras plus... »
Au bout d'une demi:heure de montée, le chemin se démasqua,
s'éclaira sur la gauche, devint une corniche qui dominait, comme
un balcon magnifique, la vallée de la Rotha. On apercevait eu
face de soi, par delà cette vallée, le village, les villas de Graus
et aussi la façade intérieure du château, avec sa cour d'honneur,
son portique Empire, le jardin où Gritte et le prince avaient
cueilli des roses. Nous contemplâmes quelque temps le merveil-
leux décor. Puis, toujours silencieux, nous redescendîmes vers
Rothberg-Dorf par un sentier de chèvre, entre les mélèzes. En
repassant le vieux pont, nous constatâmes que les oies n'étaient
plus, à cette heure, les seules habitantes du lieu. La population
humaine rentrait des champs. De solides Thuringiens fumaient
leur pipe sur le seuil. Des femmes bavardaient, la hotte sur le
dos, cette hotte caractéristique, qui grandit, semble-t-il, avec la
porteuse : il en est de minuscules, accrochées aux épaules des ga-
mines. D'aimables jeunes filles nous saluaient, nous souriaient.
La plupart étaient blondes, d'un blond moins blanc que les
petits enfans ramasseurs de plumes d'oies, mais pâle encore
comme du vermeil. Leur visage rose respirait la santé, et re-
commandait merveilleusement Rothberg comme lieu de cure
d'air.
Gomme nous regagnions la villa Else, parmi les promeneurs
du LufUvurort, Gritte me dit :
— Loup, je suis heureuse. Il faut me promettre que tu ne me
quitteras jamais.
Je répondis astucieusement :
— G'esl toi ([ui me quitteras, petite. Crois-lu donc que too
mari se souciera de te partager avec moi?
Grille baissa la tôte et ne parla plus jusqu'à ce que nous
fussions rentrés dans notre appartement.
MONSIEUR ET MADAME 3I0L0CII. 743
Sur ma table de travail, une lettre était déposée. Je reconnus
l'enveloppe et le cachet de la Cour. C'était une lettre du major
qui disait :
« Monsieur le Docteur,
« Veuillez vous présenter ce soir à neuf heures au cabiiiel
de S. A. qui veut bien vous recevoir en audience privée.
« Votre obéissant serviteur,
« Comte Lucius de jMarbach. »
« Bon! pensai-je !... Il va falloir recevoir une mercuriale :
premièrement, pour ma dispute avec le major, secondement pour
avoir dîné avec Moloch. Je ne suis pas aujourd'hui d'humeur
tolérante. J'ai trois mille marks d'économies. Si le prince
m agace, je pars avec Grilte. »
Mais comme je prononçais ces mots, seul dans ma chambre,
mon cœur ressentit une vague tristesse. Le goût d'un baiser me
revint aux lèvres.
« Suis-je donc moins libre que je ne le crois? » me de-
mandai-je.
Et je ne sus pas me répondre.
VI
Nous soupâmes, Gritte et moi, dans la salle commune. Heri
Graus, comme la plupart des hôteliers allemands, ne tenait pas
table d'hôte le soir. Chacun venait se nourrir à son gré entre
six heures et demie et dix heures du soir. Gritte remarqua que
chaque membre d'une famille commandait sa portion sans
s occuper du voisin. Le père mangeait du schnitzel, la femme
une omelette, la fille du jambon froid, le gamin de la confiture,
nul ne partageait. Et nous excitions à notre tour la curiosité de
nos voisins en divisant fraternellement, Gritte et moi, la portion
servie pour chacun de nous deux.
Quand je partis pour me rendre à la convocation du prince
Gritte me dit :
— Je monte me coucher. Je suis toute grisée de grand air
Je tombe de sommeil. Quand lu reiiiroras, promets-moi de pas-
ser par ma chambre et de venir m'embrasser, même si je dors.
744 REVUE DES DEUX MONDES.
Je promis. Comme jalluis franchir la porte, Griltc répéta de
loin :
— Même si je dors !
De la villa Else au château, il y a environ trois quarts de kilo-
mètre : je les fis à pied, par la nuit douce, fraîche, presque
froide. En levant les yeux, je contemplais un lumineux exem-
plaire de la carte céleste, les étoiles marquées en taches d'or sur
le sombre azur. Devant moi, juste au-dessus du château, bril-
laient les Hyades, chantées par Homère. Arcturus clignait son
œil rougeàtre entre deux cornes de la forêt, là-haut, là-haut.
Une délicieuse sensation me pénétra : celle d'être un petit élé-
ment infime du vaste univers, à peu près comme si mon
protoplasma ontogénique était devenu la chenille verte de
M. Moloch. Il me parut que j'étais en route pour aller voir une
autre chenille aussi dénuée d'importance que moi-même : rien ne
ressemble à un professeur de français comme un petit potentat
d'Allemagne, quand on les regarde tous deux du haut d'Arcturus.
Grâce à ces réflexions cosmiques, éminemment réconfortantes,
je franchis d'un pas ferme, d'un pas d'homme libre et résolu, la
poterne du château, le vestibule, les escaliers, jusqu'aux appar-
temens du prince.
— Monsieur le docteur Louis Dubert!
Le valet de chambre, en proclamant ainsi mon titre et mon
nom, ouvrit la porte du cabinet et m'introduisit.
Le prince était assis devant sa table de travail, chargée de
livres et de papiers. Il écrivait. Il me fit signe d'attendre. La
table était massive, en chêne clair, les sièges en chêne clair égale-
ment, garnis de cuir rouge, affectation de simplicité qui copiait
le cabinet de Guillaume I" à Potsdam. Aux murs, les portraits de
Frédéric II et des derniers empereurs allemands. Sur la cheminée,
un bronze qui prétendait représenter, casqué et la cotte de
mailles aux flancs, Gunther 1" de Rothberg, empereur. Le
prince écrivait, très sérieux. Debout, j'attendais son bon plaisir,
et je me dédommageais en supputant ironiquement l'appoint du
travail actuel de Son Altesse à la politique européenne.
— Asseyez-vous, je vous prie, monsieur le docteur, me dit
d'un ton bienveillant, en fort bon français, mon souverain.
Il me montra un fauteuil à côté de son bureau. Je m'assis, il
continua d'écrire : ce qui me permit de l'observer de tout près,
MONSIEUR ET MADAME MOLOCII. 743
très <5clair6 sous l'abat-jour de la lampe, comme un objet vu au
microscope. Il était gras, la chair rosée, le poil blond, un peu
indécis de couleur, virant au gris. Le petit uniforme bleu hus-
sard à paremens blancs le sanglait avec difficulté. Ses cheveux
en brosse, rares sur le front, laissaient voir la peau du crâne
semée de taches de boutons, çà et là. Baissées sur les yeux bleu
clair, les paupières se ridaient fortement aux angles par l habi-
tuel plissement des myopes. Les chasses, les randonnées au grand
vent, au grand soleil, avaient hàlé le visage, dont la graisse dis-
simulait la forte ossature. Mais au-dessus du col de la vareuse,
le cou penché se divisait en deux régions, celle d'en haut brune,
celle d'en bas très blanche. La main, brune elle-même à partir
du poignet, s'empâtait aussi.
Le prince respirait fortement, tout en écrivant. Sa bouche,
d'un dessin assez net, assez noble, remuait comme s'il eût pro-
noncé à mesure les mots qu'il écrivait, et les crocs relevés de la
forte moustache blonde, bien cirés, montaient et descendaient à
mesure, dessinant sur les joues une ombre mouvante un peu
comique... Je le regardais avec une sorte de curiosité sympa-
thique. J'oubliais sa qualité de prince : c'était un homme pareil
à moi, sur qui les années marquaient leur empreinte comme
elles la marquaient sur moi-même, un homme avec un foyer et
des affections. Et moi, je méditais de lui voler quelque chose de
son bien et de son repos.
— Monsieur le docteur, veuillez m'excuser, dit-il. Je termi-
nais une dépêché que je veux adresser à l'inventeur américain
Silversmith, qui vient d'appliquer aux automobiles un ingénieux
procédé de mise en marche. Cette dépêche paraîtra demain dans
la Rothberger-Zeitung .
Je m'inclinai, sans demander à connaître, avant l'Europe, ce
papier international. Le prince eut un mouvement un peu impa-
tient et, d'un ton brusque :
— Vous avez eu ce matin, monsieur le docteur, une sorte
de... querelle, ou plutôt de... conflit avec le major comte de
Marbach?
— Oh! Monseigneur, fis-je... Le mot de conflit est encore
trop fort. Le major a donne à Son Altesse le prince héréditaire
l'ordre de rentrer à une heure où, d'après mes fonctions, j'avais
seul le droit de donner un ordre à mon élève.
— Bien, bien I de tels petits... difl'érends... ont lieu dans toutes
74G REVUE DES DEUX MONDES.
les Cours... et je vous dis tout de suite que je ne m'en plains pas...
Ils montrent que chaque bon serviteur est jaloux de son service
et de ses droits... Je ne vous blâme donc pas... Je ne lai pas
caché au comte Lucius.
Avec une nuance d'embarras, il ajouta :
— Et j'espère que... mademoiselle votre sœur ne lui garde
pas de rancune pour avoir été réprimandée un peu vivement... Il
a fait son devoir en réprimandant une personne entrée dans le
parc sans autorisation, mais je ne voudrais pas... que cette
jeune demoiselle nous accusât de... manquer de courtoisie... de
galanterie. Dites-lui bien, vous qui nous connaissez, que, si la
consigne allemande est d airain, nous ne sommes pas, pour cela,
des barbares!
Il avait proféré tout cela a'un trait, sur un ton de gaîté con-
trainte. « Nous ne sommes pas des barbares! » Que de fois déjà,
Français exilé depuis dix mois, j "avais entendu cette phrase,
prononcée par des bourgeois, par des nobles, par la princesse
elle-même.
Le prince reprit :
— Bien entendu... cette jeune demoiselle, durant son séjour
ici, aura ses entrées dans le parc. Je ne vois même aucun incon-
vénient à ce qu'elle cause avec le prince héritier, qui est à peu
près de son âge, n'est-ce pas? Ce sera pour lui un excellent
exercice pratique de conversation. Quant à Marbach, tout est
arrangé. Il ira vous tendre la main dès qu'il vous rencontrera.
Et je désire... j'espère que vous lui ferez un accueil amical.
N'est-ce pas?
— Je vous assure. Monseigneur, répondis-je en souriant,
que je ne conserve pas la moindre rancune contre M. le major.
— Bon, bon, fit le prince.
Il toussa, passa la main sur la brosse rare de ses cheveux,
recula la lampe, la régla. Je devinais bien que l'important de la
conversation restait à dire. Renversé dans son fauteuil, son re-
gard bleu arrêté droit sur moi, le prince proféra brusquement,
presque sévèrement :
— M. le professeur Zimmermann, tandis que vous preniez
avec lui le Mittagessen, vous a-t-il entretenu de la mauvaise
humeur qu'il nourrit contre moi?
— Monseigneur, répondis-je, je tiens d'abord à vous dire
que le hasard seul, le hasard d'une rencontre entre ma jeune
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 747
sœur et M""* Zimmermann, a été la cause de ce déjeuner en
commun. M'y refuser, après que la chose avait été conclue sans
arrière-pensée, m'aurait paru une impolitesse, vis-à-vis d'une
femme âgée et gracieuse. J'ajoute que le nom de Votre Altesse
n'a pas été prononcé entre nous, et qjie je n'aurais pas permis
qu'il fût l'objet d'une critique quelconque. Le professeur a exposé
ses idées politiques, a raconté sa jeunesse, son mariage, m'a dé-
veloppé des théories scientifiques. Voilà tout.
— Sa jeunesse ! ses théories! fit le prince avec ironie, en se
1 en versant sur le dossier du fauteuil! Quel fou que ce Zimmer-
mann !
Il se leva, vse mit à marcher dans la vaste pièce. Je me
levai moi-même.
— Quel fou ! Il pouvait être une gloire scientifique de Roth-
berg ! Il aurait trouvé en mon père et en moi des protecteurs.il
a préféré déblatérer contre l'Empire, contre l'unité allemande,
contre les hauts faits de l'année mémorable... Ah! les ennemis
de la puissance allemande ont là un allié sincère, et je comprends
qu'il vous ait recherché. Mais je ne tolérerai pas qu'il renou-
velle ici ses exploits d'il y a trente-cinq ans... Comment! l'ac-
croissement de notre force et de notre prospérité, durant ce tiers
de siècle, ne l'a pas convaincu de la sagesse de nos pères? Il
y a trente-cinq ans, on pouvait douter, dire : « Prenez garde!
craignez de trop entreprendre, de faire trop grand ! » Mais au-
jourd'hui, monsieur Dubert, voyons, soyez sincère ! L'Allemagne
a-t-elle pâti de s'être imposé la discipline prussienne? L'effort
militaire a-t-il gêné le développement de notre industrie, de
notre commerce? A-t-il enrayé l'accroissement de notre race?...
Nous sommes toujours la plus forte nation armée sur terre ;
notre marine marchande couvre les mers. L'univers est tribu-
taire de l'industrie allemande, du commerce allemand, de la
science allemande... Et voilà qu'un homme, à qui Dieu avait
donné un génie scientifique supérieur, s'avise d'insulter un
système qui a fait ses preuves scientifiquement, on peut le dire!
Au noni de je ne sais quelle rêvasserie, de social-u( )pie, il pro-
teste contre le caporalisme, le despotisme, l'impérialisme prus-
sien! Il prêche l'internationalisme, le désarmement... Il devient
l'apôtre d'une sorte de religion nouvelle, le monisme, et rêve de
l'installer à la place des Églises officielles!... Qu'il raconte cela à
Hambourg ou à léna, cela m'est égal : il ne m'appartient pas do
748 REVUE DES DEUX MONDES.
l'en empêcher. Mais à Rothberg, chez moi, sur mon territoire,
je l'engage à brider sa langue ! J'étais plein de bienveillance
pour lui quand il est arrivé ici, tandis que vous étiez à Garlsbad.
Je le regardais comme un concitoyen qui nous faisait honneur,
et je supposais que l âge l'avait assagi. Je n'ai pas de raison de
vous cacher que j'ai envoyé le major pour le saluer et l'inviter
au château. Savcz-vous ce qu'il a répondu, le savez-vous?
Il se planta devant moi, face à face.
— Il a répondu que mes complimens le touchaient beaucoup;
qu'il me présentait les siens, mais que ses travaux lui interdi-
saient toute distraction. Voilà, monsieur Dubert, ce qu'il a ré-
pondu au prince régnant de Rothberg. Est-ce de la politesse,
cela, dites, vous qui êtes d'un pays où l'on se targue d'être
poli?
Quand les princes ne vous interrogent pas, il est interdit de
leur parler ; quand ils vous interrogent, il est parfois plus adroit
de ne point leur répondre. La Cour en miniature, où je vivais
depuis dix mois, m'avait déjà enseigné de telles précautions. Mais,
cette fois, il me parut lâche d'esquiver la réponse, d'autant plus
que certains propos du prince m'avaient un peu secoué la
bile.
— Monseigneur, répliquai-jc, si vraiment mon opinion vous
importe...
— Mais certainemeni, elle m'importe!
— Eh bien !... Je crois que Zimmermann est simplement un
doctrinaire et un entêté. Il n'a ni de rancune Contre le défunt
prince ni de haine contre vous. Sa visite à la Cour serait inter-
prétée, pense-t-il, comme un désaveu de sa conduite passée,
comme une sorte de palinodie. Donc, il préfère s'abstenir. Atti-
tude, si Votre Altesse le veut; mais toute conviction sincère, à
la longue, n'imposc-t-elle pas une attitude?
Le prince haussa les épaules. Il marcha vers sa bibliothèque,
et, avec cette attention extrême qu'on afTecte quand on pense à
tout autre chose, inspecta quelques reliures. Puis il fit demi-
tour, militairement, comme à la parade, et, adossé cette fois
aux rayons, me dévisagea :
— Vous, au fond, sur la politique allemande, vous pensez
comme Zimmermann?
Je ne protestai pas.
— Or, vous êtes, reprit le prince, vous êtes (politiquement
MONSIEUR ET MADAME. MOLOCH. 749
s'entend) un ennemi héréditaire de l'Allemagne. J'estime que
les doctrines de Zimmermann sont périlleuses et mauvaises,
justement parce qu'elles ont l'approbation de nos ennemis.
— Monseigneur, voilà un argument que j'ai souvent entendu,
renversé, naturellement, de la bouche de mes compatriotes.
— Il n'en est pas moins irréfutable.
— Ce n'est pas mon avis. De bons esprits, hors de nos fron-
tières, jugeaient nuisible à la France, en 1812, les projets de
Napoléon. Ils n'avaient pas tort ; mais les rares Français patriotes
qui pensaient comme eux n'avaient pas tort non plus.
— Alors, aujourd'hui, reprit le prince ironiquement, vous
donnez à l'Allemagne le conseil d'être accommodante et paci-
fique, de se faire petite?
— Je n'ai nulle qualité pour donner un conseil à l'Allemagne.
Mais, justement parce que je suis étranger, je distingue peut-
être mieux la situation de l'Allemagne parmi les autres Etats :
et l'Allemagne me semble plus menacée aujourd'hui qu'elle ne
l'était hier, parce qu'on la juge plus menaçante.
— Que peut-on reprocher à l'Allemagne?
— Monseigneur !
— Mais parlez, parlez ! Un auditeur allemand sait objectiver
une doctrine !
« Comment un Allemand, pensai-je, pourrait-il soutenir une
discussion si l'on rayait de son vocabulaire le verbe : objectiver?»
— Monseigneur, repris-je tout haut, on reproche à l'Alle-
magne d'avoir la fortune provocante. Lisez les journaux indé-
pendans du mondje entier, ils expriment ce reproche, qui fit tant
de tort à la France avant l'année 1870. L'Empire allemand de-
vient pangermaniste, pour parler le jargon à la mode. Or, le
pangermanisme, qu'est-ce donc?
— C'est tout simplement réunir sous le môme gouvernement
les peuples de nationalité et de langue allemande.
— C'est plus que cela, Monseigneur. Dans la pensée des pan-
germanistes, nous sentons le projet d'imposer l'esprit allemand,
l'initiative allemande à toute l'Europe, ou du moins à la plus
grande quantité possible d'Européens... Cette pensée se traduit
nettement chez les plus audacieux de vos publicistes. D'après
eux, la nation allemande à seule le droit d'expansion. La morale
allemande est supérieure à toute morale. La force allemande
doit dompter toute autre force.
750 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, bravo, bravo ! fit le prince avec un rire joyeux que
je connaissais, eboz lui et chez d'autres de son peuple, et qui
chaque fois me choquait et m'attristait.
— Vous voyez, Monseigneur! m'écriai-je... Tel est votre avis.
Cela vous expose, avec les autres peuples, à un terrible malen-
tendu. Car je vous assure que, personnellement, je ne suis pas
né belliqueux. Mais j'aime mieux courir tous les hasards que de
subir la culture allemande, la morale allemande, la force alle-
mande. Plutôt que d'être citoyen d'une Europe allemande,
j'aime mieux cesser d'être Européen.
Avais-je dépassé la mesure? Je le crus un instant, car le
prince devint brusquement rouge, comme à la menace d'une
congestion. Je vis les deux crocs de sa moustache osciller aux
soubresauts de ses lèvres. Il se calma d'un effort de volonté qui
fit saillir les veines de ses tempes. Il lui plut de prouver au
chétif Latin que j'étais, sa force d'àme de Germain.
Il amusa sa colère à disposer méthodiquement sur sa table
des objets de bureau. Puis, d'un ton très bas et comme déta-
ché :
— Je vous répète, monsieur Dubert, que chez un étranger,
surtout chez un Français qui a subi le poids de l'épéc allemande,
ces façons de voir ne m'étonnent pas. Avouez d'ailleurs que ce
que vous dites justifie la méfiance de l'Allemagne à l'égard de
ses voisins... Mais cet «sprit de critique et de méfiance, naturel
chez un étranger, ne me paraît pas tolérable chez un Allemand.
Voyez donc tant qu'il vous plaira votre ami le docteur Zimmer-
mann... mais conseillez-lui la prudence des actes et des paroles.
Quand on professe de telles idées, il est dangereux de manier
des explosifs.
Il sourit sur ces derniers mots, redevenu maître de lui :
— Je plaisante, vous m'entendez bien. Je ne prends pas Zim-
mermann pour un anarchiste. Je trouve ses idées bien plus re-
doutables que ses poudres. Qu'il s'abstienne de manifestation
pendant son séjour à Rothberg, et je le dispense de toute
sympathie et môme de toute politesse à mon égard. Dites-le-lui,
n'est-ce pas?
Il me regarda dans les yeux, sur ces mots, redevenu très
impératif, très souverain. Je m'inclinai.
— J'y compte, reprit-il, et, pour cela môme, je ne vois nul
inconvénient à ce que vous le fréquentiez. Adieu, monsieur
MONSIEUR ET MADAME MOLOCII. 7S1
Dubert, je vous rends votre liberté; présentez mes regrets et
mes excuses à mademoiselle votre sœur pour l'incident de ce
matin...
En regagnant la villa Else, je ne m'amusai plus à parcourir
la carte céleste sur laquelle la blancheur montante de la lune,
encore invisible derrière les noires montagnes, efîaçait peu à peu
les étoiles. Je marchais, le front penché.
« Il y a un an, me disais-je, quand nous dissertions entre
camarades, dans un certain petit cénacle de la rue Greuze, chez
mon ami Lespéraut, avec Herbelin, le blond Jancourt, Marini et
quelques autres jeunes bourgeois riches et cultivés, si quelqu'un
de nous eût proféré les paroles que je viens de faire entendre au
prince Otto, il se fût attiré les sarcasmes et les huées de tous les
autres... — « Le mot de patriotisme, disait alors Herbelin, tout
comme les mots de vertu et de conscience, déshonore qui-
conque les prononce en croyant exprimer quelque chose. » Et
moi j'opinais approbativement, avec tous les autres membres
du cénacle. Que disent-ils à présent, les amis? Que dit Herbelin
lui-même, depuis le retour offensif allemand à propos des événe-
mens marocains ?... Ont-ils évolué comme moi, eux qui n'en-
tendent que^e loin « rugir le monstre? »
Ainsi méditant, je rentrai dans ma villa, dont la porte exté-
rieure n'était point fermée à clé : le Luftkurort gardait encore
la simplicité de l'antique Allemagne. A la lueur du bougeoir,
que j'allumai, je montai l'escalier, je pénétrai dans le vestibule
de notre appartement. La chambre de Gritte ouvrait en face, la
mienne à gauche. Selon ma promesse, j'entrai chez Gritte : je
l'embrassai, sans l'éveiller, dans ses cheveux sombres éparpillés
sur l'oreiller. Après quoi je gagnai ma propre chambre.
Je trouvai celle-ci si largement éclairée par la lune, enfin
démasquée, que j'éteignis mon misérable luminaire. La blanche
clarté baignait tout : aisément je me guidais, et je distinguais tous
les objets autour de moi.
Je n'avais aucune envie de dormir. J'allai m'asseoir sur la
terrasse, contre la séparation mitoyenne : il me semblait que ce
calme paysage nocturne apaiserait mes nerfs encore un peu
vibrans. Et de fait, à regarder ce décor de féerie, dans cette
lumière de rêve, peu à peu l'irritation confuse que je ressen-
tais de mon entretien avec le prince s'apaisait... J'inclinais de
7y2 REVUE DES DEUX MONDES.
nouveau vers l'ironie. Le désir d'une charmante revanche me
hantait contre ce Germain féodal :
« Il ne m'a pas caché qu'il me considère comme un ennemi...
Va pour lennemi ! Je serais bien sot de m'encombrer de scru-
pules... »
Comme je méditais ainsi, j'entendis, de l'autre côté de la
stalle mitoyenne la porte-fenètrc de mes voisins s'ouvrir. Je per-
çus le frisson soyeux de la robe de Frau DocLor : puis un Komml
Schatz! prononcé à mi-voix.
« Schatz, trésor, » cette appellation touchante s'adressait à
M. Moloch. L'alerte vieillard rejoignit en effet sa femme.
— Wunderschœn ! fit-il en regardant le paysage.
Elle répéta :
— Wwiderschœn!
Ainsi, de ma cachette, je percevais ce que disait le vieux
couple. Et je confesse que cela me gêna un instant... Mais le
moyen de m'en aller sans manifester ma présence ? La peur
d'avoir l'air indiscret me commanda l'indiscrétion. Du reste,
soyons sincère ! la conversation de mes voisins me captiva très
vite. Ils parlaient à mi-voix, comme y conviait le silence noc-
turne. Ils parlaient une très jolie, très pure langue allemande,
aux tournures un peu anciennes sur les lèvres de M"* Moloch,
d'une précision plus scientifique dans la bouche de son mari.
L'écran qui nous séparait m'évitait le spectacle attristant de leur
âge : et je crus vraiment entendre, par momens, l'amante de
Werther converser avec Zarathustra.
Voici ce qu'ils disaient :
M"* Moloch. — Donne-moi ta main, trésor. Je t'aime. Je suis
heureuse de revoir à côté de toi, et comme avec tes yeux, ce
paysage où mon cœur s'est éveillé... Je te remercie de m'avoir
accordé ce bonheur. Toi, n'es-tu pas heureux d'être venu?
M. MoLOCii. — Bien-aimée, je suis heureux.
M"* Moloch. — Un amour qui naît parmi ces forêts éternel-
lement vertes ne craint pas plus qu'elles les années. Oh ! site
admirable !...
M. Moloch. — Oui, le site est bien composé. Il offre ces
recoupemens de lignes, et ces oppositions d'ombre et de lumière
où se complaît l'œil humain : car toute joie nous vient d'un
exercice harmonieux de nos facultés sensorielles. L'œil humain
trouve ici, pour chaque effort, sa récompense. Pourtant le chà-
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 733
teau lui-même est d'une extrême laideur. Il évoque à la fois
Tinfirmier et le reître. C'est une caserne et un hôpital. C'est
tout cela prétentieusement, avec l'envie de dominer, d'être vu
de loin, d'imposer la soumission,
M""" MoLocH. — Tais-loi! trésor, tais-toi!... Ne dis pas de
mal du château ! Je le trouvais si beau, moi, quand j'étais toute
jeune fille et que je ne te connaissais pas encore ! Si, aujour-
d'hui, j'ai le goût meilleur grâce à tes leçons, si j'en vois les
défauls de style et d'harmonie, — je persiste à trouver qu'il est
un ornement de ce beau site. Le site perdrait sa beauté, sans le
château.
M. MoLOCH. — Il est vrai que de laides choses, heureusement
situées, contribuent parfois à la beauté d'un ensemble, comme
des doctrines erronées peuvent être bienfaisantes dans l'applica-
tion. Crois pourtant que les habitans d'un tel château en subissent
la mauvaise influence. Dans le cœur des Rothberg-Steinach,
depuis que ce vilain bâtiment les abrite, il y a du soudard, et du
charlatan... Ah! le beau feu de joie qu'on ferait, sur le haut
de ce mamelon, avec ce repaire! Gros comme un saucisson
de Francfort de ma « Cécilite, » et soudain : poum!... Feu
de joie !
(Ici M. Moloch éclata de rire, et je crus percevoir même
qu'il dansait un pas sur le balcon. Sa femme se récria.)
M""" Moloch. : — De grâce, mon amour, ne dis pas ces
choses!... Toi, le plus compatissant, le meilleur des hommes,
peux-tu vouloir la destruction, la mort, la ruine de quelque
chose?... Imagine le vide laissé sur cette crête par ce château
que contemplèrent nos regards d'amoureux !
M. Moloch. — Tu dis vrai. Moi aussi, chérie, quelque chose
de moi aime encore cette masse de moellons et d'ardoises, jus-
tement parce que son image fait partie de mes souvenirs, c'est-
à-dire est une modification de mon Moi... Ne le détruisons donc
pas... Que le peuple de Rolhberg se contente de le désaffecter..
Qu'il en expulse les habitans ridicules, cette futile princesse, ce
prince de carnaval, ce major grotesque, et les dames et les
valets, et les filles de chambre et les gardes !...
M"* Moloch. — Si le château reste vide, ami, qu'en feront
donc les habitans de Rothberg ?
M. Moloch. — Qu'ils en fassent un temple. Pourquoi pas?
un temple de la religion scientifique, un temple à la gloire de
lOMK XKXIV. — 1906. 48
7o4 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Evolution. Nous avons réalisé modestement une sorte de cha-
p'elle moniste à Weimar, ^ràco au concours de mes fidèles amis
et disciples : Gerta Epfenhof, Franz Kapith, Albert et Michel.
Imagine, chère femme, de pareilles réunions, accrues d'un grand
concours de peuple, dans un vaste édifice tel que celui-ci ! Véri-
table temple, on y verrait, au lieu d'images de sainteté, la repré-
sentation artistique des beautés de la nature. Entre les hautes
colonnes qu'entoureraient des lianes, les sveltes palmiers, les
fougères arborescentes rappelleraient la force créatrice des tro-
piques. En de grands aquariums, sous les fenêtres, les gra-
cieuses méduses et les siphonophores, les coraux et les astéries
enseigneraient les formes artistiques de la vie marine ! Au lieu
tlu maître-autel serait une Uranie qui rendrait visible, dans les
©louvemens des corps célestes, la toute-puissance de la loi de
substance Le pasteur du nouveau culte philosophique le démon-
trerait aux fidèles. La morale moniste serait enseignée aux
enfaus, confirmée aux adultes. Les unions s'y célébreraient
d'accord avec le rite éternel. Puisque à cette race allemande il
faut absolument une foi et un culte, au moins pratiquerait-elle
une religion conforme aux données de la science et aux lois de
la raison !...
(M""" Moloch ne répondit point : et quelque temps le silence
admirable de la nuit recueillit seul autour de nous la vie uni-
verselle... Dans ce silence, il me sembla que j'entendais la pensée
ide la vieille dame, et que cette pensée, soumise assurément à la
discipline intellectuelle de son mari, remontait pourtant avec
complaisance aux souvenirs du passé, à la religion de son en-
lance. Les mots qu'elle prononça après une longue pause conti-
nuèrent la méditation que je devinais.)
M"' MoLoc.n. — Te souviens-tu, Schalz, de notre rencontre
première sur le seuil de l'église Saint-Johann, à Steinach?
Avec ma vieille tante, qui était fort pieuse, je sortais du service
de l après-midi, un jour de Pentecôte, comme la Marguerite de
Faust...
M. MoLOCii. — Et moi je regardais, avec de gais Kommili-
•toneii assez peu dévots, sortir de Saint-Johann les jolies filles
telles que toi.
M"' MoLOCH. — Ce jour-là, Eitel, j'ai vu tes yeux pour la
(première fois, tes yeux dont le regard ne ressemble h aucun
autre regard. Dire que j'ai eu le bonheur d'avoir à moi seule ces
MONSIEUR ET MADAME MOLOCH. 735
yeux-là, de les regarder toute ma vie!... Est-il une plus bell^
destinée, mon ami ?
M.>MoLOCH, — Du jour où, moi, j'ai vu la nièce de Frau
Traube descendre les degrés de Saint-Johann, à moi aussi s'est
révélé ce que tu appelles la destinée, c'est-à-dire que le Génie de
l'espèce m'a imposé la nécessité de te rejoindre... J'ai délicieu-
sement cédé à l'illusion dont nous leurre l'éternelle Maïa... J'ai
connu les jeux dont elle nous amuse dans son paradis terrestre,
les promenades sentimentales, les rendez-vous haletans, l'insom-
nie tumultueuse des séparaticms, et aussi le désir éperdu !... Oh !
le doux leurre... Et que la nature est compatissante de l'offrir à
la pauvre humanité !
M™^ MoLOCH. — Ne dis pas que c'est un leurre, Eitel ! Ya-t-il
rien de plus réel que l'amour? C'est la seule réalité du monde.
Ceux qui ne la connaissent pas, ou qui la dédaignent, n'auront
pas vécu. Revoir Saint-Johann m'a fait battre le cœur, et aussi
revoir la statue de l'Electeur, et le vieux pont sur la Rotha.
M. MoLOCH. — Et la ruelle qui, de la place du Rathaus, va
rejoindre la Ludwigstrasse, où pour la première fois, je t'ai parlé
seul à seule...
M""^ MoLocH. — Et cette route de Rothberg, que suivirent
nos promenades d'amoureux...
M. MoLocH. — Et la taverne du Rathskeller où je me pris de
querelle avec un étudiant d'iéna, qui parlait légèrement de ta
beauté.
]\jme jyiQLocH. — Bien-aimé! Tu te battis alors pour moi! Et
je me rendis seule dans ton logis d'étudiant, quand j'appris que
tu étais blessé au front.
M. MoLOCH. — Pas assez blessé pour que tu n'aies dû te sauver
de moi en me laissant aux mains la frange de ton fichu !
M""* MoLOCH. — Que je t'en voulus alors, Eitel!...
M. MoLocH. — Et que j'eus de peine à obtenir un autre
rendez- vous!... Il fallut pour cela que le prince commençât de me
persécuter. Oh ! petite traditionnelle, combien les hérédités
t'avaient inculqué profondément le préjugé de la pudeur!
M"^ MoLOCH. — Le regrettes-tu? Ton bonheur ne fut-il pas
plus grand, à Hambourg, après le mariage, de presser sur ton
cœur la jeune fille intacte qui s'était gardée pour toi?
M. MoLOCH. — Certes : car si mon cerveau put s'afTranchir,
mes sens et mes instincts gardent le pli des ancêtres. Longtemps
7o6 REVUE DES DEUX MONDES
encore, jusqu'à ce que s'accomplisse cet affranchissement par la
nature que prévit notre Gœthe, nous sentirons rôder en nous-
mômes les instincts, les préjugés des aïeux, comme des reve-
nans dans la maison.
(Les deux vieux époux se turent, et quelque temps je n'en-
tendis plus que le fredonnement de la Rolha dans le fond de la
vallée, et la respiration un peu précipitée du savant. La lune
nageait maintenant en plein dans le pâle lac du ciel, au-dessus de
la vallée. Le chaos des fonds devenait visible, la pelouse d'un
vert de féerie, la Rotha scintillante, les arbres au feuillage im-
mobile... Autour de Tastre victorieux, les étoiles n'étaient plus
que des gouttes argentées... La voix de M""*" Moloch se fit entendre
de nouveau, légère comme un souffle :)
M""* MoLocH. — Eitel!... mon amour! que la nature est belle
autour de nous... et comme je me sens participante de sa beauté...
S'il est des paysages plus admirables ailleurs, que m'importe?
Celui-ci est notre paysage. Il fait partie de nous-mêmes. Un peu de
lui mourra avec nous. Chère contrée! chère Allemagne!
M. Moloch. — Oui, chère Allemagne! Comme ton cœur,
Cécile, en présence d'un tel paysage, mon cœur vibre à l'unisson
de ces harmonies mystérieuses dont l'ensemble s'appelle : Alle-
magne... Allemagne! c'est-à-dire tant de grandes pensées, de
nobles sentimens, tant de vertus et d'actes héroïques qui il-
lustrent la race germanique! L'Allemagne est grande. Nous,
Allemands, nous sommes des penseurs incomparables. Nous
avons lutté corps à corps avec le noir Fafner de l'Inconnu méta-
physique. Nous l'avons éventré et disséqué. Et nous avons
aussi été laborieux et fidèles : nous avons fécondé une terre in-
grate que nos sueurs ont rendue prospère. Cependant nous
fûmes au si des soldats, de durs comhattans : d'abord à la solde
des princes, puis pour défendre la patrie... Aujourd'hui nous
voulons toujours la défendre, la chèro patrie. Mais ceux qui
aiment vraiment l'Allemagne ne rêvent pas d'en refaire un
peuple de reîtres. Allemagne, ta vraie royauté n'est pas celle
des armes. Tes guerriers sont patiens, disci]>lines : mais, c'est
leur^honneur, ils n'aiment pas la guerre. Le sceptre de la poésie
et de la pensée, nous ne voulons pas 1 tiiu.iger contre le scpptre
vain qu'ont port*' des barbares, tels que d'engis' Kaii.
M'"" MuLocu. — Parle, Eitel, parle! il me semble que ta voix
MU>SIEUR ET MADAME MOLOCH 737
esi la voix même de notre Allemagne, et que cette vallée raé'
parle avec ta voix.
M. MoLOCH. — Regarde-la bien, Cécile, cette vallée. Si par-
faitement allemande, elle symbolise l'Allemagne moderne. Le
Reître y dresse orgueilleusement son repaire. Il est l'Allemagne
prussienne, l'Allemagne de la force brutale. Et je suis debout
en face de lui, moi simple citoyen, et il me regarde comme une
chétive bestiole. Mais quand le nom de cet Otto sera tombé
dans la fosse commune où gisent ses illustres aïeux, dont lui-
même a oublié les noms obscurs, mon nom brillera encore
dans la pensée et restera sur les lèvres des hommes, parce
que son nom signifie la force, et que le mien signifie la pensée.
Oui, deux Allemagnes sont ici en présence. Laissons les philis-
tins célébrer le triomphe de la force allemande : je veux croire
au triomphe de la pensée allemande. Allemagne du rêve, de la
poésie, de l'analyse, ô vraie sainte Allemagne, je reste ton
chevalier!
Ainsi parla M. Moloch. M™^ Moloch ne répondit pas; mais
un froissement délicat d'élofîc soyeuse révéla qu'elle s'approchait
de son mari, et je perçus le bruit d'un baiser... Fut-ce l'heure et
le site romanesque, fut-ce l'effet sur mon imagination des pa-
roles évocatrices qu'avaient prononcées les deux époux? A tra-
vers la séparation de bois des deux balcons, j'imaginai le jeune
étudi-ant et la gracieuse jeune fille de Steinach, unissant leurs
lèvres de vingt ans, lui avec ses cheveux blonds sous le béret,
sa balafre à la figure, ses gestes vifs d'apprenti savant, elle
avec sa pâleur de vierge exaltée, ses bandeaux de madone,
la guimpe blanche couvrant chastement son sein où la pudeur
palpitait.
Ils rentrèrent dans leur appartement sans avoir prononcé une
parole de plus : les contrevens, puis les fenêtres se fermèrent.
Alors je quittai le coin obscur d'où je les avais entendus, j'allai
m'accouder à mon tour sur le balcon.
Et voici que dans l'absolu silence, où le chuchotement de la
rivière se percevait à peine, dans cette lueur d'enchantement que
diffusait encore dans la vallée la lune au moment de s'abimer
derrière les monts boisés, les sonorités initiales du Prélude
s'épandirent, jaillies de là-bas, d'une chambre du château, la
chambre sans lumière dont les fenêtres demeuraient ouvertes I
738 REVUE DES DEUX l\rONDES.
Tendre Else! elle m'envoyait cet appel pour me dire qu'elle
pensait à moi, qu elle m'aimait...
Après l'adorable entretien des vieux époux, la douceur alle-
mande s'imposait de nouveau à moi dans cette nuit mémorable.
L'Allemagne m'offrait, comme une revanche aux brutalités
d'ULto, la grâce romantique de ses sites nocturnes, le rappel de
sa pensée, sa tendre façon de comprendre l'amour, et la divine
puissance de son art.
(( Moloch a raison, pensai-je. Qu'est-ce qu'un petit prince
gontlé de superbe, qu'est-ce même qu'un empereur à mous-
taches dressées mimant des attitudes féodales, qu'est-ce auprès
des forces conjurées de la nature, de l'art, de lamour?... Moloch
a raison. L'Allemagne des reîtres est une fausse et passagère
Allemagne. L'Allemagne véritable, l'Allemagne éternelle, c'est
l'Allemagne de Kant, et de Schopenhauer ; c'est l'Allemagne de
Charlotte et de Werther, l'Allemagne de VInter?nezzo... C'est
l'Allemagne de l'immortel magicien des sons, qui, dans le plus
émouvant des arts, sut résumer tous les autres. Périsse l'Alle-
magne des reîtres, — et tous les peuples du monde, saluant
cette patrie privilégiée de la pensée et de l'harmonie, s'écrieront
comme Moloch : « Chcre Allemagne ! »
Marcel Prévost.
{La troisième partie au prochain numéro.)
LE BUDGET DE 1907
TRENTE ANS DE FINANCES FRANÇAISES
Dans les premiers jours du mois d'avril dernier, trois se-
maines environ avant les élections, le Sénat vota l'affichage, dans
toutes les communes de France, d'un important discours de
M. Poincaré, ministre des Finances. Tout en y reconnaissant
que le budget de 1906 n'était écfuilibré qu'au moyen d'expédiens,
c'est-à-dire de ressources exceptionnelles et d'emprunts, tout
en y déclarant que l'établissement du budget de 1907 offrirait
des difficultés, M. Poincaré glissait rapidement sur ces consta-
tations fâcheuses; il se livrait, au contraire, avec complaisance, à
une ample apologie de la gestion de nos finances, si ce n'est
depuis trente ans, du moins depuis une dizaine d'années. C'est
ce caractère d'apologie qui, en pleine période électorale, fit
voter l'affichage de ce discours ministériel. L'orateur pouvait
dire qu'il n'avait pas caché la vérité ; et, en effet, pour les quel-
ques rares personnes expérimentées et compétentes, les fai-
blesses de notre situation financière, si elles n'étaient pas mises
en pleine lumière dans cette harangue, n'y étaient pas, cepen-
dant, complètement voilées. Il n'en était pas de même pour le
grand public, superficiel et peu au courant des choses de
finances. L'art du ministre avait été, sans nier les difficultés
réelles, de les mentionner si fugitivement et de les noyer dans de
si abondans développemens formant une sorte de panégyrique,
que le lecteur peu familier avec la matière en retirait une im-
pression rassurante. Pour compenser ce langage, optimiste tout
au moins dans la forme et dans l'ensemble, il eût fallu joindre,
760 BEVUE DES DEUX MONDES.
dans cet affichage communal, au discours du ministre des
Finances les discours, empreints d'un juste esprit critique, de
plusieurs d(''put(''s ou sénateurs notables, M. Jules Roche,
M. Prével, M. BouJenoot et quelques autres, ou plutôt, il serait
beaucoup plus simple de renoncer à ce procédé assez enfantin de
l'affichage qui ne soumet au public qu'une thèse, parfois une
thèse tout à fait momentanée, et que peu de tenq)s après l'auteur
même doit abandonner. C'est ce qui est arrivé dans le cas qui
nous occupe. Le budget de 1907, que M. Poincaré a déposé de-
vant la Chambre nouvelle à la fin du mois de juin dernier, et
le très, ample exposé des motifs qui le précède constituent bien,
quoi qu'on dise, une sorte d'antithèse au discours affiché deux
mois auparavant. Il laisse une impression aussi préoccupante
que le premier en produisait une rassurante, tellement « la ma-
nière » est pour beaucoup dans la présentation des choses et
dans l'effet quelles font sur les esprits.
I
Le budget de 1907, proposé par M. Poincaré, a fait une sen-
sation profonde. Les cercles parlementaires et le public s'en sont
immédiatement émus. Chacun savait que le grossissement con-
tinu de nos dépenses devait nous mener rapidement à une accu-
mulation effrayante de charges ; nous-mème, l'hiver dernier,
nous avions donné ce titre à un article sur le budget de 1906 ;
« La course au quatrième milliard. » Nous en étions encore
séparés par près de 300 millions. Or, M. Poincaré nous place,
pour l'année 1907 même, en face d'un budget qui dépasse
quatre milliards, exactement 4 010 922535 francs. Quand on
croyait avoir encore trois ou quatre étapes à franchir avant
d'arriver à ce sommet vertigineux, M. Poincaré nous montre que
nous y sommes parvenus inconsciemment en une seule étape : et,
cependant, les principales grosses dépenses projetées, celle notam-
ment des retraites ouvrières, n'ont aucune place dans ce budget.
On comprend que cette révélation ait provoqué d'abord de la
stupeur, puis chez quelques-uns de l'opposition, sinon de l'in-
dignation.
Pour bien comprendre ce qu'a de saisissant et d'effrayant ce
budget de plus de 4 milliards de francs, il faut se rappeler qu'il
se produit après que, en 1900, l'on a détaché du budget de la
LE BUDGET DE 1907, 761
France les dépenses de l'Algérie, après également la conversion
de la dette publique effectuée en 1902, après aussi un essor des
recettes des chemins de fer qui a presque éliminé pour le Trésor
la charge des garanties d'intérêt envers les grandes compagnies et
qui même a ouvert pour lui la période rémunératrice des rembour-
semens de la part de ces sociétés Voilà bien des circonstances
favorables qui eussent dû compenser le développement des ser-
vices publics, et cependant le budget excède les quatre milliards.
On va s'efforcer, et il sera facile d'y parvenir, de le réduire
officiellement, sans rien changer d'ailleurs au fond de la situa-
tion financière, au-dessous de ce terrible chiffre.
On sait que, au printemps de l'année 1903, l'optimisme gou-
vernemental, qui reposait sur ce principe que l'ère des grandes
guerres était à jamais close dans l'Europe occidentale, reçut un
soudain et violent démenti par l'attitude menaçante que prit à
notre égard l'Allemagne, par les sommations impérieuses et
inattendues qu'elle nous fit au sujet de l'affaire marocaine. Les
ministres de la Guerre et de la Marine avaient laissé tomber
au-dessous des quantités normales tous nos approvisionnemens
militaires. Il fallut faire en toute hâte et continûment, pour
réparer cette impardonnable négligence, des dépenses extraor-
dinaires. Pour ne pas éveiller l'attention de l'Allemagne et éviter
de lui fournir des prétextes d'agression, on ne soumit aux
Chambres aucune demande de crédits nouveaux; le gouverne-
ment se pourvut seulement de l'autorisation secrète de la Com-
mission du budget de la Chambre et de la Commission des
finances du Sénat pour engager 193 240 200 francs de dépenses
extrabudgétaires de guerre et de marine : tel est le chiffre fourni
par les documens ministériels. Ces dépenses ont été faites
en 190o et 1906, ou elles continuent de se faire sans qu'aucun
crédit régulier les ait encore sanctionnées. M. Poincarc a rat-
taché ces 193 millions de francs au budget de 1907, et il avait
d'excellentes raisons de le faire.
Quoi qu'il en soit, le chiffre de quatre milliards du budget
de 1907, tel que l'a déposé M. Poincaré, est trop importun et
trop impressionnant pour que le Parlement le laisse subsister.
Or va donc sans doute retrancher du budget du prochain exer-
cice les 193 millions en question et en faire l'objet de crédits
supplémentaires à l'exercice 1906 : du chef de cette déduction,
le budget de 1907 restera en deçà de la borne effrayante de 4 mil-
762 REVUE DES DEUX MONDES.
liards et ne s'élèvera plus qu'à 3 milliards 816 millions en
chiiTres ronds. Il est possible que l'on veuille encore lui faire
subir une autre déduction : M. Poincaré, en effet, outre les
193 millions ci-dessus, a fait une catégorie spéciale de 50 mil-
lions et demi de dépenses, celles-ci incombant incontestable-
ment à l'exercice 1907, mais qu'il déclare « correspondre à des
circonstances passagères, et ne paraissant pas devoir se re-
nouveler sur les exercices prochains; » ces dépenses, le ministre
des Finances propose d'y pourvoir, comme pour les 193 millions,
au moyen d'emprunts à court terme, ce qui porterait à 244 mil-
lions en chiffres ronds la somme à emprunter. On peut se de-
mander si ces 50 millions et demi ont vraiment un caractère
extraordinaire, et s'ils constituent des dépenses non renouve-
lables. Si l'on fait sortir encore du budget de 1907 ces 50 mil-
lions et demi, avec les 193 millions précédens, le chiffre du
budget de 1907 s'abaissera de 4 milliards 10 millions à 3765 mil-
lions. On aura ainsi écarté le spectre des 4 milliards; mais, au
fond, rien ne sera changé; il faudra toujours payer d'une ma-
nière ou d'une autre ces dépenses soit déjà effectuées, soit en
cours de l'être, soit regardées comme nécessaires. On aura calmé
momentanément les appréhensions du pays, qui aurait beaucoup
plus besoin d'être secoué par la révélation nette de la réalité
que d'être assoupi par des ménagemens habiles.
Dût-on le réduire en apparence par ces artifices à 3 765 mil-
lions, au lieu des 4 010 du projet de loi déposé, le budget de
1907 dépasserait encore do 56 raillions le budget voté de 1906;
la course, dont nous avons parlé, au quatrième milliard con-
tinue, et ce chiffre fatidi((ue sera atteint, sans qu'il soit possible
de le dissimuler par aucun expédient, au cours de la législature
présente. Nos budgets prochains ne verront guère de dépenses
disparaître (les conversions de dettes publiques notamment ne
pourront plus légalement se produire avant Tannée 1911); ils
verront, au contraire, grossir une foule de germes de dépenses
que les législatures passées ont déposés imprudemment, parfois
inconsciemment, dans les finances publiques. Comme le dit
M. Poincaré fpage 43 de TExposé des motifs) : « Les lois votées
dans celte période (1904, 1905, 1906) n'ont pas toutes reçu une
exécution immédiate : quelques-unes, comme la loi militaire
ou la loi d'assistance aux vieillards infirmes et incurables, ne
doivent commencera entrer en application qu'en 1907; d'autres
LE BUDGET DE 1907. 763
ont été échelonnées sur plusieurs exercices et ne battront leur
plein que plus tard. Les augmentations réelles et définitives sont
donc très supérieures aux augmentations apparentes. » Et plus
loin (page 104 de l'Exposé des motifs), le ministre des Finances
déclare que « dès l'année prochaine (1908) de nouvelles dé-
penses surgiront; » et il en énumère quelques-unes : l'amor-
tissement de deux séries de la rente 3 pour 100 amortissable
exigera un surcroît de 24 millions d'annuité ; « la loi de deux ans
de service militaire imposera un dernier relèvement de crédit ar-
bitré à 13 millions; les constructions navales, l'Instruction pu-
blique, les postes, les pensions auront besoin de ressources plus
étendues. » On peut en tirer la conclusion que, quoi que l'on
fasse, le budget de 1908 se rapprochera de 3 900 millions, et les
budgets suivans croîtront comme leurs prédécesseurs.
Ainsi, l'on aura un peu écarté le spectre des 4 milliards;
mais il se représentera, prendra chair et s'imposera comme une
réalité à bref délai, et cela sans même faire intervenir la loi des
retraites ouvrières.
Dira-t-on que le gouvernement et le Parlement vont s'ingé-
nier, par un méritoire et suprême effort, à réformer les services
publics, à refondre l'organisation administrative de la France, de
façon à procurer des économies considérables. Il y aurait sans
doute, de ce côté, une œuvre sérieuse à entreprendre. M. Poin-
caré l'a suggérée dans le discours affiché avant les élections; il y
fait à peine allusion dans l'Exposé des motifs de 1907, et sa foi
en cette régénération administrative, source à la fois d'économies
pour le budget et de rajeunissement pour le pays, paraît assez
atténuée. Les difficultés de cette entreprise apparaissent énormes,
en effet, et demanderaient, de la part des Chambres et du person-
nel politicien, un désintéressement, une abnégation môme, un
esprit de méthode, auxquels ils ne nous ont aucunement habitués.
Le président de la Commission des finances du Sénat, le
vétéran, le doyen même du parti, M. Magnin, réélu pour la hui-
tième fois président de cette Commission, a énergique ment
signalé, à l'ouverture de ses travaux la gravité de la situation :
<c Je n'ai jamais vu, a-t-il dit, depuis quarante-trois ans que je
participe aux travaux parlementaires, un budget plus difficile à
établir que celui de 1907 (1). » Comment, depuis quarante-trois
(1) Voyez Le Temps du 9 juillet 1906, p. 2.
704 .RE^'UE DES DEUX MONDES.
ans? Pas même les budgets qui ont immédiatement suivi la guerre
de 1870-71! D'où vient que l'on soit acculé à ces difficultés,
et que le pays n'en ait pas été solennellement averti? Comment
se fait-il surtout que, à la veille dune situation si dilTicile, et
alors qu'on devait la connaître, le Sénat ait voté, au commence-
ment d'avril 19Û(), en période électorale, l'arfichage d'un dis-
cours ministériel rassurant, presque 0})timistc, sur l'état de nos
finances? Par quels enlraînemens, quelles négligences ou quelle
aberration est-on arrivé à cette situation? C'est ce que nous
allons examiner, en prenant toujours pour base de renseigno-
mens l'Exposé des motifs de M. Poincaré. Nous étudierons en-
suite les moyens qu'il propose pour pourvoir aux besoins pré-
sens, sinon aux besoins prochains.
II
C'est une sorte de rapide revue de la gestion de nos finances
depuis 1871 que fait, avec une grande abondance de chiffres et de
tableaux, l'Exposé des motifs du budget de 1907. M. Poincaré,
négligeant les cadres budgétaires officiels, la plupart du temps
inexacts et décevans, groupe pour chaque année écoulée, dans
«ette période plus que trentenaire, toutes les recettes normales
d'une part et, de l'autre, toutes les dépenses. Les recettes nor-
males se sont considérablement accrues : de 1 689 millions
en 4870, elles se sont élevées par un bond énorme, par suite des
impôts nouveaux qu'établit l'Assemblée nationale, à 2 777 mil-
lions en 187.5, soit près de 1100 millions d'augmentation en
cinq années; elles continuèrent de se développer, mais plus len-
tement : elles atteignaient 3 024 millions en 1885, s'étant ainsi
en quinze années accrues de 1 335 millions, ce qui représente sur
le point de départ une augmentation d'environ 80 pour 100. De-
puis lors, leur allure se calma, certains dégrèvemens d'ailleurs
bien tardifs et, dans l'ensemble, insuffisans, étant venus réduire
un peu la formidable taxation que nos catastrophes nationales
avaient fait établir. En 1904, nos recettes normales atteignaient
le point culminant qu'elles aient jusqu'ici touché, à savoir
3,679 millions de francs.
Si colossale qu'ait été l'augmentation des recettes, elle n'a pu
égaler celle des dépenses. M. Poincaré a joint à son Exposé un
curieux tableau graphique, qui rend saisissable à l'œil les eu-
LE BUDGET DE 1907. /6o
traînemens et l'imprévoyance dont nos finances ont souffert du-
rant cette période trentonaire : « Malgré cette progression pour
ainsi dire constante, écrit-il, les recettes normales sont, saut* de
rares exceptions, restées continuellement au-dessous des dé-
penses. » Sur le graphique, la ligne des dépenses se tient presque
constamment au-dessus de la ligne des recettes : la « ligne
unique des dépenses groupées, dit M. Poincaré (page 11 de
l'Exposé des motifs), est heureusement, mais exceptionnellement,
dépassée par celle des recettes, en 1898, en 1903 et en 190i. Ce
que nous savons du règlement de l'exercice 1905 nous laisse
espérer qu'elle le sera aussi en 1905 et qu'il y aura lieu de rec-
tifier sur ce point les indications du graphique. Mais à part ces
quatre exercices, le déficit a été permanent comme il lavait été,
sauf des exceptions plus rares encore, sous tous les régimes pré-
cédens. »
Laissons de côté « les régimes précédens, » que M. Poincaré
invoque comme circonstances atténuantes : on pourrait l'aire obser-
ver que la France étant beaucoup moins imposée et que, le dé-
veloppement de la richesse étant beaucoup plus accentué, la
population s'accroissant aussi sous ces régimes, quelque impré-
voyance ou quelques entraîneinens de leur part étaient beaucoup
moins coupables et moins funestes alors qu'ils ne le sont aujour-
d'hui. Puis, d'une façon plus générale, on pourrait objecter le
refrain judicieux de l'opérette : « C'était pas la peine assuré-
ment, etc. »
Ainsi, d'après le ministre des Finances, sur les 36 budgets
depuis 1871, il n'y en aurait que quatre, un sur neuf, qui se
seraient soldés en équilibre réel; encore doit-on dire qu'un
examen plus attentif démontre, d'une manière irréfragable, que,
pour deux de ces budgets tout au moins, ceux de 1904 et 1905,
l'équilibre est fictif. On a vu, en effet, que, au printemps de 1905,
lorsque éclata l'incident marocain, le gouvernement s'aperçut
soudain qu'on avait négligé de maintenir aux quantités nor-
males et nécessaires les approvisionnemens de la guerre et de la
marine : vêtemens, chaussures, munitions, vivres : il fallut
à la hâte obtenir, en dehors du Parlement, le vote clandestin
par la Commission du. budget de !a Chambre et la Commission
des finances du Sénat des crédits supplémentaires de 193 mil-
lions, pour reconstituer les approvisionnemens militaires : on a
donc le droit de dire aue les budgets de 1903, 1904 et 1905 ne
7C6 RE^njE DES DEUX MONDES.
comprenaient pas toutes les dépenses nécessaires : en imputant
à ces trois budgets ces 193 millions de crédits supplémentaires
tardifs et occultes, soit 64 millions un tiers pour chacun d'eux,
on fait une correction indispensable. Alors les budgets de 1903
et 1903 cessent dêtre en équilibre; celui de 1904 offre encore
un excédent d'environ 18 millions.
Tels sont les résultats de la gestion financière de la France
pendant cette longue époque de paix 1871-1906: sur 36 budgets,
34 sont en déficit, 2 seulement se trouvent en léger excédent :
l'un, celui de 1898, de 28 millions; l'autre, celui de 1904, de
18 millions.
Cette époque plus que trentenaire, M. Poincaré, dans sa
revue rétrospective, la divisée en cinq périodes : la première,
celle de 1871-1878, que nous appellerons la période de reconsti-
tution ; la seconde, celle de 1879 à 1890, qui fut essentiellement
une période d'entraînemens ; la troisième, de 1891 à 1898, qui
fut un peu une période de recueillement, et enfin la quatrième,
celle de 1899 à l'heure présente^ où, après avoir bénéficié mo-
mentanément du résultat des efforts de la précédente, on retombe
dans les imprudences, disons plutôt dans les folies.
La première période, celle de 1871-1878, témoigne favora-
blement et tourne à l'honneur des pouvoirs publics. A vrai dire,
on a eu tort d'y comprendre l'année 1878, qui inaugure l'ère des
grosses imprudences et appartient plutôt à la période suivante.
Politiquement et économiquement, il fallait l'arrêter à l'année
1877 |incluse. A partir de 1878, c'est un autre personnel gou-
vernemental qui entre en scène, un autre esprit, une autre con-
ception; la prudence, la circonspection, la prévoyance s'atténuent
ou même disparaissent.
De 1871 à 1877 inclus on sent, chez les pouvoirs publics, le
souci continu d'enrayer le développement des dépenses : l'année
1877 porte à 2 991 millions les dépenses de toute nature contre
2734 millions en 1872; c'est bien un accroissement de 257 mil-
lions ; mais il concerne presque uniquement les dépenses néces-
saires ou d'un manifeste intérêt national : la charge de la dette
consolidée ou remboursable est portée de 1 029 millions à
1 070; les crédits du ministère de la Guerre, ordinaires et
extraordinaires, de 501 millions à 766; ceux de la Marine,
de 144 millions fi 190; l'augmentation de ces trois chapitres,
laquelle atteint 352 millions, dépasse sensiblement l'accroissement
LE BUDGET DE 1907. 76t
total dos dépenses budgétaires ou extra-budgétaires qui est seu-
lement de 257 millions. On doit rendre hommage aux pouvoirs'
publics de cette période 1871-1877 : ils se sont appliqués avec
un soin vigilant et incessant à contenir toutes les dépenses
parasites, et à tout subordonner au relèvement des forces de la
nation.
Il en est tout autrement pour la période suivante qui, nous)
le répétons, car ce point a historiquement et psychologiquement
une grande importance, s'ouvre avec l'année 1878 et non pas,
comme le dit le document que nous analysons, en 1879. Dans
cette seconde période, l'imprévoyance règne en maîtresse : sou-
dain, de 2 991 millions en 1877, les dépenses publiques s'élèvent
à 3 334 millions en 1878, soit 343 millions d'accroissement en
une seule année, puis, par une suite de bonds, elles atteigneni'
3 744 millions en 1882 et 3 779 millions en 1883, le point cul-
minant jusqu'à ce jour. L'insuffisance annuelle des recettes nor-
males pour couvrir ces dépenses oscille, dans ces années 1878
à 1883, entre 491 et 763 millions par an (491 millions minimum
en 1878 et 763 millions maximum en 1883). On s'abandonne
alors à tous les entraînemens ; l'Etat rachète inutilement des
lignes ferrées et en assume l'exploitation; il fait à la fois, sans
études sérieuses, les travaux publics les plus divers, souvent
destinés à une complète improductivité, sinon même à l'aban-
don; il assume la construction directe de nouvelles lignes
ferrées, il pousse les localités, par des subventions exagérées et
irréfléchies, dans la même voie ruineuse; il fait pour l'Instruc-
tion publique des sacrifices dont le principe est louable, mais
dont l'application est en partie désordonnée et inefficace; il
enfle le personnel de toutes les administrations ; en même temps
il étend, disperse et conduit sans méthode les entreprises colo-
niales. Bref, il semble que les pouvoirs publics alors jugent du
mérite et de l'effiicacité de leur tâche d'après la rapidité du taux
de l'accroissement des dépenses de l'Etat et des localités. On
allait ainsi à l'épuisement et aux embarras financiers les plus
graves : des insuffisances de recettes de 500 à 760 millions pai
année relativement à l'ensemble des dépenses budgétaires et
extra-budgétaires n'eussent pu continuer indéfiniment : elles se
prolongèrent pendant six ans. A partir de 1883, ce vent de
folie s'atténua: on revint à un peu de réflexion, sinon encore
à la sagesse; la signature des conventions de 1883 avec -}es
7G8 REVUE DES DEUX MONDES.
grandes compagnies de chemins de fer marque le retour à la
prudence : on sait qu'il est de mode, dans les groupes radicaux,
d'appeler « conventions scélérates » ces contrats salutaires qui
prévinrent la ruine de nos finances; dès le lendemain de ces
actes, la situation s'améliore: l'insuffisance des recettes normales
par rapport aux dépenses de toute nature qui était de 763 mil-
lions en 1883, s'abaisse à 453 millions en 1884, puis à 420 en
4885; elle reste, toutefois, aux environs de 350 à 400 millions
pendant les années suivantes. Graduellement, grâce aux efforts
notamment de M. Rouvier, qui fit à cette époque preuve d'éner-
gie, ces insuffisances se réduisirent et, en 1890, l'excédent des
dépenses sur les recettes normales n'était plus que de 177 mil-
lions.
En 1891 s'ouvre, d'après M. Poincaré, la troisième période,
qui se signale par le retour à l'unité budgétaire, par la réinté-
gration dans le budget de la plupart des dépenses qui formaient
antérieurement des comptes à part; l'écart entre l'ensemble des
dépenses et les recettes normales se restreint : jusqu'à 1896 in-
clus, il oscille entre 50 et 100 millions annuellement. En
1897, l'excédent des dépenses se réduit à 7 millions et, enfin, en
1898, pour la première fois depuis 1870, on obtient un excédent
des recettes sur les dépenses, bien léger il est vrai, à savoir
28 millions. Cet excédent des recettes constitue un phéjiomène
isolé; en 1899, on réalise à peu près l'équilibre; mais en 1900,
1901 et 1902, on voit se reproduire des insuffisances considé-
rables, qui, atteignent 209 millions, en 1901, et 179 millions, en
1902. M. Poincaré a fait une période à part des années 1899 à
1906 ; elles seraient caractérisées par une relative correction
budgétaire, en ce sens que les dépenses hors budget auraient dis-
j)aru; il les signale, en outre, on l'a vu, comme ayant donné en
1903, en 1904 et en 1905 de légers excédons des recettes nor-
males sur l'ensemble des dépenses; mais, comme nous l'avons
fait remarquer plus haut, on ne peut admettre un excédent réel
des recettes que pour l'année 1904, puisque le gouvernemeL^t a
été obligé, en 1905, d'ouvrir 193 millions de crédits extraordi-
naires au département de la Guerre, par suite de la réduc-
tion abusive des crédits d'entretien des approvisionnemens en
1903, 1904 et 1905. Si l'on répartit ces 193 millions de crédits
extraordinaires sur ces trois exercices, à raison de 04 millions un
tiers pour chacun d'eux, l'excédent apparent des exercices 1903 et
LE BUDGET DE 1907. 769
190o est absolument absorbé, et l'exercice 1904 reste seul eu
excédent réel, de 18 millions environ.
Telle a été la marche de nos finances depuis 1871 : deux exer-
cices seulement, ceux de 1898 et de 1904, offrent un excédent
des recettes normales sur l'ensemble des dépenses, excédent bien
maigre, d'ailleurs : 28 millions en 1898 et 18 millions en 1904.
Néanmoins, on ne peut contester qu'il n'y ait eu dans la gestion
une amélioration assez sensible depuis 1885, et surtout depuis
1891. Cette amélioration, si insuffisante qu'elle soit, ne tient pas
principalement à plus de prudence et de fermeté dans l'engage-
ment des dépenses : elle a deux autres causes : d'une part, les
conversions de dettes publiques, qui ont procuré au Trésor des
économies considérables, d'autre part le relèvement des recettes
nettes des grandes Compagnies de chemins de fer, qui a sin-
gulièrement réduit le fardeau des garanties d'intérêts et qui même
a ouvert pour le Trésor la période des remboursemens à lui
faits par les Compagnies. Voilà les deux aubaines qui ont sauvé
nos finances publiques d'embarras inextricables.
En 1883, en 1894, en 1302, la dette de près de 6 milliards
contractée au taux d'iutérêt de 5 pour 100 après la guerre de
1870-71 a été réduite en 4 et demi d'abord, puis en 3 et demi,
puis en 3 pour 100; il en est résulté un allégement total de
136 millions de francs en chiffres ronds. Nous laissons de côté
quelques autres conversions moins importantes qui ont aussi
procuré au Trésor, soit sous la forme d'apport de capital, soit
sous celle de réduction d'intérêts, quelques ressources, comme la
conversion de l'emprunt Morgan et celle des anciennes rentes
4 et demi et 4 pour 100. Le bénéfice des conversions s'est sur-
tout fait sentir dans la période de 1894 à 1903.
Au cours de la môme période, le gouvernement ayant adopté
dans ses rapports avec les grandes Compagnies de chemins de
•fer un modus vivemli équitable, la charge des garanties d'intérêts,
qui un moment/avait été écrasante pour nos budgets, s'atténua
considérablement, puis fit place à des rentrées notables : en l'année
1895, d'après les tableaux de M. Poincaré, la charge de ces ga-
ranties d'intérêts atteignait 99 millions; elles ne figurent plus
au budget de 1907 que pour 15 millions; mais, d'autre part, on
trouve en recette au même budget 13 millions de reversemens à
faire par certaines Compagnies ?ur les garanties d'intérêts anté-
rieurement payées et, en outre, 4 millions et demi de parlage
TOME XX-MV. — 1906. lù
770 REVUE DES DEUX MONDES.
'des bénéfices avec la Compagnie de Lyon : ainsi l'Etat, en 1907,
versera 15 millions aux Compagnies, mais en recevra 17 millions
et demi, de sorte qu il aura un boni de 2 millions et demi ; en
1895, au contraire, il devait leur verser, sans aucune contre-
partie correspondante, 99 millions; c'est donc, du chef des pro-
grès de l'exploitation des chemins de fer, une économie pour
le Trésor de 101 millions en 1907 relativement à 1895.
Les 136 millions d'économies des conversions, les 101 mil-
lions de disponibilités annuelles résultant des réductions de
compte de la garantie d'intérêts ou de la participation dans les
bénéfices des voies ferrées, c'est là une double aubaine d'en-
semble 237 millions qui eût dû mettre à l'aise nos budgets. Et
cependant, ils sont retombés dans la gêne la plus préoccupante,
dans le déficit le plus manifeste en 1906 et en 1907 : M. Poin-
caré le proclame avec netteté, sinon même avec rudesse, ce
qui, de sa part, est méritoire; le doyen du Parlement et du parti,
M. Magnin, homme de grande expérience, le reconnaît avec
mélancolie. Le présent est dur pour le contribuable, et l'avenir
s'annonce pour lui comme encore plus sombre. Gomment, en
trente-six ans de paix, malgré le bénéfice énorme des conver-
sions et les revenus, au lieu des charges, que l'Etat commence
à retirer des voies ferrées, en est-on arrivé à cette sorte de
détresse? Nous n'y voyons, quant à nous, qu'une cause, une
seule, et c'est M. Poincaré lui-même qui l'indique (page 35 de
l'Exposé des motifs) : « La fièvre de dépenses un moment
conjurée a bientôt des retours offensifs. » On est retombé dans
une nouvelle ère de folies et, si l'on n'y met un terme, le budget
va être de nouveau submergé et offrir des insuffisances de 3 ou
400 millions, sinon davantage, comme dans la période de 1878
à 1887.
III
On cherche, cependant, d'autres causes à la gêne actuelle du
Trésor : ce ne serait pas seulement l'entraînement des dépenses
qui l'aurait conduit à ces insuffisances de ressources, c'est, dit-on,
des dégrèvemons inopportuns ou excessifs. Que certains aban-
dons d'imp(jts aient été malencontreux, on n'en peut douter.
Mais il est impossible de soutenir que, dans les trente-six années
de paix ininterrompue qui viennent de s'écouler, le Trésor frau-
LE BUDGET DE 1907. 771
çais se soit montré trop libéral envers le contribuable et lui ait
fait des remises d'impôts injustifiées. Tout au contraire, il n'eût
été que juste qu'au bout de cette longue période, représentant
presque la vie active d'une génération, on eût aboli complète-
ment les taxes mises sur le pays après la guerre de 1870-71.
Cela eût été d'autant plus équitable que le Trésor, comme on
l'a vu, à bénéficié d'une énorme aubaine par les conversions de
la dette publique.
Le ministre des Finances, dans l'Exposé des motifs du budget
de 1907, fait grand état des dégrèvemens consentis au cours de
cette période trentenaire ; ses observations à ce sujet méritent
d'être examinées et commentées. Les impôts nouveaux et les sur-
taxes établis depuis le 1" janvier 1870 se seraient élevés à
1215 millions de francs et les dégrèvemens réalisés depuis le
l*''" janvier 1870 jusqu'au 1" juin 1906 atteindraient 840 millions
en chiffres ronds : les impôts nouveaux durant cette longue pé-
riode dépasseraient ainsi les dégrèvemens de 375 millions
(page 68 de l'Exposé des motifs).
Nous verrons qu'il y a des rectifications importantes à faire à
ces calculs ou, du moins, à l'interprétation de ces calculs. Pre-
nons-les, toutefois, provisoirement tels qu'on nous les présente;
mais faisons-y cette addition nécessaire : M. Poincaré propose
pour 1907 une somme de 153 millions d'impôts nouveaux, à sa-
voir 124 millions d'impôts divers et 29 millions du décime des
successions (pages 103 à 105 de l'Exposé des motifs). Si l'on joint
ces 153 millions aux 375 précédons, on voit que les impôts éta-
blis ou à établir depuis la guerre et qui survivent, dépassent de
528 millions de francs les dégrèvemens effectués, et cela sans
préjudice des observations que nous présenterons tout à l'heure
et qui tendent à grossir considérablement ce chiffre.
Qu'après trente-cinq ans de paix, et après le bénéfice de la
réduction du taux de 5 pour 100 au taux de 3 pour 100
des intérêts d'une grosse partie de la dette publique, la France
soit dans la nécessité de maintenir 528 millions de taxes di-
verses en plus de celles qu'elle supportait avant 1870, nous ne
pouvons, quant à nous, trouver qu'il y ait là matière à congra-
tulation; c'est, au contraire, la condamnation la plus décisive de
la conduite des finances françaises pendant cette longue période
qu'aucune calamité publique n'est venue frapper.
Cette condamnation par les faits eux-mêmes de la gestion
lis REVUE DES DEUX MONDES.
financière du pays s'aggrave encore quand on étudie d'un peu
près le mouvement des impôts nouveaux et des dégrèvemens. Il
ne faudrait pas croire, en elîet, que les 1 213 millions d'impôts
ou de surtaxes qui ont vu le jour depuis 1870 aient été tous éta-
blis dans les années qui ont immédiatement suivi la guerre
franco-allemande. Sur les 1215 millions ci-dessus, 485 millions
en cliifTres ronds datent des années 1880 ou postérieures. Le
chitTre des impôts ou surtaxes qui remontent aux années 187(>
1879, et qui peuvent par conséquent êlro considérés comme ayant
eu la guerre de 1870-71 pour cause directe, atteint 730 millions
environ. Si, de ce chiffre de 730 millions d'impôts dus à la
guerre, on rapproche celui de 528 millions d'excédens dos im-
pôts établis sur les dégrèvemens effectués dans la période 1870-
1907, en supposant votées les surtaxes proposées par M. Poin-
caré dans le projet de budget de cette dernière année, on voit
que la France supportera encore en 1907 sensiblement plus des
deux tiers des impôts que la guerre de 1870-71 a rendus néces-
saires. En trente-six années de paix, l'on n'est pas arrivé à ré-
duire d'un tiers le montant effroyable des taxes que des cala-
mités nationales sans précédens avaient forcé d'imposer au pays.
Jamais, croyons-nous, une grande nation, en pareille circon-
stance, n'a fait preuve d'une semblable imprévoyance et d'une
aussi condamnable légèreté.
Il est clair que, dans cette voie, l'on marche à l'écrasement
complet du contribuable. Dans les périodes de paix les plus pro-
longées, on maintient les deux tiers des impôts établis dans les
périodes de calamité; comme la nature des choses fait réappa-
raître à des intervalles plus ou moins distans les jours d'épreuves,
le poids des taxes, ne s'allégeant presque pas dans les périodes
prospères et s'aggravant considérablement dans les temps de
crise, le fardeau doit à la longue en devenir intolérable.
• Nous nous en sommes tenu jusqu'ici aux chiffres mêmes de
fExposé des motifs pour apprécier la somme des impositions
nouvelles et celle des dégrèvemens dans cette période de trente-
sept ans, le budget de 1907 y inclus. Mais il faut y faire quelques
corrections qui se traduisent en aggravations. Quelle est la base
des calculs de l'Exposé des motifs pour ces impositions et ces
dégrèvemens? On le dit à la page 71 : « Les chilTres sont pris,
bien entendu, au moment de la création des impôts ou du vote
des dégrèvemens. » Soit, c'est une luélhode très simple; mais
LE BUDGET DE 1907. 773
elle conduit à des résultats qui, si on ne les interprète judicieu-
sement, induisent en erreur. Prenons deux exemples caractéris-
tiques : voici l'impôt sur le papier; il est établi par des lois de
1871 et de 1873 et figure dans la colonne des impositions nou-
velles pour 12177 000 francs; d'un autre côté, il est supprimé
par une loi de 1885 et figure dans la colonne des dégrèvemens
pour son produit d'alors, soit pour 14 400 000 francs; c'est-à-dire
que de ce chef on fait ressortir pour le même impôt 2 223 000 francs
de plus à la suppression qu'à l'établissement; ces 2223 000 francs
viennent fausser la comparaison globale des impositions nou-
velles et des dégrèvemens : on paraît, de ce chef, avoir supprimé
une somme d'impôt plus forte que celle qu'on a établie, alors
qu'il n'en est rien. Voici un autre exemple qui est encore plus
frappant : à la page 76 de l'Exposé, l'impôt sur le revenu des
valeurs mobilières (car il existe bien, cet impôt sur le revenu)
avec difîérens droits accessoires figure, dans le tableau des im-
positions nouvelles, pour 34 297000 francs seulement, parce que
c'était le chiffre qu'on en attendait quand on l'établit. Or, dans
l'année 1905, cet impôt a produit 85 839 000 francs, soit 51 mil-
lions de francs de plus que cette évaluation; c'est à ce dernier
chiffre, et non pas à celui de l'évaluation lors de sa création,
qu'il faut estimer le poids de l'impôt. On pourrait multiplier ces
exemples. La conséquence est considérable : ce n'est pas à
528 millions de francs (y compris les propositions de M. Poincaré
pour 1907) que l'on doit estimer le surcroît d'impôts que sup-
porte actuellement le peuple français par comparaison avec les
années antérieures à 1870, c'est à 700 millions tout au moins. Il
y faudrait joindre les considérables surtaxes locales. Peut-on
dire qu'une gestion qui maintient après trente-six années de
paix une surcharge aussi énorme, établie dans les jours des
plus cruelles épreuves, ne soit pas une gestion calamiteuse et
y a-t-il une apologie possible devant des faits regrettables aussi
certains ?
Jetons maintenant un rapide coup d'œil sur les impositions
nouvelles et les dégrèvemens effectués, particulièrement depuis
1880 et plus encore depuis 1890; nous verrons que ce double
mouvement a eu pour but et pour effet de déplacer la base de la
taxation, en la renfermant dans un cercle de plus en plus étroit,
en y comprenant uu nombre de contribuables de plus en plus
restreint.
774 REVUE DES DEUX MONDES.
Si l'on considère les impôts directs proprement dits, les
« quatre vieilles, » comme on les appelle, on voit que, depuis 1870,
elles ont, pour le compte de l'État, subi peu de modifications,
le total des impositions nouvelles y atteignant 83 millions et
demi et le total des dégrèvemens 96 millions; il ne faudrait pas
croire, toutefois, qu'on y ait plus dégrevé qu'imposé. L'écart
Aient, en grande partie, de ce que les dégrèvemens étant plus
récens que les impositions, la matière imposable s'était déve-
loppée dans l'intervalle; on en a un exemple des plus frappans
dans la taxe sur les vélocipèdes, qui figure pour 1350 000 francs
dans le tableau des impositions lors de sa création et qui est in-
scrite pour 5 150 000 francs dans le tableau des dégrèvemens; de
même pour la taxe militaire, qui est portée dans le premier
tableau pour 720000 francs lors de sa création en 1891 et se
trouve inscrite pour 2911 000 francs dans le tableau des dégrève-
mens : on a l'air ainsi de dégrever deux, trois et jusqu'à quatre
fois plus (pour les vélocipèdes) que l'on n'a imposé, tandis qu'il
s'agit au fond d'une môme taxe d'abord établie, puis supprimée
ou atténuée. Un gros article que l'on trouve dans le tableau des
dégrèvemens des impôts directs, c'est celui de la détaxe des
petites cotes foncières pour 16 606 000 francs; or, c'est bien là
un exemple de cette tendance que nous signalons à réduire de
plus en plus la base d'imposition en exemptant un grand nombre
de contribuables et en concentrant le poids des taxes sur le res-
tant. Si l'on tient compte des observations qui précèdent, on voit
que, contrairement à l'apparence, les contributions directes,
sauf pour certaines catégories favorisées de contribuables, n'ont
pas été allégées depuis 1870 en ce qui concerne la part de l'Etat;
elles ont été, d'autre part, singulièrement accrues du chef des
localités et notamment, dans les villes, à la suite du dégrève-
ment des octrois.
La catégorie des droits d'enregistrement et de timbre offre
beaucoup plus de modifications : les impositions nouvelles de-
puis 1870 y montent à 248 millions et les dégrèvemens à moins
de 63 millions, laissant subsister une aggravation de 185 mil-
lions. En réalité, celle-ci est beaucoup plus forte, parce qu'il faut
tenir compte, comme nous l'avons fait observ-er, que les imposi-
tions nouvelles et les dégrèvemens n'ont pas été en général
simultanés et que la matière imposable s'était développée entre
la date des impositions et la date plus tardive des dégrèvemens.
LE BUDGET DE 1907. 775
Il importe d'examiner un peu les unes et les autres. La plupart
des taxes nouvelles et des surtaxes portent sur cette fameuse
« richesse acquise, » qui évidemment doit contribuer, mais ne
peut, formant la minorité des revenus, supporter, sans en être
écrasée, le poids principal de la contribution : deuxième dé-
cime et demi-décime sur les droits d'enregistrement, élévation
des droits de transmission sur les valeurs mobilières, élévation
des droits de timbre sur les fonds publics étrangers et les valeurs
étrangères, etc., modification du taux de capitalisation du revenu
des immeubles pour la perception des droits de succession ;
hausse de ces derniers droits et introduction d'un tarif progres-
sif; voilà les principales surtaxes et aucune d'elles n'est l'objet
d'un dégrèvement ultérieur. En revanche, les 63 millions de
dégrèvemens à l'enregistrement et au timbre profitent à peu
près uniquement à la masse du public: 10106 000 francs de
suppression du droit de timbre sur les journaux, 3168000 sur les
permis de chasse, 23500 000 sur les effets de commerce, 8 100 000
sur les colis postaux en diverses fois, 5 200000 sur les frais de
justice pour les petits litiges, 5 millions également sur certains
droits d'enregistrement pour alléger la charge des petits actes, etc.
Il ne suffit donc pas de dire que, depuis 1871, l'on a augmenté
les droits d'enregistremenl de 248 millions et qu'on les a réduits
de près de 63 millions, ce qui ne laisserait subsister qu'une sur-
charge de 485 millions; il faut, par l'examen du détail, se
rendre compte des catégories de contribuables qui ont été sur-
chargées et de celles qui ont été dégrevées ; on voit alors qu'au-
cune des taxes établies depuis la guerre et frappant la « richesse
acquise » n'a été réduite, que celles qui grevaient la massé du
public ont été soit notablement diminuées, soit môme suppri-
mées.
C'est toujours la même tendance que l'on constate dans toutes
les branches des impositions ; et si l'on peut dire que, dans une
certaine mesure, elle est légitime et conforme à l'esprit du temps,
il n'en est pas moins vrai que, poussée à outrance, comme c'est
le cas, elle aboutit à déplacer complètement le poids de la taxa-
tion et à en réduire singulièrement la base.
Vient ensuite, dans la série des tableaux de M. Poincaré, une
branche de recettes qui a surgi depuis la guerre de 1870-71 et
s'est notablement épanouie, à savoir l'impôt sur le revenu des
valeurs mobilières établi ei> 1872 .surélevé en 18110, et dont lad-
776 REVUE DES DEUX MONDES.
ministration n'a cessé de poursuivre l'extension clans la pratique
par des interprétations subtiles ; c'est là, certes, un impôt sur la
« richesse acquise ; » M. Poincaréne l'inscrit que pour la somme
modique de 34297 000 francs dans le tableau des impôts créés
après la guerre ; mais nous répétons qu'il a fourni près de 86 mil-
lions en 1905. Il n'a été l'objet que d'an dégrèvement, d'ailleurs
minuscule, évalué à 20000 francs en faveur des associations
coopératives.
L'une des branches de recettes qui ont été l'objet du plus de
remaniemens après la guerre, c'est celle des douanes : l'esprit
protectionniste y a eu plus de part, toutefois, que l'esprit fiscal.
Les impôts nouveaux créés ou les surtaxes établies, dans cette
administration, depuis 1870, s'élèvent à 283 800 000 francs; par
contre, les dégrèvemens ont atteint 185 millions et demi, de sorte
qu'il ne resterait en vigueur, à l'heure présente, sur les impôts
de cette nature créés ou relevés depuis la guerre, qu'une somme
correspondant à 98 millions. La plus grande partie des 185 mil-
lions de dégrèvemens efl'ectués dans cette période concernent des
consommations populaires, notamment 109 millions sur les
sucres, 7 millions sur les sels, 44 millions sur les pétroles, qui
n'avaient été préalablement, depuis 1870, surtaxés que de 18 mil-
lions ; enfm les droits de douane sur les vins eux-mêmes ont été
réduits de 19 millions par rapport aux surtaxes antérieurement
établies. Ce chapitre des droits de douane appelle cette observa-
tion que plusieurs des articles principaux qui y figurent ne pro-
duisent plus que petitement et exceptionnellement : tel est le cas
des droits sur le vin, dont l'excès de la production intérieure rend
les importations de plus en plus faibles ; tel est et surtout tel
sera, dans un avenir très prochain, le cas pour les droits sur les
céréales, dont la France, avec sa population stationnaire et le
progrès de son agriculture, importe et importera de moins en
moins. Les droits de douane sur les céréales portés pour 65 mil-
lions dans le tableau des impôts nouveaux et des surtaxes posté-
rieures à 1870 ne produisent, dans les années récentes, que 12 à
15 millions de francs (13 591000 francs en 1904); cette obser-
vation est utile pour juger le poids de notre système fiscal sur
les diverses couches de la population.
Les contributions indirectes intérieures, monopoles d'Etat
compris, sont la branche de recettes qui a été la plus remaniée
dans les Ircute-six années que nous considérons. L'Exposé des
LE BUDGET DE 1907. 177
motifs du budget de 1905 porte à 343 millions et demi le total
des impôts nouveaux ou des surtaxes établies depuis 1870 dans
ce vaste groupe d'impositions ; d'autre part, les dégrèvcmens,
durant la même période, y figurent pour 396 millions et demi ;
l'accroissement, c'est-à-dire l'excédent des impôts nouveaux ou
surtaxes relativement aux dégrèvemens, serait donc de 47 mil-
lions seulement. En réalité, il doit être le double, sinon le
triple, par la raison précédemment donnée que les impôts nou-
veaux sont comptés pour leur produit au moment de leur créa-
tion et les dégrèvemens pour leur produit dans l'année la plus
récente; or, le plus souvent, il y avait eu dans l'intervalle entre
ces deux momens un développement du produit.
Quoiqu'il en soit, l'ensemble des modifications aux contribu-
tions indirectes témoigne toujours de la même tendance, dont
l'inspiration, certes, peut être louable, mais dont l'application est
excessive, dangereuse et, en définitive, inique, à savoir des immu-
nités de plus en plus étendues accordées à la masse du public
et un rétrécissement de plus en plus accentué de la base de la
taxation. Tous les objets de consommation populaire, ceux du
moins que l'hygiène déclare inofîensifs, ont été considérablement
réduits : les sucres, le vin, la bière, le sel ; il en a été de même
pour les transports en chemins de fer, détaxes accompagnées de
faveurs particulières pour la troisième classe : si l'on y joignait
les dégrèvemens considérables alloués aux boissons dites livs^ié-
niques dans la réforme des octrois au cours des années 1897-
1900, on arriverait à un allégement de plusieurs centaines de
millions de francs des droits grevant les consommations popu-
laires, par rapport non seulement aux années 1871-1880, mais
même aux années qui ont précédé la guerre de 1870. Deux taxes
seulement ont été relevées, dans des proportions considérables,
il est vrai: la première frappe un produitmanifestement nuisible,
l'alcool; l'autre un produit, dont l'excès, sinon l'usage, prête à la
critique: le tabac. Ce sont là, avec l'impôt plus tracassier que lourd
sur les allumettes, et quelques taxes somptuaires sur les cartes à
jouer, les matières d'or et d'argent^ la poudre de chasse, les seules
branches de contributions indirectes qui soient, à l'heure présente,
sensiblement plus élevées que dans la période finale du second Em-
pire ; toutes les autres taxes indirectes sont à des taux plus bas. Il
en résulte que celui qui ne boit pas d'alcool et qui ne fume pas ou
qui fume peu paie très peu d'impôts indirects en France : dans
778 REVUE DES DEUX MONDES.
les campagnes, il arrive même que la plupart de ceux qui boivent
de l'alcool ne paient aucun impôt, grâce au privilège des bouil-
leurs de cru. D'une façon générale, d'ailleurs, nos droits sur
l'alcool, même en y ajoutant les surtaxes locales, et nos droits
sur le tabac ne sont pas plus élevés que dans divers autres pays
où l'ensemble des impôts est beaucoup plus faible que chez nous:
en Angleterre, l'impôt sur le tabac a produit absolument net
en 1904-1905 une somme de 332 millions de francs: en France,
nous arrivons pour le produit net à 340 ou 350 millions ; la diffé-
rence est donc faible. Quant aux droits sur les spiritueux, ils
rapportent à l'Angleterre 530 millions de francs, soit une cei>-
taine de millions de plus que chez nous, en réunissant les droits
intérieurs, les droits de douane et les droits locaux. On ne peut
donc dire que les deux seuls gros impôts indirects qui subsis-
tent en France, ceux sur l'alcool et sur le tabac, chargent le
consommateur français d'une façon écrasante, puisque l'on
trouve ces mêmes taxes aussi élevées, sinon davantage, dans des
pays auxquels leur situation florissante permet de n'avoir qu'un
ensemble d'impôts modérés.
Pour terminer cet examen, un peu fastidieux, peut-être, mais
nécessaire, nous arrivons à la dernière grande branche, non pas
d'impôts, mais de recettes, car, quoi qu'on en dise, si l'on étudie
les choses minutieusement, l'Etat n'en tire qu'une recette nette
assez modique, à savoir les produits des postes et des télégraphes.
Ici, les détaxes dépassent, depuis trente-six ans, dans des pro-
portions énormes, les surtaxes. On a porté, dans les tableaux du
document officiel que nous considérons, pour 21 millions et
demi les surtaxes établies aux tarifs télégraphiques et postaux
depuis 1871, et à 99600 000 francs les détaxes; nous admettons,
pour les raisons déjà données, que l'écart entre les unes et les
autres doit être moins considérable ; mais, alors même que
l'on évaluerait à 50 millions seulement, au lieu de 78, le bénéfice
net des réductions, l'avantage serait notable et il profiterait à
tous.
En somme les 316 millions prévus de recettes brutes postales,
télégraphiques et téléphoniques, si l'on en retranche, comme on
devrait le faire, non seulement les frais courans (297 millions et
demi au budget de 1907), mais l'intérêt et l'amortissement des
installations, les pensions des agens, ne fournissent au Trésor
aucun produit net appréciable : on dira peut-être qu'il faudrait
LE BUDGET DE 1907. ' 779
déduire des frais environ 27 millions de subventions à des com-
pagnies postales de navigation et à des câbles télégraphiques
sous-marins ; mais, tout au moins pour une partie, ce sont bien
là des frais d'exploitation, dont on ne saurait se passer. On ajou-
tera que l'État a, comme bénéfice net, la franchise de ses télé-
grammes et de ses propres correspondances, et cela est exact;
mais, d'autre part, il ne paie directement aucune redevance aux
Compagnies de chemins de fer pour les transports postaux, et
il subit indirectement les frais de cette gratuité apparente, soit
par le grossissement des garanties d'intérêts à sa charge, soit
par le retard ou l'amoindrissement de sa participation aux bé-
néfices des Compagnies. Tout considéré, contrairement à l'opi-
nion publique, en tenant compte de tous les élémens, le service
des postes et des télégraphes se fait en France presque au prix
coûtant; ce service public, avec les tarifs actuels, ne rapporte
rien ou quasi rien à l'Etat; iî serait important que l'on se rendît
compte de cette vérité; cela couperait court à beaucoup d'entraî-
nemens; elle ressortirait encore avec plus d'éclat si l'on défal-
quait de cette administration complexe la branche des téléphones
qui, elle, paraît être en bénéfice net d'une douzaine de millions
On trouvera peut-être que nous nous sommes étendu avec
trop de complaisance sur' les impositions nouvelles et les de-
gré vemens effectués depuis trente-six ans dans les diverses
branches des administrations fiscales. Il était indispensable de
le faire pour montrer ce travail persistant de rétrécissement
graduel de la base des impôts, d'immunités de plus en plus
larges allouées à la masse, et de concentration du poids des
taxes sur un nombre de plus en plus restreint de contribuables.
Avec la disparition ou l'atténuation des principaux impôts
indirects, auxquels on substitue de plus en plus des taxes por-
tant principalement sur « la richesse acquise, » les finances fran-
çaises ont perdu à la fois en solidité et en élasticité. Cet amoin-
drissement de l'élasticité devient chaque jour plus visible, aussi
bien pour les finances locales que pour les finances nationales.
Cela n'empêche pas que nombre de politiciens, attardés ou
étourdis, non seulement veulent continuer ce mouvement de
déplacement du poids des taxes, mais prétendent même l'accé-
lérer, au risque de rendre quasi paralytiques les finances fran-
çaises, au point que, complètement anémiées et sans ressort,
elles ne pourraient plus soutenir 'nos écrasans budgets.
780 ' REVUE DES DEUX MONDES.
IV
Il est singuli^^cment regrettable que les propositions de
M. Poincaré, pour 1 équilibre du budget de 1907, donnent dans
ce travers. Nous les rappelons : le ministre propose d'emprun-
ter 244 millions pour faire face à des dépenses considérées
comme extraordinaires et de nature à ne pas se renouveler; puis,
il demande rétablissement, non pas seulement de 123 853 000 francs
d'impôts, ainsi que pourrait le croire le lecteur superficiel, mais
de 153 millions; car il y faut comprendre le décime demandé
sur les droits de succession et de donation préalablement rele-
vés de 30 pour 100. Voici ces 153 millions d'impôts proposés :
Évaluation du produit.
Francs.
Augmentation de 30 p. 100 des droits de succession et
de donation; notons en passant que M. Poincaré
donne à ces surtaxes pures et simples ce libellé
inattendu et injustifié : « Réforme des successions
et des donations. »... 67627000
Décime sur les droits de succession et de donation après
la majoration précédente efTecluée 29 30[j000
Relèvement à 0 fr. 25 p. 100 du droit de transmission
sur les valeurs mobilières 11922 000
Relèvement à 0 fr. 10 p. 100 du droit de timbre sur les
effets de commerce 17 304000
Droit à l'importation sur les collections loOOOOO
Modification du régime des vermouts et absinthes; taxe
sur les eaux minérales 17 500 000
Répression de la fraude en matière d'alcool et d'allu-
mettes 6000000
Relèvement du tarif des imprimés sous bande (trans-
port postal) 2000000
Total 153138 000
La simple inspection de ce tableau indique immédiatement
l'inégalité de la répartition : les trois premières taxes portent in-
contestablement sur la fameuse « richesse acquise, » et elles
sclèvent à 108 854 000 francs; les cinq autres mesures seulement
portent sur l'ensemble de la population et elles n'atteignent que
44 304000 francs. Ainsi, sensiblement plus des deux tiers des
impôts projetéii sont rejetés sur le capital et notablement moins
du tiers sur l'ensemble de la population. Bien plus, ce n'est pas
LE BUDGET DE 1907. 781
sur le total de la « richesse acquise » que les 108 Soi 000 francs
de taxes nouvolJes vont être établis, mais sur une fraction seu-
Icmenl, la plus considérable, il est vrai, de cette richesse. Les
30 pour 100 de première aggravation des droits de succession, en
effet, ne grèveront que les parts héréditaires supérieures à
10 000 francs, celles ne dépassant pas ce dernier chiffre en res-
tant indemnes. Or, d'après les calculs de l'Exposé des motifs, les
parts ne dépassant pas 10000 francs représentent, comme valeur,
environ le cinquième de l'ensemble des successions.
On évalue en général à un chiffre variant entre 27 et 30 mil-
liards le revenu des Français: prenons 28 milliards qui paraîtrait
plutôt un chiffre un peu inférieur à la réalité : d'autre part, la
richesse privée des Français, en dehors des biens appartenant à
la nation et aux communes, est estimée par les statisticiens
judicieux à 220 ou 225 milliards de francs, sur lesquels 20 à
25 milliards représentent des mobiliers, des bijoux, des collec-
tions et autres objets d'usage ou de luxe, mais improductifs. Il
reste ainsi 200 milliards en chiffres ronds qui sont productifs de
revenu : à 3 un quart pour 100 net en moyenne, cela représen-
terait un revenu de 6 milliards et demi; veut-on s'arrêter à un
revenu moyen net de 3 et demi pour 100, ce qui est certai-
nement un grand maximum, on aurait, pour l'ensemble de la
« richesse acquise » en France, c'est-à-dire pour les capitaux de
toute nature, meubles et immeubles, un revenu de 7 milliards
de francs, chiffre sans doute exagéré ; en face de cette somme, il
faudrait placer les revenus ne provenant pas de capitaux, à
savoir les émolumens divers, les traitemens et les salaires. Voici
donc, autant qu'on peut s'en rendre compte, la distribution des
revenus en France : 6 et demi à 7 milliards pour les revenus de
capitaux, 21 à 21 et demi milliards d'autres revenus de toutes
sortes, dont les deux tiers environ de salaires.
Or, les 153 millions d'impôts nouveaux pour le budget
de 1907, M. Poincaré les demande à concurrence de 108 millions
et demi de francs, c'est-à-dire de plus des deux tiers, aux 6 et
demi ou 7 milliards de revenus de capitaux et à concurrence
de 4i millions de francs, non pas seulement aux 21 ou 21
milliards et demi de revenus divers, mais aux 28 milliards du
total des revenus des Français, y compris les revenus de capi-
taux qui doivent aussi contribuer à ces derniers 44 millions.
Bien plus encore, ce ne sont pas intégralement les 6 et demi
782 REVUE DES DEUX MONDES.
OU 7 milliards de revenus de capitaux qui doivent supporter la
nouvelle charge de 108 millions, mais seulement les cinq
sixièmes environ de ces 6 milliards et demi ou 7 milliards, puis-
qu'on a vu que le projet exempte de la surcharge les successions
ne dépassant pas 1 0 000 francs, lesquelles constituent en valeur près
du cinquième de l'ensemble des successions. Il faut donc con-
sidérer seulement, comme subissant toute cette charge nouvelle,
les quatre cinquièmes de la fortune acquise et non pas la tota-
lité. Ainsi, étant donné que les revenus des Français montent
à 28 milliards environ, M. Poincaré, ayant besoin de 453 mil-
lions d'impôts nouveaux, en fait peser 108 et demi exclusive-
ment sur' moins de 6 milliards de francs et n'en rejette que
44 sur les 28 milliards de francs qui forment l'ensemble des re-
venus. Ne saisit-on pas toute l'inégalité et l'injustice de cette dis-
tribution? la masse est quasi indemne et une minorité, une très
faible minorité, va supporter tout le poids des taxes nouvelles.
M. Poincaré va nous dire lui-même, et avec la plus complète
précision, combien est petite la minorité sur laquelle il fait peser
la plus grande partie des taxes nouvelles. Il y a, pages 92 et 93
de l'Exposé des motifs du budget de 1907, un passage qui mérite
d'être intégralement reproduit, tellement il exprime avec exacti-
tude, on pourrait presque dire avec ingénuité, la nouvelle théorie
fiscale, qui consiste à faire presque tout payer au tout petit nombre
et à immuniser presque complètement le très grand nombre.
Voici ce passage très démonstratif : « Parmi les circonstances
qui manifestent l'existence de cette fortune (la fortune acquise),
l'ouverture des successions est celle qui échappe le plus diffi-
cilement aux recherches du Trésor, et il nous a paru pos-
sible d'accroître tout d'abord les tarifs édictés par les lois du
25 février 1901 et du 30 mars 1902. C'est bien la richesse formée
qui sera atteinte puisque le principe de la déduction des dettes,
introduit par la première de ces lois, assure la répartition équi-
table de l'impôt d'après l'importance réelle des parts. Nous vous
proposons, du reste, de limiter aux parts supérieures à
10000 francs la majoration des droits et de ménager ainsi la plus
grande partie des héritiers ou des légataires. Il ne sera pas inu-
tile, en effet, de faire remarquer que le nombre des parts infé-
rieures à 10 000 francs représente une fraction très élevée du
nombre total des parts : en 1902, sur 991239 parts, 937 488
figurent dans cette catégorie, de sorte que la majoration n'eût
I
LE BUDGET DE 1907. 783
porté que sur 53751 parts; en 1903, sur 1 011 305 parts, 946152
eussent été exemptées : 6 pour 100 seulement des héritiers seront
ainsi touchés par l'augmentation de 30 pour 1 00 que nous vous
proposons. Nous ajouterons que la progressivité des droits sera
maintenue à partir de 10 000 francs puisque tous les tarifs seront
proportionnellement relevés. » Voilà qui est décisif; 6 pour 100
seulement des contribuables seront atteints, l'aggravation d'im-
pôts ne portera donc que sur une très petite minorité; elle n'a
par conséquent aucun inconvénient, politique s'entend. Telle est
la théorie en cours
Encore M. Poincaré s'excuse-t-il d'avoir retenu une soixan-
taine de mille contribuables sur un million ; il aurait voulu mieux
faire et n'en prendre qu'un plus petit nombre. Ecoutons-le encore
(page 93 de l'Exposé des motifs), car tout cet exposé est vraiment
précieux : « L'importance même de cette somme qui nous était
indispensable pour l'équilibre du budget et le petit nombre rela-
tif de parts successorales appelées à la fournir expliquent pour
quels motifs nous avons dû surtaxer toutes les parts supérieures
à 10 000 francs. Si l'on se réfère aux résultats de 1904, à défaut
de renseignemens suffisans pour 1905, on constate que, si l'on
surtaxait seulement les parts supérieures ,à 50 000 francs, le
produit de l'impôt fléchirait de plus de 15 millions et demi; en
ne taxant que les parts supérieurs à 100 000 francs, la diminu-
tion serait de 22 millions et demi et, déjà dans ce dernier cas,
la majoration devrait être portée à près de 50 pour 100, au lieu
de 30, si l'on voulait obtenir une ressource de 60 millions. »
La tendance de la nouvelle fiscalité est ici très nettement
accusée; il s'agit de concentrer l'impôt, en en exemptant le plus
,^rand nombre, sur des têtes choisies. M. Poincaré croit agir
avec beaucoup de modération en retenant 6 pour 100 des con-
tribuables, tandis qu'il eût pu n'en retenir que 2 pour 100 ou
1 pour 100; mais alors la base de taxation eût été tellement
étroite et le poids si écrasant que le ministre a reculé, laissant
à un de ses successeurs le soin d'être plus audacieux, plus témé-
raire plutôt, et plus logique.
Dans cette voie, on glisse rapidement à la confiscation et,
quoi que pense M. Poincaré, il y est déjà arrivé. On est déjà
bien loin, à l'heure présente, de la vicesima h^reditatiim, le
vingtième des héritages, taxe établie par Auguste, laquelle, dans
l'état de choses le plus fréquent au cours de la civilisation, jusque
784
RE^'UE DES DEUX MONDES.
vers le dernier quartier du xix^ siècle, représentait environ une
année de revenu (1). Les lois du 25 février 1901, votées sur
l'initiative de M. Poincaré, et du 30 mars 1902, ont déjà édicté
un tarif de droits successoraux que Ton peut appeler féroce : les
droits, en elfet, y peuvent atteindre le taux de 14 pour 100
entre frères et sœurs, de 15,50 entre oncles ou tantes et neveux
et nièces, de 17,50 entre grands-oncles ou grand'tantes et petits-
neveux ou petites-nièces , c'est-à-dire entre collatéraux pro-
ches, de 20,50 enfin entre parens au delà du sixième degré et
entre personnes non parentes. Pour rédification du lecteur, nous
reproduisons ici le tableau de ces droits :
TAUX APPLICABLE A LA FHACTION DE LA PART NETTE COMPRISE ENTRE :
INDICATION
des dogrés
DK PARENTÉ.
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« 2"
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g 1 à 10 millions.
"^ Do 10000001
0 à 50 millions.
0 .
^ —
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p. lot
p. 100
p. 100
l'Ligne directe.
1,00
1,25
1,50
1,75
2,00
2,50
2,50
3,00
3,50
4,00
4,50
5,00
2° Entre époux.
3,75
4,00
4,50
5,00
5,50
6,00
6,50
7,00
7,50
8,00
8,50
9,00
3° Entre frères
et sœurs . . .
8,50
9,00
9,50
10,00
10,50
11,00
11,50
12,00
12,50
1:100
13,50
14,00
40 Entre oncles
ou tantes et
neveux ou niè-
i
ces
10,00
10,50
11,00
11,50
12,00
12,50
13,00
13,50
14,00
U,50
15,00
15,50
5" Entre grands-
oncles et
grand'tantes
et petits -ne-
veux ou pe-
tites-nièces et
entre cousins
germains. . .
12,00
12,50
13,00
13,50
14,00
14,50
15,00
15,50
16,00
16,50
17,00
17,50
6° Entre parens
~
aux 5* ou au
6* degré.. . .
14,00
14,50
15,00
15,50
16,00
16,50
17,00
17,50
18,00
18,50
W,00
19,50
7° Entre parens
au delà du 6*
degré et entre
personnes non
parentes . . .
15,00
15,50
16,00
16,50
17,00
17,50
18,00
18,50
19,00
19,50
20.00
20. .KO
(1) 11 est Intéressant de se reporter au commentaire de Pline sur cet impôt;
nous l'avons reproduit dans notre Tiailé de la Science des Finances, 7* édition
1. 1". p. on.
1
LE BUDGET DE 1907.
783
Des perceptions de 13 à 20,50 pour 100, correspondant à
quatre ou sept années de revenu, nous n'hésitons pas à dire que
ce ne sont pas des impôts, ce sont des confiscations. Ce sont ces
taxes déjà formidables que M. Poincaré va énormément accroître,
par deux majorations successives: la première, de 30 pour 100
pour toutes les parts supérieures à 10 000 francs, la seconde de
10 pour 100 pour ces mêmes parts et s'ajoutant à la majoration
précédente et portant, pour celles-ci, le total de la majoration à
43 pour 100; M. Poincaré revient encore ici sur l'immunité
accordée au plus grand nombre et à la concentration de la taxe
sur un très petit nombre : « Vous remarquerez, dit-il (page 105),
TAXE APPLICABLE, d'aPRÈS LE PROJET GOUVERNEMENTAL, A LA FRACTION DE PART NETTB
COMPRISE ENTRE .*
LNDICATIOiN
des degrés
DU PARENÏIC.
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à 250 000 francs.
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1 "Ligne direcle.
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1,00
p. 100
1,25
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p. 100
2,50
p. 100
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3,57
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3,57
p. 100
4,29
p. 100
5,00
p. 100
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10,72
11,44
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et sœurs . . .
4° Entre oncles
8,:jo
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13,58
14,43
15,01
15,73
10,44
17,16
17,87
18,59
19,30
20,02
ou tantes et
1
neveux ou
nièces. . . . .
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10,00
10,50
15,73
16,44
17,01
17,89
18,59
19,36
20,02
20,73
21,45
22,10
oncles ou
grand'tantes,
petits -ne veux
.
ou petites-
.
nièces et entre
cousins ger-
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0° Entreparens
12,00
12,50
18,59
19,30
20,02
20,73
1
21,45
22,16
22,88[23,59 24,31
i
25,02
au 5* et au
1
1
6» degré . . .
""Entre pa-
14,00
14,50
21,45
22,16
22,88
23,59
24,31
25,02:
25,74
26,45
27.17'
27. Sh
(
rens au delà
du 6* degré
et entre per-
sonnes non
parentes . . .
15,00
15,50
22,88
23,59
24,3125,02
1
25,74
26,45
27,17
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27.88 28,60
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TdMK XXXIV. •- lyu'6.
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786 REVUE DES DEUX MONDES.
que ce décime porto sur les mêmes parts nettes que la surtaxe
de 30 pour 100; la très grande majorité des héritiers ou léga-
taires n'y sera donc point soumise. » Il résulte de ces majorations
cumulées le tableau précédent qui est trop intéressant pour qu'on
ne le soumette pas au lecteur.
Il suffit de jeter les yeux sur ce tableau pour voir que le mot
de confiscation n'est pas exagéré en présence d'une taxation
aussi formidable. C'est à croire que M. Poincaré aura négligé de
se faire présenter ces calculs : en tout cas, l'Exposé des motifs et
les Documens annexes ne les contiennent pas; ils nous eussent
épargné la peine fastidieuse de les faire. On y voit que sur
84 taux de taxation, qui s'appliquent aux taxes successorales, le
taux de 10 pour 100 est atteint ou dépassé dans 63 cas; le taux
de 15 pour 100 lest dans 50 cas; le taux de 20 pour 100 l'est
dans 32 cas; celui de 25 pour 100 est atteint ou dépassé dans
13 cas; celui de 27 pour 100 l'est dans 6 cas, enfin, celui de
28 pour 100 l'est dans 2 cas.
Ce qui donne encore un caractère plus épouvantable à ces
appropriations indues du fisc, véritables vols auxquels on pré-
tend donner une sanction légale, c'est que, quand il s'agit de
propriétés immobilières, bâties ou non bâties, la base d'évalua-
tion qui sert à l'établissement de l'assiette des droits est fort
exagérée : on multiplie, en effet, le revenu, sans aucune déduc-
tion des charges ou impôts, par vingt pour la propriété bâtie et
par vingt-cinq pour la propriété non bâtie, ce qui fait ressortir
en général la valeur fiscale à un cinquième ou un quart, parfois
à un tiers ou moitié, au-dessus de la valeur vénale ou réelle.
Tous les taux ci-dessus doivent donc être, dans la pratique,
relevés d'un cinquième ou d'un quart au moins quand il s'agit
d'immeubles =
Tenons-nous-en, toutefois, aux taux officiels, on voit que
l'on arrive au taux de 10 pour 100 entre époux dès que la part
héréditaire dépasse 1 million; on franchit 15 pour 100 entre
frères et sœurs dès que la part héréditaire excède 100 000 francs
et on dépasse 17 pour 100, au môme degré de parenté, dès qu'elle
excède 1 million. On franchit le taux de 15 pour 100 entre oncle
et neveu, dès que la part excède 10 000 francs, et l'on franchit
le taux de 18 pour 100 dès qu'elle dépasse 500 000 francs, et
enfin on franchit le taux de 20 pour 100 dès qu'elle excède 2 mil-
lions : entre grand-oncle ou grand'tante et petit-neveu ou petite-
LE BUDGET DE 1907. 787
nièce, le taux de 20 pour 100 est dépassé dès cpie la part héré-
ditaire est au-dessus de 100000 francs et le taux de 22 pour 100
est franchi dès qu'elle arrive à 1 million ; enfin entre parens au
delà du sixième degré et entre étrangers, le taux est de près de
23 pour 100 pour une part de plus de 10 000 francs, il excède
25 pour jOO pour une part dépassant 250000 francs et aboutit,
en fin de compte, au taux maximum de 28,81 pour 100.
Il n'est aucune législation à notre connaissance, chez aucun
grand peuple et dans aucun temps, qui contienne de pareilles
monstruosités. En Angleterre, un chancelier de l'Echiquier radi-
cal, sir William Harcourt, fit voter, par le Parlement britannique,
en 1894, sur les successions, un système de taxes hautement
progressif, mais qui s'arrêtait au maximum de 18 pour 100, au
lieu du taux de 28,8 pour 100 proposé aujourd'hui en France : le
taux britannique entre frères et sœurs et descendans d'eux ne
dépasse pas 7 et demi pour 100 jusqu'à 1 250000 francs et n'at-
teint 10 pour 100 qu'au delà de 6 millions un quart; le taux
maximum, même pour les successions de plus de 25 millions,
n'est entre frères et soeurs et leurs descendans que de 11 pour 100,
soit inférieur de moitié au maximum proposé en France en
pareil cas ; entre descendans de frères et sœurs du grand-père et
de la grand'mère du défunt, le taux reste encore, en Angleterre,
de 11 pour 100 jusqu'à 1 875 000 francs et ne dépasse 12 pour 100
qu'au delà de 3 750 000 francs : en France, le droit nouveau
proposé est environ le double. Il n'y a donc aucune compa-
raison à établir entre le tarif britannique, considéré, cependant,
comme draconien, et le tarif français proposé qui est vraiment
révolutionnaire.
Néanmoins, quand sir William Harcourt fit voter ce tarif de
1894, le chef de l'opposition d'alors, M. Balfour, devenu plus tard
premier ministre, lui fit cette observation judicieuse : « Il n'est
pourtant pas possible que le gouvernement ne laisse aux héri-
tiers que la part d'actif qu'il ne lui convient pas de retenir. » C'est
avec grand sens aussi que M. Stourm, à propos de ces taxations
exagérées et arbitraires, donne à l'un des chapitres de son ouvrage
sur les impôts ce titre caractéristique : « A qui appartiennent les
successions? » La législation française projetée, retournant au
droit féodal ou se conformant au droit musulman, part manifes-
tement de ce principe que les successions appartiennent à lÉtat
qui, par grâce, daigne laisser aux héritiers ce qu'il juge conve-
788 REVUE DES DEUX MONDES.
nable ou ce que ceux-ci lui arracheraient par ruse, s'il prétendait
à lui seul tout ou presque tout prendre.
Nous mettons au défi que l'on trouve une législation moderne,
chez un grand peuple civilisé quelconque, qui applique des droits
successoraux approchant, même de fort loin, de ceux que pro-
pose M. Poincaré avec une stupéfiante sérénité. Voici lltalie,
par exemple, pays qui a dénormes charges et a dû faire preuve
de grands efforts pour relever sa situation financière ébranlée;
elle a appliqué dernièrement aux successions un tarif progressif
très accentué: elle porte le taux jusqu'à 22 p. 100, manifeste-
ment extravagant, pour les transmissions entre parens éloignés
ou non-parens; mais cette limite maxima, si excessive qu'elle
soit, est encore bien en deçà de celle de près de 29 p. 100 qui
ressort des droits nouveaux propr»sés par notre ministre des
Finances. Le tarif italien, sauf cette exception, est en général
beaucoup • moindre que le tarif français actuel, notamment en
ligne directe et pour les collatéraux rapprochés : la taxe maxima
italienne est de 3,60 en ligne directe, contre 5 p. 100 actuelle-
ment chez nous et 7,15 p. 100, taux proposé dans notre nouveau
tarif; de même, entre époux, le taux italien maximum est de
6,60 contre 9 actuellement chez nous et 12,87, taux aujourd'hui
projeté; il en est de môme pour la généralité des taxes sur les
héritages collatéraux (1).
Il est difficile de comprendre, quand on soumet ainsi à un
Parlement des mesures de confiscation, dont aucun peuple n'a eu
l'idée, qu'on s'adresse, d'un ton avenant, aux victimes, en leur
disant qu'elles doivent « tenir certainement à honneur de tendre
spontanément une main fraternelle au peuple qui s'élève, »et que
leurs « intérêts légitimes n'auront jamais à souffrir des légers,
bien légers sacrifices qu'elles pourront faire à la paix publique
et à l'esprit de solidarité. » Telle était la brillante péroraison de
M. Poincaré à son discours du 11 juillet dernier. Il est vrai qu'il
parlait alors, non de son projet sur les successions, mais de son
projet d'impôt sur le revenu dont nous entretiendrons dans un
instant le lecteur. Il y aurait là, néanmoins, une sorte de phé-
nomène d'amnésie, car la fiscalité d'un peuple forme un ensemble
et l'on ne peut on détacher une pièce isolée : de « légers, bien
légers sacrifices, » des taxations de 10 à 12 1/2 p. 100 entre
(1) On peut se reporter sur tous ces points à notre Traité de la Science des
Finances, 1* édition, t. 11, p. 614 à (j;>6, également p. 172 à 251.
LE BUDGET DE 1907. 789
é loiix, de 15 à 20 p. 100 entre frères et sœurs, de 17 à 22 p. 100'
entré oncles et neveux et le reste à l'avenant.
Les démocraties modernes se mettent ainsi à reproduire tous
les vice?, notamment l'envie et la voracité populaire, des démo-
c aties de l'antiquité, au risque d'avoir le même sort. Nous avons
rpcueilli un jour en parcourant, par délassement, les observa-
tions de Xénophon sur Socrate, ce mot caractéristique, échappé
à la sagesse antique : « Et si la multitude dans les Etats démo-
cratiques prend, vis-à-vis des riches, des mesures oppressives,
dira-t-on que c'est là une loi (1)? » Ce qui signifie : dira-t-on
que ce soit là une de ces mesures qui aient le caractère équitable
et pondéré qu'une loi doit avoir pour obliger la conscience? Eh
non! ce ne sont pas là des lois; ce sont des brigandages collec-
tifs, entourés hypocritement des formes légales, et l'on a autant
le droit de se défendre à l'encontre de ces actes criminels qu'à
rencontre des brigandages particuliers. On aurait mauvaise grâce
à le contester ; car dans son grand et retentissant discours du
1 1 juillet, M Poincaré a cité le mot de Stuart Mill sur la pro-
gression indéfinie qu'il appelait une «. volerie graduée (2). » Ce
mot de « volerie graduée » s'applique à merveille à ces taxes
successorales de 15 à 29 p. 100, en attendant mieux.
La surtaxe que M. le ministre des Finances prétend établir
sur les Amateurs mobilières au porteur mérite également de vives
critiques. Il s'agit de porter de 0,20 à 0,25 p. 100 le taux du droit
de transmission perçu par abonnement. A l'heure actuelle, les
valeurs mobilières au porteur supportent d'abord l'impôt de
4 p. 100 sur le revenu, ensuite cette taxe de transmission de
0,20 p. 100 d'après le cours moyen coté dans l'année; cela repré-
sente, sur le coupon, une taxation de 10 p. 100, de sorte qu'une
obligation de chemin de fer rapportant nominalement 15 francs
ne produit net que 13 fr. 50 au porteur; en élevant de 0,20 à
0,25 par 100 francs de capital la taxe de transmission, perçue
par abonnement, la retenue pour le fisc sera grossie de 0 fr. 225
par obligation de 500 francs 3 p. 100, ce qui en portera le total
à 1 fr. 725, soit 11,60 p. 100, ce qui est excessif : le porteur de
litre ne toucherait plus que 13 fr. 275 au lieu dos 45 francs de
revenu nominal, et encore il devrait subir ultérieurement, par
surcroît, l'impôt général sur le revenu (ju'il est question d'éta-
(1) Œuvres complètes de Xénophon, traduction de ïalbot, t. 1", p. 12.
(2) Journal Officiel du 13 juillet 1906, p. 2 319.
790 REVUE DES DEUX 5I0NDES. .
blir. Au lieu de cette surtaxe nouvelle sur les valeurs mobilière?,
déjà lourdement grevées, il vaudrait beaucoup mieux augmenter
de 150 p. 100, ce qui donnerait le même produit, ou tout au
moins de 100 p. 100, ce qui assurerait encore une rentrée de
7 millions, l'impôt aujourd'hui très bénin sur les opérations de
Bourse, lequel n'est que de 5 centimes par 1 000 francs, soit de
5 francs par 100000 francs, avec réduction de moitié pour les
reports. Aucun intérêt ne serait sérieusement lésé par une forte
augmentation de cette taxe bénigne.
Si l'on a absolument besoin d'impôts nouveaux, il n'y a pas
de très graves objections à faire au relèvement de 0 fr. 03 à
0 fr. 10 de la taxe sur les effets de commerce, laquelle, étant
générale, se répandrait sur toutes les transactions en raison de
leur importance et produirait 17 millions et demi; il y en a peu
aux droits d'importation sur les objets de collection, destinés
à rapporter 1500000 francs; on devrait, non seulement se
consoler, mais s'applaudir de l'élévation des droits sur l'ab-
sinthe qui pourrait être beaucoup plus forte que ne le propose
M. Poincaré et rapporterait aisément , non pas seulement
les 16 millions qu'il en attend, mais 20 à 25 millions, sinon
davantage. De môme, les mesures de répression de la fraude en
matière d'alcool et d'allumettes doivent avoir l'universelle appro-
bation ; si ces mesures étaient sérieusement appliquées en ce qui
touche l'alcool, ce n'est pas 6 millions qu'on en pourrait ob-
tenir, mais un chiffre quintuple, sinon décuple. Le relèvement
de 1 centime à 2 centimes du tarif postal des imprimés, lequel
ne couvre pas ses frais, et dont on attend 2 millions, doit égale-
ment être approuvé.
Ayant été dans l'obligation de combattre les principales pro-
positions de M. Poincaré, parce qu'elles tournent à la confisca-
tion, nous sommes heureux de noter certaines observations justes
de son Exposé des motifs, par lesquelles il écarte des proposi-
tions d'origine parlementaire tout à fait enfantines. L'une con-
cerne l'abolition de certaines catégories de successio?is ab
intestat, notamment de celles au delà du sixième degré, c'est-à-
dire entre cousins issus de germains, ce qui, en définitive, con-
stitue une parenté assez proche. M. Poincaré démontre que, en
1904, les successions de cette nature, ont monté à une valeur
nette de 11827 433 francs, sur lesquels les successions testa-
mentaires représentent 8279 270 francs, de sorte que, si l'on
LE BUDGET DE 1907. 791
supprimait toute cette catégorie d'héritages ah intentât^ TEtat
recueillerait tout au plus 3o481S7 francs; mais, dit avec raison
M. Poincaré, il faudrait tenir compte du nombre croissant des
testamens et également des droits du conjoint survivant qui, en
l'absence de parens successibles, jouit d'une priorité sur l'Etat,
de sorte que « le bénéfice à attendre de la suppression des
six derniers dégrés de parenté n'atteindrait pas 2 millions
(page 93 de l'Exposé des motifs du budget de 1907). »
De même, le ministre des Finances écarte cette autre idée
puérile qu'il suffit d'attribuer à l'état de nouveaux monopoles,
celui, par exemple, des raffineries de sucre ou de pétrole, de la
rectification de l'alcool et des assurances, pour lui procurer des
ressources nouvelles. Il faut tenir compte d'abord des indemnités
à payer qui seraient énormes; puis lÉtat exploitera-t-il mieux
que les particuliers, là est la grande question. Nous ne pouvons,
quant à nous, d'après tous les précédens et toutes les analogies ,
la trancher que par la négative. On aurait singulièrement com-
pliqué la tâche de l'Etat et réduit le champ fécond de l'initiative
individuelle, pour aboutir, suivant toutes les probabilités, à des
résultats financièrement décevans.
Nous ne pouvons terminer cette revue de la gestion finan-
cière des trente dernières années et des propositions faites pour
en faciliter la liquidation, sans jeter un coup d'œil très rapide
sur l'esquisse, d'ailleurs assez vague, que M. Poincaré vient de
tracer de son projet d'impôt général sur le revenu. L'on sait que,
depuis un quart de siècle, et surtout depuis une douzaine d'an-
nées, l'impôt général sur le revenu apparaît comme la grande
pensée du règne; il semble que la République ne sera complète
que quand l'impôt général sur le revenu fonctionnera en France.
Nous croyons, quant à nous, que cet impôt ne peut, au con-
traire, donner en France de bons résultats. Tout répugne chez
nous à ce système : et nos mœurs, nos traditions, qui redoutent
les investigations dans la vie privée, et notre régime politique,
qui nous voue aux passions et aux haines locales, et la réparti-
tion de la richesse qui, étant infiniment morcelée, exigera, comme
on le verra, pour une taxation de cette nature, un appareil beau-
coup plus vaste qu'en Angleterre ou en Prusse. Nous sommes
792 HEVUE DES deux mondes.
convaincu qu'en substituant à nos impôts réels, qui atteignent
largement toutes les branches de revenu, à bien peu d'exceptions
près, et qui rentrent régulièrement, un impôt plus ou moins
personnel, reposant sur des bases conjecturales, on court une
énorme et ruineuse aventure. Examinons, néanmoins, le plan
de M. Poincaré, très rapidement et succinctement, car, pour
l'étudier en détail, il faudrait un article spécial.
L'on sait qu'il y a deux principaux systèmes ou types d'im-
pôt général sur le revenu : le système anglais, dit cédulaire,
qui, sauf le cas particulier d'immunité ou de remises pour les
petits contribuables, néglige le revenu global des imposés et
prend et taxe chaque nature de revenu à sa source ; en second
lieu, le système allemand ou prussien qui s'attaque nettement
au revenu global, taxé sur la base de la déclaration du contri-
buable, contrôlée par le fisc. Le premier'système s'éloigne moins
de l'impôt réel; le second système constitue essentiellement un
impôt personnel. M. Poincaré fait choix du premier, le système
anglais, comme étant moins contraire à nos mœurs, et en cela
il a raison; mais il va s'exposer à des difficultés pratiques que
l'on peut considérer comme inextricables.
Il distinguera, dit-il, les revenus du capital, les revenus du
travail et les revenus mixtes provenant de l'un et de l'autre, et
il leur appliquera des taux ditTérens, par exemple 3 pour 100
pour les premiers, 1,50 pour 100 pour les seconds et 2,25 pour
les troisièmes ; ce n'est pas là une invention, car voilà plus d'un
quart de siècle que nous avons signalé et recommandé, en pareil
cas, cette « discrimination » dans notre Traité de la Science des
Finances; elle est essentiellement équitable. D'après le plan mi-
nistériel, on constituera cinq cédules pour l'assiette et la per-
ception de l'impôt: la cédule A concernant les revenus des pro-
priétés bâties; la cédule B, ceux des propriétés non bâties; la
cédule G les revenus des capitaux mobiliers ; la cédule D les
revenus provenant de la collaboration du capital et du travail
bénéfices des professions actuellement assujetties à la contribu-
tion des patentes); la cédule E, les bénéfices des professions qui
ne M mt pas assujetties à la patente (pensions, traitemens, salaires).
Toute cette contexture est à peu près copiée textuellement sur
\lnco7ne-lax ou impôt général britannique sur le revenu et ne
prête à aucune objection de principe. Où M. Poincaré s'écarte de
ï'Inconie-(ax, c'est quand il affirme que la déclaration ne sera
LE BUDGET DE 1907. 793-
jamais exigée du contribuable et qu'elle n'interviendra jamais;
que facultativement de la part de celui-ci et dans son intérêt
propre. En Angleterre, il n'y a aucune déclaration du revenu
global, sauf de la part de ceux qui soutiennent qu'ils n'ont qu'un
revenu inférieur au minimum imposable ou bien que leur reve-
nu, tout en dépassant le minimum imposable, rentre dans la ca-
tégorie des revenus modiques auxquels on accorde certaines ré-
ductions. Mais en Angleterre la déclaration est obligatoire pour
les revenus de la cédule D, à savoir les revenus des industriels,
des commerçans, des professionnels, avocats, médecins, arcbi-
tectes, hommes de lettres, artistes, etc., tous ceux qui ont des
émolumens, des honoraires et non des traitemens fixes. M. Poiu-
caré prétend qu'il n'exigera pas de déclaration de ces catégories
de personnes; alors, il les imposera d'après l'importance de leur
logement, et l'on ne voit pas, dans ce cas, pourquoi il substi-
tuerait cet impôt à notre contribution mobilière: ou bien il les
taxera daprès la commune renommée, ce qui est le comble de
Farbitrairc. En fait, il est certain que l'on aboutira pour les re-
venus professionnels consistant en bénéfices variables à la dé-
claration obligatoire, car il ne peut y avoir aucune autre base
sérieuse d'imposition, puisque, en j rejetant la contribution mobi-
lière,on supprime l'indice du loyer d'habitation.
M. Poincaré affirme que son impôt ne sera que modérément
progressif ou plutôt dégressif : comme la généralité de ceux qui
emploient ces expressions, il croitqu'elles sont synonymes et que
la seconde n'est qu'une formule adoucie de la première. Il v a,
au contraire, comme nous l'avons démontré ailleurs, une dilTo-
rence essentielle, capitale, entre l'impôt progressif et limpCt
dégressif : l'impôt esl dégressif quand le taux yyiaximum de
r impôt s'applique à la majorité de la matière imposable et que de>i
réductions du taux de t impôt ne sont accordées quà la minorité
de la matière imposable. Vimpôt est, au contraire, prog)'essj;
quand le taux maximum ne porte que sur la minorité de la ma^
tière imposable. ^Qs droits successoraux sont progressifs; notre
contribution mobilière, anciennement du moins, était décries-
sive. Cette définition, qui répond à la nature des choses, est de
la plus haute importance, à la fois théorique et pratique (1\
L'exposé qu'a fait de son système M. Poincaré dans la séance
(1) Voyez notre Traité de la Science des Finances, ~i' édition, t. J, p. 203 et 204;
on y trouve des. exemples à l'appui.
794 REVUE DES DEUX MONDES.
du 12 juillet dernier lui a valu les applaudissemens presque
unanimes de la Chambre et lui a même procuré une sorte
de triomphe oratoire. D'une part, le. grand talent de parole
du ministre, d'autre part la manifeste ignorance de la Chambre
en ces matières et, on peut le dire, sa naïveté sont les causes de
cet accueil. Quand il va falloir préciser et surtout appliquer ce
plan séducteur, on s'apercevra bientôt que les difficultés sont
inextricables. Elles tiennent aux antécédens de notre pays, aux
impôts déjà existans et que Ion veut maintenir, aux habitudes,
aux préventions, à la violence des partis politiques et des divi-
sions locales, enfin et surtout à la distribution et à la dissémi-
nation de la richesse dans toutes les couches de la nation, ce qui
distingue profondément la France de l'Angleterre et même de
l'Allemagne,
Ne nous arrêtons qu'à deux des principales difficultés : la
première est la question de la taxation de la rente française ;
nous ne sommes pas de ceux qu'efîraie l'imposition de la rente
française ; nous nous sommes souvent élevé contre l'immunité
dont elle jouit; mais il y a une sorte de préjugé général, qui
s'appuie d'ailleurs sur quelques textes et sur nombre de décla-
rations officielles en faveur du maintien de cette immunité; or,
quel que soit le système d'impôt général sur le revenu que l'on
adopte, cédulaire ou global, il est impossible de n'y pas assu-
jettir la rente française. En premier lieu, si on la maintenait
indemne, on commettrait une manifeste iniquité; en efîet,
l'impôt sur le revenu est destiné, au moins on le proclame, à
remplacer deux contributions que l'on prétend supprimer pour
le compte de l'État : la contribution personnelle et mobilière et
celle des portes et fenêtres; si l'on faisait cette suppression en
exemptant de l'impôt nouveau les propriétaires de rentes fran-
çaises, on déchargerait ceux-ci d'impôts qu'ils paient actuelle-
ment sans rien leur demander comme compensation ; ce serait
une révoltante injustice. En second lieu, l'imposition de la rente
française est absolument nécessaire pour assurer le recouvre-
ment de l'impôt sur les autres valeurs; autrement, une personne
vivant très largement pourrait toujours se soustraire à l'impôt
en prétendant qu'elle a toute sa fortune en rentes françaises et
rien ne lui serait plus facile, aux époques de la mise en assiette
de l'impôt, que de mettre ses autres valeurs en report en bourse
et de prendre elle-même en report des rentes françaises. L'im-
LE BUDGET DE i907. 795
position de la rente française est donc la condition sme qua non
de tout impôt général sur le revenu, soit global, soit même cédu-
laire; il faut s'y résigner.
Un autre obstacle qui, lui, est quasi insurmontable, c'est la
répartition de la richesse en France; notre pays, sous ce rapport,
forme un complet contraste avec l'Angleterre. M. Jules Roche,
au courage et au talent duquel nous sommes heureux de rendre
hommage, l'a parfaitement démontré en ce qui concerne la ri-
chesse foncière, terres et maisons. Disons en passant que le très
méritoire courage civique dont fait preuve M. Jules Roche en
combattant le mirage de ces lois fascinatrices, l'impôt sur le re-
venu, les retraites obligatoires, ne lui a aucunement nui auprès
du corps électoral, ce qui devrait induire beaucoup de ses col-
lègues à suivre son exemple. M. Jules Roche a rappelé qu'il y a
1150 000 propriétaires dans le Royaume-Uni, dont 850 000 ne
sont que des propriétaires parcellaires, tandis que, en France, il
y de 6 à 7 millions de propriétaires : cela crée une différence
énorme pour la facilité de l'assiette et du recou^Tement de
l'impôt. En voici une autre, plus grave encore, et nous ne
sachions pas qu'on l'eût jusqu'ici signalée. En Angleterre, toute
la terre est affermée ; le revenu des terres est donc très aisé à
connaître. En France, le fermage est l'exception ; d'après la plus
récente enquête agricole, celle de 1892, sur 34 720 200 hectares
cultivés, indépendamment des bois, routes, chemins, etc., le fer-
mage n'occupe que 12 628 800 hectares; le métayage en occupe
3 767 000 et enfm le faire valoir direct 18 324 000 (1). Cette répar-
tition de la richesse et surtout ces modes de tenure de près des
deux tiers du territoire décuplent les diflicultés de l'assiette, en
France, d'un impôt général sur le revenu.
Les difficultés vont être encore bien plus grandes pour les
valeurs mobilières. En Angleterre, c'est une très petite minorité
des habitans qui possède de ces valeurs; on compte qu'il n'y a
pas plus de 200000 propriétaires de consolidés Britanniques; en
France, le nombre des inscriptions de rentes perpétuelles, en
1903, était de 4 502188; sans doute, il y a des doubles et triples
emplois; mais il est certain que le nombre des Français qui pos-
sèdent des fonds nationaux est dix ou quinze fois plus considé-
rable que celui des Anglais qui détiennent des fonds publics bri-
(1) statistique agricole de la France. Résultats généraux de l'enquête décennale
de 1892. Imprimerie Mationaie, 1897, 2« partie, p. 236 et 237.
796 REVUE DES DEUX MONDES.
tanniques, et la même différence existe entre les propriétaires
de valeurs mobilières quelconques de ce côté-ci et de l'autre côté
de la Manche. Il y a certainement bien près d'une demi-dou-
zaine de millions de personnes en France qui possèdent des va-
leurs mobilières. Quand celles-ci vont être assujetties, en plus
des impôts actuels, à l'impôt général sur le revenu, on com-
mencera par retenir le montant de cet impôt, quitte à le restituer
ensuite aux personnes qui feront la preuve qu'elles n'ont pas un
revenu suffisant. Voilà donc 5 à 6 millions de personnes aux-
quelles on va retenir une fraction du revenu de leurs titres, en
leur demandant, pour la leur rendre, des justifications diverses.
Conçoit-on quels tracas pour ce grand nombre de porteurs, quelle
paperasserie, quelle augmentation du chifTre d'employés?
Les titres au porteur supportent déjà deux impôts : l'impôt
actuel de 4 pour 100 sur le revenu et l'impôt de transmission
perçu par abonnement, qui va actuellement à 6 pour 100 environ,
et que l'on propose de porter à 7 et demi. On y joindra un troi-
sième impôt de 3 pour 100, semble-t-il, dit impôt général sur le
revenu, ce sera en tout 14 et demi pour 100. Aucun autre impôt
direct ne sera, d'ailleurs, complètement supprimé, car on main-
tiendra, pour l'assiette des taxes locales, la contribution mobi-
lière et la contribution des portes et fenêtres.
Quand l'impôt général sur le revenu sera appliqué, ce sera
une déception profonde chez ses partisans aujourd'hui aveugles
et une irritation universelle chez les millions d'assujettis, dont
les uns seront des assujettis permanens et les autres des assu-
jettis provisoires, puisqu'on commencera par leur faire une re-
tenue, quitte à la leur restituer plus tard après des démarches
et des justifications. Ceux qui auront la responsabilité de cet
impôt, sauf quelques fanatiques, regretteront et rougiront d'avoir
voté une taxe à la fois antipathique à notre tempérament natio-
nal et en opposition avec la distribution, le morcellement,
l'émiettemeut de la richesse en France
VI
Nous avons résumé, d'après les documens officiels récens,
l'histoire de trente ans de finances publiques, dans notre pays
Elle est très peu édifiante : un gaspillage constant, changeant
seulement de forme et d'objet; deux budgets seulement en équi-
LE BUDGET DE i907. 797
libre ou en minuscule excédent sur plus de 30 buflgets; la pro-
position de taxes nettement révolutionnaires, comme celles qui
prendraient de 20 à 30 pour 100 de nombreuses catégories d'hé-
ritages; des budgets présens qui, au témoignage de M. Magnin,
président de la Commission du Sénat, oll'ient, pour les mettre
en équilibre, des dilficultés que Ion n'avait pas rencontrées de-
puis plus de quarante ans; la perspective, d'après le précédent
rapporteur de la Commission du Sénat, M. Antonin Dubost, qui
est aujourd'hui le. président même du Sénat, de 370 millions de
dépenses nouvelles « qui sont destinées à se produire pour ainsi
dire automatiquement par une conséquence fatale de l'existence
de certains services- » et de 180 autres millions qui provien-
draient « non pas de l'extension automatique et en quelque sorte
forcée, mais du développement voulu et intentionnel de cer-
tains services ; » en tout ooO millions d'accroissement de dépenses
en vue (1), auxquels il faudra joindre, si Ion ne coupe court à
cette folie, 200 millions, sinon plus, de contribution de l'État
aux retraites ouvrières projetées; en face de tout ce supplément
éventuel de charges, une population stationnaire, une richesse
dont l'accroissement se ralentit et qui, d'ailleurs, commence
très légitimement à. prendre peur et à se chercher des gîtes au
delà de la frontière ; tels sont les facteurs de nos finances fu-
tures. C'est dire qu'un changement absolu de conduite s'impose
à la France : il faut, en ce qui concerne les finances publiques,
une politique de retranchement; en ce qui concerne les finances
privées, une politique de ménagement. Nos Chambres frivoles et
passionnées le comprendront-elles? Un exemple utile nous a été
donné pas un pays voisin, l'Italie, qui, par dix années d'applica-
tion et de sagesse, a relevé des finances naguère compromises.
Saurons-nous faire un examen de conscience aussi sincère et des
eilorts aussi vigoureux et aussi soutenus?
Paul Leroy-Beaulieu.
(1) Rapport de M. Antonin Dubost, au nom de la Commission des Finances,
sur le budget de 1903.
MADAME DE CHARRIERE
D'APRÈS UN LIVRE RÉCENT
I
C'est une destinée assez bizarre que celle de M"** de Char-
rière. Vivante ou morte, elle a manqué plusieurs fois la célé-
brité. Et, cependant, il reste, à son endroit, un regret et comme
un remords dans la conscience de la critique française. Un je ne
sais quoi nous avertit que tout n'est pas dit; que cette femme ne
peut pas, ne doit pas disparaître ; qu'elle n'a pas su nous donner
ou que nous n'avons pas su tirer d'elle tout ce qu'elle nous ap-
portait. La Revue est intéressée, au premier chef, dans cette ex-
humation périodique qui pourrait bien aboutir, à une résurrec-
tion définitive. C'est ici que Sainte-Beuve fit, à deux reprises,
vers le milieu du dernier siècle, une tentative mémorable pour
remettre à la mode l'auteur de Caliste et des Lettres Neuchâte-
loises. C'est aussi dans ces mêmes colonnes que commença de se
produire un nouvel et important effort qui atteint aujourd'hui son
entier développement et que je crois appelé à réaliser son objet.
A peine entrevue de son siècle, elle ne réussit jamais à se
faire jouer et trouvait de grandes difficultés à se faire imprimer.
Plusieurs de ses ouvrages n'ont paru qu'en allemand ; d'autres
sont demeurés en manuscrit et ont habité, depuis plus de cent
ans, des tiroirs de commode ou d'armoire. Jamais, — pardon de
ce détail, mais c'est la pierre de touche, — elle n'en a tiré un sou,
pas même de ceux qui ont été le plus connus. Elle tenta la for-
tune des concours académiques, mais sans rien obtenir. Pour-
tant elle jouissait d'une certaine notoriété, moitié littéraire, moi-
tié mondaine. On savait qu'il y avait au pied du Jura, dans un
MADAME DE CHARRIÈRE. 799
bourg voisin de Neuchâtel, une femme très bien née et de beau-
coup d'esprit qui parlait et écrivait à merveille. Les étrangers
qui traversaient la principauté allaient la visiter comme une des
curiosités du pays et revenaient enchantés de sa conversation.
Mais ces impressions s'effaçaient vite, à moins qu'il ne s'ensuivît
un de ces commerces de lettres qui se traînent dans la langueur
des amitiés à distance. Ses premiers romans avaient fait un cer-
tain bruit autour d'elle, un bruit qui n'avait rien de très sympa-
thique, caria malignité locale avait vu des allusions personnelles
dans certains traits de mœurs et dans certaines peintures de ca-
ractères. Elle se défendit comme se défendent les gens d'esprit,
en donnant de nouveaux griefs à ceux qui se plaignaient de son
humeur satirique. Si bien que les Neuchâtelois ne semblaient
plus bien savoir s'ils devaient la dénoncer ou la prôner, en être
mécontens ou en être fiers. Au milieu de tout cela, elle avait
trouvé, non seulement à Lausanne mais à Paris, des critiques
Justes et même favorables. Caliste était passionnément admirée
de quelques femmes, au premier rang desquelles était M""* de
Staël, mais M""^ de Charrière repoussa cette admiration, — on
verra pourquoi, — avec une brusquerie qui alla jusqu'à la vio-
lence. Ce qu'elle écrivit ensuite plut beaucoup moins ou se
perdit dans le grand tumulte de la Révolution et des temps nou-
veaux qui commençaient. Quand elle eut disparu, la petite
église, dont les fidèles ne se connaissaient pas entre eux, se per-
pétua. M""" Guizot, qui signait alors Pauline de Meulan, fit pa-
raître dans le Publiciste, en 1809, une étude où elle exaltait non
seulement Caliste, mais les Trois Femmes avec cette exagération
qui accompagne toujours les véritables enthousiasmes. Ensuite,
nouvelle éclipse. Mais, de 1830 à 1840, au lendemain de la mort
de Benjamin Constant, on parla beaucoup de lui : comment
n'eût-on pas parlé un peu de celle qui avait été en quelque sorte
son éducatrice, sa marraine, selon l'expression de Sainte-Beuve?
Il trouvait galant et discret de jeter ce mot comme un voile sur
une faute qu'il absolvait, d'ailleurs, sans la moindre difficulté.
Nous nous demanderons tout à l'heure s'il ne convient pas de
réhabiliter M"^ de Charrière d'une indulgence dont elle n'a pas
besoin. Quoi qu'il en soit, Sainte-Beuve donna sur il/'"* de Char-
rière, puis sur Benjamin Constant et .1/'"* de Charrière deux
articles qui parurent le 13 mars 1839 et le 15 avril 1844. L'ana-
lyse et les extraits d(!s Lettres Neuchdteluises faisaient le charme
800 REVUE DES DEUX MONDES.
du premier; des citations nombreuses des lettres de Benjamin
Constant prêtaient au second un agrément très vif. Le reste, —
ce qui est personnel à l'écrivain, — est moins de la critique que
des impressions do lecture. Je ne sais si M""' de Charrière eût
aimé ces articles. On y louait la netteté, la franchise, la droiture
de son style dans un style qui brillait par des qualités très
difTérentes, sinon opposées : par une subtilité un peu trouble,
par l'acuité et la ténuité. Mais elle y était devinée avec une rare
pénétration, en dépit des lacunes, des ignorances et des erreurs,
inévitables dans un premier voyage à la découverte d'une àme.
Ces articles produisirent un grand effet, et c'est à ce moment
que M""* de Charrière toucha de plus près à la popularité.
Dès 1833, une nouvelle édition des Lettres Neuchàteloises avait
paru à Neuchàtel, précédée d'une préface contenant une page
inédite de l'écrivain. En 18i5, on réimprimait Caliste avec les
Lettres de Lausanne dont elle n'était, primitivement, qu'un épi-
sode et qui, à présent, lui servent d'introduction; le tout en-
cadré dans les deux études de Sainte-Beuve et accompagné d'un
autre article où M""" Caroline Olivier comparait Caliste avec
Manon Lescaut et Leone Leoni. Les lecteurs de la Revue qui ont
eu récemment sous les yeux la correspondance de Sainte-Beuve
avec Juste Olivier, mari de cette dame, n'ont pas besoin qu'on
leur rappelle les attaches, vaudoises du grand critique. Ce sont
ses amis de Lausanne qui l'avaient mis sur la voie d'admirer
M"^ de Charrière. Son principal informateur était le professeur
Gaullieur, fils d'une amie intime de M""" de Charrière, qu'elle
avait faite, en mourant, dépositaire de ses papiers. Propriétaire,
par héritage, des manuscrits de l'auteur de Caliste, Gaullieur se
rappelait trop la vieille définition romaine de la propriété :jus
îitcndi et ubutendi. Il était d'une génération qui commençait à
aimer les documens, mais n'avait pas encore appris à les respec-
ter, et qui croyait qu'un bout de toilette ne messied pas à la
vérité. C'est pourquoi Gaullieur se croyait en droit d' « arran-
ger » M™° de Charrière. Elle eût cruellement souffert de ces mu-
tilations si bien intentionnées, si elle avait pu les prévoir, car
elle tenait non seulement à sa pensée, mais à sa phrase, et elle
avait raison : il n'y a que les maladroits qui s'imaginent qu'il y a
deux manières de dire une chose (1). Gaullieur remaniait, résu-
(1) Elle n'avait jamais pardonné à Lally Tollendal d avoir retouché un de ses
ouvrages pour l'accommoder à la oudeur anglaise
' MADAME DE CH ARRIÈRE. 801
mait, transposait, prêtait à M""" de Charrière des lettres e'criles,
en réalité, par sa propre mère et, pour rendre vraisemblable
cette petite supercherie, la faisait aller à Berlin où elle ne mit
jamais les pieds. Aux détails vrais qu'il connaissait, il en ajou-
tait d'autres cfu'il trouvait probables et traitait, en somme, sa
biographie comme un roman qu'il s'agit de rendre attrayant en
y faisant entrer le plus d'élémens curieux qu'il est possible. Il est
l'auteur responsable de quelques-unes des erreurs de Sainte-
Beuve, notamment de celle qui fait de M"' de Charrière une ha-
bituée du salon Necker lors de son séjour à Paris en 1787.
Certain matin, un jeune étudiant feuilletait des volumes à la
devanture d'une librairie de Neuchàtel. Il avait en main un des
livres de M™' de Charrière lorsqu'un vieillard, frappant sur son
épaule, lui dit : « Emportez cet ouvrage et lisez-le : il vous fera
plaisir. » Ce vieillard s'appelait César d'Ivernois. C"est celui que
M""" de Charrière nomme, dans sa correspondance, « notre pe-
tit maire. » Il avait été l'ami sûr, actif et dévoué des dernières
heures. Quant à l'étudiant, son nom était Charles Berthoud et
ce toile, /e^e, prononcé si à propos, eut une influence décisive sur
sa vie littéraire. Il devint un des fervens de la châtelaine du
Pontet et se donna pour mission d'écrire sa biographie. Avec le
zèle de Gaullieur, il avait le tact, le goût, la finesse qui avaient
manqué à son prédécesseur. Mais c'était un grand et difficile
effort que d'évoquer, autour de cette figure complexe et quelque
peu énigmatique, tout un monde disparu. Que le temps ou les
forces lui aient manqué, il mourut sans avoir accompli sa tâche
et la légua, en quelque sorte, à M. Philippe Godet.
Le présent historien de M""' de Charrière possédait, lui, toutes
les qualités requises pour mener à bien cette tâche : la patience,
le talent, la sagacité ingénieuse et le scrupule infini de l'érudit,
l'art délicat de l'écrivain. Aux documens amassés par Gaullieur
et Charles Berthoud, il en ajouta une quantité d'autres quil alla
chercher partout. A l'intelligence des grands courans intellec-
tuels qui entraînaient la société contemporaine de M""" de Char-
rière, il joignait une connaissance intime, innée, héréditaire, si
j'ose dire, des gens, des lieux qui avaient été les témoins de cette
existence intéressante. Dans ce bourg de Colombier où elle a
vécu et où elle repose, pas un recoin qui ne lui soit familier
depuis l'enfance. Il sait sur le bout du doigt l'histoire des fa-
milles, celle des maisons et jusqu'à celle des arbres. Il sait les
TOME XXXIV. — 1906. '^l
802 BEVUE DES DEUX MONDES.
heures d'omljre et de soleil de tel banc où s'asseyait M""' de
Charrièrc;i] h mesiird du regard et touché du doigt la planche
quelle avait fait adapter à la fenêtre de sa chambre à coucher
pour donner aux oiseaux du jardin leur déjeuner matinal.
Tous les biographes, on le sait, ont un faible pour leur héros
ou leur héroïne. Ce sentiment a pris, chez lui, la forme d'une
dévotion chevaleresque, quelque peu analogue à celle qui atta-
chait Victor Cousin à M""' de Longueville, mais avec plus de
bonhomie et de spontanéité. M"" de Charrière nomme quelque
part le grand-père de M. Godet comme un de ceux qui l'appré-
ciaient et la défendaient à Neuchàtel. Elle eût fait du petit-fils
son meilleur ami et l'eût choisi, parmi bien d'autres, comme
son biographe et son champion à cause de ses qualités d'homme
et d'écrivain, celles-là, précisément, qu'elle prisait le plus haut.
Donc, — pour employer le mot de la pauvre Caliste dans un
sens tout différent, — « c'est fait, » l'œuvre est accomplie. Ce
monde disparu dont je parlais, il est vivant pour M. Godet et
pour ceux qui le lisent. Des centaines de petites figures, que
personne, sans lui, n'aurait songé à évoquer jusqu'au Jugement
dernier, se réveillent et s'animent, posent devant nous un mo-
ment dans l'attitude qui les caractérise, avec l'intonation, le
geste fugitif qui marque leur individualité et, après avoir dit
leur mot, parfois livré leur secret, se perdent dans la'foule. Plus
d'un nous attache et nous retient. Tels d'Hermenche, le Vau-
dois qui exagère la légèreté française ; Boswell, l'Ecossais fat et
pédant qui réclame une déclaration d'amour et donne en retour
une leçon de morale ; Du Peyrou, l'ami et le confident de Rous
seau, qui a autant de manies que de vertus ; Georges de Mont-
moliii, le jeune oflicior suisse dont le 10 Août vint clore tragi-
quement la douce idylle et qui s'enveloppa pour mourir dans les
plis de son drapeau; la comtesse Denhof, la maîtresse légitime
de Frédéric-Guillaume II, pauvre petite femme qui se fourvoie
dans la politique et qui s'y brise, mais à qui je ne puis m'em-
pêcher de savoir quelque gré d'avoir, en pleine féodalité exas-
pérée et u la veille du Manifeste de Brunswick, conspiré on
faveur de la France et de la Révolution; les Iluber et l'Anglais
Forster, le plus honnête, le plus naïf, le plus inconscient des
groupes humains qui aient jamais pu être observés depuis qu'il y
a des ménages à trois; enfin, Chaillet, ce bourru, ce baroque, cet
étonnant Chaillet, prédicateur éloquent, critique original et
MADAME DE CHARRIÈRE. 803
hardi, qui fuf l'ami de Mercier, l'admirateur de Flestif et qui,
en même temps, se disait et n'avait pas tort de se dire « le ser-
viteur de Jésus-Christ. » On s'oublierait volontiers auprès de ces
personnages de second plan qui figureraient parfaitement au
premier. On s'attarderait dans ces chapitres d'un intérêt tout
spécial qui nous présentent le défilé des prétendans de M"* de
Zuylen — les lecteurs de la Revue en ont eu la primeur (1) —
ou l'histoire de la bataille des éditeurs de Genève et de Neuchà-
tel autour du manuscrit des Confessions, ou le curieux tableau
de l'émigration àNeuchàtel, une page à ajouter aux belles études
de M. Ernest Daudet. Mais je ne me reconnais pas le droit de
céder ici à ces fantaisies, à ces attractions bilatérales. Je ne dois
point m'éloigner de celle qui fait le principal objet du livre et
l'unique objet de cet article. En deux mots, je dirai le double,
lïmmense service que lui a rendu M. Godet. D'abord il a exhumé
toute cette partie de son œuvre (partie considérable!) qui était
ou caduque ou complètement inconnue. Puis il nous a montré
en pleine lumière, sous tous ses aspects et à tous les momens de
sa vie, l'âme que Sainte-Beuve nous avait fait entrevoir ; il a
dégagé la femme de l'auteur. Or, la femme, c'est ce aui vaut le
plus dans les ouvrages de l'auteur.
II
Faisons d'abord justice à ces ouvrages et dressons, avec
M. Godet et d'après lui, son bilan littéraire.
J'élimine ses opéras, qui ne me concernent pas et que je n'ai
aucun moyen de juger. Ce fut une des nombreuses erreurs où la
jeta sa fièvre d'activité et d'émotion : elle se crut compositeur
comme elle se crut peintre, poète, auteur dramatique et publi-
ciste. Ces ambitions ne sont pas toutes aussi ridicules les unes que
les autres. De cette vocation musicale, sur laquelle on ne nous
laisse aucune illusion, il ne faut retenir que certains traits de
caractère qui serviront à son portrait moral : persévérance enragée
dans la poursuite de l'inaccessible et naïf optimisme quand elle
se juge. « C'est très joli! » écrit-elle sans hésitation et sans le
plus léger déploiement de fausse modestie. Chansons, romances,
opéras (l'un de ceux-ci alla vainement frapper à la porte de
(1) Voyez, dans la Revue du 1" juin 1891. Une jeune fille au XVIII* siècle.
soi REVUE DES DEUX MONDES.
rOpéra-Comiqiie), tout a péri, sauf quelques pages, et le peu qui
subsiste ôte le regret du reste.
M. Godet, qui fut poète dans sa jeunesse et l'est encore
quand il lui plaît, est presque aussi dédaigneux pour les vers de
M"'" de Gharrière que pour sa musique. Sainte-Beuve est plus
indulgent, quoique poète lui-même et d'une tout autre école,
car vraiment il y a loin des Rayons jaunes au Barbet. Pour moi,
je n'entends rien à ces choses; pourtant il me paraît que la pièce
mise en tète de la seconde édition des Lettres Neuchâteloises est
jolie et spirituelle ; mais, peut-être, est-ce un crime pour les vers
que d être spirituels. Je viens de nommer le Barbet, cette petite
fable qui fut son adieu au bonheur. Ceux qui la liront trouve-
ront, je pense, comme moi qu'elle y attrape presque la bonhomie
maligne, le tour élégant et libre, la sensibilité voilée et discrète
du fabuliste qui lui était cher. Aujourd'hui que l'on grossit tout
par des mots et qu'on prend des airs tragiques à propos de rien,
comprendra- t-on cette façon d'exprimer une émotion profonde en
l'atténuant d'un sourire? Et la vengeance de la femme abandouni e
n'y perd rien. Quand on lit cette fable pour la première fois, on la
trouve mélancolique, humble et charmante; à la seconde lecture,
amère, féroce, impitoyable, et c'est ce qu'elle voulait être.
La politique eut son neure dans l'existence de M""* de Ghar-
rière. Jusqu'à son séjour à Paris, en 1787, elle ne paraît pas s'en
être beaucoup souciée. Mais, au début de la Révolution fran-^
çaise, elle éprouva le hesoin de dire son mot. De là les Observa-
tions et Conjectures^ etc., qui formèrent une quinzaine de fasci-
cules, publiés, pour la plupart, par les soins de Du Peyrou chez
son protégé Fauche, le libraire de Neuchàtel. Une de ces feuilles
alla à Paris et valut au pauvre diable qui la vendit les honneurs
de la Bastille. La première traitait des afTaires de Hollande oîi le
stathoudérat essayait de se transformer en royauté tandis que le
parti populaire voulait une république pour de bon. A ce sujet,
il est à propos de remarquer qu'elle n'échappa jamais à sa natio-
nalité primitive. Elle se croyait cosmopolite et était restée Hol-
landaise. Deux autres fascicules, Bien Né ei Aiglonette et Insi-
nuanle, sont, sous la forme de contes, des conseils adressés à
Louis XVI et à Marie-Antoinette. Ces conseils ne semblent être
jamais parvenus à leurs destinataires. S'ils avaient été lus, ils
n'auraient pas été suivis et, s'ils eussent été suivis, ne les
auraient pas sauves. Une des feuilles, qui traite de la question
MADAME DE CHARRIÈRE. 803
religieuse, est censée émaner d'un évoque. Il veut que l'Eglise
remette ses biens ^ux pauvres; il ne semble pas s'apercevoir que
c'est précisément le bien des pauvres et que les pauvres le perdent
le jour où l'Église s'en dessaisit. D'ailleurs, de quoi vivra le
clergé ? S'il cesse d'être propriétaire, il faut qu'il devienne fonc-
tionnaire ou mendiant.
Lorsqu'elle était encore jeune tille, elle avait composé un petit
conte à la Voltaire, intitulé le Noble, qui est fort spiritin^^ encore
qu'un peu complaisamment écrit et excessivement chargé d'iro-
nie. Elle y cinglait les vices et les ridicules de la noblesse avec
une cruauté qui, peut-être, avait surtout pour but de scandaliser
les hobereaux d'Utrecht et le beau monde de La Haye. En
même temps elle s'avouait fort aise de sentir dans ses veines le
vieux sang des Tuyll de Zuylen. A la veille de la Révolution
elle se retrouvait avec la môme contradiction : anti-aristocrate,
mais non démocrate, comme elle se définissait elle-même un peu
plus tard. Derrière le Tiers-État qui, selon Sieyès, devait être
lout, mais qui ne représentait pour elle que la seule bourgeoisie,
elle voyait monter la marée des revendications sans fin. Les
crimes des Jacobins lui firent horreur ; mais quand elle vit de
près les enfantillages, les commérages, l'incurable légèreté des
émigrés, tout en aidant son ami Du Peyrou à les secourir et à
les protéger, tout en faisant ses amis intimes de quelques-uns
d'entre eux, elle se confirma dans l'idée que les hautes classes
avaient vécu et même vécu un jour de plus que leur temps.
Après le 9 Thermidor, elle ne voulut pas se faire néo-girondine
avec son ami Benjamin Constant, croire à une république rai-
sonnable et modérée. Que demandait-elle? Un despote qui remît
tout en ordre et en place. Il vint et elle ne le reconnut pas.
Telle fut la politique de M""" de Charrière, politique pure-
ment négative mais non dénuée de quelque sens critique. Il
faut la joindre à la liste déjà longue des témoins étrangers qui
assistèrent, de loin, à la Révolution et la jugèrent avec plus ou
moins de sagacité et de justice (1).
M""' de Charrière est l'auteur de trois petits écrits relatifs à
Jean-Jacques Rousseau et qui forment un groupe à part dans
(1) Si l'on veut être complet, on ajoutera aux autres écrits politiques de
M"" de Charrière les Dix lettres trouvées dans la neige, composées à la requête
d'un ami pour calmer l'effervescence qui, en l"9i, se manifestait au Locle et à la
Chaux-de-Fonds. Ces lettres, on le conçoit, n'ont qu'un intérêt purement local.
806
REVUE DES DEUX MONDES.
son œuvre. Ils sont à peu près du même temps. Le premier est
une Défense de Thérèse Levasseur qu'elle entreprit, à ce qu'il
semble, sans grande conviction, pour faire plaisir à son vieil
ami Du Peyrou et, aussi, pour contredire M"* de Staël qu'elle
avait déjà en grippe longtemps avant leur première rencontre
et, par conséquent, bien avant leur rivalité au sujet de Benja-
min Constant. Une seconde circonstance l'amena à prendre la
plume dans la polémique qui s'engagea à propos des deux édi-
tions rivales des Confessions, parues presque simultanément à
Genève et à Neuchâtel. Le grand écrivain avait exprimé le désir
que la seconde partie de son autobiographie ne vît le jour qu'au
commencement du xix^ siècle. Mais le détenteur du manuscrit
ne respecta point ce désir et, en 1788, paraissait, à Genève,
ime édition tronquée. Les éditeurs avaient omis, disaient-ils,
certains passages contenant « de plates et grossières injures qui
ne pouvaient que faire du tort à leur bilieux auteur. » C'est alors
que Du Peyrou, possesseur d'une copie authentique, publia, à
Neuchâtel, le texte intégral. On l'accusait davoir cédé à un motif
d'intérêt, accusation contre laquelle sa haute probité et son im-
mense fortune eussent amplement suffi à le défendre. Il voulut
s'expliquer et le fit avec une gaucherie extrême. M"' de Char-
rière rédigea alors un Éclaircissement qui replaça les gens et
les faits sous leur jour véritable dans quelque phrases claires,
agréables, bien tournées et d'une jolie impertinence.
Enfin elle concourut, comme M"^ de Staël, pour l'Eloge de
Rousseau, proposé par lAcadémie française et, pas plus que
M""* de Staël, n'obtint le prix. Son discours se composait d'une
soixantaine de pages dont quelques-unes sont remarquables.
Rousseau, dit-elle, a été le bienfaiteur des hommes parce qu'il
leur a appris à rêver. Musicien médiocre dans ses opéras, mais
musicien incomparable dans son style, il a fait voir toute la ma-
jestueuse et douce harmonie dont les mots sont capables. Ce
sont là des vues justes et brillantes, mais partielles. Ne voyant
que des fragmens de Jean-Jacques, elle ne peut nous le montrer
tout entier, soit que la nature de son esprit ne lui permette pas
d'embrasser à la fois toutes les parties d'un sujet, soit qu elle ne
soit pas en complète sympathie avec son héros, ou pour ces
deux raisons ensemble.
Je passerai légèrement sur les comédies de M"" de Charrière.
Aucune ne fut jouée si ce n'est chez elle; aucune ne fut impri-
MADAME DE CHARRIÈRE. 807
mée, si ce n'est sous la forme d'une traduction allemande. Trois
de ses comédies, l'Extravagant, le Mariage rompu, r Enfant
gâté, sont écrites en vers. La dernière fut présentée aux comé-
diens du Théâtre-Français et rejetée par eux. Cette condam-
nation ne serait pas sans appel, mais M. Godet qui a lu ces
manuscrits et dont l'appréciation, en bien comme en mal, est tou-
jours motivée, nous en rend un compte peu favorable. Les comé-
dies en prose paraissent un peu meilleures, surtout VÉmigré et
ï Inconsolable qui sont un tableau des mœurs de l'émigration. Il
y a, notamment, des conversations piquantes dans l'Émigré. Mais
une conversation n'est pas une scène, et cinquante pages de
dialogue, fussent-elles semées de mots* spirituels, ne consti-
tuent pas une pièce de théâtre ; il y faut une action qui marche
et qui justifie le développement des caractères. Pour réussir, la
plus humble farce et la plus belle tragédie doivent observer cette
loi. C'est de quoi M""* de Charrière semble ne s'être jamais
avisée. Sauf erreur et autant que je puis en juger par les extraits
que nous ofïre M. Godet, le style de ses comédies est un peu plus
apprêté, a des allures moins aisées que celui de ses lettres et de
ses romans. Or c'est le style qui fait le grand charme, l'origina-
lité distinctive de M™^ de Charrière. Nous la trouvons véritable-
ment là où sa phrase se calque sur sa pensée, traduit sans efîort
son émotion, c"est-à-dire dans ses lettres et dans ses romans
qui, d'ailleurs, sont encore des lettres.
Ces romans ou, comme elle disait, ces anecdotes forment, à
ce qu'il me paraît, deux séries qui se distinguent nettement
l'une de l'autre et par la date et par le caractère. Le groupe des
romans romanesques, écrits de 1784 à 4786, comprend les Lettres
Neuchâteloises, Mistress Eenley, les Lettres de Lausanne et la
suite de ces lettres qui est Caliste. Les romans de la seconde
série ont été composés de 1792 à 1802, mais on doit y rattacher
les deux petits apologues politiques. Bien Né et Aiglonette et
Insinuante, dont j'ai déjà dit un mot, ainsi que le Noble, cette
satire sociale où elle avait jeté ses malices de jeune fille éman-
cipée. Dans la première série, elle conte pour conter; dans la
seconde, elle conte pour prouver quelque chose. Tout de même
on sent qu'il y avait déjà des intentions philosophiques dans ses
premiers récits ; les derniers gardent, çà et là, quelque chose des
grâces narratives et des facultés d'analyse dont étaient pleins
leurs devanciers.
808 REVUE DES DEUX MONDES.
M""" de Charrière ne nous cache pas le nom de ses maîtres :
ils s'appellent M""* de La Fayette, Marivaux, et l'abbé Prévost. Il
lui eût été difficile d'en choisir de meilleurs, à moins de passer
la Manche et d'évoquer, avec Diderot, rimmorlelle Clarisse. Dans
une lettre adressée à un de ses amis de Hollande qui l'avait
interrogée sur ses ouvrages (1), elle indique l'impression pro-
duite en elle par un roman hollandais, Sarah Burgerhart. C'est
làqu'elle avait vu combien une aventure romanesque gagne à être
placée dans un cadre vrai, exactement défini et détaillé avec
précision. Placer une sœur de la princesse de Clèves, ou de Ma-
rianne, ou de Manon dans un décor peint par Melzu, Terburg,
Miéris ou Gérard Dov n'est, certes, pas un plan à mépriser. Mais
la-t-elle suivi ? Seulement dans la première partie des Lettres de
Lausanne où cette vérité locale n'encadre, malheureusement, que
des ligures d'un médiocre intérêt, et dans les Lettres Neuchàte-
loises où il arrive quelquefois à l'accessoire de venir sur le pre-
mier plan et de déborder du cadre. Partout ailleurs, le lieu de
la scène est vague, banal, quelconque comme la place où se
déroule la tragédie antique, comme la forêt où tout le monde se
rencontre dans les romans de chevalerie. C'est grand dommage.
Ah ! si elle avait passé seulement huit jours à Bath, lors de son
voyage en Angleterre, quel joli fond de toile elle eût pu donner
à Caliste! Mais elle ne possède pas ce don de voir, dans tous ses
détails et sous tous ses aspects, un lieu imaginaire, de le peu-
pler, de le meubler, de l'animer et de faire partager à d'autres
lillusion après se l'être donnée à soi-même.
Est-elle plus inventive en ce qui touche les caractères ? Ellb
s'est défendue spirituellement d'avoir, dans les Lettres Neiic/id-
teloises, visé tel ou tel. Elle dit, dans cette lettre au Hollandais
dont il a été question plus haut: « Lorsqu'on représente un
troupeau de moutons, chaque mouton croit reconnaître son
portrait ou, du moins, celui de son voisin. » Cela est plaisant,
mais les moutons, pardon ! les Neucliàtelois n'en furent pas per-
suadés et ils n'avaient pas tout à fait tort puisque M. Godet a
retrouvé et nous désigne, un à un, la plupart des originaux qui
ont posé devant l'écrivain. En poignant M"'' de la Prise, elle
(1) Cette lettre, dont on connaissait déjà quelques fraj^mens publiés dans la
Préface de l'édition des Lettres Neuc/id/eloises de 1833, a été retrouvée par
M. Godet depuis l'apparition de son livre et a été donnée au public dans le Journal
de Genève du 14 mai 1906.
MADAME DE CITARRIÈRE. 809
pensait à M"^ de Mézerac. Ce caustique Neucliûtelois qui fait
aux étrangers les honneurs de sa ville et de ses compatriotes en
se moquant de l'une et des autres, est M. de Marval. Une jeune
fille du canton de Yaiid a prêté à Cécile [Lettrefi de Lausanne)
ce commencement de goitre et cette transpiration facile qui
donne de la transparence à son teint : deux détails naturalistes
qui affligeaient Paul de Molènes et je suis bien de son avis!
Dans Joséphine [Trois Femmes), la femme de chambre qui a de
si vilaines mœurs et de si beaux sentimens, nous reconnaîtrions,
sans avoir besoin d'être aidés, cette étonnante Henriette Mona-
chon, la femme de chambre de M"** de Charrière dont les aven-
tures galantes mirent plusieurs fois le trouble dans la maison et
que sa maîtresse soutint, avec un si absurde don-quichottisme,
contre les autorités civiles et religieuses et contre ses propres
amis. Le ménage Henley, le mari philosophe et la femme qui
veut des émotions, c'est le ménage Charrière en personne. M"* de
Charrière se retrouve dans la mère de Cécile qui met tant de
finesse à faire des gaffes et tant d'esprit à dire des sottises. Et
c'est encore Caliste elle-même, malgré la différence des situa-
tions, car pourquoi aurait-elle « tant pleuré » en décrivant l'amer-
tume, le déchirement de la femnie trahie si elle ne s'était sou-
venue de ce qu'elle venait de souffrir elle-même pendant les
journées solitaires et désespérées de sa retraite à Chexbres ?
Enfin, M"® de Charrière reparaîtra encore sous la forme d'un
de ces abbés fantastiques dont elle a le secret dans les Lettres
d'Emigrés, où, du reste, elle a jeté toutes crues et sans le
moindre déguisement les personnes qui composent sa société
intime, à commencer par Suzanne Moula et Benjamin Constant.
En deux de ces circonstances, cependant, elle a fait œuvre
de romancier; elle s'est approprié, elle a marqué de son origi-
nalité deux de ces types qu'elle avait empruntés à la réalité
vivante. C'est lorsqu'elle a peint Marianne de la Prise, l'héroïne
des Lettres Neuchdteloises, et Caliste, dont la touchante histoire
remplit la seconde moitié des Lettres de Lausanne. J'ai peur de
p/éférer la première à la seconde, mais je me hâte de prévenir
le lecteur que j'ai contre moi M"'* de Staël, Sainte-Beuve et, je
crois, à peu près tout le monde. D'ailleurs, on fera bien de se
méfier d'un homme qui, en pleine floraison du roman psycho-
logique, regrette cet art d'autrefois, ces romans concentrés où
un mot, un geste, un regard montraient toute une ame jusqu'au
810 REVUE DES DEUX MONDES.
fond comme à la lueur des éclairs. Je ne connais pas dix scènes,
en littérature, que je voulusse mettre au-dessus ou même à côté
de celle qui nous introduit dans [intérieur des La Prise, au fau-
bourg de Neuchâtel. Avec la liberté des mœurs locales, Ma-
rianne a ramené chez ses parens deux jeunes gens qui l'ont
escortée. On les accueille ; la conversation s'engage. Il est ques-
tion d'une jeune fille qui, étant elle-même sans fortune et aimant
un jeune homme pau\Te, s'est laissé marier à un homme qu'elle
n'aime point, mais qui est riche. « Que pouvait-elle faire?»
demande iM"'° de La Prise. « Mendier avec l'autre, » murmure
Marianne à demi-voix. Son père l'embrasse pour ce mot et je
souhaiterais d'en faire autant. Ce mendier avec l'autre, entendu
à vingt ans, pourrait décider de toute une vie : il illumine tout
le roman. Marianne est une vraie jeune fille : courageuse et fine,
chaste et passionnée. La façon dont elle s'y prend pour faire
réparer et expier une faute commise par celui qu'elle aime sans
lui ôter l'espoir est un mélange admirable de tact, de bonté, de
raison et d'amour et, à mon sens, c'est la meilleure inspiration
de M"' de Charrière.
Marianne n'est qu'une esquisse, je le veux, tandis que Caliste
est profondément étudiée et analysée. Mais c'est précisément
cette minutieuse analyse qui appelle des objections et éveille
la critique. D'abord, l'impardonnable stupidité du héros ne
fait-elle pas quelque tort à l'héroïne? Si nous rencontrions, à
Wiesbaden ou à Trouville, une ancienne femme entretenue qui
entourerait de ses plus tendres prévenances un sot de cette di-
mension, avec l'intention visible, avouée de se faire épouser, que
penserions-nous d'elle? Que c'est une intrigante. Certes, Caliste
n'est pas une intrigante; mais, tout de même, elle place la consi-
dération sociale avant le bonheur, puisqu'il lui faut absolument
être la femme de quelqu'un. Il y a un moment où elle est à la
fois bien séduisante et bien touchante et où je suis tout à fait son
ami. Lorsque le père de l'homme qu'elle aime a refusé d'ap-
prouver leur union, elle se soumet. Va-t-elle, alors, devenir sa
maîtresse? Elle s'offre et se reprend. Non, elle ne se donnera
pas, car ce serait déchoir une seconde fois et perdre l'estime à
laquelle elle tient le plus. Mais ne peut-elle espérer de le retenir
auprès d'elle par le seul prestige de lamour en l'enivrant d'in-
nocentes caresses? C'est là une des chimères de la femme et,
par cette chimère, elle vaut mieux que nous. Je ne comprends
' MADAME DE CHARRIÈRE. 811
plus Caliste lorsque, ne voulant pas être la maîtresse de ce
jeune homme et ne pouvant être sa femme, elle accepte, d'em-
blée, un mari inconnu qui lui tombe du Norfolkshire.
Pourquoi se marie-t-elle ? Cette question fut soulevée un soir
dans un dîner où M""^ de Staël louait avec enthousiasme l'œuvre
de M""^ de Charrière. Chambrier d'Oleyres, le fin diplomate, était
présent à la conversation et l'a racontée dans une lettre. M"* de
Staël, qui, je crois, n'est jamais restée court, répondit vivement
que ce qui donne de la vérité à un roman, c'est qu'on y voit le
héros et l'héroïne faire, comme nous, des choses qui n'ont pas le
sens commun. Car quel droit aurait la fiction d'être plus logique
que la vie? Ces explications-là sont toujours acceptées dans un
dîner, mais je ne sais si la critique s'en accommoderait. Pour
moi, je ne puis m'empêcher de retirer ma sympathie à Caliste
lorsque je là vois mariée sans amour et en dépit de l'amour. Je
me dis : « C'est donc un état civil qu'elle voulait ! » Elle est
obligée de mourir pour me prouver la sincérité de son amour
et, malheureusement, je ne crois pas à ces morts-là.
On lit ces mots écrits par Benjamin Constant sur un des
livres de M""^ de Charrière : « De l'esprit, de la sensibilité et des
fautes de goût. » L'éloge est mérité; le blâme l'est aussi. Hélas!
oui, il y a des fautes de goût dans les meilleurs ouvrages de
M"^ de Charrière. J'en ai déjà cité une ou deux et je pourrais
multiplier les exemples. Je n'en signalerai qu'un. On trouvera,
dans Caliste, un contrat de mariage et trois testamens avec des
codicilles. Dans les Lettres de Lausanne, la mère de Cécile, non
contente de nous faire connaître la petite dot de sa fille, croit
devoir nous raconter l'origine et l'histoire de toutes les sommes
qui la composent et nous régale d'une comparaison entre la
valeur de la livre de France et du franc suisse. Qui aurait cru
qu'une femme qui tenait si peu et si mal ses comptes se plairait
tant à aligner des chiffres dans ses romans !
Elle y jette, comme elle l'avoue elle-même, ce qui lui vient
à l'esprit. Elle ne choisit pas ses épisodes. Il en est de charmans ;
il en est aussi de puérils, d'inutiles ou même d'absurdes. Elle
n'en sait rien. Lorsqu'elle a composé Bien Ne, elle le lit à ses
amis et attend, le cœur battant, qu'on lui dise « si c'est sublime
ou plat. » Or, Bien Né n'est ni l'un ni l'autre. Elle n'est pas
tous les jours d'humeur à profiter des corrections d'autrui et
ne peut se corriger, étant de ces auteurs qui, — comme Méri-
812 REVUE DES DEUX MONDES.
mée l'a dit de Sîendhal, — ajoutent des fautes en se relisant.
Ce ne sont là que des taches, mais voici qui est plus grave.
La mère de Cécile commet une étourderie en signalant la pre-
mière à sa fille la passion qu'elle a inspirée à un homme marié.
Elle commet une imprudence et une inconvenance lorsqu'elle
adresse un long sermon sur la chasteté à sa fille qui, embrassée
à l'improviste par cet homme, a mis quelques secondes à se dé-
gager. Pourtant la mère doit savoir que cette petite est défendue
par son honnêteté naturelle et par un autre amour. Pas un mot
de cette homélie qui ne soit, en lui-même, juste et bien dit, mais
pas un mot qui ne soit une insulte à l'innocence de Cécile.
Dans les œuvres de la première époque, de telles erreurs sont
l'exception * elles deviennent la règle dans celles du déclin. Elles
y afîectent les idées sur lesquelles et pour lesquelles ces œuvres
finales ont été écrites. Car ce sont des romans à thèse. Tous les
ouvrages de cette classe ont le malheur commun de ne rien
prouver parce qu'on ne prouve rien en s'appuyant sur des faits
imaginaires. A ce défaut inévitable, inhérent au genre, M""* de
Charrière en joint un antre qui lui est particulier et qui est do
perdre sa thèse de vue à mesure qu'elle avance dans son récit,
pour s'attacher à d'autres fantômes d'idées qui la sollicitent ; de
sorte qu'en arrivant au terme elle ne sait plus bien ce qu'elle a
voulu démontrer, ni ne semble s'en soucier beaucoup.
Sainte-Beuve a dit des Trois Fenwies que c'était « un romac
Directoire. » Il voulait dire, je crois, par ce mot, également ap-
plicable aux autres romans écrits par M""" de Charrière vers la
même date, qu'on y sent le relâchement de tous les principes,
avec un effort, incertain et mal dirigé, de la conscience pour se
ressaisir et retrouver les lumières dont elle a besoin. En effet tout
s'était écroulé et l'on cherchait, dans les décombres, si quelques
matériaux de l'ancienne société ne pourraient pas servir à recon-
struire la nouvelle, ou s'il faudrait bàlir tout à neuf. M'""' de Char-
j-ière s'y employait avec une ardeur qui ne me surprend pas. Elle
avait été une insurgée en morale : elle devait finir moraliste. Mais
avait-elle la rectitude d'es[»rit, la sûreté de jugement nécessaire
pour faire le dé[)art entre les devoirs naturels et les devoirs con-
ventionnels, — sans parler ici des devoirs révélés, — entre ce qui
passe et ce qui dure, entre ce qui n'avait été que la mode d'un
temps disparu, l'étiquette d'un régime aboli et ce qui tient inti-
mement, profondément, définitivement à notre nature?
MADAME DE CHARRIÈRE. 813
M""* de Charrière s'était fait « raconter » Kant et, sans être
bien sûre de le comprendre, prétendait illustrer, par un petit
récit, sa théorie de la loi morale. Donc, l'abbé de La Tour
{encore un abbé étrange!) expose à une dame de ses amies le
cas des trois femmes qui sont coupables, mais qui ont, cependant,
en elles l'idée du devoir par où elles se relèvent et se peuvent
racheter. Voyons leur faute et la vertu rédemptrice. Joséphine,
femme de chambre d'Emilie, a des amans et entend ne point re-
noncer à son libertinage ; mais elle aime sa maîtresse et lui est
dévouée. M"° de Beaucourt possède un bien mal acquis, et, se
trouvant dans l'impossibilité de le restituer, continue à en jouir,
mais l'emploie à faire le bien. De ces deux femmes, J'une me
paraît sans excuse et la seconde sans reproche. Quant à Emilie,
la troisième, je ne vois pas bien son crime, si ce n'est d'avoir
obtenu les préférences d'un jeune baron allemand, Théobaid
d'Altendorff^ sur lequel une petite cousine croit avoir des droits.
Dans la seconde partie, nous voyons Emilie mariée à son
Théobald. Elle accouche d'un petit garçon en même temps que
Joséphine. On confond les deux enfans; on élèvera ensemble
l'enfant de l'amour légitime et le produit du libertinage ano-
nyme et, plus tard, on verra, à leurs sentimens, lequel sera le
plus baron des deux. Trait hideux, abominable, que nous par-
donnerons à M""* de Charrière parce qu'elle n'a pas eu l'honneur
d'être mère. Oh !.oui, c'est bien Directoire!
Sainte-Anne et Honorine dUserche semblent avoir pour but
de nous faire croire que l'instruction ne sert à rien et que, si
l'éducation du bien est inutile, celle du mal porte seule des
fruits. M. de Sainte-Anne, au lieu de chercher femme dans sa
classe, épouse une jeune fille qui est l'enfant adultérin d'un
gentilhomme et d'une paysanne; en sorte qu'elle unit les vertus
du peuple à celles de la noblesse. On ne lui a rien appris, mais
son tact naturel, son intelligence innée et la bonté de son cœur
la préservent de toute faute et même de toute maladresse,
comme la Paméla de Ulchardson. L'ombre de Rousseau, qui
revient dans Sainte- Anne, montre encore le bout de l'oreille
àwL\^' Honorine d'User che. Cette Honorine, née des amours d'un
athée et d'une bigote (on naît beaucoup hors mariage dans les
romans de M'"'' de Charrière), élevée par son père dans des prin-
cipes irréligieux, s'éprend de son frère Florentin sans savoir quel •
lien les unit et, quand le secret lui est révélé, se révolte contre
814 REVUE DES DEUX MONDES.
les lois tyranniques qui lui interdisent le bonheur. On ne sait
pas trop si M"* de Charrière sympathise avec son héroïne. En
tout cas, elle ne paraît pas se douter que la science puisse avoir
son mot à dire, après la religion, dans la question des mariages
consanguins.
C'est encore le problème de l'éducation qui fait le fond des
Finch, petit roman par lettres qui a eu quelque succès. Il en
aurait peut-être davantage aujourd'hui si on nous le donnait
avec la seconde partie, restée inédite, et qui en est la contre-
épreuve. Un gentleman écossais, sir Walter Finch, a élevé son
fils d'après ses idées personnelles et au mépris de toutes les
notions reçues. Il rend compte au jeune homme des motifs
auxquels il a obéi, et le jeune homme, à son tour, dans une
nouvelle série de lettres, raconte ses débuts dans la vie et ses
propres expériences qui ont mis le système paternel à l'épreuve.
Comme c'est l'usage dans les fictions de M"" de Charrière, le ré-
sultat est purement négatif. Rien ne vaut, rien ne sert, rien ne
conduit à rien.
Elle faisait, semblo-t-il, une exception pour ceux que leur si-
tuation appelle à gouverner les autres. Dans Azychis, prince
d'Egypte qui fut son dernier, ou avant-dernier écrit, elle donne
ses vues sur la manière d'élever un présomptif. M, Godet nous
avertit que le roman est ennuyeux et nous ne sommes pas surpris
d'apprendre que la couleur locale en est des plus faibles. Com-
bien elle était loin, maintenant, de ce réalisme que lui avait in-
spiré la lecture de Sarah Burgerhart et auquel elle avait si heu-
reusement visé dans les Lettres Neuchâteloises!
Entre les brillantes œuvres de sa maturité et les œuvres, si
discutables, de son déclin, il y a, pourtant, un trait commun :
le style, qui, étant inné chez elle, était, par conséquent, ina-
missible. Certes elle n'en devait pas le secret à cette bonne
M""* Prévost, l'institutrice genevoise qui avait fait son éducation.
Quiconque mettra en regard les lettres de la maîtresse et celles
de l'élève (alors que celle-ci n'avait encore que douze ou treize
ans) n'aura aucun doute là-dessus. Comme il arrive à tous ceux
qui sont élevés loin du centre et au delà des frontières, son fran-
çai.s retarde de trente ou quarante ans, au moins, sur celui de
Paris et de Versailles. Ses maîtres préférés sont Pascal, La Fon-
taine, M""* de La Fayette, Fontciielle, Lesage; c'est d'eux qu'elle
tieut directement sa langue. Sainte-Beuve la date très bien quand
MADAME DE CHARRIÈRE, 815
il la compare à M""* de Staal-Delaunay, l'exquise soubrette de
la duchesse du Maine. M"* de Charrière estime que, notre idiome
ayant atteint sa perfection et son apogée avec les grands écrivains
que je viens de nommer, il n'y a rien à faire que de le main-
tenir tel qu'ils l'ont fait. Mais les besoins nouveaux? — Tant pis
pour les besoins nouveaux s'ils ne s'accommodent point de ce
beau langage définitif, immuable! Elle a beau admirer Jean-
Jacques, s'assimiler quelques-unes de ses idées, elle n'imite point
ses procédés littéraires et elle le traduit dans une langue qu'il
n'eût pas reconnue pour sienne. Elle pense Rousseau et elle
écrit Voltaire. Quant à Chateaubriand, elle en parle comme, il y
a vingt ans, eût parlé des décadens un vieux professeur de rhéto-
rique.
Pour elle, la qualité maîtresse, c'est la brièveté. Elle la
pratique et la prône au point d'agacer Benjamin Constant. Et
pourtant, comme elle a raison ! La concision des maîtres, bre-
vitas imperatoi'ia! Tandis que nous tournons gauchement autour
d'une idée et que nous lui essayons, l'une après l'autre, plusieurs
expressions qui ne vont jamais, elle, d'un coup, trouve le mot
juste, qui habille et qui sied, et n'y retouche pas. Gela semble
de la maigreur, mais cette maigreur n'existe que par compa-
raison avec l'embonpoint malsain de nos phrases gonflées de
mots parasites ou excessifs.
Sainte-Beuve a relevé une incorrection chez M"* de Char-
rière. Vraiment! Rien qu'une? A ce solécisme unique il eût pu
ajouter une infinité de barbarismes dont elle ne se fait pas faute
et qui n'empêchent pas son français d'être excellent, car la
langue est bien moins dans les mots que dans les tours et dans
un je ne sais quoi que les grammairiens ne comprendront ja-
mais. Le grand mérite de ce style, à mon gré, c'est qu'on l'y
voit au travers, avec sa brusque sincérité, son impétueuse fran-
chise qui ne ment jamais, ne recule jamais, attaque de front les
obstacles, au risque de s'y briser; avec sa bonté et sa moquerie;
avec ses sensations fines et ardentes, ses élans, si souvent trompés,
vers le bien, qui aboutissent à l'universel dégoût. M"* Necker
de Saussure a dit qu'elle trouvait toujours dans les moindres
ouvrages de M™' de Charrière « une femme qui pense et qui sent. »
Ce mot explique l'attrait de ses livres et promet quelque chose de
plus à ceux qui pourront pénétrer dans l'intimité de cette femme.
Nous y pénétrons aujourd'hui avec M. Godet.
S<6 REVUE DES DEUX MONDES.
III
CVst nn pou on ronqnoranto, en triompliatrîce qu'Isabelle ou,
coniiïio on disait, Délie de Zuylen, avait pris possession de la
vie. Elle était une Tuyll : cela ne signifie pas grand'chose pour
des Parisiens du xx* siècle, mais cela voulait dire pour un Hol-
landais de 1750 qu'elle lUait de très vieille et très noble race.
Elle avait cent mille llorins de dot, ce qui était quelque chose
pour ce temps-là. Elle possédait un père et une mère dont on
devine la tendre indulgence sous la vieille étiquette familiale et
la froideur hollandaise. Elle dessinait, jouait de la harpe et du
clavecin. Elle avait de lesprit à faire peur et son appétit de
savoir s'attaquait à tout, aux mathématiques, à la philosophie,
aux langues anciennes et modernes. Son anglais me semble im-
peccable et son français eût rendu jaloux bien des académiciens.
Etait-elle jolie? c'est toujours la grande question quand il
s'agil d'une femme. Latour vint faire son portrait à Zuylen, lors-
quelle avait vingt-cinq ans, et le recommença deux fois, soit
qu'il fût mécontent de sa première esquisse, soit qu'il se plût
auprès de son modèle (certain passage d'une lettre me le fait
penser). Houdon exécuta son buste à Paris, lorsqu'elle y vint et
y séjourna aussitôt après son mariage, et il fallait être Houdon
pour essayer de traduire en marbre cette mobile physionomie.
M. Godet nous donne, en tète du premier volume, une repro-
duction coloriée du pastel de Latour et une photogravure du
buste de Houdon au commencement du second. Hé bien, que
répondent les deux grands artistes à notre curiosité? Pas régu-
lièrement jolie, mais extrêmement séduisante. De magnifiques
cheveux blonds, des yeux vert de mer, une peau lumineuse et
rosée, une belle gorge, un sourire fm et gai avec ce nez où les
Romains voyaient le signe certain des penchans satiriques.
Et au moral? Elle va nous aider elle-même, car elle a tracé
plusieurs fois sa propre imago. Les peintres d'eux-mêmes ne mé-
ritent pas, en général, beaucoup de confiance, mais il faut faire
pour elle une exception parce qu'elle est la sincérité même.
« Zélide est voluptueuse » (nous dirions sensuelle) : il faut l'en
croire. « Point vaniteuse » : c'est encore vrai, mais il faut ajouter
qu'elle ost ambitieuse, non pas ambitieuse d'honneurs, mais
a ubiticiisr do jcuer un rôle, de dépenser sa vitalité débordante
MADAME DE CHARRIÉRE. 817
en actions ou en paroles. C'est cette vitalité débordante qui la
tient éveillée jusqu'au milieu de la nuit, lisant, causant ou écri-
vant. Elle ne se déciderait pas à clore sa journée et à se coucher
si ce n'était par pitié pour sa femme de chambre. La conscience
de sa supériorité la travaille et, à certaines heures, la tourmente.
Alors sa vie lui pèse, son milieu l'excède. D'ordinaire, elle est
familière, bonne enfant, rieuse, toujours prête à jouer. En reli-
gion, elle est agnostique. Cette catégorie lui manque. Quand
elle essaie de raisonner sur ces matières, c'est sans anxiété, sans
trouble, presque sans intérêt. Née protestante, il lui serait in-
différent d'épouser un catholique, mais elle ne voudrait pas que
ses filles allassent au couvent et qu'on leur répétât toute la
journée : « Quel dommage que votre maman soit damnée! »
Donc, elle s'occupe peu de l'autre monde et il lui paraît que, dans
celui-ci, la grande affaire est d'aimer et d'être aimée. Un grand
moraliste lui a bien appris qu'il n'y a pas de délicieux ma-
riages. Cependant, elle sent qu'elle pourrait être heureuse avec
un mari qui l'aimerait. Mais il ne suffirait pas qu'il l'aimât seule-
ment un peu, car elle « est faite pour les sentimens vifs et
n'échappera pas à sa destinée. » A qui fait-elle cette déclaration?
A un jeune Ecossais, James Boswell, étudiant en droit à l'Uni-
versité d'Utrecht. Elle adresse des confidences bien plus sca-
breuses à un homme qui en est encore moins digne que cet
honnête lourdaud de Boswell, au colonel de Constant d'Her-
menches qui commandait un régiment bernois au service de
Leurs Hautes Puissances, les États de Hollande. C'est un homme
marié qui hait sa femme et aspire au divorce. D'âge moyen et de
mœurs pis que douteuses, il s'arroge, auprès de la jeune fille,
un rôle qui tient de l'amoureux et du confesseur, sous-entendant
ses désirs et voilant ses galanteries sous des conseils. Pendant
huit ou dix ans, elle lui dit, dans une correspondance clandes-
tine, ce que l'on dit à peine à une amie intime, à une sœur
aînée. Lorsqu'elle s'avise, enfin, de son imprudence et rede-
mande ses lettres, il fait la sourde oreille et nous sommes bien
forcés de nous en féliciter, puisque, sans ce refus impudent,
nous n'aurions jamais lu ces lettres, étourdissantes de brio et
d'humour et, parfois, d'une si fine et si pénétrante sensibilité.
Ah ! comme la pauvre Caliste paraît ennuyeuse et pâle à côté
des lettres à d'Hermenches!
C'est grâce à elles que nous assistons à ce défilé de préten-
lOMK zxziv. — 1906. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
dans qui dura presque sans interruption de 1760 à 1770. Les
chapitres qui nous offrent cet amusant spectacle ayant paru ici
même, je n'insisterai pas. Je rappellerai simplement qu'il y en
eut de tous les âges, de toutes les humeurs, de toutes les nationa-
lités et de toutes les fortunes, depuis un personnage allié à la
famille royale de Prusse, qui eût fait d'elle une quasi-princesse,
et le Rhingrave qui l'eût faite reine dans un rayon de trois
lieues, jusqu'à un marquis français ruiné qui rêvait de rebâtir ses
châteaux avec la dot d'Isabelle, et un lord jacobite proscrit, dont
les biens étaient sous séquestre. Je ne comprends pas Boswell
dans la liste, puisqu'il s'est vivement défendu d'être un pré-
tendant. Pourtant il se crut aimé et n'avait pas tout à fait tort. Car
ce fut une de ses innombrables erreurs de jugement de prendre
ce grotesque au sérieux. A ce moment, du reste, et jusqu'à la fin
du siècle, l'Anglais plaît fort aux femmes. Pourquoi? Est-ce à
cause de sa vigueur physique, ou du soin qu'il prend de sa per-
sonne, ou de cette froideur qu'on suppose recouvrir les flammes
de la passion? Ce qui est certain, c'est que, dans le roman et dans
la vie, il a le pas comme héros et fait prime comme épouseur.
Le voyage que fait Belle de Zuylen en Angleterre, en 1766-67, ne
serait-il pas une campagne matrimoniale plus ou moins dé-
guisée? Elle est entourée, fêtée, soigneusement examinée par les
belles curieuses de l'aristocratie. Elle fréquente les gens cé-
lèbres, donne à dîner à David Hume, qui se signale par son
adresse à ressaisir un poulet rôti qu'un petit chien vient d'en-
lever sur la table (la philosophie sert à tout!) mais, de soupirant,
point. C'est à ce moment que je vois apparaître en elle les pre-
miers symptômes du pessimisme qui l'envahira tous les jours
davantage.
Parmi ces prétendans qui s'annonçaient de loin, quelques-
uns, comme le comte d'Anhalt, ne parurent jamais. D'autres,
comme le marquis de Bellegarde, firent longtemps leur cour et,
finalement, sous divers prétextes, ^e retirèrent. Quelle fut la
vraie cause de leur retraite? Est-ce ses qualités ou ses défauts
qui les rebutèrent? Eurent-ils peur de sa réputation, de son
caractère ou de son esprit? Fut-ce la petite tache d'encre qu'elle
jivait déjà au bout de ses doigts? Quifi qu'il en soit, à trente
ans, elle était encore filte et lit un coup de tête. Elle épousa,
contre le gré de sa famille e* presque malgré lui, M. de Char-
riere, un gentilhomme pauvre qui avait été le précepteur de ses
■«►
MADAME DE CHABRIÈRE. 819
frères. C'était un homme modeste, point ambitieux ni intrigant,
qui avait la passion des mathématiques. Il n'avait pas prévu le
périlleux honneur d'épouser une Belle de Zuylen et c'est lui-
même qui essaya de lui démontrer les dangers et les désavan-
tages de leur union. Elle s'ohstina. Dans ses lettres de ce temps,
elle répète, avec une instance qui est presque pénible à observer :
« L'homme que j'aime. » Elle veut se le persuader à elle-même
en même temps qu'imposer aux autres le respect de son choix.
Le soir du mariage, les deux anciens élèves de M. de Charrière,
devenus ses beaux-frères, s'amusèrent à lui faire boire du punch.
De là s'ensuivit un malaise de l'honnête gentilhomme et l'on
entrevoit une nuit de noces qui n'a rien de romanesque.
D'Utrecht ils vont à Paris et la jeune femme n'en est pas
éblouie. Disons-le franchement : elle n'aima jamais ce pays dont
elle parlait et écrivait si bien la langue, dont le génie était en
elle. Elle ne le connut jamais bien. Cette noblesse formaliste et
corrompue, imbue d'une philosophie qui ne menait à rien ou
feignant une foi qu'elle n'avait plus, ne l'attirait guère et, plus
tard, la petite bourgeoisie et le bas peuple lui parurent aussi
grossiers et aussi féroces que l'aristocratie lui semblait frivole,
vicieuse, usée. Elle croyait assister à une fin de race.
La voici maintenant dans ce manoir du Pontet où elle
apporte l'aisance, au moins pour un temps. Elle va y vivre entre
ce mari philosophe et deux belles-sœurs que le manque de for-
tune et d'agrémens personnels ont clouées là sans espoir de trouver
up établissement. L'une est aigrie et revêche ; l'autre est la bonté
même, mais sans aucune ouverture d'esprit. Neuchâtel, la ville
voisine, d'où il faut tirer toutes les ressources matérielles et in-
tellectuelles, n'est guère qu'un grand village avec trois mille habi-
tans. Pourtant il y a de l'aristocratie, de la richesse, des plaisirs,
une vie mondaine et des prétentions justifiées à la politesse.
Aux noms qui passent devant nous, nous ne tardons guère à nous
apercevoir que Neuchâtel a une importance bien supérieure à ce
que promet sa population et qu'on est ici, en quelque sorte, sur
le grand chemin où tout passe, les hommes, les événemens, les-
idées. Hier encore, c'était l'asile de Jean-Jacques et Mylord
Maréchal y commandait pour le roi de Prusse. Voltaire n'est pas
loin et Gibbon achève son histoire de la Décadence de l'Empire
romain dans un autre coin de cette même Suisse romande où
vont bientôt paraître M"* de Staël et Benjamin Constant. Aussi
820 REVUE DES DEUX MONDES.
ne nous plaignons-nous pas que M. Godet ait rempli fort adroi-
tement avec la chronique de Neuchâtel ces douze premières
années de la vie de M"* de Charrière au Pontet, ces douze années
ou elle se dérobe un peu à notre curiosité. D'abord elle dut se
répéter tous les jours à elle-même qu'un mari bonhomme et ma-
Itnématicien était bien son héros et qu'elle était vraiment née
pour la vie rustique. Puis elle dut s'avouer son erreur. Puis...
Ici nous nous heurtons à un mystère et c'est une des bonnes
fortunes du livre dont nous nous occupons d'avoir posé l'énigme
sans la résoudre. M. Godet a un nom sur les lèvres, mais ne le
prononce pas. « L'amant inconnu : » il désigne ainsi l'homme
auquel M""* de Charrière, à l'apogée de sa puissance d'aimer, s'at-
tacha passionnément, de toute limpéluosité dune jeunesse
longtemps refoulée et d'autant plus âpre à l'amour qu'elle allait
finir. Tout ce que nous savons, c'est qu'elle le rencontra dans la
haute société de Genève, où elle passa plusieurs hivers. Son nom,
croit-on deviner, nous est familier, parce que l'un des siens l'a
illustré. Si nos fils sont aussi insatiables de ces investigations
psychologiques que nous l'avons été, ils retrouveront peut-être
quelque part un paquet de lettres jaunies qui leur permettra
d'écrire le nom de l'amant inconnu et d'exhumer toute cette
douloureuse aventure. D'ici là laissons à la pauvre femme le
bienfait posthume, la douceur de cette ombre où s'enveloppe sa
plus cruelle déception.
Cet homme s'éloigna d'elle pour se marier; elle alla dévorer
sa douleur à Chexbres, dans un site qu'elle déclarait le plus beau
du monde et où le spectacle de la nature paraît avoir été sa
meilleure consolation. Elle trouva aussi une étrange distraction
en donnant des leçons de géographie aux bons paysans de
Chexbres, à l'aide d'un globe à demi cassé que son vieil ami,
M. de Saïgas, lui avait envoyé de Lausanne. M. de Charrière res-
pecta sa solitude et son chagrin dont il ne pouvait ignorer la
cause. Il lui écrivait des lettres pleines d'une tendre et discrète
commisération dont on ne saurait dire si elles sont admirables
ou ridicules. Il lui avait promis, surtout il s'était promis à lui-
même, de la laisser libre et tenait parole.
Après ces premières heures où le chagrin de la femme trahie
semble avoir pris la forme d'une sauvage et misanthropique
amertume, elle se calma, reprit avec la possession d'elle-même
ce ton railleur et légèrement hautain qui est la note du temps,
MADAME DE CIIARRIÈRE. 821
Mais sa ganté était dérangée. De là plusieurs voyages à la re-
cherche d'une guérison, à Louèche et à Plombières où elle ren-
contra le baron d'Holbach. Elle alla à Strasbourg consulter
Cagliostro, dont elle resta Tadepte fervente et ce fut encore là une
de ses innombrables méprises sur les hommes, dont on a déjà
vu plusieurs exemples.
Ce qui la remit d'aplomb, ce ne fut ni la contemplation des
rochers de la Meillerie, ni la petite classe rurale de géographie,
ni l'attendrissement philosophique de M. de Gharrière, ni Plonv
bières, ni Cagliostro, mais ce fut d'écrire les Lettres Neuchdte-
loises, Mistress He7iley et les Lettres de Lausanjie.
Nous sommes en 1784. La phase littéraire commence. La
phase politique lui succédera, puis la phase musicale, en atten-
dant la phase finale qui sera la phase pédagogique. Quant aux
phases amoureuses, elles correspondent aux âges, aux états
d'âme que traverse la femme, à ses différentes manières d'envi-
sager ses relations avec l'autre sexe : le flirt, la passion, lamour-
amitié qui paraît ou croit être une sorte de maternité. On l'a
entrevu dans ses deux premières phases : on va assister de plus
près à la troisième. Ainsi va sa vie, dérivant au gré de ses ar-
dentes fantaisies, toujours renaissantes, mais tx)ujours déçues,
changeant d'objet presque sans changer de nature. Elle nomme
cela obéir à, son maître le Destin. Peut-être a-t-elle raison.
IV
La légère rumeur sympathique qui s'était faite autour de Ca-
liste allait-elle grandir et se transformer en une vraie gloire?
C'était aux salons, aux bureaux d'esprit de la capitale qu'il fal-
lait aller le demander. De là, je suppose, le voyage de 178G.
Comme il est arrivé à bien d'autres qui se sont crus tout près
d'être célèbres, M""" de Charrière fut détrompée en mettant le
pied à Paris. En ces jours pleins de fièvre et d'attente, à la
veille de la réunion des Notables, elle trouva les Parisiens
occupés de tout autre chose que des malheurs de Caliste. Mais,
dans le salon des Suard, où elle fréquentait assidûment, elle ren-
rentra celui qui allait tenir une si grande place dans sa vie.
Benjamin Constant (il s'était déjà débarrassé de la double
particule (1), sauf à la reprendre quand besoin serait) avait
(1) Ou sait que son nom était Benjamin de Constant de llebecquç.
822 REVUE DES DEUX MONDES.
alors dix-neuf ans. C'était un grand diable à cheveux roux, qui
se tenait mal et négligeait sa mise. Il n'avait pas eu d'enfance,
point de cette première éducation familiale dont la trace ne
peut disparaître. 11 avait grandi sans mère, élevé, à distance, par un
père qui lui envoyait, de temps à autre, de l'argent et un sermon.
Ce Vaudois, fils d'un colonel au service de Hollande, était
imbu de toutes les idées françaises, bien qu'il eût été instruit en
Angleterre et qu'il parlât l'allemand à merveille. Il adorait le
jeu et les femmes. En même temps il avaif grand besoin d'émo-
tions, sincères ou artificielles. Il jouait la comédie, non pour
duper les autres, mais pour se duper lui-même. Nous connais-
sons deux circonstances oii il essaya, plus ou moins gauche-
ment, la scène du suicide. « Il avait toujours sur lui, dit impi-
toyablement M. Godet, de quoi se tuer et de quoi s'empêcher de
mourir. » Comment le savons-nous? Par ses aveux : des aveux
très gais, car nul homme n'a jamais eu moins de scrupule à se
moquer de lui-même. Sainte-Beuve a très finement distingué ces
deux hommes qui étaient en lui : un naïf, un emballé , vivant
côte à côte avec un ironiste sans merci qui le dénonçait et le
ridiculisait à plaisir. Il mettait à ce jeu tout l'esprit de son
siècle, dont il était abondamment pourvu; mais il était et resta
imbu de l'idée que l'esprit ne doit servir qu'à la conversation
et aux lettres. Jamais il ne permit à cet esprit d'entrer dans ses
livres. C'est pourquoi il n'y a rien de si ennuyeux ({vJAdolphej
rien de si amusant que Benjamin Constant. Pourtant ce sont les
deux moitiés du même être. Adolphe, le sceptique, survivra au
bon diable naïf et passionné, mais ne cessera de porter son deuil.
En 1786, Adolphe est encore bien loin et le pessimisme de
Benjamin éclate en farces et en équipées. « Un polisson vrai-
ment extraordinaire » (elle le définit ainsi elle-même) : tel était
Constant lorsqu'il apparut à cette femme qui attendait l'amour
depuis trente ans. Elle avait aussi bien de l'esprit, et ce fut un
premier lien entre eux. Etourdis et comme ravis de trouver cha-
cun de leur côté un tel partenaire, ils se grisaient de paroles,
insatiables l'un de l'autre, au point de ne pouvoir plus se quit-
ter, même la nuit. Imaginez Benjamin assis près du lit de
M""* de Charrière jusqu'à six heures du matin et à cette heure,
matinale ou tardive, comme on voudra, prenant avec elle une
tasse de thé. Plus d'une fois, les habitansdes chambres voisines
durent maudire ces deux eu gés (qui sait si ce n'est pcB )a rai-
MADAME DE CHARRIÈRK. 823
son de leurs nombreuses migrations d'hôtel en hôtel?). Et pour-
tant que d'étincelles durent jaillir du choc de ces deux brillans
esprits, enfidvrés par la veille, la solitude et l'attraction indéfi-
nissable qui les appelait l'un vers l'autre ! Que de choses éton-
nantes durent-ils se dire, au cours de ces conversations qui
passaient tout au laminoir, d«)gnies, théories, usages, réputations
et caractères ! Et quel dommage qu'il ne se soit pas trouvé un
indiscret derrière la cloison pour noter et conserver ces torrens
de mots où devaient, certainement, se trouver mêlées bien des
paillettes de pur métal! On dit qu'elle lui enseigna à se moquer
de tout; mais, avait-il réellement beaucoup à apprendre en ce
genre lorsqu'il la connut? En tout cas, l'élève devait dépasser le
maître et, eu lui retirant ses illusions, elle dut s'apercevoir
qu'elle perdait les dernières qui lui fussent restées.
Que disait de tout cela le bon M. de Charrière? Toujours
philosophe et toujours souriant, il prêtait de l'argent au jeune
homme, lorsque le colonel de Constant oubliait de joindre une
traite à son sermon, et ce fut avec quelques louis, avancés par
lui, que Benjamin put effectuer cette fugue en Angleterre où il
vécut en bohème, eu chemineaa, pendant plusieurs semaines.
Pour le dire en passant, — et il importe de le dire parce que
c'est un trait de caractère, — M""* de Charrière ne semble pas
avoir su le moindre gré à son mari de cette attitude tolérante et
bénigne. Une des singularités de ce roman intime, c'est que
Benjamin eut bien souvent à entendre les plaintes les plus amères
sur r« indifférence, » la « froideur » de M. de Charrière. Un
peu plus, elle eût été femme à dire, comme certaine héroïne
d'Emile Augier : « Mais bats-moi donc ! »
Le chemineau qui venait d'errer, avec trois chemises et deux
paires de bas, sur les routes du la/ce district où allaient bientôt
venir Wordsworth et Coleridge, se voit, vers la fin de cette
année 1787, métamorphosé en chambellan de Son Altesse Séré-
nissime le duc de Brunswick : brusque revirement de la desti-
née dont s'amuse cet esprit fantasque et décousu, cette âme
nomade et avide de contrastes. Avant de prendre possession de
ce poste absurde, le dernier auquel on eût dû songer pour lui,
il vient se faire soigner à Neuchàtel d'une maladie sur l'origine
de laquelle il serait déplaisant de s'appesantir. Puis, il se repose
à Colombier dans la société de son amie. Il ne la quittait point.
Lorsqu'elle était dans sa chambre et lui dans la sienne, il lui
824 REVUE DES DEUX MONDES.
a(lressait des billets auxquels elle s'empressait de répondre (1).
Ils n'en causaient pas moins, au jardin, à souper, jusque dans la
• uismc où ils philosophaient à leur manière devant un beau feu
dt> r«armens. La bonne M"" Louise allait et venait autour d'eux,
tout étourdie de ces plaisanteries audacieuses qui éclataient
près d'elle, et laissait quelquefois échapper un : « mais, mais,
mais! » qui esl bien Suisse romande et que je crois entendre. Et
M''" Moula, — lamie de Genève, — que le gamin féroce plai-
santait sur les aridités de son corsage, se vengeait en découpant
sa silhouette falote et dégingandée. Cet automne fut, peut-être,
pour tous les deux, le meilleur temps de leur vie.
Enfin, il quitta, dans les premiers jours de 1788, ce cher
manoir du Pontet où il avait apporté tant de gaîté et trouvé tant
de repos. Il s'éloigna, mais, à chaque étape et jusque dans sa
chaise de poste, il griffonnait des messages où il racontait à
l'amie laissée derrière lui les menus incidens du voyage. Arrivé
à destination, sa correspondance se change en un véritable jour-
nal où revit — si elle a jamais vécu ! — la petite cour automa-
tique dont les gestes semblent réglés par des mouvemens d'hor-
logerie. 11 prétend s'ennuyer, être au désespoir. Mais on n'a
jamais vu un désespoir plus spirituel ni un ennui décrit de
façon plus amusante. C'est le compliment que lui adresse M""* de
Charrière et il est mérité.
Impossible d'ajourner plus longtemps le problème délicat
qui se pose de lui-même. Que s'était-il passé entre eux? Quelle
espèce de lien existait entre ce garçon qui avait tout juste vingt
ans et celte femme qui en avait quarante-sept bien sonnés?
Lorsqu'on se rappelle que M"" de Charrière, jeune fille, s'avouait
« voluptueuse, » que Benjamin Constant était un débauché dé-
pourvu de scrupules, lorsqu'on songe à ces longues nuits en
tête à tête, lorsqu'on rencontre, dans les lettres de Benjamin, des
explosions comme celle-ci : « Isabelle, je t'embrasse, » et autres
mots qui ne semblent guère pouvoir s'échanger que d'amant à
maîtresse, on est tenté d'adhérer à la silencieuse conclusion de
Sainte-Beuve, à cette conclusion qu'il suggère, mais qui, sous la
plume des critiques venus après lui, s'est transformée en une
brutale affirmation : « Benjamin Constant, qui avait été l'amant
(1) Il porta cet usage plus tard à Coppet. Là, on fit mieux, ou pis. Le soir, assis
autour d'une grande table, les hôtes du château sécrivaient au lieu de causer. Je
ne crois cas qu'oii puisse pousser plus loin la rage écrivassière.
MADAME DE CHARRIÈRE. 825
do M""* de Charrière... » voilà ce que disent, sans hésiter, tous
les dictionnaires de biographie politique ou littéraire. M. Godet
ne l'entend pas ainsi et, n'étant pas de l'avis de Sainte-Beuve, ne
croit pas devoir imiter son abstention. C'est pourquoi il déchire
tous les voiles et aborde franchement la question. Quelles sont
ses raisons pour croire à l'innocence de cette liaison ? La pre-
mière est une dénégation formelle de Benjamin Constant, expri-
mée dans le « cahier rouge, » qui contient ses souvenirs intimes
dont Sainte-Beuve n'a jamais eu connaissance. On dira peut-être
qu'un galant homme, en pareil cas, a le droit et, jusqu'à un cer-
tain point, le devoir de mentir; que l'aveu d'avoir trompé un
homme auquel il avait des obligations pécuniaires eût été extrê-
mement disgracieux. Considérations vraies, en général, mais
qui s'appliquent mal au cas particulier dont nous nous occu-
pons. Lorsque Constant écrivait ces lignes, vers le soir de sa vie,
il savait que ni M*"^ de Charrière, ni son mari, ni ses belles-
sœurs ne les liraient jamais et que la famille s'éteignait avec
eux. Or qu'importait au reste du monde? Quant à lui, il n'était
pas homme à se ménager, à s'embellir. Les cyniques mélanco-
liques, comme lui, ne prennent pas la plume pour faire de
fausses confidences à la postérité. Ou ils ne disent rien, ou ils
disent tout.
M. Godet fait ressortir un autre fait. Pendant la première
étape de sa liaison avec M'"^de Charrière, Benjamin est amoureux
de M"^ Jenny F'ourrat en l'honneur de laquelle il avale, devant
témoins, le contenu d'une fiole de laudanum. Il raconte tout à
l'auteur de Caliste. Plus tard elle est, également, mise au cou-
rant de ses amours brunswickoises qui aboutissent à un mariage,
•puis à un divorce. Confie-t-on ainsi à une maîtresse les infi-
délités qu'on lui fait? Je passe vite sur la troisième raison
de M. Godet, quoiqu'elle ait bien sa valeur. La maladie dont
souffrait Benjamin dans les derniers mois de 1787 le rendait par-
faitement inoffensif pour l'honneur de M. de Charrière. Je crois
donc qu'il eut pour elle l'affection àc l'ami pour son amie, do
l'élève pour son maître. J'irai plus loin : pourquoi n'y anrait-il
pas eu quelque chose de filial dans son attachement pour celle
qui, seule, lui avait donné un moment la sensation de la vie de
famille, la douce illusion du foyer? « Il n'y a, écrit-il, qu'un
Colombier au monde ! » et ailleurs : « Je ne parlerai plus de
me tuer, mais je me réfugierai à Colombier. » T^'^est-ce pas le
826 REVUE DES DEUX MONDES.
cri du pauvre vagabond qui a entrevu, dans la nuit, les lumières
du home?
Comme il se savait aimé plus, mieux et autrement qu'il
n'aimait lui-môme, il essayait de donner le change à la pauvre
âme en peine par ces jolis mots teiidres, par ces ardentes'
caresses dont les enfans gâtés ont le secret. Au surplus, c'est de
ce style-là qu'tà Tâge de douze ans, il écrivait»à sa grand'mère.
Mais elle? Elle soutfrit cruellement de n'être aimée qu'à demi,
alors qu'elle aimait avec tout son être. Mais il le fallait : ainsi
l'ordonnait son maître le Destin. Il y a quelques années,
M. Godet donna une conférence à Paris sur ce sujet. Le lende-
main, au dîner des Débats, notre confrère M. André Hallays,
répéta à Renan les argumens dont s'était servi le conférencier
pour réhabiliter son héroïne. M. Goblet, présent à la soirée,
s'approcha pour recueillir l'impression du maître. Le sphinx-
philosophe répondit, avec ce léger haussement d'épaules que
l'on connaît: « Pourquoi pas? Les femmes sont si étranges! »
Voilà qui vaut déjà mieux que l'absolution, un peu grossière, de
Sainte-Beuve. Mais je ne consens point que M""" de Charrière se
soit montrée étrange en cette circonstance. Elle savait que le
don de son esprit retiendrait plus longtemps Benjamin que le
don de sa personne. Elle fut une avare ménagère du bonheur qui
lui était mesuré. C'est une terrible tragédie que celle de l'amour
né trop tard et qui est obligé de se déguiser en amitié, une tra-
gédie plus commune qu'on ne pense. Mais le monde ne peut la
plaindre, parce quil ne la connaît pas, car ceux qui en souffrent
la cachent comme une lèpre et se laissent ronger le cœur en
silence.
Il m'est impossible de suivre cette liaison dans toutes ses
phases. Sainte-Beuve, qui croyait à des relations matérielles, volt
venir très vite la satiété, tandis que M. Godet est en mesure de
prouver que la tendre amitié du jeune homme pour la châte-
laine du Pontet dura longtemps et que, si elle subit des éclipses,
elle eut de vils retours de ferveur. Leur principale querelle fut
à propos d'un orocès où le colonel de Constant ne joua pas un
rôle fort brillant. Benjamin prit, avec une fougue qui l'honore, la
défense de son père. M""* de Charrière aimait peu cette famille
dont elle se savait mal jugée, et, soit malveillance, soit, comme
elle l'explique, pour mettre son ami en garde contre des rumeurs
fâcheuses, laissa tomber dans une lettre Quelques phrases peu
MADAME DE CIIARRIÊRE.
827
flatteuses pour le colonel. Benjamin répondit par des imperti-
nences, somma M"* de Charrière de détruire ses lettres et jota
au feu celles qu'il avait reçues d'elle. Perte irréparable : nous
n'assistons à leur liaison que comme on assiste à une conversa-
tion par le téléphone dont on n'entend qu'une moitié. Ils se rap-
prochèrent bientôt, pour se quereller et se réconcilier encore.
Dans l'hiver de 1793-94, Benjamin fit un long séjour à Colombier
dans le voisinage immédiat du manoir où il passait presque
toutes ses journées. Mais la fin inévitable, le divorce intellectuel
s'annonçait par bien des symptômes. Ce n'était point la satiété
physique de l'amant, mais l'impatience du disciple qui veut
secouer le joug de son maître.
Il avait maintenant, comme disent les Anglais, out grown
cette amitié-là. Il était las de cette tendre tyrannie qui lui pres-
crivait des lectures et des impressions. Bon pour cette femme
désenchantée et sur le déclin de s'enfermer dans un dédaigneux
et universel scepticisme. Lui, il voulait se mêler aux hommes, se
tailler un rôle, se faire un nom, et ses ambitions, qu'elle ne sem-
blait guère prendre au sérieux, regimbaient contre elle et l'incli-
naient à la révolte. Il cherchait des mobiles d'action, un parti à
servir et elle n'avait à lui offrir que des sensations d'art, en reli-
gion et en métaphysique le doute, en politique l'abstention. II
croyait à la Bévolution où elle ne voyait qu'une mêlée confuse
de passions et de systèmes, également incapable de plaindre les
vaincus ou d'admirer les vainqueurs. Il voyait se lever vers
l'Allemagne une lumière qui allait éclairer le monde, tandis
qu'elle en était encore à considérer les Allemands comme des
balourds qui essaient d'imiter les grâces françaises et de traduire
la pensée française, mais ne réussissent qu'à l'obscurcir. Ils
étaient semblables à deux instrumens désaccordés qui ne peuvent
plus jouer au même diapason. Tout à coup, ces choses qu'il
rêvait, qu'il entrevoyait et que M""* de Charrière ne voulait ni ne
pouvait lui donner, une autre femme allait les lui apporter avec
une netteté, une richesse, une splendeur d'imagination inespérée
et irrésistible. Et cette femme avait près de trente ans de moins
que M"* de Charrière. Laide, la fascination de son éloquence la
rendait plus séduisante que les plus jolies femmes. Elle était le
.génie du siècle qui allait naître comme M"* de Charrière incar-
nait l'esprit de celui qui finissait. Placé entre elles comme entre
le passé et l'avenir, son choix pouvait-il être douteux?
828 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour lui le chemin de DamaS; ce fut la grande route de
Genève à Lausanne, où il rejoignit, à Nyons, M""^ de Staël qu'il
était allé chercher à Coppet, Il la vit là pour la première fois au
mois de septembre 1794 et ce fut seulement quelques semaines
plus tard qu'il osa avouer, dans une lettre à M"" de Charrière,
toute l'étendue de ses nouveaux sentimens. En môme temps, il
annonçait sa visite à Colombier. S'il avait cru mener de front
l'ancienne amitié et le nouvel amour, il fut vite détrompé. Elle
lui répondit : « Resioz où vous êtes! » Et elle lui donne, pour
lui interdire Colombier, une raison qui sonne le plus étran-
gement du monde dans ce drame passionnel, dans ce duel de
deux grandes âmes féminines : la difficulté de se procurer, dans
le Jura, la viande de boucherie dont il a besoin pour sa santé.
Il y a toutes sortes de contradictions dans les lettres qui suivent.
Tantôt c'est la colère âpre, sèche, impitoyable ; c'est le cœur qui
se brise. Puis, il y a des retours de douceur, de tendre tristesse.
Tout est fini, mais « avec mon détachement de vous on ferait
encore un des plus beaux attachemens qui se puissent voir. »
N'est-ce pas bien caractéristique, bien d'elle et de son siècle,
qu'elle ait exhalé son désespoir en deux petits morceaux, dignes
du Mercwe galant, un apologue et une épigramme. Sainte-
Beuve a cité l'apologue, je citerai l'épigramme.
TOUT OU RIEN
Tout OU rien, c'est là ma devise :
Elle est hardie, on le sait bien;
Mais quoi qu'on fasse et quoi qu'on dise^
A quelque sort qu'on me réduise,
Toujours je dirai : Tout ou rien.
Lecteur, ami, point de méprise.
C'est du cœur, comme du seul bien
Que dans ce monde encor je prise,
Qu'en mes vers ici je devise :
De ton cœur je veux Tout ou rien.
Fut-ce le dénouement? Mon Dieu, non. La vie, parfois,
monte jusqu'au tragique, mais no sait pas s'y maintenir. L'an-
cienne intimité ne pouvait revivre, mais des relations se
renouèrent, à propos d'un échange de valet de chambre et, sur-
tout, à propos des ouvrages de M""* de Charrière. Elle le tour-
mentait comme font les provinciaux qui connaissent un Parisien
influent. Elle l'accablait à^errata, le chargeait de lui trouver un
MADAME DE CHARRIÈRE. 829
éditeur et il n'en trouvait pas, probablement parce qu'il u'avait
pas cherché.
Une des distractions qui occupèrent et consolèrent ses der-
nières années, ce fut d'imprégner de ses idées des jeunes filles
qu'elle disputait, — il faut bien le dire, — à l'autorité et à la
discipline maternelles. Elle qui avait si mal conduit sa vie, et si
mal jugé les hommes, était-elle le guide qu'il faut à de jeunes
esprits? Je laisse cette question et je remarque seulement que ce
fut sa suprême contradiction, après tant d'autres, de se faire édu-
catrice dans le temps même qu'elle niait par ses écrits, comme
on l'a vu, l'influence et, même, l'utilité de l'éducation.
A partir de 1802, elle n'écrit plus rien. Ses lettres, plus
rares, trahissent la soufl"rance physique et morale. Dans sa der-
nière lettre à Benjamin, elle lui souhaite, comme le plus grand
bien qui soit, d'être en paix avec lui-même. Et elle ajoute
brièvement : « Je suis très mécontente de moi. » Ce mot nous
livre le secret des amères et sombres rêveries où elle s'enferme
pendant ces années de farouche silence. Elle repassait sa vie
manquée, les vanités de sa jeunesse, ce mariage médiocre et les
années perdues à se persuader qu'elle était heureuse alors qu'elle
ne l'était , point, le double abandon dont elle avait souffert, ses
amitiés dispersées (1), sa fortune gaspillée (2), ses brillantes fa-
cultés dont elle avait fait, en somme, un pauvre emploi, n'ayant
donné au monde que d'admirables bagatelles. Et, lorsqu'elle se
retournait vers l'avenir, vers l'au-delà, elle ne voyait que té-
nèbres. Elle regarda la mort s'avancer pas à pas. Quelques
heures avant la fin, une clémence suprême jeta un voile devant
ses yeux et lui déroba le spectacle de sa propre destruction.
C'était le 27 décembre 1803. Voici, dans sa simplicité austère
et douloureuse, la scène des funérailles :
« Cinq ou six amis intimes formaient le cortège funèbre avec
quelques notables de Colombier et les vignerons de M. de Char-
rière qui, selon l'usage local, portaient le cercueil. Et, tandis
que l'enterrement passe sous l'antique porche de la cour et
monte la rampe du Pontet, de cette allure lente que rythme la
cloche de la vieille église, les dames amies de la famille sont
(1) Il n'y avait, à Neuchâtel, qu'un homme d'esprit, M. de Marval et un homme
de talent, le pasteur Chaillet. Elle les avait eus pour amis et s'était brouillée
avec eux.
(.2) Il ne demeuraU presque rien de sa dot lorsqu'elle mourut.
830 REVUE DES DEUX MONDES.
réunies dans le salon aux volets mi-clos... M. de Charrière, qui
n'a pu suivre l'enterrement, tant il est affaibli et déchu, est assis
au coin de son feu, plongé dans une stupeur morne. Il a aimé
autant qu'il était en lui cette femme dont il admirait les talens,
dont il savait la bonté; il a essayé de la rendre heureuse en lui
laissant la libre disposition de sa vie et de sa fortune : il n'y a
point réussi parce qu'elle était, suivant son propre aveu, « tou-
jours mécontente d'elle-même, » et « partout étrangère... »
« Les amis entourent la fosse ouverte. Le pasteur dit la belle
prière : « Puisqu'il a plu à Dieu de retirer à lui l'âme de notre
sœur, nous devons déposer son corps dans le tombeau : nous
rendons ainsi la terre à la terre, la poudre à la poudre, la
cendre à la cendre, mais avec une ferme et pleine assurance de
la résurrection à la vie éternelle par Jésus-Christ notre
Seigneur... »
J'en étais arrivé à cette page. Dans une des chambres les plus
retirées de la maison silencieuse où j'achève ma propre vie, une
jeune fille anglaise me lisait ce passage, après avoir suivi avec
moi tous les espoirs déçus et toutes les agitations stériles de
cette âme inquiète. Là, elle s'arrêta, incapable de continuer et,
pendant quelques instans, nous demeurâmes pénétrés djune reli-
gieuse tristesse, comme si nous nous tenions nous-mêmes dans le
petit cimetière, au bord de cette fosse où, cent ans auparavant
(presque jour pour jour), était descendue M°" de Charrière.
Je ne chercherai pas d'autre conclusion que ce jaillissement
d'émotion, si soudain, si spontané, si inattendu, de la part d'une
iaconnue et d'une étrangère, venue au monde trois quarts de
siècle après que l'auteur de Galiste en était sortie et bien loin
des lieux où elle avait vécu. Simt lacrymœ rerum, M""" de Char-
rière eût préféré ces larmes à tous les hommages. Elle les doit
au biographe dévoué, à l'écrivain accompli qui l'a fait revivre
telle qu'elle a été, telle qu'elle aurait pu, telle qu'elle aurait voulu
être, telle, enfin, que la connaissaient ceux qui l'ont comprise
et qui l'ont aimée.
Augustin Filon.
LETTRES ÉCRITES
DU
SUD DE L'INDE
IV w
VIRAPATNAM. — Le pagotin de Mariammin. — VELLORE
La forteresse. — Le harem de Tippou-Saïb. — La pagode
de Çiva.
II, — PONDICHERY
Pondichéry, 19 août 1901.
... Soupou, enfin revenu de Madras, s'est constitué périé-
gète pour mon particulier profit. Il m'a initié aux mystères du
culte de Mariammin, la déesse des gens de mer que l'on appelle
ici les Macquois. J'ai à deux reprises visité la petite pagode de
Yirapatnam, assisté à la fête solennelle qui tombe le dernier
vendredi du mois d'Ahdi (16 août). Elle attire une énorme quan-
tité de pèlerins venus de tous les points du Coromandel et du
Carnatic, voire du Deccan. Leur chiffre dépasse quarante mille.
Chacun des cinq vendredis du mois, des cérémonies s'accom-
plissent, où les sacrifices de coqs et de houes tiennent la princi-
pale place. A ces offrandes sanglantes, telles qu'en exigent les
divinités des deux catégories inférieures, s'en mêlent de plus
innocentes, telles que des bouillies et autres clémens des repas
(1)
Voyez la Revue des 15 mai, 15 juin et 15 juillet.
832 REVUE DES DEUX MONDES.
sacrés. Les fidèles se ceignent de guirlandes en fleurs de jasmin,
de laurier-rose et d'artemisia, se couronnent de feuilles de
margousier.
La route qu'il faut suivre pour atteindre ce bourg de Vira-
patnam où la légende place le premier établissement des Français
cfui fondèrent Pondichéry au xvn® siècle, est dans un état
pitoyable. Nous allions, cahotés, au trot d'un cheval plus
efflanqué que celui de l'Apocalypse, et encore Soupou me ga-
rantissait-il que c'était le meilleur qu'on pût louer à Pondi-
chéry. Et Soupou, à chaque cahot, regrettait amèrement que
l'exiguïté de ses ressources ne lui permît point de réparer la
route à ses frais, et même de la remettre à neuf. Comme je lui
demandais les raisons d'un dévouement aussi singulier, il daigna
s'expliquer : « C'est pour laisser mon nom à la postérité ! Voyez,
tout le long du chemin, ces bancs très hauts qui se dressent. Ils
ont été construits en bonne maçonnerie par des Hindous chari-
tables, afin que les pauvres diables portant de lourds fardeaux
sur leurs épaules puissent s'y adosser et se reposer debout sans
être obligés à se décharger.
— Voilà qui est fort bien, Soupou, lui répondis-je. Mais pour-
riez-vous me dire, s'il vous plaît, comment s'appelaient les géné-
reux Hindous qui ont édifié ces bancs? »
Soupou avoua qu'on n'en avait gardé aucun souvenir. Qu'un
pareil oubli s'étendît sur la route qu'il souhaitait pouvoir éta-
blir à ses deniers, c'était là une éventualité qu'il envisageait sans
chagrin. L'important pour lui était de rendre service en se con-
sacrant à une bonne œuvre. En cela, Soupou suivait la tradition
commune à ses compatriotes. Attachant une grande importance
aux œuvres, ils s'y consacrent avec un zèle dont les fameux
repas sacrés, offerts au peuple des pauvres, vous ont déjà fourni
un exemple. L'abondance extraordinaire des pénitens de toutes
sectes en est encore un. Et, à mesure que nous approchons de
Virapatnam, le nombre de ces pénitens augmente. Hs s'avancent
sur la route blanche, poudreuse, sous le soleil implacable, en
longues théories, aussi pressés que les pèlerins qui s'acheminent
vers la piscine miraculeuse de Notre-Dame de Lourdes. Virapat-
nam est pour ces Hindous un autre Lourdes. Les miracles y sont
fréquens, et les ex-voto qui encombrent les abords de la pagode
prouvent la guérison et la reconnaissance de milliers de fidèles.
L'Hindou est pèlerin par nature. Sa vie se passe à voyager
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 833
dans toute l'Inde, à visiter les sanctuaires les plus réputés, à
assister aux fêtes. Non content d'honorer par des pèlerinages ses
innombrables dieux, il vénère aussi les divinités étrangères. Je
vous parlais de Notre-Dame de Lourdes : la vierge miraculeuse
possède une chapelle à Pondichéry, et les dévots les plus em-
pressés à offrir des cierges ne sont pas toujours les chrétiens.
Les femmes hindoues des diverses castes y font aussi brûler
des cierges et adressent leurs vœux à la grande déesse des
chrétiens. Dans l'église de la mission, toujours à Pondichéry,
on peut voir une statue de Saint-Michel. L'archange foule
aux pieds le dragon sous les espèces d'un homme noir, muni
d'une queue de serpent qui se termine en dard, et portant
sur son front le ndman, le signe procréateur, le symbole de
Vichnou, objet de l'exécration des missionnaires. Ainsi ont-ils
imposé l'image du christianisme conculquant l'hindouisme dans
ce qu'il a de plus hideux. Les chrétiens brûlent devant Saint-
Michel des bougies sans nombre; les brahmanistes ne se font
faute de les imiter. Mais leurs dévotions s'adressent au démon
qui porte l'insigne de Vichnou. Ainsi s'établit une tolérance
réciproque qui s'achemine, peut-être, vers un syncrétisme indo-
chrétien, tout pratique. La largeur d'esprit d'Ackbar aurait cer-
tainement mieux réussi dans l'Inde que le fanatisme sauvage
d'Aureng-Zeb, d'Hyder-Ali et de Tippou-Saïb. Mais cette largeur
d'esprit devançait son temps. Ce temps fut celui où le zèle ar-
dent d'un François-Xavier semait sa route de bûchers dont les
flammes dévoraient les Hindous christianisés, hérétiques de fait,
mais inconsciens de leur état; celui où un légat du Pape, préten-
dant obliger les Hindous convertis à renoncer aux signes exté-
rieurs du paganisme, amenait, au xvii^ siècle, 54000 apostasies
parmi les chrétiens; celui où les Portugais dépassaient en fureur
iconoclaste les musulmans les plus exaltés; celui même où la
femme de Dupleix, fidèle à ses origines lusitaniennes, obtenait
de la faiblesse infatuée de son mari la permission de ruiner, à
Pondichéry, en 1748, le grand temple de Vichnou Péroumale.
Cette action compte parmi les plus impolitiques de Dupleix et
aussi parmi les plus blâmables. Car il oublia, ce jour-là, qu'une
des conditions de la cession du territoire faite aux Français avait
été leur engagement de respecter le culte hindou. Ces engage-
mens furent consentis deux fois. Dupleix crut pouvoir s'y sous-
traire. La haine traditionnelle dont le poursuivent les Hindous
lOME xxxiv. — 1906. «3
834 REVUE DES DEUX MONDES.
de Poodichéry est la juste contre-partie de l'afTaire. Et même,
pour aller au vrai, ils semblent suivre, dans les événemens
actuels, une obscure vengeance.
Bien innocens de toutes ces erreurs qui trouvent leur justifi-
cation même dans l'esprit de leur temps, les religieux sont au-
jourd'hui offerts en holocauste par le gouvernement au monstre
électoral dont les mille gueules ne cessent d'aboyer, autant pour
demander des exécutions que pour solliciter des places. Des
professeurs laïcs ont remplacé les Pères dans le collège de Pondi-
chéry. Je souhaite que ces éducateurs à programme libéralement
anti-chrétien s'acquittent de leur œuvre avec la même con-
science que leurs devanciers. Je souhaite aussi que les résultats
obtenus soient à la hauteur des dépenses que nécessitent ces
transformations. . .
Excusez mon humeur buissonnière. Une chose en amenant
une autre, comme on dit, on ne saurait être logique sans user de
la digression. Revenons-en à Mariammin ou Mariattale, suivant
qu'il vous plaira d'appeler la Grande Déesse des Parias ; elle a pour
insigne spécial le trident qui lui servit à combattre le géant Tar-
gassourin. Les mouchys la représentent sous les traits d'une belle
femme rouge, coiffée de la haute tiare au nimbe de flammes,
propre aux divinités auxquelles on doit des sacrifices sanglans.
Les Parias tiennent leur déesse pour supérieure à Brahma
lui-même. Ils l'honorent par des danses spéciales où l'on avance,
portant sur la tête des vases en terre, pleins d'eau, superposés,
et garnis de feuilles de margousiers. Je vous ai déjà dit que les
feuilles de cet arbre apparaissent dans toutes les occasions où l'on
veut flatter la déesse. Mariammin règne surtout vénérée par la
terreur. Vienne une épidémie, on a bien soin de disposer des
rameaux du végétal sacré autour des malades. On ne leur permet
de se gratter qu'avec ces feuilles. On en jonche leur lit, on en
couronne le baldaquin; on en tapisse la maison, son toit, et aussi
toutes les habitations du voisinage.
En tant que patronne de la variole, Mariammin est adorée
par tous les Hindous, voire des plus hautes castes. Mais alors
leurs dévotions s'adressent à la tête seule de la divinité. Ceci
demande une explication que peut seule donner l'histoire de cette
singulière déesse. Je vous la résume brièvement, en suivant la
tradition pondichérj'enne, d'après les notes qu'un poète du lieu,
NarQ^anamayanaï, m'a obligeamment communiquées.
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iXDE. 835
Mariammin, aux origines, était la femme du pénitent Chama-
daguini. En elle engendra Vichnou dans son avatar de Para-
sourama, sa sixième incarnation. La mère du Dieu devint déesse,
elle-même. Mais cette condition était soumise à l'observance de
la parfaite pureté. Les dieux, fidèles à leur usage, ne man-
quèrent point de la tenter. Un jour qu'elle puisait de Feau dans
un étang et que, suivant sa coutume, elle la façonnait en un
globe solide, pour la porter plus commodément à sa maison,
elle vit se refléter à la surface de l'étang des ligures de Grando-
wers qui voltigeaient au-dessus de sa tête. Ces Grandowers sont
des sylphes auxquels les dieux ont départi la parfaite beauté,
pour égarer les femmes. Mariammin, que sa divinité incomplète
ne mettait pas à l'abri du désir, fut aussitôt prise d'amour pour ces
génies merveilleux. L'impureté étant ainsi entrée dans son cœur,
l'épouse de Chamadaguini perdit le don de solidifier les eaux. Le
liquide qu'elle tenait retomba dans l'étang, et elle ne put jamais
venir à bout de le recueillir en boule, suivant sa manière ordi-
naire. Elle dut se servir d'un vase ainsi qu'une simple mortelle.
Le pénitent connut à ce signe que sa compagne avait cessé
d'être pure. Dans l'excès de sa colère, il commanda à son fils
d'entraîner la coupable vers le lieu du supplice et de lui trancher
la tête. Parasourama ne put désobéir à cet ordre. Mais il ne l'eut
pas plutôt exécuté, qu'une douleur affreuse l'accabla. Chamada-
guini, touché de son désespoir, lui permit alors de ressusciter
sa mère, en rejoignant la tête au corps, non sans avoir murmuré à
l'oreille de la décapitée une prière souveraine pour ramener la vie.
L'empressement de Parasourama fut tel qu'il commit une
fâcheuse méprise, méprise irréparable et que son émotion seule
peut faire excuser. Prenant le chef de Mariammin, il l'ajusta au
corps d'une Parachi, prostituée qui gisait sur la place après avoir
payé ses infamies du dernier supplice. Ainsi cet assemblage
monstrueux donna à Mariammin les vertus d'une déesse et les
vices d'une femme folle de son corps. Le pénitent s'étant em-
pressé de la chasser de sa maison, elle parcourut le pays, en
semant les crimes sur son passage. Son pouvoir malfaisant
devint tel que les Deverkels, ces demi-dieux qui régnent aux
quatre coins du ciel, ne crurent pouvoir l'apaiser qu'en donnant
à Mariammin le pouvoir de guérir la variole, et en l'assurant
qu'elle serait grandement honorée par le peuple quand séviraient
les épidémies.
^36^ '^RVUE DES DEUX MONDES.
Leâ débordemeiis de Mariammin sont figurés en détail sur
Jôs bas-reliefs de ses pagodes et de ses chars; je vous en épargne
la description. Sa tête est déposée dans le sanctuaire de chacune
de ses pagodes. A Virapatnam, ce sanctuaire est, paraît-il, fort
ancien. Il représente le chevet d'une croix dont la pagode elle-
même, beaucoup plus récente, reproduit la disposition. L'his-
toire de cette tête, que je n'ai pu voir, car l'entrée du sanctuaire
est interdite aux profanes, n'est pas moins miraculeuse que la
légende de la déesse. Trouvé par des Macquois dans leurs filets
tendus au fond de la mer, ce chef de pierre fut transporté dans
le pagotin primitif , où sa présence s'affirma par quantité de pro-
diges. Jamais il n'en doit sortir. A côté, on conserve une statue
de bois, non moins vénérée. Elle représente le corps de la Parachi.
L'image que l'on exhibe, sur un char, pendant les cérémonies,
est en bronze.
C'est elle que nous voyons s'avancer sur la route. Elle dispa-
raît sous des guirlandes. Un brahme et des Poussaris, prêtres de
basse caste, la flanquent et tapent sur des nacaires de cuivre.
Jusque sous les chevaux cabrés du quadrige en bois sculpté et
peint, la foule s'écrase pour recevoir les fleurs qui ont touché la
déesse, et que le brahme lance à poignées. Tous, hommes et
femmes, se disputent les pétales, se les arrachent, se les rejettent
après les avoir portés à leur front. Le cocher tricéphale qui se
dresse à l'avant du char entre les lions bondissans et les pions
de bois doré, sourit de ses trois bouches, de ses six yeux, à la
multitude qu'il domine. Les fidèles se bousculent dans leur
empressement à tirer sur les cordes, et le véhicule où trône la
Mariammin de bronze progresse lentement, secoué au hasard
des ornières, tel un vaisseau bercé par la houle.
La fête bruit, sous le soleil brûlant, dans des nuages de
poussière. Dans cette fourmilière humaine , toutes les castes
sont confondues. Les plus jolies Indiennes, dans leurs plus
riches atours, sont coudoyées par des mendians hideux, presque
nus. Pandarams vêtus de roux, Dasseris en haillons, Poussaris
non moins dépenaillés, toute la racaille des pénitens, des petits
sacerdotes mendians, balafrés de rouge, de blanc, ou de traînées
de cendres, tourbillonnent côte à côte. Par endroits les têtes
rasées roulent, innombrables, à rappeler le moutonnement des
vagues de la mer. Des remous s'y forment d'où émerge une voi-
ture traînée par de petits bœufs blancs ou fauves dont les clo-
L'ÈtfllÈS ECRlfÉS DU SUD DE L IKDE. 837
chettes tintent. Aux fenêtres carrées apparaissent des figures
curieuses de femmes, jaunies par le curcuma. Ou bien c'est une
charrette voûtée jonchée de paille oij des filles, cachées sous des
voiles de mille couleurs, scintillent comme autant de joyaux,
en accompagnant chaque cahot de rires frais onde cris peureux.
A graud'peine nous nous frayons un passage, quoique la po-
lice, en corps, nous devance et nous flanque pour dégager la voie.
— Prenez garde à vos poches! . — .Tel a été le premier
avertissement du chef de la police avant de nous laisser pénétrer
dans cette loule. Les voleurs subtils y abondent, malgré la pré-
caution qu'il a prise d'arrêter préventivement les plus réputés de
ces industriels. Je les ai vus, ces bons callers, dignes représen-
tans de cette vieille caste qui eut jadis l'honneur, paraît-il, de
fournir quelques rois à l'Inde. Ce sont des filous notoires qui ont
passé du territoire anglais sur le- nôtre dans la louable intention
de travailler de leurs mains aux fêtes de la déesse. Ils se tiennent
rangés sous l'auvent du poste et attendent patiemment la fin de
la cérémonie pour être relâchés et pouvoir retourner à leurs
besognes. Des femmes sont mêlées aux hommes. Le commissaire
me les a exhibées: aimables personnes, très convenables, elles
ont une mine décente et savent sourire sans montrer les petits
morceaux de verre qu'elles tiennent cachés entre leurs lèvres et
leurs gencives, et dont elles se servent avec art pour trancher les
fils des colliers.
Mais nous voici à l'entrée de la pagode où nous sommes salués
par l'éléphant quêteur. Il a été prêté par le temple sacro-saint de
Conjeveram. Saluant de la tête, il s'agenouille à demi, fait prendre
à sa trompe les courbes les plus gracieuses, l'allonge pour saisir
les petites pièces d'argent. Il les reconnaît à merveille, néglige la
monnaie de billon et proportionne ses génuflexions à l'importance
de l'aumône. Si elle lui paraît honnête, il brandit *a proboscide et
barrit avec une clameur plus stridente que l'appel d'un cuivre. Les
mendians qui m'assaillent sont une concurrence sérieuse pour,
l'éléphant. Comment se débarrasser de cette tourbe, plus impor-
tune que les essaims de mouches qui s'empressent sur les"
gâteaux offerts par les fidèles? Ils m'entourent, me harcèlent,-
me tirent par la manche, ouvrent un concours de plaies hideusesp
m'exhibent leurs ulcères en écartant leurs sordides haillons. L'ne
poignée de caches lancée à propos me rend libre pour un ins-
tant; j'en profite pour franchir le portique, tandis que les oiisé-
838 REVUE DES DEUX MONDES.
rables se précipitont, se chamaillent, s'écrasent dans la pous-
sière pour récolter les liards.
Ainsi je puis pénétrer dans la première enceinte. A droite et
à gauche du gopura s'élèvent des modestes pagotins de pierre
dédiés à diverses divinités. L'inévitable Pouléar est là, avec sa
panse obèse, sa tête d'éléphant et son rat. Un petit édicule est
affecté à la vierge Kanni dont les images sont adorées dans toutes
les campagnes. Le menu peuple, les nomades tels que les Irou-
laires, chasseurs d'abeilles, lui rendent particulièrement des
honneurs. Son culte est négligé dans les villes. Kanni Gapara-
mésouari est une divinité de catégorie inférieure. C'était une
fille Vaïssya, d'une merveilleuse beauté, qui habitait le Kaïlasa,
ou Paradis de Çiva. Un roi, Gandarva, qui la vit, s'en éprit et
la demanda en mariage à son père. Le Vaïssya repoussa le pré-
tendant, parce que, pour roi qu'il fût, Gandarva appartenait à
une caste assez basse. Gandarva se vengea de ce refus, sans
noblesse. Usant de sa malédiction souveraine, il condamna la
vierge Kanni à descendre sur terre sous les espèces d'une simple
mortelle. Elle y descendit donc comme fille d'un Vaïssya nommé
Consouma Chetty, et fut aussitôt distinguée et demandée en
mariage par le roi du pays. L'aventure première se répéta,
identique. Consouma Chetly s'opposa à l'union parce que le roi
n'était pas de la même caste que lui. Le roi ne voulut rien
entendre. Alors Consouma Chetty et tous ses parens s'entas-
sèrent avec l'innocente Kanni sur un même bûcher, préférant la
mort par le feu au déshonneur d'une telle mésalliance. Ils
périrent jusqu'au dernier à l'exception de la belle Kanni qui se
mit à danser, tout comme une salamandre, au milieu des
flammes, et s'envola vers le ciel, laissant l'injurieux Gandarva
avec le seul regret de sa vengeance inutile.
Ainsi mes amis les brahmes de Villenour me racontent la
légende de Kanni, en me passant au cou des guirlandes blanches
et roses. Ils consentent, à cause de l'importance du lieu, à des-
servir la pagode de Virapatnam. Et c'est là une exception à la
règle qui veut que Mariammin ait pour offîcians des Poussaris
de basse caste.
Cependant les pèlerins continuent d'affluer. Ils vont, viennent,
apportant des ex-voto ou des offrandes propitiatoires : gâteaux,
figurines de bois ou d'argile. Celles-ci attestent la guérison d'un
enfant. L'entrée de l'enceinte, où les fidèles se baignent pèle-
LETTRES ECRITKS DU SUD DE l'iNDE. 839
mêle dans l'étang vaseux, est encombrée par la foule des misé-
rables qui semblent chargés de représenter les misères de la
terre. Partout s'étalent les difformités les plus affreuses. Tous
les cancéreux, les lépreux, les mutilés, les estropiés de l'Inde
dravidienno se sont donné rendez-vous dans le lieu saint. Voici
un garçon microcéphale cfui vagit, sa tête de singe n'est pas plus
grosse qu'une grenade, et son corps est celui d'un enfant de
quatorze ans. Voilà un paralytique porté à dos d'homme, une
femme dont le visage entier a été décharné par un lupus, uae
fille sans nez, un vieillard dont l'ulcère malin décou^Te la moitié
des côtes. Tel autre est atteint d'un éléphantiasis monstrueux.
L'eiiUure de ses jambes, grosses et rugueuses ainsi que des
troncs d'arbres, crevassées, gercées, sanglantes, ne laisse plus
distinguer les pieds noyés dans la masse informe. Voilà un père
qui est venu de plusieurs lieues en se roulant par terre, avec
son enfant malade entre ses bras. Il a accompli son vœu, pénétré
dans l'enceinte. Il se prosterne devant le sanctuaire. Essoufflé,
efflanqué, dégouttant de sueur, souillé de boue, gris de poudre
il ressemble à une loque qui marcherait. Chacun de ses hoquets
creuse sa poitrine maigre dont la peau paraît al'ors rejoindre sa
maigre échine. Ses yeux agrandis par l'extase regardent sans
voir les pénitens, qui, allongés sur le sol, les bras en croix, à
plat ventre, marmonnent autour de lui des prières.
Les odeurs écœurantes de ces pèlerins se confondent avec
les parfums acres ou délicats des résines et des gommes qui cré-
pitent dans les vases de cuivre. Le camphre flambe avec des
lueurs vertes sur les feuilles de margousier, sur les plateaux,
les trépieds, et mêle ses vapeurs à celles de mille lampes
fumeuses, des lampions accrochés par centaines à des herses.
Les relens des huiles rances, des fritures, dominent le tout,
même la senteur du surre qui se carbonise sur des fourneaux
où des marchands cuisinent gravement en plein vent, adossés
aux frises sculptées du temple. Dès qu'ils ont accompli leurs
dévotions, les pèlerins s'empressent d'acheter des victuailles et
de s'installer sous les vastes pandals qui les attendent. Là, assis à
l'ombre, à même la terre ou sur des nattes, ils mangent, boivent,
causent gaiement. N'était l'absence de végétation de la région
aride, on dirait que ces familles font une partie de campagne.
Quand je traverse leurs petites assemblées, tous me regardent
avec une bienveillante indifférence. Ma vue no les intéresso ea
840 REVUE DES DEUX MONDES.
rien, et c'est assez naturel. Tout au plaisir de leur voyage mené
à bonne fin, ils festoient, s'ébattent, bavardent à tue-têté. Ou
bien ils se livrent à des jeux. Deux manèges de chevaux de bois
les attirent particulièrement. C'est à qui y montera, on fait queue
à l'entrée. Et, au sommet de chacun des manèges, deux grandes
bayadères sculptées, bariolées, luisantes, tournent en sens in-
verse et entremêlent leur guirlande, tandis que, sous le kiosque,
au toit conique et mouvant, les bons Hindous tournent, aux sons
de la musique de foire, confortablement assis sur les chaises
suspendues qui remplacent les traditionnels chevaux de bois.
Sous des hangars, on sacrifie 'des coqs à la déesse. Le sol
détrempé par le sang forme une boue rougeâtre farcie de
plumes. Plus loin, on immole des boucs et des moutons. Cou-
ronné d'herbes, ce bétail attend les cliens. Dès qu'un dévot a
arrêté son choix, payé le prix convenu, le sacrificateur saisit la
bête, lui jette de l'eau sur la tête, et fait signe à deux aides.
L'un tire sur le licou, l'autre sur les jarrets de derrière, et le
sacrificateur tranche si vivement la tête avec sa grande faucille
dont il tient le long manche à deux mains, que l'on croirait
voir couper une simple corde. Mais comme le cou a été sec-
tionné en son milieu, l'inhibition est incomplète. Pendant
quelques minutes le corps se roule à terre, secoué de grandes
convulsions. A chaque ruade, des jets de sang noir et vermeil
giclent. La rosée hideuse tache les pieds, les jambes et les vête-
mens des assistans. Ainsi suis-je revenu des fêtes de Mariammin
portant les marques des victimes offertes par les pèlerins à la
grande déesse de la variole.
Je m'en tiens pour aujourd'hui à son histoire. Ma prochaine
lettre vous renseignera sur la vénérable forteresse de Vellore
que j'ai visitée ces jours derniers.
^ Vellore, 12 août 1901.
... Vellore est la forteresse célèbre entre toutes celles de
l'Inde méridionale pour son bel appareil et sa conservation. Et
pourtant les touristes la négligent, je ne sais trop pourquoi. Le
voyageur ne peut prendre pour excuse à son indifférence l'éloi-
gnement non plus que la difficulté des communications. Le che-
min de fer de Madras a une station dans la ville. En quelques
heures, ou s'y trouve transporté. Si l'on part de Pondichéry le
matin, on en est quitte pour le traditionnel arrêt à Villapou-
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 841
ram, arrêt de plusieurs heures, que coupe un déjeuner frugal et
peu coûteux, pris au buffet de la gare. Puis le train du soir vous
mène, de sa petite allure modeste, franchement indienne,
jusque dans Vellore où l'on trouve un bengalow, un lit et une
table suffisante.
Je vous en parle, d'ailleurs, d'après les guides, car l'aide
collecteur anglais m'a donné l'hospitalité de la meilleure grâce
du monde. Le gouverneur de Madras, quand je lui rendis visite
à Otakamund, dans les brouillards de la haute cime des Nilghi-
ris, au mois de juillet, me recommanda à toutes les autorités
de la Présidence, afin que je fusse bien reçu partout.
Cependant, à me rappeler la manière dont je fus accueilli
dans le Sind, le Bélouchistan et l'Oman, en 1896, par les fonc-
tionnaires et les officiers de Sa Majesté, je trouve que la diffé-
rence éclate aujourd'hui fâcheuse. Les Anglais, au cours de ce
voyage de 1901, ne m'ont montré aucune amitié. Tous ont été
unanimes à me reprocher l'attitude de la Presse française lors de
la guerre sud-africaine. Ces attaques furent cruellement ressen-
ties par l'Angleterre. Et tout étranger que je sois au journalisme,
tout partisan que je sois de l'Impérialisme, de la domination du
plus courageux, du meilleur, tout admirateur convaincu que je
sois de la ténacité et de la solidité britanniques, je ne réussis
guère à ramener mes auditeurs anglais. Ou bien je m'attire des
complimens dans le genre de celui-là :
— V^enez, accourez, messieurs ! Voici un Français qui aime
les Anglais !
Enfin, grâce à l'aide collecteur de Vellore, j'ai pu visiter et
la ville et la forteresse. Mais j'ai payé rançon en subissant la
lecture d'une élucubration littéraire, pas plus mauvaise qu'une
autre, d'ailleurs. L'auteur, mon hôte en personne, qui connaît
très bien le français, y exposait les griefs de l'Angleterre contre
la France. Il lui reprochait son manque de gentillesse dans une
langue archaïque conventionnelle, beaucoup plus voisine du
patois qu'employa Balzac dans les Contes drolatiques que du
jargon de Rabelais. Ne trouvez-vous pas quelque chose de tou-
chant en ce jeune fonctionnaire du « Civil Service » qui se console
des ennuis de l'exil par l'étude de notre littérature ancienne et
en se livrant à la fabrication de pastiches dont beaucoup de nos
lettrés ne récuseraient point la paternité? Ces Anglais sont véri-
tablement admirables. Tout en remplissant avec conscience les
842 REVUE DES DEUX MONDES.
devoirs de leur charge, ils se distraient par des travaux d'esprit,
par l'étude qu'ils allerneDt avec les sports. Joueurs de polo, de
crocket, de golf, chasseurs, naturalistes, peintres, littérateurs,
ils occupent intelligemment leurs loisirs, combattent cette apa-
thie de l'homme oisif que guettent les quatre fléaux des colo-
nies asiatiques : le jeu, la cohabitation sentimentale avec une
femme indigène, l'alcool ou l'opium!
Assis au pied des petites chaînes qui commencent près de
Nellore pour se renfler, se doubler, se réunir au Sud en un mas-
sif dont Salem occupe le pied, Vellore, jadis appelé Vellappedi,
est le chef-lieu du talukia ou circonscription de Vellore, dans
le district du North-Arcat. Il est exactement situé à quatre-vingt-
treize milles et un quart de Villapouram, au Nord-Ouest, à une
altitude de 230 mètres, et domine la route du Mysore, au som-
met d'un triangle dont la mer constitue la base, avec Pondi-
chéry et Madras à ses deux angles, et Genji en son milieu.
Aussi Vellore et Genji furent-ils les deux points que se dispu-
tèrent, de tous temps, les envahisseurs du Carnate. Musulmans,
Mahrattes, Européens, luttent à l'envi jusqu'aux premières
années du xix® siècle pour la possession de ces forteresses. Les
Anglais sont restés les maîtres, là comme partout ailleurs.
Genji, que je compte revoir le mois prochain, après vingt années
d'absence, ne montre plus que des ruines. Vellore a perdu ses
fortifications extérieures, et dans sa citadelle, soigneusement
conservée, voisinent le palais d'un rajah interné, les bureaux de
l'administration, des casernes à peu près vides,, et cette pagode
de Vichnouque la beauté de ses sculptures, sauvées du vanda-
lisme par les Anglais, a depuis longtemps rendue classique.
Des défenses de la ville elle-même, il ne reste plus rien ; plus
rien de cet ensemble imposant d'ouvrages qui unissaient le vieux
Vellappedi, les pics de l'Est, Murtiz-Ghiri, Gajgaraoghiri, Saja-
raoghiri couronnés tous trois par des forts, et rejoignaient les
rives du Palar. Vellappedi n'est plus aujourd'hui qu'un faubourg
de Vellore, et la ville, très accrue en surface, compte quarante-
cinq mille habitans, hindous brahmanistes pour les trois quarts,
le reste musulmans, descendans des anciens conquérans venus
de Golconde et de Bijapour.
Aux premières heures du matin, nous sommes partis pour
visiter la forteresse, en profitant d'une fraîcheur relative, car
bien avant midi la réverbération des montagnes dénudées aug-
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 843
menfera la chaleur d'un soleil de plomb jusqu'à la rendre in-
supportable. A pied, nous faisons le tour de l'enceinte, par le
glacis, côtoyant les douves, larges et profondes, jadis célèbres
par les crocodiles qui vivaient dans leurs eaux. La sécheresse
qui sévit depuis plusieurs années les a taries à tel point que,
par endroits, le fond du fossé n'est qu'un bourbier entrecoupé de
flaques où des oiseaux de toutes sortes circulent parmi les joncs.
Des petites aigrettes blanches, des poules d'eau, déambulent sur
les larges feuilles des nénufars, des guêpiers verts et bleus
chassent aux insectes le long des parapets, se poursuivent entre
les créneaux où une chouette, perchée sur un merlon, et sem-
blant faire corps avec la pierre grise, sommeille sans s'occuper
des éternels rats palmistes qui jouent à cache-cache dans les
meurtrières.
De la fausse-braie et de ses tours à mâchicoulis les débris
jonchent le fossé. Le rempart et ses tours bastionnées, de meil-
leure étoffe, ont résisté au temps, mais ou y compte plus d'une
brèche. La conservation des monumens historique, VArcheologi-
cal Survey^ a un peu négligé ses devoirs. L'ingénieur du district
n'est point passé par là depuis longtemps. Sur mon exclamation
désespérée, l'Aide collecteur me promet d'en écrire le jour même
à qui de droit. Et je me console en pensant que ma visite à
Vellore aura été utile à quelque chose. Si cela devait continuer,
la fameuse citadelle ne serait bientôt plus qu'un amas de ruines.
A l'action du temps, au vandalisme, s'ajoutent les progrès im-
pitoyables de toute cette végétation parasite qui, à la faveur de
l'humidiié des douves, prospère entre les pierres, les écarte, les
renverse, tandis que les phénomènes d'érosion activés par l'ar-
deur continue de ce soleil de feu, exagérés par la violence in-
termittente de pluies diluviennes, s'attaquent à la matière elle-
même et réduisent en poudre la roche dure. Et c'est pourquoi
les monumens de l'Inde tombent et disparaissent avec une si
grande rapidité, pourquoi tous sont d'une antiquité si médiocre,
quoi qu'en disent les légendes, encore plus modernes qu'eux,
d'ailleurs.
Les ruines les plus vénérables de l'Inde dravidienno ne
remontent guère au delà du xiv^ siècle de notre ère. Il est à
peu près certain que les parties les moins récentes de la forte-
resse de Vellore datent à peine du xv*. Leur origine est certai-
nement fabuleuse. On l'attribue à un prince de Bhadrachalum,
844 REVUE DES DEUX MONDES.
sur le Kitchna/Bommi-Reddi, qui vivait à la fin du xii; siècle.
Les traits de ce Bommi, ou de son fils, se verraient même sur
le médaillon sculpté d'un pilier de la pagode intérieure. La
légende veut encore que Bommi ait obtenu, d'un roi de la
dynastie Ghola, la permission de s'établir à Vellore où il aurait
commencé de construire vers 1293.
Selon une autre tradition, à laquelle je me rallie volontiers,
la citadelle aurait été élevée par des ingénieurs italiens au ser-
vice des souverains de Vijianagar, très probablement pendant la
seconde moitié du xv® siècle. Il faut compter aussi avec l'in-
fluence des Jésuites qui furent partout de grands constructeurs
et ne refusèrent leurs conseils à personne quand il s'agissait de
bâtir, comme ils l'ont prouvé dans le Maduré. Les merlons
amygdaloïdes qui couronnent l'enceinte, ne laissant entre eux
que d'étroites embrasures, d'autres détails encore sont bien dans
la manière des architectes occidentaux qui s'étaient inspirés des
fortifications de Terre Sainte. Quand on voyage dans le Sud de
l'Inde, ou en Arabie, l'œil est frappé par les similitudes d'aspect
que présentent les monumens fortifiés. Ce que je vois à Yellore
me rappelle ce que j'ai vu à Mascate, dont la chemise crénelée,
que j'ai jadis décrite, fut construite vers 1589 par des Européens.
Il est plus que probable que l'enceinte de Vellore n'est guère
plus ancienne et qu'elle a été établie sur les mêmes principes.
Il est à peu près certain que le corps même du rempart fait de
parpaings de micaschiste merveilleusement appareillés, à joints
cimentés, est l'œuvre d'ouvriers hindous, du xv* siècle, sous
une direction occidentale. Il est sûr que le couronnement cré-
nelé a été élevé un peu plus tard, d'après les mêmes principes,
puis mutilé et remanié par les musulmans au xvn* siècle. Et
enfin, les Européens ont dressé le parapet de briques, percé de
meurtrières, à l'extrême fin du xvin^ siècle.
Ces remaniemens successifs n'ont pas été sans entraîner de?
dégâts, mais les boulets des divers assiégeans en ont occasionné
davantage. Plus d'un projectile de pierre est encore logé dans le
revêtement. La superbe frise sculptée qui fait le tour de l'en-
ceinte a été dégradée en bien des endroits, et quand on répara
les brèches, on remit souvent les sculptures à une place tout
autre que celle qu'elles occupaient à l'origine : un éléphant se
présente les quatre pieds en l'air, un taureau est encastré, de
travers, àdeyx mètres au-dessous du cordon, et JQ ne pa'^le que
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. SiS
des défauts les plus apparens. De même des grands masques eu
bas-relief que portait chaque merlon en son milieu. La plupart
ont été martelés et beaucoup gisent au fond du fossé, dans la
fange, d'autres ont été scellés un peu partout, au hasard.
La façade nue, coupée par ce seul cordon de frise, est du
plus bel effet. Quel contraste avec tous ces autres monumens où
fourmillent les figures animales et humaines, sans un repos, sans
un amortissement, comme si le façonnage en bas ou haut relief
était la condition de la matière elle-même ! Ici la frise afîouillée
en broderie réveille la tristesse grave de cette façade nue dont
le plein n'est rompu par aucun vide. Ainsi les constructeurs
atteignirent à ce maximum de puissance simple, de grandeur
véritable dont nous éprouvons l'impression devant les ruines de
r
l'Assyrie et de l'Egypte. Nous trouvons d'ailleurs, entre Taichi-
tecture de ces régions et celle de l'Inde dravidienne, des rapports
fréquens. Plus d'une occasion s'offrira de vous les signaler
quand je vous parlerai de ces pagodes de l'Extrôme-Sud que je
me flatte de revoir.
Mais le point de vue sur lequel je désire appeler dès mainte-
nant votre attention est cet air de famille qu'on reconnaît à tant
de beaux monumens dravidiens et à ceux de la France datant de
l'époque des petits Valois. Prenez, par exemple, une photogra-
phie de la célèbre forteresse de Tanjore et comparez-la avec
cette façade du vieux Louvre terminée à la fin du xvi® siècle.
La similitude est frappante. Même compensation des masses au
point de vue décoratif, même parti architectural, mêmes statues
dressées dans des niches que complètent des pilastres et que
bordent des plates-bandes verticales. Les proportions des figures,
au regard de l'ensemble, sont à peu près les mêmes dans ces
deux monumens. La compensation judicieuse, ici des vides et
des pleins, là des ornemens et des repos, le système des amor-
tissemens en hauteur comme en largeur, dénotent une origine
commune. A Paris comme à Tanjore la profusion des élémens
décoratifs ne diminue pas la grandeur de l'ensemble, et l'on
n'éprouve point cette sensation fatigante de fourmillement que
donnent les accumulations de personnages, de bêtes, d'ornemens
en plein relief, accolés, dispersés, superposés, jetés souvent
comme au hasard, sur les corniches et les cntablemens des
gopuras, dans la plupart des pagodes dravidiennes. Et de celles-
là, encore, pa^ endroits, la filiatiou semble eôtublir avec les
846 REVUE DES DEUX MONDES.
I
productions italiennes du xv^ siècle. Prenez, entre autres, les
classiques bas-reliefs de Donatello où des génies enfans courent,
entrelaçant leurs bras, dansant, se jouant, sur une frise à com-
partimens soutenue par des corbeaux qui répondent chacun à
deux des colonnes du portique. Comparez ces ensembles et leurs
détails avec ceux de telle porte de Tanjore où des bayadères
forment rampe à un balcon avec leurs bras entrelacés!...
N'était cette obligation purement liturgique qui astreignit
toujours les artistes hindous à donner aux divinités des propor-
tions colossales quand elles sont mêlées aux figures simplement
humaines, leurs œuvres ne seraient souvent pas inférieures, au
moins en harmonie, à celles de leurs inspirateurs occidentaux.
On sait très bien que les Italiens ont travaillé en Inde dès la
fin du XVI* siècle, sinon avant, et cela, non seulement dans le
Sud, mais encore dans le Bengale, plus au Nord même. Le Taj
d'Agra, à défaut d'autre intérêt, présente celui d'avoir été fabri-
qué par des marbriers et des mosaïstes d'Italie. Le nom d'un
architecte français ou savoyard, Augustin de Bordeaux, a été cité
par des auteurs qui, pour ne nommer que Fergusson, sont tenus
pour autorités en la matière. Quant à la forteresse de Tanjore,
les dates, un tant soit peu postérieures, sont encore plus expli-
cites. Elle fut construite par le roi Vijaga Raghava, le dernier
Nayaka de sa dynastie, dans la seconde moitié du xvii* siècle, en
un temps où le Mysore était largement ouvert aux Européens.
Les Jésuites y avaient pris bonne position. Ils ne refusaient ni
leurs conseils ni leurs services aux souverains accueillans.
Ingénieurs, architectes, fondeurs de canons, imprimeurs, astro-
nomes, ces missionnaires étaient d'actifs agens de civilisation.
Pour les ouvriers italiens, chercheurs d'aventures qui, dès le
XIII* siècle, avaient pénétré jusqu'auprès du Khan de Tartarie, le
prêtre Jean asiatique, et façonné pour lui « une fontaine d'orfè-
vrerie surmontée d'un ange en argent qui sonnait de la trom-
pette, » ils trouvaient facilement à se faire embaucher par les
rajahs des Grandes Indes, avec leurs outils, leurs croquis et
leurs recueils de poncifs. J'ai jadis publié des notes sur ces
recueils à l'usage des armuriers, qui, dès le xvi« siècle, étaient
copiés et surtout dénaturés par les Japonais dont les harnois de
guerre n'ont d'ailleurs été, à partir du xv* siècle, que des répliques
médiocres de nos vieilles armures portées sur les galères...
Marquons un tenipa, et nous eu retournons vers Vellore.
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 847
Cette digression arciiéologique m'en a tant soit peu éloigné.
Aussi bien ne me suis-je attaché à cette forteresse que pour en
étudier et le caractère, et l'histoire, et ses rapports avec ses
pareilles.
Les figures de la frise de Vcllore, par la solidité de leur fac-
ture, indiquent la belle époque et certainement la main de ces
fameux tailleurs de pierre tanjorais, célèbres depuis plus de
quatre siècles dans toute l'Inde du Sud. Le défilé des taureaux,
des éléphans, des chevaux, les enlacemens compliqués des divi-
nités pouraniques, les scènes rituelles qui illustrent avec une
lubrique et magnifique exactitude l'histoire de la déesse Mariam-
min, le prouvent surabondamment. Nous sommes loin des
appliques disproportionnées qui revêtent lesgopuras des pagodes
aux environs de Pondichéry.
Si les musulmans, quand ils occupèrent Vellore, ne détrui-
sirent pas ces imae:es de pierre grise, c'est qu'ils craignirent,
peut-être, en attaquant l'œuvre en surplomb, de tomber dans le
fossé où vivaient en paix ces crocodiles fameux « d'une gran-
deur énorme » dont parlait en 1736 le Révérend Père Saignes à
M""^ de Sainte-Hyacinthe, dans Les Lettres édifiantes et curieuses,
et qu'il avait vus de ses yeux. Les gens d'Hyder-Ali ne se firent
point faute pourtant de ravager les environs de Vellore. Le sou-
venir du père de Tippou ne passera non plus que la désolation
du désert qu'il créa en brûlant tout sur un rayon de dix milles.
Jamais le pays ne s'en est relevé. L'importance considérable de
Vellore au point de vue stratégique le condamnait d'ailleurs à
un ravage continu. Pendant trois siècles, vainqueurs et vaincus
l'ont rançonné, pillé, dévasté, sans merci.
" Occupée, le xv^ siècle durant, par les rois de la dynastie
Chola, puis au xvi® par ceux de Vijianagar dont le plus illustre
fut ce Krishnadeva Raja qui se tailla dans l'Inde du Sud un
royaume égal en surface à la présidence actuelle de Madras, la
place fut conquise au milieu du xvii* siècle, pour les musulmans
de Golconde, par Shadji Rao, commandant du contingent de
Bijapour, et père du célèbre Sivadji. Les princes de Golconde
gardèrent Vellore pendant une quarantaine d'années, puis ils
durent l'abandonner aux Mahrattes de Tukoji Rao, après ce siège
de 1677 où succomba Abdullah Khan. Mais la domination des
I^ahrattes fut encore plus éphémère. Le siècle n'était pas révolu
qu'ils se voyaient chassés du Carnate par un lieutenant de l'em-
848 REVUE DES DEUX MONDES, c
pereur Aureng-Zeb, le soubadar Zulfikar-Khan. Celui-ci nous
apparaît comme un des plus patiens hommes de guerre de la
péninsule. Le' temps ne compte pas pour ce soubadar. Pendant
sept années, il assiège la grande place fortifiée de Gengi; sans se
décourager, il maintient son blocus et réussit enfin à forcer ce
lieu qui passait déjà pour imprenable. Mais son succès demeura
incomplet. Pour n'avoir pu mettre la main sur l'usurpateur mah-
ratte Radjaram qui s'était enfui de Genji et avait réussi à gagner
Vellore, Zulfikar-Khan se vit condamné à continuer la guerre
de siège. Méthodiquement, il investit Vellore et planta ses tentes
non loin des douves et de leurs crocodiles, chargés de « fermer
le passage aux ennemis. » Grâce aux solides murailles et aux
crocodiles, sans doute, le soubadar attendit deux années entières
une occasion favorable. Celle-ci se présenta enfin. Le gouverneur
de Vellore, Siekoji, off"rit aux assiégeans, en composition, une
somme de 150000 pagodes qui fut aussitôt acceptée. Le souba-
dar se retira avec son or et Rajaram gagna Sattara, y rassembla
une armée, pour revenir bientôt mettre en question, dans le Car-
nate, la suprématie du Mogol de Delhi. Et les Mahrattes péné-
trèrent une fois de plus dans l'enceinte de Vellore. Mais la puis-
sance des incorrigibles pillards touchait à son terme. En 1708
le nabab Daoud-Khan, au nom de l'Empereur, les pourchasse,
les rabat, les assiège. Vellore tombe entre ses mains après cinq
mois d'efforts. C'en est fait de la domination mahratte. Les cava-
liers de Pounuh ne rentreront plus dans Vellore. En 1710, la
ville devient apanage de Ghulan-Ali-Khan, frère du nabab Sou-
dad-OuUah-Khan, qui a succédé à Daoud-Khan. Jusqu'en 1763
la descendance de Ghulan jouit de l'apanage, les Européens font
alors leur entrée sur la scène. Grâce aux Anglais qui protègent
le nabab Mohammed-Ali, Mortiz-Ali, petit-fils de Ghulan, est
évincé de la forteresse familiale
Ces deux nouveaux personnages valent qu'on s'y arrête. Tous
deux ont été nommés nababs du Carnate, non par l'empereur
de Delhi qui détient, de principe, le droit d'investiture, mais
par les envahisseurs d'Occident. Au profit de ceux-ci vont se
canaliser les troubles. Avant que de s'affirmer propriétaires des
choses, ils s'assurent dans la position d'arbitre. La valeur mo-
rale des deux candidats à la Nababie est parfaitement égale.
Mohammed-Ali, le nabab nommé des Anglais, a traîtreusement
assassiné, avec la tacite complicité du major Lawrence, son
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 849
rival Chunda-Sahib, victime de Tincapacité de notre général,
Law, qui a succombé devant Trichinopoly. Mortiz-Ali, aussi
célèbre par ses crimes que par ses richesses, est le nabab nommé
de Dupleix qui lui a vendu, à haut prix, l'investiture. Cette
investiture, Dupleix a acquis du soubab du Deccan, Salabat-
Sing, mandataire de l'empereur Ahmed-Shah, le droit de la
conférer. S'il a choisi Mortiz-Ali, c'est que Dupleix compte sur
ses prochaines levées de troupes pour tenir tête aux Anglais
victorieux, et sur ses ressources d'argent pour donner du cœur
aux Mahrattes de Morari-Rao et aux Mysoricns de Virana.
Le choix de Dupleix ne fut pas extraordinairement heureux.
Si, profitant de notre victoire de Tiruvadi sur les Anglais,
Mortiz-Ali défit les troupes de son compétiteur Mohammed-Ali,
il se laissa bientôt battre complètement à Tirnamalé, et, voyant
notre étoile pâlir, il nous abandonna avec une cauteleuse
sagesse. Quand Dupleix fut rappelé en France, Mortiz-Ali s'em-
pressa de faire sa soumission au nabab des Anglais, Mohammed-
Ali ; après quoi, il se retira prudemment dans sa forteresse de
Vellore et n'en sortit plus.
La place lui était depuis longtemps familière. C'était à Vel-
lore que, sous des habits de femme, il s'était réfugié, treize années
plus tôt, lors de la révolte qui suivit la mort de son beau-frère,
le nabab Soufder-Ali, assassiné par ses ordres le 2 sep-
tembre 1741, et dont il avait usurpé le titre. Vellore lui avait
encore donné asile lorsque, après le meurtre du jeune Mohammed-
Khan, fils de ce Soufder-Ali, meurtre auquel Mortiz-Ali ne fut
rien moins qu'étranger, il s'était échappé de la cour du soubab
avec un parti de cavalerie.
La réserve que garda le gouverneur de Vellore après le
départ de Dupleix ne l'empêcha pas longtemps d'être molesté par
les Anglais. Gomme ils avaient besoin d'argent pour leur nabab
Mohammed Ali, ils trouvèrent tout naturel de mettre la main
sur les trésors de ce Mortiz-Ali, qui passait pour être l'homme le
plus riche de tout le Carnate. Et, sous le vague prétexte de tributs
arriérés à récupérer, sans sommation régulière, les autorités
de Madras envoyèrent le major Killpatrick, à la tête de cinq cents
Européens et de quinze cents cipayes, dans la direction de Vel-
lore. Cette armée qui, avec ses convois et ses non-combattans,
devait bien être de vingt mille âmes, s'établit sous les murs le
dernier jour de janvier 1756, et y apprit cette nouvelle qu'un
TOME xxxiv. — 1906. 54
8o0 REVUE DSS DEUX MONDES.
gros de troupes s'approchait et que ses corps s'dtendaient de
Genji à la hauteur de Chetpet ou Settipettou. C'étaient, en effet,
sept cents Français et Suisses accrus d'un nombre double de ci-
payes, que M. de Leyrit, gouverneur de Pondicliéry, acheminait
vers le refuge de Mortiz-Ali, non sans avoir averti le gouverneur
de Madras qu'il tiendrait la moindre entreprise contre Vellore
pour une infraction au traité de paix.
Les Anglais ne s'engagèrent pas plus avant. Mais ils surent
si bien manœuvrer et parlementer qu'ils obtinrent de Mortiz-Ali,
trop heureux de s'en tirer à ce prix, quatre cent mille roupies,
près d'un million et demi de notre monnaie. Ayant ainsi couvert
leurs frais de mise en route, ils retournèrent à Madras sans re-
noncer à l'espoir d'une entreprise plus profitable. Le nabab
honoraire ne s'attendait pas à renvoyer ses formidables ennemis
â si bon compte. Et, pour tout dire, sa méfiance se partageait
entre ses ennemis et ses amis, d'une manière égale. Malgré les
bonnes paroles dont l'honora M. de Leyrit par voie de courrier,
Mortiz-Ali se refusa à laisser pénétrer un seul Français dans sa
citadelle. Sachant de reste qu'avec les hommes de l'Occident un
Hindou n'était jamais sûr de rester maître dans sa maison, quand
il en avait ouvert la porte, il tint ses battans à bossettes de fer
hermétiquement clos et demeura, à l'abri de son mur à frise
sculptée, sous la garde de ses crocodiles, nourris avec les crimi-
nels qu'on leur jetait de temps à autre.
Mortiz-Ali devait jouir en propriétaire paisible de sa forte-
resse, pendant sept années encore. Puis l'inlassable Mohammed-
Ali revint à la charge avec ses amis les Anglais. Et, en 17G3,
Vellore tomba entre leui*s mains après un siège de trois
mois.
Les Anglais ne lâcheront plus leur proie. En vain Hyder-Ali
les assiégera-t-il en 1781, resserrant le blocus jusqu'à réduire
la garnison aux pires extrémités de famine. Le 30 septembre de
la même aiinée, sir Eyre Coote, vainqueur des Mysoriens à
Sholingur, ravitaille la place où le colonel Ross Lang dirige la
résistance avec une opiniâtreté stoïque. Le lieutenant Parr, qui
commande dans le Sajjaraoghiri, ne déploie pas un moindre hé-
roïsme. Contre ce fort, les officiers français à la solde des Myso-
Tiens usèrent leur talent et leur courage sans parvenir à éteindre
ses feux, non plus d'ailleurs que ceux des autres ouvrages de
1 enceinte. Et, au mois de ianvier de l'unnée suivante, une expo
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE 851
dition partie de xMadras jetait un nouveau secours d'hommes et
de vivres dans Veliore.
Hyder dut se retirer. Il laissait derrière lui dix milles de plat
pays en ruines : villages, arbres, maisons, tout avait été réduit
en cendres. Les murailles de Veliore n'avaient point cédé.
L'usurpateur mysorien ne survécut que peu à sa malheureuse
entreprise. L'importance stratégique du point où échoua sa for-
tune alla toujours s'augmentant. C'est, en 1791, la place d'armes
où le lord Cornwallis réunit son armée pour marcher sur Benga-
lore qu'il prit au commencement du printemps, tandis que
Tippou-Saïb, trompé par une adroite manœuvre, attendait les
troupes de la Compagnie des Indes au défilé d'Ambur. Bientôt
refoulé dans ses Etats, puis dépouillé de ses meilleures posses-
sions, le fils d'Hyder-Ali perd le pouvoir et la vie à Séringapatam
quelques années après (1799). Et c'est aux murs de Veliore que
l'Angleterre se confie pour garder la famille du dernier souve-
rain de Mysore, c'est dans la citadelle qu'ils murent son harem
tout entier. Rien ne semblait devoir porter ombrage à la domi-
nation anglaise dans l'Inde dravidienne, lorsque l'insurrection
qui éclata en 1806 prouva que la paix britannique n'était pas
définitivement maîtresse. On aurait convaincu quelques parens
du défunt sultan d'avoir fomenté cette révolte. On les a accusés
d'avoir agi sous l'instigation d'agens français. L'imputation ne me
paraît point téméraire. La politique de Napoléon traquait l'An-
gleterre aussi bien en Occident qu'en Inde. Si l'Empereur avait
renoncé, momentanément, à ses plans de 1798, après le mauvais
succès de ses stipendiés ou alliés, Tippou-Saïb, le Nizam d'Hy-
derabad, le Scindiah de Gwalior, le Holkar d'Indore, il nourris-
sait toujours des jilans d'invasion dans l'Inde du Nord, par le
pays Afghan et la Perse. Il lui convenait en tous cas de créer,
d'entretenir l'agitation sur les points les plus opposés de l'Inde
britannique.
Le tumulte de Veliore se rattache sans doute à cette trame
d'intrigues beaucoup plus qu'à un plan d'insurrection nationale.
De tous temps, l'Inde s'est composée d'élémens trop disparates
pour qu'une action générale y soit possible. Le morcellement de
l'Italie, jusqu'à l'époque moderne, peut passer pour de la cohé-
sion au prix de cette poussière de peuples groupés sous la for-
mule géographique qui porte le nom d'Inde. On a cherché, vers
le milieu du dernier siècle, à rattacher la fameuse révolte dite
832 . REVUE DES DEUX MONDES.
« des Ci payes » à un dessein longuement mûri par un prince
musulman qui rôvait de rétablir l'ancien empire des Mogols.
L'opinion peut à la rigueur se produire, mais non celle qui ten-
dait à nous imposer l'idée dune Inde ayant conscience de son
existence en tant que nation.
La révolte du 8 juillet 1800 eut pour patron, sinon pour chef,
le fils cadet de Tippou-Saïb, Futch-Hyder; du moins ce prince
fut-il proclamé rajah par les troupes natives qui arborèrent le
drapeau du Mysore au sommet de la citadelle.
Comme dans toute insurrection bien organisée, les conjurés
avaient choisi les premières heures du matin pour commencer
leur entreprise. Surpris à deux heures et demie, au milieu de
leur sommeil, les Anglais sans défense furent facilement assas-
sinés. Cent quinze soldats, dix officiers, tombèrent tout d'abord
sous les coups de la garde de nuit fournie par le premier régi-
ment des cipayes. Le secret avait été strictement gardé.
Aussi bien la garnison européenne, composée de deux com-
pagnies de ce 69® régiment qui est devenu le second bataillon
du régiment de Galles, avait-elle contre elle toutes les forces
indigènes, à savoir plus de quinze cents hommes : six compa-
gnies du 1"' bataillon du 1"' régiment et du 2'' bataillon du 23«
d'infanterie. Dans ce dernier s'était fomentée la révolte. Le
|cr i-éginient était déjà sur le terrain de manœuvres quand les
rebelles, ayant enlevé le poste européen, s'y rendirent pour l'em-
baucher. Ce fut chose facile. Bientôt toute cette masse organisée
s ébranla sous les ordres de ses officiers indigènes, musulmans
pour la plupart, et ouvrit le feu contre le casernement anglais.
Les soldats occidentaux encore endormis succombèrent, privés
de leurs ofliciers. Ceux-ci surpris au lit, dans leurs logis, furent
massacrés avec leur famille. Il en fut cependant qui, plus actifs
ou plus heureux, purent se mettre en défense, se grouper et
tenir les assaillans en respect, tant il est vrai que des gens ré-
solus, même en petit nombre, peuvent faire tête utilement à une
horde d'émeutiers. Autour de ces courageux officiers et fonc-
tionnaires de tous grades se rallièrent les restes de la garnison
blanche. Et ils se rallièrent si bien qu'ils repoussèrent les ré-
voltés jusqu'à la grande porte de la citadelle, les emitèchèrent
ie relever le pont volant et abattirent le drapeau du Mysore
qui remplaçait celui d'Angleterre.
Cette opiniâtre résistance donna le temps aux secours d'ar-
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 8o3
river. A neuf heures du matin, le colonel Gillespie entrait dans
Vellore avec un escadron du 19* dragons, parti à franc étrier de
son casernement de Ranipet, et commençait de sabrer les cipayes
qui, confians dans leur nombre, essayèrent de faire ferme. Mais
ils se débandèrent bientôt sous l'effort du gros des dragons qui
avait rejoint. Un renfort, fourni par la 7'^ cavalerie native, accen-
tua la déroute. Près de quatre cents mutins périrent dans la
citadelle, le reste se rendit à discrétion. La révolte était étouffée;
le châtiment fut proportionné à la faute. En pareil cas l'excès
de rigueur est ordonné encore plus par la politique, qui prêche
avant tout par l'exemple, que par l'idée de justice. Les répres-
sions molles encouragent les séditions qui mettent sur le compte
de la lâcheté ce qui n'est qu'humanité mal comprise. Tout gou-
vernement sûr de lui-même se doit d'imposer le respect. Pour
l'Oriental, le respect n'est que la forme extérieure de la terreur.
N'honorant que la force, il ne la comprend plus quand elle ne
s'accompagne pas d'une sanction.
La sanction de la justice anglaise se recommanda par son
impitoyable rigueur. Et sans doute ne contribua-t-elle pas peu
à établir, cette fois prise pour toutes, la paisible domination où
l'Hindou avait peu à perdre et tout à gagner. Tous les chefs du
tumulte de Vellore furent, suivant l'usage, attachés à la gueule
des canons, et leurs corps volèrent par quartiers devant le front
des troupes : supplice théâtral, peu cruel si l'on s'arrête à la na-
ture subite du trépas, et qui est peut-être celui oti le condamné
sent le moins venir la mort, puisqu'un seul coup disperse sa dé-
pouille charnelle aux quatre vents du ciel. Le 1" et le 23*^ i-égi-
mens natifs furent rayés des contrôles de l'armée; et il ne fut
plus question de la révolte.
Cet incident, peu important en soi, si l'on considère l'époque,
tant aussi il se répète dans l'histoire de toute conquête, porte
cependant sa leçon morale. Il prouve, ce que je vous répète
depuis des années, que les peuples des colonies sont toujours
composés de sujets et jamais de citoyens. Indifforens à la main
qui les gouverne, lis sont toujours prêts à reconnaître le maître
de l'heure, que celui-ci vienne d'Orient ou d'Occident. Les
agitateurs politiques, ambitieux ou intrigans de hasard, n'ont pas
à compter sur la multitude, comme en notre malheureux pavs,
proie de choix pour les marchands d'orviétan et de bonheur
social. SeulS;, en Inde, les corps militaires leur peuvent servir
834 REVUE DES DEUX MONDES.
d'instmmens. Sur ceux-ci, les entrepreneurs de révoltes agissent
par des moyens très simples. Les mobiles qu ils créent sont tirés
des considérations les plus vulgaires de la vie. Jamais une idée
élevée n'est exposée, jamais un objectif moral n'est proposé
comme but. La plupart du temps c'est le fanatisme religieux
qui fournit le meilleur prétexte. Vous n'en êtes pas à ignorer
la fable, grâce à laquelle les cipayes musulmans furent lancés
dans la grande insurrection de 1856. On leur donna à croire
que leurs cartouches, — et ils devaient les déchirer avec leurs
dents comme de coutume, — avaient été graissées avec du lard.
Il suffit d'évoquer l'animal immonde pour que les fusils par-
tissent tout seuls contre les Anglais, inventeurs de cette abomi-
nation. Si, par grand hasard, le Nana-Saïb et autres entrepreneurs
de cette affaire oti la Compagnie des Indes perdit son monopole,
— et c'est là un des côtés considérables de la question, — avaient
prêché ces mêmes cipayes au nom du patriotisme hindou, tenez
pour certain qu'ils n'auraient pas recruté assez de partisans pour
une pauvre et méchante émeute. N'oubliez pas non plus que
l'Inde du Nord a été de tous temps célèbre par le mauvais esprit
de ses populations, au contraire de l'Inde dravidienno habitée
par les plus paciliques des hommes. C'est pourauoi le Nord a
toujours opprimé le Sud.
Le moyen employé par les fauteurs des troubles de Vellore,
cinquante années avant la grande révolte des cipayes, rentre dans
une catégorie similaire. On raconta aux fusiliers natifs que les
nouveautés apportées dans l'équipement allaient contre la reli-
gion de leurs pères, qu'ils fussent brahmanistes ou musulmans.
Sans compter une forme nouvelle de turban qui déplut, un
tournevis nouveau suffit pour amener la révolte. De ce tournevis,
pareil en cela aux clefs des anciennes arquebuses dont les aile-
rons renforcés autour de l'œil carré simulaient les branches
d'une croix, la figure était celle de l'emblème du christianisme.
Il n'en fallut pas davantage pour que les cipayes de Vellore se
crussent à la veille d'être institués chrétiens, par ordre. Les
émissaires de la famille de Tippou-Saïb surent jouer do ce
tournevis pour le plus grand profit de la cause mysorienne.
A un demi-siècle de distance, la cartouche à graisse de porc
n'obtint pas un moindre succès. Tant il est vrai que l'histoire
est un continuel recommencement...
La forteresse de Vellore est une ville au sein de la ville et
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE t'i^DE. 8oD
qui a ses avenues, ses boulevards plantés d'arbres, ses esplanades^,
ses rues et ses ruelles, ses bàtimens anglo-indiens de toutes
formes, maisons à jardins, offices du gouvernement, tribunal,
anciennes casernes, sans préjudice des monumens anciens et de
la pagode. Et dans cette seconde ville enclose il est encore une
troisième. L'assistant collecteur frappe du heurtoir rouillé la
plaque d'une vieille porte. Une figure apparaît au guichet dont
le battant s'écarte. Des barres sont tirées, des serrures grincent,
et nous entrons. Nous voici de plain-pied dans une grande cour
carrée. Tout autour règne un cloître à arcatures de plein ceintre
qui soutient l'étage. Face à la porte, un péristyle à colonnes,
mandapam du type dravidien, précède un vaste corps de logis
dont tous les jours sont aveuglés par des vantaux massifs ou des
persiennes à lames serrées. Nous entrons à peine, et le troupeau
de femmes et d'enfans, qui musait dans l'enceinte avec les vaches
et les chèvres, se disperse à grands cris, objurgué, poussé,
chassé par des serviteurs. Tout bondit, trotte, piaille, bêle ou
mugit, s'appelle. Des marmots tout nus tombent, hurlant d'épou-
vante, parmi les poules, les poussins et les cabris, les chats
aussi qui galopent, les chiens qui grondent et les corneilles qui
croassent et s'envolent. C'est la déroute, la fuite éperdue d'un
harem, dans une ville forcée. Vivement on se réfugie sous le
cloître. A l'abri favorable d'un pilier on a beau voir sans être
vu, on peut cracher sur la dalle en signe de scandale, et dévi-
sager, à distance respectueuse, les méprisables intrus d'Occident,
coiffés du casque blanc, et qui ne viennent que pour opprimer,
vexer, inquiéter le maître du lieu, sans égard pour sa famille.
Telles sont, je présume, les réflexions intimes de ces femmes de
caste qui ont fait place nette.
Ces effrayées, dont la peur n'alourdit point les talons, sont,
pour la plupart, nues jusqu'à la ceinture, n'ayant que le clas-
sique jupon long d'intérieur, remarquable autant par sa coupe
évasée que par son large volant épanoui. Les torses de bronze
clair, les chevelures de jais, l'argent ou le laiton des bijoux, les
soies et les cotonnades de tons crus ont lui un instant sous les
rayons du soleil qui tapent d'aplomb, puis tout a disparu, jus-
qu'aux vaches dont j'entends encore les sonnettes tinter.
Et j'ai eu, à ce moment, la vision de l'Inde véritable, de cette
Inde qu'on ne voit pas, de celte Inde fermée à l'Européen qui, s'il
en a forcé les places et soumis les nations, n'eu peut que par
8o6 REVUE DES DEUX MONDES.
surprise entrevoir un pauvre détail. Ainsi, il y a un mois, ai-je
aperçu, dans le palais de Calicut, du haut d'une vérandah, très
basse, les princesses et les bralimines se baignant dans le bassin
de la cour intérieure, au retour de funérailles. J'ai eu la vue
pleine et entière des plus beaux corps du Malabar et du Coorg,
dans le cadre de la demeure royale où Vasco de Gama et ses
compagnons furent reçus, voici plus de quatre siècles, par le
Zamorin en personne. Cette demeure garde dans son enceinte la
plus curieuse dos pagodes de la contrée, et, pour tout dire, la
seule qui ait échappé à la rage iconoclaste d'Hyder-Ali et de
Tippou-Saïh. Je doute que le Zamorin ait donné au navigateur
portugais le spectacle dont j'ai joui dans son vieux palais. Aussi
bien n'ai-je point à me prévaloir d'une indiscrétion où ma curio-
sité d'artiste et d'observateur peut me tenir lieu d'excuse. Le rajah
interné dans le palais de Vellore n'aura pas eu, je pense, à
blâmer ses femmes pour s'être exposées, avec une indifférente
complaisance, aux regards de l'étranger. Elles nous ont tourné
le dos trop vite, et avec un trop parfait ensemble, pour que l'as-
sistant collecteur ait pu, non plus que moi, contempler autre
chose que leur chignon oblique, leur échine souple, leurs bras
cerclés d'anneaux, et encore l'espace d'un instant.
Le rajah était absent d'ailleurs... « Pour ses affaires... Un petit
voyage... Oh! très court!... >; Et le ministre qui hasardait ces
mensonges, au beau milieu de la cour déserte, un petit brahme
mal rasé, mal vêtu, et dont la main prompte ramenait sur une
poitrine velue son écharpe en désordre, tournait furtivement la
tête du côté du mandapani pour témoigner de la véracité de son
dire. Mais l'assistant collecteur insistait, et le « ministre » com-
mençait de faiblir, lorsque sortit du logis à colonnes un pauvre
Hindou que je reconnus aussitôt pour un mendiant.
La petite monnaie divisionnaire de l'Inde étant fractionnée
jusqu'à moins d'un liard, j'ai toujours dans ma poche une
poignée de « caches » atîn de prouver ma libéralité à bon
compte. Je m'apprêtais donc à gratifier ce malheureux de quelque
billon, quand je reconnus mon" erreur. Le Prince se dressait
devant nous. En vérité il était plus pauvrement accommodé que
le brahme, ses pagnes, au moins aussi crasseux, gardaient une
pire ordonnance, et ce grand de la terre portait sa tête rasée
sans coiiriire, ce qui est le comble du négligé dans la toilette pour
qui sort de sa maison en cérémonie. Et je pensai à Soupou et
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE L INDE. 8o7
aux autres hommes du monde, honneur de Pondichéry, dont les
bonnets à carre en demi-cercle obliffuemcnt incliné devraient
être proposés en cxem})le au Garnate et au Deccan tout entiers.
Ce que la crapule, la turpitude, la fausseté, la lâcheté, et
quelques autres qualités de pareil ordre peuvent ajouter à la no-
blesse de l'attitude, concourait à orner ce rajah que le gouverne-
ment britannique garde en chartre priv'ée dans l'ancienne résidence
des derniers descendans de Tippou-Saïb. Le colloque, entre l'as-
sistant collecteur du district et le souverain pensionnaire de la
couronne, me parut, à ce que j'en pus saisir par mon trucheman
Cheick-Iman, absolument dénué d'amitié. Le nez baissé, le
tchatria interné écouta l'allocution du représentant de l'autorité.
Puis il nous salua, plus bas qu'il n'était nécessaire, et rientra sous
son mandapam, toujours suivi par son « ministre » et quelques
dignitaires qui me firent l'effet d'être plutôt ses gardiens.
Ainsi me fut-il donné de voir le type traditionnel du radj-
poute abruti par l'ivrognerie et tombé en tutelle du « Civil Ser-
vice, » qui lui ménage moins les réprimandes et les punitions
que l'argent. Il y aurait un livre à écrire sur les roitelets beso-
gneux, descendus au plus bas degré de l'abjection et que l'Angle-
terre doit prendre en garde jusqu'à ce que l'intempérance et les
autres excès les envoient dans le paradis de Çiva, au défaut de
celui d'Indra où n'étaient admis que ceux de leurs ancêtres,
tombés les armes à la main. Vous apprendrai-je que, sous ce
nom général de Radjpoutes, vivent encore dans l'Inde du Sud
quantité de ces envahisseurs anciens, d'origine plus ou moins
indo-scythique, qui appartiennent à cette catégorie clairsemée
des Tchatrias ou guerriers, débris de la caste puissante issue des
bras de Vichnou, s'il en faut croire le Piirusa-Siikta? Vichnou
cependant détruisit ces fils de sa propre substance, sur la prière
de Brahma, parce qu'ils exerçaient la plus dure des tyrannies
sur le monde. Que l'on s'en rapporte aux Brahmes, et ils se
chargent de vous prouver que les Tchatrias historiques ne se-
raient même que des bâtards, issus des femmes survivantes de
la caste détruite, passées à la condition de concubines des seuls
Bralimes.
Quoi qu'il en soit de cette victoire probable do la théocratie
sur la prépotence d'une caste guerrière, les Tchatrias actuels
du Carnate, ou soi-disant tels, se parent du nom de radjpoutes,
non point qu'ils viennent du Radjpoutana, mais parce que cotte
8o8 REVUE DES DEUX MONDES.
région fut, suivant les légendes, le berceau des Tchatrias, A.u
Malabar, sous le nom de Naïrs, ils continuent de mener leur
existence féodale, dans la solitude de leurs vastes propriétés
foncières, exerçant sur leur entourage une autorité despotique,
et ne perdant rien, avec le temps, de leur férocité altière et de
leur orgueil effréné. Quelque jour, souhaitons-le, se lèvera un
autre Rudyard Kypling qui nous peindra dans son entière ori-
ginalité le tableau de cette société naïre du Malabar et du Coorg.
Mais cet écrivain de choix devra pénétrer dans des pays inhospi-
taliers entre tous ceux de llnde brahmaniste, où la porte de
toute habitation est close pour l'étranger, où les domaines s'en-
tourent de fossés à remblais qui prêtent à chacun d'eux l'aspect
d'un camp retranché. Et des armées de serviteurs fanatiques
veillent derrière ces levées de terre rouge pour éloigner du
maître le contact de l'homme de basse caste, pour lui épargner
jusqu'à la vue du paria...
Les radjpoutes du Carnate n'empruntent point des espèces
aussi redoutables. Pauvres diables toujours entre deux verres de
brandy ou d'arack, ils subsistent le plus souvent grâce aux arti-
fices d'une mendicité noblement exercée dans ces villages, où
jadis, suivant une rumeur publique à laquelle ils n'opposent
aucun démenti, leurs pères régnaient en maîtres incontestés de
par la loi de lépée. L'époque de leur dépossession s'enveloj)pe
toujours' dans les nuages des obscurités de l'histoire. Pour ne
pas mécontenter le gouvernement anglais qui leur fournit la
sportule, ces nécessiteux de race rendent générc^lement les Mu-
sulmans responsables de leur primitive disgrâce. Des petits
poèmes, modernes pour la majorité, chantent les prouesses
possibles de ces paladins incertains. Entre ces Tchatrias de
hasard, les plus favorisés sont bien ces principicules dont
l'Angleterre a pris les possessions, en échange d'une pension.
Mais celle-ci, fût-elle portée au décuple, ne suffirait jamais à
désaltérer le pensionné qui s'endette, tripote, se lance dans des
aventures, ébauche des conspirations où la police fournit les
affidés de confiance. Puis, finalement, le radjpoute aux abois
s'aplatit, et subit rinternement dans une forteresse avec son
« Conseil des ministres. »
Encore des portes à bossettes de fer doucement arrondies en
seins de femme, des serrures archaïques de style arabe, des
cloîtres, des piliers et des cours. IVous voici dans ces petits bâti-
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 8S9
mens nus où les femmes de Ïippou-Saïb traînèrent leur vie,
après la disparition du maître. Une e'glise méthodiste mitoyenne
y l'ut leur unique distraction, et aussi un pied de henné pour se
rougir à loisir la paume des mains, les ongles et la plante des
pieds. De ce Lawsonia, mort et abattu depuis longtemps, un
rejet a fourni un autre pied qui végète, et nous pouvons froisser
entre nos doigts les feuilles de ce même arbuste où les bégoms
et les ranis mysoriennes « jalouses des yeux de leurs gazelles »
prenaient leur traditionnelle teinture. M'étant laissé aller jusqu'à
m api loyer sur le sort de ces recluses dont la plus jeune comp-
terait aujourd'hui plus de cent vingt ans, je m'attirai cette
réponse du vieux gardien de ce sérail historique : « Que dis-tu
là, sahib? Si ces femmes n'avaient pas été ainsi enfermées, elles
ne se seraient pas crues aimées du maître qui les aurait laissées
exposées, après sa mort, aux regards et aux désirs de tous. »
Ces paroles m'ont frappé par leur judicieuse simplicité.
Imposer nos préjugés occidentaux à qui n'en a cure est une de
ces naïves outrecuidances dont je m'abstiens dans la limite du
possible. J'approuvai le gardien ad honores de la prison où se
flétrirent ces fleurs de jeunesse et de beauté et continuai d'exa-
miner les logettes entourées de hautes murailles, sans une fe-
nêtre, le petit promenoir où les princesses jouissaient de la seule
vue du ciel et, le dimanche et les jours fériés, de la voix de l'orgue
et des cantiques du temple protestant. Il leur était même loisible
d'assister à l'office piétiste « pour se distraire, » — toujours
d'après le gardien hindou, — par une sorte de guichet qui me
fit penser à celui que j'ai vu jadis dans l'Eglise de rEscurial,où
il fut percé à l'usage de Philippe II. Qui vécut, en somme, le
plus séparé du monde, du grand roi catholique ou des veuves
de Tippou-Saïb?... Je vous laisse libre de trancher la question...
Les bégoms et les ranis dorment maintenant leur éternel
sommeil sous les stèles du cimetière princier, à proximité de la
citadelle, environ trois cents pas vers l'Ouest. J ai pensé, un
instant, à y faire un petit pèlerinage. Mais comment reconnaître
les tombes parmi les quatre cents qui entourent les dix princi-
pales ? Et, d'ailleurs, on m'apprend que ce cimetière n'est quun
terrain vague où la basse végétation a tout envahi.
Laissant derrière nous le palais du rajah interné et le harem
du « citoyen Tippou, » nous nous dirigeons vers la pagode. Do
celle-ci la bonne conservation est due à la conquête anglaise. Si
860 REVUE DES DEUX MONDES.
le colonel Ross-Lang se fût laissé forcer dans Vellore, nul doute
qu'Hyder-Ali n'eût détruit ce bijou d'architecture religieuse où
l'art dravidien aflirme ce principe que la grandeur des lignes ne
consiste pas dans l'écrasante majesté de la masse. On croit
généralement que les temples indiens sont de proportions
énormes. Les photographies courantes ont contribué à vulga-
riser cette erreur. Les voyageurs, et bien d'autres avec eux,
attachent un grand prix aux fortes dimensions. Ceci me rap-
pelle l'ingénuité d'un missionnaire des environs d'Arni. Alors
que je parcourais ce district en 1880, me voyant occupé à mesu-
rer les hommes de son village, le bon Père m'en amena un, en
triomphe : « Prenez plutôt ce gaillard-là, il est extraordinaire-
ment grand ! » C'était se faire une idée assez fausse des prin-
cipes mêmes de la mensuration appliquée à un ensemble de
populations. De même que certains naturalistes, ou soi-disant
tels, récoltent seulement les plus gros insectes, les plus larges
d'entre les papillons, les plus longs parmi les serpens, les plus
brillans qu'ils trouvent parmi les' oiseaux, et négligent les petits,
les sombres, les humbles, beaucoup de touristes ou d'explora-
teurs, à votre choix, ont rapporté les seules images des édifices
qui leur paraissaient dépasser les proportions communes, —
ainsi de cette tour qui se dresse au-dessus du Chandikesvaram
de Tanjore à une hauteur de 63 mètres environ, — et ont né-
gligé des perles de l'architecture religieuse telles que le temple
de Soubramanyé, etc.
Les Anglais n'ont pas seulement sauvé la pagode de Vellore,
ils l'ont conservée dans son intégrité, et cela par un moyen
d'une simplicité extrême. Bien avant qu'on eût inventé les
o Monumens historiques, » le fameux Archeological Survey, ils
avaient trouvé la solution la plus pratique pour soustraire les
vieilles bâtisses à la dégradation. La pagode du dieu Çiva devint
l'Arsenal de la place. A la foule malveillante et brutale des
musulmans fanatiques se trouva, du coup, interdit l'accès du
temple, où elle aurait vivement martelé ou lapidé les sculptures,
en haine du culte idolâtre. Du côté des Hindous, il n'y eut point
de réclamations, car depuis la fin du xvu^ siècle la pagode
çivaiste était abandonnée. La tradition attribue cet abandon à un
meurtre. Le sang aurait coulé dans l'enceinte, au voisinage du
sanctuaire môme. La profanation (Hait de celles qu'aucune puri-
hcation ne peut racheter. Les brahmes se retirèrent et l'édifice
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE L INDE. 861
resfa désert jusqu'à ce que les Anglais, un demi-siècle plus tard,
lui vinssent donner un nouvel emploi. Cette tradition est loia
de me satisfaire, mais le temps me manque pour en exercer Iti
critique, et, comme j'aurai à vous le répéter pfus loin, il semble-
rait plus plausible d'attribuer la désaffectation de cette pagode
à quelque conquête violente oii le pillage aurait tenu sa place.
Entre toutes ses congénères de l'Inde dravidienne, la pagode
de Vellore est une des plus intactes. Çiva, à qui elle était dédiée,
y fut honoré sous le nom de Jalakanteswara, c'est-à-dire « rési-
dant dans l'eau. » Des deux gopuras monumentaux qui sur-
montent les portes, le principal, celui de la première entrée,
dresse à trente mètres de hauteur sa pyramide de sept étages,
chargée de sculptures à profusion. La porte massive est défendue
par deux grands pions de granit noir qui, sur un socle très bas,
montent chacun leur garde avec la massue. Leurs bonnes pro-
portions, la solidité de la facture, la perfectioii du travail,
datent ces œuvres de la belle époque et dénoncent la main des
statuaires de Tanjore. Le poli de la pierre dure n'a pas plus tué
les finesses des détails que le caractère de l'ensemble. A peine
sommes-nous engagés sous le porche où des abeilles sauvages
bourdonnent et couvrent en laborieux essaims leurs gâteaux
verticalement suspendus à quinze pieds au-dessus de nos têtes,
que la forêt des piliers commence à nous entourer de ses fûts
ciselés, repercés, élégis, divisés, et dont il n'est pas deux qui soient
pareils. A droite, à gauche, courent les vestibules qui mènent à
des péristyles, mandapams dont chacun peut être comparé avec
justesse aux salles hyposty les des temples égyptiens. C'est sur une
des colonnes de ce vestibule, qui coupe à angle droit le porche,
que l'on peut voir le médaillon de ce fameux Bommi-Reddi,
tenu, ainsi que je vous l'ai dit, pour le fondateur de la forte-
resse et du temple. Voici le mandapam du Kaliaua, où l'on
apportait chaque année, en pompe, le Çiva tiré du sanctuaire
pour son mariage avec la déesse Parvati. Tout le Panthéon
hindou vit dans la pierre, et les grandes dalles dont est com-
posé le plafond portent sculptées les perruches chères à la
déesse. Elles se suivent en cercle, avec, entre leurs griffes ou
dans leur bec, la fleur du lotus. Autour de nous c'est un monde
de dieux et de génies. Les figures, de proportions toujours faibles,
dépassent rarement un mètre en hauteur; toutes ont été taillées
en haut relief dans le pilier même où elles s'adossent. Chacune
862 REVUE DES DEUX MONDES.
en est presque entièrement détachée, ne s'y rattachant souvent
que par les pieds et la pointe de la tiare. Et, comme si ces
sculpteurs de roche dure avaient voulu jouer avec la difficulté,
pour le plaisir, des monstres tenaient entre leurs mâchoires une
boule parfaitement ronde qui roulait librement sans quon pût
la retirer de la gueule où elle se mouvait. La dernière de ces
boules a été brisée assez récemment par un de ces visiteurs
européens dont le soin principal est de faire œuvre individuelle
dans tout endroit qu'ils honorent de leur visite. Erostrate a pris
aujourd'hui des mœurs bourgeoises : « Globe Trotter, » selon
l'expression usuelle, il collectionne les souvenirs de ses voyages
en les détachant des monuraens figurés. Qu'il s'empare de l'orteil
d'un marbre antique, de la tête d'une statuette, du fleuron d'un
ornement, peu lui importe, pourvu que le débris puisse se
transporter et surtout se cacher aisément. Quand il sera de retour
dans son « home, » le touriste offrira à l'admiration de ses amis
le produit de ses voyages.
Un pareil désir ne me tient point devant ces merveilleux
piliers. Mais, malgré le soleil brûlant dont les feux passent dans
ce granit poli, je me laisse aller à ce plaisir sensuel qui est de
caresser de la main la belle sculpture. Les petits guerriers qui
soutiennent courageusement, avec leur bouclier tenu plus haut
que la tête, le poids des lourds chevaux cabrés dont les oreilles
rejoignent les premières volutes des entablemens, gardent, mal-
gré l'excessif effort, une expression recueillie et de sérénité
souriante. Hélas! combien de ces piétons ont perdu qui son
épée, qui un bras, qui les deux, même, quand ce ne sont pas
les jambes? Heureusement que les gros dégâts sont rares. Aux
entre-deux des colonnes jumelles, triples, quadruples, quoique
tirées du même bloc, il ne manque pas une maille de leur den-
telle de pierre. Aux frises, aux soubassemens, on peut compter
les dieux, les personnages et les bêtes par centaines. La coquet-
terie des artistes a été dans ce parti de ne pas répéter une seule
fois le même motif de décoration, voire le même motif d'archi-
tecture. Dans cette travée où je passe, pas une colonne qui soit
semblable à une autre, pas un groupe, pas une statue, pas un
animal qui soit une réplique, l'out a un caractère individuel, et
pourtant l'anarchique liberté du détail n'enlève rien à la gran-
deur, à la régularité du tout. Jaoïais, d'ailleurs, l'art indien n'a
chéri les ordonnances symétriques. La symétrie parfaite, de
LBWTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 863
même que le parachèvement absolu d'une œuvre, y est tenue
pour la négation de la vie. Gt c'est en vertu de ce principe que
les oagodes ne doivent jamais être terminées. On y doit tra-
vailler sans cesse, ou les abandonner. Si, comme la grande majo-
rité des pagodes dravidiennes, celle de Vellore eût été construite
en épaisses assises de briques, depuis longtemps il n'en resterait
plus que des ruines où les Djaïnas, qui collectionnent pour leurs
temples les belles sculptures et les belles colonnes, à l'exemple
des papes de l'ancienne Rome ou des empereurs de Byzance qui
en ornaient des églises, n'auraient rien laissé à y glaner. La
nature de la matière employée explique non seulement la con-
servation, mais aussi la légèreté de l'ensemble. S'il s'agissait des
plus anciens temples de l'Inde qui, vous le savez, étaient con-
struits en bois, on ne trouverait pas à louer davantage le travail
du bédane et du ciseau. Tout, d'ailleurs, indique une disposilion
de charpentes. La pierre copie le bois, le parpaing imite la poutre.
P<is de voûtes, pas d'arcades à points convergens, mais des
blocs disposés toujours par assises étagées en saillies croissantes,
avec des colonnes pour soutiens. C'est là le principe fonda-
mental de l'architecture dravidienne, et il se trouve énoncé dans
les plus antiques traités, tels que celui de Ram-Rat, où il est dit
que les voûtes à points convergens « ne dorment jamais. » Les
têtes des saillies, dans toutes ces assises croissantes, sont si admi-
rablement travaillées en doucines, terminées en poupe de vais-
seau, reliées aux encorbellemens par des consoles à pendentifs
et à culs-de-lampe, que l'on n'éprouve jamais cette impression
de sécheresse que donne trop souvent dans nos monumens l'abus
des lignes horizontales et verticales, sans amortissemens. Et
l'on ne sait ce qu'on doit ici le plus admirer, ou de la sveltesse
de toutes ces colonnes décomposées, ou du poids énorme des cor-
niches monolithes qu'elles ne cessent de supporter depuis des
siècles. De ces corniches, chantournées en courbe circonflexe
pour former auvens, le façonnage a été exécuté au ciseau, en
plein granit, dans des blocs longs de plusieurs mètres, avec les
ornemens entablés, les mutules, les gouttes du coupe-larmes et
toute la série des monstres constituant le couronnement du
chcneau.
Le travail de ces artistes dravidiens n'est pas moins à Ioih'i:
dans les piliers. Ceux du mandapam du Kuliana cnmpieul parmi
les merveilles du aenre. Les blocs clans Tesquels ils sont piis
{^64 REVUE DES DEUX MONDES.
mesurent encore jusqu'à deux mètres de diamètre, et sur cha-
cune de leurs quatre faces. Et parfois, d'un même bloc, sortent
quatre colonnes avec leur base, leur chapiteau, leurs colonnettes
accessoires et les groupes d'hommes luttant contre les monstres
cabrés. Les archéologues anglais, dont l'enthousiasme pour les
productions de l'art indien n'a généralement rien d'excessif, ont
avoué qu'il n'existe rien, dans les plus beaux monumens de notre
Europe, qui leur puisse être comparé. Cette opinion est juste. Il
convient, en effet, de ne pas oublier que nos tailleurs de pierre,
voire nos sculpteurs, n'ont jamais attaqué qu'une matière facile
à l'outil, des roches calcaires, pour tout dire, dont certaines, si
vous prenez l'albâtre, pourraient se travailler avec un ciseau de
fer doux. Les granits, les gneiss, les micaschistes, les serpentines
de rinde ne se laissent point ainsi entamer; et ce serait à nos
graveurs en pierres fines à nous apprendre comment on traite
sur le tour ces substances plus dures que l'acier trempé et qu'on
est, dans la pratique, obligé d'user avec de la poussière de corin-
don ou de diamant. M. Maspéro nous a renseignés sur les procédés
des sculpteurs de l'antique Egypte, qui « triomphaient des pierres
dures à force d'user du fer sur elles, » et les faussaires modernes
qui fabriquent pour les touristes amateurs, àLouxor et à Saqqa-
rah, des scarabées et des figurines funéraires, ont repris la vieille
méthode; tant il est vrai qu'on ne crée de bonnes imitations de
vieux qu'avec l'outillage du temps. Les statuaires dravidiens
n'ont pas dû agir autrement.
Mais on renonce à évaluer le nombre d'hommes, à supputer
les mois, les années, à apprécier le labeur, sans compter l'art
et l'argent prodigués dans une pareille entreprise. Si peu haut
prisée que fût la main-d'œuvre, il a fallu payer les ouvriers,
car c'est un lieu commun, pour parler honnêtement, que de
déclarer avec certains historiens philosophes : (' De pareils tra-
vaux ne se mènent à bien que dans des pays à esclaves. » Miche-
let et ses parèdres n'auraient pas autrement exprimé leurs certi-
tudes générales sur tout ce qui leur était inconnu. D'autres nous
ont chanté sur divers tons, touchant surtout la corde humani-
taire, toujours avantageuse pour qui la sait faire vibrer en me--
sure, que ces monumens furent élevés par des corvées de paysans
« courbés sous le fouet d'un despote, » et ils nous proposent en
exemple les Juifs qui collaborèrent aux pyramides des Pharaons.
Permettez-moi de n'en rien croire. Les enfans d'Israël ne se
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE L INDE. 865
seraient point ainsi laissé victimer. Pour aller au pire, peut-être
ont-ils transporté les briques et autres matériaux à pied d'œuvre,
et encore moyennant rémunération. On les paya, suivant les us
et coutumes de la vieille Egypte, où la monnaie n'avait pas cours,
avec des denrées.
Et encore, les conquérans cholas, yadavas, pandyas, d'autres
même dont les noms sont oubliés, auraient-ils obligé tous ces
bons Hindous à travailler pour la gloire, jamais ces pasteurs de
peuples ne les auraient rendus artistes de par leur royale volonté.
Qu'il s'agisse de ciseler la pierre en observant les canons, de
composer des groupes, de leur donner le mouvement, de ména-
ger les proportions, de conserver le caractère de l'ensemble,
jamais on n'obligera un homme, eût-il le glaive au-dessus de la
tête, à enfanter à la grosse de tels chefs-d'œuvre. Aussi bien,
sans plus longtemps nous divertir, reconnaissons que la chose
est très simple et ignorée de personne. C'était affaire d'argent,
et l'Inde du Sud en avait alors plus qu'à sa suffisance, le fameux
arbre aux roupies émettait de vigoureux rameaux. Les rajahs et
autres principicules avaient toujours de quoi financer quand il
s'agissait de bâtir. Sous la pluie d'or échappée de leurs doigts,
la pierre sculptée levait comme les moissons sous les ondées
d'été. Alors, tout comme aujourd'hui, l'ouvrier de l'Inde peinait
pour un modique salaire. Tout métier est bon qui nourrit son
homme, surtout quand cet homme vit avec quelques centimes
par jour, et n'est ni électeur, ni terrorisé par un syndicat et par
des entrepreneurs de grèves. Dans tout bon métier se recrutent
facilement apprentis et maîtres. Il n'était pas rare qu'un prince
ou que les faÎDriciens des pagodes missent en mouvement, pour
une portion d'édifice, jusqu'à trois et quatre mille ouvriers, et
cela pendant cinq et six années. Les merveilles de Vellore, de
Madura, de Vijianagar, de Mahavellipore, n'ont pas, à tout
prendre, coûté plus cher que notre Opéra ou notre nouvel Hôtel
de Ville, sans que je songe un seul instant à établir une compa-
raison entre ces « fabricals » occidentaux et les chefs-d'œuvre
de l'architecture- dravidienne. Et d'ailleurs les temples précités
ont certainement nécessité une moindre dépense, tout en mettant
en compte les différences de pouvoir d'argent et dans l'espace et
dans le temps.
Ainsi, me livrant à mes réflexions, je m'achemine lentement
vers le sanctuaire central. A mesure que nous avançons, le décor
TOME XXXIV. — 1906. * W
866 REVUB DES DEUX MONDES.
de la pierre perd en richesse. Les couloirs n'ont plus ni piliers
ouvrages ni bas-reliefs. Voici enfin le vimana, le saint des saints,
lé sanctuaire !... Une petite loge carrée avec ses quatre murs
nus, sans fenêtres, et ne prenant son jour que par la porte
étroite et basse, rectangulaire. Au plafond, quatre poutres de
bois, les seules de tout ce temple où les voliges, les lambris,
les plinthes, les stylobates sont de pierre. Ces poutres paral-
lèles s'alignent pour rappeler les quatre Védas. La chaleur est
étouffante et l'obscurité presque complète. Un pion agite sa
torche allumée, passe le seuil, je le suis, et c'est sur les dalles
une fuite de bctes immondes, comme si les esprits de la pagode
souillée, empruntant les espèces animales, s'enfuyaient à l'ap-
proche des étrangers, tels les grands dieux de la Grèce en ce jour
funeste où l'Olympe fut envahi et le pouvoir de Jupiter mis en
question. Quand les crapauds, les blattes et les grillons ont dis-
paru, ce sont les chauves-souris et les hiboux qui nous éventent
de leurs ailes. Tout ce monde des ténèbres a pris l'alarme pour
bien peu
Nous nous retirons que leur vol incertain raye encore en zig-
zag les tourbillons de fumée des flambeaux en paille. Ce n'est
pas le sanctuaire lui-même, avec ses murs de pierres polies,
d'un irréprochable appareil, son autel carré de granit où se
dressait jadis la statue de Çiva, ses quatre poutres même, qui
sont intéressans, mais ses entours. Du couloir, que nous avons
dû suivre pour accéder au vimana, les parois ont été percées de
larges fenêtres, sans doute à l'époque où l'on installa l'Arsenal.
Au beau temps, c'était un long boyau obscur, garni d'une ban-
quette de pierre, dans toute sa longueur, et sur cette banquette
s.alignaient par rangées les images des dieux. On m'a raconté
qu'entre ces idoles, de taille moyenne, les moins précieuses
étaient d'argent massif; et beaucoup, d'or pur, avaient leurs yeux
et leurs ornemens faits de pierreries. Je ne m'oppose point à
ces dires. On m'a affirmé quelque chose de bien plus extraor-
dinaire, et le témoignage formel d'un agent du gouvernement
anglais ajoute son poids à la « crédibilité » de l'histoire. Le
puits que chacun peut voir en face du mandapam, à langle
nord-ouest du temple, possède ime porte qui s'ouvre à quel-
ques pieds au-dessous du niveau des basses eaux Cette porte
est close par un battant monolithe, pierre tournant sur des
gonds, et si parfaitement ajustée dans sa feuillure, que la près-
LETTRES ÉCRITES DU SUD DE l'iNDE. 867
sion de l'eau en assure la fermeture hermétique. Il ne s'agit pas
là d'un conte des Mille et une Nuits, notez-le. Le secrétaire de
l'officier d'état-major du district, mettant à proiit la sécheresse
extraordinaire de l'année 1877, où tous les puits tarirent, des-
cendit dans celui-ci, trouva la porte qu'il réussit à ouvrir, et
pénétra dans une vaste salle à colonnes. Là semble avoir pris
fin l'exploration de l'aventureux secrétaire. Il prétendit avoir vii
un passage qui devait, probablement, mener jusqu'à la rivière
Palar, mais les choses en restèrent là. En vain je suppliai las-
sistant collecteur de tenter avec moi une nouvelle descente dans
ces sous-sols mystérieux où la légende veut que les trésors de
Çiva soient déposés sous la garde des Esprits du mal : « Profi-
tons, lui dis-je, de la sécheresse exceptionnelle de cette an-
née 1901, supérieure, s'il en faut croire la rumeur publique, à
celle de 1877 ! Allons, des échelles, des cordes, et des falots, et
en route pour le mandapam souterrain, à nous les trésors de
Çiva! » Je ne pus rien obtenir. On ne pouvait entreprendre le
plus petit sondage sans l'autorisation et le concours de lingé-
nieur du district, Du moment qu'on devait procéder par voie
administrative, je compris que l'affaire était enterrée. La bu-
reaucratie anglaise peut, certes, rivaliser avec la nôtre : sa marche
lente, lourde et sûre, est celle des éléphans attachés aux parcs
d'artillerie, cette comparaison me paraissant la plus décente que
je trouve sous ma plume.
En attendant des éclaircissemens plus amples sur les souter-
rains et les couloirs aujourd'hui veufs de leurs images d'orfè-
vrerie, je demeure convaincu qu'il y a là-dessous quelque
histoire de pillage. L'expulsion des brahmes, la mainmise sur
les divinités d'or et d'argent, constellées de gemmes, peut être
raisonnablement attribuée aux musulmans de Golconde et de
Vijapour, peut-être aussi aux Occidentaux qui leur succédèrent
après les Mahrattes, et encore ces derniers, quoique hindouistes,
ne se sont-ils jamais fait scrupule de dépouiller les pagodes...
Je renonce, pour l'heure, à savoir quels furent les spoliateurs
de Çiva. Ma consolation, en cette incertitude, est dans l'espoir
que j'aurai une fortune meilleure à Genji. Là dorment aussi des
trésors sous une pierre en façon de carapace de tortue où sont
gravés le bélier d'Agni, l'arc et les cinq llèches de Rama,
d'autres signes encore. J'ai repéré la place au mois de dé-
cembre 1880. Depuis plus de vingt ans, j'ai gardé mes notes,
SCS REVUE DES DEUX MONDES.
•
proposé plusieurs fois au gouvernement de m'envoyer en mis-
sion dans ce bon district, sans succès d'ailleurs. Il n'est que de
savoir attendre. Après avoir parcouru la Malaisie, pour la se-
conde fois d'ailleurs, étudié méthodiquement certains points de
l'Ethiopie, de l'Arabie et du Sind, touché au Bélouchistan, me
voici derechef dans l'Inde dravidienne. Quinze jours encore et
je reverrai Genji, commencerai mes fouilles! Un cinquième seu-
lement de siècle aurait-il changé à ce point les vieilles ruines
où courent les Iroulaires, chasseurs d'abeilles, que je n'y retrou-
verais- point mon petit vimana perdu dans la brousse, à mi-hau-
'teur du Rajahghiri, et aussi la pierre qui simule une carapace de
tortue, et une autre, continuant l'alignement, où se remarque
l'emblème mystérieux de la hache !
Mais, pour aujourd'hui, nous en avons fmi avec l'archéologie.
L'assistant collecteur m'emmène au tribunal, là il doit interro-
ger des coolies qui vont s'engager pour les Bermudes ou quelques
autres îles d'Amérique. La famine multiplie les demandes d'en-
gagement! Et je m'aperçois que je ne vous ai pas encore parlé
de la famine. C'est là cependant un sujet sur lequel je ne tari-
rais pas, non plus que sur la misère qu'engendre le fléau du
Coromandel. Voici cinq années que toutes les récoltes sèchent
sur pied, faute de pluie. Tandis que, il y a un mois, je voyais,
dans le Malabar, le pays fondre sous l'eau du ciel, ici tout meurt
brûlé par le soleil, et les étangs sont taris. Aussi le peuple des
campagnes, chassé par la faim, abandonne-t-il ses tristes pé-
nates. Mieux vaut émigrer aux Antilles ou aux Mascareignes,
avec femme et enfans, sous la garantie d'un contrat officiel, que
de mourir d'inanition au tournant d'un chemin et d'avoir pour
sépulture la panse du chacal. Ce sera donc à la famine et à l'em-
bauchage des coolies émigrans que je consacrerai ma prochaine
lettre. Aussi bien je quitterai Vellore aujourd'hui même, et aurai
tout le temps de vous écrire pendant le classique arrêt de Villa-
pouram.
Maurice Maindron.
SECRET DU VOTE
ET
REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE
UNE EXPERIENCE
LES ÉLECTIONS BELGES DU 27 MAI 1906
En France, — où, dans les dernières années, ces questions
ont été posées comme partout, et peut-être même devaient lêtre
un peu plus qu'ailleurs, — chaque fois qu'on a parlé d'assurer
le secret du vote et d'instituer la représentation proportionnelle
les bonnes intentions sont restées vaines, tous les efforts se sont
brisés à des objections dites « de bon sens, » formulées par des
gens qui se disent « pratiques. » Secret du vote obtenu par
l'emploi combiné de l'enveloppe ou du bulletin uniforme et de
la cabine, ou « isoloir » ou « dispositif » d'isolement (lequel de
ces deux mots écorche le moins la langue française?) ; représenta-
tion proportionnelle, supposant le scrutin de liste avec ou sans
« panachage » et se réalisant en une répartition des sièges entre
les différens partis d'après la règle du quotient ou du diviseur
commun : tout cela, déclarent ou insinuent les « gens prati-
ques, » les « députés-maires, » ceux qui « ont l'habitude de
manier la pâte électorale, » tout cela est très joli ; mais c'est
construction d'architecte politique, bàlie en fumée sur un
870 REVUE DES DEUX MONDES.
nuage; moins encore : c'est pure rêverie de théoricien; et il
n'est pire injure dans le vocabulaire de nos parlemens d'aujour-
d'hui. « La cabine servira à faire toutes sortes de niches; on s'y
enfermera, on n'en sortira plus, et, par conséquent, le vote n'en
finira plus, et par suite augmentera le nombre déjà trop grand
des abstentions. Quant à la représentation proportionnelle,
l'électeur n'y comprendra rien; les scrutateurs s'embrouilleront
dans toutes ces listes, les commissions de recensement se per-
dront dans tous ces calculs. » Il est inutile de chercher des rai-
sons nouvelles pour répondre à ces argumens, infatigablement,
automatiquement ressassés. Puisque la « cabine d'isolement »
et la représentation proportionnelle fonctionnent tout près de
nous en Belgique, le plus simple était « d'y aller voir; » et d'y
aller voir non point une répétition avec des figurans stylés,
mais le vrai drame joué par le vrai. peuple, un jour d'émotion
et de combat.
I
Les élections législatives belges du 27 mai 1906 avaient une
importance considérable. Il s'agissait de renouveler la plus forte
moitié de la Chambre des représentans, soit (S5 membres sur 166.
Il s'agissait, par là même, de savoir si le parti catholique, au
pouvoir depuis vingt-deux ans, depuis 188i, y demeurerait ou
en serait renversé. Ce serait donc ne rien dire de trop de ces
élections que d'en dire qu'elles pouvaient avoir une importance
historique. Aucun parti ne s'y trompait ; ni les « cléricaux, »
ni les libéraux, ni les socialistes; et à aucun, dans l'espoir ou
dans la crainte d'un pareil résultat, aucun sacrifice n'avait paru
'lourd. Tandis qu'à Bruxelles ils couraient chacun sa chance, en
d'autres circonscriptions ils avaient contracté des unions pous-
sées jus{fu'à la confusion. L'opposition avait emprunté à la po-
litique allemande le cartel, chose et mot, l'assouplissant du reste
et le conformant aux circonstances locales. C'est ainsi que, dans
l'arrondissement de Louvain, on avait vu naître un cartel //ôeVa/-
'socialiste, présentant trois candidats : un socialiste, encadré de
deux libéraux; de même dans l'arrondissement de Nivelles : un
libéral, deux socialistes, un candidat sans qualification. A
Anvers, comme à Bruxelles, socialistes, cléricaux, démocrates
SECRET DU VOTE ET REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 871
chrétiens marchent chacun pour soi, mais les libéraux s'intir
tulent libéraux-unis, — ce qui signifie, je pense, libéraux et
radicaux d'accord; — toute une concentration, un petit Bloc (et
il a été en effet, pendant la dernière campagne, .presque autant
question du Bloc en Belgique qu'en France). Dans l'arrondisse-
ment de Matines, nous retrouvons le cartel libéral-socialiste, qui
s'affirme aussi dans l'arrondissement de Turnhout, comme dans
l'arrondissement de Namur, dans celui de Dir ant-Philippeville,
dans celui d'Arlon-Marclie-Bastogne, dans celui de Neufchàteaii-
Virton, et s'élargit, dans les arrondissemens de Bruges, de
Courtrai, de Furnes-Dixmude-Ostende, de Roulers-Tbielt,
d'Ypres, — par l'accession des partisans de l'abbé Daens, — en
cartel libéral-socialiste-démocrate chrétien. Rarement mobilisa-
tion a été mieux faite, rarement bataille a été mieux réglée ;
rarement il y a eu plus d'intérêt à la victoire, rarement il eût
dû y avoir plus de passion dans la lutte. S'il n'y en eut pas, s'il y
en eut aussi peu que possible, en tout cas bien moins que l'on
n'eût cru, ou si on ne la vit point, et si c'est en somme un pro-
grès, à quoi faut-il en faire honneur? Mais, d'abord, est-il vrai
qu'il n'y en eut pas, ou qu'on ne la vit point?
Samedi 56' mai. — Premières impressions. — J'ai acheté, au
départ de Paris, les journaux de Bruxelles; mais, comme par
hasard, je n'ai trouvé que les feuilles libérales : l' Indépendance
et le Petit Bleu, la Chronique, et, avec eux, un journal que la
grande journée de demain paraît préoccuper médiocrement, le
Messager. Au ton du moindre « entrefilet » ou de la moindre
« information, » il est facile de sentir que le parti libéral est
plein de confiance, qu'il croit que sa galère a le vent en poupe.
Il nous suffira de constater que, de sa part, la campagne der-
nière n'a certes pas manqué de passion ; mais la lecture do
quelques numéros du Peuple amènerait, pour les socialistes, à
une constatation identique; et si certaines épithètes employées
par tel ou tel organe des gauches sont d'un mauvais goût qui ne
fait pas de doute, peut-être les journaux de la droite ne sontrils
pas, à cet égard, exempts de tout reproche. Entraînement, et
peut-être nécessité de la bataille. Il s'agit bien do faire des
grâces, lorsqu'on se jette au visage tout ce qui tombe sous la
main' Et le pavé ne pèse rien, qui assomme l'adversaire!
Que de pavés on s'est lancés d'un camp à l'autre! La Chro
872 REVUE DES DEUX MONDES.
nique dit vrai : « manifestes, brochures et tracts ont été répan-
dus à foison. » La collection qu'on a eu Tobligcance de me gar-
der est loin dôtre complète : elle suffit pourtant à donner une
idée de l'abondance et de la variété des genres Les catholiques
[OEuvre des tracts catholiques, 39, rue Antoine-Dansaert) ont, à
pleine fronde, décoché à leurs assaillans tout un panier de
pamphlets rapides. Ces socialistes... les connaissez-vous? (par
Sylvain Gravez); Les élections du '27 mai (par C. FieuUien); Bas
les masques, par V. B. ; Aux électeurs consciencieux ; les Trois
programmes; Pour qui voterons-nous? Devoir .des électeurs; le
Résultat certain des élections de 1906 ; Tableau fidèle, le Loup
dans la bergerie ; Un mariage curieux ; le Bloc liber o-socialisle
au pouvoir, les funestes conséquences ; le Gouvernement catho-
lique approuvé et loué par ses adversaires; le Catéchisme de
l'électeur (A. Baisir). Plus d'un de ces petits écrits, pour le
remarquer en passant, ferait, à lui seul, chez nous, annuler une
élection, comme entachée de pression cléricale. Le XX^ Siècle,
doublant V OEuvre des tracts, a publié : Fichards, socialistes et
libéraux; la mouchardise politique appliquée au recrutement de
la magistrature ; les résultats du système sous le dernier mi-
nistère anti-catholique ; et le crayon a été appelé au secours de
la plume ; le Sifflet, selon sa promesse, « a sifflé tous les di-
manches. » On peut aimer plus ou moins cette musique, et
tous les airs, — comment avoir de l'esprit tous les dimanches?
— ne sont pas d'égale qualité. •
Béduites en cartes postales, et circulant d'uu bout à l'autre
du pays, on ne saurait croire le succès de ces images, leur portée,
leur force de pénétration électorale. Aussi les associations les
multiplient-elles, avec légendes dans les deux langues, en deux
séries, française et flamande.
Naturellement les libéraux ne demeurent pas en reste, et ils
ripostent par tout un lot de brochures: Des faits et des chiffres,
des chiffres et des faits! Les ennemis de Bruxelles démasqués, par
Jean Verax; les Accusés, par G. Bahlenbeck; Combisme et Libé-
ralisme, par Rafaël Rens (chez nos voisins comme chez nous-
mêmes, le mot « combisme » est admis aux honneurs du voca-
bulaire politique, et il est devenu d'usage courant à la tribune
et dans la presse). Aux brochures le parti libéral joint, ainsi que
les catholiques, son paquet de cartes postales. Non pas seule-
ment la carte banale, avec photographie des candidats, telle que
SECRET DU VOTE ET REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 873
nous commençons à la voir circuler pondant la période élec-
torale, mais la bonne carte satirique, la bonne carte caricature,
où Ton n'étale pas sa beauté, mais les ridicules de l'adversaire.
Encore une fois, elle ne se pique pas d'une délicatesse exquise;
elle ne s'interdit pas quelque brutalité; et, en cela aussi, les libé-
raux ne le cèdent à personne.
Mais les socialistes l'emportent encore sur les uns et les autres,
sinon par la quantité, du moins par la qualité de leurs publi-
cations de propagande, — en prenant qualité au sens péjoratif.
Il n'est pas juste de traiter de « brutales » les illustrations
éditées rue Antoine-Dansaert ou rue Verbist, avant d'avoir re-
gardé celles qui ornent la brochure de M. Louis Bertrand,
député de Bruxelles : La Lutte électorale de 1906. Le programme
des trois partis (1). La violence, qui s'en trouve accusée par la
grossièreté de l'exécution, sur un papier rugueux où la gravure
vient mal, est d'autant plus choquante que le texte est relati-
vement calme et correct. Le symbolisme n'en est pas exclu :
pour frontispice, « l'arbre de l'évolution. » De « la brute » au
« capitalisme, » en passant par « le sauvage, » « le maître » et
« le noble, » l'humanité monte vers l'avenir ensoleillé; l'artiste
ne se fait pas faute de l'assurer que « le capitalisme n'est pas le
dernier stade de l'évolution : » ainsi, qu'elle ne se lasse pas de
monter à l'arbre, qu'elle monte ! Toujours dans un éclatant soleil,
le torse nu, le pic sur l'épaule, s'avance, parmi des traits verti-
caux que l'on peut supposer être des fusils et des baïonnettes,
un robuste ouvrier : en exergue : « Place au travail. Souvenir
de 1886 et de 1893. » Passons les meilleures, — ou les plus
mauvaises.
A tout prendre, si vif — et si regrettable — qu'ait été le
ton de certaines plaisanteries, peu ou point de « personnalités. »
A peine raille-t-on M. Emile Vandervelde sur « son automobile
de vingt-cinq chevaux, » et surtout M. Furnémont, autre socia-
liste, sur ses « 150 francs, » bien plus, sur ses « 300 francs de
revenu par jour ! » C'est r Action catholique qui plaisante de la
sorte, dans une circulaire ; et cette circulaire est le seul docu-
ment, ou à peu près le seul de la collection que j'ai rapportée,
où l'attaque soit vraiment directe.
Quant aux affiches, on ne les a pas prodiguées, bien que des
(1) Imprimerie-lithographie veuve Désiré Brismée, 11, rue de la Prévôté.
874 REVUE DES DEUX MONDES.
Bruxellois aient l'impression qu'il y en eut, cette année, beaucoup,
plus qu'e" 4902. Mon impression, à moi est d'étonnement devant
le petit nombre. Ce ne sont pas — oh ! non ! — nos orgies pari-
siennes d'avril, qui recouvraient la ville d'une couche de carton !
De la gare du Midi à la Grande-Place, je n'en ai aperçu que
d'assez rares. Et comme elles sont, en général, d'un ton pla-
cide ! Que cette littérature, en son ensemble, est « bon enfant 1 »
Sans doute, dans l'énervement de la dernière heure, on verra bien
apparaître sur les murs quelques « menteurs » et quelques « men-
songes (1). » On agitera bien le spectre de M. Vadécard, tout
comme celui de M. Combes lui-même, et, derrière eux, le spectre
rouge, le spectre ensanglanté de l'émeute, souvenir de 1902 :
« Les Vadécards socialistes. » Le mot « casserole, » pris dans
son acception toute moderne, politique ou policière, ne sera
plus seulement français; il deviendra belge: « A bas les casse-
roles socialistes et maçonniques ! »
Mais ce sont des coups portés par un parti à un parti, non
par un homme à un autre homme. Rien qui ressemble à cette
frénésie de diffamation et d'injures que le scrutin d'arrondisse-
ment déchaîne si follement chez nous. Même quand les person-
nalités se découvrent ou sont un peu plus rudement découvertes,
on est loin de perdre en Belgique, au point où nous les per-
dons, toute retenue et toute mesure. Le pis qu'on dise de
M. Janson dans l'affiche où on l'oppose à M. Picard et où on lui
oppose M. Picard, c'est de l'appeler « ce Jean qui rit, Jean qui
pleure de la révolution. » Que d'hommes d'Etat de la Répu-
blique s'abonneraient à ce traitement bénin ! Les dessinateurs ou
les peintres, — car on fait la caricature murale en double colom-
bier ainsi que la caricature postale sur carte de quelques centi-
mètres, — les artistes qui traduisent en formes et figures visibles
aux yeux du peuple souverain les rancunes, les désira, les espé-
rances des partis ne se montrent pas plus féroces que les rédac-
teurs de pamphlets ou de placards. La pointe du crayon, autant
que la pointe de la plume, s'est émoussôe sur la table des
vieilles tavernes flamandes, et ce que l'esprit parisien aurait de
trop léger ou de trop vif s'appesantit peut-être, mais sûrement
(1) Affiches catholiques : La politique du carfel mise en chiffres. — Et la Dette
publique! — Cf. le pamphlet, égaienient. catholique : Dix réponses aux dix gros
mcnsonoeg dea blocards.
SECRET DU VOTE ET REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. iS7o
s'apaise à Bruxelles, dans une fumée de tabac, une vapeur de
lambic et de faro.
Ces chefs de groupes qui se livrent assaut ne cessent pas
d'être des bourgeois qui s'amusent ; et de fait toute cette ima-
gerie s'inspire des jeux populaires : la balançoire et le jeu de
quilles. Sur une balançoire qui penche, M. Féron est mal assis;
et, comme la corde libérale craque et va rompre, il se raccroche
désespérément à la corde socialiste : « Voilà où en arrive le
doctrinaire : libéraux, jugez ! >> Le jeu de quilles n'a pas fourni
moins de quatre interprétations différentes ou contraires; chaque
parti a eu la sienne. Mais toujours, dans le texte ou dans l'image,
sur l'affiche imprimée ou l'affiche illustrée, ce sont des partis qui
s'en prennent à des partis, et presque toujours impersonnelle-
ment. Il y eut bien, par-ci par-là, quelque essai de particularisme,
le plus souvent professionnel : une liste « d'agriculteurs, » une
circulaire « d'agens de change, » un appel « aux cafetiers et ca-
baretiers ; » mais de candidat qui parlât franchement en son par-
ticulier et privé nom, je n'en vis guère qu'un seul ; il me parut
inofîensif. Il s'appelait, si j'ai bonne mémoire, M. Dekens et se
réclamait des idées de M. l'abbé Daens ; « Pêcheurs! » s'écriait-
il, et il jurait que nul, hors lui, n'était capable de défendre et de
faire triompher les revendications des pêcheurs à la ligne,
mêlant d'ailleurs étrangement, au paragraphe suivant, par une
sorte de calembour involontaire, les lignes à pêche et les lignes
de chemins de fer (1). Plus encore que de partis, et plus encore
que de listes, on eût dit que c'était une bataille de numéros.
Quand le délai pour le dépôt des listes est expiré, on tire au sort
l'ordre dans lequel elles figureront sur le bulletin commun; el
c'était donc la liste n° 2 (catholiques) contre la liste n° 6 (socia-
listes) ou la liste n° 7 (libéraux).
La veille même des élections, les rues ont leur physionomie
de tous les jours ; ni plus de passans, ni de plus agités. Pour-
tant, à l'imitation de l'Angleterre et des Etats-Unis, on promène
des voitures, de vastes et antiques tapissières, blindées d'affiches
nmlticolores : « Votez pour la liste n** 2 ! 2 ! » Mais tant de belle
humeur est dans l'air que cette répétition du n" 2 n'amène sur
les lèvres qu'une innocente réminiscence des douces soirées de
loto. A un carrefour de la ville haute, rue du Parchemin, une
(1) D'autre part, un « clérical dissident, » M. Schcerlinck, formait une liste à
lui tout seul.
876 REVUE DES DEUX MONDES.
de ces voitures-réclame se trouve tout à coup entourée d'une
bande d'étudians, porteurs de pancartes de la liste libérale ; le
n" 2 et le n° 7 dansent alors une sarabande joyeuse, où alter-
nativement ils disparaissent et reparaissent. Nulle querelle, nulle
bagarre. Une grande paix électorale est descendue sur la Bel-
gique. Si, comme, du premier mouvement, on est porté à le
penser, la représentation proportionnelle a fait ce miracle, voilà,
à son actif, un avantage certain. Mais, ainsi que toute institu-
tion des hommes, elle doit avoir ses inconvéniens : — cho-
quent-ils beaucoup? ses imperfections ou ses difficultés : —
lesquelles /
II
Tous les journaux, catholiques, libéraux ou socialistes, en
termes à peine difl'érens, contiennent un avertissement au fond
identique ; r Indépendance belge et la Chronique, par exemple :
Avis très important.
Lors de l'élection d'Ucclc, le 13 mai dernier, plus de 400 bulletins anti-
cléricaux ont dû être déclarés nuls parce que l'électeur, après avoir noirci
le point blanc de la case placée à côté du nom du candidat du Cartel, avait
ensuite voté en tête de la liste.
Pour éviter de pareils mécomptes le 27 mai où quelques voix peuvent
décider de l'attribution d'un siège, il faut que les électeurs libéraux se
mettent bien en tête ce qui suit :
1° Tout panachage rend le bulletin nul. Impossible de voter pour des
candidats figurant sur des listes différentes;
2° Un seul vote de préférence est toléré, tant pour les candidats effectifs
que pour les candidats suppléans. Est nul, par conséquent, tout bulletin
portant, dans les cases figurant à côté du nom des candidats, plus d'un yot»
pour les effectifs et plus d'un vote pour les suppléans;
3° Ne pas noircir la case de tête après avoir voté à côté d'un nom d'une
liste, en donnant à un candidat de cette liste un vote de préférence, sinon
vous faites un bulletin nul.
Si l'on veut émettre un vote de préférence : En ce cas, votez en noircis-
sant une seule case d'une liste.
De ce qui précède, il résulte qu'un seul moyen est infaillible pour
émettre un vote valable :
C'est de voter en tête de la liste 7.
Un seul coup de crayon dans la case de tête et l'on évite jusqu'à la po»-
s;bililé d'une erreur et d'ujie nullité de bulletin.
SECRET DU VOTE ET REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 877
Les électeurs libéraux se rallieront unanimement à ce système de
vote.
Les votes de préférence sont presque toujours complètement inefficaces
et ils sont le plus souvent dangereux!
On connaît le mécanisme du scrutin en Belgique. Toutes les
listes, avec les numéros d'ordre que le sort leur a attribués, sont
portées sur le même bulletin, et, dans chaque liste, les noms des
candidats se suivent selon le rang que les 100 électeurs parrains
de la liste, c'est-à-dire en fait les partis, les comités, les asso-
ciations, leur ont assigné. Quiconque veut voter pour la liste et
accepte l'ordre de préférence dans lequel les candidats sont pré-
sentés n'a qu'à noircir d'un coup de crayon le point demeuré
blanc dans le petit carré noir en tête de la liste ; quiconque veut
voter pour la liste, mais désire changer l'ordre au profit d'un
autre candidat, n'a qu'à noircir le point laissé en blanc dans la
petite case noire, en face du nom de ce candidat. On ne peut
sans perdre sa voix faire les deux choses à la fois : noircir à la
fois le point blanc en tête de la liste et le point blanc en face du
nom de l'un des candidats. C'est ce qu'il paraît bien, si l'on
s'en rapporte à l'avertissement ci-dessus, que les électeurs belges
n'aient pas encore parfaitement compris. Aussi distribue-t-on à
profusion, comme si la publicité des journaux ne suffisait pas,
des « modèles du bulletin de vote » qui disent dans les deux
langues : Votez ainsi, Stemt zoo, et qui, afin de parler plus sûre-
ment à l'esprit, parlent aux yeux, sous les espèces d'une main
noircissant le point blanc en tête de la liste n° 7, si le papier vient
des libéraux, ou de la liste n" 2, s'il vient des catholiques : « Un
seul coup de crayon dans la case au-dessus du n°7. — Votez ici,
Stemt hier, n" 2. » Et, par excès de précaution, les catholiques,
pour la liste n° 2, les libéraux pour la liste n° 7, n'inscrivent sur
ce « modèle du bulletin de vote » que les noms de leurs candi-
dats à eux; toutes les autres listes y sont comme des trous bou-
chés avec des zéros; cela sans intention satirique, uniquement
pour n'habituer l'électeur qu'à la place, au numéro, à la liste,
aux noms qu'il doit retenir, et, lui vidant la mémoire de tout le
superflu, éliminer le plus possible, de l'acte qu'on lui demande,
toute chance d'erreur.
En France, et notamment à la Chambre franc^^aisc, on pré-
tend parfois, — c'est un bruit que répandent certains députés
878 REVUE DES DEUX MONDES.
voisins de la frontière, — que la complication du système dé-
concerte les Belges eux-mêmes, et que, sur la représentation
proportionnelle, ils en reviennent, comme on dit, de leur en-
gouement passager. Je l'ai demandé à droite et à gauche, non
point à des hommes politiques, qui pouvaient être intéressés, ou
non point seulement à eux, mais à n'importe qui, dont je ne
saurai jamais le nom, au hasard des rencontres. Quelqu'un qui
déjeunait auprès de moi au restaurant (à plus d'un trait de sa
conversation, il me fut aisé de reconnaître un de ces libéraux qui
sont avant tout violemment anticléricaux) m'a répondu sans am-
bages que dans tous les camps, au contraire, on était content de
la R. P. ; « sauf peut-être, ajoutait-il, quelques grincheux de
chaque parti. » D'après mon interlocuteur, la représentation pro-
portionnelle a réellement le mérite de l'apaisement électoral, qui
m'a frappé. Avant elle, on jouait le tout pour le tout, et l'on se
démenait en conséquence. Avec elle, il ne s'agit pour un parti
que d'avoir ou ne pas avoir un ou deux sièges de plus. Tandis
que nous y sommes, je pousse un peu notre homme; il s'échaufîe,
et à toute objection que je soulève, il me découvre une nou-
velle vertu de la R. P. Pas de ballottage, d'abord, ce qui, en
effet, est considérable; et puis, pas de surprise, les listes étant
arrêtées quinze jours à l'avance. « Mais, dis-je, est-ce qu'on ne
se plaint pas de cette carte forcée, de cette liste « bloquée, » où
l'électeur n'a le droit de rien changer? Ne trouve-t-on pas que c'est
fonder la tyrannie des comités et supprimer le suffrage univer-
sel? — Mais non ; l'électeur, il est vrai, ne peut changer aucun
nom sur la liste, mais il peut, pour un candidat au moins,
changer l'ordre, par son vote de préférence : c'est une satisfac-
tion. — Précisément, continuai-je, cette faculté étant donnée,
n'arrive-t-il pas qu'au moyen de telles ou telles combinaisons
d une habileté plus ou moins scrupuleuse, on écarte les chefs,
on décapite les listes? — En théorie, cela n'est pas impossible;
en fait, il est extrêmement difficile que cela se produise. Il faut
trop dévotes de préférence pour réussir à changer l'ordre. On a
pourtant réussi à le changer une fois au bénéfice de M. Golfs,
mais cette seule fois, et il n'y fallut pas moins de 10 000 suf-
frages de préférence. A présent, par suite de l'augmentation du
nombre des voix, il en faudrait plus de 12 000. Ce sera donc tou-
jours très exceptionnel. — Et comment l'électeur, surtout
l'électeur rural, le paysan flamand par exemple, comment se dé-
SECRET DU VOTE ET REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE, 879
broiwlle-t-il en cet enchevêtrement de formalités? — Le mieux,
du monde, pour la bonne raison qu'il n'a rien à faire. Ce ne sont
même pas les bureaux de vote qui ont à se débrouiller, ni
même les bureaux de dépouillement. Ces bureaux (il y a, d'ordi-
naire, un bureau de dépouillement pour trois bureaux de vote)
vident les urnes, comptent les bulletins, dressent un procès-
verbal ; mais la répartition des sièges entre les listes et l'aîtri-
bution aux candidats de chaque liste se font au bureau princi-
pal de l'arrondissement. Or, comme il est assisté de calculateurs
professionnels, lorsque les vérifications sont achevées, et que le
recensement a établi les chiffres définitifs, c'est l'affaire d'un
moment ; en un quart d'heure, sans contestation ni protestation
possible, on a mesuré à chacun sa part. » Ainsi parla le libéral
inconnu, et, le lendemain, M. Yandervelde, sous les quelques
réserves que sa situation lui impose, 'me tint un langage où il
n'entrait pas plus de récriminations.
III
Dimanche 37 mai, sept heures du niatin. — Il pleut; une de
ces pluies brabançonnes qu'on appelle, je crois la '< drache. »
Toute la nuit, les « Jeunes Gardes » ont parcouru la ville et les
faubourgs, armés de seaux et de pinceaux, collant, décollant,
recollant. Deux bandes, dans la course au clocher ù laquelle elles
se livraient, se sont heurtées tout à coup, et ce matin, il y a, chez
ces « beaux fils » de l'aristocratie, de la bourgeoisie riche, aisée,
et cultivée, mêlés fraternellement aux enfans douvriers, plus
d'un poignet foulé et plus d'un œil meurtri. Mais ces jeunes
gens sont de très jeunes gens, quoiqu'en principe on ne les
enrôle pas dans les « Jeunes Gardes » avant leur dix-septième
année : ils sont friands de la lame, impatiens de donner et de
recevoir leurs premiers coups. Les hommes mûrs et majeurs,
citoyens belges âgés de plus de vingt-cinq ans, électeurs à une,
deux ou trois voix, n'ont plus de ces emportemeus, el les aboixls
des sections sont déserts, quand, à sept heures et demie, je me
rends dans l'une d'elles, boulevard du Midi.
Le président, un magistrat aimable et obligeant, juge au tri-
bunal de Bruxelles, a bien voulu promettre de me montrer tout
ce que la loi lui permet de faire voir à un étranger, c'est-à-dire ]
880 REVUE DES DEUX MONDES.
à un non-électeur. Premièrement, la formation du bureau. Un
peu avant huit heures, — heure légale de l'ouverture du scrutin,
— le président, désigné quatorze jours au moins à l'avance,
juge ou juge suppléant du tribunal de première instance, selon
le rang d'ancienneté, juge de paix ou suppléant selon le rang
d'ancienneté, ou bien, à défaut de tout juge, électeur choisi par
le président du premier bureau, parmi les personnes de l'arron
dissement jouissant du triple vote, — le président du bureau
fait donc l'appel des assesseurs et assesseurs suppléans qu'à son
tour il a désignés douze jours à l'avance parmi les électeurs de
la section, « ayant au moins quarante ans au jour de V élection,
et jouissant du triple vote ou subsidiairement du double vote (1). »
Il les appelle dans l'ordre de désignation, les quatre titulaires
d'abord, et, s'il en manque, les quatre suppléans, à prendre place
au bureau. Après quoi, Ion ouvre les paquets scellés qu'il a ap-
portés et qui contiennent les bulletins de vote, de modèle uni-
forme et officiel, tels qu'il les a reçus par la poste, le jeudi ou le
vendredi précédent (2); on les compte et on les dispose sur la
table. Pendant ce temps, les témoins délégués par les divers
partis sont arrivés. Ils sont, ainsi que les assesseurs et le secré-
taire, invités à prêter ce serment : « Je jure de garder le
secret du vote. » La chose se fait, sinon avec solennité, ce serait
5rop dire, du moins avec un grand sérieux; lorsqu'elle est faite, le
bureau est constitué. Huit heures sonnent, les électeurs peuvent
entrer...
A ce moment, il faut que je me retire. Mais il n'y a point de
mystère. Les électeurs vont et reviennent par petits groupes, divisés
et canalisés en quelque sorte dès la porte par une espèce de
tambour; à gauche l'entrée, à droite la sortie. Ils présentent au
président leur lettre de convocation, équivalent de notre carte
électorale, mais beaucoup plus explicite qu'elle : en voici un
échantillon :
(1) Code électoral, art. 143 et 146.
(2) Circulaire de M. F. Dequesne, président du tribunal de 1" instance et prési-
dent du Collège électoral de Bruxelles, au.x juges de paix, 19 maii 1906.
SECRET DU VOTE ET REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 881
PROVINCE
DE BRABAiNT
ARRONDISSEMENT ADMINISTRATIF
DE BRUXELLES
VILLE DE BRUXELLES
1" SECTION
22" bureau
III
ELECTIOINS LÉGISLATIVES
CONVOCATION DU COLLÈGI-: ÉLECTORAL
DE L'ARRONDISSLJiENT DE BRUXELLES
DESIGNATION DE L'ÉLECTEUR
Nom :
Prénoms :
Profession :
Né à , le
Domicilié à
Rue n»
Nombre de votes atti^ibiié â r électeur par
les listes électorales pour la Chambre:
TROIS (1)
Monsieur,
Le Collège des Bourgmestre et Echevins de la ville de
Bruxelles a l'honneur de vous prier de vous rendre, muni de la
présente lettre de convocation, le DIMANCHE 27 MAI 1906 entre
8 heures du matin et 1 heure de l'après-midi,
A L'ÉCOLE NMl, RUE DES DOUZE-APOTRES,
pour prendre part à l'élection de 21 membres de la Chambre des
Représentans en remplacement de MM. , etc.
Veuillez, Monsieur, accuser la réception de la présente lettre
de convocation en apposant l'indication de la date où elle vous
aura été remise, ainsi que votre signature à côté de votre nom écrit
sur le tableau que vous présentera le porteur.
Sceau
Par le Collège :
de la ville
Le secrétaire^
Le Bourgmestre,
do
A. DWELSHAUVERS.
E. DE Mot.
Bruxelles.
(1) Ou une ou deux, en vertu de l'art. 47 de la Constitution revisée, instituant la
vote plural à une, deux et trois voix pour les élections législatives.
TOMK xxuv. — 1906. S6
882 REVUE DES 'DEUX MONDES.
Suivent, au bas de la page, des Instructions pou?' V électeur et, au
verso, le texte des articles 20, 21, 23, 61, 173 alinéa 7, 215, 220, 221,
222 et 223 du Code électoral (exclusions, suspensions, obligation de
vote), avec le tableau de la répartition des électeurs de la ville de
Bruxelles dans les différentes sections.
Sur le vu de cette lettre, le président du bureau remet à l'élec-
teur un, deux ou trois bulletins, selon que celui-ci a une, deux
ou trois voix, et l'électeur se dirige vers 1' « isoloir. » Ah!
Visoloir! terreur de tant de membres du Parlement français !
Que peut-il, ou plutôt que ne peut-il se passer dans « la cabine! »
Et si un farceur y reste dix minutes! Et s'il s'y enferme! Mais
comment s'y enfermerait-il, si cette cabine n'en est pas une, si
elle n'a pas de porte, si elle est ouverte, si ce n'est qu'un para-
vent à trois feuilles dont deux forment les côtés et la troisième
le fond? Contre la feuille du fond, à hauteur d'appui, une plan-
chette, et sur la planchette, un gros crayon, attaché par une
petite chaîne, comme autrefois les couverts d'étain dans les
restaurans à clientèle suspecte, ou, sans aller si loin, comme
aujourd'hui encore les porte-plume dans certaines administra-
tions publiques. D'un coup de ce gros crayon, l'électeur noircit
le point blanc, plie son bulletin ou ses bulletins en quatre, le
timbre en dessus, et le dépose ou les dépose dans l'urne, de di-
mensions bien plus granJc? que les nôtres, à cause de la gran-
deur même du bulletin où toutes les listes sont imprimées côte à
côte, et placée sur une seconde table, devant celle où siège le
bureau. Pas une seconde, durant son court séjour dans l'isoloir,
il n'a été hors de la juridiction du président, qui a la police de la
salle, hors des atteintes des électeurs qui suivent, et qui se lasse-
raient vite d'attendre la fin de la mystification; il suffit qu'il ait
été hors de la vue de tous, seul avec lui-même, affranchi par
cette solitude de toute affection et de toute crainte, indépendant
de toute sollicitation et de toute pression, parfaitement maître
de soi, souverainement libre.
Une heure après-midi. — Le scrutin est clos. On est un peu
inquiet, ou plutôt on n'est pas très rassuré « dans les sphères
officielles. » Que l'on doive p(!rdre des sièges, c'est ce qui ne
fait aucun doute; mais combien? et si l'on en perd trop, quelle
décision prendra le gouvernement? Marchera-t-il, même avec
SECRET DU VOTE ET REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 883
une majorité rognée et réduite presque à rien? Recourra-t-il
à une dissolution? Ou se déiaettra-t-il purement et simplement?
Dans le cabinet, il paraît que les avis sont partagés. Attendons.
Mais il est certain qu'à Bruxelles du moins, les catholiques
semblent avoir le courant contre eux. Ceux qui n'ont pas d'autres
raisons de leur en vouloir trouvent que voilà trop longtemps
qu'ils durent. La Belgique c(»mmence à « s'ennuyer, » comme
s'ennuyait la France, au dire de Lamartine. Aussi les libéraux
sont-ils pleins d'espérance ; une seule chose les trouble : ils n'ont,
dans leurs tournées de propagande, pu joindre les « cléricaux »
nulle part, « ni au café, ni en chemin de fer, » car il y a des
prédicateurs ambulans qui montent en wagon tout exprès pour
avoir une occasion de plus de recommander leur chapelle, je
veux dire leur parti. Mais les « ciéricaux », eux, on ne les a pas
vus ! Il est vrai que « la dernière heure » est passée, et qu'il ne
s'est point produit le moindre corp, la moindre « manœuvre de
la dernière heure; » pas la moindre machination, entre toutes
celles, plus noires les unes que les autres, auxquelles les libé-
raux croyaient leurs adversaires occupés dans l'ombre et le si-
lence. Maintenant les amis de M. Janson respirent. Ils font et
refont des pointages. Si le ministère, au lieu de ses vingt voix de
majorité dans la Chambre des rejœésentans, n'en a plus que huit
ou dix, il est mort; en tout eus, mortellement blessé : peut-
être essaiera-t-il de se traîner encore, rCMiS il ne saurait aller
loin.
Cinq heures. — Devant la Maison du Peuple. La petite place
est toute noire d'une foule grouillante : hommes, femmes,
enfans, tout petits enfans qui courent, se poursuivent, se bous-
culent; on se demande comment il n'y en a pas d'écrasés par
les tramways dont le service n'est pas interrompu. La salle du
café regorg-e de buveurs. Là-haut, derrière la loggia, où Ton
affiche les résultats, le consuil du parti siège en permanence.
L'escalier est gardé sévèrement. Par bonheur, pendant que je
parlemente avec la sentinelli, arrive le citoyen Maes, secrétaire
du parti ouvrier belge. Il fuit fléchir pour moi la consigne, et
je puis ainsi entrer. Le citoyen Vandervelde est au fond, tout
près de la grande baie enti'ou verte. Nous causons un peu. La
joie, ici, est modeste, à la nicsure du succès qui ne s'annonce pas
bien éclatant. Mais pas de découragement non plus, pourvu que
884 - REVUE DES DEUX MONDES.
le socialisme maintienne ses positions. Or, à Bruxelles même,
le cinquième siège est contesté. Qui l'emportera? Le parti
ouvrier ou les indépendans?
A la « Brasserie flamande, » chez les libéraux, ce n'est point
une foule, mais une cohue de gens décorés du bleuet, délirans,
hurlans. 11 est extrêmement difficile d'approcher de la porte,
impossible de la franchir. Une telle augmentation du nombre des
voix libérales, — 30000 voix gagnées par rapport aux élections
du 25 mai 1902(1), — étonne tout le monde, et les plus étonnés
encore sont peut-être les chefs du parti. Cette universelle sur-
prise et le plaisir qu'on en éprouve se traduisent naturellement
par de vigoureux : A bas la calotte! Chants anticléricaux
variés.
Dix heures, rue du Miroir. — On ne crie plus : « A bas la
calottel » mais : « Vive la calotte! » C'est un insoluble problème,
que de savoir comment se faire jour jusqu'à l'estrade. Mon guide
le résout à la manière de Jean Bart, à coups de coude. Nous voici
là-haut. De minute en minute un renseignement arrive. Le
président, un sénateur de Bruxelles, le communique aussitôt,
en y ajoutant le chiffre correspondant de 1902, et en soulignant
la différence, gain ou perte. L'organisation de ce service est
parfaite. Secouée d'une vibration continue, l'assemblée conspue
ou acclame. Successive menf, quelques-uns des anciens et des
nouveaux élus font une apparition, et l'on entend alors, sur
l'air des Lampions : « Vive Renkin! » ou, à l'adresse de M. Henri
Carton de Wiart : « Un discours! un discours! » Second pro-
blème aussi insoluble que le premier : comment sortir? A force
de chercher une issue dérobée, par des escaliers détournés, nous
en trouvons une. Un Père en a la clef, car je ne m'en doutais
pas, mais nous étions chez les Pères. La parole de ce religieux
est d'une énergie qui déroute toutes nos habitudes françaises.
Elle m'emporte à trois siècles et à trois mille lieues de moi-
même. Une pareille attitude, de la part du clergé, serait en
France tout à la fois la dernière des imprudences et la dernière
des maladresses; mais enlin, si elle réussit en Belgique! Si elle y
(1) Les catholiques eurent alors à Bruxelles 98104 voix; ils en ont, en 190G,
109 317. Les libéraux passent de 59 Sn à 89188; les socialistes, au contraire (et
c'est là une indication dont il ne faut pas exagérer, mais non plus nier l'imper-
tancej, ne gagnent que 300 voix : 57 434 en 1902, 57 722 en 1006.
SECRET DU VOTE ET REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 885
réussit, cela prouve tout bonnement, — ce qui n'a d'ailleurs pas
besoin d'être prouvé, — que la Belgique n'est pas la France.
Onze heures. — Au ministère de l'Intérieur, dans le cabinet
de M. de Trooz. Toute la Belgique politique est réunie là: les
ministres, M. le comte de Smet de Naeyer, à leur tête ; M. Beer-
naert, M. Woeste. Les informations viennent une à une. Un
bataillon de fonctionnaires, sous les ordres d'un chef de bureau,
les reçoit et les totalise. A la fin de la soirée, il est à peu près
sûr que les catholiques ne perdront que quatre sièges, — moins
iju'ils ne craignaient, — e1 qu'il leur restera donc douze voix de
majorité à la Chambre. Mais ce ne sont encore que des résultats
officieux ; les résultats officiels, on ne les aura, au plus tôt, que
demain soir, et peut-être seulement après-demain matin.
IV
Lundi 98 mai. — Le bureau principal se réunit à midi et
demi, dans l'admirable Salle gothique de l'admirable Hôtel de
Ville, pour procéder au recensement général des votes. Faire
partie de ce bureau n'est pas une sinécure, car, depuis le com-
mencement de la période électorale, c'est la cinquième fois qu'il
est convoqué. Il l'a été déjà :
i° Le samedi 12 mai courant, à six heures du soir, pour arrêter provi-
soirement la liste des candidats;
2° Le dimanche 13 mai courant, à quatre heures, pour arrêter défini tive-
nent la liste des candidats et le bulletin de vote ;
3» Le jeudi 24 mai, à neuf heures du malin, pour tirer au sort les
membres des bureaux de dépouillement;
4° Le dimanche 27 mai, à sept heures quarante-cinq miiuites du malin,
pour assister aux opérations du vote.
Et la loi ne plaisante pas. Code èlecloraK art. liT, alinéa 2 :
« Sera puni d'une amende de 50 à 200 francs, le président,
l'assesseur ou l'assesseur suppléant qui n'aura pas fait connailre
ses motifs d'empêchement dans le délai fixé ou qui, après avoir
accepté ces fonctions, s'abstiendra sans cause légitime de les rem-
plir, o Cette disposition pénale se rattache à l'ensemble du sys-
tème d'obligation qui ne permet à personne de se dérober un
886 REVUE DES DEUX MONDES.
devoir public de voter. En revanche, « les membres du bureau
reçoivent chacun un jeton de 5 francs, indépendamment d'une
indemnité de déplacement calculée à raison de 3 francs par
myriamètre parcouru...; le jeton est de 10 francs pour les
membres du bureau principal et pour les présidens de bureaux. . . »
Ceux qui ont été admis à prêter le serment, et qui n'ont pas siégé,
n'ont, comme de juste, droit à rien.
Un fiacre à galerie pénètre dans la cour de l'Hôtel de Ville,
et vient se ranger devant le petit perron de gauche. A côté du
cocher, un vieillard respectable, le type convenu de l'huissier
d'ancien style, menton soigneusement rasé, petits favoris coupés
courts, cravate blanche, jaquette noire qui conserve en sa fami-
liarité quelque chose du cérémonieux ou cérémoniel habit. C'est
en eiïet l'huissier du président du tribunal de première instance
de Bruxelles, président de droit du bureau principal, et du col-
lège électoral de l'arrondissement; c'est le fidèle Devos, à qui le
président lui-même, le très distingué M. Dequesne, témoigne,
comme à un serviteur de choix, une bienveillance empreinte de
considération. Sous l'œil attentif de M. Dequesne, Devos des-
cend de la voiture je ne sais combien de paquets et un grand
sjic, que le président, aux termes de la loij est allé en personne
prendre à la Poste centrale. Ce sac et ces paquets contiennent :
1" les bulletins contestés; 2° les procès-verbaux des bureaux de
vote; 3° les prccès-verbaux de dépouillement. Le président les
fait ranger sur les banquettes, commune par commune. Peu à
peu les assesseurs arrivent ; parmi eux, M. Lepage, échevin de
l'Instruction publique, député libéral sortant et réélu de
Bruxelles ; puis les témoins des partis, en dehors desquels nulle
opération ne se pratique, et parmi eux le socialiste M. Maes.
Par une faveur particulière dont je ne saurais me montrer trop
reconnaissant et au ministre de la Justice, si connu et si aimé
de tant de Français, M. J. van den Ileuvel, et à M. le président
Dequesne, j'ai été, bien que le recensement général ait lieu à
huis clos, autorisé à y assister. Quatre heures durant, j'en ai
suivi la marche méthodique et sûre ; j'ai vu refaire un à un les
totaux des procès- verbaux de dépouillement (1), avec un souci
(1) Dans l'arrondissement de Bruxelles, il y avait 107 bureaux de dépouillement
pour 574 bureaux de vote. Pour la seule commune d'Anderlecht (13 bureaux), la
vérification a exigé plus d'une heure, un tableau étant incomplet, un autre ayant
été transmis en blanc, par substitution accidentelle de feuille.
SECREi DU VOTE ET REPRESENTATION PROPORTIONNELLE. 887
scrupuleux d'expliquer, de réparer la plus insignifiante erreur;
et si les conditions mêmes dans lesquelles je l'ai vu m'empêchent
de dire autre chose, je puis dire, je dois dire que j'ai vu fonc-
tionner loyalement le suffrage universel.
Dans une salle voisine, les «calculateurs professionnels » se
tiennent à la disposition du bureau. Les chiffres de toutes les
listes étant acquis et consacrés, ils vont, par un secret de leur
art qui n'est pas un bien grand secret, déterminer le diviseur
commun suivant lequel les mandats seront répartis entre les
listes. A Bruxelles, comme il y a vingt et un sièges, le diviseur
commun sera le vingt-et-unième quotient par ordre décroissant
d'importance. C'est entendu, compris, accepté, et pas une voix
ne réclame. Il ne doit y avoir ni doute ni équivoque sur ce point.
Personne, en Belgique, ne proteste plus contre la représentation
proportionnelle. Depuis que la question est posée en France, et
que la R. P. y gagne chaque jour du terrain, on insinue
volontiers, je le répète, que les Belges en sont mécontens et
s'apprêtent à l'abandonner. Je répète aussi que rien n'est plus
inexact. Ce dont un certain nombre de Belges, qui ne sont pas
encore. la majorité, sont mécontens, ce qu'ils songent à abolir,
c'est le vote plural, en vertu duquel il y a des électeurs à une,
deux et trois voix en matière législative ; à une, deux, trois et
quatre voix en matière communale (1). Mais le vote plural est
une chose et la représentation proportionnelle en est une autre.
On peut fort bien concevoir la représentation proportionnelle
sans le vote plural ; on la conçoit même mieux sans lui, car ce
n'est pas le lieu de discuterde ses mérites et de ses défauts intrin-
sèques, mais, combiné avec la représentation proportionnelle, il
faut reconnaître qu'il la complique.
Les quelques anicroches que j'ai pu noter dans le fonctionne-
ment du régime électoral belge, les quelques arrêts ou accrocs
dans la mécanique, ne viennent point de la représentation pro-
portionnelle et ne tiennent point à la représentation proportion-
nelle ; en somme, dans ce régime, ce qui sobtieut le plus aisé-
(1) Loi du 11 avril 1895, relative à la formation des listes des électeurs commu-
naux, art. 3.
lï"--.
f^ 888 __ ■ ;; REVUE DES DEUX MONDES.
ment, c'est la proportionnalité proprement dite. Il se peut qu'en
Belgique, comme chez nous, tous les pi-ésidens de bureaux de
vote ou de bureaux de dépouillement, quoique triés sur le volet,
et malgré les instructions dont ils sont munis (1), ne soient pas
infaillibles, qu'ils se trompent dans l'accomplissement des for-
malités ; il se peut qu'ils comptent ou ne comptent pas, là oii
ils ne devraient pas ou devraient les compter, des votes de pré-
férence ou des votes pour les suppléans; mais, au recensement
général, le bureau principal les redresse, parfois avec une
semonce, et, dans tous les cas, l'addition rectifiée et le total
établi, ni la répartition des sièges entre les listes, ni leur attri-
bution aux candidats de chaque liste, — c'est-à-dire la représen-
tation proportionnelle, — n'en peuvent être atteintes.
Je n'oublie pas, d'autre part, les critiques que des Belges,
même amis, initiateurs et auteurs de laB. P., sont les premiers
à formuler contre certains détails de son fonctionnement ; encore
ces critiques, non plus que les reproches précédens, ne portent-
elles pas contre la représentation proportionnelle elle-même,
mais seulement contre l'organisation intérieure des partis. A les
entendre, le poil qui sert à désigner les candidats serait assez
imparfait ; il laisserait trop de place aux intrigues et aux rivalités
personnelles ; les associations de canton n'apporteraient pas assez
de zèle et de désintéressement dans le choix de leurs délégués
à la réunion centrale, chargée de former la liste des candida-
tures du parti ; mais la représentation proportionnelle n'existe-
rait pas, qu'il en serait ou pourrait en être absolument de même
avec le scrutin de liste pur et simple: la représentation propor-
tionnelle n'y est donc pour rien. Enfin, on discute toujours sur
les défauts et les qualités réciproques de la liste « panachée, »
celle où l'électeur peut ajouter, retrancher, mêler les noms de
plusieurs listes ; M. Beernaert peut continuer à préférer cette
première forme, plus libérale, à l'autre, qui, à ses yeux, assure-
t-on, cl aux yeux de beaucoup, a le tort de porter à l'excès « la
pr'ssance des comités; » mais de la représentation proportion-
/l^ Ministère de l'Intérieur et de l'Instruction publique. Administration des
A d'il ires électorales et de la Statistique générale. Élections léqislalives. Instructions
n messieurs les Présidens des Bureaux électoraux ; une forte brochure in-4''.
Bruxelles, imprimerie Vanbuggenhondt. — Élections législatives. Opérations des
//■uveaux de dépouillement [Recensement]. Instructions spéciales relatives au recen-
sement général des voles, à la répartition et à l'attribution des sièges; une bro-
cnure in-folio. Bruxelles. l'Juu.
SECRET DU VOTE ET REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 889
nelle, avec liste « bloquée » ou liste « panachée, » on ne discute
plus. Et, puisque je viens de citer M. Beernaert, je vais citer
M. Van den Heuvel, qui n'a guère eu moins de part dans l'intro-
duction de la réforme; il peut bien penser, lui, que le système
électoral « est en avance de huit à dix ans sur l'organisation des
partis en Belgique; » mais sa foi dans la représentation propor-
tionnelle n'est pas ébranlée, n'a pas chancelé: c'est l'organisation
des partis qu'il s'agit de régler en vue de la représentation pro-
portionnelle ; il ne s'agit pas de déserter la représentation pro-
portionnelle à cause de l'organisation actuelle des partis, car ce
serait rétrograder et tourner le dos à l'avenir.
Quant à r« isoloir » ou « cabine » ou « dispositif d'isolement, »•
comme on voudra l'appeler, il n'est au monde chose plus pra-
tique, ni moyen moins coûteux d'assurer le secret du vote. Trois
planches, un rideau sur une tringle, y suffisent. Il faut vrai-
ment de l'imagination pour s'en faire le monstre que certains de
nos députés s'en font ! La manière de s'en servir est aussi inno-
cente que la manière de le construire. Elle ne donne lieu à aucun
abus, pour le motif péremptoire que, de par sa construction même,
il ne s'y prêterait pas du tout. Le vote plural complique la re-
présentation proportionnelle, et, si l'on le veut, la représentation
proportionnelle complique le scrutin de liste ; mais l'isoloir ne
complique pas le scrutin : je pourrais dire qu'en divisant le Qot
des électeurs, aux heures de presse, en le canalisant, il le sim-
plifie.
De même pour les représentans aes partis. Cesl «ne de ces
formules frappées en fausses médailles, et, à ne point mâcher les
termes, un de ces sophismes dont M. Waldeck-Rousseau, en
dépit de l'apparente icclitude de son esprit, avait une ample pro-
vision, que de répondre, quand on en parle : « Vous organisore/
la bataille autour de l'urne ! » Avant tout examen de fait, il
est probabhi que des hommes, investis du mandat régulier de
suivre les opérations électorales, en quelque sorte promus à la
dignité de fonctionnaires du scrutin, et admis à prêter serment,
se tiendront plus correctement que le premier venu qui sur-
veille le scrutin parce qu'il lui plaît do le faire ou qu'on
l'a payé pour le faire, sans titre légal et sans droit autre que
celui d'électeur, sans responsabilité aussi, du moins sans res-
ponsabilité qui dérive spécialement de la qualité en laquelle il
est là. Mais le fait confirme l'hypothèse de la façon la plus évi-
890 REVUE BES DEUX MONDES.
dente. De tous les témoins que j'ai vus à leur poste, je n'en
ai vu qu'un seul qui fût un peu pointilleux et même un peu
pointu : c'était un tout jeune homme, qui voulait faire blanc de
son épée toute neuve : prenez « épée » au figuré, pour « science »
toute neuve ou « autorité » toute neuve ; encore n'a-t-il rien dit
ni rien fait d'où pût s'élever « une bataille autour de l'urne. »Le
président, la loi à la main, l'a rappelé à l'ordre, et, comme
lui-même avait conscience de représenter l'ordre, il y est immé-
diatement rentré. Non; ce qui « organise » la bataille, c'est qu'il
soit possible ou que l'on croie qu'il est possible d'« organiser »le
tumulte afin d' « organiser » la fraude. Au contraire, tout ce
qui tend à « organiser » la probité du scrutin, «, organise » du
même coup la paix.
La conclusion? Un mot. Que l'on considère soit la représen-
tation proportionnelle, soit « le secret et la liberté du vote, »
soit enfin « la sincérité des opérations électorales, » l'expérience
belge est décisive. Reprenons-la à notre compte; nous avons
tout à y gagner.
Charles Benoist.
L'IRLANDE RELIGIEUSE
Lorsque Edouard VII, en ceig-tiant la couronne britannique,
dut naguère, selon la tradition, déclarer en un serment solennel
et « en présence de Dieu » le catholicisme « superstitieux et ido-
lâtre, » — « idolâtres » ses dix-neuf cent mille sujets catholiques
de Grande-Bretagne et ses trois millions et demi de sujets catho-
liques irlandais, — l'Angleterre catholique sourit et, sûre de sa
force, protesta sans s'émouvoir : en Irlande au contraire, tandis
que la minorité protestante triomphait bruyamment, fière d avoir
fait maintenir, après avoir craint un moment de voir abroger , cette
déclaration fondamentale d'indignité à l'adresse de la majorité
« papiste, » celle-ci frémit sous l'injure officielle où elle trouvait
une nouvelle raison de haïr l'Angleterre et qui, marque dop-
probre, rappelait et symbolisait à ses yeux tout un passé de souf-
frances et d'asservissement. C'est que la question religieuse
occupe en Irlande une tout autre place qu'en Angleterre. Nulle
part elle n'est plus aiguë, nulle part elle n'est plus intimement
mêlée à la vie publique ou sociale, à la question politique ou
nationale. Et c'est pourquoi nous voudrions, après avoir retracé
ici même le mouvement psychologique et le mouvement poli-
tique (1), étudier le mouvement religieux de l'Irlande contem-
poraine.
(1) Voyez la Revue'dxx 13 a-vril 1902 et du 13 mai 1903.
892 REVUE DES DEUX MONDES.
Entre protestans et catholiques, la lutte dure depuis trois
siècles et demi en Irlande, épuisante et désastreuse, déplorée par
les vrais patriotes qui tous ont eu pour idéal cette Irlande-Unie
qui na vécu, il y a un peu plus de cent ans, que juste assez
pour montrer qu'elle pouvait vivre. D'un côté la force, la richesse,
les honneurs el le pouvoir, le glaive rouillé et le code jauni de
la persécution, aux mains de la caste unioniste, de la « garni-
son » anglaise en Irlande ; de l'autre le nombre, la misère, tout
un peuple de vaincus que la conquête anglo-saxonne a dépouillés
de leurs terres, de leur aristocratie, de leur gouvernement,
séparés des anglicans dans la société par une ligne de démar-
cation horizontale, — en haut les privilégiés, les amis du
« château, » en bas la masse catholique et pauvre, — au lieu
de l'être par une coupe verticale comme en Angleterre où le
catholicisme compte en ses rangs un duc, des pairs, des bour-
geois, des ouvriers, des représentans de toutes les classes
sociales (1).
Les catholiques, étant majorité, font la guerre défensive. Il
y a en eux moins d'antiprotestantisme que d'antibritannisme :
s'ils attaquent la « colonie » anglaise, VAscendancy, c'est pour
ses privilèges et sa tyrannie bien plutôt que pour sa religion.
Qu'un protestant soit nationaliste, nul ne sera plus populaire ;
de fait, il y a plusieurs protestans parmi les députés nationa-
listes, et les mauvaises langues disent môme que les électeurs
catholiques votent volontiers pour un protestant, s'il est nationa-
liste, sûrs que celui-là, au moins, ne les trahira pas : n'a-t-il pas
brûlé ses vaisseaux? — Chez les protestans d'Irlande au con-
traire, — si différens des protestans d'Angleterre, dont ils ne
laissent pas de choquer souvent l'esprit libéral et tolérant, —
l'anticatholicisnie égale ou domine l'antinationalisme. La reli-
gion catholique n'est pas seulement pour eux 1' « erreur de
(1) H y avait en Irlande, en iOOl, 3308661 callioliques, soit 74 pour 100;
581089 protestans épiscopaliens, soit 13 p. 100; 443276 presbytériens, soit 10
pour 100 de la population totale, sans cotnptei' 125 749 individus appartenant à
des confessions ou religions diverses. Des presbytériens, — descendans des colons
écossais plantés par Jacques I" et Grounvell en Ulster, — on pourrait dire, si l'on
ne savait qu'au xviii* siècle ils ont eux-mêmes été persécutés par les anglicans,
que, comme les peuples heureux, ils n'ont pas d'histoire. Le chiffre de la popula-
tion catholique d'Irlande n'a cessé d'osciller depuis trois siècles autour de 75 ou
80 pour 100 de la population totale selon les fluctuations de l'émigration et de
l'immigration.
l'irla^de religieuse. 893
Rome; » c'est la religion des vaincus, et ils la méprisent; c'est la
religion qu'après avoir tout pris à l'Irlande ils n'ont pu confis-
quer, la religion qui a survécu aux massacres et aux « plan-
tations, » à la famine et aux lois « pénales, » et qui les brave
dans leur échec : de ce chef, ils la haïssent. Certes il y a, môme
en Irlande, des protestans qui ont le courage d'être libéraux; on
voudrait qu'il y en eût davantage! Rien de pareil au monde,
croyons-nous, à l'état d'esprit régnant aujourd'hui encore à Bel-
fast ou à Portadown, où, périodiquement, émeutes et manifes-
tations sont organisées contre les « Papistes, » avec coups de
pierres, de poings et de bâton, où les « Papistes » sont insultés
par les rues aux cris de Croppies lie doivn et de To hell with the
Pope, les ouvriers « papistes » chassés des usines pour satisfaire
les « orangistes : » notez qu'à Belfast, les protestans sont trois
contre un! Dans le reste du pays, tout en prêchant la paix reli-
gieuse, en criant à la persécution, on attaque le papisme dans
les journaux, les placards, les réunions publiques ; mieux encore,
on exclut en pratique les papistes des fonctions d'Etat, des jurys,
des meilleures places dans le commerce et Tinduslric: no papist
need apply, le mot n'est encore que trop souvent vrai en Irlande.
— Les papistes, à vrai dire, commencent à regimber sous
l'éperon, à revendiquer leur place au soleil, et, récemment, une
loi sur le gouvernement local a fait tomber dans leurs mains, par
le jeu de l'élection populaire, tous les emplois locaux que mono-
polisaient autrefois les protestans : de là, par un contre-coup
naturel, cette recrudescence de l'anticatholicisme protestant dont
on relève actuellement mille signes en Irlande, ces diatribes
contre Rome prononcées par des évoques anglicans, ces protes-
tations indignées contre l'établissement d'une université catho-
lique, ces hauts cris jetés lorsque de plus tolérans proposèrent,
à la mort de la reine Victoria, de supprimer dans la formule du
serment royal la fameuse déclaration contre 1' « idolâtrie » catho-
lique, bref toutes les plaintes d'une oligarchie qui se sent atteinte
dans ses privilèges et sa dignité par le relèvement des « ido-
lâtres, » et se désespère de l'échec final des efforts qu'elle a faits,
trois siècles durant, pour prendre à l'Irlande sa religion, pour
« décatholiciser » Erin.
Ce n'est pas que l'Angleterre et ses représentans en Irlande
n'aient tout fait depuis la Réforme pour protestantiser 1' ^ Ile-
Sœur. » On sait de quel magnifique épanouissement religieux,
894 REVUE DES DEUX MONDES.
de quelle floraison artistique et intellectuelle avait été suivie cette
christianisation irlandaise dont la légende, sinon l'histoire, attri-
bue le succès aux prédications de saint Patrick, et comment,
du V* au VIII* siècle, l'Ile des Sai]\ts et des Docteurs, gardienne de
la civilisation, illustrée par sainte Brigitte, par saint Columban,
envoyait ses missionnaires par toute l'Europe, et attirait de
toutes parts les étudians à ses écoles d'Armagh, de Lismore, de
Clonmacnoise. Restaurée par saint Malachie après les invasions
danoises, l'Eglise celtique d'Irlande voyait, au xii^ siècle, lors de
l'invasion anglo-normande, s'établir auprès d'elle, sur l'étroit
domaine de la « colonie » du Pale, une Eglise conquérante, un
clergé anglais. Au xvi® siècle, cette Eglise anglaii-e du Pale
acceptait la Réforme : l'Eglise celtique d'Irlande, comme toute
l'Irlande celtique, la rejeta, et dès lors, avec la « bonne reine
Bess, » commencèrent les persécutions et les confiscations. Ne
pouvant « réformer » le catholicisme irlandais, Elisabeth l'inter-
dit; ne pouvant gagner les Irlandais au protestantisme, elle
« planta » en Irlande ses colonies de protestans anglais. Elle
« établit » officiellement l'Eglise anglicane d'Irlande, lui livra
les Eglises, les biens des monastères, des terres sans limite. Elle
massacra, déporta, le peuple des papistes, faisant, dit élo-
quemment le cardinal Perraud, « peu d'apostats et beaucoup de
martyrs. » Gromwell, après la rébellion de 1641, reprit l'œu^Te
et l'acheva. Hibernia pacata : l'Irlande alors est pacifiée, mais
elle reste catholique.
Au xvni® siècle, de violente, la persécution se fait légale. Le
traité de Limerick ayant en 1691 promis à l'Irlande la liberté re-
ligieuse, Guillaume III et la reine Anne lui donnent à la place le
célèbre Code pénal, le code de l'oppression et de la corruption, qui,
maintenu pendant près d'un siècle, a marqué sur l'âme du peuple
asservi une si profonde et si durable empreinte. Les droits poli-
tiques, le droit d'enseigner, la plupart des droits civils sont re-
tirés aux catholiques, des barrières légales mises de tous côtés
à leur relèvement, tout un système d'appâts offerts aux apostats
et aux délateurs. Le culte est toléré, mais à titre provisoire, et à
l'exclusion de toute pratique extérieure : évêques, moines et jé-
suites sont bannis de par la loi ; on ne respecte les séculiers que
s'ils se font enregistrer, en prêtant un serment que l'Eglise d'ail-
leurs déclare illégal. Les prêtres, très réduits en nombre, vivent
sous de faux noms, dans des cabanes perdues, toujours à la
L IRLANDE RELIGIEUSE. 895
merci d'une dénonciation des « chasseurs de curés. » A partir de
1778, ce Code pénal, « fruit de la sécurité, » disait Burke, « non
de la crainte, » s'abroge peu à peu par morceaux ; c'est alors la
fin des grandes persécutions, sinon des efforts secrets ou patens
du prosélytisme protestant. Pour la première fois depuis la
Réforme, le catholicisme irlandais trouve à la fin du xvni^ siècle
un peu de calme et de tranquillité : dès lors nous le verrons se
relever et s'épanouir. Mais suivons d'abord l'histoire de l'Église
officielle et « établie, » de « l'Église d'Irlande, » pour lui donner
son nom statutaire.
I
L'« Eglise d'Irlande » est encore à la fin du xviii" siècle, et
pendant une partie du xix^, souveraine en Erin. Elle est
l'Eglise de la minorité gouvernante, le rempart de la « garni-
son, » la forteresse avancée de l'Angleterre en Irlande. Soumise
au Parlement pour son formulaire et sa discipline, à la Couronne
pour le choix des évêques, elle constitue l'une des premières
puissances de l'Etat, puissance plus séculière que spirituelle :
ses pasteurs, oublieux de leur mission évangélique, se sont faits
les agens politiques du gouvernement. Emblème et instrument
de l'oppression anglaise, r« Etablissement, » comme on l'appelle,
comblé par les rois du produit des confiscations, riche des dé-
pouilles de l'Église de Rome, extorquant de plus — au prix de
quelles exactions! — la dîme des paysans « papistes, » pèse d'un
poids terrible sur l'Irlande catholique ; il est haï même par les
presbytériens. Ses revenus annuels atteignent encore en 1868 la
somme brute de sept cent mille livres sterling, dont plus de moitié
en dîmes. Fatalement, l'excès des richesses a engendré les abus.
Les hauts dignitaires sont comblés et oisifs, le bas clergé vit à
peine. Moitié des « bénéficiers, » avec des revenus variant de
huit cents à trois mille livres sterling, sont absentéistes. En 1809,
il y a encore 199 paroisses où ne se trouve pas un protestant,
et 107 où il n'y a de proies tans que deux ou trois familles en
moyenne, dont celles du parson et du sacristain. Eglises et cathé-
drales, çà et là, 'tombent en ruines. Voilà l'Eglise que Macaulay
en 1845 définissait « de toutes les institutions du monde civilisé
la plus absurde, » et dont un député protestant allait bientôt dire
896 REVUE DES Deux MONDES.
à Westminster dans un discours resté célèbre : « Elle est fondée
sur l'injustice. Eglise missionnaire, elle a misérablement échoué.
La malédiction de la stérilité est sur elle ; elle n'a point de
feuilles, elle ne porte pas de fruits. Coupez-la ! Pourquoi en-
combre-t-elle le sol! »
Du jour où l'ère des réparations s'ouvrait, r« Etablissement, »
instrument de conquête et de tyrannie, était condamné. Par
deux fois, lAngleterre tenta de le sauver en le réformant, en
convertissant la dîme en une taxe foncière à la charge des land-
lords, lesquels s'empressèrent de hausser d'autant les fermages
de leurs tenanciers. En 1869 enfin, M. Gladstone dut passer
condamnation et faire voter la fameuse loi de « désétablisse-
ment, » ou pour prendre le terme français, assez peu exact ici, la
séparation de l'Eglise (épiscopale) et de l'État en Irlande: œuvre
considérable, dont il n'est pas inutile de préciser quelque peu le
caractère, ne fût-ce que pour prévenir les rapprochemens qu'on
pourrait être tenté d'établir entre la mesure très libérale et très
respectueuse de M. Gladstone et notre récente et jacobine loi
de séparation française. L'Eglise « désétablie » ne cesse pas de
par la loi, comme on l'a dit, d'être reconnue par l'État, elle
cesse d'être une Eglise d'Etat, un « Etablissement » temporel
implanté par l'Angleterre pour le service de sa garnison au mi-
lieu et à la charge d'un pays vaincu. D'autre part, la loi ne « sé-
cularise » pas purement et simplement les immenses dotations
et dîmes attribuées par l'État à l'Église au temps de la Réforme;
l'Église est mise à même de se reconstituer une dotation nou-
velle au moyen de ce qui lui est laissé à titre de compensation
pour droits acquis.
Elle perd ses privilèges politiques. Elle n'envoie plus de re-
présentans à la Chambre des lords. Elle n'est plus institution pu-
blique, partie intégrante de l'État. La suprématie de la Couronne
tombe à son égard, ainsi que les droits du Parlement. En re-
vanche toute liberté lui est laissée pour s'organiser et se gou-
verner : elle se constitue en efTet une sorte de gouvernement re-
présentatif, avec convocations du clergé, synodes diocésains et
synode général, etc. Elle est, nous le répétons, reconnue par
l'État en tant qu'institution religieuse et non glus temporelle.
Elle a son rang de préséance, elle est représentée dans les céré-
monies publiques; officieusement, sinon officiellement, l'Eglise
et l'État restent alliés en Irlande.
l'irlande religieuse. 897
Qu'advient-il de la fortune, du temporel de l'Eglise désé-
tablie? Eglises et cathédrales, avec tout leur contenu mobilier,
lui sont laissées gratuitement; les presbytères, à très bas prix(l).
Tout le reste, terres et dîmes, passe aux mains d'une Commis-
sion de liquidation chargée d'en réaliser la valeur (2). La loi,
notons-le, réserve et indemnise tous les droits acquis, ceux
mêmes des landlords propriétaires de bénéfices, ceux des maîtres
d'écoles, chantres, bedeaux, et jusqu'à ceux des fossoyeurs des
cimetières : le surplus du Church Fund devra servir d'abord à
compenser par une dotation en capital la suppression des cré-
dits annuels en faveur des presbytériens et du collège de
Maynooth, et, pour le reste, à satisfaire éventuellement à des
besoins d'intérêt public en Irlande.
De tous les droits acquis, les plus importans sont naturelle-
ment les droits viagers des membres du clergé : la valeur capi-
talisée au taux des tables de mortalité et augmentée d'une prime
supplémentaire de 12 pour 100, don gracieux de l'Etat, en est
versée entre les mains de l'Eglise désétablie qui reçoit de ce
chef, pour les 2 043 ministres du culte alors en fonctions (3),
un capital de 7 581 075 livres sterling, sur lequel elle a réalisé,
toutes compensations payées aux ayans droit, grâce à la prime
supplémentaire du Trésor, aune heureuse gestion financière, à
un système de transactions pour retraites anticipées, grâce
enfin à l'importance même du chiffre des droits acquis, un bé-
(1) Le sol des presbytères, jardins et dépendances, est vendu à l'église désé-
tablie moyennant dix lois le montant du revenu annuel imposable de ces pro-
priétés. Quant aux maisons, elles sont données pour rien quand il n'y a pas de
building cha7-ge (cha.rge de construction à payer par l'État), et là où il y a building
charge, pour un prix que Gladstone qualifiait de nominal. (Voyez Hansard,
vol. CXCIV, p. 442, vol. GXCV, p. 1630. Cf. le Discours de Gladstone à la Ghambre
des communes du 26 juillet 1870. Cf. la très intéressante étude du Rev.
D' J. F. Hogan dans le Freeman's Journal du 17 novembre 1904.)
(2) La Church Temporalities Commission, dont les opérations furent reprises à
partir de 1881 par la Land Commission. Les terres sont vendues peu à peu; les
dîmes sont capitalisées et ur» système de rachat de ces dîmes par les landlords est
organisé au moyen d'avances faites par l'Échiquier, avances remboursables en
45 ans. — Voyez, sur les finances du Désétablissement le Report of Ihe Commis-
sioners of Church lemporalities in Ireland for Ihe period 1869-1880 (Dublin,
1880).
(3) Le nombre exact des ministres du culte alors en fonctions était de 2 282,
mais un petit nombre furent traités à part, ayant demandé à profiter d'une dis-
position de la loi qui leur permettrait de refuser la « capitalisation » de leurs
droits viagers et de se faire servir ces droits annuellement par l'Etat jusqu'à leur
décès.
TOME XXXIV. - <906- B''
898 REVUE DES DEUX MONDES.
néfice ou profit net qu'on évalue à 3 millions et demi de livres
sterling: (1), ou 87 millions et demi de francs, — soit à peu
près loO francs par tête d'épiscopalien irlandais, — sans parler
du demi-million sterling qui lui fut remis en représentation des
dons et legs reçus par elle depuis IGGO, date de sa reconstitu-
tion après les temps cromwelliens. Voilà le re-endowment, la
dotation nouvelle constituée à l'Église désétablie par l'opération
même du désétablissement : ce n'est pas peu de chose, surtout
si l'on considère que cela fait à l'Eglise dirlande, avec tout ce
qu'elle a mis de côté sur les contributions volontaires de ses
membres, un capital assuré," liquide, inattaquable, alors que
l'ancienne fortune de 16 millions sterling, fruit des confiscations
du passé, rendait peu et rentrait mal, sans cesse menacée par les
guerres agraires et les revendications nationalistes.
Le désétablissement n'a donc pas laissé l'Eglise d'Irlande
dans la misère. Il a d'autre part consolidé sa situation en effa-
çant en elle la marque oppressive et privilégiée, en lui rendant
l'indépendance, en rompant ses compromettantes attaches avec
le gouvernement et le « château, » avec « ces amis qui avaient été
ses pires ennemis, » selon le mot d'un auteur protestant, et qui
l'avaient si longtemps associée à leur politique de persécutions
(1) C'est le chiffre donné par un protestant, M. Houston, Q. C. dans un article
de la Contemporary Review de mai 1894. — Sur ces 3 millions et demi de livres
sterling, la prime de 12 pour 100, fournie par le Trésor, représente 812 258 livres
sterling ; les transactions pour retraites anticipées ou « rengagemens « selon le
nouveau régime ont donné 1 648 809 livres sterling; le reste provient des bénéfices
réalisés sur la gestion financière du capital de 1 581 075 livrée sterling remis au
Church Représentative Body en 1871. Le Church Représentative Body, commission
de 65 membres, tant laïques qu'ecclésiastiques, chargée de gérer le temporel
de l'Église désétablie, a mis de côté et capitalisé au fur et à mesure une partie
du profit réalisé sur le désétablissement, mais le montant de ces capitalisations
ne ressort pas des comptes publiés annuellement par cette assemblée; le surplus
a été chaque année appliqué aux besoins du culte, versé aux comptes diocésains,
de façon qu'on rendait disponible et qu'on pouvait capitaliser pendant ce temps
tout ou partie des contributions volontaires versées à l'Église par les fidèles. Le
capital de l'Église désétablie s'élevait en 1904, selon le dernier rapport du G. R. B.,
à la somme de 8 414 138 livres sterling. D'après ce même rapport, les contri-
butions volontaires reçues des fidèles depuis 1870 s'élevaient au total de
5 941 547 livres sterling, somme qui, pour trente-quatre ans, si l'on compte sur
un chiffre moyen de 600 000 épiscopaliens irlandais, représenterait une charge
annuelle et par tête de 5 sh. 9 d. ou 7 fr. 2o. .\joutons que les autorités officielles de
l'Église désétablie nient expressément qu'un re-endowment soit sorti de l'opéra-
tion même du dését.iblisseinent. M. Gladstone, nuant à lui, estimait que, sur
10 millions de livres sterling de capital, i «perajon laissait à l'Église désétablie
7 millions de livres sterling, plus la valeur des édifices et constructions (Cf.
For/niyhtly Review, mars 1901, p. 460).
l'irlande religieuse. 899
et de confiscations. On s'explique donc que plusieurs de ses
dignitaires avouent qu'elle a plus gagné que perdu à cette opé-
ration de 1869, dont l'exemple sert aujourd'hui d'argument aux
partisans du désétablissement de l'autre côté du canal Saint-
Georges. Les parsons vivent maintenant en bonne intelligence
avec la population catholique, et les évoques ne sont plus des
ennemis aux yeux des presbytériens. Les laïques enfin se sont
rapprochés des pasteurs, prenant un intérêt nouveau aux choses
d'église et une part croissante à la gestion des aiîaires, et c'est
là même ce qui explique que depuis trente ans on ait vu s'ac-
centuer de plus en plus dans la doctrine et le rituel de l'Église
d'Irlande, par contraste avec les pratiques de l'Église d'Angle-
terre, les tendances anti-ritualistes dites de la Basse-Église, low
chiirch. — Il faut dire que jamais les deux Églises sœurs n'avaient
été en complète harmonie quant à la nature et aux formes de
leur protestantisme depuis que la Restauration de 1660 avait
ramené dans l'Église d'Angleterre un certain degré de sacerdo-
talisme, tandis que l'Église d'Irlande avait gardé la marque
puritaine de la Révolution. La commune soumission au Parle-
ment et à la couronne d'Angleterre maintenait cependant de-
puis 1800 entre les deux Églises une certaine uniformité exté-
rieure, bien que la poussée évangélique se fût encore affirmée
chez les laïques irlandais dans la première moitié du xix^ siècle.
Du jour du désétablissement, tandis que se propagent en
Angleterre les tendances ritualistes, les tendances contraires
s'accentuent en Irlande , par un contre-coup de la liberté
rendue à l'Église et de l'influence nouvelle prise dans son
«ein par les laïques. Aujourd'hui, s'il y a quelques paroisses
« suspectes, » notamment à Dublin, s'il est même vrai que la
Divinity school soit imprégnée d'un certain esprit ritualiste
•iïi même temps d'ailleurs que rationaliste, l'Irlande épiscopa-
lienne n'en est pas moins dans l'ensemble nettement, aggressi-
vement low church, plus proche à bien des égards du calvinisme
que de l'anglicanisme. On est « protestant » tout court en Ir-
lande, au moins chez les laïques, et l'on n'a cure de se dire
catholique par-dessus le marché, comme on le fait en Angle-
terre par amour du contradictoire. On est d'autant plus anti-
ritualiste que les catholiques sont plus voisins. « IS'ous avons
ici le papisme dans toute sa beauté, » disait naguère le colo-
nel Saunderson, « pas de danger que nous n'en fassions
900 REVUE DES DEUX MONDES.
comme en Angleterre une feinte imitation, a sham imita-
tion! »
Tout cela tend, on le conçoit, à relâcher les liens naturels qui
jadis associaient l'Église d'Irlande à l'Église d'Angleterre, et à
accentuer l'isolement où en est réduite aujourd'hui l'Église désé-
tablie, entre les catholiques qui ont pour eux le nombre, les
dissidens qu'elle n'a pu se concilier, et l'Église d'Angleterre dont
la sépare un différend trop profond. Les évêques ont beau célé-
brer, quant à eux, la « catholicité » de leur Église, — l'Église
historique d'Irlande, disent-ils, vieille de quinze siècles, l'héri-
tière directe de saint Patrick et des premiers apôtres, — son
particularisme se fait sentir de plus en plus à ses membres.
Impérialistes et unionistes en politique, ils ont été home rulers et
nationalistes en religion, et de leur indépendance est né leur
isolement. Effet du même esprit : paroisse ou diocèse, chaque
unité tend à s'isoler de l'ensemble, l'Épiscopalisme se teinte de
congrégationalisme, l'unité de l'Église pt l'intérêt commun ne
semblent plus s'imposer. Ajoutons que la situation sociale des
prmcipaux soutiens de l'Église d'Irlande, des landlords, qui sont
presque seuls à subvenir aux frais du culte, est fort menacée :
non seulement les lois et guerres agraires ont réduit leurs res-
sources, mais la législation nouvelle sur le rachat des terres les
porte de plus en plus à quitter le pays, avec leurs familles et
leurs cliens ruraux, une fois leurs domaines vendus aux paysans.
Les campagnes se vident et se videront de plus en plus de
protestans. Dès à présent le nombre des paroisses et des dio-
cèses excède les besoins d'une population de fidèles réduite :
pourra-t-on « amalgamer » les paroisses sans créer des circon-
scriptions où l'énormité des distances rendra tout service im-
possible? Voudra-t-on renoncer à cette organisation paroissiale
à laquelle pour tant de raisons historiques et politiques l'Eglise
d'Irlande a toujours attaché tant de prix? Quoi qu'on fasse,
ce ne sera pas une tâche aisée que de faire vivre en Irlande,
rUlster et les villes exceptés, une Église qui, par la force
des choses, paraît vouée à perdre de jour en jour ses propres
ouailles.
N'en regagno-t-clle pas, dira-t-on, d'autres par ailleurs, sur
les catholiques? Officiellement, elle ne s'adonne plus aujourd'hui
à l'œuvre d'évangélisation des Papistes irlandais, elle l'abandonne
à un certain nombre de sociétés spéciales de prosélytisme que
L'iRLAiNDE RELIGIEUSE. 901
patronnent d'ailleurs ses propres dignitaires. Fondées pour la
plupart au commencement du xix*' siècle, ces sociétés organi-
sèrent dès l'origine en Irlande un vaste système de secours en
nature destinés à acheter les conversions, distributions de vête-
mens, de soupes surtout, d'où le nom de souperism appliqué au
système, et celui de soupers à ceux qui s'y laissaient prendre :
un système établi à la fois sur la corruption c' l'exploitation de
la «oufl'rance, et dont le caractère apparut plus odieux que jamais
lors de la grande famine de 1847, quand les paysans mouraient
par milliers, par les champs et les routes, refusant le secours
offert au prix d'une apostasie. Trois ou quatre seulement ont
quelque vitalité apparente aujourd'hui; elles opèrent dans les
quartiers les plus pauvres des grandes villes et les campagnes
les plus pauvres de l'Ouest. Prêches en plein air, meetings de
controverse, lecture de la Bible sur les places publiques, aux
foires et marchés, avec lanterne magique pour attirer la foule,
placards attirans, tournées d'agens missionnaires qui promènent
avec eux leur « hutte » de bois et ne craignent pas de recevoir
quelques horions quand ils agacent par trop les populations :
tout cela reste absolument sans résultat. Mais les enfans ne se
défendent pas comme les adultes, et ce sont eux que visent sur-
tout les sociétés d'évangélisation. Elles les racolent et les achè-
tent, matériellement ou moralement, pour les instruire dans
des écoles protestantes ou les élever dans des homes spéciaux dé-
corés du doux nom de Bird's nests (nids d'oiseaux). Ce coupable
trafic de jeunes âmes, qui s'exerce encore assez largement à
Dublin, — il a fallu créer une maison spéciale, dite du Sacré-
Cœur, destinée à secourir les enfans « prosélytisés » ou en danger
de l'être, — est jugé par les protestans libéraux comme il doit
l'être j comme une œuvre de scandale et de dégradation. On peut
regretter toutefois qu'aucune voix autorisée du monde épiscopa-
lien ne se soit encore élevée publiquement contre ces pratiques
d'un prosélytisme corrupteur, qui ne fait qu'exaspérer les catho-
liques et nourrir en Irlande l'esprit de guerre religieuse. L' « Eglise
d'Irlande » perd, croyons-nous, plus qu'elle ne gagne à Tœuvre
des sociétés de propagande, aux bird's nests et aux script ure rea-
ders. Ce ne sont pas quelques centaines d'âmes d'enfans peu ho-
norablement gagnées au protestantisme qui la fortifieront contre
l'avenir. L'expérience est fuite : 1 Irlande s'est anglicisée au cours
du XIX'' siècle, elle ne s'est pas, si l'on nous permet ce mot, « an-
902 REVUE DES DEUX MONDES.
glicanisée ; » et la déchéance officielle subie par l'épiscopa-
lisme en Irlande a pour contre-partie l'épanouissement du catho-
licisme irlandais depuis cent ans.
II
Le catholicisme, au sortir des lois pénales, était comme pa-
ralysé. Point d'églises, elles ont été prises ou détruites par les
protestans; des « chapelles » sans croix, ni cloche, ni clocher,
masures cachées dans les ruelles écartées des villes, hors des
regards intolérans de la « garnison » protestante, simples
cabanes aux murs de boue séchée dans les campagnes, au sol
de terre battue, trop petites pour contenir les fidèles dont la
moitié reste à genoux devant la porte. En maint village, on dit
la messe en plein air, sur la place. Bien avant dans le xix® siècle,
il n'y avait encore qu'une « chapelle » catholique à Belfast. Un
jour à Callan, pendant le saint sacrifice, le toit de la chapelle
cède, les hommes en soutiennent le poids sur leurs épaules
jusqu'à la cérémonie terminée. Le clergé tout entier reçoit son
éducation sur le continent, dans les collèges de Louvain, de
Paris, de Douai, de Salamanque, où règne un esprit traditionnel
d'obéissance aux lois et aux autorités établies ; loyaliste et con-
servateur, ferme devant la persécution, il souffre sans révolte,
toujours frémissant à la crainte de provoquer de nouvelles
tyrannies ; il hait la Révolution française et combat énergique-
ment l'insurrection des United Irishmen en 1798.
Quel contraste aujourd'hui, et comment dire l'impression de
puissance libre et forte qui ressort de toutes les manifestations
extérieures du catholicisme irlandais! Sur 2 418 églises, pas une
peut-être qui n'ait été bâtie depuis un siècle. Partout de somp-
tueuses cathédrales, décorées, on regrette de le dire, dans un
assez mauvais goût italien ou munichois, et dont on serait tenté
de trouver les dimensions excessives, la richesse hors de pro-
portion avec la misère du pays, si l'on ne se disait qu'elles sont
le .seul luxe que se donne l'Irlande et que la piété du peuple y
met toute sa gloire. Dès 1825, Dublin avait son église métro-
politaine dans Marlborough street, à peu de distance de ces
célèbres cathédrales gothiques de Saint Patrick's et de Christ
Church demeurées aux mains des protestans. Chaque village
L IRLANDE RELIGIEUSE. 903
a sa « chapelle » catholique (le mot est resté), blanche et gra-
cieuse, à côté de l'autre église, de l'église du landlord, celle-là
même où les ancêtres allaient prier avant la réforme, close,
froide et muette, tandis que l'Angelus tinte discrètement du
haut du clocheton voisin. — Au centre du pays, à quelques lieues
de Dublin, voilà le célèbre collège de Maynooth, « le plus grand
séminaire de la chrétienté, » disait le cardinal Newman, et
d'où sort la grande majorité des 2 953 prêtres séculiers irlandais
sans parler des 27 évêques et archevêques de la province d'Hi-
bernie (1). Pittoresquement situé sur l'ancien domaine du duc de
Leinster, — la chapelle protestante du domaine s'enclave encore
dans ses murs et, libéralement, s'ouvre chaque dimanche au
culte, — il semblerait une vaste université anglaise avec son parc,
ses prairies, la rivière qui le borde, et en un sens avec la vie
même des étudians qu'aux heures de récréation on entraîne à
l'équitation, aux grands jeux extérieurs, si ce n'était la régula-
rité de ces grands bâtimens scolaires à l'air encore neuf et la
magnificence de cette haute chapelle de Saint Patrick qui se
dresse sur le flanc du cloître collégial. Maynooth compte norma-
lement six cents élèves destinés aux ordres. La majorité sert
en Irlande; les autres seront appelés, avec les prêtres spécia-
lement formés par le collège d'Ail Hallows, vers les régions du
nouveau monde ou des antipodes, pour satisfaire à cette mission
qui semble avoir été celle de l'Irlande au xix® siècle, de fonder le
catholicisme dans les sociétés anglo-saxonnes d'au delà des
(1) Chiffres extraits de l'irish Catholic Directory pour 1903. Ajoutons 588 prêtres
du clergé régulier, 212 maisons religieuses d'hommes et 31 communautés reli-
gieuses de femmes. — On sait comment sont nommés les évêques irlandais. Une
liste de pénétration comprenant trois noms [dignus, dignior et diqnissimus) est
dressée par l'assemblée des curés du diocèse, auxquels se sont joints les membres
du chapitre; les évêques de la province, réunis sur l'invitation du Métropolitain,
font leurs observations sur la liste de présentation, laquelle esf ensuite envoyée à
Rome. Le Pape peut, bien entendu, choisir le nouvel évêque en dehors de la liste;
le fait, pourtant, est rare. L'évêquc nomme les curés, vicaires, etc., en toute indé-
pendance ; les curés, une fois nommés, sont inamovibles. — Comment sont admi-
nistrés les biens ecclésiastiques? lis sont, dans chaque diocèse, immatriculés
[vested] au nom de 4 ou 5 Trustées, qui les administrent. Autrefois les Trustées
étaient paroissiaux, mais on tend de plus en plus à n'avoir que des Tt-ustees dio-
césains. Les Trustées sont presque tous des ecclésiastiques (ce n'est qu'exception-
nellement qu'on prend des laïques); au décès de l'un d'eux, les survivans élisent
un nouveau membre. Lorsqu'il y a une grosse dépense à faire, église ou école à
bâtir par exemple, le curé forme un Committee composé tant de laïques que d'ec-
clésiastiques pour recueillir les fonds et établir les devis; le curé rend compte à
l'évêque, les comptes sont en général publiés i^uand tout est liai.
90i REVUB DES DEUX MONDES.
mers, comme celle de l'Irlande primitive avait été d'instruire
dans la foi les nations du continent européen. L'Irlande a
fourni au xix® siècle à l'Australie tout son clergé, sans en excep-
ter l'éminent archevêque de Sidney, le cardinal Moran. Elle a
présidé à l'enfance de l'Eglise catholique aux Etats-Unis, elle
fournit encore aujourd'hui de prêtres tout l'Ouest américain, et
la liste des dignitaires de l'Eglise de Rome en Amérique est
encore presque exclusivement composée de noms irlandais,
depuis celui do S. E. le cardinal Gibbons jusqu'à celui de
Mgr Keane, archevêque de Dubuque. Nation missionnaire par
excellence, l'Irlande a mérité ce nom de « mère de toutes les
Églises du monde anglo-saxon, » elle a rempli héroïquement, par
ses prêtres du xix" siècle comme par ses moines du vu®, cette
fonction suprême de l'apôtre : percgrinari pro Christo.
Fidèle servante du Saint-Siège, elle jouit aujourd'hui chez
elle, dans l'exercice de la religion catholique et romaine, sous
le gouvernement anglais et protestant, de la tolérance la plus
large, L'Etat sans doute ne fournit au culte nulle subvention,
exception faite pour la petite dotation de Maynoolh. Le curé
irlandais vit des contributions que lui paient ses paroissiens à
Pâques et à Noël et auxquelles s'ajoutent les droits pour messes
et cérémonies (1), et il est bien payé, eu égard surtout à la pau-
vreté qui l'entoure. Il n'est éligible à aucune assemblée politique
ou fonction publique; il ne saurait porter extérieurement la sou-
tane, ce qui a peut-être cet avantage de le rapprocher naturel-
lement du peuple. Ceci dit, il est maître chez lui, le culte est libre
de toute restriction légale ou policière, et nulle part le bras sé-
culier ne respecte davantage la religion et ses ministres : un tel
exemple de tolérance, venant du gouvernement protestant, — et
fort s'il en fut, — d'un pays qui comme l'Irlande reste à tant
d'égards encore un pays conquis, nest-il pas instructif, et
(1) Il est assez malaisé de savoir à combien se montent ces « contributions »
paroissiales annuelles. L'évéque de Raphoe les évaluait, il y a quelques années, à
une moyenixe de 6 à 7 shillings par famille dans les régions très pauvres de
l'ouest. Mgr Perraud, en 18G2, estimait le traitement annuel moyen d'un vicaire à
80 livres sterling., celui d'un curé à 200 liv. st., celui d'un évéque à bOO liv. st.
(Études sur l'Irlande contemporaine, 11, 492. — Cf. Financial Relations Commis-
sion, Evidence, I, 170). Une part proportionnelle du produit des contributions an-
nuelles est versée parle curé à son vicaire ou à ses vicaires; en outre, chaque curé
verse une subvention annuelle à son évéque, lequel jouit en outre du revenu de
deux paroisses dont il est officiellement le curé et qu'il fait gérer par un adminiS'
tralor.
l'irlande religieuse. 903
«loit-il être à Jamais perdu pour nos gouvernemens Jacobins?
Notez que le prêtre irlandais n'a guère cessé depuis près de
cent ans de jouer un rôle politique; qu'il prend parti dans
toutes les élections; qu'il n'est guère de mee ?/??// nationaliste où
l'on ne voie le curé de l'endroit sur l'estrade; que, lors de la-
guerre du Transvaal, les évoques ont tous condamné les armes
anglaises dans leurs lettres pastorales : l'autorité civile ne voit
dans tout cela ni crime ni délit. Le clergé tout entier est natio-
naliste : n'est-ce pas après tout son droit? — Il l'est devenu, on
le sait, dès le commencement du xix^ siècle, alors que, passée
l'ère des grandes persécutions, s'ouvrait celle des revendications.
Son premier témoignage public fut de rejeter, malgré l'avis de
Rome, le salaire officiel que l'Angleterre lui offrait, dans un
projet de concordat, en échange d'un droit de veto sur les nomi-
nations épiscopales. Avec O'Gonnell, avec ces deux grands prélats
qui s'appelèrent Mac Haie et Doyle, il prend officiellement
la défense des catholiques contre l'intolérance protestante et
celle des paysans contre l'oppression du landlord, il entre dans
l'action politique. Grâce à lui, l'émancipation catholique est
gagnée en 1829, les dîmes abolies en 1838. Il soutient la cam-
pagne du Repeal et étouffe dans l'œuf l'insurrection de 1848.
Après les années de réaction où domine un prélat à tendances
ultramontaines, le cardinal Cullen, il reprend sa place de bataille,
à la voix du grand archevêque de Cashel, Mgr Croke, pendant
la terrible crise qui convulsé l'Irlande de 1880 à 1890. — On
sait enfin que les excès populaires du boycottage et du « plan
de campagne, » qui provoquèrent, en 1888, l'intervention du
Vatican et les paternelles admonestations de Léon XIII « à son
peuple d'Hibernie, » contribuèrent pour beaucoup, avec l'échec
final de la campagne entreprise par une grande partie du clergé,
après la mort de Pàrnell, contre les fidèles du parnellismc, à
provoquer la retraite politique du gros de l'armée ecclésias-
tique. Son abstention relative est aujourd'hui déplorée par
tous les partisans d'un mouvement fort en Irlande, sa prudecce
même lui est imputée à faiblesse et indifférence : mais qui sait
s'il retrouvera jamais, du moins au même degré, son pouvoir
politique d'anlan?
906 REVUE DES DEUX MONDES.
III
A vrai dire, ce pouvoir politique n'est qu'une des formes, et
non pas même la principale, de l'action prépondérante, de l'es-
pèce de « suprématie » qu'exerce à bien des égards le clergé catho-
lique en Irlande. Cette suprématie n'a sans doute rien d'absolu,
j'entends en matière temporelle. Il faut se défier ici des exagé-
rations intéressées qui voudraient nous faire voir dans l'Irlande
actuelle a priest-ridden country , un pays esclave du prêtre. Hors
du domaine spirituel, en politique surtout, ce sont ses qualités
personnelles qui font au prêtre son influence : le paysan d'Ir-
lande a de la pénétration, il juge l'homme sous le prêtre, et
selon ce jugement il suit ou non son conseiller; qu'une fois ce
conseiller se trompe, et voilà la confiance disparue ! Ne croyons
pas non plus que l'Irlande, victime de l'ultramontanisme, soit
en danger de « romanisation, » et qu'à force de méprendre les
intérêts de « Rome » pour les siens, elle tende à n'être qu'« une
province romaine, » avec un souverain qui ne serait plus le roi
d'Angleterre, mais « l'évêque de Rome : » les catholiques an-
glais se chargent de répondre à cette absurdité lorsqu'ils nous
disent que ce qu'ils reprochent le plus à l'Irlande, c'est justement
de ne point obéir à Rome ! La vérité, c'est que si la religion se
mêle étroitement en Irlande à la vie nationale, emplissant l'atmo-
sphère publique, intervenant dans toutes les affaires politiques
ou sociales, sans que personne songe à s'en étonner, — c'est
le résultat de trois siècles de persécution à la fois religieuse et
nationale, de trois siècles de lutte pour la patrie et la foi irlan-
daise, — l'Irlande a toujours su distinguer entre sa politique
et sa religion. « Nous demandons notre religion à Rome, »
disait O'Connell, « mais nous irions plutôt chercher notre poli-
tique à Constantinople ! » O'Connell en ce mot était « peuple, »
il reflétait exactement le sentiment du peuple, et le peuple a si
peu changé de sentiment qu'il lui a repris son mot pour en faire
aujourd'hui une maxime courante : our religion from Rome, our
poli tics from home.
Il n'en est pas moins vrai qu'en nul pays l'ascendant moral
du clergé n'est plus puissant. En religion, en morale, son auto-
rité est indiscutable et indiscutée. Il a l'instruction presque tout
l'irlande religieuse. 907
entière dans ses mains : entrez dans une école primaire « pu-
blique, » l'instituteur sera toujours un laïque, mais neuf fois sur
dix le manager ou gérant sera le curé de l'endroit, et quant à
l'enseignement secondaire ou technique, ce sont partout des
prêtres, des « frères » ou des « sœurs » qui le donnent aux ca-
tholiques. Toutes les difficultés entre les paysans et le landlord,
c'est au curé qu'on s'en remet de les faire lever. Lorsqu'en 1898
l'Irlande eut à faire l'apprentissage du local government, c'est le
clergé qui l'y aida, et fit le succès de l'expérience. En politique
même, sa voix pèsera toujours d'un grand poids sur les conseils
de la nation; elle sera parfois décisive s'il s'agit des intérêts ca-
tholiques, comme en 1902, quand l'épiscopat força le groupe
des députés nationalistes irlandais à voter au Parlement pour
VEducation bill anglais, c'est-à-dire à soutenir le gouvernement
unioniste, par intérêt pour l'éducation catholique en Angleterre.
Le clergé dispose ainsi en Irlande d'une puissance exception-
nelle, cela ne peut se contester, si même cette puissance est
moindre qu'on ne le dit parfois ; cherchons-en d'abord les
causes.
La première est évidente en soi, car il y a peu de caractéris-
tiques de race aussi marquées que l'intensité de la foi religieuse
dans les races celtiques, et surtout dans la race irlandaise.
Celle-ci était comme prédestinée au catholicisme par ses aspira-
tions spiritualistes, par cet idéalisme instinctif, toujours en con-
tact avec l'au-delà, par ce mysticisme dédaigneux de l'irréalité
du monde réel, qui semble avoir protégé du rationalisme protes-
tant non seulement le peuple irlandais, mais la plupart des
peuples de sang celtique; ajoutons par le langage gaélique, de
caractère si profondément religieux, si différent du matérialisme
utilitaire de cette langue anglo-saxonne où certains esprits
croient voir aujourd'hui un danger pour la foi irlandaise. Trois
siècles de persécutions n'ont fait que rendre l'Irlande plus atta-
chée à sa foi, et cet attachement plus méritoire, si l'on ne veut
dire héroïque. Et maintenant cette foi semble faire partie de la
race et de la nationalité, ne se distinguer plus de l'une ni de
l'autre. Elle est dans le sang. C'est une seconde nature, un ins-
tinct traditionnel qui n'a pas besoin d'être raisonné pour être
profond, et qui de fait n'est pas très raisonné, ni philosophique-
ment étayé, comme il est naturel en un pays où l'instruction est
arriérée, la culture et l'esprit scieutiiique rares. Il y a ainsi,
908 REVUE DES DEUX MONDES.
avec quelque exagération, un fond de vrai peut-être dans ce que
nous disait naguère un catholique anglais qui prétendait que la
foi irlandaise est « dans la race » plus que « dans l'individu : »
« Ils sont catholiques parce qu'Irlandais, et Irlandais parce que
catholiques; ils ne veulent pas que, moi Anglais, je sois catho-
lique, — c'est leur privilège, — et ils me détestent, moi catho-
lique, parce qu'Anglais, et peut-être plus encore parce que
catholique anglais. »
S'il est vrai que la piété, comme la moralité, ait quelque peu
baissé depuis un demi-siècle en Irlande, la raison n'en est pas
à chercher bien loin, c'est l'introduction brutale dans un milieu
resté très primitif des élémens dune demi-instruction et d'une
demi-civilisation, étrangères toutes deux à l'esprit de la race,
et dont les premiers effets, sinon les seuls, sont les mauvais
effets. Il est certain que dans l'état actuel des choses, les Irlan-
dais ne sont guère mieux armés pour la lutte dans la vie spiri-
tuelle que dans la vie matérielle : dès qu'ils éniigrent, la déper-
dition est énorme, par la brusque transition entre des conditions
de vie très saines et les bas-fonds des grandes villes d'Angle-
terre ou d'Amérique. Notre Anglais de tout à l'heure nous
dirait ici que le plus grand obstacle à la « catholicisation » de
l'Angleterre, c'est l'Irlande, lisez l'impiété de vie des Irlandais
de Liverpool ou de Glasgow. Aux Etats-Unis on estime que, dans
les soixante dernières années, la moitié des Irlandais immigrés
ou nés d'immigrés aurait été perdue au catholicisme et à toute
espèce de religion positive. — N'empêche qu'on ne peut qu'être
encore frappé dans l'Irlande d'aujourd'hui de l'intensité de la foi
catholique et de ses manifestations extérieures : l'énorme foule
populaire qui se presse aux Eglises dans les villes, les hommes
plus nombreux encore que les femmes, semble-t-il, tout ce
monde agenouillé à même les dalles, sans un geste, sans un
bruit, prosterné et comme pétrifié dans la prière; à Dublin, aux
messes matinales, trois ou quatre prêtres donnant en même temps
la communion aux nombreux fidèles; dans les campagnes et
surtout dans l'Ouest, la récitation^ habituelle du rosaire en fa-
mille, la pratique fréquente du jeûne de deux jours avant la
communion, les « stations » faites à Pâques et à Noël dans chaque
hameau, avec confession et communion générale, par le pasteur
de la paroisse qui descend chez l'habitant et célèbre le Saint-
Sacrifice dans les maisons de ferme, selon un touchant usage qui
l'irlande religieuse. 909
date du temps des persécutions. Admirons cette piété irlandaise,
si vive et si ardente ! Et si les critiques y relèvent quelque
trace de la légèreté d'esprit et de la mobilité de caractère de ce
grand enfant qu'est souvent le paysan d'Irlande, reconnaissons
du moins que, de tous les peuples européens, celui-là est le plus
foncièrement religieux, et que c'est à lui que serait le mieux
appliqué, s'il doit l'être jamais, le mot divin : « Allez, votre foi
vous a sauvés ! »
Aimant sa religion, il aime son Eglise. Son Eglise est sa
maîtresse, dit le proverbe populaire. Elle est l'autorité spiri-
tuelle à qui se doit le respect, l'obéissance; elle est le joyau que
n'a pu lui arracher le Sassenach, la seule organisation perma-
nente, la seule expression nationale de l'Irlande : autant de rai-
sons de l'aimer ! Aux temps d'épreuve, elle a été son seul sou-
tien. Sous Elisabeth et sous Cromwell, sous les « lois pénales, »
le prêtre à souffert avec le peuple, il lui est resté fidèle jusqu'à
la mort et au martyre. L'alliance, l'union s'est ainsi scellée entre
le prêtre et le peuple. Le prêtre a conquis pour jamais la recon-
naissance, et la vénération du peuple, il est devenu son guide,
son ami, il a gagné ce nom qui lui restera de sagart a rnin,àQ
prêtre aimé du peuple. — Rien de touchant à voir, aujourd'hui
encore, comme cet attachement des paysans d'Irlande pour leur
pasteur, ce respect et cette affection dont il est entouré, cette in-
timité et cette confiance qui régnent entre ses ouailles et lui.
C'est ce qui frappe quand on rencontre dans les bourgades do
l'Ouest le curé du village, le parish pries t, — chapeau haut-de-
forme, pardessus noir et pantalon noir, — grand, fort, le teint
coloré, se promenant avec son jeune enraie, son vicaire à la phy-
sionomie fine et grave ; tout le monde le salue sans qu'il ré-
ponde (il y userait son chapeau) autrement que par un mot
aimable à l'adresse de chacun ; il semble un roi dans son royaume,
il est vraiment le père de son peuple, un père parfois un peu
autoritaire, mais affable, courtois, familier, s'intéressant à tous, et
par-dessus tout « populaire. » Pour lui, le peuple est prêt à tout;
il n'est pas d'hommage qu'on ne lui rende. Combien de pareils à
ce spirituel et vieux curé, Fal/ier Dan, dont M. l'abbé Slieohan a
si joliment dessiné le type dans cette charmante peinture de la
vie ecclésiastique en Irlande, My new citrate! Quelle simplicité,
quelle jovialité chez tous ces « clercs » qui, comme le légendaire
Father O'Flynn chanté par A. P. Graves, n'entendent cas laisser
910 REMJE DES DEUX MONDES.
toute gaîté au siècle : « le prêtre n'est-il pas un Irlandais lui
aussi? » Nulle roideur, nulle hauteur, point de mur de pierre qui
les sépare des simples fidèles, ils se font aimer par leur bonne
grâce et au besoin leur rudesse. Et, avec cela, généreux, pleins
d'entrain, de chaleur : quand ils voyagent en France, notre clergé
rural leur fait une singulière impression de passivité qu'ils s'ex-
pliquent par sa dépendance à légard de l'Etat. Mais s'ils sont eux-
mêmes si populaires et si forts, ne croyons pas que ce soit seule-
ment qu'ils sont indépendans du gouvernement, soutenus et
payés par le peuple. Plus haute est la question : leur force, c'est
la foi et la piété de l'Irlande, c'est un peuple entier croyant et
pratiquant.
Il y a autre chose, un second facteur à la situation. Le
prêtre irlandais n'est pas seulement le pasteur spirituel, il est le
guide, le conseiller temporel; l'histoire l'a fait par la force des
choses le leader, et le seul leader, du peuple. Le peuple
d'Irlande aurait pu avoir, comme les autres, son aristocratie
nationale, sa bourgeoisie cultivée, si la conquête anglaise n'avait
arrêté dans son cours naturel le développement du pays, sans
d'ailleurs pouvoir créer de toutes pièces un nouvel état social
durable. Lorsque, au xvin® siècle, la conquête étant parfaite, l'op-
pression s'organise, l'Irlande n'a plus ni aristocratie, — la terre
est aux mains des landlords anglais et protestans, — ni bour-
geoisie, — elle est anéantie ou elle a fui ; — la nation n'est plus
qu'une plèbe inorganisée de paysans très pau\Tes, esclaves d'une
Ascendancy et d'un gouvernement étrangers de race et de reli-
gion, et à qui il ne reste plus de chefs que dans le clergé qui
seul a de l'instruction, et la confiance de tous.
Voyez la situation, aujourd'hui encore, dans les campagnes:
dans rOuest, le prêtre est normalement le seul individu tant
soit peu instruit du village; il est, dans les quatre provinces, le
seul conseiller capable, le seul chef écouté. Les politiciens? Le
peuple s'en sert, mais les juge à leur valeur. Le landlord? Il n'a
pas le plus souvent un intérêt, un sentiment, un but qui ne
soient contraires à ceux des paysans, aux yeux de qui, fatale-
ment, il est un ennemi ou un suspect, fût-il même catholique,
car alors c'est un traître qui a vendu son pays pour garder sa
terre. A la ville, le cas se présente un peu différemment, mais la
même cause historique donne au clergé une influence exception-
nelle : c'est l'absence ou du moins l'insuffisance, en nombre et
l'iRLANDE RELIGIEUSE. 911
en valeur, d'une bourgeoisie vrain^ent instruite, cultivée, indé-
pendante, capable de remplir son rôle dans la société. Sur les
ruines de l'ancienne, une bourgeoisie nouvelle commence sans
doute à se reconstituer, mais le haut enseignement fait encore si
cruellement défaut, l'enseignement secondaire est lui-même si
faible souvent, qu'on ne trouverait aujourd'hui encore chez les
catholiques d'Irlande, même dans les classes libérales, qu'un
petit nombre d'hommes ayant une véritable et complète instruc-
tion, une réelle culture. Ce qui se trouve partout au contraire,
c'est une certaine forme d'apathie intellectuelle, un dégoût de
l'efTort mental, une certaine absence de sens critique et de juge-
ment personnel qui est d'autant plus à remarquer que l'Irlan-
dais a naturellement l'esprit caustique et gouailleur, et le don
psychologique : notez que cela n'est pas vrai des seuls catho-
liques, mais tout autant de VAscendancy protestante, car c'est
la revanche de l'histoire que les lois pénales n'aient guère
moins fait sentir leur effet sur les persécuteurs que sur les per-
sécutés. Voilà une question capitale par exemple, celle de l'en-
seignement, qui n'intéressera là-bas que fort peu de gens, catho-
liques ou protestans. D'opinion catholique, on ne trouverait
guère, dans le monde laïque, qui soit digne de ce nom, d'autant
que l'instruction religieuse des upper classes est rarement
poussée un peu avant. L'Irlande n'a pas de ces grands champions
du catholicisme qui ont eu nom Windhorst, Ward ou Monta-
lembert. On compterait les hommes d'esprit sûr et cultivé qui
sont vraiment indépendans, capables de servir de point d'appui
à une opinion publique saine et réfléchie, et de contrepoids à
l'influence du clergé dans la vie nationale ; ils sont isolés, trop
peu nombreux et trop peu organisés pour s'imposer, et naturel-
lement la masse continue de s'appuyer traditionnellement sur
son seul protecteur, le clergé.
Celui-ci est d'ailleurs le premier à reconnaître ce qu'il y a
d'anormal, de malsain, dans une société où manque Yeducated
laity^ l'élément laïque supérieur et indépendant, et il est le pre-
mier à désirer le développement de cette bourgeoisie instruite
et libérale dont il ne réclame que la reconnaissance de ses droits
en matière de morale et de foi. Mais d'où vient le mal si ce n'est
des lois pénales et des persécutions, — il faut toujours en
revenir là, — qui, en privant l'Irlande de ses classes dirigeantes,
ont fait la prépondérance du clergé, qui ont réduit le peuple à
912 REVUE DES DEUX MONDES.
l'ignorance obligatoire comme à la misère obligatoire, et l'ont
frappé de cette servitude dont il n'y a que les suites nécessaires
dans ce que nous voyons aujourd'hui, cette inertie, cette léthar-
gie de l'opinion, ce manque de liberté d'esprit, d'énergie et de
résistance morale? « Les épaules restent courbées, ;> disait Shiel,
« bien longtemps après que le poids de l'oppression est à bas. »
Le catholique irlandais porte encore la marque du servage, il y
a encore en lui, selon le mot de G. de Beaumont, la moitié
d'un esclave: half slave! dit-il lui-même, demi-serf de son igno-
rance et de sa faiblesse de caractère. Le mal, cependant, dimi-
nue. L'Irlande se relève peu à peu de son antique servitude.
Les papistes, nous l'avons dit, commencent à revendiquer leurs
droits, à se faire respecter et à faire respecter leur religion. De
même et en même temps, l'instruction se développe, la bour-
geoisie grandit, le noyau libéral et cultivé grossit. Plus ces
forces s'accroîtront, plus les causes de la prépondérance sécu-
lière du clergé diminueront, et, lorsque la nation se sera enfin
créé cette haute bourgeoisie réellement instruite et indépendante
qui est actuellement le premier de ses besoins, on peut prédire
qu'on verra disparaître en ce qu'elle a dès à présent d'anormal,
en ce qu'elle aura alors d'excessif, et qui ne répondra plus à
une nécessité des faits, cette suprématie temporelle du clergé
catholique en Irlande.
IV
Elle n'est donc, à voir les choses historiquement, qu une
phase transitoire de l'évolution sociale du pays, un legs du
passé, produit nécessaire de conditions très spéciales dont l'An-
gleterre et les « Anglais en Irlande, » perpétuels dénonciateurs
du clergé irlandais, sont aussi bien les premiers responsables.
Reste à savoir l'usage qui en a été fait. Disons-le tout de suite :
lintluence du clergé catholique au xix« siècle en Irlande a été
surtout conservatrice, modératrice, plus apte à prévenir le mal
qu'à susciter le bien. Et ne fallait-il pas qu'il en fût ainsi quand
les persécutions récentes et l'oppression constante provoquaient
le peuple esclave à des violences, à des révoltes qui, pour être
contenues, demandaient une main répressive et apaisante, la
l>ride et non pas la cravache?
l'irlande religieuse. Ôlâ
Le plus puissant facteur de paix cfui ait jamais agi en Irlande,
c'est l'Église catholique : l'Angleterre ne lui en saura jamais
assez gré. Si ce facteur de paix n'a pu toujours éliminer les
facteurs de troubles, il en a toujours contre-balancé l'action,
amorti les effets. « Les Irlandais seraient libres depuis longtemps
disait le révolutionnaire JohnMitchel, hut for heir damned soûls,
n'étaient leurs diablesses d'àmes! » Le clergé a sapé les bases de
toute insurrection, paralysé par l'excommunication tout effort
de la « force physique » et toute action des « sociétés secrètes. »
Et pour peu qu'on réfléchisse à l'étendue de son pouvoir, à son
influence dans la vie publique et jusqu'au dernier des hameaux
perdus de la campagne, à la force et à la ferveur du loyalisme
que lui a voué le peuple, on se demandera ce qui serait advenu
si par impossible il s était jeté du côté de l'action !...
Il a pris part à l'agitation légale et constitutionnelle, par pa-
triotisme non moins que par crainte de l'agitation révolution-
naire. Il ne l'a pas fait toujours avec mesure, et sans doute il va
bien des choses à regretter dans son intervention proprement
politique au cours du dernier siècle : ces emportemens de
prêtres changés en tribuns pendant la crise agraire de 1880-1890,
cette inutile campagne antiparnelliste menée par une grande
partie du clergé, de 1890 à 1895, et, aujourd'hui même, ces ha-
rangues parfois excessives prononcées par des prêtres sur les
plaies-formes des meetings, ces discussions politiques soulevées
au sein du clergé même et qui font qu'un petit vicaire de cam-
pagne se permettra d'attaquer le primat d'Irlande pour ses décla-
rations sur la loi agraire. Mais n'oublions pas, ici encore, que
c'est la tyrannie anglaise qui a fait au clergé son rôle politique
et qui a « forcé » le pays dans une série d'agitations constitu-
tionnelles, agitations civiles et religieuses d'abord, puis agraires
et politiques, dont le clergé n'avait ni le pouvoir ni le devoir de
rester spectateur indifférent. Seul leader du peuple, il se devait
à lui, il s'est fait son soutien dans les revendications nécessaires
et dans cette lutte inégale contre l'oppression dont, sans lui, le
peuple ne fût jamais sorti vainqueur, et il n'est pas de juge
impartial qui ne reconnaisse que, dans l'ensemble et sauf les
excès individuels, il employa le meilleur de sa force à contenir
l'agitation, à proscrire les violences, à faire sentir contre
l'anarchie et la jacquerie son autorité modératrice et répressive.
Un pouvoir conservateur se fait malaisément artisan de pro-
TOiiE XXXIV. — 1906. r>8
914 REVUE DES DEUX MONDES.
grès. Si, moralement, le clergé irlandais a, en somme, admirable-
ment réussi à garder son peuple vertueux et pieux, il n'a pas eu
autant de succès dans cette tâche autrement difficile de régé-
nération intellectuelle et sociale, à laquelle pourtant il n'a pas
manqué de prêtres qui aient travaillé et réussi, dans leur sphère
locale, tels ce Father Davis, de Baltimore, et tant d'autres dont un
ministre anglais disait un jour en plein Parlement qu'ils furent
« des héros en même temps que des saints. » Lorsqu'en 1749,
un observateur protestant, l'évêque philosophe Berkeley, écri-
vait dans ce curieux opuscule, A word to the tvise, qu'il ne con-
naissait « pas sur terre de classe d'hommes ayant pouvoir de
faire plus de bien que le clergé catholique d'Irlande, de le faire
pms aisément et avec plus de profit pour autrui, » il en jugeait à
son aise, il ne se demandait pas si les lois pénales, alors floris-
santes, n'allaient pas prolonger bien avant dans le siècle suivant
des effets que le pire des régimes agraires et civils devait aggraver
encore, de manière à paralyser d'avance tout progrès en Irlande
et pour combien de temps?... Il faut sentir le poids de ces
causes qui s'opposaient naguère encore au développement social
de l'Irlande, il faut voir aussi celles qui ont fait le clergé irlan-
dais ce qu'il est.
Il est du peuple. Les lois pénales ont imprimé sur lui leur
marque comme sur le peuple, et si ces lois ont passé, leur œuvre
faite, l'Angleterre est restée, qui se dresse devant l'Irlande comme
un mur de prison, l'isole du monde et l'enferme dans le cercle
étroit de son horizon factice : le prêtre irlandais n'est pas sorti
de ce milieu léthargique dont il subit l'influence déprimante, ses
regards n'ont pas franchi le cercle magique. Ajoutez que le
peuple a la fierté de faire son clergé, sinon riche, du moins
aisé; ajoutez que ce clergé ne sent pas l'aiguillon d'une opi-
nion indépendante et éclairée, qu'il ne sent plus l'aiguillon de la
persécution violente. La conséquence, c'est que, comme le peuple,
il s'est laissé attarder aux revendications politiques, absorber par
la lutte contre l'oppression, lent à suivre son siècle dans la voie
du progrès social. Voyez dans le roman de M. l'ilibé Sheehan
cette jolie figure de Father Dan, si caractéristique de toute une
génération de prêtres irlandais, génération finissante aujourd'hui.
Father Dan est de caractère aisé et tranquille, respectueux du
passé, défiant du nouveau ; il a essayé de faire quelque chose
pour son peuple, il a échoué, et a fini par « accepter l'inévi-
l'irlande reugieuse. 915
tablo, » se disant « qu'il faut aller doucement et qu'on ne peut
défaire en un jour l'œuvre de trois cents ans. » 11 a pris pour
maxime : quieta non movere, et il s'est résigné : « Ctii bono! ce
sera la même chose dans cent ans d'ici ! »
C'est surtout en matière d'enseignement qu'on reproche au-
jourd'hui au clergé irlandais de n'avoir pas montré assez d'initia-
tive et d'esprit de progrès. Directement ou indirectement, il tient
presque toute l'instruction des catholiques, et la raison, c'est
d'abord l'insuffisance de l'élément laïque instruit et capable, c'est
aussi que pour se défendre contre les efforts faits de toutes parts
par le prosélytisme officiel ou officieux, à l'école primaire ou
dans les sociétés de propagande, le catholicisme a dû rejeter
l'enseignement neutre et « confessionnaliser » l'instruction.
« Nous vivrions en Espagne, » nous disait un ami d'Irlande, un
laïque, « que nous serions libéraux, mais le libéralisme est ici
un luxe que nous ne pouvons nous permettre, il coûte trop cher ! »
N'empêche qu'en fait d'enseignemeut, le monopole n'est jamais
une bonne chose, et de fait, il n'est guère contestable que l'instruc-
tion publique en Irlande ne soit restée assez faible et arriérée au
moins jusqu'à ces dernières années. De là des attaques assez vives,
et souvent fort exagérées, contre le clergé irlandais dans son
rôle d'éducateur, dont la plus retentissante émana, il y a quatre
ans, du commissaire permanent de l'Enseignement primaire, le
docteur Starkie. On riposte d'autre part que la grande faute est
à l'État qui, par les programmes et les examens, tenait la clef du
système, imposait cependant un enseignement mal entendu, des
méthodes arriérées et destructives de l'intelligence, enterrait tout
son argent dans des établissemens mort-nés comme les écoles
dites modèles et les Queens collèges de Cork et Galway. Aussi
bien, n'est-il pas piquant de voir des protestans, et non des
moindres, — par exemple l'évêque anglican de Killaloe en un
discours synodal, — reconnaître la supériorité des écoles catho-
liques sur les écoles protestantes en Irlande ; de voir bon nombre
de familles protestantes envoyer de préférence leurs enfans à ces
écoles catholiques, et de trouver 10 pour 100 d'étudians protes-
tans sur les rôles de VUniversily collège de Dublin, lequel est
tenu par les jésuites?
Quoi qu'il en soit, le clergé irlandais aurait sans doute mieux
réussi dan*) l'œuvre du développement intellectuel et social
d'Erin, s'il avait lui-même été mieux préparé à la tâche. Le
916 ' REVUE DES DEUX MONDES,
grand séminaire irlandais de Maynooth a toujours fait de très
saints prêtres, admirablement préparés à leur mission spirituelle;
mais jusqu'à ces derniers temps du moins, il ne les préparait
pas assez efficacement à leur rôle de leaders, au sens le plus
élevé du mot, à cette fonction spéciale de promoteurs du pro-
grès en Irlande. Les études sacrées y étaient supérieures, les
études profanes un peu négligées; le prêtre sortait de là avec,
une instruction ecclésiastique excellente, mais avec une instruc-
tion générale assez incomplète et étroite ; il lui manquait un peu
de ces qualités mentales que donne une bonne éducation litté-
raire, un peu « de cette chose indéfinissable, » dit l'éminent
évoque de Limerick, Mgr O'Dwyer, « qui n'est pas le savoir
mais la culture. » Quoi d'étonnant dès lors si souvent le prêtre,
installé et isolé dans son petit presbytère rural, montrait peu
d'activité intellectuelle, peu de goût pour l'étude, si sa biblio-
thèque était pauvre et sa plume peu féconde, s'il réussissait
mal dans le training des esprits et des caractères?
Constatons d'ailleurs que depuis une vingtaine d'années on
a commencé à réaliser à Maynooth, dans l'ordre des études
classiques et scientifiques, des progrès remarquables dont la
répercussion ne peut manquer de se faire sentir sur le clergé
irlandais dans son ensemble. Tant dans les sciences que dans les
lettres, le niveau des études a été fortement relevé, le nombre
des professeurs augmenté, des laïques nommés à cinq ou six
chaires, des séries de conférences confiées à des gens compétens
sur des sujets économiques et sociaux. On s'efforce de procurer à
une partie au moins du clergé les bénéfices d'un enseignement
universitaire, qui doit non seulement permettre à l'Eglise, selon
le vœu célèbre de Léon XIII, d'avoir des représcntans dignes
d'elle dans toutes les branches de la haute culture, mais contri-
buer aussi, en mettant l'étudiant ecclésiasiique plus en contact
avec l'étudiant laïque, à rapprocher le prêtre des fidèles. Chaque
année, on envoie donc des Maynooth students prendre leurs
« degrés «à Dublin devant cette commission d'examens univer-
sitaires qui est décorée du nom de l'Université royale d'Irlande;
on envoie des prêtres ou futurs prêtres aux Facultés du conti-
nent, à Paris, à Bonn, à Louvain, de même qu'à V Univeraity
Collrfjr (le Dublin. De quel avantage ne sera pas enfin, pour lo
clergé lui-même, celte Université nationale et ouverte aux ca-
Ihoiiciues que l'Irlande ne cesse de demander, et que le gouver-
L'IRLANDE RELIGIEUSE. 917
nement anglais se décidera peut-être à créer et à doter en face
de la vieille Université protestante de Trinity Collège, donnant
ainsi au monde, une fois de plus, Texein pie d'un bel et vrai libé-
ralisme i
Ce n'est que justice de dire que tous ces efforts faits pour
fortifier la culture générale du prêtre ont largement contribué
au succès rencontré, et à la transformation opérée, dans le
sein du clergé irlandais, par ces mouvemens récens, ces nou-
velles tendances des esprits qui se sont fait jour en Irlande
depuis dix ou quinze ans. L'Irlande a compris, depuis la crise
du home ride, qu'à se laisser trop longtemps absorber par la po-
litique et l'agitation, elle compromettait sa nationalité menacée
par l'anglicisation, et que c'était maintenant le premier de ses
devoirs de restaurer au pays son individualité nationale, en le
rattachant à ses traditions, à son histoire, à son langage, en lui
refaisant une vie propre au point de vue psychologique et social:
de là d'abord le mouvement « gaélique, » qui vise à régénérer,
à « re nationaliser » l'âme irlandaise; puis, parallèlement, un
mouvement « économique, » qui s'efforce de rendre au pays par
\eself help, la coopération et l'enseignement technique, le carac-
tère et les formes économiques qui le sauveront de la ruine
matérielle. Il y avait là. de quoi faire réfléchir le clergé et lui
inspirer quelque salutaire examen de conscience. N'avait-il pas
lui-môme abusé de la politique et fait trop longtemps passer !s.^s
revendications agraires ou constitutionnelles avant la réforme
intérieure et l'éducation de l'individu? xN'avait-il pas inconsciem-
ment favorisé les progrès de l'anglicisation par cet esprit d'oppor-
tunisme qui le faisait toujours regarder vers l'Angleterre pour
toute mesure de réparation? Le l'ait est que très vite il fut touché
de l'esprit nouveau. Son horizon dès lors se déplace, s'élargit.
Son activité temporelle s'oriente de moins en moins vers la poli-
tique et de plus en plus vers les réformes intellectuelles et so-
ciales, vers le travail nécessaire de l'éducation nalionale, d'au-
tant plus aisément que la nécessité de son intervention politique
diminue elle-même peu à peu. S'il se trouve encore aujourd'hui
de ses membres pour contester la possibilité d'une renaissance
918 REVUE DES DEUX MONDES.
gaélique, pour déclarer qu'il faut remettre tout effort économique
à Iheure qui suivra le rachat général des terres ou l'obleniion
du home riile, voici dans son sein toute une génération nouvelle
et pénétrée des idées nouvelles, très différente de celle qui l'a
précédée et qu'illustrait si bien le Father Dan de My new Citrate^
une génération active et énergique, mieux instruite et mieux
outillée pour son rôle social, et qui fournit aujourd'hui des
leaders aux deux grands mouvemens de la régénération irlandaise.
Les précurseurs n'avaient d'ailleurs pas manqué, au sein
môme du clergé. Maynooth, où pendant trente ans la chaire de
langue irlandaise s'était vue négligée, eut l'honneur de former
l'un des premiers promoteurs de la renaissance gaélique dans la
personne de feu labbé O'Growney, comme l'un de ses principaux
artisans actuels dans celle de M. l'abbé O'Hickey; tous deux ont
remis lirlandais en honneur au séminaire, et il y a déjà bon
nombre d'années que de tous les jeunes lévites de Maynooth, il
n'y a pas un qui ne soit un enthousiaste du langage gaélique et
de l'idée de la régénération gaélique. — De même, je ne crois
pas qu'après Horace Plunkelt personne ait fait davantage pour
préciser et propager les idées maîtresses du nouvel esprit éco-
nomique que le Père Finlay. Par toute l'Irlande, les « Frères
chrétiens, » de l'ordre fondé en 1802 par Ignatius Rice, le De la
Salle irlandais, se sont faits à côté du clergé paroissial les pion-
niers des idées nouvelles. L'éducation se désanglicise peu à peu
dans ces centres d'anglicisation qu'étaient les collèges congré-
ganistes et les couvens. Les évoques favorisent le mouvement
gaélique, où ils voient un auxiliaire dans la lutte pour la foi,
ils sont les plus actifs soutiens du mouvement économique.
Partout le clergé met lui-môme la main à la pùfe : il fonde des
classes et des associations gaéliques, des industries nouvelles,
des caisses rurales et des svndicats. A Ballinu, c'est un vicaire
de campagne, Father Quinn, qui établit une fabrique coopé-
rative de chaussures; à Castlebar, c'est M. le curé Lyons qui
organise une société de force électrique; à Foxford, ce sont les
Sd.'ursde la Merci qui fondent un tissage et réalisent des pro-
diges en relevant la condition des tenants cinq lieues à la ronde.
Seul avec la sirnir de charité, le prêtre sait se faire entendre du
paysan irlandais, lui faire rompre avec les vieux usages, lui faire
désirer le progrès en le Ivii faisant comprendre : seul il est
écouté parce qu'il est désintéressé.
l'irlande'' religieuse. 9 1 9
Autre chose : le clergé s'est repris, sous la pression des idées
nouvelles, à lutter avec ardeur contre ces deux fléaux nationaux
de l'Irlande, l'émigration et l'alcoolisme. Contre l'émigration,
qui tient à des causes économiques et sociales trop profondes,
tout ce qu'il peut faire est peu de chose : il peut combattre une
partie du mal, l'émigration volontaire, provoquée moins par la
misère que par l'esprit d'imitation, le désir du nouveau, la tris-
tesse de la vie rurale, et il le fait en prêchant sur les risques
matériels et moraux de l'émigrant, mais surtout en rattachant le
paysan au pays par l'organisation de cercles ruraux, de lectures,
de bibliothèques. Plus active, et relativement plus aisée, est la
lutte contre l'alcoolisme, où l'on sait qu'il y a une soixantaine
d'années un fameux capucin, le Père Matthew, avait obtenu le
succès le plus merveilleux par le moyen le plus radical, l'enrôle-
ment en masse sous le drapeau de l'a abstinence totale. » Bro-
chures, discours, congrès anli-alcooliques, le clergé irlandais mé-
prise ces moyens : il n'en a qu'un, mais qui réussit, c'est iepledge,
l'engagement solennel d'« abstinence » ou de « tempérance »
pris collectivement et périodiquement par tous les hommes
enrôlés dans une « ligue. » 11 y a aujourd'hui de ces « ligues »
un peu partout : l'abstinence totale est pour l'élite, la tempé-
rance pour la masse. Et comme les mœurs, surtout quand elles
sont vicieuses, se ressemblent fort souvent de pays à pays, on ne
s'étonnera pas de savoir que celle qui réussit le mieux, c'est
Vantilreating league, la ligue contre les « tournées » au cabaret,
chaque membre s'engageant à n'accepter ni ne payer de tour-
née : ne serait-ce pas à imiter en maint endroit de France?
Souhaitons à toute cette campagne un succès pareil à celui de
Father Matthew, mais plus durable : elle a ce que n'avait pas
l'autre, l'organisation, à quoi rien ne supplée, pas môme l'en-
thousiasme 1
VI
De ces premiers pas faits dans la bonne voie on est sans
doute en droit de bien augurer de l'avenir. Les temps, à vrai
dire, sont pressans, l'heure est critique : l'Irlande est au point
tournant de son histoire, et selon la direction prise, selon l'eiTort
accompli, elle va dès maintenant vers la décadence finale ou la
920 REVUE DES DEUX MONDES.
régénération. Il faut des leaders à une démocratie, et jusqu'au
jour où la démocratie irlandaise se sera fait une élite assez forte,
assez indépendante et assez éclairée pour diriger à elle seule les
destinées du pays, il est inévitable que le leadership social de
l'Irlande reste provisoirement, qu'on le veuille ou non, aux
mains du clergé, seul agent capable, seul facteur éventuel de ces
mouvemens nouveaux d'où la nation espère son salut. Sans
doute la mission des ministres de Dieu n'est pas de ce monde, et
les apôtres ont été envoyés aux nations pour prêcher la loi
divine et non le progrès humain. Mais n'y a-t-il pas en Irlande
des circonstances spéciales qui, legs d'un passé de soutîrances,
imposent au clergé, à côté de sa mission spirituelle, après sa
mission spirituelle, une mission sociale à laquelle il a le devoir
de travailler dès qu'il en a le moyen? Ce que le clergé tchèque a
fait pour la Bohême, ce que le clergé flamand a fait pour la
Belgique, le clergé irlandais a le moyen de le faire pour l'Irlande.
D'autre part, et qu'il se le dise, tout ce qui se fera hors de lui
ou malgré lui pourrait bien se faire contre lui; l'émigration et
l'anglicisation, si elles ne sont enrayées, pourraient bien réduire
au pasteur son troupeau jusqu'à ne lui plus laisser un jour de
fidèles à garder! Aura-t-il maintenant la souplesse et la largeur
d'esprit nécessaires pour exercer cette délicate fonction de pro-
moteur du progrès social sans blesser la susceptibilité d'une
démocratie naissante, sans alarmer les indépendances ni susciter
les jalousies? Aura-t-il l'énergie et la persévérance nécessaires
pour mener à bien cette régénération d'un peuple par l'éduca-
tion de l'individu, pour vaincre « cette inertie de l'Irlande que
rien, » au dire de Father Dan, « ne saurait vaincre au monde ? >»
Réussira-t-il enfin dans son œuvre etsaura-t-il rendre à l'Irlande,
après la faillite qu'y a subie le protestantisme, quelque chose
de cette splendeur dont les moines des vi® et vu* siècles avaient
fait briller sa civilisation ?
C'est le secret de l'avenir. Pour le moment, il n*a pas à se
dissimuler que le jour n'est peut-être plus bien lointain où,
devenue majeure, la démocratie irlandaise lui demandera ses
comptes. L'anticléricalisme, au sens où nous entendons ce mot
en France, n'a pas de prise bien sérieuse, quant à présent, sur
ce peuple d'Irlande où la foi catholique a des racines trop
profondes et, si l'on peut dire, trop nationales (1). Nous n'ap-
(1) Il a cependant un représentant, et des plus brillans, dans un romancier
l'iRLANDE RELIGIliUSE. 921
pcllerons pas en effet de ce nom l'hostilité acharnée, à la fois
confessionnelle et politique, que témoignent à l'Eglise romaine
les protestans irlandais, ou au moins les plus bruyans d'entre
eux, qui ne cessent de clamer : « Trop d'églises ! Trop de prêtres !
Trop de richesses ! » sans se souvenir qu'ils n'ont pas eu à se
bâtir d'églises, ayant pris aux papistes les leurs sous la Réforme,
et sans s'apercevoir que l'Eglise épiscopale d'Irlande poss^ule
non seulemeiit un capital fort honnête que lui a constitué le
désétablissement, mais un clergé sensiblement plus nombreux
que le clergé catholique à proportion du nombre des fidèles.
Du côté des catholiques, nous ne trouvons guère, à côté d'an
petit noyau d'intellectuels ou soi-disant tels, naïfs admira-
teurs de nos pires anticléricaux de France, à côté des « agnos-
tiques » voltairiens et gouailleurs, indifférens surtout, que des
politiciens en froid avec le clergé pour causes électorales, et des
« intransigcans » à l'idéal séparatiste et| républicain, partisans
plus ou moins avérés de cette doctrine de la « force physique »
que l'Eglise a toujours proscrite, adversaires de la politique du
clergé sans l'être du clergé lui-même. En fait d'anticléricalisme,
tout cela est assez peu de chose, pour le présent. L'Irlande, qui,
par ce qu'il y a d'exceptionnel dans la puissance sociale de son
clergé, semble offrir tant de tentations aux attaques des sectaires,
n'est par mûre encore pour le mouvement. Mais le mouvement
est d'ores et déjà en progrès. Que scra-t-il? Cela dépend pour
beaucoup du clergé lui-même. D'ailleurs, au jour de l'épreuve,
la meilleure sauvegarde de l'Irlande ne se trouvera-t-elle pas
être précisément, — fclix cjilpa, — l'anticatholicisme du pro-
testant irlandais, de l'ennemi-né de l'Irlande nationale ? N'em-
pêche qu'il n'y aurait pas présentement de plus grand danger
pour l'avenir du pays que celui d'une poussée d'anticléricalisme,
et nous pouvons en croire ce que disait naguère un protestant,
un libéral celui-là, sir Horace Plunkutt, devant une commis-
sion officielle, c'est que « si un mouvement anticlérical devait
jamais réussir, ce serait un tel danger de dégradation morale,
sociale et politique, que toute espérance de renaissance natio-
nale en serait du coup ruinée. »
d'esprit plus anglais qu'irlandais, disons même : plus français qu'anglais, M. George
Moore, qui, convaincu de la décadence du caUioiicisme et de,-^ nalions calholiqiies,
a récemment fait application de sa thèse favorite à l'Irlande dans un charmant
petit volume de nouvelles irlandaises, d'un art déucat t; trùs habile, mais inspiré
du plus pur préjiiffé anlicléri'-al à la française, The Unlilled Field.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
Il faut à l'Irlande, pour le succès de sa régénération natio-
nale, il lui faut de toute nécessité, le premier des biens: la paix
religieuse. En religion surtout, la guerre est impie ! Il lui faut
la paix entre protestans et catholiques, la paix entre cléricaux
et anticléricaux. Que les protestans d'Irlande sachent se faire
tolérans à l'égard du catholicisme et des catholiques, comme le
sont leurs frères d'Angleterre 1 Que le clergé catholique sache,
dans son action sociale, se faire libéral, comme.il est de sa
nature de l'être, comme il le serait sans les persécutions passées
et les constantes embûches du prosélytisme protestant en
Irlande, comme l'est actuellement en Amérique le clergé d'ori-
gine irlandaise, si différent sur ce point du clergé germano-
américain ! Enfin que l'union se maintienne entre le prêtre et le
peuple aussi forte, aussi confiante qu'elle l'a été depuis deux
siècles! Ce n'est qu'à ce prix que des jours meilleurs pourront
venir, et que pourra se réaliser peut-être la prédiction célèbre
que fit en un jour d'enthousiasme le cardinal Newman : « Je vois,
dit-il, une cité nouvelle, loin des vieux sanctuaires, une nation
à la fois très vieille et très jeune, vieille en son christianisme,
et jeune en ses promesses d'avenir, un peuple qui reçut la grâce
avant que le Saxon ne fût venu en Bretagne et qui n'a jamais
fojfait sa foi. C'est un peuple qui a eu une longue nuit et qui va
voir enfin le jour. Là, comme vers un sol sacré, seconde patrie
du christianisme, viennent étudier les hommes en foule : tous
ont une même foi, tous cherchent la vraie sagesse, et ils retournent
dans leur patrie pour porter la paix aux hommes de bonne
volonté. »
L. Paul-Dubois.
REVUE LITTÉRAIRE
LE RETOUR A LA POÉSIE INTIME ET FAMILIÈRE
L'année a été bonne pour les poètes : on s'est beaucoup occupé
d'eux; on les a comblés d'éloges, on leur a tressé des couronnes, on
leur a décerné des prix, et non seulement les prix déjà connus,
mais d'autres encore, inédits et qu'on a fondés exprès pour eux. Car
depuis qu'on a découvert qu'il est immoral de distribuer les prix aux
enfans, nous les prodiguons à l'âge viril. Jamais on n'avait institué
tant de prix, si divers, si considérables par leur importance et par
celle des lauréats qui en bénéûcient. Que n'a-t-on pas dit, depuis
toujours, à la honte du prix de Rome, et n'était-il pas le vrai cou-
pable, si nos peintres se montraient parfois dépourvus d'originalité ?
Voici que, depuis cette année, les poètes aussi ont leur « prix de
Rome. » Loin de nous l'idée de critiquer cette inoffensive ou char-
mante nouveauté I Si le prix de Rome ne crée par les génies poé-
tiques, il ne les empêchera pas de naître. Le titulaire de ce prix ne se
croira pas un émule de Lamartine ou de Hugo; ou plutôt, il songera
qu'il débute comme ces grands ancêtres, qui travaillèrent d'abord pour
mériter les suffrages de l'Académie de Mâcon ou des Jeux floraux de
Toulouse: il aura conscience d'être un bon élève, le meilleur élève
en poésie parmi les jeunes hommes de son âge, le plus fort de sa
classe en vers français.
Au surplus les poètes ne sauraient être trop encouragés. Leur
œuvre arrive difficilement au public, même à ce pubUc restreint, à cette
élite de lettrés qu'ils souhaitent d'atteindre. Et pourtant elle est utile,
alors même qu'elle n'ajoute pas au patrimoine de notre Ultératnrc
quelques-unes de ces « sublimes beautés » dont, aussi bien, la reu-
92i- m: VUE des ueux mondes.
contre est rare. Elle empêche de se briser la chaîne d'une tradition.
Elle entretient chez le lecteur le goût des pensées nobles et des sen-
ti mens délicats, la poésie ne se prêtant guère à l'expression de ce
qui est vulgaire ou médiocre. Surtout elle sert à « défendre et illus-
trer » la langue ; elle nous rappelle sans cesse ces principes de l'art
d'écrire : le respect de la forme, le choix des mots, le sens du rythme
et de l'harmonie. Il arrive assez fréquemment qu'il y ait comme une
éclipse dans le rayonnement poétique : on dit que les temps sont
passés, que la poésie est morte; elle, cependant, ne meurt que pour
renaître. Dans ces dernières années, il faut avouer que la production
poétique avait été assez décevante. Mais c'est qu'il y a une lutte entre
les genres littéraires comme entre les espèces vivantes, et chacun
d'eux à son tour témoigne de sa vitahté. Certes, nous ne manquions
jusqu'ici ni de romanciers, ni d'écrivains de théâtre : voici que nous
assistons à toute une éclosion de poésie. Les jeunes poètes sont une
pléiade. Nous ne les nommerons pas tous; nous ne leur donnerons pas
de places, et ceux que nous aurons omis, ce ne sera pas signe que nous
les dédaignions; mais nous ne rédigeons pas un palmarès. Et, puisque
le meilleur moyen de louer les poètes est de citer leurs vers, nous
aurons soin de mettre sous les yeux du lecteur le plus grand nombre
possible des pièces qui nous ont charmé, tandis que, par ces chaudes
journées d'été, nous feuilletions les écrits de ces jeunes hommes au
langage harmonieux.
Il y a une quinzaine d'années, on ne pouvait, sans une juste
appréhension, ouvrir un Uvre de vers nouveaux. On savait d'avance à
quelle torture on s'exposait : celle d'assister aux vains efforts de htté-
rateurs, impuissans à débrouiller leur propre pensée. SymboHstes,
décadeutistes, vers-hbristes n'ont à se plaindre de personne, sauf
d'eux-mêmes. Si une certaine presse ne leur a pas ménagé l'ironie,
c'est qu'ils avaient grand soin de la provoquer. Quant à la critique,
elle s'est efforcée de venir à leur secours, de les aider à voir clair dans
leurs brouillards, et de formuler pour eux leurs vagues aspirations.
Nulle part la théorie symbohste n'a été plus fortement exposée qu'ici
même, et nous pouvons bien le dire puisque c'était à une époque où
nous n'y écrivions pas. Les poètes d'alors dogmatisaient volontiers;
ceux d'aujourd'hui se méfient des théories. Ile ne lancent pas de
manifestes, ils ne rédigent pas de programmes, ils affectent de ne
ineltre en tête de leurs livres pas même un bout de préface. Ils ne
forment ni écoles, ni groupes, et ils n'ont, pour se reconnaître entre
eux et se désigner à l'attention publique, aucun vocable à terminaison
REVUE LITTÉRAIRH. 925
savante ou pédantesque. J'espère qu'ils ont quand même des idées sur
leur art, et qu'ils ne méconnaissent ni l'utilité des discussions théo-
riques ni le prix de l'efTort conscient et réfléchi ; mais ils se sou-
viennent d'un temps où leurs aînés annonçaient chaque matin qu'ils
auraient du génie le lendemain. Cela les a rendus plus réservés et
moins prodigues de promesses. Ils tâchent de nous donner des
œuvres, telles quelles, en nous laissant le soin d'épiloguer sur elles.
Ce qui apparaît tout de suite dans ces œuvres, c'est la netteté du
dessein qu'ont eu leurs auteurs de rompre avec l'esthétique de leurs
devanciers. Vous y chercheriez vainement l'ombre d'un symbole. Est-
ce un bien, est-ce un mal? 11 nous suffit de constater que les poètes
ont renoncé au système de 1' « allusion, » c'est-à-dire de l'expression
indirecte, et qu'ils se soucient au contraire d'exprimer chaque nuance
de leur sensibilité de la façon la plus directe, et, s'il est possible, la
plus adéquate. Au vague où se complaisaient les poètes musiciens, ils
préfèrent une forme moins imprécise, moins indécise, et ils ne
souhaitent rien tant que de saisir au passage quelque image colorée,
éclatante, splendide. Je sais, dit l'un d'eux, M. Emile Despax,
Que les beaux vers, honneur du langage français,
Sont vifs comme le chant aigu de la cigale,
Chauds comme le velours des roses du Bengale,
Frais comme un caillou blanc dans la source qui luit,
Et purs comme le chœur des astres de la nuit (1)...
Cela signifie sans doute que les vers doivent être aisés à com-
prendre, justement cadencés et revêtus de belles images. Ils ont
totalement renoncé au vers libre, du moins à celui dont la liberté
n'était réglée que par le caprice du poète. Quelquefois encore il arrive
que leur prosodie s'affole et qu'on rencontre quelques séries de vers
qui échappent à toute mesure ; ils sont comme isolés et perdus
dans un ensemble de vers fidèles à la coupe traditionnelle, qui est
la coupe classique, peu à peu modifiée par les romantiques et les par-
nassiens. Tout juste est-on parvenu à libérer le vers de certaines con-
traintes inutiles, et de quelques interdictions arbitraires. C'est à quoi
se réduit tout ce que la nouvelle génération des poètes doit à la pré-
cédente. D'ailleurs elle prend le contre-pied de toutes ses tendances.
Le plus grand défaut de la poésie d'antan, c'était d'être nuageuse au
point de s'évanouir dans on ne sait quelle brume sans forme et sans
(1) M. Emile Despax, Lamaisvn des Glycines, i vol. (Lemerre).
92Ç REVUE DES DEUX MONDES.
nom. Il lui fallait reprendre corps. Une première tentative fut faite pour
lui rendre cette substance qui lui manquait et sans laquelle toute vie de-
venait impossible. Ce fut l'œuvre d'une sorte de néo-parnassianisme
où s'illustrèrent M. Henri de Régnier et le regretté Albert Samain. Mais
la poésie parnassienne n'avait pas résidé tout entière dans l'œuvre im
personnelle des Leconte de Liste ou des Heredia ; de bonne heure
M. Sully Prudhomme, M, Coppée y avaient fait entrer l'expression de
ce qu'il y a de plus intime dans la sensibilité. C'est de ceux-ci que pro-
cède, en tenant compte d'autres influences, la génération actuelle.
Dans un recueil de beaux vers, publié il y a quelques années déjà
par M. André Dumas, Paysages, la note de tendresse inquiète, l'effu-
sion d'une sympathie qui communie avec toute la nature et toute
l'humanité fait songer au poète des Solitudes. Et le poète des Intimités
ou des Croquis parisiens peut, comme le maître au disciple, tendre la
main à l'auteur de la Belle Matinée, M. Gauthier-Ferrières (1). Comme
eux, le poète d'aujourd'hui croit qu'il peut trouver en lui-même le
sujet de ses vers, et U estime que toute émotion provoquée par la
vie, tout reflet des choses sur son âme peut servir de thème à ses
variations :
Poète, sois sincère; écris ainsi qu'on aime,
Sans fard et dédaignant la vanité des mots;
Regarde le soleil frémir sur les rameaux.
Et mêle à l'infini du monde ton poème.
Les ciels de ton pays, les eaux et les bois verts.
Et ton amour qui rit ou qui souffre, peut-être;
L'oiseau qui vient poser son vol à ta fenêtre,
Que tout cela frissonne et rêve dans tes vers.
Et sans quêter la gloire ou chercher le génie,
Selon le rythme simple et divers de ta vie,
Par les soirs bleus de lune et de sérénité,
Parle de ton bonheur, en toute humilité,
Et de ta peine avec des phrases innocentes
Qui pleurent comme l'onde aux sources bruissante
El qui chantent aussi, comme on entend chanter
Les sauterelles d'or dans les brises d'été...
Ces conseils, M. Léon Bocquet, l'auteur des Cygnes noirs (2), affirme
qu'il les lient de M. Francis Jammeset les déclare excellens. En fait,
(1) Gauthier-Ferrières, La Belle Matinée, 1 vol. (Lemerre).
(2) Léon Bocquet, Les Cygnes noirs, 1 vol. (Mercure de France).
REVUE LITTÉRAIRE. 927
cet art poétique est aussi ancien (jue la poésie lyrique elle-même. L'au-
teur des Lettres de Dupuis et Cotonet définissait déjà le romantisme
par le genre intime. Seulement les romantiques ne consentaient qu'à
exprimer des sentimens exceptionnels ou rares, et c'était dans cette
direction déjà que Sainte-Beuve orientait ou faisait dévier la poésie
intime. Aussi, pour définir le courant de poésie qui se dessine aujour-
d'hui, faut-il au mot « intime » ajouter, pour le préciser, celui de
ft familière. » Car c'est des sentimens les plus communs et c'est du
spectacle de la vie quotidienne que les jeunes écrivains essaient de
dégager toute leur poésie.
Ce retour à une poésie intime et familière, M. Fernand Gregh a
été, avec M. Charles Guérin et M. André Rivoire, un des premiers à en
donner le signal. De là vint le succès de son volume de début, la Mai-
son de V enfance, où l'on goûta tout ensemble la fraîcheur du sentiment
et la clarté de l'expression. Depuis lors, son talent n'a cessé de se
développer, et, d'un recueil à l'autre, sa personnahté s'est modifiée,
comme il convient à mesure que l'horizon s'étend et qu'on découvre de
plus haut le sens de la vie. Comme les très jeunes gens, le poète avait
commencé par se plaindre et par désespérer, et nous avait fait le con-
fident de ses soufi'rances. Puis il s'était aperçu que ces lamentations
sont étrangement vaines, et, s'éprenant de l'action, il avait célébré la
Beauté de vivre. Il y a dans les Clartés humaines un généreux enthou-
siasme. Mais c'est dans son dernier recueil V Or des minutes {\), que le
poète a mis vraiment toute son âme. Il l'exprime au gré du moment,
au fil de l'heure. Peu importe l'occasion ou le prétexte : un paysage
aperçu, un ciel de mars, un soir d'avril, une nuit d'été, une langueur
d'automne. C'est une note très pénétrante de tendresse et de sagesse,
de mélancolie résignée ou de bonheur calme, qui s'élargit en sympa-
thie humaine et en gravité religieuse. Certes le poète sent profon-
dément en lui ce qu'il y a d'incomplet dans toutes les joies humaines :
et, quoiqu'il ait obtenu de la vie, il mesure toute la distance qui le
sépare de l'idéal toujours rêvé et toujours inaccessible :
Un chagrin pleure au fond de ma joie incertaine
Comme un enfant captif dans sa chambre lointaine.
Quel chagrin ? Ali ! celui qu'on ne peut consoler,
Le chagrin d'un cœur vide impossible à combler
L'ennui perpétuel d'une âme inassouvie!...
Rien ne pourra remplir cette âme avide et triste...
(1) Fernand Gregh, La Maison de l'enfance; — La Beauté de vivre; ~ Les
Clartés humaines; — L'Or des Miîiutes; 4 vol. in-18 (.Fasquelle).
92S REVUE DES DEUX MONDES.
Toute la gloire et tout l'araour sont superflus :
Et, comme un grand feu mort qui brusquement rougeoie,
Son désir renaîtra des cendres de sa joie 1
Cela même fait la noblesse d'un esprit, d'être toujours en quête de
satisfactions plus hautes. Mais d'ailleurs faut-il se révolter contre ce
qui est la loi? A quoi bon ces anathèmes qu'on sait inutiles? Et le
secret n'est-il pas de goûter, dans la mesure où il nous est accordé,
un bonheur dont s'illuminent tout au moins quelques heures ou quel-
ques minutes exquises ? L'égoïste ou l'enfant malade s'isole en lui :
l'homme se soucie de prendre sa place dans l'ordre éternel, de colla-
borer pour sa part humble à l'univers. Dans les mouvemens de son
âme il retrouve ceux de toute l'âme humaine, comme en présence
d'une soirée radieuse il songe à des soirs innombrables, où il ne vivait
pas, où il ne vivra plus. L'immensité de l'espace et du temps se révèle
à la créature. chétive et éphémère ; et c'est pourquoi la pensée du poète
s'élève jusqu'au maître, ordonnateur de l'apparence universelle, et
son livre s'achève par un hymne au Dieu inconnu.
La pièce la plus considérable du livre de M. Gregh est celle qu'il
intitule Les Ancêtres. C'est une sorte de vision de Légende des siècles.
Le poète imagine que, dans une plaine immense et surnaturelle, il
aperçoit groupés des milliers d'hommes et de femmes. A mesure que
ses yeux se fixent sur cette foule énorme et pa^^dennent à en démêler
la confusion, il reconnaît que tous ces êtres échelonaés à l'infini
forment la série de tous ceux qui l'ont précédé dans sa race et qid
foimont la chaîne multiple et complexe de ses ascendans :
Tous CCS morts amenés dans ce champ, tous ces êtres
Réunis devant moi, c'étaient tous mes ancêtres,
Toute la successive et faible humanité
Qui m'a de couple en couple à mon tour enfanté...
Chaîne ample dont le bout se perd dans le mystère,
Qui m'a légué ma vie et mon âme et mon nom
Et dont je fus hier le suprême chaînon.
C'est de leur pensée à tous, c'est de tous leurs rêves, de tous leurs
ellbrls qu'est faite la pensée de celui qui vit un jour sur cette terre
où chacun est l'héritier de tous ceux qui, l'ont précédé. Ainsi, il leur
doit à tous un peu de ce qu'il est, et sa piété remonte à l'infini ; tandis
que lui-même se sent déjà responsable envers tous ceux dont l'âuio
devra, au lointain de l'avenir, quelque chose à son âme.
Le même thème se trouve développé, — par une de ces analogies où
REVUE LITTÉRAIRE. 929
oa reconnaît qu'une idée est dans l'air, — dans une pièce du volume
de M. Louis Mercier : le Poème de la Maison, intitulée Eux (1). Les
aLcôtres, « eux, » il les imagine groupés, non pas dans une plaine
apooalvt.'tique, mais tout uniment dans la maison villageoise où ils
se sont succédé. C'étaient d'obscurs artisans, de ceux qui n'ont pas
d''iistoire : ils sont nés, Us sont morts, et c'est tout leur destin. Leurs
pas ont éndé le bois du seuil, leurs doigts ont usé le fer de la clef et le
manche de» outils : rien autre ne témoigne de leur passage dans la
maison familiale. Mais leur âme continue de vivre et c'est elle qui
inspire an poète né de leur sang de dire des émotions qui étaient en
eux, — .•!. plus profond, au plus obscur d'eux-mêmes, — et qu'ils ont
ressentius ~ars savoir les exprimer ;
Ai ■!. ime paysanne est fille de la vôtre.
Si j cii pu quelquefois exprimer mieux qu'un autre
L'émouvante beauté du rustique labeur;
Si pour dire ce vieux et candide poème
Il .T.e vient dès accens qui me troublent moi-même,
Tant je les sens frémir de tendresse et d'ardeur,
C'est à vous mes aïeux que j'en dois rendre grâce.
Car mon œuvre est la fleur de A^otre esprit vivace ;
Le souffle de mes morts y revient palpiter.
Et, sans doute, ce sont les lointaines pensées
Silencieusement dans leur être amassées
Dont mon âme déborde et qui la font chanter.
Ce fils de paysans et qui a vécu à la campagne, s'est donc bien
gardé d'aller chercher ailleurs les sources d'une poésie qu'il avait dans
le sang : il s'est efforcé uniquement de rendre le charme intime et
puissant de ces choses qui lui étaient familières, dont il s'était vu tou-
jours entouré, dont il portait en lui le goût atavique.
Ce que dit M. Louis Mercier, c'est « la maison, » où se sont succédé
les générations, où les derniers venus trouvent un asile et un abri, la
maison maternelle, image concrète et toujours présente de la famille.
EUe laisse, au matin, partir ceux qui vont travailler dans la campagne
prochaine, et, tout le jour, elle ne cesse de les apercevoir; elle les
rappelle et les recueille, le soir, heureuse de sentir tous les siens
réunis sous la garde de ses murailles. Elle est vraiment un être vi-
vant : elle surveille, elle protège, elle garde, elle so sonnent, elle re-
grette. Elle souftre des assauts du vent et des tourmentes de la noigc :
(1) Louis Mercier, Les Voix de la Terre et du Temps; — Le Poème de la Maison,
2 vol., in-18 (Calmann-Lévy).
TOMB xxxiv. — 1906. B9
930 REVUE DES DEUX MONDES.
elle souffre davantage des absences et des deuils. L'âge et le ch:'.j:i:a
ont passé sur elle : de là -sàent ce charme émouvant et sacré qui est en
elle et qui nous fait découvrir à son visage on ne sait quoi d'huma-.;i.
Ce qu'il dit, le bon poète, c'est la terre et c'est le labeur auguste de
ceux qui peinent, afin de lui arracher notre subsistance. Comme ceux
qui ont grandi à la campagne et qui sont tout près du soi, il coriLtlt
ce que nous autres citadins nous ignorerons toujours : ce*'.o (îS[)rco
de communion avec toute la nature, l'attente des saisor ., l'uugoisse
de l'hiver, l'espoir que l'approche du printemps fait renaître Jar.s les
cœurs comme elle fait monter la sève dans les arbres. 11 soi! 'y mois
de l'herbe et le temps des moissons, l'obscure poussée ai. 'f:.i[n qui
germe et deviendra l'épi de blé, la chanson du vent f| l'.s litanies
du feu bienfaisant. Il admire les travailleurs des chM ■ /. nour leur
effort continu et pour leur patience féconde; et, danè ra raconnais-
sance, il leur associe ces compagnons de leurs épreuves quotidiennes,
les animaux. Entre eux et les humains n'y a-t-il pas, en même temps
que la camaraderie du travail,
Cette fraternité tragique de la mort?
Ce qui donne à cette poésie vaillante et saine un caractère de véri-
table grandeur, c'est qu'elle baigne dans le passé, et c'est que
l'image s'y reflète de ce qui ne change pas. Le geste du semeur
s'élargit jusqu'aux lointains d'une antiquité millénaire. La mort a
passé sur ces choses et ces gens de la campagne. Le lit des nouveaux
époux est fait d'un noyer planté par un ancêtre ; autour de l'âtre se
sont groupés ceux de la maison qui ne sont plus ; le même sol qu'ils
ont labouré jadis, abrite maintenant leur éternel repos.
Le premier recueil de M . Louis Mercier : Voix de la Terre et du Temps
avait déjà frappé l'attention par ses quahtés de franchise et de simpli-
cité robuste, et par cet art de dire avec intensité des choses profondé-
ment senties. On rencontre ici maint tableau d'un réalisme sobre, et
qui donne, sans qu'on puisse s'y tromper, l'impression de la scène vue :
La table, un jour d'été. Les gens de la maison.
Le père, les grands fils, les lâcherons à gage
Qu'on garde tout le temps que dure la moisson
S'acquittent de manger comme on fait d'un ouvrage.
La femme, ainsi chez nous l'usage ancien le veut,
Esclave des travaux humbles et véritables,
Demeure près de l'àtre et veille sur le feu,
Laissant les hommes seuls prendre place à la table.
REVUE LITTÉRAIRE. 931
Ils mangent sans rien dire et sans penser à rien.
Les cuillers à leurs doigts tintent sur les écuelles,
Une guêpe bourdonne à la vitre ; le chien
Rôde avec le désir du pain dans les prunelles.
La porte est grande ouverte et laisse voir les champs,
Le pays et le ciel et le soleil immense.
Tout se tait, hors, parfois, au fond des blés, le chant
D'une caille annonçant la saison d'abondance.
Mais ce qui mérite surtout d'être remarqué chez M. Louis Mercier,
plus encore que la carrure d'un vers solide et plein , c"est l'ampleur de la
composition. Chacune des pièces du recueil forme une sorte de poème
où le rythme varie avec les divers momens du drame. Prenons pour
exemple celle qui est intitulée : la Porte. Voici d'abord les heures du
jour oïl la porte s'ouvre pour accueillir ceux qui viennent, les men-
dians comme les travailleurs et les bêtes comme les gens ; puis c'est
le soir où la porte se ferme sur ceux qu'elle va garantir de toutes les
embûches de la nuit; peu à peu le poète subit l'inquiétude de l'ombre,
l'angoisse des ténèbres ; il lui semble de^vaner le fantôme de la mort
qui rôde, et, en des strophes inquiètes, il supplie la porte d'écarter
l'ennemie; mais déjà l'obscurité s'éclaircit, l'aube dissipe les terreurs
avec les ombres, et la vie renaît avec l'activité matinale. C'est là le
mouvement propre à la poésie lyrique, celui qui traduit les progrès de
î'émotion dans Vâme du poète. En un temps où les meilleurs ont l'ha-
leine si courte, il est intéressant de noter chez un écrivain en vers
cette largeur de souffle.
M. Louis Mercier décrit la maison et toutes les parties de la mai-
son : la porte, les fenêtres, la cave, le grenier, et la cheminée, la table,
le lit, l'horloge, etc. M. Abel Bonnard, auteur des Familiers (1), nous
décrit toute la basse-cour, tout le poulailler, toute la volière. Nous
trouverons donc, dans cet immense « bestiaire, » le chien et le chat,
le coq et la poule, le lapin et le cochon, l'oie et la dinde, et les
colombes, et les hirondelles, et les pigeons, et bien d'autres aussi.
Car si M. Bonnard n'oublie ni l'aigle, ni l'alouette, ni le corbeau, il
accueille pareillement dans sa ménagerie et le puceron, et le mous-
tique, et l'araignée, et le grillon, la Umace, le rat et la punaise, et il
nous dira le « propos des ménagères contre les mites. » Encore, et si
variée qu'elle soit, la collection n'est-elle pas complète. Il reste beau-
coup à faire à M. Bonnard, s'il veut mettre en vers toute l'histoire natu-
(1) Abel Bonnard, Les Familiers, 1 vol. in-I8 (Lecène et Oudin).
932 HEVUE DES deux mondes.
relie. Il n'en sera aucunement embarrassé. Cotte fois, ce ne sont
guère que six mille alexandrins qu'il nous donne, pour son coup
d'essai et sans qu'on y devine nul effort : ils ont échappé, sans dou-
leur, à sa veine fertile. Ils ont valu à M. Bonnard l'honneur d'être
le premier à remporter le « prix de Rome des poètes, » et nul n'a
prétendu que cette récompense fût imméritée ; au contraire, c'a été
un concert unanime de louanges pour célébrer la verve intarissable
de cet exubérant rhétoricien.
Les bêtes, dans le livre de M. Bonnard, prennent la parole : cela
n'est pas pour nous surprendre, car nous nous souvenons tous « du
temps que les bêtes parlaient. » Elles nous font les honneurs, et plus
souvent la satire d'elles-mêmes: ce sont des bêtes observatrices et
psychologues, analystes, critiques, ironistes. Elles se connaissent
elles-mêmes, et elles aiment à se faire connaître. Elles n'ont pas de
fausse honte et ne craignent pas de se mettre en scène : « Nous
sommes les pinsons... Nous sommes les oiseaux... » Ces bêtes-là ont
assisté à des revues de fin d'année et elles en ont retenu les procédés.
Bavardes, ce qui est difficile pour elles c'est uniquement de s'inter-
rompre et de se taire. Interpellés par les matelots, les dauphins leur
répondent : ils leur répondent en deux cents vers et font mentir
effrontément le vieux proverbe qui disait : « muet comme un poisson. »
Mais le fait est que les coqs, lorsqu'ils veulent saluer le matin, ne
peuvent s'en tirer à moins de cinq cents vers. Spirituels et moqueurs,
ces animaux familiers aiment fort à se moquer de l'homme, ou
encore à se railler les uns les autres. Le gibier sait bien qu'il finira
par être pris ; mais il se venge en songeant à la mine que font tant de
chasseurs qui reviennent bredouille. Le poulet sait bien qu'on va lui
tordre le cou, et cela ne lui fait pas de plaisir ; mais il se console en
songeant au bon tour qu'il joue à son bourreau, rien que parce qu'il
est maigre. Les mouches s'égaient aux dépens de celui qu'elles assail-
lent et qui est obligé de les subir, car elles sont trop I La dinde plai-
sante l'oie qui plaisante la dinde. Le plus souvent elles se raillent
elles-mêmes et se donnent la comédie de leurs propres travers, de
leurs ridicules, de leur vanité, de leur paresse ou de leur sottise. Le
chat se fait son procès, en dénonçant sa nonchalance, ses airs dédai-
gneux, son égoïsme et sa perfidie ; le geai avoue l'envie dont il sèche en
face du paon; le cochon étale son cynisme et son goût de TordurB...
Le procédé est connu, et M. Bonnard ne le donne pas pour nou-
veau. La Fontaine ne l'avait pas inventé, noa plus que les auteurs du
Roman du /(enard, qui l'avaient emprunté aux fabulistes des temps
BEVUE LITTERAIRE. 933
anciens et de tous les temps. Il consiste à noter l'air et l'attitude des
animaux et à leur prêter les senlimens qui, dans le monde des hommes,
correspondent à cet air et accompagnent cette attitude. La poule que
nous voyons inquiète, affairée, nous dira :
Vois-tu comme ma tête est petite ? J'épie.
Je ne sais plus pourquoi je suis ici tapie.
J'escalade le bois sec, j'écoute un moment,
Puis au haut des fagots je danse brusquement.
Je n'ai pas de cervelle et je n'af qu'une huppe.
Tout m'inquiète et c'est tout et rien qui m'occupe ;
Je replie un instant la patte au bord du pré,
Et mon œil roni] a l'air d'un guetteur effaré.
J'hésite, je reviens, je pars, lèvent me touche.
Je cours; j'ai toujours l'air de poursuivre une mouche.
Donc elle personnifiera l'écervelée et la petite folle. La tortue va
dans sa lenteur fameuse et la grive dans sa perpétuelle ivresse. Ce
monde des bêtes est si pareil au monde des hommes qu'on y trouve
les mêmes institutions, qu'on y respecte la même hiérarchie sociale.
Le faucon est un baron de l'azur, le coq un héraut, le chat un juge, le
merle un augure, et le scarabée un ermite. Les choses elles-mêmes
ont part à cet universel humanisme : le soleil est un ogre, le nuage
un capitan, le feu un seigneur, les tisons sont fourrés comme des
maréchaux.
M. Bonnard ne se lasse pas de continuer, de prolonger, et de
Tépcter ce jeu. Nous ne lui reprocherons, pour notre part, ni sa décon-
certante fécondité, ni la monotonie de ses effets. Nous aimons mieux
le féliciter d'être si vraiment jeune, de mettre dans ses vers, à défaut
d'un goût très pur, tant de gaieté, de gentillesse et d'espièglerie. Il
a ce don de l'image qui fait le poète :
La lampe, l'île d'or qu'enclôt la mer du rêve...
Iles, tentations charmantes des navires...
Les étoiles par (jui l'été prol'ond s'augmente
Sortent de l'onde, ainsi qu'une moisson clémente, etc.
Le difficile dans cette œuvre touffue el proUxc est de choisir et
c'est, au surplus, ce à quoi M. Bonnard n'a pas réussi. Il se corrigera,
avec le temps; et ses défauts sont de ceux dont il n'est pas impossible
de se débarrasser. Il apprendra à se restreindre et à se discipliner.
Il appL'qucra à des entreprises qui en seront plus dignes les qualités
d'observation malicieuse, d'imagination facile, et d'heureuse inveu-
ti'jn verbale dont il semble si vraiment doué.
934 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Bonnard connaît-il la campagne, pour y être né et y avoir passé
son adolescence toute récente encore? La justesse de sa vision le ferait
croire, si l'espièglerie de sa traduction ne nous en faisait douter.
Mais sûrement M. Auguste Dupouy est Breton, et son livre Partances
est tout plein de souvenirs de la mer et des récifs, et des quais et des
flottilles de là-bas (1). M. Georges DruUhet est Lorrain et veut faire
passer dans ses Haltes sereines (2) toute sa province avec l'aspect du
pays comme avec l'humeur dg la race. D'autres encore, qui sont de
précieux rimeurs, trouveraient ici leur place. Mais je ne puis qu'in-
diquer une tendance générale, des aspirations éparses à travers beau-
coup d'œuvres charmantes. Eux tous, ces poètes, leur pente les porte
à se souvenir de la terre et de la maison natale. Ils en aiment les
impressions profondes et douces. Ils veulent continuer à travers les
épreuves de la vie changeante et décevante le rêve qu'Us y ont com-
mencé. Ils ignorent volontairement la fièvre, la brutalité, les haines
qui rendent notre société si hostile à ceux dont l'âme est simple et le
cœur est tendre. Étrangers à ce goût du changement, à cette fan-
tasmagorie de nouveauté qui> nous lance éperdus à la poursuite
d'édens chimériques, ils se réfugient dans le passé, ils recherchent ce
qui, depuis le lointain des temps, s'est maintenu jusqu'à nous tou-
jours pareil. Leur idéal est un idéal de sagesse et de modestie ; et
leur rêve, qu'il s'encadre dans un décor de ville ou de campagne, est
un rêve d'intimité, de vie grave et recueillie. La poésie a plus d'un
objet ; elle peut se prêter aux tentatives les plus différentes : elle peut
dire les grandes aspirations de l'âme humaine, ou célébrer l'orage de
ses passions; elle peut refléter les changemens des époques ou expri-
mer l'éternité des idées. Nos poètes, non pas timides mais prudens,
se sont interdit pour un temps les ambitions trop hautes ; ils trouvent
qu'il est doux d'entendre et de compter chacun des baltemens de son
cœur, ils sont d'avis qu'un charme réside dans tout ce qui est simple
et régulier, qu'il y a, dans tout ce que ramène l'habitude et que la tra-
dition consacre, une vertu secrète, et ils s'estiment heureux de cueilhr
cette poésie qui fleurit à portée de la main.
René Doumic,
(1) Auguste Dupouy, Partances, 1 vol. in-18 (Lemerre).
(2) Georges Druilhet, Les Halles sereines, 1 vol. iii-18 (Lemerre).
REVUES ÉTRANGÈRES
UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE MARIE DE MODÈNIÎ;
Queen Mary of Modena, her Life and Letters, par Martin Haile, 1 vol. in-8^,
illustré. Londres, librairie Dent, 1906.
C'est au début de l'année 1673 qu'il fut décidé que le duc d'York,
frère cadet du roi Charles II, devait chercher à se remarier. U
était, depuis deux ans, veuf de sa première femme, Anne Hyde, grasse
et excellente personne qu'il avait épousée jadis sans trop savoir pour-
quoi, contre le gré de leurs deux familles, et qu'il avait ensuite
trompée presque constamment. Des huit enfans qu^elle avait eus, elle
ne lui avait laissé, en mourant, que deux filles, et l'on espérait qu'un
nouveau mariage donnerait au duc d'York un héritier mâle, ce qui
assurerait la succession au trône : car il n'était plus guère probable
que le Roi eût jamais des enfans de sa femme, Catherine de Bragance,
avec qui il était marié depuis près de douze ans. Les protestans, en
vérité, auraient préféré que le Roi lui-même congédiât la catholique
Catherine de Bragance, et se choisit une autre femme, à la fois plus
féconde et moins « idolâtre. » « Parmi les argumens que l'on peut
invoquer contre la polygamie, — déclarait l'un d'eux, Burnet, le futur
évêque de Salisbury, — je n'en vois pas qui soit assez fort pour
balancer les grands, visibles, et imminens hasards qui menacent de
nombreux milliers d'hommes, si, dans le cas présent, elle n'est point
permise. » Et déjà la Chambre des Lords avait voté un bill autorisant
le Roi à cet acte salutaire de « polygamie. » Mais Charles, que les scru-
pules de conscience, à l'ordinaire, embarrassaient peu, s'était fait
930 REVUE DES DEUX MO>DES.
ponrlant un scrupule de répudier une princesse qu'il respeclait
d'autant plus qu'il sentait qu'elle avait plus de torts à lui pardonner.
Il avait donc résolu de la garder pour femme , et de trouver ,
au plus vite, une fiancée pour son frère Jacques. Celui-ci, de son côté,
tout en s'accommodant fort bien de son veuvage, était trop loyal sujet
pour refuser de se rendre au désir de son frère : il avait seulement
exigé que sa seconde femme, d'où qu'elle pût lui venir, possédât une
qualité dont U avait toujours déploré l'absence chez la première. « Se
piquant d'être bon mari, — écrivait, à ce propos, le ministre français
Pomponne, — le duc d'York ne veut épouser qu'une belle femme. »
Aussi s'était-on occupé de dresser une liste de toutes les prin-
cesses qui, aux quatre coins de l'Europe, avaient quelque chance de
remplir cette condition. On avait découvert d'abord onze de ces prin-
cesses; mais cinq d'entre elles, pour des motifs divers, n'avaient
point tardé à être éliminées, de telle sorte que la hste définitive
n'en comprenait plus que six : l'archiduchesse Claudie-Félicité d'Ins-
pruck, la princesse Éléonore-Madeleine de Neubourg, la princesse
Marie-Anne de Wurtemberg, la princesse Marie-Béatrice de Modène,
la duchesse de Guise, et M'" de Retz. Il s'agissait à présent de les
examiner discrètement, l'une après l'autre, de comparer leurs mé-
rites, et d'en choisir une : mission infiniment grave et délicate, qui
fut confiée, en février 1673, à l'an des plus fidèles serviteurs du duc
d'York, Henri Mordaunt, deuxième comte de Peterborough.
De toutes ces princesses, le parti le plus désirable pour le duc
d'York était, à coup sûr, l'arcliiduchesse autrichienne : il n'y avait pas
une Cour où n'eût pénétré le renom de sa fraîche, légère, et char-
mante beauté. Malheureusement, elle était trop belle : et l'on savait
aussi que l'empereur Léopold avait résolu d'en faire une impératrice,
aussitôt que la grâce du ciel l'aurait rendu veuf. C'est cependant vers
elle que se dirigea d'abord Peterborough, « avec des joyaux d'une
valeur de vingt mille hvres sterling, pris par le duc d'York dans son
propre cabinet. » Mais, en débarquant à Calais, le négociateur apprit
que l'impératrice venait de mourir, et que déjà Léopold avait proclamé
son intention « d'avoir pour lui-même la belle princesse. » La liste des
fiancées possibles se trouvait ainsi réduite à cinq ; et Peterborough
recevait d'Angleterre un nouvel ordre : « d'essayer de voir ces prin-
cesses, ou tout au moins leurs portraits, et d'envoyer à Londres la
relation la plus impartiale de k'urs manières et dispositions. »
A Paris, Peterborough vit d'abord la duchesse de Guise, fille
cadette de Gaston d'Orléans. Le duc d'York, qui la connaissait déjà.
REVUES ETRANGl^RES. 937
n'en avait pas conservé un très bon souvenir; et le fait est qu'elle se
trouva être « basse de taille, mal conformée, » en un mot impossible.
Une autre des jeunes filles de la liste, M"" de Retz, était à la cam-
pagne; et Polerbofough, d'après tout ce qu'û entendit d'elle, ne crut
pas devoir entreprendre le petit voyage qu'il aurait eu à faire pour
la mieux étudier. En revanche, la princesse Marie-Anne de Wurtem-
berg séjournait alors à Paris. Peterborough s'empressa d'aller lui
présenter ses hommages, dans le couA'ent où, depuis la mort ré-
cente de son père, elle s'était retirée. Elle était « de taille moyenne,
d'un joli teint, avec des cheveux bruns, un visage tourné très agréa-
blement, des yeux gris, une expression de regard grave, mais douce,
et, dans toute sa personne, les mouvemens d'une femme de qualité
et d'éducation; mais, surtout, elle avait l'apparence d'une jeune fUlo
dans toute la maturité de son développement, douée d'une constitu-
tion vigoureuse et saine, capable de mettre au monde des enfans
robustes, et tels qu'ils auraient chance de vivre et de prospérer. » Et
Peterborough ajoute que, « bien qu'il y eût beaucoup de modestie
dans toute sa conduite, elle n'était point, pourtant, avare de ses dis-
cours. »
Tout cela, sauf peut-être le dernier trait, aurait sans doute convenu
au duc d'York; mais le choix de la princesse de Wurtemberg déplai-
sait à Louis XIV, qui, dès le début, s'était fort intéressé aux projets de
mariage de son cousin anglais. Quant à la princesse Marie-Béatrice de
Modène, dont Peterborough avait vu un portrait chez le prince de
Conti, et qui, à en juger par cette image, lui avait paru « une lumière
de beauté, » le chargé d'affaires à Paris de la cour de Modène lui avait
malheureusement déclaré que cette jeune princesse, avec le consente-
ment de la régente de Modène, sa mère, avait formé le vœu de ne se
jamais marier, et d'entrer au couvent. Si bien que, au sortir de son
entrevue avec Marie-Anne de Wurtemberg, Peterborough eut à se
mettre en route pour Dusseldorf, où demeurait, avec ses parens, la
princesse Éléonore-Madeleine de Ncubourg.
Le duc de Neubourg, qui n'ignorait ni sa quaUté, ni l'objet de sa
visite, tint pourtant à respecter son incognito. De la façon la plus
comique du monde, il fit tomber la conversation sur les démarches
matrimoniales du duc dYork,et sur le bon M. de Peterborough, qui
en était chargé. Où se trouvait, à cette heure, ce digne gentilhomme?
Et était-ce vrai, comme on l'avait dit, que le duc d'York, faute de pou-
voir épouser l'archiduchesse d'Inspruck, allait se marier avec une
dame anglaise ? Mais peut-être le touriste anglais aimerait-il à laiie
938 REVUE DES DEUX MONDES.
connaissance avec la duchesse de Neubourg, et avec leur fille ? Puis,
lorsque arrivèrent les deux dames, il apparut que, malheureusement,
la duchesse ne pouvait parler ni l'anglais, ni le français; mais au
contraire sa fille connaissait toutes les langues, et allait se faire une
joie de leur servir d'interprète.
Ainsi la conversation s'engage, et Peterborough, pendant que la
jeune princesse s'ingénie à lui découvrir tous ses talens, — avec une
insistance dont il ne laisse pas d'être un peu choqué, — a le loisir de
procéder à son examen. « La princesse est âgée de dix-huit ans; elle
est de taille moyenne, d'un teint agréable, d'un visage plutôt rond
qu'ovale; et la partie de sa gorge que j'ai pu voir est blanche comme
neige; mais, au total, étant donné son âge, on devine qu'elle est
portée à devenir grasse. » L'impression de l'examinateur, décidément,
n'est pas bonne. Il attend avec impatience la fin de l'entrevue, et se
hâte de quitter Dusseldorf, sans avoir dévoilé son incognito : ne
prévoyant pas que, seize ans plus tard, cette même princesse, de-
venue la troisième femme de l'empereur Léopold, va se venger sur
Jacques II du dédain de son mandataire, et contraindre son mari
à rejeter les touchans appels de secours que lui adressera le roi
détrôné.
De retour à Paris, Peterborough est chargé d'étudier un nouveau
parti. La duchesse de Portsmouth, maîtresse de Charles II, a imaginé
de marier le duc d'York avec une nièce de Turenne, M'^^ d'Elbeuf :
mais cette demoiselle vient à peine d'avoir treize ans, et Peterbo-
rough ne peut prendre sur lui d'encourager son mariage avec un
prince de quarante ans passés. Tout compte fait, c'est encore la prin-
cesse de Wurtemberg qui lui semble, comme aussi au duc d'York
lui-même, le parti le plus sortable. Il retourne donc la voir, dans
son couvent; et, cette fois, lui fait connaître « les ordres qu'il a toute
raison de penser qu'il va recevoir, et après lesquels il n'aura plus qu'à
l'appeler sa Maîtresse, en lui offrant les respects dus à la qualité qui
accompagne ce titre. » Sur quoi Peterborough raconte que « la modé-
ration que montrait d'ordinaire la jeune princesse, dans son caractère,
n'a pas été assez grande pour lui faire dissimuler sa joie en cette
occasion. » Hélas! au moment même où il rentre chez lui, de cette
visite, une dépêche lui est remise qui lui défend de s'occuper désor-
mais de la princesse de Wurtemberg, et lui enjoint de se remettre en
route, immédiatement, pour Modène. Et Peterborough obéit, mais
non pas sans avoir cherché, de tout son cœur, un moyen d'adoucir à
la princesse Marie-Aune la cruelle déception qui lui est réservée.
REVUES ETRANGERES. 939
« Car ce n'était point cnose commode, écri(,-il ingénument, d'apaiser
une âme désappointée à un tel degré! »
A Modène, il y a deux princesses disponibles, la tante et la nièce,
l'une âgée de trente ans, l'autre de quinze. Charles II et Louis XIV
sont d'avis que Peterborough doit s'efforcer d'obtenir le consentement
de l'une ou de l'autre, « mutatis mutandis; » mais le duc d'York, bien
résolu à n'épouser qu'une « belle femme, » ne veut pas entendre par-
ler de la tante, et exige que son mandataire concentre tous ses soins
et tout son talent à obtenir l'adhésion de la jeune princesse Marie
Béatrice.
Celle-ci, à la voir en personne, dépasse encore toutes les pro-
messes du portrait interrogé par Peterborough chez le prince de
Conti. « EUe est grande, et formée admirablement; son teint est d'une
beauté merveilleuse, ses cheveux d'un noir de jais, de même que ses
sourcils et ses yeux : mais ces derniers si pleins de lumière et de
douceur qu'on en est, à la fois, ébloui et charmé. Et dans tous les
contours de son visage, de l'ovale le plus gracieux qui puisse être rêvé,
il y a vraiment tout ce qui peut être grand et beau chez une créature
humaine. » Mais en vain Peterborough, émerveillé de la figure et des
manières de la jeune princesse, lui dit tout cela à elle-même, pour la
convaincre de l'impossibihté de dérober au monde tant de perfection;
en vain, dans une longue entrevue, il s'efforce de combattre ses scru-
pules, et de la décider à rompre son vœu ; en vain il renouvelle ses
tentatives auprès de la mère, à qui le mariage de sa fille ne déplairait
point, mais qui est trop pieuse pour ne point se croire tenue de res-
pecter les désirs pieux de la jeune princesse ; en vain Charles II et
Louis XIV mettent en œuvre toutes les ressources de la diplomatie :
Marie-Béatrice a résolu d'entrer au couvent, et rien ne peut la faire
revenir sur cette décision.
Non pas, au moins, qu'elle soit une petite sotte, ignorant tout du
monde, et aveuglément férue de sa dévotion! Avec sa beauté pure et
déUcate, qui va survivre aux années comme à la souIVrance, et durer
jusqu'à nous dans d'admirables portraits, elle est gaie, vive, spiri-
tuelle, passionnément amoureuse de musique et de po.isie; instruite
aussi, écrivant à merveille lu latin et le français, curieuse du progros
des sciences, que la cour de Modène a toujours protégées, «t ayant
une telle souplesse d'intelligence que quelques mois vont lui suf-
fire pour apprendre l'anglais, pour devenir infiniment plus anglaise
qu'aucune autre des princesses étrangères que le mariage a jamais
transDortées à la cour de Londres : mais elle a, dès lors, un simple et
OiO REVUE DES DEUX MONDES,
profond sentiment d'honneur qui l'empôche d'admettre, une seule mi-
nute, qu'une promesse qu'elle a faite ne soit point tenue. Et déjàPcter-
borough se prépare tristement à quitter Modène, pour aller étudier à
nouveau la princesse de Neubourg, lorsqu'un événement se produit
qui change, tout à coup, la face des choses. Le pape Clément X, peut-
être pour répondre aux prières des cours d'Angleterre et de France»
ou peut-être, plutôt, par sollicitude paternelle pour l'avenir des catho-
liques anglais, écrit, de sa propre main, à la petite princesse Marie-
Béalrice, une longue et belle lettre latine où il lui ordonne d'oublier
son vœu, et de consentir au mariage qui lui est proposé. « Chère fdle
en Jésus-Christ, lui dit-il, vous pourrez aisément comprendre de
quelle anxiété Nous avons eu l'âme remplie lorsque Nous avons été
informé de votre répugnance pour le mariage. Car, bien que Nous
comprissions que cette répugnance résultait d'un désir, très louable
en soi, d'embrasser la discipline religieuse. Nous en avons été pourtant
sincèrement affligé, en songeant que, dans l'occasion présente, elle
risquait de former un obstacle aux progrès de la religion. »
Cette lettre, cet ordre, eut sur Marie-Béatrice un effet immédiat : la
jeune fille fit savoir à Peterboroiigh qu'elle consentait au mariage, ce
dont l'excellent homme fut à la fois si étonné et si ravi qu'il résolut de
procéder immédiatement à la cérémonie, sans même attendre l'achè-
vement de négociations qui venaient d'être entamées avec la Cour
de Rome, touchant certaines clauses secrètes du contrat. Le 30 sep-
tembre 1673, dans la chapelle du palais ducal de Modène, le chapelain
de la Cour, Dom Andréa Roncagli, célébra le mariage du duc d'York,
représenté par le comte de Peterborough, avec la princesse Marie-Béa-
trice. Au sortir de la chapelle, la nouvelle duchesse d'York eut à
prendre le pas sur sa mère et sur la vieille régente de Modène, veuve
de son grand-père. Toute la vOle se remplit de joyeuses mascaj^adus,
qui durèrent trois jours, avec un éclat et une élégance artistique
incomparables. Le lendemain, après une messe solennelle à la cathé-
drale, et avant une course de chevaux, il y eut un fastueux banquet,
autour d'une grande table que décoi aient une série de triomphes, ingé-
nieux monumens allégoriques construits en sucre, en pâte, et en mas-
sepain. Et tout le duché fut en fête, sous un doux soleil d'automne,
jusqu'au 5 octobre, où la jeune duchesse, accompagnée de sa mère et
de l'heureux Peterborough, quitta Modène pour aller faire connais-
sance avec son mari .
A Paris, où elle arriva le 2 novembre, la Cour et la Ville lui firent
l'accueil le plus chaleureux : mais elle eut le chagrin (ou peut-êti^e lo
UEVUES ÉTRANGÈRES. ■ 941
plaisir) d'apprendre que, sans doute, elle devrait retourner à Modènc,
et se consacrer désormais tout entière à Dieu. Car le Parlement, à
Londres, se refusait formellement à admettre le mariage du duc
d'York avec une princesse catholique ; et la fureur des proteslans était
toile que Charles II avait à peu près décidé d'annuler la cérémonie de
Modéne, sauf, pour son frère, à se distraire de son veuvage avec ses
maîtresses, s'il ne pouvait se résigner à épouser une proteslanlo.
Mais Jacques, maintenant qu'il était marié, n'entendait plus redevenir
veuf. Il écrivit de Londres, à sa jeune femme, une lettre où il la priait
« de ne pas trop s'inquiéter de ce qui se passait en Angleterre, » et ce
fut lui, sans doute, qui obtint de son frère que celui-ci, après avoir
paru vouloir céder aux sommations des protestans, se rendît à la
Chambre des Lords, un beau matin, en robe royale et la couronne en
tête, pour proroger le Parlement jusqu'à l'année suivante. Aussitôt,
le duc dTork fît savoir à la duchesse qu'il l'attendait avec impatience;
et, le soir du premier décembre, le yacnt Catherine, escorté de quatre
vaisseaux de guerre, amena la jeune femme dans le port de Douvres.
« Là, sur le sable, — nous dit Peterborough, — le duc son mari était
venu à sa rencontre; et à peine fut-elle débarquée quelle prit pos-
session de son cœur aussi bien que de ses bras ; et de là fut conduite
à son logement. »
Elle était si belle, si charmante, si parfaitement aimable de corps
et d'âme, que, toujours, sa présence devait désarmer jusqu'à ses
ennemis les plus acharnés. A Londres, quand elle y arriva, on peut
bien dire que tout le monde se trouva contraint de l'aimer : le Par-
lement lui-même, en 1674 et plusieurs fois ensuite, fut tenté de lui
pardonner son « idolâtrie. » Les poètes, Dryden, WaUer, écrivirent à
sa louange des vers qui comptent parmi ce qu'ils nous ont laissé
de plus sincère et de plus touchant. Mais elle, avec son cœur de
petite fille, longtemps elle ne put se résoudre à accepter pleinement
le rôle que lui avait imposé une volonté supérieure. Voici la pre-
mière lettre qu'elle écrivait de Londres, le 8 janvier 1674, à l'abbes^se
de ce couvent de la Visitation de Modène où elle avait, autrefois,
espéré passer toute sa vie :
Très révérende More,
Je suis en très bonne santé, grâce à Dieu, ma chère Mrrc, mais je no
puis pas encore m'accoutumcr à cotte condition où je nie trouve, cl à
laquelle, comme vous savez, j'ai toujours été opposée; et, eu conséquence,
042 REVUE DES DEUX MONDES.
je pleure beaucoup et suis très affligée, ne parvenant pas à me défaire de
ma mélancolie.
Puissiez-vous du moins, ma chère Mère, trouver une consolation dans ce
que je vais vous dire : que le duc mon mari est un très bon homme, et me
veut un grand bien, et ferait tout au monde pour me le prouver. Il est si
ferme et si résolu dans notre sainte religion (qu'il professe ouvertement,
comme un bon catholique), qu'il n'y a rien qui puisse jamais le décider à
l'abandonner; et, dans ma tristesse, accrue encore par le départ de ma
chère maman, c'est cela qui fait ma consolation.
Je reste, à jamais, votre fidèle et affectueuse fille
Marie d'Esté, duchesse d'York.
C'est ainsi qu'a commencé la carrière publique de cette reine dont
Dangeau allait pouvoir dire, un demi-siècle après, « qu'elle était
morte comme une sainte, et comme elle avait vécu, » et Saint-Simon
que « sa vie et sa mort étaient comparables à celles des plus grands
saints. » On a beaucoup écrit sur Marie de Modène, depuis son temps
jusqu'au nôtre ; et les longues années de son exil à Saint-Germain,
notamment, ont fait l'objet de nombreuses publications, anglaises et
françaises, dont la plupart n'ont que le défaut d'être rendues un peu
ennuyeuses par une préoccupation trop constante, et malheureuse-
ment trop commune chez tous les hagiographes, d'insister à l'excès
sur les preuves du martyre de la sainte princesse. Mais tout cela
s'efface, désormais, devant l'énorme et magnifique ouvrage que vient
de consacrer à la seconde femme de Jacques II un érudit anglais,
M. Martin Ilaile. Non que celm-ci ait mis dans son travail plus d'agré-
ment littéraire que ses devanciers : je dirais plutôt qu'il a entièrement
supprimé de soji travail toute littérature, pour n'en faire qu'un recueil,
Completel définitif, de documens originaux, quelques-uns peu connus
et un très grand nombre absolument inédits. Les archives publiques
de Londres, de Paris, de Modène, de Vienne, du Vatican, de Florence,
les archives privées des grandes familles jacobites du Royaume-
Uni, M. Ilaile a tout exploré, avec une conscience et un bonheur
admirables, dans son désir de nous présenter une image exacte, « do-
cumentaire, » de la vie et de la personne d'une princesse qu'il s'ab-
stient toujours soigneusement de juger, et dont nous sentons toute-
fois qu'il l'aime et la vénère à l'égal des plus enthousiastes de ses pré-
décesseurs. Et quelle étonnante récolte d'histoire, grande et petite, il
a rapportée de ces explorations ! A côté de la série des lettres intimes
de Marie de Modène à sa famille, aux religieuses de la Visitation, à ses
axuis, italiuiw et anglais, son livre abonde eu extraits des rapports
REVUES ÉTRANGÈRES. 943
confidentiels d'ambassadeurs et de chargés d'affaires, transmettant à
leurs princes tous les menus faits des cours de Londres et de Saint-
Germain, comme aussi en extraits des rapports et des lettres d'une
foule d'agens secrets employés par Jacques II, par sa veuve et son
fils, après la catastrophe de 1688. Pour l'étude de la période qui a
immédiatement précédé cette catastrophe, en particulier, tous les his-
toriens anglais devront savoir gré à M. Haile de la masse de rensei-
gnemens nouveaux qu'il a réunis; et je crois bien que, en France
même, une traduction de ce précieux recueil ne manquerait pas d'être
bien accueillie. Mais surtout l'on sera frappé, à la lecture du recueil,
de tout ce que chacune des innombrables pièces citées ou analysées
par M. Haile ajoute de relief, de simple et touchante vérité humaine,
aux deux figures du roi Jacques et de la reine Marie : figures extrême-
ment dissemblables, et qui pourtant, lorsqu'oQ les voit ainsi se des-
siner peu à peu d'elles-mêmes, au long des années, se complètent, en
quelque façon, et s'éclairent l'une l'autre.
Elles ne se ressemblent que par un seul point : l'attachement
profond des deux époux à leur foi catholique. Mais, là encore, la
ressemblance est loin d'être parfaite. On serait tenté de dire que
Jacques II et sa femme se sont partagé le rôle idéal d'un bon catho-
lique : Jacques II ayant été un martyr, et sa femme une sainte. Car
vraiment tous les actes publics du dernier roi Stuart, depuis sa con-
version jusqu'à ses vaines tentatives de restauration, présentent un
caractère de folie héroïque et intempestive qui fait songer aux his-
toires de saint Sébastien et de saint Maurice , des plus romanesques
martyrs de la Légende Dorée. A chaque instant, sans autre motif pos-
sible qu'un besoin fiévreux d'affirmer sa foi et de souffrir pour elle,
Jacques II se livre à des provocations imprudentes, inutiles, et dont
chacune a invariablement pour efl'et de l'exposer à de nouveaux
ennuis. A chaque instant, lorsque sa situation personnelle et celle de
tous les catholiques anglais semblent en voie de s'améhorer, le
malheureux s'empresse de tout gâter, une fois de plus, par une pro-
clamation, plus ou moins directe, de sa ferveur « papiste. » Jamais,
peut-être, prince n'a plus obstinément attiré sur lui les coups qu'il a
reçus. Évidemment il avait, d'instinct ou par zèle chrétien, la soif du
martyre : et c'est ce que tous ses détracteurs mêmes, à l'exception du
seul Macaulay, ont été contraints de reconnaître et d'admirer en lui.
Mais, avec cela, et au contraire des martyrs de la Légende Dorée, on
ne voit pas que les nombreuses occasions au'il à eues de désaltérer
94 i REVUE DES DEUX MONDES.
rette soif généreuse lui aient procuré le moindre plaisir : pour s'être
al tiré lui-même les coups qu'O a reçus, il paraît bien, d'ordinaire,
avoir fait triste mine en les recevant; et il n'y a pas jusqu'à sa manière
de provoquer les ennemis de sa foi qui n'ait eu (Quelque chose de
passif et de résigné, comme s'il obéissait à une fatalité de sa nature
plus qu'à un élan spontané de son cœur. Sans compter que, au mar-
tyre près, ce prince infortuné n'avait rien d'un saint : c'était simple-
ment un brave homme, très loyal et très sûr dans ses affections,
scrupuleusement soucieux de sa dignité, toujours prompt à se fâcher
comme à pardonner, et n'aimant, en vérité, ni le vin ni le jeu, mais
ayant beaucoup aimé les femmes, depuis sa jeunesse, et ne s'étant
repenti de les avoir trop aimées qu'à un âge où ce repentir n'avait plus
guère rien qui pût nous édifler (1).
Sa femme, Marie de Modène, a certainement souffert autant et plus
que lui, et avec cette aggravation qu'elle a eu, presque toujours, à
souffrir par lui, par ses infidélités des premières années de leur ma-
riage, ou par l'effet d'actes politiques inopportuns et dangereux qu'il
s'est mis en tête de commettre, et dont elle a vainement essayé de le
détourner. Depuis les larmes que nous lui avons vu verser au lende-
main de son arrivée en Angleterre, combien de larmes ont dû couler
de ces beaux grands yeux noirs, qui Oluminent tous les portraits que
nous avons d'elle! La perte de sa couronne et le dur exil, la mort
successive de tous ses enfans, à l'exception du malheureux Jacques III,
l'odieuse trahison de ses deux belles-filles, l'abandon de ses amis et
de ses parens même, i'échec de toutes les entreprises de son mari,
de toutes celles de son fils, la proscription de celui-ci, chassé tour à
tour de France, de Lorraine, d'Avignon, et les maladies, et la misère,
— l'engagement ou la vente de ses derniers bijoux, l'obligation, par-
fois, de ne se nourrir que de légumes pendant des semaines, l'impos-
sibilité de fournir du pain à la colonie pitoyable des émigrés irlan-
dais : ce n'est là qu'une partie des épreuves qu'elle a eu à subir. Et
pourtant ses yeux noirs nous sourient, dans tous ses portraits; et
peut-être leur sourire nous apparaît-il encore plus franc, plus tran-
quille, dans les portraits qui datent de ses dernières années, lorsque
déjà tout le poids de ces terribles épreuves s'est abattu sur elle. Rien
(1) Un écrivain anglais anonyme a publié récemment à Londres, sous le titre
de The Advenlures o/' Kin;/ James 11 (librairie Lonyuians), une excellente biof^ra-
phie anecdotique de Jacques il, et dont les conclusions, touchant les caractères
du Roi et île la Reine, sont entièrement confirmées par les pièces que vient de
recueillir M. Martin llaiio.
REVUES ÉTRANGÈRES. 9io
déplus caractéristique, à ce point de vue, que le contraste des deux
figures du roi et de la reine, juxtaposées, et accompagnées de celles
de leurs deux enfans, dans une gravure de propagande jacobite qui
doit avoir été dessinée à Paris vers 1696 : Jacques, malgré tout reffort
pieux de son portraitiste, garde toujours la mine à la fois hautaine et
maussade d'un prince qui n'a que trop de motifs de se plaindre du
sort; mais au contraire sa femme, dans le médaillon voisin, amai-
grie et pâlie, avec un long visage de fantôme sous les boucles
épaisses de sa chevelure, continue à nous sourire doucement, de ses
lèvres minces et de ses grands yeux, doucement et presque gaî-
ment, comme si elle avait au cœur une belle flamme de vie que pas
une des souffrances de ce monde passagerne saurait éteindre. Et c'est
ce sourire que nous retrouvons aussi, par-dessous ses larmes, dans
toutes ses lettres : depuis celles qu'elle écriv^ait, de Londres, aux reli-
gieuses de Modène, pour leur vanter les vertus de son mari, ou pour
leur faire part des témoignages d'affection qu'elle recevait, — croyait
recevoir, — de ses belles-filles, jusqu'à celles que, quarante an?
après, 'de Saint-Germain, déjà veuve, séparée de son fils, réduite à l'ùi-
digence, elle écrivait aux religieuses de Chaillot pour leur annoncer
qu'elle viendrait partager avec elles un panier de fruits qu'avait bien
voulu lui envoyer M"* de Maintenon. De la même façon que son
mari avait la soif du martyre, cette victime tragique de la destinée a
conservé, jusqu'au bout, la gaité intrépide, invincible, des saints.
G.aîté qui lui venait surtout, comme à tous les saints, de deux
sources: de l'impossibilité où elle était, par nature, de penser jamais
à soi, et de l'habitude qu'elle avait prise de se» créer toujours des
devoirs, qui, en occupant son cœur, l'empêchaient de s'abandonner à
des regrets inutiles. Si cruelle que lui fût la vie, elle lui laissait encore
des maux à prévenir ou à soulager, des espérances nouvelles à entre-
tenir, de nouvelles occasions de dépenser joyeusement la tendresse
d'un cœur tout rempli de l'amour des autres et de Dieu. Exilée d'An-
gleterre une première fois, en 1679, elle écrivait à son frère, de
Bruxelles, qu'elle espérait bien pouvoir lui rendre un service qu'il lui
avait demandé; qu'elle était fort inquiète delà santé de sa belle-fille,
la princesse d'Orange, — » qui a un aussi grand désir de me voir que
moi de la voir; » — et qu'elle craignait d'avoir à rester exilée «« pour
un bon petit bout de temps; » mais qu'au reste tout le monde, à
Bruxelles, « la traitait avec plus de civiUté qu'elle n'aurait pu dire. »
L'année suivante, exilée de nouveau, elle écrivait: >< Nous n'appre-
nons rien de bon de l'Angleterre. Le Parlement a commencé ses
TOME xxxiv. — 1906. tiO
946 KEVIE DES DEIX MONDES.
séances à la gaillarde, et le duc mon mari est accusé de tous les maux
qui se suiil produits dans le royaume depuis ces deux ans. Puisse Dieu
nous accorder la patience!... Mais ici, en attendant, tout le mond»^
nous traite de la manière la plus touchante; et nous nous arrangerions
assez d'y rester, puisqu'ils ne veulent pas de nous en Angleli'rre : mais
j'ai bien peur quils ne se disent que nous sommes encore trop à notre
aise, et ne nous envoient quelque part plus loin. » La mort de-
Charles II, en février 1685, la désole au point de la rendre malade; et
les premiers mots qu'elle peut écrire, ensuite, après huit jours de
fièvre, sont pour s'inquiéter de son jeune l'rère, pour le détourner
d'une liaison quelle juge fâcheuse, et puis, une fois de plus, pour se
louer et s'étonner des marques de bonté dont on la comblée.
Mais c'est pendant les trente années de son dernier exil qu'il faut
la voir, telle que nous la montrent sa conversation et ses lettres, sou-
riant à la fatalité qui s'acharne contre elle. Un jour, en 1709, elle
apprend que ses chères religieuses de Chaillot, la sachant privée de sa
petite rente, tiennent de louer, à une dame plus riche, les chambres
qui, depuis des années, lui étaient réservées dans leur couvent. EUe
sourit encore, sous cette humiUation : et bientôt nous la retrouvons
plus affectueuse que jamais pour ses bonnes amies de Chaillot, plai-
santant avec elles des rubans nouveaux qu'elle vient de coudre à de
vieux souliers, les aidant à soigner leurs malades, leur racontant
toutes les minutes un peu ensoleillées de sa pauvre vie, ou bien leur
disant combien eUe est reconnaissante à Dieu de lui avoir touj<»urs
caché l'avenir. « Quand je suis arrivée en France, j'aurais été au déses-
poir si l'on m'avait annoncé que je devrais y rester deux ans : et voilà
vingt-trois ans que nous y demeurons I »
•« Je ne connais personne d'aussi saint ! » disait d'elle Bourdaloue.
qui la rencontrait là. Mais jamais sa sainteté ne l'a empêchée d'être
aimable, ni, somme toute, heureuse. Et peut-être n'est-ce pas l'un des
moindres mérites du précieux recueil de M. Martin Haile, de nous
rappeler que, même dans les conditions les plus pathétiques, les saints
peuvent fort bien, dès cette vie, avoir leur récompense.
T. DE Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 août.
Les nouvelles de Russie nous étant parvenues, il y a quinze jours,
au moment même où nous écrivions notre chronique, nous nous
sommes contentés de donner, en termes sommaires, l'impression gé-
nérale qui s'en dégageait. Il nous semblait qu'au bout de deux ou
trois semaines, les événemens auraient pris une direction mieux
déterminée, que les choses se seraient en quelque sorte tassées, et
qu'on commencerait à y voir plus clair. Ces espérances ont été en
partie trompées, et il reste encore très difficile d'émettre un jugement
et surtout une prévision quelconque sur ce qu'on est convenu d'ap-
peler la révolution russe.
Révolution est-il le mot juste ? La France ayant été, pendant assez
longtemps, le pays classique des révolutions, nous avons pu mieux
que personne en observer les caractères : nous ne les retrouvons pas
dans les événemens russes, et, plus nous allons, plus les analogies
qu'on se fait un jeu d'établir entre des manières de procéder et d'évo-
luer aussi opposées nous apparaissent ar])itraires. Il y a eu chez nous,
dans certaines périodes de notre histoire, un élan général vers un
même but, correspondant à une pensée et à des sentimens communs.
La poussée qui se formait aUtrs était une et irrésistible. En Russie,
rien de pareO. Il est impossible de moins se ressembler que les Russes
et nous. Notre esprit latin est net, précis, logique, naturellement
porté à l'organisation et à la cohésion; le leur est vague, indéterminé,
flottant, dispersé, et, s'il faut dire le mot, volontiers porté à
l'anarchie. L'anarchie a sans doute sa place dans toutes les révolu-
tions, puisqu'il faut détruire avant de remplacer. Parmi nos historiens,
948 REVUE DES DEUX MONDES.
Taine est celui qui a le mieux décrit, au début de la nôtre, ce phéno-
mène d' <« anarchie spontanée, ■> dont il a réuni tant de traits épars
sur toute la surface du territoire. Mais, sous cette décomposition de
surface, une recomposition se formait, spontanément aussi, et, bien
avant qu'on ait pu dire que déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, les
linéamens d'un gouvernement nouveau, extrêmement concentré et
vigoureux, apparaissaient aux yeux les moins perspicaces. L'esprit
du jacobinisme était, à coup sûr, un esprit de gouvernement. Tout
tendait à une organisation puissante, et il y a eu changement plutôt
qu'interruption de souveraineté. Telle a été la physionomie de notre
révolution. Celle de la révolution russe est tout autre : on y relève
bien les phénomènes d'anarchie constatés ailleuis; ils ont même
quelque chose de plus accentué et surtout de plus général, car ils
s'étendent au gouvernement et à l'administration jusque dans leurs
œuvres vives : quant aux symptômes révélateurs d'un ordre de choses
nouveau et prochain, on ne les aperçoit nulle part. Et c'est là ce qui
est inquiétant.
Nous reconnai!?sons volontiers que la Douma n'a pas tenu les
espérances qu'on avait mises en elle : mais serait-il juste de lui en
attribuer toute la faute? Non, certes: ce serait, au contraire, une
grande injustice. Il est si naturel que la Douma ait montré de
l'inexpérience, qu'on ne saurait lui en faire un grief. En revanche, elle
était pleine de bonne volonté, et un gouvernement qui aurait voulu se
donner la peine d'entrer en collaboration loyale avec elle, pour
l'éclairer et la diriger, aurait certainement obtenu quelques résultats
de son entreprise. Par quelle aberration inconcevable,, au moment
même où on a fait sortir de la boîte magique un personnage aussi
naturellement débordant, encombrant et, tranchons le mot, menaçant,
qu'une grande assemblée poUtique, et cela dans un pays où l'expé-
rience était tentée pour la première fois, a-t-on amoindri le gouverne-
ment au point d'en présenter le minimum et de le faire tomber dans la
nulHté? Cette faute initiale a tout compromis. Il est incroyable et
pourtant vrai que, pendant plusieurs semaines, le ministère Gorémy-
kine n'a saisi l'assemblée d'aucune proposition législative, et, lors-
qu'il s'est enfin décidé à sortir de cette inertie, les quelques projets
qu'il a déposés d'abord ont été d'une insignifiance et d'une puérilité
telles qu'on aurait pu croire à une intention d'ironie. Le télégraphe
n'a-t-il pas annoncé un jour au monde étonné que le ministère venait
de soumettre à la Douma une demande de crédit en vue de la répara-
tion d'un lavoir dans un établissement scolaire? Les circonstances
REVUE. CHRONIQUE. 949
exigeaient autre chose, à savoir un ministère doué de prestige, d'au-
torité et surtout d'activité. On a été loin de compte ! Les événe-
mens auraient pris un autre cours si, dès le lendemain même de son
ouverture, la Douma avait été mise en présence d'un programme lon-
guement médité, habilement préparé, énergiquement soutenu. Au lieu
de ne lui donner rien à faire, il aurait fallu tout de suite l'accabler de
besogne, et se mettre à sa disposition pour l'aider à s'en acquitter.
On a fait l'opposé. Mais c'est là le passé : à quoi bon y revenir? Si
nous le faisons, c'est pour montrer l'anarchie dans le gouvernement
lui-même, puisque anarchie veut dire défaut d'autorité, de direction et
de commandement, et que jamais ce défaut n'a été plus manifeste. 11
n'est que trop vrai que la Douma a vécu d'une vie démonstrative,
déclamatoire et vide; mais, à côté d'elle, le gouvernement a été inerte
et comme inexistant. L'ignorance des conditions dans lesquelles peu-
vent fonctionner l'un relativement à l'autre et collaborer un ministère
et une assemblée a été pour quelque chose dans le lamentable échec
d'une expérience dont on attendait mieux. Nous voudrions croire qu'il
n'y a pas eu autre chose, car l'ignorance se dissipe et l'expérience
s'acquiert; mais peut-être y existe-t-H aussi une certaine inaptitude
congénitale à se comprendre, à se tolérer et à vivre d'une vie com-
mune, qui se dissipe plus difficilement et qui, pendant qu'elle dure,
frappe l'expérience elle-même de stérilité.
Cette incapacité réciproque existe-t-elle vraiment chez le gou-
vernement et chez la Douma? Nous le saurons par la suite, puisque
l'épreuve doit être reprise, si elle l'est toutefois dans d'autres con-
ditions. En attendant, il est permis de ne pas accepter pour la
Douma dissoute un autre reproche qu'on lui a fait. On a mis à
sa charge tous les troubles, agraires et autres, qui ont éclaté pen-
dant sa courte session, comme si elle les avait provoqués et si elle
en était seule coupable. 11 semble, à hre le manifeste impérial écrit
en vue de justifier sa dissolution, que l'Assemblée soit intervenue
comme un trouble-fête dans un pays calme, heureux, bien ordonné,
où son imprudence a déchaîné la tempête. La vérité est, hélas! toute
contraire. Personne, en Russie, n'aurait eu l'idée de convoquer la
Douma si le gouvernement autocratique n'avait pas fait la plus lamen-
table failUte. La Douma n'a pas été une panacée, soit; elle n'a pas
guéri les maux dont le pays soutirait cruellement, nous le voulons
bien; mais ces maux lui sont antérieurs, ce n'est pas elle qui les
a créés. Qu'on dise tout le mal qu'on voudra du parlementarisme;
peut-être peut-on en dire beaucoup on voyant comment il se comporte
950 REVUE DES DEUX MONDES.
dans quelques autres pays : en Russie, il est, qu'on nous passe le mot,
innocent comme l'enfant qui ^•ient de naître et qui d'ailleurs est mort
en naissant. C'est en dehors de lui qu'il faut chercher et qu'on trou-
vera la cause de létat actuel de misère où se débat ce grand et
noble pays. Et, cette fois encore, il est fâcheux qu'il en soit ainsi, car,
si la Douma était seule coupable, on pourrait espérer que sa dispari-
tion arrangera tout. Mais y a-t-il un homme, en Russie ou ailleurs,
qui ait une pareille illusion? Il s'en faut de beaucoup que la situation
soit améliorée par la dissolution de l'Assemblée. Ce que les plus opti-
mistes peuvent en dire de mieux est qu'elle reste la même. Les motifs
qui ont amené le gouvernement autocrate à s'associer les représen-
tans de la nation dans une œuvre qui ne saurait être seulement légis-
lative, et qui doit s'étendre peu à peu à d'autres manifestations de la
vie politique, ces motifs persistent tous ; ils ne sont nullement affai-
blis ; on serait même tenté de croire qu'ils ont pris plus de force depuis
les derniers incidens. Voilà pourquoi la Douma reviendra. On s'aper-
cevra que, si la vie est difficile avec elle, elle l'est encore plus sans
elle. Souhaitons toutefois que les anciens députés , rentrés dans leurs
foyers et livrés à leurs réflexions sohtaires, reconnaissent au fond de
l'âme qu'ils ont plus d'une fois dépassé la mesure ; qu'ils ne sont pas
les seuls représentans du peuple ; qu'il y a, dans la plupart des pays
d'Europe, d'autres pouvoirs que les pouvoirs élus, et de non moins
légitimes ; qu'aucune révolution n'est assez puissante pour supprimer
d'un seul coup l'héritage historique d'une vieille nation; enfin que le
progrès n'est durable que s'il est l'œuvre du temps.
Nous avons déjà dit que les membres de la Douma ont quelque peu
perdu la tête le lendemain de la dissolution. Prendre Viborg pour une
sorte de Mont Sinaï duù l'on pouvait lancer sur le pays la foudre et
les éclairs a été une erreur, une faute, et, pourquoi ne pas le dire? une
sottise. Il est regrettable que les cadets n'aient pas cru pouvoir faire
autrement que de s'associer à cette manifestation impuissante, et
heureusement-impuissante, car elle aurait été malfaisante si elle avait
réussi. Comment prendre au sérieux cette Convention de Viborg, qui
ne se composait même pas de la majorité de la Douma, et qui a dû
délibérer et voter à la hâte, la police l'ayant avisée qu'elle ne lui
accorderait que quelques heures dé répit? Le manifeste sorti de ce
tronçon d'assemblée s'est perdu dans le vide, bien (pi'on ait fait et qu'on
fasse encore les plus grands efforts pourle répandre à foison dans toute
la Russie : on n'en a pas senti l'influence dans les événemens ulté-
rieurs. Ces événemens sont troj) connus pour que nous les racontions
REVUE. — CHRONIQUE. *i^i[
en détail : tous les journaux l'ont fait. Il y a eu, on le sait, sur
plusieurs points du golfo de Finlande des insurrections militaires <|iii
ont menacé Saint-Pétersbourg, et même Peterhof. Quand la nou-
velle s'en est répandue dans l'Europe occidentale, l'inquiétude a été
d'abord assez vive. Il était impossible de se rendre compte à distance
de la gravité que pouvait avoir cette explosion soudaine de mécon-
tentement militaire ; on ne savait pas dans quelle mesure le reste de
l'armée resterait fidèle ; on se demandait enfin ce qui allait arriver. Le
bruit courait que la révolte avait été préparée de longue main par le
parti révolutionnaire; qu'elle avait des ramifications puissantes ; que
ce n'était pas sans dessein qu'elle éclatait à proximité du siège du gou-
vernement et de la demeure impériale, et qu'elle gagnerait bientôt de
proche en proche le pays tout entier. Nous en avons douté. Si le gou-
vernement sait mal s'organiser en Russie, l'opposition révolution-
naire n'est pas plus habile : elle s'enlize également dans l'anarchie. Un
ne l'a pas encore vue dessiner un grand mouvement d'ensemble, ni
donner un mot d'ordre universellement suivi. La grève générale de-
vait suivre ou accompagner la révolte mihtaire. La réAolte militaire,
mal combinée et mal exécutée, n'a pas tardé à échouer. Quant à la
grève générale, on en a vaguement entendu parler, mais elle n'a même
pas eu un commencement d'exécution. L'échec a été complet, et les
amis éclairés de la Russie s'en sont réjouis, car ce n'est pas de la ré-
volution violente et brutale qu'ils attendent sa régénération.
Chez nous, la plus grande partie de la presse a partagé à cet égard
lés mêmes impressions et les a exprimées avec mesure ; seuls,
quelques journaux sociiilistès ont formé des vœux bruyans pour
le succès des insurrections militaires dans lesquelles ils affeotaiont
de voir des tentatives d'émancipation politique. 11 est difficile de
pousser plus loin l'aveuglement I La bonne fortune de la Russie, —
ce qui lui en reste, — a voulu que jusqu'ici aucun officier d'un grade
^levé ne se soit mis à la tète d'un mouvement iusurrectionnel quel-
conque. Tous ceux qui, dans l'armée, exercent un commandement
sont restés disciplinés et fidèles, et quelques-uns d'entre eux ont payé
cette fidélité de leur vie avec un héroïsme parfois très touchant. Les
soldats seuls se sont révoltés, et cela pour des motifs qui tenaient aux
conditions de leur existence matérielle : ils en demandaient impérieu-
sement l'amèUoration. La liberté politique leur est aussi inLhfférente
qu'aux paysans dont toute la pensée est enfermée dans les limites de
la question agridre.Les paysans demandent de la terre, en quoi ils ont
•d'ailleurs riiison; les soldats demandent un meillfur ordinaii-e, et
932 REVUE DES DEUX MONDES.
peut-être n'ont-ils pas tort dans le fond : ils l'ont eu seulement dans
la forme. Ce qui est surprenant, c'est que nos socialistes aient vu en
tout cela des symptômes de généreuses aspirations politiques. Il n'y en
a nullement dans l'armée et rien n'est plus heureux. Quoi de pire, en
effet, dans toute l'histoire du monde que les révolutions faites par
l'armée, qu'elles \iennent, en bas, de la soldatesque, ou, un peu plus
haut, des états-majors? La politique de caserne est la plus dépourvue
de mobiles désintéressés. A quelque point de vue qu'on se place, le
succès des insurrections militaires aurait été pour la Russie le plus
déplorable en même temps que le plus liumiliant des désastres.
L'impuissance dont le parti révolutionnaire a fait preuve devrait
encourager les modérés, les libéraux, les cadets, à se séparer de lui
très nettement. Le feront-ils ? Nous n'oserions le dire. Les cadets
étaient le groupe le plus nombreux de la Douma, mais ils ne représen-
taient pas la majorité du pays. Si le gouvernement s'était appuyé sur
eux et les avait appuyés eux-mêmes, ils auraient pris de la consis-
tance et rendu des services. Mais on s'est appliqué aies déconsidérer.
La conséquence est que, pour le moment, les partis extrêmes sont
seuls en présence en Russie : le parti intermédiaire, affaibli, est natu-
rellement amené à chercher des alUances et il risque fort de ne
trouver que des compromissions. Quant au gouvernement, comment
sortira-t-il de l'impasse? Nous n'en savons rien : sans doute il ne le
sait pas lui-même, car toute sa conduite est marquée au coin de la
plus parfaite imprévoyance. Après avoir réuni la Douma sans avoir
arrêté un programme à lui soumettre, il l'a dissoute sans avoir davan-
tage rien arrêté de ce qu'il ferait le lendemain. Il a prévu, à la vérité,
que des troubles pourraient éclater à Saint-Pétersbourg, à Moscou,
et sur d'autres points du territoire où il a accumulé des troupes. C'était
bien, ce n'était pas assez. La sécurité matérielle n'était pas la seule
qu'on dût assurer ; il fallait encore donner une certaine direction et
certaines satisfactions aux esprits. L'a-t-on fait? Non, et comment
aurait-on pu le faire ? Il aurait fallu avoir un gouvernement et il n'y
en a pas. Il n'y a qu'un ministre, M. Stolypine, dont on dit beaucoup
de bien, mais qui cherche des collègues et n'en a pas encore trouvé
en dehors do la bureaucratie. Quand la Douma a été dissoute, tout le
monde a cru qu'il y avait dans la coulisse, prêt à en sortir, un gou-
vernement qui donnerait aux affaires une allure ferme et hardie. On
l'attend toujours. Le manifeste impérial a fait le procès de la Douma
(léfimte. Soit: il fallait bien justifier l'acte accompli. Mais il aurait
fallu aussi fiapper les imaginations par l'annonce d'autre chose. On
REVUE. CHRONIQUE. 953
aurait compris un gouvernement qui aurait dit : — La Douma n'a pas
réalisé vos espérances, nous le ferons à sa place; nous donnerons
sous une autre, forme des libertés au pays; nous résoudrons la
question agraire ; enfin, si nous avons pris une grande responsalnlité,
nous serons à la hauteur des obligations ({uelle nous impose; nos
actes en feront foi. — Mais le gouvernement n'a rien dit, ni rien fait.
M Stolypine s'est contenté de se prêter à l'interview avec une bonne
grâce parfaite. La presse lui en a su gré. Toutefois, l'interview n'est
qu'un mode de publicité et non pas une méthode de gouvernement.
On est forcé de constater que beaucoup de temps a été perdu, qui
aurait pu et aurait dû être mieux employé. Saura-t-on le rattraper ?
' Nous le souhaitons plus que nous ne l'espérons. Aussi longtemps
que la machine autocratique a fonctionné bien ou mal, mais normale-
ment, les choses ont pu rester en l'état. Il y avait dans le pays de
grandes souffrances dont on connaissait mal les causes : peut-être ne
voulait-on pas, ou n'osait-on pas soulever le voile qui les cachait. Mais
le jour est venu où l'autocratie elle-même a fait un aveu qui a eu,
comme il devait l'avoir, un retentissement immense. Elle a reconnu
qu'elle avait commis des fautes et qu'elle devait s'associer, pour gou-
verner, quelques élémens nouveaux. L'essai a été fait. Alors on s'est
aperçu qu'il y avait moins d'esprit révolutionnaire qu'on ne l'avait
cru, mais aussi moins d'esprit gouvernemental. Les pouvoirs anciens
et nouveaux se sont mis à fonctionner les uns à côté des autres
avec gaucherie et maladresse. Il a été bientôt é\ident que, dans ces
conditions, la machine ne pouvait pas aller : elle faisait beaucoup
de bruit et ne produisait rien. L'épreuve est à recommencer, et c'est
bien aiijsi que l'entend l'empereur Nicolas. Seulement, si on veut
qu'elle réussisse, il importe de se rendre compte des motifs qui l'ont
fait échouer une première fois, et nous avons apporté modestement
notre contribution à cette recherche. Les révolutionnaires ont de-
mandé au pouvoir autocrate, c'est-à-dire à l'Empereur, d'abdiquer au
profit de la Douma, ce qui est purement insensé, d'abord parce qu'un
pouvoir n'abdique jamais, ensuite parce que, dans le cas actuel, l'ab-
dication pure et simple du tsarisme serait la plus folle des aventures.
Le gouvernement d'une assemblée unique et souveraiae est un des
pires qui aient jamais existé, et vouloir l'introduire par improvisation
dans un pays comme la Russie témoigne d'une inintelligence politique
absolue. Si on veut que la révolution russe se fasse sans amener des
réactions violentes, il faut opérer lentement et par des transactions
réciproques. Ni l'ancienne Douma, ni l'ancien gouvernement, ne s'en
954 REVUE DES DEUX MONDES.
sont rendu compte : c'est une leçon pour le gouvernement et pour la
Douma de demain.
Car, encore une fois, nous y croyons, et nous dirons volontiers
avec sir Henry Campbell Bannerman : « La Douma est morte, vive la
Douma 1 » On sait dans quelles circonstances le premier ministre an-
glais a prononcé ces paroles d'abord mal comprises, puisqu'on y avait
vu un blâme, qui aurait été assurément très déplacé dans sa bouche,
d'un acte de politique intérieure accompli par un gouvernement étran-
ger. Sir Henry navait aucune pensée de ce genre et il avait pris soin
de le dire. Le gouvernement impérial ayant annoncé lui-môme l'in-
tention de convoquer une autre Douma, il était naturel, légitime, con-
venable, que le représentant d'un grand pays libre la saluât au pas-
sage.Les assemblées ont leurs défauts, mais on n"a encore trouvé rien de
mieux pour assurer un contrôle indispensable sur les actes d'un gou-
vernement et pour y associer le pays. La Douma n'est pas morte :
une Douma seulement a été dissoute, ce qui n'est pas la même chose.
Les promesses de l'Empereur et ses rescrits restent : il ne faut pas
douter que les premières seront tenues et les seconds exécutés.
Ce discours de sir Henry Campbell Bannerman a été prononcé à
la première séance de la Conférence interparlementaire récemment
réunie à Londres. Il a fait grand bruit, non seulement à cause du
passage relatif à la Douma, mais à cause de sa contexture générale.
Singulière évocation que cette conférence inter parlementaire ! Elle Sje
composait de représentans de tous les parlemens du motyle : peut-être
en avait-on oublié quelques-uns, mais il y en avait une vingtaine de
représentés, ce qui rendait l'assemblée suffisamment imposante. Tou-
tefois ces représentans s'étaient désignés eux-mêmes, circonstance
qui diminuait un peu leur autorité. La Conférence s'élant ouverte le
jour même où l'on a appris la dissolution de la Douma, les membres
de ceUe-ci s'en sont retirés très dignement, et leur départ a provoqué
une émotion vive et profonde dont sir Henry Campbell Bannerman
s'est fait l'interprète élo(|uent. La Conférence n'avait, on le voit, rien
d'officiel : néanmoins sir Henry y est venu et y a parlé en qualité
de chef du gouvernement, ce qui a donné à ses déclarations sinon
plus d'intérêt, au moins plus de poids. L'assemblée était une réunion
de « pacifistes, ■> le mot est devenu à la mode; sir Henry s'y est mon-
tré le plus pacifiste de tous. Il s'agissait de [)réparer la nouvelle réu-
nion de la Conférence de La Haye qui doit avoir lieu, paraît-il, l'année
prochaine. L'arbitrage, la paix, la diminution des armemens devaient
REVUE. — CHRONIQUE. 9oO
dès lofs faire les principaux frais de l'éloquence qui a coulé à pleins
bords. Le sujet y prête; les orateurs sont toujours dispos; il y en a
eu de très abondans.
Malgré tout, les réunions et les harangues de ce genre ont un carac-
tère habituel de banalité dont la Conférence interparlementaire de
Londres n'aurait pas été exempte, en dépit de la présence et de l'in-
tervention du premier ministre britannique, si on s'en était tenu là. Le
discours de sir Henry ne se distinguait pas sensiblement de tant
d'autres qu'on a entendus sur la même matière ; mais, en môme temps
qu'il le prononçait, le gouvernement dont il est le chef déposait et
défendait devant le parlement un projet de réduction des dépenses
navales, ce qui donnait ou semblait donner plus de valeur pra-
tique à ses paroles. Il ne s'agissait plus seulement d'un discours, mais
d'un acte, et cet acte venait du gouvernement qui, sur toute la surface
du monde, fait les dépenses militaires les plus considérables. Comment
les « pacifistes » n'auraient-ils pas été heureux d'une adliésion en
apparence aussi formelle donnée à leurs idées? Les simples pacifiques,
qu'il ne faut pas confondre avec les pacifistes, en ont été eux-
mêmes au premier moment très frappés. Les pacifiques sont gens
qui aiment la paix, mais croient qu'il faut toujours être prêt à faire
la guerre; les pacifistes, moins convaincus de cette nécessité, estiment
que le meilleur moyen d'assurer le maintien de la paix est de désar-
mer, ou d'armer moins. Ils entendent toutefois, ou du moins ceux
d'entre eux qui ont conservé quelque prudence, entendent que le
désarmement, partiel ou complet, doit être réciproque et simultané.
Il semble qu'on pourrait se mettre d'accord sur cette base ; mais les
pacifistes ont une tendance un peu trop naïve à croire à la réalisation
facile et prochaine de leur désir, et ils comptent aussi un peu trop,
pour la hâter, sur les progrès de l'arbitrage international. Toute cette
idylle serait assez inofîensive si la propagande des pacifistes n'habi-
tuait pas le peuple à croire que la guerre est une barbarie pure et
simple, qu'elle appartient à un monde destiné à disparaître, qu'elle
disparaîtra en conséquence elle-même et bientôt, que l'arbitrage ré-
glera désormais tous les dilférends^ entre les nations, enfin qu'il est
devenu inutile d'entretenir des armées coûteuses et de fournir à la
patrie un service miUtaire dont elle n'a plus besoin. Ces idées et ces
sentimens conduisent vite à la décadence ceux qui s'en inspirent : ils
font moins de mal à ceux qui se contentent den parler.
Dans quelle catégorie faut-il ranger les hommes d'État qui com-
posent aujourd'hui Iç gouvernement britannique? Dieu nous garde d«
9o6 REVUE DES DEUX MONDES.
mettre en doute la parfaite sincérité de sir Henry Campbell Banner-
man ! Il est le chef d'un parti dont les tendances humanitaires sont
bien connues : ces tendances sont les siennes, et il s'y abandonne
volontiers toutes les fois qu'il juge que son pays n'aura pas à en
souffrir. Il pense que, même quand on cède à des obUgations maté-
rielles impérieuses, il est bon de prononcer certaines paroles, d'en-
tretenir certaines espérances, de réchauffer dans les cœurs certains
sentimens dont l'avenir, à défaut du présent, fera peut-être son proût.
L'homme le plus réalistp a dans l'esprit un coin réservé au rêve, où
il aime à revenir quelquefois : il en est de même des partis qui
sont une collection dhommes. Rien n'est plus conforme au caractère
anglais, et aussi au caractère allemand où la raison pure et la raison
pratique font si bon ménage ensemble. Notre esprit, à nous, a moins
de compartimens et plus de simplicité : nous allons droit aux conclu-
sions logiques, elles deviennent finalement maîtresses de toute notre
pensée. C'est pourquoi le discours de sir Henry Campbell Bannerman
était moins dangereux pour ses compatriotes que pour quelques autres
de ses auditeurs. — Mais, dira-t-on, a'ous oubliez les projets de loi du
gouvernement dont vous avez vous-même parlé plus haut. — Précisé-
ment : il faut se reporter à ces projets, et surtout à la discussion à la-
quelle ils ont donné lieu, pour bien comprendre la portée, c'est-k-dire
les hmites, des pensées généreuses que sir Henry a fait applaudir à la
Conférence interparlementaire.
Les projets en question ont été, comme il arrive toujours, attaqués
par l'opposition. Ils ont été défendus par le gouvernement et par sir
Henry Campbell Bannerman lui-même : il y a eu là pour nos pacifistes
un grand enseignement, s'ils l'ont compris. Le gouvernement s'est
appliqué à rassurer l'opposition : quoi que celle-ci ne l'ait pas
avoué, nous croyons bien qu'il y a réussi. La situation est telle
aujourd'hui que, conformément à une règle passée à l'état de tradi-
tion en Angleterre, la Hotte britannique peut faire face aux deux plus
fortes (lottes du continent, et encore, a déclaré lord Brassey dans
une lettre qu'il a écrite au Tinn^s, et encore « il y a de la marge. »
M. Robertson, secrétaire de l'Amirauté, a confirmé cette déclaration :
il a ajouté que les deux principales flottes du continent appar-
tiennent à deux pays entre lesquels une coalition paraît actuellement
peu probable : en effet, ce sont la France et l'Allemagne. La sécurité
de l'Angleterre est donc absolue en Europe. Quant à l'E.xtrême-
Orient, si des complications venaient par hasard à s'y produire, la
puissance navale de l'Angleterre, qui y est hors de pair avec celle de
REVUE. CHRONIQUE. 957
toutes les autres puissances européennes réunies, serait encore
accrue de celle du Japon. L'Angleterre peut sonder tous les horizons,
les plus prochains ou les plus lointains sans y découvrir aucun sujet
de crainte : elle se sent à même de faire face à toutes les éventualités.
Cela étant, n'est-il pas naturel qu'elle dise aux autres : — Si nous en
restions là? N'est-ce pas folie d'augmenter sans cesse nos armemens :
ne finirons-nous pas par nous épuiser à ce jeu? — Et tel est, en effet,
le langage qu'a tenu sir Henry Campbell Bannerman aux pacifistes
ravis : ils le sont à bon compte ! Mais on répète que le ministère
anglais a proposé, dès maintenant, la diminution des crédits affectés
aux constructions navales, et on nous dit qu il faut que nous fermions
obstinément les yeux à la lumière pour ne pas reconnaître ses bonnes
intentions. Nous les reconnaissons fort bien, mais à la manière dont
il les explique. Il y a souvent, et même presque annuellement, des
diminutions de crédits sur les constructions navales en Angleterre. Il
y en a eu, ou il y en aura cette année comme à l'ordinaire. Pour-
quoi? Parce que le plan de construction a été fait pour maintenir la
supériorité proportionnelle de l'Angleterre sur d'autres nations qui
en avaient fait de leur côté, et que, à Tobservation, l'Amirauté bri-
tannique a remarqué que les constructions des autres ne marchaient
pas aussi vite qu'elle s'y était attendue. Elle en a conclu qu'elle
pouvait sans inconvéniens ralentir les siennes. Enfin le gouverne-
ment ne désespère pas de voir décider l'année prochaine, à La Haye,
qu'on s'arrêtera dans la voie des armemens : les pacifistes sont si
persuasifs! Dans ce cas, il aurait tout avantage à faire l'économie de
constructions inutiles. Voilà ce que M. Roberston et ce que sir Henry
Campbell Bannerman ont exposé au parlement avec une grande luci-
dité. Est-ce tout? Non : ils ont dit encore que si les autres puissances
mettaient tout d'un coup à la rapidité de leurs constructions une accé-
lération peu vraisemblable, mais possible, l'Angleterre disposait d'un
outillage qui lui permettait de tenir le record de la vitesse et de dépasser
facilement les plus favorisés à cet égard. Donc, elle n'avait rien à
redouter, et elle pouvait, sans courir le moindre risque, faire quelques
économies sur le plan primitif de ses constructions.
Le parlement a été convaincu : il a voté ces économies. On serait
heureux de pouvoir en faire de pareilles; on les voterait dos deux
mains 1 Mais qui n'a entendu que le discours de sir Henry Campbell
Bannerman à la Conférence înterparlementaire n'a eu que la moitié
de sa pensée : pour l'avoir tout entière, il aurait fallu que nos paci-
fistes le suivissent à la Chambre des communes et (ju'ils écoutassent
958 REVUE DES DEUX MONDES.
le ministre dans le grave exercice de ses fonctions, après s'être laissé
charmer par le doctrinaire idéaliste, le philosophe, on serait tenté de
dire le poète. Nous ne demandons pas mieux, nous aussi, qu'on pro-
ct'de à la Limitation des arméniens, pourvu qu'on le fasse partout en
même temps ; mais nous n'espérons guère qu'on aille loin dans cette
voie, même à La Haye. L'Angleterre voudra toujours conserver sa
supériorité sur deux, peut-être trois flottes réunies : après cela, si les
autres consentent à diminuer leurs constructions futures, elle dimi-
nuera volontiers les siennes dans la même proportion ; ce sera autant
d'économisé. L'Allemagne voudra toujours conserver, proportionnelle-
ment à d'autres groupomens européens, la force que lui assurent son
armée et celles de ses alliés. Si les autres diminuent la leur, dimi-
nuera-t-elle la sienne? C'est moins sûr que pour l'Angleterre : cepen-
dant la chose est possible. Nous espérons, en tout cas, que la France
ne consentira jamais à se réduire à un état d'infériorité notoire dans
ce nouveau concert européen.
Ces considérations nous entraîneraient trop loin. Nous avons voulu
seulement, par la juxtaposition des deux discours de sir Henry
Campbell Bannerman, montrer à quelles déceptions et bientôt à quelles
déchéances on se condamnerait si on prenait certaines paroles au pied
de la lettre, en les isolant des actes qui les éclairent et en précisent le
sens. La vérité est que le monde est peu changé. L'arbitrage ne sert à
régler que les questions au sujet desquelles on estime qu'il ne vaut
pas la peine de se battre et on est résolu à ne pas le faire. Dans cette
mesure, c'est un instrument fort utile. Pour le reste, les puissances
qui se sentent extrêmement fortes veulent bien ne pas faire l'effort de
le devenir davantage, pourvu que les autres consentent à ne pas
diminuer la distance entre elles. Celles qui sont au premier rang
sont satisfaites de leur sort : si celles qui sont au second, ou au troi-
sième, ou au quatrième, le sont également, tout pourra s'arranger à
la plus grande gloire des pacifistes. Mais qu'on ne s'y trompe pas,
car Terreur serait mortelle : c'est là tout le progrés qu'ils ont encore
fait faire à l'humanilé.
Francis Cuarmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Br[inetière.
CINQUIÈxME PÉRIODE. — LXXVP ANNÉE
TABLE DES MATIÈRES
DU
TRENTE-QUATRIÈME VOLUME
JUILLET — AOUT
Livraison du 1" Juillet.
Pages.
La duchesse de Bourgogne et l'Alliance savoyarde. — Le duc de Bour-
gogne AU CONSEIL, par M. le comte D'HAUSSONVILLE, de l'Académie
française '>
Les Paysagistes et l'étude d'après nature, par M. É.mile MICHEL, de l'Aca-
démie des Beaux- Arts 45
La Vie finissante, deuxième partie, par .M»» L. ESPINASSE-MOXGENET. . 78
Machiavel et le Machiavélisme. — H. Comment s'agrandit et se ruine le
pfeiNCE. — Catherine Sfokza, par M. Charles BENOIST 123
Le CONFLIT anglo-turc, par M. René PINO.N 153
Thomas Hardy et son oeuvre, par M. Firmin ROZ 176
La statue SONORE de Memnon, par M. P. IIIPPOLYTE-BOUSSAC 208
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. . 229
Livraison du 15 Juillet.
Lettres de Benjamin Constant a Prosper de Barante, première partie
(1805-1808) 241
Les dernières années de l'Émigr.\tion. — I. Le successeur du co.mte d'Avaray,
par M. Ernest DAUDET 273
Le Charbon au point de vue naval, pur M. le commandant D.WIN. .... 309
La Vie finiss.\ntb, troisième partie, par M"" L. ESPLNASSE-MONGENET. . 330
9t)l) REVUE DES DEUX MONDES.
La Littérature por-iXAiRE de l'extrè.me nord. — Wassilissa la Belle, par
M. ÉDOiARD BLANC 366
Les KiCHE» hepiis sept cents axs. — Fonctionnaires de l'État et des admi-
MSTRATiOKS PRIVÉES, par M. Ic viconitc Georges D'AVENEL 3'Jl
Lettres kcrites nf sir' i>e l ixoE. — III. Pondichéry : Le tandou Sandi/a-
pouUé: — La Bav.idire ilc Tanjore; — Le Parc et le Jardin colonial, par
M. Mairice MAINDROX . 414
Revue littéraire. — L'ICuvre n'.VLBEhT Sohel, par M. René DOUMIC. . . . 446
Revies étrangères. — Les Mémoires d'in aventurier irlandais, par M. T. DE
WYZEVVA 458
Chrotiqvk de la Quinzaine, Histoire politique, par M. FranCis CHARMES, . 4(39
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Monsieur et madame Moloch, première partie, par M. Marcel PRÉVOST . . 481
Lettres de Benjamin Constant a Prosper de Barante, dernière partie
(1809-1830., , 528
Préparation au service réduit, par M. le général LIBER.M.WN 568
La Vie finissante, dernière partie, par M-"' L. ESPl.NASSE-.MONGENET. . . rj98
Les dehmkres années de lÉmigration. — 11. La veille de 1814, par
M. Ernest DALDET 631
La maladie du Burlesque, par .M. Ferdinand BRUNETIÈRE, de l'Académie
française 66T
Le Suffrage universel et les élections de 1906. par .JJ. F. DE W'IÏT-
GllZOT 692
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. . 708
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Monsieur et madame Moloch, deuxième partie, par M. .Marcel PHÉVoST. . 121
Le Budget de 1907. — Trente ans de finances françaises, par M. Paul
LEROV-BEAULIEU, de r.\cadémie des Sciences morales To9
Madame de Chahriére, d'après un livre récent, par M. Augustin FILON. . . ~*.)S
Lettres écrites du sud de l'Inde. — IV. Virapatxam. — Vellore : La for-
teresse; — Le harem de Tippou-Saib; — La pagode de Çiva, par
M. M\rHiCE MAINDUON 831
Secret du vote et heprésextation proportionnelle. — Les Élections belges
DU 27 mai 1!»0G, par M. Charles BENOIST -869
L'Irlande relk.ieuse, par M. Louis PAUL-DLBOIS 891
Revue littéraire. — Le hetoi r a la poésie inti.me et familière, par M. René
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Revues étrangères. — Une mhveii.e hiographie de .Marie de Modène, par
M. T. DE WYZEWA 935
Chronique DE la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES, . 947
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Revue deâ deux mondes
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